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Full text of "Mélanges de littérature, d'histoire, et de philosophie"

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Duke   University 


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I 


1  MELANGES 

D   E 

LITTÉRATURE, 

|       DHISTOIRE, 

ET     DE 

PHILOSOPHIE. 


MELANGES 

D  E 

LITTERATURE, 
D'HISTOIRE, 

ET    DE 

PHILOSOPHIE. 

TOME     CINQUIEME. 

in 


ïS^TViS" 


A     AMSTERDAM, 

Chez  Zacharie  Châtelain  &  Fû$3 

Imp  rim  e  urs-Libraire  s . 

LL- ■     .  "  * 

M.   DCC    LXVII, 


A367ZA 

v.  \  v 

AVERTISSEMENT. 


UN  Grand  Roi ,  que  tout  le 
monde  reconnoîtra  à  ce  feul 
titre ,  ayant  lu  les  Élémens 
de  Philofophie  inférés  dans  le  tome 
4e.  de  ces  Mélanges ,  &  les  ayant 
jugés  utiles ,  a  déliré  qu'on  y  don- 
nât plus  d'étendue  ;  il  a  bien  voulu 
même  indiquer  les   endroits  qui 
lui  paroiffoient  avoir  befoin  d'ê- 
tre difcutés  &  approfondis.  L'Au- 
teur s'eft  fait  un  devoir  de  fe  con- 
former aux  vues  de  cet  illuftre 
Monarque  ;  trop  heureux  de  lui 
donner  cette  légère  preuve  de  fon 
profond  refpefl ,  &  de  fa  recon- 
noiflance  ;  fentimens  qu'il  partage 
avec  tous  ceux  qui  cultivent  ou 
qui  aiment  la  Philofophie  &  les 
Lettres  ,  dont  ce  Prince  eft  un 

a  iij 


%°\  35<i 


vj    AVERTISSEMENT. 
juge  fi  éclairé ,  &  un  prote&eur  fî 
digne  de  l'être. 

Quelques  amis  de  l'Auteur  ayant 
lu  en  manufcrit  les  Eclairciffemens 
qui  lui  avoient  été  demandés,  l'ont 
engagé  à  les  mettre  au  jour  ;  &  il 
s'eit  rendu ,  peut-être  trop  facile- 
ment y  à  leurs  confeils.  Cependant 
l'ouvrage  qu'on  offre  ici  au  Pu- 
blic n'eft  pas  tel  qu'il  a  été  pré- 
fente  au  R.  de  P.  On  a  donné  à 
certains  articles  plus  de  dévelop- 
pement, &  à  d'autres  une  forme 
différente.  Tous  les  Leéteurs  n'en- 
tendent pas  comme  ce  Prince  à 
demi  mot ,  &  n'entendroient  pas 
raifon  comme  lui  fur  ce  qui  pour- 
roit  contrarier  à  certains  égards 
les  idées  vulgaires.  On  a  tâché 
de  fe  mettre  ici  à  la  portée  de  tout 
le  monde  ,  &  autant  qu'on  a  pu  , 
de  ne  révolter  perfonne  ;  fans 
pourtant  bleffer  la  vérité  ,  qui  mé- 
rite bien  auffi  qu'on  ait  quelques 
•égards  pour  elle. 


AVERTISSEMENT,  vîj 
Si  ces  premiers  Ecla'wcijfemens 
font  reçus  du  Public  avec  indul- 
gence ,  on  fe  propofe  d'en  donner 
de  nouveaux  par  la  fuite  fur  plu- 
fîeurs  endroits  des  Elémens  de  Phï- 
lojophie,  dont  l'objet  n'eft  ni  moins 
intéreffant  ,  ni  moins  fufceptible 
de  difcuffion. 

On  croit  devoir  avertir  ceux 
qui  ne  cherchent  qu'à  s'amufer 
dans  leurs  leftures  ,  qu'ils  peuvent 
fe  difpenfer  d'entreprendre  celle 
de  ce  volume.  Ils  y  trouveront 
jufqu'à  des  figures  de  Géométrie  ; 
c'en  eft  plus  qu'il  ne  faut  pour  les 
effrayer.  La  plupart  des  matières 
traitées  dans  ce  livre  font  épineu- 
(es  &  arides  ,  &  ne  peuvent  inté- 
reffer  tout  au  plus  que  ceux  qui 
aiment  à  réfléchir.  Ils  jugeront  fi 
j'ai  réufïï  à  les  faire  penfer  ;  car 
c'eft-là  tout  ce  que  je  me  propofe, 
&  ce  qu'on  devroit ,  je  crois ,  fe 

fropofer  toujours  quand,  on  écrit, 
e  ne  ferois  pas  à  la  vérité  tout- 

a  ir 


viij  AVERTISSEMENT. 
à-fait  de  l'avis  de  ce  Mathémati- 
cien ,  qui  difoit  après  avoir  lu  une 
fcene  de  Tragédie  ,  quefl-ce  que  m 
cela  prouve!  Mais  je  demanderois 
volontiers  de  quelque  ouvrage  que 
ce  pût  être  ,  quefl-ce  que  cela  ap- 
prend ?  Et  pourquoi  ne  feroit-il 
pas  permis  de  le  demander  ?  Croit- 
on  qu'une  excellente  fcene  dra- 
matique ,  un  excellent  Roman , 
&  d'autres  ouvrages  qui  ne  paf- 
fent  que  pour  agréables ,  ne  don- 
nent pas  beaucoup  à  méditer 
quand  ils  font  bien  lus  ,  &  par 
conféquent  beaucoup  à  appren- 
dre ? 

On  ne  parle  aujourd'hui  que  de 
chaleur:  on  en  veut  jufque  dans 
les  écrits  qui  ne  font  deftinés  qu'à 
inftruire  ;  &  ce  font  même  fou- 
vent  les  efprits  les  plus  froids  qui 
fe  montrent  fur  ce  point  les  plus 
difficiles  à  fatisfaire.  On  croiroit 
que  c'eft  par  le  befoin  qu'ils  ont 
d'être   ranimés  ?  fi  on  ne  favoit 


AVERTISSEMENT,      ix 

que  la  chaleur  du  ftyle  n'a  pas  le 
même  avantage  que  la  chaleur 
phyfique ,  celui  de  fondre  la  gla- 
ce. Pour  moi ,  qui  n'afpire  pas  à 
l'honneur  de  l'éioquence ,  mais  qui 
heureufement  traite  des  matières 
où  elle  n'eft  pas  d'obligation ,  où 
peut-être  même  elle  feroit  nui- 
fible  ,  je  n'ai  jamais  eu  pour  point 
de  vue  dans  mes  Ecrits  que  ces 
deux  mots  ,  clarté  &  vérité ,  &  je 
me  tien d rois  fort  heureux  d'avoir 
rempli  cette  devife  -,  perfuadé  que 
la  vérité  feule  donne  le  fceau  de 
la  durée  aux  ouvrages  philofo- 
phiques ,  qu'un  Ecrivain  qui  s'an- 
nonce pour  parler  à  des  hommes 
ne  doit  pas  fe  borner  à  étourdir 
ou  amufer  des  enfans  ,  &  que 
l'éloquence  eft  bientôt  oubliée 
quand  elle  n'eft  employée  qu'à 
orner  des  chimères.  La  flamme 
d'efprit  de  vin  n'échauffe  guère 
&  s'éteint  bien  vite  -,  il  faut  nour- 
rir le  feu  de  matières  folides  pour 

a  v 


x     AVERTISSEMENT. 

que  la  chaleur  foit  fenfible  &  du- 
rable. 

On  n'efpere  donc  &  on  ne  de- 
fue  même  d'autres  Lecteurs ,  que 
ceux  qui  ne  craindront ,  ni  d'être 
rebutés  par  des  matières  feches ,  ni 
d'être  refroidis  par  un  ftyle  qu'on 
a  tâché  feulement  de  rendre  clair 
&  précis.  Ils  feront  bien  ,  avant 
de  lire  chaque  Eclairciffement,  de 
jetter  les  yeux  fur  l'endroit  des 
Elémens  de  P hilofophie  qui  y  eft 
relatif.  C'eil  en  faveur  de  ceux 
qui  ont  déjà  ces  Elémens  ?  que 
les  Eclairciffemens  n'ont  point 
été  refondus  dans  le  corps  de 
l'ouvrage. 

A  la  fuite  de  ces  Eclairciffemens 
on  trouvera  deux  pièces  ,  dont 
l'objet  a  auffi  rapport  à  la  Philo- 
fophie. 

La  première  expofe  des  doutes 
fur  certains  principes,  générale- 
ment reçus  dans  le  calcul  des  pro- 
babilités. Je  ne  fais  fi  ces  doutes 


A  FERT1SSEMENT.     x) 

font  aufii  fondés  qu'ils  me  le  pa- 
roiïïent  ;  mais  je  crois  du  moins 
avoir  prouvé  ,  que  de  très  -  ha- 
biles Mathématiciens  ont  fuppofé 
tacitement  &  fans  s'en  apperce- 
voir  ,  dans  plufieurs  favantes  re- 
cherches ,  des  principes  fembla- 
bles  à  ceux  que  je  tâche  d'établir. 
La  féconde  pièce  contient  des 
réflexions  fur  l'Inoculation  %  qui 
pourroient  bien  ne  pas  contenter 
tout  le  monde.  Les  confïdérations 
d'après  lefquelles  je  crois  qu'on 
doit  fe  déterminer  en  fa  faveur , 
ne  parokront  peut-être  pas  con- 
cluantes à  plufieurs  même  de  Ces 
partifans  :  je  fuis  d'autant  plus 
porté  à  le  croire  ,  qu'ils  ne  feront 
en  cela  qu'ufer  de  repréfailles  ; 
car  je  n'ai  point  diffimulé.,  &  j'ai 
tâché  même  de  faire  voir  dé- 
monftrativement,  l'infuffifance  des 
principales  raifons  dont  la  plupart 
des  lnoculateurs  ou  lnoculifles  fe 
font   appuyés  jufqu'ici.  Je    n'en 

a  vj 


xij    AVERTISSEMENT. 

dirai  pas  davantage  fur  ce  fujet .;  fi 
l'Inoculation  ,  comme  je  le  crois , 
eft  véritablement  utile  ,  il  im- 
porte à  fes  progrès  que  fa  caufe 
ne  foit  pas  mal  défendue  j  c'efl: 
au  Public  à  juger  fi  j'ai  été  plus 
heureux  que  les  autres. 

Les  cinq  morceaux  fuivants 
font  j  de  pure  littérature. 

Les  quatre  premiers  ont  été  lus 
à  l'Académie  Françoife  en  diffé- 
rentes occafions.  Les  deux  Ecrits 
fur  la  Poéjie ,  &  fur- tout  le  pre- 
mier ,  ont  excité  dans  le  tems  & 
vraifemblablement  exciteront  en- 
core les  clameurs  de  tout  le  bas 
peuple  du  Parnaffe  :  je  fermerai 
d'un  feul  mot  la  bouche  à  ces  ver- 
fîficateurs  fubalternes  ;  fi  M.  de 
Voltaire  ne  fi  pas  de  mon  avis  > 
j'ai  tort,  Voilà ,  je  crois  ,  une  au- 
torité qu'ils  ne  réeuferont  pas  y 
mais  dont  à  la  vérité  je  ne  crains, 
guère  que  la  décifion  foit  contre 
înoi.  Car  que  fais-je  autre  chofe 


AVERTISSEMENT,  xiij 
dans  ces  deux  Ecrits  que  de  met- 
tre à  fa  vraie  place  toute  Poéfie 
pleine  de  mots  &  vuide  de  cho- 
ies ?  Et  combien  de  fois  cet  il- 
luftre  Ecrivain  n'a-t-il  pas  témoi- 
gné fon  dégoût  &  fbn  mépris  pour 
une  Poéfie  de  cette  efpece  ,  pour 
celle  qu'Horace  appelle  fi  bien , 
nugœ  canorœ  ,  des  bagatelles  fo- 
nores  ?  Boileau  lui-même ,  quelque 
mérite  qu'il  attachât  ,  avec  juf- 
tice  ,  au  foin  &  à  l'élégance  de  la 
verfification  ,,  &  à  tout  ce  qui 
concerne  le  méchanifme  de  l'art , 
Boileau  n'a-t-il  pas  dit,  &  mon 
vers  ,  bien  ou  mal  >  dit  toujours 
quelque  chofe ,  &  par-là  n'en  a-t-il 
pas  fait  un  précepte  ?  Il  ne  s'agit 
pas  de  favoir  s'il  s'y  eft  toujours 
conformé  lui-même,  fur-tout  dans 
quelques-unes  de  fes  fatyres;  car 
il  ne  fuffit  pas  que  le  vers  dife 
quelque  chofe ,  il  faut  encore  que 
ce  foit  quelque  chofe  qui  vaille  la 
peine  d'être  dit.  Mais  le  précepte 


xiv   AVERTISSEMENT. 

n'en  eft  pas  moins  réel  ,  moins 
avoué  de  nos  excellens  Poètes  ; 
&  c'en  eft  affez  ,  ce  me  femble  , 
pour  ma  juftification. 

L'augufte  Monarque  dont  nous 
avons  déjà  parlé  ,  &  à  qui  la 
versification  fert  de  délaffement 
dans  le  petit  nombre  de  fes  heu- 
res de  loiiir  ,  a  fait  l'honneur  au 
premier  de  nos  deux  Ecrits  fur 
la  Poéfie ,  de  l'attaquer  par  des 
réflexions  auffi  folides  qu'ingé- 
nieufes ,  dont  il  a  bien  voulu  nous 
faire  part.  Perfonne  cependant 
n'étoit  moins  intérefle  que  lui  à 
critiquer  notre  opinion  -,  car  per- 
fonne n'a  mis  dans  fes  vers  plus 
d'idées  &  de  Philofophie.  Mais  il 
a  cru  que  l'on  en  vouloit  à  la  Poé- 
fie en  général ,  &  on  fe  flatte  de 
l'avoir  pleinement  détrompé  fur 
ce  fujet. 

Le  morceau  fur  PHiJloire  9  lors- 
qu'on en  fit  la  leckire  à  une  affem- 
blée  publique  de  l'Académie  ?  pa- 


AVERTISSEMENT,    xv 

rut  être  affez  bien  reçu  ;  on  ieroit 
très-flatté  qu'il  en  fût  de  même  à 
l'impreffion.  L'Apologie  de  l'Etude 
(pourquoi  ne  pas  dire  les  chofes 
comme  elles  font  ?  )  n'a  pas  été  auflî 
heureufe  dans  i'-ArTemblée  où  elle 
fut  lue.  Peut-être  le  Public  n'a-t-il 
fait  en  cela  que  juïtice  ;  peut-être 
auffi  l'Auteur  avoit-il  mal  choifi 
le  tems  &  le  lieu  pour  cette  lec- 
ture -,  peut-être  quelques  applica- 
tions qu'on  s'eft  avile  de  faire , 
quoiqu'il  n'y  eût  jamais  penfé,  ont- 
elles  contribué  à  mal  dilpofer  (es 
auditeurs.  Quoi  qu'il  en  lbit ,  com- 
me on  a  écrit  ce  morceau  avec 
affez  de  foin  ,  &  que  pluiieurs 
personnes  ,  peut-être  trop  indul- 
gentes ,  l'ont  trouvé  digne  d'un 
meilleur  fort ,  on  le  remet  ici  fous 
les  yeux  des  Juges.  S'il  arrive  très- 
fouvent  au  Public  de  fî  filer  dans 
le  cabinet  ce  qu'il  a  applaudi  étant 
affemblé  ,  il  lui  arrive  auffi  (  quoi- 
que bien  plus  rarement)  de  goû- 


xvj    AVERTISSEMENT. 
ter  à  un  fécond  examen  ce  qu'il 
avoit  peu  approuvé  d'abord  ;  l'Au- 
teur fouhaite  de  fe  trouver  dans 
ce  dernier  cas. 

Il  n'ofe  pas  fe  flatter  de  la  mê- 
me indulgence  de  la  part  de  ceux 
qui  fe  croiront  offenfés  par  le 
morceau  fur  V Harmonie  des  Lan- 
gues ,  c'eft-à-dire  de  la  part  des 
Ecrivains  modernes  qui  fe  donnent 
la  malheureufe  peine  d'écrire  en 
Latin  des  ouvrages  de  goût.  Mais 
comme  la  plupart  d'entr'eux ,  ou 
n'écrivent  guère  en  François ,  ou 
écrivent  mal  en  cette  Langue , 
l'Auteur  ria  guère  à  craindre  de 
leur  part  que  des  injures  latines  ;  & 
c'eft  un  mal  qu'il  fe  fent  difpofé 
à  prendre  en  patience. 

Quant  à  la  juflification  de  l'ar- 
ticle Genève  de  £  Encyclopédie  , 
outre  que  cette  juftification  eft 
très-courte ,  on  ne  s'eft  détermi- 
né à  la  donner  que  parce  qu'elle 
renferme  quelques  morceaux  dont 


AVERTISSEMENT,  xvij 
la  lefture  peut  intérefler  un  mo- 
ment ,  au  moins  par  les  réflexions 
qu'elle  doit  occasionner. 

En  voilà  affez  &  peut-être  trop 
fur  mon  ouvrage.  Quoique  le  peu 
que  j'en  ai  dit  m'ait  paru  nécef- 
faire,,  je  crains  qu'on  ne  m'accufe 
d'avoir  entretenu  trop  long-tems 
mes  Le&eurs  de  ce  qui  me  re- 
garde ;  &  c'eft  fur -tout  ce  qu'il 
faut  éviter  dans  ce  fiecle ,  où  il 
efh  d'autant  moins  permis  de  fe 
montrer  perfonnel ,  que  prefque 
tout  le  monde  l'eft  aujourd'hui  à 
l'excès  &  fans  retenue.  Parler 
long-tems  de  foi ,  dit  finement  un 
Auteur  moderne ,  ejl  un  privilège 
de  P hilofophe  $  &  on  fait  dans  quel 
dénigrement  la  qualité  de  Philo- 
fophe  eft  aujourd'hui  en  France 
chez  le  peuple  de  tous  les  états. 
Je  ne  dois  pas  oublier  à  cette  oc- 
cafion  de  demander  excufe  à  mes 
Lefteurs  ,  fi  j'ai  employé  quelque- 
fois ce  terme  de  Philofophe  dans 


xvii)  AVERTISSEMENT. 

mon  ouvrage  ,  malgré  l'idée  peu 
favorable  qu'on  s'efforce  d'y  atta- 
cher. Je  crois  donc  devoir  avertir  , 
que  j'entends  par-là  ce  qu'on  avoit 
toujours  entendu  jufqu'à  ces  der- 
niers tems,  un  Citoyen  fidèle  à  fes 
devoirs  ,  attaché  à  fa  patrie  ,  fou- 
rnis aux  lois  de  la  Religion  &  de 
l'Etat;  qui  eft  plus  occupé,  fui- 
vant  le  principe  de  Defcartes  ,  à 
régler  fes  dejirs  que  l'ordre  du  inon- 
de ;  qui  fans  manège  &  fans  re- 
proche 5  n'attend  rien  de  la  fa- 
veur ,  &  ne  craint  rien  de  la  ma- 
lignité \  qui  cultive  en  paix  fa  rai- 
fon ,  fans  flatter  ni  braver  ceux  qui 
ont  l'autorité  en  main  ;  qui  en  ren- 
dant les  honneurs  légitimes  &  ex- 
térieurs au  pouvoir ,  au  rang ,  à 
la  dignité  D  n'accorde  l'honneur 
réel  &  intérieur  qu'au  mérite ,  aux 
talens  &  à  la  vertu  ;  en  un  mot  qui 
refpeére  ce  qu'il  doit ,  &  qui  efti- 
me  ce  qu'il  peut.  Si  cette  manière 
de  penfer  n'efl:  pas  faite  pour  plaire 


AVERTISSEMENT,  xix 
à  tout  le  monde ,  du  moins  il  ne 
paroît  pas  aifé  de  la  rendre  ridi- 
cule. Àufii  a-t-on  le  chagrin  d'y 
réuffir  allez  mal  ;  on  trouve  plus 
de  facilité  à  la  rendre  odieufe ,  & 
c'eft  à  quoi  on  s'attache.  Autre- 
fois on  donnoit  le  nom  de  Janfé- 
nifies  à  ceux  qu'on  vouloit  perdre  ; 
ce  nom  étant  aujourd'hui  trop  avi- 
li ,  il  a  fallu  que  la  haine  en  cher- 
chât un  autre  ;  elle  a  trouvé  ce- 
lui de  Phllofophcs  ,  &  elle  le  fait 
fervir  de  fon  mieux  à  fes  delTeins. 
Tous  ceux  qui  ont  le  bonheur  ou 
le  malheur  d'exciter  l'envie  par 
leurs  fuccès ,  dans  les  Sciences , 
dans  les  Lettres  ?  dans  la  Chaire 
même ,  &  jufques  dans  les  digni- 
tés les  plus  refpe&ables ,  font  qua- 
lifiés à  tort  &  à  travers  de  ce  ter- 
rible nom  ,  dont  on  épouvante  les 
enfans.  Que  répondre  à  cette  fin- 
guliere  efpece  d'accufation  ?  S'en 
confoler  par  le  mérite  de  ceux 
avec  qui  on  la  partage  ;  rire  en 
filence  de  l'abfurde  méchanceté 


xx    AVERTISSEMENT. 

des  hommes  ;  être  allez  exempt 
de  reproches  dans  fa  conduite  & 
dans  fes  écrits  ,  pour  ôter  à  la 
haine  tout  prétexte  de  nuire  effi- 
cacement ,  &  la  réduire  aux  in- 
jures ,  ce  qui  eft  la  manière  la  plus 
fûre  de  la  punir  ;  fe  fouvenir  ,  que 
fi  d'un  côté  le  faux  ne  peut  jamais 
être  utile  ,  de  l'autre  ,  la  vérité 
annoncée  fans  ménagement  peut 
quelquefois  fe  nuire  à  elle-même  ; 
ne  pas  oublier  enfin ,  que  tel  a  été 
dans  tous  les  tems  le  fort  de  la 
plus  faine  &  de  la  plus  fage  Phi- 
lofophie ,  d'avoir  des  ennemis  & 
des  calomniateurs.  Il  eft  vrai  que 
ce  dernier  fait ,  malheureufement 
incontestable,,  eft  aujourd'hui  nié 
dans  des  brochures  ;  on  va  jal- 
qu'à  foutenir  que  Defcartes  n'a 
pas  effuyé  de  perfécutions  ;  ceux 
qui  avancent  cette  fauffeté  font 
bien  convaincus  du  contraire  -, 
mais  ils  efperent  trouver  des  Lec- 
teurs qui  les  croiront  ?  &  ils  en. 

trouvent. 


XX) 


TABLE 

De  ce  qui  efl  contenu  dans  ce 
cinquième  Volume. 


Claircissemens  fur  différens  en* 

droits  des  ÉUmens  de  Philofophie ,  p.  3 

§.  I.  É 'clair xijfement  fur  ce  qui  a  été  dit  cl 

la  page  24  &  2  S  de  ces  Élémens  ,  du 

défaut  d? enchaînement  entre  les  vérités^ 

ibid. 

§.  IL  E  clair ciffement  fur  ce  qui  a  été  dit 
a  la  page  3  /  &fuiv.  concernant  les  idées 
fimples  &  les  définitions ,  1 0 

§.  III.  Éclaircijjement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  3  5  &  3  6 ,  concernant  les  vé- 
rités appellées  principes ,  3  3 

§.  IV.  Eclaircijjfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
a  la  page  3  G  &  3  7,  concernant  les  prin- 
cipes du  fécond  ordre ,  comparés  à  ceux 
que  f  appelle  premiers  principes  ,      3  8 

§.  V.  É 'clair xijjement  fur  ce  qui  a  été  dit 
a  la  page  jc>  ,  que  Fart  du  raifonne- 
ment  fe  réduit  à  la  comparaifon  des 
idées  y  46 


*xij  TABLE. 

§.  VI.  É  clair ciffemeiu  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  43  ,  de  Vart  de  conjecturer,  5  I 

§.  VII.  Èclaircijfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  49  ,  de  Vanalyfe  de  nos  Cens 
&  de  ce  que  chacun  d'eux  en  particulier 
peut  nous  apprendre ,  1 09 

§.  VIII.  Èclaircijfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
a  la  page  Go  ,  de  la  dijlinclion  de  l  amc 
&  du  corps ,  I  2  J 

§.  IX.  Èclaircijfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  1 47  ,  des  différens  fins  dont 
un  même  mot  eft  fujcepuble  ,  145 

§.  X.  Èclaircijfement  fur  Pinverfïon ,  & 
à  cette  occajion  fur  ce  quon  appelle  U 
génie  des  Langues  ,  165 

§.  XI.  Sur  les  Elémens  de  Géométrie,  200 

§.  XII.  Sur  les  Élémens  a" Algèbre,     220 

§.  XIII.  De  l'application  de  l'Algèbre  à  la 
Géométrie ,  232 

§.  XIV.  Sur  les  principes  Métaphyfiques 
du  calcul  infini téfimal y  239 

§.  XV.  Sur  l'ujhge  &  fur  l'abus  de  la  Mé- 
taphyfique  en  Géométrie  ,  &  en  général 
dans  les  Sciences  Mathématiques,  253 

§.  XVI.  Èclaircijfement  relatif  à  la  page 
iSy  de  nos  Élémens  de  Plulojbphie,  Jur 
Vcfpace  &  fur  le  tems  ,  26  8 


TABLE.  xxiîj 

DOUTES  &  quejllons  fur  le  calcul  dts 
probabilités ,  275 

RÉFLEXIONS  Philofophiques  &  Mathé- 
matiques fur  V application  du  calcul  des 
probabilités  al  Inoculation  de  la  petite 
vérole  7  305 

Première  Partie,  Examen  des  cal- 
culs par  lefquels  on  a  prouvé  jufquici 
les  avantages  de  l'Inoculation ,  dans 
Vhypothefc  que  cette  opération puiffe faire, 
perdre  la  vie ,  315 

Seconde  Partie.  Manière  nouvelle  & 
plus  convaincante  de  calculer  les  avan- 
tages de  r Inoculation  ,  dans  Vliypothefi 
que  V Inoculation  puiffe  caufer  la  mort, 
&c.  349 

Troisième  Partie.  Raifons  qui pa- 
roiffent  les  plus  perfuafives  en  faveur 
de  r  Inoculation  9  387 

Extrait  du  Mémoire  des  Commi[faires  de 
la  Faculté  de  Médecine ,  favorables  à 
P  Inoculation ,  421 

RÉFLEXIONS  fur  la  Poéfie ,  433 

Suite  des  Réflexions  fur  la  Poéjie  &  fur 
COde  en  particulier ,  455 

RÈFEXIONS  fur  rHiftoire    &  fur  les 
j    différentes  manières  de  l 'écrire ,     471 


xxîv  T  A  B  L  E,# 

Apologie  deVEtude^  497 

Sur  L'harmonie  des  Langues  ,  &  fur  la 
Latinité  des  Modernes ,  525 

Notes  fur  l'Ecrit  précédent ,  563 

Justification  de  l'article  Genève 
de  V Encyclopédie  ,  569 

Extrait  delà  Lettre  imprimée  de  M.  Rouf 
feau  à  M.  d'Akmbert^fur  V article  Ge- 
nève ,  601 

Extrait  des  Lettres  écrites  de  la  Montagne, 
parle  même  M.  Roujfeau ?  607 

Extrait  de  P  Ouvrage  intitulé:  nouveaux 
Mémoires  ,  ou  Obf  ervations  fur  l'Ita- 
lie ôc  fur  les  Italiens  9par  M,  Grofley, 

609 


Fin  de  la  Table. 


ur\> 


ÉCLAIRCISSEMENT 


ECLAIRCISSEMENS 

SUR 

DIFFÉRENS   ENDROITS 

DES  ÉLÊMENS 
DE  PHILOSOPHIE. 


Tome  V. 


ÉCLAIRCISSEMENS 

SU  /?•' 
DIFFÉRENS    ENDROITS 

£>£$  ÉLÉMENS 

DE    P  H  î  L  O  S  O  P  FI  I  E. 

— aam—g— n— ■  ■»— — i  —hit—  ■— — ■iihh  im  iiiwiwhup—» 
-  ■    .      ,    ■    J> 

S.  I. 

E  clair  cijfemcnt  fur  ce  qui  a  été 
dit  à  la  page  14  &  2  5  de  ces 
Elémens  ,  du  défaut  d'enchaîne- 
ment entre  Us  vérités. 

^^S^^  EUX  inconvéniens  arrêtent 

fV'r\"xM  ou  retardent  le  progrès  des 
> :.,= .,.-  J-. jïl  connoiflances  humaines;  le 
JS=âë=i$!  peu  de  vérités  auxquelles 
nous  pouvons  atteindre,  &  le  défaut 
d'enchaînement  entre  les  vérités  con- 
nues. Ces  deux  inconvéniens  fe  font 

Aij 


4  É  c  L:  ire  ijp  mens 

ientir  plus  ou  moins ,  félon  la  nature 
des  objets  fur  lef^uels  roulent  ces 
vérités.  Dans  la  Métâphyfiqiié ,  par 
exemple  ,  le  nombre  des  vérités  que 
nous  connohTcns  eft  très-petit  ;  mais 
ce  peu  que  nous  connoiflons  eft  afTez 
bien  lié  ,  au  moins  dans  cette  partie  de 
la  Métaphyfique  ,  la  plus  eftentielle  & 
la  plus  utile ,  qui  a  pour  objet  la  généra- 
tion des  idées  6k  leur  développement. 
En  effet  cette  recherche  bien  appré- 
tiée  ,  &  réduite  à  fon  véritable  point 
de  vue  ,  n'ëfl  que  l'hiftoire  de  nos 
penfées  ;  tous  les  faits  qui  compofent 
cette  hiftoire  nous  font  connus ,  puif- 
qu'ils  éent  notre  propre  ouvrage  ;  il 
ne  faut  plus  qu'une  attention  fuivie 
pour  voir  par  quel  enchaînement  ces 
faits  naiïTent  les  uns  des  autres.  Cette^ 
partie  de  la  Métaphyfique  eft  donc  une 
îcience  qu'on  peut  regarder  comme 
iulceptible  de  toute  la  perfection  qui 
doit  la  rendre  complette  ,  &  ne  rien 
îaificr  à  defirer  au  Philofophe  attentif. 
Tout  le  refte  des  objets  dont  la  Méta- 
phyfique s'occupe  ,  ou  dont  elle  peut 
s'occuper  ,  nous  préfente  peu  de  vé- 
.  rites  clairement  connues ,  une  obfcu- 
rité  impénétrable   dans  quelques-unes 


fur  Us  Elèmens  de  Philojbphie.  5 
de  celles  dont  nous  ne  pouvons  dou- 
ter ,  &:  quelquefois  même  une  opposi- 
tion entre  ces  vérités  ,  qui  pour  n'être 
qu'apparente  ,  i^en  efl  pas  moins  forte 
à  nos  yeux.  On  peut  regarder  la  Meta- 
phyfique  comme  un  grand  pays  ,  dont 
une  petite  partie  eft  riche  6c  bien  con- 
nue ,  mais  confine  de  tous  cotés  à  de 
varies  déferts  ,  où  Ton  trouve  feule- 
ment de  d illance  en  diftançe  quelques 
mauvais  gîtes ,  prêts  à  s'écrouler  fur 
ceux  qui  s'y  réfugient. 

En  Phyfique  ,  l'expérience  &  l'o!> 
fervation  nous  font  connoître  tous  les 
jours  bien  des  vérités  ;  pluueurs  de  ces 
vérités  nous  laiiTentappercevoir  l'union 
qui  eil  entre  elles  ;  nous  connohTons  , 
par  exemple ,  le  rapport  entre  la  pe- 
ïanteur  des  corps ,  &  la  force  qui  re- 
tient les  planètes  dans  leurs  orbites  : 
dans  d'autres  cas  nous  ne  voyons 
l'union  des  vérités ,  que  d'une  manière 
imparfaite.  Teile  eil  l'analogie  entre  la 
pefanteur  des  corps  &C  Pattradtion  des 
tuyaux  capillaires  ;  nous  avons  des 
raifons  de  croire  ,  mais  non  d'être  affu- 
rés ,  que  ces  deux  efpeces  de  gravita- 
tion tiennent  à  la  même  caufe  ,  à  la 
tendance  réciproque  des  parties  de  la 

A  iij 


6  Eclairciffcmens 

matière  les  unes  vers  les  autres.  Plu- 
fieurs  vérités  enfin  ont  entre  elles  une 
union  dont  nous  ne  pouvons  pas  douter 
par  le  fait  9  mais  que  nous  ne  pouvons 
appercevoir  dans  fon  principe  ;  nous 
citerons,  pour  exemple  le  rapport  qu'il 
y  a  entre  le  ion  de  la  voix  ,  la  barbe 
Ôc  les  parties  de  la  génération  ;  rap- 
port dont  les  effets  de  la  caftration  ne 
nous  permettent  pas  de  clouter ,  mais 
dont  la  raifon  nous  eft  abfolument  in- 
connue. Les  propriétés  de  l'aimant  font 
encore  dans  le  même  cas  ;  nous  igno- 
rons ,  non-feulement  par  quelle  raifon 
ces  propriétés  il  différentes ,  &  en  ap- 
parence fi  peu  analogues  entre  elles, 
fe  trouvent  réunies  dans  un  même 
corps  ;  nous  ignorons  même  jufqu'à 
quel  point  elles  y  font  unies  ;  &  s'il 
feroit  poffible  de  conferver  à  l'aimant 
fa  propriété  d'attirer  le  fer  en  lui  ôtant 
celle  de  fe  tourner  vers  les  pôles  du 
monde.  Ces  exemples ,  auxquels  on 
pourroit  en  ajouter  mille  autres  ,  fuf- 
fifent  pour  montrer  le  défaut  d'enchaî- 
nement qui  ne  fe  trouve  que  trop  dans 
les  vérités  phyfiques. 

La  Morale  eft  peut-être  la  plus  com- 
plexe de  toutes  les  fciences ,  quant  aux 


fut  Us  Elcmens  de  P/uloJbphîe.  7 
vérités  qui  en  font  les  principes  ,  &c 
quant  à  l'enchaînement  de  ces  vérités. 
Tout  y  eu  fondé  fur  une  feule  vérité 
de  fait ,  mais  inconteflable  ,  fur  le  be- 
foin  mutuel  que  les  hommes  ont  les 
uns  des  autres ,  &C  fur  les  devoirs  ré- 
ciproques que  ce  befoin  leur  impofe. 
Cette  vérité  fuppofée ,  toutes  les  règles 
de  la  morale  en  dérivent  par  un  en- 
chaînement néceflaire.  Les  ténèbres  ne 
font  point  ici ,  comme  en  Métaphy- 
fique  ?  répandues  de  toutes  parts  fur 
les  confins  du  jour  ;  ni  la  lumière , 
comme  en  Phy/îque,  difperfée  par  pe- 
lotons :  toutes  les  queitions  qui  tien- 
nent à  la  morale  ,  ont  dans  notre  pro- 
pre cœur  une  folution  toujours  prête , 
que  les  paillons  nous  empêchent  quel- 
quefois de  fuivre  ,  mais  qu'elles  ne  dé- 
truifent  jamais;  &t  la  folution  de  toutes 
ces  queitions  aboutit  toujours  par  plus 
ou  moins  de  branches  à  un  tronc  com- 
mun ,  à  notre  intérêt  bien  entendu  , 
principe  de  toutes  les  obligations  mo- 
rales. 

Voilà  dans  les  principales  fciences 
dont  l'étude  peut  nous  occuper ,  l'en- 
chaînement plus  ou  moins  imparfait 
&  plus  ou  moins  fenfible  que  les  vé- 

&  iv 


8  EclaircîJJemens 

rites  ont  entre  elles.  A  l'égard  des  véri- 
tés que  nous  avons  appellées  ijbtèes  &C 
flottantes y  (*)  &  qui  ne  tiennent  ou 
ne  paroiffent  tenir  à  aucune  autre  ,  ni 
comme  conféquence  ni  comme  princi- 
pe ,  ce  n'eft  guère  que  dans  la  Phylique  ? 
&c  principalement  dans  PHiftoire  na- 
turelle ,  que  nous  pouvons  en  trouver 
des  exemples.  Elles  confirment  fur-tout 
dans  certains  faits  que  l'expérience 
nous  découvre  ,  &  qui  paroiffent  con- 
tre notre  attente  ?  n'avoir  aucune  ana- 
logie avec  les  faits  qu'on  obferve 
constamment  dans  la  même  efpece  ;  par 
exemple  ,  la  qualité  fenfitive  dans  cer- 
taines plantes ,  ou  du  moins  les  effets 
apparens  de  cette  qualité  fenfïtive  , 
propriété  qui  parcît  refufée  à  toutes  les 
autres  plantes  y  &  bornée  prefque  uni- 
quement aux  feuls  êtres  animés  ;  la 
multiplication  de  certains  animaux  fans 
accouplement  ;  la  reproduction  des 
jambes  des  écreviffes ,  lorfqu'elles  font 
coupées  ;  l'induilne  dont  certains  ani- 
maux ,  certains  infectes  même  ,  pa- 
roiflent doués  préférablement  aux  au- 
tres ;   en  un  mot  les  propriétés  parti- 

(  *  )  Elém.  de  Philof.  p,  2.5.  du  Tome  IV»  de  nos 

Mélanges* 


fur  les  Elémens  de  Philofophic.  9 
entières  que  nous  obfervons  dans  un 
certain  genre  d'êtres  phyfiques  ,  Se  qui 
femblent  contraires  a  celles  des  autres 
êtres  du  même  genre.  On  peut  donc 
définir  les  vérités  ifolées  dont  il  s'agit 
ici ,  des  vérités  particulières  qui  font  ou 
fembhnt  faire  exception  à  des  vérités  gé- 
nérales. Il  eïl  vrai  que  l'exception  n'eit 
qu'apparente  ;  une  connoiffance  plus 
parfaite  de  la  nature  la  feroit  difpa- 
roître  :  mais  il  n'en1  pas  moins  vrai 
que  dans  le  fyftême ,  ou  fi  l'on  veut , 
dans  la  carte  générale  des  vérités  que 
nous  connoiflbns  ,  celles  dont  il  eft 
queftion  doivent  former  une  clafTe  par- 
ticulière ,  finon  par  elles-mêmes  ,  au 
moins  par  rapport  à  nous  ,  ck  au  peu 
d'ufage  que  nous  pouvons  en  faire 
pour  connoître  d'autres  vérités. 


    Y 


10  Eclaira 'JJemens 


§••  il 

Eclaircijfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  31  &  [lavantes  ,  con- 
cernant les  idées  fimples  &  les 
définitions. 

LES  idées  qu'on  ne  fauroit  décom- 
pofer,  ni  par  conféquent  définir, 
ont  été  désignées  dans  nos  E  terriens  de 
Philofophie  par  le  nom  naturel  qui  leur 
convient ,  celui  à*  idées  Jîmples.  Nous 
en  avons  diftingué  de  deux  efpeces  ; 
les  unes  qui  s'acquièrent  par  nos  fens , 
comme  celles  des  couleurs  particulières, 
du  (on  ,  des  odeurs  ,  du  froid  ,  du 
chaud,  &c.  les  autres  qui  s'acquièrent, 
ou  fi  l'on  veut ,  qui  fe  forment  par  abf- 
tra&ion ,  &c  que  nous  avons  nommées 
idées  abstraites.  Sur  quoi  nous  remarque- 
rons d  ab^rd ,  que  ce  que  nous  appel- 
Ions  ici  idées  abstraites  efl  pris  dans  un 
fens  différent  de  celui  qu'on  y  attache 
dans  le  langage  vulgaire  de  la  conver- 
fation  ;  dans  ce  langage  on  entend 
ordinairement  par  le  mot  abjtrait  ce 
qui  demande  de  la  part  de  Pefprit  une 


fur  les  Eli/nens  de  Philofophie.  1 1 
forte  application  ;  nous  entendons  ici 
par  idée  abflraite  toute  idée  par  laquelle 
nous  conndérons  dans  un  même  objet 
une  ,  ou  quelques  -  unes  feulement  de 
fes  propriétés  ,  fans  faire  attention  aux 
autres.  De  cette  opération  de  Pefpriî 
il  réfulte  pour  l'ordinaire  Pidéç  géné- 
rale d'une  propriété  ou  d'une  manière 
d'être  commune  à  plufieurs  êtres  dif- 
férens  ;  &c  cette  propriété  ou  manière 
d'être  n'a  pç^nt  hors  de  notre  efprit 
d'exiflence  ifolée  ;  elle  n'exifte  que 
dans  chacun  des  êtres  auxquels  elle 
appartient ,  &  n'exiile  dans  ces  êtres 
que  conjointement  avec  d'autres  pro- 
priétés dont  la  réunion  confHtue  chacun 
de  ces  êtres  en  particulier.  Tout  ceci 
fe  fera  aifément  fentir  par  des  exem- 
ples. Je  fuppole  que  je  voye  un  ceri- 
îier  ;  qu'eniiiite  j'en  voye  deux  ,  trois , 
&;  tant  qu'on  voudra.  Je  remarque  ce 
que  tous  ces  arbres  ont  de  commun , 
qui  eu  d'avoir  des  feuilles  d'une  même 
couleur  &  d'une  même  forme  ,  de  por- 
ter des  fruits  d'une  même  couleur  &c 
d'une  même  forme ,  &c.  &  il  en  re- 
faite d'abord  l'idée  exprimée  par  le 
mot  cerifier ;  idée  dans  laquelle  il  com- 
mence déjà  à  y  avoir  une  petite  abûrac- 

A  vj 


1 1  Eclaircijfemens 

tion  ,  puifqu'il  n'y  a  point  hors  de  moi 
à  proprement  parler ,  d'arbre  qui  fbit 
le  cerifîer  en  général ,  mais  qu'il  n'exifte 
jamais  que  tel  ou  tel  cerifîer  en  parti- 
culier, &:  que  l'idée  générale  de  ceri- 
fîer fe  forme  dans  mon  efprit  par  celle 
de  la  reffemblance  que  j'apperçois  en- 
tre les  diffère ns  arbres  de  cette  efpece. 
Je  compare  eniiiite  un  cerifîer  avec  un 
marronnier;  6c  de  la  reflemblance  que 
j'apperçois  entre  l'un  §c  l'autre  ,  qui 
eft  d'avoir  des  racines  par  lefquelles  ils 
tiennent  à  la  terre  ,  un  tronc  ,  des 
branches ,  des  feuilles ,  je  forme  l'idée 
d'arbre  ,  plus  abïtraite  que  celle  de  cerl- 
fer.  De  là  ,  je  compare  le  cerifer  à 
quelqu'autre  corps ,  comme  à  du  mar- 
bre; je  vois  qu'il  y  a  encore  entre  eux 
quelque  chofe  de  commun,  favoir  d'être 
étendus  ,  impénétrables ,  Se  bornés  en 
tous  fens  ;  j'en  forme"  une  nouvelle 
idée  plus  abflrake  que  les  deux  pre- 
mières ,  Tidée  de  corps.  Cette  nouvelle 
idée  étant  encore  compofie  de  trois 
autres  ,  étendue,  impénétrabilité ,  &  bor- 
nes en  tous  fens  ,  j'en  iépare  l'idée  d'im- 
pénétrabilité ,  il  me  refte  celle  d'une 
étendue  bornée  en  tous  fens ,  d'où  je  me 
ferme  l'idée  abflraite  défigure;,  de  cette 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  1 3 
dernière  idée  je  fépare  encore  celle  de 
bornes ,  il  me  réfte  l'idée  abftraite  dé- 
tendue. J'aurais  pu  encore  parvenir  à 
cette  idée  abftraite  par  une  autre  route 
en  décompofant  autrement  l'idée  de 
corps  ;  car  û  des  trois  idées  que  l'idée 
de  corps  renferme  ,  j'en  eiine  fépare 
d'abord  l'idée  de  bornes  en  tout  Jèns ,  il 
me  feroit  reité  l'idée  d'étendue  impéné- 
trable ,  c'eft-à-dire  de  matière  ;  &  fi  de 
l'idée  de  matière  je  fépare  enfuite  l'idée 
à? impénétrabilité ,  je  parviens  de  même 
à  l'idée  abftraite  détendue.  Cette  idée 
détendue  ne  peut  plus  être  décompo- 
fée  ,  elle  n'en  renferme  point  d'autre 
qu'elle-même  ;  &  à  cet  égard  elle  peut 
être  regardée  comme  une  idée  abftraite 
Jimple ,  &:  les  idées  abstraites  d'où  elle 
a  été  déduite,  comme  des  idées  corn- 
pofées  ,  qui  le  font  plus  ou  moins  à 
proportion  du  nombre  des  idées  Jîmples 
qu'elles  renferment. 

Toutes  ces  idées  abftraites  ,  compo- 
fées  de  deux  ou  de  plufieurs  idées 
(impies  ,  ont  befoin  d'être  définies  ;  il 
n'y  a  que  c^lle  d'étendue,  &c  en  géné- 
ral les  idées  abftraites  fimples  qui  n'en 
ont  pas  befoin  ,  &:  qu'une  défîmtion. 
ne  feroit  qu'obfcurcir. 


1 4  Eclaircijfemens 

Avant  que  d'aller  plus  loin ,  remar- 
quons ,  d'après  le  détail  même  où  nous 
venons  d'entrer  ,  qu'il  y  a  dans  les 
langues  bien  plus  de  mots  qu'on  ne 
croit,  qui  expriment  des  idées  abstrai- 
tes ;  de  ce  nombre  font  tous  les  mots 
dont  on  fe  fert  pour  exprimer  une 
qualité  ou  une  manière  d'être  qui  eu 
commune  à  plufieurs  individus  ,  &  qui 
peut  être  différemment  modifiée  dans 
chacun  de  ces  difFérens  individus.  Plus 
la  qualité  ou  la  manière  d'être  qu'on 
exprime  eu.  commune  à  un  grand  nom- 
bre d'individus  ,  plus  l'idée  qui  l'ex- 
prime eft  abitraite  ;  ainfi  arbre  exprime 
une  idée  moins  abrlraite  que  plante  , 
plante  que  végétal  ,  végétal  que  corps , 
corps  Qu'étendue.  Par  la  même  raifon  les 
mots  Jbuffrir  9  fentir,  exijter ,  expriment 
par  degrés  des  idées  plus  abûxaites  les 
unes  que  les  autres. 

Nous  venons  de  dire  que  les  idées 
abflraites  fimples  ,  qui  ne  peuvent  ni 
ne  doivent  être  définies  ,  font  celles 
qu'on  ne  peut  décompofer  en  d'autres. 
Mais  quoiqu'on  ne  puiffe  les  décom- 
pofer ,  on  peut  les  générallfer  ,  &  ces 
nouvelles  idées  plus  générales  ne  {ont 
pas  non  plus  fufçeptibles  d'être  définies. 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  i  s 
Ainfi  les  idées  {impies  attachées  aux 
mots  voir ,  entendre  ,  toucher ,  &Tc.  pro- 
dnifent  l'idée  plus  générale  dejènfation , 
&  celle-ci  l'idée  plus  générale  encore 
d'exijlence.  Mais  ni  les  unes  ni  les  au- 
tres de  ces  idées  ne  peuvent  être  ren- 
dues plus  claires  par  des  définitions. 
De  même  les  idées  abftraites  fimples 
d'étendue  &C  de  durée  renferment  l'idée 
plus  générale  de  parties  ,  qui  dans  l'é- 
tendue exiftent  enfemble  ,  &  dans  la 
durée  fe  ïuccedent  ;  mais  l'idée  de  par- 
ties n'eft  pas  plus  fufceptible  de  défini- 
tion que  celles  détendue  &  de  durée. 

Pour  s'afTurer  donc  fi  une  idée  eft. 
composée  ou  fimple  ,  &:  par  conféquent 
fi  elle  eft  fufceptible  ou  non  d'être  dé- 
finie ,  il  faut  bien  diftinguer  entre  la  dé~ 
compofition  d'une  idée  &  fa  généralifa- 
tion  ,  &  prendre  garde  de  ne  pas  con- 
fondre une  de  ces  opérations  avec 
l'autre.  Une  idée  fufceptible  de  décompo- 
Jition  peut  &  doit  être  définie  ;  une  idée 
fufceptible  de  généralifation  feulement, 
ne  doit  pas  l'être.  Par  exemple  ,  les 
trois  idées  d'étendue ,  de  bornes  &£  d'im- 
pénétrabilité, différentes  Se  diftinguées 
l'une  d?  l'autre  ,  forment  étant  réunies 
l'idée  de  corps  >  laquelle  par  conféquent 


1 6  Eclaircijfimens 

peut  être  décompofée  dans  chacune 
de  ces  trois  idées  ,  que  l'efprit  envisa- 
gera féparément  ;  au  contraire  l'idée 
fimple  attachée  au  mot  voir  ,  quoi- 
qu'elle renferme  les  deux  idées  de  fin- 
fation  &  tfexijlencs ,  n'eiï  point  formée 
de  ces  idées  réunies  ;  car  d'un  côté 
ces  deux  idées,  même  étant  réunies, 
font  plus  générales  que  l'idée  attachée 
au  mot  voir  ,  &  par  coniéquent  ne 
compofent  point  cette  dernière  idée  ; 
ck  de  l'autre  la  réunion  de  l'idée  d'exifi 
tence  à  celle  de  finfation  feroit  illufoire  , 
puifque  l'idée  d'exijience  n'ajoute  pro- 
prement rien  à  celle  de  finfation  ;  on 
ne  peut  fentir  fans  exifler. 

Il  efr.  vifible  par  tout  ce  que  nous 
venons  de  dire  ,  qu'une  idée  abitraite  , 
quoiqu'on  en  déduife  une  autre  idée 
abflraite  par  la  général! fation  ,  n'efc  pas 
plus  comvoféc  que  l'idée  plus  abitraite 
qu'on  en  déduit  ;  &  par  conféqnent 
que  ni  les  unes  ni  les  autres  ne  peu- 
vent ni  ne  doivent  être  définies.  Mais 
il  y  a  cette  différence  entre  les  idées 
abftraites  (impies  produites  par  h  gêné* 
ralifation  ,  &C  les  idées  abilraites  qui 
fervent  à  les  produire  ,  que  ces  der- 
nières n'ont  befoin  ni  qu'on  les  défi- 


fur  les  Elémens  de  Philojbphle,  17 
niffe ,  ni  qu'on  en  explique  la  forma- 
tion ;  au  lieu  qu'il  eft  fouvent,  nécef- 
faire  au  Philoïbphe  de  développer  la 
manière  dont  certaines  idées  abftraites 
/impies  fe  forment  par  la  généralifation 
d'autres  idées  abdraites  {impies  ;  &  ce 
développement  devient  plus  néceflaire 
à  mefure  que  les  idées  qui  en  font 
Pobjet  font  plus  générales.  Ainfi  Pidée 
attachée  au  mot  voir  n'a  befoin  ni  qu'on 
la  défînifié ,  puifque  c'eit  une  idée  {im- 
pie ,  ni  qu'on  en  explique  la  forma- 
tion ,  puifque  c'en1  une  idée  directe  &C 
primitive  que  l'efprit  acquiert  tout  d'un 
coup  par  les  fens  ;mais  la  manière  dont 
nous  formons  les  idées  {impies  de  fen- 
fation  &c  à'exijle/zce  ,  mérite  l'analyfe 
du  Philofophe. 

Cette  analyfe  nous  fera  connoître 
que'  le  mot  fijifation ,  pris  abitraclive- 
ment  5  n'exprime  proprement  aucune 
idée  ,  mais  que  ce  mot  eit  feulement 
une  exprefîion  commune  à  toutes  les 
idées  que  nous  recevons  par  les  iens. 
Ces  idées  n'ont  rien  de  commun  entre 
elles  en  tant  qu'idées ,  (  car  qu'y  a-t-il 
de  commun  ,  par  exemple ,  entre  voir% 
&C  entendre?}  mais  feulement  en  tant 
qu'elles  font  occafionnées  par  l'impref- 


ï  8  Eclaircijfcmens 

fion  que  reçoivent  certaines  parties  de 

notre  corps. 

Nous  verrons  enfuite  que  la  notion 
abflraite  tfexijlence  fe  forme  d'abord 
en  nous  par  le  fentiment  du  moi  qui 
refaite  de  nos  fenfations  &  de  nos  pen- 
iees  ;  que  de  là  nous  regardons  ce  fen- 
timent du  moi  ,  comme  pouvant  fe  fé- 
parer  du  fujet  dans  lequel  il  fe  trouve, 
fans  que  ce  fujet  foit  anéanti  ;  &  que 
par  ce  moyen  il  nous  refîe  l'idée  abf- 
traite  â'exijkncc,  que  nous  appliquons 
enfuite  aux  êtres  différens  de  nous ,  qui 
nous  parciffent  occalionner  nos  fenfa- 
tions. 

Voilà  un  exemple  abrégé  de  la  ma- 
nière dont  le  Phiiofophe  parvient  à 
développer  la  formation  de  certaines 
idées  abftraites  générales  ,  trop  fimples 
pour  être  définies  ,  mais  trop  abftraites 
pour  être  des  notions  directes  &  pri- 
mitives. 

Un  des  principaux  ufages  de  ce  dé- 
veloppement, eft  de  nous  garantir  de 
l'erreur  où  nous  pourrions  tomber  en 
regardant  les- objets  des  idées  abftraites 
comme  exiftans  réellement  hors  de 
nous  ;  erreur  que  n'ont  pas  évité  des 
fectes  entières  de  Philofophes  ?  qui  ne 


furies  Elcmcns  de  Philofophie,  19 
faifant  point  attention  à  la  génération 
des  idées ,  fe  font  perfuadé  que  Yexif 
tence  ,  par  exemple  ,  dans  les  objets 
animés,  étoit  différente  de  lafenfation; 
que  de  même  il  exiftoit  hors  de  l'ef- 
prit  quelque  chofe  qui  étoit  Y  homme 
en  général;  le  corps  en  général ,  la  venu, 
le  vice  en  général,  tk.  ainfi  du  refle; 
au  lieu  qu'il  n'exide  réellement  hors 
de  nous  que  des  êtres  particuliers  ,  qui 
pofîedent  ces  propriétés  que  nous  dé- 
tachons par  l'eiprit  du  fujet  où  elles 
fe  trouvent  en  les  confidérant  féparé- 
ment  des  autres  propriétés  auxquelles 
elles  font  unies  dans  ce  même  fujet. 

Je  dirai  plus  ;  cette  méthode  de  fixer 
les  idées  en  développant  leur  forma- 
tion ,  doit  être  fouvent  préférée  en 
Philofophie  ,  à  ce  qu'on  appelle  défi- 
nition proprement  dite ,  même  dans  les 
cas  où  il  s'agit  de  définir  ;  il  en  réfulte 
un  plus  grand  jour  répandu  furies  idées 
mêmes.  En  effet  l'efprit  reçoit  d'abord 
par  les  fens  d'une  manière  directe  &c 
immédiate  les  idées  compofées ,  &:  en 
déduit  enfuite  ,  comme  nous  l'avons 
fait  voir ,  les  idées  fimples  ,  ou  par  la 
dêcompojîtion  ou  par  la  gênéralifadon. 
Ainfi ,  au  lieu  de  définir  les  idées  corn* 


20  Eclairciffemens 

pofées  ,  en  réunifiant  à  la  fois  dans  une 
feule  phrafe  ,  &  fans  aucune  décompo- 
fition  préalable  ,  les  idées  fimples  dont 
cette  idée  eit  formée  ,  il  feroit ,  ce  me 
femble  ,  plus  conforme  à  la  marche  de 
l'efprit,  de  féparer  par  déduction  les 
idées  fimples  des  idées  compofées,  Se 
de  faire  fentir  par-là  comment  les  idées 
abitraites  fe  Amplifient  en  naiffant  fuc- 
cefTivement  les  unes  des  autres. 

Au  lieu  de  dire ,  par  exemple ,  comme 
on  tait  à  la  tête,  de  prefque  tous  les 
élémens  de  Géométrie ,  la  ligne  ejl  une 
étendue  fans  largeur  ni  profondeur ,  la 
furface  une  étendue  fans  profondeur ,  le 
corps  une  étendue  avec  largeur ,  longueur  y 
&  profondeur  ,  j'aimerais  mieux  procé- 
der de  la  manière  fui  vante.  Je  fuppofe 
que  j'aye  entre  les  mains  un  corps  fo- 
lide  quelconque ,  j'y  dirlingue  d'abord 
trois  chofes  ,  étendue  ,  bornes  en  tousjèns, 
&  impénétrabilité  ;  je  fais  abflraction  de 
cette  dernière ,  il  me  refle  l'idée  dV- 
tendue  &  celle  de  bornes ,  ck  cette  idée 
confHtue  le  corps  géométrique  ,  qui  dif- 
fère du  corps  phyfique  par  l'idée  de 
l'impénétrabilité  ,  effentielle  à  celui-ci. 
Je  fàistdnfuite  abflra&ion  de  l'étendue 
ou  de  l'efpace  que  ce  corps  renferme , 


fur  les  Elémens  de  Philofophle.  1 1 
pour  ne  confidérer  que  fes  bornes  en 
tout  fens  ;  &c  ces  bornes  me  donnent 
l'idée  de  jiuface ,  qui  fe  réduit ,  comme 
il  eft  viiible  ,  à  une  étendue  de  deux 
dimeniions  ;  enfin  dans  l'idée  de  fur- 
face  je  fais  encore  abftraclion  d'une 
des  deux  dimeniions  qui  la  compofent, 
&:  il  me  refte  l'idée  de  ligne.  Voilà  un 
léger  efiai  de  la  manière  dont  il  feroit 
à  défirer  qu'on  procédât  dans  les  défi- 
nitions philosophiques. 

De  quelque  manière  au  refte  qu'on 
s'y  prenne  pour  définir ,  remarquons 
qu'une  définition  fera  vicieulé  ,  toutes 
les  fois  qu'on  pourra  en  retrancher 
quelque  chofe  fans  altérer  l'idée  que 
cette  définition  doit  fervir  à  fixer.  Ainfl 
dans  la  définition  du  corps  ,  que  don- 
nent plufieurs  Philofo plies ,  que  c'eft 
une  étendue  impénétrable  ,  figurée  ,  divifi- 
ble  &C  mobile ,  les  mots  divijible  6c  mobile 
paroiffent  devoir  en  être  retranchés 
comme  fuperflus  ;  divifible,  parce  eue 
Tidée  attachée  à  ce  mot  efl  absolument 
renfermée  dans  l'idée  détendue;  mobile , 
pour  deux  raifons  ,  i°.  parce  que  ce 
mot  fignifie  fufceptible  de  mouvement , 
&  qu'il  n'eft  pas  plus  dans  là  nature 
du  corps  d'être  fuiceptible  de  mouve- 


22  Eclaircijjemens 

ment  que  de  repos  ;  il  faudroit  donc 
d'abord  pour  l'exactitude  rigoureufe 
fubftituer  au  mot  de  mobile,  cette  phrafe, 
également fufceptibU  de  repos  ou  de  mouve- 
ment ;  2°.  cette  addition  même  feroit 
illufoire  ,  &c  n'ajouteroit  rien  à  l'idée 
d'étendue  impénétrable  &  figurée  ;  car 
dès  qu'on  fuppofe  une  portion  d'é- 
tendue distinguée  de  l'efpace  qui  l'en- 
vironne ,  par  Y  impénétrabilité  &C  par  les 
bornes  qui  la  terminent ,  on  peut  fup- 
pofer  indifféremment  ,  ou  que  cette 
portion  d'étendue  efî.  toujours  corref- 
pondante  aux  mêmes  parties  de  l'ef- 
pace ,  &c  par  conféquent  en  repos ,  ou 
qu'elle  occupe  fuccefllvement  des  par- 
ties de  l'efpace  différentes ,  c'efl- à-dire, 
qu'elle  efl  en  mouvement  ;  &  comme 
l'une  ou  l'autre  de  ces  fuppofitions  efl 
néceffaire  ,  &  qu'aucune  des  deux  n'efl 
néceffaire  en  particulier  ,  il  efr.  donc 
évident  que  ni  l'une  ni  l'autre  ne  font 
néceffaires  dans  la  définition,  &  qu'elles 
font  renfermées  dans  l'idée  générale 
d'étendue  impénétrable  &  figurée  ,  c'efï-à- 
dire ,  d'étendue  impénétrable  èc  termi- 
née en  tous  fens. 

Pour  connoître  les  cas  où  les  défi- 
nitions font  néceffaires,  &  les  idées 


fur  les  Elcmcns  de  Philofophie.  l  J 
qui  doivent  y  entrer ,  il  y  auroit ,  ce 
me  Semble  ,  un  ouvrage  à  faire ,  qui 
feroit  bien  digne  d'un  Philofophe,  & 
qui  auroit  peut-être  moins  de  difficul- 
tés qu'on  ne  penfe  ;  ce  feroit  la  table 
nuancée  ,  fi  on  peut  parler  ainfi  ,  de 
tous  les  différens  genres  d'idées  abf- 
traites  ,  dans  l'ordre  fiiivant  lequel  elles 
s'engendrent  les  unes  les  autres  ;  par 
ce  moyen  il  deviendroit  facile  ,  foit  de 
les  dkompofer  r  foit  de  les  génêralifer^ 
&  par  conféquent  d'en  fixer  la  notion 
pr^ife  ;  foit  en  les  défmiflant ,  foit  en 
développant  leur  formation. 

Il  faudroit  pour  cela  diftinguer  d'a- 
bord deux  fortes  d'idées  ;  celles  que 
nous  acquérons  par  les  fens ,  &  les 
idées  purement  intellectuelles  que  nous 
tirons  de  celles-ci  par  la  réflexion.  Par- 
mi les  idées  que  nous  acquérons  direc- 
tement par  nos  fens,  on  diftingueroit 
celles  qui  expriment  l'objet  de  la  fen- 
fation,  d'avec  celles  qui  expriment  la 
fenfation  même  ;  par  exemple ,  l'idée 
détendue  eu  de  couleur  &c  celle  de  voir: 
il  faudroit  de  plus  faire  attention  aux 
mots  qui  étant  pris  en  différens  fens 
expriment  à  la  fois  la  fenfation  &c  fon 
objet  3   comme  les  mots  de  lumière , 


24  Eclaircijfemens 

de  chaleur  ,  de  couleur  ,  de  fon  ,  &ZC, 
&:  ainfi  des  autres.  On  formeroit  en- 
fuite  une  efpece  d'échelle  fur  deux 
colonnes  ,  l'une  pour  les  objets  des 
fenfations  ,  l'autre  pour  les  fenfations 
mêmes  ;  dans  l'une  de  ces  colonnes , 
les  mots  qui  expriment  des  fenfations 
également  fimples  quoique  différentes  , 
comme  voir,  entendre,  toucher ,  goûter 9 
odorer  (aj  ,  te  trouveroient  fur  la  même 
ligne  ,  &au-defTous  de  ces  mots  l'idée 
générale  àejènjation,  qui  leur  en1  com- 
mune, &  celle  à'exijience- qui  en  dérive. 
On  placercit  de  même  dans  l'autre  co- 
lonne les  objets  de  nos  fenfations , 
relativement  au  nombre  plus  ou  moins 
grand  de  propriétés  qu'on  y  confidere 
6c  d'idées  qu'ils  renferment;  par  exem- 
ple., au-de  ficus  du  mot  corps  ceux  d'im- 
pénétrabilité &  de  figure  fur  la  même 
ligne  ,  &c  au-dcflous  de  ces  derniers 
celui  d'étendue. 

Par  le  le  cours  de  cette  table  ,  & 
d'après  les  principes  que  nous  venons 
d'établir  ,  on  diftingueroit  facilement 
•dans  les  objets  de  nos  fenfations  & 
dans  les  idées  qui  fe  rapportent  à  ces 

(a)  Je  dis  odorer  &  non  yzsfentir  ;  parce  que  ce 
dernier  mot  auroit  un  lens  équivcquer 

objets , 


furies  Elemens  de  Philofophie.  25 
objets  ,  les  idées  abftraites  compofées  qui 
ont  befoin  d'être  définies  ,  les  idées  abf- 
traites  Jîmples  qui  ne  peuvent  ni  ne  doi- 
vent l'être  ,  &c  enfin  les  idées  abfrraites 
Jimples  y  qui  fans  pouvoir  ni  devoir  être 
définies ,  ont  befoin  qu'on  en  développe 
la  formation. 

On  fuivroit  à-peu-près  le  même  plan 
dans  la  table  quirenfermeroit  les  expref- 
iions  des  idées  purement  intellectuelles 
&  réfléchies  :  avec  cette  différence  que 
la  table  dont  il  s'agit  n'auroit  pas  befoin 
d'être  formée  fur  deux  colonnes  comme 
celle  des  idées  fenfibles  ;  l'objet  d'une 
idée  intelle ttueîle  étant  rarement  diffé- 
rent de  cette  idée  même.  Mais  il  y  auroit 
une  grande  précaution  à  prendre  dans  la 
définition  des  idées  purement  intellec- 
tuelles ,  par  le  peu  de  f  ecours  que  la  lan- 
gue fournit  pour  faire  connoître  en  quoi 
conûilent  ces  idées.  Cette  difficulté  fe 
feroit  même  appercevoir  quelquefois 
dans  la  définition  des  idées  qui  fe  rappor- 
tent aux  objets  fenfibles. 

En  effet ,  qu'il  me  foit  permis  de  re- 
marquer ici  ?  6c  à  l'occafion  de  la  ma- 
tière que  je  traite ,  l'indigence  &  l'im- 
perfe&ion  des  langues  ;  i°.  leur  indigen- 
ce y  en  ce  qu'elles  expriment  fouvent  par 
Tome  V.  B 


2.6  Eclaira ffemens 

le  même  mot ,  des  notions  qu'il  eût  été 
facile  &:  avantageux  d'exprimer  par  des 
mots  différens  ,  par  exemple  fentir  une 
odeur  ,  &C  fentir  de  la  réjiflance  ;  douleur 
pour  exprimer  les  foufrrancesphyfiques, 
&  douleur  pour  exprimer  le  chagrin  ;  une 
couleur  éclatante  &  un  bruit  éclatant  ; 
une  lumière  folble ,  un  bruit  foible  ^  une 
oàeurfoible ,  &  mille  autres  expreffions 
femblables.  i°.  Leur  imperfection ,  en  ce 
qu'elles  rendent  prefque  toutes  les  idées 
intellectuelles  par  des  expreffions  figu- 
rées ,  c'eft-à-dire  par  des  expreffions  def- 
tinées  dans  leur  fignification  propre  à 
exprimer  les  idées  des  objets  fenfibles  ; 
&  remarquons  en  parlant,  que  cet  in- 
convénient, commun  à  toutes  les  lan- 
gues fuffiroit  peut-être  pour  montrer  que 
c'efr.  en  effet  à  nos  fenfations  que  nous 
devons  toutes  nos  idées  ,  fi  cette  vérité 
n'étoit  pas  d'ailleurs  appuyée  de  mille 
autres  preuves  incontestables. 

Quand  je  dis  que  la  plupart  des  ex- 
preffions de  la  langue  font  figurées ,  je 
n'entends  pas  feulement  les  expreffions 
fi  communes ,  où  la  figure  eu  évidente  , 
comme  dans  ces  phrafes  ,  une  maifon 
~îride  ,  une  campagne  riante  ?  un  dij cours 
froid  5  &c.  j'entends  les   expreffions 


fur  les  EUmcns  de  Philofophle.  17 
qu'on  regarde  comme  les  plus  fimples , 
éc  qu'on  trouvera  néanmoins  prefque 
toutes  figurées  ,  pour  peu  qu'on  y  faffe 
attention ,  quoique  l'objet  qu'elles  ex- 
priment ne  (bit  pas  une  choie  fenfible. 
Pour  s'en  convaincre  ,  qu'on  ouvre  tel 
livre  qu'on  voudra ,  on  verra  peut-être 
avec  étonnement  à  quel  degré  ,  fi  je 
puis  parler  de  la  forte  ,  toutes  nos  ex- 
prefïions  font  matérielles.  C'eft  une 
obfervation  que  des  Philofophes  très- 
■éclairés  ont  déjà  faite  en  partie ,  mais 
qu'ils  n'ont  pas ,  ce  me  femble  ,  pouffée 
à  beaucoup  près  aufîi  loin  qu'ils  Pau- 
roient  dû. 

Je  prendrai  pour  preuve  au  hazard 
la  première  phrafe  de  la  Diop trique  de 
Defcartes  :  je  tire  cet  exemple  des  ou- 
vrages d'un  Philofophe  célèbre  ,  pour 
montrer  combien  les  Philofophes  mô- 
me font  obligés  de  fe  foumettre  à  la 
tyrannie  des  exprefîions  figurées.  Toute 
la  conduite  de  notre  vie ,  dit  ce  Philofophe, 
dépend  de  nos  fens  ,  entre  lefquels  celui 
de  la  vue  ejl  fans  comparai/on  le  premier* 
Toute  la  conduite  de  notre  vie ,  exprefîiori 
figurée  ?  dans  laquelle  on  perfonifïe  la 
vie  de  r homme ,  à  laquelle  on  donne 
dans  l'homme   même  une   efpeçe  de 

Bij 


2  S  Eclaircljfemens 

guide  Ça)  ;  dépend  ,  autre  exprelîlon 
figurée ,  prife  d'une  chofe  matérielle  , 
au-deffous  de  laquelle  une  autre  efl  at- 
tachée par  un  lien  ;  entre  le/quels ,  autre 
exprefîion  figurée  ,  dans  laquelle  on 
fuppofe  les  fens  perfonifiés  ,  &  for- 
mant ,  fi  je  puis  parler  de  la  forte , 
comme  un  afîemblage  d'individus ,  par- 
mi lefquels  on  remarque  &  on  choifit 
le  fens  de  la  vue  pour  y  faire  une  at- 
tention particulière  \fcms  comparaifon  , 
autre  exprefîion  figurée ,  puifque  le  mot 
comparer  efl  pris  du  parallèle  qu'on  fait 
entre  deux  chofes  matérielles  en  les 
rapprochant  l'une  de  l'autre  pour  juger 
de  leur  rapport  (£);  lé premier  ,  der- 
nière exprefîion  figurée  ,  prife  de  celui 
qui  marche  à  la  tête  d'une  troupe  de 
perfonnes.  Il  efl  inutile  de  pouffer  ce 
détail  plus  loin  ,  &t  c'en  efl  affez  pour 

(  a)  Je  pourrois  ajouter  que  tout  eft  un  nom  collec- 
tif qui  ne  fe  donne  dans  fon  fens  propre  qu'à  une 
collection  de  chofes  matérielles  ;  toute  l'ajf emblée , 
tous  les  hommes. 

(b)  On  pourroit  ajouter  que  dans  la  phrafe  même , 
fans  comparaifon ,  la  comparaifon  eft  perfonifiée  &  re- 
gardée comme  un  être  physique  &  réel ,  qui  par  Fex- 
preflion  fans ,  eft  exclu  &  fuppofé  abfent  ;  comme 
dans  ies  expreffions  ,  agir  fans  prudence  ,  agir  avec 
prudence  ,  la  prudence  eft  regardée  comme  un  être  phy- 
iique  qu'on  exclut  dans  le  premier  cas  ,  &  qu'on  fup- 
pofe dans  le  fécond  accompagner  celui  qui  agit. 


fur  les  E  lé  mens  de  Philojopkie.  29 
faire  fentir  combien  les  exprefîions  fi- 
gurées abondent  dans  le  langage  le  plus 
ordinaire. 

Elles  y  abondent  à  tel  point ,  qu'il  y 
a  dans  la  langue  franc oife  (pour  ne  par- 
ler ici  que  d'une  feule  langue  )  un  grâ.id 
nombre  d'expiefîions  qui  n'ont  d'ufage 
qu'au  fens  figuré ,  comme  aveuglemer  i , 
bajjejfe ,  tendrejfe  &  une  infinité  d'autres; 
on  parleroit  a/lez  mal  en  difant  de  quel- 
qu'un qui  a  perdu  la  vue  ,  qu'il  eft  à 
plaindre  par  fon  aveuglement',  on  diroit 
plus  mal  encore  la  bajfejfe  des  eaux  ,  la 
tendrejfe  d'une  viande;  mais  on  dit  très- 
bien  Yavemlement  de  l'efprit  &  du  cceur, 
la  bajfejfe  des  fentimens ,  la  tendrejje  de 
l'amour. 

Qu'une  langue  emploie  des  mots  tout 
à  la  fois  dans  leur  fens  propre  ,  &C  dans 
celui  qui  ne  l'efr.  pas  ,  c'eft  déjà  une  im- 
perfection, peut-être  indifpenfable ,  par 
la  difficulté  d'exprimer  les  idées  pure- 
ment intellectuelles  ;  mais  qu'une  langue 
n'emploie  des  mots  que  dans  un  iens 
figuré,  &:  ne  les  emploie  pas  dans  leur 
fens  propre ,  c'eft  ce  me  femble  ,  un  dé- 
faut inexcufable. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  cette  indigence 
&  cette  imperfection  des  langues  ?  qui 

Biij 


30  Eclaircîjjemcns 

ne  permet  prefque  jamais  d'employer 
l'exprefîion  propre  à  chaque  choie  , 
ert  la  fource  d\me  infinité  de  faux 
jugemens.  Nous  refTemblons  bien  plus 
fou  vent  que  nous  ne  le  croyons  à  cet 
aveugle  né ,  qui  difoit  que  la  couleur 
rouge  lui  paroiflbit  devoir  tenir  quel- 
que chofe  du  fon  de  la  trompette.  Il  eft 
facile  ?  ce  me  femble  ,  de  trouver  la 
raifon  de  ce  jugement  fi  bizarre  &:  û 
abfurde  ;  l'aveugle  avoit  entendu  dire 
fouvenî  du  fon  de  la  trompette  (qu'il 
connohTcit  )  que  c'étoit  un  fon  écla- 
tant ;  il  avoit  entendu  dire  au/Ii  que  la 
couleur  rouge  (  qu'il  ne  connohToit 
pas  )  étoit  une  couleur  éclatante  ;  ce 
même  mot  employé  à  exprimer  deux 
chofes  fi  différentes  ,  lui  avoit  fait  croire 
qu'elles  avoient  enfemble  de  l'analogie. 
Voilà  l'image  de  nos  jugemens  en  mille 
occafions ,  &  un  exemple  bien  fenfible 
de  rinfluence  des  langues  fur  les  opi- 
nions des  hommes. 

Un  Grammairien  Philofophe  (  c  ) 
voudroit  que  dans  les  matières  meta- 
phyfiques  Se  didactiques  ,  on  évitât  le 
plus  qu'il  eil  poiîible  les  exprerïïons  figu- 

( c)  M  du  Marfai*  r article  Abjtr action  dans  L'Ency- 
clopédie. 


fur  les  Elèmens  de  Philofophie.  3  I 
rées  ;  qu'on  ne  dît  pas  qu'une  idée  en 
renferme  une  autre  ,  qu'on  unit  ou  qu'on 
fépare  des  idées  ,  &  ainfi  du  refte.  Il  eft 
certain  que  lorsqu'on  fe  propofe  de  ren- 
dre fenfibles  des  idées  purement  intel- 
lectuelles ,  idées  ibuvent  imparfaites  , 
obfcures  ,  fugitives  ,  &  pour  ainfi  dire 
à  demi  éclofes ,  on  n'éprouve  que  trop 
combien  les  termes  dont  on  eit  forcé 
de  fe  fervir,  font  infuffifans  pour  ren- 
dre ces  idées ,  &:  fouvent  propres  à  en 
donner  de  fauffes  ;  rien  ne  feroit  donc 
plus  raifonnable  que  de  bannir  des  dif- 
cufîions  métaphyfiques  les  exprellions 
figurées ,  autant  qu'il  feroit  poffîble. 
Mais  pour  pouvoir  les  en  bannir  entiè- 
rement ,  il  faudroit  créer  une  langue  ex- 
près dont  les  termes  ne  feroient  enten- 
dus de  perfonne  ;  le  plus  court  eit.  de  fe 
fervir  de  la  langue  commune,  en  fe  te- 
nant fur  fes  gardes  pour  n'en  pas  abufer 
dans  fesjugemens. 

En  général ,  il  eit  beaucoup  plus  fim- 
ple  ,  &  par  conféquent  plus  utile  de  fe 
fervir  dans  les  feiences  des  termes  re- 
çus ,  en  fixant  bien  les  idées  qu'on  doit 
y  attacher ,  que  d'y  fubftituer  des  ter- 
mes nouveaux ,  fur-tout  dans  les  feien- 
ces qui  n'ont  point  ou  qui  n'ont  guère 

B  iv 


3 1  EclalrciJJemens 

d'autre  langue  que  la  langue  commune  9 
ou  dont  les  termes  font  afîez  générale* 
ment  connus ,  comme  la  Métaphyfique, 
la  Morale  ,  la  Logique  ,  &  la  Grammai- 
re :  il  en  coûte  moins  au  commun  des 
hommes  de  réformer  leurs  idées  que  de 
changer  leur  langage.  11  faut  du  moins, 
fi  la  nécefîiîé  oblige  à  créer  de  nouveaux 
termes ,  n'en  hazarder  qu'un  très-petit 
nombre  à  la  fois,  pour  ne  pas  rebuter 
par  une  langue  trop  nouvelle  ceux  qu'on 
le  propofe  d  uiftriiire.  On  doit  en  ufer 
pour  changer  la  langue  àes  fciences, 
comme  pour  notre  Orthographe ,  qui 
quoique  très  -  vicieufe  6c  pleine  d'in- 
conféquences  6c  de  contradictions  ,  ne 
pourra  cependant  être  réformée  que  peu 
à  peu ,  6c  comme  par  degrés  infenfibîes  ; 
les  changemens  trop  confidérables  ,  & 
trop  nombreux  qu'on  vou droit  y  faire 
tout-à-coup  ,  né  ferviroient  qu'à  perpé- 
tuer le  mal  au  lieu  d'y  remédier.  Hate%- 
vous  Lentement ,  doit  être ,  ce  me  fem- 
ble  ,  la  devife  de  prefque  tous  les  réfor- 
mateurs* 


fur  les  Elemens  de  Philofcphie.      3  3 


S-  III. 

Eclairciffement  fur  ce  qui  a  été 
dit  à  la  page  3  5  &  36 ,  concer- 
nant les  vérités  appe liées  prin- 
cipes. 

NOus  avons  dit  que  les  vérités 
que  dans  chaque  feience  on  ap- 
pelle principes ,  tk  qu'on  regarde  com- 
me la  bafe  des  vérités  de  détail ,  ne  font 
peut-être  elles-mêmes  que  des  confé- 
quences  fort  éloignées  d'autres  prin- 
cipes plus  généraux  que  leur  fublimité 
dérobe  à  nos  regards.  En  effet  tous  les 
principes  de  nos  connoiilances  ?  en 
Phyfique ,  par  exemple ,  font  les  pro- 
priétés les  plus  fenfibles  que  l'obier- 
vation  nous  découvre  dans  la  matière  ; 
propriétés  qui  tiennent  elles-mêmes  à 
l'effence ,  &  ii  je  puis  m'exprimer  ain- 
fî  ,  à  la  conflitution  intime  de  la  ma- 
tière que  nous  ne  connoilfons  nulle- 
ment ?  &  que  nous  ne  parviendrons 
jamais  à  connoître.  Les  principes  de 

B  v 


3  4  Eclaircijjemens 

nos  connoifTances  ,  en  Métaphyfique  , 
font  aurTi  des  observations  iur  la  ma- 
nière dont  notre  ame  conçoit  ou  dont 
elle  eft  affefrée  ;  obfervations  qui  tien- 
nent de  même  à  la  nature  encore  plus 
ignorée  ,  s'il  eft  pcffible  ,  de  ce  qui 
penfe  &c  de  ce  qui  fent  en  nous.  Enfin 
les  principes  de  la  Morale  ,  principes 
uniquement  faits  pour  les  hommes , 
Ôl  non  pour  les  animaux  ,  tiennent 
à  une  différence  entre  l'homme  &C  la 
brute ,  que  nous  connoillons  bien  par 
le  fait  ,  mais  dont  le  principe  phiîo- 
fophique  nous  efl  inconnu.  Nous  ne 
favons  ,  û  je  puis  m 'exprimer  de  la 
forte  ,  ni  le  pourquoi  ni  le  comment  de 
rien;  c'efi  néanmoins  à  ce  comment,  à 
ce  pourquoi ,  que  nos  connoiffances  de- 
vraient remonter  pour  s'élever  juf- 
qu'aux  vrais  principes  de  toutes  les 
vérités  ,  (oit  pratiques  ,  foit  fpéculati- 
ves.  Pourquoi  y  a-t~il  quelque  chofe  ?  de- 
mandoit  un  Roi  des  Indes  à  un  Mif- 
fionnaire  y  qui  dut  fentir  par  cette 
quefiion  combien  ce  Prince  étoit  loin 
encore  de  ce  que  le  Millionnaire  ve- 
noit  lui  prêcher.  Pourquoi  y  a-t-il  quel* 
que  chofe  ?  Terrible  quefiion  3  &  dont 


fur  les  Eli  mens  de  Philofophie.  3  5 
les  Philofophes  eux  -  mêmes  ne  Sem- 
blent pas ,  ii  j'ofe  parler  de  la  forte  , 
affez  effrayés  ;  tant  elle  eil  propre ,  pour 
peu  qu'ils  Penviiagent  dans  toute  fa 
profondeur,  à  les  décourager  dans  leurs 
recherches.  Athées  &  Théiftes ,  Dog- 
matiques &  Pyrrhoniens  ,  tous  font 
forcés  d'admettre  au  moins  un  feul  être 
qui  exifte ,  par  conféquent  un  être  qui 
ait  exiflé  toujours ,  ci  tous  fe  perdent 
dans  cet  abyme  immenfe.  Si  nous  fa- 
yions  pourquoi  il  y  a  quelque  chofe ,  nous 
ferions  vraifemblablement  bien  avan- 
cés ,  pour  réfoudre  la  quefiion  comment 
telle  &  telle  chofe  exife-t-elle  ?  Car  vrai- 
femblablement tout  fe  tient  dans  Puni- 
vers  plus  intimement  encore  que  nous 
ne  penfons  ;  &c  fi  nous  favions  ce  pre- 
mier pourquoi ,  ce  pourquoi  fi  embarraf- 
fant  pour  nous ,  nous  tiendrions  le  boi|jt 
du  fil  qui  forme  le  fyfTême  général  des 
êtres  ,  6c  nous  n'aurions  plus  qu'à  le 
développer ,  Se  pour  ainû*  dire  ,  à  le 
dérouler  fans  peine  pour  en  connoître 
toutes  les  parties ,  au  lieu  d'en  arra- 
cher ,  comme  nous  le  faifons ,  quelques 
parcelles  ifolées  ,  qui  nous  lahTent  dans 
une  ignorance  entière  fur  le  tout  en- 

Bvj 


3  6  Ectaircijfemens 

femble >  &  fur  la  vraie  place  qu'elles 
y  occupent.  Et  ne  nous  flattons  pas 
de  pouvoir  ïbrtir  de  cette  ignorance, 
Toutes  les  queftions  qui  ont  rapport 
aux  premiers  principes  des  chofes,  font 
aufîî  peu  éclaircies  depuis  qu'il  y  a  des 
Philofophes,qu'elles  l'étoient  avant  qu'il 
y  en  eût  ;  elles  continueront ,  tant  qu'il 
y  en  aura ,  à  être  aufîi  vivement  agitées 
que  profondément  obfcures.  L'efprit 
humain ,  occupé  depuis  fi  long-tems  à 
chercher  ces  vérités  premières ,  tentant 
mille  voies  pour  y  parvenir,  ne  les 
trouvant  pas  ,  &  fe  fatigant  en  pure 
perte  à  tourner  ainfi  fur  lui  -  même  , 
reffemble  à  un  criminel  enfermé  dans 
un  réduit  ténébreux  9  tournant  inutile- 
ment de  tous  côtés  pour  trouver  une 
ifTue ,  &  tout  au  plus  entrevoyant  une 
foible  lumière  par  quelques  fentes  étroi- 
tes &  tortueufes  qu'il  s'efforce  en  vain 
d'aggrandir.  S'il  y  a  dans  ces  ténèbres 
quelques  objets  difperfés  çà  &  là  qu'il 
nous  foit  pofTible  d'atteindre,  ce  n'etf 
qu'à  tâtons ,  &  par  conféquent  affez  im- 
parfaitement ,  que  nous  pouvons  les 
connoître  :  encore  ne  faut -il  nous  en 
approcher  que  pas  à  pas  ?  &  avec  une 


fur  les  Elêmcns  de  Phllofophie.  37 
fage  &  timide  circonfpe&ion;  en  nous 
précipitant  fur  ces  objets  nous  risque- 
rions d'en  être  blefles  ,  &c  de  ne  les 
connoître  que  par  le  mal  qu'ils  nous 
feraient  fentir.  Sadi  raconte  que  quel- 
qu'un demanda  au  Sage  Lockman  à  qui 
il  devoit  fa  fageffe  ;  aux  aveugles ,  ré- 
pondit ce  Phiîofophe  Indien  ,  qui  ne 
pofent  le  pied  en  aucun  endroit  fans 
s'être  affurés  de  la  folidité  du  fol. 


A 


<\ 


& 


«o» 


3  3  Eclaira  (ferriens 


§.  iv. 

Eclaircijjement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  36  &  3y  ,  concernant 
les  principes  du  fécond  ordre , 
comparés  à  ceux  que  j'appelle 
premiers  principes  (a). 

A  Fin  de  donner  une  idée  nette  de 
ce  que  j'appelle  en  matière  de 
fciences  premiers  principes ,  &  de  ce  que 
j'appelle  principes  du  fécond  ordre  ,  je 
prendrai  pour  exemple  lafcience  la  plus 
féconde  en  vérités  ,  &  en  vérités  qui 
tiennent  les  unes  aux  autres ,  la  Géo- 
métrie. J'ai  déjà  dit  ailleurs  (£)  que  les 
clémens  de  cette  fciënce  ttoient  fon- 
dés fur  deux  principes,  celui  de  hju- 
perpojïtion  ,  &  celui  de  la  mefure  des 
angles  par  les  arcs  de  cercle  décrits  du 
fommet  de  ces  angles.  En  effet  ces  deux 
principes  font  la  bafe  de  tout  ce  qu'on 
peut  établir  fur  l'égalité  ,  ou  l'inégalité , 

(a)  Ceux  qui  ne  font  pas  initiés  dans  la  Géométrie, 
doivent  naffer  ce  paragraphe. 

(b)  Elérnens  de  Phi'lofophie ,  p,  165. 


fur  les  El&mens  de  Philofophie.  3  a 
ou  en  général  le  rapport  des  parties  de 
l'étendue  figurée  ;  &c  ce  rapport  eft  , 
comme  l'on  fait  ?  l'unique  objet  des 
élémens  de  Géométrie.  Or  je  remarque 
d'abord ,  que  de  ces  deux  principes  le 
premier  eu  fubordonné  au  fécond ,  & 
que  la  me  fur  e  des  angles  par  les  arcs 
de  cercle  décrits  de  leur  fommet,  efr. 
elle-même  dépendante  du  principe  de  la 
fuperpofition.  Car  quand  on  dit  que  la 
mefure  d'un  angle  eïî  l'arc  circulaire 
décrit  de  fon  fommet ,  on  veut  dire  que 
û  deux  angles  font  égaux  ,  les  angles 
décrits  de  leur  fommet  à  même  rayon  , 
feront  égaux  ;  vérité  qui  fe  démontre  par 
le  principe  de  la  fuperpofition ,  comme 
tout  Géomètre  tant  foit  peu  initié  dans 
cette  fcience  le  fentira  facilement. 

On  placera  donc  d'abord  à  la  tête 
des  vérités  géométriques  ,  le  principe 
de  la  fuperpoption  ,  &  immédiatement 
au-deflous  celui  de  la  mefure  des  angles 
dans  une  première  branche  collatérale  ; 
la  fuite  de  cette  branche  contiendra  les 
vérités  principales  qui  dérivent  de  ce 
dernier  principe  ;  favoir  la  mefure  des 
angles  dont  le  fommet  efr.  à  la  circon- 
férence du  cercle ,  &  l'égalité  des  trois 
angles  d'un  triangle  à  deux  droits  ;  vé- 


4<D  Eclairciffemtns 

rite  qui  réfulte  ou  peut  être  conclue  de 

cette  dernière. 

Dans  cette  efpece  d'échelle  je  regarde 
la  mefure  des  angles  par  les  arcs  de  cer- 
cle comme  un  principe  du  premier  ordre, 
quoiqu'il  ait  au-defîus  de  lui  le  principe 
de  lafuperpofition;  &  je  penfe  ainfi  pour 
deux  raifons  ;  premièrement ,  parce  que 
le  principe  de  la  fuperpofition  eft  moins 
une  vérité  primitive  ,  qu'une  méthode 
pour  découvrir  des  vérités  ;  féconde- 
ment ,  parce  que  le  principe  de  la  me- 
fure des  angles  fe  déduit  facilement  fans 
le  moindre  effort  du  principe  de  la  fu- 
perpofition ;  ce  qu'on  ne  peut  pas  dire 
des  autres  vérités  fur  la  mefure  &  le 
rapport  des  angles  :  car  outre  qu'elles 
dépendent  de  la  première ,  elles  deman- 
dent pour  être  apperçues ,  un  peu  plus 
de  combinaifon  d'idées. 

A  l'égard  de  la  propofition  fur  l'éga- 
lité des  trois  angles  d'un  triangle  à  deux 
droits  ,  je  la  regarde  comme  un  principe 
du  fécond  ordre  ;  comme  un  principe  , 
parce  qu'elle  eft  la  bafe  &  la  fource 
d'un  grand  nombre  de  vérités  de  détail  ; 
&  comme  du  fécond  ordre ,  parce  qu'elle 
a  au-deffus  d'elle  d'autres  vérités  dont 
elle  dérive. 


fur  les  Elèmens  de  Philojbphie.  41 
Après  avoir  formé  cette  première 
branche  aii-deflous  du  principe  de  la 
fuperpofition  ,  qu'on  peut  regarder 
comme  le  tronc,  on  en  établira  une 
autre  partant  du  même  tronc.  Elle  con- 
tiendra d'abord  les  propofitions  fur  les 
parallèles  &  fur  l'égalité  des  triangles 
qui  ont  certains  angles  6c  certains  côtés 
communs  ;  propofitions  dont  la  preuve 
naît  immédiatement  du  principe  de  la 
fuperpofition.  Celles-ci  conduiront  à  la 
propoiition  fur  l'égalité  des  parallélo- 
grammes de  même  baie  &  de  même  hau- 
teur, qui  fera,  ainfi  que  la  propofition 
fur  l'égalité  des  angles  du  triangle  à  deux 
droits ,  un  principe  du  fecond  ordre ,  par 
la  quantité  de  propofitions  qui  en  déri- 
vent ;  entr'autres  toutes  les  vérités  fur 
la  comparaifon  des  triangles  &  des  figu- 
res reclilignes  ,  6c  même  du  cercle  avec 
ces  figures. 

Les  propofitions  fur  les  parallèles  , 
&  celles  qui  ont  pour  objet  l'égalité 
des  triangles ,  conduisent ,  étant  réunies 
entr'elles  ,  à  un  autre  principe  fonda- 
mental du  fécond  ordre  ,  lé  plus  fécond 
peut-être  de  toute  la  Géométrie  élé- 
mentaire ,  c'erl  celui  des  côtés  propor- 
tionnels des  triangles  femblabks  ?  qui  eil 


«42  Edairciffemens 

la  bafe  de  tant  d'autres  théorèmes.  Il  faut 
cependant  remarquer  que  ce  principe 
pour  être  démontré ,  abefoin  d'emprun- 
ter quelque  chofe  d'une  autre  fcience , 
de  celle  des  proportions ,  qui  n'appar- 
tient pas  immédiatement  à  la  Géomé- 
trie ,  mais  à  la  icience  àes  propriétés  de 
la  grandeur  en  général ,  qu'on  a  nommé 
Algèbre,  On  voit  par  là  ,  pour  le  dire  en 
parlant ,  combien  eft  peu  fondée  la  pré- 
tention de  ceux  qui  veulent  exclure 
l'Algèbre  de  la  Géométrie  élémentaire  : 
auffi  font-ils  forcés  de  l'y  admettre  fous 
une  forme  au  moins  déguifée ,  dans  les 
démonstrations  qui  dépendent  des  pro- 
portions ,  &c  dans  plufieurs  autres  ;  à 
moins  que  ces  Mathématiciens  ne  s'ima- 
ginent avoir  évité  l'Algèbre  ,  quand  ils 
ont  mis  dans  une  démonftration  de  gran- 
des lettres  au  lieu  de  petites. 

Les  proportions  fur  l'égalité  des 
triangles  qui  ont  leurs  côtés  &  leurs 
angles  égaux  ,  combinées  avec  quel- 
ques-unes de  celles  iiir  la  comparaifon 
des  angles  ,  peuvent  conduire  à  un 
nouveau  principe  fondamental  du  fécond 
ordre ,  non  moins  fécond  que  les  pré- 
cédents ;  c'eft  celui  du  quarré  de  lliypo- 
ténufe  du  triangle  rectangle  ,  égal  à  la 


fur  les  Elémens  de  Philofophle.  43 
fomme  des  quarrés  des  deux  côtés  ;  pro- 
portion dont  la  découverte  coûta ,  dit 
l'hiftoire  ou  la  fable  ,  une  hécatombe 
à  Pythagore. 

On  peut  aufiï  déduire  cette  vérité , 
comme  a  fait  Euclide ,  de  celle  de  l'é- 
galité des  triangles  de  même  bafe  &  de 
même  hauteur ,  ou  comme  ont  fait  d'au- 
tres Géomètres  ,  de  celle  des  côtés 
proportionnels  dans  les  triangles  fem- 
blables.  Il  ne  feroit  peut-être  pas  inu- 
tile ,  dans  des  élemens  philofophiques  de 
Géométrie ,  de  marquer  ou  d'indiquer 
au  moins  ces  différentes  voies  qui  con- 
duifent  à  la  même  vérité.  On  pourroit 
faire  la  même  chofe  pour  d'autres  pro- 
portions fondamentales ,  par  exemple , 
pour  celle  de  l'égalité  des  angles  du 
triangle  à  deux  angles  droits  ;  laquelle 
peut  fe  déduire  également  ou  des  pro- 
portions fur  les  parallèles ,  ou  de  celles 
fur  la  mefure  des  angles.  L'efprit  s'é- 
tend &  fe  fortifie  ,  en  voyant  par  ces 
différentes  combinaifons  qui  conduifent 
au  même  but  ,  de  quelle  manière  les 
vérités  fe  rapprochent ,  &c  rentrent  les 
unes  dans  les  autres. 

Comme  nous  ne  nous  fommes  pas 
propofé  de  donner  ici  des  Elémens  de 


44  E  clair ciffemens 

Géométrie  ,  ni  même  un  plan  général 
pour  ces  élémens  ,  nous  croyons  en 
avoir  dit  affez  pour  faire  entendre  ce 
que  nous  appelions  dans  les  fciences 
principes  du  premier  ordre  &  principes  du 
fécond  ,  &  la  manière  de  reconnoître 
les  uns  &c  les  autres.  Ce  que  nous  avons 
dit  de  ces  différentes  fortes  de  prin- 
cipes ,  &:  ce  que  nous  venons  d'ajou- 
ter fur  la  manière  dont  certaines  vé- 
rités fe  rapprochent,  en  eohduifant  par 
différentes  routes  à  une  même  vérité 
fondamentale;  tout  cela  pourroit  fe  re- 
préfenter  aiîement  dans  une  efpece 
d'arbre  figuré ,  ou  généalogique  ,  oii  la 
dépendance  mutuelle  des  vérités  fon- 
damentales &  la  nature  de  cette  dé- 
pendance feroit  marquée  par  des  lignes 
de  communication  différentes ,  &  par 
ce  moyen  s'appercevroit  fur  le  champ. 
Cet  arbre  feroit  plus  utile  que  tant  d'ar- 
bres de  nomenclature  ,  dont  la  plupart 
des  fciences  font  accablées  ,  &:  qui  for- 
ment prefque  toute  la  fubftance  de  quel- 
ques -  unes  ;  ces  arbres  ne  marquent 
pour  l'ordinaire  qu'un  rapport  itérile 
entre  des  noms;  celui  que  nous  pro- 
pofons  montreroit  le  rapport  entre  des 
vérités  importantes, 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  4J 
C'eft.  à  peu  près  fuivant  ce  plan  qu'un 
Philofbphe  pourroit  composer  ou  ef- 
quirTer  au  moins  des  Elémens  de  Géo- 
métrie. Il  ne  feroit  pas  nécerTaire  qu'il 
y  entrât  dans  le  détail  de  toutes  les  pro- 
portions ;  il  fuffiroit  qu'il  démontrât 
les  proportions  principales  ,  &  qu'il 
indiquât  celles  qui  en  dérivent;  à  peu 
près  comme  les  anciens  plaçoient  dans 
leurs  grandes  routes  des  colonnes  mil- 
liaires  pour  guider  les  voyageurs  ,  ou 
comme  un  Artifte  trace  à  fes  élevés  le 
contour  des  figures  qu'il  leur  laifle  à 
terminer.  On  trouvera  dans  un  des 
EclairciiTemens  fuivans  de  nouvelles 
réflexions  fur  cet  important  objet. 


>^*fc* 


**%&&* 


46  £ claire iffenuns 


S.  v. 

E  clair ciffement  fur  ce  qui  a  été  dit 
p.  ^9  ->  que  ^art  d>u  raifonnement 
fe  réduit  à  la  comparaifon  des 
idées. 

NOus  avons  remarqué  dans  le  §.  II. 
combien  l'emploi  des  exprefiions 
figurées  occafionne  de  faux  jugemens , 
quand  on  abufe  de  ces  expreffions.  Le 
moyen  le  plus  fur  èc  le  plus  fimple  de 
n'en  pas  abufer  ,  efl  fur-tout  de  fixer 
avec  foin  le  fens  précis  qu'on  attache 
aux  exprefîions  figurées  dont  on  efl 
forcé  de  fe  fervir.  Prenons  pour  exem- 
ple une  des  façons  de  parler  figurées 
qu'on  a  citées  à  la  fin  du  §.  II.  telle  idée 
if  renfermée  dans  telle  autre»  Il  faut  bien 
expliquer  ce  qu'on  entend  ici  par  le 
mot ,  renfermée ,  à  caufe  de  l'équivoque 
qui  en  peut  réfulter.  Car  je  puis  dire 
que  Vidée  de  pierre  ef  renfermée  dans 
celle  de  marbre  >  en  ce  fens  que  dès  que 
j'ai  l'idée  de  marbre  j'ai  celle  de  pierre  , 
dont  le  marbre  forme  une  des  efpeces; 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  47 
Se  je  puis  dire  auffi  que  ridée  de  marbre 
<Jt  renfermée  dans  celle  de  pierre  ,  en  ce 
fens  que  l'idée  de  pierre  eft.  plus  géné- 
rale que  celle  de  marbre  ,  qui  n'efl 
qu'une  efpece  dont  pierre  eft  le  genre. 
Ainfi  ces  deux  façons  de  parler  ,  fi  dif- 
férentes en  apparence ,  &  même  oppo- 
fées  ,  fignifient  pourtant  la  même  chofe 
au  fond;  mais  il  eft  néceffaire  pour  évi- 
ter tout  abus  des  mots ,  d'expliquer  le 
fens  rigoureux  qu'on  attache  à  l'une  ou 
à  l'autre  de  ces  exprefîions. 

Suppofons  donc  deux  idées  qu'on 
fe  propofe  de  comparer  entre  elles ,  &c 
que  nous  appellerons  A  6k  B  pour  les 
diftinguer.  Nous  dirons  que  Vidée  A 
eft  renfermée  dans  Vidée  B ,  lorfque  l'idée 
Ë  eft  une  fuite  néceflaire  de  l'idée  A , 
enforte  que  l'idée  A  produife  néceflai- 
rement  l'idée  B.  En  ce  fens  l'idée  de 
marbre  eft  renfermée  dans  celle  de  pierre, 
parce  qu'on  ne  fauroit  avoir  l'idée  de 
marbre  fans  avoir  celle  de  pierre.  Mais 
dans  le  fens  que  nous  donnons  ici  au 
mot  renfermer ,  l'idée  de  pierre  n'eil  pas 
renfermée  dans  celle  de  marbre  ,  parce 
qu'on  peut  avoir  l'idée  de  pierre  fans 
avoir  celle  de  marbre.  Nous  dirons  de 
même  que  Vidée  A  exclut  Vidée  B ,  lorf° 


48  E claire ijjemens 

que  ces  deux  idées  font  contraires  l'une 
à  l'autre  ,  comme  celle  de  mouvement  §£ 
celle  de  repos. 

Ces  notions  font  la  bafe  de  toute  la 
Logique.  En  ne  perdant  point  de  vue 
£e  fens  précis  que  nous  venons  d'y 
attacher  ,  il  eft  facile  de  réduire  tout 
l'art  du  raifonnement  à  une  règle  fort 
fimple.  Nous  avons  dit  que  l'art  de 
raifonner  confifte  à  comparer  enfemble 
<ieux  idées  par  le  moyen  d'une  troi- 
fieme.  Pour  juger  donc  û  l'idée  A  ren- 
ferme ou  exclut  l'idée  B  ,  prenez  une 
troifieme  idée  C  ,  à  laquelle  vous  les 
comparerez  fuccefïivement  l'une  Se 
l'autre  ;  fi  l'idée  A  eft  renfermée  dans 
l'idée  C  ,  tk.  Tidée  C  dans  l'idée  B  , 
concluez  que  l'idée  A  eft  renfermée 
dans  l'idée  B.  Si  l'idée  A  efl  renfermée 
dans  l'idée  C ,  &c  que  l'idée  C  exclue 
l'idée  B ,  concluez  que  l'idée  A  exclut 
l'idée  B.  Tout  Syllogifme  exact  doit  fe 
réduire  à  l'un  de  ces  deux  cas  ;  dans 
tout  autre  il  eft  vicieux.  Voilà  le  fon- 
dement de  toutes  les  règles  du  Syllo- 
gifme ,  imaginées  par  les  Logiciens  , 
règles  dont  les  unes  font  trop  vagues , 
&  trop  difficiles  dans  l'application ,  àc 
dont  les  autres  font  trop  multipliées , 

trop 


fur  les  Elèmens  de  Philofophîe.  49 
trop  fubtiles  ,  &  par-là  trop  pénibles  , 
foit  à  retenir,  foit  à  mettre  en  œuvre. 
Ce  n'eft  pas  qu'il  n'y  ait  du  mérite  & 
de  la  fagacité  dans  l'invention  de  ces 
règles; peut-être  même  n'eft-il  pas  inu- 
tile de  les  faire  connoître  aux  jeunes 
gens ,  ne  fût-ce  que  pour  exercer  leur 
efprit  aux  démonstrations ,  &:  pour  s'af- 
furer  jufqu'à  quel  point  ils  font  capa- 
bles d'en  fentir  l'enchaînement  &c  l'en- 
femble.  Mais  il  faut ,  d'une  part  ,  ne 
donner  à  ces  fpéculations  ,  peu  nécef- 
faires  en  elles-mêmes,  que  les  momens 
perdus ,  pour  ainfi  dire  ,  dans  l'étude 
de  la  Philofophîe;  &  de  l'autre,  faire 
fentir  aux  jeunes  gens  que  la  forme 
fyllogifïique ,  fi  chère  aux  fcholaitiques 
pour  leurs  vaines  difputes  ,  eft  bien 
moins  néceffaire  dans  les  véritables 
fciences ,  que  ces  mêmes  fcholafîiques 
ne  le  penfent  ou  ne  le  difent;  que  fans 
cet  échaftaudage  un  efprit  jufle  apper- 
çoit  pour  l'ordinaire  la  connexion  ou 
la  discordance  de  deux  idées  avec  l'i- 
dée moyenne  à  laquelle  il  les  com- 
pare ,  &  par  conféquent  la  connexion 
ou  la  difcordance  que  ces  deux  idées 
ont  entr'elles  ;  que  les  Géomètres  , 
ceux  de  tous  les  Philofophes  qui  fe  font 

Tome  fc  C 


jo  Eclaircijjlmens 

toujours  le  moins  trompés  ,  ont  tou- 
jours été  ceux  qui  ont  fait  le  moins  de 
fyllogifmes  ;  &  que  la  forme  fyllogif- 
tique  n'en1  guère  plus  néceffaire  à  u» 
bon  raifonnement  que  le  nom  de  théo- 
rime à  une  véritable  démonftration. 
L'étalage  en  tout  genre  eft  une  preuve 
d'opulence  au  moins  très  -  équivoque  9 
&  îbuvent  une  marque  beaucoup  plus 
fûre  d'indigence. 


ft'^Pft^ff 


smmt. 


fur  les  È le mens  ie  Fhilofophie.      5  î 

§.  VI. 

Eclaircijfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  43 ,  de  l'art  de  con- 
jefturer. 

DAns  Part  de  conjecturer  on  peut 
distinguer  trois  branches.  La  pre- 
mière qui  a  été  long-tems  la  feule  ,  &c 
qui  n'a  même  commencé  à  être  culti- 
vée que  depuis  environ  un  fiecle  ,  efr. 
ce  que  les  Mathématiciens  appellent 
Vanalyfe  des  probabilités  dans  les  jeux  de 
hasard.  Elle  efl  fourni fe  à  des  règles 
connues  &  certaines  ,  ou  du  moins 
regardées  comme  telles  par  les  Mathé- 
maticiens ;  car  je  crois  avoir  montré 
ailleurs  (à)  que  les  principes  de  cette 
feience  peuvent  encore  lai  fier  quelque 
chofe  à  defirer  à  certains  égards  ,  &  je 
l'ai  prouvé  par  des  queflions  même 
dont  la  folution  feroit  illufoire  de  l'aveu 
des  plus  célèbres  Analyses,  fi  on  s'en 
tenoit  aux  règles  ordinaires  pour  réfou- 
dre  ce  genre  de  queftions. 

(a)  Voyez  dans  ce  volume  l'Ecrit  fur  le  calcul  de* 
probabilités  à  la  fuite  de  ces  Ectaircijfcmcns . 

Cij 


5  2  Eclaircijjemens 

La  féconde  branche  eft  Pextenfioa 
qu'on  a  faite  de  Panalyfe  des  probabi- 
lités dans  les  jeux  de  hazard  ,  à  diffé- 
rentes quefHons  relatives  à  la  vie  com- 
mune ,  comme  celle  qui  ont  rapport 
à  la  durée  de  la  vie  des  hommes  ,  au 
prix  des  rentes  viagères  ,  aux  afîuran- 
ces  maritimes  ,  à  l'inoculation  (£), 
&:  autres  objets  femblables.  Elles  diffé- 
rent des  queftions  far  les  jeux  de  ha- 
zard ,  en  ce  que  dans  celles-ci ,  les  rè- 
gles des  combinaifons  Mathématiques 
iuffifent  (au  moins  prefque  toujours) 
pour  déterminer  le  nombre  &C  le  rap- 
port des  cas  pofîibles;  au  lieu  que  dans 
celles-là  9  l'expérience  &  l'obfervation 
feule  peuvent  nous  inftruire  du  nom- 
bre de  ces  cas,  Se  ne  nous  en  inftruifent 
qu'à  peu  près. 

Néanmoins  dans  cette  féconde  bran- 
che même  de  Van  de  conjecturer ,  le  cal- 
cul mathématique  eft  encore  applicable  ; 
l'incertitude ,  s'il  yena,  ne  tombe  que 
fur  les  faits  qui  fervent  de  principes  ;  ces 
faits  fuppofés  ,  les  conféquences  font 
hors  d'atteinte. 

Il  n'en  eft  pas  ainfi  d'une  troifieme 

(  b  )  Voyez  dans  es  volume  les  Réflixions  fur  l'ino* 
çulation» 


fur  les  Elemens  de  Philofophie*  5  $ 
branche  de  l'art  de  conjecturer ,  dans  la- 
quelle même  confifte  réellement  cet  art 
proprement  dit;  car  les  deux  premières 
branches  n'y  appartiennent  que  d'une 
manière  impropre, *parce  qu'elles  ont 
pour  bafe  ou  des  principes  certains  ,  ou 
des  faits  qui  le  font  à  peu  près ,  &  une 
méthode  fûre  de  raifonner  d'après  ces 
principes  &  ces  faits. 

Cette  troifieme  branche  a  pour  objet 
les  feiences  dans  lefquelles  il  eft  rare  ou 
impofîible  de  parvenir  à  la  démonftra- 
tion  ,  &  dans  lefquelles  cependant  l'art 
de  conjeclurer  eft  néceflaire. 

Il  faut  distinguer  ces  feiences  en 
fpéculatives  &  en  pratiques.  Les  pre- 
mières peuvent  fe  réduire  à  la  Phy- 
fique  &  à  PHifloire  ,  les  autres  à  la 
Médecine  ,  à  la  Jurifprudence  &  à  la 
feience  du  monde  ;  j'entends  ici  par  la 
feience  du  inonde ,  l'art  de  fe  conduire 
avec  les  hommes  pour  tirer  de  leur 
commerce  le  plus  grand  avantage  pof- 
fible  ,  fans  s'écarter  néanmoins  des  obli- 
gations que  la  morale  impofe  à  leur 
égard. 

Parcourons  fuccemVement  ces  dif- 
férentes feiences  ,  oc  voyons  dans 
chacune  en  quoi  confifte  l'art  de  con- 


y  4  Eclaircijjemens 

jecturer,  relativement  à  leurs  dirTérens 

objets. 

EnPhyfîque  l'art  de  conj égarer  peut 
avoir  pour  but,  ou  de  trouver  la  caufe 
des  faits  que  PexDerience  &  Pobfer- 
vation  nous  découvrent  ,  ou  de  nous 
conduire  à  la  découverte  de  nouveaux 
faits  qiû  ajoutent  quelques  degrés  de 
perfection  aux  connoiffances  que  nous 
avons  fur  les  phénomènes  de  la  na- 
ture. C'eft  en  remplhTant  ce  dernier 
objet  que  l'art  de  conjecturer  en  Phy- 
fique  peut  avoir  l'utilité  la  plus  réelle  &c 
la  plus  fenfîble.  On  fera  d'autant  plus 
en  état  d'y  parvenir ,  qu'on  aura  une 
connohTance  plus  étendue  des  faits  déjà 
découverts.  En  rapprochant  les  uns  des 
autres  ceux  de  ces  feits  qui  ont  entr'eux 
quelque  chofe  de  commun  ,  quelque 
analogie  plus  ou  moins  facile  à  apper- 
cevoir ,  on  en  vient  à  foupçonner  les 
phénomènes  qui  pourroient  réfulter  de 
quelque  combinaifon  nouvelle  ;  &  la 
conjecture  fe  change  en  démonilration , 
quand  l'expérience  confirme  ce  qu'on 
avoit  foupçonné. 

Il  femble  que  cet  art  de  conjecturer 
dans  la  Phyfique  devroit  en  étendre 
très-rapidement  les  bornes.  La  multi- 


fur  les  Elhnens  de  Philofophic.  5  5 
tilde  des  phénomènes  connus,  les  rap- 
ports qu'ils  ont  entre  eux ,  les  nou- 
velles combinaifbns  qu'on  peut  faire 
pour  généralifer  ces  rapports  ou  pour 
les  reftreindre  ,  tout  cela  paroîtroit  de- 
voir enrichir  prodigieufement  de  jour 
en  jour  la  marie  de  nos  connoifîances 
phyfiques.  Mais  foit  négligence  de  la 
part  des  Philolbphes  ,  lbit  fatalité  at- 
tachée au  progrès  des  connoifîances 
humaines  pour  le  ralentir ,  il  s'erT  écoulé 
des  fiecles  entre  les  découvertes  qui 
fembloient  avoir  le  plus  d'analogie. 
L'art  de  frapper  les  monnoies  &  les  mé- 
dailles a  été  connu  des  anciens  ;  ceux 
de  la  gravure  &C  de  l'imprimerie  ,  qui 
paroiîlent  y  toucher  ,  ne  le  font  que 
depuis  trois  cens  ans.  Toutes  les  his- 
toires anciennes  font  pleines  de.s  phé- 
nomènes de  l'électricité  &  de  l'aurore 
boréale  ;  ce  n'eft.  que  depuis  peu  que 
les  Phyficiens  ont  donné  une  attention 
fuivie  à  ces  phénomènes  ,  regardés 
jufques-là  comme  des  efpeces  de  pro- 
diges que  racontoit  la  crédulité  des 
hiiloriens.  La  direction  de  l'aimant  vers 
le  nord  a  été  connue  plus  d'un  fiecle 
avant  qu'on  fongeât  à  faire  ufage  de  la 
bouffoie»  Les  anciens  fe  fervoient  de 

C  iy 


56  Eclaircijjemens 

fpheres  de  verre  remplies  d'eau  pour 
augmenter  le  feu  &  la  lumière  ,  foit 
quand  ils  vouloient  brûler  certains 
corps  ,  foit  quand  ils  avoient  à  faire 
certains  ouvrages  qui  demandoient  que 
l'objet  fur  lequel  ils  travailloient  fût 
bien  éclairé;  ils  s'étoient  même  apper- 
çus  (c)  qu'une  boule  de  verre  pleine 
d'eau  grolTiflbit  les  objets  ;  comment 
n'ont-ils  pas  fait  plus  d'ulage  en  Phy- 
fique  de  ces  fortes  de  microfcopes  , 
formés  d'une  petite  boule  de  verre 
pleine  d'eau  ,  qui  grofïit  affez  confidé- 
rablement  les  corps  placés  à  fon  foyer  } 
Comment  de  plus  ne  leur  eft-il  pas 
venu  en  idée  d'employer  des  verres 
lenticulaires  au  lieu  de  fpheres  ?  Ces 
verres  fi  utiles  pour  aider  la  vue ,  n'ont 
pourtant  commencé  d'être  en  ufage 
qu'à  la  fin  du  treizième  fiecle.  Mais 
(  ce  qui  efr.  peut  -  être  plus  extraordi- 
naire )  comment  s'eïr.  -  il  écoulé  trois 
fiecles  entiers  entre  l'invention  des  lu-, 
nettes  fimples  à  un  feul  verre  ,  &  celle 
des  lunettes  à  deux  verres  ?  Il  femble 
pourtant  que  cette  nouvelle  combinai- 
fon  étoit  bien  facile  à  imaginer,  & 
qu'il  étoit  bien  naturel  d'erTayer  ce  qui 
(c)  Seneque  ,  Queft.  nat.  Ch,  6, 


fur  les  Elcmcns  de  Phitofophie.  57 
en  réfulteroit ,  fans  attendre  que  le  ha- 
zard  en  fournît  Poccafion.  Combien 
d'autres  exemples  pourrions-nous  ap- 
porter de  la  lenteur  avec  laquelle  les 
découvertes  fe  fui  vent  ,  lors  même 
qu'elles  femblent  avoir  entr'elles  une 
connexion  nécefîaire  ? 

L'analogie  ,  c'eft  -  à  -  dire  la  refTem- 
blance  plus  ou  moins  grande  des  faits , 
le  rapport  plus  ou  moins  fenfible  qu'ils 
ont  entr'eux  ,  eft  donc  Tunique  règle 
des  Phyficiens ,  foit  pour  expliquer  les 
faits  connus  ,  foit  pour  en  découvrir 
de  nouveaux.  Mais  en  même  tems ,  que 
de  précautions  ne  doivent-ils  pas  ap- 
porter dans  l'application  de  cette  règle , 
il  fujette  à  les  tromper  ,  foit  par  des 
reflemblances  qui  ne  font  qu'apparen- 
tes ,  foit  par  des  différences  qu'on  dé- 
couvre avec  le  tems  entre  les  phéno- 
mènes qui  paroiiïbient  le  plus  parfaite- 
ment fembîables  ? 

Les  planètes  femblent  être  des  corps 
opaques ,  analogues  à  la  terre  que  nous 
habitons;  en  faut -il  conclure  {qu'elles 
font  habitées  comme  notre  terre?  San> 
parler  des  difficultés  théoloyques  qu'on 
oppofe  à  cette  codféqûence  ,  (diffi- 
cultés   auxquelles   la   Philofophie    ne 

C  v 


5  8  Eclaircijfemens 

touche  point  )  la  reilemblance  des  pla- 
nètes à  la  terre  efï  -  elle  aufîi  parfaite 
que  nous  l'imaginons  ?  On  doute  beau- 
coup que  la  lune  ,  celle  de  toutes  les 
planètes  dont  nous  connoifîbns  le 
mieux  la  furface  ,  ait  un  atmofphere 
femblable  à  celle  du  globe  terreitre  ; 
dès-lors  voilà  un  point  eflentiel  de  ref- 
femblance  qui  manqueront  à  ces  deux 
corps  ,  &  qui  infirmerait  toutes  les 
conféquences  qu'on  pourrait  tirer  de 
cette  reflemblance  prétendue.  Ce  n'eit 
pas  tout.  Snppofons  les  planètes  ha- 
bitées ;  pourquoi  les  comètes  ne  le  fe- 
raient-elles pas  aufîi  ?  Car  ces  comètes 
font  aufîi  elles  -  mêmes  des  planètes  , 
comme  l'Afïronomie  moderne  l'a  dé- 
montré. Mais  comment  concevoir  que 
ta  comète  de  1680  (pour ne  point  par- 
ler des  autres)  puiffe  être  habitée  ,  elle 
qui  s'eft.  approchée  du  foleil  jufqua 
toucher  prefque  fa  furface  ,  &c  qui  a 
dû  éprouver  dans  cette  proximité  une 
chaleur  capable  de  détruire  tout  ce  qui 
la  couvrait  ?  Or  fi  cette  comète  n'eft 
pas  habitée  ,  pourquoi  les  autres  co- 
mètes le  feraient  -  elles  ?  Et  û  les  co- 
mètes ne  font  pas  habitées  ,  pourquoi 
veut-on  que  les  planètes  le  foient?  Mais 


fur  Us  Elêmms  de  Philofophie.  59 
fi  les  planètes  Se  les  comètes  ne  font 
pas  habitées  ,  pourquoi  ibnt-elles  des 
corps  opaques  ,  6c  non  des  aflres  lu- 
mineux par  eux-mêmes  ?  On  dira  peut- 
être  que  là  lune  fert  à  nous  éclairer 
pendant  l'abfence  du  ioleil,  6c  que  fi 
elle  avoit  été  lumineuie  par  elle-même , 
la  nuit ,  deftinée  à  tempérer  la  chaleur 
du  jour  ,  n'auroit  fait  alors  eue  l'aug- 
menter.  D'abord  il-eft  fort  douteux  que 
la  deilination  de  la  lune  ibit  de  nous 
éclairer  pendant  nos  nuits  ,  puifque 
durant  la  moitié  des  nuits  elle  nous  eit 
cachée.  Il  faudroit,  pour  qu'elle  nous 
éclairât  conftamment  pendant  l'abience 
du  ioleil,  qu'elle  fe  levât  tous  les  jours 
quand  cet  aûVe  fe  couche  ;  c'efl-à-dire 
que  fa  révolution  autour  de  la  terre  ,  au 
lieu  d'être  de  27  à  18  jours ,  fut  d'en- 
viron 365,  précifément  comme  celle 
du  ioleil.  Il  efl  vrai  qu'il  feroit  nécef- 
faire  pour  cela  que  la  lune  fût  cinq  à  fix 
fois  plus  éloignée  de  nous  ;  &  qu'alors 
elle  nous  donneroit  moins  de  lumi  re  ; 
mais  il  eût  été  facile  d'obvier  à  cet  in- 
convénient en  donnant  plus  de  volume 
&  par  conféquent  plus  de  furface  à 
cette  planète  fans  augmenter  fa  maffe. 
Concluons  donc  que  nous  ne  favons 

C  vj 


6o  Eclaircîjjemens 

pas  trop  bien  la  vraie  deflination  de  ïa 
lune.  Mais  quand  Fufage  de  cette  pla- 
nète feroit  en  effet  de  nous  éclairer  pen- 
dant nos  nuits,  aflurément  les  autres  pla- 
nètes ne  font  pas  faites  pour  cela  ;  & 
quand  elles  le  feroient  ,  il  n'y  auroit 
aucun  danger  pour  nous  qu'elles  fuffent 
lumineufes  par  elles-mêmes ,  fi  elle  ne 
font  dcflinées  qu'à  nous  éclairer. 

Si  donc  les  planètes  ,  quoique  fem- 
blables  par  leur  opacité  au  globe  ter- 
reftre  ,  ne  font  pas  habitées  (  comme  il 
eft  très  permis  de  le  croire  )  9  quelle 
peut  être  l'utilité  de  ces  corps  dans  la 
vafïe  étendue  des  deux  ?  C'eft  ce  que 
nous  ne  favons  pas ,  &  vraifemblabie- 
ment  ce  qu'il  faut  nous  réfoudre  à  ne 
favoir  jamais.  Ne  cherchons  point  à 
deviner  ce  qui  fe  pafle  dans  les  globes 
immenfes  qui  flottent  û  loin  de  notre 
terre.  Contentons-nous  d'ignorer  pref- 
que  entièrement  ce  qui  arrive  autour  de 
nous  dans  le  petit  globe  que  nous  ha- 
bitons ;  &  répétons-nous  fouvent  à  nous- 
mêmes  la  leçon  faite  autrefois  à  ce  Phi- 
îofophe  ,  qui  en  obfervant  les  aftres  fe 
laiffa  tomber  dans  un  puits. 

Tandis  qu'à  fdne  à  tes  pieds  tu  peux  voir  % 
Penfes-tu  lire  au-deJJ'us  d>  ta  têtu? 


fur  les  Elimens  de  Philo fophie.  6 1 
La  circonfpe&ion  avec  laquelle  on 
doit  faire  ufage  de  Part  de  conjecturer 
en  Phyfique  ,  pour  deviner  les  faits  qui 
ne  font  pas  à  la  portée  de  nos  fens  , 
doit  être  encore  plus  grande  quand  il 
s'agit  d'expliquer  les  faits  connus.  C'en: 
fur-tout  alors  que  les  raiionnemens  ti- 
rés de  l'analogie  font  les  plus  fujets  à 
nous  induire  en  erreur.  J'ai  quelque- 
fois defiré  (J)  que  pour  guérir  les  Phy- 
ficiens  de  la  manie  d'expliquer  tout, 
on  fit  un  ouvrage  qu'on  pourroit  inti- 
tuler And- -Phyfique  ,  &  dans  lequel, 
fuppofant  les  phénomènes  tout  autre- 
ment qu'ils  ne  font ,  on  en  donneroit 
en  même  tems  des  explications  fi  évi- 
dentes en  apparence  ,  que  le  Phyfi- 
cien  &  même  le  Géomètre  le  plus  dif- 
ficile devroit  en  être  fatisfait.  On  diroit 
par  exemple  ; 

Le  Baromètre  haujje  pour  annoncer  la 
pluie. 

Explication. 

Lorfqu'il  doit  pleuvoir  ,  l'air  eft  plus 
chargé  de  vapeurs  ;  par  conféouent  plus 
pefant  ;   par  conféquent  il   doit  faire 

(d)  Ceci  peut  fervir  de  développement  à  ce  qui  a 
iw  dit  dans  les  Elçm,  de  Philofvp,uet  Tora.  IV.  p.  292. 


6z  E  clair ciffemens 

haufler  le  baromètre  ;  ce  qu'il  falloit 

démontrer. 

Autre  fait  à  expliquer. 

L'hiver  eft  la  faifon  où  la  grêle  doit 
principalement  tomber. 

Explication. 

L'atmofphere  étant  plus  froide  en 
hiver ,  il  eir.  évident  que  c'en1  fur-tout 
dans  cette  faifon  que  les  gouttes  de  pluie 
doivent  fe  congeler  juiqu'à  fe  durcir 
en  traverfant  l'atmofphere.  Ce  qu  il  fal- 
loit démontrer. 

Par  malheur  pour  ces  explications , 
les  faits  y  font  abfoiument  oppofés.  Le 
baromètre  baifle  pour  annoncer  la  pluie, 
&:  la  grêle  tombe  bien  plus  fouvent  en 
été  qu'en  hiver.  Cependant  je  ne  vois 
pas  ce  qu'on  pourroit  objecter  aux  ex- 
plications précédentes  ;  Se  il  faut  con- 
venir que  cette  réflexion  eft.  fort  en- 
courageante pour  les  Phyficiens  qui 
veulent  6c  qui  croient  rendre  raifon 
des  phénomènes  de  la  nature. 

Je  n'apporterai  pas  un  plus  grand 
nombre  d'exemples,  par  la  trop  grande 
facilité  qu'il  y  auroiî  à  les  multiplier  ; 
mais   après  avoir   donné  un  modèle. 


fur  les  E  terriens  de  Philofophie.  6$ 
d'explications  phyfiques  des  faits  non 
exiftans  ,  j'en  vais  donner  un  des  rai- 
fonnemens  par  lesquels  les  Philofophes 
prétendent  décider  qu'un  fait  eft  im- 
poflible  ,  preicrire  des  bornes  à  la  na- 
ture ,  &  lui  dire  comme  Dieu  à  la  mer; 
///  iras  jujqrf  ici  &  tu  71  avanceras  pas  plus 
loin. 

Question. 

On  demande  s'il  eft  poftibïe  ,  qu'un 
pépin  de  fruit  mis  en  terre  ,  produife  au 
bout  d'un  certain  nombre  d'années  un 
arbre  du  même  genre  que  celui  d'où  le 
fruit  a  été  tiré. 

RÉPONSE. 

Il  eft  évident  que  cela  eft  impoflible  ; 
comment  le  moins  peut-il  produire  le 
plus?  h  moins  qu'on  ne  veuille  donner 
le  démenti  à  l'axiome ,  que  le  tout  eji 
plus  grand  que  fa  partie. 

Autre     Question. 

Eft-il  poftible  qu'une  certaine  liqueur, 
lancée  par  un  animal  dans  le  corps  de 
fa  femelle ,  produife  un  autre  animal  de 
même  efpece  ? 


64  Eclair •cijjemens 

RÉPONSE. 

Quelle  abfurdité  ?  Et  quel  rapport 
peut-il  y  avoir  entre  cette  liqueur  brute 
de  quelque  genre  quelle  foit ,  &c  un 
être  pe  niant  &  tentant  ?  On  ne  donne 
point  ce  qu'on  n'a  point  ;  ceux  qui  font 
cette  quefîion  font  tout  au  moins  fuf- 
pects  de  matérialifme  ;  mais  heureufe- 
ment  l'abiurdité  de  leur  hypothefe  em- 
pêche qu'elle  ne  foit  dangereufe. 

Troisième     Question. 

On  prétend  avoir  trouvé  le  fecret 
d'une  petite  poudre ,  qui  a  cette  pro- 
priété ,  que  quand  il  tombe  une  étin- 
celle deflus  ,  cette  poudre  éclate  avec 
grand  bruit,  6c  peut,  ouoiqu'en  afTe2 
petite  quantité ,  renverler  aans  ion  ex- 
piation des  édifices  considérables.  On 
demande  fi  la  chofe  eft  pofiible  ? 

RÉPONSE. 

Cela  efl  impofïible  par  tous  les  prin- 
cipes de  la  méchanique.  Pour  qu'une 
petite  malTe  en  renverfe  une  grande  , 
il  faut  au  moins  que  cette  petite  marie 


fur  les  Elimcns  de  Philofophie.  65 
foit  douée  d'une  vîtefTe  énorme  ;  & 
comment  une  étincelle  peut-elle  com- 
muniquer une  fi  grande  vîtefTe  à  un  amas 
de  grains  de  poudre  en  repos?  Car  d'un 
côté  cette  étincelle  eft  beaucoup  moin- 
dre que  l'amas  de  grains  de  poudre  ,  &C 
de  l'autre  la  vîtefTe  avec  laquelle  elle 
tombe  fur  cet  amas  de  grains  ,  eft  peu 
confidérable.  Il  faut  donc  encore  ren- 
voyer ce  prétendu  fait  au  catalogue  des 
fables. 

Cela  eft  fort  bien  raifonné  ;  mais  cette 
poudre  exifte  cependant ,  au  grand  dé- 
triment de  l'efpece  humaine. 

On  ofe  avancer  qu'un  Phyficien  de 
cabinet,  qui  auroit  cherché  à  deviner 
par  les  raifonnemens  &:  les  calculs  les 
phénomènes  de  la  nature  .  &c  qui  les 
verroit  enfuite  tels  qu'ils  font ,  feroit 
bien  étonné  de  n'avoir  prefque  ja- 
mais rencontré  jufte.  Il  reftembleroit 
aux  habitans  des  Iftes  Marianes ,  qui  la 
première  fois  qu'ils  virent  du  feu ,  pri- 
rent cette  matière  pour  un  animal  qui 
dévoroit  tout  ce  qui  fe  trouvoit  pro- 
che de  lui.  Un  Hollandois  qui  entrete- 
noit  un  Roi  de  Siam  des  particularités 
de  la  Hollande  ,  lui  dit  entr'autres 
ehofes  que  dans  ion  pays  l'eau  fe  dur- 


66  Eclaircijjemens 

cilToit  quelquefois  fi  fort  pendant  la  fai- 
fon  la  plus  froide  de  Tannée  ,  que  les 
hommes  marchoient  deflus,  &  que  cette 
eau  ainfi  durcie  porteroit  des  éléphans 
s'il  y  en  avoit.  Jufqifici ,  lui  dit  le  Roi , 
y  ai  cru  les  chofes  extraordinaires  que  vous 
mave^  dites ,  parce  que  je  vous  prenois  pour 
un  homme  d'honneur  &  de  probité  ;  mais 
préfentement  je  fuis  ajj'urê  que  vous  menteur. 
Ce  Roi  de  Siam  repréfente  affez  bien 
le  Phyficien  de  cabinet ,  toujours  prêt 
à  nier  comme  impofïible  ce  qu'il  ignore 
ck  ne  peut  comprendre  ,.&  à  rendre  de 
mauvaifes  raifons  de  ce  qu'il  ne  peut 
nier  parce  qu'il  le  voit. 

En  voilà ,  ce  me  femble ,  allez  pour 
convaincre  les  Phyficiens  fages  ,  les 
Phyficiens  vraiment  Philofophes  5  com- 
bien ils  doivent  être  fur  leurs  gardes ,  & 
fi  j'ofe  le  dire ,  modeftes ,  même  à  l'é- 
gard des  faits  qu'ils  croient  expliquer  le 
plus  clairement;  puifque  dans  des  cas  où 
ils  croiraient  atteindre  jufqu'à  la  dé- 
monstration ,  ils  pourraient  avancer  des 
abfurdités  fans  le  favoir. 

C'eft.  bien  pis  quand  ces  explications 
hazardées  ne  le  bornent  pas  à  la  mnple 
fpécutation,mais  qu'elles  peuvent  avoir, 
comme  en  Médecine,  les  effets  les  plus 


fur  les  Elêrncns  de  Philofophie.  6j 
nuifibles  ,  fi  on  a  le  malheur  de  fe  trom- 
per. La  Médecine  fyitimatique  me  pa- 
raît (  &  je  ne  crois  pas  employer  une 
exprefÏÏon  trop  forte  )  un  vrai  fléau  du 
genre  humain.  Des  obfervations  bien 
multipliées  ,  bien  détaillées  ,  bien  rap- 
prochées les  unes  des  autres  ,  voilà  y 
ce  me  femble,  à  quoi  les  raifonnemens 
en  Médecine  devroient  Te  réduire.  Je 
ne  puis  me  défendre  d'un  mouvement 
'd'indignation  &  de  pitié  quand  je  me 
rappelle  qu'un  homme  qui  fe  faiioit 
appeller  Médecin  ,  &  qui  avoit  penie 
me  faire  perdre  un  de  mes  amis  ,  en 
rendant  très  -  dangereufe  une  maladie 
très-légère,  venoit  au  fortir  de  là  me 
prouver  que  la  Médecine  étoit  plus  cer- 
taine que  la  Géométrie. 

Je  ne  prétends  pas  cependant  qu'il 
n'y  ait  un  art  de  guérir  les  hommes , 
je  crois  même  cet  art  fort  étendu  dans 
la  nature.  Mais  je  le  crois  très  -  borné 
pour  nous  ,  foit  parce  que  la  nature 
s'obfline  à  nous  cacher  fon  fecret ,  foit 
parce  que  nous  ne  favons  pas  l'inter- 
roger. L'apologue  fuivant ,  fait  par  un 
Médecin  même  ,  homme  d'efprit  Se 
philofophe  ,  re préfente  aflez  bien  l'état 
de  cette  feience.  La  nature  ,  dit-il  3  eft 


68  Eclaîrcîffemtns 

aux  prifes  avec  la  maladie  ;  un  aveugle 
armé  d'un  bâton  (  c'eft.  le  Médecin  ) 
arrive  pour  les  mettre  d'accord  ;  il 
tâche  d'abord  de  faire  leur  paix  ;  quand 
il  ne  peut  en  venir  à  bout  ,-  il  levé  fon 
bâton  fans  favoir  où  il  frappe  ;  s'il  at- 
trape la  maladie  ,  il  tue  la  maladie  ;  s'il 
attrape  la  nature  ,  il  tue  la  nature.  Dif- 
cunt  periculis  no  (Iris  ,  dit  Pline  ,  &  per 
expérimenta  mortes  agunt  (e).  Un  Méde- 
cin célèbre  ,  renonçant  à  la  pratique 
qu'il  avoit  exercée  trente  ans,  difoit,y'e 
fuis  las  de  deviner. 

L'art  de  conje&urer  en  Médecine," 
cet  art  fi  néceïTaire  &  fi  dangereux,  ne 
fauroit  donc  conMer  dans  une  fuite  de 
raifonnemens  appuyés  fiir  un  vain  fyftê- 
me.  C'eft  uniquement  l'art  de  compa- 
rer une  maladie  qu'on  doit  guérir ,  avec 
les  maladies  femblables  qu'on  a  déjà 
connues  par  fon  expérience  ou  par 
celle  des  autres.  Cet  art  confifle  même 
quelquefois  à  appercevoir  un  rapport 
entre  des  maladies  qui  paroifTent  n'en 
point  avoir  ,  comme  aufîi  des  diffé- 
rences effentielles ,  quoique  fugitives  , 

(e)  Ils  s'inftruifent  par  les  dangers  où  ils  nous 
expofent ,  &  font  leurs  expériences  aux  dépens  de 
notre  vie. 


fur  Us  Elcmcns  de  Phllofophie,  69 
entre  celles  qui  paroiffent  fe  reffembler 
le  plus.  Plus  on  aura  ratTemblé  de  faits , 
plus  on  fera  en  état  de  conje durer  heu- 
reufement  ;  fuppofé  néanmoins  qu'on 
ait  d'ailleurs  cette  juftefie  d'efprit  que 
la  nature  feule  peut  donner. 

Ainfi  le  meilleur  Médecin  n'efl  pas 
(  comme  le  préjugé  le  fuppofe  )  celui 
qui  accumule  en  aveugle  &  en  courant 
beaucoup  de  pratique  ,  mais  celui  qui 
ne  fait  que  des  obfervations  bien  ap- 
profondies ,  &  qui  joint  à  ces  obfer- 
vations le  nombre  beaucoup  plus  grand 
des  obfervations  faites  dans  tous  les 
fiecles  par  des  hommes  animés  du  mê- 
me efprit  que  ljui.  Ces  obfervations  font 
la  véritable  expérience  du  Médecin  ; 
elles  lui  offrent  mille  fois  plus  de  faits 
que  fa  propre  pratique  ne  peut  lui  en 
fournir  ,  &  par  conféquent  elles  exi- 
gent de  lui  pour  être  étudiées  ,  un  tems 
que  fa  propre  pratique  ne  doit  pas 
abforber  tout  entier.  11  eil  pourtant 
vrai  qu'il  doit  joindre  cette  pratique  à 
la  connohTance  de  celle  des  autres  , 
comme  il  eft  nécefTaire  qu'un  Arpen- 
teur joigne  le  travail  des  opérations  fur 
le  terrein  à  l'étude  de  la  Géométrie  dans 
les  livres*  Mais  doit-on  préférer  le  Me- 


*J0  EclaircîJJemens 

decin  qui  n'a  que  l'expérience  de  fes 
prédéceiTeurs  ,  à  celui  qui  n'a  que  la 
fienne  ?  Je  vais  peur-être  avancer  un 
paradoxe.  L'Hifîoire  Romaine  nous  ap- 
prend que  Lucullus  qui  n'avoit  jamais 
fait  la  guerre  avant  que  d'être  envoyé 
contre  Mithridate  ,  devint  général  dans 
la  route  par  la  feule  lecture  réfléchie 
des  bons  ouvrages  en  ce  genre  ;  fi  un 
Médecin  qui  n'auroit  jamais  pratiqué 9 
avoit  employé  ion  tems  à  étudier  &  à 
fe  rendre  bien  propres  les  obfervations 
des  Médecins  fes  prédécefleurs  ,  je  ne 
balancerais  pas  à  le  préférer  à  celui  qui 
borné  à  fes  propres  obfervations ,  au- 
roit  d'ailleurs  pour  lui  la  pratique  la 
plus  étendue.  Des  Maîtres  de  l'art  font 
en  cela  du  même  avis.  Je  préférerois  , 
difoit  Rhazes  ,  un  Médecin  favant  qui 
n'auroit  jamais  vu  de  malades,  à  un  Pra- 
ticien qui  ignoreroit  ce  qu'ont  enfei- 
gné  les  anciens.  Le  premier  auroit  bien 
plus  de  matériaux  que  le  fécond  pour 
conjecturer  avec  fuccès  ,  puilqu'enfin 
le  malheur  du  genre  humain  veut  qu'un 
Médecin  en  foit  réduit  à  conjecturer. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  regretter 
à  cette  occafion  que  le  projet  formé 
par  M,  Chirac  n'ait  pas  eu  lieu  ;  je  ne 


fur  les  Ellmens  de  Philojbphie.  7 1 
doute  point  que  la  Médecine  n'en  eût  pu 
tirer  de  grands  avantages.  Qu'on  me 
permette  de  tranfcrire  ici  en  entier  cet 
endroit  de  fon  éloge  par  M.  de  Fonte- 
nelie  ;  quoiqu'un  peu  long  ,  je  ne  crois 
pas  devoir  en  rien  retrancher. 

»  M.  Chirac  avoit  conçu  depuis 
»  long-tems  une  idée ,  qui  eût  pu  con- 
»  tribuer  à  l'avancement  de  la  Méde- 
»  cine.  Chaque  Médecin  particulier  a 
»  fon  favoir  qui  n'eft  que  pour  lui,  il 
»  s'eft  fait  par  fes  obfervations  &  par 
»  fes  réflexions  certains  principes,  qui 
»  n'éclairent  que  lui  ;  un  autre  ,  &C 
»  c'efr.  ce  qui  n'arrive  que  trop ,  s'en 
»  fera  fait  de  tout  différens  ,  qui  le 
»  jetteront  dans  une  conduite  oppo- 
»  fée.  Non  -  feulement  les  Médecins 
»  particuliers ,  mais  les  Facultés  de  Mé- 
»  decine  femblent  fe  faire  un  honneur 
»  &c  un  plaifir  de  ne  s'accorder  pas.  De 
»  plus  les  obfervations  d'un  pays  font 
»  ordinairement  perdues  pour  un  au- 
»  tre.  On  ne  profite  point  à  Paris  de 
»  ce  qui  a  été  remarqué  à  Montpellier. 
»  Chacun  efl  comme  renfermé  chez 
»  foi,  6c  ne  fonge  point  à  former  de 
»  fociété.  L'hiftoire  d'une  maladie  qui 
»  aura  régné  dans  un  lieu ,  ne  fortira 


Jl  EclaîrciJJemens 

»  point  de  ce  lieu-là  ,  ou  plutôt  on  ne 
»  l'y  fera  pas.  M.  Chirac  vouloit  éta- 
»  blir  plus   de   communication  de  lu- 
»  mieres ,  plus  d'uniformité  dans  la  pra- 
»  tique. Vingt-quatre  Médecins  des  plus 
»  employés  de  la  Faculté  de  Paris  au- 
*>  roient  compofé  une  Académie ,  qui 
»  eût  été  en  correfpondance  avec  les 
»  Médecins  de  tous  les  hôpitaux  du 
»  Royaume  ,  6c  même  avec  ceux  des 
»  pays  étrangers  ,  qui  l'emTent  bien 
»  voulu.  Dans  un  tems  où  les  pleu- 
»  réiies  ,  par  exemple  ,  auroient  été 
»  plus  communes  ,  l'Académie  auroit 
»  demandé   à   fes    correfpondans    de 
»  les  examiner  plus  particulièrement 
»  dans  toutes  leurs  circonilances ,  aufîi- 
»  bien  que  les  effets  pareillement  dé- 
»  taillés  des  remèdes.  On  auroit  fait 
»  de  toutes   ces  relations  un  réfultat 
»  bien  précis  ,  des  efpeces  d'aphorif- 
»  mes  ,  que  l'on  auroit  gardés  cepen- 
»  dant  jufqu'à    ce  que   les  pleuréfies 
»  fuflent  revenues  ,  pour  voir  quels 
»  changemens  ou  quelles  modifications 
»  il  faudroit  apporter  au  premier  ré- 
»  fultat.  Au  bout  d'un  tems  on  auroit 
»  eu  une  excellente  hiftoire  de  la  pleu- 
»  réfie?&  des  règles  pour  la  traiter  ?auûl 

»  (lires 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  73 
"»  fûres  qu'il  foit  pofTible.  Cet  exemple 
»  fait  voir  d'un  feul  coup  d'œil  quel 
»  étoit  le  projet ,  tout  ce  qu'il  embraf- 
»  foit ,  &:  quel  en  devoit  être  le  fruit. 
»  M.  le  Duc  d'Orléans  l'avoit  approu- 
w  vé&  y  avoit  fait  entrer  le  Roi ,  mais 
»  il  mourut  lorfque  tout  étoit  difpofé 
»  pour  l'exécution  >».  On  ne  fera  peut- 
être  pas  fâché  d'apprendre  par  la  fuite 
du  même  Eloge  ,  ce  qui  a  empêché  la 
réufïite  de  ce  projet;  je  ne  crois  point 
ce  récit  déplacé  dans  un  ouvrage  de 
Philofophie  ,  ne  fût-ce  que  pour  ajou- 
ter de  nouveaux  traits  à  Phiftoire  de 
l'efprit  humain  ,  &  pour  faire  connoître 
les  caufes  morales ,  qui  dans  les  fiecles 
les  plus  éclairés  retardent  le  progrès  des 
feiences  les  plus  utiles. 

»  M.  Chirac  étant  devenu  premier 
»  Médecin  du  Roi ,  fa  nouvelle  autorité 
»  lui  réveilla  les  idées  de  fon  Acadé- 

»  mie  de  Médecine Mais  quand  le 

»  deffein  fut  communiqué  à  la  Faculté 
»  de  Paris ,  il  y  trouva  beaucoup  d'op- 
>»  pofition.  Elle  ne  goûtoit  point  que 
»  vingt -quatre  de  les  Membres  com- 
»  pofaffent  une  petite  troupe  choifie, 
»  cuii  auroit  été  trop  flere  de  cette  dif- 
*  tm&ion  ,  ôc  fe  feroit  crue  en  droit 
Tome  K  D 


74  Edaircljjemens 

»  de  dédaigner  le  relie  du  corps.  Les 
»  plus  employés  dévoient  la  former  , 
»  &  les  plus  employés  pouvoient-ils 
»  fe  charger  d'occupations  nouvelles  ? 
»  N'étoit-on  pas  déjà  afîéz  inftruit  par 
»  les  voies  ordinaires  ?  Enfin  comme 
»  il  eft  aifé  de  contredire ,  on  contre- 
»  difoit,  &  avec  force,  &c  le  premier 
»  Médecin  trop  engagé  d'honneur  pour 
»  reculer,  perfuadé  d'ailleurs  de  l'uti- 
»  lité  de  fon  projet,  tomboit  dans  l'in- 
»  certitude  de  la  conduite  qu'il  devoit 
»  tenir  à  l'égard  d'un  corps  refpe&able. 
*  La  douceur  &  la  vigueur  font  égale- 
f9  ment  dangereufes  ;  ck  il  fe  détermi- 
»  noit  pour  les  partis  de  vigueur,  lorf- 
»  qu'il  fut  attaqué  de  la  maladie  dont 
»  il  mourut  ». 

Souhaitons  pour  le  bien  de  l'huma- 
nité que  ce  projet  û  utile  fe  réveille , 
qu'il  ne  trouve  plus  d'obftacles  dans  les 
intérêts  particuliers,  &;  que  ceux  qui 
exercent  un  art  fi  néceflaire ,  concou- 
rent d'un  commun  accord  à  le  rendre 
le  moins  dangereux  qu'il  eft  pofîîble. 
Il  ne  le  fera  encore  que  trop  ,  même 
après  la  réunion  des  lumières  de  tous 
ceux  qui  l'ont  le  mieux  exercé  ;  que 
fera-ce  fi  l'on  s'oppofe  aux  effets  falu* 


fur  les  E terriens  de  Philojbphie.  7  5 
taïres  que  cette  réunion  produiroit  in- 
failliblement ? 

Puifqu'il  erc  queftion  de  ce  fujet  im- 
portant, je  crois  pouvoir  parler  ici  d'un 
autre  fouhait  dont  l'exécution  feroit 
fort  à  defirer.  Il  manque ,  ce  me  fem- 
ble,  deux  ouvrages  à  la  Médecine  ;  l'un, 
Médecine  préfervative  ,  qui  enfeigneroit 
le  régime  qu'il  faut  fuivre  pour  fe  pré- 
ferver  des  maladies  dont  on  peut  être 
menacé,  ou  par  fa  conftitution,  ou  par 
fa  faute  ;  l'autre  ,  Médecine  négative ,  qui 
enfeigneroit  ce  qu'il  faut  ne  point  faire 
quand  on  eft  attaqué  de  telle  ou  telle 
maladie  ,  les  alimens  &  les  chofes  dont 
cette  maladie  exige  qu'on  s'abftienne. 
J'aurois  plus  de  foi  à  un  pareil  livre 
qu'à  tous  ces  recueils  de  remèdes  , 
ordonnés  par  des  Médecins  qui  n'y 
croient  pas  (  ou  qui  n'y  croient  que 
par  bénéfice  ^inventaire  )  &t  adoptés  par 
des  malades  impatiens  ,  qui  après  avoir 
forcé  ck  dérangé  la  nature ,  veulent  en- 
fuite  précipiter  fon  opération  dans  le 
rétablhTement  de  l'œconomie  animale» 
Quand  nous  n'aurions  pas  le  malheur 
d'être  convaincus  trop  fouvent  par  no- 
tre propre  expérience  du  danger  de 
toute  cette  pharmacie ,  il  fufliroit ,  pour 

D  ij 


y  6  Eclalrcljfcmcns 

nous  convaincre  au  moins  de  fon  peu 
d'utilité  ,  de  confulter  féparément  des 
Médecins  reconnus  pour  habiles  ,  fur 
les  remèdes  dont  on  doit  ufer  dans 
telle  ou  telle  maladie.  Il  eit  affez  rare 
qu'ils  ne  prefcrivent  pas  des  remèdes 
différens,  ck  fouvent  oppofés.  Il  n'efl 
pas  rare  même ,  &  je  pourrois  en  citer 
des  exemples  dont  j'ai  été  témoin  ,  de 
voir  des  Médecins,  réputés  habiles  dans 
la  connoiffance  des  médicamens  ,  fe 
tromper  grofliérement  fur  la  nature  de  la 
maladie  dont  on  eit  attaqué  ,  ordonner 
en  conféquence  les  remèdes  que  pref- 
crit  la  Médecine  pour  la  maladie  qu'ils 
fuppofent ,  &  guérir  par  ces  remèdes 
la  maladie  qu'on  avoit  réellement  ;  effet 
merveilleux  de  la  Pharmacie  ,  &  qui 
prouve  à  quel  point  les  effets  en  font 
certains  &  déterminés.  Auffi  les  plus 
habiles  &  les  plus  éclairés  de  nos  Mé- 
decins font-ils  de  toute  cette  Pharmacie 
le  cas  &c  l'ufage  qu'elle  mérite  ;  c'en1  fans 
doute  en  ce  fens  qu'on  a  dit  &  avee 
grande  raifon,  que  le  Médecin  le  plus 
digne  d'être  confulté  ,  étoit  celui  qui 
croyoitle  moins  à  la  Médecine. 

Et  comment   les  Médecins  s'accoi*- 
deroient-ils  fur  les  remèdes?  Ils  ne  s'ac- 


fur  les  Elèmens  de  Phtlojbphie.  JJ 
cordent  pas  fur  les  faits  les  plus  impor- 
tais ;  par  exemple  fur  la  queflion ,  li 
on  peut  avoir  deux  fois  la  petite  véro- 
le (/) ,  &:  fur  beaucoup  d'autres  fem- 
bîables  ?  Mais  en  voilà  affez  fur  l'incer- 
titude de  cet  art  ou  de  cette  fcience, 
comme  on  voudra  l'appeller. 

Si  l'art  de  conjeclurer  eft  là  reffource 
prefque  unique  de  la  Médecine  ,  mal- 
gré l'importance  de  l'objet ,  cet  art  eu. 
ib u vent  forcé  de  s'exercer  en  Jurifpru- 
de'nce  fur  des  fujets  qui  ne  font  guère 
moins  intéreffans  ,  la  fortune  ,  l'hon- 
neur ^  l'état ,  la  liberté  &  quelquefois 
même  la  vie  des  hommes.  Cette  fcience 
a  pourtant  un  avantage  que  la  Médecine 
a  rarement,  celui  d'avoir  des  principes 
fixes  &  décidés,  quoique  fouvent  arbi- 
traires dans  leur  institution.  Ces  prin- 
cipes font  les  lois  de  chaque  état,  qui 
ne  peuvent  être  changées  que  par  une 
volonté  exprefTe  de  ceux  qui  gouver- 
nent. En  Médecine  ,  les  deux  chofes 
qu'il  importe  de  connoître  ,  font  fou- 
vent  incertaines  l'une  &  l'autre ,  le  mal 
&  le  remède  ;  en  Jurifprudence  le  re- 
mède eft  toujours  donné  par  la  loi  ?  le 

(/)  Voyez  plus  bas  l'Ecrit  fur  l'application  du  cal- 
cul des  probabilités  à  l'inoculation. 

D  iii 


7$  Eclalrcijjcmens 

genre  du  mal  feul  peut  être  équivoque, 
L'art  de  conje&urer  fe  réduit  donc  à 
bien  déterminer  ce  qui  tombe  dans  le 
cas  de  la  loi  :  il  y  a  même  des  Etats ,  &c 
ce  ne  font  pas  les  moins  fages  ,  on  cette 
queftion  efl  la  feule  fur  laquelle  les 
Juges  prononcent  ;  c'efl  la  loi  qui  or- 
donne le  refle ,  6c  qui  fait  l'arrêt. 

Le  Juge  peut  rencontrer  deux  efpe- 
ces  de  difficultés  à  fixer  ce  qui  tombe 
dans  le  cas  de  la  loi  ;  en  premier  lieu 
PinfufTifance  des  preuves  ;  &  en  fécond 
lieu ,  lors  même  que  les  preuves  font 
incontestables  ,  la  différence  réelle  ou 
apparente  du  cas  propofé  à  ceux  que 
la  loi  a  exprefTément  prévus  :  car  il  eft 
évident  qu'elle  ne  fauroit  tout  prévoir. 
Quelquefois  même  les  deux  difficultés: 
fe  réunifient,  &c  la  déciiion  en  devient 
encore  plus  épineufe.  Mais  fi  le  Juge 
n'eft.  que  trop  ibuvent  obligé  d'avoir 
recours  à  la  conjecture ,  au  moins  doit- 
il  être  d'autant  plus  réfervé  dans  l'ufage 
qu'il  en  fait  ,  que  l'objet  eft.  plus  im- 
portant ,  fur-tout  quand  il  s'agit  de  l'hon- 
neur Ôt  de  la  vie  des  hommes.  J'avoue- 
rai à  cette  oceafion  que  deux  chofes 
m'ont  toujours  fait  peine  dans  nos  lois 
criminelles   françoifes.  La  première , 


fur  les  Elémens  de  Phllofophle,  79 
qu'il  ne  faille  que  deux  témoins  pour 
condamner  à  mort  un  aceufé  ;  cette  loi 
fuppofe  ,  ce  me  femble ,  qu'un  honnête 
homme  ne  peut  jamais  avoir  deux  en- 
nemis (g).  La  féconde ,  que  pour  infli- 
ger la  peine  de  mort  ,  la  pluralité  de 
deux  voix  feulement  foit  fuffifante.  Une 
pluralité  fi  peu  confidérable  n'eft. -elle 
pas  une  preuve  que  le  crime  n'eft.  pas 
avéré  ?  &  peut-on  fe  réfoudre  à  priver 
un  homme  de  la  vie  ,  quand  fon  crime 
n'eft  pas  aum*  clair  que  le  jour?  Les 
auteurs  d'une  Jurifprudence  fi  févere  > 
auroient-ils  pris  pour  principe  ,  qu'il 
eft  moins  dangereux  de  punir  Un  inno- 
cent que  d'épargner  un  coupable  ?  Prin- 
cipe dont  la  morale  des  Etats  peu  s'ac- 
commoder quelquefois  ,  mais  qui  ré- 
pugne à  la  nature ,  dont  la  loi  parîoit 
aux  hommes  ,  avant  qu'il  y  eût  des 
Etats. 

Il  faut  pourtant  convenir  que  malgré 
cet  inconvénient  de*Aos  lois  ,  peut-être 
inévitable ,  (car  je  refpec~te  la  fageiTe  qui 
les  a  diftées  )  les  innocens  condamnés 

(g)  On  prétend  que  cette  loi  eft  fondée  fur  le  paf- 
fage  de  l'Evangile  ;  in  ore  duorum  aut  trium  teftium 
fiabit  omne  verbum  ;  je  fuis  perfuadé,  pour  l'honneur 
de  ceux  qui  ont  préfidé  à  nos  lois  ,  qu'ils  n'ont  jamais 
eu  en  yue  cette  application  fi  forcée. 

D  iv 


#0  EcWircijJemens 

font  rares ,  grâce  à  la  pénétration  8z  à 
la  probité  de  nos  Juges.  Mais  il  fuffiroit 
qu'il  y  en  eût  un  par  fiecle ,  (&  par  mal- 
heur le  nombre  en  eft  plus  grand)  pour 
faire  trembler  le  Juge  le  plus  éclairé  &c 
le  plus  intègre,  quand  il  eil  forcé  de 
prononcer  la  mort  d'un  accufé. 

Je  ne  parle  point  d'un  grand  nom- 
bre d'autres  reproches  qu'on  eït.  en 
droit  de  faire  à  la  Jurifprudence  crimi- 
nelle de  toutes  les  nations.  Ofons  dire 
feulement  que  chez  la  plupart  des  peu- 
ples de  l'Europe  ,  cette  partie  fi  im- 
portante de  la  légiflation  eft  encore 
dans  fon  enfance.  On  peut  en  voir  la> 
preuve  dans  l'excellent  traité  des  délits 
&  des  peines  ,  par  M.  le  Marquis  Becca- 
ria  (Ji)  ;  ouvrage  que  la  Philofophie  & 
l'amour  des   hommes  femblent  avoir 


(h)  Cet  ouvrage  ,  compofé  en  Itaiïen  ,  a  été  tra- 
duit en  françois  par  un  homme  de  lettres  ,  qui  y  a  fait 
dans  l'ordre  des  matières  des  changemens  approuvés 
&  adoptés  par  l'Auteur.  I&ntérêt  que  nous  prenons  à 
cet  excellent  livre  ,  nous  fait  defîrer  que  l'Auteur  y 
donne  tout  le  degré  de  perfection  dont  il  eft  fufeep- 
tible  ,  qu'il  développe  davantage  fes  idées  fur  certains 
articles  importans  ,  qu'il  approfondifle  encore  plus 
certaines  queftions,  qu'il  fupprime  les  termes  feienti- 
fïques  auxquels  il  pourra  en  fubftituer  de  plus  connus 
&  de  plus  à  la  portée  de  tout  le  monde.  La  morale 
étant  faite  pour  l'utilité  générale  ,  doit ,  autant  qu'il 
eft  poffible ,  parler  le  langage  vulgaire. 


fur  les  Elèmens  de  Philofophie.  S  l 
di&é  ,  &:  qui  mérite  d'être  ,  fi  je  puis 
m'exprimer  de  la  forte  9  le  bréviaire  des 
Souverains  &C  des  Légiflateurs. 

Venons  à  l'art  de  conjecturer  en  his- 
toire. Cet  art  a  pour  bafe  la  folution 
d'une  queftion  dont  l'ufage  s'étend  au- 
delà  de  l'hiftoire  même  ;  folution  qui 
peut  être  foumife  à  des  règles  ,  mais  à 
des  règles  délicates  dans  l'application  : 
je  veux  parler  de  la  probabilité  des  té- 
moignages ,  &c  du  degré  de  foi  plus  ou 
moins  grand  qu'on  doit  y  ajouter. 

Un  Géomètre  Anglois  ,  à  qui  les 
Mathématiques  ont  d'ailleurs  quelque 
obligation ,  s'avifa ,  à  la  fin  du  dernier 
fiecle,  de  calculerla  probabilité  du  Chrii- 
tianifme  dans  un  ouvrage  intitulé ,  Prin- 
cipes mathématiques  de  la  Théologie  chré- 
tienne, Il  pofe  pour  principe  ,  i°.  que 
la  foi  (fuivant  la  parole  de  J.  C.  )  doit 
être  nulle  fur  la  terre  au  jour  du  juge- 
ment dernier;  2°.  que  les  témoignages 
fur  lefquels  la  croyance  des  Chrétiens 
eft  appuyée ,  décroiiient  de  probabilité 
à  mefure  qu'on  s'éloigne  de  leur  four- 
ce.  Il  cherche  donc  le  tems  où  cette 
probabilité  fera  réduite  à  rien  ;  ce  tems 
doit  être  ?  félon  lui ,  celui  de  la  fin  du 
monde,  qu'il  fixe  par  fes  calculs  à  l'an- 

D  v 


S  2  Edaircijjemens 

née  3150  ;  c'eft-à-dire  dans  1384  ans. 
On  connoît  plus  d'un  exemple  de  l'a- 
bus du  calcul  mathématique  ;  je  doute 
qu'il  y  en  ait  jamais  eu  de  plus  étrange 
que  celui-ci.  Il  l'efî.  à  tel  point,  que 
quelques  lecteurs  ont  pris  pour  une 
plaifanterie  ,  (auiïi  mauvaife  qu'indé- 
cente )  les  raifonnemens  &c  l'ouvrage 
entier  de  l'Auteur.  Mais  il  fuffit  de  lire 
cet  ouvrage  ,  &  de  voir  le  ton  grave 
qui  y  règne  ,  l'air  même  de  profondeur 
qu'on  y  affecte ,  pour  être  perfuadé  que 
l'Auteur  a  parlé  très-férieufement  ;  d'ail- 
leurs une  plaifanterie  algébrique  ,  fur- 
tout  quand  elle  occupe  tout  un  volume  y 
feroit  une  bien  trifte  plaifanterie. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  fans  entreprendre 
de  réfuter  cet  Ecrivain  ,  &c  fans  rappel- 
ler  ici  les  preuv*es  fi  connues  de  la  ré- 
vélation ,  dont  le  détail  n'appartient 
pa.*»  à  des  Elémens  de  Philofophie,  exa- 
minons feulement  s'il  eft  bien  vrai , 
comme  ce  Géomètre  le  fuppofe,  que 
la  probabilité  d'un  fait  diminue  à  me- 
fure  qu'on  s'éloigne  du  tems  où  il  s'eft 
paffé. 

D'abord ,  cet  afFoiblifTement  paroît 
inconteflable  quand  la  probabilité  du  fait 
eft  appuyée  fur  le  fimple  témoignage 


fur  les  Elémens  de  Philo fophk.  S  $ 
verbal  de  génération  en  génération  ; 
par  la  même  raifon  qu'un  fait  ?  même 
arrivé  de  notre  teins  &:  dans  l'ordre  le 
plus  commun  ,  eft  d'autant  moins  cer- 
tain pour  nous  ,  qu'il  le  trouve  plus  de 
perfonnes  entre  celui  qui  raconte  & 
celui  qui  dit  avoir  vu.  Car  pour  croire 
ce  fait ,  il  faut  fuppofer  que  chaque  té- 
moin intermédiaire  l'a  réellement  oui 
dire  à  celui  qui  le  lui  a  tranfmis  ;  puis- 
que s'il  en  en1  un  feul  qui  ne  l'ait  pas 
réellement  oui  dire,  dès-lors  la  chaîne 
de  la  tradition  eu  rompue  :  il  eft  donc 
évident  que  la  raifon  de  douter  fe  mul- 
tiplie à  mefure  qu'il  y  a  plus  de  té- 
moins intermédiaires.  Or  la  même  rai- 
fon de  douter  a  lieu  pour  les  faits  qui 
fe  tranfmettent  de  bouche  d'une  géné- 
ration à  l'autre  ;  la  raifon  de  douter  eu. 
même  plus  forte  dans  le  fécond  cas  , 
parce  que  les  témoins  intermédiaires 
n'exiftant  plus ,  comme  ils  exiitent  dans 
le  cas  d'un  fait  arrivé  de  notre  tems , 
il  eu  imporTible  de  s'affurer  s'ils  ont  dit 
en  effet  ce  qu'on  leur  attribue. 

Il  n'en  eu  pas  de  même  quand  le 
fait  eu  tranfmis  par  écrit.  Tout  fe  ré- 
duit à  favoir  fi  l'ouvrage  qui  nous  le 
tranfmet  n'eft  ni  fuppofé  ni  altéré  ;  car 

D  vj 


84  Eclaircijjemtns 

alors  cet  ouvrage  doit  obtenir  de  nous 
la  même  croyance ,  que  fi  l'Auteur  nous 
racontoft  directement  le  fait  dont  il  eft 
ou  dont  il  prétend  avoir  été  témoin.  Il 
ne  s'agira  plus  que  d'examiner  enfuite 
quel  degré  de  foi  on  devroit  ajouter  à 
ce  témoin  s'il  nous  parloit  lui-même  ; 
or  ce  degré  de  foi  doit  fe  mefurer ,  &c 
fur  la  nature  du  témoin ,  &  fur  celle  du 
fait  qu'il  raconte.  Dès  qu'on  ne  pourra 
douter  raifonnablement  que  Tite-Live , 
par  exemple  ,  n'ait  écrit  fon  hiftoire  , 
1  exiftence  de  Scipion  ne  fera  pas  plus 
douteufe  dans  dix  fiecles  qu'elle  ne  l'eft 
aujourd'hui ,  ni  les  prodiges  que  cette 
hiftoire  nous  raconte  ,  moins  douteux 
aujourd'hui  qu'ils  le  feront  dans  dix 
fiecles. 

On  doit  cependant  remarquer ,  que 
plus  les  faits  tranfmis  par  écrit  feront 
difficiles  à  croire ,  plus  il  faudra  d'exa- 
men &  de  fcrupule  pour  s'afîurer  û 
l'ouvrage  a  été  véritablement  écrit  dans 
le  tems  où  on  le  fuppofe.  Cet  examen 
fcrupuleux  efl  fur  -  tout  néceffaire  ,  fi 
l'ouvrage  paroît  avoir  pour  but  unique 
ou  principal  de  raconter  des  prodiges , 
&L  de  changer  la  manière  de  penfer  des 
hommes  fur  des  points  importans.  Car 


fur  Us  Elémens  de  Philofbphie.  8  J 
plus  un  Auteur  montre  de  defTein  &:  de 
defir  d'être  cru,  fur-tout  en  racontant 
des  chofes  extraordinaires  ,  plus  fon 
témoignage  doit  être  fufpect  ,  plus  il 
eft.  naturel  de  iuppofer  qu'il  n'a  pas 
écrit  dans  un  tems  oii  il  pouvoit  avoir 
des  contradicteurs.  Par  conféquent  , 
plus  les  faits  qu'un  Auteur  raconte  s'é- 
loignent de  l'ordre  commun  ,  plus  il 
cil  néceflaire  de  s'afliirer  que  c'eft.  vé- 
ritablement un  témoin  oculaire  ou  con- 
temporain qui  les  a  écrits.  Mais  que 
l'ouvrage  attribué  à  cet  Auteur  foit  réel 
ou  fuppofé  ,  le  doute  ou  la  certitude 
fur  cette  qualité  de  l'ouvrage ,  ne  fe- 
ront ni  plus  ni  moins  grands  pour  nos 
neveux  que  pour  nous. 

Obfervons  au  refte  ,  que  pour  cons- 
tater la  non- nippon" tion  de  l'ouvrage 
dont  il  s'agit ,  il  faut  entre  cet  ouvrage 
&  nous  une  fuite  non  interrompue  & 
inconteftable  de  témoignages  par  écrit 
qui  en  atteflent  la  réalité.  Car  fi  entre 
l'ouvrage  &  le  premier  témoignage  par 
écrit ,  il  y  avoit  une  lacune  formée  par 
une  fimple  tradition  orale  ,  alors  la  réa- 
lité de  l'ouvrage  feroit  d'autant  plus 
douteufe  que  le  tems  de  cette  lacune 
feroit  plus  long  ;  ce  cas  retomberoit 


5  6  Eclaircijjemens 

clans  celui  d'un  fait  attefté  par  le  Am- 
ple témoignage  verbal  de  plufieurs  gé- 
nérations iucceiïives  ,  depuis  l'époque 
qu'on  fuppofe  à  l'ouvrage  en  queftion 
juiqu'au  premier  témoignage  par  écrit. 

Obfervons  enfin ,  que  plus  les  témoi- 
gnages par  écrit  s'éloignent  de  notre 
fiecle  en  remontant,  plus  la  réalité  de 
ces  témoignages  eft  difficile  à  prouver; 
parce  qu'ils  font  en  plus  petit  nombre , 

6  moins  propres  par  conféquent  à  fe 
confirmeras  uns  les  autres.  Mais  il  n'efl 
pas  moins  vrai  que  le  doute  fur  la  réa- 
lité de  ces  témoignages  (  s'il  doit  avoir 
lieu)  ne  peut  commencer  raifonnabîe- 
ment  qu'à  une  certaine  époque  plus  ou 
moins  éloignée  de  notre  tems  ,  6c  que 
depuis  cette  époque  jufqu'à  nous ,  tout 
le  tems  qui  s'eft  écoulé  ne  peut  pro- 
duire aucune  incertitude  nouvelle. 

Il  eu  donc  queftion  dans  tous  les  cas 
foit  de  tradition  orale ,  foit  de  tradition 
écrite  ,  de  remonter  au  premier  témoin 
qui  raconte.  Il  faudra  enfuite  examiner 
û  ce  témoin  eft  oculaire  ,  ou  feulement 
contemporain  ;  s'il  eft  le  feul  qui  ait  vu , 
ou  fi  plufieurs  ont  vu  la  même  chofe , 
&  nous  en  afTurent;  fi  leur  témoignage 
eft  uniforme  ôc  non  çontefté ,  ni  con^ 


fur  les  E/émens  de  Phuojbphie.  87 
trarié  ,  ni  même  altéré  par  d'autres  ;  û 
le  fait  qu'on  raconte  eu  dans  l'ordre 
commun  ,  ou  s'il  n'y  eft  pas;  fi  dans  ce 
dernier  cas  les  témoins  qui  en  dépofent 
ont  été  aflez  éclairés  pour  ne  fe  pas 
tromper  ;  s'ils  font  à  l'abri  de  tout  foup- 
çon  de  féduclion  ou  d'enthoufiafme  ; 
s'ils  n'ont  pas  eu  d'intérêt  à  voir  les 
chofes  telles  qu'ils  defiroient  qu'elles 
fuffent  ;  s'il  n'en  ont  point  eu  à  dire 
qu'ils  les  ont  vues  pour  fe  faire  croire 
plus  aiiément  ;  enfin  fi  en  les  fuppofant 
de  bonne  foi  &  fans  intérêt ,  il  n'y  a 
pas  plus  de  raifon  de  les  fuppofer  dans 
l'erreur ,  que  de  croire  que  les  lois  or- 
dinaires &  confiantes  de  la  nature  aient 
été  violées  pour  contredire  des  vérités 
folidement  établies. 

On  auroit  grand  tort  de  conclure  de 
toutes  ces  règles ,  aufîi  féveres  qu'indif- 
penfables ,  qu'il  faille  toujours  refufer  fa 
croyance  au  témoignage  des  hommes 
en  fait  de  prodiges.  On  en  conclura  feu- 
lement qu'il -faut  être  très-circonfpeft  à 
y  aujouter  foi  ;  plus  les  faux  miracles  fe- 
ront décriés  ,  plus  les  vrais  miracles  y 
gagneront. 

Il  y  a  plus  de  trente  ans  qu'il  fe  faifoit 
tous  les  jours  des  miracles  fans  fin  dans 


88  EclaîrcîJJtmens 

un  cimetière  fîtué  à  l'extrémité  de  Paris.1 
Ces  miracles  fon  atteités  ,  dit-on ,  par 
des  témoignages  nombreux  &  authen- 
tiques. Il  n'y  a  dans  toute  Fhiftoire  an- 
cienne &  moderne ,  aucune  efpece  de 
prodiges  (fi  on  en  croit  les  partifans 
de  ceux-ci  )  qui  puifient  compter  & 
réclamer  tant  de  voix  en  fa  faveur  (*'). 
Si  ce  recueil  de  témoignages  parvenoit 
à  la  poitérité,  feul  &  dégagé  de  tout 
ce  qui  doit  le  rendre  nul ,  elle  fe  trou- 
veroit  embarrafTée  ,  &  n'oferoit  pro- 
noncer fur  la  fauffeté  de  ces  prétendus 
prodiges  ,  en  les  voyant  afïurés  par  des 
hommes  dont  l'état ,  le  nombre  ,  &  les 
lumières  qu'on  leur  fuppofe ,  femblent 
obliger  de  les  croire  fur  leur  parole 
quand  ils  afïurent  avoir  vu. 

Je  dirai  plus.  Un  grand  nombre  de 
partifans  de  ces  prétendus  miracles  ont 
été  privés  de  leurs  biens  ,  exilés  ,  em- 
prifonnés  ,  perfécutés  ,  fans  changer 
d'avis.  Il  n'efi  guère  douteux  que  plu- 
fieurs  n'eufTent  fouffert  les  plus  grands 
maux  pour  foute nir  la  vérité  de  ce  qu'ils 

(/)  Les  partifans  de  ces  miracles  ont  ofé  imprimer 
expreflement  que  les  miracles  de  J.  C.  n'étaient  pas 
mieux  atteftés  ;  leurs  adverfaires  ,  qui  le  croiroit  !  ont 
^eu  la  lbttife  d'appuyer  en  quelque  manière  cette  afTer* 
tien  impie ,  en  la  réfutant  ferieufement. 


fur  les  Elèmens  de  Phïlofophle.  §9 
croyoient  avoir  vu  ;  la  poftérité  feroit- 
èlle  fage  d'en  conclure  (  fans  autre  exa- 
men )  qu'ils  n'étoient  ni  fourbes ,  ni 
dupes  ?  Nullement  ;  car  les  hiftoires  font 
pleines  de  fanatiques  qui  ont  même 
ïbuffert  la  mort  avec  courage  pour  leurs 
erreurs  ;  &  il  eft  aufli  facile  à  des  hom- 
mes ignorans ,  inattentifs  ou  prévenus  , 
de  fe  tromper  fur  des  faits  que  fur  des 
opinions. 

Aurïi  l'embarras  de  la  poftérité  fur 
cette  nuée  de  témoignages  commence- 
roit  à  diminuer  ,  fi  elle  apprenoit  en 
même  tems  les  contradictions  que  ces 
miracles  ont  efTuyées  dans  le  lieu  même 
qui  les  a  vus  naître  ,  le  peu  de  foi  que 
les  fages  y  ont  ajouté  ,  6c  le  ridicule 
dont  ils  ont  fini  par  couvrir  le  parti 
qui  s'en  prévaloit.  Bientôt  cet  embar- 
ras fe  réduiroit  à  rien ,  fi  elle  favoit  que 
dès  que  le  théâtre  de  ces  prétendus 
prodiges  fut  fermé,  il  ne  s'en  fit  plus, 
parce  qu'on  avoit  éteint  le  foyer  où 
l'enthoufiafme  alloit  s'allumer  par  une 
communication  réciproque ,  &.  muré  , 
fi  je  puis  parler  ainfi,  l'attelier  où  fe  fa- 
briquoient  les  lunettes  du  fanai  if  me. 

Tel  efl  à  peu  près  le  fort  qui  eft 
deftiné  à  la  plupart  des  faits  de  cette 


90  Eclaircijfemens 

nature ,  Se  qui  règle  le  jugement  qu'oit 
en  doit  porter.  On  peut  dire  avec  beau- 
coup de  raifon  que  l'incrédulité  fur  ce 
point  efl  le  commencement  de  la  fa- 
gefle.  Croira-t-on  les  prodiges  d'Accius 
Navius  ,  de  Curtius  ,  &  mille  autres 
femblables  ,  quoiqu'arrivés  ,  fi  on  s'en 
rapporte  à  l'hiftoire ,  fous  les  yeux  de 
tout  un  peuple  ?  Croira-t-on  la  préten- 
due réfurrecîion  dont  on  fait  honneur 
à  Apollonius  de  Thyane ,  quoiqu'exé- 
cutée ,  félon  fon  hiilorien ,  fur  le  plus 
grand  théâtre ?  dans  la  Capitale  du  mon- 
de ?  Croira  - 1  -  on  que  le  vieux  de  la 
Montagne  n'en  impofât  pas  à  fes  dif- 
ciples ,  quoiqu'ils  couruffent  fe  donner 
la  mort  au  premier  fignal  qu'ils  rece- 
voient  de  lui?  Croira-t-on  enfin  la  pré- 
tendue guérifon  d'un  paralitique  &£  d'un 
aveugle  par  Vefpaiien  ,  quoique  rap- 
portée par  un  hiAorien  tel  que  Tacite , 
qui  femble  même  y  ajouter  une  efpece 
de  foi  par  ces  paroles  qui  terminent  fon 
récit;  les  témoins  de  ce  fait,  dit-il,  Paffu- 
rent  encore  aujourd'hui ,  quoiqu'ils  n  aient 
plus  ^intérêt  à  en  impofer? 

La  circonfpec~tion  avec  laquelle  on 
doit  admettre  les  témoignages  en  cette 
matière  ,  efl  telle  ,   que  fouvent  un 


fur  Us  Elimens  de  Philofophie,  9  r 
témoignage  qui  paroîtroit  d'un  grand 
poids ,  diminue  de  force  quand  on  l'exa- 
mine. On  (ent  aifément  que  mille  rai- 
fons  peuvent  contribuer  à  cet  affoiblif- 
iement.  Il  err.  facile  cependant  de  le  faire 
illufion  à  ce  fujet ,  &t  de  vouloir  enle- 
ver quelquefois  à  un  témoignage  écla- 
tant une  force  qu'il  n'eft  pas  pofîible 
de  lui  ôter.  Qu'on  me  permette ,  pour 
le  faire  fentir ,  de  rapporter  un  exem- 
ple célèbre.  Ammien  Marcellin  raconte 
le  prodige  des  feux  fouterreins  qui  for- 
tant  tout-à-coup  du  fein  de  la  terre , 
empêchèrent  que  le  temple  de  Jerufa- 
lem  ne  fut  rebâti,  comme  l'Empereur 
Julien  l'avoit  ordonné.  Or  Ammien  Mar- 
cellin étoit  Payen  ,  éclairé ,  Philofophe; 
il  raconte  ce  fait  6c  ne  changea  pas  de 
religion  ;  qu'en  faut-il  conclure  ,  difent 
les  incrédules  ?  Tune  de  ces  deux  cho- 
fes  ;  ou  que  le  paflage  dont  il  s'agit 
n'efr.  peut-être  point  d' Ammien  Mar- 
cellin ,  &  qu'il  a  pu  être  ajouté  à  fort 
hiftoire  ,  comme  cela  s'eft  pratiqué  en 
d'autres  occafions  par  une  fraude  plus 
pieufe  qu'éclairée  ;  ou  que  u*  c'en1  lui 
qui  a  raconté  ce  fait ,  il  le  regardoit , 
foit  comme  un  bruit  populaire  ,  foit 


91  Eclaircijjemens 

comme  purement  naturel.  La  réponfe 
du  Chrétien  à  cet  argument  err  toute 
fimple  ;  Dieu  a  permis  que  la  Philofo- 
phie  d'Ammien  Marcellin  fût  allez  aveu- 
gle pour  ne  pas  fentir  ou  ne  pas  con- 
noître  les  preuves  qui  réfultent  de  ce 
fait  en  faveur  de  la  prédiction  rappor- 
tée dans  le  nouveau  Teftament  ,  que 
le  temple  de  Jerufalem  ne  feroit  jamais 
rebâti.    Si    quelque    Sultan  également 
aveugle  &:  impie ,  éntreprenoit  aujour- 
d'hui de  faire  rétablir  ce  temple  ,  foit 
pour  braver  le  Chriftianifme  en  détrui- 
fant ,  s'il  le  pouvoit,  une  de  fes  prin- 
cipales preuves ,  foit  par  des  vues  de 
politique  pour  attirer  les  Juifs  dans  {es  ■ 
Etats  ,  &  en  augmenter  la  population , 
on  doit  être  perfuadé  que  Dieu  empê- 
cheroit  l'exécution  de   ce  deffein  par 
quelque  nouveau  prodige.  Mais  cet  être 
auffi  fage  que  puiflant,  qui  ne  multiplie 
pas  les  prodiges  en  vain ,  le  contente 
d'éloigner  de  l'efprit  des  Sultans  l'idée 
de  rétablir  le  temple  des  Juifs.  C'en1  en 
effet  une   chofe  très  -  étonnante  ,  que 
parmi  tant  d'Empereurs  Turcs  ,  enne- 
mis déclarés    du  Chriftianifme  ,  dont 
même  quelques-uns  d'eux  avoient  juré 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  9  } 
la  perte  ,  aucun  n'ait  encore  penfé  au 
projet  dont  nous  parlons  (/:).  Quoi  qu'il 
en  foit ,  il  n'y  a  pas  ,  ce  me  femble  , 
de  Chrétien  fincere  &c  zélé  qui  ne  doive 
fouhaiter  que  Dieu  permette  cette  en- 
treprife  impie.  Car  il  en  réfulteroit  fans 
doute  en  faveur  de  la  Religion  chrétienne 
un  nouvel  argument  des  plus  éclatans. 

Il  n'en1  point  de  partifan  éclairé  de 
la  vraie  Religion  qui  n'admette  toutes 
les  règles  que  nous  venons  d'établir 
pour  l'examen  des  miracles.  Les  défen- 
feurs  d'une  fi  bonne  caufe  le  refufent 
d'autant  moins  à  ces  règles  ,  qu'elles 
leur  fervent  à  établir  la  certitude  des 
prodiges  dont  le  Chriftianifme  fe  glo- 
rifie; certitude  qu'on  ne  peut  contefter. 

Tels  font  les  principes  généraux  fur 
lefquels  efl  appuyé  l'art  de  conjecturer 
en  matière  d'hiiloire  ,  &  en  général  de 
faits  6c  de  témoignages.  Venons  à  l'u- 
fage  de  cet  art  dans  une  autre  feience  , 


(k)  On  nous  a  obje&é  qu'il  y  a  une  Mofquée  de 
bâtie  à  l'endroit  même  où  étoit  ce  Temple ,  &  que. 
la  loi  Mahométane  défend  d'abattre  .  aucune  Mof- 
quée. Mais  je  doute  que  cette  raifon  arrêtât  un  Sultan 
zélé  ,  qui  fauroit  bien  fe  faire  appuyer  par  le  Muphti. 
Un  Chrétien  ne  peut  donc  fe  diipenfer  de  recon- 
naître ici  le  doiçt  de  la  Providence. 


94  E  clair ciffemens 

celle  de  fe  conduire  avec  les  hommes. 
Dans  cette  fcience  Part  de  conjecturer 
n'a  qu'un  principe  lur  ,  parmi  beau- 
coup de  règles  fort  incertaines.  C'efl 
que  les  hommes ,  û  difTérens  d'ailleurs 
entr'eux  par  le  caractère  ,  par  les  opi- 
nions ,  par  les  paillons  qui  les  agitent , 
ont  un  fentiment  fur  lequel  ils  fe  reifem- 
blent  tous ,  l'amour  propre,  avec  lequel 
on  a  toujours  à  traiter  quand  on  vit 
avec  eux.  Un  Auteur  moderne  a  dit  que 
f  intérêt  étoit  le  mobile  de  toutes  les 
actions  humaines.  Si  par  intérêt,  comme 
je  le  crois ,  &  comme  il  y  a  toute  ap- 
parence ,  il  a  entendu  l'amour  de  nous- 
mêmes  ,  non-feulement  il  a  dit  une  choie 
bien  vraie  ,  il  a  même  dit  une  vérité 
commune  ,  qui  a  cependant  été  regar- 
dée (pour  l'honneur  de  cefiecle  Philo- 
fophe)  comme  une  abfurdité  fcanda- 
leufe.  Ce  feul  principe  de  la  morale  t 
ne  faites  point  à  autrui  ce  que  vous  n& 
voudriez  pas  qui  vous  fût  fait ,  n'établit-il 
pas  l'amour  de  nous-mêmes  pour  règle 
ck  pour  mefure  de  celui  que  nous  devons 
à  nos  femblables  ?  En  portant  nos  vues 
plus  haut ,  &c  nous  élevant  à  une  morale 
iupérieure  encore  à  celle-là,  s'il  eft 


fur  les  Elimens  de  Philofophie,  9  J 
poffible  ,  le  principe  le  plus  épuré  de 
la  vertu ,  eft. ,  fi  je  ne  me  trompe  ,  le  de- 
fir  d'être  bien  avec  foi- môme  ;  &  ce 
defir  qu'eft-il  autre  chofe  qu'une  fuite 
de  l'amour  propre  bien  entendu? 

L'amour  de  nous-mêmes ,  guide  quel- 
quefois éclairé,  plus  fouvent  aveugle, 
eft  donc  le  grand  reflbrt  de  l'humanité. 
Il  faut  bien  fe  dire  que  dans  toutes  leurs 
a&ions  ,  tous  leurs  difcours  ,  toutes 
leurs  penfées  tous  leurs  écrits  même  , 
les  hommes  n'ont  qu'un  refrain  perpé- 
tuel; c'eft  celui  de  ce  Roi  qui  enten- 
dant faire  l'éloge  d'un  autre  Monarque  , 
difoit  tout  bas ,  &  moi  donc  ?  Les  plus 
adroits  font  ceux  qui  font  fonner  le 
moins  haut  ce  refrain  fi  naturel  ;  mais 
ceux  qui  le  difent  le  plus  en  fecret ,  ne 
font  pas  ceux  qui  le  répètent  le  moins 
fouvent ,  &:  avec  le  moins  de  force. 

Ave^vous  befoin  ,  difoit  une  femme 
d'efprit  qui  connoiffoit  bien  les  hom- 
mes ,  d?  intérefj'er  quelqu!  un  en  votre  faveur? 
flatte^  fa  vanité  par  des  éloges ,  aufji  grof 
fiers  mime  qrfil  vous  plaira  ,  fi  vous  ria- 
ve^  pas  Cefprit  ou  fi  vous  ne  voule^  pas 
prendre  la  peine  de  louer  avecfinejfe  ;  peut- 
être  déplaire^  -  vous  le  premier  jour  ,  U 


$6  Eclalrclffemens 

fécond  on  vous  fupportera  ,  le  troijleme  on 
vous  écoutera  avec  plaijîr  ,  le  quatrième 
on  vous  aimera. 

Il  feroit  pourtant  fâcheux ,  nous  l'a- 
vouerons fans  peine  ,  que  pour  réufîir 
auprès  des  hommes ,  on  en  fût  rc'duit 
à  flatter  fi  groifiérement  leur  vanité.  Si 
c'eft  un  «moyen  fur  de  tirer  parti  d'eux, 
que  de  careil'er  leur  amour  propre  9  c'eft 
un  moyen  pénible  pour  l'amour  pro- 
pre qui  carefie  celui  des  autres,  &  qui 
fouffre  plus  ou  moins  du  facrifice  qu'il 
fait  par-là  de  i'es  intérêts.  Ajoutons  mê- 
me que  ce  moyen  peut  £tre  aviliffant 
pour  le  fage ,  qui  ne  doit  louer  que  ceux 
qu'il  eftime.  Mais  s'il  n'eft  jamais  d'oc- 
cafions  où  il  foit  obligé  d'encenfer  baf- 
fement  la  vanité  d'autrui ,  il  en  eu.  en- 
core moins  où  il  fe  trouve  forcé  de  la 
blefîér.  Il  doit  donc  au  moins  ménager 
ce  fentiment  dans  (es  femblables ,  fur- 
tout  quand  il  a  quelque  chofe  à  atten- 
dre ou  à  defirer  d'eux.  Le  plus  fage ,  il 
eft  vrai  ,  eu  celui  qui  n'attend  &  ne 
defire  rien  des  hommes,  au-delà  des 
devoirs  mutuels  que  la  fociété  impofe  à 
tous  fes  membres.  Mais  d'un  autre  côté 
le  fage  a ,  comme  les  autres ,  fon  amour 

propre 


fur  les  Elimcns  de  Phllofophie.  97 
propre ,  fouvent  même  d'autant  plus  vif, 
qu'il  tâche  de  fe  cacher  davantage.  Cet 
amour  propre ,  s'il  fait  aux  autres  quel- 
que blerîure  ,  s'expofe  infailliblement  à 
en  recevoir  de  pareilles  ;  il  efluie  même 
des  dégoûts ,  quand  il  ne  cherche  pas  à 
en  donner;  il  doit  donc  au  moins  faire 
en  forte  qu'ils  foient  rares ,  ck  fur-tout 
qu'ils  ne  foient  pas  mérités. 

Cette  grande  règle  de  conduite ,  de 
ménager  l'amour  propre  des  autres  ,  efl 
fi  évidente  par  fa  nature ,  &  ii  facile  dans 
l'application,  qu'elle  n'appartient  même 
prefque  pas  à  Y  art  de  conjecturer,  fi  ce 
n'en1  peut-être  en  certains  cas  particu- 
liers ,  où  relativement  au  caraclere  des 
hommes  ,  ce  qui  blefferoit  l'amour  pro- 
pre de  l'un  ,  fktteroit  l'amour  propre 
de  l'autre.  Mais  ce  qui  exige  bien  da- 
vantage toutes  les  reuources  de  la  con- 
jecture ,  c'en1  la  manière  de  nous  con- 
duire avec  les  hommes  relativement  à 
nos  intérêts ,  foit  pour  empêcher  qu'ils 
n'y  nuifent ,  foit  même  pour  les  y  faire 
fervir  :  ce  qui  fuppofe  la  connoifîance 
des  intérêts  qu'ils  ont  eux-mêmes  ,  ôc 
des  reflburces  qu'ils  ont  pour  les  faire 
valoir  ;  reflburces  qu'ils  doivent  puifer , 
foit  dans  leurs  talens  ,  foit  dans  leur 
Tome  K%  E 


9  S  Eclaircljfcmens 

caractère ,  foit  enfin  dans  leur  fituatïoi£ 
Cette  connoifiance  ne  peut  s'acquérir 
que  par  le  fecours  de  l'expérience <  De 
toutes  les  vérités  que  le  commerce  du 
•  monde  nous  apprend  fur  cette  matière  , 
la  moins  fujette  à  exception  efr.  celle- 
ci  ,  qu'il  faut  fans  cefTe  fe  défier  des 
hommes  ,  &  ufer  de  la  plus  grande  cir- 
confpeclion  en  traitant  avec  eux  :  maxi- 
me  auffi  trifte  qu'importante,  puisqu'elle 
nous  met  dans  la  néceffité  de  regarder 
nos  femblables  comme  nos  ennemis. 
Aiiiîi  ,  quoique  tous  les  livres  nous 
la  répètent  ,  quoique  tous  les  institu- 
teurs nous  la  crient,  quoique  l'expé- 
rience générale  de  tous  ceux  qui  nous 
environnent  nous  en  affure  ,  la  nature 
nous  en  éloigne  fi  fort ,  le  befoin  que 
nous  avons  de  nos  femblables  &c  le  plaifir 
que  nous  trouvons  dans  une-confiance 
réciproque  ont  tant  d'attraits  pour  nous, 
eue  pour  ne  pas  nous  y  livrer ,  nous 
avons  prefque  toujours  befoin  de  notre 
propre  expérience.  Celle  de  tous  les 
nommes  &  de  tous  les  fiecles  ne  nous 
fuffit  pas; un  fentiment  confus  nous  fait 
efpérer  que  nous  ferons  plus  heureux 
que  les  autres  dans  la  fociété,  comme 
il  nous  flatte  que  nous  ferons  plus  heu- 


fur  les  Elèmens  de  Pkllofophie.  99 
Feux  en  amour ,  malgré  le  petit  nombre 
de  gens  heureux  que  l'amour  a  faits.  Il 
fuffit  qu'on  nous  ait  avoué  que  ce  mal- 
heur général  attaché  à  l'efpece  humaine 
a  quelques  exceptions  ,  quoique  fort 
rares  ;  nous  nous  flattons  que  l'excep- 
tion fera  pour  nous  ;  ce  n'en1  qu'après 
avoir  été  trompés  ,  &c  même  plus 
d'une  fois ,  que  nous  confentons  enfin 
à  mettre  la  défiance  en  pratique ,  &  qu« 
nous  enfeignons  cette  maxime  a  la  gé- 
nération fuivante ,  qui  n'en  profitera  pas 
mieux  que  nous.  On  commence  par 
croire  tous  les  hommes  honnêtes  gens  ; 
fouvent  on  finit  par  ne  plus  croire  à  la 
probité  de  perfonne  ;  c'eft.  un  autre 
excès  :  mais  autant  eft-il  excufable  dans 
celui  qui  a  long-tems  été  dupe  des  au- 
tres ,  autant  efî-ii  odieux  dans  celui  qui 
n'auroit  encore  été  dupe  de  perfonne. 
Il  faut  commencer  par  être  trompé  ,  &t 
finir,  fi  l'on  peut ,  par  ne  plus  l'être. 

Je  dis ,  fi  Von  peut;  car  quoique  l'ex- 
périence apprenne  ,  &c  même-d'afiez 
bonne  heure  ,  à  fe  défier  des  hommes  , 
cependant,  quand  le  caractère  n'y  porte 
pas ,  elle  empêche  rarement  qu'on  ne 
foit  dupe  prefque  toute  fa  vie.  On  fe 
fouvient  de  tems  en  tems ,  dans  la  fpé- 


I  oo  Eclaircijjemcns 

culation ,  qu'il  faut  être  fur  fes  gardes ,' 
mais  on  ne  s'y  met  pas  pour  cela ,  parce 
qu'il  en  coûteroit  pour  fe  contraindre  ; 
et  on  fe  dit  à  foi-même  ,  quand  on  s'eft 
bien  exhorté  à  -être  défiant ,  ces  vers 
de  Britannicus  ; 

NarciJJe  ,  tu  dis  vrai  ,  mais  cette  défiance 

Eft  toujours  d'un  grand  cœur  la  dernière  fcience  $ 

On  le  trompe  long-tems. 

Pal  trh-mauvaife  opinion  dyun  tel,  me 
difoit  un  jour  un  homme  de  beaucoup 
d'efprit  ;  quelque  jeune  qu'il  ait  été,  je  n& 
lui  ai  jamais  vu  faire  ni  entendu  dire  de\ 
Jbttifes.  Ce  que  l'expérience  a  bien  de  la 
peine  à  apprendre  aux  hommes  faits ,  la 
nature  feule  l'avoit  appris  à. ce  jeune 
homme  ;  &  on  avoit  raifon  d'en  tirer 
des  inductions  fâcheufes  pour  fon  carac- 
tère. Il  ne  faifoit  ni  ne  difoit  de  fottifes, 
parce  qu'il  favoit  combien  les  autres 
hommes  font  habiles  à  en  profiter  ;  8>c 
pourquoi  le  favoit-il  ?  n'ayant  point  en- 
core v\i  les  hommes?  Etoit-ce  parce 
qu'on  le  lui  avoit  dit  ?  Non  ;  cette  vérité 
ne  s'apprend  jamais  qu'à' fes  propres 
dépens  ,  à  moins  qu'elle  ne  foit  innée  , 
ou  pour  parler  plus  jufte ,  enfeignée  6c 
perfuadée  par  un  naturel  vicieux.  C'eâ 


fur  les  Elhnens  de  Philofophie.  i  o  i 
ainfï qu'elle  l'étoit  à  ce  jeune  homme;  il 
craignoit  que  les  autres  ne  profîtarYent 
de  Tes  fottifes ,  parce  qu'il  fe  fentoit  très- 
difpofé  à  profiter  de  celles  d'autrui. 

On  ne  m'accufera  pas  de  prévention 
contre  Tacite  ;  mais  quand  je  le  vois 
trouver  fi  peu  de  motifs  honnêtes  aux 
actions  des  hommes  ,  j'en  fuis  fâché  , 
non  pour  fon  hiftoire  (  qui  peut  -  être 
n'en  efï  que  plus  vraie  )  mais  pour  fa 
perfonne  :  je  crains  qu'un  homme  fi 
pénétrant,  &£  fi  peu  porté  aux  interpré- 
tations favorables  ,  ne  fut  un  peu  pour 
ùs  amis  ce  qu'il  étoit  pour  les  Princes , 
fk  qu'il  ne  pratiquât  la  funefte  maxime  , 
•de  vivre  avec  un  ami  comme  fi  on  devoit 
un  jour  l'avoir  pour  ennemi.  Maxime  fi 
afFreufe  ,  toute  prudente  qu'elle  efr  , 
qu'il  me  paroît  impoiïible  d'en  faire  une 
règle  de  conduite.  Je  ne  dirai  donc  à 
perfonne  ,  méfiez-vous  de  votre  ami  ;  je 
dirai  feulement,  ne  vous  y  fie?^  qu  après 
une  longue  épreuve. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  il  réfuîte  de  tout 
ce  que  nous  venons  de  dire  ,  que  la  bafe 
«le  l'art  de  conjecturer  dans  la  fcïence 
du  monde ,  eft.  la  connoiffance  des  hom- 
mes ,  &  que  celui  qui  par  une  longue 
expérience  P  aidée  6c  nourrie  de  fes  pro- 

E  iij 


102  EclairciJJemens 

près  réflexions ,  aura  appris  à  les  mien* 
connoître ,  fera  le  plus  capable  de  con- 
jeclurer  le  mieux  dans  l'art  de  fe  con- 
duire. 

Au  refte  la  connoiflance  &  l'ufage  des 
règles  fuivant  lefquelles  nous  devons 
agir  dans  la  fociété,  tiennent  non-feule- 
ment aux  hommes  avec  qui  nous  vivons, 
mais  encore  aux  événemens  dont  nous 
ne  fommes  pas  les  maîtres ,  &  dont  l'in- 
fluence efî  néanmoins  fi  fréquente  fur 
nos  actions.  C'éft  donc  un  nouvel  objet 
de  l'art  de  conjecturer  ,  que  la  manière 
dont  nous  devons  agir  ,  ou  pour  pré- 
venir ces  événemens ,  ou  pour  les  faire 
naître,  ou  pour  les  rendre  (quand  ils 
font  arrivés  fans  nous  ou  malgré  nous  ) 
les  plus  avantageux  ou  les  moins  nuifi- 
bles  à  notre  bonheur  qu'il  efl  poiîlble. 
Mais  ce  feroit  une  entreprife  prefque 
illufoire  que  de  donner  des  principes 
fur  ce  fujet;  la  diverfité  des  cas  ,  des 
circonftances ,  des  fituations  ,  deman- 
dant prefque  toujours  des  règles  diffé- 
rentes ,  6c  plutôt  une  efpece  de  coup 
d'oeil  ôt  d'infini  cl:  pour  fe  déterminer, 
que  la  Logique  lente  &  timide  des  Ma- 
thématiciens &;  des  Philofophes  vul- 
gaires. 


furhs  Elcmens  de  Philofophle.  io$ 
La  politique  ,  qui  eft  une  des  princi- 
pales parties  de  cet  art  de  conjecturer ,  fer- 
vircit  à  prouver ,  s'il  étoit  néceiTaire  , 
combien  les  règles  de  cet  art  font  peu 
alTurées  ?  combien  elles  font  fautives , 
combien  l'application  de  ces  règles  eft 
fouvent  trompée  par  les  événemens. 
Je  n'en  voudrois  pour  exemple  que  ceux 
qui  fe  font  pâlies  récemment  ck  fous 
nos  yeux  ,  dans  la  guerre  fanglante  qui 
vient  de  finir.  AulTi  n'ai-je  point  été  fur- 
pris  de  voir  le  Héros  de  cette  guerre  , 
le  Prince  qui  s'y  eft  acquis  une  gloire 
immortelle ,  faire  bien  peu  de  cas  de  cet 
art  de  chicane  (  pour  ne  pas  dire  de 
fourberie  )  qu'on  a  honoré  du  nom  de 
politique  ;  on  ne  Taccufera  pourtant  , 
ni  de  vouloir  par  ce  mépris  fe  venger 
d'avoir  été  dupe  ,  ni  de  lailTer  voir  le  dé- 
pit qu'inipirent  les  mauvais  fuccès  (/). 

(/)  Je  n'oublierai  point  l'une  des  premières  ques- 
tions que  ce  Prince  me  fit  ,  lorfque  j'eus  l'honneur 
de  le  voir  après  la  conclufîon  de  la  paix ,  ayant  réiiflé  , 
contre  toute  vraifemblance  ,  à  l'Europe  prefqu'entiere 
liguée  pour  le  combattre,  lime  demanda  fi  Les  Ma- 
thématiques fourniffoient  quelque  mé:hode  pour  cal- 
culer les  probabilités  en  politique  ;  queftion  que  j*au- 
rois  été  tenté  de  prendre  pour  une  épigramme,  fhns 
le  ton  fimple  &  vrai  avec  lequel  elle  me  fut  faite. 
Ma  réponfe  fut  que  je  ne  connohTois  point  de  mé- 

E  iv 


1 04  Ëclalrcîfjcmens 

L'art  de  la  guerre  ,  qui  eft  l'art  de 
détruire  les  hommes  ,  comme  la  poli- 
tique eft  celui  de  les  tromper  ,  eft  en- 
core un  de  ceux  011  l'art  de  conjecturer 
a  de  quoi  s'exercer  le  plus.  Le  guerrier 
eft  même,  ainfi  que  le  Médecin,  pref- 
que  uniquement  réduit  à  cette  reflbur- 
ce.  S'il  y  avoit  entr'eux  quelque  diffé- 
rence à  cet  égard ,  elle  feroit  ,  ce  me 
femble  ,  à  l'avantage  du  guerrier  ;  les 
moyens  de  tuer  nos  femblables  font 
moins  incertains  que  ceux  de  les  guérir- 
Mais  combien  de  fois  arrive -t-il  que 
dans  l'art  de  la  guerre  les  événemens 
trompent  les  conjectures  ?  J'ofe  en  ap- 
peller  encore  au  Prince  dont  je  viens 
de  parler.  Combien  de  fois  n'a-t-il  pas 
avoué,  queîqu'intéreiïé  qu'il  foit  à  fou*- 
tenir  le  contraire  ,  que  les  fuccès  du  Gé- 
néral le  plus  expérimenté  x  le  plus  clair- 
voyant, le  plus  actif,  font,  beaucoup 
plus  fouvent  qu'on  ne  penfe ,  l'effet  &c 
l'ouvrage  du  hafard? 

Ne  concluons  pourtant  pas  de  cet 
aveu  modefte  ,  que  dans  la  guerre  &c 

thode  pour  cet  objet ,  mais  que  s'il  en  exiftoit  quel* 
qu'une  ,  elle  venoit  d'être  rendue  inutile  par  le  Prince 
qui  me  faifoit  cette  queition» 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  ioj 
dans  la  politique  l'art  de  conjeclurerfoit 
une  chimère.  Le  plus  habile  dans  cet  art, 
eu.  celui  dont  les  conjectures  'font  le 
moins  fouvent  démenties  par  les  évé- 
nemens.  Si  dans  le  jeu  compliqué  &  dan- 
gereux du  politique  &  du  guerrier  ,  on 
peut  fuppofer  que  deux  malheurs  valent 
un  tort ,  on  doit ,  ce  me  fembie ,  recon- 
noître  auïîi  que  deux  luccès  valent  un 
mérite.  Quel  mérite  donc  à  ce  Prince 
que  celui  d'un  fi  grand  nombre  de  fuc- 
cès ,  lorfque  tous  les  événemens  ck  tou- 
tes les  apparences  étoient  contre  !ui> 
Sa  conduite  pendant  fix  ans  ,  couron- 
née enfin  par  un  bonheur  mérité,  ap- 
prend ,  non-feulement  aux  Rois  ,  mais 
à  tous  les  hommes ,  que  deux  divinités, 
û  on  peut  parler  de  la  forte  ,  préfident  à 
peu  près  également  aux  événemens  de 
ce  monde ,  lafageffe  &  la  fortune  ;  que 
û  les  événemens  trompent  quelquefois 
la  fagefle ,  la  fortune  de  fon  côté  amené 
enfin  des  événemens  heureux  ;  que  le 
plus  habile  eft  celui  qui  fe  met  en  état 
de  profiler  de  ces  événemens  quand  ils 
arrivent ,  &  qui  donne ,  pour  ainfi  dire , 
à  la  fortune  le  tems  de  venir  au  fe- 
cours  d^  la  fagefle.  Cette  maxime  û 
vraie  <k  fi  utile  ?  eft  celle  que  le  Philo 

E  v 


io6  E  clair clffemens 

fophe  doit  le  moins  perdre  de  vue  dans 
la  conduite  de  îa  vie.  Donner  du  tems  à 
la  fortune  doit  être  fa  devife  &  fa  règle; 
&  c'efï  par-ià  que  nous  terminerons  les 
vérités  pratiques  &  importantes  ,  que 
nous  nous  étions  propeié  de  dévelop- 
per dans  cet  article. 

De  tous  les  objets  de  nos  connoif- 
fances ,  il  en  eft  deux  feulement  qui  pa- 
roifTent  ne  devoir  pas  être  fournis  à 
Y  art  de  conjecturer  ;  les  feiences  mathé- 
matiques, èc  la  vérité  de  la  Religion  :  car 
chacun  de  ces  deux  objets  doit  avoir 
l'évidence  pour  caractère  diïtinctif. 
Nulle  difficulté  à  cet  égard  fur  les  feien- 
ces mathématiques.  On  riroit  d'un  Géo- 
mètre qui  voudroit  employer  les  argu- 
mens  probables  pour  prouver  une  pro- 
portion d'Eue lide.  Quant  aux  preuves 
de  la  Religion ,  il  femble  que  celles  qui 
feroient  purement  conjecturales ,  doi- 
vent être  abfolument  rejetées.  Si  Dieu, 
comme  il  rfeû  pas  permis  d'en  douter, 
a  fait  connoitre  aux  hommes  le  vrai 
culte  qu'ils  doivent  lui  rendre  ,  il  efl 
évident  que  les  raifonnemens  qui  éta- 
blifient  ce  cu!te ,  doivent  porter  dans 
Fefprit  une  convidion ,  du  moins  auïîi 
frappante  que  les  démenfirations  géo- 


fur  les  Elcmens  de  Phîlojbphie.  107 
métriques  :  fans  quoi  il  refteroit  encore 
des  motifs  râifonnables  de  douter ,  Se 
par  coniéquent  une  exeufe  fufnfante  à 
l'incrédule  ,  qui  n'en  doit  point  avoir. 
Auflî  les  Théologiens  les  plus  confé- 
quens  ne  craignent  point  de  foutenir 
que  l'évidence  du  Chriftianifme  eu. 
égale ,  ou  même  fupérieure  à  celle  des 
Mathématiques.  Cependant  le  croira- 
t-on?  Il  s'eft  trouvé  des  Philofophes  , 
même  Religieux ,  des  Philofophes  d'ail- 
leurs eftimés  ,  qui  nous  difent  tranquil- 
lement dans  leurs  Ouvrages  (///)  que 
pour  croire  à  la  Religion  Chrétienne , 
il  fuffit  que  Vimpofjîbilité  nen  foit  pas 
démontrée.  Si  les  ouvrages  de  ces  Philo- 
fophes pénètrent  chez  tant  de  nations 
engagées  dans  l'erreur  ,  n'efï-il  pas  à 
craindre  qu'à  l'aide  d'un  pareil  argu- 
ment ,  ces  nations  ne  relient  invincible- 
ment attachées  aux  Religions  les  plus 
abfurdes?  En  effet  combien  d'hommes 
pour  qui  il  efï  comme  impoiîible  de  fe 
démontrer  la  fauffeté  d'un  culte  ,  auquel 
l'exemple  ,  l'habitude  ,  les  préjugés  , 
l'ignorance  ,  la  fuperitition  les  lient  !  Je 
crois  bien  mieux  fervir  la  vraie  Religion 

(m)  Lettres  de  M.  de  Maupertuis,  Lettre  XVII ,  & 
EJfai  de  Philofophie  morale  du  même  Auteur ,  ch.  VII» 

E  vj 


I O  8  Eclaircijfemens 

en  difant  à  tous  les  hommes  :  Soye^fùr 
que  votre  Religion  ejl  faujje ,  ou  du  moins 
que  l'Etre  fuprême  nen  exige  de  vous  ni  la 
croyance ,  ni  la  pratique  >Ji  la  vérité  nen 
ejl  pas  pour  vous  plus  claire  que  le  jour. 
Si  l'on  objecle  au  Chrétien  les  myfte- 
res  de  fa  Religion  ,  il  répond  que  la 
Géométrie  a  au/îi  les  Tiens .  qui  ne  l'em- 
pêchent pas  d'être  d'une  certitude  à 
toute  épreuve  ,  parce  que  l'évidence  des 
raifbnnemensy  étouffe ,  pour  ainfidire , 
Pobfcurité  des  réf.iltats.  Dans  la  vraie 
Religion  il  doit  en  être  de  même  ;  plus 
elle  aura  de  myfleres  à  propofer ,  plus 
elle  doit  éclairer  &  accabler  par  les 
preuves  ;  &;  je  ne  crains  pas  qu'aucun 
Chrétien  foit  d'un  autre  avis. 


**fc# 


'4* 


fur  les  Ellmtns  de  Philojbphie.   109 

§.    VII. 

Eclairciffement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  4g  ,  de  Vanalyfe  de  nos 
fens  &  de  ce  que  chacun  d'eux 
en  particulier  peut  nous  •  ap- 
prendre. 

C'Est  une  queftion  parmi  les  Phi- 
losophes ,  de  favoirfilc  fens  de  la 
vue  ieul  peut  nous  faire  connoître  ,  in- 
dépendamment du  toucher,  l'exiftence 
des  objets  extérieurs.  Voici  quelques 
réflexions  fur  ce  fujet. 

Il  efl  certain  que  la  vue  feule ,  indé- 
pendamment du  toucher  ,  nous  donne 
l'idée  de  l'étendue  ;  piùTcjue  détendue 
eft  l'objet  néceffaire  de  la  vifion  ,  &c 
qu'on  ne  verroit  rien  ,  fi  on  ne  le 
voyait  étendu.  Je  crois  mêV;ie  eue  la 
vif'on  doit  nous  donner  l'idée  de  Té- 
tendue  plus  promptemént  que  le  tou- 
cher, parce  que  la  vue  nous  fait  remar- 
quer plus  promptemént  &  plus  parfai- 
tement que  le  toucher ,  cette  contiguïté 
ck  en  même  tems  cette  diflindion  de 


r  1 0  Eclaircijjemens 

parties  en  quoi  l'étendue  confilte.  De 
plus  la  vifion  feule  nous  donne  l'idée 
de  la  couleur  des  objet?.  Suppofons 
maintenant  des  parties  de  l'efpace  , 
différemment  colorées ,  &c  éxpofées  à 
nos  yeux  ;  la  différence  des  couleurs 
nous  fera  remarquer  nécessairement  les 
bornes  ou  limites  qui  féparent  deux 
couleurs  voifines  ,  &  par  conléquent 
nous  donnera  une  idée  de  figure  ;  car 
on  conçoit  une  ngure  dès  qu'on  conçoit 
des  bornes  en  tous  fens.  Jufque-là  , 
nous  ne  voyons  point  encore  ,  il  efl 
vrai ,  que  ces  portions  d'étendue  figu- 
rées <k  colorées  foient  diftinguées  de 
nous-mêmes.  Mais  foit  par  le  mouve- 
ment de  notre  corps  >  foii  par  le  mou- 
vement des  corps  qui  nous  environ- 
nent ,  nous  appercevrons  bientôt  qu'il 
y  a  quelques-unes  de  ces  portions  d'é- 
ifendue  figurées  &  colorées  que  nous 
voyons  toujours ,  &  qui  nous  affectent 
conflamment  de  la  même  manière  ,  tan- 
dis que  les  autres  varient  continuelle- 
ment &  nous  oifrent  fans  ceile  un  nou- 
veau fpe&acle.  N'efl-ce  pas  une  raifort 
fufHfante  pour  conclure  la  différence 
de  l'étendue  qui  efl  nôtre  d'avec  celle 
qui  efl  hors  de  nous  ?  Il  me  paraît  au 


fur  les  Ellnuns  de  Phllofophle.  1 1 1 
moins  certain  ,  qu'étant  bornés  à  la  vi- 
fion  ,  nous  remarquerions  deux  fortes 
d'étendue  ,  dont  Tune  ne  nous  aban- 
donnerait jamais  ,  &c  l'autre  paraîtrait 
&C  difparoîtroit  iucceffivement  ;  que 
dans  cette  étendue  mobile  6c  varia- 
ble ,  nous  distinguerions  des  parties 
placées  les  unes  hors  des  autres  ,  & 
par  conféquent  auffi  plus  ou  moins 
disantes  de  la  portion  d'étendue  qui 
nous  eït.  toujours  préfente.  Suppcfons 
maintenant  que  nous  piaffions  ,  par  le 
feul  acle  de  notre  volonté  ,  rapprocher 
ou  éloigner  cette  dernière  portion  d'é- 
tendue de  celles  qui  l'environnent  , 
tandis  que  nous  ne  pouvons  ni  la  rap- 
procher ni  l'éloigner  elle-même,  ni  en 
un  mot  empêcher  qu'elle  ne  nous  fbit 
toujours  préfente  ,  pendant  que  les  au- 
tres le  font  ou  ceflènt  de  L'être  à  notre 
volonté  ;  n'en  conclurons  -  nous  pas 
que  ces  portions  d'étendue  environ- 
nantes font  réellement  diftinguées  de 
nous  ? 

»  Cette  conclufion  ,  dira-t-on  peut- 
»  être  ,  n'elt  pas  exacte  ;  tout  ce  que 
»  nous  pouvons  conclure  de  la  ma- 
»  niere  différente  dont  les  parties  de 
»  l'étendue  nous  affe tient  ,  c'eft  qu'il 


111  EclairciJJhnens 

»  y  a  des  parties  de  nous-mêmes  qui 
»  font  permanentes  ,  &c  d'autres  qui 
»  font  variables  ».  Mais  quand  nous 
appercevons  par  le  toucher  des  portions 
de  matière  qui  nous  rendent  fenfation 
pour  fenfation  ,  &  d'autres  qui  ne  nous 
la  rendent  pas  ,  pourquoi  ne  conclu- 
rions-nous pas  auMî  qu'il  y  a  une  por- 
tion de  nous  -  mêmes  qui  nous  rend 
fenfation  pour  fenfation ,  Se  une  autre 
portion  qui  la  donne  fans  la  recevoir? 
Cependant  nous  ne  tirons  pas  cette 
conclufion ,  ck  nous  concluons  au  con- 
traire que  ces  portions  d'étendue  qui 
nous  procurent  des  fenfations  fimples 
&c  fans  réplique ,  ne  nous  appartiennent 
point.  Ne  fommes-nous  donc  pas  auto- 
rifés  à  conclure  àuffi,  que  ces  portions 
d'étendue  qui  font  tantôt  préfentes  , 
tantôt  abfentes  pour  nous ,  font  distin- 
guées de  nous-mêmes  t  Je  conviendrai 
fans  paine  que  cette  conclufion  n'eft 
pas  démonîtrative  ,  pourvu  qu'on  m'ac- 
corde en  même-tëms  qu'elle  nous  en- 
traîne avec  autant  de  force  que  l'évi- 
dence même. 

Si  j'oie  dire  la  venté ,  il  me  femble 
que  comme  nos  fenfations  ne  nous  dé- 
montrent point  en  rigueur  qu'il  y  a  des 


fur  les  Elémens  de  Phllofoph.it.  113 
êtres  diffère ns  de  nous  ,  ces  mêmes 
fenfations  ne  nous  démontrent  pas  non 
plus  en  rigueur  où  fe  termine  notre 
corps  ;  que  nous  acquérons  cette  con- 
noifTance  par  des  raiionnemens  qui  ne 
font  d'abord  que  des  foupçons  ,  des 
conjectures  ,  mais  des  conjectures  que 
l'expérience  répétée  &  l'accord  des  au- 
tres fens  confirment.  Je  dis  V accord  des 
autres  fens.  Car  il  eff  d'abord  évident 
par  tout  ce  que  nous  venons  de  dire 
du  fens  de  la  vue  ,  que  ce  fens  &  celui 
du  toucher  s'accorderont  parfaitement 
enfemble  pour  nous  faire  juger  de  ce 
qui  eft  notre  corps  Se  de  ce  quiflfcl'err. 
point.  A  l'égard  de  l'odorat ,  de  rouie  , 
6c  du  goût ,  quoique  ces  trois  fens  ne 
piaffent  nous  donner  par  eux  -  mêmes 
aucune  notion  de  Pexiftence  des  objets 
extérieurs  ,  je  crois  qu'ils  iervent  à 
nous  en  affurer,  quand  nous  la  con- 
noiffons  ou  la  foupçonnons  déjà  par 
d'autres  fens.  Un  homme  qui  n'auroit 
que  le  fens  du  toucher  ,  joint  à  celui 
de  l'odorat  &  de  Pouie  ,  s'appercevroit 
bientôt  que  dans  l'odeur  qu'il  fènt  ou 
le  fon  qu'il  entend ,  il  y  a  deux  chofes 
à  distinguer ,  la  fenfation  qu'il  éprouve  , 
&C  un  objet  différent  de  lui-même  ,  qui 


H4  EclairciJJemens 

lui  caufe  cette  fenfation.  Aufîl  peut-on 
dire  que  les  fenfations  de  l'odorat ,  de 
l'ouie  ,  du  goût ,  de  la  vue  ,  font  tout 
à  la  fois  aidées  &  troublées  par  le  tou- 
cher ;  aidées  ,  en  ce  que  le  toucher  nous 
fait  connoître  Pexifïence  des  corps  qui 
occafionnent  en  nous  ces  fenfations  ; 
troublées ,  en  ce  que  l'exiflence  de  ces 
corps  une  fois  connue  par  le  toucher , 
fait  juger  au  vulgaire  ce  qui  n'efl  pas  y 
favoir  que  les  odeurs  ,  les  fons  ,  les 
faveurs ,  les  couleurs  appartiennent  aux 
objets  extérieurs  &  non  pas  à  nous  ; 
au  lieu  que  ces  fenfations  &  celle  de 
la  TjBfcmême  (  au  moins  dans  les  pre- 
miers înftans  )  fi  elles  étoient  feules  , 
&  que  le  toucher  ne  s'y  mêlât  pas ,  i 
nous  apprendroient  ce  qui  eil  en  effet , 
que  les  odeurs,  les  fons,  les  faveurs , 
les  couleurs  n'exiftent  que  dans  nous- 
mêmes. 

On  peut  remarquer  au  refte  que  le 
goût  n'efl:  qu'un  toucher  modifié  :  la 
raifon  qui  a  porté  les  Philofophes  à  en 
faire  un  fens  particulier,  c'elt  i°.  que 
l'organe  du  goût  eit  affetté  à  une  par- 
tie feule  de  notre  corps ,  tandis  que  le 
toucher  eft  attaché  à  toutes  les  autres 
incliiïin&ement;  i°.  que  cette  efpece  de 


fur  les  È  lé  mens  de  Philo fophie.  ï  i  $ 
toucher ,  exclufivement  affeclée  à  une 
partie  de  notre  corps ,  produit  en  nous 
une  fenfation  particulière  qui  fe  joint 
au  toucher,  mais  qui  en  eft  différente. 
Obfervons  cependant  à  cette  occalion  , 
que  fi  on  établiffoit  ia  différence  de  nos 
fens  fur  celle  de  nos  fenfations  ,  il  fau- 
drait admettre  bien  plus  de  cinq  fens , 
même  en  ne  mettant  pas  de  ce  nombre 
celui  que  Bacon  &  d'autres  Philofophes 
après  lui  ont  appelle  lejixieme  fins  ,  je 
veux  dire  le  fens  phyfique  de  l'amour.  La 
fenfation  de  chaleur ,  par  exemple ,  Se 
celle  de  froid  ,  font  abfolument  diffé- 
rentes de  celle  du  toucher  ;  &  fi  nous 
les  rapportons  communément  à  ce  der- 
nier fens ,  c'eit  parce  que  pour  l'ordi- 
naire nous  éprouvons  cette  fenfation 
dans  les  parties  extérieures  de  notre 
corps  qui  font  l'organe  du  toucher;  car 
d'ailleurs  le  toucher  ,  confidéré  en  lui- 
même  ,  ne  nous  donne  proprement 
qu'une  fenfation  ,  celle  de  l'impénétra- 
bilité Si  de  la  réfiftance  plus  ou  moins 
grande  des  corps  ,  d'où  nous  concluons 
la  réalité  de  leur  exiftence.  Les  fenfa- 
tions que  nous  acquérons  ou  que  nous 
pouvons  acquérir  en  touchant  un  corps, 
comme  celle  du  froid,  du  chaud ,  du  fec, 


ï  1 6  Eclaircljjcmens 

de  l'humide ,  &c.  font  aufli  différentes 
de  la  fenfation  du  toucher  même ,  que  la 
fenfation  du  goût ,  quoique  cette  der- 
nière fenfation  dépende  aum*  du  toucher. 

Si  d'un  côté  on  peut  multiplier  le 
nombre  de  nos  fens  au  -  delà  de  celui 
que  les  Philofophes  ont  fixé ,  on  peut , 
fous  un  autre  point  de  vue  ,  réduire 
tous  les  fens  à  une  efpece  de  toucher; 
ce  toucher  s'exerce ,  ou  d'une  manière 
immédiate  ,  comme  dans  le  goût  &  le 
toucher  proprement  dit ,  ou  d'une  ma- 
nière médiate  ,  comme  dans  la  vue  , 
Fouie  ,  &  l'odorat ,  par  le  moyen  de 
quelque  matière  invifible  que  le  corps 
lumineux ,  fonore ,  ou  odoriférant,  en- 
voie ou  fait  agir  fur  nos  organes. 

Mais  outre  ces  cinq  fens  il  en  eft  un 
qu'on  peut  appeller  interne  ,  qui  eïr. 
comme  intimement  répandu  dans  notre 
fubftance ,  &  dont  le  fiege  fe  trouve  à 
la  fois  dans  toutes  les  parties  externes 
6c  internes  de  notre  corps.  Ce  fens  ne 
peut  être  rapporté  ni  médiatement  ni 
immédiatement  au  toucher  ;  il  réfulte 
de  la  difpofition  actuelle  des  parties  in- 
térieures ou  extérieures  de  notre  pro- 
pre corps ,  ck  produit  en  nous ,  en  con- 
îequence  de  cette  difpofition  ,  des  {qïi- 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  lïf 
fations  agréables  ou  pénibles  ,  fans  que 
les  autres  corps  occafionnent  ces  (en- 
fations  parleur  action  fur  nos  organes, 
ou  du  moins  par  une  aclion  fenfible.  Ce 
fens  interne  a  encore  cela  de  particu- 
lier ,  qu'au  lieu  que  les  autres  fens 
agiiîent  fur  notre  ame  fans  en  recevoir 
mutuellement  aucune  impreflion ,  l'ac- 
tion du  fens  interne  fur  Pâme  ,  6c  de 
Pâme  fur  le  fens  interne  eit  réciproque, 
c'eft-à-dire  que  tantôt  la  difpofition  de 
Pâme  eft  produite  par  la  manière  dont  le 
fens  interne  eu  affe&é ,  tantôt  la  difpo- 
fition du  fens  interne  par  celle  de  Pâme. 

C'eft.  vers  la  région  de  l'eftomac  que 
ce  fens  interne  paroît  fur-tout  réfider. 
Nous  pouvons  nous  en  aflurer  dans 
les  émotions  vives  de  Pâme  de  quel- 
que efpece  qu'elles  foient  :  l'effet  de 
ces  émotions  vives  porte  prefque  tou- 
jours fur  cette  région  ,  &c  nous  fait 
éprouver  dans  les  parties  qui  en  font 
voifînes  ,  une  pefanteur  ,  une  dilata- 
tion ,  un  refferrement ,  en  un  mot  une 
impreffion  fenfible  ,  &:  différente  fui- 
vant  la  nature  de  l'émotion  qui  l'a  oc- 
casionnée. 

Cette  région  femble  donc  être  le 
ftege  du  fentiment,  comme  les'organes 


ï  ï  8  E  clair ciffemens 

de  nos  fens  celui  de  nos  fenfations ,  Se 
le  cerveau  celui  de  nos  penfées.  Mais 
à  Poccafion  de  ces  différentes  parties 
de  notre  corps  auxquelles  nous  rappor- 
tons les  impreflions  ou  les  idées  qui 
nous  affectent  ,  qu'il  nous  foit  permis 
de  faire  une  remarque  qui  paroît  avoir 
échappé  à  tous  les  Métaphyficiens. 

La  fenfation  &  la  penfée  ,  que  les 
Philofophes  femblent  avoir  confon- 
dues éc  regardées  comme  du  même 
genre  ,  n'ont  pourtant  aucun  rapport 
entr'elles  ;  car  quel  rapport  entre  la 
vue  (Tune  couleur ,  par  exemple  ,  6c  VidU 
deVinjufle?  Pourquoi  donc  ces  mêmes 
Philofophes  ,  fi  attentifs  à  démêler  les 
défauts  de  rapport  entre  les  chofes ,  &C 
en  conféquence  à  afTigner  de  la  diffé- 
rence entr'elles  ,  n'ont -ils  pas  diftingué 
la  fubftance  qui  fent^  de  la  fubftance  qui 
penfe ,  par  la  même  raifon  qu'ils  ont  dif- 
tingué la  fubftance  penfante  de  la  fubf- 
tance  étendue  ;  la  penfée  pure  5c  fimple 
n'ayant  guère  plus  d'analogie  avec  la 
fenfation  qu'avec  l'étendue  ?  Ce  n'efl: 
pas  tout.  Les  fentimens  qui  affectent 
notre  ame  ,  foit  purement  pafîifs ,  com- 
me la  joie  ,  foit  actifs  comme  le  defir, 
n'ont  aucun  rapport  ni  aucune  reffenv 


fur  les  Elimens  de  Philofpphie.  119 
blance  entr'eux  ,  ni  avec  la  fenfation 
&£  la  penfée  ;  pourquoi  donc  les  Philo- 
fophes  n'ont-iîs  pas  aufïï  attribué  ces 
fentimens  à  quelque  nouveau  principe  , 
distingué  du  principe  qui  fent  &  de  celui 
qui  penfe  ?  Seroit-ce  parce  que  chaque 
ientiment  fuppofe  toujours  une  fenfa- 
tion  ou  une  penfée  qui  l'accompagne 
ou  la  précède  ?  Mais  chaque  fenfation 
fuppofe  toujours  aufli  dans  l'organe  ma- 
tériel un  ébranlement  qui  la  précède  ou 
l'accompagne  ;  &  cependant  cette  fen- 
fation n'appartient  pas  à  l'organe  ébran- 
lé. Allons  plus  loin.  Nous  rapportons 
la  fenfation  à  cet  organe  ,  quoiqu'elle 
n'y  appartiennent  pas  ;  n'y  a-t-il  donc 
pas  une  forte  de  rapport ,  du  moins  ap-( 
parent ,  entre  l'ébranlement  ck  la  fen- 
fation ?  Au  lieu  qu'il  n'y  a  pas  même 
l'apparence  de  rapport  entre  la  fenfa- 
tion de  la  vue  ,  de  î'ouie ,  &c.  &  la  vo- 
lonté de  faire  quelque  aclion.  Pour- 
quoi donc  ne  regardons-nous  pas  la  {en-» 
iation  &  la  volonté  comme  apparte- 
nantes à  différens  principes  ?  Si  la  fa- 
culté de  fentir  étoit  unie  à  toutes  le* 
parties  de  la  matière ,  &  la  faculté  de 
vouloir  à  quelques  -  unes  feulement  , 
nous    regarderions  vraifemblablement 


1 20  Eclaircijjemens 

cette  dernière  faculté  comme  apparte» 
nante  à  un  principe  différent  de  celui 
auquel  nous  rapportons  nos  fenfations  ; 
&c  peut-être  ferions-nous  tentés  (  quoi- 
que fans  fondement  )  d'attribuer  les  fen^ 
iations  à  la  matière  même. 

Ces  réflexions  avoient  probablement 
frappé  les  anciens  ,  lorfque  dans  leur 
Philofophie  furannée ,  ils  diftinguoient 
l'ame  raifonnabk  qui  penfe  ,  de  Pamej£/z- 
Jitive  qui  ne  fait  que  fentir  ;  6c  le  Chan- 
celier Bacon  ne  paroît  pas  s'écarter  de 
cette  idée,  lorfqu'il  distingue  lafcience 
de  l'ame  en  fcience  du  fouffle  divin  ,  d'où 
eft  fortie  ,  dit- il ,  l'ame  raifonnable  ;  6c 
fcience  de  Vame  irrationnelle ,  qui  nous 
eft  ,  dit-il ,  commune  avec  les  brutes  , 
6c  qui  eft  produite  du  limon  de  la  terre. 
On  ne  peut  ,  ce  me  femble  ,  attribuer 
guère  plus  clairement  à  la  matière  la 
faculté  de  fentir  ;  6c  il  faut  avouer  que 
cette  idée,  ii  elle  n'avoit  pas  d'ailleurs 
d'autres  inconvéniens  ,  fourniroit  la 
réponfe  à  une  des  plus  fortes  objections 
qu'on  peut  faire  contre  l'ame  des  bêtes; 
car  fi  cette  aine  n'étoit  que  matière  , 
elle  périroit  naturellement  avec  le 
corps.  Il  eft  vrai  que  les  animaux  pa- 
roiflent  avoir  encore  autre  chofe  que 

des 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  Ht 
des  fenfations  ,  &  être  fufceptibles 
d'une  forte  de  raisonnement ,  qu'on  ne 
peut  attribuer  qu'à  une  fubftance  pen- 
fànte.  Aufli  Defcartes  ,  qui  regardoit 
la  faculté  de  penfer  &  celle  de  fentir 
comme  l'attribut  d'une  feule  6c  même 
fubftance,  a  refufé  tout-à-fait  Tune  6c 
l'autre  faculté  aux  animaux  ,  coupant 
ainfi  le  nœud  gordien  pour  s'en  débar- 
raffer.  Mais  il  paroît  que  jufqu'à  lui  les 
idées  des  Philofophes  n'étoient  pas  bien 
fixées  fur  la  différence  ou  l'identité  de 
Vamefen/îb/e  Se  de  l'ame  raifonnabU,  I! 
ne  faut  peut-être  pour  s'en  convaincre 
que  fe  rappeller  ce  principe  trivial  6c 
de  tous  les  tems  ,  que  la  raifon  eft  ce 
qui  distingue  l'homme  de  la  brute  ;  par 
le  mot  raifon  on  n'a  pu  entendre  que  la 
faculté  de  penfer ,  en  tant  qu'elle  eft 
diftinguée  de  celle  de  fentir.  Encore  ne 
faut-il  pas  entendre  ici  par  f acuité  de 
penfer,  ce  que  cette  expreftion  fignifie 
à  la  rigueur  ;  mais  feulement  la  faculté 
de  penfer  perfectionnée  ,  &  rendue  ca- 
pable de  s'étendre  au-delà  des  befoins 
naturels  ;  car  pour  la  faculté  de  con 
noître  les  vrais  befoins  de  l'individu 
leur  nature  ,  leur  étendue ,  leurs  limites 
&  les  moyens  d'y  fatisfaire  ,  avouons 
Tome  K  F. 


T2i  Eclaircijjhnais 

le  à  la  honte  cle  notre  efpece  ,  cette 
fàcultéparoît  plus  parfaite  dans  les  ani- 
maux que  dans  les  hommes. 

Mais  ?  dira-t-on  y  au  lieu  d'attribuer 
à  deux  principes  difFérens  la  fenfation 
Se  l'ébranlement  de  l'organe  ,  tandis 
qu'on  attribue  au  même  principe  deux 
chofes  aufîi  différentes  que  la  fenfation 
&  la  penfée  ,  ne  feroit-il  pas  plus  court 
&  plus  fimple  de  rapporter  tout  à  un 
même  principe  >  ébranlement  ,  fenfa- 
tion ,  penfée ,  affections  ,  &c.  ?  Cette 
manière  de  raifonner ,  feroit ,  ce  me 
femble  ,  peu  philofophique  ,  indépen- 
damment même  des  inconvéniens  qui 
en  réfultercient  pour  la  religion.  Bien 
loin  de  prétendre  tout  réduire  à  la  ma- 
tière ,  plus  j'approfondis  la  notion  que 
je  m'en  forme  ,  plus  cette  notion  me 
paroit  un  abyme  d'obfcurités.  Le  Phi- 
lofophe  qui  affirmerait  qu'il  n'y  a  qu'une 
fubilance ,  &  celui  qui  voudroit  en  ad- 
mettre trois  ,  quatre  ,  ou  davantage  , 
feroient  également  téméraires.  De  bon- 
ne foi  ?  avons-nous  même  une  idée  claire 
de  ce  que  c'efl  o\\e  fub fiance ,  pour  être 
fi  hardis  dans  nos  affermions  ?  Il  n'y  a 
qu'à  écouter  les  définitions  que  les  Phi- 
Iofophes    en   donnent.  La  fubfiance  , 


fur  les  Elcmens  de  Philofophie.  113 
difent  les  uns  ,  ejl  ce  qui  exijle  par  fol- 
même.  On  croiroit  qu'ils  veulent  parler 
de  Dieu;  car  il  n'y  a  que  Dieu  qui 
piiifTe  exiiler  par  foi-même.  La  fubjlance , 
difent  les  autres  ,  eji  ce  qui  exifle  en  foi- 
même;  cela  n'efl-il  pas  bien  clair  ?  Qu'eil- 
ce  qu'exiiler  en  foi  ?  On  fent  bien  que 
par  cette  façon  de  parler  on  veut  dif- 
îinguer  la  fubjlance ,  qui  exifle  indépen- 
damment de  la  modification  ,  d'avec  la 
modification  ,  qui  ne  peut  exiiler  fans 
la  fubjlance  ;  mais  l'idée  qui  reile  de  la 
fubiîance  en  eil-elle  plus  nette  ?  Faites 
abftraclion  de  toutes  les  modifications 
l'une  après  l'autre ,  imaginez  que  ce  que 
vous  appeliez  fubjlance  ou  fujet  de  ces 
modifications ,  en  foit  dépouillé  fuccef- 
fivement;  il  ne  vous  reilera  plus  l'idée 
de  rien  ,  tk,  la  fubjlance  ne  fera  plus 
qu'un  mot  que  vous  prononcerez.  Pour 
le  faire  fentir  par  un  exemple  ,  deman- 
dons aux  Philofophes  ce  que  c'eil  que 
la  matière.  Ils  nous  diront  que  c'eil 
une  fubiîance  étendue  &c  impénétra- 
ble. Otez  l'impénétrabilité  ,  qui  eil  la 
modification  diilindlive  par  laquelle  l'é- 
tendue fimple  eil  rendue  matière,  il  nous 
reilera  l'étendue.  Otez  encore  l'éten- 
due ?  qui  fuivant  la  plupart  au  moins 

Fij 


ï  24  Eclaircijjcmens 

des  Philofophes  modernes  ne  conftirue 
point  l'effence  de  la  matière ,  il  ne  refte 
plus  aucun  objet ,  aucune  idée  dans  l'ef- 
prit;  &  quand  il  reftsroit  l'étendue  , 
c'eft-à-dire  une  portion  de  l'efpace ,  il 
faudroit  encore  favoir  fi  cette  portion 
de  l'efpace  ,  &  l'efpace  même  ,  font 
quelque  chofe  de  réel  (  a  )  ?  Qu'eft-ce 
donc  que  hfubflance  de  la  matière  ? 

(a)  Voy«i  plus  bas  VEclairciJJ'emcnt  fur  l'efpaci 
&  fur  le  tems* 


<%   >«'*K'«v>!:*x':'  ^ 


fur  les  EUmens  de  Phllofophie.   1 1  y 


§.  VIII. 

Eclaircijfement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  60  ,  de  la  dijliridion 
de  Vame  &  du  corps. 

PLus  on  creufe  la  queftiori  de  la 
distinction  du  corps  &  de  l'ame , 
plus  elle  offre  de  matière  à  la  médita- 
tion du  Philo fophe.  Convenons  d'a- 
bord ,  qu'il  n'y  a  en  effet  aucun  rapport 
apparent  entre  l'étendue  &  la  penfée. 
Un  bloc  de  marbre  ne  paroît  ni  doué 
ni  fufceptible  de  fenfation  ,  d'idée ,  de 
volonté  :  entre  la  matière  qui  forme 
ce  bloc  de  marbre  &:  celle  qui  forme 
le  corps  humain  ,  il  n'y  a  ou  il  ne  pa- 
roît y  avoir  que  des  différences  pure- 
ment matérielles,  quant  à  la  figure  ,  à 
la  couleur ,  à  la  mollette  ou  à  la  dureté 
des  parties ,  &  à  la  fluidité  de  quelques- 
unes  ;la  différence  eft  encore  moindre, 
quant  au  matériel ,  entre  le  corps  hu- 
main &  un  automate  qui  en  imiteroit 
certaines  fondions  ,  tel  que  la  mécha- 
nique  en  produit  quelquefois.  Pourquoi 

F  iij 


•I 2  6  Edaircijjemcns 

donc  l'un  a-t-il  le  fentiment  6c  la  pen- 
fée  ,  tandis  que  l'autre  en  eft  privé  ? 
Quelle  différence  paroît-il  y  avoir  entre 
la  main  d'un  cadavre  expofée  au  feu  , 
6c  celle  d'un  homme  vivant  qui  y  efi 
expofée  de  même  ,  fi  ce  n'eft  le  mou- 
vement du  fang  qui  eft  arrêté  dans  la 
première  ?  Et  quel  rapport  ce  mouve- 
ment du  fang  paroît-il  avoir  avec  la  fen- 
fation  que  l'homme  vivant  éprouve  , 
tandis  que  le  cadavre  en  eft  privé  ?  Ces 
réflexions  fi  flmples  ne  fuffifent-elles  pas 
pour  prouver  ,  que  le  fentiment  &  la 
penfée  appartiennent  à  un  principe  dif- 
férent de  la  matière  ? 

Mais  d'un  autre  côté,  ont  dit  pîu- 
fieurs  Philofophes ,  «  û  la  matière  6c 
»  la  fubftance  penfante  n'ont  rien  de 
»  commun ,  pourquoi  l'accroiiTement  r 
»  le  dépériffement ,  l'altération  ,  6c  en 
»  général  la  perfection  ou  la  force  plus 
»  ou  moins  grande  de  nos  organes  9 
»  a-t-elle  une  influence  fi  marquée  fur 
»  nos  fenfations  ,  nos  affections  6c  nos 
f>  idées  ?  Comment  concevoir  d'ailleurs 
»  que  deux  fubftances  qu'on  fuppofe 
»  abfolument  différentes  ,  6c  n'ayant 
»  entr'elles  rien  de  commun  ,  puiflent 
»  avoir  Tune  fur  l'autre  une   aclioa 


fur  les  Elèmens  de  Philofophîe.  i  vj 
»  réciproque  fi  forte  &  fi  fenfible  ? 
»  Quelle  différence  enfin  pouvons* 
»  nous  concevoir  ,  du  moins  d'après 
»  les  notions  que  l'habitude  nous  a  fait 
»  acquérir  ,  entre  le  néant  abfolu ,  Se 
»  un  être  qui  ne  feroit  point  matière  ? 
»  On  dit ,  pour  prévenir  cette  objec- 
»  tion ,  que  la  penfée  ,  la  volonté  ,  ne 
»  font  ni  longues  ,  ni  larges  ,  ni  colo- 
»  rées  ,  &:  cependant  font  quelque 
«  chofe.  Cela  eft  vrai  ;  mais  le  mouve- 
»  ment ,  la  pefanteur  ?  &c.  ne  font  non 
»  plus  ni  longs ,  ni  larges  ,  ni  colorés  , 
»  &C  cependant  font  quelque  chofe  ,  &: 
»  en  même  tems  appartiennent  à  la 
»  matière.  La  difficulté  n'efï  pas  de  con- 
»  cevoir  des  modifications  qui  foient 
»  privées  d'étendue  ,  mais  de  conce- 
»  voir  que  le  fujet  qui  reçoit  ces  mo- 
»  dirications  ne  foit  pas  étendu.  D'ail- 
»  leurs  fi  la  matière  efl  distinguée  du 
»  principe  qui  penfe  ,  qui  fent  6c  qui 
»  veut ,  &  fi  en  même  tems  ce  prin- 
»  cipe  qui  penfe ,  qui  fent  &  qui  veut, 
*>  efr  individuellement  le  même  ,  pour- 
»  quoi  d'un  côté  rapportons  -  nous 
»  comme  par  un  inflincl  invincible  nos 
»  fenfations  aux  différentes  parties  de 
»  notre  corps  qui  en  font  l'organe  ,  Se 

F  iv 


1 1?  E  clair ciffemtns 

»  pourquoi  de  l'autre  ne  rapportons* 
»  nous  jamais  la  volonté  à  aucune  par- 
»  tie  de  notre  corps ,  même  à  celle  qui 
»  pourroit  en  être  l'objet ,  par  exemple 
»  aux  pieds  la  volonté  de  marcher , 
»  comme  nous  rapportons  aux  pieds 
»  le  chaud ,  le  froid  que  nous  y  (en- 
»  tons  ?  Plus  on  approfondit  toutes  ces 
»  questions  ,  plus  on  s'y  perd  ». 

Telles  font  les  raifons  de  certains 
Philofophes  pour  douter  de  la  fpiritua- 
lité  de  l'ame.  Mais  ôtent-elles  quelque 
force  aux  preuves  que  nous  avons  don- 
nées plus  haut  de  cette  fpiritualité  ?  Le 
fage  fe  bornera  feulement  à  tirer  de  ces 
doutes  deux  concluions  9  l'une  fpécula- 
tive  y  l'autre  pratique.  La  première ,  c'eft 
que  d'après  le  peu  de  connohTance  que 
nous  avons  de  l'eUence  de  la  matière  , 
&:  d'après  l'obfcurité  même  de  l'idée 
fous  laquelle  nous  nous  la  repréfen- 
tons  ,  il  feroit  téméraire  (la  religion 
même  étant  mife  à  part)  d'affirmer  que 
la  penfée  ck  le  fentiment  piuTent  lui 
appartenir*  La  féconde  ,  c'efî.  que  le 
fage  ,  perfuadé  de  l'influence  de  nos 
organes  fur  le  principe  qui  fent  &  qui 
penfe  en  nous ,  doit  veiller  avec  foin  à 
Ja  confervation  6c  au  ménagement  ds 


fur  les  Elèmens  de  Phllofopkle,  i 19 
ces  mêmes  organes.  Quand  le  Phyfique 
eft  chez  nous  en  bon  état ,  tout  va  bien 
pour  l'ordinaire  :  du  moins  eft-il  cer- 
tain ,  que  fi  nos  afTe&ions ,  nos  fenti- 
mens ,  6c  fur-tout  les  événemens  qui  les 
produifent ,  ne  dépendent  pas  de  nous  , 
le  Phyfique  de  notre  machine  en  dé- 
pend beaucoup  davantage  ;  6c  c'eft  fur 
ce  Phyfique  que  le  fage  peut  6c  doit 
veiller ,  foit  pour  adoucir ,  loit  pour  pré- 
venir l'effet  des  fentimens  fâcheux.  La 
région  de  l'eftomac ,  comme  on  l'a  déjà 
dit  plus  haut,  efl  le  fiege  fenfible  des 
afFedions  vives  6c  profondes  ;  6c  Par- 
menide  ,  qui  au  rapport  de  Plutarque  , 
mettoitle  fiege  de  l'ame  dans  l'eftomac, 
n'avoit  peut-être  pas  tort  à  certains 
égards.  Au  fond,  cette  queftion  dujîege 
de  Came ,  eft  une  des  chimères  de  la  Phi- 
lofophie  ancienne  6c  moderne  ;  car 
puifque  l'on  convient  que  la  faculté  de 
ientir  appartient  à  l'ame  ,  6c  puifque 
cette  faculté  eft  mife  en  action  par  tou- 
tes les  parties  de  notre  corps  7  pour- 
quoi vouloir  placer  Lame  dans  une  par- 
tie plutôt  que  dans  une  autre  ?  Elle  eft 
par -tout  ck  nulle  part.  Mais  revenons 
à  cette  région  de  l'eftomac  7  fiege  de 
nos  affe&ions  >  qu'en  faut-il  conclure? 

F  v 


i  ^o  Eclair  ci ffimzns 

Que  c'eft  fur  cette  région  qu'il  faut  veïf- 
1er  ,  que  c'eft  ce  vifcere  qu'il  faut  mé- 
nager ,  fur-tout  dans  les  momens  d'in- 
quiétude ,  de  trille fle ,  &  de  paillon  vio- 
lente ;  il  faut  alors  fe  traiter  comme  fi 
on  avoit  la  fièvre  ,  &  s'abflenir  de  tout 
ce  qui  pourroit  arrêter ,  troubler  ,  ou 
rendre  plus  pénibles  les  fonctions  d'une 
partie  fi  importante  à  l'état  de  notre 
ame.  Cet  aphorifme  eit ,  je  crois ,  un  des 
plus  utiles  de  la  Médecine  préfervative. 

Mais  ne  bornons  pas  là  notre  apho* 
rifme  ;  &c  concluons  de  l'influence  ré- 
ciproque du  corps  &  de  l'ame ,  que  la 
devife  du  fage  doit  être  en  général  , 
veille  fur  ton  corps.  C'étoit  la  maxime  de 
Defcartes ,  &  il  la  mettoit  en  pratique  ; 
jamais  de  veilles  ,  jamais  d'excès  d'au- 
cune efpece ,  jamais  en  un  mot  de  pri- 
vation volontaire  de  ce  qui  pouvoit 
améliorer  fon  exiflence  phyfique  ,  ni 
d'ufage  immodéré  de  ce  qui  pouvoit  la 
lui  rendre  agréable.  Il  fe  démentit  de 
cette  maxime  quand  il  facrifia  à  Chrif- 
tine  fa  liberté  ;  il  dérangea  fa  manière 
de  vivre  ;  &  n'ayant  jamais  été  malade 
dans  les  marais  de  la  Hollande  9  il  mou- 
rut à  cinquante  ans  dans  un  palais. 
Ce  que  nous  venons  de  dire  de  la 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  131 
Philo fophie  pratique  de  Defcartes ,  nous 
donnera  occalion  de  taire  quelques  ré- 
flexions fur  fa  Philo  fophie  fpéculative  ; 
réflexions  d'autant  moins  déplacées  , 
qu'elles  appartiennent  au  fujet  que  nous 
traitons.  Plus  on  examine  les  différens 
points  de  la  Métaphyfique  Cartéfienne  , 
plus  on  voit  que  fon  illuitre  Auteur  a 
été  le  plus  hardi  fans  doute  ,  mais  le 
plus  conféquent  peut-être  de  tous  les 
Philofophes  dans  (es  idées ,  comme 
il  l'a  été  dans  {qs  maximes  de  con- 
duite jufqu'aux  fix  derniers  mois  de  fa 
vie.  Pour  fe  convaincre  de  ce  que  nous 
avançons  ,  qu'on  confklere  la  liaifon 
intime  de  tous  les  points  de  fa  Méta- 
phyfique. La  penfee  ni  le  jentiment  ne 
peuvent  appartenir  à  F  étendue  ;  voilà  d'où 
il  part.  Donc  >  conclut  -  il ,  le  principe, 
qui  penje  &  qui  Cent  en  nous  ejl  une  fitbf- 
tance  abjblument  dijlinguée  de  L'étendue  ?  & 
qui  na  ni  ne  peut  avoir  par  lui-même  rien 
de  commun  avec  la  matière.  Donc  f  union 
du  corps  &  de  Pâme  ne  peut  confijler  dans 
aucune  influence  mutuelle  que  ces  deux 
fubflances  aient  par  cllcs-mcme^  l'une  fur 
l'autre  ,  mais  dans  un  décret  di  Dieu  9 
par  lequel  il  a  ordonné  qu  à  Uoceafan  de 
tel  mouvement  ou  de  telle  impre.fjwn  dans 

F  vj 


1 3 1  Eclairciffemens 

U  corps  ,  Pâme  auroit  telle  penfie  ou  telle 
fenfation  ;  &  réciproquement  quà  Pocca- 
Jion  de  telle  difpojition  dans  lame ,  telU 
impreffion  jerou  produite  dans  le  corps. 
De  plus  les  fenfations  ,  qui  ne  font  que 
dans  P  ame  ffuppofcnt  néanmoins  une  im- 
preffion  dans  le  corps  qui  les  produit  ;  donc 
quoique  les  fenfations  ne  puijjent  appar- 
tenir quà  lame ,  elles  ne  lui  appartiennent 
pas  nécefjairement ,  puifque  Pexifence  de~ 
Pâme  ejl  indépendante  de  celle  du  corps  , 
&  quune  ame  qui  ne  feroit  point  unie  à 
un  corps  par  une  volonté  particulière  de- 
Dieu  ,  n  auroit  point  de  fenfations.  Or  il 
ne  peut  y  avoir  dans  Pâme  que  Jènfation 
&  penfée.  Donc  puifque  la  Jenfation  riefl 
pas  efjentielle  à  P ame  ,  il  s  enfuit  que  la 
p enfée lui  ejl  ejfentie lie. Donc  i°.  Pamepenfe 
toujours  ,  puifquelle  ne  peut  exifler  fans 
te  qui  lui  ejl  ejjentieL  2.°.  Lame  nef  au- 
tre chef  que  la  penfée ,  puifque  fi  on  con- 
çoit un  être  penj'ant ,  &  quonfaff'e  enfuite. 
ab fraction  de  la  penfée ,  ce  que  Pon  avoit 
conçu  fe  réduit  à  rien.  Et  qu'on  ne  dife 
pas  que  cet  être  r  non  penfant  &  non  [en- 
tant par  la  fuppojition  ,.  pourra  encore- 
avoir  une  volonté  ;  car  toute  volonté  fup- 
pojè  une  penfée.  En  un  mot  la  penfée  ejl 
la  jlule  cJioJe  dont  on  m  puife  fuppojèr 


fur  les  Elimens  de  Philofophïe.  1 3  5 
f  ue  Vame  foit  privée  7  &  avec  la  penfée 
feule  elle  peut  être  imaginée  existante  ;  donc 
lyame  &  la  penfée  font  la  même  chofe  ;  donc 
lafenfation,  la  volonté ,  &  toutes  les  au- 
tres affections  de  Came  y  ne  font  point  dif- 
férentes de  la  penfée  mime ,  ou  plutôt  ne 
font  que  la  penfée  modifiée  différemmeiit. 
De  plus  ,  puifque  V ame  na  par  elle-même 
rien  de  commun  avec  le  corps  ,  donc  elle 
peut  fubfifi.tr  quand  le  corps  efl  détruit* 
Donc  elle  doit  fubjijler  en  effet  ;  car  le 
corps  même  n'efi  pas  proprement  détruit , 
Ces  parties  font  feulement  définies  les  unes 
des  autres ,  &  réunies  à  d'autres  portions 
de  matière  ;  rame  au  contraire  ne  pourroit 
être  détruite  fans  être  anéantie  ;  &  pour" 
quoi  Dieu  U  anêantiroit  ~  il ,  lorfquil  na- 
néantit  pas  le  corps  même  ,  dont  par  fit 
nature  elle  ef  indépendante  9  &  dont  lefi 
fence  ef  beaucoup  moins  noble ,  &  un  ou- 
vrage beaucoup  moins  digne  du  Créateur  ? 
Dame  ejl  donc  immortelle.  Or  la  foi  nous 
apprend  que  dans  les  animaux  tout  périt 
éivec  eux.  Il  n'y  a  donc  réellement  dans  les 
animaux  aucun  principe  fpirituel  &  di  (lin- 
gué  de  la  matière  ;  donc  puifque  lafenfation9 
la  penfée ,  &  la  volonté  ne  peuvent  ap- 
partenir à  la  madère  9  les  animaux  n'ont 
quên  apparence  des  pmfées  7  des  fenfa- 


134  Ec  lai  rciffe  mens 

dons  ,  des  volontés.  Donc  les  animaux 

font  des  machines. 

Toutes  ces  conféquences  tiennent , 
ce  me  femble ,  très-fortement  les  unes 
aux  autres  ;  &  il  paroît  difficile  d'en 
attaquer  aucune  ,  fans  que  le  coup 
porte  de  proche  en  proche  au  prin- 
cipe d'où  Defcartes  eu  parti  ,  que  la, 
penfée  ne  peut  appartenir  à  l'étendue.  Il 
faut  pourtant  avouer  que  parmi  ces 
conféquences  il  y  en  a  plufieurs  qui 
font  au  moins  douteufes  ,  &  .quelques- 
unes  ,  comme  celle  du  machinifme  des 
bêtes,  qui  font  révoltantes.  En  conclu- 
rons-nous que  le  principe  fondamental 
n'eft  pas  vrai?  A  Dieu  ne  plaife  ;  mais 
voici ,  ce  me  femble  ,  la  manière  dont 
le  fage  doit  raifonner.  L'expérience  fem- 
ble d'un  côté  me  porter  à  regarder  mon 
ame  &  mon  corps  comme  ne  faifant 
qu'une  fubftance  ;  le  raifonnement  d'un 
autre  côté  me  donne  de  fortes  preuves 
de  la  différence  de  l'un  &  de  l'autre  ; 
la  religion  vient  à  l'appui  de  ces  der- 
nières ;  c'efl  donc  à  elles  feules  qu'il 
faut  m'en  tenir. 

Ceci  ne  contredit  point  ce  que  nous 
avons  dit  ailleurs,  que  la  fpiritualité  de 
Pâme  eitune  vérité  qui  eft  du  reifort  de 


fur  les  Elcmens  de  Philojbphîe.  135 
la  raifon.  Elle  Pefl  en  effet ,  puifque  la 
raifon  en  fournit  les  preuves  ;  mais  la 
foi  efl  néceffaire  pour  faire  le  complé- 
ment de  ces  preuves ,  auxquelles  même 
elle  n'ajoute  proprement  rien  ,  qu'en 
nous  affluant  que  la  force  des  preuves 
efl  réelle  ,  &c  que  celle  des  objections 
n'en1  qu'apparente,  6c  en  nous  donnant 
ainfi  le  moyen  de  nous  décider  entre  les 
unes  &c  les  autres. 

En  vain  diroit-011 ,  que  fuivant  l'opi- 
nion de  quelques  fa  van  s  hommes ,  très- 
attachés  d'ailleurs  à  la  Religion ,  la  fpiri- 
tualité  de  Pâme  n'efl  énoncée  claire- 
ment en  aucun  endroit  de  l'Ecriture  y 
&:  par  conféquent  ne  nous  efl  point 
confirmée  par  la  révélation.  Mettant 
cette  difcuffion  à  part ,  l'objecfion  dont 
il  s'agit  efl  bonne  tout  au  plus  pour  ceux 
qui  bornent  la  révélation  à  l'Ecriture , 
mais  non  pour  ceux  qui  y  joignent  l'au- 
torité de  PEglife  ,  deflinée  à  fupléer  à 
l'Ecriture  quand  elle  ne  s'explique  point, 
ou  ne  s'explique  pas  affez  :  or  cette  der- 
nière autorité  ne  nous  laiffe  aucun  doute 
fur  la  fpiritualité  de  notre  ame. 

On  auroit  donc  très-grand  tort  (& 
ceci  foit  dit  en  général  pour  toutes  les 
queftions  métaphyfiques  dont  l'examen 


f$6  Edalrcijfcmens 

tient  à  la  Religion  )  d'accufer  de  maté- 
rialifme  un  Philofophe  qui  compareroit 
&  balanceroit  les  preuves  de  la  fpiri- 
tualité  de  l'ame  avec  les  objections 
qu'on  y  oppofe.  Il  fuffit  qu'après  avoir 
reconnu  6c  fait  fentir  la  force  des  preu- 
ves ,  il  y  ajoute  la  foi  pour  faire  pen- 
cher évidemment  la  balance  en  leur 
faveur.  Oui,  je  ne  crains  point  de  le 
dire  ,  &  je  ne  vois  pas  comment  la  Re- 
ligion ,  fi  jaloufe  de  fa  fupériorité  fur  la 
raifon  humaine  ,  pourroit  s'en  orTenfer 
ou  s'en  alarmer;  la  foi  efl  indifpenfa- 
ble  dans  la  plupart  de  ces  queftions  mé- 
taphyfiques ,  non  pour  nous  éclairer, 
mais  pour  nous  décider  entièrement  :  la 
raifon  allume  le  flambeau  ;  c'eït  à  la  foi 
à  le  recevoir  d'elle  ,  à  l'entretenir ,  & 
à  empêcher  l'erreur  de  fouffler  defYus. 
Combien  de  vérités  fur  lefquelles  nous 
ne  pouvons  prononcer  définitivement 
qu'avec  ce  fe cours  ?  Pcfons  &c  exami- 
nons toutes  les  preuves  que  la  Philofo- 
phie  nous  fournit  de  la  fpiritualité  de 
l'ame ,  de  fon  immortalité ,  de  la  liberté 
de  l'homme  ,  &c  par  conféquent  de  fes 
obligations  morales  ;  appliquons  toutes 
ces  preuves  aux  animaux  ,  nous  ferons 
étonnés  des  conféquences  abfurdes  dans 


fur  Us  Ellmms  di  Phllofoplùc.  1 37 
lefquelles  elles  nous  précipiteraient,  fi  la 
foi  ne  venoit  au  fecours  de  la  raifon  qui 
s'égare  ,  &:  ne  lui  montroit  les  bornes 
où  elle  doit  s'arrêter ,  en  lui  apprenant 
la  différence  que  le  Créateur  a  jugé  à  pro- 
pos de  mettre  entre  l'homme  6c  la  bête. 
Voici  encore  une  queftion  ,  dont  la 
folution  tient  plus  qu'on  ne  penfe  à  celle 
de  la  difHn&ion  du  corps  &c  de  l'ame.  Si 
l'ame  eft  différente  du  corps  ,  fi  c'efl 
une  fubftance  {impie,  comment  conce- 
voir l'inégalité  des  efprits  ?  Il  vaudroit 
autant  dire  que  les  points  mathématiques 
font  inégaux  ;  l'égalité  naturelle  des  ef- 
prits paroît  donc  une  fuite  inconteflable 
de  la  diftinclion  des  deux  fubffances. 
Ce  qu'il  y  a  de  fingulier ,  c'efl  qu'un  Phi- 
lofophe  ,  qui  dans  un  ouvrage  célèbre 
a  foutenu  cette  égalité  primitive  des  ef- 
prits ,  a  été  accusé  &.  condamné  même 
comme  Matérialifte  ,  tant  fes  adverfaires 
ont  été  conféquents.  Mais  fi  ce  Philofo- 
phe  n'a  pu  effuyer  à  ce  fujet  une  que- 
relle légitime  de  la  part  des  Théologiens, 
il  n'a  pas  été  dans  le  même  cas  à  l'égard 
des  Philo fophes.  Car  il  paroît  avoir  pré- 
tendu non-feulement  que  telle  ame  prife 
en  elle-même  eft  égale  à  telle  autre  , 
opinion  qu'il  paroît  difficile  de  réfuter  9 


138  Eclaircijjemens 

quand  on  admet  la  différence  de  l'ame 
&:  du  corps  ;  mais  que  telle  ame  unie  à 
tel  corps  eu  mfceptible  des  mêmes  idées, 
des  mêmes  connohTances ,  des  mêmes 
talens  ,  des  mêmes  parlions  ,  de  la  mê- 
me perfection  que  telle  autre  ,  unie  à 
tel  autre  corps.  Pour  admettre  cette 
opinion  ,  il  faudroit  ,  ce  me  femble , 
ignorer ,  combien  d'une  part  notre  ame 
eu.  dépendante  de  nos  organes ,  &  com- 
bien de  l'autre  les  organes  de  deux  hom- 
mes différent  de  perfection  entr'eux , 
antérieurement  à  toute  éducation  ;  deux 
vérités  que  l'expérience  prouve  incon- 
testablement. D'ailleurs  (ck  ceci  foit 
dit  par  manière  de  remontrance  aux 
Philofophes  qui  s'épuifent  en  raifonne- 
mens  fur  des  queffions  inutiles  )  qu'im- 
porte ii  les  efprits ,  foit  en  eux-mêmes , 
ïbit  unis  au  corps ,  font  égaux  ou  iné- 
gaux entr'eux ,  &:  fufceptibles  des  mê- 
mes idées  ,  des  mêmes  talens ,  des  mê- 
mes vertus  ?  A  quoi  bon  agiter  cette 
queftion ,  dont  la  folution  ne  peut  être 
d'aucune  utilité  pratique  ,  puifque  dans 
le  fait  les  efprits  des  hommes  font 
réellement  très  -  inégaux  dans  leurs 
productions ,  &c  qu'aucun  fyfîême  ne 
pourra  jamais  les  rendre  égaux  à  cet 


fur  les  EUmcns  de  Phllcfophle.  139 
égard  ?  L'éducation  peut  feulement  di- 
minuer jusqu'à  un  certain  point  cette 
inégalité.  Si  c'eft  là  toute  la  conféquence 
pratique  qu'on  veut  tirer  du  fyftême  de 
l'égalité  primordiale  des  efprits ,  cette 
conféquence  efl  vraie  indépendamment 
du  fyflême  ;  car  il  eft  évident  par  l'expé- 
rience ,  que  foit  que  les  eiprits  foient 
égaux  ou  non  par  leur  nature  ,  l'éduca- 
tion peut  les  perfectionner ,  ou  par  le 
nombre  &;  le  genre  des  idées  qu'elle 
procure,  ou  par  le  degré  de  perfection 
qu'elle  peut  ajouter  aux  organes.  Mais 
prétendre  que  deux  hommes  ,  diffé- 
remment conititués  &C  organifés  ,  &t 
placés  d'ailleurs  dans  les  mêmes  circons- 
tances à  chaque  inftant  de  leur  vie  ? 
produiront  abiblument  les  mêmes  cho- 
ies ,  c'eft  prétendre  que  deux  hommes  , 
l'un  foible  ,  l'autre  robufle ,  placés  dans 
les  mêmes  circonitances  ,  &  élevés  de 
même  ,  feront  capables  des  mêmes 
aclions  de  force  corporelle. 

Autre  difficulté  ;  car  dans  cette  ma- 
tière ténébreufe  tout  en  fourmille.  Si  les 
âmes  des  hommes  font  égales  par  leur 
nature ,  &c  ft  la  différence  de  leurs  idées 
&  de  leurs  qualités  tient  uniquement 
à  celle  des  organes ,  pourquoi  Famé  des 


140  E  clair cijjcmens 

bêtes  ne  feroit  -  elle  pas  égale  par  fa  na- 
ture à  celle  des  hommes?  Etfi  ellel'eft, 
pourquoi  la  différence  de  fort  qu'elle 
éprouve  ?  Voilà  encore  de  l'occupation 
pour  les  Métaphyficiens,  au  moins  pour 
ceux  qui  n'auront  rien  de  mieux  à  faire , 
que  de  chercher  à  réfoudre  de  pareilles 
questions  fans  y  pouvoir  réufîir. 

Donnons  encore  à  cette  occasion 
une  nouvelle  preuve  de  Pefprit  confé- 
quent  de  Defcartes.  «  L'ame ,  difoit-il , 
»  efl  effentiellement  différente  de  la 
»  matière.  Elle  doit  donc  avoir  des  idées 
»  qui  en  foient  indépendantes.  Elle  doit 
»  donc  avoir  des  idées  innées».  Cette 
conféquence ,  fi  elle  n'en1  pas  démonftra- 
îive  ,  eft  au  moins  bien  philofophique , 
bien  convenable  &  à  la  dignité  de  notre 
ame ,  &  à  la  grandeur  de  l'Être  qui  l'a 
créée.  Mais  malheure ufe ment  cette  con- 
féquence n'eft.  pas  vraie  ;  Locke  a  dé- 
montré ,  &c  bien  d'autres  après  lui,  que 
toutes  nos  idées ,  même  les  idées  pure- 
ment intellectuelles  ck  morales  ,  vien- 
nent de  nos  fenfations. 

Je  defirerois  feulement,  peut-être 
par  un  excès  de  fcrupule  ,  que  parmi 
les  preuves  invincibles  que  Locke  a 
données  de  cette  vérité ,  il  n'eût  pas  fait 


fur  les  Elèmcns  de  Philojbphie.  i^t 
entrer  la  différente  manière  de  penfer 
des  hommes  &  des  nations  fur  certaines 
vérités  de  morale  ;  je  craindrois  que  cette 
différence  (  qui  n'eft,  que  trop  vraie  ) 
ne  conduisît  certains  efprits  peu  atten- 
tifs à  regarder  ces  vérités  comme  dou- 
teufes.  Je  fais  qu'il  s'en  faut  bien  qu'elles 
le  foient  ;  je  fais  même  qu'il  s'en  faut 
bien  que  l'intention  de  Locke  ait  été 
de  le  faire  croire.  Mais  il  en1  des  objets 
qui  doivent  être  facrés  pour  le  Philofo- 
phe  ,  auxquels  du  moins  il  ne  doit  tou- 
cher qu'avec  une  extrême  circonfpec- 
tion  ,  &  fur  lefquels  il  doit  éviter  de 
donner  même  occafion  à  des  fophifmes. 
D'ailleurs  ,  pour  prouver  qu'il  n'y  a 
point  d'idées  innées  ,  eft-il  néceffaire 
d'obferver  que  les  principes  de  morale 
trouvent  de  la  contradiction  parmi  les 
hommes  ?  Quand  toutes  les  nations  fe- 
roient  parfaitement  d'accord  fur  ces 
principes ,  &  fur  la  manière  de  s'y  con- 
former ,  s'enfuivroit-il  qu'ils  fuffent  innés 
pour  cela?  Il  s'enfuivroit  feulement  que 
les  hommes  ayant  les  mêmes  fenfations, 
ont  dû  être  conduits  de  la  même  ma- 
nière par  ces  fenfations  à  la  connoiffance 
des  vérités  morales.  Je  conviens  que  la 
connoiffance  de  ces  vérités  ne  nous 


14^  EcldlrciJJcmens 

vient  pas  immédiatement  de  nos  fen» 
fations  ;  elle  nous  vient  de  la  ibciété 
que  nous  formons  avec  les  autres  hom- 
mes ,  des  idées  que  cette  fociété  nous 
procure ,  des  befoins  qu'elle  nous  fait 
ientir ,  &:  des  moyens  qu'elle  nous  four- 
nit pour  les  fatisfaire  :  mais  toutes  ces 
connoifTances  mêmes  tiennent  évidem- 
ment à  nos  fenfations  ,  en  dépendent , 
ck  ne  font  acquifes  que  par  ce  fecours. 
C'eft  donc  en  effet  à  nos  fenfations  que 
nous  devons  la  connoiflance  des  vérités 
morales.  En  un  mot  la  connoiifance  des 
vérités  morales  n'eft  fondée  que  fur  la 
notion  du  jufte  &  de  l'injurie;  l'homme 
n'a  l'idée  de  l'injufte  que  parce  qu'il  a 
l'idée  de  fouffrance,  &  il  n'a  l'idée  de 
fouffrance  que  parce  qu'il  a  des  fen- 
fations. 

Mais  s'il  eft  vrai  que  c'efl:  à  nos  fens 
que  nous  devons  primitivement  toutes 
nos  idées  ,  il  n'en1  pas  moins  vrai  que 
c'eït  à  la  ïcciété  qui  nous  unit  aux  au- 
tres hommes  que  nous  devons  immé- 
diatement ,  non  -  feulement ,  comme 
nous  venons  de  le  dire  ,  les  idées  mo- 
rales ,  mais  la  plus  grande  partie  même 
des  notions  purement  fpéculatives.  Il 
ne  faut ,  ce  me  femble ,  pour  s'en  con- 


furies  Elimens  de  Philo fophie.  145 
vaincre  ,  que  réfléchir  fur  la  différence 
énorme  qui  fe  trouve  à  l'égard  des  con- 
noiffances  &  des  lumières  entre  les 
Sauvages  6c  les  peuples  policés.  Qu'au- 
roit  été  le  plus  grand  de  nos  Philofo- 
phes  ,  s'il  eût  été  réduit  aux  feules  idées 
qui  fortoient  du  fond  de  la  nature  ?  N'eft- 
ce  pas  vraiiemblablement  cette  privation 
de  fociété  ,  plus  eue  toute  autre  caufe  , 
qui  réduit  les  animaux  à  un  cercle  d'idées 
ii  étroit  &c  û  borné  ?  Mais  pourquoi  les 
animaux,  avec  des  organes  femblables  à 
ceux  des  hommes  ,  n'ont-ils  pas  le  mê- 
me penchant  que  les  hommes  à  f e  rap- 
procher les  uns  des  autres  ?  Pourquoi 
leur  langue  &  leur  bouche  ,  d'ailleurs  fi 
femblables  à  la  nôtre  en  apparence ,  ne 
forment-elles  pas  des  fons  articulés  ?  Il 
faut  que  les  Philofophes  aient  bien  fenti 
la  difficulté  de  répondre  à  ces  queftions, 
puifque  la  feule  répônfe  qu'ils  y  aient 
faite  jufqu'à  préfent,  c'efr.  que  le  Créa- 
teur a  voulu  que  l'homme  vécût  en  fo- 
ciété ,  &  que  les  animaux  n'y  vécufTent 
pas  ;  réponié  qui  ne  fatisfait  à  rien ,  &c 
qui  pourtant  eu  la  feule  raifonnable;  car 
comment  expliquer  ce  qu'on  ne  com- 
prend pas  ,  fi  ce  n'efr.  en  difant  ;  Dieu 
Va  voulu  ainjî?  Si  les  Philofophes  ont 


144  E  clair ciffemtns 

quelque  chofe  à  fe  reprocher ,  c'efl peut- 
être  de  ne  pas  donner  plus  fouvent  cette 
folution  aux  queflions  qu'on  leur  fait; 
ils  n'en  feraient  pas  plus  ignorans ,  ni 
nous  plus  mal  inftruits  ;  ils  auroient  de 
plus  le  mérite  d'avouer  au  moins  leur 
ignorance  ,  &  nous  celui  de  ne  pas 
chercher  en  vain  à  fortir  de  la  nôtre. 
Que  de  queflions  métaphynques  & 
théologiques  ,  dont  les  Scholaftiques 
prétendent  donner  la  folution  ,  que  le 
vrai  Philofophe  cherche  encore  &  cher- 
chera vraisemblablement  toujours  ?  Que 
d'objections  dont  il  doit  dire  :  Je  fais 
bien  la  réponfe  qu  on  fait  à  cette  difficulté  > 
mais  je  n  y  fais  pas  répondre. 


$.  oc 


fur  les  Elèmens  de  Phllojbphie,    145 


§.  ix. 

Eclaircifjement  fur  ce  qui  a  été  dit 
à  la  page  14J ,  des  différens  fens 
dont  un  même  mot  eflfufceptible. 

LEs  Grammairiens  distinguent  ordi- 
nairement deux  efpeces  de  fens 
dans  les  mots  ;  le  fens  propre  qui  elt 
leur  fignihcation  originaire  &  primitive, 
&  le  fens  figuré  par  lequel  on  détourne 
le  premier  féns  ,  le  fens- propre  ,  en 
l'appliquant  à  un  objet  auquel  il  ne  con- 
vient pas  naturellement  :  par  exemple 
dans  ces  phrafes ,  Y  éclat  de  la  lumière ,  ôc 
V éclat  de  la  vertu ,  éclat  eft  d'abord  pris 
dans  fon  fens  propre  ,  &  enfuite  dans 
fon  fens  figuré.  iMais  il  y  a  outre  le  fens 
propre  &c  le  fens  figuré  9  un  autre  fens 
que  j'appelle  fens  par  extenfion ,  qui  tient 
en  quelque  forte  le  milieu  entre  ces  deux- 
•là.  Ainfi  quand  je  dis  C éclat  de  la  lumière , 
V éclat  du  fon ,  V éclat  de  la  vertu ,  dans  la 
phrafe  l'éclat tdu  fon  ,  le  mot  éclat  eft 
tranfporté  par  extenfion  de  la  lumière 
au  bruit ,  du  fens  de  la  vue  auquel  il  eft 
propre,  au  fens  àe  Fouie  auquel  il  n'ap- 
Tome  Vt  G 


1 46  Eclaircifiemens 

partient  qu'improprement  ;  on  ne  doit 
pourtant  pas  dire  eue  cette  exprefUon  > 
V  éclat  du  fin  \  foit  figurée  ,  parce  que  les 
expreffions  figurées  font  proprement 
l'application  qu'on  fait  à  un  objet  intel- 
lecluel ,  d'un  mot  defliné  à  exprimer  un 
objet  fenfibîe. 

Voici  encore  un  exemple  fimpîe ,  qui 
dans  trois  différentes  parafes  montrera 
d'une  manière  bien  claire  ces  trois  di£ 
ierens  iens  ;  marcher  après  qiulquun  , 
arrïvu  après  V  heure  fixée,  courir  après  les 
honneurs  :  voilà  après  ,  d'abord  dans  fon 
fens  propre  qui  eit  celui  de  fuivre  un 
corps  en  mouvement  ;  enfuite  dans  fon 
fens  par  extenfion  ,  parce  que  dans  la 
phrafe  ,  après  l'heure ,  on  regarde  le  tems 
comme  marchant  &  fuyant ,  pour  ainfi 
dire,  devant  nous  ;  enfin  dans  le  fens 
.  ,  courir  après  les  honneurs,  parce 
que  dans  cette  phrafe  on  regarde  aufïï 
les  honneurs  ,  qui  font  un  être  abftrait, 
comme  un  être  phyûque  fuyant  devant 
celui  qui  le  defire  ,  ck:  cherchant  à  lui 
échapper.  Une  infinité  de  mots  de  la 
langue ,  pris  dans  toutes,  les  clafles  & 
tous  les  genres  ,  peuvenflournir  de  pa- 
reils exemples. 

Il  faut  remarquer  encore  que  le  fens 


# 

fur  les  Elèmens  de  Philofophle.    r  47 

propre  des  mots  à  un  ufage  fixe ,  déter- 
miné &:  unique  ,  enforte  qu'il  n'y  a 
jamais  qu'une  feule  efpece  de  phraie  , 
où  l'on  puiffe  employer  ce  fens  propre  ; 
au  lieu  que  le  fens  par  extenfion  ce  le 
iens  figuré  peuvent  avoir  différentes 
acceptions  ,  différentes  nuances  ,  lé  di- 
verfifîer  plus  ou  moins  dans  ces  nuances 
&  ces  acceptions  ,  &c  par  coniéquent 
entrer  dans  différentes  fortes  de  phrafes. 
Pour  diilinguer  ces  nuances  &  ces  ac- 
ceptions différentes  ,  d'abord  dans  le 
fens  par  extenfion  ,  enfuite  dans  le  fens 
figuré ,  il  faut  commencer  par  définir  les 
mots  dans  leur  fens  propre  le  plus  ref- 
traint  &c  le  plus  rigoureux ,  ck  parcourir 
enfuite  par  degrés  toutes  les  nuances 
que  ce  premier  fens  a  produites  pour 
exprimer  d'autres  idées.  Par  exemple , 
donner  fignifie  proprement  &  dans  fon 
fens  primitif  mettre  quelque  chofe  de  fa 
main  dans  celle  d'un  autre  :  dans  la 
phrafe  donner  un  ècu  à  quelqu'un  ,  donner 
eft  pris  dans  ce  fens  propre  tk  primitif; 
dans  donner  des  coups  d'éfée  ,  le  fens 
propre  &c  primitif  commence  à  rece- 
voir un  peu  plus  d'extenfion  ,  parce 
qu'on  donne  à  la  vérité  de  fa  main  ,  mais 
non  plus  dans  celle  d'un  autre  ;  dans 

Gij 


1 48  E  clair  ci ffe  mens 

donner  une  maifon  ,  encore  davantage  ', 
parce  qu'on  ne  donne  plus  ni  de  Ta  main, 
ni  dans  celle  d'un  autre;  dans  donner fes 
ouvrages  au  public  ,  encore  davantage , 
parce  que  le  public  ,  letre  à  qui  l'on 
donne ,  n'eft  plus  comme  dans  les  exem- 
ples précédens ,  un  individu  phyfique  , 
mais  une  collection  d'individus  qui  eft 
une  efpece  d'être  abfïrait  ;  enfin  dans 
donner  fin  eflime ,  fin  affection ,  l'expref- 
fton  devient  tout-à-fait  figurée  ,  parce 
que  V eflime  ,  V  affection ,  font  des  êtres 
abfolument  métaphyfiques  &  intellec- 
tuels. De  même  dans  ces  phrafes ,  fentir 
une  odeur ,  fentir  de  la  réjijlance ,  fentir  de 
la  douleur ,  fentir  de  V amour ,  fentir  de 
V amitié  pour  quelqu 'un ,  fentir  un  affront, 
fentir  la  force  d'un  raifonnement  ;  voilà 
d'abord  fentir  dans  fon  fens  propre  &C 
primitif ,  fentir  une  odeur  ;  enfuite  dans 
fes  dirïérens  fens  par  extenfion ,  enfin 
dans  fes  différens  fens  figurés.  Les  fens 
par  extenfion  font  ;  fentir  de  la  réf fiance  , 
qui  fe  rapporte  comme  dans  le  premier 
fens  à  un  objet  extérieur  &  fenfible  , 
mais  différent ,  par  fa  nature  &C  par  fon 
a&ion  ,  d'un  corps  odoriférant  ;  fentir 
de  la  douleur,  qui  exprime  une  fenfation, 
mais  une  fenfation  dont  l'objet  peut  ae 


fur  les  EUmens  de  Pkilojbpkie.  1 49 
pas  exifter  hors  de  nous-mêmes;  de-là 
le  fens  par  extenfion  s'unit  au  fens  figuré 
dans  fcntir  de  l"  amour ,  qui  exprime  à  la 
fois  une  fenfation  &  une  affe&ion  de 
l'ame,  &£  qui  par  la  fenfation  appartient 
au  fens  par  exteniion  ,  6c  par  l'affeclion 
de  l'ame  au  fens  figuré  ;  enfuite  ce  (ens 
figuré  fe  trouve  feul  dans  fcntir  de.  P ami- 
tié ,  qui  n'exprime  plus  qu'une  pure 
affe&ion  de  l'ame  ;  dans  fcntir  de  V affront , 
qui  exprime  une  affe&ion  de  l'ame  ,  que 
la  réflexion  occafionne  &  qu'elle  accom- 
pagne ;  .&  en  tin  chnsfe/ztir  la  force  d'un, 
raifonnement ,  qui  n'a  rapport  qu'à  la 
réflexion  fimple. 

Ce  dernier  exemple  tiré  du  mot fentir, 
fait  voir  bien  clairement ,  ce  me  femble, 
la  filiation  des  différentes  acceptions 
d'un  même  mot,  &  comment  ces  accep- 
tions nauTent  les  unes  des  autres  ,  cha- 
que acception  nouvelle  tenant  toujours 
à  l'acception  précédente  par  quelque 
chofe  qui  leur  en1  commun. 

Il  Vlj  a  peut-être  dans  la  langue  aucun 
mot,  îufceptible  de  plufieiirs  iens  diffé- 
rens  ,  dont  on  ne  puhTe  rapporter  ainfî 
les  différentes  acceptions  à  un  premier 
fens  propre  &  primitif,  en  examinant 
la  manière  dont  ce  fens  propre  s'en: 

G  iij 


i^O  EclairclJJemens 

en  quelque  forte  dénaturé  par  des  nuan* 
ces  &  des  gradations  fucceffives  dans 
toutes  les  autres  acceptions.  Il  eft  au 
moins  certain  qu'on  peut  faire  d'une  in- 
finité de  mots  de  la  langue  la  même  ana- 
lyfe  que  nous  venons  de  faire  du  mot 
fintir  ;  &  ce  feroit ,  ce  me  femble  ,  un 
ouvrage  très-philofophique  &  très-utile 
qu'un  Dictionnaire  où  on  marqueroit 
ainii  avec  foin  toutes  les  nuances  poffi- 
bles  des  difFérens  fens  dans  lefquels  une 
même  expreflion  peut  être  prife  ,  &  de 
la  manière  dont  ces  différens  fens  font 
nés  les  uns  des  autres. 

Souvent  même  onpourroit  aller  plus 
loin  y  ne  pas  fe  borner  à  une  analyfe 
purement  de  fait ,  ck  ,  pour  ainii  dire  , 
grammaticale ,  ck"  appuyer  cette  analyfe 
fur  des  raifonnemens  approfondis  qui 
motiveroient  &  juftifieroient  l'iifage» 
On  tâcheroitjlorfque  cela  feroit  poflible 
(  car  nous  conviendrons  aifément  que 
cela  ne  le  feroit  pas  toujours  )  de  trou- 
ver par  quelle  raiibn  un  mot  a  été  choifi 
préférablement  à  un  autre  pour  fervir 
(  en  le  détournant  de  fon  fens  propre  ) 
à  exprimer  une  nouvelle  idée  que  ce 
fens  propre  n'enferme  pas  ;  pourquoi , 
par  exemple ,  on  a  mieux  aimé  tranf- 


fur  les  Elimens  de  Pk'rfofopkie.  151 
porter  à  la  fenfation  du  toucher  le  mot 
fentir  pris  de  la  fenfation  de  l'odorat , 
que  les  mots  voir  ou  entendre  pris  de  la 
fenfation  de  la  vue ,  &  de  celle  de  l'ouie, 
quoiqu'au  fond  il  n'y  ait  pas  plus  d'ana- 
logie entre  le  toucher  &  l'odorat  qu'en- 
tre le  toucher  &  le  fens  de  la  vue  ou 
de  l'ouie.  Ne  feroit-ce  point  parce  que 
le  fens  de  la  vue  &:  celui  de  l'ouie  font 
des  fens  qui  font  brufquement  frappés 
par  leur  objet,  &  qui  le  faififlent  tout- 
à-coup ,  au  lieu  que  l'odorat  &c  le  tou- 
cher font  des  fens  qui  ont  b^foin  d'exa- 
miner y  Se  pour  ainfi  dire ,  de  tâtonner 
le  leur  pour  en  bien  juger?  Mais  ,  dira- 
t-on  ,  le  goût  eft  à  cet  égard  dans  le 
même  cas  que  l'odorat  &:  le  toucher , 
c'eft  aufTi  un  fens  qui  tâtonne  ;  &  cepen- 
dant on  ne  dit  point  goûter  une  réjîftance. 
Cela  eft  vrai  ;  mais  remarquons  en  môme 
tems  ,  que  le  goût  eft  une  efpece  de 
toucher  ,  puifqu'il.  s'opère  par  l'applica- 
tion immédiate  de  l'objet  de  la  fenfation 
fur  l'organe  de  la  fenfation  ;  c'eft  pour- 
quoi le  mot  goûter ,  en  tant  qu'il  exprime 
une  fenfation  ,  a  dû  être  borné  à  fon 
fens  propre  ,  à  la  fenfation  du  goût;  fi 
on  diibit  goûter  une  réjîjlanct ,  on  tranf- 
porteroit  mal-à-propos  à  l'effet  du  tour 

G  iv 


1 5  2  Eclaire  iffemens 

cher  en  général,  ce  qui  eft  l'effet  parti- 
culier d'une  efpece  de  toucher  exercé 
fur  une  certaine  partie  de  notre  corps  : 
&C  pour  s'allurer  que  c'eft  en  effet  par 
cette  raifon  qu'on  ne  dit  pas  goûter  une 
refifiance  ,  comme  fentir  une  refifiance  , 
on  n'a  qu'à  confidérer  que  le  mot  fentir  9 
qui  s'applique  au  toucher  en  général  ,. 
s'applique  auiîi  à  l'organe  du  goût,  con- 
fidéré  tout  à  la  fois  &  comme  une  efpece 
de  toucher,  &  comme  un  fens  qui  exa- 
mine &  tâtonne  aufîi  fon  objet  ;  car  on 
dit  très- bien •fintir  quelqm  chofe  fur  la 
langue  ;  une  faveur  qui  Je  fait  bien  fentir  ? 
&;  ainfi  du  reile. 

C'eft.  vraifemblablement  par  u*e  raifon 
analogue  à  celle  qui  vient  d'être  rappor- 
tée ,  qu'on  dit  également  bien  une  lumière 
éclatante  ,  un  fon  éclatant ,  ck  non  une 
odeur ,  une  faveur ,  une  refifiance  éclatante9 
tandis  qu'on  dit  également  bien  une  lu- 
mière forte ,  un  bruit  fort,  une  odeur forte  9 
une  faveur  forte ,  une  refifiance  forte  :  le 
mot  éclatant,  defliné  dans  fon  fens  pro- 
pre à  marquer  l'imprefïlon  fubite  Se  vive 
qu'une  grande  lumière  fait  fur  nos  yeux, 
s'eft  appliqué  par  extenfion  à  l'impref- 
fion  vive  &  fubite  que  fait  fur  nos 
oreilles  un  grand  bruit;  cette  impreffioa 


fur  les  Elimens  de  Philofophle.  ij$ 
dans  les  autres  fens  efl  moins  fubite 
&  moins  brufque  ,  &  prelque  toujours 
accompagnée  d'une  forte  de  tâtonne- 
ment &  d'examen  :  au  contraire  l'idée 
de  force  n'emporte  point  celle  d'une  im- 
preffion  fubite  ,  mais  feulement  d'une 
impreflion  confidérable  ;  tk  voilà  pour- 
quoi elle  s'applique  également  à  tous 
les  fens ,  parce  que  tous  font  également 
fufceptibles  de  ce  genre  d'imprelîion. 

Voilà  un  foible  effai  de  la  manière 
dont  on  pourroit  procéder  dans  le  Dic- 
tionnaire que  nous  propofons  ,  pour 
trouver  les  raifons  du  fens  attaché  par 
extenfion-à  certains  mots  préférable- 
ment  à  d'autres. 

Dans  le  Dictionnaire  dont  il  s'agit , 
on  examineroit  encore  la  raifon  de  l'em- 
ploi d'un  môme  mot  pour  exprimer  des 
idées  abfolument  différentes ,  non-feu- 
lement dans  les  objets  intellectuels  com- 
parés aux  objets  f  enfibles ,  mais  même 
dans  les  objets  fenfibles  comparés  entre 
eux.  Suppofons  qu'on  fe  propofe  d'exa- 
miner l'analogie  de  ces  phrafes  ,  P  éclat 
de  la  lumière ,  les  éclats  d'une  bombe  ,  du 
bois  qui  a  éclaté.  Sans  être  Phyficien  ni 
Philofophe ,  on  regarde  au  moins  confli- 
fément  V éclat  de  la  lumière  comme  pro- 

G  v 


1 54  Eclalrcijfemens 

duit  par  une  efpece  d'élancement  rapide 
émané  du  corps  lumineux  9  ou  occa- 
fionné  par  la  préfence  de  ce  corps  :  on 
a  dit  de  même  les  éclats  d'une  bombe , 
pour  lignifier  les  parties  de  la  bombe 
qui  s'élancent  rapidement  en  fe  déta- 
chant d'elle  ;  d'ailleurs  au  moment  que 
la  bombe  fe  fend  de  la  forte  ,  cette 
fcifîion  de  fes  parties  eft  accompagnée 
d'un  bruit  ,  du  genre  de  ceux  qu'on  a 
nommé  éclatans  ;  nouvelle  raifon  pour 
dire  que  la  bombe  éclate ,  &  pour  ap- 
peller  éclats  les  parties  qui  s'en  échap- 
pent. De -là  6c  par  extenfion  on  dit 
qu'un  içorps  quelconque  éclate  lorfqu'il 
ie  fena  &:  fe  crevé  avec  bruit;  &  par 
une  extenfion  encore  plus  grande ,  on 
dit  que  du  bois  ,  une  pierre  a  éclaté , 
lorfqu'on  y  remarque  des  fentes ,  quoi- 
que ces  fentes  aient  pu  fe  faire  fans 
bruit ,  parce  que  ce  bruit  ayant  lieu  fou- 
vent  dans  les  corps  qui  fe  fendent,  & 
en  particulier  dans  le  bois  &  les  pierres, 
on  fuppofe  qu'il  a  pu  avoir  lieu  dans 
chaque  cas  particulier. 

Au  reite  dans  cette  analyfe  des  diffé- 
rens  fens  des  mots  on  pourroit  encore 
remarquer  les  bizarreries  de  l'ufage;  on 
dit ,  par  exemple  ,  éclater  de  rire  ,  des 


fur  les  Elèmens  de  Philofbphu.  i<< 
éclats  de  rire ,  par  allufion  tout  à  la  fois 
au  bruit  éclatant  que  l'on  fait  en  riant 
avec  force  ,  6c  aux  élancemens  d'une 
bombe  qui  éclate  ;  mais  on  ne  dit  point 
un  rire  éclatant  ?  quoiqu'il  femble  que 
par  les  mêmes  raifons  l'ufage  auroit  pu 
autorifer  cette  exprefîion. 

Telle  eft  la  méthode  qu'il  faudroit 
fuivre  pour  développer  les  différens  fens 
par  extenfion  qu'on  a  donnés  à  un  mê- 
me mot.  A  l'égard  du  fens  figuré  ,  il 
faudroit  remarquer  d'abord  les  expref- 
,  fions  qui  ne  font  en  ufage  que  dans  ce 
feul  fens  ,  quoiqu'originairement  elles 
aient  rapport  à  l'expreffion  d'une  chofe 
fenfible  ,  par  exemple  le  mot  de  bajTeffc 
&c  beaucoup  d'autres  :  il  faudroit  déve- 
lopper outre  cela  (  ce  qui  eft  encore 
plus  digne  d'examen  )  comment  cer- 
taines expreflions  dont  le  fens  propre 
&  primitif  eft  purement  intellectuel , 
ont  été  transportées  à  des  objets  fenfi- 
bles  :  cette  opération  eft  contraire  à  celle 
qui  fe  fait  prefque  toujours  dans  les  lan- 
gues ;  car  pour  l'ordinaire  on  y  trans- 
porte les  mots ,  de  l'ufage  matériel  Se 
fenfible  ,  à  Pufage  intellectuel.  Il  ne  pa- 
roît  pas  douteux  que  le  fens  propre  & 
primitif  du  mot  jujle  ne  foit  cette  notion 

Gvj 


Ij6  Eclaircijfemens 

intelle  Quelle  ,  rendre  à  chacun  ce  qui  lui 
appartient  ;  or  l'idée  d'exa&itude  rigou- 
reufe  que  cette  notion  fuppofe,  a  été  ap- 
pliquée à  des  objets  matériels  &c  à  d'au- 
tres objets  intellectuels  purement  fpécu- 
latifs  ;  frapper  ju  fie  au  but,  un  coup  d'oeil 
jujle ,  une  montre  jujle ,  une  balance  jufie , 
un  calcul  jujle  ,  un  habit  jujle ,  un  efprit 
jufte.Vowr  prouver  que  c'eill'idée  d'exac- 
titude qui  a  occafionné  l'emploi  du  mot 
jujle  dans  toutes  ces  phrafes,  remarquons 
que  dans  toutes  on  peut  fubftituer  au  mot 
jujle  le  mot  exact  ;  frapper  exactement  au 
but,  un  coup  d'œil  exact,  &c.  il  en  faut 
pourtant  excepter  habit  jujle ,  auquel  on 
ne  peut  pas  fubftituer  habit  exact  ;  c'efl 
que  le  mot  exact  emporte  plus  néceffai- 
rement  que  le  mot  jujle  une  forte  d'idée 
d'action  dont  l'habit  n'eil  pas  regardé 
comme  fufceptible;  &  cela  eu  u  vrai, 
que  fi  on  fuppofe  que  l'habit  ait  une  forte 
d'action  ,  alors  le  mot  exact  peut  s'y 
adapter  ;  car  on  dit  ;  un  habit  jujle  ejl  celui 
qui  s'applique  exactement  Jur  le  corps  ; 
parce  que  le  mot  s 'appliquer 'fuppofe  dans 
l'habit  une  efpece  d'action  par  laquelle 
il  vient ,  pour  ainfi  dire  ,  fe  joindre  im- 
médiatement à  la  furface  des  parties  du 
corps  qu'iL  couvre, 


fur  les  Elemens  de  Phllofophic.   1 57 

Il  faudroit  remarquer  enfin  dans  l'ou- 
vrage dont  je  trace  ici  le  plan,  que  parmi 
les  exprefîions  figurées  il  y  en  a  qui  le 
font  plus  ou  moins  félon  que  le  mot  y 
efl  plus  ou  moins  détourné  de  fon  fens 
propre.  Ainfi  campagne  riante  eu  une  ex- 
prefîion  plus  figurée  que  campagne  riche; 
car  dans  ce  dernier  cas  on  ne  fait  que 
tranfporter  à  campagne  l'idée  de  la  ri- 
chefle    qui  appartient  proprement  au 
polTe fleur  ;  ces  idées  campagne,  poflejfeur, 
riche ,  ont  une  analogie  par  laquelle  elles 
fe  tiennent  immédiatement,  &  on  ne 
fait  que  fupprimer  par  la  penfée  celle 
du  milieu  pour  joindre  les  deux  autres  ; 
au  lieu  que  dans  le  premier  cas  (celui 
de  campagne  riante}  on  regarde  la  cam- 
pagne comme  un  être  animé ,  &  ayant 
une  efpece  de  virage;  &  ces  idées  n'ont 
point  entr'elles  d  analogie  ,  ou  n'en  ont 
qu'une  fort  éloignée.  De  même  Mujiqut 
brillante  eu  une  exprefîion  moins  figurée 
que  penfée  brillante  :  car  dans  le  premier, 
cas  l'exprefflon  brillante  n'eft  que  tranf- 
porîée  du  fens  de  la  vue  auquel  elle  efl 
propre  ,  au  fens  de  l'ouie  auquel  elle 
n'appartient  qu'improprement  ;  dans  le 
fécond  cas  le  mot  brillant  eu  tranfporté 
des  objets  fenfibles  à  un  objet  purement 
intelle  ftuel, 


i  ^  S  E claire iffemens 

Qu'on  me  permette  ici  en  parlant  une 
digrefîion  de  quelques  momens  ,  occa- 
lionnée  par  la  phrafe  même  Mufîque 
brillante. ,  que  je  viens  de  citer.  Cette 
analogie  plus  ou  moins  imparfaite  par 
laquelle  on  transporte  au  fens  de  l'ouie 
des  exprefîions  propres  au  fens  de  la 
vue ,  peut  aufîi ,  ce  me  femble  ,  avoir 
lieu  jufqu'à  un  certain  point  dans  la  Mu- 
fîque ,  &C  lui  fournit  des  peintures  (  à 
la  vérité  très-imparfaites)  d'objets  qu'elle 
ne  femble  pas  faite  pour  repréfenter.  Si 
j'avois  à  exprimer  muficalement  le  feu  , 
qui  dans  laieparation  des  Elémens  prend 
la  place  au  plus  haut  lieu  ,  pourquoi  ne 
le  pourrois-je  pas  jufqu'à  un  certain 
point  par  une  fuite  de  fons  qui  iroient 
en  s'élevant  avec  rapidité  ?  Je  prie  les 
Philofophes  de  faire  attention  qu'en  ce 
cas  la  Miifique  ferait  parfaitement  ana- 
logue à  ces  deux  phrafes,  également  ad- 
mifes  dans  la  langue  ;  le  feu  s'élève  avec 
rapidité;  des  fons  qui  s'élèvent  avec  rapi- 
dité. La  Mufîque  ne  fût  autre  chofe  que 
réunir  en  quelque  forte  ces  deux  phra- 
fes dans  un  feul  effet ,  en  mettant  le  fin 
à  la  place  du  feu  :  la  Mufîque  réveille 
en  nous  l'idée  attachée  à  ces  mots  , 
s* élever  avec  rapidité  ;  nous  n'avons  pliftj 
qu'à  la  tranfporter  du  {on  7  qui  eft  l'objet 


fur  les  Elèmens  de  Philojophie.  t  5  9 
matériel  dont  la  Muiique  fe  fert ,  au  feu, 
qui  eït  l'objet  qu'elle  fe  propofe  de 
peindre.  Il  faut  feulement  que  l'auditeur 
toit  averti ,  ou  par  des  paroles ,  ou  par 
le  fpe&acle  ,  ou  par  quelque  chofe 
d'équivalent ,  qu'il  doit  fubfUtuei  l'idée 
de  feu  à  celle  de  fon.  De  même  fi  je 
voulois  peindre  le  lever  du  foleil ,  pour- 
quoi ne  le  pourrois-je  pas  par  une  Mu- 
fique  dont  le  fon  auroit  un  progrès  afîez 
lent ,  mais  iroit  tout  à  la  fois  en  s'éle- 
vant  &:  en  augmentant  d'éclat,  précifé-' 
ment  comme  le  foleil  quand  il  fe  levé  ? 
Cette  Muiique  ne  pourrait  pas  fans 
doute  donner  l'idée  de  la  lumière  &  du 
lever  du  foleil  à  un  aveugle  ;  mais  ne 
fiîffiroit  -  elle  pas  pour  reveiller  cette 
idée  dans  ceux  qui  l'ont  ?  En  un  mot, 
toutes  les  fois  que  la  Mufique  entrepren- 
dra de  peindre  ou  plutôt  de  nous  rap- 
peller  l'idée  d'un  objet  fenfible  qui  n'eft 
pas  un  bruit  phyfique  ,  il  faut ,  ce  me 
îemble  ,  pour  qu'elle  y  réuffifTe  le  moins 
imparfaitement  qu'il  eft  pofîible  ,  qu'en 
fubftituant  au  fon  qu'elle  nous  fait  en- 
tendre ,  l'objet  qu'elle  veut  peindre  ,  on 
puifTe  former  deux  phrafes  oui  foient 
l'une  6k  l'autre  également  admifes  dans 
la  langue  ;  ck  peut-être  pourrait -on 


\6o  Eclaircijjemens 

tirer  de-là  des  conclurions  curieufes  pour 
l'influence  que  la  langue  peut  avoir  fur 
la  Mufique  ,  non  pas  feulement  quant 
à  la  Mufique  chantante  ,  ce  qui  eft  évi- 
dent ,  mais  même  quant  à  la  Mufique 
purement  inftrumentale.  J'imagine  que 
la  peinture  muficale  du  lever  du  foleil , 
telle  que  nous  venons  de  la  propofer , 
paroîtroit  plus  imparfaite  &  prefque 
nulle  à  un  peuple  dont  la  langue  n'ad- 
mettroit  point  ces  façons  de  parler ,  une 
Mufique  brillante  ,  un  fin  éclatant ,  V ac- 
cord ,  l'harmonie  des  couleurs  ,  des  fins  qui 
s'élèvent  rapidement  du  grave  à  l'aigu;  &C 
ainfi  du  refte. 

Je  dirai  plus  ;  les  mêmes  raifons  qui 
font  qu'une  certaine  exprefîîon  eft  com- 
mune au  fens  de  la  vue  &:  de  Pouie , 
fans  l'être  aux  autres  fens  ,  peuvent  fer- 
vir  à  expliquer  pourquoi  la  Mufique  eft 
moins  propre  à  peindre  ce  qui  appar- 
tient à  ces  autres  fens.  Le  fens  de  la  vue 
&  celui  de  Fouie  ont  plus  d'expreflîons 
communes  entr'eux  qu'ils  n'en  ont  avec 
le  fens  de  l'odorat ,  du  toucher ,  &  du 
goût;  tels  font  les  mots,  brillant,  écla- 
tant,accord,  harmonie,  que  nous  venons 
de  citer ,  &  plufieurs  autres.  Voilà  pour- 
quoi la  Mufique  ne  peut  ni  peindre  ?  ni 


fur  les  E le mens  de  Pkilofophie.  161 
même  nous  rappeller  les  odeurs  ,  les 
faveurs ,  6c  le  toucher. 

Je  foumets  au  jugement  des  Philofo- 
phes  cette  idée  fur  l'analogie  de  la  Mu- 
fique avec  la  langue  ;  idée  que  je  crois 
nouvelle  ,  &  que  peut-être  ils  ne  trou- 
veront que  bizarre  ,  creufe  &  hafardée. 
Cependant  ceux  qui  nieroient  ce  que  je 
viens  de  dire  fur  l'exprefiïon  imparfaite 
que  la  Munque  peut  donner  de  certains 
objets  phyfiques  dirTérens  du  fon  ,  me 
permettront-ils  de  leur  faire  une  quef- 
tion  ?  Je  fuppofe  qu'à  l'Opéra  on  voye 
au  fond  du  théâtre  le  foie  il  qui  fe  levé 
&:  qui  monte  fur  l'horiibn  en  augmen- 
tant de  lumière ,  6c  qu'en  même  tems 
l'orcheftre  exécute  une  fymphonie  four- 
de  &  fombre  ;  le  fpe&ateur  ne  dira-t-il 
pas  que  la  Mufique  eft  en  contradiction 
avec  ce  qu'il  voit?  N'en  efl-ce  pas  affez 
pour  prouver  qu'une  Mufique  oppofée , 
une  Mufique  que  nous  appellerions  bril- 
lante 6c  ha.rmonieu.Jh ,  auroit  en  effet  plus 
d'analogie ,  quant  au  fentiment  qu'elle 
excite  en  nous ,  avec  le  fpe&acle  que 
nos  yeux  conûderent  en  ce  moment  ? 

Il  eft  hors  de  doute  d'ailleurs  que  la 
Mufique  fait  naître  en  nous  des  fenti- 
mens  de  joie,  de  douleur,  de  tendref- 


1 6  2  Eclalrcijfcmens 

le  ,  &c.  parce  que  l'expérience  nous 
ayant  prouvé  qu'il  y  a  des  fons  phyfi- 
ques ,  ou  des  fucceflions  de  fons  capa- 
bles de  produire  ces  fentimens  dans  no- 
tre ame ,  la  Mufique  n'a  rien  autre  chofe 
à  faire  pour  les  exciter  en  nous  que 
d'employer  ces  mêmes  fons  :  or  ne  peut- 
elle  pas  parvenir  de  même  à  réveiller 
en  nous  la  mémoire  d'un  objet  phyfique 
différent  du  bruit ,  en  réveillant  en  nous 
par  le  moyen  des  fons  ck  par  la  déno- 
mination que  ces  fons  ont  dans  la  lan- 
gue ,  un  fentiment  femblable  ,  ou  du 
moins  le  plus  approchant  qu'il  eft  pofïi- 
ble  de  celui  que  cet  objet  y  excite  ? 

J'ajouterai  au  refte  que  cette  pro- 
priété ,  que  nous  remarquons  ou  au 
moins  que  nous  fuppofons  dans  la  Mu- 
fique ,  de  nous  rappeller  l'idée  de  cer- 
tains objets  ,  n'eft  pas  réciproque  entre 
ces  objets  &c  la  Mufique.  Une  fuccefïïon 
de  couleurs  ,  par  exemple ,  ne  pourrait 
repréfenter  ni  rappeller  une  fucceffion 
de  fons ,  comme  une  certaine  fuccefïïon 
de  fons  peut  nous  retracer  l'idée  ouïe 
fouvenir  de  la  lumière  ;  parce  que  la 
fuccefîion  des  couleurs  préfentées  rapi- 
dement à  nos  yeux  ou  même  préfen- 
tées lentement,  ne  fauroit ,  en  tant  que 


fur  les  Elcmtns  de  Philofbphit.  163 
fuccefïion ,  nous  procurer  aucun  plaifir  ; 
au  lieu  que  la  fuccelîion  des  fons ,  en 
tant  môme  que  fimple  fuccefîïon  ,  nous 
en  procure  ;  or  la  première  condition  , 
eil  que  nous  recevions  du  plaifir  par  la 
ienfation  directe ,  avant  que  de  chercher 
dans  cette  ienfation  la  fource  d'un  autre 
plaifir  qu'elle  ne  peut  nous  procurer  par 
elle-même,  mais  dont  elle  nous  rappelle 
l'idée  ou  du  moins  le  fouvenir. 

Terminons  ici  cette  digreffion ,  qui 
n'a  fans  doute  été  que  trop  longue ,  6c 
revenons  à  notre  Dictionnaire  Philofo- 
phique ,  où  les  différens  fens  d'un  même 
mot  feraient  indiqués  par  les  nuances 
confécutives  qui  tout  à  la  fois  les  distin- 
guent &  les  rapprochent.  Je  ne  doute 
point  que  la  plus  grande  partie  des  mots 
delà  langue  ne  s'accommodât  facilement 
au  point  de  vue  fi  lumineux  &  fi  utile 
fous  lequel  nous  propofons  ici  de  les 
envifager  ;  j'entrevois  feulement  qu'il  y 
aurait  un  petit  nombre  de  mots  qui 
pourraient  préfenter  à  cet  égard  des 
difficultés  peut-être  infurmontables  ;  je 
mets  principalement  de  ce  nombre  cer- 
taines prépofitions ,  comme  à ,  de,  6c 
quelques  autres  ,  dont  les  acceptions 
font  fi  multipliées  &  fi  différentes,  qu'il 


1 6  4  Eclairciffemms 

paroît  prefque  impoiîible  de  les  déduire 
toutes  d'une  même  acception  commune. 
En  ce  cas  le  parti  qu'il  y  auroit  à  pren- 
dre ,  feroit  de  ne  point  s'opiniâtrer  fur 
ces  mots ,  de  remarquer  feulement  parmi 
leurs  différentes  acceptions ,  celles  dont 
on  pourroit  afîigner  la  filiation  &:  l'ana- 
logie ,  &t  de  renoncer  à  chercher  le 
rapport  des  autres  en  fe  contentant  d'en 
indiquer  la  lignification.  Il  s'en  faut 
beaucoup  que  le  caprice  de  l'ufage  ait 
autant  préfidé  à  la  formation  des  langues 
que  la  multitude  l'imagine  ;  mais  il  ne 
faut  pas  croire  non  plus  qu'il  n'ait  eu 
aucune  influence  fur  cette  formation.  Le 
travail  du  Philofophe  eft  de  démêler 
cette  influence  réelle  de  celle  qui  n'efl 
qu'apparente ,  de  faire  difparoître  celle- 
ci ,  &  de  marquer  en  même  tems  les 
traits  qui  reflent  de  la  première. 


^^ 


fur  les  Elimcns  de  Philofophie.    165 


S-  x. 

E c lai rcijfe ment  fur  Vinverjion ,  &  à 
cette  occajion  fur  ce  qu'on  appelle 
le  génie  des  Langues, 

TOut  difeours  eft  compofé  de  mots; 
chacun  \le  ces  mots  exprime  une 
idée  ;  Tordre  naturel  des  mots  dans  le 
difeours  eft  donc  celui  que  les  idées 
doivent  avoir  dans  renonciation.  Lors- 
que l'ordre  des  mots  ne  fera  pas  confor- 
me à  celui  iuivant  lequel  les  idées  doi- 
vent être  énoncées  ,  il  y  aura  pour  lors 
dans  le  difeours  ce  qu'on  appelle  inver- 
fion  ,  c'eït-à-dire  renverjèment. 

Pour  déterminer  donc  en  quoi  Vin- 
yerfon  confifte  ,  6V  fi  elle  le  trouve  ou 
non  dans  le  difeours  ,  la  queftion  fe  ré- 
duit à  celle-ci  ;  queleft  l'ordre  fuivant  lequel 
les  idées  doivent  être  énoncées? 

D'abord  il  eft  évident  que  fi  on  ne 
prend  pas  les  idées  une  à  une  ,  mais  plu- 
sieurs à  la  fois ,  &,  pour  ainfi  dire  ,  par 
mafles  féparées  &  diftincles ,  ces  idées , 
ou  plutôt  ces  malles  d'idées  ,  doivent 


ï66  E claire iffemens 

garder  entr'elles  un  ordre  de  î'efprîf 
le  plus  commun  apperçoit  aifément  : 
Dieu  ejl fouvenïinement parfait;  donc  Dieu 
ejï  bon  ;  tout  le  monde  voit  que  la  maflfe 
d'idées  renfermée  dans  cette  phrafe 
Dieu  ejl  bon ,  doit  être  placée  après  la 
marie  d'idées  renfermée  dans  la  phrafe 
Dieu  ejl  fouverainement  parfait  ;  parce 
que  la  féconde  de  ces  phrafes  exprime 
la  conféquence  de  la  première ,  &  que 
dans  renonciation  >  le  principe  doit  être 
préfenté  avant  la  conféquence.  De  mê- 
me quand  on  raconte  des  faits ,  ceux  qui 
ont  précédé  doivent  être  énoncés  avant 
ceux  qui  ont  fuivi ,  les  faits  généraux 
avant  les  exceptions ,  les  faits  qui  doi- 
vent fervir  de  preuves  à  un  raifonne- 
ment  ,  avant  les  raifonnemens  qu'on 
doit  établir  fur  ces  faits  ;  &  ainri  du 
refte.  Cet  ordre  que  les  idées  prifes  en 
mafTe  doivent  avoir  dans  renonciation , 
eil  tellement  déterminé ,  &  afiujetti  à 
des  règles  fi  invariables ,  qu'on  en  a  fait 
l'objet  d'une  partie  de  la  Logique  ,  ap- 
pellée  Méthode.  Il  ne  s'agit  donc  point 
ici  de  cet  ordre  qui  ne  peut  guère  fouf- 
frir  de  difficulté  ;  il  s'agit  de  l'ordre  des 
idées  prifes  une  à  une ,  non-feulement 
dans  chaque  phrafe  en  particulier,  mais 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  1 6j 
dans  chaque  membre  de  chaque  phrafe. 
Il  s'agit ,  par  exemple  ,  de  ravoir  fi  dans 
cette  phrafe  Dieu  ejl  bon  ,  les  trois  idées 
qu'elle  renferme,  Dieu,  ejl,  bon,  font 
énoncées  dans  l'ordre  où  elles  le  doi- 
vent être. 

Il  femble  d'abord  que  pour  fixer  l'or- 
dre de  renonciation  des  idées  ,  ainfi 
prifes  une  à  une  ,  il  ne  faut  qu'exami- 
ner l'ordre  que  ces  idées  prifes  une  à 
une  ont  dans  Pefprit.  Mais  ,  comme 
nous  l'avons  déjà  remarqué  dans  nos 
Elémens  de  Philojbphie ,  p.  1 50  &  151, 
cette  route  pour  réfoudre  la  queflion 
feroit  abfolument  illufoire ,  par  la  diffi- 
culté ,  &  peut-être  l'impoffibilité  de  dé- 
terminer quel  ordre  les  idées  obfervent 
dans  leur  formation  ,  &  même  fi  elles 
obfervent  un  ordre  entr'elles.  Quand  je 
penfe  qu' 'Alexandre  a  vaincu  Darius ,  ou 
que  Darius  a  été  vaincu  par  Alexandre  , 
il  me  paroît  évident  que  ces  trois  idées, 
d1 Alexandre,  de  vaincu  &£  de  Darius  me 
font  préfentes  à  la  fois.  Il  efl  au  moins 
certain  que  fi  elles  fe  fuccedent ,  c'efl 
avec  une  rapidité  qui  ne  permet  pas 
d  obferver  l'ordre  qu'elles  fuivent  ;  il 
n'efl  pas  moins  évident  qu'on  ne  fau- 
roit  par  la  nature  de  ces  idées  afîigner 


i6§  Eclaircijfernens 

entr'elles  aucun  ordre  de  priorité ,  puif- 
qu'en  fuppofant  qu'elles  fe  luivent ,  on 
peut  imaginer  que  ce  foit  dans  tel  ordre 
qu'on  voudra ,  par  exemple  ,  dans  l'un 
de  ceux-ci ,  tous  également  naturels; 
Alexandre ,  vainqueur ,  de  Darius 
Darius ,  vaincu,  par  Alexandre 
La  victoire  >  cï  Alexandre  ,  fur  Darius 
La  défaite ,  de  Darius ,  par  Alexandre. 
Mais  fi  les  trois  idées  de  victoire  , 
&  Alexandre  &  de  Darius  font  ou  doi- 
vent être  cenfées  préfentes  à  la  fois  à 
l'efprit  de  celui  qui  parle  ,  il  n'efl  pas 
pofîible  ,  quand  on  ve'ut  les  communi- 
quer aux  autres  ,  de  les  leur  préfenter 
à  la  fois.  Nous  ne  pouvons  exprimer  par 
un  feul  mot  ç^jl  Alexandre  a  vaincu  Da- 
rius ,  comme  nous  le  concevons  par  une 
opération  en  quelque  manière  indivi- 
fible  de  l'efprit  ;  il  s'agit  donc  de  favoir 
dans  quel  ordre  nous  devons  énoncer 
ces  trois  idées ,  &  s'il  en  eft  un  qu'on 
doive  préférer  aux  autres. 

Pour  nous  faire  mieux  entendre,  nous 
diviferons  la  quefrion  en  deux  parties. 
Nous  fuppoferons  d'abord  que  la  langue 
n'ait  aucune  efpece  de  fyntaxe  ,  mais 
feulement  les  mots  néceflaires  pour 
exprimer  chaque  idée  en  particulier  ; 

nous 


fur  les  Elément  de  Philofophîe.  1 69 
tîous  examinerons  enfuite  la  quefrion 
relativement  à  la  conftru&ion  gramma- 
ticale. 

Au  lieu  de  la  phrafe  ,  Alexandre  a 
vaincu  Darius ,  fur  laquelle  nous  revien- 
drons plus  bas ,  prenons-en  d'abord  une 
plus  fimple  ,  afin  de  procéder  avec  le 

Î>lus  de  facilité  qu'il  eu.  pofîible  dans 
'analyfe  délicate  de  la  queftion  pro- 
pofée. 

Je  veux  énoncer  que  Dieu  eji  ban; 
c'eft  l'exemple  même  apporté  en  quef- 
tion  ci  -  defTus.  Cette  proportion  ou 
ce  jugement  renferme  trois  idées  ,  qui 
doivent  être  énoncées  par  des  mots 
difFérens  ,  l'idée  de  Dieu ,  celle  de  bonté  y 
&c  celle  de  la  liaifon  de  ces  deux  idées 
entr'elles  ,  liaifon  que  j'exprime  par  le 
mot  être  ;  on  demande  quel  eu  l'ordre 
naturel  dans  lequel  je  dois  préfenter  ces 
idées. 

D'abord  je  fuppofe  ,  pour  ne  point 
embraffer  trop  de  difficultés  à  la  fois  , 
que  l'idée  de  Dieu  foit  la  première  qu'il 
faille  énoncer  ;  je*  reviendrai  dans  un 
moment  fur  cette  hypothefe  pour  l'exa- 
miner. Or  en  la  fuppofant  jufte  ,  je  de- 
mande d'abord  s'il  faut  placer  immédia- 
tement après  Dieu  l'idée  de  bonté ,  & 
Tome  r.  H 


i  JO  Ec  lai  rcijje  mens 

enfuite  affirmer  par  le  mot  être  la  liaifon 
de  ces  deux  idées  ,  Dieu  ,  bonté ,  êtrey 
ou  s'il  faut  placer  entre  ces  deux  idées 
celle  qui  en  exprime  la  liaifon  ,  Dieu  y 
être ,  bonté?  L'ordre  qu'on  obferve  dans 
chacune  de  ces  deux  manières  d'énon- 
cer peut  être  fondé  en  raifon  ;  la  pre- 
mière repréfente  mieux  l'opération  que 
nous  devons  faire  faire  aux  autres  pour 
leur  faire  porter  par  eux-mêmes  le  juge- 
ment que  nous  avons  déjà  porté.  La 
féconde  repréfente  mieux  le  réfultat  du- 
jugement  aprèsiqu'il  eft  tout  formé  dans 
notre  efprit.  Si  je  veux  faire  comparer 
à  quelqu'un  deux  portions  d'étendue  , 
je  commence  par  les  approcher  l'une 
de  l'autre  ,  pour  lui  faire  juger  par  leur 
rapprochement  mutuel  fi  elles  font  éga- 
les ou  inégales  ;  de  même  û  je  veux  lui 
faire  comparer  deux  idées  9  je  les  appro- 
che d'abord  l'une  de  l'autre  ,  &z  je  lui 
fais  juger  en  les  approchant  de  la  forte  > 
ii  elles  s'accordent  ou  fe  contrarient.  Sî 
donc  après  avoir  jugé  que  les  idées  de 
Dieu  &c  de  bonté  s'accordent  entr'elles  , 
je  veux  les  préfenter  aux  autres  de  la 
manière  la  plus  propre  à  leur  faire  for- 
mer le  jugement  que  j'en  ai  porté  ,  i! 
fembie  que  je  dois  énoncer  la  propofi- 


fur  les  Elêmens  de  Philofophie.  iji 
tîon  ainfî ,  Dieu ,  bonté  ,  être.  Mais  û  je 
veux  énoncer  fimplement  le  réfultat  du 
jugement  que  j'ai  porté  ,  l'affirmation 
de  la  liaifon  entre  ces  deux  idées  ,  i! 
femble  que  je  dois  mettre  la  liaifon  entre 
les  deux ,  Dieu,  être  ,  bonté ,  comme  on 
place  entre  deux  corps  le  lien  qui  fert  à 
former  &z  à  montrer  leur  union. 

De  ces  deux  manières  d'énoncer  le 
même  jugement  ,  la  première  paroît 
préférable  ,  parce  qu'elle  préfente  les 
idées  à  ceux  à  qui  l'on  parle  dans  l'ar- 
rangement le  plus  propre  à  les  éclairer 
fur  la  vérité  ou  la  fauiîeté  du  jugement 
que  l'on  porte.  Cependant  l'autre  ma- 
nière de  s'énoncer  peut  avoir  aufîi  fon 
avantage  ,  en  ce  qu'elle  offre  aux  autres 
le  travail  tout  fait ,  &c  n'en  exige  au- 
cun de  leur  part.  La  première  manière 
reiTemble  en  quelque  forte  à  la  méthode 
analytique  des  Logiciens  &  des  Géo- 
mètres ,  propre  à  faire  trouver  les  vé- 
rités ,  &:  à  mettre  les  autres  fur  la  voie 
de  les  découvrir  eux-mêmes;  la  féconde 
reiTemble  à  la  méthode  Jyntkétique ,  prin- 
cipalement deflinée  à  expofer  les  dé- 
couvertes quand  elles  font  faites  ,  &£ 
qu'on  veut  &  borner  à  en  inflruire  le* 
autres. 

H? 


1 7  2  E  clair cijfemens 

On  voit  donc  qu'en  fuppofant  même 
l'idée  de  Dieu  préfentée  la  première  , 
on  peut  également  placer  après  celle-là 
l'une  ou  l'autre  des  deux  idées  qui  y 
font  jointes  ;  fans  qu'on  puirle  dire  qu'il 
y  ait  inverfion  ni  dans  l'un  ni  dans 
l'autre  de  ces  deux  arrangemens.  La 
difpofition  de  certains  mots  entr'eux, 
par  exemple  du  verbe  &c  de  l'adjectif, 
eu.  donc  en  elle-même  purement  arbi- 
traire ,  à  envifager  la  chofe  métaphy- 
fiquement  &  antérieurement  à  toute 
conitruclion. 

Revenons  maintenant  fur  la  fuppon- 
tion  que  nous  avons  faite  ,  que  l'idée 
de  Dieu  devoit  être  placée  la  première  ; 
èc  examinons  fi  cette  fuppofition  eft 
légitime.  Il  s'agit  dans  le  jugement  qu'on 
veut  porter,  de  comparer  l'idée  de  Dieu 
avec  l'idée  de  bonté;  or  quand  on  com- 
pare deux  idées ,  il  femble  qu'il  n'y  a 
point  de  raifon  pour  préférer  l'une  à 
l'autre  quanta  l'ordre  de  priorité;  com- 
me il  n'y  en  a  point  quand  on  compare 
&£  qu'on  rapproche  deux  pieds  d'éten- 
due ,  pour  placer  l'un  au  deffus  ou  au 
defTous  de  l'autre  par  préférence.  Il  pa- 
roît  donc  indifférent  (  au  moins  en  en- 
gageant la  çhofe  fous  ce  premier  point 


fur  les  Elémens  de  Pkilofopkie*   17  J 

de  vue  )  de  placer  l'idée  de  bonté  avant 
celle  de  Dieu,  ou  celle  de  Dieu  avant 
celle  de  bonté  ;  &  comme  on  a  déjà  ob- 
fervé  qu'il  étoit  indifférent  de  placer 
entre  ces  deux  idées ,  ou  à  leur  fuite , 
celle  qui  en  exprime  la  liaifon  ;  il  s'en- 
fuit que  fi  l'on  s'en  tenoit  à  cette  pre- 
mière confidération  ,  on  auroit  quatre 
manières ,  toutes  également  bonnes ,  & 
ians  inverfion  ,  d'exprimer  le  même 
jugement , 

Dieu  ,  bonté  ,  être 

Dieu  ,  être ,      bonté 

bonté,  Dieu 9    être 

bonté,  être,  Dieu, 
Ainii  des  fix  arrangemens  dont  les 
mots  Dieu,  être ,  bonté  font  fufceptibles, 
il  n'y  auroit  d'exclus ,  comme  renfer- 
mant une  véritable  inverfion  ,  que  les 
deux  arrangemens  fuivans 

être  ,   Dieu ,    bonté 

être  ,  bonté ,  Dieu  , 
dans  lefquels  on  montreroit  la  liaifon 
des  deux  idées  ,  avant  que  d'avoir  mon- 
tré aucune  des  deux  ;  ce  qui  feroit  ab- 
folument  contraire  à  l'ordre  naturel. 

Mais  examinons  d'une  manière  plus 
précife  fi  Pidée  de  Dieu  doit  être  placée 
ayant  ou  après  celle  de  bonté ,  6c  pour 

Hiij 


3  74  EclaircîJJiméns 

cela  reprenons  le  parallèle  que  nous 
avons  fait  de  cette  opération  avec  celle 
par  laquelle  on  rapproche  l'une  de  l'au- 
tre deux  portions  d'étendue  qu'on  veut 
comparer.  Ce  parallèle  fervira  à  répan- 
dre un  grand  jour  fur  la  queftion  dont 
il  s'agit. 

Si  les  deux  portions  d'étendue  font 
abfolument  égales  ,  il  eft  évident  qu'il 
eft  abfolument  indifférent  pour  la  com- 
modité de  la  comparaifon ,  de  les  difpo- 
fer  l'une  par  rapport  à  l'autre  de  la  ma- 
nière qu'on  voudra.  Mais  û  on  veut 
comparer  deux  portions  d'étendue  iné- 
gales, un  pied  d'étendue  à  une  toife  % 
on  appliquera  le  pied  fur  la  toife  &£  non 
la  toife  fur  le  pied ,  &  en  général  le 
contenu  fur  le  contenant  ,  Se  non  le 
contenant  fur  le  contenu  ,  pour  juger 
plus  aifément  de  leur  rapport.  Si  donc 
on  veut  comparer  entr'elles  deux  idées 
qui  ont  abfolument  le  même  degré 
d'étendue ,  qui  fe  renferment  ôc  fe  rap- 
pellent néceflairement  Pune  l'autre  y 
comme  celle  de  toute- puijj'ance  et  celle 
de  Dieu  ,  alors  leur  difpofition  quant  à 
l'ordre  de  renonciation  eft  indifférente  r 
puifque  l'idée  de  toute- puijjance  rappelle 
•néceflairement  celle  de  Dieu ,  comme 


furies  Elimcns  de  Philofophle.  175; 
l'idée  de  Dieu  celle  de  toute-puiffance. 
Ainfi  dans  ce  cas  aucun  des  quatre  ar- 
ran^emens  fui  vans  ne  renferme  d'in- 
yerfion , 

Dieu ,  toute-puiffance  ,  être , 
Dieu ,  être  ,  toute-puiffance  , 
toute-puiffance  ,  Dieu  ,  erre , 
toute-puiffance ,  *Ve  ,  Dieu, 
Il  n'en  eft  pas  tout- à-fait  de  même 
quand  des  deux  idées  qu'on  compare , 
il  y  en  a  une  qui  renferme  &C  fuppofe 
l'autre ,  fans  qu'elle  foit  de  même  ren- 
fermée &  fuppofée  dans  celle-là  ;  com- 
me l'idée  de  Dieu  &c  celle  de  bonté.  La 
première  renferme  &  rappelle  la  fé- 
conde ,  parce  qu'on  ne  peut  concevoir 
Dieu  fans  le  concevoir  bon;  la  féconde 
ne  renferme  &  ne  fuppofe  pas  la  pre- 
mière ,  parce  qu'on  peut  concevoir  un 
être  bon ,  fans  penfer  à  Dieu.  Dans  ce 
cas  il  femble  plus  naturel  de  préfenter 
d'abord  celle  des  deux  idées  qui  ren- 
ferme &:  qui  fuppofe  l'autre  ;  ce  qui  en 
rendra  la  comparaifon  plus  facile  ;  car 
ayant  d'abord  préfenté  l'idée  de  Dieu, 
on  a"  préfenté  déjà  (  au  moins  implici- 
tement )  l'idée  de  bonté ,  &l  par  confé- 
quent  il  ne  faut  prelque  plus  d'effort 
pour  voir  que  l'idée  de  bonté  ,  qu'on 

H  iy 


«  7  6  Ëclaîrcîffemens 

préfente  enfuite  ,  eft  renfermée  danar 
celle  de  Dieu;  au  lieu  que  fi  on  préfente 
d'abord  l'idée  de  bonté ,  elle  ne  rappelle 
pas  nécessairement  celle  de  Dieu  qu'on 
préfentera  enfuite  ,  &  par  conféquent 
ces  deux  idées  ne  font  pas  alors  difpo- 
fées  entr'elles  de  la  manière  la  plus  con- 
venable ck  la  plus  commode  pour  pou- 
voir être  comparées. 

Ainli  les  deux  arrangemens  les  plus 
naturels  font  ceux-ci  : 
Dieu  ,  bonté ,  être 
Dieu  ,  être  ,    bonté. 

Et  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  y  ait 
cTinverfion  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre , 
au  moins  à  confidérer  la  nature  des  idées 
prifes  en  elles-mêmes. 

Il  refaite  de  cette  difcufîion  ,  &  des 
difFérens  cas  qu'elle  renferme ,  que  les 
principes  métaphyfiques  de  renoncia- 
tion n'exigent  point  que  l'attribut  foit 
placé  dans  tous  les  cas  après  le  fujet ,  ni 
ie  verbe  entre  les  deux  ;  le  feul  prin- 
cipe général  d'énonciation  qu'on  peut 
établir  avec  quelque  fondement ,  efl 
que  le  verbe  ou  ce  qui  exprime  l'affir- 
mation ne  doit  jamais  commencer  la 
phrafe. 

Ce  que  la  Métaphyfique  laiffe  d'ai> 


fur  les  Elêmens  de  Philofophîe.  177 
bitraire  dans  les  principes  de  renon- 
ciation, eft  antérieur  à  ce  qu'on  ap- 
pelle conjlrucïwn  dans  les  langues.  En 
effet  nous  nous  ibmmes  bornés  à  fup- 
pofer  jufqu'ici  que  les  langues  foient 
fournies  de  tous  les  mots  nécefiaires 
pour  exprimer  foit  les  idées  ,  foit  les 
liaifons  qu'elles  ont  cnîr'elles,  &  qu'elles 
n'aient  encore  aucune  règle  de  fyntaxe 
dépendante  de  la  nature ,  du  rapport  &C 
de  la  liaifon  des  mots.  Mais  fuppoibns 
à  préfent  les  langues  toutes  formées  8c 
toutes  régulières  ,  &  voyons  quelle 
modification  leur  fyntaxe  doit  appor- 
ter aux  principes  que  nous  venons 
d'établir. 

Cette  fyntaxe  apprend  d'abord  que 
le  fujet ,  exprimé  par  un  mot  appelle 
fubftantif,  doit  être  placé  avant  Yattri- 
but,  exprimé  par  un  mot  appelle  adjectif. 
Cet  arrangement  eft  fondé  fur  deux  rai- 
fons.  En  premier  lieu  l'adjeclif exprime 
une  manière  d'être  qui  ne  peut  exifter 
que  dans  le  fujet  auquel  il  fe  rapporte  ; 
le  mot  qui  exprime  l'adjectif  fuppofe  y 
dès  qu'il  eft  prononcé ,  un  fubftantif  qui 
étoit  déjà  dans  l'efprit  de  celui  qui  parle 
&  auquel  il  avoit  en  vue  de  rapporter 
l'adjeàif  ;  par  çonféquent  ce  fubftantif 

H  v 


178  Ê  claircijjemens 

doit  être  énoncé  le  premier.  En  fécond 
lieu  l'adjectif  (au  moins  dans  la  plupart 
des  langues  )  doit  s'accorder  ,  comme 
s'expriment  ies  Grammairiens ,  en  genre 
&  en  nombre  {a)  avec  le  fubftantif;  d'011 
il  s'enfuit  que  quand  j'énonce  ,  par 
exemple  ,  l'adje&if  tout-puijjant ,  qui  eil 
à  la  fois  au  mafculin  ck  au  Sngulier,  j'ai 
déjà  dans  l'efprit  un  fubUantif  majeulin 
&  fingulier ,  auquel  cet  adjeclif  fe  rap- 
porte ;  ce  fubftantif  eft  Dieu ,  &  doit 
par  conféquent  précéder  le  mot  tout* 
puijpint.  Ainfi  ces  mots  Dieu  &  tout- 
puijj'ant^  dont  la  difpontion  feroit  indif- 
férente dans  renonciation  ,  fi  on  s'en 
tenoit  à  la  fimple  confi dération  méta- 
phyfique  des  idées  qu'ils  renferment  % 
ne  font  plus  dans  le  même  cas  quand 
on  a  égard  à  leur  nature  grammaticale  y 
&  aux  règles  de  conftru£tion  qui  rendent 
le  fécond  dépendant  du  premier. 

De  même  û  je  veux  exprimer 
qu5 'Alexandre  a  vaincu  Darius  ,  il  eit 
néceflaire  que  je  range  les  termes  de 
cette  propofition  dans  l'ordre  où  ils  font 
ici.  Darius  doit  être  placé  après  vaincu 
pour  montrer  qu'il  efl  le  régime  &  non 

(a)  Je  n'ajoute  point  en  cas  ,  parce  que  la  plupait 
«les  langues  modernes  n'en  ont  point. 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  179 
le  nominatif  du  verbe  ;  fi  je  tranfpofois 
les  termes  &  que  je  m'exprimarTe  ainfi  , 
Darius  a  vaincu  Alexandre  ;  je  ferois  en- 
tendre le  contraire  de  ce  que  je  veux 
dire.  La  langue  Françoife  n'ayant  point 
de  cas  ni  même  de  manière  différente 
d'exprimer  ce  que  les  Latins  &z  les  Grecs 
appellent  le  nominatif  &c  Vaccufatif  il  efr. 
néceflaire  pour  la  clarté  du  di! cours  , 
que  le  rapport  des  mots  foit  déterminé 
par  l'ordre  qu'ils  obfervent;  fans  quoi  il 
pourroit  y  avoir  équivoque  &  même 
contre-fens. 

Je  dis  plus  :  lors  même  qu'on  peut 
tranfpofer  l'ordre  des  mots  fans  pro- 
duire aucune  équivoque ,  cela  n'empê- 
che pas  que  l'ordre  naturel  de  ces  mots 
ne  foit  fixé  par  la  conftrucf  ion  gramma- 
ticale. Si  je  dis  ,  Darius  fut  vaincu  par 
Alexandre ,  ou  par  Alexandre  fut  vaincu 
Darius  ;  je  me  ferai  également  enten- 
dre; cependant  la  première  de  ces  deux 
phrafes  eft  la  feule  conforme  à  l'ordre 
naturel  :  car  le  verbe  fut  vaincu  eft.  ame- 
né par  le  nominatif  Darius  auquel  il  fe 
rapporte  ;  &  les  mots  par  Alexandre 
font  amenés  par  fut  vaincu  ;  or  l'ordre 
naturel  demande  que  les  mots  qui  font 

Hvj 


^$0  *Eclalrci(femen5 

amenés  foient  à  la  fuite  de  ceux  qui  les 

amènent. 

C'efl  par  cette  raifon  que  de  ces  deux 
phraies  latines ,  Akx  andzr  vicit  Dariumy 
Duriurn  vicit  AUxandcr ,  la  première  eft 
la  feule  conforme  à  Tordre  naturel  ; 
parce  que  le  verbe  vicit  fuppofe  le  no- 
minatif AUxandcr  dont  il  dépend ,  & 
que  l'accufatif  Darium  fuppofe  le  verbe 
vicit  par  lequel  il  efl  régi.  Il  eft  vrai 
qu'on  peut  intervertir  l'ordre  de  ces 
mots  fans  caufer  aucune  équivoque  , 
parce  que  la  terminaifon  des  mots  Da- 
rium &£  AUxandcr  ^  indique  que  l'un  efl 
le  nominatif,  l'autre  le  régime  du  verbe; 
ce  qui  ne  peut  être  indiqué  dans  la  Lan-' 
gue  Françoife  que  par  le  féal  arrange- 
ment de  ces  mots,  l'un  avant,  l'autre 
après  le  verbe  :  mais  il  n'en  eïl  pas 
moins  vrai  que  dans  lune  &  l'autre 
langue  la  place  naturelle  du  nominatif 
eu  avant  te  verbe  ,  &  que  celle  du  ré- 
gime eiî  après  le  verbe.  Pour  le  faire 
fentir  d'une  manière  palpable ,  je  fup- 
pofe que  je  commence  la  phrafe  par 
fut  vaincu  ;  il  efl  évident  que  j'avois 
dans  l'efprit  en  commençant  cette  phra- 
fe 3  l'idée  de  Darius 7  ou  de  tel  autre 


fur  les  Elimens  de  Phllofophie.   i  S  i 
Prince  qui  auroit  été  clans  le  même  cas, 
au  lieu  que  fi  j'ai  ridée  de  Darius  ou  de 
tel  autre  Prince ,  cette  idée  n'emporte 
par  elle-même  ni  celle  de  vaincu ,  ni  au- 
cune autre.  Or  les  idées  qui  par  elles- 
mêmes  &  par  la  nature  des  mots  qui  les 
expriment  n'en  fuppofent  point  nécef- 
fairement  d'autre  ,  doivent  être  placées 
les  premières  dans  Tordre  de  renoncia- 
tion. Par  la  même  raifon  on  doit  placer 
les  mots  par  Alexandre  après  les  mots 
fut  vaincu  ,    parce    que  les   mots  par 
Alexandre ,  quand  on  les  prononce  ,  fup- 
pofent nécessairement  le  verbe  fut  vain- 
cu ou  tel  autre  dont  ils  dépendent;  au 
contraire  les  mots  fut  vaincu  ne  fuppo- 
fent point  nécefîairement  le  mots  par 
Alexandre  ;  car  on  pourroit  dire  Darius 
fut  vaincu,  fans  y  rien  ajouter  ,  6c  fans 
que  la  phrafe  fut  incomplette;  au  lieu 
que  fi  on  mettoit  à  la  tête  de  la  phrafe 
les  mots  fut  vaincu  ,  ou  ceux-ci  ,  par 
Alexandre,  il  efl  vifibie   qu'elle   ferait 
incomplette  ,  &:  feroit  nécefîairement 
attendre  quelqu'autre  chofe. 

Telle  efl ,  ce  me  femble  ,  la  raifon 
métaphyfique  pour  laquelle ,  laconilruc- 
tion  6c  la  fyntaxe  des  langues  étant 
fuppofée  3  le  nominatif  doit  être  placé 


1 8 1  E  clair cifllmtns 

avant  le  verbe  ,  6c  le  verbe  avant  fon 
régime.  Les  mots  doivent  être  placés 
dans  un  tel  ordre  ,  qu'en  finiflant  la 
phrafe  où  l'on  voudra  ,  elle  préiénte 
autant  qu'il  eil  pofiible  un  fens  ou  du 
moins  une  idée  complette  qui  n'en  fup- 
poié  point  nécessairement  d'autres  ;  en- 
forte  que  les  mots  ,  à  mefure  qu'on  les 
prononce ,  foient  des  modificatifs  des 
mots  qui  les  précèdent,  &  par  confé- 
quent  iiippofent  l'idée  que  les  mots 
précédens  expriment ,  fans  que  ces  mots 
précédens  iiippofent  nécessairement 
l'idée  que  les  modificatifs  y  ajoutent. 
Voilà  Tordre  naturel  que  les  mots  d'une 
phrafe  doivent  obferver  entr'eux.  Toute 
conff  ruclion  qui  s'éloignera  de  cet  ordre 
efl  une  inverfion  au  moins  quant  à  la 
conftru&ion  grammaticale. 

La  difpofition  mutuelle  de  ces  mots , 
Alexandre  vainquit  Darius,  Alexander 
yicit  Darium ,  efl  donc  déterminée  par 
le  rapport  grammatical ,  6c  la  dépen- 
dance de  conftruction  que  ces  mots  ont 
avec  ceux  qui  les  précèdent  ;  cet  ordre 
n'eïî  point  déterminé  par  la  nature  des 
idées  Alexandre ,  vicloire  ,  Darius  ;  en 
effet  on  dira  également  bien ,  Alexandre 
vainquit  Darius  >  6c  Darius  fut  vaincu 


fur  les  Elemens  de  Philofophîe.  183 
par  Alexandre;  dans  chacune  de  ces 
phrafes  les  mots  font  placés  dans  l'or- 
dre naturel  de  la  conftruction ,  quoique 
dans  la  première  ,  l'idée  &  Alexandre 
foit  préfentée  d'abord ,  6c  que  dans  la 
féconde  ce  foit  l'idée  de  Darius, 

Lorfque  l'ordre  des  mots  n'en1  pa$ 
néceffité  par  leur  rapport  grammatical , 
alors  cet  ordre  eït.  arbitraire ,  6c  de  quel- 
que manière  qu'on  s'y  prenne ,  il  n'y 
aura  point  d'inverfion;  îi  je  dis  Dieu, 
bon  ,  efi ,  il  n'y  aura  pas  plus  d'inver- 
fion que  dans  cette  phrafe  Dieu  ejl  bon  ; 
car  le  mot  bon  ert  déterminé  par  le  mot 
Dieu  ,  plus  encore  que  par  le  mot  efi  ; 
6c  nous  avons  dit  ci-derlus  les  raiions 
qui  peuvent  autoriier  ces  deux  arran- 
gemens.  Néanmoins  la  Grammaire  Fran- 
çcife  proferit  le  premier,  Dieuy  bon  9 
efi.  En  voici  la  raiion;  la  nature  de  la 
Langue  Françoife  exige ,  comme  nous 
l'avons  vu,  que  dans  un  grand  nombre 
de  phrafes  ,  comme  celle-ci ,  Alexandre 
vainquit  Darius  ^ ,1e  verbe  loir  placé  après 
le  nominatif  6c  avant  le  régime ,  pour 
éviter  toute  équivoque  dans  le  fens.  Or 
cette  règle ,  que  la  clarté  du  difeours 
exige  dans  certains  cas,  a  été  étendue 
aux  cas  même  où  la  clarté  du  difeours 


I S  4  Eclaircijfemens 

n'exige  pas  un  tel  arrangement;  Si  c'eft 
pour  cette  feule  raifon ,  ce  me  femble  , 
que  des  deux  phrafes  ,  Dieu  ejl  bon , 
Dieu  bon  ejl  ,  toutes  deux  également 
claires  en  elles  -  mêmes  &  également 
conformes  à  l'arrangement  naturel  des 
mots  ,  la  première  eiî  admife  par  la 
Grammaire  Françoife  ,  ôc  la  féconde 
profcrite. 

Au  contraire  dans  les  langues  ,  com- 
me dans  la  Latine  ,  où  la  clarté  n'exige 
en  aucun  cas  que  le  verbe  foit  immé- 
diatement après  le  nominatif,  &  oii 
l'on  peut  dire  également  Alexander  vi- 
citDarium ,  ou  Alexander  Danton  vicit, 
on  peut  aum*  dire  également  bien  Deus 
ejl  bonus ,  ou  Deus  bonus  ejl. 

Il  eft  vrai  que  l'ordre  naturel  de  la 
conftrii£tion ,  comme  nous  l'avons  ob- 
fervé  ,  demande  dans  le  premier  cas 
Alexander  vicit  Darium ,  &  qu'il  lemble 
que  par  analogie  on  devroit  dire  ;uulî 
Deus  ejl  bonus ,  en  plaçant  le  verbe  après 
le  nominatif.  Mais  outre  la  raifon  Lirée 
de  l'ordre  naturel  de  la  conilmdion , 
il  y  en  a  dans  la  françoife  une  de  plus 
pour  l'arrangement  des  mots ,  c^iîe  de 
la  clarté  dans  un  très-grand  nombre.de 
phrafes  ;  ç'efï.  par  cette  dernière  raifon. 


fur  les  Elemens  de  Philofophie.  1 8  J 
que  la  Langue  Françoiie  eft  affujettie 
dans  toutes  à  une  règle  uniforme  pour 
l'arrangement  des  mots  ;  règle  dont  la 
langue  latine  a  cru  pouvoir  s'affranchir, 
parce  que  Pinverfion  n'y  efl  pas,  comme 
dans  notre  langue ,  l'ennemie  fréquente 
de  la  clarté. 

La  Grammaire  Françoife  ,  qui  exige 
par  néceïïité  que  le  verbe  foit  placé 
avant  le  régime  ,  &c  par  analogie  qu'il 
le  foit  avant  l'adjeclif,  n'a  point  eu  de 
raifon  femblable  pour  exiger  que  l'ad- 
verbe fut  placé  après  le  verbe,  ou  après 
le  régime  du  verbe.  C'en1  pour  cela  que 
les  deux  phrafes  fuivantes  ;  cette  femme, 
aime  paffionnément  fin  mari  ,  ou  cette 
femme  aime  fin  mari  pafjionnémcnt ,  font 
également  admifes  dans  la  langue  fran- 
çoife fans  qu'il  y  ait  d'inverfion  ni  dans 
l'un  ni  dans  l'autre  cas  ;  parce  que  ni  la 
Métaphyfique ,  ni  la  conitruclion  gram- 
maticale n'exigent  que  paffionnément 
foit  placé  immédiatement  après  le  ver- 
be ,  ou  après  le  régime  ;  dans  le  pre- 
mier cas  ,  paffionnément  eft  modificatif 
du  verbe  ,  dans  le  fécond  il  eft  modi- 
ficatif de  l'aclion  totale  repréfentée  par 
le  verbe  &c  ion  régime. 

On  peut ,  ce  me  femble  ,  déterminer 


lS6  Eclair  ci ffemens 

par  les  principes  que  nous  avons  étar 
blis  jufqu'à  préfent ,  les  cas  où  il  y  a  in- 
verfion  dans  une  phrafe  propofée  en 
quelque  langue  que  ce  puifle  être ,  Se 
les  cas  Ou  il  n'y  en  a  point.  Examinons 
à  préfent  une  autre  queflion ,  û  l'arran- 
gement qu'exige  l'ordre  grammatical 
n'eft.  pas  quelquefois  contraire  à  l'ordre 
naturel  que  les  idées  devraient  avoir  ; 
c'eiï-à-dire  (  pour  nous  exprimer  avec 
prccifion)  à  l'ordre  naturel  dans  lequel 
on  doit  les  préfenter  aux  autres  ;  car 
nous  avons  déjà  remarqué  que  c'efr.  fur 
cet  ordre  feul  que  doit  fe  régler  renon- 
ciation ,  &c  non  fur  l'ordre  que  les  idées 
ont  dans  Pefprit. 

Un  exemple  fervira  à  faire  mieux 
entendre  la  queftion  dont  il  s'agit.  Je 
veux  dire  à  quelqu'un  de  fuir  un  ferpent 
qui  vient  à  lui;  l'ordre  grammatical  de- 
mande que  je  lui  dife  en  françois  ,fiiye^ 
le  ferpent*  &  en  latin  fuge  ferpentem  ,  le 
verbe  devant  être  placé  avant  fon  ré- 
gime. «  Mais ,  dit-on ,  fi  je  n'avois  que 
«  des  geftes  ou  des  fignes  pour  me  faire 
»  entendre ,  je  commencerois  par  mon- 
»  trer  l'objet  qu'il  faut  fuir  ,  &c  faire 
»  enfuite  le  figne  de  la  fuite  ;  il  en  fe- 
#  roit  de  même  fi  je  n'avois  qu'une 


fur  les  Elimens  de  Philojophie.  i  £7 
♦»  langue  fournie  de  mots  ,  &:  dépour- 
»  vue  de  fyntaxe  ;  l'ordre  naturel  des 
»  mots ,  q(Ï  donc  le  ferpent  fuye^  ,  ou 
w  firpentem  fugt  ;  par  conféquent ,  l'or- 
»  dre  grammatical  eu  ici  contraire  à 
»  Tordre  naturel  ;  ainfi  il  y  a  réellement 
»  inverfïon  dans  l'arrangement  qui  fe 
»  conforme  à  la  conftrutHon  gramma- 
»  ticale  ,  &  il  n'y  en  a  point  dans  l'ar- 
»  rangement  quiy  eit  contraire  *.  Exa- 
minons ce  raifonnement  dans  toutes 
fcs  parties. 

Si  dans  les  jugemens  que  nous  vou- 
lons faire  porter  aux  autres  9  il  y  avoit 
en  effet  des  idées  qui  diuTent  par  leur 
nature  ou  par  la  circonftance ,  être  pré- 
fentées  les  premières ,  &  qui  en  même 
tems  par  la  nature  grammaticale  des 
mots  qui  les  expriment  ne  piuTent  être 
préfentées  qu'à  la  fuite  des  autres  ,  il 
elt  évident  qu'alors  l'ordre  qu'exige  la 
conftrufrion  grammaticale  ,  feroit  en 
contradiction  avec  l'ordre  qu'exigeroit 
renonciation  ;  en  ce  cas,  pour  ne  pas 
tomber  dans  une  difpute  de  mots  ,  il 
faudrait  diftinguer  deux  fortes  d'inver- 
ûon ,  une  dans  les  idées ,  ck  l'autre  dans 
les  termes  qui  l'es  expriment ,  &c  remar- 
quer le  cas,  où  en  évitant  une  de  ces 


«S  8  E  clair ciffemtns 

inversons  ,    on  tomberait  nécefTaire- 

ment  dans  l'autre. 

Mais  en  premier  lieu  ,  il  paroît  très- 
difficile  d'afîîgner  d'une  manière  évi- 
dente les  idées  qui  doivent  par  leur 
nature  ou  par  la  circonftance  être  pré- 
fentées  les  premières;  en  fécond  lieu, 
fuppofant  même  que  l'ordre  des  idées 
foit  inconteflable  ,  la  raifon  demande 
alors  qu'on  exprime  ces  idées  par  des 
mots  qui  en  fuivant  la  conitrudioa 
grammaticale ,  puiflent  oc  doivent  être 
placés  les  premiers.  Développons  ces 
deux  réflexions. 

Je  prendrai  pour  exemple  la  phrafe 
même  propofée ,  fuyez  Uferpent,  On  dit 
que  Uferpent  doit  être  préfenté  d'abord 
à  l'efprit  comme  l'objet  qu'il  faut  fuir; 
c'eft  ce  qui  me  paroît  douteux.  Car  ne 
peut-on  pas  dire  amli ,  que  dans  la  cir- 
conftance dont  il  eft  queflion  ,  la  fuite, 
eu  ce  qui  importe  le  plus  à  la  perfonne 
à  qui  on  parle ,  &  que  par  conféquent 
la  fuite  eu  ce  qu'on  doit  énoncer  d'a- 
bord ,  en  y  ajoutant  enfuite  la  raifon 
qui  doit  y  obliger  ?  Il  n'eft.  donc  nulle- 
ment décidé  lequel  des  deux  arrange- 
menseftle  plus  naturel, fuye^le  ferpent  y 
ou  le  ferpent  fuyei  ;  &;  je  penie  qu'il  en 


fur  les  Elèmens  de  Philofophu.  i  $0 
fera  à  peu  près  ainfi  dans  la  plupart  des 
cas  femblables. 

En  fécond  lieu ,  fuppofant  même  que 
le  ferpent  foit  nécessairement  la  pre- 
mière idée  qui  dût  être  énoncée  ,  n'eft- 
îl  pas  pofîible  de  s'exprimer  par  une 
phrafe  dont  la  conftru&ion  grammati- 
cale demande  que  le  ferpent  foit  en 
effet  à  la  première  place  ;  par  exemple 
U  ferpent  vient ,  fuye^;  ou  feulement  U 
ferpent  vient ,  ce  qui  indique  affez  qu'il 
faut  fuir.  On  dira  peut-être  que  de  ces 
deux  phrafes  ,  la  première  eft  moins 
courte  que  celle-ci  9fiiye^  le  ferpent  ;  &C 
que  dans  la  féconde  on  a  retranché  le 
mot  ettenùel  fuyei;  mais  il  eft  aifé  de 
répondre  que  dans  la  phrafe  fuye{  le  fer- 
pent y  on  a  retranché  auiïi  les  mots  qui 
vient ,  lefquels  doivent  la  terminer  pour 
la  rendre  complette  ,  &c  ne  peuvent 
être  fous-entendus  ,  qu'en  fuppofant 
qu'on  y  fupplée  par  le  gefte  ,  &;  par  le 
ton. 

De-là  il  s'enfuit  que  dans  l'hypo- 
thefe  préfente  la  feule  conftru&ion  qui 
ne  fût  point  défe&ueufe  ,  feroit  celle- 
ci;  le  ferpent  vient  9fuye^9  ou  ferpens  ve- 
nit ,  fuge  9  parce  que  c'eil  la  feule  oîi 
l'arrangement  grammatical    des   mots 


ïC)0  Eclaircljjemens 

s 'accorderait  avec  l'arrangement  meta- 

phyfique  des  idées. 

En  fuppofant  donc  pour  un  moment 
que  l'ordre  dans  lequel  on  doit  présen- 
ter les  idées  n'ait  en  foi  rien  d'arbitraire, 
que  par  exemple  ,  dans  la  phrafe  citée 
on  doive  commencer  par  l'idée  du  fer- 
pent;  s'il  y  avoit  deux  langues  dont 
l'une  imprimât  ces  idées  dans  leur  ordre 
naturel ,  mais  dans  un  ordre  contraire  à 
la  fyntaxe  comme firpentcm  fuge9  &C  dont 
l'autre  exprimât  ces  mêmes  idées  dans 
un  ordre  conforme  à  la  fyntaxe,  mais 
contraire  à  leur  arrangement  naturel  , 
alors  il  ne  faudroit  pas  dire  qu'il  n'y  au- 
roit  d'inverfion  que  dans  la  féconde  , 
fk  qu'il  n'y  en  auroit  point  dans  la  pre- 
mière ;  il  faudroit  dire  que  l'une  &  l'au- 
tre manière  de  s'énoncer  feroit  défec- 
tueufe  ,  l'une  quant  à  l'ordre  gramma- 
tical des  mots ,  l'autre  quant  à  l'ordre 
des  idées  ;  que  la  feule  énonciation  par- 
faite feroit  celle  où  ces  deux  dirTérens 
ordres  feroient  parfaitement  d'accord 
entr'eux  ;  &  qu'il  faudroit  choifir  dans 
chacune  des  deux  langues  une  ma* 
niere  de  s'exprimer  qui  conciliât  Par-» 
rangement  grammatical  avec  l'ordre  des 
idées. 


fur  Us  Elêmcns  de  Phllofophle.  1 9  r 
S'il  n'étoit  pas  poffible  de  trouver 
une  telle  manière  de  s'exprimer ,  il  faur 
droit  regarder  cet  inconvénient  comme 
un  défaut  de  la  langue  dans  laquelle  on 
parleroit. 

Enfin  s'il  n'étoit  poffible  d'exprimer 
les  idées  d'une  manière  conforme  à 
leur  ordre  naturel ,  qu'en  nuifant  à  la 
vivacité  ,  à  l'harmonie ,  ou  à  quelque 
autre  qualité  oratoire  du  difeours ,  ce 
feroit  encore  un  défaut  de  la  langue  > 
moindre  à  la  vérité  que  dans  le  cas  011 
il  feroit  impofïible  de  concilier  les  deux 
arrangçmens ,  mais  toujours  un  défaut. 
Il  ne  refleroit  plus  qu'à  choifir  entre 
l'un  de  ces  deux  inconvéniens  inévi- 
tables ,  de  facrifier  les  qualités  oratoires 
du  difeours  à  l'ordre  naturel  des  idées  , 
ou  cet  ordre  aux  qualités  oratoires  du 
difeours.  Le  premier  facriflce  appartient 
plus  au  Philofophe  ,  le  fécond  à  l'Ora- 
teur &  au  Poète. 

Voilà  ,  ce  me  femble  ,  ce  qu'on  peut 
dire  de  plus  précis  fur  cette  matière  fî 
agitée  de  l'inverfion  ,  pour  diitinguer 
&  décider  les  différentes  quefîions 
qu'elle  renferme  ,  lbit  par  rapport  à- 
?ordre  des  idées  ,  foit  par  rapport  à 
celui  des  mots,  J'ai  toujours  remarqué 


ï  9 1  EcialrclJJcmens 

eue  les  difficultés  de  la  plupart  des  ques- 
tions fur  lesquelles  les  Philofophes  fe 
partagent ,  viennent  de  ce  que  ces  ques- 
tions en  contiennent  implicitement  plu- 
sieurs autres  dont  chacune  demande 
une  Solution  particulière  :  ce  n'eft  qu'en 
partageant  la  queftion  propofée  dans 
toutes  les  questions  qu'elle  renferme  , 
qu'on  peut  parvenir  à  la  réfoudre  d'une 
manière  précife. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  par  rap- 
port à  l'inverfion,  nous  conduira  à  quel- 
ques réflexions  fur  ce  qu'on  appelle  le 
génie  des  langues ,  &  fur  les  avaatages 
ou  défavantages  réciproques  qui  peu-* 
vent  en  réfulter  par  rapport  aux  lan- 
gues comparées  entr'elles. 

Qu'efï-ce  que  le  génie  d'une  langue? 
C'eft  le  réfultat  des  lois  auxquelles  cette 
langue  eft  affujettie  ,  eu  égard  à  la  na- 
ture des  mots  qu'elle  peut  employer , 
aux  modifications  dont  ces  mots  font 
fufceptibles  ,  Se  enfin  aux  règles  de 
conftrucliion  qu'elle  s'efl  preferites.  Des 
exemples  éclairciront  cette  définition. 

Voyons  premièrement  en  quoi  peut 
confiner  la  différence  des  langues  quant 
à  la  nature  des  mots.  La  langue  fran- 
çoife  y  par  exemple ,  n'a  que  le  pronom 

fin9 


fur  les  Elément  de  Philofophle.  195 
Jon  ,fa ,  fes ,  pour  exprimer  ce  que  les 
Latins  expriment  ou  par  fuus  ou  par 
ejus  ,  félon  que  ce  pronom  fe  rapporte 
ou  ne  fe  rapporte  pas  au  nominatif  du 
verbe.  Cet  ufage  d'un  même  pronom 
fon  y  fa  y  fis ,  pour  des  cas  fi  différens, 
produit  fouvent  dans  la  langue  fran- 
çoife  un  inconvénient  par  rapport  à  la 
clarté  ;  inconvénient  auquel  la  langue 
latine  n'eft  pas  fujette  à  cet  égard.  On 
remédieroit  à  cet  inconvénient  en  em- 
ployant le  vieux  mot  icclul ,  dans  le  cas 
011  les  Latins  emploient  ejus.  Mais  la 
langue  françoife  moderne ,  qui  a  prof- 
crit  cette  exprefîion,  empêche  que  nous 
ne  jouhTions  de  cet  avantage.  Il  efl 
compenfé  par  quelques  autres  de  la 
même  efpece  ,  comme  par  l'ufage  de 
V article ,  dont  la  langue  latine  étoit  pri- 
vée ,  &  qui  nous  met  à  portée  d'expri- 
mer les  nuances  que  vraifemblablement 
la  langue  latine  n'exprimoit  pas  auflï 
bien.  Nous  difons ,  donnez-moi  du  pain  y 
donne^- moi  un  pain  ,  &£  donne  {-moi  le 
pain  ;  ce  qui  exprime  trois  chofes  très- 
différentes  ,  que  nous  rendrions  en  latin 
par  la  feule  phrafe  Da  mihi  panem. 

En  fécond  lieu,  les  langues  différent 
quant  aux  modifications  des  mots.  Les 
Tome  K*  I 


1 94  EclalrciJJemens 

Latins  ont  des  cas  ,  &  nous  n'en  avons 
point  ;  ils  exprimoient  par  deux  termi- 
naifons  différentes  le  nominatif  &  Fac- 
cufaîif ,  Darius  &  Darlum  ;  nous  ex- 
primons l'un  Se  l'autre  abfolument  de 
la  même  manière  ;  cette  reffemblance  , 
comme  on  l'a  vu  plus  haut ,  nous  obli- 
ge ,  pour  éviter  l'équivoque ,  de  placer 
le  régime  après  le  verbe  ,  &  jamais 
avant ,  fur- tout  quand  le  verbe  eft  aclif. 
On  voit  que  cet  arrangement  gramma- 
tical eu  fondé  fur  la  nature  de  la  langue 
même  ,  qui  ne  fauroit  s'en  permettre  un 
autre  pour  être  claire  ;  entrave  à  la- 
quelle la  langue  latine  n'eft  pas  afïu- 
jettie.  Mais  cette  entrave  même  efi  une 
Source  de  clarté.  Dès  que  l'arrangement 
des  mots  détermine  leur  rapport  ,  le 
fens  ne  fauroit  être  obfcur  ;  &  le  vers 
de  l'oracle  ,  fi  connu  par  fon  amphi- 
bologie ,  Aio  te  JEacida  Romanos  vincere 
poffe  ,  n'auroit  plus  cet  inconvénient , 
û  le  génie  de  la  langue  latine  eût  exi- 
gé que  le  régime  fut  placé  après  le 
verbe. 

Les  langues  différent  en  troifieme 
lieu  quant  à  la  conftru&ion  grammati- 
cale. Cette  règle  de  fyntaxe  fur  l'arran- 
gement des  termes  y  à  laquelle  la  langue 


fur  les  EUmens  de  Philo fophîe.  195 
françoife  eft  obligée  de  s'aiuijettir  en 
certains  cas  pour  fixer  le  rapport  des 
mots  &  le  fens  de  la  phrafe  ,  elle  l'a 
étendue  ,  comme  nous  l'avons  dit  en* 
core ,  aux  autres  cas  où  cet  arrangement 
feroit  moins  néceffaire  ;  il  femble  que 
nos  pères ,  forcés  par  la  nature  de  la  lan- 
gue d'en  gêner  la  conftruclion  en  cer- 
tains cas ,  aient  voulu ,  par  une  efpece 
de  dépit ,  s'il  ell  permis  de  parler  de  la 
forte  ,  la  gêner  fans  befoin  dans  tous 
les  autres.  De-là  vient  à  notre  langue 
cette  marche  uniforme,  qui,  dit -on, 
contribue  à  la  clarté ,  mais  qui  nuit  pour 
îe  moins  autant  à  la  vivacité ,  à  la  va- 
riété &  à  l'harmonie  du  difcours.  C'eft 
principalement  cette  confïru&ion  mo- 
notone oui  a  donné  à  la  langue  fran- 
çoife  le  caractère  de  timidité ,  ou  fi  l'on 
veut ,  de  fagefle  qui  lui  eft  propre  ;  mais 
qui  l'empêchant  de'  fe  permettre  pref- 
que  aucune  licence  ,  fait  le  défefpoir 
des  Traducteurs  &;  des  Poètes. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que 
notre  langue ,  gênée  par  tant  de  liens , 
n'ait  aucun  avantage  qui  lui  foit  pro- 
pre. Nous  en  avons  indiqué  quelques- 
uns  ;  l'ufage  fait  connoître  tous  les  jours 
qu'il  eft  certaines  idées  ou  plutôt  çer- 

1  n 


ï  96  Edaircijjemens 

taines  nuances  d'idées  ,  qu'une  langue 
exprime ,  &  qui  manquent  à  une  autre , 
même  beaucoup  plus  riche  d'ailleurs. 
Tel  eft  (  pour  ne  citer  qu'un  exemple 
feul)  Paorifle  des  verbes  françois  ,  qui 
exprime  une  nuance  du  tems  paffé ,  &C 
qui  manque  aux  verbes  latins  ;  ceux-ci 
n'ont  que  le  mot  fui ,  pour  exprimer 
ce  que  la  langue  françoife  peut  rendre 
par  les  mots  fai  été ,  ou  je  fus ,  fuivant 
les  différens  rapports  fous  lefquels  on 
confidere  le  tems  paffé.  De  même  il 
n'y  a  point  de  langue  qui  ne  puiffe 
rendre  par  un  feul  mot  certaines  idées 
qu'une  autre  langue  ne  pourroit  déve- 
lopper que  par  une  périphrafe  ;  il  n'y  en 
a  point  qui  ne  puiffe  exprimer  par  des 
mots  ou  plus  courts  ou  plus  fonores , 
certaines  idées  qu'une  autre  langue  fe- 
roit  forcée  de  rendre  par  des  mots ,  on 
plus  longs  ou  plus  fourds  ;  or  la  briè- 
veté &£  l'harmonie  font  encore  des 
avantages  dans  les  langues  ,  la  brièveté 
pour  le  plaifir  de  l'efprit  ,  l'harmonie 
pour  celui  de  l'oreille. 

En  un  mot  ,  il  n'y  a  point  d'ou- 
vrage écrit  originairement  dans  une 
langue ,  qui  étant  traduit  dans  une  autre, 
ne  doive  à  certains  égards  y  perdre  plus, 

> 


fur  les  Elémens  de  Philofophle.  X  yf 
ou  moins  ,  &  y  gagner  plus  ou  moins 
à  d'autres.  La  feule  harmonie  du  ftyle  ^ 
dont  nous  parlions  il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment ,  peut  fuffire  pour  rendre  un  écri- 
vain très-rebelle  à  la  traduction.  Tradui* 
fez  Cicéron  ,  fans  lui  conferver  cette 
qualité ,  vous  ne  ferez  qu'une  copie  in- 
forme &c  languiiTante  ;  &:  combien  eft-if 
difficile  de  concilier  cette  harmonie  avec 
les  autres  qualités  qu'une  pareille  traduc- 
tion doit  avoir,  la  jufïefie  du  fens ,  la 
propriété  ,  la  facilité  ,  la  fimplicité  des 
termes  ?  Je  me  fouviens  qu'ayant  vou- 
lu autrefois  traduire ,  pour  en  orner  mes 
Réflexions  fur  rélocution  oratoire ,  la  per- 
oraifon  de  Cicéron  pro  Flacco ,  affez  peu 
connue ,  &  pourtant  bien  digne  de  l'ê- 
tre ,  je  fus  tout-à-coup  dégoûté  de  cette 
entreprife  en  me  rappellant  la  dernière 
phrafe  de  cette  peroraifon  ;  Mifereminl 
familiœ ,  Judices ,  mijèremini  fortiffimi  pa- 
tris  ;  miferemini  filii  ;  7iomen  clariffimum  & 
fortifjïmum ,  vel  generis ,  vel  vetujiatis ,  vel 
hominis  caufd ,  Reipublicœ  refervate.  Con- 
ferver tout  à  la  fois  à  cette  phrafe  fa 
nobleffe  ,  fa  brièveté ,  fa  {implicite  ,  fa 
rondeur ,  &  fur-tout  le  genre  d'harmonie 
qui  lui  eft  propre ,  err  une  entreprife  que 
je  laiffe  à  de  plus  habiles  que  moi. 

Iiij 


ï  9  8  EdairciJJemens 

Il  me  femble  que  la  queftion  tant 
agitée ,  n  les  infcriptions  doivent  être 
en  françois  ou  en  latin ,  peut  fe  déci- 
der aifément  par  les  principes  qu'on 
vient  d'établir.  L'infcription  doit  être 
dans  celle  des  deux  langues  qui  rendra 
de  la  manière  la  plus  courte  ,  la  plus 
énergique  &  la  plus  noble ,  fans  dureté 
ni  fécherefîe  ,  ce  qu'on  veut  exprimer. 
Je  doute ,  par  exemple  i  que  l'infcrip- 
tion de  la  ftatue  de  Montpellier ,  A  Louis 
Quatorze  après  fa  mort ,  fût  aufîi  bien  en 
langue  latine  ?  Ludovico  decimo  quarto  ex 
oculis  fublato ;  comme  je  doute  que  celle 
des  Invalides  de  Berlin ,  Lœfo  &  invicio 
mïliti ,  eût  pu  être  auflibien  en  françois. 
Cette  infcription  fimple  ,  Henri  IV \  au 
bas  de  la  ftatue  d'un  de  nos  plus  grands. 
Rois ,  non-feulement  dira  plus  qu'une 
infcription  longue  &:  faftueufe ,  elle  dira 
mieux  même  que  ne  feroit  la  fimple 
infcription  latine  ,  Henricus  quartus  ; 
parce  que  la  longueur  de  ce  nom 
dans  une  langue  étrangère ,  &  le  retour 
monotone  des  définences  en  us  ,  nous 
rappelle  moins  agréablement  l'idée  de 
ce  Prince ,  que  le  nom  dont  nous  avons 
coutume  de  Pappeller.  Henri  IV  dira 
mieux  encore  que  Henri  le  Grand  7  par* 


fur  les  Elirnens  de  Philojbphie.  199 
ce  qu'il  fuffit  de  fon  nom  fans  épithete 
pour  re veiller  toute  l'idée  que  nous 
avons  de  ce  grand  Roi ,  &:  qu'une  épi- 
thete qui  n'ajoute  rien  à  l'idée  ,  efl 
inutile  &  froide.  On  pourra  fe  former 
par  ce  peu  d'exemples ,  finon  des  prin- 
cipes détaillés ,  au  moins  une  méthode 
fûre  pour  juger ,  &:  de  la  langue  dans 
laquelle  une  infeription  doit  être  écrite, 
&  des  qualités  que  l'infcription  doit 
avoir.  Une  plus  longue  difcufllon  fur  ce 
fujet  nous  meneroit  trop  loin ,  Se  auroit 
un  rapport  trop  éloigné  avec  la  matière 
que  nous  avons  traitée  dans  cet  article. 


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200  Eclairclffcment 

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§.   XL 

Sur  les  Elémens  de  Géométrie  (a)* 

NO  us  avons  déjà  donné  dans  le 
§.  IV  de  ces  Ê claire iffemens ,  une 
efquifle  légère  d'un  plan  fuivant  lequel 
ces  Élémens  doivent  être  traités.  Mais 
ce  que  nous  en  avons  dit  alors  n'étoit 
que  par  forme  d'exemple  ,  ck  pour  faire 
connoître  par  une  efpece  de  tableau  r 
emprunté  de  la  feience  la  plus  exacle 
&:  la  plus  fimple  ,  les  diffère  ns  ordres 
de  principes  que  les  feiences  renfer- 
ment ou  peuvent  renfermer.  Nous  al- 
lons ici  envifager  les  Élémens  de  Géo- 
métrie pris  en  eux-mêmes  ,  &c  propô- 
fer  quelques  réflexions  fur  la  meilleure 
manière  de  les  traiter ,  &t  fur  les  in* 
convéniens  où  l'on  peut  tomber  à  ce 
iujet. 

On  fe  plaint ,  &  avec  raifon ,  de  la 
difette  réelle  où  nous  fommes  de  bons 
élémens  de  cette  feience ,  au  milieu  de  la 

(  a  )  Il  fera  bon  de  relire  l'article  de  la  Géométrie 
«Uns  les  ÉUmms  dç,  PhilofophU,  Terne  IV.  pag.  158. 


fur  les  Elhnens  de  Philojbphic,  20 1 
malheureufe  &  fcérile  abondance  d'ou- 
vrages dont  nous  fommes  inondés  en 
cette  partie.  Tous  les  défauts  qu'on  re- 
proche à  ces  ouvrages  ,  fe  réduifent 
prefque  uniquement  à  un  feul  qui  en 
eft  la  fource  commune  ;  à  ce  que  les 
idées  n'y  font  pas  placées  dans  l'ordre 
naturel  qui  leur  convient.  Par- là  il  ar- 
rive ,  ou  qu'on  fuppofe  ce  qui  auroit 
befoin  d'être  démontré ,  ou  qu'on  prou- 
ve d'une  manière  peu  rigoureufe  ce  qui 
devroit  &  pourroit  être  démontré  en 
rigueur ,  ou  qu'on  démontre  par  dis 
voies  laborieuses  cv  quelquefois  infuffi- 
fantes ,  ce  qui  pourroit  être  démontré 
avec  beaucoup  plus  de  fimplicité. 

Pour  placer  les  idées  dans  Tordre 
naturel ,  il  faut  fur-tout  fe  rendre  atten- 
tifs aux  définitions  ;  non-feulement  en 
y  mettant  toute  la  précifion  porîible 
(  ce  qui  n'a  pas  befoin  d'être  recom- 
mandé) mais  en  ne  renfermant  pas  dans 
la  définition  des  idées  qu'elle  ne  doit 
pas  contenir  &  qui  doivent  en  être  la 
conféquence.  Un  exemple  fera  fentir 
parfaitement  la  néce/îité  du  précepte 
que  nous  donnons  ici ,  &  les  incon- 
véniens  auxquels  on  s'expofe  en  s'en 
écartant, 

I  v 


202  Edaircijjemens 

Si  je  veux  définir  les  parallèles ,  voi- 
ci ,  ce  me  femble ,  comment  je  dois  m'y 
prendre ,  pour  ne  mettre  dans  cette  dé- 
finition que  ce  qu'elle  doit  abiblument 
renfermer.  Je  fuppoferai  d'abord  une 
ligne  droite  tirée  à  volonté  ;  fur  cette 
ligne  j'élèverai  en  deux  points  différens 
deux  perpendiculaires  que  je  fuppoferai 
égales  ,  6c  par  l'extrémité  de  ces  per- 
pendiculaires   j'imaginerai   une    ligne 
droite  ,  que  j'appellerai  parallèle  à  la 
ligne  ftippofée.   Il   faudra  déduire  de 
cette  définition  toutes  les   propriétés 
des  parallèles  ;  car  elles  y  font  nécef- 
fairement  contenues.  Il  faudra  démon- 
trer entr'autres  chofes ,  que  la  ligne  pa- 
rallèle à  la  ligne  fuppofée  ,  &:  qui  en 
eu  également  diftante  dans  deux  de  fes 
points,  à  tous  fes  autres  points  également 
diftans  de  cette  ligne  ;  c'eft-à-dire  que  * 
les  perpendiculaires   élevées  en  quel- 
ques points  que  ce  foit  fur  la  ligne  fup- 
pofée, &  aboutifTantes  à  la  ligne  paral- 
lèle ,  font  toutes  égales  aux  deux  per- 
pendiculaires par  l'extrémité  defquelîes 
cette  parallèle  a  été  tirée.  Suppofer  cette 
vérité  fans  la  démontrer,  c'efl  fuppofer 
ce  que  la  définition  ne  renferme  tk  ne 
doit  renfermer  qu'implicitement;  car 


fur  les  Elèmens  de  Philojbpkie.  203 
cette  définition  ne  fuppofe  &  ne  doit 
fuppofer  que  l'égalité  des  deux  perpen- 
diculaires ,  dont  les  extrémités  fufnfent 
pour  déterminer  la  pofition  de  la  paral- 
lèle ;  d'où  il  faut  conclure  &:  prouver 
l'égalité  de  ces  perpendiculaires  avec 
toutes  les  autres.  J'oie  avancer ,  &c  je  ne 
crains  point  d'être  contredit  par  ceux 
qui  y  réfléchiront ,  que  la  propofition 
que  nous  préfentons  à  démontrer  ici , 
ck  en  général  la  théorie  des  parallèles  y 
efl  un  des  points  les  plus  difficiles  dans 
les  élémens  de  Géométrie  ;  &c  j'ajoute 
que  cette  théorie  feroit  bien  avancée 
par  cette  démonftration. 

On  parviendrait  peut-être  plus  faci- 
lement à  la  trouver ,  fi  on  avoit  une 
bonne  définition  de  la  ligne  droite  ;  par 
malheur  cette  définition  nous  manque. 
Il  ne  paroît  pas  porTible  d'en  donner 
une  autre  que  celle  dont  prefque  tous 
les  Mathématiciens  font  ufage  ;  mais 
cette  définition  ,  comme  nous  l'avons 
dit  ailleurs  ,  exprime  plutôt  une  pro- 
priété de  la  ligne  droite  ,  que  fa  notion 
primitive.  Ce  n'eft  pas  que  je  veuille , 
avec  quelques  Géomètres  ,  chercher 
cette  notion  dans  l'idée  que  la  vifion 
nous  donne  de  la  ligne  droite ,  en  nous 

I  vj 


104  EclalrciJJemens 

apprenant  que  les  points  de  cette  ligné 
fe  couvrent  les  uns  les  autres  lorfque 
l'œil  fe  trouve  placé  dans  ion  prolon- 
gement. Cette  notion  de  la  ligne  droite 
ferait  tres-pcu  géométrique  ,  i°.  parce 
qu'il  y  a  des  lignes  droites  pour  un 
aveugle  ,  &  que  l'illuftre  Sanderfon 
entr'autres  en  avoit  une  idée  très-dis- 
tincte fans  en  avoir  jamais  vu;  i°.  par- 
ce qu'il  feroit  impofTible  de  favoir  que 
la  lumière  fe  répand  en  ligne  droite,  fi 
pour  connoître  la  rectitude  d'une  ligne, 
nous  n'avions  d'autre  moyen  que  d'exa- 
miner fi  les  points  de  cette  ligne  fe 
cachent  les  uns  les  autres  quand  l'œil 
eu.  placé  dans  fon  prolongement.  Si  la 
lumière  fe  propageoit  en  fuivant  une 
ligne  circulaire  d'une  courbure  déter- 
minée ,  &£  que  l'œil  fût  placé  fur  la  cir- 
conférence d'un  tel  cercle  ,  tous  les 
points  de  ce  cercle  fe  cacheroient  les 
uns  les  autres  ,  &  cependant  la  ligne 
fur  laquelle  ils  feroient  placés  ne  feroit 
pas  droite. 

On  ne  détmiroit  pas  mieux  la  ligne 
droite,  en  difant  avec  d'autres  Auteurs 
que  c'eft  une  ligne  dont  tous  les  points 
font  dans  la  même  direction.  Car  qu'efr- 
çe  que  direction  ?  Et  comment  en  peut- 


fur  les  Elimens  de  Philofopfûe.  105 
on  avoir  l'idée  ,  fi  on  n'a  déjà  celle  de 
ligne  droite  ? 

On  eft  donc  comme  forcé  d'en  reve- 
nir à  la  définition  ordinaire ,  que  la  ligne 
droite  eft  celle  qui  eft  la  plus  courte 
d'un  point  à  un  autre.  Mais  il  eft  aile 
de  fentir  que  cette  définition  n'en1  pas 
telle  qu'on  pourroit  le  délirer.  En  pre- 
mier lieu,  d'où  fait-on  que  d'un  point 
à  un  autre ,  il  n'y  a  qu'un  ieul  chemin 
qui  foit  le  plus  court  ?  Pourquoi  ne 
pourroit-il  pas  y  en  avoir  plufieurs ,  tous 
diffère ns ,  tous  égaux ,  &£  tous  les  plus 
courts  ?  On  n'elt  perluadé  de  la  vérité 
contraire ,  &  on  ne  la  fuppofe  dans  la 
définition  de  la  ligne  droite  ,  que  parce 
qu'on  a  déjà  dans  i'elprit  ou  plutôt  dans 
les  fens ,  fi  je  puis  parler  de  la  forte  , 
une  notion  de  la  ligne  droite  qui  ren- 
ferme implicitement  cette  vérité.  C'eft 
cette  notion  qu'il  faudrait  exprimer; 
mais  les  termes  ,  &  peut-être  les  idées , 
nous  manquent  pour  cela.  Hoc  opus  , 
hic  labor  eji. 

%  En  fécond  lieu  ,  fuppofons  qu'en 
effet  la  ligne  droite  foit  le  plus  court 
chemin  d'un  point  à  un  autre  ,  eue  ce 
plus  court  chemin  foit  unique ,  &  qu'il 
n'y  en  ait  pas  deux  égaux  ;  je  vois  clair 


20  6  EclairciJJemens 

rement  comment  on  peut  conclure  de- 
là ,  que  ii  on  veut  mener  une  ligne 
droite  d'un  point  à  un  autre  ,  tous  les 
points  par  lefquels  doit  parler  cette  li- 
gne ,  font  nécessairement  donnés  ,  6c 
que  la  ligne  qui  joint  deux  quelconques 
de  ces  points  ,  efî  aufTi  la  plus  courte 
qu'on  puifTe  mener  ou  imaginer  de  l'un 
à  l'autre.  Mais  je  ne  vois  pas  avec  la 
même  évidence  ,  en  partant  de  la  défini- 
tion fuppofée ,  qu'une  ligne  droite  tirée 
par  deux  points  ne  puiffe  être  prolon- 
gée que  d'une  feule  manière,  ou  ce  qui 
revient  au  même,  que  deux  lignes  droi- 
tes ,  tirées  d'un  même  point  à  deux 
autres  points ,  ne  puiffent  pas  avoir  une 
partie  commune  :  je  ne  dis  pas  que  cela 
ne  foit  évident,  je  dis  (&  je  me  flatte 
qu'on  en  conviendra  après  y  avoir  fait 
attention  )  que  cela  ne  fuit  pas  évidem- 
ment de  la  définition  fuppofée  ,  mais 
d'une  notion  primitive  de  la  ligne  droite 
que  nous  avons  dans  Pefprit  fans  pou- 
voir en  quelque  façon  la  rendre  par  des 
exprefîions  ;  idée  dont  la  définition  fup-> 
pofée  n'efr.  que  la  fuite. 

La  définition  &c  les  propriétés  de  la 
ligne  droite  ,  ainfi  que  des  lignes  paral- 
lèles y  font  donc  recueil ,  &c  pour  ainfi 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  207 
dire  ,  le  fcandale  des  élémens  de  Géo- 
métrie. Je  ne  crains  point  que  les  Mathé- 
maticiens Philofophes  taxent  de  puéri- 
lité les  réflexions  que  je  viens  de  faire; 
puisqu'elles  ont  pour  objet ,  non-feule- 
ment de  porter  la  plus  grande  précifion 
dans  une  feience  dont  la  précifion  eu. 
l'ame  ,  mais  de  montrer  par  des  exem- 
ples frappans  la  néceïîité  &  la  rareté  des 
bonnes  définitions. 

On  peut  faire  fentir  l'un  &  l'autre 
par  un  nouvel  exemple  ,  tiré  des  mêmes 
élémens  de  Géométrie;  par  la  définition 
de  l'angle.  Pour  s'en  former  une  idée 
nette ,  il  faut  nécefTairement ,  &c  y  faire 
entrer  Fidée  de  Pefpace  que  l'angle  ren- 
ferme ,  &  en  même  tems  borner  cet  ef- 
pace  ;  puifqu'autrement  la  grandeur  de 
l'angle  dépendroit  de  celle  des  lignes 
qui  le  comprennent,  ce  qui  eil  contraire 
à  la  vraie  notion  qu'on  doit  s'en  former. 
Il  faut  donc  fuppofer  un  arc  de  cercle 
décrit  du  fommet  de  l'angle  comme 
centre  ,  6c  d'un  rayon  pris  à  volonté  , 
mais  qui  foit  toujours  le  même  pour 
quelque  angle  que  ce  foit;  &  on  appel- 
lera aûgle  Pefpace  terminé  par  cet  arc 
de  cercle  ;  par  ce  moyen  on  viendra  à 
bout  de  démontrer  ayee  précifion  & 


2o8  Eclaircljfemens 

clarté  toutes  les  proportions  qui  con- 
cernent les  angles.  Remarquons  en  paf- 
fant  que  la  mefure  des  angles  par  les 
arcs  de  cercle  décrits  de  leur  fommet , 
eft  fondée  fur  l'uniformité  du  cercle  , 
qui  fait  que  toutes  fes  parties  font  fem- 
biables  6c  toujours  difpofées  de  la  mê- 
me manière  par  rapport  aux  rayons  qui 
y  aboutiflent;  cette  uniformité  ,  qui  fe 
prouve  par  le  principe  de  la  fuperpofi- 
tion ,  eft  un  point  fur  lequel  on  n'ap- 
puyé peut-être  pas  affez  dans  les  élé- 
mens  ordinaires ,  6c  qui  eft  pourtant  le 
principe  fondamental  de  la  théorie  des 
angles. 

Au  refte,  la  définition  de  l'angle  qu'on 
vient  de  donner,  fuppofe  que  les  deux 
côtés  de  cet  angle  foient  des  lignes  droi- 
tes ,  6c  non  une  ligne  droite  6c  une 
ligne  courbe  ;  comme  feroient  un  arc 
de  cercle  6c  fa  tangente.  Ce  dernier 
angle  ,  fi  on  peut  lui  donner  ce  nom  , 
a  été  le  fujet  d'une  grande  difpute  entre 
les  Géomètres  ,  peur  favoir  s'il  étoit 
comparable  ou  non  à  l'angle  re£tiligne  , 
c'eft-à-dire  ,  formé  par  des  lignes  droi- 
tes. Il  eft  aifé  de  voir  que  ce  n'tftab- 
folument  qu'une  queition  de  nom.  Tout 
dépend  de  l'idée  qu'on  attache  en  cette 


fur  les  Elemens  de  Philofophie.  10$ 
occasion  au  mot  angle.  Si  on  entend 
par  ce  mot  une  portion  finie  de  Pefpace 
compris  entre  la  courbe  &:  fa  tangente  ? 
il  n'efr.  pas  douteux  que  cet  efpace  ne 
foit  comparable  à  une  portion  finie  de 
celui  qui  eft  renfermé  par  deux  lignes 
droites  qui  fe  coupent.  Si  on  veut  y 
attacher  l'idée  ordinaire  de  Pangle  for- 
mé par  deux  lignes  droites ,  on  trouve- 
ra ,  pour  peu  qu'on  y  réflé chiffe  ,  que 
cette  idée  prife  abfoiument  &:  fans  mo- 
dification ,  ne  peut  convenir  à  l'angle 
de  contingence,  parce  que  dans  l'angle 
de  contingence  une  des  lignes  qui  le 
forme  eft.  courbe.  Il  faudra  donc  donner 
pour  cet  angle  une  définition  particu- 
lière; &  cette  définition,  qui  eft  arbi- 
traire ,  étant  une  fois  bien  fixée  ,  il  ne 
pourra  plus  y  avoir  de  difficulté  fur  la 
queftion  dont  il  s'agit.  Une  bonne  preu- 
ve que  cette  queftion  eft  purement  de 
nom ,  c'eft  que  les  Géomètres  font  d'ail- 
leurs entièrement  d'accord  fur  toutes 
les  propriétés  qu'ils  démontrent  de 
l'angle  de  contingence  ;  qu'entre  un 
cercle  &  fa  tangente  ,  on  ne  peut  faire 
paffer  de  lignes  droites  ;  qu'on  y  peut 
faire  paffer  une  infinité  de  lignes  circu- 
laires ,  &  ainfi  du  refte.  Il  en  eft  à  peu 


2 1  o  Eclaira fflimcns 

près  de  la  querelle  fur  l'angle  de  contin- 
gence ,  comme  de  la  fimeufe  queftion 
des  forces  vives ,  où  l'on  ne  difpute  que 
faute  de  s'entendre  (  b  )  ,  &  où  tout  le 
monde  eft  d'accord  fur  le  fond  en  dif- 
férant dans  les  termes  :  &:  c'eft  à  peu 
près  ce  qu'on  doit  penfer  de  toutes 
les  difcuifîons  métaphyfiques  qui  par- 
tagent quelquefois  les  Méchaniciens  &£ 
les  Géomètres. 

Si  on  doit  s'attacher  dans  les  élé- 
mens  de  Géométrie ,  à  ne  mettre  dans 
les  déïînitions  que  ce  qui  eft  nécefïaire , 
pour  donner  plus  de  précifîon  &  de  ri- 
gueur aux  proportions  qu'on  en  dé- 
duit ,  il  efl  un  autre  écueil  qu'on  doit 
éviter  avec  foin  ;  c'eft  celui  de  ne  pas 
développer  fuffif?rnment  l'idée  qu'on 
doit  attachera  certaines  expreilions.  La 
Géométrie ,  même  élémentaire ,  &c  tou- 
tes les  parties  des  Mathématiques ,  font 
fouvent  ufage  d'exprefTions  de  cette 
efpece ,  qui  dans  le  fens  métaphyfique 
qu'elles  préfentent ,  paroiffent  d'abord 
peu  exaàes  ;  mais  qui  ne  doivent  être 
regardées  que  comme  des  manières 
abrégées  de  s'exprimer ,  que  les  Mathé- 

(h)  Voy.  Elément  de  Philofophie  ,  art.  de  la  Mécha- 
nique  ,  Tome  IV.  pag.  203, 


fur  les  Elimens  de  Philofophie.  2 1 1 
maticiens  ont  inventées  pour  énoncer 
une  vérité  dont  le  développement  & 
l'énoncé  exa£t  auroit  demandé  beau- 
coup de  mots.  Il  faut  donc ,  avant  que 
de  faire  ufage  de  ces  exprefîions ,  fixer 
d'une  manière  nette  &  précife  la  no- 
tion qu'elles  renferment. 

On  dit ,  par  exemple  ,  qu'un  parallé- 
logramme eft  le  produit  de  fa  bafe  par 
fa  hauteur.  Que  fignifie  cette  propor- 
tion ?  Qu'eft-ce  que  le  produit  de  la 
bafe  par  la  hauteur  5  c'efl-à-dire  la  mul- 
tiplication d'une  ligne  par  une  autre  ? 
En1 -ce  qu'on  multiplie  des  lignes  par 
des  lignes  ?  Non  certainement  ;  car  dans 
toute  multiplication  une  des  deux  quan- 
tités au  moins  cfoit  être  un  nombre 
abftrait  ;  multiplier ,  c'en1  prendre  un 
certain  nombre  de  fois  une  certaine 
choie  ou  un  certain  nombre  de  chofes  ; 
on  peut  multiplier  une  ligne  par  un 
nombre ,  par  exemple  par  3  ,  ce  qui 
fignifie  qu'on  prendra  cette  ligne  trois 
fois  ,  mais  on  ne  multiplie  point  une 
ligne  par  une  ligne  ;  cette  opération  ne 
préfente  aucune  idée  nette.  Quelques 
Mathématiciens  ,  il  eft  vrai ,  ont  dit  que 
la  multiplication  d'une  ligne  par  une 
ligne  confiftoit  à  prendre  une  de  ces 


212  EcLaircîjJemens 

lignes  autant  de  fois  qu'il  y  a  de  points 
dans  l'autre  ,  ce  qui  produit  une  fur- 
face.  Mais  cette  notion  eft  fujette  à 
beaucoup  de  difficultés.  Elle  fuppofe 
que  la  furface  eft  compofée  de  lignes , 
ck  la  ligne  de  points  ;  elle  fuppofe  que 
pour  prendre  une  ligne  autant  de  fois 
qu'il  y  a  de  points  dans  une  autre ,  il 
faut  que  cette  autre  ligne  foit  élevée 
perpendiculairement  fur  la  première: 
car  fi  le  côté  d'un  parallélogramme  n'eft 
pas  perpendiculaire  à  la  bafe ,  alors  le 
parallélogramme  n'eft  plus  le  produit 
du  côté  par  la  bafe  ;  cependant  fuivant 
les  notions  que  fe  forment  de  la  fur- 
face  les  Mathématiciens  que  nous  com- 
battons ?  on  ne  peut  disconvenir  que 
dans  la  furface  du  parallélogramme  la 
bafe  ne  fe  trouve  répétée  autant  de  fois 
que  le  côté  a  de  points  ;  à  moins  qu'on 
ne  veuille  admettre  dans  une  ligne  des 
points  plus  grands  les  uns  que  les  au- 
tres ,  ce  qui  jette  dans  de  nouvelles  ab- 
furdités.  Que  lignifie  donc  cette  pro- 
portion ,  que  la  mefure  d'un  parallélo- 
gramme reclangle  eft  le  produit  de  fa 
bafe  par  fa  hauteur  ?  Elle  fignifîe  que  fi 
on  fuppofe  la  bafe  diviiée  en  un  cer- 
tain nombre  de  parties  égales  ,  par  exem- 


fur  les  Elémens  de  Philofophie.  213 
pie  de  pouces  ou  de  lignes  ,  &  la  hau- 
teur en  un  certain  nombre  des  mêmes 
parties  égales ,  c'efï>à-dire  de  pouces  ou 
de  lignes,  le  rapport  du  parallélogramme 
rectangle  au  quarré  de  chacune  de  {es 
parties  ,  fera  égal  au  rapport  que  le  pro- 
duit des  deux  nombres  de  divifion  de 
la  bafe  &  de  la  hauteur  aura  avec  l'uni- 
té. Par  exemple ,  fuppofons  la  bafe  divi- 
fée  en  100  lignes  ou  pouces  ,  6c  la  hau- 
teur en  25  ;  le  produit  de  ces  deux 
nombres  qui  eil  2500,  c'eft-à-dire  le 
rapport  de  ce  nombre  à  l'unité ,  expri- 
mera le  rapport  du  parallélogramme 
rectangle  au  quarré  fait  d'une  ligne  ou 
d'un  pouce  ;  ce  parallélogramme  con- 
tenant en  effet  2500  petits  quarrés  d'un 
pouce  ou  d'une  ligne.  Ainfi,  dire  qu'un 
parallélogramme  efl  le  produit  de  fa  bafe 
par  fa  hauteur ,  c'efl:  une  manière  abré- 
gée d'exprimer  la  propofition  que  nous 
venons  d'énoncer  ,  &  dont  renoncia- 
tion rigoureufe  &  développée  auroit 
demandé  trop  d'étendue  &:  de  circonlo- 
cution. Dans  les  feiences  on  peut  fe  fer- 
vir  utilement  de  ces  fortes  d'exprefîions 
abrégrées,  quoique  peu  exactes  en  elles- 
mêmes  :  je  dis  plus  ;  on  a  befoin  pour 
ne  point  trop  fatiguer  l'efprit ,  de  s'en 


£î4  Eclaîrcijjcmens 

fervir  fouvent ,  pourvu  qu'on  ait  font 
de  bien  fixer  le  fens  précis  qui  doit  y 
être  attaché.  C'eft  par  malheur  ce  qu'on 
ne  fait  pas  toujours  ,  &  ce  qui  peut 
quelquefois  être  reproché  aux  Géomè- 
tres même. 

Il  eiï  aifé  de  conclure  de  cet  exem- 
ple ,  &:  de  plufieurs  autres  qu'om  pour- 
roit  y  joindre  5  que  le  mot  de  mefure  en 
mathématique  ,  renferme  l'idée  d'un 
rapport  implicitement  exprimé.  Or  il  eu 
certains  rapports  qui  offrent  plus  de  dif- 
ficultés que  les  autres ,  foit  pour  en  pré- 
fenter  la  notion  d'une  manière  bien 
nette  ,  foit  pour  les  démontrer  d'une 
manière  rigoureufe  :  ce  font  les  rap- 
ports des  quantités  incommenfurables. 
On  dit ,  par  exemple ,  que  la  diagonale 
du  quarré  eft  à  fon  côté  comme  la  ra- 
cine quarrée  de  i  eftài;  pour  avoir 
une  idée  bien  nette  de  la  vérité  que 
cette  proportion  exprime  ,  il  faut  d'a- 
bord remarquer ,  qu'il  n'y  a  point  de  ra- 
cine quarrée  du  nombre  2 ,  ni  par  con- 
féquent  de  rapport  proprement  dit  entre 
cette  racine  &  l'unité  ,  ni  par  confé- 
quent  de  rapport  proprement  dit  entre 
la  diagonale  &  le  côté  d'un  quarré ,  ni 
par  conléquent  enfin  ,  d'égalité  entre 


fur  les  Elimcns  de  Philofophie.  1 1 Ç 
Ces  rapports ,  puifqu'il  n'y  a  point  pro- 
prement d'égalité  entre  des  rapports  qui 
n'exiftent  pas.  Mais  il  faut  remarquer  en 
même  tems  ,  que  fi  on  ne  peut  trouver 
un  nombre  qui  multiplié  par  lui-même 
produife  2 ,  on  peut  trouver  des  nom- 
bres qui  multipliés  par  eux-mêmes  pro- 
duifent  un  nombre  aufîi  approchant  de  2 
qu'on  voudra ,  foit  en  deiTus ,  foit  en 
defîbus.  Or  fi  on  a  deux  nombres  quel- 
conques, dont  l'un  donne  un  quarré  plus 
grand  que  2,  mais  avec  fi  peu  de  diffé- 
rence qu'on  voudra,  &  l'autre  un  quarré 
plus  petit  que  2  ,  avec  fi  peu  de  diffé- 
rence qu'on  voudra,  une  ligne  quiauroit 
avec  le  côté  du  quarré  un  rapport  ex- 
primé par  le  premier  de  ces  nombres  , 
feroit  toujours  plus  grande  que  la  diago- 
nale ,  &c  une  ligne  qui  auroit  avec  le 
même  côté  du  quarré  un  rapport  expri- 
mé par  le  fécond  nombre  ,  feroit  plus 
petite  que  la  même  diagonale.  Voilà  le 
développement  de  cette  propofition  , 
que  la  diagonale  ejl  au  côté  du  quarré  com- 
me la  racine  quarrée  de  2.  ejl  à  1 .  Il  en  eu 
de  même  de  toutes  les  autres  propor- 
tions qui  regardent  des  rapports  incom- 
menfurables  ;  &  cela  fiiffit  pour  faire 
voir  quel  fens  précis  on  y  doit  attacher. 


2. 1 6  Eclair  ci ffemens 

Cette  facilité  qu'on  a,  de  repréfentef 
les  rapports  incommenfurables ,  non  par 
des  nombres  exacts ,  mais  par  des  nom- 
bres qui  en  approchent  aiiÔi  près  qu'on 
voudra  ,  fans  jamais  exprimer  rigou- 
reufement  ces  rapports  ,  eft  caufe  que 
les  Mathématiciens  ont  étendu  la  dé- 
nomination de  nombre  aux  rapports 
incommenfurables,  quoiqu'elle  ne  leur 
appartienne  qu'improprement ,  puifque 
les  mots  nombre  &  nombrer  fuppofent 
une  défignation  exacte  &  précife  ,  dont 
ces  fortes  de  rapports  ne  font  pas  fuf- 
ceptibles.  AufTi  n'y  a-t-il  proprement 
que  deux  fortes  de  nombres ,  les  nom- 
bres entiers  ,  comme  2  ,  3  ,  4 ,  &c* 
&  les  nombres  rompus  ,  ou  fractions , 
comme  l  l  l  Sec.  ou  -  1  1 ,  &c. 
Les  premiers  repréfentent  les  rapports 
de  deux  grandeurs ,  dont  l'une  contient 
l'autre  une  certaine  quantité  de  fois 
exactement ,  comme  2  fois  ,  3  fois  ,  4 
fois  ;  les  féconds  expriment  le  rapport 
de  deux  grandeurs,  dont  l'une  contient 
exactement  une  certaine  quantité  de 
fois ,  la  moitié ,  le  tiers ,  le  quart ,  le  cin- 
quième de  l'autre ,  &  ainfi  de  fuite  ;  les 
rapports  repréfentés  par  des  nombres 
rompus  peuvent  même  fe  réduire  très- 

aifément 


fur  les  Ëlèmens  de  Philojbphie.  i\y 
aifément  à  des  rapports  représentés  par 
des  nombres  entiers  ;  car  quand  je  dis 
par  exemple,  qu'une  ligne  eft  les  2.  d'une 
autre  ligne  ,  c'eft  comme  fi  je  difois 
que  la  première  ligne  e ri  à  la  féconde 
dans  le  rapport  du  nombre  entier  3  au 
nombre  entier  4. 

De-là  il  eft  aile  de  voir ,  que  fi  les 
rapports  incommenfurables  font  regar- 
dés comme  des  nombres  ,  c'eft.  par  la 
raifon  que  s'ils  ne  font  pas  des  nombres 
proprement  dits,  il  ne  s'en  faut  rien, 
pour  ainfi  dire  ,  qu'ils  n'en  foient  réel- 
lement ,  puifque  la  différence  d'un  rap- 
port incommenfarable  à  un  nombre 
proprement  dit ,  peut  être  aufTi  petite 
qu'on  voudra. 

Deux  autres  raifons  ont  fait  ranger 
les  rapports  incommenfurables  parmi 
les  nombres  ;  la  première  ,  c'efl  que  ces 
rapports  ont  plufieurs  propriétés  qui 
leur  font  communes  avec  les  nom- 
bres ,  &  peuvent  être  fournis  à  plu- 
fieurs égards  à  un  calcul  femblabfe  à 
celui  des  nombres  ,  comme  nous  le  ver- 
rons plus  en  détail  dans  les  deux  §.  fui- 
vans  ;  la  féconde ,  c'eil  que  fi  on  veut 
donner  au  mot  nombre  une  idée  plus 
étendue  que  celle  qu'on  lui  donne  or- 
Tçme  V%  K 


2 1 S  Eclaîrcïjjcmens 

dinairement ,  &  qui  ne  renferme  pro- 
prement que  les  nombres  entiers  &  les 
îra&ions ,  alors  les  rapports  incommen- 
surables peuvent  y  être  compris  ?  puif- 
que  ces  rapports  ,  quoiqu'ils  ne  puifTent 
pas  être  déiignés  rigoureufement  par 
l'arithmétique  ,  peuvent  être  ,  finon 
exprimés ,  au  moins  repréfentés  par  la 
Géométrie  ;  par  exemple ,  le  rapport  de 
la  racine  quarrée  de  2  à  l'unité ,  lequel 
ne  peut  être  exprimé  arithmétiquevicnt , 
peut  être  repréfenté  géométriquement  , 
par  le  rapport  de  la  diagonale  du  quarré 
à  fon  côté.  Il  en  eft  de  même  d'une 
iniinité  d'autres  rapports  incommen- 
surables ,  que  la  Géométrie  repréfenté 
aifément  par  les  rapports  de  certaines 
lignes  ;  par  exemple  ,  la  racine  quarrée 
de  3  peut  être  repréfentée  par  le 
rapport  du  double  de  la  hauteur  d'un 
triangle  équilatéral  au  côté  du  même 
triangle  ;  celle  de  5  par  le  rapport  de 
la  diagonale  d'un  parallélogramme  rec- 
tangle au  petit  côté  de  ce  même  pa- 
rallélogramme ,  en  fuppofant  la  bafe 
double  de  la  hauteur  ;  &  ainfi  de  mille 
autres  exemples  de  cette  efpece  qu'on 
pourroit  multiplier  à  l'infini.  Cette  re- 
marque fur  la  pénibilité  de  repréfen- 


fur  les  Elémens  de  Philofopliit.  119 
ter  les  rapports  incommeniiirables  par 
la  Géométrie  ,  nous  fera  utile  dans  ia 
fuite  pour  faire  connoître  quel  eu  l'a- 
vantage de  l'application  de  i'Analyfe  à 
cette  fcience.  C'eft  ce  qu'on  verra  plus 
bas  dans  un  Article  particulier;  mais  il 
efl  nécefîaire  de  donner  auparavant 
quelque  idée  du  calcul  algébrique. 


A 


***** 


Kg 


HO  Eclaircijjsmtns 

§.   XII. 

Sur  les  Elémens  d'Algèbre  (a). 

L'Imperfection  que  nous  avons 
remarquée  clans  plusieurs  des  no- 
tions que  donnent  pour  l'ordinaire  les 
Élémens  de  Géométrie ,  ne  fe  rencontre 
guère  moins  dans  celles  que  prélentent 
la  plupart  des  Élémens  d'Algèbre  ;  quel- 
ques exemples  en  feront  la  preuve. 

La  première  ,  &  en  un  fens  la  plus 
effentielle  des  définitions  que  ces  Élé- 
mens doivent  offrir ,  eft  celle  de  l'Al- 
gèbre même.  Il  femble  que  les  Auteurs 
d'Élémens  fe  foient  mis  peu  en  peine 
de  donner  une  idée  nette  de  la  nature 
de  cette  fcience  &c  de  fon  objet.  Les 
uns  difent  que  c'eil  l'art  de  faire  fur  les 
lettres  de  l'Alphabet  les  mêmes  opé- 
rations qu'on  fait  fur  les  chiffres  ;  défi- 
nition ridicule  à  tous  égards.  Les  autres 
fe  bornent  à  dire  que  c'eft  la  fcience  du 
calcul  des  grandeurs  zn  général;  définition 
plus  exacte ,  mais  qui  a  befoin  d'être  plus 

(à)  II  fera  bon  de  relire  l'article  de  l'Algèbre  dans 
Us  EUnuns  de.  Fhilofopkie,  page  152. 


fur  les  Elemens  de  Philofophie.  lit 
développée  qu'elle  ne  l'eft  ordinaire- 
ment parles  Auteurs  élémentaires. 

Il  faut  d'abord  partir  de  ce  principe , 
que  le  calcul  des  grandeurs  ne  peut  con- 
finer qu'à  déterminer  le  rapport  des 
grandeurs  entr'elles.  Or  il  y  a,  comme 
nous  l'avons  vu  à  la  fin  du  §.  précédent, 
deux  fortes  de  rapports  ;  les  uns  qui 
peuvent  être  exprimés  exactement  par 
des  nombres ,  foit  entiers  ,  foit  rompus  ; 
les  autres ,  qu'on  appelle  incommenfu- 
rables ,  &  qui  ne  peuvent  être  expri- 
més par  àes  nombres  que  d'une  ma- 
nière approchée  ,  mais  qui  peuvent  être 
repréfentés  ou  qu'on  peut  imaginer  être 
repréfentés  d'une  autre  manière  ,  par 
exemple  par  les  rapports  d'une  ligne  à 
une  autre.  Nous  allons  faire  voir  d'a- 
bord quelle  eft  l'utilité  des  caractères 
algébriques  pour  repréfenter  les  nom- 
bres proprement  dits  ,  &  les  rapports 
qu'ils  expriment  ;  nous  verrons  enfuite 
l'utilité  de  ces  mêmes  caractères  pour 
repréfenter  les  rapports  incommenlli- 
rables. 

Pour  fentir  quel  eft  l'avantage  d'ex- 
primer les  nombres  par  des  caractères 
algébriques,  il  faut  remarquer  que  l'a- 
rithmétique ordinaire  a  deux  fortes  de 

K  iij 


221  Eclalrcijjemens 

principes.  Les  uns  font  dépendans  des 
îignes  ou  chiffres  par  lefquels  on  exprime 
les  nombres ,  &  ce  font  ceux  qu'on  ap- 
pelle proprement  règles  de  l'arithméti- 
que ;  règles  qui  font  attachées  à  la  nature 
<le  ces  fignes  ,  &  qui  feroient  différen- 
tes ,  fi  au  lieu  de  dix  caractères  dont 
nous  nous  fervons  pour  exprimer  tous 
les  nombres  pofTibles ,  nous  en  avions 
vin  plus  grand  ou  un  plus  petit  nombre, 
ou  fi  au  lieu  de  dîfpofer  ces  caractères 
comme  nous  le  faifons  pour  exprimer 
les  nombres  ,  nous  les  difpofions  autre- 
ment, ck  que  par- là  nous  changeafîions 
&  leur  valeur  intrinfeque  &  leur  valeur 
relative.  Mais  outre  les  principes  fur 
lefquels  font  fondées  ces  règles ,  l'arith- 
métique en  a  d'autres  plus  généraux  , 
indépendans  des  fignes  par  lefquels  on 
peut  exprimer  les  nombres ,  &c  unique- 
ment attachés  à  la  nature  des  nombres 
mêmes  ;  tels  font  ceux-ci. 

Si  on  retranche,  un  plus  petit  nombre 
d'un  plus  grand ,  &  quon  ajoute  au  plus 
petit  nombre  ce  qui  réfultera  de  cette  opé- 
ration ,  on  aura  le  plus  grand  nombre. 

Le  produit  de  deux  nombres  ,  divifé  par 
Vun  des  deux  produifans  ,  donne  Vautre 
produifant* 


fur  les  Elémens  de  Phllojbphle.    213 
Le  produit  du  quotient  d'une  divijlon 
par  le  divifiur  doit  rendre  le  dividende.  On. 
pourroit  en  énoncer  planeurs  autres. 

Ces  fortes  de  principes  n'étant  réel- 
lement que  des  propriétés  générales 
des  rapports  ou  des  nombres  ,  qui  ont 
lieu  pour  quelques  nombres  que  ce 
foit ,  ck  de  quelque  manière  que  ces 
nombres  foient  défiçnés  ;  il  s'enfuit  d'à- 
bord  que  ces  proportions  générales 
peuvent  être  miles  fous  les  yeux  de  la 
manière  la  plus  claire  &  la  plus  fimpîe  , 
en  fuppofant  les  nombres  repréfentés 
par  des  caractères  généraux  ;  on  a  choifi 
pour  exprimer  ces  caractères  les  let- 
tres de  Palphabeth ,  comme  étant  plus 
connues ,  &C  d'un  ufage  plus  familier 
&  plus  univerfel.  Première  utilité  de 
l'algèbre  ,  de  fervir  à  repréfenter  &  k 
démontrer  d'une  manière  fimple  &  fa- 
cile les  vérités  qui  ont  rapport  aux  pro- 
priétés générales  des  nombres. 

Ce  n'efl  pas  tout.  Comme  il  y  a  des 
propriétés  générales  des  nombres  ,  in- 
dépendantes de  la  manière  dont  ils 
font  exprimés ,  il  doit  y  avoir  aufli  pour 
le  calcul  des  nombres  ,  des  principes 
généraux ,  par  le  moyen  defquels  on 
pourra  exprimer  ?  de  la  manière  la  plus 

K  iv 


214  E  clair clffemtns 

fimple  Si  la  plus  abrégée  qu'il  ferapofîr- 
ble  ,  le  réfultat  de  la  combinaifon  de  ces 
nombres  ,  &  des  opérations  qui  feront 
la  fuite  de  cette  combinaifon.  Les  règles 
pour  trouver  ce  réfultat  font  les  règles 
de  l'Algèbre.  Ainfi  l'addition  algébrique 
n'eft  autre  chofe  que  le  moyen  d'ex- 
primer de  la  manière  la  plus  courte  &c 
la  plus  fimple  le  réfultat  de  l'addition  de 
pluiieurs  nombres ,  en  ne  donnant  à 
ces  nombres  aucune  valeur  particulière; 
àl  en  eït  de  même  de  la  fouftraclion  , 
ck  des  autres  règles. 

L'utilité  de  ces  règles  ne  fe  borne 
pas  à  repréfenter  de  la  manière  la  plus 
ïimple  le  réfultat  des  opérations  qu'on 
peut  fa*ire  fur  les  nombres  en  général. 
Suppofons  qu'un  ou  plufieurs  nombres, 
ou  en  général  une  ou  plufieurs  quanti- 
tés (  car  on  a  déjà  dit  que  toute  quan- 
tité pouvoit  être  repréfentée  par  un 
nombre)  foient  exprimés  par  des  ca- 
ractères algébriques  ;  fuppofons  de  plus 
que  ces  nombres  foient  connus  &c  don- 
nés ,  &£  qu'on  propofe  de  trouver  un 
ou  plufieurs  autres  nombres  qui  dépen- 
dent  des  nombres  donnés  par  de  cer- 
taines conditions;  ilefl  évident  i°.  que 
par  la  généralité  des   caractères  algé- 


fur  les  Elèmens  de  Philofophie,  ii< 
briques  ,  on  peut  exprimer  ces  con- 
ditions fuppofées  entre  les  nombres 
cherchés  6c  les  nombres  donnés.  2°. 
Que  par  la  généralité  des  opérations 
algébriques  ,  on  pourra  pratiquer  éga- 
lement ces  opérations  fur  les  nombres 
cherchés  comme  fur  les  nombres  don- 
nés. Or  en  vertu  de  ces  opérations 
l'algèbre  enfeigne  à  dégager  les  nom- 
bres cherchés  d'avec  les  nombres  don- 
nés, en  forte  qu'on  ait  la  valeur  des 
premiers  exprimée  de  la  manière  la  plus 
îimple  par  un  réfultat  qui  ne  contien- 
dra plus  que  les  féconds;  &  les  opéra- 
tions que  ce  réfultat  indique  étant  pra- 
tiquées fur  tels  nombres  qu'on  vou- 
dra, pris  à  volonté ,  donneront  la  valeur 
des  nombres  cherchés  qui  feront  relatifs 
à  ces  nombres  pris  à  volonté  ,  fuivant 
les  conditions  exigées  &:  propofées. 

Je  ne  fais  s'il  eft  porlible  de  donner 
une  notion  plus  nette  de  l'Algèbre  à 
ceux  qui  n'en  ont  aucune.  Peut-être 
ce  qu'on  vient  de  dire  ne  fera- 1- il  pas 
encore  arTez  développé  pour  eux  ;  mais 
peut  -  être  eft  -  il  néceflaire  d'être  au 
moins  initié  dans  cette  fcience  pour 
pouvoir  s'en  former  une  idée  précife  ; 
je  ne  doute  point  que  ceux  qui  feront 

K  v 


2  2  6  Eclaircijfemens 

dans  ce  dernier  cas  ne  trouvent  jufîe 
&:  exacte  celle  que  nous  venons  d'ex- 
pofer.  Oeil  fans  doute  d'après  une  no- 
tion femblable  que  Newton  a  donné 
à  l'Algèbre  le  nom  &  Arithmétique  uni- 
verfelle  ;  dénomination  qui  en  effet  ex- 
prime &  renferme  ce  que  nous  venons 
de  dire  fur  le  véritable  objet  Se  la  na- 
ture de  cette  feience. 

Après  avoir  fait  fentir  l'utilité  des 
caractères  algébriques  pour  exprimer 
les  nombres  proprement  dits  ,  il  fera 
plus  facile  encore  d'en  faire  fentir  l'uti- 
lité pour  exprimer  les  rapports  incom- 
menfurables.  En  premier  lieu ,  ces  rap- 
ports ont ,  pour  ainfi  dire  ,  un  droit  de 
plus  que  les  nombres ,  à  pouvoir  être 
représentés  par  des  caractères  algébri- 
ques ;  puifque  ces  caractères  n'ayant 
point ,  comme  les  nombres  ,  de  valeur 
fixe  &  déterminée ,  n'en  font  que  plus 
propres  à  défigner  des  rapports  qui  ne 
peuvent  être  exprimés  exactement  par 
des  nombres.  En  fécond  lieu,  les  prin- 
cipes généraux  énoncés  ou  indiqués 
ci-deflus  ,  fur  les  propriétés  générales 
des  nombres  &  fur  les  réfultats  du  cal- 
cul qu'on  en  peut  faire ,  principes  qui 
fervent  de  bafe,  comme  nous  l'avons 


fur  les  Elimens  de  Phllojbphie.  227 
dit ,  au  calcul  algébrique ,  ont  égale- 
ment lieu  pour  les  rapports  incom- 
menfurables.  De  même  ,  par  exemple  , 
qu'on  double  ,  qu'on  triple  ,  qu'on 
quadruple  un  nombre  ordinaire  en  le 
multipliant  par  2  ,  par  3  ,  par  4  ,  on 
double  ,  on  triple  ,  on  quadruple  un 
rapport  incommensurable  en  le  mul- 
tipliant par  2  ,  par  3  ,  par  4 ,  &c  ;  on 
le  réduit  pareillement ,  ainfi  que  tout 
nombre ,  à  la  moitié,  au  tiers ,  au  quart, 
en  le  divifant  par  2  ,  par  3  ,  par  4 ,  cVc. 
Il  en  eft  de  même  d'une  infinité  d'au- 
tres vérités  femblables ,  également  com- 
munes à  toutes  fortes  de  rapports ,  foit 
exprimables  par  des  nombres ,  foit  in- 
commenfurables.  En  un  mot  toutes  les 
vérités  fur  les  nombres ,  lefquelles  ne 
fuppoferont  pas  ,  ou  l'idée  de  nombres 
entiers  en  général,  ou  celle  de  tel  nom- 
bre en  particulier  ,  ou  la  manière  d'é- 
crire &  de  défigner  les  nombres  par 
notre  calcul  arithmétique  ordinaire  j 
toutes  ces  vérités  auront  également 
lieu  pour  les  rapports  incommenfura- 
bles.  Le  calcul  algébrique ,  qui  ne  con- 
fidere  les  rapports  &  les  nombres  que 
de  la  manière  la  plus  générale  &  la  plus 
abftraite  ?  s'étend  donc  &  s'applique 

K  vj 


2.  i  S  Eclaircijjcmens 

aux  rapports  incommenfurables ,  &:  mê- 
me encore  plus  parfaitement  à  ces  rap- 
ports qu'aux  nombres  proprement  dits  ; 
et  fous  ce  nouveau  point  de  vue  ,  il 
mérite  encore  à  plus  jufle  titre  le  nom 
&  Arithmétique  univerfelle. 

Nous  verrons  dans  le  §.  fuivant ,  d'a- 
près les  notions  que  nous  venons  de 
donner  de  l'Algèbre,  comment  elle  s'ap- 
plique à  la  Géométrie.  Mais  avant  que 
de  finir ,  expofons  encore  quelques-unes 
des  faufTes  idées  qu'on  peut  reprocher 
au  commun  des  Algébriftes.  Elles  fer- 
viront ,  pour  ainfi  dire ,  de  preuves  jus- 
tificatives apportées  d'avance  de  ce  que 
nous  dirons  dans  l'un  des  articles  fui- 
vans  ,  fur  l'abus  de  la  Métaphynque  en 
Géométrie ,  5c  fur-tout  en  Algèbre;  ôl 
les  idées  nettes  &  précifes  que  nous 
tâcherons  ici  de  fubdituer  à  ces  idées 
faufTes,  pourront  montrer  en  même 
îems  un  effai  de  la  vraie  Métaphyfique 
dont  les  feiences  font  fufceptibles. 

Les  Auteurs  ordinaires  d'Élémerts 
ne  pèchent  pas  feulement  par  le  peu 
de  foin  qu'ils  ont  de  donner  une  idée 
nette  de  l'Algèbre  &  de  fon  but; mais 
encore  par  le  peu  d'exaclitude  des  no- 
tions qu'ils  attachent  à  certaines  ex- 


furies  Elèmens  de  Philofophie.  229 
prefïions.  Pour  abréger,  je  me  borne- 
rai à  la  notion  des  quantités  négatives. 
Les  uns  regardent  ces  quantités  comme 
au-dejjbus  de  rien  ,  notion  abfurde  en 
elle-même  :  les  autres  ,  comme  expri- 
mant des  dettes ,  notion  trop  bornée  ôc 
par  cela  feul  peu  exacte  :  les  autres  , 
comme  des  quantités  qui  doivent  être 
prifes  dans  un  fens  contraire  aux  quan- 
tités qu'on  a  fuppofces  pofitives  ;  no- 
tion dont  la  Géométrie  fournit  aifément 
des  exemples ,  mais  qui  efl  fujette  à  de 
fréquentes  exceptions  ;  puifqu'ii  efl 
aifé  de  faire  voir ,  par  des  exemples  ti- 
rés aum*  de  la  Géométrie ,  que  des  quan- 
tités repréfentées  par  le  calcul  avec  le 
figne  négatif,  doivent  quelquefois  être 
prifes  du  même  fens  que  les  quantités 
caradtérifées  parle  figne  pofitif.  Qu'euV 
ce  donc  que  les  quantités  négatives? 
Il  en  faut  diftinguer  de  deux  eipeces. 

Les  premières  par  leur  ligne  n.. 
indiquent  une  fauiTe  fuppolition  qui  a 
été  faite  dans  l'énoncé  du  problc 
fuppolition  redrefïée  par  la  foiution. 
Si  on  demande  un  nombre  qui  ajouté 
à  20  fade  1 5  ,  on  trouvera  5  avec  le 
ligne  négatif;  ce  qui  marque  qu'il  auroit 
fallu  énoncer  le  problême  en  cette  iorte  ; 


l^ô  EclaîrciJJemens 

trouver  un  nombre  tel ,  quêtant  retran- 
ché de  zo  ,  &  non  ajouté  ,  le  rêfultat  de 
V opération  foit  /J.En  voilà  autant  qu'il 
eft  néceffaire  pour  donner  ici  la  vraie 
notion  de  cette  première  efpece  de 
quantités  négatives  ?  qui  fe  rencontrent 
à  tout  moment  dans  les  folutions  de 
problêmes. 

La  féconde  efpece  de  quantités  né- 
gatives ,  fe  rencontre  principalement 
dans  les  problêmes  ,  où  le  rêfultat  du 
calcul  paroît  préfenter  plufieurs  folu- 
tions ;  elles  indiquent  alors  des  folu- 
tions du  même  problême ,  envifagé  fous 
un  point  de  vue  un  peu  différent  de 
celui  que  l'énoncé  fuppofe ,  mais  tou- 
jours analogue  à  ce  premier  fens. 

Les  quantités  négatives  de  la  pre- 
mière efpece  montrent  la  généralité  & 
l'avantage  du  calcul  algébrique ,  qui  re- 
dreffe ,  pour  ainfi  dire  ,  le  calculateur  en 
partant  de  la  fuppofition  même  qui  au- 
rait dû  l'égarer.  Les  quantités  négati- 
ves de  la  féconde  efpece  montrent  tout 
à  la  fois  ,  &  la  richeffe  de  cette  fcience 
qui  fait  trouver  dans  la  folution  du  pro- 
blême ,  jusqu'aux  chofes  qu'on  ne  de- 
mandoit  pas  \  Se  en  même  tems ,  û  on 
ofe  le  dire  ?  l'imperfe&ion  du  calcul , 


fur  les  Elcmens  de  Phllojbphie.  231' 
qui  en  donnant  ce  qu'on  ne  cherche  pas 
Se  qu'on  ne  lui  demande  point ,  ne 
donne  pas  toujours  ce  qu'on  lui  de- 
mande avec  toute  la  perfection  qu'on 
pourroit  exiger.  C'eft  ce  qui  n'arrive 
que  trop  dans  les  queftions  algébriques  ; 
la  folution  d'un  problême  ,  qui  n'en  a 
quelquefois  réellement  qu'une  feule 
poflible  (dans  le  fens  où  il  a  été  pro- 
pofé  )  eft  fouvent  incorporée  &c  com- 
me amalgamée  avec  plufieurs  autres  fo- 
lutions  de  problêmes  analogues  ,  mais 
difFérens  ;  folutions  qui  enveloppant  &c 
mafquant ,  pour  ainfi  dire ,  la  première , 
la  rendent  plus  difficile  à  découvrir. 
Ceux  qui  ont  quelque  connohTance  de 
ce  qu'on  appelle  en  Algèbre  la  théorie 
des  équations  ,  favent  par  expérience 
la  vérité  de  ce  que  nous  venons  de  dire. 
Mais  en  voilà  afTez  fur  ce  fujet ,  pour 
ne  pas  rebuter  ceux  de  nos  Le&eurs  à 
qui  les  Élémens  de  cette  feience  font 
abfolument  inconnus. 


231  E claire IJJemens 


§.    XIII. 

De  V application  de  l'Algèbre  à  la 
Géométrie. 

POur  fe  faire  une  idée  de  cette 
application  ,  &  en  comprendre  les 
avantages  ,  il  faut  fe  rappeller  les  prin- 
cipes lui  vans. 

La  Géométrie  eft ,  comme  nous  l'a- 
vons dit  ailleurs  (<z),  la  feience  des 
propriétés  de  l'étendue  ,  confidérée 
fimplement  en  tant  qu'étendue  6c  fi- 
gurée. 

Ces  propriétés  confident  en  grande 
partie  dans  le  rapport  qu'ont  entr'elles 
les  différentes  parties  de  l'étendue  fi- 
gurée. 

Par  conféquent ,  un  des  grands  objets 
de  la  Géométrie  elï  de  connoître  6k  de 
calculer  le  rapport  des  lignes  les  unes 
avec  les  autres  ,  celui  des  furfaces  entre 
elles ,  &  celui  des  folides  entr'eux. 

Ces  rapports  peuvent  être  ,  ou  ex- 
primés par  des  nombres  ,  ou  incom- 
menfurakles. 

{a)  Élémens  de  Philofophie  ,  Tom.  IV.  p.  158. 


fur  les  EUmcns  de  Philofophie.    233 

Le  rapport  des  furfaces  ,  ou  pour 
abréger,  les  furfaces  mêmes,  peuvent 
être  repréfentés ,  comme  nous  l'avons 
expliqué  plus  haut ,  par  le  produit  de 
deux  lignes  ,  en  regardant  ces  lignes 
comme  exprimées  par  des  nombres  qui 
en  indiquent  le  rapport. 

II  n'en1  pas  même  nécefîaire  que  le 
rapport  de  ces  lignes  foit  commenfu- 
rable  ;  &  quel  qu'il  foit ,  le  profit  des 
quantités  qui  expriment  ce  rapport  re- 
présentera la  furiace. 

De  même  &c  par  la  même  raifon  un 
folide  ou  corps  géométrique  ,  ayant  les 
trois  dimenfions ,  peut  être  représenté 
par  le  produit  de  3  lignes ,  c'efî-à-dire 
de  3  quantités ,  dont  le  rapport  foit  le 
même  que  celui  de  ces  lignes. 

Or  les  caractères  algébriques  défi- 
gnant  également  bien  ,  foit  les  nombres, 
foit  les  rapports  incommenfurables  , 
comme  on  Ta  vu  ci-deffus;  ces  carac- 
tères peuvent  fervir  parfaitement  à  re- 
préfenter  les  lignes  ,  en  forte  que  le 
produit  de  deux  caractères  algébriques 
peut  exprimer  une  furiace,  celui  de  trois 
un  folide  ,.&e. 

Par  conféquent  les  opérations  qu'on 
pourra  faire  fur  ces  caracieres ,  les  rap- 


234  Eclaircijjcmen  s 

ports  qu'on  y  découvrira  ,  en  un  mot 
les  vérités  qu'on  pourra  tirer  de  leur 
combinaifon  par  des  opérations  algé- 
briques ,  exprimeront ,  étant  traduites 
du  langage  algébrique  en  langage  géo- 
métrique ,  des  vérités  qui  feront  relati- 
ves au  rapport  des  lignes ,  des  ïiirfaces 
&:  des  folides. 

Par  la  même  raifon  ,  les  opérations 
algébriques  qui  fervent  à  réfoudre  les 
questions  qu'on  peut  propofer  fur  les 
nombres  ,  ferviront  auffi  à  réfoudre 
les  queftions  géométriques,  qu'on  peut 
propofer  fur  le  rapport  des  lignes ,  des 
furfaces  &  des  folides  ;  6c  par  confé- 
quent  en  général  à  réfoudre  la  plupart 
des  queftions  qui  ont  rapport  à  cette 
fcience.  En  effet ,  ces  queftions  étant 
analyfées ,  fe  réduifent  pour  l'ordinaire 
à  trouver  certains  rapports  entre  certai- 
nes lignes ,  certaines  furfaces ,  certains 
folides;  puifque  la  plupart  des  propriétés 
des  figures  confirment,  ou  dans  le  rap- 
port qu'il  y  a  entre  quelques-unes  de 
leurs  parties  ,  déterminées  d'une  cer- 
taine manière  ,  ou  dans  le  rapport  de 
certaines  lignes  tirées  dans  ces  figures, 
ou  dans  le  rapport  de  ces  figures ,  prifes 
flans  leur  entier  ou  par  parties ,  avec 


fur  les  Elimcns  de  Philofoplilt.  235 
d'autres  figures  aufîi  prifes  dans  leur 
entier  ou  par  parties ,  &  ainfi  du  refte. 

Toutes  ces  considérations  fufrlroient 
pour  faire  fentir  l'ufage  &:  l'utilité  de 
l'application  de  l'Algèbre  à  la  Géomé- 
trie. Mais  il  eu  fur -tout  une  branche 
de  cette  feience  ,  où  Panalyfe  algébri- 
que eft  extrêmement  utile  ;  c'eft  la  théo- 
rie des  courbes. 

Pour  s'en  convaincre  ,  il  faut  confï- 
dérer  d'abord  la  manière  dont  on  dé- 
termine la  nature  d'une  courbe.  On  rap- 
porte les  points  de 
cette  courbe  CABQ 
par  des  lignes  A  D , 
BE,  QO,  qu'on  ap- 
pelle ordonnées,  à  une 
ligne  droite  fixe  &  in- 
\Q  définie  CR  tirée  dans 
le  plan  de  cette  cour- 
be ,  ôc  fur  laquelle  ces 
lignes  AD,  BE,QO, 
font  perpendiculaires  ;  les  parties  CD, 
CE  ,  CO  ,  de  la  ligne  CR  ,  s'appellent 
les  abfciffès. 

On  fent  bien  que  puifque  la  nature 
de  la  courbe  CABQ  eft  déterminée ,  la 
longueur  de  chaque  ordonnée  DA, 
doit  être  déterminée  par  rapport  à  l'ab- 


Eclaircijjemens  g 

fritte  correfpondante 
CD  5  puifque  c'efl 
la  longueur  plus  ou 
moins  grande  DA  de 
cette  ordonnée  qui 
donne  par  fon  extré- 
iQ.mité  le  point  corref- 
pondant  A  de  la  cour- 
be. La  nature  de  la 
courbe  confiile  donc 
dans  un  certain  rapport,  une  certaine 
loi  qui  s'obferve  entre  chaque  ordon- 
née comme  DA  ,  &  l'abfciffe  CD 
correfpondante.  Par  exemple  ,  dans  la 
courbe  appellée  Parabole ,  le  quarré  de 
chaque  ordonnée  eu  égal  au  parallélo- 
gramme reclangle  qui  auroit  pour  hau- 
teur FabfcuTe  correfpondante  ,  &c  pour 
bafe  une  ligne  toujours  la  même  appel- 
lée paramètre  :  fi  donc  on  fuppofe  que 
cette  ligne  toujours  la  même  foit  ap- 
pellée a,  que  chaque  abfciffe  foit  ap- 
pellée x ,  &  l'ordonnée  correfpon- 
dante y ,  le  quarré  de  y  fera  égal  au 
produit  de  a  par  x ,  ce  qui  s'exprime 
algébriquement  de  cette  forte  yy  r=  ax. 
C'eft.  là  ce  qu'on  appelle  Y  équation  de 
la  courbe ,  dont  tous  les  points ,  comme 
l'on  voit  ?  font  déterminés  par  cette 


fur  lis  Elimens  de  Philofopkic.  237 
équation.  Il  en  eft  de  même  de  toutes 
les  autres  courbes  ;  elles  ont  chacune 
leur  équation  particulière  ,  qui  fert  à 
déterminer  leurs  points  ;  &  ces  équa- 
tions ,  dont  Pinvention  eft  due  à  Def- 
cartes ,  font  une  des  branches  les  plus 
belles  &  les  plus  fécondes  de  l'applica- 
tion de  l'Algèbre  à  la  Géométrie. 

Ayant  l'équation  entre  lesj  &:  les  x} 
c'eft-à-dire  entre  les  ordonnées  &  les 
abfciffes  ,  l'Algèbre  enfeigne  à  en  dé- 
duire l'équation  entre  les  différences  des 
abfcifTes  &  celle  des  ordonnées  ;  or 
nous  ferons  voir  dans  la  Se&ion  fur 
les  principes  métaphyfiques  du  calcul  in- 
finitéfimal 9  comment  la  connoiflance  du 
rapport  entre  ces  différences  donne  la 
limite  de  ce  rapport ,  comment  cette 
limite  donne  les  tangentes  de  la  cour- 
be, &  en  général  comment  ce  calcul 
des  limites  des  rapports  eft  la  clef  du 
calcul  différentiel  &  intégral.  Nous  n'en 
pourrions  dire  davantage ,  ni  nous  faire 
entendre  fur  les  détails  où  nous  entre- 
rions à  ce  fujet ,  fans  donner  un  traité 
complet  d'Algèbre ,  de  Géométrie ,  Se 
de  calcul  infinitéfimal  ;  ce  qui  n'efl  pas 
ici  notre  objet ,  &  qui  a  d'ailleurs  été 
exécuté  dans  un  grand  nombre  d'où- 


i3$  Eclalrcljjlmcns 

vrages.  Ce  que  nous  nous  fommes  pro- 
pofé  ici ,  c'eft  feulement  de  présenter 
îlir  l'Algèbre  &  fur  fon  application  à  la 
Géométrie  des  notions  fimples,  nettes 
&  précifes ,  à  des  perfonnes  à  qui  d'au- 
tres occupations  ne  permettent  pas  de 
s'appliquer  à  ces  fciences  &  d'en  faire 
leur  objet.  Nous  croyons  que  le  peu  que 
nous  avons  dit  fuffira  pour  leur  donner 
ces  notions  ,  &:  pour  leur  faire  fentir 
Tufage  ck  l'utilité  de  l'analyfe  mathé- 
matique dans  la  fcience  des  propriétés 
de  l'étendue. 


fur  les  Etimens  de  Philofophic.  139 


Sur  les  Principes   Métaphyjiques 
du  calcul  infînitéjimal  (a). 

POur  fe  former  des  notions  exacles 
de  ce  que  les  Géomètres  appellent 
calcul  infini cejïmal ,  il  faut  d'abord  fixer 
d'une  manière  bien  nette  l'idée  que  nous 
avons  de  l'infini. 

Pour  peu  qu'on  y  réfléchifTe  ,  on 
verra  clairement  que  cette  idée  n'eft 
qu'une  notion  abfiraite.  Nous  conce- 
vons une  étendue  finie  quelconque  , 
nous  faifons  en  fuite  ab  ftra&ion  des 
bornes  de  cette  étendue ,  &l  nous  avons 
?idée  de  l'étendue  infinie.  C'eft  de  la 
même  manière ,  &  même  de  cette  ma- 
nière feule ,  que  nous  pouvons  conce- 
voir un  nombre  infini,  une  durée  infi- 
nie ,  &  ainfi  du  reffe. 

Par  cette  définition  ,  ou  plutôt  cette 
analyfe ,  on  voit  d'abord  à  quel  point 
la  notion  de  l'infini  eft  pour  ainfi  dire 
vague  &  imparfaite  en  nous;  on  voit 

.  (a)  Cet  éclairciflement  efl  relatif  à  la  page  177  de* 
Élémens  de  Philofophic» 


1^0  Eclair  ci jjemzni 

qu'elle  n'eft  proprement  que  la  notion 
&  indéfini ,  pourvu  qu'on  entende  par 
ce  mot  une  quantité  vague  à  laquelle  on 
n'afîigne  point  de  bornes ,  &  non  pas , 
comme  on  le  peut  fuppofer  dans  un 
autre  fens ,  une  quantité  à  laquelle  on 
conçoit  des  bornes  fans  pourtant  les 
fixer  d'une  manière  précife. 

On  voit  encore  par  cette  notion ,  que 
V infini ,  tel  que  l'analyfe  le  confidere  , 
eiî  proprement  la  limite  du  fini ,  c'eft- 
à-dire  le  terme  auquel  le  fini  tend  tou- 
jours fans  jamais  y  arriver ,  mais  dont 
on  peut  fuppofer  qu'il  approche  tou- 
jours de  plus  en  plus  ,  quoiqu'il  n'y 
atteigne  jamais.  Or  c'eil  fous  ce  point 
de  vue  que  la  Géométrie  &  PAnalyfe 
bien  entendues  confiderent  la  quantité 
infinie  ;  un  exemple  fervira  à  nous  faire 
entendre. 

Suppofons  cette  fuite  de  nombres 
fractionnaires  à  l'infini,  -    i    l    1    ôVc. 

7  1  J  4  7   8  7i6  7 

&  ainfi  de  fuite  en  diminuant  toujours 
de  la  moitié  :  les  Mathématiciens  difent 
&  prouvent  que  la  fomme  de  cette 
fuite  de  nombres  ,  fi  on  la  fuppofe  pouf- 
fée  à  l'infini ,  eft  égale  à  1 .  Cela  fignifie , 
fi  on  veut  ne  parler  que  d'après  des 
idées  claires ,  que  le  nombre  1  eft  la 

limite 


fur  les  Elimens  de  Phîlojbphie.  24 1 
limite  de  la  fomme  de  cette  fuite  de  nom- 
bres ,  c'eft-à-dire  ,  que  plus  on  prendra 
de  nombres  dans  cette  fuite  ,  plus  la 
fomme  de  ces  nombres  approchera 
d'être  égale  à  1  ,  &  quelle  pourra  en 
approcher  aujjî  près  qu'on  voudra.  Cette 
dernière  conditiô'h  eu.  néee flaire  pour 
compléter  l'idée  attachée  au  mot  limite. 
Car  le  nombre  2  ,  par  exemple  ,  n'efr. 
pas  la  limite  de  la  fomme  de  cette  fuite , 
parce  que ,  quelque  nombre  de  termes 
qu'on  y  prenne ,  la  fomme  à  la  vérité 
approchera  toujours  de  plus  en  plus  du 
nombre  2  ,  mais  ne  pourra  en  appro- 
cher aufiï  près  qu'on  voudra  ,  puifque 
la  différence  fera  toujours  plus  grande 
que  l'unité. 

De  même  quand  on  dit  que  la  fomme 
de  cette  fuite  2,4,8,  16 ,  &c.  ou  de 
toute  autre  qui  va  en  croiffant ,  eft  in- 
finie ,  on  veut  dire  que  plus  on  prendra 
.de  termes  de  cette  fuite ,  plus  la  fomme 
en  fera  grande ,  &  qu'elle  peut  être  égale 
à  un  nombre  aurTi  grand  qu'on  voudra. 

Telle  eu  la  notion  qu'il  faut  fe  former 
de  Yinfi/ii,  au  moins  par  rapport  au  point 
de  vue  fous  lequel  les  Mathématiques 
le  confiderent  ;  idée  nette ,  fimple  ,  &C 
a  l'abri  de  toute  chicane. 

Tome  V*  L 


14 1  Eclaircijjzmens 

Je  n'examine  point  ici  s'il  y  a  en 
effet  des  quantités  infinies  actuellement 
exilantes  ;  fi  l'efpace  efi  réellement  in- 
fini ;  fi  la  durée  efi  infinie  ;  s'il  y  a  dans 
une  portion  finie  de  matière  un  nom- 
bre réellement  infini  c^e  particules.Tou- 
tes  ces  que  fiions  font  étrangères  à  l'in- 
fini des  Mathématiciens ,  qui  n'efi  abfo- 
îument  ,  comme  je  viens  de  le  dire  , 
que  la  limite  des  quantités  finies  ;  limite 
dont  il  n'efi  pas  nécefiaire  en  Mathé- 
matique de  fuppofer  l'exifience  réelle  ; 
il  fliffit  feulement  que  le  fini  n'y  atteigne 
jamais. 

La  Géométrie  ,  fans  nier  l'exifience 
-de  l'infini  actuel,  ne  fuppofe  donc  point, 
au  moins  nécefiairement ,  l'infini  com- 
me réellement  exifiant  ;  &  cette  feule 
confidération  fufrit  pour  réfoudre  un 
grand  nombre  d'objections  qui  ont  été 
propofées  fur  l'infini  mathématique. 

On  demande ,  par  exemple  ,  s'il  n'y 
a  pas  des  infinis  plus  grands  les  uns  que 
les  autres  ,  û  le  quarré  d'un  nombre 
infini ,  n'eft  pas  infiniment  plus  grand 
que  ce  nombre  ?  La  réponfe  efi:  facile 
au  Géomètre  :  un  nombre  infini  n'exifle 
pas  pour  lui,  au  moins  nécefiairement; 
Vidée  de  nombre  infini  n'dt  pour  lui 


fur  les  Elcmens  de  Philofophie.  243 
qu'une  idée  abftraite  ,qui  exprime  feule- 
ment une  limite  intellectuelle  ,  à  laquelle 
tout  nombre  fini  n'atteint  jamais. 

Quand  on  parle  en  Géométrie  d'in- 
finis du  fécond  &  du  troifieme  ordre  , 
il  eft  aifé  d'attacher  des  notions  neîtes 
à  ces  exprefîions  ,  fans  fe  jetter  dans 
une  Métaphyfique  obfcure  &  conten- 
tieufe.  Si  on  dit,  par  exemple ,  lorfque 
telle  ligne  devient  infinie  ,  telle  autre  ligne 
qui  en  dépend  ejl  infinie  du  fécond  ordre  , 
cela  fignifle  que  le  rapport  de  la  féconde 
ligne  à  la  première  (  en  les  fuppofant 
toutes  deux  finies  )  eit  d'autant  plus 
grand  que  cette  première  eft  plus  gran- 
de; &  que  ce  rapport  peut  être  fuppofé 
plus  grand  qu'aucun  nombre  fini  qu'on 
voudra  afîigner. 

Si  on  dit  que  la  féconde  ligne  eft  in- 
finie du  troifieme  ordre  ,  cela  fignifle  , 
en  s'exprimant  nettement ,  que  le  pro- 
duit de  la  féconde  ligne  par  une  ligne 
finie  quelconque,  eft  d'autant  plus  grand 
par  rapport  au  quarré  conftruit  fur  la 
première  ,  que  cette  première  eft  plus 
grande  ;  &  que  le  rapport  peut  être 
plus  grand  qu'aucun  rapport  fini. 

De  même  quand  on  dit  qu'une  courbe 
eft  un  polygone  d'une  infinité  de  côtés  7 

L  ij 


244  EclalrclJJemcns 

on  veut  dire  que  cette  courbe  eu  la 
limite  des  polygones  qu'on  peut  lui 
infcrire  &  lui  circonfcrire ,  c'eft-à-dire , 
que  plus  ces  polygones  auront  de  côtés, 
plus  ils  approcheront  d'être  égaux  à  la 
courbe  ,  dont  on  peut  fuppofer  qu'ils 
différent  aum*  peu  qu'on  voudra ,  en 
augmentant  à  volonté  le  nombre  de 
leurs  côtés. 

C'eft  ainfi  qu'on  peut  attacher  des 
notions  nettes  ?  (impies  &z  précifes ,  aux 
exprefîions  dans  lefquelles  entrent  le 
terme  ou  l'idée  à  infini.  Ces  exprefîions, 
û  communes  dans  la  haute  Géométrie , 
font  dans  la  claffe  de  plufieurs  autres 
que  nous  offre  cette  fcience  ,  ainfi  que 
nous  l'avons  déjà  ohfervé  plus  haut  (£)  ; 
exprefîions  ,  qui ,  comme  nous  l'avons 
dit ,  dans  le  fins  métaphyjique  quelles  pré' 
fentent ,  paroijjent  peu  exactes  ;  mais  qui 
ne  doivent  être  regardées  que  comme  des 
manières  abrégées  de  sr exprimer  ^  que  les 
Mathématiciens  ont  inventées  pour  énon- 
cer une  vérité  ,  dont  le  développement  & 
1? énoncé  exact  auroient  demandé  beaucoup 
plus  de  mots. 

Ce  que  j'ai  dit  fur  la  quantité  infinie , 

je  le  dis  de  même  de  la  quantité  infini- 

Ç>)  Voyez  ci-deffus  le  §.  des  Élément  de  Géométrie 


fur  les  Elémens  de  Philojbphie,  24J 
ment  petite.  Le  calcul  de  l'infini  ne 
fuppofe  point  l'exifîence  de  ces  fortes 
de  quantités.  Il  eu.  néceffaire  de  déve- 


lopper cette  idée. 


C 


Je  veux,par  exem* 
pie  ,  trouver  la  tan- 
gente d'une  courbe 
CAB  au  point  A. 
Je  prends  d'abord 
deux  points  à  vo- 
tonte  A>B,iiir  cette 
<Zr  ligne  courbe ,  &  par 
ces  deux  points ,  je  tire  une  ligne  droite 
AB,  indéfiniment  prolongée  vers  Z  & 
vers  X  ,  laquelle   coupe   la   courbe  , 
comme  cela  eft  évident;  j'appelle  cette 
ligne  une  fkanu;  j'imagine  enfuite  une 
ligne  fixe  C  E  ,  placée  à  volonté  dans  le 
plan  fur  lequel  eft  tracée  la  courbe ,  6t 
par  les  deux  points  A  ,  B ,  que  j'ai  pris 
fur  la  courbe  ,  je  mené  des  ordonnées 
AD,BE,  perpendiculaires  à  cette  ligne 
fixe  C  E ,  que  pour  abréger  j'appelle 
l'axe  de  la  courbe.  Il  eft  d'abord  évident, 
que  la  pofition  de  la  fécante  eft  déter- 
minée par  la  diftance  D  E  des  deux  or- 
données &  par  leur  différence  B  O  ; 
en  forte  que  fi  on  connoiiToit  cette  dif- 
tance  &  cette  différence  ,  ou  même  le 

L  iij 


Eclairciflèmtris 

rapport  de  la  diftatî- 
ce  des  ordonnées  à 
leur  différence  ,  on 
auroit  la  pofition  de 
la  fécante.  Imagi- 
nons à  préfent  que 
des  deux  points  A , 
**  B  ,  que  nous  avons 
fuppofés  fur  la  courbe  ,  il  y  en  ait  un  r 
par  exemple  B ,  qui  fe  rapproche  conti- 
nuellement de  l'autre  point  A;  &  que 
par  cet  autre  point  A  ,  qu'on  fuppofe 
fixe  ,  on  ait  tiré  une  tangente  AP  à  la 
courbe;  il  eft,  aifé  de  voir  que  la  fécante 
A  B  ?  tirée  par  ces  deux  points  A ,  B  , 
dont  l'un  eit  fuppofé  fe  rapprocher  de 
plus  en  plus  de  l'autre ,  approchera  con- 
tinuellement de  la  tangente  ,  &  enfin 
deviendra  la  tangente  même  ,  lorfque 
les  deux  points  fe  feront  confondus  en 
un  feuï.  La  tangente  efl  donc  la  limite 
des  fécantes,  le  terme  dont  elles  appro- 
chent de  plus  en  plus ,  fans  pourtant  ja- 
mais y  arriver  tant  qu'elles  font  fécantes, 
mais  dont  elles  peuvent  approcher  aufli 
près  qu'on  voudra.  Or  nous  venons  de 
voir  que  la  pofition  de  la  fécante  fe  dé- 
termine par  le  rapport  de  la  différence 
BO  des  ordonnées  ?  à  leur  djftançe  D  E, 


fur  les  Elemens  de  Philofophie.  147 
Donc  fi  on  cherche  la  limite  de  ce  rap- 
port, c'eft-à-dire  la  valeur  dont  ce  rap- 
port approche  toujours  de  plus  en  plus 
à  mefure  que  Tune  des  ordonnées  s'ap- 
proche de  l'autre  ,  cette  limite  donnera 
la  pofition  de  la  tangente  ,  puifque  la 
tangente  eft  la  limite  des  fécantes. 

En  quoi  confifte  donc  le  calcul  qu'on 
appelle  différentiel?  A  trouver  la  limite 
du  rapport  entre  la  différence  finie  de 
deux  quantités  ,  &  la  différence  finie 
de  deux  autres  quantités ,  qui  ont  avec 
les  deux  premières  une  analogie  dont  la 
loi  eft  connue. 

Il  eft  évident  que  plus  chacune  des  ces 
différences  eft  petite  ,  plus  leur  rapport 
approche  de  la  limite  qu'on  cherche.  Il 
eft  de  plus  évident ,  que  tant  que  ces  dif- 
férences ne  font  pas  abfolument  nulles  , 
le  rapport  n'eft  pas  exactement  égal  à 
cette  limite  ;  &t  que  lorfqu'elles  font 
nulles ,  il  n'y  a  plus  de  rapport  propre- 
ment dit  :  car  il  n'y  a  point  de  rapport 
entre  deux  chofes  qui  n'exiftent  point: 
mais  la  limite  du  rapport  que  ces  diffé- 
rences avoient  entr'elles  lorfqu'elles 
étoient  encore  quelque  chofe  ,  cette 
limite  n'eft  pas  moins  réelle;  &  c'eft 
la  valeur  de  cette  limite  qui  conduit  , 

L  iv 


148  Eclair  ci ffemtns 

comme  nous  l'avons  vu ,  à  déterminer 

la  pofition  de  la  tangente. 

Pour  faire  entendre  par  un  exemple 
ce  que  je  viens  de  dire  fur  la  limite  des 
rapports  ;  je  fuppofe  deux  quantités 
dont  la  féconde  foit  égale  au  double  de 
la  première  plus  au  quarré  de  cette  pre- 
mière ;  il  eft  évident  i°.  que  le  rapport 
de  la  féconde  à  la  première  fera  tou- 
jours plus  grand  que  le  nombre  deux  9 
tant  que  la  première  &  la  féconde  au- 
ront quelque  valeur  ;  20.  que  le  rap- 
port de  la  féconde  à  la  première  appro- 
chera d'autant  plus  d'être  égal  à  deux  y 
que  cette  première  fera  plus  petite  ,  & 
que  ce  rapport  peut  approcher  auiïï 
près  qu'on  voudra  du  nombre  deux  9 
en  prenant  la  première  quantité  auiïi 
petite  qu'il  le  faudra.  D'où  il  s'enfuit  que 
le  nombre  2  efl  la  limite  du  rapport  de 
ces  deux  quantités  ;  lorfque  la  première 
des  deux  quantités  devient  nulle  ,  la  fé- 
conde devient  auffi  évidemment  nulle  ; 
&  il  eft  vrai  de  dire  qu'elles  n'ont  alors 
proprement  aucun  rapport ,  mais  il  n'efr. 
pas  moins  vrai  ni  moins  évident ,  que 
2  eiï  la  limite  de  leur  rapport  tant  qu'elles 
font  quelque  chofe. 

Comme  le  rapport  des  différences 


Jïir  les  Elèmtns  de  Phïlofophie.  149 
approche  d'autant  plus  de  fa  limite,  que 
ces  différences  font  plus  petites,  c'eiî 
pour  cette  raifon  qu'on  fuppofe  la  limite 
du  rapport  repréfentée  par  le  rapport 
des  différences  infiniment  petites.  Mais 
encore  une  fois  ce  rapport  de  différen- 
ces infiniment  petites  n'en1  qu'une  façon 
abrégée  d'exprimer  une  notion  plus 
exade  &  plus  rigoureufe ,  la  limite  du 
rapport  des  différences  finies.  Car  les 
différences  infiniment  petites ,  ou  n'e- 
xiftent  pas  réellement ,  ou  du  moins 
n'ont  pas  befoin  d'être  fuppofécs  réel- 
lement exiffantes  ,  pour  déterminer 
rigoureufement  &c  exactement  cette 
limite. 

Quelques  Mathématiciens  ont  défini 
la  quantité  infiniment  petite  ,  celle  qui 
$  évanouit ,  eonjidérée  non  pas  avant  quelle 
sêvanouifje ,  non  pas  après  quelL  eji  éva- 
nouie ,  mais  dans  le  moment  même  oh  elle 
s  évanouit.  Je  voudrois  bien  lavoir  quelle 
idée  nette  &c  précife  on  peut  efpérer 
de  faire  naître  dans  l'efprit  par  une  f  en> 
blable  définition  ?  Une  quantité  efl  quel- 
que chofe  ou  rien;  fi  elle  eft  quelque 
chofe  ,  elle  n'eiî  pas  encore  évanouie  ; 
û  elle  n'e#  rien ,  elle  efl  évanouie  tout- 
à-fait.  C'eft  une  chimère  que  la  fuppo- 

L  v 


250  Eclaircijjemms 

fxtion  d'un  état  moyen  entre  ces  deux-là. 

Ce  que  nous  avons  dit  plus  haut 
des  infinis  de  difTérens  ordres ,  s'appli- 
que de  loi-même  aux  difTérens  ordres 
&  infiniment  petits.  Quand  on  dit  qu'une 
quantité  efl  infiniment  petite  du  fécond 
,  c'eft-à-dire  infiniment  petite  par 
rt  à  une  quantité  qui  efl  déjà  in- 
finiment petite  elle-même  ,  cela  figni£ë 
feulement  que  le  rapport  de  la  première 
de  ces  quantités  à  la  féconde,  efl  tou- 
jours d'autant  plus  petit  que  cette  fé- 
conde quantité  efl  fuppofée  plus  pe- 
tite ;  &  que  le  rapport  peut  être  fnp- 
pofé  aufïi  petit  qu'on  le  veut,  en  imagi- 
nant la  féconde  quantité  affez  petite 
pour  cela. 

De  même ,  une  quantité  infiniment 
petite  du  troifieme  ordre,  efl  celle  dont 
le  produit  par  une  quantité  finie  efl 
d'autant  plus  petit  par  rapport  au  quarré 
d'une  autre  quantité ,  aue  cette  dernière 
efl  fuppofée  plus  petite  ;  de  manière 
que  ce  rapport  peut  être  fuppofé  auffî 
petit  qu'on  voudra. 

Par  ces  principes  il  efl  aifé  de  voir 
l'utilité  du  calcul  différentiel  pour  dé- 
couvrir la  nature  &  les  propriétés  des 
courbes.  Car  le  principe  de  ce  calcul 


fur  les  Elèmens  de  Thilojbphic.  251 
confiifant  à  regarder  les  courbes  comme 
la  limite  des  polygones  ,  il  eft  clair  que 
les  quantités  finies  dont  le  rapport  dé- 
termineroit  les  propriétés  de  ces  poly- 
gones, deviennent  nulles  dans  les  cour- 
bes ,  &  qu'au  lieu  du  rapport  de  ces 
quantités ,  c'efl  la  limite  de  leur  rapport 
que  le  calcul  différentiel  détermine  , 
pour  trouver  par  ce  moyen  les  proprié- 
tés des  courbes  ,  coniidérées  comme 
limite  des  polygones. 

D'après  cette  notion ,  on  voit  que 
le  calcul  différentiel  ne  donne  ,  pour 
ainfi  dire,  les  propriétés  d'une  «courbe 
qu'a  chaque  point  ,  puifqu'il  ie  borne 
à  donner  en  chaque  point  la  limite  dit 
rapport  de  certaines  quantités  qui  s'éva- 
nouhTent  dans  la  courbe  ,  &£  qui  font 
finies  dans  le  polygone. 

Le  calcul  différentiel  eft.  la  première 
branche  du  calcul  infinitéfimal ,  la  fé- 
conde s'appelle  le  calcul  intégral.  Nous 
venons  d'expliquer  en  quoi  confifle  le 
calcul  différentiel.  Que  fait  le  calcul  in- 
tégral? 11  donne  le  moyen  de  remon- 
ter ,  lorfque  cela  fe  peut ,  de  la  limite 
du  rapport  entre  les  différences  des 
quantités  finies  ,  au  rapport  même  de 
ces  quantités,  En  afTignant  ce  dernier 

L  vj 


2.  5f  1  E clair àffzmtns 

rapport,  il  conduit  autant  qu'il  eft  po£ 
fible  à  la  connoiflance  de  la  courbe  dans 
telle  étendue  finie  qu'on  peut  juger  à 
propos  ,  en  fourniflant  le  moyen  d'ins- 
crire à  cette  courbe  tel  polygone  qu'on 
voudra,  ou  ,  ce  qui  revient  au  même , 
de  connoitre  les  propriétés  de  ce  poly- 
gone Se  la  pofition  de  fes  côtés. 

Comme  il  n'y  a  point  de  problême  y 
fufceptible  de  l'application  des  calculs 
différentiel  &  intégral ,  qu'on  ne  puiffe 
réduire  à  la  détermination  d'une  cour- 
be,  &  à  la  connoirYance  de  fes  pro- 
priétés»; il  s'enfuit  que  ce  qu'on  vient 
de  dire  pour  faire  connoître  la  méta- 
phyfique  de  ces  calculs  &  leur  ufage 
dans,  la  recherche  des  propriétés  des 
courbes  ,  s'applique  aifément  à  toute 
autre  queflion  fufceptible  de  l'applica- 
tion des  mêmes  calculs. 

En  voilà  donc  afîez  pour  ceux  qui 
ne  veulent  avoir  fur  cet  objet  que  des 
notions  générales ,  mais  exactes. 


?*&&  ***** 


n$ 


fur  les  Elemens  de  Phllofopkie.   253 


s.  xv. 

Sur  l'ufage  &  fur  l'abus  de  la 
Métaphyfique  en  Géométrie  ,  & 
en  général  dans  les  Sciences 
Mathématiques,  (a) 

LA  Métaphyfique ,  félon  le  point  de 
vue  fous  lequel  on  l'envifage ,  eït 
la  plus  fatisfaifante  ou  la  plus  futile  des 
connoifiances  humaines  :  la  plus  fatis- 
faifante quand  elle  ne  confidere  que 
des  objets  qui  font  à  fa  portée  ,  qu'elle 
les  analyfe  avec  netteté  &  avec  préci- 
fion  ,  6c  qu'elle  ne  s'élève  point  dans 
cette  analyfe  au-delà  de  ce  qu'elle  con- 
noît  clairement  de  ces  mêmes  objets  ; 
la  plus  futile  ,  lorfqu'orgueilleufe  &  té- 
né  breufe  tout  à  la  fois ,  elle  s'enfonce 
dans  une  région  refufée  à  fes  regards  7 
qu'elle  differte  furies  attributs  de  Dieu  0 
fur  la  nature  de  l'ame  ,  fur  la  liberté ,  6c 
fur  d'autres  fujets  de  cette  efpece,  où 
toute  l'antiquité  philofophique  s'eflper- 

(a)  Ceci  a  rapport  à  la  page  178  des  ÉHmcns  d$ 
PhilofophU  y  Tome  IV. 


a  5  4  %  tlairdffamnh 

due  ,  &  où  la  Philoibphie  moderne  ne 
doit  pas  efpérer  d'être  plus  heureuie. 
C'eftde  cette  fcience  de  ténèbres  qu'un 
grand  Monarque  difoit  il  y  a  peu  de 
tems ,  dans  une  lettre  digne  d'être  lue 
par  tous  les  Philofophes  &  par  tous  les 
Rois  :  Il  ny  a  point  affe^  de  données  en 
Métaphyfique  ;  nous  crions  les  principes  que 
7WILS  appliquons  a  cette  fcience  ,  &  ils  ne 
lions  fervent  qu'a  nous  égarer  plus  métho- 
diquement ;  ce  qui  me  perfuade  de  plus  en 
plus  ?  que  la  façon  dont  exijle  l'être  Çuprê- 
me  ,  la  manière  don.t  cet  univers  a  été  formé, 
la  nature  de  ce  qui  je  pafje  en  nous ,  font 
des  chofes  qu'il  ne  nous  importe  pas  decon- 
noître  ,  fans  quoi  nous  les  connoîtrions \ 
Pourvu  que  l'homme  fiche  dïjlinguer  le  bien 
&  le  mal,  qu'il  ait  un  penchant  déterminé 
pour  Vun  &  de  Paver/ion  pour  l'autre  , 
pourvu  qu'il  fit  afj'e^  maître  de  fis  pafpons 
pour  qu'elles  ne  le  tyrannijènt  pas ,  &  ne 
le  précipitent  point  dans  Fin  fortune  ,  ce(l9 
je  crois ,  uffe^  pour  le  rendre  heureux  ;  le 
rejle  des  connoijfances  métaphyfique  s ,  dont 
on  s  efforce  en  vain  d'arracher  le  ficret  à  la 
nature  ,  ne  nous  firviroient  qu'à  contenter 
notre  curiofté  injatiahle  ,  autant  api  elles 
feraient  d'ailleurs  inutiles  a  notre  ufhge  ; 
r homme  jouit ,  il  efi  fait  pour  'cela  ;  que 
lui  faut-il  davantage  ? 


fur  les  Elémens  de  Philofophic.  i^ 
Ce  n'eft  donc  pas  de  cette  Métaphy- 
fique  couverte  de  nuages  qu'il  fera  ques- 
tion ici ,  mais  d'une  Métaphyfique  plus 
faite  pour  nous,  plus  terre  à  terre  ,  de 
celle  qu'on  peut  porter  dans  les  fcien- 
ces  naturelles  ,  6c  principalement  dans 
la  Géométrie  6c  les  différentes  parties 
des  Mathématiques. 

A  proprement  parler ,  il  n'y  a  point 
de  fcience  qui  n'ait  fa  Métaphyjiqut ,  fi 
on  entend  par  ce  mot  les  principes  gé- 
néraux fur  lefquels  une  fcience  eft  ap- 
puyée ,  6c  qui  font  comme  le  germe  des 
ventés  de  détail  qu'elle  renferme  6c 
qu'elle  expofe  ;  principes  d'où  il  faut 
partir  pour  découvrir  de  nouvelles  vé- 
rités ,  ou  auxquels  il  eft  néoeflaire  de 
remonter  pour  mettre  au  creufet  les 
vérités  qu'on  croit  découvrir. 

Cependant  comme  le  mot  Métaphy- 
fique ,  ne  doit  s'appliquer  proprement 
6c  fuivant  fon  fens  véritable  ,  qu'i 
objets  immatériels ,  on  ne  donne  point 
proprement  de  partie  métaphyfique  aux 
feiences  qui  ont  des  objets  palpables 
6c  fenfibles  ;  c'eft  par  cette  raifon  que  la 
Médecine,  la  Pharmacie  ,  la  Botanique, 
la  Chimie  n'ont  point  de  Métaphyfique; 
par  la  même  raifon  la  Phyfique  partku- 


256  Ecialrcijjemens 

liere ,  qui  entre  dans  le  détail  des  proprié- 
tés des  corps  matériels ,  n'en  a  pas  non 
plus  ;  mais  la  Phyjîque  générale  en  a  une , 
parce  que  cette  Phyfique  a  pour  objet 
des  chofes  abftraites  ,  comme  l'efpace 
en  général ,  le  mouvement  &:  le  tems 
en  général ,  les  propriétés  générales  de 
la  matière.  La  Grammaire  a  de  même 
fa  Métaphysique ,  en  tant  qu'elle  analyfe 
les  idées  dont  les  mots  ne  font  que  les 
exprefïions  ;  la  Mufique  a  la  fienne  ,  en 
tant  qu'elle  remonte  aux  fources  du 
plaifir  que  l'harmonie  &:  la  mélodie 
nous  canient.  Enfin  la  Géométrie  ,  qui 
s'occupe  comme  la  Phyfique  générale  , 
des  propriétés  de  l'étendue  abitraite, 
mais  de  l'étendue  en  tant  que  figurée  , 
au  lieu  que  la  Phyfique  générale  la  con- 
fidere  en  tant  que  divijîble  ck  mobile  , 
la  Géométrie  ?  dis- je  ,  a  auffi  fa  Meta- 
phyfique  comme  la  Phyfique  générale  ; 
c'eft  de  cette  dernière  Métaphyfique 
qu'il  efi  ici  principalement  queftion. 

En  toutes  chofes  ,  dit  la  Morale  pra- 
tique ,  il  faut  coniidérer  la  fin  ;  en  tou- 
tes chofes ,  dit  la  faine  Métaphyfique 
fpécuîative ,  il  faut  confidérer  le  prin- 
cipe. Or  quel  efl  le  principe  de  la  Géo- 
métrie ?  La  nature  de  l'étendue  y  non 


fur  les  Elémens  de  Philofophze.  l*jj 
pas  peut-être  telle  qu'elle  eft  ,  mais 
telle  que  nous  la  concevons  ,  c'efï-à- 
dire  comme  compofée  de  parties  fem- 
blables  entr'elles ,  &c  comme  étant  fuf- 
ceptibles  de  trois  dimensions ,  que  nous 
pouvons  confidérer,  ou  toutes  enfem- 
ble  ,  ou  deux  à  deux  ,  ou  chacune  fé- 
parément. 

Le  premier  tifage  de  la  Métaphvfique 
en  Géométrie  ,  efl  de  donner  d'après 
cette  notion  des  idées  claires  du  foiide, 
de  la  furface ,  de  la  ligne  ;  Y  abus  feroit 
de  differter  fur  la  nature  de  l'étendue , 
fur  l'exiftence  du  point  mathématique  , 
qui  n'en1  qu'une  abftra&ion  de  l'efprit, 
fur  la  nature  de  la  ligne  droite  qu'il 
nous  eft  fi  difficile  de  bien  définir ,  quoi- 
que nous  la  connoirlions  aifez  par  fa 
propriété  principale  pour  en  déduire 
évidemment  toutes  les  autres.  Voyez  à 
ce  fujet  nos  réflexions  précédentes  fur 
les  ÉUmens  de  Géométrie ,  §.  XL 

Uufage  &  Y  abus  de  la  Mctaphyfique 
en  Géométrie  peuvent  aufîi  fe  faire  ien- 
tir  tout  à  la  fois  dans  la  manière  de 
traiter  certaines  queftions  qui  ont  par- 
tagé les  Géomètres ,  par  exemple ,  dans 
celle  de  Y  angle  de  contingence  ,  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut  ;  on  verra 


158  Edairci (ferriens 

Y  abus  de  la  Métaphyfique  dans  les  diffi- 
cultés dont  on  a  embrouillé  cette  quef- 
tion  ?  fàtite  d'avoir  fixé  nettement  l'idée 
qu'on  devoit  attacher  au  mot  angle  ; 
on  appercevra  Yufage  de  la  Métaphyfi- 
que dans  l'examen  de  la  véritable  idée 
qu'on  doit  attacher  à  ce  mot ,  examen 
au  moyen  duquel  toute  cette  contro- 
verfe  fe  réduit  à  une  queftion  de  nom. 
Nous  avons  déjà  remarqué ,  à  Poccafion 
de  cette  controverfe  même  ,  que  ce 
n'eft  pas  le  feul  exemple  de  pareilles 
difputes  élevées  dans  le  fein  des  Mathé- 
matiques ,  &  qui  au  grand  fcandale  de 
l'évidence  dont  cette  fcience  fe  glori- 
fie ,  ont  partagé  quelquefois  les  Savans 
les  plus  éclairés  ck  les  plus  célèbres. 

Uujhge  &C  Y  abus  de  la  Métaphyfique 
peuvent  encore  avoir  lieu  dans  la  folu- 
tion  de  certains  problêmes  ;  on  tombe 
dans  Y  abus  ,  en  voulant  employer  les 
raifonnemens  métaphyfiques  à  réfoudre 
des  queflions  pourlefquelles  nous  avons 
un  guide  plus  fur ,  le  calcul  oc  Panalyfe 
qui  ne  peuvent  nous  égarer  ,  au  lieu 
qu'une  Métaphyfique  vague  &c  hafardée, 
quelquefois  même  une  Métaphyfique 
claire  &  fimple  en  apparence  ,  pewt 
nous  égarer  fbuvent.  Qu'on  demande 


fur  les  EUmens  de  Philofbpkie.  1 5;  9 
par  exemple  ,  quelle  efl  la  ligne  qu'un 
corps  pefant  doit  décrire  pour  aller  d'un 
point  donné  à  un  autre  point  donné 
dans  le  tems  le  plus  court  qu'il  eft.  pof- 
fible  ;  un  Métaphyficien  ,  fur-tout  s'il 
avoitle  malheur  d'être  un  peu  Géomè- 
tre ,  répondroit  tout  d'un  coup  &  fans 
héfiter,  que  la  ligne  qu'on  cherche  efl 
une  ligne  droite  ;  parce  que  cette  ligne 
étant  la  plus  courte  de  toutes ,  doit  par 
conféquent  être  parcourue  en  moins  de 
tems  qu'aucune  autre.  Le  Métaphyficien 
fe  tromperoit  ;  une  analyfe  exa<ile  fait 
voir  que  la  ligne  cherchée  eil  une  cour- 
be. Mais  que  peut  faire  la  Métajfhyiique, 
6c  en  quoi  confiile  ici  fon  véritable 
ufage  ?EUe  peut ,  quand  le  problême  eft 
réfolu ,  éclairer l'efprit  jufqu'à  un  certain 
point  fur  le  réfultat  de  la  folution ,  diffi- 
per  le  paradoxe  auquel  cette  folution 
femble  conduire ,  faire  connoître  com- 
ment il  efl  poâîble  qu'une  certaine 
ligne  courbe ,  quoique  plus  longue  que 
la  iigne  droite ,  foit  néanmoins  parcou- 
rue en  moins  de  tems. 

La  Métaphyfique  peut  faire  encore 
plus  ;  elle  peut  même ,  non  pas  faire 
trouver  la  folution  des  problêmes ,  mais 
faire  entrevoir  en  plufieurs  cas  la  route 


160  Eclairc'ijJcmeriS 

qu'on  doit  fuivre  pour  arriver  à  cette 
iblution  ;  elle  y  parvient  par  un  examen 
attentif  des  circonftances  de  la  queftion 
propofée.  Par  exemple,  dans  celle  dont 
il  s'agit ,  elle  nous  montre  que  la  pro- 
priété d'être  la  courbe  de  la  plus  vite  des- 
cente ,  doit  avoir  lieu  non-feulement 
dans  la  courbe  prife  en  total ,  mais  dans 
chacune  de  fes  parties  infiniment  peti- 
tes ;  d'où  l'on  voit  que  la  queftion  fe 
réduit  à  trouver  une  courbe  dont  chaque 
partie  infiniment  petite  foit  parcourue 
dans  un  tems  plus  court  que  toute  autre 
petite  partie  de  courbe  parlant  par  les 
mêmes  extrémités  ;  dès-lors  la  voie  eft, 
pour  ainfi  dire ,  ouverte  au  calcul ,  & 
le  problème  efî  réduit  à  une  pure  quef- 
tion d'analyfe.  On  peut  voir  ce  que 
nous  avons  dit  fur  cela  dans  l'Eloge  de 
M.  Bernoulli,  à  i'occanon  de  cette  quef- 
tion même  ,  Tome  II.  de  nos  Mélanges , 
depuis  la  page  17  jufqu'à  la  page  25  ; 
nous  avons  tâché  d'y  expofer  tout  à  la 
fois  Vufage  6c  Yabus  qu'on  peut  faire  de 
la  Méiap  hyfique  dans  cette  queftion ,  en- 
vifagée  même  fous  divers  autres  points 
de  vue  ;  un  tel  exemple  fera  plus  utile 
pour  faire  fentir  cet  abus  &  cet  ufage,que 
des  préceptes  généraux  fans  application. 


fur  les  Elimens  de  Philojbphie.  161 
Enfin  Vujhge  &C  Y  abus  de  la  Métaphy- 
fique  en  Géométrie  peuvent  fur -tout 
avoir  lieu  dans  deux  parties  cenfidéra- 
bles  de  cette  dernière  feience  ,  dans 
l'application  de  l'analyfe  à  la  Géomé- 
trie ,  &  dans  le  calcul  infinitéfimal. 

Nous  l'avons  déjà  dit  ailleurs  ;  une 
Métaphyfique  aufTi  fine  que  vraie  a  pré- 
fîdé  à  l'invention  du  calcul  algébrique, 
de  l'application  de  ce  calcul  à  la  Géo- 
métrie ,  &  fur-tout  du  calcul  infinité- 
iimal. Cette  Métaphyfique  lumineufe  Se 
fimpîe ,  qui  a  guidé  les  inventeurs  ,  leur 
a  fait  imaginer  des  formules  ou  façons 
abrégées  de  s'exprimer ,  dans  lefquelles 
toute  cette  Métaphyfique  eft,  pour  ainfi 
dire  ,  enveloppée  ;  mais  ces  fignes  abré- 
gés ont  cela  de  commode  ,  qu'ils  réclui- 
iënt  prefque  toute  la  feience  à  des  opé- 
rations purement  méchaniques.  Ces 
Opérations  font  à  la  Métaphyfique  qui 
a  guidé  les  inventeurs,  ce  que  les  règles 
ufuelles  de  la  Grammaire  font  à  la  Mé- 
taphyfique des  idées  d'après  lefquelles 
ces  régies  ont  été  établies  ;  Métaphyfi- 
que qui  ne  peut  être  connue  ôt  fentie 
mie  par  les  Phiiofophes  ,  au  lieu  que 
les  règles  qui  en  font  le  réfultat  font  à 
la  portée  de  la  multitude ,  &  deuinées  à 


161  Eclalrcîjjcmcns 

fon  ufage.  De  même  ,  dans  les  Arts 
méchaniques  ,  l'efprit  6c  le  génie  des  in- 
venteurs fe  trouve  ,  fi  on  peut  parler 
de  la  forte ,  réduit  &:  concentré  dans 
un  petit  nombre  d'opérations  manuel- 
les ,  d'autant  plus  admirables ,  que  leur 
{implicite  les  met  à  portée  d'être  exécu- 
tées par  les  mains  les  plus  groiîieres  , 
par  des  hommes  bien  éloignés  de  fe 
douter  de  l'efprit  qui  met  leurs  doigts 
en  mouvement;  à  peu- près  comme  le 
corps  eft  guidé  par  une  ame  qu'il  ne 
connoît  point. 

C'efî.  donc  cette  Métaphyfique  pri- 
mitive ,  que  le  Philo fophe  doit  chercher 
dans  les  opérations  algébriques  ,  dans 
l'application  de  ces  opérations  à  la  Géo- 
métrie ,  &c  dans  le  calcul  infinitéfimal. 

Pour  y  parvenir  6c  ne  s'égarer  ja- 
mais ,  il  doit  toujours  avoir  devant  les 
yeux  cette  grande  vérité ,  que  la  Méta- 
phyfique qu'il  cherche  doit  être  auffi 
îimple  &  aufTi  lumineufe  que  les  opé- 
rations qui  en  font  le  réfultat  font  fûres 
6c  faciles  ;  parce  qu'il  eût  été  impofîible 
que  des  principes  obfcurs  6c  alambiqués 
euflent  conduit  à  des  conféquences  qui 
ne  le  fiuTent  pas.  Un  Géomètre  qui 
par  de  vaines  fubtilités  métaphyfiques 


fur  les  E/émens  d&  PhilofophU.  163 
obfcurciroit  la  Géométrie  ,  mériteroit. 
d'être  appelle  le  Scot  des  Mathémati- 
ques ,  &  avec  bien  plus  de  raiibn  que 
les  Argumentateurs  Scholaftiques  ne 
méritent  ce  nom  en  Philo  fo  phi  e  ;  car 
ibuventfces  derniers  embrouillent  par 
leurs  fubtilités  ce  qui  étoit  déjà  très- 
obfcur  par  foi-même  ;  celui-là  embrouil- 
leroit  par  les  Tiennes  ce  qui  peut  être 
réduit  à  des  notions  claires. 

On  trouvera  ,  je  penfe  ,  le  caractère 
de  lumière  &:  de  {implicite  que  nous 
defirons ,  dans  les  notions  métaphyfi- 
ques  que  nous  avons  données  ci-deiTus 
de  la  nature  des  opérations  algébriques, 
de  celle  des  rapports  incommensura- 
bles ,  ck  fur-tout  de  celle  des  quantités 
négatives ,  fur  lefquelles  tant  de  Géo- 
mètres demi-Philofophes  fe  font  formé 
des  idées  fi  faillies.  (£) 

Mais  c'eft  principalement  dans  le 
calcul  inflnitéfimal  que  Yufàge  &  Y  abus 
de   la   Métaphyfique  peuvent  fe  faire 


(  b  )  J'ai  donné  dans  mes  Opufcuhs  mathématiques  f 
Tome  I.  page  204,  la  vraie  raiion,  fi  je  ne  me  trom- 
pe, du  principe  de  la  multiplication  des  fignes  dans 
les  quantités  négatives.  Je  ne  connois  aucun  Algé- 
brifte  qui  ait  penfé  à  cette  raifon  ,  que  je  crois  ce- 
pendant la  véritable  ,  ne  fût-ce  que  par  fon  extrême; 
iîmplicité. 


264  Edalrcîjfcmcns 

légalement  fentir.  Nous  le  difons  avec 
peine,  &  fans  vouloir  outragerles  mânes 
d'un  homme  célèbre  qui  n'eft.  plus  ,  il 
n'y  a  peut-être  point  d'ouvrage  où  l'on 
trouve  des  preuves  plus  fréquentes  de 
Yabus  dont  nous  parlons  ,  qj.ie  dans 
l'ouvrage  très-connu  de  M.  de  Fonte- 
nelle ,  qui  a  pour  titre  :  Élémens  de  la 
Géométrie  de  ï  infini  ;  ouvrage  dont  la 
leclure  eil  d'autant  plus  dangereufe  aux 
jeunes  Géomètres,  que  l'auteur  y  pré- 
fente (es  fophifmes  avec  une  forte  d'élé- 
gance ,  &: ,  pour  ainfi  dire  ,  de  grâce  , 
dont  le  fujet  ne  parohToit  pas  fuicepti- 
ble.  Il  femble  que  les  ouvrages  géométri- 
ques de  ce  Philofophe  foient  défîmes  à 
produire  furies  jeunes  gens  qui  entrent 
dans  la  carrière  des  feiences ,  le  même 
effet  que  fes  ouvrages  de  Belles-Lettres 
fur  les  jeunes  Littérateurs ,  celui  d'éga- 
rer les  uns  &  les  autres  par  des  dé- 
fauts d'autant  plus  propres  à  féduire,' 
qu'ils  fe  trouvent  ,  6c  agréables  par 
eux-mêmes  ,  &  joints  d'ailleurs  à  des 
beautés  réelles.  La  grande  fource  des 
erreurs  de  M.  de  Fontenelle  eu  d'avoir 
voulu  réaliier  l'infini  ,  &  conféquem- 
ment  en  faire  la  bafe  réelle  de  {es 
calculs  \  au  lieu  de  le  regarder ,  ainfî 

que. 


fur  les  Elemens  de  Pkilofophîe.  16  5 
que  nous  l'avons  fait,  (c)  comme  la 
limite  à  laquelle  le  fini  ne  peut  jamais 
atteindre  ,  &  de  chercher  dans  cette 
notion  fi  fi»ple  &c  fi  vraie  l'explication 
des  paradoxes  que  les  résultats  de  ce 
calcul  femblent  préfenter.  Voici  le  rai- 
fonnement  de  l'illuftre  Secrétaire  de 
l'Académie  des  Sciences  pour  établir 
Pexiftence  réelle  de  la  grandeur  infinie  : 
La  grandeur ,  dit-il,  efl fufceptible  d? aug- 
mentation fans  fin.  Elle  nef  donc  pas  & 
ne  peut  être  fuppofée  dans  le  même  cas  , 
que  f  elle  nétoit  pas  fufceptible  d'augmen- 
tation fans  fin  :  or  fi  elle  nétoit  pas  fil  feep- 
tible  a" augmentation  fans  fin  ,  elle  refleroit 
toujours  finie;  donc  étant  fufceptible  d'aug- 
mentation fans  fin  ,  elle  peut  être  fuppofée 
infinie.  Il  eft.  aife  de  répondre  ,  que  la 
différence  entre  la  grandeur  fufceptible 
d'augmentation  fans  fin  ,  6c  la  grandeur 
qui  ne  le  feroit  pas ,  ne  confine  point 
en  ce  que  la  féconde  refteroit  toujours 
finie  ,  au  lieu  que  la  première  peut  être 
fuppofée  infinie  ;  mais  en  ce  que  la 
féconde  refle  finie  fans  pouvoir  paffer 
certaines  limites  ,  au  lieu  que  la  pre- 
mière peut  être  fuppofée  aufïi  grande 

(c)  Voyez  l'ÉclaircifTement  fur  les  principes  méta- 
physiques du  calcul  injinitéfimal ,  dans  le  §.  précédent? 

Tome  F.  M 


266  E  clair cififemtns 

qu'on  voudra  ,  en    demeurant    néan- 
moins toujours  finie. 

AulTi  quel  a  été  le  fruit  du  principe 
hafardé  d'où  notre  illuftre  "Philofophe 
efl  parti  ?  De  le  mener  à  des  confé- 
quences  dont  l'abfurdité  auroit  dû  lui 
ouvrir  les  yeux  fur  ce  principe  même, 
il  donne ,  par  exemple ,  pour  réellement 
exilantes  ,  des  quantités  qu'il  appelle 
finies  indéterminables  ?  &  qui  ne  font  9 
félon  lui ,  ni  finies  ni  infinies  ;  comme 
fi  de  pareilles  quantités  n'étoient  pas  un 
véritable  être  de  raifon ,  dont  il  efr.  im- 
poffible  de  fe  former  aucune  idée.  Il  eu 
Vrai  que  cette  conclufion  abfurde  eft 
la  fuite  néceflaire  du  principe  ,  que  la 
grandeur  peut  être  fuppofée  infinie  ; 
car  il  eft  clair  que  dans  fon  paffage  du 
fini  à  l'infini  ,  qui  ne  fauroit  être  un 
pafîage  brufque  ,  elle  ne  peut  être  ni 
finie  ni  infinie.  C'efl  encore  en  vertu 
du  même  principe  ,  que  M.  de  Fcnte- 
nelle  a  diftingué  dirTérens  ordres  d'in- 
finis &c  d'infiniment  petits ,  qui  n'exif- 
tent  pas  plus  les  uns  que  les  autres  ; 
qu'il  a  diftingué  de  même  deux  efpeces 
d'infinis  ,  l'infini  métaphyjîque  &  l'infini 
géométrique ,  aum*  chimériques  l'un  que 
l'autre  ,  quand  on  voudra  leur  attribuer 
>uie  exiflence  réelle* 


fur  les  EUmtns  de  Philofophie.  i6f 
Nous  avons  tâché ,  dans  l'Éclaircifle- 
ment  particulier  fur  les  principes  du 
calcul  înflnitéfimal ,  d'expofer  la  vraie 
Métaphyfique  qui  fert  de  baie  à  ces 
principes  ,  &  à  laquelle  nous  n'avons 
rien  à  ajouter  ici  ;  cette  Métaphyfique , 
&  celle  que  nous  avons  tâché  de  répan- 
dre dans  tout  ce  que  nous  avons  dit 
ci-deflus,  peuvent  donner  une  idée 
fumYante  de  celle  qui  doit  être  employée 
en  Géométrie  ,  &c  de  celle  qui  doit  y 
Être  profcrite. 


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268  E  clair àÇfzmms 

§.  XVI. 

Ê c lai rciffe  ment  relatif  à  la  page  i  S  y 
de  nos  Elémens  de  Philojophie  , 
fur  l'efpace  &  fur  le  tems. 

LEs  Pkilofophes  demandent  fi  l'efpa- 
ce  a  une  exiflence  indépendante 
de  la  matière ,  6c  le  tems  une  exiflence 
indépendante  des  êtres  exiftans  ;  y  au» 
roit-il  un  efpace  s'il  n'y  avoit  point  de 
corps,  &  une  durée  s'il  n'y  avoit  rien  ? 
Ces  queftions  viennent ,  ce  me  femhle  , 
de  ce  qu'on  fuppofe  à  l'efpace  &c  au 
tems  plus  de  réalité  qu'ils  n'en  ont. 

Et  premièrement  quant  à  l'efpace  , 
fuppofons  trois  corps  contigus  qui  fe 
touchent  immédiatement  :  imaginons 
pour  un  moment  que  celui  du  milieu 
foit  ôté;  il  réitéra  entre  les  deux  corps 
extrêmes  un  efpace  dont  l'étendue  fera 
égale  à  celle  qu'occupoit  le  corps  du 
milieu;  cet  efpace  a  bien  évidemment 
une  exiftence  indépendante  de  celle  de 
ce  troifieme  corps ,  puifqu'iî  exifïe  éga- 
lement ,  foit  que  ce  troifieme  corps 
foit  mis  entre  les  deux  corps  extrêmes  , 
ou  qu'il  en  foit  ôté  ;  avec  cette  diffé- 
rence que  dans  le  premier  cas  l'efpace 


fur  les  EUmcns  de  Philofophie.  169 
eft  impénétrable  ,  c'eft-à-dire  qu*on  ne 
peut  y  placer  un  nouveau  corps  ,  ô£ 
que  dans  le  fécond  on  peut  y  placer  un 
corps  dont  l'étendue  foit  égale  à  celle 
de  cet  efpace.  D'un  autre  côté,  quand 
le  troifieme  corps  eft  placé  entre  les 
deux  autres ,  les  deux  efpaces  dont  on 
vient  de  parler ,  l'un  pénétrable  ,  l'autre 
impénétrable,  n'en  font  plus  qu'un  :  le 
premier  efr,  donc  anéanti  ;  car  on  ne 
peut  pas  dire  que  ce  foit  le  fécond , 
puifque  cet  efpace  impénétrable  appar- 
tient au  troifieme  corps  placé  entre  les 
deux  autres ,  &  que  ce  troifieme  corps 
exifle  évidemment.  Otons  à  préfent  ce 
troifieme  corps  ,  en  biffant  les  deux  au- 
tres à  leur  place  ;  l'efpace  pénétrable  , 
auparavant  anéanti  ,  renaîtra  tout-à- 
coup  &  fera  comme  créé  de  nouveau. 
Or  cette  fucceflion  d'anéantiffement  &c 
de  création,  qu'on  peut  multiplier  tant 
qu'on  voudra ,  eft.  une  chofe  abfurde  , 
fi  on  fuppofe  que  l'efpace  foit  un  être 
réel ,  une  fubftanee  ,  en  un  mot  autre 
chofe  ,  fi  je  puis  parler  de  la  forte  , 
qu'une  fimple  capacité  ,  propre  à  rece- 
voir l'étendue  impénétrable.  Les  enfans 
qui  difent  que  le  vuide  n'efï  rien  ont 
raifon ,  parce  qu'ils  s'en  tiennent  aux 
fimples  notions  du  fens  commun  \  6c  les 


ir/O  Eclaircijfemens 

Philofbphes  qui  veulent  réalifer  le  vuîde 
fe  perdent  dans  leurs  fpéculations. 

A  l'égard  du  tems  ,  il  eft  d'abord 
certain  que  nous  n'en  avons  la  notion 
que  par  la  fuccefîion  de  nos  idées  ;  il 
ne  l'efl  pas  moins  que  ce  n'eft.  pas  la 
fuccefîion  de  nos  idées  qui  fait  le  tems, 
puifque  le  tems  a  une  mefure  indépen- 
dante de  nos  idées  ,  mefure  que  nous 
fournit  le  mouvement  des  corps.  Mais 
y  auroit-il  un  tems ,  s'il  n'y  avoit  rien 
du  tout  ?  Oui  &  non  ;  comme  on  peut 
dire  qu'il  y  auroit  un  lieu  &c  qu'il  n'y 
en  auroit  pas  s'il  n'y  avoit  point  de 
corps  ;  qu'il  y  auroit  un  lieu  ,  parce  qu'il 
y  auroit  un  efpace  prêt  à  recevoir  les 
corps  ;  qu'il  n'y  en  auroit  pas ,  parce 
que  l'idée  de  lieu  fuppofe  celle  du  corps 
qui  l'occupe.  De  même  s'il  n'y  avoit 
rien ,  il  n'y  auroit  point  de  tems,  parce 
que  l'idée  de  tems  eft  relative  à  des 
êtres  qui  exiftent  fuccefïivement  ;  ôc  il 
y  en  auroit  un,  parce  que  le  tems  ne 
ieroit  alors  que  la  fimple  pofîibilité  de 
fuccefîion  dans  des  êtres  qui  n'exifte- 
roient  pas  ;  fucceiTion  qui  n'erl  rien  de 
réel  qu'autant  qu'il  y  a  réellement  des 
êtres  exiflans. 

Quoi  qu'il  en  foit  de  cette  dîfcufîîon 
fur  l'efpace  ôc  fur  le  tems  5  nous  ne 


fur  les  Elemens  de  Philofophie.  27 1 
faurions  trop  infifter  fur  ce  que  nous 
avons  déjà  dit  ailleurs  ,  qu'elle  efï  abfo- 
lument  étrangère  6c  inutile  à  la  Mécha- 
nique.  Cette  feience  ne  fuppofe  autre 
chofe  que  les  notions  naturelles  de 
l'efpace  &C  du  tems  ,  telles  qu'elles  font 
dans  tous  les  hommes  ;  notions  très- 
fimples  &;  très-nettes  par  elles-mêmes  , 
6c  que  la  Philofophie  feule  a  le  privilège 
d'obfcurcir  &  d'embrouiller. 

Mais  les  queftions  que  nous  venons 
de  propofer  fur  la  nature  du  tems  6c 
de  l'efpace  ,  nous  fourniront  l'occafion 
d'un  éclaircirTement  utile  fur  la  défini- 
tion que  les  Méchaniciens  donnent  de 
la  vite  fie. 

La  vîtefTe  d'un  corps  qui  fe  meut  uni- 
formément ,  eft  égale  ,  difent-ils ,'  à  l'ef- 
pace divifé  par  le  tems  ;  ou  ,  comme 
s'expriment  d'autres  Mathématiciens , 
le  réfultat  de  cette  divifion  eit  la  mefure 
de  la  vîterle.  Cette  manière  de  s'expri- 
mer, prife  à  la  rigueur,  ne  préfente  point 
d'idée  nette  ;  car  on  ne  fauroit  divifer 
l'efpace  par  le  tems  ;  on  ne  divife  point 
une  quantité  par  une  autre  de  nature 
différente  ;  divifer  une  lieue  par  une 
heure ,  c'en1  comme  fi  on  vouloit  favoir 
combien  de  fois  une  heure  efl  conte- 
nue dans  une  lieue,  6c  on  voit  bien  que 


Iji  Eclalrctjjemtns  ,  &c. 

cette  queftion  n'a  pas  de  fens.  Que  vent 
donc  dire  cette  propofition  5  la  vîtejjt 
ejï  égale  à  Vefpace  divifé  par  le  tems  ? 
Cela  veut  dire  ,  que  fi  deux  corps  fe 
meuvent  uniformément,  leurs  vîtefTes 
feront  entr'elles  comme  les  nombres 
qui  expriment  les  rapports  des  efpaces 
qu'ils  parcourent,  font  aux  nombres  qui 
expriment  les  rapports  des  tems  em- 
ployés à  parcourir  ces  efpaces.  Qu'un 
corps  qui  fe  meut  uniformément  fafTe 
cent  toifes  en  6  minutes ,  &  un  autre 
25  toifes  en  2  minutes  ,  les  vîtefTes 
feront  entr'elles  comme  le  rapport  des 
efpaces  ,  c'eft-à-dire  comme  le  rapport 
de  100  à  25 ,  efl  au  rapport  des  tems, 
c'efi-à-dire  au  rapport  de  6  à  2  ;  ces 
vîtefTes  feront  donc  comme  4  à  3  ,  &i 
ainfi  du  refte. 

Cet  éclaircifTement  fur  la  définition 
de  la  vîtefTe ,  efl  analogue  à  celui  que 
nous  avons  donné  plus  haut  fur  la 
médire  des  parallélogrammes  par  le 
produit  de  leur  bafe  &  de  leur  hauteur  ; 
ôz  l'un  ck  l'autre  fervent  à  montrer 
quel  foin  on  doit  apporter  dans  les 
Elémens  de  Mathématiques  ,  pour  dé- 
velopper les  idées  que  certaines  défini- 
tions ne  préfentent  pas  avec  toute  h 
précifion  nécefTaire. 


DOUTES 

ET   QUESTIONS 

SUR   LE   CALCUL 
DES  PROBABILITÉS. 


,      Mv 


DOUTES 

£7     QUESTIONS 

SUR    L  E    CALCUL 
Z>  £  5     PROBABILITÉS. 


ïïr^"^  N  fe  plaint  aflez  communément 
f  O  ^  <îue  ^es  formules  des  Mathéma- 
igf^^yfj  ticiens  ,  appliquées  aux  objets 


ck  la  nature  ,  ne  fe  trouvent  que  trop 
en  défaut.  Perfonne  néanmoins  n'avoit 
encore  apperçu  ou  cru  appercevoir  cet 
inconvénient  dans  ce  calcul  des  Proba- 
bilités. J'ai  ofé  le  premier  propofer  des 
doutes  (#)  fur  quelques  principes  qui 
fervent  de  bafe  à  ce  calcul.  De  grands 
Géomètres  ont*  jugé  ces  doutes  dignes 
d'attention;  d'autres  grands  Géomètres 
les  ont  trouvés  abfurdes ;  car  pourquoi 
adoucirois-je  les  termes  dont  ils  fe  font 
fervis  ?  La  quefHon  eft  de  favoir  s'ils 
ont  eu  tort  de  les  employer,  &  en  ce 

(û)  Opufcules  mathématiques ,  T.  II.  Mém.  X. 

M  vj 


276  Sur  h  calcul 

car  ils  auroient  doublement  tort.  Leur 
décifion,  qu'ils  n'ont  pas  jugé  à  propos 
de  motiver,  a  encouragé  des  Mathé- 
maticiens médiocres  ,  qui  fe  font  hâtés 
d'écrire  fur  ce  fujet ,  &:  de  m'attaquer 
fans  m'entendre.  Je  vais  tâcher  de  m'ex- 
pliqtier  fi  clairement  „  que  prefque  tous 
mes  lecleurs  feront  à  portée  de  me 
juger. 

Je  remarquerai  d'abord  qu'il  ne  feroit 
pas  étonnant ,  que  des  formules  où  on 
le  propofe  de  calculer  l'incertitude  mê- 
me ,  puiTent  (  à  certains  égards  au 
moins  )  participer  à  cette  incertitude  , 
&  laifler  dans  Tefprit  quelques  nuages 
fur  la  vérité  rigoureufe  du  réfulfit 
qu'elles  fournirent.  Mais  je  n'infifterai 
point  fur  cette  réflexion  ,  trop  vague 
pour  qu'on  puifle  en  rien  conclure.  Je 
ne  m'arrêterai  point  non  plus  à  faire 
voir  que  la  théorie  des  Probabilités  9 
telle  qu'elle  eft  prétentée  dans  les  livres 
qui  en  traitent ,  n'eit.  fur  bien  des  points 
ni  stuffi  luminëufe ,  ni  aùffi  compîetté 
qu'on  pourroit  le  croire  ;  ce  détail  ne 
pourroit  être  entendu  que  des  Mathé- 
maticiens,  &  encore  une  fois  je  veux 
tâcher  ici  d'être  entendu  de  tout  îe 
monde.  J'adopte  donc  ?  ou  plutôt  j'ad- 


des  Probabilités,  277 

mets  pour  bonne  dans  la  rigueur  mathé- 
matique ,  la  théorie  ordinaire  des  Pro- 
babilités; &  je  vais  feulement  examiner 
û  les  réfiiltats  de  cette  théorie  ,  quand 
ils  feroient  hors  d'atteinte  dans  l'abftrac- 
tion  géométrique  ,  ne  font  pas  £ifcep- 
tibles  de  restriction ,  lorfqu'on  applique 
ces  réfiiltats  à  la  nature. 

Pour  m'expliquer  de  la  manière  la 
plus  précife  ,  voici  le  point  de  la  diffi- 
culté que  je  propofe. 

Le  calcul  des  Probabilités  eft  appuyé 
fur  cette  fuppofition,que  toutes  les  com- 
binaifons  différentes  d'un  même  effet 
font  également  poffibles.  Par  exemple, 
fi  on  jette  une  pièce  en  l'air  100  fois 
de  fuite  ,  on  fuppofe  qu'il  efl  également 
poifible  que  pile  arrive  cent  fois  de 
fuite  ,  ou  que  pile  61  croix  foient  métis, 
en  fuivant  d'ailleurs  entr'eux  telle  fuc- 
ceiîion  particulière  qu'on  voudra  ,  par 
exemple  ,  pile  au  premier  coup  ,  croix 
aux  deux  coups  fuivants  ,  pile  au  qua- 
trième ,  croix  au  cinquième  ,  pile  au 
fixieme  ck  au  feptieme  ,  &c. 

Ces  deux  cas  font  fans  doute  égale- 
ment pofîible s,  mathématiquement  p  -r- 
lant  ;  ce  n'eu1  pas  là  le  point  de  la 
cuite  ,  &  les  Mathématiciens  médiocres 


%j%  Sur  le  calcul 

dont  je  parlois.tout  à  l'heure  ont  pris  la 
peine  fort  inutile  d'écrire  de  longues 
difTertations  pour  prouver  cette  égale 
poiïibilité.  Mais  il  s'agit  de  favoir  fi  ces 
deux  cas,  également  pofîibles  mathéma- 
tiquement ,  le  font  aufîi  phyjiquement  &C 
dans  l'ordre  des  chofes  ;  s'il  eft  phyfique- 
ment  aufTi  pofîible  que  le  même  efFet 
arrive  ioo  fois  de  fuite  ,  qu'il  l'eft  que 
ce  même  effet  foit  mêlé  avec  d'autres 
fuivant  telle  loi  qu'on  voudra  marquer. 
Avant  que  de  faire  là  -  demis  nos  ré- 
flexions ,  nous  propoferons  la  queilion 
fuivante  ,  très-connue  des  Algébriftes. 

Pierre  joue  avec  Paul  à  croix  ou  pile, 
avec  cette  condition  que  fi  Paul  amené 
pih  au  premier  coup  ,  il  recevra  un 
écu  de  Pierre  ;  s'il  n'amené  pile  qu'au 
fécond  coup  5  2  écus  ;  s'il  ne  l'amené 
qu'au  troifieme  ,  4  écus  ;  au  quatrième  , 
8  écus  ;  au  cinquième  ,  1 6  ;  &  ainfi  de 
fuite  jufqu'à  ce  que  pile  vienne;  on  de- 
mande l'efpérance  de  Paul ,  ou  ce  qui 
eft  la  même  chofe  ,  ce  qu'il  doit  donner 
à  Pierre  avant  que  le  jeu  commence , 
pour  jouer  avec  lui  à  jeu  égal ,  ou , 
comme  on  s'exprime  d'ordinaire ,  pour 
fon  enjeu. 

Les  formules  connues  du  calcul  des 


des  Probabilités.  270 

Probabilités  font  voir  aifément ,  &  tous 
les  Mathématiciens  enconviennen^que 
fi  Pierre  &  Paul  ne  jouent  qu'en  un 
coup 9  Paul  doit  donnera  Pierre  un  demi 
écu  ;  s'ils  ne  jouent  qu'en  deux  coups , 
deux  demi  écus ,  ou  un  écu  ;  s'ils  ne 
jouent  qu'en  trois  coups ,  trois  demi 
écus  ;  en  quatre  coups  ,  quatre  demi 
écus  ,  &c.  D'où  il  eft  évident  que  fi  le 
nombre  des  coups  eft  indéfini  ?  comme 
on  le  fuppofe  ici,  c'efl- à-dire  fi  le  jeu 
ne  doit  cefîer  que  quand  pile  viendra , 
ce  qui  peut  (  mathématiquement  par- 
lant) n'arriver  jamais ,  Paul  doit  donner 
à  Pierre  une  infinité  de  fois  un  demi 
écu  ,  c'eft-à-dire  une  fomme  infinie. 
Aucun  Mathématicien  ne  contefte  cette 
eonféquence  ;  mais  il  n'en  eft  aucun  qui 
ne  fente  &  n'avoue  que  le  réfultat  en 
eft  abfurde  ,  &  qu'il  n'y  a  pas  de 
joueuf  qui  voulût  à  un  pareil  jeu  rif- 
quer  feulement  50  écus ,  ci  même  beau- 
coup moins. 

Plufieurs  grands  Mathématiciens  fe 
font  efforcés  de  réfoudre  ce  cas  fingu- 
lier.  Mais  leurs  folutions  ,  qui  ne  s'ac* 
cordent  nullement ,  &  qui  font  tirées 
de  circonftances  étrangères  à  la  ques- 
tion ,    prouvent  feulement   combien 


2.8  O  Sur  le  calcul 

cette  quefïion  eft  embarrafTante  (£). 
Un  d'entr'eux  croit  l'avoir  réfblue  en 
difant  que  Paul  ne  doit  pas  donner  une 
foin  me  infinie  à  Pierre,  parce  que  le 
bien  de  Pierre  n'ell  pas  infini ,  &c  qu'il 
ne  peut  donner  ni  promettre  plus  qu'il 
n'a.  Mais  pour  voir  à  quel  point  cette 
fblution  eft  illufbire ,  il  fuffit  de  conlï- 
dérer  ,  que  quelque  énormes  richefTes 
qu'on  fuppofe  à  Pierre,  Paul,  à  moins 
d'être  fou ,  ne  lui  donneroit  feulement 
pas  mille  écus ,  quoiqu'il  dût  rattraper 
ces  mille  écus  6c  au-delà  fi  pile  n'arri- 
voit  qu'au  onzième  coup;  plus  de  deux 
mille  écus  li  pile  n'arrivoit  qu'au  dou- 
zième ,  quatre  mille  écus  au  treizième, 
&  ainii  de  fuite. 

Or  qu'on  demande  à  Paul  pourquoi 
il  ne  donneroit  pas  ces  mille  écus?  C'eil, 
répondra-t-il ,  parce  qu'il  n'eft  pas  vrai- 
femblable  que  pile  n'arrive  qu'au  onziè- 
me coup.  Mais  ,  lui  dira-t-on ,  fi  piîe 
n'arrive  qu'après  le  onzième  coup  ,  ce 
qui  peut  être  ,  vous  gagnerez  bien  au- 
delà  de  vos  mille  écus  :  j'avoue  ,  répli- 
quera Paul ,  qu'en  ce  cas  je  pourrois 

{h)  On  peut  voir  ces  folutions  dans  le  cinquième 
Tome  des  Mémoires  de  l'Académie  de  Péieisbom-g  , 
d&as  le  recueil  des  Mémoires  de  M,  FoBtaj,ne ,  &c. 


des  Probabilités.  281 

gagner  considérablement  ;  mais  il  eft  fi 
peu  probable  que  pile  n'arrive  pas  avant 
le  onzième  coup ,  que  la  groffe  fomme 
que  je  gagnerois  par-delà  ce  onzième 
coup  ,  n'en1  pas  funifante  pour  m'enga- 
ger  à  courir  ce  rifque. 

Quand  Paul  s'en  tiendroit  à  ce  rat- 
ionnement, c'en  feroit  déjà  affez  pour 
faire  voir  que  les  règles  des  Probabilités 
font  en  défaut ,  lorsqu'elles  propofent, 
pour  trouver  l'enjeu,  de  multiplier  la 
fomme  efpérée  par  la  probabilité  du  cas 
qui  doit  faire  gagner  cette  fomme;  parce 
que ,  quelqu'enorme  que  foit  la  fomme 
efpérée ,  la  probabilité  de  la  gagner  peut 
être  fi  petite ,  qu'on  feroit  infenfe  de 
jouer  un  pareil  jeu.  Par  exemple  ,  je 
fuppofe  que  fur  2000  billets  de  loterie , 
tous  égaux ,  il  doive  y  en  avoir  un  qui 
porte  un  lot  de  vingt  millions  ;  il  fau- 
droit  fuivant  les  règles  ordinaires ,  don- 
ner dix  mille  francs  pour  un  billet  ;  &c 
c'eft  apurement  ce  que  perfonne  n'ofe- 
roit  faire  :  s'il  fe  trouvoit  defr  hommes 
allez  riches  ou  allez  fous  pour  cela , 
mettons  le  lot  à  deux  mille  millions, 
chaque  billet  alors  fera  d'un  million , 
&  je  crois  que  pour  le  coup  perfonne 
n'oferoit  en  prendre. 


iSi  Sur  le  calcul 

Cependant  il  eft  bien  fur  que  quel- 
qu'un gagneroit  à  cette  loterie ,  oc  que 
par  conlequent  chacun  des  mettans  en 
particulier  a  l'efpérance  d'y  gagner  ;  au 
lieu  que  dans  le  cas  propofe  ,  où  Paul 
feroit  obligé  de  donner  à  Pierre  une 
fomme  infinie  ,  Pierre  feroit  toujours 
fur  de  gagner ,  quelque  long-tems  que 
le  jeu  durât  ;  en  forte  que  Pierre  feroit 
en  droit  de  fe  plaindre  ,  fi  n'ayant  pas 
fixé  le  nombre  des  coups ,  &  pile  arri- 
vant enfin  à  tel  coup  qu'on  voudra , 
par  exemple  au  vingtième ,  Paul  fe  con- 
tenait pour  fon  enjeu  de  donner  une 
fomme  double  ou  triple ,  ou  centuple 
de  524288  écus  ,  fomme  que  Pierre  de- 
vroit  de  fon  côté  donner  à  Paul. 

En  un  mot ,  fi  le  nombre  des  coups 
n'eft  pas  ûxé  ,  &:  que  Paul  mette  au 
jeu ,  avant  qu'il  commence ,  telle  fom- 
me qu'il  voudra  ,  y  mît-il  tout  l'or  & 
l'argent  qui  eft  fur  la  terre  ?  Pierre  eu. 
en  droit  de  lui  dire  qu'il  ne  met  pas 
afTez  ,  fi*  on  s'en  tient  aux  formules 
reçues. 

Or  je  demande  s'il  faut  aller  chercher 
bien  loin  la  raifon  de  ce  paradoxe  ,  & 
s'il  ne  faute  pas  aux  yeux  que  cette 
prétendue  fomme  infinie,  due  par  Paul 


des  Probabilités.  183 

au  commencement  du  jeu,  n'eft  infinie 
en  apparence  ,  que  parce  qu'elle,  eft 
appuyée  fur  une  fuppofîtion  fauffe  ; 
favoir  fur  la  fuppofîtion  que  pile  peut 
n'arriver  jamais  ,  &  que  le  jeu  peut 
durer  éternellement? 

Il  eft  pourtant  vrai  ,  &C  même  évi- 
dent ,  que  cette  fuppofîtion  eft  poftible 
dans  la  rigueur  mathématique.  Ce  n'eft 
donc  que  phyfiquement  parlant  qu'elle 
eft  faufie. 

Il  eft  donc  faux ,  phyfiquement  par- 
lant ,  que  pile  puifle  n'arriver  jamais. 

Il  eft  donc  impofîible  ,  phyfiquement 
parlant,  que  croix  arrive  une  infinité 
de  fois  de  fuite. 

Donc,  phyfiquement  parlant,  croix- 
ne  peut  arriver  de  fuite  qu'un  nombre 
fini  de  fois. 

Quel  eft  ce  nombre  ?  C'eft  ce  que 
je  n'entreprends  point  de  déterminer. 
Mais  je  vais  plus  loin  ,  &c  je  demande 
par  quelle  raiibn  croix  ne  fauroit  arriver 
une  infinité  de  fois  de  fuite  ,  phyfique- 
ment parlant?  On.  ne  peut  en  donner  que 
la  raiibn  fui  vante  :  c'eft  qu'il  n'eft  pas 
dans  la  nature  qu'un  effet  foit  toujours 
&:  conftamment  le  même  ;  comme  il 
n'eft  pas  dans  la  nature  que  tous  les 


184  Sur  le  calcul 

hommes  ôc  tous  les  arbres  fe  reffem* 

blent. 

Je  demande  enfuite  s'il  erc  plus  pof- 
fible  ,  phyfiquement  parlant  ,  que  le 
même  effet  arrive  un  très-grand  nom- 
bre de  fois  de  fuite  ,  dix  mille  fois  ,  par 
exemple,  qu'il  ne  l'efr.  que  cet  effet 
arrive  une  infinité  de  fois  de  fuite  ?  Par 
exemple ,  eft-il  pofîible  ,  phyfiquement 
parlant ,  que  fi  on  jette  une  pièce  en 
l'air  dix  mille  fois  de  fuite  ,  il  vienne 
de  fuite  dix  mille  fois  croix  ou  pile  ? 
Sur  cela  j'en  appelle  à  tous  les  joueurs. 
Que  Pierre  &  Paul  jouent  enfemble  à 
croix  ou  pile  ,  que  ce  foit  Pierre  qui 
jette  ,  &  que  croix  arrive  feulement 
dix  fois  de  fuite  (  ce  feroit  déjà  beau- 
coup ) ,  Paul  fe  récriera  infailliblement 
au  dixième  coup ,  que  la  chofe  n'efl 
pas  naturelle  ,  &c  que  fûrementla  pièce 
a  été  préparée  de  manière  à  amener 
toujours  croix.  Paul  fuppofe  donc  qu'il 
n'efr.  pas  dans  la  nature  qu'une  pièce 
ordinaire  ,  fabriquée  &  jettée  en  Pair 
fans  fupercherie,  tombe  dix  fois  de  fuite 
du  même  côté.  Si  on  ne  trouve  pas 
affez  de  dix  fois,  mettons-en  vingt;  il 
en  réfultera  toujours  qu'il  n'y  a  po'nt 
de  joueur  qui  ne  faffe  tacitement  cette 


des  Probabilités*  iSj 

fnppofitÎQn  ,  qu'un  même  effet  ne  fau- 
roit  arriver  de  fuite  un  certain  nombre 
de  fois. 

Il  y  a  quelque  tems  qu*ayant  eu  occa- 
fion  de  raifonner  fur  cette  matière  avec 
un  favant  Géomètre ,  les  réflexions  fui- 
vantes  me  vinrent  encore ,  à  l'appui  de 
celles  que  j'ai  déjà  expofées.  On  fait 
que  la  longueur  moyenne  de  la  vie  des 
hommes,  à  compter  depuis  le  moment 
de  la  naiflance ,  eft  d'environ  27  ans  , 
c'eft-à-dire  que  100  enfans,  par  exem- 
ple ,  venus  en  même  tems  au  monde , 
ne  vivront  qu'environ  27  ans  l'un  por- 
tant l'autre  ;  on  a  reconnu  de  même 
que  la  durée  des  générations  fuccefîives 
pour  le  commun  des  hommes  eft.  d'en- 
viron 3  2  ans  ,  c'eft-à-dire  que  20  géné- 
rations fuccefîives  plus  ou  moins,  ne 
doivent  donner  qu'environ  20  fois 
3 2 ans;  enfin  on  a  prouvé  par  toutes 
les  liftes  de  la  durée  des  règnes  dans 
chaque  partie  de  l'Europe ,  que  la  durée 
moyenne  de  chaque  règne  eft  d'environ 
20  à  22  ans ,  enforte  que  1 5  ,  20 ,  30 , 
50  Rois  fucceftifs  8c  davantage ,  ne  ré- 
gnent qu'environ  20  à  22  ans  l'un  por- 
tant l'autre.  On  peut  donc  parier ,  non- 
feulement  avec  avantage  ,  mais  à  jeu 


286  Sur  le  calcul 

fur  ?  que  100  enfans  nés  en  même  tems 
ne  vivront  qu'environ  27  ans  l'un  por- 
tant l'autre  ,  que  20  générations  ne 
dureront  pas  pius  de  640  ans  ou  envi- 
ron ,  que  20  Rois  fuccefîifs  ne  régne- 
ront qu'environ  420  ans  plus  ou  moins. 
Donc  une  combinaifon  qui  feroit  vivre 
les  100  enfans  60  ans  l'un  portant 
l'autre  ,  qui  feroit  durer  les  20  généra- 
tions 80  ans  chacune,  qui  feroit  régner 
70  ans  l'un  portant  l'autre  20  Rois  fuc- 
cefîifs ,  feroit  illufoire  &c  hors  des  com- 
binaifons ^Ayyz^77Z£tf£  pofïibles.  Cepen- 
dant 5  à  s'en  tenir  à  l'ordre  mathéma- 
tique ,  cette  combinaifon  feroit  évidem- 
ment aufïi  poffible  qu'aucune  autre. 
Car  fi  deux  Rois  de  fuite  ,  par  exemple  , 
avoient  régné  60  ans  ,  il  n'y  auroit 
nulle  raifon  mathématique  pour  que 
leur  fuccefleur  ne  régnât  pas  autant; 
celui  -  ci  mort  ,  il  n'y  auroit  non  plus 
nulle  raifon  mathématique  pour  que  le 
fuivant  ne  fut  pas  dans  le  même  cas, 
&:  ainfi  de  fuite.  D'où  il  réfulte  qu'il 
y  a  des  combinaifons  qu'on  doit  exclu- 
re ,  quoique  mathématiquement  pofïi- 
bles ,  lorfque  ces  combinaifons  font 
contraires  à  l'ordre  confiant  obfervé 
dans  la  nature.  Or  il  eft  contraire  à  cet 


des  Probabilités.  2R7 

ordre  confiant  que  le  même  effet  arrive 
100  fois  ,  50  fois  de  fuite.  Donc  la 
combinaifon  où  Ton  fuppofe  que  pile 
ou  croix  arrive  100  ou  50  fois  de  fuite, 
efl  abfolument  à  rejetter,  quoique  ma- 
thématiquement aufïi  porlible  que  celles 
où  croix  &£  pile  feront  mêlés. 

Autre  réflexion  ;  car  plus  on  penfe 
à  cette  matière,  plus  elle  en  fournit.  I! 
n'y  a  point  de  Banquier  de  Pharaon  qui 
ne  s'enrichifîe  à  ce  métier-là  ;  pourquoi  * 
C'en1  que  le  Banquier  ayant  de  l'avan- 
tage à  ce  jeu  ,  parce  que  le  nombre  des 
cas  qui  le  font  gagner  efl  plus  grand  que 
le  nombre  des  cas  qui  le  font  perdre , 
il  arrive  au  bout  d'un  certain  tems  qu'il 
a  plus  de  fois  gagné  que  perdu.  Donc 
au  bout  d'un  certain  tems  il  efl  arrivé 
plus  de  cas  favorables  au  Banquier 
que  de  cas  défavorables.  Donc  puif- 
qu'il  y  a  ,  comme  le  calcul  le  prouve 
&  comme  on  le  fuppofe ,  plus  de  cas 
favorables  au  Banquier  que  de  cas  dé- 
favorables ,  il  eft  clair  qu'au  bout  d'un 
certain  tems ,  la  fuite  des  événemens  a 
en  effet  amené  plus  fouvent  ce  qui  de- 
voir plus  fouvent  arriver.  Donc  les 
combinaifons  qui  renferment  plus  de 
cas  défavorables  que  de  favorables,  font 


2- S  S  Sur  U  calcul 

(  au  bout  d'un  certain  tems  )  moins 
poinbles phyjîqucment  que  les  autres ,  & 
peut-être  même  doivent  être  rejettées , 
quoique  mathématiquement  toutes  les 
combinaisons  foient  également  pofli- 
blés.  Donc  en  général,  plus  le  nombre 
des  cas  favorables  eft  grand  dans  un  jeu 
quelconque ,  plus  au  bout  d'un  certain 
tems  le  gain  eft  fur,  &  on  peut  ajouter 
même  que  ce  tems  fera  d'autant  moins 
long  que  le  nombre  des  cas  favorables 
fera  plus  grand.  Donc  fi  Pierre  &  Paul 
font  fuppofés  jouer  à  croix  &  pile  du- 
rant un  an,  par  exemple  ,  celui  qui 
pariera  que  pile  ou  croix  n'arriveront 
pas  consécutivement  pendant  toute 
l'année ,  pendant  un  mois  même  ,  fera 
physiquement ,  c'eft-à-dire  abfolument 
fur  de  gagner  &  de  gagner  beaucoup. 
Donc  il  faut  rejetter  toutes  les  combi- 
naifons  qui  donneroient  croix  ou  pile  un 
trop  grand  nombre  de  fois  de  fuite. 

De-là ,  &  de  ce  que  nous  avons  dit 
plus  haut ,  il  réfulte  encore  une  autre 
conféquence  ;  c'éfl  que  fi  on  fuppofe 
le  tems  un  peu  long ,  les  combinaifons 
de  croix  &  de  pile  arriveront  de  ma- 
nière qu'au  bout  de  ce  tems ,  il  y  en 
aura  à-peu-près  autant  des  unes  que 

deç. 


des  Probabilités.  289 

des  autres  ;  en  forte  que  fi  la  pièce  efr. 
marquée  de  1  au  côté  de  croix  &  de 
2  au  côté  de  pile,  il  arrivera  au  bout 
de  100  fois  ,  ou  davantage  ,  que  la 
fomme  des  nombres  qui  feront  venus 
fera  à-peu-près  égale  à  50  fois  2  tk  50 
ibis  1,  c'efl-à-dire  à  150.  Nouvelle 
raifon  pour  rejetter  du  nombre  des 
combinaifons  phyfiquement  pofïibles , 
celles  qui  renferment  le  même  cas  un 
trop  grand  nombre  de  fois  de  fuite. 

Voici  une  autre  queftion ,  qui  eu  la 
fuite  de  celle  que  nous  venons  d'agiter. 
Qu'un  effet  foit  arrivé  plufieurs  fois  de 
fuite  ?  par  exemple ,  que  pile  arrive  de 
fuite  trois  fois  ,  eït-il  également  pro- 
bable que  croix  ou  pile  arriveront  au 
quatrième  coup?  Il  efï  certain  que  fi 
on  admet  les  réflexions  précédentes  , 
on  doit  parier  pour  croix  ,  th  c'efl  en 
effet  ainfi  que  bien  des  joueurs  en  ufent. 
La  difficulté  eft  de  favoir  combien  il  y 
a  à  parier  que  croix  arrivera  plutôt  que 
pile;  '&  c'efl  fur  quoi  le  calcul  n'a  pas 
de  prife  fufflfante. 

Ce  qu'on  vient  de  dire  eft  fondé  fur 
la  fuppofition  que  pile  ne  foit  pas  arri- 
vé de  fuite  un  très-grand  nombre  de 
fois  :  car  il  feroit  plus  probable  que  ç'eft 
Tome  K%  N 


2.00  Sur  le  calcul 

l'effet  de  quelque  caufe  particulière  dans 
la  conitru&ion  de  la  pièce,  &  pour  lors 
il  y  auroit  de  l'avantage  à  parier  que 
pile  arriveroit  encore.  Quoi  qu'il  en 
ioit ,  j'imagine  qu'il  n'y  a  point  de 
joueur  fage  qui  ne  doive  dans  ce  cas 
être  embarrafîé  pour  lavoir  s'il  panera 
croix  ou  pile,  tandis  qu'au  commence- 
ment du  jeu,  il  dira  fans  héfiter ,  cfoix 
ou  pile  indifféremment. 

Je  demande  donc  en  conféquence , 
i°.  Si  parmi  les  différentes  combi- 
naifons  qu'un  jeu  peut  admettre  ,  on 
ne  doit  pas  exclure  celles  où  le  même 
effet  arriveroit  un  grand  nombre  de  fois 
de  fuite  ,  au  moins  lorfqu'on  voudra 
appliquer  le  calcul  à  la  nature. 

2°.  Suppofons  qu'on  doive  exclure 
les  combinaisons  on  le  même  effet  ar- 
rivera ,  par  exemple ,  20  fois  de  fuite  ; 
fur  quel  pied  envifagera-t-on  les  corn- 
binaifonsoù  le  même  effet  arrivera  19 
fois ,  1 8  fois  de  fuite  ,  &c?  Il  me  paroît . 
peu  conféquent  de  les  regarder  comme 
auffi  pofîibles  ,  que  celles  oit  les  effets 
feroient  mêlés.  Car  s'il  eu  aufiï  pofïible , 
par  exemple,  que  croix  arrive  19  fois 
de  fuite ,  qu'il  l'eïî  que  pile  arrive  au 
premier  coup ,  croix  enfuite ,  enfuite 


des  Probabilités.  291 

pile  deux  fois  fi  l'on  veut ,  &  ainfi  du 
relie ,  en  mêlant  croix  &  pile  enfemble 
fans  les  faire  arriver  long-tems  de  fuite 
l'un  ou  l'autre  ;  je  demande  pourquoi 
on  exclurait  abfolument ,  comme  ne 
devant  jamais  arriver  dans  la  narure ,  le 
cas  où  croix  viendroit  vingt  fois  de 
fuite  ?  Comment  fe  pourroit-il  que  pile 
pût  arriver  19  fois  de  fuite,  aiiiïi-bien 
que  tout  autre  coup ,  &c  que  pile  ne 
pût  arriver  20  fois  de  fuite  ? 

Pour  moi  je  ne  vois  à  cela  qu'une 
réponfe  raifonnable  :  c'eiî  que  la  pro- 
babilité d'une  combinaifon  011  le  même 
effet  eu.  fuppofé  arriver  plufieurs  fois 
de  fuite ,  eft  d'autant  plus  petite ,  toutes 
chofes  d'ailleurs  égales  ,  que  ce  nombre 
de  fois  eft  plus  grand  ,  en  forte  que 
quand  il  eu  très  -  grand ,  la  probabilité 
ell  abfolument  nulle  ou  comme  nulle , 
6c  que  quand  il  efl  affez  petit ,  la  proba- 
bilité n'efl  que  peu  ou  point  diminuée 
par  cette  confidération. 

D'afîigner  la  loi  de  cette  diminution, 
c'en1  ce  que  ni  moi ,  ni  perfonne  ,  je 
crois ,  ne  peut  faire  :  mais  je  penfe  en 
avoir  aflez  dit  pour  convaincre  mes 
lecteurs ,  que  les  principes  du  calcul  des 
probabilités  pourroient  bien  avoir  be- 

N  ij 


2.92.  Sur  le  calcul 

foin  de  quelques  reftri  Étions  lorfqu'on 

voudra  les  envifager  phyfiquement. 

Pour  fortifier  les  réflexions  précé- 
dentes ,  qu'on  me  permette  d'y  ajouter 
celles-ci. 

Je  fuppofe  que  mille  caractères  qu'on 
trouveroit  arrangés  fur  une  table ,  for- 
maient un  difcours  &:  un  fens  ;  je  de- 
mande quel  eft  l'homme  qui  ne  pariera 
pas  tout  au  monde  que  cet  arrange- 
ment n'eft  pas  l'effet  du  hazard?  Cepen- 
dant il  eft  de  la  dernière  évidence  que 
cet  arrangement  de  mots  qui  donnent 
un  fens  ,  eft  tout  aufîi  pofiible ,  mathé- 
matiquement parlant,  qu'un  autre  ar- 
rangement de  caractères ,  qui  ne  for- 
meront point  de  fens.  Pourquoi  le  pre- 
mier nous  paroît-ii  avoir  inconteftable- 
mentune  caufe ,  &  non  pas  le  fécond? 
£  ce  n'eft  parce  que  nous  fuppofons 
tacitement  qu'il  n'y  a  ni  ordre ,  ni  régu- 
larité dans  les  chofes  où  le  hazard  feul 
préfide  ;  ou  du  moins  que  quand  nous 
appercevons  dans  quelque  chofe  de 
l'ordre  ,  de  la  régularité ,  une  forte  de 
deffein  &:  de  projet ,  il  y  a  beaucoup 
plus  à  parier  que  cette  chofe  n'eft  pas 
l'effet  du  hazard ,  que  fi  on  n'y  apper- 
çevoit  ni  deffein  ni  régularité. 


des  Probabilités.  193 

Pour  développer  mon  idée  avec  en- 
core plus  de  netteté  &  de  précifion, 
je  fuppofe  qu'on  trouve  fur  une  table 
des  caractères  d'imprimerie  arrangés 
en  cette  forte  : 

Conftantinopolitanenfibus, 
<?//aabceiiilnnnnnooopssstttu 
ou  nbsaeptolnoiauostnisnictn, 

Ces  trois  arrangemens  contiennent  al> 
folument  les  mêmes  lettres  :  dans  le 
premier  arrangement  elles  forment  \m 
mot  connu  ;  dans  le  fécond  elles  ne 
forment  point  de  mot ,  mais  les  lettres 
y  font  difpofées  fuivant  leur  ordre  al- 
phabétique, &  la  même  lettre  s'y  trouve 
autant  de  fois  de  fuite  qu'elle  fe  trouve 
de  fois  dans  les  25  caractères  qui  for- 
ment le  mot  Conjlantinopolitanenjîbus  ; 
enfin  dans  le  troifieme  arrangement, 
les  caractères  font  pèle  -  mêle  ,  fans 
ordre  ,  &  au  hazard.  Or  il  eft  d'abord 
certain  que  mathématiquement  par- 
lant ,  ces  trois  arrangemens  font  égale- 
ment poiïibles.  Il  ne  l'eft  pas  moins  que 
tout  homme  fenfé  qui  jettera  un  coup 
d'œil  fur  la  table  où  ces  trois  arrange- 
mens font  fuppofés  fe  trouver ,  ne  dou- 

Niij 


194  Sur  le  calcul 

tera  pas ,  ou  du  moins  pariera  tout  au 
monde ,  que  le  premier  n'eft  pas  l'effet 
du  hazard ,  &  qu'il  ne  fera  guère  moins 
porté  à  parier ,  que  le  fécond  arrange- 
ment ne  l'eft  pas  non  plus.  Donc  cet 
homme  fenfé  ne  regarde  pas  en  quelque 
manière  les  trois  arrangemens  comme 
également  poflibles,  phyfiquement  par- 
lant ,  quoique  la  pofîibilité  mathémati- 
que foit  égale  &:  la  même  pour  tous  les 
trois. 

On  eft  étonné  que  la  lune  tourne  au- 
tour de  fon  axe  dans  un  tems  précifé- 
ment  égal  à"  celui  qu'elle  met  à  tourner 
autour  de  la  terre  ,  ôc  on  cherche  quelle 
en  eft  lacaufe?  Si  le  rapport  des  deux 
tems  étoit  celui  de  deux  nombres  pris 
au  hazard ,  par  exemple  de  1 1  à  3  3  ,  on 
ne  feroit  plus  furpris  ,  &C  on  n'y  cher- 
cheroit  pas  de  caufe  ;  cependant  le  rap- 
port d'égalité  eft  évidemment  auflî  pof- 
fible  ,  mathématiquement  parlant ,  que 
celui  de  21  à  33  ;  pourquoi  donc  cher- 
cher une  caufe  au  premier  ?  &  non  pas 
au  fécond? 

Un  grand  Géomètre ,  M.  Daniel  Ber- 
noulli ,  nous  a  donné  un  favant  Mé- 
moire ,  où  il  cherche  par  quelle  raifon 
les  orbites  des  planètes  font  renfermées 


des  Probabilités.  19  J 

dans  une  très-petite  Zone  parallèle  à 
l'Ecliptique ,  &C  qui  n'eft  que  la  dix* 
feptieme  partie  de  la  fphere  ;  iî  calcule 
combien  il  y  a  à  parier  que  les  cinq  pla- 
nètes, Saturne ,  Jupiter,  Mars  ,  Venus 
&C  Mercure ,  jettées  au  hazard  autour 
du  foleil,  s'écarteroient  fi  peu  du  plan 
où  tourne  la  fixieme  planète ,  qui  eft  la 
Terre  ;  il  trouve  qu'il  y  a  à  parier  plus 
de  1400000  contre  un  que  la  chofe 
n'arriveroit  pas  ainli  ;  d'où  il  conclut 
que  cet  effet  n'efl  point  dû  au  hazard, 
ck  en  confequence  il  en  cherche  &  en 
détermine  bien  ou  mal  la  caufe*  Or  je 
dis  ,  que  mathématiquement  parlant , 
il  étoit  également  pofîible ,  ou  que  tes 
cinq  planètes  s'écartaffent  aufîi  peu 
qu'elles  le  font  du  plan  de  Pécliptique  , 
ou  qu'elles  priffent  tout  autre  arrange- 
ment ,  qui  les  auroit  beaucoup  plus 
écartées,  &c  difperfées  comme  les  co- 
mètes fous  tous  les  angles  pofîibles  avec 
Pécliptique;  cependant  perfonne  ne  s'a- 
vife  de  demander  pourquoi  les  comè- 
tes n'ont  pas  de  limites  dans  leurincli- 
naifon,  ck  on  demande  pourquoi  les 
planètes  en  ont?  Quelle  peut  en  être 
la  raifon  ?  Sinon  encore  une  fois  parce 
qu'on  regarde  comme  très-vraifembla- 

N  iv 


2.96  Sur  le  calcul 

ble  ,  ck  prefque  comme  évident ,  qu'une 
combinaifon  où  il  paroît  de  la  régula- 
rité tk  une  efpece  de  deiïein ,  n'eft  pas 
l'effet  du  hazard ,  quoique  mathémati- 
quement parlant ,  elle  foit  auiîi  pofïible 
que  toute  autre  combinaifon  oîi  l'on 
ne  verroit  aucun  ordre  ni  aucune  fin- 
gularité  ,  ck  à  laquelle  par  cette  raifon 
on  ne  penferoit  pas  à  chercher  une 
caufe. 

Si  on  jettoit  cinq  fois  de  fuite  un 
dé  à  dix-fept  faces ,  ck  que  toutes  ces 
cinq  fois  il  arrivât  fonm{  ,  M.  Bernoulli 
pounrdÉt  prouver  ,  qu'il  y  avoit  préci- 
fément  le  même  pari  à  faire  que  dans  le 
cas  des  planètes,  que  fo/me^  n'arrive- 
roit  pas  ainii.  Or  je  lui  demande  s'il 
chercheroit  une  caufe  à  cet  événement, 
ou  s'il  n'en  chercheroit  pas  ?  S'il  n'en 
cherche  point ,  ck  qu'il  le  regarde  com- 
me un  effet  du  hazard ,  pourquoi  cher- 
che-t-il  une  caufe  à  l'arrangement  des 
planètes  ,  qui  eft  précifément  dans  le 
même  cas  ?  &  s'il  cherche  une  caufe  à 
ce  coup  de  dé,  comme  il  le  doit  faire 
pour  être  conféquent  ;  pourquoi  ne 
chercheroit-ilpas  une  caufe  à  toute  autre 
combinaifon  particulière  ,  où  le  dé  à 
dix-fept  faces  jette  cinq  fois  de  fuite 


des  Probabilités.  197 

produiroit  des  nombres  dirTérens  >  fans 
ordre  &c  fans  fuite ,  par  exemple  3  au 
premier  coup,  7  au  fécond,  1  au  troi- 
sième ,  &cc  ?  Cependant  il  y  auroit  au- 
tant à  parier  que  cette  combinaifon  n'ar- 
riveroit  pas ,  qu'il  y  auroit  à  parier  que 
Jônnci  n'arriveroit  pas  cinq  fois  de  fuite 
dans  un  dé  à  dix-fept  faces.  Donc  M. 
Bernoulli  regarderoit  tacitement  cette 
dernière  combinaifon  de  fennec  cinq 
fois  de  fuite ,  comme  étant  moins  pofîi- 
ble  que  l'autre.  Il  fuppoferoit  donc  qu'il 
n'en1  pas  dans  la  nature  que  le  même 
effet  arrive  cinq  fois  de  fuite  ,  au  moins 
lorfqu'il  y  a  17  coups  également  poiîi- 
bles  à  chaque  jet,  &:  que  le  nombre  des 
cas  pofhbles  dans  cinq  jets  confécutifs 
eft  égal  à  17  multiplié  quatre  fois  de 
fuite  par  lui-même  ? 

Allons  plus  loin  ,  toujours  d'après  les 
calculs  de  M.  Bernoulli.  Si  les  planètes 
étoient  toutes  dans  le  mêtne  plan  ,  & 
qu'on  appliquât  à  ce  cas-là  les  raifon- 
nemens  de  l'Auteur,  on  trouveroit  qu'il 
y  a  l'infini  à  parier  contre  un ,  que  cet 
arrangement  ne  devroit  pas  arriver,  & 
on  concluroit  avec  lui  qu'il  y  a  l'in- 
fini à  parier  que  cet  arrangement  eft  pro- 
duit par  une  caufe  particulière  &  non 

N  v 


29$  Sur  le  calcul 

fortuite  ;  c'efl-à-dire ,  qu'il  eu  impoffibU 
que  cet  arrangement  foit  l'effet  du  ha- 
zard  ;  car  parier  l'infini  qu'une  choie 
n'eit  pas ,  c'eft.  affurer  qu'elle  eu  impof- 
fible.  Cependant  tout  autre  arrangement 
particulier  &  arbitraire  qu'on  voudra 
imaginer  (par  exemple  Mercure  à  20 
degrés  d'inclinaifon,  Venus  à  1 5 ,  Mars 
à  5  2 ,  îupiter  à  40  ,  Saturne  à  83  )  eft 
unique  ,  comme  celui  de  l'arrangement 
des  planètes  dans  le  même  plan;  il  y  a 
de  même  l'infini  contre  un  à  parier  que 
ce  cas  n'arrivera  pas  ;  pourquoi  donc 
M.  Bemoulii  cherche-t-il  une  caufe  dans 
le  premier  cas ,  lorfqu'il  n'en  cherche- 
roit  point  dans  le  fécond ,  fi  ce  n'en1  par 
la  raifon  que  nous  avons  dite  ? 

Ce  su'il  y  a  de  fingul:*r  ,  c'eft  que  le 
grand  Géomètre  dont  je  parle  a  trouvé 
ridicules ,  du  moins  à  ce  qu'on  m'afTure, 
mes  raifonnemens  fur  le  calcul  des  pro- 
babilités. Portr  toute  réponfe,  je  le  prie 
feulement  de  s'accorder  avec  lui-même,. 
&:  de  nous  faire  entendre  bien  claire- 
ment ,  pourquoi  il  ne  chercherait  pas 
une  caufe  à  certaines  combmaifons  ; 
tandis  qu'il  en  cherche  à  d'autres ,  qui 
mathématiquement  parlant  ,  font  éga- 
lement poffibles? 


dis  Probabilités,  299 

J'ajouterai  encore  une  réflexion  qui 
me  paroît  à  l'avantage  de  la  thefe  que 
je  foutiens  :  c'eft  qu'il  étoit  peut-être 
plus  pofTible  ,  phyfiquement  parlant , 
que  les  planètes  le  trouvaient  toutes 
dans  Un  même  plan  ,  qu'il  ne  Perl  qu'un 
même  effet  arrive  cent  fois  de  fuite  ; 
parce  qu'il  eft  peut-être  plus  poiîîble 
qu'un  feul  jet ,  une  feule  impulfion  pro- 
duife  à  la  fois  fur  diffère ns  corps  un 
effet  qui  foit  le  même  ,  qu'il  ne  l'eir. 
qu'un  corps  lancé  fucceflivement  au 
hazard  cent  fois  de  fuite  ,  prenne  en 
retombant  la  même  fituation  :  ainfi  le 
raifonnement  que  M.  Bernoulli  tire  de 
fes  calculs  pourroit  être  faux ,  que  peut- 
être  le  nôtre  feroit  encore  juite.  Ceci 
pourroit  me  conduire  à  d'autres  ré- 
flexions fur  certains  cas  qu'on  regarde 
comme  femblables  dans  le  calcul  des 
probabilités ,  ck  qui ,  phyfiquement  par- 
lant, pourroient  bien  ne  l'être  pas;  mais 
je  terminerai  ici  ces  doutes  ,  en  aver- 
tiffant  que  fi  je  fuis  bien  éloigné  de  les 
donner  pour  des  démonnVations  ,  je  ne 
cefferai  pas  non  plus  de  les  croire  fon- 
dés, tant  qu'on  n'y  oppofera  que  des 
confidcrations  purement  mathémati- 
ques ,  ou  des  réponfes  que  je  favois 

N  vj 


j  00  Sur  U  calcul 

avant  qu'on  me  les  eût  faites;  en  un 
mot ,  tant  qu'on  ne  réloudra  pas  d'une 
manière  nette  &  précité  la  queltion  que 
j'ai  proposée  iur  le  jeu  de  croix  6c pile , 
&  c  u'on  fe  croira  en  droit  de  chercher 
un  5  caui'e  aux  effets  fnnétriques  6c  ré- 
gul 

Peut-être  me  dira-t-on  ,  pour  der- 
nière refiource  ,  que  fi  on  cherche  une 
eauie  aux  effets  fimétriques  &  réguliers, 
ce  nVit  pas  qu  abfohiment  parlant  ,  ils 
ne  puiffent  pas  être  l'effet  du  hazard  , 
mais  feukment  parce  que  cela  n'eft  pas 
vra-femblable.  Voilà  tout  ce  que  je  veux 
qu'on  m'accorde.  J'en  conclurai  d'abord 
que  fi  les  effets  réguliers  dus  au  hazard 
ne  font  pas  abfolument  impoiïibles  , 
phyfiquement  parlant,  ils  font  du  moins 
beaucoup  plus  vraisemblablement  l'ef- 
fet d'une  caufe  intelligente  &  régu- 
lière ,  que  les  effets  non  fiaiétriques  6c 
irréguliers  ;  j'en  conclurai  en  lecond 
lieu  ,  que  s'il  n'y  a  à  ia  rigueur  ,  6c 
même  phyfiquement  pariant  ,  aucune 
combinaifon  qui  ne  foit  poffible ,  la  pof- 
fibilité  phyfique  de  toutes  ces  combi- 
naifons  (tant  qu'on  les  fuppofera  le  pur 
effet  du  hazard  )  ne  fera  pas  égale  , 
quoique  leur  poffibilité  mathématicuie 


des  Probabilités.  30  ï 

ibit  abfolument  la  môme.  Cela  fuffira 
pour  répondre  à  toutes  les  difficultés 
proposées  ci-deflus ,  6c  entr'autres  pour 
réfoudre  la  quefrion  propoiee  fur  le  jeu 
de  croix  &  pile.  Car  des  qu'on  fuppo- 
fera  que  toutes  ces  combinaisons  ne 
font  pas  également  pofîibles,  fans  même 
en  regarder  aucune  comme  rigoureufe- 
ment  impoffible  dans  la  nature,  on  trou- 
vera que  Paul  peut  n'être  pas  obligé  de 
donner  à  Pierre  une  fomme  infinie. 
C'eft  ce  qu'il  feroit  très-aifé  de  prouver 
mathématiquement;  c'eft  même  de  quoi 
un  calculateur  médiocre  pourra  facile- 
ment s'affurer.  Mais  ce  calcul  feroit 
difficile  à  faire  entendre  au  commun  de 
nos  lecteurs.  Je  le  Supprimerai  donc 
comme  ne  pouvant  fouffrir  aucune  ob- 
jection ;  &c  j'attendrai  que  des  Géo- 
.s  ,  oui  méritent  que  je  les  life 
ou  que  ]e  leur  réponde  ,  combattent 
ou  appuyent  les  nouvelles  vues  que  je 
propoie  fur  le  calcul  des  probabilités. 

P.  S.  En  finhTant  cet  écrit ,  je  tombe 
par  hazard  fur  l'article  Fatalité  du  Dic- 
tionnaire encyclopédique ,  article  qu'on 
reconnoîtra  alternent  pour  l'ouvrage 
d'un  homme  d'efprit  6c  d'un  Philoiophe; 


^02  Sur  le  calcul- 

ai voici  ce  que  j'y  trouve ,  (c)  à  pro- 
pos du  prétendu  bonheur  ou  malheur 
dans  le  jeu.  <*  On  il  faut  avoir  égard  aux 
»  coups  pafTés  pour  eilimer  le  coup  pro- 
»  chain  ,  ou  il  faut  confidérer  le  coup 
»  prochain, indépendamment  des  coups 
»  déjà  joués  ;  ces  deux  opinions  ont 
»  leurs  parti/ans.  Dans  le  premier  cas  y 
»  Panalyfe  des  hazards  me  conduit  à 
»  penfer  ,  que  fi  les  coups  précédées 
»  m'ont  été  favorables  ,  le  coup  pro- 
»  chain  me  fera  contraire  ;  que  iî  j'ai 
»  gagné  tant  de  coups ,  il  y  a  tant  à 
»  parier  que  je  perdrai  celui  que  je  vais 
»  jouer,  &  vice  verfd.  Je  ne  pourrai  donc 
»  jamais  dire  :  je  fuis  en  malheur  ,  &  je 
»  ne  rifquerai  pas  ce  cou:) -là;  car  je 
»  ne  pourrois  le  dire  que  d'après  les 
»  coups  pafles  qui  m'ont  été  contrai- 
»  res  ;  mais  ces  coups  pafl  es  doivent 
»  plutôt  me  faire  efpérer  que  le  coup 
»  fuivant  me  fera  favorable.  Dans  le 
»  fécond  cas,  c'efï-à-dire  fi  on  re- 
»  garde  le  coup  prochain  comme  tout- 
»  à-fait  ifolé  des  coups  précédens ,  on 
»  n'a  point  de  raifon  d'eflimer  qm  le 
»  coup  prochain  fera  favorable  plutôt 
»  que   contraire  ,  ou  contraire  plutôt 

(c)  Tome  VI. p.  428.  col.  I.  à  la  fi* 


des  Probabilités.  JôJ 

»  que  favorable  ;  ainfi  on  ne  peut  pas 
»  régler  fa  conduite  au  jeu  ,  d'après 
»  l'opinion  du  defïin ,  du  bonheur  ,  ou 
»  du  malheur. 

De  ce  paiïage  je  tire  deux  confé- 
quences.    La    première ,  que    fuivant 
l'Auteur  de  cet  excellent  article,  on  peut 
fe  partager  fur  la  queftion,  s'il  ejl  égale- 
ment probable  qu'un  effet  arrive  ou  n  ar- 
rive pas ,  lorfquU  efl  déjà  arrivé  plu  fleur  s 
fois  de  fuite.  Or  il  me  fuffit  que  cela  foit 
regardé  comme  douteux  ,  pour  rnau- 
torifcr  à   croire  que  l'objet  de  l'écrit 
précédent  n'eft  pas  aufîi  étrange  que 
d'habiles  Mathématiciens  l'ont  imaginé. 
La    féconde    coniécuence  ,    c'ert  eue 
l'analyfe  des  hazards  ,  telle  que  la  con- 
çoit l'Auteur  de  l'article,  donne  moins 
de  probabilité  aux    combinaifons    qui 
renferment  la  répétition  fuccemve  du 
même  effet  ,  qu'aux  combinaifons  où 
cet  effet  erl  mêlé  avec  d'autres.  Or  cela 
ne  fe  peut  dire  que  de   Panaîyfe  des 
hazards  confédérée  physiquement  ;  car 
à  l'envifager  du  feul  côté  mathémati- 
que ,  toutes  les  combinaifons  ,  comme 
nous  l'avons  dit ,  font  également  pof- 
fibles.  Je  crois  donc  pouvoir  regarder 


304  Sur  U  calcul  des  Probabilités, 
l'Auteur  de  l'article  Fatalité  comme  par* 
tifan  de  l'opinion  que  j'ai  tâché  d'éta- 
blir; &  un  partifan  de  ce  mérite  me 
perfuade  de  nouveau  que  cette  opinion 
n'eft  pas  une  abfurdité. 


REFLEXIONS 

PHILOSOPHIQUES 
ET  MATHEMATIQUES 

Sur  l'application  du  calcul  des 
Probabilités  à  l'Inoculation  de 
la  petite  Vérole  $ 

Oïi  Von  montre  V  infuffifance  des  princi- 
pales raifonsquon  a  apportées  jufqu  à 
préfent  en  faveur  de  cette  pratique  ;  & 
ou  ton  propofe  les  vrais  motifs  qià 
paroi ffent  devoir  la  faire  adopter. 


307 

AVERTISSEMENT. 

JT  TN  E  partie  de  cet  Ecrit  a  été 
CL/  lue  à  L'Académie  Royale  des 
Sciences  de  Paris  en  ijGo  ,  & 
imprimée  depuis  en  différais  en- 
droits ;  on  la  redonne  aujourd'hui 
avec  beaucoup  d'additions  qui  en 
font  comme  un  nouvel  ouvrage.  Les 
circonjlances  préfentes  ont  paru  fa- 
vorables à  F  Auteur  pour  foumettre 
fes  réflexions  au  jugement  du  Pu- 
blic :  la  quefion  fur  T  Inoculation  e/i 
plus  débattue  en  France  que  jamais  ; 
elle  efl  même  devenue  une  affaire 
de  parti ,  &  l'objet  d'une  difpute 
prejque  auffi  violente  que  Vont  été 
le  Janféni/me  &  les  Bouffons.  Il  efl 
vrai  (  &  cefl  un  aveu  que  nous  de- 
vous  faire  pour  cette  fois  à  l'hon- 
neur de  la  Nation  Françoife  )  que 
le  nouvel  objet  pour  lequel  elle  fe 


3o8     AVERTISSEMENT. 

paffionne  aujourd'hui  y  ejl  un  peu 
plus  important  que  beaucoup  d'au- 
tres qui  Vont  Ji  fouvent  agitée  : 
ciujji  les  brochures ,  les  perfonna- 
lités  y  les  accusations  de  mauvaife 
foi  font  -  elles  prodiguées  dans  les 
deux  partis  ;  les  Adverfaires  de 
V Inoculation  appellent  f es  partifans 
Meurtriers  ,  ceux-ci  traitent  leurs 
antagonijles  de  mauvais  Citoyens  ; 
peu  s'en  eft  fallu  même  9  à  ce  qu'on 
affure  ,  que  cette  querelle  naît  abou- 
ti entre  les  plus  graves  Docleurs  à 
des  fuites  fanglantes  ,  qui  auroient 
obligé  la  Médecine  d'appeller  la 
Chirurgie  à  fon  fecours. 

On  a  tâché  dans  cet  écrit  de  ne 
dire  d'injures  à  perfonne  ;  de  prou- 
ver que  l'Inoculation  a  été  mal  dé- 
fendue à  certains  égards  >  &  plus 
mal  attaquée  à  beaucoup  d'autres  ; 
que  fi  cette  opération  efl  avanta- 
geuje  ,  c'efl  par  des  raifons  que  fes 
partifans  nom  peut  -  être  pas  fait 
ajfe^  valoir ,  &  non  par  celles  fur 


AVERTISSEMENT.  309 
lesquelles  ils  paroiffent  avoir  ap- 
puyé le  plus. 

L'Auteur  y  dans  le  quatrième 
volume  de  fes  Opufcules  mathé- 
matiques,  qu'il  compte  mettre  au 
jour  dans  quelque  tems  ,  propofera 
à  l'examen  des  Savans  plufieurs 
autres  conjidérations  analytiques 
fur  les  calculs  relatifs  à  l'Inocula- 
tion ;  ilfe  borne  ici  aux  raifonne- 
mens  qu'il  a  cru  pouvoir  mettre  à 
la  portée  de  tout  le  monde  ;  parce 
que  dans  une  tnatiere  fi  intéreffante 
pour  tous  les  Citoyens  9  il  de  (ire  de 
les  avoir  tous  pour  lecteurs  &  pour 
juges  ;  il  le  fou  liai  te  d'autant  plus 
qu'il  ne  peut  fe  flatter  d'obtenir 
grâce  devant  ceux  qui  ont  porté  le 
^ele  à  l'excès  pour  ou  contre  U Ino- 
culation :  peut-être  fera-ce  une  mar- 
que qu'il  a  attrapé  ce  jufle  milieu 
oit  la  vérité  fe  trouve  fouvent ,  dans 
les  conteflations  qui  partagent  des 
hommes  éclairés  y  cefl-là  que  le  Pu- 
blic impartial   revient   enfin  pour 


Jio    AVERTISSEMENT. 
V ordinaire  ?  après  de  longues  &  vio- 
lentes fecoujjes. 

De  très -grands  Géomètres'  ont 
para  porter  un  jugement  favorable 
fur  la  manière  dont  F  Auteur  de  cet 
Ecrit  a  difcuté  la  quejlion  y  a"  autres  9 
intéreffés  peut-être  à  n'en  pas  juger 
de  même  9  pourront  trouver  jes  rai- 
fons  peu  concluantes  ,  foit  contre 
les  parti/ans  >  [oit  contre  les  adver- 
faires  de  la  petite  vérole  artificielle. 
Si  elles  font  attaquées  par  des  Ecri- 
vains dont  l'autorité  en  Mathéma* 
tique  foit  de  quelque  poids  ,  ce  qui 
fuppofe  des  objections  au  moins  fpé- 
cieujes  _,  il  tâchera  de  leur  répondre 
ou  de  fe  corriger  ;  il  ne  répondra 
point  aux  autres,  Ilofe  même  ajou- 
ter, tant  ilfe  croit  fur  de  la  bonté de  fa 
caufe  y  qu'il  n'efl  en  Europe  aucun 
Mathématicien  d'un  grand  nom  , 
au  jugement  duquel  il  ne  foit  prêt 
de  s'en  rapporter  ;  il  nen  excepte 
qu'un  J eut  Géomètre  célèbre  qu'il  a 
pris  la  liberté  de  contredire  7  &  qui 


AVERTISSEMENT.     311 

par  conféquent  ne  peut  être  ici  juge 
&  partie.  Jufqu'à  préfent  ce  Savant 
illufire  n'a  répondu  aux  objections 
de  U Auteur y  que  par  des  exprejjions 
déj obligeantes  ,  qu'il  n'a  d'ailleurs 
accompagnées  d'aucune  raifon  bonne 
ou  mauvaise  y  procédé  que  des  hom- 
mes de  Jon  mérite  ne  devr oient  pas 
fe  permettre  >  quand  ils  y  join~ 
droient  les  meilleures  preuves  en 
javeur  de  leur  opinion. 

On  n'a  plus  qu'un  mot  à  ajouter. 
Plufieurs  de  nos  lecteurs,  ou  de  ceux 
qui  voudront  l'être  ,  diront  fans 
doute:  Quoi^  encore  un  Ecrit  fur 
rinoculation  !  n'en  foraines -nous 
pas  déjà  fuffifamment  inondés  ? 
Il  ejl  un  peu  fâcheux ,  fans  doute  , 
d'écrire  pour  une  Nation  qui  ne 
fauroit  s'occuper  long-tems  du  même 
objet ,  de  quelque  importance  qu'il 
puiffe  être.  Mais  (1  cet  Ouvrage 
contient  des  vérités  utiles  ,  fi  on  y 
a  ,  corn  me  on  le  croit  >  traité  la  ma- 
tière  d'après  fes  vrais  principes  y 


3i2      AVERTISSEMENT. 

il  ne  fera  pas  venu  trop  tard  y  & 
l3 Auteur  consentira  volontiers  à 
avoir  moins  de  lecteurs  frivoles  , 
pourvu  qu'il  lui  foit  permis  de 
compter  Jur  ceux  qui  font  capables 
de  réfléchir  ,  &  qui  ne  fe  laffent 
point  9  par  air  ou  par  légèreté ,  de 
voir  approfondir  &  envïfager  par 
toutes  fes  faces  un  fujet  intéreffant 
pour  la  vie  des  hommes. 


* 


RÉELEXIONS 


3i? 


RÉFLEXIONS 

SUR 

L'INOCULATION. 

^çKiftl'  N  a  tant  imprimé  d'ouvrages 

V|  Q  |a  depuis  quelques  années  pour 

&*+++$£  &  contre  l'Inoculation,  que 
KSio*'*   le  public  dok  être  aujourdîhuj 

plus  que  fuffifamment  inftruit  fur  ce 
îujet,&  par  conféquent  fatigué  d'avance 
de  tout  ce  qu'on  pourrait  ajouter  en- 
core, pour  éclaircir  ou  pour  embrouiller 
la  queftion.  J'ai  donc  tout  lieu  de  crain- 
dre que  cet  écrit  n'ennuyé  déjà  mes 
lecteurs  par  fon  feul  titre  ;  je  tâcherai 
feulement  de  les  ennuyer  le  moins  qu'il 
me  fera  pofîible  ;  &  pour  leur  tenir 
parole  ,  j'entre  promptement  en  ma- 
tière. 

Je   me    propofe    ici    trois  objets  ; 
i°.  j'examinerai  fuccetfivementles  difFé- 
Tome  K  O 


314  Réflexions 

rentes  manières  dont  on  a  calculé  juf- 
qu'iciles  avantages  de  l'Inoculation  ,  &C 
j'efîayerai  de  prouver  que  dans  ces  di- 
vers calculs ,  on  n'a  point ,  ce  me  iem- 
ble ,  envifagé  la  queftion  fous  fon  véri- 
table point  de  vue, 

2°.  Je  montrerai  même  que  les  avan- 
tages de  cette  opération ,  fous  quelque 
afpe£t  qu'on  veuille  les  préfenter ,  font 
très-difficiles  à  apprécier  d'une  manière 
fatisfaifante  ,  fi Ton  convient  que  eue  opé- 
ration peut  caufer  la  mort. 

30.  Je  tâcherai  de  faire  voir  enfiûte 
que  l'Inoculation  peut  être  foutenue 
par  d'autres  raifons,  qui  non-feulement 
doivent  empêcher  de  la  proferire ,  mais 
qui  paroiflent  même  propres  à  l'auto- 
rifer, 


fur  F  Inoculation.  315 


PREMIERE  PARTIE. 

Examen  des  calculs  par  lefquels 
on  a  prouvé  jufqu'ici  les  avan- 
tages de  Tlnoculation  ,  dans 
l'hypothefe  que  cette  opération 
puifîe  faire  perdre  la  vie. 

§.  1. 

Calcul  des  parti/ans  de  I Inoculation  ; 
objection  contre  ce  calcul ,  &  examen 
de  cette  objection. 

ON  n'inocule  guère  avant  l'âge  de 
quatre  ans  ;  depuis  cet  âge  juf- 
qu'au  ternie  ordinaire  de  la  vie  ,  la 
petite  vérole  naturelle  détruit  ,  félon 
les  Inoculateurs ,  entre  la  feptieme  &C 
la  huitième  partie  du  genre  humain  : 
au  contraire ,  félon  eux ,  l'Inoculation 
enlevé  à  peine  une  vidime  fur  300.  Je 
ne  prétends  point  leur  contefter  ces 
faits  ,  &  je  ne  m'arrête  qu'à  la  confé- 
quence  qu'ils  en  tirent  :  donc  ,  difent- 
ils  ,  le  nique  de  mourir  de  la  petite 
vérole  naturelle  efl:  à  celui  de  mourir 

Oij 


3  1 6  Réflexions 

de  h  petite  vérole  inoculée ,  enviro» 
comme  300  à  7  -^  ?  c'efl- à-dire  quarante 
fois  plus  grand. 

Cette  conséquence  ainfi  préfentée , 
peut  être  attaquée  avec  juïlice  par  les 
adverfaires  de  l'Inoculation.  «  Car  en 
»  fuppofant ,  diront-ils ,  que  le  nombre 
»  de  ceux   qui  périiTent   de  la  petite 
»  vérole  foit  quarante  fois  aufîi  grand 
»  que  le  nombre  de  ceux  qui  meurent 
>»  de  l'Inoculation  ,  s'enfuit-il  que  les 
»  deux  rifques  foient  entr'eux  dans  le 
»  même  rapport?  La  nature  de  l'un  ÔC 
»  de  l'autre  efl  bien  différente  ;  quel- 
»  que  petit  qu'on  veuille  fuppofer  le 
»  rifque  de  mourir  de  l'Inoculation  ,  ce- 
»  lui  qui  fe  fait  inoculer  fe  foumet  à 
»  courir  ce  rifque  dans  le  court  efpace 
»  de  quinze    jours  ,  dans  celui  d'un 
»  mois  tout  au  plus  :   au  contraire  le 
»  rifque  de  mourir  de  la  petite  vérole 
»  naturelle  fe  répand  fur  tout  le  tems 
»  de  la  vie ,  &  en  devient  d'autant  plus 
»  petjt  pour  chaque  année  &c  pour  cha- 
»  que  mois.  Si  l'on  veut  faire  un  paraî- 
»  lele  exael:  des  deux  rifques,  il  faut 
»  que  les  tems  foient  égaux  ;  il  faut 
»  comparer  le   rifque    de  mourir  de 
»  l'Inoculation  ,  non* pas  vaguement 


fur  r Inoculation.  317 

tf  Se  en  général  au  rifque  de  mourir  de 
»  la  petite  vérole  naturelle  dans  tout 
»  le  cours  de  la  vie ,  mais  au  danger 
»  qu'on  court  de  mourir  de  cette  ma- 
»  ladie  pendant  le  même  tems  ou  Ton 
»  s'expofe  à  mourir  de  l'Inoculation, 
»  c'eft-à-dire  dans  l'efpace  de  quinze 
»  jours  ou  d'un  mois. 

Il  faut  avouer  que  fi  on  admettoit 
cette  manière  de  comparer  les  deux  rif- 
ques,  elle  donneroit  beaucoup  d'avan- 
tage aux  adverfaires  de  l'Inoculation. 
»  En  effet,  diront -ils  encore  ,  fuppo- 
»  fons ,  ce  qu'il  eft  très  -  naturel  de 
»  croire  ,  que  la  petite  vérole  naturelle 
»  emporte  par  mois ,  année  commune, 
»  moins  que  la  trois  centième  partie 
»  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  encore 
»  eue  ;  (  a  )  en  ce  cas  le  nombre  des 
»  victimes  que  la  petite  vérole  natu- 
»  relie  fait  périr  en  un  mois ,  fera  moin- 
»  dre  que  le  nombre  de  celles  qui  fe- 
»  roient  facrifiées  à  l'Inoculation;  on 

(a)  Suivant  les  hypothefesde  M.  Daniel  Bernoulli 
dont  nous  parlerons  plus  bas ,  la  petite  vérole  natu- 
relle emporte  par  an  ^  de  ceux  qui  ne  l'ont  pas  encore 

eue,  ce  qui  ne  fait  par  mois  que  ~  .  c'eft-à-dire 

-  76*  ' 

beaucoup  moins  que  — 

O  iij 


3  I 8  Réflexions 

»  court  donc  vraifernbJablement  beau- 
»  coup  moins  de  rifque  de  mourir  en 
»  un  mois  de  la  petite  vérole  naturelle 
»  qu'on  attend ,  que  de  la  petite  vérole 
»  qu'on  fe  donne  :  or  ne  peut-on  pas 
»  faire  à  chaque  mois  un  raifonnement 
»  femblable  ?  Donc  dans  tout  le  cours 
»  de  la   vie  on  ne  pourra  parvenir  à 
»  aucun  mois  où  l'Inoculation  foit  réel- 
»  lemenî  moins  à  craindre  que  la  petite 
»  vérole  naturelle;  par  conféquent  on 
»  fera  toujours  plus  fage  d'attendre  la 
»  petite  vérole  que  de  le  la  donner». 
Cet  argument ,  qui  n'a  point  encore 
été  propoié  ,  que  je  fâche  ,  d'une  ma- 
nière aiifîi  frappante ,  a  quelque  chofe 
de  fpécieux.  Cependant ,  fi  le  calcul  des 
Inoculateurs  eft  défectueux  en  ce  qu'on 
y  compare  deux  rifques  dont  la  durée 
eft  différente  ,  celui  des  adverfaires  de 
^Inoculation,  pèche  au/fi  par  le  même 
côté ,  quoiqu'à  la  vérité  envifagé  fous 
une  autre  face.  Celui  qui  fe  fait  inocu- 
ler ,  court ,  fi  l'on  veut ,  plus  de  rifque 
de  mourir  de  la  petite  vérole  dans  le 
mois  ,  que  s'il  attendoit  cette  maladie  ; 
mais  le  mois  étant  paffé ,  le  rifque  une 
fois  couru  s'éteint ,  8c  l'Inoculé  en  eft 
délivré ,  du  moins  fi  Ton  en  croit  les 


fur  F  Inoculation.  319 

partifans  de  l'Inoculation  ;  celui  au 
contraire  oui  attend  la  petite  vérole  , 
court,  fi  l'on  veut,  pour  chaaue  mois 
un  moindre  rifque  que  l'Inoculé  ;  mais 
le  mois  fini ,  le  rifque  fe  renouvelle  , 
&:  peut  même  devenir  de  jour  en  jour 
plus  grand,  au  moins  jufqu'à  un  cer- 


tain âge. 


§.  11. 


Difficulté  de  calculer  d'une  manière  pr'écifi 
le  danger  defuccomber  à  la  petite  vérole 
naturelle,  &  de  comparer  ce  danger  aux 
avantages  de  l'Inoculation. 

Pour  favoir  donc  ce  qu'on  gagne  &: 
ce  qu'on  rifque  à  fe  faire  inoculer,  il 
ne  luffit  pas  d'avoir  égard  au  danger 
que  l'on  court  en  un  mois  de  mourir 
de  la  petite  vérole  naturelle  ;  il  faut 
ajouter  à  ce  danger  celui  que  l'on  court 
de  mourir  de  la  même  maladie  dans  les 
mois  fui  vans  ,  jufqu'à  la  fin  de  la  vie. 

C'eft.  ici  que  la  difficulté  du  calcul 
commence  à  fe  faire  fentir.  Non-feule- 
ment on  n'a  point  encore  d'obferva- 
tions  fuflifantes  pour  constater  au  jufte, 
ni  même  à-peu-près ,  quel  eft  le  rifque 
qu'on  court  à  chaque  âge  de  mourir  de 

Oiv 


3  20  Réflexions 

la  petite  vérole  naturelle  dans  le  cou- 
rant d'un  mois  ;  mais  quand  on  pourroit 
apprécier  exactement  ce  danger  pour 
chaque  mois  pris  féparément ,  comment 
apprécier  enfuite  le  rifque  total ,  réful- 
tant  de  la  fomme  de  ces  rifques  parti- 
culiers ?  Car  il  faut  bien  remarquer  que 
ces  rifques  s'affoiblifTent  en  s'éloignant, 
non-feulement  par  la  diiïance  vague  oii 
on  les  voit,  diftance  qui  tout  à  la  fois 
les  rend  incertains  &c  en  adoucit  la  vue, 
mais  par  Pefpace  de  tems  qui  doit  les 
précéder,  &  durant  lequel  on  doit  jouir 
de  l'avantage  de  vivre.  Il  faudroit  pou- 
voir déterminer  fuivant  quel  rapport 
un  rifque  de  cette  efpece  diminue , 
quand  -on  Penvifage  dans  le  lointain , 
ôc  fayant,  pour  ainfi  dire ,  devant  nous  ; 
il  faudroit  avoir  égard  à  mille  autres 
€onfidérations  particulières  qui  peuvent 
rendre  ce  rifque  plus  ou  moins  effrayant, 
&  par  conféquent  mettre  plus  ou  moins 
dans  la  nécefiité  d'avoir  recours  à  l'Ino- 
culation. En  un  mot ,  il  fufîit ,  ce  me 
femble  ,  de  penfer  à  toutes  les  condi- 
tions dont  cette  queftion  eft  compli- 
quée ,  pour  défefpérer  de  la  bien  réfou- 
dre; peut-être  ne  fera-t-il pas  inutile  d'en- 
trer fur  cela  dans  un  plus  grand  détail. 


fur  P  Inoculation.  321 

§.  m. 

Où  ton  dlveloppc  la  difficulté  du  calcul 
dans  fis  principaux  points. 

Des  Mathématiciens  novices  ne  feront 
peut-être  pas  aum*  frappés  qu'ils  le  de- 
vraient être  de  la  difficulté  de  ce  pro- 
bfême  ;  ils  croiront  pouvoir  évaluer  , 
au  moins  à-peu-près ,  la  fomme  des  rif- 
ques  dont  il  s'agit ,  par  des  calculs  fon- 
dés fur  des  fuppofitions  vagues  &:  pure- 
ment gratuites.  Sans  entreprendre  de 
réfuter  des  raifonnemens  de  cette  efpe- 
ce  ,  nous  tâcherons  d'expofer  avec  la 
précifion  convenable  le  véritable  état 
de  la  queflion.  (£) 

Nous  fuppoferons  qu'on  foit  parvenu 
à  l'âge  qu'on  voudra,  fans  avoir  eu  la 
petite  vérole  :  pour  fixer  les  idées  nous 
prendrons  l'âge  de  trente  ans  ;  le  rat- 
ionnement fera  le  même  pour  tout  autre 
âge. 

Pour  calculer  le  rifque  qu'on  court  à 
cet  âge  d'avoir  un  jour  la  petite  vérole 
&  d'en  mourir,  il  faut  i°.   parcourir 

(b  )  Quoique  les  raifonnemens  expofés  dans  ce  pa- 
ragraphe paroifTent  faciles  à  fuivre  avec  un  peu  d'at- 
tention, on  peut  les  palier ,  fi  ou  veut,  &  aller  tout 
de  fuite  au  §.  IV. 

Ov 


321  Réflexions 

tout  le  tems  qu'on  peut  vivre ,  depuis 
l'âge  de  trente  ans  jusqu'au  plus  long 
terme  de  la  vie  ,  c'eft-à-dire  jufqu'à  en- 
viron cent  ans  ,  &  connoître  le  danger 
qu'on  court  d'être  attaqué  de  la  petite 
vérole  à  chaque  partie  de  ce  tems ,  fiip- 
pofé  qu'on  y  arrive ,  &  de  fuccomber 
à  cette  maladie.  Sur  cet  article  on  n'a 
jufqu'à  préfent  que  des  connohTances 
très-imparfaites ,  faute  de  faits  &  d'ob- 
fervations  fuffifantes  ;  par  exemple ,  fur 
un  certain  nombre  de  perfonnes  de 
cinquante  ans ,  ou  de  tout  autre  âge  , 
qui  n'ont  pas  encore  eu  la  petite  vérole, 
on  ignore  combien  il  en  mourra  de  cette 
maladie  ,  année  commune. 

2°.  En  fuppofant  cette  dernière  pro- 
babilité connue,  il  faut  fuivantles  règles 
adoptées  par  les  Mathématiciens  ,  la 
multiplier  par  la  probabilité  qu'on  fera 
encore  vivant  à  chaque  partie  du  tems 
dont  il  s'agit.  Cette  probabilité,  qu'on 
fera  vivant  à  tel  âge  ,  quel  qu'il  foit , 
eft  à-peu-près  connue  par  les  meilleures 
tables  de  mortalité  publiées  jufqu'à  pré- 
fent ,  &  s'évalue  par  une  fraction  d'au- 
tant plus  petite  que  cet  âge  eu  plus 
avancé  :  ainiî ,  comme  cette  probabilité 
multiplie  celle  d'avoir  la  petite  vérole 


fur  r Inoculation.  313 

à  cet  âge  ,  tk  d'en  mourir ,  elle  doit 
diminuer  d'autant  plus  cette  dernière  , 
que  l'âge  où  l'on  pourra  avoir  cette 
maladie  fera  plus  avancé;  car  une  frac- 
tion multipliée  par  une  autre  fra&iort 
devient  d'autant  plus  petite  que  la  frac- 
tion qui  la  multiplie  eft  moindre. 

30.  Plus  le  rifque  d'avoir  la  petite 
vérole  &  d'en  mourir  fe  trouvera  placé 
loin  du  moment  actuel  d'où  l'on  com- 
mence à  compter ,  &  qu'on  fuppofe 
ici  l'âge  de  trente  ans ,  plus  le  déïâvan- 
tage  qui  réiulte  de  ce  rifque  doit  s'afFoi- 
blir ,  &  cela  par  une  confidération  très- 
importante  ;  c'eft  qu'on  ne  doit  courir 
ce  rifque  qif après  avoir  vécu  tout  le 
tems  qui  précède;  plus  ce  tems  fera 
long  ,  plus  le  défavantage  de  mourir 
fera  petit ,  puifqu'on  en  fera  d'autant 
plus  près  de  la  fin  naturelle  de  fa  carrière. 
Or  de  quelle  manière  ck  en  quel  rap- 
port ce  tems  plus  ou  moins  long  doit-il 
modifier  &  diminuer  le  défavantage  de 
mourir  de  la  petite  vérole  à  l'âge  dont  il 
s'agit?  C'eft  un  problême  que  je  prends 
la  liberté  de  propoièr  aux  plus  habiles 
Géomètres  ,  &  fur  lequel  je  me  flatte 
qu'ils  feront  un  peu  plus  embarrafîes 
que  les  Mathématiciens  dont  te  parlois 

O'v; 


3  14  Réflexions 

il  n'y  a  qu'un  moment.  Quant  à  moi , 
il  me  paroît  prefque  impofîible  de  dé- 
terminer ce  rapport ,  fi  ce  n'efl  d'une 
manière  purement  hypothétique  & 
très-vague.  Je  vois  feulement  , 

i°.  Que  û  le  tems  qui  doit  s'écouler 
entre  l'inflant  actuel ,  &c  celui  où  l'on 
mourra  de  la  petite  vérole ,  efl  peu  con- 
sidérable, comme  de  quinze  jours  ou 
d'un  mois ,  il  ne  doit  point  entrer  fen- 
fiblement  en  ligne  de  compte,  puifqu'un 
rifque  de  mort  qu'on  doit  courir  dans 
quinze  jours  ou  dans  un  mois,  efl  à-peu- 
près  le  même  que  fî  on  le  devoit  courir 
dans  l'inrlant  ou  dans  la  journée. 

2°.  Au  contraire  ,  n  le  tems  efl  fort 
confidérable  ,  le  défavantage  fera  pro- 
digieufement  diminué ,  &c  dans  un  rap- 
port beaucoup  plus  grand  que  ce  tems 
même.  Afin  de  le  prouver  d'une  ma- 
nière fennble ,  je  fuppofe  pour  un  mo- 
ment qu'à  ioo  ans  le  rifque  d'avoir  la 
petite  vérole  &  d'en  mourir  foit  le 
même  qu'il  efl  à  la  moitié  de  l'intervalle 
entre  30  &  100  ans,  c'efl-à-dire  à 
65  ans;  &  je  dis  que  le  défavantage 
du  rifque  qu'on  court  à  100  ans  efl  in- 
fîniment  moindre  que  la  moitié  du  dé- 
favantage du  rifque  qu'on  courroit  à  65 


fur  V Inoculation.  32$ 

&C  qu'il  fera  même  abfolument  nul;  par 
la  raifon  que  100  ans  étant  fuppofés 
le  terme  de  la  vie  humaine  ,  il  faudra 
mourir  à  cet  âge,  ou  de  la  petite  vérole, 
ou  d'une  autre  maladie. 

30.  La  difficulté  d'apprécier  le  défa- 
vantage  de  fuccomber  à  la  petite  vérole 
dans  un  tems  plus  ou  moins  éloigné , 
devient  plus  grande  encore  ,  fi  on  con- 
fidere  que  cette  appréciation  fera  & 
devra  être  fort  différente  pour  chaque 
particulier ,  relativement  à  fon  âge  ,  à 
fa  fituation ,  à  fa  manière  de  penfer  & 
de  fentir ,  au  befoin  que  fa  famille ,  fes 
amis,  fes  concitoyens  peuvent  avoir 
de  lui.  Je  fuppofe ,  par  exemple  9  qu'on 
annonce  à  quelqu'un  que  s'il  ne  fe  fait 
inoculer  ,  il  mourra  au  bout  de  20  ans 
de  la  petite  vérole  ;  il  eft  certain  que 
ces  20  ans  de  vie  dont  il  eft  afluré, 
pourront  lui  être  ou  lui  paraître  plus 
ou  moins  avantageux  relativement  aux 
circonftances  où  il  fe  trouvera  placé  ; 
&  qu'il  n'y  aura  peut-être  pas  deux 
individus  qui  apprécient  également  cet 
avantage.  Il  pourroit  être  fi  grand ,  que 
quand  on  ne  rifqueroit  que  1  fur  500  à 
fe  faire  inoculer  ,  &l  qu'on  feroit  afTuré 
enfuite  de  vivre  40  ans  ou  davantage , 


3  ±6  Réflexions 

on  feroit  un  mauvais  marché  de  preiî* 

dre  ce  dernier  parti. 

On  voit  par-là  combien  il  eft,  diffi- 
cile ,  pour  ne  pas  dire  impofnble  ,  d'ap- 
précier le  défavantage  de  mourir  de  la 
petite  vérole  dans  un  tems  plus  ou 
moins  éloigné  du  moment  athiel  d'oii 
l'on  eft  fuppofé  partir. 

Je  pourrois  faire  encore  entrer  dans 
le  calcul  une  autre  confédération  qui 
doit  certainement  y  influer  beaucoup  y 
&:  qui  me  paroît  du  moins  aufîi  diffi- 
cile à  apprécier  que  les  précédentes. 
Plus  Page  auquel  on  fera  fuppofé  courir 
le  rifque  de  la  petite  vérole ,  fera  con- 
sidérable ,  plus  le  défavantage  de  mou- 
rir diminue  par  une  nouvelle  raifon  ; 
favoir  que  durant  le  tems  qu'on  peut 
encore  efpérer  de  vivre ,  on  fera  plus 
fujet  aux  infirmités ,  aux  fouffrances  9 
aux  maladies  qu'on  peut  regarder  com- 
me  une  efpece  de  mort  anticipée;  ce 
qui  doit  rendre  moins  cher  Se  moins 
précieux  le  tems  qui  pourroit  encore 
relier  à  vivre.  Mais  je  veux  bien  mettre 
cet  objet  effentiel  abfolument  à  part* 
ainfi  que  les  confi dérations  relatives  à 
îa  fimation  des  particuliers ,  &  qui  peu- 
vent, comme  on  vient  de  le  voir^ 


fur  C  Inoculation.  327 

augmenter  ou  diminuer  encore  le  défa- 
vantage.  En  faifant  donc  cette  double 
abftraction  ,  il  faudra ,  pour  évaluer  le 
rifque  total  d'avoir  la  petite  vérole  & 
cVcn  mourir  ,  prendre  la  fomme  d'une 
fuite  de  fractions  ,  dont  chacune  repré- 
fentera  le  désavantage  de  mourir  de 
cette  maladie  chaque  année ,  à  'compter 
depuis  30  ans;  chacune  de  ces  frac- 
tions fera  le  produit  de  trois  nombres, 
dont  un  feul  efr.  à-pcu-près  connu  par 
les  tables  ;  des  deux  autres  le  premier 
Peft  très-peu  ,  ou  point  du  tout ,  Se 
le  fécond  inappréciable  avec  quelque 
précifion.  S'il  eft  Quelqu'un  à  qui  la 
folution  de  ce  problème  foit  réfervée  ?. 
ce  ne  fera  fùrement  pas  à  ceux  qui  la 
croiront  facile. 

On  ne  fauroit  donc  efpérer  de  com- 
parer par  ce  moyen ,  avec  quelque  exac- 
titude, les  avantages  de  l'Inoculation  au 
rifque  de  mourir  un  jour  de  la  petite 
vérole  ;  puifque  ce  dernier  rifque  ne 
peut  être  évalué  que  d'une  manière  fort 
vague  6c  fort  incertaine. 


y 


5 18  Réflexions 

§.  iv. 

Calcul  de  M,  Daniel  Bernoulll  pour 
déterminer  les  avantages  de  Vlnocu- 
lation. 

Aussi  un  très -grand  Géomètre  ,  M. 
Daniel  Bernouili  ,  qui  nous  a  donné 
fur  l'Inoculation  un  favant  Mémoire 
mathématique ,  a  bien  fenti  que  la  ques- 
tion de  voit  être  envifagée  d'une  autre 
manière  ,  pour  être  fufceptible  d'une 
Solution  plus  fatisfaifante  &  plus  pré- 
cife.  Voici  le  point  de  vue  fous  lequel 
il  l'a  traitée. 

Suppofons  mille  perfonnes  ,  toutes 
du  même  âge ,  6c  vivantes  à  la  fois;  ces 
perfonnes  vivront ,  les  unes  plus ,  les 
autres  moins  ,  &  la  fomme  de  leurs 
vies  fera  un  certain  nombre  d'années  ; 
ce  nombre  d'années  divifé  en  mille  por- 
tions égales ,  exprimera  ce  que  chacun 
a  vécu  l'un  portant  l'autre  ;  par  confé- 
quent  ce  même  nombre  exprimera  aufîi 
ce  que  chacun  d'eux ,  l'un  portant  l'au- 
tre ,  peut  efpérer  de  vivre  ,  &  c'en1  ce 
qu'on  appelle  leur  vie  moyenne.  Or  dans 
ce  nombre  de  mille  perfonnes ,  il  y  en 
a  qui  n'ont  point  eu  la  petite  vérole , 


fur  F  Inoculation.  3  29 

il  y  en  a  qui  l'ont  eue  ;  les  premiers 
ayant  une  caufe  de  mort  de  plus  ,  doi- 
vent aufîi  à  proportion  vivre  moins 
que  les  autres ,  étant  pris  en  total.  Donc 
fi  on  prend  féparément  la  vie  moyenne 
de  chacune  de  ces  deux  clafTes ,  celle 
de  la  première  fera  moindre  que  celle 
de  la  féconde  ;  &c  la  vie  moyenne  du 
total  tiendra  un  milieu  entre  ces  deux 
vies  moyennes. 

Préfentement ,  qu'on  inocule  toutes 
celles  de  ces  mille  perfonnes  qui  n'ont 
point  eu  la  petite  vérole ,  &c  fuppo- 
îbns  qu'il  en  périfie  très-peu  par  l'ino- 
cuîation  ,  &  que  de  plus  l'Inoculation 
préferve  de  la  petite  vérole  naturelle; 
il  efl  évident  qu'en  ce  cas  la  vie  moyen- 
ne des  Inoculés  deviendra  plus  grande, 
que  s'ils  avoient  attendu  la  petite  vé- 
role ,  puifque  voilà  une  caufe  de  mort, 
ou  détruite  ,  ou  extrêmement  affaiblie, 
Or  cet  excès  de  la  vie  moyenne  des 
Inoculés  fur  la  vie  moyenne  de  ceux 
qui  attendroient  la  petite  vérole ,  expri- 
mera ,  félon  M.  Bernoulli ,  l'avantage 
que  procure  l'Inoculation. 

Pour  calculer  cet  avantage  avec  toute 
la  précifion  dont  il  efl  fufceptible  ,  eu 
égard  au  peu  de  faits  que  nous  avons 


33^  Réflexions 

fur  ce  fujet,  M.  Bernoulli  parcourt  tous 
les  âges  depuis  i.  an  jufqu'à  24,  <k  dé- 
termine ainfi  pour  chacun  de  ces  âges 
le  gain  qui  réfuite  de  l'Inoculation.  Il 
fuppofe  d'abord  que  parmi  tous  ceux 
qui  n'ont  pas  eu  la  petite  vérole  &"  qui 
font  di  même  âge  (depuis  1  an  jufqu'à 
24  )  cette  maladie  en  attaque  conftam- 
ment  un  huitième  chaque  année  ,  &C 
qu'il  périt  aulii  un  huitième  de  ceux  qui 
en  font  attaqués  ;  d'après  cette  hypo- 
thefe ,  il  détermine  par  un  calcul  très- 
ingénieux  la  vie  moyenne  de  ceux  qui 
n'ont  pas  encore  eu  la  petite  vérole 
naturelle;  il  fuppofe  lenfuite  que  l'Ino- 
culation enlevé  une  victime  fur  200, 
&£  il  en  déduit  la  vie  moyenne  dans 
Phypothefe  di  l'Inoculation  ;  compa- 
rant enfin  les  réiultats  que  les  deux  hy- 
pothefes  fournirent,  il  détermine  pour 
chaque  âge  le  tems  qu'on  peut  efpérer 
de  vivre  de  plus ,  en  fe  faifant  inocu- 
ler ,  qu'en  attendant  la  petite  vérole. 
Ce  tems ,  par  le  calcul  de  M.  Bernoulli , 
eft  d'un  affez  petit  nombre  d'années  ; 
par  exemple,  il  trouve  que  la  vie  moyen- 
ne des  perfonnes  âgées  de  5  ans  efi  en- 
viron 41  ans  &  trois  mois;  que  la  vie 
moyenne  de  celles  qui  n'ont  pas  eu  la 


fur  V Inoculation.  33  s 

petite  vérole  à  cet  âge,,  eft  39  ans 
4  mois;  qu'elle  eft  de  43  ans  10  mois 
pour  celles  qui  ont  eu  cette  maladie  , 
&  de  43  ans  9  mois  pour  celles  qui  fe 
font  inoculer  à  ce  même  âge.  Ainft 
l'avantage  que  procure ,  félon  M.  Ber- 
noulli ,  l'Inoculation  faite  à  5  ans  ,  eft 
d'environ  4  ans  Se  demi  dont  la  vie 
moyenne  eft  augmentée  ,  ou  plus  exac- 
tement de  4  ans  &  )  mois  ajoutes  aux 
39  ans  4  mois  à  quoi  la  vie  moyenne 
auroit  été  bornée  ,  fi  n'ayant  point  eu 
la  petite  vérole  à  cet  âge  ,  on  s'aban- 
donnoit  à  la  nature.  Selon  ce  même 
grand  Géomètre ,  le  gain  dans  les  au- 
tres âges  eft  à-peu-pres  proportionnel 
à  la  vie  moyenne.  Or,  fuivant  les  tables 
connues ,  la  vie  moyenne  à  l'âge  de 
30  ans  eft  d'environ  15  ans  6  mois,  en 
joignant  enfemble  ceux  qui  ont  eu  la 
petite  vérole ,  &c  ceux  qui  ne  l'ont  pas 
eue  ;  donc  puifqu'à  5  ans  la  vie  moyen- 
ne eft  de  41  ans  &C  trois  mois  pour  le 
total  de  ceux  qui  arrivent  à  cet  âge  ,  de 
39  ans  4  mois  pour  ceux  qui  n'ont 
point  encore  eu  la  petite  vérole  ,  &  de 
43  ans  9  mois  pour  ceux  qui  fe  font 
inoculer ,  on  trouvera  par  une  fimple 
règle  de  trois,  d'un  côté  environ  24  ans 


331  R  êjlexions 

4  mois  pour  la  vie  moyenne  de  ceux 
qui  330  ans  n'ont  pas  eu  la  petite  vérole 
&:  l'attendent  ,  &  de  l'autre  environ 
27  ans  pour  la  vie  moyenne  de  ceux 
qui  fe  font  inoculer.  Ainfi  l'avantage  de 
l'Inoculation  faite  à  l'âge  de  30  ans  ,  ne 
feroit ,  luivant  les  calculs  &  les  hypo- 
thefes  de  M.  Bernoulli ,  que  d'environ 
2  ans  &  8  mois  ajoutés  à  24  ans  & 
4  mois.  Ce  réfultat ,  quelque  peu  con- 
fidérable  qu'il  parohTe  ,  ne  doit  point 
furprendre  ;  parce  que  le  rifque  de  la 
petite  vérole  n'étant  qu'une  affez  petite 
partie  de  tous  ceux  auxquels  la  vie  eft 
d'ailleurs  expofée ,  l'effet  de  ce  rifque 
pour  diminuer  la  vie  moyenne  ne  doit 
pas  être  très-confidérable. 

Je  ne  fais  où  l'on  a  pris  ce  qui  a  été 
avancé  depuis  peu,  que  félon  les  calculs 
de  M.  Bernoulli ,  l'avantage  de  fe  faire 
inoculer  eft  à  celui  d'attendre  la  petite 
vérole  environ  comme  19  à  1.  On  ne 
trouve  rien  de  pareil  dans  l'écrit  de  ce 
grand  Géomètre  fur  l'Inoculation;  il  me 
paroît  même  impofîible  que  la  manière 
dont  il  a  envifagé  la  queftion  conduife 
à  cette  conféquence  ni  à  rien  d'appro- 
chant. Je  vois  feulement  que  félon  lui , 
la  vie  moyenne  des  enfans  nouveaux 


fur  C  Inoculation.  333 

nés  ,  qui  dans  l'état  naturel  feroit  de 
26  ans  7  mois,  feroit  augmentée  d'en- 
viron un  neuvième  dans  l'hypothefe 
qu'on  inoculât  tous  ces  enfans  au  mo- 
ment de  leur  naiffance ,  &  qu'il  en  mou- 
rût un  fur  200.  Or  cette  augmentation 
d'un  neuvième  dans  la  vie  moyenne 
eft  bien  différente  du  prétendu  avan- 
tage d'environ  19  à  1  qu'on  dit  résulter 
de  la  méthode  de  M.  Bernoulli. 

s.  v. 

Infujfifanu  du  calcul  de  M.  Bernoulli. 

\2uoi  qu'il  en  foit  du  rémltat  de  cette 
théorie,  elle  mérite  fans  doute  beau- 
coup d'éloges  par  l'habileté  &c  la  fïnefte 
avec  laquelle  l'Auteur  l'a  développée  ; 
mais  elle  laiffe ,  ce  me  femble ,  beaucoup 
à  délirer  encore. 

En  premier  lieu  ,  la  fuppoiition  que 
fait  l'illuftre  Mathématicien  fur  le  nom- 
bre de  perfonnes  de  chaque  âge  qui 
prennent  la  petite  vérole  &  fur  le  nom- 
bre de  ceux  qui  en  meurent ,  paroît  ab- 
folument  gratuite.  Il  eft  très-douteux, 
pour  ne  rien  dire  de  plus ,  que  la  petite 
vérole  attaque  conftamment  (  à  quelque 
âge  que  ce  foit)  la  huitième  partie  de 


334  Réflexions 

ceux  qui  n'ont  pas  eu  cette  maladie; 
-&  il  eit  plus  douteux  encore  qu'elle 
fafié  périr  confïamment  (  à  quelque 
sge  que  ce  ioit  )  la  huitième  partie  de 
ceux  qu'elle  attaque.  Plusieurs  Méde- 
cins prétendent  (c)  que  dans  les  dix 
premières  années  de  la  vie  on  efr.  dix 
fois  plus  lujet  à  la  petite  vérole  que 
dans  les  autres  ;  &  iélon  les  Inocula- 
teurs ,  preiquç  tous  les  enfans  qui  meu- 
rent avant  Page  de  4  ans  (  ce  qui  fait 
la  moitié  des  enfans  qui  naiflent  )  meu- 
rent d'autres  maladies  -que  de  la  petite 
vérole.  Suivant  ces  hypothefes,  le  plus 
grand  danger  d'avoir  la  petite  vérole 
ï'eroit  depuis  3  0114  ans  jufqu'à  10;  & 
le  danger  de  mourir  de  cette  maladie 
ne  commenceroit  guère  qu'à  4  ans  & 
non  pas  dès  l'âge  d'un  an  ,  comme 
M.  Bernoulli  le  fuppofe. 

Croit-on  d'ailleurs  que  le  danger  de 
mourir  de  la  petite  vérole,  lorsqu'on 
en  eu  attaqué  ,  foit  le  même  pour  tous 
les  âges  ?  Sur  un  nombre  égal  de  per- 
fonnes  de  20  ou  24  ans  d'une  part,  & 
de  l'autre  d'enfans  de  4 ,  5  ou  6  ans 
jqui  auront  la  petite  vérole,  peut- on 

(  c  )  Voyez  le  Journal  de  Me'decine ,  de  Janvier 
1761 


fur  V Inoculation,  335 

fuppofer  raifonnablement  qu'il  n'en 
mourra  pas  davantage  dans  la  première 
clafîe  que  dans  la  féconde  ?  L'expé- 
rience paroît  prouver  le  contraire  ;  & 
il  .n'efl  pas  difficile  de  concevoir  c;u'en 
effet  cette  maladie  eft  plus  dan  gc  renie 
dans  un  âge,  où  le  fang  eft  peut-être 
déjà  fort  altéré  par  les  parlions  ,  par  la 
manière  de  vivre ,  &c  par  mille  autres 
caufes  ,  que  dans  l'enfance  eu  le  fang 
eu  infiniment  plus  pur  &  plus  doux. 

Aufli  les  fuppolitions  de  M.  Bernoulli 
conduifent  -elles  à  des  conféquences 
qui  ne  paroifYent  pas  fort  vraifembla- 
bles  ;  entr'autres  à  celle  -  ci  ,  que  dans 
le  cours  de  la  neuvième  année  de  la 
vie,  il  meurt  par  la  feule  petite  -vérole 
les  deux  tiers  de  ce  qui  meurt  par  tou- 
tes les  autres  maladies  prifes  enfemble. 
Il  n'y  aura ,  je  crois ,  perfonne  à  qui 
ce  réfultat  ne  paroifle  exorbitant. 

Enfin  les  hypothefes  de  ce  grand 
Géomètre  fur  le  rifque  de  l'Inoculation 
ne  font  peut-être  pas  plus  exactes  ;  il 
faudroit  favoir  fi  cette  opération  em- 
porte toujours ,  comme  il  le  iuppofe  , 
la  même  partie  des  Inoculés,  à  quelque 
âge  qu'on  les  inocule. 


336  Réflexions 

J'avouerai  cependant ,  que  s'il  n'y 
avoit  que  des  difficultés  de  cette  efpece 
quiempêchafTentde  fixer  par  le  calcul  les 
avantages  de  l'Inoculation,  ces  difficultés 
n'auroient  lieu  que  vu  l'imperfection 
actuelle  de  nos  connoiflances  fur  cette 
matière  ,  &  le  petit  nombre  d  obier  va- 
rions ceraines  qu'on  a  recueillies  juf- 
qu'à  préient.  En  formant  avec  le  tems 
des  tables  exactes  de  ceux  qui  prennent 
la  petite  vérole  à  chaque  âge ,  de  ceux 
qui  en  meurent ,  &c  du  fort  des  Inocu- 
lés ,  on  parviendroit  dans  la  fuite  à  une 
connoifîance  précife  de  la  mortalité  du 
genre  humain ,  dans  l'hypothefe  qu'on 
laifTe  agir  la  petite  vérole  naturelle  ,  & 
dans  l'Jiypothefe  de  l'Inoculation  ;  & 
on  auroit  la  différence  de  vie  moyenne 
dans  les  deux  cas. 

Mais  qu'apprendra-t-on  par  cette  dif- 
férence de  vie  moyenne  ?  On  connoîtra 
tout  au  plus ,  pour  chaque  âge ,  le  tems 
qu'on  peut  efpérer  d'ajouter  à  fa  vie 
en  fe  faifant  inoculer  ;  or  cette  con- 
noiffance  ne  me  paroît  pas  fuffire  pour 
fixer  d'une  manière  fatisfaifante  les 
avantages  de  l'Inoculation.  Afin  de  me 
faire  mieux  entendre  ,  j'appliquerai  à 

un 


fur  l'Inoculation,  337 

un  exemple  le  raifonnement  que  je  vais 
faire.  Je  fuppofe  ,  comme  il  refaite 
des  principes  &  des  calculs  de  M.  Ber- 
noulli, que  la  vie  moyenne  d'un  hom- 
me de  30  ans,  qui  n'a  point  eu  la  petite 
vérole ,  foit  24  autres  années  &  4  mois , 
c'cft-à-dire  qu'il  puiffe  raifonnablement 
efpérer  de  vivre  encore  24  ans  &  4  mois 
en  s'abandonnant  à  la  nature  &  eu  ne 
fe  faifant  point  inoculer  ;  je  fuppofe 
encore ,  avec  M.  Bernoulli ,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut ,  qu'en  fe  foumet- 
tant  à  cette  opération  la  vie  moyenne 
foit  de  27  ans ,  c'eft-à-dire  de  2  ans  ÔC 
8  mois  de  plus  que  fi  on  attendoit  la  pe- 
tite vérole  ;  je  fuppofe  enfin  ,  toujours 
avec  M.  Bernoulli  ,  que  le  rifque  de 
mourir  de  l'Inoculation  foit  de  1  fur 
200.  Cela  fuppofe ,  il  me  femble  que 
pour  apprécier  l'avantage  de  l'Inocu- 
lation ,  il  faut  comparer  ,  non  la  vie 
moyenne  de  27  ans  à  la  vie  moyenne 
de  24  ans  6c  4  mois ,  mais  le  rifque  de 
1  fur  200 ,  auquel  on  s'expofe ,  de  mou- 
rir en  un  mois  par  l'Inoculation ,  & 
cela  à  l'âge  de  30  ans,  dans  la  force  de 
la  fanté  &  de  la  jeunerTe,  à  l'avantage 
éloigné  de  vivre  2  ans  &  8  mois  par  delà 
54  ans,  c'eft  -  à  -  dire  lorfqu'on  fera 
Tome  V.  P 


338  Réflexions 

beaucoup  moins  jeune,  moins  vigou- 
reux ,  enfin  moins  en  état  de  jouir  de 
la  vie.  (d) 

§.    VI. 

Comparaifon  frappante  pour  faire  fentlr 
Vinfufjifance  de  ces  calculs. 

En  un  mot ,  fi  on  admet  les  fuppofitions 
de  M.  Bernoulli ,  celui  qui  fe  fait  ino- 
culer ,  erl  à-peu-près  dans  le  cas  d'un 
joueur,  qui  rifque  un  contre  200  de  per- 
dre tout  ïbn  bien  dans  la  journée ,  pour 
l'efpérance  d'ajouter  à  ce  bien  une  fom- 
me  inconnue  ,  &  même  affez  petite  ,  au 
bout  d'un  nombre  d'années  fort  éloigné, 
&  lorfqu'il  fera  beaucoup  moins  {en- 
fible  à  la  jouhTance  de  cette  augmenta- 
tion de  fortune.  Or  comment  comparer 
ce  rifque  préfent  à  cet  avantage  inconnu 
&  éloigné  ?  C'efl:  fur  quoi  l'analyfe  des 
probabilités  ne  peut  rien  nous  appren- 
dre :  toutes  les  règles  de  cette  analyfe 
n'enfeignent  qu'à  comparer  un  rifque 
préfent  ou  proche  à  un  avantage  égale- 

(d)  Le  calcul  eft  fait  ici  d'après  les  principes  de 
M.  Bernoulli ,  avec  plus  de  précifion  que  dans  les 
premières  éditions  de  cet  écrit,  &  le  nouveau  réful- 
îat  eft  encore  moins  favorable  à  l'Inoculation  ;  mais 
de  quelque  calcul  que  l'on  parte ,  le  raifonnement 
£era  to« jours  le  même. 


fur  V Inoculation.  339 

ment  préfent  ou  proche  ,  &  non  un 
rifque  préfent  à  un  avantage  éloigné, 
qui  diminue  par  fa  difîance  même ,  fans 
<ru'on  puifTe  efîimer  au  jufte  ,  ni  même 
à-peu-près  ,  fuivant  quelle  loi  fe  fait 
cette  diminution. 

Ce  feroit  une  objeclion  bien  puérile 
contre  la  comparaifon  précédente  ,  de 
dire  que  perfonne  n'eft.  obligé  de  rifquer 
fon  argent  au  jeu  ,  au  lieu  que  tout 
homme  eft  obligé  de  jouer  le  jeu  de  fe 
faire  inoculer ,  s'il  ne  veut  pas  s'expofer 
au  rifque  de  mourir  un  jour  de  la  petite 
vérole.  Pour  prévenir  cette  chicane , 
fuppofons  que  le  joueur  auquel  nous 
comparons  l'Inoculé ,  fe  trouve  obligé 
en  effet ,  n'importe  par  quelle  circonf- 
îance  ,  ou  de  rifquer  un  contre  200 
d'être  réduit  tout-à-coup  à  l'aumône, 
ou  de  renoncer  à  une  très -médiocre 
augmentation  de  fortune  qui  lui  viendra 
au  bout  de  plufieurs  années  ,  s'il  s'ex- 
pofe  à  ce  rifque  6c  qu'il  y  échappe  ;  je 
demande  fi  ce  joueur  fera  fort  blâmable 
d'être  embarraffé  fur  le  parti  qu'il  doit 
prendre  ? 

Voilà ,  il  n'en  faut  point  douter ,  ce 
qui  rend  tant  de  perfonnes,  Se  fur-tout 
tant  de  mères ,  peu  favorables  parmi 


34<>  Réflexions 

nous  à  PInoculation.  Le  raifonnement 
que  nous  venons  de  développer ,  elles 
le  font  implicitement  :  fans  pouvoir  com- 
parer exactement  leur  crainte  à  leur 
efpérance ,  elles  prennent  a£te ,  û  on 
peut  parler  ainfi ,  de  l'aveu  que  font  les 
Inocuïateurs ,  qu'on  peut  mourir  de  la 
petite  vérole  artificielle  ;  elles  voient 
l'Inoculation  comme  un  péril  inftant  &C 
prochain  .de  perdre  la  vie  en  un  mois , 
&  la  petite  vérole  comme  un  danger 
incertain ,  &c  dont  on  ne  peut  affigner 
la  place  dans  le  cours  d'une  longue  vie  : 
ne  pouvant  donc  comparer  ces  deux 
rifques  &  en  fixer  le  rapport ,  la  pré- 
fence  du  premier  les  frappe  plus  que  la 
grandeur  incertaine  du  fécond  ;  &  l'on 
fait  combien  lapréfence  ou  la  proximité 
d'un  danger  qu'on  craint  ?  ou  d'un  avan- 
tage qu'on  efpere  ,  a  de  poids  pour  dé- 
terminer la  multitude.  Jouir  du  préfent , 
&  s'inquiéter  peu  de  l'avenir ,  telle  eft 
la  Logique  commune;  Logique  moitié 
bonne  ,  moitié  mauvaife  ,  dont  il  ne 
faut  pas  efpérer  que  les  hommes  fe 
corrigent. 


fur  F  Inoculation*  341 

§.     VIL 

Conflagration   qui  fin  encore  à  montrer 
rinfuffifance  du  calcul  de  M,  Bernoulli. 

Pour  rendre  encore  plus  fenfible  l'im- 
pofïibilité  d'appliquer  à  cette  matière 
d'une  manière  précife  le  calcul  des  pro- 
babilités ,  &  pour  réfuter  les  fophifmes 
qu'on  pourroit  faire  à  ce  fujet ,  je  join- 
drai ici  le  raifonnement  fuivant ,  auquel 
je  prie  qu'on  fafTe  attention.  Si  l'Ino- 
culation étoit  avantageufe  par  cette 
•ce  nfi  dératio  11  feule ,  que  la  vie  moyenne 
des  Inoculés  ef!  plus  grande  que  celle 
des  autres  hommes  ,  elle  feroit  d'autant 
plus  avantageufe  ,  &£  on  devroit  être 
d'autant  plus  empreffé  de  la  pratiquer  , 
qu'elle  augmenterait  davantage  la  lon- 
gueur de  la  vie  moyenne.  Or  il  eft  aifé 
d'imaginer  une  infinité  d'hypothefes  , 
où  l'Inoculation  augmenterait  énorme- 
ment  la  vie  moyenne ,  6c  où  néanmoins 
on  feroit  très-imprudent  de  fe  foumettre 
à  cette  opération.  Voici ,  par  exemple  , 
un  de  ces  cas. 

Je  fuppoferai  que  la  plus  longue  vie 
de  l'homme  foit  de  cent  ans  ;  que  la 
petite  vérole  foit  la  feule  maladie  mor- 

P  iij 


342  Réflexions 

telle ,  &  que  cette  maladie  enlevé  tous 
les  ans  un  nombre  égal  d'hommes  ;  dans 
ce  cas  ,  la  vie  moyenne  de  ceux  qui 
attendroient  la  petite  vérole ,  feroit  de 
50  ans  ,  puifque  tous  les  hommes  vi- 
vraient chacun  50  ans ,  l'un  portant 
l'autre ,  en  ne  fe  faifant  point  inoculer. 
Je  fuppofe  enfuite  que  l'Inoculation  y 
une  tois  pratiquée ,  délivre  de  la  petite 
vérole  pour  tout  le  refle  de  la  vie ,  &c 
par  conféquent  que  les  Inoculés  foient 
îurs  de  vivre  cent  ans  y  s'ils  échappent 
à  l'Inoculation  ;  mais  que  cette  opéra- 
tion enlevé  une  victime  fur  cinq  ,  en 
forte  qu'il  n'en  réchappe  que  les  quatre 
cinquièmes.  Cela  pofé,  fi  tous  les  ci- 
toyens font  inoculés  à  la  mammelle  , 
il  en  mourra  en  1 5  jours  un  cinquième  ; 
&  les  furvivans  vivront  cent  ans  cha- 
cun ;  donc  la  vie  moyenne  du  total  des 
enfans  ,  qui  étoit  de  50  années  avant 
qu'on  les  inoculât ,  deviendra ,  au  mo- 
ment où  on  les  inocule  ,  de  cent  ans 
moins  un  cinquième,  c'efi-à-dire  de 
80  ans ,  &  par  conféquent  de  30  années 
plus  grande  que  ne  le  feroit  la  vie 
moyenne  de  ces  mêmes  enfans  aban- 
donnés à  la  nature  :  dans  cette  même 
hypothefe ,  la  vie  moyenne  des  enfans 


fur  V Inoculation.  343 

•le  10  ans  feroit  de  45  années  avant 
l'Inoculation ,  &  de  72,  c'eft-à-dire  de 
27  ans  de  plus  ,  au  moment  où  on  les 
inoculeroit  ;  celle  des  perfonnes  de  20» 
ans  feroit  de  40  ans  avant  l'Inocula- 
tion ,  &  de  64  dès  qu'elles  feroient  ino- 
culées ,  c'eft-à-dire  de  24  ans  de  plus  \ 
&  ainfi  du  refîe.  Si  donc  on  appliquoit 
à  cette  hypothefe  le  raifonnement  fon- 
dé fur  l'augmentation  de  la  vie  moyen- 
ne des  Inoculés  ,  on  en  conclurait  que 
dans  le  cas  préfent  l'Inoculation  feroit 
très  -  avantageufe  ;  cependant  je  doute 
que  dans  ce  même  cas  perfonne  voulût 
prendre  le  parti  de  la  rifquer ,  ni  fur  foi 
ni  fur  les  fiens;  par  la  raifon  que  le  rifque 
de  mourir  de  l'Inoculation  étant  un  dan- 
ger infiant  &  préfent ,  &c  fe  trouvant 
d'un  contre  quatre ,  eft.  plus  que  fufrl- 
fant  pour  balancer  la  certitude  de  vivre 
jufqu'à  cent  ans,  après  avoir  échappé 
à  cette  opération.  En  vain  répondroit- 
on  ,que  nous  avons  fait  une  fuppofition 
arbitraire ,  qui  n'a  point  lieu  dans  l'état 
actuel  de  la  vie  des  hommes.  Cette  fup- 
pofition  fuffit  pour  l'objet  que  nous 
nous  fommes  propofé ,  pour  montrer 
que  l'augmentation  de  la  vie  moyenne 
des  Inoculés  n'eftpas  un  argument  fuffi- 

P  iv 


3  44  Réflexions 

ïant  en  faveur  de  l'Inoculation;  car  en- 
core une  fois ,  fi  ce  principe  étoit  jufle  9 
il  feroit  applicable  à  toutes  fortes  d'hy- 
pothefes  ,  fur  -  tout  à  celles  ou  la  vie 
moyenne  des  Inoculés  feroit  confidéra- 
blement  plus  grande  que  la  vie  moyenne 
de  ceux  qui  ne  le  font  pas.  Dans  le  cas 
imaginaire  que  nous  avons  pris  >  le  rif- 
que  de  mourir  de  l'Inoculation  eft.  très- 
grand  ,.  mais  la  vie  moyenne  eft  prodi- 
gieufement  augmentée;  dans  le  cas  réel, 
le  rifque  efi  fans  doute  beaucoup  moin- 
dre ,  mais  l'augmentation  de  la  vie 
moyenne  eft.  beaucoup  moindre  aufii. 
Ce  n'efï  donc ,  ni  la  longueur  feule  de 
la  vie  moyenne  ,  ni  la  feule  peîiteffe 
du  rifque  ,  qui  doit  déterminer  à  ad- 
mettre l'Inoculation  ;  c'efl  uniquement 
le  rapport  entre  le  rifque  d'une  part, 
ck  de  l'autre  l'augmentation  de  la  vie 
moyenne  ,  ou  plutôt  l'avantage  que 
doit  procurer  cette  augmentation ,  rela- 
tivement au  tems  &  à  l'âge  où  l'on  en 
doit  jouir;  or  la  difficulté  eft  de  fixer  ce 
rapport. 


fur  f Inoculation.  345 

§.   vin. 

Autre  confidcration  très-importante  à  faire 
fur  ce  fujeu 

La  fuppofition  que  nous  avons  faite 
il  n'y  a  qu'un  moment ,  tm^te  gratuite 
qu'elle  eily  conduit  encorW  une  autre 
confidéraîion  ,  qu'on  n'a  pas ,  ce  me 
femble  ,  afTez  faite  en  cette  matière. 
On  a  trop  confondu  l'intérêt  que  l'Etat 
€n  général  peut  avoir  à  l'Inoculation , 
avec  celui  que  les  particuliers  y  peu- 
vent trouver;  or  ces  deux  intérêts  peu- 
vent être  fort  différents.  Par  exemple, 
dans  l'hypothefe  que  nous  venons  de 
faire ,  il  eu  certain  que  l'Etat  gagneroit 
à  l'Inoculation,  puifqu'en  facriîiant  un 
citoyen  fur  cinq ,  la  fociété  feroit  afîu- 
rée  de  conferver  fes  autres  membres 
fains  &  vigoureux  jufqu'à  lage  de  cent 
ans  ;  cependant  nous  venons  de  voir 
que  dans  cette  même  hypothefe,  il  n'y 
auroit  peut-être  pas  de  citoyen  afTez 
courageux  ou  afTez  téméraire ,  pour  s'ex- 
pofer  à  une  opération  ,  ou  il  rifqueroit 
un  contre  quatre  de  perdre  la  vie.  C'efl 
que  pour  chaque  individu,  l'intérêt  de 
fa  confervation  particulière  eil  le  pre*> 

P   V 


3  46  Réflexions 

rnier  de  tous  ;  l'Etat  au  contraire  con~ 
fidere  tous  les  citoyens  indifféremment; 
&;  en  facrifiant  une  vi&ime  fur  cinq  ,  il 
lui  importe  peu  quelle  fera  cette  victi- 
me, pourvu  que  les  quatre  autres  foient 
confervées.  Or  je  demande  û  aucun 
LégiflateurJferoit  en  droit  d'obliger  les 
citoyens  à Tlnoculation ,  dans  laiuppo- 
iition,  d'ailleurs  fi  favorable  à  l'Etat, 
qu'il  en  pérît  un  fur  cinq  ,  &  que  les 
quatre  autres  qui  en  réchapperoient 
fuflent  aufîurés  de  cent  ans  de  vie? 
C'eft.  une  quefKon  digne  d'exercer  les 
Arithméticiens  politiques;  pour  moi  je 
ne  crois  pas  que  dans  une  pareille  cir- 
conflance  ,  ni  même  dans  la  fuppon- 
tion  que  l'Inoculation  puifle  être  mor- 
telle ,  aucun  Légiflateur  ,  aucun  Souve- 
rain ,  aucun  Etat  puiffe  exiger  du  der- 
nier citoyen  qu'il  en  coure  le  rifque. 
Ce  n'eft  pas  ici  le  cas  d'appliquer  la 
maxime  dont  on  abufe  quelquefois,  que 
le  bien  particulier  doit  être  fucrifiê  au  bien 
public;  parce  que  fi  chaque  citoyen  doit 
à  l'Etat  le  rifque  de  fa  vie ,  il  ne  le  lui 
doit  en  rigueur  que  dans  le  cas  de  la 
plus  preffante  néceffité ,  comme  feroit 
celle  de  le  défendre  ou  de  le  fauver  de 
fadeftru&ion,. 


fur  F  Inoculation*  347 

Quoi  qu'il  en  foit ,  on  fe  convaincra 
du  moins  par  Fhypothefe  précédente , 
que  dans  cette  matière  délicate  ,  l'in- 
térêt de  l'Etat  &  celui  des  particuliers 
doivent  être  calculés  féparément.  On 
ne  penfera  pas  ,  par  exemple ,  comme 
le  célèbre  Mathématicien  déjà  cité  paroît 
l'avoir  cru ,  que  fi  l'Inoculation  ne  faifok 
périr  qu'une  victime  fur  dix ,  elle  feroit 
encore  avantageufe  ,  par  cette  feule 
raifon  ,  qu'elle  augmenteroit  de  quel- 
ques jours  la  vie  moyenne.  Je  fais  que 
dans  ce  cas  l'Inoculation  pourroit  être 
de  quelque  utilité  à  l'Etat ,  parce  qu'il 
en  réfulteroit  la  confervation  d'un  nom- 
bre de  citoyens  un  peu  plus  grand,  que 
ii  on  les  abandonnoit  à  la  nature  ;  mais 
elle  feroit  fi  peu  avantageufe  aux  par- 
ticuliers ,  ou  pour  mieux  dire ,  elle  fe- 
roit d'un  fi  grand  rifque  pour  eux ,  que 
je  doute  qu'il  y  en  eût  un  feul  qui  vou- 
lût s'y  expofer;  or  n'efr-ce  pas  une 
efpece  de  chimère  politique  ,  qu'une 
opération  prétendue  avantageufe  pour 
l'Etat ,  lorsqu'on  ne  fauroit  déterminer 
aucun  citoyen  à  l'adopter? 

Il  faut  donc,  pour  fixer  avec  préci- 
fion  par  le  calcul  les  avantages  de  l'Ino- 
culation ,  examiner  s'il  ne  feroit  pas 

P  vj 


348  Réflexions 

poflible  de  les  apprécier  d'une  autre 
manière.  En  voici  une  qui  paroît  plus 
fimple  &  plus  fenfible  que  les  précé- 
dentes. Nous  allons  la  propofer  avec 
toute  la  clarté  dont  nous  ferons  capa- 
ble» ,  &  nous  examinerons  enfuite  les 
doutes  ou  les  fcrupules  qu'elle  peut 
encore  laiffer. 


te  #  » 


fur  P  Inoculation.  349 


SECONDE  PARTIE. 

Manière  nouvelle  &  plus  convain- 
cante de  calculer  les  avantages 
de  l'Inoculation ,  dans  Fhypo- 
thefe  que  l'Inoculation  puifle 
caufer  la  mort  ;  &  doutes  qu'on 
peut  encore  avoir  fur  le  réfultat 
de  cette  nouvelle  méthode. 

§.     I. 

Principes  &  fuppofîtions  qui  peuvent  finir 
de  fondemens  au  nouveau  calcul. 

JE  fuppoferai  d'abord ,  comme  je  l'ai 
fait  jufqu'ici  d'après  les  Inoculateurs  , 
i°.  que  l'Inoculation  préferve  de  la  pe- 
tite vérole  naturelle;  20.  qu'elle  aug- 
mente en  effet  la  vie  moyenne  des 
hommes.  Je  reviendrai  dans  la  fuite  fur 
chacune  de  ces  deux  fuppofîtions  ;  ad- 
mettons-les d'abord  pour  vraies,  afin 
de  ne  pas  embrafler  à  la  fois  un  trop 
grand  nombre  de  queftions. 

Selon  les  obfervations  faites  en  An- 
gleterre ,  la  petite   vérole  emporte  ., 


5  jO  Réflexions 

année  commune  ,  un  quatorzième  de 
ceux  qui  meurent.  Il  meurt  à  Paris  en- 
viron 20000  perfbnnes  par  an;  la  qua- 
torzième partie  de  ce  nombre ,  qui  eit 
environ  1400  ,  exprimera  donc  ce  qu'il 
meurt  de  perfonnes  à  Paris  de  la  petite 
vérole  chaque  an  née  ;fuppofons  700000 
habitans  dans  Paris ,  il  y  a  donc  une  per- 
fonne  fur  500,  qui  meurt  de  la  petite 
vérole  par  an ,  &  par  conféquent  une  fur 
6000  par  mois. 

Or  on  peut  fuppofer  fans  erreur  qu'il 
y  a  au  moins  la  moitié  des  vivans  qui 
ont  déjà  eu  la  petite  vérole.  En  effet 
la  totalité  des  perfonnes  vivantes  de- 
puis la  première  enfance  jufqu'à  trente 
ans  ,  eil  à-peu-près ,  comme  le  prou- 
vent les  tables  de  mortalité  ,  la  moitié 
du  nombre  total  des  vivans  depuis  le 
berceau  jufqu'au  plus  long  terme  de  la 
vie  ;  or  le  nombre  de  ceux  qui  n'ont 
pas  encore  eu  la  petite  vérole ,  eil  fans 
comparaifon  plus  confidérable  depuis  le 
berceau  jufqu'à  trente  ans  ,  que  depuis 
trente  ans  jufqu'à  la  dernière  vieilleife  ; 

6  le  nombre  de  ceux  qui  n'ont  pas  eu 
3a  petite  vérole  ,dans la  claife  quis'étend 
depuis  le  berceau  jufqu'à  trente  ans ,  efl 
évidemment  beaucoup  moindre  que  le 


fur  V Inoculation]  3  5  ï 

nombre  total  des  perfonnes  vivantes 
dans  cette  clafTe  ,  c'eft-à-dire  beaucoup 
moindre  que  la  moitié  du  nombre  total 
des  vivans  ;  d'où  on  peut  conclure  fans 
craindre  de  le  tromper ,  que  parmi  la 
totalité  des  perfonnes  actuellement  vi~ 
vantes  ,  depuis  le  berceau  jufqu'à  la 
dernière  vieillerie  ,  le  nombre  de  ceux 
qui  n'ont  point  eu  la  petite  vérole  efl 
beaucoup  moindre  que  la  moitié  du 
nombre  total  de  ces  perfonnes  vivan- 
tes. Mais  fuppofons  qu'il  n'en  foit  que 
la  moitié ,  pour  mettre  nos  calculs  à 
l'abri  de  toute  conte ftation.  Donc  des 
6oco  perfonnes  prifes  au  hafard  ,  6c  k 
tout  âge  ,  parmi  lefquelles  nous  venons 
de  voir  qu'il  en  meurt  une  par  mois 
de  la  petite  vérole  ,  il  y  en  a  au  moins 
3000  qui  ont  déjà  eu  cette  maladie; 
donc  ceux  qui  meurent  de  la  petite 
vérole  doivent  fe  trouver  parmi  les 
3000  autres  ;  donc  année  commune , 
il  meurt  à  Paris  de  la  petite  vérole  na- 
turelle au  moins  une  perfonne  fur  3000 
en  un  mois. 


* 


3  5  2  Réflexions 

§.   il 

Confluences  quon  peut  tirer  de  ces  prin- 
cipes en  faveur  de  V Inoculation, 

Si  donc  l'Inoculation,  qui  enlevé  déjà 
fi  peu  de  perfonnes  ,  même  prifes  au 
haiard ,  fe  perfe£Honnoit  au  point  de 
n'en  faire  périr  qu'une  fur  3000  ou  fur 
un  plus  grand  nombre  ,  alors  la  partie 
du  genre  humain  que  la  petite  vérole 
enlevé  chaque  mois ,  ne  feroit  pas  plus 
petite  ,  ou  même  feroit  plus  grande  que 
celle  qui  fuccomberoit  à  l'Inoculation  : 
en  ce  cas  le  danger  réel  de  cette  opé- 
ration feroit  nul,  &  perfonne  au  monde 
ne  devroit  craindre  de  s'y  expofer ,  ou 
pour  foi  ou  pour  les  fiens  :  car  alors  on 
ne  courroit  pas  plus  de  rifque ,  ou  même 
on  en  courroit  moins  à  fe  donner  la  pe- 
tite vérole ,  qu'à  attendre  qu'elle  vînt 
naturellement  dans  le  courant  du  mois 
où  Ton  fe  fait  inoculer  ;  avec  cet  avan- 
tage de  plus ,  que  l'Inoculation  délivre- 
roit  pour  le  refte  de  la  vie  (  comme  on 
le  fuppofe  )  de  la  crainte  d'une  maladie 
affreuiè  tk  cruelle. 

Or  des  liftes  qu'on  afïure  ridelles, 
prouvent  qu'en  Angleterre  1 200  Inocu- 


fur  C Inoculation.  353 

lés  bien  choifis  &  traités  avec  foin  ,  ont 
échappé  au  danger  de  l'Inoculation; 
n'y  a-t-il  pas  tout  lieu  de  croire  que 
3000  Inoculés ,  choifis  6c  traités  de  mê- 
me ,  en  réchapperoient?  On  anure  qu'à 
Confîantinople  10000  perfonnes,  ino- 
culées avec  précaution  dans  une  feule 
année  ,  ont  fubi  heureufement  cette 
épreuve  ;  quand  le  fait  feroit  exagéré 
du  triple,  c'en  feroit  plus  que  nous  n'en 
demandons. 

Enfin,  quand  même  le  rifque  de  mou- 
rir de  l'Inoculation  ,  fagement  adminif- 
trée  ,  feroit  plus  grand  que  celui  de 
mourir  de  la  petite  vérole  naturelle  dans 
le  courant  du  même  mois,  ce  rifque, 
s'il  n'étoit  en  effet  que  de  1  fur  1200, 
feroit  encore  plus  petit  que  celui  de 
mourir  de  la  petite  vérole  naturelle  dans 
l'efpace  de  trois  mois.  Car  le  nombre  de 
ceux  qui  meurent  à  Paris  de  la  petite 
vérole ,  année  commune  ,  efl  tout  au 
moins  de  1  fur  1000  en  trois  mois; 
donc  le  rifque  de  mourir  de  la  petite 
vérole  naturelle  en  trois  mois  ,  feroit  au 
rrlbins  égal,  &  vraifemblablement  fupé- 
rieur  à  celui  de  mourir  en  un  mois  de 
l'Inoculation.  Or  rifquer  de  mourir  au 
bout  d'un  mois ,  ou  dans  l'efpace  de 


354  Réflexions 

trois ,  eft  à-peu-près  la  même  chofe 
pour  le  commun  des  hommes.  On  ne 
devroit  donc  pas  balancer  à  préférer  ce- 
lui de  ces  deux  rifques,  qui  délivre  pour 
toujours  de  la  crainte  de  la  petite  vérole. 
Par-là  on  auroit  l'avantage  de  s'aflurer 
à  la  fois  une  vie  plus  longue  &  une 
plus  grande  tranquillité  ;  avantage  afîez 
grand  pour  l'emporter  fur  la  légère  pro- 
babilité de  fuccomber  à  l'Inoculation  y 
en  ne  facrifîant  que  deux  mois  de  fa 
vie.  Lorfqu'il  eft  queftion  d'un  avan- 
tage, même  éloigné,  il  y  a  une  infinité 
de  cas ,  fur-tout  dans  le  cours  de  la  vie , 
où  une  probabilité  très -petite  de  dan- 
ger ,  qui  balance  cet  avantage  ,  doit 
être  traitée  comme  fi  elle  étoit  abfolu- 
ment  nulle  :  Ce  principe ,  pour  le  dire 
en  paffant ,  eft.  très-important  dans  la 
théorie  des  jeux  de  hafard  ,  &c  peut 
fervir  à  réfoudre  des  quefîions  épineu- 
ies  &  délicates  ,  qui  n'ont  point  été 
réfolues  jufqu'ici,  ou  qui  Font  été  mal, 
mais  qui  ne  font  pas  quant  à  préfent  de 
notre  objet  (#). 

(a)  Voyez  l'Écrit  fur  le  calcul  des  Probabilités,  in- 
féré  dans  le  fécond  volume  des  Opufcuhs  mathémati- 
ques de  l'Auteur.  Voyez  auffi  les  Doutes  &  queflions 
fur  ce  même  objet ,  qui  font  la  matière  de  l'Écriî 
pre'ce'dent. 


fur  V Inoculation.  355 

Voilà ,  ce  me  femble  ,  ce  au'on  peut 
dire  de  plus  fort  en  faveur  de  l'Inocu- 
lation ;  cette  manière  d'en  calculer 
l'avantage ,  quoiqu'elle  ait  échappé  à  les 
plus  zélés  partifans ,  eft ,  fi  je  ne  me 
trompe ,  la  moins  fujette  aux  objections 
qu'il  eft  poiîible.  Il  eft.  vrai  qu'elle  ne 
donne  pas  &c  ne  fauroit  donner  la  va- 
leur pré  cil  e  ?  mathématique  ,  &  rigou- 
reufe ,  de  l'avantage  qu'il  y  aàle  faire 
inoculer  ;  mais  elle  montre  ,  6c  cela 
fuffit,  que  l'avantage  eft.  très-confidé- 
rable  ;  je  ne  fuis  donc  pas  furpris  que 
cet  avantage  détermine  un  grand  nom- 
bre de  citoyens  à  fubir  l'Inoculation  , 
ou  à  la  faire  fubir  aux  perfonnes  qui  les 
intérefïent. 

§.   ni. 

Doutes  qui  peuvent  encore  fubflfler  malgré 
ces  conféquences. 

Cependant ,  fi  j'ofe  dire  ici  ce  que  je 
penfe  ,  je  ne  fuis  point  furpris  non  plus 
que  d'autres  citoyens  fe  refiifent  à  ce 
même  avantage ,  quelque  confidérable 
qu'il  puifle  paroître.  Dès  qu'on  accor- 
dera qu'on  peut  mourir  de  l'Inoculation , 
je   n'oferai  plus  blâmer  un  père  qui 


356  Réflexions 

craindra  de  faire  inoculer  fon  fils.  Car 
fi  ce  fils  par  malheur  en  eft  la  victime , 
fon  père  aura  éternellement  à  fe  faire 
le  reproche  affreux  d'avoir  avancé  la 
mort  de  ce  qu'il  avoit  de  plus  cher;  & 
je  ne  connois  rien  à  mettre  dans  la 
balance  vis-à-vis  d'un  pareil  malheur, 
fait  pour  répandre  fur  les  jours  de  ce 
père  infortuné  la  plus  cruelle  amertume. 
J'avoue  que  s'il  ne  fait  pas  inoculer  fon 
fils  ,  il  aura  peut-être  à  fe  reprocher  un 
jour  de  l'avoir  laiffé  périr  de  la  petite 
vérole  naturelle  ;  mais  quelle  différence 
entre  le  défifpoir  d'avoir  hâté  la  mort  de 
ce  fils ,  &£  k  malheur  de  la  lui  avoir  laijfé 
Jublr ,  parce  qu'il  n'a  pas  ofé  courir  le 
rifque  de  la  lui  donner?  Quand  il  y  au- 
roit  dix  mille  à  parier  contre  un ,  qu'on 
aura  le  fécond  reproche  à  fe  faire  plu- 
tôt que  le  premier ,  je  ne  fais  fi  cette 
différence  de  probabilité  feroit  fuffifante 
pour  juftifïer  à  fes  propres  yeux  un  père 
qui  auroit  perdu  fon  fils  par  l'Inocula- 
tion; je  doute  encore  plus  que  cette  rai- 
fon  pût  confoler  une  mère.  Qu'on  le 
demande  à  cette  mère  infortunée ,  qui  a 
eu  la  douleur  cruelle  de  voir  périr  par 
l'Inoculation  une  de  fes  filles  ,  quoi- 
qu'elle n'eût  pas  à  fe  reprocher  de  l'y 


fur  V Inoculation.  357 

avoir  livrée  fans  fon  con  fente  ment  ,  &c 
qu'elle  eût  même  cédé  avec  beaucoup 
de  peine  aux  inftances  que  cette  jeune 
&malheureufe  perfonne  lui  avoit  faites 
à  ce  fujet. 

s-  iv. 

Examen  de  quelques  raifonnemens  qui 
paroiffent  peu  concluans  en  faveur  de 
F  Inoculation. 

Un  père ,  dit-on  ,  qui  marie  fa  fille , 
Fexpofe  à  mourir  en  couche ,  &  ce 
danger  eft  même  plus  grand  que  celui 
de  l'Inoculation. 

Cela  eft  vrai,  mais  un  père  qui  marie 
fa  fille  fuit  l'intention  de  la  nature  ;  le 
genre  humain  périroit  bientôt ,  fi  les  filles 
ne  fe  marioient  pas  ;  au  lieu  qu'il  ne  péri- 
ra jamais  quand  l'Inoculation  cefîeroit. 

On  ajoute ,  que  ceux  qui  tous  les  jours 
s'expofent  fur  mer  pour  faire  fortune  , 
courent  beaucoup  plus  de  rifque  que 
les  Inoculés. 

Cela  fe  peut,  &  c'eft  l'affaire  de  ceux 
qui  s'expofent  fur  mer;  auffi  beaucoup 
d'autres  ne  jugent -ils  pas  à  propos  de 
courir  ce  rifque ,  &  n'en  font  peut-être 
pas  moins  fages. 


3  5$  Réflexions 

Enfin,  dit-on  encore  ,  «  en  fe  faifant 
»>  faigner  par  précaution  ,  on  expofe 
»  aurTi  fa  vie  ,  puifqu'il  y  a  des  exem- 
»  pies  de  faignées  devenues  mortelles 
»  par  la  piquure  d'un  tendon  ou  d'un 
»  artère  ;  eft-ce  à  dire  qu'il  ne  faut  pas 
»  fe  faire  faigner  par  précaution  ?  » 

Les  deux  cas  ne  font  pas  les  mêmes  ; 
la  faignée  de  fa  nature  eft  falubre  ,  ou 
du  moins  regardée  comme  telle  ,  &:  ne 
peut  être  nuifible  que  par  la  mal-adrefie 
accidentelle  de  l'opérateur;  au  lieu  que 
ceux  qui  accordent  qu'on  peut  mourir 
de  l'Inoculation ,  ne  fauroient  attribuer 
ce  malheur  qu'à  la  maladie  même  qu'on 
s'eft  donnée. 

«  Non  ,  répondent  quelques-uns 
»  d'entr'eux;  quand  un  Inoculé  péri- 
»  roit  ,  il  feroit  injurie  d'attribuer  fa 
»  mort  à  l'Inoculation  ;  il  eil  prouvé 
»  que  de  300  perfonnes  vivantes  il  en 
»  meurt  à -peu -près  une  par  mois; 
»  l'Inoculé  qui  meurt  fera  cette  trois- 
»  centième  perfonne  qui  devoit  mou- 
»  rir  ,  &  qui  feroit  morte  d'ailleurs , 
»  fans  fe  faire  inoculer.  » 

Cette  réponfe  ,  û  on  l'ofe  dire,  ne 
paroît  qu'un  faux  -  fuyant ,  peu  capable 
de  faire  impreffion  fur  les  efprits  non 


fur  V Inoculation.  359 

prévenus.  Que  penferoit-on  d'un  père 
qui  diroit  ;  mon  fis  ef  mort  à  la  fuite  de 
r  Inoculation  9  mais  je  ni  en  confie ,  parce 
que  furement  il  froit  mort  dans  h  mois 
indépendamment  de  cette  maladie  ?  D'ail- 
leurs, de  l'aveu  des  Inoculateurs  mê- 
me ,  ceux  qu'on  inocule  doivent  être , 
fi  l'opérateur  eu  fage  ,  dans  un  état  de 
fanté  qui  ne  laifTe  prefque  pas  douter 
du  fuccès  ;  or  je  veux  bien  accorder 
que  de  300  perfonnes  il  en  meurt  une 
dans  le  mois ,  fi  ces  300  personnes 
font  prifes  au  hafard,  parce  qu'en  effet 
parmi  ces  300  perfonnes,  il  y  en  au- 
roit  plus  d'une  dont  l'examen  annon- 
ceront évidemment  qu'elle  touche  à  fa 
fin;  mais  de  300  personnes  choifies  , 
reconnues  bien  portantes  par  un  obfer- 
vateur  attentif  6c  expérimenté ,  n'ayant 
pas  en  un  mer  la  plus  légère  caufe  appa- 
rente de  mort  &  même  de  maladie 
prochaine ,  en  mourra- t-il  une  dans  le 
mois?  C'eft  de  quoi  je  doute  beaucoup  ;- 
je  crois  même  qu'on  peut  afTurer  le 
contraire.  En  effet,  comme  on  l'a  vu 
plus  haut ,  1 200  Inoculés  bien  choifis  y 
&  traités  en  Angleterre  par  un  feul 
opérateur  ,  ont  échappé  à  la  mort;  or 
il  auroit  dû  en  mourir  quatre,  dans  la 


3  6o  Réflexions 

fuppofition  que  de  300  perfonnes  bien 

faines  il  en  meure  une  dans  le  mois. 

Mais  ,  difent  encore  quelques  parti- 
fans  de  l'Inoculation ,  ceux  à  qui  cette 
opération  paroîtra  donner  la  mort,  peu- 
vent avoir  déjà  contracté  par  contagion 
le  venin  de  la  petite  vérole  naturelle , 
dont  ils  périront ,  quoiqu'ils  foient  en 
apparence  les  victimes  de  la  petite  vé- 
role artificielle. 

Cette  défaite  efl  encore  ,  ce  me  fem- 
ble ,  du  genre  de  ^elles  auxquelles  on 
a  recours  quand  on  ne  veut  pas  être 
réduit  au  filence.  Il  y  a  apparence  qu'elle 
feroit  ainfi  jugée  par  ceux  des  Inocula* 
teurs  ,  qui,  comme  nous  le  verrons 
plus  bas ,  aÔlirent  que  la  petite  vérole 
artificielle  eft  abfolument  fans  danger; 
ces  Médecins  font  perfuadés  fans  doute , 
ou  qu'il  y  a  des  moyens  de  connoître 
fi  celui  qu'on  veut  inoculer  n'a  pas  déjà 
la  petite  vérole  par  contagion ,  ou  que 
le  danger  de  cette  contagion  ,  fi  elle 
exifte  ,  fera  prévenu  par  l'Inoculation , 
promptement  &  fagement  adminiftrée. 


§.v. 


fur  C  Inoculation.  361 

S-  v. 

Quel  paru  chaque  citoyen  doit  prendre 
fur  r Inoculation,  en  conféquence  de  tout 
ce  qui  a  été  ditjufquici. 

(concluons,  que  celui  qui  accorde  aux 
pères  &c  mères  que  PInoculation  peut 
faire  périr  leurs  enfans ,  s'ôte  le  droit 
de  les  blâmer  s'ils  ne  s'y  foumettent 
pas.  Mais  ajoutons ,  car  il  ne  faut  rien 
outrer  ,  que  dans  cette  ^uppofition 
même  ,  on  n'auroit  pas  moins  de  tort 
de  blâmer  ceux  qui  auroient  le  courage 
ou  la  prudence  de  courir  ce  rifque, 
&c  de  le  préférer  à  celui  d'attendre  la 
petite  vérole  naturelle  ,  cette  maladie 
li  commune  ,  fi  redoutée  &  fi  dange- 
reufe.  Si  l'Inoculation  peut  faire  perdre 
la  vie  ,  &  fi  en  même  te  m  s  elle  pré- 
ferve  de  la  petite  vérole  naturelle  ,  le 
parti  que  doit  prendre  tout  homme  fage, 
efr,  de  ne  donner  de  confeil  à  perfonne  r 
ni  pour  ni  contre  cette  opération.  Un 
père  dans  ces  circonftances  ne  doit, 
pour  la  décifion ,  s'en  rapporter  qu'à 
lui-même.  Cette  décifion  dépendra  non- 
feulement  du  degré  auquel  il  aime  fon 
fils,  mais  de  la  manière  dont  il  l'aime, 
Tomz  K  Q 


362  Réflexions 

fi  c'eft,  ,  par  exemple ,  comme  fon  fils 
ou  comme  fon  héritier;  fi  c'eft:  parten- 
dreffe ,  ou  feulement  par  devoir  ;  u  c'eil 
comme  fon  bien  ,  ou  comme  le  bien 
de  l'État  :  la  décifion  dépendra  encore 
des  circonftances  ou  ce  père  fe  trou- 
ve ainfî  que  fon  fils  ,  &  qui  peuvent 
le  déterminer  à  hâter  ,  ou  à  fufpendre 
cette  opération  ;  de  la  proportion  qu'il 
établira  dans  fon  efprit  ,  d'une  part 
entre  la  nature  des  deux  reproches 
dont  il  cotàrt  le  rifque  ,  &  de  l'autre 
entre  la  probabilité  qu'il  a  d'être  dans 
le  cas  de  fe  les  faire.  Comme  ce  rap- 
port eft  inappréciable ,  chacun  peut 
l'eftimer  à  fon  gré ,  fuivant  le  degré 
&  Pefpece  de  fentiment  dont  il  efl 
pourvu  ,  &  fe  déterminer  en  confé- 
que  n  ce. 

Si  ce  père  a  une  nombreufe  famille,1 
cette  confidération  ajoute  beaucoup 
dans  la  balance  en  faveur  de  l'Inocu- 
lation; parce  que  plus  il  aura  d'enfans  , 
plus  il  eft  vraifemblable  qu'il  en  perdra 
quelqu'un  par  la  petite  vérole  naturelle. 
Cependant^  le  refte  de  crainte  qu'il  peut 
toujours  avoir ,  de  donner  par  l'Inocu- 
lation une  mort  prématurée  à  quel- 
qu'un de  fes  enfans,  6c  peut-être  à 


fur  P  Inoculation.  363 

Celui  qui  lui  eft  le  plus  cher ,  peut  en- 
core avoir  afTez  de  force  pour  le  faire 
balancer  :  l'amour  paternel,  de  tous  les 
fentimens  le  plus  profond  &:  le  plus 
vif,  peut  fe  faire  des  fcrupules  dont  il 
faut  refpecler  la  délicatefîé  ;  &c  tout  ce 
qui  tient  aux  impreMions  de  la  nature 
eft  d'un  genre  qu'on  ne  peut  foumettre 
à  l'analyie  mathématique. 

§.  vi. 

Ce  que  doit  confidirer ,  toujours  dans  la 
même  hypothejè ,  toute  perfonne  qui 
voudra  Je  faire  inoculer* 

C-E  que  nous  avons  dit  des  pères  à 
l'égard  de  leurs  enfans  ,  toujours  dans 
la  fuppofitioivque  l'Inoculation  puiffe 
faire  perdre  la  vie ,  peut  fe  dire  de 
même  de  chaque  particulier  qui  voudra 
fe  faire  inoculer.  Le  parti  qu'on  pren- 
dra dépend  de  mille  confidérations ,  que 
la  feule  perfonne  intéreifée  peut  appré- 
cier ,  du  degré  &  de  l'efpece  d'atta- 
chement qu'on  a  pour  la  vie  ,  des  rai- 
fons  qui  peuvent  y  attacher  plus  ou 
moins  dans  le  moment  où  l'on  délibère, 
de  quelques  confidérations  particuliè- 
res qui  peuvent  rendre  la  petite  vérole; 


3  64  Réflexions 

naturelle  plus  redoutable;  par  exemple, 
dans  les  femmes  la  crainte  de  perdre 
leur  beauté  ;  dans  plufieurs  familles  les 
ravages  que  la  petite  vérole  y  a  faits  ; 
dans  certaines  perfonnes  la  frayeur 
extrême  qu'elles  ont  d'en  mourir  ; 
frayeur  qui  peut  feule  rendre  cette  ma- 
ladie mortelle ,  fi  on  en  eu.  attaqué  ; 
frayeur  qui  d'ailleurs  trouble  &c  empoi- 
fonne  la  vie  ,  &  qui  doit  faire  recourir 
à  l'Inoculation  ;  à  moins  que  la  terreur 
ne  s'étende  jufqu'à  la  crainte  de  fuccom- 
ber  à  l'Inoculation  même  ;  c'efl  ce  qu'on 
a  vu  dans  quelques  perfonnes ,  qui  re- 
doutant à-peu-près  également  la  petite 
vérole  naturelle  &  l'inoculée,  ck  n'ofant 
par  cette  raifon  s'expofer  à  la  féconde, 
ont  fini  par  être  les  victimes  de  la 
première. 

§.  vu. 

Examen  de  quelques  faits  qiïon  a  avancés 
fur  la  petite  vérole  naturelle* 

Au  refle  ,  la  frayeur  de  mourir  de  la 
petite  vérole ,  quand  elle  eft.  raifonnée  > 
car  nous  ne  parlons  pas  d'une  terreur 
puérile  &c  panique  ,  doit  être  propor- 
tionnée au  danger  qu'on  court  réelle- 


fur  V Inoculation.  365 

ment  d'être  attaqué  de  cette  maladie 
&:  d'en  mourir  ;  &  ce  danger  eft  plus 
ou  moins  grand  ,  félon  le  lieu  qu'on 
habite  ,  6c  l'âge  auquel  on  eit  parvenu. 
En  effet ,  les  calculs  que  nous  avons 
faits  ci-derTus  pour  apprécier  les  avan- 
tages de  l'Inoculation  en  général ,  ne 
font  bons  tout  au  plus  que  pour  les 
grandes  villes  comme  Paris  ,  Londres , 
&:c.  où  la  petite  vérole  eu  beaucoup 
plus  dangereufe  qu'ailleurs.  M.  Daniel 
Bernoulli  eftime  qu'à  Baile  le  nombre 
de  ceux  qui  meurent  de  la  petite  vérole 
eit  tout  au  plus  la  douzième  partie  de 
ceux  qui  en  font  attaqués ,  6c  tout  au 
plus  la  vingtième  partie  de  ceux  qui 
meurent.  Cette  fuppofition  même  pour- 
roit  bien  être  encore  trop  forte,  s'il 
eft  vrai,  comme  le  dit  ce  grand  Géo- 
mètre en  un  autre  endroit  du  même 
écrit ,  que  dans  des  épidémies  ajfe^  ma- 
lignes de  la  petite  vérole  il  en  meurt  à 
peine  1  fur  20  dans  cette  même  ville. 
Dans  d'autres  villes  plus  petites ,  au- 
trement fituées  ,  6c  fur-tout  à  la  cam- 
pagne ,  le  danger  paroît  encore  moin- 
dre ,  6c  par  confequent  le  befoin  de 
l'Inoculation  cft  diminué  d'autant.  Ilefr. 
vrai ,  6c  c'eft  une  forte  de  compenfa- 


3  66  Réflexions 

îion ,  que  vraifemblablement  dans  ces 
endroits -là  l'Inoculation  fera  encore 
moins  dangereufe  que  dans  les  grandes 
villes ,  en  même  proportion  que  la  pe- 
tite vérole  l'eft  moins. 

Ajoutons  qu'il  y  a  des  lieux  où  la 
petite  vérole  eft  non-feulement  beau- 
coup moins  redoutable ,  mais  beaucoup 
moins  fréquente  qu'ailleurs  ;  &  il  eft 
évident  que  plus  elle  fera  rare ,  moins 
la  néceflité  de  l'Inoculation  deviendra 
preflante ,  fur-tout  dans  l'hypothefe  que 
cette  opération  puiffe  caufer  la  mort* 

§.  VIII. 

Ce  qiïon  devroit  faire  pour  conjlater  ta 
vérité  ou.  la  fauffeté  des  faits  en  cette 
madère, 

(^uand  nous  avançons  ces  faits  ,  fur 
le  danger  plus  où  moins  grand  de  mou- 
rir de  la  petite  vérole  fuivant  les  lieux, 
c'eft  d'après  des  garants  dont  l'autorité 
peut  être  de  quelque  poids  en  cette 
matière.  Un  Médecin  partifan  de  l'Ino- 
culation ,  avance  dans  un  Ouvrage  im- 
primé depuis  peu,  (£)  que  la  petite 
vérole  n'eft  nullement  redoutée  dans 

(  b  )  Reeh.  fur  l'Hiftoire  de  la  Médecine ,  p.  57  U 


fur  £  Inoculation'.  367 

les  provinces  méridionales  de  la  France, 
&  qu'on  n'y  prend  même  aucune  pré- 
caution pour  ie  préferver  de  cette  ma- 
ladie; ce  Médecin  va  jufqu'à  préten- 
dre (  c  )  qu'en  général  on  a  beaucoup 
grorTi  dans  les  grandes  villes  le  nombre 
des  vittimes  de  la  petite  vérole  ;  qu'on 
a  trop  abufé  de  la  crainte  des  peuples  ; 
que  les  bons  fujets ,  c'eft-à-dire  les  per- 
fonnes  faines  &£  bien  conftituées,  font 
prefque  afîurés  de  fê  tirer  heure  ufe- 
ment  de  cette  maladie.  Je  ne  prétends 
point  décider  fi  ce  Médecin  a  tort  ou 
raifon  ;  je  dois  même  avouer  que  fui- 
vant  d'autres  Médecins ,  la  petite  vé- 
role eft  fouvent  très-meurtriere  dans 
les  proyinces  méridionales  ,  &l  qu'on 
fait  mention  entr'autres  d'une  épidémie 
allez  récente  où  il  périt  à  Montpellier 
la  moitié  des  malades  (^).  Mais  je  tire 
de-là  deux  conféquences  importantes  ; 
la  première ,  que  les  partifans  de  l'Ino- 
culation ne  font  pas  allez  d'accord  entre 
eux  fur  les  faits  qui  doivent  fervir  de 
bafe  à  leurs  raifonnemens.  La  féconde, 
qu'il  feroit  bien  à  ibuhaiter,  pour  confia- 

(c)  Ibid.  pag.  516  &  518. 
'    (  d  )  Voyez  la  Lettre  de  M.  Razoux  à  M.  Belletefte , 
imprimée  dans  pluileurs  Journaux. 

Qiv 


368  Réflexions 

ter  ces  faits  ?  que  dans  chaque  pays  8c 
dans  chaque  ville  les  Médecins  tinflent 
avec  toute  l'exat"titude  6c  la  bonne  foi 
poffible  ,  des  registres  exacts  des  mala- 
des qu'ils  traitent  de  la  petite  vérole  , 
de  leur  tempérament ,  de  leur  âge  ,  & 
'du  fort  qu'ils  auroient  eu  par  cette  ma- 
ladie :  ces  regiftres ,  donnés  au  public 
par  les  Facultés  de  Médecine  ou  par 
les  particuliers,  feraient  certainement 
d'une  utilité  plus  palpable  &  plus  pro- 
chaine ,  que  les  recueils  d'obfervations 
météorologiques  publiés  avec  tant  de 
foin  par  nos  Académies  depuis  70  ans, 
&c  qui  pourtant  à  certains  égards  ne 
font  pas  eux-mêmes  fans  utilité. 

§.  IX. 

A  quelles  perfonnes  l'Inoculation  doit  fur- 
tout  être  utile ,  Jî  elle  Ve(h  réellement  en 
elle-même. 

Ce  qui  paroît  incontestable  ,  ceftque 
la  petite  vérole  eit  plus  darigereufe  à 
Paris  ,  au  moins  pour  une  certaine 
clafîe  de  perfonnes  ,  que  ne  le  préten- 
dent quelques  adverfaires  de  l'Inocula- 
tion. Dans  un  Mémoire  publié  depuis 
peu,  on  affure  que  de  cent  jeunes  De- 


fur  t  Inoculation.  369 

moifelles  attaquées  à  S.  Cyr  de  cette 
maladie    en    1764  ,  il  n'en  eft    mort 
qu'une  feule  ;  mais  que  conclure  de  cet 
exemple?  Tout  au  plus  qu'il  y  a  des 
années  où  la  petite  vérole  eft  extrême- 
ment bénigne  ,  fur-tout  pour  des  enfans 
qui  n'ont  point  encore  le  fang  altéré 
par  les  veilles  ,  par  l'intempérance  ,  par 
les  chagrins  ,  par  les  parlions  :  peut- 
être  par    ces  mêmes  raifons  la  petite 
vérole  n'eit-elle   pas  fort  à  craindre 
pour  les  gens  du  peuple ,  dont  la  vie 
iîmple  &:  frugale  doit  moins  détruire 
le  tempérament  :  mais  peut -on   nier 
que  cette  maladie  ne  foit  très-redou- 
table à  Paris  pour  ce  qu'on  appelle  les 
gens  du  monde,  que  Paifance  &  l'oifiveté 
invitent  ck  livrent  à  une  vie   molle , 
déréglée  &  très -contraire  au  bon  état 
de  l'oeconomie  animale?  Quand  quel- 
qu'une de  ces  perfonnes ,  qu'on  appelle 
connues ,  eft  attaquée  de  la  petite  vé- 
role ,  c'eft  une  nouvelle  qui  n'eft  point 
ignorée  de  tous  ceux  qui  vivent  dans 
le  monde  ;  or  j'en  appelle  à  la  voix 
publique;  combien   n'eft -il  pas  ordi- 
naire d'entendre  dire  que  ces  perfonnes 
qu'on  a  fu  malades  de  la  petite  vérole, 
en  font  mortes  ?  Je  crois  que  quand  on 

Qv 


370  Réflexions 

avanceroit  que  ce  malheur  arrive  à  un 
fur  quatre  ,  on  ne  fe  tromperoit  pas 
beaucoup  ;  il  eft  vraifemblable  ,  je 
l'avoue ,  que  dans  la  plupart  des  autres 
états  de  la  fociété  la  petite  vérole  eft 
beaucoup  moins  meurtrière  ;  aufîi  fuis- 
je  perfuadé,  que  fi  l'Inoculation  eft  réel- 
lement avantageufe  ,  c'eft  principale- 
ment aux  gens  du  monde ,  aux  perfon- 
nes  de  la  Cour ,  aux  citoyens  aifés  ou 
opulens  de  la  ville  ;  fans  que  je  prétende 
néanmoins  qu'elle  ne  puiffe  aum*  être 
utile  aux  autres  états ,  comme  je  le 
dirai  dans  la  fuite. 

§.  x. 

Du  danger  plus  ou  moins  grand  de  la  petite 
yérole  fuivant  les  âges* 

A  ces  confédérations  fur  le  dangerplus 
ou  moins  grand  de  la  petite  vérole  rela- 
tivement aux  lieux  y  ajoutons -en  une 
autre  relativement  à  l'âge.  Le  calcul  que 
nous  avons  fait  plus  haut ,  fur  le  rifque 
d'avoir  la  petite  vérole  dans  le  mois 
&C  d'y  fuccomber  y  rifque  que  nous 
avons  évalué  à  un  fur  3000,  à  l'incon- 
vénient d'être  trop  vague ,  étant  appli- 
qué à  tous  les  âges  pris  indiftinftement, 


'  fur  P  Inoculation.  371 

Il  eft  certain  en  premitr  lieu,  que  le  dan- 
ger d'avoir  la  petite  vérole  n'en1  pas  le 
même  pour  tous  les  âges ,  car  plus  on 
approche  de  la  vieillefle ,  plus  ce  danger 
diminue;  féconde  ment,  que  le  danger 
d'en  mourir  n'efr.  pas  non  plus  le  même 
pour  tous  les  âges  ,  puisqu'on  en  ré- 
chappe bien  plus  aifément  dans  l'en- 
fance que  dans  la  vigueur  de  la  jeunefîe. 
On  efl  donc  bien  loin  de  connoître  la 
valeur  ,  même  approchée  ,  du  danger 
qu'on  court  à  chaque  âge  de  mourir  de 
la  petite  vérole  naturelle  dans  le  mois , 
danger  que  nous  avons  exprimé  en  gros 
par  le  rapport  d'un  à  3000  pour  tous 
les  âges  pris  enfemble.  Cependant  il 
féroit  très-nécefîaire  de  lavoir,  Sz  quelle 
efl  la  valeur  précife  de  ce  danger  pour 
chaque  âge  ,  &c  quelle  eft,  pour  chaque 
âge  aiifli  ,  le  rifque  qu'on  court  en  le 
faiiant  inoculer  :  les  faits  nous  man- 
quent au  moins  juf qu'ici,  pour  pouvoir 
apprécier  ces  deux  rifques  ;  c'eft  pour 
cette  raifon  fans  doute ,  que  pîufieurs 
partifans  très-déclarés  de  l'Inoculation , 
fur-tout  parmi  ceux  qui  ont  pafTé  40  ans, 
ne  jugent  point  à  propos  de  courir  ce 
rifque  pour  eux-mêmes;  parce  qu'ils 
ignorent  à  quoi  ils  s'expofent  d'un  côté, 

Qvj 


3yi  Réflexions 

&  ce  qu'ils  gagntroient  de  l'autre.  Cha- 
cun veut  voir  clair  au  jeu  qu'il  joue. 

§.  XI. 

Examen  de  quelques  autrts  raijbnnemens 
peu  concluans  en  faveur  de  la  petite 
vérole  inoculée, 

(Quelques  partifans  de  l'Inoculation 
ont  prétendu ,  que  celui  qui  attend  la 
petite  vérole,  àquelqu'âge  que  ce  (bit, 
rifque  prefqu'autant  d'en  mourir  que 
celui  qui  Ta  déjà ,  par  la  grande  proba- 
bilité qu'il  y  a  ,  félon  eux ,  qu'on  fera 
un  jour  attaqué  de  cette  maladie  ;  d'où 
ils  concluent  qu'à  quelqu'âge  que  ce 
foit,  celui  qui  ne  fe  fait  pas  inoculer, 
calcule  très-mal. 

Ce  raifonnement  porte  fur  plusieurs 
fuppoiitions  ,  les  unes  gratuites ,  les 
autres  peu  concluantes.  D'abord  on  ne 
fait  pas  exactement  quel  eft  le  rapport 
entre  la  partie  du  genre  humain  qui  a 
la  petite  vérole  ,  &  celle  qui  n'y  eft 
pas  fuj  et  te.  Les  Inoculateurs,  en  préten- 
dant que  ce  rapport  eft  de  24  à  un  , 
pourroient  bien  l'avoir  enflé  confidéra- 
blement  ;  fur  24  perfonnes  parvenues 
à  un  âge  mûr ,  il  eft  très-ordinaire  d'en 


fur  t 'Inoculation.  375 

trouver  beaucoup  qui  n'ont  pas  eu  la 
petite  vérole ,  6c  qui  vraifemblablement 
ne  l'auront  jamais.  Dire  que  ces  per- 
fonnes  ont  peut-être  eu  fans  le  lavoir 
la  petite  vérole  dans  leur  enfance , 
qu'elles  l'ont  peut-être  eue  dans  le  fein 
de  leur  mère  ,  ce  font  de  ces  fuppofi- 
tions  hazardées  ,  auxquelles  on  peut  en 
oppofer  de  contraires  ,  pour  le  moins 
auiïi  vraies.  D'ailleurs ,  parmi  ceux  mê- 
me qui  croient  avoir  eu  la  petite  vérole 
dans  leur  enfance  ,  combien  n'y  en 
a-t-il  pas  qui  fe  trompent ,  &  qui  n'ont 
eu  qu'une  éruption  cutanée  ,  que  les 
parens  &:  les  nourrices  ont  prifes  pour 
cette  maladie  ?  Cette  erreur  n'eft  que 
trop  bien  prouvée  par  tant  de  victimes 
qui  fuccembent  à  la  petite  vérole  ,  à 
laquelle  elles  n'ont  pas  craint  de  s'ex- 
pofer  ,  dans  la  perfuaflon  qu'elles  y 
avoient  déjà  payé  le  tribut.  On  ajoute 
que  de  14  perfonnes  qui  naifTent  il  en 
meurt  une  de  la  petite  vérole  ,  que  de 
ces  quatorze  ,  il  en  meurt  la  moitié 
avant  de  l'avoir  eue ,  &  que  par  con- 
féquent  des  7  furvivans  il  en  meurt  un 
de  la  petite  vérole  ;  que  de  plus,  fur 
fept  perfonnes*  attaquées  de  la  petite 
vérole  il  en  meurt  une  ;  d'où  il  s'enfui; 


374  Réflexions 

vroit  évidemment  que  tous  les  hommes, 
ou  du  moins  prefque  tous ,  doivent  in- 
failliblement avoir  la  petite  vérole ,  s'ils 
ne  font  pas  enlevés  par  une  mort  pré- 
maturée. Mais  ces  iuppofitions ,  qu'il 
meurt  de  la  petite  vérole  !  du  genre 

humain ,  &:  ^  de  ceux  qui  en  font  atta- 
qués ,  ne  font  peut-être  légitimes  que 
pour  la  feule  ville  de  Londres ,  fur  la- 
quelle ces  calculs  ont  été  faits  ;  nous 
avons  vu  que  la  petite  vérole  eu.  beau- 
coup moins  mortelle  ailleurs  ;  nous 
avons  vu  même  que  des  Médecins,  par- 
tifans  de  l'inoculation,  prétendent  qu'on 
a  fort  grofli  le  danger  de  la  petite  vé- 
role dans  les  grandes  villes ,  au  moins 
en  France.  Il  faudrait  d'ailleurs  fuppofer 
que  le  calcul  précédent ,  fait  pour  Lon- 
dres même ,  efl  également  rigoureux 
dans  toutes  fes  parties ,  ce  qu'il  n'efr. 
pas.  En  effet  fuppofons ,  comme  on  l'a 
prétendu  depuis  quelque  tems ,  d'après 
les  calculs  de  M.  Jurin  ,  que  la  petite 
vérole  naturelle  emporte  à  Londres, 
non  pas  un  feptieme  feulement,  mais 
un  fixieme  de  ceux  qui  en  font  atta- 
qués (e) ,  &:  ne  changeons  rien  d'ailleurs 

(  e)  Voyez  la  Gazette  Littéraire  du  18  Avril  1765 , 


fur  C  Inoculation]  37  e 

aux  autres  fuppofitions  ,  fondées  auiïi , 
à  ce  qu'on  prétend ,  fur  les  calculs  du 
même  M.  Jurin  ;  favoir  qu'il  meurt  de 
la  petite  vérole  la  quatorzième  partie 
de  l'efpece  humaine;  &  que  de  i4per- 
fonnes  il  en  meurt  fept  avant  que  d'avoir 
eu  cette  maladie;  il  s'enfuivroit  de -là 
que  des  7  furvivans  ,  fix  feulement  en 
feroient  attaqués  ,  &c  que  par  confé- 
quent  un  feptieme  du  genre  humain  ne 
feroit  point  fujet  à  la  petite  vérole  ;  ce 
qui  feroit  bien  au-deflus  du  vingt-qua- 
trième auquel  on  fixe  cette  partie  des 
hommes.  Je  ne  prétends  pas  donner  le 
calcul  précédent  pour  exacl  à  beaucoup 
près  ;  mais  il  fuffit,  ce  me  femble ,  pour 
taire  voir  que  le  prétendu  rapport  de 
1  à  24  ,  entre  ceux  qui  n'ont  pas  la  pe- 
tite vérole  &c  ceux  qui  en  iont  atta- 
qués ,  eft  au  moins  très-douteux  ,  pour 
n'en  pas  dire  davantage  ;  6c  cela  d'après 
les  calculs  même  adoptés  par  les  par- 
tifans  de  l'Inoculation. 

On  ignore  de  plus  quel  efT  à  chaque 
âge  le  danger  de  tomber  dans  cette  ma- 
ladie ;  danger  qui  ell  peut-être  fort  peu 
coniidérable  pour  ceux  qui  ont  parle 
50  ans.  Je  trouve  par  les  Eloges  de  l'Aca- 
démie des  Sciences  ,  que  de  90  Acadé- 


376  Réflexions 

miciens  morts  au-defïus  de  cet  âge ,  il 
n'en  a  péri  aucun  de  la  petite  vérole  ; 
d'où  l'on  feroit  peut-être  en  droit  de 
conclure  qu'au-deflus  de  50  ans,  cette 
maladie  n'enlevé  pas  la  quatre  -  vingt- 
dixième  partie  de  Tefpece  humaine. 
Or  s'il  efl  très-commun ,  comme  nous 
l'avons  obfervé  plus  haut,  de  n'avoir 
pas  encore  eu  la  petite  vérole  à  50  ans, 
&  fi  d'un  autre  côté  ,  comme  il  y  a  lieu 
de  le  croire  ,  elle  efl  fur-tout  dange- 
reufe  &  mortelle  pour  ceux  qui  ont 
atteint  cet  âge  ,  il  s'enfuivroit  de  toutes 
ces  vérités  ou  hypothefes  combinées, 
qu'un  grand  nombre  de  ceux  qui  ont 
atteint  cet  âo;e  fans  avoir  eu  cette  ma- 
ladie  ,  meurent  fans  lui  payer  ce  tribut; 
affertion  peut-être  aufli  fondée  pour  le 
moins ,  que  le  pourroit  être  l'affertioh 
oppofée, 

Enfin,  &  c'efl  ici l'obfervation  effen- 
tielie  fur  laquelle  nous  ne  faurions  trop 
infifler;  quand  on  égale  le  danger  d'at- 
tendre la  petite  vérole ,  au  danger  d'en 
mourir  lorsqu'on  en  efl  atteint  ,  on 
tombe  dans  le  fophifme  palpable  d'éga- 
ler un  danger  préfent  à  un  danger  qui 
peut  être  éloigné,  &  qui  devient  même 
incertain  par  fon  éloignement ,  comme 


fur  V Inoculation.  377 

nous  l'avons  déjà  dit.  On  obje&e  ,  je 
ne  fais  fi  c'efl  férieufement ,  que  la 
diftance  où  l'on  voit  un  danger  ne  le 
rend  pas  incertain  pour  cela;  &;  on  cite 
pour  preuve  la  mort  ;  étrange  raifon- 
nement  !  comme  s'il  étoitaufîi  fur  qu'on 
fera  attaqué  de  la  petite  vérole ,  qu'il 
Peft  qu'on  doit  mourir  un  jour?  L'effet 
de  la  diftance  011  Ton  voit  le  danger, 
en1  bien  différent  dans  les  deux  cas  ; 
dans  celui  de  la  mort ,  la  diilance  ne 
rend  pas  le  danger  incertain ,  parce  que 
ce  danger  a  dans  le  cours  de  la  vie  une 
place  fixe  9  quoiqu'inconnue  ,  dont  on 
s'approche  toujours  ;  dans  le  cas  de  la 
petite  vérole  ,  non-feulement  on  voit 
le  danger  dans  l'éloignement ,  mais  il 
efl  incertain  même  fi  on  s'en  approche. 

s.  xii. 

Du  parti  que  l'État  doit  prendre  fur 
V  Inoculation. 

Après  avoir  expofé  les  doutes  qui 
peuvent  refler  aux  particuliers  fur  les 
avantages  de  l'Inoculation,  dans  Phypo- 
thefe  que  cette  opération  puiffe  caufer 
la  mort ,  examinons  le  parti  que  l'État 
doit  prendre  dans  cette  même  fuppo- 
(ition. 


37S  Réflexions 

Si  l'Inoculation  peut  donner  la  mort, 
l'État ,  comme  nous  l'avons  vu ,  n'efl 
pas  en  droit  d'obliger  les  citoyens  à  s'y 
foumettre.  Mais  il  doit  encore  moins 
les  en  empêcher  ,  fi  dans  la  fuppofition 
qu'elle  puifle  être  nuifible  à  quelques 
perfonnes  ,  elle  prolonge  en  même 
tems  ,  comme  nous  le  fuppofons ,  la 
vie  d'un  beaucoup  plus  grand  nombre. 
Car  il  efl  évident  que  dans  cette  fuppo- 
fition elle  feroit  avantageufe  à  l'Etat, 
puifqu'elle  augmenteront  la  population 
aux  dépens  de  quelques  viclimes  feule- 
ment qu'on  n'auroit  pas  forcées  à  l'être  : 
peut-être  même  feroit- ce  une  politique 
bien  entendue  ,  pour  encourager  l'Ino- 
culation ,  de  promettre  des  marques 
d'honneur  après  leur  mort  à  ces  victi- 
mes volontaires  ,  ou  des  récompenfes 
à  leur  famille.  Le  feule  raifon  qui  pour- 
ront empêcher  que  l'Inoculation  n'ob- 
tînt cette  faveur ,  ce  feroit  la  crainte 
bien  ou  mal  fondée  ,  d'augmenter  en 
ce  cas  par  la  contagion  le  nombre  des 
petites  véroles  naturelles  ;  objection 
que  nous  examinerons  dans  la  fuite. 

Abftraclion  faite  pour  un  moment  de 
cette  dernière  objection  ,  &c  partant 
«.'ailleurs  des  fuppofitions   que   nous 


fur  V Inoculation.  379 

avons  faites  ,  l'Etat  doit-il  confentir  à 
l'établiflement  d'un  Hôpital  tel  que  ce- 
lui de  Londres  ,  où  fur  300  vi&imes 
volontaires  qui  viendroient  fe  dévouer 
à  l'Inoculation,  il  en  périrait  une  ?  Non- 
feulement  l'Etat  doit  confentir  à  cet 
établirTement  ;  il  doit  même  le  favorifer 
de  tout  fon  pouvoir  ,  parce  que  tout 
moyen  de  conferver  la  vie  à  plufieurs 
centaines  de  citoyens  doit  être  précieux 
à  ceux  qui  gouvernent. 

Enfin  l'État  doit-il  fe  permettre ,  tou- 
jours dans  les  mêmes  hypothefes ,  de 
faire  pratiquer  l'Inoculation  fur  ces  mal- 
heureux enfans  ,  victimes  du  liberti- 
nage ou  de  l'indigence  ,  qui  n'ont  de 
père  que  l'État  ?  Je  crois  que  l'intérêt 
public  le  demande ,  &  que  l'humanité 
ne  s'y  oppofe  pas  ;  car  on  fuppofe  que 
par  cette  opération  on  prolongerait  la 
vie  d'un  grand  nombre  de  ces  enfans  , 
qui  tous  fans  diftinclion  doivent  être 
également  chers  &c  précieux  à  la  patrie. 
Mais  la  même  humanité  exigerait,  qu'on 
ne  fournît  à  l'opération  que  ceux  far 
qui  elle  paraîtrait  devoir  réuiïir;  autre- 
ment ce  feroittimiter  en  partie  ces  lois 
barbares  de  Sparte ,  qui  condamnoient 
à  la  mort  les  enfans  nouveaux  nés  lorf- 


3§o  Réflixions 

qu'ils  étoient  eftropiés  ou  mal  fains. 

Aurefte,  la  précaution  qu'on  demande 
ici  en  faveur  de  ces  enfans ,  n'efl  pas 
le  feul  droit  que  l'humanité  réclame  en 
leur  faveur;  par  malheur  elle  ne  parle 
que' trop  vainement  pour  eux  ;  témoin 
la  quantité  énorme  qui  en  périt  faute  de 
foins  ;  nous  voulons  cependant  croire 
que  par  la  trifte  fatalité  des  circonftan- 
ces ,  &  par  le  défaut  de  fe cours  fuiîifans, 
on  ne  pourroit  avec  toute  la  bonne 
volonté  &c  toute  la  vigilance  poffible , 
les  arracher  à  la  mort  ;  mais  on  ne  doit 
pas  au  moins  les  y  livrer  ;  les  précau- 
tions préliminaires  de  l'Inoculation  doi- 
vent être  les  mêmes  pour  eux  que  pour 
les  enfans  les  plus  chers  à  leur  famille. 
Ceux  qui  auroient  la  barbarie  de  penfer 
autrement  ?  n'auroient  pas  l'audace  de 
le  dire. 

:  s.  xiii. 

Futilité  des  objections  théologiques  contre 
la  petite  vérole  artificielle.   . 

jLn  examinant  les  objections  qu'on 
peut  faire  contre  l'Inoculation  ,  dans 
l'hypothefe  qu'elle    puiffe    donner  la 


fur  V Inoculation,  381 

mort ,  je  n'ai  pas  parlé  des  obje&ions 
purement  théologiques  ;  objections  qui 
me  paroiffent  devoir  être  mifes  abfolu- 
ment  à  l'écart ,  &  auxquelles  je  trouve 
qu'on  a  fait  trop  d'honneur  de  s'occu- 
per iérieuiément  à  y  répondre.  Rien 
ne  nuit  plus  à  la  Religion,  que  de  la 
mêler  dans  les  queitions  qui  n'y  ont 
aucun  rapport.  L'Inoculation  n'eft  pas 
plus  du  reflbrt  de  la  Théologie  ,  que 
les  matières  de  la  Prédeftination  &•  de 
la  Grâce  ne  iont  du  reflbrt  de  l'Arith- 
métique &  de  la  Médecine.  En  iup~ 
pofant  qu'on  puifie  mourir  de  l'Inocu- 
lation, la  queilion  fe  réduit  à  celle-ci; 
Voilà  deux  dangers  ,  tun  préfent ,  mais 
petit ,  r 'autre  plus  grand,  mais  éloigné; 
auquel  des  deux  dois-je  ni  expo  fer  de  pré" 
férence?  C'eit.  à  chacun  à  réfoudre  ce 
problême  comme  il  le  juge  à  propos , 
iàns  avoir  à  craindre  d'orïenfer  Dieu , 
quelque  parti  qu'il  prenne;  car  ce  parti, 
cjuel  qu'il  foit ,  aura  pour  but  de  con- 
lerver ,  le  plus  long-tems  qu'il  eft  pof- 
lible  ,  la  vie  que  le  Créateur  nous  a 
donnée. 

Convenons  néanmoins ,  que  dans  la 
circonftance  préfente  ,  l'Etat  peut  avoir 
des   raifons  plaufibles   de  s'adreiîer  à 


3$£  Réflexions 

FEglife  ,  &  d'exiger  qu'elle  donne  fort 
avis  fur  cet  oHjet  ;  ne  fut-ce  que  pour 
calmer  les  fcrupules  des  citoyens  peu 
éclairés.  Car  elle  ne  manquera  pas  fans 
doute  de  les  afïurer ,  comme  elle  doit, 
que  la  queftion  dont  il  s'agit  n'eft  point 
de  fa  compétence.  Aufîi  entre  les  Théo- 
logiens qu'on  a  confultés  là-deiTus ,  les 
plus  fages  fe  font  contentés  de  répon- 
dre ,  que  ce  qui  concernoit  la  fanté  du 
corps ,  ne  les  regardoit  pas. 

Je  ne  puis  m'empêcher  à  cette  occa- 
fion ,  pour  égayer  la  trifteffe  de  cette 
matière ,  de  faire  part  à  mes  Lecteurs 
d'un  fingulier  raifonnement  que  je  me 
fouviens  d'avoir  lu  autrefois  dans  une 
JDijffè  nation  fur  Les  Loteries  ;  DifTertation 
non  pas  philofophique ,  mathématique  en- 
core moins ,  mais  théologique  ,  ou  foi- 
difant  telle.  Au  lieu  de  beaucoup  d'excel- 
lentes raifons  qu'on  peut  apporter  con- 
tre cette  efpece  de  jeu  ,  pour  en  dé- 
tourner les  citoyens  fages  ,  l'Auteur 
appuyé  principalement  fur  un  principe 
qu'il  applique  en  général  à  tous  les  jeux 
de  hazard  ,  de  quelque  efpece  qu'ils 
foient  ;  c'eft  que  jouer  à  ces  jeux ,  c'efl 
tenter  Dieu,  &c  commettre  parcon* 
féquent ,  fuivajit  St,  Paul  7  un  grand 


fur  F  Inoculation.  3$$ 

péché  ;  d'cîi  il  réfulte  que  c'eflun  grand 
péché  que  de  jouer  au  doigt  mouillé  ou 
à  la  courte  paille.  Peut  -  on  faire  des 
préceptes  de  la  Religion  un  abus  plus 
ridicule  ,  &  par  conlcquent  plus  con- 
damnable ?  C'efl  pourtant  un  grave 
Janfénifïe ,  accrédité  6c  confidéré  parmi 
les  Tiens  ,  qui  fait  de  pareils  raifonne- 
mens  ,  très -dignes  à  la  vérité  d'être 
accueillis  &  admirés  dans  fon  parti.  Il 
y  a  tout  lieu  de  croire  que  ce  Théolo- 
gien fcrupuleux ,  qui  craindroit  fi  fort 
de  tenter  Dieu  en  jouant  au  Triclrac,  &C 
qui  ne  craindroit  peut-être  pas  de  le 
tenter  en  fe  faifant  donner  des  coups 
de  bûche  ,  ne  feroit  pas  favorable  à 
l'Inoculation,  &  il  faut  avouer  que  c'efl 
là  un  grand  malheur  pour  elle. 

La  queftion  de  l'Inoculation  eu  fans 
doute  bien  plus  du  reflbrt  de  la  Faculté 
de  Médecine  que  de  celle  de  Théolo- 
gie ;  mais  dans  les  hypothefes  que  nous 
avons  faites  ,  je  ne  vois  pas  par  quel 
motif  la  première  de  ces  Facultés  s'oppo- 
feroit  à  cette  opération ,  quand  même 
elle  feroit  beaucoup  plus  mortelle  que 
nous  ne  l'avons  fuppofé.  Il  fuffit  que 
dans  ces  hypothefes  elle  foit  avanta- 
geufe  à  l'Etat ,  pour  qu'aucun  corps  de 


384  Réjlixions 

l'Etat  ne  doive  y  mettre  obftacle.  Quand 
même  il  en  réfulteroit  quelques  rifques 
pojr  les  particuliers  ,  rifques  peu  avérés 
jufqu'ici ,  comme  nous  le  verrons  plus 
bas  ,  des  Médecins  que  l'Etat  confulte 
fur  ce  qui  eft^  plus  ou  moins  utile  à  la 
totalité  de  fes  membres,  doivent  mettre 
cette  confidération  à  l'écart  ;  elle  ne 
doit  entrer  que  dans  les  réponfes  qu'ils 
pourront  faire  aux  particuliers  qui  les 
confulteront  ;  &  elle  doit  y  entrer  plus 
ou  moins ,  fuivant  les  circonflances  où 
ces  particuliers  fe  trouvent ,  &c  fuivant 
les  lumières  que  peuvent  avoir  acquifes 
les  Médecins  qu'ils  consultent; 

§.  XIV. 

Ou  F  on  détruit  un  fait  très -faux  avancé 
par  Us  adverfaires  de  F  Inoculation. 

JhiN  fînnTant  cette  féconde  partie,  je 
me  crois  obligé  d'aïilirer  la  fauffeté 
d'un  fait,  avancé,  dit -on,  dans  une 
brochure  «que  je  n5ai  point  lue.  L'Auteur 
de  cette  brochure  prétend,  que  le  Roi 
de  Prufle  a  défendu  l'Inoculation  dans 
fes  Etats ,  6c  mis  à  l'amende  les  Inoculés 
Se  les  Inoculateurs.  Perfonne  n'eft  plus 
en  état  que  moi  d'attefter  que  ce  Prince 

û 


fur  ly Inoculation.  385 

fi  éclairé  ,  fi  Philofophe  ,  fi  jufte  appré- 
ciateur des  préjugés  Se  des  fuperftitions 
des  hommes  ,  bien  loin  d'être  oppofé 
à  l'Inoculation  ,  eit.  au  contraire  étran- 
gement furpris  ,  pour  ne  rien  dire  de 
plus  ,  des  obftacles  qu'on  y  met  dans 
plufieurs  autres  Etats  ;  qu'il  l'eft  encore 
davantage  de  l'honneur  qu'on  voudroit 
faire  à  cette  queftion  ,  en  l'élevant  à  la 
dignité  de  cas  de  conïcience  &£  de  pro- 
blême théologique  ;  qu'il  regarde  l'Ino- 
culation comme  digne  d'être  faverifée 
&  encouragée ,  quoique  la  petite  vérole 
fbit  beaucoup  moins  dangereufe  dans 
fes  Etats  qu'elle  ne  l'eft  à  Paris  ;  mais 
qu'en  Monarque  aurTi  équitable  que  fa- 
ge  ,  il  croit  qu'on  doit  biffer  aux  ci- 
toyens liberté  pleine  &  entière  de  fe 
livrer  ou  de  fe  refufer  à  cette  opération. 
S'il  eu  évident ,  d'après  les  raifbns 
apportées  jufqu'ici  ,  que  les  Princes  , 
les  Etats  ,  les  Corps  doivent  favorifer 
unanimement  la  petite  vérole  artifi- 
cielle ,  il  n'eff  pas  également  démontré 
que  les  particuliers  doivent  être  pleine- 
ment perfuadés  par  ces  mêmes  raifons. 
Nous  avons  expofé  les  calculs  les  plus 
plaufibles  qui  puiffent  les  déterminer  à 
îlibir  cette  épreuve  ,  &  nous  n'avons 
Tome  r.  R 


386  Réflexions 

point  diflimulé  les  doutes  qu'ils  peu- 
vent encore  oppofer  à  ces  calculs. 

Parlons  à  des  raifons  qui  nous  pa- 
roiflent  plus  convaincantes  ,  &  plus 
propres  à  les  décider  abfolument  en 
faveur  de  cette  opération, 


raura 


V 


fur  V Inoculation,  387 


TROISIEME   PARTIE. 

Raifons  qui  paroiiïent  les  plus 
perfuafives  en  faveur  de  l'Ino- 
culation. 

§.     I. 

Quon  ne  meurt  point  de  la  petite  vérole 
inoculée  ,  quand  elle  efi  donnée  avec 
prudence. 

LES  réflexions  qui  viennent  d'être 
expofées  dans  les  deux  premières 
parties  de  cet  Écrit ,  n'attaquent  pas , 
comme  il  eu  aifé  de  le  voir ,  l'Inoculation 
en  elle-même ,  mais  feulement  la  pré- 
tendue évidence  des  calculs  par  les- 
quels on  a  cru  l'appuyer,  en  avouant 
qu'on  pouvoit  en  mourir.  Il  eût  été 
plus  fimple ,  &  je  crois  beaucoup  plus 
fage ,  de  s'en  t£nir  fermement  à  cette 
aflertion  :  On  ne  meurt  point  de  lu  petite 
vérole  inoculée ,  quand  elle  ejl  donnée  avec 
prudence  &  dans  les  circonflances  conve- 
nables ;  c'efl  le  moyen  le  plus  fur  de 
répondre  à  la  principale  objection  con- 
tre l'Inoculation ,  la  crainte  d'y  fucconv 

Rij 


388  Réflexions 

ber  ;  crainte  qui  aura  toujours  beaucoup 
de  force  fur  le  commun  des  hommes , 
quelque  légère  qu'on  la  fuppofe  ;  parce 
que  d'un  côté  elle  a  pour  objet  un  dan- 
ger préfent ,  &  que  de  l'autre  ils  ne 
peuvent  comparer  avec  afîez  de  certi- 
tude le  rifque  qu'ils  courent  à  l'avan- 
tage qu'ils  efperent. 

Aufii  ne  fuis- je  point  étonné  d'avoir 
entendu  dire  à  un  des  Inoculateurs  les 
plus  açcrédités'de  l'Europe  (<i)  ,  qu'il 
rLÏnocukroit  de  fa  vie  y  fiunfeul  Inoculé 
mouroit  entre  fes  mains.  Je  fuis  moins 
furpris  encore  de  ce  qu'un  autre  Inocu- 
lateur ,  qui  a  pratiqué  beaucoup  à  Paris , 
a  imprimé  dans  un  ouvrage  fort  répan-? 
du  (  b  )  ,  que  fi  fur  mille  Inoculés  il  en 
mouroit  un  (  c'eft  bien  moins  qu'un 
fur  300)  ce  feroit  déjà  pour  les  biôcu* 
lés  un  rifque  effrayant ,  &  par  conféquent 
pour  l'inoculation  un  grand  défavan*- 
tage.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  ces  deux 
Médecins  foufcriroientjans  peine  atout 
ce  que  nous  avons  dit  plus  haut ,  fur 
les  raifons  principales  qu'on  a  appor- 
tées jufqu'ici  pour  juftifier  cette  opé- 

(a)  M.   Tronc  h  in. 

(  b  )    Réflexions  fur  les  préjugés  qui  s'oppofer.t  aux 
ftogrh  de  l'Inoculation  >  par  M.  Gatti ,  p.  $>S  &  $^« 


fur  £  Inoculation.  389 

ration ,  &  fur  les  doutes  que  ces  raifons 
peuvent  laitier. 

s.   11. 

Preuves  qiton  peut  apporter  de  VaffertloTÎ 
avancée  dans  le  § .  précédent. 

Maïs  efl-il  bien  certain  qu'on  ne  meurt 
jamais  de  la  petite  vérole  inoculée  , 
lorf  qu'elle  eft  donnée  avec  prudence  ? 
Jufqu'à  préfent  il  ne  paroît  pas  y 
avoir  de  preuve  du  contraire.  Je  lais 
que  s'il  y  en  avoit  quelqu'une  ,  les  Ino- 
culateurs  pourroient  être  ihtereffés  à  la 
cacher  ;  mais  c'eit  à  leurs  adverfaires  à  la 
produire  au  grand  jour,  &:  de  manière 
qu'il  ne  relie  point  de  porte  auxfabtèr- 
fuges  :  fans  doute  la  vérité'pourra  être 
fouvent  obfcurcie  ;  il  lui  arrivera  pour- 
tant à  la  fin  ce  qui  lui  arrive  toujours  , 
de  diïliper  tous  les  nuages ,  &  de  triom- 
pher. Un  enfant  inoculé  il  y  a  deux 
ou  trois  ans  par  M.  Hofti ,  périt  d'un 
dépôt  dans  la  tête  allez  peu  de  tems 
après  ;  on  aiîura ,  &:  on  rapporta  des 
témoignages  ,  qu'il  avoit  fait  une  chute  ; 
les  ennemis  de  l'Inoculation  attribuè- 
rent le  dépôt  à  cette  opération;  qu'en 
conclure  r    Qu'il  faut  fufpendre  fon 

R  iij 


390  Réflexions 

jugement  fur  ce  fait  particulier ,  Se  le 
mettre  à  l'écart  fans  en  tirer  de  confé- 
quence  ni  pour  ni  contre.  Les  Anti- 
ïnoculateurs  prétendent  ,  il  eft  vrai , 
qu'il  eft  mort  d'autres  perfonnes  de 
l'Inoculation  ,  administrée  même  avec 
les  précautions  convenables, &  que  leur 
mort  a  été  tenue  fecrette;mais  c'efr.  ce 
qui  n'eft  pas  fuffifamment  prouvé ,  &C 
les  preuves  évidentes  font  ici  nécef- 
faires. 

A  cette  occafion  ,  on  ne  fauroit  trop 
recommander  aux  adverfaires  &:  aux 
partifans  de  l'Inoculation,  la  bonne  foi 
la  plus  exacte  dans  les  faits  qu'ils  rap- 
portent. Le  bien  de  l'humanité  y  eu 
intéreffé  ;  &  peut-être  les  uns  ôc  les 
autres  ont-ils"  fur  ce  fujet  quelques  re- 
proches à  fe  faire.  Il  faut  avouer  fur- 
tout  que  les  adverfaires  de  l'Inocula- 
tion ont  été  jufqu'à  préfent  fort  aceufés 
d'être  peu  exacts  dans  leurs  écrits  (c)  ; 

(  c)  A  Dieu  ne  plaife  que  je  veuille  taxer  de  mau- 
vaife  foi  tous  les  adverfaires  de  la  petite  vérole  artifi- 
cielle ;  il  en  eftplufieurs,  entr'autres  MM.  Bouvart  , 
Baron  ,  &c.  dont  je  connois  &  refpe&e  les  lumières 
&  la  probité.  S'il  fe  trouve  des  faits  qu'on  afïure  être 
avancés  légèrement  ,  dans  un  Mémoire  au  bas  duquel 
on  voit  leur  nom  ,  il  s'enfuit  feulement  que  ces  habi- 
les Médecins  ont  pu  être  trompés;  mais  ceux  qui  les 
connoifTentne  les  foupçonneront  jamais  d'avoir  voulu 
tromper  perfosne. 


fur  l'Inoculation.  391 

mais  je  ne  voudrois  pas  non  plus  ré- 
pondre pleinement  de  l'entière  fincé- 
rite  de  tous  leurs  adverfaires ,  dans  les 
faits  qui  pourroient  ne  leur  pas  être 
favorables. 

Pour  nous  en  tenir  donc ,  quant  à 
préfent ,  aux  feuls  faits  inconteftable- 
ment  avoués  de  part  &  d'autre ,  il  ne 
paroît  pas  y  avoir  eu  de  victime  bien 
conftatée  de  l'Inoculation  ,  du  moins  à 
Paris  ,  qu'une  jeune  perfonne  ,  inocu- 
lée mal  à  propos  en  1755,  dans  des  cir- 
conftances  critiques,  &C  lorfque  l'Ino- 
culation commençoit  à  peine  à  être 
connue  en  France.  On  peut ,  je  crois, 
aflurer  que  cette  jeune  perfonne  n'au- 
roit  été  inoculée ,  dans  l'état  où  elle  fe 
trou  voit ,  par  aucun  des  Médecins  éclai- 
rés qui  pratiquent  aujourd'hui  cette 
opération. 

«  On  m'écrit  de  Berlin  que  M.  Wieffler, 
Médecin  à  Magdebourg, inocule  depuis 
dix  ans  la  petite  vérole  dans  tout  ce 
Duché  avec  un  fuccès  prodigieux  ;  il 
ne  lui  eft  pas  mort  un  enfant ,  6v  les 
payfans  même  lui  amènent  les  leurs. 

M.  Monro ,  célèbre  Médecin  d'Edim- 
bourg ,  dit  dans  un  ouvrage  qu'il  a  fait 
imprimer  depuis  peu ,  que  de  5  5  54  pér- 
il iv 


39*  Réflexions 

fonnes  inoculées  dans  cette  ville  on 
aux  environs  ,  il  n'en'eft  mort  que  72, 
dont  36  ont  péri  par  des  caufes  étran- 
gères ,  par  leur  imprudence  ,  ou  par 
l'ignorance  de  l'opérateur.  A  l'égard  des 
36  autres  personnes  dont  M.  Monro  ne 
paroît  pas  attribuer  la  mort  à  d'autres 
cauies  qu'à  l'Inoculation  ,  il  y  a  beau- 
coup d'apparence  que  ce  n'eu  pas  uni- 
quement fur  cette  opération  qu'il  faut 
en  rejetter  le  reproche  ;  la  preuve  en 
efr.  que  dans  l'Hôpital  établi  à  Londres 
pour  l'Inoculation  ,  il  n'efl  mort  qu'un 
Inoculé  fur  340,  au  lieu  que  les  36  per- 
ibnnes  mortes  fur  5554  donneroient 
un  fur  1 5  5  ;  ce  qui  feroit  beaucoup 
plus  fort  ;  d'où  on  eil  en  droit  de  con- 
clure ,  que  fi  la  pratique  de  l'Inocula- 
tion étoit  aufli  connue  &  aufïi  en  vogue 
à  Edimbourg  qu'à  Londres,  le  nombre 
des  morts  inoculés  dans  la  première 
de  ces  deux  villes  auroit  été  beaucoup 
moindre. 

Mais ,  dira  t-on  ,  vous  ne  pourrez 
nier  au  moins  qu'à  l'Hôpital  de  Lon- 
dres il  ne  foit  mort  un  Inoculé  fur  340  ; 
&:  cela  fufrit  pour  former  un  argument 
contre  votre  aiTertion^  qu'on  ne  meurt 
point  de  la  petite  vérole  inoculée,  Je 


fur  l'Inoculation.  393 

réponds  i°.  que  ces  Inoculés  font  morts 
dans  un  Hôpital  infe&é  de  ia  petite 
vérole  naturelle  ,  &  que  félon  les  Ino- 
culateurs  les  plus  fages  ,  on  doit  éviter 
d'inoculer  dans  le  tems  des  épidémies , 
&  à  plus  forte  raifon  dans  les  lieux  in- 
fectés ;  i°.  que  vraifemblablement  les 
Inoculés  de  l'Hôpital  de  Londres  n'ont 
pas  fubi  avant  l'infertion  l'examen  né? 
ceflaire  &  fcrupuleux  ,  auquel  néan- 
moins il  eût  été  bon  de  les  foumettre  ; 
cet  examen  ,  comme  on  l'a  déjà  dit 
pluiieurs  fois,  a  fauve  la  vie  à  1  200  Ino- 
culés ,  dont  environ  quatre  auraient  du 
mourir  fans  cette  précaution. 

Je  fais  que  dans  un  Mémoire  récem- 
ment imprimé ,  figné  par  des  Médecins 
habiles  ,  &:  déjà  cité  plus  haut ,  on 
prétend  que  cette  liile  de  1 200  perfon- 
nes  échappées  à  l'Inoculation ,  n'a  pas 
été  faite  avec  toute  la  fidélité  poÏÏible  , 
qu'on  en  a  retranché  celles  qui  font 
mortes  très-peu  de  tems  après  l'Inocu- 
lation ,  ou  même  qui  ont  été  enlevées 
durant  le  cours  de  l'opération  par  des 
maladies  furvenues  tout-à-coup  ,  pour 
lefquelles  en  a  été  obligé  d'appeller  des 
Médecins.  Mais  en  premier  lieu ,  le  Mé- 
moire où  ce  fait  efl  allégué ,  en  rapporte 

R  v 


394  Réflexions 

beaucoup  d'autres  qui  ont  été  niés  très- 
fortement;  ce  qui  doit  au  moins  nous 
tenir  en  garde  fur  la  vérité  de  celui-ci. 
D'ailleurs  ,  quand  une  perfonne  qui 
vient  d'échapper  à  l'Inoculation ,  mour- 
rait peu  de  tems  après  d'une  autre 
maladie  ,  eft  -  ce  à  l'Inoculation  qu'il 
faudrait  imputer  fa  mort  ?  Qu'on  ino- 
cule à  la  fois  .  ioooo  perfonnes  & 
qu'elles  en  réchappent  toutes  ;  feroit-il 
raifonnable  d'exiger  que  ces  iooooper- 
fonnes  vécuffent  toutes  un  certain  tems 
affez  confidérable  après  leur  guérifon  9 
pour  prouver  que  l'Inoculation  n'eil 
pas  la  caufe  de  leur  mort  ?  Et  feroit-on 
étonné  quand  même  de  ces  ioooo  per- 
fonnes  il  en  mourrait  pendant  l'année 
un  affez  grand  nombre  ?  En  effet  il  eft 
prouvé  qu'il  meurt  tous  les  ans  une 
perfonne  fur  35  vivantes,  &  que  de 
ces  perfonnes  qui  meurent  il  y  en  a 
une  fur  14  qui  meurt  de  la  petite  vé- 
role ;  donc  il  y  a  environ  une  perfonne 
fur  38  qui  meurt  tous  les  ans  par  d'au- 
tres maladies  que  par  la  petite  vérole  ; 
ce  qui  fait  fur  les  10000  perfonnes  pri- 
fes  au  hazard  plus  de  260  par  an,  & 
plus  de  20  par  mois.  J'avoue  que  le 
nombre  des  morts  devrait  être  beau- 


fur  r Inoculation.  3  9  y 

coup  moindre  parmi  les  Inoculés  dont 
il  s'agit,  &c  qui  ayant  été  choifis  entre 
les  perfonnes  les  mieux  portantes ,  doi- 
vent être  moins  menacés  d'une  mort 
prochaine  que  les  autres.  Mais  de  quel- 
que fanté  qu'on  paroiffe  jouir  ,  à  com- 
bien d'accidens  la  vie  n'eft-elle  pas  fii- 
jette?  Je  dirai  plus  :  il  feroit  injufte  d'im- 
puter à  l'Inoculation  la  mort  d'un  Ino- 
culé ,  s'il  pérhToit  dans  le  cours  de  l'opé- 
ration par  une  maladie  ,  qui  examinée 
fans  prévention,  parût  n'avoir  aucun 
rapport  à  l'mf  ertion  de  la  petite  vérole  , 
d'une  fluxion  de  poitrine  ,  par  exemple , 
que  mille  caufes  étrangères  à  cette  iri- 
fertion  peuvent  occafionner. 

Mais  encore  une  fois ,  ce  qui  feroit 
à  defirer  là-defîus  ,  &  par  malheur  ce 
dont  on  n'ofe  guère  fe  flatter,  c'eft  que 
tous  les  partifans  &  les  adverfaires  de 
l'Inoculation  vouluffent  bien  agir  &  par- 
ler avec  toute  la  bonne  foi  poffible,  foit 
dans  leurs  obfervations ,  foit  dans  leurs 
pratiques,  foit  dans  leurs  écrits. 

En  atte'ndant  qu'ils  s'accordent  à  ce 
fujet ,  il  nous  paroît  qu'il  n'y  a  jufqu  a 
préfent  nulle  preuve  fuffifante ,  qu'au- 
cun malade  fagement  inoculé ,  ait  perdu 
la  vie;  nous  efpérons  n'être  pas  défa- 

R  vj 


396  RêJUxions 

voués  clans  cette  aflertion  par  ceux 
mêmes  des  partifans  de  l'Inoculation 
qui  conviennent  qu'on  peut  en  mourir  ; 
puifque  jufqu'à  préfent,  toutes  les  fois 
qu'on  leur  a  oppofé  quelque  mort  eau- 
fée  par  l'Inoculation ,  ou  ils  ont  nié  le 
fait ,  ou  ils  l'ont  attribué  à  une  autre 
caufe ,  ou  ils  ont  dit  que  l'Inoculation 
n'avoit  pas  été  donnée  avec  les  précau- 
tions convenables» 

Ainfi  tous  ceux  qui  ont  à  craindre 
la  petite  vérole  naturelle  ,  feront  bien> 
je  crois  ?  d'éviter  ce  danger ,  en  le  pré- 
venant 9  lorfque  rien  ne  s'y  oppofera  , 
par  une  maladie  qui  ne  doit  leur  laiiTer 
rien  à  craindre  ,  s'ils  ont  foin  à^en  con-, 
fier  le  traitement  à  un  Inoculateur  pru- 
dent &  expérimenté. 

Mais  ,  dira-t-on  ,  s'il  arrïvolt  enfin  , 
car  la  chofe  n'efl  pas  démontrée  im- 
poiïibîe  ,  qu'une  perfonne  inoculée 
avec  les  précautions  convenables  en  fût 
la  victime  ,  quel  parti  prendriez-vous? 
Celui  que  j'ai  déjà  indiqué  ci-deflus  dans 
Fhypothcfe  que  l'Inoculation  puifFe 
cauier  la  mort.  Je  ne  voudrois  ni  con- 
feilîer  à  perfonne  de  fe  faire  inoculer  ^ 
m  en  diïfuader  perfonne,. 


fur  P  Inoculation.  397 

s.  m. 

Si  l'Inoculation  garantit  de  la  petite  vérole 
naturelle. 

EN  admettant ,  comme  nous  l'avons 
fait ,  que  l'Inoculation  ne  mette  point 
la  vie  en  danger ,  les  avantages  de  cette 
opération  ne  feront  pleinement  incon- 
teftables  que  dans  lès  deux  autres  fup- 
pofitions  que  nous  avons  faites  ,  &C 
qui  nous  relient  à  examiner.  i°.  Que 
l'Inoculation  garantifTe  de  la  petite  vé- 
role naturelle  ;  20.  que  l'Inoculation 
augmente  la  vie  moyenne  des  hommes. 
Les  obfervations  rapportées  par  les 
Inoculatcurs  paroirTent  jufqu'ici  très- 
favorables  à  la  première  fuppofition. 
On  n'a  point  encore ,  félon  eux ,  un  feul 
exemple  incontertable  d'un  Inoculé  fur 
qui  l'opération  ait  réufii  ,  &:  qui  ait 
repris  la  petite  vérole  ;  il  faut  avouer 
de  plus,  que  quand  même  le  cas  arrive- 
roit,  il  pourroit  être  fi  rare  qu'on  feroit 
autorifé  à  le  regarder  dans  la  pratique 
comme  n'exiftant  pas.  Pour  être  en 
droit  de  croire  l'Inoculation  très-utile  9 
il  fuffiroit  qu'un  Inoculé  n'eut  pas  plus 
à  craindre  ia  petite  vérole  7  que  celui 


39$  Réflexions 

qui  l'auroit  déjà  eue  naturellement.  Or 
il  eu  certain  que  ceux  qui  ont  eu  la  pe- 
tite vérole  naturelle  ,  font  au  moins  ra- 
rement expofés  à  l'avoir  une  féconde 
fois.  Quand  on  veut  favoir  fi  quelqu'un 
eïî.  menacé  de  la  petite  vérole ,  la  pre- 
mière queftion  qu'on  fait  eft  de  favoir 
s'il  l'a  déjà  eue. 

Qu'on  nous  permette  à  cette  occafion 
une  réflexion  bien  naturelle;  n'en1- ce 
pas  le  fcandale  de  la  Médecine ,  de  voir 
les  Praticiens  les  plus  employés  difpu- 
ter  entr'eux  fur  la  qusftion,  fi  on  peut 
avoir  deux  fois  la  petite  vérole  ?  Une 
telle  controverfe  fappofe  que  cette  ma? 
ladie ,  malheureufement  fi  commune  9 
n'a  pas  encore  été  afTez  bien  obfervée 
pour  que  les  Médecins  conviennent 
unanimement  de  ce  qui  en  fait  le  véri- 
table caraclere.  Qu'ils  ignorent  l'art  de 
la  guérir  (comme  ils  ne  le  font  voir 
que  trop)  ce  n'eil  peut-être  pas  leur 
faute  ;  mais  qu'après  onze  fie  clés  d'ob- 
fervations  ,  ils  ne  foient  point  d'accord 
fur  les  fymptômes  qui  la  constituent  , 
c'en1  ce  qui  eft  incompréhenfible  ,  &c 
qu'il  efï  bien  difficile  de  ne  leur  pas  re- 
procher. Ce, reproche  au  refte  ne  tombe., 
comme  on  doit  le  fentir,  que  fur  celui 


fur  t Inoculation,  399 

des  deux  partis  qui  fe  trompe  ici  dans 
fon  affertion  :  nous  devons  même  ajou- 
ter ,  que  dans  le  doute  où  cette  difpute 
nous  laifle ,  la  préemption  eft  pour  les 
Médecins  habiles  6c  expérimentés,  qui 
nous  affurent  avoir  traité  deux  fois  la 
même  perfonne  d'une  petite  vérole 
bien  décidée  &  bien  cara&érifée.  Quoi 
qu'il  en  lbit,  ces  Médecins  même  con- 
viennent que  le  fait  eft  rare  ,  &  cela 
fufîit  pour  autorifer  l'Inoculation. 

s-   iv. 

Si   V Inoculation    augmente  la  vie  des 
hommes. 

Venons  à  la  féconde  queftion,  fi  l'Ino- 
culation augmente  la  vie  moyenne  des 
hommes?  Cette  queflion  fe  réduit  à  fa- 
voir,  fi  l'Inoculation ,  en  nous  garantif- 
fant  ou  abfolument  ou  prefque  abfolu- 
ment  de  la  petite  vérole  ,  n'emporte 
après  elle  aucune  autre  maladie  mortelle 
ou  dangereufe ,  ne  dérange  pas  l'œco- 
nomie  animale  par  une  opération  for- 
cée ,  &  n'eft  pas  la  fource  fecrette  d'un 
défordre  qui  doit  abréger  les  jours?  Les 
adverfaires  de  l'Inoculation  prétendent, 
que    plufieurs   perfonnes  ,  qui   avant 


400  Réflexions 

d'être  inoculées  jouifToie nt  d'une  fanté 
parfaite ,  ont  eu  depuis  une  fanté  lan- 
guilîante.  Le  fait  peut  être  vrai  fur  quel- 
ques-unes ,  car  il  paroît  qu'on  en  a 
groiîi  la  lifte  ;  mais  cet  événement  doit- 
il  être  attribué  à  l'Inoculation  ?  C'eft 
ce  qu'il  eft  bien  difficile  de  prouver, 
d'autant  plus  qu'un  très -grand  nombre 
d'autres  Inoculés  ont  joui  après  cette 
opération  d'une  auffi  bonne  fanté  qu'au- 
paravant. L'Inoculation  préferve  de  la 
petite  vérole  ,  mais  il  n'eft  pas  dit  qu'elle 
doive  préferver  d'autres  maladies  ;  & 
combien  de  perfonnes  ayant  eu  la  pe- 
tite vérole  naturelle  ,  &  en  ayant  été 
bien  guéries  ,  ont  été  enfuite  fujettes  à . 
des  infirmités  qu'on  auroit  tort  d'attri- 
buer aux  fuites  de  la  petite  vérole? 

Soyons  au  reite  de  bonne  foi.  Il  peut 
fe  faire ,  &:  M.  Monro  femble  en  con- 
venir dans  l'ouvrage  déjà  cité ,  que 
l'Inoculation  ait  été  fuivie  quelquefois 
d'accidens  ou  d'infirmités ,  qu'il  ne  pa- 
roiffoit  pas  qu'on  pût  attribuer  à  une 
autre  caufe.  Mais  outre  que  ces  acci- 
dens  &  ces  infirmités  font  tombés  pour 
l'ordinaire  fur  des  firjets  déjà  mal -fains 
a^vant  l'opération ,  M.  Monro  afiure  que 
fuivant  le  rapport  unanime  de  ks  Cor- 


fur  Ï Inoculation.  401 

refpondans  ,  la  petite  vérole  naturelle 
eft  beaucoup  plus  fujette  à  entraîner  de 
pareilles  fuites.  Il  refte  donc  à  favoir ,  fi 
une  peribnne  bien  faine  ,  bien  exami- 
née par  un  Médecin  fage  ,  bien  prépa- 
rée enfin  à  l'Inoculation  ,  doit  s'y  re- 
fufer  par  la  crainte  de  fe  voir  fujette  en 
conféquence  à  quelques  infirmités ,  fort 
rares  ,  &  prefque  toujours  paflageres  ? 
Il  me  femble  qu'un  tel  motif  n'efî.  pas 
fait  pour  épouvanter  beaucoup.  J'ajoute 
qu'on  aura  d'autant  moins  ces  infirmi- 
tés à  craindre  ,  que  le  Médecin  auquel 
on  fe  fera  confié  aura  plus  d'expérience  9 
&  fera  plus  en  état  par  conféquent  de 
prévenir  les  incommodités  qui  pour- 
roient  furvenir  à  la  fuite  de  l'opération. 
Il  y  a  apparence  qu'elles  feront  d'au- 
tant moins  fréquentes  ,  que  la  pratique 
de  l'Inoculation  fe  perfectionnera  da- 


vantage, 


Les  infirmités ,  arrivées  à  la  fuite  de 
l'Inoculation  ,  peuvent  auïîi  venir  de  ce 
que  les  malades  auront  été  inoculés  avec 
une  petite  vérole  de  mauvaife  efpece. 
Je  fais  de  feience  certaine  que  parmi  les 
Inoculateurs  qui  ont  pratiqué  à  Paris  , 
il  y  en  a  eu  qui  n'ont  pas  été  afléz  diffi- 
ciles, ni  même  allez  attentifs  fur  le  choix 


401  Réflexions 

de  la  matière  qu'ils  employoîent;  &  qui 
ayant  fous  les  yeux ,  par  exemple , 
deux  enfans  malades  de  la  petite  vé- 
role ,  choifnToient  indifféremment  celui 
des  deux  qui  avoitune  petite  vérole  ma- 
ligne continente  ,  ou  celui  qui  avoit 
une  petite  vérole  difcrete  &  bénigne , 
pour  en  faire  la  matière  de  leur  Inocu- 
lation. Je  fais  même,  &c  je  pourrois  citer 
des  perfonnes  connues ,  inoculées  par 
ces  Médecins  ,  lefquelles  ont  été  en 
grand  danger,  &  ont  eu  une  conva- 
lescence longue ,  fâcheufe  &  pénible. 
Mais  je  me  contente  d'exhorter  les 
Inoculateurs  à  fe  rendre  attentifs  à  un 
point  de  fi  grande  importance. 

§.  v. 

Seul  moyen  de  décider  fans  réplique  la 
quejlion ,  jl  £  Inoculation  augmente  la 
vie  des  hommes. 

Il  n'y  auroit  donc  d'autre  parti  à  pren- 
dre pour  décider  la  queftion ,  fi  l'Ino- 
culation augmente  la  vie  moyenne  des 
hommes ,  que  de  tenir  dans  chaque  lieu 
des  regiftres  mortuaires  bien  détaillés  ; 
de  diftinguer  dans  ces  regiftres ,  autant 
qu'il  feroit  poflible ,  les  Inoculés  de  ceux 


fur  V Inoculation.  403: 

qui  ne  l'ont  pas  été,  &  de  voir  fila  vit 
moyenne  des  Inoculés  cjl  plus  grande  que 
celle  des  autres  hommes.  C'en1  ce  qu'on 
n'a  pas  encore  fait  jufqu'ici  ;  &c  d'ail- 
leurs il  y  a  trop  peu  de  teins  qu'on  pra- 
tique l'Inoculation ,  mêmedans  les  lieux 
où  elle  eft  le  plus  en  vigueur  ,  pour 
qu'on  pût  tirer  encore  de  ces  registres 
des  conclurions  valables. 

Si  après  avoir  tenu  ces  registres 
exactement  pendant  un  grand  nombre 
d'années  ,  il  fe  trouvoit  que  la  vie 
moyenne  des  Inoculés  efl  en  effet  plus 
grande,  que  ne  l'étoit  la  vie  moyenne 
des  citoyens  avant  la  pratique  de  l'Ino- 
culation ;  il  en  réfulteroit  alors  bien 
évidemment  que  l'Inoculation  feroit 
avantageufe.  Si  la  vie  moyenne  des 
Inoculés  ne  fe  trouvoit  pas  plus  gran- 
de ,  ou  même  étoit  plus  petite  que  ne 
l'étoit  la  vie  moyenne  avant  qu'on  pra- 
tiquât l'Inoculation  ,  alors  il  faudroit 
encore  examiner  û  en  commençant  à 
l'époque  de  l'Inoculation ,  &  en  faifant 
abftracHon  des  tems  antérieurs,  la  vie 
moyenne  des  Inoculés  eft  plus  grande 
que  c^lle  des  non-Inoculés  ;  &:  en  cas 
qu'elle  le  fut ,  on  pourroit  encore  con- 


404  Réflexions 

dure  avec  fureté  que  l'Inoculation  fe- 

roit  très-utile. 

Cette  dernière  confidération  eft  d'au- 
tant plus  néceflaire  ,  qu'on  obferve  que 
depuis  plufieurs  années  la  mortalité  de 
la  petite  vérote  eu  devenue  plus  grande 
à  Londres  qu'elle  ne  l'étoit  auparavant  : 
quelles  que  foient  les  raifons  de  ce 
fléau ,  les  mêmes  caufes  qui  rendent  la 
petite  vérole  plus  maligne  ,  pourroient 
bien  influer  de  même  fur  les  autres 
maladies ,  &  les  rendre  par  conséquent 
plus  communes  &  plus  dangereufes. 
En  ce  cas  la  vie  moyenne  auroit  réelle- 
ment été  augmentée  par  l'Inoculation  , 
quoiqu'elle  ne  parût  pas  l'être  ,  ou 
même  qu'elle  parût  diminuée. 

M.  Monro  ,  dans  l'ouvrage  que  nous 
avons  déjà  cité ,  afTure  que  depuis  dix 
ans  qu'on  inocule  à  Edimbourg  ,  la  mor- 
talité a  été  moindre  de  1086  perfon- 
nes  que  dans  les  années  précédentes, 
M.  Razoux  afTure  que  de  78  Inoculés, 
il  n'en  eft  mort  que  quatre  en  neuf  ans, 
par  des  maladies  ordinaires ,  &  afiez 
long-tems  après  l'opération.  Ces  faits 
feroient  déjà  un  commencement  de 
preuve  en  faveur  de  l'Inoculation  ;  mais 


fur  P  Inoculation.  40  J 

je  conviens  qu'il  eil  nécefTaire  d'en 
avoir  un  bien  plus  grand  nombre  ,  & 
d'obferver  pendant  très-long-tems. 

s.    VI. 

Examen  d'une  objection  propofk  par  les 
adverfaires  de  l'Inoculation. 

Quelques  adverfaires  de  l'Inoculation 
ont  fait  contr'elle  un  raifbnnement,  qui 
au  premier  coup  d'oeil  paroîtra  fpécieux. 
»  Depuis  le  26  Septembre  1745 ,  ont- 
»  ils  dit,  jufqu'au  24  Mars  1763  ,  il  eil 
»  entré  à  l'Hôpital  de  Londres  pour  la 
»  petite  vérole ,  6456  perfonnes  mala- 
»  des  de  la  petite  vérole  naturelle ,  dont 
»  1634  font  mortes  ;  c'eil  plus  de  1  fur  4. 
»  Pendant  le  même  tems  on  a  inoculé 
»  dans  ce  même  Hôpital  3434  perfon- 
»  nes^  dont  10  feulement  font  mortes; 
»  le  total  des  malades  de  la  petite  vé- 
»  rôle  naturelle  &  de  l'artificielle  efr. 
»  de  9890;  &  le  total  des  morts  eft 
>♦  de  1644,  c'eft-à-dire  de  1  fur  6  kj. 
»  Or  avant  l'Inoculation  la  mortalité 
»  totale  de  la  petite. vérole  n'étoit  que 
»  de  1  fur 7  à  8  ;  donc,  concluent  les 
»  adverfaires  de  l'Inoculation  ,  cette 
»  opération    eil    plus   deilructive   du 


lexions 


406  Refit 

»  genre  humain  que  fi  on  laiiloiî  agir 

»  la  nature  feule.  » 

A  ce  raisonnement,  voici  ce  qu'on 
doit  répondre.  i°.  Si  depuis  quelques* 
années  la  petite  vérole  eft  devenue 
plus  meurtrière  à  Londres,  c'eft  par  des 
caufes  étrangères  à  l'Inoculation ,  entre 
autres  par  Pillage  immodéré  que  le  peu- 
ple y  fait  plus  que  jamais  des  liqueurs 
fortes.  2°.  Les  6456  malades  de  la  pe- 
tite vérole  naturelle ,  portés  à  l'Hôpital 
de  Londres ,  fe  trouvoient  dans  le  cas 
d'un  danger  encore  plus  grand  que  ce- 
lui auquel  on  eil  déjà  fujet  dans  cette 
maladie;  non -feulement,  à  ce  qu'on 
nous  affure ,  (</)  la  plupart  étoient 
adultes ,  &  par  conséquent  dans  l'âge 
où  la  petite  vérole  naturelle  efî,  le  plus 
à  craindre ,  mais  un  très-grand  nombre 
s'étoit  fait  porter  à  l'Hôpital  après  avoir 
commis  de  grandes  fautes  dans  le  régi- 
me ,  6c  fouvent  même  lorfqu'il  n'étoit 
plustems  de  faire  d?s  remèdes. 

Le  calcul  fuivant  fera  voir ,  ce  me 
femble  ,  que  c'eft  en  effet  à  ces  deux 
caufes  qu'il  faut  attribuer  la  grande  mor- 
talité de  la  petite  vérole  à  1  Hôpital  de 
Londres.  Pour  que  l'Inoculation  n'eût 

{à)  Voyez  le  Journal  de  Médecine ,  Avril  1765, 


fur  V Inoculation,  407 

produit  ni  bien  ni  mal  (  d'après  le  raifon- 
nement  que  nous  examinons)  il  fau- 
drait iuppoïer  que  la  mortalité  des  deux 
petites  véroles  prifes  enfemble ,  n'eût 
été  à  l'Hôpital  de  Londres  que  dans  le 
rapport  de  1  à  77  ?  qu'on  fuppofe  avoir 
été  autrefois  à  Londres  celui  de  la  pe- 
tite vérole  naturelle.  Donc  de  9890  ma- 
lades tant  de  la  petite  vérole  naturelle 
que  de  l'inoculée  ,  il  auroit  dû  n'en 
mourir  à  cet  Hôpital  que  13 18.  Il  eft 
donc  mort ,  félon  ce  raifonnement , 
tant  de  la  petite  vérole  naturelle  que 
de  l'inoculée,  316  perfonnes  de  plus 
que  fi  on  n'en  eût  inoculé  aucune. 
Ainn*  l'Inoculation  auroit  porté  malheur 
(qu'on  nous  permette  cette  exprefîion) 
non-feulement  aux  10  perfonnes  qui 
en  font  mortes,  mais  à  316  perfonnes 
fur  les  1634  qui  ont  péri  de  la  petite  vé- 
role naturelle  ;  fuppofition  trop  étrange 
pour  qu'il  foit  befoin  de  la  réfuter. 

N'étoit-il  pas  fans  comparaifon  plus 
vraifemblable ,  félon  l'obfervation  d'un 
Journalise  ,  de  conclure  que  fi  on  eût 
inoculé  les  6456  perfonnes  malades  de 
la  petite  vérole  naturelle ,  il  n'en  feroit 
mort  que  18  à  19  au  lieu  de  1634, 
ÔC  que  par    conféquent   l'Inoculation 


40  8  Reflexions 

auroit  fauve  la  vie  à  1600  citoyens? 
Mais  quoi  qu'il  en  foit ,  ck  fans  en- 
trer dans  cette  dernière  confidération , 
d'ailleurs  ïi  naturelle  ,  le  raifonnement 
que  nons  examinons  demeure  fans  for- 
ce ,  s'il  eil  vrai ,  comme  il  y  a  tout  lieu 
de  le  croire ,  qu'aucun  Inoculé ,  choift 
ôc  traité  avec  foin  ,  n'efT  la  victime  de 
cette  opération. 

s.  vu. 

Si  P  Inoculation  augmente  la  mortalité  de 
la  petite  virole. 

JL  refleroit  pourtant  encore  une  quef- 
îion  ;  car  nous  ne  voulons  rien  oublier , 
s'ileftpoffible.  L'augmentation  de  mor- 
talité de  la  petite  vérole  qu'on  a  obfer- 
vée  à  Londres  dans  ces  derniers  tems , 
ne  viendroit-elle  pas ,  au  moins  en  gran- 
de partie,  de  l'Inoculation?  Pour  répon- 
dre pleinement  à  cette  difficulté  ,  il  fau- 
droit ,  s'il  étoit  poiîible  ,  avoir  un  re- 
giftre  des  perfonnes  attaquées  de  la 
petite  vérole  ,  &  examiner  i°.  fi  ce 
nombre  eflplus  grand  (année  moyenne) 
depuis  l'époque  de  l'Inoculation  qu'au- 
paravant? 2°.  Si  en  le  fuppofant  plus 
grand ,  la  mortalité  de  la  petite  vérole 

n'efl: 


fur  P  Inoculation.  409 

n'efî:  pas  augmentée  dans  une  plus  grande 
proportion  ?  Quelques  efTais  de  calcul 
paroirTent  le  prouver.  M.  Jurin  a  fait. 
voir  qu'en  l'année  1723  ,  qu'on  appelle 
en  Angleterre  Vannez  de  V Inoculation , 
la  grande  mortalité  de  la  petite  vérole 
fliten  Janvier  &c  en  Février ,  &  qu'on  ne 
commença  d'inoculer  que  le  27  Mars. 
On  a*  fait  voir  de  plus  dans  différens 
écrits ,  qu'il  n'eft  nullement  prouvé  que 
l'Inoculation ,  depuis  feize  ans  qu'elle 
«fi  devenue  commune  à  Londres  ,  y 
ait  augmenté  réellement  ni  le  nombre 
des  petites  véroles  naturelles  ,  ni  la 
mortalité  de  cette  maladie  (  z  )  ;  il  ne 
paraît  pas  prouvé  davantage ,  de  Paveu 
de  prefque  tous  les  Médecins,  que  de- 
puis qu'on  inocule  à  Paris  ,  la  petite 
vérole  foit  devenue  plus  fréquente ,  ni 
plus  dangereufe  qu'elle  ne  l'étoit  aupa- 
ravant. Ainfi  Pobjeftion  tirée  de  la  pré- 
tendue contagion ,  ne  paroît  pas  jiifques 
ici  devoir  être  d'un  grand  poids  :  elle 
doit  même  cefTer  tout- â- fait,  depuis 
l'Arrêt  qui  ordonne  qu'aucune  Inocula- 
tion ne  fera  pratiquée  dans  l'intérieur 

(e)  Voyez  cntr'autres  fur  cefujerdeux  brochures. 
Tune  intimide  Rcponfe  à  une  des  principales  objec- 
tions ,  &c.  &  l'autre  ,  Nouveaux  E  clair cijfemens  fur 
l'Inoculation. 

Tome-  y%  S 


410  Réflexions 

de  la  ville.  Il  eil  vrai  que  cet  Arrêt 
ôte  .aux  familles  peu  aifées  l'avantage 
d'échapper  à  la  petite  vérole  par  -  l'Ino- 
culation; &  c'eit  une  queftion  que  je 
ne  veux  pas  décider ,  de  favoir  Û  la  loi 
efl  en  droit  d'ôîer  cet  avantage  au  plus 
grand  nombre  de  citoyens  ,  par  l'in- 
convénient,  vrailemblablement  léger, 
Se  encore  plus  douteux,  que  quelques- 
uns  pourraient  en  reflentir.  Ilparoîtroit 
au  moins  jufee  de  faciliter ,  par  quelque 
moyen  ,  aux  citoyens  pauvres  ou  peu 
opulens,  c'efc- à-dire  à  la  partie  la  plus 
nembreufe  &  îa  plus  précieufe  de  l'Etat, 
le  moyen  de  fe  faire  inoculer ,  s'ils  ju- 
gent à  propos  de  fe  foumettre  à  cette 
opération. 

S.  vin. 

Autres  objections  peu  fondées  contre  rino-> 
culation.  Ce  que  doivent  faire  les  Inocu- 
lateurs  pour  mettre  leur  bonne  foi  entiè- 
re?nent  à  couvert. 

Je  n'examinerai  point  d'autres  objec- 
tions, à-peu-près  de  la  même  nature  que 
celle  de  la  contagion  prétendue  ;  fi ,  par 
exemple ,  il  n'eft  pas  à  craindre  qu'en 
inférant  la  petite  vérole  on   n'infère 


fur  F  Inoculation,  411 

d'autres  maladies?  Si  dans  ceux  fin*  les- 
quels le  virus  variolique  ne  prend  pas , 
il  ne  peut  pas  caufer  des  maux  d'une 
autre  efpece  ?  L'expérience  feule  peut 
répondre  à  ces  queftions  ;  &:  le  peu  de 
lumières  qu'elle  nous  a  données  jufqu'à. 
prèle nt  pour  y  fatisfaire  ,  ne  nous  a 
rien  appris  ,  ce  me  femble,  de  contraire 
à  l'Inoculation ,  ni  qui  doive  en  détour- 
ner. De  pareils  doutes  ,  quand  ils  ne 
font  point  fondés  fur  des  faits  ,  doivent 
céder  aux  probabilités  fi  multipliées  en 
faveur  de  cette  opération. 

Il  faut  cependant  en  convenir  ;  Se 
pourquoi  héfiterions-nous  fur  cet  aveu^ 
dans  un  ouvrage  où  notre  unique  but 
eft  de  chercher  fincérement  la  vérité? 
Quelques  partifans  de  l'Inoculation  fe 
font  trop  avancés  dans  leurs  premiers 
écrits ,  quand  ils  ont  prétendu  que  ceux 
fur  lefquels  l'Inoculation  ne  prendroit 
pas  ,  ou  n'auroient  point  en  eux  le 
germe  de  la  petite  vérole  ,  &  par  con- 
féquent  ne  Tauroient  jamais  naturelle- 
ment ,  ou  peut-être  l'auroient  déjà 
eue  (/).  Il  a  été  bien  prouvé  depuis, 
6c  par  leur  aveu  même  ?  que  des  per- 

(/)  Voyez  entr'autres  les  Me'moires  de  l'Acadé»ie 
des  Sciences  de  1754,  pag.  644.  ÔC645. 

Sij 


4 1 2  Réflexions 

fonnes  inoculées  en  vain  à  pîufieurs 
reprifes ,  ont  eu  enfuite  la  petite  vérole 
naturelle.  Sans  doute  il  feroit  à  fouhài- 
ter  que  l'Inoculation ,  fi  on  peut  parler 
de  la  forte  ,  ne  manquât  jamais  fort 
coup  ;  cependant ,  que  peut-on  après 
tout  inférer  du  très  -  petit  nombre  dé 
faits  contraires  ?  Il  en  réfulte  feulement 
que  le  très-petit  nombre  de  ceux  fur 
qui  l'Inoculation  ne  réuffit  pas  ,  peu- 
vent encore  craindre  la  petite  vérole  ; 
mais  cet  inconvénient  ne  diminue  rien 
des  avantages  de  cette  opération  pour 
ceux  far  leiquels  elle  réunit. 

On  a  prétendu,  il  eft  vrai,  que  d'ha- 
biles Inoculateurs  ont  varié  fur  ce  fujet 
dans  leurs  difcours.  Après  une  opéra- 
tion qui  n'avoit  rien  produit  en  appa- 
rence ,  ils  avoient ,  dit-on ,  affuré  d'a- 
bord les  Inoculés  &t  leurs  parens  qu'ils 
pouvoient  être  tranquilles  ,  la  matière 
de  la  petite  vérole ,  s'il  y  en  avoit ,  étant 
fortie  par  la  feule  fupuration  des  plaies  ; 
ces  Inoculateurs  >  ajoute-t-on  (  car  nous 
ne  fommes  qu'Hifïoriens)  ont  changé 
de  langage  quand  ils  ont  vu  ces  mêmes 
Inoculés  attaqués  de  la  petite  vérole  na- 
turelle ;  ils  ont  dit  que  cet  accident  ne 
de  voit  point  furprendre  ?  puifque  l'effet 


fur  ?  Inoculation.  413 

de  rinoculation  avoit  été  manqué.  Je 
n'approfondirai  point  la  vérité  de  ces 
faits ,  devenus  aujourd'hui  trop  difficiles 
à  éclaircir.  J'examinerai  encore  moins , 
n'étant  pas  en  état  de  rien  décider  là- 
defîus ,  fi  certains  malades  qui  ont  eu 
la  petite  vérole  6c  qui  même  en  font 
morts  après  avoir  été  inoculés  plufieurs 
fois  inutilement ,  auraient  eu  la  petite 
vérole  artificielle ,  en  fe  fûfant  inoculer 
par  d'autres  Médecins,  qui  ne  les  euffent 
pas ,  dit-on ,  fi  légèrement  traités  ,  qui 
euflent  employé  un  virus  variolique  plus 
efficace.  Je  voudrois  feulement  que 
pour  éviter  à  i'avenir  ces  reproches  bien 
ou  mal  fondés  ,  les  Inoculaieurs  dé- 
claraient déformais  par  écrit,  à  chaque 
malade  qu'ils  traitent ,  s'ils  croyent  que 
l'Inoculation  a  réuffi  fuffifamment  pour 
n'avoir  plus  de  petite  vérole  à  craindre* 
Pour  la  centième  fois  ,  car  à  la  honte 
du  genre  humain  on  ne  fauroit  trop  le 
répéter,  la  bonne  foi  la  plus  ferupù- 
leule ,  eft  fur-tout  ce  qu'on  doit  defirer 
ici ,  foit  dans  les  adverfaires  de  l'Ino- 
culation ,  foit  dans  fes  partilans.  Ivîal- 
heureufement,  cette  bonne  foi  fi  nécef- 
faire  ne  paile  pas  pour  être  la  vertu  fa- 
vorite de  la  plupart  de  ces  hommes ,  à 

S  iij 


414  Réflexions 

qui  nous  confions  notre  fanté  &  notre 
vie  ;  ii  me  femble  pourtant  que  le  plus 
efîimable  d'entr'eux  ,  le  plus  digne  à 
tous  égards  de  la  confiance  publique  , 
feroit  celui  dont  on  pourrait  dire 

lncorrupta  fi  des  s  nu  dû  que  veritas 
Quando  ullum  inventent  parem  ! 

Je  n'ofe  parler  qu'en  frémhïant  d'une 
dernière  objection  contre  l'Inoculation, 
qu'on  n'a  pas  craint  de  faire  dans  un 
écrit  public.  L'Inoculation,  a-t-on  dit , 
&  elle  étoit  autorifée  ,  pourrait  fervir 
de  moyen  aux  fcélérats  pour  abréger 
les  jours  de  ceux  qu'ils  auraient  intérêt 

de  voir  périr Ma  plume  fe  refufe 

à  tranferire  de  telles  horreurs 

Et  quel  remède  ne  peut  pas  devenir  un 
poiion  entre  les  mains  d'un  fcéiérat  ? 

s.  ix. 

Exhortation  aux  Médecins,  &  propojition 
au  Gouvernement. 

Combien  ne  feroit- il  pas  à  fouhaiter 
eue  les  Médecins ,  au  lieu  de  fe  que- 
reller ,  de  s'injurier ,  de  fe  déchirer 
mutuellement  au  fujet  de  l'Inoculation 
«vec  un  acharnement  théologique  3  au 


fur  V Inoculation.  4 1  ^ 

lieu  de  fuppoferou  de  déguifer  les  faits, 
vouluffent  bien  fe  réunir ,  pour  faire 
de  bonne  foi  toutes  les  expériences  né- 
ceffaires  fur  une  matière  fi  intéreffante 
pour  la  vie  des  hommes  ? 

Combien  ne  feroit-il  pas  à  fouhaiter , 
qu'au  moyen  de  ces  expériences  ,  non- 
feulement  les  adverfaires  de  l'Inocula- 
tion ceflaffent  de  l'attaquer ,  mais  que 
fes  partifans  même  fe  réunifient  fur  les 
faits  relatifs  à  cette  queftion  importante; 
fur  la  meilleure  manière  de  donner  &c 
de  traiter  la  petite  vérole  artificielle  ; 
fur  Pèfpece  de  préparation  qui  y  con- 
vient le  mieux;  fur  Page  ,  le  teins,  les 
circonflances  les  plus  favorables  pour 
fe  foumeître  à  cette  maladie  ;  &£  fur  les 
effets  qui  en  rcfultent  quand  la  guérifon 
eft  achevée. ïl  ne  fufrlt  pas ,  pour  le  plus 
grand  bien  de  l'Inoculation ,  que  ceux 
qui  la  pratiquent  ne  perdent  aucun  de 
leurs  malades ,  malgré  la  différence  des 
méthodes  qu'ils  fuivent  ;  il  faut  encore 
que  les  fuites  de  cette  maladie  foient 
les  plus  avantageufcs  pour  la  fanté  qu'il 
eft  poffible  :  6c  c'efl  à  quoi  on  ne 
peut  parvenir  que  par  des  obferva- 
tions  exactes ,  &  faites  fur  un  grand 
nombre  de  fujets ,  avant  l'opération , 

S  iv 


41 6  Réflexions 

pendant  la  cure ,  &  après  la  maladie» 

Combien  ne  feroit-il  pas  à  fouhaiter 
que  dans  celles  de  ces  expériences  qui 
pourroient  paroître  dangereufes  ,  la 
Juftice  voulût  bien  abandonner  à  la 
Médecine  quelques  malheureux  con- 
damnés à  mort ,  qui  trouveroient  dans 
une  pareille  épreuve  l'expiation  de  leurs 
crimes ,  fans  que  leur  famille  fut  désho- 
norée ,  &C  fouvent  même  la  conferva- 
tion  de  leur  vie,  devenue  par  ce  moyen 
utile  à  l'État? 

Combien  ne  feroit-iipas  à  fouhaiter, 
que  dans  un  pays  où  l'on  prononce  & 
Ton  écrit  fi  fouvent  le  grand  mot  de 
bien  public ,  le  Gouvernement  donnât, 
pour  des  expériences  fi  utiles  ,  toutes 
les  facilités  néceïlaires  ? 

Combien  ne  feroit-il  pas  à  fouhaiter, 
qu'il  ordonnât  aux  Facultés  de  Méde- 
cine de  fe  rendre  particulièrement  atten- 
tives aux  effets  de  la  petite  vérole  na- 
turelle, à  la  quantité  plus  ou  moins 
grande  de  ceux  qui  en  font  attaqués, 
fur-tout  dans  les  épidémies ,  à  marquer 
ceux  qui  en  périffent,  ceux  qui  en  font 
mutilés  ou  défigurés ,  les  circonfbinces 
où  elle  eft  le  plus  ou  le  moins  dange- 
reufe ,  fuivant  l'âge  >  le  climat ,  la  fax- 


fur  V 'Inoculation.  417 

fon,  le  tempérament ,  la  force ,  ou  la 
foiblefTe  des  fujets  (g-)  ? 

Combien  enfin  ne  feroit-il  pas  à  fou- 
haiter ,  que  le  Gouvernement  ordonnât 
de  marquer  dans  les  regiiïres  mortuai- 
res ,  autant  qu'il  fercit  poiîible  ,  l'âge 
auquel  chaque  citoyen  efl  mort,  le 
genre  de  maladie  dont  il  a  péri ,  s'il  à 
eu  la  petite  vérole  naturelle  ou  artifi- 
cielle ,  &  à  quel  âge  il  l'a  eue ,  enfin 
j u (qu'au  lieu  même  de  fa  naiflance?  Cette 
dernière  attention  peut  d'abord  paroître 
fiiperflue ,  mais  elle  pourroit  devenir 
de  la  plus  grande  utilité  ,  pour  former 
au  bout  de  plufieurs  années  des  registres 
de  mortalité  parfaitement  exacls  ,  fur- 
tout  fi  le  Gouvernement  ordonnoit 
en  même  tems  ,  que  lorfqu'un  citoyen 
mourroit  dans  un  lieu  011  il  n'eir  pas 
né  ,  on  envoyât  la  note  de  fa  mort  au 
lieu  de  fa  naifTance. 

Quel  pays  eft  plus  a  portée  que  lé 
nôtre  3  de  le  procurer  toutes  ces  lumie- 

4#  )  Ce  feroit ,  par  exemple  ,  un  fait  très-fingulier 
à  constater,  que  de  favoir  s'il  eft  vrai ,  comme  le  pré- 
tendoit  un  Médecin  célèbre,  mort  depuis  quelques 
années,  que  tou;  ceux  qui  font  attaqués  de  la  petite 
vérole  ,  &  qui  ont  en  même  tems  le  mal  vénérien,  ne 
fuccombent  point  à  la  première  de  ces  deux  maladies. 
Voyez  les  quefl  'ées  aux  Académiciens  Da~ 

«ois,  par  M,  Riichaelis,  ffran^fort  1763  ,pag.  ~;6, 

S  y 


41 8  Réflexions 

res ,  par  la  facilité  avec  laquelle  le  Sou- 
verain y  peut  être  obéi ,  par  le  zèle  Se 
l'activité  de  la  Nation  9  &  par  tant  de 
fages  réglemens  qui  ne  demandent  qu'à 
être  exécutés?  Faudra- t-il  donc  que  fur 
l'Inoculation ,  comme  fur  tant  d'autres 
objets  ,  la  France  en  foit  réduite  à  tout 
apprendre  de  fes  voifins  ,  lorfqu'elle 
auroit  tant  de  facilités  pour  les  éclairer 
ôc  les  inftruire  ! 

Conclusion. 

Jufqu'à  ce  que  des  fouhaits  fi  naturels 
s'accompiirTent  ,  voici  ce  qu'on  peut 
conclure  des  réflexions  précédentes, 

i°.  Il  y  a  lieu  de  croire  qu'on  ne 
meurt  jamais  de  l'Inoculation,  quand 
elle  eft  fagement  adminiftrée ,  &£  après 
un  examen  convenable. 

2°.  Il  eft  extrêmement  rare  (  pour 
n'en  pas  dire  davantage  )  qu'un  Inoculé 
fur  qui  l'opération  à  réuffi  ,  ait  repris 
la  petite  vérole. 

3°.  S'il  n'eft  pas  démontré  en  ri- 
gueur que  l'Inoculation  augmente  la  vie 
moyenne  des  hommes  ,  il  eft  encore 
moins  prouvé  qu'elle  la  diminue  ;  il  eft 
même  vraifemblable  qu'elle  doit  l'aug- 
menter, puifqu'elle  délivre ,  ou  abfolu- 


fur  V Inoculation.  4 1 9 

inent,  ou  prefque  absolument  ,  d'une 
cauié  de  mort,  fans  qu'il  foit  prouvé 
qu'elle  en  fubilitue  d'autres  à  la  place. 

Il  faut  donc  bien  fe  garder ,  ce  me 
femble  ,  a"  arrêter  ou  de  retarder  les* pro- 
grès de  cette  opération.  C'eft.  même  le 
ïeul  moyen  d'acquérir  fur  cette  matière 
importante  toutes  les  lumières  qui  nous 
manquent  encore  ,  &:  que  l'expérience 
feule  peut  fournir. 

Je  dirai  plus.  Quand  l'expérience  c1  '- 
poferoit  enfin  ,  contre  toute  vraisem- 
blance ,  que  l'Inoculation  feroit  inutile 
ou  nuifible  ,  on  n'auroit  rien  à  fe  repro- 
cher des  tentatives  qu'on  auroit  faites , 
parce  que  le  iuccès  en  étoit  plus  pro- 
bable que  le  danger. 

Je  fuis  donc  bien  éloigné  de  dhTuader 
mes  Concitoyens  d'une  pratique  ,  dont 
l'utilité  paroît,  au  moins  jufqu'ici, beau- 
coup mieux  conflatée  que  fes  inconvé- 
niens.  Les  objections  propofées  dans 
les  deux  premières  parties  de  cet  écrit, 
n'attaquent  que  les  Mathématiciens  qui 
pourroient  trop  fe  preiler  de  réduire 
cette  matière  en  équations  &  en  formu- 
les; mais  je  crois  d'ailleurs  en  avoir  dit 
afléz  pour  faire  voir,  que  fi  les  avan- 
tages de  l'Inoculation  ne  font  pas  de 

S  vj 


420  Riflexioïis 

nature  à  être  appréciés  mathématique- 
ment ,  ils  n'en  parohTent  pas  moins 
réels. 

C'en1  par -là  que  je  terminerai  ces 
réflexions,  clans  lefquelles  je  ne  crois 
pas  que  les  partifans  ni  les  adverfaires 
de  l'Inoculation  m'acciuent  d'avoir  mar- 
qué la  plus  légère  partialité  ;  fes  adver- 
faires, puifque  j'ai  tâché  de  prouver 
que  les  calculs  qu'on  a  faits  jufqu'à  pré- 
fent  contr'eux ,  n'étoient  peut-être  pas 
fumTans  pour  les  convaincre;  {es  par- 
tifans ,  puifqu'en  partant  des  faits 
avancés  par  eux ,  &  qui  ne  paroiffent 
pas  avoir  été  folidement  combattus ,  j'en  • 
conclus,  ^«e  F  Inoculation  mérite  d'être 
t&courdgée. 

Voilà,  ce  me  fembîe,  îe  parti  que  doit 
prendre  le  Gouvernement  fur  cet  im- 
portant objet.  A  l'égard  des  particuliers  % 
j'ai  tâché  cW  leur  préfenter  la  queftiori 
par  toutes  les  faces  ,  &  après  avoir  ba- 
lancé le  pour  &  le  centre  ,  de  leur  expo- 
fer  les  motifs  qui  paroiiïent-devoir  les 
déter/miner;  c'eil  à  eux  à  voir  mainte» 
nant  ce  qu'ils  ont  à  faire* 

Canfa  quœ  flt^  videtis ;  nunc  qu'ici agen- 
dutnfit,  conjideratc, 

ClC,  pro  Lege  Mandiâ, 


fur  r Inoculation,  42.1 


EXTRAIT  DU  MEMOIRE 

Des  Commiffaires  de  la  Faculté  de 
Médecine  ,  favorables  à  F  Inocu- 
lation. 

LEs  Réflexions  qu'on  vient  de  lire 
croient  déjà  données  à  Pimpref- 
fion ,  lorfque  ce  Mémoire  a  paru ,  après 
s'être  fait  long-tems  attendre.  Sans  en- 
trer dans  le  détail  &:  l'examen  de  tous 
les  raifonnemens  qu'il  renferme  y  nous 
nous  bornerons  à  en  extraire  les  aler- 
tions principales.  Cefr  Extrait  fervira  à 
confirmer  plufieurs  de  nos  réflexions, 
6c  en  même  tems  à  prouver  de  nou- 
veau ce  que  nous  avDns  déjà  remar- 
qué ,  que  les  partifans  même  de  Plno- 
culation  ne  s'accordent  pas  entière- 
ment ,  ni  fur  les  principes  d'qù  ils 
partent ,  ni  fur  les  faits  qu'ils  rap- 
portent. 

I.  Nos  Do&eurs  Inoculifles  convien- 
nent qu'on  peut  avoir  deux  fois  une 
véritable  petite  vérole ,  <k  même  qu'il  y 
en  a  des  exemples  ;  mais  ils  avouent 
que  fou  vent  les  Médecins  même  s'y 


411  Réflexions 

font  trompés  ;  ils  eftiment ,  qu'en  fai- 
fant  l'évaluation  la  plus  forte,  le  nom- 
bre de  ceux  qui  ont  deux  fois  la  petite 
vérole  peut-être  de  i  fur  9  à  10  mille. 
Ils  parouTent  croire  d'ailleurs  ,  mais 
d'après  un  raifonnement  phyfique  que 
nous  ne  prétendons  pas  garantir,  que 
la  récidive  eft  encore  moins  à  craindre 
après  l'inoculation  ,  qu'après  la  petite 
vérole  naturelle  ;  aufïi  aiïurent-ils  que 
fur  deux  cent  mille  perfonnes  inoculées 
en  Angleterre ,  on  n'a  pu  en  affigner  une 
feule  qui  ait  eu  enfuite  la  petite  vérole. 
Cependant  ils  difent  dans  un  autre  en- 
droit de  leur  Mémoire  ,  qu'il  n'y  a  pas 
deux  exemples  inc&nteflables  d'un  Inoculé 
qui  ait  repris  cette  maladie  ;  en  quoi  ils 
femblent  convenir  que  le  fait  eft  au 
moins  arrivé  urîe  fois  ;  ce  qui  étant  à 
la  vérité  très-rare ,  ne  doit  pas  nuire  à 
l'Inoculation  chez  les  perfonnes  exemp- 
tes d£  préjugés.  Ces  Médecins  recon- 
noiiTenî  d'ailleurs  (  &  en  effet  des  ob- 
fervaîions  in  conte  fiable  s  le  prouvent) 
que  plfcfieurs  perfonnes ,  infrucf ueufe- 
ment  inoculées  ,  ont  eu  eniuite  la  pe- 
tite vérole  naturelle  ;  mais  ce  n'efl  pas 
de  ces  Inoculés  qu'il  efl  queftion  ;  il 
s'agit  de  ceux  fur  lefquels  l'Inoculation 
a  réiiiïï.  Au  refte  on  nous  affure  dans 


fur  P Inoculation.  413 

le  Mémoire  qu'il  n'y  a  aucun  exemple 
d'une  perfonne  inoculée  trois  fois  en 
pure  perte.  Cela  peut  être;  mais  quand 
l'Inoculation  aura  deux  fois  manqué  fon 
effet ,  faudra-t-il  s'y  foumettre  une  troi- 
fieme  fois?  Et  quand  on  s'y  fera  fou- 
rnis ,  avec  ou  fans  fuccès ,  fera-t-on  en 
fureté  contre  la  petite  vérole  pour  le 
refte  de  fes  jours  ?  C'en1  ce  qu'on  ne 
nous  dit  pas. 

II.  Les  Auteurs  du  Mémoire  paroif- 
fent  convaincus  de  ce  que  nous  avons 
avancé  ,  que  l'Inoculation ,  rigoureufe- 
ment  parlant,  ne  fait  perdre  la  vie  à 
aucun  fujet,  à  moins  qu'elle  ne  foit  mal 
à  propos,  ou  mal  adminiilrée,  ou  qu'elle 
ne  fe  trouve  compliquée  avec  une  autre 
maladie.  H  y  a,  difent-ils ,  bien  de  la 
différence  entre  mourir  de  l'Inoculation 
ou  après  l'Inoculation  ;  d'où  ils  con- 
cluent que  le  faccès  dépend  toujours  de 
l'habileté  ,  de  l'expérience  Se  de  la  fa- 
geffe  de  Plnocuîateur.  Ils  avouent  ce- 
pendant ,  qu'il  peut  quelquefois  lui  être 
difficile  de  ne  s'y  pas  tromper  :  mais , 
ajoutent-ils  ,  la  Médecine  en  général  efl 
dans  le  même  cas  par  rapport  à  un  très- 
grand  nombre  de  maladies  ;  feroit-ce 
une  raifon  pour  la  proferire  ?  Ils  s'inf- 
crivent  en  faux  en  cette  occafion  contre 


414  Réflexions 

ce  qui  eft  rapporté  dans  le  Mémoire  de 
leurs  adverfaires  ,  que  les  plus  habiles 
Inoculateurs  de  Londres  ,  lorfqu'ils 
voient  leurs  Inoculés  aller  mal ,  les 
abandonnent  au  Médecin,  pour  ne  pas 
mettre  la  mort  fur  le  compte  de  l'Ino- 
culation ,  Se  par  conséquent  pour  en 
décharger  teur  lifte  ;  on  nous  afture  que 
cette  lupercherie  n'a  été  pratiquée  en 
Angleterre  que  par  des  Chirurgiens  té- 
méraires 6c  ignorans.  Nos  Inoculiftes 
penfenî,  que  le  nombre  de  ceux  qui 
meurent  de  la  petite  vérole  artificielle 
peut  être  tout  au  plus"  de  1  fin*  4  à  5 
mille  ;  &  ils  ajoutent  même  (  nous  igno- 
rons fur  quel  fondement  )  que  ceux 
qui  fuccombent  à  cette  maladie  feroient 
morts  de  la  petite  vérole  naturelle.  Ils 
paroiffent  d'ailleurs  affez  peu  fenfibles 
à  la  perte  que  l'Inoculation  pourroit 
occafionner  à  la  fociéié ,  fi  on  la  prati- 
quons conftamment  fur  les  enfans  à  la 
mammeile;  perte  qu'ils  regardent  com- 
me très-légère.  On  peut  voiries  raifons 
qu'ils  en  apportent ,  &  que  nous  aban- 
donnons au  jugement  des  lecleurs. 
Quoi  qu'il  en  (bit ,  pour  éviter  toute 
chicane,  ils  fixent  le  rapport  des  morts 
de  l'Inoculation  à  un  fur  trois  cens. 
Mais  ils  croient  que  le  danger  feroit 


fur  V Inoculation.  415  * 

bien  plus  confidérable ,  fi  on  inoculoit 
fans  préparation  ;  &  ils  prétendent  que 
dans  le  Levant  le  nombre  des  morts  eu. 
par  cette  raifon  de  1  fur  25  ;  ce  qui 
s'accorde  bien  peu  avec  ce  que  d'autres 
Inoculateurs  ont  avancé.  Ce  fait ,  vrai 
ou  non ,  eft  attefté  à  nos  Auteurs  par 
un  de  leurs  Confrères  ,  d'après  le  té- 
moignage de  plufieurs  Négocians ,  qui 
pendant  leur  féjour  à  Conftantinople  , 
ont  fait ,  dit-on,  des  recherches  à  ce  fujet. 
Iïï.  Quoique  les  Médecins  oppofés 
à  rinoculation  prétendent  dans  leur 
Mémoire  imprimé  ,  qu'il  y  a  au  moins 
un  Jixieme  des  hommes  qui  n'en1  point 
fujet  à  la  petite  vérole  naturelle  ,  les 
Médecins  favorables  à  l'Inoculation  ne 
fe  rendent  pas  aux  preuves  fur  lefquelles 
leurs  adverfaires  fondent  ce  calcul.  Ce- 
pendant ils  augmentent  eux-mêmes  ce 
nombre  bien  davantage  ;  car  ils  accor- 
dent qu'il  y  a  un  tiers  du  genre  humain 
exempt  de  cette  maladie.  Sans  difeuter 
ces  différentes  alertions,  nous  en  con- 
clurons feulement  qu'il  n'en1  pas  à  beau- 
coup près  certain  ,  comme  d'autres 
Inocullites  font  avancé  ,  que  prefque 
tous  les  hommes  (  à  l'exception  de  r 
fur  14  tout  au  plus  )  font  fujets  à  la 
petite  vérole  naturelle. 


426  Réflexions 

IV.  Nos  Auteurs  avancent,  dirmoins 
fi  nous  les  avons  bien  compris ,  que  la 
mortalité  générale  de  îa  petite  vérole  à 
Paris  eft  de  i  fur  5  ;  ce  qui  eft  bien  plus 
fort  que  le  rapport  de  1  à  7  ,  donné 
pour  Londres  par  M.  Jurin  ;  cependant, 
afin  de  ne  rien  forcer ,  ils  ne  mettent 
la  mortalité  qu'à  1  fur  10.  Mais  ils  re- 
marquent que  la  mortalité  de  la  petite 
vérole  foit  naturelle  ,  foit  même  inocu- 
lée ,  ne  doit  point  être  calculée  d'après 
les  regiitres  des  Hôpitaux  ,  qui  la  don- 
neraient trop  forte  ;  attendu  que  dans 
les  Hôpitaux  les  maladies  font  beaucoup 
plus  funeftès  qu'ailleurs,  par  mille  rai- 
ions  ,  &  que  même  certaines  maladies , 
comme  les  blefllires  à  la  tête ,  y  font 
prefque  toujours  mortelles,  tandis  qu'ail- 
leurs on  en  guérit  prefque  toujours  ; 
félon  M.  Jurin,  la  mortalité  générale  , 
caufée  par  toutes  les  maladies ,  eft  plus 
grande  de  trois  feptiemes  dans  les  Hôpi- 
taux que  dans  les  autres  lieux.  Au  refte, 
plus  la  petite  vérole  fera  bénigne  dans 
un  lieu  donné,  plus  auffi  ,  félon  nos 
Médecins  ,  l'Inoculation  le  doit  être  ; 
ainfi  la  raifon  de  la  pratiquer  fera  tou- 
jours égale ,  dans  les  lieux  même  où  la 
petite  vérole  eft  moins  à  craindre. 

V.  On  allure  dans  le  Mémoire ,  que 


fur  F  Inoculation.  427 

les  accidens  font  beaucoup  moins  com- 
muns à  la  fuite  de  l'Inoculation  que  de 
la  petite  vérole  naturelle ,  6c  que  ces 
accidens  viennent  prefque  toujours  de 
la  faute  de  l'opérateur  ;  on  ne  con- 
vient pas  même ,  quoi  qu'en  dife  M. 
Pringle  (  d'ailleurs  favorable  à  l'Inocu- 
lation )  que  cette  maladie  ait  une  in- 
commodité qui  lui  foit  propre ,  l'abcès 
des  glandes  axillaires. 

V  I.  Nos  Médecins  Inoculiftes  ne 
croient  pas  qu'il  foit  facile  de  commu- 
niquer d'autres  maladies  par  l'Inocula- 
tion. L'obfervation  fait  voir,  félon  eux, 
que  rarement  deux  levains  différens 
exiilent  enfemble  dans  le  même  corps 
fans  que  l'un  détruife  l'autre;  quelques 
faits  recueillis  de  ce  qui  s'eft.  pafle  du- 
rant la  dernière  pefle  de  Marfeille  , 
femblent ,  difent  -  ils  ,  favorifer  cette 
afTerticn.  Ils  accordent  pourtant  qu'il 
cfl  pofîible,  que  par  une  méprife  dans 
le  choix  du  virus  variolique ,  on  infère 
avec  la  petite  vérole  d'autres  maladies , 
quoique  de  très-grands  Inoculateurs  en 
cloutent ,  6c  qu'il  y  ait  même  des  faits 
qui  femblent  prouver  le  contraire. 

VIL  Selon  ces  Médecins  ,  l'Inocula- 
tion doit  diminuer  la  contagion ,  parce 
que  la  matière  variolique  efi.  beaucoup 


42  S  Réflexions 

moins  abondante  dans  les  inoculés  ,  &C 
la  fîevre  beaucoup  moins  forte  ;  ils  pré- 
tendent que  fix  petites  véroles  artifi- 
cielles produiront  à  peine  autant  d'effet 
pour  la  contagion  ,  qu'une  feule  petite 
vérole  naturelle.  D'ailleurs  fi  on  ino- 
cule les  enfans  en  nourrice  ,  &  par  con- 
féquent  à  la  campagne  pour  la  plupart, 
la  contagion  fe  répandra  encore  moins 
dans  les  villes  ;  &  même ,  après  quel- 
ques générations ,  le  nombre  des  petites 
véroles  pourra  diminuer  à  tel  point, 
qu'il  n'y  auroit  plus  de  perfonnes  fu- 
jettes  à  cette  maladie  ,  que  celles  qui 
devroient  l'avoir  deux  fois.  On  nie  for- 
mellement dans  le  Mémoire ,  que  l'épi- 
démie de  la  petite  vérole  à  Paris  ait 
augmenté  depuis  l'Inoculation.  On  re- 
marque que  l'épidémie  de  Bojton  avoit 
commencé  au  mois  de  Mai ,  &  qu'on 
n'a  pratiqué  l'Inoculation  qu'au  mois 
d'Août.  On  ajoute, que  depuis  que  l'Ino- 
culation eft  reléguée  dans  les  Faux- 
bourgs  de  Paris  par  Arrêt  du  Parlement, 
la  petite  vérole  n'ed  pas  plus  fréquente 
qu'autrefois  dans  ces  fauxbourgs  ;  & 
qu'elle  ne  l'efî  pas  non  plus  devenue 
davantage  à  Londres ,  on  l'on  inocule 
beaucoup  plus  qu'à  Paris.  Quoiqu'il  y 
ait  à  l'Hôtel  -  Dieu  d^s  petites  véroles 


far  P Inoculation.  419 

en  tout  tems ,  cette  maladie ,  à  ce  qu'on 
prétend  ,  n'eft  pas  plus  commune  dans 
le  quartier  de  l'Hôtel-Dieu  que  dans  le 
reiîe  de  la  ville ,  &:  n'y  dure  pas  toute 
l'année  ;  la  contagion  même  ne  fe  ré- 
pand pas  dans  l'intérieur  de  cet  hôpital, 
quoique  pour  toute  précaution ,  on  fe 
contente  de  mettre  les  malades  dans 
une  falle  haute.  Nos  Auteurs  obfervent 
à  ce  fujet,  combien  il  efr,  contradictoire 
de  craindre  fi  fort  la  prétendue  conta- 
gion que  l'Inoculation  peut  caufer,  tan- 
dis qu'on  le  met  fi  peu  à  l'abri  contre 
celle  de  la  petite  vérole  naturelle.  Ce- 
pendant ,  pour  calmer  jufqu'aux  moin- 
dres fcrupules  ,  ces  Médecins  croient 
qu'il  feroit  facile  de  prévenir  par  de 
bons  réglemens  jufqu'à  l'ombre  môme 
des  abus  ;  mais  ils  paroiiîént  perfuadés 
que  profcrire  l'Inoculation  par  Arrêt, 
ce  feroit  condamner  à  la  mort  tous 
ceux  que  cette  opération  auroit  empê- 
chés de  fuccomber  à  la  petite  vérole 
naturelle.  Ils  ne  nous  difent  pas  fi  les 
réglemens  qu'ils  propofent  de  faire  par 
rapport  à  l'Inoculation  ,  doivent  ou 
peuvent  être  tels  ,  qu'ils  privent  les  Ci- 
toyens peu  aifés  de  tenter  cette  opéra- 
tion fur  eux  ou  fur  leurs  enfans ,  ôt  par 
conféquent  des  avantages  qu'elle  pour- 
roit  leur  procurer. 


43°     Réflexions  fur  t  Inoculation. 

VIII.  Il  ne  faut  pas  oublie?,  félon  nos 
Auteurs ,  parmi  les  avantages  de  l'Ino- 
culation ,  ce  que  rapporte  le  Dofteur 
Maty ,  qu'en  Angleterre ,  dans  les  tem- 
ples ,  dans  les  promenades ,  aux  fpec- 
tacîes,  on  commence  à  s'appercevoir 
de  ce  qu'on  doit  à  cette  pratique  pour 
la  confervation  de  la  beauté. 

IX.  De  tous  ces  faits  réunis ,  les  Au- 
teurs du  Mémoire  concluent ,  que  l'Ino- 
culation doit  fauver  la  vie  à  une  quan- 
tité prodigieufe  de  Citoyens  ;  qu'elle 
empêchera  que  beaucoup  d'autres  ne 
foient  défigurés  ou  mutilés  ;  qu'ainfi 
elle  efr.  utile  à  la  fociété  en  général,  &c 
par  conféquent ,  ajoutent-ils ,  à  chaque 
citoyen  en  particulier  :  nous  renvoyons, 
pour  apprécier  la  juilefTe  de  cette  con- 
féquence  ,  aux  deux  premières  parties 
de  notre  écrit  far  l'Inoculation.  Nos 
Médecins  penfent  donc  que  l'Inocula- 
tion doit  être  au  moins  tolérée  ;  expref- 
ficn  qui  pourra,  difent-ils,  paroîîre  mi- 
tigée jufqu'à  l'excès ,  mais  qu'ils  n'em- 
ploient aufTi  que  par  excès  de  précau- 
tion ,  &  pour  fe  réferver  le  droit  de 
proferire  l'Inoculation  ouvertement ,  û 
l'expérience  y  faifoit  découvrir  dans  la 
fuite  des  inconvéniens  jufqu'à  préfent 
inconnus, 


REFLEXIONS 

SUR 

LA  POÉSIE, 

Lues  à  l'Académie  Francoife  le  z!> 

Août  1-6 o  ,  a  Coccajion  du 

prix  de  Vers. 


RÉFLEXIONS 


43? 

ss *~fë 

RÉFLEXIONS 
LA  POÉSIE, 

Écrites  à  Voccajîon  des  Pièces  que 
r Académie  Francoife  a  reçues 
en  ij6o  pour  le  concours* 

ÏK — -f(fê  N  voit  tous  les  jours  des  gens 
j|  Q  |  d'efprit ,  &C  même  des  gens 
gfe — jgjt  de  goût ,  qui  ayant  été  dans 
leur  jeunette  enthoufiaftes  de  la  Poé- 
iie ,  &C  ayant  fait  leurs  délices  de  cette 
lecture ,  s'en  dégoûtent  en  vieillhTant, 
&  avouent  franchement  qu'ils  ne  peu- 
vent plus  lire  de  vers.  Ce  refroidiiTe- 
ment  eft-il  la  faute  de  l'âge  ou  celle  de 
la  Poéfie  ?  Prouve-t-il  qu'avec  les  an- 
nées on  devient  plus  raifonnable  ,  ou 
feulement  plus  infenfible  ?  Plaifante 
queflion ,  s'écrieront  les  Vérificateurs  ! 
Tome  V*  T 


'43  4  Réflexions 

Il  n'appartient  qu'à  un  Géomètre  de  la 
faire ,  &z  d'ignorer  qu'un  des  objets  de  la 
Poéfie  étant  de  natter  l'oreille ,  elle  doit 
produire  moins   d'effet  fur  des  fibres 
ufées  ,  &  des  organes  endurcis.  A  la 
bonne  heure.  Mais  pourquoi  ces  mêmes 
oreilles  ,  qui  fe  dégoûtent  de  la  Poéfie 
en  vieilliffant ,  ne  fe  dégoûtent  -  elles 
pas  de  même  de  la  Mufîque  ?  C'eft  pour- 
tant un  plaifir  qui  dépend  aufïï  des  or- 
ganes ,  &  même  qui  en  dépend  uni- 
quement. Ofons  en  dire  davantage ,  & 
parler  avec  vérité.  On  n'accufera  pas 
notre  fiecle  d'être  refroidi  fur  la  Mu- 
fîque ,  fi  ce  n'efl  peut-être  fur  le  plain- 
chant  de  nos  anciens  Opéras  :  cepen- 
dant on  ne  fauroit  fe  difîimuier  le  peu 
d'accueil  que  fait  ce  même  fiecle  au  dé- 
luge de  vers  dont  on  l'accable.  Ceci  ne 
regarde  pas  nos  grands  Poètes  vivans  ; 
leur  génie ,  leur  fuccès ,  la  voix  publique 
les  exceptent  &  les  diftinguent  :  mais 
pour  la  foule  qui  fe  traîne  à  leur  fuite , 
la  carrière  en1  devenue  d'autant  plus 
dangereufe ,  que  la  plupart  des  genres 
de  Poéfie  fcmblent  fgccefuvement  paf- 
fer  de  mode.  Le  Sonnet  ne  fe  montre 
plus  ?  l'Élégie  expire ,  l'Églogue  eft  fur 
ion  déclin ,  l'Ode  même ,  l'orgueilleufe; 


fur  la  Poéjie.  43  5 

ode  commence  à  décheoir;  la  Satyre 
enfin ,  malgré  tous  les  droits  qu'elle  a 
pour  être  accueillie  ,  la  fatyre  envers 
nous  ennuie  pour  peu  qu'elle  foit  lon- 
gue ;  nous  l'avons  miie  plus  à  Ton  aife 
en  lui  permettant  la  profe  ;  c'eft.  le  feul 
genre  de  talent  que  nous  ayons  craint 
de  décourager. 

Ce  qu'on  appelle  fur-tout  petits  vers 
a  prodigieufement   perdu  de  faveur  ; 

Eour  fe  réfoudre  à  les  lire  ,  il  faut  être 
ien  averti  qu'ils  font  excellens.  J'en 
appelle  à  ceux  de  nos  Ecrivains  pério- 
diques ?  qui  ont  pour  objet  de  recueillir 
ou  d'enterrer  les  pièces  fugitives ,  £>C 
qui  à  ce  titre  doivent  tous  les  mois  un 
tribut  de  vers  au  public.  Combien  de 
fois  lui  payent-ils  cette  redevance ,  fans 
qu'il  daigne  s'en  appercevoir? 

Le  peuple  des  vérificateurs  voit  avec 
chagrin  le  progrès  fenfible  du  diferédit 
où  il  tombe.  Pour  foulager  l'humeur 
qu'il  ena,&  qu'il  feroit  barbare  de 
lui  reprocher  y  il  s'en  prend  à  ce  per- 
nicieux efprit  philofophique  ,  déjà  char- 
gé d'iniquités  beaucoup  plus  graves  ; 
car  il  faut  bien  que  l'efprit  philofophi- 
que ait  encore  ce  tort-là. 

Peut-être   notre  fiecle   mérite-t-il 

Tij 


436  Réflexions 

beaucoup  moins  qu'on  ne  penfe,  l'hon- 
neur ou  l'injure  qu'on  prétend  lui  faire  % 
en  l'appellant  par  excellence  ou  par  dé^ 
rifion  le  Jiecle  Philojbphc  ;  mais  Philo- 
fophe  ou  non,  les  Poètes  n'ont  point 
à  le  plaindre  de  lui  ,  &  il  fera  facile 
de  le  juftirier  auprès  d'eux. 

Si  la  Philofophie  infpire  le  goût  des 
lectures  utiles  ,  le  plus  grand  mérite  au- 
près d'elle  efl:  de  joindre  l'agrément  à 
l'utilité;  par-là  on  rend  nos  plaifirs  plus 
réels  &  plus  durables.  Les  ouvrages 
philo fophiques ,  quand  ils  réunifient  ces 
deux  avantages ,  font  peut-être  les  plus 
propres  à  maintenir  le  bon  goût  dans 
l'Art  d'écrire  ;  ils  nous  font  fentir  com- 
bien des  idées  nobles  &  grandes ,  re- 
vêtues d'ornemens  fimples  &:  vrais 
comme  elles  .  font  préférables  à  des 
riens  agréables  &  frivoles. 

C'en  avec  cette  févérité  que  le  Phî- 
lofophe  examine  &  juge  les  ouvrages 
de  poéfie.  Pour  lui  le  premier  mérite 
&  le  plus  indifpenfable  dans  tout  écri- 
vain ,  efl  celui  des  penfées  :  la  poéfie 
ajoute  à  ce  mérite  celui  de  la  difficulté 
vaincue  dans  l'exprefîion  :  mais  ce  fé- 
cond mérite ,  très-eftimable  quand  il  fe 
joint  au  premier.,  n'eft  plus  qu'un  effort 


fur  la  Poéjie.  437 

puéril  dès  qu'il  eft  prodigué  en  pure 
perte  &  fur  des  objets  futiles.  Un  dé 
nos  grands  Vérificateurs  fe  félicitoit, 
dit-on,  d'avoir  exprimé  poétiquement 
fa  perruque.  Mais  pourquoi  fe  donner 
la  peine  d'exprimer  une  perruque  poé- 
tiquement? N'eft-ce  pas  avilir  la  langue 
des  Dieux  ,  que  de  la  proftituer  à  des 
chofes  fi  peu  dignes  d'elle  ? 

La  vraie  Poéfie  ,  celle  qui  feule  me-» 
rite  ce  nom,  dédaigne  non -feulement 
les  idées  populaires  &  baffes  ,  mais" 
même  les  idées  riantes  &C  agréables ,  fi 
elles  font  triviales  &  rebattues.  Rien 
n'eft  plus  plein  de  finette  &  de  vérité 
que  les  ficlions  de  la  Poélie  ancienne  ; 
mais  rien  n'eft  aujourd'hui  plus  itfé  que 
ces  fictions.  Celui  qui  le  premier  a  peint 
l'amour  fous  les  traits  d'un  enfant, 
avec  des  ailes  ,  un  bandeau ,  Se  des 
flèches ,  a  montré  beaucoup  d'efprit  : 
il  n'y  en  a  point  à  le  répéter.  Anacréon 
nous  plaît  avec  juftice  ,  parce  qu'il  eft 
ou  qu'il  pafîe  pour  le  créateur  de  fon 
genre  :  mais  dans  un  petit  genre  tel 
que  le  fien ,  où  celui  qui  invente  , 
épuife ,  l'original  eft  quelque  chofe  ,  &C 
les  copies  ne  font  rien. 

Puifque  la  Poélie  eft  un  art  d'ima- 

Tiij 


43  8  Réflexions 

gination ,  il  n'y  a  donc  plus  de  Poéfîe  % 
dès  qu'on  fe  borne  à  répéter  l'imagi- 
nation des  autres.  Nos  meilleurs  Ecri- 
vains conviennent  que  les  phrafes ,  de 
û  on  peut  parler  ainfi ,  les  formules  du 
langage  poétique  font  infipides  dans  la 
proie.  Pourquoi  ?  Parce  que  ce  lan- 
gage eil  inventé  depuis  près  de  trois 
mille  ans  ,  &  que  le  genre  d'idées  qu'il 
renferme  ,  eu  devenu  failidieux.  En 
Poéiie  même  ,  les  auteurs  de  génie  n'en 
font  plus  aucun  ufag«  ;  ils  n'ofent  toute- 
fois le  condamner  ouvertement  dans 
les  vers,  à  caufe  de  la  poffefîion  im- 
mémoriale où  il  eu  d'y  régner  ;  mais 
en  profe  le  même  droit  de  prefeription 
ne  les  arrête  pas ,  &'  ils  en  font  juffice 
fous  un  autre  nom. 

Il  en  eïl  de  même  de  plufieurs  gen- 
res de  Poéfie.  Le  genre  pafloral ,  par 
exemple  ,  peut  encore  nous  plaire  fur 
la  feene  ,  &C  principalement  fur  le 
Théâtre  lyrique  9  par  les  accefToires 
qui  l'accompagnent  ;  le  fpe£tacle ,  l'ac- 
tion ,  la  mufique  &  les  danfes.  Mais 
dépouillé  de  ces  ornemens ,  &:  réduit 
à  lui-même  ,  ce  genre  eu  devenu  bien 
froid  fur  le  papier.  Théocrite,  Vir- 
gile ,   6c  Fontenelle  ont   épuifé  tout 


fur  la  Poêjîe.  439 

ce  qu'on  peut  dire  fur  les  bois  ,  les 
fontaines  &  les  troupeaux.  Les  fenti- 
mens  tendres ,  fimples  &£  naturels ,  faits 
pour  nous  intéreffer  par-tout  où  ils  fe 
trouvent ,  n'ont  pas  befoin  ,  pour  aug- 
menter cet  intérêt ,  d'être  attachés  ait 
nom  d'Idylle  ;  pour  remplir  &  pénétrer 
l'ame ,  il  leur  fufHt  d'être  exprimés  tels 
qu'ils  font;  les  prairies  &£  les  moutons 
n'y  ajoutent  rien.  Avouons  même  que 
ces  détails  ruftiques ,  déjà  peu  piquans 
par  eux-mêmes  ,  ont  encore  quelque- 
fois l'inconvénient  de  trancher  avec  le 
fujet,  &I  d'y  être  ridiculement  dépla- 
cés. De  toutes  les  Edogues  de  Virgile , 
la  meilleure,  peut-être,  finon  comme 
Eglogue  ,  au  moins  comme  pièce  ,  eft 
celle  de  Corydon  &c  d'Alexis  ;  &:  afîu- 
rément  on  ne  dira  pas  que  ce  foit  là 
un  fujet  paftoral. 

Mais  pourquoi  notre  fiecle  ,  en  fe 
refroidifTant  fur  l'églogue  ,  femble-t-il 
fe  refroidir  aiuTi  fur  l€  genre  le  plus 
oppofé  au  bucolique  ,  fur  le  genre  de 
l'ode?  Le  même  dégoût  pour  les  pein- 
tures &  les  idées  communes  produit 
ces  deux  effets  contraires.  Ce  qui  fait 
le  caractère  de  la  Poéfie  lyrique ,  c'eit 
la  grandeur  ôc  l'élévation  des  penfées  ; 

Tiv 


440  Réflexions 

toute  Ode  qui  remplira  cette  condi- 
tion ,  efl  aflurée  d'enlever  les  fiiffrages. 
Mais  les  penfées  fiiblimes  font  rares  ,8c 
ne  peuvent  être  fuppléées  ,  ni  par  la 
magnificence  des  mots ,  cette  magnifi- 
cence fi  pauvre  quand  celle  des  chofes 
n'y  répond  pas  ,  ni  par  ce  beau  déjordre. 
qu'on  n'a  pu  jufqu'ici  bien  définir,  ni 
par  des  invocations  triviales  qui  ne  font 
point  exaucées,  ni  par  un  enthoufiafme 
de  commande  qui  femble  annoncer  une 
foule  d'idées  &t  qui  n'en  produit  pas 
une  feule. 

En  un  mot,  voici ,  ce  me  femble ,  la  loi 
rigoureufe  ,  mais  jufte,  que  notre  fiecle 
impofe  aux  Poètes  ;  il  ne  reconnoît  plus 
pour  bon  envers  que  ce  qu'il  trouve  roit 
excellent  en  profe.  Ce  n'efl  pas  à  dire 
pour  cela  que  des  vers  profaïques  y 
fiuTent-ils  d'ailleurs  bien  penfés  ,  puif- 
fent  obtenir  fon  fufTrage.  L'homme  de 
goût  efl  encore  bien  plus  difficile  fur 
la  difïion  dans*  les  vers  que  dans  la 
profe.  Il  fe  contente  prefque  dans  celle- 
ci  d'un  ïtyle  coulant  &c  naturel,  qui  n'ait 
rien  de  bas  ni  de  choquant  ;  il  exige; 
de  plus  dans  les  vers  une  expreffion 
noble  &  choifie  fans  être  recherchée  ^ 
une  harmonie  facile  3  6c  où  la  contrainte 


fur  la  Poijîe.  441 

ne  fe  fafle  point  fentir  ;  il  veut  enfin  que 
le  Poète  {bit  précis  fans  être  déchar- 
né, naturel  6c  aifé  fans  être  froid  &£ 
lâche  ,  vif  Se  ferré  fans  être  obfcur. 
Il  ne  donne  pas  même  le  nom  de  Poète 
au  Vérificateur  qui  a  fouvent  rempli 
ces  conditions  ,  s'il  ne  les  a  remplies 
beaucoup  plus  fouvent  qu'il  ne  les  a 
violées  ;  &£  tel  de  nos  Ecrivains  qui  a 
excellé  dans  la  profe  ,  qui  a  beaucoup 
penfé  dans  fes  vers ,  qui  en  a  fait  beau- 
coup de  bons  ,  auroit  doublé  fa  réputa- 
tion en  jettant  au  feu  les  trois  quarts 
de  (es  poéfies ,  &  en  ne  donnant  le  refte 
que  par  fragmens.  En  vain  un  de  nos 
plus  beaux  efprits  a-t-il  prétendu ,  qu'on 
ne  doit  avoir  égard  dans  les  vers  qu'à 
la  beauté  du  fens ,  à  la  clarté  &  à  la 
précifion  avec  laquelle  il  efl  rendu;  &c 
que  ces  conditions  une  fois  remplies, 
on  doit  fe  confoler  que  l'harmonie  en 
fouffre.  Il  efï  facile  de  lui  répondre  par 
l'exemple  des  grands  Maîtres  qui  ont  fu 
allier  dans  leurs  vers  la  beauté  du  fens  à 
celle  de  l'harmonie.  En  un  mot,  quand 
on  prend  la  peine  de  lire  des  vers ,  on 
cherche  ce  on  efpere  un  pîahir  de  plus 
que  fi  on  liibit  de  la  profe  ;  &  des  vers 
durs  ou  foibks  font  au  contraire  éprou- 

T  v 


44 2  Réflexions 

ver  un  fentiment  pénible  ,  Se  par  con~ 

féqùent  un  plaifir  de  moins. 

Cette  manière  de  penfer  ,  fi  j'ofe 
rendre  compte  ici  de  la  difpofition  una- 
nime de  mes  Confrères ,  dirigera  dans 
la  fuite  plus  que  jamais  le  jugement  de 
l'Académie  Françoife  fur  les  pièces  de 
poéfie  qu'on  lui  adreffe  pour  le  con- 
cours. Tant  qu'elle  a  propofé  &  fixé 
les  fujets  de  ces  pièces ,  fi  elle  a  eu 
quelque  chofe  à  fe  reprocher  dans  (es 
décidons ,  ce  n'eu  pas  d'avoir  ufé  d'une 
rigueur  excefîive  ;  elle  a  quelquefois 
encouragé  le  germe  du  talent  ,  plutôt 
que  le  talent  même  ;  &  le  bas  peuple 
des  critiques,  qui  fe  plaît  à  déchirer 
lourdement  les  ouvrages  couronnés,  & 


qui  ne  remporteroit  pas  même  le  prix 

de  la  fatyre  s'il  y   e 

être  perfuadé ,   fans   craindre   d'avoir 


fatyre  s'il  y   en  a  voit  un  ,  doit 


trop  bonne  opinion  de  l'Académie  9 
qu'elle  a  pu  donner  le  prix  à  certaines 
pièces ,  &:  les  croire  en  même  tems  fort 
éloignées  de  la  perfection.  Cependant, 
pour  acquérir  le  droit  d'être  plus  fé- 
vere  à  l'avenir ,  elle  a  pris  le  parti  de- 
puis quelques  années  de  laiffer  aux 
Poètes  le  choix  des  fujets  ;  mais  elle 
voit  avec  peine  que  les  Auteurs  fem- 


fur  la  Poêjîe.  443 

blent  fe  négliger  à  proportion  de  la  li- 
berté qu'elle  leur  laiïle  ,  &  de  la  ri- 
gueur qu'elle  a  réfolu  de  mettre  dans 
les  jugemens.  Ce  n'eft  pas  que  l'Aca- 
démie n'ait  remarqué  du  talent,  &:  mê- 
mes des  étincelles  de  génie ,  dans  quel- 
ques-unes des  pièces  qu'elle  a  reçues  ; 
mais  ce  n'ell:  point  à  quelques  vers 
détachés  ,  &  flottans  pour  ainfi  dire  au 
hazard  ,  c'eft  à  l'enfemble  d'an  ouvrage 
qu'elle  accorde  le  prix.  Celui-ci ,  fans 
deiTein  &  fans  objet,  fe  perd  en  écarts 
continuels ,  &  étouffe  quelques  peiï* 
fées  heure ufes  fous  un  monceau  de 
décombres  ;  celui-là  a  plus  de  fuite  tk. 
de  plan ,  mais  n'a  prefque  point  d'autre 
mérite  ,  &  délaye  des  idées  communes 
dans  des  vers  froids  ou  bourfouflés.  En 
un  mot  ,  aucune  des  pièces  n'a  paru 
propre  à  faire  fur  le  public  affemblé 
cette  imprefTion  de  plaifir,  qu'il  eft  en 
droit  d'attendre  d'un  ouvrage  couron- 
né par  le  jugement  d'une  fociété  de 
Gens  de  Lettres.  Chacun  des  concur- 
rens  en  particulier ,  trouve  cette  fé- 
vérité  très-jufte  à  l'égard  de  fes  rivaux  ; 
mais  plufieurs  la  jugent  inique  &:  bar- 
bare pour  ce  qui  les  concerne.  Il  en  efl 
même  de  plus  mécontens  ,  qui  n'at- 

T  vi 


444  Réflexions 

tendent  que  le  jour  de  leur  arrêt  pour 
lancer  contre  l'Académie  quelque  Epi- 
gramme  qu'elle  ignore  ;  ils  fe  font  d'ail- 
leurs célébrer  par  des  Journalises ,  car 
il  y  en  a  qu'on  fait  taire  &  parier 
comme  on  veut  ;  &  fi  leur  amour 
propre  n'eft  pas  fatisfait ,  il  croit  du 
moins  être  bien  vengé.  Quelques  an- 
nées fe  parlent;  l'amour  paternel  s'af- 
foiblit  ,  la  vanité  ofFenfée  s'appaife  ;  ils 
relifent  leur  ouvrage  de  fang-froid ,  & 
ils  trouvent  que  leurs  juges  ont  eu 
raifon. 

Ilfemble  que  le  même  efprit  de  fa- 
gefie  qui  a  préfidé  à  la  formation  de 
notre  langue ,  a  préfidé  auffi  aux  règles 
de  notre  Poéfie  françoife.  Nous  avons 
fenti  eue  la  Poéfie  étant  un  art  d'agré- 

1      .      .  .  o 

ment ,  c'étoit  en  diminuer  le  plaifir  que 
d'y  multiplier  les  licences ,  comme  ont 
fait  dans  la  leur  la  plupart  des  étrangers» 
Les  Anglois  &  les  Italiens  ont  des  vers 
fans  rime  ,  des  inverfions  fréquentes  &C 
de  toute  efpece  ,  des  ellipfes  multi- 
pliées ,  la  liberté  d'accourcir  &  d'allon- 
ger les  mots  félon  le  befoin  qu'ils  en 
ont ,  enfin  une  grammaire  beaucoup 
plus  relâchée  pour  la  Poéfie  que  pour 
la  proie.  Chez  nous  la  grammaire  des 


fur  la  Poèjîe.  44  J 

Poètes  eft  aufîi  rigoureuie  que  celle  des 
Profateurs  ;  l'inverfion  eft  rarement 
permife  ,  elle  nous  déplaît  pour  peu 
qu'elle  ioit  extraordinaire  ou  forcée  ; 
&  celui  qui  a  dit  que  le  cara&ere  de  la 
Poéiie  Françoife  confiftoit  clans  l'inver- 
fion, n'avoit  apparemment  jamais  lu 
de  vers ,  on  n'en  avoit  lu  que  de  mau- 
vais. Enfin  nous  croyons  la  rime  aufîi 
indifpenfable  à  nos  vers  que  la  vérifi- 
cation à  nos  Tragédies  :  que  ce  foit 
raifon  ou  préjugé,  il  n'y  a  qu'un  moyen 
d'affranchir  nos  Poètes  de  cet  efciavage, 
fi  c'en  eft  un  ;  c'eft  de  faire  des  Tragé- 
dies en  Proie  ,  &  des  vers  fans  rimes  , 
qui  aient  d'ailleurs  affez  de  mérite  pour 
autorifer  cette  licence.  Jufque-là  tous 
les  raifonncmens  de  part  &  d'autre  fe- 
ront en  pure  perte  ;  les  uns  croyant 
avoir  la  raifon  pour  eux ,  &c  les  autres 
réclamant  l'ufage  &  l'habitude  ,  devant 
lefquels  la  raifon  doit  fe  taire. 

Je  ne  fais  ce  qui  arrivera  des  vers 
fans  rime  ;  mais  je  ne  défefpere  pas  que 
s'ils  s'établiflént  jamais  ,  l'ufage  ne  com- 
mence par  nos  vers  lyriques,  par  ceux 
qui  font  faits  pour  être  chantés.  Autant 
la  mefure  6c  la  cadence  font  nécefiaires 
à  ces  fortes  de  vers  ?  autant  la  rime  l'eft 


446  Réflexions 

peu  ;  la  lenteur  du  chant  l'empêche 
prefque  toujours  d'être  fenfible ,  &  par 
conféquent  détruit  fon  effet.  Oferoit- 
on  conclure  de-là  qu'on  pourroit  faire 
de  très-bonne  Mufique  fur  de  la  Profe 
Françoife  ,  pourvu  que  cette  Profe  fût 
harmonieufe  &  cadencée?  Quelles  cla- 
meurs cependant  contre  le  malheureux 
qui  oferoit  tenter  cette  innovation  !  Il 
me  femble  entendre  déjà  l'anathême 
lancé  contre  lui  de  toutes  parts ,  &£  fur- 
tout  par  cette  efpece  de  connohTeurs 
qu'on  appelle  gens  de  goût  par  excel- 
lence ,  gens  de  goût  tout  court  ,  qui 
jugent  de  tout  ians  rien  produire ,  & 
qui  en  matière  de  plaifir  protègent  les 
anciens  ufaçes.  Malheureufement  ces 
gens  de  goût,  oui  déclameroient  le  plus 
contre  la  nouveauté  que  nous  propo- 
fons ,  ne  s'appercevroient  pas  qu'ils 
entendent  tous  les  jours  au  Concert 
Spirituel  de  la  Profe  Latine  à  demi  bar- 
bare ,  fans  que  leurs  oreilles  délicates 
en  foient  offenfées. 

Quoiqu'il  enfoit,  moins  nous  adou- 
cirons la  rigueur  de  nos  lois  poétiques , 
plus  il  y  aura  de  gloire  à  la  îurmonter. 
Ne  craignons  pas  d'aflurer  qu'il  y  a 
plus  de  mérite  dans  dix  bons  Vers  Fran- 


fur  la  Poifîe,  447 

cois, que  dans  trente  Anglais  ou  Italiens. 
Ceux  que  l'impulsion  de  la  nature  aura 
forcés  d'être  Poètes  ,  fauront  bien  nous 
plaire  malgré  tous  ces  liens  dont  nous 
les  avons  chargés  ;  les  autres  auroient 
mauvaise  grâce  à  fe  plaindre  des  entra- 
ves qu'on  leur  donne;  ils  n'en  marche- 
roient  pas  mieux  quand  ils  auroient 
leurs  membres  libres. 

Si  donc  on  fe  refroidit  fur  les  vers 
à  mefure  qu'on  avance  en  âge ,  ce  n'efl 
point  par  mépris  pour  la  Poéfie  ;  c'elï 
au  contraire  par  l'idée  de  perfection 
qu'on  y  attache.  C'en1  parce  qu'on  a 
fenti  par  les  réflexions  ,  &  connu  par 
l'expérience  ,  la  diftance  énorme  du  mé- 
diocre à  l'excellent,  qu'on  ne  peut  plus 
fouffrir  le  médiocre.  Mais  l'excellent 
gagne  à  cette  comparaifon  ;  moins  on 
peut  lire  de  vers  ,  plus  on  goûte  ceux 
que  le  vrai  taîent  fait  produire.  Il  n'y 
a  que  les  vers  fans  génie  qui  perdent  à 
ce  refroidilfement ,  ck  ce  n'eft  pas  la 
lin  grand  malheur. 

Par  la  même  raifon  ,  quoiqu'on  re- 
connoiiîe  tout  le  mérite  de  la  Poéfie 
d'image  .  quoique  dans  la  jeune/Te ,  où 
tout  eft  frappant  &  nouveau  ,  on  pré- 
fère cette  Poéfie  à  toute  autre ,  on  lui 


448  Réflexions 

préfère  dans  un  âge  plus  avancé  la  Poé- 
fîe  de  fentiment,  &C  celle  qui  exprime 
avecnobleffe  des  vérités  utiles.  Le  Poëte 
qui  n'eft  que  Peintre,  traite  fes  lecleurs 
comme  des  enfans  de  beaucoup  d'ef- 
prit;  le  Poëte  de  fentiment,  ou  le  Poëte 
Philofophe  traite  les  fiens  comme  des 
hommes. 

Voilà  pour  quoi ,  fans  parler  ici  en 
revue  tous  nos  grands  Poëtes ,  Racine 
&:  la  Fontaine  plairont  toujours  dans 
tous  les  tems  &c  tous  les  âges.  L'un  efl 
le  Poëte  du  cœur,  l'autre  eft  celui  de 
l'efprit  &  de  la  raifon.  La  Fontaine  fur- 
tout  ,  qu'on  regarde  allez  mal  à  propos 
comme  le  Poëte  des  enfans ,  qui  ne  l'en- 
tendent guère  ,  efl  à  bien  plus  jufte  titre 
le  Poëte  chéri  des  vieillards  :  il  Peft 
même  plus  que  Racine.  Entre  plufieurs 
raifons  qu'on  en  pourroit  apporter ,  &c 
qui  fe  préfentent  afTez  facilement  ,  en. 
voici  une  que  je  foumets  au  jugement 
des  maîtres  quim'écoutent. 

L'efprit  exige  que  le  Poëte  lui  plaife 
toujours ,  &:  il  veut  cependant  des  re- 
pos :  c'eft  ce  qu'il  trouve  dans  la  Fon- 
taine ,  dont  la  négligence  même  a  fes 
charmes  ,  &  d'autant  plus  grands  que 
{on  fujet  la  demandoit;  Dans  Racine  au 


fur  la  Poèjîe.  449 

contraire  ,  toute  négligence  feroit  un  dé- 
faut ;  &c  cependant  l'exactitude  &  l'élé- 
gance continue  de  ce  grand  Poète  ,  de- 
viennent à  la  longue  un  peu  fatigantes 
par  l'uniformité  ;  il  a ,  félon  l'exprefïion 
d'un  homme  de  beaucoup  d'efprit,  la 
monotonie  de  la  perfection. 

On  peut  expliquer ,  fi  je  ne  me  trom- 
pe ,  par  ce  même  principe  ,  l'impofîi- 
bilité  prefque  générale  de  lire  de  fuite 
&c  fans  ennui  un  long;  ouvrage  en  vers. 
En  effet  un  long  ouvrage  doit  reflem- 
bler ,  proportion  gardée  ,  à  une  longue 
converfation  ,  qui  pour  être  agréable 
fans  être  fatigante  ,  ne  doit  être  vive 
&:  animée  que  par  intervalles  ;  or  dans 
un  fujet  noble  les  vers  ceflent  d'être 
agréables  dès  qu'ils  font  négligés,  &C 
d'un  autre  côté  le  plaifir  s'émoufTe  par 
la  continuité  même. 

D'après  ces  principes  ,  &:  d'après  le 
témoignage  prefque  général  de  tous  les 
Gens  de  Lettres ,  j'ai  bien  de  la  peine 
à  croire  qu'Homère  &c  Virgile  aient 
jamais  été  lus  fans  interruption  &  fans 
ennui  par  leurs  plus  grands  admirateurs. 
Il  eft  vrai  qu'indépendamment  de  la  vér- 
ification ,  il  y  a  une  autre  raifon  du  re- 
froidiffement  néceflaire  qu'on  éprouve 


450  R  éflexions  fur  la  Poéfîc. 
en  les  lifant ,  c'eft  le  peu  d'intérêt  qui 
règne  (  au  moins  pour  nous  )  dans  ces 
longs  ouvrages  ;  &  ce  qui  le  prouve  , 
c'eft  l'irnpoiîibilité  abfolue  de  les  lire 
dans  la  meilleure  traduction.  Il  n'y  a,  ce 
me  femble,  qu'un  feul  Poète  Epique 
parmi  les  morts ,  dont  la  lecture  plaife 
&  intérefle  d'un  bout  à  l'autre  ;  j'en  de- 
mande pardon  à  l'ombre  de  Defpréaux, 
mais  je  veux  parler  duTafle  :  il  eu  vrai 
qu'il  a  plufieurs  fiecles  de  moins  qu'Ho- 
mère &  Virgile ,  &  j'avoue  que  c'efï-là 
un  grand  défaut.  Peut-être  y  a-t-il  un 
autre  Poëme  Épique  qui  peut  jouir  du 
rare  avantage  d'être  lu  de  fuite  ,  fans 
ennui  &  fans  fatigue  ;  mais  l'Auteur  a 
encore  un  plus  grand  défaut  que  le 
TafTe  ;  il  eft  François,  &  vivant. 


45i 


LETTRE 

A  UN  JOURNALISTE. 

M  Es  Réflexions  fur  la  Poifie,  approu- 
vées ,  Monfieur  ,  par  nos  meil- 
leurs Poètes  ,  ont  excité  la  colère  & 
les  cris  de  quelques  rimailleurs.  Je  n'en 
fuis  ni  furpris  ni  ofFenfé  ;  je  devois 
m'attendre  à  l'intérêt  qu'ils  marque- 
roient  pour  leurs  mauvais  vers,  intérêt 
d'autant  plus  excuiable  ,  que  perfonne 
ne  le  partage  avec  eux.  Mais  je  ne 
m'attendois  pas  ,  je  l'avoue ,  à  celui 
qu'ils  prennent  au  Latin  des  Pfeaumes  : 
ils  m'acculent  d'impiété ,  pour  avoir  oie 
dire  que  ce  Latin  eft  à  demi  barbare; 
je  croyois  la  chofe  inconteftable ,  6c 
même  généralement  reconnue  par  ceux 
qui  avec  raifon  refpe&ent  le  plus  dans 
ces  Poéfies  facrées  le  fond  des  chofes. 
Si  mes  fcrupuleux  &C  redoutables  cen- 
feurs  veulent  prendre  la  peine  de  lire 
le  fécond  Difcours  fur  l'Hiftoire  Ecclé- 
fiaflique  ,  par  M.  l'Abbé  Fleury ,  que  ' 
perfonne ,  je  penfe  ,  n'accufera  d'inv- 


452.  Lettre  à  un  Journalise. 
piété;  ils  y  trouveront  au  Chapitre  XVI. 
ces  propres  paroles  :  St.  Paul  parlant 
un  Grec  DEMI  BARBARE,  ne  laiffe pas 
de  prouver ;  de  convaincre,  a" émouvoir,  &c. 
Or  il  me  femble  que  j'ai  bien  pu  dire 
fans  fcandale  du  Latin  des  Pfeaumes, 
ce  qu'un  Écrivain  plus  grave  &  plus 
pieux  que  moi  a  dit  du  Grec  de  St.  Paul. 
De  toutes  les  fottifes  que  ces  rimail- 
leurs m'ont  imputées  ,  &  de  toutes 
celles  qu'ils  ont  dites  à  cette  occafion, 
le  reproche  auquel  je  réponds  ici  - 
Monfieur ,  eft  le  feul  qui  mérite  d'être 
relevé  ,  parce  qu'il  tient  à  un  objet 
refpeûable.  C'eft  uniquement ,  ce  me 
femble  ,  fur  de  pareils  motifs  qu'on  doit 
prendre  la  peine  de  répondre  aux  criti- 
ques ,  &  fur-tout  à  des  critiques  comme 
les  miens. 

Je  fuis ,  6tc. 


**%$& 


RÉFLEXIONS 

SUR  L'ODE, 

Lues  à  V  Académie  Françoife  dans  la 
Séance  du  zb  Août  ij6z,  ou  fut 
couronnée  l'Ode  de  Mr.  Thomas 
fur  le  Temps. 


455 

rç  ####  £     ^*r       ^  ####  $ 

SUITE  DES  RÉFLEXIONS 
5(7 R  LA  POÉSIE, 

ET   SUR    I/O  DE 

£tf   P  ARTICULIE  R. 


«^AA^ 


plufi? 
autres ,  ont  échappé  avec  hon- 
neur au  naufrage  d'environ  foixante 
autres  Odes  que  l'Académie  a  vu  périr 
avec  regret ,  fans  pouvoir  en  fauver  les 
débris.  Jamais  la  Poéfie  n'a  été  fi  rare 
à  force  d'être  (i  commune ,  à  prendre 
ce  dernier  mot  dans  tous  les  fens  qu'il 
peut  avoir.  En  tout  genre  de  talens ,  le 
menu  peuple  eft  aujourd'hui  très-nom- 
breux ;  &c  malheureufement  on  ne  peut 
pas  dire  des  Beaux -Arts  comme  des 
Etats ,  que  c'eil  le  peuple  qui  en  fait 


4j6  Réflexions 

la  force.  Vérificateur,  homme  de  Let4 
très  ,  Philofophe  même  ,  on  fe  fait  tout 
à  peu  de  frais;  &  on  fe  plaint  enfuite 
que  ce  qui  a  coûté  û  peu  foit  eftimé  ce 
qu'il  vaut. 

Les  Poètes  ,  par  exemple  ,  ont  oui 
dire  qu'on  defiroit  aujourd'hui  de  la 
Philofophie  par  -  tout  ;  que  le  public 
n'entendoit  point  raifon  fur  ce  fujet, 
qu'il  étoit  las  de  mots ,  6c  vouloit  des 
chofes.  S'il  ne  tient  qu'à  cela  ,  ont-ils 
dit ,  nous  mettrons  de  la  Philofophie 
dans  nos  vers.  Mais  la  Philofophie  qui 
fait  le  mérite  du  Poète ,  n'eft  pas  celle 
qu'il  peut  arracher  par  lambeaux  dans 
quelques  livres  ;  c'eft  celle  qui  fait  {en-' 
tir  6c  penfer  ,  6c  qu'on  trouve  chez 
foi  ou  nulle  part.  Lucrèce  en  eft  un  bel 
exemple.  Quand  eft-il  vraiment  fubli- 
me  ?  Eft -ce  quand  il  détaille  en  vers 
foibles  la  foible  Philofophie  de  fon  tems, 
quand  il  fe  traîne  languiflamment  fur 
les  pas  des  autres  ?  C'eft  quand  il  penfe 
6c  fent  d'après  lui-même  ,  quand  il  eft 
le  Peintre  ,  6c  non  l'Ecolier  d'Epicure. 

A  force  de  crier  par-tout  Philofophie  ,' 
je  crains  que  nos  fages  ne  lui  faffent 
tort.  Pour  être  refpe&ée  il  ne  faut  pas 
qu'elle  fe   proflitue  ,    encore    moins 

qu'elle 


fur  PO  de.  457 

qu'elle  fe  laifîe  voir  fous  une  forme 
défavantageufe.  Si  elle  fe  trouve  em- 
prifonnée  &  mal  à  fon  aife  dans  des 
vers  durs ,  foibles ,  ou  profaïques  ,  fes 
ennemis  ,  toujours  emprefles  à  la  trou- 
ver en  faute  ,  s'écrieront  avec  fatis- 
fattion  :  Voilà  à  quoi  sexpofe  le  Poète  qui 
fe  fait  Philofophe.  Ils  devroient  dire 
tout  au  plus  ;  voilà  à  quoi  £  expo  fi  le 
Philojbphe  qui  na  pas  ce  qu  il  faut  pour 
être  Poète  :  ils  devroient  fentir  &c  recon- 
noître  ,  pour  ne  pas  citer  d'autres 
exemples  ,  quel  prix  la  Philofophie 
ajoute  à  la  vérification  brillante  du  plus 
célèbre  de  nos  Ecrivains.  Mais  ces 
Meilleurs  ne  louent  jamais  que  les 
morts ,  ou  les  vivans  que  la  mort  fait 
oublier. 

Le  Philofophe  de  fon  côté  ,  tout 
Philofophe  qu'on  l'accufe  d'être  ,  re- 
connoîtra  fans  peine  ,  que  ce  n'efi  pas 
aflez  ,  fur-tout  en  vers  ,  de  penfer  &c 
de  fentir;  l'exprefîion  en  eft  Pâme  in- 
difpenfable.  On  la  veut  choifie ,  &c  pour- 
tant naturelle  ;  harmonieufe,  &  pourtant 
facile.  On  impofe  au  Poète  les  lois  les 
plus  féveres  ;  &c  pour  comble  de  ri- 
gueur ,  on  lui  défend  de  laiiler  voir  ce 
qu'il  lui  en  a  coûté  pour  s'y  foumettre. 
Tome  K  V 


458  Réflexions 

L'arrêt  eft  dur  fans  doute  ;  il  efr.  aifé  k 
ceux  qui  ne  courent  pas  la  carrière  ,  de 
s'y  montrer  difficiles  ;  mais  il  erl:  encore 
plus  aifé  de  ne  la  pas  courir ,  fi  on  n'en 
a  pas  la  force.  Un  grand  Poëte  eft  un 
Ecrivain  d'un  ordre  fupérieur  aux  au- 
tres ;  quand  on  a  cette  prétention  ?  iî 
eft  jufte  de  la  payer. 

Encore  celui-là  même  qui  la  remplit 
le  mieux  a-t-il  befoin  de  quelqu'in dili- 
gence. Combien  de  fautes  légères  &€ 
comme  imperceptibles  ,  d'expreftions 
qui  ne  font  pas  tout-à-fait  juftes  ,  de 
tours  un  peu  contraints  ,  de  mots  8ç 
quelquefois  de  vers  de  rempliflage  9 
qu'on  eft  forcé  de  pardonner  au  Poëte  } 
Il  n'en  eft  aucun  qu'on  ne  puiffe  prendre 
ici  pour  juge  ,  pourvu  qu'on  lui  donne 
à  juger  les  vers  d'autrui ,  &  non  pas  les 
fiens.  Un  Poëte  eft  un  homme  qu'on 
oblige  de  marcher  avec  grâce  les  fers  aux 
pieds;  ilfautbien  lui  permettre  de  chan- 
celer quelquefois  légèrement.  En  fera- 
t-il  pour  cela  moins  digne  d'admiration? 
Point  du  tout.  Et  quel  eft  l'Ecrivain 
qui  ,  foit  parefte  y  foit  impuiflance  de 
mieux  faire  ,  ne  fe  furprend  pas  lui- 
même  mille  fois  en  faute  ,  ne  fe  voit 
pas  mille  petites  taches  dont  il  fe  garde 


fur  PO  Je.  459 

le  fecret  ,  &c  qu'il  efpere  dérober  aux 
autres  ?  Si  on  étoit  condamné  en  écri- 
vant à  fe  fatisfaire  pleinement  foi- même, 
je  ne  fais  fi  on  écriroit  une  page  en 
toute  fa  vie.  Nous  admirons  avec  raifon 
l'Enéide  ,   £k  Virgile  vouloit  la  brûler. 

De  tous  les  genres  de  petits  Poënies, 
POde  efl  le  plus  rempli  d'écueils.  On  y 
veut  de  l'infpiration  ,  &  Tinfpiration 
de  commande  eft  bien  froide  ;  on  y 
veut  de  l'élévation  ,  &  l'enflure  eft  à 
côté  du  fublime  ;  on  y  veut  de  l'enthou- 
fiafme  ,  &  en  même  tems  de  la  raifon , 
c'eft-à-dire  ,  non  pas  tout-à-fait ,  mais 
à-peu-près  les  deux  contraires. 

Deipréaux  dans  fon  Art  Poétique  a 
donné  le  précepte  ,  &  n'a  pas  donné 
l'exemple  clans  fon  Ode  fur  Namur.  La 
Motte  a  prétendu  que  ce  qu'on  appelle 
dans  l'Ode  un  beau  défordre,  eft  au 
contraire  le  chef-d'œuvre  de  la  Logique 
&  de  la  raifon  ;  le  tout  à  l'avantage  des 
Odes  didactiques  qu'il  a  rimées.  Chacun 
fait  ainfi  des  règles  d'après  ce  qu'il  fent, 
ou  plutôt  d'après  ce  qu'il  peut.  Mais 
pourquoi  tant  faire  de  règles  ?  Il  en  eft 
dans  les  Beaux -Arts  comme  dans  les 
Sciences.  Voulez -vous  faire  connoître 
une  machine  ?  Ne  vous  arnufez  point 

Vij 


460  RifextonS 

à  la  décrire  ,  on  ne  vous  entendroît 
qu'imparfaitement  ;  montrez  la  machine 
même.  Voulez-vous  favoir  ce  que  c'efl 
que  POde  ?  contentez- vous  d'en  lire  de 
belles.  Vous  en  trouverez  de  cette  ef- 
pece  (Si  ce  font  peut-être  les  meilleures) 
où  il  n'y  a  ni  fureur  poétique  ,  ni  in- 
vocation ,  ni  que  vois-je ,  ni  quefens-jc  , 
ni  prétendu  beau  défordre.  Vous  en 
verrez  d'excellentes ,  chacune  en  leur 
genre  ,  comme  l'Ode  à  la  Fortune  6c 
l'Ode  à  la  Veuve ,  dont  le  caractère  eil 
efrfolument  différent ,  quant  aux  idées , 
quant  au  ftyle  ,  quant  à  la  nature  même 
des  fiances  &  de  la  mefure  ;  6c  vous 
viendrez  après  cela  nous  tracer  des 
règles.  Les  grands  Artiftes  en  tout  genre 
n'en  ont  guère  connu  qu'une  ;  c'efr.  de 
n'être  ni  froids  ni  ennuyeux.  Avec  une 
oreille  fenfible  6c  fonore  9  un  choix 
heureux  d'exprerlions ,  que  le  goût  feu! 
peut  donner,  6c  fur-tout  des  idées  6c 
de  l'ame  ,  on  fera  Poète  Lyrique  ;  c'efl 
bien  allez  de  conditions  ,  fans  y  ajour 
ter  encore  la  tyrannie  de  quelques  lois 
arbitraires, 

LailTons  donc  là  les  définitions  ,  les 
cliifertations  ,  les  légiférions  de  toute 
efpeçe  ;  6c  étudions  les  modèles.  On 


fur  tOit.  461 

fe  plaint  que  l'Ode  n'en  fournit  pas 
affez  parmi  nos  Poètes.  Celui  qu'on 
place  avec  juftice  au  premier  rang ,  eft 
iupérieur  dans  l'harmonie  &£  dans  le 
choix  des  mots  :  des  juges ,  peut-être 
féveres  ,  defireroient  qu'il  penfât  da- 
vantage ;  la  partie  du  fentiment  eft 
chez  lui  encore  plus  foible.  Audi ,  quoi- 
qu'on le  cite  quelquefois  ,  on  le  loue 
encore  plus  qu'on  ne  le  cite.  Les  vers 
qu'on  retient  avec  facilité  ,  qu'on  fe 
rappelle  avec  plaifir  ,  font  ceux  dont 
le  mérite  ne  fe  borne  pas  à  l'arrange- 
ment harmonieux  des  paroles.  Un  fen- 
timent confus  femble  nous  dire  ,  qu'il 
ne  faut  pas  mettre  à  exprimer  les  cho- 
ies plus  de  peine  Se  de  foin  qu'elles 
ne  valent  ;  6c  que  ce  qui  paroîtroit 
commun  en  Profe  ,  ne  mérite  pas  l'ap- 
pareil de  la  vérification.  Toute  Poéfie, 
on  en  convient ,  perd  à  être  traduite  ; 
mais  la  plus  belle  peut-être  eft  celle  qui 
y  perd  le  moins.  Je  ne  fais  fi  les  Poètes 
conviendront  de  cette  propofition  ;  mais 
qu'elle  foit  vraie  ou  faurte ,  la  plupart 
auroient  trop  d'intérêt  à  la  nier  pour 
n'être  pas  récufables. 

Ce  n'eft  pourtant  pas  que  la  Poéfie  , 
&  en  particulier  la  Poéfie  Lyrique  ,  ne 

V  iij" 


462  Réflexions 

puiffe  tirer  un  grand  prix  de  la  richetfe 
&  de  l'harmonie  des  exprefîions.  Les 
Anciens  fur-tout  paroiïTent  y  avoir  été 
fort  fenfibles.  Horace  parle  de  Pindare 
avec  enthoufiame  ,  &c  affurément  i  s'y 
connoifîbit  ;  cependant,  û  nous  vou- 
lons être  de  bonne  foi  ,  nous  avoue- 
rons que  Pindare  ne  nous  tranfporte 
pas  d'admiration  dans  les  traductions 
qu'on  en  a  faites.  Pourquoi  donc  a-t-iî 
mérité  tant  d'éloges  ?  C'eft  fans  doute 
parce  qu'il  portoit  au  plus  haut  degré 
le  mérite  de  l'exprefîion  &c  du  nombre  ; 
deux  chofes  dont  l'effet  devoit  être 
très-grand  dans  une  Langue  riche  3>C 
muncaîe  comme  celle  des  Grecs ,  mais 
dont  le  prix  eil  fort  affoibli  pour  nous  , 
dans  une  langue  morte  ,  que  nous  ne 
favons  pas  prononcer ,  6c  que  nous  en- 
tendons mal. 

Ce  même  Horace  ,  le  panégyrifle 
de  Pindare  ,  &:  qui  ne  croit  pas  pou- 
voir l'égaler,  nous  plaît  pourtant  beau- 
coup plus  ;  parce  qiren  effet  il  penfe 
davantage  ,  parce  qu'il  fent  plus  fine- 
ment ,  parce  qu*il  eil  plus  varié  6c 
plus  naturel.  Cependant  croyons-nous 
encore  avoir  le  tael  jufte  fur  les  beau- 
tés d'expreflion  qu'il  renferme  ?   Qui 


fur  l'Ode.  46$ 

flous  répondra ,  que  tel  vers  qui  nous 
enchante  ,  ou  tel  autre  qui  nous  laifle 
froids ,  ne  fit  pas  fur  les  Romains  un 
effet  tout  contraire  ?  Après  cela  amu- 
fons  -  nous  à  taire  des  Odes  Latines* 
Je  me  ibuviens  d'en  avoir  lu  il  y  a 
quelques  années  de  Françoifes  ,  faites 
par  un  Italien  de  beaucoup  d'efprit  ; 
les  idées  en  étoient  nobles  ,  la  Poéfie 
facile  ,  correcte  ,  &c  poutant  mauvais 
fe.  Eh  bien  ,  me  diibis-je  à  moi-même  , 
fi  le  François  étoit  une  langue  morte  , 
ces  Odes  paroîtroient  excellentes  ;  il 
feroit  impofîible  d'y  appercevoir  le 
foible  de  l'exprefîion.  C'efl  qu'en  ma- 
tière de  langue ,  il  efl  une  infinité  de 
nuances  imperceptibles  &  fugitives  , 
qui  pour  être  démêlées  ont  befoin ,  fl 
on  peut  parler  de  la  forte  ,  du  frotte- 
ment continuel  de  l'ufage;  c'efl  un  effet 
qui  doit  être  dans  le  commerce  pour 
que  la  vraie  valeur  en  foit  connue. 
Qu'on  me  permette  à  cette  occafion 
une  réflexion  qui  tient  à  mon  fujet.  Si 
on  vient  un  jour  à  ne  plus  parler  la 
Langue  Françoife  ,  nos  neveux  met- 
tront toujours  la  Fontaine  au  rang  des 
grands  Poètes  ,  parce  qu'ils  fauront  le 
cas  infini  que  nous  en  faifons ,  6c  que 

V  iv 


464  Réflexions 

d'ailleurs  nos  neveux  n'auroient  garde 
de  ne  pas  penfer  comme  leurs  ancê- 
tres. Mais  démêleront -ils  les  grâces  de 
cet  Auteur  inimitable  ,  fa  facilité  ?  fa 
naïveté  ,  les  charmes  de  fa  négligence 
même  ?  Il  eft  permis  d'en  douter  beau- 
coup ;  une  grande  partie  de  leur  admi- 
ration fera  fur  notre  parole  ;  ils  fenti- 
ront  faiblement  ,  &  fe  récrieront  au 
hazard. 

Revenons  à  l'Ode.  Le  Public  ,  foit 
lafTitude  ,  foit  humeur ,  paroît  aujour- 
d'hui un  peu  dégoûté  de  ce  genre  ;  il 
marque  même  ce  dégoût  afîez  forte- 
ment ,  pour  que  l'Académie  ait  balan- 
cé ,  fi  en  lai ffant  aux  Poètes  le  choix 
du  fujet ,  elle  ne  leur  laifferoit  pas  aufu* 
celui  de  TOde  ,  du  Poëme  ,  ou  de 
l'Épître.  Elle  a  confidéré  cependant  , 
que  fi  l'Ode  paroifîbit  chanceler  fur  fon 
trône  ,  ce  n'étoit  pas  à  l'Académie 
Françoife  à  l'en  précipiter  ;  &  qu'elle 
devoit  tâcher  au  contraire  de  ranimer 
&  d'encourager  un  genre  ,  qui  ne  mé- 
rite pas  de  périr  obfcurément.  Elle  n'a 
pas  eu  lieu  de  s'en  repentir  ;  6c  le 
Public  ,  par  ce  qu'il  vient  d'entendre 
&:  d'applaudir  avec  juflice  ,  peut  juger 
des  efpérances  ôc  des  reilources  qui  lui 
relient. 


I 


fur  rOde.  465 

La  faveur  que  l'Ode  femble  avoir 
perdue  ,  l'Épître  paroît  l'avoir  gagnée. 
Nos  Poètes  d'ailleurs  s'y  trouvent  plus 
à  leur  aife  ;  on  parle  des  vers  foibles 
dans  une  Épître  ,  on  n'en  parle  point 
dans  une  Ode.  De  plus  l'Ode  a  un  air 
de  prétention,  &:  tout  ce  qui  s'annonce 
avec  cet  air- là  effarouche  notre  fîe- 
cle  ,  qui  devroit  pourtant  traiter  les 
prétentions  avec  quelque  indulgence  , 
car  il  en  a  de  toutes  les  efpeces.  Quoi 
qu'il  en  ioit  ,  l'Épître  paroît  plus  faite 
pour  réufîir  aujourd'hui  ;  elle  le  pré- 
fente modeftement  &:  fans  appareil;  la 
Philofophie  d'ailleurs ,  cette  Philofo- 
phie  qui  de  gré  ou  de  force  s'introduit 
par-tout ,  croit  y  être  plus  à  fa  place  , 
parce  qu'elle  s'y  trouve  plus  libre ,  6c 
plus  maître  fie  du  ton  qu'elle  veut  pren- 
dre. Horace  femble  nous  plaire  encore 
davantage  par  (es  Épîtres  que  par  fes 
Odes.  Ce  n'eït  pas  qu'il  n'y  ait  autant 
&  peut-être  plus  de  mérite  dans  ces 
dernières ,  plus  de  feu ,  plus  de  varié- 
té ,  plus  d'harmonie  ,  plus  de  difficulté 
vaincue  ;  mais  le  mérite  des  Épîtres  e& 
plus  à  notre  portée  ,  &  plus  à  notre 
ufage  ;  il  eu  moins  attaché  à  la  langue  , 
il  paffe  plus  aifément  dans  la  nôtre.  Je 

y  v 


46  6  Réflexions 

fuis  bien  éloigné ,  en  hazardant  ce  pa- 
rallèle ,  de  prétendre  aiioiblir  la  juite 
admiration  qu'on  doit  à  ce  Poète  ,  ce- 
lui de  tous  les  anciens  qui  a  réuni  au 
plus  haut  degré  le  plus  de  fortes  d'ef- 
prit  &:  de  mérite ,  l'élévation  &  la  fî- 
neffe  ,  le  fentiment  6c  la  gaieté  ,  la 
chaleur  Se  l'agrément ,  la  Philofophie 
6c  le  goût.  Il  nous  apprend  néanmoins 
qu'il  eut  des  cenfeurs  de  fon  tems  ;  6c 
fans  doute  ces  cenfeurs  eurent  quel- 
quefois raifon  ;  croit-on  que  Zoile  mê- 
me ne  l'ait  pas  eu  quelquefois  contre 
Homère  ?  Mais  les  beautés  fupérieures 
d'un  Ècrivan  font  oublier  les  critiques 
les  plus  jufles  ;  &c  voilà  par  quelle 
raifon  ?  pour  le  dire  en  paffant ,  les 
Ariflarques  &c  les  Zoïles  de  l'Anti- 
quité ont  également  difparu  ;  perfpec- 
tive  affez  peu  confolante  pour  leurs 
fuccevlturs. 

J'avouerai  au  refle  ,  avec  le  même 
Horace  ?  que  fi  dans  les  jugemens  fur 
les  Anciens  ,  quelque  excès  peut  être 
permis,  la  liberté  de  penf^r  par  nt  en- 
core plus  exeufabîe  que  la  fuperft'.tion. 
Le  tems  des  héréfies  théologiques ,  fi 
orageux  &  fi  humiliant  tout  à  la  fois 
pour  l'efpeçe  humaine  ,  efl  heureufe» 


fur  l'Ode.  467 

ment  pafïé;  celui  des  héréfies  littéraires , 
moins  dangereux  &  plus  paifible  ,  eiî 
peut-être  venu  :  peut-être  même  ,  dans 
ces  matières  frivoles  abandonnées  à 
nos  difputes ,  ce  qui  ferait  aujourd'hui 
héréfie  fcandaleufe  fera-t-il  un  jour  vé- 
rité refpe&able.  Mais  il  faut  pour  cela 
que  les  Novateurs  en  Littérature  évi- 
tent deux  écueils  où  il  leur  arrive  de 
tomber.  Le  premier  eft  de  prétendre 
furpaffer  les  Anciens  en  appercevant 
leurs  fautes  :  il  y  a  loin  du  goût  qui 
analyfe  avec  jufteffe  ,  au  génie  qui  pro- 
duit avec  chaleur;  le  plus  grand  tort 
de  la  Motte  n'eft.  pas  d'avoir  critiqué 
l'Iliade  ,  c'efr.  d'en  avoir  fait  une.  La 
féconde  chofe  que  les  Littérateurs  Phi- 
lo fophes  oublient  quelquefois  ?  c'eft 
que  la  vérité  ,  quand  elle  contredit 
l'opinion  commune ,  ne  fauroit  s'annon- 
cer avec  trop  de  réferve  pour  éviter 
d'être  éconduite  ;  c'efr.  déjà  bien  affez 
pour  rifquer  d'être  mal  reçue  ,  que 
d'être  une  vérité  nouvelle.  Les  préju- 
gés ,  de  quelque  efpece  qu'ils  puiflent 
être  ,  ne  fe  détruifent  point  en  les 
heurtant  de  front.  Que  le  foleil  vienne 
éclairer  tout-à-coup  les  habitans  d'une 
caverne  obi  cure ,  qu'il  darde  impétueu- 

V  vj 


468  R éjlexions  fur  V  0  de. 

fement  fes  rayons  dans  leurs  yeux  non 
préparés ,  il  ne  fera  que  les  aveugler 
pour  jamais  ;  il  fera  pis  encore  ;  il  leur 
rendra  pour  jamais  odieux  l'éclat  du 
jour ,  dont  ils  ne  connoîtront  que  le 
mai  qu'il  leur  aura  caufé.  C'eft  en  fe 
montrant  peu-à-peu  que  la  lumière  fe 
fait  fentir  Ôt  aimer  ;  c'efl  en  avançant 
par  degrés  infenfibles ,  qu'elle  en  fait 
defirer  une  plus  grande. 


REFLEXIONS 

SUR 

L'HISTOIRE, 

Lues  à  l' Académie  Franc oife  dans  la 
Séance  publique  du  19  Janvier 


47  ï 


RÉFLEXIONS 

SUR 

L'HISTOIRE 

E  T  fur  les    différentes    manières 
de  l'écrire* 


^=S' 'Hijloire  ,  dit  un  Ancien  ,  plaît 
J^  toujours  de  quelque  manière  quelle 
=x-r$jfifbit  écrite.  Cette  proportion  , 
quoiqifavancée  par  un  Ancien  ,  &c  ré- 
pétée ,  iuivant  l'ufage ,  par  trente  échos 
modernes  ,  pourroit  bien  n'en  être  pas 
plus  vraie.  Il  efl  fans  doute  des  Lec- 
teurs qui  ne  font  difficiles  ni  fur  le  fond 
ni  fur  le  iïyle  de  PHîftoire  ;  ce  font 
ceux  dont  Pâme  froide  &C  fans  refTorts , 
plus  fujette  au  défœuvrement  qu'à  l'en- 
nui ,  n'a  beïoin  ni  d'être  remuée  ,  ni 
d'être  inftruite  ,  mais  feulement  d'être 
afiez  occupée  pour  jouir  en  paix  de 
fon  exiflence  ,  ou  plutôt,  fi  on  peut  par- 
ler ainfi,  peur  la  dépenfer  fans  s'en 


471  Réflexions 

appercevoir.  Ils  fe  repaient  de  ce  qui 
s'eft  paiTé  avant  eux ,  à  peu  près  com- 
me la  partie  oifive  du  peuple  fe  repaît 
de  ce  qui  arrive  autour  d'elle.  Le  com- 
mun des  lecteurs  met  à  l'Hiltoire  la 
même  efpece  de  curiofité  avec  aufli  peu 
d'intérêt;  cette  occupation  les  fait  vivre 
fans  dégoût  &c  fans  fatigue  tout  à  la 
fois  ,  parce  qu'elle  les  délivre  de  l'em- 
barras d'être  ,  fans  leur  donner  celui 
de  penfer.  L'Hiitoire  vraie  ou  faillie  , 
bien  ou  mal  écrite  ,  eft  donc  l'aliment 
naturel  de  cette  multitude ,  trop  nulle 
pour  entreprendre  de  méditer  ,  trop. 
raine  pour  fe  réduire  à  végéter ,  mais 
qui  p3r  bonheur  pour  elle  n'eft  pas  en- 
nemie de  la  le&ure.  C'elt  à  elle  feule 
que  l'Hiltoire  plaît  toujours ,  fous  quel- 
que forme  qu'on  la  lui  préfente  ;  les  lec- 
teurs qui  penfent  ne  font  ni  fi  avides  ni 
fi  indulgens. 

Il  efl  même  des  Philo foph es  de  mau- 
vaife  humeur, qui  dédaignent  abfolument 
ce  genre  de  connoilTances  ;  comme  û. 
pour  l'ordinaire  leur  Métaphyïique  &C 
leurs  fyftêmes  leur  apprenoient  quel- 
que chofe  de  mieux  ,  Se  à  nous  auffi. 
Malebranche  retranchoit  impitoyable- 
ment de  fes  leftures  tout  ce  gui  n'étoit 


fur  FHiJloire.  473 

qu'hiftorique  ;  il  craignoit  que  cette 
occupation  ,  félon  lui  vuicle  &  ftériîe  , 
ne  dérobât  quelques  inftans  à  les  médi- 
tations profondes  ,  dont  tout  le  fruit 
cependant  fut  de  lui  perfuader  qu'il 
voyoit  tout  en  Dieu  ,  &c  qu'il  y  avoit 
de  petits  tourbillons.  Mais  la  Philofo- 
phie  ,  chez  la  plupart  de  ceux  qui  la  cul- 
tivent ,  eft  moins  L'amour  de  la  fagejfi 
que  l'amour  de  leurs  penfées. 

A  quoi  bon ,  difoit  un  de  ces  hommes 
qui  croyent  penfer  mieux  que  les  autres 
parce  qu'ils  penfent  autrement,  à  quoi 
bon  s'embarraiTer  de  toutes  les  fottifes 
qu'on  a  dites  &c  faites  avant  nous  !  C'eft 
bien  affez  de  foufrVir  de  celles  qu'on 
voit  6c  qu'on  entend ,  6c  qui  finirent  par 
être  la  grave  occupation  de  quelques 
Ecrivains,  emprefîés  à  les  recueillir,  6c 
dignes  de  les  louer.  L'Hiftoire  ,  dites- 
vous,  m'apprend  â  connoître  les  hom- 
mes ?  Quelques  infïans  de  commerce 
avec  eux  me  l'ont  appris  bien  mieux  6c 
bien  plus  vite  ;  6c  cette  connoifTance , 
quand  on  a  eu  le  malheur  de  l'acquérir 
par  foi-même  ,  n'invite  pas  à  y  ajouter 
quelques  légers  &tri(les  degrés  de  per- 
fection par  la  leclure.  Je  tiens  les  hom- 
mes de  tous  les  fieçles  pour  ce  qu'ils 


474  Réflexions 

font,  foibles,  fourbes  &  médians ,  trom- 
peurs &  dupes  les  uns  des  autres;  & 
je  n'ai  pas  befoin  d'ouvrir  des  livres 
pour  m'en  affurer.  L'expérience  m'a 
convaincu  que  ce  monde  eft  une  ef- 
pece  de  bois  infefté  de  brigands  ;  l'His- 
toire m'aflure  de  plus  qu'il  n'a  jamais 
été  autre  chofe  ;  cela  n'eft-il  pas  fort 
inilruclif,  &  furtout  fort  confolant  ? 

D'ailleurs  ,  ajoutoit  ce  critique  amer, 
puis-je  compter  fans  folie  fur  le  récit  de 
ce  qui  s'eft  fait  avant  moi?  L'ignorance, 
la  fïupidité ,  les  parlions  ,  la  fuperfïition  , 
la  flatterie  ,  la  haine  font  autant  de 
verres  enfumés ,  à  travers  lefquels  pref- 
que  tous  les  hommes  voient  les  événe- 
mens  qu'ils  racontent.  Mille  faits  arri- 
vés fous  nos  yeux ,  font  couverts  d'é- 
paifles  ténèbres  ,  le  nuage  qui  les  obf- 
curcit  fem£le  grofiir  à  mefure  que  les 
faits  font  plus  importans  ,  parce  qu'il 
y  a  plus  d'hommes  intérefîes  à  les  al- 
térer ;  cherchez  maintenant  la  vérité 
dans  les  chofes  que  vous  n'avez  point 
vues.  L'Kifloire  moderne  efl  fur  ce 
point  la  critique  vivante  &  continuelle 
de  l'ancienne.  Pour  moi  je  renonce  à 
cette  étude  puérile  ;  Dieu ,  la  nature  , 
ôc  moi-même  ,  voilà  plus  d'objets  qu'il 


fur  VHifioirt.  475 

n'en  faut  pour  occuper  dignement  ma 
vie  :  l'Hhtoire  des  Cieux ,  celle  d'une 
plante  ,  celle  d'un  infe&e  ,  me  touche 
plus  que  toutes  les  annales  Grecques 
&.  Romaines. 

Encore  ,  difoit  toujours  ce  détrac- 
teur de  l'Hifloire  ,  fi  en  m'apprenant 
en  détail  les  extravagances  &  la  mé- 
chanceté des  hommes ,  elle  m'inftruifoit 
avec  le  même  foin  de  ce  qu'ils  ont  fait 
de  bon  &c  d'utile  ?  Si  j'y  trouvais  le 
progrès  des  connohTances  humaines  , 
les  degrés  par  lefquels  les  Sciences  &C 
les  Arts  fe  font  perfectionnés  ?  Mais 
point  du  tout.  Cette  partie  de  THifloire, 
la  feule  vraiment  intéreffante  ,  la  feule 
digne  de  la  curiofité  du  fage ,  eu  précis 
fément  celle  que  les  Compilateurs  de 
faits  ont  le  plus  négligée  ;  infatigables 
narrateurs  de  ce  qu'on  ne  leur  demande 
pas ,  ils  femhlent  s'être  donné  le  mot 
pour  taire  ce  qu'on  voudroit  lavoir. 
Tandis  que  des  vautours  s'égorgeaient, 
des  vers  à  foie  filoient  pour  nous  dans 
le  filence  ;  nous  jouirions  de  leur  tra- 
vail fans  les  connoître  ,  ck:  nous  ne  fa- 
vons  que  l'hiftoire  des  vautours.  Ceux 
qui  nous  l'ont  tranfmife ,  relie  mblent  à 
des  Naturaliftes  qui  décriroient  avec 


47  6  Réflexions 

complaifance  les  combats  des  araignées 
qui  fe  dévorent,  &  qui  oublieroient  de 
nous  faire  connoître  l'induftrie  avec  la- 
quelle elles  fabriquent  leur  toile. 

Hâtons -nous  de  faire  taire  ce  Dio- 
gene.  Car  comme  il  y  a  du  vrai  dans  fa 
déclamation  ,  ce  vrai ,  quoique  dur  & 
outré ,  ou  plutôt  parce  qu'il  eft  dur  Se 
outré  ,  chargeroit  encore  l'infortunée 
Philofophie  d'un  nouveau  crime  dont 
elle  n'a  pas  befoin.  Effayons  ,  pour  la 
juftifîer  ,  d'oppofer  à  notre  cynique  le 
Philofophe  fage  &  modéré  ,  qui  lit 
l'Hifïoire  pour  s'aflurer  que  les  généra- 
tions parlées  n'ont  rien  à  reprocher  à 
celle  qui  paiTe  ,  &  pour  pardonner  à 
fon  fiecle  ;  pour  fe  confoler  de  vivre  , 
par  le  fpe&acle  de  tant  d'illuftres  &C 
refpeclables  malheureux  qui  l'ont  pré- 
cédé; pour  chercher  dans  les  annales 
du  monde,  les  traces précieufes,  quoi- 
que foibles  &r  clair-femées ,  des  efforts 
de  Pefprit  humain  ,  &c  les  traces  bien 
plus  marquées  du  foin  qu'on  a  mis  de 
tout  tems  à  l'étouffer  ;  pour  voir  fans 
en  être  ému  ,  dans  le  fort  de  fes  prédé- 
cesseurs ,  celui  qu'il  doit  avoir,  s'il  joint 
au  même  courage  le  même  fuccès ,  & 
s'il  a  le  bonheur  ou  le  malheur  d'ajou- 


fur  tffifloirt.  477 

ter  quelques  pierres  d'attente  à  l'édifice 
de  la  raifon.  L'Hiiloire  femble  lui  ré- 
péter à  chaque  mitant  ce  que  les  Mexi- 
cains difoientàleurs  enfans  au  moment 
de  leur  naifTance  :  Souviens- toi  que  tu 
es  venu  dans  ce  monde  pour fouffrir  ;  Jôuffre 
donc  ,  &  tais- toi.  C'efl  ainfi  que  l'Hif- 
toire  Pinftruit ,  le  confole  &  l'encou- 
rage. Il  lui  pardonne  d'être  incertaine 
dans  ce  qu'elle  lui  apprend ,  parce  que 
tel  eft  le  fort  des  connohTances  hu- 
maines ,  &  que  les  obfcurités  de  l'uni- 
vers  phyfique  le  confoient  de  ne  pas 
voir  plus  clair  dans  l'univers  moral.  Il 
lui  pardonne  tout  ce  qu'elle  lui  apprend 
de  trop ,  parce  qu'il  ne  lui  en  coûte  rien 
pour  l'oublier  ;  ou  plutôt ,  il  ne  fait  pas 
même  d'efforts  pour  chaffer  de  fa  mé- 
moire les  faits  peu  intéreilans  qu'il  a 
recueillis  dans  fa  lecture  ;  il  regarde  la 
connoiflance  de  ces  faits  comme  étant 
en  quelque  manière  de  néceffité  conve- 
nue entre  les  hommes  ,  comme  une 
des  reiiburces  les  plus  ordinaires  de  la 
converfation  ,  en  un  mot ,  comme  une 
de  ces  inutilités  fi  nécefiaires  ,  qui  fer- 
vent à  remplir  les  vuides  immenfes  & 
fréquens  de  la  fociété. 

Ainfi ,  bien  loin  que  l'Hifloire  doive 


47  S  Réflexions 

être  dédaignée  du  Philofophe ,  c'eft  ait 
Philo  fophe  feul  qu'elle  eft  véritable- 
ment utile.  Cependant  il  eft  une  clafle 
à  qui  elle  eft  plus  profitable  encore. 
Ce  il  la  clafle  refpe&able  6c  infortunée 
des  Princes.  J'ofe  employer  cette  ex- 
preflion  fans  craindre  de  les  ofTenfer , 
parce  qu'elle  eft  di&ée  par  l'intérêt  que 
doit  inlpirer  à  tout  Citoyen  le  malheur 
inévitable  auquel  ils  font  fujets ,  celui 
de  ne  voir  jamais  les  hommes  que  fous 
le  mafque  ,  ces  hommes  qu'il  leur  efl 
pourtant  fi  effentielde  connoître.  L'Hif- 
toire  au  moins  les  leur  montre  en  ta- 
bleau ,  &  fous  la  figure  humaine  :  &  le 
portrait  des  pères  leur  crie  de  fe  défier 
des  enfans. 

C'eft  donc  être  le  bienfaiteur  des 
Princes ,  &  par  contre-coup  du  genre 
humain  qu'ils  gouvernent ,  que  de  ne 
jamais  perdre  de  vue  en  écrivant  l'Hif- 
toire  ,  le  refpecl:  fuperftitieux  qu'on 
doit  à  la  vérité.  Qu'on  ne  doive  jamais 
fe  permettre  de  l'altérer ,  cela  ne  vaut 
pas  la  peine  d'être  dit  ;  ajoutons  qu'il 
eft  même  très-peu  de  cas  où  il  foit  per- 
mis de  la  taire.  On  reprochoit  à  un  de 
nos  plus  judicieux  Hiftoriens  ,  M.  Fleu- 
ry ,  d'avoir  rapporté  dans  fon  Hiftoire 


fur  rilijloire.  479* 

Eccléfiaftique  certains  faits  peu  édifians 
dont  les  incrédules  pouvoient  abufer  , 
les  vexations  exercées  fous  le  mafque 
»  de  la  Religion  par  un  fanatifme  qu'elle 
défavoue  ,  ck  fur- tout  l'abus  qu'on  a 
fait  tant  de  fois  de  la  puiffance  fpiri- 
tuelle,  pour  foulever  les  peuples  contre 
leurs  Souverains  légitimes.  Une  vérité, 
répondoit-il  avec  autant  de  candeur 
que  de  philofophie  ,  ne  fauroit  être  op- 
pofée  à  une  autre  ;  ces  faits ,  malheureu- 
fement  trop  vrais,  n'empêchent  point 
que  la  Religion  ne  le  foit  auiïi.  Ils 
prouvent  même,  pouvoit-il  ajouter,  à 
quel  point  elle  le  doit  être  ,  puifqu'elle 
a  réiiité  à  une  caufe  interne  de  deflruc- 
tion ,  plus  redoutable  pour  elle  que  fes 
perfécuteurs  ,  au  zèle  ignorant  ,  ufur- 
pateur  &c  aveugle  ,  &  que  fes  cruels 
ennemis  n'ayant  pu  la  détruire  ,  tes 
amis  dangereux  n'ont  pu  la  perdre. 

Mais  comment  un  Hiilorien  ,  qui  ne 
veut  ni  s'avilir  ni  fe  nuire  ,  évitera-t-il 
tout  à  la  fois,  &:  le  péril  de  dire  la  vérité 
quand  elle  ofTenfe ,  &  la  honte  de  la 
taire  quand  elle  eft  utile?  Peut-être  la 
feule  réponfe  à  cette  quedion ,  eft  qu'un 
Ecrivain  ,  à  peine  d'être  convaincu  ou 
tout  au  moins  foupçonné  de  menfonge , 


4§0  Reflexions 

ne  devroit  jamais  donner  au  public  l'Hif- 
toire  de  fon  tems;  comme  un  Journa- 
liste ne  devroit  jamais  parler  des  livres 
de  fon  pays ,  s'il  ne  veut  courir  le  rifque 
de  fe  déshonorer  par  fes  éloges  ou  par 
fes  fatyres.  L'homme  de  Lettres  fage  6c 
éclaire ,  en  refpe&ant  comme  il  le  doit, 
ceux  que  leur  pukTance  ou  leur  crédit 
met  à  portée  de  faire  beaucoup  de  bien 
ou  beaucoup  de  mal  à  leurs  femblables, 
les  juge  6c  les  apprécie  dans  le  filence , 
fans  fiel  comme  fans  flatterie  ;  tient , 
pour  ainfi  dire  ,  regiflre  de  leurs  vices 
6c  de  leurs  vertus ,  6c  conferve  ce  re- 
gifîre  à  la  poflérité ,  qui  doit  prononcer 
6c  faire  juftice.  Un  Souverain  ,  qui  en 
montant  fur  le  Trône  ,  défendroit ,  pour 
fermer  la  bouche  aux  flatteurs  ,  qu'on 
publiât  fon  Hiftoire  de  fon  vivant ,  fe 
couvriroit  de  gloire  par  cette  défenfe; 
il  n'auroit  à  craindre  ,  ni  ce  que  la  vé- 
rité oferoit  lui  dire  ,  ni  ce  qu'elle  pour- 
roit  dire  de  lui  ;  elle  le  loueroit  après 
l'avoir  éclairé;  6c  il  jouiroit  d'avance 
de  fon  hiftoire  qu'il  ne  voudroit  pas 
lire.  Mais  pourquoi  les  Gens  de  Lettres 
n'auroient-ils  pas  affez  bonne  opinion 
des  Princes,  pour  fuppofer  cette  dé- 
fenfe, 6c  allez  de  courage  pour  y  obéir 

comme 


fur  VHiftom.  4X1 

comme  fî  elle  étoit  faite.  L'Hifloire  , 
les  Princes  ,  les  Peuples  leur  feroient 
également  redevables. 

Après  ces  réflexions  fur  PHiftoire  en 
général ,  difons  un  mot  des  différentes 
manières  de  l'écrire.  La  plus  fimple ,  & 
en  même  tems  la  plus  convenable  pour 
celui  qui  ne  veut  qu'écrire  PHiftoire  , 
c'eff-à-dire  la  vérité  ,  eft  celle  des  abré- 
gés chronologiques.  On  y  réduit  l'Hif- 
toire à  ce  qu'elle  contient  d'incontef- 
table  ,  aux  réfultats  généraux  des  faits  ; 
&  on  fupprime  les  détails  ,  toujours  a'1- 
térés  par  les  erreurs  ou  les  parlions  des 
hommes.  Nous  avons  depuis  quelques 
années  un  grand  nombre  d'abrégés  de 
cette  efpece  ,  à  la  tête  defquels  on  doit 
placer  celui  qui  a  mérité  de  fervir  de 
modèle  à  tous  les  autres ,  l'abrégé  chro- 
nologique de  PHiftoire  de  France  ;  ou- 
vrage également  recommandable  par 
l'élégance  &  la  netteté  de  la  forme, 
par  l'exa&itude  des  recherches  ,  parles 
réflexions  &t  les  vues  fines  que  l'Au- 
teur y  a  fu  répandre  ,  &c  fur -tout  par 
une  expolition  approfondie  ,  quoique 
fuccinte  en  apparence  ,  des  principes 
&:  des  progrès  de  notre  Législation  (<z). 

(  a  )  Parmi  les  différens  abrégés  chronologiques  ,  là 

Tome  K  X 


482.  Réflexions 

C'en1  à  cette  manière  fi  fage  de  pré- 
fenter  les  faits  ,  qu'on  devroit  fe  bor- 
ner ,  fi  les  hommes  étoient  affez  rai- 
fonnables  pour  fe  contenter  d'être  inf- 
truits  ;  mais  leur  curiolité  inquiète  cher- 
che des  détails  ,  6c  ne  trouve  que  trop 
de  plumes  difpofees  à  la  fervir  &  à  la 
tromper. 

On  repréfentoit  à  un  Hifiorien  du 
dernier  fiecle  ,  connu  par  fes  men- 
fonges  (b  )  ,  qu'il  avoit  altéré  la  vérité 
dans  la  narration  d'un  fait;  cela  fe  peut  f 
dit- il  ,  mais  qu'importe  ?  le  fait  nejl-il 
pas  mieux  tel  que  je  F  ai  raconte?  Un. 
autre  (c)  avoit  un  fiege  fameux  à  dé- 
crire ;  les  Mémoires  qu'il  attendoit ayant 
tardé  trop  long-tems  ,  il  écrivit  l'his- 
toire du  fiege  ,  moitié  d'après  le  peu 
qu'il  en  favoit ,  moitié  d'après  fon  ima- 
gination ;  &  par  malheur  les  détails 
qu'il  en  donne  font  pour  le  moins  aufîi 


plupart  excellens,  qu'on  nous  a  donnés  depuis  quel- 
ques années ,  on  doit  fur-tout  diftinguer  l'Abrégé  chro- 
nologique de  l'Hifioire  d'Allemagne  ,  par  M.  Pfeffel  , 
in -12.  Il  paroît  que  les  connoiffeurs  font  le  plus 
grand  cas  de  cet  Abrégé  ,  qu'ils  regardent  comma 
un  excellent  précis,  non -feulement  de  PHiitoire 
d'Allemagne  ,  mais  encore  du  Droit  public  de  cette 
nation. 

(  h  )  Varillas. 

(c)  L'Abbé  de  Vertot. 


fur  VHifoirc.  48  j 

intéreflans  que  s'ils  étoient  vrais;  les 
Mémoires  arrivèrent  enfla  ;  fen  fuis 
fâche  ,  dit  -  il ,  mais  mon  Jîege  eji  fait. 
C'efl  ainfi  qu'on  écrit  THiftoire  ,  ôc  la 
poftérité  croit  être  inftruite. 

Tant  de  Princes  ,  dont  on  prétend 
nous  peindre  le  caractère  ,  comme  fi  on 
avoit  été  leur  courtifan ,  &  nous  déve- 
lopper la  politique  comme  fi  on  avoit 
afïifté  à  leur  confeil ,  riroient  bien  ,  s'ils 
revenoient  au  monde,  du  portrait  qu'on 
fait  d'eux  &  des  idées  qu'on  leur  prête. 
A  la  paix  d'Utrecht,  les  politiques  d'An- 
gleterre apitoient  entr'eux  avec  cha- 
leur ,  fi  la  Reine  Anne  avoit  eu  raifbn 
ou  non  de  contribuer  à  cette  paix; 
pendant  ce  même  tems ,  un  Profefleur 
de  Cambridge  faifoit  des  difTertations 
pour  prouver ,  que  je  ne  fai  quel  Em- 
pereur Grec  du  bas  Empire  ,  avoit  eu 
raifbn  ou  tort  (j'ai  oublié  lequel)  de 
faire  fa  paix  avec  les  Bulgares. 

Jufqu'à  la  fuperflition  exclusivement, 
qui  avilit  l'hommage  fans  honorer  l'ob- 
jet ,  je  crois  rendre  aux  anciens  le  tri- 
but d'eftime  ,  d'admiration  même  qui 
leur  eft  dû  ;  mais  tout  le  refpeft  que 
j'ai  pour  eux ,  ne  m'empêche  pas  de 

'     Xij 


4$4  Réflexions 

les  foupçonner  d'avoir  plus  fouvent 
écrit  l'Hifïoire  en  Orateurs  qu'en  Phi- 
losophes. Ces  harangues  qu'on  trouve 
chez  eux  à  chaque  pas  ,  &c  qu'ils  au- 
roient  été  bien  fâchés  qu'on  crût  l'ou- 
vrage de  ceux  à  qui  ils  les  attribuent, 
ces  harangues ,  tout  éloquentes  qu'elles 
font,ou  plutôt  parce  qu'elles  font  pour  la 
plupart  des  chefs-d'œuvre  d'éloquence, 
font  craindre  que  leur  imagination  n'ait 
fouvent  conduit  leur  plume  dans  la  nar- 
ration des  faits.  Cette  pafîion  de  haran- 
guer ,  fî  générale  8c.  fi  fcduiiante  dans 
les  Hidcriens  de  l'antiquité ,  a  fubjugué 
même  ,  à  la  vérité  moins  fortement  que 
les  autres  ,  celui  qui  les  a  tous  effacés 
dans  la  connoifiance  des  hommes,  qui 
a  le  mieux  peint  le  vice  6c  la  vertu ,  la 
tyrannie  &  la  liberté ,  le  fage  6c  l'élo- 
quent Tacite  ,  dont  FHiftoire  ,  après 
tout ,  perdroit  peu ,  quand  on  ne  vou- 
droit  lare  carder  que  comme  le  premier 
6c  le  plus  vrai  des  Romans  philofophi- 
ques.  Aujourd'hui ,  tranchons  le  mot , 
on  renverroit  aux  amplifications  de 
collège  un  Hiftorien  qui  rempliroit  fon 
ouvrage  de  harangues.  Cependant ,  tel 
adorateur  des  anciens ,  qui  fe  garderoit 


fur  VHiftoire  485 

bien  d'écrire  l'Hifloire  comme  eux  ,  ne 
craindra  point  de  nous  répéter  encore 
qu'ils  font  nos  modèles  en  tout  genre  ; 
il  traite  les  grands  génies  de  l'antiquité 
comme  l'antiquité  traitoit  fes  dieux  ;  il 
les  encenfe  fans  ménagement ,  &  les 
imite  avec  précaution.  En  les  louant 
à  l'excès,  fans  vouloir  trop  leurreiïem- 
bler ,  il  a  tout  à  la  fois  la  fatisfaclion  fi 
douce  de  médire  de  fon  fiecle  ,  &  la 
prudence  fi  néceffaire  de  rechercher  fon 
iiifFrage. 

La  Philofophie ,  ou  pour  employer 
une  exprefîion  qui  ne  faffe  peur  à  per- 
fonne ,  la  raifon ,  nous  a  appris  que  le 
ton  de  l'Hiftoire  doit  être  moins  ora- 
toire &;  plus  fimple.  Mais  en  nous  dé- 
livrant d'un  mal ,  elle  en  a  fait  fans  le 
vouloir  un  autre  ;  c'eft  de  mettre  la  plu- 
me à  la  main  d'une  multitude  d'Auteurs 
médiocres,  qui  ont  faifi  avec  avidité  ce 
genre  d'écrire ,  comme  celui  de  tous  qui 
exige  le  moins  qu'on  tire  de  fon  propre 
fonds ,  rien  n'étant  plus  commode  que 
de  trouver  dans  les  ouvrages  des  au- 
tres ce  qu'on  doit  dire.  Ils  écrivent 
J'Hiftoire ,  comme  la  plupart  des  hom- 
mes la  lifent  ?  pour  n'être  pas  obligés  de 

X  iij 


ttxfions 


486  RêJU 

penfer ,  Se  fe  font  ainn"  Auteurs  à  peu 

de  frais. 

Il  eu  une  manière  de  préfenter 
l'Hiftoire ,  moins  auftere  à  la  vérité  que 
celle  des  abrégés  chronologiques ,  mais 
qui  en  laiffant  à  l'Ecrivain  plus  de  li- 
berté lui  donne  aufli  plus  de  licence  ; 
c'eft.  l'Hifloire  univerfelle  &  abrégée , 
où  l'Auteur ,  fans  détailler  les  faits ,  en 
offre  le  réfiimé  général,  rend  ce  réfu- 
mé  intéreffant  par  les  réflexions  qu'il 
y  joint ,  en  un  mot  met  fous  les  yeux 
du  Lecleur  un  tableau  réduit  &c  colorié 
desévénemens^chargé  de  figures  peintes 
en  racourci ,  mais  animées.  Heureux 
FHiftorien ,  fi  dans  ce  genre  d'écrire 
féduiiant ,  mais  dangereux ,  tandis  que 
l'éloquence  anime  fa  plume  ,  la  Phiîo- 
fophie  la  conduit  ;  fi  les  faits  ne  reçoi- 
vent point  leur  teinture  de  la  manière 
de  penfer  particulière  à  l'Ecrivain  ;  û 
cette  teinture  ne  leur  donne  pas  une 
couleur  famTe  &  monotone  ;  s'il  ne 
rend  pas  fon  tableau  infidèle  en  vou- 
lant le  rendre  brillant ,  confus  en  vou- 
lant le  rendre  riche  ,  fatigant  en  vou- 
lant le  rendre  rapide. 

Soit  que  les  Anciens  aient  redouté 


fur  L'Hiftoire.  487 

les  écueils  de  ce  genre,  foit  qu'ils  n'en 
aient  pas  eu  l'idée  ,  ils  ne  nous  ont 
laiffé  fur  ce  point  aucun  modèle.  Plus 
hardie  &  plus  heureufe ,  la  France  nous 
en  a  fourni  deux  ,  fupérieurs  chacun 
dans  leur  manière  de  peindre  ;  l'un  par 
une  touche  énergique  &  mâle  ,  l'autre 
par  un  colons  brillant  &  facile  ;  tous 
deux  ayant  faifi  le  vrai  caraclere  de  ces 
deux  manières  oppofées  ;  tous  deux 
dignes  de  tenir  les  Lecteurs  partagés 
fur  celle  qui  mérite  la  préférence  ;  mais 
tous  deux  défîmes  à  faire  bien  de  mau- 
vais imitateurs. 

Un  autre  genre  que  les  Anciens  pa- 
roiffent  n'avoir  point  connu ,  efr.  l'Hif- 
toire  approfondie  &  raifonnée,  quia 
pour  but  de  développer  dans  leur  prin- 
cipe les  caufes  de  l'accroiflement  &  de 
la  décadence  des  Empires.  Nous  avons 
encore  en  ce  genre  d'excellens  modè- 
les; le  nom  de  Montefquieu  difpenfe 
d'en  citer  d'autres.  Il  faut  avouer  pour- 
tant ,  que  dans  ces  matières  obfcures  , 
où  les  caufes  &  les  effets  font  vus  de 
û  loin ,  l'ufage  de  l'efprit  philofophique 
eft  tout  à  côté  de  l'abus.  Aufli,  com- 
bien de  raifonnemens  creux  n'a-t-il  pas 

X  iv 


4$8  Réflexions 

produits  fur  les  caufes  des  révolutions 
des  Etats  ?  On  ne  peut  mieux  ,  ce  me 
femble  ,  comparer  ces  raifonnemens  9 
qu'à  ceux  par  lefquels  tant  de  Physi- 
ciens ont  expliqué  les  phénomènes  de 
la  nature.  Si  ces  phénomènes  étoient 
tout  autres  qu'ils  ne  font,  on  les  expli- 
queroit  tout  aufîi  bien ,  &:  fouvent 
mieux.  Un  de  ces  Savans  que  rien  n'era- 
barrafTe ,  avoit  fait  de  cette  manière  une 
Chimie  démontrée  ;  rien  n'y  manquoit  , 
que  la  vérité  des  faits  ;  on  lui  fit  cette 
petite  objection  ;  Hé  bien,  répondit-il 9 
apprenez  moi  donc  les  faits  tels  qu'ils  font -, 
afin  que  je  les  explique.  Il  en  efl  de 
même  de  ces  hommes  qui  rendent  fi 
bien  raifon  des  événemens  parlés.  Ils 
pourroient  faire  un  efTai  infaillible  de 
leurs  forces; ce  feroit  de  deviner,  par  les 
faits  qui  font  fous  leurs  yeux ,  les  révo- 
lutions qui  doivent  en  réfulter  ;  de  nous 
dire  ,  par  exemple  ,  d'après  l'état  de 
l'Europe  dans  l'année  courante ,  ce  qu'il 
doit  être  l'année  prochaine.  Mais  il  y  a 
apparence  qu'ils  ne  confentiroient  pas 
à  cette  épreuve  ;  leur  fagacité  fe  trou- 
verait trop  en  défaut ,  &  leur  Métaphy- 
fique  trop  expofée  ;  après  avoir  prédit 


fur  CHiftoirel  489 

ce  qui  eft  arrivé ,  ils  prédiroient  ce  qui 
n'arriveroit  pas. 

De  toutes  les  façons  d'écrire  l'Hif- 
toire  ,  celle  qui  mérite  peut-être  le  plus 
de  confiance ,  par  la  {implicite  qui  en 
doit  être  l'ame ,  eft  celle  des  Mémoires 
particuliers  &  des  Lettres.  Négligence 
de  ftyle  ,  défordre  ,  longueurs  ,  petits 
détails ,  tout  s'y  pardonne ,  pourvu  que 
l'air  de  vérité  s'y  trouve  ;  &C  cet  air  de 
vérité  ne  peut  guère  manquer  d'y  être , 
fi  l'Auteur  des  Mémoires  a  été  a&eur 
ou  témoin  ,  s'il  ne  les  a  point  écrits 
pour  être  publiés  de  fon  vivant,  & 
fur-tout  fi  les  Lettres  n'ont  point  été 
faites  pour  être  données  au  Public  ;  car 
malheur  aux  Lettres  qui  ne  font  écrites 
à  perfonne  qu'à  ceux  qui  doivent  les 
lire  imprimées.  Exceptons-en  quelques 
Romans  Anglois  par  Lettres  ,  où  l'Au- 
teur ne  paroit  pas  avoir  penfé  qu'il  au- 
roit  desLecleurs;  mais  convenons  auffi 
que  fouvent  il  paroît  l'oublier  trop ,  & 
qu'à  force  de  vouloir  rendre  fes  Lettres 
vraies  par  les  détails  &  par  les  écarts ,  il 
les  rend  quelquefois  infupportables.  La 
nature  eft  bonne  à  imiter  ?  mais  non  pas 
jufqu'à  l'ennui. 

Xv 


'490  Réflexions 

Au  rifque  d'effuyer  quelques  fines  plai- 
santeries de  la  part  de  ceux  qui  rejet- 
tent d'avance  tout  cexrcù-ne  reffemble 
pas  à  ce  qu'ils  connoifient,  oferois-je 
propofer  ici  une  manière  d'enfeigner 
î'Hiftoire ,  dont  j'ai  déjà  touché  un  mot 
ailleurs ,  &  qui  auroit ,  ce  me  femble  , 
beaucoup  d'avantages?  Ce  feroit  de  l'en- 
feigner  à  rebours ,  en  commençant  par 
les  tems  les  plus  proches  de  nous ,  &  fi- 
nhTant  par  les  plus  reculés.  Le  détail  9 
&  li  on  peut  parler  ainfi ,  le  volume  des 
faits  décroîtrait  à  mefure  qu'ils  s'éloi- 
gneroient ,  &  qu'ils  feroient  par  con- 
séquent moins  certains  &  moins  inté- 
reflans.Un  tel  ouvrage  feroit  fort  utile , 
fur-tout  aux  enfans  ,  dont  la  mémoire 
ne  îe  trouverait  point  furchargée  d'a- 
bord par  des  faits  6c  des  noms  barbares, 
&  rebutée  d'avance  fur  ceux  qu'il  leur 
importe  le  plus  de  favoir;  ils  n'appren- 
draient pas  les  noms  de  Dagobert  6c 
de  Chilpéric  avant  ceux  de  Henri  IV 
&  de  Louis  XiV. 

Mais  pourquoi  borneroit-on  l'étude 
de  I'Hiftoire  à  n'être  pour  les  enfans 
qu'un  exercice  de  mémoire  ?  Pourquoi 
n'en  feroit -on  pas  le  meilleur  caté- 


fur  PHiftoirc.  491 

criifme  de  morale  qu'on  pût  leur  don- 
ner ,  en  réunifiant  fous  leurs  yeux  dans 
un  même  livre  les  avions  &t  les  paroles 
mémorables?  Les  Anciens  ont  mieux 
connu  que  nous  l'utilité  de  ces  fortes 
d'ouvrages  ;  témoins  Plutarque  &:  Xé- 
nophon  chez  les  Grecs,  &  Valere  Maxi- 
me chez  les  Romains.  A  la  vérité ,  un 
pareil  recueil  demande  de  Pâme  &"  du 
goût  pour  être  fait  avec  choix  ,  &  pour 
ne  pas  refîembler  aux  recueils  de  bons 
mots  ,  qui  n'ont  été  faits  que  par  des 
imbécilles.  Qu'il  feroit  à  fouhaiter  que 
chaque  état  utile  à  la  fociété,Magiftrats, 
guerriers ,  artifans  même ,  pût  avoir  un 
pareil  recueil  qui  lui  fût  propre,  &  qu'on 
feroit  lire  de  bonne  heure  aux  enfans 
deftinés  à  chacun  de  ces  états  !  Quels 
germes  d'humanité ,  de  juitice  ,  de  bien- 
faifance  ne  jetteroit-on  pas  dans  leurs 
âmes?  J'ai  entendu  regretter  plufïeurs 
fois  à  des  Officiers  citoyens,  qu'on  n'eût 
pas  recueilli  les  aclions  de  valeur  &  les 
paroles  héroïques  de  nos  foldats.  Que 
de  traits  dignes  d'admiration  on  eût  tirés 
d'oubli ,  &  quel  objet  d'émulation  on 
eût  propofé  pour  toujours  à  ces  hom- 
mes;  qui  donnent  leur  vie  à  l'Etat ,  fans 

X  vj 


'492.  Réflexions 

être  même  foutenus  par  l'efpérance  6e 
laifler  après  eux  un  peu  de  gloire?  Par 
malheur  les  foldats  font  partie  du  peu- 
ple ;  &  tout  ce  qui  n'eft,  que  peuple  , 
eit  compté  parmi  nous  pour  trop  peu 
de  chofe. 

Mais  pourquoi  la  République  des  Let- 
tres ,  fi  ingénie u-fe  à  fe  déchirer  elle- 
même,  fi  empreflée  de  publier  les  fcan- 
dales  qui  PavilifTent  y  ne  re cueille roit- 
elle  pas  les  traits  de  générofité  y  de  défin- 
îérefTement,  de  courage  qui  peuvent  la 
rendre  refpe£table?  Pourquoi,parexem- 
ple  (pour  ne  citer  que  le  plus  récent)  la 
poftérité  n'apprendroit-elle  pas,que  dans 
un  tems  où  on  cherche  avec  un  achar- 
nement puéril  à  rendre  la  Philofophie 
odieufe  ,  un  membre  illuftre  de  cette 
Compagnie,  un  Ecrivain  qui  a  rendu  la 
Philofophie  fi  aimable  dans  (es  ouvra- 
ges ,  lui  a  fait  encore  plus  d'honneur , 
en  a  fait  à  l'Académie ,  en  a  fait  à  la 
France ,  en  arrachant  la  famille  du  grand 
Corneille  à  l'indigence  où  elle  languif- 
foit  ignorée  ?  Pourquoi  n'annonceroit- 
on  pas  aux  Gens  de  Lettres  de  toutes 
les  Nations ,  que  le  plus  célèbre  d'entre 
eux,  objet  continuel  de  la  plus  vile  &;  de 


fur  PHijtoire.  493 

la  plus  impuiffante  fatyre  ,  a  donné  cet 
exemple  de  patriotifme  à  tant  d'hom- 
mes embarraffés  de  leurs  richeffes  ,  qui 
obfcurément  jaloux  de  la  fupériorité 
que  le  génie  donne  fur  eux ,  applaudii- 
fent  fourdement  aux  traits  émoufîes 
qu'on  lui  lance ,  &  croient  leur  petit 
triomphe  bien  fecret,  parce  qu'on  ne 
penfe  pas  à  les  y  troubler;  ennemis 
cachés  &  timides  du  vrai  talent  qui 
les  dédaigne  ,  &:  protecteurs  téné- 
breux de  la  baffe  Littérature  qui  les 
méprife. 

Si  ces  réflexions  fur  PHiftoire  font 
reçues  du  Public  avec  la  même  indul- 
gence que  mes  réflexions  fur  la  Poéfie , 
elles  en-  déplairont  fans  doute  davan- 
tage, non  pas  aux  bons  Hiftoriens,  car 
ils  n'ont  pas  plus  à  fe  plaindre  de  moi 
que  les  bons  Poètes ,  mais  à  quelques 
trift.es  Compilateurs ,  qui  auront  le  plai- 
firde  réfuter  ce  que  je  n'aurai  point  dit, 
&  l'adreffe  de  le  réfuter  mal.  Leur  ref- 
fource  du  moins  fera  de  crier  au  nova- 
teur ,  au  détracteur  de  la  vénérable  an- 
tiquité ,  à  l'ennemi  du  bon  goût ,  & 
fur-tout  au  Géomètre  ;  car  en  matière 
d'invectives ,  leur  imagination  ?  comme 


494  Réflexions  fur  PHifloire. 
l'on  fait  ,  ne  va  pas  plus  loin.  Histo- 
riens &  Poètes  qui  ufurpez  ce  nom  , 
&:  qui  avec  fi  peu  d'intérêt  marquez  tant 
de  zèle ,  défendez  aufll  mal  qu'il  vous 
plaira  l'Hiftoire  &  la  Poéfie  ;  mais  n'en 
faites  jamais. 


APOLOGIE 

D  E 

LÉ  T  U  D  E, 

Lue  à  L'Académie  Francoife  dans  la 
Séance  publique  du  13  Avril 


497 


APOLOGIE 

D  E 

U  ÈTU  D  E. 


fr¥T*]|  E  titre  paroîtra  fans  doute  une 
j*  C  *!  mcprife:c'eft,dira-t-on, l'éloge 
i^-^gjf  &  non  l'Apologie  de  l'Etude 
que  vous  voulez  faire  ;  pourquoi  en- 
treprendre de  plaider  une  caufe  qui  en 
a  fi  peu  de  befoin?  Et  qu'y  a-t-il  de 
plus  propre  que  l'Étude  à  nous  confo- 
ler ,  à  nous  inftruire  ,  à  nous  rendre 
meilleurs  &C  plus  heureux?  &là-deflus 
on  débitera  des  maximes  qu'on  croira 
bien  vraies,  parce  qu'elles  feront  bien 
triviales;  6c  on  citera  le  beau  paffage 
de  Cicéron  fur  l'avantage  des  Lettres 
dans  fon  Oraifon  pour  le  Poète  Archias; 
&  on  croira  cet  avantage  prouvé  fans 
réplique  ;  car  que  répondre  à  un  paffage 
de  Cicéron? 


49  S  apologie 

Tel  fera  infailliblement  le  langage  de 
tous  ceux ,  qui  n'ayant  point  attaché 
leur  exigence  à  la  culture  des  Lettres  , 
n'y  cherchent  &  n'y  trouvent  qu'un 
delarTement  fans  prétention ,  peu  fait 
pour  amener  le  dégoût  6c  pour  éveiller 
l'envie. 

Il  n'en  fera  pas  tout-à-fait  de  même , 
fi  nous  interrogeons  ceux  qui  ont  em- 
braifé  l'Étude  par  choix ,  par  état ,  par 
le  defir  de  la  considération  6c  Peftime  ; 
car  c'eft  un  prix  auquel  les  gens  de 
Lettres  afpirent ,  ils  mentent  quand  ils 
afFe&ent  de  le  dédaigner.  Mais  deman- 
dons à  la  plupart  d'entr'eux  quel  fruit 
ils  ont  tiré  de  leurs  veilles  ?  Leur  ré- 
ponfe  peu  confolante  nous  apprendra, 
que  pour  connoître  les  inconvéniens 
fecrets  d'une  profeiïion ,  il  faut  s'adref- 
fer  à  ceux  qui  l'exercent,  Se  non  pas 
à  ceux  qui  ne  font  que  s'en  amufer. 

L'expérience  l'a  dit  long-tems  avant 
Horace  :  on  ne  fe  trouve  heureux  qu'à  j 
la  place  des  autres ,  &  jamais  à  lafienne; 
le  feul  avantage  que  donnent  les  lu- 
mières ,  fi  c'en  eft  un ,  efl  de  n'envier 
l'état  de  perfonne,  fans  en  être  plus 
content  du  fien. 

N'imaginons  pourtant  pas ,  car  il  ne 


de  r Etude,  499 

faut  point  s'exagérer  {es  propres  maux  y 
que  le  bonheur  foit  incompatible  avec 
la  culture  des  Lettres.  Dans  cet  état 
comme  dans  les  autres  quelques  pré- 
deftinés  échappent  à  la  loi  commune; 
&£  chacun  fe  flatte  qu'il  fera  le  prédes- 
tiné :  fans  cela ,  il  faudroit  être  imbé- 
cille  pour  ne  pas  brûler  {es  livres,  à 
commencer  par  ceux  qu'on  pourroit 
avoir  faits.  Mais  la  même  Providence , 
qui  femble  avoir  attaché  le  bonheur  à 
la  médiocrité  du  rang  &C  de  la  fortune  , 
femble  aufîi  l'avoir  attaché  de  même  à 
la  médiocrité  des  talens,  apparemment 
pour  nous  guérir  de  l'ambition  en  tout 
genre.  Cette  médiocrité  contente  & 
tranquille,  qui  nourrit  doucement  l'a- 
mour-propre ,  fans  effrayer  celui  de  per- 
fonne  ,  qui  permet  de  fe  croire  quelque 
choie  fans  trop  de  vanité ,  &c  aux  au- 
tres de  nous  compter  pour  rien  fans 
trop  d'injufîice  ,  cette  médiocrité  d'or , 
pour  appliquer  ici  une  belle  expreffion 
d'Horace ,  fait  jouir  ceux  qui  Pont  en 
partage  d'une  félicité  obfcure,  &  par-là 
même  plus  aflurée  6c  plus  durable.  On 
peut  comparer  les  talens  médiocres  à 
ce  qu'on  appelle  dans  l'État  la  Bour- 
geoise aifée ,  c'eft-à-dire  à  la  clafie  de 


500  apologie 

Citoyens  la  moins  enviée  &c  la  plus 

paifible. 

C'eft  principalement  de  cette  partie 
des  gens  de  Lettres  que  nous  devons 
prévenir  les  reproches.  Comme  ils 
jouirTent  à  leur  aife  ,  en  fait  de  réputa- 
tion ,  d'une  fortune  bornée ,  mais  très- 
ïirffifante  pour  eux  ,&  que  perfonne  ne 
leur  difpute ,  ils  fe  piquent ,  entr'autres 
qualités  ,  d'un  grand  zèle  patriotique 
pour  la  Littérature  ;  car  le  Patriotiime 
dans  les  âmes  vulgaires  (je  ne  dis  pas 
dans  les  grandes  âmes  )  n'efl  guère  que 
le  fentiment  de  fon  bien-être,  Ô£  la 
crainte  de  le  voir  troubler. 

Quel  mal  vous  ont  fait  les  gens  de 
Lettres  me  diront  ces  zélés  Citoyens , 
pour  vouloir  les  dégoûter  de  leur  état  ? 
Digne  imitateur  de  ce  Poète ,  qui  exhor- 
tait les  Romains  à  jetter  dans  la  mer 
tout  leur  argent  pour  être  parfaitement 
heureux,  venez- vous  nous  confeiller, 
pour  être  plus  heureux  aufîi ,  de  met- 
tre le  feu  à  nos  Bibliothèques  ?  N'excep- 
terez-vous  pas  au  moins  de  cette  pros- 
cription générale,  cinq  ou  fix  PhiLofophes 
modernes  ,  &  par  conféquent  privilé- 
giés ?  Ne  peut -on  pas  même  efpérer 
que  leurs  ouvrages,  difperfés  dans  la 


de  V Etude.  501 

foule  des  autres  livres  ,  obtiendront 
grâce  pour  le  refte  ,  comme  autrefois 
un  Patriarche  demandoit  grâce  pour 
une  ville  coupable  en  faveur  de  quel- 
ques Juit.es? 

On  ne  peut  répondre  qu'en  riant  à 
de  pareilles  déclamations.  Si  c'eft  fe 
montrer  l'ennemi  des  gens  de  Lettres, 
que  de  leur  parler  avec  intérêt  des  pei- 
nes de  leur  état ,  ceux  qui  prendroient 
fi  légèrement  l'alarme  pour  nous  accu- 
fer,  pourroient  faire  le  procès  fans  le 
favoir,  à  leurs  meilleurs  amis.  En  efFet, 
s'ils  trouvoient  aujourd'hui  dans  un 
livre  fans  nom  d'Auteur,  que  les  Let- 
tres ne  guèrifjent  de  rien  ,  ocelles  ne  nous 
apprennent  point  à  vivre,  mais  a  difputcr; 
que  la  raifon  eji  un  mauvais  préjent  fait 
à  l'homme;  que  depuis  que  les  Savans 
ont  paru,  on  ne  voit  plus  de  gens  de  bien; 
ils  ne  manqueroient  pas  d'attribuer  cette 
fatyre  de  i'efprit  &  des  talens  à  quel- 
que dcclamaîeur  moderne ,  ami  des  pa- 
radoxes &£  des  fophifmes  ;  l'Antiquité , 
diront- ils  ,  étoit  trop  fage  pour  pen- 
fer  de  la  forte  &c  encore  moins  pour 
l'écrire.  C'eit-là  pourtant  ce  qu'ont  dit 
&  répété ,  Socrate  ,  Séneque  ,  Cicéron 
même ,  6c  après  eux  Montagne  &;  cent 


502  Apologie 

autres.  Que  conclure  de  ces  traits  lan- 
cés contre  les  Lettres  par  ceux  qu'elles 
ont  le  plus  occupés  6c  le  plus  illuilrés , 
&  qui  même  en  ont  parlé  ailleurs  avec 
tant  d'éloges  ?  Rien  autre  chofe  ,  finon 
que  la  paillon  de  l'Étude  ,  ainfi  que 
toutes  les  autres ,  a  fes  milans  d'hu- 
meur &  de  dégoût ,  comme  fes  mo- 
mens  de  plaifir  6c  d'enivrement  ;  que 
dans  ce  combat  du  plaifir  &  du  dégoût , 
le  plaifir  eft  apparemment  le  plus  fort , 
puifqu'en  décriant  les  Lettres  on  con- 
tinue à  s'y  livrer;  6c  que  les  Mufes 
font  pour  ceux  qu'elles  favorifent  une 
maîtrefTe  aimable  6c  capricieufe  ,  dont 
on  fe  plaint  quelquefois ,  6c  à  laquelle 
on  revient  toujours. 

On  a  dans  ces  derniers  tems  attaqué 
la  caufe  des  Lettres  avec  de  la  rhétori- 
que, on  l'a  défendue  avec  des  lieux  com- 
muns :  on  ne  pouvoit ,  ce  me  femble  , 
îa  plaider  comme  elle  le  mérite ,  qu'en 
la  décompofant  ,  en  l'envifageant  par 
toutes  fes  faces  ,  en  y  appliquant  en 
un  mot  la  diale clique  6c  l'analyfe  :  par 
malheur  la  dialectique  fatigue ,  les  lieux 
communs  ennuient ,  &  la  rhétorique 
ne  prouve  rien  ;  c'eft.  le  moyen  que  la 
queftion  ne  foit  pas  fi-tôt  décidée.  Le 


de  l'Etude.  503 

parti  le  plus  raifonnable  feroit  peut-être 
de  comparer  les  fciences  aux  alimens , 
qui  également  nécefiaires  à  tous  les  peu- 
ples &c  à  tous  les  hommes ,  ne  leur  con- 
viennent pourtant  ni  au  même  degré  ni 
de  la  même  manière.  Mais  cette  vérité 
trop  (impie  n'eût  pas  produit  des  livres. 
Quoi  qu'il  en  (bit,  ceux  qui  ont  dé- 
crié la  culture  de  l'efprit  comme  un 
grand  mal  ,  deiiroient  apparemment 
que  leur  zèle  ne  fût  pas  fans  fruit,  car 
ce  feroit  perdre  des  paroles  que  de 
prêcher  contre  un  abus  qu'on  n'efpere 
pas  de  détruire  :  or  dans  cette  perfualion 
je  m'étonne  qu'ils  aient  cru  porter  aux 
Lettres  la  plus  mortelle  atteinte ,  en  leur 
attribuant  la  dépravation  des  mœurs. 
Suppofons  pour  un  moment  cette  im- 
putation auîfi  fondée  qu'elle  efl  injuf- 
te  ;  fi  les  gens  de  Lettres  font  en  effet 
coupables  du  défordre  dont  on  les  accu- 
fe ,  n'a-t-on  pas  dû  s'attendre  qu'ils  en 
foutiendroient  tranquillement  le  repro- 
che ?  La  peinture  du  mal  pourra-t-elle 
les  trouver  fenfibles  ,  lorfque  le  mal 
même  les  touche  fi  peu?  ils  continue- 
ront à  éclairer  &  à  pervertir  le  genre 
humain.  Mais  fi  on  avoit ,  comme  je  le 
fuppofe  ,  un  defir  fincere  de  les  con- 


504  Apologie 

vertir  en  les  effrayant  ,  on  pouvoit ,' 
ce  me  iemble ,  faire  agir  un  intérêt  plus 
piaffant  Se  plus  fur ,  celui  de  leur  vanité 
&  de  leur  amour-propre  ;  les  repré- 
fenter  courant  fans  ceffe  après  des  chi- 
mères ou  des  chagrins  ;  leur  montrer 
d'une  part  le  néant  des  connoifTances 
humaines  ,  la  futilité  de  quelques-unes, 
l'incertitude  de  prefque  toutes;  de  l'au- 
tre la  haine  6c  l'envie  pourfuivant  jus- 
qu'au tombeau  les  Ecrivains  célèbres  , 
honorés  après  leur  mort  ,  comme  les 
premiers  des  hommes,  &  traités  com- 
me les  derniers  pendant  leur  vie  ;  Ho- 
mère &  Milton  pauvres  &  malheureux  ; 
Ariftote  êc  Defcartes  fuyant  la  perfé- 
cution  ;  le  TafTe  mourant  fans  avoir 
joui  de  fa  gloire;  Corneille  dégoûté  du 
Théâtre ,  ck  n'y  rentrant  que  pour  s'y 
traîner  avec  de  nouveaux  dégoûts  ;  Ra- 
cine défefpéré  par  (es  critiques;  Qui- 
nault  viclime  de  la  fatyre  ;  tous  enfin  fe 
reprochant  d'avoir  perdu  leur  repos 
pour  courir  après  la  renommée.  Voilà, 
pourroit-on  dire  aux  jeunes  Littérateurs, 
le  fort  qui  vous  attend  fi  vous  reffem- 
blez  à  ces  grands  hommes.  Peut-être 
après  la  leclure  d'un  pareil  livre  ,  feroit- 
oa  tenté  de   fermer  pour  jamais  les 

fiens. 


de  f  Etude.  505 

jîens,  comme  on  alloit  fe  tuer  autrefois 
au  fortir  de  l'école  de  ce  Philofophe 

mélancolique  ,  qui  décrioit  la  vie  au 
point  d'en  dégoûter  lés  auditeurs,  Se 
qui  gardoit  pour  lui  le  courage  de  ne  fc 
pas  tuer. 

Il  efl  vrai  que  dans  ce  trifre  &:  ef- 
frayant tableau ,  oii  l'on  traceroit  avec 
les  couleurs  de  l'éloquence  les  mal- 
heurs efiuyés  par  les  gens  de  Lettres  y 
il  faudroit  bien  fe  garder,  pour  ne  pas 
manquer  fon  but ,  d'y  oppofer  les  mar- 
ques d'honneur  ,  de  confidération  & 
d'eflime  que  les  talens  ont  reçus  tant  de 
fois.  Mais  l'éloquence  n'en  ufe  pas  au- 
trement ;  elle  ne  peint  jamais  que  de 
profil. 

La  raifon  l'admire  fans  lui  céder;  elle 
s'en  amufe  &  s'en  défie.  Eclairés  par 
cette  raifon  froide,  mais  équitable,  écou- 
tons-la  dans  le  filence.  Envifageons 
d'abord  l'Etude  en  elle-même ,  <k  bor- 
nons-nous dans  cet  écrit  à  quelques 
réflexions  moitié  trilles ,  moitié  confo- 
îantes ,  fur  les  dégoûts  qu'on  y  éprou- 
ve ,  &:  fur  les  relfources  qu'on  peut  y 
trouver. 

LaparefTe  elt  naturelle  à  l'homme. 
On  objectera  au'il  efl  condamné  autra- 
Tome  F.   *  Y 


506  Apologie 

vail  ;  mais  puifqu'il  y  eft  condamné , 
ce  n'étoit  donc  pas  fa  première  destina- 
tion. Semblable  à  un  pendule  qu'une 
force  étrangère  a  tiré  de  ion  repos ,  il 
tend  à  y  revenir  fans  cefTe.  Mais ,  pour 
fuivre  la  comparaifon  ,  ce  même  pen- 
dule ,  une  fois  éloigné  de  fa  Situation 
naturelle ,  y  retombe  mille  fois  fans,  s'y 
arrêter ,  juiqu'à  ce  que  fon  mouvement, 
ralenti  peu-à-peu  par  le  frottement  6c 
par  la  réfiitance ,  foit  enfin  totalement 
détruit.  Il  en  efcde  même  de  l'homme; 
fans  ceffe  le  penchant  le  ramené  au 
repos  ,  6c  fans  ceffe  l'agitation  que  fes 
defirs  lui  ont  imprimée  ,  l'en  fait  fortir 
pour  le  chercher  encore  9  jufqu'à  ce 
que  ion  ame  ,  ufée  peu-à-peu  par  ces 
defirs  mêmes  ,  6c  par  la  réiiftance 
qu'elle  a  éprouvée  pour  les  fatisfaire  , 
jouiffe  enfin  d'une  triffe  6z  tardive  tran- 
quillité. Nous  portons  deux  hommes 
en  nous  ,  un  naturel  6c  un  faQjce.  Le 
premier  ne  connoît  d'autres  befoins 
que  les  befoins  phyfiques  ,  d'autres 
plaifirs  que  celui  de  les  contenter,  & 
de  végéter  enfuite  fans  {rouble  ,  fans 
parlions ,  &  fans  ennui.  L'homme  fac- 
tice au  contraire  a  mille  befoins  d'inili- 
tution,  6c  pour  ainii  dire  métaphyfi- 


de  r Etude.  y  07 

ques  ;  ouvrage  de  la  fociété ,  de  l'édu- 
cation ,  des  préjugés  ,  de  l'habitude  , 
de  l'inégalité  des  rangs.  Si  l'état  dont 
nous  jouirions  parmi  nos  fembiables 
nous  meta  portée  de  fatisfaire  Tans  au- 
cun travail  les  befoins  phyfiques  & 
réels  ,  les  befoins  fa&iccs  6c  métaphy- 
siques viennent  s'offrir  alors  comme  un. 
aliment  nécefTaire  à  nos  defirs ,  o£  par 
conféquent  à  notre  exiftence.  Or  de 
ces  befoins  imaginaires  ,  fouvent  plus 
impérieux  que  les  befoins  naturels  ,  le 
plus  univerfel  &  le  plus  preffant  efl 
celui  de  dominer  fur  les  autres ,  foit 
par  la  dépendance  011  ils  font  de  nous , 
foit  par  les  lumières  qu'ils  en  reçoivent. 
Chacun  fongeant  donc  également  &  à 
fe  tirer  de  lui-même ,  &  à  taire  délirer 
aux  autres  d'être  à  fa  place,  celui-ci 
afpire  aux  grandes  richelTes ,  celui-là 
aux  grands  honneurs  ;  un  troiheme 
efpere  trouver  dans  le  fein  de  la  médi- 
tation &c  de  la  retraite  un  bonheur  plus 
facile  &  plus  pur.  Ainfi  tandis  que  la 
plus  grande  partie  des  hommes ,  con- 
damnée aux  lueurs  &:  à  la  fatigue  ,  en- 
vie l'oifiveté  de  fes  fembiables  ,  <k  la 
reproche  à  la  nature  ,  ceux-ci  fe  tour- 
mentent par  les  parlions,  ou  fe  àziïé- 

Y  il 


50S  Apologie 

chent  par  l'étude ,  &  l'ennui  dévore  le 

refte. 

Pénétrons  dans  un  de  ces  afyles,  con- 
facrés  par  le  Philofophe  à  la  folitude 
&  aux  réflexions.  Interrogeons -le  au 
milieu  de  fes  méditations  &£  de  fes  li- 
vres ;  fâchons  de  lui  s'il  eft  heureux  , 
&:  offrons -lui  ,  s'il  eft  porlible  ,  les 
moyens  de  l'être. 

Vous  voyez ,  me  difoit  il  n'y  a  pas 
long-tems  un  Savant  célèbre  ,  cette 
Bibliothèque  immenfe  que  j'habite.  Que 
de  biens  à  la  fois,  ai -je  dit  en  y  en- 
trant ,  comme  cet  animal  affamé  de  la 
Fable  ?  Que  de  moyens  d'être  heureux 
fans  avoir  befoin  de  perfonne  ?  J'ai 
paffé  mes  plus  belles  années  à  épuifer 
cette  vafle  colleftion  ;  que  m'a -t- elle 
appris  ?  L'Hiftoire  ne  m'a  offert  qu'in- 
certitude ;  la  Phyfique  que  ténèbres  ; 
la  Morale  que  vérités  communes  ,  ou 
paradoxes  dangereux  ;  la  Métaphyfique 
que  vaines  fubtilités.  Après  trente  ans 
d'étude ,  vous  me  demanderiez  en  vain 
pourquoi  une  pierre  tombe  ,  pourquoi 
je  remue  la  main ,  pourquoi  j'ai  la  fa- 
culré  de  penfer  &  de  fentir.  Sans  des 
lumières  fupérieures  à  la  raifon ,  qui 
ont  fervi  plus  d'une  fois  à  confoler 


de  P  Etude.  509 

mon  ignorance  ,  aucun  livre  n'auroit 
pu  m'apprendre  ce  que  je  fuis,  d'où  je 
viens  tk  011  je  dois  aller  ;  &:  je  dirois 
de  moi-même  ,  jette  comme  au  hazard 
dans  cet  univers  ,  ce  que  le  Doge  de 
Gènes  difoit  de  Verfailles ;  ce  qui  mi- 
tonne le  plus  ici  ,  cejl  de  ni  y  voir. 

Rebuté  des  livres  qui  promettent 
l'initruclion  ,  &  qui  tiennent  fi  mal  ce 
qu'ils  promettent ,  les  ouvrages  de  pur 
agrément  fembloient  me  préparer  quel- 
ques relTources  ;  nouvelle  erreur.  Je 
n'ai  trouvé  dans  la  foule  des  Orateurs 
que  déclamations;  dans  la  multitude  des 
Poètes  que  penfées  faillies  ou  commu- 
nes ,  exprimées  avec  effort  &  avec  ap- 
pareil ;  dans  la  nuée  des  Romans  que 
fauffes  peintures  du  monde  &  des  hom- 
mes. Les  parlions  que  ces  derniers  ou- 
vrages prétendent  nous  développer , 
paroiffent  bien  froides  à  un  cœurinac- 
ceffible  aux  paillons  ,  &  peut-être  plus 
froides  encore  quand  on  en  a  une  ; 
quelle  diftance  on  trouve  alors  entre 
ce  qu'on  lit  &£  ce  qu'on  fent  ? 

Il  m'efl  revenu  dans  l'efprit ,  après 
tant  de  ledures  inutiles  &  fatigantes  , 
qu'il  y  avoit  des  livres  qu'on  appelle 
Journaux ,  deflinés  à  recueillir  ce  qui! 

Yii, 


510  Jpologie 

y  a  de  meilleur  dans  les  autres.  J'aurois 
bien  dû,  me  dis-;e  à  moi-même,  com- 
mencer par  ces  livres-là  ;  ils  m'auroient 
épargné  bien  du  dégoût  &  de  la  peine. 
J'ai  donc  ouvert  un  des  deux  cent  Jour- 
naux qu'on  imprime  tous  les  mois  en 
Europe  :  ce  Journal  faifoit  un  grand 
éloge  d'un  livre  nouveau  qui  ne  m'étoit 
pas  connu  ;  fur  la  parole  du  Journalise 
je  me  fuis  empreflé  de  lire  ce  Livre  y 
qui  m'eïï  tombé  des  mains  dès  les  pre- 
mières pages.  Alors ,  par  curiofité  feu- 
lement, car  je  ne  pouvois  plus  m'en 
fier  aux  Journaux ,  j'ai  voulu  voir  ce 
que  les  autres  Journalifres  difoient  de 
cet  ouvrage  ,  û  célébré  par  leur  con- 
frère ,  &  fi  peu  digne  de  l'être.  Il  étoit 
loué  par  les  uns  ,  déchiré  par  les  au- 
tres ;  mais  par  malheur  ceux  qui  lui 
rendoient  juft.ice ,  louoient  d'autres  ou- 
vrages que  j'avois  lu  ,  &  qui  ne  va- 
loient  pas  mieux  ;.  j'ai  vu  qu'il  n'y  avoit 
rien  à  apprendre  dans  la  leclure  des 
Journaux,  finon  que  le  Journalifle  eu 
l'ami  ou  l'ennemi  de  celui  dont  il  parle , 
&  cela  ne  m'a  pas  paru  fort  intérefTant 
à  favoir. 

On  dit  que  la  Bibliothèque  d'Alexan- 
drie avoit  cette  infçriptioa  fafhiçufe, 


de  V Etude.  5  1 1 

h  Tréfor  des  remèdes  de  VAmc  ;  mais 
ie  Tréfor  des  remèdes  de  Pâme  ne 
me  paroît  pas  plus  riche  que  tant  de 
varies  Pharmacopées  ,  qui  annoncent 
des  remèdes  pour  tous  les  maux  du 
corps  ,  &  qui  guérifTent  fort  peu  de 
maladies. 

J'avouerai  cependant ,  car  il  faut  être 
jufie ,  que  dans  ces  archives  de  frivo- 
lité ,  d'erreurs  &  d'ennui,  j'ai  distingué 
quelques  Hiitoriens  Philoibphes ,  quel- 
ques Phyfîciens  qui  lavent  douter ,  quel- 
ques Poètes  qui  joignent  le  ientiment 
à  l'image ,  quelques  Orateurs  qui  unif- 
fent  le  raisonnement  à  l'éloquence  ; 
mais  le  nombre  en  efî.  trop  petit,  trop 
étouffé  par  le  refte ,  pour  me  réconci- 
lier avec  cette  vafte  collection  de  livres  : 
je  la  compare  à  ces  truies  maifons  , 
deflinees  à  renfermer  des  infenfés  ou 
des  imbécilles  ,  avec  quelques  gens  rai- 
fonnables  qui  les  gardent  ,  6c  qui  ne 
fiiffifent  pas  pour  embellir  un  pareil 
féjour. 

Las  de  m'ennuyer  des  penfées  des 
autres  ,  j'ai  voulu  leur  donner  les  mien- 
nes ;  mais  je  puis  me  flatter  de  leur 
avoir  rendu  tout  l'ennui  que  j'avoisreçu 
d'eux. 

Yiv 


5  1 2  Apologiz 

L'Hiftoire  a  été  mon  coup  d'eflai: 
j'en  ai  fait  une  où  je  m'exprimois  libre- 
ment fur  des  perfonnes  redoutables  : 
car  on  m'a  voit  afiuré  ,  que  les  traits 
hardis  étoient  un  moyen  fur  de  p  aire, 
Ces  traits  m'ont  fait  des  ennemis  cruels 
de  ceux  qui  en  étoient  l'objet.  J'ai  été 
traité  d'Ecrivain  dangereux  par  les  in- 
téreffés,  6c  d'étourdi  par  les  indifférens  ; 
les  critiques  m'ont  afTailîi  de  toutes 
parts  ;  ck  au  lieu  d'un  peu  de  fumée 
fur  quoi  je  comptois ,  je  n'ai  recueilli 
que  des  chagrins  6c  des  ridicules. 

Le  Public,  me  fuis -je  dit  pour  me 
confoler,  le  Public  en  perfonne  me  ven- 
gera; je  me  préfenterai  à  lui  fur  la  Scène 
Dramatique  pour  y  être  couronné  par 
fes  mains.  Plein  de  cette  confiance ,  6c 
d'une  étude  profonde  des  règles  du 
Théâtre  ,  j'ai  fait  une  Tragédie ,  elle  a 
été  fiflée  ;  une  Comédie  ,  elle  n'a  pas 
été  jufqu'à  la  fin. 

C'eft  le  propre  des  malheurs  de  ra- 
mener à  la  Philofophie,  comme  le 
joueur  qui  a  tout  perdu  revient  à  fa 
maitrelîe  ;  cette  Philofophie  ,  qui  pré- 
tend nous  dédommager  de  tout ,  m'ou- 
vroit  ks  bras  6c  me  refloit  pour  afyïe, 


de  l'Etude.  513 

J'écrivis  ,  le  cœur  ferré ,  un  long  Se 
trifte  ouvrage  de  Morale ,  où  je  croyois 
du  moins  avoir  prêché  la  vertu  la  plus 
pure.  Un  imbécille  avTura  que  je  rédui- 
ibis  tout  à  la  Loi  naturelle.  Mille  plu- 
mes ,  &  encore  plus  de  clameurs,  fe  font 
élevées  contre  moi,  &  m'ont  tait  éprou- 
ver que  la  vérité  eft  comme  les  enfans , 
qu'on  ne  la  met  point  au  monde  fans 
douleur. 

Ayant  ainfi  appris  à  mes  dépens,  qu'il 
ne  faut  montrer  aux  hommes  ,  ni  la 
vérité  hiflorique  qui  les  bleffe  ,  ni  la 
vérité  philofophique  qui  les  révolte  , 
mais  des  vérités  froides  &£  palpables  , 
qui  ne  donnent  prife  ni  à  la  calomnie 
ni  à  la  fatyre,  je  me  fuis  jette  dans  les 
feiences  exactes  ,  &  j'ai  fait  enfin  un  Li- 
vre dont  on  a  dit  du  bien,  mais  qui  n'a 
été  lu  de  perfonne.  Ce  genre  de  fuccès, 
pire  que  toutes  mes  difgraces ,  a  achevé 
de  me  décourager. 

Une  feule  efpece  d'Ecrivains  m'a 
paru  potléder  un  bonheur  fans  trouble; 
c'eft  celle  des  Compilateurs  &  Com- 
mentateurs ,  laborieufement  occupés  à 
expliquer  ce  qu'ils  n'entendent  pas ,  à 
louer  ce  qu'ils  ne  fentent  point ,  ou  ce 

Y  v 


514  apologie 

qui  ne  mérite  pas  d'être  loué  ;  qui  pour 
avoir  pâli  fur  l'antiquité ,  croient  par- 
ticiper à  fa  gloire ,  6c  rougiflént  par 
mode  Aie  des  éloges  qu'on  lui  donne. 
J'envierois  le  bien  -  être  dont  ils  jouif- 
i'ent ,  s'il  n'étoit  pas  fondé  fur  la  îbttife 
&:  l'orgueil  ;  mais  ce  genre  de  félicité 
me  paroît  trop  fade  ,  Se  je  fens  que 
je  ne  veux  point  être  heureux  à  ce 
prix-là. 

Déterminé  à  fortir  pour  jamais  de  ce 
cabinet  où  je  n'aurois  jamais  dû  entrer, 
la  fociété ,  à  laquelle  j'avois  renoncé 
prefque  dès  mon  enfance ,  fembloit 
devoir  m'ofFrir  des  reflburces ,  des  plai- 
firs  &  des  amis.  Hélas!  les  hommes  fe 
font  moqués  de  moi  comme  les  livres  , 
&;  j'ai  trouvé  les  vivans  pires  que  les 
morts.  Pour  comble  d'infortune  ,  je  ne 
fuis  plus  dans  l'âge  des  pafîions ,  ni  à 
portée  de  trouver  des  reflburces  pafla- 
geres  dans  celte  illufion  momentanée  9 
il  ne  me  refle  plus  qu'à  être,  pour  ainfl 
dire ,  fpeclateur  de  mon  exiflence  fans 
y  prendre  part,  à  voir,  fi  je  puism'ex- 
primer  de  la  forte  ,  mes  trifles  jours 
s'écouler  devant  moi,  comme  fi  c'étoit 
les  jours  d'un  autre  j  ayant  reconnu  avec 


de  VEt:  5: 1  <t 

le  Sage  ,  &c  malheureufement  trop  tard 
ou  trop  tôt  pour  moi,  que  tout  cji  vanité; 
les  fens  ufés  fans  en  avoir  joui,  l'efprit 
afFoibli  fans  avoir  produit  rien  de  bon  , 
&  blazé  fans  avoir  rien  goûté. 

Perfonne ,  répondis-je  à   ce  détrac- 
teur de  l'étude  ,  n'a  plus  fujet  que  vous 
d'être  mécontent,  &  n'en  a  moins  de 
fe  plaindre.   D'abord ,  que  de  lectures 
vous  deviez    vous  épargner ,  précifé- 
ment  pour  être  plus  inftruit  ?  Pourquoi  7 
par  exemple,  avez-vous  imaginé  qu'eu 
feuilletant  ,   étudiant  ,    compilant  des 
livres  de  Métaphysique  ,  vous  y  trou- 
veriez des  lumières   fur  tant  de  quel- 
tions ,  moitié  creufes ,  moitié  fublimes, 
recueil  éternel  de  tous  les  Philofophes 
parlés  ,  préfens  &  futurs  ?  En  repliant 
votre  eiprit  fur  lui-même  ,  fans  avoir 
befoin  d'interroger   celui  des   autres , 
vous  auriez  fenti  qu'en  Métaphyfique 
ce  qu'on  ne. peut  pas  s'apprendre  par 
fes  propres  réflexions  ,  ne  s'apprend 
point  par  la  lecture;  &  que  ce  qui  ne 
peut  pas  être  rendu  clair  pour  les  efprits 
les  plus  communs  ,  efl  obfcur  pour  les 
plus  profonds. 

C'étoit  de  même  en  fondant  votre 

Yvj 


5 1 6  .Apologie 

cœur,  &z  non  dans  les  fubtilités  des  So- 
phiftes  \  que  vous  deviez  étudier  la  Mo- 
rale ;  malheur  à  qui  a  befoin  de  lire  des 
livres  pour  être  honnête  homme. 

Vous  voyez  déjà ,  qu'au  milieu  de 
cette  vafle  Bibliothèque  ,  vous  auriez 
dû  Couvent  vous  écrier,  à  l'exemple 
de  ce  Philofophe  qui  parcouroit  un  pa- 
lais rempli  de  meubles  inutiles  &  fas- 
tueux ,  que  de  chofes    dont  je  ri  ai    que 


/• 


aire 


Les  ouvrages  de  Phyfique  vous  of- 
froient  une  multitude  de  faits  certains , 
&C  de  raiionnemens  bazardés  ;  vous 
avez  négligé  les  faits  pour  courir  après 
les  raifonnemens  ;  devez  -  vous  être 
étonné  d'avoir  fi  peu  appris?  En  fui- 
vant  une  route  contraire  ,  cette  étude 
auroit  été  pour  vous  une  fource  inta- 
riffable  de  plaifir  &  d'inflrucHon  ;  vous 
y  auriez  admiré  les  reffources  de  la  na- 
ture ,  celles  de  tant  de  grands  génies  , 
foit  pour  la  forcer  à  fe  découvrir,  foit 
pour  la  mettre  en  œuvre  dans  les  difre- 
rens  Arts  ,  monumens  admirables  & 
ians  nombre  de  l'induftrie  des  hommes, 
foit  enfin  pour  appercevoir  la  liaifon  &: 
l'analogie  des  phénomènes  dont  vous 


de  F  Etude.  517 

vous  plaignez  d'ignorer  les  premières 
caufes.  Souffrez  que  l'Etre  fuprême  ne 
levé  pour  vous  qu'un  coin  du  voile. 
Vos  regards  alloient  le  perdre  fur  des 
objets  placés  trop  loin  de  vous  ;  rame- 
nez-les fur  tant  de  merveilles  qui  vous 
environnent ,  &  que  vous  n'avez  pas 
voulu  voir  ;  &:  l'efprit  humain  vous 
étonnera  également  par  fon  étendue  6k 
par  les  bornes. 

Votre  mépris  pour  l'érudition  eu 
très-injufte.  C'eft  elle  qui  nourrit  &: 
fait  vivre  toutes  les  autres  parties  de 
la  Littérature ,  depuis  le  bel  efprit  jus- 
qu'au Philofophe  ;  il  faut  l'encourager 
par  les  mêmes  principes  qui  dans  un 
Etat  bien  policé  font  encourager  les 
cultivateurs. 

Peut  être  auriez-vous  raifon  de  vous 
plaindre  de  l'incertitude  de  l'Hiftoire  , 
li  elle  ne  devoit  pas  être  autre  chofe 
pour  un  Philofophe  que  la  connoifîan- 
ce  aride  des  faits.  Sans  doute  elle  ne  dit 
pas  toujours  la  vérité;  mais  elle  ne  la  dit 
encore  que  trop  pour  le  principal  objet 
que  vous  deviez  vous  propofer  dans 
cette  leâure  ,  celui  de  connoître  les 
hommes.  Vous  n'auriez  pas  été  furpris 


5  1 8  Apologie 

en  fortant  de  votre  iolitude  de  les  trou- 
ver tels  qu'ils  font  ;  6c  vous  auriez  ap- 
pris à  en  aimer  quelques-uns ,  à  fuir  le 
relie ,  &C  à  les  craindre  tous. 

Les  Journaux ,  j'en  conviens ,  difent 
encore  moins  vrai  que  l'Hiftoire;  mais 
foyez  équitable;  n'avez-vous  jamais 
rien  donné  dans  vos  écrits  à  l'amitié  9 
à  la  reconnoifîance  ,  à  l'intérêt ,  peut- 
être  même  à  la  haine  ?  Pourquoi  exiger 
plus  de  perfe&ion  dans  les  autres  ? 

Vous  êtes  excufable  d'avoir  efTayé 
de  lire  à  la  fois  tant  de  Poètes ,  d'Ora- 
teurs ,  &  de  Romans  ;  mais  non  pas  de 
les  avoir  lus  jufqu'au  bout;  vos  pre- 
mières le&ures  en  ce  genre  auroient 
dû  vous  perfuader,  que  les  vrais  ouvra- 
ges d'agrément  font  aiuTi  rares  que  les 
gens  vraiment  aimables.  Tant  pis  pour 
vous  cependant,  fi  Corneille  &  Bofiuet 
ne  vous  ont  pas  élevé  l'ame ,  fi  Racine 
ne  vous  a  pas  arraché  des  larmes ,  û 
Molière  ne  vous  a  paru  le  plus  grand 
peintre  du  cœur  humain  ,  fi  vous  ne 
lavez  pas  Quinault  &  la  Fontaine  par 
cœur.  Je  ne  parie  pas  des  Anciens  leurs 
maures,  qu'il  ne  faut  pourtant  pas  tou- 
jours louer  ,  quoiqu'ils  foient  morts  ;  ni 


de  l'Etude.  519 

des  vivans  leurs  difciples ,  qu'il  faut  la- 
voir louer  quelquefois,  quoiqu'ils  foient 
vivans. 

Malheureux  dans  vos  le&ures  par 
votre  faute,  vous  deviez  vous  attendre 
à  Têtre  de  même  dans  vos  ouvrages. 
Vous  avez  voulu  faire  une  Tragédie,  6c 
vous  ignorez  les  pallions  ;  une  Comé- 
die ,  6c  vous  ignorez  le  monde  ;  une 
Hifloire  ,  6c  vous  ne  favez  pas  que 
lorfqu'on  écrit  THilloire  de  fon  tems,il 
faut  fe  refoudre  à  palier  pour  fatyrique 
ou  pour  flatteur  ,  6c  par  conféquent  le 
préparer  d'avance  à  la  haine  ou  au 
mépris. 

Vous  vous  plaignez  des  critiques; 
mais  lavez-vous  que  fe  faire  imprimer , 
efl  une  manière  tacite  6c  modefle  d'an- 
noncer aux  autres  hommes ,  fou  vent 
très-mal  à  propos  ,  qu'on  croit  avoir 
plus  d'efprit  qu'eux;  6c  deviez- vous 
vous  flatter  de  ne  point  effuyer  là- 
deflus  de  contradiction  ?  Si  la  critique 
efl  julle  6c  pleine  d'égards  ,  vous  lui 
devez  des  remercimens  6c  de  la  défé- 
rence ;  fi  elle  efl  julle  fans  égards  ,  de 
la  déférence  fans  remercimens;  ii  elle 
efl  outrageante  6c  injurie ,  le  filence  6c 
l'oubli 


5 10  Apologie 

Je  ne  doute  point  qu'on  n'ait  été 
très-peu  équitable  fur  l'ouvrage  de  Phi- 
losophie que  vous  avez  mis  au  jour  ; 
mais  le  premier  fruit  de  la  Philofophie 
doit  être  de  s'attendre  à  l'injuftice ,  6c 
de  la  pardonner  d'avance ,  fans  la  braver 
6c  fans  la  craindre. 

C'eft  à  tort  que  vous  vous  affligez 
d'avoir  eu  dans  les  feiences  exactes  des 
éloges  &l  peu  de  lecteurs.  Dans  ces 
feiences  on  n'a  befoin  de  perfonne  pour 
fe  juger  :  dans  les  matières  de  goût  on 
n'eft  vraiment  apprécié  que  par  le  juge- 
ment public.  Dans  le  premier  cas  on  efl 
payé  par  fes  propres  mains  ,  dans  le  le- 
cond  on  ne  peut  l'être  que  par  les 
mains  des  autres  ;  d'un  côté  plus  d'éclat, 
mais  plus  de  danger  ;  de  l'autre  une 
fortune  moins  brillante ,  mais  plus  fûre  ; 
prenez  votre  parti,  &  choimTez. 

Concluez  en  attendant,  qu'avec  du 
choix  dans  fes  études ,  &  de  l'équité  en- 
vers lui-même  &c  envers  les  autres  , 
l'homme  de  Lettres  peut  être  auffi  heu- 
reux dans  fon  état  que  le  permet  la 
condition  humaine.  Vous  l'eufïiez  en- 
core été  davantage ,  fi  vous  aviez  fu  en- 
tremêler à  propos  la  foUtude  ôc  la  fo- 


de  P  Etude.  521 

ciété ,  l'étude  &  les  plaifirs  honnêtes  : 
par-là  vous  eurîiez  fenti  &  goûté  toute 
votre  exifïence  ,  dont  vous  n'avez  joui 
qu'à  moitié.  Une  partie  de  votre  ame 
fe  rafiafioit  jufqu'au  dégoût ,  tandis  que 
l'autre  périffoit  d'inanition;  vous  auriez 
dû  preflentir,  qu'un  plaifir  unique  ,  au- 
quel on  fe  livre  fans  réferve  ,  eft  trop 
fûjet  à  s'ufer  ,  &  que  le  bonheur  eu 
comme  l'aifance  ,  qui  fe  conferve  par 
l'œconomie. 

Il  fe  peut  faire  ,  me  répondit  le  Phi- 
lofophe ,  que  j'aie  en  effet  à  m'aceufer 
moi-même  ;  mais  n'ai- je  pas  encore 
plus  à  me  plaindre  des  autres  ?  Et  là- 
deffus  il  s'emporta  en  fatyres  contre 
les  Gens  de  Lettres  ,  en  invectives 
contre  les  Protecteurs ,  &  en  déclama- 
tions contre  le  Public ,  dont  il  parla 
avec  allez  peu  d'équité ,  &  avec  en- 
core moins  de  refpeéL  J'excufai  les 
Gens  de  Lettres ,  je  palTai  condamna- 
tion fur  les  Protecteurs,  &C  je  défendis 
le  Public. 

Peut-être  oferai-je  l'entretenir  dans 
un  autre  moment  de  la  fuite  de  cette 
converfation  ;  aujourd'hui  je  craindrois 
trop  de  le  fatiguer  en  le  juftifïant ,  me- 


521  Apologie  de  P  Etude, 

me  contre  des  imputations  graves  & 
peu  refpeclueufes  ;  la  manière  la  plus 
criante  de  lui  manquer  de  refpecl:  eu 
de  l'ennuyer  ?  &  c'eft  pour  cela  que 
je  finis. 


■**■ 

*.¥#'* 


4 


SUR 

L'HARMONIE 
DES  LANGUES, 

ET     SUR 

LA  LATINITÉ 

DES  MODERNES. 


5M 

Sîs^vift  ^<  n£A  ^>è#  ^ïy-^î  ^4^>i^  ïâ 

5C/R  L'HARMONIE 
DES  LANGUES, 

£*r  en  particulier  fur  celle  qu'on 
croit  fentir  dans  les  Langues 
mortes  ;  &  à  cette  occafion  fur  la 
Latinité  des  Modernes. 

ï^=fjëN  entend  tous  les  jours  des 
||  O  1  Gens  de  Lettres  fe  récrier  fur 
g£=4S  l'harmonie  de  la  Langue  Grec- 
que &  de  la  Langue  Latine  ,  &  fur  la 
fupériorité  qu'elles  ont  à  cet  égard  au- 
deïîlis  des  Langues  modernes  ,  fans 
compter  d'autres  avantages  encore  plus 
grands  ,  qui  tiennent  à  la  nature  &  au 
génie  de  ces  Langues.  L'admiration  pour 
l'harmonie  des  Langues  mortes  &  fa- 
vantes  ,  fe  remarque  fur-tout  dans  ceux 
qui  ayant  mis  beaucoup  de  tems  à  les 
étudier ,  fe  flattent  de  les  bien  favoir , 
&C  les  favent  en  effet  aufïi-bien  qu'on 
peut  favoir  une  Langue  morte  ,  c'èfl- 
à-dire  très-mal. 


526  Sur  r Harmonie 

Cet  enthoufiafme ,  qui  n'en1  pas  tou- 
jours d'aum*  bonne  foi  qu'il  le  paroît , 
a  la  fource  daos  un  amour  propre  aiïez 
pardonnable.  On  s'eft  donné  bien  de  la 
peine  pour  étudier  une  langue  difficile, 
on  ne  veut  pas  avoir  perdu  fon  teins , 
on  veut  même  paroître  aux  yeux  des 
autres  récompenfé  avec  ufure  des  pei- 
nes qu'on  a  priies ,  &  on  leur  dit  avec 
un  froid  tranfport ^  ah!  Ji  vous  favie^  le 
Grec  ! 

Ceux  qui  favent  ou  croient  favoir 
l'Hébreu  ,  l'Arabe  ,  le  Syriaque  ,  le 
Cophte  ou  Copte  ,  le  Perfan ,  le  Chi- 
nois, &c.  penfent  &  parlent  de  même, 
&C  par  les  mêmes  raifons.  La  Langue 
qu'ils  ont  apprife  eu  toujours  la  plus 
belle ,  la  plus  riche,  la  plus  harmonieufe, 
à- peu-près  comme  les  hommes  en 
place  font  toujours  pour  leur  protégé 
des  hommes  fupérieurs.  Mais  le  degré 
de  valeur  d'un  homme  en  place  étant 
expofé  au  grand  jour  ,  les  louanges 
qu'on  lui  donne  ,  s'il  en  eft  indigne , 
font  honteufement  démenties  par  le 
Public  ;  au  lieu  que  les  Langues  qu'on 
appelle  favantes  étant  prefque  abfolu- 
ment  ignorées  ,  leurs  Panégyriftes  ne 
craignent  guère  d'être  contredits.  Ils 


des  Langues,  517 

ne  pourroient  l'être  que  par  des  hom- 
mes qui  ont  le  même  intérêt  qu'eux  à 
prôner  l'objet  de  leur  étude  &c  de  leur 
culte. 

Les  Latiniftes  &  les  Grkijies  moder- 
nes ne  font  pas  tout-à-fait  aum*  à  leur 
aife.  Comme  beaucoup  d'autres  qu'eux 
ont  au  moins  une  teinture  du  Grec , 
&  une  connoiffance  aflez  raisonnable 
du  Latin ,  il  eft  aifé  de  les  embarrafTer 
fur  ce  qui  fait  le  fujet  de  leurs  excla- 
mations. 

On  leur  dit ,  par  exemple  :  les  Fran- 
çois ,  les  Anglois ,  les  Allemands  ,  les 
Italiens  prononcent  le  Latin  très-diffé- 
remment les  uns  cjes  autres  ,  jufques- 
là  qu'à  peine  s'entendent  -  ils  en  le 
prononçant,  &  qu'à  peine  croient -ils 
parler  la  même  Langue  ;  tous  y. trou- 
vent pourtant  de  l'harmonie  ;  tous  en- 
femble  peuvent-ils  être  de  bonne  foi, 
puifque  ce  n'efî  pas  proprement  la 
mime  Langue  qu'ils  prononcent?  &c 
ne  s'enmit-il  pas  de -là  que  cette  pré- 
tendue harmonie  ,  que  les  Latiniiles 
modernes  exaltent  fi  fort,  e(l  du  moins 
autant  dans  leur  imagination  que  dans 
leurs  oreilles  ? 

Pour  décider  cette  queilion  ,  autant 


528  Sur  F  Harmonie 

du  moins  que  nous  fommes  à  portée 
de  la  décider  ,  il  faut  d'abord  fixer  ce 
qu'on  entend  ou  ce  qu'on  doit  enten- 
dre par  l'harmonie  d'une  Langue  ;  il  faut 
examiner  enfuite ,  en  quoi  peut  confif- 
ter  par  rapport  à  nous  l'harmonie  des 
Langues  mortes  ,  ôc  fur-tout  de  la  Lan- 
gue Latine  ,  qui  de  toutes  les  Langues 
mortes  nous  eit  la  plus  familière  &  la 
plus  connue. 

Obfervons  d'abord ,  que  ce  qu'on  ap- 
pelle harmonie  d'une  Langue  devroit 
plutôt  s'appeller  mélodie.  Car  V' harmonie 
eit  proprement  le  plailir  qui  réfulte  de 
plufieurs  fons  qu'on  entend  à  la  fois , 
la  mélodie  effc  celui  qui  réfulte  de  plu- 
lieurs  fons  qu'on  entend  fucceiîive- 
ment  ;  or  ce  qu'on  appelle  harmonie 
d'une  Langue  ,  eft  le  plaifir  qui  réfulte 
de  la  fuite  des  fons  dans  un  difours  fait 
en  cette  Langue  ;  on  feroit  donc  mieux 
de  donner  à  ce  plaifir  le  nom  de  mélo- 
die. Mais  n'importe ,  iervons-nous  des 
termes  ufités  ,  après  y  avoir  attaché 
l'idée  précife  qui  leur  convient. 

Pour  bien  analyfer  le  plaifir  qui  ré- 
fulte d'une  fuite  de  fons ,  il  faut  décom- 
pofer  cette  fuite  de  fons  dans  fes  par- 
ties ôc  fes  élémens.  Or  les  phraies  font 

compofées 


des  Langues,  529 

composes  de  mots  6c  les  mots  de  fyl- 
labes.  Commençons  donc  par  les  fyl- 
labes.  Celles-ci  font  formées ,  ou  de  fim- 
ples  voyelles  ,  ou  de  confonnes  unies 
avec  les  voyelles.  Or  parmi  les  voyelles 
&:  les  confonnes  ,  il  y  en  a  de  plus  ou 
de  moins  faciles  à  prononcer,  de  plus 
Ou  de  moins  fourdcs  ,  de  plus  ou  de 
moins  rudes  ;  6c  c'eft  la  combinaifon 
de  ces  confonnes  6c  de  ces  voyelles  qui 
fait  qu'une  fyllabe  eft  plu»  ou  moins 
douce  ,  plus  ou  moins  rude ,  plus  ou 
moins  fourde.  De  plus ,  comme  il  y  a 
des  fyllabes  qu'on  prononce  plus  ou 
moins  aifément ,  il  y  a  aufli  des  fuites 
de  fyllabes  qu'on  prononce  plus  ou 
moins  aifément  que  d'autres.  Une  fyl- 
labe fe  prononce  d'autant  plus  aifément 
ou  plus  difficilement  à  la  fuite  d'une  au- 
tre ,  que  l'organe  doit  conferver  plus 
ou  moins  la  difpofition  qu'il  a  dû  pren- 
dre pour  prononcer  la  première  :  fur 
quoi  il  faut  remarquer ,  que  deux  con- 
fonnes de  fuite  forment  chacune  une 
fyllabe ,  parce  qu'il  y  a  toujours  nécef- 
faireinent  un  e  muet  entre  deux  ;  6c 
comme  cet  e  muet  pafTe  fort  vite  6c  ne 
fe  prononce  prefque  pas ,  l'organe  efl 
obligé  de  faire  d'autant  plus  d'effort 
Tornz  F*  Z 


530  Sur  P Harmonie 

pour  marquer  la  double  conforme.  Vox- 
là  pourquoi  les  Langues ,  comme  l'Al- 
lemand ,  qui  abondent  en  conibnnes 
muitipliées  à  la  fuite  les  unes  des  au- 
tres ,  font  plus  rudes  que  d'autres  Lan- 
gues, où  cette  multiplication  de  con- 
fonnes  eu.  plus  rare. 

Une  Langue  qui  abonderoit  en  voyel- 
les ,  Se  fur- tout  en  voyelles  douces, 
comme  l'Italien  ,  feroit  la  plus  douce 
de  toutes.  "Elle  ne  feroit  peut-être  pas 
la  plus  harmonieufe  ,  parce  que  la  mé- 
lodie ,  pour  être  agréable  ,  doit  non- 
feulement  être  douce ,  mais  encore  être 
variée.  Une  Langue  quiauroit,  comme 
l'Efpàgnol  ,  un  heureux  mélange  de 
voyelles  &  de  confonnes  douces  & 
fonores ,  feroit  peut-être  la  plus  harmo^ 
nieufe  de  toutes  les  Langues  vivantes 
êc  modernes. 

La  mélodie  du  difeours  a  beaucoup 
de  rapport  avec  la  mélodie  muficale. 
Une  mélodie  qui  n'emploiroit  que  des 
intervalles  diatoniques  ,  feroit  languif- 
fante  ;  une  mélodie  qui  n'emploiroit 
que  les  intervalles  les  plus  confonans  , 
comme  la  tierce  <k  la  quinte  ,  feroit 
monotone  ,  infipide  ,  ck:  pauvre.  îl  faut 
entremêler  à  propos  de  plus  grands  in-i 


dis  Langues.  53 1 

tervalîes ,  &  même  des  intervalles  dif- 
fonans  ,  pour  faire  naître  le  plaifir  de 
l'oreille;  plailir  qui  réfulte  de  la  variété , 
Se  qui  n'exifle  jamais  fans  elle.  Le  dia- 
tonique &  le  confonant  doivent  do- 
miner dans  la  mufique  ;  le  dhTonant ,  le 
chromatique  doivent  y  être  parfemés  , 
mais  avec  fageile.  Par  une  raifon  fem- 
blable ,  la  Langue  la  plus  harmonieufe 
fera  celle  où  les  mots  feront  le  plus 
entremêlés  de  fyllabes  douces  &  de  fyl- 
labes  fonores  ,  quand  même  quelques- 
unes  de  ces  dernières  devroient  être  un 
peu  rudes  ;  la  Langue  la  plus  dure  fera 
celle  dans  laquelle  les  fyllabes  fourdes 
ou  les  fyllabes  rudes  domineront. 

Il  efl  encore  dans  une  Langue  une 
autre  fource  d'harmonie  ;  c'eft  celle  qui 
réfulte  de  l'arrangement  des  mots.  Celle- 
là  dépend  en  partie  de  la  Langue  même, 
en  partie  de  celui  qui  l'emploie  ;  au  lieu 
que  l'harmonie  qui  réfulte  des  mots 
ifolés  dépend  de  la  Langue  feule.  Il  ne 
dépend  pas  de  moi  de  changer  les  mots 
d'une  Langue  ,  il  dépend  de  moi,  au 
moins  jufqu'à  un  certain  point ,  de  les 
difpofer  de  la  manière  la  plus  harmo- 
nieufe. 

Il  faut  pourtant  avouer  que  les  Lan- 


jyz  Sur  r Harmonie 

gués  fe  prêtent  plus  ou  moins  à  cette 
difpofition.  Plus  une  Langue  a  de  fyl- 
labes  rudes  ou  lourdes ,  plus  il  faut  d'at- 
tention à  celui  qui  parle  ou  qui  écrit , 
pour  ne  pas  trop  multiplier  dans  une 
même  phrafe  les  mots  qui  renferment 
ces  fortes  de  fyllabes.  Plus  une  Langue 
a  de  fyllabes  douces ,  &  moins  elle  en 
a  de  fonores ,  plus  il  faut  d'attention 
pour  que  la  mélodie  n'en  foit  pas  trop 
molle ,  oc  pour  ainfi  dire  trop  efféminée. 
Quand  une  Langue  a  un  mélange  heu- 
reux d'expreffions  douces  &c  d'expref- 
fions  fonores ,  il  en  devient  plus  facile 
de  compofer  dans  cette  Langue  des 
phrafes  harmonieufes. 

De  même  une  Langue  qui  permet 
î'inverfion  ,  &  par  conséquent  où  l'ar- 
rangement des  mots  eft  libre  jufqu'à  un 
certain  point  ?  donne  certainement  plus 
de  facilité  pour  l'harmonie  du  difcours  , 
qu'une  Langue  où  I'inverfion  n'eft  pas 
permife  ?  6c  par  conféquent  où  l'arran- 
gement des  mots  eft  forcé. 

Appliquons  ces  principes  à  la  Langue 
Latine  ;  nous  ferons  étonnés  de  voir  com- 
bien peu.ils  nous  feront  utiles ,  pour  dé- 
terminer en  quoi  peut  confifter ,  par  rap- 
port à  nous  9  l'harmonie  de  cette  Langue, 


des  Langues.  5:35 

Nons  ignorons  absolument  comment 
!es  Latins  prononçoient  la  plupart  de 
leurs  voyelles ,  èV  de  leurs  confonnes  ; 
par  confequent  nous  ne  pouvons  guère 
juger  en  quoi  confiitoit  l'harmonie  des 
mots  de  leur  Langue.  Nous  avons  feu- 
lement lieu  de  croire  ,  que  l'inverfion 
leur  donnoit  plus  de  facilité  qu'à  nous 
pour  être  harmonieux  dans  leurs  phra- 
ies  ;  mais  l'efpece  d'harmonie  qui  réfulte 
des  mots  pris  en  eux-mêmes  &  de  la 
fuite  des  mots,  il  faut  convenir  de  bonne 
foi  que  nous  ne  lafentons  guère. 

Je  dis  que  nous  ne  la  fentons  guère.  Car 
je  ne  nie  pas  que  nous  ne  puifïïons  en 
fentir  quelque  chofe  ;  &:  ce  fentiment 
tient  fur-tout  au  mélange  plus  ou  moins 
heureux  des  voyelles  avec  les  con- 
fonnes ,  foit  dans  les  mots  ifolés  ,  foit 
dans  leur  enchaînement.  Mais  dans  ce 
mélange  même  ,  combien  de  nuances 
doivent  nous  échapper  ,  attendu  notre 
ignorance  de  la  vraie  prononciation  ? 

Nous  favons  de  plus,  que  les  Latins, 
&C  fur -tout  les  Grecs  ,  éle  voient  ou 
abahToient  la  voix  fur  un  grand  nom- 
bre de  fyllabes  ;  ce  qui  devoit  nécef- 
fairement  contribuer  chez  eux  à  la  mé- 
lodie du  difcours  ;  fur -tout  quand  ces 

Z  iij 


534  $ur  F  Harmonie 

élévemens  ou  abanTemens  étoien't  dif- 
tribués  d'une  manière  agréable  à  l'o- 
reille. Or  en  prononçant  le  Latin  &:  le 
Grec ,  nous  ne  pratiquons  point  du  tout 
ces  élévemens  &£  ces  abanTemens  fuc- 
cerîifs  de  la  voix ,  fi  familiers  &C  ri  fré- 
quens  chez  les  Anciens  ;  autre  fource 
de  plaifir  perdue  pour  nous  dans  l'har- 
monie des  Langues  mortes  &  favantes. 
Il  n'y  a  ,  ce  me  femble  ,  dans  les 
phrafes  Latines  Se  Grecques  ,  qu'une 
feule  efpece  d'harmonie  qui  puifle  être 
fenfible  pour  nous  jufqu'à  un  certain 
point.  C'eft  celle  qui  réfulte  de  la  pro- 
portion entre  les  membres  d'une  même 
phrafe  &  entre  le  nombre  des  fyllabes 
qui  compofent  chaque  membre.  C'erl: 
à  quoi,  ce  me  femble ,  fe  réduit  prefque 
uniquement  le  plaifir  de  l'harmonie  que 
les  phrafes  de  Cicéron  nous  font  éprou- 
ver ;  plailir  qui  ne  me  paroît  pas  tout- 
à-fait  chimérique,  fur-tout  quand  on 
compare  les  phrafes  de  cet  Orateur  à 
d'autres  ,  par  exemple ,  au  ftyle  heurté 
6c  coupé  de  Tacite  &  de  Seneque. 

A  cette  fource  principale  du  plaifir , 
réel  ou  fuppofé  ,  que  nous  procure 
l'harmonie  latine  ,  on  peut  encore  en 
ajouter  une  féconde ,  mais  à  la  vérité 


des  Langues,  535 

beaucoup  plus  légère  <k  plus  imparfaite. 
C'en1  la  différence  des  longues  &  des 
brèves  ,  plus  ifenfible  dans  cette  Langue 
que  dans  la  notre  ,  &c  peut-être  que 
dans  toutes  les  Langues  modernes  ,  qui 
cependant  ne  font  pas  à  beaucoup  près 
dépourvues  de  profodie.  Il  faut  avouer 
que  très-fouvent  en  prononçant  le  La- 
tin nous  eftro pions  ces  longues  &  ces 
brèves  ;  mais  enfin  nous  en  inarquons 
aulîi  quelquefois  la  différence ,  &:  plus 
fouvent  même  que  dans  notre  Langue  y 
quoique  nous  ayons  aufli  nos  longues 
&C  nos  brèves ,  mais  moins  fréquentes  : 
car  chez  les  Anciens  prefque  toutes  les 
fyllabes  étoient  décidées  brèves  ou 
longues  ,  chez  nous  le  plus  grand  nom- 
bre n'efl  ni  long  ni  bref.  Or  cette  dif- 
férence marquée  des  longues  &  des 
brèves  ,  doit  nous  faire  trouver  dans 
l'harmonie  de  la  Langue  Latine  plus  de 
variété  que  dans  la  nôtre  ,  &  par  cela 
feul  plus  de  plaifir ,  toutes  chofes  d'ail- 
leurs fuppofées  égales.  Une  mufique 
qui  ne  feroit  formée  prefque  entière- 
ment que  de  fimples  blanches  ou  de 
fimples  noires,  feroit  certainement  plus 
monotone  ,  &  par  conféquent  moins 
agréable  ,  que  (i  dans  cette  même  mu> 

Z  iv 


536  Sur  t  Harmonie 

fique  ,  fans  y  rien  changer  d'ailleurs  ^ 
on  entre -mêloit  avec  intelligence  &c 
avec  goût  les  noires  &c  les  blanches, 
&  s'il  réfultoit  de -là  une  mefure  plus 
vive ,  plus  marquée  ,  6c  plus  variée  dans 
fes  parties. 

Il  eft  aifé  d'expliquer  par  les  prin- 
cipes ou  plutôt  par  les  faits  que  nous 
venons  d'établir  ,  pourquoi  le  Fran- 
çois,  PAnglois ,  l'Italien  ,  l'Allemand, 
&c.  trouvent  tous  jufqu'à  un  certain 
point  de  l'harmonie  dans  la  Langue  &c 
dans  la  Poéfie  Latine.  Mais  il  faut  con- 
venir en  même  tems  &  par  les  mêmes 
principes ,  que  le  plaifir  que  cette  har- 
monie leur  caufe  eft bien  imparfait,  bien 
mutilé^  û  on  peut  s'exprimer  ainfi,  & 
bien  inférieur  au  plaifir  que  les  Romains 
dévoient  éprouver  en  lifant  leurs  Ora- 
teurs &  leurs  Poètes.  Ajoutons  que  ce 
plaifir  même  n'eft  pas  abfoîument  fem- 
blable  pour  les  dirférens  peuples  mo- 
dernes ;  que  tel  vers  de  Virgile  doit 
paroître  plus  harmonieux  à  un  Fran- 
çois ,  tel  autre  à  un  Allemand ,  &c  ainfx 
du  reûe  ;  mais  que  tout  fe  compenfe 
de  manière  qu'il  réfulte  en  total  pour 
chaque  nation  le  même  degré  de  plai- 
fir harmonique  de  la  leclure  d'une  page 


des  Langues,  537 

de  Cicéron  ou  de  Virgile.  Ce  font  des 
Muficiens  qui  dénaturent  tous  à-peu- 
pres  également  le  même  air,  mais  qui 
le  dénaturent  différemment  ,  6c  qui 
en  le  dénaturant ,  y  confervent  en  géné- 
ral 6c  à -peu -près  la  même  propor- 
tion dans  la  valeur  des  notes.  Il  en 
reluire  d'abord  pour  eux  ,  dans  un 
degré  à -peu -près  égal  6c  femblable  , 
le  plaifir  qui  naît  de  la  mefure  ;  plai- 
fir qui  eff  eniuite  modifié  différem- 
ment par  la  proportion  qu'ils  mettent 
entre  k  s  notes  dans  chaque  médire  par- 
ticulière ,  6c  par  la  manière  différente 
dont  ils  appuvent  fur  ces  notes.  Mais 
quelle  différence  de  ce  plaifir  ejlropiê , 
fi  je  puis  parler  de  la  forte  ,  à  celui  que 
le  même  air  fetoit  éprouver,  s'il  étoit 
chanté  dans  le  goût  &  Pefprit  qui  lui 
conviennent,  6c  fur-tout  exécuté  par  le 
compofiteur  même  ,  6c  devant  des  audi- 
teur, bien  au  fait  des  fîneffes  de  Part 
mu-icaî  ?  Il  arriveroit  la  même  chofe 
qu'à  la  mufique  Italienne  chantée  par^ 
des  Etrangers  ou  par  des  Italiens.  Les 
Italiens  trouvent ,  6c  avec  raifon  ,  que 
les  Etrangers  Pécorchent  ;  un  François 
ou  un  Anglois  qui  chantent  devant  eux 
leur  mufique ,  leurfont  grincer  les  dents; 

Z  v 


53$  Sur  P Harmonie 

cependant  ces  Etrangers ,  tout  en  écor- 
chant  la  mufique  Italienne ,  y  éprouvent 
un  certain  degré  de  plaifir  ,  &  même 
aflez  vif  pour  affecter  beaucoup  ceux 
d'entr'eux  qui  ne  font  dénués  ni  de  (en- 
timent  ni  d'oreille.  C'efr.  le  même  corps, 
animé  pour  les  uns  ,  à  demi  mort  pour 
les  autres ,  mais  confervant  encore  pour 
ces  derniers  des  traits  frappans  de  pro- 
portion &  de  beauté. 

Voilà  ,  je  penfe  ,  tout  ce  qu'on  peut 
dire  de  raifonnable  &  d'intelligible  ,  fur 
l'efpece  de  plaifir  que  nous  goûtons  par 
l'harmonie  des  Langues  mortes.  Mais 
en  favons-nous  affez  pour  diftinguer  les 
nuances ,  je  ne  dis  pas  grofîieres ,  je  dis 
feulement  plus  ou  moins  délicates ,  qui 
diftinguent  l'harmonie  d'un  Auteur  de 
celle  d'un  autre  ?  Je  fais  qu'il  y  a  des  Au- 
teurs où  nous  fentons  cette  différence 
d'harmonie  jufqu'à  un  certain  point  ; 
que  Virgile ,  par  exemple ,  efl  plus  har- 
monieuxpour  nous  que  les  Épîtres  d'Ho- 
race ;  parce  que  le  choix  &  la  liaifon  des 
mots  a  plus  de  douceur  9  de  mélodie  &c 
de  rondeur  dans  le  premier  que  dans  le 
fécond.  Mais  la  différence  s'évanouit  ?  ce 
me  femble ,  prefque  entièrement,  quand 
nous  comparons  l'harmonie  de  deux 


des  Langues,  jj£ 

Auteurs  qui  ont  écrit  à-peu-près  dans 
le  même-genre  ;  celle,  par  exemple,  de 
Virgile  &c  d'Ovide ,  celle  môme  de  Vir- 
gile 62  de  Lucain.  Je  ne  parle  ici  que  de 
V  harmonie  ^  je  ne  parle  point  du  goucqui 
différentie  ces  Auteurs  ,  ik  qui  étant  du 
refibrt  de  Pefprit  ieul ,  peut  être  plus 
aifément  apprétié  que  le  fentiment  qui 
réfulte  de  la  cadence  de  leurs  vers.  Je 
doute  beaucoup  que  nos  connohTances 
puiffent  s'élever  jufqu'à  nous  faire  fai- 
iir  les  nuances  d'harmonie  dont  je  parle. 
Ce  doute  révoltera  vraisemblablement 
la  plupart  de  nos  Latiniftes  modernes  ; 
j'en  ai  pourtant  trouvé  quelques-uns 
d'atfez  finceres  fur  ce  fujet. 

Si  nous  voulions  l'être  par  rapport  à 
l'harmonie  des  Langues  mortes  ,  nous 
ferions  fouvent  le  même  aveu  que  fe 
faifoient  réciproquement  un  François 
&  un  Italien  ,  tous  deux  hommes  de 
goût ,  d'efprit  ,  ïk  fur- tout  de  bonne 
foi',  qui  difcouroient  enfembîe  fur  l'har- 
monie réciproque  de  leurs  Langues  (#). 
Le  premier  avouoit  au  fécond,  qu'il  ne 
pouvoit  fentir  l'harmonie  de  la  Poéfîe 
Italienne ,  quoiqu'il  en  eût  lu  beaucoup, 

(  a  )  Observations  fur  l'Italie  &  fur  les  Italiens ,  pax 
M.  Grofky.  Tom.  III.  pag.  213. 

Z  vj 


540  Sur  F  Harmonie 

t\  qu'il  criitf  avoir  aflezbienla  Langue. 
J'ai ,  répondit  l'italien ,  les  mêmes  plain- 
tes à  me  faire  à  moi-même  au  (met  de 
la  Pôéiie  Frmcoife  ;  je  crois  favoir  aviez 
bien  votre  Langue  ;  j'ai  beaucoup  lu  vos 
Poètes;  cependant  les  vers  de  Chape- 
lain ,  de  Brebeuf ,  de  Racine ,  de  Rouf- 
feau ,  de  Voltaire  ,  tout  cela  eft  égal  à 
mon  oreille  ,  elle  n'y  fent  que  de  la 
profe  tintée. 

Ce  difcours  m'en  rappelle  un  autre 
à-peu-près  femblabie  ,  que  j'ai  îbuvent 
entendu  tenir  à  un  Etranger ,  homme 
d'eiprit  9  établi  en  France  depuis  allez 
long-tems  ;  il  m'a  planeurs  fois  avoué 
qu'il  ne  fentoit  pas  le  mérite  de  ia  Fon- 
taine. Je  n'ai  pas  eu  de  peine  à  le  croire  ; 
mais  comment  veut-on  après  cela ,  que 
j'ajoute  foi  à  l'enthoufiaime  d'un  Fran- 
çois ,  qui  s'extafie  à  la  le  dure  d'Ana- 
créon  ?  Qu'on  ne  m'accnfe  point  pour 
cela  de  vouloir  rabaiffer  le  mérite  de 
ce  Poète.  Je  ne  doute  pas  qu'Anacréon 
ne  fût  en  effet  pour  les  Grecs  un  Auteur 
cha:mant  :  mais  je  ne  doute  pas  non 
plu.  que  refque  tout  fon  mérite  ne  foit 
perdu  pour  nous  ,  parce  que  ce  mérite 
coniiitct  iùrement  prefque  en  entier 
dans  Filiale  heureux  qu'il  faifoit  de  fa 


des  Langues.  541 

Langue  ;  ufage  dont  la  finefie  ne  fau- 
roit  cire  apperçue  par  des  yeux  moder- 
nes. La  plupart  des  Etrangers  qui  lavent 
le  François,  ientent-ils  le  mérite  de  nos 
Chaulons  ? 

On  pourroit ,  ce  me  femble ,  abréger 
de  cette  manière  bien  des  difputes  lur 
le  mérite  des  Anciens.  Ils  font  certai- 
nement nos  modèles  à  beaucoup  d'é- 
gards ,  ils  ont  des  beautés  que  nous  Ten- 
tons parfaitement  ;  mais  ils  en  ont  beau- 
coup qui  nous  échappent  ,  que  leurs 
contemporains  lavoient  apprécier,  &c 
lur  lefquelles  leurs  admirateurs  moder- 
nes le  récrient  fans  aucune  connoif- 
fance  de  caufe.  Un  Phiîolophe,  homme 
de  goût ,  rira  donc  Couvent  des  admira- 
teurs ,  fans  relpecier  moins  réellement 
l'objet  de  leur  admiration  ,  foit  par  les 
beautés  qu'il  y  voit  réellement ,  loit  par 
celles  qu'il  y  fuppofe  d'après  le  témoi- 
gnage unanime  iLs  contemporains. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  far  l'har- 
monie des  Langues  mortes ,  &t  fur  le 
peu  de  connoif  Mnce  que  nous  en  avons, 
conduit  naturellement  à  quelques  ré- 
flexions lur  la  prétendue  belle  latinité 
qu'on  admire  dans  certains  modernes. 
Quoique  nous  ayons  déjà  fait  connoître 


542.  Sur  la  Latinité 

en  différens  endroits  de  ces  Mélanges 
ce  que  nous  penfons  fur  ce  fujet,  il  ne 
fera  pas  inutile  de  le  traiter  un  peu  plus 
à  fond. 

C'eft  une  chofe  n  évidente  par  elle- 
même  ,  qu'on  ne  peut  jamais  écrire  que 
très -imparfaite ment  dans  une  Langue 
morte  ,  que  vraifemblablement  cette 
quefiion  n'en  feroit  pas  une  ,  s'il  n'y 
avoit  beaucoup  de  gens  intérefTés  à  fou- 
tenir  le  contraire. 

Le  François  eft  une  Langue  vivante , 
répandue  par  toute  l'Europe  ;  il  y  a  des 
François  par-tout;  les  Etrangers  vien- 
nent en  foule  à  Paris  ;  combien  de  fe- 
cours  pour  s'initruire  de  cette  Langue  ? 
Cependant  combien  peu  d'Etrangers 
qui  l'écrivent  avec  pureté  &  avec  élé- 
gance ?  Je  fuppofe  à  préfent  que  la  Lan- 
gue Francoife  n'exiftât ,  comme  la  Lan- 
gue  Latine ,  que  dans  un  très-petit  nom- 
bre de  bons  livres  ;  &£  je  demande  fi 
dans  cette  fuppofitïon  on  pourroit  fe 
flatter  de  la  bien  favoir  ?  ck  être  en  état 
de  la  bien  écrire  ? 

Il  y  a  même  ici  une  différence  au 
défavantage  du  Latin  ;  c'eft  que  la  Lan- 
gue Francoife  eftfans  inverfion,  au  lieu 
que  la  Langue  Latine  en  fait  un  ufage 


des  Modernes,  54^ 

prefquê*  continuel  ;  or  cette  inverfiort 
avoit  fans  doute  fes  lois  ,  fes  délica- 
teffes ,  fes  règles  de  goût ,  qu'il  nous 
<eft.  impofiible  de  démêler,  ckparconfé- 
quent  d'obferver  dans  nos  écrits  latins. 
Ain  fi  la  Langue  Latine  a  tout  au  moins 
une  difficulté  de  plus  que  la  Langue 
Françoife  ,  pour  pouvoir  être  bien 
apprife  6k  bien  parlée. 

•  Mais  je  veux  bien  même  écarter  cette 
difficulté,  quoique  très- grande,  &  je 
Tôle  dire,  insurmontable.  Je  m'en  tiens 
ici  à  la  connohTance  de  la  valeur  des 
mots  ,  de  leur  lignification  précife  ,  de 
la  nature  des  tours  &  des  phrafes ,  des 
circonftances  &  des  genres  de  ftyle 
dans  lefquels  les  mots  ,  les  tours  ,  les 
phrafes  peuvent  être  employés  ;  ck  je 
dis  que  pour  arriver  à  cette  connoif- 
fance  ,  il  faut  avoir  vu  ces  mots ,  ces 
tours  &  ces  phrafes  ,  maniés  &  reffajfts  9 
fi  je  puis  m 'exprimer  ainfi ,  dans  mille 
occafions  différentes  ;  qu'un  petit  nom- 
bre de  livres ,  quand  même  on  les  auroit 
lus  vingt  fois  ,  efl  abfolument  infu£ 
fifant  pour  cet  objet  ;  qu'on  ne  fau~ 
roit  y  parvenir  que  par  des  conversa- 
tions fréquentes  dans  la  Langue  même  > 
par  un  ufage  aflidu ,  ôc  par  des  réflexions 


544  Sur  la  Latinité 

fans  nombre ,  que  cet  ufage  feul  peut 
fuggérer.  C'eft  en  effet  de  cette  feule 
manière ,  avec  beaucoup  de  tems ,  d'é- 
tude 6c  d'exercice  ,  qu'on  peut  devenir 
un  bon  Ecrivain  dans  fa  propre  Lan- 
gue ;  en  fait  même  combien  il  efl  rare 
encore  d'y  réumY  ;  &C  on  veut  fe  flat- 
ter de  bien  écrire  dans  une  Langue 
morte  ,  pour  laquelle  on  n'a  pas  la  mil- 
lième partie  de  ces  fe  cours  ? 

Cicéron ,  dans  un  endroit  des  Tufcu- 
lanes ,  (*) ,  a  pris  la  peine  de  marquer 
les  différentes  fignifications  des  mots 
deilinés  à  exprimer  la  trijleffe.  JEgritudo, 
dit  ce  grand  Orateur ,  eji  opinio  recens 
mali  prœjèntis ,  in  quo  demltti  contrahique 
animo  rectum  ejje  videatur.  JEgritudmi 
fubjiciuntur ,  angor ,  mœror ,  dolor ,  lue- 
tus  ,  œrumna  ,  affliciatio.  Angor  eji  œgri- 
tuào premens\  mœror,  œgritudo  jlebilis  ; 
cerumna,  œgritudo  laboriojk;  dolor,  œgrï- 
tudo cruel  an  s  ;  affliciatio  ,  œgritudo  cum 
cog'tutione  ;  luclus  ,  œgritudo  ex  ejus  qui 
carus  fuerit  intérim  acerbo.  Qu'on  exa- 
mine ce  pallage  avec  attention  ,  & 
qu'on  dife  en  fuite  de  bonne  foi  fi  on 
fe  leroit  douté  de  toutes  ces  nuances  9 
j&fi'on  n'auroit  pas  été  fort  embarra.Té 

(*)  Liv.  IV.  ch.  VII.  &  VIII. 


des  Modernes»  54  y 

ayant  à  marquer  dans  un  Di&ionnaire 
les  acceptions  précises  tfœgritudo  ,  mœ- 
ror ,  do/or,  angor  y  lucius ,  ccrumna ,  affile- 
tatio*  Si  le  grand  Orateur  que  nous 
venons  de  citer  ,  avoit  fait  un  livre  de 
fynonymes  latins,  comme  l'Abbé  Girard 
en  a  fait  un  de  fynonymes  françois  , 
&:  que  cet  ouvrage  vînt  à  tomber  tout 
à  coup  au  milieu  d'un  cercle  de  Lati- 
nises modernes  ,  j'imagine  qu'il  les 
rendroit  un  peu  confus  fur  ce  qu'ils 
croyoient  fi  bien  favoir.  On  pourroit 
encore  le  prouver  par  d'autres  exem- 
ples ,  tirés  de  Cicéron  même  ;  mais 
celui  que  nous  venons  de  citer  nous 
paroît  plus  que  fumYant. 

Dtfpréaux ,  quoique  lié  avec  beau- 
coup de  Poètes  Latins  de  fon  tems  5 
fentoit  bien  le  ridicule  de  vouloir  écrire 
dans  une  Langue  morte.  Il  avoit  fait  ou 
projette  fur  ce  fujet  une  efpece  de  dia- 
logue ,  qu'il  n'ofa  publier ,  de  peur  de 
défobliger  deux  ou  trois  Régens  ,  qui 
avoient  pris  la  peine  de  mettre  en  vers 
Latins  l'Ode  que  ce  Poète  avoit  fait  en 
mauvais  vers  François  fur  la  prife  de 
Namur  ;  mais  depuis  fa  mort  on  a  pu- 
blié &  imprimé  dans  fes  (Euvres  une 
efquifle  de  ce  dialogue.  Il  y  introduit 


546  Sur  la  Lakinitè 

Horace ,  qui  veut  parler  François ,  &C  , 
qui  pis  efl ,  faire  des  vers  en  cette  Lan- 
gue ,  &  qui  fe  fait  fifîl?r  par  le  ridicule 
des  exprefïions  dont  il  fe  fert  fans  pou- 
voir le  fentir.  Je  fais  tout  cela  fur  l'ex- 
trémité du  doigt  ,  pour  dire  fur  le  bout 
du  doigt  ;  la  Cité  de  Paris  pour  la  Ville 
de  Paris  ,  le  Pont  nouveau  pour  le  Pont- 
neuf \  un  homme  grand  pour  un  grand 
homme  ,  amaffer  de  l'arène  pour  ramaffer 
du  fable,  Se  ainfi  durefle.  J'ignore  quelle 
réponfe  oppoferont  à  Defpréaux  ceux 
que  nous  combattons  dans  cet  Ecrit; 
car  Defpréaux  eit  pour  eux  une  grande 
autorité  ,  ne  fût-ce  que  parce  qu'il  eu. 
mort. 

M.  de  Voltaire  ?  dont  l'autorité,  quoi- 
qu'il foit  vivant ,  vaut  pour  le  moins 
celle  de  Boileau  en  matière  de  goût , 
penfe  abfolument  de  même.  Voici  com- 
me il  s'exprime  en  parlant  d'un  célè- 
bre Poëte  Latin  moderne  :  «  il  réuiîit 
»  auprès  de  ceux  qui  croyent  qu'on  peut 
»  faire  de  bons  vers  Latins  ,  6c  qui 
»  penfe nt  que  des  Etrangers  peuvent 
»  refîuiciter  le  fiecle  d'Augufle  dans  une 
»  Langue  qu'ils  ne  peuvent  pas  même, 
»  prononcer.  In  fylvam  ne  ligna  feras  ». 
Le  témoignage  de  ce  grand  Poëte  eil 


des  Modernes.  ^"f 

d'autant  moins  fufpec~t  en  cette  matière  y 
qu'il  a  fait  lui-même  en  s'amufant  quel- 
ques vers  Latins  ,  aufli  bons  ,  ce  me 
femble  ,  que  ceux  d'aucun  moderne  ; 
témoins  ces  deux -ci  ,  qu'il  a  mis  à  la 
tète  d'une  differtation  fur  le  feu  ; 

Ignis  ubique  latet ,  naturam  amplcflitur  oinnem  9 
Cunfta  parit ,  rénovât ,  dividlt }  unit ,  alit. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puifTe  renfermer 
plus  de  chofes  en  moins  de  mots  ;  6c 
ce  n'efïpas  d'ordinaire  le  talent  de  nos 
Poètes  Latins  modernes  les  plus  van- 
tés. Heureufement  pour  notre  Littéra- 
ture ,  M.  de  Voltaire  a  fait  de  ce  talent 
un  meilleur  ufage  ,  que  de  l'emprifon- 
ner  dans  une  Langue  étrangère  ;  il  a 
mieux  aimé  être  le  modèle  des  Poètes 
François  de  notre  fiecle  ,  6c  le  rival  de 
ceux  du  précédent  ,  que  l'imitateur 
équivoque  de  Lucrèce  6c  de  Virgile. 

Mais  9  dira-t-on  ,  vous  ne  pouvez 
difconvenir  au  moins  qu'un  Ecrivain 
qui  n'emploiroit  dans  fes  ouvrages  que 
des  phrafes  entières  tirées  des  bons 
Auteurs  Latins ,  n'écrivît  bien  en  cette 
Langue.  Premièrement,  eft-il  pofîibîe 
qu'on   n'emploie  abfolument  dans  un 


548  Sur  la  Latinité 

ouvrage  Latin  moderne ,  que  des  phra- 
fes  empruntées  d'ailleurs  ,  fans  être 
obligé  d'y  mêler  du  moins  quelque 
choie  du  fien ,  qui  fera  capable  de  tout 
gâter?  En  fécond  lieu,  je  fuppofe  qu'on 
n'emploie  en  effet  que  de  pareilles  phra- 
fes  ;  &c  je  nie  qu'on  puiife  encore  fe  flat- 
ter de  bien  écrire  en  Latin.  En  effet  le 
vrai  mérite  d'un  Ecrivain  eu  d'avoir  un 
ftyle  qui  foit  à  lui  ;  le  mérite  au  con- 
traire d'un  Latinise  tel  qu'on  le  fup- 
pofe ,  feroit  d'avoir  un  fïyle  qui  ne  lui 
appartînt  pas  ,  &:  qui  fût  ,  pour  ainfi 
dire  ,  un  ccnton  de  vingt  ftyles  diffé- 
rens.  Or  je  demande  ce  qu'on  devroit 
penfer  d'une  pareille  bigarrure  ?  Si  le 
centon  n'efl  que  d'un  feul  Auteur  ,  ce 
qui  eft  pour  le  moins  fort  difficile  , 
j'avoue  que  la  bigarrure  n'aura  plus 
lieu  ;  mais  en  ce  cas  à  quoi  bon  cette 
rapfodie ,  &c  que  peuvent  ajouter  à  nos 
richeffes  littéraires  ces  petits  lambeaux 
d'un  Ancien  ,  ainii  découfu  6c  mis  en 
pièces  ?  Le  Lecteur  peut  dire  alors  com- 
me ce  Philofophe ,  à  qui  on  vouloit  pré- 
fenîer  un  jeune  homme  qui  favoit  tout 
Cicéron  par  cœur  ;  il  répondit ,  /ai  le 
livre.  On  peut  citer  aufli  ce  que  difoit 
M.  de  Fontenelle  :  J'ai  fait  dans  ma  jeu- 


des  Modernes.  J49 

neffe  des  vers  Grecs ,  &  auffi  bons  que  ceux 
d* Homère ,   car  ils  en  étoient. 

Croit -on  d'ailleurs  ,  quand  on  met 
ainfi  fans  pitié  un  Ecrivain  Latin  ou 
Grec  à  contribution  ,  que  tout  foit 
également  corred,  également  pur,  éga- 
lement élégant  dans  les  meilleurs  Au- 
teurs anciens  ?  Qui  nous  afïurera  donc 
que  la  phrafe  que  nous  aurons  emprun- 
tée ,  n'eft  pas  une  phrafe  négligée ,  traî- 
nante ,  foible  ,  de  mauvais  goût  ?  Tout 
le  monde  fait  la  Patavinitê  qu'Afinius 
Pollion  a  reprochée  à  Tite-Live  ;  y 
a-t-ii  un  feuî 1  moderne  qui  puhTe  nous 
dire  en  quoi  cette  Patavïnitê  confifte  £ 
Y  en  a-t  il  par  conféquent  un  feul  qui 
punTe  s'afîurer,  qu'une  phrafe  qu'il  pren- 
dra de  Tite-Live ,  n'eft  pas  une  phrafe 
Patavinienne  ? 

Enfin  n'y  a-t-il  pas  des  Auteurs  La- 
tins ,  reconnus  d'ailleurs  pour  excel- 
lens  ,  qu'on  doit  s'interdire  abfokment 
d'imiter  dans  des  ouvrages  d'un  autre 
genre  ,  que  celui  où  ils  ont  écrit  ? 
Quand  je  vois  un  Orateur  Latin  em- 
ployer des  mots  de  Térence  ,  fur  ce 
fondement  que  Térence  efl  un  Auteur 
de  la  bonne  latinité  ,  c'efl  à  peu  près 
comme  fi  un  Orateur  François  em- 


'55^  •$#  ^  Latinité 

pîoyoit  des  phrafes  de  Molière ,  par  h 
raiion  que  Molière  eu.  un  de  nos  meil- 
leurs Auteurs  :  «  Meilleurs ,  pourroit 
dire  à  fon  auditoire  ,  ce  harangueur 
û  heureux  en  imitation  ?  c*ejl  une 
»  étrange  affaire  que  d'avoir  à  fe  montrer 
»  face  à  face  devant  vous ,  &  l'exemple 
*>  de  ceux  qui  s'y  font  frottés  eft  une 
»  leçon  bien  parlante  pour  moi.  Cepen- 
»  dant  on  entend  les  gens  fans  fe  fâcher , 
»  ck  j'oferai  prendre  ,  avec  votre  permif- 
»  Jion  ,  la  liberté  de  vous  dire  mon  petit 
»  avis.  Voulez-vous  donc ,  Meilleurs ,  que 
»  je  vous  parle  net  ?  Vous  devrie^  mourir 
»  de  pure  honte ,  d'être  battus  de  Uoifean 
•»  pour  le  petit  malheur  qui  vous  efl  arrivé» 
»  Si  vous  vous  êtes  mis  dans  la  tête  que 
-  »  vous  n'auriez  jamais  de  guignon  , 
»  raye?^  cela  de  vos  papiers  ».  Je  ne  vais 
pas  plus  loin  ,  pour  ne  pas  abufer  de  la 
patience  du  Lecleur.  Voilà  pourtant  du 
Térence  François  tout  pur;  &  ce  qu'il 
faut  bien  remarquer  ,  la  plupart  de  ces 
phrafes  font  prifes  du  Mifantrope ,  c'eft- 
ft-dire  de  celle  de  fes  Pièces  qui  efl  dans 
le  ftyle  le  plus  noble. 

Cet  exemple  fuffit ,  je  crois ,  pour 
prouver  que  ce  n'eit  pas  dans  Térence 
cm'un  Orateur  Latin  moderne  doit  for- 


des  Modernes,  J^ï 

mer  (on  ftyîe.  On  dira  peut-être  qu'il 
doit  avoir  loin  de  n'employer  aucune 
exprefïion  ,  aucune  phrale  de  cet  Au- 
teur, qui  ne  foit  autorifée  par  d'autres 
bons  Ecrivains  ;  en  ce  cas  ,  6c  par  cette 
raifon  même  ,  il  efl  évident  que  Té- 
rence  ne  iauroit  lui  fervir  de  modèle. 

Mais  je  vais  plus  loin  ,  &c  je  deman- 
derai fi  Térence  peut  même  être  un 
modèle  dans  un  genre  d'écrire  beau- 
coup moins  férieux  ?  On  prétend  oue 
M.  Nicole ,  pour  bien  traduire  les  Pro- 
vinciales en  Latin  ,  avoit  lu  6c  relu 
7  érence  ,  6c  fe  Pétoit  rendu  ii  familier 
que  fa  traduction  paroît  être  Térence 
xnême  :  à  cela  je  n'ai  qu'une  queftion 
à  taire.  Croit-on  que  le  fïyle  épiftolaire 
doive  être  le  même  que  celui  de  la 
Comédie  ?  Et  feroit-ce  louer  un  Auteur 
de  Lettres  écrites  en  François ,  de  dire 
qu'en  le  lifant  on  croit  lire  Molière  ? 
-  j'ai  entendu  louer  quelquefois  des 
ouvrages  latins  modernes  ,  en  difant 
que  le  tour  des  phrafes  étoit  tris- latin, 
que  l'ouvrage  étoit  plein  de  Laùnijhies* 
Je  veux  le  croire  pour  un  moment , 
quoique  je  doute  que  les  Modernes  fe 
connoilîent  en  Latïnijmcs  auffi  parfaite- 
ment qu'ils  l'imaginent.  Mais  Molière 


552-  Sar  la  Latinité 

dont  nous  pariions  tout- à -l'heure,  & 
qu'on  ne  fauroit  trop  citer  ici  ,    eft 
plein  de   Gallicifmes  ;   aucun  Auteur 
n'eft  fi  riche  en  tours  de  phrafes  propres 
à  la  Langue  Françoife  ;  il  eft  même , 
pour  le  dire  en  parlant ,  beaucoup  plus 
correct,  dans  fa  diction  qu'on  ne  penie 
communément  :  d'après  cette  idée ,  un 
Etranger  qui  écriroit  en  François  ,  croi- 
roit  bien  faire  que  d'emprunter  beau- 
coup de  phrafes  de  Molière ,  &  fe  feroit 
moquer  de  lui  ;  faute  d'avoir  appris  à 
distinguer  dans  les  Gallicifmes  ,   ceux 
qui  font  admis  dans  le  genre  le  plus 
noble ,  ceux  qui  font  permis  dans  le 
genre  moins  élevé  ,  mais  férieux  ,.  &C 
ceux  qui  ne  font  propres  qu'au  genre 
familier.  Or  voilà  ce  qu'il  me  paroît 
impofTible  de  démêler  quand  la  langue 
n'en1  pas  vivante.  Je  dis  plus  ;  il  ne 
feroit  peut-être  pas  difficile  de  montrer 
par  des  exemples ,  qu'un  Ecrivain  Fran- 
çois ,  qui  pour  paroître  bien  pofTéder 
fa  langue ,  affederoit  dans  fes  ouvrages 
beaucoup  de  Gallicifmes  ,  (  même  de 
ceux  qu'on  peut  fe  permettre  en  écri- 
vant )  fe  feroit  un  ftyle  qu'il  faudroit 
bien  le  garder  d'imiter.  La  diction  n'au- 
roit  peut-être  à  la  rigueur  rien  de  repré- 

henfible 


des  Modernes.  553 

henfible  ,  fi  on  prenoit  les  phrafes  une  à 
une;  mais  il  réfiilteroit  du  tout  enfem- 
ble  un  ftyle  familier  6c  bourgeois ,  fans 
élégance  &  fans  grâces ,  qui  voudroit 
être  fimple  &  naïf,  &  ne  feroit  qu'igno- 
ble. Le  même  inconvénient  n'eft-il  pas 
a  craindre  dans  un  ouvrage  où  l'on  au- 
roit  afFe£té  beaucoup  de  Latinifmes? 

Ce  n'en1  pas  tout  :  croit -on  qu'un 
Auteur  qui  n'auroit  abfolument  formé 
fon  ïtyle  que  fur  le  plus  excellent  mo- 
dèle de  Latinité ,  fur  les  ouvrages  de 
Cicéron  ,  6c  qui  n'emprunteroît  rien 
que  de  ce  feul  modèle ,  pût  être  afîuré 
de  bien  écrire  en  Latin  ?  Cicéron  a 
écrit  dans  bien  des  genres ,  &  ces  genres 
demandoient  des  ftyles  diirerens  ;  il  a 
écrit  des  dialogues  qui  pouvoient  per- 
mettre des  exprefTions  familières ,  ou. 
moins  relevées  que  les  harangues  ;  il  a 
écrit  fur-tout  un  grand  nombre  de  Let- 
tres ,  où  certainement  il  a  employé 
bien  des  tours  de  converfation ,  que  le 
ftyle  grave  &c  foutenu  n'auroit  pas  per- 
mis ;  que  faudroit-il  penfer  d'un  Ecrivain 
qui  rifqueroit  ces  mêmes  phrafes  dans 
\m  dif  cours  férieux  ? 

Mais  ,  dit-on ,  nous  connoilîbns ,  en 
Tome  F.  A  a 


554  $nr  la  Latinité 

Latin  même ,  la  différence  des  ftyîes  ; 
nous  fentens ,  par  exemple ,  que  la  ma- 
nière d'écrire  de  Cicéron  vaut  mieux  que 
celle  de  Séneque,  que  le  ftyle  de  Tite- 
Live  n'eft  pas  celui  de  Tacite,  &  ainfi  du 
refte;  donc  nous  fommes  très  au  fait  de 
la  Langue  Latine,  &  par  conféquent 
très  en  état  de  la  parler  &  de  l'écrire. 
Plaifante  raifon  !  Nous  fentons  ,  il  eft 
vrai ,  la  différence  d'un  ftyle  {impie  à 
un  ftyle  épigrammatique  ,  d'un  .ftyle 
périodique  &c  arrondi  d'avec  un  ftyle 
coupé  ;  il  fuftït  pour  cela  de  favoir  la 
Langue  très-imparfaitement.  Mais  con- 
noîtrons-nons  la  valeur  <k  la  nature  des 
mots  &  des  tours ,  connohTance  abfo- 
lument  eflentielle  pour  bien  parler  &z 
bien  écrire  la  Langue  ?  Si  nous  favons 
que  Cicéron  a  mieur .  parlé  Latin  que 
les  autres  Auteurs ,  c'eft  parce  que  toute 
l'Antiquité  l'a  dit  :  nous  en  jugeons 
fur  la  parole  de  fes  Contemporains ,  &c 
non  d'après  des  nuances  que  nous  ne 
pouvons  fentir. 

Mais  ,  dit  -  on  encore  ,  nous  nous 
appercevons  que  le  Latin  du  moyen 
âge  eft  barbare.  Donc  nous  en  fentons 
la  différence  d'avec  le  bon  Latin  ,  quoi- 


des  Modernes,  ^5 

que  le  Latin  (bit  une  Langue  morte. 
Autre  excellent  raifonnement  (<z)  ! 
Oeil  comme  fi  on  difoit  :  un  Etranger 
très-médiocrement  verfé  dans  la  Lan- 
gue Françoife  ,  s'appercevra  aifément 
que  le  ftyle  de  nos  vieux  <Sc  mauvais 
Poètes  n'eft  pas  celui  d?  Racine  ;  donc 
cet  Etranger  fera  en  état  de  bien  écrire 
en  François. 

Ménage ,  dit-on  enfin  pour  dernière 
objection,  écrivoit  parfaitement  en  Ita- 
lien; cependant  il  n'avoit  jamais  été  en 
Italie  ,  &  jamais  il  n'avoit  parlé  que 
François  aux  Italiens  qu'il  avoit  vus.  Je 
veux  croire  ,  car  je  ne  fais  pas  fi  les 
Italiens  en  conviendraient ,  que  Ména- 
ge écrivoit  très-bien  en  leur  Langue.  II 
n'avoit  jamais  été  en  Italie  ;  à  la  bonne 
heure  :  il  n'avoit  jamais  parlé  que 
François  aux  Italiens  qu'il  avoit  vus  ; 
cela  n'eii  guère  vraifemblable  ,  mais 
parle  encore  :  on  conviendra  du  moins 
du'il  avoit  eu  avec  ces  Italiens  de 
fréquentes  &c  de  profondes  conféren- 
ces fur  leur  Langue  ;  or  cela  fuinfoit 
à  la  rigueur  pour  la  bien  favoir  ;  & 
croit-on  qu'il  ne  les  confultât  pas  fur 
ies  Productions  Italiennes,  &  qu'il  ne  fe 

(  <?)  Voyez  les  Notes  à  la  fin  de  cet  Ecrit. 

A  a  ij 


556  Sur  fa  Latinité 

corrigeât  pas  d'après  leurs  avis  ?  Pour 
moi,  j'ofe  alîurer  que  s'il  n'avoit  jamais 
étudié  l'Italien  que  dans  les  livres  ,  il 
n'auroit  jamais  écrit  en  cette  Langue 
que  très  -  imparfaitement.  On  me  per- 
mettra même  de  douter  que  ies  Vers 
Italiens  fiiflent  aufîi  bons  qu'on  nous 
PafTure  9  lorfque  je  vois  que  fes  Vers 
François  étoient  déteflables.  Que  pen- 
fer  à  plus  forte  raifon  de  fes  Vers  La- 
tins ,  6c  fur-tout  de  fes  Vers  Grecs? 

On  peut  faire  à-peu- près  la  même 
réflexion  fur  tant  d'Ecrivains  modernes, 
qui  parlent  pour  avoir  fait  d'excellens 
Vers  Latins.  Par  quelle  fatalité  n'ont-ils 
jamais  pu 'produire  deux  Vers  François 
ilipportables  ?  Que  faut-il  pour  faire  un 
bon  Poète?  De  l'imagination ,  du  goût, 
de  l'oreille  ;  pourquoi  des  François,  qui 
prétendent  avoir  eu  le  bonheur  de  pof- 
féder  ces  qualités  en  parlant  une  Lan- 
gue morte  &  étrangère ,  ne  les  ont-ils 
plus  retrouvées  quand  ils  ont  hafardé 
de  faire  des  vers  dans  la  leur?  Croit-on 
que  fi  Virgile ,  Horace ,  Ovide ,  euvTent 
été  nos  compatriotes ,  ils  n'euffent  pas 
été  d'excellens  Poètes  François  ?  Et 
croit-on  que  s'ils  revenoient  au  mon- 
de 5  ils  ne  fe  moquaffent  pas  des  Vers 


des  Modernes.  557 

Latins  de  leurs  imitateurs ,  comme  nous 
nous  moquons  des  Vers  François  que 
ces  imitateurs  ont  quelquefois  eu  la 
fottife  de  laifter  échapper? 

Il  en  eft  de  la  Latinité  moderne,  com- 
me de  la  Vérification  Françoife  entre 
les  mains  d'un  Poète  médiocre.  Cette 
Latinité  ne  fert  fouvent ,  fi  je  puis  m'ex- 
primer  ainfi  ,  qu'à  couvrir  la  nudité 
d'un  ouvrage  vuide  de  choies  ,  fans 
idées  ,  fans  ame  &  fans  vie.  Il  faut 
avouer  qu'à  cet  égard  elle  eft.  bien  com- 
mode pour  un  Auteur  qui  ne  fait  ni 
penfer  ni  fentir;  &C  lui,  &  ceux  qui  le 
îifent,  font  beaucoup  plus  occupés  des 
mots  que  des  chofes  ;  &  il  eft  bien 
doux  en  compofant  de  n'avoir  rien  à 
produire  ,  ck  de  favoir  que  (es  juges 
n'y  feront  pas  difficiles.  Aufîi  telle  ha- 
rangue qu'on  ne  pourroit  pas  lire  ,  fi 
elle  étoit  traduite  en  François  ,  parce 
qu'elle  ne  contient  que  des  idées  tri- 
viales, eft  admirée  d'un  petit  cercle  de 
Pédans ,  parce  que  le  ftyle  leur  enparoît 
Ciccronien. 

Depuis  qu'on  a  mis  en  François 
V Eloge  de  la  Folie  par  Erafme  ,  je  ne 
connois    perfonne  qui  ne  trouve  cet 

A  a  iij 


5  5  8  Sur  la  Latinité 

ouvrage  fortinfipide;  dans  la  nouveauté 
cependant  il  eut  un  grand  fuccès  ,  par 
la  beaiîté  prétendue  de  la  Latinité ,  dont 
tout  le  monde  croyoit  être  juge  ,  quoi- 
que perfonne  ne  le  pût  être. 

Parmi  les  Latinifles  modernes,  il  en 
efl  im  aflez  peu  connu ,  je  ne  fais  pour- 
quoi ,  qui  me  paroît  avoir  approché 
plus  qu'aucun  autre  de  la  Latinité  &: 
de  la  manière  de  Cicéron  ;  je  dis  appro- 
ché, autant  qu'il  eft  pofïible  que  nous 
en  jugions  ,  c'eft-à-dire  très-imparfaite- 
ment. Cet  Ecrivain  eu  un  ProfefTeur 
de  Seconde  au  Collège  du  Pleflis,  nom- 
mé Marin,  mort  il  y  a  environ  qua- 
rante ans  (£).  Ce  même  ProfefTeur  a 
fait  quelques  Epures  dans  le  goût  de 
celles  d'Horace ,  où  il  paroît  aufïi ,  tou- 
jours autant  qu'il  nous  efVpofllble  d'en 
juger,  avoir afFez  bien  pris  le  goût  &  la 
manière  de  ce  Poète.  Or  je  voudrois 
que  ce  Protée ,  fi  habile  à  imiter  tous 
les  ftyles  en  Latin ,  fe  fût  avifé  d'écrire 
en  François  ,  6c  d'imiter  la  manière  de 
Racine  ,  de  Defpréaux ,  de  la  Fontaine  , 
de  Corneille  ,  de  M.  de  Voltaire ,  en 
un  mot  de  quelqu'un  de  nos  bons  Au- 

(b)  Voyez  les  Notes  à  la  fuite  de  cet  Ecrit. 


des  Modernes.  559 

teurs.  Je  doute  fort  qu'il  nous  parût  en 
avoir  approché  fi  heureufement.  Ce  qui 
eil  certain ,  c'efl  que  rien  n'eft  fi  rare 
parmi  nous  que  de  bien  imiter  le  fïyle 
d'un  autre  Ecrivain ,  encore  moins  ce- 
lui de  deux  ou  trois  Ecrivains  différens  ; 
pourquoi  voudroit-on  que  cela  fût  plus 
facile  en  Latin?  Ne  feroit-ce  point  parce 
que  nous  favons  parfaitement  notre 
Langue  ,  &  très -imparfaitement  la  Lan- 
gue Latine  ? 

Je  ne  fais  fi  les  anciens  Romains 
écrivoient  beaucoup  en  Grec  ;  ils 
avoient  au  moins  cet  avantage  ,  qu'ils 
pouvoient  fe  flatter  de  parvenir  à  bien 
écrire  dans  cette  Langue  ,  qui  de  leur 
tems  étoit  vivante  &  fort  répandue  ; 
cependant  je  vois  que  les  plus  illuftres 
d'entr'eux  fe  font  appliqués  principale- 
ment à  bien  écrire  dans  leur  propre 
Langue; imitons-les  fur  ce  point.  C'eft 
déjà  un  affez  grand  inconvénient  pour 
nous  ,  que  d'être  obligés  d'apprendre 
bien  ou  mal  tant  de  Langues  différen- 
tes ;  bornons  notre  ambition  à 
pofTéder  la  nôtre  ,  &:  à  favoir  la  bien 
manier  dans  nos  ouvrages.  Pour  peu 
que  nous  en  fafrions  notre  étude ,  nous 

A  a  iv 


j  60  Sur  la  Latinité 

y  trouverons  aflez  de  difficulté  pour 
nous  occuper  entièrement.  Les  Grecs 
avoient  l'avantage  de  n'étudier  que  leur 
propre  Langue  ;  aufîi  nous  voyons  à 
quel  point  de  perfection  ils  l'avoient 
portée  ;  combien  elle  étoit  riche ,  flexi- 
ble &  abondante  ;  en  un  mot  combien 
elle  avoit  d'avantages  fur  toutes  les  Lan- 
gues anciennes ,  &  fur  toutes  les  nôtres. 
Néanmoins  cette  fupériorité  n'eft  pas 
une  raifon  qui  doive  nous  engager  à 
cultiver  cette  Langue  de  préférence  à 
la  Françoife.  J'ai  entendu  quelquefois 
regretter  les  Thefes  de  Philofophie 
qu'on  a  autrefois  foutenues  en  Grec 
dans  quelques  Collèges  de  l'Univerfité  ; 
j'ai  bien  plus  de  regret  qu'on  ne  les 
foutienne  pas  en  François.  D'abord  on 
y  apprendroit  à  parler  fa  propre  Lan- 
gue ,  qu'on  fait  pour  l'ordinaire  très- 
mal  au  fortir  du  Collège  ;  enfuite  on 
feroit  obligé  dans  ces  Thefes  de  parler 
raifon  ou  de  fe  taire.  Les  fpe&ateurs 
trouveroient  trop  ridicules  en  François 
les  fottifes  qu'on  y  débite  gravement 
en  Latin ,  &  auxquelles  même  on  a  fait 
l'honneur  de  les  débiter  quelquefois  en 
Grec. 


des  Modernes.  561 

Mais  autant  il  ferait  à  fouhaiter  qu'on 
n'écrivît  jamais  des  ouvrages   de  goût 
que  dans  fa  propre  langue,  autant  il  ferait 
utile  que  les  ouvrages  de  Jcience  y  com- 
me de  Géométrie  ,  de  Phyfique  ,  de  Mé- 
decine ,  d'érudition  même  ,  ne  fuffent 
écrits  qu'en  Langue  Latine ,  c'efl-à-dire 
dans  une  Langue  qu'il  n'eft  pas  nécef- 
faire  en  ces  cas-là  de  parler  élégam- 
ment ,  mais  qui  eft  familière  à  prei- 
que  tous  ceux  qui  s'appliquent  à  ces 
feiences ,  en  quelque  pays  qu'ils  foient 
placés.  C'eiï  un  vœu  que  nous  avons 
fait  il  y  a  long-tems  ,  mais  que  nous 
n'efpérons  pas  de  voir  réalifer.  La  plu- 
part des  Géomètres  ,  des  Phyficiens  , 
des  Médecins  ,  la    plupart   enfin  des 
Académies  de  l'Europe  ,  écrivent  au- 
jourd'hui en   Langue   vulgaire.   Ceiu: 
même  qui  voudroient  lutter  contre  le 
torrent,  font  obligés  d'y  céder.  Nous 
nous  contenterons  donc  d'exhorter  les 
Savans  ,   Se  les  Corps  Littéraires  qui 
n'ont  pas  encore  ceffé  d'écrire  en  Lan- 
gue Latine  ,  à  ne  point  perdre  cet  utile 
ufaçe.   Autrement  il  faudrait  bientôt 
qu'un  Géomètre ,  un  Médecin ,  un  Phy- 
ficien ,  fuffent  inftruits  de  toutes  les 

Aa  v 


5  6  z  Sur  la  Latinité  des  Modernes, 
Langues  de  l'Europe ,  depuis  le  Riifie 
jufqu'au  Portugais  ;  &  il  me  femble  que 
le  progrès  des  fciences  exactes  doit  en 
fbuffrir.  Le  tems  qu'on  donne  à  l'étude 
des  mots  eu  autant  de  perdu  pour  l'é- 
tude des  chofes  ;  tk  nous  avons  tant  de 
chofes  utiles  à  apprendre ,  tant  de  vé- 
rités à  chercher ,  6c  û  peu  de  tems  à 
perdre  ! 


C  S  ■=■■■  **  M*«  ï 


4» 


5*3 


NOTES 

SUR  QUELQUES  ENDROITS 

de  V Écrit  précédent. 

{a)  /^E  dernier  raifonnement ,  fi  péremp- 
v_>  toire  ,  eft  d'un  Chanoine  de  Rouen  , 
qui  n'ayant  jamais  été  attaqué  ni  même  connu 
de  l'Auteur  de  ces  MJlanges ,  a  jugé  à  propos 
de  lui  dire  beaucoup  d'injures  dans  une  critique 
qu'il  a  faite  de  trois  ou  quatre  des  nombreux 
articles  donnés  par  cet  homme  de  Lettres  à 
l'Encyclopédie.  *  Ce  Chanoine  de  Rouen  eft 
Auteur,  par  malheur  pour  lui,  d'une  Élégie 
latine  fur  la  mort  de  M.  de  Fontenelle  ,  dont 
on  n'a  pas  fait,  dans  les  Collèges  même ,  touc 
le  cas  que  l'Auteur  auroit  déliré.  Perfonne  ne 
feroit  donc  plus  intérefle  que  lui  à  foutenir  , 
que  s'il  n'a  pas  mieux  réulîi  dans  Tes  vers 
latins,  c'elr.  que  la  chofe  eu  irrripoflible.  Mais 
chacun  entend  comme  il  peut  Tes  intérêts. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  on  profitera  de  cette  occa- 
sion pour  donner  à  ce  Chanoine  quelques  avis 
utiles.  On  l'avertira  donc  ,  i°.  de  ne  pas  met- 
tre fur  le  compte  de  l'Auteur  qu'il  attaque  , 
des  fautes  de  Copifle  ou  d'impreffion  vifibles, 
6c  dont  il  y  en  a  même  qui  ont  été  corrigées 

*  Cette  critique  fe  trouve  dans  une  brochure  pu- 
bliée par  le  Chanoine  centre  le  Dictionnaire  Er.cy- 
clopédujuç, 

A  a  vj 


5  64  Notes 

dans  les  Errata.  20.  De  ne  pas  citer  à  deux 
reprifes  différentes  (  pag.  23  ,  &:  178  de  fa 
brochure)  l'article  Ajlronomie^  comme  conte- 
nant des  chofes  qui  ne  s'y  trouvent  nullement. 
3°.  De  ne  pas  croire  (pag.  23  )  qu'un  Livre 
n'exifte  point ,  parce  qu'il  ne  lui  eft  pas  connu , 
par  exemple  l'Ouvrage  imprimé  au  Louvre  en 
1693,  &  cité  par-tout  fous  le  titre  de  Recueil 
des  Voyages  de  l' Académie.  L'exactitude  ,  difoit 
un  homme  d'efprit,  eft  la  vertu  d'un  fot  ;  cet 
homme  d'efprit  avoit  tort  en  cela  ;  mais  il  eft 
au  moins  certain  que  ce  devroit  être  la  vertu 
d'un  critique  qui  reprend  dans  un  Ouvrage 
les  points  &  les  virgules ,  &  qui  affaifonne  fa 
cenfure  de  beaucoup  d'invectives.  On  l'aver- 
tira 40.  de  plaifanter  le  moins  qu'il  pourra  ; 
de  ne  pas  dire,  par  exemple  ( pag.  167)  en 
parlant  d'un  Journalifte  qu'il  veut  décrier , 
que  c'eft  tout  au  plus  un  homme  propre  à  part- 
fer  la  mule  de  Photius.  50.  De  ne  pas  appeller 
(pag.  171)  l'Imitation  de  J.  C.  un  Ouvrage 
de  goût  ;  de  ne  pas  croire  (  pag.  173  )  qu'il 
faille  du  goût  pour  être  érudit  ;  &  de  ne  pa-s 
conclure  (pag-  l&9)  qu'on  fait  bien  d'écrire 
en  latin  des  Ouvrages  de  goût ,  parce  que 
de  grands  hommes ,  tels  que  Boyle ,  Newton  , 
&  beaucoup  d'autres  ,  ont  écrit  dans  cette 
Langue  des  Ouvrages  de  fcïence.  6°.  De  fe 
borner  dans  fes  critiques ,  à  relever  les  er- 
reurs de  dates ,  de  noms  propres  ,  d'une 
lettre  mife  pour  une  autre ,  d'une  virgule  de 
trop  ou  de  moins  ,  &  autres  méprifes  de  cette 
efpece  ,  à  condition  cependant  qu'il  y  fera 
fort  exact ,  ce  qui  ne  lui  arrive  pas  toujours  ; 
mais  de  ne  point  toucher  aux  raifonnemens 


fur  l'Écrit  précédent,  565 

bons  ou  mauvais,  &  de  s'abitenir  de  raifon- 
ner  lui-même  le  plus  qu'il  lui  fera  poffible. 
On  vient  de  voir  un  échantillon  de  fa  Dia- 
lectique ,  en  faveur  de  la  latinité  des  Mo- 
dernes. En  voici  un  autre  de  cette  Dialecti- 
que ,  en  faveur  des  Moines ,  qu'il  paroit  chérir 
beaucoup.  Il  prétend  (pag.  172)  que  des  Re- 
ligieux, voués  par  état  à  la  prière,  doiventêtre 
plus  propres  par  cette  railon  même  à  faire  des 
progrès  dans  la  Phyfique,  la  Géométrie  &  les 
autres  fciences  profanes,  parce  que  S.  Thomas 
nous  allure  qu'il  avoit  plus  appris  de  Théologie 
dans  la  prière  que  dans  l'étude.  70.  Enfin  , 
on  conleille  à  ce  Critique  de  ne  point  atta- 
quer groihérement  des  hommes  tels  que  M. 
de  Voltaire,  dont  toutes  les  fatyres  du  Cha- 
noine ,  latines  &  françoifes  ,  ne  pourroient 
effleurer  la  réputation.  De  plus  forts  que 
cet  adverfaire  y  ont  échoué ,  &  même  s'en 
font  repentis. 

(b)  Voici  le  commencement  d'une  Ha- 
rangue de  ce  Profefleur  ,  prononcée  à  la 
rentrée  des  dattes  ,  &  qui  a  pour  fujet  :  De 
hilaritate  Magiflris  in  docendo  necejfariâ. 

Meditanti  mihi  juflam  Orationem  apud  vos 
plenamque  gravitatis  ,  Auditores  ,  fufpicio  in- 
cidit ,  quœ  me  ciim  initio  moviffet  pariim  ,  confi- 
deratius  tamen  exiflimata  fecit ,  ut  omijjîs  gra- 
v.bus  &  feras  ,  maluerim  ad  jucunda  mentent 
Jiylumque  traduccre.  Sic  cogitabum  ip/e  mecum  9 
animas  veflros  ,  longâ  fludiorum  intermijfwne 
IdXMtos  ,  paulatim  &  quibufdam  quafi  gradibus 
revocandos  ejfe  ad  feria  9  nec  protinus  gravi' 


$66  Notes 

tatc  fermonh  alknandos.  N'unir  um  fâflîdît  ani- 
mas vel  optima  quœque  }  nifi  ternpeflivè  fe  offe- 
rant  ;  nec  facile  admittit  feveritatem  ,  cum  jemel 
occupavit  hïlantas. 

On  peut  s'affurer  que  tout  le  refte  du  dif- 
cb£rs  ,  &  même  les  autres  Harangues  pro- 
noncées par  ce  Profeffeur,  font  dans  ce  goût 
de  latinité.  Voyez  le  recueil  intitulé  :  Seleclcz 
Qratïones  quorittndam  celeberrimorum  ex  Uni- 
verfuate  Parijîenfi Profeffbrum.  Paris,  1728.  Il 
me  lemble  qu'aucun  Moderne,  autant  encore 
une  fois  qu'il  nous  eft  permis  d'en  juger , 
n'a  approché  de  fi  près  de  la  manière  de  Ci- 
céron.  Quand  on  eft  condamné  à  écrire  en 
Latin,  il  y  a  certainement  quelque  mérite  à 
imiter  de  la  forte  les  bons  modèles.  J'ignore 
pourquoi  ce  Profeffeur  n'a  pas  dans  l'Uni- 
verfité  une  réputation  du  moins  égale  à  celle 
des  Herfan  ,  des  Rollin  ,  des  Coffin  &  des 
Grenan.  J'ofe  même  le  croire  fupérieur  aux 
Jouvency,  aux  Commire  &  aux  autres  Jé- 
iuites  tant  célébrés  fur  le  ParnaiTe  latin  mo- 
derne. Je  remarquerai  à  cette  occafion  ,  qu'un 
Profeffeur  de  l'Ecole  militaire  ,  très-verfé  , 
à  ce  qu'on  allure  ,  dans  la  Langue  Latine  ,  a 
prétendu  récemment ,  &  même  entrepris  de 
prouver  ,  qu'il  y  avoit  un  grand  nombre  de 
fautes  dans  quelques  pages  du  Père  Jouvency. 
Que  ce  Profeffeur  ait  tort  ou  raifon ,  voilà  deux 
habiles  Latiniftes  modernes  dont  l'un  reproche 
à  l'autre  des  erreurs  groffieres  ;  en  faut -il 
davantage  pour  prouver  que  les  Modernes 
favent  très-imparfaitement  le  Latin  ? 

Quoi  qu'il  en  foit ,  voici  encore  quelques 
vers  d'une  Épître  du  Profeffeur  Marin ,  adref- 


fur  V Écrit  précédent.  567 

fée  à  feu  M.  Boivin ,  de  l'Académie  Franco :1e  , 
&  qui  a  pour  lujet  :  De  Feflivo.  On  jugera  s'il 
n'y  a  pas  autant  approché  ,  en  apparence  ,  de 
larnaniere  d'Horace  ,  qu'il  a  approche  de  celle 
de  Cicéron  dans  la  proie  Latine. 

Sœpè  mihi  rifum ,   bilem  propè  ,  movit  ineptus 
Vatum   erior  ,  qui  le  feftivos  polie  videri 
Qi  ndocumque  volent ,  f'perant  ;  imô  fore  ,  ut  ipfil 
Accurraîrt  juin  condeado  in  carminé   rifus. 
Jam  fordent  mihi  magna  Pocmata  ,  Fiaccius  innuit  , 
Ncfcio  aux.  major  lepidis  eji  gracia  nugis  ; 
Kas  euro  fulas  deinceps  ,   &   lotus  in  his  fum. 
Si  reftè  poflU  ,  laudo  ,  &  non  efl  melius  quid. 
Verùm  âge  ,    dum  calamos  &  ferinia  verfibus  apras 
Digaa  tu;i,  Fiacci  ,  bonus  accipe  ,  pauca  loquamur. 

Nous  dirons  auffi  à  cette  occafion  que  le 
P.  de  la  Rue  nous  paroît  avoir  aiTez  bien  imité 
en  apparence  la  verfification  de  Virgile.  En 
voici  un  exemple  tiré  des  Poéfies  de  ce  Jé- 
luite. 

Belgicus  hos  animos  ,   &  inexfuperab'le  robur 
Nequicquam  infrendens  fendt  leo  :    quique  priores 
Luferat  a::te  minas  ,   veltrifque  interritus  armis 

ftari  ultrô  gaudebat  ,  &  obvim  ire  , 
Ille  Ducum  feriem  egregiam  ,  colledtaque  cernens 
Agmina,  &  immenfam  Lodoici  in  pectore  gentem  > 
Horret  ad  afpeéhim,   nec  jam  aufus  nftere  contra, 
Indociles  iras  &  colla  ferocia  fubdit. 

Et  dans  une  autre  Pièce  : 

Ultra  fidereos  axes  &  lucida  Cœli 
C on vexa  ,  innumeris  a:des  fuffulta  columnis , 


5  68  Notes  fur  V Écrit  précédent. 

Latior  &  terris  &  latior  aequore  furgit. 
Illic  porticibus   tercentum  impreiïa  fuperbis 
Fata  hominum  ,  variique  fuo  fiant  ordine  cafus  , 
Quae  lux  quemque  folo  inducet ,"  quse  tradita  cuique 
Sint  vitae  fpatia  ,  &  quse  meta  noviiïima  vitse. 
Aft  animae  illuftres  ,  &  clarum  in  nomen  kurae  , 
Seu  quas  Imperii  decus  olim ,  orbifque  regendi 
Cura  manet  ,   feu  quas  fattorum  gloria  ,   &  ardens 
Evehet  ad  fuperos  per  mille  pericula  virtus  , 
Semota»  turbâ  &.  fatis  popularibus  ,  omnes 
Diftinélas  habuere  parefque  laboribus  aulas. 

Cette  vérification  tient ,  ce  me  femble  ; 
à  la  fois  de  Virgile  &  d'Ovide ,  &  parok 
tenir  plus  du  premier  ;  en  tout  l'imitation  y 
femble  moins  exa&e  que  dans  les  deux  mor- 
ceaux du  Profeffeur  Marin  ,  rapportés  ci- 
deffus.  Mais  ,  encore  une  fois  ,  que  nous 
fommes  peu  en  état  d'apprétier  cette  forte 
d'imitation  ! 


A, 


JUSTIFICATION 

D  E 

L'ARTICLE  GENEVE 
DE  L'ENCYCLOPÉDIE. 


57* 

AVERTISSEMENT. 

SI  tu  as  dit  la  vérité,  &c  qu'on  veuille 
te  jette r  des  pierres ,  dit  un  aucun 
Philofophc ,  retire-toi  à  l'écart ,  prends 
patience  &  tais-toi;  la  vérité  finira  par 
être  connue.  Ceflce  qui  efl  arrivé  à  F  Au- 
teur de  Vartich  Genève  dans  V Encyclo- 
pédie, IL  avoit  tâché  d'expofer  avec  vérité 
dans  cet  article  la  croyance  des  Minières 
Genevois.  Vingt  brochures  Vont  accujé  de 
calomnie  ;  on  le  menaçoit  d'une  Déclara- 
tion des  Parleurs  ,  dejlinée  à  le  confon- 
dre. La  déclaration  tant  annoncée  a  vu  h 
jour;  &  quoique  le  Conffioire  ait  employé 
Jîx  femaines  à  la:  dreffer ,  elle  a  pleinement 
jujlifié  F  Auteur  de  r  article.  Cefl  de  quoi 
on  fera  convaincu ,  par  les  notes  qu'un 
Théologien  a  jointes  à  cette  déclaration 
dans  le  tems  quelle  parut  ;  on  remet  ici 
ces  notes  fous  les  yeux  du  Public  avec  la 
déclaration  même. 

M,  Roujfeau  de  Genève,  qui  a" abord 


572-  AVERTISSEMENT. 
avoit  fcmbU  vouloir  défendre  fes  P  a/leurs, 
a  rendu  bientôt  après  à  la  vérité  la  juftice 
la  plus  éclatante.  On  a  mis  à  la  fuite  de 
la  Profeffzon  de  Foi  du  Conjifloire ,  V extrait 
des  deux  affermions  de  M.  Rouffeau,  la 
première  oh  il  effaye  de  juftifur  les  Minif 
tres ,  la  féconde  où  il  les  aceufe  avec  bien 
plus  de  force  qu'il  ne  les  avoit  défendus. 
Ces  deux  affertions  ,fifinguliérement  oppo- 
fées  ,  pourront  fournir  aux  Philofophes 
quelques  réflexions,  qiion  leur  laiffe  à  faire. 
On  s'efl  contenté ,  pour  la  juftifi 'cation  la 
plus  frappante  de  V article  Genève  ,  de 
mettre  en  italique  dans  les  deux  extraits , 
les  endroits  les  plus  marqués  par  leur  oppo- 
Jltion  ;  le  Lecteur  en  verra  mieux  à  quel 
point  M.  Rouffeau  a  changé  d'avis. 

Un  Minif  re  Proteflant  9   homme  très- 
fin  ,  ou  qui  croit  Vitre ,  sefl  perfuadé  quil 
embarrajferoit  beaucoup  V Auteur  de  V arti- 
cle Genève  ,  en  lui  faifant  Vobjection 
fuivante  ((a)  :  «  Cefl  un  crime  ,  félon 

(  a  )  Voyez  la  Lettre  d'un  Théologien  d'une  Uni- 
verfité  Proteftante  à  M.  d'Alembert,  avec  cette  Epi- 
graphe attend riflante  :  K*/  ru  té*vov  ,  &  toi  auflï  mon 

fils  l 


AVERTISSEMENT.        573 

»  vous ,    d'accufer  légèrement    quelqu'un 
»  d  irreligion  ;  pourquoi  donc  en   aceufe^- 
»  vous   Us  Minijires   de  Genève?   »  La 
reponfe  ejl  trop  aifée.  En  premier  lieu  ,  on 
verra  par  les  pièces  fuivantes ,  fi  F  Auteur 
de  l'article  Genève  a  imputé  légèrement 
aux  Minijires  les  opinions  qu'il  leur  attri- 
bue. En  fécond  lieu  (  &  cette  réponfe  ejl 
la  plus  efjentïelle  )  ce  71  ejl  point  du  tout 
d'irréligion  qu'on  les  a  accujés  dans  cet 
article;  on  a  fimplement  dit ,  que  de  bons 
Prote flans  qu'ils  étoient  du  tems  de  Calvin 
leur  Patriarche ,  ils  étoient  devenus  Soci- 
niens  ;  cela  fignifie  feulement  dans  la  bou- 
che d'un    Catholique ,    que  ces    Minijires 
nom  fait  que  changer  dliéréjîe  ,  &  qu'ils 
ont  même  eu  le  mérite  de  Jubjlituer  à  celle 
qu'ils  profeffoient ,  des  erreurs  plus  confé- 
quentes  à  leurs  principes.  Quand  on  aceufe 
quelqu'un    d'irréligion ,  cejl  fouvent   une 
calomnie  ,  &  cejl  toujours  a  dejfein  de  lui 
nuire  ;  on    n'a  voulu  ni   calomnier ,  ni 
offenfer  les  Pafieurs  de  Genève ,  mais  les 
louer  au  contraire  d'être  au  moins  conjê- 
q tiens  ,  s'ils  ne  font  pas  orthodoxes.  On  je 
flatte  même  qu'ils  ont  bimfenù  l'intention 


574    AVERTISSEMENT. 

de  P  Auteur  ;  aujji  ne  font- ils  pas  fi  fâ- 
chés qu'ils  Iz  paroijfent.  Unfiul,  le  plus 
coupable  dentr'eux  ,  s'ils  le  font,  a  fait 
beaucoup  plus  le  fâché  que  les  autres.  C'efi 
le  mime  dont  il  ejl  parlé  plus  bas  dans  les 
notes  fur  la  Profeffion  de  Foi  des  Minifi 
tres ,  &  qui  ayant  jugé  la  révélation  né- 
ce  fTaire  dans  la  première  édition  de  fin 
Catéchifme  ,  ne  Fa  plus  jugée  futile 
dans  la  féconde  édition:  fur  quoi  un  défis 
Confrères ,  fiandalifé  de  cet  Errata  ,  lui 
fit  obfirver ,  qu  apparemment  dans  la  troi- 
fieme  édition  il  7ie  trouvoit  plus  la  révéla- 
tion que  commode  ,  dans  ta  quatrième 
quelque  chofie  de  moins ,  &  ainfi  de  fuite 
à  chaque  édition.  Comme  il  efi  fort  accom- 
modant, il  a  promis  de  fie  corriger  ;  &  après 
avoir  donné  d' 'abord  la  révélation  pour 
nécefTaire  ,  &  enfuite  pour  utile  ,  il  s'efi 
engagé  à  la  redonnir  pour  néceiiaire  dans 
la  troijleme  édition ,  fi  j amais  il  en  fait 
une.  Ce  faifiur  de  Catéchifme  s  ,  ou  la 
révélation  efi  traitée  avec  tant  de  décen- 
ce ,  cet  homme  dont  la.  Théologie  Soci- 
nienne  efi  notoirement  connue  de  fies  Con- 
frères ,  &  qui  même  a  effuyé  fur  ce  fiujet 


AVERTISSEMENT.       575 

Us  reproches  les  plus  êclatans  &  les  plus 
inutiles  de  la  part  des  Mini  fîtes  de  Hollande, 
&  par  cette  raifon  même  celui  de  tous  qui 
crie  le  plus  haut  a  rimpoflure  ;  cefl  lui 
qui  imprime  contre  V Auteur  de  l'article 
Genève  de  petits  livres  ignorés  qu'il  fait 
paroître  fous  le  nom  d'un  autre  Ecrivait , 
affe^  vil  pour  prêter  fort  nom  a  la  fityre 
&  à  la  calomnie.  Malkeureufiment  pour  ce 
Miniftre  ,  fis  défenfes  &fes  invectives  ri  ont 
détrompé  perfonne  ;  il  ejl  reflê  Socinien 
dans  Cefprit  de  tout  le  monde  ,  &  dans 
icfprit  des  honnêtes  gens  quelque  chofe  de 
plus.  On  ne  perdra  point  ici  fin  tems  a 
relever  Us  fau(fetés  &  les  inepties  répandues 
dans  Ces  brochures  ;  qui  les  a  lues ,  &  qui 
fauroit  de  quoi  on  veut  parler  ?  Celui  quo/i 
y  attaque  n  'a  pu  même  enfoutenirla  lecluie 
jufqiià  la  fin. 

Mais  ce  qui  cfi  véritablement  incomprê- 
h&nfibU ,  c'efl  la  conduite  des  Prêtres  de 
VÈglifi  Catholique  aufujet  de  F  article  Ge- 
nève. O  Boffuet,  ou  ctes-vous?  Il  y  a 
80  ans  que  vous  ave^  prédit  que  les  prin- 
cipzs  des  P  rote  flans  les  conduiroient  au 
Socimanifne  ;  que  de    remercimens  ri  au- 


57$  AVERTISSEMENT. 
rieç-vous  pas  fait  à  F  Auteur  de  V  article, 
Savoir  attefté  à  toute  F  Europe  la  vérité 
de  votre  prédiction  ?  Et  que  penferie^-vous 
aujourd'hui  de  ces  Théologiens  Catholi- 
ques ,  qui  à  la  vérité  ne  font  pas  des 
Boffuets  ,  &  qui  ne  fentant  pas  combien 
V article  Genève  eft  utile  à  leur  caufe  , 
ont  eu  la  Jimplicitê  de  prendre  i  Auteur  à 
partie  (  b  )  ?  Efl-il  étonnant  que  cette  con- 
duite étrange  ait  en  même  teins  fait  rire  & 
révolté  les  gens  raifonnables  ?  On  trouvera 
à  la  fuite  des  deux  extraits  de  M.  Roujfeau 
les  réflexions  faites  à  ce  fujetpar  un  hom- 
me d'efprit ,  qui  a  bien  vu  le  Clergé  de 
Genève ,  &  qui  paroît  bien  connaître  le 
nôtre. 

Un  Philofophe ,  qui  sintéreffe  au  progrès 

de  la  Tolérance  ,  a  prétendu  que  V article 
Genève  ,  en  dévoilant  imprudemment  & 
mal  à  propos  les  opinions  des  Miniflres  de 
cette  Eglife ,  les  feroit  changer  de  mal  en 

(b)  Du  nombre  de  ces  Prêtres  Catholiques  ,  qui 
ne  font  pas  des  Boffuets,  eft  entr'autres  le  Chanoine 
dont  on  a  déjà  parlé  dans  les  notes  fur  l'Ecrit  précé- 
dent. On  peut  voir  les  raifonnemens  curieux  qu'il  fait 
fur  l'article  Genève  ,  dans  fa  brochure,  p.  178.  Il  eft 
vrai  qu'il  s'appuie  d'une  grande  autorité ,  celle  d'Abra- 
ham Chaumeix, 

pis. 


AVERTISSEMENT.       577 

pis  pour  démentir  l'Auteur ,  &  de  Soci- 
niens  tolérans  qu'ils  font ,  tes  rendrait  Cal- 
vinifies  amers  &  atroces ,  femblablcs  en  un 
mot  au  fondateur  de  leur  fecle.  Vaine 
frayeur  !  fcrupule  mal  fondé  !  Si  ces  Mi- 
niflres  fefont  inferits  en  faux  contre  l'arti- 
cle Genève  ,  il  efi  clair  que  c'efi  feulement 
pour  la  forme  ,  &  qu'ils  ne  donnent  leur 
Profefjîon  de  Foi  que  pour  ce  quelle  efi  en 
effet.  Ils  continueront  d'ailleurs  à  penfer 
&  à  parler  toujours, /bit  en  particulier,  foi t 
en  public ,  comme  ils  faifoient  avant  cette 
Profefjîon  de  Foi.  Cefi  de  quoi  peuvent 
rendre  témoignage  tous  les  François  éclai- 
res qui  ont  été  à  Genève  depuis  cette  épo- 
que. De  ce  nombre  &  à  leur  tète  efi  V hom- 
me d'efprit  dont  on  vient  de  parler  ,  & 
qu'on  a  cru  devoir  citer  de  préférence  en 
cette  occafion. 

On  croit  pouvoir  ajouter ,  quefiTÉ^life 
de  Genève  a  pour  le  préfent  quelques  petits 
reproches  à  craindre  de  la  part  des  autres 
Êglifes  Protefiantes ,  ces  reproches  ne  feront 
quepafj'agers,  &  qu'un  jour,  qui  n  efi  peut- 
être  pas  bien  éloigné ,  elle  aura  la  fuis  fac- 
tion ,  félon  la  remarque  de  Boffuet,  de  voir 
Tome  F.  Bb 


578      AVERTISSEMENT. 

ces  Eglifcs  réunies  avec  elle  dans  une  même 
croyance.  Tout  concourt  à  rendre  plus  que 
probable  la  vérité  de  cette  prédiction  ,  pour 
laquelle  on  ofe  ici  prendre  date  ,  tant  on 
fi  croit  fur  qu'elle  rfejl  pas  hafardée. 


4  J^Tr\,  * 

.  yf    **    & 


-g' 


^&* 


vm 


,L-'  A^A-A^A.  j:  JL&M.  jJ^A.  Jt,'^A.  Jt-^A."^  -AÎ^A.  A-^'-A  —  i 


EXTRAIT 

DES  REGISTRES 

2?£  £^  VÉNÉRABLE  COMPAGNIE 

des  P  a  fleurs  &  Profejfeurs  de 
VEglife  &  de  l'Académie  de 
Gène  ve. 

Du  10  Février  1758. 

'f*  "fcflg  ^  Compagnie  informée 
I**/**!  I  </#£  /e  V 1  Ie.  Tome  de 
L+JJ  l'Encyclopédie  ,  ôq»/*- 

;.^r=T?jg|  ^Zg'  depuis  peu  à  Paris  y 


renferme  au  mot  Genève,  des 
chofes  qui  intéreffent  essentiellement 
notre  Eglife  ,  s'ejl  fait  lire  cet  arti- 
cle ;  &  ayant  nommé  des  Corn- 
miffaires  pour  V  examiner  plus  par- 

Bbij 


580  Déclaration 

ticuliérement  ,  oui  leur  rapport  , 
après  mûre  délibération  ,  elle  a  cric 
je  devoir  à  elle-même  &  à  F  édifica- 
tion publique  y  défaire  &  de  publier 
la  Déclaration  fuivante. 

La  Compagnie  a  été  également 
furprife  &  affligée  ,  de  voir  dans 
ledit  article  de  l'Encyclopédie  ,  que 
non  -  feulement  notre  Culte  efl: 
repréfenté  d'une  manière  défeo 
tueufe    (a)  ,    mais   que   l'on    y 


(  ci)  Ce  qu'on  dit  du  Culte,  dans  l'article 
Genève  fe  réduit  à  peu  de  mots.  «  Le  Culte 
»  eft  fort  fimple  ;  point  d'images  ,  point 
»  de  luminaires  ,  point  d'ornemens  dans 
»  les  Eglifes. . .  Le  Service  divin  renferme 
»  deux  choies  ;  les  Prédications  &  le 
»  Chant.  Les  Prédications  fe  bornent 
»  prefque  uniquement  à  la  morale  ,  & 
»  n'en  valent  que  mieux.  Le  chant  efl 
»  d'affez  mauvais  goût ,  ck  les  vers  Fran- 
»  çois  qu'on  chante ,  plus  mauvais  en- 
»  core.  »  Si  on  en  cr.oit  les  étrangers  qui 
ont  été  à  Genève,  &  les  Genevois  même, 
cette  expofition  eft  fort  exacte  ;  elle  n'a 
rien  d'ailleurs  qui  puifTe  blerTer  les  Mi- 
nières de  Genève.  L'abolition  des  images 


des  Pafleurs  de  Genève.  581 
donne  une  très  -  fauffe  idée  de 
notre  Doctrine  &  de  notre  Foi. 
L'on  attribue  à  plufieurs  de  nous 
fur  divers  articles  des  fentimens 
qu'ils  n'ont  point  $  &  l'on  en  défi- 
gure d'autres.  L'on  avance ,  con- 
tre toute  vérité  ,  que  plufieurs  ne 
croient  plus  la  Divinité  de  Jésus- 
Christ.  .  .&  nom  d'autre  Re- 
ligion qu'un  S  ocinianifme  parfait , 
rèjettant  tout  ce  qu'on  appelle  Myf- 
tere  ,  &c.  Enfin  ?  comme  pour 
nous  faire  honneur  d'un  efprit 
tout  philofophique  ,  on  s'efforce 
d'exténuer  notre  Chriftianifme  par 
des  expreffions  qui  ne  vont  pas  à 
moins  qu'à  le  rendre  tout- à -fait 

eftun  des  points  de  leur  doctrine.  Quand 
ils  fe  borneroient  à  la  morale  dans  leurs 
Sermons  ,  ils  ne  feroient  point  blâmables 
en  cela  ,  les  matières  de  dogme  étant  plus 
faites  pour  les  livres  que  pour  la  chaire. 
Enfin  il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'ils  veuil- 
lent donner  leur  mufique  pour  bonne, 
non  plus  que  les  vieux  Pfeaumes  de  Ma- 
rot  6c  de  Beze. 

Bbiij 


582  Déclaration 

fuipeft  ;  comme  quand  on  dit  que 
parmi  nous  la  Religion  ejl  prejque 
réduite  à  l'adoration  d'un  Jeul 
Dieu  ,  du  moins  che^  prefque  tout 
ee  qui  n  'ejl  pas  peuple  ,  &  que  It 
refpect  pour  Je  s  u s  -C h rist 
&  pour  r Ecriture  ,  [ont  peut  -  être 
la  feule  chofe  qui  dijïingue  d'un  pur 
Déifme  le  Chriflianifme  de  Genève. 

De  pareilles  imputations  font 
d'autant  plus  dangereufes  &  plus 
capables  de  nous  faire  tort  dans 
toute  la  Chrétienté  ,  qu'elles  fe 
trouvent  dans  un  Livre  fort  ré- 
pandu ,  qui  d'ailleurs  parle  favo- 
rablement de  notre  Ville  ,  de  fes 
n>œurs  ,  de  fon  Gouvernement , 
&  même  de  fon  Clergé  &  de  fa 
Conftitution  Eccléfiaftique.  Il  eft 
trille  pour  nous  que  le  point  le 
plus  important  foit  celui  fur  le- 
quel on  fe  montre  le  plus  mal 
informé. 

Pour  rendre  plus  de  juftice  à 
l'intégrité  de  notre  Foi ,  il  ne  fal- 


des  Pafleurs  de  Genève.  583 
loit  que  faire  attention  aux  témoi- 
gnages publics  &  authentiques  que 
cette  Eglife  en  a  toujours  donnés , 
&  qu'elle  en  donne  encore  cha- 
que jour  (£).  Rien  de  plus  connu 
que  notre  grand  principe  &  notre 
profeffion  confiante  de  tenir  la 
Doctrine  des  faims  Prophètes  & 
Apôtres  ,  contenue  dans  les  Livres 
de  l'Ancien  &  du  Nouveau  Tefla- 
ment ,  pour  une  Doftrine  divine- 
ment infpirée  ,  feule  règle  infail- 
lible &  parfaite  de  notre  foi  &: 
de  nos  mœurs.  Cette  profeffion 
eit  expreffément  confirmée  par 
ceux  que  l'on  admet  au  faint  Mi- 
niftere  ;    &   même  par  tous  les 

(£)  Pourquoi  donc  dans  l'opinion  de  la 
plupart  des  Proteftans ,  &  notamment  des 
Egliies  de  Suiffe  &  de  Hollande  ,  l'Eglife 
de  Genève  pafTe-t-elle  pour  Socinienne  , 
ou  du  moins  pour  favorable  au  Socinia- 
nifme  ?  Si  les  Miniftres  de  Genève  n'ont 
pas  donné  lieu  à  cette  opinion  ,  il  faut 
avouer  qu'ils  font  fort  à  plaindre. 

Bbiv 


584  Déclaration 

membres  de  notre  troupeau  , 
quand  ils  rendent  raifon  de  leur 
Foi  i  comme  Catéchumènes  ,  à  la 
face  de  l'Eglife.  On  fait  auffi  l'u- 
fage  continuel  que  nous  faifons  du 
Symbole  des  Apôtres ,  comme  d'un 
abrégé  de  la  partie  hiftorique  & 
dogmatique  de  l'Evangile  ,  égale- 
ment admis  de  tous  les  Chrétiens. 
Nos  Ordonnances  Eccléfiaftiques 
portent  fur  les  mêmes  principes: 
nos  Prédications  ,  notre  Culte  , 
notre  Liturgie  ,  nos  Sacremens  , 
tout  eft  relatif  à  l'œuvre  de  notre 
Rédemption  par  Jésus -Christ. 
La  même  doftrine  eft  enfeignée 
dans  les  leçons  &  les  thefes  de 
notre  Académie ,  dans  nos  livres 
de  piété  ,  &  dans  les  autres  ou- 
vrages que  publient  nos  Théolo- 
giens, particulièrement  contre  Fin- 
crédulité  ,  poifon  funefte  3  dont 
nous  travaillons  fans  ceffe  à  pré- 
ferver  notre  troupeau.  Enfin  nous 
ne  craignons  pas  d'en  appeller  ici 


des  Pafleurs  de  Genève.  585 
au  témoignage  des  perfonnes  de 
tout  ordre  ,  &  même  des  étran- 
gers qui  entendent  nos  inlrru&ions 
tant  publiques  que  particulières  , 
&  qui  en  font  édifiés. 

Sur  quoi  donc  a-t-on  pu  fe  fon- 
der ,  pour  donner  une  autre  idée 
de  notre  dofrrine  ?  Ou  fi  l'on 
veut  faire  tomber  le  foupçon  fur 
notre  fîncérité  ,  comme  fi  nous 
ne  penfîons  pas  ce  que  nous  en- 
feignons  Se  ce  que  nous  profeffons 
en  public  ,  de  quel  droit  fe  per- 
met-on un  foupçon  fi  odieux  ?  Et 
comment  n'a-t-on  pas  fenti ,  qu'a- 
près avoir  loué  nos  mœurs  comme 
exemplaires  ,  c'étoit  fe  contredire  , 
c'étoit  faire  injure  à  cette  même 
probité  ,  que  de  nous  taxer  d'une 
hypocrifie  où  ne  tombent  que  des 
gens  peu  confeiencieux  ,  qui  fe 
jouent  de  la  Religion  ? 

Il  eft  vrai  que  nous  eftimons  & 
que  nous  cultivons  la  Philofophie. 
Mais  ce  n  eft  point  cette  Plnlo- 

Bbv 


5  86  Déclaration 

fophie  licencieufe  &  fophiftique 
dont  on  voit  aujourd'hui  tant  d'é- 
carts. Ceftune  Philofophie  folide, 
qui  ,  loin  d'affoiblir  la  Foi ,  con- 
duit les  plus  fages  à  être  auffi  les 
plus  religieux. 

Si  nous  prêchons  beaucoup  la 
Morale ,  nous  n'infirtons  pas  moins 
fur  le  dogme.  Il  trouve  chaque 
jour  fa  place  dans  nos  chaires  : 
nous  avons  même  deux  exercices 
publics  par  femaine  ,  uniquement 
deftinés  à  l'explication  du  Caté- 
chifme.  D'ailleurs  cette  Morale 
eft  la  Morale  Chrétienne ,  toujours 
liée  au  dogme  ,  &  tirant  de -là  fa 
principale  force ,  particulièrement 
des  promeffes  de  pardon  &  de 
félicité    éternelle    (c)    que    fait 

(c)  ïî  feroit  à  fouhaiter  que  les  Parleurs 
de  Genève  euiïent  expliqué  ici  l'idée  pré- 
cife  qu'ils  attachent  au  mot  éternel.  On 
fait  que  plufieurs  Ecrivains  Proteftans  ont 
entendu  par  ce  mot ,  non  pas  ce  qui  ne 
finira  jamais  3  mais  ce  qui  doit  durer  très- 


des  Pajleurs  de  Genève.  587 
l'Evangile  à  ceux  qui  s'amendent , 
comme  aufîi  des  menaces  d'une 
condamnation  éternelle  contre  les 
impies  &  les  impénitens.  A  cet 
égard  ,  comme  à  tout  autre  ,  nous 
croyons  qu'il  faut  s'en  tenir  à  la 
fainte  Ecriture  ,  qui  nous  parle  y 
non  d'un  Purgatoire  (</),  mais  du 
Paradis  &  de  l'Enfer ,  où  chacun 
recevra  fa  jufte  rétribution  ,  fé- 
lon le  bien  ou  le  mal  qu'il  aura 
fait  dans  cette  vie.  Celt  en  prê- 

long-tems.  G'eft  ainfi  qu'ils  expliquent  les 
pafïages  de  l'Ecriture  où  fe  trouve  le  mot 
éternel.  On  !ent  donc  combien  il  étoît 
néceiïaire  que  les  Minières  de  Genève 
levaiïent  l'équivoque.  Une  ligne  auroit 
furfi  pour  cela. 

(d)  Si  par  hafard  il  étoit  vrai  que  l'E- 
glise de  Genève  ne  crût  pas  les  peine*  èttr- 
nelUs  dans  le  fens  rigoureux  de  ce  mot, 
alors  fuivant  cette  Lgliie,il  n'y  auroit  plus 
proprement  d'Enfer  ,  mais  feulement  un 
Purgatoire,  &  l'Auteur  de  l'article  Genève 
auroit  raifon  dans  ce  qu'il  a  avancé  fur  ce 
fujet.  La  différence  des  noms  ne  fait  rien 
au  fond  de  la  choie. 

Bb  vj 


588  Déclaration 

chant  fortement  ces  grandes  véri- 
tés ,  que  nous  tâchons  de  porter 
les  hommes  à  la  fanftification. 

Si  on  loue  en  nous  un  efprit  de 
modération  &  de  tolérance  ,  on 
ne  doit  pas  le  prendre  pour  une 
marque  d'indifférence  ou  de  relâ- 
chement. Grâces  à  Dieu ,  il  a  un 
tout  autre  principe.  Cet  efprit  eft 
celui  de  l'Evangile ,  qui  s'allie  très- 
bien  avec  le  zèle.  D'un  côté  la 
charité  chrétienne  nous  éloigne 
abfolument  des  voies  de  con- 
trainte ,  &  nous  fait  fupporter  fans 
peine  quelque  diverfité  d'opinions 
(  e  )  qui  n'atteint  pas  i'effentiel  5 
comme  il  y  en  a  eu  de  tout  tems 

(e)  On  auroit  defiré  des  exemples  de 
cette  diverJitè  d'opinions  qui  n  atteint  pas 
VeJJentieL  Car  cette  diverfité  d'opinions 
pourroit  tomber  fur  des  articles,  qui  fé- 
lon d'autres  Eglifes  ,  même  Proteftantes  , 
feraient  ixh%-ejjlntiels  à  ia  Religion,  com- 
me l'éternité  abfblue  &  rigoureufe  des 
peines  de  l'Enfer  ,  la  Trinité  ^  l'Incarna- 
tion, &c. 


des  Pajîeurs  de  Genève.  589 
dans  les  Eglifes  même  les  plus 
pures  :  de  l'autre  ,  nous  ne  négli- 
geons aucun  foin  ,  aucune  voie 
de  perfuafion  pour  établir  ,  pour 
inculquer ,  pour  défendre  les  points 
fondamentaux  du  Chriftianif  me. 

Quand  il  nous  arrive  de  re- 
monter  aux  principes  de  la  Loi 
naturelle ,  nous  le  faifons  à  l'exem- 
ple des  Auteurs  facrés  ;  &  ce  n'eft 
point  dune  manière  qui  nous  ap- 
proche des  Déifies  :  puifque  ,  en 
donnant  à  la  Théologie  naturelle 
plus  de  folidité  &  d'étendue  que 
ne  font  la  plupart  d'entr'eux ,  nous 
y  joignons  toujours  la  révélation  y 
comme  un  fecours  du  Ciel  très- 
néceffaire  (/')  ,  &  fans  lequel  les 

(/")  Voilà  encore  un  mot  qu'il  auroit 
faUu  expliquer  ;  d'autant  qu'il  eft  de  noto- 
riété publique,  qu'un  des  principaux  Mi- 
nières de  Genève ,  qui  vit  encore ,  &  qui  a 
joui  d'une  aiïez  grande  confidération  dans 
ion  Eglife  ,  ayant  parlé  clans  la  première 
édition  d'un  de  (es  ouvrages ,  de  la  nécef- 
fui  de  la  révélation,  a  changé  ce  mot  dans 


coo  Déclaration 

hommes  ne  feroient  jamais  fortis 
de  l'état  de  corruption  &  d'aveu- 
glement où  ils  étoient  tombés. 

Si  l'un  de  nos  principes  eft  de 
ne  rien propofer  à  croire  qui  heurte 
la  raifon  ,  ce  n'eft  point  là ,  com- 
me on  le  fuppoie  ,  un  caraftere 

les  éditions  fuivantes  pour  y  fubftituer 
celui  d'utilité.  Or  ,  la  diftance  eft  grande 
de  ce  qui  eft  nèceffaire  ,  à  ce  qui  eft  ftm- 
plement  utile.  Eft- ce  par  ménagement 
pour  leur  confrère ,  que  les  Miniftres  de 
Genève  n'ont  pas  expreftéinent  profcrit 
en  cette  occafion  le  terme  Rutilai  dont 
il  s'eft  fervi  ?  Mais  de  pareils  ménageinens 
doivent-ils  avoir  lieu  ,  dans  un  Ecrit  où 
ces  Miniftres  ont  pour  but  de  lever  les 
foupçons  qu'on  a  voulu  répandre  fur  leur 
loi  ?  Enfin  les  Miniftres  de  Genève  regar- 
deroient  -  ils  les  termes  de  nécefjité  ou 
d'utilité  ,  comme  pouvant  être  indiffé- 
remment employés  dans  cette  matière , 
<k  comme  un  des  exemples  de  cette  diver- 
fité  £  opinions  qu'ils  fup portent  fans  peine 
ck  qui  n  atteint  pas  feffentiel  ?  Si  ce  n'eft 
pas  là  leur  faconde  penfer,  on  les  invite 
à  s'en  expliquer  formellement  ;  fans  quoi  il 
reftera  toujours  à  ieur  égard  des  doutes 
fâcheux. 


des  Pajleurs  de  Genève,  591 
de  Socinianifme.  Ce  principe  eft 
commun  à  tous  les  Proteftans  \  & 
ils  s'en  fervent  pour  rejetter  des 
doftrines  abfurdes ,  telles  qu'il  ne 
s'en  trouve  point  dans  l'Ecriture 
faintebien  entendue.  Mais  ce  prin- 
cipe ne  va  pas  jufqu'à  nous  faire 
rejetter  tout  ce  qu'on  appelle  Myf- 
te/es  y  puifque  c'eft  le  nom  que 
nous  donnons  à  des  vérités  d'un 
ordre  furnaturel ,  que  la  feule  rai- 
fon  humaine  ne  découvre  pas  9 
ou  qu'elle  ne  fauroit  comprendre 
parfaitement ,  qui  n'ont  pourtant 
rien  d'impoiTible  en  elles-mêmes  , 
&  que  Dieu  nous  a  révélées  (g  ). 

(g)  Tout  cet  article  n'eft  pas  clair ,  ck 
avoir  d'autant  plus  befoin  de  l'être ,  que 
c'eft  un  des  points  les  plus  eflentiels  de  la 
profeiTion  de  Foi  qu'on  nous  préfente.  Les 
Minières  de  Genève  conviennent  d'abord 
qu' un de leurs principes tft en  effet  dene  rien 
proposer  a  croire  qui  heurte  la  raifon  ;  ils  Je 
fervent  5  difent  -  ils ,  de  ce  principe  ,  pour 
rejetter  des  doctrines  abfurdes  ,  telles  qu'il 
ne  s  en  trouve  point  dans  V Ecriture  fainu 


y  9 1  Déclaration 

Il  fuffit  que  cette  révélation  foit 

certaine  dans  fes  preuves  ,  &  pré- 

bien  entendue.  C'eft  donc  par  ce  principe 
qu'ils  rejettent  par  exemple,  la  préfence 
réelle  ,  comme  une  doctrine  abjurde  ^  com- 
me une  doctrine  qui  heurte  la  raifon  ,  &C 
qui  ne  je  trouve  point  dans  P  Ecriture 
jainte  bien  entendue.  Or,  les  autres  Myf- 
teres  de  la  Religion  chrétienne  ,  ceux  de 
la  Trinité,  del'incarnation,  de  la  Rédemp- 
tion, &c.  ne  heurtent  pas  moins  la  rai- 
fon en  apparence  que  le  Myftere  de  la 
préfence  réelle  ,  ck  ce  dernier  Myftere 
n'eft  pas  énoncé  plus  obicurément  dans 
l'Ecriture  que  les  premiers.  Le  prin- 
cipe admis  par  les  Minières  de  Genève 
va  donc  à  proferire  tous  les  Myfteres. 
Aufîi  rien  n'en1  il  moins  fatisfaifant  que 
la  définition  qu'ils  donnent  de  ce  qu'ils 
entendent  par Myfteres.  «  Ce  font,difent- 
»  ils  ,  des  vérités  d'un  ordre  furnaturel  9 
»  que  la  feule  raifon  humaine  ne  découvre 
»  pas  ,  ou  qu'elle  ne  fauroit  comprendre 
»  parfaitement  >  qui  n'ont  pourtant  rien 
»  dirnpojfible  en  elles  -  mêmes  ,  &  que 
»  Dieu  nous  a  révélées.  »  i°.  Il  auroit 
fallu  donner  des  exemples  de  ces  vérités 
d'un  ordre  Jurnaturel ,  fans  quoi  Fexpref- 
fion  refte  vague  ck  équivoque.  On  de- 
mande ,  par  exemple ,  aux  Miniilres  de 


des  Pafleurs  de  Genève.  593 
cife  dans  ce  qu'elle  enfeigne,  pour 
que  nous  admettions  de  telles  vé- 

Geneve  fi  la  Trinité  ,  la  Divinité  de  J.  C. 
ëcc.  font  pour  eux  au  nombre  de  ces  vé- 
rités d'un  ordre  fur  naturel  ?  i° ,  Quand  on 
appelle  les  Myfteres  des  vérités  que  la 
feule  railbn  humaine  ne  découvre  pas  , 
eu  qu'elle  ne  fauroit  comprendre  parfai- 
tement ,  le  mot  ou  eft-il  disjonclif  ou  ex- 
plicatif? Veut- on  dire  qu'il  y  a  des  Myf- 
teres  que  la  raifon  ne  découvre  pas ,  ck 
d'autres  qu'elle  découvre  ,  mais  qu'elle 
ne  peut  comprendre  parfaitement ,  com- 
me certaines  vérités  de  Géométrie  ?  ou 
bien  veut  -  on  dire  que  la  raifon  hu- 
maine ne  découvre  pas  les  Myfteres  en  ce 
fens  qu'elle  ne  peut  les  comprendre  par- 
faitement ?  L'une  &  l'autre  de  ces  expli- 
cations eft  de  beaucoup  trop  foible  pour 
répondre  à  l'idée  qu'on  doit  attacher  au 
mot  Myftere.  Les  Myfteres  de  la  Religion 
font  des  vérités  que  la  raifon  humaine  ne 
fauroit  ni  découvrir  ,  ni  comprendre  , 
même  imparfaitement ,  &  qui  font  abfo- 
lument  ck  entièrement  au -demis  de  fa  por- 
tée. 30.  Les  Myfteres  fans  doute  riont 
rien  d'impoffible  en  eux-mêmes  ,  mais  ils 
paroifjcnt  impoffibles  aux  yeux  de  la  rai- 
fon; 6c  voilà  ce  qu'il  étoit  très-efTentiel 
d'ajouter,  fur-tout  quand  on  a  commencé 


J94  Déclaration 

rites  y  conjointement  avec  celles 
de  la  Religion  naturelle  ;  d'autant 
mieux  qu  elles  fe  lient  fort  bien 
entr'elles ,  &  que  l'heureux  affem- 
blage  qu'en  fait  l'Evangile  forme 
un  corps  de  Religion  admirable 
&  complet. 

Enfin  quoique  le  point  capital 
de  notre  Religion  ibit  d'adorer 
un  feul  Dieu  ,  l'on  ne  doit  pas 
dire  qu'elle  fe  réduife  prefque  à 
cela  ,  che^  prefque  tout  ce  qui  nefl 
pas  peuple.  Les  perfonnes  les  mieux 
inftruites  font  auffi  celles  qui  fa- 
vent  le  mieux  quel  eft  le  prix 
de  l'alliance  de  grâce  ,  &  que 
la  vie  éternelle  confîjle  à  connoître 
le  feul  vrai  Dieu  ,  &  celui  qu'il 
a    envoyé  y    Je  s  u  s-Ch Ri  s  t 

par  dire  que  les  Myfteres  ne  doivent 
point  heurter  la  raifon.  Car  rien  ne  heurte 
plus  la  raifon  ,  que  ce  qui  lui  paroît  im- 
pofïible.  Mais  ce  qui  heurtela.  raifon,  n'efl: 
pas  pour  cela  contraire  à  la  raifon ,  difent 
les  Théologiens  ;  ck  les  My itères  font 
dans  ce  cas. 


des  Pafleurs  de  Genève.  595 
fon  Fils  y  en  qui  a  habité  corpo- 
rellement  toute  la  plénitude  de  la 
Divinité  (/z)>  &  qui  nous  a  été 

(  h)  II  eft  très-fâcheux  que  les  Minières 
de  Genève  ,  pour  prouver  qu'ils  croient 
la  Divinité  de  J.  C.  fe  contentent  de  rap- 
porter un  pafïage  de  l'Ecriture  ,  fans  expli- 
quer quel  iens  précis  ils  donnent  à  ce  paf- 
fage.  Arius  &  les  autres  hérétiques  qui 
nioient  la  Divinité  du  Verbe  ,  admet- 
taient aum*  les  exprefîîons  de  l'Ecriture 
relatives  au  Fils  de  Dieu  ,  mais  ils  expli- 
quoient  ces  exprefîîons  conformément  à 
leur  erreur.  On  fait  même  combien  peu 
le  langage  des  Ariens  dirreroit  en  appa- 
rence de  celui  des  Catholiques.  Une  feule 
lettre  en  faifoit  la  différence  ;  le  Fils ,  fé- 
lon les  Ariens ,  étoit  homoioufios  au  Père  , 
c'eft-à-dire  (Tunefubfla7ice  SEMBLABLE, 
ck  félon  les  Catholiques  il  étoit  homoou- 
fios,  c'eft-à-dire  conjubfiam'ul  ou  de  la 
MEME  fub  (lance.  Pourvu  qu'on  ne  forçât 
pas  les  Ariens  à  dire  que  J.'C.  étoit  Dieu, 
égal  en  tout  à  fon  Père,  ils  difoient  d'ail- 
leurs tout  ce  qu'on  vouloit  pour  fe  rap- 
procher des  Catholiques.  Cependant  il 
eft  clair  qu'on  ne  croit  pas  réellement  la 
Divinité  de  J.  C.  &  l'unité  de  Dieu  , 
(  deux  points  eiïentiels  du  Chriftiamfme) 
fi  on  ne  croit  pas  que  J.  C.  eft  Dieu  , 


596  Déclaration 

donné  pour  Sauveur,  pour  Média- 
teur &  pour  Juge  ,  afin  que  tous 
honorent  le  Fils  comme  ils  hono- 
rent le  Père.  Par  cette  raifon ,  le 
terme  de  refpecl  pour  Jésus- 
Christ  &  pour  l'Ecriture  ,  nous 
paroiffant  de  beaucoup  trop  foi- 
ble  ,  ou  trop  équivoque  >  pour  ex- 
primer la  nature  &  l'étendue  de 
nos  fentimens  à  cet  égard  ;  nous 
difons  que  c'eft  avec  foi ,  avec 
une  vénération  religieufe  ,  avec 
une  entière  foumiffion  d'eîprit  & 
de  cœur  ,    qu'il  faut  écouter  ce 

confubftantiel  ck  égal  à  Ton  Père  ,  6k  ne 
faifant  avec  lui  qu'un  feul  ck  même  Dieu. 
Car  fi  le  Verbe  n'eft.pas  égal  en  tout  à 
Dieu  le  Père  ,  le  Verbe  n'eft  pas  Dieu  , 
ck  le  titre  de  Divinité  qu'on  lui  donne 
vie  feroit  en  ce  cas  qu'un  titre  d'honneur 
ck  non  de  réalité  ;  ck  fi  le  Verbe  n'eft  pas 
confubftantiel  au  Père  ,  ck  qu'il  lui  foit 
égal,  il  y  a  plufîeurs  Dieux.  On  ne  fau- 
roit  donc  trop  inviter  les  Miniftres  de 
Genève  à  s'expliquer  fur  cet  article  im- 
portant de  la  Religion  avec  une  grande 
clarté ,  ck  fans  la  plus  légère  équivoque. 


des  Pajleurs  de  Genève.  597 
divin  Maître  &  le  Saint -Efprit 
parlant  dans  les  Ecritures.  C'elt 
ainfi  qu'au  lieu  de  nous  appuyer 
fur  la  ïagefTe  humaine  ,  fi  foible 
&  fî  bornée  ,  nous  femmes  fon- 
dés fur  la  Parole  de  Dieu  ,  feule 
capable  de  nous  rendre  véritable- 
ment fages  à  falut  ,  par  la  foi  en 
Jesus-Christ  :  ce  qui  donne 
à  notre  Religion  un  principe  plus 
fur  ,  plus  relevé ,  &  bien  plus  d'é- 
tendue ,  bien  plus  d'efficace  ;  en 
un  mot ,  un  tout  autre  caraétere 
que  celui  fous  lequel  on  s'eft  plu 
à  la  dépeindre. 

Tels  font  les  fentimens  unani- 
mes de  cette  Compagnie  ,  qu'elle 
fe  fera  un  devoir  de  manifeïter  & 
de  foutenir  en  toute  occafion  , 
comme  il  convient  à  de  fidèles 
ferviteurs  de  Jésus -Christ.  Ce 
font  auffi  les  fentimens  des  Mi- 
niftres  de  cette  Eglife  qui  n'ont 
pas  encore  cure  d'ames ,  lefquels 
étant  informés  du  contenu  de  la 


y  98  Déclaration 

préfente  Déclaration  ,  ont  tous 
demandé  d'y  être  compris.  Nous 
ne  craignons  pas  non  plus  d'af- 
furer  que  c'eft  le  fentiment  gé- 
néral de  notre  Eglife  ;  ce  qui  a 
bien  paru  par  la  ienfibilité  qu'ont 
témoignée  les  perfonnes  de  tout 
ordre  de  notre  troupeau,  fur  l'ar- 
ticle du  Diftionnaire  qui  caufe  ici 
nos  plaintes. 

Après  ces  explications  &  ces 
affurances ,  nous  fommes  bien  dif- 
penfés  y  non -feulement  d'entrer 
dans  un  plus  grand  détail  fur  les 
diverfes  imputations  qui  nous  ont 
été  faites  ;  mais  auffi  de  répondre 
à  ce  que  l'on  pourroit  encore 
écrire  dans  le  même  but  (z).  Ce 


(j)  Cette  Déclaration  a  quelque  chofe 
de  très-fînguliér  ,  à  la  fuite  d'une  Pro- 
fefïîon  de  Foi  aufli  infuffifante  que  celle- 
ci.  Les  Miniftres  de  Genève  ne  doivent 
pas  craindre  de  rendre  aux  autres  Eglifes 
un  compte  détaillé  de  leur  foi.  On  leur 
demande  donc  avec  confiance  , 


des  P  a  (leurs  de  Genève.  599 
ne  feroit  qu'une  conteftation  inu- 
tile ,  dont  notre  caraftere  nous 
éloigne  infiniment.  Il  nous  fuffit 
d'avoir  mis  à  couvert  l'honneur 
de  notre  Eglife  &  de  notre  Mi- 
niftere ,  en  montrant  que  le  por- 
trait qu'on  a  fait  de  notre  Reli- 
gion efr.  infidèle  ,  &  que  notre 
attachement  pour  la  faine  Doc- 
trine Evangélique  n'eft  ni  moins 
fincere  que  celui  de  nos  Pères  , 

i°.  S'ils  croient  les  peines  de  l'enfer 
éternelles  ,  en  ce  fens  qu'elles  n'auront 
jamais  de  fin. 

20.  Quels  font  les  Myfteres  qu'ils 
admettent  ? 

30.  S'ils  croient  que  J.  C.  eft  Dieu, 
égal  en  tout  à  fon  Père  ,  &  ne  faifant 
avec  lui  qu'un  feul  ck  même  Dieu. 

Ils  doivent  fe  faire  d'autant  moins  de 
peine  de  répondre  à  ces queftions ,  qu'elles 
leur  font  faites  par  un  Théologien  qui  ne 
prend  aucun  intérêt  à  l'article  Genève  de 
l'Encyclopédie  ,  ck  qui  defire  d'ailleurs 
tres-fincérement  d'être  détrompé  fur  l'i- 
dée que  cet  article  lui  a  donné  d'eux  y 
ck  que  la  Profeffion  de  Foi  n'a  pas 
détruite. 


6oo  Déclaration  y  &c. 
ni  différent  de  celui  des  autres 
Eglifes  Réformées  ,  avec  qui  nous 
faifons  gloire  d'être  unis  par  les 
liens  d'une  même  foi  ,  &  dont 
nous  voyons  avec  beaucoup  de 
peine  que  l'on  veuille  nous  dis- 
tinguer. 

J.  TREMBLEY  Secrétaire. 


EXTRAIT 


6oi 


EXTRAIT 

De  la  Lettre  imprimée 
de  M.  Roujfeau  à  M.  d'Alem- 
bert  ,  du  zo  Mars  ijbS  ,  fur 
l'article  Genève  de  l'Encyclo- 
pédie. 

JE  commencerai  par  le  point  que  j'ai 
le  plus  de  répugnance  à  traiter,  & 
dont  l'examen  me  convient  le  moins  ; 
mais  fur  lequel  ....  le  Jilence  ne  m'efi 
pas  permis.  C'eft  le  jugement  que  vous 
portez  de  la  doctrine  de  nos  Minières 
en  matière  de  foi.  Vous  avez  fait  de  ce 
Corps  refpeclable  un  éloge  très  -  beau  , 
très-vrai ,  très-propre  à  eux  finis  dans  tous 
Us  Clergés  du  monde ,  qu'augmente  en- 
core la  confidération  qu'ils  vous  ont 
témoignée  ,  en  montrant  qu'ils  aiment 
la  Phiiofophie  ,  6c  ne  craignent  pas  V œil 
du  PhUofophe.  Mais ,  Monfieur ,  quand 
on  veut  honorer  les  gens ,  il  faut  que 
ce  foit  à  leur  manière  ,  6c  non  pas  à  la 
nôtre  ;  de  peur  qu'ils  ne  s'ofFenfent 
Tome  V,  Ce 


602  Jufification 

avec  raifon  des  louanges  nuifibles  ,  qui , 
pour  être  données  à  bonne  intention , 
n'en  bleffent  pas  moins  l'Etat ,  Vinté- 
rêt ,  les  opinions  ou  les  préjugés  de  ceux 
qui  en  font  l'objet.  Ignorez- vous  que 
tout  nom  de  fedte  eft  toujours  odieux, 
dt  que  de  pareilles  imputations  ,  rare- 
ment fans  conféquence  pour  des  Laï- 
ques ,  ne  le  font  jamais  pour  des  Théo- 
logiens ? 

Vous  me  direz  qu'il  eu  question  de 
faits  &  non  de  louanges,  &Z  que  le  Phi- 
lofophe  a  plus  d'égard  à  la  vérité  qu'aux 
hommes  :  mais  cette  prétendue  vérité 
nefl  pas  fi  claire ,  ni  û  indifférente  ,  que 
vous  foyez  en  droit  de  l'avancer  fans 
de  bonnes  autorités  ;  &£  je  ne  vois  pas  où. 
l'on  en  peut  prendre ,  pour  prouver  que 
les  fentimens  qu'un  Corps  prof effe  &  fur 
kfquels  il  fe  conduit ,  ne  font  pas  les 
fiens.  Vous  me  direz  encore  que  vous 
n'attribuez  point  à  tout  le  Corps  Ec- 
cléfiaftique  les  fentimens  dont  vous 
parlez  ;  mais  vous  les  attribuez  à  plu- 
sieurs ,  ck  plufieurs  dans  un  petit  nom- 
bre font  toujours  une  fi  grande  partie  , 
que  le  tout  doit  s'en  refîentir. 

Plufieurs  Pafteurs  de  Genève  n'ont , 
félon  vous  ,  qu'un  Soeinianifme  par- 


de  l'Article  Genève.  6ôJ 

fait.  Voilà  ce  que  vous  déclarez  hau- 
tement ,  à  la  face  de  l'Europe.  J'ofe 
vous  demander  comment  vous  Pavez 
appris  ?  Ce  ne  peut  être  que  par  vos 
propres  conjectures ,  ou  par  le  témoi- 
gnage d'autrui,  ou  fur  l'aveu  des  Paf- 
teurs  en  queftion. 

Or ,  dans  les  matières  de  pur  dog- 
me, &c  qui  ne  tiennent  point  à  la  mo- 
rale ,  comment  peut-on  juger  de  la  foi 
d'autrui  parconjeftare?  Comment  peut- 
on  même  en  juger  fur  la  déclaration 
d'un  tiers ,  contre  celle  de  la  perfonne 
intéreflee  ?  Qui  fait  mieux  que  moi  ce 
que  je  crois  ou  ne  crois  pas  ?  Et  à  qui 
doit-on  s'en  rapporter  là-defïiis  plutôt 
qu'à  moi-même  ?  Qu'après  avoir  tira 
des  difeours  ou  des  écrits  d'un  honnête 
homme  des  conféquences  fophiftiques 
&  défavouées,  un  Prêtre  acharné  pour- 
fiéve  l'Auteur  fur  ces  conféquences  , 
le  Prêtre  tait  fon  métier  &  n'étonne 
perfonne  :  mais  devons-nous  honorer 
les  gens  de  bien  comme  un  fourbe  les 
periécute  ?  Et  le  Philofophe  imitera-t-ii 
des  raifonnemens  captieux  dont  il  fut 
fi  fouvent  la  viclime  ? 

Il  refteroit  donc  à  penfer  ,  fur  ceux 
de  nos  Pafleurs  que  vous   prétendez: 

C  c  ij 


6  04  J unification 

être  Socinîens  parfaits  &  rejetter  les 
peines  éternelles  9  qu'ils  vous  ont  con- 
fié là-derTus  leurs  fentimens  particuliers  : 
maisTi  c'étoit  en  effet  leur  fentiment , 
&  qu'ils  vous  Peuffent  confié,  fans  doute 
ils  vous  Pauroient  dit  en  fecret  (<* )  , 
dans  l'honnête  &;  libre  épanchement 
d'un  commerce  phiiofophique  ;  ils  l'au- 
roieii't  dit  au  Philo fophe  ,  &  non  pas  à 
l'Auteur.  Ils  n'en  ont  donc  rien  fait ,  Se 
ma  preuve  efr.  fans  réplique  :  c'eil  que 
vous  l'avez  publié. 

Je  ne  prétends  point  pour  cela  juger 
ni  blâmer  la  doctrine  que  vous  leur  im- 
putez ;  je  dis  feulement  qu'on  n'a  nul 
droit  de  la  leur  imputer ,  à  moins  qu'ils 
m  la  reconnoiffent  ;  &  j'ajoute  quelle  ne 
refjembU  en  tien  à  celle  dont  ils  nous  bip 
truifint ■ 

Pour  être  Philofophes  &c  tolérans ,  iî 
ne  s'enfuit  pas  que  nos  Minières  foient 
hérétiques.  Dans  le  nom  de  parti  que 
vous  leur  donnez  ,  dans  les  dogmes 
que  vous  dites  être  les  leurs  ,  je  ne 
puis  ni  vous  approuver  y  ni  vous  fuivre. 


(a)  On  peut  voir  par  la  Déclaration  précédente  , 
&  fur-tout  par  les  deux  extraits  fuivans  ,  dont  le  pre- 
mier cû.  tiré  de  M.  Roufleau  lui-même,  fi  la  manier.? 
<!e  penfer  des  Minjftres  de  Genève  eft  un  fecret. 


de  r Article  Genève.  60  <y 

Quoiqu'un  tel  fyiteme  n'ait  rien  ,  pew~ 
être  ,  que  d  *  honorable  à  ceux  qui  F  adoptent  % 
je  me  garderai  de  l'attribuer  à  mes  Fai- 
te urs  qui  ne  Pont  pas  adopte  ;  de  peur 
que  l'éloge  que  j'en  pourrais  faire  ne 
fournît  à  d'autres  le  fujet  d'une  accu/a- 
twn  très- grave ,  &  ne  nuisit  à  ceux  qw 
faurois  prétendu  louer.  Pourquoi  rne 
chargerons- je  de  la  proie-filon  de  foi 
d'autrui  ?  ....  Monfieur  9  jugeons  les 
a&ions  des  hommes  ,  &  laillbns  Dieu 
juger  de  leur  foi. 

En  voilà  trop,  peut-être,  fur  un 
point  dont  l'examen  ne  m'appartient 
pas  ....  Les  Miniftres  de  Genève 
n'ont  pas  befoin  de  la  plume  d'autrui 
pour  fe  défendre  (£)  ;  ce  n'en1  pas  la 


(  b  )  C'efr.  ce  qu'ils  viennent  de  faire  ,  à  ce  qu'on 
m'écrit  ,  par  wnt  Déclaration  publique.  Elle  ne  m'eft 
point  parvenue  dans  ma  retraite  ;  mais  j'apprends  que 
le  Public  l'a  reçut  avec  cpplaudifj'anent.  Ainii  ,  non- 
fculement  je  jouis  du  piaiiîr  de  leur  avoir  le  premier 
rendu  l'honneur  qu'ils  méritent  ,  mais  de  celui  d'enten- 
dre mon  jugement  unanimement  confirmé.  Je  fens  bien 
que  cette  Déclaration  rend  le  début  de  ma  lettre  en- 
tièrement fupeiflu  ,  &  le  rendroit  peut-être  indiferet 
dans  tout  autre  cas  :  mais  étant  fur  le  point  de  le  fup- 
primer  j'ai  vu  q«e  parlant  du  mûrie  arùcle  qui  y  a 
donné  lieu  ,  la  même  raifon  fubfiftoit  encore  ,  &  qu'on 
pourreit  toujours  prendre  mon  fîlence  pour  une  efpecc 
deconfentement.  Je  laiile  donc  ces  réflexions  d'autant 
plus  volontiers  ,  que  û  elles  viennent  hois  de  propos 
fur  une  affaire  heureufement  terminée  ,  elles  ne  contisa- 

C  c  iij 


606  J unification 

mienne  qu'ils  choifiroient  pour  cela,  Se 
de  pareilles  difeuffions  font  trop  loin 
de  mon  inclination  pour  que  je  m'y 
livre  avec  plaifir  ;  mais  ayant  à  parler 
du  même  article  où  vous  leur  attribuez 
des  opinions  que  nous  ne  leur  connoijfons 
point ,  me  taire  fur  cette  aflertion ,  c'é- 
tait y  paroître  adhérer,  &  c'ejl  ce  que  je 
fuis  fort  éloigné  de  faire. 

nent  en  général  rien  que  d'honorable  à  l'Eglife  de  Ge- 
nève ,  &  que  d'utile  aux  hommes  en  tout  pays.  Nott 
de  M.  RoJiJfcau, 


,  *    **    & 

AJT      *.»♦;*      TA. 


•§« 


de  F  Article  Genève,  607 


EXTRAIT 

Des  Lettres  écrites  dk 

la  Montagne  par  le  même  M, 
Rouffeau  ,  Amjlerdam  1364  9 
Lettre  féconde  ,  pag.  80. 

QUI  peut  voir  aujourd'hui  les  Mi- 
nières de  l'Églife  de  Genève  , 
jadis  fi  coulans ,  &  devenus  tout  à  coup 
fi  rigides ,  chicaner  fur  l'orthodoxie  d'un 
Laïque  &I  laiffer  la  leur  dans  unefifcan- 
daleujè  incertitude  ?  On  leur  demande  fi 
Jefus-Chrijî  ejl  Dieu ,  ils  nofent  répondre  : 
on  leur  demande  quels  myjleres  ils  admet- 
tent 9  ils  n!ofint  répondre.  Sur  quoi  donc 
répondront-ils  ,  &C  quels  feront  les  arti- 
cles fondamentaux ,  diffère ns  des  miens , 
fur  lefquels  ils  veulent  qu'on  fe  décide , 
fi  ceux-là  n'y  font  pas  compris  ? 

Un  Philofophe  jette  fur  eux  un  coup 
d'œil  rapide  ;  il  les  pénètre  ,  il  les  voit 
Ariens  ,  Sociniens,  il  le  dit ,  &  penfe 
leur  faire  honneur  :  mais  il  ne  voit  pas 
qu'il  expofe  leur  intérêt  temporel  y  la  feule 


6o8  J unification 

chofe  qui  généralement  décide  ici  -  bas  de 

la  foi  des  hommes. 

Aurïi-tôt  allarmés ,  effrayés ,  ils  s'af- 
fernblent,  ils  difeutent,  ils  s'agitent ,  ils 
nefavent  à  quel  Saint  fe  vouer  ;  &c  après 
force  confultations  (c)  ,  délibérations  , 
conférences  ,  le  tout  aboutit  à  un  amphi- 
gouri ou  Von  ne  dit  ni  oui  ni  non  ,  & 
auquel  il  efil  aufjî peu  poffzble  de  rien  com- 
prendre quaux  deux  plaidoyers  de  Rabe- 
lais (df).  La  doctrine  orthodoxe  rfefi-elle 
pas  bien  claire ,  &  ne  la  voilà- 1- il  pas  en 
de  fures  mains  ? 

(c)  Quand  on  ejl  bien  décidé  fur  ce  qu'on  croit,  &- 
foit  à  ce  fujet  un  Journalifle  ,  une  profejjïon  de  foi  doit 
ctre  bientôt  faite.  Note  de  M.  Rouffeau. 

(<£)  Il  y  auroit  peut-être  eu  quelque  embarras  à 
s'expliquer  plus  clairement  Tan*  être  obligé  de  fe  ré- 
tracter fur  certaines  chofes.  Note  de  M.  Rouffeau. 


V^*^ 
'**£&<* 


de  V Article  Genève.  609 


EXTRAIT 

De  l'Ouvrage  intitulé  , 
Nouveaux  Mémoires  ou  Ob- 
fervations  fur  l'Italie  &  fur  les 
Italiens  ,  par  M.  Grofley  ,  de 
l'Académie  Royale  des  Belles- 
Lettres.  Tom.  1.  p.  16. 

LA  dotlrine  de  Calvin  ne  s'eft  pas 
coniervée  à  Genève  dans  toute  fa 
tetricité  :  rArminianifme  l'a  beaucoup 
adoucie  ,  &:  les  informations  que  j'ai 
priies  ne  m'ont  rien  appris  qui  détruife 
l'allégué  de  rEncyclopédle  fur  des  peints 
plus  imporîans  &  plus  capitaux.  Il  m'a 
paru  que  les  Théologiens  de  France 
n'avoient  pas  voulu  tirer  de  cet  allé- 
gué ,  l'avantage  qu'il  iembloit  leur  of- 
frir. En  effet ,  au  lieu  de  fe  joindre  au 
Confiftoire  de  Genève  pour  crier  à  la 
calomnie  contre  M.  d'Aleinbert ,  ils  au- 
roient  du  plutôt  ouvrir  leurs  vieux 
controverses ,  y  voir  à  chaque  page 
que  tôt  ou  tard  le  Calvinifme  condui- 
roit  {qs  Seclateurs  au  déiime,  &  louer 


6 io  J unification  ,  &cc. 

le  Seigneur  de    PaccomplnTement   de 

cette  prophétie. 

Je  ne  prétends  pas  dire  que  le  Con- 
fiflcire  de  Genève  ait  unanimement  &: 
ouvertement  adopté  le  Socinianifme  : 
il  y  a  encore  quelques  vieux  Minières  atta- 
chés aux  anciennes  formes  ;  mais  ces 
vieux  Minières  ne  font  plus  de  mode  , 
même  pour  le  peuple  ;  &  leurs  prêches 
funt  littus  &  fol'uudo  mer  a.  L'infini  c~tion 
particulière  permet ,  fur  la  révélation  , 
fur  le  péché  originel,  fur  les  peines  & 
les  récompenfes  de  l'autre  vie  ,  certai- 
nes libertés  que  Pinïïruclion  publique  ne, 
combat  ni  ne  détruit  point. 

Telles  font  les  pièces  jujlificativ es  de  l'ar- 
ticle Genève.  Le  Lecleurejl  maintenant  en 
état  de  juger  fi  V Auteur  de  cet  article  a 

dit  vrai. 


F  I  N. 


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Date  Due 

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844.53  A367M  v.5 
Alembart 


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ielangfia  de-Lltterature 


844.53  A367M  v.5 


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