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MEMOIRES
L'ACADÉMIE
DU DÉPARTEMENT. DE LA SOMME.
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MEMOIRES
L'ACADÉMIE
des Sciences, Agriculture, Commerce,
Belles-Lettres et Arts
DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME.
AMIENS ,
IMPRIMERIE DE DuvAL ET HERMENT, IMP. DE L'ACADÉMIE,
PLACE PÉRIGORD, N.° 4.
MDCCCXXXIX.
… uWoé RE AMAÉIMATAAIÈC UE.
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RAPPORT
ANALYTIQUE
DES
TRAVAUX DE L'ACADÉMIE,
pu A. NovEMBRE 4836, au A." NOVEMBRE 1837,
Par M. ANSELIN, SECRÉTAIRE.
—— ii ©, ——
MESssIEuRs,
L'ogciearion imposée à votre secrétaire de vous pré-
senter chaque année l'analyse de vos travaux, n'est
point une satisfaction donnée à l’amour-propre. C’est
un devoir contracté envers un public bienveillant, c'est
un besoin de vous rendre compte à vous - même de
l'emploi du temps. Un sage, lorsque sa journée n'était
pas marquée par un bienfait, s’écriait : Diem perdidi!
Aïnsi diriez vous de l’année, Messieurs, si elle s'é-
coulait sans laisser la trace d’utiles travaux. Loin de
nous la prétention d'enrichir annuellement la science
de quelques découvertes ; il n’est donné qu'au gé-
nie de venir, à de longs intervalles, jeter la lumière
où l'obscurité régnait , et encore faut-il avouer que
souvent le hasard est venu au secours de la science;
mais de même qu'on a senti la nécessité des associa-
tions nombreuses pour les grandes entreprises ; l'utilité
SORT ESS
de la mise en commun de capitaux que leur isolement
eut rendus improductifs ; de même il faut reconnaître
que les efforts constans des réunions où chacun apporte
le tribut de ses lumières , pour concourir à un but
commun ; l'obligation de produire et de coordonner les
travaux , et de combattre ainsi la tendance naturelle
de l'esprit au repos, amènent d’heureux résultats.
Vous vous êtes divisés en quatre classes, Messieurs ,
elles comprennent : les sciences naturelles, physiques
et mathématiques, l'agriculture et le commerce ; l’elo-
quence , les beaux-arts et la poésie, l'histoire, les
antiquités, la philosophie , la philologie ; n'eussiez-vous
dans l’une de ces branches, ajouté que la plus minime
parcelle à la masse des connaissances acquises ; jeté
qu'un rayon de la lumière la plus douteuse , sur les
parties non explorées, vous vous estimeriez heureux ,
d’avoir çoncouru au progrès ; car vous avez compris
combien devait être immense dans l'avenir, le résultat
de toutes les collaborations, de tous les efforts, qui,
avec le temps, formeront le faisceau des connaissances
humaines. Point de fausse honte ; enregistrons avec
patience et persévérance les produits de toutes les médi-
tations , et acceptons comme le plus digne prix de nos
efforts , l'espoir que de ces productions accumulées ,
dont beaucoup peut-être seront livrées à l'oubli, il
pourra jaillir au profit de l'avenir, une pensée féconde
ou un résultat utile.
Je ne me dissimule pas , Messieurs , combien est
périlleuse la mission qui m'est confiée. S'il est difficile
de rendre compte dans un langage approprié des tra-
vaux divers dont j'ai à vous entretenir , il l'est encore
plus d’inspirer l'intérêt , ou de fixer l'attention sur des
M
analyses rapides , sur des indications fugitives de pro-
ductions , dont plusieurs sont le fruit de profondes
études et qui demandent à être méditées. Un tel tra-
vail n’a d'autre mérite que la clarté et la concision. Je
m'efforcerai d'être fidèle à ces exigeances.
Adoptant les divisions suivant l'ordre de vos quatre
classes , je commencerai par celle des
ScrENCES NATURELLES, PHYSIQUES ET
MATHÉMATIQUES.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas est la de-
vise de toutes les intelligences, le besoin de tous les
temps. La recherche de la vérité, de ce qui est, doit
être rangée au nombre des instincts dominans de notre
nature, que le temps n'affaiblit pas. L'imagination s'at-
tiédit, les couleurs brillantes dont le poète revêt ses
pensées, palissent à mesure que les illusions s'éva-
nouïssent , la poésie cesse de régner où la réalité pé-
nêtre. Mais le savant au contraire , celui qui a com-
mencé par l'étude de la réalité, la cherche sans cesse,
la science produit la soif de la science , et il semble
que dans cette progression instinctive du connu à l'in-
connu , l'esprit humain ne puisse s'arrêter.
Tout ce qui nous environne est l’objet de nos inves-
tigations ; les phénomènes atmosphériques qui frappent
nos yeux ou dont nous ressentons les effets sans
les voir , offrent un vaste champ à l'observation ; leur
étude constitue la science de la météorologie, Vous
devez à M. Caresme un excellent mémoire sur ce su-
jet. Il y à démontré l'utilité de cette science, fait en-
trevoir les nombreuses applications dont elle est sus-
ceptible , et les services signalés que rendraient une
"TS me
série d'observations consciencieusement faites et recueillies
avec soin.
Cette science liée d'une part à la physique, de lautre
à la géologie, est une conséquence de la première et
sert de base aux recherches de la seconde. L'ensemble
des faits qui résultent de l’action isolée où simultanée
des forces physiques , se manifeste au sein de l’at-
mosphère , à la surface ou dans la profondeur des con-
tinens et des eaux , appartient à l'étude de la météo-
rologie. C’est assez dire quelle influence elle aura sur
la théorie des marées, celle des vents, des orages;
de là ses applications fécondes à la navigation , à la
recherche des fontaines jaillissantes , à l’agriculture, à
l'hygiène. M. Caresme a fait ressortir tous ces avantages
avec force , et nous ne doutons pas que gräce à l'im-
pulsion qu'il aura donnée, les élémens, isolément re-
cueillis d’abord , coordonnés ensuite , ne forment des
tables d’un haut intérêt ; mais il en est des essais en
ce genre, comme de tous les travaux auxquels Phomme
consacre ses veilles ; le temps seul les féconde, et ils
ne sauraient perdre de leur importance, parce qu'il est
réservé à l'avenir d'en recueillir les fruits.
M. Coquerel auquel vous avez été redevable, l'année
dernière , d’un travail intéressant sur l'existence pré-
sumée , disons presque certaine, des mines de houille
dans le département , vous a, cette année, lu plusieurs
rapports. Le premier sur un mémoire de M. Ravin,
votre associé correspondant , concernant le bassin d’A-
miens et, en particulier, les cantons littoraux de la
Somme ; il nous présente ce bassin sous la figure d'un
vaste triangle, dont le littoral des départemens de la
Somme et du Pas-de-Calais forment la base, et dont les
EE y =
côtés vont se réunir au point culminant qui sépare le
cours de l'Oise de celui de la Somme. Il fait encore re-
marquer que dans les terrains secondaires que ce bassin
présente , se rencontrent des couches de charbons de terre.
Cette revue géologique du sol où se concentrent les
élémens de prospérité , et ceux de l'histoire de notre
terre natale, est remplie d'intérêt , et bientôt surgiront
de ces études, nous l’espérons, des résultats d'une
utilité incontestable.
Cette attention portée sur les produits du sol nous
conduit , Messieurs , à vous parler d’un rapport fait
par M. Pauquy, sur un N.° du mémoire de l'académie
de Bruxelles. Après avoir analysé des obeervations bo-
taniques dont la science seule peut s'emparer , M.
Pauquy a émis le vœu de voir fonder dans nos murs,
sous les auspices et la direction de l'Académie, un
musée d'histoire naturelle de tous les produits du dé-
partement, dans les trois règnes, afin d'en étudier les
propriétés, et d'en rechercher les usages dans la vie
civile ou industrielle. Vous avez jugé cette pensée de
M. Pauquy, féconde en résultats, non-seulement pour
vous, mais pour toute la France. Vous l'avez accueillie
avec empressement. M. Garnier, rapporteur d’une Com-
mission nommée à cet effet, vous a présenté avec lu-
cidité et précision les moyens d'exécution pour lesquels
vous avez dù vous concerter avec l'autorité locale ;
vous avez trouvé une bienveillante coopération dans
l'administration municipale , et vous avez l'espoir de
voir bientôt s'élever un établissement dont le but ne
sera pas de satisfaire une frivole curiosité; mais de
rassembler dans un méme cadre .tous vos produits na-
turels, d'en livrer l'exunen à tous les esprits indus-
De
triels et analytiques qui réclameront l'honorable mission
de les faire concourir à votre bien-être ou à votre pros-
périté. Déjà plusieurs départemens nous ont devancés
dans cet acte de gratitude envers une nature féconde
qui nous a si richement dotés.
Le second rapport de M. Coquerel a porté sur diverses
parties des mêmes mémoires de l'académie de Bruxelles,
à l’occasion desquels M. Pauquy vous a présenté la
proposition dont je viens de vous entretenir. Les expé-
riences faites pour prouver qu'une éclipse solaire sus-
pendait momentanément la respiration des plantes, a
d’abord fixé son attention, il est résulté des expériences
que la respiration chez les plantes pouvait être suspen-
due , sans amener, ce que le botaniste appelle leur
sommeil , autrement le rapprochement des limbes des
feuilles ; d’où les conséquences que ces deux facultés
sont indépendantes. Passant à d'autres matières, M.
Coquerel a fait encore ressortir les avantages géminés
de l'emploi de l'air chaud dans les hauts fourneaux
consacrés à la fonte des métaux.
Vous devez à M. Routier plusieurs rapports. L'un
sur la vaccine, est fait à l'occasion d’une brochure
qui à paru sur la prétendue découverte du vacein pri-
imitif à Amiens. Trop de raisons de douter que les
animaux desquels on a tiré ce vaccin, aient produit le
véritable, n’ont pas permis à M. Routier de trancher
une question, que des expériences positives n'ont pas
encore résolue. Mais il en a pris occasion de traiter
la matière et de démontrer que quand même le véri-
table cow-pox se trouverait sur nos vaches de la Hau-
toye, il ne faudrait pas croire qu'il serait un préser-
vatif plus efficace de la petite vérole , que le vaccin
Lenr | Re
d'ancienne origine, pris de bras à bras. Le rapporteur
s'élève surtout contre l'opinion qui tendrait à présen-
ter ce dernier vaccin comme étant dans un état de
dégénérescence et d'inefficacité ; et sous ce rapport, les
conclusions du travail de M. Routier, qu'il n'appartient
qu’à la faculté de discuter, nous semblent assez ras-
surantes pour mériter la publicité.
Dans un second rapport, M. Routier a présenté l'analyse
de la brochure de M. Ravin , notre laborieux corres-
pondant, contenant la description d’un cétacé, échoué
à la côte de la baie de Somme , et une dissertation sur
cette substance d'un usage si répandu, tirée du fanon
de la baleine.
Enfin, dans un dernier rapport, votre collèoue a
rendu compte d'anciens procédés rappelés dans un N.°
de la revue ébroïcienne , relatifs à la translation du
sang; méthode qui à la honte de la science, a eu
ses apologistes, et qu’une physiologie plus éclairée,
réduit à sa juste valeur, en la reléguant au rang des
systèmes dont la médecine, plus que toute autre science ,
doit se garantir.
DEUXIÈME CLASSE.
AGRICULTURE , COMMERCE.
Dans un département où la richesse du sol le dis-
pute à l’activité de l’industrie , vous avez voulu, par
une tentative nouvelle, appeler l’agriculture à seconder
le commerce. Nos manufactures emploient la soie, et
pour cette matière première, nous sommes tributaires
d’autres contrées. Nous affranchir de ce tribut en na-
turalisant chez nous le mürier et l'insecte précieux
qu'il nourrit, était une heureuse pensée; elle est suivie
== 491
avec persévérance par l’un de vos membres, qui n'é-
pargne rien pour réaliser un vœu auquel il attachera
son nom. M. Riquier vous a lu de nombreux rapports
sur la culture du muürier et l’industrie séricicale. Il vous
a rendu compte des différens essais de culture qui
ont eu lieu autour de la ville et dans le dépar-
tement ; des espérances qu’on pouvait concevoir ;
des résultats obtenus ; des pertes qu'un hiver prolon-
gé avait fait subir; des moyens de les réparer et de les
prévenir en étudiant les effets produits sur les diffé-
rentes espéces cultivées. Les rapports satisfaisans de M.
Riquier ont provoqué l'allocation de subsides par le Con-
seil général pour les années précédentes, et ils ont été
cette année la base d’une nouvelle demande qui, nous
n'en doutons pas, sera encore favorablement accueillie.
L'éducation des abeilles tient à l’industrie agricole et
mérite d'autant plus d'intérêt qu'elle améliore le sort du
ménage le plus modeste et n’exige point de capitaux.
M. Kiquier a porté son attention sur cette partie ,‘et
vous lui devez une notice où il a comparé la récolte
anglaise de M. Nutt Du Lincolnshire, à celle de M. A Le-
prince, notre compatriote, et d’après laquelle l'avantage
demeure à cette dernière. Enfin, Messieurs, vous devez
encore à votre laborieux collègue un rapport sur la di-
vision de la surface du département de la Somme, au-
quel il a joint des tableaux synoptiques , utiles à consulter
et dont vous avez ordonné l'impression.
M. Henry Marotte a présenté un rapport sur un ouvrage
de M. Gromicr, ayant pour titre : Apercu statistique et
comparatif des améliorations obtenues de 1791 à 1853, sur
les revenus des propriétés particulières et celles des hospices.
Aux chiffres probans de l'auteur , M. Marette a ajouté des ob-
servations qui lui sont propres sur le modede location desbiens
des hospices, ce qui prouve qu’il possède à fond la matière.
Dans un rapport sur le journal du Comice agricole, M.
Dewailly a fait sentir l'importance qui doit résulter de cette
publication et tout le bien qu'elle doit produire pour le pro-
grès de l'industrie agricole. Le Comice, Messieurs, a de
fréquentes relations avec vous, il a provoqué une amélio-
ration dans l'instruction élémentaire, en vous proposant de
concourir à l'introduction dans l’école normale primaire
d'Amiens, d’un cours d'agriculture théorique et pratique.
Vous avez nommé une Commission au nom de laquelle M.
Roussel vous a fait un rapport dont les conelusions ont été
adoptées ; et vous avez prélevé, sur la modique subvention
qui vous est allouée , une somme de 250 fr. pour l’appli-
quer au cours projeté.
Si , dans cette circonstance , M. Roussel n'a été que
l'organe de la Commission , il a, dans une eirconstance
plus importante, pris l'initiative. Il vous a proposé de
fonder, à Amiens, sous le patronage et la direction de
l’Académie , un cours de droit commercial. Une telle
institution était indispensable dans notre ville, sa néces-
sité a été vivement sentie , et la proposition accueillie et
régularisée. Sous l'autorisation de l’Académie universitaire
dont l'approbation doit être requise , va s'établir ce
cours gratuit, les professeurs seront pris dans votre sein,
et les jurisconsultes que l’Académie compte parmi ses
membres seront heureux de concourir à propager , dans
une ville industrielle , les saines et indispensables notions
du, droit commercial, souvent ignorées de ceux qui ont
le plus d'intérêt à le connaitre (1).
M. Raynard a rendu compte de l'ouvrage de M. Pal-
(4) Ce Cours est maintenant ouvert.
= MU.
las , médecin à Saint-Omer, l’un de vos correspondans ,
sur le maïs. Le rapporteur a combattu l’assertion d'Arthur
Young , sur la restriction de la latitude, passée laquelle ,
il prétend qu'on ne peut plus cultiver cette plante. Il
établit, d’après M. Pallas, les emplois multipliés qu'elle
offre à l’industrie, soit comme aliment , soit pour le su-
cre, la mélasse et l'alcool qu'on peut en extraire, et en-
fin le papier qu'on fabrique avec la pulpe après l'ex-
traction du sucre. Sous ces rapports, le maïs, en com-
parant les frais de culture à la valeur des produits qu'on
en retire, aurait l’avantage sur tous les autres végétaux.
TROISIÈME CLASSE.
ÉLOQUENCE , POÉSIE , BEAUX—ARTS.
__ lour les uns, Messieurs, l'utilité des académies se
renferme dans les travaux de vos deux premieres clas-
ses: sciences positives et richesses; pour les autres, il
n'y a de véritables travaux académiques que dans les
dernières : Poësie et beaux-arts , abstractions de l’esprit.
Nous conviendrons qu'il faut donner aux exigeances de la
vie, mais que celles-ci satisfaites , l'homme rentre avec
bonheur et orgueil dans le domaine de la pensée, où
l'attendent des jouissances d’un ordre élevé, plus pures
et non moins vives que celles de la vie matérielle. Il
ne marche plus péniblement à la recherche de la véri-
té ou du bien-être , il est dominé par les facultés mo-
rales où il domine par elles ; il reconnait aux inspira-
tions de la poésie, aux créations des beaux - arts,
qu'un rayon de l'essence divine l'éclaire, et qu'en cé-
dant à sa puissance, il obéit à la mission élevée pour
laquelle il est créé. Aussi, Messieurs , voyez quel em-
pire exercent sur les masses ces êtres privilégiés, ces or-
ganisations exceptionnelles douées du pouvoir de trans-
mettre leurs profondes émotions à la foule docile, et de
la soulever au souffle qui les anime. Lisez ces pages
touchantes que la perte d’une cantatrice célèbre a ins-
pirées à l’un de vous, et vous aurez le secret de cette
puissance qui exalte les esprits et bouleverse les cœurs.
Il appartenait encore à une femme de vous émou-
voir, en vous enrichissant de ses poésies contemplati-
ves ; vous comptez au nombre des meilleures produc-
tions de vos correspondans , les heures de solitude de
M.me Fanny Dénoix.
N'attendez de moi, Messieurs, aucune analyse ; celui
qui comprend la poésie, ne comprend pas qu'on puisse
l'analyser. Aussi dans le rapport que M. Creton vous a
fait des heures de solitude, s'est-il borné à vous lire :
Pourquoi je suis poète, ce que j'aime et le Passager.
Ces pièces ornent aujourd'hui votre recueil,
M. Jourdain ( Louis ) aime , vous le savez, Messieurs,
la littérature sanscrite ; il a surmonté les longues et pé-
nibles études qui seules peuvent initier aux poésies an-
tiques et brillantes de l'Inde, ce berceau de la poésie,
En vous présentant cette année une traduction , fragment
du Ragou Vandsa, poème attribué à Kalidosa ; il l’a fait
précéder d’une notice critique , remarquable par des ré-
flexions de la plus haute portée sur l’histoire de la poé-
sie dans tous les àges ; sur les différentes phases qu'elle
offre chez une même nation, dans les diverses périodes
de la civilisation. Il envisage les chances de succès du
poète, suivant les sujets qu’il traite , et les montre tou-
jours décroissantes à mesure qu'il s'éloigne des inspira-
tions primitives , pour se soumettre aux exigeances de
l'époque , du goût et même de la mode. Ces considéra-
tions générales, fruit d'observations profondés et d’un
goût exercé, ont recueilli les marques d’une vive appro-
bation, et vous en avez ordonné l’impression.
Parmi les poésies dont vous a fait hommage M. Bazénerie,
votre correspondant , vous avez distingué la barque du pê-
cheur Ballade allégorique, dont vous avez ordonné l’impres-
sion.
L'envoi des œuvres musicales de notre compatriote
Lesueur a donné lieu à un rapport qui vous a été an-
noncé l'année dernière , et que M. H. Marotte vous a
lu cette aunée. Il fallait être aussi bon musicien que
le rapporteur, et posséder ce tact qui le caractérise
pour analyser, ainsi qu'il l'a fait, les partitions volu-
mineuses confiées à son examen. Le suivre dans ectte
analyse serait impossible. Vous avez désiré que le rap-
port prit place dans votre recueil, eommme un hommage
rendu au célèbre compositeur, auquel notre pays s’ho-
nore d’avoir donné le jour. |
Un excellent ouvrage sur les arts du dessin, de la
peinture et de la danse a été publié par M. Butteux ,
votre associé correspondant. Ce livre tend à vulgariser
des connaissances trop généralement renfermées chez un
petit nombre d'adepntes. J'ai eu l'honneur de vous en rendre
compte, et vous avez reconnu que l'auteur avait bien
mérité en réunissant ainsi, dans un cadre resserré , des
règles, des principes et des observations qui seront bien
accueillies dans un département, où la création récente
d'une Société des Amis des Arts, tend à propager les
notions d'un goùt épuré.
QUATRIÈME ET DERNIÈRE CLASSE.
HISTOIRE, ANTIQUITÉS, PHILOSOPHIE, PHILOLOGIE.
Dans l'insatiable désir de connaître, que nous avons
me QT de
dit être naturel à l’homme, il ne lui suffit pas de
savoir ce quil est, où il est, quel langage il parle
ou doit parler ; il a besoin de savoir pourquoi il est
là, qui l’a précédé, comment ceux qui l'ont précédé
se sont exprimés, quelles idées ils lui ont transmises ,
comment ces idées se sont modifiées pour arriver jus-
qu'à lui. De là ces diverses branches sur lesquelles les
controverses sont d'autant plus vives que la science
est moins certaine et le champ des conjectures plus
vaste.
Une basilique majestueuse s'élève au milieu de nous,
quelques siècles ont passé sur elle, le temps semble
à peine avoir effleuré ses ornemens et déjà ses bas-
reliefs sont pour nous un mystère. Déjà nous échappe
la pensée qui conduisait le ciseau du sculpteur.
Cette pensée, M. Obry, l'un de nos plus zelés col-
laborateurs , l’a recherché dans l'exécution des bas-
reliefs qui décorent le portail de notre Cathédrale et
surtout dans celui qui représente le jugement dernier.
Une profonde érudition , des citations nombreuses et bien
coordonnées, une logique suivie, et un intérêt soute-
nu caracterisent ce mémoire dont l'analyse serait impos-
sible dans les bornes de cette séance; mais dont la
conclusion est que les scènes représentées sur le grand
portail, conviennent autant à la religion profane, qu'à
la religion chrétienne et que quelques-unes même
ont plus d’analogie avec la première qu'avec la se-
conde.
M. Rigollot, auquel , comme président de la société
d'archéologie , revient de droit tout ce qui concerne
la science des anciens monumens , vous a présenté l’a-
nalyse de l'ouvrage de M. Dusevel, ayant pour titre:
- 2.
NES —
Rapport à M. le Ministre de la Justice et des Cultes,
sur les principales églises du département de la Som-
me. Il a indiqué dans une revue rapide les édifices
dignes d'attention et les traits caractéristiques qu'ils pré-
sentent.
Une pyrogue d'un seul tronc de chêne d’une anti-
quité incontestable , et qu'on croit d'origine gauloise,
a été découverte en 1854, au-dessous d'un banc de
tourbe, dans les marais du village d’Etrebœuf, près
Saint-Valery. Elle a été le sujet d’une brochure de M.
Ravin, dont M. Coquerel nous a rendu compte. Joi-
gnant ses propres observations à celle de l’auteur, il
a expliqué d’une manière satisfaisante le fait, d’abord
surprenant, de la position de cette pirogue au-dessous
du banc tourbeux , par l'espèce de fluidité que le ter-
rein a dù conserver avant de passer à l’état tourbeux.
Vous venez d'admettre récemment au nombre de
vos Collégues, un jeune legiste qu'une vocation bien
décidée entraine vers les études graves et la médita-
tion. M. Hardouin vous a fourni le plan d'une his-
toire des origines du droit français. Il appartenait à l’un
des chefs les plus éclairés de la magistrature , de faire
ressortir l'importance de ce travail et d'en caracteriser
les avantages. M. Quenoble vous a fait ce rapport. Vous
lui devez aussi, à l’occasion de l'analyse et des mé-
moires de la société de Caen, des considérations histo-
riques sur l'établissement des Normands.
M. Boullet, votre directeur , vous a lu, sur les en-
fans trouvés , des réflexions d'un haut intérêt ; les pre-
ceptes d'une saine philanthropie, s’allient à des consi-
dérations morales et d'économie politique d’une grande
portée.
=, fi
Vous recueillez avec empressement tout ce qui tend
. au progrès, et vos regards se portent toujours avec
un vif intérêt sur les organes de l'instruction primaire.
M. Durieux, instituteur à Boves, vous a adresssé un
mémoire sous le titre de dissertation sur l'étude de la
langue latine. M. Hubert vous en a donné l'analyse.
Tout en combattant, au profit peut-être des mé-
thodes universitaires , les objections de cet institu-
teur , il le place au nombre de ces hommes hors de
ligne , qu’on est heureux de rencontrer dans une mo-
deste et utile carrière. où la direction de l'instruction
exercée sur les masses, peut avoir tant d'inflence sur.
l’avenir.
La tombe de Gresset a été relevée, ses restes long-
temps oubliés, ont, avec pompe , été déposés dans notre
cathédrale. Cette solennité est devenue le sujet d'un
concours poétique , dont M. Delamorlière remporta le
prix. Il manquait à la mémoire de Gresset un autre
hommage , l’histoire de savie, et cet hommage eut été
incomplet, s’il ne fut sorti de la plume d'un compa-
triote.
Sous le titre modeste de notice , M. Berville nous peint
l’homme et l’auteur, avec une élégance, une naïveté
et une bonne foi qui caractérisent tout à la fois Gresset
et son historien. Il est, dit-il, du petit nombre de
ceux qui ont mérité le titre d'Écrivain honnéte homme.
Les succès, les mécomptes, et jusques à quelques tra-
vers innocens, sont retracés avec fidélité dans la no-
tice. Elle vous rappelle, Messieurs, que l’Académie
s’honore de compter Gresset parmi les fondateurs d’une
société dont il fut l’ornement. C'est à lui, en effet,
que la société d'Amiens, dût en 1750, d'être érigée
2.7
— 90 —
en Académie; et ce fut lui qui, comme président, vint
l'inaugurer par un discours, sur la Liberté littéraire et
philosophique.
Vous devez aussi à M. De Cayrol, naguerre votre
collègue , aujourd’hui votre correspondant , une notice
sur Gresset. Il a recherché avec persévérance les frag-
mens épars de quelques pièces inédites de notre
poète , il en a complété quelques lacunes avec bon-
heur, sa notice qui porte plutôt sur la famille de Gres-
set que sur lui-même , renferme des faits qui ne peu-
vent être indifférens, quand il s’agit du chantre de
Ver-Vert et de l’auteur du Méchant.
Vous le voyez, Messieurs, la bonne direction donnée
à vos travaux , et pourquoi craindrions-nous de le dire,
la nécessité du travail imposée par quelques modifica-
tions dans vos règlemens , porte ses fruits. Dans toutes
vos classes la production est en progrès, et le compte
que vous vous rendez à vous-même, devra, de plus en
plus, justifier de vos efforts constans vers le noble but
de votre institution.
Ve
ES
RAPPORT
SUR LE CONCOURS
OUVERT POUR LE PRIX DE POÉSIE.
A DÉCERNER EN 1837,
Par M. MACHART, Père.
— 41%" 0 = —
MESSIEURS ,
Vous avez cru long-temps que s'il est permis aux
auteurs de ne consulter dans le choix de leurs su-
jets, que les inspirations presque toujours si sûres
de leur esprit et de leur goût, il nen est pas de
même des compagnies créés, comme la nôtre, pour
procurer à la littérature des ouvrages qui joignent au
mérite de l'exécution l'utilité des résultats ; et, pendant
nombre d'années, on vous a vus proposer, pour su-
jets de prix, les idées les plus morales et Îles plus
élevées : La Traite des Noirs, le Don de la Charte,
l'Amour de la patrie, les Consolations de la Religion , le
Panthéon rendu aux grands Hommes ; tels sont, Mes-
sieurs , les sujets que , dans ces dernières années ,
vous proposates à la poésie. Vous espériez qu'inspirée
par de pareilles pensées, elle répondrait à vos appels ;
que des concours s'ouvriraient où le nombre et la
puissance des talens ne vous laisseraient que la plus
90 =
heureuse des difficultés, l'embarras du choix. Votre
espoir fut décu : à- part quelques travaux heureux et
justement couronnés , la médiocrité seule s'offrit à vos
concours , et, découragée par vos refus , finit elle-même
par déserter la carrière.
Une ressource vous était offerte , Messieurs , et vous
l'avez saisie : laisser désormais aux auteurs le choix de
leurs sujets ; leur donner le droit de les traiter dans
l’une des diverses formes que vous avez désignées , telle
est la résolution que vous avez prise. L'événement a
prouvé qu'elle était sage; la carrière s’est rouverte ;
des rivaux nombreux y soût entrés. Treize pièces vous
ont été envoyées, et l'on trouve parmi celles mêmes
que leur infériorité vous a fait écarter du concours,
des preuves de talent auxquelles votre Commission a
su rendre justice.
Cinq poëmes ont été distingués, et c'est entre eux que
le débat s’est engagé. Je vous les rappellerai , Mes-
sieurs, non dans l'ordre de leur réception ; mais dans
le rang que leur mérite comparé leur assigne , de ma-
nière à vous conduire de ceux à qui vous avez ac-
cordé une mention honorable , jusqu'à l’élégie que
vous avez couronnée.
. Dans cet ordre se présente d’abord une ode inti-
tulée : Eternité. La majesté du début répond à la
grandeur du sujet.
« L’Écratr brisa la nue.... et la base des mondes
S’émut à ce signal de la fureur du ciel ;
D'un mot Dieu souleva l'air, la terre et les ondes,
\ Et, dans ses retraites profondes,
L'homme entendit la voie de l'Eternel :
= 2 —
« Adam, je te maudis... et tes fils, d’âge en âge,
» Maudiront ton malheur qu’ils auront hérité ;
» Tes enfans légueront à leur postérité
« Les chaînes de leur esclavage ».
Alors du haut des cieux, l’ange de la vengeance ,
Rapide, s’élança sur le maudit de Dieu.....
L'homme déchu voulut implorer sa clémence,
L’ange brisa son espérance
En le frappant de son glaive de feu !....
Pour la premiére fois la vaste solitude ,
Surprise , répéta des accens de douleurs
Et le premier mortel qui répandit des pleurs
Les versa dans la servitude.
.
Et nous, fiers rejetons de la race proscrite,
Nous soulevons encor nos bras chargés de fers :
L'homme dans sa poussière avec orgueil s’agite ,
Et de sa parole maudite
Brave , en rampant , les cieux et les enfers !...
Nos pères ont chanté des hymnes de victoire
En bondissant d'ivresse au bruit de leurs exploits:
Ils se sont crus des Dieux, parce qu'ils étaient rois ;
Ils ont passé comme leur gloire.
Quels sont donc ces débris, ces ruines antiques ,
Ces temples renversés , ces cirques, ces remparts ?
Quels Dieux adorait-on sous ces nobles portiques ?
Pourquoi ces frontons magnifiques
Gisent-ils là confusément épars ?....
Baissons-nous et lisons.... ce tronçon de colonne
N'a gardé qu’un seul mot ... Celui de liberté;
Et je demande encor au passant arrêté :
« Est-ce Athêne ou Lacédémone?
= où
Des tombeaux des héros que la ronce dévore
Tombe de jour en jour quelque marbre outragé ,
Et sur leur vieux granit, que le temps décolore,
A peine peut-on lire encore
Le nom du mort que les vers ont rongé !
Le vent, de leurs palais renversant la coupole ,
Dispersa leurs débris comme un vain souvenir ;
Le temps, qui détruit tout, à son gré peut choisir
La chaumière ou le capitole.
Salut, vous dont les noms burinés dans l’histoire
Comme un beau météore apparaissent aux yeux !
Salut, Grecs et Romains ; le temple de mémoire
Dans une auréole de gloire
Avec respect garde vos noms fameux !
Mais les hordes du Nord, marchant comme un seul homme ,
En un jour ont chassé vos Dieux du Panthéon ;
Et les fils des Gétas aux fils de Scipion
Interdirent les champs de Rome.
Un autre homme a foulé cet antique rivage ;
Il n’a fait que passer , et, semblable au torrent
Qui renverse les monts brisés par son passage ,
Sous le glaive de son courage
Il terrassa ses rivaux en courant.
Oh ! Qui dira jamais de quels chants de victoire
L'univers tout entier salua le vainqueur !
Quel œil eut jamais pu sonder la profondeur
De son avenir plein de gloire ?
Ses nobles compagnons marchaient à la bataille
Comme on vole en riant aux fêtes de la cour ;
Derrière eux , tout noircis des feux de la mitraille ,
Comme une invincible muraille
Apparaissaient ces vieux soldats d’un jour !...
ENT EE
Hélas ! Ils sont tous morts !... Si parfois la mémoire
Nous rappelle, en passant , que leur témérité
Marchait au pas de charge à l’immortalité,
Que reste-t-il de tant de gloire ?
Nous aurions désiré , Messieurs, que l'Ode se fût
soutenue à cette hauteur ; que le poète eùt plus lar-
gement développé sa pensée , c'est-à-dire qu'il eût
opposé à la vanité de nos désirs , au néant de nos
joies passagères , le religieux dédain, les sublimes dé-
tachemens qu'inspire l'immense idée de l'éternité. Mais
le sujet n’est qu'indiqué ; au lieu d’un tableau, nous
n'avons qu'une esquisse.
Dans un rang supérieur à cette Ode , se présente un
Poéme intitulé : Louis XIV vexcé. Son mérite est ce-
lui d’une versification facile et correcte , toujours
concise et souvent élégante. L'auteur passe en revue
tous les titres du monarque à l’immortalité : Roi puis-
sant, gouvernant sans ministres Jong-temps heureux
guerrier, ornant Paris, créant Versailles, étonnant le
monde par la sagesse de ses lois, l'éclat de ses vic-
toires , la magnificence de ses monumens, la pompe
de sa cour, le luxe de ses fêtes, sa noblesse dans la
prospérité , sa dignité dans le malheur : c’est sous ces
traits que l’auteur nous présente son héros. Mais bien-
tôt , effrayé à la vue de la tâche qu'il s'est imposée ,
il s'arrête , et semble s’excuser devant Louis-le-Grand
de la témérité d'une inutile apologie. Rappelons ce
passage qui , par le genre de gloire qu'il relève, a
dù particulièrement fixer l'attention d’une compagnie
vouée à la culture des lettres. Le poète s'adresse au
Roi :
“
EL HER 204
Mais, en la défendant , j'outrage ta mémoire.
Nos arts, nos monumens, tout proclame ta gloire.
Quel monarque aima mieux la sage liberté ?
Montauzier devant toi disait la vérité :
Loin de la redouter, tu cherchais la lumière.
Sous des traits empruntés , le mordant Labruyére,
De l’altière sottise ennemi sans retour,
Révélait, impuni , les travers de la cour.
Plus profond , plus naïf et moins compris peut-être,
La Fontaine trouvait l’ennemi dans un maître.
Despréaux, des Cotins ardent persécuteur ,
N’accablait pas toujours un misérable auteur;
Mais ses vers généreux, de la France interprétes ,
Devant un conquérant ont blâmé les conquêtes.
© sublimes penseurs ! Vos écrits éclatans
N'ont rien à redouter des injures du temps ;
Le sentiment profond qui brille en vos ouvrages
Par sa vérité même éclaire tous les âges.
Fénélon , Bossuet , en instruisant les Rois,
Aux peuples agrandis montrent encor leurs droits ;
Pascal démasque encor, par sa raison profonde ,
Dans les fils d'Escobar les oppresseurs du monde ;
Molière, en traits de feu, d’un fer accusateur,
Marque élernellement le front de l’imposteur ;
Par ces puissantes- voix , hautement proclamée ,
La raison désormais ne peut être opprimée,
Et, du peuple et du Roi discutant le pouvoir,
Elle à posé pour tous les bornes du devoir.
O Louis, ne crains plus un vain peuple en délire !
C'est toi qui de nos lois as préparé l’empire.
Reviens montrer enfin à ce peuple changé
Ton front de tant d’honneurs et de gloire chargé;
es OP =
Reviens dans ce séjour tout rempli de toi-même,
Où ton ombre erre encor sur mille objets qu’elle aime ;
Viens ! Pour former ta cour , tu verras assemblés
Ces héros que jadis la guerre a signalés.
Du présent au passé , là, rattachant la chaîne,
Duguesclin et Clisson, Luxembourg et Turenne ,
Ayec un noble orgueil reconnaissent pour fils
Les guerriers du Thabor, les guerriers de Memphis ;
Gaston, mourant vainqueur , de sa mort se console,
En voyant l’exilé qui fut vainqueur d’Arcole ;
Et maintenant unis, Bayard avec Bourbon,
Montre à chérir l'honneur , à fuir la trahison.
De tous ces demi-dieux que la France contemple,
O grand Roi! ton palais est devenu le temple.
Mais sont-ils donc enfin ces portraits glorieux,
Un vain spectacle offert anx regards curieux ?
Non, tout inspire ici de plus hautes pensées ;
Ces gloires de nos jours et ces gloires passées ,
Propageant des vertus le fécond souvenir ,
Pour la France déjà disposent l'avenir ;
De ces illustres morts la leçon immortelle,
Préparant de lauriers une moisson nouvelle ,
Versera d’âge en âge au cœur de nos Français
L'amour de la patrie et l'amour des hauts-faits.
Ce passage suffit sans doute , Messieurs , pour jus-
tifier ce que j'ai dit du mérite de l'ouvrage. Votre
Commission eùt désiré plus de variété dans la compo-
sition , plus de coloris dans certains tableaux, mais
surtout plus de chaleur. Il eût fallu s'inspirer de tout
l'enthousiasme du grand siècle , pour peindre le monar-
que qui lui donna son nom.
PrÈës de ce poème s'est placée une ode qu'une éga-
lité de facture nous a fait croire de la même main.
Li Fo Taes
Ce n'est plus la puissance et la gloire que célèbre
l'auteur ; c'est quelque chose de plus noble encore ;
c'est la vertu. Le poète offre à la mémoire du car-
dinal de Chéverus un hommage de vénération. Il le
peint dans les fers, priant pour les meurtriers qui
menacent ses jours, soutenant l’indigence par l’aumône ,
le malheur par des consolations ; puis, sur les bords
de la Tamise , opposant à l'illusion des fausses doc-
trines les lumières de la foi, les portant aux rivages
de l'Ohio, dans le nouveau-monde, au sein du Mes-
chacébé. Frappé de ce pieux dévouement, il s’écrie :
« Solitudes du nouveau-monde ,
» Alors de vos antres émus
» Se dissipa l’horreur profonde,
» Aux doux accens de Chéverus.
» Forêts, temples de la nature ,
» Dont la sublime architecture
» Révèle son divin auteur,
» Sous vos ombres sa voix fidèle
» Sembla monter plus solennelle
» Jusqu'au trône du Créateur ».
Mais, comme si ce n’était point assez d'avoir peint
la foi vive du prélat, ses lumières, sa bienfaisance ,
la sainteté de ses discours , la charité de ses œuvres
et son héroïsme au milieu des dangers , le poète se re-
proche la faiblesse de ses efforts et l'impuissance de ses
accens.
O! que ma lyre est impuissante
Pour célébrer tant de bienfaits !
Qui peut de ta vie agissante
Reproduire les nobles traits ?
= 6 —
Couvert de la pourpre romaine , (4).
Ton âme n’en est pas plus vaine,
Tu n’y vois qu'un nouveau lien ;
Dans ta modeste obéissance,
Tu n’acceptes plus de puissance ,
Que pour faire encor plus de bien.
Ces honneurs que la flatterie
Souvent arrache aux mains des Roïs,
Tu les reçus pour la patrie ;
Tu les déposes à sa vois. (2).
Ce rang , objet de tant d’hommages,
Est un écueil où les naufrages
Pour le devoir sont dangereux ;
Et, courbé dans le sanctuaire,
Tu bénis la loi salutaire ,
Qui rend ta vie aux malheureux.
Loin ces prélats dont la molesse
De soie et d’or forme les jours ;
Dont l’ambitieuse souplesse
Ménage la faveur des cours. :
Ces fiers ministres de la foudre
Sur les fronts courbés dans la poudre
En dispersent les vains éclats;
Mais, prudens au fort des tempêtes ,
Leur courroux épargne les têtes
Des redoutables potentats.
(4) Nomme Archévêque de Bordeaux , Pair de France et Curdinal.
(2) En 1830 , rayé du nombre des Pairs avec les autres Prélats,
al vit sa radiation avec plaisir.
— 0e
® Chéverus , c’est sous la chaumière
Que tu vas, au milieu des pleurs,
Verser les soins et la prière
Sur un lit en proie aux douleurs ;
Ton cœur saintement intrépide
Ose braver d’un corps livide
Les fétides exhalaisons.
Mais, atteint du mal qui le brûle,
Déjà, dans tes veines circule
Tout le feu des plus noirs poisons. (1).
De la Garonne à la Gironde,
L'’encens fûme sur chaque autel ;
Mais la douleur la plus profonde
Ne peut changer l’ordre éternel :
Les âmes pures et sacrées ,
Ici bas ne sont qu'égarées ;
En vain un faible espoir a lui :
C’est pendant le saint sacrifice
Qu'il faut que le tien s’accomplisse ;
Dieu paraît et l’appelle à lui. (2).
Tu meurs: mais de ta Bienfaisance
Les fruits vivront dans l’avenir ;
De Belzunce ainsi la Durance
Chérit encor le souvenir,
Tu meurs : mais, lorsqu’en sa- détresse
Le pauvre aura de la richesse
Enduré les refus affreux ,
Ton nom de sainte renommée ,
Au nom fameux des Borromée
Viendra se joindre dans ses vœux.
(4) Son mal commença dans ses tournées apostoliques.
(2) !L expira pendant la messe, à l'élévation.
C'est, Messieurs , à cette pièce, ainsi qu'aux deux
précédentes, que vous avez accordé la distinction d’une
mention honorable.
J'ARRIVE à celle que vous auriez couronnée , si un
talent plus heureux ne lui eùt disputé la palme ; je
veux parler de l'Elégie à qui l’accessit a été décerné.
Elle méritait cette distinction : Sous le simple titre de
Souvenirs d'Enfance, elle offre une poésie douce et
naïve en effet comme l'enfance, tendre et touchante
comme la piété filiale.
Parcons plus bas, ma sœur , laissons dormir ma mère ;
Le sommeil est bien doux pour qui souffre si fort !...
Son œil sourit encor sous sa blanche paupière :
Parlons plus bas, ma sœur ; vois : Notre mère dort.
Peut-être dans son cœur l'illusion d’un rève,
Rieuse, apporte-t-elle un doux penser d'amour ;
Oh! Ne l’éveillons pas ; que ce songe s'achève ;
C’est un songe sacré ; qu’il dure jusqu’au jour.
Ma sœur, te souviens-tu des jours de notre enfance,
Quand nous allions tous trois cueillir les fleurs des champs ?
Insoucieux alors de toute autre espérance ,
Un baiser suffisait à nos lèvres d’enfans ;
Les roses des buissons nous semblaient sans épine ;
Nous montions en riant la pente du côteau ,
De ce côteau là-bas d’où la cloche argentine
Annonçait la prière aux pâtres du hameau:
Et là, quand du printemps la brise matinale
Soulevait mollement nos longs cheveux flottans ,
Que, de nos fronts si purs la blancheur virginale
À ma mère quêlait des baisers caressans,
30e
Oh! Dis, te souviens-tu de nos cris d’allégresse,
De nos transports si doux payés par un baiser ;
Par un baiser de mère, ineffable caresse.
Qu’oû savoure une fois, sans jamais l’oublier Pr...
Et puis nous franchissions le seuil de la chapelle,
Et, tous trois à genoux sur le sacré parvis,
Elle, priait pour nous; nous murmurions pour elle
Des mots mystérieux qu’on nous avait appris !...
Et, lorsque nous quittions l’enceinte solitaire,
Des larmes de bonheür brillaient dans nos yeux bleus ;
Et nous n’avons jamais au cœur de notre mère
Répandu que les pleurs que versent les heureux !....
Au bord des fontaines,
Quand chantait l’oiseau ,
Nos mains incertaines
Voulaient saisir l’eau :
Notre frêle image
Dans Fazur du floi,
Bien loin du rivage
Fuyait aussitôt. ...
Et la bonne mère
Nous disait: « Enfans,
» Cette onde légère
» Fuit, ombre éphémère,
» Vos doigts impuissans :
» Ainsi, dans la vie,
» Toujours des soupirs ,
» Toujours une envie
» Suivront vos désirs :
» L'homme sur la terre,
»Bercé par l'erreur ,
Prend l'onde légère
» Au lieu du bonheur !... »
C2
Et nous, .plus près d’elle
Craintifs , nous venions ;
Puis, forts sous son aîle,
Joyeux , nous disions :
« Mère, sois tranquille,
» Nous serons heureux ;
» Notre âme docile
» Comblera tes vœux..., »
Parlons plus bas, ma sœur, laissons dormir ma mère,
Le sommeil est si bon pour qui souffre si fort !
Son æil sourit encor sous sa blanche paupière ;
Parlons plus bas, ma sœur ; vois , Notre mère dort.
Et puis la jeune fille raconte à demi-voix les bonnes
œuvres de sa mère , de cette mère qui avait du pain
et des pleurs pour les malheureux ; mais ce sommeil
qu'elle craint de troubler , c'est celui dont aucune
voix ne nous réveille ; la pauvre mère n'est plus :
« Pleurons, pleurons, ma sœur, nous n’avons plus de mère ;
» D'un sommeil sans réveil la voici qui s’endort ;
» Son œil ne sourit plus sous sa blanche paupière ;
» Pleurons , pleurons, ma sœur ; ce sommeil, c’est la mort. »
+
Et bientôt, après l'épanchement de cette naïve dou-
leur ; vient un retour au passé , des larmes pour l'a-
venir, une touchante peinture de l'abandon où vont
languir les jeunes orphelins. Seuls désormais , sans
leur amie, sans leur mère, leur enfance ne connaîtra
ni les jeux, ni les plaisirs, ni les fleurs et les beaux
jours du printemps. Et vous, pauvres, qu'elle ai-
mait, qu'elle soulageait,
3.
= TES
» Vous ne la verrez plus, aux heures de misère,
» Méler à vos sanglots les pleurs de la pitié ;
» Vous ne la verrez plus s'asseoir dans la chaumière,
» Et de votre fardeau vous prendre la moitié.
Pourquoi faut-il à Messieurs ,-que toute la pièce ne
soit pas écrite avec ce charme d'expression, cette douce
et tendre mélancolie? Mais des inégalités s’y rencon-
trent , et elle n’est pas toujours exempte d'incorrection.
JE suis arrivé à celle dont les beautés vous ont paru
pures de tout mélange , à celle dont l’auteur doit
recevoir le prix dans cette solennité.
Ce n’est pas sans plaisir qu'après l'avoir jugée
digne de la couronne, vous avez appris le sexe et le
nom de l’auteur. Si vous étiez de ceux qui refusent
aux femmes, sinon l'énergie des sentimens , au moins
celle de l'expression, vous auriez pu éprouver de la
surprise, Mais nul de vous n'ignore , Messieurs, que
si, dans les choses où doivent dominer l'étendue et la
profondeur des conceptions, dans certains arts, dans
les sciences abstraites, la nature a mis entre les deux
sexes une distance que nos modestes rivales ne doivent
point tenter de franchir, il en estsautrement dans les
œuvres de sentiment et de goût, dans celles qui veu-
lent les mouvemens de l'âme, la délicatesse de l'es-
prit, et, dans le style, la douceur et l'harmonie.
Vous savez qu'appelées, comme nous, aux jouissances
de Ja vie; mais, comme nous, condamnées à ses
malheurs , les femmes peuvent , avec autant de vérité
et plus de sensibilité peut-être, peindre la mélancolie
des passions , l’inanité de nos désirs , la vanité de nos
espérances , les illusions de l'amour , les mécomptes
mêmes de l'amitié.
L’Ezécre sur LA Vie offre une vive et touchante
image des douleurs auxquelles l'existence humaine est
condamnée , et cette Elégpie est l'ouvrage d’une femme.
Si, dans ses détails, elle n’a rien de supérieur aux
passages que j'ai choisis dans les autres pièces, elle
a sur celles-ci le précieux avantage de l'unité, de la
régularité dans sa marche, de la progression dans l’in-
térêt. Le mérite d'un ouvrage n’est pas dans la per-
fection de quelques-unes de ses parties, mais dans la
bonne exécution de toutes, dans l'harmonie de son en-
semble , l'accord et la liaison des idées, dans cette com-
binaison heureuse qui, saisissant le sujet dans son
principe , le développe sans efforts, le suit sans s'é-
garer jusqu’à la pensée dominante qui en est le but
et en offre, en quelque sorte , le dénouement.
Vous avez pensé, Messieurs, que, sous ce rapport,
l'Elégie dont je vais donner lecture méritait la préfé-
rence que vous lui avez accordée. L'auteur de cette
pièce est Madame Fanny Dévorx, de Beauvais.
LA VIE.
Omer de tous nos soins , objet de notre envie ,
Je voudrais t'expliquer, énigme de la vie ;
Oui, je vais mesurer toute ta profondeur ,
Dans ta source et ta fin rechercher ta nature ;
Dans ton état présent , dans ta grandeur future
- Estimer ta valeur !
Quel bonheur m'offres-tu, fugitive existence ?
Si la mort m’apparaît, je tremble en sa présence,
ste
SG E
Et cherche en vain les biens qui me font te chérir,
Ah! qui m’expliquera la puissance des charmes
Qui m'attachent si fort à ce séjour de larmes
Où nous devons mourir ?
Nous naissons dans les pleurs ; les lèvres d’une mère
Effacent d’un baiser leur trace passagère.
Lorsque nos pas grandis dédaignent tout secours,
Si, dans la route humaine, ils trouvent la souffrance ,
À travers son prestige une aimable espérance
Nous montre d’heureux jours !
Ils arrivent ces jours , précieuse richesse !
Tout bouillonnant d’ardeur, de force , de jeunesse,
Mortel ! au devant d’eux tu voles te jeter.
Semblable au fier coursier, ton noble front s’éléve ;
Tu respires l'ivresse. ... Oh! quel magique rêve
Te fait donc palpiter ?
Le rêve de l'amour , l'amour , ombre divine !
Sous son aîle d’azur comme bat ta poitrine !
Que d’attraits séduisans entourent la beauté !
Elle est bientôt l’objet de ton idolatrie ;
La pressant dans tes bras, ton cœur ému s’écrie :
C'est la félicité !
Mais hélas ! dans tes bras tu n’enchaïnes qu’un songe,
Une vaine espérance, un séduisant mensonge,
Qu’avec insouciance une heure emportera !
Déjà d’autres amours occupent ta tendresse.
Tu les crois plus constans ; leur frivole promesse
Demain s’envolera !
= y
La gloire l’apparaît: quel éclat l’environne !
Tu regardes au loin scintiller sa couronne ;
Ton ardente prunelle embrasse son chemin ;
De ton humble cité tu franchis les murailles ;
Le casque ceint ton front , le glaive des batailles
Etincelle en ta main !
Pauvre insensé ! Cours donc aux plaines du carnage ;
Des partis acharnés va défier la rage ;
Brave les traits mortels que vomit le canon ;
De ton généreux sang inonde la poussière ;
Le burin des héros sur le marbre ou la pierre
Imprimera ton nom !
Oh! Comme tu bondis, guerrier enthousiaste !
Il semble qu’il n’est pas de carrière assez vaste
Pour tes élans de feu , pour tes nobles transports.
Mais l’honneur, mais l’orgueil dont je te vois repaître ,
Mais ce riche avenir, vont bientôt disparaître
Sous un monceau de morts !
« Si la gloire des camps , dis-tu , semble fragile,
» Le génie en promet une autre moins stérile ;
» Le luth harmonieux va frémir sous mes doigts,
» Et des chants immortels illustreront ma vie ! »
Tu chanteras ! Pourquoi ? L’égoisme et l’envie
Etoufferont ta voix !
Puisque du tendre amour , et puisque de la gloire,
Mobiles si puissans, le charme est illusoire ,
Où te réfugier ? J’entrevois leur rival :
Le prestige de l'or ! Ton désir en réclame :
Sans mesure en voici; pour les vœux de ton âme
Qu'il est froid ce métal !
ER RES
« Titres, ambition , non, ce n’est point encore
» Ce qui peut étancher la soif qui me dévore ;
» Il me faut, réponds-tu , de quoi remplir mon cœur ;
» Du bonheur sans mélange ! Oh! Oui, j'en suis avide ;
» Pour le saisir, en vain je plonge dans le vide !
» Où donc est le bonheur ?
Enfin je l’apperçois dans l’amitié céleste :
>
Amitié ! chère idole , 6 seul bien qui me reste!
» Quelle douceur de vivre à côté d’un ami,
» De moitié dans les ris, de moitié dans les larmes !
» Amitié ! sur ton sein, sans craintes , sans alarmes
» Je me suis endormi ! »
Aveugle ! Eveille-toi, tu dors sur un abîme ;
D'un fantôme trompeur ne sois pas la victime ;
Trop souvent l'intérêt glace le sentiment ;
De la constance en vain le masque le déguise ;
Tôt ou tard la richesse ou le malheur l’épuise ;
Adieu l’enchantement !
« Hélas ! IL n’est donc rien sur cette ingrate terre
» Que le chagrin ne trouble , ou que le temps n’altère :
» Quoi! Rien pour notre espoir, pour nos vœux obstinés !
» Pas un plaisir ne vient qui soudain ne nous quitte.
» Mais si de tout bonheur le sort nous deshérite,
» Pourquoi sommes-nous nés ? »
Pourquoi nous sommes nés ? Pour livrer notre tête
Aux frimats des hivers, aux vents de la tempête,
Pour traîner des ennuis l’inexorable poids ,
Pour léguer nos sueurs aux puissans de la terre ,
Pour ramper à leurs pieds, pour sonffrir et nous taire ,
Esclaves -de leurs lois !
— 39 —
Nous sommes nés pour être offerts en sacrifices
A cet être inconnu qui rit de nos supplices,
Dont l'oreille impassible est fermée à nos cris ;
Nous sommes nés pour boire, à longs flots la tristesse ,
Pour perdre tour-à-tour espoir , gaîté, jeunesse
Et tomber en débris !
Voilà pourtant les biens. que nous promet la vie !
Et notre âme est encore à son joug asservie !
Puisqu'un maître inflexible à dit en nous eréant :
Que l’infortune. soit ton unique partage ,
Nous, enfans du malheur, ayons en le courage
Invoquons le néant !
Opprimés de la vie, effaçons en le rêve ;
Dans nos cœurs, sans frémir, osons plonger le glaive ;
Jetons, jetons nos jours aux vagues des torrens ;
Qu’un poison meurtrier circule dans nos veines ;...
Ou plütôt, Dieu cruel, que tes foudres soudaines
Ecrasent tes enfans.
Que l’univers ne soit qu’une immense ruine !
Règne sur le cahos , règne bonté divine!
Le silence et la mort vont nous confondre tous ;
Tu n’as point entendu nos plaintes légitimes ;
Nous sommes affranchis. Orgueilleuses victimes ,
Nous bravons ton courroux !
Oh! Qu’ai-je proféré ! se peut-il, Dieu suprême,
Que mon langage impie exhale le blasphème ,
Quand je devrais des jours apprécier le don ?
Maintenant, 6 mon Dieu ! Ta vérité m’éclaire ;
C’est toi qne je cherchais, désarme ta colère ,
J’implore ton pardon !
= fg.=
Artisans de nos maux, de nos destins prospères,
Nous quittons le sentier pour suivre des chimères ;
Nous nous plaignons de toi; nous répandons dés pleurs ;
Des folles passions nous subissons Fempire ,
Et souffrons dans l’excès d’un coupable délire
Les plus cruels malheurs.
Je le sens ; héritiers d’un avenir céleste,
Nous devons abjurer une erreur trop funeste :
Si nos faibles esprits sont encore ébranlés ;
Au souffle des douleurs si notre âme est flétrie,
Nous te contemplerons , Ô ma sainte patrie !...
Nous serons consolés !
RAPPORT
, SUR LE
MÉMOIRE ENVOYÉ AU CONCOURS EN 1837,
POUR LE
PRIX DE L'AGRICULTURE,
Par M. J. DEWAILLY.
MESSIEURS ,
Ex 1854, l’Académie proposa pour sujet du prix sur
l’agriculture , les questions suivantes :
» Exposer les progrès de l'agriculture dans les dépar-
temens du nord de la France et particulièrement dans
le département de la Somme.
» Indiquer les moyens d'y accélérer les méthodes
de perfectionnement. — Faire connaître la marche la
plus facile pour arriver à la suppression des jachères.
— Traiter de l'assolement propre aux bonnes et aux
mauvaises terres. — Offrir des considérations sur le dé-
frichement de ces dernières et sur la question de savoir
s’il est plus avantageux de les planter en bois que de
les soumettre à la culture, ou de les laisser à l'usage
de la vaine pâture.
» Exposer 1.° sous un point de vue général; 2.° en
ce qui concerne le département de la Somme, les avan-
tages et les inconvéniens du parcours et de la vaine
di —
pâture. — Traiter cette question sous les différens rap-
ports de la clôture des héritages, des plantations, de
l'éducation des bestiaux et notamment des bêtes à laine.
» Faire connaître l’état de la législation sur le par-
cours et la vaine pâture et les changemens qu'il con-
viendrait d'y apporter.
» Traiter de l'établissement d’une ferme-modèle dans
les départemens du nord de la France.
Un seul mémoire, envoyé en 1836, n'obtint pas le
prix et le programme fut remis au concours pour 1837.
L'importance: de la question engagea l'Académie à dou-
bler la valeur du prix qui se trouve portée à 600 fr.
Vous n'avez recu, pour ce concours, qu'un seul mé-
moire ayant pour ép'graphe : « Les biens que donne la ter-
» re sont les seules richesses inépuisables , et tout fleurit
» dans un état où fleurit l’agriculture ». ( SuEL* ).
La Commission , chargée de prendre connaissance de
ce mémoire, vient vous rendre compte de son examen,
que le developpement de l'ouvrage ne lui permettra pas
de vous faire suivre dans tous ses détails ; elle eroit
devoir se borner, dans cette séance, à vous mettre sous
les yeux l’aualyse des chapitres qui traitent direetement
les questions proposées, et à vous présenter ensuite. les
observations qui ont motivé son jugement.
Dans une introduction qui a pour titre : Causes des
progrès de l’agriculture en France , et notamment dans
les départemens du mord , l’auteur se livre à des con-
sidérations générales sur la marche de l’agriculture, de-
puis les temps anciens de la monarchie , jusqu'à nos
jours. La prineipale cause. d'un grand développement
des progrès de l’agriculture doit être attribuée , dit-il,
à la révolution de. 1789, qui amena la division des pro-
priétés et l'introduction dans les campagnes des jour-
naux qui y répandirent des idées et des notions nou-
velles. Après les guerres de l'empire et la restauration,
la rentrée des scldats licenciés dans leurs foyers y rap-
portant des méthodes de culture en usage dans les pays
qu'ils avaient parcourus ; la résidence dans les cam-
pagnes d’un grand nombre de propriétaires riches, la
législation sur les grains, l'instruction partout répandue
sont désignés comme les causes de l'avancement de l’art
agricole en France. Pour ce qui regarde particulière-
ment le département de la Somme , l'auteur compare
l'arrondissement d’Abbeville avec les autres du départe-
ment, en expliquant l'état plus stationnaire qui s'y re-
marque par le voisinage de la mer, l'existence de gran-
des cultures sur l’ancien pied, l'élévation des fermages
et la migration vers les villes des enfans les plus in-
telligens des propriétaires aisés. Après le développement
d'autres causes générales et particulières de la supério-
rité agricole des autres arrondissemens sur celui d’Ab-
beville, cette introduction résume ainsi les progrès de
l’agriculture dans les départemens du nord : « Depuis
» 1789, les habitations y ont été assainies et mieux dis-
» posées. Un grand nombre d'instrumens aratoires nou-
» veaux et perfectionnés y a été importé , la culture
» s’est accrue de plantes oléagineuses et textiles , qui
» font aujourd’hui la richesse du pays; la formation et
» l'usage des engrais et amendemens y sont mieux com-
» pris ; les moyens de conserver les récoltes et les
» grains y sont employés avec intelligence. Faut-il s'é-
» tonner de tant de progrès, si on songe à l’augmen-
» tation toujours eroissante de la population dans cette
«» partie déjà si populeuse du territoire, aux exigences
= UE
» du commerce varié qui l'exploite, aux efforts de l'ad-
» ministration locale, pour augmenter continuellement la
» production et les forces qui produisent , à l'existence
» d’un grand nombre de corps savans et de sociétés
» agricoles qui établissent à l'envie des concours et pro-
» posent des prix. »
L'ouvrage se divise ensuite en deux parties : la 41.
expose l'état actuel de l’agriculture dans le nord de la
France et aborde la question de la suppression des ja-
chères, celle de la plantation et du défrichement des
mauvaises terres ; la 2.% partie indique les moyens gé-
néraux à employer pour parvenir au plus grand déve-
loppement possible des forces agricoles.
Nous ne ferons qu'indiquer les premiers chapitres de
la première partie, étrangers aux questions du program
me ; ils contiennent des notions générales sur la diffé
rence des sols, sur les labours, et une revue des instru-
mens aratoires anciens ct perfectionnés en usage dans
les départemens du Nord. — Dans le troisième chapitre
qui à pour titre: Amendemens et Engrais , l’auteur fait
la distinction des uns et des autres, et désigne toutes
les substances employées pour activer la fécondité du
sol ; il enseigne la manière de produire et d'employer
les fumiers, et fait remarquer les pratiques vicieuses
en usage dans presque toutes les fermes qui empêchent
de tirer tout le parti possible des matières que les cul-
tivateurs ont à leur disposition. Dans le chapitre qua-
trième l'auteur passe en revue toutes les plantes cul-
tivées dans le département, et présente sur leur eul-
ture et leur conservation des notions qui prouvent que
les observations d'une pratique raisonnée lui sont fa-
milières: — La suppression des jachères est le sujet
du chapitre suivant, supprimer les jachères, y est-il
dit, c'est l’art de tirer le meilleur parti possible des
forces productives de la terre, d'obtenir les produits
les plus abondans avec le moins de dépenses possible.
Pour arriver à ce but l’auteur établit comme principes
la connaissance parfaite du sol et des propriétés plus
ou moins épuisantes de chaque plante , la succession
des racines fibreuses aux racines pivotantes et le rem-
placement d'une récolte qui a sali la terre par une
autre qni la nettoie. Principes moins indispensables ,
toute fois que les engrains et les amendemens en quan-
tité convenable.
Il cite ensuite comme pouvant facilement conduire à
la suppression des jachéres sur les mauvaises terres un
système de culture dans lequel on regarde tous les sols
comme convenables à toutes les plantes qu'ils peuvent
également bien produire si on les cultive en planches
de 5 à 6 pieds de large avec des intervalles libres,
de manière qu'une partie du terrain non ensemencée
permette de sarcler et remuer la terre auprès des ra-
cines. — Pour répondre à la question de l'assolement
propre aux bonnes et aux mauvaises terres , une ro-
tation de neuf années est indiquée comme la pratique
la plus généralement suivie dans les communes de no-
tre département où la suppression de la jachère se
fait remarquer. Ici se trouve aussi un moyen de ré-
duire à moitié les jachères dans les communes où leur
système est encore suivi et qui consiste à récolter dans
la sole de jachères une portion de trefle semé sur
avoine , une portion d'œillettes semées sur trefles après
blé et une portion de colza après une récolte de ves-
ce. L'auteur avance ensuite que le système des ja-
RUE me
chères peut disparaître entièrement à l’aide d’une cul-
ture ‘simple et facile dont il indique l'application et qui
est celle du trèfle blanc.
Le chapitre 7 signale les progrès de l’art du plan-
teur , et les avantages résultans des plantations impo-
sées sur les terrains contigues aux grandes routes. Après
un tableau des différentes essences qui croissent dans
les différens sols il y est question du murier dont la
culture dans le département de la Somme est l’objet
du zèle éclairé de l’un de vos membres. L'auteur ap
pelle l'attention sur cette nouvelle culture qni con-
viendrait dans plusieurs cantons de l'arrondissement d’Ab-
beville. IL parle ensuite du pommier à cidre dont il
indique les variétés préférables. Ici se trouvent les con-
sidérations sur le défrichement des mauvaises terres,
sur les résultats à attendre de lenr plantation, de leur
culture ou de leur abandon à la vaine pature. L’au-
teur attribue à des esprits inquiets l'examen de ces
questions qui, dit-il, semblent résolues par l’expé-
rience et la raison la plus commune ; il regarde le
défrichement et la culture des mauvaises terres comme
plus avantageux que les meilleurs systèmes de semis et
de plantation , et trouve impraticable la vaine pature
sur les terres arides pendant toute l’année, il conclut
en terminant que le cultivateur intelligent gagnera tou-
jours plus en cultivant un sol ingrat qu'en le plantant
ou le livrant à la vaine pature. Le huitième chapitre
contient des observations sur les habitations rurales, et
des notions très étendues sur l'éducation des animaux
qui servent à l'exécution des travaux champêtres et de
ceux qui sont déstinés à l’engrais.
Nous arrivons à la deuxième partie de l'ouvrage où
2 gp
sont traitées la plus part des questions du programme.
Les moyens indiqués pour accélérer les méthodes de
perfectionnement sont la formation d'une ferme-modèle ,
les Comices agricoles , les prix et les primes , les comp-
toirs communaux et les modifications à faire aux lois
et réglemens sur le parcours et la vaine pature.
L'auteur distingue deux espèces de fermes-modèles ,
les unes destinées par des expériences souvent coù-
teuses à un enseignement général et qui ne peuvent
être soutenues que par le gonvernement; les autres
de peu d’étendue où l'on ne cultive que les plantes
qui peuvent convenir à la localité.
Pour l'établissement d'une ferme-modèle du deuxième
ordre ; il propose le terroir d'Hardinval, à une lieue
de Doullens où il regarde comme réunies toutes les
conditions désirables de bon établissement sur un sol
de nature très-variée. En attendant que la formation
d'une ferme-modèle puisse se réaliser, il appelle de
tous ses vœux la publication d'instructions courtes et
pratiques qui seraient répandues parmi les cultivateurs
pour propager la connaissance des bonnes méthodes de
culture et qui seraient adoptées par eux avec moins
de défirance si elles étaient mises à leur portée dans
de petits livres convenablement écrits.
Nous ne pouvons suivre ici les détails des projets
auxquels se livre l’auteur du mémoire, sur les rapports
des propriétaires des fermes-modèles du deuxième ordre
avec un comité d'arrondissement et sur les attributions
des comices agricoles , projets suivis de réflexions sur
les obstacles opposées aux progrès par le morcellement
des terres, et d’un autre côté par les grandes fermes,
et sur le système proposé par un agronome de ce dé-
re, >
partement , des fermes de 12 à 20 hectares comme
celles qui favorisent le plus les perfectionnemens de
l'art.
Dans la suite de ce chapitre , l’auteur examine les
améliorations faciles à réaliser pour le présent au nom-
bre desquelles il cite les bonnes méthodes d'engrais et
d'éducation des bestiaux qu'on peut espérer de propa-
ger rapidement au moyen des primes, des éloges pu-
blics accordés par les sociétés d'agriculture et répetés
par les journaux. L'influence des institutions telles que
les Académies et les Sociétés d'agriculture , le conduit
à des réflexions sur les avantages et les abus de leur
existence , et à développer des vues sur leur organisa-
tion qui nous ont parues devoir donner lieu dans leur
application à des résultats utiles, mais il met en doute
a possibilité de l'application des banques centrales pro-
posées depuis long-temps où les cultivateurs pourraient
apporter et laisser en dépôt leurs denrées sur la valeur
desquelles il leur serait fait des avances. F
Enfin le résumé des moyens qu’il indique pour hâter
les progrès de l’agriculture est de centraliser les So-
ciétés agricoles, d'étendre les moyens d'action de ma-
nière qu'il y ait rapport entre elles, et que leurs en-
seignemens soient mis à la portée des masses, de per-
fectionner plutôt que d'inventer et de spécialiser le
plus possible l'instruction dans les campagnes.
Ce mémoire se termine par un examen sommaire du
parcours et de la vaine pature où sont citées les coù-
tumes générales qui réglaient anciennement l'exercice
de ce droit. — Les édits de 1769 et de 1771 qui l’a-
bolirent dans.la province de Champagne le Hainaut et
la Flandre française , les lois des 5 et 12 Juin 1791
49 —-
et celles du six octobre suivant qui avec plusieurs ar-
ticles du nouveau code forestier forment aujourd'hui le
droit commun de la France sur cette matière. L'insuffi-
sance des dispositions du décret de 1791, donna lieu
à un projet de code rural qui admettait la suppression
du parcours et de la vaine pàâture. Ce projet fut sou-
mis à l'examen de commissions spéciales qui conclurent
toutes à la suppression du parcours et un certain nom-
bre à celle de la vaine pâture ; ici l’auteur cite l’ana-
lyse du rapport d'une commission nommée à la Cham-
bre des députés ‘en 1836, pour examiner la proposi-
tion de M. Magnoncourt, sur la suppression de la vaine
pâture et des jachères , il regarde comme des théories
les motifs de la conclusion du rapport qui admettait la
possibilité et l'utilité de la suppression du droit et les
combat successivement par des raisonnemens qui ne
nous ont pas paru plus concluans que ceux du rap-
port.
Cependant la question est ici tranchée en ces ter-
mes : Il est inutile et il serait dangereux d’abolir le
droit de vaine pâture , il ne peut être question que
de modifier les principes sur lesquels il repose. Ces mo-
difications présentent de nombreuses difficultés que l’au-
teur cherche à vaincre en se livrant à des vues régle-
mentaires pour concilier les intérêts des forts proprié-
taires et celui des simples ménagers, et pour rendre
libre pour les uns comme pour les autres le droit de
propriété en faveur duquel la vaine pâture devrait être
interdite sur les terrains plantés, sur les bords des
chemins ; le tour des communes et près des haies.
Deux principes sont proposés pour être introduits
dans la loi 1° que la durée et les heures de la vaine
À.
MO. —
pature soient les mêmes pour le troupeau commun et
ceux des particuliers ; 2.° que la pature ne soit per-
mise que cinq jours au moins après l'enlèvement des
récoltes. Quant aux abus reprochés à l'administration ,
l'auteur explique qu'ils auraient pu être évités par l’ad-
ministration supérieure.
Par ce qui précède nous avons cherché à donner un
aperçu de l'ouvrage sur lequel il nous reste à faire
connaitre l'opinion de la commission chargée d’en ren-
dre compte. Déjà dans une précédente séance les mem-
bres de cette commission vous ont soumis le résultat de
leur examen que nous résumerons ici en manifestant
d'abord le regret que ce mémoire n’ait pas répandu
un nouveau jour sur les principales questions du pro-
gramme , celles des jachères et de la vaine pature, et
ne les ait point traîtées sous un point de vue qui püt
mieux conduire à leur solution que les moyens indiqués
dans la plupart des écrits des agronomes célèbres de
notre époque.
Ces observations , Messieurs , ont donné lieu à votre dé-
cision que le prix de 600 f. ne serait pas accordé ; maïs
hâtons-nous de le dire, votre commission a reconnu
dans ce mémoire une œuvre de conscience et de talent,
et vous ayez regardé comme ayant des droits assurés
à votre reconnaissance l’auteur qui, pour répondre à
votre appel, s'est livré à un travail remarquable par
des notions complètes et fidèles de la pratique agricole
des départemens du Nord, et dans lequel l'étude et
l'observation des faits se trouvent réunies aux considé-
rations les plus élevées de la science sur les sujets in-
diqués.
Aussi avez-vous adopté la proposition unanime de
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votre commission de décerner à l'auteur, M. Eugène
Dusevel de Doullens, une médaille d'encouragement ,
de la valeur de deux cents francs.
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MÉMOIRE
SUR LES
ANTIQUITÉS DE POIX
ET DE SES ENVIRONS,
ET SUR
L'ORIGINE DU NOM DE PICARDIE,
Par M. BRESSEAU, PROPRIÉTAIRE À Porx,
ASSOCIÉ CORRESPONDANT.
D © 0-0 —
L’HistorRE écrite de Poix commence à la première
mention que les historiens ont faite de cette ville ;
« Poix (en latin) Picum, dont les habitans ont été
» dits Picards et leur pays Picardie. »
Cette proposition, d'où il est naturel de conclure que
les Picards et la Picardie doivent leur nom aux ha-
bitans de Poix, sera sans doute d’abord regardée com-
me un paradoxe , comme une idée flatteuse que chaque
auteur cherche à donner de son pays; cependant ce
n'est point une opinion que je hazarde; c'est de l’his-
toire que je cite, et de l’histoire qui parait écrite,
il y a neuf cents ans, qui ne manque ni de vrai-
semblance, ni de preuves, ni de monumens à son
appui.
Déjà plusieurs savans ont traité cette question : de
savoir, comment et à quelle époque, cette partie de
Re ae
la Gaule Belgique que nous occupons, dont Amiens est
la Capitale, a pris le nom de Picardie. Mais leur va-
riété d'opinions à cet égard , le peu de solidité de leurs
conjectures, fait encore de cette question un vrai pro-
blême , et laisse la Picardie en arrière de presque toutes
les autres provinces qui connaissent au moins l'étymo-
logie du nom qu'elles portent, Les Normands savent
très-bien qu'ils ont reçu ce nom des hommes du
Nord qui ont envahi l'embouchure de la Seine ; les
Bretons, qu'ils ont recu le leur de l’émigration dans
les Armoriques des peuples de la Grande Bretagne ; la
Champagne , de ses vastes plaines ; la Bourgogne , du
nom des Barbares qui se la sont appropriée ; le Lan-
guedoc , de l’idiome méridional qui divisait le Français
naissant ; la Lorraine, du nom des Lothaires qui en
furent les souverains ; le Beauvoisis, de Beauvais, sa
capitale. Mais où trouver la racine du mot Picardie ?
Je ne m'arréterai pas à de futiles étymologies tirées
de mots baroques et éloignés de notre langue , et qui
ne sont guère persuasifs, mais seulement à celles qui
jusqu'aujourd'hui ont paru les plus plausibles.
Les uns ont présumé que les Picards avaient reçu
ce nom, comme les Lombards de la nature particu-
lière de leurs armes qui auraient été des piques; mais .
il y a ici cette différence : c'est que Long-bard carac-
térise une espèce de hache qui apparemment n'étant pas
encore en usage au moment que les Barbares qui Ka
portaient pénétrérent en Italie, a fait donner à cette
horde nouvelle le nom de Lombards, tandis quil est
bien loin d’être prouvé que les peuples aujourd'hui
nommés Picards aient exclusivement fait usage de la
pique dans les armées françaises ; d’autres veulent qu'ils
= —
ayent mérité ce nom parce qu’au moins ils se seraient
signalés avec cette arme adoptive par leur dexterité
ou leur impétuosité dans les combats. On sait bien ;
car on nous le dit assez souvent, que le Picard est
chaud , prompt, impétueux , poussant la hardiesse et
la bravoure jusqu'à la témérité, qualités essentielles
pour ceux qui manient l'arme blanche ; mais il me
semble qu’il faudrait, pour que son nom fût venu de
là, que dans une mémorable occasion, il eut décidé
de la victoire par l'usage signalé qu'il aurait fait de
la pique, il en est qui font remonter notre qualité
de Picards ou Porte-Lances , au temps des Druïdes qui
se faisaient précéder des Bardes ou Hallebardiers ; c'est
nous chercher des parrains un peu loin et supposer que
l'histoire a long-temps ignoré notre acte de baptême.
Ceux qui ont cherché notre titre de Picard dans quel-
que nom de lieu analogue à celui de pique, tel que
Conty, qu'ils feraient deriver du latin Contus, qui est
une lame, une pique, un dard, dont ils supposent
que les habitans auraient fait usage avec distinction,
me paraissent avoir approché le plus près de la vé-
rité.
En effet ce ne furent pas toujours les métropoles
qui donnèrent leur nom à la province qu'elles gou-
vernent ; mais souvent quelque chose de moins consi-
dérable : Paris n'a point donné le sien à l'ile de Fran-
ce, mais bien une espèce d'ile formée par les rivières
de Seine, de Marne, d'Oise et d'Aisne, environnant
un canton bien moins considérable que Paris et que le
reste de la province. La Brie dont la capitale est Meaux
parait avoir reçu sa dénomination d'une moindre ville,
Brie-Comte-Robert : le Bourbonnais dont la capitale est
M =
Moulins, d'une ville de la même province qui lui est
bien inférieure. C'est Porto qui a donné son nom à
tout le Royaume de Portugal au préjudice de Lisbon-
ne: et c'est Améric-Vespuce , un marin de Florence,
qui a baptisé la quatrième partie du monde.
Pour en revenir maintenant à l'origine du nom de
Picardie , qui comme on le voit, peut se tirer d’une
localité beaucoup moins importante que sa capitale , ou
d’un événement quelconque, il me semble qu'il faut
d'abord remonter à l’époque la plus reculée où l'his-
toire nomme ainsi notre province ; examiner si le mo-
tif de cette dénomination n'y est point indiqué, voir
au moins, si elle n'aurait pas recu ce nom à la suite
d’un événement remarquable dont elle aurait été Île
théâtre ; et si dans son voisinage quelque peuplade
fortement intéressée à co-opérer à cet événement n’au-
rait pas à quelque titre porté le nom de Picards.
Un nouvel auteur qui a fait des recherches archéo-
logiques sur notre province et dont les efforts peuvent
être profitables, assigne à la bataille de Bovines, en
1214, l'époque où elle reçut le nom de Picardie. Ce
combat fut à la verité célèbre par l’usage de la pique
qui était l'arme blanche de ce temps-là ; le voisinage
de notre province dut y amener beaucoup de picards,
et l'armée française quoique de moitié inférieure en
nombre y remporta une victoire complète par l'impé-
tuosité de ses combattans; mais en supposant que les
Picards se soient signalés en cette rencontre , il y avait
déjà plus de trois siècles que notre partie de la Bel-
gique avait reçu le nom de Picardie : l’historien Da-
niel en fixe l’époque à l'an 881, citant pour autorité
de ce qu'il raconte une chronique ayant pour titre :
Gestes des Normands , année 880. Voici le texte de
son récit :
« Le lendemain de Noël les Normands forcèrent St.-
Omer, et ensuite prirent Theroüene , Saint-Riquier ,
Saint-Valéry, Amiens et Corbie. Ils faisaient partont
les plus horribles ravages, et alors les Gaules se
trouvèrent dans un état tout pareil à celui où ils
avaient été trois siècles auparavant, où les Gots, les
Bourguignons et les autres Barbares y entrèrent, et
désolèrent ce beau pays, et tant de villes florissantes ;
tout cela fut fait avant la fin de janvier 881. Ils
prirent encore Arras , au mois de février et le pil-
lèrent après un carnage effroyable des habitans.
» Le roi de France, avec son corps d'armée, s'a-
yança à grandes journées vers cette province qui
depuis a été appelée Picardie, et se tint pendant
quelques mois en deça de la Somme pour couvrir
Paris. Mais les Normands ayant passé cette rivière
au mois de juillet, il hasarda la bataille, qu'il ga-
gna, et neuf mille normands demeurèrent sur la
place (1). De ce nombre fut Guaramand à qui ils don-
naient le nom de Roi. Le reste de ces normands
repassa la Somme, sans qu'on les poursuivit fort
vivement , le Roi apprehendant d'en venir à un se-
cond combat, parce qu'il avait perdu beaucoup de
monde dans le premier. »
Le témoignage est clair et positif: depuis la défaite
des Normands en 881, notre province recut le nom de
Picardie. Il ne dit pas pourquoi; mais c'est à nous
P pourquoi ;
d'étudier et d'interroger les événemens, et le théâtre
(1) Mazerai dit que ce fut auprès d'Amiens.
Se —
des événemens , qu'il nous indique : nul doute que c'est
là que se tient cachée la cause du nom de Picardie.
Observons d’abord que plus de la moitié de notre
province était alors au pouvoir des Normands : ils avaient
dépassé la Somme ; Amiens et Corbie étaient entre leurs
mains ; il ne leur restait plus à conquérir de l’Amié-
nois que les rives de la Selle où se trouvaient Poix et
Conty. Tout porte à croire que ce fut là que le Roi
vint avec son armée en deca de la Somme pour cou-
vrir Paris, et ce qui le prouve assez clairement,
c'est que la bataille se livra dès que le gros des Nor-
mands eut franchi cette rivière. Le séjour de plusieurs
mois que le Roi fit aux environs de la Selle, avait
sans doute pour but de s'y fortifier et d'y observer
les mouvemens de son ennemi. Or nuls n'étaient plus
intéressés à seconder le Roi dans ses efforts que les
habitans du pays qu'il occupait en deca de la Somme;
pour eux en cas de revers il y avait péril imminent de
leur fortune, de leurs foyers, de leurs femmes de
leurs enfans ; seuls par conséqgent plus intéressés à se
signaler et à obtenir la victoire. Or quelles étaient
ces peuplades au milieu desquelles le Roi séjournait
et organisait son armée? elles se composaient de Pi-
cards de profession, j'entends par là, de fabricans
d'armes aigues et tranchantes , telles que piques , lances,
hallebardes , épées, et il est assez démontré que là
où se fabriquent des armes, là aussi se trouvent les
plus habiles à s’en servir: les Navarrais et les Bis-
cayens ont beaucoup de forges et de fabriques d'armes,
et l'Espagne n'a point de meilleurs soldats.
IL s’agit maintenant de prouver que la Vallée de
Selle possedait des manufactures d'armes assez considé-
bo
rables pour avoir donné aux habitans de cette contrée
le nom d’armuriers ou de Picards. D'abord Conty en
latin Contium, dérive assez évidemment de Contus,
lame ou hallebarde ; l’auteur que j'ai déjà cité en a
fait la remarque, et a cru y entrevoir l’origine
du nom de Picards : il cite aussi (Contenchy ,
Conte-Ville ; pour appuyer son opinion , j'ajouterai qu'en
remontant la Selle se trouve aussi le village de Contre
qui rapproche assez de Contus; mais quelque chose
de bien plus décisif, c’est le nom latin de Poix, pri-
mitivement appelé Picum, ensuite Piccium, celui des
noms de lieux de toute la province qui approche le
plus de picard ou picardie. Il ne faut point s'en te-
nir aux dictionnaires français-latin , qui expriment Poix,
tantôt par Pisæ, tantôt par Porium : ce ne sont là
que des latinisations arbitraires faites sur le Français ;
mais pour trouver le véritable nom que Poix portait
dans l'antiquité, il faut le chercher dans l'histoire ou
dans les plus anciennes chartres de la ville. Or le plus
ancien auteur qui nomme Poix, comme nous le ver-
rons plus loin, lui donne le nom de Picum, et le
nom de picardus à son adjectif pour signifier qui est
de Poix ; habitant de Poix : les plus anciennes chartres
de la ville, années 1118, 1121, nomment Poix Pic-
cium, et lui donnent pour adjectif Picciensis, appli
qué seulement aux choses inanimées, comme église :
double adjectif qui n'est point rare dans les noms de
ville, comme Ambianus et Ambianensis, qui se con-
fondent quelquefois, mais dont le premier indique ex-
clusivement les habitans. Dans une chartre de 1173,
qui est un acte fait à Poix où comparaissent plusieurs
témoins dont le nom ordinairement univoque est suivi de
— 60 —
celui du pays qu'il habite, on y lit ceux-ci. (Remar-
quez que la tournure de la phrase veut le génitif},
Hugonis de Fontanis, (Guermundi Picardi, Guarini de
Mareschel , Roberti de Wailli, Gaufridi Ambianensis ,
Stephani de Noisi, Hugonis de Balloil. Dans les au-
tres actes solennels on avait coutume alors de faire in-
tervenir des témoins de différens lieux , et on n’a point
de peine , malgré quelques légères altérations, à re-
connaître qu'il s’agit ici de Fontaines, Mariscel, Wail-
lÿ, Amiens, Oissi, tel qu'il est écrit ailleurs, et Bail-
leul. De quel lieu était donc Guermond? indubitable-
ment de Poix, comme Gaufroy était d'Amiens, si les
adjectifs de ces deux villes sont Picardus et Ambianen-
sis. On remarquera que les noms de villages s’écrivent
tels qu'ils sont en y ajoutant l’article de , tandis que
les noms de ville se déclinent: cette chartre de 1173,
confirmerait donc ce qui a été dit plus haut que les
habitans de Poix s'appelaient Picards , dérivé du nom
primitif de Poix qui était Picum.
Je sais que ce nom de Picum fut changé ensuite en
celui de Piccium : ce dernier mot est plus latin pour
un nom de lieu et plus significatif; il se termine à la
manière de Conteium, Conty, qui venant de Contus,
lance, exprime d’une manière très latine, le lieu où
on en fabriquait, où l’on en faisait usage. Picum vient
évidemment du latin Picus , sorte d'oiseau dont le bec
aigu représente le bout d'une pique, et d’où évidem-
ment dérive le mot français pic, pique; mais Piccium
exprime très-bien le lieu où on les fabriquait; comme
Pisiacum , Poissi, de Pisies, Poisson, lieu où on en
pêche ; Pomarium , de Pomus, arbre fruitier, lieu qui
en produit, verger , fruiterie.
— 61 — -
Reste maintenant à constater que la principale indus-
trie des habitans de Poix consistait à fabriquer des ar-
mes, au point de leur faire mériter le nom d'armu-
riers ou Picards.
Poix ayant été réduit en cendres par les Anglais en
1346 , et la plupart de ses habitans exterminés ou dis-
persés , il n'est plus possible de juger par son état pré-
sent, quelle a été son ancienne industrie ; cependant
pour une petite ville, on y remarque encore beaucoup
d'ouvriers en fer. Plusieurs familles des plus ancien-
nes, et qui portent encore des noms qui se lisent dans
une chartre de 1118, n'offrent héréditairement que des
forgerons. C'etait un armurier de Poix qui dirigeait la
manufacture d'armes d’Abbeville vers 4793; Mais au-
jourd’hui les plus habiles armuriers ayant quitté le pays,
Poix sous ce rapport n'a plus rien de remarquable,
sinon d'anciens et nombreux monumens qui attestent
qu'il y avait autrefois à Poix des rues et des faubourgs
entiers peuplés de forgerons. Etant tout jeune encore
j'appris d’un serrurier des plus anciens du pays qu'a-
vant. la destruction de Poix il existait une rue de la
Taillanderie , à l'endroit actuel du chemin de Meigneux.
Je gravai alors dans ma mémoire cette tradition qui d’ail-
leurs est commune dans le pays. Plus tard ayant feuil-
leté de vieux titres, je reconnus qu'elle était bien fon-
dée, et que même sur le cours de la rivière qui longe
cette ancienne rue, il existait un moulin, dit de la
Taillanderie, qui n'étant point du domaine de la prin-
cipauté , devait être à l’usage commun et exclusif des
Taillandiers ; ce qui m'a paru supposer une manufac-
ture considérable et bien au-delà des besoins ordinaires
du pays et des environs , puisqu'une machine hydrau-
ré =
lique avait été à son usage. Ceci piqua ma curiosité ,
et je voulus reconnaître quelle pouvait avoir été l'é-
tendue et la position de cette rue. Je savais qu'elle
était hors des murs de la ville dont je venais de con-
stater les vestiges, et qu’elle partait de la porte de
Ponthieu, de laquelle on vient tout recemment de dé-
couvrir l'un des piliers; je fus d’abord surpris de la
longueur de cette rue; car à la distance de 280 mè-
tres de cette porte, je trouvais encore du machefer ,
des tuiles , des briques et autres indices de construc-
tion. J'avais borné là mes explorations, m'imaginant
qu'il ne s'agissait que d’une seule rue dont j'avais
trouvé le bout ; mais m'étant avancé sur la droite par
un chemin qui conduisait à Eplessier, et qui coupait le
bout de cette rue par un angle de 80 degrés, ma sur-
prise fut extrême lorsque dans une autre distance de
320 mètres à partir de ce dernier point, je trouvai
plus que jamais une infinité de décombres , en briques,
pierres, cailloux taillés, tuiles, ardoises, carreaux à
paver , débris de vaisselle ancienne , machefers, mor-
ceau de fer et de fonte. Je voulus m'’assurer d’abord
si ce n'étaient point des démolitions transportées hors
du pays pour amender les terres ; maïs on me certifia
qu'ils avaient été tirés des trous d'arbres plantés en
cet endroit le long du rideau de la couleuvre ; que
dans toute cette distance on avait trouvé des murs de
maisons , des tres de cheminées, des débris de for-
ges, des tas de ferrailles, entre autres une quinzaine
de fers à cheval, différens de ceux que l’on fabrique
aujourd’hui ; enfin de la monnaie de euivre de la gros-
seur d’un sou: moi-même j'y remarquai dans des lieux
qui n'avaient point été fouillés des briques, des tuiles
pi
et des ardoises dont on ne retrouve les modèles que
dans les plus anciens édifices ; des monceaux d’ossemens
se montrent aussi à découvert dans les flancs de ce
rideau peu élevé, et au-dessus duquel je suivis une
longue trainée des menus décombres qui se voient en
dessous et: qui paraissent avoir formé le second rang
de cette nouvelle rue avec des embranchemens qui se
dirigeaient vers la porte de Ponthieu. Je conclus donc
de cette découverte que la rue de la Taillanderie dont
on m'avait parlé , était plutôt un vaste faubourg de 720
mètres de développement qui s'étendait jusqu’au bas de
la montagne où est situé le village d'Eplessier ; et une
découverte toute recente vient de confirmer la justesse
de ma supputation ; car à l'extrémité de ce faubourg,
proche le chemin d'Hornoy, où ses vestiges ont cessé
d'apparaître , on vient d'exhumer les fondations d'une
tour parfaitement ronde qui parait avoir été un co-
lombier.
Cette rue de la Taillanderie aujourd'hui en culture,
n'est pas la seule dont on trouve les débris et qui
puisse faire apprécier l’ancienne importance de la ville
de Poix ; neuf autres rues, la plupart hors de l'en-
ceinte des anciens murs, desquelles les vestiges sont
encore très apparens, bordées aujourd'hui de granges,
de quelques rares habitations , de jardinages, où d'une
longue file de débris, offrent dans leur ensemble , y
compris celle de la Taillanderie un développement de
2300 mètres environ. Or les 140 rues aujourd’hui ha-
bitées, autres que les 10 rues détruites dont nous ve-
nons de parler , donnent ensemble environ 1000 mè-
tres de longeur et une population de 1000 habitans.
Il s'en suivrait donc dans la même proportion que
EU es
Poix aurait eu autrefois une population de 3,300 àames.
Froissard dit que Poix était une bonne ville ayant deux
beaux châteaux. Ses quatre églises, compris Saint-La-
zare , et ses trois paroisses constataient assez une telle
importance. Mais ce n’est pas dans le faubourx seul
de la Taillanderie, qu'on a trouvé des débris de for-
ges; les déblais de la rivière à l'endroit du pont-
neuf en étaient farcis; en la place d'une grange sur
la route d'Amiens où vient de s'élever une maison
neuve , autre point également éloigné des deux autres,
on a reconnu qu'il y avait eu autrefois une forge , par
des marteaux, ferrailles, charbons de terre, trouvés
dans un caveau de cet emplacement. Il me semble
donc qu’on ne puisse révoquer en doute que Poix n'ait
possédé autrefois une vaste manufacture de Taillanderie;
je dis Taillanderie, parce qu'il y existait une machine
hydraulique à l'usage des taillandiers ; que le faubourg
de la Taillanderie formait seul le quart du pays, et
que dans ces temps là une Taillanderie de quelqu'im-
portance ne pouvait être qu'une manufacture d'armes ,
de fléches , d'épées, de piques, d’où sera venu à ses
habitans le nom de Picards ou Armuriers.
Un autre fait que j'ai déjà fait remarquer dans la
description de l'église de St.-Denis qui date de l'an
1126, sur ses divers genres d'industrie des habitans
de Poix, chaque industrie y étant représenté par son
patron, St.-Eloi patron des forgerons , y tient un rang
distingué : sa fête s'y célébrait tous les ans avec so-
lennité et l'eblation d’un pain béni; il y a même peu
des temps que ce dernier usage est tombé en dé-
suétude.
J'ai vu au château de Poix, avaut la révolution ,
ES 15 INA
dans la salle d'armes un faisceau de neuf piques en
forme de hallebardes : n’étaient-ce point là par hazard
les derniers souvenirs de l’ancienne industrie des habi-
tans , et que seront venus déposer les braves échap-
pés au fer des Anglais en 1346, ou après les avoir
répoussés du château de Famechon ?
Mais après tous ces documens qui tendent à démon
trer que les habitans de Poix, ou Picum, se nom-
maicnt Picards, et que selon toute vraisemblance ils
avaient communiqué ce nom aux peuplades de la ri-
vière de Selle qui paraissent avoir exercé la même in-
dustrie. Revenons à l'an 881, à l’époque où la Picar-
die recut le nom qu'elle porte.
Lorsque Louis IIL, pour repousser les Normands,
vint à la tête de son armée dans les environs de la
Selle où il séjourna plusieurs mois, il dut se féliciter
de trouver là de quoi armer et organiser de nouveaux
bataillons , et nul doute qu’au moment du combat les
Picards quittant leurs enclumes, pour manier la pique
qu'ils avaient forgée eux-mêmes, n'aient volé les pré-
miers à la défense de leurs foyers, de leurs femmes
et de leurs enfans ; ne se soient signalés par leur
dextérité et leur valeur, et n'aient contribué à cette
victoire sur les Normands, à la suite de laquelle le
Belgium reçut le nom de Picardie, sans doute comme
un mémorial de cette glorieuse journée qui rappelât
en même temps, et le théâtre du combat, et le concours
des Picards de nom et de profession qui s'y étaient
distingués ; et certes si ce’ fut un honneur aux habi-
tans de Picum de donner alors leur nom à toute leur
province , ce fut un honneur mérité, eux seuls et
5.
+ pes
leurs environs n'ayant point subi alors ; comme le reste
de la province, le joug des Normands, et s'étant
joints à l’armée française pour affranchir leurs compa-
triotes de la domination de ces barbares.
Maintenant il faut convenir que si à tant de dé-
monstrations déjà si riches en vieux écrits, en monu-
mens incontestables, en vraisemblances quasi évidentes,
venait se joindre la sanction positive de quelqu'auteur
contemporain de l'époque où la Picardie recut son
nom , le problême de son étymologie serait à jamais
résolu. |
Les historiens du neuvième siècle sont assez rares
et ne se trouvent guère que parmi les gens d'église qui
se mélaient peu de combats et surtout de notions géo-
graphiques à moins qu'elles n'eussent quelque rapport
au culte religieux. Le huitième siècle enfanta les mar-
tyrologes , espèce de calendriers étendus , qui renfer-
maient l’histoire des saints, et quelquefois des lieux
où ils étaient le plus honorés ; mais ces martyrologes
du huitième siècle étant consacrés spécialement à l’u-
sage de l'église romaine , Usuard les retoucha dans le
siècle suivant afin de les généraliser à l'usage de tou-
tes les églises, et dédia son travail à Charles-le-Chau-
ve, sur la fin de l’an 875. Ce nouveau martyrologe
fut universellement accueilli, d’où lui vint le nom de
martyrologe universel. Cependant , au rapport de Bail-
let qui fit une savante dissertation sur ces sortes d'ou-
vrages , chaque province ou diocèse y fit des addi-
tions , surtout des noms de lieux les plus remarquables
où les saints avaient des églises dédiées sous leur nom.
De nouveaux efforts furent tentés de distance en dis-
ET ——
tance pour perfectionner ce travail; en 4605, Antoine
Sylvio avec d'autres collaborateurs essayèrent d'y mettre
la dernière main ; mais en ce qui concerne les noms
de lieux , ils étaient tellement épars dans les marty-
rologes additionnels de chaque diocèse, quil ne fallut
pas moins qu'une table alphabétique pour les réunir
sous un seul coup-d'œil et en rendre la recherche fa-
cile ; c'est ce que fit en 1709 Fréderie Léonard, aprés
avoir traduit en francais l'ouvrage de Sylvio, et sa
table alphabétique est peut être le plus sûr dictionnaire
géographique que nous ayons, en ce qui touche l’exac-
titude des noms latins de chaque ville, parce qu'il les
a puisés dans une antiquité qui remonte au neuvième
siècle , époque des martyrologes. Il déclare , page 1009,
que dans sa nomenclature il y a plusieurs noms qui
ne sont pas dans les dictionnaires géographiques, et
qui, s'ils y sont, n'y sont que forgés à discrétion , ou
du moins énoncés d'une manière fautive ; que pour
x
lui, il s'est attaché à les rendre en francais, selon son
usage le plus pur, et en latin, selon les titres an-
ciens et les moins corrompus. Nous n'avons point sous
les yeux les originaux où Fréderic Léonard a puisé ses
notices ; mais il nous suffit de savoir que ce dut être
dans les martyrologes diocésains qui se firent après l’an
875 , à la suite de celui d'Usuard : voilà bien une épo-
que contemporaine à celle où la Picardie recut son
nom; car il n'y a pas loin de l'an 875 à l'an 881 ;
la Picardie venait alors de recevoir fraichement son
nom: c'était un evénement remarquable pour quicon-
que devait alors en parler; eh bien! que nous dit
l'organe de ces chroniques de la fin du neuvième siècle
en parlant de Poix ?
527
NOR EE
FRANCAIS. LATIN.
Pois oi Picile Picum , dont les habitans
x è
ont été dits Picards, et leur
pays Picardie.
Voyez à la Bibliothèque d'Amiens, le Martyrologe universel, n.°
957, page 1051.
SVT
ESS
CORRESPONDANCE
RELATIVE
A GRESSET,
Communiquée par M. S.t-A. BERVILLE.
C'Esr à M. Monmerqué, conseiller à la Cour royale
de Paris et littérateur distingué, que je dois la com-
munication des lettres qui suivent. Retrouvées par lui,
elles avaient été imprimées par la Société des Biblio
philes français, qui ne les avait fait tirer, selon son
usage, quà un nombre d'exemplaires égal seulement
au petit nombre de ses membres. Elles restaient donc
à peu près inconnues, lorsque M. Monmerqué, à qui
j'avais fait hommage d’une notice sur Gresset, eut la
bonté de me révéler l'existence de ces lettres, dont il
me laissa prendre copie , en m'autorisant à les réim-
primer, si je le trouvais convenable. J'ai profité de
son obligeante autorisation pour les communiquer à
mon tour à l’Académie d'Amiens, qui a cru devoir
leur donner une place dans ses mémoires.
Ces documens rectifient une erreur où sont tombés
tous les Biographes de Gresset, moi compris. Nous
avions tous pensé que notre poète, après Wer-Vert,
NO —
avait quitté les Jésuites, ennuyé des tracasseries que
lui avait attirées cet innocent badinage. Il est constant au-
jourd’hui que Gresset, déjà puni d’exil pour son pre-
mier pêché de Ver-Vert, fut renvoyé. par ses supé-
rieurs , sur l'avis d’un premier ministre, pour s'être
mis en état de récidive en publiant la Chartreuse et
les Ombres.
Les notes qui accompagnent les lettres, sont, ainsi
que l’avertissement qui les précède, de M. Monmer-
qué.
S.t À. BERVILLE.
Avertissement de M. Monmerqué.
Les quatre lettres suivantes demandent peu d'expli-
cation. Gresset, rélégué en 1734 à la maison des Jé-
suites de la Flèche, pour avoir composé le charmant
badinage de Ver-Vert, avait promis de re plus s’occu-
per de poésie française; cet engagement téméraire ne
pouvait guères être tenu ; aussi, dès le mois de no-
vembre 1755, des exemplaires imprimés de la Char-
treuse et des Ombres se vendaient-ils sous le manteau.
Quelques-vers de la Chartreuse firent craindre aux Jé-
suites que le Parlement de Paris ne prit contre eux
un nouvel ombrage. On y lit, en effet, un portrait
de la justice, dans lequel le Parlement ne devait pas
se reconnaitre, mais dont cependant il aurait pu se
montrer blessé. Voici le passage de la Chartreuse :
Egaré dans le noir dédale
Qù le fantôme de Thémis,
Couché sur la pourpre et les lis,
Penche sa balance inégale,
= me =
Et tire d'une urne vénale
Des arrêts dictés par Cypris,
Irais-je , orateur mercenaire
Du faux et de la vérité,
Chargé d’une haine étrangère ,
Vendre aux querelles du vulgaire
Ma voix et ma tranquillité,
Et dans l’antre de la chicane,
Aux lois d’un tribunal profane
Pliant la loi de l’Immortel ,
Par -une éloquence anglicane ,
Saper et le trône et Pautel ?
Le P. de Linyères et le P. Lavaud crurent prudent,
dans de semblables circonstances, de renvoyer Gresset
de leur Compagnie ; le cardinal de Fleury partagea
leur avis, et notre poète, rendu à lui-même et aux
lettres, rentra dans le monde à la fin du mois de
novembre 1735.
Les originaux des lettres qui établissent ce fait de
la vie d’un de nos plus aimables poètes font partie de
la collection d'’autographes que possède l’auteur
cette note. M.
I.
Lettre du P. de Linyères, Jésuite, au Cardinal
de Fleury.
« MOxSEIGNEUR ,
» J'ai l'honneur d'écrire à votre Eminence pour une
» affaire qui nous intéresse , et dont M. Hérault (1)
() Réné Hérault, conseiller d'état, lieutenant général de police,
mort en 4740; c’est le grand-père du trop fameux Hérault de Sé-
V]
est instruit; nous avons un jeune homme , nommé
Gresset, fils d'un fort honnête homme d'Amiens ,
qui a un vrai talent pour la poésie française ; et,
comme le jugement n'est pas toujours joint à ce
talent , et que la lecture des poëtes français n’inspire
pas ordinairement l'esprit de piété, ce jeune homme,
après avoir fait des pièces de vers sur des sujets
indifférens (1), s'est échappé à en faire quelques-
unes où il y a des choses très-répréhensibles (2).
Lorsque les supérieurs en ont été parfaitement ins-
truits, ils l'ont congédié de Paris, où il étudiait
en théologie , et l'ont renvoyé à la Flèche. Quelques-
uns même étaient d'avis qu'on le renvoyàt sur le
champ de la Compagnie : mais d’autres, touchés du
repentir que le jeune homme témoignait de sa faute,
et de la promesse qu'il a faite de ne jamais faire
de vers français que par ordre de ses supérieurs,
ont cru qu'on devait au moins surseoir à cette pu-
uition. Mais aujourd'hui , nous apprenons qu'outre
la première pièce qui était venue à notre connais-
sance , il y en a une seconde qui contient quelques
vers très-propres à choquer avec raison le parlement
(3). Cette pièce est tombée entre les mains d’un li-
braire qui l'a imprimée ; mais M. Hérault, par sa
vigilance et par son affection pour nous, a empêché
(1) L’Ode de Gresset sur l'Amour de la Patrie, composée en 4730 ;
l’Ode au Roi sur,la Guerre, en 4733 , et d’autres poésies moins
importantes. M.
(2) C’est le Poème de Ver-Vert qui est traité ici avec tant de
sévérité ; il fut la cause de l’exil de Gresset à la Flèche. M.
(3) La Chartreuse. M.
» qu'elle ne sortit de sa boutique. Mais il est à crain-
» dre que, par l’avidité du gain, il ne la distribue
» enfin, ou qu'il ne la communique à quelqu'un de
» ses confrères, à moins que, par un ordre très-
» exprès et très sévère , on n'arrête le coup. Alors pour
» n'être point exposés à toutes les suites fâcheuses que
» cela pourrait nous attirer du côté du Parlement,
» nous serions obligés de congédier l’auteur de la
» pièce. Si votre Eminence veut bien conférer de cette
» affaire avec M. Hérault, elle verra mieux que nous
» ce qu'il nous convient de faire. Je suis fàché, au
» milieu des occupations importantes et nécessaires
» qu'elle a, de l’importuner pour pareille affaire.
» Je suis, etc.
» ( Signé ) DE LinvyEres.
» À Paris, 18 novembre 1735. »
IL.
Lettre du Cardinal de Fleury à M. Hérault, Conseiller
d'Etat, Lieutenant-Genéral de Police.
À Issy, le 23 novembre 1735.
« Voici une lettre, Monsieur, du P. de Lynières, au
sujet de ce jeune homme dont vous m'avez donné
trois petits ouvrages. Celui du Perroquet est très-joli
» et passe bien les deux autres ; mais il est bien liber-
» tin ,et fera très-certainement des affaires aux Jésui-
» tes, s'ils ne s’en défont. Tout le talent de ce garçon
» est tourné du côté du libertinage et de ce qu'il y
» a de plus licencieux , et on ne corrige point de pareils
» génies. Le plus court et le plus sùr est de le ren-
» voyer, car les nouvelles ecclésiastiques triompheront
» sur un homme de ce caractère. Je vous envoie aussi
»
»
une Oraison qu'on vend et qu'on crie dans tous les
villages ; il faudrait arrêter tous ces colporteurs (1).»
(Signé ) Le Cardinal De Fieury.
LIT.
Lettre du P. Lavaud, Jésuite, à M. Hérault, Conseiller
d'Etat, Lieutenant-Général de Police.
À Paris, ce 26 novembre 4735.
« J'ai l'honneur de vous renvoyer, Monsieur, la let-
tre que vous aviez bien voulu me confier. Nous nous
déterminämes hier à suivre le sage conseil que son
Eminence a daigné nous donner , et sous quatre ou
cinq jours, ce sera chose tout-à-fait exécutée. La
Chartreuse et les Ombres paraissent dans le public
imprimées. Des Jésuites m'ont assuré en avoir lu hier
un exemplaire. Je ne sais qui les vend, mais on dit
qu'il s'en débite au jardin du Palais Royal. Comme
vous en aurez sans doute bientôt quelque exemplaire,
j'ai cru pouvoir me dispenser du soin qu'il aurait fallu
prendre pour trouver une copie manuscrite des Ombres
que je vous avais promis de chercher. J'ai l'honneur,
etc. »
(Signé) J. LavauDp, de la Compagnie de Jésus.
IV.
Lettre du P. Lavaud, Jésuite, à M. Hérault, Conseiller
d'Etat, Lieutenant-Général de Police.
A Paris, ce 17 décembre 1735.
€ J'allai hier chez vous, Monsieur, pour avoir l’hon-
(1) Il s'agissait d’une Prière à Dieu, par l'intercession de Fran-
gois de Péris ; suivie d’une Oraison. Ainsi voilà Gresset accolé au
diâcre Pâris. M.
»
»
»
»
»
»
»
neur de vous parler. J'y avais été deux fois, il y
a quelques jours, sans pouvoir y réussir, faute d’a-
voir pris assez bien mon temps. Ce que je me pro-
posais était de vous prier avec instance de rappe-
ler à sun Eminence l'extrême misère de notre Mai-
son du noviciat, et de tàcher d’en obtenir quelques
secours. Ce qui occasionne mes instances est un en-
tretien que jeus dernièrement sur ce sujet avec le
Père Provincial, qui me dit, que malgré le besoin pres-
sant que nous avions de recevoir des sujets , il en
avait refusé de fort bons, parce que le Procureur
du noviciat lui avait dit qu'il ne pouvait nourrir ceux
qui y étaient déjà, à moins qu'on ne lui donnût in-
cessamment des secours ; et ce secours, nous ne voyons
pas où le trouver, s’il ne nous vient pas de la part
de son Eminence. Je vous conjure de lui représen-
ter notre besoin tel que je vous l’expose moi-même,
sans rien exagérer. J'ai confiance qu'elle en sera tou-
chée, et que la bonté dont elle nous honore lui fera
prendre des mesures pour nous garantir du danger
prochain où nous sommes de manquer de sujets pour
nos emplois.
» Je voulais aussi vous parler du sieur Gresset ; vous
n'ignorez pas sans doute qu'il est à Paris depuis quel-
ques jours. Il y est en habit ecclésiastique, et déter-
miné à suivre cet état. Quelques personnes de con-
sidération s'intéressent, à ce qu'on dit, à lui ména-
ger un honnête établissement. Il parait s'en rendre
digne par tout ce qui me revient de ses sentimens
présens et de la sage conduite qu'il se propose de
tenir. J'ai l'honneur, etc. »
(Signé ) Ut Supra.
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LE SOLDAT VOYAGEUR,
Par M. N. DELAMORLIÈRE.
Quelles sympathies ne va-t-il pas remuer
l’homme qui fut à la fois l’un des plus
grands capitaines du monde et un législa-
teur immortel, celui qui détrona l'anarchie ,
et ramena l’ordre dans les finances et le
gouvernement P (JourNaL DES DÉBATS ).
O siècle de délire ! au sortir de l'enfance ,
Au moment où l'amour, suivi de l'espérance,
Dans un monde enchanteur guidait mes premiers pas,
Et vantait ces beaux jours qu'hélas je ne vis pas,
La discorde s'élance au sein de ma patrie.
Que dis-je ? l'univers qu'ébranle sa furie,
Des plus affreux combats voit donner le signal ;
Chaque peuple pour nous est bientôt un rival.
Envain la France ouvrant sa brillante carrière ,
A ces peuples ingrats prodigue la lumière,
Montre à l’homme asservi ses droits, sa dignité,
Et pour le rendre grand lui rend la liberté,
LE Dmgr es
Les peuples et les rois jaloux de notre gloire,
Nous forcent à voler de victoire en victoire.
J'aimais à voyager ; ce goût fit mon bonheur ,
Car tout soldat français est un grand voyageur.
Bientôt dans les dangers l’ardeur nous précipite ;
Cependant , je l'avoue , un peu cosmopolite,
Il me coûtait de voir que l’on eût peur de moi,
Et l’attirail guerrier inspirant trop d’effroi,
Je désirais qu’un Dieu suspendit le carnage,
Et m'offrit plus d’heureux dans un si long voyage.
Je visitai d'abord ces valheureux Germains ,
Peuple dont la sagesse étonnna les Romains ;
Mais qui trop divisé par ses lois si bisarres,
Dut souvent ses malheurs à ses codes barbares ;
J'admirai les vertus dont il est l'héritier
Et son gout pour les arts et son esprit guerrier.
Admis souvent au sein de ses dieux domestiques,
J'étudiais ses mœurs dignes des temps antiques ;
Toujours à ses foyers je trouvais la bonté
Et la crainte des dieux et l'hospitalité: -
Touché de ce spectacle , entraîné par l’exemple,
Souvent au milieu d'eux j'étais conduit au temple.
Tremblant dans le lieu saint, avec eux prosterné ,
Abymé devant Dieu, mon esprit étonné
Des cieux resplendissant interrogeait l'espace
Et devant l'éternel se croyait face à face.
Comme aux temps d'Israel, cinq cents jeunes beautés ,
Cinq cents jeunes garcons, l’un par l’autre exaltés,
= (0 —
Adressant en commun la prière unanime ,
Aux sons des instrumens mélent leurs chants sublimes.
O Mozart! Haïden! inspirés par le ciel,
Vous m’élevez à lui, moi si faible mortel,
Je cède à vos transports, un feu sacré m'embrase,
Et mon cœur est plongé dans une douce extase.
Mais ce peuple si bon, si fécond dans les arts,
Dans les champs du génie eût aussi ses écarts.
Je ne fus point séduit par sa métaphysique ;
Du sage Condillac l'esprit analytique
M'apprit à rejeter ces écrits trop fameux
Des disciples de Kant systèmes ténébreux,
Que la mode essaya de reveiller encore,
Où l'esprit creuse en vain quand il faut qu'il adore,
Où le talent trompé se plait à s'égarer,
Et sent en rougissant qu'il ne peut qu'admirer.
Je pris plus de plaisir aux doux sons de la lyre
De Koethe de Klopstoc et plein de leur délire,
J'aimais à m’égarer dans ces bosquets charmans
Où le cœur s’abandonne à ses ravissemens,
Où Gleim, Wieland, Schiller, ces aimables poëtes ,
Chantaient, de la nature éloquens ‘interprètes.
Mais Mars à ces loisirs laisse peu ses soldats;
Des Bataves bientôt nous forcons les états,
Nymphes, au sein des eaux leurs villes sont assises.
Nous voguons, nous marchons de surprise en surprises.
Les villages, les bourgs, les hameaux, les cités
A ce peuple amphibie étalent leurs beautés ;
1 0
J'y vois régner le luxe enfant de la mollesse
Et ces rafinemens qu’invente la richesse.
À l'éclat des palais je songe aux immortels ,
Et l’humble propreté partout a des autels.
Les fleuves et la mer balancent nos gondoles ;
D'une forêt de mûts flottent les banderoles.
De cent peuples divers je vois les pavillons
Fuir ou se pavoiser devant nos bataillons.
Révant au bruit des flots , je m'étonne en silence
A l'aspect imposant de cette digue immense
Qui, le dos appuyé sur la masse de l’eau,
Montre un peuple tranquille au-dessus du niveau.
J'en gravis le sommet , et lorsque je m'avance,
De l'homme avec orgueil j'admire la puissance.
Contre les parapets envain luttent les flots ;
Ils se dressent au haut de ces vastes enclos ,
Et, voyant les états ravis à leur empire,
Retombent dans l’abyme où leur fureur expire.
Courage , fier Titan , géant audacieux ,
Oppose monts sur monts à ces flots furieux ;
Couvre toutes les mers de tes voiles rapides ,
Et de l'Inde au Japon, du Cap aux Pyramides,
Dans les champs de Plutus moissonne ces trésors
Qui, malgré la nature, enrichissent tes bords.
Antonide en ses vers célébra ces merveilles,
Une gloire innnortelle est le prix de ses veilles.
Rotgans chanta Guillaume et tes fameux guerriers:
Mais sur ton sol ingrat il croit peu de lauriers.
ER ee
Les peuples en tes ports arrivant en tumulte ;
N'y demandent que l'or, seul objet de ton culte.
Apollon indigné s'envole vers les cieux,
Et laisse les autels qu’encensaient tes aïeux.
De ce peuple déchu que dira donc l'histoire ?
Vainqueur de l'Orient, tout révèle ta gloire.
Ces vastes monumens d’une antique splendeur ,
Ces temples , ces palais , restes de ta grandeur ,
Disent ce qu'elle fut, son éclat, ses prestiges ,
Tes jours de liberté si féconds en prodiges.
Mais dans l’abaissement , hélas ! où je te vois,
Il me semble trouver deux peuples à la fois.
La France toujours grande au milieu deg conquêtes ,
Ghez ce peuple éperdu conjure les tempêtes ,
Et signalant pour lui sa générosité ,
Après l'avoir soumis , lui rend sa liberté.
À peine goûtions-nous au sein de l'abondance
Ces momens de repos si rares pour la France ,
Le clairon retentit jusqu’en nos cœurs émus ; ;
Nos champs ont reproduit les soldats de Cadmus.
Une torche à la main aux confins de la terre ,
Albion en fureur a rallumé la guerre ;
Elle excite au combat les barbares du Nord ;
Elle acheta leur sang et les traîne à la mort.
À de nouveaux explaits la gloire nous appelle :
Nous franchissons bientôt cette neige éternelle
Que les Alpes envain opposaient à nos pas.
Le Saint-Bernard encor voit l'apprét des combats :
6.
— 189
Hérissé de nos fers, il jette l’épouvante ,
Et parait agiter sa cime menaçante.
Le bronze des combats tonne de toutes parts ;
Dans un air embrasé flottent nos étendarts.
Un affreux tourbillon de souffre et de fumée
Dérobe tour-à-tour et montre notre armée ;
Enfin du haut des monts inpétueux torrents ,
Nous nous précipitons , nous renversons ces rangs
Que le Russe effrayé s'efforce de défendre ;
Le sang coule à grands flots et l'écho laisse entendre
Et le cri du vainqueur et les cris du mourant.
Suwarov furieux s’éloigné en frémissant ;
H croit voir d'un volcan la flamme et le ravage ;
Ses soldats sont détruits : que lui sert son courage ?
Il maudit son destin, et, brisé de douleur ,.
S'il revoit son pays , les champs de sa valeur,
Hélas ! tout est changé , la gloire l’abandonue ,
Et c’est dans un exil que la mort le moissonne ,
Aux champs de l'Helvétie attiré par mes goûts ,
Mes yeux étaient frappés d’un spectacle plus doux.
C’est là qu’un peuple libre , ami de la nature,
Offre des vrais plaisirs la source la plus pure ;
Simple , bon, généreux, constant dans ses travaux ,
Il cultive ses champs ou garde ses troupeaux.
Au sein de ses forêts , exempt d’inquiètude ,
Il charme par ses chants ces vastes solitudes.
L'aspect le plus sauvage y devient enchanteur,
Et tout semble y montrer l'asile du bonheur.
at Ar à:
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Mais ce peuple toujours guidé par la sagesse ,
Joint aux mœurs des bergers les vertus de la Grèce.
Ces hameaux , ces cités où règne le repos,
Contre la tyrannie enfantent des héros.
Là souvent l'étranger touché de leur histoire ,
Retrouve avec transport les traces de leur gloire.
O vous, Verner, Arnold, Walter, Guillaume-Tell !
Sauveurs de l’Helvétie ! un encens éternel
Fume parmi les fleurs sur vos tombes sacrées ,
Des pleurs baignent encor vos cendres révérées ;
J'y vois dans leur amour les peuples à genoux
Et l'immortalité qui commence pour vous.
Voyageur solitaire, errant sur vos montagnes ,
Des rochers effrayans , de fertiles campagnes ,
Un mélange étonnant de saisons, de climats,
La neige et les gazons , des fleurs et des Frimats ,
Près de sombres forêts, d’agréables prairies
Entretenaient souvent mes douces réveries.
Ici du haut d'un roc un rapide torrent
Dans un abime affreux roulait en mugissant.
Là brillait au soleil sur de vastes arcades
Le pur crystal des eaux qui tombait en cascades.
Mille rians aspects , des vignes, des vergers,
L'aigle planant au loin vers des cieux étrangers ,
Auprès d’une fontaine où coule avec murmure
L'onde qui rafraichit la mousse et la verdure ,
Ces amans fortunés, les yeux pleins de langueur ,
Confiant au désert tous les feux de leur cœur ,
6.*
— Ou
Des rochers suspendus l’effrayante ruine,
Ces lacs où des côteaux le reflet se dessine ,
Le doux parfum des fleurs porté par le zéphir ,
Ces chénes dont j'entends le feuillage frémir ;
De tant de monts glacés les rayonnantes cimes,
L'air où je respirais, mille pensers sublimes ,
Tout ravissait mes sens; là mon cœur épuré
S’élance vers les Dieux dans l’espace azuré.
Au-dessus des mortels, tout entier au prestige ,
Chaque pas , chaque instant faisait naître un prodige.
Sur des milliers de monts l’un à l’autre enchaïnés,
S'ouvre une mer de glace aux regards étonnés ;
J'admire avec effroi ce réservoir immense
Monument de la terre , asile du silence. |
Tout-à-coup le soleil à mes yeux éblouis
Fait briller sur ses flanes l’azur et le rubis ;
Son disque répété sur les glaciers humides
Agrandit dans son tour leurs vastes pyramides.
Les Nayades en foule , aux fleuves, aux ruisseaux
Y creusent en fuyant de paisibles berceaux.
Du haut de ces glaciers , à leur enfance obscure
Elles montrent déjà les prés et la verdure ;
Mais dans ma douce extase un spectacle plus beau
Parmi tant de plaisirs cause un plaisir nouveau.
À mes pieds en grondant se forment les orages
Au milieu des éclairs sur de sombres nuages,
La nature à mes yeux d’un air majestueux
Vient accomplir l’hymen de la terre et des cieux;
Deer d 2
Ils se couvrent d'un voile et l'éclat du tonnerre
Proclame les bienfaits dont va jouir la terre.
Le Rhône et l'Eridan et l’Adige et le Rhin
Jaillissent, et, s’ouvrant un rapide chemin,
A travers les vallons , leurs eaux impétueuses
Font fleurir vingt Etats sur leurs rives heureuses.
Je te quitte à regret, à fortuné séjour !
Où Gesner a chanté les bergers et l'amour.
Mars remonte en son char; son signal nous rallie ,
Et déjà nos guerriers inondent l'Italie,
O champs de Marengo ! dirai-je ces exploits
Qui changaient les destins des peuples et des rois ?
Non, c'est à Calliope à chanter les batailles
Et ces bords illustrés par tant de funérailles.
Ah ! si ma voix timide en ces modestes chants
Paraissait préluder à de plus fiers accens.
O Français ! à héros ! ce serait votre ouvrage.
Pour moi, je n'ai voulu que chanter un voyage.
Ces lieux qu'ont habités les plus grands des humains,
Ces débris éloquens, la cendre des humains,
Tout me frappe et m'arrête en ces belles contrées ;
J'y cherche les héros qui les ont illustrées ;
Hé quoi ! tout est détruit ! Ces rois, ces dictateurs,
Ce sénat, ces consuls , ces fameux empereurs ,
Tous ces maitres du monde ont passé comme un songe.
Votre gloire, à mortels ! n'est qu'un brillant mensonge.
Voyez ces monumens et ces riches palais
Où le marbre et l’albâtre amassés à gvands frais
86
Ressuscitant des grecs la noble architecture,
Du Vandale cruel ont effacé l’injure.
Les muses en ont fait le séjour des beaux-arts ;
Mais quel Dieu leur rendra les aigles des Césars,
La vertu des Catons la valeur des Emile ?
Où sont les Scipion , les Brutus , les Camille ?
Rome les perdit tous avec sa liberté ;
Sur leurs palais détruits sourit la volupté ;
Là , des cœurs amollis s'ouvrent à tous les vices,
Et jusqu’à la vertu s'endort dans les délices.
O Rome ! c'est en vain que, sensible à ta voix,
Et de tes murs détruits levant l'énorme poids,
Ton superbe génie écartant leur poussière ,
Vers les cieux étonnés dresse sa tête altière.
Il retombe impuissant et mouille de ses pleurs
Les tombeaux profanés de tes triomphateurs.
Tel est done du destin l'arrêt inévitable ;
Tout finit ici-bas ; le ciel inexorable
De ses traits tout puissans renverse les pervers,
Et dans leur sang impur rajeunit l'univers.
Ainsi je méditais pensif sur des ruines,
Quand mon cœur pénétré d'influences divines,
S'échauffant par degré cède au plus doux transport.
Tout-à-coup une voix sort du sein de la mort :
« Français, pourquoi gémir ? Contemple ta patrie ;
» Le ciel la protégea contre la tyrannie.
» Le monde a récouvré ses antiques destins.
» Admire eneor la gloire au milieu des humains,
Sous les traits d'un héros la vois-tu qui s avance ?
Monde , réjouis-toi , le grand siècle commence :
Voilà Napoléon, déja la liberte
Soumettant à ses lois l'antique royauté,
S'asseoit près de son trône ; il vient calmer vos haines,
Peuples infortunés ! il brisera vos chaines ;
Il tarira vos pleurs. Plus prompt que les éclairs,
Sur son char de triomphe il franchit l'univers.
Princes , rassemblez-vous ; déployez vos bannières ;
Soulevez contre lui des nations entières ,
Il paraît ; il a vu tous ces fiers conjurés ,
Et la foudre déjà les a tous dévorés.
Que l'univers se lève au bruit de ses conquêtes.
Il marche plus terrible entouré de tempêtes ;
On voit fuir devant lui les peuples dispersés.
Les remparts sont détruits , les trones renversés ;
Et quand ces rois si vains sont frappés du tonnerre,
Les vertus à sa voix descendent sur la terre ;
Il épure les mœurs, relève les autels,
La paix revient enfin consoler les mortels,
Et la religion plus touchante et plus belle
Dévoilant de son front la douceur nnmortelle ,
Porte aux pieds du Très-Haut ces hommages pieux
Que cent cultes divers élèvent vers les cieux.
Qui t'arrête , d Français ? Vole vers ta patrie.
Son éclat, sa grandeur, à ton àme attendrie
Feront goûter bientôt des plaisirs inconnus ;
Tu verras son héros eutouré de vaincus,
= Se
Aux rois, aux nations dicter ses lois suprêmes.
Il fonde les états, donne les diadèmes.
Eclipsant tous les rois dans son cours glorieux ,
Bienfaiteur de la terre à l’exemple des dieux ,
De son code immortel , la science profonde
Prépare dans ses lois la liberté du monde.
J’obéis, et la France à mes yeux étonnés
Vient offrir aussitôt ses peuples fortunés.
. Tout plein des sons divins qui frappaient mon oreille ,
Je me crois transporté de merveille en merveille ;
Mille cris éclatans s'élèvent dans les airs ;
La joie et le bonheur par leurs accens divers
Dans la foule enivrée ont exalté les têtes ;
Je ne vois que transports , que triomphes , que fêtes ;
D'innombrables drapeaux arrachés aux vaincus,
Dans les airs agités balancent suspendus.
Des palais de nos rois les immenses portiques
Etalent orgueilleux ces merveilles antiques ,
Ces marbres où la Grèce en ces jours glorieux
Vit renaître immortels ses héros et ses dieux ,
Et ces chefs-d'œuvre où l’art, rival de la nature,
Sut animer la toile et créa la peinture :
La victoire elle-même assembla de ses mains
Ces restes précieux , dépouille des humains ;
J'y vois revivre encor les siècles du génie. . -
Mais quels nouveaux accens ? Quelle douce harmonie ?
Elève des concerts à reine des cités !
Rappelle les plaisirs dans tes murs enchantés.
ECC
Les voila ces héros, cette invincible armée
Que demandait en vain la patrie alarmée,
Soult, Gérard , Masséna sur de brillans coursiers
Bondissent. Leur aspect transporte nos guerriers.
Ney, Lefebvre, Mortier, ces rocs inébranlables,
S'émeuvent aux accens , aux cris inexprimables
D'un peuple transporté. Molitor , Pérignon , :
Serrurier , Kellermann , Suchet , Davoust, Maison ,
Lobau , Moncey , Clausel et Foi dont l'éloquence
Fit briller des vertus si chères à la France,
Hoche, Drouot, Saint-Cyr, Damrémont, Lallemand,
Lecourbe , Macdonald , Bessière, Jourdan
Berthier, Grouchy, Friant, et Lasalle et Vandame ,
Phalange de héros qu'un même amour enflamme ,
Sous cent arcs de triomphe offerts à leurs exploits,
S'avancent et leurs cris répondent à nos voix.
Tout m'élève et m'inspire, et l'éclat des conquêtes
Et le chant du triomphe et la pompe des fêtes.
Vierges , séchez vos pleurs , apportez des lauriers ;
Couronnez de vos mains le front de nos guerriers.
Que vos groupes charmans expriment l’allégresse !
Que vos chants , que vos vœux redoublent leur ivresse !
Dieux ! Quels transports ! La foudre a donné le signal ;
Parmi tant de héros sur son char triomphal
Napoléon debout conduit par la victoire,
Lève ce front auguste où resplendit la gloire.
Tous les cœurs l’ont suivi jusqu’au pied des autels.
Mais quels flots de clarté ! Je vois les immortels...
0. —
Un essaim de héros , vieux enfans de la terre ,
Abaissant leurs regards du séjour du tonnerre,
Contemplent ici bas le plus grand des humains,
Et suspendent pour lui leurs cantiques divins.
Tout l'univers ému tressaille en sa présence ;
Et la terre et les cieux admirent en silence.
Ainsi quand l'Orient au lever du soleil,
De la pourpre et de l'or déployant l'appareil,
S’enflamme et tout-à-coup dans sa vaste carrière
Offre au monde ébloui l’astre de Ia lumière ,
La nature sortant de sa profonde nuit
Admire avec transport le Dieu qui l’embellit ;
Tout renait , tout s’anime aux rayons de sa flamme ,
Et l'univers charmé semble n'avoir qu’une âme. , .
DISCOURS
SUR LE
CARACTÈRE DOMINANT DE L'ÉPOQUE ACTUELLE
EN FRANCE,
Par M. CARESME.
Messieurs ,
Il faudrait être complètement étranger à l'histoire
des sociétés humaines pour ne point reconnaitre chez
les différens peuples, dont elle nous a conservé le
souvenir , un caractère particulier qui les distingue les
uns des autres, qui domine dans toutes les phases de
leur existence, se fait jour à travers toutes les vicis-
situdes de leur fortune. C'est dans l’ordre moral un
exemple de cette inépuisable variété, que la nature
s'est plu à jeter dans le monde physique.
Ce caractère spécial, tout en conservant son empreinte
originelle , se modifie lui-même sous l'influence active
de la civilisation dont il subit tous les effets. Avec
elle varient les goûts, les penchans, les habitudes
d'un peuple: On croirait un enfant qui nait, qu
ET
grandit, qui se fait homme; et l'on peut dire avec
vérité de la vig des peuples comme de celle des indi-
vidus :
Le temps qui change tout change aussi nos humeurs,
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs.
Ainsi, Messieurs, nous apparaît le génie francais
dans tous les grands événemens qui signalent les pro-
grès de la civilisation moderne. Tour-à-tour législateur,
guerrier ou philosophe, tantôt au nom sacré de la re-
ligion , tantôt au cri de la liberté, vous le voyez par-
tout se nuancer de couleurs diverses, mais au fond
toujours le même, toujours hardi par la pensée, ha-
bile dans la pratique.
Les développemens se suivent de près dans l'état so-
cial de la France comme dans son état intellectuel ; ils
se précipitent et réagissent les uns sur les autres : les
faits se mettent en harmonie avec les idées, et de
leur union intime prend naissance un nouvel état d'é-
quilibre : il y a progrès : un pas de plus a été fait
dans la voie des améliorations.
C'est en suivant cette marche continue de l’'huma-
nité que nous parvenons à savoir tout ce qu'il y a de
richesses dans l'héritage que nous ont légué nos pères,
que nous pouvons apprécier tous leurs efforts, assister
aux luttes qu'ils ont soutenues, applaudir à leurs suc-
cès et reconnaitre leurs erreurs.
Instruits par l'expérience du passé, revenus à peine
de toutes les secousses violentes qui naguères avaient
ébranlé l'ordre social , nous avons abandonné peu à peu
le champ des hypothèses : l'imagination dans ses écarts
a paru désormais un guide peu sûr; et de là s'est
æ 9$ -
formé un esprit de réflexion qui examine , compare ,
juge et déduit les conséquences : de là une prédilection
toute spéciale pour l'étude des faits, de ceux parti-
culièrement’ qui nous touchent de plus près ; de là un
élan de la pensée vers tout ce que comprend le monde
matériel.
C'est avec cette disposition d'esprit que la génération
présente a pris place sur la scène. Elle aussi, elle a
pensé qu'une mission lui était confiée pour travailler à
la gloire du pays et pour assurer son avenir, qu'elle
avait des devoirs à accomplir, un héritage à trans-
mettre ; mais en lui versant ses bienfaits, la civili-
sation qui excite et provoque le besoin des jouissances
matérielles, lui avait en même temps imposé toutes ses
exigeances. Les intérêts positifs acquièrent une impor-
tance nouvelle, se multiplient autour d'elle, la pressent
de toutes parts : le travail devient à ses yeux une né-
cessité, les voies de l'industrie s'ouvrent à elle, elle
y entre avec ardeur. Notre époque, Messieurs, est
avant tout une époque d'industrie ; tel est le caractère
qui la distingue.
Quand un peuple veut obéir à la voix grande, im—
péricuse qui lui crie de marcher ; quaud il s'est dit :
Voilà la condition de mon existence; quand il a su
déméler l'élément essentiel à sa prospérité ; qu'il s’agit
pour lui d'un besoin réel à satisfaire , et que ce be-
soin est senti de tous , que la conviction a passé dans
les esprits et les a pénétrés ; alors, Messieurs , se ren-
contrent des talens supérieurs , des hommes qui voient
loin , parce qu'ils regardent de haut, qui pressentent
et devinent l'avenir. Ce sont eux qui les premiers pré-
parent les voies, disposent les matériaux , nivélent le
LOURDE
terrain, et impriment aux masses la direction conve-
nable.
La France, je vous le demande, a-t-elle manqué
sous ce rapport à ce que les circonstances semblaient
exiger d'elle ? Quel spectacle s’est offert à nos yeux,
que s'est-il passé au milieu de nous depuis quelques
années ? Que de nobles et généreux efforts pour con-
courir chacun dans sa sphère à l’accomplissement de
l'œuvre et pour apporter son tribut !
Le législateur, de sa main tutélaire, réforme le code,
l'enrichit de lois nouvelles, y introduit les dispositions
propres à faciliter ou à régler les opérations indus-
trielles ; et chaque jour des institutions fécondes , ger-
mant sur notre sol et s’y multipliant, nous avertissent
qu'il s'agit d'intérêts puissans, de ces intérêts qui
touchent au cœur même de la société. Les anciens
avaient leurs jeux pythiens et leurs jeux olympiques
pour développer l'adresse et la force du corps ; ils
avaient les combats des gladiateurs pour entretenir
dans les âmes les vertus guerrières , pour habituer les
yeux de bonne heure à la vue du sang et des bles-
sures ; nous, Messieurs, pour exciter au milieu de
nous le noble amour du travail , nous étalons aux re-
gards des nations les merveilles de notre industrie.
L'économie politique, peu connue jusqu'alors, s’est
presque révélée de nos jours pour nous dispenser ses
trésors, pour donner à notre industrie des bases so-
lides et durables, pour en assurer la marche chance-
lante. Là où dominait sans mesure le mouvement irré-
gulier des esprits , les faits ont posé leur empire
légitime, absolu. Nous savons aujourd'hui comment les
richesses se produisent et se distribuent , comment elles
se consomment : les idées se sont classées : les théories
vagues et hasardées ont fait place aux principes fondés
sur la connaissance du vrai.
Qui pourrait dire encore tout ce qu'a fait pour l'in-
dustrie l’étude des sciences exactes? Renfermées jadis
dans le cabinet de quelques adeptes, dérobées aux
yeux du vulgaire dont il semblait que le regard fût
pour elle un regard profanateur , elles n’ont été pen-
dant long-temps que des spéculations complètement
étrangères aux besoins de l'industrie. Voyez-vous comme
de nos jours, elles ont brisé les fers qui les retenaient
captives, comme elles ont franchi les limites qui leur
étaient posées , comme elles ont pris un noble essor ?
Les voyez-vous étendre de plus en plus leur domaine,
et marcher à la conquête du monde matériel ? Partout
elles soulèvent avec audace et bonheur le voile qui
couvre la nature; partout elles lui dérobent ses mys-
tères, et leurs victoires sont autant de bienfaits pour
l'humanité.
Ainsi donc, législateurs, économistes ou savans, tous
ont répondu à l'appel de la France. Rien n'a manqué
à leur ardeur , rien à leurs succés.
Dès-lors la révolution, qui depuis long-temps s’0-
pérait dans l'ordre intellectuel , se dessine plus large-
ment et s'empreint d'un caractère plus fortement pro-
noncé.. La tendance générale des esprits s’affermit , et
tout présage dans un avenir prochain les développemens
rapides de l’industrie.
Bientôt en effet les communications plus régulières ,
plus nombreuses et plus faciles, sillonnent le pays
dans toute son étendue ; la théorie des échanges,
mieux appréciée dans ses principes et dans ses consé-
96 =
quences , ajoute à la consommation et multiplie les
produits : la division du travail, source féconde de
prospérité s'introduit dans les ateliers : l’industrie em-
prunte aux méthodes géométriques l'exactitude et la
solidité des assemblages la précision du dessin, la
continuité rigoureuse des contours et des superficiés :
la mécanique lui prête ses moteurs et ses mille com-
binaisons de forces et de mouvemens ; elle nous livre
ses machines qui régularisent et perfectionnent le tra-
vail, affranchissent l’ouvrier de pratiques pénibles ou
dangereuses, et le rendent libre pour des occupations
plus nobles et plus dignes de lui: les sciences physi-
ques et naturelles mettent à notre disposition tous les
agens dont elles ont constaté la nature et les proprié-
tés : l'industrie s'en empare , elle s’en fait des armes
invincibles , qui soumettent toute la matière aux ca-
prices de son empire. À sa voix puissante les élémens
se séparent ou se réunissent, de nouveaux corps se
forment , d’autres se décumposent ; sous l'action de la
vapeur , dans les mouvemens rapides qu’elle imprime
aux machines, le temps ne se mesure plus, les dis-
tauces se rapprochent et semblent s'effacer. Les pro-
grès se succèdent plus prompts que l'essor de la pen-
sée : à chaque jour de nouveaux prodiges : les esprits
comme animés d'abord d’un mouvement spontané ,
poussés bientôt après par l’'émulation , déploient toute
leur énergie à inventer et à perfectionner les arts. On
dirait un second travail de création, où le génie de
l’homme remplace la main de l'éternel.
C'est ainsi que s’accomplissent les destinées du pays :
son industrie naissante à grandi tout-à-coup ; au sortir
du berceaa , elle a pris en un jour la stature et la
= TE
force d'un géant ; et chaque fois que dans une expo-
sition solennelle, elle est conviée de tous les points de
la France à présenter ses chefs-d'œuvre au monde ci-
vilisé, elle acquiert des droits nouveaux à notre juste
admiration : nous trouvons chaque fois qu'elle a reculé
ses limites sur des routes, où chacun la croyait par-
venue au dernier terme assigné par l'expérience et par
l’habilrté. Quel spectacle imposant que cette brülante
activité, qui a laissé déjà sur son passage de si bril-
lans trophées, et nous promet encore des conquêtes
plus étendues que celles du passé , plus utiles peut-
être , et par là même plus glorieuses !
Dans cet élan général des esprits, dans leur marche
continue vers un but marqué, dans cette suite non in-
terrompue de succès, l'observation, Messieurs, n'a-t-elle
donc à puiser aucun enseignement sur l'avenir de la
France? Ce vif éclat que jette l’industrie serait-il l’ef-
fet du hasard , serait-il passager tel que ces météores
qui brillent un instant et disparaissent aussitôt ? S'agit-il
seulement d’un fait isolé, d’un épisode sans cause que
rien ne rattache au passé, que rien ne doit lier à l’a-
venir ? Au caractère qui distingue notre époque, vous
avez reconnu sans peine un des traits dominans de la
civilisation moderne, un progrès social, un fait fonda-
mental qui a eu son principe et aura ses conséquences.
Nous cédons à l'empire des circonstances ; car aujour-
d'hui un peuple puissant doit être riche, pour être ri-
che il doit être industriel, et c’est au peuple français,
habitué depuis long-temps à servir d'exemple aux autres
nations, c'est à lui qui déjà, dans les travaux de la
guerre , dans la littérature et dans les beaux arts, à
porté si haut ses titres à la gloire , c'est à lui plus
de
Re
qu'à tout autre quil appartient encore aujourd'hui de
marcher au premier rang. Cet esprit d'industrie qui se
manifeste au milieu de nous, nous devons done le con-
sidérer comme une des conditions de notre existence so-
ciale , telle que l'a faite la civilisation , comme une des
conditions de notre prééminence sur les nations étran-
gères : à ce double titre, nous lui devons respect et
protection.
Il est d’ailleurs en harmonie avec la loi générale de
l'humanité, qui nous oblige à chercher dans le travail
l'exercice de nos facultés intellectuelles et physiques :
or rien n'est plus propre que les grands travaux de
l'industrie à développer les forces du corps, à exciter
l'intelligence et agrandir l'imagination. Les merveilles de
la nature nous révèlent le Créateur , les merveilles de
’art nous attestent tout ce qu'il y a de puissance dans
le génie de l'homme : et toutefois, Messieurs , l’homme
n’a point seulement à pourvoir aux besoins de son exis-
tence , aux agrémens et aux douceurs de la vie.
Quand son intelligence s'est développée dans son ac-
tion sur le monde physique , il n’a point accompli sa
mission tout entière , il demeure incomplet. La société
n'est point satisfaite, s’il néglige , s'il abandonne l’exer-
cice de ses facultés morales. À côté, disons mieux, au
dessus de cette agitation physique , de ces calculs tout
positifs, de ces aspirations aux jouissances matérielles ,
la providence a placé le sentiment moral, les grandes
notions d'ordre et de justice, qui seules doivent régler
les sociétés. Il faut, chez un peuple, des croyances qui
affermissent les mœurs, des pensées généreuses qui émeu-
vent les âmes, les épurent et les ennoblisent , des prin-
cipes de conviction qui portent l’homme à la vertu, le
(99 =
soutiennent dans sa dignité, dans son indépendance et
lui inspirent le désintéressement ; il faut chez un peu-
ple du dévouement et de l'énergie morale , il faut du
patriotisme : e’est là surtout qu'une nation puise sa for-
ce et sa grandeur ; c'est par là qu'elle assure son ave-
nir et sa prospérité.
Dans l'état actuel de la civilisation moderne, hàtons-
rous de le reconnaitre , nous avons un écueil dange-
reux à éviter, à redouter un grand péril. Il est beau
sans doute que l’industrie se perfectionne et s’agrandis-
se; mais faut-il que la pensée se préoceupe exclusive-
ment des intérêts positifs ? N’est-il pas à craindre que
soumise à cette influence prépondérante , elle ne s’abais-
se en oubliant sa noble origine, ne se rétrécisse, ne se
matérialise elle-même en se concentrant tout entière sur
le monde physique? Evitons que l'esprit d'industrie se
glisse et pénètre partout, qu'il sorte de son domaine,
pour envahir et la littérature et les beaux-arts, que
son empire s’étende là où il ne lui est pas donné de ré-
gner : car il se dénature alors en portant son action
sur des objets qui lui sont étrangers ; il n’est plus qu’é-
lément dissolvant, principe destructeur : son souffle trop
aride refroidit, flétrit et dessèche ce qu'il ne peut fé-
conder.
C'est qu'en effet, Messieurs, l’industrie seule ne peut
faire ni la gloire ni la grandeur d'un peuple. Livrée
à ses seules forces , si elle donne le travail, le bien-
être matériel , le luxe et l’opulence , ne lui demandez
pas autre chose, vous la trouverez impuissante : et bien-
tôt après, à la suite de l’opulence qui satisfait sans me-
sure le besoin des jouissances matérielles, arrivent l’é-
goïsme qui les veut pour lui seul, la mollesse qui n’a
27
— 100 —
pas le courage de se les conserver, puis la misère en-
fin, puis la dégénération sociale. En perdant le pays,
l'industrie se sera suicidée.
Nous sommes jeunes d’expérience , et cependant dès
aujourd’hui n’avons-nous encore aucun fait à recueillir,
aucune donnée qui puisse nous éclairer ? Qui de vous
n'a souvent été frappé de la démoralisation profonde
qui pèse sur la partie laborieuse de la société , dans
ces grands centres où l'industrie prépare ses chefs-d'œu-
vre. Là où l'intelligence ne peut qu'admirer, le cœur
n'a-t-il pas à souffrir ? Quand , soumis aux travaux de
l'atelier dès l’âge le plus tendre, l'ouvrier abandonné
à lui-même sans guide et sans principe , se trouve jeté
pour ainsi dire au milieu de l'école du vice, quand
tout autour de lui étouffe les germes de vertu qui ne
demandent qu'à s'ouvrir ; dites si vous êtes satisfaits !
Il recoit du travail et du pain, mais qui donc se charge
de veiller à son éducation morale ; qui jamais lui fait
entendre les mots d'honneur et de vertu ? Et pourtant
ses facultés s'éteignent, ses forces physiques se détrui-
sent ; bientôt peut-être elles ne sufliront plus aux tra-
vaux industriels. C'est que tôt ou tard, l’état social doit
souffrir d'une prépondérance exclusive, accordée aux in-
térêts matériels ; c'est qu'il en est d’autres d’un ordre
plus élevé que la société doit défendre et faire pros-
pérer ; c'est qu'un peuple enfin , pour être grand et
puissant, ne doit pas seulement être riche, il faut qu'il
soit fort par son dévouement et son énergie morale, fort
par son patriotisme.
À Dieu ne plaise, Messieurs, que je cherche par ces
paroles à rabaisser à vos yeux les avantages qui nais-
sent des progrès de l'industrie. Je sais apprécier ces
Eos
— 101 —
avantages ; je veux l’industrie et ses progrès ; Je les
appelle de tous mes vœux dans une ville dont la
prospérité se lie essentiellement au développement des
arts : et pourrais-je m'exprimer autrement dans cette
enceinte, au milieu de vous, Messieurs, qui, par tous
vos efforts , excitez l'émulation de nos concitoyens? Quel
autre langage me serait permis, lorsque investi de l’hou-
neur de présider votre séance , je semblerais vouloir
parler en votre nom et donner à mes paroles une au-
torité qu'elles emprunteraient de votre assentiment ? Non,
Messieurs, vous m'avez compris: j'ai voulu saisir le ca-
ractère distinctif de notre époque , faire ressortir ce
qu'il renferme de beau, d'utile et de grand ; dire tout
ce qu'il y a d'avenir et d'espérance dans le riche déve-
loppement de l'industrie française ; mais, convaincu
qu'en un pareil sujet il convient d'exposer sa peusée
tout entière , j'ai cru devoir aussi, tout en appréciant
le bien, signaler le mal qu'il importe d'éviter.
De là, Messieurs , résulte pour nous une double obli-
gation. Nous continuerons à travailler de concert aux
améliorations de l’industrie locale, à encourager ses tra-
vaux , à lui communiquer les inventions nouvelles, les
découvertes scientifiques qui peuvent recevoir des ap-
plications, mais nous comprendrons qu'à côté de ce rô-
le, il en est un autre qui complète le premier, rôle de
civilisation, rôle imposé à tous les hommes qui, comme
vous, Messieurs , ne peuvent s’isoler de la société et
sont appelés à exercer sur elle, et par l'exemple et par
les idées, une influence active et salutaire.
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RÉSUMÉ
DES
TRAVAUX DE L'ACADÉMIE
PENDANT L'ANNÉE 1838-1839,
PRÉSENTÉ PAR LE SECRÉTAIRE-PERPÉTUEL.
MESSIEURS ,
L'ANNÉE Académique qui finit peut être comptée par
vous au nombre de celles qui ont été le plus fécon-
des en travaux de tout genre. Animés d'une louable
émulation presque tous les membres ont largement ac-
quitté leur tribut, et soixante mémoires et rapports at-
testent que vos séances ont été bien remplies. Dans le
court exposé que je vais tâcher de présenter des prin-
cipales lectures de chacun de vous, je suivrai l’ordre
que m'indique naturellement la division en quatre
classes. En groupant ainsi les objets analogues, vous
jugerez mieux de l’ensemble de vos productions, et
vous reconnaitrez , je l'espère, que l’année n'a point
été stérile.
La science qui touche de plus près à nos intérêts,
puisqu'elle s'exerce directement sur nos corps , la mé-
decine a trouvé parmi vous de nombreux interprètes.
— 104 —
M. Rourier a consigné dans deux mémoires ce qne
son expérience lui avait appris sur plusieurs maladies
et notamment sur la variole et le croup. Une vacci-
nation faite régulièrement a pü occasionner une va-
rioloïde , et le vaccin provenant du sujet attaqué de
cette varioloïde produit à son tour une vaccination or-
dinaire. Ce fait constaté en 1837, ne saurait avoir
trop de publicité, puisqu'il prouve la bonté d'une
vaccination dans le cas même où elle présenterait tous
les symptômes d’une varioloïde. Déjà l'année dernière
M. Routier vous avait démontré la nécessité de re-
courir à une vaccination nouvelle après un intervalle
de quinze à vingt années pour s'assurer si le vaccin
primitif avait conservé sa faculté préservative.
M. Routier vous a également entretenus d’un moyen
employé avec succès, au début du croup; il consiste
à introduire un petit cylindre de nitrate d'argent dans
l'arrière bouche , et à le promener rapidement sur tous
les points de la surface du larynx, pendant une se-
conde ou deux et cela, à plusieurs réprises. Cette cau-
térisation empêche la formation de la membrane, ét
le malade guérit. Cette opération qui peut paraître
effrayante, n'a rien de dangereux dans ses résultats.
Seulement la grande difficulté est dans l'appréciation
de l'instant du début du croup, et dans la distinc-
tion à faire entre ‘cette maladie et les autres affec-
tions pulmonaires qui y ressemblent.
Galien avait donné pour origine à toutes les maladies
l’altération des humeurs, et la doctrine de l’humo-
risme régnait squverainement , lorsque Pinel y substi-
tua le solidisme qui fait dépendre les maladies de l’al-
tération des solides. Les immenses travaux de la chi-
— 105 —
mie organique tendent aujourd'hui ‘à la réhabilitation
de l’humorisme. Dans un mémoire sur le sang, M.
Routier se montre très zélé partisan de cette doctrine.
Pour lui, l’altération du sang, qui est un fait prouvé
dans le cours des maladies, est la cause et non l’ef-
fet de ces maladies. Il s'étonne que l’empoisonnement
manifeste du sang dans le cholera ait été méconnu par
la plupart des médecins, que l'affection prémitive du
sang ait été regardée, pour ainsi dire, comme une
affection secondaire provenant de celle des nerfs, pen-
dant que les ‘fonctions du système nerveux et surtout
du cerveau ne paraissent pas même troublées dans le
début et souvent dans le cours de la maladie. Le
sang au contraire est évidemment altéré dans sa na-
ture et ses éléments dès le commencement. S'il est une
maladie qui puisse mettre l’humorisme en honneur, c'est
le cholera et même la fièvre jaune.
M. BarBiEr a appelé votre attention sur le rôle im-
portant que le sel marin joue dans l'alimentation de
l’homme. Des recherches persévérantes l'ont conduit à
cette conclusion ; que tous les hommes prennent avec
leur nourriture quotidienne, entre trois et huit gros
de sel marin. Vieillards et enfans, religieux des deux
sexes soumis aux règles les plus austères, tous con-
somment à-peu-près une égale quantité de sel. Il n’est
pas seulement un excitant destiné à développer les for-
ces digestives , ses principes dissociés reçoivent néces-
sairement dans le corps un emploi qu'on n’a pas sû
encore apprécier. Les peuples des divers climats de la
terre offrent-ils des différences dans l'emploi du sel
marin ? la quantité qu'ils en consomment journellement
— 106 —
influe-t-elle sur leur complexion , leurs maladies, leur
longévité ? Telles sont les questions que M. Barbier
propose à l'investigation des savants qui parcourent le
globe dans tous les sens.
M. Barbier vous a présenté des considérations d’un
ordre élevé sur les caracteres généraux des corps na-
turels. Tous les corps terrestres sont divisés en deux
masses immenses, les corps inorganisés et les corps or-
ganisés. Les premiers n’augmentent de volume que par
des additions à leur surface, aucun mouvement n’a-
gite leur intérieur , une immobilité moléculaire est la
condition de leur existence.
Les végétaux et les zoophytes ont deux facultés,
celle de se nourrir et celle de se reproduire.
Les animaux en ont deux de plus. D'abord la fa-
culté, d'établir des relations avec toute la nature à
l’aide d'organes qui complètent leur organisation corpo-
relle , puis la faculté de posséder des instrumens qui
comme des piles voltaïques , créent, préparent pour le
reste du corps des principes de mouvement, de cha-
leur et de vie.
Les végétaux ne vivent que sous l'influence actuelle
d'un certain nombre d’excitans extérieurs ; il leur faut
de la chaleur, de la lumière et chez les mammifères
et les oiseaux ce n’est plus de l'impression des exci-
tants atmosphériques terrestres que dépend l'exercice
de la digestion, des actes de la locomotion , ces fonc-
tions ont lieu en hiver et en été, par un temps sec
et par un temps hunude.
Linnée avait dit avec plus de concision que de jus-
tesse :
Les minéraux croissent ;
— 107 —
Les végétaux croissent et vivent ;
Les animaux croissent, vivent et sentent.
M. Barbier dit avec vérité :
Les minéraux forment une nature inorganique et
morte ; 4
Les végétaux et les animaux forment une nature or-
ganisée et vivante ;
Les végétaux vivent et se reproduisent sous la puis-
sance stimulante d’excitants extérieurs.
Les animaux vivent et se reproduisent : ils établis-
sent des rapports avec les êtres qui les entourent ; ils
ont en eux-mêmes des appareils qui préparent les prin-
cipes vivifians par lesquels leurs tissus organiques sont
mis et tenus en action.
Dans les végétaux , les mouvements organiques sont
provoqués.
Dans les animaux, ils sont spontanés.
M. Pauquyx vous a rendu compte de l'analyse qu'il a
faite de concrétions extraites de l'articulation d’un gout-
teux. La solubilité complète de ces calculs dans l’eau
de potasse lui fait penser qu’une liqueur alcaline pour-
rait, dans certains cas, empêcher la formation de ces
calculs, ou du moins soulager les malades qui en se-
raient atteints.
M. Pauquy a de plus décrit avec de longs dévelop-
pemens, un procédé à l’aide duquel il peut reconnaître
les quantités les plus minimes d’arsénic, dans un liqui-
de tel que thé, café, bouillon, vin, etc. Ce moyen
est assez puissant pour que la présence d’un seul grain
d’arsenic et des sels d'antimoine dissous dans un grand
verre d’eau soit signalée, même en opérant sur une pe-
— 108 —
tite cuillerée de cette dissolution. M. Pauquy fait res-
sortir cette précision de la chimie inorganique qu’il
compare avec les résultats quelquefois douteux obtenus
dans l’analyse des substances végétales et animales, lors-
que des poisons y sont mélés. Des résultats en appa-
rence contradictoires d’une même science, il ne faut
pas se hâter de prononcer son impuissance. Qu'on se
rappelle qu'il a fallu plus de quarante années de re-
cherches laborieuses, pour amener la chimie minérale
au point de perfection où elle est parvenue. La chimie
végétale et animale n'est encore qu’à sa naissance : qu'on
sache attendre qu'elle ait pris des forces, mais toutefois
que quelques enthousiastes ne se flattent pas de trouver
le secret de la vie au fond d'un creuset: que pourront
jamais tous les essais, toutes les analyses pour la con-
naissance des phénomènes complexes de notre existence ?
M. AnseziN vous a fait un résumé complet du sys-
tème de Gall et des réfutations dont il a été l’objet.
Ce système connu sous le nom de phrénologie repose
sur trois principes, pluralité des facultés, innéité de
de quelques-unes, inhérence de toutes à l’organisation
cérébrale, les deux premiers sont généralement admis,
bien que le second ait été controversé. Quant à l'in-
hérence, c'est-à-dire à la localisation des facultés, c’est
à faire connaître les preuves avancées pour en nier
l'existence que tend spécialement le mémoire de M.
Anselin. Lorsque les phrénologistes ont attribué à cha-
cune des facultés un siége déterminé sur les hémisphè-
res cérébraux, de telle sorte que de la conformation
extérieure de ces derniers, dépendrait le plus ou moins
d'intensité de nos facultés, ils ont mal interprété la for-
— 109 —
me des crânes. Cette forme est constamment liée aux con-
ditions de station et de mastication et souvent indépen-
dante du moral des animaux. Témoins, la bellette, animal
carnassier, et la souris, animal frugivore. L'anatomie
comparée et la pathologie s'accordent pour combattre
victorieusement la doctrine phrénologique, doctrine sé-
duisante au premier apercu, arme dangereuse peut-êlre,
mais d’un effet puissant dans le monde moral, et à la-
quelle cependant, si l'on enlève le mérite de la vérité,
il ne restera plus que ses dangers.
Les découvertes que chaque jour voit éclore produi-
sent des effets bien différents sur quelques sciences ;
ainsi la chimie organique se complique à chaque con-
quête qu'elle fait; son langage autrefois si admirable
dans sa simplicité tend à devenir inintelligible. La phy-
sique au contraire se rapproche de l'unité dont la chi-
mie semble s’éloigner. Les quatre corps impondérables
naguéres bien distincts, se réduisent pour ainsi dire à
deux : chaque fait nouveau vient établir d'une manière
plus évidente, la presque identité de l'électricité et du
magnétisme, de la lumière et du calorique: ce n'est
pas tout, telle doctrine d’abord universellement admise,
puis abandonnée pour un système plus séduisant renaît
enfin plus triomphante que jamais. Nous avons vu que tel a
été le sort de l’humorisme, telest, dans la théorie de la lu-
mière , celui des ondulations. Ce système dù au génie
de Descartes, avait été remplacé par le système cor-
pusculaire ou de l'émission, imaginé par Newton. M.
Pollet a consacré deux mémoires à vous faire connaître
les derniers phénomênes dont se sont enrichis la lu-
mière et le calorique. Vous avez pensé que l'honorable
= MO —
assemblée qui daigne assister à votre séance publique
entendrait avec intérêt la lecture de celui de ces mé-
moires où M. Pollet a rassemblé en faisceau les savan-
tes recherches de M. Melloni, jusqu’à présent éparses
dans un grand nombre d'ouvrages. Dans son second mé-
moire M. Pollet vous a présenté des considérations sur
la théorie de la chaleur. Après avoir montré qu'il existe la
plus parfaite analogie entre la manière dont sont produits
la lumière et le son, dans le système des ondulations,
il s’est demandé si l'optique n’est point une autre
acoustique, dans laquelle les vibrations des corps so-
nores sont remplacées par celles des corps lumineux,
l'air par l’éther, l'oreille par l'œil; la lumière serait
alors l'agitation de l’éther, comme le son est l'agitation
de l'air, l'obscurité serait le silence ou le repos de
l'éther: c'est en prouvant que l'obscurité pouvait naître
du concours de lumières que Fresnel a ramené les sa-
vants à la théorie des ondulations. Deux rayons partant
d'une même source, reçus et réfléchis par deux mi-
roirs verticaux, peuvent se détruire en totalité, ou
s'ajouter pour doubler leur éclat. M. Pollet poursui-
vant l’analogie qu'il a signalée entre la lumière et l’a-
coustique , définit la température , l'amplitude des oscilla-
tions des atômes du corps échauffé, comme l'intensité
du son est l'étendue des excursions des particules vibran-
tes. Il arrive enfin à cette loi, résultat remarquable des
Principes qu'il a posés: le produit de la capacité calo-
rifique d’un corps par le poids de l’atome est un nom-
bre constant. \
Lorsque la France se sillonne de canaux, de routes
et de chemins de fer, lorsque les départements et les
— 111 —
communes font les plus grands sacrifices pour accroître les
moyens de communication, M. Machart fils a pensé qu'il
fallait sortir de l'oubli les cours d’eau secondaires, en
démontrant l'utilité dont ils pourraient être, s'ils étaient
rendus navigables. Comme voies de terre, les chemins
de fer appartiennent à la politique , les routes à l'in-
dustrie , les chemins vicinaux à l'agriculture ; comme
voies navigables, la politique et l'industrie ont les ri-
vières et les canaux, pourquoi l’agriculture n’aurait-elle
pas ses rivières vicinales ? Cette assimilation parait si na-
turelle qu'il est permis de s'étonner avec M. Machart,
qu'aucune tentative n'ait été faite pour compléter par
l'usage , l’analogie établie par ia nature. Les dépenses
seraient bien moins considérables qu'on ne le suppose,
et rien ne serait plus facile que de rendre les plus fai-
bles ruisseaux susceptibles de recevoir des bateaux du
port de 8 à 10 tonneaux. M. Machart conçoit l'espoir
qu'un objet d’une utilité aussi incontestable finira par
appeler l'attention publique , et cet espoir est fondé sur
ce que, dans l’art des communications, les voies princi-
pales précèdent toujours les voies secondaires.
LE siphon a constamment été appliqué jusqu'à ce
jour à faire couler l’eau de haut en bas; M. Martial
Roussel est le premier qui l'ait utilisé pour élever l’eau.
Il vous a soumis une machine hydraulique de son
invention , admise en ce moment à concourir pour le
prix de mécanique fondé par M. de Mouthyon ; la
pièce principale est un siphon garni d'un renflement
sphérique à la partie supérieure de la branche la plus
courte , et de quatre soupapes placées en différens points
des deux branches. La machine mise en jeu par une
— 14142 —
petite roue à aubes que fait tourner elle-même le
courant d’eau du. réservoir inférieur , l’eau passe dans
la sphère et lorsque celle-ci est remplie , la moitié de
l'eau qu’elle contient est versée dans un bassin supé-
rieur destiné à la recevoir.
Les mathématiques ont aussi leurs interprètes au sein
de l'académie. Dans une notice de quelques pages,
M. Delorme vous à fait connaitre la simplification qu'il
a imaginée pour arriver à une prompte extraction des
racines cubiques. C'est dans la formation des triples
carrés, formation indispensable pour déterminer les 2.°
OR
Li
3.°, etc. chiffres de la racine que consiste l'innovation
de M. Delorme. Un judicieux emploi des calculs déjà
faits lui permet d'opérer en un quart d'heure une ex-
traction qu'on ferait à peine en une heure par les
procédés ordinaires.
M. Davezuy vous a entretenus de la trisection de
l’angle , problème qui a exercé les plus habiles géo-
mètres , et de l'inscription de l'ennéagone régulier. La
construction relative à la trisection imaeginée , vous
a-t-il dit, par un de ses amis, joint à une grande
simplicité , l'avantage d’être d'une application facile.
Elle a donné l'idée d’un instrument propre à opérer
la triscction. C'est une régle sur laquelle on trace des
divisions égales à partir de son point milieu et qu’on
promène tangentiellement, par ce point, à l'arc qu'il
s'agit de diviser, jusqu'à ce qu'à partir du point de
contact , il y ait d'un côté jusqu'à la corde prolongée,
de l’autre côté jusqu'à la perpendiculaire à l'extrémité
de la corde, un même nombre de divisions. Le point
tangent ainsi obtenu indique le tiers de l'arc.
— 115 —
Quant à l’ennéagone , M. Daveluy ayant pensé qu'il
devait avoir quelque rapport avec le triangle équila-
téral et l'hexagone , a vù ses prévisions justifiées. Il
a trouvé en effet que le côté de l’ennéagone inscrit
était égal au quart de la somme du triangle équila-
téral et de l'hexagone ou du rayon réunis ensemble ,
et ici, le procédé graphique qu'il indique se trouve
encore confirmé par le calcul.
L’AcRICULTURE, objet de la constante sollicitude de
l'académie , a donné lieu à seize mémoires et rapports.
Tous ont pour but les perfectionnements à apporter à
la culture , l'introduction des méthodes dont l'expérience
a constaté les bons effets ailleurs, la naturalisation de
plantes qui deviendraient une source nouvelle de ri-
chesse pour notre sol. L’académie met tous ses soins
à répondre aux généreux efforts que l'administration
préfectorale ne cesse de faire pour élever notre dé-
partement à ce haut degré de perfection agricole dont
il porte en lui-même tous les éléments. M. Spineux
vous a présenté un mémoire sur les baux à long terme:
il a fait ressortir les nombreux avantages qu'ils assu-
rent aux fermiers en les maintenant dans une position
stable qui excite leur zèle et les détermine à faire en
bestiaux et en engrais toutes les avances nécessaires.
Les baux de longue durée sont le seul moyen de sup-
primer la jachère ; cette suppression exige un accrois-
sement considérable d'engrais ; quel cultivateur consen-
tira à en faire la dépense lorsqu'il est exposé, à la
fin d'un bail trop court, à léguer à son successeur
le fruit de ses avances, ou à payer lui-même, par
une nouvelle enchère, les améliorations coûteuses qu'il
8.
— 114 —
aura apportées sur une terre qui ne lui appartient pas ?
C'est aux établissements publics à donner l'exemple bien-
faisant des baux à long terme ; c'est à eux d'entrer
les premiers dans cette voie si simple et si facile d'en-
richir et de féconder le sol. M. Spineux pense que la
législation n'a pas fait assez en concédant aux établis-
sements publics la faculté des baux à long terme; elle
aurait dù leur en imposer l'obligation , d’abord dans
l'intérêt de leurs possessions , puis par le salutaire
exemple qu'en aurait recu la propriété particulière.
M. Dewairiy , entre plusieurs notices, vous en a lu
une sur la charrue qui a remporté le prix au concours
de 1857. Le problême que M. Wasse s'était proposé
de résoudre, c’est de rendre le versoir mobile : s’il n’a
pas complètement atteint le but, du moins il s’en est
approché plus qu'aucun de ses devanciers dans les mo-
difications apportées aux divers systèmes de charrues.
Un mécanisme aussi simple qu'ingénieux permet de
changer au bout de chaque sillon la position du ver-
soir et du coûtre, et celà sans effort, pendant que
les chevaux tournent. On conçoit l'économie de temps
qui résulte de cette facilité de placer le versoir à
iroite ou à gauche, surtout dans les terrains en pente
ù l’on est dispensé de faire tonte marche inutile.
zette charrue exécute un labour aussi parfait que celui
les charrues à versoir fixe. Elle n’exige pas plus de
irage; sa construction est économique ; elle est aisée
\ régler et à conduire, enfin elle fonctionne également
vien sur les pentes les plus rapides comme dans les
plaines.
ConsutTrÉs par M le Préfet sur le meilleur mode de
"115 — ;
distribution des primes accordées par le conseil-général
pour l’encouragement de la culture de la garance, vous avez
chargé une commission de recueillir tous les renseignements
qui pourraient faciliter votre réponse. Le rapporteur , M.
Pauquy , après vous avoir fait connaître les tentatives
long-temps faites sans succès pour naturaliser dans le
département de la Somme une plante qui croît sous
toutes les latitudes, vous a rendu compte des heureux
résultats obtenus par M. de Piolenc. La garance que
ce dernier a récoltée , soumise à l'essai, a été re-°
connue meilleure que celle d'Avignon , en ce sens
qu'elle n’est pas falsifiée comme toutes celles qui vien-
nent de Provence et d'Alsace. Aussi, sur la proposition
de l'académie qui désirait voir récompenser le zèle que
M. de Piolenc met à propager la culture d'une plante
si précieuse, M. le Préfet a bien voulu lui accorder
une médaille d'or. Puisse M. de Piolenc trouver bientôt
de nombreux imitateurs, afin que notre industrie cesse
de demander au loin la plante tinctoriale dont elle fait
le plus d'usage.
M. Riquier vous a fait plusieurs rapports sur la
betterave , les vers à soie et le mürier. C'est à ses
soins vigilants, nous n’hésitons pas à le dire , que le
mürier devra sa naturalisation complète dans le dépar-
tement. Il s’est constamment étudié à en démontrer
toute l'importance : par combien de titres en eflet cet
arbre ne se recommande-t-il pas? La première feuille
sert de nourriture aux vers-à-soie ; la litière qui en
provient est un fourrage qu'on donne en buvée aux
vaches et aux brebis laitières ; la seconde feuille cueillie
en automne et-bien séchée est encore un fourrage qui
Si
— 116 —
se conserve long-temps. Son émondage donne des fagots
et son bois est au nombre des meilleurs pour la me-
nuiserie.
Dans un dernier rapport renvoyé par vous à M. le Pré-
fet, M. Riquier vous a montré de quel avantage serait
l'établissement, à Amiens, d’un marché de graines
vléagineuses , pour les agriculteurs qui assurés d’une
vente facile , s'empresseraient d'accroître leur produc-
tion de plantes grasses, pour les industriels qui trou-
veraient sous la main les matières dont ils ont be-
soin.
M. GarnErR vous a donné des détails sur quelques
maladies des céréales, telles que la carie, le charbon
et l’ergot, et sur les moyens de prévenir leurs ra-
yages. La carie, que des botanistes ont cru le produit
d'effets climatériques et de certains états de l’atmos-
phère, est bien réellement un champignon intestinal
qui se multiplie par des séminules , s’accroit et se dé-
veloppe dans l’intérieur du végétal, et ne se montre
à l'extérieur qu'après sa constitution parfaite. Le char-
bon et l'ergot sont également des champignons qui se
forment de la même manière et ne diffèrent que par
la nature des plantes qu'ils affectent de préférence.
M. Garnier indique les divers moyens employés pour
garantir de ces fàcheuses maladies les céréales destinées
à la semence. C’est toujours de la chaux combinée
dans de certaines proportions , soit avec le sel marin,
soit avec le sulfate de soude.
Sr l'académie a consacré la plus grande partie de
ses séances à la lecture de travaux scientifiques , elle
— A17T —
n'a pas cependant renoncé tout-à-fait aux excursions
littéraires.
Sous le titre de conseils sur un cours de lecture,
M. Hubert vous a soumis un écrit dans lequel il pose
en principe que la lecture est aussi indispensable que
la composition aux jeunes disciples de l’éloquence. Bien
écrire à cet âge, c'est souvent bien imiter; qui donc
imitera mieux que celui qui se sera le mieux pénétré
de l'esprit des modèles. On partagera donc son temps
entre la lecture et la composition à peu près égale-
ment ; surtout, il faudra lire avec fruit, avec gout,
avec ordre , avec choix ; après avoir justifié ces règles
générales, M. Hubert indique les productions dont il
recommande la lecture. C’est Virgile tout entier, ce
sont des morceaux choisis de Lucrèce , tous les discours
de Lucain , les harangues de Cicéron et de Démos-
thènes , et avant tout le Conciones que M. Hubert ap-
pelle le bréviaire des rhétoriciens. Dans cette revue,
les poètes et les orateurs français ne sont point où-
bliés ; le théâtre, la chaire, le barreau, la tribune
offrent : de parfaits modèles , Racine, Corneille, Vol-
taire, Bossuet , Mirabeau , Foy trouvent dans M. Hu-
bert un ardent admirateur.
Dans son discours de réception, M. Tavernier a
établi que c'est à l’immensité de la science et à la
faiblesse humaine que les sociétés savantes doivent leur
naissance ; les plus hautes intelligences ont besoin de
stimulant, et de l'influence sympathique de l’homme
sur lhomme. Dans les débats littéraires et scientifiques
la composition des académies est la meilleure garantie
— 18 —
des jugements quelles portent. Deux générations s'y
trouvent ordinairement en présence ; chez l’une, mo-
bilité d'impression , volonté et besoin d'agir ; chez
l’autre , répugnance au changement , ténacité dans les
idées ; de cette lutte naît un pouvoir tutélaire et pon-
dérateur qu'on pourra bien par fois traiter de rétro-
grade, mais qui saura maintenir les bonnes traditions
et sauver les admirateurs eux-mêmes de chefs-d'œuvre
éphémères. Tout en se défendant de l'enthousiasme , les
académies ne doivent pas céder aux idées généralement
reçues ; il leur appartient de résister à l'autorité du
nom , quand ce nom, exerce un empire non justifié ;
elles doivent repousser les vues hasardées, les systèmes
trompeurs, les hypothèses séduisantes. C'est en un mot
l'arène où le peuple des savants vient éprouver ses
découvertes ou faire absoudre ses erreurs.
Dans une circonstance analogue, M. Damay a traité
des devoirs d'une académie par rapport à l'esprit et
aux besoins de l’époque actuelle. Dans le travail sans
fin de la civilisation , chaque époque paraît avoir sa
pensée. La pensée religieuse surgit à l'instant.où les
libertés communes commencèrent à briser le réseau
de la féodalité, et domine pendant plusieurs siècles ,
elle produit les croisades, rompt l'unité catholique,
enfante le protestantisme , elle donne le trône à Henri
IV et le tue, après l'édit de Nantes. L'intérêt reli-
gieux est l’âme de tout ce qui se fait de bon ou de
mauvais. Au 17."° siècle, la préoceupation religieuse
est appaisée , l'intérêt politique lui succède ; il se. dé-
veloppe et bientôt domine; il va du trône aux corps
privilégiés et de ceux-ci dans les masses. Le siècle de
— MAI —
Louis XIV, tout littérateur qu'on le croit exclusivement
a travaillé aussi pour les libertés publiques. Molière
avec Tartuffe et ses marquis ridicules, Corneille et ses
Romains ; Fénélon, Massillon, Bossuet lui-même, avec
leurs lecons d'humilité , d'égalité données aux grands
et aux rois, c'était déjà la révolution francaise four-
bissant ses armes. Une troisième époque est venue,
celle des intérêts matériels. L'intérêt religieux et l’in-
térêt politique assurés, c'est-à-dire la liberté intime et
la liberté extérieure , le droit de jouir de soi d’abord,
des choses ensuite ; il reste à féconder la terre con-
quise et à jouir de ses richesses. Mais quelque pen-
chant qu’ait notre époque à chercher l'utile, elle n’est
point insensible aux charmes de la poésie, aux mer-
veilles des arts. Versailles , l'antique symbole du pou-
voir absolu se nationalisant pour rajeunir et pour vivre,
se transformant du temple d'’üne idole en asile commun
de nos arts et de nos gloires , est-ce une nation toute
aux intérêts matériels qui l’a salué d'universels applau-
dissements ? Le mérite des corps savants, dit M. Damay,
est dans l’ensemble ; aux individus le génie ; il faut
qu'il se meuve dans sa force et sa liberté ; qu'il puisse
monter au ciel ou tomber dans l’abime ; les académies
ne découvrent pas d'Amérique, mais elles explorent
un pays conquis. Elles ne font pas de génie, mais de
la sagesse ; elles adoptent tout ce qui est progrès vé-
ritable , profit et conquête pour la civilisation.
M. Martiaz Rousse vous a parlé de l'impossibilité
d'embrasser aujourd'hui l’ensemble des connaissances
humaines, il ne peut plus y avoir comme autrefois
d'homme universel et pourtant cette universalité est en
— 41920 -
quelque sorte nécessaire pour produire l'effet le plus
simple. Ainsi à combien de sciences la mécanique n'em-
prunte-t-elle pas ses préceptes et ses explications. Celles
qui en paraissent le plus éloignées ont encore avec
elle de nombreux points de contact. La médecine elle-
même ne peut-elle pas un jour enrichir l'industrie
d’un nouveau moteur ?
M. PozLer vous a parlé de l'influence des études scien-
tifiques sur le sentiment religieux. Celui-ci recoit du dé-
veloppement des connaissances positives une impulsion
puissante , aussi bien que les arts et l'industrie. L’as-
tronome , le physicien, le géomètre peuvent-ils en pré-
sence des secrets impénétrables que leur offre le monde
matériel, rejeter ceux du monde moral ? Celui qui se
livre aux études scientifiques n'aura pas la prétention
de ne croire que ce qu'il explique : impuissant à dis-
siper les nuages qui enveloppent les causes premières,
il ne recherche pas ce que la vue ne peut atteindre,
il sait douter. Environné de mystères, il sait abaisser
sa raison et croire ce que celle-ci se refuse à com-
prendre : ainsi nos idées actuelles sur l’état primitif du
globe sont plus rapprochées de la vérité que celles de
nos pères, puisqu'elles reposent sur un plus grand
nombre d'observations. M. Pollet voit, dans la succession
des catastrophes qui ont bouleversé la terre, la con-
formité la plus complète avec les diverses époques de
la création, telles que les assigne la Génèse. La science
loin d’ébranler la foi de l’homme religieux, lui révèle
au contraire des vérités nouvelles qui l’éclairent et l'af-
fermissent.
mm —
M. Léonor JouRDAIN vous a lu la traduction de la
première scène de l'Amphytrion de Plaute.
M. HarpouIs a consacré une notice à notre compa-
triote Ducange ; après avoir rappelé que l’Académie a
décerné , en 1764, un prix pour l'éloge de Ducange,
il annonce qu'il n’a point été découragé par l’idée de
venir à la suite des nombreux panégyristes du savant
glossateur. C’est une œuvre utile et patriotique de re-
mettre en honneur ses prodigieux travaux, dont une
partie notable ne méritait pas l'oubli auquel elle paraît
avoir été condamnée. M. Hardouin sollicite , pour la
mémoire de Ducange, une réparation qu'il croit juste
et opportune.
Sous le titre de Coup-d'œil général sur les mystères
du paganisme , M. Osry vous a lu, en plusieurs sé-
ances, un fragment de l'ouvrage qu'il a entrepris sur
le culte de Mithra. Il décrit les cérémonies extérieures
qui avaient lieu lors de la célébration des mystères,
pénètre dans l’intérieur des sanctuaires et tache d'y dé-
couvrir les instructions et les scènes dramatiques qu'on
offrait aux initiés , et notamment dans les mystères de
Cérès, à Eleusis. — Le secret des mystères porta tou-
jours sur les dogmes qui y étaient enseignés, tels que
l’unité de Dieu, la chüte des âmes et leur rédemption ;
ces dogmes ne furent révélés que depuis l'ère vulgai-
re, lorsqu'on voulut les opposer au christianisme. L'i-
nitiation aux mystères avait pour effet de répandre l’es-
prit d'union et d'humanité ; elle faisait disparaître les
distinctions de rang et de fortune, elle inspirait l’a-
mour de la vertu, et prescrivait des règles de con-
— 122 —
duite pour toutes les actions et toutes les situations.
C'était pour les dévots du paganisme une seconde nais-
sance, une rénovation spirituelle. Les initiés seuls étaient
destinés à habiter les Champs-Elysées, le reste des hom-
mes devait être précipité dans le Tartare ; de là, un
grand zèle pour les mystères, beaucoup d'ardeur pour
jouir des privilèges de l'initiation.
Pour satisfaire au désir de M. le Ministre de l'ins-
truction publique , M. Garnier vous a soumis comme
organe d’une commission spéciale, un mémoire d'une
grande étendue, sur l'état actuel des monuments publics
et historiques du département. M. Garnier a tout vu,
tout décrit, depuis la pierre druidique de Doingt jusqu'au
château féodal de Rambures , depuis la plus humble de
nos églises de campagne, s'il s'y rattache quelque sou-
venir , jusqu'à l'immense basilique , orgueil de notre ci-
té. Il a indiqué ceux de ces monuments dont la conser-
vation intéresse l'histoire ou les arts, qu'il faut défen-
dre contre les ravages du temps, et plus souvent en-
core contre les attaques des démolisseurs ou le mauvais
goût des maçons auxquels est parfois abandonné le soin
de les entretenir. Il a cité la chapelle d'Ayraines, l’an-
tique collégiale de Nesle, la facade de Bertheaucourt ,
les églises de Roye, Lucheux, Conty, Rue et Tilloloy,
comme réclamant, par leur importance historique ou
artistique, les secours les plus prompts.
GET exposé est bien long , et pourtant je n'ai rien
dit des nombreux rapports que MM. Cocquerel, Louis
Roussel, Obry, Routier, Mallet, Delorme , Garnier,
Dewailly ont fait sur les bulletins et mémoires que vous
— 19
19
nn —
avez reçus, pendant l’année, d'un grand nombre de
Sociétés savantes ; je n'ai parlé ni de l’analyse des ouvra-
ges de chimie de M. Girardin, professeur à Rouen, par
M. Delamorlière., ni de celle des lettres sur l’astronomic
de M. Albert de Montémont , par M. Anselin, ni de l'exa-
men auquel M. Hardouin a soumis, dans deux mémoires,
les œuvres de M. Troplong et de M. Michelet. Dans
plusieurs de .:ces comptes-rendus, libres de toute en-
trave , vos rapporteurs ont pu formuler leurs obser-
vations, faire une part à l'éloge, une part à la cri-
tique, et quelquefois transformer leu s rapports en
mémoires aussi susceptibles d'analyse que les ouvrages
eux-mêmes. Je n'ai pas fait mention des réponses que
M. Caresme, en qualité de directeur, a adressé aux
quatre membres dont l'académie a complété ses rangs.
Je n'ai pas dit qu'un cours public de droit commercial
s’ouvrirait sous vos auspices et par vos soins, dans les
premiers jours de novembre et qu'il aurait pour pro-
fesseur titulaire M. Louis Roussel, et pour professeur
suppléant, M. Hardouin.
JE m'arrête cependant, Messieurs, dans cette rapide
revue de vos travaux. Pour les mieux faire juger , il
aurait fallu étendre outre mesure cette froide analyse,
dans laquelle je n'ai réussi, je le crains, qu'à déco-
lorer vos écrits, à en donner l'idée la plus incom-
plète. La rédaction de vos procès-verbaux n’exige que
du zèle et de l'exactitude ; mais le résumé qui doit
en être présenté dans cette séance solennelle réclame
bien d’autres conditions; ce n'est pas sans regret que
je reconnais mon insuffisance pour l’accomplissement
d'un devoir auquel je me serais soustrait avec empres-
sement si j'avais pü le faire avec honnenr.
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RAPPORT
SUR LE CONCOURS
POUR
LE PRIX D'AGRICULTURE,
Par M. SPINEUX.
L'ACADÉMIE a donné pour sujet de concours, au prix
d'agriculture de cette année,
Un Manuel d'Agriculture pratique, à l'usage du dé-
partement de la Somme, applicable surtout aux fermes
de 20 à 30 hectares. Ce manuel doit indiquer , pour
chaque espèce de terre suivante, le meilleur assole-
ment :
1.0 Pour les terres fortes ou argileuses ;
2 0 Pour les terres légères ou sablonneuses et tour-
beuses :
3.° Pour les terres blanches ou crayeuses et marneuses ;
4.0 Pour les terres à cailloux ou siliceuses.
Le sol du département se composant généralement de
ces quatre espèces de terre, on devait indiquer briè-
vement, mais complètement pour chaque genre de ter-
rain :
— 126 —
Les engrais à appliquer ;
Les labours et facons à donner ;
Les meilleurs instrumens à employer
Aux cultures suivantes :
Aux céréales, aux fourrages , aux prairies artificiel-
les, aux graines grasses, aux plantes textiles, aux ra-
cines.
Un seul ouvrage contenant 196 pages, a été adres-
sé à l’Académie. Votre Commission avait cru d’abord y
reconnaitre l'écriture du mémoire fort remarquable pri-
mé l'an dernier. Elle s'en est depuis convaincue, par
la confrontation.
Elle s'est de plus assurée, que certains passages en
ont été extraits textuellement , d'autres plus ou moins
modifiés, et qu’en général on pourrait dire que c’est
toujours le même ouvrage reproduit sous un autre
titre.
En ce cas, vous auriez déjà rendu justice au mérite
incontestable de ce mémoire, puisque vous lui avez ac-
cordé précédemment une médaille d'or. Mais pouvons-
nous maintenant considérer ce mémoire , quoique reva,
corrigé et augmenté, comme le Manuel d'agriculture
pratique demandé par l’Académie ? Votre Commission ne
le pense pas! Au reste, nous allons essayer , par un
rapide examen, de vous mettre à même d'en juger.
Dans une introduction nouvelle , mais qui ne nous
a point paru heureusement placée dans un Manue]}
d'Agriculture pratique. L'auteur se livre à des conseils,
à des reflexions dont nous croyons pouvoir contester la
justesse. Après avoir engagé les cultivateurs et leurs
enfans à se vouer exclusivement aux soins des travaux
champêtres ; à ne pas songer à l'industrie , au barreau,
à la carrière militaire, il finit par dire :
« Nous avons pensé qu'un livre trop élémentaire,
» serait, dans nos départemens du nord, dédaigné des
» classes auxquelles nous voulons être utile, pour ren-
» dre service aux enfans, il faut s'adresser non seu-
» lement à eux, mais encore à ceux qui les élèvent et
» les entourent. »
Il nous semble, au contraire, qu'on ne saurait être
trop simple , ni trop élémentaire, en s'adressant à des
enfans , et même à des hommes qui, comme la plu-
part de nos campagnards, savent à peine lire.
N'est-ce pas tomber ici dans l'erreur trop commune
à nos agronomes qui écrivent pour l'agriculture ? Ils
croient sans cesse parler à des gens qui en savent
théoriquement autant qu'eux, ils ne sauraient se fa-
miliariser avec cette idée, qu’en général, nos cultiva-
teurs auraient déjà fait un notable progrès, s'ils pos-
sédaient pour toute science théorique les élémens dé-
daignés par nos écrivains. Le maître ne doit-il pas
épeler pour nous apprendre à lire ?
Nous. ne pouvons concéder à l'auteur la justesse de
cet autre trait, par lequel finit son introduction :
« Nous avons comparé , ( dit-il), les cultures et les
» moyens de production, et nous avons compris que
» les systèmes qui semblent devoir tout changer en
» agriculture, produisent des bouleversemens, et que
» les seules améliorations possibles doivent consister à
» former tes hommes vertueux et contens de leur po-
» sition. » Nous sommes loin assurément de conseiller
aux cultivateurs toute innovation brusque et inconsi-
dérée. Mais dire qu'il n'y a pas d'améliorations pos-
— 1928 —
sibles dans notre pays , lorsqu'il s'y trouve encore à
peu près un tiers des terres en jachère, et que les
deux tiers cultivés pourraient produire presque le
double ; si on faisait à la terre les avances nécessai-
res, dire que les nouveaux systèmes de culture vien-
nent tout bouleverser ; c'est une erreur qu'il importe
de combattre avec d'autant plus de force, qu’elle en-
courage la routine, éloigne toute idée de progrès , et
va précisément contre le but que l’Académie se pro-
pose ; puisqu'elle cherche chaque année à récompenser
un ouvrage utile aux progrès de l’agriculture.
Après cette introduction, viennent des notions histo—
riques sur l’agriculture. Ces notions bien écrites sont
entièrement copiées sur le mémoire de l'an dernier.
Nous leur avions alors rendu justice. Comme faisant
partie d’un mémoire, chacun de nous les avait remar-
quées ; mais , il faut le dire , nous les trouvons mal
placées dans un manuel. Elles en augmentent le vo-
lume sans utilité, et ce manuel d’ailleurs n’est pas fait
que nous sachions pour des économistes , il est destiné
à des enfans ou à des hommes fortement occupés, qui
ont moins besoin de savoir en agriculture ce qu’on a
fait autrefois, que ce qu'il faut faire maintenant.
Vient enfin la première partie intitulée : Culture et
multiplication des végétaux.
Les réflexions courtes et sages qui commencent cette
partic de l'ouvrage, ne sauraient être trop louées, et
bien mieux selun nous que tout ce qui précède, pou-
«
vaient servir d'introduction.
L'auteur divise son ouvrage en trois parties, 17 cha-
pitres et 7 sections.
- 1429 —
La première partie contient 11 chapitres subdivisés
en 5 sections et 58 paragraphes.
La deuxième partie contient 4 chapitres subdivisés en
2 sections et 12 paragraphes.
La troisième partie contient 2 chapitres sans subdi-
visions.
Nous devons d'abord dire que nous comprenons la
formation d’un Manuel pratique, autrement que l’au-
teur ; nous commencerons , cependant , par le suivre
dans l'ordre de ses idées ; nous dirons plus tard com-
ment nous la comprenons.
Le chapitre premier, Etude du terrain, pouvait ètre
plus court ; mais il est bien fait. Il parle des diverses
sortes de terre qui composent le département, des avan-
tages et des inconvéniens attachés à chacune d'elles.
Le chapitre deuxième donne la nomenclature des prin-
cipaux instrumens aratoires employés dans le nord. Il
en signale les avantages , et en donne la description
abrégée.
Nous y avons remarqué quelques erreurs sur l'em-
ploi du brabant dont on se sert aujourd'hui avec beau-
coup de succès dans le département de la Somme,
notamment pour le labour des mars.
Sur l’extirpateur Bella, signalé comme le meilleur ex-
tirpateur, auquel nous préférons pourtant celui fait à
Villers-Bretonneux, arrondissement d'Amiens.
Sur le trysocle Forget, qui exige autant de force
que l'extirpateur à cinq socs précité, fait moins de tra-
vail, et convient peu à enfouir la semence.
Nous regrettons aussi que l’auteur n'ait pas fait as-
sez valoir les avantages de la sape flamande ou piquet
9.
pour la moisson. Cet instrument fait presqu’autant d'ou-
vrage que la grande fauix, et a sur elle l'immense
avantage de couper sans perte les céréales et fourrages
versés et tourbillonnés.
Nous ne:trouvons rien non plus qui ait trait au se-
moir en ligne. C’est pourtant un instrument appelé à
rendre de grands services , quand nos cultivateurs se-
ront plus familiarisés avec les machines et les confie-
ront à des ouvriers plus instruits ou plus intelligens.
Dans le chapitre 3, l’auteur donne, sur les travaux
de préparation du sol, des renseignemens utiles, et en
peu de mots.
Le chapitre 4, consacré aux engrais et amendemens,
n'offre rien qui n'ait été dit par ceux qui en ont écrit.
Il est un peu long, et copié littéralement sur le mé-
moire de l'an dernier.
Le chapitre 5 le plus important à notre avis de l'ou-
vrage, est divisé en 3 sections.
La première section traite des céréales ;
La deuxième des plantes oléagineuses et textiles ;
La troisième des plantes légumineuses et fourragères.
C'est particulièrement ici que se fait remarquer l'in-
convénient des divisions adoptées par l'auteur.
En effet, il donne pour chaque plante, le choix de
la graine , la quantité de semence , l’époque de la se-
maille, le moment de la récolte; mais des engrais, des
labours, des facons qui précèdent ces opérations, des
instrumens employés de préférence, il n'en est point
question. Il faut les aller chercher dans d’autres chapi-
tres , et quoique souvent ils y soient insuffisamment rensei-
gnés , ils nécessitent pourtant des recherches qu'il eût
été facile d'éviter par une autre division.
— 151 —
Le chapitre 6 sur les prairies est divisé en deux
sections et huit paragraphes.
Ta première section traite des prairies naturelles,
flottée et sèche. La deuxième section des prairies ar-
tificielles les plus usitées dans le nord. Ce chapitre
est bon , et peut être consulté avec fruit.
Le chapitre 7 nous entretient de plantes diverses,
telles que tabac, ajonc, osier , houblon. Ces cultures
toutes exceptionnelles nous ont paru convenablement
placées dans un chapitre séparé. Il y a pourtant une
erreur à signaler sur le houblon dont le fruit et non
la fleur sert à la composition de la bière.
Nous passerons rapidement sur le chapitre 8 con-
cernant les plantes parasytes, les animaux et insectes
nuisibles, pour arriver au chapitre suivant relatif à la
conservation des récoltes et des grains. L'auteur con-
seille et approuve l'usage des moyettes après en avoir
donné la description.
C'est ici un progrès véritable qu'il vient lui-mème
constater. Nous ajouterons néanmoins , que l'usage
n’en est pas à beaucoup près aussi général qu'il de-
vrait l'être. Puisque l'expérience nous a prouvé que
la mise en moyette d’un hectare de blé coûtant envi-
ron 4 à 5 francs est payé 3 et 4 fois par la qualité
acquise au grain , et la conservation des pailles.
Disons encore que le cultivateur qui emploie ce
moyen , est certain de n'avoir jamais de grain germé,
quelle que soit l’intempérie éprouvée dans le cours de la
moisson.
Le chapitre 10 sur les plantations, tout succint qu'il
est, ne nous semble pas se rattacher assez directe-
ment à l’agriculture , pour faire partie d’un manuel-
gi
— 432 —
pratique , il a l'inconvénient de l’allonger. Il nous pa-
raitrait beaucoup mieux placé dans un traité spécial
d’arboriculture , il aurait là l’étendue convenable , par-
tant, une bien autre. utilité.
Le chapitre 11, intitulé : Moyens d'utiliser les pro-
duits de la ferme. Au milieu de quelques conseils
bons à suivre, l’auteur en donne que nous ne sau-
rions approuver.
Il engage par exemple le eultivateur à convertir en
huile la graine qu'il récolte. Un industriel comprendra
de suite que l'huile obtenue par une machine aussi
petite qu’elle soit, lui coûtera beaucoup plus cher,
par l'intérêt du prix d’achat et l'entretien de la ma-
chine , que celle achetée au fabricant. Telle est encore
la vente des produits dans le grenier du cultivateur.
N'est-il pas évident que le marchand qui vient lui
acheter son ble, ne le fait pas sans avantage et sans
frais. Il faut à celui-ci des chevaux et des équipages
exclusivement employés au transport des grains, tandis
que le cultivateur en a souvent d’inoccupés dans sa
cour et ses écuries, et puis ignorant les mouvemens
de hausse, en peut-il profiter ? S'il vient au contraire
vendre ses grains à la ville, il est exactement fixé sur
leur valeur , et ne saurait jamais être dupe , c’est de
plus une occasion pour lui d'acheter à meilleur mar-
ché les objets dont il a journellement besoin.
Nous arrivons à la seconde partie.
Le chapitre premier des habitations contient des ob-
servations fort sages et fort utiles, mais elles auraient
dû faire , selon hous, plutôt le sujet d’une note que
celui d’un chapitre.
Le chapitre IT est relatif à l'éducation, à l'en-
graissement des bestiaux. L'auteur y donne de bons
conseils sur la manière de nourrir , de loger , d’en-
tretenir le bétail. Dans les paragraphes divers qui le
composent , il donne des détails sur l'élevage, les pro-
priétés , les maladies du cheval, du bœuf, de la
vache et autres animaux domestiques. Puis viennent
d’autres détails sur les soins à donner à la volaille ,
à la basse-cour. Ce chapitre n'est pas sans utilité, loin
de là, mais il fait le sujet de plus de 20 pages, et
formerait à lui seul un petit cours d'économie et de
pratique vétérinaire.
Nous en dirons autant du chapitre IL suivant, sur
les moyens d'utiliser les animaux morts de maladie.
Le chapitre IV des vers à soie et des abeilles,
parle fort peu des premiers, et donne sur celles-ci
des renseignemens un peu longs, quoiqu'intéressans.
Vient enfin la troisième partie de l'ouvrage intitulée :
Considerations générales sur l'exploitation d'une ferme
dans son ensemble , sur les rapports qui doivent exvster
entre les diverses cultures épuisantes , ou productives
d'engrais.
Dans des considérations générales que suivent divers
genres d'assolement , l’auteur , malgré ce qu'il a dit
ailleurs, reconnait implicitement qu'il y a bien encore
des améliorations possibles , puisqu'il s'exprime ainsi :
« Il a fallu tous les efforts de la science, pour
» prouver que le système des jachères loin d’être utile,
» nuisait à l’agriculture. Aujourd'hui que les lumières
» ont pénétré au fond des campagnes, et que les
» bienfaits des assolemens irréguliers y ont été appré-
» ciés, tous les cultivateurs reconnaissent que la terre
» ne se fatigue pas de produire , lorsqu'on renouvelle
» ses forces par des engrais, et des travaux prépara-
» toires convenables, et plus loin. C’est ainsi qu'une
» partie du département de la Somme demeure assolée ,
» quoiqu'il se trouve un grand nombre de propriétaires
» éclairés, qui comprennent et désirent les améliorations
» qu'ils voient surgir autour d'eux.
Après ces considérations qui nous ont d'autant plus
frappé , qu’elles étaient inattendues , l'auteur , sans
émettre d'opinion , signale deux rotations de neuf ans,
comme la pratique la plus suivie dans les communes
où la suppression des jachéres se fait remarquer. L’une
de ces rotations est applicable aux bonnes terres, et
l'autre aux mauvaises.
Dans l’une comme dans l’autre, le blé se reproduit
trois fois en neuf années. C'est conséquemment l'asso-
lement triennal qu'il propose. Cependant , les agronomes
préfèrent avec raison l'assolement quatriennal.
_ Ensuite nous voyons aux septième et huitième années
de rotation , deux céréales, le blé et l'avoine, se suc-
céder ; c'est un vice imité des cultures avec jachère,
qu'il importe d'éviter avec soin. Puis nous ne voyons
pas qu'on ait assigné à chaque plante de la rotation
une part proportionnelle. On conçoit cependant qu'il
faut cultiver moins d'avoine que de blé, et plus d’a-
voine que de lin. Cette remarque est commune à l’as-
solement des bonnes comme des mauvaises terres.
A la suite de ce premier tableau , vient un mode
d’assolement avec conservation d'un septième de ja-
chère, il doit et peut être suivi comme un achemi-
nement à la suppression totale des jachères ; à ce titre
seul il pourrait offrir quelqu'intérêt.
= Viennent enfin quatre tableaux d’assolement ; pour
— 135 —
les quatre espèces de terre désignées dans le programme
de l'académie. L'auteur s'arrête à Fassolement triennal,
c'est-à-dire, à celui où.le blé se reproduit tous les
trois ans sur la même terre. Nous l'avons dit tout-à-
l'heure , nous préférons l’assolement de quatre ans ;
mais nous remarquons de plus, que pour les terres
fortes , celles où les herbes parasites croissent le plus
abondamment , les plantes sarclées qui pour bien faire
devraient s'élever au tiers, ne vont pas même au quart
de la totalité des terres. Les plantes textiles et oléa-
gineuses qui sont aujourd'hui la plus grande ressource
du cultivateur des départemens du Nord, y sont trop
rares ; les prairies artificielles n'y sont pas assez abon-
dantes , et parmi elles ne figure pas la luzerne , plante
qui végète fort bien dans cette espèce de terrain.
L'absence des plantes sarclées se fait bien plus sentir
encore dans l’assolement des terres légères. Nous y
voyons toujours un tiers en blé, nous en voudrions
moins , et par contre, plus d'orge d'hiver. Nous vou-
drions y voir trois à quatre hectares d'avoine au lieu
d’un. Il nous semble nnpossible aussi d'entretenir 50
hectares de terre dans un bon état de netteté avec le
peu de sarelage occasionné par la culture de trois hec-
tares de colza de mars; ensuite, pourquoi du colza
de mars, dont la récolte et la qualité sont si chétives,
plutôt que du eolza de saison ? Pourquoi pas d’œillettes ?
de betteraves, sur cette espèce de terre ?
Les céréales dans l’assolement des terres blanches y
sont toujours selon nous en trop grande quantité ,
même rareté de plantes sarclées ; absence totale d'œil-
lette. Elle vient cependant fort bien dans ces sortes
de terrains, Jorsqu'ils sont bien fumés et convenable-
— 136 —
ment préparés , c'est de plus la plante qui précéde le
plus heureusement le blé, à cause de ses sarclages, et
du fumier convenable qu'elle lui laisse.
Mêmes observations sur l’assolement des terres à cail-
loux. Les racines y pivotent moins bien à la vérité ;
les sarclages y sont plus difficiles; mais on y voit
souvent de beau lin, de belles betteraves, de bon
colza.
Le sainfoin , la luzerne y végètent convenablement,
et il nous semble indispensable, si l'on supprime une
grande partie des plantes sarclées, d'y substituer des
prairies artificielles. Sur 30 hectares, nous n'en comp-
tons que deux cultivés en plantes légumineuses, ce n’est
pas assez. Dans ces quatre assolemens, nous ne voyons
pas assez d'avoine. L'ouvrage se termine par un cha-
pitre consacré aux avantages de la comptabilité agri-
cole. L'avis donné aux cultivateurs de tenir note de
leurs recettes et dépenses est fort bon assurément ; mais
il est bien prématuré. Combien peu pourraient aujour-
d'hui le faire ? C’est par leurs granges, leurs étables,
leurs greniers, que l'inventaire des cultivateurs se fera
long-temps encore !
Cependant l'instruction , devaut augmenter avec les
richesses agricoles, un jour viendra où ces conseils
que nous reconnaissons bons, excellens même, pourront
recevoir leur application ; mais alors aussi nous aimons
à le croire, un manuel d'agriculture pratique, simple,
élémentaire , tel que nous le voudrions maintenant ,
sera beaucoup moins utile, et n'aura plus besoin d’être
donné comme sujet de concours,
Nous touchons enfin au terme d'une tâche bien ari-
— 157 —
de. Nous ignorons toutefois si nous en avons dit assez
pour vous mettre à même de juger l'ouvrage dont nous
vous entretenons, vous faire partager notre opinion.
Il ne nous reste plus qu'à vous donner une idée
sommaire de l’ordre que nous jugeons le plus convena-
ble à la formation d’un Manuel. Nous avons besoin de
nous expliquer ici, pour ne pas entendre dire cette vé-
rité, que la critique est aisée et l’art difficile. Nous
comprenons un Manuel d'agriculture pratique , applica-
ble à notre département comme suit.
L’auteur aurait dû , selon nous, se borner à donner,
pour chacune des quatre espèces de terre qui compo-
sent le sol du département de la Somme , un mode
d’assolement particulier.
En d'autres termes , il aurait dù dresser pour la
culture de 50 hectares de terre, un tableau de ro-
tation de neuf ans, dans lequel il aurait compris un
quart au moins de plantes sarclées, un tiers à un
quart de céréales , un quart de prairies artificielles, le
reste en fourrages et légumineux.
Il aurait dù proportionner chaque espèce de plante
aux besoins de l'exploitation de 30 hectares , et don-
ner sur chacune d'elles les détails suivans :
L'espèce et la quantité de fumier et engrais, à
épandre.
Le nombre des labours et facons à donner.
Les époques où ces labours et facons devraient se
faire.
Les meilleurs instrumens à employer.
La quantité de semence à jeter suivant le terrain.
La préparation à donner à la semence,
— 138 —
L'époque et le mode de semaille.
Les soins à donner dans le cours de la végétation.
La meilleure méthode de récolte.
Le meilleur système de conservation.
Ce tableau de rotation répété quatre fois, c'est-à-
dire , à chacune des quatre espèces de terre, et avec
les variétés de plantes que chaque terrain nécessiterait,
formerait le corps du manuel. “
Quelques chapitres accessoires sur la préparation et
la conservation des engrais et fumiers , sur l'élevage,
l'entretien , l’engraissement des bestiaux ; les maladies
des plantes, l'importance d’un long bail. Quelques con-
sidérations sur les préjugés, auraient complété ce ma-
nuel court , simple , facile à suivre.
Par ce moyen on donnerait, nous en avons la per-
suasion, au cultivateur un guide clair et précis qu'il
consulterait avec fruit. Il n'aurait qu'à comparer le
terrain qu'il cultive à celui indiqué dans le manuel,
il trouverait à l'instant et sans eflorts les moyens de
tenter de nouvelles expériences.
En adoptant un principe d’assolement , il aurait sous
la main tous les détails propres à le développer avec
succès.
Nous terminons enfin ce rapport long et fatiguant
a entendre , quoiqu'il n'ait pas recu peut-être tous les
développemens que son importance réclamait, pour nous
résumer en disant. Comme mémoire, l'ouvrage dont
nous vous parlons , a certainement beaucoup de mérite,
il est bien écrit, il a nécessité des recherches fort
longues , il contient de bons préceptes, il a puisé ses
lecons pratiques à de bonnes sources. à ce titre, ül
— 159 —
justifie pleinement la récompense que vous lui avez
accordée l'an dernier. Mais comme manuel pratique
élémentaire , il manque d'ordre, de simplicité , de pré-
cision. L'auteur nous semble s'être trop éloigné du pro-
gramme, pour que son ouvrage puisse remplir le but
d'utilité que se proposait l'académie. Par ces motifs ,
nous nous voyons à regret forcés de dire qu'il n’y à
pas lieu de décerner le prix d'agriculture cette année.
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RAPPORT
SUR LE
CONCOURS DE POÉSIE,
Par M. CRETON.
MESSIEURS ,
L’APPEL que vous avez fait aux amis des Muses n’a
pas été stérile: odes, dithyrambes, épîtres, élégies sont
arrivés au jour marqué; et peut-être devons nous
dire que ces pièces si nombreuses et si diverses ne pa-
raissent pas avoir été d'abord, dans l'intention de leurs
auteurs, destinées toutes au concours que vous avez
ouvert. En laissant libre le choix des sujets, vous ren-
dez à l'imagination toute son énergie, toute sa puis-
sance; mais parfois aussi vous appelez à vous quelques
pièces loug-temps oubliées de ceux mêmes qui leur ont
donné l'être: le portefeuille se vide, et le carton paie
son tribut. Voilà, Messieurs, les réflexions qui nous
sont venues, en présence de la bizarrerie, du vague
et quelquefois du vide des sujets, et lorsque de rares
élincelles ont frappé nos yeux au milieu d’une sorte
de cahos d'expressions impropres, de mégligences de
style, et même de fautes contre les règles.
Quelques morceaux ont toutefois révélé le mérite
de leurs auteurs. Le concours dont nous vous avons
rendu compte porte l'empreinte de cette philosophie re-
ligieuse, de ces pensées sublimes et consolantes aux-
quelles les peuples doivent faire retour, après avoir
parcouru le cercle des catastrophes humaines et des
illusions d'ici-bas. Certes il y a de la poésie dans la
contemplation des intelligences; soit que l’on s'élève
dans les espaces infinis pour adorer ce qu'il ne sera
jamais donné de comprendre, soit que l’on descende
dans les mystères de l'âme et que l’on interroge la
pensée. Celui qui aura parcouru le monde intellectuel
comme l'aigle franchit les régions aériennes, n'enviera
pas aux anciens leur séduisante mythologie, leurs fic-
tions ingénieuses, ni leurs peintures inimitables de tout
ce qui frappe les-sens.
De dix-sept pièces envoyées au concours, trois seu-
lement ont paru dignes d’être méditées. Mais vous n'a-
vez point voulu d'exclusion en masse , et vous avez de-
mandé compte à votre Commission de sa sévérité. Nous
avons dû vous faire connaître tous les sujets, et vous
donner les motifs d'un jugement qui n'était que pro-
visoire avant d’avoir été sanctionné par vous.
Il faut de l'actualité, lors même que l’on va puiser
ses inspirations aux sources antiques. Des beautés, de
détail , un style vigoureux peuvent seuls couvrir le dé-
faut d'intérêt: la mort de Goliath n'a point obtenu vos
suffrages. à
Dans le petit poëme intitulé Kioma ou la chaste Guu-
loise, vous n'avez trouvé ni choix heureux du sujet,
— 445 —
ni rapidité de narration, ni justesse de pensées. Les
dernières paroles de l'héroïne pouvaient-elles désarmer
votre justice?
Kioma, d’un accent qu’un noble orgueil anime :
» Je connais une chose encore plus sublime,
» Plus belle que la mort au milieu des combats ;
» Cest que nul étranger ne m'’aura dégradée,
» Car deux hommes vivans de m'avoir possédée
». Ne se vanteront pas. »
La Prise de Constantine offrait à l'imagination une
vaste et noble carrière; l’auteur de l'Épitre a l’armée
d'Afrique ne l'a point parcourue avec bonheur. IF faut
du discernement dans le choix des expressions et sur-
tout dans celui des pensées. Le fer meurtrier, vient
d'atteindre le chef de nos admirables phalanges: à ce
spectacle douloureux et sublime, l'âme se sent émue de
sentimens autres que ceux-ci :
. Sied-il bien qu’un vers accusateur
Aille de tels propos outrager une tombe ?
Non , brave il est tombé , comme le brave tombe,
Face à l’ennemi. Paix à sa cendre: un boulet
En traversant le corps, par le trou qu’il y fait
Avec les chairs qu'il broie enlève bien des taches. »
Le parallèle entre la passe-rose et la femme n'est
pas un sujet neuf; il date, je pense, du réveil de notre
premier père. Mais il est des choses qu'on ne se lasse
ni de voir, ni de dire, ni d'entendre: chaque prin-
temps n’at-il pas pour nos yeux tout le charme de
la nouveauté? mais quand on veut peindre ce quil y
— A44 —
a de plus frais, de plus aimable, de plus séduisant
sur la terre, il faut de la suavité dans les couleurs
presqu'autant que dans le sujet lui-même. Des vers
tels que ceux-ci doivent être revus:
Aussi dans cette femme au vêtement sévère
Reconnaîtriez-vous la sylphide légère
Qui, par son élégance, éblouissait les yeux,
Et par les mouvements cadencés de sa hanche,
Évaporant les plis de sa tunique blanche,
Semblait prète à fuir dans les cieux ? »
Permettez-nous, Messieurs, d’abréger cette revue cri-
tique que nous avons dù vous présenter complète dans
nos réunions de famille. Votre devoir est de juger ;
mais votre bonheur serait d'applaudir.
Les trois pièces que vous avez distinguées ont cha-
cune leur mérite particulier. C’est à regret que vous
avez décidé qu'il n'y aurait point de prix; mais la pièce
qui seule ne contient pas de fautes, qui seule pour-
rait être couronnée, vous à paru ne pas offir assez
de traces de ce feu sacré, de cette onction pénétrante
qui constitue la véritable poésie. Beaucoup moins pu-
res, moins correctes que celle-ci, les deux autres
ont plus de mouvement et d'intérêt.
Vous avec classé dans l’ordre suivant les pièces que
vous jugez dignes de mentions très-honorables :
4. Le Curé de Village, élégie, ayant pour épi-
graphe :
« Mon fils, vous n'aurez pas long-temps
» à travailler ici-bas, et vous ne serez
x » pas toujours dans la peine : attendez
» un peu, et vous verrez la fin de vos
» Maux.
(ImrTATIoN DE J.-C. Caap. XLVITI.)
— 145 —
2. Les Girondins, Ode: épigraphe :
» C’est demain une de ces fêtes
» où le fer qui tranche les têtes
» remontera vingt fois tout sanglant vers les cieux. v
3. Érasme à François I.*, Épitre.
» © laborum
» dulce lenimem !
( Horace. )
Ce dernier ouvrage, Messieurs, se fait remarquer
par une correction parfaite , et par une élégance sou-
tenue. L'auteur est assurément un versificateur habile,
imbu de nos meilleurs modèles et ne s'écartant jamais
de ce, que prescrivent la raison et le bon goût. S'il
cût envisagé d’un point de vue plus élevé la renais-
sance des arts et. des lettres; si, moins didactique, il
se fût abandonné plus souvent à l'élan poétique, la
récompense promise eût été pour lui.
. Voici le début de la pièce:
François I. avait écrit à Erasme pour l'attirer à: sa Cour; ce
savant lui répond:
Quelle imposante voix a de ma solitude
Troublé les doux loisirs occupés par l'étude,
Et, me peignant la France et ses puissans attraits,
De mon cœur ébranlé vient: altérer la paix?
Qu’ai-je lu? se peut-il qu’un illustre monarque
M'offre de son estime une si douce marque ?
Hé quoi! de Marignan le vainqueur glorieux
Sur lepeu que je: suis daigne jeter les yeux ;
Et, du’sein d’une Cour ; qu'embellit la victoire,
Aux. fruits de mon étude à trouvé quelque gloire,
10.
— 146 —
Lui, dont mille-talens disputent les regards
Dont le palais auguste est le temple des arts!
Je ne l’ignore pas, ta bonté souveraine,
Grand Roi, n’est pas bornée aux rives de la Seine ;
Sur l’univers surpris tu verses tes bienfaits :
Le mérite étranger à tes yeux est Français.
Des talens en tous lieux protecteur secourable,
Tu tends à leur malheur une main favorable.
Les arts, disparaissant dans la nuit du tombeau,
Avaient vu dans la Grèce éteindre leur flambeau;
Toi, réparant l’outrage et des tems et de l’homme,
Tu ramènes les jours d’Athènes et de Rome.
Envain, sur la ruine élevant sa grandeur ,
L'Ottoman de la Grèce efface la splendeur,
Envain aux cris de mort, au bruit affreux des chaines,
Les siècles ont pesé sur la cendre d’Athènes ;
L’étincelle jaillit des décombres épars,
Et ranime, à ta voix, le feu sacré des arts.
D'un farouche vainqueur fuyant la barbarie,
Les lettres dans ta Cour trouvent une patrie,
Et le palais des Rois, sous ses pompeux lambris,
De ce vaste naufrage accueille les débris.
L'auteur termine ainsi:
Poursuis donc ta carrière, 6 Roi! que le savoir,
Sur le trône avec toi vienne à jamais s’asseoir !
Loin qu’il. puisse ‘affaiblir V’éclat qui t’environne ,
Sa splendeur immortelle ornera ta couronne.
Du prince conquérant le nom est admiré ;
Du prince. ami: des arls le nom est révéré,
Dissipe à leurs.clartés l'ignorance grossière :
Les.grands:Réîs n’ont jamais redouté la lumière.
= ENT —
Que ne puis-je: aux beaux lieux’, par tes soins illustrés,
Aller passer; des jours ‘aux lettres: consacrés ;
Et, répondant-aux vœux d’un héros et: d’un sage,
Associer mon nom à cet immense ouvrage |
Mon cœur, je l’avouerai, seconde ton désir :
Je choisirais ta Cour, si je pouvais choisir ;
Mais, malgré tes bienfaits, dans mon âme attendrie
J'entends incessamment la voix de la patrie ;
La patrie!.. Ah! ce nom, de mes doutes vainqueur,
Par de nouveaux liens semble attacher mon cœur.
Qu'elle offre à mon esprit de riantes images !
Elle aura mes premiers et mes derniers hommages.
Je la préfére pauvre à la Cour d’un grand Roi:
Ses marais, ses roseaux ont des charmes pour moi.
Souffre done que , sans gloire, à l'abri de l'envie,
Dans l'étude, à mon gré, je cache encor ma vie.
Je t’ouvre de mon cœur les plus secrets replis :
Non, ce n’est pas le Roi, c’est la Cour que je fuis.
Toutefois, quoique absent, soigneux de ta mémoire ,
Je serai sur nos bords le héraut de ta gloire ;
J'applaudirai de loin à ces nobles succès
Qui de l'esprit humain vont hâter les progrés.
Ah! crois-moi, l'avenir, confirmant mon suffrage,
Attachera ton nom à ce glorieux âge,
Ét même, quand le fruit de l'étude et da temps
Aura fait naître enfin des jours plus éclatans,
Quand la France illustrée, en chefs-d’œuvre féconde,
Dictera par le goût ses: douces lois au monde,
Les lettres, dont les sons et la puissante voix
Impriment,.Jleur grandeur. au,nom.des plus grands rois,
Rediront tes. bienfaits et ton règne prospère,
Et dans François I.‘' ,reconnaitront leur père.
10.*
L'Ode aux Girondins, a pour elle le mouvement du
style et l'élévation des pensées; mais elle manque quel-
quefois d'harmonie et de justesse dans l'expression. La
seconde moitié de l'ouvrage renferme ce qu'il y a de
mieux.
»
— 148 —
Mais quelle voix harmonieuse
De ces lieux trouble les échos?..
— Sur sa lyre mélodieuse
Prélude le jeune Ducos!!..
— C’est le chant du Cygne... — Silence !
Vergniaud sur un banc s’élance
Dans ses yeux brille un feu divin...
— Amis? dit-il, l’heure est venue...
Et sur sa lyre détendue
Ducos laisse tomber sa main...
« — Oui, l'heure est venue; elle sonne.
Quelques instans encore et , sur nos fronts joyeux ,
» Nous allons poser la couronne
» Et paraître aux aufels des Dieux ;
» — Quelques instants et, sous la hache,
» Nous aurons accompli la glorieuse tâche
»
>
»
>
» Que la France nons confia ;
— S'il a bien mérité de sa patrie ingrate,
Qu'importe au citoyen la coupe de Socrate
» Ou la roche de Tarpéia ?
» — Oh! que Valazé nous l’envie
Ce trépas glorieux par vos bras évité !
» — C'est lui qui va, sur notre vie
Mettre le sceau divin de l’immortalité ;
» — Escortant nos mâles courages
Que d’un peuple avili la haîne et les outrages
= 149 —
» Nous suivent sur le char fatal ;..
» Un jour , l’échafaud qui nous tue
» Pour recevoir notre statue
» Peut se changer en piédestal...
» — Qu'il vienne donc le victimaire :
» L’autel attend le sang promis;
» Qu'il vienné et sous les coups de sa main meurtrière
De la
» Nous courberons un fronts soumis.
>
— Quand le bronze des combats tonne,
» Au poste assigné par Bellonne
» Le guerrier méurt sous son drapeau;
» — Nous, quand la liberté succombe,
» Quand les tyrans creusent sa tombe,
» Notre poste est à l’échafaud!.... »
— Tout-à-coup, les. portes s’ouvrirent ;
Sous les voûtes des noirs cachots
Des voix confuses retentirent....
— C'était l'approche des bourreaux.
Les martyrs alors s’embrassèrent ,
Sur le char de mort s’élancèrent ,
Et puis, sous le ciel pluvieux,
Chanté d’une voix énergique ,
Des Marseillais l’hymne héroïque
foule couvrit les cris injurieux.
Une heure après, la plicé immense
N’offrait plus à l’œil du passant
Que l'instrument dé la vengeance
Tout souillé de fange et de sang:
Tout était fini!.. —— pour ses fêtes
Demandant de nouvelles têtes,
Le peuple hurlait furieux ..
Et vingt juges. du Roi de. France
Rendaient: compte de leur sentence
Au juge souverain qui siége dans les Cieux.
Les trois derniers vers pourraient être bons ailleurs;
mais ici l'opposition de sentiments est trop brusque :
on ne, passe point ainsi de l’apothéose, à une, sorte d'im-
précation. à
Il nous reste à vous parler, Messieurs, du Curé de
Village, du pasteur selon l'esprit de l’évangile. L'auteur
de ce petit poëme à dans le cœur tout ce qu'il faut
pour traiter ce sujet auguste; mais il devrait se défier
d’une facilité peut-être excessive. ‘Que n’a-t-il plus
long-temps médité? que n'a-t-il consulté quelques amis
dignes de lui signaler ses fautes ? car une telle matière
n'admet ni le sophisme ni l’hyperbole. Qu'ici les élans
du poète suivent le flambeau de la philosophie. Soyez
sublime dans la contemplation d'ineffables grandeurs ;
mais, si vous redescendez vers l’homme, soyez juste
ct vrai, comme vous êtes compatissant et généreux.
Messieurs, au moment où vous aviez à juger cette
élégie si pleine de sentiment et d'actualité , Dieu rap-
pelait à lui un de ces hommes qu'il lui plait de nous
donner, pour l'exemple et le soulagement de ceux qui
souffrent sur la terre, et la reconnaissance publique
honorait par des, larmes les restes mortels du bon pas-
teur. Et, quand nos suffrages qu'un souffle emporte
accueillaient des vers inspirés par la religion consolante
et par la charité chrétienne ;, dans son : éternité, Dieu
donnait à la charité chrétienne des palmes qui ne pé-
rissent pas. Rapprochement doulouréux pour nous, dou-
— 151 —
loureux pour le peuple dont l’homme de Dieu soulagea
les misères, mais plein aussi de ce charme mystérieux,
de ce parfum si pur qui environne les pensées d'une
autre vie! Peut-être, Messieurs, la réalité présente, en
appelant toute votre faveur sur le choix du sujet, vous
a-t-elle rendu plus difficiles sur l'exécution , sur l’en-
semble de la pièce, sur ses détails. Vous auriez voulu
plus de variété , plus de profondeur : il y a tant de
plaies à sonder dans le cœur de l’homme , tant de dou-
leurs à découvrir! Dites comment l'énergie des passions
humaines cède à une énergie plus puissante, com-
ment l’âme s'élève dans la résignation et dans l’espé-
rance, et comment il est doux et glorieux de courber
la tête devant les célestes décrets.
Enfin, jeunes poëtes, si nos couronnes ont quelque
prix à vos yeux, souvenez-vous des préceptes de nos
-maitres et ne dédaignez pas la pureté du langage:
Je vais lire presque en entier la pièce que vous avez
préférée :
Le prêtre s’avança sans bruit-et sans cortège ;
Il marchait Jentement dans l’ombre du: saint lieu ;
Sur son front que les ans blanchissaient de leur neige
Brillait la majesté du ministre de Dieu :
Et, quand sa faible voix murmura la prière ,
Des larmes en secret vinrent mouiller mes yeux,
Car je voyais en lui l’ange qui de la terre
Allait quitter l’exil, pour retourner aux, cieux ;
Et je pleurais encor , en voyant dans le temple
Les pauvres villageois qui priaient avec lui,
Eux que, du haut des cieux, le Tout-Puissant eontemple
Et qui, dans l'éternel, ont du moins un ami |
CA
C2
Ÿ
Ÿ
— Asa
— Priez, disait le prêtre, enfans dont la prière
S’élève toujours pure au ciel que vous aimez ;
Priez, petits enfans, qui n'avez plus de mère ,
Dieu lui-même l’a dit: Oh! Vous H revertez!.,:
Ét vous, femmes , priez , si Fherbe de Ia tombe
De vos fils nouyveaux-nés a couvert les berceaux ;
Car, à vos bois mourans lorsqu'une feuille tombe,
Dieu peut, quand il lui plait, donner d’autres rameaux ;
Priez , bons laboureurs, si vos moissons si belles
Aux fureurs de l'orage ont livré votre espoir ;
Car Dieu qui tient la clef des sources éternelles
Peut tonner à laurore et vous bénir le soir.
Oh! ne murmurez point aux heures des misères,
Et des riches jamais n'enviez le repos ;
Croyez votre pasteur , restez dans vos chaumières ,
Le bonheur , mes enfans , n’est pas dans leurs châteaux !
Vous mourez , sans quitter le toit qui vous vit naître ,
Vous labourez en paix le champ de vos ayeux ;
Le Dieu, qu'enfans encor, ma voix vous fit connaître
Sera , bien après vous , le Dieu de vos neveux ;
Et, quand tout ici-bas périt, change ou s’efface ,
Quand le passé s’écroule au sein de la cité,
Chez vous , qui l'ignorez , rien, jamais rien ne passe ;
Vous traversez le siècle en votre obscurité.....
» Ah ! réjouissez-vous d'un si noble héritage
Et méprisez ces biens qu’un souflle fait périr :
Dieu légua , quand il fit ce consolent partage ,
Aux riches le présent, aax pauvres l'avenir ;
Et, pour mieux traverser le désert de la vie,
Enfans, sans nurmurer , suivez votre pasteur ;
Croyez toujours sa voix, car le ciel l’a bénie,
Cette voix, soixante ans, vous parla de bonheur !!.,
g*
= ME —
» Frères, sur ce chemin si hérissé d’épines
» On trouve encor parfois une fleur à cueillir: ;
» Ces bonheurs passagers sont des faveurs divines,
» Et Dieu ne défend pas à nos cœurs d’en jouir.
» Mais n'oubliez jamais aux jours de votre joie
» Celui qui des heureux implore da pitié,
» Car des biens que le ciel ici-bas nous envoie
» À vos frères souffrans vous devez la moitié.
» Ne demandez jamais aux pleurs de l’indigence
» Quel Dieu dans sa prière elle invoque en chemin ;
» Ah! quelque soit son Dieu, son nom ou sa croyance,
» Ouvrez-lui votre porte et donnez-lui du pain :
» Divine charité, c’est surtout au village
» Que tu répands pour tous tes consolations :
» Le village est discret, et c’est ton apanage
» Que le droit de donner , sans qu’on vante tes dons !... »
— Ainsi parla le prètre, et sa voix vénérable
Au cœur de ses enfans versait un doux espoir ;
Il ne leur parla point du séjour redoutable
Qu’aux seuls maudits de Dieu l’on doit faire entrevoir :
Le ciel, toujours le ciel dernier but du voyage ;
Jamais, jamais l’enfer qu’ils n’auraient pas compris !
Et depuis soixante ans qu’il préchait au village,
C'était toujours ce ciel qu’il leur avait promis !...
Plus tard, quand-je revins visiter la vallée,
L’airain sonnait encor la prière du soir ;
J’allai, comme autrefois, vers l’église isolée
Où priait le vieillard que je voulais revoir...
Nulle voix ne troublait la voûte solitaire ,
La nef était déserte :.... Et, quand vint le pasteur ,
Je ne reconnus point au pied du sanctuaire
L'homme dont , l'an dernier, j'admirais la candeur.
— 154 —
Celui que je voyais avait un froid visage,
Et de longs cheveux noirs accusaient sa fierté ;
Il était cependant au printemps de cet âge
Où l’on ferme son âme à la sévérité...
Quand sa voix réveilla l'écho du santuaire ,
J’entendis murmurer' de lugubres'accens ;
Ce n’était plus hélas! la touchante prière
Du tolérant vieillard parlant à ses enfans !
Puis , lorsque je quittai cette enceinte sacrée ,
J’érrai dans la nuit sombre à l’entour du saint lieu ,
Et je vis une croix nouvellement plantée... .
Le vieillard , dans le ciel ; était auprès de Dieu !
QUELQUES CONSIDÉRATIONS
CHIMIE ORGANIQUE,
L'ANALYSE CHIMIQUE
DE DEUX CONCRÉTIONS ARTHRITIQUES,
Par M. Pauquy, Docteur en Médecine.
S'IL est une science qui par de nombreuses et utiles
applications soit aux arts, soit. à la médecine, ait bien
mérité du genre humain, c'est sans aucun doute la
chimie. Appelé depuis plusieurs années à enseigner dans
l'école secondaire de médecine d'Amiens , la partie de
cette science qui est applicable à l'art de guérir, je
ne puis voir sans peine et sans étonnement quelques
physiologistes de. nos. jours lui dénier toute utilité,
quelques médecins , au contraire , tout attendre d'elle.
Egalement éloigné de l’une et de l’autre opinion , mon
but aujourd'hui est de démontrer que sans trop comp-
ter sur la chimie pour l'accroissement des, sciences
physiologiques ou médicales, on, doit cependant lui
reconnaitre , au, moins pour l'avenir, une utilité
non. contestable , utilité qu'il me semble bon de
— 156 —
restreindre pour ne point compromettre cette science
en fondant sur elle et à l’avance des espérances qu'elle
ne peut et ne pourra peut —-être réaliser un jour.
Pour appuyer mes vues à cet égard, je me fonderai
sur une série d'expériences chimiques auxquelles je
me suis livré conjointement avec M. Bor, pharmacien
distingué de notre ville. N'abordant toutefois ces con-
sidérations sur les avantages de l'analyse chimique
organique par rapport à la médecine en général,
qu'après avoir fait mention de l'analyse chimique de
deux concrétions arthritiques.
Deux concrétions extraites de l'articulation d’un gout-
teux ont été présentées par, M. Tavernier , notre col-
lègue à la société de médecine , et nous füûmes char-
gés, M. Bor et moi, de leur analyse. Ces dépôts cré-
tacés , dont Aretée a caractérisé avec sa précision or-
dinaire le mode de formation, et les effets étaient connus
dès les temps les plus anciens. N'a-t-on pas vu de
vieux goutteux , dont les articulations étaient couvertes
de tumeurs et d’aspérités crétacées, rendre par ces
mêmes parties tant de matières topheuses qu'on les
comparaient à des carrières ambulantes. Tels étaient
ces podagres que l'antiquité nous a représentés comme
ensevelis dans la craie et à qui du moins, après leur
mort, on eut pu élever un tombeau avec le plâtre
sorti pendant leur vie de leurs pieds et de leurs mains.
Tel était ce Gordius, dont toutes les articulations avaient
été déformées par la goutte et qui lui-même composa
son épitaphe où l'on trouve cette plaisanterie : nomine
re que, ut nodu$ Gordius essem.
Mais on ignorait alors la composition de ces concré-
ions et les anciens se les représentaient comme
— 457 —
constituant le genre tophacé de la goutte. Sydenham,
lui-même , après tous les autres auteurs humoristes des
siècles antérieurs au sien , les croyait composées d'une
matière goutteuse indigeste répandue sur les articula-
tions et amenée à l'état de düreté qui lui est propre
par la chaleur et la douleur de l'articulation. Van-
Swieten parle de cette matière calcaire comme étant d'a-
bord disposée à cireuler dans les vaisseaux , et il la
considère comme un dépôt de la circulation. Dans la
persuasion où il est que ces concrétions sont d'une
véritable nature calcaire, il les dit solubles dans les
acides et il conseille comme leur dissolvant l'acide ni-
trique uni à l'huile de térébenthine ; il est réellement
curieux de voir cet auteur recommander comme remède
d’après son expérience prétendue, l'acide dans lequel
le composé urique est le moins soluble. Cependant il
remarque ensuite que les applications alcalines ont été
généralement employées et par lui-même, à ce qu'il
prétend, avec beaucoup de succès. Telles sont les
conclusions incomplètes auxquelles ce célèbre médecin
a été conduit par l'ignorance universelle de la chimie
organique où l'on était de son temps.
Plus tard , d'autres expériences chimiques furent ten-
tées sur ces concrétions,. Leuwenhoeck, Kerkring ,
Skenkius , Hales, Whytt, Watson, Pinelli s'en occu-
pèrent successivement. Tennant ,; chimiste anglais ,
donna le premier sur ces concrétions quelque chose
d’exact. Ce n’est cependant , il faut l’avouer , que de-
puis 1797 que nous connaissons sinon la nature du
moins la base principale de toutes ces concrétions. Alors
Wollaston les soumit à l'analyse et trouva qu'elles
étaient formées d’urate de soude , résultats qu'obtinrent
— 158 —
aussi Fourcroy et Vauquelin et que confirme une es-
pèce de synthèse chimique que l’on peut faire ‘en tri-
turant ensemble de l'acide urique ; de la soude ét un
peu d’eau chaude ; il se forme alors une masse qui
après avoir été lavée pour séparer l’excès de soudé
à toutes les propriétés chimiques des concrétions arthri-
tiques. Cependant si l'on considère cette manière d'être
si variée de la goutte et les différences notables que
présentent entr'eux les calculs trouvés dans ‘une
même cavité, la vessie; on pouvait douter que les
tophus goutteux dussent être constamment les mêmes
et être composés des mêmes substances. L'analyse chi-
mique est venue lever ce doute. Elle a montré que
bien que l'acide urique fut la principale base de ces
concrétions , il pouvait y être réuni à des corps
variables. Ainsi Vogel eut occasion d'analyser une de
ces concrétions qui était formée outre l’urate de Isoude,
d’urate de chaux et d’un peu de sel: marin. Laupier
fit une observation semblable , seulement il trouva plus
de chlorure de sodium, que le chimiste allemand. Un
chimiste qui a rendu de grands services à la science,
Vauquelin, trouva dans d’autres concrétions du même
genre un urate ‘acide de soude , ‘un peu d’urate de
chaux, du phosphate de chaux et une matière ani-
male ; matière que nous n'avons pas signalé dans la
composition des autres calculs, bien qu'elle existe’ dans
tous et qu'elle y: serve de lien à la matière inorga-
nique.
Ce dépôt d’acide urique , élément constitutif des fluides
ou des calculs urinaires, sur les articulations des gout-
teux ; pouvait s'expliquer, aisément même, sans re-
courir aux théories des anciens humoristes, en considé-
M
rant la goutte comme attaquant l’économie toute entière
avant qu'elle vint éclater partiellement sur telle ou telle
de nos parties. Mais comment la concevoir aujourd'hui
en ne voyant dans la goutte qu’une affection articu-
laire locale , qu'une inflammation des parties fibreuses
des articulations. Sans doute un dépôt régulier de
phosphate calcaire a lieu dans ces parties par le fait
de la nutrition qui chaque jour doit réparer les pertes
qu'éprouvent chacun de nos organes. Il était juste de
penser que, ce mode de sécrétion de la matière cal-
caire pouvait vicieusement s’augmenter par un appel
de fluides plus grands sur les parties irritées ; alors
aussi dépôt irrégulier , plus considérable de. phosphate
de chaux qui, agissant comme corps étranger, pouvait
donner lieu au gonflement des parties, à l’ulcération
chronique des tégumens qui les recouvrent et à la sortie
lente et graduée de ces dépôts calcaires.
Dès-lors plus d'urate de soude, dont le raisonnement
ne peut expliquer la formation et la présence dans ces
concrétions d'apparence cretacée : tel. était au moins le
sentiment de ceux qui s’étayaient sur les données de
la théorie nouvelle; opinion que ne pouvaient admettre
ceux qui ne veulent s’en rapporter qu'aux faits et aux
résultats que la chimie a offerts jusqu'à présent.
Ces deux manières de voir, quant à la nature des
concrétions arthritiques, ayant été vivement débattues
dans le sein de la société de médecine, les membres
qui la composent dürent en appeler à une nouvelle
analyse de ces matières tophacées , et ici commence
notre véritable travail.
Les deux concrétions , qmi ont été l'objet de notre
analyse , “étaient du volume d’un pois et d'un blanc
— 160 —
jaunûtre : l'une d'elles était parcourue par deux lignes
d'un rouge brique. Elles étaient légères, comme. spon-
gieuses, et pesaient toutes deux réunies 296. milligram-
mes. Leur tissu avait quelqu'analogie avec celui de
l'agaric blanc des. pharmaciens.
Sous le pilon, elles se pulvérisaient, mais en s'ag-
glutinant comme les résines sans présenter cette
élasticité dont parle Laugier, et qui rend leur division
souvent difficile : ce qui dépendait sans doute de ce
que les concrétions , sur lesquelles nous devions ré-
agir, étaient plus sèches que celles du savant que
nous venons de citer.
Après ce premier examen des caractères physiques
de ces concrétions, nous nous livrämes immédiäitement
à l'analyse chimique que nous fimes par deux modes
distincts afin de la rendre plus complète, savoir en
agissant d'abord sur ces deux concrétions , telles qu'elles
se présentaient et ensuite sur leurs cendres.
PREMIER MODE D'ANALYSE.
EXAMEN DES CONCRÉTIONS.
1.° Une petite quantité de ces concrétions chauffées
avec de l'acide azotique, jaunit d'abord et acquiert
ensuite une couleur rouge assez prononcée. Caractère
distinctif de l'acide urique, qui par suite de la réac-
tion de l'acide azotique, sur lui se trouve changé en
acide purpurique , en matière colorante rouge _et, en
acide oxalique.
2,° Une autre portion. mise en contact avec les: eou-
leurs végétales ne leur a.pas fait éprouver. d’alté-
— 161 —
ration : traitée par l'acide chlorhydrique, il n'y a
pas d’effervescence sensible.
3.0 Une quantité un peu plus considérable chauffée
fortement dans une petite capsule de porcelaine, noir-
cit, laisse échapper des vapeurs piquantes qui offrent
d’abord une odeur analogue à celle du pain grillé dans
le beurre, et ensuite celle assez prononcée d’aci-
de cyanhydrique , due sans doute à la formation d’un
cyanhydrate d'ammoniaque qui est volatil et odorant.
4.9 Triturée avec la chaux vive, le mélange n’exhale
aucune odeur d’ammoniaque : ce qui exclut la pré-
sence de cette base salifiable dans ces concrétions.
5.° Une autre portion ayant été chauffée avec deux
onces environ d'eau distillée et portée pendant au moins
dix minutes à l’ébullition , presque toute la matière a
été dissoute , si on en excepte une partie d'apparence
membraneuse, qui d’abord a surnagé le liquide et en-
suite est restée sur le filtre. La solution aqueuse , fil-
trée à plusieurs reprises, est toujours restée louche,
opaline, comme l'aurait été une dissolution très-légère
d'albumine. Elle s’est de plus montrée neutre aux di-
vers réactif. De l’albumine y était sans doute rendue
soluble par un petit excès de soude , ce qui semblerait
démontré non par l'alcool qui n'a pas changé l'as-
pect ‘de la liqueur, mais bien par l’acide acétique
qui la rendue plus blanche, probablement en facilitant
la séparation de l’albumine par son action sur l’albu-
minate de soude.
6.° Le reste de la solution aqueuse évaporée lente-
ment et à siccité , a laissé un résidu assez abondant,
en le comparant au peu de matière employée. Ce rési-
du, soumis à l’action de la chaleur avec de l'alcool,
11.
M2 —
afin de voir s’il céderait à ce nouveau menstrue une
certaine quantité de sel marin, a peu ou point dimi-
nué de volume. Aussi la solution alcoolique , traitée
par l'azotate d'argent , réactif si précieux pour recon-
naître les plus petites quantités de chlore ou d'acide
chlor hydrique, n’a offert aucun précipité. Le même
résultat s'est présenté après l’évaporation à siccité de la
solution alcoolique et la reprise par l'eau distillée du
léger résidu non cristallin qu’elle avait laissé. D'où ab-
sence de chlorure de sodium.
7.° La partie non dissoute par l'alcool , traitée par
l’eau distillée et un peu de potasse caustique s’est dis-
soute entièrement. Cette solution refroidie a offert uu
précipité blanc abondant par l'acide chlor hydrique en
excès. Ce dépôt, regardé par les uns comme de l'a-
cide urique, est plutôt un sur-urate de chaux comme
on le verra plus tard. Car, dans cette circonstance, il
est à remarquer que la potasse employée ne déplace
ni ne précipite la chaux. Ce fait étonnant avait déjà
été signalé par Vauquelin et ensuite par Laugier qui
avaient reconnu que l’urate de chaux pouvait être dis-
sous par la potasse. Aussi n'est-ce , comme nous l'a-
vons bien constaté, qu'après avoir saturé par l’ammo-
niaque liquide la solution potassique dont on a préalable-
ment précipité le sur-urate de chaux par l'acide chlor-
hydrique et avoir rendu neutre cette solution, qu’on
peut faire naître dans la liqueur un dépôt par l'emploi
de l’acide oxalique. Dépôt blanc qui, insoluble dans un
excès de l'acide qui l’a formé, ne peut être qu'un
oxalate de chaux : ce qui démontre dans ces concré-
tions la présence de cette base sub-alcaline.
8.0 Le précipité, obtenu en versant un excès d'aci-
— 165 —
de chlor hydrique dans la solution potassique ci-dessus,
n'est, avons-nous dit, qu'un sur-urate de chaux et non
de l'acide urique pur. Geci nous paraît suffisamment
prouvé par l'absence de cristallisation du précipité et
par le défaut de coloration de ce même résidu , quand
on le traite à chaud par l'acide azotique. Aucun chi-
miste n'ignore aujourd'hui que l'acide urique pur pré-
cipité des calculs n’apparaisse sous forme cristalline, ni
qu'il ne se colore en un beau rouge, quand il est sou-
mis à l’aide de la chaleur à l’action de l'acide azoti-
que. Coloration due à ce que l’acide urique est chan-
gé en acide oxalique, purpurique et en une matière
colorante rouge ; couleur qui ne doit pas être, comme
l'a fait faussement Scudamore , attribué à la présence
d'un phosphate.
DEUXIÈME MODE D'’ANALYSE.
EXAMEN DES CENDRES PROVENANT D'UNE AUTRE PORTION DE
CES CONCRÉTIONS DÉCOMPOSÉES PAR LE FEU.
1.0 Traitées par les acides acétique et chlor hydri-
que, ces. cendres font une effervescence marquée ; ce
qui tient aux urates de soude et de chaux que la cha-
leur a décomposés et changés en carbonates de soude
et en chaux vive.
2.° Soumises à l’action de l’eau et bouillies avec elle,
clles se dissolvent entièrement et une petite partie de
cette solution traitée par l'oxalate d'ammoniaque donne
un précipité. d’oxalate de chaux.
3.° La même solution, soumise à l’action: de l’ammo-
niaque liquide en excès, ne se trouble pas et ne don-
14."
— 164 —
ne point de précipité ; ce qui exclut la présence de
tous phosphates.
4.° L'azotate d'argent y détermine, il est vrai, un
léger précipité jaunâtre , insoluble dans l’ammoniaque.
Serait-ce un peu d'urate ou purpurate d'argent , nous
n'osons nous prononcer. Mais ce qu’il faut qu’on sache,
c'est que le chlorure d'argent est soluble dans un ex-
cès d’ammoniaque , et quil forme un précipité blanc
caillebotté ; caractère opposé au léger dépôt obtenu,
d'où absence de sel marin ou chlorure de sodium.
5.° Enfin la solution aqueuse des cendres , évaporée
à siccité, n'a point présenté les cristaux cubiques du
sel marin. Traité à chaud par l'acide azotique, le rési-
du de l’évaporation a donné une matière solide , jau-
ne , mélée d'un peu de rouge, une petite quantité d’a-
cide urique , avait-elle échappé à l’action décompo-
sante de la chaleur, lors de l’incinération ou carboni-
sation d’une portion de ces concrétions ? Ce qu'il y a
de certain, c'est que, soumise à chaud à l’action de
nouvel acide azotique , cette matière solide a pris la
teinte grisätre du sur-urate de chaux.
Cette série d'expériences prouve que les deux con-
crétions à examiner étaient évidemment formées :
1.° D’urate de soude ;
2.9 D’urate de chaux ;
3.° D’une matière animale albumineuse.
Mais qu'elles ne contenaient ni phosphates , ni chlo-
rure de sodium.
De la solubilité complète de ces concrétions ressort
un fait de thérapeutique important , savoir qu'une li-
queur alcaline administrée à l'extérieur ou intérieure-
ment , pourrait dans certains cas empêcher la, formation
— 165 —
de ces masses tophacées ou au moins soulager les
malades qui en seraient atteints. Ainsi une analyse exacte
vient confirmer les données offertes par Van-Swieten et
Scudamore qui se louent de l'emploi de ce moyen.
Mais la chimie ne s’est point bornée dans ses progrès
à nous faire connaître la composition de quelques corps
organiques ou autres et à enrichir la médecine de
médicamens nouveaux. Fournissant à l’art de guérir des
remèdes pour la plupart héroïques ; remèdes qui pour
être salutaires, demandent à être employés par une
main prudente et sage; elle fait plus, elle sait encore
en décéler la présence au milieu de nos tissus , quand
ces agens propres à soulager nos maux, ont été, par
la plus lâche et la plus infâme des scélératesses , con-
vertis en un instrument de mort.
Pour prouver, ce que j'avance , il me suffira de vous
parler d’un procédé simple et nouveau par lequel on
peut reconnaître les quantités les plus minimes d’arse-
nice ; moyen que nous avons employé, M. Bor et moi,
plusieurs fois et avec le plus grand succès.
Ce procédé, que nous avons dû modifier d’après
les idées de Berzélius, n'ayant pu trouver ou cons-
truire de suite un appareil semblable à celui de l’au-
teur, est dù à M. Marsch, chimiste allemand. Notre
appareil consiste en un flacon en verre blanc de cinq
à six pouces de haut et d’un pouce environ de dia-
mètre , surmonté d'un bouchon muni de deux tubes
effilés à l’une de leurs extrémités. L'un de ces tubes,
droit et terminé supérieurement par un petit enton-
noir ; sert à verser l'acide; l’autre horizontal, sert à
conduire le gaz que l'on brûle à son extrémité ou dé-
— 166 —
compose dans son trajet à l’aide d’une lampe à esprit
de vin.
Muni de l'appareil précédemment décrit ou de celui
inventé par M. Marsch, il suffit de prendre le liquide
lait, thé, café, bouillon contenant très-peu d'arsenic,
ou l’eau qui aurait bouilli quelque temps sur des sub-
stances solides, comme pain, viande , contenant de ce
même poison ; puis d'en verser jusqu’au bon tiers du
vase et de mettre alors un morceau de zine bien pur
et un peu d'acide sulfurique purifié que l’on verse par
le tube vertical et terminé par un entonnoir. A peine
l'eau et le zinc sont-ils en contact que, sous l'in-
fluence de l'acide sulfurique , l’eau qui est formée de
deux principes oxigène, et hydrogène , se décompose.
Son oxigène se porte sur le zinc, son hydrogène,
libre et à l’état de gaz, se dégage en entraînant l’arse-
nic auquel ik s’est uni après l'avoir réduit de son état
d'acide arsénieux ou arsénique , c'est-à-dire lui avoir
enlevé son oxigène. Le gaz hydrogène chargé d’ar-
senic , ou pour mieux dire arséniuré , chauffé ou brû-
lant se décompose et laisse échapper l’arsenic à l’état
métallique ou d’acide arsénieux. On peut donç d’après
les indices théoriques chauffer ou enflammer le gaz
qui se dégage par le tube horizontal, quelques temps
toutefois après le premier dégagement, afin d'attendre
qu'il n'y ait plus d'air dans l'appareil et d'éviter ainsi
une explosion assez forte pour amener la rupture des
vases dans lesquels on opère. Ce qui permet , suivant qu’on
enflamme le gaz à l'extrémité du tube ou qu'on chauffe
celui-ci dans le premier tiers de sa longueur, d’avoir
dans le premier cas de petites taches noirâtres sur une
soucoupe de porcelaine que l'on place sur sa flamme ;
— 167 —
et dans le second , une incrustation noire dans la moi-
tié du tube : incrustation que l’on peut faire cheminer
dans le tube quand on en rapproche la lampe à esprit
de vin , effet qui se produit lorsqu'on réagit sur un
métal volatil comme l'arsenic. Mais l’hydrogène à l’état
de gaz naissant se comporte de même avec l’antimoine
ou les sels de ce métal ; et il en résulte un hydrogène
antimoniuré qui se décompose aussi par l’action de la
chaleur ou par la combustion dans l'air en donnant
de semblables taches ou une incrustation pareille. Il
fallait dons rechercher des moyens pour différencier
les taches ou incrustations données par ces deux mé-
taux et qui plus est les distinguer de celles formées
par un dépôt de carbone , taches qui pouvaient se for-
mer soit qu'elles vinssent de la présence du carbone
dans le métal employé, soit qu'elles dussent leur ap-
parition à la carbonisation d’une matière animale en-
traînée par le gaz. Nous sommes encore redevables à la
chimie de procédés, je dirai d’une précision presque
mathématique , pour résoudre cette délicate question
de médecine légale.
Les taches provenant d'un dépôt de charbon quelle-
qu'en soit la source , ne disparaissent pas sous l’action
de l’acide azoto-chlorhydrique ( eau régale }, mélange
d’acide azotique et chlorhydrique ; tandis que celles qui
résultent de l’antimoine ou de l'arsenic s’effacent à
l'instant même pour reparaître avec une couleur diffé-
rente, quand on place sur la goutte incolore qui leur
a suecedé , une autre goutte d'acide sulfhydrique. Alors
il se forme dans l’un et l’autre cas, un sulfure jaune-
serin pour l’arsenic, jaune plus ou moins orangé pour
l'antimoine. Mais iei, je l'avoue , l'erreur pourrait être
— 168: —
facile si l’on devait sur la simple coloration décider entre
les deux métaux. Mais qu'on ajoute une goutte d’am-
moniaque liquide sur les deux taches, alors il ne
pourra y avoir d'incertitude , car le sulfure d’arsenic
se dissout et disparaît et le sulfure d’antimoine résiste
à l’action du réactif. Il est superflu de dire que la
nature de l’incrustation dans le tube peut être recon-
nue par les mêmes procédés.
Toutefois quand on pense à ce nouveau moyen, on
doit peut-être moins s'étonner de sa grande précision ,
que de la quantité minime de ces métaux que l’on
peut reconnaître. C’est ainsi que , plusieurs fois , avec
M. Bor, nous avons pu, en traitant avec notre ap-
pareil de Marsch modifié, une cuillerée à café de hi-
quide extraite de six onces d’eau, valeur d’un verre
à bière, dans lequel nous avions fait dissoudre un
seul grain d’émétique ou d'acide arsénieux , constater
sans le moindre doute la présence de ces agens de
de destruction , obtenant chaque fois, malgré la quan-
tité presqu'inappréciable de substances vénéneuses mises
en expérience, un assez grand nombre de taches pour
en bien reconnaitre la nature.
Cependant , et il faut l’avouer , la chimie ne donne
pas toujours des résultats aussi satisfaisans , et cette
partie de la science qui porte ses recherches sur les
produits organiques , offre encore dans plus d’un cas
des problèmes à résoudre.
Nous en trouverons un exemple dans les recherches
medico-légales auxquelles nous nous sommes livrés ,
M. Bor et moi à dans le cours de l'hiver dernier 1838.
Ayant fait bouillir dans de l’eau distillée des morceaux
d'estomac et d'intestins provenant d'une personne chez
— 169 —
laquelle il y avait un soupcon d'empoisonnement , nous
obtinmes après la filtration une liqueur d’un brun
jaunâtre , rougissant faiblement la teinture de tourne-
sol, mais ne donnant lieu à aucune effervescence
sensible avec un carbonate. Cependant, sans cet essai
préliminaire et ceux qui le suivirent, une partie de
cette liqueur traitée par l'azotate d'argent et le chlo-
rure de barium nous ayant offert, avec chacun de ces réac-
üfs , un précipité blanc des plus abondans on eut pu
faire croire à l'existence dans ce liquide d’une assez
forte proportion d'acide sulfurique et chlorhydrique. Le
précipité formé par le sel d'argent, qui se coloraspar l’in-
fluence solaire, était de plus soluble dans un excès d’am-
moniaque liquide et insoluble dans l'acide azotique : ca-
ractère du chlorure d'argent. Celui de baryte était aussi
insoluble dans un excès d'acide azotique , signe certain du
sulfate de baryte. Cependant à l'aspect de ces préci-
pités, il était facile à des yeux exercés de ne point
pouvoir s’y méprendre. Ainsi que nous l'avons dit les
fragmens que l’on avait fait bouillir dans l’eau distillée
était des morceaux de viscères imprégnés de bile,
il restait à s'assurer si les réactifs employés n'avaient
pas pu , en réagissant sur la matière jaune de la bile
former ces précipités abondans. L’acide azotique en ex-
cès et aidé de l’action de la*chaleur pouvait seul nous
éclairer et nous faire éviter une funeste erreur , soit
en détruisant la matière animale et en annihilant ou
réduisant à presque rien les précipités, soit en les lais-
sant intacts s'ils étaient dûs à la présence des acides
énergiques dont nous avons parlé. Soumis à l’action
de cet acide puissant , le précipité formé par le chlo-
rure de barium disparût, il ne resta qu'un peu de
— 170 —
celui provenant de l’action du nitrate d'argent ; ce qui
nous démontra qu’il n'y avait point d'acide sulfu-
rique et qu'il n'existait que quelques traces d'acide
chlorhydrique. Au contraire, nous constatâmes par
une autre expérience la présence d’une petite quantité
d'acide acétique et il nous fût prouvé qu'il ne se
trouvait mêlé aux fragmens des viscéres sur lesquels
nous avions agi, que de faibles proportions d'acide
acétique et chlorhydrique, produits qu'on y rencontre
quelquefois par suite d’une altération morbide spon-
tanée.
Les mêmes inconvéniens à éviter se présentent quel-
quefois lorsqu'on veut, à l'aide des réactifs seuls, re-
connaître une substance vénéneuse dissoute ou suspen-
due dans un liquide chargé de matières animales, du
bouillon , par exemple. Contentons-nous de citer un
fait relaté dans l’ouvrage de M. Devergie. Un étudiant
lui présenta un jour un bouillon gras, en le priant
d'y rechercher la présence de l'arsenic. La personne
qui avait avalé une portidn de ce liquide, ayant éprou-
vé tous les accidens d'un poison irritant. L’acide sul-
fydrique, employé jusque là comme le réactif le plus
sensible ne donnant aucun précipité, M. Devergie crut
devoir conclure d'après cet essai à la non existence
d'une préparation arsenicale. Cependant, quelle ne fut
point sa surprise, quand huit jours après, il put re-
connaître ce poison par un précipité jaunàtre de sul-
fure d'arsenic ; dépôt dont la présence de la matière
animale avait de beaucoup retardé la formation. De-
puis et pour éviter cette cause d'erreur , ce médecin
distingué indique de traiter les solutions animales par
un peu d'acide chlorhydrique ajouté goutte par goutte.
— 171 —
Mais ce moyen, disons-le , laisse encore, selon nous,
beaucoup à désirer. Aussi notre intention serait-elle de
tenter quelqu'autre procédé pour arriver à une sépa-
ration plus complète de la matière animale ; moyen qui
serait de la précipiter soit par l'alcool , la noix de galle
ou l’acétate de plomb. Ici, il est vrai, deux modes
d'action peuvent avoir lieu ou la matière animale eu-
trainera le poison avec elle, ou elle le laissera dans
la liqueur qui surnage et, dans ce dernier cas seulement,
il y aurait avantage et progrès. Quels que soient au
reste nos résultats, je m’'empresserai de les soumettre
à une société que distingue son zèle pour les sciences,
et qui compte dans son sein quelques hommes qui,
s'étant occupés ou s’occupant encore avec distinction
de la chimie, pourraient, je n’en puis douter, jeter
quelques lumières sur un pareil sujet.
Mais ces essais deviennent encore plus difficiles, lors-
qu'il s'agit d'analyser un liquide vivant, qu'on me pas-
se cette expression, je veux dire soumis à l'action di-
recte de la vie, du sang par exemple, désigné par l’in-
génieux Bordeu , sous le nom de chair coulante; ici
que de mécomptes ? Pour ne parler de ce liquide que
dans un seul état, on sait que les médecins anciens
et quelques modernes ont rencontré quelquefois un sang
dont le sérum était blanc comme du lait, soit au sor-
tir de la veine, soit peu de temps après. Cette couleur
anormale du sérum ou, si on l'aime mieux, cette dé-
coloration de cette partie du sang fut attribuée autrefois
à la présence d’une grande quantité de chyle dans ce
fluide ; car, dans ces derniers temps seulement, la chi-
mie dûüt chercher la solution d’un tel problème. Mais
ici quels résultats divers ! Tantôt on trouva dans le
— 172 —
sang, et cela d’une manière anormale les élémens de
toutes les’ graisses , la stéarine , la margarine , l’oleine
d'autrefois, on y rencontra une matière analogue à la
matière grasse du cerveau. Dans d’autres circonstances,
cet état du sang fut attribué à un excédant dans ce
liquide d’albuminate d'ammoniaque, composé connu au-
trefois sous le nom de gélatine du sang ; d'autrefois,
enfin le sang n'offrit que ses élémens constitutifs or-
dinaires et normaux et il fallut attribuer ce phénomène
à un arrangement différent de ses molécules ou faire
intervenir l'influence vitale.
Ces résultats contradictoires obtenus d'une même
science cesseront de surprendre si l'on réfléchit qu'il a
fallu plus de cinquante années de recherches labo-
rieuses pour trouver dans la chimie inorganique ou
minérale une source d'applications utiles. Si l'on
pense aussi que pendant ce temps quelques incursions
qui ont été tentées dans le règne animal et surtout
dans le règne végétal, n'ont pas même servi à élever
à l’état de science cette partie de la chimie. S'il est
donc démontré par ces considérations que la chimie
organique au lieu d'être à son apogée n'est qu’à sa
naissance et qu'il la faut laisser grandir et se déve-
lopper. Alors les médecins ne lui proposeront plus de
problèmes qu’elle ne peut encore aborder et ils se
garderont de la déclarer impuissante avant de lui avoir
donné le temps de prendre des forces. Quelques chi-
mistes aussi, au lieu de l'interroger sur des mystères
qu'elle ne peut encore approfondir , au lieu d'analyser
au hasard et sañs suite des liquides organiques plus
ou moins altérés , s’occuperont de la développer, d'é-
largir ses bases, chercheront à se créer des types ,
— 1735 —
des termes de comparaison pour se guider plus tard
dans les analyses inabordables aujourd’hui des produc-
tions morbides que leur fournissent les êtres organisés.
C’est ainsi seulement qu'on pourra s'avancer avec cer—
titude dans la voie du progrès et assurer l’état réel
d’une science dont trop de précipitation pourrait com-
promettre l’autorité ou entraver la marche.
Que s’il faut cependant aux chimistes pour les en-
courager dans leurs recherches pénibles et de longue
haleine, le nil desperandum chimià duce , il ne faut
pas quelqu'enthousiastes qu'ils soient de leur science
qu'ils espèrent trouver dans le fond d’un creuset ou
d’une cornue , le secret de la vie. Agissant sans cesse
sur des organes frappés de mort, ou seulement sur
leurs produits que peuvent, pour la connaissance des
phénomènes complexes de notre existence, tous leurs
essais. Chez les êtres vivans les affinités chimiques ,
les propriétés physiques des tissus, l’élasticité , la po-
rosité , la filtration , l'évaporation des sucs, la gravi-
tation , l'attraction élective n'agiraient-elles donc que
comme dans les vases inertes , les matras , les creusets
de nos laboratoires où s’opèrent des sublimations, des
précipitations et diverses combinaisons salines ou une
distillation ou des fermentations et des effervescences.
Si donc la chimie peut et doit arriver un jour à
l'analyse exacte des fluides animaux , encore nous fau-
dra-t-il cesser de croire à une application toujours
utile de cette science pour nous faire connaitre toute
leur nature intime. Si plus tard comme aujourd’hui
elle nous fait reconnaître les mêmes élémens constitutifs
dans le fluide prolifique de l’homme, source de son
existence , que dans le fluide salivaire de ce même
— 174 —
être. Comme il faudra bien cesser aussi de nous émer-
veiller du grand savoir de notre siècle tant qu'il y
aura nécessité d'expliquer la génération par une cris-
tallisation , la sensibilité par un choc purement élec-
trique , la pensée par une sécrétion cérébrale , l'amour
par un gonflement du cervelet et tant d’autres belles
choses de ce genre.
NOTE
SUR LES
CARACTÈRES GÉNÉRAUX
DES CORPS NATURELS, MINÉRAUX, VÉGÉTAUX ET
ANIMAUX ,
Par M. BARBIER, Médecin.
Les naturalistes qui d'abord s'attachèrent aux quali-
tés extérieures des corps, distinguèrent un règne mi-
néral, un règne végétal et un règne animal. Chaque
règne offrait un ordre de productions si dissemblables ,
si étrangères les unes aux autres, que cette division des
êtres de la nature semblait l'expression de la volonté
même du Créateur. Quoi de plus opposé qu’un crystal
que l’on compare à un chène , ou que ce dernier, s'il est
mis à côté d'un mammifère.
Cependant lorsque l’on s'occupa d'étudier l’intérieur
des êtres créés, lorsqu'on arriva à constater les condi-
tions d'existence des productions de chaque règne, il fal-
Int reconnaître qu’une première division était nécessaire. Il
existe des corps qui sont des composés d'organes; il existe des
corps qui n'ont point d'organisation. Voilà une base fonda-
— 176 —
mentale qui établit au milieu de la création une longue
ligne, par laquelle tous les corps terrestres sont séparés
en deux masses immenses.
Les corps sans organisation ou-les minéraux se font
remarquer par l’homogénéité de leur composition. Par-
tout ils offrent les mêmes principes : c'est par des ad-
ditions à leur surface qu'ils augmentent leur volume :
aucun mouvement n’agite leur intérieur; une immobi-
lité moléculaire est la condition de leur existence. Ils
seraient éternels, si des agressions extérieures ne ve-
naient troubler leurs affinités chimiques. Leur état habi-
tuel est l’état de mort des autres productions naturelles.
Bien différents se montrent les végétaux et les ani-
maux. Ces êtres sont organisés, c’est-à-dire, que leur
corps est un composé d'organes dissemblables, qui oc-
cupent dans ces combinaisons vivantes des places déter-
minées , et qui exécutent des opérations dont l’ensem-
ble entretient le matériel de toutes les parties, accroit
leurs dimensions, défend leur intégrité normale. Les ra-
eines, les tiges, les feuilles dans les plantes , l'estomac,
les intestins, le cœur , les poumons , etc. dans les ani-
maux, sont des instruments dont les fonctions font du corps
de ces êtres organisés des sortes de milieu où tout s’a-
gite, se modifie, change sans cesse, et où cependant
la masse se conserve, se maintient un tems plus ou
moins long.
Les corps organisés jouissent de grandes facultés qu'il
convient ici de signaler; mais ils n’en possédent pas tous
le même nombre.
L'organisation végétale offre, seulement de deux facultés
la faculté de se nourrir et celle de se reproduire. Des ap-
pareils distincts sont chargés de l'exercice de ces facul-
tés. La racine dans la terre, les feuilles dans l'air, re-
cueillent des principes qu'elles introduisent dans la plante ,
et qui aprèsles élaborations convenables, sont assimilés
à tous les tissus végétaux. Dans la fleur existent les or-
games d'une fécondation , et le fruit recèle des germes,
puis des graines, qui assurent des nouvelles générations.
Les zoophytes n'ont aussi que les deux facultés de se
nourrir et de se reproduire : leur corps s’accroit, se dé-
veloppe par un travail intérieur de nutrition ; ils se mul-
tiplient par des sortes de bourgeons.
Mais à ces grandes facultés les animaux en joignent
d'autres. Nous noterons d'abord le privilège de prendre
connaissance des corps qui sont étrangers au cens, d'étu-
dier les qualités de ces corps, d'établir des relations
avec toute la nature. Cette faculté s'exerce à l’aide de
plusieurs systèmes d'organes qui complettent leur compo:
sition corporelle.
Des sens vont interroger les objets environnants ; les
sensations qu'ils rapportent, remontent dans un renfle-
ment médullaire que l’on nomme cerveau; là elles de-
viennent des perceptions qui font naître des idées, qui
amènent des déterminations: le cerveau est lorgane
de la volonté, l'agent des opérations de l'intelligence.
Plus ce centre médullaire a de volume, plus les puis-
sances intellectuelles montrent de développement.
Il est dans l'organisation animale une quatrième faculté
dont l'importance , dont la spécialité ne me paraissent
pas avoir été bien comprises et sur laquelle je veuxen
ce moment appeler l'attention. J'entends ici parler
de la faculté vraiment merveilleuse qui a été concédée
à certaines parties de l’économie animale, bien isolées ,
bien apparentes , dans les mammifères et dans les oiseaux ,
12.
— 178 —
de créer, de préparer pour le reste du corps, des
principes de mouvement, de chaleur, de vie.
On sait que la moelle allongée , que la moelle épiniè-
re animent, mettent en jeu, par le moyen des cordons
nerveux, tous les tissus organiques auxquels ces cor-
dons vont se distribuer. Si: un cordon nerveux est cou-
pé, lié ou seulement comprimé, aussitôt les parties aux-
quelles ce cordon se rendait perdent leur action natu-
relle; elles cessent de se mouvoir, il y a perturbation
dans la fonction qu’elles exécutaient,.
Faudrait-il ici signaler la prééminence dans le corps
animal de la moelle allongée et de la moelle épinière ?
faudrait-il rappeler que dans la formation des embryons
animaux, ces centres médullaires précedent toutes les au-
tres parties, que leur présence semble nécessaire pour
que l'évolution de l'être animal ait lieu. Nous accordons
une égale importance aux plexus des nerfs ganglionaires.
Nous disons que les sources mêmes de la vie existent
dans les organes que nous venons de citer. Ils tiennent
tous les autres appareils organiques du corps dans un
état de sujetion. Ces derniers n’exécutent leurs mouve-
mens, ne remplissent leurs fonctions, qu'autant qu'ils
sont en communication libre et directe avec un des cen-
tres médullaires qui nous occupent.
Les corps organisés ont été formés sur deux plans bien
différents, et je ne trouve plus de lien commun entre
les êtres qui ont une moelle allongée, une moelle épinière,
des plexus nerveux, et ceux qui n’en possèdent pas: les
conditions d'existence des premiers ne sont pas les mé-
mes que celles des derniers. Les uns se donnent la
vie: les autres n'en jouissent que par l'influence. de
choses qui sont en dehors de leur corps.
MAO —
Les centres médullaires dont nous nous occupons sont
les agents de l'innervation dans les organisations anima-
les où ils existent. Comme de véritables piles voltaïques,
ils créent par une action mystérieuse mais incessante
des principes de vie que les cordons nerveux transmet-
tent à tous les tissus. Ces centres ou ces appareils que
nous nommons biogeniques , placent les êtres qui les por-
tent dans des conditions privilégiées. Puisant en eux mé-
mes la raison de leur existence, ils ont dans la nature
une indépendance que tous les autres êtres ne présen-
tent pas.
Voyez les végétaux : pour vivre il faut qu'ils soient
sous l'influence actuelle d'un certain nombre d’excitants
extérieurs. Une plante est munie de sa racine, de sa
tige, de ses feuilles; ces parties de son corps sont sai-—
nes et dans un état d'intégrité normale ; hé bien, el-
les resteront dans une inertie complette ; elles demeu-
reront des instruments inutiles, si les influences réunies
de la chaleur, de la lumière, de l’air, de l’eau, de la
terre, de l'électricité, me viennent les stimuler, ne
viennent provoquer leur action. La plante avec son or-
gamisation complette avait bien la puissance de vivre;
mais elle n’aurait pas vecu, aucun des actes de la vie vé-
gétative ne se serait effectué, si l’aiguillon des causes
extérieures que nous venons de citer, n'était inter-
venu ; si ces causes n'avaient donné l'impulsion aux
organes de la plante ; si elles n'avaient soutenu l'exercice
de leurs fonctions.
Nous ajouterons que la marche de la végétation sui-
vra: fidélement le dégré de force de ces influences.
Vous verrez la végétation s’accroitre avec la puissance
de la chaleur, de la lumière etc. Vous la verrez se
12
— 180 -
ralentir, s'interrompre même, lorsque cette puissance
baissera.
C'est sans doute parce que les organes, des plantes
doivent être toujours sous l'impression de stimulants at-
mosphériques , que ces êtres les portent, les étalent
au dehors; pendant que l'animal les a au dedans de son
corps.
Il n'en sera plus de même, si nous observons les con-
ditions de la vie dans un mammifère ou dans un oi-
seau. Sans doute ces derniers sentent le pouvoir du
froid et du chaud, de l'humidité et de la sécheresse ;
mais ces circonstances ne sont plus la cause nécessaire
des mouvemens qu'’exécutent les organes animaux. Ce
n’est point de l'impression des excitants atmosphériques
ou terrestres que dépend l'exercice de la digestion, de
la cireulation, de la respiration, des actes de la loco-
motion , etc. Ces fonctions ont lieu en hiver et en été,
par un temps sec et par un temps humide.
Il existe dans les conrbinaisons corporelles des ani-
maux des centres d'où sort une puissance souveraine
qui se répand dans toute l'économie, qui préside à
toutes les opérations de la vie. La chaleur, le froid,
l'humidité, la sécheresse, etc. peuvent tout au plus
modifier la disposition actuelle du corps, le dégré d’ac-
tivité des fonctions ; mais ces causes n’ont plus le pou-
voir de les suspendre, ni celui de les rétablir, comme
dans les plantes; leur présence n'est pas nécessaire,
indispensable pour l'exercice des fonctions animales. Ces
causes qui décident de la vie dès corps végétants n'ont
plus qu'une importance bien sécondaire , quand on suit
leur. action sur les êtres qui possédent des centres mé-
dullaires ou : des centres biogèniques.
— FSU —
Dans la plante la vie n'a pas un cours continu.
C'est par moments, c'est avec des intermittences qu'ont
lieu la marche de la sève, l'élongation des tiges, le
développement des boutons.
Dans les animaux à centres biogéniques, la digestion,
la circulation, la respiration, suivent un rhythme plus
égal. Ces fonctions ne sont plus suspendues par un
changement de température, par une variation atmos-
phérique.
Nous noterons toutefois que l'activité des centres
médullaires, que leur aptitude à créer des principes
vivifiants, n'est pas toujours la même. Lorsqu'ils four-
nissent un produit plus considérable, nous éprouvons
un sentiment de vigueur inaccoutumée. C'est au con-
traire lorsque leur opération décroit, lorsqu'elle ne se fait
plus qu'avec langueur, qu'il se manifeste dans tout le
système animal des signes de foiblesse, d'accablement.
Si dans les tems doux, humides, orageux, nous tom-
bons dans un état d'affaisement , de malaise, c'est que
la fonction des centres médulaires se ralentit.
Les animaux qui se montrent les plus forts, les plus
hardis, les plus vivaces, les plus agiles, sont ceux qui
ont la moelle alongée et la moelle épinière plus actives
et plus vivantes. Il est dans toutes les espèces des in-
dividus qui se font remarquer par une plus grande for-
ce relative; chez eux tous les actes de la vie, les diges-
tions, la circulation, etc. montrent une énergie facile à
constater ; ils sont robustes; ils résistent à la fatigue.
C’est que dans leur organisation , les appareils de l'inner-
vation sont plus développés, c'est que dans ces êtres
ces appareils ont une prédominance qui explique Îles
avantages exceptionnels dont ils jouissent. Au contraire
— 182 —
on rencontre dans chaque espèce des individus faibles, déli-
cats, sans courage, timides : dans leur combinaison corporelle
les centres médullaires sont d'un volume plus petit,
ou la substance de ces centres a une mollesse , ou d’au-
tres qualités mal connues, qui la rend moins apte à
créer des principes vivifiants.
Dans la plupart de nos maladies, l'action biogénique
des centres médullaires éprouve des perturbations plus
ou moins notables. Trop souvent l’atonie des tissus, l’é-
puisement des forces sont pour le médecin des sympto-
mes redoutables , qui résistent à tous les remèdes. D’autres
fois il rencontre desspasmes, des mouvemens anormaux, des
efforts desordonnés qui lui inspirent les plus vives crain-
tes. S’est-il alors opéré une modification moléculaire dans la
pulpe de la moelle allongée, de la moelle épinière, dans
la substance des plexus nerveux ? Toujours il ya ralen-
tissement de la fonction de ces centres de vitalité dans
le premier cas. Il y a accélération de la même fonction,
un produit surabondant , déréglé de principes vivifiants
dans le second.
Si l'emploi du vin et des liqueurs alcoholiques déve-
loppe soudain toutes les forces du corps, c'est que l’im-
pression excitante des molécules de ces agents sur les
centres médullaires, augmente leur activité, accélère la
formation des principes qui animent tout le système
animal.
Un exercice musculaire trop prolongé amène la fatigue,
parce qu'il nécessite une dépense de ces principes si
grande , que la moelle épinière ne peut la balancer.
Entre les plantes qui ne possédent point de centres
nerveux ou biogéniques, qui vivent sous l'empire de la
— 1853 —
chaleur , de la lumière , de l’eau, de l'air, de la terre, et les
mammifères qui ont dans leur système d'organisation des
parties qui sont chargées de vivifier, d'animer les autres,
viennent se placer un grand nombre de combinaisons cor-
porelles dissemblables. Les classes les plus riches de la
zvologie sont là: les vers, les insectes, les mollusques,
les poissons , les reptiles ne vivent pas comme les plan-
tes dans un état de sujètion envers les influences at-
mosphériques ; mais la plupart de ces animaux n’en
sont point aussi indépendants que les mammifères. Il
serait bien important de pouvoir estimer les rapports
particuliers de tous ces êtres avec les variations de l’air,
de juger les dégrés inégaux de puissance de ces variati-
ons sur toutes ces organisations si diversifiées.
On arrive même, en observant l’action de l'atmos-
phère sur les diverses classes d'animaux, à l'idée d’y
chercher des instruments météorologiques dont nous som-
mes si pauvres. Îl n'est personne, je pense, qui ne re-
connaisse qu'il y a dans l'atmosphère autre chose que
du calorique, de la lumière et de l’eau, que le flui-
de atmosphérique agit sur les êtres vivants autrement
que par sa température, son humidité et sa pésanteur.
Certes le thermomètre , l'hygromètre, le baromètre, ne
nous montrent ni fout ce qui existe, ni tout ce qui
se passe dans l’air au milieu duquel nous vivons.
Les abeilles, pleines de gaieté, bourdonnent en grand
nombre autour des fleurs: tout à coup elles rentrent
dans leurs ruches, elles n’en sortent plus : je consulte
le thermomètre , il n’a pas baissé; j'examine l’hygromé-
tre et le baromètre, ils marquent les mêmes points : mais
le vent s'est subitement porté au nord. Quel change-
ment donc ce vent apporte t-il dans le fluide atmos-
— 184 —
phérique pour que ce dernier blesse les abeilles, pour
que ces insectes fuyent son impression.
Les pécheurs savent que le poisson perçoit au milieu
de l’eau, les qualités nouvelles que donne à l’atmosphe-
re une autre direction du vent.
Les tempêtes, les grandes commotions atmosphériques
sont ressenties d'avance par diverses espèces d'animaux
qui éprouvent de l'agitation, du malaise, qui poussent
des plaintes, des cris etc.
Il y a dans l'air qui nous environne des principes ac
fs que nos sens ne saisissent pas, que nos instrumens
e physique ne nous démontrent pas. Peut être arrive-
rait-on à constater leur existence, même à acquérir
quelque notion sur leur nature, si l'on s'attachait à ob-
server ce qu'éprouvent certains animaux dans des circons-
tances déterminées, à comparer les effets qui se mani-
festent alors sur eux. Le limaçon était un hygromètre
certain, avant que Desaussure en ait formé un avec
des cheveux. Les dégrés inégaux d'agilité de nos lésards
et de nos couleuvres nous donneroient la mésure de la
température comme nos thermomètres.
Revenons à notre première pensée: suivons l'ordre
établi par les naturalistes: reconnaissons les trois gran-
des divisions qu'ils ont formées dans les corps de la
nature: mais donnons des caractères différents, des ca-
ractères nouveaux aux êtres qui appartiennent à chacune
de ces divisions.
4.° Les minéraux sont des corps d'un volume indéter-
miné ; offrant intérieurement une composition partout
similaire; ne laissant appercevoir dans leur intérieur
aucun travail, aucun mouvement ; livrés a une immu-
— 485 —
tabilité que des agressions chimiques peuvent seules
altérer.
2.0 Les végétaux sont des corps organisés, composés
de parties dissemblables qui remplissent des fonctions
distinctes dont l'exercice combiné et harmonique consti-
tue l’état de vie; mais ces parties n'agissent que par
l'influence de la chaleur, de la lumière, de l'electricité :
les plantes se nourrissent de principes puisés dans la
terre, dans l'eau et dans l'air: ils se reproduisent par
une génération ou par des boutures.
5,° Les animaux sont des corps composés d'organes,
ou d'appareils organiques qui exécutent des fonctions
nombreuses et bien distinctes. Les animaux se nourris-
sent comme les végétaux, comme eux ils se reprodui-
sent. Mais les animaux possedent des appareils organi-
ques, qui ne se trouvent pas dans les corps végétants,
et qui concédent aux premiers des facultés qui ont été
refusées aux derniers.
Ainsi l’organisation animale considérée surtout dans les
mammifères, dans les oiseaux, comprend des instruments
qui, comme des piles voltaiques, ont la mission merveil-
leuse de produire, de créer des principes que les cor-
dons nerveux portent à tous les organes, qui animent
ces derniers, et qui président à l'exercice des fonctions
digestive , circulatoire, respiratoire, etc. Ces instruments
ont pour effet de rendre la vie des animaux indépen-
dante des influences atmosphériques.
Une quatrième faculté signale l’organisation animale ,
c'est celle. qu’elle tient des organes des sens, des ren-
flements cérébraux avec lesquels ces derniers communi-
quent, c'est celle de se mettre en relation avec les
—M867—
choses environnantes, de juger les qualités des autres
produits naturels.
Ainsi à l'organisation végétale sont liées la faculté de
se nourrir, et la faculté de se reproduire: mais ces
facultés sont conditionnelles; elles n'existent que quand
elles sont suscitées par des influences extérieures.
Avec l'organisation animale se rencontrent les mêmes
facultés, mais ici il y a de plus un privilège ; c'est celui
d’avoir des organes d'où sort une influence qui vivifie
toute la machine organisée , et qui ne rend plus que d'une
utilité secondaire l'impression de la chaleur, de la lumière
etc. pour l'exercice de la vie. Ajoutons les appareils né-
cessaires à la connaissance, à l'examen des choses qui
sont en dehors du corps animal.
Linné avec une admirable concision de style a dit:
Lapides crescunt.
Vegetabilia crescunt , et vivunt.
Animalia crescunt, vivunt et sentiunt.
Il est évident que ces pensées du grand naturaliste
que je viens de citer manquent de justesse.
Lapides crescunt. Les mineraux croissent, mais c'est
par une addition de molécules similaires que l'attrac-
tion chimique applique à leur surface: leur accrois-
sement n'est point le résultat des opérations nutritives
qui s’exécutent dans les végétaux et dans les animaux.
Vegetabilia crescunt et vivunt « L'accroissement des
végétaux dépend de la vie; le développement de toutes
leurs parties, s'opère par l'exercice de fonctions inté-
rieures: dire qu'ils croissent, c'est dire qu'ils vivent : ce
sont deux faits qui sont liés à une seule et même loi :
croitre est ici l'effet de vivre.
Animalia: crescunt, vivunt et sentiunt. Reconnaître
— 187 —
dans les animaux avec les facultés de croître et de vivre,
le sentiment, c'est tout au plus indiquer les facultés de
perception et d'intelligence : mais où trouvez-vous signa-
lée, inscrite , proclamée , cette souveraine puissance des
centres médullaires ou biogéniques de l’organisation ani-
male.
Les minéraux forment une nature inorganique et morte.
Les végétaux et les animaux forment une nature or -
ganisée et vivante.
Les végétaux vivent et se reproduisent sous la puis-
sance stimulante d’excitants extérieurs.
Les animaux vivent et se reproduisent; ils établis-
sent des relations avec les êtres qui les entourent ; mais
ils ont de plus en eux mêmes des appareils qui prépa-
rent, qui crécnt des principes vivifiants par lesquels tous
leurs tissus organiques sont mis et tenus en action.
Dans les végétaux les mouvemens organiques sont
provoqués.
Dans les animaux ils sont spontanés.
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CONSIDÉRATIONS
EUR LA
THÉORIE DE LA CHALEUR,
Par M. POLLET.
Messieurs ,
ON entend quelquefois demander à quoi servent les
théories en physique. Dans l'étude de la nature, dit-
on , les phénomènes présentent seuls de l'intérêt et de
l'utilité. Lorsque le mécanicien emploie l'élasticité des
vapeurs comme force motrice, il a besoin de connaître
les propriétés dont elles jouissent : le constructeur d'in-
strumens d'optique doit savoir par quels moyens on
peut éviter la décomposition des rayons lumineux dans
les verres lenticulaires. Mais qu'importe à l’un et à
l'autre que la transformation des liquides en gaz et
l'épanouissement des brillantes couleurs du spectre
soient ou non les effets d'une même cause ? Qu'on se
borne donc à bien observer, mais pourquoi s'épuiser
en vains efforts pour bâtir des systèmes et imaginer
de stériles hypothèses ?
De pareils argumens tombent d'eux-mêmes aux yeux
de quiconque a porté une attention sérieuse sur quel:
que branche de la philosophie naturelle , ou suivi l’his-
— 4901—
toire de ses développemens. Si l'esprit avait à retenir
isolément les attributs si variés des êtres matériels, la
fatigue et l'ennui le contraindraient bientôt à abandon-
ner une tâche aussi pénible. En les coordonnant par
des classifications , il en restreint, pour ainsi dire,
le nombre : les méthodes forment une mémoire arti-
ficielle qui soutient celle que nous a départie la na-
ture, et en augmente la portée. Aussi n'y a-t-il de
progrès possibles dans les sciences descriptives, qu’au
moyen de ces espèces de catalogues raisonnés, de cet
échafaudage de divisions successives fondées sur les
degrés plus ou moins grands de ressemblance observés
dans les corps. Or , qui ne voit que les théories hy-
pothétiques des physiciens ne sont autre chose que les
classifications des naturalistes? Par elles, les faits se
groupent et s’enchainent : formulés dans un petit
nombre de principes qui les résument , ils se dévelop-
pent comme conséquences de lois générales , et la mé-
moire , trouvant dans les déductions de l'intelligence
un puissant auxiliaire , est soumise à des efforts qu’elle
peut supporter.
Il faut avouer que les systèmes dépassent le plus
souvent les limites des faits constatés ; mais , loin d'y
trouver un inconvénient , j y trouve un précieux avan-
tage. L'analyse nous fait connaitre l'étendue de nos
hypothèses ; elle en isole les résultats et nous suggère
ainsi l’idée de recherches expérimentales auxquelles ,
peut-être , nous n’aurions jamais été conduits par une
physique réduite à des faits. Par cette heureuse réac-
tion , nos fautes et nos erreurs peuvent devenir la
source des découvertes les plus fécondes.
Ils servent donc véritablement les intérêts de la
to —
science ceux qui consacrent leurs veilles à discuter les
explications admises , et à les approprier, par des mo-
difications convenables, aux phénomènes que l’obser-
vation ajoute chaque jour aux phénomènes antérieurs.
Cette considération me justifiera d’avoir arrêté quelques
instans votre attention sur des questions de pure
théorie.
La chaleur et la lumière offrent des analogies bien
frappantes. Des corps chauds et des corps lumineux
s'échappent , dans tous les sens, des rayons qui se
propagent en ligne droite, avec une intensité récipro-
quement proportionnelle au carré de la distance. Ces
rayons viennent-ils à rencontrer dans leur marche une
surface polie? Ils rebroussent chemin et se réfléchis-
sent , suivant la même loi. Ou, si la substance qu'ils
ont frappée ne leur est pas imperméable , ils la tra-
versent librement, après s'être brisés en y pénétrant.
Diversement colorés , les uns pour l'organe de la vue,
les autres pour ce sens nouveau que l'appareil d'un
savant physicien a ajouté à nos sens naturels (1), ils
nous annoncent par leurs qualités distinctes la diffé-
rence de leur nature.
Des. rapports aussi essentiels ne suffisent-ils pas pour
obliger un esprit judicieux à rapporter à une théorie
unique les effets de deux agens naguère distinctement
séparès ? La découverte de l’électromagnétisme a fait
ranger les propriétés des aimans parmi les phénomènes
variés de l'électricité dyramique. Pourquoi les travaux
de M. Melloni ne conduiraient-ils pas à attribuer la
(4) Voyez le résumé des recherches de M. Melloni sur la chaleur ,
page 207.
— 492 —
chaleur et la lumière à une seule et même cause ? Les
points de ressemblance ne sont ni plus multipliés, ni
plus sensibles d'un côté que de l’autre: n'y aurait-il
pas inconséquence à admettre , dans un cas , l'identité
que l'on rejetterait , dans le second , par un excès de
circonspection ?
Pour moi, Messieurs , il m'a toujours paru que ces
agens multiples de nos théories ne devaient point exis-
ter dans la nature. La puissance créatrice est trop
grande pour avoir besoin de tant de moyens, de tant
de forces. Une cause , une loi lui a suffi pour produire
cette variété infinie que nous admirons , et, si nous
ne parvenons à nous en rendre compte que par un
assemblage d’hypothèses diverses , c'est que notre in-
telligence est trop faible pour comprendre toutes les
conséquences d’un même principe.
Ajouterai-je que je ne fais que formuler ici l'opinion
de plusieurs d'entre vous, et celle des grands maîtres
de la science qui n'hésitent plus aujourd'hui à pro-
noncer l'identité de la chaleur et de la lumière?
Admettant cette identité, à quelle théorie devrons-
nous nous fixer ? L'optique est riche d'un plus grand
fonds , parce qu'elle possède un sens plus délicat et
des instrumens plus précis. Cherchons un système qui
représente fidèlement les faits dont se compose son do-
maine actuel: quand nous aurons fait notre choix,
nous aurons à examiner si le système adopté s’applique
avec la même rigueur aux actions calorifiques.
Une théorie a d'autant plus de probabilité qu'elle
repose sur des analogies plus nombreuses et qu'elle
s'adapte à un ensemble plus complet d'observations
exactes. Si, par des mouvemens excités dans Îa ma-
— 193 —
tière pondérable , nous pouvions occasionner des phé-
nomènes semblables à ceux de la lumière , ce serait une
forte présomption en faveur d’un système qui assimilerait
à ces mouvemens ceux du fluide lumineux. Lorsqu'une
corde ébranlée accomplit de part et d'autre de sa po-
sition de repos des vibrations décroissantes , ses agi-
tations se répercutent sur l'air environnant: elles y
produisent des compressions et des dilatations successives
qui, se communiquant de proche en proche aux couches
atmosphériques , arrivent enfin à l'oreille qu'elles im-
pressionnent. Le son créé par cette corde se transmet ,
ainsi que la lumière , dans tous les sens et suivant des
directions rectilignes : dans les deux cas, l'intensité
décroit comme le carré de la distance augmente. La
même ressemblance existe dans la réflexion. L'image
d'un objet derrière un miroir plan est symétrique de
l'objet : pareillement , l'écho répète nos paroles comme
le ferait un homme qui, séparé de nous par l'obstacle
réflecteur , en serait aussi éloigné que nous le sommes
nous-mêmes. Par ce rapprochement , les ondulations
sonores deviennent , pour la théorie de la lumière,
un modèle que la nature semble offrir à notre imi-
tation.
Deux hypothèses principales se sont , depuis l'origine
de la science , disputé l'optique : elles ont incessam-
ment lutté, tour-à-tour victorieuses et vaincues. La
première, qui est due à Newton, recoit les noms de
système corpusculaire ou de système de l'émission :
elle suppose la lumière composée de molécules extré-
mement subtiles, qui, projetées par les corps, fran-
chissent l’espace avec une incalculable vitesse , jusqu’à
ce qu'elles rencontrent des obstacles : ceux-ci les atti-
13.
— 194 —
rant ou les repoussant les détournent de leur route
rectiligne , et les réfractent ou les réfléchissent suivant
des lois invariables. La seconde appartient à Descartes ;
c'est le système des ondulations. On admet qu'un fluide
éthéré remplit et l'immensité de l'espace et les pores
de la matière. Il est doué d'une élasticité parfaite et
d’une telle subtilité qu'il n'offre pas de résistance ap-
préciable aux révolutions des astres qui le traversent.
Les atômes des corps lumineux sont animés de mou-
vemens oscillatoires qui, se transmettant aux molécules
de l’éther , se propagent indéfiniment, à l’aide de ce
véhicule, dans toutes les directions. Ces mouvemens
produisent sur la rétine des agitations correspondantes
auxquelles est due la vision. Ainsi, la propagation de
la lumière serait le résultat d’impulsions opposées, de
compressions et de dilatations alternatives imprimées à
l'éther par les atomes des corps lumineux , comme la
transmission du son s'opère par des compressions et
des dilatations successives communiquées à l'air par les
particules des corps sonores.
De même que le nombre plus ou moins grand des
excursions exécutées, dans un temps donné , par cha-
que particule du corps sonore, détermine la hauteur
du son ; de même la fréquence des ébranlemens que
le nerf optique reçoit de l’éther qui le frappe déter-
minerait la couleur. L'intensité de la lumière serait,
comme celle du son, en rapport immédiat avec l’am-
plitude absolue des écarts des particules vibrantes.
Il y aurait donc les relations les plus intimes entre
la lumière et de son, et, se laissant aller à cette sé-
duisante analogie , on pourrait dire avec quelque vé-
rité : L’optique est une autre acoustique , dans laquelle
— 495 —
les vibrations des corps sonores sont remplacées par
celles des corps lumineux, l'air par l’éther, l'oreille
par l'œil. La lumière est l'agitation de l’éther comme
le son est l'agitation de l'air : l'obscurité est le silence
de l'éther.
J'en ai dit assez, Messieurs, pour vous faire juger
que j'incline en faveur de cette dernière hypothèse,
Je regrette de ne pouvoir point vous présenter le dé-
tail de tous les faits qui militent pour l’une et pour
l’autre. Je me bornerai à vous rappeler que les phé-
nomènes , en apparence incohérens , qui constituent
l’optique actuelle , s'expliquent naturellement dans le
système ondulatoire , indépendamment de ces surcharges,
de ces modifications nouvelles que la théorie newto-
nienne réclame à chaque nouveau fait. Cependant, il
m'est impossible de résister au désir de vous remettre
sous les yeux un principe entièrement désastreux pour
le système de l'émission : ce principe est celui des in-
terférences établi d’une manière incontestable par l'il-
lustre Fresnel qui, enlevé à la science dans un âge
peu avancé , eut, malgré la trop courte durée de sa
carrière, la gloire de ramener les savans à une théorie
qu'ils avaient abandonnée.
Deux miroirs métalliques plans sont disposés verti-
calement à côté l’un de l’autre, à peu près comme
les feuillets d’un livre ouvert, de manière qu'ils fas-
sent entre eux un angle très-obtus. Au devant, une
lentille concentre en son foyer un faisceau de lumière
homogène et dirigé horizontalement. Le cône divergent
qui en résulte tombe en partie sur chacun des deux
miroirs , et les rayons, après s’être réfléchis , viennent
se croiser dans, l’espace sous des directions presque
13.*
— 196 —
parallèles. Là, ils forment des lignes alternativement
sombres et brillantes que l'on peut recevoir sur un
carton. Ainsi, deux rayons lumineux, émanés d’une
même source, et qui se rencontrent sous une petite
obliquité , exercent une action l’un sur l’autre, de
telle sorte qu'ils peuvent se détrnire en totalité ou
s'ajouter pour doubler leur éclat.
L'obsceurité naissant du concours de deux lumières,
c'est là sans doute une chose qui paraît paradoxale
et que l'esprit serait tenté de rejeter comme absurde
et impossible, si l'impérieuse évidence des faits ne
résistait à tous les raisonnemens. Ici, d’ailleurs , l’ex-
périence est d'autant plus certaine qu'elle a été ré-
pétée, avec l'exigence du doute et le désir de
donner un démenti, par les partisans de la doctrine
de l'émission , qu'elle frappe d’un coup mortel. Aucun
d'eux, jusqu'à présent, n’a pu concilier la doctrine
et le fait, et rien, en effet, ne paraît plus inconci-
liable. Deux molécules sont animées d'une même vi-
tesse ; elles vont dans le même sens , se rencontrent
sous un petit angle, et leurs vitesses se détruisent.
N'y a-t-il point impossibilité mécanique ?
Au contraire, dans le système des ondulations, le
mouvement des particules éthérées étant alternative-
ment dans un sens et dans l’autre, on voit que deux
rayons doivent se détruire en se croisant, si, par
une cause quelconque, ils arrivent au point de ren-
contre avec des mouvemens opposés. Une onde de l'un
d'eux comprime l'éther qu'elle traverse, et, en même
temps, une äutre onde appartenant au second dilate
ce fluide: sous ces influences opposées , il conserve
son état d’élasticité normal et son immobilité. Or l’é-
— 491 —
ther en repos n'est pas de la lumière, pas plus que
l'air en repos n'est du son.
Dans la lutte récente qui s'est établie, au milieu du
monde savant , entre les défenseurs des idées de New-
ton et ceux de la théorie des ondes, les succès ob-
tenus par ces derniers ont d’abord été contestés. Mais,
quand Fresnel eut mis hors de doute le principe des
interférences, quand il fut parvenu à déduire d'un
petit nombre de suppositions simples et fécondes un
enchainement rigoureux de tous les faits de l'optique,
et leur explication complète , jusque dans leurs moin-
dres variétés, il fallut se rendre à l'évidence , ou re-
connaître, au moins, que l'idée des vibrations était
plus heureuse que celle de l'émission. Que le parti ré-
duit au silence cherche, tant qu'il voudra, une ex-
cuse de sa défaite dans le rare bonheur de ses adver-
saires: pour nous, qui ne voulons que la vérité,
nous adopterons les principes de Fresnel comme offrant
un guide certain pour l'explication des phénomènes de
l'optique. L
Il faut voir maintenant s'ils s’appliqueront avec la
même rigueur aux phénomènes de la chaleur.
Remarquons d’abord que ces phénomènes peuvent se
diviser en deux grandes séries : à la première appar-
tiendront tous ceux qui sont relatifs à la propagation
de la chaleur, soit dans l’espace , soit à travers les
corps : la seconde comprendra les effets que la cha-
leur , interposée dans la matière , lui fait éprouver.
Par cette division, la question se trouve considéra-
blement restreinte : on n’a plus à s'occuper des faits
qu'embrasse la première série. À chacun d'eux corres-
pond un fait analogue en optique, en sorte que leur
— 198 —
explication est ramenée à celles que Fresnel a données
pour cette dernière branche de nos connaissances. Il
est vrai qu'au milieu de ces analogies il existe quel-
ques différences ; mais elles ne portent point sur les
lois physiques des phénomènes : elles résultent unique-
ment des impressions diverses produites sur nos organes.
Nous n'avons pas besoin, par exemple, d'’instrumens
habilement combinés pour reconnaître qu’un verre rouge
ne se laisse traverser que par la lumière rouge : il a
fallu, au contraire , un appareil d'une excessive pré-
cision pour nous démontrer la multiplicité de nature
de l'agent calorifique. Cela provient , sans doute, de
ce que l'œil est doué d’une délicatesse infiniment su-
périeure à celle du toucher ; et, tandis que le sens
de la vue apprécie les moindres nuances des couleurs ,
l'organe grossier du tact est affecté de la même ma-
nière par toutes les diathermansies du calorique. Ce
n'est point au physicien qu’il appartient de rechercher
les causes de cette inégale sensibilité : dès que les nerfs
sont frappés , sa science est à son terme ; tout ce qui
suit rentre dans le domaine de la physiologie.
Avec cette sage réserve , les difficultés disparaissent :
sous des traits communs qui rappellent l'unité de leur
origine , les deux agens qui nous occupent présentent
des caractères distinctifs qui donnent à chacun d'eux
sa physionomie , son allure. Ces caractères, on les at-
tribuera , soit à la vitesse plus ou moins grande des
oscillations , soit à la nature plus ou moins complexe
de ces mouvemens atomiques. Je m'arrête quelques
instans à ce dernier avis qui me paraît être le plus
probable.
Un diapason ébranlé accomplit des vibrations qui le
— 193 —
rendent sonore. Supposons que, l'ayant suspendu à une
corde, on l'écarte de la direction verticale que lui
donne l'attraction terrestre : alors, tout en continuant
ses vibrations, il battra, comme un pendule, une
suite d’oscillations décroissantes. Ainsi les particules , en-
traînées par un mouvement commun , se balanceront
en outre les unes autour des autres.
Semblablement , on peut imaginer que, sous des in-
fluences diverses , les atomes de l'éther reçoivent deux
espèces de mouvemens. Tantôt, ils subiront simplement
les impressions alternatives de compressions qui les
éloigneront du corps chaud et de dilatations qui les
en rapprocheront : leurs ondulations alors seront entiè-
rement identiques avec celles de l'air, lorsqu'il sert
de véhicule au son. D'autres fois, à ces impulsions
uniformément réparties dans toute la masse d'une cou-
che éthérée se joindront des agitations individuelles
des molécules , qui oscilleront, par exemple, dans une
direction perpendiculaire à celle du transport commun.
Le premier mouvement pourra être assimilé aux bat-
temens pendulaires du diapason ; le second représentera
les vibrations par lesquelles le son prend naissance.
Si j'ai été assez heureux pour exprimer clairement
ma pensée, vous comprendrez, Messieurs, que les
ondulations qui constituent la chaleur ont un degré
de complication moindre que les ondulations iumineu-
ses. Le mode d’agitation que possèdent à la fois les
unes et les autres expliquera les faits qui établissent
entre les deux agens une ressemblance frappante :
l'ébranlement particulier qui caractérise la lumière ren-
dra compte des phénomènes spéciaux à celle-ci.
Peut-être ces idées vous paraîtront-elles des spécu-
— 200 —
lations vagues et sans fondement : mais, Messieurs ,
elles ont subi l'épreuve de calculs positifs qui les ont
pleinement confirmées. Les lois de la réflexion , par
exemple, sont les conséquences rigoureuses des ondu-
lations simples, et, vous le savez, l'expérience les a
trouvées identiques, pour la chaleur et pour la lumière.
Mais la double réfraction , cette propriété curieuse
qu'ont certains cristaux d'offrir une double image des
objets qu'ils séparent de l'œil, ne peut se déduire des
considérations analytiques sans l'introduction des vibra-
tions latérales des particules éthérées.
Les effets que j'ai classés dans la seconde série pré-
sentent plus de difficultés, ou du moins leurs expli-
cations sont enveloppées d’une plus grande incertitude :
car je ne sache pas que, jusqu'à présent, aucun géo-
mètre en ait fait l'objet de recherches mécaniques
bien exactes. Je serai donc réduit à vous proposer ici
des aperçus généraux qu'il appartiendrait à des talens
supérieurs au mien de soumettre à un examen plus
profond.
Lorsque la chaleur absorbée par un corps s’est ré-
partie dans sa masse, deux effets simultanés se sont -
produits : au toucher , le corps nous fait éprouver une
sensation plus énergique ; les modifications qu'il a su-
bies nous sont annoncées par ce je ne sais quoi, que
nous désignons sous. le nom de température ; et que
nous ne pouvons définir. En méme temps, les dimen-
sions du corps se sont agrandies , et c'est parce que
l'élévation de la température et la dilatation sont
choses inséparables que nous nous servons de l'une
pour mesurer l’autre.
Quelquefois pourtant , ces deux effets disparaissent :
— 204 —
le corps solide devient liquide , le liquide se transforme
en vapeur. La glace a-t-elle atteint la température
de QG? Si vous lui communiquez une dose nouvelle
de calorique, vous la verrez se fondre. Eu vain la
soumettriez vous à l’activité du foyer le plus ardent ;
sa température ne s’élevera point. Elle dissimulera ,
rendra latente toute la chaleur qu'elle recevra , jus-
qu'au moment où sa conversion en eau sera complète.
Cette absorption du calorique pendant la fusion des
corps nous fournit le moyen le plus rationnel de com-
parer les intensités de cet agent. Veut-on découvrir
si l'application d'une même quantité de chaleur à deux
corps, de poids égaux, mais de nature différente,
échauffera ces deux corps du même nombre de de-
grés? Après leur avoir donné une température égale,
on les refroidira l’un et l’autre jusquà 0°, en em-
ployant toute la chaleur qu’ils laisseront échapper à
fondre de la glace. La répétition d'un effet toujours
semblable exige évidemment la répétition d'une force
constamment identique. Une quantité double ou triple
de glace fondue résultera donc d’une quantité double
ou triple de chaleur , de sorte qu'on évaluera la pro-
portion de cette dernière que l’on ne peut voir, par
la quantité de glace fondue que l'on pourra peser.
Par l’application de ce procédé, on reconnaît que
des substances différentes ayant le même poids ont be-
soin de quantités de chaleur très-inégales pour s'élever
d’un même nombre de degrés, et en même temps on
détermine les rapports de ces quantités de chaleur à
celle qui peut fondre un kilogramme de glace. Ces rap-
ports sont désignés sous le nom de capacités calori-
fiques.
— 202 —
Cet exposé sommaire permet de résumer ainsi les
faits que notre théorie doit embrasser : définir la tem-
pérature , expliquer la dilatation , les changemens d’é-
tat et la dissimulation de chaleur qui les accompagne,
rendre compte de l'inégalité des capacités calorifiques.
La température sera l'amplitude des oscillations des
atômes , comme , en acoustique , l'intensité du son est
l'étendue des excursions des particules vibrantes. Pour
parler en termes plus précis, rappelons que l'effet uti-
le et sensible d’une force a pour mesure le produit de
la masse à laquelle elle s'applique par le carré de la
vitesse qu'elle lui communique , produit que les méca-
niciens appellent force vive. Nous donnerons alors une
définition exacte de la température, en disant que ce
mot exprime la force vive des atômes ébranlés. Lorsque
cette force sera la même dans deux corps en contact,
il n'y aura entre eux aucun échange de mouvement ,
et l'égalité de température ne sera que l'égalité des
forces vives des atômes.
Considérez une file d’atômes à l'instant où ils s'écar-
tent les uns des autres ; elle va prendre un allonge-
ment d'autant plus considérable que cet écartement le
sera lui-même davantage. Par le mouvement opposé ,
elle se raccourcira ; mais d’autres files, entrant dans
la phase première de vibrations , s’allongeront à leur
tour. En sorte que, par ces gonflemens continuels de
certaines séries de molécules, le corps nous paraitra
d'autant plus volumineux que ces gonflemens seront
plus forts ou la température plus élevée.
Lorsqu'on pince une corde fortement tendue , elle
cède à l'impulsion et devient sonore : si l'on cherche à
l'écarter un peu trop, elle se rompt avec violence.
— 203 —
+
C'est là une grossière image de ce que les corps éprou-
vent dans leurs changemens d'états. La rupture de la
corde provient de ce que ses molécules, soumises à
leur action mutuelle, ne peuvent point subir tous les
mouvemens ; il en est d’incompatibles avec la liaison
de ses parties. Pareillement, lorsque l'impulsion de l'é-
ther imprime aux atomes d'un corps des agitations qui
ne peuvent s’accorder avec leur union actuelle, la li-
mite des vibrations qu'ils peuvent accomplir est dépas-
sée : ils ne reviennent plus dans leurs positions primi-
tives, et, prenant d'autres arrangemens , ils se transfor—
ment en un corps nouveau.
Tout l'effort du fluide propagateur pour augmenter
la vitesse des particules, se trouve ainsi détourné dans
la production d’un autre effet ; la force qu'il leur com-
munique n’a d'autre résultat que de changer leurs dis-
positions relatives, mais elle est impuissante pour am-
plifier leurs excursions ou élever leur température.
Tels sont les principes qui me paraissent propres à
ramener à une explication naturelle et tout-à-fait ma-
thématique les variations de volume , les changemens
d'états et l'absorption de chaleur latente qui les ac-
compagne. L’inégalité des capacités calorifiques se con-
coit avec la même facilité.
J'ai appelé température la force vive des atômes , et
j'ai réduit l'égalité de température entre deux corps
à celle de la force vive de leurs atômes. Il résulte
de ces définitions que, lorsqu'on échauffe deux corps
d'un même nombre de degrès , la force vive atomique
augmente , dans chacun d'eux, d'une égale quantité ;
que , par conséquent l’atôme de l’un et de l'autre re-
coit l'impulsion d'une même puissance, ou, en d’au-
— 204 —
tres termes , la même quantité de chaleur. Mais‘ sous
des poids égaux, des corps différens contiennent des
nombres inégaux d’atômes : la quantité de chaleur prise
par chacun des atômes sera donc diversement multi-
pliée dans un même poids de substances différentes ,
et, par cette inégale répétition , formera des sommes
nécessairement différentes. |
Ici, Messieurs , permettez-moi une ligne de caleuls
simples qui rendront plus claire la déduction d’une
conséquence importante.
Dénotons par » et n’ les nombres d'atomes contenus
dans un kilogramme de deux corps, par p et p’ les
poids de ces atomes, en sorte que l'on ait p—""p'
—1 kilogramme. Appelons q la quantité de chaleur
que prend un atôme, quand la température s'élève
d'un degré ; ng et »’q seront les expressions des quan-
tités de chaleur capables d'élever d'un degré les 2 ki-
logrammes que nous considérons ; ce seront, en d’autres
termes , les capacités calorifiques des corps dont ces
kilogrammes sont formés ; en sorte que, ces capacités
étant désignées par € et c’, nous aurons: c—#»g,
C'—=n'q, ou =: mais l'égalité »p=—n'p! donne
ile nb d'où il résulte JA ou bien cp—c'p'
ne AD ? ar ft 1113 AGP. -
Résultat remarquable qui s'énonce ainsi : le produit de
la capacité calorifique d'un corps par le poids de l'a-
tôme est un nombre constant. Cette loi, qui peut avoir
une grande utilité en chimie, se trouve confirmée par
l'expérience , comme l'a remarqué le premier M. Du-
long. En l'appliquant aux corps élémentaires dont le
poids atômique est admis de tous les savans , on trouve
— 908 —
des résultats qui ont pour moyenne le nombre 0,3758,
et chacun d'eux diffère ‘si peu de ce nombre lui-même
que les différences retombent dans les erreurs des ob-
servations.
CAPACITÉS POIDS
PRODUITS.
CALORIFIQUES | ATOMIQUES.
Plomb .
Étain .
Fer.
Soufre.
Platine.
Zinc. .
Tellure
Nickel.
Ce développement d’un fait tout particulier sortait
des limites que je m'étais imposées, puisque j'avais
voulu me borner à quelques considérations générales ;
— 206 —
mais j'ai pensé qu'il ne serait point hors de propos
d'appliquer la théorie que mon but était de défendre
à un exemple qui lui donne la prééminence , puisque
la loi de M. Dulong s'en déduit avec rigueur et faci-
lité, tandis qu'elle paraît inexplicable dans le système
de l'émission.
RÉSUMÉ
DES
RECHERCHES DE M. MELLONI
SUR LA CHALEUR,
Par M. POLLET.
— ss 2 (0 -———
MEssreurs ,
Parmi les travaux qui doivent contribuer d’une ma-
nière efficace au progrès des théories physiques, vien-
nent se placer au premier rang ceux de M. Melloni,
sur la chaleur, en 1833 et en 1835. Ses mémoires,
rélégués dans les recueils scientifiques, n’ont pu trou-
ver place jusqu'ici que dans un petit nombre d’ouvra-
ges élémentaires : aussi, ne sont-ils guère connus que
de ceux que leur profession oblige à se tenir au cou-
rant des découvertes récentes. Le haut intérêt qu'ils
présentent, la précision remarquable des expériences qui
s’y trouvent décrites , les rendent pourtant dignes de
figurer à l'avenir dans tout enseignement qui s'élève
au-dessus des premières notions. Permettez-moi, Mes-
sieurs, de vous en présenter le résumé rapide: je vous
indiquerai le but que l’auteur s’est proposé, la marche
— 208 —
qu'il a suivie pour l’atteindre , les résultats qu'il a ob-
tenus.
Lorsqu'on veut décrire les effets de la chaleur, on
est presque toujours obligé d'adopter, au moins dans
le langage, une hypothèse sur la nature de cet agent.
Comment exprimer, par exemple, cet échange qui s'é-
tablit entre les corps chauds et l’espace qui les envi-
ronne? On a coutume de dire que les corps chauds
rayonnent du calorique dans toutes les directions. Enon-
cer ainsi le fait, c'est évidemment supposer l'émission
d’une substance engagée primitivement dans la masse
échauffée : car, à coup sûr, si l’on regardait la cha-
leur comme le résultat d’ondulations excitées dans un
fluide qui remplirait tout l'espace, on ne parlerait pas
plus de rayonnement du calorique qu'on ne parle de
rayonnement du son. Sans me prononcer en faveur d'au-
cun système, je eonserverai les termes consacrés par
l'usage ; mais j'avais besoin de vous expliquer la valeur
que je leur attribue, puisqu'ils seront conformes à une
hypothèse que je rie prétends pas accepter.
C’est un fait bien connu que les rayons calorifiques
traversent librement l'atmosphère , sans être arrêtés ou
absorbés dans leur course. Une observation bien simple
met cette vérité à l’abri d'aucun doute : placés devant
la porte entr'ouverte d’un poële , nous éprouvons la
double impression du courant d'air froid qui s’élance
du dehors pour alimenter la combustion , et de la cha-
leur qui, par un mouvement opposé , vient du foyer
jusqu’à nous. En vain méme agiterait-on l'air situé de-
vant la porte du poêle; on ne saurait déranger la
marche des rayons.
La plupart des corps solides transparens laissent aussi
— 209 —
à la chaleur un libre passage : personne n'ignore, par
exemple, que le soleil élève rapidement la température
d'un appartement dont les fenêtres sont closes. Ce phé-
nomène avait été reconnu depuis long-temps, mais on
était loin de s’accorder sur l'explication qu'il fallait en
donner.
L'opinion la plus commune était que la chaleur, ab-
sorbée par la face antérieure de la lame, s'y accumu-
lait peu à peu, et qu'elle se propageait ensuite de cou-
che en couche jusqu'à la seconde surface, où elle re-
commençait à rayonner. Ainsi, la transmission de la
chaleur était le résultat de la conductibilité, et les corps
diaphanes ne la propageaient que par l’échauffement suc-
cessif de leurs différentes couches, comme auraient pu
le faire des substances d’une opacité complète.
Cette manière de voir ne saurait cependant soutenir
un examen attentif, Il ne s'écoule pas de temps appré-
ciable entre le moment où l'on ouvre le volet d'une
chambre noire, pour laisser tomber sur les vitres les
rayons du soleil, et celui où un thermomètre placé
dans cette chambre, à peu de distance de la fenêtre,
commence à s'élever. En considérant l'extrême difficul-
té avec laquelle le verre conduit le calorique, on voit
bien que cet échauffement instantané est en opposition
formelle avec l'explication que nous réfutons.
Elle a, d'ailleurs, été renversée par des expériencés
directes et ingénieuses. On fixa verticalement au tuyau
d'une fontaine un ajutage de deux lames de verre pa-
rallèles : l’eau s’étendit ainsi en une nappe d’un quart
de ligne environ. On plaçca d'un côté un thermomètre
à air, et de l’autre. un .fer chaud : le thermomètre
monta sensiblement. Or, il est évident que, dans ce
14.
— M@ =
cas, la propagation successive par les différentes cou-
ches de l'écran sans cesse renouvelé ne pouvait s'ef-
fectuer. Il fallut donc admettre que les rayons de cha-
leur traversaient, d'une manière immédiate, des subs-
tances diaphanes , autres que l'air atmosphérique. Des
observations semblables, exécutées sur des plateaux de
verre animés d'un mouvement de rotation très-rapide,
conduisirent au même résultat.
Delaroche , qui démontra le premier cette transpa-
rence de certains corps pour la chaleur, se livra à
quelques essais pour en découvrir les lois ; mais ses
recherches incomplètes laissèrent de nombreuses lacunes
que M. Melloni s'est proposé de remplir.
La partie principale de son appareil est un thermo-
mètre fort sensible auquel il donne le nom de fhermo-
multiplicateur. Soixante petits arcs métalliques sont im-
plantés dans un cercle non conducteur de l'électricité :
chacun d'eux est formé d’une lame de bismuth et d’une
lame d'antimoine soudées bout à bout. L’extrémité li-
bre de l'antimoine de chaque petit arc est soudée à
celle du bismuth de l'arc précédent, en sorte que tou-
te la série forme une courbe sinueuse , perpendicu-
laire au plan du cercie qui la soutient, et présentant
un égal nombre de soudures de-part et d'autre de ce
plan. Les bouts libres des deux ares extrêmes sont,
au moyen de fils métalliques , en communication avec
les rhéophores d'un galvanomètre. Si l’on tourne l’une
des faces du cercle vers un corps échauffé, la chaleur
émise par celui-ci élève la température de toutes les
soudures voisines, sans affecter celles que le cercle
soustrait à son influence. Un courant thermo-électrique
s'établit alors dans tous les contours des arcs métalli-
— 211 —
ques et du galvanomètre, dont l'aiguille éprouve une
déviation d'autant plus forte que ce courant a plus d’é-
nergie.
Telle est, Messieurs, la délicatesse de ce précieux
instrument qu'il est influencé par la chaleur de la main
placée à 25 ou 30 pieds, et que l'effet est instantané.
Ainsi, les plus faibles doses de chaleur sont rendues
sensibles : un nouveau monde est, pour ainsi dire, dé-
voilé ; et, de même que la lumière, le calorique pos-
sédera désormais un microscope.
La source de chaleur employée par M. Melloni
était une petite lampe de Locatelli, placée sur un sup-
port dont la distance au thermo-multiplicateur pou-
vait être changée par un mouvement doux et facile.
Pour modifier le rayonnement de la flamme , il l’en-
tourait , tantôt d'une spirale de platine qui devenait su-
bitement incandescente, tantôt d’un mince fourreau de
cuivre qui prenait une température de 400° centigrades
environ.
Entre la source et le thermo-multiplicateur était pla-
cé un diaphragme percé d’une petite ouverture : de
cette façon , l'instrument thermométrique ne pouvait
recevoir d'autres rayons que ceux qui traversaient l’ou-
verture.
Cette description sommaire , dans laquelle j'ai omis
plusieurs détails de perfectionnement , suffira pour faire
comprendre la marche des expériences.
La lampe étant disposée à une distance - convenable
pour que l'aiguille indicatrice du galvanomètre marque
30° de déviation, on intercepte le rayonnement par un
écran que l’on place entre l'ouverture du diaphragme
et la source de chaleur ; l'aiguille revient au zéro de
14.*
| — 219 —
sa division. On établit alors contre l'ouverture une pla
que de verre, et l'on pousse le diaphragme à une dis-
tance à peu près égale entre le thermo -multiplicateur
et la lampe. On ôte l'écran opaque ; les rayons traver-
sent le verre, tombent sur les soudures et font aussi-
tôt mouvoir l'aiguille du galvanomètre. Après un cer-
tain nombre d'oscillations décroissantes, dont la durée
totale est d'une minute et demie, elle parvient enfin
à une .position d'équilibre dans laquelle elle se fixe.
Cette déviation de l'aiguille annonce bien que le ther-
mo-multiplicateur reçoit du calorique, mais il faut prou-
ver que ce calorique a traversé la lame de verre par
un rayonnement direct, et non par l’échauffement suc-
cessif de ses différentes couches. Deux sortes de preu-
ves mettent cette vérité hors de doute.
On répète l'expérience sur d'autres lames diaphanes
ayant des épaisseurs très-différentes , depuis un cen-
tième de ligne jusqu’à cinq ou six pouces : l'aiguille
éprouve des déviations plus ou moins grandes, mais le
temps nécessaire pour atteindre la position d'équilibre
est toujours le même. Enfin, si l'on note le temps qu'il
faut à l'aiguille pour arriver à 30°, lorsque les rayons
tombent directement sur les soudures , on le trouve
encore d’une minute et demie. La constance d'un tel
intervalle , dans des circonstances si variées, ne mon-
tre-t-elle pas avec la dernière évidence que les dévia-
tions résultent exclusivement de la chaleur qui arrive
sur le thermo-multiplicateur, par le seul mode de trans-
mission instantanée ? Mais, en. opérant sur des, écrans
opaques, on peut avoir une preuve directe de cette
proposition.
Aux lames transparentes employées jusqu'ici, on subs-
UE —
titue des lames opaques : c’est une plaque de verre
noïrcie à l'encre de chine sur l’une de ses faces, une
lame de cuivre noïircie sur les deux faces, une plaque
mince de bois, ou bien enfin une simple feuille de
papier. Les rayons calorifiques , tombant sur la face an-
térieure de l’une de ces substances, l'aiguille demeure
stationnaire. Et pourtant, il est incontestable que l'é-
chauffement que ces substances éprouvent est au moins
égal à celui des plaques diaphanes.
Voilà donc une méthode d'observation dans laquelle
les déviations de l'aiguille indicatrice proviennent wi-
quement de la chaleur qui traverse, d’une manière
immédiate, les écrans translucides placés devant l’ouver-
ture du diaphragme. J'en ai décrit les principes un peu
minutieusement peut-être, mais les détails dans lesquels
je suis entré, éviteront pour la suite des répétitions
fastidieuses.
Le premier problème qui se présente dans la série
des questions relatives au passage de la chaleur rayon-
nante à travers les corps solides, c’est de déterminer
l'influence que le degré de poli exerce sur la quantité
de rayons transmis. À cet effet, M. Melloni placa suc-
cessivement devant l'ouverture du diaphragme des pla-
ques de verre réduites à une épaisseur commune de
0®,008. Ces plaques étaient des fragmens d’une même
glace usés de manière à former une série complète de
surfaces planes plus ou moins finement travaillées, de-
puis le premier dégrossage jusqu'au poli le plus par-
fait. Les déviations de l'aiguille ont varié, pour ces
différentes pièces, de 5° à 19. Ainsi, pour la chaleur
comme pour la lumière, le rayonnement à travers un
— 914 —
milieu diaphane est d’autant plus grand que la surface
est plus polie.
Des procédés analogues et sur lesquels il me parai-
trait superflu d'insister, ont servi à déterminer l'influ-
ence de l'épaisseur, l’un des élémens les plus essen-
tiels à connaître. De nombreuses vérifications ont cons-
taté les faits aperçus à cet égard par Delaroche : la
chaleur, en rayonnant à travers un corps, éprouve de
sa part une perte d'autant plus grande qu'elle parcourt
une plus grande étendue, mais la diminution que su-
bit son intensité n'est point proportionnelle à cette éten-
due : en d’autres termes , les rayons qui ont traversé
une première lame sont absorbés en moindre propor-
tion , lorsqu'ils en traversent une seconde.
Ces résultats sont importans sans doute, mais ils ne
font que confirmer des résultats antérieurs , ou justifier
des prévisions que l’analogie de la chaleur et de la lu-
mière avait, dès long-temps, suscitées. Ceux qu'il me
reste à rapporter sont d'une portée bien supérieure :
ils me paraissent propres à établir la théorie de la cha-
leur sur des bases toutes nouvelles.
Des lames différentes, placées successivement devant
l'ouverture du diaphragme , font éprouver à l'aiguille
des déviations très-variables. Afin de mettre dans tout
son jour une conséquence qui en résulte et qui peut
devenir un principe fondamental, je citerai quelques
données.
Sous l'influence d’une lame de verre de 3"® d’épais-
seur , l'aiguille éprouve une déviation de 21°. Elle re-
tourne à 28° par l'interposition d'une plaque de sel
gemme , parfaitement diaphane et de la même épais-
seur. Une pareille plaque de cette espèce d’alun qui,
— 943 —
à cause de sa parfaite transparence, recoit dans le
commerce le nom d'alun de glace, la fait retomber à
4°, Ainsi des plaques également diaphanes et également
épaisses ne sont pas susceptibles de transmettre la même
quantité de chaleur rayonnante.
Qu’à la plaque d’alun, on en substitue une autre
de cristal de roche enfumé, épaisse de 86 millimètres,
l'aiguille ira s'arrêter à 19°. La couleur brune du cris-
tal employé par M. Melloni était si fortement pronon-
cée, qu'en le posant sur une page imprimée en gros
caractères et exposée au grand jour, on ne pouvait
même pas distinguer les lettres; le papier et les carac-
tères se confondaient complètement et formaient une
teinte noire uniforme. Il peut donc arriver que, de
deux corps, celui-là transmette le plus de chaleur
rayonnante qui sera le plus épais et le moins trans-
parent.
Enfin, certains verres noirs, d’une opacité complète,
que l’on emploie dans la construction des miroirs pour
la polarisation de la lumière, transmettent une quan-
tité notable de rayons calorifiques.
Il résulte évidemment de ces faits que la faculté que
possèdent les corps de se laisser traverser par la chaleur
rayonnante diffère essentiellement de leur transparence
pour la lumière. I] faut donc distinguer avec soin les
corps de facile transmission calorifique des corps de
facile transmission lumineuse, et désigner les premiers
par des dénominations différentes de celles que l'on
donne aux seconds. M. Melloni propose de les appeler
transcaloriques, ou diathermanes , par analogie avec les
mots translucides et diaphanes, que l’on emploie pour
les corps doués de la même propriété rélativement à
— 216 —
la lumière. Il adopte le nom d’athermanes pour les subs-
tances opaques , par rapport au calorique.
Les rayons émergens de chaque lame , exposée à la
même source, donnant une élévation de température
plus ou moins grande, lorsqu'ils tombent sur le corps
thermoscopique de l'appareil, on en déduit immédiate-
ment que la quantité de chaleur qui passe à travers
un écran donné varie avec sa composition et son
épaisseur. Mais cette différence de quantité est-elle bien
la seule qui existe entre les rayons immédiatement trans-
mis par les corps de diverse nature? Nous allons en
juger par quelques expériences.
Si l'on fait arriver, sur le thermomultiplicateur , les
rayons de la lampe Locatelli, après qu'ils ont traversé
une lame de substance peu diathermane, telle que l’a-
cide citrique, on obtient un effet assez faible dans le
cas ordinaire où l’action totale et directe équivaut à
30° du multiplicateur ; mais on peut l'’augmenter en
approchant la source de chaleur. Je suppose donc que
l'on ait produit, à travers l'acide citrique, une dé-
viation de 30° sur le galvanomètre. Les choses étant
dans cet état, on interpose une lame d’alun, de ma-
nière que les rayons émergens de l'acide citrique soient
forcés de la traverser avant d'arriver au corps ther-
moscopique : l'aiguille aimantée ne descend que de 3
ou 4 degrés.
Maintenant, on recommence l'opération sur une au-
tre substance différente de l'acide citrique, sur du
verre, par exemple ; c'est-à-dire que l'on fait varier la
position de la lampe jusqu'à ce que l'on obtienne en-
core une aeviation de 30° par l’action de la chaleur
rayonnante à travers le verre : puis, on interpose la
— 217 —
lame d’alun. L’index magnétique ne retombe plus seu-
lement de 3 ou 4°, comme dans le cas de l'acide ci-
trique, mais il éprouve un mouvement rétrograde si
prononcé qu'il vient se placer à très-peu de distance
du zéro de son échelle. En variant la nature des la-
mes , on trouve des résultats analogues.
On voit que des rayons de méme intensité, qui sor-
tent de corps diathermanes différens , sont inégalement
transmissibles à travers la même plaque d'alun. Ainsi
se trouve découverte une vérité nouvelle et imprévue :
la chaleur n’est pas unique dans sa nature ; elle n'est
ni plus simple , ni plus homogène que la lumière. De
même que les couleurs du spectre manifestent la com-
position des rayons lumineux, la transmission de la
chaleur à travers les corps démontre la multiplicité des
espèces de calorique , émises par une même source. C’est
une sorte de coloration invisible, que le microscope ther-
mométrique nous a dévoilée.
L’explication de l'inégale intensité de la chaleur
transmise à travers les divers corps diathermanes est
par là ramenée à ses véritables principes. IL est incon-
testable , en effet, que ces corps n'offrent pas un égal
accès aux rayons de toute espèce, puisque l’alun, par
exemple, se laisse traverser par ceux qu'a propagés
l’acide citrique, et qu’au contraire il absorbe com-
plètement ceux qui sortent du verre. En cela, les corps
diathermanes agissent absolument sur la chaleur comme
les milieux colorés sur la lumière. Vous le savez, Mes
sieurs, lorsqu'on expose successivement un même verre
coloré à des lumières de différentes couleurs, celles
qui possèdent là même teinte que le verre passent en
abondance ; les autres sont presque totalement inter-
— 218 —
ceptées. Semblablement, chaque substance diathermane
jouit d'une couleur calorifique qui lui est propre : par-
ini les rayons qu'elle reçoit d’une source , elle admet
ceux dont la teinte se rapproche de la sienne, en ar-
rétant et absorbant tous les autres. Si la couleur ca-
lorifique de deux lames superposées est la même ou du
moins analogue, les rayons sortis de la première ont
une nuance qui les rend aptes à passer facilement dans
la seconde : c’est le cas de l'acide citrique et de l’alun.
Mais, si les deux substances out une coloration en
quelque sorte opposée, les rayons émergens de la pre-
mière lame sont absorbés plus ou moins complètement
dans l’intérieur de l'autre : c'est le cas du verre et de
l’alun. Transparens l’un et l’autre pour la chaleur, ces
deux corps superposés forment un système d'une opa-
cité absolue , de même que deux plaques de verre,
l'une rouge et l’autre verte, produisent une obscurité
totale.
La coloration calorifique de la matière ou de la cha-
leur elle-même devant être à l'avenir un élément es-
sentiel de toute théorie relative à cet agent, il importe
de la désigner par une expression spéciale , afin d'évi-
viter toute confusion avec les couleurs proprement di-
tes : M. Melloni adopte celle de diathermansie.
Après avoir constaté la nature multiple des rayons
émanés d’une source, il était curieux de rechercher
si la même composition se conservait pour les rayons
envoyés par toute autre source.
Rappelez-vous, Messieurs, que l'aiguille indicatrice ,
déviée à 30° par le rayonnement direct de la lampe
Locatelli, s'est abaissée à 21° par l'interposition d’une
lame de verre ; qu’elle est retournée à 28° sous l'in-
— 9219 —
fluence d'une plaque de sel gemme, et retombée à 4°
lorsque l'écran diathermane était une plaque d'alun.
Si l’on entoure la flamme de la lampe d’une spirale
en platine, et qu’on la rapproche convenablement pour
reproduire par le rayonnement direct une déviation de
30°, qu'alors on fasse passer les trois plaques derrière
l'ouverture du diaphragme , on voit l'aiguille tomber à
0° pour l’alun, s'élever à 28° pour le sel gemme, et
redescendre à 14° pour le verre.
La même expérience, étant répétée sur les rayons
lancés par le fourreau de cuivre à 400°, donne une
transmission nulle pour l’alun ; 2° seulement pour le
verre ; mais l'index se soutient encore à 28°, lorsqu'on
iiterpose le sel gemme.
Ainsi le platine incandescent et le cuivre échaufté
n’émettent - aucun rayon de même diathermansie que
l'alun : du premier de ces corps, il part des rayons
de la diathermansie du verre, mais ils sont beaucoup
moins nombreux que dans le rayonnement de la flam-
me ; et ils s'anéantissent presqu'entièrement dans le
cuivre à 400°.
Ces faits n’auraient-ils d'intérêt que pour la science,
et l'industrie ne pourrait-elle pas en tirer quelque pro-
fit? Toutes les espèces de chaleur sont-elles également
propres à la production de tous les effets ? S'il en est
une qui, dans certaines circonstances , soit capable
d’une action plus énergique, ne trouverait-on pas une
immense économie dans l'emploi du combustible qui la
rayonnerait le plus fortement ? Il me semble, Messieurs,
que cette question mérite un examen attentif et des
recherches précises.
Vous avez pu remarquer, dans ce qui précède , que
— 220 —
le sel gemme donne, à toutes les sources, une trans-
mission invariable de 28° sur 50 : ce corps paraît donc
transmettre indifféremment et dans la même proportion
toutes les espèces de chaleur. Cela se vérifie effecti-
vement, lorsqu'on répète sur cette substance les expé-
riences que j'ai indiquées plus haut, en parlant du
rayonnement à travers deux écrans successifs. Le sel
gemme est donc un diathermane universel, propageant
les rayons de toutes les diathermansies , comme une
lame de verre incolore propage les rayons lumineux de
toutes les couleurs.
Cette propriété a permis à M. Melloni de se livrer
à quelques recherches nouvelles dont je me bornerai à
vous indiquer les résultats principaux : je craindrais
d'être inintelligible, si je cherchais à vous donner de
vive voix et sans dessin la description de l'appareil des-
tiné aux expériences.
Tout le monde sait que la concentration des rayons
solaires au foyer d’une lentille produit une chaleur lo-
cale assez intense, mais on a douté long-temps que ce
fût l'effet d’une réfraction de la chaleur. On expliquait
le fait par un échauffement inégal des différentes par-
ties du verre : la chaleur, disait-on , s’accumule vers
le centre ; les bords se refroidissent promptement, à
cause de leur peu d'épaisseur ; il n'est pas étonnant,
d’après cela, de voir le thermomètre monter plus ra-
pidement quand il se trouve placé sur le prolongement
de l’axe de la lentille que dans toute autre direction.
Je ne fais, Messieurs, que vous répéter cette expli-
cation , Hs les termes même où je l'ai trouvée ; car,
à vrai dire, elle me paraît si peu claire que je n’au-
rais point osé me hasarder à y changer un seul mot.
Pour lever tous les doutes à cet égard, M. Melloni s'est
attaché à constater la réfraction des rayons calorifiques
à travers un prisme de sel semme, et les résultats ont
réalisé son espoir. Il a reconnu que les rayons de tou-
tes les diathermansies sont susceptibles de réfraction
comme les rayons lumineux, qu'en outre, ils sont iné-
galement réfrangibles. |
. Vous apercevez sur-le-champ combien ces phénomé-
nes rendent le sel gemme précieux pour l'étude de la
chaleur rayonnante. S'agit-il de propager à de grandes
distances l’action d’un corps chaud de petites dimen:
sions ? On le fixera au foyer d'une lentille de sel gem
me, qui réfractera les rayons, et les fera sortir pa-
rallèlement à l'axe, en formant un vrai phare de cha-
leur. Veut-on rendre sensibles des rayons extrémement
faibles lancés par une source quelconque ? On les re-
cevra sur une pareille lentille, au foyer de laquelle on
placera un instrument thermométrique. On peut obte-
nir, par ce moyen, sur un simple thermomètre diffé-
rentiel, des signes très-marqués de la chaleur qui part
d'un vase fort éloigné, contenant de l'eau tiède.
Je borne ici, Messieurs, l'exposé que je me propo-
sais de vous présenter. Il est incomplet, sans doute :
si j'avais voulu vous parler de tout ce que les mémoi-
res de M. Melloni contiennent d’important, il m'aurait
fallu les transcrire tout entiers. Du moins, je vous en
ai cité les faits les plus saillans, et j'espère les avoir as-
sez fidèlement reproduits pour que vous les ayez en-
tendus avec quelque intérêt
D fe UE pa |
- JPA: tan d af bar moe, ere PS
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MÉMOIRE
SUR LE SANG.
CONSIDÉRÉ COMME CAUSE PRIMITIVE DES MALADIES.
Par LE D. ROUTIER.
MESSIEURS ,
Quaxp au cummencement de ce siècle, de solidisme,
cette doctrine médicale, qui fait dépendre toutes les
maladies de l’altération des solides , s'établit en vain-
queur sur les ruines de l’humorisme galénique et chi-
miatrique , par l'apparition de la nosographie philoso-
phique du professeur Pinel , qu'il sera toujours juste
de proclamer le législateur de la médecine philoso-
phique moderne, une grande révolution s’opéra dans
les sciences et dans les doctrines médicales , le jargon
humoral , la polypharmacie qui depuis Gallien régnaient
en maîtres dans les écoles de médecine , comme le
péripatétisme dans celles de philosophie disparurent
sous la force entrainante du raisonnement et sous les
traits non moins puissans de la satire et de la cri-
tique. Le ridicule jeté avec tant de verve et de génie
par le grand poëte à qui une noble inspiration à la-
— 924 —
quelle vous vous êtes associés va élever un monument
national. Le ridicule jeté sur le langage et les doc-
trines des médecins de son siècle a plus contribué en
France à leur chüte que les écrits et les travaux des
érudits.
C'est une chose digne de remarque dans l'histoire
des sciences que l’humorisme dont Galien , qui fut le
médecin le plus savant de l’antiquité s’il n’en fut point
toujours le plus judicieux, fit un dogme fondamental
qui eut pendant long-temps autant de partisans que
les écrits de son fondateur eurent d'autorité et de lec-
teurs, tomba en discrédit en même temps que la phi-
losophie d’Aristote , qui eut bien elle une autre uni-
versalité. Ces révolutions s’opérèrent dans la dernière
moitié du dix-huitième siècle.
Mais ces révolutions entrainèrent-elles la chûte d’er-
reurs absolues , de systèmes dénués de vérité, où de
tout ce qui pouvait les recommander même à ceux qui
abordèrent l'étude de la science avec une foi et une
conviction qui leur étaient opposées. Non sans doute,
leur long règne , l'éclat qu'ils jettent encore , le génie,
les lumières de leurs fondateurs , les travaux des grands
hommes qui les ont soutenus , commentés , agrandis,
prouveraient le contraire. <
La science, Messieurs , ne pêche pas par fausseté,
mais seulement par insuffisance. Ce qu'on appelle une
erreur dans nos systèmes ne peut étre que l’omission
ou la négation d’une partie de la vérité, l'erreur en-
fin , et qu’on ne prenne point ceci pour un paradoxe,
est une vérité plus ou moins incomplète, quelque: soit
la témérité de son vol , le point de départ de l'esprit
est toujours dans la réalité. -
— 995 —
Et voilà pourquoi le temps, les progrès de nouvelles
découvertes , des moyens d'investigations plus étendus,
plus riches, font revenir les esprits sur ce qui avait
été condamné péremptoirement et remettent en honneur
tout ou partie des doctrines trop partialement ou trop
précipitamment jugées,
Aujourd'hui pour nous en tenir à la pathologie mé-
dicale, l'humorisme dégagé de son langage barbare et
de sa polypharmacie nous semble tendre vers une réha-
bilitation. En effet, les travaux merveilleux de la chi-
mie organique, la perfection inouie des expériences
microscopiques , qui nous font descendre dans la com-
position intime de nos fluides , qui nous font découvrir
un monde vivant animé dans les liquides secrétés , tels
que le lait et d’autres humeurs, ne permettent plus
guères de regarder ces fluides secrétés et ces humeurs
comme des fluides absolument passifs sans influence
constitutionnelle sur l'organisme , circulant dans nos
solides sans propriétés qui leur soient propres, sans
action effective sur l'harmonie des fonctions qui cons-
titue la santè , ou sur l’état de trouble qui établit la
maladie. s
Il n'est donné jusqu'ici à personne d'apprécier toute
la portée de la révolution que doivent faire dans les
sciences médicales les expériences microscopiques sur
les fluides vivans et les travaux de la chimie orga-
nique placée aujourd’hui si haut dans l'opinion. Je me
garderai bien d'émettre sur cette matière des idées
prématurées , je reconnais à ce sujet toute mon inca-
pacité. Mais dans les sciences, Messieurs, c'est une
pensée très - philosophique que de faire ( permettez-
moi l'expression ) à certaines époques, son inven-
15,
—" Se —
taire. C'est une pratique très-sage surtout ; alors
qu'elles semblent disposées à changer de marche ,
et à se montrer sous un nouveau jour. Les scienees
ne doivent se constituer que de faits observés avec
bonne foi et sans esprit de secte. Si on reconnait cette
vérité, on reconnaitra en même temps que le plus
modeste observateur peut, par la publicité des faits
de sa pratique, et des fruits de ses méditations,
contribuer aux sages révolutions qui s'y préparent ; ou
contribuer à arrêter les écarts qui saperaient les saines
doctrines. C'est dans ce but qu'analysant un mémoire
contenu dans le n.° de mai 1837, de la société royale
de médécine de Bordeaux sur la question des maladies -
primitives des humeurs , j'arrêterai quelques instans
votre attention sur le sang comme cause et matière
des maladies.
Aucune humeur ne parait exercer des fonctions aussi
importantes , que celles qui ont été confiées au sang.
Il excite et entretient l’action de tous les organes ; il
est sous ce rapport le siège de la vie. Nous lisons dans
la Bible : Sanguinem quoque omnis animalis, non su-
metis in cibo, enim animas eorum est in sanguine.
Les altérations du sang par l’éffet et dans le cours
des maladies , sont des phénomènes qu’on ne peut
nier. cette humeur prend un caractère particulier dans
la chlorose, dans l’hydropisie , dans le mœlena , dans
le scorbut, dans la fièvre jaune , dans le cholera,
( les médecins de l'Europe en ont fait une trop longue
et trop triste expérience ). Et lorsqu'il existe une
suppuration interne, ancienne el étendue à une vaste
surface , le changement que dans toutes ces circon-
_— 997 —
stances morbides éprouve le sang, est un phénomène
organique vital.
Le fait de l'altération du sang dans les maladies est
prouvé ; mais ce phénomène vital est-il la cause des ma-
ladies dans lesquelles il se montre ou bien n'en est-il
que l'effet? Voilà toute la question. Offrons à ce sujet
quelques propositions tout en commentant et nous aidant
de l'ouvrage que nous analysons.
Première Proposition. — On ne trouvera point étrange
aujourd'hui d’après la manière dont on analyse et con-
sidère les fluides vivans , d'établir que dans les ma-
ladies des symptômes essentiels, quoique n'étant pas
toujours manifestes, dénotent si le sang est affecté
d'une manière primitive ou secondaire. Reconnaissant
la vitalité propre du sang, il faudra prendre en con-
sidération non seulement sa constitution , mais encore
ses forces , ses degrès d'énergie et d'activité ; la force
et l'énergie du sang sont accrues ou dans toute l'éco-
nomie par la pléthore, ou dans une partie par con-
gestion par hypertrophie ou inflammation, elles di-
minuent par rapport à l'organisme entier ou en partie
par consomption et oligharmie.
Dans la fibrine est la force du sang nommé si éner-
giquement par Bordeu chair coulante. Dans une fièvre
inflammatoire , le sang tiré de la veine a d'ordinaire
une consistance propre. Celui qui se coagule plus tar-
divement paraît recouvert d'une pellicule plus ou moins
épaisse que les médecins appellent croûte inflammatoire
ou phlogsitique , or dans ces fièvres inflammatoires
la croûte phlogistique se forme de manière que la fi-
brine qui, dans l’état sain du sang , recoit l’élément
rouge ainsi que les globules, se trouve dissoute dans
15.*
— 9228 —
te serum, et comme elle est plus légère que les autres
élémens du sang, elle se montre à la surface. C'est
pourquoi sous la eroûte le caillot est plus relâché par-
ce qu'il contient beaucoup moins de fibrines.
Deuxième Proposition. — Les solidistes et les méde-
cins qui ont repoussé la doctrine des fièvres essentielles
vous permettront-ils d'établir cette proposition qui tend
à rébabiliter une opinion long-temps dominante dans
l’enseignement ?
La fièvre est augmentée par toute la force du sang
pour protéger la vie, et pour éliminer tout ce qui est
nuisible à la vie, et plus particulièrement tout ce qui
est nuisible au sang. La fièvre vient du sang et a lieu
dans le sang. La fièvre est primitive sans affection in-
termédiaire, et le sang est subitement affecté et excité
à un mouvement fébrile.
Elle est secondaire lorsque le sang même etant d'a-
bord affecté et le système nerveux l'étant aussi primi-
tivement ; la fièvre vient à se déclarer.
- Troisième. Proposition: — L’humorisme rentré dans
toutes ses prérogatives fera-t-il admettre comme vraie
cette troisième proposition peut-être un peu subtile ?
Le sang atteint par le froid fébrile se concentre dans
les organes intérieurs et en lui-même. Il se concentre,
se coagule presque, mais pas assez fort encore ; il
emploie ses forces réunies , vu la diminution de la nu-
trition et de l'énergie accoutumée à élaborer au dedans
de lui le levain morbide. De là résultent l'augmen-
tation. du mouvement , l'expansion et la chaleur fé-
briles. Plus la nutrition éprouve d'obstacles , plus aussi
la résorbtion est. grande, de manière qu’en très-peu
de temps cette fièvre donne lieu à la lassitude ; au dé-
= 299
périssement, à la maigreur de l'organisme. Le sang
dépassant ses bornes consume l'organisme , et se con-
sume lui-même ; e’est ce qui est évidemment démontré
par la fièvre hétique.
Une conséquence de cette proposition est la suivante.
Quatrième Proposition. — La troisième période de
chaque fièvre est celle où le germe, le levain de la
maladie doit être expulsé par les organes des sécré-
tions. Elle est justement appelée crise crisis lysis, mot
sacré et si long-temps vénéré dans les écoles. Or après
la crise , le sang épuisé par des attaqués intenses re-
prend de nouvelles forces par suite de la nutrition.
On éprouve alors les douceurs du retour à la santé.
Mais ce même sang épuisé est beaucoup plus faci-
lement excité , infecté et détruit ; les convalescens pé-
rissent plus facilement, plus promptement dans une
récidive qu'on ne meurt dans une maladie primitive.
Cette observation confirme notre théorie.
Cinquième Proposition. — La doctrine sur la pléthore,
c'est-à-dire sur la quantité de sang qui surpasse les
besoins de l'organisme sur la quantité d’un sang bon
et louable, a été prise en grande eonsidération par
les médecins des premiers temps.
Mais il faut reconnaitre deux espèces de pléthore.
La pléthore du jeune âge, qui se concilie fort bien
avec la vigueur et la santé. Elle n'est point une ma-
ladie et ne rend par elle-même ceux qui sont sous sa
puissance sujets aux maladies. Le sang ici jouit de
toute sa virtualité , la source eu est plus large, plus
abondante ; la vie est aussi plus parfaite: un sang
louable ne peut engendrer de maladie.
Mais il est une pléthore morbide.
Lorsqu'il se forme une quantité de sang -plus consi-
dérable qu'il ne faut à l'organisme , lorsque ce sang
n'est point élaboré , lorsqu'il est muqueux, trop lym-
phatique , ou de caractère veineux, alors le sang de-
vient la cause directe d’un grand nombre de maladies,
Il est très-convenable de rapporter toutes les maladies
muqueuses à la pléthore lymphatique ou veineuse.
Sixième Proposition. — L'inflammation est la vie sur-
excitée d'une partie de l'organisme en espace et en
temps. L'inflammation est une vraie génération. Nova
producuntur. Dans l'inflammation ; la vie propre du sang
paraît sous de nouvelles formes. Le mouvement se pro-
duit et se manifeste comme dans l'œuf.
Le sang dans la partie enflammée a sa force, sa
circulation propres qui ne dépendent plus et ne sont
plus sous la puissance du cœur.
L’enflammation ainsi que la fièvre , est primitive ou
secondaire.
La primitive a lieu si le sang infecté dans quelqu'or-
gane, se meut pour défendre sa vie, et cela incon-
tinent,
La secondaire a lieu lorsque le système des nerfs
se trouvant premièrement affecté et le sang en souf-
frant , l'inflammation se manifeste.
Il y a dans certains cas une inflammation totale du
sang.
Quoiqu'on veuille, quoiqu'on fasse pour réduire l'in
flammation au seul phénomène de la vie, accrue dans
une partie. Il y a cependant certaine diathèse du sang
qui prédispose et détermine des maladies aigues , in-
flammatoires, qui n’ont point de siége fixe et déter-
miné , sur tel ou tel appareil organique.
= he
On reconnait des forces inflammatoires avant qu'on
s’appercoive clairement d'une inflammation locale ; c'est-
à-dire avant que la vie et la force productives soient
accrues localement.
Cette diathèse vient d’une véritable pléthore , d’une
surabondance d'un sang louable ; mais qui, se trouvant
altéré par cause interne, ou par les choses extérieu-
res , dépasse ses limites, sort de ses conditions, condi-
tions propres à nourrir les organes , à entretenir la vie,
et devient dans ce cas la cause réelle, quoique con-
testée ou niée de beaucoup de maladies qui trouvent
et leur cause et leur gravité dans l’altération profonde
des propriétés vitales du sang.
Ici se rapporte le choléra oriental.
Il est bien surprenant que l’empoisonnement manifeste
du sang, dans cette maladie, ait été méconnu par la
plupart des médecins ! Que l'affection primitive du sang
ait été, pour ainsi dire, par tous , regardée comme
une affection secondaire provenant de celle des nerfs
et du principe de linnervation , pendant que les fonctions
du système nerveux et surtout celles du cerveau ne parais-
sent pas même troublées dans le début, et souvent
dans le cours de la maladie , tandis que le sang est
démontré évidemment altéré , et corrompu dans sa na-
ture et ses élémens dès les premières déjections de
l'estomac et des intestins.
Tandis que la peau privée d’un sang vital dans le
réseau capillaire, change de couleur, perd sa turges-
cence, sa chaleur devient bleue. Tandis surtout que
l'état du sang tiré de la veine est manifestement alté-
ré, tel qu'il le serait par l'effet des vapeurs délétères
de l'alcool, de l'acide prussique, ete., etc., et que,
EN. NE
par l'effet des déjections séreuses abondantes, dans Îes-
quelles semble se fondre l’économie , le sang perd l'eau,
l'albumine, les sels qu'il contenait. |
Voyez encore la fibrine , cette portion : essentielle-
ment vivante du sang , manquer dans eelui des cholé-
riques. Voyez le sang enfin adhérer beaucoup moins
au dedans des organes, qu'il semble abandonner sidé-
ré qu'il est par une cause , qui nous est encore in-
connue.
Oui, il faut assurer que s'il est une maladie qui
puisse réhabiliter l'humorisme , qui donne gain de cau-
se aux humoristes, aux partisans de la cause primitive
des maladies dans nos humeurs et surtout dans le sang,
c'est le choléra oriental, et ajoutons la fièvre jaune.
NOTE
£ SUR LE
MÉLANGE DU SEL MARIN
AUX ALIMENTS DE L'HOMME,
Par M. BARBIER, Médecin.
er D CCC
J'Ar eu l'honneur de soumettre à l'académie des
sciences la question suivante : Ne conviendrait-il pas,
dans les instructions que recoivent les savans qui en-
treprennent des voyages scientifiques , de noter le mé-
lange du sel marin aux alimens de l’homme , comme
un sujet digne de fixer leur attention ?
On sait que tous les peuples qui vivent dans l'état
de société introduisent le sel dans leur nourriture.
Déjà ; du temps d'Homère, on regardait comme une
chose très-difficile de trouver des hommes qui ne sui-
vissent pas cette pratique. Dans l'odyssée , Tirésias dit
à Ulysse: Tu reprendras le cours de tes voyages jus-
qu'à ce que tu découvres des peuples qui n'aient au-
cune connaissance de la mer, et qui n'assaisonnent
pas de sel leurs alimens. Lib. XI. V. 4192.
Les principes de l'hydrochlorate de soude sont - ils
danc nécessaires à l’organisation de l'homme ? Ce der-
— 254 —
nier est-il le seul être parmi les mammifères dont Île
corps ait besoin de cette substance ?
Nos humeurs se détériorent , nos tissus organiques
perdent leur intégrité normale, quand une certaine
quantité de sel marin ne pénètre pas journellement
dans la machine humaine. On raconte que des sei-
gneurs russes qui avaient voulu faire économie de cette
dépense pour la nourriture de leurs vassaux , ont vu
ces derniers tomber dans un état de langueur et de
faiblesse ; ils offraient une paleur morbide ; ils étaient
menacés d'un œdème général; des vers se dévelop-
paient dans leurs intestins.
J'ai désiré connaître quelle était la quantité d'hy-
drochlorate de soude que chacun de nous employait
par jour. Mes recherches m'ont conduit à cette con-
clusion : Tous les hommes prennent avec leur nourri-
ture quotidienne de trois gros à une once de sel au
moins. À l’hospice St.-Charles d'Amiens , qui ne renferme
que des vieillards et des enfans, à la maison reli-
gieuse de la Visitation, chaque individu prend jour-
nellement avec sa nourriture trois gros de sel marin.
Dans les casernes, tous les militaires consomment plus
d'une once de sel marin par jour.
Les deux faits suivans me paraissent eurieux. Il
existe à Amiens une communauté composée de vingt
religieuses , qui ne vivent que de pain et de légumes,
de pommes de terre , de pois secs, de salades vertes,
rarement de poissons. Elles ne boivent que de l’eau ou
une bière très-faible. Ces pieuses filles ne font pres-
qu'aucun exercice, elles passent leur vie à prier.
Malgré ce régime débilitant, elles ont un bon teint,
elles paraissent se bien porter : elles atteignent un
—19235.—
=.
âge avancé, elles sont heureuses et contentes. Si ces
religieuses peuvent se passer des excitans que con-
tient la nourriture animale ; si elles peuvent renon-
cer aux épices que nous ajoutons à tous nos mêts,
elles ont dù excepter le sel marin. Chacune d'elles en
prend tous les jours au moins trois gros. La maison
en consomme annuellement cent-cinquante livres. C'est à
cet emploi du sel marin que ces religieuses doivent la
bonne santé dont elles jouissent. Sans le sel marin
elles seraient toutes pâles, affaiblies, dans un état
d'œdème général ; leur organisation serait sans cesse me-
nacée d’une sorte de dissolution.
Le sévère réformateur de l’ordre de la Trappe a pu
imposer à ses religieux d'effrayantes austérités , vouloir
le travail avee une alimentation insuffisante , ordonner
un silence continu , chercher à réaliser l’état de mort
pendant la vie ; mais jamais il n’a essayé de proscrire
le sel marin. A l’abbaye du Gard, près Picquigny,
chaque trapiste prend avec les alimens de la journée
plus d'une once de sel. Si ces hommes , qui ne man-
gent point de viande et qui ne vivent que de légumes
cuits à l’eau, de pommes de terre, de salades, de
fromage de Hollande, qui ne boivent qu'une bière
de médiocre qualité, offrent cependant les attributs de
la santé , un bon teint, un embonpoint satisfaisant ;
s'ils comptent parmi eux des septuagénaires, même
des octogénaires , c'est la quantité d’hydrochlorate de
soude qu'ils prennent tous les jours qui m'en fournit
la raison.
Je connais plusieurs octogénaires qui font un grand
emploi de ce sel, qui ont toujours eu le même goût et
dont le corps se fait remarquer par une grande vigueur.
—1956-—
À Amiens, le pain contient de dix à douze grains
de sel par livre. Dans nos campagnes, on ne fait pas
entrer ordinairement de sel dans le pain, mais les ou-
vriers, les cultivateurs salent davantage qu'en ville
leur soupe, leurs lésumes et leurs viandes.
Celui qui avale dans la journée trois gros de sel
marin , en a introduit dans son corps plus de huit li-
vres au bout de l’année. À soixante ans , il en aura
employé sept cent vingt livres. De même l’homme qui
élève sa dose journalière de sel au-dessus d’une once
par jour, en aura avalé plus de vingt-trois livres par
an. À soixante ans , son corps en aura reçu presque
quatorze cents livres.
Pour moi l’hydrochlorate de soude que l’homme prend
avec ses alimens n'est pas simplement un assaisonne-
ment excitant. Cet agent ne borne pas son opération à
donner de la saveur à la nourriture , à développer les
forces digestives, à favoriser la nutrition par l'impres-
sion de ses molécules sur tous les tissus organiques.
J'assigne un rôle bien plus sérieux, plus important à
l'hydrochlorate de soude; et avec les effets dont je
viens de parler , il en produit d’autres qui me pa-
raissent méconnus.
L’hydrochlorate de soude en traversant les voies di-
gestives est presque entièrement absorbé : l'analyse
chimique des excrémens de l’homme le prouve. Ensuite
il y a de la soude libre dans presque toutes nos sé-
crétions, dans presque toutes nos humeurs : de plus
on y trouve des sels à base de soude, mais l'acide
hydrochlorique n'v est plus.
Je crois que l'hydrachlorate de soude qui pénètre
dans l'économie animale y est décomposé par les forces
de l'organisation ; que les principes dissociés de l'acide
hydrochlorique y reçoivent un emploi, une destination
dont on ne se doute pas. Je crois que les éléments du
sel marin sont nécessaires pour que le sang ct les tis-
sus organiques de l’homme recoivent par la nutrition
la composition qui leur convient.
Toujours il me parait curieux de rechercher si les
peuples des divers climats de la terre offrent des dif-
férences dans l'emploi du sel marin, et si l'on peut
attribuer à la quantité inégale de cette substance qu'ils
prennent journellement , des variations dans leur com-
plexion , dans la nature de leurs maladies , dans leurs
habitudes , dans leur longévité.
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OBSERVATIONS
SUR
LA POSSIPILITÉ ET LES AVANTAGES
DE L'ÉTABLISSEMENT DE LA NAVIGATION SUR LES
COURS D'EAU SECONDAIRES,
Par M. MACHART Fns,
INGÉNIEUR DES PONTS-ET-CHAUSSÉES.
— 068 0e——
AUCUNE époque ne semble avoir compris aussi bien
que la nôtre l'importance des voies de communication.
Jamais d'aussi grands efforts n'avaient été faits à la
fois, pour perfectionner celles existantes et pour en ou-
vrir de nouvelles. Chaque jour , la France voit s'é-
tendre l'immense réseau des chemins vicinaux ; les la-
cunes des grandes routes disparaissent, et bientôt, on
peut l’espérer , le vœu universel obtiendra que les chemins
de fer viennent rapprocher les points les plus éloignés du
pays. D'un autre côté , tandis que l'emploi de la vapeur
accélère et régularise les transports par mer, à l'intérieur,
les canaux se relient et s’enchaïnent; l'amélioration de
la navigation des rivières complète de plus en plus le
vaste système de ces communications toujours les plus
économiques et, souvent aussi les plus rapides.
240 —
En comparant cependant, dans leur ensemble, les
voies de terre et les voies d'eau, on reconnait, dans
le système de ces dernières , une lacune qui mérite
peut-être d'être signalée.
S'il est permis de séparer, par des désignations spé-
ciales , des intérêts qui se confondent bien souvent et
se touchent toujours par leurs extrêmes, on peut dire
que les voies de terre ont les chemins de fer pour la
politique , les routes pour l’industrie, les chemins vi-
cinaux pour l’agriculture. Les voies d’eau satisfont éga-
lement aux deux premiers de ces intérêts; mais elles
n'ont pas été appropriées au troisième : il n'y a pas,
si l’on peut s'exprimer ainsi, de rivières vicinales.
L’assimilation des lignes navigables aux grandes rou-
tes, conduit si naturellement à assimiler de même les
cours d'eau secondaires aux chemins vicinaux, qu'on a
lieu de s'étonner de ne voir aucune tentative faite
pour compléter par l'usage l'analogie établie par la
nature. La cause de cette indifférence générale ‘est
sans doute la crainte des dépenses qui, au premier
apercu, peuvent sembler nécessaires. Quand on consi-
dère, en effet, les immenses ouvrages d'art des canaux;
quand on songe aux réparations dispendieuses qu'ils exi-
gent chaque année ; quand on voit, de plus, les nom-
breuses usines qui se disputent les eaux des rivières non
navigables, il semble d’abord que jamais le résultat ne
pourrait être en rapport avec les travaux qu'il exige-
rait.; et, lors. même quon ne serait pas arrêté par la
crainte de si grands sacrifices, on pourrait encore se
demander si les cours d’eau ne sont pas plus précieux
à l'industrie comme moteurs, que comme moyens ‘de
= pH —
transport , et si le pays n'aurait pas tout à perdre dans
l'échange qu'il ferait de ses usines contre une route.
Sans doute, si de telles objections devaient rester sans
réponse, ce serait folie que de songer à modifier l'état
actuel des choses; mais il u’en est pas ainsi: les diffi-
cultés qui, au premier aperçu, peuvent sembler insur-
montables, disparaissent devant un examen plus appro-
fondi. Partout , la puissance des moyens de transport
doit être proportionnée à l'étendue des distances à fran-
chir. Ainsi, que les canaux de grande navigation soient
disposés pour donner passage à des bateaux capables
de recevoir toute la charge d'un navire, il suffira,
pour de petites rivières appropriées au commerce res-
treint d’une vallée secondaire, qu'elles puissent recevoir
des bateaux du port de huit à dix tonneaux. Le rap-
port sera ainsi à très-peu près conservé , d’une part, en-
tre les chargemens transportés par le gros roulage des
routes et ceux transportés par les canaux; de l’autre,
entre le poids que recoivent les voitures des agricul-
teurs et celui que pourra admettre un cours d’eau, de
second ordre.
Réduite à ces proportions, la navigation n’exigera plus
un canal ; elle pourra se contenter du lit naturel des
rivières, amélioré seulement au moyen de quelques cu-
rages, de quelques élargissemens partiels peu dispen-
dieux. Par là, seront évités et les ruineuses indemni-
tés de terrain, et les travaux nécessaires pour soutenir
les eaux au-dessus de leur lit naturel, et ceux qu'exige
la conservation des communications existantes.
Quant aux usines, de très-courtes dérivations suffiraient
pour les éviter. Loin qu’elles eûssent à perdre, l’amé-
lioration du lit, les curages régulièrement exécutés , les
16.
ER
digues établies sur les rives trop basses, le redressement
des parties trop sinueuses permettraient, presque toujours,
d'en relever le point d’eau. La seule difficulté sérieuse
qui restät à vaincre , seräit dans les chütes que l'on
devrait franchir à la rencontre de chaque moulin.
Mais, d'abord , si ces obstacles dévaient être surmontés
par l'emploi des écluses à sas, ce n’est pas dans cel-
les construites sur les grands canaux qu'on devrait cher-
cher le modéle de la construction , ni l'évaluation de
la dépense. Deux têtes seulement en maconnerie ,: des
portes à un seul ventail , des sas en terre sufliraient
aisément à tous les besoins ; et si un tel système semblait
encore trop dispendieux, ou que des éclusées trop fré-
quentes düssent priver d'eau les usines, des moyens
plus simples encore pourraient être mis en usage.
Quelqu'admirable que soit la découverte des écluses
cette base de tout le système des canaux, si on les con-
sidère comme moyen mécanique, on ne peut se dissi-
muler que les écluses sont encore bien loin de la per-
fection. Une dépense d’eau toujours la même, quelles
que soient les dimensions des bateaux , toujours bien
supérieure, comme puissance motrice, a la force néces-
saire pour l'élévation des poids transportés, une quan-
tité d'action qui suffit à l'élévation des chargemens em-
ployée uniquement pour les faire descendre : telles sont
les imperfections qui, au point de vue purément théo-
rique, font dune écluse l’une des plus mauvaises ma
chines employées dans les arts.
La presque impossibilité d'établir des constructions
assez solides, de trouver des matériaux assez résistans
pour supporter l'effort qui souléverait à sec l'immense
2e —=
poids des bateaux, s'opposera sans doute long - temps
encore à ce qu'aucun autre système soit employé
pour franchir les chütes des grands canaux. Mais ces
difficultés disparaîtraient là où l'on n'aurait plus à
soulever que de petits bateaux, dont le poids ne dépas-
serait pas celui que portent certaines voitures de rou-
lage.
Nous n’examinerons pas ici, en détail, les nombreux
moyens qui ont été proposés pour parvenir à ce but,
sur les canaux de petite navigation: tels que plans
inclinés, sas mobiles, contrepoids et surtout l’ingénieux
système des parallélosrammes , qui permet d’élever un
bateau sur un plan incliné sans lui faire perdre sa po-
sition horisontale. La plupart de ces procédés ont déjà
été employés avec succès , et il suffit que la possibilité
en soit reconnue ; un usage général les aurait sans
doute bientôt perfectionnés. Les usines existantes pour-
raient ainsi être conservées. Souvent mêmé une aug-
mentation de chüte ferait bien plus que les dédom-
mager du peu de puissance motrice que l'on pourrait
avoir à emprunter aux cours d'eau. En méme-temps,
les constructions seraient simples et peu dispendieuses;
et, comme elles ne seraient pas exposées, par leur na-
ture, à l'action destructive des eaux en mouvement ,
elles n'exigeraient pas ces réparations fréquentes qui,
outre la dépense qu'elles occasionnent , ont encore l'in-
convénient d'entraver la navigation.
L'établissement du flottage sur certaines rivières pour-
rait tre considéré comme un premier pas dans le sys-
tème de navigation vicinale dont nous venons d'exami-
ner la possibilité. On sait quels en ont été, pour bien
des localités , les immenses résultats ; et cependant le
16.*
flottage n’a lieu principalement que dans des contrées
peu avancées sous le rapport de l'industrie, de la ri-
chesse et de la population. Il ne s'applique qu’à un seul
genre de produits, et ne sert directement ni aux échan-
ges qui sont la vie du commerce, ni au rapproche-
ment des hommes qui est la vie de la civilisation. Il
est vrai que l'établissement du flottage n'exige pres-
qu'aucune dépense ; mais, outre qu'il impose encore
aux usines d'assez grands sacrifices, qui seraient évités
dans un système de véritable navigation , par combien
d'autres avantages, ce désavantage unique ne serait-il
pas racheté !
Partout, les vallées sont les parties du territoire les
plus peuplées, les plus riches et les plus industrienses.
Ce sont donc celles où les voies de communication lo-
cale atteindraient le plus haut degré d'utilité, et, ce-
pendant, en raison des obstacles qu'y présente la na-
ture même du sol, ce sont celles où les routes s’éta-
blissent le plus difficilement. Ainsi, en jetant les yeux
autour de nous, nous voyons les vallées d’Ancre, d'Hal-
lue, de Noye, la partie non navigable de l’Avre, en-
core privées, dans presque tou'e leur étendue , de
moyens de communication. La Selle n’a obtenu que
tout récemment un simple chemin vicinal parallèle à
son cours, mais encore séparé par une assez grande
distance des principaux centres de population; enfin
la vallée de Somme elle-même n’a pas encore, au-des-
sus d'Amiens, de route destinée spécialement à la des-
servir.
Par suite de ce défaut de débouchés, Ia puissance
hydraulique qu'une industrie avancée employerait si uti-
lement à mille usage divers, se trouve bornée pres-
— 945 —
qu'entièrement à un seul genre de travail. La mouture
des grains, réduite en raison de la consommation des
communes les plus rapprochées, est, à peu près, l’uni-
que emploi de nos nombreux moulins. Aussi, l’état mi-
sérable d'un grand nombre d’entre eux, accuse-t-il le
peu de valeur de la force.
Qu'un genre de communication simple et commode
permette à l’industrie d'utiliser les forces inactives, et
bientôt, par le simple perfectionnement des construc-
tions hydrauliques, la puissance des moteurs se trou-
vera doublée. Déja, dans l’état actuel , elle s'accroît à la
vérité de jour en jour par l’emploi de chütes jusqu'ici
négligées ; mais, bornée toujours dans son action par
une consommation restreinte , ce nest pour le pays
qu’un déplacement et non une augmentation de ri-
chesse.
Nous n'avons parlé jusqu'ici que des avantages lo-
caux et immédiats qu'offrirait la navigation des petites
rivières. Nous les avons considérées comme suivant leur
cours naturel, pour apporter au bassin principal les
produits des vallées secondaires , et, sous ce rapport,
elles seraient déjà le meilleur svstème de chemins vi-
cinaux quil fut possible d'établir. Mais un chemin vi-
cinal peut acquérir assez d'importance pour être classé
parmi les grandes routes; et, de même, un simple cours
d’eau pourrait peut-être par la suite s'élever au rang
des canaux. Après avoir accru sa propre importance de
l'accroissement donné à l'industrie du pays traversé,
une petite rivière pourrait être jugée digne de rece-
voir de nouveaux perfectionnemens; des travaux plus
dispendieux , mais dont le résultat ne serait plus in-
certain, pourraient être entrepris pour prolonger la na-
— 946 —
vigation au-delà de sa limite naturelle ; enfin, le cours
d'eau, au lieu d’être seulement tributaire du fleuve
principal, pourrait lui ouvrir une communication nou-
velle avec les fleuves ou les canaux voisins. Ainsi, en
Angleterre, un système peu dispendieux de petite navi-
gation a souvent précédé la construction des plus grands
canaux. On pourrait donc voir, dans l'avenir, la na-
vigation de l’Avre, franchissant le faite qui nous sépare
du bassin de l'Oise, raccourcir de moitié la longueur
de la ligne navigable d'Amiens à Noyon. L'Ancre, se
joignant à l'Escaut par la Sensée, nous amènerait pres-
qu'en ligne droite les produits du nord, obligés au-
jourd'hui à parcourir l'immense détour du canal de St.-
Quentin, la Selle, réanie au Terrain , abrègerait de vingt
lieues la distance de Paris à la mer et placerait lem-
bouchure de la Somme plus près de la capitale que
celle de la Seine. La jonction du Dom et de l’Aronde
completerait, à partir de Saint-Valery, la ligne la plus
directe et la plus courte depuis la Manche jusqu'au
Rhin d'une part, et de l’autre jusqu'à la Méditer-
ranée.
Malgré Foubli dans lequel sont restés jusqu'ici les
cours d'eau secondaires considérés comme moyens de
transport, il est peut-être permis encore d'espérer qu’un
objet d'une utilité aussi générale finira par appeler l’at-
tention publique. Partout, dans l'art des communications,
les voies principales précèdent les voies secondaires. Ge
n’est que quand les premières sont établies , que les loca-
lités qui en apercoivent les avantages , songent à en ti-
rer parti par des embranchemens, ou à les imiter pour
des relations particulières. C'est ainsi que la création
des routes royales les plus imjfortantes a précédé celle
— 947 —
des routes départementales suivie à son tour de l'éta-
blissement des chemins vicinaux. C'est ainsi qu'après
avoir assuré , au moyen des canaux, la continuité
des principales lignes navigables, on sent maintenant
la nécessité de faire disparaitre les obstacles dont le
lit naturel des fleuves est trop souvent hérissé. Espé-
rons que ce second pas ne sera point le dernier et
qu'après avoir amélioré la navigation sur les grandes
rivières, on songera à la créer sur les petites.
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NOTE
L'EXTRACTION DE LA RACINE CUBIQUE
DES NOMBRES ENTIERS,
Par M. DELORME, PROFESSEUR AU COLLÉGE ;
lue à la Séance du 28 Avril 1838.
——— ss $C
MESSIEURS ,
LA racine cubique joue , dans les questions relatives
aux volumes des corps, le même rôle que la racine
carrée , dans les questions relatives aux surfaces. La
note que jai l'honneur de soumettre à l'académie a
donc un but éminemment pratique ; j'espère qu'à ce titre
surtout , elle pourra lui paraitre digne de quelque in-
térêt. Il est vrai qu'au moyen des logarithmes, on
peut extraire toutes les racines avec cinq ou six fi-
gures , suivant l'étendue des tables qu'on emploie. Mais
on concoit aisément le cas où l'approximation donnée
par les logarithmes serait insuffisante ; et c’est alors
surtout que le procédé qui fait l’objet de cette note,
deviendra plus utile : je pourrais dire indispensable , eu
égard à la longueur des calculs que nécessite la mé-
thode ordinaire.
Deux moyens sont employés pour reconnaitre si le
chiffre de a racine que l'on vient de trouver est bon
ou trop fort. Le premier consiste à faire le cube de
la racine qu'on obtient, en le supposant exact. Si ce
cube peut se retrancher du nombre formé par l'en-
semble des tranches que l’on a considérées jusques-là ,
le chiffre est bon ; sinon, il est trop fort: on le di-
minue en conséquence d’une unité, et l’on recom-
mence l'essai; et ainsi de suite, jusqu'à ce que la
soustraction soit possible. Les calcuis pénibles qu'exige
cette méthode la rendent presque inapplicable , pour
peu qu'on ait à calculer un assez grand nombre de
chiffres à la racine.
Aussi a-t-on imaginé depuis long-temps un second
mode d'essai, qui consiste à calculer, pour les re-
trancher d'un certain reste correspondant, les trois
dernières parties du cube du nombre que l’on obtient,
en considérant comme des dixaines la partie de la ra-
cine trouvée jusqu'alors, et comme des unités le chiffre
qu'on veut essayer. Cette méthode n'a pas paru jus-
qu'ici avoir sur la première un avantage bien marqué,
à cause du triple carré qu'il faut former pour passer
au chiffre suivant de la racine ; opération très-longue,
quand on n'a d’autre moyen pour la faire que la
multiplication. Or c'est précisément dans la formation
des triples carrés que consiste la simplification que
je propose. Une simple addition de quatre nombres
connus me suffisant pour les former , le calcul devient
très-rapide ; et quoiqu'il se complique nécessairement ,
à mesure que l’on a à considérer des nombres de plus
en plus grands, c'est à peine si cette complication est
sensible ; tandis que dans les méthodes ordinairement
employées, la difficulté s’accroit dans une proportion
vraiment désespérante. É
J'ajouterai que presque toujours on verra, à l'in-
spection seule d'un reste et du dernier nombre écrit
— 951 —
dans la colonne des essais, si le chiffre qu'on vient
d'écrire à la racine est trop faible.
La remarque sur laquelle repose la simplification en
question , se présente si naturellement à l'esprit, que
je ne puis m'expliquer comment elle ne se trouve dans
aucun des traités d’arithmétique que je connaisse. Aussi
ai-je cru devoir, avant de vous en faire hommage,
interroger l'expérience de M. Bourdon, inspecteur gé-
néral de l'Université , actuellement à Amiens; et ce
n'est que sur sa réponse, que cette méthode lui était
inconnue, que je me suis décidé à vous en entre-
tenir.
Pour plus de clarté, je développerai la théorie sur
un exemple ; j'omettrai du reste tout ce qui se trouve
dans les auteurs, ne rappelant que ce qu'il me sera
impossible de passer sous silence.
Prenons pour exemple le nombre 487528419324.
Pour en extraire la racine cubique, partageons le en tranches de
trois chiffres à partir de la droite; la racine cubique, 5, du plus
grand eube contenu dans la première tranche à gauche, 187, sera
le premier chiffre de la racine demandée. Relranchons de 187 le
cube de 5 ; à la droite du reste, 62, ‘écrivons la seconde tranche,
528 ; séparons les deux derniers chiffres à droite par un point, et
divisons 625 par le triple carré, 75, du premier chiffre de la ra-
cine. Le quotient, 8, peut être trop fort; il faut- donc l'essayer.
Pour cela, supposons que ce chiffre soit bon, c’est-à-dire que le
plus grand cube contenu dans 187528 soit celui de 5S ; et représen-
tons 58 par du, savoir : 50 par d, et 8 par w. Le cube de 58 sera
donné par la formule d°+3d°u+3du+uf ; et comme on a déjà
retranché d°—125000, de 187528, il est clair que 8 ne devra être
conservé comme valeur de ”, qu'aulant que 3d°u+3du+u* , ou
( 3d°+3du4-u? ) w pourra se retrancher du reste 62528. Or on a
er
déjà, dans 75, le triple carré du premier chiffre 5 de la raciné ; en
écrivant deux zéros à la droite de 75, on aura le triple carré de
50, ou 3d°; on formera 3du en multipliant le premier chiffre 5 ,
successivement par la valeur 8 de u, par 3 et par 10 ; ce qui donne
4200 , que l’on écrira au-dessous de 7500 ; on écrira encore 64, va-
leur de w?, au-dessous de 1200. La somme, 8764, de ces trois nom-
bres sera évidemment 3d°+-3du+u° ; il suffira donc de la multiplier
par 8, valeur supposée de u, pour avoir 3du+3du°+u®. Le pro-
duit, 70112, de cette multiplication surpassant 62528 , on en conclut
que 8 est trop fort. On essaiera 7 de la même manière ( votr
l'exemple ) ; et comme les trois dernières parties du cube de 57,
valant ensemble 60193 , peuvent se retrancher de 62528, on en con-
clut que le 7 est bon, et on l’écrit en conséquence à la racine.
187.528.419.321 5723
195 DE D CN VTT
625.28 | 34...7500 air:
601 93 3du.…. 1200
23 354.49 u°.... 64
19 562 48 3d°-+3du-+u?..S764X 8—70112>62528
3 701 713.21 3d5...7500 FT)
TE A see Ale A Lie
845 51254 * A TU
3d°+3du-+u..8500 X 7—60198 62528
19
3d'#.. 074700 d'=570
3d'u! 3420 ( u'—2 )
3d'%+3d'u/+ul?...978124 X 2—1956248L 2335419
4
3d/*...98155200 ( d'=—5720
3d/'u!... 51480 u!=3
HAE 9
3d/5+3 d'u +ul?..,98206689 X 3 3791714321
X SEE
Triple carré de la racine 5723. ...98258187
Triple de 5723.....:.. 17469
4
98275357 > le reste 84551254.
—= 4m —
Le reste 2335 est l'excès de 187528 sur le eube de 57. A la droite
de ce reste , abaissons la troisième tranche , 419 , du nombre proposé,
et séparons les deux derniers chiffres à droite par un point. Pour
avoir le troisième chiffre de la racine, ïl faudra diviser 23354 par
le triple carré de 57. Or ce triple carré peut être formé très-
simplement. En effet 57 étant représenté par d+u, son carré le
sera par d’+2du+u°, et son triple carré par 3d°+6du+-3u°. Mais
ce dernier trinome peut se décomposer en
3du, dans l’exemple... 4050
SÉPretee ne OR EE de 49
+-3d?+3du+uf ....... 8599
En A LU O DTIORR 49
Le triple carré de 57 sera donc........ 9747 ;
et l’on voit que, pour le former, il a suffi d'écrire au-dessous de
8599 le nombre 49 qui le précède immédiatement, et de faire la
somme des quatre derniers nombres écrits dans la colonne des es-
sais.
Divisons maintenant 23354 par 9747; le quotient, 2, sera le troi-
sième chiffre de la racine, pourvu cependant que le cube de 572
puisse se retrancher de 4187528419; ou, ce qui revient au même,
pourvu que la somme des trois dernières parties de ce cube , 3d/?u’
+3d'ul°+u®, puisse se retrancher du reste 2335419. ( Nous repré-
sentons ici 570 par d', et 2 par u/ ). Ces trois parties réunies s’élè-
vent à 4956248, nombre plus petit que 2335419 ; par conséquent le
chiffre 2 n’est pas trop fort , et on peut l'écrire à la racine.
A la droite du nouveau reste 379171, abaissons la dernière tran-
che , 324, du nombre donné, et séparons les deux derniers chiffres
par un point, Pour avoir le dernier chiffre de la racine , il faut di-
viser 3794713 par le triple carré de 572, qu’on formera en écri-
vant au-dessous du dernier nombre, 978424, de la colonne des essais ,
le nombre 4-qui le précède immédiatement, et faisant la somme des
quatre derniers nombres écrits. On trouve ainsi 981552. Divisant
— 954 —
3794743 par 981552, le quotient 3 sera le dernier chiffre de la ra-
cine, ou un chiffre trop fort. On l’essaiera par les moyens expliqués
plus haut. Calcul fait, on trouve 5723 pour la racine demandée ;
avec un reste 84551254.
On conclura aisément de ce qui précède la règle suivante :
Pour extraire la racine cubique d’un nombre entier, 1.° partagez
ce nombre en tranches de trois chiffres à partir de la droite.
2.° Extrayez la racine cubique du plus grand cube contenu dans
la première tranche à gauche; ce sera le premier chiffre de la ra-
cine. 4
3.° Retranchez son cube de la première tranche ; à la droite du
reste, abaïssez la seconde tranche du nombre donné ; séparez les deux
derniers Chiffres à droite par un point.
&.° Divisez le nombre qui se trouvera à la gauche de ce point par
le triple carré du premier chiffre de la racine ; le quotient sera le
second chiffre de la racine, ou un chiffre trop fort.
5.° Pour l’essayer, écrivez deux zéros à la droite du triple carré
du premier chiffre de la racine; multipliez ce premier chiffre par
40 et par le triple du chiffre que vous essayez; écrivez le produit
au-dessous du résultat précédent ; au-dessous de ce produit, écrivez
encore le carré du chiffre que vous essayez; faites la somme de
ces trois nombres, Si le produit de cette somme par le chiffre que
vous essaÿez peut se retrancher du nombre formé par le premier
reste et la seconde tranche, ce chiffre n’est pas trop fort, et il faut
l'écrire à la racine, à droite du premier ; sinon, on le diminuera d’a-
bord d’une unité, puis d’une seconde unité , et ainsi de suite , jus-
qu’à ce que la soustraction devienne possible.
6.° La soustraction faite , abaissez à la droite du nouveau reste
la troisième tranche du nombre proposé, et séparez les deux der-
niers chiffres à droité par un point.
7.9 Divisez le nombre qui se trouvera à gauche de ce point par le
triple carré du nombre déjà écrit à la racine. ( Pour former ce
triple carré, il suffira d'écrire au-dessous du dernier nombre de la
colonne des essais, le nombre qui le précède immédiatement , et de
faire la somme des quatre derniers nombres écrits ). Le quotient
de la division sera le troisième chiffre de la racine, ou un chiffre
trop fort.
8.° Pour l’essayer , écrivez deux zéros à la droite du triple carré
du nombre écrit à la racine ; écrivez au-dessous du résultat: 4.0 le
produit de la partie trouvée de la racine par 10 et par le triple du
chiffre que vous essayez; 2.° le carré de ce chiffre : faites la somme
de ces trois nombres. Si le produit de cette somme par le chiffre
que vous essayez peut se retrancher du second reste suivi de la troi-
sième tranche, ce chiffre ne sera pas trop fort, et vous l’écrirez à
la racine , à droite des précédens ; sinon , on le diminnera d’une ou
de plusieurs unités , jusqu’# ce qu’on parvienne à une soustraction pos-
sible.
Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste plus de tranche à
abaisser.
Premier Exemple :
434.762.319.538 | 7579
343 ! 14700....6, à essayer.
917.62 Ü 1260
788 75 36
128 873 19 45996X6.... le 6 est trop fort.
449 230 93 REDON LS re TS
9 642268.38 2056
8 601 413 75 Ha
4 040 851 63 15775 X5
25
4687500..,..7 , à essayer.
45750
A9
4703299 X7..... le 7 est bon.
49
EE TE 5 , à essayer.
. Le le 5 est bon.
1474914700 ..... b , à essayer.
443550
25
472028275X5..... le 5 est bon.
— 256 —
Second Exemple :
36.325.176.321.804.173.912 3311839
27 2 EE ET
93.2 { 2700: 3, à essayer.
89 37 270
3 851.76 re)
3 276 91 2979X3.. . le 3 est bon.
604 853.21 bad à)
328 782 31 326700....... À, à essayer.
276 070 908.04 Yy0
263 168 S80 32 À
42 902 027 721.73 327691 X1.... le 4 est bon.
9 871 306 734 87 d
3 030 720 986 869.12 32568300 ....1, à essayer.
2 961 426 893 957 49 7 9930
69 294 092 944 93 4
32878231 X1.... le 4 est bon.
4
3288816300....8, à essayer.
794610
64
3289611004XS...le 8 est bon.
64
329040577200...3, à essayer.
2980620
9
329043557829 X 3...le 3 est bon.
9
E
32904663846700...9, à essayer.
89419410
81
32904743266491 X9... bon.
\
1] peut arriver qu’on soit conduit à une division dont le dividende
soit plus petit que le diviseur. On verra aisément qu’il faut alors
mettre un zéro à la racine, abaïsser une nouvelle tranche du nom-
— 957 —
bre donné, et mettre deux zéros à la droite du triple carré qu’on
vient de former. En voici un exemple :
29.906.671.195.592.288.848 € 3104007
39.06 2700 ts A
97 91 90
À 156.711.95 4
4 454 688 64 Z91XA
2 023 345.922.883.43 1
2 023 315 922 883 43 2883... 2 2. «0
0 38530000... .4
37200
16
23367216X4
16
25004448. ...... 0
2890444800. ......0
CR ERA ET EPS Ÿ
28904448000000. ... .7
Cam
9
28904513184049 X 7
Remarque.—Les restes successifs que l’on obtient, dans l’extraction
de la racine cubique d’un nombre entier, sont en général très-con-
sidérables. La méthode qne nous venons d’exposer fournit encore un
moyen très-simple de reconnaître s'il n’y aurait pas lieu d’augmen-
ter de À la racine trouvée.
En effet la différence des cubes de deux nombres consécutifs se
composant, en vertu d'une formule connue ,
( a+A4 }—a—3a+3a+ À,
du triple carré du plus petit nombre, augmenté du triple de
ce nombre, et encore de 4, il est clair qu'il n'y aura pas lieu
d'augmenter de 4 la racine trouvée, toutes les fois que le reste sera
plus petit que le triple carré de la racine obtenue, augmenté du
17.
— 258 —
triple de cette racine , et de 4. Le triple carré de la racine se fera
comme on l’a indiqué précédemment, et il sera facile d'y ajouter le
triple de la racine, plus un. ( Voir l'exemple de la page 252 ). Dans
l'exemple cité, le nombre 98275357, que l’on obtient ainsi, étant plus
grand que le reste 84551254 de l'opération , il n’y a pas lieu d'aug-
menter de 4 le deruier chiffre de la racine.
Remarquons enfin que le dernier multiplicande étant de beaucoup
la partie la plus forte de la somme 3a°+3a+1 (1), le reste sera
presque toujours plus petit que ce dernier multiplicande. C’est ce
qui a lieu dans l’exemple, où le dernier multiplicande est 98206689,
et le reste, seulement 84551254. Toutes les fois que cette circonstance
se présentera, on sera évidemment en droit de conclure, sans autre
calcul, que le chiffre qu’on vient d'écrire à la racine n’est pas trop
faible.
(4) & représente la racine trouvée.
PROPOSITION
RELATIVE À L'ÉTABLISSEMENT
Fe
D UN
MUSÉE DÉPARTEMENTAL
D'HISTOIRE NATURELLE
À AMIENS,
Par M. Pauquy, Docteur en Médecine.
0) (© ee
Messreurs,
EN terminant une de mes lectures à l'Académie , j'é-
mettais le vœu que la ville d'Amiens s'enrichit d'un
musée d'histoire naturelle, et surtout que l’Académie
coopérat fortement à sa fondation: je n'avais alors
d'autre but que de vous engager à créer une institu—
tion utile pour la cité, honorable pour le corps savant
qui la formerait : vous m'avez compris , et prompts à
concourir à ce qui.est bien et bon, vous m'avez char-
gé d’en faire pour la séance de ce jour l’objet d'une
proposition.
Mais pour être bien comprise, cette proposition de-
mande à ce que tout ce qui la concerne soit conve-
nablement exposé et seulement établi sur des faits. Pour
cela, après avoir donné aussi succinctement que possi-
ble une nouvelle preuve de l'utilité d’un établissement
Ph
— 260 —
de ce genre, j'insisterai sur la nécessité où se trouve
l’Académie à l'époque où uous sommes, de se produire
au dehors par la création de quelques institutions uti-
les ; je parlerai du local, des sommes nécessaires pour
établir le musée et des moyens de les obtenir. Quant
au musée en lui-même, j'en indiquerai le but qui,
selon moi, doit être tout à la fois industriel ct scienti-
fique, j'en expliquerai la formation , ainsi je ferai con-
naître comment pourront être obtenus les premiers objets
ceux qui en formeront la base, j'entrerai dans quel-
quelques détails sur les moyens d'administration et de
conservation des objets déjà acquis, et je dirai quels
sont ceux qui me paraitront les plus propres à en
augmenter le nombre et à amener cette collection à son
plus haut point d’accroissement. Enfin, je terminerai en
tirant des observations émises sur chacune des divisions
dont je viens de parler des corollaires qui deviendront
autant de propositions.
Quant à l'utilité des collections d'objets d'histoire
naturelle , elle résulte évidemment de l’empressement
qu'ont mis un grand nombre de ville à en former.
Pour ne citer que les plus voisines de la nôtre et nous
en trouverons parmi elles de beaucoup moins riches et
moins importantes , nous mentionnerons Lille, Boulo-
gne-sur-Mer, Valenciennes, Cambrai, Douai, Abbeville
même. Cette dernière , quoique déjà riche de collections
particulières, que leurs auteurs se plaisent à rendre
publiques, commence , disons-le , à imiter les autres vil-
les que nous avons citées. Elle s'occupe maintenant de
la création d'un musée communal. Que s'il était des
personnes, et nous ne pouvons le croire, qui doutàs-
sent des avantages d’un tel établissement, nous leur
— 9261 —
opposerions un grand nom, celui du comte Chaptal
dont l’idée était qu’il y eût une collection des produc-
tions naturelles du pays dans chaque chef-lieu de dé-
partement, nous leur citerions l'organisation des écoles
centrales, écoles dans lesquelles l’étude des langues an-
ciennes était sans doute trop négligée; mais qui, selon
nous, ont dû contribuer puissamment à porter l'indus-
trie à ce haut degré de perfectionnement auquel elle
est arrivé de nos jours. Enfin, nous dirions un mot
des deux tentatives qui ont été faites pour doter Amiens
d'un musée, et cela à deux époques bien distinctes. Le
premier, datant d'avant la première révolution, formé
d’instrumens de physique et d'objets d’histoire naturelle,
fruit d'une cotisation annuelle de membres sociétaires li-
bres, fut détruit par la dispersion de ces membres, lors
de nos premiers troubles révolutionnaires ; le second,
formé lors de la création de l’école centrale, disparut
avec elle , si nous pouvons nous exprimer ainsi, car
on ne peut donner le nom de musée aux faibles restes
que nous en offre le cabinet du jardin des plantes.
Il est facile de voir que ces deux collections furent
formées dans un but différent : l'une était destinée à oc-
cuper les loisirs d'amateurs appartenant à une classe
élevée et instruite de la société ; l’autré avait été éta-
blie au contraire pour l'étude et pour initier la jeu-
nesse à la connaissance de productions naturelles. Déjà,
il y avait progrès, et il est évident que ce qui, pour
une de ces époques, était un amusement , était deve-
nue pour l’autre une étude réellement utile. Aujour-
d'hui, avouons-le, Messieurs, que le prix de sembla-
bles connaissances est encore mieux apprécié, quels avan-
tages ne résulteraient pas d'une pareille institution sur-
— 262 —
tout formée sur le plan que nous vous développerons,
et qui la rendrait un véritable répertoire des arts du
commerce , de l'industrie et des sciences de notre pays.
Et si, Messieurs, vous l’accompagniez ;, comme il vous
serait facile, de notices précises, claires, abrégées et
mises à la portée du plus grand nombre. Quel livre
plus excellent pour être mis dans les mains de tous et
compris par tous. À une époque où tout se fait au nom
des. masses et pour ces masses que naguère on semblait
méconnaître, il semble, je le sais, qu'il ait succédé
aux agrémens d'un autre âge un positivisme désespé-
rant, et cela seul paraît devoir être proclamé agréable
qui est utile. Aussi le Comice agricole néglige les
pures théories pour récompenser un grand nombre d’ap-
plications utiles à l’agriculture. La société des archéo-
logues, née d'hier, ne publie point seulement ses tra-
vaux, mais s'efforce de se constituer un musée. Qu'il
advienne dans de telles circonstances un magistrat pro-
tecteur des sciences naturelles , ou un amateur riche
qui couvre de son égide tutélaire ceux qui dans notre
ville les cultivent. Bientôt surgira une société d'histoire
naturelle, bientôt s’élèvera une collection de ces objets
d'étude. Que des intérêts commerciaux réunissent en s0-
ciété un certain nombre de commerçans, sans doute
les personnes qui représentent chez nous la section de
commerce, y figureront comme nons voyons nos agri-
culteurs dans le Comice agricole et nos archéologues
dans la société des antiquaires. Mais ces sociétés , di-
rigées vers un seul but et entrainées par cet esprit
dont nous avons parlé, créant par la force des choses
des institutions utiles, matérielles et sensibles au plus
orand nombre des intelligences, deviendront aux yeux
— 263 —
de presque tous les plus utiles. Vainement alors con-
servant votre ancienne constitution, vous montrerez-vous
les fidèles dépositaires des hautes études scientifiques et
littéraires, vainement aussi pour conserver votre supré-
matie, viendrez-vous en aide dans le début de ces s0-
ciétés, comme vous le faites pour le Comice agricole,
il viendra un temps d'émancipation où elles méconnai-
tront peut-être la main qui les aura protégées, ou s'il
n’en est pas ainsi, il est encore à craindre que l'inté-
rêt des masses au besoin desquelles ces associations nou-
velles sauront habilement sacrifier ne s’accroisse d'autant
plus pour elles qu’il diminuera pour vous. Delà, Messieurs,
je crois l'avoir démontré la nécessité pour l'Académie
de chercher à exercer une double influence d'action ;
delà la nécessité pour elle de concourir à la création
d'institutions grandes, utiles et libérales.
Dans le nombre de ces institutions , il en est une
grandè , utile et belle, comme la nature qu'elle tend à
représenter ; c'est celle d’un musée d'histoire naturelle ;
mais, pour réunir une collection en ce genre, il faut
un local, et la ville, me répondra-t-on, n’en possède
aucun qu’elle puisse y consacrer. Combien de fois cette
objection m'a été adressée, je l’admettrais, Messieurs,
s’il nous fallait un endroit immense, grandiose et digne
de renfermer une collection nombreuse et déja com-
plète. Mais ici ce serait trop exiger, car un musée
comme toutes choses humaines, commence et s'accroît.
Qu'’avons-nous donc à solliciter, ce que je demandais
un jour à M. Duroyer, lors de son administration, une
vaste salle qui füt pour nous un lieu de dépôt, un lieu
de transition, un lieu qui nous permit de prendre pos-
session : ce que nous avons à solliciter, c'est ce que
— 264 —
la Société d'archéologie a obtenu depuis, je veux dire
quelques pieds carrés de surface pour recueillir provi-
soirement les dons qui nous seraient faits. Car un jour
viendra où notre ville verra s'élever dans son sein un
monument digne d'elle et propre à offrir dans un seul
emplacement la réunion des collections de tous genres.
Mais en attendant qu'un tel plan se réalise, pourquoi
s'exposer à refuser ou perdre des objets qu’un jour il
ne sera peut-être plus possible de retrouver. Pourquoi
refuser des offres que le gouvernement nous fait com-
me aux autres villes qui savent mieux en profiter.
Pourquoi ne pas imiter la ville de Lille qui, faute de
local, a placé son musée dans les combles de sa mai-
ric , plutôt que d’en ajourner indéfiniment la création.
Cette idée de commencer sous une échelle quelque petite
qu'elle füt et que j'avais depuis long-temps, M. Duroyer
l’adopta lors que je lui fis part de mon projet. Dès-
lors , nous visitûmes ensemble et successivement les
combles de la Mairie et la maison située au coin de
la rue St.-Jacques où se trouvait alors l'école normale.
Le même jour, nous vimes aussi la Salle de démons-
tration du Jardin des Plantes et la mansarde qui la
surmonte. Ce local fut le seul qui nous parut conve-
nable , encore faudrait-il y opérer quelques légers change-
mens dont je parlerai dans la suite. Nous jugemes en
effet la mansarde, qui occupe tout la grandeur de la
salle et qui est plus élevée qu'on ne le penserait , conve-
nable pour y ranger les plantes et les animaux à la
conservation desquels nuirait l'humidité de l'étage infé-
rieur , qu'il était bon, selon nous, de consacrer seu-
lement à réunir les minéraux, les coquilles, les z00-
phytes et les animaux conservés dans l'esprit de vin.
— 2685 —
Aussi, Messieurs, c'est en faisant allusion à ce dermer
projet que M. Duroyer dit ici et au milieu d'une sé-
ance, lorsqu’à la fin d’un rapport, j'engageais vivement
l'Académie à prier cet administrateur pour qu'il se hà-
tàt de jeter les premiers fondemens de cet établissement ,
que la chose était possible et qu'elle ne tarderait pas
à s'effectuer. Mais alors M. Duroyer était maire et le sur-
lendemain , notre ville avait à regretter l'éloignement de ce
digne magistrat. Si, à cette époque , la réalisation de ce
plan était facile, pourquoi ne le serait-elle plus aujour-
d'hui; il reste donc reconnu que ce local peut toujours être
utilisé provisoirement tel qu'il est, je dis tel qu'ilest, et
non un peu agrandi; car lors même que les intentions de
l'administration seraient, comme on l'avance, de prolon-
ger ce bâtiment jusqu'au boulevard et de le surmonter
d'un étage, un aussi faible développement ne consti-
tuerait, selon moi, qu'une dépense inutile qui ne le
rendrait pas plus digne de sa destination. L'administra-
tion actuelle est trop éclairée, trop sincèrement amie
de tout progrès dans la ville qui lui a confié ses inté-
rêts, pour ne pas s'étre occupée des idées que M. Du-
royer avait accueillies. M. Lemerchier, au début de ses
fonctions de maire, me parla lui-même de l'entretien
que j'avais eu avec son prédécesseur, des propositions
que j'avais faites, des espérances que j'avais données.
La manière de voir qu'il avait alors, je crois, Mes-
sieurs, qu'il la conserve encore ; elle est trop juste
pour quil l'ait abandonnée. Saisissons done le mo-
ment où nous pouvons compter sur le concours de l’ad-
ministration. Des fondations comme celles que je pro-
pose , appartiennent de droit aux sociétés savantes ,
c'est à vous de créer un musée dans notre ville, de
— 266 —
le diriger et de travailler à sa prospérité, mais il vous
faut le concours et la protection de l'autorité, nous
avons toujours compté sur cet appui. Malheureusement,
nous pouvons craindre que les ressources de la mairie ne
répondent pas à ses intentions.
Si l’on considère , en effet, qu'il faut outre le local,
des vitrines et des armoires vitrées et en bois de ché-
ne , afin d'empêcher les objets de se détériorer : -il sera
facile de prévoir que cette première dépense ne s’élè-
verait pas à moins de trois mille francs, somme assez
forte et que le Conseil municipal ne pourrait peut-être
pas de long-temps d'ici consacrer à la fondation d'un
établissement tel que celui dont nous parlons. Non point
que ce Conseil auquel la ville est redevable de tant de
d'améliorations et de tant d'institutions utiles ne sente
comme vous, Messieurs, le besoin d’une telle alloca-
tion , mais parce que de nombreuses charges l’empé-
cheraient de créer aussi vite qu'il le désirerait. Je comp-
te surtout parmi elles deux plaies, si je puis m’expri-
mer ainsi, qu'il n'appartiendra malheureusement à au-
cune administration de pouvoir cicatriser , j'entends par
là la réparation et la reconstruetion des ponts, ainsi
que les travaux de charité : travaux qui, pour être
louables dans leur but ou nécessaires à la tranquillité
publique, n’en exigent pas moins chaque année le sa-
crifice de sommes énormes que d'autres villes plus fa-
vorisées sous ce rapport peuvent consacrer à fonder
des établissemens utiles ; mais si, comme je l'ai dit,
l'administration municipale ne pouvait nous allouer les
trois mille francs, tout me persuade qu’elle concoure-
rait avec nous pour une plus faible somme , car elle
ne nous refuserait sans doute point la légère subven-
— 9267 —
tion qu'elle a accordée à la société des antiquaires ,
surtout s'il nous était donné comme à la société d’ar-
chéologie de pouvoir obtenir d’ailleurs des ressources
plus considérables, soit en faisant à l'exemple de cette
dernière, une demande au Conseil général du départe-
ment , soit en rappelant à M. le Ministre de l'instruc-
tion publique les offres qu'il nous a faites de venir à
notre secours , s'il en était besoin (*). Que si l'on m'ob-
jectait que ces demandes seraient vainès et que nous
n’obtiendrions rien , il me faudrait alors rechercher
pourquoi nous serions moins heureux que beaucoup
d’autres villes, qu'Abbeville entr'autres dont la société
d'émulation , outre les douze cents francs qu’elle a ob-
tenus du Conseil général du département , a reçu à ti-
tre de dons quinze cents francs du Ministre de l'ins-
truction publique. Aussi, suis-je persuadé-et désirerais-
je faire naître cette conviction dans vos esprits, que
cette demande ne pourrait qu'être prise eu considéra-
tion et résolue à notre avantage, avec un concours
comme celui sur lequel il me semble que nous pour-
rions compter. |
Comment, en effet, pourrait-elle ne pas l'être, si
PAcadémie fait habilement ressortir l'utilité de la fon-
(*) Je m’exprimais ainsi en 4837, époque de celte proposition cet
on peut voir comment ma prévision d'alors a même été outrepas-
sée. Messieurs les membres du Conseil Municipal. dans leur. zéle
pour la prospérité de la ville qui leur a confié ses intérêts viennent
de voter trois mille cinq cents francs pour jeter les premiers fondemens
d’un Musée d'Histoire Naturelle. Notre cité devra donc à leur concours
éclairé la création d’un etablissement utile, que sans doute nous ver-
rons apparaître avant peu, et sous les lieureux auspices de l’habile ad-
iministrateur qui en a eu la première pensée.
— 268 —
dation d’un musée dans une ville aussi commercante et
aussi industrielle que la nôtre ; si elle est secondée,
comme il faut bien l’espérer, par la chambre de com-
merce et par la société industrielle ; si enfin elle est
appuyée par des personnes éminentes qu’elle s’honore
de compter parmi ses membres, tels que M. le Préfet,
M. le Recteur et M. Caumartin, député de la Somme.
Après avoir parlé assez longuement des choses qui,
pour paraitre étrangères au musée en lui-même, n’en
sont pas moins nécessaires pour en assurer la création.
Je vais donner une idée de ce qu'il serait à désirer
qu'il füt.
Dans toutes les villes dont j'ai parlé plus haut, les
uusées d'histoire naturelle ne se composent que d’une
collection des productions naturelles propres ou étran-
gères au pays, assez complète, comme moyen d’études
et dans laquelle, à défaut des objets qui seraient trop
coûteux ou qu'ils seraient impossible de se procurer, on
cherche à pouvoir faire paraître celles de ces produc-
tions qu'on peut regarder comme des types de famille
ou genres importans. Chez nous , sans négliger ce genre
de collection que nous pouvons laisser au temps à en-
richir , il en est un autre, je pense, qu'il faudrait se
hâter de créer. Ce serait une réuion des produc-
tions naturelles propres au département, en regard des-
quelles on placerait tous les produits industriels qu'on
en a su tirer. Ainsi, à côté des argiles de différente
nature, viendraient se ranger les poteries diverses, les
tuiles, les briques et carreaux qu'on aurait pu en ob-
tenir ; près des'‘pierres calcaires telles que la carrière
nous les offre , se trouveraient de même ces pierres
polies avec indication de leur degré de dureté et de
— 9269 —
résistance ; puis viendraient les différens bois du pays
offrant des coupes dans un sens différent , horizontal ,
vertical ou oblique, lesquels à l’état brut se verraient
plus loin vernis et polis ; il en serait de même enfin
des animaux et de quelques-uns de leurs produits. Ain-
si, se trouverait d'une part un musée qui attirerait
les regards du savant, et de l’autre une statistique
matérielle, industrielle et scientifique non moins im-
portante , dans laquelle le laboureur et l'artisan vien-
draient étudier les objets qui pourraient leur servir.
Ne vautil pas mieux, avant de connaître les insectes
étrangers et les plantes rares, étudier la chenille qui
ronge nos arbres, savoir distinguer le persil de la ci-
guë. Ne vaut-il pas mieux enfin apprendre à connaitre
les choses les plus communes et les plus nécessaires
de nos propres contrées, ainsi que pouvoir en appré-
cier les avantages. Mais où trouver, me dira-t-on , les
premiers élémens , les bases de ce musée? Comment se
les procurer , si ce n'est encore à prix d'argent : je me
hâterai de répondre que la formation de ces collections
sera beaucoup plus facile qu'on ne le pense, et qu'il
en arrivera ici comme dans d'autres villes, comme à
Lille et Boulogne-sur-Mer par exemple où les musées
formés depuis six ans au plus sont déjà très-considé-
rables. Pourquoi, en effet, comme dans ces villes,
notre musée ne pourrait-il pas se former et s'enrichir
par des dons. Amiens offrirait-il moins de personnes
généreuses qui puissent concourir à cette sorte de do-
tation ? Il m'est certainement permis d'en douter. Et
quand je vois MM. Lecorreur, Garnier, Douchet, Du-
jardin disposés le premier à donner des oiseaux jus
qu'à ce que la ville ait pu se les procurer d’ailleurs ;
— 9270 —
les autres leurs insectes. Quand M. Rigollot nous offri-
rait ses fossiles ; lorsque M. Cocquerel peut aisément
nous donner la minéralogie de la contrée, et quand je
viens offrir un herbier de quatre mille espèces de plan-
te nommées d’après les meilleures collections de la capitale.
Je ne puis douter davantage des dons successifs et isolés
qu'il serait facile de susciter , soit en citant honorablement
les noms des donateurs, soit en excitant l’émulation
d’une jeunesse studieuse par une honorable récompense
que l'Académie pourrait décerner chaque année à ceux
qui auraient envoyé aux musées les objets les plus ra-
res et les mieux conservés.
Pour ce qui serait des objets étrangers, quelle ville
serait plus favorisée que la nôtre? M. Duméril, pro-
fesseur du Muséum et notre compatriote ne se ferait-
il pas un plaisir de doter sa ville et de nous favoriser
dans ces nombreux envois que le Muséum fait aux
villes mêmes les moins considérables. Mais il ne suffit
pas , je le sais, qu'un grand nombre d'objets soient
rassemblés , il faut encore que la conservation en soit
assurée ; car, dans quel autre but forme-t-on ces ca-
binets d'histoire naturelle, sera-ce, me dira-t-on , un
conservateur spécial qui en sera chargé ? Alors, où pré-
lever les fonds nécessaires à son traitement, qui ne
pourrait être moins de 12 à 1,800 francs ? Je me con-
tenterai de répondre à cette objection que ce qui serait
nécessaire, si nous possédions tous les élémens d’un mu-
sée, et loin d'être indispensable aujourd’hui. Car , il
suffirait, ce me semble, d’un Conseil d’administra-
tion est de conservation, formé de trois membres de
l'Académie qui pburraient s’adjoindre quelques person-
nes en dehors de cette compagnie. Pourquoi, en effet,
— 214 -
les personnes qui, dans chaque partie, auraient le plus
donné, ne seraient-elles pas appelées naturellement à
conserver ce qu'elles auraient si généreusement offerts.
Ne seraient-elles pas aussi portées à veiller à la con-
servation de ces collections devenues publiques , que
quand elles étaient les leurs propres. Au reste, quelle
meilleure garantie pour celles qui ne feraient qu'un
prêt, et aussi qu'elle émulation n’en résulterait+il pas
parmi les personnes qui s'adonnent aux sciences natu-
relles. Ici, point. d'exclusion fâcheuse, point de supré-
matie choquante qui éloignerait peut-être quelques hom-
mes utiles et nous priverait de leurs richesses. Que si
lon me parlait alors du froissement de volontés con-
traires ; si l’on me menaçait de tomber dans le cahos,
je dirai qu'il n’en pourrait étre ainsi par la création d’un
pouvoir unique dont la Commission d'administration serait
investie par l'Académie, puisque de, cet unique centre
partirait une seule direction imprimée à tous les conser-
vateurs qui eux-mêmes ne pourraient agir que dans leur
spécialité , et encore de concert avec l’administration qui
pour les changemens importans devrait s’en reférer elle-
même à l’Académie.
Ici, Messieurs, se terminent les observations que j'ai
cru devoir vous présenter pour éclairer certains points
de la question ou répondre à quelques objections qui
pouvaient paraître fondées. Si je l'ai fait avec bonheur,
j'en suis redevable aux sages avis de la personne avec
laquelle vous m'avez autorisé à me mettre en rapport.
Car, dans un entretien que j'ai eu avec M. Cocquerel,
sur le musée, j'ai pu me convaincre qu’un même sen-
timent d'utilité pour le pays nous animait, je m’esti-
merais donc heureux, si l’Académie accueillait favora-
— 272 —
blement un projet qui nous est commun. Il ne res-
terait alors qu'à lui soumettre les propositions suivan-
tes :
1.° Demander au Conseil municipal et par l'intermé-
diaire de M. le Maire, de mettre à la disposition de
l'Académie, pour y déposer les collections d'un musée
d'histoire naturelle , la salle de démonstration du Jardin
des Plantes et la mansarde qui la surmonte : après
avoir détruit une cloison intérieure en planche , cons-
truit un petit escalier commode et avoir abattu les ar-
bres qui entourent ces bâtimens , afin d'en éloigner
l'humidité.
2.9 Demander au gouvernement une somme de trois
mille francs pour la création d'un établissement dont
la nature et le but lui seraient indiqués ; prier M. le
Préfet et M. le Recteur de l’Académie de vouloir bien
appuyer, chacun de leur côté, cette demande auprès
du ministère ; informer la Chambre de commerce et la
Société industrielle du projet que l’Académie a conçu,
et les prier de vouloir bien nous aider de leur concours,
afin d'obtenir du gouvernement ce qui lui serait de-
mandé.
258
ES
RAPPORT
SUR L'ÉTABLISSEMENT D'UN
MUSÉE DÉPARTEMENTAL,
Par M. COCQUEREL,
INGÉNIEUR EN CHEF DES MINES DU DÉPARTEMENT.
——— #7 0 0-———
Messieurs ,
Daws le courant de l'année 1857, après avoir ac-
cueilli très-favorablement une proposition de notre ho-
norable collègue , M. Pauquy, relative à la création
d'un musée départemental d'histoire naturelle en la
ville d'Amiens , vous avez chargé une commission (1) de
vous faire connaître la possibilité de former un sem-
blable établissement scientifique, et surtout de vous
indiquer les moyens de subvenir aux dépenses pour
confection du mobilier et pour l'acquisition et la con-
servation des objets qui font partie des collections
d'histoire naturelle.
Dans la séance du 13 août, même année, vous
avez entendu et approuvé le rapport de votre Com-
mission ; vous vous rappelez sans doute que ce rapport ,
en mentionnant le bienveillant accueil que votre projet
a recu de M. le Préfet et de M. le Maire d'Amiens,
(1) Cette commission était composée de MM. Barbier , Pauquy , Gar-
nier et Cocquerel.
18.
— 2714 —
indiquait le cabinet du Jardin des Plantes ou les vastes
greniers de l'Hôtel-de-Ville comme des locaux qui,
disposés et distribués convenablement, pouvaient rece-
voir le musée. Vous vous rappelez en outre que pour
subvenir aux dépenses , la Commission proposait de
s'adresser simultanément au Conseil-Municipal d'Amiens ,
au Conseil-Général du département et à M. le Ministre
de l'instruction publique. à
M. le Maire de cette ville vous a donné une preuve
évidente de son bon vouloir , en obtenant du Conseil-
Municipal qu'une somme de 1,000 francs serait portée
au budget de 1838 pour concourir aux premières dé-
penses de construction des salles du musée d'histoire
naturelle.
Ayant à satisfaire à des besoins d'une urgence re-
connue , le Conseil-Général n'a pas cru devoir prendre
votre demande en considération , et nous présumons
avec raison que dans cette circonstance il a moins
exprimé un refus de concours qu'un ajournement ;
aussi l'académie a-t-elle saisi avec empressement l'oc-
casion que vient de lui offrir M. le Préfet, en arré-
tant que votre demande sera, par l'organe et avec
l'appui de cet honorable magistrat, présentée de nou-
veau au Conseil-Général dans la session qui s'ouvre le
20 août prochain. j
C'est seulement lorsque vous connaîtrez le résultat
de cette nouvelle demande qu'il sera possible de s'a-
dresser à M. le Ministre de l'Instruction qui, certes,
ne refusera pas à la ville d'Amiens une subvention qu'il
a si gracieusement accordée à d'autres cités moins im-
portantes et moins intéressées -que la nôtre à posséder
un musée d'histoire naturelle.
Il y a lieu de croire que le rapport que nous avons
eu l'honneur de soumettre l’an dernier sera remis par
M. le Préfet sous les yeux du Conseil-Général ; ce
motif nous dispense d'entrer dans de nouveaux détails
sur l'utilité et les avantages des collections d'histoire
naturelle, bornons-nous, Messieurs, à vous signaler
le goût et l'empressement avec lesquels non seulement
la jeunesse, mais encore les hommes d'un âge mr,
s'occupent de l'étude des sciences naturelles.
Dans la capitale de la France, comme dans les
principales villes du royaume où il existe des cours
publics, on voit la chaire des professeurs assaillie par
de nombreux auditeurs qui viennent demander à la
science d’être initiés à la connaissance des productions
du globe, et à faire servir ces derniers à l’alimenta-
tion et au développement des arts industriels. De là,
Messieurs , cet empressement du gouvernement et des
villes à créer et à augmenter des musées sans lesquels
les leçons les plus savantes et les lectures les plus at-
tentives peuvent être sans résultats immédiats ; de cet
état de choses, naît aussi, pour un grand nombre de
citoyens , le désir de laisser aux villes qui les ont vu
naître , des collections formées à grands frais et dont
la conservation est d'autant mieux assurée , qu'elle est
confiée à des administrations dont la durée n’a pas de
terme.
Le département de la Somme , vous le savez, Mes-
sieurs , est essentiellement agricole, industriel et com-
merçant ; rien ne peut mieux, selon nons, assurer
les progrès de l’agriculture , de l'industrie et du com-
merce que ces collections qui nous font bien connaître
les productions de notre propre sol et celles des con-
18.*
— 2176 —
trées lointaines, c'est de l'examen des produits des
trois règnes , et de leur comparaison entr'eux que l'on
peut en déduire les moyens de les utiliser dans nos
ateliers, dans nos relations commerciales et dans tout
ce qui tient aux besoins de la vie.
NOTICE STATISTIQUE
SUR
L’INDUSTRIE AGRICOLE
DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME,
Par M. MALLET.
(5 -————
MESSIEURS ,
L'inrérèr avec lequel vous écoutez tous les rapports
qui vous sont faits sur les développemens de l’agri-
culture dans notre département, m'a encouragé à faire
quelques relevés dans les archives statistiques du mi-
nistère des travaux publics, et à les accompagner des
réflexions qu'ils m'ont inspirées.
Le prix des grains est d’une importance trop grande
sous le rapport du salaire de l'ouvrier et sous celui
de l'élévation du loyer des terres, pour ne pas fixer
d'abord mon attention. J'ai remarqué que de Fannée
1756 à 1790, le prix le plus bas de l'hectolitre de
froment a été de 8 fr. 47 cent.; le plus élevé de
21 fr. 66 cent.; et le prix moyen de ces 55 années
de #2 fr. 64 cent.
De 1790 à 1797, les prix ont été déterminés par
la dépréciation des assignats, le gouvernement ne s'en
est pas occupé.
De 1797 à 1855, les prix ont varié de 11 fr. 3 c.
le plus bas; à 56 fr. 87 c. le plus élevé ; le terme
moyen de ces 59 années a été de 18 fr. 17 cent.
Si le salaire de l’ouvrier n'a pas été augmenté dans
la proportion de 12 fr. 64 e. à 48 fr. 17 c., on doit
— 978 —
probablement attribuer cette circonstance à l'emploi
qu’il fait des pommes de terre, qui n'étaient pas cul-
tivées avant 1790 ; autrement son sort serait moins
heureux que pendant la première période.
Si les baux, au contraire , ont été presque doublés,
quand le prix des récoltes indique qu'ils ne devraient
être que tiercés ; il est facile d'en voir le motif dans
l'augmentation des produits de la terre qui est venue
se joindre à celle des prix de ces’ produits.
En 1815, l'ensemble de toutes les terres en France
rendait 8 hectolitres 50 de froment par hectare: en
1835, la moyenne de la récolte a donné 13 hectoli-
tres 50. Cette augmentation qui a eu lieu également sur
les autres grains, mais dans une moindre proportion ,
est due à un changement d’assolement, à une meil-
leure culture et à une plus grande quantité d'engrais :
malheureusement , et c’est sur celà que j'appelle toute
votre attention , les améliorations n'ont pas eu lieu
dans une égale proportion dans tous les départemens,
et le nôtre surtout laisse beaucoup à désirer ainsi que
vous le verrez par ce tableau.
La Somme produisait en 4845 , 43 hect. Elle produit en 4835 , 45 20.
La Seine-Inférieure » 42 50 » » 16 90.
L’Oise » 42 50 » » 148 12.
L’Aisne » 12 » » 24 25.
L’Eure n,. "+ 2109 » » 15 20.
Le Pas-de-Calais » 45 94 » » 48 86.
Il résulte de cette comparaison faite entre les pro-
ductions de six départemens, que le nôtre qui était
le second en 1813, était le dernier en 1835 , et con-
séquemment celui qui avait fait le moins de progrès.
Quoique je ne cite que les deux années extrêmes, ül
nn —
n'en est pas moins vrai que celles qui les séparent
offrent le même mouvement de progrès ct confirment
toutes les conséquences qu’on peut en tirer, c'est-à-
dire le peu de zèle des cultivateurs de notre dépar-
tement à profiter des améliorations qui leur sont in-
diquées.
En 1815, le département de la Somme n'avait que
215,750 hectares de terres ensemencées , il en avait en
1822, 521,045: cette augmentation est due en partie
aux défrichemens qui ont eu lieu, en partie à la ré-
duction des jachères. Il a produit en 1835, 5,757,878
hectolitres de grains de toute nature : il
en a consommé tant pour la ‘nourriture de
ses habitans, pour celle des bestiaux que
paaniles: SEmaieess æ 0. CS 0 OPUS, 321,959
Ainsi son excédent a été de. ,. . 435,919
qui sont entrés dans le commerce d'échange et ont
accru de près de einq millions les fortunes particulières
de nos agriculteurs.
Le département du Pas-de-Calais avait, en 1815,
235,546 hectares de terre en culture ; en 1835, il en
avait 286,470 ; il y avait alors moins d'augmentation
de culture là qu'ici; mais il est à remarquer que sur
un plus petit nombre d'hectares, ce département a
obtenu, en 1855, une récolte plus considérable que
le nôtre de 928,503 hectolitres de grains , et que ses
grains pèsent de 2 à 3 pour cent plus que les nô-
tres.
En recherchant la cause de notre infériorité, j'ai
cru la trouver dans le rapport qui existe entre ces
deux départemens pour l'entretien des troupeaux, vous
en jugerez par l'examen du tableau suivant :
— 280 —
Si7‘GLI
860‘6
SLS‘9r
GOS‘E
gLg'r
*SIV'IVO -AG-SVd
896‘ IL
6£y'O
&09°LH
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‘jnæoq un mod g soydwoo ? suoinoyy
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(ynæoq un anod y saydwoo ) xneo1
0
‘AnoqeI NE 9 SWAOUO | L S2H98 À
ER eee Tr ONLINE
* _"Anoqe] nv J9 SIWIBU9 ] E Sn
— 281 —
De ce rapprochement entre les départemens de la
Somme et du Pas-de-Calais, il résulte évidemment que
le premier ne possède en bestiaux que les deux cin-
quièmes de ce qui existe dans le second ; les moyens
de fumer les terres se trouvent réduits dans la pro-
portion et cela justifie le faible produit de 15 h. 20
par hectare comparé à 18. 86.
Mais ce n'est pas tout encore que l'infériorité du
nombre , elle existe aussi dans les espèces et nous
voyons une différence énorme dans le poids des ani-
maux.
Somme Pas-de-Calais.
Poids moyen des bœufs. . 287 k. 450 k.
, des vaches. , 205 540
37
ot
des moutons . 9
IL appert de là que les bestiaux de la Somme ren-
dent en viande trois huitièmes de moins que ceux du
Pas-de-Calais , et que l’agriculiure , après avoir perdu
ses moyens d'engrais propres à féconder ses terres la-
bourées et ses prairies naturelles et artificielles , perd
ensuite sur la valeur même de ses troupeaux auxquels
elle n'a à distribuer qu'une nourriture maigre et insuffi-
sante.
La perte qu'éprouve le cultivateur agit également sur
le consommateur.
Notre département ne possédant pas le nombre de
bestiaux nécessaire pour alimenter ses marchés, il faut
les faire ‘venir des départemens voisins, alors ils coù-
tent plus cher ; aussi voyons-nous que quand le Pas-
de-Calais consomme 4,892,224 k. de viande de toute
— 282 —
espèce ( soit 55 k. 25 h. pour 62 fr. 98 c. par ha-
bitant ), la Somme , au contraire , ne consomme que
5,395,262 k. de viande ( c'est-à-dire 45 k. pour 52 fr.
20 c. par habitant ). Le prix plus élevé de 2 c: par
kil. dans notre département que dans celui du Pas-de-
Calais suffit pour produire cette différence d'un cin-
quième dans la consommation ; ce résultat est aussi
préjudiciable au cultivateur qu'à l'ouvrier privé du
moyen de réparer ses forces par une nourriture saine
et abondante.
J'ai voulu constater par des rapprochemens et par
des faits incontestables tous les efforts qui sont à faire
dans notre département pour qu'il reprenne dans la
production agricole le rang qui lui appartient et qu'il:
occupait jadis. Il m'a paru démontré, qu'il fallait
commencer les améliorations par les prairies naturelles
et artificielles afin d’avoir des bestiaux en plus grand
nombre et de meilleures espèces , que par ces bestiaux
on aura une plus grande quantité de viande pour la
nourriture des habitans et plus d'engrais pour amé-
liorer les terres ; que les champs mieux fümes rendront
comme ceux de nos voisins des grains en plus grande
quantité et de meilleure qualité ; que le cultivateur ne
peut qu'acquérir plus d’aisance de ce changement dans
ses habitudes et que les villes participeront à cet ac-
croissement de richesse. C'est à ceux de vous, Mes-
sieurs, qui s'occupent ou se sont occupés d’'agricul-
ture ,: que je livre mes réflexions, si vous les ap-
prouvez, vous pourrez mieux, que moi, par Vos cou
seils et par votre exemple, convaincre les cultivateurs
— 983 —
trop enclins à rester dans la pratique des anciens usa-
ges, et votre tâche sera belle puisque vous aurez rendu
service à votre pays.
POTALON
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sd PE a | ÉLAR eux
‘LEE
LR
MACHINE
DESTINÉE
A ÉLEVER L'EAU,
Par M. Marrraz ROUSSEL.
LA figure 4.°e (*) représente une des machines destinées
à élever l'eau.
A. Tuyau, formant la branche la plus courte d’un
siphon ordinaire.
B. Tuyau, formant la longue branche du même si-
phon.
E. Capacité sphérique , placée à la partie supérieure
de la branche la plus courte.
c. Robinet par lequel s'écoule l'eau contenue dans la
sphère E.
d. Petite soupape destinée à permettre l'introduction
de l'air dans la sphère E et à faciliter, ainsi, l’écou-
lement de l'eau.
a. Soupape à clapet, s’ouvrant du dehors en dedans,
pour permettre à l’eau de s’introduire dans le tuyau A
et pour s'opposer à sa sortie.
b. Soupape disposée comme la précédente, mais dont
(*) Voy. la planche à la fin du volume,
l'usage est un peu différent , ainsi qu'on le verra dans
la suite.
[. Levier destiné à ouvrir la soupape b.
La figure montre la machine au moment où une
portion de l’eau contenue dans la sphère E, vient de
s'écouler par le robinet c. Les trois soupapes a, b, d,
ainsi que le robinet c, sont fermés. La sphère E ne
contient de l'eau que jusqu'en g hk; toute la partie
comprise au-dessus de la ligne g h, ainsi qu'une por-
tion du tuyau B, comme le montre la figure, sont
remplies par l'air introduit par la soupape d; cet air
est venu prendre la place de l'eau écoulée par le
robinet c.
Si, dans cet état, on ouvre la soupape b, à l'aide
du levier f ; la soupape «a s'ouvrira d'elle-même, et
l'eau montera, par le tuyau A, dans la sphère E ;
elle forcera l'air, compris entre la ligne g h et la partie
supérieure de la sphère, à passer dans le tuyau B,
où, bientôt, elle passera elle-même , chassant devant elle
l'air et l’eau contenus dans le tuyau B. Toute l’eau
contenue primitivement dans ce tuyau étant ‘écoulée,
en b, l'air, à son tour, s'échappera. Si alors on laisse
retomber la soupape b, il est visible que les tuyaux
A Bet la sphère E seront entièrement remplis d'eau.
Dans le moment où la soupape b retombe ; l’eau s’ar-
rêtant, cesse de soutenir la soupape a, qui se ferme
également.
Si donc on ouvre le robinet c et la petite soupape
d, la machine fournira une nouvelle quantité d'eau.
Après quoi, la soupape d et le robinet c étant fer-
més , elle se retrouvera dans son premier état.
— 9287 —
En continuant la même manœuvre , on obtiendra
les mêmes effets.
On voit que les produits de cette machine sont in-
termittents.
DIMENSIONS
En prenant, pour point de départ, le volume d’eau
fourni par chaque révolution de la machine, on en
déterminera facilement toutes les proportions.
Je suppose que le diamètre du tube B soit tel , que
le volume d'eau dont s'agit, ou, ce qui revient au
même , le volume d'air qui en tient la place , occupe,
dans ce tube, une longueur de 0: 32 ©; pour que
l'équilibre puisse exister entre les deux colonnes À et
B , il sera nécessaire que la colonne B ait la longueur
de la colonne A, plus les 0 "+ 32 °* qui seront oc-
cupés par le volume d'air, dont le poids ici est tout-
à-fait à négliger. L'équilibre n'existerait , toutefois , que
dans le cas où le volume d’air ne se dilaterait pas;
mais il se dilatera d'une quantité plus ou moins grande,
en raison de la longueur de la colonne A. Si, par
exemple , cette colonne a 5 ": 20 <*, le volume d'air
sera doublé, et occupera 0 #:* 64 <* dans la colonne B ;
il faudra donc que la longueur de cette colonne soit
augmenté de 0 "+ 32 <*, seulement pour que l'équi-
libre existe.
Reste maintenant à déterminer par l'expérience quelle
longueur il faudrait ajouter à la colonne B, pour dé-
terminer l’eau à circuler dans l’intérieur du siphon,
avec assez de vitesse, pour entrainer l'air sous la forme
d'une seule bulle; condition nécessaire pour que le
produit de la machine soit le plus grand possible.
— 9288 —
Cette machine, exécutée en petit, fournit 100 cen-
timètres cubes d’eau.
La différence de longueur entre les deux branches
du siphon, est de 0 ®: 55 ‘*, dont la capacité égale
170 centimètres cubes.
On a donc la proportion suivante :
120. 21584 MODS. =, 32
Le nombre 32 indique , en centimètres, la portion
de la colonne B occupée par les 100 centimètres cubes
d'eau fournis par la machine, ou plutôt par le volume
d'air qui en tient la place. Cette quantité, retranchée
de la différence totale 0 #: 55° °:, laisse seulement 0":
23 ‘* pour différence réelle entre les deux branches
du siphon (1). Cette petite différence suffit pour im-
primer à l’eau une vitesse assez grande pour entraîner
l'air sous la forme d’une bulle, et assurer le jeu de la
machine.
Cette différence de 0 "+ 32 €: devrait, ce semble,
suffire pour produire l'effet désiré, quelle que soit la
longueur des colonnes A et B; car si, d'une part,
la colonne A étant plus longue , offrait plus de résis-
tance à l'air; la colonne B, étant également plus lon-
gue , repousserait avec plus d'énergie l'obstacle que
l'air lui opposerait. A la vérité, les colonnes ayant
plus de longueur , les frottemens seraient plus considé-
rables. Mais ces colonnes ctant verticales, et l’eau de-
vant se mouvoir avec une certaine vitesse, les frotte-
mens ne seront vraisemblablement pas un grand obs-
tacle.
\
(1) Je néglige la dilatation de l’air, la colonne A n’ayant que 0": 48°:
de longueur.
— 989 —
PRODUIT.
Bien que le calcul fasse voir qu'en laissant au
tuyau B un diamètre très-grand, relativement à la
quantité d'eau fournie par la machine , elle donnerait
des produits assez avantageux ; il est à craindre que,
dans l'application, il ne soit nécessaire de tenir ce
diamètre assez petit, et, par conséquent, de diminuer
d'autant les produits.
On pourrait, toutefois, augmenter ces produits en
faisant participer le siphon aux propriétés du Bélier
hydraulique.
En faisant fonctionner la petite machine dont j'ai
parlé plus haut, je tenais le siphon de la main gau-
che , et , de la droite, j'ouvrais et je fermais la soupape
b. Lorsque je laissais retomber cette soupape un peu
brusquement , l’eau , en mouvement dans le siphon,
se trouvant subitement arrêtée , imprimait à tout Île
système une impulsion de haut en bas, en faisant
fléchir la main qui le soutenait. Si la machine étant
solidement fixée, le robinet ce se fut ouvert au mo-
ment même de la chüte de la soupape b, il est cer-
tain qu'une portion de l'eau montante du tuyau A,
et une autre de l’eau descendante du tuyau B, qui,
arrêtée subitement , eut dilaté les parois du tuyau, et
eut été repoussée en arrière par la réaction du métal,
eussent jaili par le robinet c. La quantité d'eau ob-
tenue , de cette manière, serait tout-à-fait indépendante
du produit naturel de la machine , qu’elle augmenterait ,
dans des proportions que l'expérience seule peut dé-
terminer. On pourrait, pour assurer le mouvement
rétrograde de l'eau dans le tuyau B, placer un ré-
19.
— 290 —
servoir d'air à côté de la soupape », comme on le
voit dans la fig. 3.
Toutefois, il ne faut pas le dissimuler, en faisant
participer le siphon aux propriétés du Bélier hydrau-
lique , on lui en donnerait tous les inconvéniens, et
l'on ferait d'une machine fort simple, et dont l’éta-
blissement et l’entretien coûteraient fort peu de chose,
un appareil compliqué qui, exigerait , pour être éta-
bli solidement, des constructions dispendieuses et des
frais d'entretien assez considérables. Le mieux sera
donc de s’en tenir aux produits naturels de la ma-
chine. Il est vrai qu'ils ne seront peut-être pas tou-
jours très-avantageux , du nioins l'expérience seule peut
décider cette question ; mais ce qu'il y a de certain,
c'est qu'il n'existe pas de machine plus simple à la-
quelle on puisse demander de semblables résultats.
C'est donc sous le rapport de la simplicité de la ma-
chine que je propose, que je vais en examiner l’uti-
lité et les avantages.
Comme on le voit dans la figure, cette machine se
compose d'un tuyau recourbé , d'un réservoir , auquel,
pour plus de simplicité , on pourrait donner la forme
d'un cone tronqué, E , fig. 4; de deux soupapes à
clapet , et d'un robinet. Elle se placerait, de la manière
là plus facile , sans constructions préalables, sur un
canal, à côté d’une écluse ; sur une rivière quelcon-
que, à côté d'un barrage de moulin. Dans ce dernier
cas, un arbre , placé sur le bord de la rivière , une
simple pièce de bois, suffiraient pour la soutenir. Elle
utiliserait l’excédant d’eau nécessaire au jeu de l'usine,
dont elle ‘serait indépendante , et qu'elle ne génerait en
aucune manière,
— 291 —
Si l'on pouvait disposer d'une grande quantité d’eau,
avec une faible chûüte, on pourrait, au moyen d’un
syphon construit sur une grande échelle , se donner la
chüte nécessaire au jeu d'une roue à aubes, d’une
roue à augets ou d’une turbine.
Il me resterait à décrire maintenant l'appareil destiné
à ouvrir et fermer les soupapes b et d et le robinet c.
Mais le moyen qu'on pourrait employer pour cela est
si simple, qu'il me suffira de l'indiquer.
Pour éviter qu'il ne s’établisse un courant d'air de
bas en haut dans la colonne B, l'extrémité inférieure
de cette colonne devra plonger dans un réservoir, en-
tretenu constamment plein par le syphon lui-même. L'eau
de ce réservoir, dirigée dans un coursier, donnerait le
mouvement à une petite roue, qui produirait les effets
désirés. Bien que, pour ouvrir la soupape b, il faille
soulever la colonne d’eau B, et que, pour cela, une
assez grande force paraisse nécessaire ; comme l’action
de la petite roue serait transmise à la soupape par l’in-
termédiaire du levier f, il serait toujours possible de
charger l'extrémité à de ce levier, d’un poids pres-
qu'égal à celui de la colonne d’eau, de sorte que la
petite roue n'aurait à soulever que l’excédant du poids
de l’eau.
La fig. 2 montre comment on pourrait disposer les
siphons, si l’on voulait élever l’eau plus haut qu'on
ne peut le faire avec un seul siphon.
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RAPPORT
FAIT AU NOM DE EA COMMISSION CHARGÉE D'EXAMINER LÉ
MODE DE DISTRIBUTION DES PRIMES ACCORDÉES PAR LE
CONSEIL GÉNÉRAL, POUR L'ENCOURAGEMENT DE LA CUIL-
TURE DE LA GARANCE,
Par M. PAUQUY , Docteur en Médecine.
MESSIEURS ,
M. le Préfet, par une lettre, en date du 16 mai
1838, vous ayant prié de lui donner votre avis sur le
mode de distribution des primes, et de lui faire con-
naître l’état de la culture de la garance dans le dé-
partement : vous nous avez chargés MM. Barbier, Spi-
neux et moi de vous présenter un rapport sur cet ob-
jet.
Pérsuadés, comme nous, comme l'administration elle-
même, que là culture de la garance ne pourrait que
devenir une nouvelle source de prospérités pour un dé-
partement où cetle substance tinctoriale offre journel-
lement tant d'applications, soit à la teinture , soit à
l'impression sur étoffe. Vous eussiez désiré, Messieurs,
voir la culture de cette plante assez répandue dans
notre pays pour que les primes accordées par Messieurs
les Membres du Conseil général aient pu être décer-
— 9294 —
nées. Vous l'eussiez pensé et cela d'autant plus que la
garance , qui croit sauvage à Breteuil et aux environs
de Paris, peut être cultivée sous toutes les latitudes
avec une variété de culture, appropriée , il est vrai,
à chacun de ces climats. Ne la voit-on pas, en effet,
récolter par deux peuples d’un climat très-opposé, par
les Hollandais et par les habitans de la Turquie Asia-
tique ? Au temps du grand Colbert, le premier qui
ait encouragé, en France , la culture de cette plante
d'un très-grand produit, n’a-t-on pas vu se former plu-
sieurs établissemens dans l'Alsace et le midi où ils sub-
sistent encore aujourd'hui, mais même dans la Flandre
et la Normandie? Tout concourrerait donc pour qu'on
cultivât ce végétal dans un pays qui en consomme une
aussi grande quantité que le nôtre. Mais, pour s’adon-
ner à la culture d’une plante nouvelle, les théories ne
suffisent pas. Les essais infructueux qui souvent en
découlent, coûtent trop et détournent de nouvelles ten-
tatives. Cultivée pour un temps vers Doullens, la ga-
rance a bientôt cessé de l'être. Peut-être, dans cet ar-
rondissement qui renferme de bonnes terres, mais d’un
prix élevé, conservée en terre pendant trois ans, au
lieu d’être arrachée comme en Flandre au bout de dix-
huit mois, n’a-t-elle pas rapporté autant aux, proprié-
taires que leurs autres récoites ? Peut-être même leur
a-t-elle fait éprouver une perte réelle, en ne leur four-
nissant que de mauvais ou médiocres produits qu'ils
auraient pu rendre bons par une culture mieux en-
tendue ? C’est ainsi que M. Desnoyelles , d'Abbeville ,
dont le nom se rattache à tout ce qui peut être. utile
au pays, a essayé, il y a plusieurs années, la culture
de la: garance dans la valeur d'un demi -arpent de
—
terrain ; mais semé dans un sol tourbeux, cette plante
n’a offert que de mauvais produits. Depuis, dit-on, un
jeune propriétaire M. Greuet en aurait tenté la cultu-
re vers Ham, puisse-t-il être plus heureux ? Mais il
en est un au milieu de tous ces hommes honorables
qui nous semble dès-à-présent bien mériter du pays,
c’est M. le comte de Piolenc qui, depuis trois ans,
cultive la garance à Belloy-sur-Somme.
Un premier essai fait dans un terrain tourbeux a of-
fert, il est vrai, à M. de Piolenc un mauvais produit,
mais ne l’a point découragé. Aussi, sa constance à
vouloir naturaliser sur notre sol ce nouveau genre de
culture a-t-elle été récompensée. Car, depuis trois ans
qu'il cultive la garance dans un meilleur terrain, il a
obtenu des produits très beaux et qu'il nous a présen-
tés. D'abord sept verges ont été plantées par lui, en
1836, et arrachées dix-huit mois plus tard en 1857.
Sept autres verges, restées intactes vont bientôt avoir
trois ans et seront récoltées cette année ; de plus deux
Journaux et demi, semés en mai 1857, vont être ar-
rachés au mois d’août 1858. Quant aux sept premières
verges récoltées, il résulte d’une lettre adressée à M.
le comte de Piolenc, qu'elles ont produit 45 kilogram-
mes de racines qui pulvérisées ont laissé 30 kilogram-
mes et 9 kilogrammes de passures au moulin dont six
de perte : déchet qui, sur une plus grande quantité
de garance à pulvériser, se réduirait à 5 pour 400. Il
résulte aussi de cette même lettre que cette garance,
soumise à l'essai de la teinture, a été estimée meilleure
que celle d'Avignon ; le seul reproche qui lui ait été
fait étant d’être trop nouvelle et de ne pas avoir eu
un an de magasin, ce qui n'aurait pu, a-t-on dit,
nn —
que la faire gagner en qualité. Jugée meilleure que
celle d'Avignon, cela ne pouvait évidemment tenir qu'à
ce qu'elle n’était point falsifiée comme l’est quelquefois
celle d'Avignon et surtout celle d'Alsace. Falsification
trop réelle, ainsi qu'on peut le voir par un rapport
inséré dans le premier volume de vos mémoires , et
qu'avait fait naître alors un travail de M. Dubuc, de
Rouen, sur ce même objet. Obtenue sur le. lieu même
de son emploi, il en ressortirait donc deux avantages
qui seraient l'économie des frais de transport et la
difficulté de la falsification.
Maintenant, on se demandera sans doute pourquoi
M. le C.' de Piolenc, qui nous a présenté de belle garance,
arrachée à dix-huit mois de culture, en laisse d’autres
à récolter après trois ans révolus: il est facile de. ré-
pondre , c’est que la récolte de la garance doit être
relative au progrès de sa croissänce , qui elle-même est
subordonnée au climat et au terrain : c'est qu’en gé-
néral il est plus avantageux de récolter à la fin de la
troisième année, parce que les racines sont plus for-
tes , plus remplies de matières colorantes. Toutes les
expériences des agriculteurs prouvent en effet que la
garance, arrachée la seconde année diminue de moitié
le bénéfice qu'elle aurait donnée à la fin de la troi-
sième ; cependant, dans une terre fertile et d’un prix
élevé, il faut qu'il y ait une exception comme celle
que nous signalions en Flandre , à moins de ne rien
gagner ou d'éprouver une. perte réelle. M. le comte de
Piolenc , par ces deux récoltes à deux époques aussi
éloignées , cherche sans doute à se rendre compte de
ce qu'il pourra faire à l'avenir. Comment pourrait-il
en être autrement, son plus grand désir étant de don-
— 29 —
ner une grande extension à cette culture dans notre
pays s'il peut. y avoir des chances de réussite. Lei, Mes-
sieurs, il nous, serait facile de vous parler des divers
modes de culture de ce. végétal, il nous. faudrait seu-
lement recourir aux meilleurs mémoires ou traités sur
la matière et vous citer Dambourney, Rosier et le per-
san Aten. Qu'il. nous suffise de vous dire qu'on: a le choix
de semer cette plante en demeure ou en pépinière, et que
le premier de ces semis semble mieux convenir aux
pays du nord de la France, par là même à notre pays,
où les pluies sont assez fréquentes pour faire croître
rapidement la garance. En. entrant dans de plus grands
détails, les, membres, de votre Commission craindraient
d'appliquer au pays le mode de culture. qui lui serait
peut-être le moins convenable. Ils savent trop ce que
valent les théories décevantes et ce qu'elles coûtent à
ceux qui s’y livrent : ils s’empresseront done de. ren-
voyer ceux qui voudraient cultiver la garance à un au-
tre enseignement, à celui tout pratique qui est donné
par M. de Piolenc à qui seul devra être réservé l'hon-
neur d'avoir importé sur notre sol la culture de la ga-
rance.
Avignonais, venu avec des planteurs d'Avignon, M.
le comte de Piolenc se propose de donner, comme nous
l'avons dit, une beaucoup plus grande extension à la
culture de la garance. Aussi, lui serons-nous redeva-
bles d’un enseignement réellement pratique qui parlera
hautement aux yeux de nos agriculteurs et qui vaudra
mieux sans doute que ces préceptes écrits dont ils pour-
raient se défier.
Vos Commissaires regrettent donc vivement que M.
le comte de Piolenc ne puisse, par la quantité de ces
— 298 —
produits, avoir droit qu’à la dernière des primes qui
serait de cent fr. pour tout cultivateur qui aurait pro-
duit moins de 400 kilog. Mais si l’on réfléchit un mo-
ment qu'au zèle et à la persévérance d'un seul hom-
me sera peut-être due l’heureuse naturalisation sur no-
tre sol d'un produit si précieux pour le pays et l’ex-
tension d’une culture qui pourrait contribuer à ce que
la France cessät d’être tributaire à l'étranger pour cette
racine si nécessaire à l’art de la teinture, on ne s'é-
tonnera point de cette idée qui anime votre Commis-
sion et que l'Académie accueillera avec plaisir, savoir
que M. le Préfet du département soit prié de propo-
ser que la dernière des primes soit convertie par MM.
les Membres du Conseil général en une médaille d’or
de deux cents francs au moins. d
Quel bien, en effet, ne résulterait point d'un tel
encouragement qui, venant s'ajouter aux enseignemens
pratiques offerts par M. le comte de Piolenc, ne pour-
rait qu'exciter le zèle de nos agriculteurs, amener
de nouvelles tentatives pour ce genre de culture , et
créer un nouveau produit qui serait pour le pays
une source de richesses et de prospérités.
RAPPORT
SUR
L'ÉTAT ACTUEL DE LA
CULTURE DU MURIER BLANC
DANS LE DÉPARTEMENT DE LA SOMME,
ET
SUR L'EMPLOI DES HUIT CENTS FRANCS ALLOUÉS PAR LE
. CONSEIL-GÉNÉRAL, DANS SA SESSION DE 1837, POUR SON
ENCOURAGEMENT ET SA PROPAGATION ,
Par M. RIQUIER.
——_— “D 0 0 -—————
MESssIEURS ,
Sur le rapport que nous avons eu l'honneur de faire,
dans votre séance du 22 juillet de l’année dernière , et
dont vous avez bien voulu appuyer les conclusions,
ainsi que M. le Préfet, le Conseil général, dans sa ses-
sion de 1837, a accordé à l’Académie une subvention
de huit cents francs pour être employés , par nos soins,
à la culture du mürier blanc et à sa propagation dans
le département de la Somme.
Avant de vous rendre compte de l'emploi de ces huit
cents francs, nous croyons nécessaire, surtout après un
hiver aussi rigoureux que l'hiver dernier, de vous don-
ner quelques détails sur, l’état actuel de nos planta-
tions.
—, 300%—
Sur les six espèces de müriers que nous cultivons,
savoir : le mürier blanc ordinaire, le mürier à larges
feuilles, le Mürier Moretti, le mürier Dandelo, le mü-
rier d'Espagne et le mürier des Philippines ou multi-
caule , cette dernière espèce seule a été atteinte de la:
gelée, et atteinte de manière que tout ce qui était hors
de terre, branches comme corps, tout nous a paru
mort. 3
Nous nous sommes , en conséquence, occupés, au
retour du printemps, de remplacer, par une espèce
plus robuste, les multicaules qui se trouvaient sur le
talus de la porte de Paris au bastion de Longueville.
En les arrachant, nous avons trouvé plusieurs pieds
dont les racines, n'ayant pas été attaquées par la ge-
lée, étaient encore saines. Cette circonstance nous dé-
termina à détourer avec soin tous les pieds des multi-
caules que nous avons au Blamont. Ayant reconnu à
la plupart que les racines étaient encore bonnes, nous
avons pris le parti de n’en arracher aucun ; nous nous
sommes bornés à couper tout ce qui était mort, et à
récéper jusqu'au collet des racines.
Notre détermination a été fondée sur un double mo-
tif: d'abord, nous n'avions pas, en ce moment, de
quoi remplacer convenablement ce qui eut été rejeté,
ensuite, la faculté qu'a le murier multicaule de se re-
produire de boutures , la beauté, la grandeur de sa
feuille, la nourriture excellente qu'elle offre pour les
vers à soie, devaient nous faire attacher du prix à la
conservation de cette espèce.
Si l'expérience , que nous tentons, répond à notre
attente, et si les racines de ce mürier poussent de
nouvelles branches, nous ne manquerons pas, à l'au-
— 301 —
tomne, de les butter soigneusement avant la gelée,
afin d'en faire des boutures au printemps prochain ;
c'est, selon nous, le seul moyen de conserver ce müû-
rier et d'utiliser ses feuilles.
Quant aux cinq autres espèces, aucune n’a souffert
de la gelée, et toutes, en cet instant, sont dans un
état de végétation et de prospérité, qui ne laisse rien
à désirer. Aussi, pouvons-nous dire aujourd'hui avec
assurance que ces cinq espèces sont acclimatées dans
notre département ; car, rarement, on y éprouve des
gelées de plus de 16 et 17 degrés, comme nous en
avons eu l'hiver dernier.
Après ces détails que nous avons cru utile de vous
donner, nous venons, Messieurs, à l'emploi des huit
cents francs votés par le Conseil général dans sa ses-
sion de 18537.
Le 7 juin dernier, ces 890 francs nous ont été remis
par M. votre Trésorier à qui, depuis, nous en avons
rendu compte en diverses pièces de dépenses. s'élevant
ensemble à 810 fr. 70 c. qu'il nous a soldés.
Cette somme a été employée presque en totalité en
achat de müriers parmi lesquels il s'en trouve une cin-
quantaine en dix nouvelles espèces que nous nous pro-
posonus d’expérimenter pour, après avoir reconnu celles
les plus capables de résister aux gelées de nos hivers,
et, en même-temps, les meilleures pour la nourriture
des vers à sole, nous en servir, avec celles que nous
avons déjà , pour écussonner et greffer les müriers blancs
ordinaires que nous avons en pépinières.
M. Aubert, directeur du domaine royal de Neuilly,
nous à encore fait cadeau, cette année, de quinze mü-
riers Moretti, et de dix müriers multicaule hybride ,
— 302 —
espèce extrêmement précieuse , puisque, d’après ce que
nous mande ce savant cultivateur, elle résiste aux
froids de nos hivers ; aussi, Messieurs, la soignons-nous
d'une manière toute particulière,
Grâce à la constante sollicitude de notre très-hono-
ré collègue, M. Lemerchier, maire de la ville d'Amiens ,
pour cette nouvelle branche d'industrie, et à sa bienveil-
lance empressée à nous accorder des ouvriers attachés
à l'administration et payés par elle, nous avons pu
faire beaucoup de choses avec les 800 fr. alloués par
le Conseil général.
1.° Nous avons créé une plantation nouvelle sur le
talus du boulevard de la porte de Noyon à la porte de
Paris, composée de 109 nfûriers greffés à haute tige,
de 111 demies tiges et de 373 müriers nains blancs
ordinaires mis en haye.
2.0 Nous avons remplacé, à la plantation de la porte
de Paris, au bastion de Longueville, les multicaules
morts par suite des gelées excessives de l'hiver der-
nier.
3.° Nous avons envoyé 500 pieds de plant de deux
ans dans chacun des arrondissemens de Doullens, d’Ab-
beville, de Montdidier , et 850 , en deux fois, dans
l'arrondissement de Péronne.
4. Nous avons donné 4 à 800 pieds à différentes
personnes d'Amiens et des environs.
5.° Enfin, nous’ avons recomplété nos pépinières au
Blamont, et nous avons, dans le jardin de M. Auguste
Leprince, au faubourg de Noyon, une autre réserve
de 2,500 pieds environ, plant de deux ans de premier
choix, dans laquelle nous nous proposons , l'an pro-
chain, de prendre les sujets propres à être écusson-
nés ou greffés.
Vous apprendrez sans doute avec plaisir, Messieurs,
le zèle et l'empressement manifestés aujourd'hui dans
chacune de nos sous-prefectures pour la culture du mù-
rier blanc, et, notamment, dans les sous-préfectures
de Montdidier et de Péronne où cet arbre commence
à être apprécié comme il le mérite. Nous ne doutons
pas que sa culture n’augmente de jour en jour, lors-
qu'on en facilitera les moyens, en faisant, dans cha-
que arrondissement , des envois annuels plus considé-
rables, tant en plant, qu'en quelques autres müriers
greffés , comme nous l'avons fait, cette année , pour
M. Hiver fils de Péronne , et pour M. Delisle de Su-
zanne , qui déjà l’année dernière, a fait une petite
éducation de vers à soie. Nous avons l'honneur de
vous soumettre , Messieurs , deux échantillons de la soie
obtenue par ce cultivateur.
La nécessité où nous avons été, comme nous l'avons
dit plus haut, d’arracher une partie de nos multicau-
les et de rabattre les autres jusqu'aux racines, nous a
été d’autant plus sensible , et a occasionné une perte
et un vide d'autant plus grands, que, dans nos diver-
ses plantations, nous avions beaucoup de cette espèce,
et de très-beaux pieds, surtout au Blamont. Ceux-ci
étaient déjà dans un état de végétation et de force
tel, que bien certainement, cette année, chaque pied
aurait donné au moins 4 à 5 kilogrammes de feuilles.
C'est donc, nous le répétons, Messieurs, une grande
perte que l'hiver dernier nous a fait éprouver , et une
perte extrêmement regrettable. Aussi, plus que jamais,
sommes-nous aujourd'hui bien déterminés à ne cultiver
— 504 —
à l'avenir le marier multicaule qu'avec 1 plus grande
discrétion.
Pour donner à nos plantations de maüriers le degre
de perfectionnement nécessaire, et en faire des plan-
tations d'avenir, nous avons, de l'agrément de M Je
Commissaire des plantations communales , demandé à
M. le Maire d'Amiens, et obtenu de ce magistrat l’an-
torisation de déplanter , à l’automne prochain, les ar-
bres d'agrément qui se trouvent sur le talus du: bou-
levard de la porte de Paris au bastion de Longueville,
pour les remplacer, au printemps , avec des müriers
greffés à haute tige, comme ceux plantés cette année
sur le talus du boulevard de la porte de Noyon, ét
dans les mêmes espèces, ou dans toute autre capable
de résister aux gelées de nos hivers.
La plantation sur le talus du boulevard de la porte
de Beauvais à la Fontaine des Frères, consistant en
multicaules qui tous ont été atteints par les gelées de cet
hiver , nous avons été également obligés de les rabat-
tre jusqu'aux pieds. Comme depuis leur mise en place,
il y a trois ans, ces müriers n'ont présque pas pous-
sé, ce qu'il faut attribuer au terrain qui est: extré-
mement mauvais, à l'exposition du vent d'ouest qui,
pour cette espèce , n’est peut-être pas celle qui lui
convient ; et, enfin, à ce que , dans l'origine, ces
müûriers ont été plantés dans des trous ni assez larges ,
ni assez profonds, et sans y mettre aucun engrais, no-
tre intention est de les dép'anter à l'automne prochain,
et, après avoir défoncé ce talus très-profondément , de
remplacer, au printemps, ces multicaules, par une de
nos cinq espèces qui n'ont pas souffert des froids ri-
goureux de l'hiver dernier. Et , afin de rendre ce chan-
gement complet, et d'en assurer le succès, nous nous
proposons de faire remplir les trous d’une partie de
bonne terre neuve, et de mettre à chaque pied un
peu de fumier de vaches bien consommé ; ce qui,
comme nous l'avons déjà dit, n’a pas été fait dans
le temps, et ce que nous avons fait nous, à notre
grande satisfaction, à toutes les plantations dont nous
nous sommes occupés.
Pour opérer ces changemens, ces diverses améliora-
tions et augmentations, et sans compter la main-d œu-
vre que l’administration municipale voudra bien , nous
l’espérons continuer de nous accorder gratuitement ,
nous calculons qu'il faudra encore faire une dépense
de huit cents francs au moins.
Nos plantations de müriers ainsi améliorées et aug-
mentées , surveillées et soignées comme nous ne cessons de
le faire depuis que nous nous occupons de cette cul-
ture, fourniront bien certainement , dans deux ou trois
ans au plus tard, assez de feuilles pour faire une édu-
cation de six onces d'œufs, soit 240,000 vers.
Ces 240,000 vers , élevés convenablement dans une
magnanerie salubre d’après le système de M. Darcet,
donneront au minimum, à raison de 75 kilogrammes
de cocons pour 1,000 kilogrammes de feuilles par cha-
que once d'œufs, 450 kilogrammes de cocons (1) et
(4) La magnanerie établie par les soins du Roi à Neuilly, et diri-
gée par M. Aubert, offre les résultats les plus satisfaisans : 3,534 li-
vres de feuilles ( brut) ont produit 485 livres de cocons pour 4,000
kilogrammes (2,000 livres) de feuilles. Dans le midi, l’éducation est
considérée comme très -bonne, lorsqu'elle a donné 80 livres de co-
cons pour 2,000 livres de feuilles.
(or Reniel du lundi 16 juillet 1838 , n.° 497, f.° 2
deuxieme CALE ).
20.
— 306 —
37 à 38 kilogrammes de soie, lesquels, au prix moyen
de 70 fr. le kilogramme (1), produiront 2,590 à 2,660
francs, produit qui s'accroitra tous les ans.
Nous ne vous parlerons pas aujourd'hui, Messieurs,
de nouvelles éducatjons de vers à soie ; les divers es-
sais que nous avons faits et dont nous vous avons en-
tretenus dans nos précédens rapports, en vous repré-
sentant plusieurs échantillons de nos produits, ceux éga-
lement faits par quelques personnes tant à Amiens et
aux environs, que dans l'arrondissement de Péronne,
ne laissent aucun doute, pour notre département, d'un
succès complet dans cette nouvelle branche d'industrie,
surtout, quand, comme aux bergeries de Sénart, com-
me à la ferme modèle de Grignon ; à Neuilly, dans le
domaine royal ; à Ris, chez M. Henri Courdon, etc.,
nous pourrons opérer dans une magnanerie salubre,
d’après le système perfectionné de M. Darcet.
Aussi, au printemps prochain, quand toutes nos plan-
tations seront terminées et bien appropriées, nous pro-
posons-nous, Messieurs, de nous occuper sérieusement
de magnanerie , d'aller visiter toutes celles dont nous
venons de vous entretenir, et plus tard, en vous dé-
signant, dans un rapport spécial , l'endroit où il nous
paraitrait convenable d'en établir une, de vous présen-
ter le plan et le devis de ce que pourrait coûter cet
établissement.
Nous nous en occuperons avec d’autant plus de zële,
que , pour cette époque , nous aurons quelqu'un d’ins-
truit et capable de diriger avec succès cet établisse-
(4) En 1835 , le kilogramme de soie s’est vendu à Amiens jusqu’à
100 et 405 fr. |
— 3507 —
ment. Cet avantage, Messieurs, nous le devons à M.
de St.-Aignan qui, convaincu de l'utilité de cette nou-
velle ‘branche d'industrie pour notre département , et
principalement pour la ville d'Amiens à cause de ses
fabriques, a bien voulu, sur notre prière, demander,
et a obtenu de M. le Ministre de l’intérieur de don-
ner, à une des bourses votées par le Conseil général
pour les fermes-modèles de Grignon et de Roville, la
destination de celle des bergeries de Sénart ; ce qui
nous a permis d'envoyer dans cette dernière ferme le
jeune Rumilly (1) d'Amiens, pour suivre les cours gra-
tuits de la culture du mürier et de l'éducation des
vers à soie, dirigés par M. Camille Beauvais.
Avant de terminer ce rapport, permettez-nous, Mes-
sieurs , d'appeler votre attention sur le concours que
vous avez avez ouvert entre les planteurs de müriers.
Dans la session de 1836, le Conseil général a ac-
cordé une subvention de huit cents francs pour la pro-
pagation de cet arbre précieux dans le département de
la Somme. Sur ces huit cents francs, l'Académie a ar-
rêté que 400 fr. seulement seraient employés en achat
de müriers, et que les autres 400 fr. seraient con-
vertis en trois médailles d'or, la 1.° de 200 francs,
la 2.° de 180 francs, et la 5.° de 80 francs, qui se-
raient décernées, dans sa séance publique de 1838 à
ceux qui auraient rempli les conditions de son pro-
gramme.
(4) Fils de M. Rumilly, fabricant , qui, en 4836 , a exposé diver-
ses étoffes fabriquées avec de la soie provenant d’une éducation de
vers à soie qu’il a faite, et qui lui a valu une médaille d’or de deu-
xième classe.
20.*
— 308 —
N'ayant pas entendu dire qu'il ait été fait des plan-
tations de müriers, ou, du moins, des plantations qui
puissent être présentées au concours, nous avons l'hon-
neur de vous prier, Messieurs, de proroger ce con-
cours à l'année prochaine 1839, et d'en donner avis
dans les journaux du département.
Les quatre cents francs assignés aux primes qui de-
vaient être la conséquence du concours proposé, n'ont
pas été touchés ; et eomme, d'après les règles de la
comptabilité , l'exercice de 1837 sera clos, au mois de
septembre prochain, vous ne pourrez obtenir l’alloca-
tion ci-dessus, qu'autant qu'elle aura été comprise dans
un budget de report sur 1839. Nous vous prions de
proposer ce report à M. le Préfet, et de réclamer en
même-temps de ce magistrat, en lui transmettant notre
rapport, sa bienveillante intervention auprès du Conseil
général, pour faire obtenir à l'Académie une nouvelle
subvention de 800 francs sur les fonds départementaux
de 1839. Cette somme sera employée à améliorer et
augmenter les plantations de müriers blancs dans le
département.
Si, comme nous avons lieu de l'espérer, ces deux
propositions sont accueillies, il sera convenable de mo-
difier, ainsi qu'il suit, les bases du concours pour les
primes :
Au lieu de trois médailles d'or que l’Académie se
proposait de décerner aux planteurs, elle n’en accor-
dera que deux, en portant la première à 250 francs,
et la seconde à 150 francs.
Cette modification devra être annoncée dans la séan-
ce publique de l’Académie et insérée ensuite dans les
journaux.
— 309 —
Telles sont , Messieurs , les propositions générales que
nous avons l'honneur de vous soumettre , et sur les-
quelles nous vous prions de délibérer.
Note du Secrétaire.
Les conclusions de ce rapport ont été adoptées par
l'Académie , dans sa séance du 28 juillet 1838 ; et,
dans sa session du mois d'août 1838, ( séance du 26),
le Conseil général du département, à l'unanimité, a
alloué les huit cents francs demandés.
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RAPPORT
LA DEMANDE DE M. LE PRÉFET RELATIVEMENT AU
COURS DE GRAINES OLÉAGINEUSES
SUR LE MARCHÉ D'AMIENS,
Par M. RIQUIER.
D 0 0-0-———— —
Messieurs ,
Dans une délibération du 4 septembre 1837 , le Con-
seil général a émis le vœu que les graines oléagineuses
fussent frappées , à leur entrée en france , d'un droit
de dix francs par quintal métrique.
Cette délibération a été transmise à M. le Ministre
des travaux publics, d’agriculture et du commerce ,
qui , reconnaissant que le vœu du Conseil méritait
d’être pris en grande considération, a mandé à M. le
Préfet qu'il en fera l'objet d’un sérieux examen ; mais
qu'avant tout, il désire connaître d'après quels cal-
culs on peut établir la demande d’une taxe de dix
francs. M. le Ministre suppose qu'on en aurait les
“moyens en comparant entr'eux les prix successifs des
graines grasses en France, depuis une dizaine d’an-
nées , afin de les rapprocher ensuite des prix successifs à
l'étranger ; il ajoute que ce travail important facilite-
rait beaucoup son examen, et il en demande l'envoi.
C'est en conséquence de cette demande , Messieurs ,
que , le 16 juin dernier, M. le Préfet a écrit à M.
le Secrétaire-Perpétuel pour le prier de réunir l’aca-
démie , afin qu’elle voulut bien le mettre, autant qu'il
lui serait possible , à portée de répondre à M. le Mi-
nistre.
Dans votre avant dernière séance , cette lettre vous
ayant été communiquée , vous avez nommé une com-
mission que vous avez chargée de se procurer les ren-
seignemens réclamés. Cette commission , après être con-
venue que chacun de ses membres s'en occuperait sans
désemparer , s'est réuni au jour par elle indiqué , et
c'est avec peine qu'elle vient vous annoncer , par mon
organe , que toutes ses recherches, toutes ses démar-
ches ont été absolument infructueuses et. sans aucun
résultat spécial.
Depuis deux à trois ans, cependant, sur la de-
mande de la chambre de commerce , un marché de
graines voléagineuses a été établi à Amiens par l’admi-
nistration municipale. Des appels réitérés ont été faits
par M. le Maire, mais sans succès; aucun vendeur
ne s'est présenté. La matière, pourtant , ne manque
pas; car il se récolte dans nos environs une assez
grande quantité de graines grasses; mais les proprié-
taires les vendent directement aux deux ou trois mar-
chands d'Amiens, qui font ce commerce; ce qui ne
donne pas de cours, ou ils les conduisent à Arras.
Votre commission pense donc, Messieurs, que c’est
cette ville que l'académie voudra bien désigner à M.
le Préfet pour obtenir les renseignemens réclamés par
L
L
— 315 —
M. le Ministre, renseignemens qu'elle eût elle-même
demandés, si ce magistrat n'avait point paru aussi
pressé de recevoir votre réponsa.
Si les recherches et les démarches, faites par votre
commission , l'ont convaincue que le marché, établi à
Amiens pour les graines grasses, est comme s'il n’exis-
tait pas, elles lui ont fait connaître, en même temps,
que cette circonstance nuit essentiellement aux intérêts
des cultivateurs et des propriétaires de ces graines, et
leur cause un grand préjudice. En effet, comme je
l'ai dit plus haut, il se récolte dans l'arrondissement
d'Amiens une assez grande quantité de graines grasses ;
il s’en récolte encore plus dans les arrondissemens de
Doullens et d’Abbeville, et, certes, il y aurait bien
plus de facilité et d'avantage pour ceux qui se livrent
à cette culture de venir à Amiens, que d'aller à Arras.
leurs produits , par la consommation locale et par celle
des environs , trouveraient à Amiens un debouché prompt
et facile, et, en outre, en assurant les moyens de
renouer avec Marseille, ils établiraient des rapports
qui ont existé autrefois entre ces deux villes avec un
profit réciproque.
Mais, pour que le marché d'Amiens puisse s'ouvrir
pour les graines grasses, et que les cultivateurs et les
propriétaires de ces graines se déterminent à le fré-
quenter , votre commission pense qu'il faudrait que
les uns et les autres trouvassent un avantage à les ap:
porter à ce marché. La ville les affranchit bien du
droit de resserre, mais cela ne suffit pas, il faudrait
qu'elle les affranchit encore du droit de déchargement
et de mesurage ; il faudrait même plus, il faudrait,
du moins momentanément, qu’elle püt accorder quel-
— 314 —
ques primes à ceux qui en apporteraient le plus sou-
vent et en plus grande quantité.
Tels sont, Messieurs, les moyens qui ont paru à
votre commission devoir être indiqués pour stimuler les
cultivateurs et déterminer les propriétaires de graines
grasses a les apporter au marché d'Amiens. Ses vœux
seraient que l'académie les prit en considération , et
que, dans sa réponse à M. le Préfet, elle priât ce
magistrat éclairé et tant dévoué aux intérêts du dé-
partement, de vouloir bien s'entendre avec M. le Maire,
afin que, par leurs communs efforts, et en adoptant
les moyens ci-dessus indiqués, ou tous autres qu'ils
jugeraient plus convenables , ils puissent bientôt doter
notre ville de cette nouvelle et importante branche
d'industrie.
Note du Secrétaire.
Les conclusions de ce rapport ont été adoptées par
l'académie dans sa séance du 11 août 1838.
NOTICE
SUR LA CHARRUE
QUI A REMPORTÉ LE PREMIER PRIX
AU CONCOURS DU 2 JUILLET 1837,
ÉTABLI PAR LE COMICE AGRICOLE DE L'ARRONDIS-
SEMENT D'AMIENS,
Par M. Jurrex DEWAILLY.
— BED
DE tous les moyens en usage pour féconder le sol
sur une certaine étendue , le labour à la charrue doit
être considéré comme le premier à employer et celui
dont le succès est le plus assuré. Car c'est en vain
que les amendemens et les fumiers seraient répandus
avec profusion, si un labour convenable ne disposait
la terre à une végétation d'autant plus active que sa
surface aura été mieux ameublie et par là mieux ex-
posée à l’action fécondante de l'air, de la chaleur et
de l'humidité. L'importance d'un bon labour a donc dü,
de tout temps, faire rechercher des changemens dans
les diverses parties et surtout dans les versoirs de la
charrue , mais ce n'est que depuis peu d'années qu'on
s’est le plus occupé de la modifier et dans ces derniers
temps, les concours établis par les comices dans plu-
— 3516 —
sieurs départemens , en excitant vivement l’émulation
des cultivateurs , ont fait apporter à cet instrument de
notables perfectionnemens.
Dans tous les essais tentés jusqu'alors, le but paraît
avoir été d'obtenir, avec une charrue qui pût verser
la terre à droite et à gauche, le labour des charrues
à un seul versoir fixe contourné , comme celui des
araires de Roville- et de Brabant ; en effet, le travail
exécuté par ces instrumens , est le plus parfait sans
doute, mais il faut reconnaitre que le grave inconvé-
nient de ne pouvoir revenir dans la même raie et par
là de rendre le labour impraticable dans les terrains
en pente sans une perte de temps considérable, devait
s'opposer à ce qu'ils pussent être d'un usage général,
avenir que des hommes célèbres en agriculture leur
avaient prédit dans leur préoccupation.
L'invention due à M. Wasse, cultivateur à Cagny,
qui a remporté le 14.* prix au concours du 2 juillet
dernier, semble avoir atteint le but proposé sinon com-
plètement, du moins s'en être approché bien plus que
celles connues jusqu'alors dans la pratique agricole du
département de la Somme et des départemens voisins.
La charrue ne diffère de celles employées dans
les environs d'Amiens que par le sep et le versoir. Le
premier, au lieu d’être en bois et d'une largeur de 4
pouces environ, est formé par une bande de fer étroi-
te, qui s'élargit pour recevoir la douille du soc de
forme triangulaire et dont la pointe est plus ou moins
longue, suivant la nature du terrain. Le versoir, dans
le mouvement duquel consiste l'invention , est une plan-
che épaisse placée sous l'âge et traversée dans son
— 3517 —
épaisseur près du soc par un fort boulon formant l'é-
pée fixé d'un bout dans le sep et de l’autre dans la
haie, Le trou du boulon dans le versoir est assez lar-
ge pour que ce dernier puisse se mouvoir et passer
de droite à gauche et de gauche à droite, au moyen
d'un manche à charnière servant à faire tourner dans
la haie un second boulon placé entre l’étancon et l'é-
pée. Ce boulon, à sa partie inférieure sous la haie,
a une seconde charnière tenant une tige en fer longue
de 6 pouces et terminée par un bouton glissant dans
une coulisse. La partie postérieure du versoir qui re-
çoit cette coulisse, présente une épaisseur de six pou-
ces, et forme ainsi à droite et à gauche un revers
incliné qui retourne entièrement la bande de terre. Cet
ingénieux mécanisme est de la plus grande simplicité,
et offre toute la solidité désirable dans les labours les
plus difficiles.
Le maniement de cette charrue ne présente aucune
difficulté ; quelques tours de raie suffisent pour mettre
au courant le laboureur qui veut la diriger pour la
première fois ; il suffit en effet de changer au bout de
chaque sillon la position du versoir et du contre, ce
qui s'exécute pendant que les chevaux tournent
et sans exiger aucun effort. Sa conduite, pendant le
travail, est la même que celle des autres charrues du
pays. L’entrure se donne au moyen d’une vis de pres-
sion qui fixe l’avant- train à l’âge et par laquelle on
éloigne de la pointe du soc le point de tirage.
Pour prendre plus ou moins de largeur de raie, on
peut, (terme de pratique), braquer ou débraquer, (in-
cliner en marchant le corps de la charrue à droite ou
à gauche ).
— 318 —
Dans un terrain qui ne présente pas trop de ‘diffi-
cultés, cette charrue peut être réglée de manière à
marcher seule sans que le conducteur ait besoin de
tenir les mancherons : elle a du reste beaucoup d’a-
plomb et ne demande jamais assez de forces pour fa-
tiguer les bras du laboureur.
Les avantages de cette charrue sont :
1.° D'exécuter un bon labour qui se rapproche beau-
coup de celui des charrues à versoir fixe , dites Bra-
bans.
2.° De n’exiger pas plus de tirage que ces dernières
(le jour du concours un seul cheval l’a fait marcher
en montant dans un terrain durci par la sécheresse ).
3.° D'être d’une construction fort simple et pas plus
coûteuse que celle des charrues ordinaires.
4.° D'être facile à régler et à conduire.
5.2 Enfin, d'exécuter , dans les sols de différente na-
ture, sur les pentes rapides comme dans les plaines , les
labours les plus profonds, aussi bien que les plus su-
perficiels.
Telle est la charrue à laquelle M. Wasse a apporté
et exécuté par lui-même , diverses modifications suc—
cessives qui l’ont amené à un résultat si utile, il ne
lui restait plus qu'à imaginer et adapter à la charrue
un soc qui ne perdit pas une partie de sa puissance,
en soulevant inutilement la terre du côté opposé au
versoir. |
Ce but semble être atteint par une nouvelle combi-
naison due au zèle infatigable et au génie inventif de
cet habile praticien. Nous nous proposons d'appeler bien-
tôt votre attention sur la charrue qu'il a dernièrement
— 319 —
présentée au Comice agricole de cet arrondissement , et
dont la construction nous a paru réunir le complément
des améliorations apportées jusqu'à ce jour à cet ins-
trument.
MEMOIRE
SUR
LES LONGS BAUX.,
Par M. SPINEUX.
Les établissemens publics sont maintenant autorisés à
passer de longs baux pour la location de leurs terres.
C’est, selon nous, une heureuse pensée, une sage
mesure. Il est bien à désirer que, se conformant aux
vues du législateur , ces établissemens fassent promp-
tement jouir leurs fermiers des bienfaits de cette fa-
culté.
Ils donneront par là dans nos campagnes un salu-
taire exemple, que les autres propriétaires voudront
sans doute imiter. C'est à notre avis le plus simple ct
le meilleur moyen d'activer la suppression des jachères
si ardemment et si justement désirée.
Mais, nous devons l’avouer , nous avons bien peur
que cette autorisation ne soit pas convenablement ap-
préciée.
Tout en rendant justice au zèle éclairé des admi-
nistrateurs en général , nous ne dissimulerons pas
21.
— 3922 —
notre crainte d'en voir encore beaucoup, guidés par
d'anciennes habitudes, ou préoccupés des calculs un
peu étroits de l'amour propre personnel , préférer un
bien présent, quoique faible, à un avantage futur
bien plus important.
S'il en était ainsi, nous demanderions au législateur
lui-même s’il aurait rempli sa tâche et s’il ne croirait
pas devoir, dans l'intérêt véritable de la propriété
comme dans celui de l’agriculture , rendre obligatoire ,
une mesure qui n’est encore que facultative. Nous
sentons combien est délicate toute proposition qui
semble toucher de si près à la libre jouissance de la
propriété. C’est par cette raison même , que nous in-
sisterons auprès des établissemens publics. Là se trou-
vent de nombreuses propriétés rurales, placées dans
un état exceptionnel, réclamant sans cesse la tutelle,
la surveillance du pouvoir. L'opinion publique trou-
verait donc moins extraordinaire que la loi leur assi-
gnàt un mode de jouissance, pourvu que ce mode
fût sagement conçu et donnât de bons résultats.
Autant que le gouvernement , nous sommes con-
vaincus que les longs baux doivent donner de bons
résultats, mais ailleurs , cette conviction est-elle géné-
ralement partagée , l'est-elle surtout par les établisse-
mens publics? il nous est permis d'en douter, en
voyant continuer , à peu d'exceptions près, les courts
baux de 3, G et 9 ans, usités jusqu'ici.
Il faut pourtant admettre de deux choses l’une : ou
la chambre était certaine que les longs baux concédés
maintenant , devaient par suite servir au bien général
de la propriété en France; ou elle n'avait pas cette
certitude. Dans ce dernier cas, nous ne comprendrions
pas pourquoi elle serait venue troubler sans raison des
habitudes contractées depuis long-temps. Dans le pre-
mier cas, qui est même le seul raisonnablement sup-
posable , nous demandons pourquoi elle n’a pas rendu
obligatoire ce qu'elle reconnaissait bon et utile, sur-
tout lorsqu'elle paraît ‘avoir si bien compris qu’elle ne
pourrait jamais sans danger donner aux propriétaires
en général que des conseils, ou mieux des exemples
à suivre.
Après ces réflexions que nous livrons avec une en-
tière franchise à la prudence d'hommes éclairés ; nous
essaierons de faire ressortir les inconvéniens des courts
baux en usage, et nous signalerons en même temps,
les avantages qui doivent, selon nous, résulter des
longs baux.
On conçoit aisément qu'avec un court bail, un fer-
mier qui entend son affaire , ne sera guères disposé
à faire de grandes avances en amendices, en engrais,
en fumiers sur de la terre qui peut et doit lui échap-
per au bout de neuf années au plus tard.
Cependant, beaucoup de propriétaires commencent à
comprendre qu'il faut supprimer la jachère, que le
cultivateur ne peut désormais se soutenir sans cela.
Mais ceux qui possèdent quelques notions en agricul-
ture, savent aussi qu'il n'y a pas moyen de supprimer
avec succès la jachère , si on n’augmente proportion
nellement la somme des engrais. Or, le fermier qui
jouit pour si peu de temps , augmentera-t-il ses engrais
en admettant même qu'il en ait les moyens ? Non, certai-
nement ! Pourquoi les augmenterait-il? Puisqu'il n'aura
pas le temps de les consommer ? Pourquoi voudrait-on
qu'il s’exposät à voir sen successeur jouir du fruit de
21:*
F4
ses avances ? Ainsi quand on l’accuse de routine , quand
on le blâme de suivre ‘ses anciens erremens, on ne
remarque pas qu'on n'en veut pas changer soi-même ,
et que le bon sens lui conseille presque toujours ce
qu'il fait. Ici, par exemple, s'il épuise dans un court
intervalle le peu de fumier répandu sur la terre qu'il
loue , ne sait-il pas, s'il agissait autrement, que par
une singulière bizarrerie , il lui faudrait encore payer
par une nouvelle enchère, à la fin de son court bail,
les améliorations coûteuses qu'il aurait apportées sur
une terre qui ne lui appartient pas. [l n’en fait rien,
mais en vérité, dans l'état actuel des choses, doit-il
raisonnablement agir autrement ?
Si au contraire le fermier avait la jouissance d’un
bail de 20 à 24 ans, alors sa sécurité l’enhardirait ;
il comprendrait fort bien qu’en faisant quelques sacri-
fices, quelques avances d'engrais pendant les premières
années , il en serait amplement dédommagé pendant les
dernières. Il considérerait ici en quelque sorte les terres
qu'on lui affermerait , comme les siennes propres. Dans
cette condition, il s’efforcerait de les gérer, de les
administrer en bon père de famille, ainsi que l'exige
la formule ordinaire. Hors de là, on aura beau mettre
des clauses sévères , le besoin de travailler , de vivre
les fera accepter sans contestation sérieuse, mais bien-
tôt le locataire les éludera , et sans qu'il soit possible
au propriétaire de faire constater quil se soustrait à
ses obligations.
Avec un long bail, remarquons comme tout change.
L'intérêt du fermier parlant plus haut que toutes les
conditions locatives , ou pour mieux dire, cet intérêt
étant d'accord avec celui du propriétaire , celui-ci voit
tous les jours son bien gagner de la valeur, le fer-
mage lui en être exactement payé.
_ Avec un court bail, nous avons pu voir tout à
l'heure les deux intérêts de propriétaire et de loca-
taire en opposition formelle. Avec un long bail, ces
deux intérêts deviennent les mêmes, car où le fermier
prospère , le propriétaire est réellement plus riche,
puisqu'on lui remettra à la fin d’un bail de 20 à 24
ans, un marché valant un quart, et parfois plus de
ce qu'il valait quand il le donna.
On conçoit sans peine que le propriétaire ayant pu
jusqu'ici augmenter ses revenus à chaque renouvelle
ment de bail, se souciera peu de s'engager pour long-
temps. Il le ferait toutefois s’il était persuadé que les
fermages sont arrivés à leur maximum, et sil avait
la certitude d'un avantage marqué dans la valeur du
fond. Mais, dans ce cas même , il voudra profiter de
l'expérience des autres ( des établissemens publics ,
par exemple ) et risquera difficilement la sienne.
À ce sujet, nous avons cru convenable de consigner
la réflexion que voici :
L'augmentation constante du loyer des terres , depuis
la révolution de 1789 a sans doute plus d’une cause ;
mais à notre avis, celle qui a dù influer le plus sur
cette augmentation, c'est la division des propriétés.
Nous remarquons en effet, que depuis la vente des
biens nationaux, les grosses fermes se sont presque
toutes divisées. Les grands marchés de terre se sont
éparpillés. On a mis ainsi à la portée d’une multitude
de petits fermiers ou de bons ménagers des exploita-
tions sur lesquelles les soins de toute une famille se
sont portés presqu'exclusivement. La culture y a incon-
— LE —
testablement gagné, même en maintenant l'ancien mode
d'assolement triennal. Par contre, le propriétaire a pu
en demander sa part. Mais aujourd’hui une plus grande
division aurait-elle encore les mêmes effets ? et n’au-
rions-nous pas à craindre qu'elle ne fût au contraire
un obstacle à de nouveaux progrès. C'est la crainte
de beaucoup d’agronomes , de plusieurs économistes et
nous la croyons fondée.
En ce cas, il faut bien le dire, l'espoir que le
propriétaire aurait encore d'augmenter ses fermages ne
saurait s’appuyer sur de bonnes raisons , alors surtout
que la loi des céréales semble aujourd’hui combinée
de manière à empêcher le blé d'augmenter sensiblement
de prix. Alors qu'une réduction constante et intempes-
tive des droits d'entrée sur les produits agricoles étran-
gers, vient appauvrir nos cultivateurs dans les mau-
vaises années. Alors que les impôts très-élevés sem-
blent devoir se soutenir long-temps à ce taux. Nous
regarderions donc dès à présent la prétention d’aug-
menter la location des terres comme difficile pour ne
pas dire impossible à réaliser.
A la difficulté toujours croissante qu'il éprouve à
recevoir ses fermages , le propriétaire ne sent-il pas
la gêne où se trouvent ses fermiers. Il doit com-
prendre par là, que s’il n’aide lui-même le cultiva-
teur à varier ses produits, à produire davantage, un
moment peut venir où faute de paiement, beaucoup
de terres seraient délaissées , et qui pis est, en fort
mauvais état.
Celui-à ne devrait-il pas se croire heureux qu, au
milieu de la gêne éprouvée par l’agriculture , l'in-
dustrie et le commerce , n'aurait à souffrir que dans
En —
la concession d'un bail plus long. Nous croyons le
moment venu, où les propriétaires les mieux avisés
accorderont sans réduction de fermage , un bail de
20 à 24 ans. Par là, leurs fermiers insisteront moins
sur une diminution justifiée aujourd'hui par la baisse
des denrées agricoles. Dans cette position , ceux-ci se
décideront certainement à faire en bestiaux , en en-
grais, en fumier les avances nécessaires. Ils pourront
ainsi changer leurs anciens assolemens , condition in-
dispensable aux progrès de l’agriculture , ils payeront
exactement leurs fermages et le fond acquerra chaque
année de la valeur dans leurs mains, tandis que les
propriétaires qui persisteront au contraire à ne vouloir
accorder que de courts baux, avec les conditions res-
treintes qu'ils contiennent le plus ordinairement , ver-
ront chaque jour diminuer la fortune de leurs enfans,
ils seront à tout moment forcés de changer de fer-
miers, faute de payement, et n'auront bientôt plus
à offrir qu’une terre sale et amaigrie à des cultivateurs
sans garantie et sans capacité.
Nous savons que dans les questions d'intérêts, les
faits parlent beaucoup plus haut que les raisonnemens.
Mais l'usage des longs baux chez nous, nous en con-
venons à regret, est encore trop récent et trop rare,
pour offrir à l'opinion un point de comparaison satis-
faisant. Cependant, les manufactures de sucre de bet-
teraves qui cultivent elles-mêmes, sont toutes placées,
ou sur leurs propriétés, ou sur des fermes à long
bail. On ne saurait contester, il nous semble, ni leurs
progrès en agriculture, ni l’augmentation donnée à la
valeur du sol qu'elles exploitent. Malheureusement cet
exemple, tout concluant qu'il pouvait devenir , est
— 328 —
menacé de disparaître sous le poids de l'impôt qui
doit frapper le sucre indigène l’an prochain.
La culture des sucreries de betteraves encore trop
récente et trop rare aujourd'hui, pour avoir pu être
appréciée et suivie par la culture ordinaire, peut
pourtant entièrement disparaître sous l’exigeance du
fisc : c'est dans cette crainte, c'est par ces motifs,
que nous voudrions voir les établissemens publics ap-
pelés à donner sans délai, et sans exception , l'exemple
bienfaisant des longs baux ; c'est à eux qui possèdent
sur tous les points de nombreuses et importantes pro-
priétès, à entrer les premiers dans cette voie si simple
et si facile d'enrichir le sol, d'améliorer l’agriculture,
en faisant disparaître la jachère. Mais par les raisons
données plus haut, nous persistons à penser que la
législation n’a pas assez fait, en laissant aux adminis-
trations la faculté de concéder ces longs baux. Elle
aurait dû, selon nous, les y obliger, d’abord dans
l'intérêt de leurs propriétés mêmes , ensuite pour
l'exemple que la propriété particulière en recevrait ,
exemple que celle-ci reçoit presque toujours avec plai-
sir, mais qu'elle se soucie rarement de donner la pre-
mière.
CONSEILS
SUR
UN COURS DE LECTURE
POUR UN JEUNE HOMME QUI VEUT SE LIVRER A L'ÉTUDE DE
L'ÉLOQUENCE ,
Par M. Cu. J. HUBERT,
INSPECTEUR DE L'ACADÉMIE UNIVERSITAIRE D'AMIENS ; DOCTEUR ÈS-LETTRES,
MEMBRE DE L'ACADFMIE ROYALE DES SCIENCES , ARTS ET BELLES-LETTRES
DE DIJON, ETC.
— ss 0-0 0-————
Messigurs,
L'Académie a bien voulu agréer l'hommage d’un traité
sur la Rhétorique , que j'ai publié en 1827, et dont le
Conseil royal de l'instruction publique a autorisé l'usage
dans les différens colléges de l’Université. Mon intention
est d’en faire paraître une cinquième édition, dans le cours
de l’année qui va prochainement s'ouvrir. Persuadé , par
les résultats de la pratique de vingt-cinq années de pro-
fessorat , qu'en fait d’art oratoire , les exemples et la lec-
ture des modèles valent beaucoup mieux que les précep-
tes, je me propose de joindre au traité dont il s'agit,
ainsi que je l'ai fait pour les éditions précédentes, un
chapitre spécialement consacré à diriger dans leurs lec-
tures les jeunes disciples de l’éloquence ; mais j'ai cru,
d'après les conseils de MM. les Professeurs, devoir don-
ner à ce chapitre supplémentaire une nouvelle forme
et des développemens nouveaux ; et c'estcette partie
de mon livre ainsi modifiée, que je viens , Messieurs,
vous demander la permission de vous soumettre. Peut-
être, le sujet vous paraitra-t-il peu académique : et,
en effet, un simple extrait d’un travail didactique , des-
tiné uniquement à l’enseignement de la jeunesse, sem-
blerait ne point trouver naturellement sa place parmi
les travaux d'une société comme la vôtre , occupée ha-
bituellement d'objets d’une application et d’une desti-
nation plus générales ; mais vous avez déjà accueilli
avec faveur la lecture de plusieurs mémoires sur des
matières analogues, et qui roulaient même plutôt sur
des questions de grammaire que sur des principes de
littérature proprement dits. J'ai été enhardi par ces an-
técédens ; je l'ai été plus encore par la considération
que les conseils que j'offre dans mon livre aux jeunes
amis des muses, ne m'appartiennent pas tous sans ex-
ception et sans partage : l'idée de quelques-uns d’en-
tre eux m'a été suggérée par un homme de lettres,
dont la modestie égalait le rare mérite, et dont la
mémoire sera long-temps chère à ses concitoyens et à
l'Université, par M. Dijon , recteur de l’Académie d’A-
miens. J'ai obéi à une impulsion de la reconnaissance,
en cherchant à rendre utile encore, quand il n'est
plus, un homme qui a si bien mérité des maitres et
des élèves, et en reproduisant une partie beaucoup trop
faible sans doute de ses services et de ses lecons.
L’esprit maigrit sans nourriture :
Son, aliment est la lecture :
Sans elle , il manque de vigueur.
Ainsi l’herbe tendre et fleurie,
Us
= 55 —
Sans le cours d’une onde amie,
Penche, languit, perd sa fraîcheur.
(ANONYME ).
Le temps qu'un jeune homme donne à la lecture des
auteurs, n'est pas moins utilement employé que celui
qu'il consacre au travail de la composition. Entre deux
sujets d’un talent égal, dont l’un aurait bien lu , bien
étudié les modèles, et donné moins de temps à la com-
position , tandis que l’autre, en se livrant exclusive-
ment à ce dernier travail, aurait lu superficiellement
ses auteurs classiques, je ne balance pas à affirmer que
les chances du succès seraient toutes en faveur du pre-
mier. Dans la jeunesse , c'est surtout par l'imitation
que se forme le talent. L'imagination, le jugement, les
idées , l’expression se moulent , sans qu'on s’en aper-
çcoive, sur le style des grands écrivains dont on a fait
l'objet de ses études : bien écrire à cet âge, c'est sou-
vent bien imiter. Qui donc imitcra mieux que celui
qui se sera le mieux pénétré de l'esprit des bons mo-
dèles ?
L'étude des bons modèles, dit Boufflers, donne l'idée
et même le sentiment du beau ; et non seulement elle
fournit à notre esprit des objets de comparaison pro-
pres à rectifier notre jugement ; mais elle influe enco-
re d'une manière secrète sur toutes nos pensées, com-
me on prétend que les Grecs ont dù autrefois l’élé-
gance et la perfection de leurs formes dans les deux
sexes , à la quantité de chefs-d'œuvre de peinture et
de sculpture qui, de tous côtés, frappaient leurs re-
gards.
D'ailleurs, un jeune homme ne saurait guère avoir
acquis lhabitude de la méditation ; rarement chez lui
— 3552 —
la réflexion a fait l'essai de tout son pouvoir, et sou-
vent il ne peut se faire un premier fonds que par la
lecture et les idées d'autrui.
Nous n'insisterons pas sur un principe dont la vérité
est démontrée par la raison, et confirmée par l'expé-
rience ; mais il en est de ce principe comme de tous les
autres ; il ne faut pas ie porter trop loin. Si donc l’on
veut retirer un véritable fruit d'un cours déloquence ,
on partagera son temps entre l'exercice de la composi-
tion et la lecture , à peu près également ; et l’on se
fera une règle inviolable de mettre à l’une et à l’au-
tre le plus grand soin. Tout ce qu'on ferait trop ra-
pidement ne profiterait pas: qu'on lise ou qu'on écri-
ve, on doit toujours faire usage de toute son atten-
tion et de toutes ses forces.
Trois autres points sont également nécessaires pour
lire avec fruit ; c’est de lire avec goüt , avec ordre,
avec choix.
Sans le goût, ou, pour mieux dire, sans la passion
de la lecture , les idées présentées à l'esprit, n'ayant
fait sur lui que peu ou point d'impression, y laisse
raient à peine quelques traces interrompues et fu—
gitives ; ou du moins ces idées , conservées seulement
dans la mémoire , et n'ayant pas recu l'adoption du
sentiment, demeureraient étrangères à l'intelligence ,
semblables à des semences choisies , si l’on veut avec
soin, mais qui, tombant sur une terre froide et sèche,
y languiraient , sans qu'on pût en attendre aucune vé-
gétation.
Sans ordre , les objets s’offusqueraient les uns les
autres ; il en arriverait comme des fils emmélés, dont
on ne pourrait faire une trame.
—
Sans un bon choix enfin, on courrait trop souvent
le risque, surtout dans la stérile abondance de ces der-
niers âges, de mal rencontrer, et d'acquérir ce quil
vaudrait mieux perdre (1).
Un cours de lecture , pour une des deux années d'é-
tudes de l’art oratoire , est nécessairement borné. L'élève
s'attachera , par conséquent, aux grands modèles, à
l'exclusion de tous les autres ; et dans ces modèles
mêmes , il choisira les morceaux les plus parfaits. Le
temps viendra où on lui apprendra que, dans une vas-
te composition , tout ne doit pas être également bril-
lant, également fort ; qu'un éclat continu serait un
défaut. Pour se convaincre de la justesse de cette ob-
servation , pour bien saisir l’artifice qui préside à la
disposition des parties d’un grand ouvrage, il devra lire
alors les modèles tout d’une haleine. Imbu des prin-
cipes sacrés de ces grands maîtres , il pourra de plus
lire avec impunité et même avec fruit des écri-
vains d’un ordre moins supérieur , qu’une imagination
trop brillante égara quelquefois, mais qui étincélent
de génie (2). Mais aujourd’hui, qu'il se renferme dans
l'étude d'un nombre borné de morceaux choisis ; ce sont
ceux-là qu’il doit s'attacher à reproduire dans ses pre-
miers essais, qui n'ont jamais qu'une étendue médiocre.
D'ailleurs, en lisant peu à la fois, les objets se fixe-
(4) Bourrzers. Discours sur la littérature.
(2) Il en est beaucoup qui , sans être en tout des modèles , offrent
à l’imitation des beautés supérieures. Pourquoi les dédaigner ? Les
Dieux du second ordre avaient aussi leurs autels.
Luce DE Lancivar. Discours sur l'utilité de l'étude des lanr-
anciennes.
— 554 —
ront plus aisément dans son esprit. Lire trop à la fois,
c'est ordinairement se fatiguer à pure perte. L'esprit
s'affaisse sous le poids dont on le charge. Il est comme
les fleurs et les plantes, a dit ingénieusement un de
nos meilleurs critiques , qui se nourrissent mieux , quand
on les arrose modérément. Mais quand on leur donne
trop d’eau, on les suffoque et on les noïe (1).
( CLÉmENT. Principes de goût ).
Appliquez-vous, en lisant, à saisir le plan, la con-
duite , l’ensemble de l'ouvrage que vous lisez, à dé-
couvrir l’enchainement , la suite et la progression des
pensées et des sentimens ; à en déméler la vérité, la
justesse, le naturel, etc. Ainsi vous verrez l'accord
des choses avec les mots, avec les phrases, avec les
figures , avec les tours, avec tous les ornemens du dis-
cours ; ainsi vous appliquerez la théorie des principes
à la théorie des grands maïtres , et vous surprendrez
peut-être le secret de ceux-ci sur l’art d'écrire, secret
qu'ils ont caché avec soin, et qu'on ne peut leur ar-
(4) Timeo hominem unius libri, disait le célébre docteur de l’é-
glise , Saint-Thomas-d’Aquin. En effet , il y a toujours plus de vraie
science dans celui qui n’a lu qu’un bon livre, mais qui la bien lu,
que dans celui qui en a lu plusieurs, sans se donner le temps de les
méditer et de les approfondir. Les grands lecteurs deviennent quel-
quefois des puits de science. L’expression a même passé en proverbe;
mais on remarquera qu’elle joint l’idée d’obscurité à celle d’abondan-
ce et de profondeur. Les grands lecteurs sont ordinairement des hom-
mes très-érudits ; mais les hommes très-érudits sont rarement de vrais
savans. « Ne lisez pas beaucoup de livres ; lisez beaucoup les bons.
» multm legendum, non multa, a dit Pline-le-Jeune. (Lib. vir,
» epist. 9).»
Lt a:
ET F6 Sn
racher qu’à force d'étude, de travail et de talent (1).
Ces points généraux étant posés , tracons — nous ici
quelques règles particulières sur la manière de bien
lire , et renfermons-nous dans un seul genre. Il sera
facile de voir ensuite quelle est, dans les autres gen-
res, la marche qu'on devra suivre.
Dans la poésie latine, par exemple , Virgile et Horace
sont des écrivains également parfaits; mais, comme c'est
un orateur que nous avons à former , les tours nou-
veaux, hardis, les artifices continuels de style, que l’on
rencontre dans les poésies lyriques d'Horace , les traits
fins, le style plaisant et familier, le ton badin que l’on
rencontre dans ses autres ouvrages, présenteront bien
moins d'objets d'imitation que le style noble, élégant,
majestueux de Virgile qui, dans sa poésie la plus su-
blime , a toujours une telle mesure , une telle sagesse
de pensées et d'expressions, qu’on peut sans , disparate
et en rompant seulement le mêtre du vers, en transpor-
ter les beautés dans une prose élevée. Ainsi, quelque
parfait que soit Horace , c’est pour un autre temps que
j'en réserverai l'étude ; il sera l’auteur qu'on devra lire
le plus dans le cours de sa vie. Mais aujourd’hui, je
me bornerai à graver dans ma mémoire, environ deux
cents vers de son Art Poétique, où sont tracés les prin-
cipes éternels du goût ; j'ajournerai le reste. Nous cou-
rons vers un but que nous ne devons pas perdre de
vue ; tous nos momens , comme tous nos efforts, doi-
vent être employés à l'atteindre.
Par la même raison, ce seront les discours que j'étu-
dierai de préférence dans Virgile. Ils auront sur les nar-
(4) CLÉMENT. Principes de yoüt.
rations et les descriptions, qui ne sont pas moins belles,
l'avantage de me donner tout à la fois des modeles de
poésie et des modèles d’éloquence. Tous ceux du 4."°
livre de l’Enéide sont des chefs - d'œuvre ; mais ceux
des derniers livres, moins beaux, moins fixés pour l'im-
pression, ne sont pas moins précieux par le mouvement
et la rapidité qui les caractérisent. Citons ceux de Nisus,
d'Euryale, d’Aléthès et d’Ascagne dans le neuvième li-
vre, de Vénus et de Junon dans le dixième, de Tur-
nus et de Drancès dans le onzième.
La traduction de tous ces brillans morceaux porte
l'empreinte plus ou moins marquée du talent de Delille;
on y trouve ce qui fait les poètes , l’éloquence des ex-
pressions , le choix des images et le charme puissant des
beaux vers. Il n’appartenait qu’à Delille de prouver que,
dans une traduction française , on peut lutter contre
Virgile ; on sent néanmoins combien les armes sont
d’une trempe inégale : indépendante et sans articles,
la langue latine vole quand la nôtre marehe. D'ailleurs,
les vers hexamètres latins, inégaux entre eux, excèdent
toujours nos vers alexandrins, et quelquefois de quatre
ou cinq syllabes. Sans rabaisser le mérite de la tra-
duction de l’Enéide, on fera donc observer que Delille
a souvent diminué la force du sens, en augmentant
beaucoup le nombre des vers (1).
(4) Cæenrer. T'ableau historique de la littérature francaise , chap.
7. — Ajoutons que Delille est rarement aussi naturel que Virgile , et
qu’en général , ce qui fait le caractère de sa composition , ce n’est
pas ce qui est à la Fois simple et grand, c’est la vivacité des mou-
vemens du style et l'effet du mécanisme des vers. « Il paraît , dit
» Laharpe, s'être particulièrement occupé de maîtriser notre vers
Comme tout ce qui est parfait dans les arts, Virgile
frappe moins que d’autres écrivains , qui ont une qua-
lité vers laquelle leur génie les entraine. Je ne connais
pas de travail plus utile que la comparaison des beautés
propres à ces écrivains, avec cette perfection du prince
des poëtes latins, perfection qui se dérobe à des yeux
peu exercés, parce que tous les genres de beautés y
sont fondus, sans qu'il y en ait une qui éclipse, qui
efface les autres. Il ne faut presque aucune attention
pour sentir l'énergie de Lucrèce , l'élévation de Lucain,
la richesse d'Ovide. chacun de ces auteurs offre dans
son genre des morceaux excellens à méditer et à imiter ;
mais après les avoir bien lus, qu'on les rapproche des
passages de Virgile avec lesquels ils ont le plus d’a-
nalogie ; on s’assurera que Virgile n'est pas moins
énergique que le premier , pas moins sublime que le
second, pas moins abondant que le troisième ; mais
qu'il a su s'arrêter dans les bornes au-delà desquelles
les qualités mêmes deviennent des excès.
Rendons cet avis plus sensible par un exemple :
Qu'on lise dans Lucrèce la belle description de la peste ;
l'énergie de son pinceau excite une admiration tou-
jours croissante. Que l’on compare ensuite cette des-
cription avec celle de la peste des animaux dans le
troisième livre des géorgiques de Virgile, et que l’on
» Alexandrin, par le travail des constructions et des tournures , et de
» lui donner un mouvement aussi diversifié qu’il soit possible. C’est
» là comme le cachet de son talent : et qui peut douter que ce tra-
» vail heureux ne soit la suite naturelle d’une longue et pénible lut-
» te contre la perfection de Virgile, le plus grand maître de l’har-
» monie poétique ? »
22.
— 538 —
cherche à se rendre raison des différences de ces deux
grands tableaux , qui présentent d’ailleurs tant de res-
semblance. |
1.0 On trouve dans Luerèce beaucoup de détails omis
_par Virgile ; mais ces détails n’ajoutent à l'énergie
et à la vérité qu'en blessant le goût : la science pou-
vait les admettre, la poésie devait les rejeter.
2.0 Lucrèce tient toujours l'esprit tendu par la vi-
gueur de ses idées et de son style. Virgile par la va-
riété des scènes qui se succèdent, repose l'imagination ;
et d'un sujet peu intéressant par lui-même , il a tiré
des traits touchans tels que celui-ci, par exemple :
It tristis arator ,
mærentem abjungens fraternä morte, juvencum (*).
Traits que n'a pas saisis Lucrèce , sans doute parce
que la nature d'un talent moins flexible s'y refusait.
3.° Enfin Virgile, qui n'est jamais au-dessous de l’é-
nergie de son sujet, ne présente aucune image qui
puisse inspirer l'horreur ou le dégoût, tandis que Lu-
crèce n'a pas toujours su se défendre de cet excés ,
ni s'arrêter dans les limites dont les productions des
beaux-arts ne doivent jamais s écarter.
Je ne puis trop insister sur l'utilité, ou plutôt sur
la nécessité de ces rapprochemens ; c'est le plus sùr
moyen de saisir les qualités propres à chaque modèle,
et de se préserver de la séduction des grands écri-
vains, dont les facultés dominantes frappent d'autant
plus qu'elles sont plus voisines de l'excès, et portent
d'autant plus un jeune-homme à les imiter, que l'i-
(*) Le laboureur s’avance tristement, et détèle le jeune taureau
affligé de la mort de son frère.
mitation de ce qui est saillant est ordinairement ce
qu'il y a de plus facile.
A la lecture des grands écrivains, il ne sera pas
inutile de joindre celle de leurs meilleurs commenta-
teurs, pourvu toutefois qu'auparavant on ait essayé de
les commenter soi-même. On se rappelle ce que disait
Voltaire pour s’excuser de commenter Racine (1). La
même chose pourrait certainement se dire de Virgile
(2). Mais c’est plutôt une forme ingénieuse donnée à
l'éloge, qu'une excuse véritable. La perfection n'exclut
pas l'étude, bien au contraire elle l'appelle : il est
tout aussi utile de se rendre compte de son plaisir et
de son admiration , que de justifier son dégoût. Si
les hommes du monde eux-mêmes ne s’abandonnent
pas toujours incurieusement aux impressions de l'œuvre,
sans remonter à l'art de l’ouvrier, à plus forte rai-
son le jeune disciple qui cherche à se former le goût
par la lecture des grands écrivains, des poètes excel-
lens , le maitre qui l’aide de son expérience , devront-
(4) On proposa un jour à Voltaire de faire un commentaire de
Racine , comme il faisait celui de Corneille. Il répondit ces propres
mots: « Il n’y a qu'à mettre au bas de chaque page beau, pathé-
» tique , admirable , etc. »
(2) Virgile a été depuis quelques années pour nos professeurs l'ob-
jet de travaux intéressans. M. Eichoff l’a rapproché des Grecs, qu’il
a si industrieusement reproduits ; M. Tissot l’a comparé de plus avec
les modernes, auxquels il a offert des modèles si achevés ; et M. Ma-
gnier a complété cette espèce de bibliothèque virgilienne, par une
analyse où il a prouyé qu'aucun des mystères de Virgile ne se dérobe
à sa sagacité.
M, H. Parmix , article de journul,
2.2)
— 540 —
ils aller plus loin que ces transports irréfléchis, que
ces jouissances paresseuses dues aux productions du
génie , et s'enquérir un peu des procédés d’où naissent
de tels effets.
Ces observations sur la méthode que l'élève devra
suivre dans ses lectures, me paraissent suffisantes. Il
ne reste plus qu'à le diriger dans le choix de ces
mêmes lectures, et le borner dans leur nombre. |
Pour la poésie latine, qu'il lise dans Virgile: les
principaux discours de l'énéide et les épisodes des géor-
giques :
Dans Lucrèce : la belle invocation qui ouvre son
poème , le début de chaque livre, la description de
la peste ;
Dans Ovide : les deux discours d’Ajax et d'Ulysse (1).
Dans Lucain : quelques discours de la Pharsale , sur-
tout la réponse de Caton à Labiénus, qui l'invite à
(4) On pourra lire l'excellente traduction de Lucrèce en vers fran-
çais, par M. de Pongerville, et celle des métamorphoses d'Ovide
par de St.-Ange. Des mots, des tours familiers déparent quelquefois
Vélégante diction de ce dérnier traducteur ; il lui arrive même de
corriger des abus d’esprit par un naturel trop facile et trop simple ;
mais la plupart du temps il a su imiter dans ses vers la souplesse
d’Ovide, prendre comme lui les tons que permet la poésie noble,
et se tenir en garde contre un modèle séduisant jusque dans ses
défauts.
M. de Pongerville a traduit aussi en vers nne partie des méta-
morphoses. \
Plusieurs beaux morceaux de Lucain, embellis par la brillante
versification de Legouvé , font regretter que le mème traducteur ne
nous ait pas donné la Pharsale entière.
— 541 —
consulter l’oracle d’Ammmos ; l’oraison funèbre de Pom-
pée, par Caton; le discours de Photin conseillant à
Ptolémée de se défaire de Pompée ; le discours de
Brutus à Caton , sur le parti à suivre dans la guerre
civile , et la réponse de Caton. Il faut laisser là les
descriptions et les narrations de ces deux derniers
poètes : celles d'Ovide présentent l'abus de l’esprit poussé
au dernier point, et beaucoup de traits ingénieux et
brillans , gâtés par des détails fastidieux. Eucain a la
même prolixité, et dans les écarts d’une imagination
sans frein , il offense à chaque pas la raison et le goût ;
mais leurs discours, ceux que j'ai cités surtout, peu-
vent servir de modèles. Ce sont les discours de Lucain
qui ont inspiré à Corneille l'admiration que Boileau lui
reproche pour ce poëte; et cette admiration n'était
pas sans fondement. Corneille , sans égaler Lucain à
Virgile, sentait et se plaisait à avouer tout ce qu'il
devait aux discours vraiment éloquens du premier.
Nous donnerons donc à ces discours une place distin-
guée dans nos études.
Pour l’éloquence latine, il semble inutile de cher-
cher des modèles d'aucun genre, ailleurs que dans
Cicéron, qui les réunit tous. L'élève qui voudra de-
venir véritablement orateur, devra un jour le lire et le
relire tout entier , comme il devra lire et méditer tout
Démosthène ; mais dans le moment présent, je ne
crains pas d’avaucer que les vastes et magnifiques dé-
veloppemens auxquels se livre l'orateur romain, ne
peuvent se transporter dans les compositions très-cir-
conscrites , sur lesquelles s'exerce un rhétoricien. Ce
n'est pas chez Cicéron qu'il trouvera des modèles de
précision dans le plan, de concision dans les pensées ,
— 549 —
et dans le style ; c’est dans le conciones quil doit
les chercher, dans ce recueil précieux qu’on pour-
rait appeler le bréviaire d’un rhétoricien (1). Il
s'attachera à reconnaitre le mérite particulier qui dis-
(4) » Le recueil des discours extraits des historiens latins est à
» juste titre , dans nos écoles, le guide et le manuel des rhétori-
» ciens. En effet, quelle perfection et quelle variété dans ces bril-
» lantes harangues ! A ce double mérite, ajoutons celui de la brié-
» veté : c’est par là surtout qu’elles conviennent et qu’elles plaisent
» à de jeunes intelligences qui en saisissent facilement l’ensemble.
» L'esprit le moins susceptible d’application peut embrasser sans ef-
» fort des sujets traités en quelques pages , souvent même en quel-
» ques phrases , et dont l’analyse et l'examen demandent rarement
» plus d’une séance. Il n’en est pas de même des discours de Cicé-
» ron. Il faut une attention soutenue pour suivre, dans l’orateur ro-
» main, ce large développement d’une élocution abondante et nom.
» breuse, pour comprendre cette habile ordonnance de preuves, de
» probabilités et d’inductions qui se succèdent , s’enchaïînent et s’ap-
» puient mutuellement ; pour entrer dans les secrets de cette legique
» forte ou subtile , de cette argumentation décisive ou spécieuse , de
» celte éloquence , ou majestueuse, ou véhémente, ou pathétique ;
» Dour Concevoir enfin tout ce mécanisme oratoire dont un art puis-
» sant dirige l’action et déploie l’imposant appareil.
» L'examen de la plupart des harangues de Cicéron est une tâche
» laborieuse , qui exige , outre une certaine habitude de réflexion
» qu’on n’a pas toujours à l’âge des premières études, un travail plus
» suivi et plus spécial que ne le comporte la diversité des exercices
» qui remplissent la durée d’une classe. On ne peut donc s'étonner
» qu’en général elles soient peu goûtées des jeunes-gens, compara-
» livement à tout ce‘qui est varié, facile et satisfait rapidement leur
» curiosité ». ( M, Racox , analyse et exlruits des discowrs de Ci-
raron. ).
— 545 —
tingue chacun des historiens, dont on y a rassemblé les
discours. Tacite est le modèle dont il cherchera le moins
à copier les formes ; l’imitation en est dangereuse pour
un jeune homme : n’en pouvant atteindre la profondeur,
il n’en prendrait que l’obscurité. Quinte-Curce, rhéteur
élégant et fleuri, est encore un modèle qu'on n'imite
pas sans danger. C’est donc à l'énergie, à la briéveté
de Salluste ; c'est à la richesse , à l’abondance de Tite-
Live, de présenter au jeune orateur des modèles sur
lesquels il ne peut trop se former. Qu'il lise, qu'il
relise sans cesse leurs principaux discours ; qu'il les
apprenne et qu'il en saisisse bien l'idée principale ;
qu'il en remarque les développemens , la disposition ,
les tours , les expressions. ( Salluste n'ayant fourni que
peu de discours à ce recueil, j'ajouterai la guerre de
Jugurtha ou la conjuration de Catilima }). Le prix
d'honneur de rhétorique dans les colléges a toujours
été le partage de celui qui avait le mieux lu, qui
possédait le mieux et qui avait le mieux analysé ces
petits chefs-d’œuvre.
Nous ne parlons pas ici des modèles que nous à
laissés la Grèce, dans la poésie comme dans tous les
autres genres de littérature , peu d'élèves étant ca-
pables au sortir de leurs études littéraires, de les
comprendre et de les traduire sans difficulté. mais si
la lecture en était plus facile , elle ne eontribuerait
pas moins que celle des meilleurs auteurs latins, à fé-
conder l'imagination , à épurer le goût, à former le
style. C'est à cette lecture , c'est à cette méditation
des grands maîtres d'Athènes et de Rome, que nos
bons écrivains doivent pour la plupart ces tours heu-
reux, cette richesse d'harmonie et ce charme facile de
— 344 —
la diction , qu’ils ont su répandre dans un idiôme na-
turellement ingrat et rebelle. « On ne peut nier, dit
Luce de Lancival, que notre langue ne doive aux
langues grecque et latine presque toutes les richesses
dont nos bons écrivains ont su couvrir son indigence,
tout l'art avec lequel ils ont su polir sa rudesse,
toutes les fleurs qu'ils ont répandues sur un sol
aride , et que leur génie a pu féconder et embellir
au point de faire souvent illusion aux oreilles les
plus accoutumées à l'harmonie antique , et de laisser
la postérité indécise entre les modèles et les imita-
teurs. Ceux-ci ont dérobé à ceux-là presque tous
leurs secrets. C’est en les lisant , en lesrelisant , en s€
pénétrant de leur substance, qu'ils ont appris à va-
rier leur style, à en enrichir, à en multiplier les
formes ; à employer et ces constructions savantes, et
ces inversions heureuses , et ces chüûtes adroitement
ménagées , et ces distributions élégantes , et ces pé-
riodes artistement balancées, et ces tours vifs, pi-
quans , rapides , d’où jaillit la précision , et ces
rapports de sons, tantôt doux , tantôt rudes, qui
donnent ou de la grâce ou de l’énergie à la pensée.
Que ne puis-je évoquer ici les ombres de tous ceux
de nos écrivains qui, joignant le goût au génie et
l'étude au talent, ont enfanté les chefs-d'œuvre di-
vers de la littérature moderne ! copistes sublimes , de-
venus modèles à leur tour, vous les entendriez ,
reconnaissans et modestes, avouer pour leurs guides,
pour leurs maîtres, pour leurs vainqueurs , ces Grecs
et ces Latins aujourd'hui si dédaignés. Que Pimagi-
nation nous transporte un moment dans cet Élysée ,
heureux séjour des morts célèbres ; là nous verrons
— 543 —
» tous nos grands hommes assis chacun à côté du
» grand homme qu'il se fit gloire d'imiter: Corneille
» sourit à Homère, à Sophocle et même à Lucain ;
» Racine embrasse Euripide et Virgile; Bossuet tend
» la main à Démosthène ; Fléchier caresse Isocrate ;
» Boileau remercie Horace et Juvénal ; Massillon écoute
» Cicéron ; le bon La Fontaine s’étonne de voir Esope
» et Phèdre à ses pieds ; Molière cherche Aristophane,
» Plaute et Térence , qui palissent à son aspect ; Buffon
» converse avec Pline, qui le force de s’asseoir au-
» dessus de lui; Jean-Jacques et Montesquieu discutent
» avec Platon; Voltaire enfin, se promenant seul au
» milieu de tous ces grands hommes , salue chacun
» d'eux en passant, et va se perdre dans une forêt
» de lauriers (1) ».
( Discours sur l'utilité des Langues anciennes ).
Dans la poésie française, Racine sera pour nous,
comme Virgile dans la poésie latine, le modèle le
plus approchant de la perfection. Son Britannicus ,
(4) Tous nos grands écrivains ont commencé par des études clas-
siques ; ils tenaient dès leur jeune âge , entre leurs mains, Homère
et Virgile , Cicéron et Démosthène. Leur imagination, fécondée par
la lecture de ces grands originaux, a transporté dans la langue fran-
çaise des richesses qu’elle ne connaissait pas. C’est par cette raison
qu’il s’exhale de leurs écrits je ne sais quel parfum d’antiquité dont
la douceur est si pure, et qui semble venir jusqu’à nous des beaux
cieux de l'Italie et de la Grèce. Ceux à qui manqua le premier bien-
fait de cette éducation littéraire , n’ont pu même y suppléer par les
plus heureux dons de la nature...
( DE FonTanes, discours prononcé à l’Académie francaise , lors
de lu réception de M. de Sèze.)
— 3546 —
son Îphigénie, son Athalie seront les chefs-d'œuvre
auxquels nous nous attacherons de préférence, non pas
que nous prétendions régler les rangs entre ses immor-
tels ouvrages ; mais ceux que nous préferons sont les
mieux appropriés à nos études du moment. Ce ne sera
pas sur les pièces entières que se portera notre atten-
tion; nous nous attacherons aux principaux discours.
ceux de Burrhus, de Narcisse, d'Ulysse, d'Achille, de
Joad sont des modèles achevés d’éloquence ; et ce sont
des modèles d'éloquence que nous cherchons, des règles
d'éloquence que nous étudions. Tout ce qui nous dé-
tourne de cet objet, nous l’écartons, au moins pour
le moment (1).
Le Cinna de Corneille, quelques morceaux de Pom-
pée et le dernier acte d'Horace peuvent être lus après
Racine , et avec les commentaires de Voltaire ( édition
de Palissot); ce sont des préservatifs nécessaires pour
tenir un jeune homme en garde contre les incorrec-
tions d’un style inégal, et contre une grandeur qui
dégénère souvent en enflure. Quelques scènes du Bru-
tus de Voltaire et de la mort de César, offrent aussi
des modèles d’une éloquence plus austère , d'un style
plus pur , plus nerveux que les autres tragédies du même
auteur ; mais c'est à Racine qu'il faudra toujours re-
venir , et dans Racine même on s'attachera aux tra-
gédies que j'ai indiquées, et dans ces tragédies, aux
meilleurs discours, qu'il faut savoir par cœur.
Dans la prose française, qu'on lise, qu'on médite
avec soin les magnifiques oraisons funébres de Condé,
(4) Voir les Commentaires et divers écrits sur Racine, par La-
harpe, Geoffroi et M. Aimé Matin.
— 541 —
de M.v* Henriette et de la Reine d'Angleterre par
Bossuet, quelques sermons du petit et du grand carême
de Massillon, le sermon de Bourdaloue sur la passion,
l'oraison funébre de Turenne par Fléchier. Ces ouvrages
et leurs auteurs ont chacun un mérite éminent et
unique , que les professeurs sauront faire apprécier à
leurs élèves. Ils ont fait long-temps et font encore
aujourd’hui dans plusieurs colléges, pour la partie des
exemples, l'unique texte de l'enseignement de l'élo-
quence française. C'est, je crois, se renfermer dans
un cercle trop resserré et trop uniforme: hors de là
et dans d’autres genres nous ne manquons pas encore
de richesses littéraires à exploiter,
On pourra lire Télémaque, en observant toutefois
que l'élégante facilité du style n'v est pas toujours
exempte de répétition, de négligence, d'un mol aban-
don, qu'un poème en prose comporterait peut-être ,
mais qui, dans l'orateur, n'atteindrait pas l'énergique
concision du genre dont nous nous occupons. Nous ne
lirons donc ‘Télémaque que par délassement.
Il est un écrivain que les élèves ne voient pas pen-
dant leur cours de belles lettres, et que cependant on
pourrait proposer avec confiance à leur imitation. C’est
Pascal dans ses dernières Provineiales , Pascal Le créateur
du Style français, comme l'appelle M. Villemain (1). Le
(1) Maïs comment du milieu de ces études arides et desséchantes
a pu sortir l’orateur habile et passionné , le créateur du style fran-
cais P
M: Visremain. Discours et mélanges littéraires,
(de Pascal, considéré comme écrivain et com-
me moraliste ).
— 548 —
sujet manque malheureusement d’un intérêt général ;
mais la perfection de l'exécution ne pourrait aller plus
loin. Nous n’étendons pas cet éloge aux premières Pro-
vinciales , non pas qu’elles soient moins parfaites dans
dans leur genre; mais l’inimitable badinage auquel
l’auteur s’abandonne ne rentre pas dans les modèles
sur lesquels nous voulons nous former.
Jean-Jacques Rousseau nous offre, il est vrai, des
morceaux d’une chaleur de sentiment, d’une vigueur
et d’une perfection de style, auxquels rien n'est supé-
rieur dans notre langue ; si nous n'avons point parlé
de lui, c'est qu'il serait dangereux de le mettre dans
les mains d’un jeune-homme, qui, tout en se propo-
sant ses talens comme modèles, ne pourrait pas tou-
jours se défendre des séductions de ses sophismes , et
qui souvent pourrait confondre l’arrogance paradoxale
avec l'énergie, et le charlatanisme de phrase avec la
chaleur.
L'éloquence du barreau n’a peut-être jamais compté
chez nous dans aucun temps, autant de disciples que
de nos jours ; et l'éloquence de la tribune a ouvert
une carrière nouvelle, où beaucoup de jeunes Fran-
çais doivent entrevoir pour leur avenir une source de
gloire et d'illustration. |
Un de nos orateurs les plus destingués dans ces deux
genres , M. Berryer, avocat et député, a publié dans un
livre intitulé - Modèles et lecons d’éloquence judiciaire, un
recueil de discours du plus haut intérêt et des mieux
choisis ; plusieurs d’entre eux devront être particulière-
ment médités par les jeunes-gens qui aspireraient aux
palmes de l’éloqence du barreau. Je m’abstiendrai d’en
citer dont les auteurs seraient encore vivans, et je me
— 3549 —
permettrai encore moins d'établir entre eux un ordre
de mérite , il faudrait un juge plus compétent. D'ail-
leurs les grands talens ne sont jamais biens jugés et
mis à leur véritable place que par la postérité. Suwm
cuique decus posteritas. (Tacite).
Parmi les autres écrits en ce genre, nous signalerons
le plaidoyer de l'avocat général Servan pour une femme
protestante , plaidoyer que Chénier regarde comme le plus
beau modèle de l’éloquence judiciaire parmi nous.
Citons encore les mémoires de M. Lally-Tollendal, con-
tre les accusateurs de son père, écrit dicté par la con-
viction autant que par le sentiment , et où la force du
raisonnement n’est pas inférieure à la chaleur du style.
La péroraison renferme le resumé exact de toute la
défense , et peut être considérée comme formant un
tout complet avec la forme et les mouvemens ora-
toires.
Nous n’exclurons pas du nombre des discours du
genre judiciaire , les mercuriales de Daguesseau , où le
défaut de mouvement est racheté par la continuité de
l'élégance et de l’harmonie,
Le discours de M. Lacretelle ayant pour titre Conseils
à un jeune avocat, est digne aussi d'attention, mais
comme. travail didactique ; il y a de la justesse dans
les rapides aperçus de l’auteur sur l’utilité de l'élo-
quence opposée à la chicane, sur les inconvéniens et
les avantages de l'improvisation ,oratoire , sur la direc-
tion et le choix des études en jurisprudence.
L'essai de l'avocat Falconnet sur Le barreau Grec,
Romain et Français, et sur les moyens de donner du
lustre à ce dernier, est aussi un ouvrage estimable ;
mais il est à regretter qu'il n'offre que des vues géné-
— 3550 —
rales sans une théorie sur les principes et sur les
moyens (1).
Une œuvre plus complète et plus profonde, c'est le
livre intitulé Institutions oratoires à l’usage de ceux qui
se destinent au barreau, par feu M. Delamalle, conseil-
ler d'état, et inspecteur général des écoles de droit.
Le second volume de cet ouvrage se termine par un
discours de l’auteur , couronné en 1820 par l'Acadé-
mie française, et dont le sujet était : « déterminer et
comparer le genre d’éloquence et les qualités morales
de l’orateur du bareau et de l’orateur de la tribune. »
L'auteur a décrit de manière à les faire aimer autant
qu'admirer les facultés et les qualités, les talens et
les vertus propres à l’accomplissement de ces deux mi-
nistères , aussi précieux à la société, dit M. Delamalle,
lorsqu'ils sont dignement remplis, qu'ils peuvent lui
être nuisibles, s'ils le sont au détriment de la justice et
de l'ordre public.
Il y a de graves inconvéniens sans doute à occuper
un jeune-homme de matières. politiques ; mais par
l'effet de nos institutions , et dans notre éducation cons-
titutionnelle , la politique et l’éloquence de la tribune
sont liées ensemble par d’intimes rapports.
Un jeune disciple de l’éloquence devra done avoir
une idée des chefs-d'œuvre des grands orateurs qui
ont illustré la tribune française. Je veux que les ad-
mirables harangues des Maury, des Mirabeau , du gé-
néral Foy, lui soient signalées à côté de celles des
grands orateurs politiques de Rome et d'Athènes. Qu'il
lise surtout, dans de premier, le discours plein de force
(4) DE DELAMALLE, Institutions Oratoires.
— 351 —
et de pathétique, prononcé dans l'assemblée consti-
tuante, sur le droit de paix et de guerre, accordé
par les uns et disputé par les autres à la prérogative
royale. Qu'il lise le discours non moins admirable , où
Mirabeau presse la même assemblée d’adopter un
plan de finances proposé par le ministre Necker. N'y
retrouve-t-on pas, dit Laharpe , le talent de Cicéron
et de Démosthène, mais plus particulièrement la ma-
nière de ce dernier; cette accumulation graduée de
moyens, de preuves et d'effets, cet art de s’insinuer
d'abord dans l'esprit des auditeurs en captivant leur
attention , de la redoubler par des suspensions ména-
gèes , de la frapper par de violentes secousses ? Mi-
rabeau procède ici comme les grands-maîtres ; il fait
briller d'abord la lumière du raisonnement , il subjugue
la pensée , il fouille ensuite plus avant, et va remuer
les passions secrètes jusqu'au fond de l'âme, l'intérêt,
la vanité, l'espérance, la honte , l’amour-propre ; il
frappe partout, et quand il se ‘sent ensuite le plus
fort, voyez alors comme il parle de haut, comme il
domine , comme il méle l'ironie à l’indignation , comme,
en récapitulant tous ses motifs, il porte les derniers
coups! c'est ainsi qu'on mène les hommes par la pa-
role. On aura soin de faire observer au jeune lecteur
l’habile emploi de ces puissans ressorts.
Chez d’autres orateurs , et dans des matières et d’un
ordre moins élevé, on lui fera apprécier cette éloquence
grave et refléchie, qui saisit l’ensemble d’une question,
en approfondit les détails avec maturité, et en déduit
avec calme toutes les conséquences , ce langage de la
sagesse, si propre à calmer les passions, ces secours
salutaires données par la reflexion à l'imprudence des
— 352 —
partis, ces formes respectueuses envers le trône et les
institutions du pays, cette fidélité aux convenances,
cette mesure parfaite annonçant dans le citoyen qui les
possède la qualité la plus essentielle que Cicéron exige
de l’orateur, la vertu.
Il ne pourra guere connaître ces discours que par
le moyen des journaux, dans lesquels il lui sera diff-
cile de se borner à leur lecture exclusive. Malheureu-
sement la lecture des journaux est souvent un écueil
pour le goût ; et je ne sache rien de moins favorable
que leur influence à la conservation des saines doc-
trines littéraires. On ne saurait trop se prémunir contre
cette influence , non que je prétende interdire ici et
pour toujours Ja lecture de tous les journaux sans
exception; car il n’est pas sans exemple qu’un jour-
naliste soit un homme de lettres. Laharpe, de"Fontanes,
MM. de Bonald, Michaud, Châteaubriant , Lamennais
ont souvent écrit dans les journaux. La fonction de
journaliste est peut-être même une des fonctions les
plus honorables et les plus importantes. Mais par qui,
dit Laharpe lui-même, et comment ces journaux sont-
ils faits? souvent par des hommes qui certainement
n'ont choisi ce métier facile et vulgaire , que: parce
qu'ils ne sauraient faire mieux ; par des hommes qui
savent fort peu, et qui n'ont ni la volonté ni le temps
d'en apprendre davantage. Ces feuilles éphémères , ré-
digées avec une précipitation qui serait dangereuse même
pour le talent , à plus forte raison pour ceux qui n’en
ont point, fourmillent de fautes de toute espèce ; il
est impossible à ‘un homme de lettres d'en lire vingt
lignes sans y trouver presque à chaque mot l'ignorance
ou le ridicule. Mais ceux qui sont moins instruits ,
— 3555 —
s'accoutument à ce mauvais style, et le portent dans
leurs écrits ou dans leur conversation.
Ce jugement est sevère et trop rigoureux sans doute ;
La Harpe, en général, n'était pas indulsent pour les
autres ; mais il y a quelque chose de vrai et dans le
blame qu'il verse sur les journaux , et dans la fàacheuse
influence qu'il leur attribue; rien n'est plus contagieux,
comme il le dit encore , que les vices du style et du
langage ; et nous sommes disposés à imiter, sans y
penser, ce que nous lisons et ce que nous entendons
tous les jours.
Plusieurs des journaux actuels, dit M. Andrieux dans
son cours de belles-lettres, outre les défauts remarqués
par La Harpe, prennent un ton de raillerie , poussé
souvent jusqu’à l’indécence ; ils peuvent amuser ainsi des
lecteurs oisifs, en flattant un penchant assez naturel
chez tous les hommes, à la malice et même à la mé-
chanceté ; ils prononcent assez souvent d'ure manière
affirmative et absolue sur des questions au moins dou-
teuses , et qui seraient susceptibles de beaucoup de dis-
cussions ; ils portent enfin , dans leurs examens , l’es-
prit de dénigrement , dans leurs décisions l'air du mé-
pris et l'habitude de l’insulte.
Les jeunes-gens feront bien de se préserver de ce
mauvais esprit, et par suite de ce mauvais genre de
style. Ils doivent se dire que l'esprit méchant est le
plus facile de tous, qu'il ne leur sied pas de décider
en maîtres sur des questions souvent problématiques ,
qu'une opinion énoncée modestement n’en est que mieux
accueillie ; et que quand on est obligé de combattre
23.
— 554 —
une opinion contraire à la sienne , il faut discuter
sensément, gravement et surtout poliment (1).
Li
(4) Anpnreux, cours de Belles-Lettres professé à l’école Polytech-
nique.
SUR LA GRAVITÉ
DEVOIRS D'UNE ACADÉMIE,
PAR RAPPORT A L'ESPRIT
ET
AUX BESOINS DE L'ÉPOQUE ACTUELLE ,
Par M. DAMAY.
(0 -—
MESSIEURS ,
JE vous dois des remercimens et des excuses. Des re-
mercimens , pour l'honneur que vous m'avez fait, en
m'admettant dans l'Académie. Des excuses, pour avoir
fait faute à la séance d’abord indiquée pour m'’ouvrir
vos rangs.
Croyez, Messieurs, que je comprenais, pourtant ,
combien il m'importait de mettre, dans mon empres-
sement, la promesse d'une exactitude qui suppléât au
mérite que je n'ai point. Il me fallait un obstacle réel,
pour ajourner, d’ailleurs , l'expression de ma gratitude.
J'ai hâte de dire aussi que la pensée d’un discours
à préparer, d'une œuvre un peu sérieuse à produire ,
suggérée par un récent exemple qui m'était offert com-
me très-heureusement donné , n’a pu m'apparaître,
‘ quant à moi, que comme celle d’un tribut obligé ; et
28.*
— 356 —
que si j'avais dû m'en acquitter, j'aurais su , tout le
premier, m'appliquer le parturiunt montes d'Horace.
J'ai donc appris très-volontiers qu'il m'était permis de
mesurer mes forces, et qu'en franchissant le seuil du
sanctuaire , dont le premier aspect fait nécessairement
battre un peu le cœur, je pouvais m'asseoir aussitôt
dans l’imposant collége , quasi - silencieusement, et de
manière à attirer l'attention le moins possible sur l’exi-
guité, que dis-je? sur l'absence de mes titres aca-
démiques.
Cette humilité , je vous prie d'en être convaincus,
n'est pas un rôle appris, costume de circonstance, ha-
bit de récipiendaire. Le lieu commun de la modestie, tout
usé qu’il soit, n’en est pas moins pour moi l'expres-
sion d’un sentiment très-sincère , et très-justifié , Mes-
sieurs, tant par la valeur individuelle des membres de
cette société , que par la gravité de la mission d’une aca-
démie, en général.
Je ne regarde pas comme chose frivole et de pur
agrément de s'associer à des devoirs dont le program-
me est si vaste , à ces rapports établis avec les inté-
rêts les plus hauts, les plus étendus, les plus variés
de l'époque exigeante où nous nous trouvons.
Dans le travail sans fin de la civilisation, chaque
siècle paraît avoir sa pensée qui le préoccupe.
C'est l'utile , dit-on, qui constitue la pensée domi-
nante de notre temps : magnifique éloge pour les es-
prits positifs , dont la sagesse sévère dédaigne, en tou-
tes choses, ce qui ne brille qu'au dehors ; critique
amère, aux yeux des hommes d'imagination , pour qui
c'est le reproche d'une sécheresse d'esprit et de cœur,
Ôtant à tout son lustre et sa poésie.
— 551 —
Pour étre juste , il faut reconnaitre que la préoccu-
pation de chaque siècle répond à un intérêt incontes-
table.
Sans remonter plus haut que les époques de notre
histoire bien explorées et bien connues , prenons l'ins-
tant où les libertés communales commencent à rompre
le réseau de la féodalité.
À peine quelques mailles sont-elles brisées, et un peu
d'esprit public se fait-il jour, que la pensée religieuse
surgit , et sous un autre Philippe 1.%, suivant l'impul-
sion du pieard Pierre l’'Hermite, s'élance à la premiére
croisade. Prises isolément et selon la loi absolue du
juste, ces guerres, sacrées étaient des actes de vio-
lence et d'oppression. Selon le temps, c'est un esprit
d'affranchissement et d'honneur qui pousse les Croi-
sés : ils veulent délivrer le tombeau du Christ ; c’est
leur drapeau religieux qu'ils veulent reprendre aux in-
fidèles.
Louis-le-Gros établit légalement les communes, et tant
directement que par ses exemples, commence l'affran-
chissement des serfs. L'autorité royale travaille pour
elle , sans doute ; mais les libertés du peuple en pro-
fitent, et l’idée religieuse s’exalte à proportion. Son ar-
deur de Croisades redouble. Succès et revers tout l’en-
flanme. Elle s'emparera d’Acre; couronncra Baudouin à
Constantinople ; massacrera les Albigeois ; allumera les
büchers de l’inquisition, (car quelle si belle cause qui
n'ait ses excès et ses fautes ? ) et après avoir traversé,
si active , le règne du brillant Philippe-Auguste, elle ira
se personnifier dans St.-Louis , qui fut l'expression vi-
vante de son temps, qui fut l'idée religieuse incarnée.
Et puis, Messieurs, corrigée de sa chevalerie loin-
— 358 —
tine, ramenée en France dont elle sauve Ia nationali-
té sous les traits de Jeanne, elle fera un retour sur
elle-même ; elle s'en prendra à ses propres lois et aux
entraves qu'une organisation puissante, mais despoti-
que , lui a imposées. Elle rompra alors l'unité catholi-
que ; elle fera l'insurrection protestante. Elle fera la
St.-Barthélémy. Elle fera la ligue. Elle détrônera les Va-
lois par un coup de poignard. Elle donnera le trône à
Henri-IV, au prix d'une abjuration ; et elle le tuera à
son tour, après l’édit de Nantes.
Nous ne jugeons pas ces faits, Messieurs; mais nous
y trouvons l'’intérét religieux comme l'âme de tout ce
qui se produit de grand, bon ou mauvais, à cette épo-
que. Sans doute toute politique, toute ambition hu-
maine n'y furent pas étrangères. Entre Guise et Hen-
ri II, entre le Béarnais et ses contendans , je n'en-
tends pas dire qu'il n’y eut que l'intérêt du ciel ; ni
que les poignards de Jacques Clément et de Ravaillac,
plongés par le fanatisme dans le sein des victimes, n’a-
vaient pas été aiguisés par la politique. Dans tous les
temps , il y a les ambitieux et les habiles qui détour-
nent à leur profit les passions des masses. Mais ce sont
celles-ci qui font et caractérisent les époques et qui
constituent l’histoire des nations.
Or, l'esprit religieux sortit le premier de la glèbe
affranchie. Ce qui devait être. La religion, cet intérèt
le plus intime de l’homme, ce sentiment qui touche
les cordes les plus sensibles de l'âme, devait, la pre-
mière, élever la voix. C'est à la jouissance de ce droit,
de ce bien, qu'on devait s'élancer, au sortir d’escla-
vage ; d'autant plus que l’idée mère du christianisme
était, primitivement, une pensée de fraternité entre
tous, d'égalité, de dignité humaine, qui avait, du-
rant l'oppression ; conservé le feu sous la cendre, et
qui devait vibrer en parfait accord avec les émotions
de la liberté.
La crise dura plusieurs siècles, jusqu'au 17.°, qui vit
se ternir la splendeur de la papauté, et se dessiner
nettement l'inférét politique.
Celui-là n'affecte que la liberté extérieure de l’hom-
me. Mais l’autre en dépend de tant de facons ! Et puis
la jouissance des choses terrestres n'est pas à dédaigner.
Ce ne peut être en vain que Dieu ait donné à l’hom-
me les sens qui le mettent en possession de ce bel
univers physique , œuvre de sa puissance Il sera
donc toujours grave pour lui d'assurer l'ordre, la jus-
tice, l'égalité, dans le partage de tant de biens mis
par le Créateur devant l'espèce humaine.
Aussi la préoccupation religieuse appaisée, l'intérêt
politique lui succède. On le voit naître, se développer,
dominer ensuite ; individuel d'abord , mobile non avoué
de quelques-uns , aux temps pieux ; plus patent ensui-
te , allant du trône aux corps privilégiés, et de ceux-
ci se répandant dans les masses.
Ainsi, la pensée pohtique se montre rare et acci-
dentelle de Louis VI qui émancipe quelques serfs, Louis
X qui les affranchit tous, Louis XI qui coupe les té-
tes élevées, à Louis XIV qui ne les coupe pas, mais
qui les abaisse, qui les courbe et les attache à sa chai-
ne dorée... Mais tandis que la royauté croyait avoir
confisqué à son profit l'élément aristoratique , la seule
force rivale , un autre pouvoir s'élevait, le pouvoir na-
tional, en germe dans les parlemens et dans quelques
soulèvemens partiels comme celui de la Fronde , a tort ri-
— 560 —
diculisée , bientôt en acte dans la grande insurrection
de 89.
Par habitude, on cite le siècle de Louis XIV sur-
tout comme éminemment littéraire. Sa littérature a, en
effet, tant d'éclat, que le regard est souvent distrait
du fonds par la forme. Mais si le siècle de Rousseau
a été plus explicite dans sa lutte pour les libertés pu-
bliques, son devancier est loin de n'avoir rien fait
pour elles ; et Molière, avec Tartuffe, Georges Dandin
et ses marquis ridicules ; Corneille, avec ses grands
romains ; Lafontaine, nous enseignant avec sa bonho-
mie que notre ennemi c’est notre maître ; Fénélon, Mas-
sillon , Bossuet même, avec leurs lecons d'humilité ,
d'égalité, donnés aux rois, aux grands du monde; toute
cette haute et brillante littérature, convenons-en, Mes-
sieurs, C'était déjà la révolution francaise fourbissant
ses armes, \
La lutte politique s'est étendue jusqu'à 1830. La gloi-
re militaire de l'empire n’a été qu'une distraction pas-
sagère. Il faut aux nations des intérêts moins superfi-
ciels.
Espérons que notre dernière révolution a vu le ter-
me des efforts sanglans de la passion politique ; qu'une
troisième époque est venue , en effet, celle des intérêts
matériels. à Ë ,
Ce serait l'ordre logique : l'intérêt religieux et l’in-
térêt politique, assurés, c'est-à-dire, la liberté intime et
la liberté extérieure , le droit de jouir de soi, d'abord,
des choses ensuite, il reste à féconder la terre con-
quise, à activer la production, à jouir de ses riches-
ses.
Est-ce à dire ‘que tout soit fini avec Les préoceupa-
— 301 —
tions antérieures ? Les siècles ne sont pas ainsi faits
tout d’une pièce ; les transitions ne sont pas si brus-
ques. 1830, pour la politique, n'est pas si loin de
nous ! Le volcan fume encore, Et quant à l'idée re-
ligieuse , je reconnaitrai bien que son certificat de vie
ne lui est donné ni par l’article Cultes au budget ;
qui fait de l’utile ; ni par les publications des protes-
tans en faveur du catholicisme ,-ce qui ressemble à de
la police aussi ; (*) ni par Chateaubriant , plus poëte que
chrétien ; ni par la velléité St.-Simonienne ; ni par l'é-
glise française, cet enfant mort-né... Mais je le trouve
dans sa définition même ; car, religion, Messieurs , est
une pensée vaste qui comprend le culte, mais s'étend
au-delà ; qui réside surtout dans l’idée du bien moral,
du juste, cette révélation naturelle de Dieu, indépen-
damment de toute forme de l'hommage qu'on lui doit,
même de toute foi dans le prit qu’on en peut attendre.
Ainsi comprise, la religion est de l'essence de l'âme
humaine, aucune époque irréligieuse n'est à craindre ,
aucun athée n’est possible.
Tous les intérêts sont donc debout , sont vivaces,
autour du banquet de la civilisation ; les uns plus
calmes comme plus satisfaits peut-être, mais à qui il
faut pourtant leur vie quotidienne ; les autres jeunes
et affamés comme un convive qui se met à table.
C'est là que nous en sommes. C'est à tous ces be-
soins dont la liste va croissant que doivent satisfaire
les associations courageuses qui se font les pourvoyeurs
de l'humanité. C'est le vaste domaine dont les Acadé-
mies s'imposent le devoir de défricher les sols vierges,
comme de cultiver sans cesse les terrains déjà fertilisés.
() Allusion à une récente publication de M. Guizot.
Vainement donc on se dirait, il n'y a que l'ufile à
chercher, que l'intérêt matériel à satisfaire.
Le siècle, si l’on veut ; en religion, en politique,
en tout, admet moins le frivole, l'imaginaire. Il s’at-
tache à ce qui est, non au possible. Il ne procède
plus de l'hypothèse, mais du fait. C'est-à dire qu'il est
plus sérieux, plus âgé, plus mûr : qu'il ne se berce
plus aux contes des nourrices; qu'il a besoin d'une
nourriture plus forte que le lait des femmes ; qu'il ré-
clame, en tout, la vérité, la réalité.
Est-ce à dire qu’il ne veut plus de poésie ? Comme
si la poésie n'était pas le wrai, par excellence ; mais le
beau, dans le vrai, seulement.
Est-ce à dire que les arts ne trouveront en lui au-
cune fibre à émouvoir de leurs voluptés ravissantes ?
Quoi ! le temps de Chateaubriant ( je lui fais répa-
ration ici), de Victor Hugo, de Lamartine, de Bé-
ranger, est un temps sans poésie.
Et la musique de Rossini , de Meyerbeer, même d'Au-
ber, s'adresse à des oreilles de marbre !
Et c'est pour des aveugles que le musée espagnol
secoue sa poussière !
Et Versailles, l'antique symbole du pouvoir absolu ,
sortant de ses ruines monarchiques , et, par un sort
commun avec la royauté même, se nationalisant pour
rajeunir et pour vivre, comment dire que cette trans-
formation si intelligente du temple d'une idole, en asile
commun de nos arts et de nos ploires, saluée par d'u-
niversels applaudissemens, se soit faite pour une nation
toute aux intérêts matériels ?
Ah! sans doute, l'ufile aussi élève sa voix puissante.
les machines crient de toutes parts. La vapeur cons-
truit ses minarets sur toutes nos villes, et le fer s'ap-
prête à détrôner l'antique silex sur les grands che-
mins.
Mais les efforts de l'industrie sont-ils sans parenté
ayec le monde intellectuel ? N'est-ce pas pour lui, en
définitive, que tout travaille ? Que n’a pas fait, pour
ses jouissances , l'industrie des scribes, remplacée ( c’é-
tait bien peu grave en soi ) par celle des caractères mo-
biles ? Elle a livré le monde à la pensée. La vapeur et
le fer des routes, en supprimant les distances, sont
destinés à faire faire à la civilisation, dans la même
voie, un incalculable progrès.
Aïnsi, le champ du travail est sans bornes. Ainsi,
le sérieux de l’époque n’'impose que de plus grands
devoirs , une plus haute responsabilité. Ainsi l'œuvre
académique demeure immense et effrayante pour qui
vient l'aborder.
J'entends néanmoins que l'effort, le dévouement , la
patience , suffisent à sa mission peut-être ; qu'elle n’e-
xige pas le génie, la valeur audacieuse dans tout ;
qu'elle ne conquiert pas, à la bayonnette ; qu’elle est
progressive par conservation.
Le mérite des corps est dans l'ensemble : aux indi-
vidus le génie ; car il faut qu'il se meuve dans sa for-
ce et sa liberté. Le génie est essentiellement avantu-
reux et paradoxal." Le nouveau, l'inattendu sont de sa
nature. S'il peut monter au ciel, il en peut tomber.
S'il peut aborder une vérité ardue, il peut faire nau-
frage à l'erreur ; et pour découvrir l'Amérique, il doit
se mettre à là merci des flots.
Les Académies ne vont pas découvrir d'Amérique ;
mais elles explorent les pays conquis, en constatent les
— 364 —
richesses, y mettent l’ordre, en assurent la possession.
En corps, par assis et levé, on ne fait pas du génie,
on fait de la sagesse. Les Académies doivent résumer
la sagesse de leur temps.
C'est là le résultat de la concentration des forces,
de ce balancement, de cette pondération qu'entraîne
l'action en commun.
Libres et livrés à eux, les divers génies courent et
se précipitent. Qui sait où ils vont? A l'abime peut-
être. Réunis , liés entre eux par une pensée commune
et allant à un but choisi, ils ne courent pas, mais ils
marchent avec sûreté.
Il le faut bien, car ils n'ont pas tous la même agi-
lité, la même force ; ou s'ils l'ont au même degré, ce
n'est pas dans la même direction Peu d'esprits ont eté
novateurs hardis en toutes choses.
Prenons les savans les plus téméraires : les politiques
du contrat social; les astronomes qui diront au soleil
de Josué, c'est la terre qui tourne ; les géologues qui
à la création des six jours opposeront les annales des
siècles antérieurs à l’homme, inscrites dans les entrail-
les du globe ; les naturalistes qui, sur un fragment
d'os, reconstruiront l'être inconnu qu'on retrouve avec
admiration ensuite, et nous montreront ainsi la créa-
tion non plus coulée d'un seul jet, mais variant ses
produits dans la suite des temps, jusqu'à faire paraître
et disparaître les mondes dans l'immensité des cieux...
Ces hardis génies seront presque tous écrivains soumis
au joug de l'usage. Purs et clairs, éloquens même, mais
par la pensée ; audacieux sur les choses, ils s’efrayent
d'une hardiesse de style, Ils brisent des traditions sa-
—_ 3565 —
crées ; ils respectent, enfans soumis, l’idiôme mater-
nel.
Au contraire, on peut remarquer que les écri-
vains les plus dévoués aux croyances du passé, aux
traditions naïves des peuples, même aux erreurs qu'el-
les charient ; les plus soumis, les plus obéissans en re-
ligion et en politique, soit hommes d’une foi sincère,
prosternés d'esprit et de cœur, devant les seules formes
dont ils attendent bonheur et gloire ; soit gens de cal-
cul et de convenanee, qui, sans affirmer, respectent,
et prennent l'uniforme ; soit esprits poëtes qui adoptent
la foi comme une muse, et le dogme comme une my-
thologie moins usée , ceux-là, et chacun les nomme,
traiteront hardiement le style ; ils feront comme une
langue nouvelle, à laquelle les grammaires connues ne
suffisent plus.
Et ce n'est point hasard, mais nécessité peut-être : la
pensée neuve qui veut se produire pour éclairer, a be-
soin de la fixité du langage. Si elle vient, elle incon-
nue, dans un langage nouveau, comment sera-t-elle
comprise ?
Chez les autres, la pensée est connue, de reste, clle
est vulgaire. Il ne s’agit que de jouer avec elle, de
lui mettre un nouvel habit, de la déguiser avec plus
ou moins de grâce, au risque qu'elle ne svit pas re-
connue. Que dis-je? C'est à quoi l'on vise. Tout le
mérite est dans ce système de style nouveau , nuageux,
dans ses brumes aux formes vagues et fantastiques où
les imaginations réveuses créent ce qui leur plait.
Ceci, Messieurs, n'est qu'un exemple de la variété
des génies , et de ces produits divers dont les Acadé-
mies doivent savoir composer le miel de la ruche, lais-
— 366 —
sant de côté le faux, l'incertain , le hazardé ; adoptant
tout ce qui est progrès véritable , profit et conquête
pour la civilisation , vaste et inépuisable grenier d'a-
bondance qui rend impossible désormais , sauf les bou-
leversemens physiques du globe, la disette intellectuelle
des temps de barbarie.
Grave mission, Messieurs, devoir difficile et impo-
sant !
Sans doute le concours rassure, surtout la possibili-
té, le devoir même de s'occuper des besoins qui nous
touchent, des choses plus abordables de la localité.
Peut-être y en aura-t-il d'assez peu ardues pour que
j'y puisse atteindre, et leur demander le grain de sa-
ble par lesquels je dois concourir à l'érection du mo-
nument.
Peut-être mes fonctions publiques, dans leurs rapports
avec des intérêts généraux, m'auront-elles fait recueil
lir des observations dignes d'un peu d'intérêt.
L'action des lois pénales signale, dans certaines li-
mites, les passions des populations, leurs besoins, leurs
nécessités. Il est remarquable que les chiffres de nos
statistiques annuelles offrent une constance dans les
nombres et dans la nature des faits, qui montre la
moralité du pays engagée dans une direction incontes-
table. Peut-être jugerez-vous ce phénomène digne d’être
approfondi.
Mais mon tribut, Messieurs, quel qu'il soit, demeu-
rera toujours bien pauvre, en comparaison de vos tra-
vaux si brillans et si solides, dont je trouve de si beaux exem-
ples dans ces deux volumes que vous envoyez au nou-
vel élu, comme pour le rendre modeste et lui faire
— 367 —
comprendre, en même-temps, tout le prix de vos suf-
frages.
Pour moi, moins j'y avais droit par ma propre va-
leur, plus ils m'expriment de bienveillance. C'est, Mes-
sieurs, en devenant votre collègue, la pensée à la-
quelle il m'est le plus doux de marrêter.
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DISCOURS
L'AVANTAGE
DES
CORPORATIONS SAVANTES,
Par M. TAVERNIER , Docreur EN MÉDECINE , PROFESSEUR
À L'ÉCOLE SECONDAIRE DE MÉDECINE D'AMIENS.
sie —
MESSIEURS ,
APPELÉ , par vos suffrages, à siéger parmi vous, je
ne puis me défendre d’une émotion toute naturelle,
en envisageant les obligations qui me sont imposées.
Enlevé de bonne heure à la culture des lettres, j'ai
dû consacrer le temps le plus profitable de la vie à
des études froides et sérieuses : études immenses, où
chaque conquête semble faire reculer les bornes de la
science. D'un faible secours pour vous, Messieurs, je
sens combien j'ai à gagner d'assister à vos séances :
c'est ainsi que je comprends l'honneur que vous me
faites en m'associant à vos travaux.
C'est une noble association que celle qui réunit pé-
riodiquement les membres d'une compagnie dans le but
désintéressé, et de s’éclairer mutuellement, et de tra-
vailler ensemble à l'instruction de chacun. Aussi quand
on songe à la brièveté de la vie, à la longueur de
24,
— 3510 —
l'enfance, et aux exigences de la société ; quand on
songe surtout à la difficulté de vivre, qui augmente
de jour en jour, doit-on s'étonner que l’homme ré-
duit à son individualité , sache et produise si peu ?
Pourtant et peut-être à cause de ces entraves ou dé-
veloppement de la plus sublime faculté de l’homme,
celle de penser, les sociétés modernes accordent les
plus grands honneurs aux travaux de l'esprit. C’est de
nos jours la seule aristocratie reconnue : sublime dis-
tinction accordée par la nature à certains êtres privi-
légiés !
S'il est, par exception , des hommes, pour ainsi dire,
émus d'eux-mêmes, pour qui l’étude est un délasse-
ment, et le travail uu jeu, il faut pour la plupart un
stimulant qui les force à penser. Les uns ne s’inspirent
que par la gravité de la chair, ou par l’exaltation de
la tribune : aux autres, il faut un auditoire bruyant,
tumultueux même ; car, Messieurs, l'influence sympa-
tique de l'homme sur l'homme est réelle ; et si une
réunion nombreuse doit causer de l'émotion, elle peut
aussi vivifier l'intelligence et en tendre les ressorts.
Cette espèce d'action magnétique , qui possède les
grands orateurs, et qui réagit sur la multitude, s'exer-
ce également, mais à un degré plus faible sans doute,
sur les membres d'une compagnie dont les travaux sont
communs , dont le but est le même. Ces réunions où
chacun apporte son tribut font souvent surgir des idées,
que l'esprit féconde par la méditation.
Une double nécessité du reste doit porter les hommes
à se réunir : limmensité de la science et la faiblesse
humaine. L'association devient un besoin, dont on se
sent pénétré à chaque pas fait dans la carrière. Delà,
— O1 —
l'origine des compagnies, comme la vôtre , Messieurs.
Utiles par leurs travaux, desintéressées dans leur but, les
Académies ont fini par conquérir l'estime et le respect
publics: les critiques injustes dont on les harcelait pé-
riodiquement , sont usées et banales : le zèle honorable
eui les anime, l'amour de la science qui les soutient,
a fait justice de ces railleries de mauvais goût : à voir
la foule qui se presse à vos séances publiques, Mes-
sieurs, on peut jnger à quelle hauteur l’Académie d’A-
miens a su se placer dans la cité.
De nos jours, les sciences dépassent la capacité de
l'esprit humain : il n’y a plus d'intelligence assez vaste
pour les embrasser toutes : l’homme n'a pas grandi
avec les découvertes : ses moyens sont bornés, et les
secrets de la nature sont infinis. Le temps n’est plus
où un seul homme pouvait parcourir le cercle des con-
naissances humaines , et faire l'application de leurs
principes à l'objet favori de ses études ! Les lettres et
les sciences alors étaient plus étroitement liées. Quel
est le nouvel Aristote qui se hasarderait maintenant à
faire marcher de front et l’histoire naturelle et sa phi-
losophie ? Aujourd'hui, chacune des branches illustrées
par ce grand maitre , absorbe l'intelligence de nom-
breux disciples. Nos illustrations contemporaines n’aspi-
rent plus à l’université de connaissances. Ce n'est plus
un individu qui tente une pareille entreprise ; ce n’est
plans même une corporation : ce sont plusieurs associa-
tions distinctes ; et encore à quelle dure condition la
science ouvre-t-elle ses trésors ! Elle ne laisse ni repos, ni
relâche à quiconque se voue à son culte : et Déesse
impitoyable, elle punit de l'oubli le disciple atteint de
tiédeur, ou qui se laisse aller aux distractions.
24.
— 312 —
La science compte, il est vrai, plusieurs nobles en-
fans, qui essayèrent d'étreindre l'arbre encyclopédique :
ia gloire dont ils avaient soif, a pu les combler de ses
largesses pendant leur vie : leurs opinions ont pu faire
loi. Mais si les contemporains, éblouis de leurs succès,
et sous le prestige d’un grand nom, ont sanctionné ,
par leur silence, des idées qui leur paraissaient au
moins hasardées ; l'édifice élevé avec tant de bonheur,
est-il resté inébranlable ? N'a-t-on pas vu au contraire
des esprits moins brillans, mais plus exacts, reprendre
une à une chaque proposition, enlever sourdement une
pierre au monument , sacrifier de moins en moins à
l’idole, et finir enfin par déserter le temple ?
Les hommes de génie se trouvent trop à l'étroit dans
l'étude approfondie d’une science : il faut à leur ima-
gination active un essor plus ambitieux : les idées gé-
nérales les séduisent et aiguillonnent leur conception
hardie. Dominer leur siècle est leur premier besoin ; il
leur faut de la gloire et de la gloire contemporaine.
La richesse du style, le coloris brillant qui cache leurs
erreurs , éblouit leurs rivaux ; et ces rois de la pensée
descendent dans la tombe avec des éloges que ne rati-
fie pas toujours la postérité. .
Ce que ne peut pas, et souvent ce que ne veut pas
faire un seul homme, quelle que soit du reste l’éten-
due de son intelligence et la longueur de sa vie , les
assemblées peuvent l’entreprendre, et le renouvellement
perpétuel de leurs membres assure de plus à la seien-
ce la durée des travaux. C'est dans ce sens surtout
que leur convient le nom d'immortelles.
Envisagées sous un autre point de vue, les acadé-
mies, outre leur concours actif, deviennent un tribunal
imposant dans les grands débuts scientifiques et litté-
raires. Leur composition elle-même doit être une ga-
rantie du bon jugement qu'elles porteront , l'époque
moyenne de Îa vie s’y trouvant dominante ; car, dans
ces questions animées qui, de temps en temps, vien-
nent agiter le monde savant, deux générations se trou-
vent ordinairement en présence. La jeunesse est peu
capable de réflexion soutenue : chez elle la mobilité des
impressions suscite la volonté d'agir, avant que Île rai-
sonnement n'arrive : c'est l’époque des illusions et des
rêves de l'imagination. Dans l'âge avancé, au contrai-
re, il y a répugnance au changement : les sensations
nouvelles ne font qu'effleurer ; les notions anciennes et
usuelles oceupent entièrement l'esprit : c’est le règne
des idées tenaces : une longue expérience ne suffit pas
toujours pour légitimer un semblable résultat.
La lutte deviendra done acharnée , et la réconcilia-
tion impossible. Cependant, Messieurs, la perfection en
rien n’est trouvée : tous les ouvrages des hommes sont
fragiles et périssables : les sociétés marchent : les idées
se modifient : les sentiers trop fréquentés deviennent
battus : le sentiment de la gloire aussi agite les géné-
rations présentes : le hasard fait surgir de nouveaux
rapports des choses : un homme parait qui les saisit,
et essaie une route inconnue. L'auteur n'est pas dé-
pourvu de génie; il frappe rude et fort pour se faire
écouter ; il sait qu'il dépasse le but, mais il veut at-
tirer l'attention. Accordez-lui droit de cité, et il cédera
à une critique raisonnée : repoussez-le au contraire sans
examen : des enthousiastes surgiront qui le déclareront
sublime : on le portera sur le pavois, on insultera les
esprits tièdes ; on déclarera déchus les maitres de lat,
— 514 —
et l'on décrétera dépourvu de goût quiconque osera
analyser la production nouvelle.
Supposez, Messieurs, les compagnies savantes se lais-
sant entrainer à l’un ou à l’autre de ces excès, que
deviendra l’art ? Où sera le bien, où sera le mal ? On
verra s'élever une autre tour de Babel, le chaos suc-
céder à la lumière !
Pouvoir pondérateur et tutélaire, les académies doi-
vent intervenir dans ces luttes animées : le faux doit
ètre repoussé sans dédain , comme sans aigreur ; le vrai
doit être accueilli avec bienveillance. Un silence calculé
ne ferait qu'aggraver le mal, et les saines doctrines
seraient oubliées, pour rapetisser les débats à la taille
de Fhomme.
Ce sera, il faut en convenir, souvent au prix de
l'injure et de la calomnie qu'il faudra exercer cette
sage intervention : une résistance salutaire sera qualifiée
de rétrograde : une jeunesse plus exaltée que juste par-
lera avec mépris des monumens de notre gloire ; mais
laissez passer le premier feu des révolutions, et la con-
tenance équitable et ferme des gardiens des bonnes tra-
ditions , aura sauvé de l'incendie les admirateurs pas-
sionnés eux-mêmes de beaucoup de chef-d'œuvres éphé-
mères !
Les corps savans, Messieurs, ne doivent pas céder
à l’ethousiasme du moment ; ils doivent examiner avant
d'approuver, et les idées généralement recues ne peu-
vent pas les enchainer éternellement : c’est à eux qu’ap-
partient de séparer l’ivraie du bon grain , et de relever
le mérite de la découverte d'une vérité subalterne. Les
hommes de génie sauront toujours faire prévaloir leurs
idées : l’enchainement attrayant qu'ils savent introduire
qu'use leurs erreurs, est pour oux un sùr garant du
succès. Dans ce cas, les sociétés savantes doivent se
méfier de l'autorité du nom : l’histoire est là pour at-
tester l'empire illimité qu'exerce le prestige: Galilée ne
fut-il pas dominé par Descartes, et le rêve des tour-
billons rapporta plus de gloire à son auteur, que la
pesanteur de l'air n'illustra Toricelli.
Les services, Messieurs, que les académies ont ren-
dus jusqu'à présent, en promettent de plus grands en-
core pour l'avenir. Les immenses ressources, dont quel-
ques-unes disposent, favorisent les essais des esprits mo-
destes qui se soumettent à leur sanction, et les sujets
qu'elles donnent à traiter font naitre d’intéressantes
monographies. La sphère élevée où ces sociétés sont
placées, vivifie par mille rayons le domaine de la scien-
ce, et l'appel fait à toutes les intelligences vient à son
tour alimenter le foyer.
Je m’arrête , Messieurs, une plume plus exercée pourrait
vous faire un tableau détaillé des lacunes à combler :
qu'il me soit permis seulement de m'adresser ces sim-
ples questions. Maintenant tout est-il découvert ? N'a-
vons-nous plus qu'à jurer par la parole du maitre ? Ne
reste-t-il rien à glaner dans le champ moissonné par
nos prédécesseurs ? Le siècle dernier, si remarquable
par le progrès des sciences, a-t-il parcouru tous les
détours du labyrinthe? Notre époque, si positive, n'a-
t-elle plus rien à demander aux agens naturels? Qui
aurait dit, ily a quarante ans, que l’on sillonnerait l'océan,
et que l'on ferait disparaître les distances, à l’aide
d'un moyen aussi simple que la vapeur? Le plus grand
capitaine des temps modernes en ignora la puissance ,
avec ce moteur où se seraient arrêtées ses conquêtes ?
— 3516 —
où se serait bornée sa gloire? On ne peut calculer
les secousses qu'aurait éprouvées le monde, s’il avait
su maitriser l'empire des mers.
Il faut l'avouer cependant, Messieurs , le pas le plus
difficile est fait; mais la nature n'est pas épuisée : ses
ressources semblent calculées sur nos besoins toujours
croissans : ses secrets ne sont pas encore dérobés, et
le temps n’est pas venu, où il sera permis d'effacer
du frontispice du temple cette ancienne et philosophi-
que sentence :
Nul mortel n'a levé mon voile.
UNE SCÈNE
DE
L'AMPHITRYON DE PLAUTE,
Par M. Léovor JOURDAIN,
en EE QG a —
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
SOSIE. — MERCURE.
SOSIE.
Suis-sE assez hardi, assez audacieux , d’aller ainsi
tout seul , pendant la nuit, à l'heure qu'il est, moi
qui connais si bien les habitudes de notre jeunesse ?
Que ferais-je pourtant , si les triumvirs nocturnes
allaient me faire jeter en prison: puis, demain, je
serais tiré de là , comme d'un garde-manger, pour
recevoir des coups de fouet: et il ne me serait pas
permis de plaider ma cause ; et je n’aurais aucun se-
cours à attendre de mon maitre; et il n'y aurait
personne qui ne crût que je l’ai mérité; de sorte que
huit hommes vigoureux frapperaient sur le misérable
Sosie comme sur une enclume ; car telle est l’hospi-
talité qu'il recevrait , aux frais de la ville, en reve-
nant de ses voyages. Mon maitre n’a pas eu honte de
me faire quitter le port, malgré moi, à cette heure
de la nuit. Ne pouvait-il pas me faire partir de jour?
En”,
— 318 —
La servitude est bien dure, chez un homme opulent :
Fesclave d'un homme riche n’en est que plus misé-
rable : nuit et jour , à tout moment , travaux sur tra-
vaux , Commission sur Commission , de sorte que quand
tout est fait, il y a encore quelqne chose à faire,
afin qu'il n'ait pas un moment de repos. Le maitre,
lui, exempt de travail et de peine, croit que tout
ce qu'il lui arrive de vouloir, il le peut, que cela
est juste et raisonnable , il ne pense point à la peine
que cela donne: ce qu'il commande est-il juste ou
injuste ? c'est ce dont il ne se soucie guère. Il y a
bien à souffrir dans la servitude , et c'est un fardeau
bien lourd à porter.
MERCURE , à part.
Ce serait plutôt à moi de me plaindre, qu'à cet
homme qui n’est que le fils d'un esclave. J'étais en-
core libre hier , et mon père, cette nuit, me condamne
à le servir; mais, au moins, jene suis esclave que
de nom.
SOSIE.
Il me vient une bonne idée , c'est de rendre grâce
aux Dieux de Jeurs bienfaits en arrivant , et de les
prier. Par le temple de Pollux, s'ils me récompensaient
suivant mes mérites, ils m'enverraient ici quelqu'un
qui me rompit les machoires à mon arrivée, car j'ai
été ingrat envers eux, et j'ai mal profité du bien qu'ils
m'ont fait.
MERCURE , & part.
Cet homme-là fait ce qu'on ne fait pas ordinaire-
ment , car il se rend justice à lui-même.
— 379 —
SOSIE.
Il nous arrive ce que je n'espérais pas du tout, ni moi
ni aucun de mes concitoyens, c’est de revenir chez
nous sains et saufs, et vainqueurs. Nos légions revien-
nent après avoir vaincu les ennemis , terminé une grande
guerre et défait une armée qui avait plongé dans Île
deuil bien des familles Thébaines. Leur ville a été prise
de vive force par le courage de nos soldats, sous les
auspices de mon maître Amphitryon, qui les comman-
dait : il a partagé le butin et les terres conquises en-
tre ses concitoyens ; distribué le froment à ses troupes,
et affermi sur son trône Créon , roi de Thébes.
Amphitryon m'a envoyé ici, du port, pour annon-
cer tout celà à sa femme, et lui dire comment les
choses se sont passées, sous ses ordres, et sous ses
auspices. À présent, je vais penser à la manière dont
je dois lui dire tout cela quand je me présenterai de-
vant elle. S'il m'arrive de mentir un peu, je ne ferai
en cela que suivre mon habitude: car au plus fort
de la bataille, moi j'étais au plus fort de ma fuite ;
mais je ferai semblant d’y avoir été, et je dirai ce
que j'ai entendu dire. Comment et en quels termes
conviendra-t-il que je m'explique? Il faut que j'y rêve
un peu ici tout seul auparavant.
Ha! voici comme je parlerai :
Aussitôt que nous fames arrivés, et que nous eùmes
touché la terre, Amphitryon choisit plusieurs députés
parmi les personnages les plus distingués de son armée,
et leur ordonna d'aller trouver de sa part les Télé-
béens pour leur dire ce qu'il avait résolu : savoir,
que s'ils consentaient , avant que la force et la guerre
— 380 —
en décidassent , à rendre ce qu'ils avaient pris, et à
livrer les coupables, il sortirait aussitôt de leur terri-
toire , et se retirerait à Thèbes avec ses Grecs : qu’à
ces conditions , il leur offrait la paix, et promettait
de les laisser en repos. Que s'ils refusaient dé lui ac-
corder ce qu'il demandait, il attaquerait leur ville de
vive force avec toute son armée.
Dès que les hommes choisis par Amphitryon eurent
fait part aux Télébéens de ce qu'il avait décidé, et
leur eurent déclaré ses intentions , ces fiers guerriers,
comptant sur leur courage et sur leurs forces, firent
à nos députés une réponse insultante pleine de dédain
et d'orgueil ; ils dirent qu'ils sauraient bien se défen-
dre, eux et les leurs, les armes à la main ; et qu'ils
nous enjoignaient de sortir au plustôt de leur terri-
toire.
Dès qu’Amphitryon fut instruit de cette réponse, il
fit lever le camp à ses troupes. De leur côté, les lé-
gions télébéennes s’avancent, couvertes d'armes étin-
celantes.
Quand les deux armées furent sorties, l’une de la
ville, l’autre du camp, chacun placa ses capitaines,
et forma ses rangs; nous disposàmes nos légions à
notre manière et suivant nos usages , et nos ennemis
firent de même.
Enfin les deux généraux s avancèrent entre les deux
armées , et s’entretinrent quelque temps ensemble ; ils
convinrent que les vaincus se rendraient au vainqueur
avec leur ville, leur territoire , leurs autels et leurs
foyers. |
Aussitôt les trompettes sonnent des deux côtés, la
terre retentit : Des deux côtés on pousse un grand
— 581 —
cri ; l’un et l’autre général fait des vœux à Jupiter,
et exhorte son armée. Alors chacun fait ce qu'il peut,
et montre ce qu'il vaut; on se frappe avec le fer,
les javelots se brisent ; le ciel retentit du frémissement
des combattans ; de leur souffle et de leur haleine un
nuage se forme. Les soldats tombent blessés ou acca-
blés par le nombre.
Enfin nous sommes les plus forts comme nous l'a-
vions voulu. Nos ennemis tombent de toutes parts,
nos soldats se précipitent sur eux. Nous sommes vain-
queurs, nous sommes les plus forts, nous triomphons.
Mais aucun de nos ennemis ne recule, aucun ne fuit,
nul ne quitte sa place, ni ne cesse de combattre ;
tous ont perdu la vie sans reculer d’un pas, chacun
est couché à l'endroit où il était debout, et garde en-
core son rang.
Dès qu'Amphitryon, mon maître, vit cela, il donna
ordre d'avancer à la cavalerie qui était à son aile
droite. Elle obéit et se précipite sur cette armée qui
soutenait une cause injuste, elle la renverse , elle en
fait un horrible carnage, elle l’écrase.
MERCURE.
Jusqu'ici je suis garant qu'il n'a pas menti d'un seul
mot, car j'étais présent , ainsi que mon père, lors-
qu'on s’est battu.
SOSIE.
Les ennemis prennent la fuite, ce qui encourage
nos soldats, qui les chassent devant eux en les per-
cant de leurs javelots. Et Amphitryon lui-même tua le
roi Ptérélas de sa propre main. Le combat dura depuis
— 582 —
le matin jusqu'au soir: je m'en souviens d'autant
mieux que ce jour-là je ne dinai point. Mais la nuit
qui survint, mit fin à cette bataille. Le lendemain les
citvyens les plus considérables de la ville vinrent nous
trouver au camp ; ils pleuraient, et portaient chacun
une branche d’olivier environnée de bandelettes ; ils
nous supplièrent de leur pardonner leur faute, et nous
dirent qu'ils venaient se rendre à discrétion au peuple
Thébain , eux, leurs autels, leurs biens, leur ville
avec tous ses habitans et leurs enfans. Ensuite, mon
maître Amphitryon reçut en présent , à cause de son
courage , une coupe d'or , dans laquelle le roi Ptérélas
avait coutume de boire.
Voilà ce que je dirai à ma maîtresse.
Maintenant , allons exécuter les ordres de mon
maître , et entrons dans la maison.
MERCURE.
Mais vraiment à va entrer ici! Il faut que je l'en
empêche. Je ne permettrai point à cet homme d’ap-
procher aujourd’hui de la maison. Puisque j'ai emprunté
sa figure , il faut que je me moque de lui. D'ailleurs ,
comme je lui ai pris sa forme , son nom et son état,
il est juste que je prenne aussi ses habitudes et que
jimite ses actions. Il faut donc que jé sois aussi mé-
chant que lui, aussi rusé , aussi astucieux, et que
je me serve de ses propres armes , la malice et la
ruse pour le chasser de cette maison. Mais qu'est-ce
que cela signifie ? il me semble qu'il regarde le ciel.
*
SOSIE.
Par le temple de Pollux, s'il v a au monde une
chose que je croie, et dont je sois bien sür, c’est
que Vesper s’est enivré ce soir , et qu'il s’est endor-
mi. Car les sept bœufs qui sont attelés au char de la
grande ourse ne remuent pas dans le ciel, et la
lune ne change pas de place non plus ; elle est
encore où elle s’est levée. Ni Orion, ni Vesper, ni
les Pleïades ne se couchent. Les signes du zodia-
que sont arrêtés, et la nuit ne fait point place au
jour.
MERCURE.
O nuit, je te rends grâce : continue comme tu as
commencé , obéis à mon père! Tu prêtes obligeam-
ment ton secours au plus puissant des Dieux, et certes
un service ne saurait être mieux placé.
SOSIE.
Je ne crois pas avoir vu une nuit plus longue que
celle-ci ; si ce n’est pourtant une certaine nuit où je
restai continuellement suspendu par les aisselles tandis
qu'on me battait; et même celle-ci, très-certainement
la surpasse de beaucoup en longueur. Je crois, en
vérité , par le temple de Pollux, que le soleil dort
plus long-temps qu'à l'ordinaire, parce qu'il a trop
bu, je suis bien trompé s'il ne s'est pas oublié un
un peu, hier, à souper.
MERCURE , foujours à part.
Oui-dà , maraud ! tu crois que les Dieux te ressem-
blent. Ah! Par Pollux, pour ces paroles , et pour tes
méfaits, je te châtierai, toi, vil esclave ! Toi, si
digne de porter la fourche ! Viens seulement ici, je
t'en prie, et je te prédis malheur.
— 3584 —
SOSIE.
Voilà, je pense, une assez jolie nuit pour tous ces
amans , qui n'aiment pas la clarté du jour.
MERCURE.
Et pour mon père, pour le grand Jupiter, qui,
tout entier à son amour, est maintenant auprès d’Alc-
mène.
SOSIE.
Allons dire à ma maitresse ce que mon maitre m'a
ordonné de lui dire... Mais quel est cet homme que
je vois devant la maison? A cette heure de la nuit!
Cela ne me plait pas.
MERCURE , & part.
On n'est pas plus poltron !
SOSIE.
Il me vient dans l'esprit que cet homme-là voudrait
me débarrasser de mon manteau.
MERCURE.
Il a peur , je vais m’amuser à ses dépens.
SOSIE.
Je suis mort, j'ai les dents agacées. Certainement,
ses poings vont me faire un accueil peu hospitalier.
Je crois que c’est un homme qui a pitié de moi:
voyant que mon maitre me fait veiller si tard, il va
tout à l'heure mw'envoyer dormir. Je suis perdu sans
ressource. Hercule, aie pitié de moi! Qu'il est grand
et fort !
— 583 —
MERCURE.
Je vais parler tout haut devant lui, il entendra ce
que je dirai et sa peur redoublera.
Allons, mes poings, courage! Il y a long-temps
que vous laissez jeùner mon ventre. Il me semble qu'il
s'est écoulé bien du temps, depuis hier, que vous
avez étendu par terre, et fait dormir pour toujours,
ces quatre hommes , que j'avais mis tout nuds.
SOSIE.
En ce cas j'ai bien peur de changer ici de nom,
et d'être Quintus, de Sosie que j'étais. Il raconte qu'il
a endormi quatre hommes pour toujours, j'ai bien
peur d’être venu ici pour augmenter le nombre des
dormeurs.
MERCURE.
Or donc, mes poings, servez-moi bien, voici le
moment.
SOSIE.
Ah vraiment il relève sa robe, 1il se ceint, il se
prépare !
MERCURE.
Il ne s'en tirera point sans être battu.
SOSIE.
Qui? Battu ?
MERCURE , & part.
Quiconque viendra ici, certainement je lui ferai
manger Ines poings.
- SOSIE , à part.
À d'autres , il ne me plait point de manger à cette
heure de la nuit. Je viens de souper tout à l'heure,
DJ
die
— 386 —
c'est pourquoi donne ce souper là, si tu m'en crois,
à ceux qui en ont appétit.
MERCURE , à part, faisant le geste de peser ses poings.
Ce poing-ci ne pèse pas mal.
SOSIE.
Je suis perdu , il pèse ses poings.
MERCURE.
Si je le frottais tout doucement pour le faire dor-
mir ?
SOSIE.
Vraunent cela me ferait du bien, car voici trois
nuits de suite que je veille.
MERCURE.
Mais ceci serait une besogne trop indigne de vous,
ù mes poings. Vous ne sauriez vous accoutuméer à frot-
ter mollement une mâchoire. Il faut que ce que vous
touchez change entièrement de forme.
SOSIE.
Allons, il va me refondre et me pétrir une autre
figure.
MERCURE.
Souvenez-vous , mes poings, qu'il ne faut pas qu'il
reste un seul os à une machoire que vous aurez tou-
chée.
SOSIE.
Je suis bien trompé sil ne veut pas me traiter
comme une lamproie. Loin de moi ce désosseur d’hom-
mes , je suis perdu s'il me voit. :
— 581 —
MERCURE:
Je sens ici un homme, et c'est pour son malheur.
Je crois même qu'il n'est pas loin.
SOSIE.
Plüt aux Dieux qu'il fut loin !
MERCURE.
Mes poings me démangent.
SOSIE.
Si tu dois les exercer contre moi, je t'en prie, jette
d’abord ton premier feu contre la muraille.
MERCURE.
Une voix m'est arrivée à travers les airs jusqu'aux
oreilles.
SOSIE,
Puisque ma voix est devenue un oiseau, certes, je
suis bien malneureux de ne lui avoir pas au moins
coupé les ailes.
MERCURE.
Cet homme est tout-à-fait prévoyant, il a amené
avec lui une bête de somme , parce qu'il sait que je
vais lui donner une charge un peu lourde à porter.
SOSIE, à part.
Mais il me semble que je n’ai point avec moi de
bête de somme.
MERCURE.
Il sera lui-même chargé de coups de poing.
SOSIE.
Par hercule , je sors du vaisseau , je suis encore
25
— 388 —
malade du mal de mer. À peine puis-je me traîner
quoique je ne porte rien; comment pourrais-je mar-
cher avec un pareil fardeau ?
MERCURE.
Je ne sais ce que j'entends, mais certainement il y
a ici quelqu'un qui parle.
SOSIE.
Je suis sauvé , il ne me voit point. Il dit qu'il croit
que c’est quelqu'un, qui parle ici ; certainement je ne
m'appelle pas quelqu'un , puisque je m'appelle Sosie.
MERCURE.
C'est bien par ici à ce qu'il me semble, qu'une
voix est venue frapper mon oreille droite.
SOSIE.
Il dit que ma voix a frappé son oreille ; je crains
bien qu'il ne s'en venge tout-à-l'heure sur les mien-
nes.
MERCURE.
Fort bien, voici qu'il s'approche de moi
SOSIE.
J'ai peur ! Je me sens comme tout engourdi! J'ai
l'esprit si troublé, que si quelqu'un me demandait en
quel lieu du monde je suis, je ne saurais le dire.
Malheureux ! A peine puis-je faire un mouvement tant
j'ai peur. Pour le coup, les commissions de mon maitre
sont faites, et è'en est fait de Sosie aussi. Mais j'ai
résolu de parler hardiment à cet homme, afin qu'il
me croie courageux , et quil s’abstienne de me
battre.
és
— 389 —
MERCURE , & 1908e.
Où vas-tu ainsi, toi qui portes Vulcain dans une
prison de corne ?
SOSIE.
Pourquoi me demandes-tu cela, toi qui désosses des
figures humaines à coup de poing ?
MERCURE.
. Es-tu esclave , ou libre ?
SOSIE.
Selon qu'il me prend fantaisie.
MERCURE.
Oui-dà , vraiment ?
SOSIE.
Oui-dà, vraiment.
MERCURE.
Ah! Je te frotte les épaules !
SOSIE.
Tu mens quand tu dis cela, tu ne me frottes pas
les épaules.
MERCURE.
Non, mais tout à l’heure je vais te faire avouer que
je dis la vérité.
SOSIE.
Qu'est-il besoin de celà ?
MERCURE.
Puis-je savoir où tu vas, à qui tu es, et ce que
tu viens faire ici ?
— 590 —
SOSIE.
Je vais là, je suis l’esclave de mon maître : en sais-
tu plus qu'auparavant , maintenant ?
MERCURE.
Je ferai bien taire aujourd'hui cette mauvaise lan-
que.
SOSIE.
Quelle mauvaise langue ? J'ai une très-bonne langue.
MERCURE.
Tu continues de raisonner? — Quelle affaire as-tu
dans cette maison ?
SOSIE.
Quelle affaire y as-tu toi-même ?
MERCURE.
Ne sais-tu pas que le roi Créon a fait placer ici des
gardes pendant la nuit ?
SOSIE.
Cela se peut; pendant notre absence, il était bon
que la maison fut gardée. Maintenant tu peux t'en
aller. Va dire que les gens de la maison sont ar-
rivés.
MERCURE.
Je ne sais si tu es de la maison mais si tu ne t'en
vas à l'instant, quand tu serais de la maison, je ferai
en sorte que tu ne sois pas reçu ici comme un ami
de la maison.
SOSIE.
C'est ici, te dis-je, que je demeure , et je suis l'an
des esclaves des maitres de cette maison.
MERCURE.
Sais-tu bien une chose ? c’est que je ferai de toi un
grand personnage aujourd'hui, si tu ne t'en vas.
SOSIE.
Comment cela ?
MERCURE.
C'est que si je prends un bâton, je te traiterai de
manière quetane t'en iras point tout seul, mais on te
portera , comme on porte les personnes de distinction.
SOSIE.
Mais je te dis que je suis l’un des habitans de...
MERCURE.
Vois-tu bien, tu veux être battu tout à l'heure , si
tu ne t'en vas au plus vite.
SOSIE.
Veux-tu m'empêcher de rentrer chez nous au retour
de mon voyage ?
MERCURE.
Chez nous, dis-tu ?
SOSIE.
Oui, chez nous, te dis-je.
MERCURE.
Qui donc est ton maitre ?
SOSIE.
Amphitryon , qui commande maintenant les légions
Thébaines , qui à épousé Alcmène.
— 592 —
MERCURE.
Que dis-tu ? Quel est ton nom ?
SOSIE.
Les Thébains m'appellent Sosie , je suis fils de Dave.
MERCURE.
Voici le comble de l'audace! Certes, c'est pour ton
malheur que tu es arrivé ici aujourd’hui, avec des
mensonges arrangés d'avance, et je ne sais quel tissu
de fourberies.
SOSIE.
Non en vérité, je n'ai sur moi d'autre tissu que
cette tunique que je porte.
MERCÇURE.
Tu mens encore. Tu ne portes rien, au contraire,
cest toi qui es porté, et ce sont tes jambes qui te
portent.
SOSIE.
C'est la pure vérité.
MERCURE.
C'est la pure vérité aussi que tu vas être battu pour
avoir menti.
SOSIE.
Par le temple de Pollux, certes je ne veux point
être battu.
MERCURE.
Par le temple de Pollux, certes tn le seras malgré
toi. Cela est sûr, c’est même une chose tout à fait
décidée , je ne te donne pas à choisir.
— 3593 —
SOSIE.
Ah je t'en prie! Cela serait-il juste !
MERCURE.
N'oses-tu pas te dire Sosie, quand c'est moi qui le
suis ?
SOSIE.
Je suis perdu !
MERCURE.
Oh ceci est encore peu de chose, en comparaison
de ce qui t'arrivera. ( Il le bat ). À qui appartiens-
tu maintenant ?
SOSIE.
À toi. Car tu m'as battu si long-temps que tu as
acquis droit de propriété sur moi par le long usage
de tes poings. ( \Sosie crie aw secours ).
MERCURE.
Comment tu cries, bourreau ! Parle , pourquoi es-tu
venu ici?
SOSIE.
Pour qu'il v eùt quelqu'un à qui tu donnasses des
coups de poing.
MERCURE.
À qui es-tu ?
SOSIE.
À Amphitryon , te dis-je , je suis Sosie.
MERCURE.
Alors tu seras encore battu plus fort, parce que tu
— 394 —
ne cesses de mentir. C’est moi qui suis Sosie, ce n'est
pas toi.
SOSIE.
Fassent les Dieux que tu le sois au lieu de moi,
et que ce soit moi qui te batte !
MERCURE
Encore ! È x
SOSIE.
Je vais me taire.
MERCURE.
Qui est ton maître?
SOSIE.
Qui tu voudras.
MERCURE.
Allons , dis, comment t’appelles-tu maintenant ?
SOSIE.
JE m'appelle Personne , à moins que je ne m'appelle
qui tu voudras.
MERCURE.
Tu disais que tu étais à Amphitryon , que tu étais
Sosie.
SOSIE.
J'avais tort, je ne voulais point dire Sosie, mais
associé d’Amphitryon.
MERCURE.
Je savais bien qu'il n'y a point chez nous d'autre
esclave que moi qui s'appelle Sosie. Tu battais la cam-
pagne tout à l'heure.
SOSIE.
Plüt aux Dieux que tu n'eusses aussi battu tout à
l'heure que la campagne !
MERCURE.
C'est moi qui suis ce Sosie que tu me soutenais tout
à l’heure que tu étais.
SOSIE.
Je t'en supplie, convenons ensemble d’une trève
pendant laquelle il me soit permis de te parler sans
que tu me battes.
MERCURE.
Non, mais je consens à une trève de quelques ins-
tans , si tu as quelque chose à me dire.
SOSIE.
Non; je ne parlerai point que la paix ne soit
faite, parce que tes poings sont plus forts que les
miens.
MERCURE.
Dis ce que tu veux, je ne te toucherai point.
SOSIE.
Je compte sur ta parole ?
MERCURE.
Oui.
SOSIE,
Et si tu me trompes ?
MERCURE.
Alors que la colère de Mercure tombe sur Sosie,
— 596 —
SOSIE.
Ecoute bien ; maintenant que je puis te dire libre-
ment tout ce que je veux, je te dis que je suis
Sosie, esclave d'Amphitryon.
MERCURE.
Encore ?
SOSIE.
Tu sais notre traité, nous avons fait la paix, je
dis la vérité.
MERCURE.
Donc , sois battu.
SOSIE.
Fais comme il te plaît, fais tout ce qu'il te plait
puisque tes poings sont les plus forts ; mais quoique
tu me fasses, par Hercule, je ne me tairai pourtant
point sur cela.
MERCURE.
Tu as beau dire et beau faire, tu ne feras point
que je ne sois Sosie aujourd’hui.
SOSIE.
Par le temple de Pollux, certainement tu ne me
changeras pas au point que je sois un autre que moi,
que je ne sois plus moi, que je ne sois plus de chez
nous , et chez nous il n'y a pas d'autre Sosie que
moi, lesclave d'Amphitryon, moi qui suis parti d'ici
avec lui pour aller à l’armée.
MERCURE.
Cet homme n'a pas la tête bien saine.
ee 2
—W397 —
SOSIE.
Ceci va mal. Eh quoi! Ne suis-je pas Sosie, esclave
d'Amphitryon ? N'est-ce pas cette nuit que notre vais-
seau , dans lequel je suis venu, est arrivé ici du
port ersique? N'est-ce pas moi que mon maitre a
envoyé ici? N'est-ce pas moi qui suis maintenant ici
devant notre maison ? Ne tiens-je pas une lanterne à
la main ? Ne parlé-je pas? Ne suis-je pas bien éveillé?
Cet homme-ci tout à l'heure , ne m'a-t-il pas moulu
de coups de poings? Il l'a fait, par Hercule! et pour
mon malheur, car j'en sens encore la douleur main-
tenant dans mes mâchoires. Pourquoi donc est-ce que
j'hésite, et pourquoi n'entré-je pas dans notre mai-
son ?
MERCURE.
Dans notre maison , dis-tu !
SOSIE.
Mais oui vraiment.
MERCURE.
Eh bien, dans toutes les choses que tu as dites
tout à l'heure, tu as menti. C’est moi qui sus en
effet le Sosie d’Amphitryon. Car cette nuit notre na-
vire est parti du port Persique pour venir ici; et nous
avons pris d'assaut la ville où régnait le roi Ptérélas ;
nous nous sommes battus contre les légions des Télé-
béens , nous avons été les plus forts; nous les avons
faites prisonnières ; et Amphitryon lui-même a tué le
roi Ptérélas dans le combat.
—1598 —
SOSIE.
Je ne crois plus en moi-même lorsque je l'entends
parler comme un homme qui aurait été témoin de
toutes ces choses. Vraiment il raconte ce qui s’est
passé là-bas comme quelqu'un qui l’a vu et qui s'en
souvient. mais dis-moi un peu; qu'est-ce qu'on a donné
à Amphitryon dans la part qui lui revient du butin
fait sur les Télébéens ?
MERCURE.
Une coupe d'or dans laquelle le roi Ptérélas avait
coutume de boire.
SOSIE.
Il l’a dit. Où est cette coupe maintenant ?
MERCURE.
Dans une petite boite qui a été scellée du sceau
d'Amphitryon.
SOSIE.
Dis-moi quel est ce sceau ?
MERCURE.
Un soleil levant, avec un char trainé par quatre
chevaux attelés de front. Comment, bourreau, tu.
cherches à me mettre en défaut !
SOSIE.
Il m'a convaincu par ses preuves. Il faut que je
cherche un autrè nom. Je ne sais d'où il a vu ces
choses. ( Je viens bien l’attraper , car ce que j'ai fait
étant tout seul, et sans qu'il y eût personne que moi
dans la tente, certainement il ne pourra jamas me
— 1399 —
le dire }). Si tu es Sosie , lorsque les légions combat-
taient avec le plus d’acharnement, que faisais-tu dans
la tente? Je m'avoue vaincu si tu le dis.
MERCURE.
Il y avait là un cadus plein de vin, j'en remplis un
grand vase.
SOSIE.
Le voilà sur la voie.
MERCURE.
Et le vida tout d’un trait jusqu'à la dernière gout-
te. Ce vin, je n’y mis point d’eau, et le bus tout
pur, et tel qu'il était né de la vigne sa mère.
SOSIE.
, Il faut qu'il ait éte là caché au fond du vase, C'est
..
bien réellement ce que j'ai fait dans la tente, j'ai
rempli de vin une hirnée et je l'ai bu tout pur.
MERCURE.
Qu'as-tu à dire maintenant? Est-ce que je ne t'ai
pas convaincu par de bonnes preuves que tu n'es pas
Sosie ?
SOSIE.
Tu nies donc que je le sois?
MERCURE.
Comment veux-tu que je ne le nie pas, puisque
c'est moi qui le suis?
— 400 —
SOSIE.
Je jure par Jupiter que c'est moi qui le suis, et
que je ne dis point une chose fausse.
MERCURE.
Et moi je te jure par Mercure que Jupiter ne te
crois pas. Car je sais qu'il me croit plus sans que je
jure , que toi quand tu jures.
SOSIE.
Qui suis-je au moins, si je ne suis pas Sosie; je
te le demande.
MERCURE.
Dès que je ne voudrai plus être Sosie, sois Sosie
tant que tu voudras. Maintenant que je le suis, tu
seras battu si tu ne t’en vas d'ici sans nom.
SOSIE.
Par le temple de Pollux, lorsque je le contemple ,
je reconnais ma forme telle que souvent je l'ai vue
dans le miroir ; il me ressemble tout-à-fait. C'est au
point qu’il a un chapeau comme le mien, un habit
comme le mien, il a les cheveux coupés comme les
miens ; voilà mon gras de jambe, mon pied, ma tail-
le, mes yeux, mon nez, mes dents, mes lèvres, mes
joues , mon menton, ma barbe, mon cou, c’est moi
tout entier. Qu'est-il besoin de tant de paroles, s’il a
le dos cicatrisé , il n'y a pas deux hommes qui se res-
semblent davantage. Mais lorsque j'y réfléchis, certaine-
ment je suis bien le même que j'ai toujours été. Je
sais bien que mon maître est mon maitre, je recon-
— 401 —
mais notre maison. Je n'ai point perdu l'esprit, ni
le sens. Je ne lui obéirai point, il a beau dire , je
frapperai à notre porte.
MERCURE.
Où vas-tu ?
SOSIE.
À la maison.
MERCURE.
Quand tu monterais maintenant sur le char de Ju-
piter pour t’enfuir d'ici, à peine pourrais-tu éviter ton
malheur.
SOSIE.
Est-ce qu'il ne m'est pas permis d'annoncer à ma
maitresse ce que mon maitre m'a ordonné de lui an-
noncer ?
MERCURE.
Je te permets d'annoncer à ta maîtresse tout ce que
tu voudras, mais non pas d'entrer chez la mienne. Tu
es venu du port Persique sans naufrage ; mais, si tu
m'irrites, je crains ici quelque naufrage pour tes
côtes.
SOSIE.
Je m'en vais plutôt. Dieux immortels , j'implore votre
protection. Où donc ai-je cessé d'exister? Où ai-je été
changé? Où ai-je perdu ma forme? Est-ce que je me
suis laissé ici? Est-ce que par hasard je m'y serais
oublié ? Car , en vérité, il a tout-à-fait le méme vi-
sage que javais eu jusqu'ici. Il porte devant moi
26.
— 402 —
mon image, il fait de mon vivant ce que personne
ne fera quand je serai mort. Je vais au port dire à
mon maître tout ce qui est arrivé. Pourvu qu'il ne
dise pas aussi qu'il ne sait qui je suis ! Plût à Jupi-
ter! afin qu'aujourd'hui même je me fasse raser la
tête , et prenne le bonnet des hommes libres.
MES VOYAGES:
Par M. S'-A. BERVILLE.
Vous demandez pourquoi, borné dans mes voyages,
Aux champs où je suis né portant tous mes loisirs,
Je ne vais point cherchant et de nouveaux rivages
Et de nouveaux plaisirs.
Voyez, me dites-vous, la mobile hirondelle ,
Qui, promenant son vol en vingt climats divers,
Va, se pose, revient, retourne, et de son aile
Effleure l'univers.
Point de nœud qui l’enchaine au sol d’une patrie :
La sienne, elle est partout où le soleil est pur,
Où L'air est doux et calme, où la terre est fleurie,
Où le ciel est d'azur.
En vain l'hiver accourt sur les pas de Borée ;
Elle sait en tous temps retrouver les beaux jours,
Et légère, elle suit, de contrée en contrée,
Le printemps ses amours.
26.”
Ce voyageur ailé, cet oiseau de passage,
Des célestes faveurs ce riant messager ,
Que ne l'imitez-vous dans sa course volage,
Dans son instinct léger ?
Quel charme vous ramène à vos plaines Mir
A vos petits vallons, à vos pauvres hameaux,
À vos tristes marais, peuplés de joncs humides
Et de pales roseaux ?
Venez, pour vous la terre a bien d’autres spectacles :
Venez, pour vous fa vie a bien d’autres plaisirs.
Contemplez l'univers, plus fécond en miracles
Que votre âme en désirs.
Voyez comme , étalant sa riche architecture,
Le monde avec splendeur se déroule à vos yeux,
Théâtre aux mille aspects, que drape la nature,
Qu'illuminent les cieux.
Voyez fleurir pour vous l'elégante Italie,
La terre aux blanches nuits, aux magiques concerts,
Qui semble, en s’allongeant , si fraiche et si jolie,
Se mirer dans les mers.
Voyez ses lacs si purs, ses iles, ses vallées,
Ces monts, de son beau sol majestueux remparts,
Ces volcans, ces cités où brillent rassemblées
Les merveilles des arts :
Florence au doux parler, Milan la belle esclave,
Naple, au fond de son golfe ardente à folâtrer,
Enfant qui chante et rit sur le gouffre de lave
Prêt à la dévorer ;
— 405 —
Gênes, uymphe de marbre assise au bord de l'onde ,
Venise , autre Cypris sortant du sein des flots ,
Et Rome, Rome enfin, d’un peuple roi du monde
Noble champ de repos.
Parcourez l'Helvétie et ses glaciers sublimes
Qui semblent près des cieux s'étendre en vastes nicrs ;
Debout à leurs sommets, mesurez ces abimes
Creusés jusqu'aux enfers.
Voyez de roc en roc ces torrens qui bondissent ,
Cette eau, miroir liquide aux reflets argentés ,
Et, parmi les hivers, ces printemps qui verdissent
En vallons enchantés.
Visitez du Germain les cités populeuses,
Ses antiques châteaux, ses fleuves spacieux ,
Et l'imposante horreur des forêts ténébreuses
Où sommeillent ses Dieux.
Et la fière Albion, fille et reine de l'onde .
Avec ses ateliers, ses ports , ses arsenaux,
Ces longs canaux, ces rails, sur sa terre féconde
Enlacés en réseaux.
De son or, de ses arts le globe est tributaire ,
Ses flottes ont soumis l'Océan révolté ,
Et de ses lois, chez nous, l'exemple salutaire
Fonda la liberté.
Ses nefs vont nous porter aux plages du Bosphore :
Là , le pied dans les eaux et le front dans les airs,
La ville des sultans se présente à l'aurore,
Belle encor sous ses fers.
— 406 —
Plus-_loin, s'offre l'Egypte à nos regards avides,
Cadavre qu’à la vie ont rendu nos hauts faits ;
L'Egypte où brille, inscrit au front des pyramides ,
L’honneur du nom français :
Terre mystérieuse , énigme solennelle ,
Dont le mot, disparu sous vingt siècles d’oubli,
Pour les siècles futurs dans une ombre éternelle
Se perd enseveli.
Voyez, à l'admirer la terre vous convie ;
Tel pour vous un jardin semble s'épanouir ;
Voir, connaître, sentir, tout cela c'est la vie ;
Voyager, c’est jouir.
Et moi: va, voyageur, sur de lointaines rives,
Egarer , inconstant, tes désirs curieux.
Perds en vaines erreurs ces heures fugitives
Que nous comptent les Dieux.
Va, loin de ta patrie, exilé volontaire,
Sans l’atteindre jamais poursuivre le bonheur ,
Et, partout étranger, promener, solitaire,
Le vide de ton cœur.
Moi, rien qu'un seul voyage excite mon envie,
Rien qu’un pays pour moi voit ses étés fleurir ;
C'est la cité modeste où j'ai reçu la vie,
Où puissé-je mourir !
Je suis comme l'aiguille à son pôle fidèle :
Cessez de la contraindre , elle y revient toujours :
Moi , suis-je libre aussi, la cité maternelle
Est mon pôle, et j y cours.
— 407 —
Je sais qu’en d’autres lieux de sa magnificence
La nature, plus riche, épanche les trésors ;
Que le génie, ailleurs, avec plus de puissance
À semé ses décors :
Mais où trouver ailleurs le ciel de la patrie,
L'air si doux qu'en naissant ma bouche a respiré ,
Les aspects qui charmaient ma jeunesse attendrie ,
La rive où j'ai pleuré ?
Ce simple bâtiment, ce toit sans élégance
Ne détournera point l'étranger curieux :
Mais il me parle, à moi, de ma première enfance
Et de mes premiers jeux. |
Ces côteaux, ce vallon, ce simple paysage
Laissent de nos Berghem reposer les pinceaux :
Mais là revit l’histoire, inscrite page à page,
De mes jours les plus beaux.
Amiens, oui, tout me plait dans ta paisible enceinte :
Là, pour moi, le repos, les plaisirs sans apprèts,
L'heureuse liberté , l'amitié pure et sainte,
Et les touchans regrets.
Dans le souffle des vents, dans l’air que je respire,
Je crois sentir nager des sons mystérieux,
Des sons qui sur la bouche appellent le sourire
Et les pleurs dans les yeux.
C'est comme un doux concert, comme un murmure ten-
Pareil au bruit lointain de l’onde ou du zéphir; [dre,
C'est la harpe d’Eole, à qui le vent fait rendre
Un timide soupir.
— 408 —
Je crois entendre... enfance..., amitiés du jeune àge...,
Simples jeux..., pur sommeil sur le sein maternel.
Premiers rêves d'amour , chaste et suave image
Des voluptés du ciel...
.…
Dans le calme des nuits, ces aimables mensonges
Font vibrer mollement les fibres de mon cœur ;
Ils bercent mon sommeil, ils versent dans mes songes
Un baume bienfaiteur.…
Ah ! ne demandez plus pourquoi, dans mes voyages,
Aux champs où je suis. né portant tous mes loisirs,
Je ne vais point cherchant et de nouveaux rivages
Et de nouveaux plaisirs ;
Un seul voyage, un seul excite mon envie ;
Un seul pays pour moi verra l'été fleurir ;
C'est la cité modeste où j'ai recu la vie,
Où puissé-je mourir !
LA RENTRÉE,
ADIEUX A LA CAMPAGNE;
Par M. S'-A. BERVILLE.
IL faut partir ; du sort déjà la loi cruelle
Au séjour des cités malgré moi me rappelle,
Et troublant sans pitié mes champêtres loisirs ,
Ainsi qu'à mes vergers m'arrache à mes plaisirs !
Il faut donc vous quitter, voluptueux ombrages,
Beaux vallons , frais ruisseaux, gracieux paysages !
Il faut abandonner ce rivage enchanteur
Où tout rit à mes yeux, où tout parle à mon cœur,
Où fuit si mollement mon heureuse existence,
Où l’air semble chargé d’un parfum d'innocence !
Lieux fortunés ! Paris, sa pompe, ses attraits
Pourront-ils loin de vous étourdir mes regrets ?
Le monde, ses plaisirs, son ivresse brillante
Valent-ils d’un ami l'intimité charmante,
La douce paix du cœur , les loisirs studieux,
Et l’ombrage éloquent des bois silencieux ?
— 410 —
Ah! loin du tourbillon, loin du fracas des villes,
Heureux qui peut aux champs couler ses jours faciles ;
Qui, portant en son cœur l'innocence et la paix,
Sait aimer la nature et goûter ses bienfaits !
Il ignore, il est vrai, ces frivoles délices
Qui du riche, à grands frais, amusent les caprices.
Chez lui l'œil ne voit point, sous de pompeux lambris,
Et la pourpre et l'azur étalés en tapis :
De vingt savantes mains l'irdustrieuse adresse
Ne se fatigue point à flatter sa molesse :
Il ne sait point des rois disputer les faveurs :
Son front n’est point courbé sous le poids des honneurs,
Et d'avides flatteurs une foule importune
Ne vient pas en rampant caresser sa fortune.
Mais, satisfait du sort, exempt de vains désirs,
Tous ses jours, ses instans sont pleins de vrais plaisirs.
Tantôt Flore a ses vœux, et tantôt c'est Pomone ;
Il espère au printemps, il jouit en automne ;
La terre, en souriant, pour payer ses efforts,
De son sein maternel épanche les trésors.
Dans tout ce qui l'entoure il chérit son ouvrage :
Autour de son asyle il planta ce bocage ;
Cette onde, qui serpente au sein de son verger,
C'est lui qui l'amena, qui sut la diriger ;
De ce riant parterre il sema la parure;
L’utile potager mürit par sa culture.
Son regard dans les champs suit au loin ses troupeaux
Il voit sur le gazon folatrer ses chevreaux ;
Quelquefois dans ses bras il porte à la chaumière
L’agneau dans la prairie oublié par sa mére.
Chez lui l'oisiveté n’appelle point l'ennui:
Le bruit de nos débats ne va pas jusquà lui :
— Ali —
Des discords, des soucis la cohorte inquiète
Ne vient pas, importune, assiéger sa retraite :
Des songes toujours purs enchantent son sommeil,
Et jamais le remords n'affligea son réveil.
OH ! si des Dieux amis la bonté tutélaire
Eùt daigné m'accorder un destin si prospère,
Combien peu j'envirais ce triste et faux bonheur
Qui brille autour de nous sans remplir notre cœur,
Ces hochets fastueux, si courus du vulgaire,
Et le superbe ennui des maitres de la terre !
Ici, des jours si purs, des plaisirs si touchans !
Ah! s’il est un mortel fait pour aimer les champs,
C'est celui dont le cœur, amoureux de la gloire,
Voue un culte sublime aux filles de mémoire.
C'est là que son esprit, avec sa liberté,
Sent redoubler sa force et sa fécondité.
Là, de ce feu sacré qui l'échauffe et l’éclaire,
Nul souci, nul chagrin, n’obseureit la lumière ;
Seul avec ses pensers, l’essaim des faux plaisirs
N'y vient jamais troubler ses fructueux loisirs.
Là , sa muse à toute heure est prête à lui sourire ;
Là , tout, autour de lui, le transporte et l'inspire ;
Là, mille aspects heureux, mille tableaux divers
Fécondent la pensée et font jaillir les vers.
Là, dans un doux loisir, je verrais mes journées
Par la main du bonheur l’une à l’autre enchainées
L'étude, les beaux-arts, l'amitié, tour à tour
Prendraient soin d'embellir mon agreste séjour.
Tantôt, un livre en main, j'irais de la prairie
Fouler nonchalamment la pelouse fleurie ;
— 419 —
Tantôt je gravirais ces fertiles côteaux
Où la vigne serpente et monte en longs rameaux.
Lorsque l'éclat naissant de la timide aurore
Fait espérer le jour, qui ne luit pas encore,
Souvent, sur la colline, infidèle au sommeil,
J'irais d’un œil avide épier son réveil,
Et surprendre ses pleurs, dont le trésor liquide
Brille aux feux du matin dans la campagne humide :
Souvent , lorsqu’à minuit l’astre aux légers rayons
De l'onde qui frémit argente les sillons,
Je me plairais à voir, plus touchante et plus pure,
Dans un calme enchanteur sommeiller la nature,
A me sentir bercer d’une molle langueur,
A rêver sans objet, à pleurer sans douleur...
Rentré dans mes foyers , plus d'une aimable étude
En viendrait à l’'envi charmer la solitude.
Tour à tour, se mélant aux accens de ma voix,
Le mobile clavier parlerait sous mes doigts,
Ou du hameau voisin, du prochain paysage
Le crayon dans mes mains ébaucherait l'image.
Je verrais, de sa Phèdre étalant les douleurs,
Racine, en vers divins, solliciter mes pleurs ;
Voltaire, au fanatisme osant livrer la guerre,
Ecraser , en riant, les tyrans de la terre,
Et du lac Génevois le cygne narmonieux
Sur son aile, en chantant, s’élancer dans les cieux.
Des travaux de mon choix à mon âme attentive
Déroberaient du temps la course fugitive,
Et mes jours couleraient , calmes, inaltérés,
Comme le clair ruisseau qui rafraichit nos prés.
— 415 —
La vieillesse, chez moi, voilant son front austêre,
À pas inaperçus viendrait douce et légère,
Et vers les cieux, mon âme, à l'heure de partir,
Monterait sans regrets, sans peur, sans répentir.
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MÉMOIRE
SUR LES
MONUMENS RELIGIEUX
ET HISTORIQUES
DU DÉPARTEMENT DE LA SOMME,
(En réponse à une circulaire de M. le Ministre de la Justice et des Cultes.)
Par M. J. GARNIER.
D 4 0-0 ——————
, MESSIEURS ,
A voir avec quelle ardeur nous sommes entrainés loin
des lieux qui nous ont vus naître, pour aller exhumer
les débris de quelque ville antique , rassembler les
restes dispersés de ses inscriptions et reconstruire par
la pensée ses temples écroulés, ne semble-t-il pas que
les monumens des arts ne doivent avoir d'intérêt qu'au-
tant qu'ils sont plus éloignés de nous et par le temps
et par les lieux? Cependant, chaque pays, chaque
province offre de précieux matériaux à qui veut étu-
dier l’histoire de l’art, et s'ils ne les reproduisent pas
toujours complètement , ils permettent souvent , du
moins , d'en suivre les différens âges. Sous ce rapport,
l'étude de notre département présentera le plus haut
intérêt , il est riche en monumens et nous pouvons ÿ
observer presque toutes les époques.
Ici les pierres de Doingt et d'Oblicamp nous rap-
116
petient les tem, grossiers des nations celtiques ; là, des
tombelles gigantesques recouvrent les ossemens des chefs
gaulois. Quand Rome envahit nos contrées, ses armées
établissent des camps dont l'enceinte est encore dessi-
née à Tirancourt et à Létoile. Des vases, des mo-
saïiques , des tronçons de colonnes signalent leurs éta-
blissemens à côté de ces immenses chaussées, travaux
impérissables d'un peuple roi, qui sont encore aujour-
d'hui de grandes voies de communication.
Quand ces vainqueurs sont chassés, vient une épo-
que de bouleversements et de désordre , où les peuples
passent comme les flots, sans laisser d’autres traces
de leur passage que des destructions.
Une nouvelle ère commence, l'art catholique élève
les vieilles églises de Bertaucourt, de Mareuil , de
Nesle et d’Airaines , auxquelles succède bientôt notre
magnifique basilique, aux proportions gigantesques et
dont la conception hardie étonne l'imagination qui se
perd dans les mille détails et la variété infinie de ses
ornemens. À la colonnette écourtée, aux grosses co-
lonnes à chapiteaux historiés, gracieux et grotesques ,
avaient succédé les minces et légères colonnes en fais-
ceaux , ramifiées à leur sommet et s’épanouissant en
délicates nervures ; au plein cintre uniforme des ar-
ches, s'était substituée l’ogive, courbe flexible, que
l'artiste resserre ou élargit à son gré. L'ogive à son
tour disparaît , l’art surbaissé est la forme favorite d'une
époque, toute de prétention et de mauvais goût, à
laquelle succède une nouvelle période où nous voyons
s'opérer le mélange des formes classiques de l’archi-
tecture italienne et du style ogival. Les voûtes se cou-
vrent de ciselures, d’arabesques , de pendentifs et de
A
culs-de-lampe. L'Italie apporte chez nous avec les co-
lonnes de style grec et romain , les frontons, les frises
et les corniches depuis long-temps oubliées. St.-Riquier,
St.-Vulfran , Corbie, Tilloloy , Rue, Folleville, signa-
lent une partie de ces différentes modifications de l'ar-
chitecture religieuse.
Cependant s’élevaient à côté les Beffrois de Péronne,
de Lucheux, de Beauquesne, d'Amiens , que le peuple
affranchi s’empressait de bâtir, tandis que les seigneurs
s'étaient refugiés dans leurs manoirs féodaux , châteaux
inexpugnables, dont les murailles détruites, les tours
croulantes , les vastes emplacemens déserts attestent en-
core aujourd'hui la puissance.
Mais chaque jour voit s’écrouler une pierre de ces
monumens ; chaque jour porte le coup fatal de la des-
truction. L'incendie , la guerre en a fait disparaître le
plus grand nombre; l'incurie des gouvernemens , le
mauvais vouloir des villes est la cause de la perte de
plusieurs ; le mauvais goût , l'ambition des architectes
en a rumé d’autres à force de restaurations , tandis
que les fabriques, plus jalouses de peintures éblouissantes
et d'ornemens dorés que d’objets d'arts, ont gratté et
indignement badigeonné les plus précieuses parties des
temples qui leur étaient confiés.
Notre gouvernement , protecteur éclairé des arts, a
entrepris de prolonger pieusement l'existence de ces
nobles débris des âges passés, et de réparer, autant
qu'il est en lui, le ravage du temps et des hommes.
Il appelle les sociétés savantes à le seconder dans cette
entreprise en les invitant à faire connaître l’état actuel
des monumens dignes de recevoir les réparations qu'exige
27.
© AB) —
leur mauvais état. Ce rapport a pour but de répondre
à une partie de cette demande.
Je ferai successivement la revue des arrondissemens
d'Amiens, d’Abbeville , de Montdidier , de Péronne et
de Doullens , et j'indiquerai les différens monumens les
plus digres de fixer l'attention du gouvernement.
ARRONDISSEMENT D'AMIENS.
Je diviserai les monumens en deux classes, monu-
mens religieux et monumens civils. Je commencerai par
les premiers et je vous entretiendrai d'abord de notre
superbe basilique.
L'église cathédrale d'Amiens réunit, plus que toute
autre du même âge, toutes les perfections du genre
vulgairement appelé gothique. La hardiesse de sa
construction , la belle simplicité et l'unité de sa dé-
coration intérieure, en font l'édifice le plus complet
que l'art catholique ait laissé sur notre sol.
La cathédrale, commencée en 1220, par Robert de
Luzarches , sous l’évêque Evrard, fut continuée par Tho-
mas de Cormont, et achevée par Renault son fils,
en 19288.
Rivoire , en 1806 (1), M. Dusevel, en 1830 (2) et
(2) Description de l’église cathédrale d’Amiens , par Maurice Ri-
voire, Amiens , Marielle , 4806 , in-8.0
(2) Notice historique et descriptive de l’église cathédrale d'Amiens ,
par Dusevel. Amiens , 4830 , in-8.°
— 419 —
M. Gilbert, en 1833 (1), en ont publié des descrip-
tions. Nous renverrons à ces ouvrages pour la partie
descriptive et historique du monument, nous présente-
rons seulement une analyse rapide de ce qui à été
fait pour l'entretenir.
Avant notre première révolution , des sommes consi-
dérables étaient consacrées chaque année, tant à l’en-
tretien , qu’à l’embellissement intérieur de la cathédrale.
A partir de cette époque , pendant près de trente an-
nées, elle fut négligée. Aussi s'est-elle ressentie de
cet abandon auquel on peut attribuer en partie l'alté-
ration des parties architecturées les plus délicates de
l'extérieur.
Dans les dernières années de l'empire, l'on s’occupa
sérieusement de la restauration ; mais les guerres, qui
absorbaient presque tous les revenus de l'état, ont
empêché de faire face même aux dépenses d’absolue
nécessité. Ce n'est qu'en 1816, que des réparations
extérieures ont été entreprises et continuées , mais seu-
lement les plus urgentes, et cependant les dépenses
jusques vers la fin de 1829 se sont élevées à pres
de 200,000 francs.
Enfin , en 1830, on a voulu sauver nos monumens
de la ruine dont quelques-uns étaient menacés. Des
sommes considérables ont été accordées pour les res-
taurer ei les consolider , et notre belle cathédrale n'a
point été oubliée dans ce partage. Depuis 1830, une
somme d'environ 70,000 francs a été déja employée ;
d’autres travaux non moins importans vont être exé-
cutés ; un devis de 350,000 francs a été approuvé et
(4) Description de la cathédrale d'Amiens, par Gilbert. Amiens,
Caron-Vitet, 1833, in-8.°
27
= dep
l'adjudication passée avec l'ouvrier habile, auquel nous
devons déjà des restaurations parfaites (1). Les ma-
tériaux se préparent, sous la direction de notre col-
lègue, M. Cheussey, qui a montré tant de goût,
‘en sacrifiant la gloire d'être auteur, pour reproduire
fidèlement toutes les parties détruites. L'année prochaine,
une partie importante du monument sera complètement
rétablie et dans quelques années , il sera dans un état
qui en assurera la conservation aux siècles futurs.
Si le gouvernement a déjà beaucoup fait, il lui
reste encore de nombreux sacrifices à faire pour com-
pléter son œuvre réparatrice. Viendront ensuite les tra-
vaux intérieurs, pour lesquels aucuns fonds n'ont été
alloués.
Les bas-reliefs qui entourent le chœur ont été hor-
riblement mutilés à une époque de vandalisme , par
des étrangers qui traversèrent Amiens vers le commen-
cement de la révolution. Puisse le gouvernement s’as-
socier au conseil-général qui vient de voter un premier
fouds pour leur rétablissement (2).
Le pavé de l'église , dont on a commencé le renou-
vellement en 1826, n’a point été achevé. Ce qui reste
de l’ancien est dans un état de dégradation tel, qu'on
ne saurait assez appuyer sur l'indispensable nécessité
de continuer ce travail. Qu'il nous soit permis d'expri-
mer ici le regret que cette rénovation n'ait point été
faite sur l’ancien plan ; que l'on ait remplacé le pa-
(4) Je dois ces renseignemens à M. Cheussey , architecte du dépar-
tement, qui a bien voulu m'aider de ses conseils.
(2) Tout récemment MM. Duthoit frères et Caudron, ont restauré ces
bas-reliefs avec une perfection qui montre l’habileté de l’artiste jointe à
la science et à l’amour de l’art.
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blane, dont l'uniformité nuit au coup-d'œil , dérobe
quelque chose à la perspective, allourdit et rétrécit
l'édifice. Pourquoi aussi, n'avoir pot conservé le la-
byrinthe qui ornait la nef? Pourquoi avoir fait di pa-
raitre ce symbole des temps antiques, où l'on aimait
à retrouver un souvenir des mille obstacles que ren-
vontraient les pieux pélérins qui visitaient les lieux
saints ?
Deux parties de mur, mélange bizarre d'architec-
ture moyen-âge et moderne, que l'on a peintes l'an
dernier et chargées de figures dorées, se trouvent de
chaque côté de la grille du chœur et en masquent
l'entrée. Ne pourrait-on point les faire disparaître,
substituer un ouvrage à jour, en harmonie
pour
avec les stalles en bois qui entourent le chœur et qui
permettrait d'en admirer les riches sculptures ?
Après la cathédrale , lifice religieux le plus régu-
lier que posséde Amiens, est St.-Germain. C'est un
joli vaisseau de style ogival flamboyant, d'une ar-
chitecture assez délicate et qui date du commencemsnt
du XV. siècle. Elle fut jusqu'en 18
cable de St. Blaise (1)
6, sous le yo-
Le portail se compose d'un seul porche en arrière
Youssure, ornée de statues, de console et de dais
présentant tous les caractères du XV.: siècle. Les portes
en bois sont couvertes de curieuses
ulptures. Le
Portail latéral sur la rue St.-Germain a presque tous
cs ornemens brisés et défigurés
La tour qui flun-
‘ue le portail principal est carrée et les ouies sont
@) Daire, histoire d Amiens, tom. 2, pag. 213
— 491 —
vage mi-partie noir et blanc, par un pavage tout
blanc, dont l’uniformité nuit au coup-d'œil, dérobe
quelque chose ‘à la perspective, allourdit et rétrécit
l'édifice. Pourquoi aussi, n’avoir point conservé le la-
byrinthe qui ornait la nef? Pourquoi avoir fait dispa-
raitre ce symbole des temps antiques, où l’on aimait
à retrouver un souvenir des mille obstacles que ren-
contraient les pieux pélérins qui visitaient les lieux
saints ?
Deux parties de mur, mélange bizarre d’architec-
ture moyen-âge et moderne, que l’on a peintes l'an
dernier et chargées de figures dorées, se trouvent de
chaque côté de la grille du chœur et en masquent
l'entrée. Ne pourrait-on point les faire disparaître,
pour y substituer un ouvrage à jour, en harmonie
avec les stalles en bois qui entourent le chœur et qui
permettrait d'en admirer les riches sculptures ?
Après la cathédrale , l'édifice religieux le plus régu-
lier que posséde Amiens, est St.-Germain. C'est un
joli vaisseau de style ogival flamboyant, d'une ar-
chitecture assez délicate et qui date du commencemsnt,
du XV. siècle. Elle fut, jusqu'en 1526, sous le vo-
cable de St. Blaise (1).
Le portail se compose d’un seul porche en arrière
voussure , ornée de statues, de console et de dais
présentant tous les caractères du XV.° sièele. Les portes
en bois sont couvertes de curieuses sculptures. Le
portail latéral sur la rue St.-Germain a presque tous
ses ornemens brisés et défigurés. La tour qui flan-
que le portail principal est carrée et les ouies sont
(1) Daire , histoire d'Amiens , tom. 2, pag. 243.
— 422 —
décorées d’un beau dessin en relief formé de fleurs
de lys circonscrites dans des arcs ogives fort élégans.
Les piliers et les arcs-boutans se terminent en pyra-
mides peu ornées, ainsi que la galerie inachevée qui
règne autour de l'édifice.
L'intérieur se compose d'une nef et de deux bas-
côtés beaucoup plus has. La voûte en arète est lé-
gère. Les clefs forment dans la grande nef des roses
flamboyantes très-variées. Celles des bas-côtés présentent
des groupes et des armoiries en demi-reliefs. Les fe-
nêtres , celles du moins qui n'ont pas été restaurées ,
présentent toute la variété du style flamboyant. Elles
ont conservé une partie de leur élégant vitrage de
1484.
Dans le bas-côté gauche sont deux chapelles à voûtes
surbaissées. Dans l'une desquelles est un Christ au
tombeau , groupe en pierre, assez bien exécuté, dont
les personnages portent des versets de psaumes sur la
bordure de leurs vétemens , et la date 4606.
Malheureusement cette église est très mal située,
elle est entourée de sales échoppes que l'on devrait
faire disparaitre et son portail, sur une rue en pente,
n'est d'aucune utilité. St.-Germain a été restauré il y
a quelques années mais on n’a pensé qu’à l'intérieur. La
toiture et les galeries sont dans un état pitoyable et demau-
dent de prompts secours.
Je ne dquitterai pas Amiens sans parler de l'église
des Cordeliers, aujourd'hui St.-Remi. Elle existait avant
1420, où Isabelle de St.-Fuscien la faisait restaurer (1)-
Elle renferme le tombeau de Nicolas de Lannoy, con-
(4) Daire , tom. 2, pag. 282.
— 495 —
nétable héréditaire du Boulonnais et gouverneur du
comté d'Eu, et de Madeleine Maturel, son épouse. Il
fut exécuté en 1632 par le sculpteur Blasset (1). Ge
monument, de marbre blanc, noir et jaspé, égale
en magnificence ceux de nos rois.
Il se compose d'un grand soubassement quadrangu-
laire adossé contre le mur. Dans la niche pratiquée au-
dessous, sont couchées à côté l’une de l’autre les
statues nues des deux époux, en marbre blanc et de
grandeur naturelle. Celle de la femme est très-bien
conservée ; l’autre à les pieds brisés. Une tête d'ange
en marbre blanc paraît soutenir cette niche au fond
de laquelle on apercoit un bas-relief représentant la
résurrection de Lazare.
Sur les côtés du tombeau sont représentées en mar-
bre blanc la fempérance, la justice, la force, la pru-
dence avec leurs attributs. Au-dessus de ces allégories
sont gravées sur des tablettes noires quatre inscrip-
tions latines , composées chacune de trois distiques ,
dont le texte général est la mort, sans un seul mot
qui désigne les personnages ou quelque circonstance de
leur vie.
Sur la plinthe reparaissent, en costume de l'époque,
à genoux sur des coussins , la face tournée vers l'au-
tel, le comte et la comtesse. Au milieu, un ange
debout, tient de la main droite une trompette ren-
versée et de l’autre l’écu des Lannoy , échiqueté d'or
et d'azur de 25 pièces.
Le revêtement du mur contre lequel s'appuie le
(1) Voyage piltoresque à - Amiens, par Devermont Painé. in-12
Amiens, 1783, pag. 40.
19
AN
mausolée est divisé en trois compartimens par quatre
colonnes qui soutiennent la frise. Au centre , est un
médaillon représentant la résurrection ; à droite, les
armes du défunt ; à gauche, celles de son épouse.
Le couronnement est surmonté d'un écu aux armes
des Lannoy, soutenu par deux lions. Il ne reste plus
que les épées du trophée d'armes qui était au-des-
sous.
Je ne dirai qu’un mot de l’ancienne église St.-Remy,
maison de roulage de MM. Merlin. Elle est toute en-
tière de la Renaissance. On s'arrête avec plaisir pour
contempler la tour carrée, les pignons à feuilles de
choux , les niches qui décorent les angles du clocher,
les médaillons renfermant quelques portraits. Il fut
bâti à la fin du XV.* siècle par le doyen Adrien de
Henencourt (1).
À trois lieues d'Amiens est l'église de Corbie, reste
de la célèbre abbaye du même nom, commencée sous
l'abbé d'Ostrel, en 1501 (2), et terminée à la fin du
XVIL:: siècle. Négligée depuis la suppression de l’abbaye ,
elle se trouvait dans un tel état de ruine, que pour
en sauver une partie, on fit le sacrifice de l'autre.
Il y a une vingtaine d'années que lon a démoli tout
le bras de croix et le chœur , pour conserver la nef qui
a été convenablement restaurée.
La partie remarquable est le portail, qui se com-
pose de deux tours dans le style ogival. Le porche
principal et les deux portes latérales avec leur tympan
de forme sphérique sont de style batard. Les arabes-
(1) Daire , histoire d'Amiens , tom. 2, pag. 249.
(2) Gallia Christiana , tom. 10 , pag. 1286.
— 495 — :
ques qui en décorent les faces sont habilement sculp-
tées. C'est un mélange d'ogives anciennes et de rosaces
modernes. Les nombreux souvenirs qui se rattachent à
l'abbaye de Corbie intéressent à la conservation de cet
édifice , et les ressources de la commune ne sont pas
suffisantes pour l’assurer.
L'église de Conty, village qui a donné son nom à
la branche de Bourbon-Conty , fut construite au com-
mencement du XIIL.® siècle. Elle semble avoir été dé-
truite, refaite au XV.° et continuée au XVI. siècle.
Elle n’a point été achevée. La porte latérale présente
un morceau remarquable pour l'élégance et la richesse.
Elle est flanquée de deux piliers ornés, contre les-
quels s'appuient les consoles qui portent les statues de
deux chevaliers et de deux barons vêtus à la mode
du temps. On admire leurs belles proportions et la
grâce de leur attitude. Le fond de l’are ogive est à
jour, à compartimens garnis de vitraux. L’archivolte,
la frise, les rosaces sont d'un fort bon gout. On peut
en dire autant des deux croisées latérales, des orne-
mens des arcs d'ouverture , des cordons évidés qui en
forment les meneaux et des galeries qui les surmon-
tent et dont le travail rappelle celles de la cathédrale
d'Amiens.
Le clocher carré, haut de plus de 100 pieds et
terminé par quatre gargouilles , est appuyé par quatre
piliers sans ornement à la base , finissant en pyramides
chargées de “sculptures et de figures. Des archivoltes -à
enroulemens surmontent les ouies. il n'y a plus qu'un
faible reste de balustre.
La facade principale est formée des trois pignons
triangulaires de la nef et des bas-côtés. Une porte
— 496 —
basse, ornée de colonnettes engagées supportant les arcs
des ogives , sert d'entrée. Cette porte n’est point placée
au milieu de la nef, un reste de pilier annonce qu’elle
appartenait, comme la petite facade, à un autre édifice
et qu'elle n’est qu'une partie raccordée.
L'intérieur est d'un autre style que chacune des
deux portes. Des piliers sans ornemens réunissent des
arcades ogives. Les quatre du milieu seuls ont quel-
ques consoles ; des trèfles, des feuillages et des figures
grotesques annoncent qu'ils ont appartenu à un édifice
d'une autre époque. Contre l'un d’eux est adossée la
chapelle St.-Antoine , patron du lieu, à laquelle on a
sacrifié une niche d'un travail exquis. Au-dessus de
l'entablement sont les croisées. Deux seulement ont
conservé leurs meneaux ogivals et leurs trèfles.
Le chœur est un carré long , terminé par une large
fenêtre de style flamboyant. Au-dessus de l’entable-
ment règne une saillie en doucine sur laquelle s’ap-
puient des colonnettes réunies en faisceaux par des
couronnes d’où partent trois arcs doubleaux se croisant
diagonalement et dont les cinq intersections sont mar-
quées par des trompillons ouvragés , écussonnés , fleur-
delisés ou bien formés de figures grimaçantes et de
groupes d'enfans entrelacés. La grande clef pendante
du milieu présente d'un côté un Christ, de l’autre une
Vierge présentant l'enfant Jésus ; les deux clefs en
avant et en arrière figurent des anges adorateurs d'un
bel effet.
Les bas-côtés sont plus bas et du même genre. Les
cordons en pierre ont été pour un grand nombre de
compartimens remplacés par des arceaux en bois. Le
bras de croix à droite -a seul conservé sa voûte en-
— 491 —
tière et ses clefs pendantes. À gauche, une rose pra-
tiquée dans la partie supérieure du mur est remar—
quable par ses nervures hardies et les trèfles renversés
qui en forment le contour. Des deux fenêtres qui de-
vaient la supporter, une seule est ouverte ; la seconde
est bouchée par un contre-fort appuyé d’un arc-boutant
assez léger et sans ornement. Aux angles des bras de
croix, les nervures portent des consoles formées de fi-
gures grotesques. La partie de la grande nef à partir
du bras de croix est détruite et remplacée par un pla-
fond.
Les vitraux de couleur ont disparu. Il n'en reste que
quelques fragmens sans intérêt, à l'exception d’une fort
bonne image de moine formant l'un des trèfles de la
rose.
Nous ne dirons rien de la trésorerie ni d'une piscine,
joli travail de la Renaissance, que l'on remarque à
l'extrémité du bas-côté droit.
Cet édifice est l'un des plus remarquables du dépar-
tement. Son portail latéral est du petit nombre des
grandes pages d'architecture gothique que l'on admire.
Veiller à sa conservation , serait rendre à l’art un vé-
ritable service. La toiture est dans un état de déla-
brement complet ; les voûtes menacent ruine en plus
d’un endroit. Il faudrait y apporter remède le plus tôt
possible ; le mal n'est point irréparable , et pourrait le
devenir bientôt. La commune, qui a déjà fait de grands
sacrifices , n'est point en état de les continuer.
Sur la route de Conty à Poix, est l'église de Fres-
montiers, construite des débris de l'ancienne abbaye
de ce nom, elle n’a qu'une seule nef, formée de la
nef principale de l'ancienne église, à en juger par les
= DS
piliers qui font partie du mur et qui sont du même
genre que ceux de Conty. Le portail est formé d’un
pignon triangulaire appuyé de deux piliers, dont l'un
est orné d’une statue de moine peinte et dorée due
à un ciseau habile.
La porte est la seule partie entière. Elle est re-
marquable par ses arcs ogives à sculptures variées ,
ses ornemens de style ogival dégénéré, son cordon
de croix élégamment enfermè dans des lozanges et son
archivolte à volute. Cette église cst neuve et dans un
très-bon état.
Le portail de l'église de Poix ressemble en tous
points à celui de Fresmontiers, seulement il est con-
struit dans de plus grandes dimensions et la porte a
deux ventaux. Quelques ornemens à enroulement, et un
cordon de feuillage constituent le reste de la décora-
tion de cette façade, qu'appuyent deux contre-forts
simples dans le bas et terminés par un petit obélisque
peu ouvragé.
Cette église, dont la fondation remonte, dit-on, à
1118, n'a rien conservé de cette époque reculée. Les
ornemens de son portail et les détails de ses sculp-
tures annoncent un édifice du XV. ou du XVI.*
siècle.
L'intérieur présente une simple eroix. Tout autour
règne une corniche formée de feuilles, de grappes et
de trèfles enlacés. L'église est éclairée par deux rangées
de fenêtres superposées , séparées par des colonnettes
et dont les compartimens et les nervures soignées an-
noncent une prétention qui n'existait pas au XII. siè-
cle. Des faisceaux de colonnes partent les nervures qui
se croisent, forment des compartimens , et sont réu-
— 499 —
nies par des clefs pendantes ornées de figures, d’ar-
moiries , d'écussons , d'images grotesques et de sujets
religieux. Les arceaux n'ont plus la forme sévère du
gothique primitif, ils sont sculptés et frangés.
Deux piscines d'assez bon goût, avec dais treillagé de
l’époque de la Renaissance , font avec un petit monu-
ment du sieur Cormont, dont la femme et le fils ont
à Conty un monument de même genre, toute la dé-
coration des murailles.
Cette église n’est pas en bon état. Le tympan de la
porte menace ruine , et quelques lézardes se sont
déjà formées. Le toit de la sacristie serait à dé-
monter. Ce bâtiment adossé contre l’église dans l'angle
du bras de croix gauche, bouche la moitié de l'une
des croisées et produit l'effet le plus disgracieux. Une
dégradation très-importante à signaler est l'ignoble
badigeonnage des clefs pendantes que des barbouilleurs
sans pitié ont, on ne saurait plus ridiculement , ba-
riolées.
Je passe à Airaines. L'église, bâtie au XIIL: siècle,
était d'abord une chapelle des Templiers , qui avaient
une maison dans cette commune. Elle est ensuite passée
aux chevaliers de Malte. Elle n'offre rien de remar-
quable que des vitraux peints, dont les inscriptions
sont interrompues par des lacunes et des bouleverse--
mens et qu'une main habile pourrait facilement réparer
si quelques fonds étaient alloués à cet effet.
À l'extrémité de ce bourg et vis-à-vis les ruines de
l’ancien château , est la chapelle de l’abbaye , desservie
autrefois par un prêtre relevant de Citaux. Cette cha-
pelle, connue sous le nom de Notre-Dame, est en-
terrée jusqu'au toit. Elle présente les caractères d’un
— 430 —
monument fort ancien, et paraît remonter au IX.‘ ou
X.e siècle. Elle se compose d'une nef, de deux bas-
côtés terminés circulairement par le chœur et d'un
transept. Des piliers bas, peu ornés et rongés par le
temps , supportent les arcades plein cintre qui sou-
tiennent l’entablement. Il n’y a point de voûte, une
simple charpente recoit une toiture en tuiles. Les murs
latéraux et ceux du chœur sont percés de petites fe-
nôtres cintrées, étroites et profondes. Le portail ne
présente qu’un simple pignon triangulaire en pierres et
en briques avec une seule porte au centre. Sous la
première arcade on voit des fonds baptismaux en pierre
fort curieux. C'est une grande cuve carrée, décorée de
petites colonnes et de figures grotesques avec les bras enla
cés. On éprouve un sentiment pénible en voyant le mau-
vais état des lieux et l’amas de décombres qui s’entassent
dans une petite trésorerie adossée contre le mur la-
téral de droite. On dit cependant encore la messe dans
cette chapelle à la porte de laquelle est attaché un
bénitier de cuivre donné en l'an 1000, comme lin-
dique l'inscription de cette époque gravée tout autour.
Une faible somme assurerait la conservation de cette
chapelle, la plus ancienne du département.
Je terminerai la revue des églises par celle de Pic-
quigny. Elle fut fondée en 1066 (1) par Eustache de
Picquigny. En 1197, l'évêque Thibault loue Enguer-
rand de Picquigny d'y avoir fondé deux chapelles (2).
Elle à subi depuis de nombreux changemens et le ca-
talogue des reliques qualifie de patron et fondateur
(4) Gallia Christiana , tom. 40 , pag. 290.
(2) Delamorlière. Recueil des illustres maisons de Picardie. Pag. 44
— 434 —
Charles d'’Ailly, gouverneur de Bretagne qui, en 1668,
rapporte de Rome , où il était ambassadeur extraordi-
naire , le corps de St.-Gaudence.
L'intérieur se compose d’une nef et de deux bas-
côtés. Des piliers romans, à chapiteaux formés de feuilles
plates , supportent les arcades ogives. Le chœur et les
deux chapelles latérales sont seuls voûtés en pierre.
Des nervures bien évidées divisent la voûte en com-
partimens et se réunissent pour former de petites clefs
pendantes et des rosaces peu ornées. Les fenêtres du
chœur sont encore garnies de leurs verrières de cou-
leur aux armes de Picquigny et d’Ailly.
Le clocher paraît être du XIIL®e siècle ; il est très-
élevé, décoré de quelques colonnettes et d’ornemens
enroulés. Les deux fenêtres vers le Nord ont encore
tous leurs meneaux et leurs archivoltes supportées par
des figures grimaçantes.
Le clocher et les murs auraient besoin de quelques
réparations.
Les monumens civils qui remontent à une époque
assez éloignée et qui présentent quelqu'intérêt sous le
rapport de l'art, sont fort rares à Amiens. Nous cite-
rons la porte Montre-Ecu , couverte de salamandres et
du chiffre de François 1.*, dont on voit les restes
dans la citadelle. Il serait à désirer que l'on prit pour
la conserver tous les soins que mérite cette porte que
François 4.%, rétablit en 1551 (1).
À la même époque, il faisait construire pour sa re-
sidence (2) le Logis-du-Roi, dont il reste la grande tour
(4) Daire, histoire d'Amiens , tom. 4, pag. 484.
(2) Daire. Ibid. , tom. 4, pag. 472.
en brique et en pierre, au haut de laquelle on par-
vient par un escalier en spirale voùté en brique. Ce
fut long-temps l'hôtel du gouverneur de Picardie.
Nous n'oublierons pas la maison dite des Vergeaux,
rue des Vergeaux. Elle est décorée de figures en relief
placées dans les flancs des deux arcs ogives qui
forment le rez-de-chaussée. Les deux étages supérieurs
et le rez-de-chaussée sont séparés par des corniches
dont la première est ornée de tablettes de marbre noir
portant des devises latines. Les fenêtres sont entourées
de sculptures et d'arabesques fort élégans et séparées
par des colonnes d'ordre ionique. On croit cette maison
du temps de François 1.”. Elle est regardée comme
un joli morceau d'architecture de cette époque à la-
quelle il faut aussi rapporter un reste de l’ancien Bail-
lage que l'on voit dans la seconde cour de la con-
ciergerie. Il se compose d’une porte à cintre surbaissé
avec une archivolte gracieuse et de fenêtres historiées ,
surmontées d'un cordon de médaillons garnis de têtes,
dont quelques-unes d’un fort bun goût. Il existe trop
peu de morceaux de ce genre pour que la conservation
n’en soit point assurée. La maison des Vergeaux a un
autre titre à notre intérêt, c’est là, dit-on, que naquit
Ducange, en 1610.
Il ne reste plus dans l'arrondissement de ces châteaux
où la puissance féodale s'était refugiée. Les Anglais,
les Bourguignons, les Ligueurs, les Espagnols les ont
successivement ruinés et la révolution a achevé d'en
faire disparaître les derniers débris.
Les châteaux d'Arguel , d’Airaines, de Poix, de
Conty, de Lœuilly, de Boves n’offrent plus que quel-
ques fondations , quelques restes de mur ou de tourelles
— 453 —
ruinées , debout sur les hauteurs où ils étaient bâtis.
Un seul, celui de Picquigny, théâtre de tant et de
si mémorables événemens, a échappé en partie à la
destruction.
Les ruines occupent une éminence qui s'élève per-
pendieulairement dans la vallée de Somme, en face d’un
ancien camp romain. Elles présentent de ce côté un
point de vue très-pittoresque. Entre deux hautes murailles
bien conservées est la porte principale. Au Sud, la
porte d'entrée au-dessus de laquelle on lisait sur un
marbre noir la fière devise des barons :
Me Deus et virtus, summi genuere parentes,
Qui caret his et me , nobilitate caret.
Les hautes murailles qui s'élèvent de ce côté et dont
les croisées ont conservé leurs grilles de fer annoncent
la puissance des maitres du lieu.
Guillaume Longue-Epée est assassiné à Picquigny, le
11 décembre 942, par Arnolphe de Flandre.
En 1507, le vidame Regnauld de Picquigny , sur
l'ordre du roi Philippe, arrête les Templiers dans le
baillage d'Amiens; et les souterrains de son château
leur servent de prison (1).
En 1470, dit une inscription des tours, Louis XI
régnant , le comte de Charolais Pinquigny a print.
En 1475, une conférence a lieu entre Louis XI
et Edouard d’Angleterre. On y conclut le fameux traité
de Picquigny, par lequel Louis XI s'engage à payer
tous les ans 50,000 écus à l'Anglais.
Bientôt ces restes disparaîitront aussi. Tous les jours
on en détache quelques pierres, et l’on cherchera
(1) Dusevel, histoire d'Amiens, tom. 4, pag, 258.
28.
— 454 —
vainement les traces d’un lieu si fécond en souvenirs
historiques.
ARRONDISSEMENT D’ABBEVILLE.
L'arrondissement d’Abbeville possède plusieurs monu-
mens dignes de fixer l'attention du gouvernement. Nous
placerons en première ligne l’église abbatiale de Saint-
Riquier, batie à la fin du xv.”* siècle par l'abbé Eus-
tache Lequieu (1). Elle faisait partie de l’ancienne ab-
baye du même nom , fondée , selon les bénédictins , en
625 (2). Le plan de cet édifice est bien conçu, et rap-
pelle la cathédrale d'Amiens. La décoration intérieure
en est simple , et présente l’ensemble le plus harmo-
nieux. La tribune , les grilles du chœur, les stalles
dont les sculptures sont historiques , les voûtes de la
chapelle de la Vierge et les nervures des voutes des
bas côtés qui sont combinées avec beaucoup d'art et
chargées d'ornemens évidés avec la plus grande déli-
catesse, sont justement admirés.
Le portail se divise en trois porches surmontées d’une
tour carrée qui, liée avec les pignons de la nef et des
bas côtés, produit le plus bel effet. On remarque sur-
tout cette heureuse alliance des parties qui constituent
la solidité de la construction avec les parties décora-
tives, qui modifient ce que les premières auraient de
trop rude et dans lesquelles on retrouve déjà les dé-
tails en arabesques qui annoncent la renaissance.
L
(4) Gilbert. Histoire de l’église de St.-Riquier , 47.
(2) Gallia christ, tom x, pag. 1241.
Les murs de l’ancienne trésorerie sont couverts dé
peintures à fresque du plus haut intérêt. L'une repré-
sente la translation du corps de St.-Riquier, rapporté
de Montreuil dans l’abbaye, par Hugues-Capet, en 981;
l’autre, une danse macabre. Ces peintures bien con-
servées sont divisées en compartimens et accompagnées
de légende en vers francais.
Une description de cette église a été publiée, en
1826, par M. l'abbé Padé, et une autre en 1856, par
M. Gilbert. On y trouve tous les faits historiques qui
se rattachent à cette abbaye, à laquelle M. de Chateau-
briant a consacré un chapitre dans ses études histo-
riques. Cette église, long -temps abandonnée, placée
comme elle l’est dans une localité qui offre peu de
ressource, était arrivée, en 1818, à un tel point
de dégradation, que l'on pouvait craindré d'en voir
quelques parties s’écrouler. À partir de cette époque,
on s’occupa des réparations les plus urgentes ; en 1822,
des fonds y furent affectés et tant avec le concours
du gouvernement qu'avec celui du Conseil général,
on a employé à cet objet, jusqu'à ce jour, une somme
de 156,000 fr. environ. C'est à ce secours que l'on
doit d'avoir pu arrêter la ruine d’un monument aussi
intéressant pour l'histoire que pour l'art; mais le tra-
vail de restauration n’est que commencé, à reste beau-
coup à faire encore pour le compléter.
La toiture des combles de la grande nef a besoin de
réparations importantes ; des pièces de bois tout en-
tières sont à renouveler et la couverture est à refaire.
Un bâtiment qui maintenait la poussée des voutes du
côté du sud ayant été détruit, la solidité de la mu-
raille de ce côté a été compromise ; une crévasse s’est
28.*
— 436 —
formée au point d'intersection des quatre nefs. Il serait
de la dernière urgence de prévenir cet écartement.
Nous savons que M. le Préfet a réclamé de M. l’Ar-
chitecte du département , un devis pour cet objet. Il
serait à désirer qu'il fut fait en même-temps un projet
pour la restauration des galeries, des ornemens en re-
lief qui ornent le portail, et pour les sculptures des
parties qui ont été refaites il y a quelques années. Il
faudrait aussi nettoyer les tableaux qui ornent les cha-
pelles , et dont quelques uns sont d’un grand prix. En
même-temps, on prendrait des mesures pour empêcher
les dégradations des peintures à fresque si curieuses
et si rares dont nous avons parlé.
Après St.-Riquier, vient l'église collégiale de St.-Vul-
fran à Abbeville. Une description de cette église a été
publiée par M. Gilbert, en 1836, nous y renvoyons
pour tous les détails, ainsi qu'à l’histoire d’Abbeville
de M. Louandre. Saint - Vulfran n'a que son portail
de terminé. Sa grande nef , ses bas côtés, les bras
de la croix et le chœur sont restés inachevés. Cette
dernière partie surtout n’a été élevée qu'à une très-
faible hauteur et se termine par une voûte ogive qui
ne date que de 1663.
Ce portail, bâtie sous le règne de Louis XII, pen-
dant le ministère du cardinal d’Amboise , est formée
du pignon de la nef et de deux grosses tours quadri-
latères. IL est couvert de niches en relief décorées de
colonnettes, de fenêtres ogives délicatement figurées ,
de rameaux entrelacés avec des guirlandes et d'ornemens
bien évidés. On y retrouve tout le goût du 16, siè-
cle qui, confondani le temps et les lieux, chargeait
— 431 —
ses statues des ornemens les plus en contraste avec
leur caractère. Des statues colossales de Saints, chamar-
rés de broderies et couverts de colliers, décorent les pi-
liers qui soutiennent les trois portiques.
Considéré comme œuvre d'art, sous le rapport de
l'invention et de l'exécution, ce portail doit être ran-
gé parmi les monumens les plus remarquables du moyen-
âge. Mais il faut de nombreuses réparations, si on le
veut conserver. La tour dite de St.-Firmin menace de
tomber avec les murs de la croisée septentrionale. Les
meneaux de la grande rose du portail sont peu solides
ainsi que les voûtes des chapelles latérales ; enfin, les
galeries qui forment le couronnement de la partie ache-
vée et de la plate forme des tours sont en plusieurs
endroits dégarnies de leur balustrade sculptée.
A deux lieues d’Abbeville , est situé le petit village de
Mareuil. L'église de cette commune est peut-être le plus
curieux spécimen d'architecture romane que possède no-
tre pays. Cette église peu connue et dont la description
n’a point été donnée encore date du XI.‘ siècle. Le
portail présente une page presque complète de tous les
ornemens employés à cette époque. On y trouve au-
dessus de la porte d’eutrée le tableau grossièrement
sculpté du Christ, entouré des attributs des quatre
évangélistes, le bœuf, le lion , l'ange et l'aigle : seu-
lement, il est à remarquer que la figure qui occupe
le centre est assise, au lieu d'être debout, comme
dans les monumens de la même époque existant dans la
Normandie. L’archivolte est ornée de moulures en zig-
zag. Au-dessus du portail, an remarque un cordon for-
mant corniche. Les modillons sont séparés par des ares
— 438 —
plein ceintre , sous lesquels sont sculptés des têtes hu-
maines dont quelques-unes paraissent ornées sur les
côtés de touffes de cheveux.
Deux petites fenêtres élancées, gracieuses par leurs
formes , sont surmontées d’archivoltes formées en cor-
don de billettes disposées en damier.
On remarque aisément que le toit était surbaissé se-
lon la coutume du temps, mais que, postérieurement ,
on l’a rendu beaucoup plus aigu pour faciliter l'écou-
lement des eaux pluviales. Toute cette façade est bâtie
en pierre de moyen appareil très -irrégulières dans Île
haut de l'édifice.
Ce portail, réunissant presque tous les caractères de
l'architecture romane de deuxième époque, présente un
véritable intérêt. C’est un de nos plus anciens monu-
mens , et l'on ne saurait apporter trop de soin à le con-
server. Il serait à désirer que le porche en bois qui
masque l'entrée, lequel parait dater du XVI.° siècle, et
tombe de vétusté, fut abattu ou du moins rétabli avec
soin , pour préserver les sculptures faites dans une
pierre fort tendre.
L'intérieur de Féglise ne demande aucune réparation.
Toute la nef est de la même époque que le portail ;
mais le transept a été détruit d'un côté et reconstruit
de l’autre. L'abside a conservé les murs romans jusqu'à
hauteur d'homme et on a élevé sur ces murs des fe-
nêtres du XVIe siècle, garnies encore de verres de
couleur d'un fort bon effet. La fenêtre qui termine le
chœur est travaillée selon le goût de l'époque ; maïs à
une certaine distarice , les vides ont été ménagés de
manière à représenter une colombe aux ailes déployées
et deseéendant au bas de Ia fenêtre. Les piliers qui sé-
— 439 —
parent les côtés de la nef sont remarquables ; ils se
composent d’un pilastre carré et massif , orné aux qua-
tre coins de colonnes dans de bonnes proportions, et
dont les chapiteaux comportent peu de moulures, et
n’ont aucun ornement ; la nef présente une voûte plein
cintre, tandis que le chœur est voüté selon le mode
ogival (1).
Un monument d'un autre ordre attire à Rue de nom-
breux visiteurs, c'est la chapelle du St.-Esprit, illustré
par les pélérinages de nos rois qui l'ont enrichie de
leurs dons.
Elle fut bâtie en 1440 par Philippe, duc de Bour-
gogne et comte de Ponthieu, et Isabeau de Portugal,
et consacrée à l’adoration d’un Christ miraculeux. Les
orages de la révolution ont amené la profanation de ce
temple, le pillage des objets précieux qu'il renfermait
et les mutilations des magnifiques sculptures qui le dé-
coraient. Toutefois, la chapelle est encore visitée cha-
que jour par des pélerins qui viennent adorer les dé-
bris du Christ, et par les artistes de tous les pays qui
viennent en étudier les élégantes décorations.
Les murailles sont ornées de jolies sculptures, qui
représentent l'histoire du crucifix miraculeux et qui ac-
compagnent les ornemens du plus hardi et du plus par-
fait travail ; à l'extérieur , les amortissemens des piliers
sont décorés de niches renfermant les saints et les
(4) Je dois cette description à mon excellent ami , M. Picart, mé-
decin à Abbeville, auteur de deux notices fort remarquables sur les
haches en silex.
— 440 —
principaux fondateurs de ce monument : Louis XI, Louis
XII, Isabeau de Portugal et Philippe de Bourgogne,
le pape Innocent VII qui lui accorda des privilèges ;
le cardinal Jean Bertrand qui, par la bulle de 1393,
attesta l’arrivée et la conservation miraculeuse du cru-
cifix (1). Les détails de cette chapelle sont beaucoup
plus estimés que le plan qui est assez simple. Ancien-
nement adossée à l’église qui a été détruite, elle n’est
éclairée que d'un côté par trois fenêtres qui ont été
dépouillées de leurs vitraux peints. Elle se compose de
trois parties contiguës, mais distinctes. Au centre est
le portail qui donne entrée à un porche, dont les
quatre faces sont percées de baie de portes richement
sculptées. Celle qui se trouve vis-à-vis la principale
servait pour la communication de la vieille église avec
la chapelle ; elle a été conservée pour l’église neuve.
La voûte, construite en ogive , est distribuée en nom-
breux compartimens , dont les points d’intersections ,
formés par la rencontre des nervures, sont marqués
par de petits trompillons ou culs de lampe sculptés.
Celui du centre est surtout remarquable par son fini et
par sa grande dimension. La chapelle proprement dite,
à gauche ‘du porche, est une simple nef à angles droits.
Les murailles, qui sont presque nues, étaient autrefois
couvertes de boiseries richement ouvragées et dont il
ne reste plus que quelques panneaux. La voûte est en
ogive à compartimens très -compliqués, dont les ner-
vures et les pendentifs sont de la plus grande riches-
se de sculptur& Chaque petit trompillon , et il y en à
autant que d'intersections , descend en cul de lampe
(1) Histoire ecclésiastique d'Abbeville, pag. 421 et suivantes.
— 441 —
découpé à jour. Le grand trompillon du centre de cha-
que travée est une magnifique rosace du milieu de la-
quelle sort une clef pendante à jour, de plus d'un
mètre de saillie. A droite du porche, est la 3.° partie
connue sous le nom de Trésorerie ; elle se divise dans
sa hauteur en deux étages ; elle renfermait une armoire
antique et un buste mal fait d'Isabeau de Portugal.
Les mutilations faites à ce petit édifice ne sont pas
les seules dégradations que l’on y remarque; le temps
et le défaut d'entretien en ont gravement compromis
la solidité, et ce n'est qu'à grands frais, que l’on par-
viendra à le sauver de l’état déplorable où il se trouve
en ce moment. Un projet, pour la restauration de cette
chapelle , a été dressé par M. l'architecte du dépar-
tement. Déjà le Conseil a voté un premier secours
dans son budget de 1838; mais cette somme est loin
d’être suffisante. Espérons que cet exemple sera suivi
par le gouvernement, et faisons des vœux pour la con-
servation d'un monument aussi précieux comme étude
d'art, que riche en souvenirs. Ce fut à Rue que Louis
XE rendit la déclaration si fameuse contre les bulles
expectatives ; il fit alors don et aumône , en 1480,
de 4,000 écus d’or et 400 livres tournois à cette cha-
pelle , afin qu'icelle chapelle à laquelle adviennent cha
que jour de grands et évidens miracles , soit mieux
entretenue , fermée et décorée et ornée à l'honneur et
révérence d'icelui Benoist St.-Esprit (1).
Nous signalerons , dans l'arrondissement d’Abbeville ,
l'église de Fontaine - sur - Somme, dont le portail
latéral, flanqué de deux piliers avec niches, dais et
statues, est surmonté d’une archivolte à volute dont
(4) Histoire ecclésiastique d’Abbeville, pag. 421.
Ve —
les restes annoncent un bon travail. Le chœur voüté
en pierre , paraît être du XIV.° siècle. La chapelle de
la Vierge surtout mérite de fixer l'attention. Les ner-
vures de la voûte, chargées de grappes de raisins sont
bien fouillées , et les clefs pendantes de près d'un
mètre de saillie rappellent les pendentifs si élégans et
si riches de la chapelle de Rue. On lit, sur les écus-
sons chiffrés qui en terminent quelques-unes, la date
1561, et les mots Paris et St.-Denis fréquemment ré-
pétés avec les lettres MCB. NF. I. Les verrières sont
assez bien conservées et valent la peine d’étre étu-
diées.
Nous citerons aussi l’église de Longpré-les-Corps-Saints,
où l'on retrouve une partie du portail et des piliers de
l’ancienne collégiale, fondée en 1190 par Aleaume de
Fontaine, lors de son départ pour la terre sainte (1) ;
celle de Long et celle de Pont-Remy où l’on trou-
ve de beaux vitreaux à peintures historiques bien di-
gnes encore d'être conservées. Cette dernière église a
vu, l’an dernier, s’écrouler le clocher pyramidal en
pierre, sculpté à jour, qui faisait son seul ornement ,
et qui était aussi le plus beau de tous les clochers de
ce genre , si communs dans la vallée de Somme.
Parmi les édifices civils de cet arrondissement, nous
citerons un monument féodal imposant, le château de
Rambures, composé de quatre grosses tours et d’un
donjon plus élevé, dont les toits sont terminés en poin-
te. Cet édifice, éclairé par de très - petites fené-
|
(1) Delamorlière. Recueil des illustres maisons de Picardie, page
328,
— 443 —
tres et qui fut bâtie dans le XIV. siècle, est tout
en briques, à l'exception de la galerie qui est en pier-
re. Il est entouré de fossés et de hautes murailles. Le
propriétaire actuel, M. le marquis de Fontenille, des-
cendant des anciens sirs de Rambures, veille avec le
plus grand soin à la conservation de ce château; l’un
des plus entiers de ce genre que nous possédions. On
sait avec quelle gloire figurent dans notre histoire les
sires de Rambures. En 1582, à la fameuse bataille de
Rosebecque, l’un d'eux conduit 1,600 chevaux légers
en cette armée que le roi Charles VI dressa contre
Artevelles et les Flamands rebelles, pour battre estradre
et découvrir pays (1). En 1430, un autre, après avoir
surpris la forteresse d'Etrépaigny, est fait fait prison-
nier par les Anglais, qui s'emparent de son château (2) ;
mais en 1439, un de ses officiers reprend cette
forteresse , regardée comme l’un des points les plus
importans alors pour la défense du Vimeux.
La tour d'Harold à St.-Valery; les ruines du chà-
teau de Mons-Boubert , habité par Jean de Bailleul,
roi d'Ecosse, auquel succéda Robert Bruce (3) ; et les
débris du château d'Eaucourt, situé sur le bord de la
Somme et ruiné en 1420 par le Duc de Bourgogne,
n'offrent aucun intérêt sur le rapport de l'art. Il im-
porterait de veiller à leur conservation, comme monu-
(4) Nobiliaire de Picardie par Haundicquez d’Ablancourt , pag. 446.
Delamorlière: Recueil des illustres maisons de Picardie, pag. 427.
(2) Ibid, pag. 428.
(3) Histoire du comté de Ponthieu, de Montreuil et de la ville
d'Abbeville, tom. 2, pag. 282.
— 444 —
mens historiques. Le temps seul devrait faire disparai-
tre ces restes curieux d’un autre âge, qu'il est impos-
sible de restaurer.
ARRONDISSEMENT DE MONTDIDIER.
L'arrondissement de Montdidier n'est pas le moins
intéressant du département.
Je ne parlerai pas des restes du château ou palais
de Montdidier habité quelque temps par Philippe-Au-
guste, dont on trouve une charte datée de Montdidier
en 1199, ni des débris de l’ancien baillage , bâti de
ses ruines en 1300 (1). Ils n'ont rien qui soit digne
de fixer l'attention.
L'église de St.-Pierre vaut beaucoup mieux , bien
qu’elle n'ait point été terminée et paraisse bâtie sur
différens plans. A droite et à gauche du portail qui
est formé d'un porche surmonté d’une archivolte ornée
de feuilles et d’entrelacs, sont deux tourelles réunies
par une galerie. La voussure du porche est assez dé-
licatement ouvragée. Ce portail fait tout le mérite de
cette église, bâtie vers le milieu du XV.‘ siècle sur
l'emplacement d’une aucienne église qui existait avant
1146. La dédicace en fut faite en 1598 (2). L'intérieur
n’a rien de remarquable. Ses piliers lourds, ses fenêtres
trop basses et ses voûtes écrasées offrent un aspect
peu agréable. On y a apporté, il y a quelques années,
(5) de l’ancienne abbaye, la tombe de Raoul de Cres-
(1) Histoire civile , ecclésiastique et littéraire de Montdidier , par le
P. Daire, page 124.
(2) Ibid. Page 160.
(3) Description historique et pittoresque du département de la
Somme , par Dusevel et Scribe , tom. 4, pag. 282.
— 445 —
py, mort en 1074, excommunié pour avoir répudié
sa femme et épousé la veuve du roi de France,
Henri 1, Anne de Russie.
La seconde église, celle du St.-Sépulcre, bâtie en
1504 et terminée en 1519 (1), ne mérite aucune men-
tion. Si l’on en excepte toutefois la chapelle dont on
a badigeonné les figures, comme aussi les lambris de
St-Pierre. Les deux églises paraissent en bon état.
Mieux vaudrait conserver quelques fonds à St.-Pierre
de Roye, mélange de style lombard, de style ogival
simple et fleuri. St-Pierre existait avant 1184 (2),
comme on peut le voir par une bulle du pape
Luce III.
Le portail est composé d’un porche dont la voussure
plein-cintre est formé de trois arceaux charges succes-
sivement d’ornemens en zigzag , de figures d'animaux,
de personnages grotesques et de feuillages. Ils sont
supportés par des colonnettes engagées, diversement
ornées. Une fenêtre , une rosace ou plutôt une roue
dont les rayons sont de simples colonnettes droites et
un pignon triangulaire dont les côtés sont garnis de
figures d'animaux et de statuettes terminent ce portail.
De chaque côté est une porte d’une époque beaucoup
plus récente que la porte principale. Elles sont à cin-
tre surbaissé , avec archivolte à feuilles de choux. Ces
deux portes sont de style différent, mais cependant
(4) Daire, histoire de Montdidier , page 402.
(2) Histoire de la ville de Roye , par Grégoire d’Issigny fils. Noyon ,
Devin , 4818 , 4 vol. in-8.°, pag. 274.
— 446 —
d’époques assez rapprochées. Des arabesques d’assez bon
goût, un cordon fleurdelisé et un reste de galerie
décorent ces parties latérales.
Le clocher carré, flanqué aux quatre coins de pe-
tites tourelles, est établi au centre de l'édifice. Il est
lourd et peu gracieux.
La galerie est dans le plus mauvais état.
L'intérieur se compose d'une nef, de deux bas-côtés
et d’une chapelle en retrait sur la gauche. Les piliers
de la nef sont gros , arondis, avec un simple cordon.
Les quatre piliers de la croix et du chœur sont can-
nelés , avec un cordon dentelé. Les voûtes de la nef
et des bas-côtés sont à simple nervure se croisant
diagonalement. Les nervures de la voûte du chœur et
des bras de la croix se réunissent pour former des
clefs délicatement ouvragées. Les arcades formant le
fond sont frangées , évidées, avec tréfles et décorations.
Le rond point a toutes ses clefs formées de rosettes ,
de têtes d'hommes , d’anges et d’animaux.
Toutes les fenêtres ont conservé leurs meneaux et
le plus grand nombre leurs vitraux peints. On y voit
le sacre de Clovis, celui de Charlemagne , de Saint-
Louis et divers sujets tirés de l'ancien testament.
Grégoire d'Issigny, dans son histoire de la ville de
Roye, a donné avec les noms des donateurs et les
dates des donations, les sujets de ces verrières qui
furent établies au commencement du XVI siècle.
L'oubli total et l'abandon complet dans lequel sont
tombés les anciens procédés technologiques, font un
devoir de restaurer ces magnifiques et curieuses ver-
rières , dont l'état est loin d’être satisfaisant.
Le portail de cette église, les murs latéraux et les
— 441 —
galeries auraient , ainsi que le toit, besoin de nom-
breuses réparations.
Le plus gracieux et le plus élégant édifice de cet
arrondissement est sans contredit l’église de Tilloloy ,
située à deux lieues de Roye, sur la route de Paris.
La grâce, la délicatesse des ornemens et le fini du
travail, rappellent l’époque de la Renaissance. Cette
Eglise , bâtie en pierre et en briques, fut construite
sous François 1.°
La porte à cintre surbaissé est placée entre deux pi-
liers plats, cannelés et couronnés par une archivolte
richement ornée. Au-dessus, une élégante galerie à
jour unit deux tours sveltes et terminées çn pointe qui
décorent les deux côtés du portail. Une rose du meil-
leur goût , accompagnée et surmontée d'une niche
d’une belle sculpture, de volutes et d’un cadran , com-
plètent la décoration du pignon triangulaire que sur-
monte une légère campanille.
A l'intérieur , les arètes des voûtes, toutes chargées
de sculptures, se coupent et se réunissent pour for-
mer des clefs pendantes dont on ne se lasse point
“d'admirer la variété.
Sous le bas-côté gauche et près des fonts-baptismaux,
on remarque le tombeaux du ligueur Pontus de Belle-
forière , mort en 1599 , au siége de Corbie, dont il
était gouverneur (1) et de Françoise de Soyecourt dont
les armes surmontent la porte. À côté, le tombeau
(4) Delamorlière , Recueil des illustres Maisons de Picardie, page
298. |
— 448 —
des trois frères de Soyecourt qui décédèrent hélas! en
fleur d'âge l’un après l'autre à marier. Les statues de
ces chevaliers et de la dame sont à genoux avec le
costume du XVI. siècle.
Cette église, d’ailleurs en bon état, aurait besoin
de voir réparer son toit et les vitraux historiés et
armoriés de ses fenêtres.
Enfin l’église de Folleville terminera la liste des mo-
numens religieux de l'arrondissement de Montdidier.
Cette église, du milieu du XVI. siècle n'a rien de
remarquable à l'extérieur que ses fenêtres de style
flamboyant. Deux seulement des contre-forts portent
des statues, un évêque et une vierge couronnée,
d'un très-bon goût.
A l'intérieur , la nef plus basse que le chœur est
voûtée en bois, le chœur plus élevé est voûté en
pierre. Les arètes sont couvertes de guirlandes et de
roses. Sur les deux principales on a sculpté une chai-
ne , mais les points d'intersections ne sont plus mar-
qués par des culs de lampe comme à Tilloloy. L'exé-
cution des ornemens est d’un bon goùt et plein d’é-
légance.
On ne peut se lasser d'admirer dans cette église le
tombeau de Raoul de Lannoy , gouverneur de Gènes,
sous Charles VIII, et auquel Louis XI disait après la
bataille du Quesnoy, en lui passant une chaîne d'or
autour du cou: « Pasques Dieu, mon amy, vous estes
» trop furieux en un combat, je vous veux enchaisner
» pour modérer votre ardeur , car je ne vous veux point
» perdre , désirant me servir de vous plus d’une fois (1).»
(4) Delamorlière, Recueil des illustres Maisons de Picardie, page
494.
— 449 —
Antoine de Porta, seulpteur milanais, construisit ce
mausolée de pierre et de marbre blanc.
Au milieu du soubassement en marbre est l'inscrip-
tion où nous lisons que Raoul trépassa en 1513. De
chaque côté, deux anges pleurans s'appuient sur les
écus blasonnés de Lannoy et de Folleville. Sous l'ar-
cade sont couchés, la tête appuyée sur un oreiller,
Raoul et Jeanne de Poix , héritière de Folleville, son
épouse , morte en 1523. Ces deux statues de marbre
blanc sont d'une püreté et d’une perfection de dessin
que l’on rencontre rarement. Rien de plus léger que
la guirlande de roses qui borde le lit. Raoul est vêtu
d'une longue robe avec les manches agraffées ; il porte
autour du cou la chaine de Louis XI. Il est coifté
d’un bonnet orné, comme celui de son maitre, de
médailles de Saints. Jeanne est aussi. vêtue d’une
longue robe et coiffée d'un bonnet. Tous deux ont les
mains croisées sur la poitrine. Au-dessus, s’arrondit
une arcade dont les arètes festonnées ; semées de guir-
landes , se réunissent en culs-de-lampe , élégans et ri-
ches pendentifs ouvragés, formés de groupes d’une
exquise variété. Dans les compartimens, les Évangé-
listes avec leurs attributs , des banderolles , des devises ,
des anges qui en soutiennent les arètes légères et gra-
cieuses. Sur la paroi principale , divisée en deux parties
par les statues de St.-Antoine, de St.-Sébastien et de
St.-Eloi , courent des arabesques variés à l'infini , enla-
cant dans leurs légères guirlandes les restes brisés ,
épars du squelette humain, tandis que d’un côté un
courrier revêtu du costume du XV. sièele embouche
la trompette , tenant de l’autre main une bannière croisée
et semée de têtes de morts. Sur les parois latérales on voit
29.
— 450 —
d'un côté la décollation de St-Jean , de l’autre Mag-
deleine tenant sur ses genoux le Christ descendu de
la croix.
J'essaierais en vain de décrire tout ce qu'il y a de
travail, de goût, de richesse et d'imagination dans le
dais magnifique qui surmonte la niche. Au centre, la
Vierge tenant l'enfant Jésus sort d'un lys. Une guir-
lande de rose entoure ce groupe, et des anges soutiennent
au-dessus de sa tête un dais du plus riche travail. L’ar-
tiste s'est plu à développer ici tout ce qu'il y a d'élégance
et de variété dans son art et l’on ne sait lequel on
doit admirer le plus de la perfection du travail ou de
la richesse de l'invention dans ce tombeau , l’un des
plus beaux , sans contredit, que possède la France.
Les amis des arts s’empresseraient d'accueillir le dessin
de ce monument exécuté par un crayon habile.
A côté est un autre tombeau qui sans le premier
aurait fixé l'attention. Le soubassement et l’encadre-
ment sont de marbre blanc. Sous l’arcade , on voit, à
genoux devant un prie-Dieu , un chevalier nue tête.
Derrière lui, sa femme aussi à genoux, coiffée d'un
bonnet plat, dont le voile lui pend sur le dos. L’épi-
taphe et les armoiries sont entièrement grattées. Les
têtes ont été séparées du tronc et replacées par les
soins du curé. L'encadrement est orné de guirlandes
et de médaillons. Le soubassement est divisé en quatre
compartimens dans lesquels on a sculpté les vertus
cardinales, la justice, la prudence, la force, et la
tempérance. Dans un des cordons se trouve une ligne
de médaillons' renfermant des têtes d’empereurs. On
croit que c'est le tombeau d'Emmanuel de Gondy et
de Marguerite de Silly, son épouse.
— 451 —
Au fond du chœur est une arcade richement fes-
tonnée, dont l'ouverture en encorbellement porte de
chaque côté trois anges chargés des attributs de la
passion.
Au-dessus de la porte de la sacristie, on remarque
cinq médaillons en marbre blanc représentant des em-
pereurs romains.
A la chaire, mesquin ouvrage de bois; se rattache
un pieux souvenir. St.-Vincent-de-Paule , percepteur du
fils d'Emmanuel de Gondy, le fameux cardinal de
Retz , y prêcha une mission. Le curé, souvent solli-
cité pour vendre cette chaire, a refusé constamment
les offres qui lui furent faites. Hommage lui soit ren-
du pour le zèle avec lequel il conserve les pieux mo-
numens confiés à sa garde.
Les vitraux peints des croisées et les fonts-baptismaux,
vaste bassin circulaire de marbre blanc, ceint d’une
chaîne et d'une guirlande de roses, attirent encore
l'attention.
Le délabrement du toit de cette église, et le mau-
vais état de la voûte en bois et des meneaux des
fenêtres qui menacent ruine , appellent de prompts
secours que l'on ne saurait refuser à la conservation
d'une aussi précieuse page de sculpture.
L'ancien château de Fblleville n'offre plus qu'une
ruine de l'aspect le plus pittoresque et dont le donjon,
couronné d’une plate-forme à laquelle on parvient par
un escalier de plus de 100 marches, est encore debout
et domine tout le pays.
En 1440, à l'entrée du caresme , le comte de
207
— 489 —
Sombresset , avec lui le seigneur de Talbot et quelques
autres capitaines s’en allèrent loger devant la for-
teresse de Folleville , pour lors au gouvernement
du Bon de Saveuse qui en avait épousé la dame
douairière , en firent le siége et s'en emparèrent. Le
comte fit réparer le château et y laissa garnison qui
depuis firent moult de maux et de dommages à tous les
pays à l’environ (1).
C'est le seul monument féodal de l'arrondissement
qui soit à mentionner , car aucun souvenir ne s'atta-
che au château de Mailly-Renneval, dont on a con-
servé une partie, et il ne reste plus rien des châteaux
de Moyencourt, de Moreuil, d'Harbonnières , de Li-
hons , ni de la forteresse de Demuin, où se tenait
Louis XIIT, en 1636, pendant le siége de Corbie (2),
et dont Jean de Luxembourg avait fait le siége à la
tête de l’armée de Philippe de Bourgogne, en 1419.
ARRONDISSEMENT DE PÉRONNE.
Je commencerai encore par les monumens religieux,
la revue de l'arrondissement de Péronne.
L'église St-Jean, ancienne collégiale, seule paroisse
de la ville, date, selon M. Hiver, ( Statistique de l’ar-
rondissement de Péronne, Mémoires de l’Académie d’A-
miens 1835, pag. 483) de l'an 15909, et fut consacrée
en 1525. La façade se compose de trois porches
ogives, surmontés d’une archivolte à enroulemens. Elle
est terminée par une galerie à jour. Les voûtes sont
basses et les bas-côtés sans intérêt. A droite, est un
(4) Monstrelet, chron., pag. 792. Ed. Pauth. litt.
(2) Daire , histoire d'Amiens , tom. 1, pag. 470.
— 4535 —
groupe représentant un Christ au tombeau , comme om
en voit dans beaucoup d'églises de cette époque. Quel-
ques vitraux peints fixent un instant les regards.
Cette église est en bon état et la commune à des
ressources suffisantes.
Il n'en est pas de même de l'église de Nesle. Ge
monument demande de grandes réparations dont il
n'est pas indigne.
Il présente tous les caractères de l'église romane, et
fut bäti en 1021, avec le secours et l'approbation du
roi Robert, par Hardouin de Croy, évêque de Noyon,
qui l'érigea en collégiale (1).
Le portail est un pignon triangulaire , garni d'un
cordon dentelé qui en parcourt toute la largeur. Deux
lourds piliers s'élèvent à droite et à gauche , et ser-
vent de contre-forts. À gauche, est une porte cintrée,
à jambages plats ornés de feuillages. Le cintre est
formé d’arcs superposés , avec un ornement en losan-
ges et un cordon en damier. La porte principale est
du même genre, mais les jambages sont des colonnes
dont l’une à cannelures formées de bâtons rompus. Les
chapitaux sont des figures d'hommes et d'animaux.
La partie vraiment digne d'intérêt est une crypte, si-
tuée sous le sanctuaire. Quatre piliers de marbre noir
à chapitaux ornés de feuillages, de croisillons, de fi-
gures de lièvre, de serpent et de monstre supportent
avec quatre gros piliers de pierre carrés, la voûte dont
les compartimens se coupent sans nervures.
Les fenêtres de trois chapelles ou niches à voûte sur-
baissée, placées dans le fond, éclairent cette crypte.
(4) Gallia christiana, tom. 1x, pag. 994.
— 454 —
Celle de gauche renferme d'un côté un groupe nom-
breux , le Christ portant sa croix; et de l'autre deux
personnages, un homme et une femme tenant un livre
et placés à une fenêtre comme pour le regarder passer.
Ces groupes peints et dorés et d’une bonne sculpture ,
sont fort maltraités.
La chapelle du milieu renferme un Christ au tom-
.beau ; l’autre côté est nud , ainsi que les trois cha-
pelles.
Gette partie est dans l’état le plus pitoyable, il n'y
a plus de fenêtre ni de pavé, et cependant il serait
facile de la remettre en état au moyen d’une faible
dépense.
Le chœur présente la même division que cette eryp-
te au dessus de laquelle il est bâti. Les piliers ont en-
core conservé dans cette partie leur ancienne forme.
Des figures grotesques d'évêques, de moines et des mé-
daillons gardés par des animaux immondes, décorent
les chapiteaux.
La sacristie est votée en brique à nervures de pierre
avec des lozanges et des feuilles.
Au-dessous est la salle du chapitre, dont un énor-
me pilier supporte la voûte sillonnée par des nervures
qui la divisent à six compartimens. Tout autour de la
colonne, sont appendus des écussons vides au-dessus
desquels on lit :
Sœclis ter quinis lustrisque novem modo lapsis
Hanc tibi construzit fabrica nostra domum.
Deux petites fenêtres ogives éclairent cette salle.
— 455 —
En 1472, Charles-le-Téméraire entra à cheval dans
cette église, et ordonna le massacre des habitans qui
s'y étaient réfugiés.
Le nombre des monumens d'architecture Lombarde qui
subsistent encore, est si petit et cette crypte si remarquable,
que nous espérons que rien ne sera régligé pour con-
server à Nesle son église. Le portail présente de lar-
ges crevasses à la jonction des murs du refend et l’ab-
‘side, ainsi que la crypte, comme nous l'avons déjà
dit, aurait besoin de nombreuses réparations.
Le portail de l’église de Ham, Lombard, sans déco-
ration, annonce un édifice du XII.° siècle. Trois colon-
nettes à chapiteaux , formés de feuilles et de figures,
portent les arceaux plein-ceintre de la porte, au-des-
sus de laquelle sont placées trois fenêtres à colonnettes du
même genre. L'époque de la fondation n'est pas connue : on
sait qu'elle avait des chanoines avant 1108 (1). Cette
église, détruite pendant la guerre, fut rebâtie après la
reprise de la ville sur les Espagnols. Des pilastres d’or-
dre ionique supportent à l'intérieur les arcades. L'en-
tablement est orné de bas-reliefs carrés, dont les su-
jets sont tirés de l’histoire sainte. La voûte sillonnée
de cordons qui se croisent diagonalement, a conservé,
ainsi que les piliers du cœur, la forme sévère du sty-
le gothique. Les ornemens des bas-côtés sont du siècle
de Louis XIV. Un dais d'un beau marbre rouge couvre
l’antel, et des colonnes de marbre noir et blanc sou-
tiennent la tribune de l'orgue. On les doit à la con-
grégation des chanoines réguliers et à l'abbé Louis Fou-
(4) Gallia chuistiana, tom. 1x, pag. 4424.
— 456 —
quet, qui restaurèrent entièrement l'église en 1678.
Gette église paraît dans un bon état de conservation.
Passons aux monumens civils. Plusieurs se recomman-
dent par les nombreux souvenirs qui s'y rattachent.
Nous ne dirons rien du château de Ham, bâti en
1470 (1), qui est considéré comme position militaire
importante.
Nous ne nous arrêterons pas à chercher les traces
de l’ancien château de Péronne, où mourut Charles-le-
Simple, prisonnier d'Herbert , en 929 (2) et où Louis XI fut
enfermé en 1468 (3). Nous mentionnerons seulement dans
cette ville le beffroi, construit en 1376, avec l’autorisation
de Charles V, et achevé en 1396 (4). C'est une tour
carrée, en gré, terminée par une saillie et quatre tou-
relles en culs de lampe. Il est situé au milieu de la
ville et semble avoir été bâti pour dominer tout le
pays, et annoncer au loin la ville libre.
Il reste une partie du château d'Applaincourt, célé-
bre par la conférence qu'y tinrent les ligueurs , et dans
laquelle furent arrêtées les bases de l'association reli-
gieuse qui a donné naissance à la ligue. En 1453,
Martin-le-Lombard s'en empara au nom de Charles VII
et fut contraint de le rendre à Jean de Luxembourg,
qui l’assiégeait quelques jours après (5).
(1) Mémoires de l’Académie d'Amiens. 1835, pag. 472.
(2 Mémoires de l’Académie d’Amiens. 4835, pag. 466.
(3) Mémoires de Éommines, liv. 2, chap. 7.
(4) Mémoires de l’Académie. 1835, pag. 483.
(©) Chron. de Mounstrelet, pag. 676.
— 457 —
Ces restes consistent en deux tours qui regardent la
Somme ; on y a lié d’autres constructions d’une époque
bien plus moderne. Ce bâtiment est occupé par le pro-
priétaire d’une suererie.
À Eterpigny, on voit une maison de templiers dans
laquelle, s'il faut en croire M. Hiver ( Séatistique
de Péronne ), fut signé en 660, la charte de fondation
de Corbie (2). Une légère colonnade sépare les croisées
qui sont ornées de trèfles et de découpures bien des-
sinées.
Cette maison est aujourd'hui le principal corps d’une
ferme.
Je terminerai ce qui a rapport à l'arrondissement de
Péronne, en indiquant la pierre de Doingt, énorme
gré arraché à quelque rocher lointain, obélisque drui-
dique, témoin muet de quelque grave événement, que
des hordes à demi barbares ont dressé sans y confier
aucun secret pour les siècles à venir.
ARRONDISSEMENT DE DOULLENS.
Nous nous occuperons d’abord de l’église de Lu-
cheux, la plus ancienne de l'arrondissement de Doul-
lens.
Cette église, de style Lombard, existait avant 1095.
Elle se compose d’une nef et de deux bas-côtés. Des
piliers ronds, courts, massifs à chapiteaux carrés,
ornés de palmettes, supportent les arcades plein-cintre,
dont deux beaucoup plus larges servent comme d’arcs-
boutans aux piliers des bras de croix, lesquels sont
(1) Mémoires de l’Académie d'Amiens , 1835 , pag. 464.
— 458 —
formés de faisceaux de colonnettes grossières à chapi-
teaux garnis d'entrelacs, de réseaux, de vases, de
figures d’animaux et de personnages grotesques. Ces
piliers supportent des arcades ogives servant de base
à la voûte qui est en pierre et en brique: L’abside a
conservé sa forme antique et sa voûte en pierre de
moyen appareil, divisée en compartimens par des ner-
vures aboutissant au même point et partant des colon-
nettes dont les chapiteaux sont garnis aussi de griffons
et de figures fantastiques et grotesques.
Les fenêtres sont petites, étroites à plein-cintre ;
toutes celles de la nef, à l'exception d’une seule,
n'ont plus rien de leur ancienne forme. L'église fut
brûlée par les anglais en 1569. C'est de cette époque
que date la voûte en bois de la nef principale et le
plancher des bas-côtés dont la partie supérieure , con-
vertie en greniers, est encore d’un temps plus rap-
proché. A l'extérieur , cette église n’a de remarquable
que son abside et une petite porte du XVI: siècle à
cintre surbaissé , garni d'un cordon de raisin et de deux
écussons effacés.
Cette église est dans un assez mauvais état. Il sem-
ble que depuis long temps elle n'ait pas été restaurée
et cependant elle mérite bien de fixer l'attention.
L'église la plus ancienne après celle-ci, est l'église
de Bertaucourt , bâtie en 1092 par St-Gauthier , abbé
de Pontoise et deux femmes pieuses et nobles, (1).
La charte de fondation de l’abbaye donnée en 1095
par l'évêque Gervais, lui attribue une origine plus
(A) Annates. Ordinis $1.-Benedicti, tom. 5 page 296.
ancienne , antiquitus sita, dit-il, en parlant de cette
église près de laquelle s'élevait l’abbaye. Sa facade
en pierre de moyen appareil est des plus remarqua-
bles. Il en existe peu d’aussi bien conservés. La porte
est dans une voussure plein -cintre dont les trois
arceaux soutenus par des colonnettes engagées à
chapiteaux garnis d'animaux à têtes humaines, d’hom-
mes , d’enfans à cheval sur des monstres et de feuil-
lages. Des trois arcs concentriques, le premier est
formé d'un cordon de feuillage bien fouillé ; le
deuxième de personnages assis et à genoux et de deux
anges aux ailes déployées. Au centre du troisième est
Dieu le père , les bras étendus. A droite des person-
nages se soulevant jusqu'à lui et repoussés par un
ange. À gauche, des figures debout, toutes en robe
et les hommes portant de longues barbes. Un cordon
modillonnaire dont les dentelures sont des figures gri-
maçantes et les intervalles des rosettes ou des mons-
tres , règne dans toute la largeur et sert de base au
second plan. Au milieu, une fenêtre aussi plein-cintre
avec archivolte à feuillage est. accompagnée de deux
ouvertures circulaires de chaque côté” desquelles sont
des. piédestaux à consoles grotesques supportant des
statues , à l’exception du quatrième à gauche, qui ne
porte qu’une pierre d'attente. Au-dessus est un nouveau
cordon dentelé, semblable au premier , sur lequel
repose le pignon triangulaire qui termine cette fas
cade. Cette partie est ornée d’un grand cercle de
feuillages au centre duquel un Christ en eroix, au
pied , des femmes debout et au-dessus deux anges,
l’un assis, l’autre debout. Une petite croix et un
trèfle terminent cette élégante et gracieuse façade
— 460 —
contre le côté gauche de laquelle s'appuie le clo-
cher, tour carrée, peu élevée, flanquée de quatre
pieds droits, traversés par quelques cordons dentelés et
dont les ouies sont garnies comme les fenêtres du portail
de colonnettes simples , de feuillages ou de figures. A
droite est une porte latérale aussi à trois colonnettes ,
du même genre que celles de la porte principale. Les
arcs y sont sans ornemens , à l'exception de la der-
nière qui est garnie de rosettes. Une petite niche car-
rée pare ici le tympan qui n'a point été achevé dans
l’autre partie et dont les pierres n'ont pas même été
taillées.
Si nous pénétrons dans l'intérieur, nous sommes
frappés du caractère des piliers qui supportent l’enta-
blement et les arcs ogives. Ceux des angles sont de
petites colonnettes à feuilles plates. Ceux de rang pair
sont ronds, courts, massifs avec de simples cordons.
Ceux de rang impair sont formés de colonnes assem-
blées, et les chapiteaux tantôt simplement garnis de
palmettes, tantôt de feuilles enroulées, de fleurs, de
monstres, de chiens et de personnages vêtus de robes
courtes. l
Cette église, ou plutôt ce reste d'église, car elle
n'a guère que le tiers de l'édifice primitif à en juger
par les débris que l'on voit par derrière, se compose
d’une partie de la grande nef et du bas-côté droit. Les
fenêtres sont plein-cintre, basses , profondes, avec une
simple colonnette. Au-dessus de l’entablement , du côté
gauche , on voit encore quelques fenêtres du même
genre. La voute est en bois.
Tous les amis des arts verraient avec plaisir l’atten-
tion du gouvernement se fixer sur une église si re-
— 461 —
marquable par son élégance ; ils applaudiraient à l’em-
ploi de fonds consacrés à la conservation d’un des
monumens les plus curieux du XI.° siècle.
L'église paroissiale de Doullens date du XIV. siècle.
Elle paraît n'avoir point été construite sur un seul et
même plan.
La façade se compose de trois porches. Celui du mi-
lieu à voûte enfoncée, ogivale, est garni de chaque côté
de quatre niches vides. La voussure est sillonnée de
nervures aboutissant à une couronne qui en marque
le centre. Une archivolte ornée seulement de dentelures
et de feuilles enroulées, surmonte la voûte qu'appuient
deux piliers plats supportant un fronton moderne sans
ornemens , lourd et de mauvais goût.
Les deux portes latérales ne paraissent point de la
même époque. Les voussures sont plein-cintre , sans
ornemens et leurs niches ont aussi perdu leurs sta-
tues. Au-dessus un fronton. Deux piliers décorés de
niches à dais très simples et sans pinacles, appuyent
les deux côtés de ce portail.
Les archivoltes des fenêtres à l'extérieur sont à or-
nemens enroulés avec animaux et griffons. L'église se
compose d’une nef et des deux bas-côtés.
A l'intérieur, six piliers en gré, légers , sans or-
nemens , supportent les arcs ogives de l’entablement.
Au centre des intervalles sont des niches avec consoles
à figures grotesques et écussonnées et dais frangés et
terminés en pyramides.
Les fenêtres ont perdu tous leurs meneaux. Une
suite d'arcs les sépare et leur sert d'archivolte. Les
deux extrémités aboutissent dans l'intervalle des fené-
tres a des consoles garnies de feuillages et de grappes
— 462 —
et dont la forme commence à disparaître sous les
nombreuses couches de badigeon qui les recouvrent.
Le chœur et les chapelles latérales ont seuls conservé
leurs voûtes en pierre ; elles sont -plus basses que
celles de la nef et des bas-côtés. Les nervures se croi-
sent pour en former les compartimens.
On voit au fond du chœur un tableau de grande
dimension représentant l’adoration des mages et sur le
côté gauche un Ecce-Homo et le couronnement de la
Vierge , excellens tableaux, düs aux pinceaux de J.-B.
Ribera , -qui auraient besoin d'être restaurés.
Cette église est en bon état de conservation.
Près de la porte d'Arras, on remarque au-dessus
des toits une longue suite de neuf arcades ogives sup-
portées par des colonnettes évidées, accouplées, à cha-
piteaux garnis de feuilles plates. Sous leurs voussures
sont les fenêtres basses, étroites. Ces restes appartien-
nent à l’ancienne église de St.-Pierre, servant actuel-
lement de grange à un cultivateur. Le portail est for-
mé de piliers ronds supportant les arceaux d'une vous-
sure ogivale. À l'intérieur, des colonnes accouplées ,
basses, de cinq pieds environ, d'une seule pierre et
soudées à plomb, avec chapiteaux garnis de feuilles
plates ou seulement d'une seule feuille supportent les
ares ogives de l’entablement. Dans le second plan sont des
fenêtres ogives , avec trèfles et décoration, séparées par
colonnettes plus ouvragées. Au - dessus une seconde,
suite des fenêtres comprises sous les combles, dans les
arcades que l’on aperçoit de l'extérieur. On ne peut
que regretter ka destruction d’une église unique en. son
genre , déjà connue , dit le père Daire (4), dans un
(4) Daire. Histoire de Doullens , pag. 83.
— 1463 —
titre du 12.° siècle, sous le vocable du St.-Sauveur.
Les restes sont si bien conservés, qu'il serait encore
facile de la sauver de la ruine.
Je ne dirai rien de l'église de Beauval. Elle n’a de
remarquable qu'un clocher solide, assez élevé, con-
struit au XV.° siècle. Il est en pierre, à jour, un peu
massif et percé d'ouies étroites, basses et profondes.
Les piliers de l'intérieur et les fenêtres de l’abside
annoncent une construction d’une époque bien anté-
rieure.
Presque tous les villages de l'arrondissement de Doul-
lens ont été le théâtre d'événemens importans ; presque
tous étaient fortifiées. Mais telle est la destinée des
grandeurs humaines , de tant de châteaux possédés par
les plus puissans seigneurs, il ne reste plus que les
débris de quelques-uns , les autres ont disparu sans
qu'il en reste la moindre trace.
À Doullens ; nous citerons le beffroi dont il ne reste
que la partie inférieure, sur laquelle est bâti le beffroi
actuel. Elle est composée d'une porte à cintre surbaissé
avec archivolte à enroulement sommé par un écusson.
Elle donne entrée à un escalier sous une petite voûte
traversée de nervures qui se coupent diagonalement.
Le roi Jean permit de l'élever en 1365 sur l’emplace-
ment de l'ancien château de Beauval (1).
Il est peu de ruines aussi imposantes et d'un aspect
plus pittoresque que le château de Lucheux , situé sur
une côte assez élevée et défendue au midi par l’an-
tique forêt du même nom. Une grosse tour de plus de
cent pieds de haut s'élève au nord de ce château dont
(4) Histoire de Doullens, pag. 57 et 73.
— 464 —
on peut suivre l'enceinte encore bien dessinée par des
restes de murailles, des tourelles, des portes profon-
dément voûtées, ‘flanquées de tours au-dessus desquelles -
s'élèvent des escaliers qui s’écroulent. L'entrée principale
est une porte voütée, basse, bien conservée et défen-
due par deux tours et un donjon dont les toîts poin-
tus se découvrent de fort loin. Elle conduit dans une
vaste cour transformée en jardin, où l’on voit un beau
pan de mur orné d'arcades ogives et de trèfles d’une
belle exécution.
Hugues IT, comte de St.-Pol, construisit ce château
en 1120.
En 1369, le duc de Lancastre essaie en vain de s’en
emparer, et brüle la ville en se retirant (1).
En 1425, le comte de St.-Pol, depuis connétable de
France avec une pension de 36,000 livres, y recoit
le comte de Charolais et Louis de Luxembourg (2). En
1475, le connétable, déclaré criminel de lèse-majesté,
par sentence du parlement, a la tête tranchée devant
- l’hôtel-de-ville de Paris, et Louis XI s'empare de ses
domaines en France. ;
Le château de Lucheux confisqué est inhabité jus-
qu'en 1567, où il est détruit par les Espagnols qui
s'en étaient rendus maitres.
Nous ne dirons qu'un mot du beffroi de Lucheux.
C'est un bâtiment carré, flanqué de quatre contreforts
et d’une tourelle servant d'escalier. Il présente une
large voûte servant de passage et dont les deux en-
(2) Froissart. Edit. Panth. littéraire , liv. 4, chap. 292.
(2) Monstrelet. Pag. 574.
— 465 —
trées sont de formes différentes ; l'une au nord en plein
cintre, l'autre ogivale.
C'est là que Louis XI, en 1464, rendit, le 9 juin,
l'édit de l'établissement des postes
Sur le bord de la route d'Amiens à Doullens, on
remarque une éminence sur laquelle était bâti le chà-
teau de Beauval, dont l’un des maîtres, Hue Camp d'A-
vesne, dota l’abbaye de Cercamps de 12,000 arpens de
terre.
Il ne reste que quelques débris du château de Beau-
quesne, bâti par Philippe d'Alsace comte de Flandre au
XIIe siècle, et que la mort d'Elisabeth de Vermandois,
sa femme , fit passer entre les mains de Philippe-Augus-
te. En 1399, le duc de Bourgogne en était maitre.
David de Brimeu, seigneur d'Humbercourt, y com-
mandait au nom du roi en 1425. En 1553, le duc de
Savoie le fait brûler avec le bourg. Belleforière s'en
empare en 1590. Le prince Charles s'en empare le 5
mai 1592 au nom de la ligue et le fait raser. La
ville d'Amiens contribue pour 500 écus d'or à la dé-
molition. Les ligueurs en sont délogés, le château est
rétabli pour être enlevé et rasé par la ligue en mai
1593 (1). Henri IV, en 1597, s'y loge. En 1635, le
bourg est brülé par les Polonais et les Croates (2). Ce
n'est qu'à l'époque de la révolution qu'il fut détruit
tout-à-fait.
A Domart-en Ponthieu, on voit encore quelques” por-
tions des tours et des murailles de la ville. Hugues IT,
(1) Daire. Histoire d'Amiens , tom. 4, pag. 305, 309, 343, etc.
(2) Daire. Histoire de Doullens , pag. 103 et suiv.
30.
— 466 —
comte de Ponthien, construisit le château, en 940, et
l’archiduc Albert le détruisit en 1597 (1).
Mais l'édifice le plus remarquable de Domart est
une maison de templiers, située dans la rue princi-
pale, et dont la façade est encore bien conservée. Au
rez-de-chaussée , est une suite d’arcs ogives dans les-
quels on a depuis percé des baies de fenêtres. Sous le
dernier de ces arcs est la porte d'entrée bien caracté-
risée encore. Un simple cordon creusé en doucine sé-
pare le rez-de-chaussée de l'étage supérieur. Des trois
fenêtres à cintre surbaissé qui restent encore, une seule
a conservé le meneau qui la divise en deux parties,
et les colonnettes de ses côtés qui supportent deux ogi-
ves tréflées bien évidées. Les deux autres ont leurs
meneaux brisés. Cette facade mérite d’être conservée
avec soin. Îl reste peu de maisons du XIIL.° siècle qui
soient si bien caractérisées.
Hâtons-nous de jeter un dernier coup d'œil sur le
château de Pernois. Cette tour encore debout, ces
quelques débris de murailles vont bientôt disparaitre.
Il ne restera plus pierre sur pierre de cette forteresse,
qui appartenait à l’Evêque d'Amiens, et où le seigneur
du Crotoy alla loger, après la prise de Domart, avec
trois ou quatre cents combattans, pour la tenir fron-
tière et garder le pays contre les Francais (2). Le car-
dinal Antoine de Créquy, conseiller et ami du roi
Charles IX , l'habitait en 1595, après l'avoir rebâti. On
ne peut plus déchiffrer les inscriptions et les armoiries
(1) Mémoires sur les anciens monumens de l'arrondissement de
Doullens, par Eug. Dusevel , pag. 48.
(2) Montrelet. Chron, , pag. 5414.
= 460 —
des pierres tumulaires chargées d’arabesques et de per-
sonnages effacés qui se voient encore dans la cour.
Messieurs ,
J'ar peut-être mal compris le but du travail dont j'é-
tais chargé, j'avais à vous entretenir des monumens
les plus remarquables sous le rapport de l'art et sous
le rapport historique, qui méritaient d’être conservés ,
et je vous ai longuement entretenus de châteaux dont
on trouve à peine quelques ruines encore debout. J'ai
pensé qu'il fallait sauver de l'oubli, en les mention-
nant, les lieux si souvent le théâtre d'événemens im-
portans pour notre pays, et que c'était en quelque
sorte prolonger la durée de ces ruines, que d'en rap-
peler le souvenir et l’histoire, au moment où nous al-
lions les voir disparaître.
En effet, de tant et de si puissans châteaux que
possédait la Picardie , un seulement , le château de
Rambures est encore debout et dans un parfait état de
conservation ; les ruines si imposantes et si pittores-
ques de Folleville, de Lucheux et de Picquigny, qu
mériteraient si bien d'être protégées contre l’avidité des
démolisseurs, et que le temps seul devrait renverser,
sont des propriétés particulières que le zèle des anti-
quaires est impuissant à conserver et dont il ne peut
que regreter chaque jour la ruine incessante.
Mais, Messieurs, l'état, les villes, les bourgades
possèdent aussi quelques monumens féconds en vieux
souvenirs. Nous appellerons, sur ces antiques édifices ,
toute la sollicitude du gouvernement : nous signalons la
porte Montre Ecu, l’ancien bailliäge d'Amiens, le bef-
froi de Péronne , de Doullens et de Lucheux, et nous
30.*
— 468 —
aurons la satisfaction, nous n'en doutons pas, de voir
assurer la conservation de ces monumens, les seuls de
l'ordre civil qui appartiennent à l'Etat.
Un autre ordre d'’édifices, les églises appellent sur.
tout l'attention. Nous recommandons la chapelle Notre-
Dame d’Airaines, si vieille et si délabrée, la crypte si
curieuse de l’antique collégiale de Nesle, l’élégante et
gracieuse façade de Bertaucourt, les églises de Mareuil
et de Lucheux, ses contemporaines ; puis celle de Roye
et de Poix et la coquette et plus moderne église de
Tilloloy. En même-temps nous solliciterons de prompts
secours pour l'église de Conty si riche en sculpture, et
surtout pour la magnifique chapelle de St.-Esprit de
Rue, si précieuse comme étude d'art.
Le gouvernement et le conseil général du départe-
ment se sont déjà imposé d'énormes dépenses, pour la
restauration de la cathédrale et de l’église de St.-Ri-
quier. Ils continueront, nous en sommes certains, l'œu-
vre réparatrice, et ils assureront aux siècles futurs la
possession de ces deux chefs-d'œuvre, qui témoigneront
de leur générosité et de leur amour pour les arts.
Il est, Messieurs, un point de la lettre de M. le
Ministre auquel je n'ai pas répondu, indiquer les som-
mes nécessaires aux travaux de réparation. Il faudrait,
pour satisfaire à cette question, des connaissances spé-
ciales en architecture et en construction ; ces rensei-
gnemens m'ont paru ne pouvoir être donnés que par
des hommes de l'art,
. Je terminerai, Messieurs, en exprimant le vœu qu’une
commission d'hommes habiles, versés dans la connais-
sance des ornemens du moyen-âge, soit nommée pour
présider à la restauration de ces monumens , auxquels
— 469 —
il importe surtout de conserver le caractère fidèle de
l'époque. En même temps, elle veillerait à arrêter cette
manie de gratter et cette fureur d’ignobles badigeon-
nages qui défigurent les églises, partout où les fabri-
ques ont le malheur d'être assez riches, pour pouvoir
payer ces dégradations ; elle emploierait aussi toute son
influence , pour faire déposer dans les musées des dé-
partemens, comme des reliques sacrées , les débris des
verrières, quand elles représenteraient quelque sujet
historique ou religieux , ainsi que les boiseries et les bas-
reliefs si curieux comme expressions des mœurs et des
croyances d’une époque , que l'on voit trop souvent
briser ou piller dans nos campagnes.
28 Avril 1838.
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DE L'IMMORTALITÉ
DE L’AME
SELON LES HÉBREUX,
Par M. J.-B.-F. OBRY.
— 0% 0=———
INTRODUCTION.
Tous les anciens peuples dont l’histoire est parvenue
jusqu’à nous, ont admis le dogme de la permanence
de l'âme après la mort, et la croyance des peines et
des récompenses d’une autre vie. Chez la plupart d’en-
tr'eux, cette doctrine se liait intimement à la politi-
que et à la législation. C'était la sanction morale de
toutes les institutions civiles et religieuses. L'histoire
ancienne ne nous montre que deux nations, les Hé-
breux et les Chinois, qui n'aient pas fait de ces dog-
mes la base de leur système de gouvernement. Peut-
être leurs législateurs ont-ils pensé qu'une police exac-
te, la sévère exécution des lois et l’accomplissement
journalier des rites et des cérémonies, étaient plus
propres à maintenir les hommes dans le devoir que
l'attente de châtimens et de récompenses relégués dans
un monde invisible dont leurs peuples n'avaient qu’un
pressentiment vague, qu'une idée confuse. Peut-être aus-
=
si que ce silence sur la vie à venir tient, chez les
Juifs surtout, à la nature de leur premier gouverne-
ment où le sacerdoce régnait sans rival. « Quand les
» prêtres , dit à ce sujet Benjamin Constant, quand
» les prêtres sont investis de tous les pouvoirs et dis-
» posent directement de l'autorité divine , ils n’ont pas
» besoin d’ajourner son intervention, et peut-être mé-
» me craindraient-ils, en l'ajournant, d’affaiblir l'effet
» qu'elle doit produire. Mais s'ils rencontrent dans les
» puissances temporelles des rivaux jaloux de leur in-
» fluence ; ils cherchent à regagner, par les craintes
» de l'avenir, la domination que le présent leur dis-
» pute. Quand ils règnent dans ce monde, ils soignent
» moins l'autre ; quand la possession de ce monde leur
» est contestée, ils appellent l’autre à leur secours. Les
» terreurs de la vie future sont pour eux des opinions
» auxiliaires (1). » Peut-être enfin, car ici toutes les
conjectures sont permises, même à l'égard de la loi
mosaique, puisque le dogme qui nous occupe ne fut
jamais enseigné aux juifs comme article de foi, peut-
être que Moïse et Fou-hi se sont tus sur cette doc-
trine dans la crainte que leurs peuples, à l'imitation
des Egyptiens et des Hindous, leurs voisins, ne fissent
un mélange bizarre de la métempsychose et de l'existence
d’un monde souterrain. On sait qu’en Egypte, l'enfer,
nommé amenti, était un lieu de repos où les morts,
destinés à des purifications nouvelles, attendaient le
signal des transmigrations qui devaient les purifier de
toutes leurs souillures et les rendre enfin dignes d’ha-
biter dans le ciel avec les Dieux. On sait aussi que,
(4 De la Religion , IV, p. 55.
— 4135 —
suivant la croyance indienne , les âmes humaines subis-
saient diverses tortures dans les péfalas , ou régions in-
férieures, avant de passer dans d’autres corps qui de-
vaient les purifier et leur mériter , d'abord le séjour des
swargas, ou sphères célestes, et enfin l'absorption en
Dieu. Moïse, initié dans toute la sagesse des Hiéro-
grammates de l'Egypte, et Fou-hi, instruit à l'école
des Brahmanes de l'Inde, n’ont pas dü ignorer ces dog-
mes. Le culte des ancêtres, établi à la Chine de toute
antiquité, et l'évocation des morts, proscrite par la loi
mosaïque , prouvent qu’ils les connaissaient. Si donc ils
n'en ont pas fait la base de leurs législations; c'est
probablement que ces dogmes , tels qu'ils existaient
alors, ne leur auront point paru dignes d'être expli-
citement consacrés. À ces époques reculées de l'histoi-
re, les Chinois et les Hébreux étaient moins aptes en-
core que les Egyptiens et les Hindous, à concevoir une
doctrine toute spirituelle ; et, si nous considérons, avec
Frédéric \Schlégel, qu'en Egypte comme dans l'Inde,
c'était justement à cette vérité de l’immortalité de l'à-
me que s'attachait la plus grossière superstition avec
des liens indissolubles , nous concevrons jusqu'à un
certain point le procédé des législateurs hébreu et chi-
nois sur cette matière. Nous les verrons , sans trop de
surprise, insister fortement sur les punitions et les ré-
compenses temporelles, et ne rien dire de celles d’une
autre vie (1). L'étonnement, à l'égard de la loi Mo-
saique , provient, en très-grande partie, de l'idée que
nous nous formous de son origine surnaturelle. Il nous
(A) Voy. le passage cité par M. S. Munk, réflexions sur le culte
des anciens Hébreux, dans la Bible de M. Cahen, IV, p. 42.
— 414 —
semble extraordinaire que Dieu ait négligé le dogme le
plus nécesssaire aux hommes, la croyance la plus sa-
lutaire et la plns sainte, la seule doctrine qui puisse
mettre un frein au crime et donner du prix à la ver-
tu. Ce qui surprend davantage encore, c'est que les
prophètes antérieurs à la captivité de Babylone , les
prophètes, qui tous manifestent la tendance à spiritua-
liser ce qui restait de matériel dans le culte de Moïse,
ne parlent point de cette doctrine en termes nets, pré-
cis et catégoriques. Aussi les meilleurs interprètes, tant
israëlites que chrétiens, ont-ils fait d'inutiles efforts
pour expliquer ce silence de Moïse. Les uns, à l’exem-
ple de Warburton, ont soutenu que ce silence même
était une preuve de l'inspiration de la loi mosaïque,
parce qu'il n'y avait que Dieu qui püt fonder et sou-
tenir un état social sans lui donner pour base la destinée
future des âmes. Les autres, et ce sont les plus moder-
nes , répondent que le grand but du législateur hébreu
était d’inculquer à ses compatriotes l'unité de Dieu,
parce que l'idolâtrie était alors la maladie générale du
genre humain ; mais que, quant à l'immortalité de
l'âme , elle était trop bien établie dans l’esprit de son
peuple pour qu'il füt nécessaire de la consacrer d’une
manière expresse. Cette dernière réponse ne paraîtra guè-
res satisfaisante , si l’on se rappelle que Moïse redit
jusqu’à satiété les choses d’un bien moindre intérêt ;
qu'il avait besoin d'agir fortement sur l'imagination des
Hébreux, et que la peinture des châtimens réservés aux
coupables dans un autre monde, était un levier puis-
sant qu'un législateur inspiré ne devait pas dédaigner.
La première est moins recevable encore; car on ne
saurait admettre que Dieu eût donné pour type des
De au
gouvernemens humains un état social où manquait le
fondement de toute bonne législation. Si, dans nos cons-
titutions modernes, la loi ne fait usage que de puni-
tions et de récompenses temporelles, c'est que la po-
lice est séparée de la religion. Mais, dans un gouver-
nement théocratique, tel qu'était celui de Moïse, dans
uu état qui avait Dieu même pour chef, le dogme des
peines et des récompenses d'une autre vie devait, au-
tant que le monothéisme, servir de supplément aux
lois pénales. L'unité de Dieu , sans l'immortalité de
l'âme , serait en politique une doctrine sans but, une
cause sans effet, un véritable hors d'œuvre. Elle pou-
vait convenir tout au plus à des peuplades grossières,
sortant à peine de la barbarie et encore bornées aux
besoins purement physiques.
Quoiqu'il en soit, Voltaire et ses disciples ont trop
exagéré le silence des plus anciens livres hébreux sur
l'immortalité de l'âme. A les en croire, ce dogme ne
se serait introduit chez les Juifs qu'à leur retour de
la captivité de Babylone. Moïse n'y ferait jamais allu-
sion , et les prophètes, antérieurs à Daniel, ne pré-
voiraient au-delà du tombeau que le néant. C'est là,
selon moi, une grande erreur, que je regrette de
voir partagée par le dernier et le plus fidèle traduc-
teur de la Bible. M. Cahen se fonde sur ce que l’hé-
breu biblique ne fournit aucun mot pour exprimer
l'immortalité de l'âme. Il soutient que ceux qui croient
en trouver des traces dans le pentateuque, s'appuient
sur un termé équivoque que personne n'est sûr de
comprendre ; et, malgré les justes observations de M.
Ml
— 416 —
Munk , son coréligionnaire, il persiste dans son opi-
nion (4).
Ge système a été embrassé par plusieurs critiques
protestans. Les bibles d’Augsbours et de Genève parais-
sent même en divers endroits lui prêter appui. Il a donné
lieu , en Allemagne surtout, à de nombreuses et sa-
vantes discussions , qui ne sont guères connues chez
nous que par leurs titres, tant l'exégèse biblique
est arriérée en France. L'idée de l’anéantissement to-
tal de l’homme après la mort répugne tellement à
notre esprit; notre sens intime la repousse avec tant
de force ; tous les peuples de l'antiquité l'ont rejetée
si unanimement , que, pour l'attribuer à la nation hé-
braïque , il faudrait des preuves plus claires que le
jour. Il s’en faut que ces preuves existent ; et, sl
est vrai de dire que le pentateuque ne proclame nulle
part le dogme de l'immortalité de l’âme, il n'est pas
moins vrai que nulle part non plus il ne le contredit
formellement. il le suppose au contraire en maint en-
droit , ainsi qu'on le verra dans le cours de ce mé-
moire.
Il est vrai que les dates précises des cinq livres at-
tribués à Moïse ne sont pas faciles à fixer ; et cela,
parce qu'au retour de la captivité de Babylone, ils ont
été refondus , remaniés ou recopiés par le lévite Es-
dras qui, en retouchant le style, a pu y ajouter du
sien, pour les rendre plus intelligibles aux Juifs de
son temps. Mais en général, ces livres contiennent des
traces évidentes d'une rédaction plus ancienne. D'ail-
\
(4) Voy. Réflexions sur le culte des anciens hébreux , par M. S.
Munk , dans la Bible de M. Cahen, IV, p. 5-43.
Ms ==
leurs , ue sait-on pas que , dans toutes les religions , les
doctrines , d’abord obscures et confuses, et comme dé-
posées en germes dans les premiers monumens du culte,
se produisent , se développent et se montrent au grand
jour par la succession des siècles ? C’est ce que l’on
remarque dans le développement de la croyance des
Juifs sur l’immortalité de l'âme. Les termes qui l'ex-
priment sont à peu près identiques chez tous les écri-
vains sacrés ; seulement les auteurs plus modernes les
accompagnent d'explications que les anciens moins ex-
plicites se contentent de sous - entendre. Qu'on ne s'é-
tonne donc point de voir ici faire usage des livres de
Job , des psaumes et des proverbes, quoiqu’ils soient ,
en partie du moins, postérieurs à la captivité. L'em-
ploi de ces ouvrages est indispensable dans l'examen
de la question , parce que l’on ne peut bien juger du
sentiment des contemporains de Moïse sur ce sujet
que par comparaison avec celui des Hébreux qui ont
vécu sous les rois d'Israël et de Juda, ou même
après la destruction de ces deux royaumes. La dispute
ne s’est tant échauffée que faute de distinguer les
époques et les personnes. De part et d'autre, on est
parti d'un faux principe, celui de chercher dans la Bible,
sur ce sujet, une théorie unique , homogène et la même
pour tous les écrivains , pour tous les temps. L'ancien Tes-
tament nest point l’œuvre d’un seul homme, un grand
nombre d'auteurs ont concouru successivement à sa
composition. De là les idées diverses, les incohérences,
les. contradictions même qui s'y remarquent. De là le
vague et l’obscurité des expressions. De là l'opposition
des systèmes. Toutes les opinions semblent s'y être don-
né rendez-vous. Les notions populaires , les idées sa-
— 418 —
cerdotales , les théories philosophiques y apparaissent tour-
à-tour. La permanence de l’âme après la mort ne constituant
pas , explicitement du moins, un dogme de la religion
mosaïque , les écrivains sacrés étaient libres d'en par-
ler chacun selon ses sentimens personnels. L’inspiration
divine est ici hors de cause ; et, pour traiter conve-
nablement cette matière, il ne faut imiter ni les apo-
logistes ni les incrédules. En les suivant, on court
risque de s’égarer. On s’expose avec les uns, à ap-
peler en témoignage de l’immortalité de l’âme de vrais
panthéistes , et avec les autres, à transformer en ma-
térialistes les écrivains qui admettaient cette croyance.
Tenons-nous dans le juste milieu, sous peine de faire
fausse route.
Je me propose de montrer dans ce mémoire, par le rap-
prochement de nombreux textes bibliques, soit entr'eux,
soit avec les diverses théories de l'Orient sur ce sujet,
d’abord, que les Israélites ont toujours admis l'existence
d'un monde souterrain des morts, où les âmes , origt-
nairement mélées et confondues, ont fini par être pla-
cées dans des demeures distinctes et avec un sort dif-
férent ; ensuite, que, si les livres juifs font quelquefois
mention de l’anéantissement des âmes à la mort, c’est
presque toujours par application amx àmes des méchans,
et à titre de punition ; enfin, que les idées des juifs
s'étant successivement modifiées et agrandies, par suite,
soit du progrès naturel des lumières , soit de leurs rap-
ports, volontaires ou forcés , avec l'Egypte, la Phénicie ,
la Syrie, la Chaldée et la Perse, leurs écrivains sacrés
ont dû faire et font en effet de nombreuses allusions aux
dogmes étrangers de la métempsychose , ou retour des âmes
dans des corps d'animaux, de la palingénésie, ou retour
—= 9 —
des âmes dans d'autres corps humains, et de la résurrec-
tion, ou retour des àmes dans leurs propres corps.
Dans ces recherches, je ne m'occuperai guèêres des livres
de Tobie, de Judith, de la Sagesse, de l’Ecclésiastique
et des Machabées, écrits en grec à une époque relati-
vement moderne , et, selon toute apparence , par des
juifs d'Alexandrie. Ils ne serviront que pour la dernière
partie, la résurrection générale.
$. Î. pu MONDE SOUTERRAIN DES MORTS. :
Que toutes les nations de l'antiquité aient cru à la
permanence des àmes après le trépas et à l'existence d'un
monde souterrain des morts, ce sont deux points telle-
ment incontestables qu'il est inutile de chercher à les éta-
blir. Mais on soutient qu'il en était autrement des anciens
hébreux , et c'est là ce que je conteste, après les plus
habiles critiques, à part tout esprit de secte ou de sys-
tême,
La discussion roule au fond sur deux ou trois mots ;
mais ils sont importans ; et c’est de leur saine inter-
prétation que doit sortir la vérité. Si nous prenons à
la lettre et suivant leur sens primitif, les termes de
nephech (l'âme ), et de chcol ( l'enfer ) (1), nous
ne verrons dans le premier que le souffle vital, et
dans le second , que le tombeau , comme nous pour-
rions , en adoptant le même système, traduire anima
par souffle , respiration, force vitale, et infernus, par
lieu inférieur, souterrain, sépulcre. Les latinistes n’o-
seraient suivre cette marche, parce que trop de gens
seraient en état de leur répondre qu'ils peuvent être
(4) Prononcez ch comme en français.
— 480 —
de bons étymologistes, mais qu'ils sont à coup sûr de
mauvais traducteurs. Les Hébraïsants n'ont pas la même
crainte ; ils sont en petit nombre, et les mots, les
caractères hébraïques , dont ils hérissent leurs disser-
tations, ne paraissent pas propres à leur attirer beau-
coup de lecteurs capables de les suivre.
On ne doit pas s'attendre à trouver chez les anciens,
ni surtout chez les Hébreux, une définition de l'âme
qui réponde à l'idée que nous nous en formons. La
notion d’une substance toute spirituelle , entièrement
distincte de la matière , est une idée relativement mo-
derne. Les premiers pères de l'église eux-mêmes ne
l'avaient pas. L'ame était pour eux une substance in-
corporelle ; mais ce n'en était pas moins une matière
subtile, aérienne, éthérée ou ignée, quelque. chose
enfin que l'on peut comparer aux corps impondérables
de la physique moderne , à l'électricité, par exemple.
Les livres brahmaniques , il est vrai, distinguent par-
tout les deux substances. « Le corps meurt, disent
» ils, l'âme ne meurt pas; elle ne dépend point du
» corps. Le corps n'est que la maison de l'âme. Per-
» sonne ne peut tuer l'âme: tuer et périr sont des
» mots qui ne peuvent se dire que du corps et non
» de l'âme (1) ». Cependant ces mêmes livres, qui du
reste font de l’äme une parcelle du paramätmä, ou de
la grande âme du monde, déclarent que l'âme isolée
du corps est un être insensible, ou plutôt qu’elle
n'existe plus , absorbée qu’elle est dans l'tmé suprême.
» Lorsque l'âme ,, y est-il dit, s'unit au corps, elle
» devient sujette au plaisir et à la douleur. Lorsqu'elle
(4) Analyse de l’oupnekhat, par M. Languinais, pag. 37 et 67.
— 481 —
» en est séparée, elle n'a plus ni douleur ni plai-
» sir (4) ». On y voit que, pour conserver son moi,
sa personnalité, il faut que l'âme soit revêtue d'un
corps. Cela est si vrai que les âmes qui, à leur sortie
de ce monde terrestre, n’ont pas mérité l'absorption
dans l'éfmé suprême, prennent de nouveaux corps,
soit pour être soumises aux tortures infligées dans les
régions infernales , soit pour savourér les délices des
sphères supérieures (2). C’est probablement la difficulté
de concevoir l'âme autrement qu'unie à un corps, qui
a donné naissance aux dogmes de la métempsychose et
de la résurrection.
L'âme , chez les Hébreux, porte le nom de #ephech ,
dérivé du radical naphach, respirer. Ce mot corres-
pond pour le sens à la vx» des Grecs, et à l'anima
des Latins. En y joignant le mot khdydh, la vie (3),
les livres hébreux en tirent le composé nephech-khäyäh ,
âme vitale, expression qui rappelle le djiv-dtm& des
Hindous, formé de djév, vivre ou vie, et de étmé,
souffle, respiration , dme , et signifiant dme vitale.
Aussi trouve-t-on dans les oupanichads des Vidas, ces
axiômes : « La vie consiste dans la respiration. La res-
(4) Analyse de l’oupnekhat, pag. 37.
(2) Lois de Manou, liv. 42, Stoc. 16—22.
(3) Faute de caractère propre à transcrire le heth ou k dur &es
Hébreux , je le rends par 4h, valeur qu’il a dans les mots zends
qui ont passé des Perses aux Juifs. Voir à ce sujet le mémoire de
M. E. Burnouf sur deux inscriptions cunéiformes trouvées prés d’A-
madan. Paris, 4836, in-4.° , et la notice que j'en ai publiée dans le
nouveau journal asiatique , cahier d’octobre 1836.
31.
4
— 489 —
» piration maintient tous les sens de l’homme , comme
» le moyeu maintient tous les rayons de la roue. L'âme
» s'en va en respiration, la respiration s'en va en
» chaleur , la chaleur s’en va dans l'étmé supréme (1)
» ou l’âme universelle. Le signe de la présence de
» l'étmé dans les végétaux, c'est la sève ; dans les
» animaux, c'est le sentiment ; dans l’homme, c'est
» le sentiment uni à l'intelligence. L'étmé se montre
» dans l'homme, plus apparent, plus lumineux (2) ».
Les livres hébreux semblent quelquefois reconnaître,
comme les livres hindous, deux âmes dans l’homme :
la nephech ou l'âme dont je viens de parler, et la
rouâkh ou l'esprit, mot dérivé de la racine rou@kh
qui signifie souffler. Job l'appelle roudkh éléhäh , esprit
divin (3). C'est le principe de vie dans tous les êtres
animés. Rouäkh correspond au préna des Hindous, au
mreôua des Grecs et au spiritus des Latins. Dans la
Bible , la. nephech est le produit de la roudkh, comme
dans les livres brahmaniques le djév-dtmé est une éma-
nation du prâna , ou souffle divin, qui respire dans
tous les êtres et qui se confond avec le paramätmé. Lors-
que Jéhôvah Elôhim forma l'homme, il lui souffla
dans les narines un souffle de vie ( nichmâth khaiim)
et l’homme devint une âme vivante ( nephech khâyäh ).
Ce sont les propres termes de la Génèse (4). Quoique
les écrivains sacrés ne parlent en général que d'une
seule âme , appelée indifféremment nephech ou roudkh ,
(4) Analyse de l’oupnekhat, pag. 37 et 38.
(2) Ibid. pag. 74.
(3) Job, Ch. 27 V. 3.
(4) Génès. Ch. 2 V. 7.
214% —
il y a, ce me semble, quelque différence entre les
deux termes. À proprement parler , la roudkh est l'âme
intelligente, telle que la concevaient les philosophes, tandis
que la nephech est l'âme vitale, l'âme selon l'opinion du
peuple. Cette distinction , qui existe aussi en grec entre
Lun et mveèue , se retrouvait également chez les Hindous.
Les Brahmanes instruits, en parlant des deux âmes
humaines , comparaient l’une, le préna ou paramätmé ,
à la lumière, et l’autre, le dyévétmé , à l'ombre (1).
Je reviendrai plus loin sur la roudkh. Ici je ne m'oc-
cupe que de la nephech.
Avant tout, il faut avouer que l'on trouve dans
le pentateuque cette définition : l'âme, c’est le sang ;
ou bien: l'éme de toute chair, c'est son sang, tant
qu'elle vit (2). Moïse répète plusieurs fois ces locu-
tions ; et toujours à propos de la défense qu'il fait de
manger le sang des animaux. Cette prohibition était
fondée tout à la fois sur des raisons d'hygiène , de
politique et d'humanité qu'il est inutile de développer
(4) Analyse de l’oupnekhat, pag. 75. — Relig. de l'antiquité, 4,
pag. 272—274, et pag. 648—649.
(2) Génes. Ch. 9 V. 4 et 5. Lévitiq. Ch. 47 V. 11 et 44. Deuter.
Ch. 42 V. 23.— Le second texte du Lévitique porte: 2phch-kl-bchr-
dmou-bnphchou-houa , que l’on traduit ainsi : animu-omnis-carnis-san-
guis ejus-in unima ejus-est, ce qui ne présente pas de sens clair,
à moins de prendre le second nphch pour la vie, l'être , la per-
sonne , et de traduire avec M. Cahen : «L’âme de toute chair, c’est
« son sang dans son être ». Il me semble que brphchou signifie
dum respirant , en prenant nphch pour le verbe au al et au plu-
riel, en rapport avec le collectif Al bchr, omnis caro.
31.*
— 484 —
ici (1). Peut-on inférer de ces termes que l'âme n'est
autre chose que le sang? Non sans doute, car Aris-
tophane applique au sang la dénomination de vs,
âme (2), et Virgile, en parlant d’un héros qui meurt
dans le combat, lui fait rendre son àâme ensanglan-
tée (5). Les anciens croyaient généralement que le
sang était le siége de l'âme. C'est le cœur dans les
livres brahmaniques ; et, selon les modernes, c’est le
cerveau. £i l'énergie de notre langue nous permettait
de dire : l'âme , c’est le cerveau, en concluerions nous
que le cerveau et l'âme, c'est tout un? L'âme, chez
les Hébreux, était distincte du sang, comme elle l’é-
tait du cœur, du foie ou des viscères, dont elle em-
pruntait métaphoriquement les noms.
(4) Le sang est sévèrement prohibé comme aliment, dit M. Sal-
vador , loi de Moïse, pag. 379 et 380, non-seulement à cause de sa
grande tendance à la putréfaction , mais encore pour détruire l’usage
qu’avaient les anciens peuples ( les Nomades surtout ) de tirer une
partie du sang des animaux sans les tuer. Moïse fonde sa défense sur
un motif qui n’a pas été bien compris par les commentateurs : « par-
ce que Jéhôväh , dit-il, vous a donné le sang des animaux sur l’au-
tel pour rédimer vos âmes ; car c’est ce sang qui rédimera vos âmes».
C’est comme s’il disait : dans vos sacrifices, vous donnerez ce sang
en échange du vôtre ; vous racheterez vos âmes par celles des ani-
MAUX ; par ce moyen, vous salisferez à la loi du Talion ; vous don-
nerez âme pour âme, sans sacrifier vos enfans à Jéhôväh, comme les
Cananéens le font à Molokh. Ovide (fastes 1. 6 , v. 162) a dit dans
le même sens : hanc animam vobis pro meliore damus. Voy. là-des-
sus Spencer, de legib. hebræor. rit., pag. 469—170 et 377—381,
(2) Xe 74 doxns exmuvouct ; dans le Lexicon hébren de. Par-
khuvrst, verbo »phch.
(3) Purpuream vomit ille animam. Ænéïd, Liv. 9. V. 349.
— "4851 —
Je conviens , aussi que le mot chéol , enfer, veut
dire au sens propre, fosse, cavité, profondeur, et
qu'il paraît employé avec cette acception dans quel-
ques passages de la Bible. Mais on doit reconnaitre
également que, dans un grand nombre d’autres, il
a une signification beaucoup plus large. Aussi les Sep-
tante le rendent-ils constamment par zd»s, enfer, et
la vulgate par infernus, inferus ou inferi. Quoique
ce terme soit écrit par un aleph ( chaoul ), Gesenius
le dérive avec raison de chéoul , par ain, signifiant
creux, cavité, profondeur. C'est ainsi qu'en allemand
hôlle, l'enfer, écrit par deux /, vient de hôhle, écrit
par hl, creux, cavité. Ce savant philologue remarque
en même temps que chioul en syriaque signifie enfer ,
limbe , purgatoire , et il n'hésite pas à comparer le
chéol hébreu à l’x%y; des Grecs ainsi qu'à l'orcus des
Romains (1).
Enfin, je ne nierai point que les écrivains hébreux
semblent tous partir d'une idée très-peu philosophique,
à savoir , que le juste et le méchant finissent tôt ou
tard par recueillir dans ce bas monde le prix de leurs
œuvres. Aussi les termes dont ils se servent, en
parlant de la vie future, sont-ils si peu précis que
souvent ils ne paraissent s'appliquer qu'à la vie pré-
sente. Mais tout cela ne prouve pas que ces auteurs
n'admettaient rien au-delà du tombeau. Il en résulte
seulement qu’ils n'avaient pas de notions claires et
distinctes sur le sort des âmes après la mort, et que,
s'adressant à un peuple grossier, ils se voyaient con-
traints d'user d'images et de figures empruntées aux
objets qui frappent l'imagination.
(4) Voy. le Lexicon hebraïcum de Genesius , au mot Chaoul.
TT
Les critiques qui persistent à prendre le chéol pour
la tombe oublient que l'hébreu biblique possède d’'au-
tres termes pour exprimer le sépulcre; que les écri-
vains sacrés ne joignent jamais le mot nephech , l'âme,
avec le geber, le tombeau, le réceptacle du corps, mais
toujours avec le chéol , l’enfer , le dépôt de l'âme, et
que ce dernier mot, à l'exemple du nom propre de
Jéhôväh, ne recoit jamais l’article, comme si c'était un
nom sacramentel, propre à désigner, non seulement la
demeure souterraine des morts, mais encore Jéhôväh
lui-même, en tant que dieu infernal présidant à leurs
destinées, à l'instar du ratamenti Egyptien, ( osiris-
sérapis), de l'adés grec (Gev:-udys ), et de Lorcus la-
tin ( jupiter-orcus, jupiter-pluton }, (1). Ils oublient
également que les anciens Hébreux divisaient l’uni-
vers en trois parties, la supérieure qu'ils appelaient
chamaïm , les cieux , palais de Jéhoväh ; l’inférieure
qu'ils nommaient chéol, l'enfer, séjour des morts,
et la movenne , arts, la surface de la terre, de-
meure des vivans (2). De là les expressions dont ils
se servaient en parlant de la présence de Dieu par-
tout. « Trouverais-tu le Dieu fort ( Elohäh )}, en
» sondant, est-il dit dans Job, trouverais-tu parfai-
» tement le Tout-Puissant ( Chaddaï )? Il est plus
» élevé que les cieux, qu'y ferais-tu ? il est plus pro-
» fond que chéol, qu'y connaîtrais - tu (3)? » « Où
(4) Rat-Amenti où Ra-Amenti en Copte, signifie roz de l’enfer. C’est
le rhadamanthe des grecs, comme qui dirait rddjämenti, mot hybride
désignant le rädja de, l’'amenti. Relig. de l’antiq. , 1, p. 464, note 1.
(2) Vey. lettres de quelques Juifs, etc., par l’abbé Guenée 11, p. 74.
(3) Job, Ch, 41 V. 7 et 8.
— AT —
» irai-je loin de ton esprit, s'écrie à son tour le psal-
» miste , et où fuirai-je loin de ta face? Si je monte
» aux cieux, tu y es; si je me couche dans le chéol,
» t'y voilà (1)? » Quand Jacob, apprenant la mort
de Joseph qu'il croyait dévoré par une bête féroce,
s'écriait : « Je descendrai en deuil auprès de mon fils
» dans le «héul (2) » , il est évident qu'il n’entendait
point parler du tombeau. Il ne voulait certainement
pas dire que son corps irait dans le ventre de la bête
qui avait dévoré Joseph. C'était dans le séjour com-
mun des morts qu'il se promettait de descendre bien-
tôt, pour aller rejoindre son fils. De même , lorsque
Moïse menace Coré, Dathan et Abiron de la colère
de Jéhôväh , lorsqu'il leur annonce que , s'ils persis-
tent dans leur révolte , ils seront engloutis dans la terre
et descendront vivans dans le chéol (3), il n'est point
là question du tombeau, mais du gouffre infernal ,
du monde souterrain des morts. Enfin, quand Jéhô-
väh dit, dans le célèbre cantique de Moïse :, « Le feu
» s'est enflammé dans mes narines, il brülera jusqu’au
» chéol profond ; il consumera la terre et ses produc-
» tions , et embràsera les fondemens des montagnes
» (4). Ce chéol n'a certes point là le sens de sépulcre
» où de tombeau ».
(A) Psalm. 1438 V. 7 et S.
(2) Genèse , Ch. 42 V. 38. Ch. 44 V. 29 et 31.
(3) Nombres Ch. 46 V. 30 et 33.
(4) Deutér., ch. 32 V. 22. Je me sers de la traduction de M. Ca-
ben, comme étant la plus exacte, la plus fidèle et la plus concise
que je connaisse. J'en userai de même pour les autres passages qui
vont suivre , lorsqu'ils sont tirés des livres de la Bibie que ce savant
— 488 —
IL ne la point non plus dans les divers endroits de
Pentateuque où il est parlé de la réunion aux ancêtres
après la mort. On a prétendu que ces expressions de-
vaient s'entendre tout simplement de la sépulture , et
l'on a pensé à des caveaux dans lesquels étaient déposés
les restes d’une même famille. Mais si l’on s'était donné la
peine de vérifier tous les passages qui contiennent cette
locution, on y aurait vu que la réunion aux ancé-
tres est expressément distinguée de la sepulture. Abra-
ham , originaire de la Chaldée, et voyageur dans la
Mésopotamie, est réuni à ses peuples, mais il est inhu-
mé dans le caveau qu'il avait acquis près de Hébron,
dans le pays de Canaan, et où Sara seule est enterrée
(1). Jacob meurt en Egypte et est réuni à ses peu-
ples (2), puis son corps est embaumé, les Egyptiens
célèbrent le deuil pendant 70 jours, et c'est seulement
à l'expiration de ce deuil, que Joseph conduit les res-
tes de son père au pays de Canaan, pour les enter-
rer auprès d'Abraham et d'Isaac (3). Aaron meurt sur
le mont Hor et y est enterré; Aucun membre de son
peuple n'y repose , et cependant il est réuni à ses peu-
Israélite a traduits jusqu’à ce jour. Je ne nr'écarte de sa version que
dans les cas très-rares où il ne me paraît pas avoir parfaitement saisi
ou rendu le sens du texte. Ici, par exemple, il traduit les mots chaoul
thkhthith, par ceux-ci: « derniers confins du schéol ». Mais ils signi-
fient à la lettre orcus profundus , unterste hôlle , comme traduit Men-:
delsohnn , l'enfer le plus bas. Voir aussi psal. 86 V. 43,
(4) Génèse, ch. 23, v. 49; ch. 25, v. 8-10.
(2) Ibid., ch. 49, v, 33.
(3) Ibid, ch. 50, v. 3 et suiv.
— 489 —
ples (4). Enfin, Moïse meurt sur le mont Nébo, et per-
sonne ne connaissait sa sépulture : il n'en est pas moins
réuni à sos peuples (2). Voilà plus d'exemples qu'il n’en
faut pour établir que les Hébreux ont toujours cru à
un séjour où les âmes se réunissaient après le trépas.
S'il fallait une autre preuve de cette croyance au temps
de Moïse , nous citerions la défense d'évoquer les morts,
insérée au lévitique et au deutéronome (5). On n'in-
terroge point, disait Fréret, ce qu'on ne croit pas exis-
ter (4).
En rapprochant divers textes des proverbes, du
psalmiste , d'Isaie et de Job où il est parlé du
chéol, on voit que les anciens Hébreux se le figuraient
comme un vaste et profond souterrain, placé au cen-
tre du globe terrestre et sous les eaux qu'il renferme,
comme un séjour sombre , morne et silencieux, appelé
pays de ténèbres et d'ombre de la mort, espèce de
cahos où règne le désordre, où il n’y a que l'horreur
des plus épaisses ténèbres (5). Cette demeure infernale
avait des vallées et des profondeurs (6). Elle était
fermée par des portes (7), et avec des verroux,
comme une véritable prison (8). Mais ce tableau rem-
(4) Nomb., ch. 20, v. 24. — Deut., ch. 32, v 50.
(2) Deut. , ubi suprà , et ch. 34, v. 6.
(3) Levit., ch. 49, v. 31; ch. 20, v. 6. — Deut., ch. 18, v. 41.
(&) Dans les lettres de quelques juifs portugais, par l'abbé Guénée,
A1, p. 70.
(5) Psal. 86, v. 43.— Job, ch. 10 , v. 21 et 22.
(6) Prov., ch, 9, v. 18.
(7) Isaïe, ch. 35 v. , 10.
(8) Job, ch. 47, v. 16.
— 490 —
bruni convient plus spécialement à la partie la plus
profonde de l'enfer dont je parlerai dans le $ 2. Le
chéol, pris en général, était l'habitation ou le dor-
toir des mânes, des ombres, des trépassés ; c'était
c'est aussi celle des réphaim, de ces êtres moitié
fabuleux, moitié historiques, de ces géans ou hé-
ros des temps primitifs dont l'appellation générale a
été ensuite appliquée à tous les habitans du sombre
royaume. Telle est l’idée que nous en donne lIsaïe
dans sa complainte sur la mort du roi de Babylone,
vaincu et tué dans le combat. Voici en quels termes
le prophète décrit la desceute de ce conquérant au
chéol :
« Le chéol en bas s'émeut à cause de toi, à ton
» arrivée. [Il agite devant toi les réphaïim, tous les
» forts de la terre. Il soulève de leurs trènes tous
» les rois des nations. Tous commencent à te parler,
» et te disent: Toi aussi tu es devenu faible comme
» nous ! Tu nous ressembles. Ton orgueil, le résonne-
» ment de ta harpe sont descendus dans le chéol ;
» sous toi les vers sont étendus ; les vermisseaux font
» ta couverture! Ah! Comment es-tu tombé des cieux,
» astre du matin, fils de l'aurore? Tu es abattu à
» terre, toi qui foulais les nations. Tu disais en ton
» cœur : Je monterai aux cieux , j'éléverai mon trône
» pardessus les étoiles du Dieu fort ( El ) ; je m'as-
» sierai sur la montagne de l'assemblée (des Elohim),
» au flanc septentrional. Je monterai sur les hauteurs
» des nuages. Je serai semblable au Très-Haut ( Elioun).
» Gertes, c'est dahs le chéol que tu descendras , au
» fond de la fosse. Les spectateurs te regarderont , te
» contempleront , se consulteront sur toi : est-ce là
— 491 —
» cet homme qui faisait frémir la terre , qui culbutait
» des royaumes, qui réduisait l'univers en désert ,
» qui ravageait les villes? Il n’ouvrait pas la maison
» à ses captifs. Tous les rois des nations , tous sont
» couchés avec honneur , chacun dans son mausolée.
» Mais toi, tu as été rejeté de ton sépulcre , comme
» une branche méprisée, comme le vêtement des ca-
» davres , percés du glaive, qui descendent dans les
» flancs du tombeau , comme une charogne foulée aux
» pieds. Tu ne seras pas réuni à eux dans la tombe ;
» car tu as détruit ton pays, tué ton peuple. Que ja-
» mais la race des pervers ne soit mentionnée (1) ».
Ce chant poétique a suggéré à M. de Chäteaubriand
la belle prosopopée qui termine sa description des tom-
beaux de St.-Denis, dans le Génie du Christianisme.
Mais pour Isaïe, ce n'est point là une simple figure
de rhétorique , dûe toute entière à l'imagination du
poëte ; c’est un discours oratoire dont la croyance po-
pulaire a fourni le sujet. Ces réphaim , autrefois puis-
sans sur la terre, et maintenant faibles et sans vi-
gueur , ces princes, ces rois, ces conquérans qui se
lèvent de leurs siéges à l’arrivée du roi de Babylone,
et l’accueillent par des huées unanimes , ne sont point
(4) Isaïe, ch. 44, v. 9—20. Ezéchiel, prophète de la captivité ,
peint la mort des rois d'Egypte et d’Assyrie dans des termes analo-
gues. Il parle des puissans frappés à mort par le glaive et descendus
dans le chéol , ayant autour d’eux la multitude de leurs anciens su-
jets qui semblent leur être encore soumis dans le sombre empire.
Voir Ezéch., ch. 31, v. 45—17; ch. 32, v. 21—27. Ce cantique
d’Isaïe est curieux sous plus d’un rapport et je me réserve d’y re-
venir dans mes Recherches sur le nom, l'origine , les Symboles et les
attributs de Jehôväh , que j'espère publier bientôt.
!
— 492 —
des cadavres ensevelis sous leurs tombes royales. Ce
sont des ombres , des âmes revêtues d’un corps léger
et grandiose, images de ceux qu'elles portaient sur la
terre ; ce sont des habitans du sombre empire de la
mort. Le chéol où ils dorment n'est point une sépul-
ture commune à tous les monarques de l’Asie ; ce n'est
pas non plus celle des rois de Babylone ; car la fosse
où le dernier d’entr'eux fut jeté , n’a aucune ressemblance
avec les mausolées de ses prédécesseurs. C'est l'amenti des
Egyptiens , le Hamestan des Perses, l’adès des Grecs,
l'orcus des Latins, c’est le séjour inférieur et ténébreux
des morts, opposé au céleste empyrée où l’orgueilleux
Satrape s'était vanté d’asseoir son trône.
L'auteur des proverbes fait aussi allusion au chéol et
aux mânes, dans divers passages où il fulmine contre
la femme étrangère, contre la courtisane qui attire à
elle la jeunesse imprudente. « Sa maison, dit-il, penche
» vers la mort, son sentier mène vers les réphaim (1).
» Le jeune insensé ne considère point que là sont les
» réphaïm , et que ceux qu'elle a invités sont dans les
» profondeurs du chéol (2). Le chemin de la vie élève
» l'homme prudent et lui fait éviter le chéol (3).
» L'homme qui s'écarte du chemin de la pruderce
» aura sa demeure dans l'assemblée des réphaim (4) ».
Le livre des psaumes n’est pas moins explicite, et ce
qu'il contient sur le chcol rappelle en quelque sorte ce
(1) Prov., ch. 2, v. 8.
(2) Ibid. , ch. 9, v. 48.
(3) Ibid. , ch. 45, v. 24.
(4) Ibid. , ch. 46, v. 2
— 493 —
fleuve du Léthé dont l'eau faisait oublier aux mânes
tous leurs souvenirs de la terre :
« Quel profit, s'écrie le psalmiste, en s'adressant à
» Jéhôväh, quel profit y aura-t-il en mon sang, si je
» descends dans la fosse? La poussière te célébrera-t-
» elle ? Annoncera-t-elle ta vérité (1)? On ne se sou-
» vient pas de toi dans la mort. Qui te célébrera dans
» le sépulcre (2)? Feras-tu un miracle envers les morts,
» ou les Réphaïm se réveilleront-ils pour te célébrer ?
» Annoncera-t-on ta bonté dans le tombeau et ta fidélité
» dans l'abaddôn (le lieu de perdition )? Connaîtra-t-on tes
» merveilles dans les ténèbres et ta justice dans le pays
» de l'oubli (3)? Les morts ne te loueront pas, Jéhô-
» vâh, ni ceux qui descendent dans le lieu du silen-
» ce (4) ».
Le saint roi Ezéchias dit aussi à Jéhovah dans son
cantique :.« le chéol ne te louera point; la mort ne te
» célébrera point ; ceux qui sont descendus dans la
» fosse n’espèrent plus dans ta fidélité. Le vivant, le
» vivant, celui-là te célèbre ; comme moi aujourd'hui,
» le père annonce à ses enfans ta fidélité (5) ».
Malgré le vague des expressions, les passages cités
supposent que les Réphaim, qui dorment dans le chéol
d'un sommeil éternel, ne sont pas tout-à-fait anéantis.
Les morts ne célébrent plus Jéhôväh ; ils n'annoncent
(4) Psal. 29, v. 9:
(2) Psal. 6, v. 9.
(3) Psal. 87, v. 41—13.
(4) Psal. 445, v. 47.
(6) Dans Isaïe, ch. 38, v. 18—19.
— 494 —
plus sa bonté, sa vérité, sa justice, ses merveilles ; ils
ne s'attendent plus à sa fidélité; mais pourtant ils sont
encore des éfres, des individus, ayant une existence
quelconque, des êtres animés d’un faible souffle vital,
de véritables mänes, qui semblent avoir bu au fleuve
d'oubli, tant ils montrent d'’indifférence pour les choses
de notre monde ! mais qui n’en vivent pas moins d'une
sorte de vie automatique, souterraine et silencieuse ,
en un mot, des àmes qui reposent dans le chéol,
comme leurs corps dans le tombeau.
J'ai choisi ces textes , entre beaucoup d’autres, parce
que , s'ils supposent vaguement une distinction entre
le chéol proprement dit , et l'abaddôn, ou lieu de per-
dition , ils ne contiennent rien qui annonce un terme
plus ou moins éloigné au séjour des morts dans ces
demeures souterraines. Le pentateuque et les deux li-
vres de Josué et des juges gardent le silence le plus
complet sur la délivrance des àmes , ou leur sortie du
chéol. A la vérité, on invoque sur ce dernier point
un célèbre cantique de Moïse, où le poëte fait dire
à Jéhôväh : « Reconnaissez maintenant que moi, moi,
» je suis l'être ( houa , lui ), et point de Dieu à côté
» de moi; c’est moi; je tue et je vivifie, je blesse
» et je guéris, et de ma main on ne peut s’échap-
per. Car j'étends, vers les cieux ma main, et dis :
» Je vis en toute éternité (1) ». Mais ce texte, soit
qu'avec la plupart des commentateurs, on en attribue
à Moïse la rédaction définitive, soit qu'après de Wette
et Justi (2), on si voie les traces d’une plume étran-
Y
(4) Deut., ch. 32, v. 39-40.
{2) Dans la Bible de M. Cahen, in loco.
— 495 —
gère qui, en le retouchant, y aurait fait quelques in-
terpolations , ce texte, disons-nous , à évidemment pour
objet d'inculquer aux Hébreux l'unité de cause et de
combattre la doctrine des deux principes. Dans les
mythes populaires de l'Egypte et de la Perse, la vie
était un bienfait d'Osiris ou d'Ormuzd , et la mort
une production de Typhon ou d’Ahrimane (1). Voilà
le dogme que ce cantique réprouve, en aftribuant à
Jéhôvâäh la vie et la mort, en faisant de lui le pen-
dant du mahadeva des Hindous , de ce grand Dieu reé-
novateur , qui crée pour détruire et détruit pour créer
de nouveau (2).
Quoique le poëte place la mort avant la vie, comme
la blessure avant la guérison, il est difficile d’ad-
mettre qu’au siècle de leur législateur , les Israélites
eussent déjà connaissance du dogme de la palingé-
nésie, ou seconde naissance, de la sortie du chéol
et de la rentrée dans ce séjour, dogme dont on trou-
vera des vestiges sous la période des rois.
(4) Ces idées populaires s’appliquaient , dans les mystères de Mithra
et d’Osiris, à la mort de l’âme, c’est-à-dire à sa damnation éter-
nelle, suite de sa chûte causée par le mauvais principe. La mort du
corps y était au contraire considérée pour les justes comme une dé-
livrance de la prison de ce bas-monde. On trouve des traces de ce
point de vue sacerdotal jusque chez les Grecs dans leurs mystères
de Dionysus. Voir relig. de l’antiq. , III, p. 304 et 307.
(2) Ce rapprochement sera développé dans mes liecherches sur Jé-
hôväh. Il s’applique surtout au Dieu des Israélites contemporains de
Moïse ; car, plus tard, Jéhôväh a pris aux yeux du peuple un ca-
ractère plus doux, mais non moins grand, qui le rapproche de
Brahmä et d'Ormuzd.
— 496 —
Je ne m'arrêterai point au souhait que fait Balaam
de mourir de la mort des justes et de finir comme
eux (1); car les prédictions de ce faux prophète por-
tent des caractères incontestables de posthumité ou de
remaniment. Elles ne remontent guères plus haut que
le siécle de Salomon , si même elles ne descendent
pas jusqu’à celui de Josias (2). D'ailleurs, mourir de
la mort des justes , ce fut long-temps , pour beaucoup
de Juifs , mourir tranquillement dans son lit, rassasié
de biens et d'années.
Quant à l’assignation de demeures différentes pour
les bons et pour les méchans, nous voyons bien que
le deutéronome parle du chéol profond, dénomination
qui, après l'établissement de la royauté , désignait le
lieu de supplice des réprouvés ; mais rien ne prouve
qu'au temps de Moïse on y emprisonnait les méchans.
Nous verrons ci-après que l'abaddôn ou chéol profond
pouvait avoir alors une destination purement mythique.
Il est vrai que , lors du châtiment terrible des lévites
Coré , Dathan et Abiron, qui avaient irrité Jéhôväh,
en se révoltant contre les cohénim ou prêtres, la terre
ouvre son sein , et les engloutit avec tout ce qui leur
appartient. Ils descendent vivans dans le chéol ; Je
gouffre se referme, le sol les couvre et ils se perdent
du milieu de l'assemblée ; puis un feu sort de Jéhôvah
pour consumer leurs adhérens. Mais il ne s’agit point
là d'une punition dans l'autre vic, d’une descente
dans un lieu de supplices, d’un feu de l'enfer, car
(4) Nomb., ch. 23, v. 40.
(2) Voir les notes de M. Cahen, ir loco , et les œuvres de Vol-
ney , IV, p. 402—4140.
— 497 —
Moïse n'en menace pas les coupables ; et, en s'adres-
sant à la multitude, il se borne à lui dire que les
rebelles vont mourir d’une mort inattendue et ne joui-
ront point de la destinée réservée à tous les hom-
mes (1).
Ce qui paraît certain , c'est qu'au siècle de Saül , on
ne mettait encore aucune différence entre les morts,
quelle qu'eùt été leur conduite dans cette vie. Lorsque
ce prince, après avoir été rejeté de Dieu, fait évo-
quer par la pythonisse d’Aindor l'ombre du prophète
Samuel , ou, comme porte le texte , fait monter Sa-
muel de la terre, cette ombre courroucée lui répond :
« Pourquoi m'as-tu troublé en me faisant monter ?..…..
» Demain toi et tes fils vous serez avec moi (2) ». Le
discours d’Abigail à David , cité en preuve du contraire
(3), contient uniquement , en termes poétiques, il est
vrai, l'assurance que Jéhôväh protégera les jours de
ce prince et détruira ses ennemis. « Pardonne , lui
» dit cette femme, pardonne, je te prie, la faute
» de ta servante, car Jéhôvâäh établira certainement à
» mon maître une maison stable, puisque mon seigneur
» conduit les batailles de Jéhôväh, et que de ta vie
» il ne s'est trouvé de mal en toi. Que si quelqu'un
» se lève pour te poursuivre et pour attenter à ta
» vie, l'âme de mon seigneur sera enveloppée dans
(4) Nomb , ch. 46, v. 29—35. Le feu qui, suivant ce texte, sort
de Jéhôväh (math 1houh ) , ne saurait être pris pour le feu de l’en-
fer, même dans le système panthéistique.
(2) I Sam., ch. 28, v. 414—45.
(3) Par M: Munk, dans ses réflexions sur le culte des Hébreux
ci-dessus citées.
32.
— 498 —
» le faisceau des vivans, auprès de Jéhôvah, ton
» Dieu ; mais il frondera l'âme de tes ennemis dans
» le creux de la fronde. Quand Jéhôväh aura fait à
« mon seigneur tout le bien qu'il t'a prédit, et qu'il
» t'aura établi prince sur Israël.... souviens-toi de ta
» servante (1) ».
Mais, dira-t-on, l'enfer, chez les Grecs et les Ro-
mains, comprenait le Tartare et l'Elysée ; les bons étaient
séparés des méchans, il y avait des récompenses pour
les uns, des châtÿmens pour les autres. L’amenti des
Egyptiens et le hamestan des Perses n'étaient que
des séjours passagers, où les âmes attendaient, ici la
résurrection générale , et là le signal des transmigra-
tions. Si l'on ne voit rien de semblable dans le penta-
teuque , si les ombres ne s’attendaient pas à passer
dans d’autres corps ou à renaître dans les leurs ; s'il
n'y avait entr'elles aucune distinction, l’ancien chéol des
Hébreux, le chéol des contemporains de Moïse, de Jo-
sué et des juges, n'aurait été véritablement qu'un sé-
jour sans but et sans objet, et l'on ne doit chercher
dans ce nom qu'une vague désignation du tombeau.
(4) E Sam., ch. 25, v. 28—31. Le faisceau de la vie, pour enve-
lopper l’âme du juste, et le creux de la fronde, pour lancer l’âme du
méchant , peuvent être des allusions au sort futur des âmes ; maïs si
le premier emblème se rapporte au chéol, le second est plutôt relatif
à l’anéantissement des pervers qu’à leur relégation dans l’abaddôn.
Job ( ch. 27, v. 8, 49 et 22 ) dit dans le même sens que Dieu ar-
rachera l’âme de l’hypocrite enrichi ; qûe le méchant sera couché
dans la tombe, mais ne sera point recueilli; que le ‘vent d'Orient
l’enlèvera de sa place comme un tourbillon ; que le Dieu fort se je-
tera sur lui et ne l’épargnera point, elc.
499 —
La réponse à cette objection est facile :
Chez tous les peuples primitifs, il y a deux phases
à considérer dans les descriptions du monde souter-
rain , dans les hypothèses sur la destinée de ceux qui
l'habitent. Partout on y a suivi la pente de l'esprit
humain et le progrès des lumières.
Les tribus pastorales, dans leur état d'ignorance et
de barbarie, n'avaient pas moins que les peuples agri-
culteurs et civilisés, un pressentiment obscur de l'im-
mortalité de leurs âmes. L'homme, quelle que soit sa con-
dition sur la terre, se persuade difficilement que son
âme périra avec son corps. Il sent, il est convaincu
qu'à la mort quelque chose survit en lui. Savant ou
ignorant, heureux ou malheureux , innocent ou cou-
pable , il se dit comme le poète, avec joie ou avec
crainte : non omnis moriar , je ne mourrai pas tout en-
tier. Cette pensée qui le console ou qui l'accable , est
le cri de sa conscience. C'est, dit un autre poète :
« le frein du scélérat, l'espérance du juste (1) » Dans
leur impuissance de concevoir l'âme autrement qu'unie
(4) Job a dit (ch. 19, v. 27): reposita est hæc spes mea in sinu
meo , selon la vulgate. Je prèfère cette version à celle des bibles pro-
testantes portant : «mes reins se consument dans mon sein» , phrase
qui, pour nous, ne présente aucun sens. Il est vrai qu’en hébreu les
reins de l’homme se prennent pour son esprit, son âme, son intelligence,
et que le texte Xlou kliouthi peuttrès-bienserendre en latin par £abescunt
renes mei, mais les versets qui précèdent semblent exiger qu’on tra-
duise : (jam) émpleta sunt desideria mea ; en français , les désirs
que je porte dans mon sein sont déjà accomplis , ou, je suis assuré
de leur accomplissement. » C’est le manet alté mente rcpostum de
Virgile. Le psalmiste (ps. 46, v. 9), a dit dans le même sens : «ma :
» chair habitera en assurance (dans le tombeau ) ».
82.*
== 600 —
à un corps, les sauvages, les nomades, les peuples
grossiers et simples s'imaginent qu'elle subsiste, après
le trépas, tant que le corps subsiste lui-même ; après
quoi ils se perdent dans la confusion de leurs propres
pensées. Les uns croient qu'au moment où le corps
tombe en poussière , l'âme passe dans un animal, qui
naît à point nommé (1), et qu'après avoir ainsi passé
successivement d'animal en animal, jusqu'à ce qu'elle
les ait parcourus tous , elle rentre dans un corps hu-
main , pour recommencer à l'infini le cercle de ces
transmigrations. Les autres conjecturent que la série de
ces pélérinages une fois achevée, l'âme , affranchie du
cercle fatal, descend dans l'enfer où elle se repose en-
fin de ses fatigues, sans ètre soumise à des révolutions
nouvelles ; mais à la condition de s'y revêtir d’un corps
fantastique, frèle et débile, image du premier ou du
dernier qu'elle portait sur la terre; car, pour survivre
au corps, il faut que l’âme lui ressemble, qu'elle en
emprunte les formes, comme l'ombre qui le suit dans
le monde où nous sommes. Ici, dans la crainte de ra-
valer l’homme au niveau de la bête, ils prennent le
monde souterrain pour le réservoir commun, pour le
réceptacle provisoire des âmes, les y font descendre ,
toujours sous des apparences corporelles, et se repré
sentent la divinité retirant ces âmes l’une après l’au-
tre de ce dépôt général, pour les loger dans de nou-
veaux corps humains. Là, ils supposent qu'en quit-
(4) Hérodote applique ces expressions au corps humain que l’âme
revêt après ses transmigralions dans des corps d'animaux, (relig. de
Vantiq., 4, p. 882). Mais il en devait être ainsi de tous les corps
dans lesquels elle entrait successivement.
— 501 —
tant ses restes mortels tombés en poudre, l'âme s'en-
fuit pour toujours dans le monde souterrain, avee
l'ombre de son corps, sauf quelques visites qu'elle
vient rendre de temps en temps à son tombeau. Ces
transmigrations , ces secondes naissances, ce séjour, ces
voyages des âmes s'opèrent d'abord, sans choix, sans
ordre et par l'effet du hasard ou du bon plaisir de la
. divinité ; mais bientôt les législateurs savent soumettre
ces diverses croyances à des règles fixes et les faire
tourner au profit de la morale, du patriotisme et de
la religion (1).
Naturellement , le monde souterrain où se réunissent
les âmes, emprunte les usages, les événemens, les oc-
cupations du nôtre. L'enfer, copie de la terre, à ses
habitans, ses plantes, son soleil, ses astres, son ciel
même (1). Faibles imitatrices du temps qui n'est plus,
les ombres essaient de faire encore ce qu'elles faisaient
dans cette vie. Toutefois , eette terre des morts n’est
que l'ombre de la terre des-vivans. Elle est triste,
morne et silencieuse comme le tombeau. Les astres y
sont plus ternes, les vents plus froids et les fleurs plus
sombres : les mânes y dorment ou s'y ennuient. Dans
l'enfance des sociétés, dans la simplicité des premiers
âges, l'enfer ne présente l'aspect ni d’un lieu de chà-
timens réservés au crime, ni d'un séjour de bonheur
destiné à la vertu. À peine y distingue-t-on une de-
(4) Voir Relis. de l’antiq. 4, p. 464—467. — De la Religion, par
Bi" Constant, I, p. 284 et suiv.; IUT, p. 377 et suiv. ; {V, p. 76
et suiv.
(2) Solemque suum, sua sidera norunt, dit Virgile , Æneïd., liv.
6, v. 641.
— 502 —
meure pius profonde et plus ténébreuse , pour les en-
nemis personnels des Dieux, pour ces génies malfaisans
qui, selon les traditions conformes des plus anciens
peuples , ont mérité, par leurs audacieuses révoltes con-
tre les divinités supérieures, d’être précipités dans l'a-
bîime sans fond (1). Le lieu qui recoit les âmes des
morts est, comme le remarque très-bien Benjamin Cons-
tant , « un espace vaste et lugubre, où toutes les om-
» bres, sans distinction, promènent la mélancolie qui
» les accable, et que n’aggrave ni ne dissipe le mé-
» rite moral de leur conduite passée (2). Les mânes y
» semblent toujours désolés, affaiblis au moral et au
» physique, et le monde des morts n'apparaît que com-
» me une image de ce monde avec le regret de la
» réalité (3) », nous pourrions ajouter : ef sans espoir
de retour vers la vie. Tels étaient l'adès d'Homère , le
nifleim des Scandinaves, et, selon toute apparence ,
l'amenti primitif des Egyptiens (4). Tel fut aussi l'an-
cien chéol des Hébreux.
(1) Pour ne pas multiplier les citations, je me borne à renvoyer
a l’origine des cultes, par Dupuis ; anx religions de l'antiquité, par
MM. Creuzer et Guigniant, et au traité de la religion, de B.i" Cons-
tant. On peut aussi consulter le résumé , incomplet du reste , que
j'ai fait de ces traditions primitives, dans mes observations sur un
bas-relief de la cuthédrale d'Amiens, (Mém. de l’Académie du dé-
partement de la Somme , II, p. 306—314 ).
(2) De la Religion, par B." Constant, IV, p. 93.
(3) Ibid., IV, p. 81. Voir aussi III, p. 381—387.
(4) Ibid. , I, p. 284 et suiv.; III, p. 377 et suiv. ; IV, p. 87 et
suiv., 384 et suiv.; V, p. 444 et suiv.
— 505 —
Je dis que l'amenti égyptien ressemblait d'abord à
l'adès homérique; et en effet, les Egyptiens n'atta-
chaient de prix qu’à l'existence qui suit le trépas. Ils
appelaient leurs habitations terrestres des hôtelleries
d'un jour : les tombeaux étaient pour eux les demeures
par excelience, les palais éternels. Le soin extrême
qu'ils apportaient à conserver les corps de ceux qui
n'étaient plus, l'établissement des nécropoles auprès
des grandes cités, et l’idée d'un royaume infernal où
les morts étaient censés poursuivre leur existence en
corps et en àâme, se rattachaient à cette idée que
les âmes résidaient éternellement dans l’amenti, pourvu
que leurs cadavres eussent été dûment embaumés et
consacrés , parce que , faute de sépulture , elles étaient
repoussées de ce dortoir éternel et contraintes à se
loger dans des corps d'animaux ; semblables en quelque
sorte à ces démons de l’évangile, qui, chassés du
corps d'un possédé , se jettent dans un troupeau de
pores (1). Mais, comme le séjour de l'amenti n'était
assuré aux âmes, suivant les notions primitives, que
jusqu’à la dissolution complète de leurs enveloppes
mortelles , les Egyptiens, à force de -soins et de re-
cherches, avaient trouvé l'art d'éterniser , pour ainsi
dire , les cadavres des morts, et, par ce moyen,
de prolonger indéfiniment le séjour des ombres dans
l'amenti, dans ce monde souterrain , non encore em-
belli par l'imagination des poëtes, mais triste, morne
et silencieux , tel que nous l'avons représenté. Quelque
peu attrayant qu'il füt, il était mille fois préférable
(4) Matth., ch. 8, v. 28 et suiv. — Marc, ch. 5, v. À et suiv. —
Luc , ch. 8, v. 26 et suirv.
— 504 —
à ces migrations sans fin dans des corps d'animaux.
Ce point de vue nous parait en harmonie avec les
idées graves et solennelles que les Egyptiens en géné-
ral se formaient du royaume des morts (1). C’est pro-
bablement sur cet ancien modèle que les Hébreux
avaient calqué leur chéol primitif.
$. 2. DEMEURES DISTINCTES. DANS L'ENFER HÉBRAÏQUE.
Le long séjour des Israélites en Egypte, les rap-
ports qu'ils ont entretenus avec ce pays, sous la pé-
riode des rois, à compter du règne de Salomon, les
opinions , les usages , les pratiques qu'ils y ont maintes
fois empruntés, nous autoriseraient à rechercher dans
le développement de l'amenti égyptien celui du chéol
hébraïque , c'est-à-dire l’explication de la seconde phase
de l'enfer selon les notions populaires, si les données
qui nous viennent de la vallée du Nil n'avaient point
passé par le canal d’un peuple léger qui se plaisait à
embellir toutes ses idées d'emprunt.
L’amenti égyptien , dans son dernier état, décrit par
les Grecs , est, de l’aveu de tous les savans, le modèle
de l’adès de Pindare et de l'enfer de Virgile, de méme
que l'ancien amenti était le type de l’adès d'Homère
et d'Hésiode. Mais tout porte à croire que la copie
n'est point absolument conforme à l'original.
Dans l'enfer homérique , on voit, au-dessous du
monde souterrain des morts, un lieu de supplices où
gémissent exclusivement les ennemis personnels des Dieux,
entr'autres ces audacieux Titans et ces géans terribles qui
osèrent escalader l'Olympe, et que Jupiter précipita au fond
. (4) Ge sujet est très-ohscur, et nous aurons occasion d’y revenir
plus d’une fois.
— 505 —
de l'Erèbe. Par une transition naturelle et facile, lorsque
les Dieux se déclarent les défenseurs de la morale,
en d’autres termes, lorsque le progrès des lumières ,
la complication des intérêts sociaux et la marche de la
civilisation ont fait voir aux prêtres que l'infortune
n'est pas toujours ici-bas le fruit du crime, ni la
prospérité le prix de la vertu; ce lieu de supplices
n'est plus consacré à des vengeances particulières ,
mais au châtiment de tous les forfaits. Chaque mort,
à son arrivée sur le funèbre rivage, se présente,
chargé du poids de ses fautes, ou accompagné de la
mémoire de ses bonnes actions. Il est puni ou récom-
pensé selon ses œuvres. Aussi Pindare et Virgile nous
représentent-ils les morts coupables relégués dans le
Tartare ou l’Erèbe , séjour d'horreur et de ténébres,
où règne une nuit perpétuelle, où les criminels, li-
vrés à un éternel oubli, sont en proie à mille tor-
tures physiques et morales qui ne doivent jamais finir.
Bien différente est la destinée des morts innocens ou
vertueux. Placés dans l'Elysée, ils ne font plus re-
tentir leur demeure de gémissemens et de plaintes ;
ils ne regrettent plus la vie. Éclairés par un soleil
éternel , et libres de peines et de fatigues, ils passent
des jours fortunés dans le commerce des favoris des
immortels (1).
Pindare et Virgile semblent ici confondre l'Elysée
avec l'Olympe. Aussi établissent-ils dans les enfers ,
pour les âmes qui, durant cette vie, n'ont pas su
repousser la tentation du crime et de l'injustice, un
séjour mitoyen , un lieu de halte et de repos, où elles
(1) De la religion, IV, p. 386—389.
— 506 —
attendent , comme dans l'amenti égyptien, le signal des
transmigrations qui doivent les purifier et les rendre
dignes d'habiter l'Elysée avec les justes (1). Toutefois,
et par réminiscence de la doctrine égyptienne, ces
deux poètes supposent que les âmes des héros, des
sages et des hommes vertueux passent presqu'immé-
diatement dans les sphères célestes , leur première pa-
trie, Ils étendent cette hypothèse aux autres âmes,
quand elles sont sorties pures de leurs épreuves dans
d’autres corps ; et, malgré les idées de bonheur et
de plaisir qu'ils rattachent au séjour de l'Elysée , -ils
donnent à ses heureux habitans un air de tristesse qui
rappelle ces âmes égyptiennes soupirant dans l'amenti
après le jour où il leur serait permis de remonter au
séjour des immortels (2).
Voyons si tel n'est pas, sous la période des rois,
le chéol des Hébreux, sauf les différences de détail
que doivent entraîner les différences a’idées sur le
but final du monde souterrain. On conçoit en effet
que , chez les Grecs et les Romains , où les croyances
populaires n’admettaient ni la métempsycose des Egyp-
tiens , ni le dogme persan de la résurrection des morts,
l'Elysée et le Tartare aient pris des couleurs si vives,
(1) Pindare , dans les relig. de l’antiq. , I, p. 466 et 467. — Vir-
gile, géorg. , liv. 4, v. 248.
(2) B.ir Constant ( de la relig., 4, p. 390 ) , remarque cette tris-
tesse qui continue de planer sur l'Elysée, tout perfectionné qu’il est.
Il pense que les ombres, dans Homère, sont tristes de la tristesse
de la bæbarie ; et que, dans Pindare , leur tristesse est celle de la
civilisation. Ce fond de mélancolie, sous les dehors même du bon-
heur, me parait plutôt tenir aux notions égyptiennes sur l’amenti.
si nettes et si tranchées. On ne pouvait mettre trop
de beauté ni trop de laideur dans la description de
ces deux séjours des ombres : on bâtissait pour l'éter-
nité. Il en devait être autrement en Egypte et en
Perse, au moins pour ce qui concerne la nombreuse
classe des morts vulgaires, qui, ayant , toute leur vie ,
flotté entre le bien et le mal , n'avaient mérité ni d’habiter
avec les Dieux dans le ciel, ni d'être précipités dans
l'abime avec les mauvais génies. L'enfer pour ceux-là
n'était qu'un purgatoire, un lieu d'épreuves et d’at-
tente, un séjour passager qu'ils devaient quitter tôt
ou tard, pour aller animer d’autres corps ou habiter
de nouvelles demeures , jusqu'à ce qu'ils fussent entiè-
rement purifiés et dignes de la béatitude céleste.
D'abord, on lit dans Job que les réphaim gémissent
sous les eaux et ceux qui demeurent avec eux (1). Sous
les eaux, c'est-à-dire dans les profondeurs de la terre,
au-dessous des abimes que recouvre la croûte terres-
tre , selon la physique des Juifs. Le mot réphaim est
par lui-même équivoque et ne peut être bien déter-
miné que par le sens général de la phrase où il fi-
gure. Si vous le dérivez du radical réphäh , avec le
sens de relächer, il veut dire frèles, débiles. Si vous
le faites venir du même radical, en tant qu'il exprime
l'action de jeter, de renverser, il signifiera géans.
Enfin, si vous le rattachez au radical réph&, coudre
une blessure , quérir , il désignera des chirurgiens , des
médecins (2). La confusion est d'autant plus facile que
(4) Job, ch. 26, v. 5.
(2) Les réphaïm qui embaumèrent le corps de Jacob ( Genèse,
ch. 50, v. 2 ) étaient des chirurgiens couseurs de cadavres em-
— 1505, —
les deux racines, écrites rphh et rpha sans points-
voyelles , échangent fréquemment leurs acceptions di-
verses. Ainsi, à l’aide d’une légère différence de ponc-
tuation , on pourra voir dans les réphaim ou des mé-
decins , ou des géans, ou des corps affaiblis. Quelques
anciens interprètes, et St.-Jérôme entr'autres, ont pris
les réphaim du chéol pour ces hommes de haute sta-
ture dont il est question dans la Génèse , pour ces ne-
philim ou géans, nés du commerce des fils de Dieu
avec les filles des hommes, et célèbres dans les temps
antiques (1). La Genèse suppose , sans le dire ouver-
tement , que ces anciens géans furent détruits par le
déluge , ce qui n'empêche pas qu'ils n'aient été en-
suite précipités au fond du chéol et confondus avec
les mauvais anges qui, suivant les traditions hébraï-
ques , attestées par le livre apocryphe , mais ancien,
du patriarche Hénoch , ont été enchainés par l'ar-
change Michel dans les lieux les plus profonds de la
terre (2). C’est ainsi que Jupiter, après avoir lui-même,
dans une première guerre, précipité les Titans au fond
du Tartare, y fit jeter, dans une seconde bataille, par
le héros Hercule, les audacieux géans, en expiation
de leur folle entreprise contre l'Olympe.
Les Hébraïsans modernes ne voient dans les réphaim
baumés. Les réphaïm du chéol peuvent être , soit les ombres, fibles
comme des corps cousus , après avoir perdu leur sang, soit les an-
ciens géans de la Genèse, soit même les âmes des morts embaumés
auxquels des incisions ont été faites et cousues par les embaumeurs.
Je reviendrai plus loin sur cette dernière idée.
(4) Genèse, ch. 6, v. 4.
(2) Syncelle , chronologie, p. 11—45.
que les trépassés en général. Ce sont à leurs yeux
des êtres humains, des mânes ou revenans, privés de
sang et de force vitale, faibles comme des malades,
portant des corps grêles et allongés ; semblables à ces
fantômes päles et gigantesques , à ces ombres chinoises
qu'une imagination craintive ou superstitieuse croit voir
errer dans les ténébres, autour des cimetières, dans
les vieilles ruines, ou près des habitations désertes.
Ce dernier sens est le plus général dans la Bible ;
mais l’autre s'y rencontre aussi quelquefois , et y prend
même une certaine extension. Par exemple , la Bible
fait mention d'hommes de haute taille , qui reparurent
après le déluge, dans le pays de Canaan , sous Abra-
ham , Moïse et David (1) ; elle leur donne tour-xtour
les noms de néphilim et de réphaïm (2), et les repré-
sente comme les ennemis les plus terribles des Israélites.
Dès-lors, quoi de plus naturel que de reléguer dans
le chéol tous ces réphaïm , tous ces anciens ennemis de
Jéhôväh et de son peuple , ces Titans, ces géanse célèbres
par leur force et par leurs crimes? quoi de plus sim-
ple ensuite que de confondre avec eux ces grands du
monde , ces rois impies, ces conquérans injustes, ty-
rans orgueilleux de la pauvre nation hébraïque ? Enfin,
quoi de plus juste que d'étendre l'anathème à tous les
méchans , à tous les pervers, aux grands prévariçca-
teurs d'Israël , aux oppresseurs du faible, de la veuve
et de l’orphelin ?
En second lieu, les textes cités ci-dessus viennent à
l'appui de cette interprétation. En effet, l'auteur des pro-
(4) Genèse, ch. 44, v. 5; ch. 45, v. 20. — Deut., ch. 2, v. 41
et 20; ch. 3, v. 44. — 2 Sam., ch. 21, v. 16 et 18.
(2) Nomb., ch. 43, v. 33 et 34.
1510 —
verbes ne veut pas seulement dire que le jeune imprudent
qui s’abandonne aux courtisanes , abrège ses jours et s’ex-
pose à entrer dans le chéol avant le temps; il insinue
encore qne le malheureux descendra dans les profon-
deurs du sombre empire , au milieu de l'assemblée
des réphaïm , comme si ces réphaim étaient autres que
les morts ordinaires et que leurs demeures fussent dif-
férentes. La même opposition se retrouve dans la com-
plainte d’Isaïe sur la chüûte du roi de Babylone, où
les réphaim sont appelés les forts de la terre. Elle est
aussi marquée dans divers passages du psalmiste, et
entr'autres , dans celui-ci : « Mon âme est rassasiée de
» maux, et ma vie est parvenue jusqu'au chéol. On
» me met au rang de ceux qui descendent dans la
» fosse. Je suis devenu comme un homme qui n’a
» plus de vigueur ( comme l’un des réphaim ). Séparé
» parmi les morts, comme les blessés à mort qui sont
» couchés dans le sépulcre , dont tu ne te souviens plus
» et qui sont retranchés par ta main. Tu m'as mis
» dans une fosse des plus basses, dans des lieux té-
» nébreux , dans des lieux profonds (1) ».
Ce texte indique clairement que les blessés à mort par
l'épée, étaient les réprouvés , les coupables, les réphaim.
Ezéchiel emploie fréquemment cette qualification péri-
phrastique, dans des endroits non équivoques où il est
question des peuples voisins , ennemis de la Judée, tels
que ceux d’Assyrie, de Tyr, de Sidon, d'Egypte, etc.,
blessés à mort par l'épée de Nabuchodonosor, roi de
Babylone, le roi des rois, l'envoyé, le fléau de Jého-
väh (4). le titre qu'on leur donne tient à une notion
(4) Ps. 87, v. 4—6.
(2) Ezéch., ch. 26 et 32 presque tout entiers.
— 511 —
particulière dont: on retrouve des traces dans l'ancien
testament. Les livres rabbiniques attestent que les Juifs
croyaient à l'existence d'un ange préposé à la mort
d’un ange exterminateur, armé d'un glaive, qui tirait
l'âme du corps d'une manière douce ou violente, selon
la conduite passée du mourant (1). C'est cet ange qui,
dans la bible, frappe Her et Onan, fils de Juda (2),
les premiers nés d'Egypte (3), les Israëlites murmura-
teurs (4), et l'armée de Sennakhérib (5). Tous ceux
qui mouraient d'une mort violente ou prématurée,
étaient, suivant la croyance populaire, livrés à l'ange
exterminateur. Elihu, l’un des interlocuteurs dé Job,
y fait allusion lorsqu'il dit que Dieu instruit l’homme,
en songe, par des visions de nuit ; qu'il préserve son
âme de la fosse , et sa vie de l'épée; que ceux qui
l’éccutent et le servent achèveront leurs jours heureu-
sement , et leurs années dans la joie ; mais que s'ils
n’écoutent pas , ils passeront par l'épée, et expireront
pour n'avoir pas été sages (6). Job lui-même avait ré-
() Voir bible de Vence, VIII, p. 261.
(2) Génèse, ch. 38, v. 7 et 10.
(3) Exode, ch. 12, v. 23 et 29.
(4) Judith, ch. 8, v. 25.
(5) Isaïe, ch. 37, v. 36 ; ou 2 rois, ch. 49, v. 55.
(6) Job, ch. 33, v. 48, et ch. 36, v. 11—12. Les septante tra-
duisent ainsi ce dernier texte : « mais si le pécheur n’écoute pas le
Seigneur, la-vie lui sera ôtée par les anges ». C’est la même idée
rendue sous une autre forme. Ces anges de la mort sont peut-être
l’hermès et l’anubis de l’amenti égyptien. Les septante y reviennent
auv. 23 du ch. 33, où ils font dire à Elihu : « quand il ÿ aurait
— 519 —
pondu à ses prétendus consolateurs, qui calomniaient sa
vie : « craignez l'épée, car l'épée fera la vengeance de
» l'iniquité, afin que vous sachiez qu'il y a un jugement
» (1) ». L'auteur des proverbes dit aussi, dans le même
sens, que le méchant cherche les querelles, mais que
l'ange cruel sera envoyé contre lui (2).
C'était , dans l'origine, une idée très-morale que celle
d'un ange de la mort, qui, tantôt invisible, tantôt sous
la figure d’un fléau dévastateur, famine, peste ou con-
quérant, frappait violemment de son glaive les hommes
ou les nations coupables , et les exterminait de la terre
des vivans (3). Tant que les Juifs conservèrent leurs
mille anges de mort, nul ne le frapperait (l’homme malade et mou-
rant ), s’il pensait dans son cœur à revenir au Seigneur». L’hébreu
et la vulgate ne présentent pas ce sens.
(4) Job, ch. 49, v. 29.
(2) Prov., ch. 47, v. 11.
(3) Je suis porté à croire que l’idée de l’ange de la mort, armé
d’un glaive avec lequel il frappe les coupables , tiént à quelque cé-
rémonie égyptienne sur la sépulture et le jugement qui la précédait.
Malheureusement les anciens ne nous ont transmis là-dessus que des
données incomplètes. On y voit qu'à peine un Egyptien avait-il ren-
du le dernier soupir, qu’un prêtre, nommé Paraskhiste , faisait une
incision au corps , Mais que soudain il prenait la fuite, poursuivi
par les parens du mort, qui lui jetaient des pierres ; qu’ensuite le
cadavre était livré aux tarikheutes ( embaumeurs ) et aux enftaphius-
tes ( ensevelisseurs ) ; mais qu’en même-temps et sur la terre même,
le mort avait un premier jugement à subir, présage de celui que son
âme subirait bientôt dans lamenti ; que, pour y arriver , les prêtres
faisaient une première enquête sur sa vie, en vertu de laquelle ils le
déclaraient digne ou indigne de la solennelle sépulture. ( Voir Relig.
de l’antiq., L, p. 457, 463 et 874). Je conclus delà qu'après le coup
habitudes pastorales, la vie bédouine, leurs mœurs gros-
sières , mais simples, le bonheur était une preuve d'in-
nocence ; et les revers, les catastrophes, une suite du
crime , une punition de Jéhôvah. Cette mort était le dernier
supplice que la divinité infligeät aux méchans. Après le tré-
pas, ils allaient se perdre dans la foule des ombres et n'en
étaient pas distingués. Morte la béte , disait-on, morte
est le venin. Mais autres temps, autres croyances. Les
Juifs, tout en conservant la fiction d'un ange extermi-
nateur, y ajoutèrent cette pensée consolante que tout
ne finissait pas pour eux à la mort; que les impies,
de bistouri et la fuite du Paraskhiste , les prètrés jugeaient le mort,
et que son cadavre, n’était embaumé , cousu et enseveli , qu’autant
qu’il avait été jugé digne de ce sacrement, qui seul pouvait lui ouvrir
l'entrée du séjour des justes ; car c'était, comme le remarque très-
bien M. Guigniaut, (Relig. de l’antiq., 1, p. 874—875), un vérita-
ble sacrement, une sainte initiation de la mort que l’embaumement
des momies égyptiennes. On ne nous dit point ce que devenaient les
cadavres auxquels cette consécration était refusée. Je conjecture qu’on
les livrait au fleuve , comme on y jetait les entrailles des corps em-
baumés , portion impure qui seule avait péché pendant la vie ( por-
phyre, de abstin., liv. 4, ch. 40), ou qu'on les précipitait dans des
puits profonds dont on fermait hermétiquement l’ouverture. Par là
s'expliquent pour moi plusieurs passages bibliques cités dans le tex-
te , par exemple , celui où Job dit à ses faux amis: « craignez l'é-
pée, car l’épée fera la vengeance de l’iniquité , afin que vous sâchiez
qu’il y a un jugement (Job, ch. 49 , v. 29)» , et cet autre du psal-
miste : « relire-moi du bowrbier et que je n’y enfonce point ; que je
sois délivré de ceux qui me haïssent et des eaux profondes ; que le
fil des eaux débordées ne m’emporte pas ; que le gouffre ne nven-
gloutisse point, et que le puits ne ferme pas son ouverture sur moi
(ps. 69, v. 44 et 415).
33;
— 514 —
les pervers, les prévaricateurs ne seraient pas confon-
dus avec les bons dans le chéol ; que les méchans,
frappés à cause de leurs crimes par l'ange cruel, se-
raient séparés du reste des mânes et plongés dans les
lieux les plus bas, les plus ténébreux, les plus pro-
fonds, suivant le langage du psalmiste.
Cette séparation des bons et des méchans dans le
chéol , est d’ailleurs clairement indiquée par les divers
auteurs du livre des psaumes. « Retire-moi du bour-
» bier, chante le psalmiste, et que je n’y enfonce
» point ; que je sois délivré de ceux qui me haïssent
» et des eaux profondes ; que le fil des eaux débordées
» ne m'emporte pas; que le gouffre ne m'engloutisse
» point, et que le puits ne ferme pas son ouverture sur
» moi. Approche-toi de mon âme ; rachète-la ; délivre-
» moi à cause de mes ennemis. Tu leur mettras ini-
» quité sur iniquité, et ils n'auront point part à ta
» bonté. Ils seront effacés du livre de vie et ne seront
» point écrits avec les justes (1). Les méchans, dit-il
(4) Psal. 69 , v. 44, 48, 27 et 28. J’ai déjà dit , dans une précé-
dente note , que les eaux profondes , les eaux débordées, le gouffre
qui engloutit et le puits dont l’ouverture se ferme , me paraissaient
faire allusion au fleuve du Nil et aux puits dans lesquels je conjec-
ture que l’on jetait les cadayres de ceux qui n'avaient pas reçu les
honneurs de l’embaumement. Les savans français, dans leur expédi-
tion d'Egypte , ont vu et décrit quelques puits sépulcraux , qui ren-
fermaient des momies consacrées. Ce n’est point à ces puits là que le
psalmiste ferait allusion , d'après la note sus-indiquée. En cela, je
puis m'être trompé. Je suis même porté à le croire, lorsque je lis
dans lé psaume 45, v. 40 : «tu n’abandonneras point mon âme dans
» le chéol , et tu ne permettras pas que ton favori sente la corrup-
» tion ». En se reportant en idée au jour de la fin du monde et de
— 515 —
» dans un autre cantique, seront placés dans le chéol
» comme des brebis. La mort en sera le pasteur, et
» les justes auront domination sur eux dès le matin,
» et leur force sera consumée dans le chéol, après
» qu'ils auront été transportés de leurs demeures. Mais
» Dieu retirera mon àme de la puissance du chéol, lorsqu'il
» me prendra à soi. Ne crains done point quand tu
» verras quelqu'un enrichi, et que la gloire de sa mai-
» son se sera multipliée ; car, quand il mourra, il
» n’emportera rien , sa gloire ne descendra point après
» lui. Il viendra jusqu'à la génération de ses pères,
» qui ne verront jamais la lumière (1) ».
On lit encore dans le psalmiste, d'un côté, que les
méchans ont leur lot dans cette vie (2); qu'ils entre-
ront dans les profondeurs de la terre ; que des char-
bons ardens tomberont sur eux et les précipiteront dans
le feu et dans des fosses profondes , sans qu'ils puissent
se relever (3). D'autre part, on y lit également que
la mort des justes est précieuse aux yeux de Jéhôväh
la palingénésie universelle , un pieux Egyptien pouvait tenir à son
Dieu ce langage. Il pouvait lui demander de ne pas fermer l’ouver-
ture du puits sur son cadavre ; Car , tout embaumé que serait ce
corps , il n’échapperait point alors à la dissolution universelle du
monde ; et l’âme , ne retrouvant plus son enveloppe chérie , serait
perdue à jamais dans l’amenti le plus profond. L'application de celte
prière à Jéhôväh, par voie d’allusion , n'aurait rien d’extraordinaire.
(4) Psal. 49, v. 14—20.
(2) Psal. 47, v. 44.
(3) Psal. 440, v. 40.
ne
— 16 —
(1); qu'ils habiteront devant sa face (2); qu'ils la ver-
ront et seront rassasiés de sa ressemblance, quand ils
seront réveillés (3) ; que Jéhôväh les recevra dans sa
gloire, et sera leur partage à toujours (4).
Ces textes, et beaucoup d'autres que je néglige,
n'ont pas tous pour objet l'état présent des âmes dans
le chéol. Ils se rapportent pour la plupart à leur sort
futur et font ainsi allusion au dogme persan de la ré-
surrection des morts dont il sera parlé ci-après. Il n'en
résulte pas moins qu’en attendant leurs destinées ulté-
rieures , les méchans étaient séparés des justes et re-
légués au-dessous d'eux dans l'abime profond. Ce der-
nier point est confirmé par trois textes de Job et des
proverbes , qui réunissent, en les distinguant , le chéol
( enfer ) et l’abaddôn ( lieu de perdition ). Ces termes
en effet ne sont pas synonymes, et leur emploi si-
multané dans les mêmes phrases, annonce que l'on
mettait quelque différence entr'eux (5).
(4) Psal. 116, v. 5.
(2) Psal. 440, v. 43.
(3) Psal. 17, v. 15.
(4) Psal. 73, v. 24 et 26. — Voir aussi psal. 38, v. 48 et 27;
psal. 39, v. 42; psal. 22, v. 12—44 ; psal. 4148, v. 49 et 20 , et
psal. 446, v. 3 et 6. Æ1 alibi passim.
(5) En outre, on voit figurer simultanément dans lès mêmes pas-
sages 4.0 la mort et le chéol, mouth et chaoul, 2 Rois, ch. 22, v. 6.
— Psalm., 6, v. 6.—Psal., 47, v. 6.—Psal., 414 , v. 3.—Cantiq.,
ch. 8, v. 6.— Isaïey ch. 28, v. 45 et 48.— Id., ch. 38, v. 18. —
Ezéch. ch. 43, v. 44.— et Habacuc, ch. 2, v. 5.— 2.° mais rare-
ment, le sépulcre et l'abaddôn, qbr et abdoun , Psal. 87, v: 12. —
3.° Rarement aussi, la mort et l’abaddôn, mouth et abdoun, Job, ch.
— 517 —
Job , après avoir dit que les réphaïm gémissent sous
les eaux et ceux qui demeurent avec eux , ajoute , IE
s'adressant à Jéhôväh: « Le chéol est nu devant toi
» et l'abaddén n’a point de couverture (1) ». L'abaddon
ne saurait être ici une expression redondante, puisque, dans
les versets qui précèdent et qui suivent, le poète fait
toujours contraster deux idées différentes , quoiqu’ana-
logues entr'elles. L'auteur des proverbes remarque à
son tour que le chéol et l’abaddôn sont devant Je-
hévéh ; à plus forte raison, ajoute-t-il, les cœurs des
enfans des hommes (2). Plus loin, il déclare que Île
chéol et Vabaddén sont insatiables (3). Ce même écri-
vain remarque ailleurs , à propos des choses insatiables ,
qu'il y en à quatre qui ne disent jamais : c'est assez,
savoir : le chéol, la femme stérile , la terre aride et
le feu (4). En cet endroit, le mot chéol est pris dans
son acception générale, pour le monde souterrain des
morts ; mais dans les autres passages, il exprime le
lieu d'attente où reposent les âmes des justes, par op-
position à l'abaddôn , demeure éternelle des réprouvés.
1 A ‘
L'abaddén est encore appelé chéol profond dans le deu-
28, v. 22.— 4.0 Rarement encore, profondeur et puis, mtsoulh et
bour , Psalm.,68, v. 16. — Notez que mouth signifie quelquefois sé-
jour des morts, voir Job, ch. 28, v. 22. Le psaume 9, v. 12 porte
chéri mouth, les pertes de la mort, etle livre des proverbes, ch. 7
v. 27, khdri mouth, les profondeurs de la mort.
(4) Job, ch. 26, v. 6.
(2) Prov., ch. 45, v. 11.
(3) Ibid., ch. 27, v. 20.
(4) Ibid., ch. 30, v. 15 et 16.
— 518 — )
téronome et le psalmiste (1); la fosse très-profonde ,
par le psalmiste encore et par Jérémie (2); la ferre
des profondeurs , par Ezéchiel (3); enfin , le puits de
la fosse ou de lu perdition ; dans le même psalmis-
te (4). |
Ainsi le chéol et l'abaddôn étaient deux enfers dis-
tincts, creusés lun au-dessus de l’autre, pour ainsi
dire, et destinés , le premier, comme lieu d'attente,
aux âmes des justes, et le second, à titre de prison
éternelle, aux àmes des méchans. Ces demeures dis-
tinctes étaient séparées par des abîmes ou des eaux
débordés (5). On sait du reste, et par les livres grecs
de l’ancien testament (6), et par ceux du nouveau (7),
et par les commentaires des anciens Rabbins (8),
qu'en effet les Hébreux admettaient une géhenne supé-
ricure , appelée aussi le sein d'Abraham , le trésor des
(1) Deutér., ch. 32, v. 22, et Psalm., 86, v. 43.
(2) Jérém., Lament., ch. 3, v. 55, et Psalm., 88, v. 6.
(3) Ezéch., ch. 26, v. 20 ; ch. 32, v. 18 et 24. Cependant, comme
Isaïe applique les mots profondeurs de la terre au chéol en général
( Isaïe, ch. 44, v. 23 }, peut-être que l'expression inverse d’Ezé-
chiel comprend tout à la fois le chéo! et l’abaddôn et ne doit pas
être restreinte à l’abaddôn seulement.
(4) Psalm., 54, v. 23.
(5) Psal., 69, v. 4, 2, 44, 15. L’évangile de St.-Luc, ch. 46 S
v. 26, place un grand chaos entre la demeure des justes et celle
des méchans.
(6) Sap., ch. 3, v. 410.
(7) Luc, ch. 46, v. 22—34.
(8) Dans Bible de Vence, VIII, p. 265 et 275.
— 519 —
vivans , le jardin d'Eden: c'était le chéol proprement
dit ; et une géhenne inférieure , lieu de ténèbres , d’ou-
bli et d'horreur, puits, gouffre, abime sans fond, etc. :
c'était l'abaddôn. Celle-ci représente notre enfer , comme
celle-là est notre purgatoire, ou limbus patrum. L'une
est le douzakh des Perses, et l’autre leur hamestan (1).
J'ai insinué plus haut que le Dieu des Juifs, dans
ses rapports avec le monde souterrain , pouvait être uu
Jéhôväh-chéol , c'est-à-dire , un osiris-sérapis , ou rat amen-
ti, (roi de l’amenti}), un Gevs-odys, un Jupiter-orcus ,
en un mot, un Dieu infernal, chargé de présider à
la destinée des morts’ Je dois rectifier cette conjectu-
re, trop hardie quant à l'appellation elle-même, en la
maintenant pour le fond de l'idée. La bible n'applique
nulle part le nom de chéol à Jéhôväh ; et l'exemple
des langues latine, grecque et égyptienne, où l'orcus ,
l'adès et l'amenti expriment tout à la fois le roi et le
royaume des morts (1), n’est pas concluant par lui-
même. Il l’est si peu que plusieurs textes supposent
Jéhôväh indifférent au sort des mânes qui, à leur tour,
ne se souviennent pas de lui. Reconnaissons pourtant
que ces passages s'appliquent plus spécialement aux ré-
prouvés ; dès-lors il n'est pas étonnant que ceux-ci, en
passant sous le sceptre d’un nouveau roi, oublient l'an-
cien. Les Réphaïim coupables ont en effet pour chef un
prince de l’abaddôn, appelé Môth ou Bélhal, et la char-
ge de ce génie de l’abime est, comme on va le voir,
la contre-partie de celle que j'attribue à Jéhôväh.
(4) Ou hamesteyan. Voir mémoire d'Anquetil-Duperron, dans les
mémoires de lacad. des inscript. , tom. 69, p. 267—270 , in-12.
@) Relig. de l’antiq., LIT, p. 309—310 ; et IL, p. 453.
Môth , écrit mouth et prononcé môth, où méveth, la
mort, le trépas, est un mot masculin en hébreu : il se
prend tantôt pour le chéol en général, tantôt pour le
chéol proprement dit et tantôt pour l'abaddén. Ainsi le
psahuiste parle des portes de la mort ; Job de la mort
et de l'ahaddôn conjointement , et l'auteur des prover-
bes des profondeurs de la mort (1). Mais moth se prend
aussi pour le monarque souverain des ombres erimi-
nelles. Ce personnage ténébreux remplit à leur égard
le rôle du typhon égyptien, chargé de gouverner les
wänes coupables dans la partie la plus profonde de
l'amenti. Pendant qu'Osiris-Sérapis, le bon. pasteur des
ämes faibles, conduit au-dessus le troupeau d'Hermès (2),
avec sa bénigne houlette et ses deux chiens bienveil-
lans (thoth et anubis); typhon, le noir typhon diri-
ge avee un bâton de fer les brebis égarées. Ecoutons
maintenant le psalmiste: « Jéhôvah est mon berger,
» chante-t-il, je n'aurai point de disette. Il me fait
» reposer dans des parcs herbeux ; il me conduit le
» long des eaux tranquilles (3). Il restaure mon âme ;
» il me mène par des sentiers unis, pour l'amour de
» son nom. Même quand je marcherais par la vallée de
» l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mak; car
» tu (es) avec moi; (c'est) fon bâton et ta houlette
» qui me consolent (4) ». Voilà bien un Jéhovah infer-
nal, image d'Osiris-Sérapis , le bon pasteur des justes.
(1) Ps. 9, v. 44. — Prov., ch. 7, v. 27. —.Job,, ch. 28, v. 22.
(2) Relig, de V’antiq. , 1, p. 843—844 , avec les notes, et alibi
passim. ?
(3) Est-ce une allusion à la vallée et au fleuve du Nil?
(4) Ps. 23, v. 1—4.
Voici à présent le satan-môth, copie de éyphon, le
mauvais pâtre des réprouvés. « Les méchans, ajoute ail-
» leurs le psalmiste, seront mis dans le chéol (profond)
» comme des brebis. Môth (la mort) en sera Le pas-
» teur et les justes domineront sur eux. dès le matin,
» et leur force sera consumée dans le chéol. Mais Dieu -
» rachetera mon âme de la puissance du chéol , quand
» il me prendra à soi (1) ».
Le psalmiste connait également Môth sous son nom
de Bélial qu'il emploie comme synonyme. « Les cor-
» deaux de mdth, dit-il, m'avaient environné, et les
» torrens de Bélial m'avaient épouvanté ; les cordeaux
» du chéol m'avaient cerné, les pièges de Méth m'a-
» vaient surpris dans ma détresse. J'ai crié à Jéhôvàah,
» j'ai crié à mon Dieu ; il a entendu ma voix de son
» palais, et le cri que j'ai poussé devant lui est par-
» venu à ses oreilles (2) ». Les expressions d'hommes
de Bélial (3), d'enfans de Bélial (4), d'hommes enfans
de Bélial (5) se rencontrent fréquemment dans la bible ;
et, quoique les Hébraïsans modernes n'y voient que
des métaphores, désignant de méchans hommes , des sce-
lérats , des pervers (6), j'aime mieux les prendre avec
St.-Paul pour des mots synonymes de ces injures fran-
caises, race de Satan , enfans du Diable, tisons d'enfer
(4) Ps, 49 , v. 44 et 45.
(2) Ps. 48, v. 5—6.
(3) TI. Sam., ch. 25, v. 25 ; ch. 30, v. 22. — Prov., ch. 6, v.
42. +
(4) I. Sam., ch. 4, v. 46 ; ch, 4 , v. 42; ch. 25, v. 17.
(o) Deut , ch. 42, v. 44. — Jug., ch. 19, v. 22; ch. 20, v. 43,
(6) Gesen. Lexicon, v.9 Blial.
— 529 —
(1); car Bélial, en hébreu, parait venir de Beli, non,
et dl, très-haut. Il désigne le très-profond , l'opposé du
très-haut , le diable par conséquent, ou l'ennemi de Je-
hôväh, le génie mauvais et pernicieux , opposé au Dieu
bienfaisant et libérateur (2). Ce Bélial, le même que
Satan , prince de l'enfer, pourrait bien être une for-
me phénico-chaldéenne de l’égyptien Môth, avec lequel
il se confondait d'abord, et qu'il a ensuite remplacé
(4) St.-Paul, 2 Corinth., ch. 6, v. 45. L’apôtre dit : « Quel accord
y at-il entre Christ et Bélial ? » par le même motif qui faisait die
à Samuël : « Or les fils d'Héli , enfans de Bélial, ne connaissaient
point Jéhôväh ». (I. Sam. ch. 2, v. 42): 11 n’y a rien de commun
entre Dieu et le Diable.
(2) Gesenius , ubi supra, dérive Beliäl de Bel, sine , et il, uti-
litas, et, comme ce qui ne sert pas est nuisible, il en conclut que,
par extension , ce mot signifie nequitia, pernicies, exitium, sens
qu’il a en effet dans un texte de nahum ( ch. 4, v. 41), où le pro-
phète dit à la ville de Ninive : « C’est de toi qu'est sorti celui qui
pense du mal contre Jéhôväh, et qui médite la ruine (Blidl) ». Mais
au mot él, Gesenius reconnaît que Blidl est synonyme de La él, non
summus, non Deus, idolum. Je crois que l’antithèse doit être pous-
sée plus loin. La vulgate traduit quelque part Bélial par sine juyo,
et Fischer dérive ce nom de Beli, sans, et doul , joug. On peut le
ürer aussi de Bal, prononcé Bel, non, et iâl, élevé, Ces diverses
étymologies aboutissent au même résultat. Mais je les crois toutes
inexactes. Bélial me paraît composé de Bel, pour Bt, le dieu Bel,
ou Belus des Babyloniens, et de i4l, haut , élevé. C’est à mes yeux,
par esprit de secte, par pure dérision que les Juifs ont fait du Dieu
du ciel le Dieu de enfer, comme les Perses, par une opposition
systématique , ont transformé les dévas ou Dieux hindous, en dews
ou démons. ( Voir Comment. sur le yaçna , par M. E. Burnouf , I,
p. 79). Cet esprit de dénigrement se remarque encore dans d’autres
— 5925 —
totalement (1). Il portait le nom de Beelzebuth au temps
des Apôtres (2); et, chose remarquable, l'apocalypse
annonce que le roi de l'enfer, l'ange de‘ l’abime , s'ap-
pelle en hébreu ahbaddôn , et en grec, appollyôn (3).
Ainsi, dans le dernier état des croyances hébraïques ,
abaddôn était le chef de l'assemblée des Réphaïm , dans
noms divins, comme dans celui de Beelzebuth dont je vais parler, et
dans celui de Beth-ôn, écrit Bith-aoun, maison du soleil, que le pro-
phète Osée (ch. 4, v. 15, ch. 10, v. 5), appelle Beth-aven, mai-
son de vanité , écrit aussi Bith-aoun, en modifiant la prononciation.
Voir aussi Amos (ch. 4, v. 5), sur la vallée de 62, ou d’Héliopo-
lis en Célésyrie , qu’il appelle vallée d’aven ou de vanité.
(4) Mouth en égyptien signifie mère. Mais, comme mout , en sans-
crit, est le nom de la mort ; qu’en hébreu mout, (ponctué môt ),
veut dire cercueil , et que typhon, en Egypte, avait pour emblème
la constellation de la grande ourse, appelée feretrum osiridis , je
crois pouvoir en conclure, vu la permutation fréquente du # et du
th dans les idiômes sémitiques, que le #ôth ou mdveth des Juifs,
écrit mouth, était un nom égyptien de typhon.
(2) Math. ch. 42, v. 25. — Marc, ch. 3, v. 22, et Luc, ch. 41,
v. 45. Le grec porte ou BesQeBovG , seigneur des mouches , adoré
par les Accaronites (2 rois, ch. 4, v. 12), ou B::AÜ+GouA, seigneur
des ordures. On lit dans la vulgate Beelzebub : nous disons en fran-
çais Béel - zébuth , par abréviation, pour Béel - zébuboth. Toutes ces
différences annoncent des noms altérés par la piété moqueuse des
Juifs. Béel-zébub était synonime du Æneph - scarabée de YEgypte , ct
Béel-zébuth , du Béel-tsébuth , ou Budl-tsabaoth de la Phénicie et de
Babylone , les deux plus grands dieux de ces pays. Les Juifs les ont
métamorphosés en princes des démons et des enfers, en profitant de
l’équivoque que leurs noms présentaient dans leur langue.
(3) Apoc., ch. 9, v. 44.
la Géhenne inférieure, comme Jéhôvah était le chef de
l'assemblée des Elohim , dans le ciel le plus élevé. C'est
à cette opposition des deux princes, des deux empires,
des deux peuples infernaux et célestes , que le celèbre
cantique d'Isaïe ci-dessus rapporté fait allusion. Tout
ceci n'empêche pas que le chéol proprement dit ( La
Géhenne supérieure ), n'ait continué d’avoir son chef.
Quand Jéhôväh se fut agrandi, aux yeux du peuple, et élevé
au rang de divinité suprême, résidant surtout dans l'Empy-
rée , il se substitua dans le chéol l'archange Michel , prince
des anges, comme Satan était prince des démons, l’ar-
change Michel, appelé Métatron par les Rabbins, « chef
des armées de Jéhôväh (4) », vainqueur du dragon in-
fernal, qui a enchainé le monstre dans l'abime, au com-
mencement du monde, et qui le précipitera dans l'étang
de feu, à la fin des siècles (5).
$. III. SYSTEME DE L'ANÉANTISSEMENT DES AMES.
Nous avons vu que les méchans étaient condamnés
à souffrir éternellement dans l'abaddén , tandis que les
bons attendaient dans le chéol leur délivrance. Nous re-
chercherons plus loin en quoi consistait cette délivran-
ce. À l'égard de la punition des réprouvés, les textes :
bibliques ne sont pas unanimes sur le sort qui leur
était réservé.
L'idée de l’anéantissement de l'âme, avons-nous dit,
répugne à notre nature et blesse nos sentimens les plus
intunes. Cependant on la retrouve aux deux degrés les
(1) Josué, ch. 5, v. 13—15 ; Daniel, ch. 40, v. 13—21 ; ‘ch. 42,
v. 1° Mikaël en hébreu veut dire : quis est instar dei? Metatron
semble être une copie du Mithra persan.
(2) Apoc., ch. 42, vw. 7; ch. 20, v. 2—10.
LA
— 5925 —
plus extrèmes de la civilisation. Dans l'enfance des so-
ciétés, la mort de l'âme est le châtiment du crime ;
dans leur état de décrépitude , elle n'est plus que Île
dénouement de ce drame insensé qu'on appelle la vie.
« Baissez la toile, disait Auguste mourant, la farce
est jouée ». Long-temps auparavant, David s'était écrié :
« les méchans ont leur lot dans cette vie (4). Ils pé-
» riront et seront consumés comme la graisse des
» agneaux immolés (2)». Le psalmiste avait ajouté :
« Tous ceux qui se détournent de Jéhôväh seront re-
» tranchés (3). Ils croissent comme l'herbe et fleuris
» sent pour être exterminés éternellement (4) ». Au pre-
mier abord, on croirait qu'Isaïe, ou le prophète de la
captivité qui a pris son nom dans plusieurs chapitres
de ses prophéties (5), adopte cette doctrine, lorsqu'il
déclare que les morts ne revivent plus, que les Ré-
phaim ne se relèvent plus , parce que Jéhôväh les a
chatiés et anéantis, et qu'il en a détruit tout souvenir
(6); mais la suite du texte prouve que ce n'est là
qu'une objection à laquelle le prophète répond plus
loin : « que tes morts revivent, dit-il à Jéhovah, que
» tes cadavres se relèvent! Reveillez-vous et poussez
(4) Ps. 17, v. 44.
(2)7ES. "37, v.49.
(3) Ps. 73, v. 25.
(4) Ps. 92. 7 et 9.
(3) Le savant Géséniusétablit, dans son commentaire sur Isaïe , que
les chapitres 43, 44, 21, 24—27, 40—66 ne sont pas de ce prophè-
te, mais d’un Pseudo-lsaïe , qui écrivait pendant et après la capti-
vité. Voir les notes de M. Cahen sur Isaïe.
(6) Isaïe , ch. 26, v. 44.
— 526 —
» des cris d’allégresse, vous tous habitans de la pous-
» sière ; car ta rosée est la rosée des plantes, et la
» terre rejette les Réphaïm (1) ». C'est une allusion à
la résurrection des morts ; et, dès maintenant, je dois
dire que l'opinion de l'anéantissement des pervers se
rapporte à la doctrine persane sur le sort futur des
bons et des méchans à la fin du monde. Les mages
n'étaient point d'accord sur ce point. On distinguait là-
dessus trois opinions principales. Suivant la première,
les réprouvés devaient être anéantis à la résurrection
générale ; selon la seconde, ils seraient seulement plon-
gés dans un fleuve de feu qui les purificrait; enfin la
troisième les condamnait à une éternité de supplices ,
dans le Douzakh (2).
(4) Isaïe, ch. 26, v. 19. K3 thl aourouth thlk, nam vos plantarum
(est) ros tuus, c’est-à-dire : car ta rosée ranimera les morts, à l’ins-
tar de la rosée matinale qui ravive les plantes desséchées. Quelques
anciens iaterprêtes traduisaient {Al aourouth , par ros lucis ou vivifi-
cans ; Mais, quoique cette seconde version rappelle la transcription
persépolitaine du nom zend d’Ormuzd (aourmzdä , pour ahoura mazdé),;
que cette épithèle d’ahoura, qui signifie doué de vie , et par exten-
sion , céleste , lumineux , s'applique spécialement à Ormuzd et à Mi-
thra, les deux grands dieux régénérateurs de la Perse , et qu’enfin
elle puisse aussi avoir le sens d’éfre vivificateur , je ne pense pas
que le mot hébreu aourouth fasse allusion à cette expression persane.
Au surplus , on peut voir sur l'orthographe , l’origine et le sens véritable
du mot Zend ahoura le savant commentaire de M. E. Burnouf, sur le
Yaçna de Zoroastre, et son mémoire curieux sur deux inscriptions cunéi-
formes trouvées près d'Hamadan.
\
(2) Plut., de Isid., ch. 4, p. 5, — Zend-avesta, IT, p. 27, 324,
345, 414, 415. — Relig. de l’antiq., I, p. 329—330, et 708—709.
— 527 —
L'introduction dans le culte mosaïque du dogme per-
san de la résurrection générale , en ravivant les croyan-
ces des Juifs , faillit leur devenir funeste (1). Les esprits ,
ramenés à méditer sur ce grave sujet de la perma-
nence de l'âme après la mort, se divisèrent, et plu-
sieurs en vinrent à douter de son immortalité. Les Sa-
ducéens la nièrent publiquement. Ils ne firent pas, il
est vrai, beaucoup de prosélytes ; mais, en s’attachant
judaïquement à la lettre de la loi, ils ébranlèrent la
foi des faibles, et peu s'en fallut que, pour quelques
personnes , la renaissance du corps ne fût la mort de
l'âme. C'est en ce sens que l’on doit entendre les tex-
tes bibliques où l'on voit dominer cette idée que l'hom-
me meurt tout entier, et qu'il ne revivra point.
Job surtout retourne cette pensée de cent façons di-
verses. « Comme la nuée se dissipe et s'en va, dit-il
» à Dieu , ainsi celui qui descend au chéol ne remon-
» tera plus. Je vais m'endormir maintenant dans la
» poussière, et si tu me cherches le matin, 7e ne
» serai plus (2). Que Jéhôväh me donne du relâche,
» qu'il s'éloigne de moi, et que je respire un peu,
» avant que j'aille, pour men plus revenir, dans le
» pays des ténèbres et d'ombre de la mort (3). Si un
La punition éternelle des méchans, dans le douzakh , ne résulte pas
des textes cités dans cette note. Mais elle est clairement marquée
dans le Pseudo-Isaïe , ch. 46, v. 24.
(4) Je dis dans le culte, parce que ce dogme cireulait déjà parmi le
peuple, mais comme simple opinion, long-temps avant la captivité de
Babylone.
(2) Job , ch. 7, v. 9 et 21.
(3) Ibid., eh. 10, v. 20 et 21.
» arbre est coupé, il y a de l'espérance ; il repous-
» sera encore..... mais l'homme meurt et il perd
» toute sa force ( vitale ) ; il expire ef à n’est plus
» (1). Comme les eaux s’écoulent dans la mer, et
» comme une rivière devient à sec et tarit ; ainsi
» l'homme est couché sous terre, et il ne se relève
» point; ils ne se réveilleront point yusqu'à ce qu'il
» ny ait plus de cieux; et ils ne seront point réveillés
» de leur sommeil (4) ». On a prétendu que ces mots:
jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de cieux signifient que les
hommes se réveilleront à la résurrection générale , lors
du bouleversement du monde ; mais le sens naturel pa-
raît être que les hommes ne se réveilleront jamais, parce
que les cieux subsisteront toujours ; c'est ainsi que le
psalmiste , faisant l'éloge de Salomon à son avènement
au trône, annonce qu'il demeurera (dans sa postérité )
tant que le soleil et la lune dureront, dans tous les
âges, et que la justice fleurira de son temps avec
abondance de paix jusqu'à ce qu'il ny ait plus de
lune (5), c'est-à-dire éternellement , in sæcula sæculo-
rum , Comme nous disons dans notre liturgie latine.
C'est une flatterie qui rappelle l'émperium sine fine dedi
de Virgile, à moins quon ne l'applique au règne
futur du Messie. Aussi Job, revenant à ses compa-
raisons , ajoute-t-1l plus loin : « Comme la sécheresse
(4) Ibid., ch. 44, v. 7 et 40.
(2) Ibïid., ch. 44, v. 12. Le texte porte: dd klhi chmim, usque
ad non cælos.
«
(3) Psalm., 72, v. 5 et 7, dd bli irkh, dit le texte, wsque ad non
lunam. Peut-être, y at-il ici et dans Job, une allusion à la grande pé-
riode de restitution dont je parlerai plus loin.
— 329 —
» et la chaleur consument les eaux de la neige , ainsi
le chéol ravit les pécheurs. Ils sont élevés en peu de
temps ; après quoi 1{s ne sont plus (1).
Gardons-nous de croire pourtant que Job repousse
le dogme de l'immortalité de l'âme. Il l'admet au con-
traire en termes exprès et sous sa forme la plus ré-
cente, celle de la résurrection des corps.
On n'en saurait dire autant de l'Ecclésiaste. Mais
aussi cet auteur est isolé. Son opinion personnelle était
si peu de mode, qu’un pieux Israëlite a terminé le
livre par un correctif qui tend à l'expliquer dans un
sens orthodoxe.
Si l'Ecclésiaste avait écrit ou vécu dans l'Inde, on
concevrait son système. La récompense des bons , sui-
vant la doctrine indienne , est d'être absorbés en Dieu
et de participer à la nature divine inaccessible à toute
émotion. Les Hindous font consister le bien suprême
dans une insensibilité qui équivaut à l’anéantissement. Tou-
tes les fois qu'ils parlent de l'âme réunie à la divinité , ils la
peignent comme dans une impassibilité parfaite, également
étrangère à la peine et au plaisir (2). Mais ce point de
vue tout contemplatif , qui tenait à la douceur du cli-
mat, à la fertilité du sol , à la mollesse des habitans,
à la fatigue de l'action de vivre sous le plus beau
ciel, au milieu de toutes les jouissances (3), ne con-
venait nullement aux Hébreux. Voyons comment l'Ec-
clésiaste les envisage.
J'ai annoncé , en commençant cette dissertation , que
(4) Job, ch. 24, v. 49 et 24.
(2) B.i" Constant, de la relig., IV, p. 79, en note.
(3) De la relig., wbi supra , p. 80.
34.
=: #9$Q =
l'ame portait généralement dans la Bible le nom de
nephech ; mais qu'il existait aussi une autre dénomi-
nation , celle de roudkh, signifiant l'esprit et corres-
. pondant au préna ou paramätmé des Hindous, au
rvsua des Grecs et au spiritus des Latins, comme la
nephech est le djévétmé des premiers, la vw» des se-
conds , et l'anima des troisièmes. Cette roudkh est le
souffle vital de tous les êtres animés. Elle vient de Jé-
hôväh auquel elle retourne à la mort. De là vient que
Job l'appelle roudkh-él6häh, «esprit divin (3) » ou nichmäth
chaddai , « inspiration du Tout-Puissant qui donne l’intel-
ligence (4) ». De là vient aussi que, lors de la sédition
de Coré, Dathan et Abiron , les Hébreux, effrayés des
menaces de Jéhôvâäh, s'écrient : « O Dieu fort, Dieu
» des esprits de toute chair, un seul homme a péché
» et te mettras-tu si fort en courroux contre toute une
» assemblée (1) », comme s'ils disaient : vas-tu, pour
le crime d'un seul homme , reprendre à tous les au-
tres les parcelles de ton esprit que tu leur as données ?
De même, le psalmiste dit à Jéhôväh : « Tes créa-
» tures s’attendent toutes à toi, afin que tu leur
» donnes la nourriture en leur temps. Caches-tu ta
» face? elles sont troublées. Retires-tu leur soufle ?
» Elles défaillent et retournent en leur poussière. Mais
» si, tu renvoies ton esprit ( rouàkh }), elles sont
(4) Job, eh, 27, v. 3.
(2) Ibid., ch. 32, v. 8. Je ne parle point du mot Hébreu Binéh , in-
telligence , correspondant aux termes manas, Sanscrit; y55, Grec, et
mens, Latin, parce qu’elle ne constitue primitivement, comme ceux-
ci, qu'une qualité de l’âme.
(3) Nomb., ch. 46, v. 22.
»
»
04 —
créées de nouveau et tu renouvelles la face de la
terre (2) ». Ce texte est d'autant plus significatif
qu'il fait allusion au système indien des créations et
des destructions successives; de l'univers. On le croirait
calqué sur un passage analogue du code de Manou,
tant il s'en rapproche. « Lorsque Brahmà s’éveille, dit
»
L2]
le législateur indien, aussitôt cet univers accomplit
ses actes ; lorsqu'il s'endort , l'esprit plongé dans un
profond sommeil , alors le monde s'endort. Car,
pendant son paisible repos , les êtres animés quittent
leurs fonctions et se dissolvent en même temps dans
l'âme suprême ; alors cette âme de tous les êtres
dort tranquillement dans la plus parfaite quiétude.
C'est la nuit de Brahmà qui dure mille âges divins.
À l'expiration de cette nuit, Brahmä , qui était en-
dormi , se réveille; et, en se réveillant, il fait
émaner l'esprit créateur. Dès ce moment, le jour
de Brahmà recommence, et ce jour ne finit égale-
ment qu'avec mille âges des Dieux. C'est ainsi que,
par un réveil et par un repos alternatifs, l'être
immuable fait revivre ou mourir éternellement tout
cet assemblage de créatures mobiles et immobiles.
Ces créations et ces destructions du monde sont in-
nombrables, et l'être suprême les renouvelle comme
en se jouant (3) ». Dans le psalmiste , de même que
dans Manou, c'est l'esprit, roudkk ou dtmé, qui, en
(4) Psalm., 404, v. 27—29. Le psaume 78, v. 39, porte égale-
ment , en parlant des Hébreux dans le désert: « Et Jéhôväh se sou-
» vint qu'ils n’étaient que chair, qu’un souffle qui passe et qui ne
» revient point ».
(2) Lois de Manou, liv. 4, Sloc. 541—57, et Sloc. 72—80.
34.*
se produisant au dehors , ou en se retirant au dedans
de lui-même, crée ou détruit toutes les créatures.
Leur souffle n'est que le souffle divin , et leur esprit
que l'esprit suprême , ou, comme dit l'épicurien Ho-
race, divinæ particulam auræ. On connaît ces beaux
vers de Virgile :
Spiritus intus alit ; totamque infusa per artus
Mens agitat molem et magno se corpore miscet (4).
Eh bien! Voilà le paramädtmé de Manou et la roudkh
Éléhäh de Job.
Chez les Hindous, le préna, après la mort, se réu-
nit à la grande âme; mais le djévétmé revêt un autre
corps et se rend dans les pétalas, pour y subir un
jugement qui le condamne à diverses transmigrations
dans les sphères inférieures ou supérieures, sous dif-
férentes formes corporelles, selon sa conduite passée ,
à moins que, par les austérités d'une vie sainte, il
ne se soit rendu digne de l'absorption dans la divinité
(2). Mais l’Ecclésiaste ne tient aucun compte de la
nephech. Il n’admet que la rouékh et la renvoie à Jé-
hôväh, sans distinction entre les bons et les méchans.
Cet auteur déclare en termes positifs qu'à la mort
la rouäkh est absorbée dans la divinité. « Lorsque
l’homme s'en va à la maison de l'éternité, dit-il, la
poussière retourne à la terre d'où elle a été prise et
l'esprit ( roudkh ) retourne à Dieu qui l'a donné ».
« Vanité des vanités, et tout est vanité (3)». Ceux qui
(4) Ænéide, liv. 6; v. 726 et 727.
(2) Lois de Manou , liv. 4, Slok. 98, en note; liv. 42, Slok, 82.
(3) Ecclés., ch. 42, v. 7 et 9. Le psalmiste ( ps. 446, v. 4—5 )
dit également , en parlant du prince qui ne saurait délivrer, malgré
— B35 —
veulent voir dans ce passage une preuve de limmorta-
lité de l'âme ne réfléchissent pas que l'Ecclésiaste ne
parle point ici de l'âme, nephech, mais de l'esprit
rouékh , c'est-à-dire de ce souffle vital commun à tous
les êtres animés. Cela est si vrai que, dans un aatre
endroit, il remarque que l'accident qui arrive aux
hommes et l'accident qui arrive aux bêtes, sont ab-
solument semblables. « Telle qu'est la mort de l'un,
» dit-il, telle est la mort de l’autre; tous ont un
» même souffle, ct l'homme n'a point d'avantage sur
» la bête ; car tout est vanité. Tout va en un même
» lieu ; tout a été fait de la poussière et tout retourne
» dans la poussière ». « Qui est-ce qui sait si l'esprit
des hommes monte en haut et si l'esprit des bêtes
descend en bas dans la terre (1)»? On ne saurait pré-
tendre que l'auteur envoie l'esprit de l'homme au Ciel
pour que Jéhôvâäh prononce sur lui sa sentence et le
garde ensuite auprès des Elohim , ou le précipite dans
le chéol. En effet, l'Ecclésiaste venait de remarquer
que tout arrive également à tous; qu'un même acci-
dent arrive au juste et au méchant, au pur et aw
souillé, à celui qui sacrifie et à celui qui ne sacrifie
point , au pécheur comme à l'homme de bien. Il avait
dit de plus qu'il y a de l'espérance pour les vivans ,
parce qu'ils savent qu'ils mourront, tandis que les
son pouyoir: « Son esprit sort, ( et lui ) retourne à sa poudre; er
ce. jour-là ses dessins périssent, Heureux celui à qui le Dieu fort de
Jacob est en aide, dont l'attente est à Jéhôväh, son Dieu ». Ce texte
a pour but de montrer la puissance de Dieu et la faiblesse de l’homme.
On n’en peut rien conclure contre l’immortalité de l'âme.
() Ecclés., ch. 3, v. 19.
— 534 —
morts ne savent plus rien et ne gagnent plus rien,
« Leur mémoire , avait-il ajouté , est mise en oubli ;
» leur amour , leur haine , leur envie ont dejà péri.
» Îl n'y a plus dans le cheol ni œuvres, ni discours,
» ni science, ni sagesse. Va donc, mange ton pain
» avec joie, et bois gaiment ton vin, parce que Dieu
» a déjà tes œuvres pour agréables ; que tes vétemens
» soient blancs en tous temps, et que le parfum ne
» défaille point sur ta tête. Vis joyeusement tous les
» jours de la vie de ta vanité , avec la femme que
»-tu as aimée, etc. (1) ». Il est de toute évidence
que l'Ecclésiaste est un franc matérialiste, un véritable
épicurien qui ne croit pas à la vie future. En vain
le compilateur de ces joyeuses sentences, essaie-t-il
d'y apporter quelques correctifs. En vain s’efforce-t-il
d'en tirer cette conclusion qu'il faut craindre Dieu et
garder ses commandemens. Telle n'est point la pensée
de l'Ecclésiaste. Certes, l'écrivain qui dit: « Jeune
» homme , réjouis-toi dans les jours de ton jeune àge,
» et que ton cœur te rende content dans les jours de
» ta jeunesse ; marche comme ton cœur te mène et
» selon le regard de tes yeux ». Get écrivain-là n’est
pas le même que celui qui äjoute : « Mais sache que
» pour toutes ces choses Dieu te fera venir en juge-
» ment (2) ». Ces dernières maximes contrastent trop
fortement avec le ton général du livre, pour être éma-
nées de la même plume. Ainsi , lorsque l'ecclésiaste an-
_nonce que la poussière retourne à la terre d'où elle
venait et que l'esprit retourne à Dieu qui l'a donné,
\
() Ecclés., ch. 9, v. 1—40.
(2) Ibid., liv. 42, v. 4, 45 et 46.
il entend que ces deux choses rentrent chacune dans
les élémens d'où elles ont été tirées: le corps est
rendu à Ja terre, et l'esprit va rejoindre l'âme du
monde , ce foyer universel de toute vitalité. En ce
sens , l'esprit de l’homme , cette parcelle de l'âme du
monde qui l’animait , subsiste après la mort sans au-
cun doute, mais il perd alors tout caractère d'indivi-
dualité ; il est réabsorbé en Dieu, comme dans la
théologie indienne. On ne saurait donner à cette ab-
sorption le nom. d'immortalité ; car c'est la négation
de toute faculté, de toute mémoire , de toute person-
nalité de l'âme , qui est ainsi réduite à n'être qu’une
abstraction , privée de tout ce qui liait son existence
à venir à son existence d'ici-bas (1. Le tort de l'Ec-
clésiaste est, non-seulement d’avoir enseigné cette doc-
trine à un peuple qui ne pouvait la comprendre , mais
encore de l'avoir trop généralisée, en l’étendant, comme
les épicuriens, à tous les hommes sans exception.
Chez les Brahmanes, l'absorption dans Fétmé est le
prix exclusif de ceux qui ont vécu saintement. Tous
les autres, avant d'arriver à ce degré suprême de
béatitude céleste, sont soumis à des épreuves, à des
transmigrations plus ou moins pénibles, plus ou moins
lougues , selon leurs œuvres et leurs mérites.
Il semble aussi que l'auteur de la cosmogonie hé-
braïque ait partagé cette opinion des Hindous. On y
voit que Jéhôväh, pour créer l’homme à son image et
à sa ressemblance, le forme de la poussière de la
terre et lui soufile dans les narines un souffle de vie
(2). C'est à tort que l'on a cherché dans ce récit une
(1) Voy. de la religion, par M. B.ir Constant, IV, p. 81—82.
(2) Genèse, ch. 2, v. 7.
,
— 536 —
nouvelle preuve de l’immortalité de l'âme , en préten-
dant que l'homme n’est l'image de Dieu que par son
âme. En effet, d’une part, ce souffle que Jéhôväh
donne à Adam , est celui-là même que l’auteur de la
Genèse reconnaît à tous les animaux , lorsque, pour
peindre la submersion de tous les êtres dans le déluge
universel , il annonce que tout ce qui avait dans les
narines un souffle de respiration de vie, tout ce qui
se trouvait sur la terre mourut (1). D'un autre côté
s'il est vrai de dire , avec le livre grec de la sagesse,
que c'est par son àme que l’homme ressemble à Dieu,
il faut reconnaître aussi que, dans les livres hébreux
de l’ancien testament, Jéhôväh ressemble souvent par
,
son corps à l'homme qu'il a créé. L'anthromorphisme
éclate en vingt endroits de la Genèse. Jéhôvah forme
l’homme à son image et à sa ressemblance, comme
Adam engendre, à son image et à sa ressemblance , un
fils auquel il donna le nom de Seth (1). mais tout cela
ne prouve point que l'auteur de la Genèse ait été
matérialiste. Il l'était si peu qu'il parle de la réunion
d'Abraham, d’Isaac et de Jacob à leurs peuples dans_
le chéol.
Enfin le système de l'âme du monde, de l'esprit
de Dieu , qui anime les êtres vivans, à leur naissance,
et rentre à leur mort dans le foyer commun , semble
avoir été également admis par Ezéchiel, dans un pas-
sage important sur la résurrection générale que j'aurai
(4) Genèse ch. 7, v. 22, nichmth roukh khiim. Au ch. 6, v. 47,
Dieu dit qu'il fera périr toute chair qui a en soi esprit de vie
( roukh Æhzièm ), et au ch. 9, v. 40, il fait alliance avec toute âme
vivante ( »phch hkhih ).
— 531 —
l'occasion de rapporter ci-après (2). Mais comme ce
texte , où il n'est parlé que de la roudkh, s'explique
par deux autres chapitres qui traitent du séjour de la
nephech dans le chéol, on ne saurait ranger ce pro-
phète au nombre des matérialistes.
Pour me résumer sur ce point , je ne vois guères,
parmi les rédacteurs des livres hébraïques ; que l'Ecclé-
siaste auquel puisse s'appliquer l'épithète d'épicurien ;
résultat décisif et qui démontre que, malgré toute
leur puissance et l'exercice des fonctions civiles et sa-
cerdotales , les Sacucéens ne sont point parvenus à
inculquer au peuple leur désolante doctrine.
$. IV. MÉTEMPSYCHOSE ET PALINGÉNÉSIE SPÉCIALE.
Je réunis ces deux dogmes sous le même titre , par-
ce que les explications qu'ils exigent leur sont commu-
nes. J'y joindrais aussi la palingénésie et la résnrrec-
tion générales, si les longs détails dans lesquels elles
m'entraineront n'étaient pas de nature à mériter un $&
distinct. Tous ses dogmes se tiennent et se suivent histori-
quement dans l'ordre où ils sont ici placés. La palingénésie
ést une’ déduction, un perfectionnement de la métempsy-
chose , comme la résurrection est la dernière forme de la pa-
lingénésie (3). On a fait passer les âmes dans des
corps d'animaux , avant de les ramener dans des corps
humains, et le retour général à leurs propres corps
n'a été imaginé que long-temps après l'hypothèse de
de leur restitution finale. Ce qui ne veut pas dire
»
que les quatre systèmes aient été successivement
(4) Genèse, ch. 4. v. 26 et 27; ch. 5, v. À et 5,
(2) Ezéch., ch. 37, v. 1—10.
(3) Relig. de l’antiq., À, p. 885.
— 538 —
adoptés par tous les peuples; mais seulement que les
peuples qui les ont admis tous quatre ont suivi cette
progression d'idées , car la généralité de ces doctrines
est en raison inverse, je ne dirai pas de leur impor-
tance , mais de leur succession: Elle décroit à mesure
que l'ensemble se perfectionne ; et aujourd’hui même
que le christianisme a consacré , en l’adoptant , la ré-
surrection, la métempsychose compte encore plus de
partisans. Celle-ci a fait le tour du globe, et, sni-
vant l'expression d'un savant anglais, on la croirait
descendue du Ciel, tant elle paraît ‘être sans père, sans
mére et sans généalogie (4).
Les livres bibliques ne contiennent rien de positif
sur la métempsychose proprement dite. S'il y est question
de l'esprit ( rouäkh ) qui passe d’un prophète à l’au-
tre, par exemple, de Moïse à Josué, de Josué
Othoniel , d'Elie à Elisée, ce n’est qu'une allusion à
l'inspiration divine, à l'esprit de science et de sagesse ,
à l'esprit même de Jéhôväh, qui s'incarne successi-
vement dans ses élus, pour rappeler les Juifs à l'ob-
servation de la loi. Ces manières de parler ne procè-
dent ni de la métempsychose , ni même de la palin-
génésie, car il n'y est point question de la #ephech,
de l’âme humaine , seule partie de notre être assujettie
aux transmigrations. Elles se rattachent, à des idées
d’un ordre plus élevé, au système général de l’éma-
nation , base première de ces deux doctrines (2), et
plus spécialement à la théorie indienne de l'incarnation
de l'esprit divin , dans un corps d'homme, pour sauver
7
(1) Thomas Burnet, ‘dans Beausobre, hist. du Manichéisme, 11,
p. 491.
(2) Relig, de l’antiq., wbi supra.
= 359 —
le génre humain. Ce haut point de vue domine toute
la matière qui nous occupe. Les âmes humaines ne
sont que des émanations, des parcelles de la grande
âme du monde. Mais, soit qu'elles aient péché dès
l'origine des choses et avant leur union à des corps
humains , soit que leurs souillures proviennent de cette
union même (3), elles en sortent moins pures qu'elles
n'y étaient entrées ; et, en punition de leurs fautes,
elles sont condamnées à passer dans des corps divers,
depuis l'insecte et le reptile jusqu'au quadrupède et à
l'homme , afin de se purifier dans ces différentes épreu-
ves et de se rendre dignes de remonter au Ciel d'où
elles sont parties. Cependant la divinité ne les aban-
donne point à elles-mêmes ici-bas. Elle leur adjoint un
pur rayon de sa substance céleste, pour les éclairer ,
pour les conduire: précaution sage, mais souvent inu-
tile. La chair combat sans cesse contre l'esprit et rem-
porte de tristes victoires. Les âmes, au lieu d’attein—
dre à la perfection, se dégradent de plus en plus
et penchent vers leur ruine. Alors Dieu, qui ne veut
pas la mort des pécheurs, mais leur conversion , s’in-
carne lui-même, il descend en personne dans un corps
humain , pour sauver les hommes , pour les préserver
d'une perte imminente.
Voilà le sens des expressions bibliques ci-dessus re-
levées. Le voilà, non point tel que les philosophes
hindous l’auraient conçu , mais tel que les grossiers
Hébreux, dans leur esprit étroit et exclusif, le com-
prenaient , c'est-à-dire restreint à la mesquine pro-
(3) Relig. de l'antiq., 4 p. 191—193, 279, note 1, 328, 650—
651, 707—708, 835 et 875.
— #40 —
portion du rappel des Juifs à l'observation de la loi
mosaique.
Le pentateuque a pourtant conservé quelques ves-
tiges de la métempsychose ; mais ils y sont si légers, si
effacés, qu'on a de la peine à les y découvrir. On
y voit Jéhôväh se repentir d'avoir créé les hommes et
les animaux, les détruire également par le déluge,
sauf le petit nombre de ceux qu'il lui plait de sauver,
faire ensuite une alliance générale avec ces derniers
(1), et, dans le crime de bestialité, prescrire d’in-
fliger la même peine aux deux coupables (2). D'où
cela peut-il provenir , si ce n'est de la métempsychose!
Comment les bêtes pourraient-elles être capables de
mérite et de démérite, dignes de récompenses et de
châtimens, si ce n'est parce qu'elles renferment des
âmes humaines qui y sont logées, soit en punition de
leurs fautes dans une vie antérieure, soit par toute
autre cause ? Ce reflet des traditions de l'Egypte et de
l'Inde ne serait pas le seul qu'on rencontre dans les
cinq premiers livres de la Bible.
Les Pharisiens, qui se piquaient d'entendre le véri-
table sens du pentateuque, admettaient la métempsy-
chose , avec une modification. Ils croyaient, au rapport
de l'historien Josephe , que toutes les âmes sont immor-
telles ; qu'elles sont jugées dans un autre monde, et
récompensées ou punies, en proportion de leurs vertus
ou de leurs vices; que les unes sont éternellement
retenues prisonnières dans l’autre vie, et que les au-
tres reviennent en celle-ci; en d’autres termes, que
(4) Genèse, ch. 6, v. 7, 17—20 ; ch. 7, v. 21—23; ch, 9, v.
9—12.
(2) Lévit., ch. 20 , v. 45—16.
— 541 —
les âmes des justes passent, après celte vie, dans d'au-
tres corps , et que les réprouvés souffrent des tourmens
qui durent toujours (1).
Cette métempsychose ou révolution des âmes, comme
V'appellent les Rabbins, ne diffère pas autant qu'on l'a
cru, de celle des Egyptiens et des Hindous. Au premier
abord, on est surpris de voir que ce qui sert généra-
lement chez ces peuples de punition aux méchans, ait
été chez les Juifs la récompense des justes (2). Mais
l'opposition est plus apparente que réelle. Dans le sys-
tème pur égyptien, nulle âme n'est sans tache en quit-
tant son enveloppe mortelle. Delà vient qu'à la mort,
elles descendent toutes dans l'amenti, pour y être pu-
rifiées et lavées de leurs souillures, puis renvoyées sur
la terre dans de nouveaux corps, car cette dernière
épreuve ne peut jamais leur être complètement épar-
gnée ; seulement les plus vertueuses sont plutôt affran-
chies ; elles ne sont point forcées de parcourir dans
son entier le cercle fatal des transmigrations. Tandis
que les plus coupables, celles qui ont comblé la me-
sure de tous les crimes , sont condamnées à parcourir
et à recommencer éternellement l'inévitable carrière ,
et que les âmes moyennes, qui se sont laissé subju-
guer aux sens, ont sacrifié aux voluptés, sont ren-
voyées, au moins une fois, dans les corps de toutes
les espèces animales, ou seulement de quelques-unes ,
selon le nombre de leurs souillures ; les moins souil-
lées passent immédiatement dans des corps humains (3).
() Josephe, histoire des Juifs, liv. 48,ch. 4.— id., de la guerre
des Juifs, liv. 2, ch. 42, in fine.
(2) Br Constant, de la Religion, IV, p. 408, note 3.
(3) Relig. de l’ant., 1, p. 466—467, et p. 836—887.
19
Après quoi, $i, dans cette palingénésie , ou seconde
naissance , ellés ont vécu avec sainteté, elles ne des-
cendent plus dans l’amenti que pour obtenir de remon-
ter aux sphères célestes, leur patrie primitive (1), Ce
n'est qu'à une époque relativement moderne que le sa-
cerdoce a imaginé le retour immédiat des justes aux
célestes demeures. La théorie indienne de la transmi-
gration des âmes avait absolument les mêmes bases, et
a subi les mêmes modifications. Ainsi la métempsy-
chose n'était point en dernier lieu l'enfer des méchans,
mais le purgatoire des faibles. De même, les phari-
siens admettaient un jugement préparatoire des âmes
dans le chéol ; mais, comme ils n’en formaient que
deux classes, au lieu de trois, ce jugement était sui-
vi, pour les unes, de supplices éternels dans l'abad-
dôn, et, pour les autres, après un séjour plus ou
moins long dans le chéol, de renvoi sur la terre, afin
d'y achever leur purification, soit dans des corps d'a-
nimaux, soit dans des corps humains, selon la gravité
() Ibid., I, p. 276—279. Je dois avertir une fois pour toutes , quoi-
qu’an peu tard peut-être , que Le savant ouvrage de MM. Creuzer et Gui-
gniaut sur les Aeligions de l'Antiquité , et celui de Benjamin Constant ,
intitulé de la Religion ; considérée dans sa source, etc , que l’on voit
fréquemment cités au bas du texte, mont beaucoup aidé dans mes re-
cherches comparatives , aussi bien que dans la rédaction de ce Mémoire.
Les érudits qui s’occupent des matières archéologiques verront bien, sans
qu’il soit besoin de le leur dire , que j'emprunte souvent les aperçus ,
les idées, les expressions et jusqu’aux phrases de ces trois écrivains. Cette
déclaration a moins pour but de prévenir tout reproche de plagiat, que
de rendre hommage aux vues ingénieuses , au profond savoir de trois
mythologues distingués dont les écrits méritent d’être plus connus et
mieux appréciés qu'ils ne le sont. Suwm cuique.
— 545 —
de leurs fautes. Les indications de Josephe sont évi-
demment incomplètes. Il ne s'explique ni sur la nature
ni sur le nombre de ces transmigrations. D'un côté,
il serait difficile de croire que les Pharisiens eussent
soumis les âmes des justes à des révolutions sans fin.
Ces âmes devaient, après une seule renaissance dans
un corps humain, remonter au ciel d’où elles étaient
originairement descendues. D'un autre côté, les âmes
tièdes ou indifférentes, celles qui, après une seconde
existence , n'avaient mérité ni les peines de l'enfer, ni
les joies du paradis , devaient être admises à une se-
conde , et même à une troisième épreuve, pour leur laisser
les moyens de parvenir dans l’autre vie au bonheur qui
leur était destiné, à moins que, dans l’une de ces
existences épuratoires , elles n'eussent aggravé leurs
fautes antérieures par une conduite criminelle et digne
de condamnation définitive. Suivant la doctrine des Egyp-
tiens, des Orphiques, de Pindare (1) et des Cabalistes
(2), les âmes pouvaient être condamnées à recommen-
cer jusqu’à trois fois l'inévitable carrière. On ne s'ex-
plique pas nettement , surtout pour la métempsychose
égyptienne, sur le sort ultérieur des âmes après leur
troisième course , lorsqu'elles en sortaient plus coupa-
(4) Relig. de l’antiq., 1, p. 467—887 ; III, p. 340.
(2) Bible de Vence, VIIL, p. 270—274. Les Rabbins citent en
preuve: 4.°un passage de Job, ch. 33 , v. 29, portant : « voilà, le Dieu
fort fait toutes ces choses deux et trois fois envers l’homme» ; 2.° la
paraphraste chaldaïque, sur ce texte d’Isaïe, ch. 22, v. 44: «si jamais
» cette iniquité vous est pardonnée jusqu’à la mort » , où le Chaldéen
traduit : jusqu’à la seconde mort, et 3.° le livre zohar, qui est ancien
et d'une grande autorité parmi eux.
— 544 —
bles qu'elles n'y étaient entrées. Tout porte à croire
qu'elles étaient alors livrées pour toujours aux tortures
infernales.
Enfin, malgré le silence de Josèphe, on ne saurait
douter que les pharisiens ne fissent aussi passer dans
des corps d'animaux les âmes plus coupables qu’inno-
centes, avant de les admettre à se purger dans. des
corps humains ; car le savant Philon , qui allégorise sur
ce sujet, selon son habitude, explique ces métamor-
phoses en disant que quiconque ne suit pas la raison,
passe dans la nature d’une bête, quoiqu’au dehors il
conserve la figure de l'homme (1). Telle était aussi
vraisemblablement l'explication dernière des prêtres d'E-
gypte, puisque Hiéroclès et Hermès, dans Stobée,
n'admettent d'autre migration que celle d’un corps
d'homme dans d'autres corps humains (2); mais il n'en
est pas moins certain que, dans l’origine, ils n'’allé-
gorisaient pas la métempsychose, au point de la ré-
duire à une simple figure de rhétorique.
En résumé, il n’y a ici qu'une seule différence qui
soit digne de remarque, c’est que les Pharisiens ,. plus
sévères, mais plus conséquens que les Egyptiens et les
Hindous, laissaient éternellement les réprouvés. dans
l'enfer, après le trépas. Encore n'est-il pas certain que
cette relégation immédiate et éternelle des méchans dans
l'abime infernal, n'ait jamais formé en Egypte et dans
l'Inde, au moins parmi quelques sectes rigoristes , le
pendant du retour immédiat et éternel des bons dans
les demeures célestes. De même qu'on dispensait ceux-
: |
(4) Bible de Vence, VIII, p. 273.
(2) Relig. de l’antiq., III, p. 310—311.
ci de toute purification dans de nouveaux corps; de
même on devait, par réciprocité, interdire à ceux-
là cette sorte de purgatoire. La carrière de la métemp-
sychose ne serait plus ainsi restée ouverte qu'aux âmes
faibles qui en avaient besoin et qui seules pouvaient
en profiter. De tout temps et partout pays, on a vu
de ces dialecticiens inflexibles dont la logique impitoya-
ble ne recule pas devant les dernières conséquences
d’un principe, quelque dures et barbares qu'elles puis-
sent être, surtout lorsqu'ils sont dominés par des vues
d'intérêt politique.
Les progrès de la civilisation, ai-je dit, ont perfec-
tionné la métempsychose, en la bornant au retour des
âmes dans des corps humains, résultat qui la transfor-
me en une sorte de palingénésie ou seconde naissance,
image imparfaite de la palingénésie véritable, de la grande
palingénésie qui doit s'opérer à la destruction du monde.
Mais les auteurs juifs paraissent être arrivés au même
point par une autre voie. Je suppose que c'est par
leurs communications avec les savans de l'Egypte, vers
le temps de Salomon qui, dans sa jeunesse, avait
épousé une princesse égyptienne , fille du roi alors ré-
guant, et lui avait bâti un magnifique palais (1). Cette
reine étrangère avait sans doute amené à la cour de Jé-
rusalem des prêtres de son pays, dont les lecons et les
conseils auront été fort utiles à Salomon, non seule-
ment pour les décorations symboliques du temple qu'il
fit construire à Jéhôvâh (2), mais encore pour l'acqui-
sition de cette grande sagesse royale qui surpassait la
(4) I Rois, ch. 3, v. 4; ch. 7, v. 8.
(2) Ibid, ch. 6, v. 49—35.
35.
— 346 —
sagesse de tous les Orientaux, et toute la sagesse des
Egyptiens (1).
La palingénésie , telle que je l’entends ici, s'opère
de deux manières : ou individuellement, dans le cours
des siècles; ou en masse, à la fin de la grande an-
née. Car les Egyptiens admettaient, comme les Chal-
déens et les Hindous, de grandes périodes de restitu-
tion, à la suite desquelles l'univers était détruit et re-
nouvelé (2). La palingénésie spéciale tient de très-près
à la métempsychose dont elle n’est qu'une déduction
scientifique. Elle a pour but immédiat de laver l’âme
des souillures contractées dans sa précédente union
avec un corps humain: c'est une vie d'expiation plu-
tôt qu'une véritable renaissance. La palingénésie géné-
rale se rapproche davantage de la résurrection des
corps, sa forme populaire, à laquelle je la joins dans
le $ suivant. Je m'occupe ici de la première seule-
ment.
Au premier abord, on croirait en trouver des traces
dans le livre de Samuël. On y prête à la mère de ce
prophète ces paroles remarquables : « Jéhôvah est celui
» qui fait mourir et vivre ; qui fait descendre dans le
» chéol , et qui en fait remonter. Jéhôväh appauvrit et
» enrichit ; abaisse et élève (3) ». Il ne s’agit point là
de résurrection, ainsi que l'ont remarqué MM. Justi
et Gahen (4), ni de métempsychose proprement dite. Il n'y
(4) I Rois, ch. 4, v. 29—34.
(2) Voir dans l’origine des cultes la dissertation sur les grands cy-
cles, V, p. 323—355.
(3) 1, Sam., ch. 2 , v. 6—7.
(4) Bible de M. Cahen, 27 Loco.
— 541 —
est pas question non plus de palingénésie ou seconde nais-
sance dans un corps humain. Il est douteux qu'au siècle
d'Héli une simple femme juive connût ce dogme sacer-
dotal qui représente la divinité accordant aux âmes justes,
après le trépas, la faculté d'essayer d'une nouvelle existen-
ce, pour achever la purification des fautes commises
dans une vie antérieure, et quelquefois même pour
remplir une mission spéciale d’un ordre plus élevé. Il
ne faut done y voir, avec les auteurs cités, qu'une idée
poétique et populaire qui fait remonter du chéol, sans
aucune distinction , les âmes destinées à animer les corps
humains. Je montrerai bientôt l’origine de cette opinion. Le
psalmiste parait être le seul livre biblique dans lequel
il soit fait allusion à la palingénésie épuratoire.
On y lit: « Jéhôvàäh, tu as fait remonter mon âme
» du chéol, afin que je ne descendisse pas dans la
» fosse ( l'abaddôn } (1) » ; ou bien: « Ta bonté
» est grande envers moi, et tu as retiré mon âme
» du chéol profond (2) »; ou encore : « Le méchant
» descendra dans le chéol jusqu'à la génération de ses
» pères qui ne verront jamais la lumière (3) » , c’est-
à-dire qui ne remonteront pas, comme les justes, sur
la terre des vivans pour animer de nouveaux corps.
Cette opinion avait cours encore au siècle de Jésus,
car ses disciples lui demandèrent si un aveugle de
naissance , quise présentait à lui pour être guéri, ne
s'était pas attiré cette punition par quelque péché
qu'il eùt commis avant que de naître {4). D'un autre
(4) Ps. 29, v. 4.
(2) Ps. 85, v. 43.
(3) Ps. 49, v. 49.
(4) Jean, ch. 9, v. 14—3.
35.*
— 1548 —
coté, le sauveur ayant interrogé ses apôtres sur ce que
l'on disait de lui, ils répondirent : « Les uns croient
» que vous êtes Jean-Baptiste ; les autres Elie ; d’'au-
» tres Jérémie , ou quelqu'un des prophêtes (1) ». En-
fin , les cabalistes assuraient que l’âme d’Adam passa
dans David , et quelle devait animer un jour le corps
du Messie. La preuve de ce mystère était à leurs yeux
dans le nom même d'Adam, écrit 4dm dans l'hébreu
sans points; l'Æ désigant Adam, le D David, et le
M le Messie. Cette idée était trop ingénieuse pour
n'être pas accueillie par l'allégoriste Origène (2). Quoi-
que ce père de l'église et les Rabbins se servent à
ce sujet du mot 4vyr, l'âme vitale ( la nephech des
Hébreux }, et non du terme &t5ux (la rouàkh }, il est pro-
bable que les maitres entendaient ici la palingénésie dans
le sens particulier et tout Indien que j'ai déjà indiqué plus
haut. Cette doctrine , appliquée au prophète de Nazareth ,
signifiait que l’âme d'Elie , de Jérémie , ou de Jean-Bap-
(4) Matth., ch. 16, v, 44. — Marc, ch. 6, v. 14—16. — Luc,
ch, 9, v. 7—9. Ces textes ne peuvent s’entendre de la résurrection
de l’un de ces prophêtes, quoique le mot s’y trouve ; car Jésus était
né long-temps avant la mort de Jean-Baptiste. Les Juifs ne l’igno-
raient pas ; et, s’ils confondent le précurseur avec le Messie, c’est
parce qu'ils admettaient qu’un homme pouvait avoir deux âmes à la
fois, la sienne d’abord, au moment de sa naissance ; puis, à un cer-
tain âge , une autre âme charitable qui venait servir d’ange gardien
à la première. Les anciens Rabbins sont d’accord sur ce point, et
St.-Marc , ubi supra , y fait allusion, lorsqu'il fait dire à Hérode le
Tétrarque , parlant de Jésus : «Ce Jean, qui baptisait, est ressuscité
» d’entre les morts ; à cause de cela les puissances agissent en lui
» ( Jésus ) ». ( Voir bible de Vence, VIII, p. 272 ).
(2) Histoire du Manich., 11, p. 492—493.
tiste , qui l'animait, était venue se loger dans son
corps , non pas pour expier quelque péché secret
commis dans une vie antérieure, ni même pour ac-
quérir quelque degré de perfection qui lui aurait man-
qué , mais bien pour ramener le peuple à l'observa-
tion de la loi mosaïque (1); idée avantageuse dont
ils -revinrent bientôt , lorsqu'ils erurent s'apercevoir que
l'enseignement de Jésus, loin de s'accorder avec la re-
ligion nationale , telle qu'ils l'avaient faite ; tendait
au contraire à la détruire.
Jusqu'à présent j'ai supposé que la seconde vie dans
ce monde avait généralement pour objet l'expiation de
souillures contractées dans une précédente existence
terrestre. Est-ce donc que l'âme serait pure, suivant
les Hébreux , au moment où elle entre dans son pre-
mier corps? Si elle ne l'est pas, où et quand s'est-
elle dégradée ? De quel lieu sort-elle pour venir ha-
biter ce triste séjour ? Faut-il voir dans sa première incar—
nation ici-bas une seconde naissance, une première vie d’ex-
piation, une palingénésie épuratoire, analogue à celle dontje
viens de parler ? Le psalmiste répond : « J'ai été formé dans
» l'iniquité, et ma mère m'a concu dans le péché (2) ».
Mais cette réponse est bien vague, bien incomplète.
La mère de Samuel ajoute : « Jéhôvah est celui qui
» fait mourir et vivre ; qui fait descendre dans le chéol
» et qui en fait remonter. Il appauvrit et enrichit ;
» abaisse et relève (3) ». Au premier apercu , ce texte
(4) C’est ce qu’insinue Hérode , dans le passage de Saint-Marc ci-
dessus cité,
@) Ps. 51, v. 5. Job ( ch. 14, v. I, 4 et ch. 25, v. 4 ) dit que l’hom-
me mortel, né de la femme, est souillé , qu'il ne saurait être pur et ne
peutse justifier devant le Dieu fort. Tous ces textes font allusion au pé-
ché originel. (Voir Bible de Vence XV ,p 337—344).
(3) I Sam., ch. 2, v. 6—7. Le cantique de Marie (Luc, ch. 4, V.
n'offre rien de plus précis ; car le cantique où il fi-
gure a pour objet de faire voir que Jéhôväh dépouille
l'opulence et enrichit la pauvreté ; abaisse l'orgueil des
grands , et relève l'humilité des faibles; tue les vivans
et vivifie les morts. Ceux qu'il fait descendre dans le
chéol ne sont pas ceux qu'il en fait remonter ; sans
quoi le contraste que la prophétesse veut établir serait
détruit. Le passage serait concu dans le système de la
résurrection ; et il parait l'être dans celui de la palin-
génésie, telle que nous l'avons entendue jusqu'ici. Tou-
tefois , cette dernière conséquence pourrait n'être pas
juste. La mère de Samuel ne déclare pas nettement
que les âmes qui, au signal de Jéhôvàäh , remontent
du chéol sur la terre , étaient descendues de la terre
dans le chéol. On pourrait y voir des âmes nouvelles ou
novices qui viennent pour la première fois revêtir un
corps mortel, tout aussi bien que des âmes déjà
exercées qui, ayant perdu l’ancien , en reprennent un
nouveau ,; et recommencent une seconde existence ,
après un séjour plus ou moins long dans le monde
souterrain. L'expression remonter du chéol n’est pas
concluante. En effet, outre que les verbes hébreux
46-55), est le meilleur commentaire qu’on puisse faire du Cantique
d'Anne. Jésus devait être pour la nouvelle loi ce que Samuël avait été
pour l’ancienne, toutes proportions gardées; car le Christ était autant éle
vé au-dessus de ce prophète, que l’évangile l'était au-dessus du vieux tes-
tament. C’est en ce sens surtout que l’ancienne alliance était la figure de
la nouvelle. En effet, à d’autres égards et sous le point de vue des ima-
ges et des symboles , celle-ci est souvent la figure de celle-là , ainsi que
le docteur Strauss l’a amplement prouvé , dans un ouvrage devenu célè-
bre en Allemagne , dès sa naissance, et dont on publie en ce moment
une traduction française , faite sur la troisième édition.
DO
n'ont pas de forme réitérative, une âme qui ne serait
jamais venue sur la terre , pourrait remonter du chéol,
si, par exemple, elle y était descendue en partant
du ciel, si le chéol était le réservoir commun des
âmes , et que Jéhôvàäh les en retiràt au fur et à me-
sure pour animer les corps. Toute la question est donc
de savoir si les Juifs croyaient à la préexistence des
âmes ; car, cette préexistence une fois admise, le sé-
jour dans le chéol en découle naturellement.
Nous entrons ici dans une théorie très-mystique que
les livres hébreux supposent plutôt qu'ils ne létablis-
sent. Ils l’ont prise toute faite, et s’en servent, sans
se donner la peine de l’expliquer.
C'était une opinion très-générale et très-ancienne
parmi les peuples orientaux , que les âmes ne survi-
vaient aux corps que parce qu’elles avaient vécu avant
eux , et qu'après la mort elles retournaient dans le
séjour qu'elles avaient habité avant la naissance (1).
Mais où était ce séjour? Dans les sphères célestes,
suivant les uns ; dans les demeures infernales , selon
les autres. Ces opinions, si divergentes en apparence,
s’accordaient pourtant au fond. Le Ciel était la patrie
primitive des âmes ; l'enfer, leur exil ou leur séjour
de repos et d'attente. Je m'explique :
Créées originairement dans le Ciel et pour le Ciel,
(4) Beausobre, hist. du Manichéisme , 41, p. 330 et suiv. Quæris,
disait un personnage , dans Sénèque le tragique, quo post mortem
Jaceas loco ? Quo non nata jacent. Gette pensée, très-matérialiste en
un sens, est spiritualiste en un autre. L’équivoque qu’elle présente
aujourd’hui pour nous aurait dû la faire bannir de l’entrée des cata-
combes de Paris : l'image dunéant jure trop à côté de l'autel du salut.
Ÿ
— 552 —
les tines en étaient descendues , soit par suite d’une chute
causée par l’orgueil et la désobéissance, soit par une fatale
curiosité, par un désir inconsidéré de s'unir ici bas à
la matière. Dans tous les cas, le regret et le repentir
devaient les ramener un jour à leur céleste patrie. Il n’entre
point dans mon sujet de développer ces deux causes de lu -
nion de nos âmes à des corps. Je dirai seulement que
la premiére est plus particulière aux anciens Perses ,
ou, pour mieux dire, aux Médo-Bactriens , et la se-
conde aux Orphiques et aux Grecs (1); que les Egyp-
tiens les réunissaient toutes deux (2) , ainsi que les
Chaldéens , sectateurs de Mithra (3), et que, quoique
les livres sacrés des Hindeus s'accordent à représenter
l’univers comme une grande manifestation du Très-Haut ,
où mille et mille formes de la substance unique circu-
lent, se permutent, passent de la vie à la mort et
de la mort à une vie nouvelle, où les Dieux, les
hommes et les mondes, les créations et les destruc-
tions se succèdent dans une révolution indéfinie au sein
de Brahm-Mäyä, VEtre-nature (4) ; ces sources au-
thentiques n'en conservent pas moins des traces cer-
taines d'une autre doctrine qui fait de la création du
(1) Relig. de l’antiq., IT, p. 302 et suiv. — de la Relig., V, p.
47-48. Cette cause figurait aussi dans les mystères de Mithra, en Oc-
cident. (Relig. de l’antiq,, I, 353 et suiv.)
(2) Relig. de l’antiq., 4, p. 838.
(3) C’est un point que je crois avoir élabli dans des Recherches sur
Mithra que je me proposais d’abord de faire imprimer, mais à la
publication desquelles je renonce, bien convaincu qu'elles sont fort
inférieures à celles dont M. Félix Lajard promet d’enrichir bientôt
la science archéologique.
(4) Relig. de l’antiq., 4, p. 277.
— 5535 —
monde visible une révélation accordée par la nuséri-
corde divine aux esprits déchus pour les ramener à
leur gloire première, et, suivant la belle expression
de Creuzer , qui transforme l'univers entier en un
vaste purgatoire (1). L'idée d'une chûte primitive est in—
timement liée au dogme du mauvais principe, ainsi
que l'a très-bien montré Benjamin Constant (2). L'op-
position du bien et du mal, dans l'intérieur de l’hom-
me, a donné lieu à celle-ci, comme l'opposition du
bien et du mal, dans l'univers extérieur, a douné lieu
à celui-là. On ne voit pas pourquoi les Hindous, qui
ont admis ce dernier , auraient laissé la première, et
méconnu la conséquence , après avoir posé le principe.
Quant au point de vue tout particulier d'un péché
originel qui aurait été commis dans cette vie, suivant
la doctrine des Parses, et dont la souillure se serait
transmise du premier individu de la race humaine jus-
qu'à la génération présente, nous ferons voir qu'il
n'exclut pas le délit antérieur des àâmes humaines dans
les sphères célestes.
Dans le système orphico-bachique des Grecs, la des-
(4) Ibid. 4, p. 279-280. C'est une grande question de savoir si
cette seconde tradition , si nne, si claire, si développée dans les ex-
traits suspects rapportés de l'Inde par l'Anglais Holwell, est, non
seulement authentique, mais encre très-ancienne. Deux savans d’Al-
lemagne , Rhode et Mayer , sont en dissidence complète sur ce point.
M. Guigniaut ( relig. de l’entig., 4, p. 650-652 ), n’y voit tout au
plus que de l’indianisme récent et mélangé de bouddhisme, de par-
sisme , de judaïsme, etc. Espérons que M. E. Burnouf, qui traduit
en ce moment et les livres parsis et les livres Bouddhiques, nous
dira bientôt ce qu’il faut penser là-dessus.
(2) De la Relig. , IV, p. 162-166.
— 554 —
cente des âmes dans les corps s'opère encore tous les jours.
Les unes y descendent, parce qu’elles n’étaient point
encore venues ici-bas, et qu’elles sont nécessaires au
maintien de l’économie du monde. Les autres se li-
vrent volontairement à leur penchant pour la terre,
au violent désir qu’elles éprouvent d’exister par elles-
mêmes (1). Je ne parle point de celles qui sont ren-
voyées dans les corps pour y expier leurs fautes anté-
rieures , car ces dernières ne descendent point alors des
demeures célestes ; elles remontent des régions infer-
nales.
Dans la théorie égyptienne et persane au contraire,
les âmes , déchues toutes de leur rang dès l’origine des
choses, c’est-à-dire dès avant la création du monde
visible, ne pouvaient plus rester au séjour de la divi-
nité. Elles durent être, aussitôt après leur dégra-
dation , déposées dans le monde souterrain, créé
pour leur servir de lieu d'attente, et de là envoyées
successivement dans des corps humains, ou réparties
dans les corps de toutes les espèces animales. En Perse
comme en Egypte, au moins selon la doctrine primi-
tive, les âmes qui, dans le cours des siècles, s’in-
carnent sur la terre, ne descendent point du Ciel,
mais remontent de l'enfer. Telle est la conséquence
nécessaire du dogme établi. Si elle n'est pas expres-
sément tirée par les écrivains qui nous l’ont transmis,
c'est que , comme nous le dirons plus loin, l’impa-
tience du peuple , l'intérêt des prêtres , le progrès des
lumières l’avaient altéré en le perfectionnant.
Le point de vue tout spécial sous lequel les livres
parsis envisagent ce dogme de la chüte primitive des
(4) Relig. de l’antiq., LIL, p. 302—303.
— 55 —
âmes n’infirme pas nos conclusions. En partant de cette
idée étroite, mais ancienne, que l'union des deux
substances est indispensable au plein exercice de nos
facultés , il a fallu renverser les rôles et donner cette
union pour cause seconde d’une faute originelle dont
elle n’était que le résultat. Il a fallu aussi en faire
le sujet complexe de la réparation finale. Mais, comme
Dieu , suivant les traditions primitives du genre hu-
main, n'avait créé qu'un seul couple, on s'est vu for-
cé de dire que tous les hommes ont péché en Meschia
et Meschiané ; que la mort est entrée dan; le monde
par ahriman, à cause du péché du premier couple hu-
main, et qu’à la résurrection des corps tout sera réta-
bli (4). Meschia et Meschiané avaient péché en corps
et en àme. Leurs descendans , héritiers de leur faute,
l'ont aggravée ou expiée en corps et en àme, par la
pratique du vice ou de la vertu; c'est en corps et en
äme qu'ils doivent tous être punis ou récompensés. [ci
le lieu de la scène est changé, les accessoires diffè-
rent , et le nœud du drame se dénoue autrement. Au
lieu de la voie lactée où Mithra-Saivasya (2) et Bacchus-
(1) Quoique dise Anquetil-Duperron sur l’étymologie des noms de
Meschia et Meschiané, je ne puis m'empêcher de les prendre pour
des formes altérées de ces noms sanscrits Manouchyah et Manou-
chyâni , fils et fille de Munou, de l’homme protoplaste des Indiens,
le Kaïomorts des Perses.
(2) La fameuse inscription Vama Sebesio du bas-relief Mithriaque
de la Villa Borghèse , ne signifie pas, selon moi, adoration a Siva ,
bien que ce soit en son honnenr que Mithra immole le taureau cos-
niogonique , mais bien : adoration au fils de Siva , e’est-à-dire , comme
l'explique l'inscription latine subséquente : deo soli invicto Mithræ. Je
ne doute pas qu'un examen plus attentif de l'origine Indo-Bactrienne du
Dionysus, présentent aux ämes les deux coupes de
l’'amrita et de la sourd , de l'unité et de la division
(1), dont l’une leur procure l'immortalité dans les
demeures célestes, et dont l'autre les enivre , les en-
traine ici-bas vers la matière et les livre aux illu-
sions de cette séduisante Méyd , on nous parle d’un
jardin de délices , situé à l'Orient (2); d’un paradis ou
pays élevé (3), qui n'est ni le ciel ni la terre, et
que l’on est tenté de comparer au mont Käilaça des
Hindous (4); de deux arbres, l'un de vie immortelle
culte Mithriaque ne détermine M. Félix Lyard à rectifier en ce sens ce
qu’il a dit de cette inscription, dans ses nouv. observ. sur le monument
dont il s’agit, p. 25-28.
(4) Relig. de l’antiq., III, p. 280-281 , 302-304. — De la Relig. ,
p. 47-49.
(2) Genèse, ch. 2, v. 8.
(3) Hébr. pardès; sansc, paradeca; grec ræpad'ucis ; lat. paradisus.
Ce mot est du pur sanscrit, et veut dire « pays haut , région élevée. »
J’ai amplement traité ce sujet dans mon parallèle des traditions pri-
mitives des Hébreux et des Hindous sur la création , la chüte de
l’homme et le déluge , ouvrage que j'espère publier un jour.
(4) L’un des sommets les plus élevés de l’himélaya, sur lequel Siva
et Parvati, son épouse, le créateur et la créatrice, sont réputés
tenir leur coùr. L'une des planches de la symbolique française de Creu-
zer représente la déesse offrant à son mari , qui dort dans le kdälaca , .
sous Pacwattha ou figuier indien , une coupe que M. Guigniant prend
pour celle de l’amrita, mais que je crois être la coupe de la créa-
tion , le calice de la nature, analogue au grand cratère dionysiaque ,
nommé coupe de vie ,où le démiurge suprême fait le mélange de
âme du monde. Bhavani réveille le créateur et l’excite à créer l’u-
nivers, en lui offrant le breuvage qui contient la mixtion de tous les
êtres ( Voir relig. de l’antiq., LIL, p. 279, 250 , 302, et vol. de pl.
P.toraecasl,: V9: |
— 551 —
et l'autre du bien et du mal (1); de lait et de fruits
qu'Ahriman , l’ancien serpent inferaal (2), fait boire
et manger aux auteurs du genre humain ; des séduc-
tions que la femme exerce sur l’homme ; du commerce
charnel qu'ils ont ensemble, à l'instigation du mauvais
principe ; des hommages qu'ils lui rendent, comme à
leur créateur ; de la mort qu'ils s’attirent par leur
péché, et de leur descente en enfer (3). Mais, au fond
de tout cela, perce cette idée mystique que toutes les
âmes humaines ont péché à l'origine des choses, et
sont descendues dans le monde souterrain; soit qu'à
l'instar des germes de nos corps, elles aient toutes été
contenues dans Meschia et Meschiané, et aient ainsi
participé à leur faute et à leur punition (4), soit
(4) Genèse, ch. 2, v. 9-47. —Orig. des cultes, V, p. 22 et suiv. ; p.
61 et suiv., et alibi passim.
(2) Zend-Avesta, I, 2." part., p. 412, 264, 305, et note 5 ; p. 377; 11,
p. 185, 351-355.
(3) Zend-avesta, II, p. 377-380. — Genèse, ch. 3, passim.
(4) Ce n’est pas ainsi que l’entendent les Parses. Ils admettent bien
que les corps naissent impurs, parce qu'ils viennent de ceux de
Meschia et Meschiané ; mais, quant aux âmes, ils prétendent qu’elles
deviennent criminelles, parce qu’à la naissance des corps, Ahriman
leur fait croire, comme à nos premiers parens, qu’il est l’auteur de
la nature. ( Zend-avesta , II, p. 598, avec la note ). Mais le véri-
table père du genre humain, suivant les livres zends, c’est Kaïomorts ,
créé pur, puis souillé par Ahriman , et enfin tué parles Dews (ibid.,
1, 22 part., p. 428, 467 , note I ; IT, p. 263, 352-356). On ne nous
explique point nettement le lieu, la cause et Ja nature du délit qui l'au-
rait souillé. Il est bien dit ( la même , et sagesse, ch. II, V. 24), que
la mort est entrée dans le monde par l'envie d’Ahriman où du Démon ;
mais comment la mort violente du premier corps humain aurait-elle dé-
Es —
plutôt que leur chüte ait précédé celle de nos premiers
parens , comme le suppose vaguement le boundehesch.
En effet, ce livre représente Ormuzd parlant aux âmes
avant la création de l'homme protoplaste, et leur di-
sant: « Quel avantage ne retirerez-vous pas, de ce
» que, dans le monde , je vous donnerai d’être dans
» des corps! Combattez alors les daroudjs ( les démons }) ;
» faites disparaitre les daroudjs: à la fin je vous ré-
» tablirai dans votre premier état ; vous serez heureux :
» à la fin je vous remettrai dans le monde ; vous se-
» rez immortels: sans vieillesse, sans mal; je vous
» protégerai toujours contre l'ennemi (1) ». Ainsi le
drame qui s’est passé sur la terre entre Ahriman et
nos premiers pareus , ne serait qu'une répétition de celui
qui parait avoir eu lieu dans le Ciel entre ce pervers
et les âmes humaines. La faiblesse de celles-ci a dé-
terminé Ormuzd à leur donner des enveloppes corpo-
relles ; La faiblesse de ceux-là est cause de la mort de
leurs corps et de ceux de tous leurs descendans. Cette
seconde hypothèse s'allie mieux que la première à la
théorie persane , et nous donne la clef de tout le sys-
tème. C'est parce que les àmes se sont laissé subju-
guer dans le Ciel par Ahrimane , qu'Ormuzd les envoie
sur la terre, revêtues de corps comme d’armures , pour
mieux combattre le prince des ténèbres. C'est parce
que ces corps, au lieu de les seconder ici-bas, dans
leur lutte incessante contre le mauvais génie, les livre
souvent à cet ennemi naturel, qu'ils meurent pour dé-
gager les captives de leur prison. Ces àmes qui ont
truit l'innocence de son âme ? comment cet effet inexplicable rejaillirait-
il sur les âmes de tous ses descendans ?
(4) Zend-avesta , IT, p. 350.
d'abord péché par elles-mêmes dans le Ciel, ces corps
qui les ont fait pécher de nouveau sur la terre, doi-
vent donc éprouver un jour les mêmes destinées. Ces
destinées d’ailleurs diffèrent en raison des fautes com-
mises dans cette vie. Les douleurs, suite des volup-
tés, les prières, filles du repeutir , les remords et la
bonne conduite expient bien des crimes , rachètent bien
des âmes. Disons donc avec assurance que, dans le
véritable doctrine persane , dans la doctrine ancienne , ce
n'est pas du Ciel que les âmes novices, les âmes qui n’ont
pas encore goûté de la vie terrestre, venaient ici-bas
revêtir et animer les corps; c’est bien plutôt du monde
souterrain , de ce réceptacle commun , de ce dépôt gé-
néral et provisoire des morts, où les avait entraînées
leur péché originel, et où elles retournaient après la
trépas, pour y attendre en silence l'époque de la résur-
rection générale. C'est de là aussi que, selon le sys-
tème égyptien de la métempsychose, partaient les âmes
au moment de leur union à des corps. C'est de là
encore qu'elles étaient parties à l'origine du monde
visible, après leur chüte primitive, dans l'ancienne
théorie égyptienne. Et par là s'explique à mes yeux le
texte de Samuel qui représente Jéhôvâh faisant des-
cendre les âmes dans le chéol et les en faisant re-
monter. Les Exégètes allemands, et M. Cahen après
eux, ont remarqué avec raison que ie cantique attri-
bué à la mère de Samuel doit être postérieur à la ju-
dicature de ce prophète. Le ton général de cette ode,
les idées qu’elle renferme , les expressions de combats
livrés, de victoires remportées , les noms de Roi, d’oint
de Jéhôvâh , etc., tout tend à en reporter la compo-
sition , ou la rédaction dernière , au règne de Salomon,
— (500 —
à ce beau siècle de la littérature hébraïque , empreinte
de la couleur égyptienne.
$. V. PALINGÉNÉSIE UNIVERSELLE, RÉSURRECTION DES CORPS,
Les bouleversemens dont notre planète a été autre-
fois le théâtre , ont fait craindre aux anciens peuples des
bouleversemens semblables pour la suite des âges. Mais
en même temps , l'ordre périodique des saisons et des
années a donné lieu de croire que ces grandes catas-
trophes seraient suivies de rétablissemens successifs des
choses dans leur premier état. Les Esyptiens , les Chal-
déens et les Hindous passent pour être les inventeurs de
ces grands cycles de créations et de destructions alter-
natives, qui doivent se succéder sans fin dans le cours
des siècles. C’est ce qu'ils appelaient périodes de resti-
tution, grandes années , jour et nuit de Brahmäâ, palin-
génésie universelle (1). Dans ce systême , Dieu, après la
destruction de cet univers matériel, devait en créer un
nouveau, dans lequel il ne resterait rien de l’ancien,
excepté les modèles, les prototypes, les âmes des êtres.
au sens le plus large, ces àmes, ces prototypes, ces
modèles devaient également disparaitre, absorbés qu'ils
seraient dans la grande âme du monde. Les choses nou-
velles que la divinité se proposait de créer, n’auraient
qu'un temps et seraient remplacées par d’autres ; et
celles-ci à leur tour périraient aussi, pour faire place
à d’autres combinaisons périodiques dont la succession
serait, pour ainsi dire, infinie ; « car Brahmäà, dit le code
de Manou, crée , détruit et renouvelle les mondes comme
(4) Origine des Cultes, V, p. 323 et suiv. — OEuvres de Boullanger,
IT, p.287 et suiv. de la relig., IV , p. 176-188.
— 861 —
én se jouant (1) ». Le retour journalier de la lumière et des
ténèbres, le retour annuel de la végétation des plantes
et de la dégradation de la nature sur notre globe, re-
présentaient en petit ce jouret cette nuit de Brahmà,
cette grande année de ruine et de salut tout-à-la-fois.
L'oiseau indien, le mystérieux phénix était l'emblème
de ces révolutions systématiques , généralement terminées
par un incendie général. De la cendre du mort, de l'an-
cien phénix qui se brülait lui-même, et figurait le temps
brülé , en quelque sorte, par les ardeurs du soleil, on voyait
naître le phénix nouveau, son fils, le temps rajeuni et
renouvelé, qui périvait aussi un jour ,en donnant la vie
à un autre phénix (2).
Mais à côté de cette théorie trop gaandiose, fruit de l'ima-
gination réveuse des orientaux , il en existait une autre moins
fantastique , mieux appropriée à l'intelligence, aux désirs
et aux besoins des masses populaires. Suivant cette seconde
hypothèse , les cieux nouveaux et la terre nouvelle que Dieu
devait créer , subsisteraient toujours devant lui (3) , et la
justice y habiterait à perpétuité (4). Ce serait le retour de
l’âge d’or. Les hommes y renaitraient , soit avec des corps
nouveaux, des corps incorruptibles , soit avec leurs anciens
corps, mais renouvelés, mais transfigurés , mais passés à
l’état d’incorruptibilité. La première idée se rattache à
la palingénésie des Grecs et des Orphiques (5); la seconde
(4) Lois de Manou, Liv. 1, Sloc. 80.
(2) Relig. de l’antiq. 1, p. 438 et 474.
(3) Isaïe , ch. 65, v. 17 ; ch. 66, v. 22.— apoc. ch. 21, v. 1.—Zend-
Avesta I, 2°. part. , p. 409 ; II, p. 412—416.
(4) St-Pierre, 2. épîtr., ch.2, v. 23.
(5) Au sens mystique , la palingénésie est l’affranchissement final des
liens de la matière , le retour définitif de l’âme dans le ciel , Sa patrie.
36.
te
au dogme de la résurrection des corps , dernière forme
de la palingénésie. L'une est probablement d'origine hin-
doue ; la source de l’autre me paraît être l'Egypte. Les
Perses n'ont point inventé celle-ci, car elle est en. dé-
saccord complet avec leur usage constant de ne point
inhumer les cadavres, mais de les laisser pourrir à l'air
ou dévorer par les oiseaux de proie. Aussi les Parses se
sont-ils vus contraints de figurer le rétablissement des corps
sous les couleurs d'une création nouvelle. « Dans ce temps,
» porte le Boundehesch, de la terre céleste viendront les os;
» del'eau, le sang ; des arbres, le poil ; du feu , la vie, comme
» à la vréation des êtres (1) » , expressions qui rap-
pellent les Mythes hindous sur la formation du .ma-
hdpouroucha , ou de l'homme-monde (2). La résur-
rection des corps s'accorde très-bien au contraire
avec les soins extrêmes que les Egyptiens prenaient
de la conservation des momies. C'est d'eux, selon nous,
que les Juifs ont emprunté leurs premières notions sur
ce sujet. Le dogme de la résurrection était connue en Judée
Gette acception profonde n’est point celle dans laquelle ce terme est
employé dans le précédent & et dans celui-ci. Il n’en sera question que
dans le 6 suivant.
(4) Zend-Avesta, IL, p. 412. Le Corps est appelé l'habillement
de l'âme dans le Yaçna (Zend-Avesta, 1, 2°. part. , p. 221). Les
Gâhs, Izeds femelles, sont occupées à filer des robes pour les justes
dans le ciel. Ce sont des copies de la grande Myä de l'Inde,
de la déesse Alergatis de Syrie, de la Muia-Persephone des or-
phiques , de ces grandes déesses tisseuses des mondes et des corps,
dont la mythologie vulgaire a fait des parques qui filent nos des-
tinées. (Re!ig. de l’antiq., III, p. 307).
(2) Oupnekhat d'Anquetil, II, p. 57-58 ; ou nou. journ. asint. ,
XI, p. 493-194.
— 465 —
longtemps avant l'exil babylonien, puisque les prophètes
Elie et Elisée avaient, plusieurs siècles auparavant, res-
suscité des morts. Il n’y était reçu sans duute que comme
tradition vague, que comme opinion libre, mais il était
reçu; et ce n'étaient point les Perses qui l'y avaient in-
troduit, eux qui ne commencèrent à marquer dans l'his-
toire que sous le règne de Cyrus. Si les Assyrio-Chal-
déens l’admettaient, nous n'en savons rien (1) : leurs livres
sont perdus. Les monumens de l'Egypte subsistent,
du moins en partie, et quelqu'obscurs qu'ils soient
pour nous, on y peut encore retrouver des traces de la
doctrine résurrectionnelle. Cependant, s'il fallait s'en
rapporter à des opinions accréditées, les Egyptiens n'au-
raient point admis ce dogme , et n'auraient conçu l'im-
mortalité de l'âme que sous la forme de la métempsy-
chose. Un coup-d'œil rapide sur les cérémonies égyptiennes
de l’inbumation va nous apprendre ce qu'il faut penser
de ces opinions.
Nous avons dit que, selon les idées populaires des
Égyptiens , la conservation du corps assurait à l'âme
un séjour tranquille dans l'Amenti jusqu à la fin de la
grande année, jusqu'à la rénovation générale, jusqu'à
la révolution complète de la longue période de restitu-
tion, à la suite de laquelle l'univers serait détruit et
renouvelé. Mais, pour jouir de ce repos, il fallait que
le corps eùt été admis anx honneurs de la sépulture,
jugé digne d'entrer dans le royaume souterrain d'Osiris,
embaumé, consacré, enveloppé de bandelettes, comme
un jeune enfant qui vient de naître, et déposé dans
(ä) Les mages auxquels Tliéopompe ( diog. Lacrt. , in proæmio }, at-
tribue cette doctrine, sont probablement les mages Persans dont le méme
auteur parle dans le livre de iside de plutarque.
36.*
— 564 —
l’une de ces villes des morts, de ces demeures souter-
raines, de ces grottes sépulcrales, naturelles ou arti-
ficielles , qui avoisinaient la chaîne des montagnes ly-
biques , à l'Occident du Nil (1). Les cérénionies de l’em-
baumement et des obsèques constituaient une véritable
initiation de la mort, une sorte de baptême pour la
vie ncuvelle ; et longue dans laquelle le défunt venait
d'entrer (2). C'était son passeport pour l'Amenti. Toutes
ces pratiques pouvaient s'expliquer sans doute suivant
le système de la métempsychose. Le cercle des transmi-
grations étant limité à trois mille ans, on conçoit que, plus
se prolongeait la durée du corps , et plus s’abrégeait la
série graduée des voyages pénibles que l'âme devait ache-
ver dans les corps des animaux, jusqu'à sa renaissance
dans un nouveau corps humain. Comme l'äme n'aban-
donnait sa première enveloppe, ou, ce qui revient au
même, le séjour de l’Amenti, figuré par la conservation
da corps, que lorsque cette enveloppe venait à tomber
en poussière, il importait de donner à celle-ci la plus
longue durée possible (3). Mais cette explication sacerdotale
du dogme populaire de la métempsychose ne rend pas
complètement raison de l’idée de longue durée, d’éter-
nité même que les Egyptiens rattachaient à la conti-
nuation de l'existence dans l'Amenti. Elle ne se concilie
pas davantage avec la prolongation indéfinie des corps
düment embaumés, consacrés, ensevelis et gardés dans
des asyles' sûrs ; car les soins extrêmes que l'on prenait
(4) Heeren, de la politique et du commerce des anciens peuples, VI,
p. 203—209.
(2) Relig. de l'antiq. ; I, p. 451—452, 457—459 ; 874—875.
(3) Ibid., I, p. S82—884.
— b6 —
de la conservation des momies étaient de nature à en
éterniser la durée. Ne faut-il point voir là les vestiges
d'une autre opinion populaire sur la résurrection des
morts? cette conjecture, déjà émise par M. Hamilton,
quoique combattue par le docteur Prichard, et par M. Gui-
gniaut (1), me paraît d'autant plus justes que ces momies
qui reposent dans leurs catacombes, ne sont pas cou-
chées, mais debout et prêtes à marcher, selon la ju-
dicieuse observation de M. Salvador (2), comme si elles
n’attendaient qu'une parole d'en haut, qu’un souffle du
Tout-Puissant pour reprendre le mouvement et la vie.
Remarquons en effet que le corps, pour les peuples
‘primitifs, c’est tout l’homme. Tant qu'il subsiste, l'âme
subsiste avec lui et dans lui. De la conservation de
l’un dépend la permanence de l'autre. Celui-là vient-il
à tomber? celle-ci s'envole on ne sait où. Le premier
revit-il? la seconde rentre en lui et y repreud sa
place. Ce retour est si naturel qu'il n'est pas nécessaire
que la divinité s’en mêle. Il lui suffit de recomposer le
corps , pour que l'âme s'y rétablisse de plein droit. Mais
pourtant la reconstitution du corps, la rentrée de l'âme,
n'entrainent point la renaissance de l'homme. Si l'âme
sy retrouve, l'esprit y manque encore; et sans l'esprit,
la vie n'existe point. C'est ce que nous apprend le
psalmiste dans un texte déjà cité, mais qu'il est bon
de citer encore : « tes créatures s'attendent toutes à
» toi, afin que tu leur donnes leur nourriture en leur
» temps. Retires-tu leur soufile ( Rouâkh }) ? elles dé-
(4) Relig. de lantiq. I , p. 882. Suivant les prêtres Egyptiens, la gran-
de période de restitution était de 36,525 ans. ( voir ibid. ,p. 904—905 ,
avec les notes ).
(2) Jésus-Christ et sa doctrine, II, p. 29, à la note.
— 566-—
» faillent, et retournent à leur poudre. Leur renvoies-
» tu ton esprit ( Rouäkh })? elles sont créées de nou-
» veau, et tu renouvelles la face de la terre (1) ». C'est
aussi ce que nous enseigne Ezéchiel, dans un morceau
curieux sur le rétablissement des Juifs dans la terre
d'Israël, au retour de l'exil babylonien, rétablissement
qu'il représente en parabole comme une véritable résur-
rection. Déjà le pseudo-leaie avait employé sur le
même sujet la même figure, mais d'une manière plus
abrégée et plus concise (2). Je vais rapporter en son
entier la vision d'Ezéchiel, parce que ce prophète de
la captivité, homme du peuple, élevé parmi les Perses,
écrivant sur les bords du Khaboras, était plein des
idées persanes sur la résurrection des morts et que ces
idées , comme on va le voir, rentrent dans celles que je
prête aux Egyptiens.
« La main de Jéhôväh fut sur moi, dit ce pro-
» phète, et Jéhôväh me fit sortir en esprit. Et il me
» posa au milieu d’une plaine remplie d'ossemens. Et il
» me fit passer près d'eux, tout autour; et voici,
» ils étaient en très-grand nombre sur la surface de
» cette plaine, et desséchés. Alors il me dit : fils de
» l'homme, ces os pourraient-ils bien revivre? et je
» répondis : Seigneur Jéhôväh, tu le sais. Alors il me
» dit: prophétise sur ces ossemens, et dis-leur : os des-
» séchés, écoutez la parole de Jéhôväh. Ainsi a dit le
» Seigneur Jéhôväh à ces os : voici, je vais faire ren-
» trer l'esprit en vous, et vous revivrez. Et je mettrai
» des. nerfs sur vous, je ferai croître la chair sur vous,
(4) Ps. 404, v. 29— 30.
(2) Isaïe , ch. 26, v. 48 et 21.
» et j'étendrai sur vous de la peau; puis je mettrai
» l'esprit en vous, et vous revivrez, et vous saurez
»:que je suis Jébôväh. Alors je prophétisai, comme il
» m'avait été commandé; et, sitôt que j'eus prophéti-
» sé, il se fit un bruit, puis un tremblement, et ces
» os s’approchèrent l’un de l’autre. Et je regardai, et
» voici: il se forma des nerfs sur eux, et il y crût
» de la chair, et la peau y fut étendue par dessus,
» mais l'esprit n’y était point. Alors il me dit : pro-
» phétise à l'esprit; prophétise, fils de l'homme, et
» dis à l'esprit : ainsi a dit le Seigneur Jéhôväh : es-
» prit, viens des quatre vents, et souflle sur ces tués,
» et qu'ils revivent. Je prophétisai donc comme il m'a-
» vait été commandé; et l'esprit entra en eux, et ils
» revécurent, et se tinrent sur leurs pieds; et c'était
» une fort grande armée (1) ».
Ezéchiel, comme on le voit, ne fait pas sortir les
Réphaïim du Chéol, à l'exemple d'Isaïie, pour venir a-
nimer les os recouverts de chair qui avaient autrefois
servi de charpente à leurs corps. Il n'est point là ques-
tion de la Nephech, mais de la Roudkh. C'est l'esprit
divin soufllant des quatre vents, qui vient vivifier les
corps nouveaux. L'introduction de ce souffle est néces-
saire pour que les corps redeviennent en âmes vivan-
tes, comme celui d'Adam, au moment de sa création
(2). Il n'en faut pas conclure néanmoins que, dans l’o-
pinion du prophète, les âmes des anciens corps auraient
(1) Ezéch., ch. 37, v. 4-40.
(2) Genèse , ch. 2, v. 7. Le Boundehesch ( Zend-avesta, 11, p. 414
et 413), représente avec raison le rétablissement des corps à Ja fin du
monde comme une nouvelle création.
— 568 —
été absorbées dans l'âme universelle. Le but de l'au-
teur est de montrer la puissance du grand rénova-
teur Jéhôväh, opérant sur son peuple le miracle qu'il
doit un jour opérer (1) sur le genre humain. Les âmes
sont restituées à leurs corps et par le fait seul de
la recomposition de ceux-ci; mais ce sont des àmes
mortes, pour ainsi dire, le souffle de Jéhôväh peut seul
leur rendre la vie. C’est ainsi que le Boundehesch rap-
porte que , pendant que le corps du premier homme
fût formé, l'âme s'y méla sur le champ; mais qu Or-
mauzd y placça l'esprit (2).
Dans l'antique système égyptien, l'âme, retenue dans
son corps soigneusement conservé, n'avait pas besoin
d'y rentrer à la fin de la grande année. Elle y était
restée endormie , comme la grande âme du monde qui,
durant le repos de Brahmà, sommeille dans son sein.
Le corps lui-même n'avait pas besoin d’être créé de
nouveau, mais seulement d'être rendu incorruptible ,
pour servir à l'âme de demeure éternelle. L'un et l'au-
tre n'attendaient que le retour du souffle divin, cette
rosée vivifiante qui devait les ranimer et leur rendre
la vie; ou, pour parler le langage des égyptiens, ils
(4) Le Boundehesch ( ubi supra), dit qu’à la résurrection , les âmes
seront d’abord , et ensuite leurs corps, dispersés dans le monde entier ,
parce que celui qui a fait tout ce qui existe , qui a créé tous les êtres en
détail , peut bien les rétablir. Cela veut dire qu’au moment de la résur-
rection des corps, les âmes seront là prêtes à les reconnaître et à yrentrer.
(2) Zend-avesta , II, p. 377, avec la note 4. On trouve un peu plus
plus loin ( ibid, p\ 385 ) , que l’âme qui vient du ciel s'établit dans le
corps, aussitôt qu’il est formé , et que, lorsqu'il meurt , elle retourne au
ciel. Je prends cette âme céleste pour l'esprit ( guedeman). L'âme pro-
prement dite, qui se loge d’elle-même dans le corps , est appelée Roban.
— 569 —
soupiraient après le jour où le dieu-sauveur Osiris, ce
fleuve bienfaisant, viendrait leur verser dans l Amen
ces eaux rafraichissantes dont il désaltère ici-bas la
terre brûlante de soif (1).
Ceci nous conduit à une conjecture sur l’une des si-
gnifications du mot Réphaïm, les ombres. Isaïe et le
psalmiste demandent à Jéhôväh si les Réphaïm ressus-
citeront (2). Les septante traduisent ces textes comme
sil y était dit : les médecins les ressusciteront-
ils ? ils ont pris le terme hébreu pour un nom
verbal actif, dérivé de Réphâ, coudre une blessure,
sens qu’il a en effet dans la Genèse, où l'on voit les
Réphaïim égyptiens, couseurs de cadavres, procéder à
l'embaumement du corps de Jacob (3). Mais ce mot, appli-
qué aux morts, n'est-il pas , dans ces deux textes au moins,
un nom passif dérivé du même verbe, et signifiant les
cousus (4). N'est-ce pas une allusion aux morts embaumés
de l'Egypte? Le psalmiste et le prophète n’auraient-ils point,
par une sorte de dénigrement , fait à Jéhôväh cette ques-
tion ! tous les cousus de l'Esyptequi s’attendent à renaître ,
(4) Relig. de l’antiq. 4, p. 406, et alibi passim.
(2) Isaïe, ch. 26,v. 44 ; et ps. 88, v. 40. La vulgate mel yi-
gantes dans le premier passage et medici dans le second.
(3) Genèse , ch. 50 , v. 2—3. Voir aussi 2 Chron., ch. 16, v. 12.
(4) Réphé, flaccidus , debilis , a le même sens que ARhéphéh , remis-
sus. L'un vient de Réphé, consuit, sarsit,sanavit, et l’autre de Réphüh,
dejecit, remisit; et ce dernier verbe s'emploie souvent pour le premier.
Le pluriel Aéphaïm peut donc avoir quatre significations différentes ,
deux actives et deux passives : 1.° chirurgiens ou médecins , couseurs ;
2.0 forts ou géans, qui terrassent; 3.° malades ou cadavres cousus ,
el 4° mânes, fréles et débiles.
que tu as retranchés de la terre des vivans, et dont
tu ne te souviens plus, ressusciteront-ils ? feras-tu un
miracle envers eux, et laterre les rejettera-t-elle de
son sein ? toutes les peines que l’on s’est données pour
leur procurer une nouvelle existence, une vie de bon-
heur, seraient-elles donc efficaces, et les Egyptiens en
recueilleraient-ils le fruit qu'ils s'en promettent? Jé-
hôväh, ce me semble, répond à cette demande dans
les prophéties d'Ezéchiel, quoique là il ne soit plus
question de morts #ncisés et recousus , mais seulement
de morts inciconcis. On sait que les Egyptiens avaient
deux cérémonies purificatoires et symboliques, la Cir-
concision pour les vivans, et l'Excision pour les morts,
c'est-à-dire l'extraction , à l’aide du scalpel, ici de vis-
cères, et là de tégumens réputés impurs. On sait aussi
que les Hébreux attribuaient à la Circoncision mosaï-
que des effets, sinon tout-à-fait semblables, au moins
très-analogues à ceux que produit chez nous le bap-
tème (1). Il va sans dire qu'ils déniaient cette ef-
ficacité à la Circoncision égyptienne. Voici donc ce que
Jéhôväh dit au prophète de la captivité : « fils de
» l'homme, fais une lamentation sur la multitude de
» l'Egypte, et fais-la descendre, elle et les filles des
» nations magnifiques, aux plus bas lieux de la terre,
» avec ceux qui descendent dans la fosse. En quoi m'au-
» rais-tu été plus agréable que les autres? Descends et
» sois étendue avec les incirconcis. Ils tomberont au milieu
» des blessés à mort par l'épée. L'épée a déjà été donnée ;
» qu'elle soit traînée avec toute la multitude de son
(4) Quelques pères de l'Eglise ont embrassé cette opinion judaïque
(voir Bible de Vence, XV, p. 316 et suiv.
= ET —
» peuple (1) ». Ge texte me paraît clair. Îl signifie, selon
moi, que la circoncision mosaïque peut seule procurer
la vie à venir, qu'elle est la seule véritable initiation ,
l'unique sceau du salut. Tous ceux qui n'en sont point
marqués ne peuvent prétendre à la vie éternelle, à la béa-
titude céleste. Les Réphaïm de l'Egypte, les morts cousus de
ce pays, n'en descendront pas moins au plus profond
de la fosse; ils seront étendus dans les plus bas lieux
de la terre, avec les blessés à mort par l'épée, avec
Assur et tout son peuple, avec Elam et toute sa mul-
titude, avec Mesec, Tubal, et toute la multitude de
leurs gens, avec Edom, ses rois, et tous ses princes,
avec tous les princes de l'Aquilon et tous les Sidoniens
(2). Il est vrai que le pseudo-lsaïie qui, dans le passage
ci-dessus cité, exclut les Réphaïn de la résurrection
future, semble les y comprendre dans un autre. Mais
remarquons-le bien, dans ce second texte, les Réphaïm
que la terre fait sortir de son sein, comme ces plan-
tes desséchées que vivifie la rosée céleste, ne sont au-
tres que les morts de Jéhôvâh, ses élus, les hébreux
exilés, réduits à la condition des trépassés, et, pour
ainsi dire, ensevelis dans la captivité. Ce sont les vrais
Réphaïm, les seuls que Jéhôvâh reconnaisse pour tels,
(4) Ezéch. , ch. 32, v. 18—20. Voir aussi ibid. , ch. 31, v. 48.
(2) Ezéch., ch. 32, v. 21—31. Dans le ch. 28, v. 8 et 40, le
prophète menace également les Tyriens de mourir de la mort des tués ,
de la mort des incirconcis, par la main des étrangers. Comme la circon-
cisionétait usitée en phénicieanssi bien qu’en Egypte, d’où on l'avait em-
pruntée ( Hérodode, liv. 2, ch. 35, 36 et 104) , le second passage du
prophète reçoit la même explication.
— 512 —
les seuls qui, à ses yeux, portent le sceau de la vie
future , les seuls en qui il ait mis son cachet (1).
Quoiqu'il en soit de cette conjecture, sur laquelle
j'ai peut-être insisté trop longtemps, la doctrine de la
résurrection des morts était connue des Hébreux plu-
sieurs siècles avant la captivité de Babylone ; et dès lors ,
on peut présumer qu'elle leur venait de l'Egypte, soit
immédiatement, soit par l'entremise des Phéniciens qui
la tenaient probablement de la même source (2). Mais
il est vrai de dire aussi que les idées des Juifs sur
cette matière ont pris plus de consistance, de force et
(4) Isaïe, ch. 66, v. 14 et 49. Comparez Apocal. , ch. 7, v 3—40,
et Ecclésiast., ch. 46, v. 44. Peut-être doit-on chercher dans l'initiation
Egyplienne des momiés , l’origine du baptême pour les morts , pratiqué
dans la primitive église et que Saint-Paul (1 corinth., ch. 45, v. 29)
invoque en preuve de la résurrection future. Quand un Catéchumène ve-
nait à mourir , on couchait une personne vivante sous le lit, et, puis,
s’approchant du cadavre , on lui demandait s’il voulait recevoir le bap-
tème. Sur la réponse affirmative du parrain, couché sous le lit, on bap-
tisait le mort, après lui avoir fait toutes les questions d’usage auxquelles
le parrain répondait ( Bible de Vence, XV , p. 478—484). Un prêtre
Egyptien, dans la cérémonie de l’embeaumement , se portait garant du
mort, et faisait pour lui sa-profession de foi et la confession de ses pé-
chés. Porphyre nous a transmis l'espèce de confiteor que le prêtre récitait
pour le défunt , au moment de jeter dans le Nil les entrailles, cette por-
tion impure de son corps , seule cause de ses péchés. On peut voir cette
invocation dans la Relig. de l’ant., 1, p. 875.
(2) Le Mythe phénicien d’Adonis ou Thammuz , mort et ves-
suscité, paraît tenir à la fois à l'Egypte et à la Phrygie, où l’on
célébrait la mort et la résurrection d'Osiris et d’Atys ; mais, par
les détails , il se rapproche davantage du Mythe égyptien. Voir relig.
de lantiq., 11, p. 42, notes 1 ct 2 ; ct ii laudatos.
ei
d'extension après leurs communications avec les Perses.
Nous avons vu plusieurs allusions au dogme résurrec-
tionnel dans Isaïe, dans le Psalmiste et dans Ezéchiel
(4). Job le professe ouvertement , lorsqu'il s'écrie : « Je
» sais que mon rédempteur est vivant et qu'il demeu-
» rera le dernier sur la terre; et, après que ma peau
» aura été détruite, cela arrivera, et je verrai Dieu
» de ma chair. C’est moi-même qui le verrai, et mes
» yeux le verront, et non un autre. Cette espérance
» repose en mon sein (2). Je n'hésite pas à reconnaître
dans ce texte, avec la plupart des commentateurs (3),
(4) On peut voir aussi Osée , ch. 6, v. 2-3. — Sagesse, ch. 3,
v. 6,13 ; ch. 4, v. 15. — Ecclésiastiq., ch: 46, v. 14. — 2 mac:
cab., ch. 7, v. 9, 44, 23, 36 ; chap. 12, v. 44, etc.
(2) Job, chap. 19, v. 25-27. La vulgate traduit au verset 25 :
et in novissimo die de terr& surrecæurus sum, mais le texte porte :
ou. äkhroum dl &phr igoum, en parlant du rédempteur, ef novis-
simus super pulverem staturus, Au verset 26 , la vulgate dit: et
rursum circumdabor pelle meû, et in carne med videbo deum. La
première partie de ce verset est ainsi conçue dans l’hébreu : ou
athr douri ngphou zuth, et postquam pellem meam deleverint,
hæc, sous-entendu res erit , (scilicet dei adventus). Je me suis ex-
pliqué dans une précédente note sur la finale du verset 27.
(3) Les sept anciens commentateurs hébreux du livre de Job, et
plusieurs interprètes chrétiens, au nombre desquels on compte St.-
Jean-Chrisostôme et Grotius, ne voient dans ce passage qu’une pré-
diction du rétablissement du saint homme (voir synopsis crilicor.
in loco, ou bible de Vence, VI, p. 473 et XV, p. 515 ). C'est
à mes yeux une grave erreur. Isaïe et Ezéchiel appliquent de même
au rétablissement des Juifs dans la terre promise des expressions
empruntées au dogme de la résurrection future, ce qui n'empêche
pas qu'ils ne professent ouvertement cette doctrine.
Ep
une proclamation de la doctrine résurrectionnelle. . Le
rétablissement prochain de Job dans un état plus heu-
reux que le premier, ne me paraît être qu'une figure
de la résurrection générale (1) D'abord , Job s'exprime
comme un hiérophante qui va révéler une grande vé-
rité , une vérité digne d’être écrite avec un burinde fer et
sur du plomb, ou taillée sur une pierre de roche à perpé-
tuité (2) ; ensuite, son rédempteur, quiest vivant et qui
doit demeurer le dernier sur la terre, rappelle ; à ne
pouvoir s'y méprendre, le libérateur Sosiosch des livres
Parsis, ce troisième fils de Zoroastre, qui doit naître
à la fin des siècles, propager par toute la terre la pure
loi des Mazdayacnas ( sectateurs d Ormuzd}), chasser de ce
monde de douleur le gernie du Daroudj ( Ahriman), dé-
truire celui qui fait du mal au pur , ressusciter les morts ,
et , par l'ordre du juste juge Ormuzd, les récompenser ou
(4) Job fait encore allusion à ce grand évènement dans un pas-
sage que toutes nos versions ont mal interprété. Le saint homme
dit au ch. 49, v. 18 : «j’expirerai dans mon nid et, à l’exemple
du Phénix (ou k khoul), je multiplierai mes jours.» Le mot Æñoul
est équivoque en hébreu. 11 signifie à la fois sable, palmier et phé.
niz, Les versions protestantes adoptent la dernière signification ; la
vulgate et les septante la seconde, et les interprètes hébreux la
première. Quoiqu’en disent et la bible de Vence (VI, 497-504),
et le savant Gésénius ( thesaur. Ling. hebr., 1, p. 453-454),
cette dernière interprétation me parait la meilleure , en même temps
qu'elle est la plus ingénieuse. Elle a recu l'approbation de Bochart
(Hiéroz. , III, p. 899 et suiv.). Le Phénix qui se brûle dans son
nid, pour renaître de ses propres cendres, est un symbole si. na-
turel de la résurrection qu’il faudrait s'étonner de ne. pas le. voir
figurer dans un livre où ce dogme est hautement proclamé.
(2) Job, ch. 49 , v. 23-24.
— 575 —
les punir selon leurs œuvres (1). Les Juifs croyaient de
même que le prophète Elie reviendrait sur la terre, à la
fin du monde, pour adoucir la colère céleste par les
jugemens qu'il exercera au temps prescrit, pour réunir
les cœurs des pères à leurs enfans et pour rétablir les
tribus d'Israël, avant l’arrivée du jour grand et terrible
de Jéhôväh (2). Cette croyance existait encore au temps
de Jésus. L’évangile atteste que les Scribes et les Pha-
risiens refusaient de reconnaître la mission de l’homme
Dieu , parce qu'elle n'avait pas été précédée de la venue
d’Elie. En réponse, le Christ reconnait qu'effectivement
le prophète Elie doit venir et rétablir toutes choses ;
mais il donne aussitôt à entendre qu'il est déjà venu
(dans la personne de Jean-Baptiste) (3).
Le prophète Daniel , véritable Archimage (4), tout plein
de la doctrine zoroastrienne , grand apôtre du dogme
de la résurrection future, insinue que ce rétablissement
genéral aura lieu sous les auspices des archanges Mi-
chel et Gabriel (3. Et, en cela , il est d'accord avec un
autre système persan qui, outre Sosiosch, précurseur
(4) Zend-Avesta, I, 2°. part., p. 46 ; II, p. 278, 411 et 443.
(2) Malach, ch 4, v 5.— Fcclésiastiq., ch. 48, v. 10.
(3) Matth., ch. 17, v. 40 et 41. — Marc, ch. 9, v. 141. —
Bible de Vence. XI, p. 769-772 ; XVI, p. 748.
(4) Dan. ch. 2, v. 48 ; ch. 5, v. 44; et ch. 6, v. 2-4.
(5) Daniel (ibid., ch. 8, v. 16) nomme expressément Gabriel ,
l'ange protecteur des Juifs, comme étant celui qui lui explique ses
visions, et qui combat avec Michel en faveur des Israélites. J’en
conclus que. cet ange concourait avec Michel à la psykhostasie ,
ou: pesée des âmes. Michel était d’ailleurs un génie psykhopompe,
ou conducteur des âmes, comme thoth et Mithra: On peut voir
—"#16— 7
du jour grand et terrible d'Ormuzd, introduit sur là
scène les deux izeds Mithra et Raschné-Räst, ou Sérosch ;
conducteurs des âmes, chargés de peser les actions des
hommes sur le pont Tchinevad , qui sépare la terre du ciel,
de faire ensuite monter les uns dans le Gorotman (Pa-
radis) et de précipiter les autres dans le Douzakh (En-
fer) (1). « Le chef du royaume de Perse, dit Gabriel
» au prophète, m'a résisté vingt et un jours ;et voici,
» Mikaël, l’un des principaux chefs, est venu à mon
» aide, et je suis demeuré là, chez le roi de Perse, et
» je viens maintenant pour te faire entendre ce qui
» doit arriver à ton peuple dans les derniers jours ;
» car la vision s'étend jusqu'à ces jours là ». « — En
» ce temps-là, Mikaël, ce grand chef, qui tient fer--
» me pour les enfans de ton peuple, s’élevera ; et ce
» sera un temps de détresse, tel qu'il n’y en a point
» eu, depuis qu'il y a eu des nations jusqu'à ce temps
sur ce sujet les sources indiquées dans ma notice sur le grand
bas-relief de la Cathédrale d'Amiens (mém. de l’Acad. du dép. de
la Somme, Il, p. 318-321).
(1) Th. Hyde, de vet, pers. relig, p. 404, 402 et 436. — Zend-
Avesta, I, 2°. part., p. 131, note 4. Ainsi trois personnages coa-
courent à la psykhostusie, sans compter le dieu suprême, savoir : En
Egypte, thoth, anubis et horus ; en Perse, Mithra, raschné-rést et
sosiosch ; en Judée, Michel, Gabriel et Elie. Au-dessus d’eux siéze
le grand-juge , Osiris , Ormuzd ou Jéhôväh. Ce dernier céda bientôt
la place au Messie qu'il investit de ses pleins pouvoirs. Ici même
il semble les avoir délégués , en partie du moins, au grand Mi-
Kaël qui, comme un autre Mithra, s'élève, dans ce temps de dé-
tresse, pour châtier les coupables et délivrer les justes. ( Voir Zend-
Avesta, II, p. 206-208 ; 214-245 ; 219-224 ).
SR =
» là ;et, en ce temps-là, ton peuple échappera, savoir :
» quiconque sera écrit dans le livre. Et beaucoup de
» ceux qui dorment dans la poussière de la terre se
» réveilleront ; les uns pour la vie éternelle, et les autres
» pour des opprobres et une infamie éternelle. Ceux qui
» auront été intelligens , brilleront comme la splendeur
» du firmament ; et ceux qui en auront amené plusieurs
» à la justice, luiront comme les étoiles à toujours et
Ë
à perpétuité (1) ». Jésus-Christ annonce de même,
dans l’évangile, qu’à la résurrection , les anges jetteront
les méchans dans la fournaise ardente, et qu'alors les
justes brilleront comme le soleil dans le royaume de
leur père (2). Avant lui, le psalmiste avait dit que les
méchans ont leur portion dans cette vie (5) ; qu'ils pé-
riront et seront consumés comme la graisse des agneaux
immolés (4); qu'ils entreront dans les profondeurs de
la terre ; qu'ils seront détruits par l'épée et deviendront
(4) Daniel ch. 40 , v. 43-44; ch. 12, ©. 4-3. Le texte porte : ou
vbimmachni elc. , et multi è dormientibus, ce qui semblerait annoncer
que tous les morts ne ressusciteront pas. Mais si l’expression ow
rbim (et multi) n’est pas une faute de copiste pour ox rbou (et
multitudo ), terme chaldaïque employé par Daniel au ch. 4, v. 36,
l’auteur ne l’aura adoptée que pour mieux rattacher sa prédiction
sur la résurrection générale à celle du prochain rétablissement des
Juifs. Car on sait, et Daniel l'annonce lui-même, que plusieurs
restèrent dans la Babylonie où ils avaient formé des établissemens.
(2) Matth., ch. 43, v. 42, et 43. Voir aussi Sagesse, ch. 3,
v. 7; et St.-Paul, I Epitr. aux Corinth., ch. 45, v. 41 et 42.
(3) Ps. 17, v. 44.
(4) Ps. 37, v. 49.
37.
— 578 —
la proie des renards” (1) ; que des charbons ardens tom-
beront sur eux et les précipiteront dans le feu et dans
des fosses profondes, sans qu'ils puissent se relever (2) ;
que la mort des justes est précieuse aux yeux de Jéhô-
väh (3) ; qu'ils habiteront devant sa face (4); qu'ils la
verront et seront rassasiés de sa ressemblance, quand
ils seront réveillés (5) ; qu'ils auront une habitation
éternelle (6); que Jéhôvâh les recevra dans sa gloire,
et sera leur partage à toujours (7).
Les Juifs, en s'appropriant la doctrine persane de
la résurrection future des morts, l'avaient combinée
avec leur dogme national de l'avènement glorieux du
Messie; et leur exemple fut suivi par les premiers
apôtres du christianisme. Dans leur système, cette ré-
novation miraculeuse et éternelle de toute l'humanité,
avait à s'accomplir à deux reprises différentes et à
mille ans d'intervalle : la première résurrection, par-
tielle et anticipée, promettait de servir de récompense
préalable aux Hébreux, et à tous les prosélytes qui
auraient embrassé la loi de Moïse (8). C'est ce qu'on
appelait le règne de mille ans, si célèbre dans les pre-
miers siècles de l’ère chrétienne; la seconde, nommée
(4) Ps. 69, v. 9 et 40.
(2) Ps. 440, v. 40.
(3) Ps. 446, v. 5.
(4) Ps. 440, v. 43.
(5) Ps. 47, v. 15.
(6) Ps. 38, v. 48 et 27.
(7) Ps. 73, v. 24-26. Voir aussi ps. 92, v. 42-44 ; et ps. 446,
v. 3 et 6.
(8) Isaïe, ch. 56 , v. 6—8.
— 579 —
la grande résurrection, la résurrection universelle, ap-
pelait tous les peuples à la participation du monde fu-
tur , sans autre exclusion que celle des grands cou-
pables de toutes les nations, qui seraient, ou anéan-
tis, ou précipités dans le fond de l'abime. Ces deux
palingénésies des corps et des âmes tout ensemble, con-
servaient entr’elles les mêmes rapports que les anciens
prophètes avaient établis dans l’économie du monde pré-
sent, entre la réhabilitation privée du peuple d'Israël et la
reconstitution subséquente de toute la race humaine,
réunie en une seule famille, sous le sceptre paternel
du messie (2). Les prophètes avaient tant de fois re-
présenté ces deux utopies du monde actuel sous
les emblèmes de deux résurrections dans le monde fu-
tur (2), que peu à peu le signe remplaça la chose
signifiée, et que le symbole fut pris pour la réalité.
(1) J’emprunte ici les expressions plutôt que les idées de M. Sal-
vador (Jésus-Christ et sa doctrine , 17, p. 6 et suiv. }, parce que
la métamorphose du rétablissement temporel, d'abord des Israé-
lites, puis des autres nations, dans le monde actuel, en une
double résurrection dans le monde futur, s'était opéré parmi les
sectes Judaïques, avant la venue de Jésus-Christ. On en trouve des
vestiges dans le quatrième livre d’Esdras, dans le Testament des
douze Patriarches et dans plusieurs Rabbins. (Voir Bible de Vence
XV, p. 513 et 516), L’hérésiarque Cérinthe, originaire de la Judée
et écrivain du premier siècle de l’ère chrétienne, avait composé,
sous le nom des apôtres, une apocalypse où la résurrection des
corps et le règne de mille ans étaient enseignés comme dans celle
de St.-Jean ( Voir Matter, hist. du Gnosticisme, r. p. 228).
(2) Outre Isaïe, qui est plein de ces images, on peut consulter ps. 98.
v. 4—4; ps. 102, v. 23; ps. 417, v. 17—22. — Jérém., ch. 31,
v. 31—37. — Ezéch., ch. 36, v. 24—98, etc.
37:
1000 —
On y méla bientôt les idées platoniciennes sur la dou-
ble mort des réprouyés et la double résurrection des
justes, sur les mille ans intermédiaires d'attente ou
d'épreuve, et sur le jugement définitif qui décidait du
sort de tous les hommes. Platon et Plutarque , remplis
tous deux de la sagesse orientale , racontent que
l'homme est un composé d'esprit, d'àme et de. corps
(1); que ces trois parties de son être tirent leur ori-
gine, la première du soleil, la seconde de la lu-
ne, et la troisième de la terre ; qu’elles retournent
successivement à leur source; que la première mort,
qui s'opère ici-bas, sépare l'âme et l'esprit d'avec le
corps, et que la seconde , qui s'effectue dans la lune,
sépare l'esprit d’avec l'âme; qu'après la première mort,
l'âme et l'esprit des justes restent unis pendant mille
ans, soit dans une prairie éthérée, soit dans une val-
lée de la lune, où ils éprouvent un sort tranquille,
mais non parfaitement heureux: et qu'après la seconde
mort , l'esprit de ces justes, dégagé de l'âme, son om-
bre, son enveloppe, et rendu semblable au rayon so-
laire, s'envole vers le soleil, son foyer primitif; qu’au
contraire, l'esprit des méchans , après la première
mort, reste durant mille ans attaché à leur âme, pour
souffrir avec elle dans une autre cavité de la lune, ou
être renvoyé avec elle dans un autre corps, en puni-
tion de ses fautes; après quoi, s'il ne s’est pas amen-
dé, il est, lors de la seconde mort, précipité avec
elle et à toujours dans l’abime infernal. Les hommes
(4) L’âme contient l'esprit, comme le corps contient Pâme. C’est
absolument l'idée indienne qui représente manas, prûna où paramäl-
mé, l'esprit, contenu dans djivâtmâ, l'ame vitale, et djivétmé,
renfermé dans bhoëtätmé., le corps.
— 581 —
subissaent deux jugemens dans l'autre vie. Le résultat
de la première sentence, après la première mort,
était pour les bons une première résurrection de leur
âme et de leur esprit, réunis dans un état paisible
pendant mille ans. Le résultat de la seconde sentence ,
après la seconde mort, constituait pour les mêmes une
seconde résurrection de leur esprit seul, définitivement
affranchi, non-seulement des liens de la matière ter-
restre, mais encore des entraves de l'âme animale ,
de cette enveloppe lunaire, qui n'avait pas sa pureté,
et qui tenait encore à la matière. Les deux morts au
contraire étaient pour les réprouvés des morts vérita-
bles, puisqu'elles enchainaient leur âme et leur esprit,
toujours unis ensemble , l’une à des corps organisés ,
mortels et périssables, et l'autre à la matière téné-
breuse la plus désordonné : car on ne doit pas oublier
que mourir, dans le langage mystique des anciens,
c'est renaître; que la mort du corps est la vie de
l'âme ; et la mort de l'âme vitale la renaissance de
l'esprit ou de l'âme intelligente (1).,
(4) Voir, sur cette théorie mystique , l’Orig. des Cultes, vi, p. 4—
56. Elle a probablement sa source dans le mythe Egyptien de la double
mort et de ia double résurrection d’Osiris dont je dirai quelques mots
dans le 6 suivant. La théorie des platoniciens est, à peu de chose
près , l'inverse de celle des Juifs. Cette différence tient à la manière
différente de considérer l'âme après la mort. Les rabbins appelaient
première mort la séparation du corps et de l’âme, pour les justes
comme pour les méchans ; seconde mort, pour les méchans seule-
ment, la condamnation de ces deux parties de notre être, réunies à
la fin du monde ; première résurrection la réunion du corps et de
l'âme des justes d'Israël, pour le règne terrestre de mille ans, et
seconde ressusrection la réunion du corps et de l’âme de tous les
er
Les prêtres Juifs, par un véritable syncrétisme , ont
supposé de même qu'il y aurait une double résurrec-
autres justes, pour le règne spirituel de l’éternité. Ce système n’était
pas aussi bien lié que cclui du néto-platonisme, qui d’ailleurs re-
prenait les choses de plus haut. Dans celui-ci, l'esprit, en descen-
dant du soleil dans la lune , s’y revêtait d’un âme vitale. Arrivé sur
la terre, il y prenait un corps. En remontant à sa source, il aban-
donnait le corps à la terre, et l’âme à la lune. C’est ce qu’on ap-
pelait génération et régénération des âmes, Au sens naturel, il y
avait là une double vie d’abord, puis une double mort ; mais au sens
mystique, c’était tout le contraire : la double vie était une double
mort , et la double mort une double vie; car la génération de l’âme
constituait pour l'esprit sa première mort, et la génération du corps
sa mort seconde. Au contraire, la mort du corps était la première
régénération de l'esprit, et la mort de lPâme, sa seconde régéné-
ration , sa véritable palingénésie , son affranchissement final de la
matière terrestre et de la matière lunaire. Si les faiseurs de systèmes
étaient toujours conséquens, la théorie platonicienne devait conduire
ses inventeurs à imaginer une résurrection , c’est-à-dire une seconde
réuuion de l'esprit, de l’âme et du corps, mais pour les réprouvés
seulement. On aurait eu alors la contre-partie d’une certaine opinion
judaïqne qui n’admettait la résurrection que pour les justes, opinion
que l’on trouve dans le second livre des Macchabées. L’un des sept
frères du même nom dit à Antiochus, en allant au martyre : « Dieu nous
» rendra la vie en nous ressuscilant ; car, pour Loi, tu ne ressusciteras
» point à la vie» ; et la mère de ces jeunes gens leur dit à son tour :
« Le créateur du monde qui a formé l’homme dans son origine,
» vous rendra un jour l’âme et la vie» (2 Macc. , ch. 7, v. 9, 44, 23.
— Bible de Vence, XV, p. 512et 516). L'âme, c’est la Nephech ;
et la we, c’est la Rouäkh. La résurrection est une seconde création
(comparez Genèse ch. 2, v. 7). Pour les Juifs la réunion du corps ,
de l'âme et de l'esprit, constituait Za vie : c'était la mort pour les
— 585 —
tion : la première qui précéderait le règne temporel des
justes de Juda pendant mille aus, dans la terrestre
Jérusalem; la seconde. qui suivrait ce règne anticipé
et commencerait le règne éternel de tous les justes
dans la Jérusalem céleste. La trompette jubilaire qui,
tous les cinquante ans, avait retenti dans la Judée, et
crié à tous les esclaves pour dettes : liberté ! liberté
(1) ! Gette trompette qui avait également rappelé Îles
Juifs de l'exil Babylorien (2), devait sonner aussi et
la délivrance finale d'Israël, ou son règne de mille
ans, et, après ce règne, la convocation de tous les
peuples dans la vallée de Josaphat pour le jugement
dernier. C’est alors que s'opérerait la seconde résurrec-
platoniciens. Après le trépas, le corps, suivant les premiers, re-
tournait à la terre, l’âme au Chéol et esprit à Jéhôväh : c'était la
mort. Les platoniciens au contraire appelaient vie de l’esprit, palin-
génésie ou régénération , le retour de l’esprit au soleil, de âme
à la lune et du corps à la terre. Ils étaient plus près que les Juifs
du dogme indien de l'absorption en Dieu. Remarquons d’ailleurs
que la lune figurait dans la théorie orphico-platonicienne , à titre
de dépôt provisoire des âmes (prises ici dans le sens d’esprit et
âme vitale réunis), à titre d’Elysée et de Tartare tout ensemble.
Dans sa partie d’en-haut, vers le ciel, reposaient les justes ; les
méchans souffraient dans sa partie d’en-bas, vers la terre. Ce dé-
placement des enfers paraît supposer la lune au méridien des an-
tipodes ; ear Platon parle de voyage souterrain des âmes ; mais
mystiquement on regardait comme souterrain ce qui était plutôt su-
blunaire, parce que l'obscurité de la matière terrestre s’étendait
jusqu'à la lune. lEther brillant et lumineux commençait plus haut.
(A) Lévit., eh. 25, v. 40.
(2) Isaïe, ch. 27, v. 43.
— 584 —
tion, suivie, pour tous les justes, d'un règne éternel
et céleste, et, pour tous les réprouvés, de la damna-
tion éternelle, qui serait leur seconde mort.
Maintenant, les temps sont accomplis : l'éternité com-
mence. Jéhovah a fait enquête des crimes des habitans
de la terre; cette terre met le sang à nu, ne couvre
plus les meurtres. Il a fait enquête avec son glaive,
fort, grand et pesant, sur le Léviathan, serpent alon.
gé, sur le Léviathan, serpent recourbé, et tué le
monstre qui est dans la mer (1). Les méchans sont
précipités dans l'étang de souffre avec Babylone la
prostituée (2), avec Satan, le prince du siècle. Leurs
cadavres sont livrés à d'éternels supplices; car leur
ver ne meurt pas et leur feu ne s’éteindra point (3).
Jéhôväh crée pour les justes des cieux nouveaux et
une terre nouvelle , qui subsisteront toujours devant lui
(4): Désormais, plus de craintes, plus de tourmens,
plus d’alarmes. Les cris de détresse, le deuil, les durs
travaux ont cessé, car tout ce qui était auparavant
n’est plus. On ne se souvient plus des afflictions
passées, et elles ne reviendront plus à l'esprit (5). Le
seigneur Jéhovah essuie les larmes de tous les visages.
— Assis au banquet divin, tous les peuples de la terre
savourent sur la sainte montagne de Sion, dans la
céleste Jérusalem (7), ces repas d'alimens gras, ces
(4) Isaïe, -eh. 26, v::2;ch. 27, v4,
(2) Id., ch. 26, v. 5 et 6.
(4) Id., ch. 65°, v. 47 ; ch, 66, v. 22.
(5) Id., ch. 65, v. 16—47.
(6). Id. ,;ech. 25, v.8.
(7) Id, ch. 65 , v. 48.
— 585 —
repas de vieux vins, de graisses moëlleuses, de vieux
vins purifiés, que Jéhôvah Tsabaoth leur a fait pré-
parer (1). Ils se réjouissent avec des chants de triom-
phe de la joie qui remplit leurs cœurs, et sont tou-
jours dans l’allégresse (2) : la mort est engloutie pour
jamais (5).
$. G. DÉLIVRANCE ANTICIPÉE;, CONCLUSION.
Dans la période de temps qui s'est écoulée entre le
retour de l'exil Babylonien et la venue de Jésus-Christ ,
trois systèmes partageaient les esprits sur les destinées
de l'âme et la vie future. Les Juifs, toujours portés
à imiter leurs voisins, les ont successivement adoptés.
Le plus complet, le plus ancien et la souree des deux
autres, est la métempsychose conçue en grand, c’est-
à-dire la transmigration des âmes dans toutes les sphè-
res de l'univers, depuis l’empyrée jusqu'au fond de l’abime
infernal. Chaque âme, partie d’un foyer commun , revêtait
sans cesse , en passant par tous les mondes , un corps nou-
veau, plus ou moins épuré ou dégradé en proportion
de sa vie précédente. Par là, les àmes se trouvaient
avoir parcouru tôt ou tard un cercle qui les faisait
rentrer dans leur foyer primitif. C'était le système de
l'Egypte et de l'Inde. On connaît assez le second, ce-
lui de la résurrection corporelle des morts. Cette doc-
(DÉTAT- (Ch. 25/0226!
(2) Id., ch. 65, v. 44 et 48.
(3) Id., ch. 25, v. 8. On peut comparer à ce tableau qu'il serait
facile de rendre plus complet, à l’aide, soit d’Isaïe lui-même,
soit des autres prophètes, le tableau correspondant de l'Apocalypse ,
ch. 20 et 21, j
— 5660 —
trine regardait la séparation des âmes d'avec les corps
comme un état suspensif ou négatif, comme une épo-
que de captivité et de sommeil, et avait pour objet
de réunir ces deux parties de notre être, d'éterniser
la personne toute entière. Ce fut l'ancien dogme de la
Perse et de la Judée. Nous avons vu qu'il n'était pas
inconnu des Egyptiens. Enfin, le troisième qu’on peut
appeler platonicien, spiritualisait, ranimait, régénérait
les âmes à mesure qu'elles sortaient de nos corps, et,
dans cet état métaphysique, les rendait impressionna-
bles, vivantes, éternelles (1). Cette dernière théorie
jouait un grand rôle dans les mystères Orphico-Bachiques
des Grecs, avec cette particularité qu’elle y empruntait
ses images et ses symboles à l'hypothèse physico-astro-
nomique de la transmigration des âmes à travers les
sphères célestes. Ce mélange venait probablement des
Hiérophantes de l'Egypte qui, gardant pour eux seuls
le dogme sublime de la pure palingénésie de l'âme, ou
de son affranchissement , à la mort, des liens de la ma-
tière terrestre , l'avaient combiné, pour le peuple, avec
avec l’ancien dogme de la métensomatose ou migration
des âmes dans les corps (2). Les prêtres juifs ont ad-
mis cette immortalité de Platon, mais telle que les E-
gyptiens l'avaient faite, et à une époque assez récente.
Ce n’est pas que les idées qu’elle suppose fussent é-
trangères aux anciens Israélites; mais elles avaient pris
(4) Jésus-Christ et sa doctr., par M. Salvador, 11, p. 8 et 9,
à la note.
(2) Relig. de l’antiq., 1, p. 465—466. M. Creuzer (ibid., p.
276), remarque aveè raison l'impropriété du mot métempsythose
qui dit le contraire de ce qu'il veut exprimer.
SR -—
chez eux une autre direction. Ce point de vue mérite
d'être éclairei.
Suivant la philosophie orientale, la vie de ce monde
n'est qu'un passage à d'autres destinées, et le corps
qu'une prison de l'âme. Cette doctrine sacerdotale , in-
hérente à l'Egypte et à l'Inde (1) et d'ailleurs com-
mune aux Gaulois et aux Scandinaves (2), s’était in-
troduite jusque dans les initiations de la Grèce. Le
malheur de l'existence était inculqué dans tous les
mystères orphiques : sa brièveté et son néant étaient
enseignés dans ceux de Thrace et d’Athènes (5). Les
nomades Israélites, originaires de la Chaldée , voyageurs
dans le Chanaan, esclaves en Egypte, souvent captifs
chez les nations voisines, ne pouvaient manquer d’ac-
cueillir ce dogme consolateur. Il cadrait trop bien avec
leurs situations si diverses, si changeantes , si malheu-
reuses. Aussi, envisageaient-ils la terre comme une vallée
de misère et de larmes.
Jacob répondit à Pharaon « les jours des années de
» pélérinages sont cent trente ans; les jours des an-
» nées de ma vie ont été courts et mauvais, et n'ont
» point atteint les jours des années de la vie de mes
» pères, du temps de leurs pélerinages (4) ». « Jéhô-
» väh, s’écriait plus tard le psalmiste , écoute ma
» prière; prête l'oreille à mon cri, et ne sois point
» insensible à mes pleurs. Car je suis voyageur devant
(4) Relig. de l’antiq. , 1, p. 279, note 1, et p. 463. — De la
Relig., iv, p. 78; V. p. 78.
(2) De la Relig., 1v, p. 77.
(3) Ibid., V. p. 78. — Relig. de lantiq., m1, p. 304 et suiv.
(4) Genese, ch. 47, v. 9.
— 588 —-
» toi, étranger comme tous mes pères (1) ». Voyageur
devant toi, c'est-à-dire , errant, exilé sur cette terre ;
étranger comme tous mes pères, c'est-à-dire, banni de
ma céleste patrie, soupirant après le jour où Dieu
rachetera mon âme de la puissance du chéol et me
prendra à soi (2). Ces idées tristes et lugubres avaient
leur source dans le dogme antique de l'origine céleste
et de la destination future de nos âmes. Parties du
ciel, au moment de la création du monde visible,
les âmes des justes doivent y retourner à la consom-
mation des siècles. Dans les religions sacerdotales, l'i-
nitiation aux mystères hâtait ce retour et abrégeait le
temps de l'exil. Mais c'est là un perfectionnement assez
moderne de la doctrine primitive, perfectionnement in-
téressé , à l’aide duquel les Hiérophantes exploitaient
la crédulité des initiés, et, en satisfaisant leur impa-
tience, leur faisaient payer cher l'avantage d'entrer
immédiatement dans les demeures célestes (3). La thé-
orie ancignne ne connaissait pas cette anticipation de
la délivrance finale. Les Juifs ne l'ont admise que très-
tard , et les premiers Pères de l'Eglise chrétienne ne
l'avaient point adoptée. Les uns et les autres avaient
(4) Ps. 39. v. 42. Dans le verset suivant, le prophète, châtié et af-
fligé, comme le saint homme Job, par la main de Jéhôväh, lui
dit : « Détourne-toi de moi, afin que je reprenne mes forces, a-
vant que je n'en aille et que je ne sois plus». Il est évident qu'il
faut suppléer : sur cette terre ; Car , au verset 7, il venait de dire
à Dieu : mon attente est à toi, et tout le pseaume roule sur la
. brièveté de cette vie, et la vanité des biens de ce monde.
\
(2) Ps. 49, +. 15.
(3) De la Relig., v. p. 50, 69—74.
— 589 —
emprunté de l’ancienne doctrine de l'Egypte et de la
Perse l'idée d'un séjour passager, mais pourtant prolon-
gé, de toutes les âmes, avant leurs punitions ou leurs
récompenses définitives. Elles descendaient, disaient-ils ;
dans le monde souterrain : les justes avaient le pres-
sentiment de leur bonheur, les méchans de leurs pei-
nes, et leur destinée s'accomplissait ensuite à la résur-
rection (1). Les martyrs seuls, suivant la doctrine des
Pères, montaient immédiatement de la terre aux cieux.
Mais il paraît que le système populaire des Juifs n’ex-
ceptait personne de l'obligation de descendre dans le
chéol, puisqu'après sa mort, Jésus descendit aux enfers
pour en retirer les âmes des justes qui reposaient dans
le sein d'Abraham (2). Toutefois , ce récit prouve en mé-
me temps que, dans l'opinion des Juifs , ou, si l'on veut,
des chrétiens Judaïzans, la délivrance des âmes pouvait s'0-
pérer avant la fin du monde ; car le Christ n'était pas
encore entré dans son règne, et l’époque de la pre-
mière résurrection n'était point arrivée. Gette conséquence
ressort également d'un trait raconté par l'historien des
Macchabées. Quelques soldats hébreux ayant été tués
dans un combat , on trouva sur eux, au moment de
procéder à leur inhumation , des objets consacrés aux
idoles , qu'ils avaient pris dans un temple de Jamnia,
contre la défense de la loi. Tout le monde attribua leur
mort à la possession de ces amulettes. On se mit en
(1) De la Relis.; 1v, p. 109, à la note.
(2) L’Evangile n’en dit rien, Mais St.-Matih., ch. 28, v. 52,
le donne à entendre , lorsqu'il annonce que des sépuleres s’ouvri-
rent, et que plusieurs corps des saints qui étaient morts ressusci-
tèrent, après la résurrection du Sauveur.
— 590 —
prières ; on supplia le seigneur d'oublier le péché qu'ils
avaient commis ; et Judas, ayant receuilli dans une
quête douze mille drachmes d'argent, les envoya à Jé-
rusalem, afin de faire offrir un sacrifice en expiation de
leur faute (1). Ce texte prouve deux choses : la première ,
que l’on ne croyait pas ces morts dans l’Abaddôn, dans
ce puits de l’abime dont la porte est fermée pour tou-
jours aux pervers qui s’y trouvent renfermés ; mais bien
dans le Chéol proprement dit, dans ce lieu d’épreuve
et d'attente d'où les justes devaient sortir un jour pour
n'y plus rentrer ; et la seconde, que les prières et les
sacrifices des vivans pouvaient délivrer les prévaricateurs
de cette espèce d’exil, et leur obtenir la vie éternelle,
avant le temps prescrit. En effet, rien n'indique ici la
croyance à une troisième demeure souterraine , analogue
à notre purgatoire. Si les Grecs ont admis pour les âmes
faibles un séjour mitoyen entre l'Elysée et le Tartare ,
c’est que chez eux l'Elysée se confondait avec l'Olympe
(2). Je ne vois rien de semblable dans les monumens de
(4) 2 Macc., ch. 12, v. 40 et suiv.
(2) J'ai oublié de dire, à-propos des enfers d’Homère et de Pin-
dare, que l'Elysée, pour le premier de ces deux poëtes, ne fait
point partie de l’adés. C'est un séjour de bonheur , un lieu de
plaisance dans les îles de l’Océan occidental, appelées îles des
Bienheureur. Les morts n’y ont pas accès. Ménélas, que Jupiter
a miraculeusement préservé du trépas, comme un autre Hénoch,
l'habite avec Rhadamanthe, qui n’y exerce aucune fonction de juge.
Là, près des portes du soir , un sentier conduit au ciel ; là, près
de la chambre à coucher de Jupiter, coule la source de l’ambroïsie ;
là , sans avoir subi la loi commune, sont les favoris des dieux parmi
les humains ; et Junôn se promène non loin de ce séjour de délices,
dans ses magnifiques jardins pleins de fruits d’une couleur brillante
— 591 —
la religion judaïque. Le Chéol et le limbe s’y confondent
en un seul lieu d'espoir et d'attente. L'auteur du 4e.
livre d'Esdraë déclare que les âmes crient vers le Sei-
gneur de l'endroit où elles sont en dépôt, et lui disent :
« Jusqu'à quand serai-je dans l'attente, et quand vien-
dra le temps de notre récompense (1)? ». La parabole
évangélique du pauvre Lazare et du mauvais riche représen-
te les bons et les méchans séparés dans le monde souterrain,
par un grand abime , quoique placés les uns au-dessus des
autres, dans des lieux d’où ils pouvaient se voir réciproque-
ment. Il ne leur était permis, ni de descendre du séjour
des premiers dans le séjour des seconds, ni de remonter
de celui-ci à celui-là (2). Après sa mort , Lazare est
et d’une saveur exquise ( Bi. Constant , d’après Voss, de la relis.,
IIT, p. 384, avec la note 4). Pindare place dans l'Elysée les justes
qu’il nomme les favoris des immortels, en conservant la couleur
locale. Ses îles fortunées sont également siluées dans l'Océan oc-
cidental (ibid. V1, p. 386-387), de même que les {es égyptiennes
des Bienheureux, se trouvaient à l'Occident de Thèbes, dans le dé-
sert de la Lybie (relig. de l’antiq. 1, p. 462-464). L’Elysée , tel
qu'il est décrit par Homère, n’est point sans rapport avec les my-
thes hindous sur l’amrita, les arbres djambou et kalpavrikcha ,
les jardins de parvatt et le kdilaca de Siva, situés à l'Occident du
Gangédéca , ou pays du Gange. Notons encore que les rabbins ap-
pellent le séjour des âmes justes Jardin d'Eden, quoiqu'il ne soit
guéres qu’un lieu de repos semblable au jardin de la belle au bois
dormant.
(4) 4 Esdr., ch. 4, v. 35 et suiv. — On lit aussi dans l’Apoca-
lypse (ch. 6, v. 40), que les âmes des Martyrs qui sont sous l’au-
tel, crient au Seigneur, en disant : « jusqu'à quand différerez-vous
de venger notre sang ».
(@) Luc, ch. 46, v. 49-34,
— 592 —
porté par les anges (1) dans le sein d'Abraham, et le
mauvais riche jeté dans les flammes de l'enfer. Le pre-
mier est consolé dans le Chéol, et le second tourmenté
dans l’Abaddôn (2); car il ne faut point se méprendre au
sens de ces mots rabbiniques de sein d'Abraham, de
trésor des vivans, de jardin d'Eden. Tout cela n'implique
point la béatitude du paradis, mais seulement le repos,
la paix, l'espérance de l'immortalité, l'attente du cé-
leste séjour. Lazare était consolé ; mais il n'était pas en-
core heureux. La consolation n’est point le bonheur, ce
n'est que l’adoucissement des maux. L'auteur du livre
de la sagesse, qui écrivait à Alexandrie dans l’un des
premiers siècles antérieurs au christianisme, ne contredit
pas cette manière de voir. Les justes, selon lui, seront
élevés au rang des enfans de Dieu, et auront leur
partage avec les saints (3). Mais cette félicité ne suit
pas immédiatement la mort. L'auteur suppose au con-
traire un certain intervalle de temps qui semble nous
reporter à l'époque de la résurrection. Il parle de paix,
de repos après le trépas, d'espérance pleine d’immor-
talité , de grande récompense , de vie éternelle, de
royaume admirable, de diadème éclatant de gloire etc.,
pour le temps où Dieu regardera favorablement les
justes (4).
Le récit des prières faites sous Judas Macchabée,
pour les âmes des soldats juifs prévaricateurs, est conçu
(4) Nous avons vu que ces anges sont Michel et Gabriel, conduc-
teurs des âmes.
(2) St.-Luc, ch. 46, v. 26.
(3) Sag., ch. 5 ,V. 5.
(4) Ibid ®ch: 3, v23=5); ch. 4 voWgch "5 $sv4617
es
dans le sens du système orphique de la palingénésie
anticipée, systéme que l'on retrouve en Perse , en Egypte
et en Grèce, dans les mystères de Mithra, d'Osiris et de
Dionysus. Les livres des rabbins contiennent à ce sujet
des renseignemens curieux. On y voit qu'après la mort,
les âmes attendent l’inhumation de leurs corps pour être
reçues dans le Chéol. Faute de sépulture, les corps,
exposés à toutes les intempéries de l'air, pourrissent ,
et les âmes tombent dans l'avare Æbaddôn qui ne rend
jamais sa proie. Ensuite, les âmes sont pendant l’es-
pace de douse mois ên voyage, montent du Chéol sur
la terre , et descendent de la terre au Chéol, allant à
leurs corps, et retournant dans le monde souterrain,
parce qu'elles reviennent autour de leurs tombeaux, et
visitent leurs cadavres, pour lesquels elles ont conservé
quelque reste d'affection. C'est pendant ces douze mois
que les prières, les offrandes et les sacrifices pour les
morts peuvent être efficaces ; après ce terme, il n'y a
plus rien à faire. Tous les ans, au jour solennel des
expiations , le 15 de tisri, ou du premier mois de l'an-
née civile, Jéhovah ouvre ses registres , examine l'état
des âmes qui ont accompli la révolution des douze mois,
et prend à soi celles qui, par leur repentir et par les
prières de leurs parens, ont mérité de sortir de la Géhenne
supérieure. Toutes les âmes qui ne figurent pas sur le
livre de vie sont précipitées dans la Géhenne profonde :
il n'y a plus pour elles ni rémission ni espoir de re-
tour (1). C'est peut-être à ces idées que font allusion
plusieurs textes de la bible cités précédemment, tels
(4) Bible de Vence, VIIL, p. 263 et 273. — Basnage, hist. des
Juifs, t. 5, liv. 5, ch. 47, 6. 3et5; ch. 49,6. 40.
; 38.
— 594 —
que ceux-ci, par exemple : « Jéhôväh, n’abandonne point
“ mon âme dans le Chéol, et ne souffre pas que ton
» favori sente la corruption (1) ; approche-toi de mon
» âme, rachète-la; délivre-moi à cause de mes ennemis...
» Tu leur mettras iniquité sur iniquité, et ils n'auront
» point part à ta bonté. Ils seront effacés du livre de
» vie, et ne seront point écrits avec les justes (2).
» Mais Dieu rachetera mon âme de la puissance du
» chéol, lorsqu'il me prendra à soi... La gloire du mé-
» chant ne descendra point après lui... Il viendra jus-
» qu'à la génération de ses pères qui ne verront ja-
» mais la lumière (3).
J'ai déjà invoqué ces passages et plusieurs autres en
faveur des dogmes de la palingénésie épuratoire et de
la résurrection générale. Mais ils peuveut aussi bien
se rapporter à la doctrine plus récente de la palingé-
nésie véritable, ou du retour successif des âmes au cé-
leste séjour. Ce qui fait doute, c'est que toutes ces
théories avaient droit de cité à Jérusalem, et que
rien ne garantit les dates respectives des psaumes où
elles figurent. Tout le monde sait que ce recueil,
commencé au siécle de David, ne fut clos que long-
temps après l'exil, sous la domination des Rois de Sy-
rie. (4). Heureusement nous avons des textes bibliques
(4) Ps. 45, v. 40.
(2) Ps. 69, v. 48, 27 et 28. L'expression de Livre de vie, familière
aux écrivains du Nouveau Testament, était aussi fréquemment employée
par ceux de l’Ancien, notamment par Isaïe et par le psalmiste.
(3) Ps. 49 , v. 45, 47 et 49. Au verset 8 , il est dit des méchans que le
rachat de leur âme est trop cher , et qu’il ne se fera jamais.
(4) Un savant Exégète d'Allemagne a éclairci ce sujet dans un ouvrage
dont M. Cahen a traduit un fragment, à la suite de sa version d’Isaïe.
— 595 —
un peu plus précis. Mais, pour les bien comprendre,
il faut se pénétrer de l'esprit qui les a dictés, des
idées mystiques auxquelles ils font allusion. Ici un re-
tour sur nos pas devient nécessaire. De nouveaux é-
claircissemens sont indispensables. Nous tâcherons de
les rendre aussi courts et aussi nets que nous le per-
mettra l'obscurité de la matière.
En Egypte et dans l'Inde, la palingénésie spirituelle
se rattachait à des idées physico-astronomiques qui fai-
saient voyager les âmes à travers les douze signes du
zodiaque, à l'exemple du soleil, dans sa course an-
nuelle. De même que cet astre suit, l’une après l’au-
tre, la route de l’hiver et celle de l'été, allant et re-
venant d'un solstice à l'autre, par les six signes des-
cendans, puis par les signes ascendans; de méme les
âmes parcouraient cette double route, pour descendre
sur la terre et pour remonter aux cieux. Au signe du
cancer commençait leur migration ici-bas; au signe du
capricorne, leur retour vers les dieux. Deux portes leur
étaient ouvertes dans ces deux signes, par lesquelles
elles entraient dans la génération ( la vie de ce bas
monde) ou dans la régénération ( la vie du monde céleste ).
De là ces deux portes tropicales étaient appelées, savoir :
celle de la descente , porte des hommes ou des mortels, et
celle de nn porte des immortels ou des dieux (4).
Ces deux portes sont célèbres dans le système orphi-
co-bachique des Grecs sur les voyages des âmes. Mais
la théorie-chaldéo-persane en reconnaissait deux autres
qu’elle plaçait, la première dans le bélier, et la se-
conde dans la balance. Celles-ci représentaient le dou-
(4) Orig. des cultes, 1v, p. 446 , 461. —Relig. de Pantiq. 4 , p. 453
et 477 ;ux, p. 305.
38.*
— 596 —
ble passage du soleil et des âmes, allant et revenant
d'un équinoxe à l’autre, par les six signes inférieurs,
puis par les six signes supérieurs. On les appelait portes
d'Ormuzd et d'Ahriman. C'est par elles que s’effectuait
le double passage de l’empire des ténèbres à celui de
la lumière, et de l'empire de la lumière à celui des
ténèbres (1).
Ces deux théories, qui se complètent et s'expliquent
l'une par l’autre, étoient fondées sur des raisons na-
turelles, calendaires et mystiques que tout le monde
comprend. La chüte des feuilles en automne, l’en-
gourdissement de la nature en hiver, la renaissance
de la végétation au printemps, et la vigueur de tous
les êtres en Été, tiennent de trop près aux quatre
phases du soleil dans le caurs de l’année, pour que
l’on n'ait pas fait de ces phases et des saisons les sym-
boles de la vie et de la mort, de la génération et de
la régénération. N'oublions pas en effet que le cancer
et le capricorne étaient à la fois points de départ et
points d'arrêt des àämes, et, par conséquent, tour-à-
tour portes des dieux et des hommes pour les àmes qui
y entraient, et portes des hommes et des dieux pour
celles qui en sortaicnt. Pendant Iles quinze premiers
degrés de ces deux signes, elles arrivaient dans le ciel
ou sur la terre. Elles en sortaient durant les quinze
derniers degrés. Comme elles parcouraient en deux
fois les douze signes du zodiaque , six pour monter et
six pour descendre, il semblerait que chaque voyage
ne dût avoir qu'une durée de six mois : mais les au-
teurs ne s'expliquent pas nettement sur ce point. Le
terme ordinaire des deux courses réunies était de
(4) Orig. des cultes , 1v, p. 473—474 ; v , p. 64—66.
— 597 —
trois mille ans, selon les Egyptiens (1), de deux mille
ans, suivant Platon (2), et de douze mois, d’après les
Manichéens (3). Il paraît que les initiés vertueux avaient
la faveur de remonter au ciel en six jours (4), tandis
que les profanes criminels en étaient exclus à perpé-
tuité (3). Les livres Hindous seuls sont explicites. On
y lit qu’à la mort les justes remontent aux régions cé-
lestes (swargas), conduits par les anges de la lumière
et du jour, de la lune en croissant et des six mois
pendant lesquels, le soleil allant au nord, la lumière
augmente le jour et la nuit; qu’au contraire, les mé-
chans descendent aux lieux inférieurs ( pâtalas), con-
(1) Relig. de l’antiq. 1, p. 464 et 856.
(2) Orig. des Cultes, vi, p. 44, 46. Je tire cette conséquence de ce
que les âmes mettaient mille ans à remonter de la terre au ciel.
(3) Ibid., rv, p. 373—474 ; v, p. 64—66 ; vi, p. 96 et suiv.
(4) Ibid., vr, p. 45 , 50. C’est encore une conséquence que me four-
nit le récit du Pampylien £r, le même , dit-on, que Zoroastre, ressus-
cité douze jours après sa mort. Il faut remarquer que 2,000 ans don-
nent 24,000 mois, 3,000 ans 36,000 mois, nombres divisibles par 42.
Le terme de 12 mois pour la course entière est le plus exact. Les rab-
bins l’ont admis avant les manichéens. Celui de 42 jours, au lieu de 42
mois, est un terme de faveur, car le soleil reste un mois dans chaque signe.
Les néo-platoniciens partageaient les 1,000 ans du retour au ciel en cinq
parties de 200 ans chacune, correspondant aux cinq planètes intermé-
diaires entre le soleil et la lune , et placées mystiquement dans l’ordre
des jours dela semaine, qui en ont conservé les noms. Ceci se rapportait
à la thèorie du passage des âmes par l'échelle des sept planètes,
décrite dans le livre d’Origène contre Celse. ( Voir Orig. des cultes,
IV, p. 443-435; VI, p. 46 et alibi passim.
(5) De la Relig., v, p. 68—70.
— 598 —
duits par les génies des ténèbres et de la nuit, de la
lune en décours et des six mois pendant lesquels, le
soleil allant au midi, la lumière décroit le jour et la
nuit (1). Ce texte prouve en même temps que, dans
le système indien , la terre n’est qu'un séjour intermé-
diaire entre le ciel et l'enfer, au lieu d’être, comme
chez les Grecs, l’un des deux termes . extrêmes du
double voyage des àmes. C'est un point de vue plus
grand que celui des Orphiques (2). La terre en effet
devait être le centre de toute cette théorie, de même
qu'elle était le centre de l'univers. Pour compléter le
tableau , il fallait que le ciel le plus élevé et l'enfer
le plus bas, (car les Hindous admettaient plusieurs
cieux et plusieurs enfers), fussent placés à égale dis-
tance de la terre, comme les deux points les plus éloi-
(1) Oupnekbat, 1, p. 285 , 291. 293: 11, p. 1431, 265 etc,
(2) Nous avons vu dans une précédente note que Plutarque plaçait
PElysée et le Tartare dans la lune. Mais cette modification ne sauvait pas
l'inconséquence du système grec. Au reste, les néo-platoniciens brouil-
laient toute cette théorie, comme des copistes qui comprennent mal ce
qu'ils transcrivent. Ils feignent qu’au moment où les âmes, détenues dans
les régions souterraines, commencent à soupirer après le retour , le juge
des enfers jette dans l’urne du verseau le sort de grâce, qui doit leur as-
surer ce retour et les ramener aux sphères supérieures par la porte des
Dieux. ( Relig. de l’antiq. IIT, p. 309 ). Cette fiction prouve deux cho-
ses, l’une que le verseau avait été la porte de l’ascension des âmes, avant
que le capricorne prit sa place , fait d’ailleurs constaté par les bas-reliefs
mithriaques , et l’autre que c’était de l’enfer , et non de la terre, que les
âmes remontaient au ciel, Cette dernière idée ressort aussi de la fable
imaginée sur la fleur de Narcisse , cette fleur de la mort, symbole de la
vie terrestre, qui avait pris naissance aux enfers et qui y attirait ceux
qu'elle avait engourdis et trompés ( ibid. p. 355—356 ).
— H99—
gnés de la course du soleil et des âmes, au nord et
au midi.
Les Grecs et. les Romains, qui sont ici à peu près
nos seuls guides, ne s'arrêtent guères qu'au système
des deux portes tropicales. Cela vient sans doute de ce
qu'elles étaient placées en relief dans la théorie égyp-
tienne où ils ont puisé leurs documens. Ces deux
portes étaient en effet celles des deux résurrections
d’Osiris, au solstice d'été et au solstice d'hiver. Le
soleil d’ailleurs apparaissait dans le cancer avec le
retour de l’astre Sothis ou Sirius, signal de l'inonda-
tion du Nil, symbole tout naturel du départ des âmes
vers la terre d'Isis , fécondée par le fleuve , son époux.
Sous le capricorne , avec le nouveau soleil qui commen-
cait à remonter dans les cieux, les jeunes semences
jetées en automne, commencaient à sortir de terre; et,
symbolisées par elles, les âmes commencaient à re-
naître pour la vie éternelle; car le grain ne renaît
point, disait St.-Paul à propos de la résurrection, s’il
ne meurt auparavant (1). Ce dernier emblème s’appli-
que aussi aux semences d'été qui germent en juillet.
Les deux portes équinoxiales , au contraire, jouaient en
Egypte un rôle subalterne ou moins brillant, parce
qu'elles étaient celles des deux semailles annuelles et
des deux morts d'Osiris, deux fois victime dans la
même année du noir Typhon, son frère et son enne-
() Corinth, ch. 45, v. 36. « Vos os germeront comme l’herbe,
dit Isaïe (ch. 66, v, 14 ), ou bien : « ta rosée , Jéhôväh , est la ro-.
sée des plantes, et la terre jette dehors les Réphaïm ». ( Ibid. ch.
26, v. 49). l’Ecclésiastique (ch. 46, v. 44 ) souhaite que la mé-
moire des justes d’Israël soit en bénédiction et que leurs os refleuris-
sent du fond de leurs sépulcres.
600 —
mi (1). Elles n'acquéraient d'importance que dans le
système des apocatastases ou grandes périodes de restitu-
ton, ainsi qu'on le verra bientôt.
Des motifs analogues, tirés de l'état de la terre et
du ciel aux deux solstices, avaient porté les Hindous
à faire prévaloir les deux portes solsticiales (2). Mais
les Chaldéo-Persans, guidés presqu’entièrement par la
marche annuelle du soleil, ce recteur des saisons,
(4) Sur les deux époques de semailles et de récoltes en Egypte ,
voir Relig, de l’antiq., r, p. 396 et 799, note 2 ; et sur les mêmes
époques dans l’Inde, voir nn mémoire sur la fête du poungal, dans
l’un des volumes du nouv. journ. Asiat.
(2) Relig. de l’antiq., 1, p. 396—A02. Les quatre portes des âmes
figurent dans une scène funéraire où Anubis consacre une momie.
Elles sont placées au-dessous d’une tablette sur laquelle sont placés
quatre vases portant les têtes des quatre gardiens de l’Amenti (ibid.,
vol. des planch., pl. 45, fig. 181). Un planisphère Egyptien, publié
par le p. Kircher, dans son ædipus eyyptiacus , et reproduit par Dupuis,
dans l’une des planches de l’origine des cultes, porte pour inscription ,
sous la case du Bélier : regnum ammonis et porta deorum. La case cor-
respondante de la balance porte , de son côté : regnum omphta , et celle
du scorpion : regnum typhonium. On n’y lit point porta dæmonum ; mais
un autre planisphère Egyptien , imprimé par les mêmes!, contient , sous
la même case de la balance , au-dessus des mots : regnum omphta , ceux-
ci: titanicorum dæmonum statio. En outre, les Egyptiens de la Thé-
baïde célébraient au printemps le triomphe d’Ammon ou du Dieu à tête
ou à cornes de bélier ; et cette fête était accompagnée d’une autre , appe-
lée défaite de yphon , dans laquelle on tuait le crocodile , symbole du
mauvais principe ( orig. des cultes , V. p. 521 ). Le bélier et la balance
étaient donc, dans la haute Egypte comme en Perse , les deux portes des
Dieux et des hommes , tandis que, dans l'Egypte moyenne et basse, les
deux portes étaient fixées au cancer et au capricornie.
—601 —
distinguaient nettement les quatre portes tropicales et
équinoxiales. Elles figuraient toutes quatre dans les
mystères de Mithra, de même qu'elles figurent
dans les visions Chaldéennes d'Ezéchiel sur les quatre
portes du temple , tournées vers les quatre coins
du monde, et les douze portes de la cité sainte,
orientées et distribuées trois par trois, comme les si-
gnes et les saisons (4). Il y a plus : c'est que les
monumens Mithriaques, tout en conservant les emblèmes
relatifs aux deux signes solsticiaur , appellent plutôt l'at-
tention sur ceux des équinoves. Mithra siège dans le
Bélier, et regarde la Balance, ayant à sa droite le
cancer , et à sa gauche le capricorne (2). On nous parle
(4) Fzéch., ch. 40, v. 6, 20 , 27; ch. 41, v. 42,21; ch. 48, v. 31
—34, — Voir aussi Apocal., ch. 21, v. 42.—Oxigène ( contra celsum,
lib. 6 , p. 269 ) assure qu'Ezéchiel et l’auteur de l’Apocalypse , par ces
expressions figurées de portes, avaient aussi en vue la théorie des
âmes et leur passage à un ordre supérieur à celui-ci, à un meilleur
monde. L'observation est juste quant à l’Apocalypse. A l’égard d’E-
zéchiel , il est permis d’en douter. Ce prophète ne faisait probable=
ment que reproduire des idées Chaldéennes dont il ne comprenait
pas tout le sens mystique , témoins ses quatre animaux et ses quatre
roues ( ch. 1, v. 5—25 — ch. 40, v. 9—22.), portant chacun
quatre faces, une face de bœuf , une face de lion , une face d’aigle
(en place de scorpion }, et une face d’homme ( le verseau ). Cette der-
nière fiction est entièrement conçue dans le système Chaldéo-Persan,
comme en va le voir à la note suivante.
(2) Orig. des Cultes, 1v, p. 441—443 ; 473—477. — Les quatre si-
gnes zodiacaux qui figurent sur les bas-reliefs Mithriaques sont le
taureau, le lion, le scorpion et le verseau. Ce sont absolument les
quatre animaux de la vision d’Ézéchiel et de l’apecalypse ( ch. 4, v.
— 602 —
même de douze portes ou de douze vases pour les
_ douze signes du zodiaque, et de sept autres portes , ap-
pelées aussi degrés, pour les sept planètes, figurées sur une
échelle qui, semblable à l'échelle de Jacob, s’étendait
de la terre au ciel et portait au haut une huitième
porte, celle de la voie lactée, séjour des àmes , nom-
mée via Jacobi par les Rabbins (1). Quatre fêtes prin-
cipales du soleil étaient attachées, en Perse, aux deux
solstices et aux deux équinoxes ; et, de ces quatre fé-
tes, les plus célèbres étaient celles de la naissance et
de la résurrection de l'invincible Mithra, conducteur
des âmes, fixées , l’une au 25 décembre, et l’autre
au 25 mars, de même que, dans la primitive Eglise,
on avait fixé aux mêmes époques la naissance et la ré-
surrection du Christ, astre de sérénité qui venait dis-
siper de longues ténèbres, et affranchir les âmes du
joug de Satan (2).
6—9). On les retrouve , mais sous d’autres emblèmes, dans les qua-
tre génies de l’Amenti Egyptien, dans les quatre astres des Perses ,
gardiens du ciel étoilé, dans les quatre grands vasous indiens, qui siègent
aux quatre points cardinaux, dansles quatre archanges Souriel , Mikaël,
Gabriel et Raphaël des Kabbalistes, etc. Ils nous reportent à une pé-
riode de temps très-éloigaée de nous. Par suite de la précession des
équinoxes , ces quatre signes ont cédé leur place au 0élier , au cancer,
à la balance et au capricorne, qui, à leur tour, ne marquent plus aujour-
jourd’hui les quatre points cardinaux du ciel. J’y reviendrai dans une
note subséquente.
(4) Orig. des cultes ,1v, p. 443—446 ; vr, p. 96—102.
(2) En Egypte, la fête de la naissance du clirist fut fixée au 6 janvier,
jour de l’Epiphanie | parce que c'était ce jour là qu’on y célébrait la
fète d’Osiris retrouvé. Voir Relig. de Pantiq.1,p. 364, 401 et 402,
— 605 —
Les idées apocalyptiques de la destruction et de la
rénovation futures de l'univers n'avaient pas modifié
en Perse les notions attachées aux quatre signes des
équinoxes et des solstices. Créé originairement à l'équi-
noxe du printemps, le monde devait un jour se re-
nouveler à la même époque, après avoir été détruit à
l'équinoxe d'automne. Tous les ans en effet le soleil,
qui, en automne , semblait abandonner l'hémisphère bo-
réal aux ténébres, au froid et à la destruction, y re-
montait au printemps, ramenant avec lui la lumière,
la chaleur et la végétation. Les climats de l'Inde et
de l'Égyte étaient dans des conditions différentes.
Dans le premier de ces pays , l'époque de la grande ré-
novation était fixée , comme celle de la création du monde,
au solstice d'hiver, parce que c'était à cette époque que
les meilleures espèces de grains commençaient à croître,
les fruits les plus délicieux à mürir, les roses du Ben-
gale et les fleurs les plus odoriférantes à s'épanouir,
les jours à augmenter graduellement, et le dieu Vichnou
à sortir de sen sommeil , pour veiller sur l'univers. Le sols-
tice d'été, au contraire, y était un temps de destruction,
où Vichnou dormait d’un profond sommeil, où les jours
commencent à diminuer, où ne croissent que les es-
pèces inférieures de grains.
En Egypte, l'apocatastase n’était fixée ni en hiver, ni
au printemps, ni en été, mais en automne. Les deux
équinoxes y échangeaient leurs rôles. Au printemps,
la vallée du Nil était brûlée par les feux du soleil,
avec les notes ; le 5.° volume de l’orig, des cultes, passim , et les trai-
tés des fêtes de Noël, de l’Epiphanie et de Pâques, dans les vies des
saints, par Baillet.
— 604 —
tout périssait sur la face de la terre’; les vents brù-
lans du désert de Lybie embrasaient l'atmosphère qui
prenait une teinte rouge foncé, couleur de typhon ;
l'Egypte était sous l'empire de ce dieu méchant , de cet
ange exterminateur, C'était comme ‘un incendie géné-
ral qui menaçait de tout consumer (1). On peignait
en rouge les troupeaux et les arbres, pour exprimer la
chaleur extrême qui devait tout détruire à la fin de
la grande année (2). Depuis le solstice d'été jusqu’à l'é
quinoxe d'automne, l'Egypte tout entière était couverte
par les eaux du Nil ; chaque contrée avait sa part dans
ce grand bienfait de l'inondation, présage du commen-
cement de la rénovation universelle. Mais , à l’équinoxe
d'automne, la terre sacrée d'Isis, rajeunie , commençait à
sortir de ce déluge , et préludait ainsi tous les ans à la
grande restitution, à l'apocatastase de l'univers. La pre-
mière création, disait l'Esculape égyptien, avait eu lieu
sous la balance (3). La seconde ne pouvait manquer de
se faire sous le même signe , après la destruction de la
première sous le bélier. Deux fêtes solennelles rappelaient
et annonçaient ces révolutions. Autant la première, au
printemps , était triste et lugubre, autant la seconde, en
automne, était bruyante et joyeuse (4).
(4) Relig. de l’antiq. I, p. 397, 400, 438.
(2) Origne des Cultes, V, p. 415-146.
(3) Relig. de l’antiq. I, p. 904-905, avec les notes.
(4) L'année égyptienne commençait à la nouvelle lune la plus voi-
sine du lever de Sirius, vers le solstice d'été; mais elle avait aupa-
rayant commencé à l’équinoxe d’aufomne , au moment où le soleil
. N « « . . . F-
entrait dans la balance. M. Guigniaut conjecture avec raison qu’il y
eût aussi, plus anciennement peut-être , une autre année équinoxiale,
6 06—
Ici nous avons la clef des deux grandes fêtes Juives
de pâques et des tabernacles, placées , l'une à l'équinoxe
du printemps, et l’autre à celui d'automne. Elles avaient
toutes deux rapport, non seulement au système égyptien
des apocatastases, mais encore à celui du double voyage
des âmes. Partout en effet l'ascension et la descente des
âmes sont fixées à des commencemens ou à des fins d'an-
nées : partout aussi, en vertu d'une liaison d'idées très-
naturelle, la fête des àmes souffrantes accompagne la
fête des âmes heureuses. Les Hindous, qui commen-
çaient autrefois leur année au solstice d'hiver, croient
qu'à cette époque les âmes des justes, morts durant les
six derniers mois de l’année précédente, viennent visiter
leurs parens, prennent part aux mets qu'on leur ap-
prête et montent ensuite dans la demeure céleste d'In-
dra, qui s'ouvre pour les recevoir (1). Les Persans, dont
l’année commençait à l'équinoxe du printemps, prépa-
raient aussi des repas aux âmes des justes pendant les
cinq derniers jours de l’année précédente, et les en-
voyaient ensuite dans le Gorotman ou paradis (2). Les
au moins dans quelques parties de l'Egypte, une année sainte s’ouvrant
à l’équinoxe du printemps ( relig de l’antiq. I, p. 800 et 899). J’a-
joute que les Egyptiens avaient aussi connu une 4°. année com-
mençant au solstice d'hiver ; car le Pentateuque et le livre de Josué
contiennent des indices de ces quatre années. (Voir là-dessus, œuv
de Volney , IV, p. 411-114).
(2) Relig. de l’antiq. 1, p. 663, et surtout le mémoire déjà cité
sur la fête du Poungal.
(2) Zend-Avesta , IT, p. 574 et 575. Les Romains faisaient aussi
des sacrifices aux mânes dans le mois de février, le dernier de leur
ancienne année, et les Grecs célébraient à la même époque les mys-
tères de Dionysus , conducteur des âmes.
— 606 —
Egyptiens devaient avoir des fêtes et des cérémonies
semblables, mais j'ignore en quelle saison. Peut-être
les usages variaient-ils sur ce point selon les localités,
parce que l’on y remarque les traces de quatre années
distinctes, soit simultanées, soit successives, commen-
cant aux équinoxes et aux solstices. Ces quatre années
différentes pouvaient avoir douné lieu aux fêtes dont il
s'agit, par différens motifs, au nombre desquels on doit
compter les deux morts et les deux résurrections d’Osiris.
Les usages des Hébreux me portent à penser que les
Egyptiens ont pris anciennement les deux équinoxes pour
célébrer les fêtes des âmes.
Quoiqu'il en soit, la solennité de la pâques, qui, pour
les Juifs, devait étre une fête de joie, puisqu'ils y rat-
tachaient le souvenir de leur sortie d'Egypte, était une
fête triste et lugubre , dont le nom même rappelle le pas-
sage de l'ange exferminateur. Elle avait tous les carac-
tères d'une solennité égyptienne , d’une commémoration cy-
clique de la fin des temps, de la destruction du monde, D'un
autre côté, par un contraste singulier , mais explicable
par les anciens rapports des Hébrenx avec les Egytiens,
la fête des tabernacles qui, ce semble, aurait dù res-
pirer la tristesse, était une fête de réjouissance. Toute-
fois, l’un des jours de cette solennité, celui des expia-
tions, était triste. Il avait pour objet, non seulement la
purification des vivans, mais encore la délivrance des
morts. Il était aux jours précédens ce que notre féte
des âmes est à celle de la Toussaint. C’est que les justes,
affranchis de la servitude du Chéol , étaient entrés dans
la véritable terre promise , et qu'il restait à implorer Dieu
pour la délivrance des autres trépassés, encore captifs. Leurs
corps avaient subi la première mort. Il fallait demander
— 607 —
à Jéhôvah de racheter leurs âmes de la mort seconde,
de ne point les précipiter dans l’Abaddôn , mais au con-
traire de les faire remonter du Chéol , en un mot, de les
prendre à soi. Ecoutons le psalmiste, faisant parler
l’un de ces morts, impatient de regagner le ciel, et,
en quelque sorte, assuré d'y atteindre, par l'efficacité
des prières faites ici-bas pour son salut. « Je ne mour-
» rai point, mais je vivrai, et je raconterai les œuvres
» de Jéhovah. Jéhôväh m'a châtié sévèrement, mais il
» ne m'a point livré à la mort. Ouvrez-moi les portes
» de la Justice, j'y entrerai, et je célébrerai Jéhovah.
» C’est ici la porte de J'éhéväh ; les justes y entreront.
» Je te célébrerai de ce que tu m'as exaucé, et que
» tu as été mon libérateur (1} ». Entrainé par l'élan
poétique, ce captif, cet esclave du chéol se figure que
le grand jour de la délivrance est arrivé pour lui,
et s'écrie : « C’est ici la journée que Jéhôväh a faite;
» égayons-nous , et réjouissons-nous en elle ». Mais
bientôt, faisant un retour sur lui-même , il ajoute : « Jé-
» hôväh, délivre-(nous) maintenant ; donne- (nous)
» maintenant la prospérité. Enfin, revenu à sa première
idée , et voyant , pour ainsi dire , le ciel ouvert devant
lui, il termine en disant : « Béni celui qui vient au
» nom de Jéhovah (2) ».
(4) Ps. 418, v. 17-24.
(2) Ibid. , v. 24-26. La finale du verset 26: « nous vous bénissons
» de la maison de Jéhôväh ) , commence un autre verset dans la vulgate,
C’est, suivant moi, la bénédiction des prêtres à tous les fidèles assem-
blés , la préparation au sacrifice annoncé dans les versets suivans, en un
mot, un retour à la triste réalité de la terre, où pourtant on conserve tou-
jours l’espérance , où l’on célèbre, où l’on exalte le dieu-fort, où l’on
— 608 —
Tout, dans ce passage, et les mots et les choses,
respire le dogme de la palingénésie des âmes, plutôt
que celui de la résurrection des corps. Les âmes souf-
frantes sont châtiées, mais elles ne sont point livrées
à la mort. Jéhôvàh les délivre successivement des liens
du corps et des liens du Chéol. Elles entrent par les
portes de la Justice, par ces portes emblématiques que
l’on montrait dans les mystères de l'Egypte, par ces
portes de la Vérité, près desquelles était placée la sta-
tue de la Justice (1). L'une de ces portes les fait passer
de l'empire des ténèbres à celui de la lumière et Îles
délivre de la mort qui marche dans l'obscurité, ainsi que
du démon du midi (2) qui siège au capricorne , le plus
méridional, c'est-à-dire le plus bas des douze signes du
zodiaque, où se trouvent l'entrée et la sortie de l’enfer. Elles
revoient le soleil, elles reviennent visiter leurs tombeaux
et leurs parens. L'autre porte les conduit dans l’Em-
pyrée. Celle-ci est la porte de Jéhôväh ; celle-là est la porte
de l’archange Michel, chargé de les peser dans la balance
à leur retour du Chéol et de les conduire dans le ciel. Après
avoir revu la lumière, elles goûtent enfin la félicité. Le jour
où elles y parviennent est pour elles un grand jour,
un jour de triomphe et de gloire, de réjouissance et
d’allégresse. Délivrées pour jamais de la puissance du
Chéol, elles ne craignent plus d'y retomber. Jéhôväh
s'est montré deux fois leur libératenr. Jéhôväh les a
reçues dans sa gloire. Heureuses et libres, elles habitent
chante allélouidh , louez idh , parce qu’il est bon, et que sa miséricorde
dure éternellement (ibid. , V. 27-29 ).
(4) Orig. des CukMes, IV, p.
@) Ps. 94, V. 6, selon la septante et la vulgale.
— (1609 —
devant sa face, elles la contemplent et restent en éx-
tase à la vue de ses perfections infinies. Jéhovah de-
meure éternellement leur partage. Mais, avant que la
seconde porte s'ouvre devant elles, il faut que l’ar-
change Michel vienne à leur rencontre et les conduise
jusqu’à son entrée, c'est-à-dire les fasse passer du signe
du bélier au signe du cancer, de la porte des anges
à la porte de Jéhôväh. Ce Kéroub à l'épée flamboyante
siège , comme Mithra, sur le cercle équinoxial, à côté
du bélier et en regard de la balance. C'est le Persée
de la sphère céleste, appelé Kéloub ou gardien par les
Arabes. Ace titre, il défend l'entrée du grand, du
véritable Jardin d'Eden. Tout est disposé dans les astres
pour la réception des âmes régénérées. Nous sommes au
quinzième jour du mois de tisri, vers le soir. La lune
est pleine dans le bélier, et comme chargée d'àmes qui
remontent avec elle du Chéol au séjour de la lumière.
À ses côtés, se lève Persée, leur conducteur, prêt à
les introduire dans les cieux, et armé du glaive, pour
écarter les génies malfaisans qui s'opposeraient à leur
passage. En effet, les âmes, destinées au salut, avaient
d'abord à franchir le ténébreux domaine de la mort ,
le rempart ophitique de la méchanceté, c'est-à-dire Ja
ligne qui sépare la lumière des ténèbres (1); elles
avaient à combattre le démon du midi et ses satelli-
tes, à se garantir de leurs embüches. Un guide céleste
leur était indispensable , et même, pour les vaincre,
elles devaient porter sur le front le fau Egyptien,
signe de la vie divine (2), le chrisma des Mithriaques
(4) Matter, hist. crit. du Gnosticisme, II , P- 229.
(2) Ezéch. , ch. 9, V, 4. — Relig. de l’antiq. I , p. 953 et 959.
39.
— 610 —
(4), la sphragis des ophites (2). Au point opposé de
l'horizon , le soleil , placé dans la balance , se couche avec
elle et l'emporte dans l'hémisphère inférieur : l'arrêt
solennel est prononcé, l'heure de la double délivrance sonne
dans les cieux, et les âmes souffrantes s’écrient de con-
cert : « Jéhôvâäh, délivre-nous maintenant, donne-nous
« maintenant la prospérité ». Jéhôväh entend leurs prières ;
leurs vœux sont exaucés. L'archange, en qui il a mis
son nom (3), leur ouvre la porte du Chéol qui re-
garde vers l'Orient. Alors retentit ce chant de jubila-
tion : « Béni soit celui qui vient au nom de Jéhôväh ! »
Mais ce n'est pas tout. Le soleil, à son tour, chargé
d'âmes coupables, les fait descendre avec lui dans les
enfers, en passant par les deux portes de Méth, savoir :
la porte de la balance ou des démons, qui conduit dans
l'empire des ténèbres, et la porte occidentale du Chéol,
royaume de Bélial, d'Abaddén ou de Satan ; car le Chéol
a deux portes, l’une au sud-ouest, pour ceux qui y
descendent ; l’autre au nord-est, pour ceux qui en re-
montent. Ces deux portes sont dans le capricorne , signe
le plus bas de la sphère. Au jour et à l’heure dont
nous parlons, le capricorne était au méridien des an-
tipodes. Il est vrai que les Juifs se représentaient le
ciel comme une calotte demi sphérique , soudée à la
terre et reposant sur elle de tous côtés, et qûe, par
(1) Relig. de l’antiq. I , p. 359.
(2) Matter , wbi supra , p. 230-233.
(3) Exode, ch. 23, V. 20-23. Voir à ce sujet le diction. Hébr. Chald.
et Talmud. de Buxtorf, V.° metatron. Ce nom, formé du grec perx bporoy,
auprès du trône , est celui de Mikaël, archange qui forme le pendant de
l’Ized-Mithra.
*— 611 —
suite, ils plaçaient l'enfer dans les profondeurs du glo-
be terrestre, probablement à l'Occident de la terre pro-
mise, au delà de la mer méditerranée (1), de même
que les Egyptiens placaient l'Amenti à l'Occident de
l'Egypte, dans le désert de la Lybie. Mais la fiction
orientale du démon du midi, de Méth, qui, dans l’his-
toire fabuleuse de Saint-Joseph, s'avance des régions
méridionales, à la tête de son armée, et avec elle
toute la Géhenne, démontre que les Hébreux placaient
aussi l'enfer au midi, ou du moins entre le midi et l'occident.
Ainsi, au quinze de Tisri , le soleil couchant entraîne avec
lui dans le Chéol les ämes que Jéhôväh vient de condam-
ner sur la limite des cieux et des enfers, c’est-à-dire sur
le pont Tchinevad, comme diraient les Perses. Ils y sont
précédés par un autre Michel, l’ingenieulus, ou Hercule
agenouillé, grande constellation qui se développe sous
la balance , le scorpion et le sagittaire, et qui traine après
elle le serpent d'automne, le serpent infernal , cause de la
perte de ces âmes coupables, chassées pour toujours du
paradis. En effet, Michel est double comme Mithra ; il
porte d’une main, comme Mithra , le glaive du bélier,
et de l’autre les plateaux de la balance (3). Comme Mithra,
(4) Ezéch. , ch. 21, V. 45, dit qu’au jour où Assur descendit dans le
chéol , Jéhôväh fit faire le deuil sur lui, couvrit l’abîime devant lui , EM-
pècha ses torrens de couler et retint ses grosses eaux , toutes images
qui semblent empruntées de la mer. Le psalmiste parle aussi des eaux
débordées de l’abaddôn, Les morts Egyptiens, enterrés dans un sable
brûlant , soupiraient après les eaux rafraichissantes ; mais ceux de la
montagneuse palestine redoutaient la chûte des torrens sur leurs cada-
vres. ( Voir ps. 48 , v. 16; ps. 69, v. 2; et Isaïe , ch. 51, v. 40 }-
(2) Beausobre , hist du Manich., IT, p. 384-385.
(3) Id. ibid, p. 625.
39
{
de
il précipite les âmes aux enfers, ou les élève dans les
cieux. En un mot, il remplit auprès du juste juge Jé-
hôväh les mêmes fonctions que Mithra auprès du juste
juge Ormuzd. Ecoutons le psalmiste :
« Je célébrerai Jéhôväh de tout mon cœur... Je me
» réjouirai en toi, et je serai transporté de joie ; je
» psalmodierai ton nom, Ô souverain !.... Car tu m'as
» fait droit et justice, tu t’es assis sur ton trône, toi
» juste juge.... Jéhôväh sera assis éternellement ; ïla
» préparé son trône pour juger. Il jugera le monde
» avec justice ; il fera droit aux peuples avec équité ...
» Car il fait enquête des meurtres, il s’en souvient ;
» il n'oublie point le cri des affligés..... Jéhôväh, aie
» pitié de moi, regarde mon affliction.... , toi qui m'en-
» lèves hors des portes de Môth (l'enfer); afin que je
» raconte toutes tes louanges aux portes de la fille de
» ion (la Jérusalem céleste) : je me réjouirai de la dé-
» livrance que tu m'auras donnée. Les nations ont été
» enfoncées dans la fosse qu'elles avaient faite ; leur
» pied a été pris au filet qu'elles avaient caché. Jéhôväh
» s'est fait connaître ; il a exercé le jugement ; le mé-
» chant est enlacé dans l'ouvrage de ses mains. Les
» méchans retourneront au Chéol ; toutes les nations qui
» oublient Dieu. Car le pauvre ne sera point oublié
» pour toujours ; l'attente des affligés ne périra point à
» perpétuité. Lève-toi, Jéhovah ; que l’homme mortel
» ne se fortifie pas ; que les nations soient jugées de-
» vant ta face (4) ».
Quoique. les allusions renfermées dans ce texte
s'appliquent plus particulièrement à la résurrection gé-
(1) Ps. 9, presque tout entier.
ui
nérale, les idées qui s'y rattachent n'en conviennent
pas moins à la délivrance anticipée. Jéhôväh exerce
tous les ans, sur les personnes mortes dans l'année, le
jugement qu'il prononcera sur tous les morts à la fin
des siècles. Les expressions de portes de Môth et de
portes de Sion sont dignes de remarque. Celles-ci con-
stituent les portes de la justice ou de la vie, que nous
avons vues figurer dans un autre psaume. Celles-là ne
peuvent être que les portes de la condamnation ou de
la mort. Les unes sont les portes des bienheureux, des
anges et de Jéhôvàäh ; les autres celles des damnés,
des démons et de Satan.
Ces interprétations ne paraîtront point subtiles, si l’on
veut bien se rappeler qu'après la captivité de Babylone
les Juifs ont fait de nombreux emprunts à la religion
persane. Il est vrai qu'ils placent à l'équinoxe d’an-
tomne le double retour des âmes du Chéol vers la terre
et dans le ciel, tandis qu’en Perse ce double retour
était fixé à l'équinoxe du printemps. C'était là, en ap-
parence, un renversement de l’ordre naturel des idées ;
car, suivant la théorie médo-bactrienne, le passage du
soleil dans le signe de la balance indiquait la descente
des âmes aux enfers, leur entrée dans l'empire des té-
nèbres ; tandis que l'ascension au ciel , le retour dans
l'empire de la lumière s'opérait lors du passage de cet
astre dans le signe du bélier. Mais cette anomalie s'ex-
plique par quelques observations bien simples. La déli-
vrance annuelle des âmes avait été calquée sur leur
délivrance finale au renouvellement futur de l'univers.
Les Juifs, voyant les Chaldéo-Persans célébrer au com-
mencement de leur année, à l'équinoxe du printemps,
l'anniversaire de la création du monde, l'attente de sa
— 614 —
rénovation et l’affranchissement des àmes, trois objets
étroitement unis dans l'opinion des peuples, ont pu,
par esprit d'imitation, célébrer la même fête au com-
mencemeut de leur propre année, à la pleine lune d’au-
tomne. Ils l'ont pu d'autant mieux qu'ils avaient sans
doute puisé en Egypte l'idée de reporter à cette époque
la commémoration de la création et du renouvellement
de l'univers Peut-être même y avaient-ils pris aussi l'idée
d'y joindre la délivrance des âmes. En effet, tout porte
à croire que les mystères égyptiens d'Isis se célébraient
en automne, comme les mystères grecs de Cérès qui
n'en étaient qu'une copie. Or chacun sait que, dans
ces derniers, le Mythe de perséphone (Proserpine) em-
brassait à la fois la descente des âmes aux enfers et
leur retour vers les cieux. C'est ainsi que, dans les
mystères de Dionysus, d'Osiris, d'Adonis, d’Atys et de
Mithra, qui avaient pour but spécial la résurrection du
Dieu-Soleil et la palingénésie des âmes qu'il ramenait à
sa suite, on y joignait la commémoration de la mort de
ce dieu, quoiqu'’arrivée six mois auparavant , ainsi que celle
de la descente des âmes aux enfers. L'association des idées
est ici telle que la vie et la mort, la génération et la
régénération, la descente au Chéol et le retour au ciel
se confondent. D'ailleurs , le thème astronomico-généthlia-
que des âmes est le même à l'équinoxe du printemps qu'à
celui de l'automne, sauf le déplacement du soleil et
de la lune et l'heure de la célébration des mystères. Toute
la différence consiste en ce qu'au premier cas, l'astre des
jours est dans le bélier, et l'astre des nuits dans la
balance , tandis qu'au second cas, l’un est dans la, ba-
lance et l'autre dans le bélier. Du reste, que l’on se
reporte au lever du soleil printanier, à la pleine lune,
— 615) —
et les aspects célestes seront les mêmes. Le soleil,
chargé des âmes justes, s'élevera dans les cieux, pré-
cédé de Mithra-Persée, tandis que la lune, chargée des
âmes coupables, descendra aux enfers , à la suite d'Her-
cule-Mithra. Disons donc que les Juifs ont ici fait des
emprunts simultanées à l'Egypte et à la Perse (1). En voici
un nouvel exemple.
Dans les mystères de Mithra-Sébésius, comme dans
ceux de Dionysus-Osiris, on voyait figurer deux cou-
pes , appelées , l’une la coupe de la division ou de l'indi-
vidualité, c'est-à-dire de la séparation d'avec l'âme
suprême, et l'autre la coupe de l'unité, de la sagesse,
(4) Le choix de l’équinoxe d’automne , au lieu de celui du printemps,
et l’interversion des rôles entre le soleil et La lune, dans ce drame de l’as-
cension et de la descente des âmes, ont pu être aussi déterminés par une
raison mystique, tirée de l’un des noms de Jéhôvâh. L’hermaphrodite
Egyptien Zuna-lunus, appelé 10h et, avec l’article , pi-ioh , est souvent
associé & thoth second, génie double comme Michel et Mithra, comme
eux psychopompe , et assis comme eux aux deux équinoxes ( à la diffé-
rence du premier £hoth qui siége aux deux Solstices). 70h était le roi
des âmes séparées de leurs corps , et c’était vers lui que thoth les con-
duisait , après les avoir présentées au tribunal d’Osiris , juge souverain
de l’Amenti ; non pas, conmve le croit M. Guigniaut, pour les lier ensuite
à des corps nouveaux , mais plutôt pour les faire remonter au céleste sé-
jour. Ox Jéhôväh porte le nom de 4h, identique, en quelque sorte, à
celui d’2oh , dont il ne diffère que par le son de la seconde voyelle, Je
ne fais ici qu'indiquer cet aperçu, me réservant de l’établir ou de l’aban-
donner ailleurs, après un plus mur examen. ( Voix relig. de l’antiq.
1, p. 663 et alibi passim. À V’égard des rôles mithriaco-Dionysiaques
du soleil et de la lune dans l'ascension et la descente des âmes , on peut
consulter le système Manichéen, développé par Beausobre, hist. du
Manich., IT, p. 500—545.
— 616 —
ou de la réunion à Dieu. On feignait que les âmes,
en s’abreuvant dans la première, s'énivraient, ou-
bliaient leur nature supérieure , ne songeaient plus qu'à
s'unir aux Corps par la naissance, et prenaient la rou-
te qui devait les conduire à leur demeure terresire.
Heureusement, après leur séparation d’avec les corps,
elles trouvaient dans les enfers une seconde coupe , où
elles pouvaient boire, où elles pouvaient se guérir de
leur première ivresse, où elles reprenaient la mémoire
de leur origine, et avec elle le désir du retour à leur
céleste patrie (1). En Grèce, c'était Dionysus qui pré-
sentait aux âmes ces deux coupes de la génération et
de la régénération, de l’assoupissement et du réveil,
de la mort et de la vie spirituelles ; et les Hiérophantes
insinuaient que lui-même avait bu à la première avant de
créer les existences individuelles (2). Elles figurent au ciel,
(4) Relig. de l’antiq., m1, p. 280—281 , 302—304 , 309—311. —
De la Relig., v, p. 47—51.
(2) Relig. de l’antiq., ut, p. 303. — De la Relig. v, p. 48. Ce n’est .
pas de la coupe de division qu’il s’agit dans les passages auxquels je
renvoie , mais du miroir de la création , symbole tiré de la Müyd des
Hindous , comme celui des coupes est pris de Parvatt-ganyé. L'idée
est la même ; car Dionysus , le dieu du monde visible, qui s’est épris
d'amour pour lui-même , en se regardant dans le fatal miroir, laisse les
âmes s’y regarder aussi; et, sitôt qu’elles y ont aperçu leur propre image,
une ardeur insensée d’individualité les troubleet les égare. Elles veulent
descendre ici-bas, et exister par elles-mêmes. Le beau Marcisse , qui se
mire dans l’onde et dessèche d’amour à la vue de son image, est un au-
tre emblème de l’ugion de Dionysus avec le monde, de l’âme avec le
corps. (Voir Relig. de J’antiq., ubi supra, p. 384—390). On a vu, dans
une de nos précédentes notes, la déesse Bhévant , la créatrice, offrant
— 617 —
l'une entre le cancer et le lion, et l’autre entre le capri-
corne et le verseau, aux deux bouts de la voie lactée,
nommée la tuble des dieux (1). Ce mythe nous re-
porte à la période de temps où le colure des solstices
passait entre ces quatre signes du zodiaque, quoique
le symbole des deux portes des hommes et des dieux,
qui figurait à côté, nous oblige à descendre jusqu'à
l’époque où ce colure traversait le capricorne et le
cancer , point de départ des âmes pour ce bas-monde,
et point de retour vers les régions supérieures. En
à son époux le calice de la création sur le kétlaca. On retrouve dans la
mythologie du pays de Galles le pendant de la coupe de l'unité, où le
démiourgos broie les élémens de l’univers ; la coupe de Céridwen réunit
les substances qui composent tous les êtres, comme celle de Jupiter
surnommé LEpaTTY: ( B.i® Const. , de la relig., V, p. 51, à la note. —
Relig. de l’antiq. , IL, p. 279-280 ). Macrobe , dans Dupuis ( Origine
des cultes , 1v, p. 464), explique très-bien la différence du grand cra-
tère de Jupiter d'avec celui de Dionysus, de la coupe de l’unité d’avec
la coupe de division. Selon lui , la partie la plus élevée et la plus pure
de cette matière céleste qui alimente et constitue les êtres divins, est ce
qu'on appelle nectar (ou ambrosie ) : c’est le breuvage des dieux. La
partie inférieure , plus trouble et plus grossière , est le breuvage des
âmes ; elle est désignée par les anciens sous le nom de fleuve Léthé,
( voilà le léthé au ciel, au lieu d’être en enfer ; mais n’importe , les Grecs
etles Romains n’y regardaient pas de si près ). Entraînée par le poids de
cette liqueur assoupissante , l’âme coule le long de la voie lactée et des
signes descendans du zodiaque, jusqu'aux sphères inférieures des sept
planètes ; et, dans sa descente, non-seulement elle emprunte à chacune
de ces sphères une nouvelle enveloppe de matière éthérée , mais elle y
recoit les différentes facultés qu’elle doit exercer durant son séjour dans
le corps humain.
(1) Relig. de lantiq., ur, p. 805.
— 618 —
Perse et en Chaldée, les deux coupes étaient dans les
mains de Mithra. On le représente assis sur le point
équinoxial du printemps, en face de celui d'automne,
surveillant ainsi le double passage des âmes de l’em-
pire de la lumière à celui des ténèbres et de l'empire
des ténèbres à celui de la lumière (1); de même
que Dionysus veille à leur double entrée dans les cieux
et aux enfers, et à leur double sortie de ces deux sé-
Jours. Car Mithra et Dionysus étaient à la fois des
dieux lumineux et des dieux ténébreux, des princes
du ciel et des princes de l'enfer, analogues au Siva-
yäma des Hindous, à l’Osiris-Sérapis des Egyptiens , au
Crus-udys des Grecs, au J'upiter-Pluton des Romains (2).
(4) Ibid. 1, p. 354—353.
(2) Les rôles de ces deux divinités s’alliaient si bien ensemble que l’on
a dù les faire marcher de front, dans l’amalgame qui s’opéra entre leurs
cultes respectifs. Mithra-Ormuzd, comme dieu céleste , dut être chargé
de conduire les âmes de la porte du bélier à celle du cancer , et Mithra-
Sérosch , comme dieu infernal , de la porte de la balance à celle du ca-
pricorne. Réciproquement , Dionysus-Jupiter dut les mener depuis la
porte du cancer jusqu’à celle de la balance, et Dionysus-Adès depuis la
porte du capricorne jusqu’à celle du bélier. Le Mithra des bas-reliefs est
debout sur le taureau équinoxial , position qui reporte l’origine de son
culte à la période de temps qui s’est écoulée depuis environ l’an 4500
avant l'ère chrétienne jusqu’à 2500 avant cette même ère, époque où
les constellations du bélier et de la balance ont remplacé celles du tau-
reau et du scorpion. Mithra, assis sur le taureau printanier , devait avoir
. devant lui le scorpion , signe équinoxial d'automne ; à sa droite le lion,
et à sa gauche le verseau, signes des solstices d’été et d’hiver. Ces qua-
tre signes du zodiaque formaient alors les quatre portes des âmes, mar-
quées dansle ciel par quatre étoiles de première grandeur, Aldébaran du
laureau, Aégulus du lion, Antares du scorpion, et Foumahant des
—16191—
Mithra, répétons-le, avait donc son siége au bélier , en re-
gard de la Balance, tenant de ses deux mains les deux coupes
des âmes. Ces coupes y avaient à peu près le même sens
que dans les mystères de Dionysus, c’est-à-dire que
Mithra versait successivement aux âmes, dans le ciel,
le breuvage de la vie terrestre, et, dans l'enfer, ce-
lui de la vie céleste. Ce point de vue, tout indien, n’a
rien d’extraordinaire dans une religion indo-bactrienne
dont les symboles remontent à la plus haute antiquité.
C'est plus tard seulement que les Perses ont envisagé
d’une autre manière les causes de l'union des âmes aux
corps. D'ailleurs, le don de la vie individuelle, présent
funeste de la divinité, pouvait être une punition de
même que celui de la régénération était une récom-
pense. Siva, dans le kdilaça, distribue aux Adytias,
ou génies de lumière, la coupe de l'amrita, ou de
l'immortalité , tandis qu'il verse aux daifyas, ou génies
de ténèbres, la coupe de la souré, ou de l'énivrement
(2).
poissons, qui boit l’onde du verseau. Mais des raisons mystiques ont fait
rapprocher sur les bas-reliefs Mithriaques le scorpion du taureau et le
verseau du lion ; car je erois qu’il faut prendre pour le sigue du verseau
le grand vase placé sur ces monumens en regard du lion, plutôt que pour
la constellation de la coupe, qui figure au ciel près du cancer. Quant à
V’animal qui pince les testicules du taureau , ilest évident , quoiqu’en ait
dit M. de Hammer dans ses Mithriaca, que ce n’est point le cancer, mais
bien le scorpion. Les néo-platoniciens sont ici des guides nécessaires ,
mais peu sûrs , et l’on doit se dégager de leurs idées un peu trop dio-
nysiaques.
(4) La souré , qui se confond quelquefois avec l’amrita, est une li-
queur fermentée et énivrante. Elle était propre aux démons, comme
l'autre aux anges ; car l’amrita entretenait la vie, la joie et la santé.
— 620 —
Quoiqu'il en soit, le Mithra des Romains était, pour
le fond des idées, identique au dionysus des Grecs.
Maitre de la nature, créateur et régénérateur des
âmes, arbitre souverain de leurs destinées, chacun de
ces dieux avait pour mission spéciale, non-seulement
de les envoyer des cieux sur la terre et delà aux en-
fers, mais surtout de les ramener successivement de
ces deux derniers points au céleste empyrée. Dans ce
dogme résidait l'essence la plus intime des mystères,
le but final de la grande initiation ou de la télète,
institution de perfectionnement moral, véritable ordre
de salut (2). Mithra et Dionysus y présidaient; et, à
ce titre, ils étaient nommés dieux sauveurs, dieux li-
»
C’est l’ambrosie des Grecs et des Romains, qui en dérive pour le sens et
pour le son. #x5posta , primif æ5peroix, vient d'æxsporos, immortel,
formé de & privatif et de l'inusité g:0o70s , changé en Bporos, mor-
tel. Le # est resté dans œubrorix et dans 2#Sporos , et s’est adjoint
un 8 euphonique qui, dans Bpores , a fait disparaître le # radical.
En sanscrit, amritam, la liqueur d’immortalité , est un nom neutre,
formé de « privatif et de mritam | mortel, racine mri, latin mor»
mourir. J'ai trouvé quelque part l’opposition établie dans le texte
entre l’amrita et la sour&, mais je ne me rappelle plus dans quel ou-
vra ge . Lors de la production de l’amrita, les daityus s'étaient emparés
du vivifiant breuvage, mais Vichnou , métamorphosé en Mohani-mäyé ,
illusion trompeuse, décevante Bayadère , ou plutôt stupéfiante presti-
giatrice , le leur enleva , pour le distribuer exclusivement aux adityus.
Quoique , dans ce mythe, il ne soit point question de la sourd, tout
porte à croire que Vichnou aura substitué adroitement ce dernier breu-
vage au premier , et fait boire aux mauvais géniés, en place de celui-ci.
{ Voir Relig. de l’Antiq: 1, p. 183—185 ).
(2) Relig. de Fantiq., m1, p. 2914.
— 621 —
bérateurs par excellence. C'est de la main de ces doux,
de ces miséricordieux souverains des morts qne les ini-
tiés recevaient la coupe de la sagesse, la coupe de la
double délivrance, du double retour des âmes, d'abord
dans l'empire de la lumière, et ensuite dans le sein
de la divinité.
L'idée de ces coupes n’est point étrangère aux au-
teurs des livres hébreux. Ils peignent Jéhôvah tenant
dans ses mains le calice de vie et de salut, et la fiole
d'énivrement et de ruine, analogues aux deux coupes
indiennes de l’Amrita et de la Sourd, qu'il verse ici-
bas à ses bien-aimés et à ses ennemis. Dans le cantique
où le psalmiste se représente conduit dans de gras pà-
turages par la houlette de Jéhôväh, le bon pasteur,
il dit à ce dieu : « tu dresses la table devant moi, à
» la vue de ceux qui me persécutent ; tu oïins ma tête
» d'huile, et ma coupe est remplie (1) ». D'un autre
côté, pendant que les favoris de Jéhôväh se rassasient
du calice de joie et de vie, ceux qu'il veut perdre
boivent de sa main la coupe de son courroux. Ils sucent
jusqu'à la lie le calice d'amertume et d’étourdissement.
Jéhôväh les énivre, mais non pas de vin ; il les abreuve
de son indignation, de sa vengeance, du vin de sa co-
lère. Un esprit de vertige les saisit et les entraine à leur
perte (2). Ces images physiques, empruntées de cette
(4) Ps. 23, v. 5.
(2) Isaïe, ch. 54, v. 47, 21-23. — Jérém., ch. 25, v. 46 et
suiv. ; ch. 49, v. 42 ; ch. 54, v. 7. — Lament., ch. 4, v. 21. —
Ezéch., ch. 23; v. 31-34. — Hab., ch. 2, v. 16. — Ce dernier pro-
phète peint Jéhôväh faisant le tour de Babylone avec la coupe éni-
vrante , afin que cette prostituée des nations s’y abreuve, que sa nu-
162
vie, mais transportées dans l'autre, retournent à leur
destination Le cantique déjà cité , qui représente Israël
sous l'emblème d'un troupeau chéri dont Jéhoväh est.
le pasteur, fait évidemment allusion au troupeau
de l’Amenti égyptien, conduit sous la houlette pastorale
d'Osiris ; car le psalmiste ajoute que, quand même
il marcherait dans la vallée de l'ombre de la mort,
il ne craindrait rien, parce que le bâton et la houlette
de Jéhôväh le consolent (1). La coupe pleine dont il
parle peut donc être prise pour le calice de vie et de
salut, pour le calice de délivrance oùles justes doivent boire
dans le Chéol, à la vue des méchans, leurs persécu-
teurs, afin d'acquérir la force de remonter au ciel.
Aussi voit-on, dans deux autres psaumes, que Jéhoväh
est la portion du breuvage de ses adorateurs. Il siége à
leur droite, retire leurs âmes du Chéol et leur fait con-
naître le chemin de la vie (2). Mais il fait pleuvoir
sur ses ennemis des pièges, du feu et du souffre ; et
leur envoie pour la portion de leur breuvage un vent de tem-
pête (5). C'est, sous une autre figure, le langage d’Abigail,
qui nous montre Jéhovah lançant les âmes des méchans dans
le creux de la fronde, tandis qu'il lie auprès de lui les
dité soit découverte et qu’un vomissement infâme se répande sur sa
gloire. Ne semble-t-il pas voir Vichnou circulant autour des mauvais
génies avec la fiole trompeuse de la Souré dont il les énivre pour les
perdre ?
(4) Ps. 23, v. 4,
(2) Ps. 46, v. 5, 10 et 44.
(3) Ps. 41, v. 6.
—16Pe—
âmes des justes dans le faisceau de la vie. (1) Ouvrons
encore le psalmiste ;
« Les cordeaux de Môth, dit-il, m'avaient environné,
» et les angoisses du Chéol m'avaient saisi ; j'avais trou-
» vé la détresse et la douleur. Mais j'invoquai le nom
» de Jéhôväh, disant : Je te prie, Jéhôvah, délivre
» mon àme. Jéhôväh est pitoyable et juste , et notre
» dieu fait miséricorde. Jéhôvàäh garde les petits ; j'étais
» devenu misérable, et il m'a sauvé. Mon âme, re-
» tourne en ton repos ; car Jéhôväah t'a fait du bien.
» Car tu as délivré mon âme de môth, mes yeux de
» pleurs, mes pieds de chüte. Je marcherai en présence
» de Jéhôväh dans la terre des vivans.... Que rendrai-
» je à Jéhovah ? tous ses bienfaits sont sur moi. Je pren-
» drai la coupe des délivrances (2), et j'invoquerai le
» nom de Jéhôvah..... La mort des bien-aimés de
» Jéhôvah est précieuse devant ses yeux. Je t’invoque,
» Ô Jéhôvah ; car je suis ton serviteur ; je suis ton ser-
» viteur , le fils de ta servante ; tu as fait tomber mes
» liens. Je te sacrifierai des sacrifices d'actions de grâces,
» et j'invoquerai le nom de Jéhôväh etc. (3) ». Ou je
me trompe fort, ou ce texte contient une allusion ma-
nifeste à ce qui se passait dans les initiations égyptienne
et persane. C'est une àme qui se réveille du sommeil
de la mort, et qui, tout émerveillée de sa vision,
(4) ISam. , ch. 25, v. 29. — Jéhôväh fait vivre les uns et périr les
autres. 1L distribue aux premiers le calice de vie et de salut, et aux
seconds le breuvage de mort et de ruine.
(2) Ps. 416, v. 13. — Hébreu sans points kous ichoudouth, calix
liberationum.
(3) Mème ps, presque tout entier.
s'empresse de la raconter: Jéhôväh, plein de misé-
ricorde, l’a visitée en songe, au fond du Chéol. Il
lui a promis de la délivrer de la seconde mort. Elle re-
naîtra, non plus pour la vie mortelle et terrestre, elle
en est désormais affranchie, mais pour la vie céleste et
éternelle. Le cercle fatal des transmigrations est fermé
pour elle ; elle respire après l'angoise ; elle ne rentrera
plus dans un corps mortel (1) ; elle ne descendra point
non plus dans les profondeurs de l'enfer. Elle marchera
en présence de son dieu dans la véritable terre des
vivans. Aujourd'hui elle peut retourner en son repos.
Elle est assurée que Môth, le dieu ténébreux du noir,
du profond ÆAbaddôn , ne peut plus rien sur elle. Elle
attendra avec sécurité le jour de sa double rédemption,
le jour des délivrances , car Jéhôväh garde les justes, et
leur mort est précieuse à ses yeux. Il ne les abandon-
ne point dans le Chéol : il les en retire au temps mar-
qué , après la révolution des douze mois. Bientôt, au
quinze du mois de Tisri, Jéhôväh ouvrira ses registres.
Il trouvera cette âme souffrante inscrite sur le livre de
vie, et lui enverra l’archange chargé du vivifiant breu-
vage. Elle recevra du céleste messager /a coupe des dé-
livrances, en invoquant le nom de Jéhôväh. Elle l’épui-
sera tout d'untrait, et, dégagée des liens de la matière,
ayant recouvré ses ailes, (2) elle prendra son vol vers
(4) C’est là ce que les iniliés aux mystères orphiques demandaient
au ciel, dans une prière que Proclus nous a conservée , ( comment.
in plat. tim.)
(2) En style mystique, la chûte de l’âme s’appelait la Perte de
ses Ailes, Elle les\perdait en les laissant enchainer par la viscosité
de la matière ; elles les recouvrait en s’en détachant, et elle prenait
+
— 625 —
les cieux. Précédée et soutenue par l'ange psychopompe,
elle franchira sans effort et la porte de Michel, qui con-
duit du royaume des ténèbres à l'empire de la lumière,
et la porte de Jéhôväh ou du céleste Eden. Les génies
malfaisans, qui rôdent autour de ces deux portes pour (4)
en écarter les âmes, ne pourront rien contre elle. C'est
alors que, deux fois délivrée, et parvenue au plus haut
terme de sa course ascendante, elle pourra dire, en
saluant la céleste Jérusalem : « maintenant je rendrai mes
» vœux à Jéhôväh devant tout son peuple, dans les
» parvis de la maison de Jéhôväh, au milieu de toi,
» à Jérusalem ! Célébrez Iäh ! (2) ». « Oui, célé-
» brez Léh , dit à son tour le pseudo-lsaie, en
» promettant à ses coreligionnaires leur délivrance de
» l'exil babylonien, célébrez lâh, confiez-vous en Jéhôväh,
» en toute éternité; car en Iäh Jéhôväh est la protec-
» tion éternelle. Jéhôväh est un dieu jnste et qui
» sauve, et il n'y en a pas hors lui. C’est un Dieu ca-
» ché, mais un dieu libérateur (3) ».
son essor vers les cieux. ( Oxig. des Cultes, IV, p. 505-506. — Re-
lig. de l’antiq., JIL, p. 298).
(4) L'évêque Synésias demande à Dieu, dans l’une de ses prières,
que son âme suppliante, marquée du sceau du père, épou-
vante. les. démons ennemis qui, sortant de leurs cayernes souter-
rainies,. s'emparent des régions élevées, et font d'impies efforts pour
empêcher les âmes de parvenir au ciel. IL le conjure de faire signe
à ses serviteurs, aux habitans du monde illustre, qui tiennent les
clefs di chemin Ethéré, de lui ouvrir les portes de la lumière.
(Synes..hymn. IT, v. 648 et suiv. — Beausob. hist. du manich:,, IT,
p: 502-503):
(2ÿ Mème ps. 416, v: 48 et 49.
(3) Isaïz éh. 26. v. 4 ; ch. 45, v.45 et 24
40.
ne
&. VIL Résumé Sommaire.
Grâces au ciel, me voilà délivré de ce long et fas-
tidienx mémoire. Il n’a pas tenu à moi de le rendre plus
agréable ni plus court. Ecrit à la hâte, sur des notes
incomplètes et à bâtons rompus , au milieu d’occupations
bien différentes, de distractions de tout genre, et im-
primé, pour ainsi dire, avant d’être fait, il se ressent
de la précipitation avec laquelle il a été composé. J’ose
solliciter pour lui l’indulgence des lecteurs , s’il en trouve.
Ce n’est pas un roman : c’est l’histoire de l'âme, telle
à-peu-près que les Hébreux l'ont faite, telle que les
grandes nations de l'Asie l'avaient faite avant eux. Mal-
gré les longueurs, les lacunes et les incohérences qui
s’y remarquent, je crois y avoir suffisamment, établi les
points suivans :
1.° Que les Hébreux ont toujours cru à la perma-
nence de l'âme ( nephech } après la mort, et qu’à
cette croyance se ratiachait, en Judée comme ailleurs,
l'opinion de la préexistence de cette partie de notre
être avant la naissance ;
2. Que ce peuple a toujours admis la croyance à un
royaume souterrain des morts, appelé chéol, et dis-
tinct du tombeau ( qeber ) , à un monde infernal,
image du nôtre , où, dans l'origiue , chaque peuple,
réuni au chef de sa race (1), dormait du sorameil
(4) Cette idée de la réunion des peuples autour de leurs chefs, dans
les profondeurs du chéol, était probablement prise du placement des
nécropoles ou villes égyptiennes des morts auprès des grandes cités
des vivans. Elle s’est maintenue jusqu'à Ezéchiel. Voir le livre de ce
prophète , ch. 32, v. 22—31.
— 6517 —
éternel de la mort, comme le corps dans la tombe,
sans espoir de retour vers la vie;
3. Que ce royaume souterrain fut ensuite divisé,
probablement sous la période des rois, en deux ré-
gions distinctes, placées l’une sur l’autre , dont la pre-
mière, appelée chéol proprement dit, geéhenne supe-
rieure , sein d'Abraham , trésor des vivans, jardin
d'Eden, servait de dortoir ou de lieu de halte et
d'attente aux âmes des justes, et dont la seconde,
nommée abaddôn , géhenne ïinférieure, terre d'oubli,
lieu de perdition , puits de l’abime , etc. était la de-
meure , d'abord éternelle, puis temporaire des ré-
prouvés ;
4. Que chacun de ces deux royaumes avait un roi
dont le caractère répondait à celui de ses sujets ; que
les deux monarques infernaux, appelés, l'un des mêmes
noms que Jéhôväh , le Dieu-suprême (2), et l'autre des
noms de Môth , Bélial , Satan , Samaël , Abaddôn ,
et les deux peuples correspondans, nommés Méthim et
Réphaïm , étaient figurés, comme cela devait être chez
des nations nomades, sous les emhlêmes de deux pas-
teurs et de deux troupeaux ;
5.° Que le matérialisme des Saducéens n’a jamais été
accueilli par les Israëlites; qu'il n’a laissé de traces
manifestes que dans le livre de l’Ecclésiaste, unique
(2) C'était Jéhôväh lui-même , à la fois Dieu-céleste et divinité infer-
nale, chef des Ætéhim et juge des morts, faisant descendre dans le
chéol et en faisant remonter, comme Osiris, comme Ormuzd etc. ( Com-
parez 1 sam. , Ch. 2, v. 6; ps. 138 , v. 7—S8 ; Job. , ch. 41, v. 7—9.)
Lenom de Méthim (les morts ) se donne aussi aux idoles dans le ps.
406, v. 28, par opposition au dieu-vivant.
40.*
— 020 —
auteur épicurien de la Bible; que ces vestiges d'une
doctrine désolante y sont même à demi effacés par un
correctif qui confirme d'autant mieux la croyance gé-
nérale ; que, dans tous les autres livres bibliques,
l'âme ( nephech ) est soigneusement distinguée de l'es-
prit ( rouàkh ) toutes les fois qu'il est question de
l’autre vie, et qu'enfin le système des Hébreux sur
cette matière se réduit à ces termes bien simples,
savoir : qu'à la mort, l'âme descend dans le chéol
d'où elle venait ; que le corps retourne à la terre
d'où il a été pris, et que l'esprit retourne à Dieu
qui l’a donné ;
6.° Qu’à l’époque où les Juifs adoptèrent des de-
meures distinctes dans le chéol pour les justes et pour
les réprouvés, les premiers, sans être précisément
heureux , y jouissaient pourtant d’un sort tranquille,
ou,.si l’on veut, y dormaient d'un sommeil assez
doux , en attendant le moment du réveil; mais que
les seconds y subissaient, non pas des tortures , mais
un joug pesant, et pressentaient pour l'avenir ou leur
entière destruction ou une destinée bien plus facheuse
encore que l’anéantissement ;
7.° Que le chéol proprement dit, où reposaient les
jusies, était véritablement le trésor des vivans , en ce
sens que, toutes les âmes y ayant été reléguées à l’o-
rigine des choses, suivant la doctrine sacerdotale , en
punition d’une révolte ou désobéissance , sinon iden-
tique, au moins analogue à celle des anges déchus
dont elles ont partagé , quoiqu'à un moiudre degré, le
crime et la peine, c'est dans ce dépôt commun. des
âmes que Jéhôväh puisait celles qu'il destinait sur la
terre, soit à une première inçarnation , .soit à une
— 629 —
seconde et même à une troisième naissance ou palin-
génésie ; que, dans tous les cas, l'incarcération de
ces âmes, d’abord dans des corps d'animaux, depuis
l'insecte jusqu’à l’homme , puis dans des corps humains
seulement, était une sorte d'expiation des fautes com-
mises par toutes dans le Ciel, avant leur première
union à des corps, et en outre, pour les dernières ,
une purification des souillures par elles contractées sur
la terre , dans une ou plusieurs existences anté-
rieures ;
8.° Que le drame, assez peu connu du reste, qui
avait eu lieu dans le ciel entre Jéhôväh et les âmes ,
à l’instigation du serpent infernal, s'étant renouvelé
sur la terre, mais sous une autre forme, entre le
même Dieu et lés auteurs de la race humaine, la mort
corporelle, transmise par ceux-ci avéc leur sang
à toute leur postérité (1), devint aux yeux des prêtres
(4) Il paraît résulter du Boundehesch que tous les corps étaient
renfermés dans celui de Kuïomorts, l'homme protoplaste , et toutes
les âmes dans son âme. Et comme l’âme , selon les anciens Hébreux ,
réside dans le sang, il se pourrait qne la faute commise par Adam
et Eve dans le paradis terrestre eût été prise pour la cause unique
de la mort du corps et de la condamnation de l’âme. Mais, à côté
de cette tradition toute populaire, devait exister , même chez les Juifs,
une opinion sacerdotale un peu plus élevée , et telle à peu-près que
je l'ai développée plus haut. Du reste, il faut remarquer que l’auteur
de la Genèse semble avoir voulu réunir dans l’histoire de la chüûte de
l’homme les différentes causes de la chûte de l’âme, données par les
prêtres des nations voisines. On y voit 1. le serpent infernal , symbole
de la vie individuelle et terrestre, persuadant à la femme ; dont le nom
aussi veut dire la vie (khéyähet khéväh signifient à la fois Eve, ser-
pent et vie dans les langues sémitiques ), qu’eile et son mari deviendront
— 6350 —
juifs, la peine du péché du corps ; et la vie terrestre,
véritable mort spirituelle , la peine du péché de l'âme ;
qu’en conséquence , après l’expiation ou l’aggravation
de leurs fautes, les âmes et lés corps devaient étre
rétablis un jour dans leur condition primitive, c’est-à-
dire à la fin du monde, lors de la grande rénovation
de l'univers, suivant la croyance généralement admise
dans l'antiquité, et jouir ensemble de la béatitude cé-
leste , où endurer ensemble les supplices infernaux ;
9. Que cependant il n’y avait point unanimité d'o-
pinions sur la destinée future des méchans, les uns
voulant qu'ils fussent anéantis , soit à la mort,
semblables à des Ælôhim , s'ils touchent à l'arbre de la connaissance du
bien et du mal, c’est-à-dire à la vie de ee monde, où l’on connaît le
bon et le mauvais, le juste et l’injuste , idée commune à tous les an-
ciens peuples de l’Asie , mais plus particulière aux Perses ; 2.° la femme
entraînée par une fatale curiosité , par un désir irréfléchi de connaître,
idée à la fois Esyptienne et Orphique , que les Grecs ont personnifiée ,
soit dans le mythe gracieux et profond de l’amonr et de Psyché (âme et
papillon ), soit dans l’allégorie du papillon qui se brûle à la lumière s
emblème de l’âme aspirant à la lumière trompeuse de la science (Relig.
de lantiq. r, p: 453-454 et 838; nt , p.303 et 400-406) ; et 3.° l’homme
séduit par l’enchanteresse que Jéhôvâh-Elôhim avait mise à ses côtés,
idée indienne qui rappelle et la décevante Müyd , cette mère de la vie,
cette mère du monde et des âmes, qui, par l’attrait de sa beauté , fit
sortir le Très-Haut du sein de ses ineffables profondeurs et l’excita à
s'unir à elle pour créer tous les êtres , et la belle Parvati offrant à son
époux sur le kdilava.le calice de la création, et ces séduisantes apsarasis
qu’Indra envoie de temps en temps sur la terre pour faire décheoir les
mounis qui, à force de pénitenceset d’austérités , aspirent à détrôner ce
roi de l’atmesphère (Relig. de l’antiq. 1, p. 164, 269; ur, p. 303.et
alibi passim.)
— 651 —
soit après le jugement dernier, et les autres préten-
dant au contraire qu'ils descendraient à toujours dans
les profondeurs de l’abime, changé pour eux en un
lieu de tortures physiques et morales qui n’auraient
point de fin;
10.° Que ces opinions divergentes sur le sort des
réprouvés luttèrent quelques temps ensemble ; mais que
la dernière, qui est celle des Pharisiens, finit par
l'emporter sur les deux autres ; que , suivant ce sys-
tème , le chéol, qui, autrefois, avait englouti à jamais
ses victimes, ne retenait plus que les pervers; que
les justes y descendaient encore, mais n’y étaient plus
confondus avec ceux-ci; qu'ils en remontaient indivi-
duellement jusqu'à trois fois dans le cours des siècles,
pour revoir la lumière dans la terre des vivans, c'est-
à-dire pour se laver , dans de nouveaux corps humains,
de leurs souillures antérieures , et qu’ils en remonte-
raient en masse à la résurrection générale, pour ha-
biter dans le Ciel avec Jéhôvâh de toute éternité ; tan-
dis que les méchans ne remontaint plus, ne se rele-
vaient plus, et ne seraient plus réveillés, au sens
mystique , mais devaient être condamnés, après leur
mort , à la relégation dans l’abaddôn , et, à la fin des
temps , aux supplices éternels ;
11.° Que plusieurs docteurs juifs admettaient deux ré-
surrections , l’une anticipée, pour les justes d'Israël, et
l'autre générale, pour les justes des autresnations, ré-
surrections suivies , la première d’un règne Messianique
de mille ans sur la terre, et la seconde, après ces mille
ans, d’un règne éternel dans les cieux, pour tous les
justes sans distinction ; de même qu’ils admettaient pour
les méchans deux morts successives, placées aussi à mil-
— 650 —
le ans d'intervalle, soit qu'ils entendissent par ces deux
morts la destruction du corps et l’anéantissement ou
la condamnation définitive de l'âme, soit que la pre-
mière mort fût, à leurs yeux, la condamnation des grands
prévaricateurs d'Israël , lors de la résurrection partielle
de leurs compatriotes ou co-religionnaires, et la seconde
mort, la condamnation de tous les autres réprouvés , au
moment de la résurrection générale ;
12.° Enfin, que, dans les derniers siècles du judaïs-
me, et sans abandonner l’idée d'une grande palingénésie
en corps et en âme à la rénovation universelle, on admit
un retour anticipé des âmes justes dans le ciel, retour
qui s'opérait tous les ans à la fête des expiations, le
quinze de tisri, premier mois de l’année, la lune étant
alors dans le bélier et le soleil dans la balance ; que l’on
supposa un jugement solennel de toutes les âmes des-
cendues au chéol dans le cours de l’année précédente ;
que l’on peignit Jéhôyäh préludant ce jour-là au grand
et terrible jugement qu'il prononcerait à la fin du monde
sur tous les morts ressuscités , ouvrant ses registres , reti-
rant du chéol et prenant à soi les âmes qu’il trouvait inscri-
tes dans le livre de vie, et précipitant dans le noïr abad
dôn celles qu'il voyait sur le livre de mort; que, dans
cette commémoration du retour anticipé des àmes justes,
il était parlé de breuyage de vie et de salut, présenté à
ces âmes ; de Messie envoyé au chéol pour les en délivrer,
et de passage par deux portes du ciel, dont la plus haute
était la porte de Jéhéväh , par opposition aux deux por-
tes du chéol, dont la plus basse était celle d’Abaddôn,
etc., etc., etc.
J'ai montré, chemin faisant , la conformité de toutes
ces opinions hébraïques avec celles des nations: voisines
— 633 —
de la Judée, notamment des Egyptiens, des Chaldéens,
des Perses, des Syriens et même des Grecs, parce qu’au
retour de l'exil, les Juifs ont retrempé leurs croyances
aux sources égyptiennes et chaldéo-persanes qui, vers
cette époque, faisaient irruption dans l'Asie moyenne
et antérieure , sous les Rois grecs successeurs d’A-
lexandre, Avant la captivité, les notions judaïques sur
la destinée des âmes après la mort n'avaient rien de fixe,
ni de stable ; elles ne s'offrent que confusément dans les
anciens livres hébreux, et les expressions y sont vagues
comme les idées. Souvent un texte qui, pris isolément
et au sens figuré, semble positif et concluant, se trouve,
lorsqu'on le rapproche de ceux qui le précèdent ou le
suivent, se rapporter uniquement à la situation présente
de l'écrivain ou du peuple israélite. Tels sont les termes
de rachat, de délivrance , de rédemption, qui devaient
revenir sans cesse sur les lèvres d'une nation tant de
fois assujétie à l'esclavage. Mais, au retour de l'exil,
tout prend une couleur plus nette, plus claire, plus
tranchée. On s'aperçoit à chaque instant des communica-
tions intimes et fréquentes de Jérusalem avec Babylone
et Alexandrie. En vain les Saducéens cherchent à main-
tenir le sens purement littéral de la loi et des anciens
prophètes ; les Pharisiens et les Esséniens , imbus des
doctrines égyptiennes, orientales et même Grecques (1), s'at-
tachent au sens spirituel, le démontrent et le font prévaloir.
Silears argumens n'étaient pas toujours solides, ils trouvaient
() Josephe, ( guerre des Juifs , liv, 2, ch. 12), assure que les Es-
séniens avaient absolument les mêmes croyances que les Grees sur le
sort des âmes après la mort.
— 634 —
des esprits préparés à les accueillir (1); car les idées du
peuple, épurées et agrandies, avaient changé de direc-
tion. Les derniers prophètes avaient fait sentir l'i-
nefficacité, l'impuissance, l’inanité même des obser-
vances légales. Jéhôväh préférait l'obéissance aux
sacrifices. Il ne prenait plus plaisir au sang des tau-
veaux, ni des agneaux , ni des boucs (2). Les Juifs
y restaient attachés par pur patriotisme ; mais, au
fond de l'âme, il leur fallait d’autres consolations,
d’autres espérances pour la vie présente et pour la vie
future. Comme peuple, ils désiraient la venue du Messie,
leur rédemption, leur rétablissement, leur résurrection
privilégiée et leur règne terrestre de mille ans; comme
hommes, toujours malheureux sur cette terre, ils vou-
laient être heureux, chacun individuellement, après la mort.
(4) Ainsi on lit dans l'Evangile (Matth. ch. 22, v. 31, et Luc,
ch. 20, v. 37.38), que Moïse proclame le dogme de l’immortalité
de l’âme, lorsqu'il fait dire à Jéhôväh: « Je suis le Dieu d’Abra-
ham, d’Isaac et de Jacob » ( Exode, ch. 5, v. 6 et alibi passim),
parce que Jéhôväh n’est pas le dieu des morts, mais des vivans:
Ainsi encore on lit quelque part dans St.-Paul, que Moïse parle
de la vie et de la mort éternelles, quand il dit aux Hébreux , après
les avoir entretenus de récompenses et de punitions purement tem-
porelles , selon qu'ils observeraient ou non sa loi : « je vous ai offert
la vie et la mort, choisissez ». ( Deutér., ch. 30 ,v. 49). C'étaient
là des argumens ad homines , très-concluans pour des esprits déjà
favorablement prévenus.
(2) Ps. 51, v. 46 et 47 — Isaïe, ch. 4, v. 44 ; ch. 63, v. 2.—
Jérém. , ch. 7, v: 21.— Ezéch., ch, 20, v. E. — Joël, ch. 2,
v. 40. — Amos, ch. 5, v. 21. — Mich., ch. 6, v. 6 etc.—Com-
parez St.-Paul, épitre aux Hébr. , ch. 10, v. 4-8.
Où pouvaient-ils mieux s'adresser qu'à ces doctrines
égyptiennes et persanes qui promettaient aux nations la
chûte des tyrans et des oppresseurs , aux individus leur
prompte délivrance des maux de cette vie, à tous un
meilleur avenir (1) ? Aussi les poètes juifs, les prophètes ,
(1) J'ai oublié de dire plas hant, au sujet des deux rétablisse-
mens, d’abord du peuple israélite, puis de tous les peuples, sous le
sceplre paternel du Messie, images des deux résurrections provi-
soire et définitive des Juifs et des Gentils dans le monde futur,
que les mystères de Mithra couvraient de leurs voiles les saintes
conspirations de la liberté contre la tyrannie. Plutarque est très
curieux à lire sur ce sujet, comme le remarque très-bien Benja-
min Constant (de la relig,, v. p. 57, à la note). Les francs-
maçons des Mithriaques espéraient une république universelle et le
retour de l’âge d’or. Tout le genre humain ne devait plus être
qu'une seule famille. Une égalité fraternelle devait régner ; il devait
y avoir communauté de biens et unité de langage. Ces espérances
temporelles étaient d’autant plus faciles à cacher sous les emblèmes
religieux de la résurrection des morts, que les livres parsis nous
peignent ce dernier événement sous des coulenrs tout-à-fait semblables.
On y lit que, quand les hommes livrés à Ahriman, dans le cours
du quatrième âge, seront accablés de tous les maux, Ormuzd leur
enverra un sauveur, le prophète Sosiosck, pour les préparer à la
grande rénovation. Tout-à-coup, une comète s’élancera sur la terre
qui sera dévorée par les flammes. Tous les êtres devront passer à
travers le fleuve brûlant dans lequel elle sera transformée, et s’y
purifieront. Du feu qui s'éteindra , l'on verra sortir une terre nou-
velle , une terre pure et parfaite, comme était l’ancienne à l’ins-
tant de sa création, une terre destinée à l'éternité. Akriman et
ses Dews , essentiellement mauvais dès le principe, seront anéantis
on jetés dans les ténèbres extérieures. Ormuzd, accompagné des
Mazdayasnans, ses fidèles adorateurs, et, bientôt après, suivi des Tou-
— 635 —
les anciens Rabbins témoignent-ils à chaque page de l'im-
portation de ces dogmes consolateurs, ou, si l’on veut,
de leur introduction dans le culte public, de leur af-
fermissement parmi leurs compatriotes. Ils ont puisé à
ces sources diverses une foule d'expressions, d'images,
de figures, de symboles que l’on ne peut bien expliquer
qu'en y recourant de nouveau.
Cette grande révolution des idées religieuses parmi les
Juifs ne pouvait pas échapper à l'auteur israélite d’un
ouvrage tout récent sur Jésus-Christ etsa doctrine. Mais
cet ingénieux écrivain ne semble en avoir ni saisi toute
la portée, ni fixé la véritable époque. La réforme Ju-
daïque, qu'il appelle orientalisme Juif, ne date pas seu-
lement des deux derniers siècles qui ont précédé l'ère
chrétienne ; elle remonte aux temps prophétiques, et
l'on en trouve des traces même dans les livres des
prophétes qui passent pour avoir écrit avant l'exil Ba-
bylonien. M. Salvador montre très-bien les développe-
mens de cette doctrine orientale dans l'histoire de l'é-
glise primitive ou Judaïque; mais il n'a point repris
les faits d'assez haut. Il avance comme une vérité
historique très-importante et très-singulière cette asser-
tion hasardée, savoir : que les prophètes juifs s’empa-
raient des dogmes des autres peuples pour en faire
de la poésie toute pure, tandis qu'on s’est emparé depuis
lors de leur poésie pour la changer en dogme réel (1).
raniens, purifiés aussi, y paraîtra comme le grand-prêtre de Zar-
van Akarana, le temps éternel , l’ancien des jours, y célébrera ses
louanges et fera régner sans partage sa loi sainte et sacrée. ( Ex-
trait, sauf quelques légères modifications, de l’analyse des livres
parsis, faite par M. Guigniaut, rel. de l'antiq. }, p. 708-709 ).
(4) Jésus-Christ et sa doctrine, par M. Salvador, IE, p. 29, à la note.
— 637 —
Ce trait, décoché contre l’orientalisme jmif autant que
contre le christianisme, porte à faux. Les prophètes hé-
breux n'ont pas plus fait de poésie hébraïque avec des
dogmes purs persans, que les Juifs orientalistes et les
Apôtres n’ont fait de dogmatique juive ou chrétienne
avec de la poésie toute pure. Les uns et les autres
ont opéré sur des dogmes , originairement étrangers
sans doute, mais devenus nationaux. Il ne faut pas croire
que les prophètes se soient emparés des légendes
égyptiennes et persanes , de la même manière que nos
poètes modernes se sont approprié les mythologies grecque
et romaine , pour en faire le merveilleux de leurs prédic-
tions ou de leurs poèmes. Ils les ont employées, parce
qu'elles étaient devenues populaires, parcequ'elles fai-
saient partie des croyances publiques , parce qu'elles for-
maient le fond de la religion du pays. Les juifs orien-
talistes ont marché dans la même voie. A l'égard des Apô-
tres, la route leur avait été tracée par les sectes judaï-
ques : ils n'ont eu qu'à la suivre. Ils ne s’en sont
pas fait faute, il est vrai ; mais ils ont encore été
dépassés par les gnostiques, sectaires demi-juifs, demi-chré-
tiens, que l’on pourrait plutôt appeler demi-égyptiens, demi-
persans , tant leurs opinions se ressentent de l'Egypte et
Le but de cet écrivain , comme celui du docteur Strauss, est d'expliquer
Vorigine du christianisme à l’aide des seuls monumens de la religion
hébraïque, telle qu’elle était comprise au siècle de Jésus. Mais, quels
que soient les efforts et les moyens divers employés par ces deux savans
auteurs, je doute qu’ils parviennent à une explication complète. On
pourra rendre ainsi raison du Christ de Saint-Matthieu et des apôtres
Judaïzans ; mais le véritable Christ, le Christ de Saint-Jean et des apô-
tres de la Gentilité’, restera inexpliqué.
— 635 —
de la Perse (1)! Quand le Christ a paru, la révolution
religieuse était faite dans les esprits. M. Salvador lui-
même en convient. Il reconnait que, durant leur sé-
jour dans la Babylonie et dans la Perse, les Juifs
avaient contracté l'habitude de transporter par l'ima-
gination aux choses du monde à venir ce que la lettre
des livres sacrés disait de la nature présente (2). Dès-
lors en effet, le mosaïsme commença à changer de
face. Les expressions de terre promise, de terre des vivans,
de Sainte Jérusalem, de délivrance, de rédemption, de
Messie libérateur, de vie et de mort, de félicité et d'in-
fortune , etc., etc., acquirent un sens tout spirituel.
L'opposition entre l’ancienne et la nouvelle loi,
si bien développée dans le sermon sur la montagne , (3)
ne s'applique qu'à la morale: elle est très vraie , surtout
de Moïse à Jésus-Christ; mais elle ne le serait point à
l'égard du dogme , entre le judaïsme persico-hébraïque et
la religion chrétienne si, contrairement à l'esprit comme à
la lettre de ce discours, on cherchait à l'étendre jusque-là. Le
Christ, en proclamant ses doctrines si pures, si grandes, si
consolantes , ne faisait que céder à une ancienne impulsion ;
c’est M. Salvador lui-même qui le déclare. Le fils de Marie
se trouvait d'accord , pour le fond des idées, avec la ma-
jeure partie des écoles juives contemporaines (4). Les pro-
phètes avaient de longue main préparé les voies du
Seigneur (5). Les yeux des hommes justes étaient depuis
(4) On peut lire à ce sujet la savante introduction à l’histoire: du
gnosticisme, de M. Matter.
(2) Ubi supra, p. 10 , 44 et 45, à la note.
(3) Matth., ch. 5, v. 21—48.
(4) Jésus-Christ et sa doct., IT, p. 44.
(5) Jean, ch. 4, v. 6—8, 23; ch. 3, v. 28.
— 659 —
long-temps ouverts et tournés vers l'aurore. Ils attendaient
l'apparition de l'étoile de Jacob (1) , l'arrivée des mages
de la Perse (2). Ils attendaient la consolation d'Israël ,
le Christ du Dieu vivant, le salut promis par Adonaï,
ce salut préparé pour être offert à tous les peuples,
pour tre la lumiere qui éclairerait les nations, et la
gloire du peuple d'Israël (5).
De même que le lever du soleil s'annonce de
très loin par les traits de clarté qu'il lance au-
devant de lui, de même la providence a voulu que
les premières lueurs du Christianisme vinssent de
l'Orient. Le Messie, le roi des Juifs, est né près
de Jérusalem ; mais, dès avant sa naissance, les
mages ont vu son étoile en Orient, et, guidés par
elle, ils sont venus l'adorer (4). Ils l'ont reconnu
avant les prêtres de Juda, et adoré immédiatement après
les anges du ciel et les bergers de Bethléem (X#): sage
et profonde dispensation, aussi mal comprise par les
Chrétiens d'aujourd'hui que par les Juifs d'autrefois,
mais parfaitement saisie par ceux qui l’avaient annon-
cée et préparée. C'est que le nouvel astre ne devait
pas seulement briller pour les Israélites, mais encore
pour les gentils (6); c’est qu'il était la véritable lumié-
(4) Nomb. , ch. 24, V. 47.
(2) Math. , ch. 2, V. 1—10. Je dis Mages de la Perse, et non pas de
la Chaldée , parce que ce mot Zend désigne les prêtres Persans, ceux
de la Babylonie portant le nom de kasdim. D'ailleurs, tout ici nous ra-
mène à la Perse.
(3) Luc, ch. 2, V. 25—32.
(&) Matth. , ch. 2, V. 2—11.
(5) Luc, ch.2, V. 8—18.
(6) Luc, ch. 42, V. 4; ch. 43, V. 29—30 ; ch, 24, V. 47. —Matth.,
ch. 28, V. 49.— Marc. ch 16, V. 45—48.
— 640 —
re qui éclaire tous les hommes venant en ce monde
(1); c'est qu'il devait être le conducteur et le sauveur
des âmes par excellence , le pasteur débonnaire, char-
gé de paître , d'abord le troupeau d'Israel (2), puis les
troupeaux des nations, de ramener au bercail toutes les
brebis égarées, sans aucune distinction de sectes ni de
peuples, et de ne former du tout qu'un seul trou- ,
peau , sous la houlette d'un pasteur unique (3). « Le
» peuple qui marchait dans les ténèbres, dit avec rai-
» son Jsaie, a vu une grande lumière ; ceux qui habi-
» tent le pays des ombres de la mort, une lumière a
» brillé sur eux (4)». Au siècle de Jésus, cette lumière
n’était plus, ne pouvait plus être la lumière de Jé-
hôvâh (5). Cet ancien soleil d'Israël (6) avait peu à
peu abandonné la terre (7): ce n'était plus lui qui ra-
menait les âmes du chéol : il s'était substitué dans ces fonc-
tions psychiques l'ArchangeMikaël. Il ne paraissait plus s'in-
téresser aux choses de ce monde (3). Assis sur les cieux
des cieux (9), ayant sous ses pieds les eaux supé-
rieures (ou la voie lactée), et s’enveloppant de mys-
térieuses ténèbres (10), il semblait dormir d’un pro-
(4) Jean, ch. 4. V. 9.
(2) Michée, ch. 5, V. 2. — Matth. , ch. 2, V. 6
(3) Jean, ch. 40, V. 1—16.
(& Isaïe, ch. 9, v. 1.
(5) Id., ch. 2, v. 5.
(6) Deutér. , ch. 32, 2. — Ps. 49, v. 4—6; ps. 27, v. 4; ps.
84, v. 414; Isaïe, ch. 40, v. 47; ch. 50, v. 40 ; ch. 60, a. 4—3.
(7) Ezéch., ch. 8, v. 42 ; ch. 9. v. 40.
(8) Malach. , ch. 2, v. 43, 17; ch. 3, v. 44 et 15.
(9) Ps. 68, v. 32.
(10) Ps. 48, v. 9 et 414.
— 641 —
Fond sommeil (1) ; il ne donnait plus ici-bas de mar-
ques certaines de sa présence. Sa gloire, constamment
placée bien au-dessus des nuées de l'atmosphère,
ne descendait plus, comme aux anciens jours, sur
le Saint des Saints (2). Son nom même, son nom
sacré , ineffable, incommunicable, son nom glorieux et
terrible à la fois (3), n'était plus prononcé : aucune
bouche humaine n'osait plus l’articuler. Il restait cou-
vert , comme la majesté du Dieu, par les voiles du
sanctuaire.
Jéhôväh avait détourné, ou plutôt, éloigné sa face de son
peuple: une sainte et profonde obscurité la cachait à tous les
regards.Semblable à l'irrévélé Brahm des Hindous, à l'ineffa-
bleZarvan-Akarana des Perses, au sublime 4moun-Kneph ou
Phitha-Piromi des Egyptiens, au grand Zéus -Phanès des Or-
phiques, Jéhôvâh, devenu l’ancien des jours (4) , l'Etre-Es-
prit, absorbé dans son essence suprême (5), s était élevé à
une telle hauteur qu'il n’était plus accessible au vul-
gaire. Israël était pour ainsi dire sans Dieu, comme
au jour où son législateur , retiré avec la colonne de
feu sur le Sinaï, l'avait laissé dans les ténèbres
au pied de la montagne (6). Eperdus, égarés, sans
guides, les Juifs erraient, en quelque sorte, à l'aventure dans
les déserts de la vie. Peu s’en faut que , s’attroupant en
tumulte auprès d'un autre Aaron, ils ne vinssent lui
dire: « fais-nous des Dieux qui marchent devant nous;
(4) Isaïe , ch. 514, v. 9.
(2) Exode, ch. 24, v. 16; ch. 40 , v. 34 et suv.
(3) Deuter. , ch. 28, V. 58.
(4) Dan. , ch. 7, V.9, 43 et 22.
(5) Isaïe, ch. 45. V. 45, et ahbi passim.
(6) Exode , ch. 24, v. 48,
41.
— 642 —
» ear ce Moïse, l'homme qui nous a fait monter du
» pays d'Egypte, nous ne savons ce qui lui est arrivé
» (4) ». A l'exemple de leurs pères, mais dans un
sens moins grossier, ils demandaient des dieux plus
visibles, plus palpables, plus voisins de l’humanité, qui
habitassent au milieu d'eux (2). L'ancienne alliance
était, pour ainsi dire, rompue:; il en fallait une nouvelle:
il fallait un nouveau Jéhôväh, un nouvel Adonai (3).
Déjà les Indiens avaient trouvé Krichna-Wichnou (4),
les Médo-Bactriens Mithra-Devanichas (5) ; les Perses et
les Phrygiens Mithru-Séivasyas (Sebesius); Æta-Baghis
( Attis-Bacchus ) , ou Bacchus-Zagréus (6) ; les Phéni-
ciens Thammuz-Adonis (1); les Egyptiens Horus-Diony-
sus où Dionysus-Osiris (8), et les Grecs Dionysus-Jupi-
ter (9), ete, etc, dieux incarnés , mourant , descendant aux
(4) Ibid. ch. 32, v. 4 et 33.
(2) Jean, ch. 4, v. 44.
(3) Malach. , ch. 3, v. 4.
(4) Relig. de lantiq. 4, p. 220—223.
(5) Ibid. III , p. 81—S86. Devanichas ou Deranichi, suivant M. de
Bohlen, pour Nicha devas, ou Nichi devas, Dieu de la nuit. Le dionysos
des Grecs est appelé Nyctelios, ou nocturne. On aurait dû le nommer dyo-
nisos plutôt que dionysos, Sanscrit dyaunichas, pour dyaunichadevas, ou
dyaunichapatis, Dieu ou Seigneur du jour et de la nuit; car je crois que
c’est là le sens primitif de ce mot composé , qui, ainsi entendu , serait
formé selon le génie de la langue Sanscrite.
(6) Ibid, IT, p. 56—87, notes À et 2 ; IIL , p. 86—87-
(7) Ibid. , IT, p. 42 et suiv. — Dès le temps d’Ezéchiel (ch. 8 , v. 44),
le culte de Thammuz s’était introduit à Jérusalem. Maisles Juifs n'étaient
pas mûrs pour cette religion humanisée:
” (8) Ibid, LIL, p. 88—96.
(9) Ibid, IT, p. 231 et suiv.
— 645 —
enfers, ressuscitant et remontant au ciel, escortés des
âmes justes qu'ils avaient sauvées par leurs souffrances
dans ce bas-monde (1). Mais ces doctrines précoces,
concentrées dans un petit nombre d'adeptes et mélées
de rites devenus obscènes, n'offraient point, sur-
tout pour les peuples de l'occident, les caractères
de pureté et de généralité désirables. Il était ré-
servé au christianisme de les épurer, de les mürir,
de les répandre des bords de l’Indus aux rives du Ti-
bre. Jérusalem fut et devait être le berceau de la nou-
velle religion ; mais elle n’en resta point le centre. Le
Christianisme n'était point né pour demeurer Juif ; es-
sentiellement Catholique, ses destinées l’appelaient à la
conquête de l'univers.
Au temps marqué, Jéhôväh s'est entièrement retiré
du monde; et le Messie, le nouveau soleil de jus-
tice (2), a pris sa place. Les portes antiques se
sont ouvertes, et le roi de gloire, le sauveur du
monde , est entré dans son règne (3). « L'Orient
» nous a visités d'en-haut , pour éclairer ceux qui
» demeurent dans les ténèbres et dans l'ombre de la
» mort, et pour conduire nos pas dans le che-
» min de la paix (4)». Il s’est levé, plus éclatant que Mi-
thra , prêt à parcourir sa carrière. Son départ est de l’un
des deux bouts du ciel, et son tour s'achève à l’autre bout
(3). À sa vue , tous les soleils de la gentilité , ses faibles ima-
ges, ont pli, absorbés dans ses rayons. En lui resplendit la
() B.i® Constant , de la relig. IV, p. 468—170 ; v. p. 54—56.
(2) Malach, ch. 4, v. 2—6.
(3) Ps. 24, v. 7—10.
(4) St.-Luc, ch. 2, v. 78—79.
(5) Ps. 49 , v. 5 et 6.
Al:
— 644 —
plus pure lumière du véritable magisme; et par là toute la
fausse magie fut détruite; par là tous les liens du mal furent
brisés, l'ignorance extirpée , l’antique royaume anéanti (1).
(4) 3.° Epiître de St-Ignace aux Ephésiens , dans les relig. de l’antiq.,
4 ,p. 382.— Les vrais mages adorent le Christen son berceau; les faux
mages, les Magiciens luttent contre ses apôtres et sont vaincus. ( Com-
parez Math. , ch. 2, v. 4 et suiv. et act. apost., ch. 43, v. 6 ; etremarquez
qu'ici Elymas, donné comme magicien (magos), est, à proprement parler,
non pas un Chaldéen , mais un habitant de l’Elymaïde , province de
Perse , qui avait Suse pour capitale , Esdras, ch. 4, v. 9 et Daniel, ch.
8, v. 2).— Ontrouve, dans l’ancienne liturgie de l’église Grecque, un
chant religieux dont quelques traits viennent très-bien à mon sujet : on y
lit: « Vous avez paru, Ô vous, dont la parole est sainte etdont la science
» est grande ; vous qui deviez dénouer les énigmes des philosophes , Les
, subtilités des rhéteurs , les calculs des astronomes ! apôtres du Christ ,
» seuls vous avez paru pour instruire la terre entière ». ( Vetus officium
quadragesimale , ans l’Essai sur les Mystères de M. Ouvaroff, p. 139—
440). — Les plus anciens pères de l’église , tels que St-Justin , Origène,
Tertullien , Julius , Firmicus , etc , ont reconnu les rapports des religions
chrétienne et Mithriaque. Mais il les ont considérés sous un point de vue
étroit. La nature, en mère sage et prudente, sait graduer les phénomènes,
dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre physique. Si le soleïl, sortant
tout-à-coup du sein des plus épaisses ténèbres, apparaissait au méridien
dans toute sa splendeur, nos faibles yeux en seraient éblouis: nous ne pour-
rions supporter un éclat aussi vifqu’imprévu. La grande révélation chré-
tienne devait être et a été en effet précédée de révélations partielles, des-
tinées, en quelque sorte, à lui servir d’avant-courrières. Nier que ces
épiphanies préparatoires se soient montrées ailleurs que chez les Juifs,
ce n’estpas comprendre l'esprit du Christianisme ; c’est être juif exclusif,
c’est méconnaitre le sens des prophéties nombreuses où Jéhôväh convie
tous les peuples, dansle temple de Jérusalem, au banquet sacré qu'illeur
prépare à tous, Notre mauière d’envisager ce sujet n’est pas nouvelle.
C'est celle des savans Exégétes de l'Allemagne. En France, ellea été adop-
tée par Le célèbre Huet, Evêque d’Avranches, et par le protestant B.i" Cons-
tant. Si je ne me trompe , c’est aussi celle de l’abbé de la Mennais , dans
son ouvrage sur l'indifférence en matière de religion, dont le clergé a fait
le plus grand cas ét qui n’a pas encouru les censures dé Rome.
— 645 —
En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et
la lumière à lui dans les ténébres (1). Il était le pain de vie
et le calice de salut (2). Il était la véritable porte du bercail :
« toutes les brebis qui entreront par cette porte seront sau-
» vées ; elles entreront et sortiront , et trouveront la pâture.
Elles descendront dans le sein d'Abraham, et en remonte-
ront, pour ainsi dire , à volonté : le Christ lui-même en sera
le pasteur. Mais les boucs deviendront la proie des loups
et des larrons (3)». Au jour graud et redoutable de la
résurrection générale, il placera les unes à sa droite
et les autres à sa gauche, conduira les enfans de Ja
lumière dans le royaume céleste de son père, préparé
pour eux dès la création du monde, et les fera as-
seoir à la table des Elôhim (4); mais il chassera les
enfans des ténèbres dans le feu éternel préparé à Sa-
tan et à ses anges (5).
Telle est la majestueuse figure de l'Oint du Sei-
gneur, fils de Dieu en même temps que fils de
l'homme. Car lui aussi, homme et dieu tout en-
semble, symbole de l'humanité, prémices des morts
(6), il a éprouvé les destinées du corps et de
l'âme. Il a bu ici-bas à la coupe des douleurs (7),
qui était pour ses disciples la coupe de vie et de salut
(4) Jean, ch. 4, V. 4. Comparez ps. 15, v. 28; ps. 27, v.4, ps. 36,
v, 8—9.
(2) Id. , ch..4, V. 42—145 ; ch. 6, V. 31—58.
(3) Id. , ch. 40, V. 14—412.
(4) Luc, ch. 144, v. 45—24.
(5) Matth., ch. 25, v. 31—46.
(6) Saint-Paul, I cor. , ch. 45, v. 20.
(7) Matth., ch. 20, p. 22-23 ; ch. 26, v. 39.— Marc, ch. 10,
x. 38-39 ; ch. 14, v. 36.—TJuc , ch. 22, v. 47-20.
— 646 —
(1). Le verbe s'est fait chair, pour nous sauver, pour
être médiateur entre Dieu et l’homme. Il est mort,
descendu aux enfers, ressuscité et remonté aux cieux.
Mais partout et dans toutes ses phases, il a été recon-
nu pour le fils unique du Très-Haut, pour le Messie
promis par les prophètes, pour le céleste envoyé qu’at-
tendaient les nations. Au ciel, sur la terre, dans les
enfers, les anges, les fidèles, les âmes justes saluent
son triple avènement par cette acclamation universelle :
gloire à Dieu dans les espaces infinis ! Hosanna dans
les lieux les plus élevés et’ les plus profonds ! Hosanna
au fils de David, au roi du monde! Bémi soit celui
qui vient au nom du Seigneur (2) ! ils le proclament
Jéhôvéh-Sauveur (3). Ils voient en sa personne Jéhôvâh
lui-même incarné (4), le sauveur, le libérateur, le ré-
dempteur et l'arbitre suprême des âmes, le grand-juge qui,
à la fin des temps, viendra dans sa gloire, assis sur les
nuées du ciel, pour juger les vivans et les morts,
pour distribuer des récompenses et des punitions éter-
nelles (5). '
(4) Matth., ch. 26, v. 26—29. — Mare, ch. 44, v. 22—25.—Luc,
ch. 22, v. 47-20.
(2) Matth., ch. 21, v. 9. — Marc, ch. 2, v. 9—10. — Luc, ch.
2, v. 43—14 ; ch. 49 , v. 38.
(3) Luc, ch. 4, v. 31 et 69. — Jechouâ , grec Isroûs, lat. Jésus,
par abréviation , pour Jéhôchoud , Jéhôväh Salvator; Hébr. sans points
ichouë, pour thouchoud.
(4) Id. ch. 4, v. 35.
(5) Matth., ch. 25, v. 31 et 32.
OT
US
( Voir les additions , corrections et notes supplémentaires à la fin du
volume ).
QUELQUES CONSIDÉERATIONS
SUR
L'OUVRAGE DE M. MICHELET,
INTITULÉ :
ORIGINES DU DROIT FRANCAIS CHERCHÉES DANS LES SYMBOLES
ET FORMULES DU DROIT UNIVERSEL.
Lues à la séance de lAcudémie d'Amiens, tenue le 28 Avril 1838,
Par H. HARDOUIN.
er ED Ç QC Gsm —
Messieurs ,
La célébrité depuis long-temps acquise au nom de
M. Michelet rendrait au moins superflus les éloges
qu’une plume novice et obscure comme la mienne ten-
terait d’esquisser. Je me bornerai donc à vous dire
quelques mots des ouvrages que nous devons à ce sa-
vant historien, avant de vous entretenir du livre assez
récent qu'il a publié sur les origines de notre droit.
M. Michelet est, sans contredit, l’un des hommes
dont la parole et l'exemple ont le plus puissamment
contribué à discipliner sous le joug d’études libérales,
positives ; la plus saine partie de ces intelligences
neuves et eflervescentes que les préoccupations politiques
inséparables d'événemens que nous savons, semblaient de-
voir absorber ou corrompre. Vous distinguerez ses nom-
— 648 —
breux disciples dans les rangs chaque jour grossis de
cette jeunesse grave et studieuse sur laquelle notre pa-
trie a pu, dans des jours de deuil, jeter un regard de
consolation et d'espoir.
Un acte de pieuse et mémorable justice a signalé,
Messieurs, l’apparition de l'illustre écrivain dans le monde
savant. — Au commencement du 18.° siècle, l’un des
plus beaux génies dont l'humanité se puisse glorifier ,
Vico avait été pauvre, persécuté, presqu'oublié de son
vivant; et par une fatalité cruelle, il semblait n'avoir
trouvé dans la postérité qu'une complice du crime de
ses contemporains. À cette pensée, l’âme toute fran-
çaise de M. Michelet s’est émue, et sa plume venge-
resse a su bientôt conquérir un tardif mais riche tribut
d’admiration et de popularité , à la science nouvelle,
livre immortel, dans lequel, suivant les paroles de Vico
lui-même : « la providence l’a conduit à découvrir son
« œuvre admirable du monde social, et à pénétrer
« dans l'abime de sa sagesse, les lois par lesquelles
« elle gouverne l'humanité, »
Une introduction à l’histoire universelle , et le com-
mencement d'une histoire romaine, ne tardèrent point
à révéler le magique talent du traducteur de Vico.
Dans un précis aujourd'hui classique, il avait esquissé,
à grands traits, une nouvelle histoire de France, et ré-
sumé, en peu de pages , les aperçus hardis , novateurs ,
que son génie enthousiaste et fécond avait fait jaillir
dans un enseignement devenu célèbre. Aujourd'hui
cette histoire dont nous pouvons espérer la prochaine
mise à fin, offre à nos regards dans un tableau aux
proportions grandiôses, au coloris chaleureux et local,
nos origines encore si obscures, la féodalité si long-
— 649 —
temps défigurée , et toute la scène tant pittoresque , tant
variée de notre moyen-âge.
Enfin M. Michelet voulant éclairer le berceau même
des institutions de cette curieuse époque, a consacré à
cette recherche spéciale, l'ouvrage dont je vais, Mes-
sieurs, vous donner connaissance.
Le temps n’est plus où la chronique plus uu moins
fidèle de la royauté en France, pouvait tenir lieu d'une
histoire nationale. Avec cette royauté que la plupart
des historiens du siècle dernier voulaient retrouver une,
compacte, moderne, en un mot, même à l’époque de la
conquête germanique, d'autres institutions ont été im-
plantées sur notre sol. Une variété prodigieuse de mœurs,
de langages et de lois, a caractérisé long-temps cette
association forcée de peuples et de tribus que nous
nommerons société française, avec beaucoup plus de fa-
cilité de style que de véracité historique.
De ces élémens hétérogènes est née la France actuelle.
Et ce coup-d'œil sur l'aspect général de nos origines,
nous servira à vérifier jusqu'à quel point la recherche
des origines du droit français dans les symboles et for-
mules du droit universel peut être utile, justifiée.
S'agit-il de la filiation du droit coutumier , c'est-à-
dire de cette législation que le moyen-âge nous pré-
sente localisée, immobilisée comme le fief? "
C'est principalement dans les institutions germaniques
qu'il faudra découvrir cette filiation.
Or le droit germanique est-il bien celui que les textes
conservés des lois salique, ripuaire, burgunde, west-
gothique et autres nous font connaître ?
L'affirmative de cette question serait une hérésie.
— 650 —
Quels furent en effet les conquérans des Gaules ro-
maines ? Des barbares, des peuples primitifs. Leurs cou-
tumes, leurs mœurs étaient celles d'une civilisation dans
l'enfance, luttant contre une autre civilisation qui, par-
venue depuis long-temps à son dernier période de per-
fectionnement, se présentait à l'état de langueur et de
décadence.
Les Gaules asservies furent-elles exterminées ? n’of-
frirent-elles après la conquête qu'une marche germani-
que ? Non, L'avantage du nombre, des lumières et de Ja
possession agricole du sol était presque partout conser-
vé aux vaincus ; leur langue, leur législation se main-
tinrent presqu'intactes dans les provinces méridionales,
et ne s'effacèrent point totalement dans le nord où ce--
pendant la chüte de la domination romaine füt hâtive
et complète (a). »
Maintenant de quelle époque datent les textes que
nous possédons ?
Ils ne remontent qu’au temps où la réaction de la
civilisation vaincue sur la civilisation conquérante avait ac-
quis assez d'intensité pour substituer au symbolisme, à la
(a) Un immense travail auquel M. Bouthors , greffier en chef de
de la Cour d’Amiens, s’est livré sur les coutumes d’Artois et de Pi-
cardie, et qu’il a eu l’obligeance de me communiquer, n’a permis
de constater sur les textes authentiques de plusieurs coutumes locales,
la conservation partielle du droitromain, dans quelques-unes des villes
et bourgades de ces deux provinces. Je fais des vœux pour la divulga-
tion prochaine des curieux résultats que présente la comparaison des
textes de plus de trois cents coutumes qu’un infatigable paléographe
pouvait seul retrouver, déchiffrer et traduire dans un amas de vieux
parchemins poudrenx.
— 651 —
poétique nationale , l'abstraite formule d'une langue scien-
tifique. La plupart n'appartiennent même qu’au temps bieu
postérieur encore, où le grand homme qui ceignait de
la tiare impériale le front chevelu du guerrier franck,
évoquait, mais en vain, pour réveiller une descendance
abâtardie, les souvenirs , les lois de la tribu et les om-
bres de ses chefs tronant sur le pavois.
Ce que nous lisons n'est donc que la coutume dé-
chue de son originalité native, la tradition travestie
dans une lettre étrangère qui seule désormais pouvait
la sauver de l'oubli.
Sans doute des faits généralement isolés et locaux tels que :
4. La conservation du caractère national, perpétué
au sein d'une lutte qui s'était prolongée, et par l'in
stinct de domination qui l'avait suivie ;
2.0 L’oreueil héréditaire de quelques puissantes familles ;
3.° Et le respect pour la tradition accru de toute
l'énergie de la haine et du mépris inspiré par les institu-
tions des vaincus ;
Ces faits, dis-je, ont été, pour le droit germanique celui
des conquérans, autant d'élémens de durée (*). Mais
cependant. il est impossible de nier que les textes de
lois que nous possédons ne présentent autre chose qu'une
législation altérée par le contact et les formules du
droit romain.
Il faudra donc étudier ailleurs cette législation si l'on
veut saisir son véritable caractère, et la connaître dans
sa pureté primitive.
(*) Le travail que je citais tout-#-l’heure fournit encore à cet égard
de précieux documens. 11 constate la conservation du droit germanique
pur, jusqu’au 46° siècle, dans un assez grandnombre de localités d’Ar-
tois et de Flandre surtout,
— 652 —
Ici va se manifester, si je ne m'abuse, l'utilité du
procédé de M. Michelet. Sa théorie du moins pourra
être comprise et justifiée , sauf à s'entendre ensuite sur
l'étendue de ses applications.
Quoique contemporains d'une société civilisée, les
barbares germains présentaient, on l’a déjà dit, tous les
traits d’un peuple primitif.
Or si nous vérifions les caractères du droit dans cha-
cun des trois âges, divin, héroïque, humain, parcou-
rus par toute nation, et si nous jetons en même
temps un regard sur les annales de la conquête et
des premiers temps de la domination germanique de-
puis lors demeurée vierge de toute domination étran-
gère, nous reconnaîtrons dans les institutions implan-
tées sur notre territoire à cette époque, tous les ca-
ractères du droit héroïque. Ce ne sera plus, comme
dans l’âge divin, comme aux temps druidiques par
exemple, la lettre sacréc, mystérieuse qui commande-
ra au peuple, ainsi que la foudre et les phénomènes
du monde physique commandaient à l'humaine faiblesse,
à l'ignorance , à la crainte superstitieuse. Dans cette pé-
riode le droit privé, la législation usuelle , seront mis à la
portée du vulgaire, et comment ? à l'aide tantôt de signes
matériels, tantôt de locutions rituelles qui frappent l'es-
prit, parce qu'ils s'adressent directement aux sens. Alors
régneront , a l'apogée de leur puissance, l'équivoque,
a manifestation pittoresque de la pensée, la représen-
tation matérielle et arbitraire de l'acte qu'il faut célé-
brer et conserver en mémoire, les symboles, en un mot.
— Et c'est ainsi que les traditions de tous les peuples
ont proclamé la vérité de ces belles paroles de Vico :
« L'imagination des premiers hommes, füt d'autant
— 653 —
» plus féconde en symboles poétiques, qu'ils étaient
» plus jeunes, plus grossiers, plus incapables d’abs-
» traire. Dieu, dans sa pure intelligence, crée les
» êtres par cela qu'il les connaît; les premiers hommes
» puissants de leur ignorance, créaient à leur manière
» par la force d'une imagination foute snatérielle. Ils
» étaient donc poëtes ; et telle fût parfois la sublimité
» de leurs conceptions, qu'ils s'en épouvantèrent eux-
» mêmes et tombèrent tremblans devant leur ouvrage.
» Fingunt simul creduntque. »
Identiques au fond chez les nations diverses, les
symboles , ces premiers formulaires du droit naturel et des
gens, emprunteront dans leurs formes , toute la variété
des temps, des climats et du génie des peuples. Ces cir-
constances accidentelles détermineront leur importance,
leur durée. Leur âge et leur nationalité se compliqueront
souvent l'un par l’autre, ainsi que M. Michelet l'ob-
serve judicieusement. Enfin et comme ïül le dit en-
core , il sera d'autant plus difficile d'indiquer , même ap-
proximativement , cet âge, que les symboles ne s’écri-
vent point quand ils sont en usage, et s'oublient bien
vite, quand règne le droit abstrait, le droit raison-
neur. |
La législation des Germains , peuple encore dans l'âge
héroïque, au jour de sa victoire sur la Gaule romaine,
se retrouvera donc en grande partie, dans les institu-
tions de cet âge héroïque que l'histoire nous révèle
uniforme chez tous les peuples. Ces institutions , la sym-
bolique seule nous les fait connaitre. Et cette symboli -
que n'est point une formule abstraite, une loi rédigée,
c'est l'ensemble des traditions particulières qui ont
— 654 —
perpétué chez tous les peuples anciens, les souvenirs et
les lois de l’âge héroïque.
Ainsi se démontre et se justifie à mon avis, le sys-
tème qui, pour l'explication de l'équivoque , de l'énigme ,
du sens mystérieux des symboles conservés par nos an-
nales, veut recourir à une comparaison historique de
ces symboles avec ceux que l'antiquité païenne et les
traditions orientales elles-mêmes nous font connaitre.
La méthode suivie pour appliquer ce principe démontrera
combien il est fertile en conséquences, en applications.
Naissance, mariage , mort, telles sont les trois phases
principales de la biographie juridique de l’homme. —
En tout temps et partout des rites ont été pratiqués à
la survenance de chacun de ces trois événemens.
Les lois constitutives de la famille civile, et le dog-
me religieux sur l'âme humaine se trouveront écrits,
formulés dans ces actes extérieurs.
Ainsi se manifesteront les caractères, la tendance, le
génie propres à chaque nation, dans un état donné de
civilisation , c’est-à-dire, dans l’enfance de la cité.
En Orient, le dogme se formulera tout entier dans
les paroles du baptême indien : « Te voici donc, dira
» l'ancêtre, en saisissant l'enfant, te voici à mon âme,
» née encore une fois, pour dormir de nouveau dans
» un Corps. »
Autres lois en Occident. — L'antiquité scandinave
consacrera l'exposition, pratique de la vie sauvage, a-
ventureuse , indigente. — « Rome grave et féconde ma-
» trone, relèvera l'enfant, pour en faire le serviteur du
» père, le continuateur des sacra privata, le rejeton de la
» gens patricienne. »—L’Allemagne voit dans l'enfant une
faible créature dont le sort la préoccupe. « Quelle est,
= 1685 —
» dit une coutume allemande, la mesure du plus petit
» bien ? Celle du berceau d'un enfant, et de l’escabeau
» de la sœur qui le berce. » Ainsi, comme le dit en-
core M. Michelet, tandis que le fils est pour Rome la pro-
priété du père , l’un des objets de son domaine quiritaire ,
l’Allemagne tire de la famille, l'idée de la propriété
même. — Vient enfin le baptême chrétien où la nature et
l’homme sont l’un et l’autre épurés pour se réconcilier
et s’unir; sublime pensée, qu'interprète non moins su-
blime, le génie spiritualiste de l'homme du nord demi-
barbare formule ainsi dans sa langue maritime, lors-
qu'il consacre les fonds baptismaux : » Debout chers
» frères, au bord de la cristalline fontaine, amenez
» les hommes nouveaux qui de la terre au rivage,
» viennent faire échange et commerce. Qu'ils naviguent
» ici, chacun battant la mer nouvelle non de la rame,
» mais de la croix; non de la main, mais du sens ;
» non de l'aviron, mais du sacrement. Le lieu est
» petit il est vrai, mais il est plein de grâce. Le St.-
» Esprit est venu , dirigé par un bon pilote. Prions
» donc, »
Et le baptême renferme l'adoption, la légitimation ,
ces deux autres origines de la famille civile en Occi-
dent. — La Société religieuse adopte le nouveau né, et
le légitime dans la famille chrétienne.
Les rites du mariage donnent aussi le texte de sa lé-
gislation.
En Occident tantôt c'est le mariage de la force, ce-
lui de l’âge héroïque où la femme n'est que la pro-
priété de l'homme , le trésor de son plaisir ; tantôt
c'est le mariage humain où le consentement est requis,
AGE
où la femme est admise à l'agape de l'homme. — De
“bonne heure , ce dernier domine.
Il faut signaler ici la dignité des mœurs germaniques,
à l'égard de l'union conjugale. Qui ne connait les ad-
mirables lignes de Tacite sur les fiançailles barbares,
et sur ces présens symboliques révélant à la jeune épouse
qu'elle n’est point en dehors des pensées héroiques, hors des
hasards et de la guerre ; qu'elle vient comine compagne
des travaux, des périls de l'époux ; que sa loi, durant la
paix comme au combat , c'est d'oser et souffrir comme
lui ; qu'ainsi il lui faudra vivre, ainsi mourir.
Dans le symbole plus caractéristique encore , du glaive
d'or qui jusques sur le bûcher sépare les corps de Bry-
nild et de Sigurd son époux, nous retrouvons la plus
hardie des conceptions du christianisme , le mariage
spirituel, et cette croyance à la chasteté qui emprunte
aux rites mêmes de l'union conjugale , sa manifestation.
Les sépultures rappelleront dans leurs cérémonies , les
belles idées de la fraternité guerrière, du dévouement
sans bornes du chef et de ses compagnons, autres ca-
ractères distinctifs des peuples germaniques.
Si des personnes on passe aux choses, on retrouvera
non seulemeut les mêmes idées (celles de l'occupation,
de la tradition des meubles ou des immeubles) , au fond
de chaque symbole, mais encore une grande similitude,
des symboles entr'eux. — La chevauchée , le sillon, la
course , le jet du marteau , le charriage , se rencontre-
ront à peu près partout.
Ici encore une différence notable entre l'esprit du droit
romain primitif,et l'esprit du droit germanique , se ma-
. mifeste. Dans le premier domine l'idée d'une limitation
sacrée du territoire de la cité, et des parcelles des ci-
toyens dont la réunion compose ce territoire. Dans les
vastes forêts de la Germanie , « où l'écureuil sau-
» tant d'arbre en arbre pouvait parcourir sept milles sans
» descendre » (Grimm) , Le territoire , le domaine de la
tribu c’est la clairière, la marche , propriété, commune
indivise , considérée comme dépendance du droit de pro-
priété inhérent à la qualité de membre de l'association.
— Pour le Germain propriétaire foncier dans les
Gaules conquises , la terre habitée devient comme mère
de la terre cultivable ; c'est d'après celle-là, que l’on
divise celle-ci ; l'étendue du champ détermine la part de
la prairie ; celle-ci la part de la forêt, celle-ci la part de
roseaux ; celle-ci enfin , divise l’eau d’après les filets.
La mesure, c’est parfois une longueur déterminée d’après
les productions de la terre. Le plus souvent elle est prise
dans l’homme même, c’est le bras, la main, le doigt.
La tradition emprunte des symboles aux élémens,
la glèébe, le rameau, la pierre.
Parfois une pantomime légale l'indique ; on jette un
fétu dans le sein de l'acquéreur ou du donataire ; il
pose le pied sur le seuil de la demeure , touche le
gond de la porte, y fait porter son siége.
De même celui qui abandonne son héritage, en fran-
chira la clôture.
Le meurtrier, le débiteur livrera à son créancier sa
personne et sa liberté per collum, per crines, per comam
capitis.
« Si la vie légale s’est parée de formes symboliques, et ici
» nous emprunterons les paroles de M. Michelet lui-même,
» combien s’en chargera-t-elle avec un soin plus inquiet ,
» quand l’idée du mal apparaîtra et avec elle la nécessité du
» remède, c'est-à-dire du jugement.—Dans cettelutte sévère
42.
— 658 --
» que la conscience humaine va soutenir contre soi,
» elle aura peine à trouver des formes assez solennelles.
» L'homme apgellera à son aide toute la nature, il de-
» mandera à l’impartialité du monde physique, de quoi
» rassurer la moralité tremblante.
» Le jugement et la guerre ont les mêmes formes daris
» les sociétés barbares. Coupable , insolvable , vaincu,
» serf, ces mots sont synonimes au moins pour les effets
» juridiques.
» Le jugement étant encore la guerre , le défi, la
» sommation , la convocation auront mêmes symboles me-
» nacans et funestes. »
Les aperçus que je viens d'indiquer donnent une
idée de l'importance de la symbolique et des difficultés
de son étude.
Poursuivons le cours de ses révélations en les appré-
ciant d’après les caractères généraux que l’histoire leur
assigne chez nos ancêtres.
On sera d’abord frappé, comme l’observe M. Miche-
let, de la forme railleuse de nos actus legitimi, et du
caractère généralement peu solennel qu'ils présentent dès
qu'il s’agit de législation usuelle. — Plus fréquemment
encore la contradiction qui se remarque dans le caractère
allemand sérieux et enfantin tout à-la-fois, apparaîtra
dans le droit. Spiritualiste au fond, il sera dans les formes
alourdi par la matière ; les formules les plus serviles ,
exprimeront en définitif une pensée d'indépendance , de
protestation libre.
C'est ainsi que dans leur naïf langage nos vieux pra-
ticiens surent déguiser la science abstraite des docteurs
en droit romain, et accréditer insensiblement maintes
maximes subversives de la coutume ou du droit féodal.
Aussi devra-t-on se garder de chercher dans leurs
livres ces formules , ces symboles dont ils n'emprun-
tent le langage et la forme que pour les mieux combat-
tre et discréditer.
La féodalité seule , avec ses pompes insolentes, sa
procédure sommaire , son code fiscal, sa coutume tradi-
tionnelle, conservera précieusement dans les symboles ,
les souvenirs de ses origines , les attributs de son droit.
Dans nos provinces du nord dela France, où la con-
quête germanique fut hâtive et stable tout-à-la-fois, de
nombreuses localités, ont longtemps aussi conservé l'an-
tique loi de l'association germanique , au sein même de
la féodalité. Ce n’est point sans surprise que l’on y re-
trouve au 16° siècle, la loi salique maintenue avec les
plaids locaux , l’alleu, l'exclusion de la représentation ,
et l'application sévère des principes de la personnalité
du droit et du jugement par pairs (*).
Les considérations que je viens de développer ont dé-
montré, si je ne m’abuse , que M. Michelet, — en se préoc-
cupant de la question suivante : « Le Droit français a-t-
» il eu son âge poétique ? la France, en cela différente
» de tous les peuples , aurait-elle commencé dans son
» droit par la prose ? offrirait-elle l'unique exemple d'une
» nation prosaique à son premier âge , müre à sa naissance ,
» raisonneuse et logicienne en naissant ? » —et en résol-
vant négativement cette question , a fait preuve de cette
sagacité et de cet esprit de recherche ingénieux et con-
sciencieux tout à la fois qui le caractérisent. Bien volon-
tiers aussi je m'associe aux louanges qu'il donne au gi-
tantesque ouvrage du savant Grimm sur les antiquités
(*) C’est encore là un un fait dont la preuve matérielle est fournie
par le travail que j’ai déjà cité.
: 42,*
— 660 —
du Droit Allemand, et aux regrets qu'il exprime sur l'ab=
sence d'un travail analogue pour notre droit. Je lui rends
grâces enfin d’avoir cédé à l'heureuse inspiration de
populariser cet ouvrage et d’avoir , en frayant une route
où il invite chacun à le suivre, recueilli d’une main pieuse
quelques-uns des débris aujourd'hui si rares de notre
antique civilisation. — N’avait-on pas jusqu'ici rélégué un
tel soin au rang des hallucinations de l’antiquaire , et
des stériles travaux que l'opinion publique classe et raille
tout à la fois, sous le titre d'études archéologiques !
Mais on ne doit ni généraliser les résultats de la mé-
thode suivie par M. Michelet, ni adopter , sans restric-
tions, la solution affirmative donnée aux questions que
ja indiquées.
Il prémunit au surplus l'esprit contre cette erreur ,
en faisant l'observation suivante, pleine de sens et de
vérité :
« Quand la recherche immense de la symbolique du
» droit français ne donnerait qu'une solution négative,
» elle n’en serait pas moins utile: Si le droit français a
» eu un âge poétique, il est bien difficile que cet âge
» ait péri sans laisser de traces. Si donc ces traces se
» réduisent à peu de choses , il faudrait en conclure que
» la France a eu, de bonne heure , indigence , sinon de
» poésie, au moins de cette poésie qui vit d'images et
» de symboles. Pour la poésie de mouvement , la poésie
» passionnée et raisonneuse , elle ne nous à jamais man-
» qué. » |
Et toutefuis M. Michelet n'a-t-il point, généralement
perdu de vue , ‘dans les conclusions comme dans l'agen-
cement de l'ouvrage dont je vous entretiens, cette pensée
qui devait dominer ? -
— 661 —
N'a-t-il point substitué le doute , à la certitude ac-
quise , démontrée ?
Enfin n’a-t-il pas laissé parfois aux expressions droit
français , le sens anti-historique ( si j'ose m'exprimer ainsi )
qu'elles reçoivent dans le langage vulgaire ?
On ne peut appliquer, chacun le sait aujourd'hui, cette
dénomination qu’à notre droit moderne, qu'à cette législa-
tion qui posant en principe l'unité législative et la généralité
du droit, conserva cependant comme transition du principe
à son application définitive et entière , la distinction dé-
sormais toute de fait, de la coutume générale et des cou-
tumes locales. —Jusqu’à l’époque de cette révolution que le
16° siècle conduisit à un triomphe stable et complet , il me
parait impossible de trouver un droit, à proprement parler,
français. La distinction du droit écrit et du droit coutu-
mier était alors réalisée depuis plusieurs siècles , ét, paral-
lèlement, subsistait comme distinct des deux autres, le
droit canonique. Or qu'était ce droit coutumier sinon un
composé de débris des institutions germaniques plus ou
moins nombreux, plus ou moins mélangés de jurispru-
dence romaine , et des institutions que faisait éclore la
civilisation nouvelle née dans la lutte de la. législation
roturière toute d'unité toute de progrès, contre la légis-
lation féodale antique , locale | immobile , oblitérée? —
Ge dualisme aussi ancien que la conquête, d’une part,
et, d'autre part, le mouvement intellectuel des masses
dès le 12° siècle, mouvement merveilleusement secondé
par l'influence de ces docteurs en droit romain dont parle
M. Michelet, et que M. Trolong leur disciple moderne
a si heureusement caractérisés, tels sont les faits qui ex-
pliquent comment, en France, ont pu, dés l’origine , exister
le symbole et le droit raisonneur , et comment ce
— 662 —
dernier a, de boune heure , pu détrôner l’autre, en éle-
vant au sein de la France féodale , l'édifice humble d’a-
bord, mais sans cesse aggrandi , de la France intellectuelle
ralliée à un principe civilisateur , l’unité de pouvoir et de
législation, personnifiée dans la royauté.
Telle est la thèse qu'il faut, dans l'histoire du moyen-
âge , développer avec celle de M. Michelet.
Indiquer dans son livre quelques exagérations de style,
et un penchant par trop prononcé à octroyer au symbole
toute la puissance dont une imagination vive et passionnée,
se plait à l'orner, ce serait , Messieurs, faire œuvre
peu méritoire , que de consciencieux efforts tentés pour
saisir la pensée dominante de l'auteur , et prouver l'utilité
de son livre, auront quant à ce qui me concerne, rem-
placée.
Je terminerai par une réflexion toute naturelle que
justifiera, le travail même auquel je me suis livré.
En présence des pénibles efforts dans lesquels un his-
torien ingénieux se consume pour saisir le fil conduc-
teur qui seul pourrait diriger ses pas au sein des ar-
canes mystiques et du dédale confus qu'à toute époque
présente la science des lois, ne se prend-on point à
regretter qu'à tant de qualités brillantes, il n'ait pu
réunir celle du légiste , je veux dire cette sagacité d'in-
terprétation de la lettre, cette instinctive et juste appré-
ciation des ‘faits juristiques, qu’inspirent la connais-
sance et la pratique du droit ? — Je me demande enfin
si, long temps encore, régnera le préjugé qui volon-
tiers ferait déchoir de sa dignité de magistrat ou
de son titre de membre actif du barreau , le juris-
consulte assez téméraire pour tenter de réunir à la
jurisprudence, l'érudition de l'historien ou du littéra-
— 663 —
teur, afin d'accomplir peut-être plus tard, avec toute
l'autorité, toute l'expérience d'une vie chaque jour con-
sacrée aux plus nobles exercices de la pensée, la mis-
sion du publiciste ou celle de l’homme d'état ?
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ÉTAÀ BLISSEMENT
D'UN
COURS DE DROIT COMMERCIAL ,
Par M. Lours ROUSSEL, Avocar.
Messieurs,
Lorsque dans une de vos dernières séances j'expri-
mais le vœu qu'un cours de droit commercial fut fondé
à Amiens sous votre patronage , j'ai eu cette première
satisfaction de voir que vous ne repoussiez pas cette
nouvelle création, puisque vous m'avez chargé de vous
faire une proposition régulière, qui put devenir l'objet
d'une délibération.
Je n’insisterai pas, Messieurs , sur l'utilité de ce Cours.
Les opérations commerciales, si multiples, si diverses ,
créent entre ceux qui s’y livrent des rapports auxquels
le droit civil ne suffit pas. La rapidité des transactions,
la nécessité de les constater promptement, sûrement,
et à peu de frais, ont fait établir des règles spéciales
qui dérogent souvent, qui quelquefois même peuvent
paraître opposées au principes du droit commun. Aussi
un code particulier contient-il les dispositions applicables
— 666 —
aux principaux contrats usités entre commerçans. Les con-
trats de change et d'assurances spéciaux au commerce , y
trouvent avec étendue les règles qui leurs sont propres (1) :
après ces contrats, le contrat de société qui, lors-
qu'il s'agit d'une société commerciale, tout en empruntant
plus d'un principe aux sociétés civiles, a cependant des
règles particulières, qui dérivent de sa nature et de
son but, le contrat de vente pour lequel on n'a senti,
dans le code de commerce , d'autre besoin que celui d’in-
diquer le mode de preuves propres à le constater seront
aussi ceux qui devront surtout faire la matière d’un
cours de droit commercial ; mais, comme on le voit,
il n'est pas possible de séparer complètement la loi eom-
merciale de la loi civile dont bien des dispositions devront
entrer par conséquent dans l’enseignement que nous
vous proposons d'établir.
Enfin il existe pour le commerçant une position mal-
heureuse , qui est gouvernée par des règles dont les ana-
logues ne se retrouvent guères en droit civil. Vous com-
prenez qu'il s’agit de la faillite, à laquelle on ne peut
que fort imparfaitement assimiler la déconfiture ; de la
faillite qui compromet tant d'intérêts, et qui, par suite,
exige leur réunion pour qu'ils soient mieux garantis et
défendus, et aussi pour qu'ils soient tous conservés éga-
lement, sans préférence, et le‘plus économiquement pos-
sible. C'est pour atteindre ce but qu’une procédure toute
spéciale est organisée , et que des formalités particulières
sont prescrites : et encore, vous le savez, l'expérience
(4) Bien entendu qu'il ne s’agit ici que des assurances maritimes ,
car pour les assurances contre l'incendie , nous attendons encore
une loi dont le besoin cependant se fait sentir assez vivement.
— 667 —
fait voir chaque jour que d'importantes modifications sont
nécessaires dans cette partie du droit commercial (1).
Ce n'était le tout d'avoir posé les principes, et for-
mulé les lois propres au commerce ; on a depuis des
siècles senti la nécessité d'en confier l'application à des
magistrats spéciaux qui en connussent bien la portée
par l'usage même qu'ils en font chaque jour : c'est
alors qu'est née l'institution des Trthunaux Consulaires ,
qui, aprés avoir, comme tant d'autres, péri dans le
naufrage révolutionnaire, a bientôt fait regretter sa
perte, et s’est reproduite dans nos lois nouvelles, avec
toute l'autorité que devait lui donner son importance
croissant incessamment avec les développemens du com-
merce , et constatée d’ailleurs autant par les inconvéniens
qu'on avait ressentis de son abolition momentanée , que
par les avantages qu'elle offre aux commercans.
Ainsi pour le commerce droit à part ; tribunaux spé-
ciaux composés de commercans : et cependant il arrive
que ceux qui, chaque jour, contractent des obligations
commerciales et font des traités sur lesquels reposent
leur fortune et souvent aussi celle d’autrui, qui de plus
peuvent être appelés à juger sur le siége consulaire,
les contestations si variées, si graves souvent, qui s'é-
lèvent entre commercans, et pour faits de commerce,
n'ont pas fait une étude spéciale du code de commerce,
quelquefois même ne l'ont pas lu.
Ces considérations doivent fuffire, je crois, pour mon-
trer toute l'importance du cours dont nous vous pro-
(4) Une loi nouvelle sur les faillites à essayé de satisfaire aux
besoins du commerce. Malgré de nombreuses améliorations , nous
doutons qu’elle y ait complètement réussi.
— 668 —
posons l'établissement. Maintenant se présentera-t-il quel-
ques difficultés dans l'exécution de ce projet ? nous n’en
prévoyons aucune.
Le local existe : celui dans lequel 6e fait le cours
communal de géométrie et de méccanique suffit parfaite-
ment : un professeur : il vous sera facile de le trouver
dans votre sein , et sans doute plus d’un de vos membres
briguera l’honneur de vos suffrages avec d’autant plus
d’empressement que cet enseignement sera gratuit.
Quant aux autorisations à obtenir, on peut, ce me
semble, assimiler un semblable cours, fondé par une
société qui a son existence légale, aux cours commu-
naux , etil me semble que les conditions d'établissement
et d'existence doivent être les mêmes.
Nous vous proposons donc, Messieurs de prendre les
résolutions suivantes.
1.° Il sera fondé à Amiens, sous le patronage de
l'Académie, un cours de droit commercial. Ce cours sera
organisé par l'Académie et sera fait par un de ses membres
qu'elle désignera.
2.° Le bureau est spécialement chargé de demander.
au nom de l’Académie les autorisations nécessaires pour
l'établissement de ce cours.
5.° Connaissance de ces dispositions sera donnée dans
la prochaine séance publique de l'Académie.
RAPPORT
PRÉSENTÉ
À L’ACADÉMIE D'AMIENS,
AU NOM DE LA COMMISSION CHARGÉE DE RÉDIGER LE PROGRAMME $0M-
MAIRE D'UN COURS ÉLÉMENTAIRE DE DROIT COMMERCIAL,
Par M. HARDOUIN.
————— D $ 0-5 ————
Messieurs ,
Vous avez accueilli avec empressement la proposition
qui vous a été faite de solliciter la fondation d’un
cours élémentaire de droit commercial dans notre ville
que sa nombreuse population , les progrès croissans de
son industrie, et l'étendue de ses relations commercia-
les appellent, depuis long-temps, à jouir de cette insti-
tution. — Vous avez pensé que l'initiative d’une mesure
aussi utile appartenait à notre société, et, sans plus
tarder, toutes vos vues ont été dirigées vers sa réali-
sation. — L'auteur de la proposition a été désigné com-
me titulaire de la chaire à fonder , un autre membre
a été chargé de la suppléance , et vous leur avez ad-
joint trois de nos collègues pour préparer le program-
me sommaire du cours.
Ce travail est terminé , et je viens, Messieurs , le
porter à votre connaissance.
— 670 —
La méthode à suivre pour le cours, sa durée, sa
enue étaient autant d'objets sur lesquels votre Com-
mussion, devait fixer son attention.
I. Elle a pensé tout d’abord que, destiné surtout à
cette classe nombreuse de jeunes-gens , qui veulent
faire du commerce leur profession, le cours projeté
devrait être élémentaire dans toute la rigueur de ce
mot.
Nécessité dès-lors de s'écarter de la méthode qui pré-
side le plus ordinairement, dans les facultés de droit ,
à l’enseignement de la législation commerciale.
Ce n’est ni d'un exposé doctrinal de cette législation,
ni de l'interprétation scientifique des textes de son co-
de, qu'il pourra être question.
À des auditeurs qui, pour la plupart, ne seront
point familiarisés, ainsi que le sont les étudians qui
suivent le cours de droit commercial dans les facultés,
avec les principes du code civil et de la procédure, il
faut un cours d’un ordre moins élevé.
Votre Commission a donc été d'avis unanime que
l’enseignement projeté devrait être restreint à un trai-
té simple et pratique de notre droit commercial, et des
principes du droit commun inséparables de cette étude.
Elle s’est déterminée aussi à substituer à l’ordre des
matières adopté dans le code de commerce, un ordre
plus en harmonie avec les besoins d'un enseignement
élémentaire , et qui se rapprochàt davantage de la clas-
sification méthodique des principes du droit , d’après
leur application aux personnes , aux choses et aux ac-
tions. «
IT. L'étendue des matières à traiter, et la nécessité
de ne point limiter trop étroitement les développemens
— 0671 —
que le professeur jugerait convenables pour les points
les plus importans, ont déterminé votre Commission à
fixer à deux années scholaires de neuf mois chacune,
devant commencer en novembre, la durée du cours
entier.
Il serait d’ailleurs facile, dans le cas où, au com-
mencement de la seconde année, un certain nombre
d'élèves nouveaux se présenterait, de charger du cours
de première année, soit un nouveau professeur , soit
le suppléant.
III. Enfin deux lecons par semaine, durant chacune
une heure au moins, ont paru suffisantes, grâce à la
division du cours en deux années.
Je vais maintenant, Messieurs, vous donner con-
naissance du programme sommaire ct nécessairement
provisoire adopté par la Commission.
PROGRAMME sommaire du Cours élémentaire de droit
commercial à fonder à Amiens.
INTRODUCTION.
Notions générales sur le commerce et sur la législa-
tion commerciale.
Sommaire historique de cette législation en France.
4.7 Partie. — Des COMMERGANS.
Conditions de l'exercice de la profession de commer-
cant.
Des femmes.
Des mineurs.
9,e Partie. — Des MARCHANDISES.
= 4672 —
3.° PARTIE. -- OBLIGATIONS , CONTRATS ET ACTES
DE COMMERCE.
I. Principes généraux sur les contrats et obligations
c'est-à-dire, sur leur formation , leurs diverses espèces,
leur extinction et leur preuve.
IT. Traité analytique des principaux contrats commer-
CIaux.
Sociétés ;
Achats et Ventes ;
Louage ;
Mandat, Comnussion ,
Change ;
Prêt ;
Assurance:
4.% ParTiE. — Des AGENS COMMERCIAUX, ET DES Éra-
BLISSEMENS ET ADMINISTRATIONS PUBLIQUES FONDÉS POUR
LE COMMERCE.
I. Agens de change. — Courtiers. — Commandans de
navires.
IT. Bourses de commerce. — Banques. — Comptoirs
d’escompte.
III. Douanes, entrepôts.
5.° PARTIE. — JURIDICTION COMMERCIALE.
I. Organisation et compétence des Tribunaux de com-
merce.
II. Formes de procéder.
III. Exécution des jugemens.
IV. Procédures diverses. — Saisie et vente des navires.
—Ventes publiques de marchandises neuves, etc., etc.
= HbTs =
6. PARTIE. — Des Faites ET BANQUEROUTES.
( L'ordre tracé dans le livre 3.° du Code de com-
merce serait ici suivi ).
Tel est, Messieurs, le plan que votre Commission a
cru devoir définitivement adopter pour le soumettre à
votre approbation.
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PRÉFACE
OU EXPOSÉ DU
PLAN D'UN OUVRAGE QUI SERA INTITULE :
ÉTUDES
SUR
L'HISTOIRE DES ORIGINES
DU DROIT FRANÇAIS.
ADRESSÉ A L'ACADÉMIE D'AMIENS, EN Mat 1857.
Par M. H. HARDOUIN.
most os———
LE jurisconsulte historien qui publicrait sur le su-
jet que nous indiquons, un traité méthodique et com-
plet jusqu'à présent vainement attendu, pourrait placer
son œuvre sous l'invocation de cette vérité classique :
- « qu'il faut éclairer l'étude des lois par celle de l’his-
» toire. »
Il manifesterait sans doute aussi la résolution d'’interpré-
ter cette sage maxime dans un sens plus large, et de
l'appliquer d’après un mode plus rationnel, qu'on ne
l'a fait jusqu'à ce jour.
Recherchant les causes de l'indifférence générale et
dédaigneuse , qui a fait, de l'ignorance absolue des
origines de notre droit, non seulement une habitude,
mais encore une sorte de loi pour le barreau moderne , il
éleyerait de justes plaintes sur l’état actuel des études histo-
43.*
— 476 —
riques considérées dans leurs rapports avec la science
du droit , et surtout contre l'opinion recue assez communé-
ment encore sur la nature et sur l'origine du droit
positif. Dès que l’on persiste en effet à ne voir dans ce droit
qu'un ensemble de formules arbitraires manifestant la
volonté du législateur ; un tableau généalogique des
textes, tableau que l'on pourrait même, pour le plus
grand avantage des praticiens, restreindre aux seules
lois qui s'appliquent encore de nos jours, suffira pour
l'histoire de notre lésislation. Que l'on compile dans un
résumé succinct et pour chacune des matières du droit
actuel, quantité suffisante de citations empruntées : 1.° aux
dissertations des feudistes ; 2.° aux harangues et plaidoyers
des magistrats et membres de notre ancien barreau, aussi
pauvres historiens, pour la plupart, qu'habiles et savans
jurisconsultes ; 3.° aux systématiques écrivains qui, dans
le siècle dernier, ont tour-à tour plaidé la cause de la
réyauté contre la noblesse et la démocratie , et les pro-
cès de ces dernières soit entr'elles, soit contre le pau-
voir royal; 4.° enfin à la véridique érudition des ex-
posés de motifs ; — Et l'on aura satisfait les plus exi-
geans, c'est-à-dire, le petit nombre de ceux qui, par-
mi nos modernes utilitaires, daigneront ne point sou-
rire de pitié, à la vue de cette œuvre de luxe inu-—
tile. Ne possédera-ton pas alors un Manuel de l'histoire
du droit français ?
Mais si l'on se pénétre enfin de cette vérité : « que
» le droit, dérivant des rapports nécessaires des cho-
» ses, rapports qui résultent eux-mêmes du mouvement
» social et politique d'un peuple, est indépendant de la
» loi, et que celle-ci n'est que la reconnaissance de
» cette nécessité même par le législateur ;» — La car-
— 671 —
rière alors s'ouvrira vaste et riche de faits nouveaux ,
d’enseignemens utiles, et d'avenir ; l’histoire du droit
franchira l'étroite enceinte où lanalyse chronologique
des textes de lois la retenait captive ; et dans sa synthèse
puissante , elle reproduira tour-à-tour le tableau des
institutions politiques, histoire du droit public, et celui
des mœurs, de la civilisation et des progrès de chaque
époque , reflété dans les rapports juridiques des citoyens
entr'eux , histoire du droit privé. Enfin c’est ainsi qu'elle
pourra prouver : « que de tous les monumens qui nous re-
» tracentles siècles passés , il n’en est point de plus intéres-
» sans pour le véritable historien que les lois et les
» institutions judiciaires d'un peuple , parce qu'elles
» nous font connaître son véritable état, sans osten-
» tation comme sans ménagement, et découvrent ses
» besoins réels, ses vertus et ses vices. » ( Meyer.
Institutions judiciaires. )
Tel serait, dirions-nous, si notre päle et diffus lan-
gage ne défigurait point les pensées que nous venons
d'analyser , le système que proclamerait, qu'applique-
rait l’auteur dont nous avons parlé.
Mais, à la place d'un Guizot, d'un Niebhur ou d'un
Thierry, que l’histoire de notre droit national réclame,
figurons-ious un étudiant qui, désertant l’école pour
sa province, méditerait avec ferveur les enseigne
mens qu'il aurait recueillis sur la nécessité d’une promp-
te et complète réforme des études historiques appli-
quées à la législation ; — supposons sa conviction pro-
fonde et sa résolution inébranlable ; — que fera-t-il ?
Deux chemins lui sont ouverts; ou bien, dans l'iso-
lement et le silence, il attendra, sans jamais peut-être
les atteindre , le terme et la récompense d'efforts igno-
— 678 —
*
rés, n'ayant d'autre guide que l'ambition d’ailleurs lé-
giime qui les susciterait: ou, plus humble , il n’hé-
sitera point à réclamer un appui dès le début de sa
carrière ; redoutant également et l’appät d’une publicité
prématurée, et l’obstination d’un individualisme qui ne
saurait conduire une intelligence commune qu’à l'im-
puissance.
Notre option ne devait point être douteuse , et pour la
manifester sans plus de retard, nous nous sommes déter-
minés à exposer ici le plan des travaux que nous avons
entrepris sur les origines de notre droit.
En l'absence de tout traité spécial ou du moins
complet , (Nous supplions quiconque nous lira de sus-
pendre , jusqu'à la fin de ces pages, le reproche de
téméraire injustice qu'encourrait peut-être notre. asser-
tion ), coordonner les découvertes de la science mo-
derne dans les régions encore peu explorées de notre
histoire nationale , où les origines de notre droit sont,
pour ainsi dire, ensevelies ; résumer en un seul et
vaste tableau les annales de ces législations si nom-
breuses et découlant de sources si diverses, qui, tour à
tour ou simultanément, surgirent sur notre sol, et ré-
gnèrent jusqu'au jour où l'unité depuis long-temps
fondée dans l'ordre politique, püt descendre enfin et
se consolider dans l'ordre civil : — tel est le but que
nous envisagerons , sans du reste avoir la prétention
de l’atteindre.
Interrogeant tour-à-tour l'histoire interne et l'histoire
externe du droit, sans isoler ni la première ( celle
des sources du, droit }, de la seconde ( celle des anti-
quités du droit ou de la jurisprudence chronologique
qui a pour objet les principes mêmes des lois )},. ni
— 679 —
l'une et l’autre de l'histoire générale dont elles doi-
vent au contraire refléter le tableau, nous nous pro-
posons de parcourir les trois grandes périodes de nos
annales ; — la France barbare ou l'empire des Francs ;
la France féodale ou notre moyen-âge ; — et la France
monarchique.
1.°° PÉRIODE (de 480 à 888).
Dans cette période les quatre points principaux que
nous allons signaler, nous semblent exiger tout d’abord
autant de dissertations spéciales.
I. Quel était , lors de la conquête des Francs, l’état de
la législation dans les Gaules ; — Et quelles insti-
tutions d’origine gauloise avaient jusqu'alors sur-
vécu à l'établissement du droit romain ?
Il. Après la conquête, quels ont été, dans l'ordre
politique et dans l’ordre civil, les premiers effets
du contact, et ensuite les conséquences de l’ac-
tion réciproque des trois élémens gaulois, romain
et germanique, formant la législation de ces
temps ?
IT. Quels sont les caractères de la législation karlovin-
gienne , dite des Capitulaires ? — Quelles ont été
et son influence sur le droit germanique pur ou
sur le droit romain, et sa destinée ?
IV. À quelle époque de cette période faut-il assigner
l'établissement du droit canonique et des juri-
dictions ecclésiastiques ? — Ce droit, dans l'ori-
gine , présentait-il un élément nouveau ?
2.° PÉRIODE. (888—1461).
Ici, deux thèses générales, destinées :
L'une à traiter le probléme des origines de la féodalité ;
— 680 —
L'autre à rechercher les caractères généraux du droit
féodal et de la législation coutumière.
Arrivant ensuite à l'histoire externe et à l'histoire
interne de ce droit, nous justifierons facilement
la proposition suivante qui formule notre sys-
tème sur ce point ; à savoir :
« Que, pour être complète et véridique, cette his
ÿ
toire devrait présenter le résumé de l'histoire
» particulière de chaque province, sinon de tou-
» tes les localités régies par des coutumes spé-
» ciales ; — que cette œuvre immense ne pourra
» jamais être accomplie que par la division du
» travail ; — et qu'enfin, grâce à l'heureuse ten-
» dance de l'esprit d'association pour les travaux
» historiques, manifestée de nos jours, ce ré-
» sultat n'est peut-être pas éloigné. »
Cette partie de nos études comprendrait donc seu-
lement une dissertation spéciale sur l'histoire des
coutumes d’une seule province, de la Picardie,
par exemple, histoire qu'il s'agirait de comparer
ensuite avec les notions fournies sur les autres
coutumes.
Les causes, la nature , les conséquences et la des-
tinée de l'établissement des libertés communales,
aux 41.2, 12.° et 13.° siècles:
La lutte du droit canonique contre la législation
féodale ; et ensuite celle de ces deux élémens
combinés contre les premières réformes et les pre-
miers essais de législation générale, tentés par la
royauté:
Enfin la naissance et les premiers actes du droit
des gens moderne, ou droit international :
— 681 —
Fourniraient aussi matière à autant de traités séparés.
3.° PÉRIODE (1461—1789).
Deux époques dans cette période :
L'une de la consolidation définitive du pouvoir royal ;
L'autre de la monarchie pure.
1.7 ÉPOQUE. (1461—1645).
I. L'affermissement définitif de la royauté ; le régime
des ordonnances ; l'action des parlemens ; l'in-
fluence des unes et de l'autre sur la législation
coutumière et canonique, d'une part, et sur le
droit écrit d'autre part ;
Il. Les perfectionnemens du droit, dit administratif ;
la naissance de la législation commerciale , sous
l'influence des élémens nouveaux du commerce
et de l’industrie ;
HT. Les progrès croissans du droit international, et l'in-
fluence des relations extérieures sur l'administra-
tion interne de l'Etat ; |
Nécessiteraient pour cette époque , autant de disser-
tations préparatoires.
IV. Enfin un tableau de l'organisation administrative et
judiciaire de la France, avant l'avènement de
Louis XIV, servirait de transition pour arriver
à la dernière époque.
2.° ÉPOQUE (1643 à 1789).
Nous signalons dans cette période les quatre ques-
*
tions suivantes, comme exigeant de vastes développe-
mens et une solution approfondie.
I Caractères de la royauté sous Louis XIV; état
de la société politique et religieuse ; réformes ac-
complies dans le droit civil; influence des con-
troverses religieuses sur ce droit.
IT. Résultats : 1.° du développement extraordinaire des
relations diplomatiques ; 2.° de la législation sur
les colonies, sur le commerce en général, et sur
la police intérieure du royaume.
II. Sous la régence et sous les règnes de Louis XV
et de Louis XVI : |
Dans l'ordre politique , lutte des parlemens et de
la royauté ; naissance et progrès de la presse ;
influence de la philosophie et des idées nouvel-
les ;
Dans l’ordre civil, ordonnances et législation géné-
rales sous le chancelier d'Aguesseau ; réformes
tentées par Turgot et par Necker.
IV. Enfin, après un tablean comparatif de l'état des
institutions politiques, civiles et religieuses en-
core debout, en 1789 ; — recherche et appré-
ciation des élémens de dissolution et de ruine,
que cet ancien ordre de choses renfermait dans
son sein, indication des débris qu'il pouvait lé-
guer à l'ère nouvelle dont l'aurore paraissait
déjà.
_Esquisser un semblable plan, c'est confesser à l'avan-
ce notre impuissance et notre témérite.
On n'oubliera point toutefois que nous n'entreprenons,
pas un ouvrage méthodique et complet qu'il faut de-
mander à la plume d'un historien habile, mais seule-
ment quelques études préparatoires qu'il s'agira de re-
cueillir sous la forme libre et facile de dissertations
successives.
— 685 —
Quelques mots encore sur l'utilité d'un semblable
travail.
. Nous l'avons déjà dit : l’histoire de notre droit est
demeurée à peu près stationnaire, au sein même du
mouvement moderne et du progrès de plus en plus ra-
pide chaque jour , des études sur l’histoire générale.
Dans d'immortels ouvrages, les Guizot, les Thierry,
les Michelet, les Sismondi, ont su orner, vivifier des
couleurs les plus fidèles et parfois les plus brillantes le ta-
bleau de nos origines , celui de nos institutions politiques et
du mouvement de la civilisation dans les différentes pé-
riodes de nos annales ; — et leurs admirables écrits
découvriront à l’auteur d'une histoire du droit, la
physionomie générale de la société dont il étudiera les
lois. Mais le plan même de ces ouvrages interdisait
les recherches spéciales que nécessite une telle étude.
Nous ajouterons même, sans crainte de porter une ac-
cusation téméraire, que si ie génie de nos célèbres
historiens modernes leur a en quelque sorte révélé les
lumières d’une science dont la connaissance pratique
leur a manqué (nous parlons ici de la science du
droit ), l'absence de cette étude se laisse cependant
parfois apercevoir , surtout dans des détails qui ont
aussi leur importance , et qui, sans déparer l'ensem-
ble, n’atteignent plus sa hauteur.
En vain d'ailleurs chercherait-on à combler cette
lacune avec les écrits de Montesquieu , de Mably, de
Dubos, de Boulainvilliers et d’autres auteurs du siècle
dernier. Quoique recommandables sous tous les autres
rapports, ces écrivains subissant la loi de leur épo-
que , ou celle de leur position, ont consacré leur éru-
dition, non à la recherche du vrai, ni à l'exposé im-:
— 684 —
partial de leurs découvertes, mais à la défense du
système sous la bannière duquel chacun d'eux mar-
chait. Dans leurs livres, royauté, noblesse, tiers-état
combattent tour à tour, comme en champ clos, pour
leur origine et pour leurs privilèges. Chez le plus grand
nombre d'entr'eux le 18.° siècle franchit les limites
mêmes de notre histoire; c'est jusques dans les forêts
de la Germanie que nous voyons rechercher sérieuse-
ment, par les uns, le pouvoir absolu sous la tente
du chef: par les autres, les titres de l'aristocratie
dans la juridiction des seniores: et par les hommes
nouveaux , la base des droits imprescriptibles du peu-
ple et de la souveraineté démocratique dans le mal-
lum ; — en attendant que, de nos jours, le préam-
bule d'une constitution francaise fit, d'une charte du
12.2 siècle, le type historique et légal d'un pacte orga-
nique de notre monarchie représentative.
L'abrégé de Fleury, l'épitome latin de Silberrad
et l'ouvrage de Bernardi , seuls livres spécialement
destinés , jusqu'à notre époque, à l'histoire du droit
français, sont de pâles analyses à peine lisibles. Tout
récemment, un jurisconsulte disciple illustre de la nou-
-velle école, M. Laferrière, a publié sous le titre d'His-
toire du Droit français, un ouvrage non moins re-
marquable par le style que par la sagace et profonde
érudition de l’auteur, mais qui, dans son cadre limité,
n'a pu embrasser que des considérations genérales, et
n'est point une véritable histoire du droit. A l'étranger,
les Institutions Judiciaires de Meyer, l'Histoire du
Droit romain au moyen-ége , par M. de Savigny , ainsi
que les prodigieux travaux de savans ‘els que Grimm,
que Ganz, qu'Eichorn , ont répandu une vive lumière
— 685 —
sur une foule de faits jusqu'à ce jour restés inconnus
ou mal appréciés. Enfin, parmi nous, l’un de nos plus
savans jurisconsultes ( M. Troplong) et nos professeurs
MM. l'Herminier et Poncelet, joignant l'exemple au pré-
cepte, ont voulu fonder l'école nouvelle, l’école fran-
çaise de l’histoire du droit!
Mais, nous le répétons, la route frayée par tant de
nobles travaux n'est guères parcourue.
Nous tenterons pourtant de reconnaître ses abords ;
peut-être même essaiercns nous sur cette voie quelques
pas chancelans, privés qu'ils seront du double appui
du savoir et de l'expérience; — il faut oser.
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NOTICE
BIOGRAPHIQUE
SUR
M. REYNARD,
Par M. N. DELAMORLIÈRE.
Les pertes les plus sensibles sont celles qui nous
rappellent l’homme essentiellement utile et dévoué au
service de ses semblables. C'est ainsi, Messieurs , que
vous avez si vivement ressenti celle de l'excellent col-
lègue que la mort vient de nous enlever.
Philippe-François Reynard, né à Amiens en 1775,
eut le bonheur d’avoir un père qui sentait le prix et
la nécessité du travail et un oncle, professeur dis-
tingué de mathématiques, de physique et de chimie
au collége d'Amiens. Tous deux chérissaient égale-
ment ce fils unique et ils sempressèrent de diriger son
éducation. Aussi Reynard , par une circonstance extra-
ordinaire , parüt-il singulièrement précece ; non qu'il
le fut en effet mais son oncle ayant commencé par où
les autres finissent, il parlait de sciences à un àge
où l'on sait à peine lire. C'est qu’encore enfant il
suivait les cours des hautes sciences parmi ses condis-
— 638 —
ciples de 18 à 20 ans. Les instrumens de physique
étaient ses jouets. À peine avait-il grandi qu'il maniait
habilement tout l'appareil électrique et avait déjà quel-
ques idées de la matière du tonnerre, objet de ter-
reur pour les autres enfans, objet d'amusement pour
lui. On le vit même alors figurer avec éclat, à la fln
de l’année scolastique , dans un exercice public de la classe
de physique où il excita l'admiration de tous les auditeurs.
Mais du sommet de la science il desceñdit en sixième
vers sa neuvième année ; ainsi il commença ses huma-
nités à Amiens et fut les terminer à Paris au collége
de Lisieux. Son oncle ( l'abbé Reynard ), dont la mé-
moire est si chère à cette ville, ayant été obligé d'a-
bandonner ses fonctions parce qu'il ne voulait pas
professer en latin la physique et la chimie, comme
on l'exigeait alors, quoiqu'il en démonträt l'impossi-
bilité, vu que ces sciences qui faisaient tant de pro-
grès ; exigeaient , même en français, une Jangue
toute nouvelle. Il vint à Paris compléter l'éducation
des fils d'un lord anglais et s'y occupa, en même
temps, de son neveu que la société de ces riches
étrangers si bien elevés , contribuait à former. C'était
l'époque où Lavoisier et autres savans créaient la nou-
velle chimie. L'abbé Reynard , homme au-dessus des
préjugés qui enchainèrent alors plusieurs savans , sentit
bientôt la nécessité de dépouiller le vieil homme. Le
professeur se refait écolier. Ce que j'avance ici, je
l'ai vu , car alors j'étais aussi son élève, habitant le
même toit, et l’accompagnant partout. Il suit avec nous
les cours de chimie de Fourcroy, le cours de physi-
que de Charles dans le plus beau cabinet d’instrumens
de physique de l'Europe. Reynard , sous la direction
— 689 —
de son oncle, faisait des résumés, des tableaux , et
l'on répétait en commun les expériences des cours. Le
célèbre. Vauquelin, à la sollicitation de l'abbé Rey-
nard, devint aussi leur professeur. C'était son début ,
son premier cours, et l'on peut dire qu'il fut, en
quelque sorte, le premier élément de sa réputation,
car jusqu'alors ce savant n'avait pu vaincre une timi-
dité qu'il croyait invincible.
Reynard , outre ces avantages , avait par son oncle
celui d'approcher les savans de l’époque et l'on conçoit
l'effet puissant que devait produire sur une jeune tête
déjà si bien préparée, les idées profondes , les vues
étendues , en un mot, les inspirations de pareils hom-
mes. L'oncle , d’écolier qu’il était, redevint enfin pro-
fesseur lorsqu'il se fut mis au courant de sciences
toutes nouvelles. IL fit un cours de chimie dont son
neveu était le préparateur. La révolution agissait en
même temps sur l'âme de ce jeune homme, déjà si
enflammée ; elle opère bientôt une séparation cruelle.
En 1793, Reynard est nommé pharmacien sous-aide et
part pour l'armée. Il est d'abord attaché à l'hôpital
militaire de Lille. Il devient encore préparateur du
cours de chimie , bientôt mème il remplace le profes-
seur empêché par une maladie très-grave et la répu-
tation qu'il acquiert le fait nommer avant l’âge de 20
ans, membre de l'académie de Lille. Nous passons,
Messieurs , sur les circonstances honorables qui don-
nèrent lieu à son avancement. Il fut nommé pharma-
cien de l'hôpital de Belislle-en-mer , puis attaché à
l’armée du Nord, il fit toutes les campagnes d’Alle-
magne. En 1804, il était pharmacien en chef de cette
armée. Lorsque la victoire conduisait nos soldats dans
44.
— 690 —
toutes les capitales de l'Europe, guidé par la science
toujours pacifique , toujours bien accueillie, il visitait
partout les hommes les plus célèbres. À vienne il de-
vient l'ami de Franck , premier médecin de l’empereur
d'Autriche ; à Berlin il se lie avec le célèbre Klaproth,
plus tard avec Berzélius, l’un des plus fameux chi-
mistes de notre époque.
Il créa le service des médicamens de Wilna, dans
la malheureuse campagne de Russie. Il s'avançait vers
Moscou lorsqu'il rencontra les débris de notre armée
vaincue , non par cette nuée de barbares qui avaient
fui devant elle, mais par le plus affreux climat et
par l'incendie des villes et des campagnes. L'héroisme
du Russe c'était de s'ensevelir sous des ruines plutôt
que de devenir la proie d’an vainqueur dont il igno-
rait que l'armée allait périr sous les glaces du Nord.
Pauvre Reynard ! Il n'eut point le bonheur de mourir
au milieu de tant de braves. Au moment où ses pieds
gelés lui refusaient leur service et où il allait aussi
périr, Jumel, son ami, son collègue ; le charge sur
ses épaules et l'emporte à deux lieues de ‘distance.
IS sont faits prisonniers l'un et l’autre et conduits à
Wilna. Reynard vivement affecté et succombant à la
douleur, tombe dangereusement malade ; mais conso-
lons-nous , Messieurs , il nous sera rendu. Apprécié
par les officiers russes, il est replacé par eux à la
téte du service des pharmacies qu'il avait organisées.
Il se met en rapport avec les homnes éclairés du pays;
il y trouve dans une célèbre congrégation de jésuites,
des savans, des hommes adonnés aux arts industriels
qu'ils font fleurir dans ces contrées où tout est'en-
core dans Fenfance.
Dire.
—— 691 —
Reynard, après plusieurs années de captivité, put
rentrer en France en 1813. Nous nous retrouvâmes à
Paris par hasard à cette époque, nous amis de l’en-
fance, nous compagnons d'études et dont les rapports
d'amitié ne s'étaient jamais refroidis , et ce n’est point
saus attendrissement que nous nous rappelons cette
rencontre imprévue où nous avions tant à nous dire.
où nos cœurs sentaient à la fois et les douleurs de
la patrie et nos propres infortunes..
Cédant aux prières de ses parens et au besoin de
rétablir sa santé, il se retira du service, quoiqu'il
ne lui fallut plus trois ans pour avoir droit à la re-
traite. Il perdit ainsi le fruit de tant de travaux, de
tant de sacrifices. Il n'obtint pas même , à cause de
cette résolution , la croix d'honneur qu'il désirait d'au-
tant plus vivement qu'il l’avait méritée , sic vos non
vobis. Il fonda, pour vivre, une nouvelle pharmacie
à Amiens , pharmacie distinguée de nos savans méde-
cins dès son origine et reprit ses liaisons d'amitié et
de travaux chimiques avec Facquet, ancien membre
de l'académie, son digne émule pour la science et le
dévouement. Il rétabllt sa correspondance avec les sa-
vans de la capitale et notamment avec MM. Robiquet,
Thénard et Laugier. Inutile, Messieurs, de vous dire
sa supériorité dans une profession aussi utile que
la sicnne et de laquelle dépend si souvent la santé et
la vie des hommes. Les formules les plus difficiles
étaient exactement préparées chez lui et le choix des
substances pharmaceutiques toujours assuré. Aussi fut-il
nommé pharmacien des pauvres qu'il traita toujours
avec empressement et humanité. une grande partie de
ses loisirs était employée à faire des analyses à la de:
44.*
— 692 —
mande des médecins ou à celle de l'autorité adminis-
trative ou judiciaire.
Vous sentez, Messieurs, toute l'importance de ces
travaux qui , s'ils sont mal faits, peuvent compromettre
la vie ou l'honneur de l'innocence ou sauver , ainsi
qu'on l'a vu, de grands coupables. Mais il ne se bor-
nait point aux applications de la science à son état,
il la faisait servir à toutes les professions. Il était con-
tinuellement consulté par les chefs d'ateliers de tein-
ture , par les tanneurs, les brasseurs, les fabricans
de produits chimiques et nul ne le consulta jamais
en vain. Il avait lui-même fondé à Amiens une tan-
nerie par des procédés économiques. Il avait imaginé
des procédés nouveaux pour teindre les parchemins en
toutes couleurs : il était parvenu à neutraliser la dis-
solation d’indigo par l'acide sulfurique , découverte an-
cienne , mais tenue secrète jusqu'alors. Il avait fait
l'analyse des eaux de la Somme, de l’Avre, de la
Celle, des fontaines, des puits et des eaux minérales
de la ville et des environs. Il a publié, à diverses
époques, une multitude de notes ou de mémoires dans
les annales de chimie et dans les autres journaux
scientifiques. Il était membre des académies d'Amiens
et de Lille, de la société et du jury médical, es-
-sayeur de la garantie d’or et d'argent. Abonné à tous
les journaux scientifiques , en possession de tous les
ouvrages des savans modernes , français ou étrangers,
on le trouvait toujours au courant des sciences qui
faisaient de si grands et si rapides progrès.
Sa bibliothèque était en même temps remplie de
toutes nos richesses littéraires de manière à pouvoir
— 693 —
charmer les instans de loisir d’une vie si noblement
remplie.
Il me reste, Messieurs à vous parler de son carac-
tère ferme et inébranlable, de la générosité de son
âme qui, sous une écorce d'âpreté militaire , était
susceptible des plus tendres et des plus nobles senti-
mens. Mais pour vous en donner une idée, ïl suffit
de rappeler ses actions. Quoique peu fortuné, il était
entré dans toutes les entreprises bienfaisantes ; il était
l’un des fondateurs de la société d'encouragement pour
l’enseignement mutuel qu'il soutint constamment et avec
courage lors même qu’elle fut abandonnée par l’admi-
uistration , dans un temps où l'on ne voulait point faire
déroger les lumières. Il était l’un des membres les
plus zélés du conseil municipal et l’un des plus exacts
à remplir ses devoirs de citoyens dans les élections.
Vous vous souvenez , Messieurs, de l'éclat avec lequel
il présida votre séance publique et de son concours si
éclairé dans l'examen des produits de l'industrie de
notre département dans toutes les expositions, malgré
ses infirmités.
C'est au milieu de ses travaux et lorsqu'il pouvait
encore rendre de si grands services qu'il nous fut en-
levé. Aussi cette perte fut-elle généralement sentie.
C'est du moins une consolation pour nous, Messieurs,
de pouvoir , après les voix éloquentes qui l'ont loué
publiquement à sa mort, lui rendre à notre tour jus-
tice en votre nom, et de dire dans la sincérité de
notre cœur, à ceux qui n'ont point eu le bonheur de
le connaitre , il aima et servit ses semblables.
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PROGRAMME
DU CONCOURS DE 10
AGRICULTURE.
rs NES SES ———
Manuel pratique d'Agriculture , à l'usage du Département
de la Somme, applicable surtout aux fermes de 30 hec-
tares.
Indiquer le meilleur assolement :
1.0 Pour les terres fortes ( terrains argileux ).
2,0 les terres légères ( terrains sablonneux et
tourbeux ).
she les terres blanches (terrains crayeux et mar-
neux ).
4.° les terres à cailloux ( terrains siliceux ).
Détailler enfin les meilleurs instrumens à employer
aux cultures suivantes :
1.° Aux céréales ( blés, seigle, scourgeon , pamelle ,
avoine ).
2.9 Aux fourrages (hivernache, lentillon, fève ; jarat.
vesce, bisaille ),
— 696 —
3.° Aux prairies artificielles ( luzerne , sainfoin , trèfle,
minette ).
4.° Aux graines grasses (colza, œillette, navette, ca-
meline ).
8.° Aux plantes textiles (lin, chanvre, mélilot ).
6.° Aux racines ( carotte , navet , pomme de terre ,
betterave ).
L'Académie désire un Manuel succinct et clair qui,
dans les quatre tableaux d’assolemens indiqués ci-des-
sus , supprime ou du moins réduise considérablement
le nombre des terres en jachère.
ÉCONOMIE POLITIQUE.
Résumer l’état du paupérisme en France lors de la
révolution de 1789.
Indiquer quelle a été sur lui l'influence de cette ré-
volution, l'influence de l’industrie manufacturière.
Faire connaitre son état actuel en France, et plus
spécialement dans les villes de commerce.
Déterminer les causes de son existence.
Présenter les principaux moyens de le combattre et de
le prévenir, notamment dans les villes manufacturiè-
res.
L'Académie demande que l'auteur déduise du mé-
moire des conséquences pratiques applicables au dépar-
tement de la Somme.
\ POÉSIE.
Epitre, ode ou élégie sur un sujet au ehoix des au-
teurs.
— 697 —
Les prix consisteront en des médailles d’or, de la va-
leur de 300 fr., ils seront décernés en août 1839.
Les mémoires et poëmes seront adressés au Secrétai-
re-perpétuel, avant le 15 juillet, terme de rigueur.
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LISTE CHRONOLOGIQUE
DES
MEMBRES RÉSIDANTS
DE L'ACADÉMIE.
MEMBRES HONORAIRES.
MM.
Le 1. PRÉsIDENT, de la Cour Rovale.
Le PRÉFEr de la Somme.
L'ÉvÈQuE d'Amiens.
Le Marre d'Amiens.
Le PRocuREuR-GÉNÉRAL près la Cour royale.
Le Recreur de l’Académie Universitaire d'Amiens.
GORGUETTE-D'ARGŒUVE, propriétaire-cultivateur , ancien
membre titulaire.
L'Abbé VixcexT, ancien professeur de Seconde au Col-
lége roval.
Memgres TITULAIRES.
MM.
BARBIER # , médecin en chef de l'Hôtel-Dicu d'Amiens,
directeur de lPécole secondaire de médecine ; profes-
— 100 —
seur de botanique au jardin des plantes de la même
ville, membre associé de l’Académie royale de mé-
decine de Paris, de celle de pharmacie de la même
ville, associé-correspondant de la société médico-bo-
tanique de Londres, des académies et des sociétés
médicales de Bruxelles, d'Arras, d'Evreux et de Lou-
vain , Président de l'Académie.
LEMERCHIER % , docteur en médecine , médecin en chef
des hospices St.-Charles et des incurables.
DELAMORLIÈRE, ancien membre de la chambre des re-
présentans , receveur des contributions directes.
RicozLor, médecin ordinaire de l'Hôtel-Dieu d'Amiens,
professeur à l'école secondaire de médecine et mem-
bre de la société médicale de la même ville, corres-
pondant de l'académie royale de médecine de Paris
et de la société académique de St.-Quentin, ex-mé-
decin ordinaire des armées, et ex-médecin titulaire
du dépôt de mendicité du département de la Somme.
CAUMARTIN #, président de Chambre à la Cour royale
d'Amiens , membre de la Chambre des députés et
du Conseil-sénéral. du département de la Somme.
Macnarr ( Auguste) père #, Conseiller à la Cour royale,
ANSELIN, avocat à la Cour royale, conseiller de pré-
fecture.
JourpaIx (Léonor), professeur de belles-lettres et de
langues vivantes.
CEussEy , architecte de la ville,
Mazzer-DEsprez #, négociant, membre du Conseil-gé-
néral du commerce,
RouTier #, docteur en chirurgie, professeur à l’école
secondaire de médecine, chirurgien en chef: de l'ho-
0 —
pital-général , correspondant de l'Académie royale de
médecine.
Huserr, ancien professeur de rhétorique au collége
royal, inspecteur de l’Académie universitaire-
CRETON, avocat à Ja Cour royale.
OsrY, ancien avoué, avocat à la Cour Royale.
Pauquy, docteur en médecine, membre correspondant
de la société Linnéenne de Bordeaux et de la so-
ciété royale d’émulation d’Abbeville.
Riquier #, conseiller de Préfecture, ancien président
du tribunal de commerce.
CARESME , inspecteur de l’Académie universitaire, Direc-
teur de l’Académie.
Decateu, conseiller à la Cour royale, anciea élève de
l'école polytechnique , Chancelier- Trésorier de l’Aca-
demie.
Marorre, chef de bureau à la Préfecture.
Duroyer %#, maire d'Amiens, Secrélaire-perpétuel de
l’Académie.
BouLLer % , 1." président à la Cour royale.
Davezuy fils, négociant, ancien président du tribunal
de commerce.
Quenogze #, président du tribunal civil de l’arrondis-
sement d'Amiens.
DELORME, professeur de mathématiques au Collége royal
et de géométrie appliquée aux arts.
Dewaïzzy , ancien propriétaire-cultivateur, à Cagny.
Roussez ( Louis), avocat à la Cour royale.
Macrarr ( Auguste ), fils, ingénieur des ponts et chaus.
sées.
GARKNIER , professeur.
SPINEUxX ainé, propriétaire.
— 102 —
HarpOuIN , ancien avocat , avoué à la cour royale.
TAvERNIER %, docteur en médecine.
Daway, procureur du Roi.
Rousse ( Martial) , directeur de la Maison de correc-
tion.
PoLer, professeur de chimie au Collége royal.
Bor , pharmacien.
-ADDITIONS, CORRECTIONS
ET
NOTES SUPPLÉMENTAIRES
(AU MÉMOIRE SUR L'IMMORTALITÉ DE L'AME CHEZ
LES HÉBREUX ),
Par M. J.-B.-F. OBRY.
TS 0-00 —
Page 484, ligne 21, au lieu de Vidas, lisez Védas,
P..490 , ligne 5, au lieu de c’est aussi lisez anssi
P. 513, lig. 7 et 8, au lieu de morte est le venin. Lisez mort
est le venin.
P. 5149, après la nôte 1, ajoutez : — Dom Calmet ( Bible de
Vence, ubi suprà ), né fait qu’un seal et mênre séjour de la géhenne
supérieure , du séin d'Abraham et du jardin d'Eden, qu’il appelle
le purgatoire des Juifs. Basnage ( hist, des Juifs, t. 5, liv. 5, ch.
48 et 19 ), paraît y voir deux endroits distincts, l’un, la géhenne
supérieure , pour les prévaricateurs d'Israël, c’est-à-dire pour ceux
qui ne sont ni tout-à-fait bons , ni tout-à-fait méchans , et qui meu-
rent sans faire pénitence , et l’autre , le sein d’ Abraham ou le jardin
d'Eden ; pour les âmes des justes. Cette distinction est récente , et
ne doit être appliquée à Vanciénne église judaïque qu’en ce sens
qu’il y avait dans le même séjour deux quartiers différens , le pre-
mier pour les justes et le second pour les simples prévaricateurs. La
géhenne supérieure n’est devenue un lieu de supplices temporaires , et
le sein d'Abraham ou jardin d'Eden un lieu de: récompenses aussi
— 104 —
temporaires , que plusieurs siècles après le retour de l’exil: Au temps
de Jésus-Christ, le sein d'Abraham, où reposait Lazare, n’était en-
core qu’un séjour d’attente et de consolation. ( Luc. ch. 46, v. 25 );
et cetle remarque s'étend au paradis ( ou jardin d’Eden ) que Jésus
promettait, pour le jour même de sa mort , à l’un des deux larrons
crucifiés avec lui ( Luc, ch. 23, v. 43 ) ; car, d’un côté, ce pé-
cheur demandait au Christ de se souvenir de lui lorsqu'il viendrait
dans son règne ( de mille ans ) , où ceux-là seuls seraient admis qui
dormaient avec Abraham ; et d’un autre côté, l’apocalypse ( ch. 6,
v. 10 et 11 ) représente les Saints et mème les martyrs reposant sous
l’autel et criant à l’agneau , non-seulement de venger leur sang , mais
encore de leur accorder la récompense promise. On promet à Daniel
( ch. 42, v. 43) le repos après sa mort, jusqu'a la fin des jours
ou des temps ; et dans le quatrième liv. d’Esdras ( ch. 4, v. 35 et
ch. 6, v. 22 ) les justes demandent quand viendra le fruit de la
moisson , ou de leur salaire, et on leur répoud qu’à la venue du
Messie dans son règne , les greniers pleins seront trouvés vides en un
instant, c’est-à-dire que les âmes des justes sortiront tout-à-coup de
leurs réceptacles, pour jouir avec leurs corps d’une béatitude plus
parfaite, d’abord sur la terre ; puis dans le ciel.
Les opinions judaïco-chrétiennes sur cette matière sont présentées
dans ce sens par un évêque grec , appelé Hippolyte, dont le sermon
a été imprimé sous le nom de l'historien Josèphe ( Basnage, ubi
supra , t. 5, iv. 5, ch. 48, 6 9 ).
Du reste, les idées des Rabbins sur les sept enfers, ou sur les
sept appartemens du séjour infernal ( Basnage , ibid., ch. 49, $ 2),
ressemblent beaucoup à celles des Indiens, qui admettent aussi sept
enfers ou même trois fois sept enfers, dont l’un se nomme gahanam.
Cette dénomination qui dérive de la racine gah, impervium esse, et
veut dire abîme sans fond ou profondeur sans issue , se rapproche
beaucoup de la géheñna, gx Tetra, des évangélistes. Il est vrai que
le savant Gésénius ( thes. ling. hébrææ, 4, p. 281 ) dérive ce der-
nier nom du mot chaldaïque ghnm, prononcé gékinnom , vallée d’hin-
— 705 —
nom où des fils d'Hinnom, en hébreu gihnm, ponctué géhinnom,
vallée autrefois célèbre par les sacrifices humains qu’on y faisait à
Moloch , puis à Baal, appelée lieu des sépulcres par les Septante ,
et devenue depuis le réceptacle des immondices de Jérusalem. Je
comprends très-bien que les diverses destinations de cette vallée, et
surtout la première, aient donné l’idée d’y placer le séjour des mau-
vais démons et des réprouvés. Mais je ne suis pas convaincu de l’o-
rigine hébraïque de ce nom ; je ne vois pas bien non plus comment
ni pourquoi, dans cette hypothèse, on en aurait fait l’application au
séjour des âmes souffrantes, mais non peiverses, qui attendaient,
dans la géhenne supérieure, le moment de leur délivrance. Et quand
je trouve tant de conformité entre le dieu hindou Siva et les dieux
phéniciens Baal et Moloch, surtout en ce qui concerne les sacrifices
qu’on leur offrait dans l’origine , je suis porté à croire que la géhenne
juive vient du sanscrit gahanam. Les Hébreux ont plusieurs fois mo-
difié des mots étrangers, soit pour les accommoder au génie de leur
langue , soit pour mieux en déguiser la source.
P. 520, note 4, ajoutez : — Jéhôväh est ici-bas le Pasteur d’Is-
raël , le rom Au@y d'Homère. Il fait parquer ses brebis dans des
lieux agréables, où il plante pour elles ses cordeaux, bien différens
de ceux de Môth; car, lors même qu'il s’agit de la terre, il y a encore
allusion au chéol ( Voir ps. 46, v. 5; ps. 78, v. 70—71 ; ps. 80,
v. A; ps. 95, v. 7; ps. 100, v. 3; et Isaïe, ch. 63, v. 41). De
même le Christ est ici-bas le pasteur des fidèles ( Jean, ch. 40, v.
44 ). Ces textes font allusion à une ancienne croyance orientale, qui
a passé en Grèce et à Rome, sur les anges gardiens ou génies don-
nés aux hommes comme précepteurs et comme pasteurs, pour les
conduire dans la vie, génies que Platon appelle expressément démons
pasteurs ( Relis. de l’antiq., III, p. 44—47 ).
P. 524, lig. 44, au lieu de surpris dans ma détresse , lisez sur-
pris. Dans ma détresse , k
P. 529, lig. 7, après ces mots : résurrection des corps. lemplatez
le point par une virgule, et ajoutez: ainsi qu'on le verra au $ 5.
45.
— 106 --
P. 541, lig. 24, effacez ont sacrifié aux voluptés ,
P: D4S , lis. 14, ϝ View de Ovroue lisez mvedpco
P. 553, lig. 9, au lieu de celle-ci, lisez celle-là,
Ibid., lig. 40, au lieu de douné, lisez donné
Ibid , lig. 41, au lieu de celui-là. Lisez celui-ci.
P. 554, lig. 29, à la fin, ajoutez (2). et lisez au bas de la page :
(2) Dans le songe de Scipion ( Macrobe, liv. 4, ch. 42 }, il est
dit, à propos des bienheureux et de la voie lactée, leur premier
séjour : inc profecti, hüc revertuntur. Du moment! que lon faisait
remonter les âmes des justes. immédiatement de la terre au ciel , ül
semblait naturel de les faire descendre immédiatement du ciel.sur la
terre, sans séjourner , avant la naissance pas plus qu'après la mort ;
dans les demeures infernales. Hüc revertuntur, ergo hèno profecti.
D'ailleurs, on répugnait à croire à la culpabilité ancienne de ces
âmes qui venaient de déployer tant de vertus dans leur incarnation.
Cette descente immédiate de la voie lactée sur la terre, qui n’était
d’abord que le privilège des âmes pures , devint bientôt le droit com-
mun de toutes les âmes, surtout aux yeux des Grecs, peu au cou-
rant de la mysticité orientale et du dogme profond de la chûte des
âmes.
P: 559 , lig. 17, aw lieu de selon le système égyptien ses : se-
lon le système pur égyptien
Ibid, lig. 21, après ces mots: théorie égyptienne. remplacez le
point par une virgule et ajoutez: au moment de venir habiter les
premiers corps créés.
P. 561, lig. 44, au lieu de gaandiose , lisez grandiose,
P. 562, note 2, au heu dé Journ. asint., lisez Journ. asiat.,
P. 565, lig. 6, au lieu de plus justes Zisez plus Juste
P. 572, lig. 27 ‘au lieu de la relig. Hisez les relig.
P. 573, lig. 46, au lieu de surrecxurus lisez surrexurus
P. 579, lig. 21, du lieu de s'était opéré lisez s'était opérée
— 107 —
P. 581, lis. 46, au lieu de désordonné: lisez désordonnée ;
P. 585, lig. 7, au titre, au lieu de conclusion , lisez palingénésie
spirituelle.
P. 587, lig. 20, avant pélérinages lisez mes
P. 588, après la note 2, ajoutez : — Je n’ai point ici le bonheur
de me rencontrer avec M. Salvador. Trop préoccupé de sa théorie
mosaïque et voyant dans l’hébraïsme une réaction religieusé , morale
et politique contre l'Orient , cet Israélite prône l’excellence de la sa-
gesse judaïque , qui regardait la vie humaine comme un bienfait su-
prême de l'Eternel, par opposition au mysticisme oriental , habitué
à placer le bienfait divin dans la mort, et le commencement de
l'existence véritable dans ses villes souterraines ou nécropoles ( Jésus-
Christ et sa doctrine , 4, p. 69, avec la note, qui se prolonge jus-
qu’à la p. 72, et p. 87, avec la note D, p. 445—453), Les preuves
de son opinion sont tirées , d’abord , des deux premiers chapitres de
la Genèse , qui prouvent tout le contraire de ce qu’il y croit décou-
vrir; en second lieu, de lEcclésiaste, qui, à mes yeux, est un
franc matérialiste , d’ailleurs isolé ; troisièmement , de Job, dont le
poème tout entier roule, selon moi, sur les malheurs de cette vie,
et enfin, de la prière d’Ezéchias, après sa convalescence , morceau
poétique dans lequel un roi jeune, heureux et adoré de son peuple,
se réjouit d’avoir échappé à la mort, de n'être pas descendu dans le
_chéol où il n’eût certes pas joui du même bonheur que sur la
terre. En effet , Ezéchias n’eût pas trouvé la suprème félicité, mais seu-
lement des consolations, et l'espérance de la béatitude céleste pour
le jour de la grande rénovation, Les trois parties de son être divi-
sées et dans un état de suspension , w’auraient repris le plein exer-
cice de toutes les facultés corporelles, vitales et intellectuelles, que
lors de leur future réunion, remise à un temps indéterminé.
P. 589 , lig. 40, aw lieu de le système populaire des Juifs lisez
l'un des systèmes populaires des Juifs
Ibid., lig. 48, après dans son règne, effacez la virgule, et ajou-
tez de mille ans (3); puis mettez en note:
45.*
108 —
(3) La palingénésie spirituelle ou délivrance anticipée des justes
d'Israël était une conséquence du premier ayènement du Messie, pris
au sens spirituel. C'était la clôture de l’ancienne alliance. Le Christ
devait, à son second avènement, opérer une semblable palingénésie
au profit de son peuple, après le règne terrestre de mille ans, pour
clore l'alliance nouvelle. :
P. 590, lig. 2 , au lieu de receuilli lisez recueilli
P. 592, ligne 12—13 , au lieu de l’un des premiers siècles lisez
l’un des deux derniers siècles
P. 593, lig. 20, au lieu de le 15 de tisri, Lisez le A0 de tisri.
Ibid, lig. 23, au lieu de et prend à soi celles qui, par leur re-
pentir etc. lisez et le 15 du même mois, le premier jour de la
fête des tabernacles, prend à soi celles qui, soit par leur bonne
conduite durant cette vie, soit par le repentir etc.
Ibid., à la fin de la note 4, ajoutez : — il faut distinguer ce jugement
annuel des morts, prononcé le 40 de tisri, du jugement annuel des
vivans, prononcé le premier du mêine mois ; ouplutôt, il paraît qu'il
y avait dans ce mois deux jugemens, tant pour les vivans que pour
les morts, Suivant les Rabbins, c’est le premier jour du mois de tisri,
ou le jour même de l'an, que Dieu juge tous les hommes, et qu’ils
passent devant lui comme un troupeau devant le berger. Dieu les
inscrit ce: jour-là, savoir: les bons sur le livre de vie, et les mé-
chans sur le livre de moft. Quant à ceux qui tiennent le milieu, qui
ne sont ni tout-à-fait bons, ni tout-à-fait mauvais , il attend leur re-
pentance jusqu’au jour des expiations dix jours après, et alors il dé-
cide de leur sort. Je crois que ces deux décisions s’appliquaient éga-
lement aux morts, et que Jéhôvâh attendait aussi jusqu’au jour des
expiations les prières des parens et amis pour prononcer sur les
âmes demi-bonnes et demi-mauvaises. Du reste, les registres de Jé-
hôväh étaient tenus en'partie double, au moins pour les vivans. 1l y avait
dans chacun, à l'égard de ceux-ci, une page pour le siècle présent
et une autre pour l'éternité. Quant aux morts, une page suffisait
pour chacun, puisqu'il ny avait plus que l'option entre la vie)
— 709 —
éternelle ou le retour au ciel et la relégation perpétuelle dans l'a-
baddôn ( voir Basnage, wbi supra, t. 6, liv. 6, ch. 16, $2—4. —
On verra plus loin dans une note que l’exécution des deux sentences
rendues sur les morts devait être différée jusqu’au 45 de #isri, jour
de la fête des tabernacles, à la pleine lune.
P. 594, note 1 , au lieu de ps. 15, v. 40. lisez ps. 46, v. 10.—
J'ai déjà cherché ( ci-dessus, p. 514, note 4 ) l'explication de ce
texte difficile dans l’usage où étaient les Egyptiens de placer les mo-
mies au fond de puits sépulcraux, creusés profondément sous terre.
Mais j'ai oublié d’y rappeler les v. 1, 8, 9 et 41, où le psalmiste,
assuré de l’appui de Jéhôvâb, qui est à sa droite et qui lui montrera
le chemin de la vie, déclare que sa chair habitera en assurance
( dans le tombeau ). On peut aussi, sans recourir immédiatement
aux opinions égyptiennes, expliquer ce passage, soit en ce sens que
les méchans ne ressusciteront pas, que leurs corps pourriront dans
le sépulcre et que leurs âmes seront abandonnées dans l’abaddôn ,
soit en cet autre sens que, s’ils ressuscitent aussi , leurs corps renou
velés n’acquerront pas l’incorruptibilité promise par St.-Paul aux
corps des élus. Car il y avait dissidence sur ce point parmi les pères
de l’église, Le texte de St.-Paul prête à cette diversité d'opinions. La
vulgate lit au ch. 45, v. 54 de la première épître aux Corinthiens :
» Nous ressusciterons tous, mais nous ne serons pas tons changés ».
Le grec porte au contraire: « nous ne serons pas tous morts, mais
» nous serons tous changés ». Le sens de la vulgate est que les bons
et les méchans auront part à la résurrection ; mais que les méchans
ne seront pas revêtus de l'incorruptibilité réservée aux élus, et ne
ressusciteront pas à la gloire. Le texte grec présente nn sens plus
suivi et plus conforme à la pensée de l’apôtre ( voir I Thessal., ch.
4, v. 45 et suiv. ). Les morts seront changés , en réssuscitant pour
la vie éternelle, et les vivans le seront aussi , sans passer par la
mort, c’est-à-dire que, comme la chair et le sang ne peuvent pas
posséder le royaume de Dieu, ni la corruption l’incorruptibilité (ibid.,
y. 50), le corps animal, pour jouir de la béatitude céleste, sera trans-
— 710 —
figuré en corps spirituel. L’apôtre ne paraît point ici s'occuper du sort
des méchans; et plusieurs pères de l’église ont pensé que leurs corps
ressuscités seraient immortels pour souffrir toujours , parce que le feu
qui les brûle les nourrit, au lieu de les consumer, mais qu'ils ne
deviendraient pas incorruptibles. ( Voir Bible de Vence, XV , p.
519—530 ).
P. 595, lig. 45, au lieu de les signes lisez : les six signes
P. 606, lig. 49, après ces mots de la destruction du monde. lisez
(4). et mettes en note :
(4) Dans la primitive église , on attendait, durant la nuit de Pâques,
le grand avènement du fils de l'homme et la rénovation de l’uni-
vers ( origine des cultes, V, p. 444—418, avec les notes y rela-
tives ). Cette opinion, que les Juifs avaient adoptée au retour de
VPexil babylonien , ne venait sans doute point de la Thébaïde , mais
de la Perse.
Ibid., lig. 24, ax lieu de l’un des jours de cette solennité, lisez
l'un des jours qui précédaient cette solennité,
Ibid., lig. 27, au lieu de ïl était aux jours précédens lisez il
était aux jours suivans
Ibid., lig. 29, au lieu de étaient entrés lisez étaient assurés d’en-
trer bientôt, au 15 de tisri,
Ibid, lig. 31, après ces mots encore captifs. lisez (1). et en note
(4) En remettant au 45 de tisri, c’est-à-dire à la fête joyeuse des
tabernacles, l’exécution du jugement qui appelle les âmes justes ou
purifiées à la palingénésie spirituelle, je m’écarte des opinions rab-
biniques, qui fixent cette délivrance au 40 du même mois , jour so-
lennel des expiations. Les motifs qui me décident sont faciles à con-
cevoir. Le premier de tisri, jour de tristesse, Jéhôväh prononce
sur le sort des bons et des méchans bien caractérisés. Le 40, jour
solennel des expiations , il règle les destinées des âmes witoyennes.
Le 45 , fête de joie, il fait conduire au ciel les âmes justes et pré-
cipiter les réprouvés dans l’abaddôn. Le nombre de ceux-ci est peu
— TAN —
considérable , eu égard à l'efficacité des prières faites les jours pré-
cédens pour les trépassés, au repentir des âmes souffrantes et à la
miséricorde inépuisable de la divinité. Voilà pourquoi les fêtes des ta-
bernacles ne conservent plus aucune trace de la tristesse des dix pre-
miers jours du mois. Je n’ai pas le temps de vérifier mes conjectu-
res à ce sujet. J’ignore même si j'en trouverais la confirmation dans
les livres juifs non canoniques. Mais je ne les en crois pas moins fon-
dées, Au reste, c’est dans les rêveries des astrologues judaïco-égyp-
tiens qu’il faudrait faire des recherches. On y verrait probablement
que, dans le système qui plaçait la création primitive et la rénova-
tion future de l’univers sous le signe de la balance, le soleil était
au quinzième degré de ce signe et la lune au 15.° degré du bélier ;
car c’est constamment au quinzième degré des signes zodiacaux que
les astrologues égyptiens easaient les planètes dans leurs diverses fic-
tions sur les apocatastases, auxquelles se rattache la palingénésie an-
nuelle. (Voir Dupuis, orig. des cultes, V, p. 367 et suiv.).
Tout ce qui est dit ici dans le texte n’est juste -que dans le systè-
me relativement moderne de la palingénésie spirituelle. Mais , aux
yeux de ceux qui ne l’admettaient pas, et qui s’en tenaient aux idées
plus anciennes de la palingénésie générale en corps et en âme , la
rédemption annuelle des âmes souflrantes devait être , pour les uns,
leur passage de l’«baddôn dans le cheol proprement dit, la géhenne
supérieure ou le sein d'Abraham , et, pour les autres , leur palingé-
nésie . épuratoire, c’est-à-dire, leur retour sur la terre dans de nou-
veaux Corps humains, leur passage du #résor des vivans dans la ter-
re même des vivans , dans le séjour de la lumière.
Ces trois systèmes, que je place ici dans l’ordre inverse de leur
adoption , paraissent avoir régné simultanément en Judée , depuis le
siècle de Salomon jusqu’à l’ère chrétienne. Le troisième , qui est le
premier en date, a laissé des traces, d’abord , dans le cantique de
la mère de Samuël, portant que Jéhôväh fait descendre dans le chéol
et-en fait remonter (1. Sam., ch. 2, v. 6); ensuite, dans le psaume
29 , v..4, où il est dit: « Jéhôväh, tu as fait remonter mon âme du
— TAQ —
» cheol,, afin que je ne descendisse pas dans la fosse » ; en troisiè-
me lieu, mais avec moins de certitude, dans le ps. 49 , v. 49, où
le psalmiste annonce que le méchant, après sa mort, ne verra ja-
mais la lumière ; si toutefois il ne faut pas expliquer ce verset par
le 45.°, énonçant que Jéhôvâh délivrera les justes de la puissance du
chéot, lorsqu'il les prendra à soi ; et enfin, dans le ps. 74, v. 19—
20 , portant: « Dieu, qui est semblable à toi ? à toi qui, n'ayant fait
» voir plusieurs détresses et plusieurs maux, m’as rendu la vie et
» mas fait remonter des abîmes de la terre».
Le psalmiste renferme bien plus de vestiges du second système.
On peut citer, entr’autres , 4.0 le ps. 48 , v. 4, 5, 4519, oùil est
dit que Jéhôväh abaissa les cieux , étendit la main d’en-haut, tira
le psalmiste des grosses eaux qui l’avaient cerné , le mit au large et
le délivra des cordeaux de môtA ; 2.0 le ps. 69 , v. 44 et 15, dans le-
quel le juste demande à Jéhôvâh de le retirer du bourbier, de le
délivrer des eaux profondes , et de ne pas permettre que les eaux
débordées l’entraïînent, que le gouffre lengloutisse et que le puits
ferme son ouverture sur lui ; 3.0 le ps. 85, v. 43, portant: « ta
» bonté est grande envers moi , et tu as retiré mon âme du chéol
» profond » ; 4.0 le ps. 87, v. 2, 4, 43, où le psalmiste remercie
Jéhôväh de lavoir retiré du chéol profond , et le prie de garder son
âme , de la délivrer et de la réjouir ; 5.0 et le ps. 88, v. 4—8, où
il se plaint d’avoir été placé dans une fosse des plus basses , dans
des lieux ténébreux, dans des lieux profonds , d’être séquestré parmi
les morts et renfermé de manière à ne pouvoir plus sortir.
A l'égard du premier système, qui est proprement le dernier, les
passages cités dans le texte, et notamment les symboles des portes et
des coupes , l'éclaircissent suffisamment. Les notes qui suivent com-
plèteront l’explication.
P. 607, après la note À, ajoutez : — Dans le songe de Jacob, on
voit une échelle qui était appuyée sur la terre et dont le haut tou-
chait jusqu'aux cieux. Les anges de Dieu montaient et descendaient
par cette échelle , et Jéhôvâh se tenait au sommet. Jacob s’écria, à
AE —
son réveil: «certes, Jéhôvâh est en ce lieu, et je n’en savais rien |
» Que ce lieu est redoutable ! c’est ici la maison de Dieu , et c’est ici
» la porte des cieux (Génèse, ch. 28, v. 42—17 ).» Origène a reconnu
que cette échelle avait beaucoup de ressemblance avec celle des Mi-
thriaques , portant sept portes pour les sept sphères planétaires, et
une huitième au-dessus pour l’empyrée. C’est proprement cette hui-
tième porte qui est la porte des cieux. Mais le psalmiste n’en men-
tionne que deux, qu’il appelle portes de la justice: ce sont celles du
bélier et du cancer, dont la seconde est la porte de Jéhôväh. Job, ch.
3, v. 40, et le psaume 78, v. 23, appellent également portes des
cieux les ouvertures par lesquelles Jéhôväh était censé faire tomber
la pluie sur la terre. Mais là ces expressions, remplacées ailleurs
par celles de fenêtres des cieux , n’ont rien de commun avec notre
théorie.
P. 608 , note 1, après le p. lisez 430. et ajoutez: —Isaïe a très-
bien conservé le rapport qui existe entre les portes hébraïques de la
justice et les portes égyptiennes de la vérité , lorsqu'il s’écrie , ch.
26, v. 2: « ouvrez les portes , et la nation juste, qui garde la vé-
» rité, y entrera ». Voir aussi ch. 62, v. 40.
Ibid., note 2, au lieu de la septante Zisez les septante.
P. 641, à la fin de la note 14, ajoutez:—les Juifs plaçaient effectivement
l’enfer à l’ouest de la Judée , comme on le voit dans Basnage, hist. des
Juifs, t. 5, liv. 5,ch. 19, $ 3. Maisles rabbins lui donnent trois portes, au
lieu de deux. Ils placent la première dans la mer, la seconde dans le
désert de Sinaï et la troisième à Jérusalem. Ils se fondent sur les trois
textes suivans : Jonas, ch. 2, v. 3; nomb. , ch. 46, v. 33 et Isaïe, ch.
31, v. 9. Basnage s’étonne que les Juifs, si jaloux de la beauté de Jérn-
salem, nommée par eux paradis terrestre, y aient placé l’une des trois
portes de l’enfer. Mais remarquons que cette porte est à l'égard des deux
autres , la porte orientale, la porte du Bélier , qui figure en même temps
comme porte du ciel ou du passage ascendant des âmes.
P. 612, après la note À, ajoutez : — Job , ch. 38, v. 47, et Ezé-
chias, dans Isaïe, ch. 38, v. 10, parlent aussi des portes de th,
— 114 —
des portes de l'ombre de la mort; et le pseaumé 407, v. 16 et 18, à
propos de ceux qui touchent aux portes de môth , annonce que Jéhô-
vâh à brisé les portes d’airain et rompu les barres de fer. — 11 est dit
dans le psaume 400, v. 3 et 4 : « Reconnaissez que Jéhôväh est dieu.
» Entrez dans ses portes avec des actions de grâces , dans ses parvis
» avec la louange. Célébrez-le, bénissez son nom ». 11 n’est là ques-
tion que des portes du temple, de la terrestre Jérusalem. Mais le
Pseudo-Isaïe fait évidemment allusion à la Jérusalem céleste, lors-
qu'il s’écrie, ch. 60, v. 1—4 , 11, 19-91 : « Lève-toi à la lumiére,
» car la lumière arrive , la gloire de Jéhôväh rayonne sur toi. Car
» voici, l’obscurité couvre la terre , êt les ténèbres ( couvrent ) les
» nations ; mais sur toi rayonne Jéhôväh, et sa gloire apparaît sur
» toi. Les peuples marchent à ta lumière et les rois à l’éclat de ta
» splendeur, Lève tes yeux autour (de toi) et regarde, tous sont ras-
» semblés, viennent vers toi, tes fils viennent de loin et tes filles
» sont élevées à tes côtés... Tes portes resteront toujours ouvertes ,
» ni le jour ni la nuit elles ne seront fermées, pour laisser entrer
» vers loi les trésors des peuples et leurs rois avec leurs suites. Le
» soleil ne te servira plus de lumière le jour, la lune ( durant la
» nuit) ne t'éclairera plus de sa clarté : Jéhôväh te sera une lumière
» éternelle , et ton Dieu sera ta gloire. Ton soleil ne se couchera
» plus, ta lune ne s’obscurcira plus, car Jéhôväh te sera une lumiè-
» re éternelle, les jours de ton deuil seront passés. Ton peuple
» (tous seront justes) possédera pour toujours la terre , rejeton de
» ma plantation, ouvrage de mes mains, pour me glorifier». Ce tex-
te, qui est en rapport manifeste avec les ch. 61 et 62, ne contient
pas seulement le tableau du futur âge d’or des hébreux, après l'exil
de Babylone, ainsi que le prétend M. Cahen ( in loco), mais enco-
re une indication du futur règne messianique de mille ans, aussi bien
que du règne céleste et éternel ,; Comme on le voit par le ch. 13 de
Tobie et le ch. 21 dè l’Apocalypse , où les mêmes images figurent
avec ce sens spirituel.
P. 615, à la fin de la note 1, ajoutez : — On a vu précédem-
— 115 —
ment p. 583, à la note, et 598, note 2, que Plutarque plaçait dans
la lune l'élysée et le tartare. Les égyptiens n’en font qu’un lieu de
dépôt provisoire, une espèce de chéol, différent de l'abaddôn. Les
Manichéens s’imaginaient de même que les âmes, qui retournent dans
le ciel, s'arrêtent d’abord dans la lune , comme dans l’astre le plus
voisin de la terre, et qu'après une résidence assez courte, elles pas-
sent dans le soleil, séjour éternel du bonheur des élus , suivant l’u-
ne des doctrines persanes. Ces sectaires donnaient au Christ deux
perfections ; ils l’appellaient la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu.
La première résidait dans le soleil et la seconde dans la lune. (Voir
Beausobe, wbi supra À, p. 565). C'était là l’union des traditions per-
sanes avec les dogmes égyptiens.
P. 620, lig. 29, à la note 4, au lieu de et fait boire lisez : et
laura fait boire
P. 623, note 2, ajoutez : — Le Pseudo-Isaïe fait allusion, dans le
chap. 61, à la double délivrance des israélites, type et modéle de la
double délivrance des âmes, lorsqu’après avoir dit, au verset 6:
« Vous serez appelés les Cohénim de Jéhôväh ; on dira de vous que
» Yous êtes les serviteurs-de notre Dieu ; vous mangerez la richesse
» des peuples, et vous vous vanterez de leur gloire » ; il ajoute, au
verset 7 : « À la place de votre honte et de votre opprobre, vous
» célébrerez une double récompense ; c’est pourquoi , ils posséderont
» le double dans le pays , une joie éternellé sera pour eux ». Là,
en effet, comme dans les chapitres qui précèdent et qui suivent, l’al-
lusion est double. Elle se rapporte au ciel aussi bien qu’à la terre,
au règne de mille ans, aussi bien qu’au règne éternel.
P.. 624, après la note 4, ajoutez : — La premiére moitié dun
ps. 207, V. 1-22, ressemble à une véritable prière orphique. On y lit:
» Célébrez Jéhôväh, car il est bon et sa miséricorde demeure à tou-
» jours, doivent dire les rachetés de Jéhôväh, ceux qu’il a rachetés de
» la main de l’oppresseur ; et ceux qu’il a rassemblés des pays d’orient
» et d’occident, de l’aquilon et du midi. Ils étaient errans dans le désert,
» dans un chemin solitaire... affamés et altérés; leur ame tombait en
— 716 —
» défaillance. Alors ils ont crié à Jéhôväh dans leur détresse ; il les a
» délivrés de leurs angoisses , et il Les a conduits au droit chemin... il
» a rassasié l’âme qui était vide, et rempli de bien l’âme affamée. Ceux
» qui habitent dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort, détenus
» dans l’affliction et dans les fers.... Alorsils ont crié à Jéhôvâh dans
» leur détresse; il les a délivrés de leurs angoisses ; il les a tirés des
» ténèbres et de l’ombre de la mort, et il arompu leurs liens... il a brisé
» les portes d’airain et rompu les barres de fer. Les insensés sont affligés
» à cause de leur voie, de leurs transgressions et de leurs iuiquités ;
» leur ame à en horreur toute sorte de nourriture, et ils touchent aux
» portes de la mort. Alors ils ont crié à Jéhôväh dans leur détresse; il
» les a délivrés de leurs angoisses ! Il envoie sa parole et il les guérit,
» les délivre de leurs tombeaux ».
P. 626, lig. 24, au lieu de l'origiue , Lisez l’origine
P. 632, lig. 13, au lieu de le 45 de tisri , Lisez le 40 de tisri ,
P. 640, note 2. ajoutez : — M. Salvador (Jésus-Christ et sa doctrine,
1,p. 454 ), et le docteur Strauss (Vie de Jésus, 1, p. 276-280 de la
trad. française), ne me paraissent pas avoir complètement saisi Je sens
de l’adoration des mages. Ils n’y voient que la réalisation hébraïco-chré-
tienne des prophéties messianiques de Balaam (Nomb. ch. 24 , v. 47),
du psalmiste (ps. 72, v. 9-15) et d’Isaïe ( ch. 60, v. 4-6). Suivant l’écri-
vain israëlite, la destination des mages est de figurer, à l’égard de
Jésus , les hommages volontaires des peuples , des rois, des sages étran-
gers qui , dans la croyance des prophètes, devaient honorer un jour le
peuple d'Israël et la personne de son chef, lorsque ce peuple , comme
il l'explique ailleurs, serait parvenu à sa période éloignée d’intelli-
gence, de majesté et de justice. En même temps , l'or et les parfuns,
déposés par ces visiteurs augustes, aux pieds de l’enfant, expriment ,
sous un emblème , que la royauté et le sacerdoce auraient à se confondre
en lui , et que l’imagination orientale était prête à déployer toutes ses
richesses au service de la forme nouvelle sortie de la loi des hébreux.
L'auteur allemand , qui marche escorté de plus d’érudition biblique, ne
manque pas de rappeler l'étoile qui, d’après les livres des rabbins, se
=, [1
montra au temps de la naissance d'Abraham, et qui ensuite indiqua à
ce patriarche lui-même le chemin de Moria. À l’er croire, si l’on sup-
posa que des mages orientaux aperçurent l'étoile de Jésus, c’est que
cette particularité s’offrait d’elle-même du moment que l’on croyait à
son apparition ; parce que , d’un côté , personne ne pouvait mieux com-
prendre que des astrologues la signification de ce phénomène , et que
l'Orient passait pour la patrie des connaissances astrologiques. D’un
autre côté, il semblait convenable de faire voir corporellement par des
mages l'étoile messianique que l’ancien mage Balaam avait vue en esprit.
Tout cela se réduit à dire que la prédiction de Balaam sur une étoile qui
devait sortir de Jacob a été cause , non pas, comme le crurent les pères
de l’église, que réellement des mages aient reconnu une étoile pour
celle du Messie, et se soient rendus, en conséquence, à Jérusalem,
mais plutôt que l'Evangile a supposé , au moment de la naissance de
Jésus, l’apparition d’une étoile, reconnue comme celle du Messie par
des astrologues.
J'en demande bien pardon à ces deux historiens critiques, mais il me
semble qu’ils ne remontent point assez à l'Orient. La prophétie de Balaam
explique, si l'on veut, l'étoile messianique. Je dis, si l’on veut , Car le
texte porte en termes formels: progressa est stella ex Jacob (drk
koukb miâqb), et, en mettant ces mots au futur, ils signifieront qu’une
étoile s’avancera de Jacob vers l'Orient, contre lequel les israëlites
combattaient à l’époque de la prédiction , tandis qu’ici nous avons une
étoile qui s’ayvance de l'Orient yers Jacob. Toutefois, faisons comme
les juifs, n’y regardons pas de si près. Mais celte prophétie, qu'est-ce
qui l'explique à son tour ? Il ne suffit pas de répondre qu’elle se rap-
portait, dans l’origine , à quelque roi d'Israël, puissant et victorieux , et
que c’est par la suite des temps qu’elle à reçu une application au
Messie ; car on sera toujours en droit de demander d'où vient ce symbole
d’une étoile qui se lèvera de Jacob. M. Salvador était sur la voie; mais,
en faisant de Zoroastre un disciple de Daniel ( wbi supra p. 101 et 461 ),
de même qu’il fait de Bouddha (là même) l'élève de je ne sais quel
prophète de la première dispersion , il s’est privé d’un. moyen d’expli-
— 718 —
cation qu’il avait sous la main: Le nont de Zoroastre , en zend Zara-
thustra, signifie l'étoile d’or (voir comment. sur le yaçna , note et
éclaire., p. 456). Ce grand législateur, en paraissant au monde , avait
les joues brillantés comme le printemps dans sa primeur. Surpris dans
son berceau par les magiciens qui avaient juré sa perte, et jeté par
eux sur un bûcher, le feu ne lui fit aucun mal. Sa mère Fy trouva
endormi et rayonnant comme l'étoile d’Ormuzd (Jupiter), ou comme
celle d’Anahid (Vénus) (voir vie de Zoroastre, zend-avesta, 4, 2, part.
p.45). D'un autre côté, je m'étonne que le docteur Strauss, qui cite
volontiers des livres apocryphes, ne rappelle pas la mention qui y est
faite de Zoroastre jouant le rôle de prophète messianique. Par exemple,
l'Evangile de l’enfance , l'ouvrage imparfait sur saint Matthieu , attribué
à saint Jean-Chrysostôme, l’Abeille de Salomon, métropolitain de ;
Bassora, et les dynastes d’Abulpharage (dans Beausobre, hist. du Ma-
nich. I,p. 90, 91 , 323-325), rapportent avec plus où moins de détails
que Zoroastre prédit la naissance du Sauveur, en confia le secret à
plusieurs mages , leur ordonna de le transmettre à leurs descendans , les
avertit de bien observer l'étoile extraordinaire qui devait annoncer cette
naissance , et d’aller adorer l’enfant dans l’endroit qui leur serait indiqué
par l'étoile Ces sources ne sont pas authentiques , sans doute ; maïs elles
sont anciennes. On peut y joindre plusieurs livres juifs, tels que le
Testament des douze patriarches , le Pesikta sotarta et lé Zohar, qui
tous font mention d’une étoile s’avançant de l'Orient , à la naissance du
Messie. D'ailleurs , les livres prophétiques eux-mêmes sont remplis
d'expressions, d’images et de symboles qui marquent la tendance des
opinions judaïques vers la religion persane, dès avant l’origine du
christianisme. À cette époque , le culte de Baal avait été remplacé , dans
l'Asie antérieure, par celui d'Ormuzd. Il était donc naturel qu’un évèné-
ment prédit obscurément par le chaldéen Balaam, füt confirmé d’une
manière plus claire par le mage Zoroastre. C'était la consécration défi-
nitive du mariage des traditions hébraïques avec les dogmes chaldéo-
persans et de la prépondérance de l’orientalisme, L'étoile des adorateurs
de Jéhôväh ( Thoudim) devait sortir de la Judée, comme l'étoile d’or
— 119 —
(Zarathustra) des adorateurs d’Ormuzd (Mazdäyacnas) était sortie de
V’Ariane. En ce point la prophétie de Balaam a reçu son accomplis-
sement. Mais celle de Zoroastre ne pouvait recevoir le sien qu’en
faisant venir l'étoile d'Orient à Jérusalem. Les mages n’ont eu que le
signe ou symbole. Les juifs ont eu l’objet signifié : L’amour-propre
hébraïque dut être satisfait.
P. 643, après la note 4, ajoutez : — À compter de l’exil babylo-
nien , les juifs s'étaient habitués à attendre leur salut de l’Orient. C’est
de l’Orient en effet qu'était venu Cyrus, le Messie de Jéhôväh, le libé-
rateur prédit, et même nommé par avance (voir Isaïe, ch. 42-48), le
précurseur du grand et véritable Messie. Delà vient que les Septante,
qui écrivaient avant la venue de Jésus-Christ, ont rendu par le mot grec
æværéAy le nom de T'sémakh, germe , donné au Messie par Jérémie,
ch. 23, v. b; ch. 33 v. 15, et par Zacharie, ch. 3 v. 8 ; ch. 46 v. 42.
Ce mot de germe , employé aussi dans le mème sens par Isaïe , qui
l’appelle T'sémakh Jéhôväh (ch. 4, v, 2), etait un symbole médo-persan
désignant la semence créatrice donnée d’Ormuzd, le premier germe
du monde (Zend-Avesta 1, 2° part., p. 96, II, p. 112 et 263). Il était
propre à exprimer tout à la fois et la création primitive de l’univers,
et son renouvellement annuel , et sa rénovation future, en même temps
que le personnage ou l’être qui réunissait en sa personne tous les germes
du monde, toutes les forces créatrices ou rénovatrices. Les perses
avaient figuré ce germe par le taureau équinoxial , principe de tous les
êtres créés , source de tous les êtres à renouveler. Les hommes devaient
ressusciter un jour par ce qui viendrait du taureau, de même qu'ils
avaient été créés, dans l’origine ,par ce qui en était provenu (Zend- Avesta
Il, p. 354, 356, 371, 373, 396, 412, 415 etc.). C'était l’invincible
soleil Mithra qui , en se levant chaque année au printemps, assis sur le
taureau équinoxial , comme sur un trône, sur ce taureau cosmogonique
qu'il immolait en l’honneur du dieu-lumière Ormuzd, créateur et
rénovateur par excellence, annonçait au monde sa création première ,
son renouvellement actuel et sa rénovation future. Dela les compa-
raisons fréquentes de Jéhôväh avec-le soleil, avec le dieu de lumière. De-
— 720 —
là le rapport de la lumière avec la joie, la délivrance, la rédemption
(voir Isaïe , ch. 45 , v. 7; ch. 58, v. 8-40; ch. 59, v. 9; ch. 60 , v.
4-3). Delà enfin la substitution du mot Orient à celui de germe de
Jéhôvâh. Les écrivains du Nouveau Testament s’étant servis de la version
des Septante, calquée elle-même sur les idées qui régnaient alors parmi
les juifs , il n’est pas étonnant que Zacharie , père %e Jean-Baptiste, se
soit écrié : « l’Orient nous a visités d’en haut». IL marquait ainsi l’ac-
complissement de la prophétie de son homonyme , portant , selon les
Septante : « Voici, je vais faire venir mon serviteur Orient , ».et plus
loin : « Ainsi a dit Jéhôväh Tsabdoth : Voici un homme dont le nom
« est Orient; qui se lèvera de lui-même et rebâtira le temple de
» Jéhôväh. Lui-même rebâtira le temple de Jéhôvâh ; et lui-même sera
» rempli de majesté, et sera assis, et dominera sur son trône ; et il
» sera sacrificateur sur son trône etc.» (Zacharie , ubi supra , et Bible
de Vence XI, p. 695-696).
P. 645, note 3, ajoutez : — Il ne faut pas oublier que, suivant la
plus ancienne doctrine catholique , les martyrs seuls montaient au ciel
après la mort. Tous les autres fidèles descendaient dans le Sein d’Abra-
ham , lieu de repos et de rafraîchissement , de consolation et d’attente.
Jésus-Christ déclare (Matth., ch. 46, v. 18 ) que les portes de l’enfer ne
prévaudront pas contre son église , c’est-à-dire que les fidèles ne seront
pas détenus par Môth, assujélis à Satan, renfermés dans l’Abaddôn;
mais que le Christ en sera le pasteur , comme il l’est des justes sur la
terre , et comme il le devint plus tard des bienheureux dans le ciel. Sui-
vant la doctrine Rabbinique , les âmes des justes, quoique béatifiées aus -
sitôt après la mort , n’en conservent pas moins la liberté de descendre
du ciel sur la terre , et de remonter de la terre au ciel pendant les douze
mois qui suivent le décès, de même que les âmes souffrantes ont le droit,
durant le même temps , de remonter du chéol sur la terre et de redes-
cendre de la terre dans le chéol ( Basnage, hist. des Juifs ,t. 5, liy.5,
ch. 148,65). \
Nora. Le lecteur est prié de corriger lui-même les fautes de ponc-
tuation.
TABLE
DES MATIÈRES.
RAPPORT analytique des Travaux de l'Acadé-
mie, du 1. novembre 1836, au 1.‘ novem-
bre 1837, par M. AwseLiN, Secrétaire .
RAPPORT sur le concours ouvert pour le prix
de Poésie à décerner en 1857, par M. MacnarrT
Pere T9
RAPPORT sur le Mémoire envoyé au concours
en 1837, pour le prix de TE par
M. J. Dewaizzy . TEA : O4 x 144
MÉMOIRE sur les Antiquités de Poix et de ses
environs, et sur l'origine du nom de Picardie,
par M. BReEssEAU, dc à à Poix, asso-
cié correspondant : PPT TUE
CORRESPONDANCE relative à Gresset, communi-
quée par M.S.'-A. BERvILLE . St 2
LE SOLDAT YOYAGEUR , par M. N. Deramor-
LIÈRE .
2V,
©?
©!
46.
UE CC pos
DISCOURS sur le caractère dominant de l’époque
actuelle en France, par M. CARESME . .
RÉSUMÉ des Travaux de l'Académie pendant
l'année 1838 — 1839, par le SECRÉTAIRE-PER-
PÉTUEL
RAPPORT sur le concours pour le prix d’Agri-
culture , par M. Spixeux.
RAPPORT sur le concours de Poésie, par M.
CRETON
QUELQUES CONSIDÉRATIONS sur la Chimie Or-
ganique, précédées de l'analyse chimique de
deux concrétions arthritiques , par M. Pauquy,
Docteur en Médecine ,
NOTE sur les caractères généraux des corps na-
turels, minéraux , végétaux et animaux, par
M. Barpter, Médecin, PEN ARE
CONSIDÉRATIONS sur la théorie de la chaleur ,
par Me Bornes pt ce AT Et CE
RÉSUMÉ des recherches de M. Melloni, sur la
chaleur , par M. PoLzer .
MÉMOIRE sur le Sang , considéré comme cause
primitive des maladies , par le D." Router .
NOTE sur le mélange du sel marin aux aliments
de l’homme, par M. Barsier, Médecin
OBSERVATIONS sur la possibilité et les avanta-
tages de l'établissement de la navigation sur les
cours d'eau secondaires, par M. Macnarr
fils, Ingénieur des Ponts-et-Ghaussées . . :,
PAGES.
2:11
155.
175.
189.
207.
293.
233.
NOTE sur l'extraction de la racine cubique des
nombres entiers, par M. DELORME, professeur
au Collége .
PROPOSITION relative à l'établissement d'un
Musée Départemental d'histoire naturelle à
Amiens , par M. Pauquy , Docteur en Méde-
cine Se ie D Sd 7
RAPPORT sur l'établissement d’un Musée Dépar.
temental, par M. CocquereLz, Ingénieur en
chef des Mines du Département.
NOTICE Statistique sur l'Industrie Agricole du
Département de la Somme, par M. Mazrer
MACHINE destinée à élever l'eau, par M. Mar-
tal ROUSSEL . sua D. mire «ah :GFTEVA
RAPPORT fait au nom de la Commission chargée
d'examiner le mode de distribution des pri-
mes accordées par le Conseil Génèral, pour
l’encouragement de la culture de la -Ga-
rance, par M. Pauquy, Docteur en Méde-
cine D all 4) vaut (a ner à NES der re
RAPPORT sur l'état actuel de la Culture du Mu-
rier Blanc dans le Département de la Somme,
et sur l'emploi des huit cents francs alloués
par le Conseil-Général , dans sa Session de
1857, pour son encouragement et sa propa-
gation, par. M: RiQuie . . . . .
RAPPORT sur la demande de M. le Préfet rela-
tivement au cours des Graines Oléagineuses sur
le marché d'Amiens, par M. Riquier
46,
PAGES.
*
259.
299,
— 724 —
NOTICE sur la Charrue qui a remp:rté le pre-
mier prix au concours du 2 juillet 1857 , eta-
bli par le Comice Agricole de l'arrondissement
d'Amiens, par M. Julien DEewaizzy.
MÉMOIRE sur les longs baux, par M. Sri-
NEUX .
CONSEILS sur un cours de lecture pour un
jeune homme qui veut se livrer à l'étude de
léloquence , par M. Ch. J. Huserr, Inspec-
teur de l'Académie universitaire d'Amiens,
PAGES.
docteur ès-lettres, membre de l’Académie
royale des sciences, arts et belles-lettres de
Dijon , etc .
SUR LA GRAVITÉ des devoirs d'une Acadé-
mie, par rapport à l'esprit et aux besoins de
l’époque actuelle, par M. Damay
DISCOURS sur l'avantage des corporations savan-
tes, par M. Tavernier, docteur en Méde-
cine , professeur à l’école secondaire de Mé-
cine d'Amiens CRC EN PRe : :
UNE SCÈNE de l'Amphitryon de Plaute, par M.
Léonor Jourbaix re M Le
MES VOYAGES , par M. S.'-A. Bervizze
LA RENTRÉE, adieux à la campagne , par M.
S.t-A. BERVILLE. : Ms
MÉMOIRE sur‘les Monumens Religieux et His-
toriques du Département de la Somme, (en
réponse à une circulaire de M. le Ministre
369.
de la Justice et des Cultes), par M. J. Gar-
NIER . : . RE
DE L'IMMORTALITÉ de l'âme selon les Hé-
breux, par M. J.-B.-F. Osry, Introduction .
. I. Du Monde souterrain des morts .
. II. Demeures distinctes de l'enfer Hébraïque.
$. III. Système de l’anéantissement des âmes.
$&. IV. Métempsycose et palingénésie spéciale.
$&. V. Palingénésie universelle; résurrection des
EN NE An
$. VI. Délivrance anticipée; palingénésie spiri-
tuelle , . .
8. VII. Résumé sommaire . . . ‘
QUELQUES CONSIDÉRATIONS sur l'ouvrage de
M. Michelet, intitulé: Origines du Droit Fran-
cais cherchées dans les symboles et formules
du droit universel, Ines à la séance de l’A-
cadémie d'Amiens, tenue le 28 Avril 1838,
par M. Harpouin
ÉTABLISSEMENT d'un cours de Droit Commer-
cial, par M. Louis ROUSSEL , avocat. ;
RAPPORT présenté à l'Académie d'Amiens, au
nom de la Commission chargée de rédiger le
programme sommaire d'un Cours élémentaire
de Droit Commercial, par M. HarpouIn.
PRÉFACE ou exposé du plan d’un ouvrage qui
sera intitulé: Etudes sur l’histoire des origi-
nes du Droit Français, adressé à l’Académie
PAGRrs.
647.
665.
669.
—— 196 —
PAGES. -
d'Amiens, en Mai 1857, par M. H. Har-
DOBINÉ SE A D NS en s Lt AT
NOTICE Biographique sur M. CRT par M.
N. DELAMORLIERE . . à ; j. :20168,-
PROGRAMME du Concours de 1839 . . . . 693.
LISTE chronologique des Membres résidans de
Hécadénie ed de ne ND
ADDITIONS, corrections et notes supplémentai-
mentaires ( au Mémoire sur l'immortalité de
l'âme chez les Hébreux )}, par M. J.-B.-F.
OBnx.. un baine NN eV ACSSCRINRE
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oo
IMPRIMERIE DE DUVAL £r HERMENT , Frace PériconD, 1.
CM: Ro gas; far:
», Le ROME 2 7
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