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PERKINS LIBRARY
Duke University
Kare Dooks
I
1 MELANGES
D E
LITTÉRATURE,
| DHISTOIRE,
ET DE
PHILOSOPHIE.
MELANGES
D E
LITTERATURE,
D'HISTOIRE,
ET DE
PHILOSOPHIE.
TOME CINQUIEME.
in
ïS^TViS"
A AMSTERDAM,
Chez Zacharie Châtelain & Fû$3
Imp rim e urs-Libraire s .
LL- ■ . " *
M. DCC LXVII,
A367ZA
v. \ v
AVERTISSEMENT.
UN Grand Roi , que tout le
monde reconnoîtra à ce feul
titre , ayant lu les Élémens
de Philofophie inférés dans le tome
4e. de ces Mélanges , & les ayant
jugés utiles , a déliré qu'on y don-
nât plus d'étendue ; il a bien voulu
même indiquer les endroits qui
lui paroiffoient avoir befoin d'ê-
tre difcutés & approfondis. L'Au-
teur s'eft fait un devoir de fe con-
former aux vues de cet illuftre
Monarque ; trop heureux de lui
donner cette légère preuve de fon
profond refpefl , & de fa recon-
noiflance ; fentimens qu'il partage
avec tous ceux qui cultivent ou
qui aiment la Philofophie & les
Lettres , dont ce Prince eft un
a iij
%°\ 35<i
vj AVERTISSEMENT.
juge fi éclairé , & un prote&eur fî
digne de l'être.
Quelques amis de l'Auteur ayant
lu en manufcrit les Eclairciffemens
qui lui avoient été demandés, l'ont
engagé à les mettre au jour ; & il
s'eit rendu , peut-être trop facile-
ment y à leurs confeils. Cependant
l'ouvrage qu'on offre ici au Pu-
blic n'eft pas tel qu'il a été pré-
fente au R. de P. On a donné à
certains articles plus de dévelop-
pement, & à d'autres une forme
différente. Tous les Leéteurs n'en-
tendent pas comme ce Prince à
demi mot , & n'entendroient pas
raifon comme lui fur ce qui pour-
roit contrarier à certains égards
les idées vulgaires. On a tâché
de fe mettre ici à la portée de tout
le monde , & autant qu'on a pu ,
de ne révolter perfonne ; fans
pourtant bleffer la vérité , qui mé-
rite bien auffi qu'on ait quelques
•égards pour elle.
AVERTISSEMENT, vîj
Si ces premiers Ecla'wcijfemens
font reçus du Public avec indul-
gence , on fe propofe d'en donner
de nouveaux par la fuite fur plu-
fîeurs endroits des Elémens de Phï-
lojophie, dont l'objet n'eft ni moins
intéreffant , ni moins fufceptible
de difcuffion.
On croit devoir avertir ceux
qui ne cherchent qu'à s'amufer
dans leurs leftures , qu'ils peuvent
fe difpenfer d'entreprendre celle
de ce volume. Ils y trouveront
jufqu'à des figures de Géométrie ;
c'en eft plus qu'il ne faut pour les
effrayer. La plupart des matières
traitées dans ce livre font épineu-
(es & arides , & ne peuvent inté-
reffer tout au plus que ceux qui
aiment à réfléchir. Ils jugeront fi
j'ai réufïï à les faire penfer ; car
c'eft-là tout ce que je me propofe,
& ce qu'on devroit , je crois , fe
fropofer toujours quand, on écrit,
e ne ferois pas à la vérité tout-
a ir
viij AVERTISSEMENT.
à-fait de l'avis de ce Mathémati-
cien , qui difoit après avoir lu une
fcene de Tragédie , quefl-ce que m
cela prouve! Mais je demanderois
volontiers de quelque ouvrage que
ce pût être , quefl-ce que cela ap-
prend ? Et pourquoi ne feroit-il
pas permis de le demander ? Croit-
on qu'une excellente fcene dra-
matique , un excellent Roman ,
& d'autres ouvrages qui ne paf-
fent que pour agréables , ne don-
nent pas beaucoup à méditer
quand ils font bien lus , & par
conféquent beaucoup à appren-
dre ?
On ne parle aujourd'hui que de
chaleur: on en veut jufque dans
les écrits qui ne font deftinés qu'à
inftruire ; & ce font même fou-
vent les efprits les plus froids qui
fe montrent fur ce point les plus
difficiles à fatisfaire. On croiroit
que c'eft par le befoin qu'ils ont
d'être ranimés ? fi on ne favoit
AVERTISSEMENT, ix
que la chaleur du ftyle n'a pas le
même avantage que la chaleur
phyfique , celui de fondre la gla-
ce. Pour moi , qui n'afpire pas à
l'honneur de l'éioquence , mais qui
heureufement traite des matières
où elle n'eft pas d'obligation , où
peut-être même elle feroit nui-
fible , je n'ai jamais eu pour point
de vue dans mes Ecrits que ces
deux mots , clarté & vérité , & je
me tien d rois fort heureux d'avoir
rempli cette devife -, perfuadé que
la vérité feule donne le fceau de
la durée aux ouvrages philofo-
phiques , qu'un Ecrivain qui s'an-
nonce pour parler à des hommes
ne doit pas fe borner à étourdir
ou amufer des enfans , & que
l'éloquence eft bientôt oubliée
quand elle n'eft employée qu'à
orner des chimères. La flamme
d'efprit de vin n'échauffe guère
& s'éteint bien vite -, il faut nour-
rir le feu de matières folides pour
a v
x AVERTISSEMENT.
que la chaleur foit fenfible & du-
rable.
On n'efpere donc & on ne de-
fue même d'autres Lecteurs , que
ceux qui ne craindront , ni d'être
rebutés par des matières feches , ni
d'être refroidis par un ftyle qu'on
a tâché feulement de rendre clair
& précis. Ils feront bien , avant
de lire chaque Eclairciffement, de
jetter les yeux fur l'endroit des
Elémens de P hilofophie qui y eft
relatif. C'eil en faveur de ceux
qui ont déjà ces Elémens ? que
les Eclairciffemens n'ont point
été refondus dans le corps de
l'ouvrage.
A la fuite de ces Eclairciffemens
on trouvera deux pièces , dont
l'objet a auffi rapport à la Philo-
fophie.
La première expofe des doutes
fur certains principes, générale-
ment reçus dans le calcul des pro-
babilités. Je ne fais fi ces doutes
A FERT1SSEMENT. x)
font aufii fondés qu'ils me le pa-
roiïïent ; mais je crois du moins
avoir prouvé , que de très - ha-
biles Mathématiciens ont fuppofé
tacitement & fans s'en apperce-
voir , dans plufieurs favantes re-
cherches , des principes fembla-
bles à ceux que je tâche d'établir.
La féconde pièce contient des
réflexions fur l'Inoculation % qui
pourroient bien ne pas contenter
tout le monde. Les confïdérations
d'après lefquelles je crois qu'on
doit fe déterminer en fa faveur ,
ne parokront peut-être pas con-
cluantes à plufieurs même de Ces
partifans : je fuis d'autant plus
porté à le croire , qu'ils ne feront
en cela qu'ufer de repréfailles ;
car je n'ai point diffimulé., & j'ai
tâché même de faire voir dé-
monftrativement, l'infuffifance des
principales raifons dont la plupart
des lnoculateurs ou lnoculifles fe
font appuyés jufqu'ici. Je n'en
a vj
xij AVERTISSEMENT.
dirai pas davantage fur ce fujet .; fi
l'Inoculation , comme je le crois ,
eft véritablement utile , il im-
porte à fes progrès que fa caufe
ne foit pas mal défendue j c'efl:
au Public à juger fi j'ai été plus
heureux que les autres.
Les cinq morceaux fuivants
font j de pure littérature.
Les quatre premiers ont été lus
à l'Académie Françoife en diffé-
rentes occafions. Les deux Ecrits
fur la Poéjie , & fur- tout le pre-
mier , ont excité dans le tems &
vraifemblablement exciteront en-
core les clameurs de tout le bas
peuple du Parnaffe : je fermerai
d'un feul mot la bouche à ces ver-
fîficateurs fubalternes ; fi M. de
Voltaire ne fi pas de mon avis >
j'ai tort, Voilà , je crois , une au-
torité qu'ils ne réeuferont pas y
mais dont à la vérité je ne crains,
guère que la décifion foit contre
înoi. Car que fais-je autre chofe
AVERTISSEMENT, xiij
dans ces deux Ecrits que de met-
tre à fa vraie place toute Poéfie
pleine de mots & vuide de cho-
ies ? Et combien de fois cet il-
luftre Ecrivain n'a-t-il pas témoi-
gné fon dégoût & fbn mépris pour
une Poéfie de cette efpece , pour
celle qu'Horace appelle fi bien ,
nugœ canorœ , des bagatelles fo-
nores ? Boileau lui-même , quelque
mérite qu'il attachât , avec juf-
tice , au foin & à l'élégance de la
verfification ,, & à tout ce qui
concerne le méchanifme de l'art ,
Boileau n'a-t-il pas dit, & mon
vers , bien ou mal > dit toujours
quelque chofe , & par-là n'en a-t-il
pas fait un précepte ? Il ne s'agit
pas de favoir s'il s'y eft toujours
conformé lui-même, fur-tout dans
quelques-unes de fes fatyres; car
il ne fuffit pas que le vers dife
quelque chofe , il faut encore que
ce foit quelque chofe qui vaille la
peine d'être dit. Mais le précepte
xiv AVERTISSEMENT.
n'en eft pas moins réel , moins
avoué de nos excellens Poètes ;
& c'en eft affez , ce me femble ,
pour ma juftification.
L'augufte Monarque dont nous
avons déjà parlé , & à qui la
versification fert de délaffement
dans le petit nombre de fes heu-
res de loiiir , a fait l'honneur au
premier de nos deux Ecrits fur
la Poéfie , de l'attaquer par des
réflexions auffi folides qu'ingé-
nieufes , dont il a bien voulu nous
faire part. Perfonne cependant
n'étoit moins intérefle que lui à
critiquer notre opinion -, car per-
fonne n'a mis dans fes vers plus
d'idées & de Philofophie. Mais il
a cru que l'on en vouloit à la Poé-
fie en général , & on fe flatte de
l'avoir pleinement détrompé fur
ce fujet.
Le morceau fur PHiJloire 9 lors-
qu'on en fit la leckire à une affem-
blée publique de l'Académie ? pa-
AVERTISSEMENT, xv
rut être affez bien reçu ; on ieroit
très-flatté qu'il en fût de même à
l'impreffion. L'Apologie de l'Etude
(pourquoi ne pas dire les chofes
comme elles font ? ) n'a pas été auflî
heureufe dans i'-ArTemblée où elle
fut lue. Peut-être le Public n'a-t-il
fait en cela que juïtice ; peut-être
auffi l'Auteur avoit-il mal choifi
le tems & le lieu pour cette lec-
ture -, peut-être quelques applica-
tions qu'on s'eft avile de faire ,
quoiqu'il n'y eût jamais penfé, ont-
elles contribué à mal dilpofer (es
auditeurs. Quoi qu'il en lbit , com-
me on a écrit ce morceau avec
affez de foin , & que pluiieurs
personnes , peut-être trop indul-
gentes , l'ont trouvé digne d'un
meilleur fort , on le remet ici fous
les yeux des Juges. S'il arrive très-
fouvent au Public de fî filer dans
le cabinet ce qu'il a applaudi étant
affemblé , il lui arrive auffi ( quoi-
que bien plus rarement) de goû-
xvj AVERTISSEMENT.
ter à un fécond examen ce qu'il
avoit peu approuvé d'abord ; l'Au-
teur fouhaite de fe trouver dans
ce dernier cas.
Il n'ofe pas fe flatter de la mê-
me indulgence de la part de ceux
qui fe croiront offenfés par le
morceau fur V Harmonie des Lan-
gues , c'eft-à-dire de la part des
Ecrivains modernes qui fe donnent
la malheureufe peine d'écrire en
Latin des ouvrages de goût. Mais
comme la plupart d'entr'eux , ou
n'écrivent guère en François , ou
écrivent mal en cette Langue ,
l'Auteur ria guère à craindre de
leur part que des injures latines ; &
c'eft un mal qu'il fe fent difpofé
à prendre en patience.
Quant à la juflification de l'ar-
ticle Genève de £ Encyclopédie ,
outre que cette juftification eft
très-courte , on ne s'eft détermi-
né à la donner que parce qu'elle
renferme quelques morceaux dont
AVERTISSEMENT, xvij
la lefture peut intérefler un mo-
ment , au moins par les réflexions
qu'elle doit occasionner.
En voilà affez & peut-être trop
fur mon ouvrage. Quoique le peu
que j'en ai dit m'ait paru nécef-
faire,, je crains qu'on ne m'accufe
d'avoir entretenu trop long-tems
mes Le&eurs de ce qui me re-
garde ; & c'eft fur -tout ce qu'il
faut éviter dans ce fiecle , où il
efh d'autant moins permis de fe
montrer perfonnel , que prefque
tout le monde l'eft aujourd'hui à
l'excès & fans retenue. Parler
long-tems de foi , dit finement un
Auteur moderne , ejl un privilège
de P hilofophe $ & on fait dans quel
dénigrement la qualité de Philo-
fophe eft aujourd'hui en France
chez le peuple de tous les états.
Je ne dois pas oublier à cette oc-
cafion de demander excufe à mes
Lefteurs , fi j'ai employé quelque-
fois ce terme de Philofophe dans
xvii) AVERTISSEMENT.
mon ouvrage , malgré l'idée peu
favorable qu'on s'efforce d'y atta-
cher. Je crois donc devoir avertir ,
que j'entends par-là ce qu'on avoit
toujours entendu jufqu'à ces der-
niers tems, un Citoyen fidèle à fes
devoirs , attaché à fa patrie , fou-
rnis aux lois de la Religion & de
l'Etat; qui eft plus occupé, fui-
vant le principe de Defcartes , à
régler fes dejirs que l'ordre du inon-
de ; qui fans manège & fans re-
proche 5 n'attend rien de la fa-
veur , & ne craint rien de la ma-
lignité \ qui cultive en paix fa rai-
fon , fans flatter ni braver ceux qui
ont l'autorité en main ; qui en ren-
dant les honneurs légitimes & ex-
térieurs au pouvoir , au rang , à
la dignité D n'accorde l'honneur
réel & intérieur qu'au mérite , aux
talens & à la vertu ; en un mot qui
refpeére ce qu'il doit , & qui efti-
me ce qu'il peut. Si cette manière
de penfer n'efl: pas faite pour plaire
AVERTISSEMENT, xix
à tout le monde , du moins il ne
paroît pas aifé de la rendre ridi-
cule. Àufii a-t-on le chagrin d'y
réuffir allez mal ; on trouve plus
de facilité à la rendre odieufe , &
c'eft à quoi on s'attache. Autre-
fois on donnoit le nom de Janfé-
nifies à ceux qu'on vouloit perdre ;
ce nom étant aujourd'hui trop avi-
li , il a fallu que la haine en cher-
chât un autre ; elle a trouvé ce-
lui de Phllofophcs , & elle le fait
fervir de fon mieux à fes delTeins.
Tous ceux qui ont le bonheur ou
le malheur d'exciter l'envie par
leurs fuccès , dans les Sciences ,
dans les Lettres ? dans la Chaire
même , & jufques dans les digni-
tés les plus refpe&ables , font qua-
lifiés à tort & à travers de ce ter-
rible nom , dont on épouvante les
enfans. Que répondre à cette fin-
guliere efpece d'accufation ? S'en
confoler par le mérite de ceux
avec qui on la partage ; rire en
filence de l'abfurde méchanceté
xx AVERTISSEMENT.
des hommes ; être allez exempt
de reproches dans fa conduite &
dans fes écrits , pour ôter à la
haine tout prétexte de nuire effi-
cacement , & la réduire aux in-
jures , ce qui eft la manière la plus
fûre de la punir ; fe fouvenir , que
fi d'un côté le faux ne peut jamais
être utile , de l'autre , la vérité
annoncée fans ménagement peut
quelquefois fe nuire à elle-même ;
ne pas oublier enfin , que tel a été
dans tous les tems le fort de la
plus faine & de la plus fage Phi-
lofophie , d'avoir des ennemis &
des calomniateurs. Il eft vrai que
ce dernier fait , malheureufement
incontestable,, eft aujourd'hui nié
dans des brochures ; on va jal-
qu'à foutenir que Defcartes n'a
pas effuyé de perfécutions ; ceux
qui avancent cette fauffeté font
bien convaincus du contraire -,
mais ils efperent trouver des Lec-
teurs qui les croiront ? & ils en.
trouvent.
XX)
TABLE
De ce qui efl contenu dans ce
cinquième Volume.
Claircissemens fur différens en*
droits des ÉUmens de Philofophie , p. 3
§. I. É 'clair xijfement fur ce qui a été dit cl
la page 24 & 2 S de ces Élémens , du
défaut d? enchaînement entre les vérités^
ibid.
§. IL E clair ciffement fur ce qui a été dit
a la page 3 / &fuiv. concernant les idées
fimples & les définitions , 1 0
§. III. Éclaircijjement fur ce qui a été dit
à la page 3 5 & 3 6 , concernant les vé-
rités appellées principes , 3 3
§. IV. Eclaircijjfement fur ce qui a été dit
a la page 3 G & 3 7, concernant les prin-
cipes du fécond ordre , comparés à ceux
que f appelle premiers principes , 3 8
§. V. É 'clair xijjement fur ce qui a été dit
a la page jc> , que Fart du raifonne-
ment fe réduit à la comparaifon des
idées y 46
*xij TABLE.
§. VI. É clair ciffemeiu fur ce qui a été dit
à la page 43 , de Vart de conjecturer, 5 I
§. VII. Èclaircijfement fur ce qui a été dit
à la page 49 , de Vanalyfe de nos Cens
& de ce que chacun d'eux en particulier
peut nous apprendre , 1 09
§. VIII. Èclaircijfement fur ce qui a été dit
a la page Go , de la dijlinclion de l amc
& du corps , I 2 J
§. IX. Èclaircijfement fur ce qui a été dit
à la page 1 47 , des différens fins dont
un même mot eft fujcepuble , 145
§. X. Èclaircijfement fur Pinverfïon , &
à cette occajion fur ce quon appelle U
génie des Langues , 165
§. XI. Sur les Elémens de Géométrie, 200
§. XII. Sur les Élémens a" Algèbre, 220
§. XIII. De l'application de l'Algèbre à la
Géométrie , 232
§. XIV. Sur les principes Métaphyfiques
du calcul infini téfimal y 239
§. XV. Sur l'ujhge & fur l'abus de la Mé-
taphyfique en Géométrie , & en général
dans les Sciences Mathématiques, 253
§. XVI. Èclaircijfement relatif à la page
iSy de nos Élémens de Plulojbphie, Jur
Vcfpace & fur le tems , 26 8
TABLE. xxiîj
DOUTES & quejllons fur le calcul dts
probabilités , 275
RÉFLEXIONS Philofophiques & Mathé-
matiques fur V application du calcul des
probabilités al Inoculation de la petite
vérole 7 305
Première Partie, Examen des cal-
culs par lefquels on a prouvé jufquici
les avantages de l'Inoculation , dans
Vhypothefc que cette opération puiffe faire,
perdre la vie , 315
Seconde Partie. Manière nouvelle &
plus convaincante de calculer les avan-
tages de r Inoculation , dans Vliypothefi
que V Inoculation puiffe caufer la mort,
&c. 349
Troisième Partie. Raifons qui pa-
roiffent les plus perfuafives en faveur
de r Inoculation 9 387
Extrait du Mémoire des Commi[faires de
la Faculté de Médecine , favorables à
P Inoculation , 421
RÉFLEXIONS fur la Poéfie , 433
Suite des Réflexions fur la Poéjie & fur
COde en particulier , 455
RÈFEXIONS fur rHiftoire & fur les
j différentes manières de l 'écrire , 471
xxîv T A B L E,#
Apologie deVEtude^ 497
Sur L'harmonie des Langues , & fur la
Latinité des Modernes , 525
Notes fur l'Ecrit précédent , 563
Justification de l'article Genève
de V Encyclopédie , 569
Extrait delà Lettre imprimée de M. Rouf
feau à M. d'Akmbert^fur V article Ge-
nève , 601
Extrait des Lettres écrites de la Montagne,
parle même M. Roujfeau ? 607
Extrait de P Ouvrage intitulé: nouveaux
Mémoires , ou Obf ervations fur l'Ita-
lie ôc fur les Italiens 9par M, Grofley,
609
Fin de la Table.
ur\>
ÉCLAIRCISSEMENT
ECLAIRCISSEMENS
SUR
DIFFÉRENS ENDROITS
DES ÉLÊMENS
DE PHILOSOPHIE.
Tome V.
ÉCLAIRCISSEMENS
SU /?•'
DIFFÉRENS ENDROITS
£>£$ ÉLÉMENS
DE P H î L O S O P FI I E.
— aam—g— n— ■ ■»— — i —hit— ■— — ■iihh im iiiwiwhup—»
- ■ . , ■ J>
S. I.
E clair cijfemcnt fur ce qui a été
dit à la page 14 & 2 5 de ces
Elémens , du défaut d'enchaîne-
ment entre Us vérités.
^^S^^ EUX inconvéniens arrêtent
fV'r\"xM ou retardent le progrès des
> :.,= .,.- J-. jïl connoiflances humaines; le
JS=âë=i$! peu de vérités auxquelles
nous pouvons atteindre, & le défaut
d'enchaînement entre les vérités con-
nues. Ces deux inconvéniens fe font
Aij
4 É c L: ire ijp mens
ientir plus ou moins , félon la nature
des objets fur lef^uels roulent ces
vérités. Dans la Métâphyfiqiié , par
exemple , le nombre des vérités que
nous connohTcns eft très-petit ; mais
ce peu que nous connoiflons eft afTez
bien lié , au moins dans cette partie de
la Métaphyfique , la plus eftentielle &
la plus utile , qui a pour objet la généra-
tion des idées 6k leur développement.
En effet cette recherche bien appré-
tiée , & réduite à fon véritable point
de vue , n'ëfl que l'hiftoire de nos
penfées ; tous les faits qui compofent
cette hiftoire nous font connus , puif-
qu'ils éent notre propre ouvrage ; il
ne faut plus qu'une attention fuivie
pour voir par quel enchaînement ces
faits naiïTent les uns des autres. Cette^
partie de la Métaphyfique eft donc une
îcience qu'on peut regarder comme
iulceptible de toute la perfection qui
doit la rendre complette , & ne rien
îaificr à defirer au Philofophe attentif.
Tout le refte des objets dont la Méta-
phyfique s'occupe , ou dont elle peut
s'occuper , nous préfente peu de vé-
. rites clairement connues , une obfcu-
rité impénétrable dans quelques-unes
fur Us Elèmens de Philojbphie. 5
de celles dont nous ne pouvons dou-
ter , &: quelquefois même une opposi-
tion entre ces vérités , qui pour n'être
qu'apparente , i^en efl pas moins forte
à nos yeux. On peut regarder la Meta-
phyfique comme un grand pays , dont
une petite partie eft riche 6c bien con-
nue , mais confine de tous cotés à de
varies déferts , où Ton trouve feule-
ment de d illance en diftançe quelques
mauvais gîtes , prêts à s'écrouler fur
ceux qui s'y réfugient.
En Phyfique , l'expérience & l'o!>
fervation nous font connoître tous les
jours bien des vérités ; pluueurs de ces
vérités nous laiiTentappercevoir l'union
qui eil entre elles ; nous connohTons ,
par exemple , le rapport entre la pe-
ïanteur des corps , & la force qui re-
tient les planètes dans leurs orbites :
dans d'autres cas nous ne voyons
l'union des vérités , que d'une manière
imparfaite. Teile eil l'analogie entre la
pefanteur des corps &C Pattradtion des
tuyaux capillaires ; nous avons des
raifons de croire , mais non d'être affu-
rés , que ces deux efpeces de gravita-
tion tiennent à la même caufe , à la
tendance réciproque des parties de la
A iij
6 Eclairciffcmens
matière les unes vers les autres. Plu-
fieurs vérités enfin ont entre elles une
union dont nous ne pouvons pas douter
par le fait 9 mais que nous ne pouvons
appercevoir dans fon principe ; nous
citerons, pour exemple le rapport qu'il
y a entre le ion de la voix , la barbe
Ôc les parties de la génération ; rap-
port dont les effets de la caftration ne
nous permettent pas de clouter , mais
dont la raifon nous eft abfolument in-
connue. Les propriétés de l'aimant font
encore dans le même cas ; nous igno-
rons , non-feulement par quelle raifon
ces propriétés il différentes , & en ap-
parence fi peu analogues entre elles,
fe trouvent réunies dans un même
corps ; nous ignorons même jufqu'à
quel point elles y font unies ; & s'il
feroit poffible de conferver à l'aimant
fa propriété d'attirer le fer en lui ôtant
celle de fe tourner vers les pôles du
monde. Ces exemples , auxquels on
pourroit en ajouter mille autres , fuf-
fifent pour montrer le défaut d'enchaî-
nement qui ne fe trouve que trop dans
les vérités phyfiques.
La Morale eft peut-être la plus com-
plexe de toutes les fciences , quant aux
fut Us Elcmens de P/uloJbphîe. 7
vérités qui en font les principes , &c
quant à l'enchaînement de ces vérités.
Tout y eu fondé fur une feule vérité
de fait , mais inconteflable , fur le be-
foin mutuel que les hommes ont les
uns des autres , &C fur les devoirs ré-
ciproques que ce befoin leur impofe.
Cette vérité fuppofée , toutes les règles
de la morale en dérivent par un en-
chaînement néceflaire. Les ténèbres ne
font point ici , comme en Métaphy-
fique ? répandues de toutes parts fur
les confins du jour ; ni la lumière ,
comme en Phy/îque, difperfée par pe-
lotons : toutes les queitions qui tien-
nent à la morale , ont dans notre pro-
pre cœur une folution toujours prête ,
que les paillons nous empêchent quel-
quefois de fuivre , mais qu'elles ne dé-
truifent jamais; &t la folution de toutes
ces queitions aboutit toujours par plus
ou moins de branches à un tronc com-
mun , à notre intérêt bien entendu ,
principe de toutes les obligations mo-
rales.
Voilà dans les principales fciences
dont l'étude peut nous occuper , l'en-
chaînement plus ou moins imparfait
& plus ou moins fenfible que les vé-
& iv
8 EclaircîJJemens
rites ont entre elles. A l'égard des véri-
tés que nous avons appellées ijbtèes &C
flottantes y (*) & qui ne tiennent ou
ne paroiffent tenir à aucune autre , ni
comme conféquence ni comme princi-
pe , ce n'eft guère que dans la Phylique ?
&c principalement dans PHiftoire na-
turelle , que nous pouvons en trouver
des exemples. Elles confirment fur-tout
dans certains faits que l'expérience
nous découvre , & qui paroiffent con-
tre notre attente ? n'avoir aucune ana-
logie avec les faits qu'on obferve
constamment dans la même efpece ; par
exemple , la qualité fenfitive dans cer-
taines plantes , ou du moins les effets
apparens de cette qualité fenfïtive ,
propriété qui parcît refufée à toutes les
autres plantes y & bornée prefque uni-
quement aux feuls êtres animés ; la
multiplication de certains animaux fans
accouplement ; la reproduction des
jambes des écreviffes , lorfqu'elles font
coupées ; l'induilne dont certains ani-
maux , certains infectes même , pa-
roiflent doués préférablement aux au-
tres ; en un mot les propriétés parti-
( * ) Elém. de Philof. p, 2.5. du Tome IV» de nos
Mélanges*
fur les Elémens de Philofophic. 9
entières que nous obfervons dans un
certain genre d'êtres phyfiques , Se qui
femblent contraires a celles des autres
êtres du même genre. On peut donc
définir les vérités ifolées dont il s'agit
ici , des vérités particulières qui font ou
fembhnt faire exception à des vérités gé-
nérales. Il eïl vrai que l'exception n'eit
qu'apparente ; une connoiffance plus
parfaite de la nature la feroit difpa-
roître : mais il n'en1 pas moins vrai
que dans le fyftême , ou fi l'on veut ,
dans la carte générale des vérités que
nous connoiflbns , celles dont il eft
queftion doivent former une clafTe par-
ticulière , finon par elles-mêmes , au
moins par rapport à nous , ck au peu
d'ufage que nous pouvons en faire
pour connoître d'autres vérités.
 Y
10 Eclaira 'JJemens
§•• il
Eclaircijfement fur ce qui a été dit
à la page 31 & [lavantes , con-
cernant les idées fimples & les
définitions.
LES idées qu'on ne fauroit décom-
pofer, ni par conféquent définir,
ont été désignées dans nos E terriens de
Philofophie par le nom naturel qui leur
convient , celui à* idées Jîmples. Nous
en avons diftingué de deux efpeces ;
les unes qui s'acquièrent par nos fens ,
comme celles des couleurs particulières,
du (on , des odeurs , du froid , du
chaud, &c. les autres qui s'acquièrent,
ou fi l'on veut , qui fe forment par abf-
tra&ion , &c que nous avons nommées
idées abstraites. Sur quoi nous remarque-
rons d ab^rd , que ce que nous appel-
Ions ici idées abstraites efl pris dans un
fens différent de celui qu'on y attache
dans le langage vulgaire de la conver-
fation ; dans ce langage on entend
ordinairement par le mot abjtrait ce
qui demande de la part de Pefprit une
fur les Eli/nens de Philofophie. 1 1
forte application ; nous entendons ici
par idée abflraite toute idée par laquelle
nous conndérons dans un même objet
une , ou quelques - unes feulement de
fes propriétés , fans faire attention aux
autres. De cette opération de Pefpriî
il réfulte pour l'ordinaire Pidéç géné-
rale d'une propriété ou d'une manière
d'être commune à plufieurs êtres dif-
férens ; &c cette propriété ou manière
d'être n'a pç^nt hors de notre efprit
d'exiflence ifolée ; elle n'exifte que
dans chacun des êtres auxquels elle
appartient , & n'exiile dans ces êtres
que conjointement avec d'autres pro-
priétés dont la réunion confHtue chacun
de ces êtres en particulier. Tout ceci
fe fera aifément fentir par des exem-
ples. Je fuppole que je voye un ceri-
îier ; qu'eniiiite j'en voye deux , trois ,
&; tant qu'on voudra. Je remarque ce
que tous ces arbres ont de commun ,
qui eu d'avoir des feuilles d'une même
couleur & d'une même forme , de por-
ter des fruits d'une même couleur &c
d'une même forme , &c. & il en re-
faite d'abord l'idée exprimée par le
mot cerifier ; idée dans laquelle il com-
mence déjà à y avoir une petite abûrac-
A vj
1 1 Eclaircijfemens
tion , puifqu'il n'y a point hors de moi
à proprement parler , d'arbre qui fbit
le cerifîer en général , mais qu'il n'exifte
jamais que tel ou tel cerifîer en parti-
culier, &: que l'idée générale de ceri-
fîer fe forme dans mon efprit par celle
de la reffemblance que j'apperçois en-
tre les diffère ns arbres de cette efpece.
Je compare eniiiite un cerifîer avec un
marronnier; 6c de la reflemblance que
j'apperçois entre l'un §c l'autre , qui
eft d'avoir des racines par lefquelles ils
tiennent à la terre , un tronc , des
branches , des feuilles , je forme l'idée
d'arbre , plus abïtraite que celle de cerl-
fer. De là , je compare le cerifer à
quelqu'autre corps , comme à du mar-
bre; je vois qu'il y a encore entre eux
quelque chofe de commun, favoir d'être
étendus , impénétrables , Se bornés en
tous fens ; j'en forme" une nouvelle
idée plus abflrake que les deux pre-
mières , Tidée de corps. Cette nouvelle
idée étant encore compofie de trois
autres , étendue, impénétrabilité , & bor-
nes en tous fens , j'en iépare l'idée d'im-
pénétrabilité , il me refte celle d'une
étendue bornée en tous fens , d'où je me
ferme l'idée abflraite défigure;, de cette
fur les Elémens de Philofophie. 1 3
dernière idée je fépare encore celle de
bornes , il me réfte l'idée abftraite dé-
tendue. J'aurais pu encore parvenir à
cette idée abftraite par une autre route
en décompofant autrement l'idée de
corps ; car û des trois idées que l'idée
de corps renferme , j'en eiine fépare
d'abord l'idée de bornes en tout Jèns , il
me feroit reité l'idée d'étendue impéné-
trable , c'eft-à-dire de matière ; & fi de
l'idée de matière je fépare enfuite l'idée
à? impénétrabilité , je parviens de même
à l'idée abftraite détendue. Cette idée
détendue ne peut plus être décompo-
fée , elle n'en renferme point d'autre
qu'elle-même ; & à cet égard elle peut
être regardée comme une idée abftraite
Jimple , &: les idées abstraites d'où elle
a été déduite, comme des idées corn-
pofées , qui le font plus ou moins à
proportion du nombre des idées Jîmples
qu'elles renferment.
Toutes ces idées abftraites , compo-
fées de deux ou de plufieurs idées
(impies , ont befoin d'être définies ; il
n'y a que c^lle d'étendue, &c en géné-
ral les idées abftraites fimples qui n'en
ont pas befoin , &: qu'une défîmtion.
ne feroit qu'obfcurcir.
1 4 Eclaircijfemens
Avant que d'aller plus loin , remar-
quons , d'après le détail même où nous
venons d'entrer , qu'il y a dans les
langues bien plus de mots qu'on ne
croit, qui expriment des idées abstrai-
tes ; de ce nombre font tous les mots
dont on fe fert pour exprimer une
qualité ou une manière d'être qui eu
commune à plufieurs individus , & qui
peut être différemment modifiée dans
chacun de ces difFérens individus. Plus
la qualité ou la manière d'être qu'on
exprime eu. commune à un grand nom-
bre d'individus , plus l'idée qui l'ex-
prime eft abitraite ; ainfi arbre exprime
une idée moins abrlraite que plante ,
plante que végétal , végétal que corps ,
corps Qu'étendue. Par la même raifon les
mots Jbuffrir 9 fentir, exijter , expriment
par degrés des idées plus abûxaites les
unes que les autres.
Nous venons de dire que les idées
abflraites fimples , qui ne peuvent ni
ne doivent être définies , font celles
qu'on ne peut décompofer en d'autres.
Mais quoiqu'on ne puiffe les décom-
pofer , on peut les générallfer , & ces
nouvelles idées plus générales ne {ont
pas non plus fufçeptibles d'être définies.
fur les Elémens de Philofophie. i s
Ainfi les idées {impies attachées aux
mots voir , entendre , toucher , &Tc. pro-
dnifent l'idée plus générale dejènfation ,
& celle-ci l'idée plus générale encore
d'exijlence. Mais ni les unes ni les au-
tres de ces idées ne peuvent être ren-
dues plus claires par des définitions.
De même les idées abftraites fimples
d'étendue &C de durée renferment l'idée
plus générale de parties , qui dans l'é-
tendue exiftent enfemble , & dans la
durée fe ïuccedent ; mais l'idée de par-
ties n'eft pas plus fufceptible de défini-
tion que celles détendue & de durée.
Pour s'afTurer donc fi une idée eft.
composée ou fimple , &: par conféquent
fi elle eft fufceptible ou non d'être dé-
finie , il faut bien diftinguer entre la dé~
compofition d'une idée & fa généralifa-
tion , & prendre garde de ne pas con-
fondre une de ces opérations avec
l'autre. Une idée fufceptible de décompo-
Jition peut & doit être définie ; une idée
fufceptible de généralifation feulement,
ne doit pas l'être. Par exemple , les
trois idées d'étendue , de bornes &£ d'im-
pénétrabilité, différentes Se diftinguées
l'une d? l'autre , forment étant réunies
l'idée de corps > laquelle par conféquent
1 6 Eclaircijfimens
peut être décompofée dans chacune
de ces trois idées , que l'efprit envisa-
gera féparément ; au contraire l'idée
fimple attachée au mot voir , quoi-
qu'elle renferme les deux idées de fin-
fation & tfexijlencs , n'eiï point formée
de ces idées réunies ; car d'un côté
ces deux idées, même étant réunies,
font plus générales que l'idée attachée
au mot voir , & par coniéquent ne
compofent point cette dernière idée ;
ck de l'autre la réunion de l'idée d'exifi
tence à celle de finfation feroit illufoire ,
puifque l'idée d'exijience n'ajoute pro-
prement rien à celle de finfation ; on
ne peut fentir fans exifler.
Il efr. vifible par tout ce que nous
venons de dire , qu'une idée abitraite ,
quoiqu'on en déduife une autre idée
abflraite par la général! fation , n'efc pas
plus comvoféc que l'idée plus abitraite
qu'on en déduit ; & par conféqnent
que ni les unes ni les autres ne peu-
vent ni ne doivent être définies. Mais
il y a cette différence entre les idées
abftraites (impies produites par h gêné*
ralifation , &C les idées abilraites qui
fervent à les produire , que ces der-
nières n'ont befoin ni qu'on les défi-
fur les Elémens de Philojbphle, 17
niffe , ni qu'on en explique la forma-
tion ; au lieu qu'il eft fouvent, nécef-
faire au Philoïbphe de développer la
manière dont certaines idées abftraites
/impies fe forment par la généralifation
d'autres idées abdraites {impies ; & ce
développement devient plus néceflaire
à mefure que les idées qui en font
Pobjet font plus générales. Ainfi Pidée
attachée au mot voir n'a befoin ni qu'on
la défînifié , puifque c'eit une idée {im-
pie , ni qu'on en explique la forma-
tion , puifque c'en1 une idée directe &C
primitive que l'efprit acquiert tout d'un
coup par les fens ;mais la manière dont
nous formons les idées {impies de fen-
fation &c à'exijle/zce , mérite l'analyfe
du Philofophe.
Cette analyfe nous fera connoître
que' le mot fijifation , pris abitraclive-
ment 5 n'exprime proprement aucune
idée , mais que ce mot eit feulement
une exprefîion commune à toutes les
idées que nous recevons par les iens.
Ces idées n'ont rien de commun entre
elles en tant qu'idées , ( car qu'y a-t-il
de commun , par exemple , entre voir%
&C entendre?} mais feulement en tant
qu'elles font occafionnées par l'impref-
ï 8 Eclaircijfcmens
fion que reçoivent certaines parties de
notre corps.
Nous verrons enfuite que la notion
abflraite tfexijlence fe forme d'abord
en nous par le fentiment du moi qui
refaite de nos fenfations & de nos pen-
iees ; que de là nous regardons ce fen-
timent du moi , comme pouvant fe fé-
parer du fujet dans lequel il fe trouve,
fans que ce fujet foit anéanti ; & que
par ce moyen il nous refîe l'idée abf-
traite â'exijkncc, que nous appliquons
enfuite aux êtres différens de nous , qui
nous parciffent occalionner nos fenfa-
tions.
Voilà un exemple abrégé de la ma-
nière dont le Phiiofophe parvient à
développer la formation de certaines
idées abftraites générales , trop fimples
pour être définies , mais trop abftraites
pour être des notions directes & pri-
mitives.
Un des principaux ufages de ce dé-
veloppement, eft de nous garantir de
l'erreur où nous pourrions tomber en
regardant les- objets des idées abftraites
comme exiftans réellement hors de
nous ; erreur que n'ont pas évité des
fectes entières de Philofophes ? qui ne
furies Elcmcns de Philofophie, 19
faifant point attention à la génération
des idées , fe font perfuadé que Yexif
tence , par exemple , dans les objets
animés, étoit différente de lafenfation;
que de même il exiftoit hors de l'ef-
prit quelque chofe qui étoit Y homme
en général; le corps en général , la venu,
le vice en général, tk. ainfi du refle;
au lieu qu'il n'exide réellement hors
de nous que des êtres particuliers , qui
pofîedent ces propriétés que nous dé-
tachons par l'eiprit du fujet où elles
fe trouvent en les confidérant féparé-
ment des autres propriétés auxquelles
elles font unies dans ce même fujet.
Je dirai plus ; cette méthode de fixer
les idées en développant leur forma-
tion , doit être fouvent préférée en
Philofophie , à ce qu'on appelle défi-
nition proprement dite , même dans les
cas où il s'agit de définir ; il en réfulte
un plus grand jour répandu furies idées
mêmes. En effet l'efprit reçoit d'abord
par les fens d'une manière directe &c
immédiate les idées compofées , &: en
déduit enfuite , comme nous l'avons
fait voir , les idées fimples , ou par la
dêcompojîtion ou par la gênéralifadon.
Ainfi , au lieu de définir les idées corn*
20 Eclairciffemens
pofées , en réunifiant à la fois dans une
feule phrafe , & fans aucune décompo-
fition préalable , les idées fimples dont
cette idée eit formée , il feroit , ce me
femble , plus conforme à la marche de
l'efprit, de féparer par déduction les
idées fimples des idées compofées, Se
de faire fentir par-là comment les idées
abitraites fe Amplifient en naiffant fuc-
cefTivement les unes des autres.
Au lieu de dire , par exemple , comme
on tait à la tête, de prefque tous les
élémens de Géométrie , la ligne ejl une
étendue fans largeur ni profondeur , la
furface une étendue fans profondeur , le
corps une étendue avec largeur , longueur y
& profondeur , j'aimerais mieux procé-
der de la manière fui vante. Je fuppofe
que j'aye entre les mains un corps fo-
lide quelconque , j'y dirlingue d'abord
trois chofes , étendue , bornes en tousjèns,
& impénétrabilité ; je fais abflraction de
cette dernière , il me refle l'idée dV-
tendue & celle de bornes , ck cette idée
confHtue le corps géométrique , qui dif-
fère du corps phyfique par l'idée de
l'impénétrabilité , effentielle à celui-ci.
Je fàistdnfuite abflra&ion de l'étendue
ou de l'efpace que ce corps renferme ,
fur les Elémens de Philofophle. 1 1
pour ne confidérer que fes bornes en
tout fens ; &c ces bornes me donnent
l'idée de jiuface , qui fe réduit , comme
il eft viiible , à une étendue de deux
dimeniions ; enfin dans l'idée de fur-
face je fais encore abftraclion d'une
des deux dimeniions qui la compofent,
&: il me refte l'idée de ligne. Voilà un
léger efiai de la manière dont il feroit
à défirer qu'on procédât dans les défi-
nitions philosophiques.
De quelque manière au refte qu'on
s'y prenne pour définir , remarquons
qu'une définition fera vicieulé , toutes
les fois qu'on pourra en retrancher
quelque chofe fans altérer l'idée que
cette définition doit fervir à fixer. Ainfl
dans la définition du corps , que don-
nent plufieurs Philofo plies , que c'eft
une étendue impénétrable , figurée , divifi-
ble &C mobile , les mots divijible 6c mobile
paroiffent devoir en être retranchés
comme fuperflus ; divifible, parce eue
Tidée attachée à ce mot efl absolument
renfermée dans l'idée détendue; mobile ,
pour deux raifons , i°. parce que ce
mot fignifie fufceptible de mouvement ,
& qu'il n'eft pas plus dans là nature
du corps d'être fuiceptible de mouve-
22 Eclaircijjemens
ment que de repos ; il faudroit donc
d'abord pour l'exactitude rigoureufe
fubftituer au mot de mobile, cette phrafe,
également fufceptibU de repos ou de mouve-
ment ; 2°. cette addition même feroit
illufoire , &c n'ajouteroit rien à l'idée
d'étendue impénétrable & figurée ; car
dès qu'on fuppofe une portion d'é-
tendue distinguée de l'efpace qui l'en-
vironne , par Y impénétrabilité &C par les
bornes qui la terminent , on peut fup-
pofer indifféremment , ou que cette
portion d'étendue efî. toujours corref-
pondante aux mêmes parties de l'ef-
pace , &c par conféquent en repos , ou
qu'elle occupe fuccefllvement des par-
ties de l'efpace différentes , c'efl- à-dire,
qu'elle efl en mouvement ; & comme
l'une ou l'autre de ces fuppofitions efl
néceffaire , & qu'aucune des deux n'efl
néceffaire en particulier , il efr. donc
évident que ni l'une ni l'autre ne font
néceffaires dans la définition, & qu'elles
font renfermées dans l'idée générale
d'étendue impénétrable & figurée , c'efï-à-
dire , d'étendue impénétrable èc termi-
née en tous fens.
Pour connoître les cas où les défi-
nitions font néceffaires, & les idées
fur les Elcmcns de Philofophie. l J
qui doivent y entrer , il y auroit , ce
me Semble , un ouvrage à faire , qui
feroit bien digne d'un Philofophe, &
qui auroit peut-être moins de difficul-
tés qu'on ne penfe ; ce feroit la table
nuancée , fi on peut parler ainfi , de
tous les différens genres d'idées abf-
traites , dans l'ordre fiiivant lequel elles
s'engendrent les unes les autres ; par
ce moyen il deviendroit facile , foit de
les dkompofer r foit de les génêralifer^
& par conféquent d'en fixer la notion
pr^ife ; foit en les défmiflant , foit en
développant leur formation.
Il faudroit pour cela diftinguer d'a-
bord deux fortes d'idées ; celles que
nous acquérons par les fens , & les
idées purement intellectuelles que nous
tirons de celles-ci par la réflexion. Par-
mi les idées que nous acquérons direc-
tement par nos fens, on diftingueroit
celles qui expriment l'objet de la fen-
fation, d'avec celles qui expriment la
fenfation même ; par exemple , l'idée
détendue eu de couleur &c celle de voir:
il faudroit de plus faire attention aux
mots qui étant pris en différens fens
expriment à la fois la fenfation &c fon
objet 3 comme les mots de lumière ,
24 Eclaircijfemens
de chaleur , de couleur , de fon , &ZC,
&: ainfi des autres. On formeroit en-
fuite une efpece d'échelle fur deux
colonnes , l'une pour les objets des
fenfations , l'autre pour les fenfations
mêmes ; dans l'une de ces colonnes ,
les mots qui expriment des fenfations
également fimples quoique différentes ,
comme voir, entendre, toucher , goûter 9
odorer (aj , te trouveroient fur la même
ligne , &au-defTous de ces mots l'idée
générale àejènjation, qui leur en1 com-
mune, & celle à'exijience- qui en dérive.
On placercit de même dans l'autre co-
lonne les objets de nos fenfations ,
relativement au nombre plus ou moins
grand de propriétés qu'on y confidere
6c d'idées qu'ils renferment; par exem-
ple., au-de ficus du mot corps ceux d'im-
pénétrabilité & de figure fur la même
ligne , &c au-dcflous de ces derniers
celui d'étendue.
Par le le cours de cette table , &
d'après les principes que nous venons
d'établir , on diftingueroit facilement
•dans les objets de nos fenfations &
dans les idées qui fe rapportent à ces
(a) Je dis odorer & non yzsfentir ; parce que ce
dernier mot auroit un lens équivcquer
objets ,
furies Elemens de Philofophie. 25
objets , les idées abftraites compofées qui
ont befoin d'être définies , les idées abf-
traites Jîmples qui ne peuvent ni ne doi-
vent l'être , &c enfin les idées abfrraites
Jimples y qui fans pouvoir ni devoir être
définies , ont befoin qu'on en développe
la formation.
On fuivroit à-peu-près le même plan
dans la table quirenfermeroit les expref-
iions des idées purement intellectuelles
& réfléchies : avec cette différence que
la table dont il s'agit n'auroit pas befoin
d'être formée fur deux colonnes comme
celle des idées fenfibles ; l'objet d'une
idée intelle ttueîle étant rarement diffé-
rent de cette idée même. Mais il y auroit
une grande précaution à prendre dans la
définition des idées purement intellec-
tuelles , par le peu de f ecours que la lan-
gue fournit pour faire connoître en quoi
conûilent ces idées. Cette difficulté fe
feroit même appercevoir quelquefois
dans la définition des idées qui fe rappor-
tent aux objets fenfibles.
En effet , qu'il me foit permis de re-
marquer ici ? 6c à l'occafion de la ma-
tière que je traite , l'indigence & l'im-
perfe&ion des langues ; i°. leur indigen-
ce y en ce qu'elles expriment fouvent par
Tome V. B
2.6 Eclaira ffemens
le même mot , des notions qu'il eût été
facile &: avantageux d'exprimer par des
mots différens , par exemple fentir une
odeur , &C fentir de la réjiflance ; douleur
pour exprimer les foufrrancesphyfiques,
& douleur pour exprimer le chagrin ; une
couleur éclatante & un bruit éclatant ;
une lumière folble , un bruit foible ^ une
oàeurfoible , & mille autres expreffions
femblables. i°. Leur imperfection , en ce
qu'elles rendent prefque toutes les idées
intellectuelles par des expreffions figu-
rées , c'eft-à-dire par des expreffions def-
tinées dans leur fignification propre à
exprimer les idées des objets fenfibles ;
& remarquons en parlant, que cet in-
convénient, commun à toutes les lan-
gues fuffiroit peut-être pour montrer que
c'efr. en effet à nos fenfations que nous
devons toutes nos idées , fi cette vérité
n'étoit pas d'ailleurs appuyée de mille
autres preuves incontestables.
Quand je dis que la plupart des ex-
preffions de la langue font figurées , je
n'entends pas feulement les expreffions
fi communes , où la figure eu évidente ,
comme dans ces phrafes , une maifon
~îride , une campagne riante ? un dij cours
froid 5 &c. j'entends les expreffions
fur les EUmcns de Philofophle. 17
qu'on regarde comme les plus fimples ,
éc qu'on trouvera néanmoins prefque
toutes figurées , pour peu qu'on y faffe
attention , quoique l'objet qu'elles ex-
priment ne (bit pas une choie fenfible.
Pour s'en convaincre , qu'on ouvre tel
livre qu'on voudra , on verra peut-être
avec étonnement à quel degré , fi je
puis parler de la forte , toutes nos ex-
prefïions font matérielles. C'eft une
obfervation que des Philofophes très-
■éclairés ont déjà faite en partie , mais
qu'ils n'ont pas , ce me femble , pouffée
à beaucoup près aufîi loin qu'ils Pau-
roient dû.
Je prendrai pour preuve au hazard
la première phrafe de la Diop trique de
Defcartes : je tire cet exemple des ou-
vrages d'un Philofophe célèbre , pour
montrer combien les Philofophes mô-
me font obligés de fe foumettre à la
tyrannie des exprefîions figurées. Toute
la conduite de notre vie , dit ce Philofophe,
dépend de nos fens , entre lefquels celui
de la vue ejl fans comparai/on le premier*
Toute la conduite de notre vie , exprefîiori
figurée ? dans laquelle on perfonifïe la
vie de r homme , à laquelle on donne
dans l'homme même une efpeçe de
Bij
2 S Eclaircljfemens
guide Ça) ; dépend , autre exprelîlon
figurée , prife d'une chofe matérielle ,
au-deffous de laquelle une autre efl at-
tachée par un lien ; entre le/quels , autre
exprefîion figurée , dans laquelle on
fuppofe les fens perfonifiés , & for-
mant , fi je puis parler de la forte ,
comme un afîemblage d'individus , par-
mi lefquels on remarque & on choifit
le fens de la vue pour y faire une at-
tention particulière \fcms comparaifon ,
autre exprefîion figurée , puifque le mot
comparer efl pris du parallèle qu'on fait
entre deux chofes matérielles en les
rapprochant l'une de l'autre pour juger
de leur rapport (£); lé premier , der-
nière exprefîion figurée , prife de celui
qui marche à la tête d'une troupe de
perfonnes. Il efl inutile de pouffer ce
détail plus loin , &t c'en efl affez pour
( a) Je pourrois ajouter que tout eft un nom collec-
tif qui ne fe donne dans fon fens propre qu'à une
collection de chofes matérielles ; toute l'ajf emblée ,
tous les hommes.
(b) On pourroit ajouter que dans la phrafe même ,
fans comparaifon , la comparaifon eft perfonifiée & re-
gardée comme un être physique & réel , qui par Fex-
preflion fans , eft exclu & fuppofé abfent ; comme
dans ies expreffions , agir fans prudence , agir avec
prudence , la prudence eft regardée comme un être phy-
iique qu'on exclut dans le premier cas , & qu'on fup-
pofe dans le fécond accompagner celui qui agit.
fur les E lé mens de Philojopkie. 29
faire fentir combien les exprefîions fi-
gurées abondent dans le langage le plus
ordinaire.
Elles y abondent à tel point , qu'il y
a dans la langue franc oife (pour ne par-
ler ici que d'une feule langue ) un grâ.id
nombre d'expiefîions qui n'ont d'ufage
qu'au fens figuré , comme aveuglemer i ,
bajjejfe , tendrejfe & une infinité d'autres;
on parleroit a/lez mal en difant de quel-
qu'un qui a perdu la vue , qu'il eft à
plaindre par fon aveuglement', on diroit
plus mal encore la bajfejfe des eaux , la
tendrejfe d'une viande; mais on dit très-
bien Yavemlement de l'efprit & du cceur,
la bajfejfe des fentimens , la tendrejje de
l'amour.
Qu'une langue emploie des mots tout
à la fois dans leur fens propre , &C dans
celui qui ne l'efr. pas , c'eft déjà une im-
perfection, peut-être indifpenfable , par
la difficulté d'exprimer les idées pure-
ment intellectuelles ; mais qu'une langue
n'emploie des mots que dans un iens
figuré, &: ne les emploie pas dans leur
fens propre , c'eft ce me femble , un dé-
faut inexcufable.
Quoi qu'il en foit , cette indigence
& cette imperfection des langues ? qui
Biij
30 Eclaircîjjemcns
ne permet prefque jamais d'employer
l'exprefîion propre à chaque choie ,
ert la fource d\me infinité de faux
jugemens. Nous refTemblons bien plus
fou vent que nous ne le croyons à cet
aveugle né , qui difoit que la couleur
rouge lui paroiflbit devoir tenir quel-
que chofe du fon de la trompette. Il eft
facile ? ce me femble , de trouver la
raifon de ce jugement fi bizarre &: û
abfurde ; l'aveugle avoit entendu dire
fouvenî du fon de la trompette (qu'il
connohTcit ) que c'étoit un fon écla-
tant ; il avoit entendu dire au/Ii que la
couleur rouge ( qu'il ne connohToit
pas ) étoit une couleur éclatante ; ce
même mot employé à exprimer deux
chofes fi différentes , lui avoit fait croire
qu'elles avoient enfemble de l'analogie.
Voilà l'image de nos jugemens en mille
occafions , & un exemple bien fenfible
de rinfluence des langues fur les opi-
nions des hommes.
Un Grammairien Philofophe ( c )
voudroit que dans les matières meta-
phyfiques Se didactiques , on évitât le
plus qu'il eil poiîible les exprerïïons figu-
( c) M du Marfai* r article Abjtr action dans L'Ency-
clopédie.
fur les Elèmens de Philofophie. 3 I
rées ; qu'on ne dît pas qu'une idée en
renferme une autre , qu'on unit ou qu'on
fépare des idées , & ainfi du refte. Il eft
certain que lorsqu'on fe propofe de ren-
dre fenfibles des idées purement intel-
lectuelles , idées ibuvent imparfaites ,
obfcures , fugitives , & pour ainfi dire
à demi éclofes , on n'éprouve que trop
combien les termes dont on eit forcé
de fe fervir, font infuffifans pour ren-
dre ces idées , &: fouvent propres à en
donner de fauffes ; rien ne feroit donc
plus raifonnable que de bannir des dif-
cufîions métaphyfiques les exprellions
figurées , autant qu'il feroit poffîble.
Mais pour pouvoir les en bannir entiè-
rement , il faudroit créer une langue ex-
près dont les termes ne feroient enten-
dus de perfonne ; le plus court eit. de fe
fervir de la langue commune, en fe te-
nant fur fes gardes pour n'en pas abufer
dans fesjugemens.
En général , il eit beaucoup plus fim-
ple , & par conféquent plus utile de fe
fervir dans les feiences des termes re-
çus , en fixant bien les idées qu'on doit
y attacher , que d'y fubftituer des ter-
mes nouveaux , fur-tout dans les feien-
ces qui n'ont point ou qui n'ont guère
B iv
3 1 EclalrciJJemens
d'autre langue que la langue commune 9
ou dont les termes font afîez générale*
ment connus , comme la Métaphyfique,
la Morale , la Logique , & la Grammai-
re : il en coûte moins au commun des
hommes de réformer leurs idées que de
changer leur langage. 11 faut du moins,
fi la nécefîiîé oblige à créer de nouveaux
termes , n'en hazarder qu'un très-petit
nombre à la fois, pour ne pas rebuter
par une langue trop nouvelle ceux qu'on
le propofe d uiftriiire. On doit en ufer
pour changer la langue àes fciences,
comme pour notre Orthographe , qui
quoique très - vicieufe 6c pleine d'in-
conféquences 6c de contradictions , ne
pourra cependant être réformée que peu
à peu , 6c comme par degrés infenfibîes ;
les changemens trop confidérables , &
trop nombreux qu'on vou droit y faire
tout-à-coup , né ferviroient qu'à perpé-
tuer le mal au lieu d'y remédier. Hate%-
vous Lentement , doit être , ce me fem-
ble , la devife de prefque tous les réfor-
mateurs*
fur les Elemens de Philofcphie. 3 3
S- III.
Eclairciffement fur ce qui a été
dit à la page 3 5 & 36 , concer-
nant les vérités appe liées prin-
cipes.
NOus avons dit que les vérités
que dans chaque feience on ap-
pelle principes , tk qu'on regarde com-
me la bafe des vérités de détail , ne font
peut-être elles-mêmes que des confé-
quences fort éloignées d'autres prin-
cipes plus généraux que leur fublimité
dérobe à nos regards. En effet tous les
principes de nos connoiilances ? en
Phyfique , par exemple , font les pro-
priétés les plus fenfibles que l'obier-
vation nous découvre dans la matière ;
propriétés qui tiennent elles-mêmes à
l'effence , & ii je puis m'exprimer ain-
fî , à la conflitution intime de la ma-
tière que nous ne connoilfons nulle-
ment ? & que nous ne parviendrons
jamais à connoître. Les principes de
B v
3 4 Eclaircijjemens
nos connoifTances , en Métaphyfique ,
font aurTi des observations iur la ma-
nière dont notre ame conçoit ou dont
elle eft affefrée ; obfervations qui tien-
nent de même à la nature encore plus
ignorée , s'il eft pcffible , de ce qui
penfe &c de ce qui fent en nous. Enfin
les principes de la Morale , principes
uniquement faits pour les hommes ,
Ôl non pour les animaux , tiennent
à une différence entre l'homme &C la
brute , que nous connoillons bien par
le fait , mais dont le principe phiîo-
fophique nous efl inconnu. Nous ne
favons , û je puis m 'exprimer de la
forte , ni le pourquoi ni le comment de
rien; c'efi néanmoins à ce comment, à
ce pourquoi , que nos connoiffances de-
vraient remonter pour s'élever juf-
qu'aux vrais principes de toutes les
vérités , (oit pratiques , foit fpéculati-
ves. Pourquoi y a-t~il quelque chofe ? de-
mandoit un Roi des Indes à un Mif-
fionnaire y qui dut fentir par cette
quefiion combien ce Prince étoit loin
encore de ce que le Millionnaire ve-
noit lui prêcher. Pourquoi y a-t-il quel*
que chofe ? Terrible quefiion 3 & dont
fur les Eli mens de Philofophie. 3 5
les Philofophes eux - mêmes ne Sem-
blent pas , ii j'ofe parler de la forte ,
affez effrayés ; tant elle eil propre , pour
peu qu'ils Penviiagent dans toute fa
profondeur, à les décourager dans leurs
recherches. Athées & Théiftes , Dog-
matiques & Pyrrhoniens , tous font
forcés d'admettre au moins un feul être
qui exifte , par conféquent un être qui
ait exiflé toujours , ci tous fe perdent
dans cet abyme immenfe. Si nous fa-
yions pourquoi il y a quelque chofe , nous
ferions vraifemblablement bien avan-
cés , pour réfoudre la quefiion comment
telle & telle chofe exife-t-elle ? Car vrai-
femblablement tout fe tient dans Puni-
vers plus intimement encore que nous
ne penfons ; &c fi nous favions ce pre-
mier pourquoi , ce pourquoi fi embarraf-
fant pour nous , nous tiendrions le boi|jt
du fil qui forme le fyfTême général des
êtres , 6c nous n'aurions plus qu'à le
développer , Se pour ainû* dire , à le
dérouler fans peine pour en connoître
toutes les parties , au lieu d'en arra-
cher , comme nous le faifons , quelques
parcelles ifolées , qui nous lahTent dans
une ignorance entière fur le tout en-
Bvj
3 6 Ectaircijfemens
femble > & fur la vraie place qu'elles
y occupent. Et ne nous flattons pas
de pouvoir ïbrtir de cette ignorance,
Toutes les queftions qui ont rapport
aux premiers principes des chofes, font
aufîî peu éclaircies depuis qu'il y a des
Philofophes,qu'elles l'étoient avant qu'il
y en eût ; elles continueront , tant qu'il
y en aura , à être aufîi vivement agitées
que profondément obfcures. L'efprit
humain , occupé depuis fi long-tems à
chercher ces vérités premières , tentant
mille voies pour y parvenir, ne les
trouvant pas , & fe fatigant en pure
perte à tourner ainfi fur lui - même ,
reffemble à un criminel enfermé dans
un réduit ténébreux 9 tournant inutile-
ment de tous côtés pour trouver une
ifTue , & tout au plus entrevoyant une
foible lumière par quelques fentes étroi-
tes & tortueufes qu'il s'efforce en vain
d'aggrandir. S'il y a dans ces ténèbres
quelques objets difperfés çà & là qu'il
nous foit pofTible d'atteindre, ce n'etf
qu'à tâtons , & par conféquent affez im-
parfaitement , que nous pouvons les
connoître : encore ne faut -il nous en
approcher que pas à pas ? & avec une
fur les Elêmcns de Phllofophie. 37
fage & timide circonfpe&ion; en nous
précipitant fur ces objets nous risque-
rions d'en être blefles , &c de ne les
connoître que par le mal qu'ils nous
feraient fentir. Sadi raconte que quel-
qu'un demanda au Sage Lockman à qui
il devoit fa fageffe ; aux aveugles , ré-
pondit ce Phiîofophe Indien , qui ne
pofent le pied en aucun endroit fans
s'être affurés de la folidité du fol.
A
<\
&
«o»
3 3 Eclaira (ferriens
§. iv.
Eclaircijjement fur ce qui a été dit
à la page 36 & 3y , concernant
les principes du fécond ordre ,
comparés à ceux que j'appelle
premiers principes (a).
A Fin de donner une idée nette de
ce que j'appelle en matière de
fciences premiers principes , & de ce que
j'appelle principes du fécond ordre , je
prendrai pour exemple lafcience la plus
féconde en vérités , & en vérités qui
tiennent les unes aux autres , la Géo-
métrie. J'ai déjà dit ailleurs (£) que les
clémens de cette fciënce ttoient fon-
dés fur deux principes, celui de hju-
perpojïtion , & celui de la mefure des
angles par les arcs de cercle décrits du
fommet de ces angles. En effet ces deux
principes font la bafe de tout ce qu'on
peut établir fur l'égalité , ou l'inégalité ,
(a) Ceux qui ne font pas initiés dans la Géométrie,
doivent naffer ce paragraphe.
(b) Elérnens de Phi'lofophie , p, 165.
fur les El&mens de Philofophie. 3 a
ou en général le rapport des parties de
l'étendue figurée ; &c ce rapport eft ,
comme l'on fait ? l'unique objet des
élémens de Géométrie. Or je remarque
d'abord , que de ces deux principes le
premier eu fubordonné au fécond , &
que la me fur e des angles par les arcs
de cercle décrits de leur fommet, efr.
elle-même dépendante du principe de la
fuperpofition. Car quand on dit que la
mefure d'un angle eïî l'arc circulaire
décrit de fon fommet , on veut dire que
û deux angles font égaux , les angles
décrits de leur fommet à même rayon ,
feront égaux ; vérité qui fe démontre par
le principe de la fuperpofition , comme
tout Géomètre tant foit peu initié dans
cette fcience le fentira facilement.
On placera donc d'abord à la tête
des vérités géométriques , le principe
de la fuperpoption , & immédiatement
au-deflous celui de la mefure des angles
dans une première branche collatérale ;
la fuite de cette branche contiendra les
vérités principales qui dérivent de ce
dernier principe ; favoir la mefure des
angles dont le fommet efr. à la circon-
férence du cercle , & l'égalité des trois
angles d'un triangle à deux droits ; vé-
4<D Eclairciffemtns
rite qui réfulte ou peut être conclue de
cette dernière.
Dans cette efpece d'échelle je regarde
la mefure des angles par les arcs de cer-
cle comme un principe du premier ordre,
quoiqu'il ait au-defîus de lui le principe
de lafuperpofition; & je penfe ainfi pour
deux raifons ; premièrement , parce que
le principe de la fuperpofition eft moins
une vérité primitive , qu'une méthode
pour découvrir des vérités ; féconde-
ment , parce que le principe de la me-
fure des angles fe déduit facilement fans
le moindre effort du principe de la fu-
perpofition ; ce qu'on ne peut pas dire
des autres vérités fur la mefure & le
rapport des angles : car outre qu'elles
dépendent de la première , elles deman-
dent pour être apperçues , un peu plus
de combinaifon d'idées.
A l'égard de la propofition fur l'éga-
lité des trois angles d'un triangle à deux
droits , je la regarde comme un principe
du fécond ordre ; comme un principe ,
parce qu'elle eft la bafe & la fource
d'un grand nombre de vérités de détail ;
& comme du fécond ordre , parce qu'elle
a au-deffus d'elle d'autres vérités dont
elle dérive.
fur les Elèmens de Philojbphie. 41
Après avoir formé cette première
branche aii-deflous du principe de la
fuperpofition , qu'on peut regarder
comme le tronc, on en établira une
autre partant du même tronc. Elle con-
tiendra d'abord les propofitions fur les
parallèles & fur l'égalité des triangles
qui ont certains angles 6c certains côtés
communs ; propofitions dont la preuve
naît immédiatement du principe de la
fuperpofition. Celles-ci conduiront à la
propoiition fur l'égalité des parallélo-
grammes de même baie & de même hau-
teur, qui fera, ainfi que la propofition
fur l'égalité des angles du triangle à deux
droits , un principe du fecond ordre , par
la quantité de propofitions qui en déri-
vent ; entr'autres toutes les vérités fur
la comparaifon des triangles & des figu-
res reclilignes , 6c même du cercle avec
ces figures.
Les propofitions fur les parallèles ,
& celles qui ont pour objet l'égalité
des triangles , conduisent , étant réunies
entr'elles , à un autre principe fonda-
mental du fécond ordre , lé plus fécond
peut-être de toute la Géométrie élé-
mentaire , c'erl celui des côtés propor-
tionnels des triangles femblabks ? qui eil
«42 Edairciffemens
la bafe de tant d'autres théorèmes. Il faut
cependant remarquer que ce principe
pour être démontré , abefoin d'emprun-
ter quelque chofe d'une autre fcience ,
de celle des proportions , qui n'appar-
tient pas immédiatement à la Géomé-
trie , mais à la icience àes propriétés de
la grandeur en général , qu'on a nommé
Algèbre, On voit par là , pour le dire en
parlant , combien eft peu fondée la pré-
tention de ceux qui veulent exclure
l'Algèbre de la Géométrie élémentaire :
auffi font-ils forcés de l'y admettre fous
une forme au moins déguifée , dans les
démonstrations qui dépendent des pro-
portions , &c dans plufieurs autres ; à
moins que ces Mathématiciens ne s'ima-
ginent avoir évité l'Algèbre , quand ils
ont mis dans une démonftration de gran-
des lettres au lieu de petites.
Les proportions fur l'égalité des
triangles qui ont leurs côtés & leurs
angles égaux , combinées avec quel-
ques-unes de celles iiir la comparaifon
des angles , peuvent conduire à un
nouveau principe fondamental du fécond
ordre , non moins fécond que les pré-
cédents ; c'eft celui du quarré de lliypo-
ténufe du triangle rectangle , égal à la
fur les Elémens de Philofophle. 43
fomme des quarrés des deux côtés ; pro-
portion dont la découverte coûta , dit
l'hiftoire ou la fable , une hécatombe
à Pythagore.
On peut aufiï déduire cette vérité ,
comme a fait Euclide , de celle de l'é-
galité des triangles de même bafe & de
même hauteur , ou comme ont fait d'au-
tres Géomètres , de celle des côtés
proportionnels dans les triangles fem-
blables. Il ne feroit peut-être pas inu-
tile , dans des élemens philofophiques de
Géométrie , de marquer ou d'indiquer
au moins ces différentes voies qui con-
duifent à la même vérité. On pourroit
faire la même chofe pour d'autres pro-
portions fondamentales , par exemple ,
pour celle de l'égalité des angles du
triangle à deux angles droits ; laquelle
peut fe déduire également ou des pro-
portions fur les parallèles , ou de celles
fur la mefure des angles. L'efprit s'é-
tend & fe fortifie , en voyant par ces
différentes combinaifons qui conduifent
au même but , de quelle manière les
vérités fe rapprochent , &c rentrent les
unes dans les autres.
Comme nous ne nous fommes pas
propofé de donner ici des Elémens de
44 E clair ciffemens
Géométrie , ni même un plan général
pour ces élémens , nous croyons en
avoir dit affez pour faire entendre ce
que nous appelions dans les fciences
principes du premier ordre & principes du
fécond , & la manière de reconnoître
les uns &c les autres. Ce que nous avons
dit de ces différentes fortes de prin-
cipes , &: ce que nous venons d'ajou-
ter fur la manière dont certaines vé-
rités fe rapprochent, en eohduifant par
différentes routes à une même vérité
fondamentale; tout cela pourroit fe re-
préfenter aiîement dans une efpece
d'arbre figuré , ou généalogique , oii la
dépendance mutuelle des vérités fon-
damentales & la nature de cette dé-
pendance feroit marquée par des lignes
de communication différentes , & par
ce moyen s'appercevroit fur le champ.
Cet arbre feroit plus utile que tant d'ar-
bres de nomenclature , dont la plupart
des fciences font accablées , &: qui for-
ment prefque toute la fubftance de quel-
ques - unes ; ces arbres ne marquent
pour l'ordinaire qu'un rapport itérile
entre des noms; celui que nous pro-
pofons montreroit le rapport entre des
vérités importantes,
fur les Elimens de Philofophie. 4J
C'eft. à peu près fuivant ce plan qu'un
Philofbphe pourroit composer ou ef-
quirTer au moins des Elémens de Géo-
métrie. Il ne feroit pas nécerTaire qu'il
y entrât dans le détail de toutes les pro-
portions ; il fuffiroit qu'il démontrât
les proportions principales , & qu'il
indiquât celles qui en dérivent; à peu
près comme les anciens plaçoient dans
leurs grandes routes des colonnes mil-
liaires pour guider les voyageurs , ou
comme un Artifte trace à fes élevés le
contour des figures qu'il leur laifle à
terminer. On trouvera dans un des
EclairciiTemens fuivans de nouvelles
réflexions fur cet important objet.
>^*fc*
**%&&*
46 £ claire iffenuns
S. v.
E clair ciffement fur ce qui a été dit
p. ^9 -> que ^art d>u raifonnement
fe réduit à la comparaifon des
idées.
NOus avons remarqué dans le §. II.
combien l'emploi des exprefiions
figurées occafionne de faux jugemens ,
quand on abufe de ces expreffions. Le
moyen le plus fur èc le plus fimple de
n'en pas abufer , efl fur-tout de fixer
avec foin le fens précis qu'on attache
aux exprefîions figurées dont on efl
forcé de fe fervir. Prenons pour exem-
ple une des façons de parler figurées
qu'on a citées à la fin du §. II. telle idée
if renfermée dans telle autre» Il faut bien
expliquer ce qu'on entend ici par le
mot , renfermée , à caufe de l'équivoque
qui en peut réfulter. Car je puis dire
que Vidée de pierre ef renfermée dans
celle de marbre > en ce fens que dès que
j'ai l'idée de marbre j'ai celle de pierre ,
dont le marbre forme une des efpeces;
fur les Elémens de Philofophie. 47
Se je puis dire auffi que ridée de marbre
<Jt renfermée dans celle de pierre , en ce
fens que l'idée de pierre eft. plus géné-
rale que celle de marbre , qui n'efl
qu'une efpece dont pierre eft le genre.
Ainfi ces deux façons de parler , fi dif-
férentes en apparence , & même oppo-
fées , fignifient pourtant la même chofe
au fond; mais il eft néceffaire pour évi-
ter tout abus des mots , d'expliquer le
fens rigoureux qu'on attache à l'une ou
à l'autre de ces exprefîions.
Suppofons donc deux idées qu'on
fe propofe de comparer entre elles , &c
que nous appellerons A 6k B pour les
diftinguer. Nous dirons que Vidée A
eft renfermée dans Vidée B , lorfque l'idée
Ë eft une fuite néceflaire de l'idée A ,
enforte que l'idée A produife néceflai-
rement l'idée B. En ce fens l'idée de
marbre eft renfermée dans celle de pierre,
parce qu'on ne fauroit avoir l'idée de
marbre fans avoir celle de pierre. Mais
dans le fens que nous donnons ici au
mot renfermer , l'idée de pierre n'eil pas
renfermée dans celle de marbre , parce
qu'on peut avoir l'idée de pierre fans
avoir celle de marbre. Nous dirons de
même que Vidée A exclut Vidée B , lorf°
48 E claire ijjemens
que ces deux idées font contraires l'une
à l'autre , comme celle de mouvement §£
celle de repos.
Ces notions font la bafe de toute la
Logique. En ne perdant point de vue
£e fens précis que nous venons d'y
attacher , il eft facile de réduire tout
l'art du raifonnement à une règle fort
fimple. Nous avons dit que l'art de
raifonner confifte à comparer enfemble
<ieux idées par le moyen d'une troi-
fieme. Pour juger donc û l'idée A ren-
ferme ou exclut l'idée B , prenez une
troifieme idée C , à laquelle vous les
comparerez fuccefïivement l'une Se
l'autre ; fi l'idée A eft renfermée dans
l'idée C , tk. Tidée C dans l'idée B ,
concluez que l'idée A eft renfermée
dans l'idée B. Si l'idée A efl renfermée
dans l'idée C , &c que l'idée C exclue
l'idée B , concluez que l'idée A exclut
l'idée B. Tout Syllogifme exact doit fe
réduire à l'un de ces deux cas ; dans
tout autre il eft vicieux. Voilà le fon-
dement de toutes les règles du Syllo-
gifme , imaginées par les Logiciens ,
règles dont les unes font trop vagues ,
& trop difficiles dans l'application , àc
dont les autres font trop multipliées ,
trop
fur les Elèmens de Philofophîe. 49
trop fubtiles , & par-là trop pénibles ,
foit à retenir, foit à mettre en œuvre.
Ce n'eft pas qu'il n'y ait du mérite &
de la fagacité dans l'invention de ces
règles; peut-être même n'eft-il pas inu-
tile de les faire connoître aux jeunes
gens , ne fût-ce que pour exercer leur
efprit aux démonstrations , &: pour s'af-
furer jufqu'à quel point ils font capa-
bles d'en fentir l'enchaînement &c l'en-
femble. Mais il faut , d'une part , ne
donner à ces fpéculations , peu nécef-
faires en elles-mêmes, que les momens
perdus , pour ainfi dire , dans l'étude
de la Philofophîe; & de l'autre, faire
fentir aux jeunes gens que la forme
fyllogifïique , fi chère aux fcholaitiques
pour leurs vaines difputes , eft bien
moins néceffaire dans les véritables
fciences , que ces mêmes fcholafîiques
ne le penfent ou ne le difent; que fans
cet échaftaudage un efprit jufle apper-
çoit pour l'ordinaire la connexion ou
la discordance de deux idées avec l'i-
dée moyenne à laquelle il les com-
pare , & par conféquent la connexion
ou la difcordance que ces deux idées
ont entr'elles ; que les Géomètres ,
ceux de tous les Philofophes qui fe font
Tome fc C
jo Eclaircijjlmens
toujours le moins trompés , ont tou-
jours été ceux qui ont fait le moins de
fyllogifmes ; & que la forme fyllogif-
tique n'en1 guère plus néceffaire à u»
bon raifonnement que le nom de théo-
rime à une véritable démonftration.
L'étalage en tout genre eft une preuve
d'opulence au moins très - équivoque 9
& îbuvent une marque beaucoup plus
fûre d'indigence.
ft'^Pft^ff
smmt.
fur les È le mens ie Fhilofophie. 5 î
§. VI.
Eclaircijfement fur ce qui a été dit
à la page 43 , de l'art de con-
jefturer.
DAns Part de conjecturer on peut
distinguer trois branches. La pre-
mière qui a été long-tems la feule , &c
qui n'a même commencé à être culti-
vée que depuis environ un fiecle , efr.
ce que les Mathématiciens appellent
Vanalyfe des probabilités dans les jeux de
hasard. Elle efl fourni fe à des règles
connues & certaines , ou du moins
regardées comme telles par les Mathé-
maticiens ; car je crois avoir montré
ailleurs (à) que les principes de cette
feience peuvent encore lai fier quelque
chofe à defirer à certains égards , & je
l'ai prouvé par des queflions même
dont la folution feroit illufoire de l'aveu
des plus célèbres Analyses, fi on s'en
tenoit aux règles ordinaires pour réfou-
dre ce genre de queftions.
(a) Voyez dans ce volume l'Ecrit fur le calcul de*
probabilités à la fuite de ces Ectaircijfcmcns .
Cij
5 2 Eclaircijjemens
La féconde branche eft Pextenfioa
qu'on a faite de Panalyfe des probabi-
lités dans les jeux de hazard , à diffé-
rentes quefHons relatives à la vie com-
mune , comme celle qui ont rapport
à la durée de la vie des hommes , au
prix des rentes viagères , aux afîuran-
ces maritimes , à l'inoculation (£),
&: autres objets femblables. Elles diffé-
rent des queftions far les jeux de ha-
zard , en ce que dans celles-ci , les rè-
gles des combinaifons Mathématiques
iuffifent (au moins prefque toujours)
pour déterminer le nombre &C le rap-
port des cas pofîibles; au lieu que dans
celles-là 9 l'expérience & l'obfervation
feule peuvent nous inftruire du nom-
bre de ces cas, Se ne nous en inftruifent
qu'à peu près.
Néanmoins dans cette féconde bran-
che même de Van de conjecturer , le cal-
cul mathématique eft encore applicable ;
l'incertitude , s'il yena, ne tombe que
fur les faits qui fervent de principes ; ces
faits fuppofés , les conféquences font
hors d'atteinte.
Il n'en eft pas ainfi d'une troifieme
( b ) Voyez dans es volume les Réflixions fur l'ino*
çulation»
fur les Elemens de Philofophie* 5 $
branche de l'art de conjecturer , dans la-
quelle même confifte réellement cet art
proprement dit; car les deux premières
branches n'y appartiennent que d'une
manière impropre, *parce qu'elles ont
pour bafe ou des principes certains , ou
des faits qui le font à peu près , & une
méthode fûre de raifonner d'après ces
principes & ces faits.
Cette troifieme branche a pour objet
les feiences dans lefquelles il eft rare ou
impofîible de parvenir à la démonftra-
tion , & dans lefquelles cependant l'art
de conjeclurer eft néceflaire.
Il faut distinguer ces feiences en
fpéculatives & en pratiques. Les pre-
mières peuvent fe réduire à la Phy-
fique & à PHifloire , les autres à la
Médecine , à la Jurifprudence & à la
feience du monde ; j'entends ici par la
feience du inonde , l'art de fe conduire
avec les hommes pour tirer de leur
commerce le plus grand avantage pof-
fible , fans s'écarter néanmoins des obli-
gations que la morale impofe à leur
égard.
Parcourons fuccemVement ces dif-
férentes feiences , oc voyons dans
chacune en quoi confifte l'art de con-
y 4 Eclaircijjemens
jecturer, relativement à leurs dirTérens
objets.
EnPhyfîque l'art de conj égarer peut
avoir pour but, ou de trouver la caufe
des faits que PexDerience & Pobfer-
vation nous découvrent , ou de nous
conduire à la découverte de nouveaux
faits qiû ajoutent quelques degrés de
perfection aux connoiffances que nous
avons fur les phénomènes de la na-
ture. C'eft en remplhTant ce dernier
objet que l'art de conjecturer en Phy-
fique peut avoir l'utilité la plus réelle &c
la plus fenfîble. On fera d'autant plus
en état d'y parvenir , qu'on aura une
connohTance plus étendue des faits déjà
découverts. En rapprochant les uns des
autres ceux de ces feits qui ont entr'eux
quelque chofe de commun , quelque
analogie plus ou moins facile à apper-
cevoir , on en vient à foupçonner les
phénomènes qui pourroient réfulter de
quelque combinaifon nouvelle ; & la
conjecture fe change en démonilration ,
quand l'expérience confirme ce qu'on
avoit foupçonné.
Il femble que cet art de conjecturer
dans la Phyfique devroit en étendre
très-rapidement les bornes. La multi-
fur les Elhnens de Philofophic. 5 5
tilde des phénomènes connus, les rap-
ports qu'ils ont entre eux , les nou-
velles combinaifbns qu'on peut faire
pour généralifer ces rapports ou pour
les reftreindre , tout cela paroîtroit de-
voir enrichir prodigieufement de jour
en jour la marie de nos connoifîances
phyfiques. Mais foit négligence de la
part des Philolbphes , lbit fatalité at-
tachée au progrès des connoifîances
humaines pour le ralentir , il s'erT écoulé
des fiecles entre les découvertes qui
fembloient avoir le plus d'analogie.
L'art de frapper les monnoies & les mé-
dailles a été connu des anciens ; ceux
de la gravure &C de l'imprimerie , qui
paroiîlent y toucher , ne le font que
depuis trois cens ans. Toutes les his-
toires anciennes font pleines de.s phé-
nomènes de l'électricité & de l'aurore
boréale ; ce n'eft. que depuis peu que
les Phyficiens ont donné une attention
fuivie à ces phénomènes , regardés
jufques-là comme des efpeces de pro-
diges que racontoit la crédulité des
hiiloriens. La direction de l'aimant vers
le nord a été connue plus d'un fiecle
avant qu'on fongeât à faire ufage de la
bouffoie» Les anciens fe fervoient de
C iy
56 Eclaircijjemens
fpheres de verre remplies d'eau pour
augmenter le feu & la lumière , foit
quand ils vouloient brûler certains
corps , foit quand ils avoient à faire
certains ouvrages qui demandoient que
l'objet fur lequel ils travailloient fût
bien éclairé; ils s'étoient même apper-
çus (c) qu'une boule de verre pleine
d'eau grolTiflbit les objets ; comment
n'ont-ils pas fait plus d'ulage en Phy-
fique de ces fortes de microfcopes ,
formés d'une petite boule de verre
pleine d'eau , qui grofïit affez confidé-
rablement les corps placés à fon foyer }
Comment de plus ne leur eft-il pas
venu en idée d'employer des verres
lenticulaires au lieu de fpheres ? Ces
verres fi utiles pour aider la vue , n'ont
pourtant commencé d'être en ufage
qu'à la fin du treizième fiecle. Mais
( ce qui efr. peut - être plus extraordi-
naire ) comment s'eïr. - il écoulé trois
fiecles entiers entre l'invention des lu-,
nettes fimples à un feul verre , & celle
des lunettes à deux verres ? Il femble
pourtant que cette nouvelle combinai-
fon étoit bien facile à imaginer, &
qu'il étoit bien naturel d'erTayer ce qui
(c) Seneque , Queft. nat. Ch, 6,
fur les Elcmcns de Phitofophie. 57
en réfulteroit , fans attendre que le ha-
zard en fournît Poccafion. Combien
d'autres exemples pourrions-nous ap-
porter de la lenteur avec laquelle les
découvertes fe fui vent , lors même
qu'elles femblent avoir entr'elles une
connexion nécefîaire ?
L'analogie , c'eft - à - dire la refTem-
blance plus ou moins grande des faits ,
le rapport plus ou moins fenfible qu'ils
ont entr'eux , eft donc Tunique règle
des Phyficiens , foit pour expliquer les
faits connus , foit pour en découvrir
de nouveaux. Mais en même tems , que
de précautions ne doivent-ils pas ap-
porter dans l'application de cette règle ,
il fujette à les tromper , foit par des
reflemblances qui ne font qu'apparen-
tes , foit par des différences qu'on dé-
couvre avec le tems entre les phéno-
mènes qui paroiiïbient le plus parfaite-
ment fembîables ?
Les planètes femblent être des corps
opaques , analogues à la terre que nous
habitons; en faut -il conclure {qu'elles
font habitées comme notre terre? San>
parler des difficultés théoloyques qu'on
oppofe à cette codféqûence , (diffi-
cultés auxquelles la Philofophie ne
C v
5 8 Eclaircijfemens
touche point ) la reilemblance des pla-
nètes à la terre efï - elle aufîi parfaite
que nous l'imaginons ? On doute beau-
coup que la lune , celle de toutes les
planètes dont nous connoifîbns le
mieux la furface , ait un atmofphere
femblable à celle du globe terreitre ;
dès-lors voilà un point eflentiel de ref-
femblance qui manqueront à ces deux
corps , & qui infirmerait toutes les
conféquences qu'on pourrait tirer de
cette reflemblance prétendue. Ce n'eit
pas tout. Snppofons les planètes ha-
bitées ; pourquoi les comètes ne le fe-
raient-elles pas aufîi ? Car ces comètes
font aufîi elles - mêmes des planètes ,
comme l'Afïronomie moderne l'a dé-
montré. Mais comment concevoir que
ta comète de 1680 (pour ne point par-
ler des autres) puiffe être habitée , elle
qui s'eft. approchée du foleil jufqua
toucher prefque fa furface , &c qui a
dû éprouver dans cette proximité une
chaleur capable de détruire tout ce qui
la couvrait ? Or fi cette comète n'eft
pas habitée , pourquoi les autres co-
mètes le feraient - elles ? Et û les co-
mètes ne font pas habitées , pourquoi
veut-on que les planètes le foient? Mais
fur Us Elêmms de Philofophie. 59
fi les planètes Se les comètes ne font
pas habitées , pourquoi ibnt-elles des
corps opaques , 6c non des aflres lu-
mineux par eux-mêmes ? On dira peut-
être que là lune fert à nous éclairer
pendant l'abfence du ioleil, 6c que fi
elle avoit été lumineuie par elle-même ,
la nuit , deftinée à tempérer la chaleur
du jour , n'auroit fait alors eue l'aug-
menter. D'abord il-eft fort douteux que
la deilination de la lune ibit de nous
éclairer pendant nos nuits , puifque
durant la moitié des nuits elle nous eit
cachée. Il faudroit, pour qu'elle nous
éclairât conftamment pendant l'abience
du ioleil, qu'elle fe levât tous les jours
quand cet aûVe fe couche ; c'efl-à-dire
que fa révolution autour de la terre , au
lieu d'être de 27 à 18 jours , fut d'en-
viron 365, précifément comme celle
du ioleil. Il efl vrai qu'il feroit nécef-
faire pour cela que la lune fût cinq à fix
fois plus éloignée de nous ; & qu'alors
elle nous donneroit moins de lumi re ;
mais il eût été facile d'obvier à cet in-
convénient en donnant plus de volume
& par conféquent plus de furface à
cette planète fans augmenter fa maffe.
Concluons donc que nous ne favons
C vj
6o Eclaircîjjemens
pas trop bien la vraie deflination de ïa
lune. Mais quand Fufage de cette pla-
nète feroit en effet de nous éclairer pen-
dant nos nuits, aflurément les autres pla-
nètes ne font pas faites pour cela ; &
quand elles le feroient , il n'y auroit
aucun danger pour nous qu'elles fuffent
lumineufes par elles-mêmes , fi elle ne
font dcflinées qu'à nous éclairer.
Si donc les planètes , quoique fem-
blables par leur opacité au globe ter-
reftre , ne font pas habitées ( comme il
eft très permis de le croire ) 9 quelle
peut être l'utilité de ces corps dans la
vafïe étendue des deux ? C'eft ce que
nous ne favons pas , & vraifemblabie-
ment ce qu'il faut nous réfoudre à ne
favoir jamais. Ne cherchons point à
deviner ce qui fe pafle dans les globes
immenfes qui flottent û loin de notre
terre. Contentons-nous d'ignorer pref-
que entièrement ce qui arrive autour de
nous dans le petit globe que nous ha-
bitons ; & répétons-nous fouvent à nous-
mêmes la leçon faite autrefois à ce Phi-
îofophe , qui en obfervant les aftres fe
laiffa tomber dans un puits.
Tandis qu'à fdne à tes pieds tu peux voir %
Penfes-tu lire au-deJJ'us d> ta têtu?
fur les Elimens de Philo fophie. 6 1
La circonfpe&ion avec laquelle on
doit faire ufage de Part de conjecturer
en Phyfique , pour deviner les faits qui
ne font pas à la portée de nos fens ,
doit être encore plus grande quand il
s'agit d'expliquer les faits connus. C'en:
fur-tout alors que les raiionnemens ti-
rés de l'analogie font les plus fujets à
nous induire en erreur. J'ai quelque-
fois defiré (J) que pour guérir les Phy-
ficiens de la manie d'expliquer tout,
on fit un ouvrage qu'on pourroit inti-
tuler And- -Phyfique , & dans lequel,
fuppofant les phénomènes tout autre-
ment qu'ils ne font , on en donneroit
en même tems des explications fi évi-
dentes en apparence , que le Phyfi-
cien & même le Géomètre le plus dif-
ficile devroit en être fatisfait. On diroit
par exemple ;
Le Baromètre haujje pour annoncer la
pluie.
Explication.
Lorfqu'il doit pleuvoir , l'air eft plus
chargé de vapeurs ; par conféouent plus
pefant ; par conféquent il doit faire
(d) Ceci peut fervir de développement à ce qui a
iw dit dans les Elçm, de Philofvp,uet Tora. IV. p. 292.
6z E clair ciffemens
haufler le baromètre ; ce qu'il falloit
démontrer.
Autre fait à expliquer.
L'hiver eft la faifon où la grêle doit
principalement tomber.
Explication.
L'atmofphere étant plus froide en
hiver , il eir. évident que c'en1 fur-tout
dans cette faifon que les gouttes de pluie
doivent fe congeler juiqu'à fe durcir
en traverfant l'atmofphere. Ce qu il fal-
loit démontrer.
Par malheur pour ces explications ,
les faits y font abfoiument oppofés. Le
baromètre baifle pour annoncer la pluie,
&: la grêle tombe bien plus fouvent en
été qu'en hiver. Cependant je ne vois
pas ce qu'on pourroit objecter aux ex-
plications précédentes ; Se il faut con-
venir que cette réflexion eft. fort en-
courageante pour les Phyficiens qui
veulent 6c qui croient rendre raifon
des phénomènes de la nature.
Je n'apporterai pas un plus grand
nombre d'exemples, par la trop grande
facilité qu'il y auroiî à les multiplier ;
mais après avoir donné un modèle.
fur les E terriens de Philofophie. 6$
d'explications phyfiques des faits non
exiftans , j'en vais donner un des rai-
fonnemens par lesquels les Philofophes
prétendent décider qu'un fait eft im-
poflible , preicrire des bornes à la na-
ture , & lui dire comme Dieu à la mer;
/// iras jujqrf ici & tu 71 avanceras pas plus
loin.
Question.
On demande s'il eft poftibïe , qu'un
pépin de fruit mis en terre , produife au
bout d'un certain nombre d'années un
arbre du même genre que celui d'où le
fruit a été tiré.
RÉPONSE.
Il eft évident que cela eft impoflible ;
comment le moins peut-il produire le
plus? h moins qu'on ne veuille donner
le démenti à l'axiome , que le tout eji
plus grand que fa partie.
Autre Question.
Eft-il poftible qu'une certaine liqueur,
lancée par un animal dans le corps de
fa femelle , produife un autre animal de
même efpece ?
64 Eclair •cijjemens
RÉPONSE.
Quelle abfurdité ? Et quel rapport
peut-il y avoir entre cette liqueur brute
de quelque genre quelle foit , &c un
être pe niant & tentant ? On ne donne
point ce qu'on n'a point ; ceux qui font
cette quefîion font tout au moins fuf-
pects de matérialifme ; mais heureufe-
ment l'abiurdité de leur hypothefe em-
pêche qu'elle ne foit dangereufe.
Troisième Question.
On prétend avoir trouvé le fecret
d'une petite poudre , qui a cette pro-
priété , que quand il tombe une étin-
celle deflus , cette poudre éclate avec
grand bruit, 6c peut, ouoiqu'en afTe2
petite quantité , renverler aans ion ex-
piation des édifices considérables. On
demande fi la chofe eft pofiible ?
RÉPONSE.
Cela efl impofïible par tous les prin-
cipes de la méchanique. Pour qu'une
petite malTe en renverfe une grande ,
il faut au moins que cette petite marie
fur les Elimcns de Philofophie. 65
foit douée d'une vîtefTe énorme ; &
comment une étincelle peut-elle com-
muniquer une fi grande vîtefTe à un amas
de grains de poudre en repos? Car d'un
côté cette étincelle eft beaucoup moin-
dre que l'amas de grains de poudre , &C
de l'autre la vîtefTe avec laquelle elle
tombe fur cet amas de grains , eft peu
confidérable. Il faut donc encore ren-
voyer ce prétendu fait au catalogue des
fables.
Cela eft fort bien raifonné ; mais cette
poudre exifte cependant , au grand dé-
triment de l'efpece humaine.
On ofe avancer qu'un Phyficien de
cabinet, qui auroit cherché à deviner
par les raifonnemens &: les calculs les
phénomènes de la nature . &c qui les
verroit enfuite tels qu'ils font , feroit
bien étonné de n'avoir prefque ja-
mais rencontré jufte. Il reftembleroit
aux habitans des Iftes Marianes , qui la
première fois qu'ils virent du feu , pri-
rent cette matière pour un animal qui
dévoroit tout ce qui fe trouvoit pro-
che de lui. Un Hollandois qui entrete-
noit un Roi de Siam des particularités
de la Hollande , lui dit entr'autres
ehofes que dans ion pays l'eau fe dur-
66 Eclaircijjemens
cilToit quelquefois fi fort pendant la fai-
fon la plus froide de Tannée , que les
hommes marchoient deflus, & que cette
eau ainfi durcie porteroit des éléphans
s'il y en avoit. Jufqifici , lui dit le Roi ,
y ai cru les chofes extraordinaires que vous
mave^ dites , parce que je vous prenois pour
un homme d'honneur & de probité ; mais
préfentement je fuis ajj'urê que vous menteur.
Ce Roi de Siam repréfente affez bien
le Phyficien de cabinet , toujours prêt
à nier comme impofïible ce qu'il ignore
ck ne peut comprendre ,.& à rendre de
mauvaifes raifons de ce qu'il ne peut
nier parce qu'il le voit.
En voilà , ce me femble , allez pour
convaincre les Phyficiens fages , les
Phyficiens vraiment Philofophes 5 com-
bien ils doivent être fur leurs gardes , &
fi j'ofe le dire , modeftes , même à l'é-
gard des faits qu'ils croient expliquer le
plus clairement; puifque dans des cas où
ils croiraient atteindre jufqu'à la dé-
monstration , ils pourraient avancer des
abfurdités fans le favoir.
C'eft. bien pis quand ces explications
hazardées ne le bornent pas à la mnple
fpécutation,mais qu'elles peuvent avoir,
comme en Médecine, les effets les plus
fur les Elêrncns de Philofophie. 6j
nuifibles , fi on a le malheur de fe trom-
per. La Médecine fyitimatique me pa-
raît ( & je ne crois pas employer une
exprefÏÏon trop forte ) un vrai fléau du
genre humain. Des obfervations bien
multipliées , bien détaillées , bien rap-
prochées les unes des autres , voilà y
ce me femble, à quoi les raifonnemens
en Médecine devroient Te réduire. Je
ne puis me défendre d'un mouvement
'd'indignation & de pitié quand je me
rappelle qu'un homme qui fe faiioit
appeller Médecin , & qui avoit penie
me faire perdre un de mes amis , en
rendant très - dangereufe une maladie
très-légère, venoit au fortir de là me
prouver que la Médecine étoit plus cer-
taine que la Géométrie.
Je ne prétends pas cependant qu'il
n'y ait un art de guérir les hommes ,
je crois même cet art fort étendu dans
la nature. Mais je le crois très - borné
pour nous , foit parce que la nature
s'obfline à nous cacher fon fecret , foit
parce que nous ne favons pas l'inter-
roger. L'apologue fuivant , fait par un
Médecin même , homme d'efprit Se
philofophe , re préfente aflez bien l'état
de cette feience. La nature , dit-il 3 eft
68 Eclaîrcîffemtns
aux prifes avec la maladie ; un aveugle
armé d'un bâton ( c'eft. le Médecin )
arrive pour les mettre d'accord ; il
tâche d'abord de faire leur paix ; quand
il ne peut en venir à bout ,- il levé fon
bâton fans favoir où il frappe ; s'il at-
trape la maladie , il tue la maladie ; s'il
attrape la nature , il tue la nature. Dif-
cunt periculis no (Iris , dit Pline , & per
expérimenta mortes agunt (e). Un Méde-
cin célèbre , renonçant à la pratique
qu'il avoit exercée trente ans, difoit,y'e
fuis las de deviner.
L'art de conje&urer en Médecine,"
cet art fi néceïTaire & fi dangereux, ne
fauroit donc conMer dans une fuite de
raifonnemens appuyés fiir un vain fyftê-
me. C'eft uniquement l'art de compa-
rer une maladie qu'on doit guérir , avec
les maladies femblables qu'on a déjà
connues par fon expérience ou par
celle des autres. Cet art confifle même
quelquefois à appercevoir un rapport
entre des maladies qui paroifTent n'en
point avoir , comme aufîi des diffé-
rences effentielles , quoique fugitives ,
(e) Ils s'inftruifent par les dangers où ils nous
expofent , & font leurs expériences aux dépens de
notre vie.
fur Us Elcmcns de Phllofophie, 69
entre celles qui paroiffent fe reffembler
le plus. Plus on aura ratTemblé de faits ,
plus on fera en état de conje durer heu-
reufement ; fuppofé néanmoins qu'on
ait d'ailleurs cette juftefie d'efprit que
la nature feule peut donner.
Ainfi le meilleur Médecin n'efl pas
( comme le préjugé le fuppofe ) celui
qui accumule en aveugle & en courant
beaucoup de pratique , mais celui qui
ne fait que des obfervations bien ap-
profondies , & qui joint à ces obfer-
vations le nombre beaucoup plus grand
des obfervations faites dans tous les
fiecles par des hommes animés du mê-
me efprit que ljui. Ces obfervations font
la véritable expérience du Médecin ;
elles lui offrent mille fois plus de faits
que fa propre pratique ne peut lui en
fournir , & par conféquent elles exi-
gent de lui pour être étudiées , un tems
que fa propre pratique ne doit pas
abforber tout entier. 11 eil pourtant
vrai qu'il doit joindre cette pratique à
la connohTance de celle des autres ,
comme il eft nécefTaire qu'un Arpen-
teur joigne le travail des opérations fur
le terrein à l'étude de la Géométrie dans
les livres* Mais doit-on préférer le Me-
*J0 EclaircîJJemens
decin qui n'a que l'expérience de fes
prédéceiTeurs , à celui qui n'a que la
fienne ? Je vais peur-être avancer un
paradoxe. L'Hifîoire Romaine nous ap-
prend que Lucullus qui n'avoit jamais
fait la guerre avant que d'être envoyé
contre Mithridate , devint général dans
la route par la feule lecture réfléchie
des bons ouvrages en ce genre ; fi un
Médecin qui n'auroit jamais pratiqué 9
avoit employé ion tems à étudier & à
fe rendre bien propres les obfervations
des Médecins fes prédécefleurs , je ne
balancerais pas à le préférer à celui qui
borné à fes propres obfervations , au-
roit d'ailleurs pour lui la pratique la
plus étendue. Des Maîtres de l'art font
en cela du même avis. Je préférerois ,
difoit Rhazes , un Médecin favant qui
n'auroit jamais vu de malades, à un Pra-
ticien qui ignoreroit ce qu'ont enfei-
gné les anciens. Le premier auroit bien
plus de matériaux que le fécond pour
conjecturer avec fuccès , puilqu'enfin
le malheur du genre humain veut qu'un
Médecin en foit réduit à conjecturer.
Je ne puis m'empêcher de regretter
à cette occafion que le projet formé
par M, Chirac n'ait pas eu lieu ; je ne
fur les Ellmens de Philojbphie. 7 1
doute point que la Médecine n'en eût pu
tirer de grands avantages. Qu'on me
permette de tranfcrire ici en entier cet
endroit de fon éloge par M. de Fonte-
nelie ; quoiqu'un peu long , je ne crois
pas devoir en rien retrancher.
» M. Chirac avoit conçu depuis
» long-tems une idée , qui eût pu con-
» tribuer à l'avancement de la Méde-
» cine. Chaque Médecin particulier a
» fon favoir qui n'eft que pour lui, il
» s'eft fait par fes obfervations & par
» fes réflexions certains principes, qui
» n'éclairent que lui ; un autre , &C
» c'efr. ce qui n'arrive que trop , s'en
» fera fait de tout différens , qui le
» jetteront dans une conduite oppo-
» fée. Non - feulement les Médecins
» particuliers , mais les Facultés de Mé-
» decine femblent fe faire un honneur
» &c un plaifir de ne s'accorder pas. De
» plus les obfervations d'un pays font
» ordinairement perdues pour un au-
» tre. On ne profite point à Paris de
» ce qui a été remarqué à Montpellier.
» Chacun efl comme renfermé chez
» foi, 6c ne fonge point à former de
» fociété. L'hiftoire d'une maladie qui
» aura régné dans un lieu , ne fortira
Jl EclaîrciJJemens
» point de ce lieu-là , ou plutôt on ne
» l'y fera pas. M. Chirac vouloit éta-
» blir plus de communication de lu-
» mieres , plus d'uniformité dans la pra-
» tique. Vingt-quatre Médecins des plus
» employés de la Faculté de Paris au-
*> roient compofé une Académie , qui
» eût été en correfpondance avec les
» Médecins de tous les hôpitaux du
» Royaume , 6c même avec ceux des
» pays étrangers , qui l'emTent bien
» voulu. Dans un tems où les pleu-
» réiies , par exemple , auroient été
» plus communes , l'Académie auroit
» demandé à fes correfpondans de
» les examiner plus particulièrement
» dans toutes leurs circonilances , aufîi-
» bien que les effets pareillement dé-
» taillés des remèdes. On auroit fait
» de toutes ces relations un réfultat
» bien précis , des efpeces d'aphorif-
» mes , que l'on auroit gardés cepen-
» dant jufqu'à ce que les pleuréfies
» fuflent revenues , pour voir quels
» changemens ou quelles modifications
» il faudroit apporter au premier ré-
» fultat. Au bout d'un tems on auroit
» eu une excellente hiftoire de la pleu-
» réfie?& des règles pour la traiter ?auûl
» (lires
fur les Elimens de Philofophie. 73
"» fûres qu'il foit pofTible. Cet exemple
» fait voir d'un feul coup d'œil quel
» étoit le projet , tout ce qu'il embraf-
» foit , &: quel en devoit être le fruit.
» M. le Duc d'Orléans l'avoit approu-
w vé& y avoit fait entrer le Roi , mais
» il mourut lorfque tout étoit difpofé
» pour l'exécution >». On ne fera peut-
être pas fâché d'apprendre par la fuite
du même Eloge , ce qui a empêché la
réufïite de ce projet; je ne crois point
ce récit déplacé dans un ouvrage de
Philofophie , ne fût-ce que pour ajou-
ter de nouveaux traits à Phiftoire de
l'efprit humain , & pour faire connoître
les caufes morales , qui dans les fiecles
les plus éclairés retardent le progrès des
feiences les plus utiles.
» M. Chirac étant devenu premier
» Médecin du Roi , fa nouvelle autorité
» lui réveilla les idées de fon Acadé-
» mie de Médecine Mais quand le
» deffein fut communiqué à la Faculté
» de Paris , il y trouva beaucoup d'op-
>» pofition. Elle ne goûtoit point que
» vingt -quatre de les Membres com-
» pofaffent une petite troupe choifie,
» cuii auroit été trop flere de cette dif-
* tm&ion , ôc fe feroit crue en droit
Tome K D
74 Edaircljjemens
» de dédaigner le relie du corps. Les
» plus employés dévoient la former ,
» & les plus employés pouvoient-ils
» fe charger d'occupations nouvelles ?
» N'étoit-on pas déjà afîéz inftruit par
» les voies ordinaires ? Enfin comme
» il eft aifé de contredire , on contre-
» difoit, & avec force, &c le premier
» Médecin trop engagé d'honneur pour
» reculer, perfuadé d'ailleurs de l'uti-
» lité de fon projet, tomboit dans l'in-
» certitude de la conduite qu'il devoit
» tenir à l'égard d'un corps refpe&able.
* La douceur & la vigueur font égale-
f9 ment dangereufes ; ck il fe détermi-
» noit pour les partis de vigueur, lorf-
» qu'il fut attaqué de la maladie dont
» il mourut ».
Souhaitons pour le bien de l'huma-
nité que ce projet û utile fe réveille ,
qu'il ne trouve plus d'obftacles dans les
intérêts particuliers, &; que ceux qui
exercent un art fi néceflaire , concou-
rent d'un commun accord à le rendre
le moins dangereux qu'il eft pofîîble.
Il ne le fera encore que trop , même
après la réunion des lumières de tous
ceux qui l'ont le mieux exercé ; que
fera-ce fi l'on s'oppofe aux effets falu*
fur les E terriens de Philojbphie. 7 5
taïres que cette réunion produiroit in-
failliblement ?
Puifqu'il erc queftion de ce fujet im-
portant, je crois pouvoir parler ici d'un
autre fouhait dont l'exécution feroit
fort à defirer. Il manque , ce me fem-
ble, deux ouvrages à la Médecine ; l'un,
Médecine préfervative , qui enfeigneroit
le régime qu'il faut fuivre pour fe pré-
ferver des maladies dont on peut être
menacé, ou par fa conftitution, ou par
fa faute ; l'autre , Médecine négative , qui
enfeigneroit ce qu'il faut ne point faire
quand on eft attaqué de telle ou telle
maladie , les alimens & les chofes dont
cette maladie exige qu'on s'abftienne.
J'aurois plus de foi à un pareil livre
qu'à tous ces recueils de remèdes ,
ordonnés par des Médecins qui n'y
croient pas ( ou qui n'y croient que
par bénéfice ^inventaire ) &t adoptés par
des malades impatiens , qui après avoir
forcé ck dérangé la nature , veulent en-
fuite précipiter fon opération dans le
rétablhTement de l'œconomie animale»
Quand nous n'aurions pas le malheur
d'être convaincus trop fouvent par no-
tre propre expérience du danger de
toute cette pharmacie , il fufliroit , pour
D ij
y 6 Eclalrcljfcmcns
nous convaincre au moins de fon peu
d'utilité , de confulter féparément des
Médecins reconnus pour habiles , fur
les remèdes dont on doit ufer dans
telle ou telle maladie. Il eit affez rare
qu'ils ne prefcrivent pas des remèdes
différens, ck fouvent oppofés. Il n'efl
pas rare même , & je pourrois en citer
des exemples dont j'ai été témoin , de
voir des Médecins, réputés habiles dans
la connoiffance des médicamens , fe
tromper grofliérement fur la nature de la
maladie dont on eit attaqué , ordonner
en conféquence les remèdes que pref-
crit la Médecine pour la maladie qu'ils
fuppofent , & guérir par ces remèdes
la maladie qu'on avoit réellement ; effet
merveilleux de la Pharmacie , & qui
prouve à quel point les effets en font
certains & déterminés. Auffi les plus
habiles & les plus éclairés de nos Mé-
decins font-ils de toute cette Pharmacie
le cas &c l'ufage qu'elle mérite ; c'en1 fans
doute en ce fens qu'on a dit & avee
grande raifon, que le Médecin le plus
digne d'être confulté , étoit celui qui
croyoitle moins à la Médecine.
Et comment les Médecins s'accoi*-
deroient-ils fur les remèdes? Ils ne s'ac-
fur les Elèmens de Phtlojbphie. JJ
cordent pas fur les faits les plus impor-
tais ; par exemple fur la queflion , li
on peut avoir deux fois la petite véro-
le (/) , &: fur beaucoup d'autres fem-
bîables ? Mais en voilà affez fur l'incer-
titude de cet art ou de cette fcience,
comme on voudra l'appeller.
Si l'art de conjeclurer eft là reffource
prefque unique de la Médecine , mal-
gré l'importance de l'objet , cet art eu.
ib u vent forcé de s'exercer en Jurifpru-
de'nce fur des fujets qui ne font guère
moins intéreffans , la fortune , l'hon-
neur ^ l'état , la liberté & quelquefois
même la vie des hommes. Cette fcience
a pourtant un avantage que la Médecine
a rarement, celui d'avoir des principes
fixes & décidés, quoique fouvent arbi-
traires dans leur institution. Ces prin-
cipes font les lois de chaque état, qui
ne peuvent être changées que par une
volonté exprefTe de ceux qui gouver-
nent. En Médecine , les deux chofes
qu'il importe de connoître , font fou-
vent incertaines l'une & l'autre , le mal
& le remède ; en Jurifprudence le re-
mède eft toujours donné par la loi ? le
(/) Voyez plus bas l'Ecrit fur l'application du cal-
cul des probabilités à l'inoculation.
D iii
7$ Eclalrcijjcmens
genre du mal feul peut être équivoque,
L'art de conje&urer fe réduit donc à
bien déterminer ce qui tombe dans le
cas de la loi : il y a même des Etats , &c
ce ne font pas les moins fages , on cette
queftion efl la feule fur laquelle les
Juges prononcent ; c'efl la loi qui or-
donne le refle , 6c qui fait l'arrêt.
Le Juge peut rencontrer deux efpe-
ces de difficultés à fixer ce qui tombe
dans le cas de la loi ; en premier lieu
PinfufTifance des preuves ; & en fécond
lieu , lors même que les preuves font
incontestables , la différence réelle ou
apparente du cas propofé à ceux que
la loi a exprefTément prévus : car il eft
évident qu'elle ne fauroit tout prévoir.
Quelquefois même les deux difficultés:
fe réunifient, &c la déciiion en devient
encore plus épineufe. Mais fi le Juge
n'eft. que trop ibuvent obligé d'avoir
recours à la conjecture , au moins doit-
il être d'autant plus réfervé dans l'ufage
qu'il en fait , que l'objet eft. plus im-
portant , fur-tout quand il s'agit de l'hon-
neur Ôt de la vie des hommes. J'avoue-
rai à cette oceafion que deux chofes
m'ont toujours fait peine dans nos lois
criminelles françoifes. La première ,
fur les Elémens de Phllofophle, 79
qu'il ne faille que deux témoins pour
condamner à mort un aceufé ; cette loi
fuppofe , ce me femble , qu'un honnête
homme ne peut jamais avoir deux en-
nemis (g). La féconde , que pour infli-
ger la peine de mort , la pluralité de
deux voix feulement foit fuffifante. Une
pluralité fi peu confidérable n'eft. -elle
pas une preuve que le crime n'eft. pas
avéré ? & peut-on fe réfoudre à priver
un homme de la vie , quand fon crime
n'eft pas aum* clair que le jour? Les
auteurs d'une Jurifprudence fi févere >
auroient-ils pris pour principe , qu'il
eft moins dangereux de punir Un inno-
cent que d'épargner un coupable ? Prin-
cipe dont la morale des Etats peu s'ac-
commoder quelquefois , mais qui ré-
pugne à la nature , dont la loi parîoit
aux hommes , avant qu'il y eût des
Etats.
Il faut pourtant convenir que malgré
cet inconvénient de*Aos lois , peut-être
inévitable , (car je refpec~te la fageiTe qui
les a diftées ) les innocens condamnés
(g) On prétend que cette loi eft fondée fur le paf-
fage de l'Evangile ; in ore duorum aut trium teftium
fiabit omne verbum ; je fuis perfuadé, pour l'honneur
de ceux qui ont préfidé à nos lois , qu'ils n'ont jamais
eu en yue cette application fi forcée.
D iv
#0 EcWircijJemens
font rares , grâce à la pénétration 8z à
la probité de nos Juges. Mais il fuffiroit
qu'il y en eût un par fiecle , (& par mal-
heur le nombre en eft plus grand) pour
faire trembler le Juge le plus éclairé &c
le plus intègre, quand il eil forcé de
prononcer la mort d'un accufé.
Je ne parle point d'un grand nom-
bre d'autres reproches qu'on eït. en
droit de faire à la Jurifprudence crimi-
nelle de toutes les nations. Ofons dire
feulement que chez la plupart des peu-
ples de l'Europe , cette partie fi im-
portante de la légiflation eft encore
dans fon enfance. On peut en voir la>
preuve dans l'excellent traité des délits
& des peines , par M. le Marquis Becca-
ria (Ji) ; ouvrage que la Philofophie &
l'amour des hommes femblent avoir
(h) Cet ouvrage , compofé en Itaiïen , a été tra-
duit en françois par un homme de lettres , qui y a fait
dans l'ordre des matières des changemens approuvés
& adoptés par l'Auteur. I&ntérêt que nous prenons à
cet excellent livre , nous fait defîrer que l'Auteur y
donne tout le degré de perfection dont il eft fufeep-
tible , qu'il développe davantage fes idées fur certains
articles importans , qu'il approfondifle encore plus
certaines queftions, qu'il fupprime les termes feienti-
fïques auxquels il pourra en fubftituer de plus connus
& de plus à la portée de tout le monde. La morale
étant faite pour l'utilité générale , doit , autant qu'il
eft poffible , parler le langage vulgaire.
fur les Elèmens de Philofophie. S l
di&é , &: qui mérite d'être , fi je puis
m'exprimer de la forte 9 le bréviaire des
Souverains &C des Légiflateurs.
Venons à l'art de conjecturer en his-
toire. Cet art a pour bafe la folution
d'une queftion dont l'ufage s'étend au-
delà de l'hiftoire même ; folution qui
peut être foumife à des règles , mais à
des règles délicates dans l'application :
je veux parler de la probabilité des té-
moignages , &c du degré de foi plus ou
moins grand qu'on doit y ajouter.
Un Géomètre Anglois , à qui les
Mathématiques ont d'ailleurs quelque
obligation , s'avifa , à la fin du dernier
fiecle, de calculerla probabilité du Chrii-
tianifme dans un ouvrage intitulé , Prin-
cipes mathématiques de la Théologie chré-
tienne, Il pofe pour principe , i°. que
la foi (fuivant la parole de J. C. ) doit
être nulle fur la terre au jour du juge-
ment dernier; 2°. que les témoignages
fur lefquels la croyance des Chrétiens
eft appuyée , décroiiient de probabilité
à mefure qu'on s'éloigne de leur four-
ce. Il cherche donc le tems où cette
probabilité fera réduite à rien ; ce tems
doit être ? félon lui , celui de la fin du
monde, qu'il fixe par fes calculs à l'an-
D v
S 2 Edaircijjemens
née 3150 ; c'eft-à-dire dans 1384 ans.
On connoît plus d'un exemple de l'a-
bus du calcul mathématique ; je doute
qu'il y en ait jamais eu de plus étrange
que celui-ci. Il l'efî. à tel point, que
quelques lecteurs ont pris pour une
plaifanterie , (auiïi mauvaife qu'indé-
cente ) les raifonnemens &c l'ouvrage
entier de l'Auteur. Mais il fuffit de lire
cet ouvrage , & de voir le ton grave
qui y règne , l'air même de profondeur
qu'on y affecte , pour être perfuadé que
l'Auteur a parlé très-férieufement ; d'ail-
leurs une plaifanterie algébrique , fur-
tout quand elle occupe tout un volume y
feroit une bien trifte plaifanterie.
Quoi qu'il en foit , fans entreprendre
de réfuter cet Ecrivain , &c fans rappel-
ler ici les preuv*es fi connues de la ré-
vélation , dont le détail n'appartient
pa.*» à des Elémens de Philofophie, exa-
minons feulement s'il eft bien vrai ,
comme ce Géomètre le fuppofe, que
la probabilité d'un fait diminue à me-
fure qu'on s'éloigne du tems où il s'eft
paffé.
D'abord , cet afFoiblifTement paroît
inconteflable quand la probabilité du fait
eft appuyée fur le fimple témoignage
fur les Elémens de Philo fophk. S $
verbal de génération en génération ;
par la même raifon qu'un fait ? même
arrivé de notre teins &: dans l'ordre le
plus commun , eft d'autant moins cer-
tain pour nous , qu'il le trouve plus de
perfonnes entre celui qui raconte &
celui qui dit avoir vu. Car pour croire
ce fait , il faut fuppofer que chaque té-
moin intermédiaire l'a réellement oui
dire à celui qui le lui a tranfmis ; puis-
que s'il en en1 un feul qui ne l'ait pas
réellement oui dire, dès-lors la chaîne
de la tradition eu rompue : il eft donc
évident que la raifon de douter fe mul-
tiplie à mefure qu'il y a plus de té-
moins intermédiaires. Or la même rai-
fon de douter a lieu pour les faits qui
fe tranfmettent de bouche d'une géné-
ration à l'autre ; la raifon de douter eu.
même plus forte dans le fécond cas ,
parce que les témoins intermédiaires
n'exiftant plus , comme ils exiitent dans
le cas d'un fait arrivé de notre tems ,
il eu imporTible de s'affurer s'ils ont dit
en effet ce qu'on leur attribue.
Il n'en eu pas de même quand le
fait eu tranfmis par écrit. Tout fe ré-
duit à favoir fi l'ouvrage qui nous le
tranfmet n'eft ni fuppofé ni altéré ; car
D vj
84 Eclaircijjemtns
alors cet ouvrage doit obtenir de nous
la même croyance , que fi l'Auteur nous
racontoft directement le fait dont il eft
ou dont il prétend avoir été témoin. Il
ne s'agira plus que d'examiner enfuite
quel degré de foi on devroit ajouter à
ce témoin s'il nous parloit lui-même ;
or ce degré de foi doit fe mefurer , &c
fur la nature du témoin , & fur celle du
fait qu'il raconte. Dès qu'on ne pourra
douter raifonnablement que Tite-Live ,
par exemple , n'ait écrit fon hiftoire ,
1 exiftence de Scipion ne fera pas plus
douteufe dans dix fiecles qu'elle ne l'eft
aujourd'hui , ni les prodiges que cette
hiftoire nous raconte , moins douteux
aujourd'hui qu'ils le feront dans dix
fiecles.
On doit cependant remarquer , que
plus les faits tranfmis par écrit feront
difficiles à croire , plus il faudra d'exa-
men & de fcrupule pour s'afîurer û
l'ouvrage a été véritablement écrit dans
le tems où on le fuppofe. Cet examen
fcrupuleux efl fur - tout néceffaire , fi
l'ouvrage paroît avoir pour but unique
ou principal de raconter des prodiges ,
&L de changer la manière de penfer des
hommes fur des points importans. Car
fur Us Elémens de Philofbphie. 8 J
plus un Auteur montre de defTein &: de
defir d'être cru, fur-tout en racontant
des chofes extraordinaires , plus fon
témoignage doit être fufpect , plus il
eft. naturel de iuppofer qu'il n'a pas
écrit dans un tems oii il pouvoit avoir
des contradicteurs. Par conféquent ,
plus les faits qu'un Auteur raconte s'é-
loignent de l'ordre commun , plus il
cil néceflaire de s'afliirer que c'eft. vé-
ritablement un témoin oculaire ou con-
temporain qui les a écrits. Mais que
l'ouvrage attribué à cet Auteur foit réel
ou fuppofé , le doute ou la certitude
fur cette qualité de l'ouvrage , ne fe-
ront ni plus ni moins grands pour nos
neveux que pour nous.
Obfervons au refte , que pour cons-
tater la non- nippon" tion de l'ouvrage
dont il s'agit , il faut entre cet ouvrage
& nous une fuite non interrompue &
inconteftable de témoignages par écrit
qui en atteflent la réalité. Car fi entre
l'ouvrage & le premier témoignage par
écrit , il y avoit une lacune formée par
une fimple tradition orale , alors la réa-
lité de l'ouvrage feroit d'autant plus
douteufe que le tems de cette lacune
feroit plus long ; ce cas retomberoit
5 6 Eclaircijjemens
clans celui d'un fait attefté par le Am-
ple témoignage verbal de plufieurs gé-
nérations iucceiïives , depuis l'époque
qu'on fuppofe à l'ouvrage en queftion
juiqu'au premier témoignage par écrit.
Obfervons enfin , que plus les témoi-
gnages par écrit s'éloignent de notre
fiecle en remontant, plus la réalité de
ces témoignages eft difficile à prouver;
parce qu'ils font en plus petit nombre ,
6 moins propres par conféquent à fe
confirmeras uns les autres. Mais il n'efl
pas moins vrai que le doute fur la réa-
lité de ces témoignages ( s'il doit avoir
lieu) ne peut commencer raifonnabîe-
ment qu'à une certaine époque plus ou
moins éloignée de notre tems , 6c que
depuis cette époque jufqu'à nous , tout
le tems qui s'eft écoulé ne peut pro-
duire aucune incertitude nouvelle.
Il eu donc queftion dans tous les cas
foit de tradition orale , foit de tradition
écrite , de remonter au premier témoin
qui raconte. Il faudra enfuite examiner
û ce témoin eft oculaire , ou feulement
contemporain ; s'il eft le feul qui ait vu ,
ou fi plufieurs ont vu la même chofe ,
& nous en afTurent; fi leur témoignage
eft uniforme ôc non çontefté , ni con^
fur les E/émens de Phuojbphie. 87
trarié , ni même altéré par d'autres ; û
le fait qu'on raconte eu dans l'ordre
commun , ou s'il n'y eft pas; fi dans ce
dernier cas les témoins qui en dépofent
ont été aflez éclairés pour ne fe pas
tromper ; s'ils font à l'abri de tout foup-
çon de féduclion ou d'enthoufiafme ;
s'ils n'ont pas eu d'intérêt à voir les
chofes telles qu'ils defiroient qu'elles
fuffent ; s'il n'en ont point eu à dire
qu'ils les ont vues pour fe faire croire
plus aiiément ; enfin fi en les fuppofant
de bonne foi & fans intérêt , il n'y a
pas plus de raifon de les fuppofer dans
l'erreur , que de croire que les lois or-
dinaires & confiantes de la nature aient
été violées pour contredire des vérités
folidement établies.
On auroit grand tort de conclure de
toutes ces règles , aufîi féveres qu'indif-
penfables , qu'il faille toujours refufer fa
croyance au témoignage des hommes
en fait de prodiges. On en conclura feu-
lement qu'il -faut être très-circonfpeft à
y aujouter foi ; plus les faux miracles fe-
ront décriés , plus les vrais miracles y
gagneront.
Il y a plus de trente ans qu'il fe faifoit
tous les jours des miracles fans fin dans
88 EclaîrcîJJtmens
un cimetière fîtué à l'extrémité de Paris.1
Ces miracles fon atteités , dit-on , par
des témoignages nombreux & authen-
tiques. Il n'y a dans toute Fhiftoire an-
cienne & moderne , aucune efpece de
prodiges (fi on en croit les partifans
de ceux-ci ) qui puifient compter &
réclamer tant de voix en fa faveur (*').
Si ce recueil de témoignages parvenoit
à la poitérité, feul & dégagé de tout
ce qui doit le rendre nul , elle fe trou-
veroit embarrafTée , & n'oferoit pro-
noncer fur la fauffeté de ces prétendus
prodiges , en les voyant afïurés par des
hommes dont l'état , le nombre , & les
lumières qu'on leur fuppofe , femblent
obliger de les croire fur leur parole
quand ils afïurent avoir vu.
Je dirai plus. Un grand nombre de
partifans de ces prétendus miracles ont
été privés de leurs biens , exilés , em-
prifonnés , perfécutés , fans changer
d'avis. Il n'efi guère douteux que plu-
fieurs n'eufTent fouffert les plus grands
maux pour foute nir la vérité de ce qu'ils
(/) Les partifans de ces miracles ont ofé imprimer
expreflement que les miracles de J. C. n'étaient pas
mieux atteftés ; leurs adverfaires , qui le croiroit ! ont
^eu la lbttife d'appuyer en quelque manière cette afTer*
tien impie , en la réfutant ferieufement.
fur les Elèmens de Phïlofophle. §9
croyoient avoir vu ; la poftérité feroit-
èlle fage d'en conclure ( fans autre exa-
men ) qu'ils n'étoient ni fourbes , ni
dupes ? Nullement ; car les hiftoires font
pleines de fanatiques qui ont même
ïbuffert la mort avec courage pour leurs
erreurs ; & il eft aufli facile à des hom-
mes ignorans , inattentifs ou prévenus ,
de fe tromper fur des faits que fur des
opinions.
Aurïi l'embarras de la poftérité fur
cette nuée de témoignages commence-
roit à diminuer , fi elle apprenoit en
même tems les contradictions que ces
miracles ont efTuyées dans le lieu même
qui les a vus naître , le peu de foi que
les fages y ont ajouté , 6c le ridicule
dont ils ont fini par couvrir le parti
qui s'en prévaloit. Bientôt cet embar-
ras fe réduiroit à rien , fi elle favoit que
dès que le théâtre de ces prétendus
prodiges fut fermé, il ne s'en fit plus,
parce qu'on avoit éteint le foyer où
l'enthoufiafme alloit s'allumer par une
communication réciproque , &. muré ,
fi je puis parler ainfi, l'attelier où fe fa-
briquoient les lunettes du fanai if me.
Tel efl à peu près le fort qui eft
deftiné à la plupart des faits de cette
90 Eclaircijfemens
nature , Se qui règle le jugement qu'oit
en doit porter. On peut dire avec beau-
coup de raifon que l'incrédulité fur ce
point efl le commencement de la fa-
gefle. Croira-t-on les prodiges d'Accius
Navius , de Curtius , & mille autres
femblables , quoiqu'arrivés , fi on s'en
rapporte à l'hiftoire , fous les yeux de
tout un peuple ? Croira-t-on la préten-
due réfurrecîion dont on fait honneur
à Apollonius de Thyane , quoiqu'exé-
cutée , félon fon hiilorien , fur le plus
grand théâtre ? dans la Capitale du mon-
de ? Croira - 1 - on que le vieux de la
Montagne n'en impofât pas à fes dif-
ciples , quoiqu'ils couruffent fe donner
la mort au premier fignal qu'ils rece-
voient de lui? Croira-t-on enfin la pré-
tendue guérifon d'un paralitique &£ d'un
aveugle par Vefpaiien , quoique rap-
portée par un hiAorien tel que Tacite ,
qui femble même y ajouter une efpece
de foi par ces paroles qui terminent fon
récit; les témoins de ce fait, dit-il, Paffu-
rent encore aujourd'hui , quoiqu'ils n aient
plus ^intérêt à en impofer?
La circonfpec~tion avec laquelle on
doit admettre les témoignages en cette
matière , efl telle , que fouvent un
fur Us Elimens de Philofophie, 9 r
témoignage qui paroîtroit d'un grand
poids , diminue de force quand on l'exa-
mine. On (ent aifément que mille rai-
fons peuvent contribuer à cet affoiblif-
iement. Il err. facile cependant de le faire
illufion à ce fujet , &t de vouloir enle-
ver quelquefois à un témoignage écla-
tant une force qu'il n'eft pas pofîible
de lui ôter. Qu'on me permette , pour
le faire fentir , de rapporter un exem-
ple célèbre. Ammien Marcellin raconte
le prodige des feux fouterreins qui for-
tant tout-à-coup du fein de la terre ,
empêchèrent que le temple de Jerufa-
lem ne fut rebâti, comme l'Empereur
Julien l'avoit ordonné. Or Ammien Mar-
cellin étoit Payen , éclairé , Philofophe;
il raconte ce fait 6c ne changea pas de
religion ; qu'en faut-il conclure , difent
les incrédules ? Tune de ces deux cho-
fes ; ou que le paflage dont il s'agit
n'efr. peut-être point d' Ammien Mar-
cellin , & qu'il a pu être ajouté à fort
hiftoire , comme cela s'eft pratiqué en
d'autres occafions par une fraude plus
pieufe qu'éclairée ; ou que u* c'en1 lui
qui a raconté ce fait , il le regardoit ,
foit comme un bruit populaire , foit
91 Eclaircijjemens
comme purement naturel. La réponfe
du Chrétien à cet argument err toute
fimple ; Dieu a permis que la Philofo-
phie d'Ammien Marcellin fût allez aveu-
gle pour ne pas fentir ou ne pas con-
noître les preuves qui réfultent de ce
fait en faveur de la prédiction rappor-
tée dans le nouveau Teftament , que
le temple de Jerufalem ne feroit jamais
rebâti. Si quelque Sultan également
aveugle &: impie , éntreprenoit aujour-
d'hui de faire rétablir ce temple , foit
pour braver le Chriftianifme en détrui-
fant , s'il le pouvoit, une de fes prin-
cipales preuves , foit par des vues de
politique pour attirer les Juifs dans {es ■
Etats , & en augmenter la population ,
on doit être perfuadé que Dieu empê-
cheroit l'exécution de ce deffein par
quelque nouveau prodige. Mais cet être
auffi fage que puiflant, qui ne multiplie
pas les prodiges en vain , le contente
d'éloigner de l'efprit des Sultans l'idée
de rétablir le temple des Juifs. C'en1 en
effet une chofe très - étonnante , que
parmi tant d'Empereurs Turcs , enne-
mis déclarés du Chriftianifme , dont
même quelques-uns d'eux avoient juré
fur les Elémens de Philofophie. 9 }
la perte , aucun n'ait encore penfé au
projet dont nous parlons (/:). Quoi qu'il
en foit , il n'y a pas , ce me femble ,
de Chrétien fincere &c zélé qui ne doive
fouhaiter que Dieu permette cette en-
treprife impie. Car il en réfulteroit fans
doute en faveur de la Religion chrétienne
un nouvel argument des plus éclatans.
Il n'en1 point de partifan éclairé de
la vraie Religion qui n'admette toutes
les règles que nous venons d'établir
pour l'examen des miracles. Les défen-
feurs d'une fi bonne caufe le refufent
d'autant moins à ces règles , qu'elles
leur fervent à établir la certitude des
prodiges dont le Chriftianifme fe glo-
rifie; certitude qu'on ne peut contefter.
Tels font les principes généraux fur
lefquels efl appuyé l'art de conjecturer
en matière d'hiiloire , & en général de
faits 6c de témoignages. Venons à l'u-
fage de cet art dans une autre feience ,
(k) On nous a obje&é qu'il y a une Mofquée de
bâtie à l'endroit même où étoit ce Temple , & que.
la loi Mahométane défend d'abattre . aucune Mof-
quée. Mais je doute que cette raifon arrêtât un Sultan
zélé , qui fauroit bien fe faire appuyer par le Muphti.
Un Chrétien ne peut donc fe diipenfer de recon-
naître ici le doiçt de la Providence.
94 E clair ciffemens
celle de fe conduire avec les hommes.
Dans cette fcience Part de conjecturer
n'a qu'un principe lur , parmi beau-
coup de règles fort incertaines. C'efl
que les hommes , û difTérens d'ailleurs
entr'eux par le caractère , par les opi-
nions , par les paillons qui les agitent ,
ont un fentiment fur lequel ils fe reifem-
blent tous , l'amour propre, avec lequel
on a toujours à traiter quand on vit
avec eux. Un Auteur moderne a dit que
f intérêt étoit le mobile de toutes les
actions humaines. Si par intérêt, comme
je le crois , & comme il y a toute ap-
parence , il a entendu l'amour de nous-
mêmes , non-feulement il a dit une choie
bien vraie , il a même dit une vérité
commune , qui a cependant été regar-
dée (pour l'honneur de cefiecle Philo-
fophe) comme une abfurdité fcanda-
leufe. Ce feul principe de la morale t
ne faites point à autrui ce que vous n&
voudriez pas qui vous fût fait , n'établit-il
pas l'amour de nous-mêmes pour règle
ck pour mefure de celui que nous devons
à nos femblables ? En portant nos vues
plus haut , &c nous élevant à une morale
iupérieure encore à celle-là, s'il eft
fur les Elimens de Philofophie, 9 J
poffible , le principe le plus épuré de
la vertu , eft. , fi je ne me trompe , le de-
fir d'être bien avec foi- môme ; & ce
defir qu'eft-il autre chofe qu'une fuite
de l'amour propre bien entendu?
L'amour de nous-mêmes , guide quel-
quefois éclairé, plus fouvent aveugle,
eft donc le grand reflbrt de l'humanité.
Il faut bien fe dire que dans toutes leurs
a&ions , tous leurs difcours , toutes
leurs penfées tous leurs écrits même ,
les hommes n'ont qu'un refrain perpé-
tuel; c'eft celui de ce Roi qui enten-
dant faire l'éloge d'un autre Monarque ,
difoit tout bas , & moi donc ? Les plus
adroits font ceux qui font fonner le
moins haut ce refrain fi naturel ; mais
ceux qui le difent le plus en fecret , ne
font pas ceux qui le répètent le moins
fouvent , &: avec le moins de force.
Ave^vous befoin , difoit une femme
d'efprit qui connoiffoit bien les hom-
mes , d? intérefj'er quelqu! un en votre faveur?
flatte^ fa vanité par des éloges , aufji grof
fiers mime qrfil vous plaira , fi vous ria-
ve^ pas Cefprit ou fi vous ne voule^ pas
prendre la peine de louer avecfinejfe ; peut-
être déplaire^ - vous le premier jour , U
$6 Eclalrclffemens
fécond on vous fupportera , le troijleme on
vous écoutera avec plaijîr , le quatrième
on vous aimera.
Il feroit pourtant fâcheux , nous l'a-
vouerons fans peine , que pour réufîir
auprès des hommes , on en fût rc'duit
à flatter fi groifiérement leur vanité. Si
c'eft un «moyen fur de tirer parti d'eux,
que de careil'er leur amour propre 9 c'eft
un moyen pénible pour l'amour pro-
pre qui carefie celui des autres, & qui
fouffre plus ou moins du facrifice qu'il
fait par-là de i'es intérêts. Ajoutons mê-
me que ce moyen peut £tre aviliffant
pour le fage , qui ne doit louer que ceux
qu'il eftime. Mais s'il n'eft jamais d'oc-
cafions où il foit obligé d'encenfer baf-
fement la vanité d'autrui , il en eu. en-
core moins où il fe trouve forcé de la
blefîér. Il doit donc au moins ménager
ce fentiment dans (es femblables , fur-
tout quand il a quelque chofe à atten-
dre ou à defirer d'eux. Le plus fage , il
eft vrai , eu celui qui n'attend & ne
defire rien des hommes, au-delà des
devoirs mutuels que la fociété impofe à
tous fes membres. Mais d'un autre côté
le fage a , comme les autres , fon amour
propre
fur les Elimcns de Phllofophie. 97
propre , fouvent même d'autant plus vif,
qu'il tâche de fe cacher davantage. Cet
amour propre , s'il fait aux autres quel-
que blerîure , s'expofe infailliblement à
en recevoir de pareilles ; il efluie même
des dégoûts , quand il ne cherche pas à
en donner; il doit donc au moins faire
en forte qu'ils foient rares , ck fur-tout
qu'ils ne foient pas mérités.
Cette grande règle de conduite , de
ménager l'amour propre des autres , efl
fi évidente par fa nature , & ii facile dans
l'application, qu'elle n'appartient même
prefque pas à Y art de conjecturer, fi ce
n'en1 peut-être en certains cas particu-
liers , où relativement au caraclere des
hommes , ce qui blefferoit l'amour pro-
pre de l'un , fktteroit l'amour propre
de l'autre. Mais ce qui exige bien da-
vantage toutes les reuources de la con-
jecture , c'en1 la manière de nous con-
duire avec les hommes relativement à
nos intérêts , foit pour empêcher qu'ils
n'y nuifent , foit même pour les y faire
fervir : ce qui fuppofe la connoifîance
des intérêts qu'ils ont eux-mêmes , ôc
des reflburces qu'ils ont pour les faire
valoir ; reflburces qu'ils doivent puifer ,
foit dans leurs talens , foit dans leur
Tome K% E
9 S Eclaircljfcmens
caractère , foit enfin dans leur fituatïoi£
Cette connoifiance ne peut s'acquérir
que par le fecours de l'expérience < De
toutes les vérités que le commerce du
• monde nous apprend fur cette matière ,
la moins fujette à exception efr. celle-
ci , qu'il faut fans cefTe fe défier des
hommes , & ufer de la plus grande cir-
confpeclion en traitant avec eux : maxi-
me auffi trifte qu'importante, puisqu'elle
nous met dans la néceffité de regarder
nos femblables comme nos ennemis.
Aiiiîi , quoique tous les livres nous
la répètent , quoique tous les institu-
teurs nous la crient, quoique l'expé-
rience générale de tous ceux qui nous
environnent nous en affure , la nature
nous en éloigne fi fort , le befoin que
nous avons de nos femblables &c le plaifir
que nous trouvons dans une-confiance
réciproque ont tant d'attraits pour nous,
eue pour ne pas nous y livrer , nous
avons prefque toujours befoin de notre
propre expérience. Celle de tous les
nommes & de tous les fiecles ne nous
fuffit pas; un fentiment confus nous fait
efpérer que nous ferons plus heureux
que les autres dans la fociété, comme
il nous flatte que nous ferons plus heu-
fur les Elèmens de Pkllofophie. 99
Feux en amour , malgré le petit nombre
de gens heureux que l'amour a faits. Il
fuffit qu'on nous ait avoué que ce mal-
heur général attaché à l'efpece humaine
a quelques exceptions , quoique fort
rares ; nous nous flattons que l'excep-
tion fera pour nous ; ce n'en1 qu'après
avoir été trompés , &c même plus
d'une fois , que nous confentons enfin
à mettre la défiance en pratique , & qu«
nous enfeignons cette maxime a la gé-
nération fuivante , qui n'en profitera pas
mieux que nous. On commence par
croire tous les hommes honnêtes gens ;
fouvent on finit par ne plus croire à la
probité de perfonne ; c'eft. un autre
excès : mais autant eft-il excufable dans
celui qui a long-tems été dupe des au-
tres , autant efî-ii odieux dans celui qui
n'auroit encore été dupe de perfonne.
Il faut commencer par être trompé , &t
finir, fi l'on peut , par ne plus l'être.
Je dis , fi Von peut; car quoique l'ex-
périence apprenne , &c même-d'afiez
bonne heure , à fe défier des hommes ,
cependant, quand le caractère n'y porte
pas , elle empêche rarement qu'on ne
foit dupe prefque toute fa vie. On fe
fouvient de tems en tems , dans la fpé-
I oo Eclaircijjemcns
culation , qu'il faut être fur fes gardes ,'
mais on ne s'y met pas pour cela , parce
qu'il en coûteroit pour fe contraindre ;
et on fe dit à foi-même , quand on s'eft
bien exhorté à -être défiant , ces vers
de Britannicus ;
NarciJJe , tu dis vrai , mais cette défiance
Eft toujours d'un grand cœur la dernière fcience $
On le trompe long-tems.
Pal trh-mauvaife opinion dyun tel, me
difoit un jour un homme de beaucoup
d'efprit ; quelque jeune qu'il ait été, je n&
lui ai jamais vu faire ni entendu dire de\
Jbttifes. Ce que l'expérience a bien de la
peine à apprendre aux hommes faits , la
nature feule l'avoit appris à. ce jeune
homme ; & on avoit raifon d'en tirer
des inductions fâcheufes pour fon carac-
tère. Il ne faifoit ni ne difoit de fottifes,
parce qu'il favoit combien les autres
hommes font habiles à en profiter ; 8>c
pourquoi le favoit-il ? n'ayant point en-
core v\i les hommes? Etoit-ce parce
qu'on le lui avoit dit ? Non ; cette vérité
ne s'apprend jamais qu'à' fes propres
dépens , à moins qu'elle ne foit innée ,
ou pour parler plus jufte , enfeignée 6c
perfuadée par un naturel vicieux. C'eâ
fur les Elhnens de Philofophie. i o i
ainfï qu'elle l'étoit à ce jeune homme; il
craignoit que les autres ne profîtarYent
de Tes fottifes , parce qu'il fe fentoit très-
difpofé à profiter de celles d'autrui.
On ne m'accufera pas de prévention
contre Tacite ; mais quand je le vois
trouver fi peu de motifs honnêtes aux
actions des hommes , j'en fuis fâché ,
non pour fon hiftoire ( qui peut - être
n'en efï que plus vraie ) mais pour fa
perfonne : je crains qu'un homme fi
pénétrant, &£ fi peu porté aux interpré-
tations favorables , ne fut un peu pour
ùs amis ce qu'il étoit pour les Princes ,
fk qu'il ne pratiquât la funefte maxime ,
•de vivre avec un ami comme fi on devoit
un jour l'avoir pour ennemi. Maxime fi
afFreufe , toute prudente qu'elle efr ,
qu'il me paroît impoiïible d'en faire une
règle de conduite. Je ne dirai donc à
perfonne , méfiez-vous de votre ami ; je
dirai feulement, ne vous y fie?^ qu après
une longue épreuve.
Quoi qu'il en foit , il réfuîte de tout
ce que nous venons de dire , que la bafe
«le l'art de conjecturer dans la fcïence
du monde , eft. la connoiffance des hom-
mes , & que celui qui par une longue
expérience P aidée 6c nourrie de fes pro-
E iij
102 EclairciJJemens
près réflexions , aura appris à les mien*
connoître , fera le plus capable de con-
jeclurer le mieux dans l'art de fe con-
duire.
Au refte la connoiflance & l'ufage des
règles fuivant lefquelles nous devons
agir dans la fociété, tiennent non-feule-
ment aux hommes avec qui nous vivons,
mais encore aux événemens dont nous
ne fommes pas les maîtres , & dont l'in-
fluence efî néanmoins fi fréquente fur
nos actions. C'éft donc un nouvel objet
de l'art de conjecturer , que la manière
dont nous devons agir , ou pour pré-
venir ces événemens , ou pour les faire
naître, ou pour les rendre (quand ils
font arrivés fans nous ou malgré nous )
les plus avantageux ou les moins nuifi-
bles à notre bonheur qu'il efl poiîlble.
Mais ce feroit une entreprife prefque
illufoire que de donner des principes
fur ce fujet; la diverfité des cas , des
circonftances , des fituations , deman-
dant prefque toujours des règles diffé-
rentes , 6c plutôt une efpece de coup
d'oeil ôt d'infini cl: pour fe déterminer,
que la Logique lente & timide des Ma-
thématiciens &; des Philofophes vul-
gaires.
furhs Elcmens de Philofophle. io$
La politique , qui eft une des princi-
pales parties de cet art de conjecturer , fer-
vircit à prouver , s'il étoit néceiTaire ,
combien les règles de cet art font peu
alTurées ? combien elles font fautives ,
combien l'application de ces règles eft
fouvent trompée par les événemens.
Je n'en voudrois pour exemple que ceux
qui fe font pâlies récemment ck fous
nos yeux , dans la guerre fanglante qui
vient de finir. AulTi n'ai-je point été fur-
pris de voir le Héros de cette guerre ,
le Prince qui s'y eft acquis une gloire
immortelle , faire bien peu de cas de cet
art de chicane ( pour ne pas dire de
fourberie ) qu'on a honoré du nom de
politique ; on ne Taccufera pourtant ,
ni de vouloir par ce mépris fe venger
d'avoir été dupe , ni de lailTer voir le dé-
pit qu'inipirent les mauvais fuccès (/).
(/) Je n'oublierai point l'une des premières ques-
tions que ce Prince me fit , lorfque j'eus l'honneur
de le voir après la conclufîon de la paix , ayant réiiflé ,
contre toute vraifemblance , à l'Europe prefqu'entiere
liguée pour le combattre, lime demanda fi Les Ma-
thématiques fourniffoient quelque mé:hode pour cal-
culer les probabilités en politique ; queftion que j*au-
rois été tenté de prendre pour une épigramme, fhns
le ton fimple & vrai avec lequel elle me fut faite.
Ma réponfe fut que je ne connohTois point de mé-
E iv
1 04 Ëclalrcîfjcmens
L'art de la guerre , qui eft l'art de
détruire les hommes , comme la poli-
tique eft celui de les tromper , eft en-
core un de ceux 011 l'art de conjecturer
a de quoi s'exercer le plus. Le guerrier
eft même, ainfi que le Médecin, pref-
que uniquement réduit à cette reflbur-
ce. S'il y avoit entr'eux quelque diffé-
rence à cet égard , elle feroit , ce me
femble , à l'avantage du guerrier ; les
moyens de tuer nos femblables font
moins incertains que ceux de les guérir-
Mais combien de fois arrive -t-il que
dans l'art de la guerre les événemens
trompent les conjectures ? J'ofe en ap-
peller encore au Prince dont je viens
de parler. Combien de fois n'a-t-il pas
avoué, queîqu'intéreiïé qu'il foit à fou*-
tenir le contraire , que les fuccès du Gé-
néral le plus expérimenté x le plus clair-
voyant, le plus actif, font, beaucoup
plus fouvent qu'on ne penfe , l'effet &c
l'ouvrage du hafard?
Ne concluons pourtant pas de cet
aveu modefte , que dans la guerre &c
thode pour cet objet , mais que s'il en exiftoit quel*
qu'une , elle venoit d'être rendue inutile par le Prince
qui me faifoit cette queition»
fur les Elimens de Philofophie. ioj
dans la politique l'art de conjeclurerfoit
une chimère. Le plus habile dans cet art,
eu. celui dont les conjectures 'font le
moins fouvent démenties par les évé-
nemens. Si dans le jeu compliqué & dan-
gereux du politique & du guerrier , on
peut fuppofer que deux malheurs valent
un tort , on doit , ce me fembie , recon-
noître auïîi que deux luccès valent un
mérite. Quel mérite donc à ce Prince
que celui d'un fi grand nombre de fuc-
cès , lorfque tous les événemens ck tou-
tes les apparences étoient contre !ui>
Sa conduite pendant fix ans , couron-
née enfin par un bonheur mérité, ap-
prend , non-feulement aux Rois , mais
à tous les hommes , que deux divinités,
û on peut parler de la forte , préfident à
peu près également aux événemens de
ce monde , lafageffe & la fortune ; que
û les événemens trompent quelquefois
la fagefle , la fortune de fon côté amené
enfin des événemens heureux ; que le
plus habile eft celui qui fe met en état
de profiler de ces événemens quand ils
arrivent , & qui donne , pour ainfi dire ,
à la fortune le tems de venir au fe-
cours d^ la fagefle. Cette maxime û
vraie <k fi utile ? eft celle que le Philo
E v
io6 E clair clffemens
fophe doit le moins perdre de vue dans
la conduite de îa vie. Donner du tems à
la fortune doit être fa devife & fa règle;
& c'efï par-ià que nous terminerons les
vérités pratiques & importantes , que
nous nous étions propeié de dévelop-
per dans cet article.
De tous les objets de nos connoif-
fances , il en eft deux feulement qui pa-
roifTent ne devoir pas être fournis à
Y art de conjecturer ; les feiences mathé-
matiques, èc la vérité de la Religion : car
chacun de ces deux objets doit avoir
l'évidence pour caractère diïtinctif.
Nulle difficulté à cet égard fur les feien-
ces mathématiques. On riroit d'un Géo-
mètre qui voudroit employer les argu-
mens probables pour prouver une pro-
portion d'Eue lide. Quant aux preuves
de la Religion , il femble que celles qui
feroient purement conjecturales , doi-
vent être abfolument rejetées. Si Dieu,
comme il rfeû pas permis d'en douter,
a fait connoitre aux hommes le vrai
culte qu'ils doivent lui rendre , il efl
évident que les raifonnemens qui éta-
blifient ce cu!te , doivent porter dans
Fefprit une convidion , du moins auïîi
frappante que les démenfirations géo-
fur les Elcmens de Phîlojbphie. 107
métriques : fans quoi il refteroit encore
des motifs râifonnables de douter , Se
par coniéquent une exeufe fufnfante à
l'incrédule , qui n'en doit point avoir.
Auflî les Théologiens les plus confé-
quens ne craignent point de foutenir
que l'évidence du Chriftianifme eu.
égale , ou même fupérieure à celle des
Mathématiques. Cependant le croira-
t-on? Il s'eft trouvé des Philofophes ,
même Religieux , des Philofophes d'ail-
leurs eftimés , qui nous difent tranquil-
lement dans leurs Ouvrages (///) que
pour croire à la Religion Chrétienne ,
il fuffit que Vimpofjîbilité nen foit pas
démontrée. Si les ouvrages de ces Philo-
fophes pénètrent chez tant de nations
engagées dans l'erreur , n'efï-il pas à
craindre qu'à l'aide d'un pareil argu-
ment , ces nations ne relient invincible-
ment attachées aux Religions les plus
abfurdes? En effet combien d'hommes
pour qui il efï comme impoiîible de fe
démontrer la fauffeté d'un culte , auquel
l'exemple , l'habitude , les préjugés ,
l'ignorance , la fuperitition les lient ! Je
crois bien mieux fervir la vraie Religion
(m) Lettres de M. de Maupertuis, Lettre XVII , &
EJfai de Philofophie morale du même Auteur , ch. VII»
E vj
I O 8 Eclaircijfemens
en difant à tous les hommes : Soye^fùr
que votre Religion ejl faujje , ou du moins
que l'Etre fuprême nen exige de vous ni la
croyance , ni la pratique >Ji la vérité nen
ejl pas pour vous plus claire que le jour.
Si l'on objecle au Chrétien les myfte-
res de fa Religion , il répond que la
Géométrie a au/îi les Tiens . qui ne l'em-
pêchent pas d'être d'une certitude à
toute épreuve , parce que l'évidence des
raifbnnemensy étouffe , pour ainfidire ,
Pobfcurité des réf.iltats. Dans la vraie
Religion il doit en être de même ; plus
elle aura de myfleres à propofer , plus
elle doit éclairer & accabler par les
preuves ; &; je ne crains pas qu'aucun
Chrétien foit d'un autre avis.
**fc#
'4*
fur les Ellmtns de Philojbphie. 109
§. VII.
Eclairciffement fur ce qui a été dit
à la page 4g , de Vanalyfe de nos
fens & de ce que chacun d'eux
en particulier peut nous • ap-
prendre.
C'Est une queftion parmi les Phi-
losophes , de favoirfilc fens de la
vue ieul peut nous faire connoître , in-
dépendamment du toucher, l'exiftence
des objets extérieurs. Voici quelques
réflexions fur ce fujet.
Il efl certain que la vue feule , indé-
pendamment du toucher , nous donne
l'idée de l'étendue ; piùTcjue détendue
eft l'objet néceffaire de la vifion , &c
qu'on ne verroit rien , fi on ne le
voyait étendu. Je crois mêV;ie eue la
vif'on doit nous donner l'idée de Té-
tendue plus promptemént que le tou-
cher, parce que la vue nous fait remar-
quer plus promptemént & plus parfai-
tement que le toucher , cette contiguïté
ck en même tems cette diflindion de
r 1 0 Eclaircijjemens
parties en quoi l'étendue confilte. De
plus la vifion feule nous donne l'idée
de la couleur des objet?. Suppofons
maintenant des parties de l'efpace ,
différemment colorées , &c éxpofées à
nos yeux ; la différence des couleurs
nous fera remarquer nécessairement les
bornes ou limites qui féparent deux
couleurs voifines , & par conléquent
nous donnera une idée de figure ; car
on conçoit une ngure dès qu'on conçoit
des bornes en tous fens. Jufque-là ,
nous ne voyons point encore , il efl
vrai , que ces portions d'étendue figu-
rées <k colorées foient diftinguées de
nous-mêmes. Mais foit par le mouve-
ment de notre corps > foii par le mou-
vement des corps qui nous environ-
nent , nous appercevrons bientôt qu'il
y a quelques-unes de ces portions d'é-
ifendue figurées & colorées que nous
voyons toujours , & qui nous affectent
conflamment de la même manière , tan-
dis que les autres varient continuelle-
ment & nous oifrent fans ceile un nou-
veau fpe&acle. N'efl-ce pas une raifort
fufHfante pour conclure la différence
de l'étendue qui efl nôtre d'avec celle
qui efl hors de nous ? Il me paraît au
fur les Ellnuns de Phllofophle. 1 1 1
moins certain , qu'étant bornés à la vi-
fion , nous remarquerions deux fortes
d'étendue , dont Tune ne nous aban-
donnerait jamais , &c l'autre paraîtrait
&C difparoîtroit iucceffivement ; que
dans cette étendue mobile 6c varia-
ble , nous distinguerions des parties
placées les unes hors des autres , &
par conféquent auffi plus ou moins
disantes de la portion d'étendue qui
nous eït. toujours préfente. Suppcfons
maintenant que nous piaffions , par le
feul acle de notre volonté , rapprocher
ou éloigner cette dernière portion d'é-
tendue de celles qui l'environnent ,
tandis que nous ne pouvons ni la rap-
procher ni l'éloigner elle-même, ni en
un mot empêcher qu'elle ne nous fbit
toujours préfente , pendant que les au-
tres le font ou ceflènt de L'être à notre
volonté ; n'en conclurons - nous pas
que ces portions d'étendue environ-
nantes font réellement diftinguées de
nous ?
» Cette conclufion , dira-t-on peut-
» être , n'elt pas exacte ; tout ce que
» nous pouvons conclure de la ma-
» niere différente dont les parties de
» l'étendue nous affe tient , c'eft qu'il
111 EclairciJJhnens
» y a des parties de nous-mêmes qui
» font permanentes , &c d'autres qui
» font variables ». Mais quand nous
appercevons par le toucher des portions
de matière qui nous rendent fenfation
pour fenfation , & d'autres qui ne nous
la rendent pas , pourquoi ne conclu-
rions-nous pas auMî qu'il y a une por-
tion de nous - mêmes qui nous rend
fenfation pour fenfation , Se une autre
portion qui la donne fans la recevoir?
Cependant nous ne tirons pas cette
conclufion , ck nous concluons au con-
traire que ces portions d'étendue qui
nous procurent des fenfations fimples
&c fans réplique , ne nous appartiennent
point. Ne fommes-nous donc pas auto-
rifés à conclure àuffi, que ces portions
d'étendue qui font tantôt préfentes ,
tantôt abfentes pour nous , font distin-
guées de nous-mêmes t Je conviendrai
fans paine que cette conclufion n'eft
pas démonîtrative , pourvu qu'on m'ac-
corde en même-tëms qu'elle nous en-
traîne avec autant de force que l'évi-
dence même.
Si j'oie dire la venté , il me femble
que comme nos fenfations ne nous dé-
montrent point en rigueur qu'il y a des
fur les Elémens de Phllofoph.it. 113
êtres diffère ns de nous , ces mêmes
fenfations ne nous démontrent pas non
plus en rigueur où fe termine notre
corps ; que nous acquérons cette con-
noifTance par des raiionnemens qui ne
font d'abord que des foupçons , des
conjectures , mais des conjectures que
l'expérience répétée & l'accord des au-
tres fens confirment. Je dis V accord des
autres fens. Car il eff d'abord évident
par tout ce que nous venons de dire
du fens de la vue , que ce fens & celui
du toucher s'accorderont parfaitement
enfemble pour nous faire juger de ce
qui eft notre corps Se de ce quiflfcl'err.
point. A l'égard de l'odorat , de rouie ,
6c du goût , quoique ces trois fens ne
piaffent nous donner par eux - mêmes
aucune notion de Pexiftence des objets
extérieurs , je crois qu'ils iervent à
nous en affurer, quand nous la con-
noiffons ou la foupçonnons déjà par
d'autres fens. Un homme qui n'auroit
que le fens du toucher , joint à celui
de l'odorat & de Pouie , s'appercevroit
bientôt que dans l'odeur qu'il fènt ou
le fon qu'il entend , il y a deux chofes
à distinguer , la fenfation qu'il éprouve ,
&C un objet différent de lui-même , qui
H4 EclairciJJemens
lui caufe cette fenfation. Aufîl peut-on
dire que les fenfations de l'odorat , de
l'ouie , du goût , de la vue , font tout
à la fois aidées & troublées par le tou-
cher ; aidées , en ce que le toucher nous
fait connoître Pexifïence des corps qui
occafionnent en nous ces fenfations ;
troublées , en ce que l'exiflence de ces
corps une fois connue par le toucher ,
fait juger au vulgaire ce qui n'efl pas y
favoir que les odeurs , les fons , les
faveurs , les couleurs appartiennent aux
objets extérieurs & non pas à nous ;
au lieu que ces fenfations & celle de
la TjBfcmême ( au moins dans les pre-
miers înftans ) fi elles étoient feules ,
& que le toucher ne s'y mêlât pas , i
nous apprendroient ce qui eil en effet ,
que les odeurs, les fons, les faveurs ,
les couleurs n'exiftent que dans nous-
mêmes.
On peut remarquer au refte que le
goût n'efl: qu'un toucher modifié : la
raifon qui a porté les Philofophes à en
faire un fens particulier, c'elt i°. que
l'organe du goût eit affetté à une par-
tie feule de notre corps , tandis que le
toucher eft attaché à toutes les autres
incliiïin&ement; i°. que cette efpece de
fur les È lé mens de Philo fophie. ï i $
toucher , exclufivement affeclée à une
partie de notre corps , produit en nous
une fenfation particulière qui fe joint
au toucher, mais qui en eft différente.
Obfervons cependant à cette occalion ,
que fi on établiffoit ia différence de nos
fens fur celle de nos fenfations , il fau-
drait admettre bien plus de cinq fens ,
même en ne mettant pas de ce nombre
celui que Bacon & d'autres Philofophes
après lui ont appelle lejixieme fins , je
veux dire le fens phyfique de l'amour. La
fenfation de chaleur , par exemple , Se
celle de froid , font abfolument diffé-
rentes de celle du toucher ; & fi nous
les rapportons communément à ce der-
nier fens , c'eit parce que pour l'ordi-
naire nous éprouvons cette fenfation
dans les parties extérieures de notre
corps qui font l'organe du toucher; car
d'ailleurs le toucher , confidéré en lui-
même , ne nous donne proprement
qu'une fenfation , celle de l'impénétra-
bilité Si de la réfiftance plus ou moins
grande des corps , d'où nous concluons
la réalité de leur exiftence. Les fenfa-
tions que nous acquérons ou que nous
pouvons acquérir en touchant un corps,
comme celle du froid, du chaud , du fec,
ï 1 6 Eclaircljjcmens
de l'humide , &c. font aufli différentes
de la fenfation du toucher même , que la
fenfation du goût , quoique cette der-
nière fenfation dépende aum* du toucher.
Si d'un côté on peut multiplier le
nombre de nos fens au - delà de celui
que les Philofophes ont fixé , on peut ,
fous un autre point de vue , réduire
tous les fens à une efpece de toucher;
ce toucher s'exerce , ou d'une manière
immédiate , comme dans le goût & le
toucher proprement dit , ou d'une ma-
nière médiate , comme dans la vue ,
Fouie , & l'odorat , par le moyen de
quelque matière invifible que le corps
lumineux , fonore , ou odoriférant, en-
voie ou fait agir fur nos organes.
Mais outre ces cinq fens il en eft un
qu'on peut appeller interne , qui eïr.
comme intimement répandu dans notre
fubftance , & dont le fiege fe trouve à
la fois dans toutes les parties externes
6c internes de notre corps. Ce fens ne
peut être rapporté ni médiatement ni
immédiatement au toucher ; il réfulte
de la difpofition actuelle des parties in-
térieures ou extérieures de notre pro-
pre corps , ck produit en nous , en con-
îequence de cette difpofition , des {qïi-
fur les Elimens de Philofophie. lïf
fations agréables ou pénibles , fans que
les autres corps occafionnent ces (en-
fations parleur action fur nos organes,
ou du moins par une aclion fenfible. Ce
fens interne a encore cela de particu-
lier , qu'au lieu que les autres fens
agiiîent fur notre ame fans en recevoir
mutuellement aucune impreflion , l'ac-
tion du fens interne fur Pâme , 6c de
Pâme fur le fens interne eit réciproque,
c'eft-à-dire que tantôt la difpofition de
Pâme eft produite par la manière dont le
fens interne eu affe&é , tantôt la difpo-
fition du fens interne par celle de Pâme.
C'eft. vers la région de l'eftomac que
ce fens interne paroît fur-tout réfider.
Nous pouvons nous en aflurer dans
les émotions vives de Pâme de quel-
que efpece qu'elles foient : l'effet de
ces émotions vives porte prefque tou-
jours fur cette région , &c nous fait
éprouver dans les parties qui en font
voifînes , une pefanteur , une dilata-
tion , un refferrement , en un mot une
impreffion fenfible , &: différente fui-
vant la nature de l'émotion qui l'a oc-
casionnée.
Cette région femble donc être le
ftege du fentiment, comme les'organes
ï ï 8 E clair ciffemens
de nos fens celui de nos fenfations , Se
le cerveau celui de nos penfées. Mais
à Poccafion de ces différentes parties
de notre corps auxquelles nous rappor-
tons les impreflions ou les idées qui
nous affectent , qu'il nous foit permis
de faire une remarque qui paroît avoir
échappé à tous les Métaphyficiens.
La fenfation & la penfée , que les
Philofophes femblent avoir confon-
dues éc regardées comme du même
genre , n'ont pourtant aucun rapport
entr'elles ; car quel rapport entre la
vue (Tune couleur , par exemple , 6c VidU
deVinjufle? Pourquoi donc ces mêmes
Philofophes , fi attentifs à démêler les
défauts de rapport entre les chofes , &C
en conféquence à afTigner de la diffé-
rence entr'elles , n'ont -ils pas diftingué
la fubftance qui fent^ de la fubftance qui
penfe , par la même raifon qu'ils ont dif-
tingué la fubftance penfante de la fubf-
tance étendue ; la penfée pure 5c fimple
n'ayant guère plus d'analogie avec la
fenfation qu'avec l'étendue ? Ce n'efl:
pas tout. Les fentimens qui affectent
notre ame , foit purement pafîifs , com-
me la joie , foit actifs comme le defir,
n'ont aucun rapport ni aucune reffenv
fur les Elimens de Philofpphie. 119
blance entr'eux , ni avec la fenfation
&£ la penfée ; pourquoi donc les Philo-
fophes n'ont-iîs pas aufïï attribué ces
fentimens à quelque nouveau principe ,
distingué du principe qui fent & de celui
qui penfe ? Seroit-ce parce que chaque
ientiment fuppofe toujours une fenfa-
tion ou une penfée qui l'accompagne
ou la précède ? Mais chaque fenfation
fuppofe toujours aufli dans l'organe ma-
tériel un ébranlement qui la précède ou
l'accompagne ; & cependant cette fen-
fation n'appartient pas à l'organe ébran-
lé. Allons plus loin. Nous rapportons
la fenfation à cet organe , quoiqu'elle
n'y appartiennent pas ; n'y a-t-il donc
pas une forte de rapport , du moins ap-(
parent , entre l'ébranlement ck la fen-
fation ? Au lieu qu'il n'y a pas même
l'apparence de rapport entre la fenfa-
tion de la vue , de î'ouie , &c. & la vo-
lonté de faire quelque aclion. Pour-
quoi donc ne regardons-nous pas la {en-»
iation & la volonté comme apparte-
nantes à différens principes ? Si la fa-
culté de fentir étoit unie à toutes le*
parties de la matière , & la faculté de
vouloir à quelques - unes feulement ,
nous regarderions vraifemblablement
1 20 Eclaircijjemens
cette dernière faculté comme apparte»
nante à un principe différent de celui
auquel nous rapportons nos fenfations ;
&c peut-être ferions-nous tentés ( quoi-
que fans fondement ) d'attribuer les fen^
iations à la matière même.
Ces réflexions avoient probablement
frappé les anciens , lorfque dans leur
Philofophie furannée , ils diftinguoient
l'ame raifonnabk qui penfe , de Pamej£/z-
Jitive qui ne fait que fentir ; 6c le Chan-
celier Bacon ne paroît pas s'écarter de
cette idée, lorfqu'il distingue lafcience
de l'ame en fcience du fouffle divin , d'où
eft fortie , dit- il , l'ame raifonnable ; 6c
fcience de Vame irrationnelle , qui nous
eft , dit-il , commune avec les brutes ,
6c qui eft produite du limon de la terre.
On ne peut , ce me femble , attribuer
guère plus clairement à la matière la
faculté de fentir ; 6c il faut avouer que
cette idée, ii elle n'avoit pas d'ailleurs
d'autres inconvéniens , fourniroit la
réponfe à une des plus fortes objections
qu'on peut faire contre l'ame des bêtes;
car fi cette aine n'étoit que matière ,
elle périroit naturellement avec le
corps. Il eft vrai que les animaux pa-
roiflent avoir encore autre chofe que
des
fur les Elimens de Philofophie. Ht
des fenfations , & être fufceptibles
d'une forte de raisonnement , qu'on ne
peut attribuer qu'à une fubftance pen-
fànte. Aufli Defcartes , qui regardoit
la faculté de penfer & celle de fentir
comme l'attribut d'une feule 6c même
fubftance, a refufé tout-à-fait Tune 6c
l'autre faculté aux animaux , coupant
ainfi le nœud gordien pour s'en débar-
raffer. Mais il paroît que jufqu'à lui les
idées des Philofophes n'étoient pas bien
fixées fur la différence ou l'identité de
Vamefen/îb/e Se de l'ame raifonnabU, I!
ne faut peut-être pour s'en convaincre
que fe rappeller ce principe trivial 6c
de tous les tems , que la raifon eft ce
qui distingue l'homme de la brute ; par
le mot raifon on n'a pu entendre que la
faculté de penfer , en tant qu'elle eft
diftinguée de celle de fentir. Encore ne
faut-il pas entendre ici par f acuité de
penfer, ce que cette expreftion fignifie
à la rigueur ; mais feulement la faculté
de penfer perfectionnée , & rendue ca-
pable de s'étendre au-delà des befoins
naturels ; car pour la faculté de con
noître les vrais befoins de l'individu
leur nature , leur étendue , leurs limites
& les moyens d'y fatisfaire , avouons
Tome K F.
T2i Eclaircijjhnais
le à la honte cle notre efpece , cette
fàcultéparoît plus parfaite dans les ani-
maux que dans les hommes.
Mais ? dira-t-on y au lieu d'attribuer
à deux principes difFérens la fenfation
Se l'ébranlement de l'organe , tandis
qu'on attribue au même principe deux
chofes aufîi différentes que la fenfation
& la penfée , ne feroit-il pas plus court
& plus fimple de rapporter tout à un
même principe > ébranlement , fenfa-
tion , penfée , affections , &c. ? Cette
manière de raifonner , feroit , ce me
femble , peu philofophique , indépen-
damment même des inconvéniens qui
en réfultercient pour la religion. Bien
loin de prétendre tout réduire à la ma-
tière , plus j'approfondis la notion que
je m'en forme , plus cette notion me
paroit un abyme d'obfcurités. Le Phi-
lofophe qui affirmerait qu'il n'y a qu'une
fubilance , & celui qui voudroit en ad-
mettre trois , quatre , ou davantage ,
feroient également téméraires. De bon-
ne foi ? avons-nous même une idée claire
de ce que c'efl o\\e fub fiance , pour être
fi hardis dans nos affermions ? Il n'y a
qu'à écouter les définitions que les Phi-
Iofophes en donnent. La fubfiance ,
fur les Elcmens de Philofophie. 113
difent les uns , ejl ce qui exijle par fol-
même. On croiroit qu'ils veulent parler
de Dieu; car il n'y a que Dieu qui
piiifTe exiiler par foi-même. La fubjlance ,
difent les autres , eji ce qui exifle en foi-
même; cela n'efl-il pas bien clair ? Qu'eil-
ce qu'exiiler en foi ? On fent bien que
par cette façon de parler on veut dif-
îinguer la fubjlance , qui exifle indépen-
damment de la modification , d'avec la
modification , qui ne peut exiiler fans
la fubjlance ; mais l'idée qui reile de la
fubiîance en eil-elle plus nette ? Faites
abftraclion de toutes les modifications
l'une après l'autre , imaginez que ce que
vous appeliez fubjlance ou fujet de ces
modifications , en foit dépouillé fuccef-
fivement; il ne vous reilera plus l'idée
de rien , tk, la fubjlance ne fera plus
qu'un mot que vous prononcerez. Pour
le faire fentir par un exemple , deman-
dons aux Philofophes ce que c'eil que
la matière. Ils nous diront que c'eil
une fubiîance étendue &c impénétra-
ble. Otez l'impénétrabilité , qui eil la
modification diilindlive par laquelle l'é-
tendue fimple eil rendue matière, il nous
reilera l'étendue. Otez encore l'éten-
due ? qui fuivant la plupart au moins
Fij
ï 24 Eclaircijjcmens
des Philofophes modernes ne conftirue
point l'effence de la matière , il ne refte
plus aucun objet , aucune idée dans l'ef-
prit; & quand il reftsroit l'étendue ,
c'eft-à-dire une portion de l'efpace , il
faudroit encore favoir fi cette portion
de l'efpace , & l'efpace même , font
quelque chofe de réel ( a ) ? Qu'eft-ce
donc que hfubflance de la matière ?
(a) Voy«i plus bas VEclairciJJ'emcnt fur l'efpaci
& fur le tems*
<% >«'*K'«v>!:*x':' ^
fur les EUmens de Phllofophie. 1 1 y
§. VIII.
Eclaircijfement fur ce qui a été dit
à la page 60 , de la dijliridion
de Vame & du corps.
PLus on creufe la queftiori de la
distinction du corps & de l'ame ,
plus elle offre de matière à la médita-
tion du Philo fophe. Convenons d'a-
bord , qu'il n'y a en effet aucun rapport
apparent entre l'étendue & la penfée.
Un bloc de marbre ne paroît ni doué
ni fufceptible de fenfation , d'idée , de
volonté : entre la matière qui forme
ce bloc de marbre &: celle qui forme
le corps humain , il n'y a ou il ne pa-
roît y avoir que des différences pure-
ment matérielles, quant à la figure , à
la couleur , à la mollette ou à la dureté
des parties , & à la fluidité de quelques-
unes ;la différence eft encore moindre,
quant au matériel , entre le corps hu-
main & un automate qui en imiteroit
certaines fondions , tel que la mécha-
nique en produit quelquefois. Pourquoi
F iij
•I 2 6 Edaircijjemcns
donc l'un a-t-il le fentiment 6c la pen-
fée , tandis que l'autre en eft privé ?
Quelle différence paroît-il y avoir entre
la main d'un cadavre expofée au feu ,
6c celle d'un homme vivant qui y efi
expofée de même , fi ce n'eft le mou-
vement du fang qui eft arrêté dans la
première ? Et quel rapport ce mouve-
ment du fang paroît-il avoir avec la fen-
fation que l'homme vivant éprouve ,
tandis que le cadavre en eft privé ? Ces
réflexions fi flmples ne fuffifent-elles pas
pour prouver , que le fentiment & la
penfée appartiennent à un principe dif-
férent de la matière ?
Mais d'un autre côté, ont dit pîu-
fieurs Philofophes , « û la matière 6c
» la fubftance penfante n'ont rien de
» commun , pourquoi l'accroiiTement r
» le dépériffement , l'altération , 6c en
» général la perfection ou la force plus
» ou moins grande de nos organes 9
» a-t-elle une influence fi marquée fur
» nos fenfations , nos affections 6c nos
f> idées ? Comment concevoir d'ailleurs
» que deux fubftances qu'on fuppofe
» abfolument différentes , 6c n'ayant
» entr'elles rien de commun , puiflent
» avoir Tune fur l'autre une aclioa
fur les Elèmens de Philofophîe. i vj
» réciproque fi forte & fi fenfible ?
» Quelle différence enfin pouvons*
» nous concevoir , du moins d'après
» les notions que l'habitude nous a fait
» acquérir , entre le néant abfolu , Se
» un être qui ne feroit point matière ?
» On dit , pour prévenir cette objec-
» tion , que la penfée , la volonté , ne
» font ni longues , ni larges , ni colo-
» rées , &: cependant font quelque
« chofe. Cela eft vrai ; mais le mouve-
» ment , la pefanteur ? &c. ne font non
» plus ni longs , ni larges , ni colorés ,
» &C cependant font quelque chofe , &:
» en même tems appartiennent à la
» matière. La difficulté n'efï pas de con-
» cevoir des modifications qui foient
» privées d'étendue , mais de conce-
» voir que le fujet qui reçoit ces mo-
» dirications ne foit pas étendu. D'ail-
» leurs fi la matière efl distinguée du
» principe qui penfe , qui fent 6c qui
» veut , & fi en même tems ce prin-
» cipe qui penfe , qui fent & qui veut,
*> efr individuellement le même , pour-
» quoi d'un côté rapportons - nous
» comme par un inflincl invincible nos
» fenfations aux différentes parties de
» notre corps qui en font l'organe , Se
F iv
1 1? E clair ciffemtns
» pourquoi de l'autre ne rapportons*
» nous jamais la volonté à aucune par-
» tie de notre corps , même à celle qui
» pourroit en être l'objet , par exemple
» aux pieds la volonté de marcher ,
» comme nous rapportons aux pieds
» le chaud , le froid que nous y (en-
» tons ? Plus on approfondit toutes ces
» questions , plus on s'y perd ».
Telles font les raifons de certains
Philofophes pour douter de la fpiritua-
lité de l'ame. Mais ôtent-elles quelque
force aux preuves que nous avons don-
nées plus haut de cette fpiritualité ? Le
fage fe bornera feulement à tirer de ces
doutes deux concluions 9 l'une fpécula-
tive y l'autre pratique. La première , c'eft
que d'après le peu de connohTance que
nous avons de l'eUence de la matière ,
&: d'après l'obfcurité même de l'idée
fous laquelle nous nous la repréfen-
tons , il feroit téméraire (la religion
même étant mife à part) d'affirmer que
la penfée ck le fentiment piuTent lui
appartenir* La féconde , c'efî. que le
fage , perfuadé de l'influence de nos
organes fur le principe qui fent & qui
penfe en nous , doit veiller avec foin à
Ja confervation 6c au ménagement ds
fur les Elèmens de Phllofopkle, i 19
ces mêmes organes. Quand le Phyfique
eft chez nous en bon état , tout va bien
pour l'ordinaire : du moins eft-il cer-
tain , que fi nos afTe&ions , nos fenti-
mens , 6c fur-tout les événemens qui les
produifent , ne dépendent pas de nous ,
le Phyfique de notre machine en dé-
pend beaucoup davantage ; 6c c'eft fur
ce Phyfique que le fage peut 6c doit
veiller , foit pour adoucir , loit pour pré-
venir l'effet des fentimens fâcheux. La
région de l'eftomac , comme on l'a déjà
dit plus haut, efl le fiege fenfible des
afFedions vives 6c profondes ; 6c Par-
menide , qui au rapport de Plutarque ,
mettoitle fiege de l'ame dans l'eftomac,
n'avoit peut-être pas tort à certains
égards. Au fond, cette queftion dujîege
de Came , eft une des chimères de la Phi-
lofophie ancienne 6c moderne ; car
puifque l'on convient que la faculté de
ientir appartient à l'ame , 6c puifque
cette faculté eft mife en action par tou-
tes les parties de notre corps 7 pour-
quoi vouloir placer Lame dans une par-
tie plutôt que dans une autre ? Elle eft
par -tout ck nulle part. Mais revenons
à cette région de l'eftomac 7 fiege de
nos affe&ions > qu'en faut-il conclure?
F v
i ^o Eclair ci ffimzns
Que c'eft fur cette région qu'il faut veïf-
1er , que c'eft ce vifcere qu'il faut mé-
nager , fur-tout dans les momens d'in-
quiétude , de trille fle , & de paillon vio-
lente ; il faut alors fe traiter comme fi
on avoit la fièvre , & s'abflenir de tout
ce qui pourroit arrêter , troubler , ou
rendre plus pénibles les fonctions d'une
partie fi importante à l'état de notre
ame. Cet aphorifme eit , je crois , un des
plus utiles de la Médecine préfervative.
Mais ne bornons pas là notre apho*
rifme ; &c concluons de l'influence ré-
ciproque du corps & de l'ame , que la
devife du fage doit être en général ,
veille fur ton corps. C'étoit la maxime de
Defcartes , & il la mettoit en pratique ;
jamais de veilles , jamais d'excès d'au-
cune efpece , jamais en un mot de pri-
vation volontaire de ce qui pouvoit
améliorer fon exiflence phyfique , ni
d'ufage immodéré de ce qui pouvoit la
lui rendre agréable. Il fe démentit de
cette maxime quand il facrifia à Chrif-
tine fa liberté ; il dérangea fa manière
de vivre ; & n'ayant jamais été malade
dans les marais de la Hollande 9 il mou-
rut à cinquante ans dans un palais.
Ce que nous venons de dire de la
fur les Elémens de Philofophie. 131
Philo fophie pratique de Defcartes , nous
donnera occalion de taire quelques ré-
flexions fur fa Philo fophie fpéculative ;
réflexions d'autant moins déplacées ,
qu'elles appartiennent au fujet que nous
traitons. Plus on examine les différens
points de la Métaphyfique Cartéfienne ,
plus on voit que fon illuitre Auteur a
été le plus hardi fans doute , mais le
plus conféquent peut-être de tous les
Philofophes dans (es idées , comme
il l'a été dans {qs maximes de con-
duite jufqu'aux fix derniers mois de fa
vie. Pour fe convaincre de ce que nous
avançons , qu'on confklere la liaifon
intime de tous les points de fa Méta-
phyfique. La penfee ni le jentiment ne
peuvent appartenir à F étendue ; voilà d'où
il part. Donc > conclut - il , le principe,
qui penje & qui Cent en nous ejl une fitbf-
tance abjblument dijlinguée de L'étendue ? &
qui na ni ne peut avoir par lui-même rien
de commun avec la matière. Donc f union
du corps & de Pâme ne peut confijler dans
aucune influence mutuelle que ces deux
fubflances aient par cllcs-mcme^ l'une fur
l'autre , mais dans un décret di Dieu 9
par lequel il a ordonné qu à Uoceafan de
tel mouvement ou de telle impre.fjwn dans
F vj
1 3 1 Eclairciffemens
U corps , Pâme auroit telle penfie ou telle
fenfation ; & réciproquement quà Pocca-
Jion de telle difpojition dans lame , telU
impreffion jerou produite dans le corps.
De plus les fenfations , qui ne font que
dans P ame ffuppofcnt néanmoins une im-
preffion dans le corps qui les produit ; donc
quoique les fenfations ne puijjent appar-
tenir quà lame , elles ne lui appartiennent
pas nécefjairement , puifque Pexifence de~
Pâme ejl indépendante de celle du corps ,
& quune ame qui ne feroit point unie à
un corps par une volonté particulière de-
Dieu , n auroit point de fenfations. Or il
ne peut y avoir dans Pâme que Jènfation
& penfée. Donc puifque la Jenfation riefl
pas efjentielle à P ame , il s enfuit que la
p enfée lui ejl ejfentie lie. Donc i°. Pamepenfe
toujours , puifquelle ne peut exifler fans
te qui lui ejl ejjentieL 2.°. Lame nef au-
tre chef que la penfée , puifque fi on con-
çoit un être penj'ant , & quonfaff'e enfuite.
ab fraction de la penfée , ce que Pon avoit
conçu fe réduit à rien. Et qu'on ne dife
pas que cet être r non penfant & non [en-
tant par la fuppojition ,. pourra encore-
avoir une volonté ; car toute volonté fup-
pojè une penfée. En un mot la penfée ejl
la jlule cJioJe dont on m puife fuppojèr
fur les Elimens de Philofophïe. 1 3 5
f ue Vame foit privée 7 & avec la penfée
feule elle peut être imaginée existante ; donc
lyame & la penfée font la même chofe ; donc
lafenfation, la volonté , & toutes les au-
tres affections de Came y ne font point dif-
férentes de la penfée mime , ou plutôt ne
font que la penfée modifiée différemmeiit.
De plus , puifque V ame na par elle-même
rien de commun avec le corps , donc elle
peut fubfifi.tr quand le corps efl détruit*
Donc elle doit fubjijler en effet ; car le
corps même n'efi pas proprement détruit ,
Ces parties font feulement définies les unes
des autres , & réunies à d'autres portions
de matière ; rame au contraire ne pourroit
être détruite fans être anéantie ; & pour"
quoi Dieu U anêantiroit ~ il , lorfquil na-
néantit pas le corps même , dont par fit
nature elle ef indépendante 9 & dont lefi
fence ef beaucoup moins noble , & un ou-
vrage beaucoup moins digne du Créateur ?
Dame ejl donc immortelle. Or la foi nous
apprend que dans les animaux tout périt
éivec eux. Il n'y a donc réellement dans les
animaux aucun principe fpirituel & di (lin-
gué de la matière ; donc puifque lafenfation9
la penfée , & la volonté ne peuvent ap-
partenir à la madère 9 les animaux n'ont
quên apparence des pmfées 7 des fenfa-
134 Ec lai rciffe mens
dons , des volontés. Donc les animaux
font des machines.
Toutes ces conféquences tiennent ,
ce me femble , très-fortement les unes
aux autres ; & il paroît difficile d'en
attaquer aucune , fans que le coup
porte de proche en proche au prin-
cipe d'où Defcartes eu parti , que la,
penfée ne peut appartenir à l'étendue. Il
faut pourtant avouer que parmi ces
conféquences il y en a plufieurs qui
font au moins douteufes , & .quelques-
unes , comme celle du machinifme des
bêtes, qui font révoltantes. En conclu-
rons-nous que le principe fondamental
n'eft pas vrai? A Dieu ne plaife ; mais
voici , ce me femble , la manière dont
le fage doit raifonner. L'expérience fem-
ble d'un côté me porter à regarder mon
ame & mon corps comme ne faifant
qu'une fubftance ; le raifonnement d'un
autre côté me donne de fortes preuves
de la différence de l'un & de l'autre ;
la religion vient à l'appui de ces der-
nières ; c'efl donc à elles feules qu'il
faut m'en tenir.
Ceci ne contredit point ce que nous
avons dit ailleurs, que la fpiritualité de
Pâme eitune vérité qui eft du reifort de
fur les Elcmens de Philojbphîe. 135
la raifon. Elle Pefl en effet , puifque la
raifon en fournit les preuves ; mais la
foi efl néceffaire pour faire le complé-
ment de ces preuves , auxquelles même
elle n'ajoute proprement rien , qu'en
nous affluant que la force des preuves
efl réelle , &c que celle des objections
n'en1 qu'apparente, 6c en nous donnant
ainfi le moyen de nous décider entre les
unes &c les autres.
En vain diroit-011 , que fuivant l'opi-
nion de quelques fa van s hommes , très-
attachés d'ailleurs à la Religion , la fpiri-
tualité de Pâme n'efl énoncée claire-
ment en aucun endroit de l'Ecriture y
&: par conféquent ne nous efl point
confirmée par la révélation. Mettant
cette difcuffion à part , l'objecfion dont
il s'agit efl bonne tout au plus pour ceux
qui bornent la révélation à l'Ecriture ,
mais non pour ceux qui y joignent l'au-
torité de PEglife , deflinée à fupléer à
l'Ecriture quand elle ne s'explique point,
ou ne s'explique pas affez : or cette der-
nière autorité ne nous laiffe aucun doute
fur la fpiritualité de notre ame.
On auroit donc très-grand tort (&
ceci foit dit en général pour toutes les
queftions métaphyfiques dont l'examen
f$6 Edalrcijfcmens
tient à la Religion ) d'accufer de maté-
rialifme un Philofophe qui compareroit
& balanceroit les preuves de la fpiri-
tualité de l'ame avec les objections
qu'on y oppofe. Il fuffit qu'après avoir
reconnu 6c fait fentir la force des preu-
ves , il y ajoute la foi pour faire pen-
cher évidemment la balance en leur
faveur. Oui, je ne crains point de le
dire , & je ne vois pas comment la Re-
ligion , fi jaloufe de fa fupériorité fur la
raifon humaine , pourroit s'en orTenfer
ou s'en alarmer; la foi efl indifpenfa-
ble dans la plupart de ces queftions mé-
taphyfiques , non pour nous éclairer,
mais pour nous décider entièrement : la
raifon allume le flambeau ; c'eït à la foi
à le recevoir d'elle , à l'entretenir , &
à empêcher l'erreur de fouffler defYus.
Combien de vérités fur lefquelles nous
ne pouvons prononcer définitivement
qu'avec ce fe cours ? Pcfons &c exami-
nons toutes les preuves que la Philofo-
phie nous fournit de la fpiritualité de
l'ame , de fon immortalité , de la liberté
de l'homme , &c par conféquent de fes
obligations morales ; appliquons toutes
ces preuves aux animaux , nous ferons
étonnés des conféquences abfurdes dans
fur Us Ellmms di Phllofoplùc. 1 37
lefquelles elles nous précipiteraient, fi la
foi ne venoit au fecours de la raifon qui
s'égare , &: ne lui montroit les bornes
où elle doit s'arrêter , en lui apprenant
la différence que le Créateur a jugé à pro-
pos de mettre entre l'homme 6c la bête.
Voici encore une queftion , dont la
folution tient plus qu'on ne penfe à celle
de la difHn&ion du corps &c de l'ame. Si
l'ame eft différente du corps , fi c'efl
une fubftance {impie, comment conce-
voir l'inégalité des efprits ? Il vaudroit
autant dire que les points mathématiques
font inégaux ; l'égalité naturelle des ef-
prits paroît donc une fuite inconteflable
de la diftinclion des deux fubffances.
Ce qu'il y a de fingulier , c'efl qu'un Phi-
lofophe , qui dans un ouvrage célèbre
a foutenu cette égalité primitive des ef-
prits , a été accusé &. condamné même
comme Matérialifte , tant fes adverfaires
ont été conféquents. Mais fi ce Philofo-
phe n'a pu effuyer à ce fujet une que-
relle légitime de la part des Théologiens,
il n'a pas été dans le même cas à l'égard
des Philo fophes. Car il paroît avoir pré-
tendu non-feulement que telle ame prife
en elle-même eft égale à telle autre ,
opinion qu'il paroît difficile de réfuter 9
138 Eclaircijjemens
quand on admet la différence de l'ame
&: du corps ; mais que telle ame unie à
tel corps eu mfceptible des mêmes idées,
des mêmes connohTances , des mêmes
talens , des mêmes parlions , de la mê-
me perfection que telle autre , unie à
tel autre corps. Pour admettre cette
opinion , il faudroit , ce me femble ,
ignorer , combien d'une part notre ame
eu. dépendante de nos organes , & com-
bien de l'autre les organes de deux hom-
mes différent de perfection entr'eux ,
antérieurement à toute éducation ; deux
vérités que l'expérience prouve incon-
testablement. D'ailleurs (ck ceci foit
dit par manière de remontrance aux
Philofophes qui s'épuifent en raifonne-
mens fur des queffions inutiles ) qu'im-
porte ii les efprits , foit en eux-mêmes ,
ïbit unis au corps , font égaux ou iné-
gaux entr'eux , &: fufceptibles des mê-
mes idées , des mêmes talens , des mê-
mes vertus ? A quoi bon agiter cette
queftion , dont la folution ne peut être
d'aucune utilité pratique , puifque dans
le fait les efprits des hommes font
réellement très - inégaux dans leurs
productions , &c qu'aucun fyfîême ne
pourra jamais les rendre égaux à cet
fur les EUmcns de Phllcfophle. 139
égard ? L'éducation peut feulement di-
minuer jusqu'à un certain point cette
inégalité. Si c'eft là toute la conféquence
pratique qu'on veut tirer du fyftême de
l'égalité primordiale des efprits , cette
conféquence efl vraie indépendamment
du fyflême ; car il eft évident par l'expé-
rience , que foit que les eiprits foient
égaux ou non par leur nature , l'éduca-
tion peut les perfectionner , ou par le
nombre &; le genre des idées qu'elle
procure, ou par le degré de perfection
qu'elle peut ajouter aux organes. Mais
prétendre que deux hommes , diffé-
remment conititués &C organifés , &t
placés d'ailleurs dans les mêmes circons-
tances à chaque inftant de leur vie ?
produiront abiblument les mêmes cho-
ies , c'eft prétendre que deux hommes ,
l'un foible , l'autre robufle , placés dans
les mêmes circonitances , & élevés de
même , feront capables des mêmes
aclions de force corporelle.
Autre difficulté ; car dans cette ma-
tière ténébreufe tout en fourmille. Si les
âmes des hommes font égales par leur
nature , &c ft la différence de leurs idées
& de leurs qualités tient uniquement
à celle des organes , pourquoi Famé des
140 E clair cijjcmens
bêtes ne feroit - elle pas égale par fa na-
ture à celle des hommes? Etfi ellel'eft,
pourquoi la différence de fort qu'elle
éprouve ? Voilà encore de l'occupation
pour les Métaphyficiens, au moins pour
ceux qui n'auront rien de mieux à faire ,
que de chercher à réfoudre de pareilles
questions fans y pouvoir réufîir.
Donnons encore à cette occasion
une nouvelle preuve de Pefprit confé-
quent de Defcartes. « L'ame , difoit-il ,
» efl effentiellement différente de la
» matière. Elle doit donc avoir des idées
» qui en foient indépendantes. Elle doit
» donc avoir des idées innées». Cette
conféquence , fi elle n'en1 pas démonftra-
îive , eft au moins bien philofophique ,
bien convenable & à la dignité de notre
ame , & à la grandeur de l'Être qui l'a
créée. Mais malheure ufe ment cette con-
féquence n'eft. pas vraie ; Locke a dé-
montré , &c bien d'autres après lui, que
toutes nos idées , même les idées pure-
ment intellectuelles ck morales , vien-
nent de nos fenfations.
Je defirerois feulement, peut-être
par un excès de fcrupule , que parmi
les preuves invincibles que Locke a
données de cette vérité , il n'eût pas fait
fur les Elèmcns de Philojbphie. i^t
entrer la différente manière de penfer
des hommes & des nations fur certaines
vérités de morale ; je craindrois que cette
différence ( qui n'eft, que trop vraie )
ne conduisît certains efprits peu atten-
tifs à regarder ces vérités comme dou-
teufes. Je fais qu'il s'en faut bien qu'elles
le foient ; je fais même qu'il s'en faut
bien que l'intention de Locke ait été
de le faire croire. Mais il en1 des objets
qui doivent être facrés pour le Philofo-
phe , auxquels du moins il ne doit tou-
cher qu'avec une extrême circonfpec-
tion , & fur lefquels il doit éviter de
donner même occafion à des fophifmes.
D'ailleurs , pour prouver qu'il n'y a
point d'idées innées , eft-il néceffaire
d'obferver que les principes de morale
trouvent de la contradiction parmi les
hommes ? Quand toutes les nations fe-
roient parfaitement d'accord fur ces
principes , & fur la manière de s'y con-
former , s'enfuivroit-il qu'ils fuffent innés
pour cela? Il s'enfuivroit feulement que
les hommes ayant les mêmes fenfations,
ont dû être conduits de la même ma-
nière par ces fenfations à la connoiffance
des vérités morales. Je conviens que la
connoiffance de ces vérités ne nous
14^ EcldlrciJJcmens
vient pas immédiatement de nos fen»
fations ; elle nous vient de la ibciété
que nous formons avec les autres hom-
mes , des idées que cette fociété nous
procure , des befoins qu'elle nous fait
ientir , &: des moyens qu'elle nous four-
nit pour les fatisfaire : mais toutes ces
connoifTances mêmes tiennent évidem-
ment à nos fenfations , en dépendent ,
ck ne font acquifes que par ce fecours.
C'eft donc en effet à nos fenfations que
nous devons la connoiflance des vérités
morales. En un mot la connoiifance des
vérités morales n'eft fondée que fur la
notion du jufte & de l'injurie; l'homme
n'a l'idée de l'injufte que parce qu'il a
l'idée de fouffrance, & il n'a l'idée de
fouffrance que parce qu'il a des fen-
fations.
Mais s'il eft vrai que c'efl: à nos fens
que nous devons primitivement toutes
nos idées , il n'en1 pas moins vrai que
c'eït à la ïcciété qui nous unit aux au-
tres hommes que nous devons immé-
diatement , non - feulement , comme
nous venons de le dire , les idées mo-
rales , mais la plus grande partie même
des notions purement fpéculatives. Il
ne faut , ce me femble , pour s'en con-
furies Elimens de Philo fophie. 145
vaincre , que réfléchir fur la différence
énorme qui fe trouve à l'égard des con-
noiffances & des lumières entre les
Sauvages 6c les peuples policés. Qu'au-
roit été le plus grand de nos Philofo-
phes , s'il eût été réduit aux feules idées
qui fortoient du fond de la nature ? N'eft-
ce pas vraiiemblablement cette privation
de fociété , plus eue toute autre caufe ,
qui réduit les animaux à un cercle d'idées
ii étroit &c û borné ? Mais pourquoi les
animaux, avec des organes femblables à
ceux des hommes , n'ont-ils pas le mê-
me penchant que les hommes à f e rap-
procher les uns des autres ? Pourquoi
leur langue & leur bouche , d'ailleurs fi
femblables à la nôtre en apparence , ne
forment-elles pas des fons articulés ? Il
faut que les Philofophes aient bien fenti
la difficulté de répondre à ces queftions,
puifque la feule répônfe qu'ils y aient
faite jufqu'à préfent, c'efr. que le Créa-
teur a voulu que l'homme vécût en fo-
ciété , & que les animaux n'y vécufTent
pas ; réponié qui ne fatisfait à rien , &c
qui pourtant eu la feule raifonnable; car
comment expliquer ce qu'on ne com-
prend pas , fi ce n'efr. en difant ; Dieu
Va voulu ainjî? Si les Philofophes ont
144 E clair ciffemtns
quelque chofe à fe reprocher , c'efl peut-
être de ne pas donner plus fouvent cette
folution aux queflions qu'on leur fait;
ils n'en feraient pas plus ignorans , ni
nous plus mal inftruits ; ils auroient de
plus le mérite d'avouer au moins leur
ignorance , & nous celui de ne pas
chercher en vain à fortir de la nôtre.
Que de queflions métaphynques &
théologiques , dont les Scholaftiques
prétendent donner la folution , que le
vrai Philofophe cherche encore & cher-
chera vraisemblablement toujours ? Que
d'objections dont il doit dire : Je fais
bien la réponfe qu on fait à cette difficulté >
mais je n y fais pas répondre.
$. oc
fur les Elèmens de Phllojbphie, 145
§. ix.
Eclaircifjement fur ce qui a été dit
à la page 14J , des différens fens
dont un même mot eflfufceptible.
LEs Grammairiens distinguent ordi-
nairement deux efpeces de fens
dans les mots ; le fens propre qui elt
leur fignihcation originaire & primitive,
& le fens figuré par lequel on détourne
le premier féns , le fens- propre , en
l'appliquant à un objet auquel il ne con-
vient pas naturellement : par exemple
dans ces phrafes , Y éclat de la lumière , ôc
V éclat de la vertu , éclat eft d'abord pris
dans fon fens propre , & enfuite dans
fon fens figuré. iMais il y a outre le fens
propre &c le fens figuré 9 un autre fens
que j'appelle fens par extenfion , qui tient
en quelque forte le milieu entre ces deux-
•là. Ainfi quand je dis C éclat de la lumière ,
V éclat du fon , V éclat de la vertu , dans la
phrafe l'éclat tdu fon , le mot éclat eft
tranfporté par extenfion de la lumière
au bruit , du fens de la vue auquel il eft
propre, au fens àe Fouie auquel il n'ap-
Tome Vt G
1 46 Eclaircifiemens
partient qu'improprement ; on ne doit
pourtant pas dire eue cette exprefUon >
V éclat du fin \ foit figurée , parce que les
expreffions figurées font proprement
l'application qu'on fait à un objet intel-
lecluel , d'un mot defliné à exprimer un
objet fenfibîe.
Voici encore un exemple fimpîe , qui
dans trois différentes parafes montrera
d'une manière bien claire ces trois di£
ierens iens ; marcher après qiulquun ,
arrïvu après V heure fixée, courir après les
honneurs : voilà après , d'abord dans fon
fens propre qui eit celui de fuivre un
corps en mouvement ; enfuite dans fon
fens par extenfion , parce que dans la
phrafe , après l'heure , on regarde le tems
comme marchant & fuyant , pour ainfi
dire, devant nous ; enfin dans le fens
. , courir après les honneurs, parce
que dans cette phrafe on regarde aufïï
les honneurs , qui font un être abftrait,
comme un être phyûque fuyant devant
celui qui le defire , ck: cherchant à lui
échapper. Une infinité de mots de la
langue , pris dans toutes, les clafles &
tous les genres , peuvenflournir de pa-
reils exemples.
Il faut remarquer encore que le fens
#
fur les Elèmens de Philofophle. r 47
propre des mots à un ufage fixe , déter-
miné &: unique , enforte qu'il n'y a
jamais qu'une feule efpece de phraie ,
où l'on puiffe employer ce fens propre ;
au lieu que le fens par extenfion ce le
iens figuré peuvent avoir différentes
acceptions , différentes nuances , lé di-
verfifîer plus ou moins dans ces nuances
& ces acceptions , &c par coniéquent
entrer dans différentes fortes de phrafes.
Pour diilinguer ces nuances & ces ac-
ceptions différentes , d'abord dans le
fens par extenfion , enfuite dans le fens
figuré , il faut commencer par définir les
mots dans leur fens propre le plus ref-
traint &c le plus rigoureux , ck parcourir
enfuite par degrés toutes les nuances
que ce premier fens a produites pour
exprimer d'autres idées. Par exemple ,
donner fignifie proprement & dans fon
fens primitif mettre quelque chofe de fa
main dans celle d'un autre : dans la
phrafe donner un ècu à quelqu'un , donner
eft pris dans ce fens propre tk primitif;
dans donner des coups d'éfée , le fens
propre &c primitif commence à rece-
voir un peu plus d'extenfion , parce
qu'on donne à la vérité de fa main , mais
non plus dans celle d'un autre ; dans
Gij
1 48 E clair ci ffe mens
donner une maifon , encore davantage ',
parce qu'on ne donne plus ni de Ta main,
ni dans celle d'un autre; dans donner fes
ouvrages au public , encore davantage ,
parce que le public , letre à qui l'on
donne , n'eft plus comme dans les exem-
ples précédens , un individu phyfique ,
mais une collection d'individus qui eft
une efpece d'être abfïrait ; enfin dans
donner fin eflime , fin affection , l'expref-
fton devient tout-à-fait figurée , parce
que V eflime , V affection , font des êtres
abfolument métaphyfiques & intellec-
tuels. De même dans ces phrafes , fentir
une odeur , fentir de la réjijlance , fentir de
la douleur , fentir de V amour , fentir de
V amitié pour quelqu 'un , fentir un affront,
fentir la force d'un raifonnement ; voilà
d'abord fentir dans fon fens propre &C
primitif , fentir une odeur ; enfuite dans
fes dirïérens fens par extenfion , enfin
dans fes différens fens figurés. Les fens
par extenfion font ; fentir de la réf fiance ,
qui fe rapporte comme dans le premier
fens à un objet extérieur & fenfible ,
mais différent , par fa nature &C par fon
a&ion , d'un corps odoriférant ; fentir
de la douleur, qui exprime une fenfation,
mais une fenfation dont l'objet peut ae
fur les EUmens de Pkilojbpkie. 1 49
pas exifter hors de nous-mêmes; de-là
le fens par extenfion s'unit au fens figuré
dans fcntir de l" amour , qui exprime à la
fois une fenfation & une affe&ion de
l'ame, &£ qui par la fenfation appartient
au fens par exteniion , 6c par l'affeclion
de l'ame au fens figuré ; enfuite ce (ens
figuré fe trouve feul dans fcntir de. P ami-
tié , qui n'exprime plus qu'une pure
affe&ion de l'ame ; dans fcntir de V affront ,
qui exprime une affe&ion de l'ame , que
la réflexion occafionne & qu'elle accom-
pagne ; .& en tin chnsfe/ztir la force d'un,
raifonnement , qui n'a rapport qu'à la
réflexion fimple.
Ce dernier exemple tiré du mot fentir,
fait voir bien clairement , ce me femble,
la filiation des différentes acceptions
d'un même mot, & comment ces accep-
tions nauTent les unes des autres , cha-
que acception nouvelle tenant toujours
à l'acception précédente par quelque
chofe qui leur en1 commun.
Il Vlj a peut-être dans la langue aucun
mot, îufceptible de plufieiirs iens diffé-
rens , dont on ne puhTe rapporter ainfî
les différentes acceptions à un premier
fens propre & primitif, en examinant
la manière dont ce fens propre s'en:
G iij
i^O EclairclJJemens
en quelque forte dénaturé par des nuan*
ces & des gradations fucceffives dans
toutes les autres acceptions. Il eft au
moins certain qu'on peut faire d'une in-
finité de mots de la langue la même ana-
lyfe que nous venons de faire du mot
fintir ; & ce feroit , ce me femble , un
ouvrage très-philofophique & très-utile
qu'un Dictionnaire où on marqueroit
ainii avec foin toutes les nuances poffi-
bles des difFérens fens dans lefquels une
même expreflion peut être prife , & de
la manière dont ces différens fens font
nés les uns des autres.
Souvent même onpourroit aller plus
loin y ne pas fe borner à une analyfe
purement de fait , ck , pour ainii dire ,
grammaticale , ck" appuyer cette analyfe
fur des raifonnemens approfondis qui
motiveroient & juftifieroient l'iifage»
On tâcheroitjlorfque cela feroit poflible
( car nous conviendrons aifément que
cela ne le feroit pas toujours ) de trou-
ver par quelle raiibn un mot a été choifi
préférablement à un autre pour fervir
( en le détournant de fon fens propre )
à exprimer une nouvelle idée que ce
fens propre n'enferme pas ; pourquoi ,
par exemple , on a mieux aimé tranf-
fur les Elimens de Pk'rfofopkie. 151
porter à la fenfation du toucher le mot
fentir pris de la fenfation de l'odorat ,
que les mots voir ou entendre pris de la
fenfation de la vue , & de celle de l'ouie,
quoiqu'au fond il n'y ait pas plus d'ana-
logie entre le toucher & l'odorat qu'en-
tre le toucher & le fens de la vue ou
de l'ouie. Ne feroit-ce point parce que
le fens de la vue &: celui de l'ouie font
des fens qui font brufquement frappés
par leur objet, & qui le faififlent tout-
à-coup , au lieu que l'odorat &c le tou-
cher font des fens qui ont b^foin d'exa-
miner y Se pour ainfi dire , de tâtonner
le leur pour en bien juger? Mais , dira-
t-on , le goût eft à cet égard dans le
même cas que l'odorat &: le toucher ,
c'eft aufTi un fens qui tâtonne ; & cepen-
dant on ne dit point goûter une réjîftance.
Cela eft vrai ; mais remarquons en môme
tems , que le goût eft une efpece de
toucher , puifqu'il. s'opère par l'applica-
tion immédiate de l'objet de la fenfation
fur l'organe de la fenfation ; c'eft pour-
quoi le mot goûter , en tant qu'il exprime
une fenfation , a dû être borné à fon
fens propre , à la fenfation du goût; fi
on diibit goûter une réjîjlanct , on tranf-
porteroit mal-à-propos à l'effet du tour
G iv
1 5 2 Eclaire iffemens
cher en général, ce qui eft l'effet parti-
culier d'une efpece de toucher exercé
fur une certaine partie de notre corps :
&C pour s'allurer que c'eft en effet par
cette raifon qu'on ne dit pas goûter une
refifiance , comme fentir une refifiance ,
on n'a qu'à confidérer que le mot fentir 9
qui s'applique au toucher en général ,.
s'applique auiîi à l'organe du goût, con-
fidéré tout à la fois & comme une efpece
de toucher, & comme un fens qui exa-
mine & tâtonne aufîi fon objet ; car on
dit très- bien •fintir quelqm chofe fur la
langue ; une faveur qui Je fait bien fentir ?
&; ainfi du reile.
C'eft. vraifemblablement par u*e raifon
analogue à celle qui vient d'être rappor-
tée , qu'on dit également bien une lumière
éclatante , un fon éclatant , ck non une
odeur , une faveur , une refifiance éclatante9
tandis qu'on dit également bien une lu-
mière forte , un bruit fort, une odeur forte 9
une faveur forte , une refifiance forte : le
mot éclatant, defliné dans fon fens pro-
pre à marquer l'imprefïlon fubite Se vive
qu'une grande lumière fait fur nos yeux,
s'eft appliqué par extenfion à l'impref-
fion vive & fubite que fait fur nos
oreilles un grand bruit; cette impreffioa
fur les Elimens de Philofophle. ij$
dans les autres fens efl moins fubite
& moins brufque , & prelque toujours
accompagnée d'une forte de tâtonne-
ment & d'examen : au contraire l'idée
de force n'emporte point celle d'une im-
preffion fubite , mais feulement d'une
impreflion confidérable ; tk voilà pour-
quoi elle s'applique également à tous
les fens , parce que tous font également
fufceptibles de ce genre d'imprelîion.
Voilà un foible effai de la manière
dont on pourroit procéder dans le Dic-
tionnaire que nous propofons , pour
trouver les raifons du fens attaché par
extenfion-à certains mots préférable-
ment à d'autres.
Dans le Dictionnaire dont il s'agit ,
on examineroit encore la raifon de l'em-
ploi d'un môme mot pour exprimer des
idées abfolument différentes , non-feu-
lement dans les objets intellectuels com-
parés aux objets f enfibles , mais même
dans les objets fenfibles comparés entre
eux. Suppofons qu'on fe propofe d'exa-
miner l'analogie de ces phrafes , P éclat
de la lumière , les éclats d'une bombe , du
bois qui a éclaté. Sans être Phyficien ni
Philofophe , on regarde au moins confli-
fément V éclat de la lumière comme pro-
G v
1 54 Eclalrcijfemens
duit par une efpece d'élancement rapide
émané du corps lumineux 9 ou occa-
fionné par la préfence de ce corps : on
a dit de même les éclats d'une bombe ,
pour lignifier les parties de la bombe
qui s'élancent rapidement en fe déta-
chant d'elle ; d'ailleurs au moment que
la bombe fe fend de la forte , cette
fcifîion de fes parties eft accompagnée
d'un bruit , du genre de ceux qu'on a
nommé éclatans ; nouvelle raifon pour
dire que la bombe éclate , & pour ap-
peller éclats les parties qui s'en échap-
pent. De -là 6c par extenfion on dit
qu'un içorps quelconque éclate lorfqu'il
ie fena &: fe crevé avec bruit; & par
une extenfion encore plus grande , on
dit que du bois , une pierre a éclaté ,
lorfqu'on y remarque des fentes , quoi-
que ces fentes aient pu fe faire fans
bruit , parce que ce bruit ayant lieu fou-
vent dans les corps qui fe fendent, &
en particulier dans le bois & les pierres,
on fuppofe qu'il a pu avoir lieu dans
chaque cas particulier.
Au reite dans cette analyfe des diffé-
rens fens des mots on pourroit encore
remarquer les bizarreries de l'ufage; on
dit , par exemple , éclater de rire , des
fur les Elèmens de Philofbphu. i<<
éclats de rire , par allufion tout à la fois
au bruit éclatant que l'on fait en riant
avec force , 6c aux élancemens d'une
bombe qui éclate ; mais on ne dit point
un rire éclatant ? quoiqu'il femble que
par les mêmes raifons l'ufage auroit pu
autorifer cette exprefîion.
Telle eft la méthode qu'il faudroit
fuivre pour développer les différens fens
par extenfion qu'on a donnés à un mê-
me mot. A l'égard du fens figuré , il
faudroit remarquer d'abord les expref-
, fions qui ne font en ufage que dans ce
feul fens , quoiqu'originairement elles
aient rapport à l'expreffion d'une chofe
fenfible , par exemple le mot de bajTeffc
&c beaucoup d'autres : il faudroit déve-
lopper outre cela ( ce qui eft encore
plus digne d'examen ) comment cer-
taines expreflions dont le fens propre
& primitif eft purement intellectuel ,
ont été transportées à des objets fenfi-
bles : cette opération eft contraire à celle
qui fe fait prefque toujours dans les lan-
gues ; car pour l'ordinaire on y trans-
porte les mots , de l'ufage matériel Se
fenfible , à Pufage intellectuel. Il ne pa-
roît pas douteux que le fens propre &
primitif du mot jujle ne foit cette notion
Gvj
Ij6 Eclaircijfemens
intelle Quelle , rendre à chacun ce qui lui
appartient ; or l'idée d'exa&itude rigou-
reufe que cette notion fuppofe, a été ap-
pliquée à des objets matériels &c à d'au-
tres objets intellectuels purement fpécu-
latifs ; frapper ju fie au but, un coup d'oeil
jujle , une montre jujle , une balance jufie ,
un calcul jujle , un habit jujle , un efprit
jufte.Vowr prouver que c'eill'idée d'exac-
titude qui a occafionné l'emploi du mot
jujle dans toutes ces phrafes, remarquons
que dans toutes on peut fubftituer au mot
jujle le mot exact ; frapper exactement au
but, un coup d'œil exact, &c. il en faut
pourtant excepter habit jujle , auquel on
ne peut pas fubftituer habit exact ; c'efl
que le mot exact emporte plus néceffai-
rement que le mot jujle une forte d'idée
d'action dont l'habit n'eil pas regardé
comme fufceptible; & cela eu u vrai,
que fi on fuppofe que l'habit ait une forte
d'action , alors le mot exact peut s'y
adapter ; car on dit ; un habit jujle ejl celui
qui s'applique exactement Jur le corps ;
parce que le mot s 'appliquer 'fuppofe dans
l'habit une efpece d'action par laquelle
il vient , pour ainfi dire , fe joindre im-
médiatement à la furface des parties du
corps qu'iL couvre,
fur les Elemens de Phllofophic. 1 57
Il faudroit remarquer enfin dans l'ou-
vrage dont je trace ici le plan, que parmi
les exprefîions figurées il y en a qui le
font plus ou moins félon que le mot y
efl plus ou moins détourné de fon fens
propre. Ainfi campagne riante eu une ex-
prefîion plus figurée que campagne riche;
car dans ce dernier cas on ne fait que
tranfporter à campagne l'idée de la ri-
chefle qui appartient proprement au
polTe fleur ; ces idées campagne, poflejfeur,
riche , ont une analogie par laquelle elles
fe tiennent immédiatement, & on ne
fait que fupprimer par la penfée celle
du milieu pour joindre les deux autres ;
au lieu que dans le premier cas (celui
de campagne riante} on regarde la cam-
pagne comme un être animé , & ayant
une efpece de virage; & ces idées n'ont
point entr'elles d analogie , ou n'en ont
qu'une fort éloignée. De même Mujiqut
brillante eu une exprefîion moins figurée
que penfée brillante : car dans le premier,
cas l'exprefflon brillante n'eft que tranf-
porîée du fens de la vue auquel elle efl
propre , au fens de l'ouie auquel elle
n'appartient qu'improprement ; dans le
fécond cas le mot brillant eu tranfporté
des objets fenfibles à un objet purement
intelle ftuel,
i ^ S E claire iffemens
Qu'on me permette ici en parlant une
digrefîion de quelques momens , occa-
lionnée par la phrafe même Mufîque
brillante. , que je viens de citer. Cette
analogie plus ou moins imparfaite par
laquelle on transporte au fens de l'ouie
des exprefîions propres au fens de la
vue , peut aufîi , ce me femble , avoir
lieu jufqu'à un certain point dans la Mu-
fîque , &C lui fournit des peintures ( à
la vérité très-imparfaites) d'objets qu'elle
ne femble pas faite pour repréfenter. Si
j'avois à exprimer muficalement le feu ,
qui dans laieparation des Elémens prend
la place au plus haut lieu , pourquoi ne
le pourrois-je pas jufqu'à un certain
point par une fuite de fons qui iroient
en s'élevant avec rapidité ? Je prie les
Philofophes de faire attention qu'en ce
cas la Miifique ferait parfaitement ana-
logue à ces deux phrafes, également ad-
mifes dans la langue ; le feu s'élève avec
rapidité; des fons qui s'élèvent avec rapi-
dité. La Mufîque ne fût autre chofe que
réunir en quelque forte ces deux phra-
fes dans un feul effet , en mettant le fin
à la place du feu : la Mufîque réveille
en nous l'idée attachée à ces mots ,
s* élever avec rapidité ; nous n'avons pliftj
qu'à la tranfporter du {on 7 qui eft l'objet
fur les Elèmens de Philojophie. t 5 9
matériel dont la Muiique fe fert , au feu,
qui eït l'objet qu'elle fe propofe de
peindre. Il faut feulement que l'auditeur
toit averti , ou par des paroles , ou par
le fpe&acle , ou par quelque chofe
d'équivalent , qu'il doit fubfUtuei l'idée
de feu à celle de fon. De même fi je
voulois peindre le lever du foleil , pour-
quoi ne le pourrois-je pas par une Mu-
fique dont le fon auroit un progrès afîez
lent , mais iroit tout à la fois en s'éle-
vant &: en augmentant d'éclat, précifé-'
ment comme le foleil quand il fe levé ?
Cette Muiique ne pourrait pas fans
doute donner l'idée de la lumière & du
lever du foleil à un aveugle ; mais ne
fiîffiroit - elle pas pour reveiller cette
idée dans ceux qui l'ont ? En un mot,
toutes les fois que la Mufique entrepren-
dra de peindre ou plutôt de nous rap-
peller l'idée d'un objet fenfible qui n'eft
pas un bruit phyfique , il faut , ce me
îemble , pour qu'elle y réuffifTe le moins
imparfaitement qu'il eft pofîible , qu'en
fubftituant au fon qu'elle nous fait en-
tendre , l'objet qu'elle veut peindre , on
puifTe former deux phrafes oui foient
l'une 6k l'autre également admifes dans
la langue ; ck peut-être pourrait -on
\6o Eclaircijjemens
tirer de-là des conclurions curieufes pour
l'influence que la langue peut avoir fur
la Mufique , non pas feulement quant
à la Mufique chantante , ce qui eft évi-
dent , mais même quant à la Mufique
purement inftrumentale. J'imagine que
la peinture muficale du lever du foleil ,
telle que nous venons de la propofer ,
paroîtroit plus imparfaite & prefque
nulle à un peuple dont la langue n'ad-
mettroit point ces façons de parler , une
Mufique brillante , un fin éclatant , V ac-
cord , l'harmonie des couleurs , des fins qui
s'élèvent rapidement du grave à l'aigu; &C
ainfi du refte.
Je dirai plus ; les mêmes raifons qui
font qu'une certaine exprefîîon eft com-
mune au fens de la vue &: de Pouie ,
fans l'être aux autres fens , peuvent fer-
vir à expliquer pourquoi la Mufique eft
moins propre à peindre ce qui appar-
tient à ces autres fens. Le fens de la vue
& celui de Fouie ont plus d'expreflîons
communes entr'eux qu'ils n'en ont avec
le fens de l'odorat , du toucher , & du
goût; tels font les mots, brillant, écla-
tant,accord, harmonie, que nous venons
de citer , & plufieurs autres. Voilà pour-
quoi la Mufique ne peut ni peindre ? ni
fur les E le mens de Pkilofophie. 161
même nous rappeller les odeurs , les
faveurs , 6c le toucher.
Je foumets au jugement des Philofo-
phes cette idée fur l'analogie de la Mu-
fique avec la langue ; idée que je crois
nouvelle , & que peut-être ils ne trou-
veront que bizarre , creufe & hafardée.
Cependant ceux qui nieroient ce que je
viens de dire fur l'exprefiïon imparfaite
que la Munque peut donner de certains
objets phyfiques dirTérens du fon , me
permettront-ils de leur faire une quef-
tion ? Je fuppofe qu'à l'Opéra on voye
au fond du théâtre le foie il qui fe levé
&: qui monte fur l'horiibn en augmen-
tant de lumière , 6c qu'en même tems
l'orcheftre exécute une fymphonie four-
de & fombre ; le fpe&ateur ne dira-t-il
pas que la Mufique eft en contradiction
avec ce qu'il voit? N'en efl-ce pas affez
pour prouver qu'une Mufique oppofée ,
une Mufique que nous appellerions bril-
lante 6c ha.rmonieu.Jh , auroit en effet plus
d'analogie , quant au fentiment qu'elle
excite en nous , avec le fpe&acle que
nos yeux conûderent en ce moment ?
Il eft hors de doute d'ailleurs que la
Mufique fait naître en nous des fenti-
mens de joie, de douleur, de tendref-
1 6 2 Eclalrcijfcmens
le , &c. parce que l'expérience nous
ayant prouvé qu'il y a des fons phyfi-
ques , ou des fucceflions de fons capa-
bles de produire ces fentimens dans no-
tre ame , la Mufique n'a rien autre chofe
à faire pour les exciter en nous que
d'employer ces mêmes fons : or ne peut-
elle pas parvenir de même à réveiller
en nous la mémoire d'un objet phyfique
différent du bruit , en réveillant en nous
par le moyen des fons ck par la déno-
mination que ces fons ont dans la lan-
gue , un fentiment femblable , ou du
moins le plus approchant qu'il eft pofïi-
ble de celui que cet objet y excite ?
J'ajouterai au refte que cette pro-
priété , que nous remarquons ou au
moins que nous fuppofons dans la Mu-
fique , de nous rappeller l'idée de cer-
tains objets , n'eft pas réciproque entre
ces objets &c la Mufique. Une fuccefïïon
de couleurs , par exemple , ne pourrait
repréfenter ni rappeller une fucceffion
de fons , comme une certaine fuccefïïon
de fons peut nous retracer l'idée ouïe
fouvenir de la lumière ; parce que la
fuccefîion des couleurs préfentées rapi-
dement à nos yeux ou même préfen-
tées lentement, ne fauroit , en tant que
fur les Elcmtns de Philofbphit. 163
fuccefïion , nous procurer aucun plaifir ;
au lieu que la fuccelîion des fons , en
tant môme que fimple fuccefîïon , nous
en procure ; or la première condition ,
eil que nous recevions du plaifir par la
ienfation directe , avant que de chercher
dans cette ienfation la fource d'un autre
plaifir qu'elle ne peut nous procurer par
elle-même, mais dont elle nous rappelle
l'idée ou du moins le fouvenir.
Terminons ici cette digreffion , qui
n'a fans doute été que trop longue , 6c
revenons à notre Dictionnaire Philofo-
phique , où les différens fens d'un même
mot feraient indiqués par les nuances
confécutives qui tout à la fois les distin-
guent & les rapprochent. Je ne doute
point que la plus grande partie des mots
delà langue ne s'accommodât facilement
au point de vue fi lumineux & fi utile
fous lequel nous propofons ici de les
envifager ; j'entrevois feulement qu'il y
aurait un petit nombre de mots qui
pourraient préfenter à cet égard des
difficultés peut-être infurmontables ; je
mets principalement de ce nombre cer-
taines prépofitions , comme à , de, 6c
quelques autres , dont les acceptions
font fi multipliées & fi différentes, qu'il
1 6 4 Eclairciffemms
paroît prefque impoiîible de les déduire
toutes d'une même acception commune.
En ce cas le parti qu'il y auroit à pren-
dre , feroit de ne point s'opiniâtrer fur
ces mots , de remarquer feulement parmi
leurs différentes acceptions , celles dont
on pourroit afîigner la filiation &: l'ana-
logie , &t de renoncer à chercher le
rapport des autres en fe contentant d'en
indiquer la lignification. Il s'en faut
beaucoup que le caprice de l'ufage ait
autant préfidé à la formation des langues
que la multitude l'imagine ; mais il ne
faut pas croire non plus qu'il n'ait eu
aucune influence fur cette formation. Le
travail du Philofophe eft de démêler
cette influence réelle de celle qui n'efl
qu'apparente , de faire difparoître celle-
ci , & de marquer en même tems les
traits qui reflent de la première.
^^
fur les Elimcns de Philofophie. 165
S- x.
E c lai rcijfe ment fur Vinverjion , & à
cette occajion fur ce qu'on appelle
le génie des Langues,
TOut difeours eft compofé de mots;
chacun \le ces mots exprime une
idée ; Tordre naturel des mots dans le
difeours eft donc celui que les idées
doivent avoir dans renonciation. Lors-
que l'ordre des mots ne fera pas confor-
me à celui iuivant lequel les idées doi-
vent être énoncées , il y aura pour lors
dans le difeours ce qu'on appelle inver-
fion , c'eït-à-dire renverjèment.
Pour déterminer donc en quoi Vin-
yerfon confifte , 6V fi elle le trouve ou
non dans le difeours , la queftion fe ré-
duit à celle-ci ; queleft l'ordre fuivant lequel
les idées doivent être énoncées?
D'abord il eft évident que fi on ne
prend pas les idées une à une , mais plu-
sieurs à la fois , &, pour ainfi dire , par
mafles féparées & diftincles , ces idées ,
ou plutôt ces malles d'idées , doivent
ï66 E claire iffemens
garder entr'elles un ordre de î'efprîf
le plus commun apperçoit aifément :
Dieu ejl fouvenïinement parfait; donc Dieu
ejï bon ; tout le monde voit que la maflfe
d'idées renfermée dans cette phrafe
Dieu ejl bon , doit être placée après la
marie d'idées renfermée dans la phrafe
Dieu ejl fouverainement parfait ; parce
que la féconde de ces phrafes exprime
la conféquence de la première , & que
dans renonciation > le principe doit être
préfenté avant la conféquence. De mê-
me quand on raconte des faits , ceux qui
ont précédé doivent être énoncés avant
ceux qui ont fuivi , les faits généraux
avant les exceptions , les faits qui doi-
vent fervir de preuves à un raifonne-
ment , avant les raifonnemens qu'on
doit établir fur ces faits ; & ainri du
refte. Cet ordre que les idées prifes en
mafTe doivent avoir dans renonciation ,
eil tellement déterminé , & afiujetti à
des règles fi invariables , qu'on en a fait
l'objet d'une partie de la Logique , ap-
pellée Méthode. Il ne s'agit donc point
ici de cet ordre qui ne peut guère fouf-
frir de difficulté ; il s'agit de l'ordre des
idées prifes une à une , non-feulement
dans chaque phrafe en particulier, mais
fur les Elémens de Philofophie. 1 6j
dans chaque membre de chaque phrafe.
Il s'agit , par exemple , de ravoir fi dans
cette phrafe Dieu ejl bon , les trois idées
qu'elle renferme, Dieu, ejl, bon, font
énoncées dans l'ordre où elles le doi-
vent être.
Il femble d'abord que pour fixer l'or-
dre de renonciation des idées , ainfi
prifes une à une , il ne faut qu'exami-
ner l'ordre que ces idées prifes une à
une ont dans Pefprit. Mais , comme
nous l'avons déjà remarqué dans nos
Elémens de Philojbphie , p. 1 50 & 151,
cette route pour réfoudre la queflion
feroit abfolument illufoire , par la diffi-
culté , & peut-être l'impoffibilité de dé-
terminer quel ordre les idées obfervent
dans leur formation , & même fi elles
obfervent un ordre entr'elles. Quand je
penfe qu' 'Alexandre a vaincu Darius , ou
que Darius a été vaincu par Alexandre ,
il me paroît évident que ces trois idées,
d1 Alexandre, de vaincu &£ de Darius me
font préfentes à la fois. Il efl au moins
certain que fi elles fe fuccedent , c'efl
avec une rapidité qui ne permet pas
d obferver l'ordre qu'elles fuivent ; il
n'efl pas moins évident qu'on ne fau-
roit par la nature de ces idées afîigner
i6§ Eclaircijfernens
entr'elles aucun ordre de priorité , puif-
qu'en fuppofant qu'elles fe luivent , on
peut imaginer que ce foit dans tel ordre
qu'on voudra , par exemple , dans l'un
de ceux-ci , tous également naturels;
Alexandre , vainqueur , de Darius
Darius , vaincu, par Alexandre
La victoire > cï Alexandre , fur Darius
La défaite , de Darius , par Alexandre.
Mais fi les trois idées de victoire ,
& Alexandre & de Darius font ou doi-
vent être cenfées préfentes à la fois à
l'efprit de celui qui parle , il n'efl pas
pofîible , quand on ve'ut les communi-
quer aux autres , de les leur préfenter
à la fois. Nous ne pouvons exprimer par
un feul mot ç^jl Alexandre a vaincu Da-
rius , comme nous le concevons par une
opération en quelque manière indivi-
fible de l'efprit ; il s'agit donc de favoir
dans quel ordre nous devons énoncer
ces trois idées , & s'il en eft un qu'on
doive préférer aux autres.
Pour nous faire mieux entendre, nous
diviferons la quefrion en deux parties.
Nous fuppoferons d'abord que la langue
n'ait aucune efpece de fyntaxe , mais
feulement les mots néceflaires pour
exprimer chaque idée en particulier ;
nous
fur les Elément de Philofophîe. 1 69
tîous examinerons enfuite la quefrion
relativement à la conftru&ion gramma-
ticale.
Au lieu de la phrafe , Alexandre a
vaincu Darius , fur laquelle nous revien-
drons plus bas , prenons-en d'abord une
plus fimple , afin de procéder avec le
Î>lus de facilité qu'il eu. pofîible dans
'analyfe délicate de la queftion pro-
pofée.
Je veux énoncer que Dieu eji ban;
c'eft l'exemple même apporté en quef-
tion ci - defTus. Cette proportion ou
ce jugement renferme trois idées , qui
doivent être énoncées par des mots
difFérens , l'idée de Dieu , celle de bonté y
&c celle de la liaifon de ces deux idées
entr'elles , liaifon que j'exprime par le
mot être ; on demande quel eu l'ordre
naturel dans lequel je dois préfenter ces
idées.
D'abord je fuppofe , pour ne point
embraffer trop de difficultés à la fois ,
que l'idée de Dieu foit la première qu'il
faille énoncer ; je* reviendrai dans un
moment fur cette hypothefe pour l'exa-
miner. Or en la fuppofant jufte , je de-
mande d'abord s'il faut placer immédia-
tement après Dieu l'idée de bonté , &
Tome r. H
i JO Ec lai rcijje mens
enfuite affirmer par le mot être la liaifon
de ces deux idées , Dieu , bonté , êtrey
ou s'il faut placer entre ces deux idées
celle qui en exprime la liaifon , Dieu y
être , bonté? L'ordre qu'on obferve dans
chacune de ces deux manières d'énon-
cer peut être fondé en raifon ; la pre-
mière repréfente mieux l'opération que
nous devons faire faire aux autres pour
leur faire porter par eux-mêmes le juge-
ment que nous avons déjà porté. La
féconde repréfente mieux le réfultat du-
jugement aprèsiqu'il eft tout formé dans
notre efprit. Si je veux faire comparer
à quelqu'un deux portions d'étendue ,
je commence par les approcher l'une
de l'autre , pour lui faire juger par leur
rapprochement mutuel fi elles font éga-
les ou inégales ; de même û je veux lui
faire comparer deux idées 9 je les appro-
che d'abord l'une de l'autre , &z je lui
fais juger en les approchant de la forte >
ii elles s'accordent ou fe contrarient. Sî
donc après avoir jugé que les idées de
Dieu &c de bonté s'accordent entr'elles ,
je veux les préfenter aux autres de la
manière la plus propre à leur faire for-
mer le jugement que j'en ai porté , i!
fembie que je dois énoncer la propofi-
fur les Elêmens de Philofophie. iji
tîon ainfî , Dieu , bonté , être. Mais û je
veux énoncer fimplement le réfultat du
jugement que j'ai porté , l'affirmation
de la liaifon entre ces deux idées , i!
femble que je dois mettre la liaifon entre
les deux , Dieu, être , bonté , comme on
place entre deux corps le lien qui fert à
former &z à montrer leur union.
De ces deux manières d'énoncer le
même jugement , la première paroît
préférable , parce qu'elle préfente les
idées à ceux à qui l'on parle dans l'ar-
rangement le plus propre à les éclairer
fur la vérité ou la fauiîeté du jugement
que l'on porte. Cependant l'autre ma-
nière de s'énoncer peut avoir aufîi fon
avantage , en ce qu'elle offre aux autres
le travail tout fait , &c n'en exige au-
cun de leur part. La première manière
reiTemble en quelque forte à la méthode
analytique des Logiciens & des Géo-
mètres , propre à faire trouver les vé-
rités , &: à mettre les autres fur la voie
de les découvrir eux-mêmes; la féconde
reiTemble à la méthode Jyntkétique , prin-
cipalement deflinée à expofer les dé-
couvertes quand elles font faites , &£
qu'on veut & borner à en inflruire le*
autres.
H?
1 7 2 E clair cijfemens
On voit donc qu'en fuppofant même
l'idée de Dieu préfentée la première ,
on peut également placer après celle-là
l'une ou l'autre des deux idées qui y
font jointes ; fans qu'on puirle dire qu'il
y ait inverfion ni dans l'un ni dans
l'autre de ces deux arrangemens. La
difpofition de certains mots entr'eux,
par exemple du verbe &c de l'adjectif,
eu. donc en elle-même purement arbi-
traire , à envifager la chofe métaphy-
fiquement & antérieurement à toute
conitruclion.
Revenons maintenant fur la fuppon-
tion que nous avons faite , que l'idée
de Dieu devoit être placée la première ;
èc examinons fi cette fuppofition eft
légitime. Il s'agit dans le jugement qu'on
veut porter, de comparer l'idée de Dieu
avec l'idée de bonté; or quand on com-
pare deux idées , il femble qu'il n'y a
point de raifon pour préférer l'une à
l'autre quanta l'ordre de priorité; com-
me il n'y en a point quand on compare
&£ qu'on rapproche deux pieds d'éten-
due , pour placer l'un au deffus ou au
defTous de l'autre par préférence. Il pa-
roît donc indifférent ( au moins en en-
gageant la çhofe fous ce premier point
fur les Elémens de Pkilofopkie* 17 J
de vue ) de placer l'idée de bonté avant
celle de Dieu, ou celle de Dieu avant
celle de bonté ; & comme on a déjà ob-
fervé qu'il étoit indifférent de placer
entre ces deux idées , ou à leur fuite ,
celle qui en exprime la liaifon ; il s'en-
fuit que fi l'on s'en tenoit à cette pre-
mière confidération , on auroit quatre
manières , toutes également bonnes , &
ians inverfion , d'exprimer le même
jugement ,
Dieu , bonté , être
Dieu , être , bonté
bonté, Dieu 9 être
bonté, être, Dieu,
Ainii des fix arrangemens dont les
mots Dieu, être , bonté font fufceptibles,
il n'y auroit d'exclus , comme renfer-
mant une véritable inverfion , que les
deux arrangemens fuivans
être , Dieu , bonté
être , bonté , Dieu ,
dans lefquels on montreroit la liaifon
des deux idées , avant que d'avoir mon-
tré aucune des deux ; ce qui feroit ab-
folument contraire à l'ordre naturel.
Mais examinons d'une manière plus
précife fi Pidée de Dieu doit être placée
ayant ou après celle de bonté , 6c pour
Hiij
3 74 EclaircîJJiméns
cela reprenons le parallèle que nous
avons fait de cette opération avec celle
par laquelle on rapproche l'une de l'au-
tre deux portions d'étendue qu'on veut
comparer. Ce parallèle fervira à répan-
dre un grand jour fur la queftion dont
il s'agit.
Si les deux portions d'étendue font
abfolument égales , il eft évident qu'il
eft abfolument indifférent pour la com-
modité de la comparaifon , de les difpo-
fer l'une par rapport à l'autre de la ma-
nière qu'on voudra. Mais û on veut
comparer deux portions d'étendue iné-
gales, un pied d'étendue à une toife %
on appliquera le pied fur la toife &£ non
la toife fur le pied , & en général le
contenu fur le contenant , Se non le
contenant fur le contenu , pour juger
plus aifément de leur rapport. Si donc
on veut comparer entr'elles deux idées
qui ont abfolument le même degré
d'étendue , qui fe renferment ôc fe rap-
pellent néceflairement Pune l'autre y
comme celle de toute- puijj'ance et celle
de Dieu , alors leur difpofition quant à
l'ordre de renonciation eft indifférente r
puifque l'idée de toute- puijjance rappelle
•néceflairement celle de Dieu , comme
furies Elimcns de Philofophle. 175;
l'idée de Dieu celle de toute-puiffance.
Ainfi dans ce cas aucun des quatre ar-
ran^emens fui vans ne renferme d'in-
yerfion ,
Dieu , toute-puiffance , être ,
Dieu , être , toute-puiffance ,
toute-puiffance , Dieu , erre ,
toute-puiffance , *Ve , Dieu,
Il n'en eft pas tout- à-fait de même
quand des deux idées qu'on compare ,
il y en a une qui renferme &C fuppofe
l'autre , fans qu'elle foit de même ren-
fermée & fuppofée dans celle-là ; com-
me l'idée de Dieu &c celle de bonté. La
première renferme & rappelle la fé-
conde , parce qu'on ne peut concevoir
Dieu fans le concevoir bon; la féconde
ne renferme & ne fuppofe pas la pre-
mière , parce qu'on peut concevoir un
être bon , fans penfer à Dieu. Dans ce
cas il femble plus naturel de préfenter
d'abord celle des deux idées qui ren-
ferme &: qui fuppofe l'autre ; ce qui en
rendra la comparaifon plus facile ; car
ayant d'abord préfenté l'idée de Dieu,
on a" préfenté déjà ( au moins implici-
tement ) l'idée de bonté , &l par confé-
quent il ne faut prelque plus d'effort
pour voir que l'idée de bonté , qu'on
H iy
« 7 6 Ëclaîrcîffemens
préfente enfuite , eft renfermée danar
celle de Dieu; au lieu que fi on préfente
d'abord l'idée de bonté , elle ne rappelle
pas nécessairement celle de Dieu qu'on
préfentera enfuite , & par conféquent
ces deux idées ne font pas alors difpo-
fées entr'elles de la manière la plus con-
venable ck la plus commode pour pou-
voir être comparées.
Ainli les deux arrangemens les plus
naturels font ceux-ci :
Dieu , bonté , être
Dieu , être , bonté.
Et on ne peut pas dire qu'il y ait
cTinverfion ni dans l'un ni dans l'autre ,
au moins à confidérer la nature des idées
prifes en elles-mêmes.
Il refaite de cette difcufîion , & des
difFérens cas qu'elle renferme , que les
principes métaphyfiques de renoncia-
tion n'exigent point que l'attribut foit
placé dans tous les cas après le fujet , ni
ie verbe entre les deux ; le feul prin-
cipe général d'énonciation qu'on peut
établir avec quelque fondement , efl
que le verbe ou ce qui exprime l'affir-
mation ne doit jamais commencer la
phrafe.
Ce que la Métaphyfique laiffe d'ai>
fur les Elêmens de Philofophîe. 177
bitraire dans les principes de renon-
ciation, eft antérieur à ce qu'on ap-
pelle conjlrucïwn dans les langues. En
effet nous nous ibmmes bornés à fup-
pofer jufqu'ici que les langues foient
fournies de tous les mots nécefiaires
pour exprimer foit les idées , foit les
liaifons qu'elles ont cnîr'elles, & qu'elles
n'aient encore aucune règle de fyntaxe
dépendante de la nature , du rapport &C
de la liaifon des mots. Mais fuppoibns
à préfent les langues toutes formées 8c
toutes régulières , & voyons quelle
modification leur fyntaxe doit appor-
ter aux principes que nous venons
d'établir.
Cette fyntaxe apprend d'abord que
le fujet , exprimé par un mot appelle
fubftantif, doit être placé avant Yattri-
but, exprimé par un mot appelle adjectif.
Cet arrangement eft fondé fur deux rai-
fons. En premier lieu l'adjeclif exprime
une manière d'être qui ne peut exifter
que dans le fujet auquel il fe rapporte ;
le mot qui exprime l'adjectif fuppofe y
dès qu'il eft prononcé , un fubftantif qui
étoit déjà dans l'efprit de celui qui parle
& auquel il avoit en vue de rapporter
l'adjeàif ; par çonféquent ce fubftantif
H v
178 Ê claircijjemens
doit être énoncé le premier. En fécond
lieu l'adjectif (au moins dans la plupart
des langues ) doit s'accorder , comme
s'expriment ies Grammairiens , en genre
& en nombre {a) avec le fubftantif; d'011
il s'enfuit que quand j'énonce , par
exemple , l'adje&if tout-puijjant , qui eil
à la fois au mafculin ck au Sngulier, j'ai
déjà dans l'efprit un fubUantif majeulin
& fingulier , auquel cet adjeclif fe rap-
porte ; ce fubftantif eft Dieu , & doit
par conféquent précéder le mot tout*
puijpint. Ainfi ces mots Dieu & tout-
puijj'ant^ dont la difpontion feroit indif-
férente dans renonciation , fi on s'en
tenoit à la fimple confi dération méta-
phyfique des idées qu'ils renferment %
ne font plus dans le même cas quand
on a égard à leur nature grammaticale y
& aux règles de conftru£tion qui rendent
le fécond dépendant du premier.
De même û je veux exprimer
qu5 'Alexandre a vaincu Darius , il eit
néceflaire que je range les termes de
cette propofition dans l'ordre où ils font
ici. Darius doit être placé après vaincu
pour montrer qu'il efl le régime & non
(a) Je n'ajoute point en cas , parce que la plupait
«les langues modernes n'en ont point.
fur les Elimens de Philofophie. 179
le nominatif du verbe ; fi je tranfpofois
les termes & que je m'exprimarTe ainfi ,
Darius a vaincu Alexandre ; je ferois en-
tendre le contraire de ce que je veux
dire. La langue Françoife n'ayant point
de cas ni même de manière différente
d'exprimer ce que les Latins &z les Grecs
appellent le nominatif &c Vaccufatif il efr.
néceflaire pour la clarté du di! cours ,
que le rapport des mots foit déterminé
par l'ordre qu'ils obfervent; fans quoi il
pourroit y avoir équivoque & même
contre-fens.
Je dis plus : lors même qu'on peut
tranfpofer l'ordre des mots fans pro-
duire aucune équivoque , cela n'empê-
che pas que l'ordre naturel de ces mots
ne foit fixé par la conftrucf ion gramma-
ticale. Si je dis , Darius fut vaincu par
Alexandre , ou par Alexandre fut vaincu
Darius ; je me ferai également enten-
dre; cependant la première de ces deux
phrafes eft la feule conforme à l'ordre
naturel : car le verbe fut vaincu eft. ame-
né par le nominatif Darius auquel il fe
rapporte ; & les mots par Alexandre
font amenés par fut vaincu ; or l'ordre
naturel demande que les mots qui font
Hvj
^$0 *Eclalrci(femen5
amenés foient à la fuite de ceux qui les
amènent.
C'efl par cette raifon que de ces deux
phraies latines , Akx andzr vicit Dariumy
Duriurn vicit AUxandcr , la première eft
la feule conforme à Tordre naturel ;
parce que le verbe vicit fuppofe le no-
minatif AUxandcr dont il dépend , &
que l'accufatif Darium fuppofe le verbe
vicit par lequel il efl régi. Il eft vrai
qu'on peut intervertir l'ordre de ces
mots fans caufer aucune équivoque ,
parce que la terminaifon des mots Da-
rium &£ AUxandcr ^ indique que l'un efl
le nominatif, l'autre le régime du verbe;
ce qui ne peut être indiqué dans la Lan-'
gue Françoife que par le féal arrange-
ment de ces mots, l'un avant, l'autre
après le verbe : mais il n'en eïl pas
moins vrai que dans lune & l'autre
langue la place naturelle du nominatif
eu avant te verbe , & que celle du ré-
gime eiî après le verbe. Pour le faire
fentir d'une manière palpable , je fup-
pofe que je commence la phrafe par
fut vaincu ; il efl évident que j'avois
dans l'efprit en commençant cette phra-
fe 3 l'idée de Darius 7 ou de tel autre
fur les Elimens de Phllofophie. i S i
Prince qui auroit été clans le même cas,
au lieu que fi j'ai ridée de Darius ou de
tel autre Prince , cette idée n'emporte
par elle-même ni celle de vaincu , ni au-
cune autre. Or les idées qui par elles-
mêmes & par la nature des mots qui les
expriment n'en fuppofent point nécef-
fairement d'autre , doivent être placées
les premières dans Tordre de renoncia-
tion. Par la même raifon on doit placer
les mots par Alexandre après les mots
fut vaincu , parce que les mots par
Alexandre , quand on les prononce , fup-
pofent nécessairement le verbe fut vain-
cu ou tel autre dont ils dépendent; au
contraire les mots fut vaincu ne fuppo-
fent point nécefîairement le mots par
Alexandre ; car on pourroit dire Darius
fut vaincu, fans y rien ajouter , 6c fans
que la phrafe fut incomplette; au lieu
que fi on mettoit à la tête de la phrafe
les mots fut vaincu , ou ceux-ci , par
Alexandre, il efl vifibie qu'elle ferait
incomplette , &: feroit nécefîairement
attendre quelqu'autre chofe.
Telle efl , ce me femble , la raifon
métaphyfique pour laquelle , laconilruc-
tion 6c la fyntaxe des langues étant
fuppofée 3 le nominatif doit être placé
1 8 1 E clair cifllmtns
avant le verbe , 6c le verbe avant fon
régime. Les mots doivent être placés
dans un tel ordre , qu'en finiflant la
phrafe où l'on voudra , elle préiénte
autant qu'il eil pofiible un fens ou du
moins une idée complette qui n'en fup-
poié point nécessairement d'autres ; en-
forte que les mots , à mefure qu'on les
prononce , foient des modificatifs des
mots qui les précèdent, & par confé-
quent iiippofent l'idée que les mots
précédens expriment , fans que ces mots
précédens iiippofent nécessairement
l'idée que les modificatifs y ajoutent.
Voilà Tordre naturel que les mots d'une
phrafe doivent obferver entr'eux. Toute
conff ruclion qui s'éloignera de cet ordre
efl une inverfion au moins quant à la
conftru&ion grammaticale.
La difpofition mutuelle de ces mots ,
Alexandre vainquit Darius, Alexander
yicit Darium , efl donc déterminée par
le rapport grammatical , 6c la dépen-
dance de conftruction que ces mots ont
avec ceux qui les précèdent ; cet ordre
n'eïî point déterminé par la nature des
idées Alexandre , vicloire , Darius ; en
effet on dira également bien , Alexandre
vainquit Darius > 6c Darius fut vaincu
fur les Elemens de Philofophîe. 183
par Alexandre; dans chacune de ces
phrafes les mots font placés dans l'or-
dre naturel de la conftruction , quoique
dans la première , l'idée & Alexandre
foit préfentée d'abord , 6c que dans la
féconde ce foit l'idée de Darius,
Lorfque l'ordre des mots n'en1 pa$
néceffité par leur rapport grammatical ,
alors cet ordre eït. arbitraire , 6c de quel-
que manière qu'on s'y prenne , il n'y
aura point d'inverfion; îi je dis Dieu,
bon , efi , il n'y aura pas plus d'inver-
fion que dans cette phrafe Dieu ejl bon ;
car le mot bon ert déterminé par le mot
Dieu , plus encore que par le mot efi ;
6c nous avons dit ci-derlus les raiions
qui peuvent autoriier ces deux arran-
gemens. Néanmoins la Grammaire Fran-
çcife proferit le premier, Dieuy bon 9
efi. En voici la raiion; la nature de la
Langue Françoife exige , comme nous
l'avons vu, que dans un grand nombre
de phrafes , comme celle-ci , Alexandre
vainquit Darius ^ ,1e verbe loir placé après
le nominatif 6c avant le régime , pour
éviter toute équivoque dans le fens. Or
cette règle , que la clarté du difeours
exige dans certains cas, a été étendue
aux cas même où la clarté du difeours
I S 4 Eclaircijfemens
n'exige pas un tel arrangement; Si c'eft
pour cette feule raifon , ce me femble ,
que des deux phrafes , Dieu ejl bon ,
Dieu bon ejl , toutes deux également
claires en elles - mêmes & également
conformes à l'arrangement naturel des
mots , la première eiî admife par la
Grammaire Françoife , ôc la féconde
profcrite.
Au contraire dans les langues , com-
me dans la Latine , où la clarté n'exige
en aucun cas que le verbe foit immé-
diatement après le nominatif, & oii
l'on peut dire également Alexander vi-
citDarium , ou Alexander Danton vicit,
on peut aum* dire également bien Deus
ejl bonus , ou Deus bonus ejl.
Il eft vrai que l'ordre naturel de la
conftrii£tion , comme nous l'avons ob-
fervé , demande dans le premier cas
Alexander vicit Darium , & qu'il lemble
que par analogie on devroit dire ;uulî
Deus ejl bonus , en plaçant le verbe après
le nominatif. Mais outre la raifon Lirée
de l'ordre naturel de la conilmdion ,
il y en a dans la françoife une de plus
pour l'arrangement des mots , c^iîe de
la clarté dans un très-grand nombre.de
phrafes ; ç'efï. par cette dernière raifon.
fur les Elemens de Philofophie. 1 8 J
que la Langue Françoiie eft affujettie
dans toutes à une règle uniforme pour
l'arrangement des mots ; règle dont la
langue latine a cru pouvoir s'affranchir,
parce que Pinverfion n'y efl pas, comme
dans notre langue , l'ennemie fréquente
de la clarté.
La Grammaire Françoife , qui exige
par néceïïité que le verbe foit placé
avant le régime , &c par analogie qu'il
le foit avant l'adjeclif, n'a point eu de
raifon femblable pour exiger que l'ad-
verbe fut placé après le verbe, ou après
le régime du verbe. C'en1 pour cela que
les deux phrafes fuivantes ; cette femme,
aime paffionnément fin mari , ou cette
femme aime fin mari pafjionnémcnt , font
également admifes dans la langue fran-
çoife fans qu'il y ait d'inverfion ni dans
l'un ni dans l'autre cas ; parce que ni la
Métaphyfique , ni la conitruclion gram-
maticale n'exigent que paffionnément
foit placé immédiatement après le ver-
be , ou après le régime ; dans le pre-
mier cas , paffionnément eft modificatif
du verbe , dans le fécond il eft modi-
ficatif de l'aclion totale repréfentée par
le verbe &c ion régime.
On peut , ce me femble , déterminer
lS6 Eclair ci ffemens
par les principes que nous avons étar
blis jufqu'à préfent , les cas où il y a in-
verfion dans une phrafe propofée en
quelque langue que ce puifle être , Se
les cas Ou il n'y en a point. Examinons
à préfent une autre queflion , û l'arran-
gement qu'exige l'ordre grammatical
n'eft. pas quelquefois contraire à l'ordre
naturel que les idées devraient avoir ;
c'eiï-à-dire ( pour nous exprimer avec
prccifion) à l'ordre naturel dans lequel
on doit les préfenter aux autres ; car
nous avons déjà remarqué que c'efr. fur
cet ordre feul que doit fe régler renon-
ciation , &c non fur l'ordre que les idées
ont dans Pefprit.
Un exemple fervira à faire mieux
entendre la queftion dont il s'agit. Je
veux dire à quelqu'un de fuir un ferpent
qui vient à lui; l'ordre grammatical de-
mande que je lui dife en françois ,fiiye^
le ferpent* & en latin fuge ferpentem , le
verbe devant être placé avant fon ré-
gime. « Mais , dit-on , fi je n'avois que
« des geftes ou des fignes pour me faire
» entendre , je commencerois par mon-
» trer l'objet qu'il faut fuir , &c faire
» enfuite le figne de la fuite ; il en fe-
# roit de même fi je n'avois qu'une
fur les Elimens de Philojophie. i £7
♦» langue fournie de mots , &: dépour-
» vue de fyntaxe ; l'ordre naturel des
» mots , q(Ï donc le ferpent fuye^ , ou
w firpentem fugt ; par conféquent , l'or-
» dre grammatical eu ici contraire à
» Tordre naturel ; ainfi il y a réellement
» inverfïon dans l'arrangement qui fe
» conforme à la conftrutHon gramma-
» ticale , & il n'y en a point dans l'ar-
» rangement quiy eit contraire *. Exa-
minons ce raifonnement dans toutes
fcs parties.
Si dans les jugemens que nous vou-
lons faire porter aux autres 9 il y avoit
en effet des idées qui diuTent par leur
nature ou par la circonftance , être pré-
fentées les premières , & qui en même
tems par la nature grammaticale des
mots qui les expriment ne piuTent être
préfentées qu'à la fuite des autres , il
elt évident qu'alors l'ordre qu'exige la
conftrufrion grammaticale , feroit en
contradiction avec l'ordre qu'exigeroit
renonciation ; en ce cas, pour ne pas
tomber dans une difpute de mots , il
faudrait diftinguer deux fortes d'inver-
ûon , une dans les idées , ck l'autre dans
les termes qui l'es expriment , &c remar-
quer le cas, où en évitant une de ces
«S 8 E clair ciffemtns
inversons , on tomberait nécefTaire-
ment dans l'autre.
Mais en premier lieu , il paroît très-
difficile d'afîîgner d'une manière évi-
dente les idées qui doivent par leur
nature ou par la circonftance être pré-
fentées les premières; en fécond lieu,
fuppofant même que l'ordre des idées
foit inconteflable , la raifon demande
alors qu'on exprime ces idées par des
mots qui en fuivant la conitrudioa
grammaticale , puiflent oc doivent être
placés les premiers. Développons ces
deux réflexions.
Je prendrai pour exemple la phrafe
même propofée , fuyez Uferpent, On dit
que Uferpent doit être préfenté d'abord
à l'efprit comme l'objet qu'il faut fuir;
c'eft ce qui me paroît douteux. Car ne
peut-on pas dire amli , que dans la cir-
conftance dont il eft queflion , la fuite,
eu ce qui importe le plus à la perfonne
à qui on parle , & que par conféquent
la fuite eu ce qu'on doit énoncer d'a-
bord , en y ajoutant enfuite la raifon
qui doit y obliger ? Il n'eft. donc nulle-
ment décidé lequel des deux arrange-
menseftle plus naturel, fuye^le ferpent y
ou le ferpent fuyei ; &; je penie qu'il en
fur les Elèmens de Philofophu. i $0
fera à peu près ainfi dans la plupart des
cas femblables.
En fécond lieu , fuppofant même que
le ferpent foit nécessairement la pre-
mière idée qui dût être énoncée , n'eft-
îl pas pofîible de s'exprimer par une
phrafe dont la conftru&ion grammati-
cale demande que le ferpent foit en
effet à la première place ; par exemple
U ferpent vient , fuye^; ou feulement U
ferpent vient , ce qui indique affez qu'il
faut fuir. On dira peut-être que de ces
deux phrafes , la première eft moins
courte que celle-ci 9fiiye^ le ferpent ; &C
que dans la féconde on a retranché le
mot ettenùel fuyei; mais il eft aifé de
répondre que dans la phrafe fuye{ le fer-
pent y on a retranché auiïi les mots qui
vient , lefquels doivent la terminer pour
la rendre complette , &c ne peuvent
être fous-entendus , qu'en fuppofant
qu'on y fupplée par le gefte , &; par le
ton.
De-là il s'enfuit que dans l'hypo-
thefe préfente la feule conftru&ion qui
ne fût point défe&ueufe , feroit celle-
ci; le ferpent vient 9fuye^9 ou ferpens ve-
nit , fuge 9 parce que c'eil la feule oîi
l'arrangement grammatical des mots
ïC)0 Eclaircljjemens
s 'accorderait avec l'arrangement meta-
phyfique des idées.
En fuppofant donc pour un moment
que l'ordre dans lequel on doit présen-
ter les idées n'ait en foi rien d'arbitraire,
que par exemple , dans la phrafe citée
on doive commencer par l'idée du fer-
pent; s'il y avoit deux langues dont
l'une imprimât ces idées dans leur ordre
naturel , mais dans un ordre contraire à
la fyntaxe comme firpentcm fuge9 &C dont
l'autre exprimât ces mêmes idées dans
un ordre conforme à la fyntaxe, mais
contraire à leur arrangement naturel ,
alors il ne faudroit pas dire qu'il n'y au-
roit d'inverfion que dans la féconde ,
fk qu'il n'y en auroit point dans la pre-
mière ; il faudroit dire que l'une & l'au-
tre manière de s'énoncer feroit défec-
tueufe , l'une quant à l'ordre gramma-
tical des mots , l'autre quant à l'ordre
des idées ; que la feule énonciation par-
faite feroit celle où ces deux dirTérens
ordres feroient parfaitement d'accord
entr'eux ; & qu'il faudroit choifir dans
chacune des deux langues une ma*
niere de s'exprimer qui conciliât Par-»
rangement grammatical avec l'ordre des
idées.
fur Us Elêmcns de Phllofophle. 1 9 r
S'il n'étoit pas poffible de trouver
une telle manière de s'exprimer , il faur
droit regarder cet inconvénient comme
un défaut de la langue dans laquelle on
parleroit.
Enfin s'il n'étoit poffible d'exprimer
les idées d'une manière conforme à
leur ordre naturel , qu'en nuifant à la
vivacité , à l'harmonie , ou à quelque
autre qualité oratoire du difeours , ce
feroit encore un défaut de la langue >
moindre à la vérité que dans le cas 011
il feroit impofïible de concilier les deux
arrangçmens , mais toujours un défaut.
Il ne refleroit plus qu'à choifir entre
l'un de ces deux inconvéniens inévi-
tables , de facrifier les qualités oratoires
du difeours à l'ordre naturel des idées ,
ou cet ordre aux qualités oratoires du
difeours. Le premier facriflce appartient
plus au Philofophe , le fécond à l'Ora-
teur & au Poète.
Voilà , ce me femble , ce qu'on peut
dire de plus précis fur cette matière fî
agitée de l'inverfion , pour diitinguer
& décider les différentes quefîions
qu'elle renferme , lbit par rapport à-
?ordre des idées , foit par rapport à
celui des mots, J'ai toujours remarqué
ï 9 1 EcialrclJJcmens
eue les difficultés de la plupart des ques-
tions fur lesquelles les Philofophes fe
partagent , viennent de ce que ces ques-
tions en contiennent implicitement plu-
sieurs autres dont chacune demande
une Solution particulière : ce n'eft qu'en
partageant la queftion propofée dans
toutes les questions qu'elle renferme ,
qu'on peut parvenir à la réfoudre d'une
manière précife.
Ce que nous venons de dire par rap-
port à l'inverfion, nous conduira à quel-
ques réflexions fur ce qu'on appelle le
génie des langues , & fur les avaatages
ou défavantages réciproques qui peu-*
vent en réfulter par rapport aux lan-
gues comparées entr'elles.
Qu'efï-ce que le génie d'une langue?
C'eft le réfultat des lois auxquelles cette
langue eft affujettie , eu égard à la na-
ture des mots qu'elle peut employer ,
aux modifications dont ces mots font
fufceptibles , Se enfin aux règles de
conftrucliion qu'elle s'efl preferites. Des
exemples éclairciront cette définition.
Voyons premièrement en quoi peut
confiner la différence des langues quant
à la nature des mots. La langue fran-
çoife y par exemple , n'a que le pronom
fin9
fur les Elément de Philofophle. 195
Jon ,fa , fes , pour exprimer ce que les
Latins expriment ou par fuus ou par
ejus , félon que ce pronom fe rapporte
ou ne fe rapporte pas au nominatif du
verbe. Cet ufage d'un même pronom
fon y fa y fis , pour des cas fi différens,
produit fouvent dans la langue fran-
çoife un inconvénient par rapport à la
clarté ; inconvénient auquel la langue
latine n'eft pas fujette à cet égard. On
remédieroit à cet inconvénient en em-
ployant le vieux mot icclul , dans le cas
011 les Latins emploient ejus. Mais la
langue françoife moderne , qui a prof-
crit cette exprefîion, empêche que nous
ne jouhTions de cet avantage. Il efl
compenfé par quelques autres de la
même efpece , comme par l'ufage de
V article , dont la langue latine étoit pri-
vée , & qui nous met à portée d'expri-
mer les nuances que vraifemblablement
la langue latine n'exprimoit pas auflï
bien. Nous difons , donnez-moi du pain y
donne^- moi un pain , &£ donne {-moi le
pain ; ce qui exprime trois chofes très-
différentes , que nous rendrions en latin
par la feule phrafe Da mihi panem.
En fécond lieu, les langues différent
quant aux modifications des mots. Les
Tome K* I
1 94 EclalrciJJemens
Latins ont des cas , & nous n'en avons
point ; ils exprimoient par deux termi-
naifons différentes le nominatif & Fac-
cufaîif , Darius & Darlum ; nous ex-
primons l'un Se l'autre abfolument de
la même manière ; cette reffemblance ,
comme on l'a vu plus haut , nous obli-
ge , pour éviter l'équivoque , de placer
le régime après le verbe , & jamais
avant , fur- tout quand le verbe eft aclif.
On voit que cet arrangement gramma-
tical eu fondé fur la nature de la langue
même , qui ne fauroit s'en permettre un
autre pour être claire ; entrave à la-
quelle la langue latine n'eft pas afïu-
jettie. Mais cette entrave même efi une
Source de clarté. Dès que l'arrangement
des mots détermine leur rapport , le
fens ne fauroit être obfcur ; & le vers
de l'oracle , fi connu par fon amphi-
bologie , Aio te JEacida Romanos vincere
poffe , n'auroit plus cet inconvénient ,
û le génie de la langue latine eût exi-
gé que le régime fut placé après le
verbe.
Les langues différent en troifieme
lieu quant à la conftru&ion grammati-
cale. Cette règle de fyntaxe fur l'arran-
gement des termes y à laquelle la langue
fur les EUmens de Philo fophîe. 195
françoife eft obligée de s'aiuijettir en
certains cas pour fixer le rapport des
mots & le fens de la phrafe , elle l'a
étendue , comme nous l'avons dit en*
core , aux autres cas où cet arrangement
feroit moins néceffaire ; il femble que
nos pères , forcés par la nature de la lan-
gue d'en gêner la conftruclion en cer-
tains cas , aient voulu , par une efpece
de dépit , s'il ell permis de parler de la
forte , la gêner fans befoin dans tous
les autres. De-là vient à notre langue
cette marche uniforme, qui, dit -on,
contribue à la clarté , mais qui nuit pour
îe moins autant à la vivacité , à la va-
riété & à l'harmonie du difcours. C'eft
principalement cette confïru&ion mo-
notone oui a donné à la langue fran-
çoife le caractère de timidité , ou fi l'on
veut , de fagefle qui lui eft propre ; mais
qui l'empêchant de' fe permettre pref-
que aucune licence , fait le défefpoir
des Traducteurs &; des Poètes.
Il ne faut pas croire cependant que
notre langue , gênée par tant de liens ,
n'ait aucun avantage qui lui foit pro-
pre. Nous en avons indiqué quelques-
uns ; l'ufage fait connoître tous les jours
qu'il eft certaines idées ou plutôt çer-
1 n
ï 96 Edaircijjemens
taines nuances d'idées , qu'une langue
exprime , & qui manquent à une autre ,
même beaucoup plus riche d'ailleurs.
Tel eft ( pour ne citer qu'un exemple
feul) Paorifle des verbes françois , qui
exprime une nuance du tems paffé , &C
qui manque aux verbes latins ; ceux-ci
n'ont que le mot fui , pour exprimer
ce que la langue françoife peut rendre
par les mots fai été , ou je fus , fuivant
les différens rapports fous lefquels on
confidere le tems paffé. De même il
n'y a point de langue qui ne puiffe
rendre par un feul mot certaines idées
qu'une autre langue ne pourroit déve-
lopper que par une périphrafe ; il n'y en
a point qui ne puiffe exprimer par des
mots ou plus courts ou plus fonores ,
certaines idées qu'une autre langue fe-
roit forcée de rendre par des mots , on
plus longs ou plus fourds ; or la briè-
veté &£ l'harmonie font encore des
avantages dans les langues , la brièveté
pour le plaifir de l'efprit , l'harmonie
pour celui de l'oreille.
En un mot , il n'y a point d'ou-
vrage écrit originairement dans une
langue , qui étant traduit dans une autre,
ne doive à certains égards y perdre plus,
>
fur les Elémens de Philofophle. X yf
ou moins , & y gagner plus ou moins
à d'autres. La feule harmonie du ftyle ^
dont nous parlions il n'y a qu'un mo-
ment , peut fuffire pour rendre un écri-
vain très-rebelle à la traduction. Tradui*
fez Cicéron , fans lui conferver cette
qualité , vous ne ferez qu'une copie in-
forme &c languiiTante ; &: combien eft-if
difficile de concilier cette harmonie avec
les autres qualités qu'une pareille traduc-
tion doit avoir, la jufïefie du fens , la
propriété , la facilité , la fimplicité des
termes ? Je me fouviens qu'ayant vou-
lu autrefois traduire , pour en orner mes
Réflexions fur rélocution oratoire , la per-
oraifon de Cicéron pro Flacco , affez peu
connue , & pourtant bien digne de l'ê-
tre , je fus tout-à-coup dégoûté de cette
entreprife en me rappellant la dernière
phrafe de cette peroraifon ; Mifereminl
familiœ , Judices , mijèremini fortiffimi pa-
tris ; miferemini filii ; 7iomen clariffimum &
fortifjïmum , vel generis , vel vetujiatis , vel
hominis caufd , Reipublicœ refervate. Con-
ferver tout à la fois à cette phrafe fa
nobleffe , fa brièveté , fa {implicite , fa
rondeur , & fur-tout le genre d'harmonie
qui lui eft propre , err une entreprife que
je laiffe à de plus habiles que moi.
Iiij
ï 9 8 EdairciJJemens
Il me femble que la queftion tant
agitée , n les infcriptions doivent être
en françois ou en latin , peut fe déci-
der aifément par les principes qu'on
vient d'établir. L'infcription doit être
dans celle des deux langues qui rendra
de la manière la plus courte , la plus
énergique & la plus noble , fans dureté
ni fécherefîe , ce qu'on veut exprimer.
Je doute , par exemple i que l'infcrip-
tion de la ftatue de Montpellier , A Louis
Quatorze après fa mort , fût aufîi bien en
langue latine ? Ludovico decimo quarto ex
oculis fublato ; comme je doute que celle
des Invalides de Berlin , Lœfo & invicio
mïliti , eût pu être auflibien en françois.
Cette infcription fimple , Henri IV \ au
bas de la ftatue d'un de nos plus grands.
Rois , non-feulement dira plus qu'une
infcription longue &: faftueufe , elle dira
mieux même que ne feroit la fimple
infcription latine , Henricus quartus ;
parce que la longueur de ce nom
dans une langue étrangère , & le retour
monotone des définences en us , nous
rappelle moins agréablement l'idée de
ce Prince , que le nom dont nous avons
coutume de Pappeller. Henri IV dira
mieux encore que Henri le Grand 7 par*
fur les Elirnens de Philojbphie. 199
ce qu'il fuffit de fon nom fans épithete
pour re veiller toute l'idée que nous
avons de ce grand Roi , &: qu'une épi-
thete qui n'ajoute rien à l'idée , efl
inutile & froide. On pourra fe former
par ce peu d'exemples , finon des prin-
cipes détaillés , au moins une méthode
fûre pour juger , &: de la langue dans
laquelle une infeription doit être écrite,
& des qualités que l'infcription doit
avoir. Une plus longue difcufllon fur ce
fujet nous meneroit trop loin , Se auroit
un rapport trop éloigné avec la matière
que nous avons traitée dans cet article.
*.m
-X A $ ? A T^g
Iir
200 Eclairclffcment
,xj ! ; " , ' .. ■ u " ! m
§. XL
Sur les Elémens de Géométrie (a)*
NO us avons déjà donné dans le
§. IV de ces Ê claire iffemens , une
efquifle légère d'un plan fuivant lequel
ces Élémens doivent être traités. Mais
ce que nous en avons dit alors n'étoit
que par forme d'exemple , ck pour faire
connoître par une efpece de tableau r
emprunté de la feience la plus exacle
&: la plus fimple , les diffère ns ordres
de principes que les feiences renfer-
ment ou peuvent renfermer. Nous al-
lons ici envifager les Élémens de Géo-
métrie pris en eux-mêmes , &c propô-
fer quelques réflexions fur la meilleure
manière de les traiter , &t fur les in*
convéniens où l'on peut tomber à ce
iujet.
On fe plaint , & avec raifon , de la
difette réelle où nous fommes de bons
élémens de cette feience , au milieu de la
( a ) Il fera bon de relire l'article de la Géométrie
«Uns les ÉUmms dç, PhilofophU, Terne IV. pag. 158.
fur les Elhnens de Philojbphic, 20 1
malheureufe & fcérile abondance d'ou-
vrages dont nous fommes inondés en
cette partie. Tous les défauts qu'on re-
proche à ces ouvrages , fe réduifent
prefque uniquement à un feul qui en
eft la fource commune ; à ce que les
idées n'y font pas placées dans l'ordre
naturel qui leur convient. Par- là il ar-
rive , ou qu'on fuppofe ce qui auroit
befoin d'être démontré , ou qu'on prou-
ve d'une manière peu rigoureufe ce qui
devroit & pourroit être démontré en
rigueur , ou qu'on démontre par dis
voies laborieuses cv quelquefois infuffi-
fantes , ce qui pourroit être démontré
avec beaucoup plus de fimplicité.
Pour placer les idées dans Tordre
naturel , il faut fur-tout fe rendre atten-
tifs aux définitions ; non-feulement en
y mettant toute la précifion porîible
( ce qui n'a pas befoin d'être recom-
mandé) mais en ne renfermant pas dans
la définition des idées qu'elle ne doit
pas contenir & qui doivent en être la
conféquence. Un exemple fera fentir
parfaitement la néce/îité du précepte
que nous donnons ici , & les incon-
véniens auxquels on s'expofe en s'en
écartant,
I v
202 Edaircijjemens
Si je veux définir les parallèles , voi-
ci , ce me femble , comment je dois m'y
prendre , pour ne mettre dans cette dé-
finition que ce qu'elle doit abiblument
renfermer. Je fuppoferai d'abord une
ligne droite tirée à volonté ; fur cette
ligne j'élèverai en deux points différens
deux perpendiculaires que je fuppoferai
égales , 6c par l'extrémité de ces per-
pendiculaires j'imaginerai une ligne
droite , que j'appellerai parallèle à la
ligne ftippofée. Il faudra déduire de
cette définition toutes les propriétés
des parallèles ; car elles y font nécef-
fairement contenues. Il faudra démon-
trer entr'autres chofes , que la ligne pa-
rallèle à la ligne fuppofée , &: qui en
eu également diftante dans deux de fes
points, à tous fes autres points également
diftans de cette ligne ; c'eft-à-dire que *
les perpendiculaires élevées en quel-
ques points que ce foit fur la ligne fup-
pofée, & aboutifTantes à la ligne paral-
lèle , font toutes égales aux deux per-
pendiculaires par l'extrémité defquelîes
cette parallèle a été tirée. Suppofer cette
vérité fans la démontrer, c'efl fuppofer
ce que la définition ne renferme tk ne
doit renfermer qu'implicitement; car
fur les Elèmens de Philojbpkie. 203
cette définition ne fuppofe & ne doit
fuppofer que l'égalité des deux perpen-
diculaires , dont les extrémités fufnfent
pour déterminer la pofition de la paral-
lèle ; d'où il faut conclure &: prouver
l'égalité de ces perpendiculaires avec
toutes les autres. J'oie avancer , &c je ne
crains point d'être contredit par ceux
qui y réfléchiront , que la propofition
que nous préfentons à démontrer ici ,
ck en général la théorie des parallèles y
efl un des points les plus difficiles dans
les élémens de Géométrie ; &c j'ajoute
que cette théorie feroit bien avancée
par cette démonftration.
On parviendrait peut-être plus faci-
lement à la trouver , fi on avoit une
bonne définition de la ligne droite ; par
malheur cette définition nous manque.
Il ne paroît pas porTible d'en donner
une autre que celle dont prefque tous
les Mathématiciens font ufage ; mais
cette définition , comme nous l'avons
dit ailleurs , exprime plutôt une pro-
priété de la ligne droite , que fa notion
primitive. Ce n'eft pas que je veuille ,
avec quelques Géomètres , chercher
cette notion dans l'idée que la vifion
nous donne de la ligne droite , en nous
I vj
104 EclalrciJJemens
apprenant que les points de cette ligné
fe couvrent les uns les autres lorfque
l'œil fe trouve placé dans ion prolon-
gement. Cette notion de la ligne droite
ferait tres-pcu géométrique , i°. parce
qu'il y a des lignes droites pour un
aveugle , & que l'illuftre Sanderfon
entr'autres en avoit une idée très-dis-
tincte fans en avoir jamais vu; i°. par-
ce qu'il feroit impofTible de favoir que
la lumière fe répand en ligne droite, fi
pour connoître la rectitude d'une ligne,
nous n'avions d'autre moyen que d'exa-
miner fi les points de cette ligne fe
cachent les uns les autres quand l'œil
eu. placé dans fon prolongement. Si la
lumière fe propageoit en fuivant une
ligne circulaire d'une courbure déter-
minée , &£ que l'œil fût placé fur la cir-
conférence d'un tel cercle , tous les
points de ce cercle fe cacheroient les
uns les autres , & cependant la ligne
fur laquelle ils feroient placés ne feroit
pas droite.
On ne détmiroit pas mieux la ligne
droite, en difant avec d'autres Auteurs
que c'eft une ligne dont tous les points
font dans la même direction. Car qu'efr-
çe que direction ? Et comment en peut-
fur les Elimens de Philofopfûe. 105
on avoir l'idée , fi on n'a déjà celle de
ligne droite ?
On eft donc comme forcé d'en reve-
nir à la définition ordinaire , que la ligne
droite eft celle qui eft la plus courte
d'un point à un autre. Mais il eft aile
de fentir que cette définition n'en1 pas
telle qu'on pourroit le délirer. En pre-
mier lieu, d'où fait-on que d'un point
à un autre , il n'y a qu'un ieul chemin
qui foit le plus court ? Pourquoi ne
pourroit-il pas y en avoir plufieurs , tous
diffère ns , tous égaux , &£ tous les plus
courts ? On n'elt perluadé de la vérité
contraire , & on ne la fuppofe dans la
définition de la ligne droite , que parce
qu'on a déjà dans i'elprit ou plutôt dans
les fens , fi je puis parler de la forte ,
une notion de la ligne droite qui ren-
ferme implicitement cette vérité. C'eft
cette notion qu'il faudrait exprimer;
mais les termes , & peut-être les idées ,
nous manquent pour cela. Hoc opus ,
hic labor eji.
% En fécond lieu , fuppofons qu'en
effet la ligne droite foit le plus court
chemin d'un point à un autre , eue ce
plus court chemin foit unique , & qu'il
n'y en ait pas deux égaux ; je vois clair
20 6 EclairciJJemens
rement comment on peut conclure de-
là , que ii on veut mener une ligne
droite d'un point à un autre , tous les
points par lefquels doit parler cette li-
gne , font nécessairement donnés , 6c
que la ligne qui joint deux quelconques
de ces points , efî aufTi la plus courte
qu'on puifTe mener ou imaginer de l'un
à l'autre. Mais je ne vois pas avec la
même évidence , en partant de la défini-
tion fuppofée , qu'une ligne droite tirée
par deux points ne puiffe être prolon-
gée que d'une feule manière, ou ce qui
revient au même, que deux lignes droi-
tes , tirées d'un même point à deux
autres points , ne puiffent pas avoir une
partie commune : je ne dis pas que cela
ne foit évident, je dis (& je me flatte
qu'on en conviendra après y avoir fait
attention ) que cela ne fuit pas évidem-
ment de la définition fuppofée , mais
d'une notion primitive de la ligne droite
que nous avons dans Pefprit fans pou-
voir en quelque façon la rendre par des
exprefîions ; idée dont la définition fup->
pofée n'efr. que la fuite.
La définition &c les propriétés de la
ligne droite , ainfi que des lignes paral-
lèles y font donc recueil , &c pour ainfi
fur les Elémens de Philofophie. 207
dire , le fcandale des élémens de Géo-
métrie. Je ne crains point que les Mathé-
maticiens Philofophes taxent de puéri-
lité les réflexions que je viens de faire;
puisqu'elles ont pour objet , non-feule-
ment de porter la plus grande précifion
dans une feience dont la précifion eu.
l'ame , mais de montrer par des exem-
ples frappans la néceïîité & la rareté des
bonnes définitions.
On peut faire fentir l'un & l'autre
par un nouvel exemple , tiré des mêmes
élémens de Géométrie; par la définition
de l'angle. Pour s'en former une idée
nette , il faut nécefTairement , &c y faire
entrer Fidée de Pefpace que l'angle ren-
ferme , & en même tems borner cet ef-
pace ; puifqu'autrement la grandeur de
l'angle dépendroit de celle des lignes
qui le comprennent, ce qui eil contraire
à la vraie notion qu'on doit s'en former.
Il faut donc fuppofer un arc de cercle
décrit du fommet de l'angle comme
centre , 6c d'un rayon pris à volonté ,
mais qui foit toujours le même pour
quelque angle que ce foit; & on appel-
lera aûgle Pefpace terminé par cet arc
de cercle ; par ce moyen on viendra à
bout de démontrer ayee précifion &
2o8 Eclaircljfemens
clarté toutes les proportions qui con-
cernent les angles. Remarquons en paf-
fant que la mefure des angles par les
arcs de cercle décrits de leur fommet ,
eft fondée fur l'uniformité du cercle ,
qui fait que toutes fes parties font fem-
biables 6c toujours difpofées de la mê-
me manière par rapport aux rayons qui
y aboutiflent; cette uniformité , qui fe
prouve par le principe de la fuperpofi-
tion , eft un point fur lequel on n'ap-
puyé peut-être pas affez dans les élé-
mens ordinaires , 6c qui eft pourtant le
principe fondamental de la théorie des
angles.
Au refte, la définition de l'angle qu'on
vient de donner, fuppofe que les deux
côtés de cet angle foient des lignes droi-
tes , 6c non une ligne droite 6c une
ligne courbe ; comme feroient un arc
de cercle 6c fa tangente. Ce dernier
angle , fi on peut lui donner ce nom ,
a été le fujet d'une grande difpute entre
les Géomètres , peur favoir s'il étoit
comparable ou non à l'angle re£tiligne ,
c'eft-à-dire , formé par des lignes droi-
tes. Il eft aifé de voir que ce n'tftab-
folument qu'une queition de nom. Tout
dépend de l'idée qu'on attache en cette
fur les Elemens de Philofophie. 10$
occasion au mot angle. Si on entend
par ce mot une portion finie de Pefpace
compris entre la courbe &: fa tangente ?
il n'efr. pas douteux que cet efpace ne
foit comparable à une portion finie de
celui qui eft renfermé par deux lignes
droites qui fe coupent. Si on veut y
attacher l'idée ordinaire de Pangle for-
mé par deux lignes droites , on trouve-
ra , pour peu qu'on y réflé chiffe , que
cette idée prife abfoiument &: fans mo-
dification , ne peut convenir à l'angle
de contingence, parce que dans l'angle
de contingence une des lignes qui le
forme eft. courbe. Il faudra donc donner
pour cet angle une définition particu-
lière; & cette définition, qui eft arbi-
traire , étant une fois bien fixée , il ne
pourra plus y avoir de difficulté fur la
queftion dont il s'agit. Une bonne preu-
ve que cette queftion eft purement de
nom , c'eft que les Géomètres font d'ail-
leurs entièrement d'accord fur toutes
les propriétés qu'ils démontrent de
l'angle de contingence ; qu'entre un
cercle & fa tangente , on ne peut faire
paffer de lignes droites ; qu'on y peut
faire paffer une infinité de lignes circu-
laires , & ainfi du refte. Il en eft à peu
2 1 o Eclaira fflimcns
près de la querelle fur l'angle de contin-
gence , comme de la fimeufe queftion
des forces vives , où l'on ne difpute que
faute de s'entendre ( b ) , & où tout le
monde eft d'accord fur le fond en dif-
férant dans les termes : &: c'eft à peu
près ce qu'on doit penfer de toutes
les difcuifîons métaphyfiques qui par-
tagent quelquefois les Méchaniciens &£
les Géomètres.
Si on doit s'attacher dans les élé-
mens de Géométrie , à ne mettre dans
les déïînitions que ce qui eft nécefïaire ,
pour donner plus de précifîon & de ri-
gueur aux proportions qu'on en dé-
duit , il efl un autre écueil qu'on doit
éviter avec foin ; c'eft celui de ne pas
développer fuffif?rnment l'idée qu'on
doit attachera certaines expreilions. La
Géométrie , même élémentaire , &c tou-
tes les parties des Mathématiques , font
fouvent ufage d'exprefTions de cette
efpece , qui dans le fens métaphyfique
qu'elles préfentent , paroiffent d'abord
peu exaàes ; mais qui ne doivent être
regardées que comme des manières
abrégées de s'exprimer , que les Mathé-
(h) Voy. Elément de Philofophie , art. de la Mécha-
nique , Tome IV. pag. 203,
fur les Elimens de Philofophie. 2 1 1
maticiens ont inventées pour énoncer
une vérité dont le développement &
l'énoncé exa£t auroit demandé beau-
coup de mots. Il faut donc , avant que
de faire ufage de ces exprefîions , fixer
d'une manière nette & précife la no-
tion qu'elles renferment.
On dit , par exemple , qu'un parallé-
logramme eft le produit de fa bafe par
fa hauteur. Que fignifie cette propor-
tion ? Qu'eft-ce que le produit de la
bafe par la hauteur 5 c'efl-à-dire la mul-
tiplication d'une ligne par une autre ?
En1 -ce qu'on multiplie des lignes par
des lignes ? Non certainement ; car dans
toute multiplication une des deux quan-
tités au moins cfoit être un nombre
abftrait ; multiplier , c'en1 prendre un
certain nombre de fois une certaine
choie ou un certain nombre de chofes ;
on peut multiplier une ligne par un
nombre , par exemple par 3 , ce qui
fignifie qu'on prendra cette ligne trois
fois , mais on ne multiplie point une
ligne par une ligne ; cette opération ne
préfente aucune idée nette. Quelques
Mathématiciens , il eft vrai , ont dit que
la multiplication d'une ligne par une
ligne confiftoit à prendre une de ces
212 EcLaircîjJemens
lignes autant de fois qu'il y a de points
dans l'autre , ce qui produit une fur-
face. Mais cette notion eft fujette à
beaucoup de difficultés. Elle fuppofe
que la furface eft compofée de lignes ,
ck la ligne de points ; elle fuppofe que
pour prendre une ligne autant de fois
qu'il y a de points dans une autre , il
faut que cette autre ligne foit élevée
perpendiculairement fur la première:
car fi le côté d'un parallélogramme n'eft
pas perpendiculaire à la bafe , alors le
parallélogramme n'eft plus le produit
du côté par la bafe ; cependant fuivant
les notions que fe forment de la fur-
face les Mathématiciens que nous com-
battons ? on ne peut disconvenir que
dans la furface du parallélogramme la
bafe ne fe trouve répétée autant de fois
que le côté a de points ; à moins qu'on
ne veuille admettre dans une ligne des
points plus grands les uns que les au-
tres , ce qui jette dans de nouvelles ab-
furdités. Que lignifie donc cette pro-
portion , que la mefure d'un parallélo-
gramme reclangle eft le produit de fa
bafe par fa hauteur ? Elle fignifîe que fi
on fuppofe la bafe diviiée en un cer-
tain nombre de parties égales , par exem-
fur les Elémens de Philofophie. 213
pie de pouces ou de lignes , & la hau-
teur en un certain nombre des mêmes
parties égales , c'efï>à-dire de pouces ou
de lignes, le rapport du parallélogramme
rectangle au quarré de chacune de {es
parties , fera égal au rapport que le pro-
duit des deux nombres de divifion de
la bafe & de la hauteur aura avec l'uni-
té. Par exemple , fuppofons la bafe divi-
fée en 100 lignes ou pouces , 6c la hau-
teur en 25 ; le produit de ces deux
nombres qui eil 2500, c'eft-à-dire le
rapport de ce nombre à l'unité , expri-
mera le rapport du parallélogramme
rectangle au quarré fait d'une ligne ou
d'un pouce ; ce parallélogramme con-
tenant en effet 2500 petits quarrés d'un
pouce ou d'une ligne. Ainfi, dire qu'un
parallélogramme efl le produit de fa bafe
par fa hauteur , c'efl: une manière abré-
gée d'exprimer la propofition que nous
venons d'énoncer , & dont renoncia-
tion rigoureufe & développée auroit
demandé trop d'étendue &: de circonlo-
cution. Dans les feiences on peut fe fer-
vir utilement de ces fortes d'exprefîions
abrégrées, quoique peu exactes en elles-
mêmes : je dis plus ; on a befoin pour
ne point trop fatiguer l'efprit , de s'en
£î4 Eclaîrcijjcmens
fervir fouvent , pourvu qu'on ait font
de bien fixer le fens précis qui doit y
être attaché. C'eft par malheur ce qu'on
ne fait pas toujours , & ce qui peut
quelquefois être reproché aux Géomè-
tres même.
Il eiï aifé de conclure de cet exem-
ple , &: de plufieurs autres qu'om pour-
roit y joindre 5 que le mot de mefure en
mathématique , renferme l'idée d'un
rapport implicitement exprimé. Or il eu
certains rapports qui offrent plus de dif-
ficultés que les autres , foit pour en pré-
fenter la notion d'une manière bien
nette , foit pour les démontrer d'une
manière rigoureufe : ce font les rap-
ports des quantités incommenfurables.
On dit , par exemple , que la diagonale
du quarré eft à fon côté comme la ra-
cine quarrée de i eftài; pour avoir
une idée bien nette de la vérité que
cette proportion exprime , il faut d'a-
bord remarquer , qu'il n'y a point de ra-
cine quarrée du nombre 2 , ni par con-
féquent de rapport proprement dit entre
cette racine & l'unité , ni par confé-
quent de rapport proprement dit entre
la diagonale & le côté d'un quarré , ni
par conléquent enfin , d'égalité entre
fur les Elimcns de Philofophie. 1 1 Ç
Ces rapports , puifqu'il n'y a point pro-
prement d'égalité entre des rapports qui
n'exiftent pas. Mais il faut remarquer en
même tems , que fi on ne peut trouver
un nombre qui multiplié par lui-même
produife 2 , on peut trouver des nom-
bres qui multipliés par eux-mêmes pro-
duifent un nombre aufîi approchant de 2
qu'on voudra , foit en deiTus , foit en
defîbus. Or fi on a deux nombres quel-
conques, dont l'un donne un quarré plus
grand que 2, mais avec fi peu de diffé-
rence qu'on voudra, & l'autre un quarré
plus petit que 2 , avec fi peu de diffé-
rence qu'on voudra, une ligne quiauroit
avec le côté du quarré un rapport ex-
primé par le premier de ces nombres ,
feroit toujours plus grande que la diago-
nale , &c une ligne qui auroit avec le
même côté du quarré un rapport expri-
mé par le fécond nombre , feroit plus
petite que la même diagonale. Voilà le
développement de cette propofition ,
que la diagonale ejl au côté du quarré com-
me la racine quarrée de 2. ejl à 1 . Il en eu
de même de toutes les autres propor-
tions qui regardent des rapports incom-
menfurables ; & cela fiiffit pour faire
voir quel fens précis on y doit attacher.
2. 1 6 Eclair ci ffemens
Cette facilité qu'on a, de repréfentef
les rapports incommenfurables , non par
des nombres exacts , mais par des nom-
bres qui en approchent aiiÔi près qu'on
voudra , fans jamais exprimer rigou-
reufement ces rapports , eft caufe que
les Mathématiciens ont étendu la dé-
nomination de nombre aux rapports
incommenfurables, quoiqu'elle ne leur
appartienne qu'improprement , puifque
les mots nombre & nombrer fuppofent
une défignation exacte & précife , dont
ces fortes de rapports ne font pas fuf-
ceptibles. AufTi n'y a-t-il proprement
que deux fortes de nombres , les nom-
bres entiers , comme 2 , 3 , 4 , &c*
& les nombres rompus , ou fractions ,
comme l l l Sec. ou - 1 1 , &c.
Les premiers repréfentent les rapports
de deux grandeurs , dont l'une contient
l'autre une certaine quantité de fois
exactement , comme 2 fois , 3 fois , 4
fois ; les féconds expriment le rapport
de deux grandeurs, dont l'une contient
exactement une certaine quantité de
fois , la moitié , le tiers , le quart , le cin-
quième de l'autre , & ainfi de fuite ; les
rapports repréfentés par des nombres
rompus peuvent même fe réduire très-
aifément
fur les Ëlèmens de Philojbphie. i\y
aifément à des rapports représentés par
des nombres entiers ; car quand je dis
par exemple, qu'une ligne eft les 2. d'une
autre ligne , c'eft comme fi je difois
que la première ligne e ri à la féconde
dans le rapport du nombre entier 3 au
nombre entier 4.
De-là il eft aile de voir , que fi les
rapports incommenfurables font regar-
dés comme des nombres , c'eft. par la
raifon que s'ils ne font pas des nombres
proprement dits, il ne s'en faut rien,
pour ainfi dire , qu'ils n'en foient réel-
lement , puifque la différence d'un rap-
port incommenfarable à un nombre
proprement dit , peut être aufTi petite
qu'on voudra.
Deux autres raifons ont fait ranger
les rapports incommenfurables parmi
les nombres ; la première , c'efl que ces
rapports ont plufieurs propriétés qui
leur font communes avec les nom-
bres , & peuvent être fournis à plu-
fieurs égards à un calcul femblabfe à
celui des nombres , comme nous le ver-
rons plus en détail dans les deux §. fui-
vans ; la féconde , c'eil que fi on veut
donner au mot nombre une idée plus
étendue que celle qu'on lui donne or-
Tçme V% K
2 1 S Eclaîrcïjjcmens
dinairement , & qui ne renferme pro-
prement que les nombres entiers & les
îra&ions , alors les rapports incommen-
surables peuvent y être compris ? puif-
que ces rapports , quoiqu'ils ne puifTent
pas être déiignés rigoureufement par
l'arithmétique , peuvent être , finon
exprimés , au moins repréfentés par la
Géométrie ; par exemple , le rapport de
la racine quarrée de 2 à l'unité , lequel
ne peut être exprimé arithmétiquevicnt ,
peut être repréfenté géométriquement ,
par le rapport de la diagonale du quarré
à fon côté. Il en eft de même d'une
iniinité d'autres rapports incommen-
surables , que la Géométrie repréfenté
aifément par les rapports de certaines
lignes ; par exemple , la racine quarrée
de 3 peut être repréfentée par le
rapport du double de la hauteur d'un
triangle équilatéral au côté du même
triangle ; celle de 5 par le rapport de
la diagonale d'un parallélogramme rec-
tangle au petit côté de ce même pa-
rallélogramme , en fuppofant la bafe
double de la hauteur ; & ainfi de mille
autres exemples de cette efpece qu'on
pourroit multiplier à l'infini. Cette re-
marque fur la pénibilité de repréfen-
fur les Elémens de Philofopliit. 119
ter les rapports incommeniiirables par
la Géométrie , nous fera utile dans ia
fuite pour faire connoître quel eu l'a-
vantage de l'application de i'Analyfe à
cette fcience. C'eft ce qu'on verra plus
bas dans un Article particulier; mais il
efl nécefîaire de donner auparavant
quelque idée du calcul algébrique.
A
*****
Kg
HO Eclaircijjsmtns
§. XII.
Sur les Elémens d'Algèbre (a).
L'Imperfection que nous avons
remarquée clans plusieurs des no-
tions que donnent pour l'ordinaire les
Élémens de Géométrie , ne fe rencontre
guère moins dans celles que prélentent
la plupart des Élémens d'Algèbre ; quel-
ques exemples en feront la preuve.
La première , & en un fens la plus
effentielle des définitions que ces Élé-
mens doivent offrir , eft celle de l'Al-
gèbre même. Il femble que les Auteurs
d'Élémens fe foient mis peu en peine
de donner une idée nette de la nature
de cette fcience &c de fon objet. Les
uns difent que c'eil l'art de faire fur les
lettres de l'Alphabet les mêmes opé-
rations qu'on fait fur les chiffres ; défi-
nition ridicule à tous égards. Les autres
fe bornent à dire que c'eft la fcience du
calcul des grandeurs zn général; définition
plus exacte , mais qui a befoin d'être plus
(à) II fera bon de relire l'article de l'Algèbre dans
Us EUnuns de. Fhilofopkie, page 152.
fur les Elemens de Philofophie. lit
développée qu'elle ne l'eft ordinaire-
ment parles Auteurs élémentaires.
Il faut d'abord partir de ce principe ,
que le calcul des grandeurs ne peut con-
finer qu'à déterminer le rapport des
grandeurs entr'elles. Or il y a, comme
nous l'avons vu à la fin du §. précédent,
deux fortes de rapports ; les uns qui
peuvent être exprimés exactement par
des nombres , foit entiers , foit rompus ;
les autres , qu'on appelle incommenfu-
rables , & qui ne peuvent être expri-
més par àes nombres que d'une ma-
nière approchée , mais qui peuvent être
repréfentés ou qu'on peut imaginer être
repréfentés d'une autre manière , par
exemple par les rapports d'une ligne à
une autre. Nous allons faire voir d'a-
bord quelle eft l'utilité des caractères
algébriques pour repréfenter les nom-
bres proprement dits , & les rapports
qu'ils expriment ; nous verrons enfuite
l'utilité de ces mêmes caractères pour
repréfenter les rapports incommenlli-
rables.
Pour fentir quel eft l'avantage d'ex-
primer les nombres par des caractères
algébriques, il faut remarquer que l'a-
rithmétique ordinaire a deux fortes de
K iij
221 Eclalrcijjemens
principes. Les uns font dépendans des
îignes ou chiffres par lefquels on exprime
les nombres , & ce font ceux qu'on ap-
pelle proprement règles de l'arithméti-
que ; règles qui font attachées à la nature
<le ces fignes , & qui feroient différen-
tes , fi au lieu de dix caractères dont
nous nous fervons pour exprimer tous
les nombres pofTibles , nous en avions
vin plus grand ou un plus petit nombre,
ou fi au lieu de dîfpofer ces caractères
comme nous le faifons pour exprimer
les nombres , nous les difpofions autre-
ment, ck que par- là nous changeafîions
& leur valeur intrinfeque & leur valeur
relative. Mais outre les principes fur
lefquels font fondées ces règles , l'arith-
métique en a d'autres plus généraux ,
indépendans des fignes par lefquels on
peut exprimer les nombres , &c unique-
ment attachés à la nature des nombres
mêmes ; tels font ceux-ci.
Si on retranche, un plus petit nombre
d'un plus grand , & quon ajoute au plus
petit nombre ce qui réfultera de cette opé-
ration , on aura le plus grand nombre.
Le produit de deux nombres , divifé par
Vun des deux produifans , donne Vautre
produifant*
fur les Elémens de Phllojbphle. 213
Le produit du quotient d'une divijlon
par le divifiur doit rendre le dividende. On.
pourroit en énoncer planeurs autres.
Ces fortes de principes n'étant réel-
lement que des propriétés générales
des rapports ou des nombres , qui ont
lieu pour quelques nombres que ce
foit , ck de quelque manière que ces
nombres foient défiçnés ; il s'enfuit d'à-
bord que ces proportions générales
peuvent être miles fous les yeux de la
manière la plus claire & la plus fimpîe ,
en fuppofant les nombres repréfentés
par des caractères généraux ; on a choifi
pour exprimer ces caractères les let-
tres de Palphabeth , comme étant plus
connues , &C d'un ufage plus familier
& plus univerfel. Première utilité de
l'algèbre , de fervir à repréfenter & k
démontrer d'une manière fimple & fa-
cile les vérités qui ont rapport aux pro-
priétés générales des nombres.
Ce n'efl pas tout. Comme il y a des
propriétés générales des nombres , in-
dépendantes de la manière dont ils
font exprimés , il doit y avoir aufli pour
le calcul des nombres , des principes
généraux , par le moyen defquels on
pourra exprimer ? de la manière la plus
K iv
214 E clair clffemtns
fimple Si la plus abrégée qu'il ferapofîr-
ble , le réfultat de la combinaifon de ces
nombres , & des opérations qui feront
la fuite de cette combinaifon. Les règles
pour trouver ce réfultat font les règles
de l'Algèbre. Ainfi l'addition algébrique
n'eft autre chofe que le moyen d'ex-
primer de la manière la plus courte &c
la plus fimple le réfultat de l'addition de
pluiieurs nombres , en ne donnant à
ces nombres aucune valeur particulière;
àl en eït de même de la fouftraclion ,
ck des autres règles.
L'utilité de ces règles ne fe borne
pas à repréfenter de la manière la plus
ïimple le réfultat des opérations qu'on
peut fa*ire fur les nombres en général.
Suppofons qu'un ou plufieurs nombres,
ou en général une ou plufieurs quanti-
tés ( car on a déjà dit que toute quan-
tité pouvoit être repréfentée par un
nombre) foient exprimés par des ca-
ractères algébriques ; fuppofons de plus
que ces nombres foient connus &c don-
nés , &£ qu'on propofe de trouver un
ou plufieurs autres nombres qui dépen-
dent des nombres donnés par de cer-
taines conditions; ilefl évident i°. que
par la généralité des caractères algé-
fur les Elèmens de Philofophie, ii<
briques , on peut exprimer ces con-
ditions fuppofées entre les nombres
cherchés 6c les nombres donnés. 2°.
Que par la généralité des opérations
algébriques , on pourra pratiquer éga-
lement ces opérations fur les nombres
cherchés comme fur les nombres don-
nés. Or en vertu de ces opérations
l'algèbre enfeigne à dégager les nom-
bres cherchés d'avec les nombres don-
nés, en forte qu'on ait la valeur des
premiers exprimée de la manière la plus
îimple par un réfultat qui ne contien-
dra plus que les féconds; & les opéra-
tions que ce réfultat indique étant pra-
tiquées fur tels nombres qu'on vou-
dra, pris à volonté , donneront la valeur
des nombres cherchés qui feront relatifs
à ces nombres pris à volonté , fuivant
les conditions exigées &: propofées.
Je ne fais s'il eft porlible de donner
une notion plus nette de l'Algèbre à
ceux qui n'en ont aucune. Peut-être
ce qu'on vient de dire ne fera- 1- il pas
encore arTez développé pour eux ; mais
peut - être eft - il néceflaire d'être au
moins initié dans cette fcience pour
pouvoir s'en former une idée précife ;
je ne doute point que ceux qui feront
K v
2 2 6 Eclaircijfemens
dans ce dernier cas ne trouvent jufîe
&: exacte celle que nous venons d'ex-
pofer. Oeil fans doute d'après une no-
tion femblable que Newton a donné
à l'Algèbre le nom & Arithmétique uni-
verfelle ; dénomination qui en effet ex-
prime & renferme ce que nous venons
de dire fur le véritable objet Se la na-
ture de cette feience.
Après avoir fait fentir l'utilité des
caractères algébriques pour exprimer
les nombres proprement dits , il fera
plus facile encore d'en faire fentir l'uti-
lité pour exprimer les rapports incom-
menfurables. En premier lieu , ces rap-
ports ont , pour ainfi dire , un droit de
plus que les nombres , à pouvoir être
représentés par des caractères algébri-
ques ; puifque ces caractères n'ayant
point , comme les nombres , de valeur
fixe & déterminée , n'en font que plus
propres à défigner des rapports qui ne
peuvent être exprimés exactement par
des nombres. En fécond lieu, les prin-
cipes généraux énoncés ou indiqués
ci-deflus , fur les propriétés générales
des nombres & fur les réfultats du cal-
cul qu'on en peut faire , principes qui
fervent de bafe, comme nous l'avons
fur les Elimens de Phllojbphie. 227
dit , au calcul algébrique , ont égale-
ment lieu pour les rapports incom-
menfurables. De même , par exemple ,
qu'on double , qu'on triple , qu'on
quadruple un nombre ordinaire en le
multipliant par 2 , par 3 , par 4 , on
double , on triple , on quadruple un
rapport incommensurable en le mul-
tipliant par 2 , par 3 , par 4 , &c ; on
le réduit pareillement , ainfi que tout
nombre , à la moitié, au tiers , au quart,
en le divifant par 2 , par 3 , par 4 , cVc.
Il en eft de même d'une infinité d'au-
tres vérités femblables , également com-
munes à toutes fortes de rapports , foit
exprimables par des nombres , foit in-
commenfurables. En un mot toutes les
vérités fur les nombres , lefquelles ne
fuppoferont pas , ou l'idée de nombres
entiers en général, ou celle de tel nom-
bre en particulier , ou la manière d'é-
crire & de défigner les nombres par
notre calcul arithmétique ordinaire j
toutes ces vérités auront également
lieu pour les rapports incommenfura-
bles. Le calcul algébrique , qui ne con-
fidere les rapports & les nombres que
de la manière la plus générale & la plus
abftraite ? s'étend donc & s'applique
K vj
2. i S Eclaircijjcmens
aux rapports incommenfurables , &: mê-
me encore plus parfaitement à ces rap-
ports qu'aux nombres proprement dits ;
et fous ce nouveau point de vue , il
mérite encore à plus jufle titre le nom
& Arithmétique univerfelle.
Nous verrons dans le §. fuivant , d'a-
près les notions que nous venons de
donner de l'Algèbre, comment elle s'ap-
plique à la Géométrie. Mais avant que
de finir , expofons encore quelques-unes
des faufTes idées qu'on peut reprocher
au commun des Algébriftes. Elles fer-
viront , pour ainfi dire , de preuves jus-
tificatives apportées d'avance de ce que
nous dirons dans l'un des articles fui-
vans , fur l'abus de la Métaphynque en
Géométrie , 5c fur-tout en Algèbre; ôl
les idées nettes & précifes que nous
tâcherons ici de fubdituer à ces idées
faufTes, pourront montrer en même
îems un effai de la vraie Métaphyfique
dont les feiences font fufceptibles.
Les Auteurs ordinaires d'Élémerts
ne pèchent pas feulement par le peu
de foin qu'ils ont de donner une idée
nette de l'Algèbre & de fon but; mais
encore par le peu d'exaclitude des no-
tions qu'ils attachent à certaines ex-
furies Elèmens de Philofophie. 229
prefïions. Pour abréger, je me borne-
rai à la notion des quantités négatives.
Les uns regardent ces quantités comme
au-dejjbus de rien , notion abfurde en
elle-même : les autres , comme expri-
mant des dettes , notion trop bornée ôc
par cela feul peu exacte : les autres ,
comme des quantités qui doivent être
prifes dans un fens contraire aux quan-
tités qu'on a fuppofces pofitives ; no-
tion dont la Géométrie fournit aifément
des exemples , mais qui efl fujette à de
fréquentes exceptions ; puifqu'ii efl
aifé de faire voir , par des exemples ti-
rés aum* de la Géométrie , que des quan-
tités repréfentées par le calcul avec le
figne négatif, doivent quelquefois être
prifes du même fens que les quantités
caradtérifées parle figne pofitif. Qu'euV
ce donc que les quantités négatives?
Il en faut diftinguer de deux eipeces.
Les premières par leur ligne n..
indiquent une fauiTe fuppolition qui a
été faite dans l'énoncé du problc
fuppolition redrefïée par la foiution.
Si on demande un nombre qui ajouté
à 20 fade 1 5 , on trouvera 5 avec le
ligne négatif; ce qui marque qu'il auroit
fallu énoncer le problême en cette iorte ;
l^ô EclaîrciJJemens
trouver un nombre tel , quêtant retran-
ché de zo , & non ajouté , le rêfultat de
V opération foit /J.En voilà autant qu'il
eft néceffaire pour donner ici la vraie
notion de cette première efpece de
quantités négatives ? qui fe rencontrent
à tout moment dans les folutions de
problêmes.
La féconde efpece de quantités né-
gatives , fe rencontre principalement
dans les problêmes , où le rêfultat du
calcul paroît préfenter plufieurs folu-
tions ; elles indiquent alors des folu-
tions du même problême , envifagé fous
un point de vue un peu différent de
celui que l'énoncé fuppofe , mais tou-
jours analogue à ce premier fens.
Les quantités négatives de la pre-
mière efpece montrent la généralité &
l'avantage du calcul algébrique , qui re-
dreffe , pour ainfi dire , le calculateur en
partant de la fuppofition même qui au-
rait dû l'égarer. Les quantités négati-
ves de la féconde efpece montrent tout
à la fois , & la richeffe de cette fcience
qui fait trouver dans la folution du pro-
blême , jusqu'aux chofes qu'on ne de-
mandoit pas \ Se en même tems , û on
ofe le dire ? l'imperfe&ion du calcul ,
fur les Elcmens de Phllojbphie. 231'
qui en donnant ce qu'on ne cherche pas
Se qu'on ne lui demande point , ne
donne pas toujours ce qu'on lui de-
mande avec toute la perfection qu'on
pourroit exiger. C'eft ce qui n'arrive
que trop dans les queftions algébriques ;
la folution d'un problême , qui n'en a
quelquefois réellement qu'une feule
poflible (dans le fens où il a été pro-
pofé ) eft fouvent incorporée &c com-
me amalgamée avec plufieurs autres fo-
lutions de problêmes analogues , mais
difFérens ; folutions qui enveloppant &c
mafquant , pour ainfi dire , la première ,
la rendent plus difficile à découvrir.
Ceux qui ont quelque connohTance de
ce qu'on appelle en Algèbre la théorie
des équations , favent par expérience
la vérité de ce que nous venons de dire.
Mais en voilà afTez fur ce fujet , pour
ne pas rebuter ceux de nos Le&eurs à
qui les Élémens de cette feience font
abfolument inconnus.
231 E claire IJJemens
§. XIII.
De V application de l'Algèbre à la
Géométrie.
POur fe faire une idée de cette
application , & en comprendre les
avantages , il faut fe rappeller les prin-
cipes lui vans.
La Géométrie eft , comme nous l'a-
vons dit ailleurs (<z), la feience des
propriétés de l'étendue , confidérée
fimplement en tant qu'étendue 6c fi-
gurée.
Ces propriétés confident en grande
partie dans le rapport qu'ont entr'elles
les différentes parties de l'étendue fi-
gurée.
Par conféquent , un des grands objets
de la Géométrie elï de connoître 6k de
calculer le rapport des lignes les unes
avec les autres , celui des furfaces entre
elles , & celui des folides entr'eux.
Ces rapports peuvent être , ou ex-
primés par des nombres , ou incom-
menfurakles.
{a) Élémens de Philofophie , Tom. IV. p. 158.
fur les EUmcns de Philofophie. 233
Le rapport des furfaces , ou pour
abréger, les furfaces mêmes, peuvent
être repréfentés , comme nous l'avons
expliqué plus haut , par le produit de
deux lignes , en regardant ces lignes
comme exprimées par des nombres qui
en indiquent le rapport.
II n'en1 pas même nécefîaire que le
rapport de ces lignes foit commenfu-
rable ; & quel qu'il foit , le profit des
quantités qui expriment ce rapport re-
présentera la furiace.
De même &c par la même raifon un
folide ou corps géométrique , ayant les
trois dimenfions , peut être représenté
par le produit de 3 lignes , c'efî-à-dire
de 3 quantités , dont le rapport foit le
même que celui de ces lignes.
Or les caractères algébriques défi-
gnant également bien , foit les nombres,
foit les rapports incommenfurables ,
comme on Ta vu ci-deffus; ces carac-
tères peuvent fervir parfaitement à re-
préfenter les lignes , en forte que le
produit de deux caractères algébriques
peut exprimer une furiace, celui de trois
un folide ,.&e.
Par conféquent les opérations qu'on
pourra faire fur ces caracieres , les rap-
234 Eclaircijjcmen s
ports qu'on y découvrira , en un mot
les vérités qu'on pourra tirer de leur
combinaifon par des opérations algé-
briques , exprimeront , étant traduites
du langage algébrique en langage géo-
métrique , des vérités qui feront relati-
ves au rapport des lignes , des ïiirfaces
&: des folides.
Par la même raifon , les opérations
algébriques qui fervent à réfoudre les
questions qu'on peut propofer fur les
nombres , ferviront auffi à réfoudre
les queftions géométriques, qu'on peut
propofer fur le rapport des lignes , des
furfaces & des folides ; 6c par confé-
quent en général à réfoudre la plupart
des queftions qui ont rapport à cette
fcience. En effet , ces queftions étant
analyfées , fe réduifent pour l'ordinaire
à trouver certains rapports entre certai-
nes lignes , certaines furfaces , certains
folides; puifque la plupart des propriétés
des figures confirment, ou dans le rap-
port qu'il y a entre quelques-unes de
leurs parties , déterminées d'une cer-
taine manière , ou dans le rapport de
certaines lignes tirées dans ces figures,
ou dans le rapport de ces figures , prifes
flans leur entier ou par parties , avec
fur les Elimcns de Philofoplilt. 235
d'autres figures aufîi prifes dans leur
entier ou par parties , & ainfi du refte.
Toutes ces considérations fufrlroient
pour faire fentir l'ufage &: l'utilité de
l'application de l'Algèbre à la Géomé-
trie. Mais il eu fur -tout une branche
de cette feience , où Panalyfe algébri-
que eft extrêmement utile ; c'eft la théo-
rie des courbes.
Pour s'en convaincre , il faut confï-
dérer d'abord la manière dont on dé-
termine la nature d'une courbe. On rap-
porte les points de
cette courbe CABQ
par des lignes A D ,
BE, QO, qu'on ap-
pelle ordonnées, à une
ligne droite fixe & in-
\Q définie CR tirée dans
le plan de cette cour-
be , ôc fur laquelle ces
lignes AD, BE,QO,
font perpendiculaires ; les parties CD,
CE , CO , de la ligne CR , s'appellent
les abfciffès.
On fent bien que puifque la nature
de la courbe CABQ eft déterminée , la
longueur de chaque ordonnée DA,
doit être déterminée par rapport à l'ab-
Eclaircijjemens g
fritte correfpondante
CD 5 puifque c'efl
la longueur plus ou
moins grande DA de
cette ordonnée qui
donne par fon extré-
iQ.mité le point corref-
pondant A de la cour-
be. La nature de la
courbe confiile donc
dans un certain rapport, une certaine
loi qui s'obferve entre chaque ordon-
née comme DA , & l'abfciffe CD
correfpondante. Par exemple , dans la
courbe appellée Parabole , le quarré de
chaque ordonnée eu égal au parallélo-
gramme reclangle qui auroit pour hau-
teur FabfcuTe correfpondante , &c pour
bafe une ligne toujours la même appel-
lée paramètre : fi donc on fuppofe que
cette ligne toujours la même foit ap-
pellée a, que chaque abfciffe foit ap-
pellée x , & l'ordonnée correfpon-
dante y , le quarré de y fera égal au
produit de a par x , ce qui s'exprime
algébriquement de cette forte yy r= ax.
C'eft. là ce qu'on appelle Y équation de
la courbe , dont tous les points , comme
l'on voit ? font déterminés par cette
fur lis Elimens de Philofopkic. 237
équation. Il en eft de même de toutes
les autres courbes ; elles ont chacune
leur équation particulière , qui fert à
déterminer leurs points ; & ces équa-
tions , dont Pinvention eft due à Def-
cartes , font une des branches les plus
belles & les plus fécondes de l'applica-
tion de l'Algèbre à la Géométrie.
Ayant l'équation entre lesj &: les x}
c'eft-à-dire entre les ordonnées & les
abfciffes , l'Algèbre enfeigne à en dé-
duire l'équation entre les différences des
abfcifTes & celle des ordonnées ; or
nous ferons voir dans la Se&ion fur
les principes métaphyfiques du calcul in-
finitéfimal 9 comment la connoiflance du
rapport entre ces différences donne la
limite de ce rapport , comment cette
limite donne les tangentes de la cour-
be, & en général comment ce calcul
des limites des rapports eft la clef du
calcul différentiel & intégral. Nous n'en
pourrions dire davantage , ni nous faire
entendre fur les détails où nous entre-
rions à ce fujet , fans donner un traité
complet d'Algèbre , de Géométrie , Se
de calcul infinitéfimal ; ce qui n'efl pas
ici notre objet , & qui a d'ailleurs été
exécuté dans un grand nombre d'où-
i3$ Eclalrcljjlmcns
vrages. Ce que nous nous fommes pro-
pofé ici , c'eft feulement de présenter
îlir l'Algèbre & fur fon application à la
Géométrie des notions fimples, nettes
& précifes , à des perfonnes à qui d'au-
tres occupations ne permettent pas de
s'appliquer à ces fciences & d'en faire
leur objet. Nous croyons que le peu que
nous avons dit fuffira pour leur donner
ces notions , &: pour leur faire fentir
Tufage ck l'utilité de l'analyfe mathé-
matique dans la fcience des propriétés
de l'étendue.
fur les Etimens de Philofophic. 139
Sur les Principes Métaphyjiques
du calcul infînitéjimal (a).
POur fe former des notions exacles
de ce que les Géomètres appellent
calcul infini cejïmal , il faut d'abord fixer
d'une manière bien nette l'idée que nous
avons de l'infini.
Pour peu qu'on y réfléchifTe , on
verra clairement que cette idée n'eft
qu'une notion abfiraite. Nous conce-
vons une étendue finie quelconque ,
nous faifons en fuite ab ftra&ion des
bornes de cette étendue , &l nous avons
?idée de l'étendue infinie. C'eft de la
même manière , & même de cette ma-
nière feule , que nous pouvons conce-
voir un nombre infini, une durée infi-
nie , & ainfi du reffe.
Par cette définition , ou plutôt cette
analyfe , on voit d'abord à quel point
la notion de l'infini eft pour ainfi dire
vague & imparfaite en nous; on voit
. (a) Cet éclairciflement efl relatif à la page 177 de*
Élémens de Philofophic»
1^0 Eclair ci jjemzni
qu'elle n'eft proprement que la notion
& indéfini , pourvu qu'on entende par
ce mot une quantité vague à laquelle on
n'afîigne point de bornes , & non pas ,
comme on le peut fuppofer dans un
autre fens , une quantité à laquelle on
conçoit des bornes fans pourtant les
fixer d'une manière précife.
On voit encore par cette notion , que
V infini , tel que l'analyfe le confidere ,
eiî proprement la limite du fini , c'eft-
à-dire le terme auquel le fini tend tou-
jours fans jamais y arriver , mais dont
on peut fuppofer qu'il approche tou-
jours de plus en plus , quoiqu'il n'y
atteigne jamais. Or c'eil fous ce point
de vue que la Géométrie & PAnalyfe
bien entendues confiderent la quantité
infinie ; un exemple fervira à nous faire
entendre.
Suppofons cette fuite de nombres
fractionnaires à l'infini, - i l 1 ôVc.
7 1 J 4 7 8 7i6 7
& ainfi de fuite en diminuant toujours
de la moitié : les Mathématiciens difent
& prouvent que la fomme de cette
fuite de nombres , fi on la fuppofe pouf-
fée à l'infini , eft égale à 1 . Cela fignifie ,
fi on veut ne parler que d'après des
idées claires , que le nombre 1 eft la
limite
fur les Elimens de Phîlojbphie. 24 1
limite de la fomme de cette fuite de nom-
bres , c'eft-à-dire , que plus on prendra
de nombres dans cette fuite , plus la
fomme de ces nombres approchera
d'être égale à 1 , & quelle pourra en
approcher aujjî près qu'on voudra. Cette
dernière conditiô'h eu. néee flaire pour
compléter l'idée attachée au mot limite.
Car le nombre 2 , par exemple , n'efr.
pas la limite de la fomme de cette fuite ,
parce que , quelque nombre de termes
qu'on y prenne , la fomme à la vérité
approchera toujours de plus en plus du
nombre 2 , mais ne pourra en appro-
cher aufiï près qu'on voudra , puifque
la différence fera toujours plus grande
que l'unité.
De même quand on dit que la fomme
de cette fuite 2,4,8, 16 , &c. ou de
toute autre qui va en croiffant , eft in-
finie , on veut dire que plus on prendra
.de termes de cette fuite , plus la fomme
en fera grande , & qu'elle peut être égale
à un nombre aurTi grand qu'on voudra.
Telle eu la notion qu'il faut fe former
de Yinfi/ii, au moins par rapport au point
de vue fous lequel les Mathématiques
le confiderent ; idée nette , fimple , &C
a l'abri de toute chicane.
Tome V* L
14 1 Eclaircijjzmens
Je n'examine point ici s'il y a en
effet des quantités infinies actuellement
exilantes ; fi l'efpace efi réellement in-
fini ; fi la durée efi infinie ; s'il y a dans
une portion finie de matière un nom-
bre réellement infini c^e particules.Tou-
tes ces que fiions font étrangères à l'in-
fini des Mathématiciens , qui n'efi abfo-
îument , comme je viens de le dire ,
que la limite des quantités finies ; limite
dont il n'efi pas nécefiaire en Mathé-
matique de fuppofer l'exifience réelle ;
il fliffit feulement que le fini n'y atteigne
jamais.
La Géométrie , fans nier l'exifience
-de l'infini actuel, ne fuppofe donc point,
au moins nécefiairement , l'infini com-
me réellement exifiant ; & cette feule
confidération fufrit pour réfoudre un
grand nombre d'objections qui ont été
propofées fur l'infini mathématique.
On demande , par exemple , s'il n'y
a pas des infinis plus grands les uns que
les autres , û le quarré d'un nombre
infini , n'eft pas infiniment plus grand
que ce nombre ? La réponfe efi: facile
au Géomètre : un nombre infini n'exifle
pas pour lui, au moins nécefiairement;
Vidée de nombre infini n'dt pour lui
fur les Elcmens de Philofophie. 243
qu'une idée abftraite ,qui exprime feule-
ment une limite intellectuelle , à laquelle
tout nombre fini n'atteint jamais.
Quand on parle en Géométrie d'in-
finis du fécond & du troifieme ordre ,
il eft aifé d'attacher des notions neîtes
à ces exprefîions , fans fe jetter dans
une Métaphyfique obfcure & conten-
tieufe. Si on dit, par exemple , lorfque
telle ligne devient infinie , telle autre ligne
qui en dépend ejl infinie du fécond ordre ,
cela fignifle que le rapport de la féconde
ligne à la première ( en les fuppofant
toutes deux finies ) eit d'autant plus
grand que cette première eft plus gran-
de; & que ce rapport peut être fuppofé
plus grand qu'aucun nombre fini qu'on
voudra afîigner.
Si on dit que la féconde ligne eft in-
finie du troifieme ordre , cela fignifle ,
en s'exprimant nettement , que le pro-
duit de la féconde ligne par une ligne
finie quelconque, eft d'autant plus grand
par rapport au quarré conftruit fur la
première , que cette première eft plus
grande ; & que le rapport peut être
plus grand qu'aucun rapport fini.
De même quand on dit qu'une courbe
eft un polygone d'une infinité de côtés 7
L ij
244 EclalrclJJemcns
on veut dire que cette courbe eu la
limite des polygones qu'on peut lui
infcrire & lui circonfcrire , c'eft-à-dire ,
que plus ces polygones auront de côtés,
plus ils approcheront d'être égaux à la
courbe , dont on peut fuppofer qu'ils
différent aum* peu qu'on voudra , en
augmentant à volonté le nombre de
leurs côtés.
C'eft ainfi qu'on peut attacher des
notions nettes ? (impies &z précifes , aux
exprefîions dans lefquelles entrent le
terme ou l'idée à infini. Ces exprefîions,
û communes dans la haute Géométrie ,
font dans la claffe de plufieurs autres
que nous offre cette fcience , ainfi que
nous l'avons déjà ohfervé plus haut (£) ;
exprefîions , qui , comme nous l'avons
dit , dans le fins métaphyjique quelles pré'
fentent , paroijjent peu exactes ; mais qui
ne doivent être regardées que comme des
manières abrégées de sr exprimer ^ que les
Mathématiciens ont inventées pour énon-
cer une vérité , dont le développement &
1? énoncé exact auroient demandé beaucoup
plus de mots.
Ce que j'ai dit fur la quantité infinie ,
je le dis de même de la quantité infini-
Ç>) Voyez ci-deffus le §. des Élément de Géométrie
fur les Elémens de Philojbphie, 24J
ment petite. Le calcul de l'infini ne
fuppofe point l'exifîence de ces fortes
de quantités. Il eu. néceffaire de déve-
lopper cette idée.
C
Je veux,par exem*
pie , trouver la tan-
gente d'une courbe
CAB au point A.
Je prends d'abord
deux points à vo-
tonte A>B,iiir cette
<Zr ligne courbe , & par
ces deux points , je tire une ligne droite
AB, indéfiniment prolongée vers Z &
vers X , laquelle coupe la courbe ,
comme cela eft évident; j'appelle cette
ligne une fkanu; j'imagine enfuite une
ligne fixe C E , placée à volonté dans le
plan fur lequel eft tracée la courbe , 6t
par les deux points A , B , que j'ai pris
fur la courbe , je mené des ordonnées
AD,BE, perpendiculaires à cette ligne
fixe C E , que pour abréger j'appelle
l'axe de la courbe. Il eft d'abord évident,
que la pofition de la fécante eft déter-
minée par la diftance D E des deux or-
données & par leur différence B O ;
en forte que fi on connoiiToit cette dif-
tance & cette différence , ou même le
L iij
Eclairciflèmtris
rapport de la diftatî-
ce des ordonnées à
leur différence , on
auroit la pofition de
la fécante. Imagi-
nons à préfent que
des deux points A ,
** B , que nous avons
fuppofés fur la courbe , il y en ait un r
par exemple B , qui fe rapproche conti-
nuellement de l'autre point A; & que
par cet autre point A , qu'on fuppofe
fixe , on ait tiré une tangente AP à la
courbe; il eft, aifé de voir que la fécante
A B ? tirée par ces deux points A , B ,
dont l'un eit fuppofé fe rapprocher de
plus en plus de l'autre , approchera con-
tinuellement de la tangente , & enfin
deviendra la tangente même , lorfque
les deux points fe feront confondus en
un feuï. La tangente efl donc la limite
des fécantes, le terme dont elles appro-
chent de plus en plus , fans pourtant ja-
mais y arriver tant qu'elles font fécantes,
mais dont elles peuvent approcher aufli
près qu'on voudra. Or nous venons de
voir que la pofition de la fécante fe dé-
termine par le rapport de la différence
BO des ordonnées ? à leur djftançe D E,
fur les Elemens de Philofophie. 147
Donc fi on cherche la limite de ce rap-
port, c'eft-à-dire la valeur dont ce rap-
port approche toujours de plus en plus
à mefure que Tune des ordonnées s'ap-
proche de l'autre , cette limite donnera
la pofition de la tangente , puifque la
tangente eft la limite des fécantes.
En quoi confifte donc le calcul qu'on
appelle différentiel? A trouver la limite
du rapport entre la différence finie de
deux quantités , & la différence finie
de deux autres quantités , qui ont avec
les deux premières une analogie dont la
loi eft connue.
Il eft évident que plus chacune des ces
différences eft petite , plus leur rapport
approche de la limite qu'on cherche. Il
eft de plus évident , que tant que ces dif-
férences ne font pas abfolument nulles ,
le rapport n'eft pas exactement égal à
cette limite ; &t que lorfqu'elles font
nulles , il n'y a plus de rapport propre-
ment dit : car il n'y a point de rapport
entre deux chofes qui n'exiftent point:
mais la limite du rapport que ces diffé-
rences avoient entr'elles lorfqu'elles
étoient encore quelque chofe , cette
limite n'eft pas moins réelle; & c'eft
la valeur de cette limite qui conduit ,
L iv
148 Eclair ci ffemtns
comme nous l'avons vu , à déterminer
la pofition de la tangente.
Pour faire entendre par un exemple
ce que je viens de dire fur la limite des
rapports ; je fuppofe deux quantités
dont la féconde foit égale au double de
la première plus au quarré de cette pre-
mière ; il eft évident i°. que le rapport
de la féconde à la première fera tou-
jours plus grand que le nombre deux 9
tant que la première & la féconde au-
ront quelque valeur ; 20. que le rap-
port de la féconde à la première appro-
chera d'autant plus d'être égal à deux y
que cette première fera plus petite , &
que ce rapport peut approcher auiïï
près qu'on voudra du nombre deux 9
en prenant la première quantité auiïi
petite qu'il le faudra. D'où il s'enfuit que
le nombre 2 efl la limite du rapport de
ces deux quantités ; lorfque la première
des deux quantités devient nulle , la fé-
conde devient auffi évidemment nulle ;
& il eft vrai de dire qu'elles n'ont alors
proprement aucun rapport , mais il n'efr.
pas moins vrai ni moins évident , que
2 eiï la limite de leur rapport tant qu'elles
font quelque chofe.
Comme le rapport des différences
Jïir les Elèmtns de Phïlofophie. 149
approche d'autant plus de fa limite, que
ces différences font plus petites, c'eiî
pour cette raifon qu'on fuppofe la limite
du rapport repréfentée par le rapport
des différences infiniment petites. Mais
encore une fois ce rapport de différen-
ces infiniment petites n'en1 qu'une façon
abrégée d'exprimer une notion plus
exade & plus rigoureufe , la limite du
rapport des différences finies. Car les
différences infiniment petites , ou n'e-
xiftent pas réellement , ou du moins
n'ont pas befoin d'être fuppofécs réel-
lement exiffantes , pour déterminer
rigoureufement &c exactement cette
limite.
Quelques Mathématiciens ont défini
la quantité infiniment petite , celle qui
$ évanouit , eonjidérée non pas avant quelle
sêvanouifje , non pas après quelL eji éva-
nouie , mais dans le moment même oh elle
s évanouit. Je voudrois bien lavoir quelle
idée nette &c précife on peut efpérer
de faire naître dans l'efprit par une f en>
blable définition ? Une quantité efl quel-
que chofe ou rien; fi elle eft quelque
chofe , elle n'eiî pas encore évanouie ;
û elle n'e# rien , elle efl évanouie tout-
à-fait. C'eft une chimère que la fuppo-
L v
250 Eclaircijjemms
fxtion d'un état moyen entre ces deux-là.
Ce que nous avons dit plus haut
des infinis de difTérens ordres , s'appli-
que de loi-même aux difTérens ordres
& infiniment petits. Quand on dit qu'une
quantité efl infiniment petite du fécond
, c'eft-à-dire infiniment petite par
rt à une quantité qui efl déjà in-
finiment petite elle-même , cela figni£ë
feulement que le rapport de la première
de ces quantités à la féconde, efl tou-
jours d'autant plus petit que cette fé-
conde quantité efl fuppofée plus pe-
tite ; & que le rapport peut être fnp-
pofé aufïi petit qu'on le veut, en imagi-
nant la féconde quantité affez petite
pour cela.
De même , une quantité infiniment
petite du troifieme ordre, efl celle dont
le produit par une quantité finie efl
d'autant plus petit par rapport au quarré
d'une autre quantité , aue cette dernière
efl fuppofée plus petite ; de manière
que ce rapport peut être fuppofé auffî
petit qu'on voudra.
Par ces principes il efl aifé de voir
l'utilité du calcul différentiel pour dé-
couvrir la nature & les propriétés des
courbes. Car le principe de ce calcul
fur les Elèmens de Thilojbphic. 251
confiifant à regarder les courbes comme
la limite des polygones , il eft clair que
les quantités finies dont le rapport dé-
termineroit les propriétés de ces poly-
gones, deviennent nulles dans les cour-
bes , & qu'au lieu du rapport de ces
quantités , c'efl la limite de leur rapport
que le calcul différentiel détermine ,
pour trouver par ce moyen les proprié-
tés des courbes , coniidérées comme
limite des polygones.
D'après cette notion , on voit que
le calcul différentiel ne donne , pour
ainfi dire, les propriétés d'une «courbe
qu'a chaque point , puifqu'il ie borne
à donner en chaque point la limite dit
rapport de certaines quantités qui s'éva-
nouhTent dans la courbe , &£ qui font
finies dans le polygone.
Le calcul différentiel eft. la première
branche du calcul infinitéfimal , la fé-
conde s'appelle le calcul intégral. Nous
venons d'expliquer en quoi confifle le
calcul différentiel. Que fait le calcul in-
tégral? 11 donne le moyen de remon-
ter , lorfque cela fe peut , de la limite
du rapport entre les différences des
quantités finies , au rapport même de
ces quantités, En afTignant ce dernier
L vj
2. 5f 1 E clair àffzmtns
rapport, il conduit autant qu'il eft po£
fible à la connoiflance de la courbe dans
telle étendue finie qu'on peut juger à
propos , en fourniflant le moyen d'ins-
crire à cette courbe tel polygone qu'on
voudra, ou , ce qui revient au même ,
de connoitre les propriétés de ce poly-
gone Se la pofition de fes côtés.
Comme il n'y a point de problême y
fufceptible de l'application des calculs
différentiel & intégral , qu'on ne puiffe
réduire à la détermination d'une cour-
be, & à la connoirYance de fes pro-
priétés»; il s'enfuit que ce qu'on vient
de dire pour faire connoître la méta-
phyfique de ces calculs & leur ufage
dans, la recherche des propriétés des
courbes , s'applique aifément à toute
autre queflion fufceptible de l'applica-
tion des mêmes calculs.
En voilà donc afîez pour ceux qui
ne veulent avoir fur cet objet que des
notions générales , mais exactes.
?*&& *****
n$
fur les Elemens de Phllofopkie. 253
s. xv.
Sur l'ufage & fur l'abus de la
Métaphyfique en Géométrie , &
en général dans les Sciences
Mathématiques, (a)
LA Métaphyfique , félon le point de
vue fous lequel on l'envifage , eït
la plus fatisfaifante ou la plus futile des
connoifiances humaines : la plus fatis-
faifante quand elle ne confidere que
des objets qui font à fa portée , qu'elle
les analyfe avec netteté & avec préci-
fion , 6c qu'elle ne s'élève point dans
cette analyfe au-delà de ce qu'elle con-
noît clairement de ces mêmes objets ;
la plus futile , lorfqu'orgueilleufe & té-
né breufe tout à la fois , elle s'enfonce
dans une région refufée à fes regards 7
qu'elle differte furies attributs de Dieu 0
fur la nature de l'ame , fur la liberté , 6c
fur d'autres fujets de cette efpece, où
toute l'antiquité philofophique s'eflper-
(a) Ceci a rapport à la page 178 des ÉHmcns d$
PhilofophU y Tome IV.
a 5 4 % tlairdffamnh
due , & où la Philoibphie moderne ne
doit pas efpérer d'être plus heureuie.
C'eftde cette fcience de ténèbres qu'un
grand Monarque difoit il y a peu de
tems , dans une lettre digne d'être lue
par tous les Philofophes & par tous les
Rois : Il ny a point affe^ de données en
Métaphyfique ; nous crions les principes que
7WILS appliquons a cette fcience , & ils ne
lions fervent qu'a nous égarer plus métho-
diquement ; ce qui me perfuade de plus en
plus ? que la façon dont exijle l'être Çuprê-
me , la manière don.t cet univers a été formé,
la nature de ce qui je pafje en nous , font
des chofes qu'il ne nous importe pas decon-
noître , fans quoi nous les connoîtrions \
Pourvu que l'homme fiche dïjlinguer le bien
& le mal, qu'il ait un penchant déterminé
pour Vun & de Paver/ion pour l'autre ,
pourvu qu'il fit afj'e^ maître de fis pafpons
pour qu'elles ne le tyrannijènt pas , & ne
le précipitent point dans Fin fortune , ce(l9
je crois , uffe^ pour le rendre heureux ; le
rejle des connoijfances métaphyfique s , dont
on s efforce en vain d'arracher le ficret à la
nature , ne nous firviroient qu'à contenter
notre curiofté injatiahle , autant api elles
feraient d'ailleurs inutiles a notre ufhge ;
r homme jouit , il efi fait pour 'cela ; que
lui faut-il davantage ?
fur les Elémens de Philofophic. i^
Ce n'eft donc pas de cette Métaphy-
fique couverte de nuages qu'il fera ques-
tion ici , mais d'une Métaphyfique plus
faite pour nous, plus terre à terre , de
celle qu'on peut porter dans les fcien-
ces naturelles , 6c principalement dans
la Géométrie 6c les différentes parties
des Mathématiques.
A proprement parler , il n'y a point
de fcience qui n'ait fa Métaphyjiqut , fi
on entend par ce mot les principes gé-
néraux fur lefquels une fcience eft ap-
puyée , 6c qui font comme le germe des
ventés de détail qu'elle renferme 6c
qu'elle expofe ; principes d'où il faut
partir pour découvrir de nouvelles vé-
rités , ou auxquels il eft néoeflaire de
remonter pour mettre au creufet les
vérités qu'on croit découvrir.
Cependant comme le mot Métaphy-
fique , ne doit s'appliquer proprement
6c fuivant fon fens véritable , qu'i
objets immatériels , on ne donne point
proprement de partie métaphyfique aux
feiences qui ont des objets palpables
6c fenfibles ; c'eft par cette raifon que la
Médecine, la Pharmacie , la Botanique,
la Chimie n'ont point de Métaphyfique;
par la même raifon la Phyfique partku-
256 Ecialrcijjemens
liere , qui entre dans le détail des proprié-
tés des corps matériels , n'en a pas non
plus ; mais la Phyjîque générale en a une ,
parce que cette Phyfique a pour objet
des chofes abftraites , comme l'efpace
en général , le mouvement &: le tems
en général , les propriétés générales de
la matière. La Grammaire a de même
fa Métaphysique , en tant qu'elle analyfe
les idées dont les mots ne font que les
exprefïions ; la Mufique a la fienne , en
tant qu'elle remonte aux fources du
plaifir que l'harmonie &: la mélodie
nous canient. Enfin la Géométrie , qui
s'occupe comme la Phyfique générale ,
des propriétés de l'étendue abitraite,
mais de l'étendue en tant que figurée ,
au lieu que la Phyfique générale la con-
fidere en tant que divijîble ck mobile ,
la Géométrie ? dis- je , a auffi fa Meta-
phyfique comme la Phyfique générale ;
c'eft de cette dernière Métaphyfique
qu'il efi ici principalement queftion.
En toutes chofes , dit la Morale pra-
tique , il faut coniidérer la fin ; en tou-
tes chofes , dit la faine Métaphyfique
fpécuîative , il faut confidérer le prin-
cipe. Or quel efl le principe de la Géo-
métrie ? La nature de l'étendue y non
fur les Elémens de Philofophze. l*jj
pas peut-être telle qu'elle eft , mais
telle que nous la concevons , c'efï-à-
dire comme compofée de parties fem-
blables entr'elles , &c comme étant fuf-
ceptibles de trois dimensions , que nous
pouvons confidérer, ou toutes enfem-
ble , ou deux à deux , ou chacune fé-
parément.
Le premier tifage de la Métaphvfique
en Géométrie , efl de donner d'après
cette notion des idées claires du foiide,
de la furface , de la ligne ; Y abus feroit
de differter fur la nature de l'étendue ,
fur l'exiftence du point mathématique ,
qui n'en1 qu'une abftra&ion de l'efprit,
fur la nature de la ligne droite qu'il
nous eft fi difficile de bien définir , quoi-
que nous la connoirlions aifez par fa
propriété principale pour en déduire
évidemment toutes les autres. Voyez à
ce fujet nos réflexions précédentes fur
les ÉUmens de Géométrie , §. XL
Uufage & Y abus de la Mctaphyfique
en Géométrie peuvent aufîi fe faire ien-
tir tout à la fois dans la manière de
traiter certaines queftions qui ont par-
tagé les Géomètres , par exemple , dans
celle de Y angle de contingence , dont
nous avons parlé plus haut ; on verra
158 Edairci (ferriens
Y abus de la Métaphyfique dans les diffi-
cultés dont on a embrouillé cette quef-
tion ? fàtite d'avoir fixé nettement l'idée
qu'on devoit attacher au mot angle ;
on appercevra Yufage de la Métaphyfi-
que dans l'examen de la véritable idée
qu'on doit attacher à ce mot , examen
au moyen duquel toute cette contro-
verfe fe réduit à une queftion de nom.
Nous avons déjà remarqué , à Poccafion
de cette controverfe même , que ce
n'eft pas le feul exemple de pareilles
difputes élevées dans le fein des Mathé-
matiques , & qui au grand fcandale de
l'évidence dont cette fcience fe glori-
fie , ont partagé quelquefois les Savans
les plus éclairés ck les plus célèbres.
Uujhge &C Y abus de la Métaphyfique
peuvent encore avoir lieu dans la folu-
tion de certains problêmes ; on tombe
dans Y abus , en voulant employer les
raifonnemens métaphyfiques à réfoudre
des queflions pourlefquelles nous avons
un guide plus fur , le calcul oc Panalyfe
qui ne peuvent nous égarer , au lieu
qu'une Métaphyfique vague &c hafardée,
quelquefois même une Métaphyfique
claire & fimple en apparence , pewt
nous égarer fbuvent. Qu'on demande
fur les EUmens de Philofbpkie. 1 5; 9
par exemple , quelle efl la ligne qu'un
corps pefant doit décrire pour aller d'un
point donné à un autre point donné
dans le tems le plus court qu'il eft. pof-
fible ; un Métaphyficien , fur-tout s'il
avoitle malheur d'être un peu Géomè-
tre , répondroit tout d'un coup & fans
héfiter, que la ligne qu'on cherche efl
une ligne droite ; parce que cette ligne
étant la plus courte de toutes , doit par
conféquent être parcourue en moins de
tems qu'aucune autre. Le Métaphyficien
fe tromperoit ; une analyfe exa<ile fait
voir que la ligne cherchée eil une cour-
be. Mais que peut faire la Métajfhyiique,
6c en quoi confiile ici fon véritable
ufage ?EUe peut , quand le problême eft
réfolu , éclairer l'efprit jufqu'à un certain
point fur le réfultat de la folution , diffi-
per le paradoxe auquel cette folution
femble conduire , faire connoître com-
ment il efl poâîble qu'une certaine
ligne courbe , quoique plus longue que
la iigne droite , foit néanmoins parcou-
rue en moins de tems.
La Métaphyfique peut faire encore
plus ; elle peut même , non pas faire
trouver la folution des problêmes , mais
faire entrevoir en plufieurs cas la route
160 Eclairc'ijJcmeriS
qu'on doit fuivre pour arriver à cette
iblution ; elle y parvient par un examen
attentif des circonftances de la queftion
propofée. Par exemple, dans celle dont
il s'agit , elle nous montre que la pro-
priété d'être la courbe de la plus vite des-
cente , doit avoir lieu non-feulement
dans la courbe prife en total , mais dans
chacune de fes parties infiniment peti-
tes ; d'où l'on voit que la queftion fe
réduit à trouver une courbe dont chaque
partie infiniment petite foit parcourue
dans un tems plus court que toute autre
petite partie de courbe parlant par les
mêmes extrémités ; dès-lors la voie eft,
pour ainfi dire , ouverte au calcul , &
le problème efî réduit à une pure quef-
tion d'analyfe. On peut voir ce que
nous avons dit fur cela dans l'Eloge de
M. Bernoulli, à i'occanon de cette quef-
tion même , Tome II. de nos Mélanges ,
depuis la page 17 jufqu'à la page 25 ;
nous avons tâché d'y expofer tout à la
fois Vufage 6c Yabus qu'on peut faire de
la Méiap hyfique dans cette queftion , en-
vifagée même fous divers autres points
de vue ; un tel exemple fera plus utile
pour faire fentir cet abus & cet ufage,que
des préceptes généraux fans application.
fur les Elimens de Philojbphie. 161
Enfin Vujhge &C Y abus de la Métaphy-
fique en Géométrie peuvent fur -tout
avoir lieu dans deux parties cenfidéra-
bles de cette dernière feience , dans
l'application de l'analyfe à la Géomé-
trie , & dans le calcul infinitéfimal.
Nous l'avons déjà dit ailleurs ; une
Métaphyfique aufTi fine que vraie a pré-
fîdé à l'invention du calcul algébrique,
de l'application de ce calcul à la Géo-
métrie , & fur-tout du calcul infinité-
iimal. Cette Métaphyfique lumineufe Se
fimpîe , qui a guidé les inventeurs , leur
a fait imaginer des formules ou façons
abrégées de s'exprimer , dans lefquelles
toute cette Métaphyfique eft, pour ainfi
dire , enveloppée ; mais ces fignes abré-
gés ont cela de commode , qu'ils réclui-
iënt prefque toute la feience à des opé-
rations purement méchaniques. Ces
Opérations font à la Métaphyfique qui
a guidé les inventeurs, ce que les règles
ufuelles de la Grammaire font à la Mé-
taphyfique des idées d'après lefquelles
ces régies ont été établies ; Métaphyfi-
que qui ne peut être connue ôt fentie
mie par les Phiiofophes , au lieu que
les règles qui en font le réfultat font à
la portée de la multitude , & deuinées à
161 Eclalrcîjjcmcns
fon ufage. De même , dans les Arts
méchaniques , l'efprit 6c le génie des in-
venteurs fe trouve , fi on peut parler
de la forte , réduit &: concentré dans
un petit nombre d'opérations manuel-
les , d'autant plus admirables , que leur
{implicite les met à portée d'être exécu-
tées par les mains les plus groiîieres ,
par des hommes bien éloignés de fe
douter de l'efprit qui met leurs doigts
en mouvement; à peu- près comme le
corps eft guidé par une ame qu'il ne
connoît point.
C'efî. donc cette Métaphyfique pri-
mitive , que le Philo fophe doit chercher
dans les opérations algébriques , dans
l'application de ces opérations à la Géo-
métrie , &c dans le calcul infinitéfimal.
Pour y parvenir 6c ne s'égarer ja-
mais , il doit toujours avoir devant les
yeux cette grande vérité , que la Méta-
phyfique qu'il cherche doit être auffi
îimple & aufTi lumineufe que les opé-
rations qui en font le réfultat font fûres
6c faciles ; parce qu'il eût été impofîible
que des principes obfcurs 6c alambiqués
euflent conduit à des conféquences qui
ne le fiuTent pas. Un Géomètre qui
par de vaines fubtilités métaphyfiques
fur les E/émens d& PhilofophU. 163
obfcurciroit la Géométrie , mériteroit.
d'être appelle le Scot des Mathémati-
ques , & avec bien plus de raiibn que
les Argumentateurs Scholaftiques ne
méritent ce nom en Philo fo phi e ; car
ibuventfces derniers embrouillent par
leurs fubtilités ce qui étoit déjà très-
obfcur par foi-même ; celui-là embrouil-
leroit par les Tiennes ce qui peut être
réduit à des notions claires.
On trouvera , je penfe , le caractère
de lumière &: de {implicite que nous
defirons , dans les notions métaphyfi-
ques que nous avons données ci-deiTus
de la nature des opérations algébriques,
de celle des rapports incommensura-
bles , ck fur-tout de celle des quantités
négatives , fur lefquelles tant de Géo-
mètres demi-Philofophes fe font formé
des idées fi faillies. (£)
Mais c'eft principalement dans le
calcul inflnitéfimal que Yufàge & Y abus
de la Métaphyfique peuvent fe faire
( b ) J'ai donné dans mes Opufcuhs mathématiques f
Tome I. page 204, la vraie raiion, fi je ne me trom-
pe, du principe de la multiplication des fignes dans
les quantités négatives. Je ne connois aucun Algé-
brifte qui ait penfé à cette raifon , que je crois ce-
pendant la véritable , ne fût-ce que par fon extrême;
iîmplicité.
264 Edalrcîjfcmcns
légalement fentir. Nous le difons avec
peine, & fans vouloir outragerles mânes
d'un homme célèbre qui n'eft. plus , il
n'y a peut-être point d'ouvrage où l'on
trouve des preuves plus fréquentes de
Yabus dont nous parlons , qj.ie dans
l'ouvrage très-connu de M. de Fonte-
nelle , qui a pour titre : Élémens de la
Géométrie de ï infini ; ouvrage dont la
leclure eil d'autant plus dangereufe aux
jeunes Géomètres, que l'auteur y pré-
fente (es fophifmes avec une forte d'élé-
gance , &: , pour ainfi dire , de grâce ,
dont le fujet ne parohToit pas fuicepti-
ble. Il femble que les ouvrages géométri-
ques de ce Philofophe foient défîmes à
produire furies jeunes gens qui entrent
dans la carrière des feiences , le même
effet que fes ouvrages de Belles-Lettres
fur les jeunes Littérateurs , celui d'éga-
rer les uns & les autres par des dé-
fauts d'autant plus propres à féduire,'
qu'ils fe trouvent , 6c agréables par
eux-mêmes , & joints d'ailleurs à des
beautés réelles. La grande fource des
erreurs de M. de Fontenelle eu d'avoir
voulu réaliier l'infini , & conféquem-
ment en faire la bafe réelle de {es
calculs \ au lieu de le regarder , ainfî
que.
fur les Elemens de Pkilofophîe. 16 5
que nous l'avons fait, (c) comme la
limite à laquelle le fini ne peut jamais
atteindre , & de chercher dans cette
notion fi fi»ple &c fi vraie l'explication
des paradoxes que les résultats de ce
calcul femblent préfenter. Voici le rai-
fonnement de l'illuftre Secrétaire de
l'Académie des Sciences pour établir
Pexiftence réelle de la grandeur infinie :
La grandeur , dit-il, efl fufceptible d? aug-
mentation fans fin. Elle nef donc pas &
ne peut être fuppofée dans le même cas ,
que f elle nétoit pas fufceptible d'augmen-
tation fans fin : or fi elle nétoit pas fil feep-
tible a" augmentation fans fin , elle refleroit
toujours finie; donc étant fufceptible d'aug-
mentation fans fin , elle peut être fuppofée
infinie. Il eft. aife de répondre , que la
différence entre la grandeur fufceptible
d'augmentation fans fin , 6c la grandeur
qui ne le feroit pas , ne confine point
en ce que la féconde refteroit toujours
finie , au lieu que la première peut être
fuppofée infinie ; mais en ce que la
féconde refle finie fans pouvoir paffer
certaines limites , au lieu que la pre-
mière peut être fuppofée aufïi grande
(c) Voyez l'ÉclaircifTement fur les principes méta-
physiques du calcul injinitéfimal , dans le §. précédent?
Tome F. M
266 E clair cififemtns
qu'on voudra , en demeurant néan-
moins toujours finie.
AulTi quel a été le fruit du principe
hafardé d'où notre illuftre "Philofophe
efl parti ? De le mener à des confé-
quences dont l'abfurdité auroit dû lui
ouvrir les yeux fur ce principe même,
il donne , par exemple , pour réellement
exilantes , des quantités qu'il appelle
finies indéterminables ? & qui ne font 9
félon lui , ni finies ni infinies ; comme
fi de pareilles quantités n'étoient pas un
véritable être de raifon , dont il efr. im-
poffible de fe former aucune idée. Il eu
Vrai que cette conclufion abfurde eft
la fuite néceflaire du principe , que la
grandeur peut être fuppofée infinie ;
car il eft clair que dans fon paffage du
fini à l'infini , qui ne fauroit être un
pafîage brufque , elle ne peut être ni
finie ni infinie. C'efl encore en vertu
du même principe , que M. de Fcnte-
nelle a diftingué dirTérens ordres d'in-
finis &c d'infiniment petits , qui n'exif-
tent pas plus les uns que les autres ;
qu'il a diftingué de même deux efpeces
d'infinis , l'infini métaphyjîque & l'infini
géométrique , aum* chimériques l'un que
l'autre , quand on voudra leur attribuer
>uie exiflence réelle*
fur les EUmtns de Philofophie. i6f
Nous avons tâché , dans l'Éclaircifle-
ment particulier fur les principes du
calcul înflnitéfimal , d'expofer la vraie
Métaphyfique qui fert de baie à ces
principes , & à laquelle nous n'avons
rien à ajouter ici ; cette Métaphyfique ,
& celle que nous avons tâché de répan-
dre dans tout ce que nous avons dit
ci-deflus, peuvent donner une idée
fumYante de celle qui doit être employée
en Géométrie , &c de celle qui doit y
Être profcrite.
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268 E clair àÇfzmms
§. XVI.
Ê c lai rciffe ment relatif à la page i S y
de nos Elémens de Philojophie ,
fur l'efpace & fur le tems.
LEs Pkilofophes demandent fi l'efpa-
ce a une exiflence indépendante
de la matière , 6c le tems une exiflence
indépendante des êtres exiftans ; y au»
roit-il un efpace s'il n'y avoit point de
corps, & une durée s'il n'y avoit rien ?
Ces queftions viennent , ce me femhle ,
de ce qu'on fuppofe à l'efpace &c au
tems plus de réalité qu'ils n'en ont.
Et premièrement quant à l'efpace ,
fuppofons trois corps contigus qui fe
touchent immédiatement : imaginons
pour un moment que celui du milieu
foit ôté; il réitéra entre les deux corps
extrêmes un efpace dont l'étendue fera
égale à celle qu'occupoit le corps du
milieu; cet efpace a bien évidemment
une exiftence indépendante de celle de
ce troifieme corps , puifqu'iî exifïe éga-
lement , foit que ce troifieme corps
foit mis entre les deux corps extrêmes ,
ou qu'il en foit ôté ; avec cette diffé-
rence que dans le premier cas l'efpace
fur les EUmcns de Philofophie. 169
eft impénétrable , c'eft-à-dire qu*on ne
peut y placer un nouveau corps , ô£
que dans le fécond on peut y placer un
corps dont l'étendue foit égale à celle
de cet efpace. D'un autre côté, quand
le troifieme corps eft placé entre les
deux autres , les deux efpaces dont on
vient de parler , l'un pénétrable , l'autre
impénétrable, n'en font plus qu'un : le
premier efr, donc anéanti ; car on ne
peut pas dire que ce foit le fécond ,
puifque cet efpace impénétrable appar-
tient au troifieme corps placé entre les
deux autres , & que ce troifieme corps
exifle évidemment. Otons à préfent ce
troifieme corps , en biffant les deux au-
tres à leur place ; l'efpace pénétrable ,
auparavant anéanti , renaîtra tout-à-
coup & fera comme créé de nouveau.
Or cette fucceflion d'anéantiffement &c
de création, qu'on peut multiplier tant
qu'on voudra , eft. une chofe abfurde ,
fi on fuppofe que l'efpace foit un être
réel , une fubftanee , en un mot autre
chofe , fi je puis parler de la forte ,
qu'une fimple capacité , propre à rece-
voir l'étendue impénétrable. Les enfans
qui difent que le vuide n'efï rien ont
raifon , parce qu'ils s'en tiennent aux
fimples notions du fens commun \ 6c les
ir/O Eclaircijfemens
Philofbphes qui veulent réalifer le vuîde
fe perdent dans leurs fpéculations.
A l'égard du tems , il eft d'abord
certain que nous n'en avons la notion
que par la fuccefîion de nos idées ; il
ne l'efl pas moins que ce n'eft. pas la
fuccefîion de nos idées qui fait le tems,
puifque le tems a une mefure indépen-
dante de nos idées , mefure que nous
fournit le mouvement des corps. Mais
y auroit-il un tems , s'il n'y avoit rien
du tout ? Oui & non ; comme on peut
dire qu'il y auroit un lieu &c qu'il n'y
en auroit pas s'il n'y avoit point de
corps ; qu'il y auroit un lieu , parce qu'il
y auroit un efpace prêt à recevoir les
corps ; qu'il n'y en auroit pas , parce
que l'idée de lieu fuppofe celle du corps
qui l'occupe. De même s'il n'y avoit
rien , il n'y auroit point de tems, parce
que l'idée de tems eft relative à des
êtres qui exiftent fuccefïivement ; ôc il
y en auroit un, parce que le tems ne
ieroit alors que la fimple pofîibilité de
fuccefîion dans des êtres qui n'exifte-
roient pas ; fucceiTion qui n'erl rien de
réel qu'autant qu'il y a réellement des
êtres exiflans.
Quoi qu'il en foit de cette dîfcufîîon
fur l'efpace ôc fur le tems 5 nous ne
fur les Elemens de Philofophie. 27 1
faurions trop infifter fur ce que nous
avons déjà dit ailleurs , qu'elle efï abfo-
lument étrangère 6c inutile à la Mécha-
nique. Cette feience ne fuppofe autre
chofe que les notions naturelles de
l'efpace &C du tems , telles qu'elles font
dans tous les hommes ; notions très-
fimples &; très-nettes par elles-mêmes ,
6c que la Philofophie feule a le privilège
d'obfcurcir & d'embrouiller.
Mais les queftions que nous venons
de propofer fur la nature du tems 6c
de l'efpace , nous fourniront l'occafion
d'un éclaircirTement utile fur la défini-
tion que les Méchaniciens donnent de
la vite fie.
La vîtefTe d'un corps qui fe meut uni-
formément , eft égale , difent-ils ,' à l'ef-
pace divifé par le tems ; ou , comme
s'expriment d'autres Mathématiciens ,
le réfultat de cette divifion eit la mefure
de la vîterle. Cette manière de s'expri-
mer, prife à la rigueur, ne préfente point
d'idée nette ; car on ne fauroit divifer
l'efpace par le tems ; on ne divife point
une quantité par une autre de nature
différente ; divifer une lieue par une
heure , c'en1 comme fi on vouloit favoir
combien de fois une heure efl conte-
nue dans une lieue, 6c on voit bien que
Iji Eclalrctjjemtns , &c.
cette queftion n'a pas de fens. Que vent
donc dire cette propofition 5 la vîtejjt
ejï égale à Vefpace divifé par le tems ?
Cela veut dire , que fi deux corps fe
meuvent uniformément, leurs vîtefTes
feront entr'elles comme les nombres
qui expriment les rapports des efpaces
qu'ils parcourent, font aux nombres qui
expriment les rapports des tems em-
ployés à parcourir ces efpaces. Qu'un
corps qui fe meut uniformément fafTe
cent toifes en 6 minutes , & un autre
25 toifes en 2 minutes , les vîtefTes
feront entr'elles comme le rapport des
efpaces , c'eft-à-dire comme le rapport
de 100 à 25 , efl au rapport des tems,
c'efi-à-dire au rapport de 6 à 2 ; ces
vîtefTes feront donc comme 4 à 3 , &i
ainfi du refte.
Cet éclaircifTement fur la définition
de la vîtefTe , efl analogue à celui que
nous avons donné plus haut fur la
médire des parallélogrammes par le
produit de leur bafe & de leur hauteur ;
ôz l'un ck l'autre fervent à montrer
quel foin on doit apporter dans les
Elémens de Mathématiques , pour dé-
velopper les idées que certaines défini-
tions ne préfentent pas avec toute h
précifion nécefTaire.
DOUTES
ET QUESTIONS
SUR LE CALCUL
DES PROBABILITÉS.
, Mv
DOUTES
£7 QUESTIONS
SUR L E CALCUL
Z> £ 5 PROBABILITÉS.
ïïr^"^ N fe plaint aflez communément
f O ^ <îue ^es formules des Mathéma-
igf^^yfj ticiens , appliquées aux objets
ck la nature , ne fe trouvent que trop
en défaut. Perfonne néanmoins n'avoit
encore apperçu ou cru appercevoir cet
inconvénient dans ce calcul des Proba-
bilités. J'ai ofé le premier propofer des
doutes (#) fur quelques principes qui
fervent de bafe à ce calcul. De grands
Géomètres ont* jugé ces doutes dignes
d'attention; d'autres grands Géomètres
les ont trouvés abfurdes ; car pourquoi
adoucirois-je les termes dont ils fe font
fervis ? La quefHon eft de favoir s'ils
ont eu tort de les employer, & en ce
(û) Opufcules mathématiques , T. II. Mém. X.
M vj
276 Sur h calcul
car ils auroient doublement tort. Leur
décifion, qu'ils n'ont pas jugé à propos
de motiver, a encouragé des Mathé-
maticiens médiocres , qui fe font hâtés
d'écrire fur ce fujet , &: de m'attaquer
fans m'entendre. Je vais tâcher de m'ex-
pliqtier fi clairement „ que prefque tous
mes lecleurs feront à portée de me
juger.
Je remarquerai d'abord qu'il ne feroit
pas étonnant , que des formules où on
le propofe de calculer l'incertitude mê-
me , puiTent ( à certains égards au
moins ) participer à cette incertitude ,
& laifler dans Tefprit quelques nuages
fur la vérité rigoureufe du réfulfit
qu'elles fournirent. Mais je n'infifterai
point fur cette réflexion , trop vague
pour qu'on puifle en rien conclure. Je
ne m'arrêterai point non plus à faire
voir que la théorie des Probabilités 9
telle qu'elle eft prétentée dans les livres
qui en traitent , n'eit. fur bien des points
ni stuffi luminëufe , ni aùffi compîetté
qu'on pourroit le croire ; ce détail ne
pourroit être entendu que des Mathé-
maticiens, & encore une fois je veux
tâcher ici d'être entendu de tout îe
monde. J'adopte donc ? ou plutôt j'ad-
des Probabilités, 277
mets pour bonne dans la rigueur mathé-
matique , la théorie ordinaire des Pro-
babilités; & je vais feulement examiner
û les réfiiltats de cette théorie , quand
ils feroient hors d'atteinte dans l'abftrac-
tion géométrique , ne font pas £ifcep-
tibles de restriction , lorfqu'on applique
ces réfiiltats à la nature.
Pour m'expliquer de la manière la
plus précife , voici le point de la diffi-
culté que je propofe.
Le calcul des Probabilités eft appuyé
fur cette fuppofition,que toutes les com-
binaifons différentes d'un même effet
font également poffibles. Par exemple,
fi on jette une pièce en l'air 100 fois
de fuite , on fuppofe qu'il efl également
poifible que pile arrive cent fois de
fuite , ou que pile 61 croix foient métis,
en fuivant d'ailleurs entr'eux telle fuc-
ceiîion particulière qu'on voudra , par
exemple , pile au premier coup , croix
aux deux coups fuivants , pile au qua-
trième , croix au cinquième , pile au
fixieme ck au feptieme , &c.
Ces deux cas font fans doute égale-
ment pofîible s, mathématiquement p -r-
lant ; ce n'eu1 pas là le point de la
cuite , & les Mathématiciens médiocres
%j% Sur le calcul
dont je parlois.tout à l'heure ont pris la
peine fort inutile d'écrire de longues
difTertations pour prouver cette égale
poiïibilité. Mais il s'agit de favoir fi ces
deux cas, également pofîibles mathéma-
tiquement , le font aufîi phyjiquement &C
dans l'ordre des chofes ; s'il eft phyfique-
ment aufTi pofîible que le même efFet
arrive ioo fois de fuite , qu'il l'eft que
ce même effet foit mêlé avec d'autres
fuivant telle loi qu'on voudra marquer.
Avant que de faire là - demis nos ré-
flexions , nous propoferons la queilion
fuivante , très-connue des Algébriftes.
Pierre joue avec Paul à croix ou pile,
avec cette condition que fi Paul amené
pih au premier coup , il recevra un
écu de Pierre ; s'il n'amené pile qu'au
fécond coup 5 2 écus ; s'il ne l'amené
qu'au troifieme , 4 écus ; au quatrième ,
8 écus ; au cinquième , 1 6 ; & ainfi de
fuite jufqu'à ce que pile vienne; on de-
mande l'efpérance de Paul , ou ce qui
eft la même chofe , ce qu'il doit donner
à Pierre avant que le jeu commence ,
pour jouer avec lui à jeu égal , ou ,
comme on s'exprime d'ordinaire , pour
fon enjeu.
Les formules connues du calcul des
des Probabilités. 270
Probabilités font voir aifément , & tous
les Mathématiciens enconviennen^que
fi Pierre & Paul ne jouent qu'en un
coup 9 Paul doit donnera Pierre un demi
écu ; s'ils ne jouent qu'en deux coups ,
deux demi écus , ou un écu ; s'ils ne
jouent qu'en trois coups , trois demi
écus ; en quatre coups , quatre demi
écus , &c. D'où il eft évident que fi le
nombre des coups eft indéfini ? comme
on le fuppofe ici, c'efl- à-dire fi le jeu
ne doit cefîer que quand pile viendra ,
ce qui peut ( mathématiquement par-
lant) n'arriver jamais , Paul doit donner
à Pierre une infinité de fois un demi
écu , c'eft-à-dire une fomme infinie.
Aucun Mathématicien ne contefte cette
eonféquence ; mais il n'en eft aucun qui
ne fente & n'avoue que le réfultat en
eft abfurde , & qu'il n'y a pas de
joueuf qui voulût à un pareil jeu rif-
quer feulement 50 écus , ci même beau-
coup moins.
Plufieurs grands Mathématiciens fe
font efforcés de réfoudre ce cas fingu-
lier. Mais leurs folutions , qui ne s'ac*
cordent nullement , & qui font tirées
de circonftances étrangères à la ques-
tion , prouvent feulement combien
2.8 O Sur le calcul
cette quefïion eft embarrafTante (£).
Un d'entr'eux croit l'avoir réfblue en
difant que Paul ne doit pas donner une
foin me infinie à Pierre, parce que le
bien de Pierre n'ell pas infini , &c qu'il
ne peut donner ni promettre plus qu'il
n'a. Mais pour voir à quel point cette
fblution eft illufbire , il fuffit de conlï-
dérer , que quelque énormes richefTes
qu'on fuppofe à Pierre, Paul, à moins
d'être fou , ne lui donneroit feulement
pas mille écus , quoiqu'il dût rattraper
ces mille écus 6c au-delà fi pile n'arri-
voit qu'au onzième coup; plus de deux
mille écus li pile n'arrivoit qu'au dou-
zième , quatre mille écus au treizième,
& ainii de fuite.
Or qu'on demande à Paul pourquoi
il ne donneroit pas ces mille écus? C'eil,
répondra-t-il , parce qu'il n'eft pas vrai-
femblable que pile n'arrive qu'au onziè-
me coup. Mais , lui dira-t-on , fi piîe
n'arrive qu'après le onzième coup , ce
qui peut être , vous gagnerez bien au-
delà de vos mille écus : j'avoue , répli-
quera Paul , qu'en ce cas je pourrois
{h) On peut voir ces folutions dans le cinquième
Tome des Mémoires de l'Académie de Péieisbom-g ,
d&as le recueil des Mémoires de M, FoBtaj,ne , &c.
des Probabilités. 281
gagner considérablement ; mais il eft fi
peu probable que pile n'arrive pas avant
le onzième coup , que la groffe fomme
que je gagnerois par-delà ce onzième
coup , n'en1 pas funifante pour m'enga-
ger à courir ce rifque.
Quand Paul s'en tiendroit à ce rat-
ionnement, c'en feroit déjà affez pour
faire voir que les règles des Probabilités
font en défaut , lorsqu'elles propofent,
pour trouver l'enjeu, de multiplier la
fomme efpérée par la probabilité du cas
qui doit faire gagner cette fomme; parce
que , quelqu'enorme que foit la fomme
efpérée , la probabilité de la gagner peut
être fi petite , qu'on feroit infenfe de
jouer un pareil jeu. Par exemple , je
fuppofe que fur 2000 billets de loterie ,
tous égaux , il doive y en avoir un qui
porte un lot de vingt millions ; il fau-
droit fuivant les règles ordinaires , don-
ner dix mille francs pour un billet ; &c
c'eft apurement ce que perfonne n'ofe-
roit faire : s'il fe trouvoit defr hommes
allez riches ou allez fous pour cela ,
mettons le lot à deux mille millions,
chaque billet alors fera d'un million ,
& je crois que pour le coup perfonne
n'oferoit en prendre.
iSi Sur le calcul
Cependant il eft bien fur que quel-
qu'un gagneroit à cette loterie , oc que
par conlequent chacun des mettans en
particulier a l'efpérance d'y gagner ; au
lieu que dans le cas propofe , où Paul
feroit obligé de donner à Pierre une
fomme infinie , Pierre feroit toujours
fur de gagner , quelque long-tems que
le jeu durât ; en forte que Pierre feroit
en droit de fe plaindre , fi n'ayant pas
fixé le nombre des coups , & pile arri-
vant enfin à tel coup qu'on voudra ,
par exemple au vingtième , Paul fe con-
tenait pour fon enjeu de donner une
fomme double ou triple , ou centuple
de 524288 écus , fomme que Pierre de-
vroit de fon côté donner à Paul.
En un mot , fi le nombre des coups
n'eft pas ûxé , &: que Paul mette au
jeu , avant qu'il commence , telle fom-
me qu'il voudra , y mît-il tout l'or &
l'argent qui eft fur la terre ? Pierre eu.
en droit de lui dire qu'il ne met pas
afTez , fi* on s'en tient aux formules
reçues.
Or je demande s'il faut aller chercher
bien loin la raifon de ce paradoxe , &
s'il ne faute pas aux yeux que cette
prétendue fomme infinie, due par Paul
des Probabilités. 183
au commencement du jeu, n'eft infinie
en apparence , que parce qu'elle, eft
appuyée fur une fuppofîtion fauffe ;
favoir fur la fuppofîtion que pile peut
n'arriver jamais , & que le jeu peut
durer éternellement?
Il eft pourtant vrai , &C même évi-
dent , que cette fuppofîtion eft poftible
dans la rigueur mathématique. Ce n'eft
donc que phyfiquement parlant qu'elle
eft faufie.
Il eft donc faux , phyfiquement par-
lant , que pile puifle n'arriver jamais.
Il eft donc impofîible , phyfiquement
parlant, que croix arrive une infinité
de fois de fuite.
Donc, phyfiquement parlant, croix-
ne peut arriver de fuite qu'un nombre
fini de fois.
Quel eft ce nombre ? C'eft ce que
je n'entreprends point de déterminer.
Mais je vais plus loin , &c je demande
par quelle raiibn croix ne fauroit arriver
une infinité de fois de fuite , phyfique-
ment parlant? On. ne peut en donner que
la raiibn fui vante : c'eft qu'il n'eft pas
dans la nature qu'un effet foit toujours
&: conftamment le même ; comme il
n'eft pas dans la nature que tous les
184 Sur le calcul
hommes ôc tous les arbres fe reffem*
blent.
Je demande enfuite s'il erc plus pof-
fible , phyfiquement parlant , que le
même effet arrive un très-grand nom-
bre de fois de fuite , dix mille fois , par
exemple, qu'il ne l'efr. que cet effet
arrive une infinité de fois de fuite ? Par
exemple , eft-il pofîible , phyfiquement
parlant , que fi on jette une pièce en
l'air dix mille fois de fuite , il vienne
de fuite dix mille fois croix ou pile ?
Sur cela j'en appelle à tous les joueurs.
Que Pierre & Paul jouent enfemble à
croix ou pile , que ce foit Pierre qui
jette , & que croix arrive feulement
dix fois de fuite ( ce feroit déjà beau-
coup ) , Paul fe récriera infailliblement
au dixième coup , que la chofe n'efl
pas naturelle , &c que fûrementla pièce
a été préparée de manière à amener
toujours croix. Paul fuppofe donc qu'il
n'efr. pas dans la nature qu'une pièce
ordinaire , fabriquée & jettée en Pair
fans fupercherie, tombe dix fois de fuite
du même côté. Si on ne trouve pas
affez de dix fois, mettons-en vingt; il
en réfultera toujours qu'il n'y a po'nt
de joueur qui ne faffe tacitement cette
des Probabilités* iSj
fnppofitÎQn , qu'un même effet ne fau-
roit arriver de fuite un certain nombre
de fois.
Il y a quelque tems qu*ayant eu occa-
fion de raifonner fur cette matière avec
un favant Géomètre , les réflexions fui-
vantes me vinrent encore , à l'appui de
celles que j'ai déjà expofées. On fait
que la longueur moyenne de la vie des
hommes, à compter depuis le moment
de la naiflance , eft d'environ 27 ans ,
c'eft-à-dire que 100 enfans, par exem-
ple , venus en même tems au monde ,
ne vivront qu'environ 27 ans l'un por-
tant l'autre ; on a reconnu de même
que la durée des générations fuccefîives
pour le commun des hommes eft. d'en-
viron 3 2 ans , c'eft-à-dire que 20 géné-
rations fuccefîives plus ou moins, ne
doivent donner qu'environ 20 fois
3 2 ans; enfin on a prouvé par toutes
les liftes de la durée des règnes dans
chaque partie de l'Europe , que la durée
moyenne de chaque règne eft d'environ
20 à 22 ans , enforte que 1 5 , 20 , 30 ,
50 Rois fucceftifs 8c davantage , ne ré-
gnent qu'environ 20 à 22 ans l'un por-
tant l'autre. On peut donc parier , non-
feulement avec avantage , mais à jeu
286 Sur le calcul
fur ? que 100 enfans nés en même tems
ne vivront qu'environ 27 ans l'un por-
tant l'autre , que 20 générations ne
dureront pas pius de 640 ans ou envi-
ron , que 20 Rois fuccefîifs ne régne-
ront qu'environ 420 ans plus ou moins.
Donc une combinaifon qui feroit vivre
les 100 enfans 60 ans l'un portant
l'autre , qui feroit durer les 20 généra-
tions 80 ans chacune, qui feroit régner
70 ans l'un portant l'autre 20 Rois fuc-
cefîifs , feroit illufoire &c hors des com-
binaifons ^Ayyz^77Z£tf£ pofïibles. Cepen-
dant 5 à s'en tenir à l'ordre mathéma-
tique , cette combinaifon feroit évidem-
ment aufïi poffible qu'aucune autre.
Car fi deux Rois de fuite , par exemple ,
avoient régné 60 ans , il n'y auroit
nulle raifon mathématique pour que
leur fuccefleur ne régnât pas autant;
celui - ci mort , il n'y auroit non plus
nulle raifon mathématique pour que le
fuivant ne fut pas dans le même cas,
&: ainfi de fuite. D'où il réfulte qu'il
y a des combinaifons qu'on doit exclu-
re , quoique mathématiquement pofïi-
bles , lorfque ces combinaifons font
contraires à l'ordre confiant obfervé
dans la nature. Or il eft contraire à cet
des Probabilités. 2R7
ordre confiant que le même effet arrive
100 fois , 50 fois de fuite. Donc la
combinaifon où Ton fuppofe que pile
ou croix arrive 100 ou 50 fois de fuite,
efl abfolument à rejetter, quoique ma-
thématiquement aufïi porlible que celles
où croix &£ pile feront mêlés.
Autre réflexion ; car plus on penfe
à cette matière, plus elle en fournit. I!
n'y a point de Banquier de Pharaon qui
ne s'enrichifîe à ce métier-là ; pourquoi *
C'en1 que le Banquier ayant de l'avan-
tage à ce jeu , parce que le nombre des
cas qui le font gagner efl plus grand que
le nombre des cas qui le font perdre ,
il arrive au bout d'un certain tems qu'il
a plus de fois gagné que perdu. Donc
au bout d'un certain tems il efl arrivé
plus de cas favorables au Banquier
que de cas défavorables. Donc puif-
qu'il y a , comme le calcul le prouve
& comme on le fuppofe , plus de cas
favorables au Banquier que de cas dé-
favorables , il eft clair qu'au bout d'un
certain tems , la fuite des événemens a
en effet amené plus fouvent ce qui de-
voir plus fouvent arriver. Donc les
combinaifons qui renferment plus de
cas défavorables que de favorables, font
2- S S Sur U calcul
( au bout d'un certain tems ) moins
poinbles phyjîqucment que les autres , &
peut-être même doivent être rejettées ,
quoique mathématiquement toutes les
combinaisons foient également pofli-
blés. Donc en général, plus le nombre
des cas favorables eft grand dans un jeu
quelconque , plus au bout d'un certain
tems le gain eft fur, & on peut ajouter
même que ce tems fera d'autant moins
long que le nombre des cas favorables
fera plus grand. Donc fi Pierre & Paul
font fuppofés jouer à croix & pile du-
rant un an, par exemple , celui qui
pariera que pile ou croix n'arriveront
pas consécutivement pendant toute
l'année , pendant un mois même , fera
physiquement , c'eft-à-dire abfolument
fur de gagner & de gagner beaucoup.
Donc il faut rejetter toutes les combi-
naifons qui donneroient croix ou pile un
trop grand nombre de fois de fuite.
De-là , & de ce que nous avons dit
plus haut , il réfulte encore une autre
conféquence ; c'éfl que fi on fuppofe
le tems un peu long , les combinaifons
de croix & de pile arriveront de ma-
nière qu'au bout de ce tems , il y en
aura à-peu-près autant des unes que
deç.
des Probabilités. 289
des autres ; en forte que fi la pièce efr.
marquée de 1 au côté de croix & de
2 au côté de pile, il arrivera au bout
de 100 fois , ou davantage , que la
fomme des nombres qui feront venus
fera à-peu-près égale à 50 fois 2 tk 50
ibis 1, c'efl-à-dire à 150. Nouvelle
raifon pour rejetter du nombre des
combinaifons phyfiquement pofïibles ,
celles qui renferment le même cas un
trop grand nombre de fois de fuite.
Voici une autre queftion , qui eu la
fuite de celle que nous venons d'agiter.
Qu'un effet foit arrivé plufieurs fois de
fuite ? par exemple , que pile arrive de
fuite trois fois , eït-il également pro-
bable que croix ou pile arriveront au
quatrième coup? Il efï certain que fi
on admet les réflexions précédentes ,
on doit parier pour croix , th c'efl en
effet ainfi que bien des joueurs en ufent.
La difficulté eft de favoir combien il y
a à parier que croix arrivera plutôt que
pile; '& c'efl fur quoi le calcul n'a pas
de prife fufflfante.
Ce qu'on vient de dire eft fondé fur
la fuppofition que pile ne foit pas arri-
vé de fuite un très-grand nombre de
fois : car il feroit plus probable que ç'eft
Tome K% N
2.00 Sur le calcul
l'effet de quelque caufe particulière dans
la conitru&ion de la pièce, & pour lors
il y auroit de l'avantage à parier que
pile arriveroit encore. Quoi qu'il en
ioit , j'imagine qu'il n'y a point de
joueur fage qui ne doive dans ce cas
être embarrafîé pour lavoir s'il panera
croix ou pile, tandis qu'au commence-
ment du jeu, il dira fans héfiter , cfoix
ou pile indifféremment.
Je demande donc en conféquence ,
i°. Si parmi les différentes combi-
naifons qu'un jeu peut admettre , on
ne doit pas exclure celles où le même
effet arriveroit un grand nombre de fois
de fuite , au moins lorfqu'on voudra
appliquer le calcul à la nature.
2°. Suppofons qu'on doive exclure
les combinaisons on le même effet ar-
rivera , par exemple , 20 fois de fuite ;
fur quel pied envifagera-t-on les corn-
binaifonsoù le même effet arrivera 19
fois , 1 8 fois de fuite , &c? Il me paroît .
peu conféquent de les regarder comme
auffi pofîibles , que celles oit les effets
feroient mêlés. Car s'il eu aufiï pofïible ,
par exemple, que croix arrive 19 fois
de fuite , qu'il l'eïî que pile arrive au
premier coup , croix enfuite , enfuite
des Probabilités. 291
pile deux fois fi l'on veut , & ainfi du
relie , en mêlant croix & pile enfemble
fans les faire arriver long-tems de fuite
l'un ou l'autre ; je demande pourquoi
on exclurait abfolument , comme ne
devant jamais arriver dans la narure , le
cas où croix viendroit vingt fois de
fuite ? Comment fe pourroit-il que pile
pût arriver 19 fois de fuite, aiiiïi-bien
que tout autre coup , &c que pile ne
pût arriver 20 fois de fuite ?
Pour moi je ne vois à cela qu'une
réponfe raifonnable : c'eiî que la pro-
babilité d'une combinaifon 011 le même
effet eu. fuppofé arriver plufieurs fois
de fuite , eft d'autant plus petite , toutes
chofes d'ailleurs égales , que ce nombre
de fois eft plus grand , en forte que
quand il eu très - grand , la probabilité
ell abfolument nulle ou comme nulle ,
6c que quand il efl affez petit , la proba-
bilité n'efl que peu ou point diminuée
par cette confidération.
D'afîigner la loi de cette diminution,
c'en1 ce que ni moi , ni perfonne , je
crois , ne peut faire : mais je penfe en
avoir aflez dit pour convaincre mes
lecteurs , que les principes du calcul des
probabilités pourroient bien avoir be-
N ij
2.92. Sur le calcul
foin de quelques reftri Étions lorfqu'on
voudra les envifager phyfiquement.
Pour fortifier les réflexions précé-
dentes , qu'on me permette d'y ajouter
celles-ci.
Je fuppofe que mille caractères qu'on
trouveroit arrangés fur une table , for-
maient un difcours &: un fens ; je de-
mande quel eft l'homme qui ne pariera
pas tout au monde que cet arrange-
ment n'eft pas l'effet du hazard? Cepen-
dant il eft de la dernière évidence que
cet arrangement de mots qui donnent
un fens , eft tout aufîi pofiible , mathé-
matiquement parlant, qu'un autre ar-
rangement de caractères , qui ne for-
meront point de fens. Pourquoi le pre-
mier nous paroît-ii avoir inconteftable-
mentune caufe , & non pas le fécond?
£ ce n'eft parce que nous fuppofons
tacitement qu'il n'y a ni ordre , ni régu-
larité dans les chofes où le hazard feul
préfide ; ou du moins que quand nous
appercevons dans quelque chofe de
l'ordre , de la régularité , une forte de
deffein &: de projet , il y a beaucoup
plus à parier que cette chofe n'eft pas
l'effet du hazard , que fi on n'y apper-
çevoit ni deffein ni régularité.
des Probabilités. 193
Pour développer mon idée avec en-
core plus de netteté & de précifion,
je fuppofe qu'on trouve fur une table
des caractères d'imprimerie arrangés
en cette forte :
Conftantinopolitanenfibus,
<?//aabceiiilnnnnnooopssstttu
ou nbsaeptolnoiauostnisnictn,
Ces trois arrangemens contiennent al>
folument les mêmes lettres : dans le
premier arrangement elles forment \m
mot connu ; dans le fécond elles ne
forment point de mot , mais les lettres
y font difpofées fuivant leur ordre al-
phabétique, & la même lettre s'y trouve
autant de fois de fuite qu'elle fe trouve
de fois dans les 25 caractères qui for-
ment le mot Conjlantinopolitanenjîbus ;
enfin dans le troifieme arrangement,
les caractères font pèle - mêle , fans
ordre , & au hazard. Or il eft d'abord
certain que mathématiquement par-
lant , ces trois arrangemens font égale-
ment poiïibles. Il ne l'eft pas moins que
tout homme fenfé qui jettera un coup
d'œil fur la table où ces trois arrange-
mens font fuppofés fe trouver , ne dou-
Niij
194 Sur le calcul
tera pas , ou du moins pariera tout au
monde , que le premier n'eft pas l'effet
du hazard , & qu'il ne fera guère moins
porté à parier , que le fécond arrange-
ment ne l'eft pas non plus. Donc cet
homme fenfé ne regarde pas en quelque
manière les trois arrangemens comme
également poflibles, phyfiquement par-
lant , quoique la pofîibilité mathémati-
que foit égale &: la même pour tous les
trois.
On eft étonné que la lune tourne au-
tour de fon axe dans un tems précifé-
ment égal à" celui qu'elle met à tourner
autour de la terre , ôc on cherche quelle
en eft lacaufe? Si le rapport des deux
tems étoit celui de deux nombres pris
au hazard , par exemple de 1 1 à 3 3 , on
ne feroit plus furpris , &C on n'y cher-
cheroit pas de caufe ; cependant le rap-
port d'égalité eft évidemment auflî pof-
fible , mathématiquement parlant , que
celui de 21 à 33 ; pourquoi donc cher-
cher une caufe au premier ? & non pas
au fécond?
Un grand Géomètre , M. Daniel Ber-
noulli , nous a donné un favant Mé-
moire , où il cherche par quelle raifon
les orbites des planètes font renfermées
des Probabilités. 19 J
dans une très-petite Zone parallèle à
l'Ecliptique , &C qui n'eft que la dix*
feptieme partie de la fphere ; iî calcule
combien il y a à parier que les cinq pla-
nètes, Saturne , Jupiter, Mars , Venus
&C Mercure , jettées au hazard autour
du foleil, s'écarteroient fi peu du plan
où tourne la fixieme planète , qui eft la
Terre ; il trouve qu'il y a à parier plus
de 1400000 contre un que la chofe
n'arriveroit pas ainli ; d'où il conclut
que cet effet n'efl point dû au hazard,
ck en confequence il en cherche & en
détermine bien ou mal la caufe* Or je
dis , que mathématiquement parlant ,
il étoit également pofîible , ou que tes
cinq planètes s'écartaffent aufîi peu
qu'elles le font du plan de Pécliptique ,
ou qu'elles priffent tout autre arrange-
ment , qui les auroit beaucoup plus
écartées, &c difperfées comme les co-
mètes fous tous les angles pofîibles avec
Pécliptique; cependant perfonne ne s'a-
vife de demander pourquoi les comè-
tes n'ont pas de limites dans leurincli-
naifon, ck on demande pourquoi les
planètes en ont? Quelle peut en être
la raifon ? Sinon encore une fois parce
qu'on regarde comme très-vraifembla-
N iv
2.96 Sur le calcul
ble , ck prefque comme évident , qu'une
combinaifon où il paroît de la régula-
rité tk une efpece de deiïein , n'eft pas
l'effet du hazard , quoique mathémati-
quement parlant , elle foit auiîi pofïible
que toute autre combinaifon oîi l'on
ne verroit aucun ordre ni aucune fin-
gularité , ck à laquelle par cette raifon
on ne penferoit pas à chercher une
caufe.
Si on jettoit cinq fois de fuite un
dé à dix-fept faces , ck que toutes ces
cinq fois il arrivât fonm{ , M. Bernoulli
pounrdÉt prouver , qu'il y avoit préci-
fément le même pari à faire que dans le
cas des planètes, que fo/me^ n'arrive-
roit pas ainii. Or je lui demande s'il
chercheroit une caufe à cet événement,
ou s'il n'en chercheroit pas ? S'il n'en
cherche point , ck qu'il le regarde com-
me un effet du hazard , pourquoi cher-
che-t-il une caufe à l'arrangement des
planètes , qui eft précifément dans le
même cas ? & s'il cherche une caufe à
ce coup de dé, comme il le doit faire
pour être conféquent ; pourquoi ne
chercheroit-ilpas une caufe à toute autre
combinaifon particulière , où le dé à
dix-fept faces jette cinq fois de fuite
des Probabilités. 197
produiroit des nombres dirTérens > fans
ordre &c fans fuite , par exemple 3 au
premier coup, 7 au fécond, 1 au troi-
sième , &cc ? Cependant il y auroit au-
tant à parier que cette combinaifon n'ar-
riveroit pas , qu'il y auroit à parier que
Jônnci n'arriveroit pas cinq fois de fuite
dans un dé à dix-fept faces. Donc M.
Bernoulli regarderoit tacitement cette
dernière combinaifon de fennec cinq
fois de fuite , comme étant moins pofîi-
ble que l'autre. Il fuppoferoit donc qu'il
n'en1 pas dans la nature que le même
effet arrive cinq fois de fuite , au moins
lorfqu'il y a 17 coups également poiîi-
bles à chaque jet, &: que le nombre des
cas pofhbles dans cinq jets confécutifs
eft égal à 17 multiplié quatre fois de
fuite par lui-même ?
Allons plus loin , toujours d'après les
calculs de M. Bernoulli. Si les planètes
étoient toutes dans le mêtne plan , &
qu'on appliquât à ce cas-là les raifon-
nemens de l'Auteur, on trouveroit qu'il
y a l'infini à parier contre un , que cet
arrangement ne devroit pas arriver, &
on concluroit avec lui qu'il y a l'in-
fini à parier que cet arrangement eft pro-
duit par une caufe particulière & non
N v
29$ Sur le calcul
fortuite ; c'efl-à-dire , qu'il eu impoffibU
que cet arrangement foit l'effet du ha-
zard ; car parier l'infini qu'une choie
n'eit pas , c'eft. affurer qu'elle eu impof-
fible. Cependant tout autre arrangement
particulier & arbitraire qu'on voudra
imaginer (par exemple Mercure à 20
degrés d'inclinaifon, Venus à 1 5 , Mars
à 5 2 , îupiter à 40 , Saturne à 83 ) eft
unique , comme celui de l'arrangement
des planètes dans le même plan; il y a
de même l'infini contre un à parier que
ce cas n'arrivera pas ; pourquoi donc
M. Bemoulii cherche-t-il une caufe dans
le premier cas , lorfqu'il n'en cherche-
roit point dans le fécond , fi ce n'en1 par
la raifon que nous avons dite ?
Ce su'il y a de fingul:*r , c'eft que le
grand Géomètre dont je parle a trouvé
ridicules , du moins à ce qu'on m'afTure,
mes raifonnemens fur le calcul des pro-
babilités. Portr toute réponfe, je le prie
feulement de s'accorder avec lui-même,.
&: de nous faire entendre bien claire-
ment , pourquoi il ne chercherait pas
une caufe à certaines combmaifons ;
tandis qu'il en cherche à d'autres , qui
mathématiquement parlant , font éga-
lement poffibles?
dis Probabilités, 299
J'ajouterai encore une réflexion qui
me paroît à l'avantage de la thefe que
je foutiens : c'eft qu'il étoit peut-être
plus pofTible , phyfiquement parlant ,
que les planètes le trouvaient toutes
dans Un même plan , qu'il ne Perl qu'un
même effet arrive cent fois de fuite ;
parce qu'il eft peut-être plus poiîîble
qu'un feul jet , une feule impulfion pro-
duife à la fois fur diffère ns corps un
effet qui foit le même , qu'il ne l'eir.
qu'un corps lancé fucceflivement au
hazard cent fois de fuite , prenne en
retombant la même fituation : ainfi le
raifonnement que M. Bernoulli tire de
fes calculs pourroit être faux , que peut-
être le nôtre feroit encore juite. Ceci
pourroit me conduire à d'autres ré-
flexions fur certains cas qu'on regarde
comme femblables dans le calcul des
probabilités , ck qui , phyfiquement par-
lant, pourroient bien ne l'être pas; mais
je terminerai ici ces doutes , en aver-
tiffant que fi je fuis bien éloigné de les
donner pour des démonnVations , je ne
cefferai pas non plus de les croire fon-
dés, tant qu'on n'y oppofera que des
confidcrations purement mathémati-
ques , ou des réponfes que je favois
N vj
j 00 Sur U calcul
avant qu'on me les eût faites; en un
mot , tant qu'on ne réloudra pas d'une
manière nette & précité la queltion que
j'ai proposée iur le jeu de croix 6c pile ,
& c u'on fe croira en droit de chercher
un 5 caui'e aux effets fnnétriques 6c ré-
gul
Peut-être me dira-t-on , pour der-
nière refiource , que fi on cherche une
eauie aux effets fimétriques & réguliers,
ce nVit pas qu abfohiment parlant , ils
ne puiffent pas être l'effet du hazard ,
mais feukment parce que cela n'eft pas
vra-femblable. Voilà tout ce que je veux
qu'on m'accorde. J'en conclurai d'abord
que fi les effets réguliers dus au hazard
ne font pas abfolument impoiïibles ,
phyfiquement parlant, ils font du moins
beaucoup plus vraisemblablement l'ef-
fet d'une caufe intelligente & régu-
lière , que les effets non fiaiétriques 6c
irréguliers ; j'en conclurai en lecond
lieu , que s'il n'y a à ia rigueur , 6c
même phyfiquement pariant , aucune
combinaifon qui ne foit poffible , la pof-
fibilité phyfique de toutes ces combi-
naifons (tant qu'on les fuppofera le pur
effet du hazard ) ne fera pas égale ,
quoique leur poffibilité mathématicuie
des Probabilités. 30 ï
ibit abfolument la môme. Cela fuffira
pour répondre à toutes les difficultés
proposées ci-deflus , 6c entr'autres pour
réfoudre la quefrion propoiee fur le jeu
de croix & pile. Car des qu'on fuppo-
fera que toutes ces combinaisons ne
font pas également pofîibles, fans même
en regarder aucune comme rigoureufe-
ment impoffible dans la nature, on trou-
vera que Paul peut n'être pas obligé de
donner à Pierre une fomme infinie.
C'eft ce qu'il feroit très-aifé de prouver
mathématiquement; c'eft même de quoi
un calculateur médiocre pourra facile-
ment s'affurer. Mais ce calcul feroit
difficile à faire entendre au commun de
nos lecteurs. Je le Supprimerai donc
comme ne pouvant fouffrir aucune ob-
jection ; &c j'attendrai que des Géo-
.s , oui méritent que je les life
ou que ]e leur réponde , combattent
ou appuyent les nouvelles vues que je
propoie fur le calcul des probabilités.
P. S. En finhTant cet écrit , je tombe
par hazard fur l'article Fatalité du Dic-
tionnaire encyclopédique , article qu'on
reconnoîtra alternent pour l'ouvrage
d'un homme d'efprit 6c d'un Philoiophe;
^02 Sur le calcul-
ai voici ce que j'y trouve , (c) à pro-
pos du prétendu bonheur ou malheur
dans le jeu. <* On il faut avoir égard aux
» coups pafTés pour eilimer le coup pro-
» chain , ou il faut confidérer le coup
» prochain, indépendamment des coups
» déjà joués ; ces deux opinions ont
» leurs parti/ans. Dans le premier cas y
» Panalyfe des hazards me conduit à
» penfer , que fi les coups précédées
» m'ont été favorables , le coup pro-
» chain me fera contraire ; que iî j'ai
» gagné tant de coups , il y a tant à
» parier que je perdrai celui que je vais
» jouer, & vice verfd. Je ne pourrai donc
» jamais dire : je fuis en malheur , & je
» ne rifquerai pas ce cou:) -là; car je
» ne pourrois le dire que d'après les
» coups pafles qui m'ont été contrai-
» res ; mais ces coups pafl es doivent
» plutôt me faire efpérer que le coup
» fuivant me fera favorable. Dans le
» fécond cas, c'efï-à-dire fi on re-
» garde le coup prochain comme tout-
» à-fait ifolé des coups précédens , on
» n'a point de raifon d'eflimer qm le
» coup prochain fera favorable plutôt
» que contraire , ou contraire plutôt
(c) Tome VI. p. 428. col. I. à la fi*
des Probabilités. JôJ
» que favorable ; ainfi on ne peut pas
» régler fa conduite au jeu , d'après
» l'opinion du defïin , du bonheur , ou
» du malheur.
De ce paiïage je tire deux confé-
quences. La première , que fuivant
l'Auteur de cet excellent article, on peut
fe partager fur la queftion, s'il ejl égale-
ment probable qu'un effet arrive ou n ar-
rive pas , lorfquU efl déjà arrivé plu fleur s
fois de fuite. Or il me fuffit que cela foit
regardé comme douteux , pour rnau-
torifcr à croire que l'objet de l'écrit
précédent n'eft pas aufîi étrange que
d'habiles Mathématiciens l'ont imaginé.
La féconde coniécuence , c'ert eue
l'analyfe des hazards , telle que la con-
çoit l'Auteur de l'article, donne moins
de probabilité aux combinaifons qui
renferment la répétition fuccemve du
même effet , qu'aux combinaifons où
cet effet erl mêlé avec d'autres. Or cela
ne fe peut dire que de Panaîyfe des
hazards confédérée physiquement ; car
à l'envifager du feul côté mathémati-
que , toutes les combinaifons , comme
nous l'avons dit , font également pof-
fibles. Je crois donc pouvoir regarder
304 Sur U calcul des Probabilités,
l'Auteur de l'article Fatalité comme par*
tifan de l'opinion que j'ai tâché d'éta-
blir; & un partifan de ce mérite me
perfuade de nouveau que cette opinion
n'eft pas une abfurdité.
REFLEXIONS
PHILOSOPHIQUES
ET MATHEMATIQUES
Sur l'application du calcul des
Probabilités à l'Inoculation de
la petite Vérole $
Oïi Von montre V infuffifance des princi-
pales raifonsquon a apportées jufqu à
préfent en faveur de cette pratique ; &
ou ton propofe les vrais motifs qià
paroi ffent devoir la faire adopter.
307
AVERTISSEMENT.
JT TN E partie de cet Ecrit a été
CL/ lue à L'Académie Royale des
Sciences de Paris en ijGo , &
imprimée depuis en différais en-
droits ; on la redonne aujourd'hui
avec beaucoup d'additions qui en
font comme un nouvel ouvrage. Les
circonjlances préfentes ont paru fa-
vorables à F Auteur pour foumettre
fes réflexions au jugement du Pu-
blic : la quefion fur T Inoculation e/i
plus débattue en France que jamais ;
elle efl même devenue une affaire
de parti , & l'objet d'une difpute
prejque auffi violente que Vont été
le Janféni/me & les Bouffons. Il efl
vrai ( & cefl un aveu que nous de-
vous faire pour cette fois à l'hon-
neur de la Nation Françoife ) que
le nouvel objet pour lequel elle fe
3o8 AVERTISSEMENT.
paffionne aujourd'hui y ejl un peu
plus important que beaucoup d'au-
tres qui Vont Ji fouvent agitée :
ciujji les brochures , les perfonna-
lités y les accusations de mauvaife
foi font - elles prodiguées dans les
deux partis ; les Adverfaires de
V Inoculation appellent f es partifans
Meurtriers , ceux-ci traitent leurs
antagonijles de mauvais Citoyens ;
peu s'en eft fallu même 9 à ce qu'on
affure , que cette querelle naît abou-
ti entre les plus graves Docleurs à
des fuites fanglantes , qui auroient
obligé la Médecine d'appeller la
Chirurgie à fon fecours.
On a tâché dans cet écrit de ne
dire d'injures à perfonne ; de prou-
ver que l'Inoculation a été mal dé-
fendue à certains égards > & plus
mal attaquée à beaucoup d'autres ;
que fi cette opération efl avanta-
geuje , c'efl par des raifons que fes
partifans nom peut - être pas fait
ajfe^ valoir , & non par celles fur
AVERTISSEMENT. 309
lesquelles ils paroiffent avoir ap-
puyé le plus.
L'Auteur y dans le quatrième
volume de fes Opufcules mathé-
matiques, qu'il compte mettre au
jour dans quelque tems , propofera
à l'examen des Savans plufieurs
autres conjidérations analytiques
fur les calculs relatifs à l'Inocula-
tion ; ilfe borne ici aux raifonne-
mens qu'il a cru pouvoir mettre à
la portée de tout le monde ; parce
que dans une tnatiere fi intéreffante
pour tous les Citoyens 9 il de (ire de
les avoir tous pour lecteurs & pour
juges ; il le fou liai te d'autant plus
qu'il ne peut fe flatter d'obtenir
grâce devant ceux qui ont porté le
^ele à l'excès pour ou contre U Ino-
culation : peut-être fera-ce une mar-
que qu'il a attrapé ce jufle milieu
oit la vérité fe trouve fouvent , dans
les conteflations qui partagent des
hommes éclairés y cefl-là que le Pu-
blic impartial revient enfin pour
Jio AVERTISSEMENT.
V ordinaire ? après de longues & vio-
lentes fecoujjes.
De très -grands Géomètres' ont
para porter un jugement favorable
fur la manière dont F Auteur de cet
Ecrit a difcuté la quejlion y a" autres 9
intéreffés peut-être à n'en pas juger
de même 9 pourront trouver jes rai-
fons peu concluantes , foit contre
les parti/ans > [oit contre les adver-
faires de la petite vérole artificielle.
Si elles font attaquées par des Ecri-
vains dont l'autorité en Mathéma*
tique foit de quelque poids , ce qui
fuppofe des objections au moins fpé-
cieujes _, il tâchera de leur répondre
ou de fe corriger ; il ne répondra
point aux autres, Ilofe même ajou-
ter, tant ilfe croit fur de la bonté de fa
caufe y qu'il n'efl en Europe aucun
Mathématicien d'un grand nom ,
au jugement duquel il ne foit prêt
de s'en rapporter ; il nen excepte
qu'un J eut Géomètre célèbre qu'il a
pris la liberté de contredire 7 & qui
AVERTISSEMENT. 311
par conféquent ne peut être ici juge
& partie. Jufqu'à préfent ce Savant
illufire n'a répondu aux objections
de U Auteur y que par des exprejjions
déj obligeantes , qu'il n'a d'ailleurs
accompagnées d'aucune raifon bonne
ou mauvaise y procédé que des hom-
mes de Jon mérite ne devr oient pas
fe permettre > quand ils y join~
droient les meilleures preuves en
javeur de leur opinion.
On n'a plus qu'un mot à ajouter.
Plufieurs de nos lecteurs, ou de ceux
qui voudront l'être , diront fans
doute: Quoi^ encore un Ecrit fur
rinoculation ! n'en foraines -nous
pas déjà fuffifamment inondés ?
Il ejl un peu fâcheux , fans doute ,
d'écrire pour une Nation qui ne
fauroit s'occuper long-tems du même
objet , de quelque importance qu'il
puiffe être. Mais (1 cet Ouvrage
contient des vérités utiles , fi on y
a , corn me on le croit > traité la ma-
tière d'après fes vrais principes y
3i2 AVERTISSEMENT.
il ne fera pas venu trop tard y &
l3 Auteur consentira volontiers à
avoir moins de lecteurs frivoles ,
pourvu qu'il lui foit permis de
compter Jur ceux qui font capables
de réfléchir , & qui ne fe laffent
point 9 par air ou par légèreté , de
voir approfondir & envïfager par
toutes fes faces un fujet intéreffant
pour la vie des hommes.
*
RÉELEXIONS
3i?
RÉFLEXIONS
SUR
L'INOCULATION.
^çKiftl' N a tant imprimé d'ouvrages
V| Q |a depuis quelques années pour
&*+++$£ & contre l'Inoculation, que
KSio*'* le public dok être aujourdîhuj
plus que fuffifamment inftruit fur ce
îujet,& par conféquent fatigué d'avance
de tout ce qu'on pourrait ajouter en-
core, pour éclaircir ou pour embrouiller
la queftion. J'ai donc tout lieu de crain-
dre que cet écrit n'ennuyé déjà mes
lecteurs par fon feul titre ; je tâcherai
feulement de les ennuyer le moins qu'il
me fera pofîible ; & pour leur tenir
parole , j'entre promptement en ma-
tière.
Je me propofe ici trois objets ;
i°. j'examinerai fuccetfivementles difFé-
Tome K O
314 Réflexions
rentes manières dont on a calculé juf-
qu'iciles avantages de l'Inoculation , &C
j'efîayerai de prouver que dans ces di-
vers calculs , on n'a point , ce me iem-
ble , envifagé la queftion fous fon véri-
table point de vue,
2°. Je montrerai même que les avan-
tages de cette opération , fous quelque
afpe£t qu'on veuille les préfenter , font
très-difficiles à apprécier d'une manière
fatisfaifante , fi Ton convient que eue opé-
ration peut caufer la mort.
30. Je tâcherai de faire voir enfiûte
que l'Inoculation peut être foutenue
par d'autres raifons, qui non-feulement
doivent empêcher de la proferire , mais
qui paroiflent même propres à l'auto-
rifer,
fur F Inoculation. 315
PREMIERE PARTIE.
Examen des calculs par lefquels
on a prouvé jufqu'ici les avan-
tages de Tlnoculation , dans
l'hypothefe que cette opération
puifîe faire perdre la vie.
§. 1.
Calcul des parti/ans de I Inoculation ;
objection contre ce calcul , & examen
de cette objection.
ON n'inocule guère avant l'âge de
quatre ans ; depuis cet âge juf-
qu'au ternie ordinaire de la vie , la
petite vérole naturelle détruit , félon
les Inoculateurs , entre la feptieme &C
la huitième partie du genre humain :
au contraire , félon eux , l'Inoculation
enlevé à peine une vidime fur 300. Je
ne prétends point leur contefter ces
faits , & je ne m'arrête qu'à la confé-
quence qu'ils en tirent : donc , difent-
ils , le nique de mourir de la petite
vérole naturelle efl: à celui de mourir
Oij
3 1 6 Réflexions
de h petite vérole inoculée , enviro»
comme 300 à 7 -^ ? c'efl- à-dire quarante
fois plus grand.
Cette conséquence ainfi préfentée ,
peut être attaquée avec juïlice par les
adverfaires de l'Inoculation. « Car en
» fuppofant , diront-ils , que le nombre
» de ceux qui périiTent de la petite
» vérole foit quarante fois aufîi grand
» que le nombre de ceux qui meurent
>» de l'Inoculation , s'enfuit-il que les
» deux rifques foient entr'eux dans le
» même rapport? La nature de l'un ÔC
» de l'autre efl bien différente ; quel-
» que petit qu'on veuille fuppofer le
» rifque de mourir de l'Inoculation , ce-
» lui qui fe fait inoculer fe foumet à
» courir ce rifque dans le court efpace
» de quinze jours , dans celui d'un
» mois tout au plus : au contraire le
» rifque de mourir de la petite vérole
» naturelle fe répand fur tout le tems
» de la vie , & en devient d'autant plus
» petjt pour chaque année &c pour cha-
» que mois. Si l'on veut faire un paraî-
» lele exael: des deux rifques, il faut
» que les tems foient égaux ; il faut
» comparer le rifque de mourir de
» l'Inoculation , non* pas vaguement
fur r Inoculation. 317
tf Se en général au rifque de mourir de
» la petite vérole naturelle dans tout
» le cours de la vie , mais au danger
» qu'on court de mourir de cette ma-
» ladie pendant le même tems ou Ton
» s'expofe à mourir de l'Inoculation,
» c'eft-à-dire dans l'efpace de quinze
» jours ou d'un mois.
Il faut avouer que fi on admettoit
cette manière de comparer les deux rif-
ques, elle donneroit beaucoup d'avan-
tage aux adverfaires de l'Inoculation.
» En effet, diront -ils encore , fuppo-
» fons , ce qu'il eft très - naturel de
» croire , que la petite vérole naturelle
» emporte par mois , année commune,
» moins que la trois centième partie
» de ceux qui ne l'ont pas encore
» eue ; ( a ) en ce cas le nombre des
» victimes que la petite vérole natu-
» relie fait périr en un mois , fera moin-
» dre que le nombre de celles qui fe-
» roient facrifiées à l'Inoculation; on
(a) Suivant les hypothefesde M. Daniel Bernoulli
dont nous parlerons plus bas , la petite vérole natu-
relle emporte par an ^ de ceux qui ne l'ont pas encore
eue, ce qui ne fait par mois que ~ . c'eft-à-dire
- 76* '
beaucoup moins que —
O iij
3 I 8 Réflexions
» court donc vraifernbJablement beau-
» coup moins de rifque de mourir en
» un mois de la petite vérole naturelle
» qu'on attend , que de la petite vérole
» qu'on fe donne : or ne peut-on pas
» faire à chaque mois un raifonnement
» femblable ? Donc dans tout le cours
» de la vie on ne pourra parvenir à
» aucun mois où l'Inoculation foit réel-
» lemenî moins à craindre que la petite
» vérole naturelle; par conféquent on
» fera toujours plus fage d'attendre la
» petite vérole que de le la donner».
Cet argument , qui n'a point encore
été propoié , que je fâche , d'une ma-
nière aiifîi frappante , a quelque chofe
de fpécieux. Cependant , fi le calcul des
Inoculateurs eft défectueux en ce qu'on
y compare deux rifques dont la durée
eft différente , celui des adverfaires de
^Inoculation, pèche au/fi par le même
côté , quoiqu'à la vérité envifagé fous
une autre face. Celui qui fe fait inocu-
ler , court , fi l'on veut , plus de rifque
de mourir de la petite vérole dans le
mois , que s'il attendoit cette maladie ;
mais le mois étant paffé , le rifque une
fois couru s'éteint , 8c l'Inoculé en eft
délivré , du moins fi Ton en croit les
fur F Inoculation. 319
partifans de l'Inoculation ; celui au
contraire oui attend la petite vérole ,
court, fi l'on veut, pour chaaue mois
un moindre rifque que l'Inoculé ; mais
le mois fini , le rifque fe renouvelle ,
&: peut même devenir de jour en jour
plus grand, au moins jufqu'à un cer-
tain âge.
§. 11.
Difficulté de calculer d'une manière pr'écifi
le danger defuccomber à la petite vérole
naturelle, & de comparer ce danger aux
avantages de l'Inoculation.
Pour favoir donc ce qu'on gagne &:
ce qu'on rifque à fe faire inoculer, il
ne luffit pas d'avoir égard au danger
que l'on court en un mois de mourir
de la petite vérole naturelle ; il faut
ajouter à ce danger celui que l'on court
de mourir de la même maladie dans les
mois fui vans , jufqu'à la fin de la vie.
C'eft. ici que la difficulté du calcul
commence à fe faire fentir. Non-feule-
ment on n'a point encore d'obferva-
tions fuflifantes pour constater au jufte,
ni même à-peu-près , quel eft le rifque
qu'on court à chaque âge de mourir de
Oiv
3 20 Réflexions
la petite vérole naturelle dans le cou-
rant d'un mois ; mais quand on pourroit
apprécier exactement ce danger pour
chaque mois pris féparément , comment
apprécier enfuite le rifque total , réful-
tant de la fomme de ces rifques parti-
culiers ? Car il faut bien remarquer que
ces rifques s'affoiblifTent en s'éloignant,
non-feulement par la diiïance vague oii
on les voit, diftance qui tout à la fois
les rend incertains &c en adoucit la vue,
mais par Pefpace de tems qui doit les
précéder, & durant lequel on doit jouir
de l'avantage de vivre. Il faudroit pou-
voir déterminer fuivant quel rapport
un rifque de cette efpece diminue ,
quand -on Penvifage dans le lointain ,
ôc fayant, pour ainfi dire , devant nous ;
il faudroit avoir égard à mille autres
€onfidérations particulières qui peuvent
rendre ce rifque plus ou moins effrayant,
& par conféquent mettre plus ou moins
dans la nécefiité d'avoir recours à l'Ino-
culation. En un mot , il fufîit , ce me
femble , de penfer à toutes les condi-
tions dont cette queftion eft compli-
quée , pour défefpérer de la bien réfou-
dre; peut-être ne fera-t-il pas inutile d'en-
trer fur cela dans un plus grand détail.
fur P Inoculation. 321
§. m.
Où ton dlveloppc la difficulté du calcul
dans fis principaux points.
Des Mathématiciens novices ne feront
peut-être pas aum* frappés qu'ils le de-
vraient être de la difficulté de ce pro-
bfême ; ils croiront pouvoir évaluer ,
au moins à-peu-près , la fomme des rif-
ques dont il s'agit , par des calculs fon-
dés fur des fuppofitions vagues &: pure-
ment gratuites. Sans entreprendre de
réfuter des raifonnemens de cette efpe-
ce , nous tâcherons d'expofer avec la
précifion convenable le véritable état
de la queflion. (£)
Nous fuppoferons qu'on foit parvenu
à l'âge qu'on voudra, fans avoir eu la
petite vérole : pour fixer les idées nous
prendrons l'âge de trente ans ; le rat-
ionnement fera le même pour tout autre
âge.
Pour calculer le rifque qu'on court à
cet âge d'avoir un jour la petite vérole
& d'en mourir, il faut i°. parcourir
(b ) Quoique les raifonnemens expofés dans ce pa-
ragraphe paroifTent faciles à fuivre avec un peu d'at-
tention, on peut les palier , fi ou veut, & aller tout
de fuite au §. IV.
Ov
321 Réflexions
tout le tems qu'on peut vivre , depuis
l'âge de trente ans jusqu'au plus long
terme de la vie , c'eft-à-dire jufqu'à en-
viron cent ans , & connoître le danger
qu'on court d'être attaqué de la petite
vérole à chaque partie de ce tems , fiip-
pofé qu'on y arrive , & de fuccomber
à cette maladie. Sur cet article on n'a
jufqu'à préfent que des connohTances
très-imparfaites , faute de faits & d'ob-
fervations fuffifantes ; par exemple , fur
un certain nombre de perfonnes de
cinquante ans , ou de tout autre âge ,
qui n'ont pas encore eu la petite vérole,
on ignore combien il en mourra de cette
maladie , année commune.
2°. En fuppofant cette dernière pro-
babilité connue, il faut fuivantles règles
adoptées par les Mathématiciens , la
multiplier par la probabilité qu'on fera
encore vivant à chaque partie du tems
dont il s'agit. Cette probabilité, qu'on
fera vivant à tel âge , quel qu'il foit ,
eft à-peu-près connue par les meilleures
tables de mortalité publiées jufqu'à pré-
fent , & s'évalue par une fraction d'au-
tant plus petite que cet âge eu plus
avancé : ainiî , comme cette probabilité
multiplie celle d'avoir la petite vérole
fur r Inoculation. 313
à cet âge , tk d'en mourir , elle doit
diminuer d'autant plus cette dernière ,
que l'âge où l'on pourra avoir cette
maladie fera plus avancé; car une frac-
tion multipliée par une autre fra&iort
devient d'autant plus petite que la frac-
tion qui la multiplie eft moindre.
30. Plus le rifque d'avoir la petite
vérole & d'en mourir fe trouvera placé
loin du moment actuel d'où l'on com-
mence à compter , & qu'on fuppofe
ici l'âge de trente ans , plus le déïâvan-
tage qui réiulte de ce rifque doit s'afFoi-
blir , & cela par une confidération très-
importante ; c'eft qu'on ne doit courir
ce rifque qif après avoir vécu tout le
tems qui précède; plus ce tems fera
long , plus le défavantage de mourir
fera petit , puifqu'on en fera d'autant
plus près de la fin naturelle de fa carrière.
Or de quelle manière ck en quel rap-
port ce tems plus ou moins long doit-il
modifier & diminuer le défavantage de
mourir de la petite vérole à l'âge dont il
s'agit? C'eft un problême que je prends
la liberté de propoièr aux plus habiles
Géomètres , & fur lequel je me flatte
qu'ils feront un peu plus embarrafîes
que les Mathématiciens dont te parlois
O'v;
3 14 Réflexions
il n'y a qu'un moment. Quant à moi ,
il me paroît prefque impofîible de dé-
terminer ce rapport , fi ce n'efl d'une
manière purement hypothétique &
très-vague. Je vois feulement ,
i°. Que û le tems qui doit s'écouler
entre l'inflant actuel , &c celui où l'on
mourra de la petite vérole , efl peu con-
sidérable, comme de quinze jours ou
d'un mois , il ne doit point entrer fen-
fiblement en ligne de compte, puifqu'un
rifque de mort qu'on doit courir dans
quinze jours ou dans un mois, efl à-peu-
près le même que fî on le devoit courir
dans l'inrlant ou dans la journée.
2°. Au contraire , n le tems efl fort
confidérable , le défavantage fera pro-
digieufement diminué , &c dans un rap-
port beaucoup plus grand que ce tems
même. Afin de le prouver d'une ma-
nière fennble , je fuppofe pour un mo-
ment qu'à ioo ans le rifque d'avoir la
petite vérole & d'en mourir foit le
même qu'il efl à la moitié de l'intervalle
entre 30 & 100 ans, c'efl-à-dire à
65 ans; & je dis que le défavantage
du rifque qu'on court à 100 ans efl in-
fîniment moindre que la moitié du dé-
favantage du rifque qu'on courroit à 65
fur V Inoculation. 32$
&C qu'il fera même abfolument nul; par
la raifon que 100 ans étant fuppofés
le terme de la vie humaine , il faudra
mourir à cet âge, ou de la petite vérole,
ou d'une autre maladie.
30. La difficulté d'apprécier le défa-
vantage de fuccomber à la petite vérole
dans un tems plus ou moins éloigné ,
devient plus grande encore , fi on con-
fidere que cette appréciation fera &
devra être fort différente pour chaque
particulier , relativement à fon âge , à
fa fituation , à fa manière de penfer &
de fentir , au befoin que fa famille , fes
amis, fes concitoyens peuvent avoir
de lui. Je fuppofe , par exemple 9 qu'on
annonce à quelqu'un que s'il ne fe fait
inoculer , il mourra au bout de 20 ans
de la petite vérole ; il eft certain que
ces 20 ans de vie dont il eft afluré,
pourront lui être ou lui paraître plus
ou moins avantageux relativement aux
circonftances où il fe trouvera placé ;
& qu'il n'y aura peut-être pas deux
individus qui apprécient également cet
avantage. Il pourroit être fi grand , que
quand on ne rifqueroit que 1 fur 500 à
fe faire inoculer , &l qu'on feroit afTuré
enfuite de vivre 40 ans ou davantage ,
3 ±6 Réflexions
on feroit un mauvais marché de preiî*
dre ce dernier parti.
On voit par-là combien il eft, diffi-
cile , pour ne pas dire impofnble , d'ap-
précier le défavantage de mourir de la
petite vérole dans un tems plus ou
moins éloigné du moment athiel d'oii
l'on eft fuppofé partir.
Je pourrois faire encore entrer dans
le calcul une autre confédération qui
doit certainement y influer beaucoup y
&: qui me paroît du moins aufîi diffi-
cile à apprécier que les précédentes.
Plus Page auquel on fera fuppofé courir
le rifque de la petite vérole , fera con-
sidérable , plus le défavantage de mou-
rir diminue par une nouvelle raifon ;
favoir que durant le tems qu'on peut
encore efpérer de vivre , on fera plus
fujet aux infirmités , aux fouffrances 9
aux maladies qu'on peut regarder com-
me une efpece de mort anticipée; ce
qui doit rendre moins cher Se moins
précieux le tems qui pourroit encore
relier à vivre. Mais je veux bien mettre
cet objet effentiel abfolument à part*
ainfi que les confi dérations relatives à
îa fimation des particuliers , & qui peu-
vent, comme on vient de le voir^
fur C Inoculation. 327
augmenter ou diminuer encore le défa-
vantage. En faifant donc cette double
abftraction , il faudra , pour évaluer le
rifque total d'avoir la petite vérole &
cVcn mourir , prendre la fomme d'une
fuite de fractions , dont chacune repré-
fentera le désavantage de mourir de
cette maladie chaque année , à 'compter
depuis 30 ans; chacune de ces frac-
tions fera le produit de trois nombres,
dont un feul efr. à-pcu-près connu par
les tables ; des deux autres le premier
Peft très-peu , ou point du tout , Se
le fécond inappréciable avec quelque
précifion. S'il eft Quelqu'un à qui la
folution de ce problème foit réfervée ?.
ce ne fera fùrement pas à ceux qui la
croiront facile.
On ne fauroit donc efpérer de com-
parer par ce moyen , avec quelque exac-
titude, les avantages de l'Inoculation au
rifque de mourir un jour de la petite
vérole ; puifque ce dernier rifque ne
peut être évalué que d'une manière fort
vague 6c fort incertaine.
y
5 18 Réflexions
§. iv.
Calcul de M, Daniel Bernoulll pour
déterminer les avantages de Vlnocu-
lation.
Aussi un très -grand Géomètre , M.
Daniel Bernouili , qui nous a donné
fur l'Inoculation un favant Mémoire
mathématique , a bien fenti que la ques-
tion de voit être envifagée d'une autre
manière , pour être fufceptible d'une
Solution plus fatisfaifante & plus pré-
cife. Voici le point de vue fous lequel
il l'a traitée.
Suppofons mille perfonnes , toutes
du même âge , 6c vivantes à la fois; ces
perfonnes vivront , les unes plus , les
autres moins , & la fomme de leurs
vies fera un certain nombre d'années ;
ce nombre d'années divifé en mille por-
tions égales , exprimera ce que chacun
a vécu l'un portant l'autre ; par confé-
quent ce même nombre exprimera aufîi
ce que chacun d'eux , l'un portant l'au-
tre , peut efpérer de vivre , & c'en1 ce
qu'on appelle leur vie moyenne. Or dans
ce nombre de mille perfonnes , il y en
a qui n'ont point eu la petite vérole ,
fur F Inoculation. 3 29
il y en a qui l'ont eue ; les premiers
ayant une caufe de mort de plus , doi-
vent aufîi à proportion vivre moins
que les autres , étant pris en total. Donc
fi on prend féparément la vie moyenne
de chacune de ces deux clafTes , celle
de la première fera moindre que celle
de la féconde ; &c la vie moyenne du
total tiendra un milieu entre ces deux
vies moyennes.
Préfentement , qu'on inocule toutes
celles de ces mille perfonnes qui n'ont
point eu la petite vérole , &c fuppo-
îbns qu'il en périfie très-peu par l'ino-
cuîation , & que de plus l'Inoculation
préferve de la petite vérole naturelle;
il efl évident qu'en ce cas la vie moyen-
ne des Inoculés deviendra plus grande,
que s'ils avoient attendu la petite vé-
role , puifque voilà une caufe de mort,
ou détruite , ou extrêmement affaiblie,
Or cet excès de la vie moyenne des
Inoculés fur la vie moyenne de ceux
qui attendroient la petite vérole , expri-
mera , félon M. Bernoulli , l'avantage
que procure l'Inoculation.
Pour calculer cet avantage avec toute
la précifion dont il efl fufceptible , eu
égard au peu de faits que nous avons
33^ Réflexions
fur ce fujet, M. Bernoulli parcourt tous
les âges depuis i. an jufqu'à 24, <k dé-
termine ainfi pour chacun de ces âges
le gain qui réfuite de l'Inoculation. Il
fuppofe d'abord que parmi tous ceux
qui n'ont pas eu la petite vérole &" qui
font di même âge (depuis 1 an jufqu'à
24 ) cette maladie en attaque conftam-
ment un huitième chaque année , &C
qu'il périt aulii un huitième de ceux qui
en font attaqués ; d'après cette hypo-
thefe , il détermine par un calcul très-
ingénieux la vie moyenne de ceux qui
n'ont pas encore eu la petite vérole
naturelle; il fuppofe lenfuite que l'Ino-
culation enlevé une victime fur 200,
&£ il en déduit la vie moyenne dans
Phypothefe di l'Inoculation ; compa-
rant enfin les réiultats que les deux hy-
pothefes fournirent, il détermine pour
chaque âge le tems qu'on peut efpérer
de vivre de plus , en fe faifant inocu-
ler , qu'en attendant la petite vérole.
Ce tems , par le calcul de M. Bernoulli ,
eft d'un affez petit nombre d'années ;
par exemple, il trouve que la vie moyen-
ne des perfonnes âgées de 5 ans efi en-
viron 41 ans & trois mois; que la vie
moyenne de celles qui n'ont pas eu la
fur V Inoculation. 33 s
petite vérole à cet âge,, eft 39 ans
4 mois; qu'elle eft de 43 ans 10 mois
pour celles qui ont eu cette maladie ,
& de 43 ans 9 mois pour celles qui fe
font inoculer à ce même âge. Ainft
l'avantage que procure , félon M. Ber-
noulli , l'Inoculation faite à 5 ans , eft
d'environ 4 ans Se demi dont la vie
moyenne eft augmentée , ou plus exac-
tement de 4 ans & ) mois ajoutes aux
39 ans 4 mois à quoi la vie moyenne
auroit été bornée , fi n'ayant point eu
la petite vérole à cet âge , on s'aban-
donnoit à la nature. Selon ce même
grand Géomètre , le gain dans les au-
tres âges eft à-peu-pres proportionnel
à la vie moyenne. Or, fuivant les tables
connues , la vie moyenne à l'âge de
30 ans eft d'environ 15 ans 6 mois, en
joignant enfemble ceux qui ont eu la
petite vérole , &c ceux qui ne l'ont pas
eue ; donc puifqu'à 5 ans la vie moyen-
ne eft de 41 ans &C trois mois pour le
total de ceux qui arrivent à cet âge , de
39 ans 4 mois pour ceux qui n'ont
point encore eu la petite vérole , & de
43 ans 9 mois pour ceux qui fe font
inoculer , on trouvera par une fimple
règle de trois, d'un côté environ 24 ans
331 R êjlexions
4 mois pour la vie moyenne de ceux
qui 330 ans n'ont pas eu la petite vérole
&: l'attendent , & de l'autre environ
27 ans pour la vie moyenne de ceux
qui fe font inoculer. Ainfi l'avantage de
l'Inoculation faite à l'âge de 30 ans , ne
feroit , luivant les calculs & les hypo-
thefes de M. Bernoulli , que d'environ
2 ans & 8 mois ajoutés à 24 ans &
4 mois. Ce réfultat , quelque peu con-
fidérable qu'il parohTe , ne doit point
furprendre ; parce que le rifque de la
petite vérole n'étant qu'une affez petite
partie de tous ceux auxquels la vie eft
d'ailleurs expofée , l'effet de ce rifque
pour diminuer la vie moyenne ne doit
pas être très-confidérable.
Je ne fais où l'on a pris ce qui a été
avancé depuis peu, que félon les calculs
de M. Bernoulli , l'avantage de fe faire
inoculer eft à celui d'attendre la petite
vérole environ comme 19 à 1. On ne
trouve rien de pareil dans l'écrit de ce
grand Géomètre fur l'Inoculation; il me
paroît même impofîible que la manière
dont il a envifagé la queftion conduife
à cette conféquence ni à rien d'appro-
chant. Je vois feulement que félon lui ,
la vie moyenne des enfans nouveaux
fur C Inoculation. 333
nés , qui dans l'état naturel feroit de
26 ans 7 mois, feroit augmentée d'en-
viron un neuvième dans l'hypothefe
qu'on inoculât tous ces enfans au mo-
ment de leur naiffance , & qu'il en mou-
rût un fur 200. Or cette augmentation
d'un neuvième dans la vie moyenne
eft bien différente du prétendu avan-
tage d'environ 19 à 1 qu'on dit résulter
de la méthode de M. Bernoulli.
s. v.
Infujfifanu du calcul de M. Bernoulli.
\2uoi qu'il en foit du rémltat de cette
théorie, elle mérite fans doute beau-
coup d'éloges par l'habileté &c la fïnefte
avec laquelle l'Auteur l'a développée ;
mais elle laiffe , ce me femble , beaucoup
à délirer encore.
En premier lieu , la fuppoiition que
fait l'illuftre Mathématicien fur le nom-
bre de perfonnes de chaque âge qui
prennent la petite vérole & fur le nom-
bre de ceux qui en meurent , paroît ab-
folument gratuite. Il eft très-douteux,
pour ne rien dire de plus , que la petite
vérole attaque conftamment ( à quelque
âge que ce foit) la huitième partie de
334 Réflexions
ceux qui n'ont pas eu cette maladie;
-& il eit plus douteux encore qu'elle
fafié périr confïamment ( à quelque
sge que ce ioit ) la huitième partie de
ceux qu'elle attaque. Plusieurs Méde-
cins prétendent (c) que dans les dix
premières années de la vie on efr. dix
fois plus lujet à la petite vérole que
dans les autres ; & iélon les Inocula-
teurs , preiquç tous les enfans qui meu-
rent avant Page de 4 ans ( ce qui fait
la moitié des enfans qui naiflent ) meu-
rent d'autres maladies -que de la petite
vérole. Suivant ces hypothefes, le plus
grand danger d'avoir la petite vérole
ï'eroit depuis 3 0114 ans jufqu'à 10; &
le danger de mourir de cette maladie
ne commenceroit guère qu'à 4 ans &
non pas dès l'âge d'un an , comme
M. Bernoulli le fuppofe.
Croit-on d'ailleurs que le danger de
mourir de la petite vérole, lorsqu'on
en eu attaqué , foit le même pour tous
les âges ? Sur un nombre égal de per-
fonnes de 20 ou 24 ans d'une part, &
de l'autre d'enfans de 4 , 5 ou 6 ans
jqui auront la petite vérole, peut- on
( c ) Voyez le Journal de Me'decine , de Janvier
1761
fur V Inoculation, 335
fuppofer raifonnablement qu'il n'en
mourra pas davantage dans la première
clafîe que dans la féconde ? L'expé-
rience paroît prouver le contraire ; &
il .n'efl pas difficile de concevoir c;u'en
effet cette maladie eft plus dan gc renie
dans un âge, où le fang eft peut-être
déjà fort altéré par les parlions , par la
manière de vivre , &c par mille autres
caufes , que dans l'enfance eu le fang
eu infiniment plus pur & plus doux.
Aufli les fuppolitions de M. Bernoulli
conduifent -elles à des conféquences
qui ne paroifYent pas fort vraifembla-
bles ; entr'autres à celle - ci , que dans
le cours de la neuvième année de la
vie, il meurt par la feule petite -vérole
les deux tiers de ce qui meurt par tou-
tes les autres maladies prifes enfemble.
Il n'y aura , je crois , perfonne à qui
ce réfultat ne paroifle exorbitant.
Enfin les hypothefes de ce grand
Géomètre fur le rifque de l'Inoculation
ne font peut-être pas plus exactes ; il
faudroit favoir fi cette opération em-
porte toujours , comme il le iuppofe ,
la même partie des Inoculés, à quelque
âge qu'on les inocule.
336 Réflexions
J'avouerai cependant , que s'il n'y
avoit que des difficultés de cette efpece
quiempêchafTentde fixer par le calcul les
avantages de l'Inoculation, ces difficultés
n'auroient lieu que vu l'imperfection
actuelle de nos connoiflances fur cette
matière , & le petit nombre d obier va-
rions ceraines qu'on a recueillies juf-
qu'à préient. En formant avec le tems
des tables exactes de ceux qui prennent
la petite vérole à chaque âge , de ceux
qui en meurent , &c du fort des Inocu-
lés , on parviendroit dans la fuite à une
connoifîance précife de la mortalité du
genre humain , dans l'hypothefe qu'on
laifTe agir la petite vérole naturelle , &
dans l'Jiypothefe de l'Inoculation ; &
on auroit la différence de vie moyenne
dans les deux cas.
Mais qu'apprendra-t-on par cette dif-
férence de vie moyenne ? On connoîtra
tout au plus , pour chaque âge , le tems
qu'on peut efpérer d'ajouter à fa vie
en fe faifant inoculer ; or cette con-
noiffance ne me paroît pas fuffire pour
fixer d'une manière fatisfaifante les
avantages de l'Inoculation. Afin de me
faire mieux entendre , j'appliquerai à
un
fur l'Inoculation, 337
un exemple le raifonnement que je vais
faire. Je fuppofe , comme il refaite
des principes & des calculs de M. Ber-
noulli, que la vie moyenne d'un hom-
me de 30 ans, qui n'a point eu la petite
vérole , foit 24 autres années & 4 mois ,
c'cft-à-dire qu'il puiffe raifonnablement
efpérer de vivre encore 24 ans & 4 mois
en s'abandonnant à la nature & eu ne
fe faifant point inoculer ; je fuppofe
encore , avec M. Bernoulli , comme
on l'a vu plus haut , qu'en fe foumet-
tant à cette opération la vie moyenne
foit de 27 ans , c'eft-à-dire de 2 ans ÔC
8 mois de plus que fi on attendoit la pe-
tite vérole ; je fuppofe enfin , toujours
avec M. Bernoulli , que le rifque de
mourir de l'Inoculation foit de 1 fur
200. Cela fuppofe , il me femble que
pour apprécier l'avantage de l'Inocu-
lation , il faut comparer , non la vie
moyenne de 27 ans à la vie moyenne
de 24 ans 6c 4 mois , mais le rifque de
1 fur 200 , auquel on s'expofe , de mou-
rir en un mois par l'Inoculation , &
cela à l'âge de 30 ans, dans la force de
la fanté & de la jeunerTe, à l'avantage
éloigné de vivre 2 ans & 8 mois par delà
54 ans, c'eft - à - dire lorfqu'on fera
Tome V. P
338 Réflexions
beaucoup moins jeune, moins vigou-
reux , enfin moins en état de jouir de
la vie. (d)
§. VI.
Comparaifon frappante pour faire fentlr
Vinfufjifance de ces calculs.
En un mot , fi on admet les fuppofitions
de M. Bernoulli , celui qui fe fait ino-
culer , erl à-peu-près dans le cas d'un
joueur, qui rifque un contre 200 de per-
dre tout ïbn bien dans la journée , pour
l'efpérance d'ajouter à ce bien une fom-
me inconnue , & même affez petite , au
bout d'un nombre d'années fort éloigné,
& lorfqu'il fera beaucoup moins {en-
fible à la jouhTance de cette augmenta-
tion de fortune. Or comment comparer
ce rifque préfent à cet avantage inconnu
& éloigné ? C'efl: fur quoi l'analyfe des
probabilités ne peut rien nous appren-
dre : toutes les règles de cette analyfe
n'enfeignent qu'à comparer un rifque
préfent ou proche à un avantage égale-
(d) Le calcul eft fait ici d'après les principes de
M. Bernoulli , avec plus de précifion que dans les
premières éditions de cet écrit, & le nouveau réful-
îat eft encore moins favorable à l'Inoculation ; mais
de quelque calcul que l'on parte , le raifonnement
£era to« jours le même.
fur V Inoculation. 339
ment préfent ou proche , & non un
rifque préfent à un avantage éloigné,
qui diminue par fa difîance même , fans
<ru'on puifTe efîimer au jufte , ni même
à-peu-près , fuivant quelle loi fe fait
cette diminution.
Ce feroit une objeclion bien puérile
contre la comparaifon précédente , de
dire que perfonne n'eft. obligé de rifquer
fon argent au jeu , au lieu que tout
homme eft obligé de jouer le jeu de fe
faire inoculer , s'il ne veut pas s'expofer
au rifque de mourir un jour de la petite
vérole. Pour prévenir cette chicane ,
fuppofons que le joueur auquel nous
comparons l'Inoculé , fe trouve obligé
en effet , n'importe par quelle circonf-
îance , ou de rifquer un contre 200
d'être réduit tout-à-coup à l'aumône,
ou de renoncer à une très -médiocre
augmentation de fortune qui lui viendra
au bout de plufieurs années , s'il s'ex-
pofe à ce rifque 6c qu'il y échappe ; je
demande fi ce joueur fera fort blâmable
d'être embarraffé fur le parti qu'il doit
prendre ?
Voilà , il n'en faut point douter , ce
qui rend tant de perfonnes, Se fur-tout
tant de mères , peu favorables parmi
34<> Réflexions
nous à PInoculation. Le raifonnement
que nous venons de développer , elles
le font implicitement : fans pouvoir com-
parer exactement leur crainte à leur
efpérance , elles prennent a£te , û on
peut parler ainfi , de l'aveu que font les
Inocuïateurs , qu'on peut mourir de la
petite vérole artificielle ; elles voient
l'Inoculation comme un péril inftant &C
prochain .de perdre la vie en un mois ,
& la petite vérole comme un danger
incertain , &c dont on ne peut affigner
la place dans le cours d'une longue vie :
ne pouvant donc comparer ces deux
rifques & en fixer le rapport , la pré-
fence du premier les frappe plus que la
grandeur incertaine du fécond ; & l'on
fait combien lapréfence ou la proximité
d'un danger qu'on craint ? ou d'un avan-
tage qu'on efpere , a de poids pour dé-
terminer la multitude. Jouir du préfent ,
& s'inquiéter peu de l'avenir , telle eft
la Logique commune; Logique moitié
bonne , moitié mauvaife , dont il ne
faut pas efpérer que les hommes fe
corrigent.
fur F Inoculation* 341
§. VIL
Conflagration qui fin encore à montrer
rinfuffifance du calcul de M, Bernoulli.
Pour rendre encore plus fenfible l'im-
pofïibilité d'appliquer à cette matière
d'une manière précife le calcul des pro-
babilités , & pour réfuter les fophifmes
qu'on pourroit faire à ce fujet , je join-
drai ici le raifonnement fuivant , auquel
je prie qu'on fafTe attention. Si l'Ino-
culation étoit avantageufe par cette
•ce nfi dératio 11 feule , que la vie moyenne
des Inoculés ef! plus grande que celle
des autres hommes , elle feroit d'autant
plus avantageufe , &£ on devroit être
d'autant plus empreffé de la pratiquer ,
qu'elle augmenterait davantage la lon-
gueur de la vie moyenne. Or il eft aifé
d'imaginer une infinité d'hypothefes ,
où l'Inoculation augmenterait énorme-
ment la vie moyenne , 6c où néanmoins
on feroit très-imprudent de fe foumettre
à cette opération. Voici , par exemple ,
un de ces cas.
Je fuppoferai que la plus longue vie
de l'homme foit de cent ans ; que la
petite vérole foit la feule maladie mor-
P iij
342 Réflexions
telle , & que cette maladie enlevé tous
les ans un nombre égal d'hommes ; dans
ce cas , la vie moyenne de ceux qui
attendroient la petite vérole , feroit de
50 ans , puifque tous les hommes vi-
vraient chacun 50 ans , l'un portant
l'autre , en ne fe faifant point inoculer.
Je fuppofe enfuite que l'Inoculation y
une tois pratiquée , délivre de la petite
vérole pour tout le refle de la vie , &c
par conféquent que les Inoculés foient
îurs de vivre cent ans y s'ils échappent
à l'Inoculation ; mais que cette opéra-
tion enlevé une victime fur cinq , en
forte qu'il n'en réchappe que les quatre
cinquièmes. Cela pofé, fi tous les ci-
toyens font inoculés à la mammelle ,
il en mourra en 1 5 jours un cinquième ;
& les furvivans vivront cent ans cha-
cun ; donc la vie moyenne du total des
enfans , qui étoit de 50 années avant
qu'on les inoculât , deviendra , au mo-
ment où on les inocule , de cent ans
moins un cinquième, c'efi-à-dire de
80 ans , & par conféquent de 30 années
plus grande que ne le feroit la vie
moyenne de ces mêmes enfans aban-
donnés à la nature : dans cette même
hypothefe , la vie moyenne des enfans
fur V Inoculation. 343
•le 10 ans feroit de 45 années avant
l'Inoculation , & de 72, c'eft-à-dire de
27 ans de plus , au moment où on les
inoculeroit ; celle des perfonnes de 20»
ans feroit de 40 ans avant l'Inocula-
tion , & de 64 dès qu'elles feroient ino-
culées , c'eft-à-dire de 24 ans de plus \
& ainfi du refîe. Si donc on appliquoit
à cette hypothefe le raifonnement fon-
dé fur l'augmentation de la vie moyen-
ne des Inoculés , on en conclurait que
dans le cas préfent l'Inoculation feroit
très - avantageufe ; cependant je doute
que dans ce même cas perfonne voulût
prendre le parti de la rifquer , ni fur foi
ni fur les fiens; par la raifon que le rifque
de mourir de l'Inoculation étant un dan-
ger infiant & préfent , &c fe trouvant
d'un contre quatre , eft. plus que fufrl-
fant pour balancer la certitude de vivre
jufqu'à cent ans, après avoir échappé
à cette opération. En vain répondroit-
on ,que nous avons fait une fuppofition
arbitraire , qui n'a point lieu dans l'état
actuel de la vie des hommes. Cette fup-
pofition fuffit pour l'objet que nous
nous fommes propofé , pour montrer
que l'augmentation de la vie moyenne
des Inoculés n'eftpas un argument fuffi-
P iv
3 44 Réflexions
ïant en faveur de l'Inoculation; car en-
core une fois , fi ce principe étoit jufle 9
il feroit applicable à toutes fortes d'hy-
pothefes , fur - tout à celles ou la vie
moyenne des Inoculés feroit confidéra-
blement plus grande que la vie moyenne
de ceux qui ne le font pas. Dans le cas
imaginaire que nous avons pris > le rif-
que de mourir de l'Inoculation eft. très-
grand ,. mais la vie moyenne eft prodi-
gieufement augmentée; dans le cas réel,
le rifque efi fans doute beaucoup moin-
dre , mais l'augmentation de la vie
moyenne eft. beaucoup moindre aufii.
Ce n'efï donc , ni la longueur feule de
la vie moyenne , ni la feule peîiteffe
du rifque , qui doit déterminer à ad-
mettre l'Inoculation ; c'efl uniquement
le rapport entre le rifque d'une part,
ck de l'autre l'augmentation de la vie
moyenne , ou plutôt l'avantage que
doit procurer cette augmentation , rela-
tivement au tems & à l'âge où l'on en
doit jouir; or la difficulté eft de fixer ce
rapport.
fur f Inoculation. 345
§. vin.
Autre confidcration très-importante à faire
fur ce fujeu
La fuppofition que nous avons faite
il n'y a qu'un moment , tm^te gratuite
qu'elle eily conduit encorW une autre
confidéraîion , qu'on n'a pas , ce me
femble , afTez faite en cette matière.
On a trop confondu l'intérêt que l'Etat
€n général peut avoir à l'Inoculation ,
avec celui que les particuliers y peu-
vent trouver; or ces deux intérêts peu-
vent être fort différents. Par exemple,
dans l'hypothefe que nous venons de
faire , il eu certain que l'Etat gagneroit
à l'Inoculation, puifqu'en facriîiant un
citoyen fur cinq , la fociété feroit afîu-
rée de conferver fes autres membres
fains & vigoureux jufqu'à lage de cent
ans ; cependant nous venons de voir
que dans cette même hypothefe, il n'y
auroit peut-être pas de citoyen afTez
courageux ou afTez téméraire , pour s'ex-
pofer à une opération , ou il rifqueroit
un contre quatre de perdre la vie. C'efl
que pour chaque individu, l'intérêt de
fa confervation particulière eil le pre*>
P V
3 46 Réflexions
rnier de tous ; l'Etat au contraire con~
fidere tous les citoyens indifféremment;
&; en facrifiant une vi&ime fur cinq , il
lui importe peu quelle fera cette victi-
me, pourvu que les quatre autres foient
confervées. Or je demande û aucun
LégiflateurJferoit en droit d'obliger les
citoyens à Tlnoculation , dans laiuppo-
iition, d'ailleurs fi favorable à l'Etat,
qu'il en pérît un fur cinq , & que les
quatre autres qui en réchapperoient
fuflent aufîurés de cent ans de vie?
C'eft. une quefKon digne d'exercer les
Arithméticiens politiques; pour moi je
ne crois pas que dans une pareille cir-
conflance , ni même dans la fuppon-
tion que l'Inoculation puifle être mor-
telle , aucun Légiflateur , aucun Souve-
rain , aucun Etat puiffe exiger du der-
nier citoyen qu'il en coure le rifque.
Ce n'eft pas ici le cas d'appliquer la
maxime dont on abufe quelquefois, que
le bien particulier doit être fucrifiê au bien
public; parce que fi chaque citoyen doit
à l'Etat le rifque de fa vie , il ne le lui
doit en rigueur que dans le cas de la
plus preffante néceffité , comme feroit
celle de le défendre ou de le fauver de
fadeftru&ion,.
fur F Inoculation* 347
Quoi qu'il en foit , on fe convaincra
du moins par Fhypothefe précédente ,
que dans cette matière délicate , l'in-
térêt de l'Etat & celui des particuliers
doivent être calculés féparément. On
ne penfera pas , par exemple , comme
le célèbre Mathématicien déjà cité paroît
l'avoir cru , que fi l'Inoculation ne faifok
périr qu'une victime fur dix , elle feroit
encore avantageufe , par cette feule
raifon , qu'elle augmenteroit de quel-
ques jours la vie moyenne. Je fais que
dans ce cas l'Inoculation pourroit être
de quelque utilité à l'Etat , parce qu'il
en réfulteroit la confervation d'un nom-
bre de citoyens un peu plus grand, que
ii on les abandonnoit à la nature ; mais
elle feroit fi peu avantageufe aux par-
ticuliers , ou pour mieux dire , elle fe-
roit d'un fi grand rifque pour eux , que
je doute qu'il y en eût un feul qui vou-
lût s'y expofer; or n'efr-ce pas une
efpece de chimère politique , qu'une
opération prétendue avantageufe pour
l'Etat , lorsqu'on ne fauroit déterminer
aucun citoyen à l'adopter?
Il faut donc, pour fixer avec préci-
fion par le calcul les avantages de l'Ino-
culation , examiner s'il ne feroit pas
P vj
348 Réflexions
poflible de les apprécier d'une autre
manière. En voici une qui paroît plus
fimple & plus fenfible que les précé-
dentes. Nous allons la propofer avec
toute la clarté dont nous ferons capa-
ble» , & nous examinerons enfuite les
doutes ou les fcrupules qu'elle peut
encore laiffer.
te # »
fur P Inoculation. 349
SECONDE PARTIE.
Manière nouvelle & plus convain-
cante de calculer les avantages
de l'Inoculation , dans Fhypo-
thefe que l'Inoculation puifle
caufer la mort ; & doutes qu'on
peut encore avoir fur le réfultat
de cette nouvelle méthode.
§. I.
Principes & fuppofîtions qui peuvent finir
de fondemens au nouveau calcul.
JE fuppoferai d'abord , comme je l'ai
fait jufqu'ici d'après les Inoculateurs ,
i°. que l'Inoculation préferve de la pe-
tite vérole naturelle; 20. qu'elle aug-
mente en effet la vie moyenne des
hommes. Je reviendrai dans la fuite fur
chacune de ces deux fuppofîtions ; ad-
mettons-les d'abord pour vraies, afin
de ne pas embrafler à la fois un trop
grand nombre de queftions.
Selon les obfervations faites en An-
gleterre , la petite vérole emporte .,
5 jO Réflexions
année commune , un quatorzième de
ceux qui meurent. Il meurt à Paris en-
viron 20000 perfbnnes par an; la qua-
torzième partie de ce nombre , qui eit
environ 1400 , exprimera donc ce qu'il
meurt de perfonnes à Paris de la petite
vérole chaque an née ;fuppofons 700000
habitans dans Paris , il y a donc une per-
fonne fur 500, qui meurt de la petite
vérole par an , & par conféquent une fur
6000 par mois.
Or on peut fuppofer fans erreur qu'il
y a au moins la moitié des vivans qui
ont déjà eu la petite vérole. En effet
la totalité des perfonnes vivantes de-
puis la première enfance jufqu'à trente
ans , eil à-peu-près , comme le prou-
vent les tables de mortalité , la moitié
du nombre total des vivans depuis le
berceau jufqu'au plus long terme de la
vie ; or le nombre de ceux qui n'ont
pas encore eu la petite vérole , eil fans
comparaifon plus confidérable depuis le
berceau jufqu'à trente ans , que depuis
trente ans jufqu'à la dernière vieilleife ;
6 le nombre de ceux qui n'ont pas eu
3a petite vérole ,dans la claife quis'étend
depuis le berceau jufqu'à trente ans , efl
évidemment beaucoup moindre que le
fur V Inoculation] 3 5 ï
nombre total des perfonnes vivantes
dans cette clafTe , c'eft-à-dire beaucoup
moindre que la moitié du nombre total
des vivans ; d'où on peut conclure fans
craindre de le tromper , que parmi la
totalité des perfonnes actuellement vi~
vantes , depuis le berceau jufqu'à la
dernière vieillerie , le nombre de ceux
qui n'ont point eu la petite vérole efl
beaucoup moindre que la moitié du
nombre total de ces perfonnes vivan-
tes. Mais fuppofons qu'il n'en foit que
la moitié , pour mettre nos calculs à
l'abri de toute conte ftation. Donc des
6oco perfonnes prifes au hafard , 6c k
tout âge , parmi lefquelles nous venons
de voir qu'il en meurt une par mois
de la petite vérole , il y en a au moins
3000 qui ont déjà eu cette maladie;
donc ceux qui meurent de la petite
vérole doivent fe trouver parmi les
3000 autres ; donc année commune ,
il meurt à Paris de la petite vérole na-
turelle au moins une perfonne fur 3000
en un mois.
*
3 5 2 Réflexions
§. il
Confluences quon peut tirer de ces prin-
cipes en faveur de V Inoculation,
Si donc l'Inoculation, qui enlevé déjà
fi peu de perfonnes , même prifes au
haiard , fe perfe£Honnoit au point de
n'en faire périr qu'une fur 3000 ou fur
un plus grand nombre , alors la partie
du genre humain que la petite vérole
enlevé chaque mois , ne feroit pas plus
petite , ou même feroit plus grande que
celle qui fuccomberoit à l'Inoculation :
en ce cas le danger réel de cette opé-
ration feroit nul, & perfonne au monde
ne devroit craindre de s'y expofer , ou
pour foi ou pour les fiens : car alors on
ne courroit pas plus de rifque , ou même
on en courroit moins à fe donner la pe-
tite vérole , qu'à attendre qu'elle vînt
naturellement dans le courant du mois
où Ton fe fait inoculer ; avec cet avan-
tage de plus , que l'Inoculation délivre-
roit pour le refte de la vie ( comme on
le fuppofe ) de la crainte d'une maladie
affreuiè tk cruelle.
Or des liftes qu'on afïure ridelles,
prouvent qu'en Angleterre 1 200 Inocu-
fur C Inoculation. 353
lés bien choifis & traités avec foin , ont
échappé au danger de l'Inoculation;
n'y a-t-il pas tout lieu de croire que
3000 Inoculés , choifis 6c traités de mê-
me , en réchapperoient? On anure qu'à
Confîantinople 10000 perfonnes, ino-
culées avec précaution dans une feule
année , ont fubi heureufement cette
épreuve ; quand le fait feroit exagéré
du triple, c'en feroit plus que nous n'en
demandons.
Enfin, quand même le rifque de mou-
rir de l'Inoculation , fagement adminif-
trée , feroit plus grand que celui de
mourir de la petite vérole naturelle dans
le courant du même mois, ce rifque,
s'il n'étoit en effet que de 1 fur 1200,
feroit encore plus petit que celui de
mourir de la petite vérole naturelle dans
l'efpace de trois mois. Car le nombre de
ceux qui meurent à Paris de la petite
vérole , année commune , efl tout au
moins de 1 fur 1000 en trois mois;
donc le rifque de mourir de la petite
vérole naturelle en trois mois , feroit au
rrlbins égal, & vraifemblablement fupé-
rieur à celui de mourir en un mois de
l'Inoculation. Or rifquer de mourir au
bout d'un mois , ou dans l'efpace de
354 Réflexions
trois , eft à-peu-près la même chofe
pour le commun des hommes. On ne
devroit donc pas balancer à préférer ce-
lui de ces deux rifques, qui délivre pour
toujours de la crainte de la petite vérole.
Par-là on auroit l'avantage de s'aflurer
à la fois une vie plus longue & une
plus grande tranquillité ; avantage afîez
grand pour l'emporter fur la légère pro-
babilité de fuccomber à l'Inoculation y
en ne facrifîant que deux mois de fa
vie. Lorfqu'il eft queftion d'un avan-
tage, même éloigné, il y a une infinité
de cas , fur-tout dans le cours de la vie ,
où une probabilité très -petite de dan-
ger , qui balance cet avantage , doit
être traitée comme fi elle étoit abfolu-
ment nulle : Ce principe , pour le dire
en paffant , eft. très-important dans la
théorie des jeux de hafard , &c peut
fervir à réfoudre des quefîions épineu-
ies & délicates , qui n'ont point été
réfolues jufqu'ici, ou qui Font été mal,
mais qui ne font pas quant à préfent de
notre objet (#).
(a) Voyez l'Écrit fur le calcul des Probabilités, in-
féré dans le fécond volume des Opufcuhs mathémati-
ques de l'Auteur. Voyez auffi les Doutes & queflions
fur ce même objet , qui font la matière de l'Écriî
pre'ce'dent.
fur V Inoculation. 355
Voilà , ce me femble , ce au'on peut
dire de plus fort en faveur de l'Inocu-
lation ; cette manière d'en calculer
l'avantage , quoiqu'elle ait échappé à les
plus zélés partifans , eft , fi je ne me
trompe , la moins fujette aux objections
qu'il eft poiîible. Il eft. vrai qu'elle ne
donne pas &c ne fauroit donner la va-
leur pré cil e ? mathématique , & rigou-
reufe , de l'avantage qu'il y aàle faire
inoculer ; mais elle montre , 6c cela
fuffit, que l'avantage eft. très-confidé-
rable ; je ne fuis donc pas furpris que
cet avantage détermine un grand nom-
bre de citoyens à fubir l'Inoculation ,
ou à la faire fubir aux perfonnes qui les
intérefïent.
§. ni.
Doutes qui peuvent encore fubflfler malgré
ces conféquences.
Cependant , fi j'ofe dire ici ce que je
penfe , je ne fuis point furpris non plus
que d'autres citoyens fe refiifent à ce
même avantage , quelque confidérable
qu'il puifle paroître. Dès qu'on accor-
dera qu'on peut mourir de l'Inoculation ,
je n'oferai plus blâmer un père qui
356 Réflexions
craindra de faire inoculer fon fils. Car
fi ce fils par malheur en eft la victime ,
fon père aura éternellement à fe faire
le reproche affreux d'avoir avancé la
mort de ce qu'il avoit de plus cher; &
je ne connois rien à mettre dans la
balance vis-à-vis d'un pareil malheur,
fait pour répandre fur les jours de ce
père infortuné la plus cruelle amertume.
J'avoue que s'il ne fait pas inoculer fon
fils , il aura peut-être à fe reprocher un
jour de l'avoir laiffé périr de la petite
vérole naturelle ; mais quelle différence
entre le défifpoir d'avoir hâté la mort de
ce fils , &£ k malheur de la lui avoir laijfé
Jublr , parce qu'il n'a pas ofé courir le
rifque de la lui donner? Quand il y au-
roit dix mille à parier contre un , qu'on
aura le fécond reproche à fe faire plu-
tôt que le premier , je ne fais fi cette
différence de probabilité feroit fuffifante
pour juftifïer à fes propres yeux un père
qui auroit perdu fon fils par l'Inocula-
tion; je doute encore plus que cette rai-
fon pût confoler une mère. Qu'on le
demande à cette mère infortunée , qui a
eu la douleur cruelle de voir périr par
l'Inoculation une de fes filles , quoi-
qu'elle n'eût pas à fe reprocher de l'y
fur V Inoculation. 357
avoir livrée fans fon con fente ment , &c
qu'elle eût même cédé avec beaucoup
de peine aux inftances que cette jeune
&malheureufe perfonne lui avoit faites
à ce fujet.
s- iv.
Examen de quelques raifonnemens qui
paroiffent peu concluans en faveur de
F Inoculation.
Un père , dit-on , qui marie fa fille ,
Fexpofe à mourir en couche , & ce
danger eft même plus grand que celui
de l'Inoculation.
Cela eft vrai, mais un père qui marie
fa fille fuit l'intention de la nature ; le
genre humain périroit bientôt , fi les filles
ne fe marioient pas ; au lieu qu'il ne péri-
ra jamais quand l'Inoculation cefîeroit.
On ajoute , que ceux qui tous les jours
s'expofent fur mer pour faire fortune ,
courent beaucoup plus de rifque que
les Inoculés.
Cela fe peut, & c'eft l'affaire de ceux
qui s'expofent fur mer; auffi beaucoup
d'autres ne jugent -ils pas à propos de
courir ce rifque , & n'en font peut-être
pas moins fages.
3 5$ Réflexions
Enfin, dit-on encore , « en fe faifant
»> faigner par précaution , on expofe
» aurTi fa vie , puifqu'il y a des exem-
» pies de faignées devenues mortelles
» par la piquure d'un tendon ou d'un
» artère ; eft-ce à dire qu'il ne faut pas
» fe faire faigner par précaution ? »
Les deux cas ne font pas les mêmes ;
la faignée de fa nature eft falubre , ou
du moins regardée comme telle , &: ne
peut être nuifible que par la mal-adrefie
accidentelle de l'opérateur; au lieu que
ceux qui accordent qu'on peut mourir
de l'Inoculation , ne fauroient attribuer
ce malheur qu'à la maladie même qu'on
s'eft donnée.
« Non , répondent quelques-uns
» d'entr'eux; quand un Inoculé péri-
» roit , il feroit injurie d'attribuer fa
» mort à l'Inoculation ; il eil prouvé
» que de 300 perfonnes vivantes il en
» meurt à -peu -près une par mois;
» l'Inoculé qui meurt fera cette trois-
» centième perfonne qui devoit mou-
» rir , & qui feroit morte d'ailleurs ,
» fans fe faire inoculer. »
Cette réponfe , û on l'ofe dire, ne
paroît qu'un faux - fuyant , peu capable
de faire impreffion fur les efprits non
fur V Inoculation. 359
prévenus. Que penferoit-on d'un père
qui diroit ; mon fis ef mort à la fuite de
r Inoculation 9 mais je ni en confie , parce
que furement il froit mort dans h mois
indépendamment de cette maladie ? D'ail-
leurs, de l'aveu des Inoculateurs mê-
me , ceux qu'on inocule doivent être ,
fi l'opérateur eu fage , dans un état de
fanté qui ne laifTe prefque pas douter
du fuccès ; or je veux bien accorder
que de 300 perfonnes il en meurt une
dans le mois , fi ces 300 personnes
font prifes au hafard, parce qu'en effet
parmi ces 300 perfonnes, il y en au-
roit plus d'une dont l'examen annon-
ceront évidemment qu'elle touche à fa
fin; mais de 300 personnes choifies ,
reconnues bien portantes par un obfer-
vateur attentif 6c expérimenté , n'ayant
pas en un mer la plus légère caufe appa-
rente de mort & même de maladie
prochaine , en mourra- t-il une dans le
mois? C'eft de quoi je doute beaucoup ;-
je crois même qu'on peut afTurer le
contraire. En effet, comme on l'a vu
plus haut , 1 200 Inoculés bien choifis y
& traités en Angleterre par un feul
opérateur , ont échappé à la mort; or
il auroit dû en mourir quatre, dans la
3 6o Réflexions
fuppofition que de 300 perfonnes bien
faines il en meure une dans le mois.
Mais , difent encore quelques parti-
fans de l'Inoculation , ceux à qui cette
opération paroîtra donner la mort, peu-
vent avoir déjà contracté par contagion
le venin de la petite vérole naturelle ,
dont ils périront , quoiqu'ils foient en
apparence les victimes de la petite vé-
role artificielle.
Cette défaite efl encore , ce me fem-
ble , du genre de ^elles auxquelles on
a recours quand on ne veut pas être
réduit au filence. Il y a apparence qu'elle
feroit ainfi jugée par ceux des Inocula*
teurs , qui, comme nous le verrons
plus bas , aÔlirent que la petite vérole
artificielle eft abfolument fans danger;
ces Médecins font perfuadés fans doute ,
ou qu'il y a des moyens de connoître
fi celui qu'on veut inoculer n'a pas déjà
la petite vérole par contagion , ou que
le danger de cette contagion , fi elle
exifte , fera prévenu par l'Inoculation ,
promptement & fagement adminiftrée.
§.v.
fur C Inoculation. 361
S- v.
Quel paru chaque citoyen doit prendre
fur r Inoculation, en conféquence de tout
ce qui a été ditjufquici.
(concluons, que celui qui accorde aux
pères &c mères que PInoculation peut
faire périr leurs enfans , s'ôte le droit
de les blâmer s'ils ne s'y foumettent
pas. Mais ajoutons , car il ne faut rien
outrer , que dans cette ^uppofition
même , on n'auroit pas moins de tort
de blâmer ceux qui auroient le courage
ou la prudence de courir ce rifque,
&c de le préférer à celui d'attendre la
petite vérole naturelle , cette maladie
li commune , fi redoutée & fi dange-
reufe. Si l'Inoculation peut faire perdre
la vie , & fi en même te m s elle pré-
ferve de la petite vérole naturelle , le
parti que doit prendre tout homme fage,
efr, de ne donner de confeil à perfonne r
ni pour ni contre cette opération. Un
père dans ces circonftances ne doit,
pour la décifion , s'en rapporter qu'à
lui-même. Cette décifion dépendra non-
feulement du degré auquel il aime fon
fils, mais de la manière dont il l'aime,
Tomz K Q
362 Réflexions
fi c'eft, , par exemple , comme fon fils
ou comme fon héritier; fi c'eft: parten-
dreffe , ou feulement par devoir ; u c'eil
comme fon bien , ou comme le bien
de l'État : la décifion dépendra encore
des circonftances ou ce père fe trou-
ve ainfî que fon fils , & qui peuvent
le déterminer à hâter , ou à fufpendre
cette opération ; de la proportion qu'il
établira dans fon efprit , d'une part
entre la nature des deux reproches
dont il cotàrt le rifque , & de l'autre
entre la probabilité qu'il a d'être dans
le cas de fe les faire. Comme ce rap-
port eft inappréciable , chacun peut
l'eftimer à fon gré , fuivant le degré
& Pefpece de fentiment dont il efl
pourvu , & fe déterminer en confé-
que n ce.
Si ce père a une nombreufe famille,1
cette confidération ajoute beaucoup
dans la balance en faveur de l'Inocu-
lation; parce que plus il aura d'enfans ,
plus il eft vraifemblable qu'il en perdra
quelqu'un par la petite vérole naturelle.
Cependant^ le refte de crainte qu'il peut
toujours avoir , de donner par l'Inocu-
lation une mort prématurée à quel-
qu'un de fes enfans, 6c peut-être à
fur P Inoculation. 363
Celui qui lui eft le plus cher , peut en-
core avoir afTez de force pour le faire
balancer : l'amour paternel, de tous les
fentimens le plus profond &: le plus
vif, peut fe faire des fcrupules dont il
faut refpecler la délicatefîé ; &c tout ce
qui tient aux impreMions de la nature
eft d'un genre qu'on ne peut foumettre
à l'analyie mathématique.
§. vi.
Ce que doit confidirer , toujours dans la
même hypothejè , toute perfonne qui
voudra Je faire inoculer*
C-E que nous avons dit des pères à
l'égard de leurs enfans , toujours dans
la fuppofitioivque l'Inoculation puiffe
faire perdre la vie , peut fe dire de
même de chaque particulier qui voudra
fe faire inoculer. Le parti qu'on pren-
dra dépend de mille confidérations , que
la feule perfonne intéreifée peut appré-
cier , du degré & de l'efpece d'atta-
chement qu'on a pour la vie , des rai-
fons qui peuvent y attacher plus ou
moins dans le moment où l'on délibère,
de quelques confidérations particuliè-
res qui peuvent rendre la petite vérole;
3 64 Réflexions
naturelle plus redoutable; par exemple,
dans les femmes la crainte de perdre
leur beauté ; dans plufieurs familles les
ravages que la petite vérole y a faits ;
dans certaines perfonnes la frayeur
extrême qu'elles ont d'en mourir ;
frayeur qui peut feule rendre cette ma-
ladie mortelle , fi on en eu. attaqué ;
frayeur qui d'ailleurs trouble &c empoi-
fonne la vie , & qui doit faire recourir
à l'Inoculation ; à moins que la terreur
ne s'étende jufqu'à la crainte de fuccom-
ber à l'Inoculation même ; c'efl ce qu'on
a vu dans quelques perfonnes , qui re-
doutant à-peu-près également la petite
vérole naturelle & l'inoculée, ck n'ofant
par cette raifon s'expofer à la féconde,
ont fini par être les victimes de la
première.
§. vu.
Examen de quelques faits qiïon a avancés
fur la petite vérole naturelle*
Au refle , la frayeur de mourir de la
petite vérole , quand elle eft. raifonnée >
car nous ne parlons pas d'une terreur
puérile &c panique , doit être propor-
tionnée au danger qu'on court réelle-
fur V Inoculation. 365
ment d'être attaqué de cette maladie
&: d'en mourir ; & ce danger eft plus
ou moins grand , félon le lieu qu'on
habite , 6c l'âge auquel on eit parvenu.
En effet , les calculs que nous avons
faits ci-derTus pour apprécier les avan-
tages de l'Inoculation en général , ne
font bons tout au plus que pour les
grandes villes comme Paris , Londres ,
&:c. où la petite vérole eu beaucoup
plus dangereufe qu'ailleurs. M. Daniel
Bernoulli eftime qu'à Baile le nombre
de ceux qui meurent de la petite vérole
eit tout au plus la douzième partie de
ceux qui en font attaqués , 6c tout au
plus la vingtième partie de ceux qui
meurent. Cette fuppofition même pour-
roit bien être encore trop forte, s'il
eft vrai, comme le dit ce grand Géo-
mètre en un autre endroit du même
écrit , que dans des épidémies ajfe^ ma-
lignes de la petite vérole il en meurt à
peine 1 fur 20 dans cette même ville.
Dans d'autres villes plus petites , au-
trement fituées , 6c fur-tout à la cam-
pagne , le danger paroît encore moin-
dre , 6c par confequent le befoin de
l'Inoculation cft diminué d'autant. Ilefr.
vrai , 6c c'eft une forte de compenfa-
3 66 Réflexions
îion , que vraifemblablement dans ces
endroits -là l'Inoculation fera encore
moins dangereufe que dans les grandes
villes , en même proportion que la pe-
tite vérole l'eft moins.
Ajoutons qu'il y a des lieux où la
petite vérole eft non-feulement beau-
coup moins redoutable , mais beaucoup
moins fréquente qu'ailleurs ; & il eft
évident que plus elle fera rare , moins
la néceflité de l'Inoculation deviendra
preflante , fur-tout dans l'hypothefe que
cette opération puiffe caufer la mort*
§. VIII.
Ce qiïon devroit faire pour conjlater ta
vérité ou. la fauffeté des faits en cette
madère,
(^uand nous avançons ces faits , fur
le danger plus où moins grand de mou-
rir de la petite vérole fuivant les lieux,
c'eft d'après des garants dont l'autorité
peut être de quelque poids en cette
matière. Un Médecin partifan de l'Ino-
culation , avance dans un Ouvrage im-
primé depuis peu, (£) que la petite
vérole n'eft nullement redoutée dans
( b ) Reeh. fur l'Hiftoire de la Médecine , p. 57 U
fur £ Inoculation'. 367
les provinces méridionales de la France,
& qu'on n'y prend même aucune pré-
caution pour ie préferver de cette ma-
ladie; ce Médecin va jufqu'à préten-
dre ( c ) qu'en général on a beaucoup
grorTi dans les grandes villes le nombre
des vittimes de la petite vérole ; qu'on
a trop abufé de la crainte des peuples ;
que les bons fujets , c'eft-à-dire les per-
fonnes faines &£ bien conftituées, font
prefque afîurés de fê tirer heure ufe-
ment de cette maladie. Je ne prétends
point décider fi ce Médecin a tort ou
raifon ; je dois même avouer que fui-
vant d'autres Médecins , la petite vé-
role eft fouvent très-meurtriere dans
les proyinces méridionales , &l qu'on
fait mention entr'autres d'une épidémie
allez récente où il périt à Montpellier
la moitié des malades (^). Mais je tire
de-là deux conféquences importantes ;
la première , que les partifans de l'Ino-
culation ne font pas allez d'accord entre
eux fur les faits qui doivent fervir de
bafe à leurs raifonnemens. La féconde,
qu'il feroit bien à ibuhaiter, pour confia-
(c) Ibid. pag. 516 & 518.
' ( d ) Voyez la Lettre de M. Razoux à M. Belletefte ,
imprimée dans pluileurs Journaux.
Qiv
368 Réflexions
ter ces faits ? que dans chaque pays 8c
dans chaque ville les Médecins tinflent
avec toute l'exat"titude 6c la bonne foi
poffible , des registres exacts des mala-
des qu'ils traitent de la petite vérole ,
de leur tempérament , de leur âge , &
'du fort qu'ils auroient eu par cette ma-
ladie : ces regiftres , donnés au public
par les Facultés de Médecine ou par
les particuliers, feraient certainement
d'une utilité plus palpable & plus pro-
chaine , que les recueils d'obfervations
météorologiques publiés avec tant de
foin par nos Académies depuis 70 ans,
&c qui pourtant à certains égards ne
font pas eux-mêmes fans utilité.
§. IX.
A quelles perfonnes l'Inoculation doit fur-
tout être utile , Jî elle Ve(h réellement en
elle-même.
Ce qui paroît incontestable , ceftque
la petite vérole eit plus darigereufe à
Paris , au moins pour une certaine
clafîe de perfonnes , que ne le préten-
dent quelques adverfaires de l'Inocula-
tion. Dans un Mémoire publié depuis
peu, on affure que de cent jeunes De-
fur t Inoculation. 369
moifelles attaquées à S. Cyr de cette
maladie en 1764 , il n'en eft mort
qu'une feule ; mais que conclure de cet
exemple? Tout au plus qu'il y a des
années où la petite vérole eft extrême-
ment bénigne , fur-tout pour des enfans
qui n'ont point encore le fang altéré
par les veilles , par l'intempérance , par
les chagrins , par les parlions : peut-
être par ces mêmes raifons la petite
vérole n'eit-elle pas fort à craindre
pour les gens du peuple , dont la vie
iîmple &: frugale doit moins détruire
le tempérament : mais peut -on nier
que cette maladie ne foit très-redou-
table à Paris pour ce qu'on appelle les
gens du monde, que Paifance & l'oifiveté
invitent ck livrent à une vie molle ,
déréglée & très -contraire au bon état
de l'oeconomie animale? Quand quel-
qu'une de ces perfonnes , qu'on appelle
connues , eft attaquée de la petite vé-
role , c'eft une nouvelle qui n'eft point
ignorée de tous ceux qui vivent dans
le monde ; or j'en appelle à la voix
publique; combien n'eft -il pas ordi-
naire d'entendre dire que ces perfonnes
qu'on a fu malades de la petite vérole,
en font mortes ? Je crois que quand on
Qv
370 Réflexions
avanceroit que ce malheur arrive à un
fur quatre , on ne fe tromperoit pas
beaucoup ; il eft vraifemblable , je
l'avoue , que dans la plupart des autres
états de la fociété la petite vérole eft
beaucoup moins meurtrière ; aufîi fuis-
je perfuadé, que fi l'Inoculation eft réel-
lement avantageufe , c'eft principale-
ment aux gens du monde , aux perfon-
nes de la Cour , aux citoyens aifés ou
opulens de la ville ; fans que je prétende
néanmoins qu'elle ne puiffe aum* être
utile aux autres états , comme je le
dirai dans la fuite.
§. x.
Du danger plus ou moins grand de la petite
yérole fuivant les âges*
A ces confédérations fur le dangerplus
ou moins grand de la petite vérole rela-
tivement aux lieux y ajoutons -en une
autre relativement à l'âge. Le calcul que
nous avons fait plus haut , fur le rifque
d'avoir la petite vérole dans le mois
&C d'y fuccomber y rifque que nous
avons évalué à un fur 3000, à l'incon-
vénient d'être trop vague , étant appli-
qué à tous les âges pris indiftinftement,
' fur P Inoculation. 371
Il eft certain en premitr lieu, que le dan-
ger d'avoir la petite vérole n'en1 pas le
même pour tous les âges , car plus on
approche de la vieillefle , plus ce danger
diminue; féconde ment, que le danger
d'en mourir n'efr. pas non plus le même
pour tous les âges , puisqu'on en ré-
chappe bien plus aifément dans l'en-
fance que dans la vigueur de la jeunefîe.
On efl donc bien loin de connoître la
valeur , même approchée , du danger
qu'on court à chaque âge de mourir de
la petite vérole naturelle dans le mois ,
danger que nous avons exprimé en gros
par le rapport d'un à 3000 pour tous
les âges pris enfemble. Cependant il
féroit très-nécefîaire de lavoir, Sz quelle
efl la valeur précife de ce danger pour
chaque âge , &c quelle eft, pour chaque
âge aiifli , le rifque qu'on court en le
faiiant inoculer : les faits nous man-
quent au moins juf qu'ici, pour pouvoir
apprécier ces deux rifques ; c'eft pour
cette raifon fans doute , que pîufieurs
partifans très-déclarés de l'Inoculation ,
fur-tout parmi ceux qui ont pafTé 40 ans,
ne jugent point à propos de courir ce
rifque pour eux-mêmes; parce qu'ils
ignorent à quoi ils s'expofent d'un côté,
Qvj
3yi Réflexions
& ce qu'ils gagntroient de l'autre. Cha-
cun veut voir clair au jeu qu'il joue.
§. XI.
Examen de quelques autrts raijbnnemens
peu concluans en faveur de la petite
vérole inoculée,
(Quelques partifans de l'Inoculation
ont prétendu , que celui qui attend la
petite vérole, àquelqu'âge que ce (bit,
rifque prefqu'autant d'en mourir que
celui qui Ta déjà , par la grande proba-
bilité qu'il y a , félon eux , qu'on fera
un jour attaqué de cette maladie ; d'où
ils concluent qu'à quelqu'âge que ce
foit, celui qui ne fe fait pas inoculer,
calcule très-mal.
Ce raifonnement porte fur plusieurs
fuppoiitions , les unes gratuites , les
autres peu concluantes. D'abord on ne
fait pas exactement quel eft le rapport
entre la partie du genre humain qui a
la petite vérole , & celle qui n'y eft
pas fuj et te. Les Inoculateurs, en préten-
dant que ce rapport eft de 24 à un ,
pourroient bien l'avoir enflé confidéra-
blement ; fur 24 perfonnes parvenues
à un âge mûr , il eft très-ordinaire d'en
fur t 'Inoculation. 375
trouver beaucoup qui n'ont pas eu la
petite vérole , 6c qui vraifemblablement
ne l'auront jamais. Dire que ces per-
fonnes ont peut-être eu fans le lavoir
la petite vérole dans leur enfance ,
qu'elles l'ont peut-être eue dans le fein
de leur mère , ce font de ces fuppofi-
tions hazardées , auxquelles on peut en
oppofer de contraires , pour le moins
auiïi vraies. D'ailleurs , parmi ceux mê-
me qui croient avoir eu la petite vérole
dans leur enfance , combien n'y en
a-t-il pas qui fe trompent , & qui n'ont
eu qu'une éruption cutanée , que les
parens &: les nourrices ont prifes pour
cette maladie ? Cette erreur n'eft que
trop bien prouvée par tant de victimes
qui fuccembent à la petite vérole , à
laquelle elles n'ont pas craint de s'ex-
pofer , dans la perfuaflon qu'elles y
avoient déjà payé le tribut. On ajoute
que de 14 perfonnes qui naifTent il en
meurt une de la petite vérole , que de
ces quatorze , il en meurt la moitié
avant de l'avoir eue , & que par con-
féquent des 7 furvivans il en meurt un
de la petite vérole ; que de plus, fur
fept perfonnes* attaquées de la petite
vérole il en meurt une ; d'où il s'enfui;
374 Réflexions
vroit évidemment que tous les hommes,
ou du moins prefque tous , doivent in-
failliblement avoir la petite vérole , s'ils
ne font pas enlevés par une mort pré-
maturée. Mais ces iuppofitions , qu'il
meurt de la petite vérole ! du genre
humain , &: ^ de ceux qui en font atta-
qués , ne font peut-être légitimes que
pour la feule ville de Londres , fur la-
quelle ces calculs ont été faits ; nous
avons vu que la petite vérole eu. beau-
coup moins mortelle ailleurs ; nous
avons vu même que des Médecins, par-
tifans de l'inoculation, prétendent qu'on
a fort grofli le danger de la petite vé-
role dans les grandes villes , au moins
en France. Il faudrait d'ailleurs fuppofer
que le calcul précédent , fait pour Lon-
dres même , efl également rigoureux
dans toutes fes parties , ce qu'il n'efr.
pas. En effet fuppofons , comme on l'a
prétendu depuis quelque tems , d'après
les calculs de M. Jurin , que la petite
vérole naturelle emporte à Londres,
non pas un feptieme feulement, mais
un fixieme de ceux qui en font atta-
qués (e) , &: ne changeons rien d'ailleurs
( e) Voyez la Gazette Littéraire du 18 Avril 1765 ,
fur C Inoculation] 37 e
aux autres fuppofitions , fondées auiïi ,
à ce qu'on prétend , fur les calculs du
même M. Jurin ; favoir qu'il meurt de
la petite vérole la quatorzième partie
de l'efpece humaine; & que de i4per-
fonnes il en meurt fept avant que d'avoir
eu cette maladie; il s'enfuivroit de -là
que des 7 furvivans , fix feulement en
feroient attaqués , &c que par confé-
quent un feptieme du genre humain ne
feroit point fujet à la petite vérole ; ce
qui feroit bien au-deflus du vingt-qua-
trième auquel on fixe cette partie des
hommes. Je ne prétends pas donner le
calcul précédent pour exacl à beaucoup
près ; mais il fuffit, ce me femble , pour
taire voir que le prétendu rapport de
1 à 24 , entre ceux qui n'ont pas la pe-
tite vérole &c ceux qui en iont atta-
qués , eft au moins très-douteux , pour
n'en pas dire davantage ; 6c cela d'après
les calculs même adoptés par les par-
tifans de l'Inoculation.
On ignore de plus quel efT à chaque
âge le danger de tomber dans cette ma-
ladie ; danger qui ell peut-être fort peu
coniidérable pour ceux qui ont parle
50 ans. Je trouve par les Eloges de l'Aca-
démie des Sciences , que de 90 Acadé-
376 Réflexions
miciens morts au-defïus de cet âge , il
n'en a péri aucun de la petite vérole ;
d'où l'on feroit peut-être en droit de
conclure qu'au-deflus de 50 ans, cette
maladie n'enlevé pas la quatre - vingt-
dixième partie de Tefpece humaine.
Or s'il efl très-commun , comme nous
l'avons obfervé plus haut, de n'avoir
pas encore eu la petite vérole à 50 ans,
& fi d'un autre côté , comme il y a lieu
de le croire , elle efl fur-tout dange-
reufe & mortelle pour ceux qui ont
atteint cet âge , il s'enfuivroit de toutes
ces vérités ou hypothefes combinées,
qu'un grand nombre de ceux qui ont
atteint cet âo;e fans avoir eu cette ma-
ladie , meurent fans lui payer ce tribut;
affertion peut-être aufli fondée pour le
moins , que le pourroit être l'affertioh
oppofée,
Enfin, & c'efl ici l'obfervation effen-
tielie fur laquelle nous ne faurions trop
infifler; quand on égale le danger d'at-
tendre la petite vérole , au danger d'en
mourir lorsqu'on en efl atteint , on
tombe dans le fophifme palpable d'éga-
ler un danger préfent à un danger qui
peut être éloigné, & qui devient même
incertain par fon éloignement , comme
fur V Inoculation. 377
nous l'avons déjà dit. On obje&e , je
ne fais fi c'efl férieufement , que la
diftance où l'on voit un danger ne le
rend pas incertain pour cela; &; on cite
pour preuve la mort ; étrange raifon-
nement ! comme s'il étoitaufîi fur qu'on
fera attaqué de la petite vérole , qu'il
Peft qu'on doit mourir un jour? L'effet
de la diftance 011 Ton voit le danger,
en1 bien différent dans les deux cas ;
dans celui de la mort , la diilance ne
rend pas le danger incertain , parce que
ce danger a dans le cours de la vie une
place fixe 9 quoiqu'inconnue , dont on
s'approche toujours ; dans le cas de la
petite vérole , non-feulement on voit
le danger dans l'éloignement , mais il
efl incertain même fi on s'en approche.
s. xii.
Du parti que l'État doit prendre fur
V Inoculation.
Après avoir expofé les doutes qui
peuvent refler aux particuliers fur les
avantages de l'Inoculation, dans Phypo-
thefe que cette opération puiffe caufer
la mort , examinons le parti que l'État
doit prendre dans cette même fuppo-
(ition.
37S Réflexions
Si l'Inoculation peut donner la mort,
l'État , comme nous l'avons vu , n'efl
pas en droit d'obliger les citoyens à s'y
foumettre. Mais il doit encore moins
les en empêcher , fi dans la fuppofition
qu'elle puifle être nuifible à quelques
perfonnes , elle prolonge en même
tems , comme nous le fuppofons , la
vie d'un beaucoup plus grand nombre.
Car il efl évident que dans cette fuppo-
fition elle feroit avantageufe à l'Etat,
puifqu'elle augmenteront la population
aux dépens de quelques viclimes feule-
ment qu'on n'auroit pas forcées à l'être :
peut-être même feroit- ce une politique
bien entendue , pour encourager l'Ino-
culation , de promettre des marques
d'honneur après leur mort à ces victi-
mes volontaires , ou des récompenfes
à leur famille. Le feule raifon qui pour-
ront empêcher que l'Inoculation n'ob-
tînt cette faveur , ce feroit la crainte
bien ou mal fondée , d'augmenter en
ce cas par la contagion le nombre des
petites véroles naturelles ; objection
que nous examinerons dans la fuite.
Abftraclion faite pour un moment de
cette dernière objection , &c partant
«.'ailleurs des fuppofitions que nous
fur V Inoculation. 379
avons faites , l'Etat doit-il confentir à
l'établiflement d'un Hôpital tel que ce-
lui de Londres , où fur 300 vi&imes
volontaires qui viendroient fe dévouer
à l'Inoculation, il en périrait une ? Non-
feulement l'Etat doit confentir à cet
établirTement ; il doit même le favorifer
de tout fon pouvoir , parce que tout
moyen de conferver la vie à plufieurs
centaines de citoyens doit être précieux
à ceux qui gouvernent.
Enfin l'État doit-il fe permettre , tou-
jours dans les mêmes hypothefes , de
faire pratiquer l'Inoculation fur ces mal-
heureux enfans , victimes du liberti-
nage ou de l'indigence , qui n'ont de
père que l'État ? Je crois que l'intérêt
public le demande , & que l'humanité
ne s'y oppofe pas ; car on fuppofe que
par cette opération on prolongerait la
vie d'un grand nombre de ces enfans ,
qui tous fans diftinclion doivent être
également chers &c précieux à la patrie.
Mais la même humanité exigerait, qu'on
ne fournît à l'opération que ceux far
qui elle paraîtrait devoir réuiïir; autre-
ment ce feroittimiter en partie ces lois
barbares de Sparte , qui condamnoient
à la mort les enfans nouveaux nés lorf-
3§o Réflixions
qu'ils étoient eftropiés ou mal fains.
Aurefte, la précaution qu'on demande
ici en faveur de ces enfans , n'efl pas
le feul droit que l'humanité réclame en
leur faveur; par malheur elle ne parle
que' trop vainement pour eux ; témoin
la quantité énorme qui en périt faute de
foins ; nous voulons cependant croire
que par la trifte fatalité des circonftan-
ces , & par le défaut de fe cours fuiîifans,
on ne pourroit avec toute la bonne
volonté &c toute la vigilance poffible ,
les arracher à la mort ; mais on ne doit
pas au moins les y livrer ; les précau-
tions préliminaires de l'Inoculation doi-
vent être les mêmes pour eux que pour
les enfans les plus chers à leur famille.
Ceux qui auroient la barbarie de penfer
autrement ? n'auroient pas l'audace de
le dire.
: s. xiii.
Futilité des objections théologiques contre
la petite vérole artificielle. .
jLn examinant les objections qu'on
peut faire contre l'Inoculation , dans
l'hypothefe qu'elle puiffe donner la
fur V Inoculation, 381
mort , je n'ai pas parlé des obje&ions
purement théologiques ; objections qui
me paroiffent devoir être mifes abfolu-
ment à l'écart , & auxquelles je trouve
qu'on a fait trop d'honneur de s'occu-
per iérieuiément à y répondre. Rien
ne nuit plus à la Religion, que de la
mêler dans les queitions qui n'y ont
aucun rapport. L'Inoculation n'eft pas
plus du reflbrt de la Théologie , que
les matières de la Prédeftination &• de
la Grâce ne iont du reflbrt de l'Arith-
métique & de la Médecine. En iup~
pofant qu'on puifie mourir de l'Inocu-
lation, la queilion fe réduit à celle-ci;
Voilà deux dangers , tun préfent , mais
petit , r 'autre plus grand, mais éloigné;
auquel des deux dois-je ni expo fer de pré"
férence? C'eit. à chacun à réfoudre ce
problême comme il le juge à propos ,
iàns avoir à craindre d'orïenfer Dieu ,
quelque parti qu'il prenne; car ce parti,
cjuel qu'il foit , aura pour but de con-
lerver , le plus long-tems qu'il eft pof-
lible , la vie que le Créateur nous a
donnée.
Convenons néanmoins , que dans la
circonftance préfente , l'Etat peut avoir
des raifons plaufibles de s'adreiîer à
3$£ Réflexions
FEglife , & d'exiger qu'elle donne fort
avis fur cet oHjet ; ne fut-ce que pour
calmer les fcrupules des citoyens peu
éclairés. Car elle ne manquera pas fans
doute de les afïurer , comme elle doit,
que la queftion dont il s'agit n'eft point
de fa compétence. Aufîi entre les Théo-
logiens qu'on a confultés là-deiTus , les
plus fages fe font contentés de répon-
dre , que ce qui concernoit la fanté du
corps , ne les regardoit pas.
Je ne puis m'empêcher à cette occa-
fion , pour égayer la trifteffe de cette
matière , de faire part à mes Lecteurs
d'un fingulier raifonnement que je me
fouviens d'avoir lu autrefois dans une
JDijffè nation fur Les Loteries ; DifTertation
non pas philofophique , mathématique en-
core moins , mais théologique , ou foi-
difant telle. Au lieu de beaucoup d'excel-
lentes raifons qu'on peut apporter con-
tre cette efpece de jeu , pour en dé-
tourner les citoyens fages , l'Auteur
appuyé principalement fur un principe
qu'il applique en général à tous les jeux
de hazard , de quelque efpece qu'ils
foient ; c'eft que jouer à ces jeux , c'efl
tenter Dieu, &c commettre parcon*
féquent , fuivajit St, Paul 7 un grand
fur F Inoculation. 3$$
péché ; d'cîi il réfulte que c'eflun grand
péché que de jouer au doigt mouillé ou
à la courte paille. Peut - on faire des
préceptes de la Religion un abus plus
ridicule , & par conlcquent plus con-
damnable ? C'efl pourtant un grave
Janfénifïe , accrédité 6c confidéré parmi
les Tiens , qui fait de pareils raifonne-
mens , très -dignes à la vérité d'être
accueillis & admirés dans fon parti. Il
y a tout lieu de croire que ce Théolo-
gien fcrupuleux , qui craindroit fi fort
de tenter Dieu en jouant au Triclrac, &C
qui ne craindroit peut-être pas de le
tenter en fe faifant donner des coups
de bûche , ne feroit pas favorable à
l'Inoculation, & il faut avouer que c'efl
là un grand malheur pour elle.
La queftion de l'Inoculation eu fans
doute bien plus du reflbrt de la Faculté
de Médecine que de celle de Théolo-
gie ; mais dans les hypothefes que nous
avons faites , je ne vois pas par quel
motif la première de ces Facultés s'oppo-
feroit à cette opération , quand même
elle feroit beaucoup plus mortelle que
nous ne l'avons fuppofé. Il fuffit que
dans ces hypothefes elle foit avanta-
geufe à l'Etat , pour qu'aucun corps de
384 Réjlixions
l'Etat ne doive y mettre obftacle. Quand
même il en réfulteroit quelques rifques
pojr les particuliers , rifques peu avérés
jufqu'ici , comme nous le verrons plus
bas , des Médecins que l'Etat confulte
fur ce qui eft^ plus ou moins utile à la
totalité de fes membres, doivent mettre
cette confidération à l'écart ; elle ne
doit entrer que dans les réponfes qu'ils
pourront faire aux particuliers qui les
confulteront ; & elle doit y entrer plus
ou moins , fuivant les circonflances où
ces particuliers fe trouvent , &c fuivant
les lumières que peuvent avoir acquifes
les Médecins qu'ils consultent;
§. XIV.
Ou F on détruit un fait très -faux avancé
par Us adverfaires de F Inoculation.
JhiN fînnTant cette féconde partie, je
me crois obligé d'aïilirer la fauffeté
d'un fait, avancé, dit -on, dans une
brochure «que je n5ai point lue. L'Auteur
de cette brochure prétend, que le Roi
de Prufle a défendu l'Inoculation dans
fes Etats , 6c mis à l'amende les Inoculés
Se les Inoculateurs. Perfonne n'eft plus
en état que moi d'attefter que ce Prince
û
fur ly Inoculation. 385
fi éclairé , fi Philofophe , fi jufte appré-
ciateur des préjugés Se des fuperftitions
des hommes , bien loin d'être oppofé
à l'Inoculation , eit. au contraire étran-
gement furpris , pour ne rien dire de
plus , des obftacles qu'on y met dans
plufieurs autres Etats ; qu'il l'eft encore
davantage de l'honneur qu'on voudroit
faire à cette queftion , en l'élevant à la
dignité de cas de conïcience &£ de pro-
blême théologique ; qu'il regarde l'Ino-
culation comme digne d'être faverifée
& encouragée , quoique la petite vérole
fbit beaucoup moins dangereufe dans
fes Etats qu'elle ne l'eft à Paris ; mais
qu'en Monarque aurTi équitable que fa-
ge , il croit qu'on doit biffer aux ci-
toyens liberté pleine & entière de fe
livrer ou de fe refufer à cette opération.
S'il eu évident , d'après les raifbns
apportées jufqu'ici , que les Princes ,
les Etats , les Corps doivent favorifer
unanimement la petite vérole artifi-
cielle , il n'eff pas également démontré
que les particuliers doivent être pleine-
ment perfuadés par ces mêmes raifons.
Nous avons expofé les calculs les plus
plaufibles qui puiffent les déterminer à
îlibir cette épreuve , & nous n'avons
Tome r. R
386 Réflexions
point diflimulé les doutes qu'ils peu-
vent encore oppofer à ces calculs.
Parlons à des raifons qui nous pa-
roiflent plus convaincantes , & plus
propres à les décider abfolument en
faveur de cette opération,
raura
V
fur V Inoculation, 387
TROISIEME PARTIE.
Raifons qui paroiiïent les plus
perfuafives en faveur de l'Ino-
culation.
§. I.
Quon ne meurt point de la petite vérole
inoculée , quand elle efi donnée avec
prudence.
LES réflexions qui viennent d'être
expofées dans les deux premières
parties de cet Écrit , n'attaquent pas ,
comme il eu aifé de le voir , l'Inoculation
en elle-même , mais feulement la pré-
tendue évidence des calculs par les-
quels on a cru l'appuyer, en avouant
qu'on pouvoit en mourir. Il eût été
plus fimple , & je crois beaucoup plus
fage , de s'en t£nir fermement à cette
aflertion : On ne meurt point de lu petite
vérole inoculée , quand elle ejl donnée avec
prudence & dans les circonflances conve-
nables ; c'efl le moyen le plus fur de
répondre à la principale objection con-
tre l'Inoculation , la crainte d'y fucconv
Rij
388 Réflexions
ber ; crainte qui aura toujours beaucoup
de force fur le commun des hommes ,
quelque légère qu'on la fuppofe ; parce
que d'un côté elle a pour objet un dan-
ger préfent , & que de l'autre ils ne
peuvent comparer avec afîez de certi-
tude le rifque qu'ils courent à l'avan-
tage qu'ils efperent.
Aufii ne fuis- je point étonné d'avoir
entendu dire à un des Inoculateurs les
plus açcrédités'de l'Europe (<i) , qu'il
rLÏnocukroit de fa vie y fiunfeul Inoculé
mouroit entre fes mains. Je fuis moins
furpris encore de ce qu'un autre Inocu-
lateur , qui a pratiqué beaucoup à Paris ,
a imprimé dans un ouvrage fort répan-?
du ( b ) , que fi fur mille Inoculés il en
mouroit un ( c'eft bien moins qu'un
fur 300) ce feroit déjà pour les biôcu*
lés un rifque effrayant , & par conféquent
pour l'inoculation un grand défavan*-
tage. Il y a lieu de croire que ces deux
Médecins foufcriroientjans peine atout
ce que nous avons dit plus haut , fur
les raifons principales qu'on a appor-
tées jufqu'ici pour juftifier cette opé-
(a) M. Tronc h in.
( b ) Réflexions fur les préjugés qui s'oppofer.t aux
ftogrh de l'Inoculation > par M. Gatti , p. $>S & $^«
fur £ Inoculation. 389
ration , & fur les doutes que ces raifons
peuvent laitier.
s. 11.
Preuves qiton peut apporter de VaffertloTÎ
avancée dans le § . précédent.
Maïs efl-il bien certain qu'on ne meurt
jamais de la petite vérole inoculée ,
lorf qu'elle eft donnée avec prudence ?
Jufqu'à préfent il ne paroît pas y
avoir de preuve du contraire. Je lais
que s'il y en avoit quelqu'une , les Ino-
culateurs pourroient être ihtereffés à la
cacher ; mais c'eit à leurs adverfaires à la
produire au grand jour, &: de manière
qu'il ne relie point de porte auxfabtèr-
fuges : fans doute la vérité'pourra être
fouvent obfcurcie ; il lui arrivera pour-
tant à la fin ce qui lui arrive toujours ,
de diïliper tous les nuages , & de triom-
pher. Un enfant inoculé il y a deux
ou trois ans par M. Hofti , périt d'un
dépôt dans la tête allez peu de tems
après ; on aiîura , &: on rapporta des
témoignages , qu'il avoit fait une chute ;
les ennemis de l'Inoculation attribuè-
rent le dépôt à cette opération; qu'en
conclure r Qu'il faut fufpendre fon
R iij
390 Réflexions
jugement fur ce fait particulier , Se le
mettre à l'écart fans en tirer de confé-
quence ni pour ni contre. Les Anti-
ïnoculateurs prétendent , il eft vrai ,
qu'il eft mort d'autres perfonnes de
l'Inoculation , administrée même avec
les précautions convenables, & que leur
mort a été tenue fecrette;mais c'efr. ce
qui n'eft pas fuffifamment prouvé , &C
les preuves évidentes font ici nécef-
faires.
A cette occafion , on ne fauroit trop
recommander aux adverfaires &: aux
partifans de l'Inoculation, la bonne foi
la plus exacte dans les faits qu'ils rap-
portent. Le bien de l'humanité y eu
intéreffé ; & peut-être les uns ôc les
autres ont-ils" fur ce fujet quelques re-
proches à fe faire. Il faut avouer fur-
tout que les adverfaires de l'Inocula-
tion ont été jufqu'à préfent fort aceufés
d'être peu exacts dans leurs écrits (c) ;
( c) A Dieu ne plaife que je veuille taxer de mau-
vaife foi tous les adverfaires de la petite vérole artifi-
cielle ; il en eftplufieurs, entr'autres MM. Bouvart ,
Baron , &c. dont je connois & refpe&e les lumières
& la probité. S'il fe trouve des faits qu'on afïure être
avancés légèrement , dans un Mémoire au bas duquel
on voit leur nom , il s'enfuit feulement que ces habi-
les Médecins ont pu être trompés; mais ceux qui les
connoifTentne les foupçonneront jamais d'avoir voulu
tromper perfosne.
fur l'Inoculation. 391
mais je ne voudrois pas non plus ré-
pondre pleinement de l'entière fincé-
rite de tous leurs adverfaires , dans les
faits qui pourroient ne leur pas être
favorables.
Pour nous en tenir donc , quant à
préfent , aux feuls faits inconteftable-
ment avoués de part & d'autre , il ne
paroît pas y avoir eu de victime bien
conftatée de l'Inoculation , du moins à
Paris , qu'une jeune perfonne , inocu-
lée mal à propos en 1755, dans des cir-
conftances critiques, &C lorfque l'Ino-
culation commençoit à peine à être
connue en France. On peut , je crois,
aflurer que cette jeune perfonne n'au-
roit été inoculée , dans l'état où elle fe
trou voit , par aucun des Médecins éclai-
rés qui pratiquent aujourd'hui cette
opération.
« On m'écrit de Berlin que M. Wieffler,
Médecin à Magdebourg, inocule depuis
dix ans la petite vérole dans tout ce
Duché avec un fuccès prodigieux ; il
ne lui eft pas mort un enfant , 6v les
payfans même lui amènent les leurs.
M. Monro , célèbre Médecin d'Edim-
bourg , dit dans un ouvrage qu'il a fait
imprimer depuis peu , que de 5 5 54 pér-
il iv
39* Réflexions
fonnes inoculées dans cette ville on
aux environs , il n'en'eft mort que 72,
dont 36 ont péri par des caufes étran-
gères , par leur imprudence , ou par
l'ignorance de l'opérateur. A l'égard des
36 autres personnes dont M. Monro ne
paroît pas attribuer la mort à d'autres
cauies qu'à l'Inoculation , il y a beau-
coup d'apparence que ce n'eu pas uni-
quement fur cette opération qu'il faut
en rejetter le reproche ; la preuve en
efr. que dans l'Hôpital établi à Londres
pour l'Inoculation , il n'efl mort qu'un
Inoculé fur 340, au lieu que les 36 per-
ibnnes mortes fur 5554 donneroient
un fur 1 5 5 ; ce qui feroit beaucoup
plus fort ; d'où on eil en droit de con-
clure , que fi la pratique de l'Inocula-
tion étoit aufli connue & aufïi en vogue
à Edimbourg qu'à Londres, le nombre
des morts inoculés dans la première
de ces deux villes auroit été beaucoup
moindre.
Mais , dira t-on , vous ne pourrez
nier au moins qu'à l'Hôpital de Lon-
dres il ne foit mort un Inoculé fur 340 ;
&: cela fufrit pour former un argument
contre votre aiTertion^ qu'on ne meurt
point de la petite vérole inoculée, Je
fur l'Inoculation. 393
réponds i°. que ces Inoculés font morts
dans un Hôpital infe&é de ia petite
vérole naturelle , & que félon les Ino-
culateurs les plus fages , on doit éviter
d'inoculer dans le tems des épidémies ,
& à plus forte raifon dans les lieux in-
fectés ; i°. que vraifemblablement les
Inoculés de l'Hôpital de Londres n'ont
pas fubi avant l'infertion l'examen né?
ceflaire & fcrupuleux , auquel néan-
moins il eût été bon de les foumettre ;
cet examen , comme on l'a déjà dit
pluiieurs fois, a fauve la vie à 1 200 Ino-
culés , dont environ quatre auraient du
mourir fans cette précaution.
Je fais que dans un Mémoire récem-
ment imprimé , figné par des Médecins
habiles , &: déjà cité plus haut , on
prétend que cette liile de 1 200 perfon-
nes échappées à l'Inoculation , n'a pas
été faite avec toute la fidélité poÏÏible ,
qu'on en a retranché celles qui font
mortes très-peu de tems après l'Inocu-
lation , ou même qui ont été enlevées
durant le cours de l'opération par des
maladies furvenues tout-à-coup , pour
lefquelles en a été obligé d'appeller des
Médecins. Mais en premier lieu , le Mé-
moire où ce fait efl allégué , en rapporte
R v
394 Réflexions
beaucoup d'autres qui ont été niés très-
fortement; ce qui doit au moins nous
tenir en garde fur la vérité de celui-ci.
D'ailleurs , quand une perfonne qui
vient d'échapper à l'Inoculation , mour-
rait peu de tems après d'une autre
maladie , eft - ce à l'Inoculation qu'il
faudrait imputer fa mort ? Qu'on ino-
cule à la fois . ioooo perfonnes &
qu'elles en réchappent toutes ; feroit-il
raifonnable d'exiger que ces iooooper-
fonnes vécuffent toutes un certain tems
affez confidérable après leur guérifon 9
pour prouver que l'Inoculation n'eil
pas la caufe de leur mort ? Et feroit-on
étonné quand même de ces ioooo per-
fonnes il en mourrait pendant l'année
un affez grand nombre ? En effet il eft
prouvé qu'il meurt tous les ans une
perfonne fur 35 vivantes, & que de
ces perfonnes qui meurent il y en a
une fur 14 qui meurt de la petite vé-
role ; donc il y a environ une perfonne
fur 38 qui meurt tous les ans par d'au-
tres maladies que par la petite vérole ;
ce qui fait fur les 10000 perfonnes pri-
fes au hazard plus de 260 par an, &
plus de 20 par mois. J'avoue que le
nombre des morts devrait être beau-
fur r Inoculation. 3 9 y
coup moindre parmi les Inoculés dont
il s'agit, &c qui ayant été choifis entre
les perfonnes les mieux portantes , doi-
vent être moins menacés d'une mort
prochaine que les autres. Mais de quel-
que fanté qu'on paroiffe jouir , à com-
bien d'accidens la vie n'eft-elle pas fii-
jette? Je dirai plus : il feroit injufte d'im-
puter à l'Inoculation la mort d'un Ino-
culé , s'il pérhToit dans le cours de l'opé-
ration par une maladie , qui examinée
fans prévention, parût n'avoir aucun
rapport à l'mf ertion de la petite vérole ,
d'une fluxion de poitrine , par exemple ,
que mille caufes étrangères à cette iri-
fertion peuvent occafionner.
Mais encore une fois , ce qui feroit
à defirer là-defîus , & par malheur ce
dont on n'ofe guère fe flatter, c'eft que
tous les partifans & les adverfaires de
l'Inoculation vouluffent bien agir & par-
ler avec toute la bonne foi poffible, foit
dans leurs obfervations , foit dans leurs
pratiques, foit dans leurs écrits.
En atte'ndant qu'ils s'accordent à ce
fujet , il nous paroît qu'il n'y a jufqu a
préfent nulle preuve fuffifante , qu'au-
cun malade fagement inoculé , ait perdu
la vie; nous efpérons n'être pas défa-
R vj
396 RêJUxions
voués clans cette aflertion par ceux
mêmes des partifans de l'Inoculation
qui conviennent qu'on peut en mourir ;
puifque jufqu'à préfent, toutes les fois
qu'on leur a oppofé quelque mort eau-
fée par l'Inoculation , ou ils ont nié le
fait , ou ils l'ont attribué à une autre
caufe , ou ils ont dit que l'Inoculation
n'avoit pas été donnée avec les précau-
tions convenables»
Ainfi tous ceux qui ont à craindre
la petite vérole naturelle , feront bien>
je crois ? d'éviter ce danger , en le pré-
venant 9 lorfque rien ne s'y oppofera ,
par une maladie qui ne doit leur laiiTer
rien à craindre , s'ils ont foin à^en con-,
fier le traitement à un Inoculateur pru-
dent & expérimenté.
Mais , dira-t-on , s'il arrïvolt enfin ,
car la chofe n'efl pas démontrée im-
poiïibîe , qu'une perfonne inoculée
avec les précautions convenables en fût
la victime , quel parti prendriez-vous?
Celui que j'ai déjà indiqué ci-deflus dans
Fhypothcfe que l'Inoculation puifFe
cauier la mort. Je ne voudrois ni con-
feilîer à perfonne de fe faire inoculer ^
m en diïfuader perfonne,.
fur P Inoculation. 397
s. m.
Si l'Inoculation garantit de la petite vérole
naturelle.
EN admettant , comme nous l'avons
fait , que l'Inoculation ne mette point
la vie en danger , les avantages de cette
opération ne feront pleinement incon-
teftables que dans lès deux autres fup-
pofitions que nous avons faites , &C
qui nous relient à examiner. i°. Que
l'Inoculation garantifTe de la petite vé-
role naturelle ; 20. que l'Inoculation
augmente la vie moyenne des hommes.
Les obfervations rapportées par les
Inoculatcurs paroirTent jufqu'ici très-
favorables à la première fuppofition.
On n'a point encore , félon eux , un feul
exemple incontertable d'un Inoculé fur
qui l'opération ait réufii , &: qui ait
repris la petite vérole ; il faut avouer
de plus, que quand même le cas arrive-
roit, il pourroit être fi rare qu'on feroit
autorifé à le regarder dans la pratique
comme n'exiftant pas. Pour être en
droit de croire l'Inoculation très-utile 9
il fuffiroit qu'un Inoculé n'eut pas plus
à craindre ia petite vérole 7 que celui
39$ Réflexions
qui l'auroit déjà eue naturellement. Or
il eu certain que ceux qui ont eu la pe-
tite vérole naturelle , font au moins ra-
rement expofés à l'avoir une féconde
fois. Quand on veut favoir fi quelqu'un
eïî. menacé de la petite vérole , la pre-
mière queftion qu'on fait eft de favoir
s'il l'a déjà eue.
Qu'on nous permette à cette occafion
une réflexion bien naturelle; n'en1- ce
pas le fcandale de la Médecine , de voir
les Praticiens les plus employés difpu-
ter entr'eux fur la qusftion, fi on peut
avoir deux fois la petite vérole ? Une
telle controverfe fappofe que cette ma?
ladie , malheureufement fi commune 9
n'a pas encore été afTez bien obfervée
pour que les Médecins conviennent
unanimement de ce qui en fait le véri-
table caraclere. Qu'ils ignorent l'art de
la guérir (comme ils ne le font voir
que trop) ce n'eil peut-être pas leur
faute ; mais qu'après onze fie clés d'ob-
fervations , ils ne foient point d'accord
fur les fymptômes qui la constituent ,
c'en1 ce qui eft incompréhenfible , &c
qu'il efï bien difficile de ne leur pas re-
procher. Ce, reproche au refte ne tombe.,
comme on doit le fentir, que fur celui
fur t Inoculation, 399
des deux partis qui fe trompe ici dans
fon affertion : nous devons même ajou-
ter , que dans le doute où cette difpute
nous laifle , la préemption eft pour les
Médecins habiles 6c expérimentés, qui
nous affurent avoir traité deux fois la
même perfonne d'une petite vérole
bien décidée & bien cara&érifée. Quoi
qu'il en lbit, ces Médecins même con-
viennent que le fait eft rare , & cela
fufîit pour autorifer l'Inoculation.
s- iv.
Si V Inoculation augmente la vie des
hommes.
Venons à la féconde queftion, fi l'Ino-
culation augmente la vie moyenne des
hommes? Cette queflion fe réduit à fa-
voir, fi l'Inoculation , en nous garantif-
fant ou abfolument ou prefque abfolu-
ment de la petite vérole , n'emporte
après elle aucune autre maladie mortelle
ou dangereufe , ne dérange pas l'œco-
nomie animale par une opération for-
cée , & n'eft pas la fource fecrette d'un
défordre qui doit abréger les jours? Les
adverfaires de l'Inoculation prétendent,
que plufieurs perfonnes , qui avant
400 Réflexions
d'être inoculées jouifToie nt d'une fanté
parfaite , ont eu depuis une fanté lan-
guilîante. Le fait peut être vrai fur quel-
ques-unes , car il paroît qu'on en a
groiîi la lifte ; mais cet événement doit-
il être attribué à l'Inoculation ? C'eft
ce qu'il eft bien difficile de prouver,
d'autant plus qu'un très -grand nombre
d'autres Inoculés ont joui après cette
opération d'une auffi bonne fanté qu'au-
paravant. L'Inoculation préferve de la
petite vérole , mais il n'eft pas dit qu'elle
doive préferver d'autres maladies ; &
combien de perfonnes ayant eu la pe-
tite vérole naturelle , & en ayant été
bien guéries , ont été enfuite fujettes à .
des infirmités qu'on auroit tort d'attri-
buer aux fuites de la petite vérole?
Soyons au reite de bonne foi. Il peut
fe faire , &: M. Monro femble en con-
venir dans l'ouvrage déjà cité , que
l'Inoculation ait été fuivie quelquefois
d'accidens ou d'infirmités , qu'il ne pa-
roiffoit pas qu'on pût attribuer à une
autre caufe. Mais outre que ces acci-
dens & ces infirmités font tombés pour
l'ordinaire fur des firjets déjà mal -fains
a^vant l'opération , M. Monro afiure que
fuivant le rapport unanime de ks Cor-
fur Ï Inoculation. 401
refpondans , la petite vérole naturelle
eft beaucoup plus fujette à entraîner de
pareilles fuites. Il refte donc à favoir , fi
une peribnne bien faine , bien exami-
née par un Médecin fage , bien prépa-
rée enfin à l'Inoculation , doit s'y re-
fufer par la crainte de fe voir fujette en
conféquence à quelques infirmités , fort
rares , & prefque toujours paflageres ?
Il me femble qu'un tel motif n'efî. pas
fait pour épouvanter beaucoup. J'ajoute
qu'on aura d'autant moins ces infirmi-
tés à craindre , que le Médecin auquel
on fe fera confié aura plus d'expérience 9
& fera plus en état par conféquent de
prévenir les incommodités qui pour-
roient furvenir à la fuite de l'opération.
Il y a apparence qu'elles feront d'au-
tant moins fréquentes , que la pratique
de l'Inoculation fe perfectionnera da-
vantage,
Les infirmités , arrivées à la fuite de
l'Inoculation , peuvent auïîi venir de ce
que les malades auront été inoculés avec
une petite vérole de mauvaife efpece.
Je fais de feience certaine que parmi les
Inoculateurs qui ont pratiqué à Paris ,
il y en a eu qui n'ont pas été afléz diffi-
ciles, ni même allez attentifs fur le choix
401 Réflexions
de la matière qu'ils employoîent; & qui
ayant fous les yeux , par exemple ,
deux enfans malades de la petite vé-
role , choifnToient indifféremment celui
des deux qui avoitune petite vérole ma-
ligne continente , ou celui qui avoit
une petite vérole difcrete & bénigne ,
pour en faire la matière de leur Inocu-
lation. Je fais même, &c je pourrois citer
des perfonnes connues , inoculées par
ces Médecins , lefquelles ont été en
grand danger, & ont eu une conva-
lescence longue , fâcheufe & pénible.
Mais je me contente d'exhorter les
Inoculateurs à fe rendre attentifs à un
point de fi grande importance.
§. v.
Seul moyen de décider fans réplique la
quejlion , jl £ Inoculation augmente la
vie des hommes.
Il n'y auroit donc d'autre parti à pren-
dre pour décider la queftion , fi l'Ino-
culation augmente la vie moyenne des
hommes , que de tenir dans chaque lieu
des regiftres mortuaires bien détaillés ;
de diftinguer dans ces regiftres , autant
qu'il feroit poflible , les Inoculés de ceux
fur V Inoculation. 403:
qui ne l'ont pas été, & de voir fila vit
moyenne des Inoculés cjl plus grande que
celle des autres hommes. C'en1 ce qu'on
n'a pas encore fait jufqu'ici ; &c d'ail-
leurs il y a trop peu de teins qu'on pra-
tique l'Inoculation , mêmedans les lieux
où elle eft le plus en vigueur , pour
qu'on pût tirer encore de ces registres
des conclurions valables.
Si après avoir tenu ces registres
exactement pendant un grand nombre
d'années , il fe trouvoit que la vie
moyenne des Inoculés efl en effet plus
grande, que ne l'étoit la vie moyenne
des citoyens avant la pratique de l'Ino-
culation ; il en réfulteroit alors bien
évidemment que l'Inoculation feroit
avantageufe. Si la vie moyenne des
Inoculés ne fe trouvoit pas plus gran-
de , ou même étoit plus petite que ne
l'étoit la vie moyenne avant qu'on pra-
tiquât l'Inoculation , alors il faudroit
encore examiner û en commençant à
l'époque de l'Inoculation , & en faifant
abftracHon des tems antérieurs, la vie
moyenne des Inoculés eft plus grande
que c^lle des non-Inoculés ; &: en cas
qu'elle le fut , on pourroit encore con-
404 Réflexions
dure avec fureté que l'Inoculation fe-
roit très-utile.
Cette dernière confidération eft d'au-
tant plus néceflaire , qu'on obferve que
depuis plufieurs années la mortalité de
la petite vérote eu devenue plus grande
à Londres qu'elle ne l'étoit auparavant :
quelles que foient les raifons de ce
fléau , les mêmes caufes qui rendent la
petite vérole plus maligne , pourroient
bien influer de même fur les autres
maladies , & les rendre par conséquent
plus communes & plus dangereufes.
En ce cas la vie moyenne auroit réelle-
ment été augmentée par l'Inoculation ,
quoiqu'elle ne parût pas l'être , ou
même qu'elle parût diminuée.
M. Monro , dans l'ouvrage que nous
avons déjà cité , afTure que depuis dix
ans qu'on inocule à Edimbourg , la mor-
talité a été moindre de 1086 perfon-
nes que dans les années précédentes,
M. Razoux afTure que de 78 Inoculés,
il n'en eft mort que quatre en neuf ans,
par des maladies ordinaires , & afiez
long-tems après l'opération. Ces faits
feroient déjà un commencement de
preuve en faveur de l'Inoculation ; mais
fur P Inoculation. 40 J
je conviens qu'il eil nécefTaire d'en
avoir un bien plus grand nombre , &
d'obferver pendant très-long-tems.
s. VI.
Examen d'une objection propofk par les
adverfaires de l'Inoculation.
Quelques adverfaires de l'Inoculation
ont fait contr'elle un raifbnnement, qui
au premier coup d'oeil paroîtra fpécieux.
» Depuis le 26 Septembre 1745 , ont-
» ils dit, jufqu'au 24 Mars 1763 , il eil
» entré à l'Hôpital de Londres pour la
» petite vérole , 6456 perfonnes mala-
» des de la petite vérole naturelle , dont
» 1634 font mortes ; c'eil plus de 1 fur 4.
» Pendant le même tems on a inoculé
» dans ce même Hôpital 3434 perfon-
» nes^ dont 10 feulement font mortes;
» le total des malades de la petite vé-
» rôle naturelle & de l'artificielle efr.
» de 9890; & le total des morts eft
>♦ de 1644, c'eft-à-dire de 1 fur 6 kj.
» Or avant l'Inoculation la mortalité
» totale de la petite. vérole n'étoit que
» de 1 fur 7 à 8 ; donc, concluent les
» adverfaires de l'Inoculation , cette
» opération eil plus deilructive du
lexions
406 Refit
» genre humain que fi on laiiloiî agir
» la nature feule. »
A ce raisonnement, voici ce qu'on
doit répondre. i°. Si depuis quelques*
années la petite vérole eft devenue
plus meurtrière à Londres, c'eft par des
caufes étrangères à l'Inoculation , entre
autres par Pillage immodéré que le peu-
ple y fait plus que jamais des liqueurs
fortes. 2°. Les 6456 malades de la pe-
tite vérole naturelle , portés à l'Hôpital
de Londres , fe trouvoient dans le cas
d'un danger encore plus grand que ce-
lui auquel on eil déjà fujet dans cette
maladie; non -feulement, à ce qu'on
nous affure , (</) la plupart étoient
adultes , & par conséquent dans l'âge
où la petite vérole naturelle efî, le plus
à craindre , mais un très-grand nombre
s'étoit fait porter à l'Hôpital après avoir
commis de grandes fautes dans le régi-
me , 6c fouvent même lorfqu'il n'étoit
plustems de faire d?s remèdes.
Le calcul fuivant fera voir , ce me
femble , que c'eft en effet à ces deux
caufes qu'il faut attribuer la grande mor-
talité de la petite vérole à 1 Hôpital de
Londres. Pour que l'Inoculation n'eût
{à) Voyez le Journal de Médecine , Avril 1765,
fur V Inoculation, 407
produit ni bien ni mal ( d'après le raifon-
nement que nous examinons) il fau-
drait iuppoïer que la mortalité des deux
petites véroles prifes enfemble , n'eût
été à l'Hôpital de Londres que dans le
rapport de 1 à 77 ? qu'on fuppofe avoir
été autrefois à Londres celui de la pe-
tite vérole naturelle. Donc de 9890 ma-
lades tant de la petite vérole naturelle
que de l'inoculée , il auroit dû n'en
mourir à cet Hôpital que 13 18. Il eft
donc mort , félon ce raifonnement ,
tant de la petite vérole naturelle que
de l'inoculée, 316 perfonnes de plus
que fi on n'en eût inoculé aucune.
Ainn* l'Inoculation auroit porté malheur
(qu'on nous permette cette exprefîion)
non-feulement aux 10 perfonnes qui
en font mortes, mais à 316 perfonnes
fur les 1634 qui ont péri de la petite vé-
role naturelle ; fuppofition trop étrange
pour qu'il foit befoin de la réfuter.
N'étoit-il pas fans comparaifon plus
vraifemblable , félon l'obfervation d'un
Journalise , de conclure que fi on eût
inoculé les 6456 perfonnes malades de
la petite vérole naturelle , il n'en feroit
mort que 18 à 19 au lieu de 1634,
ÔC que par conféquent l'Inoculation
40 8 Reflexions
auroit fauve la vie à 1600 citoyens?
Mais quoi qu'il en foit , ck fans en-
trer dans cette dernière confidération ,
d'ailleurs ïi naturelle , le raifonnement
que nons examinons demeure fans for-
ce , s'il eil vrai , comme il y a tout lieu
de le croire , qu'aucun Inoculé , choift
ôc traité avec foin , n'efT la victime de
cette opération.
s. vu.
Si P Inoculation augmente la mortalité de
la petite virole.
JL refleroit pourtant encore une quef-
îion ; car nous ne voulons rien oublier ,
s'ileftpoffible. L'augmentation de mor-
talité de la petite vérole qu'on a obfer-
vée à Londres dans ces derniers tems ,
ne viendroit-elle pas , au moins en gran-
de partie, de l'Inoculation? Pour répon-
dre pleinement à cette difficulté , il fau-
droit , s'il étoit poiîible , avoir un re-
giftre des perfonnes attaquées de la
petite vérole , & examiner i°. fi ce
nombre eflplus grand (année moyenne)
depuis l'époque de l'Inoculation qu'au-
paravant? 2°. Si en le fuppofant plus
grand , la mortalité de la petite vérole
n'efl:
fur P Inoculation. 409
n'efî: pas augmentée dans une plus grande
proportion ? Quelques efTais de calcul
paroirTent le prouver. M. Jurin a fait.
voir qu'en l'année 1723 , qu'on appelle
en Angleterre Vannez de V Inoculation ,
la grande mortalité de la petite vérole
fliten Janvier &c en Février , & qu'on ne
commença d'inoculer que le 27 Mars.
On a* fait voir de plus dans différens
écrits , qu'il n'eft nullement prouvé que
l'Inoculation , depuis feize ans qu'elle
«fi devenue commune à Londres , y
ait augmenté réellement ni le nombre
des petites véroles naturelles , ni la
mortalité de cette maladie ( z ) ; il ne
paraît pas prouvé davantage , de Paveu
de prefque tous les Médecins, que de-
puis qu'on inocule à Paris , la petite
vérole foit devenue plus fréquente , ni
plus dangereufe qu'elle ne l'étoit aupa-
ravant. Ainfi Pobjeftion tirée de la pré-
tendue contagion , ne paroît pas jiifques
ici devoir être d'un grand poids : elle
doit même cefTer tout- â- fait, depuis
l'Arrêt qui ordonne qu'aucune Inocula-
tion ne fera pratiquée dans l'intérieur
(e) Voyez cntr'autres fur cefujerdeux brochures.
Tune intimide Rcponfe à une des principales objec-
tions , &c. & l'autre , Nouveaux E clair cijfemens fur
l'Inoculation.
Tome- y% S
410 Réflexions
de la ville. Il eil vrai que cet Arrêt
ôte .aux familles peu aifées l'avantage
d'échapper à la petite vérole par - l'Ino-
culation; & c'eit une queftion que je
ne veux pas décider , de favoir Û la loi
efl en droit d'ôîer cet avantage au plus
grand nombre de citoyens , par l'in-
convénient, vrailemblablement léger,
Se encore plus douteux, que quelques-
uns pourraient en reflentir. Ilparoîtroit
au moins jufee de faciliter , par quelque
moyen , aux citoyens pauvres ou peu
opulens, c'efc- à-dire à la partie la plus
nembreufe & îa plus précieufe de l'Etat,
le moyen de fe faire inoculer , s'ils ju-
gent à propos de fe foumettre à cette
opération.
S. vin.
Autres objections peu fondées contre rino->
culation. Ce que doivent faire les Inocu-
lateurs pour mettre leur bonne foi entiè-
re?nent à couvert.
Je n'examinerai point d'autres objec-
tions, à-peu-près de la même nature que
celle de la contagion prétendue ; fi , par
exemple , il n'eft pas à craindre qu'en
inférant la petite vérole on n'infère
fur F Inoculation, 411
d'autres maladies? Si dans ceux fin* les-
quels le virus variolique ne prend pas ,
il ne peut pas caufer des maux d'une
autre efpece ? L'expérience feule peut
répondre à ces queftions ; &: le peu de
lumières qu'elle nous a données jufqu'à.
prèle nt pour y fatisfaire , ne nous a
rien appris , ce me femble, de contraire
à l'Inoculation , ni qui doive en détour-
ner. De pareils doutes , quand ils ne
font point fondés fur des faits , doivent
céder aux probabilités fi multipliées en
faveur de cette opération.
Il faut cependant en convenir ; Se
pourquoi héfiterions-nous fur cet aveu^
dans un ouvrage où notre unique but
eft de chercher fincérement la vérité?
Quelques partifans de l'Inoculation fe
font trop avancés dans leurs premiers
écrits , quand ils ont prétendu que ceux
fur lefquels l'Inoculation ne prendroit
pas , ou n'auroient point en eux le
germe de la petite vérole , & par con-
féquent ne Tauroient jamais naturelle-
ment , ou peut-être l'auroient déjà
eue (/). Il a été bien prouvé depuis,
6c par leur aveu même ? que des per-
(/) Voyez entr'autres les Me'moires de l'Acadé»ie
des Sciences de 1754, pag. 644. ÔC645.
Sij
4 1 2 Réflexions
fonnes inoculées en vain à pîufieurs
reprifes , ont eu enfuite la petite vérole
naturelle. Sans doute il feroit à fouhài-
ter que l'Inoculation , fi on peut parler
de la forte , ne manquât jamais fort
coup ; cependant , que peut-on après
tout inférer du très - petit nombre dé
faits contraires ? Il en réfulte feulement
que le très-petit nombre de ceux fur
qui l'Inoculation ne réuffit pas , peu-
vent encore craindre la petite vérole ;
mais cet inconvénient ne diminue rien
des avantages de cette opération pour
ceux far leiquels elle réunit.
On a prétendu, il eft vrai, que d'ha-
biles Inoculateurs ont varié fur ce fujet
dans leurs difcours. Après une opéra-
tion qui n'avoit rien produit en appa-
rence , ils avoient , dit-on , affuré d'a-
bord les Inoculés &t leurs parens qu'ils
pouvoient être tranquilles , la matière
de la petite vérole , s'il y en avoit , étant
fortie par la feule fupuration des plaies ;
ces Inoculateurs > ajoute-t-on ( car nous
ne fommes qu'Hifïoriens) ont changé
de langage quand ils ont vu ces mêmes
Inoculés attaqués de la petite vérole na-
turelle ; ils ont dit que cet accident ne
de voit point furprendre ? puifque l'effet
fur ? Inoculation. 413
de rinoculation avoit été manqué. Je
n'approfondirai point la vérité de ces
faits , devenus aujourd'hui trop difficiles
à éclaircir. J'examinerai encore moins ,
n'étant pas en état de rien décider là-
defîus , fi certains malades qui ont eu
la petite vérole 6c qui même en font
morts après avoir été inoculés plufieurs
fois inutilement , auraient eu la petite
vérole artificielle , en fe fûfant inoculer
par d'autres Médecins, qui ne les euffent
pas , dit-on , fi légèrement traités , qui
euflent employé un virus variolique plus
efficace. Je voudrois feulement que
pour éviter à i'avenir ces reproches bien
ou mal fondés , les Inoculaieurs dé-
claraient déformais par écrit, à chaque
malade qu'ils traitent , s'ils croyent que
l'Inoculation a réuffi fuffifamment pour
n'avoir plus de petite vérole à craindre*
Pour la centième fois , car à la honte
du genre humain on ne fauroit trop le
répéter, la bonne foi la plus ferupù-
leule , eft fur-tout ce qu'on doit defirer
ici , foit dans les adverfaires de l'Ino-
culation , foit dans fes partilans. Ivîal-
heureufement, cette bonne foi fi nécef-
faire ne paile pas pour être la vertu fa-
vorite de la plupart de ces hommes , à
S iij
414 Réflexions
qui nous confions notre fanté & notre
vie ; ii me femble pourtant que le plus
efîimable d'entr'eux , le plus digne à
tous égards de la confiance publique ,
feroit celui dont on pourrait dire
lncorrupta fi des s nu dû que veritas
Quando ullum inventent parem !
Je n'ofe parler qu'en frémhïant d'une
dernière objection contre l'Inoculation,
qu'on n'a pas craint de faire dans un
écrit public. L'Inoculation, a-t-on dit ,
& elle étoit autorifée , pourrait fervir
de moyen aux fcélérats pour abréger
les jours de ceux qu'ils auraient intérêt
de voir périr Ma plume fe refufe
à tranferire de telles horreurs
Et quel remède ne peut pas devenir un
poiion entre les mains d'un fcéiérat ?
s. ix.
Exhortation aux Médecins, & propojition
au Gouvernement.
Combien ne feroit- il pas à fouhaiter
eue les Médecins , au lieu de fe que-
reller , de s'injurier , de fe déchirer
mutuellement au fujet de l'Inoculation
«vec un acharnement théologique 3 au
fur V Inoculation. 4 1 ^
lieu de fuppoferou de déguifer les faits,
vouluffent bien fe réunir , pour faire
de bonne foi toutes les expériences né-
ceffaires fur une matière fi intéreffante
pour la vie des hommes ?
Combien ne feroit-il pas à fouhaiter ,
qu'au moyen de ces expériences , non-
feulement les adverfaires de l'Inocula-
tion ceflaffent de l'attaquer , mais que
fes partifans même fe réunifient fur les
faits relatifs à cette queftion importante;
fur la meilleure manière de donner &c
de traiter la petite vérole artificielle ;
fur Pèfpece de préparation qui y con-
vient le mieux; fur Page , le teins, les
circonflances les plus favorables pour
fe foumeître à cette maladie ; &£ fur les
effets qui en rcfultent quand la guérifon
eft achevée. ïl ne fufrlt pas , pour le plus
grand bien de l'Inoculation , que ceux
qui la pratiquent ne perdent aucun de
leurs malades , malgré la différence des
méthodes qu'ils fuivent ; il faut encore
que les fuites de cette maladie foient
les plus avantageufcs pour la fanté qu'il
eft poffible : 6c c'efl à quoi on ne
peut parvenir que par des obferva-
tions exactes , & faites fur un grand
nombre de fujets , avant l'opération ,
S iv
41 6 Réflexions
pendant la cure , & après la maladie»
Combien ne feroit-il pas à fouhaiter
que dans celles de ces expériences qui
pourroient paroître dangereufes , la
Juftice voulût bien abandonner à la
Médecine quelques malheureux con-
damnés à mort , qui trouveroient dans
une pareille épreuve l'expiation de leurs
crimes , fans que leur famille fut désho-
norée , &C fouvent même la conferva-
tion de leur vie, devenue par ce moyen
utile à l'État?
Combien ne feroit-iipas à fouhaiter,
que dans un pays où l'on prononce &
Ton écrit fi fouvent le grand mot de
bien public , le Gouvernement donnât,
pour des expériences fi utiles , toutes
les facilités néceïlaires ?
Combien ne feroit-il pas à fouhaiter,
qu'il ordonnât aux Facultés de Méde-
cine de fe rendre particulièrement atten-
tives aux effets de la petite vérole na-
turelle, à la quantité plus ou moins
grande de ceux qui en font attaqués,
fur-tout dans les épidémies , à marquer
ceux qui en périffent, ceux qui en font
mutilés ou défigurés , les circonfbinces
où elle eft le plus ou le moins dange-
reufe , fuivant l'âge > le climat , la fax-
fur V 'Inoculation. 417
fon, le tempérament , la force , ou la
foiblefTe des fujets (g-) ?
Combien enfin ne feroit-il pas à fou-
haiter , que le Gouvernement ordonnât
de marquer dans les regiiïres mortuai-
res , autant qu'il fercit poiîible , l'âge
auquel chaque citoyen efl mort, le
genre de maladie dont il a péri , s'il à
eu la petite vérole naturelle ou artifi-
cielle , & à quel âge il l'a eue , enfin
j u (qu'au lieu même de fa naiflance? Cette
dernière attention peut d'abord paroître
fiiperflue , mais elle pourroit devenir
de la plus grande utilité , pour former
au bout de plufieurs années des registres
de mortalité parfaitement exacls , fur-
tout fi le Gouvernement ordonnoit
en même tems , que lorfqu'un citoyen
mourroit dans un lieu 011 il n'eir pas
né , on envoyât la note de fa mort au
lieu de fa naifTance.
Quel pays eft plus a portée que lé
nôtre 3 de le procurer toutes ces lumie-
4# ) Ce feroit , par exemple , un fait très-fingulier
à constater, que de favoir s'il eft vrai , comme le pré-
tendoit un Médecin célèbre, mort depuis quelques
années, que tou; ceux qui font attaqués de la petite
vérole , & qui ont en même tems le mal vénérien, ne
fuccombent point à la première de ces deux maladies.
Voyez les quefl 'ées aux Académiciens Da~
«ois, par M, Riichaelis, ffran^fort 1763 ,pag. ~;6,
S y
41 8 Réflexions
res , par la facilité avec laquelle le Sou-
verain y peut être obéi , par le zèle Se
l'activité de la Nation 9 & par tant de
fages réglemens qui ne demandent qu'à
être exécutés? Faudra- t-il donc que fur
l'Inoculation , comme fur tant d'autres
objets , la France en foit réduite à tout
apprendre de fes voifins , lorfqu'elle
auroit tant de facilités pour les éclairer
ôc les inftruire !
Conclusion.
Jufqu'à ce que des fouhaits fi naturels
s'accompiirTent , voici ce qu'on peut
conclure des réflexions précédentes,
i°. Il y a lieu de croire qu'on ne
meurt jamais de l'Inoculation, quand
elle eft fagement adminiftrée , &£ après
un examen convenable.
2°. Il eft extrêmement rare ( pour
n'en pas dire davantage ) qu'un Inoculé
fur qui l'opération à réuffi , ait repris
la petite vérole.
3°. S'il n'eft pas démontré en ri-
gueur que l'Inoculation augmente la vie
moyenne des hommes , il eft encore
moins prouvé qu'elle la diminue ; il eft
même vraifemblable qu'elle doit l'aug-
menter, puifqu'elle délivre , ou abfolu-
fur V Inoculation. 4 1 9
inent, ou prefque absolument , d'une
cauié de mort, fans qu'il foit prouvé
qu'elle en fubilitue d'autres à la place.
Il faut donc bien fe garder , ce me
femble , a" arrêter ou de retarder les* pro-
grès de cette opération. C'eft. même le
ïeul moyen d'acquérir fur cette matière
importante toutes les lumières qui nous
manquent encore , &: que l'expérience
feule peut fournir.
Je dirai plus. Quand l'expérience c1 '-
poferoit enfin , contre toute vraisem-
blance , que l'Inoculation feroit inutile
ou nuifible , on n'auroit rien à fe repro-
cher des tentatives qu'on auroit faites ,
parce que le iuccès en étoit plus pro-
bable que le danger.
Je fuis donc bien éloigné de dhTuader
mes Concitoyens d'une pratique , dont
l'utilité paroît, au moins jufqu'ici, beau-
coup mieux conflatée que fes inconvé-
niens. Les objections propofées dans
les deux premières parties de cet écrit,
n'attaquent que les Mathématiciens qui
pourroient trop fe preiler de réduire
cette matière en équations & en formu-
les; mais je crois d'ailleurs en avoir dit
afléz pour faire voir, que fi les avan-
tages de l'Inoculation ne font pas de
S vj
420 Riflexioïis
nature à être appréciés mathématique-
ment , ils n'en parohTent pas moins
réels.
C'en1 par -là que je terminerai ces
réflexions, clans lefquelles je ne crois
pas que les partifans ni les adverfaires
de l'Inoculation m'acciuent d'avoir mar-
qué la plus légère partialité ; fes adver-
faires, puifque j'ai tâché de prouver
que les calculs qu'on a faits jufqu'à pré-
fent contr'eux , n'étoient peut-être pas
fumTans pour les convaincre; {es par-
tifans , puifqu'en partant des faits
avancés par eux , & qui ne paroiffent
pas avoir été folidement combattus , j'en •
conclus, ^«e F Inoculation mérite d'être
t&courdgée.
Voilà, ce me fembîe, îe parti que doit
prendre le Gouvernement fur cet im-
portant objet. A l'égard des particuliers %
j'ai tâché cW leur préfenter la queftiori
par toutes les faces , & après avoir ba-
lancé le pour & le centre , de leur expo-
fer les motifs qui paroiiïent-devoir les
déter/miner; c'eil à eux à voir mainte»
nant ce qu'ils ont à faire*
Canfa quœ flt^ videtis ; nunc qu'ici agen-
dutnfit, conjideratc,
ClC, pro Lege Mandiâ,
fur r Inoculation, 42.1
EXTRAIT DU MEMOIRE
Des Commiffaires de la Faculté de
Médecine , favorables à F Inocu-
lation.
LEs Réflexions qu'on vient de lire
croient déjà données à Pimpref-
fion , lorfque ce Mémoire a paru , après
s'être fait long-tems attendre. Sans en-
trer dans le détail &: l'examen de tous
les raifonnemens qu'il renferme y nous
nous bornerons à en extraire les aler-
tions principales. Cefr Extrait fervira à
confirmer plufieurs de nos réflexions,
6c en même tems à prouver de nou-
veau ce que nous avDns déjà remar-
qué , que les partifans même de Plno-
culation ne s'accordent pas entière-
ment , ni fur les principes d'qù ils
partent , ni fur les faits qu'ils rap-
portent.
I. Nos Do&eurs Inoculifles convien-
nent qu'on peut avoir deux fois une
véritable petite vérole , <k même qu'il y
en a des exemples ; mais ils avouent
que fou vent les Médecins même s'y
411 Réflexions
font trompés ; ils eftiment , qu'en fai-
fant l'évaluation la plus forte, le nom-
bre de ceux qui ont deux fois la petite
vérole peut-être de i fur 9 à 10 mille.
Ils parouTent croire d'ailleurs , mais
d'après un raifonnement phyfique que
nous ne prétendons pas garantir, que
la récidive eft encore moins à craindre
après l'inoculation , qu'après la petite
vérole naturelle ; aufïi aiïurent-ils que
fur deux cent mille perfonnes inoculées
en Angleterre , on n'a pu en affigner une
feule qui ait eu enfuite la petite vérole.
Cependant ils difent dans un autre en-
droit de leur Mémoire , qu'il n'y a pas
deux exemples inc&nteflables d'un Inoculé
qui ait repris cette maladie ; en quoi ils
femblent convenir que le fait eft au
moins arrivé urîe fois ; ce qui étant à
la vérité très-rare , ne doit pas nuire à
l'Inoculation chez les perfonnes exemp-
tes d£ préjugés. Ces Médecins recon-
noiiTenî d'ailleurs ( & en effet des ob-
fervaîions in conte fiable s le prouvent)
que plfcfieurs perfonnes , infrucf ueufe-
ment inoculées , ont eu eniuite la pe-
tite vérole naturelle ; mais ce n'efl pas
de ces Inoculés qu'il efl queftion ; il
s'agit de ceux fur lefquels l'Inoculation
a réiiiïï. Au refte on nous affure dans
fur P Inoculation. 413
le Mémoire qu'il n'y a aucun exemple
d'une perfonne inoculée trois fois en
pure perte. Cela peut être; mais quand
l'Inoculation aura deux fois manqué fon
effet , faudra-t-il s'y foumettre une troi-
fieme fois? Et quand on s'y fera fou-
rnis , avec ou fans fuccès , fera-t-on en
fureté contre la petite vérole pour le
refte de fes jours ? C'en1 ce qu'on ne
nous dit pas.
II. Les Auteurs du Mémoire paroif-
fent convaincus de ce que nous avons
avancé , que l'Inoculation , rigoureufe-
ment parlant, ne fait perdre la vie à
aucun fujet, à moins qu'elle ne foit mal
à propos, ou mal adminiilrée, ou qu'elle
ne fe trouve compliquée avec une autre
maladie. H y a, difent-ils , bien de la
différence entre mourir de l'Inoculation
ou après l'Inoculation ; d'où ils con-
cluent que le faccès dépend toujours de
l'habileté , de l'expérience Se de la fa-
geffe de Plnocuîateur. Ils avouent ce-
pendant , qu'il peut quelquefois lui être
difficile de ne s'y pas tromper : mais ,
ajoutent-ils , la Médecine en général efl
dans le même cas par rapport à un très-
grand nombre de maladies ; feroit-ce
une raifon pour la proferire ? Ils s'inf-
crivent en faux en cette occafion contre
414 Réflexions
ce qui eft rapporté dans le Mémoire de
leurs adverfaires , que les plus habiles
Inoculateurs de Londres , lorfqu'ils
voient leurs Inoculés aller mal , les
abandonnent au Médecin, pour ne pas
mettre la mort fur le compte de l'Ino-
culation , Se par conséquent pour en
décharger teur lifte ; on nous afture que
cette lupercherie n'a été pratiquée en
Angleterre que par des Chirurgiens té-
méraires 6c ignorans. Nos Inoculiftes
penfenî, que le nombre de ceux qui
meurent de la petite vérole artificielle
peut être tout au plus" de 1 fin* 4 à 5
mille ; & ils ajoutent même ( nous igno-
rons fur quel fondement ) que ceux
qui fuccombent à cette maladie feroient
morts de la petite vérole naturelle. Ils
paroiffent d'ailleurs affez peu fenfibles
à la perte que l'Inoculation pourroit
occafionner à la fociéié , fi on la prati-
quons conftamment fur les enfans à la
mammeile; perte qu'ils regardent com-
me très-légère. On peut voiries raifons
qu'ils en apportent , & que nous aban-
donnons au jugement des lecleurs.
Quoi qu'il en (bit , pour éviter toute
chicane, ils fixent le rapport des morts
de l'Inoculation à un fur trois cens.
Mais ils croient que le danger feroit
fur V Inoculation. 415 *
bien plus confidérable , fi on inoculoit
fans préparation ; & ils prétendent que
dans le Levant le nombre des morts eu.
par cette raifon de 1 fur 25 ; ce qui
s'accorde bien peu avec ce que d'autres
Inoculateurs ont avancé. Ce fait , vrai
ou non , eft attefté à nos Auteurs par
un de leurs Confrères , d'après le té-
moignage de plufieurs Négocians , qui
pendant leur féjour à Conftantinople ,
ont fait , dit-on, des recherches à ce fujet.
Iïï. Quoique les Médecins oppofés
à rinoculation prétendent dans leur
Mémoire imprimé , qu'il y a au moins
un Jixieme des hommes qui n'en1 point
fujet à la petite vérole naturelle , les
Médecins favorables à l'Inoculation ne
fe rendent pas aux preuves fur lefquelles
leurs adverfaires fondent ce calcul. Ce-
pendant ils augmentent eux-mêmes ce
nombre bien davantage ; car ils accor-
dent qu'il y a un tiers du genre humain
exempt de cette maladie. Sans difeuter
ces différentes alertions, nous en con-
clurons feulement qu'il n'en1 pas à beau-
coup près certain , comme d'autres
Inocullites font avancé , que prefque
tous les hommes ( à l'exception de r
fur 14 tout au plus ) font fujets à la
petite vérole naturelle.
426 Réflexions
IV. Nos Auteurs avancent, dirmoins
fi nous les avons bien compris , que la
mortalité générale de îa petite vérole à
Paris eft de i fur 5 ; ce qui eft bien plus
fort que le rapport de 1 à 7 , donné
pour Londres par M. Jurin ; cependant,
afin de ne rien forcer , ils ne mettent
la mortalité qu'à 1 fur 10. Mais ils re-
marquent que la mortalité de la petite
vérole foit naturelle , foit même inocu-
lée , ne doit point être calculée d'après
les regiitres des Hôpitaux , qui la don-
neraient trop forte ; attendu que dans
les Hôpitaux les maladies font beaucoup
plus funeftès qu'ailleurs, par mille rai-
ions , & que même certaines maladies ,
comme les blefllires à la tête , y font
prefque toujours mortelles, tandis qu'ail-
leurs on en guérit prefque toujours ;
félon M. Jurin, la mortalité générale ,
caufée par toutes les maladies , eft plus
grande de trois feptiemes dans les Hôpi-
taux que dans les autres lieux. Au refte,
plus la petite vérole fera bénigne dans
un lieu donné, plus auffi , félon nos
Médecins , l'Inoculation le doit être ;
ainfi la raifon de la pratiquer fera tou-
jours égale , dans les lieux même où la
petite vérole eft moins à craindre.
V. On allure dans le Mémoire , que
fur F Inoculation. 427
les accidens font beaucoup moins com-
muns à la fuite de l'Inoculation que de
la petite vérole naturelle , 6c que ces
accidens viennent prefque toujours de
la faute de l'opérateur ; on ne con-
vient pas même , quoi qu'en dife M.
Pringle ( d'ailleurs favorable à l'Inocu-
lation ) que cette maladie ait une in-
commodité qui lui foit propre , l'abcès
des glandes axillaires.
V I. Nos Médecins Inoculiftes ne
croient pas qu'il foit facile de commu-
niquer d'autres maladies par l'Inocula-
tion. L'obfervation fait voir, félon eux,
que rarement deux levains différens
exiilent enfemble dans le même corps
fans que l'un détruife l'autre; quelques
faits recueillis de ce qui s'eft. pafle du-
rant la dernière pefle de Marfeille ,
femblent , difent - ils , favorifer cette
afTerticn. Ils accordent pourtant qu'il
cfl pofîible, que par une méprife dans
le choix du virus variolique , on infère
avec la petite vérole d'autres maladies ,
quoique de très-grands Inoculateurs en
cloutent , 6c qu'il y ait même des faits
qui femblent prouver le contraire.
VIL Selon ces Médecins , l'Inocula-
tion doit diminuer la contagion , parce
que la matière variolique efi. beaucoup
42 S Réflexions
moins abondante dans les inoculés , &C
la fîevre beaucoup moins forte ; ils pré-
tendent que fix petites véroles artifi-
cielles produiront à peine autant d'effet
pour la contagion , qu'une feule petite
vérole naturelle. D'ailleurs fi on ino-
cule les enfans en nourrice , & par con-
féquent à la campagne pour la plupart,
la contagion fe répandra encore moins
dans les villes ; & même , après quel-
ques générations , le nombre des petites
véroles pourra diminuer à tel point,
qu'il n'y auroit plus de perfonnes fu-
jettes à cette maladie , que celles qui
devroient l'avoir deux fois. On nie for-
mellement dans le Mémoire , que l'épi-
démie de la petite vérole à Paris ait
augmenté depuis l'Inoculation. On re-
marque que l'épidémie de Bojton avoit
commencé au mois de Mai , & qu'on
n'a pratiqué l'Inoculation qu'au mois
d'Août. On ajoute, que depuis que l'Ino-
culation eft reléguée dans les Faux-
bourgs de Paris par Arrêt du Parlement,
la petite vérole n'ed pas plus fréquente
qu'autrefois dans ces fauxbourgs ; &
qu'elle ne l'efî pas non plus devenue
davantage à Londres , on l'on inocule
beaucoup plus qu'à Paris. Quoiqu'il y
ait à l'Hôtel - Dieu d^s petites véroles
far P Inoculation. 419
en tout tems , cette maladie , à ce qu'on
prétend , n'eft pas plus commune dans
le quartier de l'Hôtel-Dieu que dans le
reiîe de la ville , &: n'y dure pas toute
l'année ; la contagion même ne fe ré-
pand pas dans l'intérieur de cet hôpital,
quoique pour toute précaution , on fe
contente de mettre les malades dans
une falle haute. Nos Auteurs obfervent
à ce fujet, combien il efr, contradictoire
de craindre fi fort la prétendue conta-
gion que l'Inoculation peut caufer, tan-
dis qu'on le met fi peu à l'abri contre
celle de la petite vérole naturelle. Ce-
pendant , pour calmer jufqu'aux moin-
dres fcrupules , ces Médecins croient
qu'il feroit facile de prévenir par de
bons réglemens jufqu'à l'ombre môme
des abus ; mais ils paroiiîént perfuadés
que profcrire l'Inoculation par Arrêt,
ce feroit condamner à la mort tous
ceux que cette opération auroit empê-
chés de fuccomber à la petite vérole
naturelle. Ils ne nous difent pas fi les
réglemens qu'ils propofent de faire par
rapport à l'Inoculation , doivent ou
peuvent être tels , qu'ils privent les Ci-
toyens peu aifés de tenter cette opéra-
tion fur eux ou fur leurs enfans , ôt par
conféquent des avantages qu'elle pour-
roit leur procurer.
43° Réflexions fur t Inoculation.
VIII. Il ne faut pas oublie?, félon nos
Auteurs , parmi les avantages de l'Ino-
culation , ce que rapporte le Dofteur
Maty , qu'en Angleterre , dans les tem-
ples , dans les promenades , aux fpec-
tacîes, on commence à s'appercevoir
de ce qu'on doit à cette pratique pour
la confervation de la beauté.
IX. De tous ces faits réunis , les Au-
teurs du Mémoire concluent , que l'Ino-
culation doit fauver la vie à une quan-
tité prodigieufe de Citoyens ; qu'elle
empêchera que beaucoup d'autres ne
foient défigurés ou mutilés ; qu'ainfi
elle efr. utile à la fociété en général, &c
par conféquent , ajoutent-ils , à chaque
citoyen en particulier : nous renvoyons,
pour apprécier la juilefTe de cette con-
féquence , aux deux premières parties
de notre écrit far l'Inoculation. Nos
Médecins penfent donc que l'Inocula-
tion doit être au moins tolérée ; expref-
ficn qui pourra, difent-ils, paroîîre mi-
tigée jufqu'à l'excès , mais qu'ils n'em-
ploient aufTi que par excès de précau-
tion , & pour fe réferver le droit de
proferire l'Inoculation ouvertement , û
l'expérience y faifoit découvrir dans la
fuite des inconvéniens jufqu'à préfent
inconnus,
REFLEXIONS
SUR
LA POÉSIE,
Lues à l'Académie Francoife le z!>
Août 1-6 o , a Coccajion du
prix de Vers.
RÉFLEXIONS
43?
ss *~fë
RÉFLEXIONS
LA POÉSIE,
Écrites à Voccajîon des Pièces que
r Académie Francoife a reçues
en ij6o pour le concours*
ÏK — -f(fê N voit tous les jours des gens
j| Q | d'efprit , &C même des gens
gfe — jgjt de goût , qui ayant été dans
leur jeunette enthoufiaftes de la Poé-
iie , &C ayant fait leurs délices de cette
lecture , s'en dégoûtent en vieillhTant,
& avouent franchement qu'ils ne peu-
vent plus lire de vers. Ce refroidiiTe-
ment eft-il la faute de l'âge ou celle de
la Poéfie ? Prouve-t-il qu'avec les an-
nées on devient plus raifonnable , ou
feulement plus infenfible ? Plaifante
queflion , s'écrieront les Vérificateurs !
Tome V* T
'43 4 Réflexions
Il n'appartient qu'à un Géomètre de la
faire , &z d'ignorer qu'un des objets de la
Poéfie étant de natter l'oreille , elle doit
produire moins d'effet fur des fibres
ufées , & des organes endurcis. A la
bonne heure. Mais pourquoi ces mêmes
oreilles , qui fe dégoûtent de la Poéfie
en vieilliffant , ne fe dégoûtent - elles
pas de même de la Mufîque ? C'eft pour-
tant un plaifir qui dépend aufïï des or-
ganes , & même qui en dépend uni-
quement. Ofons en dire davantage , &
parler avec vérité. On n'accufera pas
notre fiecle d'être refroidi fur la Mu-
fîque , fi ce n'efl peut-être fur le plain-
chant de nos anciens Opéras : cepen-
dant on ne fauroit fe difîimuier le peu
d'accueil que fait ce même fiecle au dé-
luge de vers dont on l'accable. Ceci ne
regarde pas nos grands Poètes vivans ;
leur génie , leur fuccès , la voix publique
les exceptent & les diftinguent : mais
pour la foule qui fe traîne à leur fuite ,
la carrière en1 devenue d'autant plus
dangereufe , que la plupart des genres
de Poéfie fcmblent fgccefuvement paf-
fer de mode. Le Sonnet ne fe montre
plus ? l'Élégie expire , l'Églogue eft fur
ion déclin , l'Ode même , l'orgueilleufe;
fur la Poéjie. 43 5
ode commence à décheoir; la Satyre
enfin , malgré tous les droits qu'elle a
pour être accueillie , la fatyre envers
nous ennuie pour peu qu'elle foit lon-
gue ; nous l'avons miie plus à Ton aife
en lui permettant la profe ; c'eft. le feul
genre de talent que nous ayons craint
de décourager.
Ce qu'on appelle fur-tout petits vers
a prodigieufement perdu de faveur ;
Eour fe réfoudre à les lire , il faut être
ien averti qu'ils font excellens. J'en
appelle à ceux de nos Ecrivains pério-
diques ? qui ont pour objet de recueillir
ou d'enterrer les pièces fugitives , £>C
qui à ce titre doivent tous les mois un
tribut de vers au public. Combien de
fois lui payent-ils cette redevance , fans
qu'il daigne s'en appercevoir?
Le peuple des vérificateurs voit avec
chagrin le progrès fenfible du diferédit
où il tombe. Pour foulager l'humeur
qu'il ena,& qu'il feroit barbare de
lui reprocher y il s'en prend à ce per-
nicieux efprit philofophique , déjà char-
gé d'iniquités beaucoup plus graves ;
car il faut bien que l'efprit philofophi-
que ait encore ce tort-là.
Peut-être notre fiecle mérite-t-il
Tij
436 Réflexions
beaucoup moins qu'on ne penfe, l'hon-
neur ou l'injure qu'on prétend lui faire %
en l'appellant par excellence ou par dé^
rifion le Jiecle Philojbphc ; mais Philo-
fophe ou non, les Poètes n'ont point
à le plaindre de lui , & il fera facile
de le juftirier auprès d'eux.
Si la Philofophie infpire le goût des
lectures utiles , le plus grand mérite au-
près d'elle efl: de joindre l'agrément à
l'utilité; par-là on rend nos plaifirs plus
réels & plus durables. Les ouvrages
philo fophiques , quand ils réunifient ces
deux avantages , font peut-être les plus
propres à maintenir le bon goût dans
l'Art d'écrire ; ils nous font fentir com-
bien des idées nobles & grandes , re-
vêtues d'ornemens fimples &: vrais
comme elles . font préférables à des
riens agréables & frivoles.
C'en avec cette févérité que le Phî-
lofophe examine & juge les ouvrages
de poéfie. Pour lui le premier mérite
& le plus indifpenfable dans tout écri-
vain , efl celui des penfées : la poéfie
ajoute à ce mérite celui de la difficulté
vaincue dans l'exprefîion : mais ce fé-
cond mérite , très-eftimable quand il fe
joint au premier., n'eft plus qu'un effort
fur la Poéjie. 437
puéril dès qu'il eft prodigué en pure
perte & fur des objets futiles. Un dé
nos grands Vérificateurs fe félicitoit,
dit-on, d'avoir exprimé poétiquement
fa perruque. Mais pourquoi fe donner
la peine d'exprimer une perruque poé-
tiquement? N'eft-ce pas avilir la langue
des Dieux , que de la proftituer à des
chofes fi peu dignes d'elle ?
La vraie Poéfie , celle qui feule me-»
rite ce nom, dédaigne non -feulement
les idées populaires & baffes , mais"
même les idées riantes &C agréables , fi
elles font triviales & rebattues. Rien
n'eft plus plein de finette & de vérité
que les ficlions de la Poélie ancienne ;
mais rien n'eft aujourd'hui plus itfé que
ces fictions. Celui qui le premier a peint
l'amour fous les traits d'un enfant,
avec des ailes , un bandeau , Se des
flèches , a montré beaucoup d'efprit :
il n'y en a point à le répéter. Anacréon
nous plaît avec juftice , parce qu'il eft
ou qu'il pafîe pour le créateur de fon
genre : mais dans un petit genre tel
que le fien , où celui qui invente ,
épuife , l'original eft quelque chofe , &C
les copies ne font rien.
Puifque la Poélie eft un art d'ima-
Tiij
43 8 Réflexions
gination , il n'y a donc plus de Poéfîe %
dès qu'on fe borne à répéter l'imagi-
nation des autres. Nos meilleurs Ecri-
vains conviennent que les phrafes , de
û on peut parler ainfi , les formules du
langage poétique font infipides dans la
proie. Pourquoi ? Parce que ce lan-
gage eil inventé depuis près de trois
mille ans , & que le genre d'idées qu'il
renferme , eu devenu failidieux. En
Poéiie même , les auteurs de génie n'en
font plus aucun ufag« ; ils n'ofent toute-
fois le condamner ouvertement dans
les vers, à caufe de la poffefîion im-
mémoriale où il eu d'y régner ; mais
en profe le même droit de prefeription
ne les arrête pas , &' ils en font juffice
fous un autre nom.
Il en eïl de même de plufieurs gen-
res de Poéfie. Le genre pafloral , par
exemple , peut encore nous plaire fur
la feene , &C principalement fur le
Théâtre lyrique 9 par les accefToires
qui l'accompagnent ; le fpe£tacle , l'ac-
tion , la mufique & les danfes. Mais
dépouillé de ces ornemens , &: réduit
à lui-même , ce genre eu devenu bien
froid fur le papier. Théocrite, Vir-
gile , 6c Fontenelle ont épuifé tout
fur la Poêjîe. 439
ce qu'on peut dire fur les bois , les
fontaines & les troupeaux. Les fenti-
mens tendres , fimples &£ naturels , faits
pour nous intéreffer par-tout où ils fe
trouvent , n'ont pas befoin , pour aug-
menter cet intérêt , d'être attachés ait
nom d'Idylle ; pour remplir & pénétrer
l'ame , il leur fufHt d'être exprimés tels
qu'ils font; les prairies &£ les moutons
n'y ajoutent rien. Avouons même que
ces détails ruftiques , déjà peu piquans
par eux-mêmes , ont encore quelque-
fois l'inconvénient de trancher avec le
fujet, &I d'y être ridiculement dépla-
cés. De toutes les Edogues de Virgile ,
la meilleure, peut-être, finon comme
Eglogue , au moins comme pièce , eft
celle de Corydon &c d'Alexis ; &: afîu-
rément on ne dira pas que ce foit là
un fujet paftoral.
Mais pourquoi notre fiecle , en fe
refroidifTant fur l'églogue , femble-t-il
fe refroidir aiuTi fur l€ genre le plus
oppofé au bucolique , fur le genre de
l'ode? Le même dégoût pour les pein-
tures & les idées communes produit
ces deux effets contraires. Ce qui fait
le caractère de la Poéfie lyrique , c'eit
la grandeur ôc l'élévation des penfées ;
Tiv
440 Réflexions
toute Ode qui remplira cette condi-
tion , efl aflurée d'enlever les fiiffrages.
Mais les penfées fiiblimes font rares ,8c
ne peuvent être fuppléées , ni par la
magnificence des mots , cette magnifi-
cence fi pauvre quand celle des chofes
n'y répond pas , ni par ce beau déjordre.
qu'on n'a pu jufqu'ici bien définir, ni
par des invocations triviales qui ne font
point exaucées, ni par un enthoufiafme
de commande qui femble annoncer une
foule d'idées &t qui n'en produit pas
une feule.
En un mot, voici , ce me femble , la loi
rigoureufe , mais jufte, que notre fiecle
impofe aux Poètes ; il ne reconnoît plus
pour bon envers que ce qu'il trouve roit
excellent en profe. Ce n'efl pas à dire
pour cela que des vers profaïques y
fiuTent-ils d'ailleurs bien penfés , puif-
fent obtenir fon fufTrage. L'homme de
goût efl encore bien plus difficile fur
la difïion dans* les vers que dans la
profe. Il fe contente prefque dans celle-
ci d'un ïtyle coulant &c naturel, qui n'ait
rien de bas ni de choquant ; il exige;
de plus dans les vers une expreffion
noble & choifie fans être recherchée ^
une harmonie facile 3 6c où la contrainte
fur la Poijîe. 441
ne fe fafle point fentir ; il veut enfin que
le Poète {bit précis fans être déchar-
né, naturel 6c aifé fans être froid &£
lâche , vif Se ferré fans être obfcur.
Il ne donne pas même le nom de Poète
au Vérificateur qui a fouvent rempli
ces conditions , s'il ne les a remplies
beaucoup plus fouvent qu'il ne les a
violées ; &£ tel de nos Ecrivains qui a
excellé dans la profe , qui a beaucoup
penfé dans fes vers , qui en a fait beau-
coup de bons , auroit doublé fa réputa-
tion en jettant au feu les trois quarts
de (es poéfies , & en ne donnant le refte
que par fragmens. En vain un de nos
plus beaux efprits a-t-il prétendu , qu'on
ne doit avoir égard dans les vers qu'à
la beauté du fens , à la clarté & à la
précifion avec laquelle il efl rendu; &c
que ces conditions une fois remplies,
on doit fe confoler que l'harmonie en
fouffre. Il efï facile de lui répondre par
l'exemple des grands Maîtres qui ont fu
allier dans leurs vers la beauté du fens à
celle de l'harmonie. En un mot, quand
on prend la peine de lire des vers , on
cherche ce on efpere un pîahir de plus
que fi on liibit de la profe ; & des vers
durs ou foibks font au contraire éprou-
T v
44 2 Réflexions
ver un fentiment pénible , Se par con~
féqùent un plaifir de moins.
Cette manière de penfer , fi j'ofe
rendre compte ici de la difpofition una-
nime de mes Confrères , dirigera dans
la fuite plus que jamais le jugement de
l'Académie Françoife fur les pièces de
poéfie qu'on lui adreffe pour le con-
cours. Tant qu'elle a propofé & fixé
les fujets de ces pièces , fi elle a eu
quelque chofe à fe reprocher dans (es
décidons , ce n'eu pas d'avoir ufé d'une
rigueur excefîive ; elle a quelquefois
encouragé le germe du talent , plutôt
que le talent même ; & le bas peuple
des critiques, qui fe plaît à déchirer
lourdement les ouvrages couronnés, &
qui ne remporteroit pas même le prix
de la fatyre s'il y e
être perfuadé , fans craindre d'avoir
fatyre s'il y en a voit un , doit
trop bonne opinion de l'Académie 9
qu'elle a pu donner le prix à certaines
pièces , &: les croire en même tems fort
éloignées de la perfection. Cependant,
pour acquérir le droit d'être plus fé-
vere à l'avenir , elle a pris le parti de-
puis quelques années de laiffer aux
Poètes le choix des fujets ; mais elle
voit avec peine que les Auteurs fem-
fur la Poêjîe. 443
blent fe négliger à proportion de la li-
berté qu'elle leur laiïle , & de la ri-
gueur qu'elle a réfolu de mettre dans
les jugemens. Ce n'eft pas que l'Aca-
démie n'ait remarqué du talent, &: mê-
mes des étincelles de génie , dans quel-
ques-unes des pièces qu'elle a reçues ;
mais ce n'ell: point à quelques vers
détachés , & flottans pour ainfi dire au
hazard , c'eft à l'enfemble d'an ouvrage
qu'elle accorde le prix. Celui-ci , fans
deiTein & fans objet, fe perd en écarts
continuels , & étouffe quelques peiï*
fées heure ufes fous un monceau de
décombres ; celui-là a plus de fuite tk.
de plan , mais n'a prefque point d'autre
mérite , & délaye des idées communes
dans des vers froids ou bourfouflés. En
un mot , aucune des pièces n'a paru
propre à faire fur le public affemblé
cette imprefTion de plaifir, qu'il eft en
droit d'attendre d'un ouvrage couron-
né par le jugement d'une fociété de
Gens de Lettres. Chacun des concur-
rens en particulier , trouve cette fé-
vérité très-jufte à l'égard de fes rivaux ;
mais plufieurs la jugent inique &: bar-
bare pour ce qui les concerne. Il en efl
même de plus mécontens , qui n'at-
T vi
444 Réflexions
tendent que le jour de leur arrêt pour
lancer contre l'Académie quelque Epi-
gramme qu'elle ignore ; ils fe font d'ail-
leurs célébrer par des Journalises , car
il y en a qu'on fait taire & parier
comme on veut ; & fi leur amour
propre n'eft pas fatisfait , il croit du
moins être bien vengé. Quelques an-
nées fe parlent; l'amour paternel s'af-
foiblit , la vanité ofFenfée s'appaife ; ils
relifent leur ouvrage de fang-froid , &
ils trouvent que leurs juges ont eu
raifon.
Ilfemble que le même efprit de fa-
gefie qui a préfidé à la formation de
notre langue , a préfidé auffi aux règles
de notre Poéfie françoife. Nous avons
fenti eue la Poéfie étant un art d'agré-
1 . . . o
ment , c'étoit en diminuer le plaifir que
d'y multiplier les licences , comme ont
fait dans la leur la plupart des étrangers»
Les Anglois & les Italiens ont des vers
fans rime , des inverfions fréquentes &C
de toute efpece , des ellipfes multi-
pliées , la liberté d'accourcir & d'allon-
ger les mots félon le befoin qu'ils en
ont , enfin une grammaire beaucoup
plus relâchée pour la Poéfie que pour
la proie. Chez nous la grammaire des
fur la Poèjîe. 44 J
Poètes eft aufîi rigoureuie que celle des
Profateurs ; l'inverfion eft rarement
permife , elle nous déplaît pour peu
qu'elle ioit extraordinaire ou forcée ;
& celui qui a dit que le cara&ere de la
Poéiie Françoife confiftoit clans l'inver-
fion, n'avoit apparemment jamais lu
de vers , on n'en avoit lu que de mau-
vais. Enfin nous croyons la rime aufîi
indifpenfable à nos vers que la vérifi-
cation à nos Tragédies : que ce foit
raifon ou préjugé, il n'y a qu'un moyen
d'affranchir nos Poètes de cet efciavage,
fi c'en eft un ; c'eft de faire des Tragé-
dies en Proie , & des vers fans rimes ,
qui aient d'ailleurs affez de mérite pour
autorifer cette licence. Jufque-là tous
les raifonncmens de part & d'autre fe-
ront en pure perte ; les uns croyant
avoir la raifon pour eux , &c les autres
réclamant l'ufage & l'habitude , devant
lefquels la raifon doit fe taire.
Je ne fais ce qui arrivera des vers
fans rime ; mais je ne défefpere pas que
s'ils s'établiflént jamais , l'ufage ne com-
mence par nos vers lyriques, par ceux
qui font faits pour être chantés. Autant
la mefure 6c la cadence font nécefiaires
à ces fortes de vers ? autant la rime l'eft
446 Réflexions
peu ; la lenteur du chant l'empêche
prefque toujours d'être fenfible , & par
conféquent détruit fon effet. Oferoit-
on conclure de-là qu'on pourroit faire
de très-bonne Mufique fur de la Profe
Françoife , pourvu que cette Profe fût
harmonieufe & cadencée? Quelles cla-
meurs cependant contre le malheureux
qui oferoit tenter cette innovation ! Il
me femble entendre déjà l'anathême
lancé contre lui de toutes parts , &£ fur-
tout par cette efpece de connohTeurs
qu'on appelle gens de goût par excel-
lence , gens de goût tout court , qui
jugent de tout ians rien produire , &
qui en matière de plaifir protègent les
anciens ufaçes. Malheureufement ces
gens de goût, oui déclameroient le plus
contre la nouveauté que nous propo-
fons , ne s'appercevroient pas qu'ils
entendent tous les jours au Concert
Spirituel de la Profe Latine à demi bar-
bare , fans que leurs oreilles délicates
en foient offenfées.
Quoiqu'il enfoit, moins nous adou-
cirons la rigueur de nos lois poétiques ,
plus il y aura de gloire à la îurmonter.
Ne craignons pas d'aflurer qu'il y a
plus de mérite dans dix bons Vers Fran-
fur la Poifîe, 447
cois, que dans trente Anglais ou Italiens.
Ceux que l'impulsion de la nature aura
forcés d'être Poètes , fauront bien nous
plaire malgré tous ces liens dont nous
les avons chargés ; les autres auroient
mauvaise grâce à fe plaindre des entra-
ves qu'on leur donne; ils n'en marche-
roient pas mieux quand ils auroient
leurs membres libres.
Si donc on fe refroidit fur les vers
à mefure qu'on avance en âge , ce n'efl
point par mépris pour la Poéfie ; c'elï
au contraire par l'idée de perfection
qu'on y attache. C'en1 parce qu'on a
fenti par les réflexions , & connu par
l'expérience , la diftance énorme du mé-
diocre à l'excellent, qu'on ne peut plus
fouffrir le médiocre. Mais l'excellent
gagne à cette comparaifon ; moins on
peut lire de vers , plus on goûte ceux
que le vrai taîent fait produire. Il n'y
a que les vers fans génie qui perdent à
ce refroidilfement , ck ce n'eft pas la
lin grand malheur.
Par la même raifon , quoiqu'on re-
connoiiîe tout le mérite de la Poéfie
d'image . quoique dans la jeune/Te , où
tout eft frappant & nouveau , on pré-
fère cette Poéfie à toute autre , on lui
448 Réflexions
préfère dans un âge plus avancé la Poé-
fîe de fentiment, &C celle qui exprime
avecnobleffe des vérités utiles. Le Poëte
qui n'eft que Peintre, traite fes lecleurs
comme des enfans de beaucoup d'ef-
prit; le Poëte de fentiment, ou le Poëte
Philofophe traite les fiens comme des
hommes.
Voilà pour quoi , fans parler ici en
revue tous nos grands Poëtes , Racine
&: la Fontaine plairont toujours dans
tous les tems &c tous les âges. L'un efl
le Poëte du cœur, l'autre eft celui de
l'efprit & de la raifon. La Fontaine fur-
tout , qu'on regarde allez mal à propos
comme le Poëte des enfans , qui ne l'en-
tendent guère , efl à bien plus jufte titre
le Poëte chéri des vieillards : il Peft
même plus que Racine. Entre plufieurs
raifons qu'on en pourroit apporter , &c
qui fe préfentent afTez facilement , en.
voici une que je foumets au jugement
des maîtres quim'écoutent.
L'efprit exige que le Poëte lui plaife
toujours , &: il veut cependant des re-
pos : c'eft ce qu'il trouve dans la Fon-
taine , dont la négligence même a fes
charmes , & d'autant plus grands que
{on fujet la demandoit; Dans Racine au
fur la Poèjîe. 449
contraire , toute négligence feroit un dé-
faut ; &c cependant l'exactitude & l'élé-
gance continue de ce grand Poète , de-
viennent à la longue un peu fatigantes
par l'uniformité ; il a , félon l'exprefïion
d'un homme de beaucoup d'efprit, la
monotonie de la perfection.
On peut expliquer , fi je ne me trom-
pe , par ce même principe , l'impofîi-
bilité prefque générale de lire de fuite
&c fans ennui un long; ouvrage en vers.
En effet un long ouvrage doit reflem-
bler , proportion gardée , à une longue
converfation , qui pour être agréable
fans être fatigante , ne doit être vive
&: animée que par intervalles ; or dans
un fujet noble les vers ceflent d'être
agréables dès qu'ils font négligés, &C
d'un autre côté le plaifir s'émoufTe par
la continuité même.
D'après ces principes , &: d'après le
témoignage prefque général de tous les
Gens de Lettres , j'ai bien de la peine
à croire qu'Homère &c Virgile aient
jamais été lus fans interruption & fans
ennui par leurs plus grands admirateurs.
Il eft vrai qu'indépendamment de la vér-
ification , il y a une autre raifon du re-
froidiffement néceflaire qu'on éprouve
450 R éflexions fur la Poéfîc.
en les lifant , c'eft le peu d'intérêt qui
règne ( au moins pour nous ) dans ces
longs ouvrages ; & ce qui le prouve ,
c'eft l'irnpoiîibilité abfolue de les lire
dans la meilleure traduction. Il n'y a, ce
me femble, qu'un feul Poète Epique
parmi les morts , dont la lecture plaife
& intérefle d'un bout à l'autre ; j'en de-
mande pardon à l'ombre de Defpréaux,
mais je veux parler duTafle : il eu vrai
qu'il a plufieurs fiecles de moins qu'Ho-
mère & Virgile , & j'avoue que c'efï-là
un grand défaut. Peut-être y a-t-il un
autre Poëme Épique qui peut jouir du
rare avantage d'être lu de fuite , fans
ennui & fans fatigue ; mais l'Auteur a
encore un plus grand défaut que le
TafTe ; il eft François, & vivant.
45i
LETTRE
A UN JOURNALISTE.
M Es Réflexions fur la Poifie, approu-
vées , Monfieur , par nos meil-
leurs Poètes , ont excité la colère &
les cris de quelques rimailleurs. Je n'en
fuis ni furpris ni ofFenfé ; je devois
m'attendre à l'intérêt qu'ils marque-
roient pour leurs mauvais vers, intérêt
d'autant plus excuiable , que perfonne
ne le partage avec eux. Mais je ne
m'attendois pas , je l'avoue , à celui
qu'ils prennent au Latin des Pfeaumes :
ils m'acculent d'impiété , pour avoir oie
dire que ce Latin eft à demi barbare;
je croyois la chofe inconteftable , 6c
même généralement reconnue par ceux
qui avec raifon refpe&ent le plus dans
ces Poéfies facrées le fond des chofes.
Si mes fcrupuleux &C redoutables cen-
feurs veulent prendre la peine de lire
le fécond Difcours fur l'Hiftoire Ecclé-
fiaflique , par M. l'Abbé Fleury , que '
perfonne , je penfe , n'accufera d'inv-
452. Lettre à un Journalise.
piété; ils y trouveront au Chapitre XVI.
ces propres paroles : St. Paul parlant
un Grec DEMI BARBARE, ne laiffe pas
de prouver ; de convaincre, a" émouvoir, &c.
Or il me femble que j'ai bien pu dire
fans fcandale du Latin des Pfeaumes,
ce qu'un Écrivain plus grave & plus
pieux que moi a dit du Grec de St. Paul.
De toutes les fottifes que ces rimail-
leurs m'ont imputées , & de toutes
celles qu'ils ont dites à cette occafion,
le reproche auquel je réponds ici -
Monfieur , eft le feul qui mérite d'être
relevé , parce qu'il tient à un objet
refpeûable. C'eft uniquement , ce me
femble , fur de pareils motifs qu'on doit
prendre la peine de répondre aux criti-
ques , & fur-tout à des critiques comme
les miens.
Je fuis , 6tc.
**%$&
RÉFLEXIONS
SUR L'ODE,
Lues à V Académie Françoife dans la
Séance du zb Août ij6z, ou fut
couronnée l'Ode de Mr. Thomas
fur le Temps.
455
rç #### £ ^*r ^ #### $
SUITE DES RÉFLEXIONS
5(7 R LA POÉSIE,
ET SUR I/O DE
£tf P ARTICULIE R.
«^AA^
plufi?
autres , ont échappé avec hon-
neur au naufrage d'environ foixante
autres Odes que l'Académie a vu périr
avec regret , fans pouvoir en fauver les
débris. Jamais la Poéfie n'a été fi rare
à force d'être (i commune , à prendre
ce dernier mot dans tous les fens qu'il
peut avoir. En tout genre de talens , le
menu peuple eft aujourd'hui très-nom-
breux ; &c malheureufement on ne peut
pas dire des Beaux -Arts comme des
Etats , que c'eil le peuple qui en fait
4j6 Réflexions
la force. Vérificateur, homme de Let4
très , Philofophe même , on fe fait tout
à peu de frais; & on fe plaint enfuite
que ce qui a coûté û peu foit eftimé ce
qu'il vaut.
Les Poètes , par exemple , ont oui
dire qu'on defiroit aujourd'hui de la
Philofophie par - tout ; que le public
n'entendoit point raifon fur ce fujet,
qu'il étoit las de mots , 6c vouloit des
chofes. S'il ne tient qu'à cela , ont-ils
dit , nous mettrons de la Philofophie
dans nos vers. Mais la Philofophie qui
fait le mérite du Poète , n'eft pas celle
qu'il peut arracher par lambeaux dans
quelques livres ; c'eft celle qui fait {en-'
tir 6c penfer , 6c qu'on trouve chez
foi ou nulle part. Lucrèce en eft un bel
exemple. Quand eft-il vraiment fubli-
me ? Eft -ce quand il détaille en vers
foibles la foible Philofophie de fon tems,
quand il fe traîne languiflamment fur
les pas des autres ? C'eft quand il penfe
6c fent d'après lui-même , quand il eft
le Peintre , 6c non l'Ecolier d'Epicure.
A force de crier par-tout Philofophie ,'
je crains que nos fages ne lui faffent
tort. Pour être refpe&ée il ne faut pas
qu'elle fe proflitue , encore moins
qu'elle
fur PO de. 457
qu'elle fe laifîe voir fous une forme
défavantageufe. Si elle fe trouve em-
prifonnée & mal à fon aife dans des
vers durs , foibles , ou profaïques , fes
ennemis , toujours emprefles à la trou-
ver en faute , s'écrieront avec fatis-
fattion : Voilà à quoi sexpofe le Poète qui
fe fait Philofophe. Ils devroient dire
tout au plus ; voilà à quoi £ expo fi le
Philojbphe qui na pas ce qu il faut pour
être Poète : ils devroient fentir &c recon-
noître , pour ne pas citer d'autres
exemples , quel prix la Philofophie
ajoute à la vérification brillante du plus
célèbre de nos Ecrivains. Mais ces
Meilleurs ne louent jamais que les
morts , ou les vivans que la mort fait
oublier.
Le Philofophe de fon côté , tout
Philofophe qu'on l'accufe d'être , re-
connoîtra fans peine , que ce n'efi pas
aflez , fur-tout en vers , de penfer &c
de fentir; l'exprefîion en eft Pâme in-
difpenfable. On la veut choifie , &c pour-
tant naturelle ; harmonieufe, & pourtant
facile. On impofe au Poète les lois les
plus féveres ; &c pour comble de ri-
gueur , on lui défend de laiiler voir ce
qu'il lui en a coûté pour s'y foumettre.
Tome K V
458 Réflexions
L'arrêt eft dur fans doute ; il efr. aifé k
ceux qui ne courent pas la carrière , de
s'y montrer difficiles ; mais il erl: encore
plus aifé de ne la pas courir , fi on n'en
a pas la force. Un grand Poëte eft un
Ecrivain d'un ordre fupérieur aux au-
tres ; quand on a cette prétention ? iî
eft jufte de la payer.
Encore celui-là même qui la remplit
le mieux a-t-il befoin de quelqu'in dili-
gence. Combien de fautes légères &€
comme imperceptibles , d'expreftions
qui ne font pas tout-à-fait juftes , de
tours un peu contraints , de mots 8ç
quelquefois de vers de rempliflage 9
qu'on eft forcé de pardonner au Poëte }
Il n'en eft aucun qu'on ne puiffe prendre
ici pour juge , pourvu qu'on lui donne
à juger les vers d'autrui , & non pas les
fiens. Un Poëte eft un homme qu'on
oblige de marcher avec grâce les fers aux
pieds; ilfautbien lui permettre de chan-
celer quelquefois légèrement. En fera-
t-il pour cela moins digne d'admiration?
Point du tout. Et quel eft l'Ecrivain
qui , foit parefte y foit impuiflance de
mieux faire , ne fe furprend pas lui-
même mille fois en faute , ne fe voit
pas mille petites taches dont il fe garde
fur PO Je. 459
le fecret , &c qu'il efpere dérober aux
autres ? Si on étoit condamné en écri-
vant à fe fatisfaire pleinement foi- même,
je ne fais fi on écriroit une page en
toute fa vie. Nous admirons avec raifon
l'Enéide , £k Virgile vouloit la brûler.
De tous les genres de petits Poënies,
POde efl le plus rempli d'écueils. On y
veut de l'infpiration , & Tinfpiration
de commande eft bien froide ; on y
veut de l'élévation , & l'enflure eft à
côté du fublime ; on y veut de l'enthou-
fiafme , & en même tems de la raifon ,
c'eft-à-dire , non pas tout-à-fait , mais
à-peu-près les deux contraires.
Deipréaux dans fon Art Poétique a
donné le précepte , & n'a pas donné
l'exemple clans fon Ode fur Namur. La
Motte a prétendu que ce qu'on appelle
dans l'Ode un beau défordre, eft au
contraire le chef-d'œuvre de la Logique
& de la raifon ; le tout à l'avantage des
Odes didactiques qu'il a rimées. Chacun
fait ainfi des règles d'après ce qu'il fent,
ou plutôt d'après ce qu'il peut. Mais
pourquoi tant faire de règles ? Il en eft
dans les Beaux -Arts comme dans les
Sciences. Voulez -vous faire connoître
une machine ? Ne vous arnufez point
Vij
460 RifextonS
à la décrire , on ne vous entendroît
qu'imparfaitement ; montrez la machine
même. Voulez-vous favoir ce que c'efl
que POde ? contentez- vous d'en lire de
belles. Vous en trouverez de cette ef-
pece (Si ce font peut-être les meilleures)
où il n'y a ni fureur poétique , ni in-
vocation , ni que vois-je , ni quefens-jc ,
ni prétendu beau défordre. Vous en
verrez d'excellentes , chacune en leur
genre , comme l'Ode à la Fortune 6c
l'Ode à la Veuve , dont le caractère eil
efrfolument différent , quant aux idées ,
quant au ftyle , quant à la nature même
des fiances & de la mefure ; 6c vous
viendrez après cela nous tracer des
règles. Les grands Artiftes en tout genre
n'en ont guère connu qu'une ; c'efr. de
n'être ni froids ni ennuyeux. Avec une
oreille fenfible 6c fonore 9 un choix
heureux d'exprerlions , que le goût feu!
peut donner, 6c fur-tout des idées 6c
de l'ame , on fera Poète Lyrique ; c'efl
bien allez de conditions , fans y ajour
ter encore la tyrannie de quelques lois
arbitraires,
LailTons donc là les définitions , les
cliifertations , les légiférions de toute
efpeçe ; 6c étudions les modèles. On
fur tOit. 461
fe plaint que l'Ode n'en fournit pas
affez parmi nos Poètes. Celui qu'on
place avec juftice au premier rang , eft
iupérieur dans l'harmonie &£ dans le
choix des mots : des juges , peut-être
féveres , defireroient qu'il penfât da-
vantage ; la partie du fentiment eft
chez lui encore plus foible. Audi , quoi-
qu'on le cite quelquefois , on le loue
encore plus qu'on ne le cite. Les vers
qu'on retient avec facilité , qu'on fe
rappelle avec plaifir , font ceux dont
le mérite ne fe borne pas à l'arrange-
ment harmonieux des paroles. Un fen-
timent confus femble nous dire , qu'il
ne faut pas mettre à exprimer les cho-
ies plus de peine Se de foin qu'elles
ne valent ; 6c que ce qui paroîtroit
commun en Profe , ne mérite pas l'ap-
pareil de la vérification. Toute Poéfie,
on en convient , perd à être traduite ;
mais la plus belle peut-être eft celle qui
y perd le moins. Je ne fais fi les Poètes
conviendront de cette propofition ; mais
qu'elle foit vraie ou faurte , la plupart
auroient trop d'intérêt à la nier pour
n'être pas récufables.
Ce n'eft pourtant pas que la Poéfie ,
& en particulier la Poéfie Lyrique , ne
V iij"
462 Réflexions
puiffe tirer un grand prix de la richetfe
& de l'harmonie des exprefîions. Les
Anciens fur-tout paroiïTent y avoir été
fort fenfibles. Horace parle de Pindare
avec enthoufiame , &c affurément i s'y
connoifîbit ; cependant, û nous vou-
lons être de bonne foi , nous avoue-
rons que Pindare ne nous tranfporte
pas d'admiration dans les traductions
qu'on en a faites. Pourquoi donc a-t-iî
mérité tant d'éloges ? C'eft fans doute
parce qu'il portoit au plus haut degré
le mérite de l'exprefîion &c du nombre ;
deux chofes dont l'effet devoit être
très-grand dans une Langue riche 3>C
muncaîe comme celle des Grecs , mais
dont le prix eil fort affoibli pour nous ,
dans une langue morte , que nous ne
favons pas prononcer , 6c que nous en-
tendons mal.
Ce même Horace , le panégyrifle
de Pindare , &: qui ne croit pas pou-
voir l'égaler, nous plaît pourtant beau-
coup plus ; parce qiren effet il penfe
davantage , parce qu'il fent plus fine-
ment , parce qu*il eil plus varié 6c
plus naturel. Cependant croyons-nous
encore avoir le tael jufte fur les beau-
tés d'expreflion qu'il renferme ? Qui
fur l'Ode. 46$
flous répondra , que tel vers qui nous
enchante , ou tel autre qui nous laifle
froids , ne fit pas fur les Romains un
effet tout contraire ? Après cela amu-
fons - nous à taire des Odes Latines*
Je me ibuviens d'en avoir lu il y a
quelques années de Françoifes , faites
par un Italien de beaucoup d'efprit ;
les idées en étoient nobles , la Poéfie
facile , correcte , &c poutant mauvais
fe. Eh bien , me diibis-je à moi-même ,
fi le François étoit une langue morte ,
ces Odes paroîtroient excellentes ; il
feroit impofîible d'y appercevoir le
foible de l'exprefîion. C'efl qu'en ma-
tière de langue , il efl une infinité de
nuances imperceptibles & fugitives ,
qui pour être démêlées ont befoin , fl
on peut parler de la forte , du frotte-
ment continuel de l'ufage; c'efl un effet
qui doit être dans le commerce pour
que la vraie valeur en foit connue.
Qu'on me permette à cette occafion
une réflexion qui tient à mon fujet. Si
on vient un jour à ne plus parler la
Langue Françoife , nos neveux met-
tront toujours la Fontaine au rang des
grands Poètes , parce qu'ils fauront le
cas infini que nous en faifons , 6c que
V iv
464 Réflexions
d'ailleurs nos neveux n'auroient garde
de ne pas penfer comme leurs ancê-
tres. Mais démêleront -ils les grâces de
cet Auteur inimitable , fa facilité ? fa
naïveté , les charmes de fa négligence
même ? Il eft permis d'en douter beau-
coup ; une grande partie de leur admi-
ration fera fur notre parole ; ils fenti-
ront faiblement , & fe récrieront au
hazard.
Revenons à l'Ode. Le Public , foit
lafTitude , foit humeur , paroît aujour-
d'hui un peu dégoûté de ce genre ; il
marque même ce dégoût afîez forte-
ment , pour que l'Académie ait balan-
cé , fi en lai ffant aux Poètes le choix
du fujet , elle ne leur laifferoit pas aufu*
celui de TOde , du Poëme , ou de
l'Épître. Elle a confidéré cependant ,
que fi l'Ode paroifîbit chanceler fur fon
trône , ce n'étoit pas à l'Académie
Françoife à l'en précipiter ; & qu'elle
devoit tâcher au contraire de ranimer
& d'encourager un genre , qui ne mé-
rite pas de périr obfcurément. Elle n'a
pas eu lieu de s'en repentir ; 6c le
Public , par ce qu'il vient d'entendre
&: d'applaudir avec juflice , peut juger
des efpérances ôc des reilources qui lui
relient.
I
fur rOde. 465
La faveur que l'Ode femble avoir
perdue , l'Épître paroît l'avoir gagnée.
Nos Poètes d'ailleurs s'y trouvent plus
à leur aife ; on parle des vers foibles
dans une Épître , on n'en parle point
dans une Ode. De plus l'Ode a un air
de prétention, &: tout ce qui s'annonce
avec cet air- là effarouche notre fîe-
cle , qui devroit pourtant traiter les
prétentions avec quelque indulgence ,
car il en a de toutes les efpeces. Quoi
qu'il en ioit , l'Épître paroît plus faite
pour réufîir aujourd'hui ; elle le pré-
fente modeftement &: fans appareil; la
Philofophie d'ailleurs , cette Philofo-
phie qui de gré ou de force s'introduit
par-tout , croit y être plus à fa place ,
parce qu'elle s'y trouve plus libre , 6c
plus maître fie du ton qu'elle veut pren-
dre. Horace femble nous plaire encore
davantage par (es Épîtres que par fes
Odes. Ce n'eït pas qu'il n'y ait autant
& peut-être plus de mérite dans ces
dernières , plus de feu , plus de varié-
té , plus d'harmonie , plus de difficulté
vaincue ; mais le mérite des Épîtres e&
plus à notre portée , & plus à notre
ufage ; il eu moins attaché à la langue ,
il paffe plus aifément dans la nôtre. Je
y v
46 6 Réflexions
fuis bien éloigné , en hazardant ce pa-
rallèle , de prétendre aiioiblir la juite
admiration qu'on doit à ce Poète , ce-
lui de tous les anciens qui a réuni au
plus haut degré le plus de fortes d'ef-
prit &: de mérite , l'élévation & la fî-
neffe , le fentiment 6c la gaieté , la
chaleur Se l'agrément , la Philofophie
6c le goût. Il nous apprend néanmoins
qu'il eut des cenfeurs de fon tems ; 6c
fans doute ces cenfeurs eurent quel-
quefois raifon ; croit-on que Zoile mê-
me ne l'ait pas eu quelquefois contre
Homère ? Mais les beautés fupérieures
d'un Ècrivan font oublier les critiques
les plus jufles ; &c voilà par quelle
raifon ? pour le dire en paffant , les
Ariflarques &c les Zoïles de l'Anti-
quité ont également difparu ; perfpec-
tive affez peu confolante pour leurs
fuccevlturs.
J'avouerai au refle , avec le même
Horace ? que fi dans les jugemens fur
les Anciens , quelque excès peut être
permis, la liberté de penf^r par nt en-
core plus exeufabîe que la fuperft'.tion.
Le tems des héréfies théologiques , fi
orageux & fi humiliant tout à la fois
pour l'efpeçe humaine , efl heureufe»
fur l'Ode. 467
ment pafïé; celui des héréfies littéraires ,
moins dangereux & plus paifible , eiî
peut-être venu : peut-être même , dans
ces matières frivoles abandonnées à
nos difputes , ce qui ferait aujourd'hui
héréfie fcandaleufe fera-t-il un jour vé-
rité refpe&able. Mais il faut pour cela
que les Novateurs en Littérature évi-
tent deux écueils où il leur arrive de
tomber. Le premier eft de prétendre
furpaffer les Anciens en appercevant
leurs fautes : il y a loin du goût qui
analyfe avec jufteffe , au génie qui pro-
duit avec chaleur; le plus grand tort
de la Motte n'eft. pas d'avoir critiqué
l'Iliade , c'efr. d'en avoir fait une. La
féconde chofe que les Littérateurs Phi-
lo fophes oublient quelquefois ? c'eft
que la vérité , quand elle contredit
l'opinion commune , ne fauroit s'annon-
cer avec trop de réferve pour éviter
d'être éconduite ; c'efr. déjà bien affez
pour rifquer d'être mal reçue , que
d'être une vérité nouvelle. Les préju-
gés , de quelque efpece qu'ils puiflent
être , ne fe détruifent point en les
heurtant de front. Que le foleil vienne
éclairer tout-à-coup les habitans d'une
caverne obi cure , qu'il darde impétueu-
V vj
468 R éjlexions fur V 0 de.
fement fes rayons dans leurs yeux non
préparés , il ne fera que les aveugler
pour jamais ; il fera pis encore ; il leur
rendra pour jamais odieux l'éclat du
jour , dont ils ne connoîtront que le
mai qu'il leur aura caufé. C'eft en fe
montrant peu-à-peu que la lumière fe
fait fentir Ôt aimer ; c'efl en avançant
par degrés infenfibles , qu'elle en fait
defirer une plus grande.
REFLEXIONS
SUR
L'HISTOIRE,
Lues à l' Académie Franc oife dans la
Séance publique du 19 Janvier
47 ï
RÉFLEXIONS
SUR
L'HISTOIRE
E T fur les différentes manières
de l'écrire*
^=S' 'Hijloire , dit un Ancien , plaît
J^ toujours de quelque manière quelle
=x-r$jfifbit écrite. Cette proportion ,
quoiqifavancée par un Ancien , &c ré-
pétée , iuivant l'ufage , par trente échos
modernes , pourroit bien n'en être pas
plus vraie. Il efl fans doute des Lec-
teurs qui ne font difficiles ni fur le fond
ni fur le iïyle de PHîftoire ; ce font
ceux dont Pâme froide &C fans refTorts ,
plus fujette au défœuvrement qu'à l'en-
nui , n'a beïoin ni d'être remuée , ni
d'être inftruite , mais feulement d'être
afiez occupée pour jouir en paix de
fon exiflence , ou plutôt, fi on peut par-
ler ainfi, peur la dépenfer fans s'en
471 Réflexions
appercevoir. Ils fe repaient de ce qui
s'eft paiTé avant eux , à peu près com-
me la partie oifive du peuple fe repaît
de ce qui arrive autour d'elle. Le com-
mun des lecteurs met à l'Hiltoire la
même efpece de curiofité avec aufli peu
d'intérêt; cette occupation les fait vivre
fans dégoût &c fans fatigue tout à la
fois , parce qu'elle les délivre de l'em-
barras d'être , fans leur donner celui
de penfer. L'Hiitoire vraie ou faillie ,
bien ou mal écrite , eft donc l'aliment
naturel de cette multitude , trop nulle
pour entreprendre de méditer , trop.
raine pour fe réduire à végéter , mais
qui p3r bonheur pour elle n'eft pas en-
nemie de la le&ure. C'elt à elle feule
que l'Hiltoire plaît toujours , fous quel-
que forme qu'on la lui préfente ; les lec-
teurs qui penfent ne font ni fi avides ni
fi indulgens.
Il efl même des Philo foph es de mau-
vaife humeur, qui dédaignent abfolument
ce genre de connoilTances ; comme û.
pour l'ordinaire leur Métaphyïique &C
leurs fyftêmes leur apprenoient quel-
que chofe de mieux , Se à nous auffi.
Malebranche retranchoit impitoyable-
ment de fes leftures tout ce gui n'étoit
fur FHiJloire. 473
qu'hiftorique ; il craignoit que cette
occupation , félon lui vuicle & ftériîe ,
ne dérobât quelques inftans à les médi-
tations profondes , dont tout le fruit
cependant fut de lui perfuader qu'il
voyoit tout en Dieu , &c qu'il y avoit
de petits tourbillons. Mais la Philofo-
phie , chez la plupart de ceux qui la cul-
tivent , eft moins L'amour de la fagejfi
que l'amour de leurs penfées.
A quoi bon , difoit un de ces hommes
qui croyent penfer mieux que les autres
parce qu'ils penfent autrement, à quoi
bon s'embarraiTer de toutes les fottifes
qu'on a dites &c faites avant nous ! C'eft
bien affez de foufrVir de celles qu'on
voit 6c qu'on entend , 6c qui finirent par
être la grave occupation de quelques
Ecrivains, emprefîés à les recueillir, 6c
dignes de les louer. L'Hiftoire , dites-
vous, m'apprend â connoître les hom-
mes ? Quelques infïans de commerce
avec eux me l'ont appris bien mieux 6c
bien plus vite ; 6c cette connoifTance ,
quand on a eu le malheur de l'acquérir
par foi-même , n'invite pas à y ajouter
quelques légers &tri(les degrés de per-
fection par la leclure. Je tiens les hom-
mes de tous les fieçles pour ce qu'ils
474 Réflexions
font, foibles, fourbes & médians , trom-
peurs & dupes les uns des autres; &
je n'ai pas befoin d'ouvrir des livres
pour m'en affurer. L'expérience m'a
convaincu que ce monde eft une ef-
pece de bois infefté de brigands ; l'His-
toire m'aflure de plus qu'il n'a jamais
été autre chofe ; cela n'eft-il pas fort
inilruclif, & furtout fort confolant ?
D'ailleurs , ajoutoit ce critique amer,
puis-je compter fans folie fur le récit de
ce qui s'eft fait avant moi? L'ignorance,
la fïupidité , les parlions , la fuperfïition ,
la flatterie , la haine font autant de
verres enfumés , à travers lefquels pref-
que tous les hommes voient les événe-
mens qu'ils racontent. Mille faits arri-
vés fous nos yeux , font couverts d'é-
paifles ténèbres , le nuage qui les obf-
curcit fem£le grofiir à mefure que les
faits font plus importans , parce qu'il
y a plus d'hommes intérefîes à les al-
térer ; cherchez maintenant la vérité
dans les chofes que vous n'avez point
vues. L'Kifloire moderne efl fur ce
point la critique vivante & continuelle
de l'ancienne. Pour moi je renonce à
cette étude puérile ; Dieu , la nature ,
ôc moi-même , voilà plus d'objets qu'il
fur VHifioirt. 475
n'en faut pour occuper dignement ma
vie : l'Hhtoire des Cieux , celle d'une
plante , celle d'un infe&e , me touche
plus que toutes les annales Grecques
&. Romaines.
Encore , difoit toujours ce détrac-
teur de l'Hifloire , fi en m'apprenant
en détail les extravagances & la mé-
chanceté des hommes , elle m'inftruifoit
avec le même foin de ce qu'ils ont fait
de bon &c d'utile ? Si j'y trouvais le
progrès des connohTances humaines ,
les degrés par lefquels les Sciences &C
les Arts fe font perfectionnés ? Mais
point du tout. Cette partie de THifloire,
la feule vraiment intéreffante , la feule
digne de la curiofité du fage , eu précis
fément celle que les Compilateurs de
faits ont le plus négligée ; infatigables
narrateurs de ce qu'on ne leur demande
pas , ils femhlent s'être donné le mot
pour taire ce qu'on voudroit lavoir.
Tandis que des vautours s'égorgeaient,
des vers à foie filoient pour nous dans
le filence ; nous jouirions de leur tra-
vail fans les connoître , ck: nous ne fa-
vons que l'hiftoire des vautours. Ceux
qui nous l'ont tranfmife , relie mblent à
des Naturaliftes qui décriroient avec
47 6 Réflexions
complaifance les combats des araignées
qui fe dévorent, & qui oublieroient de
nous faire connoître l'induftrie avec la-
quelle elles fabriquent leur toile.
Hâtons -nous de faire taire ce Dio-
gene. Car comme il y a du vrai dans fa
déclamation , ce vrai , quoique dur &
outré , ou plutôt parce qu'il eft dur Se
outré , chargeroit encore l'infortunée
Philofophie d'un nouveau crime dont
elle n'a pas befoin. Effayons , pour la
juftifîer , d'oppofer à notre cynique le
Philofophe fage & modéré , qui lit
l'Hifïoire pour s'aflurer que les généra-
tions parlées n'ont rien à reprocher à
celle qui paiTe , & pour pardonner à
fon fiecle ; pour fe confoler de vivre ,
par le fpe&acle de tant d'illuftres &C
refpeclables malheureux qui l'ont pré-
cédé; pour chercher dans les annales
du monde, les traces précieufes, quoi-
que foibles &r clair-femées , des efforts
de Pefprit humain , &c les traces bien
plus marquées du foin qu'on a mis de
tout tems à l'étouffer ; pour voir fans
en être ému , dans le fort de fes prédé-
cesseurs , celui qu'il doit avoir, s'il joint
au même courage le même fuccès , &
s'il a le bonheur ou le malheur d'ajou-
fur tffifloirt. 477
ter quelques pierres d'attente à l'édifice
de la raifon. L'Hiiloire femble lui ré-
péter à chaque mitant ce que les Mexi-
cains difoientàleurs enfans au moment
de leur naifTance : Souviens- toi que tu
es venu dans ce monde pour fouffrir ; Jôuffre
donc , & tais- toi. C'efl ainfi que l'Hif-
toire Pinftruit , le confole & l'encou-
rage. Il lui pardonne d'être incertaine
dans ce qu'elle lui apprend , parce que
tel eft le fort des connohTances hu-
maines , & que les obfcurités de l'uni-
vers phyfique le confoient de ne pas
voir plus clair dans l'univers moral. Il
lui pardonne tout ce qu'elle lui apprend
de trop , parce qu'il ne lui en coûte rien
pour l'oublier ; ou plutôt , il ne fait pas
même d'efforts pour chaffer de fa mé-
moire les faits peu intéreilans qu'il a
recueillis dans fa lecture ; il regarde la
connoiflance de ces faits comme étant
en quelque manière de néceffité conve-
nue entre les hommes , comme une
des reiiburces les plus ordinaires de la
converfation , en un mot , comme une
de ces inutilités fi nécefiaires , qui fer-
vent à remplir les vuides immenfes &
fréquens de la fociété.
Ainfi , bien loin que l'Hifloire doive
47 S Réflexions
être dédaignée du Philofophe , c'eft ait
Philo fophe feul qu'elle eft véritable-
ment utile. Cependant il eft une clafle
à qui elle eft plus profitable encore.
Ce il la clafle refpe&able 6c infortunée
des Princes. J'ofe employer cette ex-
preflion fans craindre de les ofTenfer ,
parce qu'elle eft di&ée par l'intérêt que
doit inlpirer à tout Citoyen le malheur
inévitable auquel ils font fujets , celui
de ne voir jamais les hommes que fous
le mafque , ces hommes qu'il leur efl
pourtant fi effentielde connoître. L'Hif-
toire au moins les leur montre en ta-
bleau , & fous la figure humaine : & le
portrait des pères leur crie de fe défier
des enfans.
C'eft donc être le bienfaiteur des
Princes , & par contre-coup du genre
humain qu'ils gouvernent , que de ne
jamais perdre de vue en écrivant l'Hif-
toire , le refpecl: fuperftitieux qu'on
doit à la vérité. Qu'on ne doive jamais
fe permettre de l'altérer , cela ne vaut
pas la peine d'être dit ; ajoutons qu'il
eft même très-peu de cas où il foit per-
mis de la taire. On reprochoit à un de
nos plus judicieux Hiftoriens , M. Fleu-
ry , d'avoir rapporté dans fon Hiftoire
fur rilijloire. 479*
Eccléfiaftique certains faits peu édifians
dont les incrédules pouvoient abufer ,
les vexations exercées fous le mafque
» de la Religion par un fanatifme qu'elle
défavoue , ck fur- tout l'abus qu'on a
fait tant de fois de la puiffance fpiri-
tuelle, pour foulever les peuples contre
leurs Souverains légitimes. Une vérité,
répondoit-il avec autant de candeur
que de philofophie , ne fauroit être op-
pofée à une autre ; ces faits , malheureu-
fement trop vrais, n'empêchent point
que la Religion ne le foit auiïi. Ils
prouvent même, pouvoit-il ajouter, à
quel point elle le doit être , puifqu'elle
a réiiité à une caufe interne de deflruc-
tion , plus redoutable pour elle que fes
perfécuteurs , au zèle ignorant , ufur-
pateur &c aveugle , & que fes cruels
ennemis n'ayant pu la détruire , tes
amis dangereux n'ont pu la perdre.
Mais comment un Hiilorien , qui ne
veut ni s'avilir ni fe nuire , évitera-t-il
tout à la fois, &: le péril de dire la vérité
quand elle ofTenfe , & la honte de la
taire quand elle eft utile? Peut-être la
feule réponfe à cette quedion , eft qu'un
Ecrivain , à peine d'être convaincu ou
tout au moins foupçonné de menfonge ,
4§0 Reflexions
ne devroit jamais donner au public l'Hif-
toire de fon tems; comme un Journa-
liste ne devroit jamais parler des livres
de fon pays , s'il ne veut courir le rifque
de fe déshonorer par fes éloges ou par
fes fatyres. L'homme de Lettres fage 6c
éclaire , en refpe&ant comme il le doit,
ceux que leur pukTance ou leur crédit
met à portée de faire beaucoup de bien
ou beaucoup de mal à leurs femblables,
les juge 6c les apprécie dans le filence ,
fans fiel comme fans flatterie ; tient ,
pour ainfi dire , regiflre de leurs vices
6c de leurs vertus , 6c conferve ce re-
gifîre à la poflérité , qui doit prononcer
6c faire juftice. Un Souverain , qui en
montant fur le Trône , défendroit , pour
fermer la bouche aux flatteurs , qu'on
publiât fon Hiftoire de fon vivant , fe
couvriroit de gloire par cette défenfe;
il n'auroit à craindre , ni ce que la vé-
rité oferoit lui dire , ni ce qu'elle pour-
roit dire de lui ; elle le loueroit après
l'avoir éclairé; 6c il jouiroit d'avance
de fon hiftoire qu'il ne voudroit pas
lire. Mais pourquoi les Gens de Lettres
n'auroient-ils pas affez bonne opinion
des Princes, pour fuppofer cette dé-
fenfe, 6c allez de courage pour y obéir
comme
fur VHiftom. 4X1
comme fî elle étoit faite. L'Hifloire ,
les Princes , les Peuples leur feroient
également redevables.
Après ces réflexions fur PHiftoire en
général , difons un mot des différentes
manières de l'écrire. La plus fimple , &
en même tems la plus convenable pour
celui qui ne veut qu'écrire PHiftoire ,
c'eff-à-dire la vérité , eft celle des abré-
gés chronologiques. On y réduit l'Hif-
toire à ce qu'elle contient d'incontef-
table , aux réfultats généraux des faits ;
& on fupprime les détails , toujours a'1-
térés par les erreurs ou les parlions des
hommes. Nous avons depuis quelques
années un grand nombre d'abrégés de
cette efpece , à la tête defquels on doit
placer celui qui a mérité de fervir de
modèle à tous les autres , l'abrégé chro-
nologique de PHiftoire de France ; ou-
vrage également recommandable par
l'élégance & la netteté de la forme,
par l'exa&itude des recherches , parles
réflexions &t les vues fines que l'Au-
teur y a fu répandre , &c fur -tout par
une expolition approfondie , quoique
fuccinte en apparence , des principes
&: des progrès de notre Législation (<z).
( a ) Parmi les différens abrégés chronologiques , là
Tome K X
482. Réflexions
C'en1 à cette manière fi fage de pré-
fenter les faits , qu'on devroit fe bor-
ner , fi les hommes étoient affez rai-
fonnables pour fe contenter d'être inf-
truits ; mais leur curiolité inquiète cher-
che des détails , 6c ne trouve que trop
de plumes difpofees à la fervir & à la
tromper.
On repréfentoit à un Hifiorien du
dernier fiecle , connu par fes men-
fonges (b ) , qu'il avoit altéré la vérité
dans la narration d'un fait; cela fe peut f
dit- il , mais qu'importe ? le fait nejl-il
pas mieux tel que je F ai raconte? Un.
autre (c) avoit un fiege fameux à dé-
crire ; les Mémoires qu'il attendoit ayant
tardé trop long-tems , il écrivit l'his-
toire du fiege , moitié d'après le peu
qu'il en favoit , moitié d'après fon ima-
gination ; & par malheur les détails
qu'il en donne font pour le moins aufîi
plupart excellens, qu'on nous a donnés depuis quel-
ques années , on doit fur-tout diftinguer l'Abrégé chro-
nologique de l'Hifioire d'Allemagne , par M. Pfeffel ,
in -12. Il paroît que les connoiffeurs font le plus
grand cas de cet Abrégé , qu'ils regardent comma
un excellent précis, non -feulement de PHiitoire
d'Allemagne , mais encore du Droit public de cette
nation.
( h ) Varillas.
(c) L'Abbé de Vertot.
fur VHifoirc. 48 j
intéreflans que s'ils étoient vrais; les
Mémoires arrivèrent enfla ; fen fuis
fâche , dit - il , mais mon Jîege eji fait.
C'efl ainfi qu'on écrit THiftoire , ôc la
poftérité croit être inftruite.
Tant de Princes , dont on prétend
nous peindre le caractère , comme fi on
avoit été leur courtifan , & nous déve-
lopper la politique comme fi on avoit
afïifté à leur confeil , riroient bien , s'ils
revenoient au monde, du portrait qu'on
fait d'eux & des idées qu'on leur prête.
A la paix d'Utrecht, les politiques d'An-
gleterre apitoient entr'eux avec cha-
leur , fi la Reine Anne avoit eu raifbn
ou non de contribuer à cette paix;
pendant ce même tems , un Profefleur
de Cambridge faifoit des difTertations
pour prouver , que je ne fai quel Em-
pereur Grec du bas Empire , avoit eu
raifbn ou tort (j'ai oublié lequel) de
faire fa paix avec les Bulgares.
Jufqu'à la fuperflition exclusivement,
qui avilit l'hommage fans honorer l'ob-
jet , je crois rendre aux anciens le tri-
but d'eftime , d'admiration même qui
leur eft dû ; mais tout le refpeft que
j'ai pour eux , ne m'empêche pas de
' Xij
4$4 Réflexions
les foupçonner d'avoir plus fouvent
écrit l'Hifïoire en Orateurs qu'en Phi-
losophes. Ces harangues qu'on trouve
chez eux à chaque pas , &c qu'ils au-
roient été bien fâchés qu'on crût l'ou-
vrage de ceux à qui ils les attribuent,
ces harangues , tout éloquentes qu'elles
font,ou plutôt parce qu'elles font pour la
plupart des chefs-d'œuvre d'éloquence,
font craindre que leur imagination n'ait
fouvent conduit leur plume dans la nar-
ration des faits. Cette pafîion de haran-
guer , fî générale 8c. fi fcduiiante dans
les Hidcriens de l'antiquité , a fubjugué
même , à la vérité moins fortement que
les autres , celui qui les a tous effacés
dans la connoifiance des hommes, qui
a le mieux peint le vice 6c la vertu , la
tyrannie & la liberté , le fage 6c l'élo-
quent Tacite , dont FHiftoire , après
tout , perdroit peu , quand on ne vou-
droit lare carder que comme le premier
6c le plus vrai des Romans philofophi-
ques. Aujourd'hui , tranchons le mot ,
on renverroit aux amplifications de
collège un Hiftorien qui rempliroit fon
ouvrage de harangues. Cependant , tel
adorateur des anciens , qui fe garderoit
fur VHiftoire 485
bien d'écrire l'Hifloire comme eux , ne
craindra point de nous répéter encore
qu'ils font nos modèles en tout genre ;
il traite les grands génies de l'antiquité
comme l'antiquité traitoit fes dieux ; il
les encenfe fans ménagement , & les
imite avec précaution. En les louant
à l'excès, fans vouloir trop leurreiïem-
bler , il a tout à la fois la fatisfaclion fi
douce de médire de fon fiecle , & la
prudence fi néceffaire de rechercher fon
iiifFrage.
La Philofophie , ou pour employer
une exprefîion qui ne faffe peur à per-
fonne , la raifon , nous a appris que le
ton de l'Hiftoire doit être moins ora-
toire &; plus fimple. Mais en nous dé-
livrant d'un mal , elle en a fait fans le
vouloir un autre ; c'eft de mettre la plu-
me à la main d'une multitude d'Auteurs
médiocres, qui ont faifi avec avidité ce
genre d'écrire , comme celui de tous qui
exige le moins qu'on tire de fon propre
fonds , rien n'étant plus commode que
de trouver dans les ouvrages des au-
tres ce qu'on doit dire. Ils écrivent
J'Hiftoire , comme la plupart des hom-
mes la lifent ? pour n'être pas obligés de
X iij
ttxfions
486 RêJU
penfer , Se fe font ainn" Auteurs à peu
de frais.
Il eu une manière de préfenter
l'Hiftoire , moins auftere à la vérité que
celle des abrégés chronologiques , mais
qui en laiffant à l'Ecrivain plus de li-
berté lui donne aufli plus de licence ;
c'eft. l'Hifloire univerfelle & abrégée ,
où l'Auteur , fans détailler les faits , en
offre le réfiimé général, rend ce réfu-
mé intéreffant par les réflexions qu'il
y joint , en un mot met fous les yeux
du Lecleur un tableau réduit &c colorié
desévénemens^chargé de figures peintes
en racourci , mais animées. Heureux
FHiftorien , fi dans ce genre d'écrire
féduiiant , mais dangereux , tandis que
l'éloquence anime fa plume , la Phiîo-
fophie la conduit ; fi les faits ne reçoi-
vent point leur teinture de la manière
de penfer particulière à l'Ecrivain ; û
cette teinture ne leur donne pas une
couleur famTe & monotone ; s'il ne
rend pas fon tableau infidèle en vou-
lant le rendre brillant , confus en vou-
lant le rendre riche , fatigant en vou-
lant le rendre rapide.
Soit que les Anciens aient redouté
fur L'Hiftoire. 487
les écueils de ce genre, foit qu'ils n'en
aient pas eu l'idée , ils ne nous ont
laiffé fur ce point aucun modèle. Plus
hardie & plus heureufe , la France nous
en a fourni deux , fupérieurs chacun
dans leur manière de peindre ; l'un par
une touche énergique & mâle , l'autre
par un colons brillant & facile ; tous
deux ayant faifi le vrai caraclere de ces
deux manières oppofées ; tous deux
dignes de tenir les Lecteurs partagés
fur celle qui mérite la préférence ; mais
tous deux défîmes à faire bien de mau-
vais imitateurs.
Un autre genre que les Anciens pa-
roiffent n'avoir point connu , efr. l'Hif-
toire approfondie & raifonnée, quia
pour but de développer dans leur prin-
cipe les caufes de l'accroiflement & de
la décadence des Empires. Nous avons
encore en ce genre d'excellens modè-
les; le nom de Montefquieu difpenfe
d'en citer d'autres. Il faut avouer pour-
tant , que dans ces matières obfcures ,
où les caufes & les effets font vus de
û loin , l'ufage de l'efprit philofophique
eft tout à côté de l'abus. Aufli, com-
bien de raifonnemens creux n'a-t-il pas
X iv
4$8 Réflexions
produits fur les caufes des révolutions
des Etats ? On ne peut mieux , ce me
femble , comparer ces raifonnemens 9
qu'à ceux par lefquels tant de Physi-
ciens ont expliqué les phénomènes de
la nature. Si ces phénomènes étoient
tout autres qu'ils ne font, on les expli-
queroit tout aufîi bien , &: fouvent
mieux. Un de ces Savans que rien n'era-
barrafTe , avoit fait de cette manière une
Chimie démontrée ; rien n'y manquoit ,
que la vérité des faits ; on lui fit cette
petite objection ; Hé bien, répondit-il 9
apprenez moi donc les faits tels qu'ils font -,
afin que je les explique. Il en efl de
même de ces hommes qui rendent fi
bien raifon des événemens parlés. Ils
pourroient faire un efTai infaillible de
leurs forces; ce feroit de deviner, par les
faits qui font fous leurs yeux , les révo-
lutions qui doivent en réfulter ; de nous
dire , par exemple , d'après l'état de
l'Europe dans l'année courante , ce qu'il
doit être l'année prochaine. Mais il y a
apparence qu'ils ne confentiroient pas
à cette épreuve ; leur fagacité fe trou-
verait trop en défaut , & leur Métaphy-
fique trop expofée ; après avoir prédit
fur CHiftoirel 489
ce qui eft arrivé , ils prédiroient ce qui
n'arriveroit pas.
De toutes les façons d'écrire l'Hif-
toire , celle qui mérite peut-être le plus
de confiance , par la {implicite qui en
doit être l'ame , eft celle des Mémoires
particuliers & des Lettres. Négligence
de ftyle , défordre , longueurs , petits
détails , tout s'y pardonne , pourvu que
l'air de vérité s'y trouve ; &C cet air de
vérité ne peut guère manquer d'y être ,
fi l'Auteur des Mémoires a été a&eur
ou témoin , s'il ne les a point écrits
pour être publiés de fon vivant, &
fur-tout fi les Lettres n'ont point été
faites pour être données au Public ; car
malheur aux Lettres qui ne font écrites
à perfonne qu'à ceux qui doivent les
lire imprimées. Exceptons-en quelques
Romans Anglois par Lettres , où l'Au-
teur ne paroit pas avoir penfé qu'il au-
roit desLecleurs; mais convenons auffi
que fouvent il paroît l'oublier trop , &
qu'à force de vouloir rendre fes Lettres
vraies par les détails & par les écarts , il
les rend quelquefois infupportables. La
nature eft bonne à imiter ? mais non pas
jufqu'à l'ennui.
Xv
'490 Réflexions
Au rifque d'effuyer quelques fines plai-
santeries de la part de ceux qui rejet-
tent d'avance tout cexrcù-ne reffemble
pas à ce qu'ils connoifient, oferois-je
propofer ici une manière d'enfeigner
î'Hiftoire , dont j'ai déjà touché un mot
ailleurs , & qui auroit , ce me femble ,
beaucoup d'avantages? Ce feroit de l'en-
feigner à rebours , en commençant par
les tems les plus proches de nous , & fi-
nhTant par les plus reculés. Le détail 9
& li on peut parler ainfi , le volume des
faits décroîtrait à mefure qu'ils s'éloi-
gneroient , & qu'ils feroient par con-
séquent moins certains & moins inté-
reflans.Un tel ouvrage feroit fort utile ,
fur-tout aux enfans , dont la mémoire
ne îe trouverait point furchargée d'a-
bord par des faits 6c des noms barbares,
& rebutée d'avance fur ceux qu'il leur
importe le plus de favoir; ils n'appren-
draient pas les noms de Dagobert 6c
de Chilpéric avant ceux de Henri IV
& de Louis XiV.
Mais pourquoi borneroit-on l'étude
de I'Hiftoire à n'être pour les enfans
qu'un exercice de mémoire ? Pourquoi
n'en feroit -on pas le meilleur caté-
fur PHiftoirc. 491
criifme de morale qu'on pût leur don-
ner , en réunifiant fous leurs yeux dans
un même livre les avions &t les paroles
mémorables? Les Anciens ont mieux
connu que nous l'utilité de ces fortes
d'ouvrages ; témoins Plutarque &: Xé-
nophon chez les Grecs, & Valere Maxi-
me chez les Romains. A la vérité , un
pareil recueil demande de Pâme &" du
goût pour être fait avec choix , & pour
ne pas refîembler aux recueils de bons
mots , qui n'ont été faits que par des
imbécilles. Qu'il feroit à fouhaiter que
chaque état utile à la fociété,Magiftrats,
guerriers , artifans même , pût avoir un
pareil recueil qui lui fût propre, & qu'on
feroit lire de bonne heure aux enfans
deftinés à chacun de ces états ! Quels
germes d'humanité , de juitice , de bien-
faifance ne jetteroit-on pas dans leurs
âmes? J'ai entendu regretter plufïeurs
fois à des Officiers citoyens, qu'on n'eût
pas recueilli les aclions de valeur & les
paroles héroïques de nos foldats. Que
de traits dignes d'admiration on eût tirés
d'oubli , & quel objet d'émulation on
eût propofé pour toujours à ces hom-
mes; qui donnent leur vie à l'Etat , fans
X vj
'492. Réflexions
être même foutenus par l'efpérance 6e
laifler après eux un peu de gloire? Par
malheur les foldats font partie du peu-
ple ; & tout ce qui n'eft, que peuple ,
eit compté parmi nous pour trop peu
de chofe.
Mais pourquoi la République des Let-
tres , fi ingénie u-fe à fe déchirer elle-
même, fi empreflée de publier les fcan-
dales qui PavilifTent y ne re cueille roit-
elle pas les traits de générofité y de défin-
îérefTement, de courage qui peuvent la
rendre refpe£table? Pourquoi,parexem-
ple (pour ne citer que le plus récent) la
poftérité n'apprendroit-elle pas,que dans
un tems où on cherche avec un achar-
nement puéril à rendre la Philofophie
odieufe , un membre illuftre de cette
Compagnie, un Ecrivain qui a rendu la
Philofophie fi aimable dans (es ouvra-
ges , lui a fait encore plus d'honneur ,
en a fait à l'Académie , en a fait à la
France , en arrachant la famille du grand
Corneille à l'indigence où elle languif-
foit ignorée ? Pourquoi n'annonceroit-
on pas aux Gens de Lettres de toutes
les Nations , que le plus célèbre d'entre
eux, objet continuel de la plus vile &; de
fur PHijtoire. 493
la plus impuiffante fatyre , a donné cet
exemple de patriotifme à tant d'hom-
mes embarraffés de leurs richeffes , qui
obfcurément jaloux de la fupériorité
que le génie donne fur eux , applaudii-
fent fourdement aux traits émoufîes
qu'on lui lance , & croient leur petit
triomphe bien fecret, parce qu'on ne
penfe pas à les y troubler; ennemis
cachés & timides du vrai talent qui
les dédaigne , &: protecteurs téné-
breux de la baffe Littérature qui les
méprife.
Si ces réflexions fur PHiftoire font
reçues du Public avec la même indul-
gence que mes réflexions fur la Poéfie ,
elles en- déplairont fans doute davan-
tage, non pas aux bons Hiftoriens, car
ils n'ont pas plus à fe plaindre de moi
que les bons Poètes , mais à quelques
trift.es Compilateurs , qui auront le plai-
firde réfuter ce que je n'aurai point dit,
& l'adreffe de le réfuter mal. Leur ref-
fource du moins fera de crier au nova-
teur , au détracteur de la vénérable an-
tiquité , à l'ennemi du bon goût , &
fur-tout au Géomètre ; car en matière
d'invectives , leur imagination ? comme
494 Réflexions fur PHifloire.
l'on fait , ne va pas plus loin. Histo-
riens & Poètes qui ufurpez ce nom ,
&: qui avec fi peu d'intérêt marquez tant
de zèle , défendez aufll mal qu'il vous
plaira l'Hiftoire & la Poéfie ; mais n'en
faites jamais.
APOLOGIE
D E
LÉ T U D E,
Lue à L'Académie Francoife dans la
Séance publique du 13 Avril
497
APOLOGIE
D E
U ÈTU D E.
fr¥T*]| E titre paroîtra fans doute une
j* C *! mcprife:c'eft,dira-t-on, l'éloge
i^-^gjf & non l'Apologie de l'Etude
que vous voulez faire ; pourquoi en-
treprendre de plaider une caufe qui en
a fi peu de befoin? Et qu'y a-t-il de
plus propre que l'Étude à nous confo-
ler , à nous inftruire , à nous rendre
meilleurs &C plus heureux? &là-deflus
on débitera des maximes qu'on croira
bien vraies, parce qu'elles feront bien
triviales; 6c on citera le beau paffage
de Cicéron fur l'avantage des Lettres
dans fon Oraifon pour le Poète Archias;
& on croira cet avantage prouvé fans
réplique ; car que répondre à un paffage
de Cicéron?
49 S apologie
Tel fera infailliblement le langage de
tous ceux , qui n'ayant point attaché
leur exigence à la culture des Lettres ,
n'y cherchent & n'y trouvent qu'un
delarTement fans prétention , peu fait
pour amener le dégoût 6c pour éveiller
l'envie.
Il n'en fera pas tout-à-fait de même ,
fi nous interrogeons ceux qui ont em-
braifé l'Étude par choix , par état , par
le defir de la considération 6c Peftime ;
car c'eft un prix auquel les gens de
Lettres afpirent , ils mentent quand ils
afFe&ent de le dédaigner. Mais deman-
dons à la plupart d'entr'eux quel fruit
ils ont tiré de leurs veilles ? Leur ré-
ponfe peu confolante nous apprendra,
que pour connoître les inconvéniens
fecrets d'une profeiïion , il faut s'adref-
fer à ceux qui l'exercent, Se non pas
à ceux qui ne font que s'en amufer.
L'expérience l'a dit long-tems avant
Horace : on ne fe trouve heureux qu'à j
la place des autres , & jamais à lafienne;
le feul avantage que donnent les lu-
mières , fi c'en eft un , efl de n'envier
l'état de perfonne, fans en être plus
content du fien.
N'imaginons pourtant pas , car il ne
de r Etude, 499
faut point s'exagérer {es propres maux y
que le bonheur foit incompatible avec
la culture des Lettres. Dans cet état
comme dans les autres quelques pré-
deftinés échappent à la loi commune;
&£ chacun fe flatte qu'il fera le prédes-
tiné : fans cela , il faudroit être imbé-
cille pour ne pas brûler {es livres, à
commencer par ceux qu'on pourroit
avoir faits. Mais la même Providence ,
qui femble avoir attaché le bonheur à
la médiocrité du rang &C de la fortune ,
femble aufîi l'avoir attaché de même à
la médiocrité des talens, apparemment
pour nous guérir de l'ambition en tout
genre. Cette médiocrité contente &
tranquille, qui nourrit doucement l'a-
mour-propre , fans effrayer celui de per-
fonne , qui permet de fe croire quelque
choie fans trop de vanité , &c aux au-
tres de nous compter pour rien fans
trop d'injufîice , cette médiocrité d'or ,
pour appliquer ici une belle expreffion
d'Horace , fait jouir ceux qui Pont en
partage d'une félicité obfcure, & par-là
même plus aflurée 6c plus durable. On
peut comparer les talens médiocres à
ce qu'on appelle dans l'État la Bour-
geoise aifée , c'eft-à-dire à la clafie de
500 apologie
Citoyens la moins enviée &c la plus
paifible.
C'eft principalement de cette partie
des gens de Lettres que nous devons
prévenir les reproches. Comme ils
jouirTent à leur aife , en fait de réputa-
tion , d'une fortune bornée , mais très-
ïirffifante pour eux ,& que perfonne ne
leur difpute , ils fe piquent , entr'autres
qualités , d'un grand zèle patriotique
pour la Littérature ; car le Patriotiime
dans les âmes vulgaires (je ne dis pas
dans les grandes âmes ) n'efl guère que
le fentiment de fon bien-être, Ô£ la
crainte de le voir troubler.
Quel mal vous ont fait les gens de
Lettres me diront ces zélés Citoyens ,
pour vouloir les dégoûter de leur état ?
Digne imitateur de ce Poète , qui exhor-
tait les Romains à jetter dans la mer
tout leur argent pour être parfaitement
heureux, venez- vous nous confeiller,
pour être plus heureux aufîi , de met-
tre le feu à nos Bibliothèques ? N'excep-
terez-vous pas au moins de cette pros-
cription générale, cinq ou fix PhiLofophes
modernes , & par conféquent privilé-
giés ? Ne peut -on pas même efpérer
que leurs ouvrages, difperfés dans la
de V Etude. 501
foule des autres livres , obtiendront
grâce pour le refte , comme autrefois
un Patriarche demandoit grâce pour
une ville coupable en faveur de quel-
ques Juit.es?
On ne peut répondre qu'en riant à
de pareilles déclamations. Si c'eft fe
montrer l'ennemi des gens de Lettres,
que de leur parler avec intérêt des pei-
nes de leur état , ceux qui prendroient
fi légèrement l'alarme pour nous accu-
fer, pourroient faire le procès fans le
favoir, à leurs meilleurs amis. En efFet,
s'ils trouvoient aujourd'hui dans un
livre fans nom d'Auteur, que les Let-
tres ne guèrifjent de rien , ocelles ne nous
apprennent point à vivre, mais a difputcr;
que la raifon eji un mauvais préjent fait
à l'homme; que depuis que les Savans
ont paru, on ne voit plus de gens de bien;
ils ne manqueroient pas d'attribuer cette
fatyre de i'efprit & des talens à quel-
que dcclamaîeur moderne , ami des pa-
radoxes &£ des fophifmes ; l'Antiquité ,
diront- ils , étoit trop fage pour pen-
fer de la forte &c encore moins pour
l'écrire. C'eit-là pourtant ce qu'ont dit
& répété , Socrate , Séneque , Cicéron
même , 6c après eux Montagne &; cent
502 Apologie
autres. Que conclure de ces traits lan-
cés contre les Lettres par ceux qu'elles
ont le plus occupés 6c le plus illuilrés ,
& qui même en ont parlé ailleurs avec
tant d'éloges ? Rien autre chofe , finon
que la paillon de l'Étude , ainfi que
toutes les autres , a fes milans d'hu-
meur & de dégoût , comme fes mo-
mens de plaifir 6c d'enivrement ; que
dans ce combat du plaifir & du dégoût ,
le plaifir eft apparemment le plus fort ,
puifqu'en décriant les Lettres on con-
tinue à s'y livrer; 6c que les Mufes
font pour ceux qu'elles favorifent une
maîtrefTe aimable 6c capricieufe , dont
on fe plaint quelquefois , 6c à laquelle
on revient toujours.
On a dans ces derniers tems attaqué
la caufe des Lettres avec de la rhétori-
que, on l'a défendue avec des lieux com-
muns : on ne pouvoit , ce me femble ,
îa plaider comme elle le mérite , qu'en
la décompofant , en l'envifageant par
toutes fes faces , en y appliquant en
un mot la diale clique 6c l'analyfe : par
malheur la dialectique fatigue , les lieux
communs ennuient , & la rhétorique
ne prouve rien ; c'eft. le moyen que la
queftion ne foit pas fi-tôt décidée. Le
de l'Etude. 503
parti le plus raifonnable feroit peut-être
de comparer les fciences aux alimens ,
qui également nécefiaires à tous les peu-
ples &c à tous les hommes , ne leur con-
viennent pourtant ni au même degré ni
de la même manière. Mais cette vérité
trop (impie n'eût pas produit des livres.
Quoi qu'il en (bit, ceux qui ont dé-
crié la culture de l'efprit comme un
grand mal , deiiroient apparemment
que leur zèle ne fût pas fans fruit, car
ce feroit perdre des paroles que de
prêcher contre un abus qu'on n'efpere
pas de détruire : or dans cette perfualion
je m'étonne qu'ils aient cru porter aux
Lettres la plus mortelle atteinte , en leur
attribuant la dépravation des mœurs.
Suppofons pour un moment cette im-
putation auîfi fondée qu'elle efl injuf-
te ; fi les gens de Lettres font en effet
coupables du défordre dont on les accu-
fe , n'a-t-on pas dû s'attendre qu'ils en
foutiendroient tranquillement le repro-
che ? La peinture du mal pourra-t-elle
les trouver fenfibles , lorfque le mal
même les touche fi peu? ils continue-
ront à éclairer & à pervertir le genre
humain. Mais fi on avoit , comme je le
fuppofe , un defir fincere de les con-
504 Apologie
vertir en les effrayant , on pouvoit ,'
ce me iemble , faire agir un intérêt plus
piaffant Se plus fur , celui de leur vanité
& de leur amour-propre ; les repré-
fenter courant fans ceffe après des chi-
mères ou des chagrins ; leur montrer
d'une part le néant des connoifTances
humaines , la futilité de quelques-unes,
l'incertitude de prefque toutes; de l'au-
tre la haine 6c l'envie pourfuivant jus-
qu'au tombeau les Ecrivains célèbres ,
honorés après leur mort , comme les
premiers des hommes, & traités com-
me les derniers pendant leur vie ; Ho-
mère & Milton pauvres & malheureux ;
Ariftote êc Defcartes fuyant la perfé-
cution ; le TafTe mourant fans avoir
joui de fa gloire; Corneille dégoûté du
Théâtre , ck n'y rentrant que pour s'y
traîner avec de nouveaux dégoûts ; Ra-
cine défefpéré par (es critiques; Qui-
nault viclime de la fatyre ; tous enfin fe
reprochant d'avoir perdu leur repos
pour courir après la renommée. Voilà,
pourroit-on dire aux jeunes Littérateurs,
le fort qui vous attend fi vous reffem-
blez à ces grands hommes. Peut-être
après la leclure d'un pareil livre , feroit-
oa tenté de fermer pour jamais les
fiens.
de f Etude. 505
jîens, comme on alloit fe tuer autrefois
au fortir de l'école de ce Philofophe
mélancolique , qui décrioit la vie au
point d'en dégoûter lés auditeurs, Se
qui gardoit pour lui le courage de ne fc
pas tuer.
Il efl vrai que dans ce trifre &: ef-
frayant tableau , oii l'on traceroit avec
les couleurs de l'éloquence les mal-
heurs efiuyés par les gens de Lettres y
il faudroit bien fe garder, pour ne pas
manquer fon but , d'y oppofer les mar-
ques d'honneur , de confidération &
d'eflime que les talens ont reçus tant de
fois. Mais l'éloquence n'en ufe pas au-
trement ; elle ne peint jamais que de
profil.
La raifon l'admire fans lui céder; elle
s'en amufe & s'en défie. Eclairés par
cette raifon froide, mais équitable, écou-
tons-la dans le filence. Envifageons
d'abord l'Etude en elle-même , <k bor-
nons-nous dans cet écrit à quelques
réflexions moitié trilles , moitié confo-
îantes , fur les dégoûts qu'on y éprou-
ve , &: fur les relfources qu'on peut y
trouver.
LaparefTe elt naturelle à l'homme.
On objectera au'il efl condamné autra-
Tome F. * Y
506 Apologie
vail ; mais puifqu'il y eft condamné ,
ce n'étoit donc pas fa première destina-
tion. Semblable à un pendule qu'une
force étrangère a tiré de ion repos , il
tend à y revenir fans cefTe. Mais , pour
fuivre la comparaifon , ce même pen-
dule , une fois éloigné de fa Situation
naturelle , y retombe mille fois fans, s'y
arrêter , juiqu'à ce que fon mouvement,
ralenti peu-à-peu par le frottement 6c
par la réfiitance , foit enfin totalement
détruit. Il en efcde même de l'homme;
fans ceffe le penchant le ramené au
repos , 6c fans ceffe l'agitation que fes
defirs lui ont imprimée , l'en fait fortir
pour le chercher encore 9 jufqu'à ce
que ion ame , ufée peu-à-peu par ces
defirs mêmes , 6c par la réiiftance
qu'elle a éprouvée pour les fatisfaire ,
jouiffe enfin d'une triffe 6z tardive tran-
quillité. Nous portons deux hommes
en nous , un naturel 6c un faQjce. Le
premier ne connoît d'autres befoins
que les befoins phyfiques , d'autres
plaifirs que celui de les contenter, &
de végéter enfuite fans {rouble , fans
parlions , & fans ennui. L'homme fac-
tice au contraire a mille befoins d'inili-
tution, 6c pour ainii dire métaphyfi-
de r Etude. y 07
ques ; ouvrage de la fociété , de l'édu-
cation , des préjugés , de l'habitude ,
de l'inégalité des rangs. Si l'état dont
nous jouirions parmi nos fembiables
nous meta portée de fatisfaire Tans au-
cun travail les befoins phyfiques &
réels , les befoins fa&iccs 6c métaphy-
siques viennent s'offrir alors comme un.
aliment nécefTaire à nos defirs , o£ par
conféquent à notre exiftence. Or de
ces befoins imaginaires , fouvent plus
impérieux que les befoins naturels , le
plus univerfel & le plus preffant efl
celui de dominer fur les autres , foit
par la dépendance 011 ils font de nous ,
foit par les lumières qu'ils en reçoivent.
Chacun fongeant donc également & à
fe tirer de lui-même , & à taire délirer
aux autres d'être à fa place, celui-ci
afpire aux grandes richelTes , celui-là
aux grands honneurs ; un troiheme
efpere trouver dans le fein de la médi-
tation &c de la retraite un bonheur plus
facile & plus pur. Ainfi tandis que la
plus grande partie des hommes , con-
damnée aux lueurs &: à la fatigue , en-
vie l'oifiveté de fes fembiables , <k la
reproche à la nature , ceux-ci fe tour-
mentent par les parlions, ou fe àziïé-
Y il
50S Apologie
chent par l'étude , & l'ennui dévore le
refte.
Pénétrons dans un de ces afyles, con-
facrés par le Philofophe à la folitude
& aux réflexions. Interrogeons -le au
milieu de fes méditations &£ de fes li-
vres ; fâchons de lui s'il eft heureux ,
&: offrons -lui , s'il eft porlible , les
moyens de l'être.
Vous voyez , me difoit il n'y a pas
long-tems un Savant célèbre , cette
Bibliothèque immenfe que j'habite. Que
de biens à la fois, ai -je dit en y en-
trant , comme cet animal affamé de la
Fable ? Que de moyens d'être heureux
fans avoir befoin de perfonne ? J'ai
paffé mes plus belles années à épuifer
cette vafle colleftion ; que m'a -t- elle
appris ? L'Hiftoire ne m'a offert qu'in-
certitude ; la Phyfique que ténèbres ;
la Morale que vérités communes , ou
paradoxes dangereux ; la Métaphyfique
que vaines fubtilités. Après trente ans
d'étude , vous me demanderiez en vain
pourquoi une pierre tombe , pourquoi
je remue la main , pourquoi j'ai la fa-
culré de penfer & de fentir. Sans des
lumières fupérieures à la raifon , qui
ont fervi plus d'une fois à confoler
de P Etude. 509
mon ignorance , aucun livre n'auroit
pu m'apprendre ce que je fuis, d'où je
viens tk 011 je dois aller ; &: je dirois
de moi-même , jette comme au hazard
dans cet univers , ce que le Doge de
Gènes difoit de Verfailles ; ce qui mi-
tonne le plus ici , cejl de ni y voir.
Rebuté des livres qui promettent
l'initruclion , & qui tiennent fi mal ce
qu'ils promettent , les ouvrages de pur
agrément fembloient me préparer quel-
ques relTources ; nouvelle erreur. Je
n'ai trouvé dans la foule des Orateurs
que déclamations; dans la multitude des
Poètes que penfées faillies ou commu-
nes , exprimées avec effort & avec ap-
pareil ; dans la nuée des Romans que
fauffes peintures du monde & des hom-
mes. Les parlions que ces derniers ou-
vrages prétendent nous développer ,
paroiffent bien froides à un cœurinac-
ceffible aux paillons , & peut-être plus
froides encore quand on en a une ;
quelle diftance on trouve alors entre
ce qu'on lit &£ ce qu'on fent ?
Il m'efl revenu dans l'efprit , après
tant de ledures inutiles & fatigantes ,
qu'il y avoit des livres qu'on appelle
Journaux , deflinés à recueillir ce qui!
Yii,
510 Jpologie
y a de meilleur dans les autres. J'aurois
bien dû, me dis-;e à moi-même, com-
mencer par ces livres-là ; ils m'auroient
épargné bien du dégoût & de la peine.
J'ai donc ouvert un des deux cent Jour-
naux qu'on imprime tous les mois en
Europe : ce Journal faifoit un grand
éloge d'un livre nouveau qui ne m'étoit
pas connu ; fur la parole du Journalise
je me fuis empreflé de lire ce Livre y
qui m'eïï tombé des mains dès les pre-
mières pages. Alors , par curiofité feu-
lement, car je ne pouvois plus m'en
fier aux Journaux , j'ai voulu voir ce
que les autres Journalifres difoient de
cet ouvrage , û célébré par leur con-
frère , & fi peu digne de l'être. Il étoit
loué par les uns , déchiré par les au-
tres ; mais par malheur ceux qui lui
rendoient juft.ice , louoient d'autres ou-
vrages que j'avois lu , & qui ne va-
loient pas mieux ;. j'ai vu qu'il n'y avoit
rien à apprendre dans la leclure des
Journaux, finon que le Journalifle eu
l'ami ou l'ennemi de celui dont il parle ,
& cela ne m'a pas paru fort intérefTant
à favoir.
On dit que la Bibliothèque d'Alexan-
drie avoit cette infçriptioa fafhiçufe,
de V Etude. 5 1 1
h Tréfor des remèdes de VAmc ; mais
ie Tréfor des remèdes de Pâme ne
me paroît pas plus riche que tant de
varies Pharmacopées , qui annoncent
des remèdes pour tous les maux du
corps , & qui guérifTent fort peu de
maladies.
J'avouerai cependant , car il faut être
jufie , que dans ces archives de frivo-
lité , d'erreurs & d'ennui, j'ai distingué
quelques Hiitoriens Philoibphes , quel-
ques Phyfîciens qui lavent douter , quel-
ques Poètes qui joignent le ientiment
à l'image , quelques Orateurs qui unif-
fent le raisonnement à l'éloquence ;
mais le nombre en efî. trop petit, trop
étouffé par le refte , pour me réconci-
lier avec cette vafte collection de livres :
je la compare à ces truies maifons ,
deflinees à renfermer des infenfés ou
des imbécilles , avec quelques gens rai-
fonnables qui les gardent , 6c qui ne
fiiffifent pas pour embellir un pareil
féjour.
Las de m'ennuyer des penfées des
autres , j'ai voulu leur donner les mien-
nes ; mais je puis me flatter de leur
avoir rendu tout l'ennui que j'avoisreçu
d'eux.
Yiv
5 1 2 Apologiz
L'Hiftoire a été mon coup d'eflai:
j'en ai fait une où je m'exprimois libre-
ment fur des perfonnes redoutables :
car on m'a voit afiuré , que les traits
hardis étoient un moyen fur de p aire,
Ces traits m'ont fait des ennemis cruels
de ceux qui en étoient l'objet. J'ai été
traité d'Ecrivain dangereux par les in-
téreffés, 6c d'étourdi par les indifférens ;
les critiques m'ont afTailîi de toutes
parts ; ck au lieu d'un peu de fumée
fur quoi je comptois , je n'ai recueilli
que des chagrins 6c des ridicules.
Le Public, me fuis -je dit pour me
confoler, le Public en perfonne me ven-
gera; je me préfenterai à lui fur la Scène
Dramatique pour y être couronné par
fes mains. Plein de cette confiance , 6c
d'une étude profonde des règles du
Théâtre , j'ai fait une Tragédie , elle a
été fiflée ; une Comédie , elle n'a pas
été jufqu'à la fin.
C'eft le propre des malheurs de ra-
mener à la Philofophie, comme le
joueur qui a tout perdu revient à fa
maitrelîe ; cette Philofophie , qui pré-
tend nous dédommager de tout , m'ou-
vroit ks bras 6c me refloit pour afyïe,
de l'Etude. 513
J'écrivis , le cœur ferré , un long Se
trifte ouvrage de Morale , où je croyois
du moins avoir prêché la vertu la plus
pure. Un imbécille avTura que je rédui-
ibis tout à la Loi naturelle. Mille plu-
mes , & encore plus de clameurs, fe font
élevées contre moi, & m'ont tait éprou-
ver que la vérité eft comme les enfans ,
qu'on ne la met point au monde fans
douleur.
Ayant ainfi appris à mes dépens, qu'il
ne faut montrer aux hommes , ni la
vérité hiflorique qui les bleffe , ni la
vérité philofophique qui les révolte ,
mais des vérités froides &£ palpables ,
qui ne donnent prife ni à la calomnie
ni à la fatyre, je me fuis jette dans les
feiences exactes , & j'ai fait enfin un Li-
vre dont on a dit du bien, mais qui n'a
été lu de perfonne. Ce genre de fuccès,
pire que toutes mes difgraces , a achevé
de me décourager.
Une feule efpece d'Ecrivains m'a
paru potléder un bonheur fans trouble;
c'eft celle des Compilateurs & Com-
mentateurs , laborieufement occupés à
expliquer ce qu'ils n'entendent pas , à
louer ce qu'ils ne fentent point , ou ce
Y v
514 apologie
qui ne mérite pas d'être loué ; qui pour
avoir pâli fur l'antiquité , croient par-
ticiper à fa gloire , 6c rougiflént par
mode Aie des éloges qu'on lui donne.
J'envierois le bien - être dont ils jouif-
i'ent , s'il n'étoit pas fondé fur la îbttife
&: l'orgueil ; mais ce genre de félicité
me paroît trop fade , Se je fens que
je ne veux point être heureux à ce
prix-là.
Déterminé à fortir pour jamais de ce
cabinet où je n'aurois jamais dû entrer,
la fociété , à laquelle j'avois renoncé
prefque dès mon enfance , fembloit
devoir m'ofFrir des reflburces , des plai-
firs & des amis. Hélas! les hommes fe
font moqués de moi comme les livres ,
&; j'ai trouvé les vivans pires que les
morts. Pour comble d'infortune , je ne
fuis plus dans l'âge des pafîions , ni à
portée de trouver des reflburces pafla-
geres dans celte illufion momentanée 9
il ne me refle plus qu'à être, pour ainfl
dire , fpeclateur de mon exiflence fans
y prendre part, à voir, fi je puism'ex-
primer de la forte , mes trifles jours
s'écouler devant moi, comme fi c'étoit
les jours d'un autre j ayant reconnu avec
de VEt: 5: 1 <t
le Sage , &c malheureufement trop tard
ou trop tôt pour moi, que tout cji vanité;
les fens ufés fans en avoir joui, l'efprit
afFoibli fans avoir produit rien de bon ,
& blazé fans avoir rien goûté.
Perfonne , répondis-je à ce détrac-
teur de l'étude , n'a plus fujet que vous
d'être mécontent, & n'en a moins de
fe plaindre. D'abord , que de lectures
vous deviez vous épargner , précifé-
ment pour être plus inftruit ? Pourquoi 7
par exemple, avez-vous imaginé qu'eu
feuilletant , étudiant , compilant des
livres de Métaphysique , vous y trou-
veriez des lumières fur tant de quel-
tions , moitié creufes , moitié fublimes,
recueil éternel de tous les Philofophes
parlés , préfens & futurs ? En repliant
votre eiprit fur lui-même , fans avoir
befoin d'interroger celui des autres ,
vous auriez fenti qu'en Métaphyfique
ce qu'on ne. peut pas s'apprendre par
fes propres réflexions , ne s'apprend
point par la lecture; & que ce qui ne
peut pas être rendu clair pour les efprits
les plus communs , efl obfcur pour les
plus profonds.
C'étoit de même en fondant votre
Yvj
5 1 6 .Apologie
cœur, &z non dans les fubtilités des So-
phiftes \ que vous deviez étudier la Mo-
rale ; malheur à qui a befoin de lire des
livres pour être honnête homme.
Vous voyez déjà , qu'au milieu de
cette vafle Bibliothèque , vous auriez
dû Couvent vous écrier, à l'exemple
de ce Philofophe qui parcouroit un pa-
lais rempli de meubles inutiles & fas-
tueux , que de chofes dont je ri ai que
/•
aire
Les ouvrages de Phyfique vous of-
froient une multitude de faits certains ,
&C de raiionnemens bazardés ; vous
avez négligé les faits pour courir après
les raifonnemens ; devez - vous être
étonné d'avoir fi peu appris? En fui-
vant une route contraire , cette étude
auroit été pour vous une fource inta-
riffable de plaifir & d'inflrucHon ; vous
y auriez admiré les reffources de la na-
ture , celles de tant de grands génies ,
foit pour la forcer à fe découvrir, foit
pour la mettre en œuvre dans les difre-
rens Arts , monumens admirables &
ians nombre de l'induftrie des hommes,
foit enfin pour appercevoir la liaifon &:
l'analogie des phénomènes dont vous
de F Etude. 517
vous plaignez d'ignorer les premières
caufes. Souffrez que l'Etre fuprême ne
levé pour vous qu'un coin du voile.
Vos regards alloient le perdre fur des
objets placés trop loin de vous ; rame-
nez-les fur tant de merveilles qui vous
environnent , & que vous n'avez pas
voulu voir ; &: l'efprit humain vous
étonnera également par fon étendue 6k
par les bornes.
Votre mépris pour l'érudition eu
très-injufte. C'eft elle qui nourrit &:
fait vivre toutes les autres parties de
la Littérature , depuis le bel efprit jus-
qu'au Philofophe ; il faut l'encourager
par les mêmes principes qui dans un
Etat bien policé font encourager les
cultivateurs.
Peut être auriez-vous raifon de vous
plaindre de l'incertitude de l'Hiftoire ,
li elle ne devoit pas être autre chofe
pour un Philofophe que la connoifîan-
ce aride des faits. Sans doute elle ne dit
pas toujours la vérité; mais elle ne la dit
encore que trop pour le principal objet
que vous deviez vous propofer dans
cette leâure , celui de connoître les
hommes. Vous n'auriez pas été furpris
5 1 8 Apologie
en fortant de votre iolitude de les trou-
ver tels qu'ils font ; 6c vous auriez ap-
pris à en aimer quelques-uns , à fuir le
relie , &C à les craindre tous.
Les Journaux , j'en conviens , difent
encore moins vrai que l'Hiftoire; mais
foyez équitable; n'avez-vous jamais
rien donné dans vos écrits à l'amitié 9
à la reconnoifîance , à l'intérêt , peut-
être même à la haine ? Pourquoi exiger
plus de perfe&ion dans les autres ?
Vous êtes excufable d'avoir efTayé
de lire à la fois tant de Poètes , d'Ora-
teurs , & de Romans ; mais non pas de
les avoir lus jufqu'au bout; vos pre-
mières le&ures en ce genre auroient
dû vous perfuader, que les vrais ouvra-
ges d'agrément font aiuTi rares que les
gens vraiment aimables. Tant pis pour
vous cependant, fi Corneille & Bofiuet
ne vous ont pas élevé l'ame , fi Racine
ne vous a pas arraché des larmes , û
Molière ne vous a paru le plus grand
peintre du cœur humain , fi vous ne
lavez pas Quinault & la Fontaine par
cœur. Je ne parie pas des Anciens leurs
maures, qu'il ne faut pourtant pas tou-
jours louer , quoiqu'ils foient morts ; ni
de l'Etude. 519
des vivans leurs difciples , qu'il faut la-
voir louer quelquefois, quoiqu'ils foient
vivans.
Malheureux dans vos le&ures par
votre faute, vous deviez vous attendre
à Têtre de même dans vos ouvrages.
Vous avez voulu faire une Tragédie, 6c
vous ignorez les pallions ; une Comé-
die , 6c vous ignorez le monde ; une
Hifloire , 6c vous ne favez pas que
lorfqu'on écrit THilloire de fon tems,il
faut fe refoudre à palier pour fatyrique
ou pour flatteur , 6c par conféquent le
préparer d'avance à la haine ou au
mépris.
Vous vous plaignez des critiques;
mais lavez-vous que fe faire imprimer ,
efl une manière tacite 6c modefle d'an-
noncer aux autres hommes , fou vent
très-mal à propos , qu'on croit avoir
plus d'efprit qu'eux; 6c deviez- vous
vous flatter de ne point effuyer là-
deflus de contradiction ? Si la critique
efl julle 6c pleine d'égards , vous lui
devez des remercimens 6c de la défé-
rence ; fi elle efl julle fans égards , de
la déférence fans remercimens; ii elle
efl outrageante 6c injurie , le filence 6c
l'oubli
5 10 Apologie
Je ne doute point qu'on n'ait été
très-peu équitable fur l'ouvrage de Phi-
losophie que vous avez mis au jour ;
mais le premier fruit de la Philofophie
doit être de s'attendre à l'injuftice , 6c
de la pardonner d'avance , fans la braver
6c fans la craindre.
C'eft à tort que vous vous affligez
d'avoir eu dans les feiences exactes des
éloges &l peu de lecteurs. Dans ces
feiences on n'a befoin de perfonne pour
fe juger : dans les matières de goût on
n'eft vraiment apprécié que par le juge-
ment public. Dans le premier cas on efl
payé par fes propres mains , dans le le-
cond on ne peut l'être que par les
mains des autres ; d'un côté plus d'éclat,
mais plus de danger ; de l'autre une
fortune moins brillante , mais plus fûre ;
prenez votre parti, & choimTez.
Concluez en attendant, qu'avec du
choix dans fes études , & de l'équité en-
vers lui-même &c envers les autres ,
l'homme de Lettres peut être auffi heu-
reux dans fon état que le permet la
condition humaine. Vous l'eufïiez en-
core été davantage , fi vous aviez fu en-
tremêler à propos la foUtude ôc la fo-
de P Etude. 521
ciété , l'étude & les plaifirs honnêtes :
par-là vous eurîiez fenti & goûté toute
votre exifïence , dont vous n'avez joui
qu'à moitié. Une partie de votre ame
fe rafiafioit jufqu'au dégoût , tandis que
l'autre périffoit d'inanition; vous auriez
dû preflentir, qu'un plaifir unique , au-
quel on fe livre fans réferve , eft trop
fûjet à s'ufer , & que le bonheur eu
comme l'aifance , qui fe conferve par
l'œconomie.
Il fe peut faire , me répondit le Phi-
lofophe , que j'aie en effet à m'aceufer
moi-même ; mais n'ai- je pas encore
plus à me plaindre des autres ? Et là-
deffus il s'emporta en fatyres contre
les Gens de Lettres , en invectives
contre les Protecteurs , & en déclama-
tions contre le Public , dont il parla
avec allez peu d'équité , & avec en-
core moins de refpeéL J'excufai les
Gens de Lettres , je palTai condamna-
tion fur les Protecteurs, &C je défendis
le Public.
Peut-être oferai-je l'entretenir dans
un autre moment de la fuite de cette
converfation ; aujourd'hui je craindrois
trop de le fatiguer en le juftifïant , me-
521 Apologie de P Etude,
me contre des imputations graves &
peu refpeclueufes ; la manière la plus
criante de lui manquer de refpecl: eu
de l'ennuyer ? & c'eft pour cela que
je finis.
■**■
*.¥#'*
4
SUR
L'HARMONIE
DES LANGUES,
ET SUR
LA LATINITÉ
DES MODERNES.
5M
Sîs^vift ^< n£A ^>è# ^ïy-^î ^4^>i^ ïâ
5C/R L'HARMONIE
DES LANGUES,
£*r en particulier fur celle qu'on
croit fentir dans les Langues
mortes ; & à cette occafion fur la
Latinité des Modernes.
ï^=fjëN entend tous les jours des
|| O 1 Gens de Lettres fe récrier fur
g£=4S l'harmonie de la Langue Grec-
que & de la Langue Latine , & fur la
fupériorité qu'elles ont à cet égard au-
deïîlis des Langues modernes , fans
compter d'autres avantages encore plus
grands , qui tiennent à la nature & au
génie de ces Langues. L'admiration pour
l'harmonie des Langues mortes & fa-
vantes , fe remarque fur-tout dans ceux
qui ayant mis beaucoup de tems à les
étudier , fe flattent de les bien favoir ,
&C les favent en effet aufïi-bien qu'on
peut favoir une Langue morte , c'èfl-
à-dire très-mal.
526 Sur r Harmonie
Cet enthoufiafme , qui n'en1 pas tou-
jours d'aum* bonne foi qu'il le paroît ,
a la fource daos un amour propre aiïez
pardonnable. On s'eft donné bien de la
peine pour étudier une langue difficile,
on ne veut pas avoir perdu fon teins ,
on veut même paroître aux yeux des
autres récompenfé avec ufure des pei-
nes qu'on a priies , & on leur dit avec
un froid tranfport ^ ah! Ji vous favie^ le
Grec !
Ceux qui favent ou croient favoir
l'Hébreu , l'Arabe , le Syriaque , le
Cophte ou Copte , le Perfan , le Chi-
nois, &c. penfent & parlent de même,
&C par les mêmes raifons. La Langue
qu'ils ont apprife eu toujours la plus
belle , la plus riche, la plus harmonieufe,
à- peu-près comme les hommes en
place font toujours pour leur protégé
des hommes fupérieurs. Mais le degré
de valeur d'un homme en place étant
expofé au grand jour , les louanges
qu'on lui donne , s'il en eft indigne ,
font honteufement démenties par le
Public ; au lieu que les Langues qu'on
appelle favantes étant prefque abfolu-
ment ignorées , leurs Panégyriftes ne
craignent guère d'être contredits. Ils
des Langues, 517
ne pourroient l'être que par des hom-
mes qui ont le même intérêt qu'eux à
prôner l'objet de leur étude &c de leur
culte.
Les Latiniftes & les Grkijies moder-
nes ne font pas tout-à-fait aum* à leur
aife. Comme beaucoup d'autres qu'eux
ont au moins une teinture du Grec ,
& une connoiffance aflez raisonnable
du Latin , il eft aifé de les embarrafTer
fur ce qui fait le fujet de leurs excla-
mations.
On leur dit , par exemple : les Fran-
çois , les Anglois , les Allemands , les
Italiens prononcent le Latin très-diffé-
remment les uns cjes autres , jufques-
là qu'à peine s'entendent - ils en le
prononçant, & qu'à peine croient -ils
parler la même Langue ; tous y. trou-
vent pourtant de l'harmonie ; tous en-
femble peuvent-ils être de bonne foi,
puifque ce n'efî pas proprement la
mime Langue qu'ils prononcent? &c
ne s'enmit-il pas de -là que cette pré-
tendue harmonie , que les Latiniiles
modernes exaltent fi fort, e(l du moins
autant dans leur imagination que dans
leurs oreilles ?
Pour décider cette queilion , autant
528 Sur F Harmonie
du moins que nous fommes à portée
de la décider , il faut d'abord fixer ce
qu'on entend ou ce qu'on doit enten-
dre par l'harmonie d'une Langue ; il faut
examiner enfuite , en quoi peut confif-
ter par rapport à nous l'harmonie des
Langues mortes , ôc fur-tout de la Lan-
gue Latine , qui de toutes les Langues
mortes nous eit la plus familière & la
plus connue.
Obfervons d'abord , que ce qu'on ap-
pelle harmonie d'une Langue devroit
plutôt s'appeller mélodie. Car V' harmonie
eit proprement le plailir qui réfulte de
plufieurs fons qu'on entend à la fois ,
la mélodie effc celui qui réfulte de plu-
lieurs fons qu'on entend fucceiîive-
ment ; or ce qu'on appelle harmonie
d'une Langue , eft le plaifir qui réfulte
de la fuite des fons dans un difours fait
en cette Langue ; on feroit donc mieux
de donner à ce plaifir le nom de mélo-
die. Mais n'importe , iervons-nous des
termes ufités , après y avoir attaché
l'idée précife qui leur convient.
Pour bien analyfer le plaifir qui ré-
fulte d'une fuite de fons , il faut décom-
pofer cette fuite de fons dans fes par-
ties ôc fes élémens. Or les phraies font
compofées
des Langues, 529
composes de mots 6c les mots de fyl-
labes. Commençons donc par les fyl-
labes. Celles-ci font formées , ou de fim-
ples voyelles , ou de confonnes unies
avec les voyelles. Or parmi les voyelles
&: les confonnes , il y en a de plus ou
de moins faciles à prononcer, de plus
Ou de moins fourdcs , de plus ou de
moins rudes ; 6c c'eft la combinaifon
de ces confonnes 6c de ces voyelles qui
fait qu'une fyllabe eft plu» ou moins
douce , plus ou moins rude , plus ou
moins fourde. De plus , comme il y a
des fyllabes qu'on prononce plus ou
moins aifément , il y a aufli des fuites
de fyllabes qu'on prononce plus ou
moins aifément que d'autres. Une fyl-
labe fe prononce d'autant plus aifément
ou plus difficilement à la fuite d'une au-
tre , que l'organe doit conferver plus
ou moins la difpofition qu'il a dû pren-
dre pour prononcer la première : fur
quoi il faut remarquer , que deux con-
fonnes de fuite forment chacune une
fyllabe , parce qu'il y a toujours nécef-
faireinent un e muet entre deux ; 6c
comme cet e muet pafTe fort vite 6c ne
fe prononce prefque pas , l'organe efl
obligé de faire d'autant plus d'effort
Tornz F* Z
530 Sur P Harmonie
pour marquer la double conforme. Vox-
là pourquoi les Langues , comme l'Al-
lemand , qui abondent en conibnnes
muitipliées à la fuite les unes des au-
tres , font plus rudes que d'autres Lan-
gues, où cette multiplication de con-
fonnes eu. plus rare.
Une Langue qui abonderoit en voyel-
les , Se fur- tout en voyelles douces,
comme l'Italien , feroit la plus douce
de toutes. "Elle ne feroit peut-être pas
la plus harmonieufe , parce que la mé-
lodie , pour être agréable , doit non-
feulement être douce , mais encore être
variée. Une Langue quiauroit, comme
l'Efpàgnol , un heureux mélange de
voyelles & de confonnes douces &
fonores , feroit peut-être la plus harmo^
nieufe de toutes les Langues vivantes
êc modernes.
La mélodie du difeours a beaucoup
de rapport avec la mélodie muficale.
Une mélodie qui n'emploiroit que des
intervalles diatoniques , feroit languif-
fante ; une mélodie qui n'emploiroit
que les intervalles les plus confonans ,
comme la tierce <k la quinte , feroit
monotone , infipide , ck: pauvre. îl faut
entremêler à propos de plus grands in-i
dis Langues. 53 1
tervalîes , & même des intervalles dif-
fonans , pour faire naître le plaifir de
l'oreille; plailir qui réfulte de la variété ,
Se qui n'exifle jamais fans elle. Le dia-
tonique & le confonant doivent do-
miner dans la mufique ; le dhTonant , le
chromatique doivent y être parfemés ,
mais avec fageile. Par une raifon fem-
blable , la Langue la plus harmonieufe
fera celle où les mots feront le plus
entremêlés de fyllabes douces & de fyl-
labes fonores , quand même quelques-
unes de ces dernières devroient être un
peu rudes ; la Langue la plus dure fera
celle dans laquelle les fyllabes fourdes
ou les fyllabes rudes domineront.
Il efl encore dans une Langue une
autre fource d'harmonie ; c'eft celle qui
réfulte de l'arrangement des mots. Celle-
là dépend en partie de la Langue même,
en partie de celui qui l'emploie ; au lieu
que l'harmonie qui réfulte des mots
ifolés dépend de la Langue feule. Il ne
dépend pas de moi de changer les mots
d'une Langue , il dépend de moi, au
moins jufqu'à un certain point , de les
difpofer de la manière la plus harmo-
nieufe.
Il faut pourtant avouer que les Lan-
jyz Sur r Harmonie
gués fe prêtent plus ou moins à cette
difpofition. Plus une Langue a de fyl-
labes rudes ou lourdes , plus il faut d'at-
tention à celui qui parle ou qui écrit ,
pour ne pas trop multiplier dans une
même phrafe les mots qui renferment
ces fortes de fyllabes. Plus une Langue
a de fyllabes douces , & moins elle en
a de fonores , plus il faut d'attention
pour que la mélodie n'en foit pas trop
molle , oc pour ainfi dire trop efféminée.
Quand une Langue a un mélange heu-
reux d'expreffions douces &c d'expref-
fions fonores , il en devient plus facile
de compofer dans cette Langue des
phrafes harmonieufes.
De même une Langue qui permet
î'inverfion , & par conséquent où l'ar-
rangement des mots eft libre jufqu'à un
certain point ? donne certainement plus
de facilité pour l'harmonie du difcours ,
qu'une Langue où I'inverfion n'eft pas
permife ? 6c par conféquent où l'arran-
gement des mots eft forcé.
Appliquons ces principes à la Langue
Latine ; nous ferons étonnés de voir com-
bien peu.ils nous feront utiles , pour dé-
terminer en quoi peut confifter , par rap-
port à nous 9 l'harmonie de cette Langue,
des Langues. 5:35
Nons ignorons absolument comment
!es Latins prononçoient la plupart de
leurs voyelles , èV de leurs confonnes ;
par confequent nous ne pouvons guère
juger en quoi confiitoit l'harmonie des
mots de leur Langue. Nous avons feu-
lement lieu de croire , que l'inverfion
leur donnoit plus de facilité qu'à nous
pour être harmonieux dans leurs phra-
ies ; mais l'efpece d'harmonie qui réfulte
des mots pris en eux-mêmes & de la
fuite des mots, il faut convenir de bonne
foi que nous ne lafentons guère.
Je dis que nous ne la fentons guère. Car
je ne nie pas que nous ne puifïïons en
fentir quelque chofe ; &: ce fentiment
tient fur-tout au mélange plus ou moins
heureux des voyelles avec les con-
fonnes , foit dans les mots ifolés , foit
dans leur enchaînement. Mais dans ce
mélange même , combien de nuances
doivent nous échapper , attendu notre
ignorance de la vraie prononciation ?
Nous favons de plus, que les Latins,
&C fur -tout les Grecs , éle voient ou
abahToient la voix fur un grand nom-
bre de fyllabes ; ce qui devoit nécef-
fairement contribuer chez eux à la mé-
lodie du difcours ; fur -tout quand ces
Z iij
534 $ur F Harmonie
élévemens ou abanTemens étoien't dif-
tribués d'une manière agréable à l'o-
reille. Or en prononçant le Latin &: le
Grec , nous ne pratiquons point du tout
ces élévemens &£ ces abanTemens fuc-
cerîifs de la voix , fi familiers &C ri fré-
quens chez les Anciens ; autre fource
de plaifir perdue pour nous dans l'har-
monie des Langues mortes & favantes.
Il n'y a , ce me femble , dans les
phrafes Latines Se Grecques , qu'une
feule efpece d'harmonie qui puifle être
fenfible pour nous jufqu'à un certain
point. C'eft celle qui réfulte de la pro-
portion entre les membres d'une même
phrafe & entre le nombre des fyllabes
qui compofent chaque membre. C'erl:
à quoi, ce me femble , fe réduit prefque
uniquement le plaifir de l'harmonie que
les phrafes de Cicéron nous font éprou-
ver ; plailir qui ne me paroît pas tout-
à-fait chimérique, fur-tout quand on
compare les phrafes de cet Orateur à
d'autres , par exemple , au ftyle heurté
6c coupé de Tacite & de Seneque.
A cette fource principale du plaifir ,
réel ou fuppofé , que nous procure
l'harmonie latine , on peut encore en
ajouter une féconde , mais à la vérité
des Langues, 535
beaucoup plus légère <k plus imparfaite.
C'en1 la différence des longues & des
brèves , plus ifenfible dans cette Langue
que dans la notre , &c peut-être que
dans toutes les Langues modernes , qui
cependant ne font pas à beaucoup près
dépourvues de profodie. Il faut avouer
que très-fouvent en prononçant le La-
tin nous eftro pions ces longues & ces
brèves ; mais enfin nous en inarquons
aulîi quelquefois la différence , &: plus
fouvent même que dans notre Langue y
quoique nous ayons aufli nos longues
&C nos brèves , mais moins fréquentes :
car chez les Anciens prefque toutes les
fyllabes étoient décidées brèves ou
longues , chez nous le plus grand nom-
bre n'efl ni long ni bref. Or cette dif-
férence marquée des longues & des
brèves , doit nous faire trouver dans
l'harmonie de la Langue Latine plus de
variété que dans la nôtre , & par cela
feul plus de plaifir , toutes chofes d'ail-
leurs fuppofées égales. Une mufique
qui ne feroit formée prefque entière-
ment que de fimples blanches ou de
fimples noires, feroit certainement plus
monotone , & par conféquent moins
agréable , que (i dans cette même mu>
Z iv
536 Sur t Harmonie
fique , fans y rien changer d'ailleurs ^
on entre -mêloit avec intelligence &c
avec goût les noires &c les blanches,
& s'il réfultoit de -là une mefure plus
vive , plus marquée , 6c plus variée dans
fes parties.
Il eft aifé d'expliquer par les prin-
cipes ou plutôt par les faits que nous
venons d'établir , pourquoi le Fran-
çois, PAnglois , l'Italien , l'Allemand,
&c. trouvent tous jufqu'à un certain
point de l'harmonie dans la Langue &c
dans la Poéfie Latine. Mais il faut con-
venir en même tems & par les mêmes
principes , que le plaifir que cette har-
monie leur caufe eft bien imparfait, bien
mutilé^ û on peut s'exprimer ainfi, &
bien inférieur au plaifir que les Romains
dévoient éprouver en lifant leurs Ora-
teurs & leurs Poètes. Ajoutons que ce
plaifir même n'eft pas abfoîument fem-
blable pour les dirférens peuples mo-
dernes ; que tel vers de Virgile doit
paroître plus harmonieux à un Fran-
çois , tel autre à un Allemand , &c ainfx
du reûe ; mais que tout fe compenfe
de manière qu'il réfulte en total pour
chaque nation le même degré de plai-
fir harmonique de la leclure d'une page
des Langues, 537
de Cicéron ou de Virgile. Ce font des
Muficiens qui dénaturent tous à-peu-
pres également le même air, mais qui
le dénaturent différemment , 6c qui
en le dénaturant , y confervent en géné-
ral 6c à -peu -près la même propor-
tion dans la valeur des notes. Il en
reluire d'abord pour eux , dans un
degré à -peu -près égal 6c femblable ,
le plaifir qui naît de la mefure ; plai-
fir qui eff eniuite modifié différem-
ment par la proportion qu'ils mettent
entre k s notes dans chaque médire par-
ticulière , 6c par la manière différente
dont ils appuvent fur ces notes. Mais
quelle différence de ce plaifir ejlropiê ,
fi je puis parler de la forte , à celui que
le même air fetoit éprouver, s'il étoit
chanté dans le goût & Pefprit qui lui
conviennent, 6c fur-tout exécuté par le
compofiteur même , 6c devant des audi-
teur, bien au fait des fîneffes de Part
mu-icaî ? Il arriveroit la même chofe
qu'à la mufique Italienne chantée par^
des Etrangers ou par des Italiens. Les
Italiens trouvent , 6c avec raifon , que
les Etrangers Pécorchent ; un François
ou un Anglois qui chantent devant eux
leur mufique , leurfont grincer les dents;
Z v
53$ Sur P Harmonie
cependant ces Etrangers , tout en écor-
chant la mufique Italienne , y éprouvent
un certain degré de plaifir , & même
aflez vif pour affecter beaucoup ceux
d'entr'eux qui ne font dénués ni de (en-
timent ni d'oreille. C'efr. le même corps,
animé pour les uns , à demi mort pour
les autres , mais confervant encore pour
ces derniers des traits frappans de pro-
portion & de beauté.
Voilà , je penfe , tout ce qu'on peut
dire de raifonnable & d'intelligible , fur
l'efpece de plaifir que nous goûtons par
l'harmonie des Langues mortes. Mais
en favons-nous affez pour diftinguer les
nuances , je ne dis pas grofîieres , je dis
feulement plus ou moins délicates , qui
diftinguent l'harmonie d'un Auteur de
celle d'un autre ? Je fais qu'il y a des Au-
teurs où nous fentons cette différence
d'harmonie jufqu'à un certain point ;
que Virgile , par exemple , efl plus har-
monieuxpour nous que les Épîtres d'Ho-
race ; parce que le choix & la liaifon des
mots a plus de douceur 9 de mélodie &c
de rondeur dans le premier que dans le
fécond. Mais la différence s'évanouit ? ce
me femble , prefque entièrement, quand
nous comparons l'harmonie de deux
des Langues, jj£
Auteurs qui ont écrit à-peu-près dans
le même-genre ; celle, par exemple, de
Virgile &c d'Ovide , celle môme de Vir-
gile 62 de Lucain. Je ne parle ici que de
V harmonie ^ je ne parle point du goucqui
différentie ces Auteurs , ik qui étant du
refibrt de Pefprit ieul , peut être plus
aifément apprétié que le fentiment qui
réfulte de la cadence de leurs vers. Je
doute beaucoup que nos connohTances
puiffent s'élever jufqu'à nous faire fai-
iir les nuances d'harmonie dont je parle.
Ce doute révoltera vraisemblablement
la plupart de nos Latiniftes modernes ;
j'en ai pourtant trouvé quelques-uns
d'atfez finceres fur ce fujet.
Si nous voulions l'être par rapport à
l'harmonie des Langues mortes , nous
ferions fouvent le même aveu que fe
faifoient réciproquement un François
& un Italien , tous deux hommes de
goût , d'efprit , ïk fur- tout de bonne
foi', qui difcouroient enfembîe fur l'har-
monie réciproque de leurs Langues (#).
Le premier avouoit au fécond, qu'il ne
pouvoit fentir l'harmonie de la Poéfîe
Italienne , quoiqu'il en eût lu beaucoup,
( a ) Observations fur l'Italie & fur les Italiens , pax
M. Grofky. Tom. III. pag. 213.
Z vj
540 Sur F Harmonie
t\ qu'il criitf avoir aflezbienla Langue.
J'ai , répondit l'italien , les mêmes plain-
tes à me faire à moi-même au (met de
la Pôéiie Frmcoife ; je crois favoir aviez
bien votre Langue ; j'ai beaucoup lu vos
Poètes; cependant les vers de Chape-
lain , de Brebeuf , de Racine , de Rouf-
feau , de Voltaire , tout cela eft égal à
mon oreille , elle n'y fent que de la
profe tintée.
Ce difcours m'en rappelle un autre
à-peu-près femblabie , que j'ai îbuvent
entendu tenir à un Etranger , homme
d'eiprit 9 établi en France depuis allez
long-tems ; il m'a planeurs fois avoué
qu'il ne fentoit pas le mérite de ia Fon-
taine. Je n'ai pas eu de peine à le croire ;
mais comment veut-on après cela , que
j'ajoute foi à l'enthoufiaime d'un Fran-
çois , qui s'extafie à la le dure d'Ana-
créon ? Qu'on ne m'accnfe point pour
cela de vouloir rabaiffer le mérite de
ce Poète. Je ne doute pas qu'Anacréon
ne fût en effet pour les Grecs un Auteur
cha:mant : mais je ne doute pas non
plu. que refque tout fon mérite ne foit
perdu pour nous , parce que ce mérite
coniiitct iùrement prefque en entier
dans Filiale heureux qu'il faifoit de fa
des Langues. 541
Langue ; ufage dont la finefie ne fau-
roit cire apperçue par des yeux moder-
nes. La plupart des Etrangers qui lavent
le François, ientent-ils le mérite de nos
Chaulons ?
On pourroit , ce me femble , abréger
de cette manière bien des difputes lur
le mérite des Anciens. Ils font certai-
nement nos modèles à beaucoup d'é-
gards , ils ont des beautés que nous Ten-
tons parfaitement ; mais ils en ont beau-
coup qui nous échappent , que leurs
contemporains lavoient apprécier, &c
lur lefquelles leurs admirateurs moder-
nes le récrient fans aucune connoif-
fance de caufe. Un Phiîolophe, homme
de goût , rira donc Couvent des admira-
teurs , fans relpecier moins réellement
l'objet de leur admiration , foit par les
beautés qu'il y voit réellement , loit par
celles qu'il y fuppofe d'après le témoi-
gnage unanime iLs contemporains.
Ce que nous venons de dire far l'har-
monie des Langues mortes , &t fur le
peu de connoif Mnce que nous en avons,
conduit naturellement à quelques ré-
flexions lur la prétendue belle latinité
qu'on admire dans certains modernes.
Quoique nous ayons déjà fait connoître
542. Sur la Latinité
en différens endroits de ces Mélanges
ce que nous penfons fur ce fujet, il ne
fera pas inutile de le traiter un peu plus
à fond.
C'eft une chofe n évidente par elle-
même , qu'on ne peut jamais écrire que
très -imparfaite ment dans une Langue
morte , que vraifemblablement cette
quefiion n'en feroit pas une , s'il n'y
avoit beaucoup de gens intérefTés à fou-
tenir le contraire.
Le François eft une Langue vivante ,
répandue par toute l'Europe ; il y a des
François par-tout; les Etrangers vien-
nent en foule à Paris ; combien de fe-
cours pour s'initruire de cette Langue ?
Cependant combien peu d'Etrangers
qui l'écrivent avec pureté & avec élé-
gance ? Je fuppofe à préfent que la Lan-
gue Francoife n'exiftât , comme la Lan-
gue Latine , que dans un très-petit nom-
bre de bons livres ; &£ je demande fi
dans cette fuppofitïon on pourroit fe
flatter de la bien favoir ? ck être en état
de la bien écrire ?
Il y a même ici une différence au
défavantage du Latin ; c'eft que la Lan-
gue Francoife eftfans inverfion, au lieu
que la Langue Latine en fait un ufage
des Modernes, 54^
prefquê* continuel ; or cette inverfiort
avoit fans doute fes lois , fes délica-
teffes , fes règles de goût , qu'il nous
<eft. impofiible de démêler, ckparconfé-
quent d'obferver dans nos écrits latins.
Ain fi la Langue Latine a tout au moins
une difficulté de plus que la Langue
Françoife , pour pouvoir être bien
apprife 6k bien parlée.
• Mais je veux bien même écarter cette
difficulté, quoique très- grande, & je
Tôle dire, insurmontable. Je m'en tiens
ici à la connohTance de la valeur des
mots , de leur lignification précife , de
la nature des tours & des phrafes , des
circonftances & des genres de ftyle
dans lefquels les mots , les tours , les
phrafes peuvent être employés ; ck je
dis que pour arriver à cette connoif-
fance , il faut avoir vu ces mots , ces
tours & ces phrafes , maniés & reffajfts 9
fi je puis m 'exprimer ainfi , dans mille
occafions différentes ; qu'un petit nom-
bre de livres , quand même on les auroit
lus vingt fois , efl abfolument infu£
fifant pour cet objet ; qu'on ne fau~
roit y parvenir que par des conversa-
tions fréquentes dans la Langue même >
par un ufage aflidu , ôc par des réflexions
544 Sur la Latinité
fans nombre , que cet ufage feul peut
fuggérer. C'eft en effet de cette feule
manière , avec beaucoup de tems , d'é-
tude 6c d'exercice , qu'on peut devenir
un bon Ecrivain dans fa propre Lan-
gue ; en fait même combien il efl rare
encore d'y réumY ; &C on veut fe flat-
ter de bien écrire dans une Langue
morte , pour laquelle on n'a pas la mil-
lième partie de ces fe cours ?
Cicéron , dans un endroit des Tufcu-
lanes , (*) , a pris la peine de marquer
les différentes fignifications des mots
deilinés à exprimer la trijleffe. JEgritudo,
dit ce grand Orateur , eji opinio recens
mali prœjèntis , in quo demltti contrahique
animo rectum ejje videatur. JEgritudmi
fubjiciuntur , angor , mœror , dolor , lue-
tus , œrumna , affliciatio. Angor eji œgri-
tuào premens\ mœror, œgritudo jlebilis ;
cerumna, œgritudo laboriojk; dolor, œgrï-
tudo cruel an s ; affliciatio , œgritudo cum
cog'tutione ; luclus , œgritudo ex ejus qui
carus fuerit intérim acerbo. Qu'on exa-
mine ce pallage avec attention , &
qu'on dife en fuite de bonne foi fi on
fe leroit douté de toutes ces nuances 9
j&fi'on n'auroit pas été fort embarra.Té
(*) Liv. IV. ch. VII. & VIII.
des Modernes» 54 y
ayant à marquer dans un Di&ionnaire
les acceptions précises tfœgritudo , mœ-
ror , do/or, angor y lucius , ccrumna , affile-
tatio* Si le grand Orateur que nous
venons de citer , avoit fait un livre de
fynonymes latins, comme l'Abbé Girard
en a fait un de fynonymes françois ,
&: que cet ouvrage vînt à tomber tout
à coup au milieu d'un cercle de Lati-
nises modernes , j'imagine qu'il les
rendroit un peu confus fur ce qu'ils
croyoient fi bien favoir. On pourroit
encore le prouver par d'autres exem-
ples , tirés de Cicéron même ; mais
celui que nous venons de citer nous
paroît plus que fumYant.
Dtfpréaux , quoique lié avec beau-
coup de Poètes Latins de fon tems 5
fentoit bien le ridicule de vouloir écrire
dans une Langue morte. Il avoit fait ou
projette fur ce fujet une efpece de dia-
logue , qu'il n'ofa publier , de peur de
défobliger deux ou trois Régens , qui
avoient pris la peine de mettre en vers
Latins l'Ode que ce Poète avoit fait en
mauvais vers François fur la prife de
Namur ; mais depuis fa mort on a pu-
blié & imprimé dans fes (Euvres une
efquifle de ce dialogue. Il y introduit
546 Sur la Lakinitè
Horace , qui veut parler François , &C ,
qui pis efl , faire des vers en cette Lan-
gue , & qui fe fait fifîl?r par le ridicule
des exprefïions dont il fe fert fans pou-
voir le fentir. Je fais tout cela fur l'ex-
trémité du doigt , pour dire fur le bout
du doigt ; la Cité de Paris pour la Ville
de Paris , le Pont nouveau pour le Pont-
neuf \ un homme grand pour un grand
homme , amaffer de l'arène pour ramaffer
du fable, Se ainfi durefle. J'ignore quelle
réponfe oppoferont à Defpréaux ceux
que nous combattons dans cet Ecrit;
car Defpréaux eit pour eux une grande
autorité , ne fût-ce que parce qu'il eu.
mort.
M. de Voltaire ? dont l'autorité, quoi-
qu'il foit vivant , vaut pour le moins
celle de Boileau en matière de goût ,
penfe abfolument de même. Voici com-
me il s'exprime en parlant d'un célè-
bre Poëte Latin moderne : « il réuiîit
» auprès de ceux qui croyent qu'on peut
» faire de bons vers Latins , 6c qui
» penfe nt que des Etrangers peuvent
» refîuiciter le fiecle d'Augufle dans une
» Langue qu'ils ne peuvent pas même,
» prononcer. In fylvam ne ligna feras ».
Le témoignage de ce grand Poëte eil
des Modernes. ^"f
d'autant moins fufpec~t en cette matière y
qu'il a fait lui-même en s'amufant quel-
ques vers Latins , aufli bons , ce me
femble , que ceux d'aucun moderne ;
témoins ces deux -ci , qu'il a mis à la
tète d'une differtation fur le feu ;
Ignis ubique latet , naturam amplcflitur oinnem 9
Cunfta parit , rénovât , dividlt } unit , alit.
Je ne crois pas qu'on puifTe renfermer
plus de chofes en moins de mots ; 6c
ce n'efïpas d'ordinaire le talent de nos
Poètes Latins modernes les plus van-
tés. Heureufement pour notre Littéra-
ture , M. de Voltaire a fait de ce talent
un meilleur ufage , que de l'emprifon-
ner dans une Langue étrangère ; il a
mieux aimé être le modèle des Poètes
François de notre fiecle , 6c le rival de
ceux du précédent , que l'imitateur
équivoque de Lucrèce 6c de Virgile.
Mais 9 dira-t-on , vous ne pouvez
difconvenir au moins qu'un Ecrivain
qui n'emploiroit dans fes ouvrages que
des phrafes entières tirées des bons
Auteurs Latins , n'écrivît bien en cette
Langue. Premièrement, eft-il pofîibîe
qu'on n'emploie abfolument dans un
548 Sur la Latinité
ouvrage Latin moderne , que des phra-
fes empruntées d'ailleurs , fans être
obligé d'y mêler du moins quelque
choie du fien , qui fera capable de tout
gâter? En fécond lieu, je fuppofe qu'on
n'emploie en effet que de pareilles phra-
fes ; &c je nie qu'on puiife encore fe flat-
ter de bien écrire en Latin. En effet le
vrai mérite d'un Ecrivain eu d'avoir un
ftyle qui foit à lui ; le mérite au con-
traire d'un Latinise tel qu'on le fup-
pofe , feroit d'avoir un fïyle qui ne lui
appartînt pas , &: qui fût , pour ainfi
dire , un ccnton de vingt ftyles diffé-
rens. Or je demande ce qu'on devroit
penfer d'une pareille bigarrure ? Si le
centon n'efl que d'un feul Auteur , ce
qui eft pour le moins fort difficile ,
j'avoue que la bigarrure n'aura plus
lieu ; mais en ce cas à quoi bon cette
rapfodie , &c que peuvent ajouter à nos
richeffes littéraires ces petits lambeaux
d'un Ancien , ainii découfu 6c mis en
pièces ? Le Lecteur peut dire alors com-
me ce Philofophe , à qui on vouloit pré-
fenîer un jeune homme qui favoit tout
Cicéron par cœur ; il répondit , /ai le
livre. On peut citer aufli ce que difoit
M. de Fontenelle : J'ai fait dans ma jeu-
des Modernes. J49
neffe des vers Grecs , & auffi bons que ceux
d* Homère , car ils en étoient.
Croit -on d'ailleurs , quand on met
ainfi fans pitié un Ecrivain Latin ou
Grec à contribution , que tout foit
également corred, également pur, éga-
lement élégant dans les meilleurs Au-
teurs anciens ? Qui nous afïurera donc
que la phrafe que nous aurons emprun-
tée , n'eft pas une phrafe négligée , traî-
nante , foible , de mauvais goût ? Tout
le monde fait la Patavinitê qu'Afinius
Pollion a reprochée à Tite-Live ; y
a-t-ii un feuî 1 moderne qui puhTe nous
dire en quoi cette Patavïnitê confifte £
Y en a-t il par conféquent un feul qui
punTe s'afîurer, qu'une phrafe qu'il pren-
dra de Tite-Live , n'eft pas une phrafe
Patavinienne ?
Enfin n'y a-t-il pas des Auteurs La-
tins , reconnus d'ailleurs pour excel-
lens , qu'on doit s'interdire abfokment
d'imiter dans des ouvrages d'un autre
genre , que celui où ils ont écrit ?
Quand je vois un Orateur Latin em-
ployer des mots de Térence , fur ce
fondement que Térence efl un Auteur
de la bonne latinité , c'efl à peu près
comme fi un Orateur François em-
'55^ •$# ^ Latinité
pîoyoit des phrafes de Molière , par h
raiion que Molière eu. un de nos meil-
leurs Auteurs : « Meilleurs , pourroit
dire à fon auditoire , ce harangueur
û heureux en imitation ? c*ejl une
» étrange affaire que d'avoir à fe montrer
» face à face devant vous , & l'exemple
*> de ceux qui s'y font frottés eft une
» leçon bien parlante pour moi. Cepen-
» dant on entend les gens fans fe fâcher ,
» ck j'oferai prendre , avec votre permif-
» Jion , la liberté de vous dire mon petit
» avis. Voulez-vous donc , Meilleurs , que
» je vous parle net ? Vous devrie^ mourir
» de pure honte , d'être battus de Uoifean
•» pour le petit malheur qui vous efl arrivé»
» Si vous vous êtes mis dans la tête que
- » vous n'auriez jamais de guignon ,
» raye?^ cela de vos papiers ». Je ne vais
pas plus loin , pour ne pas abufer de la
patience du Lecleur. Voilà pourtant du
Térence François tout pur; & ce qu'il
faut bien remarquer , la plupart de ces
phrafes font prifes du Mifantrope , c'eft-
ft-dire de celle de fes Pièces qui efl dans
le ftyle le plus noble.
Cet exemple fuffit , je crois , pour
prouver que ce n'eit pas dans Térence
cm'un Orateur Latin moderne doit for-
des Modernes, J^ï
mer (on ftyîe. On dira peut-être qu'il
doit avoir loin de n'employer aucune
exprefïion , aucune phrale de cet Au-
teur, qui ne foit autorifée par d'autres
bons Ecrivains ; en ce cas , 6c par cette
raifon même , il efl évident que Té-
rence ne iauroit lui fervir de modèle.
Mais je vais plus loin , &c je deman-
derai fi Térence peut même être un
modèle dans un genre d'écrire beau-
coup moins férieux ? On prétend oue
M. Nicole , pour bien traduire les Pro-
vinciales en Latin , avoit lu 6c relu
7 érence , 6c fe Pétoit rendu ii familier
que fa traduction paroît être Térence
xnême : à cela je n'ai qu'une queftion
à taire. Croit-on que le fïyle épiftolaire
doive être le même que celui de la
Comédie ? Et feroit-ce louer un Auteur
de Lettres écrites en François , de dire
qu'en le lifant on croit lire Molière ?
- j'ai entendu louer quelquefois des
ouvrages latins modernes , en difant
que le tour des phrafes étoit tris- latin,
que l'ouvrage étoit plein de Laùnijhies*
Je veux le croire pour un moment ,
quoique je doute que les Modernes fe
connoilîent en Latïnijmcs auffi parfaite-
ment qu'ils l'imaginent. Mais Molière
552- Sar la Latinité
dont nous pariions tout- à -l'heure, &
qu'on ne fauroit trop citer ici , eft
plein de Gallicifmes ; aucun Auteur
n'eft fi riche en tours de phrafes propres
à la Langue Françoife ; il eft même ,
pour le dire en parlant , beaucoup plus
correct, dans fa diction qu'on ne penie
communément : d'après cette idée , un
Etranger qui écriroit en François , croi-
roit bien faire que d'emprunter beau-
coup de phrafes de Molière , & fe feroit
moquer de lui ; faute d'avoir appris à
distinguer dans les Gallicifmes , ceux
qui font admis dans le genre le plus
noble , ceux qui font permis dans le
genre moins élevé , mais férieux ,. &C
ceux qui ne font propres qu'au genre
familier. Or voilà ce qu'il me paroît
impofTible de démêler quand la langue
n'en1 pas vivante. Je dis plus ; il ne
feroit peut-être pas difficile de montrer
par des exemples , qu'un Ecrivain Fran-
çois , qui pour paroître bien pofTéder
fa langue , affederoit dans fes ouvrages
beaucoup de Gallicifmes , ( même de
ceux qu'on peut fe permettre en écri-
vant ) fe feroit un ftyle qu'il faudroit
bien le garder d'imiter. La diction n'au-
roit peut-être à la rigueur rien de repré-
henfible
des Modernes. 553
henfible , fi on prenoit les phrafes une à
une; mais il réfiilteroit du tout enfem-
ble un ftyle familier 6c bourgeois , fans
élégance & fans grâces , qui voudroit
être fimple & naïf, & ne feroit qu'igno-
ble. Le même inconvénient n'eft-il pas
a craindre dans un ouvrage où l'on au-
roit afFe£té beaucoup de Latinifmes?
Ce n'en1 pas tout : croit -on qu'un
Auteur qui n'auroit abfolument formé
fon ïtyle que fur le plus excellent mo-
dèle de Latinité , fur les ouvrages de
Cicéron , 6c qui n'emprunteroît rien
que de ce feul modèle , pût être afîuré
de bien écrire en Latin ? Cicéron a
écrit dans bien des genres , & ces genres
demandoient des ftyles diirerens ; il a
écrit des dialogues qui pouvoient per-
mettre des exprefTions familières , ou.
moins relevées que les harangues ; il a
écrit fur-tout un grand nombre de Let-
tres , où certainement il a employé
bien des tours de converfation , que le
ftyle grave &c foutenu n'auroit pas per-
mis ; que faudroit-il penfer d'un Ecrivain
qui rifqueroit ces mêmes phrafes dans
\m dif cours férieux ?
Mais , dit-on , nous connoilîbns , en
Tome F. A a
554 $nr la Latinité
Latin même , la différence des ftyîes ;
nous fentens , par exemple , que la ma-
nière d'écrire de Cicéron vaut mieux que
celle de Séneque, que le ftyle de Tite-
Live n'eft pas celui de Tacite, & ainfi du
refte; donc nous fommes très au fait de
la Langue Latine, & par conféquent
très en état de la parler & de l'écrire.
Plaifante raifon ! Nous fentons , il eft
vrai , la différence d'un ftyle {impie à
un ftyle épigrammatique , d'un .ftyle
périodique &c arrondi d'avec un ftyle
coupé ; il fuftït pour cela de favoir la
Langue très-imparfaitement. Mais con-
noîtrons-nons la valeur <k la nature des
mots & des tours , connohTance abfo-
lument eflentielle pour bien parler &z
bien écrire la Langue ? Si nous favons
que Cicéron a mieur . parlé Latin que
les autres Auteurs , c'eft parce que toute
l'Antiquité l'a dit : nous en jugeons
fur la parole de fes Contemporains , &c
non d'après des nuances que nous ne
pouvons fentir.
Mais , dit - on encore , nous nous
appercevons que le Latin du moyen
âge eft barbare. Donc nous en fentons
la différence d'avec le bon Latin , quoi-
des Modernes, ^5
que le Latin (bit une Langue morte.
Autre excellent raifonnement (<z) !
Oeil comme fi on difoit : un Etranger
très-médiocrement verfé dans la Lan-
gue Françoife , s'appercevra aifément
que le ftyle de nos vieux <Sc mauvais
Poètes n'eft pas celui d? Racine ; donc
cet Etranger fera en état de bien écrire
en François.
Ménage , dit-on enfin pour dernière
objection, écrivoit parfaitement en Ita-
lien; cependant il n'avoit jamais été en
Italie , & jamais il n'avoit parlé que
François aux Italiens qu'il avoit vus. Je
veux croire , car je ne fais pas fi les
Italiens en conviendraient , que Ména-
ge écrivoit très-bien en leur Langue. II
n'avoit jamais été en Italie ; à la bonne
heure : il n'avoit jamais parlé que
François aux Italiens qu'il avoit vus ;
cela n'eii guère vraifemblable , mais
parle encore : on conviendra du moins
du'il avoit eu avec ces Italiens de
fréquentes &c de profondes conféren-
ces fur leur Langue ; or cela fuinfoit
à la rigueur pour la bien favoir ; &
croit-on qu'il ne les confultât pas fur
ies Productions Italiennes, & qu'il ne fe
( <?) Voyez les Notes à la fin de cet Ecrit.
A a ij
556 Sur fa Latinité
corrigeât pas d'après leurs avis ? Pour
moi, j'ofe alîurer que s'il n'avoit jamais
étudié l'Italien que dans les livres , il
n'auroit jamais écrit en cette Langue
que très - imparfaitement. On me per-
mettra même de douter que ies Vers
Italiens fiiflent aufîi bons qu'on nous
PafTure 9 lorfque je vois que fes Vers
François étoient déteflables. Que pen-
fer à plus forte raifon de fes Vers La-
tins , 6c fur-tout de fes Vers Grecs?
On peut faire à-peu- près la même
réflexion fur tant d'Ecrivains modernes,
qui parlent pour avoir fait d'excellens
Vers Latins. Par quelle fatalité n'ont-ils
jamais pu 'produire deux Vers François
ilipportables ? Que faut-il pour faire un
bon Poète? De l'imagination , du goût,
de l'oreille ; pourquoi des François, qui
prétendent avoir eu le bonheur de pof-
féder ces qualités en parlant une Lan-
gue morte & étrangère , ne les ont-ils
plus retrouvées quand ils ont hafardé
de faire des vers dans la leur? Croit-on
que fi Virgile , Horace , Ovide , euvTent
été nos compatriotes , ils n'euffent pas
été d'excellens Poètes François ? Et
croit-on que s'ils revenoient au mon-
de 5 ils ne fe moquaffent pas des Vers
des Modernes. 557
Latins de leurs imitateurs , comme nous
nous moquons des Vers François que
ces imitateurs ont quelquefois eu la
fottife de laifter échapper?
Il en eft de la Latinité moderne, com-
me de la Vérification Françoife entre
les mains d'un Poète médiocre. Cette
Latinité ne fert fouvent , fi je puis m'ex-
primer ainfi , qu'à couvrir la nudité
d'un ouvrage vuide de choies , fans
idées , fans ame & fans vie. Il faut
avouer qu'à cet égard elle eft. bien com-
mode pour un Auteur qui ne fait ni
penfer ni fentir; &C lui, & ceux qui le
îifent, font beaucoup plus occupés des
mots que des chofes ; & il eft bien
doux en compofant de n'avoir rien à
produire , ck de favoir que (es juges
n'y feront pas difficiles. Aufîi telle ha-
rangue qu'on ne pourroit pas lire , fi
elle étoit traduite en François , parce
qu'elle ne contient que des idées tri-
viales, eft admirée d'un petit cercle de
Pédans , parce que le ftyle leur enparoît
Ciccronien.
Depuis qu'on a mis en François
V Eloge de la Folie par Erafme , je ne
connois perfonne qui ne trouve cet
A a iij
5 5 8 Sur la Latinité
ouvrage fortinfipide; dans la nouveauté
cependant il eut un grand fuccès , par
la beaiîté prétendue de la Latinité , dont
tout le monde croyoit être juge , quoi-
que perfonne ne le pût être.
Parmi les Latinifles modernes, il en
efl im aflez peu connu , je ne fais pour-
quoi , qui me paroît avoir approché
plus qu'aucun autre de la Latinité &:
de la manière de Cicéron ; je dis appro-
ché, autant qu'il eft pofïible que nous
en jugions , c'eft-à-dire très-imparfaite-
ment. Cet Ecrivain eu un ProfefTeur
de Seconde au Collège du Pleflis, nom-
mé Marin, mort il y a environ qua-
rante ans (£). Ce même ProfefTeur a
fait quelques Epures dans le goût de
celles d'Horace , où il paroît aufïi , tou-
jours autant qu'il nous efVpofllble d'en
juger, avoir afFez bien pris le goût & la
manière de ce Poète. Or je voudrois
que ce Protée , fi habile à imiter tous
les ftyles en Latin , fe fût avifé d'écrire
en François , 6c d'imiter la manière de
Racine , de Defpréaux , de la Fontaine ,
de Corneille , de M. de Voltaire , en
un mot de quelqu'un de nos bons Au-
(b) Voyez les Notes à la fuite de cet Ecrit.
des Modernes. 559
teurs. Je doute fort qu'il nous parût en
avoir approché fi heureufement. Ce qui
eil certain , c'efl que rien n'eft fi rare
parmi nous que de bien imiter le fïyle
d'un autre Ecrivain , encore moins ce-
lui de deux ou trois Ecrivains différens ;
pourquoi voudroit-on que cela fût plus
facile en Latin? Ne feroit-ce point parce
que nous favons parfaitement notre
Langue , & très -imparfaitement la Lan-
gue Latine ?
Je ne fais fi les anciens Romains
écrivoient beaucoup en Grec ; ils
avoient au moins cet avantage , qu'ils
pouvoient fe flatter de parvenir à bien
écrire dans cette Langue , qui de leur
tems étoit vivante & fort répandue ;
cependant je vois que les plus illuftres
d'entr'eux fe font appliqués principale-
ment à bien écrire dans leur propre
Langue; imitons-les fur ce point. C'eft
déjà un affez grand inconvénient pour
nous , que d'être obligés d'apprendre
bien ou mal tant de Langues différen-
tes ; bornons notre ambition à
pofTéder la nôtre , &: à favoir la bien
manier dans nos ouvrages. Pour peu
que nous en fafrions notre étude , nous
A a iv
j 60 Sur la Latinité
y trouverons aflez de difficulté pour
nous occuper entièrement. Les Grecs
avoient l'avantage de n'étudier que leur
propre Langue ; aufîi nous voyons à
quel point de perfection ils l'avoient
portée ; combien elle étoit riche , flexi-
ble & abondante ; en un mot combien
elle avoit d'avantages fur toutes les Lan-
gues anciennes , & fur toutes les nôtres.
Néanmoins cette fupériorité n'eft pas
une raifon qui doive nous engager à
cultiver cette Langue de préférence à
la Françoife. J'ai entendu quelquefois
regretter les Thefes de Philofophie
qu'on a autrefois foutenues en Grec
dans quelques Collèges de l'Univerfité ;
j'ai bien plus de regret qu'on ne les
foutienne pas en François. D'abord on
y apprendroit à parler fa propre Lan-
gue , qu'on fait pour l'ordinaire très-
mal au fortir du Collège ; enfuite on
feroit obligé dans ces Thefes de parler
raifon ou de fe taire. Les fpe&ateurs
trouveroient trop ridicules en François
les fottifes qu'on y débite gravement
en Latin , & auxquelles même on a fait
l'honneur de les débiter quelquefois en
Grec.
des Modernes. 561
Mais autant il ferait à fouhaiter qu'on
n'écrivît jamais des ouvrages de goût
que dans fa propre langue, autant il ferait
utile que les ouvrages de Jcience y com-
me de Géométrie , de Phyfique , de Mé-
decine , d'érudition même , ne fuffent
écrits qu'en Langue Latine , c'efl-à-dire
dans une Langue qu'il n'eft pas nécef-
faire en ces cas-là de parler élégam-
ment , mais qui eft familière à prei-
que tous ceux qui s'appliquent à ces
feiences , en quelque pays qu'ils foient
placés. C'eiï un vœu que nous avons
fait il y a long-tems , mais que nous
n'efpérons pas de voir réalifer. La plu-
part des Géomètres , des Phyficiens ,
des Médecins , la plupart enfin des
Académies de l'Europe , écrivent au-
jourd'hui en Langue vulgaire. Ceiu:
même qui voudroient lutter contre le
torrent, font obligés d'y céder. Nous
nous contenterons donc d'exhorter les
Savans , Se les Corps Littéraires qui
n'ont pas encore ceffé d'écrire en Lan-
gue Latine , à ne point perdre cet utile
ufaçe. Autrement il faudrait bientôt
qu'un Géomètre , un Médecin , un Phy-
ficien , fuffent inftruits de toutes les
Aa v
5 6 z Sur la Latinité des Modernes,
Langues de l'Europe , depuis le Riifie
jufqu'au Portugais ; & il me femble que
le progrès des fciences exactes doit en
fbuffrir. Le tems qu'on donne à l'étude
des mots eu autant de perdu pour l'é-
tude des chofes ; tk nous avons tant de
chofes utiles à apprendre , tant de vé-
rités à chercher , 6c û peu de tems à
perdre !
C S ■=■■■ ** M*« ï
4»
5*3
NOTES
SUR QUELQUES ENDROITS
de V Écrit précédent.
{a) /^E dernier raifonnement , fi péremp-
v_> toire , eft d'un Chanoine de Rouen ,
qui n'ayant jamais été attaqué ni même connu
de l'Auteur de ces MJlanges , a jugé à propos
de lui dire beaucoup d'injures dans une critique
qu'il a faite de trois ou quatre des nombreux
articles donnés par cet homme de Lettres à
l'Encyclopédie. * Ce Chanoine de Rouen eft
Auteur, par malheur pour lui, d'une Élégie
latine fur la mort de M. de Fontenelle , dont
on n'a pas fait, dans les Collèges même , touc
le cas que l'Auteur auroit déliré. Perfonne ne
feroit donc plus intérefle que lui à foutenir ,
que s'il n'a pas mieux réulîi dans Tes vers
latins, c'elr. que la chofe eu irrripoflible. Mais
chacun entend comme il peut Tes intérêts.
Quoi qu'il en foit , on profitera de cette occa-
sion pour donner à ce Chanoine quelques avis
utiles. On l'avertira donc , i°. de ne pas met-
tre fur le compte de l'Auteur qu'il attaque ,
des fautes de Copifle ou d'impreffion vifibles,
6c dont il y en a même qui ont été corrigées
* Cette critique fe trouve dans une brochure pu-
bliée par le Chanoine centre le Dictionnaire Er.cy-
clopédujuç,
A a vj
5 64 Notes
dans les Errata. 20. De ne pas citer à deux
reprifes différentes ( pag. 23 , &: 178 de fa
brochure) l'article Ajlronomie^ comme conte-
nant des chofes qui ne s'y trouvent nullement.
3°. De ne pas croire (pag. 23 ) qu'un Livre
n'exifte point , parce qu'il ne lui eft pas connu ,
par exemple l'Ouvrage imprimé au Louvre en
1693, & cité par-tout fous le titre de Recueil
des Voyages de l' Académie. L'exactitude , difoit
un homme d'efprit, eft la vertu d'un fot ; cet
homme d'efprit avoit tort en cela ; mais il eft
au moins certain que ce devroit être la vertu
d'un critique qui reprend dans un Ouvrage
les points & les virgules , & qui affaifonne fa
cenfure de beaucoup d'invectives. On l'aver-
tira 40. de plaifanter le moins qu'il pourra ;
de ne pas dire, par exemple ( pag. 167) en
parlant d'un Journalifte qu'il veut décrier ,
que c'eft tout au plus un homme propre à part-
fer la mule de Photius. 50. De ne pas appeller
(pag. 171) l'Imitation de J. C. un Ouvrage
de goût ; de ne pas croire ( pag. 173 ) qu'il
faille du goût pour être érudit ; & de ne pa-s
conclure (pag- l&9) qu'on fait bien d'écrire
en latin des Ouvrages de goût , parce que
de grands hommes , tels que Boyle , Newton ,
& beaucoup d'autres , ont écrit dans cette
Langue des Ouvrages de fcïence. 6°. De fe
borner dans fes critiques , à relever les er-
reurs de dates , de noms propres , d'une
lettre mife pour une autre , d'une virgule de
trop ou de moins , & autres méprifes de cette
efpece , à condition cependant qu'il y fera
fort exact , ce qui ne lui arrive pas toujours ;
mais de ne point toucher aux raifonnemens
fur l'Écrit précédent, 565
bons ou mauvais, & de s'abitenir de raifon-
ner lui-même le plus qu'il lui fera poffible.
On vient de voir un échantillon de fa Dia-
lectique , en faveur de la latinité des Mo-
dernes. En voici un autre de cette Dialecti-
que , en faveur des Moines , qu'il paroit chérir
beaucoup. Il prétend (pag. 172) que des Re-
ligieux, voués par état à la prière, doiventêtre
plus propres par cette railon même à faire des
progrès dans la Phyfique, la Géométrie & les
autres fciences profanes, parce que S. Thomas
nous allure qu'il avoit plus appris de Théologie
dans la prière que dans l'étude. 70. Enfin ,
on conleille à ce Critique de ne point atta-
quer groihérement des hommes tels que M.
de Voltaire, dont toutes les fatyres du Cha-
noine , latines & françoifes , ne pourroient
effleurer la réputation. De plus forts que
cet adverfaire y ont échoué , & même s'en
font repentis.
(b) Voici le commencement d'une Ha-
rangue de ce Profefleur , prononcée à la
rentrée des dattes , & qui a pour fujet : De
hilaritate Magiflris in docendo necejfariâ.
Meditanti mihi juflam Orationem apud vos
plenamque gravitatis , Auditores , fufpicio in-
cidit , quœ me ciim initio moviffet pariim , confi-
deratius tamen exiflimata fecit , ut omijjîs gra-
v.bus & feras , maluerim ad jucunda mentent
Jiylumque traduccre. Sic cogitabum ip/e mecum 9
animas veflros , longâ fludiorum intermijfwne
IdXMtos , paulatim & quibufdam quafi gradibus
revocandos ejfe ad feria 9 nec protinus gravi'
$66 Notes
tatc fermonh alknandos. N'unir um fâflîdît ani-
mas vel optima quœque } nifi ternpeflivè fe offe-
rant ; nec facile admittit feveritatem , cum jemel
occupavit hïlantas.
On peut s'affurer que tout le refte du dif-
cb£rs , & même les autres Harangues pro-
noncées par ce Profeffeur, font dans ce goût
de latinité. Voyez le recueil intitulé : Seleclcz
Qratïones quorittndam celeberrimorum ex Uni-
verfuate Parijîenfi Profeffbrum. Paris, 1728. Il
me lemble qu'aucun Moderne, autant encore
une fois qu'il nous eft permis d'en juger ,
n'a approché de fi près de la manière de Ci-
céron. Quand on eft condamné à écrire en
Latin, il y a certainement quelque mérite à
imiter de la forte les bons modèles. J'ignore
pourquoi ce Profeffeur n'a pas dans l'Uni-
verfité une réputation du moins égale à celle
des Herfan , des Rollin , des Coffin & des
Grenan. J'ofe même le croire fupérieur aux
Jouvency, aux Commire & aux autres Jé-
iuites tant célébrés fur le ParnaiTe latin mo-
derne. Je remarquerai à cette occafion , qu'un
Profeffeur de l'Ecole militaire , très-verfé ,
à ce qu'on allure , dans la Langue Latine , a
prétendu récemment , & même entrepris de
prouver , qu'il y avoit un grand nombre de
fautes dans quelques pages du Père Jouvency.
Que ce Profeffeur ait tort ou raifon , voilà deux
habiles Latiniftes modernes dont l'un reproche
à l'autre des erreurs groffieres ; en faut -il
davantage pour prouver que les Modernes
favent très-imparfaitement le Latin ?
Quoi qu'il en foit , voici encore quelques
vers d'une Épître du Profeffeur Marin , adref-
fur V Écrit précédent. 567
fée à feu M. Boivin , de l'Académie Franco :1e ,
& qui a pour lujet : De Feflivo. On jugera s'il
n'y a pas autant approché , en apparence , de
larnaniere d'Horace , qu'il a approche de celle
de Cicéron dans la proie Latine.
Sœpè mihi rifum , bilem propè , movit ineptus
Vatum erior , qui le feftivos polie videri
Qi ndocumque volent , f'perant ; imô fore , ut ipfil
Accurraîrt juin condeado in carminé rifus.
Jam fordent mihi magna Pocmata , Fiaccius innuit ,
Ncfcio aux. major lepidis eji gracia nugis ;
Kas euro fulas deinceps , & lotus in his fum.
Si reftè poflU , laudo , & non efl melius quid.
Verùm âge , dum calamos & ferinia verfibus apras
Digaa tu;i, Fiacci , bonus accipe , pauca loquamur.
Nous dirons auffi à cette occafion que le
P. de la Rue nous paroît avoir aiTez bien imité
en apparence la verfification de Virgile. En
voici un exemple tiré des Poéfies de ce Jé-
luite.
Belgicus hos animos , & inexfuperab'le robur
Nequicquam infrendens fendt leo : quique priores
Luferat a::te minas , veltrifque interritus armis
ftari ultrô gaudebat , & obvim ire ,
Ille Ducum feriem egregiam , colledtaque cernens
Agmina, & immenfam Lodoici in pectore gentem >
Horret ad afpeéhim, nec jam aufus nftere contra,
Indociles iras & colla ferocia fubdit.
Et dans une autre Pièce :
Ultra fidereos axes & lucida Cœli
C on vexa , innumeris a:des fuffulta columnis ,
5 68 Notes fur V Écrit précédent.
Latior & terris & latior aequore furgit.
Illic porticibus tercentum impreiïa fuperbis
Fata hominum , variique fuo fiant ordine cafus ,
Quae lux quemque folo inducet ," quse tradita cuique
Sint vitae fpatia , & quse meta noviiïima vitse.
Aft animae illuftres , & clarum in nomen kurae ,
Seu quas Imperii decus olim , orbifque regendi
Cura manet , feu quas fattorum gloria , & ardens
Evehet ad fuperos per mille pericula virtus ,
Semota» turbâ &. fatis popularibus , omnes
Diftinélas habuere parefque laboribus aulas.
Cette vérification tient , ce me femble ;
à la fois de Virgile & d'Ovide , & parok
tenir plus du premier ; en tout l'imitation y
femble moins exa&e que dans les deux mor-
ceaux du Profeffeur Marin , rapportés ci-
deffus. Mais , encore une fois , que nous
fommes peu en état d'apprétier cette forte
d'imitation !
A,
JUSTIFICATION
D E
L'ARTICLE GENEVE
DE L'ENCYCLOPÉDIE.
57*
AVERTISSEMENT.
SI tu as dit la vérité, &c qu'on veuille
te jette r des pierres , dit un aucun
Philofophc , retire-toi à l'écart , prends
patience & tais-toi; la vérité finira par
être connue. Ceflce qui efl arrivé à F Au-
teur de Vartich Genève dans V Encyclo-
pédie, IL avoit tâché d'expofer avec vérité
dans cet article la croyance des Minières
Genevois. Vingt brochures Vont accujé de
calomnie ; on le menaçoit d'une Déclara-
tion des Parleurs , dejlinée à le confon-
dre. La déclaration tant annoncée a vu h
jour; & quoique le Conffioire ait employé
Jîx femaines à la: dreffer , elle a pleinement
jujlifié F Auteur de r article. Cefl de quoi
on fera convaincu , par les notes qu'un
Théologien a jointes à cette déclaration
dans le tems quelle parut ; on remet ici
ces notes fous les yeux du Public avec la
déclaration même.
M, Roujfeau de Genève, qui a" abord
572- AVERTISSEMENT.
avoit fcmbU vouloir défendre fes P a/leurs,
a rendu bientôt après à la vérité la juftice
la plus éclatante. On a mis à la fuite de
la Profeffzon de Foi du Conjifloire , V extrait
des deux affermions de M. Rouffeau, la
première oh il effaye de juftifur les Minif
tres , la féconde où il les aceufe avec bien
plus de force qu'il ne les avoit défendus.
Ces deux affertions ,fifinguliérement oppo-
fées , pourront fournir aux Philofophes
quelques réflexions, qiion leur laiffe à faire.
On s'efl contenté , pour la juftifi 'cation la
plus frappante de V article Genève , de
mettre en italique dans les deux extraits ,
les endroits les plus marqués par leur oppo-
Jltion ; le Lecteur en verra mieux à quel
point M. Rouffeau a changé d'avis.
Un Minif re Proteflant 9 homme très-
fin , ou qui croit Vitre , sefl perfuadé quil
embarrajferoit beaucoup V Auteur de V arti-
cle Genève , en lui faifant Vobjection
fuivante ((a) : « Cefl un crime , félon
( a ) Voyez la Lettre d'un Théologien d'une Uni-
verfité Proteftante à M. d'Alembert, avec cette Epi-
graphe attend riflante : K*/ ru té*vov , & toi auflï mon
fils l
AVERTISSEMENT. 573
» vous , d'accufer légèrement quelqu'un
» d irreligion ; pourquoi donc en aceufe^-
» vous Us Minijires de Genève? » La
reponfe ejl trop aifée. En premier lieu , on
verra par les pièces fuivantes , fi F Auteur
de l'article Genève a imputé légèrement
aux Minijires les opinions qu'il leur attri-
bue. En fécond lieu ( & cette réponfe ejl
la plus efjentïelle ) ce 71 ejl point du tout
d'irréligion qu'on les a accujés dans cet
article; on a fimplement dit , que de bons
Prote flans qu'ils étoient du tems de Calvin
leur Patriarche , ils étoient devenus Soci-
niens ; cela fignifie feulement dans la bou-
che d'un Catholique , que ces Minijires
nom fait que changer dliéréjîe , & qu'ils
ont même eu le mérite de Jubjlituer à celle
qu'ils profeffoient , des erreurs plus confé-
quentes à leurs principes. Quand on aceufe
quelqu'un d'irréligion , cejl fouvent une
calomnie , & cejl toujours a dejfein de lui
nuire ; on n'a voulu ni calomnier , ni
offenfer les Pafieurs de Genève , mais les
louer au contraire d'être au moins conjê-
q tiens , s'ils ne font pas orthodoxes. On je
flatte même qu'ils ont bimfenù l'intention
574 AVERTISSEMENT.
de P Auteur ; aujji ne font- ils pas fi fâ-
chés qu'ils Iz paroijfent. Unfiul, le plus
coupable dentr'eux , s'ils le font, a fait
beaucoup plus le fâché que les autres. C'efi
le mime dont il ejl parlé plus bas dans les
notes fur la Profeffion de Foi des Minifi
tres , & qui ayant jugé la révélation né-
ce fTaire dans la première édition de fin
Catéchifme , ne Fa plus jugée futile
dans la féconde édition: fur quoi un défis
Confrères , fiandalifé de cet Errata , lui
fit obfirver , qu apparemment dans la troi-
fieme édition il 7ie trouvoit plus la révéla-
tion que commode , dans ta quatrième
quelque chofie de moins , & ainfi de fuite
à chaque édition. Comme il efi fort accom-
modant, il a promis de fie corriger ; & après
avoir donné d' 'abord la révélation pour
nécefTaire , & enfuite pour utile , il s'efi
engagé à la redonnir pour néceiiaire dans
la troijleme édition , fi j amais il en fait
une. Ce faifiur de Catéchifme s , ou la
révélation efi traitée avec tant de décen-
ce , cet homme dont la. Théologie Soci-
nienne efi notoirement connue de fies Con-
frères , & qui même a effuyé fur ce fiujet
AVERTISSEMENT. 575
Us reproches les plus êclatans & les plus
inutiles de la part des Mini fîtes de Hollande,
& par cette raifon même celui de tous qui
crie le plus haut a rimpoflure ; cefl lui
qui imprime contre V Auteur de l'article
Genève de petits livres ignorés qu'il fait
paroître fous le nom d'un autre Ecrivait ,
affe^ vil pour prêter fort nom a la fityre
& à la calomnie. Malkeureufiment pour ce
Miniftre , fis défenfes &fes invectives ri ont
détrompé perfonne ; il ejl reflê Socinien
dans Cefprit de tout le monde , & dans
icfprit des honnêtes gens quelque chofe de
plus. On ne perdra point ici fin tems a
relever Us fau(fetés & les inepties répandues
dans Ces brochures ; qui les a lues , & qui
fauroit de quoi on veut parler ? Celui quo/i
y attaque n 'a pu même enfoutenirla lecluie
jufqiià la fin.
Mais ce qui cfi véritablement incomprê-
h&nfibU , c'efl la conduite des Prêtres de
VÈglifi Catholique aufujet de F article Ge-
nève. O Boffuet, ou ctes-vous? Il y a
80 ans que vous ave^ prédit que les prin-
cipzs des P rote flans les conduiroient au
Socimanifne ; que de remercimens ri au-
57$ AVERTISSEMENT.
rieç-vous pas fait à F Auteur de V article,
Savoir attefté à toute F Europe la vérité
de votre prédiction ? Et que penferie^-vous
aujourd'hui de ces Théologiens Catholi-
ques , qui à la vérité ne font pas des
Boffuets , & qui ne fentant pas combien
V article Genève eft utile à leur caufe ,
ont eu la Jimplicitê de prendre i Auteur à
partie ( b ) ? Efl-il étonnant que cette con-
duite étrange ait en même teins fait rire &
révolté les gens raifonnables ? On trouvera
à la fuite des deux extraits de M. Roujfeau
les réflexions faites à ce fujetpar un hom-
me d'efprit , qui a bien vu le Clergé de
Genève , & qui paroît bien connaître le
nôtre.
Un Philofophe , qui sintéreffe au progrès
de la Tolérance , a prétendu que V article
Genève , en dévoilant imprudemment &
mal à propos les opinions des Miniflres de
cette Eglife , les feroit changer de mal en
(b) Du nombre de ces Prêtres Catholiques , qui
ne font pas des Boffuets, eft entr'autres le Chanoine
dont on a déjà parlé dans les notes fur l'Ecrit précé-
dent. On peut voir les raifonnemens curieux qu'il fait
fur l'article Genève , dans fa brochure, p. 178. Il eft
vrai qu'il s'appuie d'une grande autorité , celle d'Abra-
ham Chaumeix,
pis.
AVERTISSEMENT. 577
pis pour démentir l'Auteur , & de Soci-
niens tolérans qu'ils font , tes rendrait Cal-
vinifies amers & atroces , femblablcs en un
mot au fondateur de leur fecle. Vaine
frayeur ! fcrupule mal fondé ! Si ces Mi-
niflres fefont inferits en faux contre l'arti-
cle Genève , il efi clair que c'efi feulement
pour la forme , & qu'ils ne donnent leur
Profefjîon de Foi que pour ce quelle efi en
effet. Ils continueront d'ailleurs à penfer
& à parler toujours, /bit en particulier, foi t
en public , comme ils faifoient avant cette
Profefjîon de Foi. Cefi de quoi peuvent
rendre témoignage tous les François éclai-
res qui ont été à Genève depuis cette épo-
que. De ce nombre & à leur tète efi V hom-
me d'efprit dont on vient de parler , &
qu'on a cru devoir citer de préférence en
cette occafion.
On croit pouvoir ajouter , quefiTÉ^life
de Genève a pour le préfent quelques petits
reproches à craindre de la part des autres
Êglifes Protefiantes , ces reproches ne feront
quepafj'agers, & qu'un jour, qui n efi peut-
être pas bien éloigné , elle aura la fuis fac-
tion , félon la remarque de Boffuet, de voir
Tome F. Bb
578 AVERTISSEMENT.
ces Eglifcs réunies avec elle dans une même
croyance. Tout concourt à rendre plus que
probable la vérité de cette prédiction , pour
laquelle on ofe ici prendre date , tant on
fi croit fur qu'elle rfejl pas hafardée.
4 J^Tr\, *
. yf ** &
-g'
^&*
vm
,L-' A^A-A^A. j: JL&M. jJ^A. Jt,'^A. Jt-^A."^ -AÎ^A. A-^'-A — i
EXTRAIT
DES REGISTRES
2?£ £^ VÉNÉRABLE COMPAGNIE
des P a fleurs & Profejfeurs de
VEglife & de l'Académie de
Gène ve.
Du 10 Février 1758.
'f* "fcflg ^ Compagnie informée
I**/**! I </#£ /e V 1 Ie. Tome de
L+JJ l'Encyclopédie , ôq»/*-
;.^r=T?jg| ^Zg' depuis peu à Paris y
renferme au mot Genève, des
chofes qui intéreffent essentiellement
notre Eglife , s'ejl fait lire cet arti-
cle ; & ayant nommé des Corn-
miffaires pour V examiner plus par-
Bbij
580 Déclaration
ticuliérement , oui leur rapport ,
après mûre délibération , elle a cric
je devoir à elle-même & à F édifica-
tion publique y défaire & de publier
la Déclaration fuivante.
La Compagnie a été également
furprife & affligée , de voir dans
ledit article de l'Encyclopédie , que
non - feulement notre Culte efl:
repréfenté d'une manière défeo
tueufe (a) , mais que l'on y
( ci) Ce qu'on dit du Culte, dans l'article
Genève fe réduit à peu de mots. « Le Culte
» eft fort fimple ; point d'images , point
» de luminaires , point d'ornemens dans
» les Eglifes. . . Le Service divin renferme
» deux choies ; les Prédications & le
» Chant. Les Prédications fe bornent
» prefque uniquement à la morale , &
» n'en valent que mieux. Le chant efl
» d'affez mauvais goût , ck les vers Fran-
» çois qu'on chante , plus mauvais en-
» core. » Si on en cr.oit les étrangers qui
ont été à Genève, & les Genevois même,
cette expofition eft fort exacte ; elle n'a
rien d'ailleurs qui puifTe blerTer les Mi-
nières de Genève. L'abolition des images
des Pafleurs de Genève. 581
donne une très - fauffe idée de
notre Doctrine & de notre Foi.
L'on attribue à plufieurs de nous
fur divers articles des fentimens
qu'ils n'ont point $ & l'on en défi-
gure d'autres. L'on avance , con-
tre toute vérité , que plufieurs ne
croient plus la Divinité de Jésus-
Christ. . .& nom d'autre Re-
ligion qu'un S ocinianifme parfait ,
rèjettant tout ce qu'on appelle Myf-
tere , &c. Enfin ? comme pour
nous faire honneur d'un efprit
tout philofophique , on s'efforce
d'exténuer notre Chriftianifme par
des expreffions qui ne vont pas à
moins qu'à le rendre tout- à -fait
eftun des points de leur doctrine. Quand
ils fe borneroient à la morale dans leurs
Sermons , ils ne feroient point blâmables
en cela , les matières de dogme étant plus
faites pour les livres que pour la chaire.
Enfin il n'y a pas d'apparence qu'ils veuil-
lent donner leur mufique pour bonne,
non plus que les vieux Pfeaumes de Ma-
rot 6c de Beze.
Bbiij
582 Déclaration
fuipeft ; comme quand on dit que
parmi nous la Religion ejl prejque
réduite à l'adoration d'un Jeul
Dieu , du moins che^ prefque tout
ee qui n 'ejl pas peuple , & que It
refpect pour Je s u s -C h rist
& pour r Ecriture , [ont peut - être
la feule chofe qui dijïingue d'un pur
Déifme le Chriflianifme de Genève.
De pareilles imputations font
d'autant plus dangereufes & plus
capables de nous faire tort dans
toute la Chrétienté , qu'elles fe
trouvent dans un Livre fort ré-
pandu , qui d'ailleurs parle favo-
rablement de notre Ville , de fes
n>œurs , de fon Gouvernement ,
& même de fon Clergé & de fa
Conftitution Eccléfiaftique. Il eft
trille pour nous que le point le
plus important foit celui fur le-
quel on fe montre le plus mal
informé.
Pour rendre plus de juftice à
l'intégrité de notre Foi , il ne fal-
des Pafleurs de Genève. 583
loit que faire attention aux témoi-
gnages publics & authentiques que
cette Eglife en a toujours donnés ,
& qu'elle en donne encore cha-
que jour (£). Rien de plus connu
que notre grand principe & notre
profeffion confiante de tenir la
Doctrine des faims Prophètes &
Apôtres , contenue dans les Livres
de l'Ancien & du Nouveau Tefla-
ment , pour une Doftrine divine-
ment infpirée , feule règle infail-
lible & parfaite de notre foi &:
de nos mœurs. Cette profeffion
eit expreffément confirmée par
ceux que l'on admet au faint Mi-
niftere ; & même par tous les
(£) Pourquoi donc dans l'opinion de la
plupart des Proteftans , & notamment des
Egliies de Suiffe & de Hollande , l'Eglife
de Genève pafTe-t-elle pour Socinienne ,
ou du moins pour favorable au Socinia-
nifme ? Si les Miniftres de Genève n'ont
pas donné lieu à cette opinion , il faut
avouer qu'ils font fort à plaindre.
Bbiv
584 Déclaration
membres de notre troupeau ,
quand ils rendent raifon de leur
Foi i comme Catéchumènes , à la
face de l'Eglife. On fait auffi l'u-
fage continuel que nous faifons du
Symbole des Apôtres , comme d'un
abrégé de la partie hiftorique &
dogmatique de l'Evangile , égale-
ment admis de tous les Chrétiens.
Nos Ordonnances Eccléfiaftiques
portent fur les mêmes principes:
nos Prédications , notre Culte ,
notre Liturgie , nos Sacremens ,
tout eft relatif à l'œuvre de notre
Rédemption par Jésus -Christ.
La même doftrine eft enfeignée
dans les leçons & les thefes de
notre Académie , dans nos livres
de piété , & dans les autres ou-
vrages que publient nos Théolo-
giens, particulièrement contre Fin-
crédulité , poifon funefte 3 dont
nous travaillons fans ceffe à pré-
ferver notre troupeau. Enfin nous
ne craignons pas d'en appeller ici
des Pafleurs de Genève. 585
au témoignage des perfonnes de
tout ordre , & même des étran-
gers qui entendent nos inlrru&ions
tant publiques que particulières ,
& qui en font édifiés.
Sur quoi donc a-t-on pu fe fon-
der , pour donner une autre idée
de notre dofrrine ? Ou fi l'on
veut faire tomber le foupçon fur
notre fîncérité , comme fi nous
ne penfîons pas ce que nous en-
feignons Se ce que nous profeffons
en public , de quel droit fe per-
met-on un foupçon fi odieux ? Et
comment n'a-t-on pas fenti , qu'a-
près avoir loué nos mœurs comme
exemplaires , c'étoit fe contredire ,
c'étoit faire injure à cette même
probité , que de nous taxer d'une
hypocrifie où ne tombent que des
gens peu confeiencieux , qui fe
jouent de la Religion ?
Il eft vrai que nous eftimons &
que nous cultivons la Philofophie.
Mais ce n eft point cette Plnlo-
Bbv
5 86 Déclaration
fophie licencieufe & fophiftique
dont on voit aujourd'hui tant d'é-
carts. Ceftune Philofophie folide,
qui , loin d'affoiblir la Foi , con-
duit les plus fages à être auffi les
plus religieux.
Si nous prêchons beaucoup la
Morale , nous n'infirtons pas moins
fur le dogme. Il trouve chaque
jour fa place dans nos chaires :
nous avons même deux exercices
publics par femaine , uniquement
deftinés à l'explication du Caté-
chifme. D'ailleurs cette Morale
eft la Morale Chrétienne , toujours
liée au dogme , & tirant de -là fa
principale force , particulièrement
des promeffes de pardon & de
félicité éternelle (c) que fait
(c) ïî feroit à fouhaiter que les Parleurs
de Genève euiïent expliqué ici l'idée pré-
cife qu'ils attachent au mot éternel. On
fait que plufieurs Ecrivains Proteftans ont
entendu par ce mot , non pas ce qui ne
finira jamais 3 mais ce qui doit durer très-
des Pajleurs de Genève. 587
l'Evangile à ceux qui s'amendent ,
comme aufîi des menaces d'une
condamnation éternelle contre les
impies & les impénitens. A cet
égard , comme à tout autre , nous
croyons qu'il faut s'en tenir à la
fainte Ecriture , qui nous parle y
non d'un Purgatoire (</), mais du
Paradis & de l'Enfer , où chacun
recevra fa jufte rétribution , fé-
lon le bien ou le mal qu'il aura
fait dans cette vie. Celt en prê-
long-tems. G'eft ainfi qu'ils expliquent les
pafïages de l'Ecriture où fe trouve le mot
éternel. On !ent donc combien il étoît
néceiïaire que les Minières de Genève
levaiïent l'équivoque. Une ligne auroit
furfi pour cela.
(d) Si par hafard il étoit vrai que l'E-
glise de Genève ne crût pas les peine* èttr-
nelUs dans le fens rigoureux de ce mot,
alors fuivant cette Lgliie,il n'y auroit plus
proprement d'Enfer , mais feulement un
Purgatoire, & l'Auteur de l'article Genève
auroit raifon dans ce qu'il a avancé fur ce
fujet. La différence des noms ne fait rien
au fond de la choie.
Bb vj
588 Déclaration
chant fortement ces grandes véri-
tés , que nous tâchons de porter
les hommes à la fanftification.
Si on loue en nous un efprit de
modération & de tolérance , on
ne doit pas le prendre pour une
marque d'indifférence ou de relâ-
chement. Grâces à Dieu , il a un
tout autre principe. Cet efprit eft
celui de l'Evangile , qui s'allie très-
bien avec le zèle. D'un côté la
charité chrétienne nous éloigne
abfolument des voies de con-
trainte , & nous fait fupporter fans
peine quelque diverfité d'opinions
( e ) qui n'atteint pas i'effentiel 5
comme il y en a eu de tout tems
(e) On auroit defiré des exemples de
cette diverJitè d'opinions qui n atteint pas
VeJJentieL Car cette diverfité d'opinions
pourroit tomber fur des articles, qui fé-
lon d'autres Eglifes , même Proteftantes ,
feraient ixh%-ejjlntiels à ia Religion, com-
me l'éternité abfblue & rigoureufe des
peines de l'Enfer , la Trinité ^ l'Incarna-
tion, &c.
des Pajîeurs de Genève. 589
dans les Eglifes même les plus
pures : de l'autre , nous ne négli-
geons aucun foin , aucune voie
de perfuafion pour établir , pour
inculquer , pour défendre les points
fondamentaux du Chriftianif me.
Quand il nous arrive de re-
monter aux principes de la Loi
naturelle , nous le faifons à l'exem-
ple des Auteurs facrés ; & ce n'eft
point dune manière qui nous ap-
proche des Déifies : puifque , en
donnant à la Théologie naturelle
plus de folidité & d'étendue que
ne font la plupart d'entr'eux , nous
y joignons toujours la révélation y
comme un fecours du Ciel très-
néceffaire (/') , & fans lequel les
(/") Voilà encore un mot qu'il auroit
faUu expliquer ; d'autant qu'il eft de noto-
riété publique, qu'un des principaux Mi-
nières de Genève , qui vit encore , & qui a
joui d'une aiïez grande confidération dans
ion Eglife , ayant parlé clans la première
édition d'un de (es ouvrages , de la nécef-
fui de la révélation, a changé ce mot dans
coo Déclaration
hommes ne feroient jamais fortis
de l'état de corruption & d'aveu-
glement où ils étoient tombés.
Si l'un de nos principes eft de
ne rien propofer à croire qui heurte
la raifon , ce n'eft point là , com-
me on le fuppoie , un caraftere
les éditions fuivantes pour y fubftituer
celui d'utilité. Or , la diftance eft grande
de ce qui eft nèceffaire , à ce qui eft ftm-
plement utile. Eft- ce par ménagement
pour leur confrère , que les Miniftres de
Genève n'ont pas expreftéinent profcrit
en cette occafion le terme Rutilai dont
il s'eft fervi ? Mais de pareils ménageinens
doivent-ils avoir lieu , dans un Ecrit où
ces Miniftres ont pour but de lever les
foupçons qu'on a voulu répandre fur leur
loi ? Enfin les Miniftres de Genève regar-
deroient - ils les termes de nécefjité ou
d'utilité , comme pouvant être indiffé-
remment employés dans cette matière ,
<k comme un des exemples de cette diver-
fité £ opinions qu'ils fup portent fans peine
ck qui n atteint pas feffentiel ? Si ce n'eft
pas là leur faconde penfer, on les invite
à s'en expliquer formellement ; fans quoi il
reftera toujours à ieur égard des doutes
fâcheux.
des Pajleurs de Genève, 591
de Socinianifme. Ce principe eft
commun à tous les Proteftans \ &
ils s'en fervent pour rejetter des
doftrines abfurdes , telles qu'il ne
s'en trouve point dans l'Ecriture
faintebien entendue. Mais ce prin-
cipe ne va pas jufqu'à nous faire
rejetter tout ce qu'on appelle Myf-
te/es y puifque c'eft le nom que
nous donnons à des vérités d'un
ordre furnaturel , que la feule rai-
fon humaine ne découvre pas 9
ou qu'elle ne fauroit comprendre
parfaitement , qui n'ont pourtant
rien d'impoiTible en elles-mêmes ,
& que Dieu nous a révélées (g ).
(g) Tout cet article n'eft pas clair , ck
avoir d'autant plus befoin de l'être , que
c'eft un des points les plus eflentiels de la
profeiTion de Foi qu'on nous préfente. Les
Minières de Genève conviennent d'abord
qu' un de leurs principes tft en effet dene rien
proposer a croire qui heurte la raifon ; ils Je
fervent 5 difent - ils , de ce principe , pour
rejetter des doctrines abfurdes , telles qu'il
ne s en trouve point dans V Ecriture fainu
y 9 1 Déclaration
Il fuffit que cette révélation foit
certaine dans fes preuves , & pré-
bien entendue. C'eft donc par ce principe
qu'ils rejettent par exemple, la préfence
réelle , comme une doctrine abjurde ^ com-
me une doctrine qui heurte la raifon , &C
qui ne je trouve point dans P Ecriture
jainte bien entendue. Or, les autres Myf-
teres de la Religion chrétienne , ceux de
la Trinité, del'incarnation, de la Rédemp-
tion, &c. ne heurtent pas moins la rai-
fon en apparence que le Myftere de la
préfence réelle , ck ce dernier Myftere
n'eft pas énoncé plus obicurément dans
l'Ecriture que les premiers. Le prin-
cipe admis par les Minières de Genève
va donc à proferire tous les Myfteres.
Aufîi rien n'en1 il moins fatisfaifant que
la définition qu'ils donnent de ce qu'ils
entendent par Myfteres. « Ce font,difent-
» ils , des vérités d'un ordre furnaturel 9
» que la feule raifon humaine ne découvre
» pas , ou qu'elle ne fauroit comprendre
» parfaitement > qui n'ont pourtant rien
» dirnpojfible en elles - mêmes , & que
» Dieu nous a révélées. » i°. Il auroit
fallu donner des exemples de ces vérités
d'un ordre Jurnaturel , fans quoi Fexpref-
fion refte vague ck équivoque. On de-
mande , par exemple , aux Miniilres de
des Pafleurs de Genève. 593
cife dans ce qu'elle enfeigne, pour
que nous admettions de telles vé-
Geneve fi la Trinité , la Divinité de J. C.
ëcc. font pour eux au nombre de ces vé-
rités d'un ordre fur naturel ? i° , Quand on
appelle les Myfteres des vérités que la
feule railbn humaine ne découvre pas ,
eu qu'elle ne fauroit comprendre parfai-
tement , le mot ou eft-il disjonclif ou ex-
plicatif? Veut- on dire qu'il y a des Myf-
teres que la raifon ne découvre pas , ck
d'autres qu'elle découvre , mais qu'elle
ne peut comprendre parfaitement , com-
me certaines vérités de Géométrie ? ou
bien veut - on dire que la raifon hu-
maine ne découvre pas les Myfteres en ce
fens qu'elle ne peut les comprendre par-
faitement ? L'une & l'autre de ces expli-
cations eft de beaucoup trop foible pour
répondre à l'idée qu'on doit attacher au
mot Myftere. Les Myfteres de la Religion
font des vérités que la raifon humaine ne
fauroit ni découvrir , ni comprendre ,
même imparfaitement , & qui font abfo-
lument ck entièrement au -demis de fa por-
tée. 30. Les Myfteres fans doute riont
rien d'impoffible en eux-mêmes , mais ils
paroifjcnt impoffibles aux yeux de la rai-
fon; 6c voilà ce qu'il étoit très-efTentiel
d'ajouter, fur-tout quand on a commencé
J94 Déclaration
rites y conjointement avec celles
de la Religion naturelle ; d'autant
mieux qu elles fe lient fort bien
entr'elles , & que l'heureux affem-
blage qu'en fait l'Evangile forme
un corps de Religion admirable
& complet.
Enfin quoique le point capital
de notre Religion ibit d'adorer
un feul Dieu , l'on ne doit pas
dire qu'elle fe réduife prefque à
cela , che^ prefque tout ce qui nefl
pas peuple. Les perfonnes les mieux
inftruites font auffi celles qui fa-
vent le mieux quel eft le prix
de l'alliance de grâce , & que
la vie éternelle confîjle à connoître
le feul vrai Dieu , & celui qu'il
a envoyé y Je s u s-Ch Ri s t
par dire que les Myfteres ne doivent
point heurter la raifon. Car rien ne heurte
plus la raifon , que ce qui lui paroît im-
pofïible. Mais ce qui heurtela. raifon, n'efl:
pas pour cela contraire à la raifon , difent
les Théologiens ; ck les My itères font
dans ce cas.
des Pafleurs de Genève. 595
fon Fils y en qui a habité corpo-
rellement toute la plénitude de la
Divinité (/z)> & qui nous a été
( h) II eft très-fâcheux que les Minières
de Genève , pour prouver qu'ils croient
la Divinité de J. C. fe contentent de rap-
porter un pafïage de l'Ecriture , fans expli-
quer quel iens précis ils donnent à ce paf-
fage. Arius & les autres hérétiques qui
nioient la Divinité du Verbe , admet-
taient aum* les exprefîîons de l'Ecriture
relatives au Fils de Dieu , mais ils expli-
quoient ces exprefîîons conformément à
leur erreur. On fait même combien peu
le langage des Ariens dirreroit en appa-
rence de celui des Catholiques. Une feule
lettre en faifoit la différence ; le Fils , fé-
lon les Ariens , étoit homoioufios au Père ,
c'eft-à-dire (Tunefubfla7ice SEMBLABLE,
ck félon les Catholiques il étoit homoou-
fios, c'eft-à-dire conjubfiam'ul ou de la
MEME fub (lance. Pourvu qu'on ne forçât
pas les Ariens à dire que J.'C. étoit Dieu,
égal en tout à fon Père, ils difoient d'ail-
leurs tout ce qu'on vouloit pour fe rap-
procher des Catholiques. Cependant il
eft clair qu'on ne croit pas réellement la
Divinité de J. C. & l'unité de Dieu ,
( deux points eiïentiels du Chriftiamfme)
fi on ne croit pas que J. C. eft Dieu ,
596 Déclaration
donné pour Sauveur, pour Média-
teur & pour Juge , afin que tous
honorent le Fils comme ils hono-
rent le Père. Par cette raifon , le
terme de refpecl pour Jésus-
Christ & pour l'Ecriture , nous
paroiffant de beaucoup trop foi-
ble , ou trop équivoque > pour ex-
primer la nature & l'étendue de
nos fentimens à cet égard ; nous
difons que c'eft avec foi , avec
une vénération religieufe , avec
une entière foumiffion d'eîprit &
de cœur , qu'il faut écouter ce
confubftantiel ck égal à Ton Père , 6k ne
faifant avec lui qu'un feul ck même Dieu.
Car fi le Verbe n'eft.pas égal en tout à
Dieu le Père , le Verbe n'eft pas Dieu ,
ck le titre de Divinité qu'on lui donne
vie feroit en ce cas qu'un titre d'honneur
ck non de réalité ; ck fi le Verbe n'eft pas
confubftantiel au Père , ck qu'il lui foit
égal, il y a plufîeurs Dieux. On ne fau-
roit donc trop inviter les Miniftres de
Genève à s'expliquer fur cet article im-
portant de la Religion avec une grande
clarté , ck fans la plus légère équivoque.
des Pajleurs de Genève. 597
divin Maître & le Saint -Efprit
parlant dans les Ecritures. C'elt
ainfi qu'au lieu de nous appuyer
fur la ïagefTe humaine , fi foible
& fî bornée , nous femmes fon-
dés fur la Parole de Dieu , feule
capable de nous rendre véritable-
ment fages à falut , par la foi en
Jesus-Christ : ce qui donne
à notre Religion un principe plus
fur , plus relevé , & bien plus d'é-
tendue , bien plus d'efficace ; en
un mot , un tout autre caraétere
que celui fous lequel on s'eft plu
à la dépeindre.
Tels font les fentimens unani-
mes de cette Compagnie , qu'elle
fe fera un devoir de manifeïter &
de foutenir en toute occafion ,
comme il convient à de fidèles
ferviteurs de Jésus -Christ. Ce
font auffi les fentimens des Mi-
niftres de cette Eglife qui n'ont
pas encore cure d'ames , lefquels
étant informés du contenu de la
y 98 Déclaration
préfente Déclaration , ont tous
demandé d'y être compris. Nous
ne craignons pas non plus d'af-
furer que c'eft le fentiment gé-
néral de notre Eglife ; ce qui a
bien paru par la ienfibilité qu'ont
témoignée les perfonnes de tout
ordre de notre troupeau, fur l'ar-
ticle du Diftionnaire qui caufe ici
nos plaintes.
Après ces explications & ces
affurances , nous fommes bien dif-
penfés y non -feulement d'entrer
dans un plus grand détail fur les
diverfes imputations qui nous ont
été faites ; mais auffi de répondre
à ce que l'on pourroit encore
écrire dans le même but (z). Ce
(j) Cette Déclaration a quelque chofe
de très-fînguliér , à la fuite d'une Pro-
fefïîon de Foi aufli infuffifante que celle-
ci. Les Miniftres de Genève ne doivent
pas craindre de rendre aux autres Eglifes
un compte détaillé de leur foi. On leur
demande donc avec confiance ,
des P a (leurs de Genève. 599
ne feroit qu'une conteftation inu-
tile , dont notre caraftere nous
éloigne infiniment. Il nous fuffit
d'avoir mis à couvert l'honneur
de notre Eglife & de notre Mi-
niftere , en montrant que le por-
trait qu'on a fait de notre Reli-
gion efr. infidèle , & que notre
attachement pour la faine Doc-
trine Evangélique n'eft ni moins
fincere que celui de nos Pères ,
i°. S'ils croient les peines de l'enfer
éternelles , en ce fens qu'elles n'auront
jamais de fin.
20. Quels font les Myfteres qu'ils
admettent ?
30. S'ils croient que J. C. eft Dieu,
égal en tout à fon Père , & ne faifant
avec lui qu'un feul ck même Dieu.
Ils doivent fe faire d'autant moins de
peine de répondre à ces queftions , qu'elles
leur font faites par un Théologien qui ne
prend aucun intérêt à l'article Genève de
l'Encyclopédie , ck qui defire d'ailleurs
tres-fincérement d'être détrompé fur l'i-
dée que cet article lui a donné d'eux y
ck que la Profeffion de Foi n'a pas
détruite.
6oo Déclaration y &c.
ni différent de celui des autres
Eglifes Réformées , avec qui nous
faifons gloire d'être unis par les
liens d'une même foi , & dont
nous voyons avec beaucoup de
peine que l'on veuille nous dis-
tinguer.
J. TREMBLEY Secrétaire.
EXTRAIT
6oi
EXTRAIT
De la Lettre imprimée
de M. Roujfeau à M. d'Alem-
bert , du zo Mars ijbS , fur
l'article Genève de l'Encyclo-
pédie.
JE commencerai par le point que j'ai
le plus de répugnance à traiter, &
dont l'examen me convient le moins ;
mais fur lequel .... le Jilence ne m'efi
pas permis. C'eft le jugement que vous
portez de la doctrine de nos Minières
en matière de foi. Vous avez fait de ce
Corps refpeclable un éloge très - beau ,
très-vrai , très-propre à eux finis dans tous
Us Clergés du monde , qu'augmente en-
core la confidération qu'ils vous ont
témoignée , en montrant qu'ils aiment
la Phiiofophie , 6c ne craignent pas V œil
du PhUofophe. Mais , Monfieur , quand
on veut honorer les gens , il faut que
ce foit à leur manière , 6c non pas à la
nôtre ; de peur qu'ils ne s'ofFenfent
Tome V, Ce
602 Jufification
avec raifon des louanges nuifibles , qui ,
pour être données à bonne intention ,
n'en bleffent pas moins l'Etat , Vinté-
rêt , les opinions ou les préjugés de ceux
qui en font l'objet. Ignorez- vous que
tout nom de fedte eft toujours odieux,
dt que de pareilles imputations , rare-
ment fans conféquence pour des Laï-
ques , ne le font jamais pour des Théo-
logiens ?
Vous me direz qu'il eu question de
faits & non de louanges, &Z que le Phi-
lofophe a plus d'égard à la vérité qu'aux
hommes : mais cette prétendue vérité
nefl pas fi claire , ni û indifférente , que
vous foyez en droit de l'avancer fans
de bonnes autorités ; &£ je ne vois pas où.
l'on en peut prendre , pour prouver que
les fentimens qu'un Corps prof effe & fur
kfquels il fe conduit , ne font pas les
fiens. Vous me direz encore que vous
n'attribuez point à tout le Corps Ec-
cléfiaftique les fentimens dont vous
parlez ; mais vous les attribuez à plu-
sieurs , ck plufieurs dans un petit nom-
bre font toujours une fi grande partie ,
que le tout doit s'en refîentir.
Plufieurs Pafteurs de Genève n'ont ,
félon vous , qu'un Soeinianifme par-
de l'Article Genève. 6ôJ
fait. Voilà ce que vous déclarez hau-
tement , à la face de l'Europe. J'ofe
vous demander comment vous Pavez
appris ? Ce ne peut être que par vos
propres conjectures , ou par le témoi-
gnage d'autrui, ou fur l'aveu des Paf-
teurs en queftion.
Or , dans les matières de pur dog-
me, &c qui ne tiennent point à la mo-
rale , comment peut-on juger de la foi
d'autrui parconjeftare? Comment peut-
on même en juger fur la déclaration
d'un tiers , contre celle de la perfonne
intéreflee ? Qui fait mieux que moi ce
que je crois ou ne crois pas ? Et à qui
doit-on s'en rapporter là-defïiis plutôt
qu'à moi-même ? Qu'après avoir tira
des difeours ou des écrits d'un honnête
homme des conféquences fophiftiques
& défavouées, un Prêtre acharné pour-
fiéve l'Auteur fur ces conféquences ,
le Prêtre tait fon métier & n'étonne
perfonne : mais devons-nous honorer
les gens de bien comme un fourbe les
periécute ? Et le Philofophe imitera-t-ii
des raifonnemens captieux dont il fut
fi fouvent la viclime ?
Il refteroit donc à penfer , fur ceux
de nos Pafleurs que vous prétendez:
C c ij
6 04 J unification
être Socinîens parfaits & rejetter les
peines éternelles 9 qu'ils vous ont con-
fié là-derTus leurs fentimens particuliers :
maisTi c'étoit en effet leur fentiment ,
& qu'ils vous Peuffent confié, fans doute
ils vous Pauroient dit en fecret (<* ) ,
dans l'honnête &; libre épanchement
d'un commerce phiiofophique ; ils l'au-
roieii't dit au Philo fophe , & non pas à
l'Auteur. Ils n'en ont donc rien fait , Se
ma preuve efr. fans réplique : c'eil que
vous l'avez publié.
Je ne prétends point pour cela juger
ni blâmer la doctrine que vous leur im-
putez ; je dis feulement qu'on n'a nul
droit de la leur imputer , à moins qu'ils
m la reconnoiffent ; & j'ajoute quelle ne
refjembU en tien à celle dont ils nous bip
truifint ■
Pour être Philofophes &c tolérans , iî
ne s'enfuit pas que nos Minières foient
hérétiques. Dans le nom de parti que
vous leur donnez , dans les dogmes
que vous dites être les leurs , je ne
puis ni vous approuver y ni vous fuivre.
(a) On peut voir par la Déclaration précédente ,
& fur-tout par les deux extraits fuivans , dont le pre-
mier cû. tiré de M. Roufleau lui-même, fi la manier.?
<!e penfer des Minjftres de Genève eft un fecret.
de r Article Genève. 60 <y
Quoiqu'un tel fyiteme n'ait rien , pew~
être , que d * honorable à ceux qui F adoptent %
je me garderai de l'attribuer à mes Fai-
te urs qui ne Pont pas adopte ; de peur
que l'éloge que j'en pourrais faire ne
fournît à d'autres le fujet d'une accu/a-
twn très- grave , & ne nuisit à ceux qw
faurois prétendu louer. Pourquoi rne
chargerons- je de la proie-filon de foi
d'autrui ? .... Monfieur 9 jugeons les
a&ions des hommes , & laillbns Dieu
juger de leur foi.
En voilà trop, peut-être, fur un
point dont l'examen ne m'appartient
pas .... Les Miniftres de Genève
n'ont pas befoin de la plume d'autrui
pour fe défendre (£) ; ce n'en1 pas la
( b ) C'efr. ce qu'ils viennent de faire , à ce qu'on
m'écrit , par wnt Déclaration publique. Elle ne m'eft
point parvenue dans ma retraite ; mais j'apprends que
le Public l'a reçut avec cpplaudifj'anent. Ainii , non-
fculement je jouis du piaiiîr de leur avoir le premier
rendu l'honneur qu'ils méritent , mais de celui d'enten-
dre mon jugement unanimement confirmé. Je fens bien
que cette Déclaration rend le début de ma lettre en-
tièrement fupeiflu , & le rendroit peut-être indiferet
dans tout autre cas : mais étant fur le point de le fup-
primer j'ai vu q«e parlant du mûrie arùcle qui y a
donné lieu , la même raifon fubfiftoit encore , & qu'on
pourreit toujours prendre mon fîlence pour une efpecc
deconfentement. Je laiile donc ces réflexions d'autant
plus volontiers , que û elles viennent hois de propos
fur une affaire heureufement terminée , elles ne contisa-
C c iij
606 J unification
mienne qu'ils choifiroient pour cela, Se
de pareilles difeuffions font trop loin
de mon inclination pour que je m'y
livre avec plaifir ; mais ayant à parler
du même article où vous leur attribuez
des opinions que nous ne leur connoijfons
point , me taire fur cette aflertion , c'é-
tait y paroître adhérer, & c'ejl ce que je
fuis fort éloigné de faire.
nent en général rien que d'honorable à l'Eglife de Ge-
nève , & que d'utile aux hommes en tout pays. Nott
de M. RoJiJfcau,
, * ** &
AJT *.»♦;* TA.
•§«
de F Article Genève, 607
EXTRAIT
Des Lettres écrites dk
la Montagne par le même M,
Rouffeau , Amjlerdam 1364 9
Lettre féconde , pag. 80.
QUI peut voir aujourd'hui les Mi-
nières de l'Églife de Genève ,
jadis fi coulans , & devenus tout à coup
fi rigides , chicaner fur l'orthodoxie d'un
Laïque &I laiffer la leur dans unefifcan-
daleujè incertitude ? On leur demande fi
Jefus-Chrijî ejl Dieu , ils nofent répondre :
on leur demande quels myjleres ils admet-
tent 9 ils n!ofint répondre. Sur quoi donc
répondront-ils , &C quels feront les arti-
cles fondamentaux , diffère ns des miens ,
fur lefquels ils veulent qu'on fe décide ,
fi ceux-là n'y font pas compris ?
Un Philofophe jette fur eux un coup
d'œil rapide ; il les pénètre , il les voit
Ariens , Sociniens, il le dit , & penfe
leur faire honneur : mais il ne voit pas
qu'il expofe leur intérêt temporel y la feule
6o8 J unification
chofe qui généralement décide ici - bas de
la foi des hommes.
Aurïi-tôt allarmés , effrayés , ils s'af-
fernblent, ils difeutent, ils s'agitent , ils
nefavent à quel Saint fe vouer ; &c après
force confultations (c) , délibérations ,
conférences , le tout aboutit à un amphi-
gouri ou Von ne dit ni oui ni non , &
auquel il efil aufjî peu poffzble de rien com-
prendre quaux deux plaidoyers de Rabe-
lais (df). La doctrine orthodoxe rfefi-elle
pas bien claire , & ne la voilà- 1- il pas en
de fures mains ?
(c) Quand on ejl bien décidé fur ce qu'on croit, &-
foit à ce fujet un Journalifle , une profejjïon de foi doit
ctre bientôt faite. Note de M. Rouffeau.
(<£) Il y auroit peut-être eu quelque embarras à
s'expliquer plus clairement Tan* être obligé de fe ré-
tracter fur certaines chofes. Note de M. Rouffeau.
V^*^
'**£&<*
de V Article Genève. 609
EXTRAIT
De l'Ouvrage intitulé ,
Nouveaux Mémoires ou Ob-
fervations fur l'Italie & fur les
Italiens , par M. Grofley , de
l'Académie Royale des Belles-
Lettres. Tom. 1. p. 16.
LA dotlrine de Calvin ne s'eft pas
coniervée à Genève dans toute fa
tetricité : rArminianifme l'a beaucoup
adoucie , &: les informations que j'ai
priies ne m'ont rien appris qui détruife
l'allégué de rEncyclopédle fur des peints
plus imporîans & plus capitaux. Il m'a
paru que les Théologiens de France
n'avoient pas voulu tirer de cet allé-
gué , l'avantage qu'il iembloit leur of-
frir. En effet , au lieu de fe joindre au
Confiftoire de Genève pour crier à la
calomnie contre M. d'Aleinbert , ils au-
roient du plutôt ouvrir leurs vieux
controverses , y voir à chaque page
que tôt ou tard le Calvinifme condui-
roit {qs Seclateurs au déiime, & louer
6 io J unification , &cc.
le Seigneur de PaccomplnTement de
cette prophétie.
Je ne prétends pas dire que le Con-
fiflcire de Genève ait unanimement &:
ouvertement adopté le Socinianifme :
il y a encore quelques vieux Minières atta-
chés aux anciennes formes ; mais ces
vieux Minières ne font plus de mode ,
même pour le peuple ; & leurs prêches
funt littus & fol'uudo mer a. L'infini c~tion
particulière permet , fur la révélation ,
fur le péché originel, fur les peines &
les récompenfes de l'autre vie , certai-
nes libertés que Pinïïruclion publique ne,
combat ni ne détruit point.
Telles font les pièces jujlificativ es de l'ar-
ticle Genève. Le Lecleurejl maintenant en
état de juger fi V Auteur de cet article a
dit vrai.
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Date Due
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