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Full text of "Memoires de l'Academie Royale des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen"

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CHEZ A, HARDEL , IMPRIMEUR-LIBRAIRE, 
RUE FROIDE, 2. 


MÉMOIRES 


DE L’ACADÉMIE ROYALE 


DE CAEN. 


MÉMOIRES 


DE 


L'ACADÈMIE ROYALE 


SCIENCES , ARTS & BELLES-LETTRES 


DE CAEN. 


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CHEZ À. HARDEL , IMPRIMEUR-LIBRAIRE . 
RUE FROIDE, 2. 


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APPENDICE 
A LA SÉANCE DE L'ACADÉMIE 


DU 41 DÉCEMBRE 1844. 


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ÉLOGE 


D’ALEXANDRE CHORON, 


Par L.-E. GAUTIER (1). 


Il a existé un préjugé long-temps répandu en 
France et chez les étrangers, préjugé que les Nor- 
mands partageaient eux-mêmes, c’élait que la Nor- 
mandie ne pouvait produire de grands musiciens. 

Le caractère froid , l'esprit calme et méthodique de 
ses habitants les rend, disait-on , peu propres à tra- 
duire, dans le langage de l'harmonie , les sensations 
et les sentiments qui agitent le cœur de l’homme. 
Leurs dispositions naturelles , s’accommodant mieux 
de la marche exacte et régulière des procédés scien- 
üliques , les éloignent de la cullure approfondie d'un 
art qui exige Lant de variété dans les combinaisons, 
tant de vivacité dans l'exécution , el qui suppose , 
du côté de Pimagination , des ressources presque 
infinies. 

C’était là une de ces préventions mal fondées, que 
notre époque à vu démentir de la manicre la plus 
éclatante et la plus glorieuse. En effet, sans parler 
de l’illustre auteur de la Muette de Portici, dont la 
famille n'appartient point à cette province , mais que 


(1) Cet éloge, inscrit sous le n°. 2, a obtenu le prix proposé 
par l’Académie au nom de M. Lair. 


4 ÉLOGE 


le basard de la naissance a rendu Normand et Caen- 
nais, Rouen n’a-t-il pas vu naître dans ses murs le 
premier des compositeurs français de notre époque , 
l'immortel et populaire Boïeldieu ? et l’homme le plus 
musicien peut-être qui fut jamais, Choron, ne reçut-il 
pas le jour dans la seconde capitale de la Normandie? 

Ainsi le pays qui, déjà, montrait avec orgueil, 
comme ses enfants, les premières illustrations de la 
France dans la peinture, dans les lettres et dans les 
sciences, peut se glorifier encore d’avoir produit les 
plus beaux talents dans la composition des œuvres 
musicales , et dans l’enseignement de l'art. 

Issu d’une famille originaire du Valois , Alexandre- 
Elienne Choron naquit à Caen, le21 octobre 1971 (1). 
Son père était directeur-général des fermes du Roi, 
pour Caen et Coutances; charge importante, qui 
conférait au titulaire , non-seulement des fonctions 
financières, mais des attributions judiciaires fort éten- 
dues (2). Ce fut donc au sein des grandeurs mon- 
daines , que commença celle existence éprouvée par 
tant de traverses, et dont la plus grande partie devait 
s'écouler dans la gêne et les privations. 

Quoique le grand homme dont nous entreprenons 
l'éloge , ne fût pas un de ces génies destinés à boule- 
verser le monde , il en est peu, cependant, dont la 
carrière ait été semée d'autant d'obstacles, et qui 
aient su, comme lui, à travers tant de fortunes di- 
verses , s’'avancer toujours vers le but qu’ils s'étaient 
proposé. 

Rarement la vie d'un homme présente un enchai- 
nement de faits aussi singuliers. Telle est la variété 


DE CHORON. 5 


des événements qui se pressent dans celle de Choron, 
que, si nos moyens égalaient notre zèle, nous ne 
désespérerions pas d’intéresser les amis de la civili- 
sation et de l'humanité , à l’utile et modeste gloire 
d’un simple particulier, autant qu’à celle, plus écla- 
tante , mais toujours moins pure, d’un conquérant. 

Gardons-nous , toutefois, d'anticiper sur les faits, 
el revenons au berceau d’un enfant. 

La première cause des difficultés sans nombre dont 
fut hérissée la route que devait suivre Choron, et 
où l’appelaient ses goûts et ses dispositions naturelles, 
ce fut le caractère de son père , et les préjugés de sa 
famille. 

Ces fonctions, déjà si étendues et si redoutables, 
dont nous avons parlé , le père de Choron les exerçait 
avec une inflexible sévérité. C’était un homme d'un 
naturel froid , immuable dans ses résolutions et ses 
projets; mais d'ailleurs excellent père , et plein de 
tendresse pour ses enfants, auxquels il donna une 
éducation très-soignée. 

Un tel homme devait imposer à ses enfants sa propre 
volonté dans le choix de leur profession ; et ceux-ci 
devaient rencontrer des obstacles à peu près insur- 
montables , si leurs goûts se trouvaient en désaccord 
avec cette volonté paternelle. 

Or, le directeur des fermes avait le désir que son 
fils lui succédät dans sa charge , ou qu'il embrassât 
là profession d'avocat. En conséquence , il voulut 
imprimer aux études de son enfant une direction 
conforme à ses vues : dès l'âge de 7 ans, il le sépara 
entièrement de sa famille, et l’envoya au collége de 


6 ÉLOGE 


Juilly, célèbre pensionnat , habilement dirigé par 
les Pères de l'Oratoire , et où il eut la satisfaction de 
voir le jeune Alexandre se livrer à l’étude avec ar- 
deur , et y obtenir de brillants succès. Doué d'une 
mémoire excellente , d’une rare aptitude pour l'in- 
struction , le nouvel élève remportait des prix, avec 
les mentions les plus honorables de la part de ses 
maitres (3), qui lui vouérent une affection toute 
particulière, à cause de ses heureuses dispositions , 
et surtout de la douceur de son caractère, et de la 
sincérité de ses sentiments religieux. 

Ce fut là, en effet , que la belle âme de Choron, 
ouverte à toutes les bonnes leçons , disposée à toutes 
les impressions heureuses , se pénétra profondément 
de ces principes vraiment chrétiens, dont il devait 
faire, pendant tout le reste de sa vie, la continuelle 
application. 

Il dut ses progrès rapides autant à son travail qu’à 
ses facultés supérieures : car il n’était pas de ceux 
qui, complant sur leur facilité naturelle, manquent 
le but, par trop de confiance en leurs propres forces. 
Seulement on doit reconnaitre qu'il fut heureusement 
partagé, du côté des dons les plus précieux de la 
nature ; sans quoi il n’eùt pu arriver à ces vastes 
connaissances qu'il acquit par la suite. 

Ainsi, à l'égard de sa mémoire, elle était telle 
qu'il lui suffisait de lire une fois un morceau de ses 
auteurs grecs ou latins, pour se l’approprier et le re- 
tenir à jamais. Ïl était du petit nombre de ces hommes 
qui se rappellent à peu près tout ce qu'ils voient ; 
aussi conserva-t-il , toute sa vie , la faculté de citer, 


DE CHORON. , 


fort à propos , dans la conversation , quelque passage 
d'auteurs classiques , relatif à l’objet en discussion. 

Le fils du directeur général fut donc soumis À un 
système d'éducation sévère, et livré, dès ses plus 
jeunes ans , à des études sérieuses. On peut dire de 
lui qu’il suivit, étant devenu homme , la voie où il 
avait marché dans son enfance, car il fut toujours un 
travailleur infatigable : il déploya , pendant les années 
du collège , cette étendue et cette activité d’intelli- 
gence , qui ne devaient que s’accroître avec l’âge. 
Toute sa vie, il réduisit en pratique les connais- 
sances qu’il avait acquises à diverses époques ; et l’on 
a remarqué qu’il put toujours parler le latin avec la 
même facilité que sa langue maternelle. 

Pour lui, en effet, la science des langues n'était 
pas , comme pour les esprits vulgaires , une science 
de mots : avec une intelligence aussi élevée que la 
sienne , étudier la langue d’un peuple, c'était étu- 
dier son génie, son caractère, ses mœurs , sa pensée 
la plus intime. Choron se trouva donc profondément 
initié à Ja civilisation antique , si importante à con- 
naître pour l’artiste et le philosophe; il apprit et des 
idiomes et des systèmes de poésie fort différents des 
nôtres ; et, par la suite , il sut étendre si loin cette 
partie du domaine de ses connaissances, qu'il est 
donné à peu d'hommes d’en posséder un si riche, et, 
surtout , de le posséder si bien. 

A l’âge de 15 ans , Choron avait terminé de 
solides et fortes études au collége de Juilly, et fut 
rappelé dans sa famille , où une circonstance fortuite 
lui révéla , à lui-même et à ses parents, la plus éner- 


6 ÉLOGE 


gique de ses facultés. IL a suffi d’une étincelle pour 
allumer le flambeau du génie chez plus d’un grand 
homme , et cette singularité devait aussi se rencontrer 
chez celui dont nous racontons la vie. Le jeune 
Choron trouva chez son père un clavecin , dont l'usage 
était exclusivement réservé à ses sœurs , et bientôt un 
charme invincible lattacha à cet instrument , qu'on 
pourrail , à son égard , qualifier de funeste : car si 
la musique devait faire la gloire de l’élève des ora- 
toriens, elle devait aussi devenir pour lui la cause 
de bien des déceptions et des dégoûts , tandis que 
la position de sa famille semblait ne lui promettre 
qu’une heureuse et douce existence. 

Mais , comme Achille, le jeune Choron avait trouvé 
ses armes , et dès-Jors , au grand, mécontentement de 
son père, on le yit ne quittant presque plus le cla- 
vier, assistant, aux leçons du maitre, se faisant 
aider par. ses sœurs, eltirant (out,le parti possible 
de ce que le hasard lui permettait d'apprendre ainsi 
furtivement. 

Et ce fut là, aussi, comme le commencement 
de,ses malheurs ; c'était le premier anneau de 
cette chaine d'obstacles et d’oppositions , qui devait 
l'étreindre , et gêner sa marche dans toutes ses tenta- 
tives : car le père de Choron ne vit pas sans un amer 
déplaisir. se développer, chez son fils, un goût si 
prononcé pour la musique. Prévoyant bien qu’à son 
sens le jeune homme ne parviendrait à rien en s’y 
livrant, ilse hâla de l’éloigner, de rechef, de la 
maison paternelle , et l’envoya à Paris , où il le confia 
aux soins d'un procureur nommé Rohard, avec la 


DE CHORON. 9 


recommandation la plus expresse d'interdire au nou- 
veau clere la lecture de toute œuvre musicale, l'usage 
de tout instrument, et, surtout, les leçons d’un 
artiste. 

Comme on ne pouvait cependant priver un jeune 
bomme de toute récréation , Choron allait aux spec- 
tacles, et fréquentait, de préférence , les théâtres 
où l'on jouait l'opéra. Là , il se dédommageait am- 
plement de la contrainte qu’on lui imposait : sa pas- 
sion pour la musique, augmentée de toute l’ardeur 
de la jeunesse , animée par l’obstacle qu’elle rencon- 
trait, lui faisait trouver un charme inexprimable à 
entendre l’exécution des chefs-d'œuvre des maitres. 
Mais il ne lui suflit bientôt plus de les entendre ; il 
voulut se les approprier, autant qu’il était en lui, 
en apprenant à les répéter lui-même. Il acheta les 
airs les plus remarquables , qui se publiaient séparé- 
ment, puis essaya de les déchiffrer ; ce qui ne lui 
fut pas d’abord chose aisée. 

A lexception de ce qu'il en avait pu saisir à la 
dérobée chez son père, il n'avait jamais étudié la 
musique , et ne connaissait rien à la valeur des signes; 
mais les ressources de son intelligence lui eurent 
bientôt permis de lever cet obstacle , insnrmontable 
pour tout autre. En écoutant avec grande attention 
quelqu'un de ces airs imprimés , il se le gravait 
dans la mémoire; puis, rentré chez son patron , il 
s’enfermait dans sa chambre, ayant soin de dérober 
sa lumière sous la cheminée , dans la crainte que son 
argus , le procureur, ne le surprit dans cet exercice 
prohibé. Alors, caché comme s'il eût fait une mau- 


10 ÉLOGE 


vaise action , il répétait l'air qu'il avait appris par 
cœur ; il comparait la durée des sons et les divers de- 
grés d’élévation de sa voix , avec la forme et la po- 
sition des figures qu’il avait sous les yeux, et, de là, 
concluait la valeur des notes ; retrouvant , à force de 
patience et de sagacité, la théorie par la pratique. 
Ainsi, dans un âge aussi peu avancé , Pascal, aidé 
de son seul génie , se proposait des problêmes, et en 
trouvait la solution. 

Cependant, pour Choron, la difficulté la plus sé- 
rieuse vint {oujours de l’inflexible volonté de son 
père. À celte époque , quoique les arts eussent été 
honorés et protégés par nos princes depuis plus de deux 
siècles , beaucoup de familles nobles, surtout en pro- 
vince, prisaient fort les jouissances des arts, mais 
n'avaient pour les artistes qu'une froide estime , que 
des égards dédaigneux. Et ces dispositions se retrou- 
vaient chez quelques familles de la haute bourgeoisie, 
alliées ou rivales de la noblesse, et partageant les 
mêmes préjugés. 

Dans ce monde-là, on considérait les hommes voués 
à Part, comme des êtres de condition fortinférieure , 
et bons, tout au plus, à contribuer à l'amusement 
des gens comme il faut. Ces préventions étaient pous- 
sées d'autant plus loin chez le père de Choron, qu’il 
venait d'acheter des lettres de noblesse et de cons- 
tituer un majorat. Peut-être , dans le but de faire 
oublier la récente origine de ses titres, se trouvait-il 
porté à exagérer les défauts alors ordinaires à la 
classe où il venait d’entrer. Aussi , dans tous ses rap- 
ports avec Rohard, insistait-il sur la nécessité de 


DE CHORON. II 


corriger , chez son fils, un penchant peu convenable, 
selon lui, à un jeune homme de bonne famille. 

Mais Alexandre Choron était une de ces âmes fortes, 
que les difficultés et les résistances peuvent à peine 
comprimer un moment, et qui semblent n’acquérir 
par là que plus de ressort et d'énergie. Aussi, dans 
sa course pénible et laborieuse, ne le voyons-nous 
jamais céder au découragement. 

Malgré la surveillance de l’homme de loi , le jeune 
artiste ne cessait de se livrer à ses études de prédi- 
lection ; il s'était procuré les traités de J.-J. Rous- 
seau , de d’Alembert , de Rameau et d’autres écrivains 
de la même école, et en faisait sa lecture assidue ; 
mais on comprendra sans peine à combien de désagré- 
ments l’exposait cette étude clandestine ! Combien de 
persécutions elle lui attira! 

Un jour que le clerc indocile avait dans les mains 
un des ouvrages qu'il affectionnait, le procureur 
Rohard vint à passer près de lui, et lut en gros carac- 
tères : Traité des accords ; le brave homme crut d'abord 
qu'il s'agissait de quelque traité sur les fiançailles; et, 
pensant qu’un changement favorable à ses vues s'était 
opéré dans les goûts du jeune homme, il lui adressa 
ses félicitations; mais apercevant ensuite quelques 
signes musicaux, qu'une main trop peu adroite s’effor- 
çait de dérober à sa vue, il passa lout-à-coup des 
éloges aux reproches les plus violents, et l'élève indo- 
cile eut à essuyer une de ces mercuriales, auxquelles 
cependant il commençait à s’habituer , et dont il savait 
se consoler dans le commerce des muses. 

Pour cette fois, le désappointement de maître Rohard 


12 ÉLOGE 


avait éle si poignant, et l’altercation fut si vive entre 
lui et son clerc, qu’il écrivit aux parents de celui-ci 
une lettre de plaintes amères , leur assurant que leur 
fils n’arriverait jamais à rien. 

Les relations journalières entre deux hommes de 
natures si opposées, devenaient de plus en plus désa- 
gréables, quand un méfait plus grave, de la part de 
Choron , vint y mettre un terme. 

Uu des clients de Rohard avait un procès qu’il venait 
de voir enfin terminer à son avantage, après six ans 
d'instance. Choron, qui avait une écriture très-nette, 
fut chargé de copier la minute originale de cette im- 
portante procédure. C'était le moment où lon venait 
de donner le chef-d'œuvre de Grétry, Richard-Cœur- 
de-Lion , et l'attention du jeune homme était tout 
entière à la fameuse romance: « O Richard! 6 mon 
Roi! qu'il tächait de noter. Un hasard malheureux 
voulut qu'il écrivit son essai de notalion sur une des 
feuiiles de la copie qu'il venait de faire. La pièce, 
envoyée à la signature du président du parlement 
de Normandie, excita une vive indignation au par- 
quet de ce magistrat, et faillit compromettre le succès 
de la cause. Cette étourderie ne pouvait guère être 
pardonnée; aussi le jeune imprudent fut-il, après 
semonce, renvoyé à ses parents. On conçoit quel 
accueil lui fat fait à son arrivée; et il ne dut qu'à 
sa qualité de fils ainé de n’être pas banni à tout jamais 
de la maison paternelle 

L'opposition que Choron rencontrait dans l’immua- 
ble volonté de son père, devait malheureusement 
prendre bientôt fin. Malgré les contrariétés sans nom- 


DE CHORON. 13 


bre qu'il avait déjà éprouvées de ce côté, ce fut avec 
des regrets bien sincères qu'il se vit enlever l'auteur 
de ses jours, par une mort prématurée, en 1789. 
Les larmes que lui arracha ce trépas , étaient l’expres- 
sion d’une profonde douleur ; et , toute sa vie, Choron, 
chez lequel la bonté du cœur et la noblesse des sen- 
timents égalaient la haute intelligence, conserva une 
pieuse vénéralion pour son père, oubliant la sévérité 
de celui-ci à son égard. 

Le jeune Choron avait alors atteint sa 18°. année, 
et la perte qu'il venait de faire, lui laissait la dispo- 
sition d’une belle fortune. Cette double circonstance 
qui, pour bien d’autres, aurait pu devenir une cause 
de dissipation, ne fut, pour cet esprit sérieux, qu’une 
occasion de s’abandonner, avec moins de contrainte, 
à des goûts toujours combattus par l'orgueil de sa 
famille. Mais, d’un autre côté, l’opposition de sa 
mére n'élait pas moins vive que celle de son père, et 
avait des motifs peut-être encore moins raisonnables. 
Aussi eut-il le malheur d’encourir complètement sa 
disgrâce ; et cette mésintelligence, entre deux per- 
sonnes que devaient unir les liens de la plus tendre 
affection, dura jusqu'en 1816. 

La vie de famille ne pouvait plus avoir de charmes 
pour notre jeune artiste : aussi profita-t-il de sa liberté 
pour se rendre à Paris, ce grand et dangereux théâtre, 
où vont se perdre tant de médiocrités; mais où il 
semble que doivent converger tous les talents supé- 
rieurs, comme vers un foyer commun, pour acquérir 
tout leur développement , et briller de tout leur éclat. 

Ce fut alors que Choror, se livrant avec une nou- 


14 ÉLOGE 


velle ardeur à ses études favorites, put espérer que 
le succès couronnerait ses efforts. La lecture appro- 
fondie des plus savants traités de musique le mit 
en état de tenter d'écrire quelques morceaux , même 
à plusieurs parties. Ainsi il se formaic à la théorie 
de l’art musical, et commençait d’en essayer la pra- 
tique, quand une circonstance particulière le rendit 
mathématicien. 

Arrêté plus d’une fois, dans les écrits de d’Alem- 
bert, par des calculs et des formules algébriques , 
dont il ne pouvait saisir la valeur, il comprit que la 
connaissance des sciences exactes lui serait d’une 
grande utilité, pour acquérir complètement celle de 
la musique. Le voilà donc s’engageant dans une voie 
nouvelle pour lui; mais il ne se contentera pas , comme 
le feraient la plupart, de s’avancer seulement jusqu’au 
degré nécessaire pour acquérir l'intelligence des pro- 
blêmes relatifs à 14 théorie musicale : il approfondira 
celle étude , ainsi que , dans sa première jeunesse, il 
avait approfondi celle des langues; il sera mathé- 
malicien, comme il est déjà littérateur. Pour cette 
âme ardente au travail, avide d'apprendre et de 
savoir, l’ensemble de toutes les connaissances hu- 
maines formait comme un cercle immense, dont il 
semblait vouloir parcourir la circonférence, sans perdre 
de vue le centre, où il avait placé la musique. A 
lexemple de quelques philosophes de l'antiquité , 
il rapportait {out à cet art, qu’il regardait comme 
l’un des plus puissants auxiliaires de la civilisation. 

Aussi métait-il pas à craindre que la passion qui 
l’enchainait alors à une science aride, glaçât sa poé- 


DE CHORONX. 15 
tique imagination : il est des esprits qui peuvent gagner 
de plusieurs côtés sans perdre d'aucun; et les connais- 
sances mathématiques qu'acquérait notre artiste, 
devaient lui aider, plus tard, à saisir les rapports de 
l’art musical avec une branche des sciences physiques. 

Choron était d’ailleurs capable de mener de front 
plusieurs genres'de travaux: tout en s’occupant de 
cette élude abstraite , il ne négligeait pas celle de la 
composition. Quelques essais en ce genre, qu’il com- 
muniqua, dans ce temps, au célèbre Grétry, furent 
jugés assez favorablement, pour que cet illustre com- 
positeur engageât le jeune débutant à poursuivre ses 
tentatives dans cette partie de l’art. Par ses conseils, 
Choron s’adressa, pour cet objet, à lPabbé Roze, 
que, plus tard, sa reconnaissance qualifia d’'habile et 
savant théoricien. Après avoir assez long-temps tra- 
vaillé sous sa direction, il reçut les leçons de Bonesi , 
élève de l’école de Léo , et celles de quelques autres 
maitres d'Italie. Ce fut Bonesi qui l’initia à la con- 
naissance de la littérature musicale italienne ; et cette 
circonstance amena l'élève à étudier la langue du 
maitre. Ce n'est pas tout : comme, presque dans le 
même temps, il voulut lire les meilleurs écrivains 
didactiques de l'Allemagne, il apprit également l’idiome 
de ces auteurs. 

Aiïnsi, des études qui seraient l'unique ou le prin- 
cipal objet des travaux d’un homme ordinaire, n'étaient 
qu’accessoires pour une capacité aussi développée que 
la sienne. Il nous explique lui-même, dans une de 
ses dernières publications, comment, voulant appro- 
fondir la théorie musicale, il fut amené à acquérir 


16 ÉLOGE 


une instruction si étendue : « La qualité de théoricien, 
« dit-il, outre la connaissance de la pratique de l’art, 
« exige bien d’autres conditions, dont la réunion, dans 
« un même individu, parait, sinon impossible, du 
« moins fort difficile; » et ces conditions, il les énu- 
mère ensuite: le talent d'analyser et d'exprimer sa 
pensée ; la connaissance de la littérature et celle d’un 
grand nombre de langues, soit anciennes , soit modernes ; 
comme aussi celle des diverses branches des sciences 
exactes ou naturelles, ayant rapport a l’art. 

L'homme qui se faisait une si haute idée de Ja 
science musicale, devait arriver bientôt à la posséder 
assez pour être en état de la transmettre aux autres. 
Aussi, deux ans seulement après que la mort, en le 
privant de son père, lui eut laissé toute liberté de se 
livrer à l’étude de son choix, il se vit appelé, par le 
clergé de St.-Séverin , au poste de Maître de chapelle 
de cette église: tel fut le début de Choron dans len- 
seignement. 

Il apporta dans ces fonctions toute la maturité 
précoce de son esprit, et ces sentiments de piété 
sincère, qu'il avait puisés chez les pères de l’Ora- 
toire. Bientôt la confraternité la plus cordiale et la 
confiance la plus illimitée s’établirent entre lui et les 
ecclésiastiques de cette paroisse, qui appartenaient 
au Jansénisme le plus prononcé. Ils lui enseignérent 
l’hébreu et la théologie. q 

Un seul fait suflira pour faire juger de ses succès 
dans la première de ces études: c’est que, plus tard, 
quand on réorganisa les études au collége de France, 
Choron, voulant se perfectionner dans la langue hé- 


DE CHORON. 17 


braïque , et s’élant mis à suivre le cours donné par 
Audran , le savant professeur l’appelait à le suppléer 
bénévolement, quand il ne pouvait donner lui-même 
ses leçons. Aïnsi la langue de Moïse et des prophètes 
ne lui était pas moins connue que celle de Virgile et 
celle d’'Homère. Avec la vivacité de son imagination 
et la pureté de son goût, quelle profonde admiration 
ne dut-il pas éprouver pour tant de sublimes cantiques, 
quand il put les lire, non plus décolorés et affaiblis 
par la traduction, mais avec toutes les beautés, éner- 
giques ou naïves, sombres ou gracieuses, du dia- 
lecte original ! N’est-il pas permis de croire que cette 
étude influa notablement sur la direction des travaux 
de toute sa vie, et le confirma dans sa prédilection 
pour la musique religieuse, pour la seule application 
vraiment grande , vraiment imposante, du plus char- 
mant des arts ? 

Quant à la théologie, eile captiva tellement l'élève 
des Oratoriens , qu'il prit la résolution d’embrasser 
l’état ecclésiastique : dessein dans lequel il fut tra- 
versé par des événements qui devaient changer bien 
d’autres destinées que la sienne. 

Toutefois il conserva , de ses premières liaisons, 
une estime particulière pour plusieurs membres du 
clergé. Autant il avait d’éloignement pour le monde, 
autant il se plaisait dans la société de quelques pieux 
ministres, éminen{s par leurs vertus ou par leur sa- 
voir. D'un autre côté, on lui témoignait toute la dé- 
férence que méritaient ses hautes connaissances et 
ses excellentes qualités. On le consultait, en maintes 
circonstances importantes , même sur des objets étran- 


2. 


18 ÉLOGE 


gers à son art. Ainsi, dès ses premiers pas dans la 
carrière du professorat, Choron gagna cette consi- 
dération , que le vrai mérite devrait toujours obtenir. 

Du reste, ce ne fut pas seulement à cette époque, 
mais toute sa vie, qu'il se lia avec les ecclésiastiques 
les plus distingués de la capitale , desquels le rappro- 
chait ou la conformité de ses sentiments, ou l’ensei- 
gnement de la musique d'église. Et le dernier Arche- 
vêque de Paris, Mg'. de Quélen , crut devoir à une 
ancienne amitié , d'assister à ses derniers instants 
celui qui fut le restaurateur de la musique sacrée en 
France. 

Ce fut encore à la maîtrise de St.-Séverin que com- 
mença une liaison que nous devons signaler , parce 
qu'elle fut constante et honorable de part et d’autre: 
nous voulons parler de la connaissance que fit alors 
Choron , du jeune Romagnési, qui, plus tard, acquit 
une belle réputation dans la pratique de l'art musical. 
Choron avait 20 ans, quandil accueillit en qualité de 
choriste , à St.-Séverin , Romagnési , encore enfant, 
que les premiers troubles politiques de l'époque ve- 
paient de chasser de la maîtrise de Soissons. 

Nous voici, en effet, arrivés au moment fatal où 
s’opéra, dans la nation française , cette rénovation 
sanglante, que nous avons appelée du terme absolu 
de révolution. Les catastrophes succédaient aux catas- 
trophes ; lemouvementétait si rapide, qu'il entrainait 
ceux qui résislaient comme ceux qui obéissaient. Que 
va devenir notre jeune artiste, quand tout ce qui 
avait servi d'appui à l’ancienne société , est emporté 
par la tempête? Au milieu du bouleversement général, 


DE CHORON. 19 


chacun ne dut plus compter que sur soi-même, pour 
échapper aux dangers , ou pour se créer une exis- 
tence. Heureux alors l’homme qui avait su cultiver 
son intelligence, et se rendre capable de parcourir 
quelqu’une des carrières qui s’ouvraient dans la société 
nouvelle ! Choron eut ce bonheur : occupé constam- 
ment , depuis cinq ans, de l’étude des sciences et de 
celle des langues , il crut devoir, pour son salut, 
entrer dans une des parties du service public. 

L'année 1792 fut marquée par la désorganisation 
complète de nos universités , et de l’ancien système 
d'instruction publique ; mais quelques écoles , indis- 
pensables aux administrations , furent créées ou maïin- 
tenues ; et Choron , qui avait repris les mathématiques, 
et suivi les leçons de Cousin , entra, au temps de la 
Terreur , à l’école des ponts-et-chaussées. Les sciences 
exactes ou naturelles devinrent, à cette époque, 
l’objet prédominant de ses études. Il s’y distingua 
tellement par son aptitude , son application et ses 
succés , que Monge l’admit à ses leçons particulières, 
en fit un de ses élèves de prédilection, et le nomma 
même, quelque temps après, son répétiteur à l'Ecole 
normale , pour le cours de géométrie descriptive et 
analytique , science dont ce professeur célèbre était 
le créateur (5). 

Jusqu'à quel degré se fût élevé , dans l’étude et la 
démonstration des sciences, un homme d'une capacité 
aussi étonnante , si un penchant irrésistible ne l’eût 
ramené sans cesse au plus séduisant des beaux-arts? 
Telle était sa facilité à donner la démonstration des 
problèmes proposés, que son illustre maitre se trou- 


20 ÉLOGE 


vait souvent obligé de lui dire : « Mon ami , pas si 
vite ! » 

L'Ecole polytechnique , alors appelée Ecole centrale 
des travaux publics, venait d’être créée, et réunissait 
dans son sein toutes les célébrités scientifiques qu'avait 
épargnées la hache révolutionnaire. Choron y entra, 
sous les auspices de Monge , devenu son ami, et ne 
tarda pas à y être nommé chef de brigade. Là , il eut 
pour condisciples une foule d'hommes remarquables , 
qui brillèrent plus tard aux premiers rangs, dans le 
génie militaire ou civil, et s'illustrèrent dans des 
positions très-diverses (6). 

Choron lui-même, quoique détourné de son goût 
naturel, n’en étudia pas moins avec succès les branches 
des sciences nécessaires au service public auquel il 
paraissait se destiner. Quand vint le moment de 
quitter les cours de l'Ecole polytechnique , ses parents 
et des amis le décidèrent à se présenter à celle des 
mines, et la minéralogie dut avoir la préférence sur les 
mathématiques. Mais la contrainte où il vivait depuis 
quelques années, lui devenait insupportable ; le peu 
de rapports qui pouvaient exister entre la théorie de 
la musique et la science des nombres , ne se rencon- 
traient plus dans les travaux de l'élève des mines. 
Rien ne pouvait encourager Choron à des recherches 
qui, ne se liant d'aucune manière à ses études mu- 
sicales, étaient pour lui sans nul attrait. Aussi lui 
arriva-t-il, dans la seule exploration minéralogique 
qu'il ait faite, de perdre tous les fragments de roches 
et de pierres qu'il avait recueillis, et de retourner à 
l'Ecole sans un échantillon. 


DE CHORON. 21 


Au moment où , renonçant, en apparence , à ses 
études favorites , Choron semblait avoir abandonné 
Part pour la science, un rapprochement heureux 
s'était opéré entre lui et une partie de sa famille. On 
le voyait entrer dans une carrière qu'il paraissait 
avoir sérieusement embrassée , et on lui sut gré de 
ce qui n’était que le résultat d’une contrainte imposée 
à sa volonté : car cette époque n'était pas de celles 
où il est loisible à chacun de suivre ses goûts ; et il 
n’était certes pas facile alors de se livrer aux douces 
et tranquilles études de la musique. 

Mais bientôt le joug fut brisé, et Choron profita de 
ce moment de liberté pour reprendre les projets qui 
n'avaient pas cessé de le préoccuper. Du reste , la 
réaction de dissipation et de joies immorales qui suivit 
des jours néfastes , ne pouvait convenir à son esprit 
grave et sérieux : dégoûlé du séjour de la capitale , 
par l'existence violentée qu'il y avait menée trop 
long-temps , il revint en Normandie , et revit sa ville 
natale. 

Choron qui n’a travaillé jusqu'ici qu'à s'enrichir de 
connaissances , et qui en avait acquis plus qu'il ne 
fut peut-être jamais donné de le faire à aucun mu- 
sicien , va commencer sa vie de sacrifice et de dé- 
vouement à l’art et à l'humanité. Sa haute intelligence 
lui avait permis d’entrevoir quelle puissante influence 
la musique est appelée à exercer, tôt ou tard, sur 
le bonheur et la moralité des particuliers , et, par 
suite , sur les destinées des peuples. Mais il avait 
aussi pressenti l’insurmontable obstacle qu'il allait 
rencontrer dans l'ignorance absolue où l’ancien régime 


22 ÉLOGE 


avait laissé croupir la masse de la population. Il 
voulait à la fois donner un salutaire exemple , et 
former sa propre expérience par la pratique, et il 
se fit maître d'école dans un obscur village (7). Ce 
fut là qu'il inventa , en 1799, sa Méthode pour ap- 
prendre en même temps à lire et a écrire. Réfléchissant 
à la longueur du temps qu'exige la marche ordinai- 
rement suivie pour ces ébauches d'instruction , il se 
persuada qu'il y avait moyen d’en abréger la durée , 
et celte idée le conduisit à l'invention de cet ingé- 
nieux procédé, d’où furent extraits, par la suite. 
les tableaux en usage dans nos écoles d'enseignement 
mutuel. Nous regrettons vivement que les bornes 
d'un éloge ne nous permettent pas d'entrer dans un 
examen détaillé de cette méthode , ni de démontrer 
quelles heureuses conséquences pourraient résulter de 
son adoption universelle. 

Nous nous contenterons de dire qu’elle contient le 
germe d'une importante réforme grammaticale, por- 
tant spécialement sur lappréciation et la classifica- 
tion des sons, et des notations orthographiques de 
la langue ; et que les succès que Choron obtint en 
la faisant suivre dans son-école, lengagérent à la 
publier Pannée suivante. 

Il éprouvait le désir , bien naturel au reste, d'en 
essayer l'application en grand. H s’adressa donc aux 
officiers municipaux de Caen , et leur proposa de se 
charger d'enseigner à lire et à écrire à plusieurs cen- 
taines d'ouvriers à la fois. On le regarda comme un 
homme au moins fort étrange , et la proposition n’eut 
pas de suite. 


DE CHORON. 23 


Heureusement les administrations de la capitale, 
auxquellesil se présenta, muni de Ja recommandation 
de Fourcroy , accueillirent plus favorablement ces 
courageux et Jlouables efforts. La méthode, réim- 
primée à différentes époques, oblint une grande vogue. 
Et, lorsque, sous l'empire , on commença à intro 
duire l’enseignement mutuel en France , Choron 
lui-même fut chargé par le ministre de l'intérieur, de 
dresser , d’après sa méthode , les tableaux d’épella- 
tion , sur lesquels tant de milliers d'individus appar- 
tenant aux générations actuelles , ont appris à lire. 

Choron signala encore son séjour en province par 
une autre entreprise, non pas plus utile, mais beau- 
coup plus dispendieuse , et à laquelle il consacra une 
somme considérable. Associé avee un homme à pro- 
jets, nommé Coëssin, né à Lisieux, il fonda, à Falaise, 
sur une assez grande échelle, un pensionnat , qui 
n’obtint d'abord qu'un succès douteux ; mais , depuis, 
sous lhabile direction d’un principal (M. l'abbé 
Hervieu) qui sut faire bénir et regretter son admi- 
nistration , cet établissement devint l’un des plus 
importants colléges communaux du ressort de l’Aca- 
démie de Caen. 

Les nouvelles occupations de Choron n'avaient été, 
pour ainsi dire, qu’une distraction à ses études ordi- 
naires : loin d'interrompre celles-ci , il avait profité 
de sa retraite à la campagne pour les étendre et les 
compléter. Le moment était venu de faire profiter le 
monde musical de tant d'idées et de connaissances , 
accumulées dans une seule tête. Choron le sentit, 
et l’année 1803 le revit dans la capitale , où bientôt 


24 ÉLOGE 


il publia les Principes d'accompagnement des écoles 
d'Italie , travail dans lequel il eut pour collaborateur 
Fiocchi, homme de mérite, comme professeur de 
chant et compositeur. 

Cette première publication musicale de Choron, 
sévèrement jugée par un autre écrivain, était un 
véritable service rendu aux musiciens studieux : car 
elle présentait un résumé des doctrines de l'Italie sur 
ce sujet, et , à l’époque où elle parut , ces doctrines 
étaient généralement inconnues en France, et ce 
n’était pas faire peu dans l'intérêt de l’art , que de 
les mettre à la portée de quiconque voudrait les lire 
et les étudier. 

Comme le même homme ne peut réunir toutes les 
qualités, 1] ne peut non plus posséder tous les talents 
ni toutes les connaissances : certes , Choron avait 
acquis assez des uns et des autres pour faire taire 
l'envie à son sujet. Cependant, comme praticien, il 
présentait un côté faible, el ses ennemis le Jui ont 
quelquefois reproché, ne lui tenant pas assez compte 
de son immense savoir comme érudit, ni de ses hautes 
capacités comme théoricien. On sait que, pour 
acquérir une grande facilité dans la pratique, une 
grande promptilude dans l’exécution, il faut s’y former 
dès le plus jeune âge: or, Choron avait commencé 
tard, et conserva toujours une certaine difficulté à 
lire un morceau rapidement , à la première vue; il 
Jui fallait le temps de l'examen et de la réflexion; 
mais une fois qu'il en avait pris Connaissance , oh! 
alors il s'en'rendait absolument le maitre, entrait 
profondément dans la pensée de l’auteur , et nul n’eût 


DE CHORON. 25 


pu la rendre mieux que lui. Il pouvait également 
traduire avec bonheur ses propres inspirations, el 
composa plusieurs pièces fugitives, qui lui méritèrent 
les éloges et les encouragements de Grétry. 

Ces morceaux, dans le style tendre et gracieux, 
ont toutes les qualités que comporte le genre ; mais 
ils se font remarquer encore par quelques autres, 
que les gens de goût désireraient toujours trouver 
dans ces sortes de compositions, et qui ne s’y ren- 
contrent pas souvent: nous voulons parler du soin 
que l’auteur a pris, d'assortir les modulations et le 
rhythme de ses airs au sens et aux coupes des paroles, 
et aussi de l’heureux choix de la plupart des poésies 
par lui mises en musique. Parmi ces pièces légères, 
nous devons signaler l’ode , si connue, de Sapho, 
traduite par Boileau: Heureux qui, près de toi, pour 
tot seule soupire!..... La Sentinelle | commencant par 
ces mots: L’astre des nuits, de son paisible éclat. 
Cette dernière, qui a obtenu une vogue européenne , 
restera parmi nos chants nationaux. Un bon nombre 
d’airs, également composés par lui, se chantent 
encore sur nos théâtres de Vaudeville. Enfin, toujours 
guidé par les conseils de Grétry, il écrivit un opéra, 
dont certaines circonstances empêchèrent la représen- 
tation, et qui a été perdu. 

Ces travaux dans la composition auraient déjà suffi 
pour faire de Choron un musicien distingué sous ce 
rapport, et lui valurent ses entrées aux théâtres ; 
mais ce qu’il se proposait avant tout , é’était le progrès 
de l’art et Putilité publique : dans ce double but , il 
ouvrit des écoles de musique , dont quelques-unes 
subsistèrent pendant plusieurs années. 


26 ÉLOGE 


Choron avait acquis beaucoup plus de connais- 
sances qu’il n’était nécessaire, pour se convaincre , 
d'abord , de l’imperfection du système musical en lui- 
même, puis, de l’absence presque complète d’une 
littérature de l’art en notre langue. Or, pour appré- 
cier cet homme extraordinaire et ses vastes travaux, 
il faut nous placer à son point de vue. Nous com- 
prendrons alors comment cette existence, vouée tout 
entière à l’art, n’a pu réaliser toutes les réformes 
désirables, quoique le génie le plus acüf qui fût 
jamais , ait présidé à ses entreprises. En effet , la vie 
de Choron fut toujours partagée entre ses travaux 
littéraires et didactiques, sur un art où la philosophie 
n'avait point porté son flambeau, et l’enseignement 
pratique de ce même art: il voulait le populariser , en 
répandre le goût, en faire un besoin. A cette con- 
dition seulement, la musique pouvait devenir un 
objet d'utilité nationale , et contribuer à l’accrois- 
sement du bien-être moral et matériel de la société. 
Nous verrons désormais Choron se vouant à cette noble 
tâche, dont la moitié eût été fort au-dessus des 
forces et des talents d’un homme ordinaire. 

Il fallait d’abord qu'il fit connaitre à la France et 
les traités les plus importants sur l’art musical , et 
les principaux chefs-d'œuvre des plus grands compo- 
siteurs, dont les noms mêmes étaient alors ignorés , 
non-seulement de la généralité de ses compatriotes, 
mais encore de la plupart des maitres. Ce fut dans 
cette pensée qu'en 1806 Choron s’associa avec une 
maison de commerce de musique, lune des plus 
considérables de Paris; elle était tenue par A. Leduc, 


DE CHORON. 27 


appartenant à une famille que plusieurs de ses membres 
avaient. honoré par la culture de la musique. Cette 
association , dans laquelle Choron porta toute sa 
fortune, déjà diminuée par la fondation du collège 
de Falaise, devint de la plus grande importance sous 
le rapport de l’art, et amena la publication des œuvres 
les plus remarquables. 

Le premier ouvrage qui parut à la suite , et le plus 
notable des travaux de Choron dans cette partie, ce 
fut le traité des Principes de composition des écoles 
d'Italie. C'était un vaste répertoire, où léditeur avait 
réuni les nombreux exemples de contre-point composés 
par le célèbre professeur napolitain Sala ; il y avait 
joint un traité d'harmonie et de principes de contre- 
point simple, écrit par lui-même ; une traduction 
du traité de Fugue de l'allemand Marpurg, des mo- 
dèles de contre-point fugué , publiés par le père 
Martini ; enfin un choix de morceaux de différents 
genres et des meilleurs maîtres , avec un texte expli- 
catif. 

C'était un travail immense, qui fut exécuté en deux 
ans. indépendamment de son zèle pour les progrès de 
l'art, Choron fut porté à l’entreprendre par l'idée 
que les planches de louvrage de Sala, déposées à 
l'imprimerie royale de Naples, avaient été enlevées 
et dispersées , lors de l'invasion et du pillage de cette 
ville, en 1799. Or, il voulait faire revivre cette 
œuvre, à laquelle l’auteur avait consacré presque 
tous les moments d’une longue et laborieuse existence, 
el qui avait élé gravée avec magnificence aux frais 
du roi de Naples : cette entreprise , à tout autre qu’à 


28 ÉLOGE 


un homme aussi désintéressé que Choron , aurait paru 
tout-à-fait inexécutable pour un simple particulier. 

Ce traité, le plus complet sur Part de la composition, 
consiste en trois volumes in-folio, renfermant près de 
1500 planches gravées. C’est par leurs œuvres qu’on 
loue les grands hommes, et, comme celle-ci est la 
plus considérable de celles de Choron , on nous par- 
donnera de nous étendre un peu sur ce sujet. 

Nous signalerons d’abord une introduction pleine 
de bon sens philosophique et d'érudition musicale , 
et où l’auteur explique la pensée qui a présidé à ce 
travail, comme à tous ceux de sa vie. Entraîne, 
dit-il, par un goût irrésistible, vers la musique , il 
commença ce grand ouvrage , qui n’est que la repro- 
duction du chef-d'œuvre de Sala, et dans lequel il en. 
visage la musique , et comme art et comme science, 
c'est-à-dire , sous le rapport des procédés de compo- 
sition et d'exécution, comme sous celui de la généra- 
tion des sons et de leurs lois naturelles. Il n’était pas 
de ces esprits exclusifs, toujours prêts à dire : Quest- 
ce que cela prouve? à quoi cela sert-il ? On aime à en- 
tendre un homme d'un savoir aussi profond recon- 
naître et proclamer la liaison et l’utilité de toutes les 
connaissances humaines. Laissons-le , du reste, parler 
lui-même. 

« Ce que j'avais acquis de connaissances dans les 
« lettres, la philosophie et les sciences exactes, dit-il, 
« me rendit très-facile la lecture des traités écrits 
« sur toutes les parties de l'art, dans la plupart des 
« langues, soit anciennes, soit modernes. » Remar- 
quons-le bien : l’un des génies les plus universels qui 
se puissent rencontrer , avoue que toutes ses connaïis- 


DE CHORON. 29 


sances, même les plus diverses , lui ont aplani les 
voies à l’étude d’un seul art. N'y a-t-il pas là de quoi 
confondre l'ignorance et la vanité de tant d'hommes 
plus ou moins artistes, mais incapables de raisonner 
sur l'art qu'ils pratiquent ? 

On ne saurait craindre de le répéter , cette intro- 
duction est un modèle de raison , de méthode et de 
clarté; elle renferme une appréciation des divers 
systèmes sur lesquels est fondé l’art de la composition, 
comme l'ouvrage lui-même est l'exposé le plus 
complet des meilleurs principes sur cet art : en effet , 
quoique la partie principale du traité ne fasse que 
reproduire celui de Sala, léditeur y a réuni les 
doctrines de plusieurs autres maitres des écoles d'Italie 
et d'Allemagne , le tout avec des additions et des 
explications , que la tournure philosophique de son 
esprit lui faisait regarder comme indispensables. I} 
part des premières notions, et conduit l'élève jus- 
qu'aux derniers développements de cette partie 
essentielle de Part musical. 

On remarque avec plaisir, on dirait presque avec 
étonnement {tant nous sommes peu habitués aujour- 
d’'hui à cette modestie!) la déférence avec laquelle 
Choron parle des maîtres qui l'ont précédé, et dont 
cependant il ne nous transmet les ouvrages qu’en les 
perfectionnant. Formé à l’école des anciens, et à celle 
des classiques modernes, il semble s’effacer lui-même 
dans sa naïve admiration pour le beau. Partout on sent 
l'homme aux fortes convictions; partout il nous prouve 
que le vrai mérite est modeste, et que la vanité est 
le partage seulement des médiocrités prétentieuses. 


30 ÉLOGE 


Quand Choron parle de lui-même, ce à quoi l'in- 
gratitude et l'injustice le foreèrent quelquefois, il 
expose ses actes et ses services avec simplicité, comme 
Jui donnant des titres et des droits, auxquels on doit 
avoir égard , en vue de la seule équité ; mais la glo- 
riole d'artiste ou d'auteur ne se fait jamais jour dans 
ses écrits. 

Sans entrer dans l'examen du corps même de l'ou- 
vrage , peu susceptible d'être analysé , et qui, d’ail- 
leurs, n’est à la portée que des artistesconsommés , 
nous nous contenterons de noter quelques parties , 
qui peuvent offrir un intérêt plus général. 

Au livre sixième , intitulé: Rhétorique musicale , 
nous ferons remarquer le chapitre second , où Choron 
traite de l'union de la musique avec le discours. Il 
y expose , sur cet article, objet d’éternelles discus- 
sions, ce qu'il y a peut-être de plus juste et de plus 
raisonnable. Il n’était, du reste, nullement de l'opi- 
nion de ceux qui disent: on ne chante que ce qui ne 
peut pas se lire; il attachait, avec raison, une grande 
importance aux paroles, et regrettait que la France 
n’eût pas, comme l'Italie, une riche collection de 
poésies lyriques mises en musique, ou susceptibles d’y 
être mises. 

Au traité de la composition , s'ajoute une Théorie 
physico-mathématique de la musique, où celle-ci est 
envisagée sous les rapports scientifiques. Dans ces 
Notions élémentaires acoustique, Yauteur expose, 
avec sa verve et sa lucidité ordinaires, les lois 
générales de lPorigine et de la communication des 
sons, tout en réfutant des théories et des systèmes 


DE CHORON. 31 


erronés , quoique fort accrédités. Ce petit traité , tout 


grande 


étendue, comme hors-d'œuvre, et forme un des 


entier de Choron, n'est pas d’une trop 


accessoires les plus intéressants de l'ouvrage prin- 
cipal. 

On retrouvera le même intérêt, peut-être un plus 
grand encore, dans l’Esquisse historique des progrès de 
la composition. Sous ce titre si simple , Choron donne 
un excellent résumé de l’histoire de la musique, 
inséparable de celle de la composition: car il ne veut 
pas, c’est sa propre expression, que le compositeur 
ignore rien de ce qui est relatif à son art. La brièveté 
où il a dû se renfermer dans cet aperçu rapide, ne 
nuit ni à la clarté des idées, ni aux agréments du 
style; car tout ce qu’a écrit Choron est bien écrit. 
Il plait d’abord par la justesse de sa pensée, la 
droiture de son jugement, la force de sa dialectique ; 
quelquefois par l'originalité de son bon sens; et 
toujours par la variété, les grâces ou l’énergie de 
son élocution. 

Cette histoire de la musique est fort curieuse, et 
content une foule de faits intéressants sur le chant 
ancien , grec et romain; sur celui de l’église primi- 
tive, auquel succéda le chant grégorien (ro); l’'au- 
teur parle ensuite de l'invasion des Barbares, et de 
ses fatales conséquences pour la musique; de la naïs- 
sance et des développements successifs du système 
moderne : tels que l'invention de la gamme , l’origine 
du contre-point, qu'il regarde comme absolument 
inconnu aux anciens. Il nous apprend que le rhythme 
moderne commença d’être en usage dans le XE. 


32 ÉLOGE 


siècle , et que le premier auteur classique qui a écrit 
sur ce sujet, est Franco, dont la patrie est incer- 
taine, mais dont les travaux remontent, par une 
coïncidence singulière , à Pan 1066 , époque à jamais 
mémorable dans les fastes de la Normandie , par la 
conquête de l'Angleterre. La courte analyse que notre 
auteur donne de œuvre de Franco, nous laisse à penser 
que la lecture de ce dernier serait d’un haut intérêt 
pour les musiciens instruils, et pour fous ceux qui 
ont le goût de l’érudition. C’est une œuvre capitale 
dans l'histoire de l’art, et dont, au rapport de 
Choron, les ouvrages postérieurs ne furent que des 
commentaires, ou des reproductions plus ou moins 
augmentées. 

On ne voit pas que l'influence des Croisades se soit 
exercée sur la musique comme sur les autres arts; 
car celui du chant et de la composition demeura sta- 
tionnaire depuis la fin du XE. siècle, jusqu'au com- 
mencement du XIV<. A cette dernière époque, Mar- 
chetto de Padoue traita du genre chromatique et 
enharmonique, et un docteur de Sorbonne, Jean de 
Muris, que Choron eroit Normand, publia d'impor- 
tants traités musicaux. A la fin du même siècle, et 
dans le cours du XV°., le système se modifie et s’en- 
richit, et la publication faite à Milan, par le célèbre 
Franchino Gafforio, du traité intitulé: Pratica musicæ, 
et de plusieurs autres ouvrages, donne une nouvelle 
importance et une certaine fixité à l'art, qui se 
perfectionne, non-seulement pour la partie ecclésias- 
tique, la principale et presque la seule dans le 
moyen-àge , mais aussi pour la partie profane. « Il 


DE CHORON. 33 


« avait dès-lors, dit Choron, des compositions et 
« des compositeurs dignes de notre altention. » 
C’est à la fin du XVe. siècle que l’école flamande , 
la plus ancienne de l'Europe, et lécole française 
brillèrent d’un grand éclat , et eurent des chanteurs 
el des compositeurs célèbres, qui se répandirent 
chez toutes les autres nations. L'école allemande 
s'associe, un peu plus tard, à ces progrès, qui, sauf 
quelques moments d'arrêt, amenés par les révolu- 
tions politiques , se continuent jusqu'aux {temps mo- 
dernes. 

Cependant le mauvais goût et les abus introduits 
par quelques musiciens d'Italie, faillirent anéantir 
l'usage des compositions religieuses, qu’un pape avait 
résolu de proscrire du culte , lorsque l’heureuse et 
triomphante intervention de Palestrina sauva ce genre, 
le plus précieux de tous. Palestrina, l'une des plus 
pures gloires de l'art, était élève de Goudimel, cé- 
lèbre professeur de l’école française. Ainsi l'Italie, 
qui avait tant donné aux autres peuples, allait re- 
prendre aux descendants des Barbares, ce que ceux-ci 
lui avaient d'abord emprunté. Grâce aux travaux da 
plus grand maître de l'Italie , les compositions dans 
le style religieux , le premier de tous par son impor- 
tance et son objet, ont acquis leur plus beau déve- 
loppement. 

L'école vénitienne porta également le style de 
chambre jusqu'à son apogée ; mais les progrès du 
genre dramatique sont beaucoup plus récents , et la 
scène lyrique , qui, dès le XIIT°. siècle, s'était ou- 
verte par des chants , servant d'accompagnement à 

3 


34 ÉLOGE 


la représentation des mystères, n'admit les opéras 
profanes qu’en 1480 : encore la composition dramatique 
ne consista-t-elle long-temps qu’en un monotone ré- 
citatif. Il faut arriver jusqu’à la moitié du XVIF. 
siècle, pour voir des airs introduits dans une pièce de 
théâtre : cette innovation se fait remarquer pour la 
première fois dans un opéra de Ciccognini , joué en 
1649. 

Au commencement du XVIII. siècle, plusieurs 
poètes d'un grand mérite, entre autres Métastase , 
composèrent d'excellents drames lyriques , sur les- 
quels travaillèrent les plus célèbres musiciens de l'Italie, 
et, dans ce siècle, la composition dramatique arriva 
au plus haut degré de perfection. 

Ce genre ne fut introduit en France qu’en 1646, 
sous les auspices de Mazarin, et le premier opéra 
français fut joué plus tard encore , en 1670 : c'était 
alors le règne de Lully. Malheureusement le style 
dramatique dégénéra en France, avant d’avoir atteint 
à sa perfection, par suite du défaut de naturel et de bon 
goût chez Rameau et les compositeurs de son école. 

L’opéra comique, de création plus récente, amena 
une heureuse réaction : Monsigny , Grétry firent la 
gloire de ce théâtre, qui s’est bien soutenu jusqu’à 
nos jours. Si, plus tard , le grand opéra se releva en 
France , de manière à ce que ce pays n’eût plus rien 
à envier , sous ce rapport , aux autres nations , on le 
dut principalement à l'influence de Gluck, de Piccini 
et de Sacchini. 

Pour ce qui est de la musique instrumentale , elle 
se borna , pendant des siècles, à l'orgue et au cla- 


DE CHOKON. 3 


vecin. Ce ne fut que dans le XVIIE. qu’on écrivit 
avec succés, d’abord en Italie , puis en France, pour 
les instruments , et que l’on comprit toute la puissance 
de ce genre. 

Quant aux principes mêmes de Part, ils étaient 
tous connus dès le milien du XVe. siècle, et n'ont 
fait depuis que des progrès partiels. Mais , en cela, 
comme pour bien d’autres inventions dans les arts, 
l'Italie arriva à la perfection avant les autres peuples. 

Tels sont, en résumé, les aperçus que Choron pré- 
sente sur l'historique de la composition. Dans ce 
court essai, l’auteur semble promettre un ouvrage , 
que lui seul peut-être , à cause de la presque univer- 
salité de ses connaissances , était capable de bien 
faire , une histoire de la musique. 

Plein d'admiration pour les chefs-d'œuvre de l’an- 
cienne école d'Italie , il voulut les faire connaître à 
la France, concevant dès-lors sans doute un secret 
espoir de les exécuter un jour. Aussi, avant même 
la publication du Traité de composition, en ayait-il 
commencé une autre, qui se continua depuis. Elle 
consistait en livraisons gravées , paraissant à des 
époques indéterminées , et contenant une grande 
œuvre de musique religieuse, avec une notice sur 
l’auteur , en français ou en italien , quelquefois dans 
les deux langues. 

Ces notices, malgré leur extrême brièveté, sont 
intéressantes , et renferment parfois , outre l'appré- 
ciation de l'œuvre musicale , des faits remarquables , 
dont quelques-uns pourraient bien contrarier les 
idées généralement reçues. Ainsi nous y lisons que 


36 ÉLOGE 


le célèbre frane-comtois Goudimel, le maitre du 
grand Palestrina , était l’un des plus savants théo- 
riciens de l'école française ; que cette école n’était 
qu'une dérivation de l’école flamande , la première 
qui fleurit lors de la renaissance des arts, et la mère 
de toutes les écoles modernes. D’où il suit que l'Italie, 
qui, plus tard, nous transmit la musique , en aurait 
elle-même été chercher les principes dans la Flandre. 
C’est là un point bien important pour l’histoire même 
de la société : car il tendrait à prouver que, pour 
cultiver les arts libéraux , les nations ont besoin 
d’être arrivées à un état d’aisance générale; de sorte 
que , si la Flandre s’'illustra par les beaux-arts , c’est 
aussi parce que ce coin de l’Europe s'était enrichi 
par le commerce et l’industrie , alors que la plupart 
des autres contrées étaient encore misérables et 
barbares. 

La notice sur Palestrina , où nous voyons comment 
ce grand génie sauva d’une ruine imminente la mu- 
sique religieuse , nous révèle un autre fait presque 
incroyable : c’est qu’en 1808 , on n'aurait pu trouver, 
ni à la bibliothèque Impériale, ni à celle du Conser- 
vatoire, une seule feuille des œuvres de celui qui fut 
le restaurateur et même le créateur de la plus impor- 
tante branche de l'art ; et Choron émet le vœu que 
le gouvernement d'alors fit copier ces œuvres. Puis, 
avec ce désintéressement et cette bonhomie dont il 
ne se désabusa jamais , il manifeste l’opinion que, 
sans ordres supérieurs , il suflirait du zèle et de l’in- 
telligence des directeurs de ces établissements, pour 
exécuter celte honorable entreprise. 


DE CHORON. 37 


En attendant la réalisation de ces vœux, la publi- 
calion intitulée : Collection générale des œuvres clas- 
siques de musique , ne tendait à rien moins qu’à créer 
et à propager en France toute une partie de Part, 
qui nous était demeurée complètement inconnue. Ce 
fut ainsi que parurent successivement le miserere à 
deux chœurs de Léo, l’un des premiers maîtres de 
la première école du monde ; le même psaume et une 
messe de requiem à 4 voix du savant et fécond Jomell y: 
le stabat el une messe en double canon de Palestrina 
le sauyeur de Ja musique sacrée ; le stabat de Josquin 
Després , le plus célèbre et le plus habile des compo: 
siteurs belges au XV:. siècle ; les cantates de Porpora, 
le patriarche de la mélodie ; les magnifiques compo- 
sitions qui s’exécutent dans la chapelle pontificale 
pendant la semaine sainte ; enfin , les solféges à plu- 
sieurs voix de Caresena et de Sahbatini ; et beaucoup 
d'autres productions du même genre. 

Ces entreprises, si profitables à l’art, devaient 
être fatales aux intérêts de Choron, Il eût fallu , 
pour qu’il n'y succombäât point, que lEtat se char- 
get de la majeure partie de la dépense. Ce n’est pas 
que le gouvernement d'alors vit avec indifférence les 
efforts et les sacrifices de notre artiste. L'Empereur 
les encourageail; il avait accepté la dédicace du Traité 
de composition , et avait chargé l’auteur d’un travail 
important , relatif au rétablissement des maitrises 
des cathédrales. 

Sa grande publication avait été honorée de la sou- 
scription de plusieurs princes, d’un grand nombre de 
personnages éminents dans les administrations et les 


38 ÉLOGE 


arts ; de celle des membres du Conservatoire , de la 
Chapelle de l'Empereur , de l’Académie impériale de 
musique, des célébrités musicales de la France et de 
l'étranger , et d’un certain nombre d'amateurs. La 
totalité pouvait monter à 350 souscriptions ; mais ce 
n’était assez ni pour honorer cetravail, qui était une 
entreprise nationale, ni pour défrayer l’auteur, vu 
l’énormité des dépenses. 

Le Traité de composition se publiait en décembre 
1808, et, deux ans après, presque jour pour jour , 
paraissait le Dictionnaire historique des musiciens. ou- 
vrage considérable, qui manquait complètement à 
notre pays , et sur le mérite duquel l’opinion pu- 
blique a prononcé depuis long-temps. Au moment où 
Choron annonçait cette publication , il se trouva que 
M. Fayolle {r1), homme de lettres déjà connu par 
d'heureux essais, et grand amateur de musique , 
avait préparé des matériaux pour un semblable travail; 
autrefois condisciples à l'Ecole polytechnique , ils de- 
vinrent collaborateurs pour louvrage qu'ils avaient 
projeté l’un et l’autre. 

Le premier volume contient , comme introduction, 
un excellent Sommaire de l’histoire de la musique, 
morceau vraiment digne de Pestime qu'il a toujours 
obtenue , et dont quelques passages se retrouvent 
dans le second appendice du traité de composition. 
On peut le Jouer en deux mots : c’est une œuvre 
excellente , quant au fonds et à la forme, et il est 
aisé de s'assurer qu'il n'y a rien à rétracter de cet 
éloge. Cette partie et un petit nombre d’articles seu- 
lement sont dus à Choron, dont la santé , altérée 


DE CHORON. 39 


par des travaux sans relâche et trop mullipliés, éprouva, 
dans ce temps-là, un long et violent dérangement ; 
tout le reste de l’ouvrage est sorti de la plume de son 
collaborateur. 

Outre ces publications, d’autres encore, plus ou 
moins importantes , avaient lieu à la même époque ; 
c'était une Méthode élémentaire de musique et de plain- 
chant , où les élèves des séminaires et les choristes des 
cathédrales devaient puiser d’utiles leçons ; un Traité 
général des voix et des instruments d'orchestre, puissant 
auxiliaire des compositeurs el des exécutants pour les 
symphonies. 

Là s'arrêtent , non pas les travaux ni les sacrifices 
de Choron : ils ne devaient finir qu'avec son existence; 
mais son assOcialion commerciale , et les publications 
qui en résultèrent. Six ans d'efforts n'avaient produit 
aucune compensalion avantageuse : loin de là, les 
pertes n'avaient fait que se succéder ; le patrimoine 
du grand artiste était dévoré, et il restait encore à 
combler un déficit considérable. 

Les hommes qui tiennent à l'honneur, et qui com- 
prennent en mème temps jusqu'où peuvent être portés 
le désintéressement et l'abnégation chez celui qu’anime 
la passion de l’art, sentiront combien la position de 
Choron devait être cruelle ! et cependant il semblait 
n'éprouver aucun chagrin ni afliction de ses pertes ; 
à peine en avait-il le sentiment : tant ses travaux ac- 
tuels et ses projets pour l'avenir absorbaient toute la 
puissance de ses facultés ! 

Il est bien doux dans de telles circonstances, 
d'avoir à louer , et à louer sans restriction. Un homme 


f 


4o ÉLOGE 


généreux , M. Petit ; qui avait été condisciple de 
Choron à l'Ecole polytechnique, et qui, depuis, 
avait fait une brillante fortune comme agent de change, 
avait conservé pour notre artiste une vive et sincère 
amitié. Avec un empressement égal à sa délicatesse , 
il vint au secours de son ami dans l’infortune, el une 
somme de 30,000 francs, donnée sans aucune hési- 
tation, tira celui-ci de tout embarras , et lui permit 
de continuer à s'occuper de ses travaux (12). Ces actes 
de générosité se renouvelèrent souvent en faveur de 
celui qui, sans calculer aucune chance , entreprit 
toujours plus qu'il n’est donné à un seul homme 
d'entreprendre. Que de fois celte main bienfaisante , 
s'étendant vers la famille de son ami, éloigna d'elle 
la détresse et l’indigence ! Puisse le nom de M. Petit, 
de ce protecteur généreux des artistes (13), arriver à 
la postérité, associé à celui de Choron ! Puissent nos 
descendants confondre dans une même admiration ces 
deux hommes , égaux dans leur désintéressement , 
dont l’un sacrifiait tout à l’art, et dont l’autre ne con- 
naissait point de bornes anx obligations de l'amitié ! 

Choron avait perdu sa fortune ; mais ce sacrifice 
n’était point sans compensation : car déjà il avait gagné 
la réputation de +avant et profond théoricien, et 
de compositeur distingué : il semble que dès-lors sa 
place fût marquée dans l'un des corps savants organisés 
par le génie de Napoléon. 

Depuis 1810, l’Académie des beaux-arts ne se com- 
posait plus que de 28 membres , et la section de mu- 
sique en comptait 3 seulement : MM. Grétry, Gossec 
et Méhul, Les deux premiers étaient arrivés à une 


DE CHORON. 41 


glorieuse vieillesse, et le troisième, alors au plus haut 
degré de sa réputalion de compositeur dramatique , 
se livrail entièrement à la pratique de l’art ; de sorte 
qu'aucun ne pouvait s'occuper des travaux acadé- 
miques , surtout de eeux qui étaient relatifs à la 
théorie. Un correspondant , Framery , artiste et écri- 
vain de mérite, se trouvait chargé de toute celte 
partie. Mais, à sa mort, en cetle même année 1810, 
Choron , dont le nom avait déjà une grande célébrité, 
fut invité à se mettre sur les rangs pour lui succéder, 
et la nomination eut lieu sans difficulté. 

Pour un homme si laborieux, cet honneur fut un nou- 
vel encouragement au travail: non-seulement il reprit 
celui du Dictionnaire, comme son prédécesseur ; mais 
on lui confia la rédaction de tout ce qu'il y avait de 
plus épineux , dans l'examen des mémoires à juger . 
et dans la solulion des questions soumises à l’Aca- 
démie. Il lui présenta , sur divers objets, des rapports 
qui recurent une approbation unanime, et furent im- 
primés par sun ordre. Dans plus d’un cas difficile , 
son concours fut jugé tellement indispensable , qu’à 
plusieurs reprises ses collègues déclarèrent hautement 
que, sans lui , il eût été impossible de se tirer hono- 
rablement de certains embarras. En reconnaissance 
de ces services, Choron avait le privilége de prendre 
part à toutes les délibérations ; il était regardé et 
traité plutôt comme membre honoraire que comme 
un simple correspondant : avantages , du reste , dent 
Framery avait été également en possession. Parmi les 
rapports présentés à l'Académie par Choron, M. Fétis 
a écrit qu’on peut regarder comme un chef-d'œuvre 


42 ÉLOGE 


celui qu'il fit sur les principes de versification italienne 
de Scoppa (14). 

Ces travaux académiques ne faisaient point négliger 
à Choron la mission qu'il s'était donnée, de régénérer 
en France la musique classique. Il continua les publi- 
cations qui devaient préparer celte restauralion , et 
fit paraître successivement la Bibliothèque encyclopé- 
dique de musique , exposé général et succinct de l’art, 
et les Méthodes élémentaires d'harmonie et de compo- 
sition , traduites de l’allemand d’Albrechts-Berger. Ce 
dernier ouvrage, publié à la date de 1814, fut réim- 
primé en 1827. C’est le meilleur traité élémentaire 
de composition des temps modernes. 

Il poursuivait toujours, avec le plus louable zèle , 
ses travaux auprès de l’Académie , dans Pespérance 
d'échanger quelque jour son titre de correspondant 
contre celui de membre titulaire : car l'Académie de- 
vait bientôt se compléter ; et, en effet, vers 1814, 
une 6°. section , celle de théorie musicale, vint s’ad- 
joindre aux cinq qui existaient depuis l’origine. 

IL semblait que les rangs de cette Académie, pour 
laquelle il remplissail, depuis quatre années , une 
tâche infructueuse et difficile, dussent s'ouvrir pour 
lui. Il s’en vit exclu , cependant. Et pourquoi ? Comme 
étant trop purement théoricien. On créait une section 
de théorie, et l’on fermait la porte à celui qui avait 
les titres les mieux fondés , parce qu’il n’était que 
théoricien ! On aurait peine à comprendre une telle 
contradiction , si l’on ne savait à quel point de mes- 
quines considérations et l'esprit de coterie peuvent 
égarer les corps les plus respectables d’ailleurs. Plu- 


DE CHORON. 43 


sieurs artistes , hommes de génie sans doute, atten- 
daient leur tour : l'Académie, qui désirait les posséder , 
leur donna la préférence, craignant de ne plus avoir 
occasion de se les associer. 

Les espérances qui avaient pu jusque-là soutenir 
le courage de Choron, s’évanouirent bientôt com- 
plètement : car, vers la fin de 1815, la section de 
théorie musicale fut supprimée , et les places qui y 
étaient attribuées, réparties entre les cinq autres 
sections. 

On a dit que Choron s'était fermé lui-même l’en- 
trée de l'Institut, par les dispositions hostiles qu’il 
manifesta quelquefois contre les académiciens ; mais 
on n’a pas réfléchi que, dans ce cas, l'injustice précéda 
ses ressentiments.Ceux-ci n’étaient,en aucune manière, 
le résultat d’une étroite jalousie ; mais il n’est pas 
toujours donné à l’homme , ayant conscience de sa 
propre valeur , de supporter , sans plainte, d’être 
éconduit el méconnu par ceux-là mêmes qui sont le 
plus en état d'apprécier la validité de ses services et 
la légitimité de ses prétentions. Qu'on le sache bien, 
d’ailleurs , ce déni de justice ne fut pas le dernier 
qu’il eut à éprouver, et ses rancunes ne se firent 
jour que quand on eut révolté son caractère, na- 
turellement inoffensif. 

Tout bien considéré , on aura moins lieu de s’é- 
tonner que Choron se soit vu repoussé à deux reprises 
par une Académie , si l’on réfléchit que cette com- 
pagnie était composée presque exclusivement d'ar- 
tistes en différents genres, et qu’ils pouvaient bien 
juger mal un homme qui était artiste lui-même , mais 


44. ÉLOGE 


quiétait encore bien autre chose; c'était , comme l’a dit 
un de ses biographes, un musicien qui ne ressemblait à 
nul autre; c'était un poêle ; c’élait un philosophe, 
dans la bonne et véritable acception du mot ; un 
érudit, dont la place eût été à l’Académie des In- 
scriptions , aussi bien qu’à celle des Beaux-Arts. En 
refusant de l’admettre, l’Académie perdit plus que 
Choron lui-même : elle se priva d’un auxiliaire utile, 
et qui ne pouvait que lui faire honneur; car notre 
artiste cessa dès-lors de prendre part aux exercices 
académiques , devenus sans objet pour lui, et revint 
à ses travaux, dont la société tout entière devait 
profiter. 

Cet acte d’ingratitude venait comme pour l'accabler, 
en même temps que la perte de son patrimoine, au 
moment où il aurait pu désirer, plus que jamais, de 
se trouver dans une certaine aisance: car, marié 
depuis 1809, il était alors père de deux enfants; et 
néanmoins telle était sa stoïque indifférence pour les 
biens de la fortune, qu'il répondait aux condoléances 
de ses amis: « J’aurai toujours assez d’une botte de 
paille et d’un morceau de toile. » Il leur témoignait 
même, comme un sage de l'antiquité, n'avoir jamais 
été plus heureux que depuis qu'il ne possédait plus 
rien. Aussi, avec ce caractère désintéressé, toujours 
oublieux de son avantage personnel, ne put-il jamais 
regagner la moindre fortune, malgré ses labeurs in- 
cessants. 

Le goût de la musique était devenu pour lui une 
passion qui dominait tout, même les affections du père 
de famille. Quand il eut un troisième enfant, un de 


DE CHORON. 45 


ses amis, M. Clément Désormes, s'employa pour lui 
faire obtenir une part, quelque peu lucrative, dans 
la rédaction du Bulletin de la Société d'encouragement 
pour l’industrie nationale ; son travail se réduisait à 
deux ou trois heures la semaine , et c'était avec la plus 
grande peine qu'on parvenait à obtenir de lui quel- 
ques articles : tant il éprouvait de répugnance et 
d’éloignement, pour toute occupation qui n'était pas 
relative à l’art, objet de toutes ses préférences! Un 
miracle de bonté soutenait cette intéressante famille, 
le généreux M. Petit ne perdait pas de vue son ami, 
qui, de son côté, ne se faisait pas faute de recourir 
à cette honorable bienfaisance. 

Nous avons dit qu’en 1810, Choron avait été chargé 
de préparer la réorganisation des maïtrises des cathé- 
drales ; il avait établi, d’une manière satisfaisante , le 
plan de cette vaste entreprise, qui devait rendre à la 
France quatre-vingts institutions musicales, el ce plan 
avait élé approuvé par l’Empereur, quand les événe- 
ments de 1812 et des années subséquentes vinrent en 
suspendre indéfiniment l'exécution. Toutefois le mi- 
nistre des cultes , Bigot de Préameneu, qui se montra, 
en plusieurs circonstances, le juste appréciateur de 
son mérite, lui confia la direction de la musique dans 
les fêtes publiques et dans les grandes cérémonies re- 
ligieuses. Elevé à ce poste, que sa passion pour l’art 
musical lui fit accepter avec empressement, il eut à 
essuyer de nombreuses contrariélés; mais au moins 
cette position nouvelle contribua à accroître sa répu- 
tation. Il s’acquit en même (emps celle d'un maitre 
habile , par la publication de quelques courts écrits, 


46 ELOGE 


où il exposait ses vues sur l’établissement d'écoles pu- 
bliques pour l’enseignement de la musique. Malheu- 
reusement ses idées ne se trouvaient pas conformes 
à la direction imprimée alors aux études du Conserva- 
toire, et il ne prit pas la peine de dissimuler combien 
ses opinions à ce sujet différaient de celles des maitres 
de cette école; il alla jusqu'à révoquer en doute 
l'utilité de l'établissement , qui, cependant , avaït déjà 
produit des sujets distingués. Il retrouvait là quel- 
ques hommes de l'Académie, et, croyant n'avoir 
aucune raison de les ménager, il s’en fit des ennemis 
implacables. Offensés déjà de quelques vérités dures, 
publiées par leur correspondant, ils ne lui pardon- 
nèrent point ses épigrammes , d'autant plus mordantes 
que l'originalité de son esprit lui permettait de frap- 
per fort et juste. Aussi, lorsque, quinze ans plus 
tard, une place s’étant de nouveau trouvée vacante, 
il se présenta, non plus comme simple théoricien, 
mais avec des titres qu’on ne pouvait méconnaitre 
sans une injustice flagrante, ceux de compositeur, de 
professeur et de chef d’une institution musicale habi- 
lement dirigée, il se vit encore écarté, malgré les 
droits les plus incontestables. 

En même temps qu’il remplissait les fonctions de 
directeur de la musique dans les fêtes nationales , il 
avait ouvert des cours publics et gratuits, où lui- 
même enseignait la musique vocale à des auditeurs 
appartenant aux classes ouvrières. 

Par maiheur, les circonstances n'étaient rien moins 
que favorables, pour qu’on püt songer à prendre aucune 
mesure importante en faveur des arts; étranger 


DE CHORON. 47 


envahissait la France, épuisée et ruinée ; et l’on 
dut s'occuper de toute autre chose que de créer des 
établissements nouveaux. Enfin, après deux invasions 
des puissances coalisées, l’orage cessa de gronder ; le 
calme reparut, et le gouvernement des Bourbons 
succéda définitivement au régime impérial. 

Vers la fin de 1815, la direction de Popéra vint 
à vaquer ; M. Petit usa de son influence pour pré- 
senter son ami, comme un homme très-capable, 
à l’administration des Beaux-Arts, qui Pagréa , et 
Choron fut nommé régisseur-général. 

Là, il déploya une activité vraiment extraordi- 
naire : en moins de deux ans , malgré les plus grandes 
difficultés, et la disette de matériel, il réussit à 
monter sept ouvrages nouveaux , et en fit remettre 
au répertoire une dizaine d’anciens : car c'était, dans 
son idée, une chose déplorable que les œuvres des 
grands maitres fussent soumises aux caprices de la 
mode , etil ne comprenait pas qu'on püt perdre le 
goût des beautés éternelles de Part , en quelque 
temps que le génie les eût créées. 

Dans son court passage à l’administration du grand 
opéra, Choron eut de nombreuses occasions de mon- 
trer toute la justice et la fermeté de son caractère. 
Ses soins eurent pour objet, tout en enrichissant le 
répertoire d'ouvrages anciens et nouveaux, de réfor- 
mer une foule d'abus , que la faiblesse de ses prédéces- 
seurs avait laissés s’introduire , et qui étaient aussi 
nuisibles au succès de l'administration du théâtre, 
qu’à la bonne exécution des compositions lyriques. Il 
n’accorda jamais un tour de faveur aux compositeurs 


48 ÉLOGE 


les plus renommés; puis, pour faciliter l’accès de la 
scène aux talents nouveaux, qui, souvent, ont tant 
de peine à se produire, il faisait retoucher certaines 
parties des anciens opéras par quelques jeunes artistes, 
au nombre desquels était Romagnési : par là, il indis- 
posa contre lui les auteurs les plus en vogue. 

Ce fut bien autre chose quand il voulut porter cet 
esprit d’impartialité dans Ja conduite du personnel 
même du théâtre: là, le mal était invétéré, et d’au- 
tant plus difficile à faire disparaître, que mille inté- 
rêls privés profitaient du désordre. 

Quand, par paresse ou quelque autre motif non 
recevable, les premiers sujets négligeaient leur em- 
ploi, il le confiait aux doubles, si ceux-ci montraïent 
le zèle et le talent convenables. Ce fut ainsi qu'il 
remplaça la célèbre Bigotini par Fanny-Bias, Albert 
par Paul, sa doublure. Ce fut ainsi que Nourrit, père, 
exigeant un dédommagement trop élevé pour faire 
abandon d’un congé, Choron monta un opéra où il 
pouvait se passer de lui. Il n’y eut pas jusqu'aux mu- 
siciens de l'orchestre avec lesquels il ne se brouillât, 
voulant les empècher de jouer par cœur ct d'une façon 
roulinière. 

Mais la réforme la plus délicate, ce fut celle qu'il 
prétendit faire au sujet des absences des acteurs et 
surtout des actrices. Assurés de toucher toujours leurs 
appointements, grâce aux subventions, les artistes 
de l’Académie royaie ne remplissaient guère leurs 
rôles, qu’autant que cela se trouvait à leur conve- 
nance. Choron se contenta d’abord d'enregistrer exac- 
tement toutes les omissions qui ne lui parurent pas 


DE CHORON, 49 


suffisamment justifiées; puis, quand vint le moment 
de régler les comptes, il signifia qu’il faisait retenue 
de tant, pour chaque absence. On comprend quelles 
clameurs durent s'élever contre ces procédés tout-à-fait 
insolites parmi le peuple dansant et chantant ; quels 
transports d’indignation et de colère durent éclater 
contre le tyran ! Choron, comme tant d’autres réfor- 
mateurs, se rendit odieux à ses administrés. Des 
menaces furent faites , des plaintes furent portées, et 
quelques-unes avec succès. Vainement la main qui 
l'avait placé au timon des affaires de ce céleste em- 
pire, essaya de l’y maintenir encore quelque temps ; 
celui qui avait raison, finit par avoir tort, et fut 
congédié. S'il s'agissait de toute autre administration, 
on pourrait entreprendre d'expliquer comment un 
homme dont les grandes idées et les sages réformes 
pouvaient produire tant de bien , ne fut pas soutenu 
avec plus d'énergie; mais qui pourrait sonder la pro- 
fondeur des mystères de l’opéra ? 

On a pu attribuer à la raideur du caractère de 
Choron le manque de succès de ses projets d’amélio- 
ration ; mais on doit réfléchir d’abord que la fermeté 
était indispensable dans la conduite d’un théâtre où 
les abus dominaient partout ; où l'anarchie était com- 
plète ; où chacun prétendait commander , et nul ne 
voulait obéir. S’il finit par ne plus avoir personne pour 
lui, c'est uniquement parce que tout le monde voulait 
continuer à profiter des abus. Enfin, quelques années 
plus tard , le célèbre Viotti, avec un caractère d’une 
incroyable douceur, y fut lui-même abreuvé de dégoüts. 

Toutefois , pendant le cours de sa gestion, Choron 
rendit de grands services à l’art du chant, par les bons 


= 
4 


50 ÉLOGE 


conseils qu'il adressa sur ce point au ministre de 
l'intérieur , et surtout par la réorganisation du Con- 
servaloire. Car Ja restauration se montra d’abord 
hostile à cet établissement , que les partisans de l'an- 
cien régime n’avaient toléré qu'avec impatience en 
1814, et qu’ils firent fermer l'année suivante, à cause 
de son origine révolutionnaire. Tout autre que Choron 
aurait pu triompher de ce coup, porté à une école dont 
il s’élait assez vivement déclaré lantagoniste ; mais 
il avait trop de grandeur d'âme , il était trop rempli 
de l’amour de l’art, pour qu'il y eût place dans son 
cœur à des sentiments aussi peu généreux. Ses opi- 
nions sur les études musicales avaient bien pu ne pas 
se trouver d'accord avec celles des professeurs de cette 
école; mais non pas au point de laveugler sur les 
services qu’elle avait rendus, et qu'elle pouvait ren- 
dre encore à la France. Aussi il n'avait pas été plus 
tôt installé dans son poste de directeur de l'opéra, 
qu'il proposa le rétablissement de cette classe, sous 
le nom d'Ecole royale de chant et de déclamation. Le 
plan qu'il fut chargé de dresser lui-même à ce sujet, 
fut adopté, et mis à exécution sur-le-champ. Sans 
doute, les nécessités du moment le forcèrent d'établir 
ce plan sur des proportions très-restreintes ; mais 
l'expérience a prouvé qu'il avait agi sagement, en 
faisant des concessions aux idées parcimonieuses ou 
rancunières de l’époque : car c’est l’école fondée sur 
ces bases, qui, par des accroissements successifs , a 
pu reprendre son ancienne importance , et acquérir 
une gloire nouvelle. 

Quand Choron avait formé son projet de réorga- 
nisation du Conservatoire , il avait voulu faire prendre 


D CHOHON, 51 


à la partie la plus essentiele, et cependant la plus 
négligée, celle du chant, le degré d'importance qu'elle 
doit avoir, et, comme moyen d'arriver à ce résultat, 
il avait indiqué, avant tout, la formation d'un pen- 
sionnat, composé de sujets dus deux sexes, enfants et 
adultes, On ne suivit pas alors cette idée; mais on y 
revint bientôt après, contraint que l'on fut par le 
déclin rapide de l'art du chant sur nos théâtres ly- 
riques , et surtout au grand opéra. Le pensionnat fut 
donc organisé, au moins partiellement ; et, quand 
Choron quitta l'administration théâtrale , on lui confia 
l'entière direction de cette partie du nouveau Conser- 
valoire: c'était la classe des enfants du sexe masculin, 
dont le nombre, fixé d'abord à 10 élèves, fut ensuite 
porté à 16, auxquels on adjoignit bientôt un nombre 
égal de jeunes gens adultes. La destination immédiate 
de ceux-ci devait être de recruter les chœurs de la 
scène lyrique, menacés d'une ruine prochaine, par le 
manqué de sujets capables et bien exercés, 

Jusque-là, le grand talent de Choron pour l'ensei- 
gnéement ne s'élail pas encore complètement révélé ; 
on lui croyait l'aptitude nécessaire pour disposer des 
enfants à faire leur partie tant bien que mal dans un 
ensemble ; c'était à cela que, dans l'opinion de bien des 
gens, se réduisait sa capacité comme professeur ; et 
l'on ne se doutait guère alors que de cette école, si 
peu remarquable dans l'origine, et composée d'un 
petit nombre d'élèves pris ou hasard , et dépourvus de 
toute instruction, sortiraient un jour tant de musi- 
ciens du premier mérite, qui devaient faire la gloire 
du maitre, en acquérant euxamémes la plus belle 


52 ÉLOGE 


renommée. Le grand chanteur Duprez, qui fut du 
nombre de ces premiers disciples, suffirait seul à 
donner de Choron, comme démonstrateur , une toute 
autre idée que celle que lon en avait alors. 

Forcé de se renfermer dans les modestes attribu- 
butions qui lui étaient dévolues, le professeur dut 
marcher quelque temps dans la voie indiquée; mais 
bientôt, dédaignant un objet si minime, et las de 
suivre une route qui devait le conduire à des résultats 
si peu importants, il crut devoir donner à cette insti- 
tution une direction plus: utile et plus élevée, et 
s’occupa de préparer ses principaux élèves aux divers 
emplois de la scène lyrique. 

Ce fut pendant qu'il dirigeait cette fraction du 
Conservatoire, que Choron réalisa l’une de ses plus 
heureuses conceptions ; en faisant la première appli- 
cation de sa méthode concertante. Voyons comment 
il fut conduit à cette idée si féconde. 

Pour donner l'instruction musicale à ses élèves, il 
avait introduit dans sa classe la méthode d’enseigne- 
ment mutuel : il s'appliqua done, d’abord , à bien dis- 
poser un premier noyau d'enfants, et à les rendre 
capables de transmettre à d’autres les notions acquises: 
ainsi un certain nombre pouvaient se former graduel- 
lement ; mais ce n’était encore là qu’une instruction 
presque individuelle, et qui ne donnait que le moyen 
d'exécuter des morceaux isolément. Or, pour faire de 
la grande musique, il faut de l’ensemble, beaucoup 
d'ensemble; et, pour obtenir cet ensemble, une telle 
marche eût été lente, et les résultats eussent été im- 
parfaits, si l’habile maître n'eût trouvé le moyen d’ini- 


DE CHORON. 53 


tier un plus grand nombre d'élèves à la fois aux diffi- 
cultés de l'art; tel fut l’objet de la méthode concer- 
tante : méthode puissante, s’il en fut jamais, et dont 
toutes celles qui suivirent , ne furent que des imitations 
plus ou moins heureuses. Aucune ne contribua davan- 
lage à la satisfaction du maitre , ni à l’avancement des 
disciples. Si, parmi celles qui en sont dérivées , quel- 
ques-unes n'ont pas tenu tout ce qu’en promettaient 
les auteurs, elles ont cependant exercé une notable 
influence sur la propagation de l’art. Essayons de 
donner une idée de cette méthode de Choron, la pre- 
mière.en date de toutes celles qui ont paru depuis, 
et la plus efficace pour l’enseignement de la lecture 
et de la notation musicales. 

Elle consistait dans une série d'exercices , divisés 
par numéros, tous à quatre parlies; mais ces parties 
variaient en difficulté : les unes étaient plus simples 
et plus aisées; les autres, plus compliquées et plus 
difficiles; tous les élèves exécutaient le même mor- 
ceau; mais, tandis que celui qui commençait, n’avait 
à faire entendre que quelques notes, souvent répétées 
et long-temps prolongées , au même moment les plus 
exercés abordaient des difficultés de plus en plus sé- 
rieuses , et de cette gradation résultait un effet très- 
satisfaisant. La moindre réflexion fera comprendre 
combien une telle combinaison était favorable aux 
progrès des étudiants. Elle permettait de faire chanter 
le plus faible à côté du plus fort, elle les accoutumait 
non-seulement à vaincre , mais même à ne pas sentir 
les deux plus grandes difficultés du chant, savoir : 
lire la note, et marcher avec les autres, sans se 


54 ÉLOGE 


(] 


laisser ni troubler ni influencer par eux ; penser aux 
autres parties en faisant la leur , comme si cependant 
celle-ci était la seule. 

Ce fut par là que, dès le principe , il disposa ses 
élèves à devenir d’'habiles conducteurs de chœurs, et 
qu'il se prépara les moyens d'agir plus tard sur les 
masses. Après des essais mullipliés , et quand il pensa 
avoir donné à son invention le degré de perfection dont 
il la croyait susceptible , encouragé par le comte de 
Pradel , intendant général de la liste civile, duquel 
il oblint un léger subside, il publia son œuvre nou- 
velle, en 1818, sous le titre de Methode concertante 
et transcendante à quatre parties (16). 

L’heureux succès qu'il en obtint bientôt dans l’ap- 
plication , lui assura Ja confiance et la protection du 
ministre dans les attributions duquel se trouvait le 
Conservatoire ; mais l’allocation accordée pour l’en- 
tretien du pensionnat, élail si faible, que Choron 
seul était capable d’en tirer parti ; et cependant, ce 
n’élait là que son moindre embarras : la difficulté la 
plus réelle pour lui, c'était la rareté des voix, et 
des sujets favorablement organisés pour la musique. 

Afin d’obvier à cet inconvénient , le plus sérieux 
de tous, Choron reçut lautorisation de se rendre en 
Picardie, pour y découvrir el en ramener des jeunes 
gens à voix de basse-laille ; puis, dans le midi, pour 
trouver des hautes-contre. Il partit donc en 1815, 
à pied, sans trop réfléchir aux moyens d’achever 
celte double excursion, avee une bourse des plus 
légères. Mais il semblait que, des obstacles mêmes, 
surgissent pour Jui les causes du succès. Bien que son 


DE CHORON. 55 


équipage ne püt donner une idée très-favorable du 
sort réservé à ceux qui s’engageaient pour son école, 
telle était , cependant, la persuasion qui animait sa 
parole ; telle était la chaleur de son zèle, que ra- 
rement il échoua; d’ailleurs, il s’adressait parfois à des 
pauvres, dans les plus bumbles hameaux ; il savait 
qu'il rencontrerait partout des voix et le goût naturel 
de l’harmonie. Quant aux fatigues, il n’en parlait 
jamais ; sa gaîlé seule eût sufli pour lui en ôter le 
sentiment , et néanmoins elles étaient parfois exces- 
sives. On raconte que , surpris un jour par une grosse 
pluie dans de mauvais chemins de traverse, il y perdit 
sa chaussure, et que ce ne fut pas sans peine qu'il 
parvint à gagner le village le plus voisin ; mais il ne 
songea même pas à cet accident , tout occupé qu'il 
était de la découverte qu'il venait de faire, d'une 
belle voix de contralto. Un autre jour , il passait près 
d’une chaumière incendiée, dont les habitants implo- 
raient la commisération publique ; il leur donna son 
dernier écu , et ne réfléchit qu’il n’avait pas de quoi 
payer son diner , qu'en entrant , Île soir, à Soissons, 
pressé par la faim , et se trouvant à vingt-cinq lieues 
de chez lui. 

En même temps qu'il recrutait des voix pour son 
pensionnat , il provoquait, dans les départements , la 
formation d'autres écoles, qui devaient fournir des 
sujets à celle de Paris, et répandre le goût de la 
musique dans les diverses parties de la France. 

Ce fut alors, c’est-à-dire de 1817 à 1822, qu'il 
eut à remplir la partie la plus difficile de sa tâche : 
car tout n’était pas fini, quand il avait ainsi réuni 


56 ÉLOGE 


des Picards ignorants et grossiers , et des Gascons 
emportés et rétifs : il fallait soumettre à la même dis- 
cipline ces hommes , aussi différents par leurs carac- 
tères, que par les qualités naturelles que le ciel 
leur a départies. Souvent, malgré toute sa bonne vo- 
lonté , et Le haut prix qu'il attachait à une belle voix, 
il se vit forcé d'en renvoyer quelques-uns, à cause 
de leur insubordination. Cependant , il ne tarda pas 
à se trouver en état de produire , de la manière la 
plus avantageuse , et devant un auditoire choisi, 
une masse considérable de chanteurs, composée de 
ces éléments si divers et si difficiles à gouverner. 
Ces premiers résultats furent si satisfaisants, que le 
ministre de la maison du roi, marquis de Lauriston, 
qui le protégeait en toute rencontre, lui fit remettre 
la croix de la Légion-d’honneur, l’autorisa à continuer 
ses tournées dans les départements, et accrut de 
quelque peu l'allocation accordée à son école. 

Le zélé professeur n'avait pas attendu cette légère 
augmentation de subsides pour ajouter au personnel 
de ses élèves, dont il avait déjà porté le nombre bien 
au-delà des limites fixées par l’administration. 

Quant aux dépenses où il se trouvait ainsi entrainé, 
et qu’il soldait de ses propres deniers, il ne les calcula 
jamais. Depuis 1816, il aurait pu vivre dans une cer- 
taine aisance; car il était entré en jouissance de la 
dernière partie de sa fortune, par suite du décès de sa 
mère; mais il accroissait ses charges dans une propor- 
tion qui n’était nullement en rapport avec ses ressour- 
ces. Il ne souffrait même pas d'observations à ce sujet, 
comme le fait voir l’anecdote suivante, rapportée par 


DE CHORON. 57 


le docteur Descuret , dans son excellent ouvrage de La 
médecine des passions. Choron revenait tout joyeux 
d’un deses voyages en Picardie: « J'y avais été, disait- 
il, pour trouver une basse-taille, et j'en ramène un 
ténor. C’est égal; je suis sûr qu'il fera honneur à la 
maison.— C’est sans doute un pensionnaire payant, 
lui dit J’économe ; quel sera le prix de la pension? — 
Ame vile et vénale! lui répondit Choron indigné, je 
vous parle d’un ténor, et vous allez me parler 
d'argent! » 

C'étaient principalement les voix de femmes qui 
lui faisaient défaut , et l’on ne parlait pas encore de 
fonder le pensionnat des demoiselles. Avec son in- 
croyable dévouement aux progrès de l'art, on vil 
Choron se charger, pendant plus d’un an, d'entre- 
tenir à ses frais une famille entière d’'Htaliens, compo- 
sée de sept personnes, parce qu'il se trouvait parmi 
elles deux jeunes filles, douées des plus heureuses 
dispositions pour la musique, et que leurs succès por- 
tèrent ensuite à de belles positions : car il était 
dans la destinée de cet homme de demeurer pauvre 
toute sa vie , et d'appeler les faveurs de la fortune 
sur presque tous ceux de ses élèves qui montrèrent 
quelque talent. 

Les voyages de Choron dans les départements , 
les soins continuels qu'exigeait son école, ne lem- 
pêchaient point de s'occuper de ses travaux comme 
théoricien. Son existence semblait se multiplier , en 
même temps que s’étendait la sphère où il devait 
exercer ses talents. Ce fut dans ce temps-là même 
que parurent successivement une Exposition élémen- 


58 ÉLOGE 


taire des principes de la musique , servant de complé- 
ment à la méthode concertante ; une Méthode de 
plain-chant , contenant des leçons et des exercices 
gradués ; le Musicien pratique , ouvrage destiné à 
guider les élèves dans leurs essais de composition, 
et à leur donner l'habitude de la correction musicale ; 
le Livre choral de Paris, recueil du chant de ce dio- 
cèse, écrit en contre-point; mais peut-être devons- 
nous nous arrêter : Choron ne se lassait pas de pro- 
duire; et l'attention pourrait se fatiguer , ou l’ima- 
gination s’effrayer de la simple énumération de ses 
travaux : contentons-nous de dire qu’en deux années, 
de 1817 à 1819, Choron publia douze ouvrages ou 
traductions d'ouvrages plus ou moins importants, 
mais tous de la plus grande utilité dans la pratique 
ou dans Ja théorie musicale. 

A partir de 1822, les réunions où Choron com- 
mençait à faire exécuter, devant un cercle d'élite, 
quelques-unes des belles partitions des anciens maîtres, 
devinrent plus intéressantes. L’Athénée des arts fut 
une des premières sociétés qui s’empressèrent d’ac- 
cueillir les laborieux essais du maître et de ses élèves, 
et de les signaler à l'attention et aux encouragements 
du publie parisien. Choron fut reçu parmi les mem- 
bres de celte association. 

Ces succès animaient notre grand artiste, et en- 
bardissaient l'administration à accroître les fonds 
accordés à une entreprise qui se rendait de plus en 
plus utile. Ainsi l’école, qui n'avait été soutenue jus- 
que-là que par une subvention très-bornée , reçut , 
en 1824, une allocation beaucoup plus forte. Choron 


DE CHORON. 59 


alla occuper , rue de Vaugirard, un local plus consi- 
dérable |, où il admit un nombreux personnel 
d'élèves, tant internes qu’externes ; en même temps , 
on lui ouvrait un pensionnat de jeunes demoiselles, 
qui fut établi sur le boulevard Mont-Parnasse. 

Jamais Choron ne s'était vu avec d'aussi puissants 
moyens à sa disposition. Aussi parvint-il, en peu de 
temps , à faire exécuter, par ses élèves exclusive- 
ment, les chœurs d’Athalie , à la Comédie française, 
et l'Armide de Gluck, au Théâtre italien, et quel- 
ques autres grandes partilions. Il réalisait ainsi l’idée 
qu'il avait conçue , lors de son passage à l'adminis- 
tration de l'opéra, de faire sortir d'un injuste oubli 
les chefs-d’œuvre des maîtres , et de les soustraire au 
caprice de la mode. Pour mettre en scène ces compo- 
sitions, il fallait que Choron se fit à la fois directeur 
de chœurs, et professeur de chant et de déclamation: 
enseignements très-divers, qui exigent d'ordinaire 
les talents de plusieurs maitres. 

L'école de Choron prenait trop d'importance, et se 
lançait dans une voie trop nouvelle, pour continuer 
de n'être qu'une succursale du Conservatoire. Ce fut 
ce que comprit le vicomte Sosthène de la Rochefou- 
cauld , lorsqu'il arriva à la direction des beaux-arts, 
en 1825. Cet administrateur , pensant avec raison 
qu’un établissement tel que celui de la rue Bergère , 
devait suffire pour former le nombre de sujets néces- 
saire au genre dramatique , imagina , fort à propos, 
d'opérer une séparation complète entre cette école et 
celle de Choron , et de donner à celte dernière une 
tout autre destination, celle de régénérer en France 


6o ÉLOGE 


la musique religieuse et classique. Certes, jamais 
mission plus noble ni plus difficile ne fut confiée à un 
maître plus habile ni plus dévoué. Ce fut un heureux 
jour pour Choron, que celui où il put s'assurer de la 
détermination prise par le ministre. A peine lui fut-elle 
connue, qu’il s’empressa de faire venir d'Allemagne 
et d'Italie, toujours à ses frais, la plus riche et la 
plus complète collection de musique sacrée que jamais 
peut-être aucun établissement eût eue à sa disposi- 
tion , et dès lors ses élèves durent se livrer à l'étude 
assidue des chefs-d'œuvre des grands maitres de tous 
les âges et de toutes les écoles. 

Mais c'était là un genre de musique entièrement 
neuf, depuis long-temps négligé, ou même complè- 
tement inconnu en France , et qui présentait des dif- 
ficultés telles que , pour les vaincre , il fallait tout le 
zèle el toute la persévérance de Choron , comme 
aussi, de la part de ses élèves , toute l’habileté qu'ils 
avaient déjà acquise en suivant son excellente mé- 
thode. Leur maître avait dû leur faire retrouver une 
tradition entièrement perdue. 

Pour bien comprendre tout le mérite d'exécution 
auquel sut arriver l'institution de la rue de Vaugi- 
rard , il faut réfléchir que les compositions des anciens 
maîtres sont écrites dans un style de la plus grande 
simplicité, sans aucun accompagnement , et que 
l'expression en fait toute la beauté. Là, point d’éclats 
soudains , point de tapage étourdissant , ni de con- 
trastes forcés ; rien qui émousse les sens de l’audi- 
teur. Mais aussi quelle justesse parfaite l’exécutant 
doit savoir y conserver , sans être soutenu par aucun 


DE CHORON. Gt 


instrument ! quelle attention ne lui faut-il pas pour 
se défendre de rien ajouter à un texte si simple ! et 
quel goût, quel sentiment pour pénétrer dans la 
pensée d’un auteur , quand elle est à peine exprimée! 
pour deviner tant de nuances que le compositeur n’in- 
diquait point , ainsi qu'on les indique dans les parti- 
tions modernes ! Nous aurons plus d’une occasion de 
dire avec quelle irréprochable perfection les disciples 
de Chorou atteignirent à ces heureux résultats, et 
l'on pourra mieux juger du rare talent de leur maitre. 

La direction de Finstitution royale de musique reli- 
gieuse n’amena pour Choron qu’une suite de triom- 
phes , d’abord sans éclat, mais d'autant plus assurés 
qu'ils furent obtenus progressivement , et ne furent 
interrompus par aucun revers fächeux. Il eut le bon 
esprit de ne point trop rechercher la popularité dans 
les premiers moments; puis, quand il crut avoir suf- 
fisamment exercé ses élèves dans le nouveau style, 
il reprit, comme en 1822, l'habitude de les faire 
chanter devant un auditoire peu nombreux, mais 
composé de lout ce qu’il y avait de plus noble et de 
plus distingué à Paris, comme gens de goût et hommes 
de mérite. 

Charmés des beautés sublimes qu'ils n’auraient 
même pu soupçonner avant de les avoir entendues , 
les auditeurs privilégiés de ces heureux essais furent 
les premiers à engager Choron à donner plus de pu- 
blicité à ces concerts. Ils jugeaient que les composi- 
tions , si simples et si grandes tout à la fois, des an- 
ciens maîtres pourraient exercer une salutaire in- 
fluence sur le public. 


62 ÉLOGE 


Choron était naturellement porté à se rendre à ces 
raisons ; Mais que faire , sans un local convenable, 
et qui fût constamment à la disposition de l’école? Sans 
cela, point de succès durable. Des demandes furent 
adressées dans ce sens au gouvernement qui, Ss'ex- 
cusant sur ce qu’il accordait déjà une subvention fort 
élevée , ne voulut absolument rien donner pour lPela- 
blissement du local en question. Alors le grand ar- 
liste , ne consultant que son zèle et son inépuisable 
désintéressement , entreprit lui-même la construction 
d'une nouvelle salle, qu’il appropria , autant que ses 
moyens le lui permirent, à sa destination (1826). Il 
y dépensa 22,000 francs, qu'il ne regretla pas plus 
que tant d’autres sommes, sacrifiées déjà par lui à 
l'avancement de l’art. 

En même temps qu'il donnait à un plus grand 
nombre d’auditeurs le moyen d'apprécier la musique 
religieuse et classique , en la leur faisant entendre , 
il voulut la répandre dans toute la France , elce fut 
dans ce but qu'en 1827, il créa un journal de mu- 
sique , où il publiait quelques-unes de ces grandes 
œuvres, et rendait compte des travaux de son écol®, 
et de tout ce qui avait un certain intérêt pour cette 
partie de l'art. Sa fille , M'i. Alexandrine Choron , et 
son gendre, M. Nicou, lun et l’autre musiciens 
distingués , prirent part à la rédaction de ce journal, 
qui, l'année suivante , fut partagé en deux sections, 
l’une consacrée à la musique d'église proprement dite, 
l’autre à la musique classique en général ; il fut con- 
linué ainsi jusqu'au 1°", janvier 1831, époque où il 
cessa de paraître. 


DE CHORON. 63 


C'est à ces efforts pour propager la grande et belle 
musique , que se rattache un des plus infructueux et 
des plus dispendieux essais de Choron, celui d’intro- 
duire l'usage de la lithographie dans la publication 
de la musique. Cette idée conçue , il fit venir d’Alle- 
magne des ouvriers, qui, malheureusement , se 
trouvèrent être des hommes adonnés à l’ivrognerie. 
Le travail fut mal exécuté , et Choron perdit consi- 
dérablement dans cette entreprise. M. Romagnési 
estime à 20,000 francs les sommes qui furent ainsi 
sacrifiées sans fruit, au moins pour le moment : car 
Choron avait frayé la route, et, quelques années 
plus tard , on vit appliquer , avec un succès satisfai- 
sant, l’art de la lithographie. à la publication des 
œuvres musicales. 

Ce fut en 1827 que Choron inaugura sa nouvelle 
salle, en y exécutant, devant une partie de la famille 
royale et la plus haute société parisienne, cette 
musique céleste, dont aucune expression ne peut 
malheureusement donner une idée, si on ne l'a point 
entendue : « Car, dit un écrivain, rien n’y ressemble 
à la musique des plus grands maitres de l’école mo- 
derne ; c’est quelque chose à part, de si grand, de si 
majestueux, qu'on est forcé de reconnaitre avec 
Choron, que si, depuis les Josquin, les Palestrina, 
les Hœndel, la musique.a fait de grands progrès, sous 
le rapport de la partie matérielle et du coloris, elle n’a 
rien gagné en ce qui touche l'expression religieuse et 
la grandeur des proportions. » Quelle ne dut pas être 
l’'habileté du maître, pour amener ses élèves (et ils 
étaient souvent au nombre de 200) à exécuter ces 


64 ÉLOGE 


chefs-d'œuvre, dont nous avons dit les difficultés, avec 
cette irréprochable perfection, cette précision dans 
l'ensemble, ce fini dans le détail, qui, peut-être, ne 
seront jamais égalés ! 

Nous avons essayé de donner une idée de l'excellente 
méthode de Choron ; voyons-le la mettre en pratique 
à son école : car , quel qu’en fût le mérite intrinsèque, 
elle en acquérait un {out particulier par le génie de 
celui qui, après l'avoir trouvée, pouvait en faire si 
admirablement l'application. Il savait mêler à son en- 
seignement les leçons de la plus haute philosophie ; 
il s’y montrait vraiment étonnant , comme penseur et 
homme de goût ; il subissait lui-même une sorte d’exal- 
tation, qu'il faisait FR à son jeune auditoire, par 
ses allocutions vives et chaleureuses. Relativement à 
l’enseignement de la musique religieuse, il pouvait 
s'appliquer cette parole d’un roi, qui fut aussi grand 
poète et musicien: Zelus domûs tuæ comedit me (Dav. 
ps. 69, v. 10). Il faudrait avoir assisté à ses savantes 
leçons, pour se faire une idée de l'influence qu'il 
exerçait sur ses élèves: c'était comme par entraine- 
ment qu'il les animait à lutter contre les difficultés de 
ce genre de musique, sévère, mais expressive, qu'il 
estimait par-dessus tout. Il parvenait même à en 
rendre l'étude intéressante, par des traits d’origina- 
lité, par des anecdoctes relatives à lexécution du 
morceau qu’on appremait, à l'effet qu'il avait produit 
dans cerlaines circonstances, ou à la personne de 
l'auteur. 

Tous ceux qui savent ce que c’est que l’enseigne- 
ment, sentiront aussi combien la tâche de Choron 


DE CHORON. 65 


était diflicile ; ils comprendront aisément qu'un homme 
doué d’une haute sensibilité, extrêmement impres- 
sionnable, devait avoir des moments de vivacité et 
même d'emportement, d'autant plus qu'il ne pouvait 
surmonter son aversion pour le trivial, ni même le 
médiocre. Il ne trouvait beau que ce qui avait un 
certain degré de noblesse et d’élévation. Au sujet du 
plain-chant et de la manière dont on l’exécute dans 
la plupart des églises , il disait souvent que l’abomi- 
nation de la désolation prédite par le prophète , était 
dans le lieu saint. 

De toutes les leçons données par Choron dans son 
double pensionnat , la plus importante et la plus in- 
téressante était celle qui avait lieu à trois heures, 
et, qui, à cause de cela, était désignée , par ses 
élèves et ses amis , sous le nom de classe de trois 
heures. À ce sujet, un seul fait pourra faire com- 
prendre à quel point Choron savait communiquer son 
enthousiasme à ses auditeurs. Les occupations étaient 
réglées dans l’après-midi, de telle sorte qu'après la 
leçon générale de trois heures, la récréation devait 
avoir lieu de quatre à cinq, avant le diner. Eh bien! 
presque toujours l'heure de la récréation, cette heure 
inviolable et sacrée pour la jeunesse de nos écoles , 
se trouvait en grande partie, souvent même entiè- 
rement absorbée par les exercices classiques, sans 
que jamais un murmure se soit fail entendre parmi 
cette foule d'élèves, dont le plus grand nombre 
étaient des enfants. Non pas cependant que les deux 
heures fussent employées uniquement à répéter des 
morceaux de chant ; mais Choron était philosophe 

5 


66 ÉLOGE 


et homme de savoir autant qu'artiste : il n’était sa- 
tisfait que quand il avait bien pénétré ses élèves de 
ses propres sentiments , et il y parvenait toujours par 
ses réflexions profondes , par sa causerie, pleine 
de verve et d'originalité. Aussi interrogez les musi- 
ciens formés par Choron, interrogez-les sur cette 
leçon mémorable pour eux : « C’était son triomphe ; » 
vous dira lun. — « Il y était sublime, » vous 
répondra un autre. Certes jamais hommage plus glo- 
rieux , ni plus sincère , ne fut rendu aux talents et 
à la mémoire d’un maitre. 

On raconte , à propos de la leçon de trois heures, 
mille traits qui peignent et la vivacité de son carac- 
tère, et son ardent amour de l’art, et quelquefois 
de singulières préoccupations. Comme tous les hommes 
supérieurs et livrés à de grands travaux, Choron 
était un penseur d'une activité telle que l’on peut 
dire que son esprit ne se reposait jamais. Aussi pa- 
raissait-il fréquemment distrait, même pendant ses 
lecons : on le vit quelquefois, tandis qu'il faisait 
chanter une composition dans la mesure à quatre 
temps, battre constamment la mesure à trois temps. 
Mais, façconnés à son exacte discipline, ses élèves n’en 
exécutaient pas avec moins de précision le morceau 
demandé : tant était assurée. la puissance de la mé- 
thode du maître ! L’habitude de la réflexion se tra- 
hissait souvent chez notre grand artiste par un geste 
qui lui était très-ordinaire : sa main exécutait alors 
sur sa tête les mouvements du doiglté du piano. 

Un jour, dit M. Laurentie, qui fut un de ses 
amis , dans cette fameuse classe de trois heures , où 


DE CHORON. 67 


Choron laissait échapper tout son génie, il s'arrête 
brusquement saisi d’une vive impatience; il cherche 
de son œil en feu un malheureux élève qui braillait à 
tue-têle, croyant mieux faire que les autres. Il dé- 
couvre le coupable , il le nomme, il lui jette au nez 
sa petite calotte rouge, avec des injures et des quoli- 
bets ; et il finit par cette effroyable réprimande , dite 
avec une voix courroucée : « Tu chantes comme un 
conservatoire! » On eût dit un coup de tonnerre tombé 
sur la salle. Mais le rire se mêlait à la stupeur. Ce ne 
fut pas long-temps sérieux : un moment après, Choron 
ramassait sa calotte, et caressait le pauvre enfant. 
L'homme qui savait si bien développer les facultés 
musicales de ses élèves par ses savantes leçons , n'avait 
lui-même qu'une voix chevrotante et peu étendue ; 
il chantait quelquefois cependant, et tel était le sen- 
timent qui animait alors ses accents, que jamais on 
ne pensait à la faiblesse de ses moyens; il arrivait 
même à produire une grande impression, et réussis- 
sait merveilleusement à faire saisir à ses auditeurs 
les nuances les plus délicates de la pensée d’un auteur 
Comme on s’élonnait un jour qu'avec un organe 
si médiocre, il pût parvenir à faire chanter ses nom- 
breux élèves avec tant de justesse, de grâce et d’expres- 
sion: « Je suis, dit-il, la pierre qui aiguise le fer, 
sans pouvoir couper elle-même ; » faisant ainsi la plus 
heureuse application d’une pensée du poète philosophe: 


TE Fungar vice cotis, acutum 
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi. 


C'était le sentiment exquis, autant que Ja haute 


68 ÉLOGE 


intelligence, qui faisait la supériorité de cet habile 
maître: telle était sa sensibilité, qu'il ne pouvait 
entendre l'exécution des grands chefs-d'œuvre, sans 
que les larmes lui vinssent aux yeux, et l'on raconte 
qu'une fois, entendant son élève favori, Duprez, 
chanter un solo, il ne put maitriser son émotion, et 
fut obligé de sortir de la salle. Malgré le peu de qualité 
de sa voix, Choron prenait plaisir à exécuter quelque 
belle composition, surtout en compagnie de ce même 
Duprez.: Un jour que ce dernier, encore très-jeune , 
faisait sa partie avec son maitre dans le duo de J.-B. 
Martini : Pace! caro mio sposo ! un autre élève, insen- 
sible aux beautés de ce magnifique morceau, s’amusait 
à attrapper des mouches; Choron, indigné, le saisit 
par le bras, et, ne voulant pas s’interrompre, lui 
chanta, sur la mélodie de Martini: « Drôle, tu m’écri- 
ras 2,000 fois le mot gobe-mouches, » puis reprit 
avec le plus grand sang-froid la suite de son bien aimé 
duo: Pace! caro mio sposo! 

Choron était doué d’une sagacité merveilleuse, pour 
découvrir les sujets heureusement organisés sous le 
rapport musical ; il les recherchait avec tout son zèle, 
et les accueillait avec le désintéressement que nous 
lui connaissons ; et, après sa Eonne méthode, rien ne 
contribua plus que ses bons choix , aux succès de ses 
élèves, soit dans leurs études , soit dans ces délicieux 
concerts donnés par lui, deux fois par mois, depuis 
1827 jusqu’en 1831. Ces concerts, qu'il intitulait mo- 
destement exercices publics, attiraient tout ce que Paris 
comptait alors d'hommes degoût et d'amateurs éclairés. 

Là s’exécutaient, avec une perfection inconnue 


DE CHORON. 69 


… 


partout ailleurs, les plus beaux chefs-d’œuvre de 
toutes les époques et des genres les plus divers. 
C’était la douce et lente harmonie, rendue sans aucun 
accompagnement, du madrigal de Palestrina : Alla 
riva del Tebro, vingt fois répété, vingt fois redemande ; 
c'étaient les vifs et bruyants accords de l’Oratorio du 
Messie, de Hœndel, dont l’Alleluia final, morceau du 
premier mérite et de la plus grande énergie, ne se 
terminait jamais sans exciter des frémissements d’en- 
thousiasme : tant les jeunes chanteurs savaient en bien 
exprimer toutes les majestueuses beautés! Il en était 
de même de l’Oratorio de Judas Machabee, de celui 
d’Athalie et de celui de Samson , ce dernier composé 
par Hændel, sur un magnifique petit poème dans 
lequel Milton, devenu aveugle, célébrait le dernier 
exploit et la mort glorieuse du vainqueur des Philis- 
tins, privé de la vue par ses ennemis. La fête 
d'Alexandre ; production étonnante par la grandeur 
de ses proportions, écrite encore par Hœndel, sur une 
cantate célèbre de Dryden, fut une des pièces le plus 
fréquemment reproduites. Ce fut avec le même applau- 
dissement qu'on accueillit les plus beaux morceaux 
du David penitente, et la fameuse messe dite le Re- 
quiem de Mozart, œuvre qui fut répétée plus tard 
au service funèbre que les élèves de Choron firent 
célébrer pour leur maitre, aux Invalides. 

On entendit encore à ces concerts, el toujours 
avec une émotion qui tenait de l’enthousiasme , le 
psaume : Donde co tanto fremito , lraduction sublime 
des belles paroles : Quarè fremuerunt gentes , chœurs 
et solos , par B. Marcello; le Stabat de Palestrina ; 


70 ÉLOGE 


des morceaux choisis des sept paroles de J.-C. sur la 
croix, par Haydn ; également un choix de la mu- 
sique écrite par Ch. Graun, le maitre de chapelle 
du grand Frédéric, sur la mort de J.-C. , cantate de 
Rammler ; un motet , Amor, Jesu dulcissime , composé 
par Neukomm , artiste contemporain , plusieurs fois 
redit avec le même succès , et toujours redemandé ; 
un O salutaris écrit en fa, par le même, et chanté 
avec une exquise délicatesse d'exécution, par MM. 
Guerrier et Marié, soit aux concerts, soit à la Sor- 
bonne , soit chez la duchesse de Berry , qui accordait 
une protection spéciale à l’école de Choron. 

Nous devons mentionner encore, parmi les mor- 
ceaux les plus remarquables exécutés à ces concerts, 
un quatuor sur le psaume 6o : Deh tu gran Dio, par 
G. Ayblinger, maitre de chapelle du roi de Bavière ; 
un duetto de Clari : Cantando un di, musique d’une 
allure vive et légère , mais toujours dans le goût des 
grands maitres ; puis, comme contraste, le Miserere 
d’Allégri, qui jamais ne s'était entendu que dans la 
chapelle Sixtine. 

Enfin, comme pour prouver qu'il savait plier à 
toutes les exigences le talent de ses élèves, Choron 
donna encore quelques pièces remarquables à plusieurs 
égards , et auxquelles il devait d’ailleurs attacher un 
certain degré d'importance , en sa qualité de musi- 
cien érudit : ce fut ainsi qu’il fit connaitre au public 
parisien la déclinaison du pronom hic, hæc, hoc, fa- 
célie musicale , imaginée par Carissimi , vers le milieu 
du XVIT:. siècle ; Les cris de Paris au temps de Fran- 
çois 1°. composition d’une difficulté excessive et de 


DE CHORON. 71 


la plus piquante originalité, adaptée par Clément 
Jennequin, musicien au service du roi de France, à 
des paroles que ne désavoueraient pas aujourd'hui 
nos plus spirituels faiseurs de couplets ; la bataille 
de Marignan, chant triomphal en l’honneur de Fran- 
çois E*., un peu différent du précédent , mais pré- 
sentant des qualités analogues. Ce dernier offrait , de 
plus, un attrait de nouveauté ; car c'était une chanson 
devenue nationale parmi nos pères , au XVI°. siècle, 
et que l’on venait de retrouver manuscrite à Naples. 

Ces concerts étaient presque tous d’une grande 
étendue : on y exécutait d'ordinaire une vingtaine de 
morceaux , indépendamment des intermèdes, qui s’y 
ajoutaient parfois ; mais on y a compté jusqu'à 30 
pièces différentes de musique ; on y a donné des messes 
entières, et nous pouvons , entre autres, en signaler 
une du prince de la Moskwa, sur laquelle nous nous 
dispensons de porter un jugement; car n’était-ce pas 
déjà présumer bien favorablement d’une œuvre nou- 
velle, que d’oser l’exécuter ainsi, à la suite des chefs- 
d'œuvre des plus grands maîtres ? 

Toutefois , pour ce cas seulement , l’école de Choron 
s'écarta de sa constante habitude, de chanter sans 
accompagnement. Car c’est une circonstance à bien 
remarquer, que le seul instrument qui figurät à ces 
concerts, était un piano. Tel était le talent des chan- 
teurs , qu’ils pouvaient aisément se passer de tout 
autre accompagnement ! et c’est ce qui rend d’autant 
plus étonnante ladmirable perfection avec laquelle 
tant de chefs-d'œuvre étaient rendus : perfection 
telle que, souvent, les maîtres même les plus exercés, 


72 ÉLOGE 


en entendant exécuter par d’autres les morceaux 
chantés à l’école de Choron, ne surent pas les re- 
connaitre, et les prirent pour des compositions diffé- 
rentes. En voici un exemple remarquable, 

Enthousiasmés, comme tous les auditeurs de Choron, 
des beautés de la musique qu’ils entendaient à ses 
concerts, les élèves du Conservatoire s’exerçaient 
quelquefois à la répéter. Or , un jour il arriva que le 
directeur Chérubini entra dans sa classe, au moment 
où l’on s’étudiait à dire une œuvre du répertoire clas- 
sique : « Ce morceau n’est pas mauvais, dit-il, mais 
jen aï entendu un bien plus beau chez Choron.» Et 
c'était celui-là même qu’on répétait! 

Du reste, ce n’était pas seulement au Conservatoire 
que l’on rendait méconnaissables les grandes compo- 
sitions exécutées d’une manière si ravissante par les 
élèves de Choron. « En 1828 (1), l'Académie royale de 
musique entreprit de faire entendre, dans un de ses 
concerts, un chœur de la fête d'Alexandre, et se vit 
obligée d'y renoncer. L'année suivante, la société des 
concerts, formée des artistes et des amateurs les plus 
distingués de la capitale, réunis par de louables motifs 
d’émulation, voulut s’essayer sur l’alleluia du Messie 
de Hœndel, et cette pièce, qui excitait des transports 
parmi les auditeurs des concerts de la rue de Vau- 
girard, ne parut que ridicule, insignifiante, et fit 
éclater des témoignages unanimes de mécontentement, 
tandis que la partie instrumentale était exécutée avec 


(4) Extraits d'un écrit publié par Choron, postérienrement 
à 1830. 


DE CHORON. 73 


toute la précision désirable. I en fut de même aux 
concerts historiques de Fétis, où les symphonies 
élaient rendues de la manière la plus brillante, et où 
les exéculants échouèrent complètement dans la partie 
vocale. Dans un chœur de Hændel, l’accompagnateur 
arriva seul jusqu’à la fin; tous les exécutants avaient 
successivement lâché pied sur la route. » 

Voilà ce que Choron raconte lui-même au sujet des 
tentatives qui furent faites pour rivaliser avec son 
école. Il nous explique ensuite, sans amertume ni 
récriminalion, comment les choses devaient être ainsi. 
« Ces faits, dit-il, n’ont rien qui doive surprendre: en 
chaque époque, les compositions roulent généralement 
sur un certain ordre de tours et d'idées, qu'elles 
exploitent jusqu’à son entier épuisement. Cette mar- 
che, qui est dans l’ordre naturel des choses, et qui a 
de grands avantages pour l'extension de l'art, n’est 
pas sans inconvénient pour les artistes. La plupart , en 
effet, bornant leurs études aux compositions de l’épo- 
que, leur talent y brille du plus vif éclat, tant qu'ils 
se renferment dans le cercle de leurs habitudes ; mais 
aussi ils se trouvent tout déroutés, et incapables de 
rien opérer, dès qu’ils tentent de franchir cette limite.» 

Puis le grand théoricien expose les causes de Ja 
supériorité de ses élèves, supériorité qui, indépen- 
damment du temps plus ou moins long consacré à 
l'éducation musicale, venait, selon lui, de ce que « Ja 
direction imprimée aux études de l'établissement, la 
puissance de ses méthodes, la vigueur de son régime 
donnaient aux élèves une capacité plus étendue. 
L'étude des classiques les familiarisait avec des chefs- 


74 ÉLOGE 


d'œuvre et des auteurs, dont les professeurs des autres 
écoles ignoraient jusqu’au nom, de sorte qu'ils ren- 
daient, avec une supériorité marquée, des compo- 
sitions dont les réunions d'artistes les plus distingués 
ne pouvaient entreprendre l'exécution.» 

Au sujet des concerts de Choron, nous devons 
signaler quelques morceaux de sa composition qui y 
furent exécutés; non pas que nous prétendions le 
comparer, comme compositeur, aux grands génies 
dont il nous a révélé les chefs-d'œuvre: il est une 
autre gloire , qu’on ne saurait lui contester, et celle- 
là est assez belle, pour lui assurer un souvenir impé- 
rissable : il fut l’un des plus savants et des plus habiles 
maitres qui aient jamais enseigné la musique. Sa 
méthode, aussi prompte que puissante , ses nombreux 
élèves, devenus des maitres distingués, ou des exécu- 
tants de première force; ses ouvrages, non moins 
nombreux, dont l'importance et la difficulté permet- 
tent à peine de comprendre comment la vie d’un seul 
homme put y suffire; enfin ses travaux pour lavance- 
ment et la propagation de l'art: voilà les titres par 
lesquels il se recommande à la postérité, et qui ne 
laisseront jamais périr son nom, tant qu’il y aura en 
France des hommes doués du sentiment musical, ou 
animés d’un véritable amour de l’art. 

Les compositions de Choron, bien que ne formant 
que la moindre partie de son apanage de gloire, étaient 
cependant plus que suflisantes pour lui ouvrir les 
portes de l’Académie des beaux-arts, si l’on eût rendu 
justice à son mérite. Plusieurs furent exécutées dans 
ses concerts, avec succès el applaudissement ; elles 


DE CHORON. 75 


sont d’une facture simple, mais rappelant la bonne 
école. Quelle que fût d’ailleurs la simplicité d’un 
morceau , il plaisait toujours infiniment aux exercices 
publics de ses élèves; tant la parfaite exécution y 
donnait à tout de la grâce et de la suavité! 

Au nombre des pièces de Choron les plus goûtées 
du public, nous citerons l’antienne Sub tuum præsi- 
dium, canon à trois voix; chanté plusieurs fois en 
1820, et un Stabat à trois voix, avec accompagnement 
d'orgue ou de piano. 

Nous devons, du reste, en signaler encore d’autres, 
qui, sans avoir été exécutées à ses concerts, n'en ont 
pas moins un grand mérite. Les plus remarquables 
sont: un chant, solo et chœur, avec orgue, pour le 
sublime cantique: Gräce! grace! suspends l'arrêt de tes 
vengeances..….. composition dont les beautés, au rapport 
des artistes, égalent celles de cette magnifique pro- 
duction de Racine fils. 

Puis: Quel feu s'allume dans mon cœur ?— Parassez, 
roi des rois! — O prodige! O merveille! — L'hymne 
d'Alger, à trois voix avec orgue : morceaux pleins de 
goût et d'expression ; une traduction en vers du Stabat, 
à deux voix avec orgue; un recueil de 64 cantiques, 
à trois voix, sans accompagnement; une suite de 
Proses et d’Hymnes d'église, d'un bel effet à l’exécu- 
tion : il voulait remplacer ainsi l'harmonie discordante 
et de mauvais aloi, avec laquelle, suivant son expres- 
sion, € on lui déchirait les entrailles » dans nos céré- 
monies religieuses; enfin les récréations lyriques , choix 
d’airs anciens, arrangés avec goût pour quatre voix. 

Depuis 1825, Choron avait le litre de maitre de 


76 ÉLOGE 


chapelle de l'Université , et l'exercice de ces fonctions, 
où il trouvait un nouveau moyen de mettre au jour le 
talent de ses élèves, et les heureux résultats de sa 
méthode, eût été un bonheur pour lui, sans les tra- 
casseries de l’abbé Nicolle, dont l'administration par- 
cimonieuse entravait sans cesse ses projets pour la 
propagation et la bonne exécution des grandes œuvres 
musicales. 

Cependant, avec les concerts de larue de Vaugirard, 
rien ne contribua plus à populariser le nom du grand 
artiste que les fameuses messes qui se chantaient 
chaque dimanche à la Sorbonne. C’étaient encore les 
concerts Choron, mais accrus de tout le prestige qu'ils 
pouvaient emprunter des pompes religieuses, et de la 
célébration des saints mystères. Là l'exécution musi- 
cale prenait un caractère d’autant plus auguste et plus 
solennel , qu’elle n’était pas due , comme il arrive {trop 
souvent dans les grandes cérémonies de la capitale , à 
des voix habituées aux profanes accents de Ja scène ; 
mais à de jeunes enfants, élevés et instruits spéciale- 
ment pour les chants religieux. Là, les âmes pieuses 
trouvaient une heureuse application de ces paroles de 
l'Ecriture: « Ex ore infantium et lactentium perfecisti 
laudem tuam , Domine.» (Ps. 8. 3.) Jamais la chapelle 
de antique école n’avait vu se presser dans ses murs 
une réunion aussi nombreuse, ni aussi brillante que 
celle qui accourait alors dans ce temple, ordinaire- 
ment silencieux et solitaire. On se rappelle, avec un 
plaisir mêlé de regrets, que la place voisine pouvait 
à peine contenir les riches équipages, qui amenaient 
là tout le Paris élégant, et qu'à une longue distance 


DE CHORON. "7 


en-dehors des portes se prolongeait la foule des audi- 
teurs, attentive et recueillie, avide de saisir quel- 
ques-uns des accents qui s’échappaient de l'enceinte 
sacrée. 

C'était là une grande gloire pour Choron, et ce 
genre de succès, plus que tous les autres, accrut sa 
réputation: à la Sorbonne, en effet, l'auditoire ne 
se composait plus seulement des heureux du siècle, 
à qui leur fortune et leurs loisirs permettaient de 
suivre les concerts de Pécole ; mais de tous ceux qui 
avaient le bonheur de trouver place dans cette église 
devenue trop étroite : car c’élait une vraie jouissance , 
pour quiconque aimait la musique, que de pouvoir 
assister à l'exécution, si parfaite et si suave, de tant 
de morceaux écrits avec une noble simplicité; que 
d'entendre rouler majestueusement les flots de cette 
paisible et douce harmonie de l’ancienne école, au 
momeut où la musique bruyante et criarde faisait 
invasion de toutes parts. 

En 1830, l’école de Choron brillait de son plus vif 
éclat, et se trouvait à l'apogée de sa gloire: ce fut le 
dimanche des Rameaux de cette année , que s’exécu- 
tèrent à la Sorbonne et le Miserere d'Allégri, déjà dit 
aux concerts, et le Stabat de Palestrina, compositions 
sublimes, et d’une difficulté telle, qu'elles n'avaient 
jamais franchi le seuil de la chapelle pontificale. 
C’était la première fois , et peut-être aussi la dernière, 
que le public était admis à les entendre dans la capi- 
tale de la France. En effet, le grand artiste dont les 
projets avaient loujours été détruits ou traversés par 
chacune de nos révolutions politiques, voyait, avec 


78 ÉLOGE 


douleur et tremblement , se former l'orage qui devait, 
en éclatant sur le royaume, ruiner toutes ses entre- 
prises, et anéantir le fruit de tant de labeurs. Déjà, 
malgré la bonne volonté que quelques ministres lui 
avaient témoignée, il lui avait fallu faire les plus grands 
efforts, pour arriver au point où il était enfin parvenu, 
et cette position, qu'il devait à une persévérance et 
à un zèle inouis, il allait la perdre pour toujours! 

Et, comme si un malheur ne devait jamais lui arri- 
ver sans un autre, ce fut cette même année qu’il se 
vit, pour la seconde fois, exclu de l’Académie des 
beaux-arts, qui aurait bien dû l’accueillir enfin, après 
une carrière illustrée par tant de nobles travaux, de 
glorieux succès, el par un désintéressement sans 
exemple. Vainement, dans un mémoire, remarqua- 
ble par l'esprit de modération et d'impartialité qui 
y règne d'un bout à l’autre, il avait fait appel à la 
justice des membres de cette classe de l'Institut, de 
laquelle il était le correspondant depuis vingt années. 
La haine et la jalousie firent taire toute autre consi- 
dération chez ces esprits prévenus, et Choron fut re- 
poussé, précisément parce qu'il présentait des litres 
que peul-être aucun artiste ne réunira de long-Lemps ; 
ce qui aurait dû le faire admettre, fut ce qui le fit 
exclure. Qu'il nous soit permis du moins de citer les 
derniers mots de Pécrit qu'il publia sous le titre de 
Moufs d’éligibilite..…, afin de donner une idée de sa 
manière d'écrire dans ce genre, el aussi pour détruire 
la croyance où l’on pourrait être qu'il y avait, dans cet 
opuscule, quelque aigreur, ou quelque récrimination 
contre les injustices qu’il avail déjà éprouvées : loin de 


DE CHORON. 79 


là, ce mémoire est, dans son entier , un modèle de 
convenance et de dignité. Voici comme il le termine: 

« En jetant les yeux sur cet ensemble immense de 
notions de tous genres, qui s'étend depuis la connais- 
sance des opérations les plus élémentaires, jusqu'aux 
hautes conceptions qui placent le savant et l'artiste 
auprès du législateur, et l’associent à œuvre de la 
civilisation, peut-être reconnaitra-t-on, dans cette 
vaste créalion, un mérite, propre à compenser le mé- 
rite, très-incontestable d’ailleurs, d’avoir donné le 
jour à quelque production de tel ou tel genre. Peut- 
être le regardera-t-on comme suffisant pour déter- 
miner les suffrages, et obtenir à l’exposant les honneurs 
que jadis on Jui fit entrevoir, comme le but d’une 
carrière entièrement consacrée à l'utilité publique, et 
le dédommagement de sacrifices jusques à présent bien 
imparfaitement récompensés. S'il en est ainsi, il se 
glorifiera d’un si beau triomphe; il s’en félicitera, 
comme du succès le plus éclatant qui ail jamais cou- 
ronné ses vœux ; il en ressentira la joie la plus sincère, 
et en conservera la plus vive reconnaissance. S'il en 
est autrement, ......il s’en félicitera encore, et, sem- 
blable à ce Spartiate qui, dans un cas à peu près 
pareil, s’était vu préférer quelques centaines de com- 
péliteurs , il remerciera les Dieux du bonbeur qu'aura 
la patrie,de posséder un si grand nombre de citoyens 
plus dignes que lui.» 

Ce n’est certainement pas là le langage des passions 
haineuses; et Choron se serait consolé d’un échec 
qu’il éprouvait pour la seconde fois, si la révolution de 
juillet ne fût venue consommer la ruine de cette excel- 


80 ÉLOGE 


lente école, qu'il avait créée, et à la conservation de 
laquelle il attachaït sa gloire et même son existence. 

La vie de Choron ne sera plus désormais qu’une 
lutte contre les difficultés qui vont l’assiéger , et sous 
lesquelles il devra, pour cette fois, succomber sans 
retour. En 1831, la diminution opérée sur les fonds 
alloués pour encouragement aux beaux-arts, mit 
l'administration dans la nécessité de diminuer aussi 
les sommes accordées à plusieurs établissements. Le 
point le plus difficile était de faire porter la réduction 
sur ceux qui se rendaient les moins utiles. Malbeu- 
reusement, dans cette circonstance , le ministre , 
pour se décider, consulta des hommes qui étaient 
les ennemis personnels de Choron D'un autre côté, 
les entreprises rivales craignant de voir tomber sur 
elles-mêmes le fléau menaçant des suppressions, il y 
eut une clameur générale contre l’école de Choron, 
pour laquelle d’ailleurs le titre de Conservatoire de 
musique religieuse , et la protection spéciale de l’an- 
cienne cour devenaient, dans ce moment de réaction 
fébrile , des causes de défaveur. Le précieux établisse 
ment fut donc sacrifié à d’aveugles rancunes, à 
d'étroits préjugés, ou à de vaines alarmes. 

On supprima d’abord la totalité des fonds accordés 
pour le service de l’église de la Sorbonne, et comme 
Choron les consacrait à la publication de la musique 
sacrée , il se vit forcé de discontinuer cette admirable 
collection , qu'il espérait augmenter successivement 
des richesses musicales de l'Italie, de l'Allemagne et 
de l'Angleterre. 

On prétendit retrancher ensuite la subvention 


DE CHORON. 87 


au Conservatoire de musique religieuse et classique ; 
subvention qui, après plusieurs augmentations suc- 
cessives, nes'élait jamais élevée à plus de 48.000 francs. 
On anéantit ainsi cette belle institution, à laquelle 
Choron avait consacré les derniers restvs de sa fortune, 
et la ruine du grand artiste était complète. 

El est vrai que le ministre lui offrit, comme retraite, 
12,000 francs, qu’il n’accepta qu’en demandant la per- 
mission de poursuivre ses travaux pour l’enseignement 
de la musique. On lui accorda, en effet, l'autorisation 
de continuer à tenir son école ouverte , sous la déno- 
mination d’Ecole de musique classique. Dès lors, privé 
de la plus grande partie de son personnel, l'établisse- 
ment se trouva dans l'impossibilité de se maintenir 
sur le même pied qu'auparavant, les exercices ces- 
sèrent, ou changèrent d'objet, et l’école française se 
vit dépourvue, comme elle Pavait été antérieurement, 
de la branche la plus importante de l’art musical, 
branche dont les efforts de notre artiste tendaient à 
l'enrichir. Sous ce rapport, son institution ne pourrait 
être suppléée par aucune autre; car l'exécution de la 
musique des différents peuples, des diverses écoles et 
des générations antérieures , exige des études longues 
et spéciales, auxquelles ne peuvent se livrer les autres 
élablissements, circonscrits qu'ils sont par l’objet de 
leur spéculation , et ne pouvant s’en écarter sans nuire 
à leurs intérêts, ni compromettre leur existence. 

En ruinant ainsi Pécole créée par Choron, on ne 
réfléchissait peut-être pas qu’on rendait impossible la 
culture de là musique classique ; on n'avait pas songé 
à l'élan que les travaux de ce maître avaient imprimé 


6 


82 ÉLOGE 


aux études musicales, surtout depuis 1827. D'un autre 
côté, le professeur dévoué ne voulut point abandonner 
son entreprise, espérant sans doute des temps meil- 
leurs. Mais que pouvait-il faire avec 12,000 francs? 
Car ce fut avec cette faible somme qu'il dut soutenir sa 
famille, composée de quatre personnes, payer six em- 
ployés, instruire et entretenir douze pensionnaires, 
nombre auquel il se vit contraint de restreindre ses 
élèves non payants (17). 

C’est le propre de l'homme supérieur de ne pas se 
décourager dans l'infortune et les tribulations: non- 
seulement Choron maintint son établissement , réduit 
comme nous venons de le voir; mais il ne put même 
se résoudre à laisser échapper une occasion, qui se 
présenta, de l’enrichir de deux nouveaux sujets, an- 
nonçant d’heureuses dispositions pour le chant. Ce fut, 
en effet, en 831 qu’un de ses anciens élèves, nommé 
Morin, alors employé au ministère des cultes, lui 
adressa deux jeunes filles, Rachel et Sara Félix, qu'il 
avait, par hasard, entendues chanter en public, et 
dont les talents naturels l'avaient frappé. L’ainée sur- 
tout, Sara , se montrait douée de si grands moyens, 
que Choron disait d'elle: « C’est une Malibran en 
herbe. » Par malheur , elles arrivaient trop tard pour 
que le grand artiste réalisât par lui-même les espé- 
rances que Ini avaient fait concevoir leurs rares fa- 
cultés. Il ne put que cultiver et préconiser, autant 
qu'il fut en lui, les dons précieux que la Providence 
leur avait départis, et prédire l’avenir glorieux réservé 
à la jeune Rachel. A d’autres devait être laissé le soin 
de former et de mürir ce talent (18). 


DE CHORON. 83 


En effet, Choron éprouvait un chagrin mortel de se 
voir si mal récompensé de ses travaux, entrepris avec 
tant de zèle et de désintéressement, pour le progrès 
de l’art et de l'humanité; et déjà sa santé altérée lui 
faisait ressentir les premières atteintes du mal qui 
devait le conduire au tombeau, lorsqu'un rayon d’espé- 
rance vint un moment luire à ses yeux. Il s'était flatté 
que quelque changement dans le ministère pourrait 
amener une réaclion heureuse pour son établissement, 
et il se sut gré de sa persévérance, lorsqu'il vit arriver 
à l'intérieur M. de Montalivet, qui se montra animé 
de dispositions plus favorables. Mais ni les observations 
présentées par ce ministre à la chambre , ni un mé- 
moire que Choron adressa lui-même aux députés et 
dans lequel il se plaignait amèrement du triste aban- 
don où on laissait l’école de musique classique, ne 
produisirent aucune impression sur une assemblée, 
tout agitée des passions politiques alors en efferves- 
cence. 

Victime des évènements de l’époque, de l'indiffé- 
rence et de l'envie, le zélé professeur supporta patiem- 
ment la position cruelle dans laquelle la parcimonie 
et Pinattention des chambres l’obligeaient de demeu- 
rer, et continua de s'occuper à former de nouveaux 
sujets, pour remplacer ceux dont on l'avait privé en 
lui supprimant sa dotation. Ce fut alors qu'il eut l’idée 
d'organiser’ des chœurs dans les écoles primaires de 
Paris, et à peine eut-il conçu ce projet, qu’il en com- 
mença sur-le-champ l'exécution. 

Accompagné de M. P. Nicolas, un de ses élèves, 
qu’il avait fait son répétiteur, il se rendait dans les 


84 ÉLOGE 


écoles, faisait chanter les enfants, puis les partageait 
en deux classes, suivant le genre des voix. Chaque 
classe étudiait à fond, mais néanmoins en peu de 
temps sa partie, tandis qu'un certain nombre d’adul- 
tes, choisis à peu près de la même manière, appre- 
naient aussi la leur. On réunissait ensuite les classes 
pour l’exécution de l’ensemble. On y adjoignait quel- 
ques instruments, une douzaine au.p'us ; pour servir 
d'accompagnement. Ce fut ainsi qu’il fit exécuter à 
Saint-Sulpice un salut, par 600 voix d'enfants et d’ou- 
vriers. Qu’on se représente quel effet devait produire, 
sous ces voûtes sonores, celte harmonie, naturellement 
si belle, chantée par des masses de voix soigneuse- 
men: exercées, et façonnées, autant que la brièveté du 
temps l'avait permis, à toute la précision d’une 
excellente méthode! Mais aussi que de peines! quel 
difficile travail pour arriver à de tels résultats! Choron 
avait dû alors , comme autrefois pour l'instruction pri- 
maire en Normandie, inventer une sorte d’abecédaire 
musical, afin d'improviser ainsi des lecteurs en quelques 
semaines. Car il ne Jui fallut que ce laps de temps 
pour faire exécuter des messes entières, par des en- 
fants et des adultes, qui , auparavant , n’avaient au- 
cuue connaissance de la musique. 

Peu après le salut de Saint-Sulpice, un concours 
immense d'auditeurs assistaient, à Notre-Dame, à un 
sermon de l'archevêque de Paris. La prédication devait 
être suivie d’un salut exécuté par les élèves de Choron: 
l'effet de ces chants fut magique, et Passemblée se 
retira, émue ; transportée , attribuant à 6oo musiciens 
ces touchants accords, qui n'étaient dus qu’à un nom - 


DE CHORON. 85 


bre moitié moindre de jeunes gens ou d’eénfants, 
placés dans la galerie au-dessus du chœur , et dont les 
voix, répétées par les échos de la vaste basilique, 
acquéraient , en s’y répandant , une puissance double, 
sans rien perdre de leur pureté. 

Le moment était favorable pour le nouveau genre 
de travaux qu'entreprenaït Choron: on parlait alors 
beaucoup de l'instruction du peuple, et nul doute que 
la vogue acquise à son nom, par les magnifiques succès 
qu’il obtint dans toutes les écoles où il lui fut permis 
de se mettre à l’œuvre, n’eût enfin attiré sur lui 
l'attention du gouvernement et même des chambres. 
D'ailleurs, quoique la dernière révolution l’eût ruiné , 
il avait eu la sagesse de ne point faire au nouvel 
ordre de choses une opposition qui n’était point dans 
son caractère; on l'avait même vu, au mois d'août 
1830, donner un concert dans son école, au bénéfice 
des victimes des trois journées. 

Quelque grandes que fussent les occupations que se 
créait Choron , elles n'avaient pas entièrement inter- 
rompu le cours de ses exercices habituels, et parfois 
encore il fit entendre à un auditoire devenu trop peu 
nombreux, parce que les orages politiques en avaient 
dispersé une partie, les ravissantes compositions qu'il 
avait fait connaître à la France. Ce fut aïnsi qu’en 
1832, au moment même où Choron était retenu au 
lit par une attaque de choléra , ses élèves exécutèrent, 
sous la direction de Pun d'eux, M. Nicou, le fameux 
oratorio du Jugement dernier de Schneider, grande et 
belle composition, qu’un autre élève, M. Gervais, 


accompagna sur l'orgue, et qui fut accueillie avec 
applaudissement. 


86 ÉLOGE 


Ce fut à ce concert qu’eut lieu un fait rapporté par 
le docteur Descuret, dans l'ouvrage déjà cité, fait 
qui prouve à quel point Choron s’abandonnait à son 
enthousiasme pour la musique. « Je connaissais l’ar- 
tiste, dit le docteur, et, craignant qu'il ne voulût 
juger de quelle manière le morceau allait être rendu, 
je lui avais fait sentir combien il serait dangereux, 
dans sa position, d'ouvrir la fenêtre de sa chambre, 
qui donnait sur la salle de concerts. Il approuva ma 
sollicitude , me prit affectueusement la main, et me 
promit de faire un sacrifice. La première partie de 
l'oratorio, exécutée avec une rare perfection, ayant 
excité les applaudissements de toute l'assemblée, je 
m’échappai un instant, pour aller consoler le pauvre 
malade, en lui portant la nouvelle de ce nouveau 
succès. Qui est-ce que je trouve dans la cour, à 9 
heures et demie du soir, et par un vent âpre? Mon 
Choron, nu-jambes, et roulé dans une couverture de 
laine, qui s'était blotti derrière la porte de la salle, 
pour tout entendre , et juger de tout par lui-même, au 
risque d’être surpris dans un pareil accoutrement. » 

Une autre soirée musicale fut encore donnée au 
théâtre italien, le 29 mars 1833, au bénéfice des élèves 
de Choron. Dans ce concert , où les demoiselles Félix, 
Rachel et Sara , firent en public le premier essai de 
leurs jeunes talents, on entendit un magnifique psaume 
de Hændel; un des plus élégants trios de Clari : Addio 
compagne amæne , et le Dies iræ du requiem de Mozart, 
morceau sublime , rendu , sans accompagnement, avec 
une perfection telle, qu’on ne songea point à la partie 
instrumentale , malgré l'importante place qu’elle tient 
dans cette magnifique composition. 


DE CHORON. 87 


Depuis long-temps la renommée de Choron avait 
franchi les murs de la capitale, et s'était répandue dans 
nos départements. Plusieurs prélats lui avaient de- 
mandé quelques-uns de ses élèves, pour organiser des 
maitrises dans leurs cathédrales. Déjà, en 1830, M. 
de St.-Germain, envoyé par l'institution à Nancy, avait 
réussi à y former un chœur de quatre-vingt-dix chan- 
teurs, qui, après un mois d'étude, jour pour jour, 
exécutèrent, d’une manière satisfaisante, plusieurs 
compositions des grands maîtres, et qui, ayant com- 
mencé leurs exercices le 4 février, purent chanter 
Ja messe et les vêpres en musique, le 11 avril suivant 
dans la cathédrale de Nancy. Si ces résultats étaient 
beaux, ceux qu'obtint Choron en personne, furent 
plus extraordinaires encore. En 1832, il s'était mis 
lui-même à parcourir les départements, seul, sans 
aide , n'ayant pour tout bagage qu’une petite collection 
de musique d'église, composée par lui, et éditée à ses 
frais. Il organisa, dans plusieurs cathédrales, des 
masses immenses de chanteurs, auxquels il communi- 
quait son âme et sa vie. À la Rochelle, cinq à six jours 
lui suffirent pour former un chœur de quatre-vingt- 
dix voix, et une excellente école de musique vocale. 
Il n'eut besoin que du même espace de temps à peu 
près pour obtenir un résultat semblable à Luçon, à 
Angers, à Tours et à Chartres. A Nantes, en une se- 
maine, il forma trois chœurs, composés l’un de 80 
chanteurs, l’autre de 110, le troisième de 160, et 
instruits de manière à pouvoir chanter ensemble où 
séparément. 

Quelle activité! quelle fécondité de ressources! quel 


88 ÉLOGE 


dévonement ! Et sa récompense?..…. Il la trouvait dans 
l'heureuse issue de sesentreprises: car il lui suffisait 
qu’on l’indemnisât des dépenses que lui occasionnaient 
ses voyages. La seule chose qui lui manquât dans cette 
mission de propagande musicale, c'était cette musique 
d'église, toujours trop tôt épuisée, et dont les copies 
ne pouvaient se multiplier en raison du nombre des 
choristes. 

La plupart des maîtrises alors établies par Choron, 
ne purent malheureusement subsister ; parce que. les 
cathédrales ne firent point la dépense nécessaire pour 
subventionner des directeurs ; ou parce qu’il ne se 
trouva pas d'élèves qui voulussent se rendre dans ces 
établissements, dont quelques-uns seulement ont pu 
se maintenir. Ces excursions , du reste , lui acquirent, 
dans. nos départements de l’ouest, une réputation 
immense, qui, de là, s’étendit dans les autres parties 
de la France. H se disposait à entreprendre un nouveau 
voyage dans l'Est, en commençant par Nancy, où 
nous avons vu qu'un de ses élèves s'était déjà rendu, 
lorsque la maladie qui devait se terminer pour lui par 
le trépas, vint l'arrêter au milieu de ses plus impor- 
tants travaux, et au moment où le gouvernement 
était enfin disposé à Pélever à un poste où ses talents 
de professeur eussent brillé d’un, nouvel éclat. Les 
incroyables succès qu'il avait oblenus en se livrant à 
l’enseignement dans les écoles, avaient ouvert les yeux 
des plus aveugles. Hlétait bien constaté désormais que 
l'infériorité de la nation pour le chant, tenait au 
manque presque absolu de toute éducation musicale, 
et nullement à l’organisation des individus, laquelle , 


DE CHORON. 89 


au contraire, méritait bien que l'Etat fit quelques sa- 
crifices , pour joindre des notions suflisantes de musique 
aux connaissances élémentaires données au peuple. 
Aussi le ministre de l'instruction publique avait résolu 
de placer Choron à la tête de l’enseignement de cet 
art dans les écoles primaires. Assurément nul autre 
que Jui n’eût pu rendre, dans cette position, de plus 
grands services à la science musicale. 

Mais Choron ne ménageait pas plus sa santé qu'il 
n'épargnait sa fortune. Il avait trop compté sur ses 
forces physiques; jusque-là il n'avait guère essuyé 
d’autres maladies que celles qui avaient été H suite 
d’un travail excessif. Par malheur, il n'était plus d’un 
âge où il püt se livrer à toute son ardeur, comme il 
l'avait fait à d’autres époques de sa vie. Et d’ailleurs 
l'excès en ce genre était tel, que la constitution la plus 
robuste n’y eût pu résister. Ainsi, quand il revint à 
Paris, après son voyage dans l’Ouest, sa santé déla- 
brée aurait exigé les plus grands ménagements : loin 
de se donner alors quelque repos, comme le lui con- 
seillaient les docteurs Descuret et Paulin, il reprit et 
les exercices de sa classe, et la formation des grands 
chœurs dans les écoles de la capitale. 

Ce fut dans le mois de janvier 1834 qu'il fut mortel- 
lement atteint d’une grave inflammation intestinale, 
compliquée d’une pleurésie aiguë. Pendant ses longues 
et vives souffrances, il conserva toute la puissance de 
ses facultés intellectuelles, et sa plus grande contrariété 
fut d’être obligé de garder le lit, ou du moins la 
chambre pendant plusieurs mois ; car il languit ainsi 
jusqu’à la fin de juin. Vainement , au printemps, es- 


90 ÉLOGE 


péra-t-on qu'un air salubre pourrait apporter quelque 
soulagement à ses douleurs , et, dans ce but, on le 
transporta à l'hospice de Sainte-Perrine, à Chaillot, 
où ses amis et ses élèves allaient le visiter quelquefois. 
« Jamais, nous a dit M. Gervais, jamais Choron ne 
recevait cette démarche, si naturelle d’ailleurs, sans 
une vive expansion de reconnaissance et de sensibi- 
lité, à laquelle je ne résistais pas moi-même. » Là se 
montrait toute Ja naïve bonté du caractère de cet 
homme: il se trouvait henreux d’être aimé de ses 
élèves, lui qui les aimait tant! Il s'étonnait presque 
d'un témoignage d'affection, comme s’il n'eût pas dû 
s'attendre à être payé de retour. C’est qu’en effet 
Choron avait, en quelques rencontres, éprouvé l’in- 
gratitude, il avait appris à connaître tout ce quil y a 
détroit égoïsme dans le cœur de certains hommes, 
sans que cette douloureuse expérience eût altéré la 
beauté des sentiments qui étaient innés en lui. 

La maladie n'avait d’ailleurs nullement éteint son 
ardente passion pour la musique, ni affaibli son zèle. 
pour la propagation de cet art, dont l'enseignement 
était pour lui comme un besoin impérieux , qu'aucune 
circonstance ne pouvait l'empêcher de satisfaire. Pen- 
dant une visite que lui fit, à Chaillot, M. Nicolas, on 
apporta un bouillon au malade. « Voici mon meilleur 
élève, » dit Choron enindiquant le porteur de l'écuelle. 
Et le visiteur de s'étonner, jusqu’à ce que l'artiste lui 
eût expliqué comment, pour charmer ses ennuis, il 
avait essayé de faire naître le goût du chant parmi les 
gens attachés à la maison, et il en avait rencon{ré un 
à qui ses soins avaient profilé plus qu'aux autres. 


DE CHORON. 91 


Pendant le temps qu’il passa hors de chez Jui , quel- 
ques-uns de ses élèves le remplacaient à ses leçons et 
à ses exercices, qui ne furent point entièrement sus- 
pendüs. Un dernier concert fut même donné pendant 
sa maladie, sous la direction de M. Nicou, et comme 
il n’y pouvait assister, il surveilla l'exécution des 
divers morceaux, en suivant la partition dans son lit ; 
car on l’avait ramené à son domicile de la rue de Vau- 
girard , le séjour de Chaillot n'ayant point produit 
d'amélioration. 

Loin de là, le mal empirait, et, dès le 21 juin, 
Choron lui-même ne conservait guère d'espérance de 
jamais se rétablir. Ce jour-là, il fit son testament ; le 
lendemain, il reçut les sacrements de l’église, après 
s'être confessé à l'archevêque, M. de Quélen, qui 
l'assista à son lit de mort. Le 23, il remit son épitaphe 
au docteur Descuret, en lui disant: « Avant hier, j'ai 
fait mon testament ; hier, j'ai reçu les sacrements ; au- 
jourd’hui, j'ai fait mon épitaphe. La voici: je vous la 
remets, et la recommande à votre bienveillance, s’il 
y a lieu. Je l'ai faite, parce que j'ai pour principe qu'il 
vaut mieux faire ses affaires, que de les laisser faire 
aux autres. Du reste, je défie qui que ce soit d’y trou- 
ver un mot qui blesse la vérité (19). 

ALEXANDER-STEPHANUS 
CHORON , 
E VALESIO ORIUNDUS, 
NATUS CADOMI, DIE XXI OCTOBRIS 1774 ; 
LÉTTERIS, BONIS ARTIBUS AC SCIENTIIS ACCURATÈ ET FELICITER STUDUIT, 
SED MUSIGAM SACRAM ET DIDACTICAM 


PRÆSERTIM EXCOLUIT ; 
RELIGIONI ATQUE PUBLICÆ UTILITATI PRÆCIPUË CONSULENS , 


92 ÉLOGE 


BONIS ET BONO TOTUS INTENTUS ET, FAVENS, 
SEIPSUM AC SUA PRORSUS ABNEGAVIT. 
QUAM MULTA, AD NIMIUM ARTIS DAMNUM, IMPERFECTA RELINQUENS, 


VARIIS PUBLICIS MUNERIBUS FUNCTUS, 6 


OBIIT DIE.s.er 
ORATE PRO EO, 


Enfin, le 24, vers 11 heures du soir, il expira dans 
les sentiments de la piété la plus sincère, précédant , 
seulement de quelques mois, dans la tombe, Boïeldieu, 
cette autre gloire musicale de la Normandie. 

Choron vit s'approcher sa dernière heure avec quel- 
que regret, non pas pour lui, dont toute l’existence 
avait été une perpétuelle abnégation, mais pour l’art 
auquel il s’était dévoué sans réserve. Durant sa longue 
maladie , il ne cessa de s'occuper de musique et de 
littérature. Il relut plusieurs ouvrages latins , grecs et 
hébreux; car, toute sa vie, il affectionna la littérature 
antique, celte vraie source du beau idéal. Il estimait 
particulièrement les Pères de l'Eglise et la Bible, et on 
le vit quelquefois s’échauffer dans des discussions, pour 
soutenir ses opinions à ce sujet, contre ceux qui pré- 
tendaient rabaisser le mérite et les beautés des livres 
sacrés. 

Deux jours avant sa mort, à la suite d’une crise à 
laquelle il s’étonnait lui-même de n’avoir pas succombé, 
il dictait à son fils une longue lettre, qu’il adressait à 
l'administration des Beaux-Arts, et dans laquelle il 
exposait, avec sens et clarté, ce qu'il y avait à faire 
pour conserver et maintenir son école, et tirer le meil- 
leur parti possible de tous ses travaux. 

Nous aussi, après avoir vu et raconté les actions 


DE CHORON. 93 


d’une si belle vie, nous éprouvons un regret, c'est 
qu'au moins on mait pas réalisé le dernier vœu du 
grand maître, en soutenant, par une légère subvention, 
cette excellente école, de laquelle sont sortis tant 
d'habiles professeurs, tant de cantatrices et de chan- 
teurs distingués: car la société, qui semblait n’avoir 
pas eu de place à donner au maitre, en a fait, et 
presque toujours d’honorables, à ses disciples. Il serait 
digne d'un gouvernement qui a relevé tant de nobles 
débris, de rassembler les ruines encore vivantes de 
l'Institution royale de musique classique et religieuse. 
Cet établissement deviendrait, suivant les vues de 
Choron , une pépinière , où se formeraient des maitres 
habiles et zélés, qui répandraient ensuile, dans les 
départements, les bonnes et saines doctrines de Part. 
Il serait aux études musicales, ce que l'Ecole normale 
est aux belles-lettres et aux sciences. Ce serait là un 
bel hommage à la mémoire d’un citoyen si dévoué! 
Six semaines après la mort de Choron, ses élèves 
lui firent célébrer, dans l’église des Invalides , un ma- 
gnifique service, le seul qui fût digne de lui, un ma- 
gnifique concert funèbre. Là furent exécutés le re- 
quiem de Mozart, et un motet sur l’alla riva del Tebro, 
de Palestrina, avec une perfection qui rappelait les 
plus beaux jours de la brillante école; œétaient les 
mêmes exéculants, mais ils portaient alors le deuil de 
leur maître. Oh ! de quelle douce satisfaction n'eût-il 
pas été rempli, s’il eût pu assister encore à ce succès, 
si honorable pour ses élèves bien aimés, au milieu de 
ce temple spendide , où sont étalés les trophées de tant 
de succès d’un autre genre! Mais, hélas! lui seul ne 


94. ÉLOGE 


devait pas être témoin de ce tribut d'admiration, que 
plus de 6,000 assistants s'empressèrent de payer à la 
gloire du savant et infatigable professeur, dont les 
incomparables eflorts et les sacrifices sans bornes 
étaient encore si présents à tous les souvenirs. Comme 
le Tasse, mourant au pied du capitole, Choron ne 
devait point voir son dernier triomphe. 

« Si le grand artiste eût pu réaliser tous ses projets, 
écrit M. Fétis, il faudrait nous féliciter de la direction 
qu’il avait prise à sa sortie de l'opéra ; mais, après ce 
qu'on a fait pour anéantir le fruit de ses efforts, nous 
ne pouvons que regretter qu'il ait abandonné ses tra- 
vaux de littérateur musicien, pour ceux de profes- 
seur. » En effet, Choron, à sa mort, laissait inachevés 
plusieurs ouvrages importants. 

1°. Un Traité de contrepoint antique , par Fux, traité 
que Choron eût sans doute perfectionné, et dont il 
eût fait disparaître les nombreux défauts en le tra- 
duisant. 

30. La Traduction des œuvres de Jean Tinctor, théo- 
ricien belge du XV*. siècle: ouvrage curieux pour les 
érudits en musique. 

3°. Manuel encyclopédique de musique, répertoire 
complet des doctrines des écrivains allemands et ila- 
liens sur les diverses branches, et sur toutes les sub- 
divisions de l’art musical. Une partie seulement de ce 
résumé est due à Choron, et le reste , à M. Adrien de 
la Fage , qui en a achevé la publication. 

4°. Enfin, l’Introduction à l’étude générale et rai- 
sonnée de la Musique, Ve plus important de tous les 
ouvrages de Choron, et qui, dans son idée, et aussi 


DE CHORON. 95 


d’après l’opinion des savants, était destiné à produire 
une révolution complète dans la théorie musicale. 
C'était le fruit de 4o ans de travaux , de méditations 
et de recherches. Il existe quelques parties de cette 
grande œuvre, que M. de la Fage se propose de com- 
pléter et de publier. Nous pouvons, du reste , prendre 
une idée de l’ouvrage, d’après ce que Choron nous en 
dit lui-même, dans l'introduction du Manuel de mu- 
sique, morceau savant et profond, où il nous expose 
ses vues sur la théorie générale de Part. 

« Frappé, dit-il, de l’infériorité où était restée la 
théorie musicale, je résolus d’y remédier , s’il était 
possible , et, malgré le goût très-vif que j'avais pour 
la composition, et les espérances de succès que l’on 
me faisait concevoir en ce genre, l'espérance, plus 
flatteuse encore, de créer, en quelque sorte, une 
science nouvelle, dirigea toutes mes pensées vers la 
théorie de la musique; elle devint le but de toutes mes 
études, et, à diverses reprises, elle fut, pendant 
plusieurs années, l'objet exclusif de toutes mes médi- 
{ations. » 

« De cette application à un objet unique, continuée 
pendant un si long espace de temps, avec une persé- 
vérance et un acharnement extraordinaires, résulta 
enfin l'avantage que je désirais obtenir : une théorie de 
l’art entièrement neuve, dans laquelle, après avoir en- 
visagé le système général de la science, sous un point 
de vue plus vaste et plus étendu qu’on ne l’a fait jus- 
qu’à ce jour , j'assigne à chacune de ses parties la place 
indiquée par leur nature, et par les rapports qu’elles 
ont entre elles, et dans laquelle toutes les notions, 


96 ÉLOGE 


tant générales que particulières , déduites d'un principe 
unique, obtenu par l'analyse du sentiment des pro- 
priétés musicales, se présentent avec ordre et clarté, 
et forment , par leur assemblage, le corps de science 
le plus complet, le plus harmonieux et le plus satisfai- 
sant qu’on puisse concevoir. » 

« Ce grand travail est rédigé en partie: les bases 
essentielles sont posées avec une solidité à toute 
épreuve: les principaux développements sont arrêtés 
dans ma tête...» etc. 

LL confesse ensuite que le travail de théorie donné 
dans le Manuel, n’est'point celui qu’il se proposait de 
publier plus tard: « car, dit-il, je sentis d’abord que, 
quelque avancé que fàt mon travail, l’empressement 
avec lequel il n'était demandé, troublerait le calme 
nécessaire à son achèvement, et l’exposerait à présen- 
ter, en quelques-unes de ses parties, les traces de la 
précipitation. » 

On est heureux de voir un homme tel que Choron 
justifier , par la droiture de son bon sens , le précepte 
du législateur de notre parnasse : 

Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse. 

Tel fut, dans ses écrits et ses actions, le grand maître 
que la France regrette, et qu'il sera si diflicile de rem- 
placer. Pour lui succéder , il eût fallu un homme de son 
caractère , qui eüt son zèle et son désintéressement , 
et ces hommes ne sont pas de ceux que la Providence 
envoie fréquemment parmi les nations. Lui seul a pu 
faire, avec de si faibles ressources , tout ce qu'il a fait, 
parce qu il s'oubliait lui-même, et, ce qui est encore 
plus rare , parce qu'il oubliait jusqu’à sa famille (20). 


DE CHORON. 97 


Une seule chose, en effet, pouvait égaler la passion 
de Choron pour la musique, c'était son désintéresse- 
ment. Non seulement, il était dévoué , de cœur et 
d'âme , à son art, mais, quand il s'agissait de faire 
partager par d’autres ce culte et cet amour, et de 
propager le feu sacré qui l’animait lui-même , alors 
aucune considération ne l’arrêtait ; ses sacrifices 
étaient sans limites. Populariser le goût , la connais- 
sance et la pratique de la musique en France, telle 
fut l'étude constante de toute sa vie. Il ne tint pas 
à lui que son pays ne rivalisät, sous ce rapport, 
avec la patrie de Mozart et d'Haydn. Il consuma, 
dans ces généreux efforts, toute sa fortune, qui 
était considérable. Il avait voué une admiration 
particulière aux grands artistes de l’ancienne école 
d'Italie. « Savez-vous ce que c'est que Palestrina, 
disait-1il au docteur Descuret, la veille de sa mort? 
Rappelez-vous ce que je vais vous dire : figurez-vous 
un immense océan , dont les flots roulent avec calme 
et majesté; c’est la musique antique. D’un autre côté, 
voyez cet océan, dont les vagues furieuses s’élè- 
vent jusqu’au ciel , puis tout-à-coup s’enfoncent dans 
l’abime; c’est la musique moderne. Eh bien! Pales- 
trina, c’est le point de jonction, le confluent de ces 
deux océans; Palestrina, c’est le Racine, c’est le Ra- 
phaël, c’est le Messie de la musique. » 

Le sort, si souvent réservé ici-bas aux grands 
hommes, d’être méconnus de leurs contemporains, 
n'a pas manqué à Choron; cette injustice est tombée 
sur lui de tout son poids, et les maux qu’elle lui a 
causés, n’ont guère eu d’adoucissement ; car il est sou- 


7 


98 ÉLOGE 


vent arrivé à d’autres, que leur mérite, mal compris 
de leurs compatriotes, a été apprécié à toute sa valeur 
par les étrangers; mais, pour Choron, ilne pouvaitse 
rencontrer de telles compensations. En effet, comme 
il le reconnaît lui-même dans un mémoire inédit (21), 
où se retrouve toute la solidité de son jugement: « La 
nation française est la seule qui n'ait point de musique 
religieuse; celles mêmes qui ont le moins excellé dans 
la culture des beaux-arts, ont des recueils de ce genre, 
et sous ce rapport, sont plus avancées que nous. » Il 
n’y avait donc pas lieu à ce qu’elles admirassent des 
efforts dont le résultat ne devait aboutir qu'à nous 
élever à leur niveau. 

Ajoutons que le trépas vint trancher trop tôt cette 
précieuse existence, pour que sa réputation se répandit 
fort au loin. Ainsi c’est bien pour lui que la justice 
n’aura commencé qu'au tombeau. Mais au moins qu’elle 
soit éclatante et solennelle! Oh! que ce génie désin- 
téressé, qui ne travaillait qu'en vue de l'honneur et 
du bien public, eût été fier à juste titre, sil eût vu 
tant de ses élèves, regardés par lui comme ses enfants, 
grandir et prospérer dans le monde! Quelle douce et 
flatteuse consolation, pour un maitre si dévoué, de 
voir parvenir les uns à la gloire, les autres à la for- 
tune, tous à la considération! Oh! Choron, digne 
objet de notre estime et de nos regrets! si les honneurs 
rendus à ton nom peuvent ajouter à la félicité dont 
jouissent les grandes âmes dans un monde meilleur, 
puisse arriver jusqu'à toi notre dernier vœu! 

Qu'un monument s'élève aux lieux de ta naissance! 

Que ta ville natale fasse pour toi ce qu'a fait pour 
Boïeldieu la cité glorieuse où il recut le jour! 


DE CHORON. 99 


Déjà, sous l'inspiration d’un grand citoyen, qui a 
voué aussi son existence au bien du pays et de l’huma- 
nité, à la consécration de toutes nos gloires locales, 
une savante Compagnie a provoqué cet hommage pu- 
blic à la mémoire d’un artiste de génie ; elle a ouvert 
cette lice où nous n’aurions jamais osé nous présenter, 
si nous-n’eussions consulté que nos moyens. Nous 
avons eu besoin de courage et de persévérance, pour 
nous soutenir dans notre téméraire et difficile entre- 
prise. Nous avons puisé notre force dans notre an- 
cienne et profonde estime pour le beau caractère que 
nous avons essayé de dépeindre. Heureux si nous 
avons pu répondre à l'attente de l’illustre Académie 
qui a ouvert ce concours ! Plus heureux encore si quel- 
que autre que nous parvenait à louer plus dignement 
le grand homme, à qui nous avons consacré ce trop 
faible témoignage d'une sincère admiration ! 


100 ÉLOGE 


NOTES. 


(1) Cette date a été vérifiée sur l’état civil de Caen, paroisse 
St.-Pierre.:On ne comprend pas comment, dans l’article qui 
le concerne, au Dictionnaire des musiciens, il se dit né en 
1772. Toutefois c’est là, probablement, ce qui a induit en erreur 
plusieurs de ses biographes. 

La maison où il naquit, rue des Quais, n°. 88, était , et est 
encore l'hôtel des Douanes, mais se trouvait alors dans la 
circonscription de Ja paroisse St-Pierre; car cest sur les 
registres de cette église que. se trouve consigné l'acte de nais- 
sance de Choron. 

(2) Les directeurs dés fermes jugeaient eux-mêmes les délits 
en matière de douanes et de contributions indirectes, et 
pouvaient infliger les peines. les plus sévères, de fortes 
amendes et l’'emprisonnement: c'était déjà un abus énorme, 
que ce cumul de fonctions de justice et de finances, qui 
rendait le fonctionnaire juge et partie dans la même cause; 
mais une anomalie bien plus étrange encore, c'est qu'ils 
avaient la nomination à plusieurs cures dans le “ressort de 
leur administration. 

{3) Un de ces prix , avec l'attestation, se trouvait à Paris, 
en 1843, entre les mains d’un brocanteur en livres curieux, 
qui prétendait ne s’en dessaisir que pour une haute valeur. 

(4) Dans cette circonstance , heureuse pour ces deux 
hommes, qu'une amitié réciproque devait unir toute leur 
vie, Choron fit voir déjà toute la persévérance et la ténacité 
qu'il montra, par la suite, dans ses résolutions. IL s'agissait 
de remplacer un de ses enfants de chœur; il fallait une voix 
d'un genre déterminé. Choron avait cherché inutilement, 
quand il entendit parler avantageusement d’un enfant arrivé 
de Soissons. Voilà le maître de chapelle courant tout Paris, 
pour trouver cette voix précieuse, faisant chanter l’un, puis 
l'autre. Enfin, après des recherches prolongées, il eut le 
bonheur de rencontrer le nouveau venu, dans Jequel il re- 


DE CHORON. IOI 


connut les plus heureuses dispositions. Un mutuel attache- 
ment lia le maître à l'élève ; Choron apprit à celui-ci non- 
seulement la musique, mais, plus tard, les sciences; il 
répétait à son ami les savantes lecons des Monge et des 
Berthollet. 

(5) Choron étudiait aussi la chimie, sous Berthollet. 

(6) Parmi les condisciples de Choron, nous pouvons citer 
M. Pattu, ingénieur en chef du Calvados ; M. Fayolle, homme 
de lettres , et M. Petit, agent de change. Nous aurons 
occasion de reparler des deux derniers. 

(7) Ste.-Marie-aux-Anglais, canton de Mézidon, arron- 
dissement de Lisieux, département du Calvados. Plus tard, 
il transfera son école au bourg de St.-Pierre-sur-Dives. 

(8) Ce serait une question intéressante, que de savoir si le 
système d'enseignement mutuel, qualifié précédemment 
d'écoles lancastriennes, n'aurait point eu sa première origine 
en France , ainsi qu’il est arrivé pour les salles d'asile, et 
d’autres conceptions heureuses que nous avons reprises à 
l'Anglelerre, après en avoir eu nous-mêmes la première 
idée, et les avoir négligées. Ce système s'établit en An- 
gleterre un peu avant 1813. 

(9) Les principes d'accompagnement parurent à Paris, en 
1804, in-folio. 

(10) Le chant de l'église a été nommé chant grégorien, 
du pape (St.) Grégoire-le-Grand, qui l’établit vers la fin du 
VE. siècle. 

(11) M. Fayolle, outre sa-collaboration au Dictionnaire des 
musiciens, a publié de nombreux passages de Virgile, 
traduits en vers français; plusieurs articles dans la biographie 
Michaud, etc. Les convenances nous défendent de nous 
étendre sur les mérites d’un homme de lettres encore vivant ; 
nous dirons seulement que nous devons d'utiles rensei- 
gnements à l’obligeance de M. Fayolle, lun des patriarches 
de notre littérature classique , et qu'il s'occupe en ce moment 
d'une biographie étendue de Choron, dont il demeura l'ami, 
après avoir été son condisciple à l'Ecole polytechnique. 

(12) Quand Choron liquida son association avec Le Duc, il 
se trouva devoir 80,000 francs; il n'en put payer que 50,000, 


102 ÉLOGE 


lui restant de la vente de son patrimoine de Ste.-Marie-aux- 
Anglais ; il allait être poursuivi, quand son ami lui vinten 
aide. 

(13) M. Petit, amateur éclairé des arts, soutint Muller dans 
ses longs et dispendieux essais pour perfectionner la clari- 
nette, quiest devenue entre les mains de cel habile artiste , 
un instrument nouveau. Ce fut encore lui qui, sur la recom- 
mandation de Choron, fournit au jeune Duprez l'argent 
nécessaire pour entreprendre le Noyage de Milan, en avril 
1825. M. Petit était lui-même artiste, et passait pour la 
première clarinette de son temps; il donnait chez lui des 
concerts où il faisait sa partie, soit dans le chant, soil sur son 
instrument. 

(14) Voyez Revue Musicale, août 1834. 

(5) Ce fut à ce bon esprit qu'on dut de voir reparaître 
plusieurs pièces anciennes, trop long-temps négligées, au 
nombre ‘desquelles nous pouvons citer le ballet de Flore et 
Zéphyr,etl'opéra de la Lampe merveilleuse. Pour cette dernière 
pièce, le nouveau directeur fit une heureuse application des 
connaissances qu'il avait acquises dans les sciences physiques. 
Au moyen d’une ingénieuse combinaison de verres et de lu- 
mières , il parvint à reproduire , avec une vérité surprenante, 
l'imposant et magnifique spectacle d’un lever de soleil. Cet ac- 
cessoire donna un attrait de plus à cet opéra, et eut le privilège 
d'être admiré d'une population à qui l'habitude rend familières 
de semblables merveilles. 

(46) H a beaucoup été parlé, surtout dans ces dernières 
années, d’une autre méthode, à laquelle un professeur célèbre, 
Bosquillon Wilhem, né à Paris, à donné son nom. Sans 
discuter ici le point de savoir laquelle de ces deux méthodes 
a précédé l'autre, nous nous contenterons de dire qu'elles 
diffèrent notablement entre elles. La méthode de Wilhem 
n'approfondit pas l’objet de l'étude ; elle a pour but de faire 
chanter un nombre d'élèves à la fois, et avec le moins d'études 
qu’il est possible, ainsi que cela se pratique dans nos écoles 
d'enseignement mutuel; elle peut faire, en un laps de temps 
assez court, des chanteurs, non des musiciens. La méthode 
de Choron, au contraire, ne fait rien ni pour les apparences , 


DE CHORON. 103 


ni pour l'agrément des exécutants; tout y est pour le fond ; 
rien ou presque rien pour la forme; aussi parait-elle, au 
premier abord , avoir quelque aridité , et offre t-elle peu d'’at- 
trait; mais une fois qu’on l’a pratiquée elle familiarise avec les 
difficultés , et les fait trouver légères ; elle occupe le raison- 
nement, lexcite l'attention de l'élève, s'adresse à toute son 
intelligence, en même temps qu'elle forme son oreille, Ce 
dernier avantage est presque le seul que présente la méthode 
Wilhem: aussi sera-t-elle plutôt la méthode des gens du 
monde, tandis que celle de Choron sera la méthode des 
artistes et des grands*professeurs. 

(17) Voici quelles furent, en 1831, les charges de Choron : 
3,000 francs de loyer et de réparations; 2,000 de gages et 
d'honoraires ; restait 7,000 francs pour entretenir 22 personnes, 
et donner l'instruction à 12 pensionnaires non payants. Pour 
bien comprendre la situation de Choron, il faut savoir que sa 
maison recevait toujours, même après 1830, un certain 
nombre d'élèves payants , soit internes , soit externes. La 
majeure partie des subventions accordées par l’ancienne liste 
civile ou par l'administration des beaux-arts, avait pour objet 
l'entretien des non payants, classe d'élèves dont Choron porta 
toujours le nombre au-delà des limites fixées par l’adminis- 
tration. On s'étonnait au ministère qu'avec d'aussi minces res- 
sources Choron püt faire tout ce qu'il faisait.Et c'était d'autant 
plus étonnant que son caractère le rendait peu capable de gérer 
aucune affaire d'intérêt, comme il en avait fait d’abord l’expé- 
rience : aussi s’élait-il déterminé à abandonner entièrementtous 
les soins matériels de l’école à sa femme, qui le secondait mer- 
veilleusement sous ce rapport, possédant toutes les qualités qui 
font l'excellente directrice de maison, et assurent la prospérité 
d’un établissement, même dans les circonstances les plus 
difficiles. 

(18) Nous avons pensé qu'un court récit sur les rapports de 
Choron avec la famille Félix ne serait point sans intérêt, Les 
faits à ce sujet sont peu connus, ou le sont très-inexactement ; 
nous n’avons pu les consigner dans notre éloge, parce qu'il 
s'y mêle des détails d'intérieur et d’arrangements domes- 
tiques, peu susceptibles d’être traités convenablement. 


104 ÉLOGE 


Ce fut fortuitement que M. Morin fit la rencontre de ces 
chanteurs , et qu’il eut occasion de remarquer la beauté des 
moyens musicaux dont étaient douées les deux jeunes filles. 
Il engagea leur père à les placer, à Paris même, dans une 
maison où elles pussent étudier , et leur donna une lettre de 
recommandation pour Choron , dont il avait été l'élève, mais 
avec lequel il avait cessé d'être en relations. Quand ils se 
présentèrent à l'école de la rue de Vaugirard, la famille 
Choron se trouvait elle-même dans une détresse extrême, et 
néanmoins son digne chef résolut de ne point laisser perdre 
pour l'art des facultés dont il avaif®deviné la puissance , 
dès qu’il eut fait chanter Sara et Rachel. Dans cette cir- 
constance , l'état de gêne où l'avaient réduit les événements 
politiques, lui arracha des larmes. Mais que faire? Il n'y 
avait guère moyen d'ajouter aux charges d’un pensionnat 
si maltraité. Ce fat néanmoins ce qui arriva encore, Choron , 
après s'être concerlé avec sa femme, qui se consumait elle- 
même en efforts pour soutenir la maison dans une position si 
fâcheuse, se détermina à recevoir provisoirement les demoi- 
selles Félix, en attendant qu'il y eût place parmi les pension- 
naires. Elles furent ainsi entretenues pendant un an, aux 
dépens d’un établissement déjà aux abois. La seconde année, 
elles purent être admises définitivement au nombre des 
internes. Cependant Choron les vantait comme des sujets 
d'un talent prodigieux et donnant l'espoir du plus bel avenir; 
il les préparait, avec un zèle et des soins paternels, à figurer 
en public, ce qui eut lieu dans le concert donné aux Italiens, 
le 29 mars 1833. Pendant trois ans que les demoiselles Félix 
suivirent tous les exercices de l’école, Choron travailla cons- 
tamment à atlirer sur elles l'attention et l'intérêt de personnes 
riches et haut placées, qui, en effet, leur témoignèrent de la 
sollicitude et des égards tout particuliers, et aidérent Choron 
à soutenir celte famille. Cependant, quelque temps avant la 
mort de Choron, un sujet distingué de son école, M. Jansenne, 
avait parlé au Conservaloire des nouvelles élèves de son 
maitre ,' et leur père, croyant rencontrer partout des hommes 
enthousiastes et désintéressés, comme le professeur qui les 
avait d’abord accueillies , les retira de l'établissement de la rue 


DE CHORON. 10 


de Vaugirard, et les présenta à celui de la rue Bergère, où 
elles ne furent point reçues, comme ne présentant pas des 
talents suffisamment développés. Grand fut le désappointement 
de la pauvre famille ! La mère désolée revint trouver Choron, 
lui demandant ce qu’elle pourrait faire de ses filles. « Si je 
vivais, répondit le bon maître, je ferais de l’ainée (Sara) une 
cantatrice; quant à la jeune (Rachel), ce sera la première 
tragédienne de son temps. » Car ce qui l'avait frappé dans 
l'une, c'était la richesse de l’organisation vocale, et, dans 
l’autre, l'expression sentimentale et le naturel du geste. 

On sait comment MU, Rachel, qui n'avait alors que 13 ans, 
a su, depuis, accomplir la prédiction faite par Choron sur son 
lit de mort. Quant à MU®. Sara, on assure qu'elle doit débu- 
ter , si elle ne l’a déjà fait, sur une de nos scènes lyriques. 

Toutefois Choron ne mourut pas sans avoir assuré l'avenir 
de la jeune fille qui devait, plus tard, faire reprendre au pu- 
blic parisien la route trop oubliée du théâtre français. Il lui 
donna une lettre de recommandalion pour un de ses amis, 
M. St.-Aulaire , acteur retiré de ce théâtre, et qui tenait alors 
une école de déclamation. M. St.-Aulaire s'empressa de déférer 
au vœu de notre artiste, et reçut celte enfant, aujourd’hui la 
gloire de la comédie française. 

(19) Nous avons pensé qu'on serait bien aise de connaitre 
l'épitaphe, composée par Choron mourant, pour lui-même. 
Sans affecter une fausse modestie, l'artiste y résume, avec 
sincérité, sa vie et ses sentiments. Elle est dans le goùt an- 
tique. On remarquera que Choron y rapporte sa naissance au 
21 octobre 1771, corrigeant ainsi l'erreur du Dictionnaire des 
musiciens. 

(20) Choron avait eu plusieurs enfants, dont deux mouru- 
rent en bas-âge, des suiles de la rougeole, ainsi que le rap- 
porte le docteur Descuret, qui raconte à ce sujet l’anecdote 
que voici: « Choron venait de perdre en huit jours ces deux 
jeunes enfants ; la douleur était peinte sur tous ses traits , il se 
pressait la poitrine , il se frappait le front, assurant qu'il ne se 
consolerait jamais de cet affreux malheur. Tout-à-coup il en- 
tend sonner trois heures. « Trois heures! s'écrie-t-il avec sa 
« vivacité ordinaire; c’est l'heure de ma classe, il y a temps 


106 ÉLOGE 


« pour tout. » Puis, frappant son diapason , il l'approche de 
son oreille , et se dirige vers la classeen répétant : la , la, la, 
la. Ce fut une de ses meilleures et deses plus brillantes leçons. 
Choron oubliait là Lous ses ennuis et tous ses chagrins. » 

Un seul des enfants de Choron lui survit encore : M. Fré- 
déric Choron , actuellement professeur de physique et de chi- 
mie, au collège de Troyes (Aube). 

La fille ainée de Choron, mariée à M. Nicou, un des meil- 
leurs élèves de son école , est morte quelques années après son 
père; elle était distinguée comme musicienne, et avait pris 
part à la publication du journal de musique classique et reli- 
gieuse ; elle a laissé un fils en bas-âge. 

La veuve de Choron, morte au mois de mai 1843, jouissait 
de la moitie de la retraite de son mari. Depuis sa mort, M. 
Choron , fils, reçoit le quart de cette même retraite, sans avoir 
fait aucune demande à ce sujet. Nous félicitons sincèrement 
l'administration des Beaux-Arts d’avoir compris que ce faible 
dédommagement était bien dû à une famille que le désinté- 
ressement et le patriotisme de son chef avaient privée de 
l'héritage paternel. De tels actes de justice ne peuvent qu’ho- 
norer un gouvernement. 

(21) Cet écrit, dont nous devons la communication à M. de 
St.-Germain, présente beaucoup de clarté, de logique et de 
méthode. Il est intitulé: Mémoire sur la situation actuelle de 
la musique religieuse et sur les moyens d'en opérer la restau- 
ration. Choron y fait voir l'infériorité où la France est tombée 
pour la culture de cette branche de l’art, et indique les moyens 
les plus efficaces et les moins dispendieux pour en opérer la 
restauration. Nous désirons vivement que ce mémoire soit 
publié, d’abord à cause de l'importance de son objet; puis, 
‘pour que l'administration des Beaux-Arts, si elle daignait enfin 
s'occuper de cette matière si intéressante, pût y puiser d'utiles 
renseignements. 


DE CHORON. 107 


Li 


1. APPENDICE. 
OEUVRES ET PUBLICATIONS DE CHORON. 


Quoique , dans le cours de notre éloge , nous ayons parlé 
de la plupart des ouvrages faits ou publiés par Choron, 
cependant, comme ïls sont très-nombreux, et que nous 
n'avons pu les mentionner tous, nous pensons que les per- 
sonnes qui voudront savoir à quoi s'en tenir au juste, Sur une 
vie si laborieuse, seront bien aïses de trouver ici une énu- 
mération, aussi complète que possible , de toutes ces publi- 
cations. Nous les diviserons en deux classes : œuvres de 
théorie, — œuvres de composition musicale. 


OEuvres de littérature et de théorie musicales. 


1°. Méthode pour apprendre en même temps à lire et à 
écrire. 

9°, Principes d'accompagnement des écoles d'Italie, publiés 
en société avec Fiocchi , Paris, 180%, in-fol. 

3°. Principes de composition des écoles d'Italie, par Sala, 
traduits et augmentés par Choron, 1808, in-8°., réimprimés 
en 1819, 3 vol. in-fol. renfermant 1500 planches. 

4°. Dictionnaire historique des musiciens, morts ou vivants, 
Choron et Fayolle; Paris, 1810-41, 2 vol. in-8°., réimprimé 
en 1817. 

5°. Méthode élémentaire de musique et de plain-chant, à 
l'usage des séminaires , et des maîtrises des cathédrales , 
1811, in-12. 

6°. Traité général des voix et des instruments d'orchestre , 
1812, in-8°. 

1°. Bibliothèque encyclopédique de musique, 181%, in-8°. 

8°. Méthode élémentaire de composition , traduite de l’alle- 
mand d'Albrechts-Berger , 1814, 2 vol. in-8°. 


108 ÉLOGE 


9”. Syllabaires et tableaux élémentaires de lecture, en usage 
dans les écoles d'enseignement mutuel, 1815. 

10°. Méthode concertante et transcendante de musique, à 
plusieurs parties, et d’une difficulté graduée, 1818. 

11°. Exposition élémentaire des principes de la musique , 
servant de complément à la méthode concertante , 1818. 

12°. Méthode de plain-chant, contenant les lecons et les 
exercices nécessaires , 1818. 

13°. Le musicien pratique, pour apprendre aux élèves 
à composer correctement , 1818. 

14°. Méthode raisonnée d'harmonie et d'accompagnement , 
à l'usage des élèves , 1818. | 

15°. Méthode pratique d'harmonie, à l'usage des élèves , 
1818. 

16°. Méthode concertante de plain-chant et de contrepoint 
ecclésiastique, 1819. 

17°. Règles du contrepoint par Sala, avec les partimenti du 
même auteur. 

18°. Solfèges à plusieurs voix , sans basse continue , 1819. 

19°. Solfèges ou lecons élémentaires de musique en canon, 
1819. " 

20°. Solfèges harmoniques, ou exercices méthodiques d'har- 
monie vocale, 1819. 

21°. Traité de la fugue et du contrepoint , traduit de l’alle- 
mand , 182 . 

22°. Collection générale des œuvres de musique classique , 
publiée par livraisons, pendant plusieurs années , à partir de 
1806. 

£3°. Journal de musique religieuse, publié de 1827 à 1831. 


Ouvrages commencés et non achevés. 


1°. La traduction du traité de contrepoint antique, écrit en 
latin, par Fux , maître de chapelle de l'empereur Charles VE. 

2°, La traduction des divers traités musicaux , écrits éga- 
lement en latin, au XV°. siècle, par le brabançon J. Tinctor. 

3°, Manuel encyclopédique de musique, achevé et publié 
par M. Adrien de Lafage. 


DE CHORON. 109 


4, Introduction à l'étude générale et raispnée de la mu- 
sique. 


IT. 


OEuvres de composition musicale (publiées à diverses époques). 


1°. Collection de romances , chansons et poésies, mises en 
musique; entre autres la Sentinelle, 1806, in-8°. 

2, Livre choral de Paris, contenant le chant du diocèse 
de Paris, écrit en contrepoint, 1817. 

3°: Ordinaire de l'office , en contrepoint simple , à 3 voix. 

4°. Proses des principales fêtes, selon le rit parisien, en 
contrepoint, à 4 voix. 

5°. Hymnes pour toutes les fêtes, composées suivant la 
tonalité grecque, en chants rhythmiques , conformément au 
mètre de la poésie ancienne. 

6°. Messe à 3 voix, soprano 1°. , soprano 2°. et basse, sans 
accompagnement. 

1°. Dominica prima in adventu, messe détachée du pro- 
prium de tempore. 

8°. Le psaume Dixit Dominus , en psalmodie mesurée , à 4 
voix, avec basse continue. F” 

9°. Id. à 3 voix, sans accompagnement. 

10°, Id. à 4 voix, avec basse continue. 

11°. Beatus vir, en psalmodie mesurée, à 4 voix , avec basse 
continue. 

12°. Magnificat , à 3 VOix , Sans accompagnement. 

13°. Id. à 4 voix, avec basse continue. 

14°. Laudate Dominum, à 4 Voix, solo et chœur, alter- 
natifs , avec basse continue. 

15°. Quinze motets à 3 voix , sans accompagnement , COm- 
prenant les 4 antiennes à la Vierge, et les prières du salut. 

16°. Motets au Saint-Sacrement , à une ou plusieurs voix , 
avec orgue. 

17°. Motets à la sainte Vierge. 

18°. Quatre antiennes à la sainte Vierge, à une ou plusieurs 
VOIX. 


110 ÉLOGE 


19°, Recueil des molets , par divers auteurs, à une voix, 
appropriés à l'usage des écoles , avec orgue. 

20°. Ave Verum, à 3 Voix égales, avec orgue. 

21°. Id. à une seule voix , avec orgue. 

22°, O Saluturis, chant choral , à 4 voix , avec orgue. 

23°. Ave Regina, à 4 Voix, Sans accompagnement. 

24°. Sub tuum præsidium , à 2 voix égales , en canon , avec 
orgue. 

25°. Motet pour la paix : Da pacem , en contrepoint. 

26°. Id. à #% voix, sans accompagnement. 

27°. Prose de saint Denis, à 4 voix. 

28°. Motet pour les pontifes : Sacerdos et pontifex , chœur 

4 voix, avec orgue. 

29°, Id. pour sainte Thérèse : Lætare Theresia, chœur à 4 
voix, avec orgue. 

30°. Stabat Mater, à 3 Voix , en si bémol, avec orgue, 

31°. Id. paraphrase musicale brève, à 3 voix, avec orgue, 
sur le chant connu de celte hymne. 

32°. Dies ire , prose et chœur , alternatifs , en contrepoint. 

33°, 64 cantiques , à 3 voix, sans accompagnement. 

34°. Deux cantiques détachés, savoir : s; 

Cantique pour saint Nicolas ; 

L'hymne d'Alger. 

35°. Traduction en vers du S/abat , à 2 voix, avec orgue. 

36°. Récréations lyriques, ou choix d’airs connus , arrangés 
à # voix, avec basse continue. 

37°. Les triomphes , strophes pour la distribution des prix, 
à une ou plusieurs voix , avec piano. 


2°. APPENDICE. 


ÉLÈVES DE CHORON. 


De nombreux et puissants motifs auraient dû prévenir la 
destruction de l’école de Choron; mais la raison la plus 
concluante qu'on eùt pu alléguer en faveur de sa conser- 


DE CHORON. III 


vation, c'est ce grand nombre d'excellents musiciens , formés 
par le» savant artiste , et qui, aujourd'hui, partout où ils 
exercent leur art, Liennent les premiers rangs, soit comme 
chanteurs, soit comme professeurs de musique vocale, ou 
même d'instruments : avantage qui ne doit pas se perpéluer 
pour notre pays, après la ruine de l'institution de musique 
religieuse. Il est à remarquer que, bien que l'établissement 
de Choron, faute de moyens suffisants, ne püt s'attacher les 
professeurs les plus renommés dans les diverses branches de 
l’art, cependant ses élèves obtenaient presque partout l’avan- 
‘ tage sur les autres. Ainsi son école fournit souvent des 
exécutants du premier mérite au conservatoire; car ce dernier, 
soit par quelque vice inhérent à son organisation, ou par 
suite d'une direction mal entendue, manquait parfois de 
sujets, quoiqu'il recût une bien plus riche subvention , et 
c'élaient les élèves de Choron qui comblaient ce fâcheux 
déficit On les voyait, après quelques mois seulement d'étude, 
remporter des prix aux concours de chant, de solfège, de 
contrepoint et même d'instruments; el cette supériorité, ils 
la devaient à l'excellente méthode de leur maitre, et à une 
étude approfondie de l’art. Ce sont là des résultats que l’on 
pourrait confirmer par des preuves irrécusables. 4 
C’est encore un fait connu que l’école de Choron a fourni 
aux principaux théâtres de la capitale, de Ja province et 
même de l'étranger leurs plus brillants sujets. Mais l'argument 
le plus fort qu’on eût pu présenter pour le maintien de cette 
école, celui qui devrait en déterminer le rétablissement, 
c’est l'utilité que tout le royaume? pourrait retirer, des 
capacités de cette foule de professeurs habiles , instruits par 
le grand maître, et qui, aujourd'hui même, dans plusieurs 
cathédrales, dans les principaux établissements d'éducation , 
soit privés, soit publics, dirigent, avec tant de talent et de 
succès, les études musicales, surtout quant à la partie des 
voix. De l'institution de ‘musique religieuse sont sortis une 
multitude d'artistes, formés par la méthode de Choron, et 
qui propagent le goût des études approfondies et des saines 
doctrines de l’art. Sous ce rapport, on peut dire que l'école 
de Choron a produit une véritable révolution, sinon dans 


112 : ÉLOGE 


l'art lui-même, au moins dans les études, qui sont devenues 
plus sérieuses et plus étendues qu'elles n’avaient jamais 
été. 

Ainsi, pour ne parler que de ce quiest à notre connais- 
sance personnelle, examinons ce qu'il s'est opéré d’amé- 
liorations , seulement dans la ville natale de notre artiste. 

Après plusieurs tentatives, qui oblinrent plus ou moins de 
succès, mais jamais de résultats durables, quelques ama- 
teurs zélés (1) sentirent le besoin de former, dans la seconde 
ville de la Normandie , une institution stable , qui contribuât 
à répandre le goût de la musique. Au commencement de 
l'année 1827 , le ministre de l'intérieur accorda, à la de- 
mande de M. de Montlivault, préfet du département , l'au- 
torisation nécessaire à l'établissement de la société philhar- 
monique du Calvados. 

Fondée sur des bases plus solides que les associalions 
précédemment essayées dans le même but, cette sociélé a 
marché toujours de succès en succès, et le bien qu'elle à 
opéré, ne peut que faire désirer qu’elle se soutienne indé- 
finiment. 

Ce premier élan donné, on reconnut bientôt la nécessité 

‘ouvrir une école de musique vocale , et la société appela à 
la diriger M. Guerrier , un des meilleurs élèves de Choron, 
et M. Béziers, artiste caennais bien connu par ses succès 
dans l’enseignement. Sous leur habile direction , l'école pros- 
péra au gré des vœux de la société qui l'avait établie. M. 
Lair , dont le nom seul rappelle le patriotisme le plus éclairé, 
fitles frais de deux médailles, décernées , l'une, en 1834, 


(1) Nous sommes heureux de pouvoir rappeler ici les noms des 
citoyens qui, les premiers, contribuérent à rendre un service 
éminent au pays, par l'établissement de cette société. Ce furent 
MM. d’Auray-de-St.-Pois ; Bénard, greffier à la Cour royale ; 
de Boislambert , Ferdinand ; Bonnaire pére, négociant ; Bourdon, 
officier supérieur en retraite; Bunel , officier de marine; de Cau- 
mont ; de Coursanne , Léon ; d'Emiéville; le C'®. d’'Hautefeuille ; 
Lair, conseiller de préfecture ; Picot de Magny ; Robert ; Spencer- 
Smith; le C'°. d'Yson. 


DE CHORON. 113 


à M. J.-F. Porte, auleur d'un mémoire plein de vues utiles, 
Sur les moyens de propager le goût de la musique ; autre, 
en 1836, à MI°. Emma Chuppin (Mw°. Liénard), pour son 
consciencieux travail Sur l’état de la musique en Normandie 
depuis le IX°. siècle. 

Cependant l'émulation était excitée dans toutes les classes 
de la société, et, le nombre des élèves augmentant, un nou- 
veau professeur , élève de Choron , fut appelé, en 1833, à 
diriger l'école avec les premiers : c'élait M. de St.-Germain, 
qui s’élait distingué, quelque temps auparayant , à Nancy, 
par l’heureuse et prompte organisation d'une nombreuse 
classe de musique vocale. 

A cette excellente pépinière vinrent s'adjoindre, en 1834, 
deux autres élèves de Ghoron , M. Gervais et M. P. Nicolas , 
également habiles comme pianistes et comme professeurs de 
chant. 

L'administration départementale ne se montra pas indif- 
férente au progrès qui se manifestait de toutes parts , et, en 
1835, le Conseil municipal de Caen ayant voté la création d’un 
Conservatoire de musique , le Conseil général vola à son tour 
une allocation pour cet établissement, dont la direction fut 
confiée à M. de St.-Germain : tant on était convaincu du 
mérite du maître, et de l’utile influence d’une telle école ! 

Ce n'était pas seulement à Caen, mais dans un rayon fort 
étendu qu'un zèle généreux animait les esprits , et répandait 
le goût des études musicales. Plusieurs villes environnantes , 
rivalisant avec la métropole de la Basse-Normandie, créaient 
elles-mêmes des sociétés , organisaient des concerts, et se 
mettaient en devoir de suivre la bienfaisante impulsion, qui 
portait les populations vers la culture d’un art éminemment 
civilisateur. 

A Dieu ne plaise que nous prélendions revendiquer exclu- 
sivement pour les élèves de Choron toute la gloire de ces 
heureux résultats, et refuser aux amis des arts la part hono- 
rable qu'ils ont eue dans de tels succès ; mais on ne nous 
accusera pas de partialité, si nous disons qu'au moins les 
artistes de cette école ont le plus puissamment contribué à 
donner l'élan; à imprimer une bonne direction aux études ; 


8 


114 ÉLOGE 


à répandre les excellentes traditions d’un goût pur; à faire 
aimer la grande musique, la musique simple, noble, natu- 
relle, à la faire préférer à celle que leur maître appelait la 
musique de fioriture et de brouhaha. 

Nous croyons donc ne rendre encore qu'un juste hommage 
à la mémoire de Choron, en réunissant ici les noms de ceux 
de ses élèves, vivants ou morts, qui sont venus à notre con- 
naissance, avec l'indication de leur genre de talent. Comme 
nous ne prétendons nullement prononcer sur le mérite re- 
latif de chacun d’eux , nous avons cru devoir les placer tout 
simplement suivant l’ordre alphabétique, en commençant 
par les dames. On conçoit loutefois que, sur plusieurs cen- 
taines d'élèves qui sont entrés à l'école de Choron , tous ne 
soient pas devenus musiciens célèbres, et notre intention n’a 
pu être que de citer ceux qui sont arrivés à un certain degré 
de capacité, dans la pratique ou l'enseignement de l'art, 
regrettant de n'avoir pu, malgré d'actives recherches , con- 
baître les noms de tous. 


MM. 

Bailly (Gabrielle). 

Ballard. 

- Boulanger-Hunzé. 

Dietsch-Saré. 

Dotti. 

Duprez (Alexandrine-Duperron) a eu de beaux succès sur 
les principaux théâtres de l'Italie, où elle chantait avec son 
mari. 

Félix Rachel , devenue la première tragédienne de l'époque 
actuelle , et Sara, sa sœur. 

Flécheux (Louise). 

Hébert-Massy. 

Lebrun , première cantatrice à Ferrare. 

Marneff (M!!°. Bairès). 

Nicou (Alexandrine Choron), morte quelques années après 
son père. 

Novello. 

Pétermann (Célina-Minoret). 

Rossi. 


DE CHORON. 115 


Stoltz, cantatrice au grand opéra. 
Tardieu, fille de la directrice du pensionnat des demoiselles. 


A l'exception de M1. Rachel , appelée à parcourir Si glo- 
rieusement une autre carrière, toutes ces dames sont devenues 
des cantatrices d’un talent remarquable. 


MM. 

Baptiste, chanteur. 

De Bligny, ancien employé au ministère de l'intérieur , 
homme entreprenant , qui tenta de ressusciter l’école de son 
maître, et donna, en 1835, à l’hôtel-de-ville de Paris , un 
concert, qui fut un dernier reflet des éclatants succès. de 
l’école de Choron. | 

Bonnnecarrère , chanteur et instrumentiste. 

Brocart , chanteur, actuellement aux Etats-Unis. 

Bulot , chanteur. 

Canaple , chanteur à l'opéra. 

Chateteau, chanteur et instrumentiste. 

Chevalier , chanteur. 

Dela Fage (J.-Adrien), compositeur et écrivain fécond , 
continuateur de plusieurs ouvrages de Choron. 

Devilliers, chanteur. 

Dietsch, élève du plus grand mérite, d'abord organiste à 
St.-Eustache , répétiteur des chœurs à l'opéra, puis maitre de 
chapelle à St.-Roch, auteur d’un opéra (Ze vaisseau fan- 
tôme) qui a eu du succès, et d’une multitude de compositions 
religieuses. 

Duprez, devenu premier chanteur au grand opéra, el pro- 
fesseur au conservatoire de la rue Bergère, après avoir, eu 
les plus brillants succès en Italie, à formé lui-même une 
élève déjà célèbre, M°. Nathan-Treilhet. 

Euzet (Gustave) était, en 1838, première basse au grand 
théâtre de Bordeaux. 

De la Gatine (Olive), maître de chapelle à SL.-Gervais , 
pianiste et professeur de chant. 

Gervais, pianiste et professeur de chant très-distingué à 
Caen. 

Grosset, chanteur et pianiste. 


116 ÉLOGE 


Guerrier , professeur de chant , à Caen, l'un des elèves les 
plus distingués de l’école. 

Jansenne, professeur de chant. 

Lemonnier , chanteur. 

Le Prévost, compositeur ; professeur de chant et maître 
de chapelle à St.-Paul-St.-Louis , à Paris. 

Maillot , professeur de chant , à Rouen, a été le premier 
maître de Poultier. 

Mantel , chanteur. 

Marié ; chanteür à l'opéra. 

Masson , chanteur. 

Molinier , chanteur. 

Monpou, mort postérieurement à 1840, musicien du pre- 
mier mérite comme conipositeur : les deux Reines, le luthier 
de Vienne, Piquillo, la chaste Suzanne , Lambert Simnel, 
terminé par Adam, Lénor, ballade imitée de l'allemand, 
sont des ouvrages, qui, réunis à une foulée de romances 
presque toutes devenues populaires, promeltaient à leur 
auteur le plus bel avenir. 

Morin , employé au ministère des Cultes : ce fut lui qui 
adressa à Choron la famille Félix. | 

Nicolas (Paul), pianiste et professeur de chant très- 
distingué , à Caen. 

Nicou-Choron, qui avait épousé MIE. Alexandrine Choron, 
compositeur et professeur très-distingué. 

Papeau , exécutant instrumentiste. 

Payen , chanteur. 

Raguenot , chanteur , à Rouen. 

Renaud , Chanteur. 

De Saint-Germain , professeur et pianiste très-distingué. 

Scudo , compositeur et chanteur. 

Sirant, chanteur. 

Toussaint , chanteur. 

Vachon, compositeur, directeur du théâtre de la Nouvelle- 
Orléans. 

Vildier , chef d'orchestre. 

Wartel, chanteur. 

Wermelen , chanteur , au Hâvre: 

** maitre de chapelle du roi de Bavière, 


DE CHORON. 117 


If. APPENDICE. 


BIOGRAPHIES DE CHORON. 


La biographie complète de Choron exigerait sans doute 
un long travail, et formerait un ouvrage considérable. Qui- 
conque aura étudié sérieusement la vie du grand arliste re- 
connaîtra aisément la vérité de cette assertion. Nous croyons 
nous-mêmes nous être procuré des renseignements fort 
exacts, puisque nous tenons les détails qui forment le fond 
de notre éloge, ou de M. Choron fils, ou des élèves et des 
amis du savant professeur. Et cependant nous reconnaissons, 
d’abord , que la nécessité de nous renfermer dans certaines 
limites, nous a empêché de tirer parti de tous les matériaux 
que nous avions amassés. D'un autre côté, nous avons eu 
grandement à faire pour concilier les détails , contradictoires 
ou fort hétérogènes , que fournissent les diverses biographies 
jusqu'ici mises au jour. Nous pensons donc rendre service 
à ceux qui voudraient consacrer leurs loisirs à écrire une 
vié détaillée de Choron, en donnant ici l'indication des 
sources où l'on pourrait puiser d’utiles documents. 

1°. Un article écrit par Choron lui-même dans le Diction- 
naire des musiciens , et donnant sa vie jusqu’en 1812, époque 
de la publication de cet ouvrage; 

2°, Dans la biographie des contemporains , un article assez 
étendu , et qui semble fort exact, mais s'arrêtant à l’année 
1827 ; 

3°. M. Choron fils, professeur au collége de Troyes, a 
écrit une vie inédite de son père ; 

4°. Une Notice importante et assez complète à paru , en 
1834, dans un recueil intitulé le Biographe el le Nécrologe 
réunis ; 

5°. Une suite de traits intéressants, et racontés d’une ma- 
nière fort agréable par le docteur Descuret, dans son ou- 
vrage de La médecine des passions ; 

6°. Un article court, mais bien écrit, publié par Fétis dans 
la Revue musicale, en 1834 ; 


118 ÉLOGE DE CHORON. 


1°. Dans le journal l’Artiste , deux articles : l'un, sur un 
concert donné au bénéfice des élèves de Choron , en mars 
1833 (tome I. ) ; l’autre, sur le service célébré aux Invalides, 
par ces mêmes élèves, en l'honneur de leur maître, les 
août 1834 ( tome II. ); 

8. M. Laurentie a inséré dans la Quotidienne, en 1837, 
un article intéressant , réimprimé l’année suivante dans un 
volume de fragments ; 

9, Le musicien Elwart a publié une courte notice dans une 
J'ie artistique de Duprez, 1838 ; 

10°. M. F. Ratier a donné une très-courte biographie de 
Choron dans l'Encyclopédie des gens du monde, tome V; 

11°. M. Travers, secrétaire de l'Académie royale des 
sciences, arts et belles-lettres de Caen, a fait paraître, en 
1842, dans le Bulletin de l’Académie de Caen, une courte, 
mais exacte notice sur Choron; 

12°. Un article publié dans le Musée des familles, par J. 
Janin , mai 1843; 

13°. Enfin, outre les ouvrages cités dans l'éloge , il existe 
une foule de documents, plus ou moins utiles et intéres- 
sants , dans plusieurs brochures écrites par Choron lui-même 
pour le maintien de son école, postérieurement à 1830 , et 
aussi, dans la Gazette musicale , années 1836-37 et 38, un 
grand nombre d’anecdotes publiées par M. Danjou. 


MÉMOIRES. 


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BIOGRAPHIE 


DE 


JEAN DE LA VACQUERIE , 


PREMIER PRÉSIDENT DU PARLEMENT DE PARIS ; 


Par M. SORBIER , 


Avocat-général. 


La mesme peine que l’on prend de nos jours 
à détracter les grands noms, je la prendrois 
volontiers à leur prester quelque tour d'espaule 
pour haulser ces rares figures tiiées pour l’exem- 
ple du monde par le consentement des sages. 
C'est l'office des gents de bien, &e peindre la 
vertu la plus belle qui se puisse, et ne nous 
messiéroit pue quand la passion nous trans- 
porteroit à la faveur de si sainctes formes. 


(MONTAIGS Er). 


MESSIEURS , 


IL est une époque, la plus triste de nos annales, 
où la France , couverte de sang et de ruines , semblait 
arrivée au dernier degré d’abaissement et de misère. 
La démence du roi, la guerre civile , l'invasion étran- 
gère , la sainte loi de l’hérédité violée, tous ces fléaux 


122 BIOGRAPHIE 


étaient déchainés sur le pays (1). La peste et la famine, 
traînant avec elles leur long cortége de rébellions 
et de désespoirs , venaient se joindre à tant de honte 
et de malheurs. Il faut lire Jean Chartier, l'historien 
de ces années lugubres , pour avoir le secret de cette 
immense désolation. On croit assister à la nuit de 
l'Exode où l'ange passe et repasse, touchant chaque 
maison de l’épée. En vain , un nouveau roi succède au 
plus obscur et au plus misérable des souverains ; 
en vain d'illustres guerriers, les Dunois, les La Hire, 
les Richemont , les La Trémouille, luttent intrépide- 
ment pour la défense de l'honneur national ; Dieu 
seul pouvait adoucir les plaies d’un royaume si cruelle- 
ment éprouvé. Enfin, il suscite, parmi les enfants 
du peuple, une jeune fille dont l’héroïsme électrise 
tous les cœurs, et le pays est sauvé (2). Qui sauve son 
pays est inspiré des cieux ! 

On vit bien que les choses avaient pu souffrir "d'hor- 
ribles ravages, mais que les âmes étaient entières (3). 
L’étranger est chassé du territoire , un pouvoir central 
se constitue, et l'Etat commence à marcher vers une 
puissante unité. N'oublions jamais que c’est le XVe. 
siècle qui nous a assuré une patrie, et nous a fait 
décidément la France. Alors des faits éclatants se pro- 
duisent : l'imprimerie donnée au monde , l'emploi dé- 
finitif dans les armées d’une force de destruction, 
rapide , terrible comme la foudre, des mers lointaines 
autrefois paisibles, étonnées de ces apparitions d'êtres 
inconnus qu'un fer aimanté guide à travers leurs 
vastes solitudes, le chemin d’un autre hémisphère 


(4) Voir les notes à la fin de cette biographie. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 123 


trouvé par l’audace d’une conviction sublime, des 
trésors de lumière venus de l'Orient après la chute 
de Bysance, que d'événements solennels allaient 
changer la face de la terre! âge d’enfantement et de 
renaissance qui devait porter tous ses fruits au sièele 
suivant, printemps de la civilisation moderne. La 
société va se renouveler ; la féodalité qui fut en son 
temps un premier pas hors de la barbarie , tombe, 
telle qu’une institution qui n’a plus son utilité (4). 
Un monarque surtout, l’homme de la terreur pour la 
haute noblesse, mit un abime entr’elle et lui, et fit 
sentir partout la royauté. Le despote est niveleur 
autant que le peuple. Formidable initiateur d’une ère 
nouvelle , il chercha son appui dans le tiers-état , dans 
le principe d'ordre intérieur et de nationalité dont 
il était la vivante personnification. Il ajouta plusieurs 
provinces à la France de Charles VIT, et on peut dire 
que son règne est une seconde fondation de la monar- 
chie (5). 

Mais une ville des plus riches et des plus indus- 
trieuses au XV°. siècle , Arras, objet de toutes ses 
convoitises, lui opposa une mémorable résistance. Les 
meilleures vues se troublent dans le vertige du désir. 
Il suivit d'abord une ligne de conduite, toute de men- 
songe et de duplicité, qui servit mal ses projets. Le 
roi Jean répétait souvent que si la bonne foi était 
exilée du reste de la terre, elle devrait se retrouver 
dans lecœur des princes. A cette belle maxime, Louis 
XI substitua : « Qui ne sait pas dissimuler ne sait pas 
régner. » Jamais il ne se posa comme Saint-Louis, 
avant d'agir , la question de savoir si ce qu'il allait 


124 BIOGRAPHIE 


faire, était bien ou mal en dépit de son utilité ; il se 
plaisait à dire : Qui a la réussite , a l'honneur. 

Plus tard , ce roi négociateur par excellence envoie 
des émissaires à Arras, pour déterminer, à la faveur de 
magnifiques promesses , les habitants à se ranger sous 
la bannière de la France. «Et nos serments ! s’écrie à 
une pareille proposition , le premier magistrat de la 
cité dont les traits imposants , la contenance austèreet 
calme révélent la force d'âme et le profond amour de 
la patrie. Croyez-vous, messires les députés, qu'un 
vil intérêt pût nous laver de l’infamie du parjure ? 
Allez reporter au roi de France que les bourgeois 
d'Arras l’honcrent et le respectent, mais que, tant que 
l'arsenal contiendra soixante hallebardes , il se trou- 
vera soixante bras pour s’en servir et garder le dra- 
peau de Bourgogne qui flotte sur nos remparts. » Que 
sur vous retombe la faute ! répondirent les envoyés 
de Louis, en se hâtant de quitter une ville où la foi 
jurée était si énergiquement défendue. 

Le roi sentait qu'un prince tel que lui avait besoin 
de l’histoire ; il attira à sa cour Philippe de Comines, 
le Tacite da moyen-âge, professant d’ailleurs l’admi- 
ration de la ruse et la religion du succès. Il eut recours 
à cet habile diplomate pour vaincre la résistance d’Ar- 
ras ; mais toute Ja puissance des artifices de Comines 
ne put Cbranler la résolution du grand citoyen qui 
gouvernait la cité. 

La prise d'Arras était toujours le rêve de l'ambition 
de Louis. On eût dit un vieillard qui ne peut attendre. 
Il finit, aprés un long siège , par s'en emparer (9). 
Sa vengeance fut terrible. Il renouvela contre la 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 125 


ville le cruel droit des gens de l’antiquité,qui permettait 
de déporter les populations et d’en établir de nou- 
velles. Il arracha de leurs foyers les habitants, les 
chassa de leur pays, les dispersa dans le royaume , et 
envoya une colonie pour les remplacer. Il entreprit 
même d’abolir jusqu’au nom de la ville d'Arras, et 
ordonna qu’elle fût appelée Franchise. Chose remar- 
quable, la révolution française a imité ce dernier 
exemple dans ses annales sanglantes (7). 

Le roi qui agissait avec tant de rigueur enversles sim- 
ples habitants de la ville , quelle peine réservait-il donc à 
celui qui les avait excités à cette ardente et opiniâtre 
opposition ? Auprès de Louis XI, monarque singulier, 
c'était un titre d’avoir été assez habile ou assez fort 
pour lui faire du mal; il estimait la force. Il aimait , 
il est vrai, les gens de petit état, tout neufs, sans pré- 
cédents, qu’il créait lui-même , et qu’il pouvait du 
reste anéantir d’un mot, parce que, dans ce siècle de 
la ruse, de la perfidie, qui vit naître Machiavel, il eut 
souvent à combattre avec les armes de l’astuce et de 
la cruauté. Il lui fallait des serviteurs peu scrupuleux , 
prêts à tout, de mauvaises mains,pour ourdir certaines 
trames ; il lui fallait de vils outils pour remuer la 
fange et la boue; mais le souverain qui changea la tac- 
tique du pouvoir , gouverna le premier avec de l'es- 
prit, créa la science de l’homme d'Etat , dut aussi re- 
chercher l'intelligence. Pour rendre la royauté partout 
présente, pour établir une haute et impartiale tyrannie, 
seul moyen d'ordre dans une société de transition en 
proie au combat anarchique de forces individuelles , 
il comprit qu’il était utile d’appeler à lui des têtes 


126 BIOGRAPHIE 


puissamment organisées, pour concourir à l’accomplis- 
sement de ses grands desseins. 

Quoi qu’il en soit, le magistrat d'Arras s'attendait à 
paraître devant un juge vindicatif et inexorable. Il 
fut accueilli, au contraire, par le roi, avec une douceur 
voisine de la cordialité. Louis le fit loger dans le palais 
du Louvre , et il voulut que son inflexible adversaire 
moatat sur les fleurs de lys et administrât la justice ; 
il le revêtit successivement des charges de conseiller 
et de président , et il le nomma bientôt premier pré- 
sident du parlement de Paris. 

Cet homme était Jean de La Vacquerie (8). Pro- 
noncer ce nom, n'est-ce pas rappeler toutes les idées 
de courage, de vertu et de patriotisme ? il est de ceux 
qui se louent eux-mêmes. Il y a des vies si nobles, 
qu'en s'éteignant , elles laissent dans le passé une 
trace profonde et lumineuse qui suffit à leur avenir. 
Sans rassembler ici tous les rayons épars de sa gloire, 
je retracerai les principaux traits de cette image vé- 
nérée dont trois siècles et demi n’ont pu ternir l'éclat 
et la pureté. 

Une fois à la tête du parlement, Jean de La Vac- 
querie quitta le Louvre et les réunions somptueuses ; 
la retraite, le silence, une austérité de mœurs com- 
parable à tout ce que les temps anciens offrent de plus 
vénérable , composèrent désormais son existence. 
Plein de cette vérité, qu’il n’est au pouvoir de personne 
de faire un magistrat, et que ce n’est souvent qu’a- 
près une longue vie de studieux travaux qu’on par- 
vient à se rendre digne d'expliquer la loi, il se con- 
sacra sans réserve à son élat, carrière difficile, exi- 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 127 


geante, qui, selon le mot de Loisel, désire son homme 
tout entier. Son assiduité au palais fesait croire qu’il 
cherchait dans le travail à se reposer des fatigues 
passées.Ses délassements mêmes avaient quelque chose 
de mâle et de sévère. Il voulait du repos sans in- 
dolence et du plaisir sans mollesse. Un juge, disait-il, 
doit rendre compte de son labeur et de son loisir. 
Il ajoutait que « le temps , partout si précieux, l’est 
peut-être dans les tribunaux plus qu'ailleurs, car on 
y attend la justice , et que différer trop de la rendre , 
c’est quelquefois la refuser. » 

Il pensait, comme Platon, qu'avec de bons magis- 
trats , les plus mauvaises lois peuvent être suppor- 
tables , et que les bons jugements dépendent en- 
core plus des juges éclairés que des bonnes lois. Mais 
à ses yeux, le savoir ne tenait pas lieu de tout autre 
mérite. 1] mettait l'intégrité au rang des plus essen- 
tielles vertus, et il aimait à citer le fait suivant tiré 
de l’histoire d’un ancien peuple : Un individu sans 
moralité ayant ouvert dans une assemblée un avis 
sage, on nadmit son opinion qu'après l'avoir fait 
proposer par un homme de bien. — Jean de La Vac- 
querie était, lui, de ces légistes dont parle Coquille, 
qui ont la lumière de l’entendement bien nette et le cœur 
bien droit. Aussi son érudition , sa modestie, son in- 
comparable amour de la justice, lui avaient-ils acquis 
une prodigieuse influence sur le parlement. Il n'avait 
pas accepté, sans hésiter, le poste de premier pré- 
sident. Ce fardeau glorieux lui paraissait au-dessus de 
ses forces. Il céda enfin aux instances du monarque ; 
il fit Loutefois ses réserves avant d'entrer en charge. 


128 BIOGRAPHIE 


Permettez-moi , dit-il au roi, de vous déclarer qu'il 
est une chose que je consulterai toujours plutôt que 
vous? — Quoi donc ? demanda Louis. — Ma con- 
science ; — et il ne tarda pas à prouver que cette 
noble parole ne reposait point seulement sur seslèvres, 
mais était l'expression de ses sentiments les plus in- 
times. 

Sous Louis XI, bien des procès se firent par com- 
missaires ; espèce d'hommes qui se croient toujours 
assez Justifiés par les ordres du prince , par un obs- 
eur intérêt de l'Etat , par le choix qu'on a fait d’eux , 
et par leurs craintes mêmes. Dans son insatiable cu- 
pidité, cette race sinistre de juges, à qui les biens des 
accusés élaient donnés d'avance , cherchait partout 
des victimes , et, faute d’ennemis, poursuivait les 
amis (0). 

Fils du duc mort en prison, après une condamnation 
capitale, René d'Alençon , comte du Perche , vivait 
éloigné de la cour, quoique innocent du crime de 
son père. Il ne fut pas difficile aux courtisans avides 
de sa fortune de le rendre suspect. Sous prétexte 
d'offense envers sa personne , Louis XI le livra à des 
commissaires. Ce malheureux resta un hiver entier 
dans une cage de fer , la plus étroite qu’on eût faite; 
on lui donnait à manger avec une fourche, et à tra- 
vers les barreaux , comme à une bête féroce. 

Jean de La Vacquerie est instruit de ce complot 
infâme. Il s’indigne d’un pareil traitement envers un 
accusé qu’on veut perdre, afin de s'enrichir de ses 
dépouilles. Il obtient qu'il soit jugé par la cour du 
parlement. Louis XI insiste pour que René soit puni 


DE JEAN DE LAVACQUERIE. 129 


J 


du dernier supplice. Habitué à voir tout fléchir de- 
vant lui, et croyant que le pouvoir fait le juge à son 
image , il ne doute pas que la sentence ne soit con- 
forme à ses prescriptions homicides. Il insinuait que, | 
d’ailleurs , des motifs politiques commandaient une 
éclatante expiation. Mais inaccessible à la crainte et 
persuadé que l'autel du bien public ne réclame pas 
plus de sacrifices barbares que celui de la divinité , 
Jean de La Vacquerie n’écoute que la voix de sa con- 
science, brave toutes les colères de Louis, et fait 
rendre le prisonnier à la liberté (10). 

* Telle est l’honorable rigueur de la condition du 
magistrat,qu'elle n’admet aucun mélange de faiblesse, 
Celui qui ne se sent pas assez de courage pour ré- 
sister à de coupables exigeances, pour protéger le 
faible opprimé , est indigne du nom de juge , et le 
magistrat qui , dans certains cas, ne se montre point 
un héros , n’est pas même un homme de bien. 

Que L’Hospital avait raison de dire au parlement de 
Paris, en 1567 : « Un juge craintif ne saurait remplir 
son devoir ; sa volonté sera bonne ; mais la peur 
qu'il aura d’offenser le roi et les grands , gâtera tout, 
jugera pour le plus fort, et avisera un expédient pour 
les contenter, qui ne sera justice » (11). 

Profondément imbu de ces hautes vérités, La 
Vacquerie déploya aussi une rare fermeté dans une 
autre circons{ance. 

Le monde moderne n’a pas de trait plus carac- 
térislique que la séparation du pouvoir temporel et 
du pouvoir spirituel. L’antiquité païenne l’ignorait ; 
il y avait identité entre ses lois et ses dieux. Une 


130 BIOGRAPHIE 


seule main tenait tous les fils de la conduite humaine. 
En France, d’après la tradition de l'église univer- 
selle, une de nos maximes les plus inviolables est 
que la puissance publique doit se suflire à elle-même, 
et que le pouvoir des clés de saint Pierre est limité 
aux malières purement spirituelles. L’immortel auteur 
de la déclaration de 1682 a proclamé ces principes 
avec l'autorité du génie et de lexpérience- (12). Ea 
grande institution du XV. siècle, la pragmatique de 
Charles VIT, survenue à la suite desscandales d’un long 
schisme , avait consacré cette indépendance, cette sé- 
cularisation de la royauté , et élevé un double rempatt 
contre la théocratie politique et judiciaire. Obsédé 
par la cour de Rome, Louis XI abolit une si précieuse 
charte. Mais l’édit de révocation devait être porté au 
parlement avant d’être exécuté ; il fut soumis à cette 
cour souveraine qui, par un acte patriotique jusqu'alors 
sans exemple , refusa de l'enregistrer , et la pragma- 
tique continua à être loi de l'Eglise et de l'Etat. 

Le procureur-général , Jean de Saint Romain , 
s'était associé à cette courageuse résistance (13); Louis 
XI lui Ôta son office. La Vacquerie ne pouvait souffrir 
qu'un magistrat füt dépouillé de sa charge, parce qu’il 
avait défendu les plus saintes maximes de notre droit 
public ; il ne voulut pas qu’on admit le successeur de 
ce digne procureur-général. I fallut que Jean de Saint- 
Romain vint lui-même déclarer qu'il renonçait à sa 
place , pour que le parlement consentit à la regarder 
comme vacaute. 

IL est étrange que ce soit le plus absolu de nos rois, 
le prince qui mulliplia les destitutions d'une manière 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 131 


odieuse , que ce soit un tel homme qui ait érigé le 
premier en loi l'inamovibilité des juges, par sa célèbre 
. ordonnance du 21 octobre 1467, l’un des plus beaux 
monuments de notre législation (14). Il eut pour but 
d’affermir son autorité, de communiquer de la force à 
ses tribunaux, de les opposer aux juridictions féodales, 
à l’anéantissement desquelles il travailla toujours en 
infatigable ouvrier. Tyran des nobles, il fut le père des 
parlements qu'il investit de toutes sortes de pouvoirs , 
parce qu’il voyait en eux l'expression Ja plus fidèle du 
tiers-état (14). Cependant , ces intrépides compagnies 
ne plièrent jamais devant lui. Toutes les fois que 
Louis XI, avare par goût et prodigue par politique, 
s’arrogeait le droit de lever des subsides sur le peuple, 
ou d’aliéner son domaine , le parlement de Paris, sur- 
tout pendant le temps qu’il eut pour chef LaVacquerie, 
fit entendre les plus énergiques remontrances ; car 
l’inaliénabilité du domaine royal , retrouvé de nos 
jours sous le nom de liste civile, et le libre vote des 
impôts que la charte nous a définitivement rendu , 
étaient déjà les plus sûres garanties des libertés pu- 
bliques (15). 

Mais il se rencontra une occasion où parut avec 
éclat Ja grande âme de La Vacquerie. L'hiver de 148r, 
signalé par une effroyable mortalité, atteignit aussi le 
premier président Jean Le Boulanger auquel succéda 
La Vacquerie. L'année suivante , les intempéries des 
saisons , la misère des campagnes produisirent une 
disette qui jeta partout l'inquiétude. En cet état , 
Louis XI défendit Pexportation du blé et du vin, éta- 
blit un maximum sur les grains , et ordonna que dans 


132 BIOGRAPHIE 


tous les lieux où des commissaires se présenteraient au 
nom du roi, il leur fût délivré du blé de préférence à 
tous autres, et à bas prix. Par suite de ces mesures, 
la denrée de laquelle dépend la vie des hommes, dis- 
parut de tous les marchés. La crainte saisit les babi- 
tants de Paris, qui se virent menacés d’une horrible 
famine. 

Louis XI avait adressé son édit au parlement, qui lui 
envoya faire aussitôt des remontrances. Le roi n’y eut 
aucun égard. Alors, suivi d’un grand nombre de mem- 
bres de sa compagnie , Jean de La Vacquerie se rendit 
auprès de ce monarque , et lui tint un langage que 
Jamais personne ne lui avait tenu. A la vue de ces ma- 
gistrats {ous en robesrouges, Louis XI se répand contre 
eux en plaintes amères ; il leur reproche leur perpé- 
tuelle opposition à ses volontés ; il rappelle tous les 
édits dont ils ont refusé l'enregistrement , et il s’écrie 
qu’il est le maitre et peut disposer des biens de son 
royaume. — « Sire, qui vous a dit cela , réplique à ces 
mots le premier présiden{? Un courtisan, qui encore se 
dédira à Pagonie ? Vous êtes ie maître, mais vous ne 
pouvez pas tout ; queile que soit votre autorité, 
vous n'avez pas le droit de prendre le mien ; ce qui est 
à moi, Sire, n’est pas vôtre. » Serenfermant dans un de 
ses préceptes favoris, Louis XE répond qu’« il porte tout 
son conseil dans sa tête et n’a pas besoin d'avis. » — 
«Sire,reprendLa Vacquerie, Dieu vous garde qu'il vous 
entre oncques dans l'esprit que vous soyez roi par 
force! tels règnes sont règnes de pirates et de voleurs. 
La grandeur et la liberté des rois consiste à ne pouvoir 
mal faire, car mal faire est plutôt action d’impuissance 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 133 


que de vrai pouvoir.» Trève de tous ces beaux discours, 
interrompt Louis, Pâque-Dieu! sur votre vie,obéissez.» 
La Vacquerie répond gravement :« Nous remettons nos 
charges entre vos mains, et nous souffrirons tout ce 
qu'il vous plaira, même la mort , plutôt que d’offenser 
nos consciences et de vérifier un édit que nous croyons 
être contre le bien du peuple (16). » 

Cette résolution calme et vigoureuse, ce maintien 
fier et sévère du premier président, qui portait la 
parole au nom de la plus illustre compagnie qui fût 
alors en la chrétienté, frappèrent tellement Louis XI 
qu'il reconnut que son édit pouvait avoir des résultats 
funestes. Ce roi n’agissait jamais par caprice, par 
passion, mais par calcul , par politique , raisonnant 
toujours le malet ne craignant pas d’avouer ses fautes 
lorsqu'il s'était trompé. Il disait : « Quand orgueil che- 
vauche devant, honte etdommagesuivent de bien près.» 
Il remercia donc Jean de La Vacquerie , fit déchirer 
l’édit en sa présence , et lui jura que de sa vie il ne 
contraindrait le parlement à faire chose contre la 
justice. 

La conduite de La Vacquerie, dans une épreuve 
aussi redoutable, aurait suffi seule pour inscrire son 
nom à côté des plus glorieuses figures parlementaires. 
Sesdernières paroles à Louis XI sont sublimes.Achille 
de Harlay a bien dit à Henri IV: « Si cest déso- 
béissance de bien servir , le parlement fait ordinaire- 
ment cette faute, et quand il trouve conflit entre la 
puissance du Roi et l'intérêt de son service , il juge l’un 
préférable à l’autre, par devoir, non par insoumission. 
à la décharge de sa conscience (7)». Mais Achille de 


134 BIOGRAPHIE 


Harlay s’adressait à Henry IV , et La Vacquerie 
parlait à Louis XI! Si ce roi n'eût pas retiré les 
édits ,; il y allait peut-être de la vie des magistrats ; 
dans tous les cas, la perte de leurs charges eût laissé 
les officiers du parlement sans ressources ; de plus, La 
Vacquerie était redevable à Louis XI du poste qu’il 
occupait , et au moment même le roi l'avait nommé 
l'un de ses ambassadeurs pour traiter de la paix avec 
Maximilien , archiduc d'Autriche. Toutes ces faveurs, 
toutes ces hautes marques de distinction ne Pavaient 
pas rendu plus flexible. Il savait qu'il y a des 
complaisances perfides , et des résistances de fidélité. 
Si la patrie exige rarement du magistrat le sacrifice 
de sa vie, les devoirs qu'elle lui impose ne demandent 
peut-être pas un effort de vertu moins magnanime. 
Il est un héroïsme civil qui ne le cède en rien à l’hé- 
roïsme guerrier. Mais heureux surtout les princes 
qui ont des sujets assez généreux pour leur désobéir, 
quand ils commandent de mauvaises actions ! 

« L'attitude du parlement fut de bien grande im- 
portance, dit un vieil auteur, pour maintenir en l’obéis- 
sance de la raison le roi qui autrement eût toujours usé 
de puissance absolue » (18). I avait juré de respecter 
à l'avenir l'indépendance des magistrats ; il tint pa- 
role, quoiqu'il se fit habituellement un jeu de ses 
promesses. Croyant peut-être , avec un roi de l'an- 
tiquité, qu’on peut amuser les hommes avec des ser- 
ments, de même que les enfants avec des osselets ; 
il n’accomplit jamais ses engagements, à moins qu’il 
ne jurât sur un morceau de bois,appelé la Vraie Croix 
de St.-Lo , serment formidable qu’il n'avait fait que 
deux fois dans sa vie. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 135 


Les remontrances de La Vacquerie et l'approche de 
la mort semblèrent le ramener à d’autres sentiments. 
Atteint, à la fin, de quelques scrupules, il écrivit 
au parlement : « De par le roi, nos amés et féaux, 
nous vous envoyons le double des serments qu'à notre 
avénement à la couronne nous avons faits ; et, at- 
tendu que nous désirons les entretenir et faire 
justice à chacun ainsi qu’il appartient, nous vous 
prions et mandons très-expressément que de votre 
part vous y entendiez et vaquiez tellement , que par 
votre faute, aucune plainte ne puisse advenir, ni 
charger notre conscience, » 

Il fit appeler son fils au château du Plessis, et là, 
en présence des grands du royaume et de La Vac- 
querie, il lui recommanda surtout d'observer reli- 
gieusement son ordonnance sur l'inamovibilité des 
officiers de justice , de réduire les impôts, et de 
revenir à l’ancien ordre de choses du royaume, qui 
était de n’en point lever, sans l’octroi des peuples. 
« Quand les rois, lui dit-il, n’ont regard à la loi, en ce 
faisant, ils font leurs sujets serfs, et perdent le nom 
de roi, car nul ne doit être appelé roi, fors celui qui 
règne et seigneurie sur les Francs. Les Francs de 
nature aiment leur seigneur, mais les serfs le haïssent 
naturellement, comme les esclaves leur maître (19). » 

Il est pénible d'avouer , qu’un si méchant prince a 
fait quelque chose de grand; mais enfin, c'est Louis 
XI qui constitua la monarchie, et selon l'expression 
de François [®., mit les rois hors de page. X] fut par- 
faitement l'homme de son siècle, et tel que tout 
autre eût été mal en sa place. Ceux qui tiennent le 


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136 BIOGRAPHIE 


premier rang dans l’histoire , qui opèrent de profondes 
révolutions , offrent toujours un tableau fidèle des 
mœurs de leur temps. Il se fait en eux une sorte 
d’exaltation de l’esprit public. Qui dans Rome est plus 
romain que César? Caton et Brutus sont les citoyens 
d’un autre âge. Louis XI et Louis XIV, qui ne se 
ressemblent guère , sont pourtant les véritables Fran- 
çais de leur époque. Au XVII:. siècle, tout est grand, 
tout est noble; la majesté du prince n’est que l'ex- 
pression de la majesté nationale. Au XV*. siècle égale- 
ment, Louis XI personnifie le pays; ce roi n'est pas 
plus superstitieux que le peuple, ni plus perfide que 
ses vassaux, ni plus sanguinaire que les prélats du 
royaume. Ses défauts furent autant le crime de son 
époque que son propre crime. Sans doute, le véritable 
homme de bien, au milieu de toutes les civilisations, 
ne s’accoutume jamais à l’immoralité aussi générale 
qu’elle puisse être; de même que dans l’ordre physique 
l'œil ne se familiarise point avec une éternelle obscu- 
rité, ni le tact avec l'action de pointes acérées. La 
corruption d'autrui ne peut nous dispenser d'être 
justes; et lorsque la vertu devint à Rome non seule- 
ment inutile, mais dangereuse, elle ne trouva pas 
dans les Burrbhus, les Thraséas , les Corbulon, de 
moins zélés , de moins courageux partisans. 
Cependant , on doit reconnaître qu'un vice uni- 
versellement adopté n’est qu’une fausse opinion, qui 
atteste l'erreur de l'esprit plus que la dépravation du 
cœur. Il est bien difficile que la morale individuelle 
lutte avec avantage contre la morale publique, ex- 
cepté, je le répète, dans quelques âmes choïsies , 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 137 


chez qui l'instinct de la vertu triomphe de toutes 
les persuasions de l'exemple et de l’habitude ; celles-là 
il faut les adorer : il faut être indulgent pour les 
autres, tout en déplorant de pareils égarements dans 
l'opinion, puisqu'ils parviennent à corrompre ce qu'il 
y a de plus sacré dans l’organisation humaine , le sens 
moral qui nous sépare du reste de la création, 

Tel était le jugement que La Vacquerie portait sur 
Louis XI; il pensait aussi qu’il ne fallait pas isoler 
de l'esprit de son siècle, ce personnage unique dans 
notre histoire , cette figure d’une poésie sombre et 
terrible. Il voyait que ce prince s’était donné une 
mission d'ordre, dont il avait poursuivi l’accomplisse- 
ment , ilest vrai, par toutes sortes de moyens; que 
la pensée d'unité absolue à laquelle jl dévoua sa vie, 
pouvait seule arracher la France aux mesquines ambi- 
tions qui menaçaient son intégrité , troublaient son 
repos et arrêlaient son essor. Il compritque ces hommes 
auxquels la Providence a confié une grande œuvre 
sociale , ont leur point de vue et leur rôle à part ; 
c'est à l'abri de leurs qualités, de leurs défauts, 
quelquefois , hélas! même de leurs forfaits, que les 
particuliers arrivent à exercer en paix toutes leurs 
vertus. « Pour ces puissants génies el nous, disait La 
Vacquerie , Dieu a des poids divers (20). » 

Louis XI, en mourant, avait confié les rênes de 
l'Elat à Anne de Beaujeu , sa fille aiuée, sœur du 
jeune roi, âgé de 13 ans. Elle hérita de tout le génie , 
de {oute la dextérité de son père , douée comme lui 
de ce coup-d'œil pénétrant , secet froid , qui ne laisse 
aucune prise à la passion. Elle conquit l'admiration 


138 BIOGRAPHIE 


générale par son activité et son amour de la justice. 
Sur les conseils de La Vacquerie , elle livra à la vin- 
dicte publique trois anciens ministres de Louis XT, 
qui tous avaient les mains pleines de sang et de ra- 
pines : Olivier Le Daim , ce Barbier , à l'air tour-à- 
tour si arrogant et si bas, le seul rechange qu’ait une 
figure de courtisan ; Jean Doyac, ce délateur de pro- 
fession , employé à faire des coups secrets; cet autre 
vampire de cour, l’astrologue Cottier , qui exploitait 
les terreurs du roi. 

A la même époque, revint à Paris, La Balue, 
une de ces âmes viles qui s’attachent au char des 
grands, et le font verser dans l’abime , lorsqu'il a 
servi de marche-pied à leur fortune. Il avait obtenu 
la pourpre romaine en arrachant à Louis XI, pour 
abolir la pragmatique, des lettres-patentes que le 
parlement refusa d'enregistrer. Après avoir trahi son 
roi à Péronne, il fut emprisonné dans une de ces 
cages de fer, dont son génie malfaisant était , dit-on, 
l'inventeur (21). Rendu à la liberté et remis au pape, 
sous promesse de le faire punir à Rome, il n’y reçut 
que des honneurs. Il osa se présenter en France en 
qualité de légat ; il arrivait pour travailler encore 
contre les libertés de l'Eglise gallicane. Mais le par- 
lement qui veillait toujours, à l'exemple des anciens 
consuls , à ce que la chose publique ne souffrit aucun 
dommage , convoqué aussitôt par La Vacquerie , fit 
défendre , à son de trompe, que La Balue füt reconnu 
légat ; et ce prince de l'Eglise à qui, selon Duclos, 
il ne manqua que l'hypocrisie pour avoir tous les 
vices , dut repartir en toute hâte pour Rome. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 139 


Menacte dans l’exercice de son pouvoir par le duc 
d'Orléans qui aspirait à la régence, Anne de Beaujeu 
se décida à réunir les états-généraux pour placer son 
autorité sous la garde des représentants du pays, et 
renouveler l'alliance entre le peuple et la royauté. 

Cette assemblée où, 300 ans avant 1789, furent dé- 
veloppées les plus hardies théories politiques, surtout 
par Jean Masselin, député de Normandie, maintint 
le conseil de régence institué par Louis XT (22). Ne 
pouvant dominer exclusivement et jouir, sous un roi 
enfant , de tout l'éclat de la puissance souveraine, 
le duc d'Orléans ne songea dès-lors qu’à organiser la 
guerre civile. Ce prince qui depuis, sous le nom de 
Louis XII, mérita le plus beau surnom qu’on puisse 
donner à un roi, celui de père du peuple, com- 
mença par être le fléau de l'Etat (23). 

«Tousceux,ditLaroche-Flavin,qui,par voies obliques, 
ont aspiré à la royauté, ou ont voulu agiter le pays, 
le diviser et partialiser les sujets du roi, ont jugé ne 
le pouvoir faire sans l’autorité des parlements. » Le 
duc d'Orléans mit aussi tout en jeu pour entrainer le 
parlement dans son parti ; il espéra que, si cette com- 
pagnie se déclarait en sa faveur, il soulèverait la 
capitale et se trouverait maître du royaume. Il se 
rendit au palais devant les chambres réunies ; à l’en- 
tendre, Anne de Beaujeu envabhissait tout, tenait le 
roi en captivité, et foulait aux pieds les réglements 
prescrits par les états pour modérer son autorité. Il 
exposa la nécessité de les assembler de nouveau, il 
finit en disant, qu'il était venu consulter le parlement, 
cette cour souveraine du pays. 


140 BIOGRAPHIE 


Jean de La Vacquerie s'aperçut que ce grand zèle 
du duc d'Orléans pour le bien public , n’était qu'une 
dispute de domination, une querelle de famille, dont 
sa compagnie ne devait pas se mêler ; de ce ton ferme 
et persuasif qu'inspire le sentiment du devoir, il 
’exhorta à ne pas semer le trouble, à donner comme 
premier prince du sang , l'exemple de la concorde et 
de la soumission. — « Quant à Messieurs de la cour de 
parlement, continua-t-il, ils sont établis pour en- 
tendre au fait seulement de la justice, et lorsqu'il 
plaira au roi leur commander plus avant , ils obéiront ; 
car la cour n’a d’œil et égard qu'au roi qui en est le 
chef, et sous lequel elle est, et venir faire des re- 
montrances devant la cour et autres exploits sans 
le bon plaisir du roi, ne se doit faire. » 

Les âmes à la fois énergiques et modérées sont rares, 
parce qu'il est plus facile de suivre sa pente que de 
s'arrêter. Cependant la réunion de qualités opposées 
conslitue seule l’homme supérieur. Les qualités qui se 
forment aux dépens les unes des autres, n'ont pas 
l'empreinte de la véritable grandeur. Un arbre faible 
peut jeter toute sa sève dans une branche ; mais le 
chêne des forêts a tous ses rameaux remplis de force, 
et s’environne au loin de son ombre. 

La Vacquerie fit bien voir que chez lui la vigueur 
du caractère n'ôtail rien à la prudence , et que sa 
sagesse égalait son énergie. Le même homme qui avait 
osé tenir tête à Louis XI et lui dire en face de terribles 
vérités, savait aussi résister aux factieux et les rap- 
peler au respect de l’autorité royale. Il montra que 
les sujets les plus courageux sont toujours les plus 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 141 


fidèles , et que, pour le magistrat, le dévouement au 
roi est une obligation inséparable de la justice en- 
vers le peuple. Il rendit un service signalé à Charles 
VII, en refusant de jeter le parlement dans les 
champs orageux de la politique. Il ruina les projets 
du duc d'Orléans, et sauva la royauté d’une crise 
périlleuse. C’est ainsi que le parlement , ce grand 
astre judiciaire qui éclaira et poliça la France , était 
encore , dit Pasquier , le principal retenail de la mo- 
narchie , l'ancre qui fixait le vaisseau de l'Etat (24). 

La guerre , la politique, la religion mélaient sans 
cesse la France à l'Italie. Mais , au XV°. siècle , échappée 
depuis long-temps à cette profonde barbarie où nous 
restions toujours plongés , l'Italie offrait déjà le spec- 
tacle d’une vieille civilisation, et presque la même 
caducité que l'empire romain à son déclin. L'art était 
son unique Dieu , sa religion. Partout régnait la cor- 
ruption dans ce pays, théâtre de tous les crimes, de 
toutes les fourberies politiques. Alors vivaient les 
abominables Borgia. La vertu qui abandonne les na- 
tions la dernière , la valeur même n’existait plus. Si 
on rencontre quelques grands caractères , quelques 
génies bienfaisants , les Sforce , les Médicis, ces 
hommes qui honoraient l'Etalie, sont assassinés par 
la main de leurs concitoyens. En vain Jérôme Savo- 
narole , ce moine de Florence, ce prédicateur-roi , 
fait-il d’héroïques efforts pour réveiller les âmes et 
régénérer ce peuple abâtardi , il est condamné lui- 
même à être brûlé. 

Une telle disposition des esprits fit croire à Charles 
VIE, qu’il lui serait facile de s'emparer de toute lPItalie, 


142 BIOGRAPHIE 


Il oublia cette sage maxime de son père, qu'un vil- 
lage sur la frontière vaut mieux qu’un royaume au-delà 
des monts. Privé d'argent pour entreprendre la guerre, 
il en demanda au parlement ; La Vacquerie n'était 
pas favorable à ce projet d'invasion. Il représenta à 
Charles VIIL l'épuisement du trésor , la détresse du 
royaume, les nombreux impôts dont le peuple était 
misérablement accablé. La cour refusa tout subside ; 
elle s’opposa avec énergie à celte expédition , parce 
que Charles VIIL, pour en assurer le succès, voulait 
acheter au prix de nos plus belles provinces la neutra- 
lité des puissances voisines. Aussi faible d'esprit que 
de corps, ce prince croyait aller à la gloire par le 
chemin de l’opprobre ; il méprisa les remontrances du 
parlement , et tourna ses armes contre l'Italie, ombre 
fatale que les rois de France allaient poursuivre obsti- 
nément pendant soixante ans (25). 

Dans le cours de la plus brillante vie, il est peu de 
jours historiques , surtout pour le magistrat qui fut es- 
sentiellement, comme La Vacquerie, homme de palais. 
Quelle carrière est plus égale, plus uniforme? quel 
drame a moins de péripélies? quels travaux laissent 
moins de souvenirs? À la vérité, aux temps de La Vac- 
querie , la place publique était muette et le mouvement 
politique s'était concentré dans le parlement ; le juge 
se trouvait par intervalles une sorte de tribun, mais de 
tribun à huis-clos. Sauf les rares circonstances où il 
était appelé à jouer un rôle important au-dehors, le 
premier président lui-même s’effaçait derrière le par- 
lement. Un secret religieux voilait la part de chacun 
dans les travaux judiciaires. De cette partindividuelle, 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 143 


les contemporains connaissent peu de chose ; la posté- 
rilé sait moins encore. 

Mais personne n’a ignoré le labeur inouï, la rigidité 
de mœurs de ces parlementaires. Ils ne paraissaient 
que dans les rues conduisant au palais. L'ile St- Louis, 
où ils habitaient, était pour eux les bornes du monde. 
Chacun demeurait dans sa charge et la remplissait de 
son mieux. On croyait devoir sa vie entière à ses 
fonctions , et nul m’allait belitrer à la cour, dit 
Bodin ; le loyer de sa vertu. Le foyer domestique était 
un sanctuaire et les dieux pénates restaient purs (26). 

Le XVe. siècle ne fournit sans doute aucun juris- 
consulte dominant et enseignant son époque, à 
l'instar d’Accurse au XII. et de Barthole au XIVe. ; 
il semble uniquement destiné à préparer dans la 
science, ainsi que dans tout le reste, une éclatante 
rénovation. Mais ce temps de fermentation où tout 
s’élabore , où rien ne s'achève, rendit possibles, plus 
tard , les Alciat et les Cujas. On commença à ré- 
diger les Coutumes (27); cette rédaction releva le 
peuple d'une espèce de servitude ; elle l’affranchit 
du despotisme des juges, comme l'établissement des 
communes l'avait délivré du despotisme des seigneurs. 
Ensuite, à part quelques citations et rapproche- 
ments bizarres , il y a dans la parole des avocats , au 
XVe. siècle, un parfum de simplicité, de bon sens 
et d'honnêteté, qui charme et qui attire (28). 

Le premier président, Jean de La Vacquerie, marqua 
parmi les orateurs les plus éloquents d'alors; ses 
harangues avaient ce tour coneis , celte forme grave, 
ce caractère d'élévalion, qui vont bien au chef d’une 


144 BIOGRAPHIE 


cour souveraine. Jamais le parlement de Paris ne 
fut plus dignement représenté. 

Parlerai-je des qualités privées de Jean de La Vac- 
querie? On a dit, je crois, qu’il n’est pas de belles 
vies en détail, que les grands hommes ne le sont 
qu'en gros. La Vacquerie fit mentir cet axiome; et, 
bien que sa vertu jetât un vif éclat au-dehors, c'était 
tout autre chose au-dedans ; on voyait qu'il s’efforçait 
d'en tempérer les rayons, pour ne pas trop blesser les 
yeux d’un siècle aussi corrompu que le sien (29). 
Accessible à tous , il parlait à chacun avec cette noble 
familiarité qui rapproche les rangs sans les confondre. 
Il avait surtout le talent de bien écouter , qui ne se 
rencontre pas toujours avec le talent de bien dire. : 
L’affabilité est une vertu avec laquelle on dépense 
peu et on gagne beaucoup. Plus les grands paraissent 
oublier leur grandeur , plus on se la rappelle volontiers 
pour leur faire honneur. 

Jean de La Vacquerie avait acheté dans l'ile Saint- 
Louis, un jardin où il cultivait des fleurs, et quelques 
arbres fruitiers qu’il avait fait venir d'Arras, son cher 
pays. Chaque soir, il allait à son petit verger; sou- 
vent, quand on le croyait occupé à greffer de jeunes 
arbres plantés de ses mains, ou à arroser ses fleurs, il 
était près du lit d'un pauvre malade abandonné, ou 
il distribuait ailleurs son intelligente aumône à de 
nécessiteux voyageurs. Il mettait dans ses bienfaits 
une sorte de pudeur qui en rehaussait le prix. Il 
aimait, à l'exemple d’Arcesilas, à glisser une bourse 
d’or sous le chevet du malheureux qui dormait; il 
oubliait complètement le bien qu'il faisait, non par 


DE JEAN DE LA VACQUERIE, 145 


résolution, mais par cette négligence des grandes 
âmes pour elles-mêmes, inimitable trait de leur beauté 
naturelle (30). 

Il possédait une de ces organisations puissantes, 
auxquelles la Providence jette libéralement les prin- 
cipes d’une existence qui suflirail à plusieurs hommes. 
Personne n'avait pu observer le moindre déclin dans 
ses forces physiques ni. dans ses facultés morales ; il 
ne montrait rien de Ja vieillesse,qu'un usage consommé 
des affaires et l'air respectable de l’âge; on ne l’eût 
pas cru assujetti aux lois de ja nature, et les ans ne 
semblaient avoir aucune prise sur lui. Il s’éteignit 
avec cette gravité paisible que l’approche de l'heure 
suprême imprime sur le front des justes et des forts. 
Exempt de douleur , tel qu'un ouvrier robuste vers la 
fn de sa tâche, il s’endormit. En s’affranchissant des 
liens de la terre, il parut goûter par avance quelque 
chose de cette sainte joie du moissonneur qui touche 
le salaire d'une longue journée. Sa vie fut pleine jus- 
qu'à sa dernière heure. On remarqua qu’au moment 
où il rendit le dernier soupir, il dictait à un greffier 
du parlement, assis à côté de son lit, l'enregistrement 
d'un édit qui allégeait les charges du peuple. I mou- 
rut en juillet 1497, âgé de plus de 80o ans, et plus 
riche d'honneurs et de renommée que des biens de la 
fortune. I mérita l'éloge qu'un auteur à fait d'Epami- 
nondas : Paupertatem aded facilè perpessus est, ut de re- 
publicä nihil, præter gloriam, ceperit. Ce fut à sa mort 
un deuil général , semblable à ces jours sinistres où les 
Romains voilaient la statue de leurs dieux. Un siècle 
après, le chancelier de L’Hospital citait la Vacquerie 


146 BIOGRAPHIE 


comme le modèle le plus accompli que les magistrats 
pussent se proposer (31). 

Il est doux, il est utile de reporter souvent les 
regards sur ces hommes d'autrefois, dont la vie et la 
mort sont un enseignement, et offrent le type le plus 
parfait du vrai magistrat. Sans doute les temps anciens 
n’ont point le privilége des noms illustres et des nobles 
caractères. Certes, on en trouve encore au milieu de 
nos agitations contemporaines. À quelle époque fut-il 
donné occasion de faire de plus grandes choses, et de 
plus magnifiques instruments pour les accomplir? 
Sachons avoir l’orgueil de notre naissance , et valoir 
toute notre valeur (32). Mais étudier le passé , n'est-ce 
pas le seul moyen de comprendre le présent, et d'en- 
trevoir autant que possible l’avenir? On ne sait clai- 
rement où l'on va que lorsqu'on sait d’où l’on vient ; 
le passé est comme une lampe mise à l'entrée de 
l'avenir pour dissiper une partie des ténèbres qui le 
couvrent. Il aura toujours bien des choses à nous ap- 
prendre , et cette belle maxime de l’orateur romain : 
atque ipsa mens quæ futura videt, præterita meminit , 
estune de ces vérités saisies dans le vif de notre nature, 
qui dureront autant qu’elle. 

Aussi, presque tous les grands politiques ont-ils 
été en liaison intime , familière, avec quelque grand 
historien des âges passés: Machiavel commente les 
Décades de Tite-Live ; dans le donjon de Vincennes , 
Mirabeau traduit les Annales de Tacite ; Pitt qui 
devait être l’âme de la guerre du Péloponèse des 
temps modernes , avait nourri de la sombre histoire 
de Thucydide son austère jeunesse et sa précoce ma- 
turité. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 147 


Professons donc un culte religieux pour ceux qui 
ne sont plus, si nous désirons que notre poussière 
ne soit pas jetée au vent quand nous aurons cessé 
de vivre. Consentons à avouer qu'il y avait avant 
nous de la sagesse et de la raison sur la terre (33). 

La nation qui veut être nouvelle, et méconnait 
avec ingratitude ses aïeux , fait preuve d’une vanité 
singulière, se vante ainsi d’une sorte de bâtardise 
politique ; la France ne date pas d'hier; le pays 
n’est point un parvenu qui ait peur qu’on lui rappelle 
d’autres temps. Il est beau de couronner la patrie 
de toutes ses gloires ; et le souvenir de nos vieux 
parlements n'est-il pas notre patrimoine d'honneur . 
quand nous voulons nous enorgueillir d’une autre 
illustration que de celle des armes? Il y a là des 
familles qui troublent et déconcertent jusqu’à Pad- 
miralion elle-même ; on se trouve embarrassé de 
choisir entre lous ces aïeux , ces pères, ces fils, qui 
se transmettent de l’un à l’autre Ja vertu. La gran- 
deur de leur caractère n’est pas leur seul titre au 
respect de la postérité, la gloire de leur vertu a fait 
tort à la renommée de leur talent. Figurons-nous 
la vie de ces savants hommes passant lour-à-tour 
de l'étude des lois de Rome à l'étude de sa litté- 
rature , s’instruisant avec ses jurisconsultes et se 
délassant avec ses poètes ; ils semblaient vivre tout 
entiers dans l'antiquité ; leur esprit oubliait involon- 
tairement la France ; mais leur patriotisme, mais 
leur conscience s’en souvenaient, quand il fallait com- 
battre et se dévouer pour elle. La crainte n’avail au- 
cune prise sur ces âmes viriles. Ici, c’est L'Hospital 


148 BIOGRAPHIE 


à qui on annonce qu’une bande de factieux accourt 
vers sa demeure pour lui arracher la vie. On de- 
mande ses ordres pour fermer les portes et repousser 
la force par la force ; mais lui, sachant quelle distance 
sépare le fer d’un assassin du cœur de l’honnête 
homme, et qu'il ne faut jamais laisser à la multitude 
le sentiment de sa puissance, répond aussitôt : « Non, 
non , qu'on ne ferme aucune porte, et si la petite 
ne suffit pas pour les faire entrer, qu'on ouvre la 
grande ! » Là, c'est Duranti qui, en résistant à l'anar- 
chie et aux mauvaises passions,tombe sous le poignard 
des ligueurs, et s’enveloppe en mourant des plis de 
sa toge, comme le soldat des plis de son drapeau. 
Au milieu des déchirements dela guerre civile, le 
parlement de Paris répète le testament sublime de 
son président : Mon âme est à Dieu, mon cœur est 
au roi, ma vie à la merci des méchants (34)! En 
butte aux sacrilèges outrages de l’émeute, Mathieu 
Molé revêtu de ses insignes de 1‘. président, ne 
s’effraie pas des hallebardes dirigées contre sa poi- 
trine ; il adresse aux séditieux , d’un air calme et 
sévère, cette menace devenue historique : « Sivous ne 
vous retirez à l'instant, je vous fais tous pendre. » 
et ces malheureux fuient épouvantés, camme si la 
main de justice était étendue sur chacun d'eux! . 
Enfin un descendant des Lamoignon vient fermer le 
deuil de la royauté, en la suivant jusque sur l’écha- 
faud. 

Voilà à quelle race d'hommes, dont il ouvre, en 
quelque sorte , ère glorieuse , appartenait Jean de 
La Vacquerie ; voilà l’école d'honneur, de justice et 


su dif ae fifi 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 149 


d’intrépidité où fut élevé, où grandit ce magistrat, 
que le vent de la faveur ne courba jamais , et dont 
la vigoureuse probité étonna.et fit reculer plus d’une 
fois Louis XI lui-même devant qui tremblait tout le 
royaume (35). 


150 BIOGRAPHIE 


NOTES. 


(1) Il n'y avait bientôt plus dans la machine humaine 
une pièce qui tint ; la folie du roi {Charles VI) n’était pas 
celle du roi seul ; le royaume en avait sa part. (Michelet). — 
D'innumérables maux, disent les chroniqueurs, fondirent 
alors sur la France, et quand Charles VII monta sur le 
trône, il n'avait, pour ainsi dire, plus de royaume. —On 
avait profité de la démence de Charles VI pour lui faire 
déclarer que Henri V, roi d'Angleterre, son gendre, 
régnerait après lui, à la place de Charles VII. — 

(2) Christine de Pisan chanta la première, dans un poème 
national , l’héroïsme de Jeanne d'Arc. Au XV®. siècle, la 
femme parut vouioir, à force de vertus masculines , se 
relever de l'état d’infériorité où l'avait placée la loi salique. 
Marguerite de Flandres déploya, sur les champs de ba- 
taille, un courage presque fabuleux. L'un des premiers 
exemples de résistance aux Anglais fut donné par une 
jeune dame de La Rocheguyon, fille de Jean de Bureaux, 
grand-maître de l'artillerie sous Charles VII. La ville de 
Figeac fut alors redevable au dévouement d’une femme 

’être restée française. En 1465, les habitants de St.-Lo, 
guidés par une femme, repoussèrent , loin de leurs murs, 
les Bretons déjà maîtres de Bayeux, Caen et Coutances. 
On connaît l’intrépidité de Jeanne Hachette, à Beauvais, 
en 1472. À Ja voix d'Agnès, Charles VII quittant, dit 
Brantôme, sa chasse et ses jardins, prit le frein aux dents, 
si bien qu'il expulsa les Anglais du royaume. Avant la fin 
du XV®. siècle, on voit s'élever deux glorieuses figures de 
femmes : la régente Anne de Beaujeu, et la fière Arne de 
Bretagne. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 11 


(3) Dans ies crises auxquelles les états sont exposés , les 
choses souffrent pour l'ordinaire; mais les hommes restent, 
et semblent même se retremper au milieu des malheurs 
publics. Quand les Perses inceudiaient Athènes , les Athé- 
niens existaient à Salamine ou sur leurs vaisseaux :; les 
Gaulois pillaient et brülaient Rome, mais les Romains 
étaient au Capitole. Sous Charles VIT, la France aussi était 
dévastée : elle n'en renfermait pas moins encore des ci- 
toyens remarquables par leurs lumières et leur patriotisme. 
« ( Bernardi. Hist. du Droit public et privé de la France, 
pag. 581.»  - T 

Dans ces temps vivait Jean Gerson. chancelierde l'Uni - 
versité, génie essentiellement contemplatif et religieux , qui 
cependant joua un grand rôie sur la scène politique. Son im-— 
mortel livre de l'Imitation de J.-C. {le plus bel ouvrage , dit 
Fontenelle, qui soit sorti de la main des hommes , puisque 
l'Evangile n’en vient pas), lui a long-temps été disputé par les 
divers crdres de l'Eglise et par les savants. On l'a succes- 
sivement attribué à Thomas de Kempen ou à Kempis, et à 
un personnage imaginaire , Jean Gersen, moine bénédictin. 
Mais les recherches de M. Gence, qui a voué sa vie à Ja 
solution de ce problème, et la récente découverte d'un ma- 
nuscrit français de l’Imitation , faite par M. O. Leroy, éta- 
blissent le droit de Gerson à cet ouvrage inspiré. 

(4) A la dissolution de l'empire Carlovingien, la force 
publique devint impuissante pour comprimer les désordres 
et les violences. Pour se soustraire aux maux qui pesaient 
sur eux, les individus se rapprochèrent ; le faible s'attacha 
au fort, et traita avec lui pour obtenir protection en échange 
de ses services. La réciprocité des droits et des devoirs 
s'établit d'une manière uniforme, et constitua le régime 
féodal , événement (selon Montesquieu , t. IV, liv. XXX }, 
arrivé une fois dans le monde et qui n’arrivera peut-être 
jamais. Il est évident qu’un pareil état de choses dut pré- 
server la société de bien des maux. La valeur, la générosité, 


11 


152 BIOGRAPHIE 


et d'autres vertus, prirent de magnifiques développements ; 
les temps du règne de la féodalité furent pour l’Europe 
moderne ce que furent, pourla Grèce , les temps héroïques. 
Mais il n’y avait au-dessus de toutes ces conventions faites 
isolément , aucune force qui pût, en définitive, arrêter les 
infractions au pacte féodal ; les passions mauvaises et les 
violences ne furent comprimées que d’une manière 1mpar— 
faite. Dans ses luttes incessantes contre la grande vassalité, 
Louis XI trouva des aides admirables dans les légistes 
qu'on peut appeler les véritables fondateurs de l’ordre 
“ivil, et aussi de terribles et funestes instruments du des- 
potisme royal. V. MM. Guizot (Cours d'histoire moderne) , 
et Augustin Thierry {Dix ans d'études). 

Il ne faudrait pas croire qu'avant le X®. siècle et après 
le XV®., il n’ait existé en France aucun des éléments qui 
constituaient la féodalité. Le système féodal existait déjà en 
germe sous les deux premières races. M. Guizot, qui a 
ouvert , comme historien de nos vieilles institutions, 
l'ère de la science proprement dite, a établi lumineusement 
ce fait. D'autre part, la féodalité qui avait morcelé et lo- 
calisé la souveraineté, non par l'effet d'une usurpation, 
mais parce qu'il n'y eut plus d'unité de pouvoir possible là 
où il n'y avait plus d'unité de nation et d'intérêt ( Troplong 
tr. de la prescrip., n°. 145) ; la féodalité, dis-je, ne mourut 
pas tout entière sous Louis X1 ; elle avait pris des racines 
trop profondes, pour que la royauté pût d’un seul coup 
l'anéantir. Mais on commença à entrevoir la grande chose 
des temps modernes: un empire mu comme un seul homme. 

(5) Leroyaume , jusque-là tout ouvert, acquit ses indis- 
pensables barrières : l'Artois, la Picardie, c'est-à-dire Ja 
frontière du Nord; la Bourgogne, la frontière de l'Est; le 
Roussillon, ce boulevard de la France contre l'Espagne ; la 
Provence , qui allait nous donner des ports sur la Médi- 
terranée ; l'Anjou, qui livrait le point dominant de la Loire. 

Louis XI avait bien désiré la Bourgogne, il avait pâti 


| 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 153 


des obstacles , langui. Aussi on lit dans une de £es lettres 
à ce sujet : Je n'ai autre paradis en mon imagination que 
celui-là. {Lenglet, 11, 256.) Cette province, ainsi que 
lArtois et la Flandre, appartenaient à Charles-le-Téméraire, 
qui était l'homme de la féodalité, comme Louis XI était 
l’homme de la royauté. 

(61 Louis XI entra dans Arras le 4 mars 1477. Outre sa 
grandeur et son importance, cette ville était deux fois 
barrière et contre Calais occupé par les Anglais et contre 
la Flandre. Le roi était dans le ravissement; il écrivait : 
« Merci à Dieu et à Notre-Dame! j'ai pris Arras! et je m'en 
vais à Notre-Dame de la victoire. » 

(7) V. Capefique. Histoire de France au moyen-âge, t. 1v. 

(8) Jean de La Vacquerie, conseiller pensionnaire de la 
ville d'Arras où il était né, et par suite sujet des ducs de 
Bourgogne, entra après la prise d'Arras au parlement de 
Paris en qualité de conseiller, en 1478, selon les uns, et 
selon les autres en 1479 {v. le catalogue de Blanchard); il 
quitta quelques mois après son siège de conseiller pour la 
place de président de chambre , et en 1481 il fut nommé 
premier président. On nesait pas d'une manière très-certaine. 
l’année de sa naissance, ni de son mariage ; on ignore 
aussi les occupations premières de sa vie; il paraîtrait cepen— 
dantqu'’il auraitrempli des fonctions administratives ou judi- 
ciaires. La fortune a trop servi la modestie de ce magistrat, 
en semant les ténèbres sur ses pas. — Il avait trois filles. 
qui furent dotées par Louis XI. 

Chargé de choisir douze noms formant le type principal. 
de toutes les gloires dans-la législation, la magistra-. 
ture et le barreau, M. Dupin qui se connait en science, 
en talent oratoire et enindépendance, désigna L'Hospital et 
D'Aguesseau à la tête des chanceliers ; — La Vacquerie, 
Mathieu Molé, Henrion de Pansey parmi les premiers pré- 
sidents ; — Servin, Omer Talon, Séguier dans le ministère 
public ; — Cujas et Dumoulin chez les jurisconsultes ; — 


154 BIOGRAPHIE 


Patru et Gerbier dans les avocats plaidants.— Les portraits 
de ces hommes illustres ornent la galerie qui conduit 
à la chambre des requêtes, autrefois dite la chambre de 
St.-Louis. 

(9) Le nom de commissaires se trouve employé pour la : 
première fois, en 1254, dans une ordonnance de St.-Louis. 
Ces hommes étaient chargés de prononcer dans les procès 
dont on ne croyait pas pouvoir laisser l'examen aux tri- 
bunaux ordinaires. Les jugements de ces commissaires 
étaient sans appel. Le roi les choisissait parmi les enne- 
mis des accusés dont il voulait la condamnation, et parmi 
les amis de ceux dont il désirait l'acquittement. Ainsi 
furent condamnés Enguerrand de Marigny sous Louis X, 
Jacques Cœur sous Charles VII, De Thou, Cinq-Mars sous 
Louis XIIT, Fouquet sous Louis XIV. Mais si les juge- 
ments rendus par commissaires étaient prompts et presque 
toujours conformes aux désirs de ceux qui les avaient pro- 
voqués, le peuple les regardait, en général, comme des 
œuvres d'iniquité, et ses sympathies réhabilitaient ordi- 
nairement les malheureux que l’on s'était efforcé de flétrir 
par ce semblant de justice. François 127. visitant un jour 
dans l'église des Célestins de Marcoussi, le tombeau de 
Jean de Montaigu , grand trésorier de Charles VI, décapité 
aux Halles par ordre du duc de Bourgogne, dit qu'il y 
avait lieu de regretter qu'un tel homme fût mort par jus- 
tice. « Sire, s'écria un moine, il ne fut pas condamné à 
mort par Justice, mais par commissaires, » Frappé de ces pa- 
roles , le roi jura de ne jamais donner à une commission le 
droit d'envoyer un homme à la mort ; ce qui ne l'empêcha 
pas de faire exécuter, en 1523, le sur-intendant de Sem- 
blançai, condamné à mort par des commissaires , et d'aller 
lui-même déposer comme témoin devant ceux qu’il avait 
choisis pour juger le chancelier Poyet. 

{10} V. pour le procès du comte du Perche. archives du 
royaume, trésor des chartes , j. 949. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 165 


(11) L'Ecclés., chap. V, v. 6 et 7, dit: Noli quærere fieri 
Judex , nisi virtute valeas irrumpere iniquitates. Ne fortè 
extimescas faciem potentis, et ponas scandalum in agili- 
late tud. » 

(12) Dans les XII-,, XIII® , XIV®. et XV°, siècles , on 
appelait pragmatique-sanction les ordonnances des rois de 
France, mais ce nom n'a été conservé par l'histoire qu'aux 
actes fameux. Ce fut dans la pragmatique de St.-Louis, en 
1268, que furent promulguées, pour la première fois, les 
hbertés de l'Eglise galhicane, usages contemporains pour la 
plupart des premiers temps du christianisme, et auxquels la 
tradition a donné force de lois. Les rois favorisaient de tout 
leur pouvoir les tendances du clergé à secouer sur beaucoup 
de points le joug de la cour de Rome. En 1438 , Charles 
VII publia sa pragmatique, beau monument consacré aux 
progrès des idées morales et politiques, et au besoin de 
réforme ecclésiastique qu'éprouvait le XV°. siècle. D'ac- 
cord avec le concile de Bâle, on y proclamait l’indépen- 
dance de la couronne, la suprématie des conciles géné- 
raux sur le pape, la liberté des élections des évêques, 
l'abolition des appels au pape , etc. 

Louis XI espérait, en suporimant la pragmatique de 
Charles VII, que Pie IT l'aiderait à reprendre Gênes , et 
qu'il aurait auprès de lui uu légat de Rome, au nom duquel 
il disposerait des bénéfices. Il ne tira du spirituel pontife 
qu'une épée bénite et quatre vers à sa louange. Louis XI 
était venu au parlement déclarer que cette horrible pragma- 
tique, cette guerre au St.-Siège, pesaient trop à sa cons- 
cience , qu'il ne voulait plus seulement en entendre le 
nom ; il exhiba ensuite la bulle d’abolition , la lut dévo- 
tement, l’admira, la baïisa, et dit qu'à tout jamais il la 
garderait dans une boîte d'or. s 

Il avait préparé cette scène dévote par wne autre impie 
et tragique. Il crut ou parat croire que son père Charles 
VLE était damné pour la pragmatique : il pleura sur cette 


156 BIOGRAPHIE 


pauvre âme. Le mort à peine refroidi eut à St-Denis l’ou- 
trage public d’une absolution pontificala. Il fut, qu'il le 
voulüt ou non, absous sur sa tombe par le légat { v. Legrand 
et Jacques Duclerq, liv. 1, v.c. 82). — On peut consulter, 
sur la pragmatique de Charles VII, Dubois dans son recueil 
des Maximes, et Durand de Maillane , t. II, p. 29, ainsi 
que le Manuel de droit public ecclésiastique français, livre 
si substantiel et si instructif de M. Dupin. On trouve dans 
le tome XI des œuvres de Bossuet, recueil de lettres, 
un passage remarquable sur la déclaration de 1682 : « Quant 
à l'indépendance, dit-il, de la temporalité des rois , c’est 
sur quoi Rome s’émeut le plus. Il ne faut plus que con- 
damner cet article pour assurer de tout perdre. Quelle es- 
pérance peuton avoir de convertir les rois infidèles, 
s'ils ne peuvent se faire catholiques, sans se donner 
un maître? On perdra tout par la hauteur ; ce n’est pas 
par ces moyens qu'on rétablira l'autorité du Saint-Siège ; 
personne ne souhaite plus que moi de Ja voir grande et 
élevée. Elle ne le fut jamais tant, au fond, que sous St- 
Léon, St-Grégoire et les autres qui ne songeaient point à 
une telle domination. La force , la fermeté, la vigueur se 
trouvaient dans ces grands papes ; tout le monde était à 
genoux quand ils parlaient ; ils pouvaient tout dans l'Eglise, 
parce qu'ils mettaient la règle pour eux. Une bonne in- 
tention , avec peu de lumières, est un grand mal dans de 
si hautes places. » (V. en outre, D'Héricourt, Lois ecclés. 
part. lre. ch. 2, et D'Aguess., 1, p. 427.) 

(13) Avant d'aller lui-même au parlement, Louis XI 
avait chargé La Balue de présenter à cette compagnie les 
lettres patentes d’abolition de la pragmatique ; onétait dans 
le temps des vacations, et on croyait que l’absence des 
principaux membres rendrait plus facile l'enregistrement. 
Jean de Saint-Romain s'y opposa avec énergie , et déclara, 
sur les menaces de La Balue , qu’on pouvait lui ôter sa 
charge, mais que, tant qu'il en serait revêtu , il ne ferait 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 157 


rien contre sa conscience et le bien du royaume. « La Balue, 
dit Belleforêt, trouva un plus honnête homme de procureur- 
général que n'était l'Evêque, qui lui résista en face » 
Michel Pons, successeur de Jean de Saint-Romain, ne 
fut installé dans ses fonctions qu'en 1482. ( Hist. des ducs 
de Bourgogne , tom. 9, p. 51). 

(14) Louis XI qui regardait les serviteurs de Charles VII 
comme ses ennemis personnels, destitua la majeure partie 
des hommes en place, surtout un grand nombre de magis- 
trats; le chancelier iui-même, Juvenal des Ursins , fut 
compris dans cette espèce de proscription. Ces actes arbi- 
traires amenèrent une insurrection presque générale, dite 
Ligue du bien public, qui faillit perdre l'Etat etle prince. 
Plus tard, réfléchissant sur la cause de cette redoutable 
conspiration , Louis XI { dit Henrion de Pansey, De l’aut. 
jud. tom. 1°. p. 237), crut l’apercevoir dans les destitutions 
trop nombreuses et trop légèrement prononcées, qui avaient 
signalé son avénement à la couronne ; et, pour ôter à ses 
successeurs jusqu’à la tentation de commettre la même 
faute , il publia l’édit de 1467 portant : qu'il ne serait donné 
aucun office, s’il n'était vacant par mort ou résignation vo- 
lontaire, ou par forfaiture préalablement jugée ou déclarée 
judiciairement selon les termes de justice et par juge com- 
pétent. 

Louis XI étant au lit de mort fit jurer à Charles VIIT, 
son fils, d'observer cet édit,parce qu'il était une des grandes 
assurances de son Etat ; non content de le lui avoir fait 
jurer , il envoya aussitôt au parlement l’acte de son ser- 
ment pour y être enregistré et publié { Loyseau, Des of- 
fices , liv. 1. ch.3). 

Il faut remarquer que la déclaration de Louis XI ne con- 
cernait que les juges royaux; ceux des justices seigneuriales 
étaient révocables à volonté par les seigneurs.Mais Louis XI 
viola lui-même plusieurs fois son ordonnance ; entr'autres, 
dans le procès du duc de Nemours, il suspendit de leur office 


158 BIOGRAPHIE 


trois conseillers qui n'avaient pas opiné pour la mort. 

L'inamovibilité naquit donc parmi nous au milieu de la 
barbarie ; ce qui est fort engendre ce qui est durable.Le prin- 
cipe fut maintenu jusqu'à l’époque où l'assemblée consti- 
tuante renversa tout l'ordre judiciaire, etconvertitles offices 
de judicature en simples charges dont elle borna la durée à 
l’espace de quatre ans. En 1800, l'inamovibilité des magis- 
trats, consacrée de nouveau, futensuite anéantie par le sé- 
natus-consulte du 10 octobre 1807, qui réservait la faculté 
au gouvernement de ne délivrer les provisions qui institue— 
raicnt les juges à vie qu'après cinq années d'exercice de 
leurs fonctions; enfin la charte a rendu à la magistrature 
le privilége de l'inamovibilité. La certitude d'avoir la 
même occupation toute sa vie doit porter à se rendre la 
science familière, D'ailleurs, la vertu même a besoin d'être 
aidée, il faut la garantir des faiblesses de l'humanité. On a 
souvent répété qu'un tribunal amovible n'est qu'une com- 
mission ; et l’histoire , quand il s’agit d'une commission, 
n'examine pas quels magistrats la composèrent, elle ne 
parle que des victimes. 

(14) Louis XI créa trois nouveaux parlements, à Gre- 
noble, Dijon et Bordeaux, pour mettre ses conquêtes sous 
la surveillance active des légistes ; c'étaient autant de 
centres qui, Gans chacune de ces contrées, attiraient à eux 
le pouvoir judiciaire; représentant l'autorité royale par 
eux , le roi envahissait les juridictions féodales et se multi- 
pliait, pour ainsi dire; car chaque parlement était comme 
un trône nouveau. En 1789, on comptait 13 parlements, 
ceux de Paris, Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dion, 
Aix, Rouen, Rennes, Pau, Metz, Besançon, Douai et 
Nancy. 1] faut y ajouter les deux conseils supérieurs 
établis à Colmar et à Perpignan , et le conseil provincial 
de l’Artois séant à Arras. Ces conseils jouissaient de la 
même autorité et des mêmes honneurs que les parle 
ments. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 159 


Au XIVe. siècle, les membres du parlement n'étaient 
que 73; au XV®. on les porta au nombre de 100, et le par- 
lement de Paris, qui n’avait auparavant qu'une seule cham- 
bre, eut, sous Louis XI, 1°. la grand’chambre (appelée 
la chambre du parlement , des plaids, du plaidoyer, la 
grand'voûte , la chambre dorée). Çette chambre, dont la 
salle fut magnifiquement décorée sous Louis XII, était le 
siége ordinaire des grandes opérations du parlement. Là 
s’entendaient les plaidoiries ; là se tenaient les lits de jus- 
tice; la présentation des lettres de grâce, la réception des 
officiers du parlement avaient lieu à la grand'chambre. Elle 
donnait deux audiences tous les jours, à sept et à neuf heures 
du matin ; les mardi et vendredi, elle siégeait encore le soir 
à deux ou trois heures de l'après-midi jusqu’à quatre ou 
cinq heures. Pendant la tenue des audiences de la grand'- 
chambre , en signe de prééminence et de respect, aucun 
tribunal ne pouvait vaquer. 

2°. La chambre de la Tournelle, formée d’une partie dé- 
tachée de la grand’chambre. On la nommaiït ainsi, dit-on, 
de son mode de composition; mais, selon une opinion plus 
accréditée, du lieu primitif de ses séances, une tour ou 
tournelle. Elle avait la connaissance des affaires crimi- 
nelles et les jugeait seule, à moins que le crime ne püt 
entraîner la peine de mort. 

3°. La chambre des enquêtes statuant sur les procès par 
écrit où sur ceux dans lesquels , après une première déci- 
sion, On avait été appointé à produire des preuves par écrit. 
Les présidents des enquêtes étaient inférieurs en dignité 
aux autres présidents du parlement , etils ne portaient, à 
la différence de ceux-ci, que le titre de présidents au par- 
lement. Les enquêtes n'avaient ni sceau ni greffe. 
Leurs arrêts étaient portés au greffe de la grand’chambre 
pour y être gardés en minute , scellés et délivrés. Cette 
différence de dignité et de prérogative tenait à ce que les 
chambres des enquêtes n'avaient été, dans l’origine, que 
des commissions chargées d'examiner les points de fait et 


12 


160 BIOGRAPHIE 


de préparer les décisions, non de les prononcer et de les 
rendre elles-mêmes. 

49, La chambre des requêtes jugeant les causes person- 
nelles , possessoires et mixtes, de tous ceux qui, en vertu 
d'un privilège spécial dit committimus, relevaient directe- 
ment du grand ou du petit sceau. 

A l’origine de notre langue, on appelait parlement une 
assemblée quelconque où l’on délibère. Un savant, qui 
s'est élevé jusqu'à la hauteur du génie par la patience et 
l'instinct toujours sûr de ses investigations, Du Cange, cite 
plusieurs chartes où ce mot est pris dans cette acception. 
Les règnes de Louis VII, Louis VIII et Louis IX présen- 
tent, dans divers documents, la mention d’assemblées 
réunies sous le titre de parlements. 

Le parlement de Paris sortit de l’ancienne cour féodale 
que les premiers rois de la 3°. race comme su erains 
tenaient auprès d'eux. Cette cour se composait de plusieurs 
sections ou tribunaux ayant des fonctions spéciales , s’ap- 
pelant la cort le roy ou l’ostel le roy. Beaumanoir | dans ses 
Coutumes de Beauvoisis, chap. 1% $ 25), désigne encore 
la juridiction du parlement par les termes de Par devant le 
roy ; dans les établissements de St-Louis on trouve la cort le 
roy. — Au XIII. siècle, on employait le mot parlement 
pour les sessions mêmes de la cour du roi. Ainsi le recueil 
des Olim qui commence en 1254, et qui contient les plus 
anciens travaux du parlement de Paris, répète souvent : 
parlement de la St-Martin, de la Chandeleur , pour dire, 
sessions de la cour du roi à la St-Martin, etc. En devenant 
fréquentes et presque continuelles , les sessions de la cour 
du roi firent rapporter à la cour elle-même, le nom sous 
lequel on les désignait. 

Le parlement de Paris , ai-je dit, est sorti de la cour féo- 
dale, mais en-dehors de ce que lui attribuait sa première 
origine , il n’offrait rien de féodal ; par le nombre et la 
nature des matières dont il connaissait, par la permanence 
et la qualité officielle de ses membres, le parlement, qui 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 16r 


avait fini par remplacer habituellement les juges féodaux , 
était une nouveauté qui ne trouvait de l’analogie que dans 
l'institution des tribunaux ecclésiastiques. Le parlement, 
tel qu’il s’est montré, n’est le fait d'aucun décret de la puis- 
sance royale. Monument des temps et des circonstances , 
ce qui l’a établi, c'est la force impérieuse des choses. Quand 
le roi statue sur lui, il existe déjà ; on le sanctionne , on le 
modifie, nul réglement ne l’a créé. 

L'obscurité naturelle à une institution qui ne résulte 
d'aucun acte précis, a donné lieu sur l’origine du parle- 
ment de Paris à trois systèmes principaux. Le premier fait 
dériver le parlement de Paris des anciennes assemblées de 
la nation des Francs. D’après nne seconde opinion, il vien- 
drait dela cour des pairs. Ilrésulterait du troisième système 
embrassé par Bodin {De la républ. 1X, 4), Pasquier (Rech. 
I1, 6), Loiseau {Obs. 1, 3, n°. 86 et 87), Henrion de 
Pansey (1. 1, p. 59, De l’aut. jud.), que le parlement s'était 
formé d’un démembrement de l’ancien conseil du roi. L’as— 
sertion de ces auteurs est vraie en ce qui concerne une 
partie du parlement, celle, par exemple, qui d’abord fut 
chargée de la connaissance des matières administratives ; 
mais il ne faut pas voir toute l'origine du parlement dans 
l'origine de quelques-unes de ses sections. Ce qui fit le 
parlement, ce n’est pas le conseil du roi, c'est la cour 
féodale qui jugeait seule dans le principe , et qui, par la 
suite, s’augmenta et se modifia au gré de tous les accrois- 
sements de la puissance des rois. L’ordonnance de 1291, à 
laquelle se réfère surtout le système dont nous parlons , 
ne mêle pas le personnel du conseil du roi dans la con- 
naissance de toutes les causes. Loin de là, les cas où l’as- 
sistance du conseil est nécessaire , sont formellement spé- 
cifiés par cet acte de 1291. 

Quant au siège ambulatoire ou sédentaire du parlément , 
des recherches érudites ont prouvé aujourd’hui la méprise 
des historiens. Ils avaient vu dans l'ordonnance du 25 mars 


162 BIOGRAPHIE 


1302, l'établissement définitif, à Paris, du parlement qui, 
avant cette époque, jugeait, dit-on , à la suite du roi par— 
tout où celui-ci se trouvait; mais cette ordonnance n'était 
qu’un réglement souvent renouvelé du nombre et de la pé- 
riodicité des sessions que le parlement, dans tous les cas 
ordinaires, tenait et avait toujours tenues à Paris. Ce qui 
était prescrit, en 1302, était à peu près en usage dès 
1190 ; la sédentarité constante et habituelle du parlement, 
niée par des historiens distraits pour l’époque antérieure à 
1302, est maintenant clairement établie {Mémoire sur les 
Olim et sur le parlement, inséré dans les œuvres posthumes 
de Henri Klimarth, publié , en 1843, par M. Warnkænig. 
(t. 11. p. 56 etsuivantes.) 

La haute cour de justice telle qu'elle se développa à 
Paris. près de la royauté, dans une organisation puis— 
sante et habile , par une discipline sévère, sous les soins 
attentifs des créateurs de la monarchie française, cette 
cour suprème fut portée avec ses formes et ses prérogatives 
dans les diverses parties du royaume. 

(15) « Que serait devenue (dit Montesquieu, liv. v. chap. 
12) la plus belle monarchie du monde, si les magistrats par 
leurs lenteurs , par leurs plaintes, par leurs prières, n’a- 
vaient arrêté le cours des vertus mêmes de leurs rois, lors- 
que les monarques, ne connaissant que leur grande âme , 
auraient voulu récompenser sans mesure des services rendus 
avec un courage et une fidélité aussi sans mesure ? » 

(16) François Dubouchel , La biblioth. du droit. — Ecrit 
intitulé : Dialogue entre les rois Louis XI et Louis XII sur 
leurs différentes façons de régner. — Extrait du Ms. du père 
Ignace, dictionnaire, tom. 1v.— Du Tillet dans son recueil 
pag. 416. — Pierre Metayer et Mathieu, historiens de 
Louis XI, liv. x. n.8. 

(17) Cérémonial français, tom. 11, p. 597. 

(18) Bodin, liv. 111. ch. 1v de la républ., page 307. — Le 
parlement résistait : iln'y a que ce qui résiste qui soutient; 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 163 


on ne fait pas des étais avec des roseaux, mais avec du 
cœur de chêne { Dupin). 

(19) Rosier des guerres. 

(20) Le grand Cosme de Médicis disait aussi : «Les princes 
ne peuvent pas toujours gouverner leurs états avec le cha-- 
pelet en main.» — « La justice, vertu et probité du sou- 
verain cheminent un peu autrement que celles des particu-. 
liers. Ne mesurons pas les hommes publics à l’aune des 
vertus privées. S'ils sont véritablement grands , s’ils main- 
tiennent la société, iis ont leur point de vue et leur rôle à 
part. » (Charron, Livre de la sagesse.) — Duclos termine 
son histoire de Louis XI par ces mots souvent cités : « Tout 
mis en balance, c'était un roi. » Il est à regretter qu'une 
histoire de ce monarque , composée par Montesquieu , ait 
été perdue. Il la jeta au feu par distraction, dit-on, quand 
elle fut achevée. — Comines a raconté l’agonie et la mort 
de Louis XI, dans d’admirables pages qu’on ne saurait 
trop relire. 

(21) « Quoi qu’en disent Mezerai et Daniel, j'ai vu de mes 
yeux un cachot au Plessis-les-Tours, où La Balue fut enfermé 
XT.années. » | C’est Boulainvilliers qui parle, Lettres sur les 
anciens parlements de France. )}—On appelait ces cages de 
fer, fillettes du roi. La Balue ne les avait pas inventées, elles 
étaient fort anciennes en Italie, v. Muratori vin, 624, 
ann, 1230.—Senèque De ird ; Plutarque De eæilio, font men- 
tion également des cages de fer ; mais La Balue avait eu le 
mérite de l'importation eu France.—Comines nous en a 
donné la description : « couvertes de pattes de fer par le 
dehors et par le dedans , avec terribles fermures, de quelques 
huit pieds de large, de la hauteur d’un homme, et un pied de 
plus. »{ Liv. vr, chap. 12). Lui-même ayant embrassé sous 
Charles VIII le parti du duc d'Orléans, y resta huit mois. 
« Moi aussi, dit-il, j'en ai tâté sous le roi de présent , 
l'espace de huit mois. » Mais il ne s’indigne pas de cette 
manière de traiter les prisonniers d'Etat. Il est à peu près 


164 BIOGRAPHIE 


comme cet officier allemand qui disait Le Quant aux coups 
de bâton, j'en ai beaucoup donné , j'en ai beaucoup reçu, 
et je m’en suis toujours bien trouvé. » 

(24) Les Etats de Tours , en 1484, sont une des assem-— 
blées les plus célèbres qui aient été tenues en France ; ces 
Etats portèrent la main à tous les abus et signalèrent toutes 
les réformes. Les discours respirent presque des principes 
républicains : on se croirait transporté à quelque séance de 
la Convention. ; les écrivains contemporains, comme s'ils 
avaient craint d’offenser la majesté royale, ont à peine 
consacré quelques lignes à ces Etats.—Masselin, l'historien 
et l’orateur de cette assemblée , nous en a laissé seul un 
long procès-verbal en latin. Masselin et Philippe Pot bril- 
lèrent dans les Etats de 1484, comme Savaron et Miron 
dans ceux de 1614. Qui sait aujourd'hui, que dis-je, qui 
savait déjà sous Louis XIV, dans ce pays de France si 
oublieux, les noms de ces députés ? Et cependant ils ont 
soutenu des luttes vraiment glorieuses {ainsi que beaucoup 
d'autres également ignorés) pour alléger le poids des maux 
qui pesaient sur la France. Ils étaient du nombre de ceux 
dont Mezerai à dit: « Il y en a toujours quelques-uns 
qui font souvenir aux autres des droits anciens et naturels 
des peuples, contre lesquels ils ne peuvent point s'imaginer 
qu'il y ait prescription. » Mais dans leurs généreuses luttes 
ils ont échoué, et la France ne couronne que le succès. 
Si ces hommes eussent vécu en Angleterre, leurs noms 
seraient encore entourés du respect universel. Bergasse 
n'avait que trop raison : « Les mœurs légères sont mau- 
vaises ; elles portent les hommes à user des hommes sans 
les aimer. » 

Dans ces Etats de 1484, on proclama bien haut que 
l'impôt n’est qu’un octroi ; les députés ne le votèrent que 
pour deux ans, en déclarant que , passé ce temps, le roi 
ne pourrait en établir sans consulter de nouveau les Etats. 
Ce premier terme révolu, les représentants de la nation ne 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 165 


furent pas convoqués. On voit dans les Observations de 
Mounier sur les Etats-généraux, page 176, par quelle 
manœuvre habile la cour réussit à amortir la demande 
d’une nouvelle convocation, en excitant les scrupules et 
la rivalité des Etats particuliers de la Normandie, du 
Languedoc, de la Provence et du Dauphiné. Les députés 
des pays d'Etat, flattés de pouvoir, dans leurs assemblées 
provinciales, exercer des droits qui ne pouvaient appartenir 
qu'à la nation entière , trahirent leurs concitoyens et leurs 
propres intérêts. « Ils auraient dû sentir, dit Mounier , que 
des Etats particuliers n’ont pas assez de puissance pour 
s’isoler impunément ; qu'ignorant ce qui sera accordé par 
d’autres provinces, ils ne peuvent ni connaître la situation 
des finances , ni proportionner les subsides aux besoins du 
royaume. Ils n'ont point de mesure certaine, ils n’ont 
aucun moyen de résistance; ils finissent par ne rien refu— 
ser, et les sommes qu’on leur demande et qu'ils sont forcés 
de payer, conservent le nom de don gratuit. Après deux 
ans le gouvernement se joua de sa promesse. Les Etats 
particuliers , les seuls corps dans le royaume qui pouvaient 
se considérer comme mandataires d'une partie de la nation, 
auraient dû demander les Etats-cénéraux, etne rien accorder 
Jusqu'au moment de leur convocation ; mais ils gardèrent 
le silence, et continuèrent de payer des dons gratuits. Le 
gouvernement, au moyen de leurs secours et des revenus 
ordinaires du domaine, se vit, avec joie, dispensé d’as- 
sembler la nation; il parvint bientôt à multiplier les 
troupes réglées, et à percevoir , pour les frais de leur 
entretien , des impôts dans tout le royaume. » 

« C'est dans les Etats-généraux qu’on vit renaître ces 
grandes maximes qui, de violations en violations, ont 
passé jusqu’à nous : Nulle taxe n'est légitime , si elle 
n'est consentie par celui qui doit la payer; intervention 
du public dans l'administration de la justice, — maximes 
qui font partie de ce trésor de justice et de bon sens que 


166 BIOGRAPHIE 


le genre humain ne perd pas entier (M. Guizot, tome 1v, 
pag. 73 et 74.) » — En France, l'esprit libre penseur est 
plus ancien qu'on ne le croit. Nos vieux fabliaux et nos 
vieux romans sont naïfs par la langue et le tour des idées, 
mais ils sont malins par l'esprit; partout éclate un génie 
libre et moqueur. Nos pères ne sont ni séditieux ni no- 
vateurs ; ils obéissent sans être dupes ; de là, ces allé- 
gories satiriques de nos trouvères ; de là ces traits 
piquants contre les moines, les docteurs et même contre 
les nobles. 

(23) Dans La Bruyère, chap. Du Souverain , on lit : 
« Nommer un roi père du peuple, c'est moins faire son éloge 
que l'appeler par son nom et faire sa définition. » On 
a fait les rois sur les modèles des pères ; le nom de roi est 
un nom de père, car la bonté est le caractère le plus par- 
ticulier des rois » ( Bossuet ). 


Tu quoque cum patriæ reclor dicare, paterque, 
Utere more Dei nomen habentis idem. 
(Ovide, Tristes, liv. 11. ) 


(24) Pasquier , Recherches de la France, vache 
appelle ailleurs le parlement de Paris : « la plus riche pièce 
du royaume. » 

(25) On a souvent blâmé les guerres d'Italie , parce que 
nous n’y avons pas conservé un pouce de terrain , et qu’elles 
nous ont coûté très-cher ; à ne regarder donc que les résul- 
tats matériels , il est certain que les expéditions de Charles 
VII , de Louis XII, de François l*. n’ont rien produit ; 
mais il en est peut-être autrement sous le point de vue 
moral et intellectuel. Elles ont mis les Français en rapport 
avec le peuple le plus éclairé du monde , avec le peuple qui 
avait déjà donné le jour à tant de grands hommes. Le sang 
versé par la France en Italie, a été, suivant plusieurs 
écrivains , comme une rosée féconde qui est venue hâter 
les progrès de notre civilisation. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 167 


(26) « Les mœurs innocentes de ces magistrats , dit Meze- 
rai, et leur extérieur même, servaient de lois et d'exemple. 
Un grand fonds d'honneur faisait leur principale richesse : 
ils croyaient leur fortune sûre et honorable, quand elle 
était médiocre et juste. » 

Les factions de l'Etat pouvaient quelquefois égarer de 
pareils hommes ; mais l’expiation suivait de près la faute : 
l'ambitieux Brisson mourut pour son roi. 

(27) De la variété des coutumes, de leur incertitude en 
elles-mêmes, de l'impossibilité où étaient les juges, surtout 
ceux d'appel, de connaître tous les usages locaux, il 
résultait que les questions à décider, si les parties ne con- 
venaient pas de la coutume, se réduisaient à des points de 
fait, à des enquêtes ; tout dépendait de l'expérience et de 
la bonne foi des témoins. Presque chaque seigneurie avait 
son droit civil particulier, confié à la mémoire des habitants. 
(V. Beaumanoir ; Laurière , Traité des criées , et Berroyer 
dans sa Bibliothèque des coutumes). Cependant, malgré 
cette diversité des coutumes, il existait entr'elles comme 
un air de famille, qui leur donnait une origine commune, et 
un esprit général qu'il n’était pas impossible de ramener à 
l'unité. 

La grande ordonnance de Charles VII rendue à Montil. 
lez-Tours, en 1453, porte, art. 24 : « que toutes les cou- 
tumes seront rédigées par écrit, pour être soumises à l’ap— 
probation du parlement. »—Louis XI qui reçut en naissant 
tous les instincts modernes , bonset mauvais, et par-dessus 
tout l’impatience de détruire, le mépris du passé, voulait 
aussi, avec raison, qu'on mit, dit Comines, les coutumes 
dans un beau livre, et qu'il u'existât plus qu’une cou- 
tume , qu'un poids, qu'une mesure, pour qu'il n'y eût 
désormais en France qu’un roi, qu’un seigneur , comme 
il n’y avait au paradis qu'un Dieu ». Mais la mort l’arrêta 
dans ses projets. 


Une fois rédigées par écrit, on ne put en alléguer de 
13 


168 BIOGRAPHIE 


contraires ; les baillis, les prévôts , liés par la loi devenue 
certaine, n’osèrent plus y substituer ieur caprice. L'éta- 
blissement des communes influa beaucoup sur le change- 
ment de jurisprudence ; car lorsqu'on se réunissait en com- 
munes , quand les villes se confédéraient pour résister à la 
tyrannie de quelques-uns, on commençait par recueillir 
les usages et les anciens droits, on traçait des réglements, 
on en formait une espèce de code {| uf jura sua melius de- 
fendere possint, ac magis integra custodire | Recueil des or- 
donnances , tom. 11, page 329). On peut dire que la plu 
part de nos coutumes écrites sont venues des communes. 

Quant à l'origine des coutumes , cette question a été 
traitée par plusieurs habiles jurisconsultes , entr'autres par 
de Laurière, Bretonnier, le président Bouhier et Grosley. 
Il est deux points sur lesquels on est d'accord : le premier, 
c’est que les coutumes sont différentes du droit romain, 
que souvent elles lui sont opposées, et qu'en un mot ce 
n’est pas de lui qu'elles tirent leur origine; le second, 
c'est que les coutumes ne viennent pas non plus des lois 
barbares , ni du droit germanique. 

La Gaule méridionale, la première occupée par les Ro- 
mains , réduite en province, fut long-temps asservie à cette 
domination qui y laissa l'empreinte et l'autorité du droit 
romain. La Gaule septentrionale, occupée plus tard, moins 
complètement subjugée , garda ses mœurs et ses usages. 
Cette différence de situation fit qu’on appela les provinces 
du midi pays de droit écrit, parce qu'on y suivait plus 
particulièrement ce droit , quoique prodigieusement mo- 
difié, et l’on désigna les provinces du midi sous le nom 
de pays coutumier , parce que les coutumes y faisaient 
le fond du droit, les lois romaines n'y étant invoquées 
qu'a défaut des coutumes, et seulement comme raison 
écrite et non comme loi (Grosley, Recherches pour servir 
à l’histoire du droit français , pag. 23 à 95 , puis 180). 
— Cette distinction concilie les deux opinions suivantes 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 169 


si tranchées et si contraires : on s'était demandé s’il y avait 
quelque chose qu’on püt appeler un esprit général du 
droit français. Les uns, comme Bretonnier et le président 
Boubhier , adorateurs exclusifs du droit romain , ont traité 
les coutumes avec dédain , ne concevant pas qu’elles 
pussent entrer comme un élément régulier dans la législa- 
tion , et ils ont regardé le droit romain comme étant essen- 
tiellement le droit commun de la France. 

D'autres, au contraire,voyant dans nos coutumes, quoique 
informes, un type original, un caractère à part, les ont con- 
sidérées comme une législation très-inférieure sans doute 
en rédaction aux codes romains, mais dont l'esprit , suivant 
eux, était plus sympathique avec nos mœurs nationales , 
et ils n’ont admis le droit romain que comme un supplément 
à défaut des coutumes. (V. Introduct. historiq. des instit. 
coutum. de Loysel, page 33, par M. Dupin). 

(28) Revêtu de sa robe de satin noir, voyez l'avocat 
sortir de grand matin d’une de ces maisons qui s’élevaient 
sur les bords de la Seine, dans la cité; il se hâte de 
gagner le palais, car sept heures du matin viennent de 
sonner à l'horloge de la Sainte-Chapelle ; il repasse en sa 
mémoire la cause dont il est chargé ; il résume ses moyens, 
il les présente sous le point de vue le plus utile, mais aussi 
le plus concis ; il n’a pas oublié qu'une ordonnance de 
Charles VIIT condamne à l'amende l'avocat qui serait trouvé 
long dans sa plaidoirie. 

(29) La défiance extrême d’un siècle, mieux que tout le 
reste , en marque la mauvaise foi. On fut constam- 
ment réduit à élever des grilles de fer pour assurer la vie 
des princes dans leurs entrevues. —Il y avait en chaque 
cour un faussaire en titre, et Louis XI en avait plusieurs 
à sa dévotion et qui contrefaisaient même la bulle de l'em- 
pire. Louis XI, sans être pire que la plupart des rois de 
cette triste époque, porta une grave atteinte à la moralité 
du temps. Pourquoi? 2! réussit! observation fort juste de 


170 BIOGRAPHIE 


M. de Sismondi. On oublia ses longues humiliations, on 
se souvint des succès, et on confondit pour long-temps 
l'astuce et la sagesse. — La diplomatie date en Europe de 
cette époque, c'est-à-dire du XV. siècle. 

(30) Jean de La Vacquerie logeait dans une petite rue du 
quartier St.-André-des-Arcs , la rue de l'Hirondelle. Là, à 
peu près au milieu de la rue, on voit encore un petit 
hôtel noir et sombre ; dans la cour, on entre par une porte 
basse, — La Vacquerie n’avait pour tout indice de sa di- 
gnité que quatre P sculptés sur le haut de la porte, signi— 
fiant premier président du parlement de Paris. 

L'ameublement de l’hôtel de la présidence était parfaite- 
ment en harmonie avec sa physionomie extérieure. Une ta- 
pisserie de Flandre, pompant incessamment l'humidité des 
murs, quelques escabeaux en bois sculptés, un grand crucifix 
en fer suspendu au milieu du salon ou du parloir, comme on 
disait alors; dans la chambre du président, un modeste 
lit, des tabourets recouverts de cuir de Hongrie, et une 
table de chêne à pieds tors et évasés, voilà en quoi con- 
sistait le mobilier du premier magistrat de la France. 

Il touchait cependant un traitement assez considérable 
pour le temps où il vivait: il recevait par mois six écus 
d'or; il en faisait trois parts: une pour les frais de sa 
maison, pour l'entretien de sa femme et de ses enfants ; 
la deuxième était consacrée aux hôpitaux ; la troisième, il 
la gardait en réserve, afin de secourir lui-même les malheu- 
reux qu'il rencontrait. Il était toujours dans l’aisance, 
parce qu'on est bien riche quand on ne dépense que pour 
donner. La Vacquerie semblait avoir pris pour devise le 
joli vers de Martial : Quas dederis solas, semper habebis opes. 

Les conseillers du parlement de Paris, ces glorieux et 
redoutables juges, qui avaient l'initiative de la réformation 
des lois, qui disposaient d’un pouvoir immense, qui fai— 
saient trancher la tête des connétables et des princes, ne 
récevaient par jour que 15 sols ; encore ces appointements 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 171 


n'étaient-ils pas exactement payés. Mais dans les siècles du 
moyen-âge , avant que l’Europe se fût enrichie des trésors 
des Indes, 15 sols étaient autant d'argent et plus peut-être 
qu'aujourd'hui un louis. 

(31) Jean de La Vacquerie fut le vingt-sixième premier 
président du parlement de Paris. Un acte du 21 juillet 
1491 lui donne le titre de chevalier. Voici comment en parle 
Jean Bouchet, d’après l'abbé Goujet (Bibl. fr. t. xx, p 
272) : « Il dit qu'on lui fit voir les tombeaux de plusieurs 
juges célèbres dont il ne se rappelait pas les noms, 


« Fors d’un vieillard nommé Jean Vacquerie, 
Que vingt ans a je vy sans menterie, 

Ou (au) parlement de Paris présider , 

Et les procez justement decider, 

C’estoit ung juge en faict, dict et faconde, 
Très suffisant pour gouverner ung monde; 
Il n’estoit point curial ni fringueur , 

Et si ne usait de trop grande rigueur. 

Par crainte, amour , ne desir de pecune, 
Ne par faveur , ne commist faulte aucune. 
Mieulx eust amé quitter au roy l'office 
Que par sa coulpe on feist ung malefice. » 


(32) Nec omnia apud priores meliora, sed nostra quoque 
ætas multa laudis et artium imitanda posteris tulit. 
(Tacite, Ann. 3). 

(33) « Pourquoi ne dater que d'hier? L'esprit humain ainsi 
que l’homme a ses âges. Ce qui a été, même lorsqu'il 
n’est plus, est encore la raison de l'existence pour ce 
qui est. » (Essai sur les institutions sociales, par Ballanche.) 
— Chaque jour du passé a élaboré en silence le présent. 
L'œuvre de chaque siècle se compose de ce qu’il a ajouté à 
ce qu'il a reçu ; il faut donc , pour faire l'inventaire exact 
de la richesse intellectuelle d’un temps, connaître le fonds 
qu'il a recueilli des âges précédents, fonds qu’il a monnayd 
et frappé à son coin, à son millésime. Puis les siècles 


172 BIOGRAPHIE 


passés, moins favorisés, moins polis, ont eu aussi leur 
grandeur ; ils ont vécu, ils ont souffert, ils ont chanté, 
gémi, raillé; seulement leurs voix furent plus rudes et 
plus franches. 

« Le respect du passé importe essentiellement à la 
dignité comme à la puissance de l'humanité. Qu'est-ce que 
la vie ? Qu'est la pensée d’un homme et d’un peuple, s'ils 
ne portent pas en arrière et en avant d'eux-mêmes , au- 
delà du point qu’ils occupent et dont ils fuient si vite, ces 
longs regards qui agrandissent l'âme avec la destinée ? » 
(Guizot). 

(34) Achille de Harlay , gendre de Christophe de Thou , 
lui succéda, en 1582, dans le poste de premier président au 
parlement de Paris. I1 traversa les temps de la ligue avec 
une héroïque constance. Chacun connaît ses paroles au duc 
de Guise, qui, après la fameuse journée des Barricades, était 
vezu le trouver sous prétexte de l'engager à unir ses efforts 
aux siens pour le rétablissement de l’ordre : « C’est grand” 
pitié , lui dit-il, quand le valet chasse le maître ; au reste, 
mon âme est à Dieu, mon cœur est à mon roi et mon corps 
est à la merci des méchants; qu'on en fasse ce qu’on voudra !» 

(35) Louis XI qui était si impitoyable, qui faisait mettre 
La Balue et le duc de Nemours dans des cages de fer, 
donnait à un chien malade les douceurs d'une litière. Ce 
roi, si susceptible et si égoïste, payait avec le même em- 
pressement et réunissait dans un même article de dépense, 
les drogues fournies par son apothicaire pour sa royale 
personne et ses levriers malades ; c’est ce qu'on voit dans 
les Archives curieuses de l’histoire de France depuis Louis 
XI jusqu’à Louis XVIII. 

Louis XI est le type de ces mauvais riches, qui re- 
fusent les miettes de leur table aux malheureux Lazare, 
et qui prodiguent les mets les plus délicats à leurs ani- 
maux domestiques. 


DE JEAN DE LA VACQUERIE. 173 


NOTES SUPPLÉMENTAIRES. 


Page 30, ligne 13, après les mots comme le soldat des 
plis de son drapeau, ajoutez : Duranti Capitoul de Tou- 
louse en 1563, puis avocat-général au parlement de 
cette ville, en fut nommé premier président en 1581. 
Lors des troubles de la ligue, son attachement à Henr 
IIT souleva le peuple contre lui. Il fut assaill dans le 
couvent des Dominicains, et tué d’un coup d’arquebuse, 
le 10 février 1589. Son cadavre , traîné dans les rues, 
fut attaché au gibet avec un portrait de Henri III. 
Le lendemain on l’enterra secrètement dans l'église des 
Cordeliers. Trois ans après, Toulouse lui fit des obsèques 
solennelles. 

Page 30 , ligne 24, après les mots comme si la main de 
justice était étendue sur chacun d'eux , ajoutez : Mathieu 
Molé, c'était la vieille pensée parlementaire en action, 
cette pensée qui voulut chez nous la monarchie anglaise, 
quand , au nom de la ligue et avec l'appui de la cour 
de Rome, on avait osé proclamer la formule la plus 
explicite de la souveraineté populaire. Ses journées étaient 
un combat, et il fut dit de lui que la justice a ses héros 
comme la guerre. L'étrange prélat qui, à la même époque, 
remuait si profondément Paris, en plaçant sous la ban- 
nière catholique les tendances populaires, le proclame plus 
courageux que le grand Condé. {V. M. de Saint-Aulaire , 
Histoire de la Fronde, à la fin du troisième volume ; Mezerai 
(1593) ; D'Aguesseau, xr1°. merc. ; Mémoires du card. de 
Retz). — Mathieu Molé fut le héros par excellence de l'amour 
de l’ordre et du devoir. Ces vertus dédaignées du vulgaire 
le conduisirent, presque à son insu, à une renommée écla- 
tante. Sa devise était : un rocher, au milieu d'une mer 
agitée par une tempête furieuse, surmonté de ces mots : 
Stat mole immotus. 


RECHERCHE 


ET 


FUITE DE LA LUMIÈRE PAR LES RACINES (4) ; 


Par M. DURAND , 


Professeur à l'Ecole de médecine, pharmacien en chef des Hôpitaux, 
Correspondant de la Société philomathique de Paris. 


Un des plus curieux phénomènes que la vie des 
plantes nous présente, c’est cette double tendance 
qui les porte tantôt vers la lumière, tantôt dans le 
sens opposé à celui de son afflux. La tendance des 
plantes vers la lumière est connue depuis long-temps ; 
elle est d’ailleurs d’une observation facile ; on la peut 
constater dans la plupart des végétaux, lorsqu'ils sont 
placés dans un lieu convenable , par exemple, dans 
un appartement éclairé par une fenêtre. La tendance 
opposée, beaucoup moins fréquente que la première , 
n'a été révélée au monde savant qu’en 1812 (2) par 


(1) Ce mémoire a été l'objet d’un rapport trés-favorable à 
l'Académie des Sciences de l’Institut de France, le 23 février 1846. 
(2) Transactions philosophiques. 


FUITE DE LA LUMIÈRE PAR LES RACINES, 175 


M. Knight qui l’avait découverte dans les tiges des 
végétaux grimpants ; mais celte observation n’est 
entrée dans la physiologie végétale, comme une vé- 
rité démontrée, qu’en 1822 (1), époque à laquelle 
M. Dutrochet, par des expériences fort ingénieuses , 
constata chez la radicule du gui la tendance Ja plus 
marquée à fuir la lumière. En 1833 (2), M. Dutrochet 
a retrouvé le même phénomène dans la racine aérienne 
du Pothos digitata. Enfin, en 1843 (3), M. Payer a re- 
connu la même disposition dans les racines du Chou, 
de la Moutarde blanche et du Sedum telephium (4). 

Si on ajoute à ces détails l'expérience par laquelle 
M. Dutrochet s’est assuré que , quand l'extrémité de 
la racine du Mirabilis jalappa devient verte, elle 
possède la propriété de se diriger vers la lumière , 
on aura l’état de la question touchant les tendances 
que manifestent les tiges et les racines , soit à se di- 
riger vers la lumière , soit à la fuir. 

Mon intention est d'étudier cette double ten- 
dance dans les tiges et dans les racines ; mais comme 
depuis long-temps je me suis plus particulièrement 
occupé de la physiologie générale des racines, c’est 
sur cette portion de la plante que j'ai été natu- 
rellement amené à expérimenter ; et c’est le résultat 
de mes observations sur cette face du phénomène 


(1) Journal de physique , n°. de février. 

(2) Annales des sciences naturelles, tome xxIX, page 413. 

(3) Comptes-rendus de l’Académie des sciences , séance du 6 
novembre. 

(4) Ce n'est seulement , d’après M. Payer, que la lumiére 
directe du soleil que les racines de cette dernière plante fuient, 


176 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


que j'aurai aujourd’hui l'honneur de soumettre à 
l'Académie. 

J'ai observé des racines qui fuient la lumière ; j'en 
ai observé qui la recherchent. C’est par les pre- 
mières que je vais commencer. 


S 1. Racines qui fuient la lumière. 


L'on ne connait encore aujourd’hui que quatre ra- 
‘cines véritables qui fuient la lumière: la racine 
aérienne de Pothos digitata, celles du Chou, de la 
Moutarde blanche et du Sedum telephium. Quant à la 
radicule du gui, celle propriété n’a été constatée 
que dans le premier mérithalle de la tige de cette 
plante. Cependant M. Payer qui ne nomme que la 
racine du chou , celle de la moutarde blanche et du 
Sedum telephium , affirme que beaucoup d’autres ra- 
cines se trouvent dans le même cas. On est surpris 
qu'il ne les ait pas nommées. Le phénomène en 
question est bien loin d’ailleurs d'être général, 
même de laveu de M. Payer lui-même; M. Du- 
trochet qui a fait développer les racines d’un grand 
nombre de plantes dans un vase de verre plein d’eau 
et exposé à la lumière, a remarqué que toutes ces 
racines n’affectent aucune tendance ni pour recher- 
cher la lumière ni pour la fuir, à moins qu’elles ne 
se colorent accidentellement en vert. Je ne connais 
pas, ilest vrai, le mémoire de M. Payer, ni par 
conséquent les faits plus ou moins nombreux qu’il 
a pu y consigner ; mais en cela je n'ai pas été plus 
malheureux que les commissaires désignés par PAca - 


PAR LES RACINES. 1797 


démie pour juger son travail, car ils déclarent (1) 
que, n'ayant pu prendre connaissance du mémoire 
original , ils n’ont pu faire porter leurs conclusions 
que sur ce qui est contenu dans Pextrait qui en a 
été fait par M. Payer lui-même, extrait qui a été 
imprimé dans les comptes-rendus de la séancede l’Aca- 
démie du 6 novembre 1843. Il résulte de là, que 
je me crois autorisé à me regarder comme ayant dé- 
couvert le premier la tendance à fuir la lumière dans 
toutes les racines distinctes de celles que j'ai men- 
tionnées plus haut (2). 

M. Dutrochet et M. Payer, les seuls qui aient 
étudié l’action de la lumière sur les racines, fai- 
saient développer leurs racines dans des vases de 
verre , pleins d’eau , qu’ils tenaient également exposés 
à l’éclat du jour. Tel n’est pas tout-à-fait le mode 
d’expérimentation que j'ai cru devoir suivre. J'ai 
pensé que la racine , qui fuit la lumière placée entre 
deux milieux différemment éclairés manifesterait cette 
propriété à un degré d'autant plus élevé, qu'il y au- 
rait une différence plus marquée entre la quantité 
de lumière que chacun de ces milieux donnerait à 
la racine; en d’autres termes , que la flexion de la 
racine serait d'autant plus considérable vers le milieu 
le moins éclairé, que ce milieu serait plus obseur 
par rapport à l’autre, qui serait au contraire plus 


(1) Comptes-rendus de l'Académie des sciences, Lome XVInt, 
séance du 24 juin 1844. 

(2) Depuis cette époque, M. Payer à fait connaître trois autres 
plantes dont les radicules fuient la lumière, ce sont les suivantes : 
Rhagadiolus lampanoides, Chicorium spinosum , Hyeracium 
foliosum. 


178 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


éclairé. Supposons qu'une racine au milieu d’un vase 
de verre plein d’eau , reçoive, d’un côté , une très- 
grande lumière représentée par 15 et, du côté opposé, 
une lumière représentée par 12; la différence entre 
le milieu le plus éclairé et celui qui l’est le moins 
n'étant ici que de 3, si la racine n’a pas une ten- 
dance bien prononcée à fuir la lumière , sa flexion 
vers le côté le moins éclairé sera à peine sensible ; 
mais que celte même racine reçoive , d’un côté , une 
quantité de lumière représentée par 15 et, de l’autre, 
une quantité égale à 6, elle devra se courber vers 
ce dernier côté d'une quantité sensible ; il arrivera 
encore que, si le côté qui reçoit la plus grande lu- 
mière n’en reçoit qu'une quantité équivalant à 10, 
tandis que le côlé opposé en recevra une quantité 
qui soit au-dessous de 7, il arrivera, dis-je , que la 
courbure de cette racine sera plus grande que dans 
le premier cas. Il faudra donc juger de la quantité 
dont une racine devra fuir la lumière, non pas 
d'après l'intensité des rayons lumineux qui frappe- 
raient un de ses côtés , mais bien par la plus grande 
différence qui existera entre le côté d’où vient l’afflux 
de la lumière et le côté opposé. Ce que je viens de 
dire de la lumière, relativement aux racines, s’ap- 
plique en sens inverse aux parties des plantes qui 
recherchent la lumière. Un caudex végétal qui se 
dirige vers la lumière étant donné, plus il y aura 
de différence de degrés entre la lumière qui éclai- 
rera ce côté du caudex , et celle qui éclairera l'autre, 
plus sa courbure dans le sens de l’afflux de la lumière 
sera marquée. L'action de la lumière sur la tige qui 


PAR LES RACINES. 179 


se penche vers elle, n’est pas mesurée par la quan- 
tité de lumière directe ou de lumière diffuse qui 
frappe un de ses côtés, mais par l'excès de lumière 
du côté éclairé sur le côté opposé. 

Faute de reconnaître le principe que je viens de 
poser, on pouvait et on devait dans certaines cir- 
constances , être conduit par une observation déce- 
vante à cette grande erreur : que la tendance des tiges 
vers la lumière est d'autant plus grande que cette lu- 
muière est moins intense et réciproquement. 

Ces idées ne sont pas restées d’ailleurs pour moi 
à l’état de théorie; l'expérience est venue les con- 
firmer. J'ai vu des racines qui, lorsque je les exposais 
dans un vase de verre rempli d’eau à une forte lu- 
mière, manifestaient une faible tendance vers l'ombre, 
prendre une flexion marquée chaque fois que je ta- 
pissais intérieurement, avec une étoffe noire et 
épaisse, les deux fiers du vase, et que j'exposais l’autre 
tiers à l’action de la lumière. La racine de cresson 
alénois ( Lepidium sativum) qui, ainsi que l’a observé 
le premier M. Payer, n’affecte aucune tendance à 
fuir la lumière ou à la rechercher , lorsqu'on l’expose 
à une lumière libre qui la frappe cependant avec 
plus d'énergie d’un côté que de l'autre, cette racine 
se courbe visiblement , au contraire, dans le sens 
opposé à celui de Pafllux de la lumière , lorsque par 
des moyens artificiels , comme ceux que j'ai indi- 
qués ci-dessus, on parvient à établir une différence 
suffisante de lumière entre l’un et Pautre côté. La 
fuite de la lumière par cette racine ne me laisse pas 
de doute : si l'on retourne vers la lumière la pointe 


180 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


de la racine qui s’est fléchie pour la fuir, la partie 
courbée persiste ; mais comme cette racine s’accroît, 
ainsi que toutes les autres, par son extrémité, la 
partie qui se développe fléchit dans le sens opposé 
à celui d'où vient la lumière. Jai pu ainsi obtenir, 
en prolongeant l'expérience , des racines de cresson 
alénois disposées en zig-zag. 
En résumé, toutes les racines que j'ai soumises 
à l’action de la lumière se sont développées dans les 
conditions suivantes : les graines germaient dans de 
la mousse fixée au-dessus d’un vase de verre plein 
d’eau, dont les deux tiers de ses parois internes étaient 
recouveris d’une étoffe noire fort épaisse, tandis 
que le reste recevait l’action de la lumière directe. 
C'est en expérimentant ainsi que j'ai noté comme 
fuyant la lumière, d’une manière plus ou moins pro- 
noncée, les racines dont la liste suit : 
Racines de Raphanus sativus (radis), 

— Cheiranthus incanus (giroflée desjardins), 

— Myagrum sativum {caméliue) , 

— Isatis tinctoria (pastel des teinturiers) , 

= Diplotaxis tenuifolius , 

— Eresymum contortum , 

ee Synapis levigata , 

_ Alyssum vesicatoria , 

_ Brassica napus | navel ), 

— Brassica rapa | grosse rave}, 

— Brassica campestris { colza), 

= Brassica orientalis , 

Brassica oleracea capiata , 

— Brassica viridis crassa , 


PAR LES RACINES. 181 


Racines de Brassica capitata rubra , 
—— Brassica oleracea botrytis , 

Racines secondaires de Lathyrus odoratus. 

Les racines qui se courbent le plus , dans un temps 
égal, les circonstances étant les mêmes , sont celles 
de Diplotais tenuifolius et de l’Isatis tinctoria. Pour 
les autres qui , du reste, présentent toutes une cour- 
bure d’une quantité à peu près égale, le phéno- 
mène est moins marqué, quoiqu’it le soit beaucoup 
encore. 

Toutes ces racines, qui se sont courbées sous l’in- 
flüence de la lumière directe, se sont également 
courbées et d’une même quantité environ , sous l’in- 
fluence de la lumière diffuse , les autres circonstances 
ne subissant d’ailleurs aucun changement. Nous nous 
y attendions ;, et il n’y avait rien là qui füt de nature 
à nous surprendre. On peut même présumer qu’il y 
aura souvent, lorsque la racine recevra d’un côté la 
lumière diffuse, plus de différence entre ce côté et le 
côté opposé , que lorsque cette même racine aura été 
soumise à la lumière directe. 

M. Payer a émis, sur la question qui nous oc- 
cupe, une assertion qui n’est pas tout-à-fait exacte. 
Tel est le jugement qu’en ont porté MM. Dutrochet 
et Pouillet , chargés par l’Académie de contrôler son 
travail. Selon lui, l'angle d'inclinaison formé avec 
la verticale par la racine qui fuit la lumière , serait 
‘oujours plus pelit que l'angle d’inclinaison formé 
en sens inverse avec la verticale par la tige qui la 
cherche. 


Les commissaires n’ont trouvé cette assertion 


182 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


exacte que sous un point de vue, celui de la quan- 
tité de l’inflexion que présentent ces deux parties 
dans l’espace de quelques heures seulement. Il est 
bien vrai, comme ces savants l'ont reconnu , que 
les tiges se courbent vers la lumière avec plus de 
rapidité que les racines ne s'en écartent, et que, 
par suite , si l'expérience se renferme dans un court 
intervalle , la courbure des tiges dans un sens est 
plus profonde que la courbure des racines en sens 
inverse ; mais en prolongeant l’expérience on observe 
souvent tout le contraire : la courbure de la racine 
qui fuit la lumière devient plus considérable que 
celle de la tige qui la cherche. Ces résultats que 
je pouvais accepter avec une entière confiance des 
mains qui me les présentaient, j'ai cru , par un excès 
de précaution, devoir les vérifier , et je les ai trouvés 
d’une exactitude parfaite. 

Jai donc observé un certain nombre de racines 
qui fuient la lumière, et toutes, à l'exception des 
racines secondaires du Lathyrus odoratus, appartien- 
nent à la famille des crucifères. C’est particulière- 
ment sur les plantes de cette famille qu'ont porté 
mes expériences , et je dois déclarer que je n'en ai pas 
encore rencontré une dont la radicule ne se dirige dans 
le sens opposé à celui de lafllux de la lumière. Peut- 
être serait-on par là suflisamment autorisé à conclure 
que les racines de toutes les plantes crucifères fuient 
la lumière ; mais, avant de formuler cette conclusion, 
j'ai pensé qu’il était bon de soumettre à l’action de 
la lumière un bien plus grand nombre de ces ra- 
cines. Quoi qu'il en soit , je répète ici, que la fuite 


ï 
PAR LES RACINES. 153 


de la lumière par les racines est bien loin d’être un 
phénomène général. 


S IL. Racines qui recherchent la lumière (1). 


La recherche de la lumière par une racine pourvue. 
à son extrémité de matière verte, n’est pas un fait 
inconnu , M. Dutrochet , ainsi que je le disais au 
commencement de ce travail, l'ayant observé sur la 
racine du Mirabilis jalappa ; mais ce qui, je crois, 
n'avait pas encore été remarqué, c’est cette même 
tendance vers la lumière dans une racine dépourvue 
de matière verte. En voici un exemple que j'ai dé- 
couvert. En faisant développer des racines d’Allium 
cepa dans un vase de verre rempli d’eau et exposé 
à la lumière, je m'aperçus qu’elles se portaient du 
côté d'où venaient les rayons lumineux. En exami- 
nant ces racines, je me suis assuré qu'elles ne con- 
tenaient pas la moindre parcelle de matière verte. 
Ce phénomène m'’étonna tellement que je répétai 
l'expérience un grand nombre de fois, et, quoique 
J'obtinsse toujours le même résultat, je ne pouvais 
pas croire encore à sa réalité. Un soupçon que je 
formai vint encore augmenter mes doutes. De ce 
que ces racines, me disais-je , se dirigent vers le côté 


(4) Pour étre conséquent avec le titre de ce mémoire, j'aurais 
dû commencer par cette parlie. Si j'ai agi autrement, c'est 
qu’elle me donnait l’occasion de faire l'examen des théories qui 
ont été émises pour expliquer le mode de l'influence qu'exerce la 
lumière sur les caudex végétaux pour déterminer leur inflexion , 


examen par lequel je termine ce travail. 
f 


14 


184 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


sur lequel les rayons lumineux afluent directement , 
s'ensuit-il que ce soit là pour elles le ‘côté le plus 
éclairé ? La paroi du vase opposée à celle qui reçoit 
l'aflux de la lumière ne forme-t-elle pas un miroir 
concave qui peut renvoyer les rayons vers les racines, 
de manière à les éclairer davantage de ce côté , au 
moins à certains moments de la journée ? Il fallait 
s'assurer si cette idée était fondée. Voici ce dont je 
m'avisai : je peignis en noir les deux tiers des parois 
internes da flacon, et je laïssai l’autre tiers sans le 
peindre ; je remplis d’eau le flacon et je le plaçai de 
telle sorte, que le’côté qui n’était pas peint reçût la 
lumière directe; les choses ainsi disposées , je main- 
tins à la surface de l’eau contenue dans ce flacon, 
un ognon d'Allium cepa. Les racines de cette plante 
se développèrent et se courbèrent toutes, et plus 
profondément que je ne Pavais observé encore, vers 
le côté éclairé du flacon. Je répétai cette expé- 
rience un grand nombre de fois, el toujours j'obtins 
le même résultat. 1 ne me fut plus permis de con- 
server le moindre doute ; les racines d’Allium cepa 
cherchent la lumière, le côté du vase vers lequel 
elles se penchaient dans mes expériences étant bien 
le plus éclairé. 

Comme je m'étais aperçu que la flexion des ra- 
cines de l’Allium cepa était plus considérable depuis 
que je peignais en noir une partie des parois in- 
ternes du flacon dans lequel elles étaient plongées, 
je conçus l'idée de ne faire développer les racines 
que je soumettrais à l'influence de la lumière, qu'après 
les avoir placées dans des vases ainsi préparés. Tous 


PAR LES RACINES. 185 


mes vases furent donc intérieurement garnis d’une 
couche de couleur noire, ou du moins d’une étoffe 
noire fort épaisse. C’est ce qui a donné lieu aux 
observations que j'ai faites ailleurs sur la manière 
de disposer les plantes, lorsqu'on veut étudier leur 
tendance à fuir la lumière ou à la rechercher. 

Cette racine, dépourvue de matière verte et se 
penchant néanmoins vers la lumière, est un fait qui 
remet en question les théories émises pour expliquer 
la tendance de la plupart des tiges vers un foyer 
lumineux. Jusqu’à présent , si l’on n’était pas d'accord 
sur l'explication du phénomène , on admettait du 
moins comme une condition indispensable pour qu'un 
caudex végétal se dirigeât vers la lumière, la présence 
de la matière verte dans ce caudex. Les racines de 
l'Allium cepa viennent démontrer que le phénomène 
peut se produire , lorsque cette condition fait défaut. 

M. de Candolle à expliqué à sa manière la tendance 
des Liges vers la lumière ; sa théorie est si simple et 
à la fois si ingénieuse, que la plupart des physiolo- 
gistes n'ont pas hésité à l’adopter. 

On sait que les parties vertes des plantes décom- 
posent l'acide carbonique , lorsqu'elles sont exposées 
à l’action .de la lumière. M. de Candolle en a conclu 
que le côté de la tige qui est éclairé par les rayons 
du soleil doit décomposer dans le même temps 
plus d’acide carbonique, fixer plus de carbone, se 
solidifier plas promptement que le côté opposé qui 
est plongé dans l’ombre, et par suite s'allonger moins 
aisément ; et comme les deux côtés de la tige sont 
étroitement enchainés l’un à l’autre et ne peuvent 


186 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


se séparer, il faut bien que le côté le plus mou qui 
grandit le plus s'incline sur le côté qui se solidifie 
et qui grandit le moins. M. de Candolle se croyait 
d'autant plus fondé à penser ainsi, qu’il savait que 
les végétaux cryptogames ou parasites qui ne sont 
pas verts, qui par conséquent ne décomposent pas 
l'acide carbonique, ne se dirigent point du côté de la 
plus grande lumière. Mais voilà que les racines de 
l’Allium cepa qui ne contiennent pas de matière verte 
se dirigent cependant vers la lumière. La théorie 
de M. de Candolle ne peut tenir devant ce fait. 
Mais, peut-on dire , de ce que les racines de PAllium 
cepa ne sont pas verles, est-ce une raison pour 
qu’elles ne décomposent pas l'acide carbonique, et 
pour que le côté de ces racines, qui est frappé par 
la lumière , ne fixe pas plus de carbone que le côté 
opposé ? Je sais que la matière verte n’est pas né- 
cessaire pour que les tissus des plantes décomposent 
l’acide carbonique ; mais je sais aussi que si la ma- 
tière verte n'est pas la cause de la décomposition 
de l'acide carbonique , elle en est toujours Ja con- 
séquence. Aussitôt qu’un tissu donné qui ne contient 
pas de chlorophylle , comme celui des tubercules de 
pommes de terre, par exemple, vient à se trouver 
dans les conditions propres à décomposer l'acide 
carbonique , à l'instant la matière verte apparait 
dans ce tissu. Or, jai eu beau laisser dans l’eau les 
racines d'Allium cepa exposées à l’action de la lu- 
mière , elles ne sont point devenues vertes. De là 
deux conséquences : la première, c’estique la matière 
verte n’est point nécessaire pour que les caudex 


PAR LES RACINES. 187 


végétaux se dirigent vers la lumière; la seconde , 
que la cause de cette direction n'est point dans la 
fixation chez ces caudex d’une plus grande quantité 
de carbone du côté frappé par les rayons du soleil. 

Ce phénomène qu’offrent les racines d’Allium cepa, 
suffirait certainement pour infirmer la théorie de 
M. de Candolle ; mais déjà on pouvait opposer à 
cette théorie les observations qui établissent que 
certaines tiges qui sont vertes, tendent à se diriger 
du côté opposé à celui de l’afilux de la lumière. Les 
faits constatés par M. Dutrochet suffisaient déjà pour 
lui porter le coup mortel. Si la flexion d’une tige 
vers la lumière provenait de l’excès de croissance du 
côté opposé à celui qui est frappé par les rayons 
lumineux , ce serait ce côté qui opérerait seul la 
courbure de:la tige, et le côté frappé par la lumière 
serait dans cette circonstance complètement passif. 
C’est précisément l'inverse qui arrive ; les expériences 
de M. Dutrochet (1) ne permettent pas d'en douter. 

M. Dutrochet qui s’est long-temps occupé de la 
question de savoir d’où vient que certaines tiges , et 
c’est le plus grand nombre, se portent vers la lu- 
mière , tandis que d’autres, en moins grande quan- 
tité , s’en éloignent , a été amené à penser que c'est 
dans la considération des tendances diverses à lin- 
curvation que nous offrent les parties constituantes 
des caudex végétaux, et dans la considération de 
l'influence que la lumière exerce sur ces incurvations 


(1) Mémoires pour servir à l'histoire anatomique et physio- 
logique des végétaux et des animaux, lome 11, page 73. 


188 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


naturelles pour les fortifier ou pour les affaiblir, 
qu'il fallait en chercher la cause. Selon lui, si on 
observe dans un caudex deux courbures en sens in- 
verse, sous l'influence d’une même cause, c'est que 
l'organisation de ces différents caudex, loin d’être 
la même, est au contraire différente. Il était donc 
important, à ce point de vue, d'examiner la struc- 
ture anatomique des racines qui fuient la lumière 
et de celles qui la cherchent. C’est ce que j'ai fait. 
Après avoir coupé en tranches transversales aussi 
minces que possible, une portion de ces racines, prise 
à dessein près de leur pointe , je les ai examinées 
au microscope. J'ai reconnu que la médulle corticale 
qui les constitue presque entièrement, présentait 
une différence notable dans l’ordre qu’affecte le dé- 
croissement de grandeur des cellules composantes ; 
c'est vers un point de cette médulle externe que se 
trouvent les cellules les plus grandes ; à partir de là, 
ces cellules vont décroissant de grandeur vers le 
dehors et vers le dedans ; ce qui donne deux zones 
ou couches de cellules ; le volume de ces couches 
n'est pas égal dans les racines dont les inflexions 
sont opposées ; dans celles de l’Alium cepa, c'est la 
couche de cellules la plus interne, c’est-à-dire , celle 
qui se rapproche le plus du centre, qui m’a paru être 
prédominante ; dans Îles racines du chou, de lJsatis 
tinctoria, elc., c’est la couche la plus extérieure qui 
l'emporte en volume. 

Maintenant M. Dutrochet a établi pour les tiges, 
que les deux couches de cellules dont se compose 
leur écorce se courbent en sens inverse , la couche 


: PAR LES RACINES. 189 


extérieure tendant par turgescence à se courber 
vers le dehors, et la couche intérieure tendant au 
con(raire par turgescence à se courber vers le dedans; 
que , suivant que lune ou l’autre de ces couches 
cellulaires l'emporte en volume, leur assemblage 
tend par turgescence à se courber dans le sens de 
lincurvation que présente la couche prédominante ; 
que les tiges dont l'écorce, considérée dans toute son 
épaisseur, tend par turgescence à se courber en de- 
dans , se dirigent vers la lumière , et qu’au contraire 
les tiges dont l’écorce , considérée également dans 
toute son épaisseur, tend par turgescence à se courber 
en dehors, se dirigent en sens inverse à celui de 
l’'afllux lumineux. Cela posé, voici comment, d’après 
M. Dutrochet , la lumière agit pour produire dans 
les caudex végétaux la tendance qu’ils manifestent 
à la rechercher ou à la fuir. La lumière augmente 
la transpiration végétale, et ce qui, sous un autre 
nom, est exactement la même chose, l’exbalation ; 
de cette augmentation d’exhalation, il résulte que 
le tissu cellulaire de la partie de lécorce qui est 
frappée directement par la lumière, perd une partie 
de sa turgescence et par suite une partie de sa force 
d’incurvation ; que si l'écorce tend à se courber en 
dedans , comme la médulle centrale tend toujours à 
se courber en dehors , l'incurvation en dehors de- 
venant prépondérante dans la moitié de la tige que 
frappe la lumière, cette moitié entrainera l’autre 
dans le sens de son incurvation , c’est-à-dire dans le 
sens de l’afllux lumineux. Dans les tiges qui fuient 
la lumière, l'écorce et la médulle centrale tendent 


190 RECHERCHE ET FUITE DE LA LUMIÈRE 


par turgescence à se courber en dehors ; en frappant 
un des côtés de la tige, la lumière en diminue de 
ce côté l'incurvation en dehors ; il s'ensuit que la 
moitié de la tige sur laquelle tombe la lumière ayant 
perdu une partie de son incurvation en dehors, 
tandis que dans la moilié opposée , celte incurvation 
en dehors ne s’est point affaiblie , il s'ensuit, dis-je, 
que cette dernière moitié entraîne l’autre et que la 
tige fléchit dans le sens opposé à celui où la lu- 
mière afflue. 

Ces faits établis , il est facile de dire pourquoi les 
racines de lAllium cepa cherchent la lumière et 
pourquoi, au contraire, celles du chou la fuient. J'ai 
constaté , comme je l'ai déjà dit, que dans les pre- 
mières, c'est la couche de cellules la plus interne 
qui est prédominante. Or, cette couche de cellules 
a la propriété de s’incurver en dedans ; et comme les 
tiges qui ont des deux côtés cette même incurvation 
s’'inclinent vers la lumière , ainsi que l'a dé- 
montré M. Dutrochet, les racines de l’Allium cepa 
affectent nécessairement ce mode de flexion. J'ai 
constaté encore que dans les secondes racines , c’est 
la couche extérieure qui est prédominante ; or, 
comme cette couche manifeste l’incurvation en dehors, 
l'écorce entière se doit courber dans le même sens ; 
parce que les tiges dont l’écorce possède lincurva- 
tion en dehors, se dirigent dans le sens opposé à 
celui de la lumière , les racines du chou , de l’Isatis 
nncitoria, etc., devront en vertu des mêmes causes 
se diriger dans le même sens. 

Concluons de tout cela que les racines qui fuient 


PAR LES RACINES. 191 


Ja lumière et celles qui la recherchent ont une or- 
ganisation différente , et que c'est dans cette diffé- 
rence d'organisation que se trouve la cause de leur 
courbure en sens opposés, sous l'influence de la lu- 
mière. “ 

Si donc la théorie de M. Dutrochet avait besoin 
de confirmation , elle en recevrait une bien complète 
des observations que je viens de détailler. Basée sur 
observation de la structure intime des tissus, cette 
théorie me parait inat{aquable , quel que soit le point 
de vue sous lequel on l’envisage. Elle a été cepen- 
dant attaquée par M. Payer ; mais il a fallu que, 
pour la combattre, M. Payer mit en oubli les vérités 
les plus évidentes , les principes les mieux établis, 
et qu'il prêtât d’ailleurs à M. Dutrochet des opinions 
qui ne sont pas les siennes. C’est la faculté d’exha- 
lation des tiges et des racines que M. Dutrochet a 
considérée dans la tendance des caudex végétaux, 
soit à chercher, soit à fuir la lumière, et non, comme 
le suppose très-gratuitement M. Payer, La simple éva- 
poration produite par la chaleur que la lumière porte 
avec elle (1). Et un physiologiste aujourd’hui , quelque 
jeune qu'il soit, peut-il confondre avec l’évaporation 
qui n’a lieu que dans l'air ou dans le vide, l’exhalation 
qui se produit et dans l’air et dans l’eau ! 


(1) Journal de pharmacie et de chimie, page 136. 


DE L'ORDRE, 


Par M. CAUSSIN DE PERCEVAEL, 


Procureur-général près la Cour royale 
de Caen. 


L'ordre est cet état de choses satisfaisant, qui résulte 
de la disposition intelligente et rationnelle de toutes 
les parties destinées à concourir à un ensemble. La 
perfection à cet égardest obtenue,lorsque de ces parties 
aucune ne peut être déplacée sans que le tout s’affai- 
blisse et s’altère. Cette heureuse symétrie de laquelle , 
en nous ét hors de nous, naît la force et la grâce, a ses 
règles et ses lois qui la gouvernent ; règles qui ne sont 
pas toutes écrites, lois qui nesont pas toutes formulées, 
et dont un grand nombre n’a son siège que dans Île 
cœur ou l'intelligence de l’homme. L’obéissance à 
ces lois, exprimées ou tacites, constitue l’ordre consi- 
déré dans sa plus abstraite signification. 

L'ordre est en toute chose le seul état normal et ré- 
gulier. Si nous promenons nos regards autour de nous, 
la nature nous y convie parle spectacle de ses œuvres 
qui, toutes soumises à d’immuables lois , se coordon- 
nent et s'enchaïnent pour produire la plus complète et 


DE L'ORDRE. 103 


la plus magnifique harmonie. Sans l’ordre , l'univers 
serait le cahos ; avec l’ordre, c’est le monde. 

Il en est ainsi partout ; un tableau n’a droit à notre 
admiration, que si les détails, heureusement distribués, 
n'altèrent pas l'unité du dessin , el laissent éclater 
sans l'obscurcir , la pensée qui domine l'œuvre. Un 
édifice né satisfait aux exigences de l’art et du goût , 
que par la perfection de l'ordonnance , la correspon- 
dance exacte des parties , la science des proportions 
habilement ménagées. C’est alors seulement que se 
trouve résolu le problème de la grâce et de la solidité 
réunies. 

L'ordre, cette condition première du succès dans 
les arts, sert aussi de base fondamentale aux sciences : 
l'observation rassemble les faits ; n’est-ce pas l’ordre 
qui les dispose, les distingue et les systématise par Ja 
méthode des classifications , le premier des procédés 
didactiques ? 

Son influence n'est pas moins considérable dans la 
littérature, et généralement dans toutes les œuvres de 
Pimagination et du génie. Elle produit la distribu- 
tion judicieuse du plan , la sagesse et la correction 
des détails , l'exécution forte et régulière , qui, sans 
exclure les beautés soudaines , accidentelles et har- 
dies, en soumet lexpression au joug salutaire de 
Ja langue et du goût. Les succès vrais et durables 
sont à ce prix. 

Dans la vie réelle, l'ordre se lie à tout, gouverne 
toul et fait tout prospérer. 

Il s'impose à notre obéissance dès le début de la vie. 
Dans les établissements publics où notre enfance 


, ? 
194 DE L ORDRE. 


s’élève , il promène sur nos têtes le niveau commun 
de la règle et du devoir, et nous prépare ainsi à 
subir plus tard le joug de règles plus austères et 
de devoirs plus rigoureux. 

Sous quelque forme qu'il apparaisse , il se signale 
par les plus heureux résultats. Grâce à lui, sous 
les drapeaux , le courage tranquille du soldat dis- 
cipliné triomphe facilement de la furie tumultueuse 
des hordes barbares. 

C’est l’ordre qui, dans ces vastes établissements 
qu'élève le génie commercial, permet à l’industrie, 
par l’heureuse division du travail et la régularité 
des efforts dont elle dispose , d’enfanter chaque 
jour les merveilles de ses produits. 

Considéré dans l'usage du temps , il multiplie les 
ressources de la journée, parce qu’il sait régler l’em- 
ploi des heures , et c’est ainsi qu’il suffit aux nécessi- 
tés des plus laborieuses existences. 

Appliqué aux fortunes particulières , il les fait 
croître et grandir , lentement il est vrai , mais du 
moins entourées de cette estime et de cette considéra- 
tion, le premier besoin des âmes généreuses.Appliqué à 
la gestion de la fortune publique , il inspire Colbert 
et Sully, et obtient les bénédictions des peuples ; car 
il cicatrise les blessures de la patrie, il fonde et affermit 
le crédit public, il permet d'entreprendre et d'exé- 
cuter ces grands travaux d'utilité générale,qui ouvrent 
de nouvelles voies à la richesse de nations, Partout 
enfin je vois l’ordre améliorer et vivifier ce qu’il touche: 
il fertilise le sol le plus aride, il crée dans le désert, 
et de son sein, comme d'une source miraculeuse , 


DE L'ORDRE. 19) 


s’échappent incessamment l'abondance et la fécon- 
dité. 

Maintenant examinerai-je le principe de l’ordre 
dans ses rapports avec les habitudes et la vie 
des magistrats ? Ici ma pensée se développe à Paise. 
I me suffit, en effet, de rappeler mes souvenirs. 

Heureux le magistrat que l'esprit d'ordre inspire 
et dirige ! Heureux les justiciables qui voient leurs 
intérêts confiés à de telles mains! 

L'esprit d'ordre est en effet sous un nom différent 
le culte permanent du devoir, et le soin religieux 
de son accomplissement. Voyez le magistrat qui le 
possède ! Naturellement et sans effort, par le seul 
effet de la disposition de son esprit, il satisfait à 
toutes les conditions qui constituent le magistrat 
excellent. 

Chez la plupart des hommes voués à une existence 
méditative et sérieuse, ilexiste une pensée principale 
établie au cœur même de l'intelligence, pensée domi- 
nante, à laquelle toutes les impressions viennent suc- 
cessivement se rattacher pour la nourrir et la féconder. 
C’estie point essentiel vers lequel tout converge, c’est le 
foyer autour duquel tout rayonne, le centre où toute 
chose aboutit, et, dans ce principe d'unité qui rallie 
toutes les forces intellectuelles et morales, réside sou- 
vent le secret de la supériorité des hommes qui, par 
leurs ouvrages ou leurs actions, ont laissé des traces 
durables de leur passage sur la terre. 

Le magistrat dont le type est dans ma pensée , pos- 
sède aussi sa grande et intime préoccupation. Est-il 


196 DE L'ORDRE. 


donc nécessaire d’en signaler l’objet? Non sans doute, 
car chacun s’est dit d'avance que la pensée d’un homme, 
dévoué à la tache effrayante de prononcer sur les 
intérêts les plus graves , et souvent sur l'honneur et la 
vie des hommes , appartient en première ligne à ces 
redoutables intérêts. Telle est en effet la préoccupa- 
tion que suscite l'esprit d'ordre , et de laquelle décou- 
lent la plupart des qualités que l'estime publique ho- 
nore et récompense. 

Dans les situations élevées qui imposent la tâche 
d'une direction à donner, et le fardeau d’une respon- 
sabilité à subir, l'esprit d'ordre produit cette fermeté 
pleine de droiture, qui toujours marche, les yeux fixés 
sur la Joi, cet amour actif et vigilant du bien qui sur- 
veille incessamment toutes les parties du service, qui 
ne dédaigne aucuns détails, depuis les plus élevés jus- 
qu'aux plus modestes, qui accomplit tout vite et bien, 
qui croit n'avoir rien fait s’il lui reste quelque chose à 
faire , comme il croit avoir mal fait tout ce qu’il pou- 
vait faire mieux, poursuivant avec sollicitude toutes 
les améliorations praticables, et ne s’arrêtant que 
devant ce qu'il croit être la perfection obtenue. 

Dans les situations moins élevées qui ne laissent au 
magistrat que la responsabilité de ses actes person- 
nels , la même disposition d’esprit développe des qua- 
lités dont les résultats moins saillants n’en concourent 
pas moins énergiquement au bien public. Elle crée les 
habitudes la borieuses qui nous maintiennent constam- 
ment au niveau de nos fonctions , le respect de la 
règle qui accepte sans effort le joug nécessaire de la 


DE L'ORDRE. 197 


discipline, et les droits essentiels de la hiérarchie, 
l'exactitude et la ponctualité qui toujours préviennent 
l'heure fixée pour l'ouverture duprétoire, parce qu’elles 
savent que la justice, cette souveraine absolue, a 
le droit de dire : j'ai failli attendre ! elle produit la pa- 
lience et l'attention, qui savent extraire d’une discus- 
sion tout ce qu’elle contient de lumière, enfin l’impar- 
tialité qui applique la loi, sans aucune acception des 
personnes, et dit, soit à la passion, soit à la faveur, qui 
vainement s'efforcent de franchirle seuil du sanctuaire: 
« Tu n’iras pas plus loin. » 

Lorsque le principe de l’ordre est imprimé dans les 
habitudes matérielles et morales dela vie, il est im- 
possible qu’il ne domine pas l'intelligence, qu’il ne 
commande pas à la pensée , qu'il ne règle pas son ex- 
pression et son langage. Combien alors ne devient-elle 
pas plus persuasive? Combien n’obtient-elle pas d'au- 
torilé et de puissance, précisément parce que sa forme 
correcte et ordonnée Ja fait comprendre et accepter 
sans fatigue ? 

Le recueillement d’une silencieuse méditation n'est 
pas toujours lattitude imposée au magistrat. Souvent 
un rôle actif lui appartient, et la parole publique, avec 
tout ce qu’elle a de délicat et de périlleux, entre dans 
les nécessités de sa situation. 

Qu'on jette un regard sur cette terre brülante de la 
cour d'assises. Magistrats et défenseurs qui, dans des 
positions différentes, concourent à l’accomplissement 
d'une œuvre commune,combien, pour dégager la vérité 
des ténèbres qui l’environnent, n’ont-ils pas besoin 
que l’ordre vienne à leur secours, qu’il gouverne leur 


108 DE L'ORDiE. 


pensée, qu'il inspire chacune de leurs déterminations, 
et surtout qu’il éclaire et fortifie leur parole ? 

Le Jury, dans la partie dominante de sa composition, 
est souvent doué d’un esprit remarquable d'intelligence 
et de sagacité. Mais, enfin il, faut bien reconnaître que 
tous les citoyens que la loi réunit pour cette mission 
solennelle, ne sont pas au même degré propres à son 
accomplissement. Là, comme ailleurs, les facultés 
de l’intelligence sont inégalement réparties. L’expé- 
rience et l’habitude ne viennent pas suppléer à la vi- 
vacité naturelle de la conception, ou remplir les la- 
cunes d’une attention trop facile à distraire. C’est 
alors que le magistrat, à qui est confiée la direction 
du débat, peut accomplir une œuvre vraiment utile 
et grande , lorsque l’ordre est dans les habitudes de 
son esprit et de sa parole. 

Quelquefois, en effet, ilexiste, dans les longset la- 
borieux débats d’une cour d'assises, un moment de 
lassitude et d'épuisement , inquiétant pour la justice. 
La vérité ne surgit pas toujours avec le caractère d’une 

“facile évidence. Il faut la disputer aux combinaisons 
multipliées d’une fraude habile. Souvent la preuve 
matérielle échappe, la vérité ne jaillit qu'avec 
effort d’inductions puisées dans des faits nombreux 
et disséminés,; qu'il faut réunir et grouper, pour en 
dégager les éléments d’une conviction parfaite. La 
mémoire la plus ferme , la raison la plus vigoureuse, 
n'ont pas trop, dans ces circonstances difficiles , 
de leurs ressources réunies , et parfois il arrive 
qu'après des débats ardents et prolongés, dans 


DE L’ORDRE. 199 


le conflit de deux thèses opposées, soutenues avec ani- 
mation et chaleur, l'esprit des jurés succombant à la 
fatigue intellectuelle et physique, s’affaisse dans les 
langeurs d’une sorte de découragement. Alors, un 
malaise pénible et lourd pèse sur le débat obscurci : 
les faits n'apparaissent plus distinctement , les intelli- 
gences ne fonctionnent plus qu'à travers des percep- 
tions incertaines Il y a péril , soit pour la société, soit 
pour l'accusé qui vient poser devant la justice du pays. 

Mais alors, commence pour le magistrat qui préside, 
une grande et belle mission. Le débat est clos, la dis- 
cussion épuisée ; le dernier mot de l'accusation et de la 
défense s’est fait entendre. Une seule voix va parler en- 
core avant la délibération solennelle du Jury, celle du 
magistrat qui, après avoir dirigé le débat , est chargé 
du soin de le résumer. C’est donc à lui que, dans ce mo- 
ment, il appartient de restituer la netteté aux impres- 
sions, lasérénité aux esprits, lasécuritéaux consciences. 

Voyez comme à sa voix calme et grave ce qui était 
obscur s’éclaircit , ce qui était flottant se fixe, ce qui 
était indéterminé se précise. L'intelligence du Jury 
qui l'écoute, s’éclaire et se rafraïchit tout à la fois; 
lavéritéun moment voilée reparaît pure et lumineuse: 
on s'étonne de l'avoir un instant méconnue. 

Quelle puissance a donc accompli ce changement ? 
Ce n’est point l'entrainement d’une logique saisissante. 
C'est encore moins le prestige d’une parole ardente et 
colorée. Ces qualités de l'orateur seraient des défauts 
pour le magistrat qui préside les travaux d’une cour 
d'assises. D'autres succès lui sont réservés : le zèle qui 
explore , la sagacité qui devine, le jugement qui dis- 


15 


200 DE L'ORDRE. 


cerne et apprécie, la méthode qui classe, ordonne et 
dispose, et, lorsque le débat est terminé, l'esprit d’ana- 
lyse qui le résume avec une clarté fidèle, et reproduit 
les faits avec exactitude et simplicité, en assignant à 
chacun la place qui, logiquement, lui appartient, en un 
mot, l’esprit d'ordre et de classification, servi par 
une parole nette et facile, voilà l'élément prin- 
cipal de l'influence que je viens de décrire, voilà 
ce qui permet au magistrat appelé à diriger les 
débats criminels, de rendre à la société l’un des ser- 
vices les plus signalés qu'elle puisse recevoir. 

Dans les discussions qui ont les intérêts civils 
pour objet, l’ordre possède encore un caractère d’uti- 
lité que chacun de nous a pu souvent apprécier. 
Peut-être son importance est-elle ici moins décisive: 
il ne s’agit plus de la vie des hommes, leur hon- 
neur n’est qu'exceptionnellement engagé dans la lutte, 
et ici du moins l'esprit exercé des magistrats 
peut souvent suppléer à l’ordre exilé de la discus- 
sion. Cependant combien la voix qui plaide n’est- 
elle pas plus forte et plus puissante, lorsqu'un ordre 
sévère règle le développement des moyens soumis 
à l’appréciation des tribunaux. Sous ce rapport; je 
dirai franchement que l’ancienne plaidoirie me paraît 
n'avoir jamais été vaincue par la plaidoirie mo- 
derne. Je sais les avantages que celle-ci peut lé- 
gitimement revendiquer. Je sais que , plus simple 
et plus nerveuse, plus rapide et plus condensée , elle 
répond davantage au mouvement des esprits, et à 
cette impulsion vive et soudaine qui entraine toutes 
choses. Cependant mes sympathies pour les gloires 


DE L'ORDRE. 201 


contemporaines du barreau ne me feront pas oublier 
la justice due à celles qui les ont précédées, et je 
reconnaîtrai que, dansles belles plaïdoiries des Linguet, 
des Target, des Loyseau de Mauléon, des Bergasse 
et des Duveyrier, il existe, indépendamment de l’éclat 
de la forme et de l'élévation des pensées, un esprit 
merveilleux d'ordonnance et de disposition : le plan 
est toujours puissamment conçu et savamment dessiné; 
les faits sont exposés avec une clarté admirable, sans 
aucun contact de démonstration anticipée; les ques- 
tions posées nettement , comme le programme de la 
discussion qui va s'ouvrir, sont ensuite successive- 
ment traitées avec un développement progressif de 
déductions et de preuves , qui attache l'esprit sans fa- 
tiguer la pensée. En un mot , la méthode et l’ordre 
éclatent dans ces compositions oratoires , et sufliraient 
pour les sauver de l'oubli. Ces qualités sont de tous 
les temps , elles dominent toutes les vicissitudes de la 
mode et du goût; car elles répondent à un besoin 
impérieux de l'esprit humain, elles satisfont à une 
sorte de nécessité organique et constitutionnelle. La 
force d'attention n’a-t-elle pas ses limites? l’intelli- 
gence la plus ferme n'a-t-elle pas ses heures de las- 
situde et ses moments d’atonie? Voilà les inconvénients 
que l'ordre et la méthode sont précisément destinés 
à prévenir. L'intelligence facilitée comprend mieux, 
et l'attention soulagée ne fléchit jamais. 

Que cette qualité ne soit done en aucune circons- 
tance déshéritée de la place qui partout et toujours 
lui appartient. Qu'on ne la considère pas comme 
subalterne, et comme la qualité de ceux qui n’en 


202 DE L'ORDRE. 


ont pas d'autre; car elle remplace souvent l'élo- 
quence , et l’éloquence ne la remplace jamais. D’une 
autre part, loin de nuire à la verve et à la sponta- 
néité du talent, elle le fortifie, l'élève, et décuple sa 
puissance. Fénelon proclame l’ordre ce qu’il y a de 
plus rare dans les opérations de l’esprit ; cet éloge de 
l'ordre suflirait à sa glorification, car il émane d'une 
des plus belles intelligences qui aient honoré l'huma- 
nité. 

Du reste, chacun comprend que je n’ai pas entendu 
distribuer des conseils ; ce droit m’appartient moins 
qu'à un autre. Le barreau de nos cours n’a-t-il pas 
d’ailleurs ses modèles qui conseillent et instruisent ? 
Mes paroles ne doivent donc être accueillies que comme 
l'expression théorique du sentiment profond et réflé- 
chi que suscite en moi le principe de l'ordre , et la 
nécessité de son application aux discussions qui pré- 
parent les décisions de la justice. 

Mais il me tarde de sortir du cercle de ces appli- 
cations particulières. J'ai hâte d’envisager l’ordre dans 
sa forme la plus élevée , c’est-à-dire dans ses rapports 
avec la gloire et la prospérité des peuples. 

Ordre et liberté sont deux mots dont les passions 
contemporaines ont déplorablement altéré la signifi- 
cation relative. Telle est la situation qu’elles ont faite 
à ces deux idées, que désormais lorsqu'on exalte 
l’une , il semble qu’on abaisse l’autre, comme si la 
nature des choses les constituait hostiles , comme si 
au contraire leurs relations, sincèrement étudiées, n’é- 
taient pas celles d’une intime et sympathique frater- 
nité. Oui, l'ordre est la meilleure garantie de la 


DE L'ORDRE. 203 


liberté ; il lui sert de frein et d’égide. Toutes les fois 
qu’il a reçu quelque atteinte profonde , la liberté 
s’est vue à l’instant même menacée des plus sérieux 
périls. Toutes les fois qu'il a disparu , la liberté a 
péri dans le même naufrage , et lorsqu'elle n'existait 
pas encore , chaque période de violence et d’anarchie 
est devenue pour le pouvoir absolu le signal d’un pro- 
grès et d’une aggravation. Ouvrez l’histoire : deux 
époques principales de trouble et d’agitation ont 
précédé le grand mouvement national de 1789 : la 
Ligue et la Fronde. La première a produit le pouvoir 
bienveillant, mais absolu, de Henri IV qui semble avoir 
régné pour réaliser le vœu gouvernemental de Platon. 
La seconde a eu pour dénouement la souveraineté sans 
limites de Louis XIV. La troisième , détournée de sa 
noble voie par les misères et les crimes de l'anarchie, 
a produit le despotisme silencieux et guerrier de Na- 
poléon. Ces faits sont significatifs sans doute; ils au- 
torisent à dire : jamaisla confusion et le désordre n’ont 
profité à la liberté. Liberté ! Ordre public! c’est donc 
avec raison que vos noms brillent associés sur les ban. 
nières de notre milice civique ! Vivez toujours unis, 
car vous ne fûütes jamais impunément séparés. Le passé 
doit à cet égard servir d'enseignement à l'avenir. 

Je n’insiste pas sur cette vérité qui serait entachée 
de la vulgarité d’un lieu commun , si, pour les choses 
qui intéressent J’organisation politique et sociale; 
il existait encore des lieux communs en France, 
c’est-à-dire des propositions universellement accep- 
tées, et sile développement des vérités les plus in- 
contestées en apparence ne recevait de nos souffrances 
annuelles un triste et douloureux à-propos, 


204 DE L'ORDRE. 


Il me paraît plus utile de rechercher ce qu'est 
l'ordre au point de vue des institutions politiques qui 
nous régissent, en quoi il consiste , par quels faits 
extérieurs il se résume , comment enfin nous en 
Jouissons, et au prix de quelles épreuves nous 
l'avons obtenu. 

Ma pensée peut ici se traduire en quelques mots : 
l'ordre est presque toujours lunité puissamment or- 
ganisée. 

Avant de s'établir dans la société européenne , 
et spécialement au sein de la société française, il a 
subi de longs et séculaires ajournements. Rome 
Pavait imposé à l'univers asservi. Elle dominait par 
ses armes et par ses lois, par ses gouverneurs et 
par ses généraux. Les extrémités les plus éloignées 
du centre de l’empire, sentaient palpiter cette vita- 
lité puissante dont l’action était partout, dont le 
siège n’était qu'à Rome. C’est delà que partaient 
Jes volontés qui régissaient le monde. Les populations 
se taisaient dans une obéissance universelle, le bruit 
des pas des légions romaines était le seul qui se fit 
entendre dans le silence de l'univers. 

L'ordre régnait alors, mais sous la forme d'une 
incertaine et fragile unité ; car tant d'éléments divers, 
violemment réunis sous le niveau de la conquête, 
aspiraient à se séparer. L'invasion barbare fut le 
signal de cette dissolution. Alors une effroyable con- 
fusion vint envahir le monde. Tous les pouvoirs so- 
ciaux se dispersèrent ou périrent: il n’exista plus 
de souveraineté que celle de la force, de l'arbitraire 
et d’un brutal égoïsme ; tout devint confus, local 


et désordonné. 


DE L'ORDRE. 205 

Ce fut l’époque barbare. Elle survécut long-temps 
à l'invasion ; elle existait encore avec son anarchie 
et ses ténèbres, lorsque la grande figure de Char- 
lemagne vint éclairer cette nuit profonde. Alors la 
société sembla se régler et s'asseoir, et l'unité, long- 
temps exilée, rentra en possession du gouvernement 
des peuples. Mais cette victoire était la victoire via. 
gère du génie d’un homme. Elle meurt avec lui, 
parce que la civilisation seule pouvait lui communiquer 
la durée, et que la civilisation fille du temps , n’es- 
compte pas ses bienfaits. 

Bientôt une autre époque apparaît , celle de la 
féodalité, qui fut une amélioration et un progrès com- 
parativement à l’état de barbarie auquel elle succédait. 
Mais cette nouvelle forme sociale , avec ses fraction- 
nements multipliés de la puissance publique, et l’excès 
humiliant des prérogatives qu'elle consacrait , blessait 
profondément ce double instinct d'ordre et de liberté 
qui forme attribut essentiel de la nature humaine. 
Aussi voit-on partout le peuple et la royauté lutter 
de leurs efforts réunis contre la société féodale qui 
finit par expirer sous leurs coups ; victoire long- 
temps et vivement disputée, commencée par Philippe- 
Auguste, achevée par Richelieu ! 

La féodalité n'existait plus : les esprits étaient las 
des agitations produites par ses derniers combats. 
Le besoin d'ordre prédominait. Louis XIV vint réa- 
liser ce vœu général. Toutes les forces de la nation 
se rallièrent dans ses mains ; l’administration jusqu’a- 
lors éparse se recueillit dans une concentration vigou- 
reuse. L'ordre régna partout. 

Ce fut, sans doute, un immense bienfail , et, quoi- 


206 DE L'ORDRE. 


que la nation n'en ait été alors dotée que dans l'inté- 
rêt du pouvoir absolu , il explique comment ce siècle 
de régularité, de grandeur, est resté, malgré les fautes 
et les revers du souverain, l’une des époques les plus 
belles et les plus respectées de notre histoire. 

Toutefois ici encore, l’ordre imposé par la volonté 
d’un homme était plutôt un accident heureux, qu’un 
résultat durable et solide. Des institutions seules 
auraient pu l’affermir et le consolider, et les esprits 
n'étaient pas encore préparés à les recevoir. 

Bientôt le cours des choses, et le mouvement intel- 
lectuel développe de nouveaux besoins. Commencée 
sous les auspices d’une réforme nécessaire, la réno- 
vation de 1789 devient une révolution sanglante, qui 
couvre le sol des débris de la monarchie. Après les 
échafauds de la convention, viennent les orgies du 
directoire, et la France qui avait poursuivi la liberté 
reconnaît qu’elle n’en a saisi que le fantôme, ou plutôt 
qu’elle n’a obtenu queles mécomptes d’une dégradante 
anarcbie. 

C'est alors qu’on vit ce besoin d'ordre , cette ten- 
dance humanitaire déposée par la Providence au cœur 
des peuples, éclater avec une force vraiment inouïe 
dans nos annales. Nos pères nous ont dit , et quelques- 
uns de nous se rappellent encore l'impression prodi- 
gieuse produite par le retour de l'homme extraordi- 
naire que l'Egypte rendait à la France. 

Le pays tout entier tressaillit; on le vit, d’un élan 
spontané , accourir vers celui qu'une sorte d’instinct 
divinatoire lui désignait comme providentiellement 
chargé de ses destinées. Quel sentiment suscitait donc 


DE L'ORDRE. 207 


cette exaltation populaire , universelle, et rapide 
comme une impression d'électricité? Etait-ce le vain- 
queur des Pyramides que saluaient les acclamations 
nationales ? Non, des victoires plus récentes et plus 
utiles venaient d'illustrer nos armes. Etaient-ce les 
terreurs de la coalition européenne qui précipitaient 
les populations sur les pas d’un guerrier déjà célèbre ? 
Non, chacun était alors rassuré : Berghen et Zurich 
venaient de sauver la France (1). 

Mais le désordre nous dévorait : le pays exténué 
périssait sous l’étreinte fiévreuse d’un gouvernement 
faible et méprisé. L’anarchie était partout, et la 
France voulait à tout prix en être délivrée : elle le 
voulait, düt-elle pour sa rançon sacrifier quelque 
chose de sa liberté nouvelle ! 

Telle fut la pensée de ce grand mouvement des 
esprits qui prépara le consulat et l'empire. Bona- 
parte ne faillit pas à cette universelle attente. 
Son génie organisateur accomplit admirablement 
(et ce sera l’éternel honneur de son nom , ) la mission 
magnifique du rétablissement de l’ordre public ; il dé- 
posa partout et sur tout le sceau de sa main puissante. 
Toutes les ruines furent relevées, les dévastations 
reconnues et réparées , les limites en toutes choses ré- 
tablies, en un mot, tout s’organisa, et la France, 
rendue à l’ordre, atteignit bientôt un développement 
extraordinaire de puissance et de prospérité. 


(1) NoTA. Bonaparte débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire an 
VII (9 octobre 1799 )dix-neuf jours aprés la victoire de Bergben 
sur les Anglo-Russes du duc d'York, et qualorze jours après celle 
de Zurich sur les Austro-Russes de Souvarow. 


208 DE L'ORDRE. 


J'ai donc raison de le dire , il existe dansles masses, 
à côté du sentiment de la liberté , un besoin inpérieux 
d'ordre et de régularité. Ge besoin, on parvient quel- 
quefois à l’endormir , on ne le détruit jamais, et son 
réveil est certain. L'histoire, en découvrant à nos 
yeux , le lent travail des siècles écoulés, nous atteste 
celte vérité consolante , qui garantit les destins de 
l'avenir , et ne permet pas que nous disions de la per- 
fectibilité sociale , ce qu’aux champs de Philippes , 
disait de la vertu , Brutus mourant et découragé. (1) 
Elle avait compris cette vérité, la loi d'Athènes , par 
laquelle les citoyens qui s’abstenaient de prendre 
un rôle dans les troubles civils, étaient devoués à l'in- 
famie. Le législateur savait qu’à toutes les époques 
le désordre a été l'œuvre de minorités turbulentes, 
auxquelles l'abstentiondes majorités paisibles , Jivrait 
sans combat l'intérêt du présent et la carrière de 
l'avenir. Prévenir cette inaction funeste, ce suicide 
des hommes de bien , imposer à tous les citoyens une 
participation active et obligée dans les conflits popu- 
laires , c'était d'avance neutraliser le désordre , c'était 
en poser la limite, c'était introduire un élément 
infaillible d'ordre et de salut , dans les agitations na- 
tionales et les crises de la patrie. 

Ne nous alarmons donc pas de ces essais d’agres- 
sion, dirigés contre le principe d'unité, qui garantit 
l'ordre en France, et fait la force de nos institutions. … 
La France qui l'a conquis , saura le défendre et 


(1) « O vertu tu n'es qu'un nom! » On sait comment Rous- 
seau, exposant le dogme de l’immortalité de l'âme, a réfuté ce 
blasphème de la douleur. (J. J. Rousseau, Emile. ) 


DE L’ORDRE. 209 


le garder. Ne nous étonnons pas si, naguère , nous 
avons entendu l'esprit de parti, flattant les vanités 
locales, murmurer des mots vieillis, et remuer sour- 
dement des idées surannées, que le temps semblait 
avoir emportées pour toujours. La grande unité fran- 
çaise , réalisée au prix de tant de sang et d'efforts, ce 
principe fécond et puissant, qui absorbe, résume , 
assimile les intérêts et les vœux de trente-deux 
millions d'hommes qu’il fait palpiter des mêmes es- 
pérances , tressaillir des mêmes craintes, en un mot 
qu’il anime du même soufile , et fait vivre d’une aspi- 
ration commune , celte création magnifique, la plus 
grande et la plus glorieuse conquête de la civilisation 
moderne, n’a rien à redouter des tentatives impies 
qui voudraient Paffaiblir et l’altérer. Placée au cœur 
de nos institutions, confiée au patriotisme d’un gou- 
vernement ferme et sage, elle est désormais impé- 
rissable et immortelle, comme le pays dont elle fait la 
grandeur. 

Nous avons à disputer l'avenir à de plus sérieux 
dangers. Un foyer permanent de désordre brûle au 
sein même de la société, produit et entretenu par 
ces associations ténébreuses dont on connaît le dra- 
peau , le programme et le poignard ?.…... Ce n’est 
pas seulement à la destruction de nos institutions poli- 
tiques qu’elles aspirent. Cette victoire ne serait pour 
elles qu'une incomplète et stérile satisfaction. C’est un 
bouleversement social que leurs efforts poursuivent , 
et, pour atteindre ce but, voyez s’il est un crime qui 
les arrête ! 

Tantôt ces apôtres d’une liberté sans limites impo- 


210 DE L'ORDRE. 


sent à l’ouvrier laborieux la solidarité de leurs tur- 
bulentes coalitions et la cessation obligée du travail 
qui le fait vivre. Tantôt ils descendent en armes sur 
la place publique : les mesures les plus légitimes de- 
viennent pour eux une occasion désirée de trouble et 
de révolte. Au nom de la loi qu’ils outragent , on les 
voit déclarer la guerre à la loi, attaquer avec des 
cris de mort ses organes les plus respectables et les 
plus élevés,ensanglanter le pavé de nos rues, improviser 
partout les ruines et la dévastation , semer enfin dans 
le pays entier l'inquiétude, la tristesse et la douleur. 
Combien de fois l'assassinat n'est-il pas sorti tout 
armé de leurs rangs pour attaquer une tête auguste! 
Grâce au ciel , l'étoile de la France a toujours pro- 
tégé cette vie précieuse à la patrie. Louis-Philippe a 
lassé le régicide !.. et maintenant c’est à ses enfants 
que le crime s'adresse (1). N'avons-nous pas vu récem- 
ment l’un d'eux, au moment où, échappé aux dangers 
d'une campagne meurtrière, il rentrait, au milieu 
des acclamations publiques, dans la capitale du 
royaume, assailli par la balle d'un de ces assas- 
sins, à l'âme cruelle et desséchée, que rien ne tou- 
che et n'émeut, ni les dix-huit ans de la victime 
espérée, ni sa jeune gloire, ni le cœur de sa noble 
mère, niles vertus de cette famille, l'exemple et le 
modèle de toutes ? La protection céleste ne s'était pas 
épuisée sur la tête du père, et cette fois encore l'as- 
sassinat a vu ses détestables espérances confondues. 
Le ciel en soit béni! mais n'est-il pas douloureux de 


(1) Ce morceau est de 1841. 


DE L'ORDRE. 211 


penser que, pour ces patriotiques enfants de la France 
et du Roi, le sol de l'Afrique recélait en réalité 
moins de périls que la capitale de ce pays, objet 
permanent et sacré de leur dévouement. 

Ces symptômes d’une perversité, infatigable dans 
sa rage, peuvent être inquiétants ; toutefois ils ne doi- 
vent pas nous décourager. Ce n’est pas une faction, 
quelle que soit son audace, qui peut disposer de nos 
destins : c’est à nous-mêmes, c’est aux honnêtes gens, 
à quelque nuance d'opinion qu’ils appartiennent , en un 
mot, c’est à la majorité intelligente et consciencieuse 
du pays, à faire son sortet son avenir; ne nous abandon- 
nons pas nous-mêmes. Que chacun, dansla sphère d’ac- 
tion qui lui est ouverte par la constitution et les lois, 
apporte à la chose publique son aïde et son concours! Le 
gouvernement représentatif n’est point un gouverne- 
ment de loisir et d’inaction (1). Ce n’est pas (une voix 
éloquente l’a dit} une tente dressée pour le sommeil ; 
c’est une ruche immense, où chaque citoyen, abeille 
laborieuse, doit à la communauté le tribut de ses 
efforts individuels et de son incessante activité ; ou 
plutôt c’est une grande arène , où il faut combattre 
quelquefois , agir et marcher toujours. Lorsque cette 
vérité sera comprise et pratiquée , le désordre frappé 
d'impuissance aura cessé d'exister ........,............, 


(bi curis acuens morialia corda , 
Nec torpere gravi passus sua regna velerno. 
{ ViRG. GEORG. ) 


ETUDES 
SUR LA MAGISTRATURE. 


LOUIS SERVIN, AVOCAT-GÉNÉRAL; 


Par M. GASTAMBIDE , 


Avocat-général près la Cour royale de Caen. 


On a dit sur la tombe de Servin, qu'il avait été, 
en toutes choses, supérieur à ceux qui l'avaient pré- 
cédé dans sa charge. La postérité a ratifié l'éloge 
funébre ; elle ne connaît pas dans la magistrature 
du ministère public un plus vieux nom avec autant 
de gloire. Servin a mérité naguère encore d'être 
désigné aux souvenirs de la patrie par un de ses 
plus illustres successeurs , et d’avoir place , dans le 
palais de St.-Louis et de la justice, le premier parmi 
les avocats du roi, avant Talon, avant Séguier. 

Louis Servin naquit à Paris en 1555. Son père, 
brave gentilhomme au service d'Antoine de Bourbon, 
roi de Navarre, fut tué d’un coup de feu au siège 
de la Charité; sa mère, pieuse femme et d’une 
instruction peu commune, consolait son veuvage par 
l'éducation de ses enfants, et en composant des vers 


ÉTUDES SUR LA MAGISTRATURE. 219 


français et latins sur les malheurs de la guerre ci- 
vile. Le jeune Servin trouvait ainsi dans sa famille 
exemple du courage, le dévouement aux princes 
de Navarre, bientôt ses princes légitimes ; il y 
apprenait aussi l'amour de Dieu et de la science : 
sa gloire a été de trouver dans son naturel, aussi 
bien que dans les circonstances, de quoi remplir digne- 
ment toutes les promesses d’une si noble éducation. 

Dès l’âge de 17 ans, il s’élança au barreau de 
Paris , qui déjà n'avait pas d’égal dans l'univers , et 
où brillaient au premier rang Loisel, Pasquier, 
Arnault, Robert , Dollé. Il y fut bientôt distingué 
par ses talents et par ses vertus. Il ne cachait pas 
la noble ambition qu’il avait dans le cœur, de se 
faire un nom glorieux ; mais il avait coutume de 
dire que lamour du gain salit la renommée de 
l'orateur ; et, en effet, il montra toujours un grand 
désintéressement. Comme avocat, sa probité était de- 
venue proverbiale. Dans une cause qu’il plaida contre 
Loisel , il Pemporta. Son client voulant lui marquer 
sa reconnaissance par un hommage qui n’est plus de 
nos jours, fit faire l’'anagramme de Lodoïcus Servinus. 
Le poète eut l'heureuse imagination de trouver, dans 
ces deux mots, cette devise parfaitement placée dans 
la bouche de Servin : Jus sine dolis curo. Ce qui est 
plus honorable encore que le témoignage poétique 
du client, c’est que l'avocat adopta la devise, la 
grava partout dans sa maison et ne s’en écarta 
Jamais. 

En 1589, à l'âge de 34 ans, Servin fut nommé 
par le roi Henri IF avocat-général au parlement de 


214 ÉTUDES 


Paris, en remplacement de Jacques Faye, seigneur 
d'Espeisses, nommé président. Or, à cette époque 
de discordes civiles , le parlement ne siégeait plus 
paisiblement sur ses fleurs de lys, mais il campait 
alternativement à Tours et à Châlons. Le dévoue- 
ment aux intérêts du roi pouvait se payer cher. 
Achille de Harlay était à la Bastille ; le premier 
président Duranti , l'avocat-général Daflis, venaient 
d'être assassinés à Toulouse; la Ligue était toute- 
puissante ; Servin accepta. En loute circonstance, les 
fonctions d'avocat-général lui eussent convenu. Son 
talent noble, élevé, sévère, l’appelait naturellement 
à la discussion d'intérêts généraux. Cette vaste éru- 
dition qui s’alimentait à toutes les sources , aux 
textes sacrés , aux littératures grecque et latine, aux 
annales de l’histoire , aux profondeurs de la science, 
eût toujours été à l’étroit dans les causes particu- 
lières, et voulait se déployer à l'aise dans des sphères 
plus hautes. Mais en ces temps de calamités , où il 
fallait une grande âme avec un grand esprit pour 
remplir ces places difficiles , où l'Eglise allait se trou- 
ver aux prises avec l’Etat, les croyances du peuple 
en opposition avec ses intérêts, les choses saintes 
mélées aux attentats les plus criminels, alors le 
cœur intrépide de Servin, son attachement à ses 
princes et à son pays, sa haute raison , en même 
temps que sa foi inébranlable, avaient trouvé comme 
leur emploi naturel, et il allait devenir une des gloires 
de la magistrature française. 

Henri HE meurt assassiné. Servin , catholique 
sincère, mais sujet fidèle , n'hésite pas à embrasser 


SUR LA MAGISTRATURE. 215 


la cause de Henri IV, et continue ses périlleuses 
fonctions pendant que son maître dispute le trône, 
l'épée à la main. C’est alors, en 1590, qu'il publia 
un manifeste en faveur de Henri IV. Ce livre, élo- 
quemment écrit en latin, est une courageuse pro- 
testation contre les usurpations de la cour de Rome. 
Les intrigues de l'Espagne , l’ambition des ligueurs 
y sont également dénoncées ; enfin il fait un appel 
à toute la noblesse de France, il ranime dans les 
cœurs l’amour du pays avec la haine des étrangers. 
Ce livre court la France et est bientôt imprimé de 
nouveau ; il fait des partisans au roi, et, par consé- 
quent, de nombreux ennemis à son auteur. En même 
temps Servin poursuit dans l’exercice de sa charge 
cette mission de dévouement et de patriotisme. Il 
fait lire en parlement les lettres-patentes données 
par Henri IV contre le cardinal Cajetan , se disant 
légat du pape dans le royaume de France. Le 
parlement du Roi et celui de la Ligue se livrent un 
combat de chaque jour et cassent réciproquement 
leurs arrêts. Servin , toujours sur la brèche , mérite 
dans cette pénible lutte le surnom de l'Hercule fran- 
çais. À cette époque de passions et de vicissitudes 
politiques , il faut être bien assuré dans le senti- 
ment de son devoir, pour tenir à la fois contre ses 
propres incertitudes et contre les attaques qui vien- 
nent de toutes parts. Servin ne succombe ni à ses 
ennemis, ni à ses amis, ni à lui-même; il est 
constamment fort, modéré , maître de lui. 

Henri IV est enfin dans Paris. Les deux parle- 


ments ennemis oublient leurs querelles , s'unissent 
16 


216 ÉTUDES 


et ne forment plus qu'une grande compagnie, ayant 
À sa tête Achille de Harlay , premier président , de 
La Guesle, procureur-général, Louis Servin et 
Antoine Séguier , avocatsgénéraux. Alors s'ouvre 
devant Servin une carrière plus calme , mais non 
pas exempte de difficultés et de périls. Il va pour- 
suivre avec constance la lutte commencée contre le 
Saint Siège pour les libertés de léglise gallicane et 
l'indépendance de la royauté; il n'épargnera ni 
l'orgueil féodal , ni les superstitions ridicules ; il dé- 
noncera courageusement et sans relâche la politique 
sanglante d’une Société trop fameuse ; la royauté , 
servie par lui de toutes les manières, ne sera pas 
même à l'abri de ses austères conseils ; pendant plus 
de trente années , il va consacrer au bien public cette 
parole éloquente qui ne doit s’éleindre qu'avec sa 
vie. 

Il y a une éloquence qui ne se retrouve guère 
dans les pages d’un livre, après plus de deux siècies , 
alors surtout que le langage à vieilli, que le goût 
a changé. C’est cette éloquence qui est toute dans 
la valeur de l’homme, dans lautorité de sa science 
ou de son caractère, dans la noblesse de sa per- 
sonne , dans la grandeur de son courage. Alors les 
paroles de l'orateur ne sont pas proposées à la pos- 
térité comme des modèles de langage, elles n’ont 
point de place dans les admirations de la littérature; 
mais elles retentissent dans les siècles comme de 
nobles exemples, et elles appartiennent à l’histoire. 
Telle est l’éloquence de Servin. Prenez ses Plai- 
doyers et Actions notables, vous y trouverez çà et là 


SUR LA MAGISTRATURE. 27 


de grandes et belles paroles ; mais vous aurez quelque 
peine à reconstruire cette réputation d’orateur ac- 
compli, que personne, dans son siècle , ne lui a sé- 
rieusement disputée, et qui survit à ses discours au- 
jourd'hui tombés dans lPoubli. 

Servin avait la grande qualité de l’orateur, c’est- 
à-dire l’action. Son geste était noble, ses attitudes 
heureuses , son débit mordant et pathétique. Il avait, 
en outre , une mémoire prodigieuse et un talent re- 
marquable d'improvisation. Malheureusement ces 
dons éclatants s’évanouissent avec l’homme et sont 
perdus pour la postérité. Au contraire. les défauts 
de composition et de goût, souvent invisibles pour 
le siècle qui les a produits, demeurent et ne font 
que grandir avec Je temps ; et ces défauts ont été 
ceux de Servin. À une époque où l’érudition régnait 
au palais en souveraine, où les citations les plus 
inaltendues étaient l’ornement obligé du plaidoyer 
le plus vulgaire, où le grec, le latin et lhébreu 
semblaient être le fond de la langue judiciaire , 
Servin étonne encore par le luxe de sa science et 
par le débordement de ses citations. Ses ennemis 
l'en ont raillé même de son vivant. On lit dans un 
libelle diffamatoire, publié contre lui en 1617, et 
écrit avec plus de malignité que de goût : « Qu'il 
entrelient son auditoire de langue mal assaisonnée 
et de tripes de latin cécousu , qu'il jette en égaré, 
l'écorchant en vrai margvillier de St.-Barthélemy. » 
Et plus loin : 


Que maintes fois , il s'est carré 
Comme la corncille esopique, 


218 ÉTUDES 


Et qu'il sest aussi bigarré 
Qu'un tarot ou qu’un roi de pique , etc. 


Cependant Servin a laissé des pages éternelle- 
ment éloquentes; c’est lorsqu’oubliant les soins de la 
composition oratoire, il parait lui-même dans son 
discours, comme dans une grave conjoncture , avec la 
gravité de son personnage, l'autorité de sa vertu , 
l'énergique simplicité de son cœur, d'autant plus 
orateur qu'il est plus homme et qu'il agit en parlant. 
Henri IV vient d’expirer. Marie de Médicis fait aus- 
sitôt courir au parlement et demande la régence. 
Le parlement la donne. Le lendemain la régente, 
accompagnée de Louis XHIT , son fils, vient, en lit 
de justice, entendre la lecture de l'arrêt. Servin 
pâle , versant des larmes, se lève et commence ainsi 
son discours : 

« Sire, si, pour dignement servir un roi, les pa- 
« roles composées avaient autant de force que la 
« franche et pure affection d’une bonne âme, nous 
« essaierions d’en offrir à Votre Majesté à cette pre- 
« mière entrée à son lit de justice ; mais au lieu 
« que les grandes plaies font parler , l’extraordi- 
« naire dont nos cœurs sont aflligés ne nous laisse 
« qu'une voix tremblante et demi-vive, si que nous 
« ne saurions vous présenter pour prémices et of- 
« frandes que des cris et profonds gémissements ex- 
« primés par une langue languissante. » 

Puis il retrace en quelques mots les royales vertus 
du défunt , et termine en ces termes : 

« Mais venons en là, que nous disions avec un 
« romain ce que Votre Majesté doit mettre en sa 


SUR LA MAGISTRATURE. 219 


« mémoire et l'y conserver par un mâle ressouvenir, 
« que les princes sont mortels, mais que la république 
« est éternelle, ce que nous reconnaissons en tous 
« états quand il plaît à Dieu de les bénir ; et nous 
« espérons de lui cette bénédiction au nôtre. » 

Ces paroles sont encore belles aujourd’hui. Le 
caractère de Servin ne se dément pas. Nourri dans les 
croyances de la religion catholique romaine, il y 
demeure toujours sincèrement attaché ; mais il aime 
son pays et frappe les ennemis de la France, en 
quelque endroit qu'il les trouve. Henri IV vient de 
mourir. Les Jésuites que la clémence de ce malheu- 
reux prince avait rappelés, triomphent de cette mort 
et veulent rouvrir leurs écoles. Servin, au nom de 
l’Université, s’y oppose, dénonce leur politique ambi- 
tieuse, et les accuse publiquement d’avoir provoqué 
par leurs doctrines un double régicide. Quelques 
années après, il demande encore au parlement de 
faire brûler le livre de Suarez devant la porte des 
Jésuites. Sa vigilance n’est pas moins grande pour 
maintenir l'autorité royale contre les envahissements 
du Saint-Siège. En 1613 , il dénonce au parlement 
deux livres de Sponde et de Bécanus où les principes 
de la séparation du spirituel et du temporel étaient 
méconnus. Aux élats-généraux de 1615 , le tiers-état 
propose d’admettrecommeloifondamentaleduroyaume, 
que nulle puissance spirituelle n’est en droit de déposer 
les rois et de délier les sujets de leur serment de 
fidélité. Ces oppositions s'élèvent du clergé, puis de 
la cour de Marie de Médicis. Servin voit le péril et 
vient en aide au tiers-état. Il apporte au parlement 


220 ÉTUDES 


les anciennes lois qui ont fondé les droits de Peglise 
gallicane et les droits de la couronne ; et, sur ses con- 
clusions, un arrêt ordonne que ces lois seront publiées 
de nouveau. Marie de Médicis fait casser l'arrêt par 
son conseil. Après cette conduite courageuse, faut-il 
s'étonner que Servin ait eu des ennemis, et qu'on 
l'ait représenté comme un huguenot vendu aux 
Hollandais, à Genève et à la Rochelle? 

Avec une raison supérieure à son siècle, il con- 
damne toutes les superslitions. Un jour ce sont les 
Pénitents-Bleus, qui ont la ridicule pratique de se 
flageller jusqu’au sang. « S'ils en veulent montrer, » 
s’écrie-t-il, « que ce soit du sang montant au visage, 
mais non sortant du corps, et qu'il monte par la 
bonne honte du péché ! » Une autre fois , c’est une 
femme accusée de sortilége , et qu’une eoutume bar- 
bare soumet à l'épreuve de l’eau : elle sera plongée 
dans une rivière et réputée sorcière si elle vient à 
surnager. Servin dénonce au parlement cette étrange 
procédure, et fait ordonner qu’à l'avenir elle ne sera 
plus appliquée. 

Les prétentions féodales des seigneurs viennent se 
briser plus d’une fois contre le caractère rigide et 
naïf de Servin. Une noble dame de Guynemoire veut 
qu’« à toutes noces qui se feront par ses sujets en son 
fief, son sergent y soil invité, y assiste, si bon lui 
semble, séant face à face de la mariée, dine comme 
elle, ayant deux chiens courants et un lévrier qui 
auront à diner, et à l'issue du diner, ménera le 
sergent la mariée et dira la première chanson. » Le 
grave Servin dit qu'il est à peser que, quand les 


SUR LA MAGISTRATURE. 221 


mariages des métayers et autres sujeis du fief de 
Guynemoire se font, ils ne sont contraignables à 
faire noces, comme en notre temps, ajoute-t-il, les 
plus sages n'en font pas. EL il prouve que les ban- 
quets de noces étaient défendus par le plus éloquent 
des apôtres , lequel disait , qu’il semblait que les gens 
eussent double âme et double corps pour faire festin 
avec luxe et profusion. 

On sait avec quel sang-froid il reçut la visite me- 
naçante du duc de Mercœur et de ses spadassins. Dans 
une audience publique il avait refusé à ce duc le 
titre de prince, qui n’était dû, selon Jui, qu'aux 
princes du sang. La duchesse de Mercœur, présente 
à l'audience, n'avait pu retenir quelques paroles et 
avait couru avertir le due. Celui-ci se rendit le soir 
au domicile de Servin , ayant avec lui vingt ou trente 
hommes armés d’épées. Comme Servin le saluait, 
le duc de Mercœur ui dit: «Je ne suis point venu 
pour vous dire bonsoir, M. Louis Servin, mais pour 
vous montrer que je suis prince, car je vous {uerai, 
et il n'y a personne qui m'en sût garder.» Servin le 
voyant dans cette colère se couvrit pour la dignité de 
sa charge , et lui remontra avec calme qu'il se con- 
duisait indécemment, et qu'au lieu d’agir ainsi, il 
devait porter ses plaintes au roi. Le duc redoubla ses 
menaces, tira son épée comme pour le {uer, en fut 
empéché et sortit. 

Servin ne fléchit devant aucune puissance. Dés 
à la royauté, il la défend contre elle-même et sait Jui 
déplaire pour la servir. Il se souvient au besoin, et, 
le répète souvent en bien des termes , que les gens 


222 ÉTUDES 


du roi sont aussi les hommes de la nation; et il 
n’épargne à ses maîtres ni les conseils sévères , ni les 
dures remontrances. Il faut lire les beaux discours 
qu'il tint dans les lits de justice de 1614 et de 1620. 
Dans le dernier surtout, l'indépendance du magistrat 
s'exprime avec si peu de ménagements, qu'on peut 
s'en étonner de nos jours. Il s'agissait de quelques 
impôts ordonnés par Louis XIIL « Sire, » lui dit 
Servin, « nous trouvons fort étrange que Votre 
Majesté procède à la vérification de ses édits par des 
voies si extraordinaires, que de venir en sa cour de 
parlement, contre les anciennes formes gardées de 
tout temps par vos prédécesseurs rois, et par vous 
jusques à huy. » Puis il dépeignit le mécontentement 
du peuple et les désastres qui en pouvaient résulter. 
Il termina en demandant que le roi fit connaître au 
parlement ceux qui lui avaient donné le conseil d’en 
agir ainsi, afin qu'on informât contre eux. Et comme 
il n'avait pas conclu sur le fait de la vérification de 
l'édit, le garde-des-sceaux dit vivement : « Concluez, 
gens du roi. » Servin reprit alors : « Puisqu’il plaît à 
Votre Majesté, nous tendrons le cou à l’obéissance et 
conclurons par contrainte. » 

Avec ce langage , il était difficile d’être bien en 
cour; aussi, quoiqu'il fût conseiller du roi, qu’il 
eût tous les témoignages de son estime et qu’il fût 
très-propre au gouvernement des affaires, cepen- 
dant il mourut dans les fonctions d’avocat-général 
qu'il avait exercées pendant 37 ans. On nous a 
conservé aussi le souvenir de sa modestie et de 
son désintéressement. Les honneurs ni les richesses 


SUR LA MAGISTRATURE. 223 


n'étaient l'objet de son ambition. Il disait que, 
dans les charges de judicature, il fallait réputez la 
piété envers Dieu, envers le roi et la patrie pour 
gain honorable, comme cette piété jointe au con- 
tentement est le plus grand profit que les hommes 
d'honneur puissent espérer ef avoir pour récompense 
de la vertu. Ses mœurs étaient simples ; l'intérieur de 
sa maison, sans aucun luxe d’ornements, était décoré 
de quelques inscriptions savantes, choisies ou com- 
posées par lui et exprimant de nobles sentiments ou 
de pieuses pensées. Le bon goût, aussi bien que la 
critique littéraire , peut trouver à reprendre dans 
cette recherche d’érudition domestique; mais combien 
n’est pas louable et touchante pour le cœur cette 
ambition modeste qui s’enferme dans quelques livres 
et se satisfait aux dépens de l’antiquité ? 

On sait quelle fut la mort de Servin. Surpris une 
première fois en plaidant par une attaque de para- 
lysie, il fit une longue maladie pendant laquelle il 
reçut les témoignages les plus flatteurs de lestime 
générale. Six médecins, députés par la Faculté, lui 
donnèrent des soins assidus. Il fut visité par tout ce 
qu’il y avait de grand dans la cité, et de distingué dans 
les sciences et dans les arts. 

Revenu en convalescence , il se décida, en considé- 
ration de son grand âge et de ses longs travaux, à 
résigner ses fonctions d’avocat-général. I se démit en 
faveur de maître Jérôme Bignon, moyennant une ré- 
compense de 45,000 écus et de mille pistoles d’épingles 
pour Me. Servin. 

Un repos absolu de quelques mois Pavait rendu à 


224 ÉTUDES SUR LA MAGISTRATURE. 


la santé, lorsque, le 6 mars 1626, le roi vint en per- 
sonne au parlement pour la vérification de plusieurs 
édits importants. Servin voulut porter une dernière 
fois la parole , et sortir de ses fonctions par un acle 
d'indépendance et de dévoûment. Il commenca un 
discours dans lequel il représenta au roi la misère du 
peuple et l'excès des impôts, lui disant que , dans les 
plus grandes nécessités, il devait se montrer toujours 
le père des malheureux. Il parla ensuite contre le 
duel; et, comme il s’exprimait avec beaucoup d’ac- 
tion et de véhémence, il tomba soudainement frappé 
d’une nouvelle attaque de paralysie et laissa son 
discours imparfait. 
Transporté aussitôt dans sa maison qui était au 
palais de justice, il récita encore dans le trajet quelques 
mots de prière en latin; mais il perdit bientôt la 
parole, et expira au bout de quelques heures. On a dit 
que Louis XIIE avait versé des larmes sur sa mort. 


BIOGRAPHIE 


DE 


FONTENELLE ; 


Par M. CHARMA, 


Professeur de Philosophie à la Faculté des lettres de Caen (1). 


il est des natures qui, dans le commerce de la vie, 
s'épanouissent avec tant de franchise, se dessinent 
avec lant de netteté, que le premier regard jeté sur 
elles suffit pour nous les livrer tout entières. Il en est 
d’autres, au contraire, qui se ferment avec tant de 
soin , ou qui s’ouyrent avec tant de réserve, qu’on ne 
parvient qu’à force de temps et de patience à les sur- 
prendre et à les pénétrer. A cette dernière catégorie 
appartient le personnage célèbre, qu'après une foule 
d'autres (2), nous allons, à notre tour , essayer de 
peindre; c’est une de ces figures dont l’histoire se fera 
représenter plus d’une épreuve encore, avant de Ja 
buriner définitivement. 


L.—Bernard le Bouyer ou le Bovier (3) de Fontenelle 
naquit à Rouen le 11 février 1657. Son père, François 
de Fontenelle, avocat au parlement de Normandie, était 
un homme d’un talent distingué, d’une probité rare, 
mais d'un caractère inégal (4) ; sa mère, Marthe Cor- 
ncille , digne sœur de Pierre et de Thomas Corneille, 


226 BIOGRAPHIE 


joignait à un grand fonds de douceur et d’enjouement 
une piété solide et un esprit d’un ordre si élevé, 
que les deux poëtes ne dédaignaient pas de lui sou- 
mettre leurs pièces et les corrigeaient d’après ses 
avis (5). 

Fontenelle était le second des quatre enfants mâles 
auxquels Marthe donna le jour. Joseph, son aîné 
de deux ans , était mort en bas âge ; plus jeune 
que lui d’une trentaine de mois , Pierre vécut en- 
viron trente-trois ans; Joseph-Alexis, né en 1663, 
prolongea sa carrière jusqu’en 1741. Recommandables 
par leurs vertus chrétiennes, les deux derniers, ecclé- 
siastiques l’un et l’autre (6), avaient eu en partage la 
piété de leur mère ; Bernard en eut lesprit. 

Cet enfant, qui devait vivre un siècle, naïssait à 
peine viable. Quelques heures après son entrée dans 
le monde, on désespéra de lui. Ses poumons étaient et 
restèrent jusqu’à seize ans d’une faiblesse telle, que 
toute émotion un peu vive au physique et au moral 
lui faisait cracher le sang. Cependant, les soins dont 
ses premières années furent entourées, les ménage- 
ments que lui apprit de bonne heure à s'imposer une 
prudence précoce et qui ne s’oubliait jamais, affer- 
mirent peu à peu sa conslitution que soutenait d’ail- 
leurs un estomac excellent, et l’on sait que, dans le 
cours de sa longue existence , une légère fluxion de 
poitrine fut lunique indisposition qui l’arrêta. 

Les Feuillants (7) avaient une maison à quelques pas 
de celle qu’occupaient les parents de Fontenelle, Cette 
circonstance inspira sans doute à une mère inquiète 
l’idée de vouer au patron de l’ordre dont la pensée lui 

était familière, le fils qu'elle craignait de perdre. De 


DE FONTENELLE. 227 


là le nom de Bernard qui lui fut donné par son parrain 
Thomas Corneille , et l’habit de Feuillant qu'il porta 
jusqu’à sept ans. 

Fontenelle fit ses études chez les Jésuites avec un 
grand succès. Il était, d’après la note inscrite sous son 
nom dans les registres du collège, adolescens omnibus 
partibus absolutus et inter discipulos princeps, « le pre- 
mier entre ses condisciples, un élève accompli. » En 
rhétorique, à treize ans, il avait concouru pour le prix 
de poésie latine , proposé par le Palinod de Rouen, 
et sa pièce de vers, quoiqu'elle n’eût pas obtenu la 
palme, avait paru si remarquable à ses juges, qu’on 
crut devoir lui accorder, par une faveur tout excep- 
tionnelle , les honneurs de l'impression (8). L'année 
suivante , le jeune poëte était plus heureux encore ; 
quatre pièces de vers, trois en français , une en latin, 
adressées au même aréopage , lui valaient quatre cou: 
ronnes (9). Mais ces triomphes littéraires et le travail 
qui les lui méritait , nuisirent sans doute à ses études 
philosophiques, et la supériorité qu’il avait eue sur ses 
rivaux dans toutes ses classes, parut un moment 
l’abandonner (10). 

Sa physique achevée(11), Fontenelle, par déférence 
pour la volonté paternelle , suit un cours de droit et 
se fait recevoir avocat. Mais ayant fort mal plaidé, et, 
par suite peut-être , perdu sa première cause, il put 
quitter , avec l'agrément de son père, une profession 
qui ne convenait ni à ses dispositions physiques , ni à 
ses tendances intellectuelles (12), et se consacrer en- 
tièrement à cette douce culture des lettres à laquelle 
tout en lui et autour de lui l'invitait. Un voyage 
qu'il fit à Paris vers 1654, dans la compagnie de 


228 BIOGRAPHIE 


Thomas Corneille, acheva, en lui ouvrant ce monde 
de poëles et de savants, où ses deuxoncles occupaient 
une si belle place , de déterminer sa vocation. 

De retour à Rouen, il descend dans la lice 
avec toute l’ardeur dont il était capable. Le voilà 
d'abord qui concourt, en 1675 et en 1677, pour le 
prix de poésie proposé par l’Académie française ; aux 
deux concours il obtient l’accessit (13). Cependant, le 
Mercure de France (1/4), que rédigeaient alors Thomas 
Corneille et Visé (15), accueiliait et portait aux nues 
ses essais en prose et en vers. On y remarqua surtout 
une petite pièce en vers, L'Amour noyé, et une autre 
en prose, l'Histoire de mes conquêtes, où Fontenelle se 
peint évidemment lui-même (16). En 1678 et 1679, 
Thomas Corneille livrait à la scène, deux opéras, 
Psyché et Bellérophon, dont Fontenelle était en grande 
partie l'auteur (17). En 1650, il compose, à propos de 
la comète qui parut alors, une comédie en un acte et 
en prose, jouée l’année suivante et applaudie sous le 
nom de Visé (18). En 168r, se souvenant du sang 
qui coulait dans ses veines, il osait chausser le co- 
tburne, et il apportait au Théâtre-Français sa tragédie 
d'Aspar, Mais le fardeau était trop lourd pour ses 
épaules, et la pièce tomba. Fontenelle, qui était par- 
venu de très-bonne heure, comme il le disait lui- 
même, à ne se fàcher de rien (19), retira son poëme, 
et, qui plus est, le brüla. Peut-être en eüt-on oublié 
jusqu’au titre, sans l’épigramme de Racine qui nous 
le conserva (20). 

Pendant les six années qui viennent de s’écouler , 
Fontenelle avait fait preuve d'un esprit délié et d’une 
facilité peu commune,pour le temps, à écrire également 


DÉ FONTENELLE. 229 


et eu prose et ea vers. Rien encore n'annonçait la 
vaste renommée qu'il allait bientôt acquérir. Le pre- 
mier de ses ouvrages qui appela sur lui attention 
générale, date de 1683. Ce sont ses Dialogues des morts. 
Le Jugement de Pluton sur ces dialogues est de 1684. 

En 1685, il donnait pour la première fois, dans le 
journal de Bayle (21), son Eloge de Pierre Corneille, 
qui reparut avec des changements notables, en 1729, 
dans l'Histoire de l’Académie française de abbé &Oli- 
vet (22), et qu’enfin, après l'avoirrevu de nouveau, 
il inséra, en 17/49, dans une édition de ses œuvres, 
en y joignant une courte Histoire du Théätre-Français 
qui lui sert d'introduction. La même année, le même 
journal le faisait connaitre sous un aspect bien diffé- 
rent ; il publiait ses deux Mémorres, contenant une 
question d’arithmétique sur le nombre 9 (23) : ce qui 
n'empêchait pas le jeune mathématicien d'écrire les 
Lettres galantes (24),qu'il n’avoua jamais formellement, 
mais dont pourtant il se reconnut implicitement l’au- 
teur, en leur permettant d'entrer dans les deux der- 
nières éditions de ses œuvres publiées de son vivant. 

Ceux qui voudront, disait Balzac, avoir de mes 
bonnes nouvelles, me feront plaisir d'en demander à 
l’année 1636 (25). Fontenelle aurait pu renvoyer avec 
raison ceux qu'il désirait renseigner favorablement 
sur son compte, à l’année 1686. Cette année-là, en 
effet , il enrichit notre littérature de celui de ses ou- 
vrages qui mit le plus et le mieux en relief ses qualités 
éminentes, de ses Entretiens sur la pluralité des 
mondes. L’éclat que jeta ce livre permit à peine au 
public de remarquer un opuscule philosophique parti 
de la même main et publié à la même époque, les 


230 BIOGRAPHIE 


Doutes sur le système physique des causes occasionnelles ; 
auquel, à défaut de Malebranche, un anonyme et le 
P. Lamy répondirent (26). 

L'Histoire des oracles , dont l’érudition du Hollandais 
Van-Dale (27) avait fourni les matériaux, parut en 
1687. Ce livre, où l'opinion qui attribue les oracles 
aux puissances infernales et les fait subitement cesser 
à la venue du Christ, est victorieusement combattue, 
faillit troubler la paix dont jouissait Fontenelle. Le 
jésuite Baltus, qui le jugeait dangereux , y fit une 
réponse pleine de fiel (28), et on assure que le con- 
fesseur de Louis XIV ,le P. Le Tellier , en dénonça 
l’auteur à son royal pénitent (29). Heureusement le P. 
Tournemine, que Fontenelle avait connu au collége de 
Rouen et dont l'amitié ne lui manqua jamais. prit chau- 
dement dans le Journal de Trévoux (30) qu’il avait fondé, 
sa défense contre le premier , tandis que le marquis 
d’Argenson, sans autre intérêt que celui de la justice 
etde l'humanité , le protégeait contre le second auprès 
du pouvoir séculier qui se disposait à sévir. Cette 
année-là encore, il concourait pour le prix d'éloquence 
et celui de poësie, proposés par l’Académie française. 
L'Académie couronna son discours en prose Sur la 
patience (31); mais ce fut aux vers présentés par made- 
moiselle Deshoulières qu’elle décerna le prix (32). 

Ici se termine la liste des ouvrages que Fontenelle 
paraît avoir composés à Rouen. Vers la fin de 1687 
ou au commencement de 1688, il vient s'établir à Paris, 
ce rendez-vous général de tous les grands talents (33) , et 
il n’en sortira plus. Ses Poésies pastorales ouvrent la 
série des publications qui datent de son installation 


DE FONTENELLE. ‘ 231 


dans la capitale ; elles virent le jour en 1688. Un 
Discours sur l'églogue, où le poëte nous apprend 
comment il entend la poësie bucolique, etla Digression 
sur les anciens et les modernes, où il explique et légi- 
time la liberté des jugements qu'il s'était permis de 
porter dans le précédent écrit sur quelques poëtes 
célèbres de l'antiquité , les accompagnaient (34). La 
veine poétique n'était pas épuisée. En 1689, il en tire 
l'opéra de Thétis et Pélée , et celui d’Enée et Lavime , 
en 1690 : ces deux poëmes réussirent ; le premier sur- 
tout eut un brillant succès (35). N’omettons pas le Brutus, 
tragédie en 5 actes et en vers, jouée, en 1659 , sous le 
nom de Mademoiselle Bernard,etqui est presque entière- 
ment de lui (36). Le Parallèle entre Corneille et Racine, 
provoqué par l’opuscule de Longepierre sur le même 
sujet , et qui sacrifiait Racine à Corneille , comme celui 
qu'il combattait avait sacrifié Corneille à Racine, parut, 
mais sans son agrément, en 1693. En 1696, on put lire, 
en tête de l'Analyse des infiniment petits par le marquis 
de L'Hôpital, une importante préface dont le style 
trahissait assez son auteur. 

C’est dans le cours de l’année 1699 que Fontenelle 
commence à rédiger celte fameuse Histoire de l'Aca- 
demie des sciences, à laquelle il travailla seul jusqu’en 
1739. Les quarante volumes in-4°., où il donne les 
Extraits des mémoires lus dans les séances de l'Aca- 
démie et qu’on ne jugeait pas à propos d'imprimer 
en entier, ainsi que les Eloges des académiciens morts 
pendant le cours de chaque année académique, 
mettent le comble à sa gloire et répandent son nom, 
qui s’unira désormais à celui de la France savante, 


17 
‘ 


232 BIOGRAPHIE 


en Europe et par le monde (37). L'édition de ses 
œuvres , publiée en 1724, contient trois petits écrits 
philosophiques composés probablement depuis assez 
long-temps,le premier Sur l'existence de Dieu,le second 
Sur le bonheur , le troisième Sur l'origine des fables 
ou Sur l’histoire, comme l'intitule l'édition de 1790. 
Ses Eléments de la géométrie de l’infini sont de 1727 ; 
ses Réflexions sur la poétique , de 1942. En 1951, deux 
nouveaux volumes ajoutaient à son recueil , avec un 
écrit de peu d’étendue Sur la poésie en général et 
quelques autres pièces moins considérables encore, 
soit en prose, soit en vers, une tragédie en cinq 
actes et en prose, Idalie, et six comédies aussi en 
cinq actes et en prose, Macate, Le tyran, Abdolonyme ; 
Le testament, Henriette et Lysianasse. Ces drames , 
qui m’étaient pas destinés à la scène , et que Fonte- 
nelle jeta sur le papier à ses heures perdues , pendant 
les quarante années qui précédèrent leur publica- 
tion (38), sont précédés d'une Préface qu'il faut 
joindre , pour compléter la poétique de notre écri- 
vain , aux traités spéciaux que nous avons men- 
tionnés. Quelques fragments Sur la raison humaine, 
Sur la connaissance de l’esprit humain, Sur l'instinct , 
sur ce qu'il appelait sa République , furent publiés 
après sa mort. 

Nous ne terminerons pas cet inventaire des trésors 
littéraires et scientifiques que nous a légués Fonte- 
nelle, sans dire un mot de sa correspondance. Quoi- 
qu'il fül sous ce rapport, comme il s'en accuse lui- 
même , un détestable, un infüme paresseux (39), et 
qu'il appartint par là à cette famille d'artistes dont 
Jean-Paul a dit qu’il leur en coûte beaucoup moïns pour 


DE FONTENELLE, 233 


faire un chef-d'œuvre qu'une lettre (40), il n'a pas 
pu toutefois ne pas répondre fréquemment aux innom- 
brables admirateurs qui lui écrivaient de toutes parts; 
c’est tout au plus cependant si l'édition la plus com- 
plète de ses œuvres comple soixante morceaux de 
ce genre. Il serait à désirer que de nouvelles pièces , 
et nous savons qu’il en est encore d'inédites, fussent 
ajoutées par ceux qui les possèdent à cette collec- 


tion (41). 


« De tous les titres de ce monde, écrit quelque part 
Fontenelle, je n’en ai jamais eu que d’une espèce , des 
titres d’académicien, et ils n’ont été profanés par 
aucun mélange d’autres plus mondains et plus 
fastueux (42). » Rappelons rapidement ces titres aux- 
quels il attachait tant de prix (43). 

C’est par l’Académie française qu’il débute. Après 
s'être vu quatre fois repoussé par une majorité hostile, 
à la tête de laquelle étaient Boileau et Racine (44), il 
y vintenfin,en 1691 , occuper le fauteuil que laissait 
libre, par sa mort, le doyen du conseil d'État, M. 
de Villayer (45). Son discours de réception, qui roule 
presqu'exclusivement sur la prise de Mons par Louis 
XIV , une fois prononcé, il se Lait comme acadéni- 
cien pendant plus de trente ans. En 1722, il est 
chargé de recevoir le cardinal Dubois (46), et de com- 
plimeater le roi sur son sacre. Il reçoit encore Des- 
touches (47) en 1723 , Mirabaud (48)en 1726, Bussy- 
Rabulin (49) en 17932, et en 1749 l'évêque de Rennes 
Vauréal (50). En 1926, il avait répondu à la harangue 
des députés de l’Académie de Marseille que l'Académie 
française avait adoptée pour sa fille (51). En 1744, 


234 BIOGRAPHIE 


une courte réponse avait aussi été faite par lui au re- 
merciment que Linant adressait à l’Académie , à 
propos des trois prix de poésie qu'elle lui avait décer- 
nés (52); enfin, en 1749, il lut, en séance publique, 
un discours dans lequel il recommandait la rime 
aux jeunes poëtes qui brigueraient les couronnes que 
PAcadémie mettait au concours (53). Il avait été trois 
fois élevé au poste suprême de directeur , deux fois 
par le sort, en 1723 et en 1727, et une fois, contre 
tous lesusages de la Societé, par le libre choix de ses 
confrères , en 1741 , cinquante ans après son entrée 
dans l’Académie ; il en était le doyen depuis 1724. 

L'Académie des sciences était son plus brillant et 
son plus cher théâtre. Lors du renouvellement de 
cette Académie en 1699, il y entra et y fut immé- 
diatement investi des fonctions de secrétaire, qu'il 
conserva et qu'il exerça , on sait avec quel honneur , 
pour obéir aux vœux de ses confrères, pendant qua- 
rante-quaire ans. 

L'Académie des inscriptions et belles-lettres l'avait 
admis, en 17071 , au nombre de ses associés ; mais il 
ne prit aucune part à ses travaux ni à ses actes (54), el, 
quatre ans après celte nomination, il passait, sur sa 
demande, membre honoraire , ce qu’on appelait alors 
vétéran 

Deux Académies de province le comptaient avec 
orgueil parmi leurs correspondants ; c'étaient celle de 
Nancy et celle de Rouen : la dernière , à la fondation 
et à Porganisalion de laquelle il avait puissamment 
contribué (55), n’a point oublié ce qu’elle devait à sa 
mémoire , et c'est avec plaisir que nous voyons sur le 
sceau u’elle a récemment adopté, la figure de Fon- 


DE FONTENELLE. 23È 


tenelle entre celles de Pierre Corneille et de Nicolas 
Poussin (56). 

Il avait enfin , dans les dernières années de sa vie, 
été affilié, sans avoir brigué ce triple honneur, à la 
Société royale de Londres, à l'Académie des sciences 
de Berlin, et à celle des Arcadiens de Rome. Comme 
pasteur de celte Arcadie littéraire , il se nommait 
Pigrasto, Fontaine aimable (53), et on lui avait 
assigné , pour qu'il y menât paitre son troupeau 
d'opéra , l’ile poétique de Délos. 


IE. — Que faut-il penser maintenant de cet acadé- 
micien et des livres que nous lui devons ? 


Remarquons d’abord qu’il y a beaucoup moins de 
variété et de flexibilité dans le talent de Fonteneile 
qu'on ne serait tenté de le croire , et qu’on nel’a 
cru généralement (58) , en le voyant se mesurer avec 
tant de genres différents, affecter tant de formes 
diverses. Ainsi nous ne reconnaissons pas en lui, 
quelles que soient les apparences , les deux grands 
types que nous présente le royaume de l'intelligence, 
le littérateur et le savant. Il n’y a pas là un homme 
de science. L'homme de science cherche et découvre ; 
Fontenelle recueille et rédige : Fontenelle, c’est une 
plume au service du savoir , ce n’est pas le savoir. 
Laissons Lebeau condenser dans l'ami qu’il admire 
l'Académie des sciences tout entière (59); il n’en est 
pour nous que le secrétaire, le secrétaire, dans le 
sens étroit du mot ; l'Académie dicte, il écrit. Il 


236 BIOGRAPHIE 


ié comprend même pas toujours les théories qu’il se 
charge de reproduire; aussi avouait-il dans Pinti- 
mité, et cet aveu l’honore , que plus d’une fois il 
avait, dans ses analyses infidèles , altéré la pensée 
dont il s'était fait interprète (60). Quant aux Eléments 
de la géométrie de l’infini ; que S'gravesande estimait, 
jé lé sais (61), et où Fontenelle aurait pu mettre 
quelque chose de plus que la forme, n'oublions pas 
ce qu'il en a dit lorsqu'il en offrit un exemplaire 
au fils du régent : « C’est un livre, Monseigneur , 
qui ne peut guère être entendu que par sept ou 
huit géomètres en Europe, et l’auteur n’est pas de 
ceux-là (62). » 


Même dans celte région des lettres proprement 
dites où il faut le renfermer , nous ne saurions lui 
accorder la double place qu’il semblerait en droit de 
réclamér , en nous présentant d’une main ses Pasto- 
rales, son Théätre, ses Dialogues des morts, et de l’autre 
ses Eloges, ses Réflexions sur la poëtique, son Histoire 
des oracles, sa Pluralité des mondes. Nous cherchons 
vainement à distinguer ici un prosateur et un poëte. 
Qu'est-ce , je le demande , que cette poésie qui ne 
s’émeéut jamais, qui se possède et se modère toujours , 
qui à tellement peur du sublime, qu’elle ne se le 
pérmettrait, si Poccasion lui en était donnée, qua 
son corps défendant (63)? Point de vis comica dans ces 
comédies et dans ces dialogues! Point de vis tragicadans 
ces tragédies(64)! Point d’entrailles dans ces pastorales, 
où pourtant'il n’est question que d'amour (65)! Le génie 
poétique n'est pas là. Tout ce qui d’ailleurs se rencontre 


DE FONTENELLE. 237 


dans ce que l’on voudrait appeler sa poésie, se re- 
trouve dans sa prose; c’est la même manière , le même 
ton , le même mouvement. Jene connais pas d'écrivain 
plus uniforme. Fontenelle est partout poëte, ou il ne 
l'est nulle part : il ne l’est nulle part. Nous ne trou- 
vons même en lui, qu’à un degré fort ordinaire , les 
mérites du versificateur. La langue qu'il se con- 
damne alors à manier lui oppose des résistances 
contre lesquelles il ne songe pas (un tel eflort n’est 
ni dans ses principes , ni dans ses habitudes) à ins- 
tituer une lutte vigoureuse et persévérante , aux- 
quelles, par conséquent , il n'échappe qu’à force de 
sacrifices et de transactions. Presque partout , dans 
ses vers , l’idée est immolée à Ja forme! 


Fontenelle n’est donc pas plus pour nous un poële 
qu’un savant, et nous ne lui mettrions aux mains ni 
je compas, ni la lyre. Sa plume après tout lui suffit (66). 

Ce n’est pas, en effet, une plume ordinaire.Fontenelle 
est un écrivain éminent. Nousne nous dissimulons pas 
ses défauts. Sa phraseest incorrecte. Sa diction redoute 
tellement la tenue, qu’elle côtoie souvent le trivial. 
Cet homme a tant d'esprit , qu’il lui est bien difficile 
de n’en pas abuser de temps à autre. Il a enfin un tel 
besoin d'originalité et de nouveauté en toute chose, 
qu'il n’évite pas toujours la recherche et l'affectation. 
C’est surtout dans les Lettres galantes et dans les Dia- 
logues des morts que ces taches se remarquent. 

Mais à côté de ces défauts dont, d’ailleurs, ses bons 
ouvrages sont à peu près exempis, quel rare mérite ! 
quelles précieuses qualités! que d’enjouement ! que 
de finesse! que de facilité ! Avec quel naturel s'or- 


238 BIOGRAPHIE 


donnent et s'organisent , pour former un ensemble 
accompli, les différents éléments dont ses conceptions 
se composent. Avec quel talent surtout il sait rendre 
accessibles à toutes les intelligences , les plus hautes , 
les plus obscures vérités! Son grand titre de gloire, 
comme l’a si bien dit mon éloquent et judicieux ami, 
M. Géruzez, c'est d’avoir humanisé et popularisé la 
science (67). Ce problème qu’il se pose quelque part : 
Trouver un milieu pour amener la philosophie à n’être 
ni trop sèche pour les gens du monde, ni trop badine 
pour les savants (63), sa Pluralité des mondes , son 
Histoire des oracles , son Histoire de l’Académie des 
sciences l'ont complètement résolu. 

Quelques passages empruntés aux différents ou- 
vrages de notre auteur confirmeront sur tous les 
points , pour l'éloge comme pour le blâme , le juge- 
ment que nous venons d'en porter. 

Voyons d’abord sa prose rimée. J’emprunte ma 
première citation à la seconde scène de son Brutus ; 
c'est l'ambassadeur de Tarquin-le-Superbe , Octavius, 
qui adresse la parole , dans le Sénat où il vient d’être 
admis, à Brutus et à Valérius : 


Consuls , quelle est ma joie 
De parler devant vous pour le roi qui m'envoie, 
Et non devant un peupie aveugle, audacieux , 
D'un crime tout récent encore furieux , 
Qui ne prévoyant rien , sans crainte s'abandonne 
Au frivole plaisir qu’un changement lui donne ! 
Rome vient d’attenter sur les droits les plus saints, 
Qu'’ait jamais consacrés le respect des humains. 
Méconnaissant des rois la majesté suprême, 
Elle foule à ses pieds et sceptre et diadéme. 


DE FONTENELLE. 239 


Et quel autre forfait plus grand, plus odieux, 

Peut jamais attirer tous les foudres des Dieux ? 

Mais il n'est pas besoin que les Dieux qu’on offense, 
Fassent, par leur tonnerre , éclater leur vengeance ; 

Ce forfait avec lui porte son châtiment. 

Les Romains sont en proie à leur aveuglement ; 

Ils ne consultent plus les lois ni la justice ; 

Un caprice détruit ce qu’a fait un caprice. 

Le peuple , en ne suivant que sa légèreté , 

Se flatte d'exercer sa fausse liberté ; 

Et par celle licence impunément soufferte , 

Triomphe de pouvoir travailler à sa perte. 

Vous-mêmes qu’il a mis dans un rang éclatant, 

Que n’éprouvez-vous point de ce peuple inconstant ? 

A voire autorité chancelante, incertaine, 

Il peut, quand il lui plaît, se dérober sans peine; 

Il vous Ôte à son gré vos superbes faisceaux. 
Lorsqu'il fit choix d’abord de ses maîtres nouveaux, 
Brutus ct Collatin occupaient cette place ; 

Depuis, un vain soupçon, une inconslante audace 
Dégrada Collatin, et vous donna { à Valérius ), Seigneur , 
Pour peu de temps, peut-être, un dangereux honneur. 
Ah ! Romulus sans doute eut tous les Dieux contraires, 
Lorsqu’en ces murs naissants il rassembla nos péres , 
S'il faut que par un peuple à lui-même livré 

Périsse cet Etat encor mal assuré. 

Prévenez les malheurs qui déjà se préparent ; 

Que par un repentir vos fautes se réparent ; 

Qu'un légitime roi dans son trône remis, 

Fasse, en vous soumettant , trembler vos ennemis (69) ! 


Nous ne ferons pas à Voltaire lin ure de comparer 
celte tirade, si pauvrement écrile, à la belle scène où 
il met dans la bouche d’Aruns les magnifiques vers 
que tout le monde connaît. La phèdre de Pradon perd 
infiniment moins à être rapprochée de celle de 
Racine (70). 

La pièce qui suit serail un véritable chef-d'œuvre , 


40 BIOGRAPHIE 


bb 
+ 


si elle n’était en vers , et si l'auteur n’y oubliait, 
comme il lui arrive trop souvent, que « Le style le 
moins noble a pourtant sa noblesse. » 


APOLLON A DAPHXNÉ ; Sonnet. 


Je suis, — criait jadis Apollon à Daphné, 
Lorsque tout hors d’haleine il courait aprés elle, 
Et lui contait pourtant la longue kirielle 

Des rares qualités dont il était orné, — 


Je suis le Dieu des vers, je suis bel esprit né.— 
Mais des vers n'étaient point le charme de la belle. 
— Je sais jouer du luth, arrêtez. — Bagatelle ! 

Le luth ne pouvait rien sur ce cœur obstiné.— 


Je connais la vertu de la moindre racine ; 
Je suis par mon savoir Dieu de la médecine. — 
Daphné fuyait encor plus vile que jamais. 


Mais s'il eût dit : — Voyez quelle est votre conquête ; 
Je suis un jeune Dieu, toujours beau , toujours frais ! — 
Daphné, sur ma parole, aurait tourné la lête (71). 


Je mehâte d'arriver à ses ouvrages en prose.Prenons 
pour débuter les Dialogues des morts. Un fragment 
du premier nous donnera une idée suflisante du reste. 


ALEXANDRE, PHRINÉ. 


PaRiNÉ.— Vous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont 
vécu de mon temps ; ils vous diront que je leur offris de rebâtir 
à mes dépens les murailles de Thèbes, que vous aviez ruinées, 
pourvu que l’on y mit celte inscriplion : « Alexandre-le-Grand 
avait abaltu ces murailles, mais la courtisanne Phriné les à 
relevées. » 


DE FONTEXNELLE. 241 


ALEXANDRE. — Vous aviez done grand'peur que les siècles à 
venir n’ignorassent quel métier vous aviez fait ? 

Pauiné. — J'y avais excellé et toutes les personnes extraor- 
dinaires , dans quelque profession que ce puisse être, ont la folie 
des monuments et des inscriptions. 

ALEXANDRE. — Il est vrai que Rhodope l'avait déjà eue avant 
vous. L'usage qu'elle fit de sa beauté, la mit en état de bâtir 
une de ces fameuses pyramides d'Egypte qui sont encore sur 
pied... 

PHRINÉ. — Mais moi j'avais cet avantage par-dessus Rhodope, 
qu'en rétablissant les murailles de Thèbes, je me mettais en 
paralléle avec vous , qui aviez élé le plus grand conquérant du 
monde , et que je faisais voir que ma beauté avait pu réparer 
les ravages que votre valeur avait faits. 

ALEXANDRE. — Voila deux choses qui assurément n'étaient 
jamais entrées en comparaison l’une avec l’autre. Vous vous savez 
donc bon gré d'avoir eu bien des galanteries ! 

Pariné. — Et vous, vous êtes fort satisfait d’avoir désolé la 
meilleure partie de l’univers ? Que ne s'est-il trouvé une Phriné 
dans chaque ville que vous ayez ruinée ! Il ne serait resté au- 
cune marque de vos fureurs, 

ALEXANDRE. — Si j'avais à revivre, je voudrais être encore un 
illustre conquérant. 

PHRINÉ. — Et moi une aimable conquérante. La beauté a un 
droit nalurel de commander aux hommes, et la valeur n'en a 
qu'un droit acquis par la force. Les belles sont de tout pays, et 
les rois mêmes ni les conquérants n'en sont pas... Une belle ne 
partage avec personne l'honneur de ses conquêtes; elle ne doit 
rien qu'à elle-même. Croyez-moi, c’est une jolie condition que 
celle d'une jolie femme. 

ALEXANDRE. — Il a paru que vous en avez été bien persuadée. 
Mais pensez-vous que ce personnage s'élende aussi loin que vous 
l'avez poussé ? 

PariNé. — Non, non, car je suis de bonne foi. J'avoue que 
j'ai extrémement outré le caractère de jolie femme; mais vous 
avez oulré aussi celui de grand homme ! (72... 


L'ouvrage entier est écril sur ce ton et dans ce 


242 BIOGRAPHIE 


style. C’est, pour le fond , un perpétuel paradoxe; 
pour la forme, un feu roulant de mots souvent bizarres, 
quelquefois heureux , toujours spirituels. Nous voyons 
bien , avec Voltaire et Laharpe (73), ce qu'il y a de 
forcé, d’étrange, de prétentieux à mettre en parallèle 
Apicius et Galilée (74), Brutus et Faustine (75), le 
conquérant Alexandre et la conquérante Phriné ! Nous 
n'accorderons pas cependant à Walkenaer , que le 
succès de ce livre ne prouve qu'une chose , le mauvais 
goût du temps (76) qui Va si fort applaudi, et la 
critique la plus sévère admire Pline le jeune , tout 
en le condamnant. 

Nous ferions, il faut en convenir , bien meilleur 
marché des Lettres galantes, où l'abus de Pesprit 
(c’est pourtant de l'esprit encore) est porté au-delà 
de l'extrême limite, et où d’ailleurs nous avons 
rarement pour compensaiion les aperçus ingénieux 
dont les Dialogues des morts sont semés. Ecoutons 
le chevalier d'Her.... racontant une de ses prouesses. 


A MADEMOISELLE DE J... EN LUI ENVOYANT DES PATÉS D'UN 
SANGLIER QUI L'AVAIT PENSÉ BLESSER À LA CHASSE. 


\ 


J'ai couru un grand péril, Mademoiselle; mais enfin mon 
ennemi est défait, et je vous l'envoie en pâte. Je l’ai fait bien 
saler et épicer, pour conserver la mémoire de mon triomphe, en 
montrant ce cadavre. Si j'avais eu le secret des anciens Egyptiens, 
je l’eusse embaumé , et j’eusse fait de mon sanglier une momie ; 
cela eût duré une infinité de siècles ; mais, par malheur, nous 
autres modernes, nous n'avons point d'autre secret que la pâtis- 
serie. Figurez-vous, Mademoiselle , que comme j'étais à la chasse 
avec M. le baron de …. , l'animal que vous voyez , ne trouva 
pas bon que je le Luasse. El fuyait, et tout d’un coup il retourna 


DE FONTENELLE. 243 


vers moi avec fureur. Là-dessus je m'arrêlai pour délibérer. Je 
ne savais s’il n'était point envoyé de votre part contre moi; car 
tout ce qui me paraîl bien redoutable , je crois aussitôt qu'il me 
vient de vous. Je savais bien qu’en ce cas-là mon devoir de 
parfait amant était de me laisser manger ; mais quand j'eus bien 
examiné le sauglier, je ne trouvai pas qu'il eûi l'air si aimable 
que l'ont vos rigueurs et vos cruaulés. Il restait encore une 
grande difficulté , savoir : si je ne devais pas mourir, pour finir 
les tristes destinées que vous me faites; mais ce sentiment me 
parut trop intéressé pour le suivre; et je crus qu’il y allait de 
votre honneur , qu’un amant qui vous est aussi fidèle que moi, 
vécût, quoiqu'il n’y trouvâl pas son compte. Le zèle que j'ai pour 
voire gloire, coûta donc la vie au pauvre sanglier , qui ne croyait 
pas avoir affaire à un humme animé par un motif si puissant. 
Je le perçai d’un coup de mousquelon , et je ne crois pas qu’une 
autre fois des sanglicrs osent se jouer à ceux qui conservent leur 
vie pour vous. Je serais trop heureux, Mademoiselle , si vous 
mangez de celui-ci avec quelque sentiment de vengeance sur ce 
qu'il m'a osé mettre en péril, et si cela vous en relève le goùt (77). 


I! serait difficile de réunir en aussi peu de lignes plus 
de fadeurs et de fadaises; nous doutons que Voiture 
ait jamais trouvé mieux (78)! Ce n’était pas ainsi, on 
le croira sans peine, que Fontenelle écrivait pour son 
propre compte. Sa correspondance, au contraire, unit 
presque partout la simplicité à la grâce. On en pourra 
juger par les deux pièces que nous allons transcrire. 
Ces deux lettres d’ailleurs, dont nous avons les aulo- 
graphes sous les yeux, à défaut même de tout autre 
mérite , auraient encore celui de paraître ici pour la 
première fois. 

BASsEe-NORMANDIE—AU REVEREND 


Le TRÈS REVEREND PERE ANDRÉ DE LA COMPAGNIE DE JESUS 
A CAEN 


J'ai reçà votre premier Manuecrit, mon Reverend Pere, par 
les soins de Mad°. de St. Luc, que je vous prie d'en bien re- 
mercier pour moi. J'ai fout quitté pour le lire dans le moment, 


244 BIOGRAPHIE 


de suile, et a teste reposée, Je le trouve trés bien écrit , trés 
purement et trés élegamment, ce qu'on appelle ici du ton de la 
bonne compagnie, et en effet ce ton là vous est si nalurel qu'il 
n'y a pas jusqu'a vos lettres qui n’en soient, mais pour soutenir le 
personnage que je me suis donné d’eanemi des Manuscrits, je 
vous dirai que le fond de celuici manque d’une certaine nou- 
veauté que je desire dans les Livres. Tout ce qu'il diroit auroit été 
déja extremement dit quoiqu'avec moins d'agrément. Je n'aime 
pas même les vers quoique bien faits et bien tournés, horsmis 
peut étre quelques uns comme un qui commence par Substitüés 
leur en, mais je n'aime pas a trouver des vers dans ce sujet là , 
ils m'y paroissent trop étrangers , et il vaudroit mieux, ce me 
semble , traiter le tout en vers, ce qui vous donneroit un plus 
grand air de nouveauté. Ce seroit comme une Poëtique de Des- 
preaux , que je ne croi pas par parenthese Le plus sage de nos 
Poëtes. Je ne croi pas non plus meriter entierement la ma- 
niere dont vous parlés de moi, mais je ne laisserois pas 
d’étre fort aise que cela fust ditau Public, el de bonne part ; 
comme il le seroit, et si je l’empéche , je vous ayoüe que je 
croirai avoir fait une action heroïque de desinteressement. Ce- 
pendant pour en diminuer un peu l'excés de beauté, je vous 
conseille fort de ne vous en pas fier absolument a moi, il y a eu 
tels ouvrages dont je n'ai pas conseillé l'impression , et qui onteu 
de trés grands succés , et j'ai élé alors avec grand plaisir et de 
trés bonne foi l’Echo du Public. Cela pourroit bien m'arriver ici, 
et je le souhailerois de tout mon cœur. N’allés pas me punir de 
ma sincérilé par me refuser vos autres ouvrages, je vous 
avertis que vous feriés trés mal. Je garde celuici jusqu'a ce que 
j'aye reçû vos ordres. Adieu , mon Reverend Pere , sans aucune 
ceremonie, et avec une sincerité qui n'est peut étre que trop 
prouvée d’ailleurs (79). 
De Paris ce 8 Aoust 1735. 


BASSE-NORMANDIE— AU REVEREND 
LE TRÉS REVEREND PERE ANDRÉ DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS 
A CAEN 


Mon Reverend Pere 
Je sens très vivement la continualion de vos bontés , el je suis 
très flaté de de (sic) ce qu’un si grand éloignement, et qui apparem- 


DE FONTENELLE. 245 


ment ne finira pas, ne m'efface pas tout a fait de votre souvenir. 
Puisque vous me faites l'honneur de me demander de mes nou- 
velles, je vous dirai que je me porte bien pour mon grand age, 
et que par là je merile la jalousie du peu que j'ai de contem- 
porains. Je suis dans une silualion fort tranquille, el j'ai une 
ame bien propre a gouster ce bonheur là. Je n’entreprends point 
d'ouvrages qu'apparemment je ne finirois pas , mais je m'amuse 
a differentes lectures , pourveu cependant que ce ne soient pas de 
trop hautes maticres. Une chose encore qui m'est fort necessaire, 
c’est la continuation de votre amitié, el je vous la demande ins- 
tamment (80). 
Je suis avec respect , Mon Reverend Pere, votre trés 
bumble et très obeïssant serviteur, 
FONTENELLE. 
De Paris ce 29 Jan. 1749. 


Ce n’est là, à coup sùr, ni un Voltaire, ni une 
Sévigné. C’est toujours un écrivain plein d’esprit et 
de charme. N'oublions pas que ces lignes sont tracées 
par une main que l’âge appesantit : Fontenelle avait 
déjà 78 ans lorsqu’il écrivait la première de ces deux 
lettres, et, quand il signait la seconde, il n’en comptait 
pas moins de 98! 

Mais revenons à sa jeuncsse. Voyez avec quel art, 
ou plutôt avec quel naturel , à peine entré dans sa 20°. 
année, il enseigne , en se jouant , les vérités les plus 
abstruses à sa marquise de la Pluralité des mondes ! 


« — Serait-il bien possible, s’écrie la marquise dans l'un 
de ces doctes entretiens, que la terre fût lumineuse comme 
la lune ?.. — Hélas! Madame, repliquai-je, être lumineux n’est 
pas si grand'chose que vous pensez. Il n'y a que le soleil en qui 
cela soit une qualité considérable. El est lumineux par lui-même, 
eten vertu d’une nature particulière qu’il a; mais les planètes 
n'éclairent que parce qu’elles sont éclairées de lui. Il envoie sa 
lumière à la lune , elle nous la renvoie , eLil faut que la terre 
renvoie aussi à la lune la lumière du soleil; il n'y a pas plus 


246 BIOGRAPHIE 


loin de la terre à la lune que de la lune à la terre.—Muis, dit 
la marquise , la terre est-elle aussi propre que la lune à renvoyer 
la lumière du soleil? — Je vous vois toujours pour la lune , re- 
pris-je, un reste d'estime dont vous ne sauriez vous défaire. La 
lumière est composée de petites balles qui bondissent sur ce qui 
est solide et retournent d’un autre côté, au lieu qu'elles passent 
au travers de ce qui leur présente des ouvertures en ligne 
droite . comme l'air ou le verre. Ainsi ce qui fait que la lune 
nous éclaire , c'est qu’elle est un corps dur et solide’, qui nous 
renvoie ces petites balles. Or, je crois que vous ne conteslerez 
pas à la terre cette même dureté el cette même solidité. Admirez 
donc ce que c'est que d'être posé avantageusement. Parce que la 
lune est éloignée de nous, nous ne ia voyons que comme un Corps 
lumineux , et nous ignorons que ce soil une grosse masse sem- 
blable à la terre. Au contraire, parce que la terre a le malheur 
que nous la voyons de trop prés, elle ne nous paraît qu'une 
grosse masse, propre seulement à fournir de la pâtlure aux ani- 
maux ,el nousne nous apercevons pas qu'elle est lumineuse , 
faute de nous pouvoir mettre à quelque distance d’elle.—Il en irait 
donc de la même maniére, dit la marquise , que lorsque nous 
sommes frappés de l'éclat des conditiors élevées au-dessus des 
nôtres , el que nous ne voyons pas qu'au fond elles se ressemblent 
toutes extrémement. — C’est la même chose , répondis-je. Nous 
voulons juger de tout, el nous sommes toujours dans un 
mauvais point de vue. Nous voulons juger de nous, nous en 
sommes trop prés; nous voulons juger des autres, nous en 
sommes trop loin. Qui serait entre la lune et la terre, 
ce serait la vraie place pour les bien voir. Il faudrait être 
simplement spectateur du monde et non pas habitant (81)... 


Convenons cependant que le livre d'où nous déla- 
chons cette page gracieuse , abuse un peu parfois de 
ce charmant badinage dont la gravité des questions 
auxquelles il se mêle ne s’accommode pas toujours. 
Mais cet unique et léger reproche , nous ne pouvons 
même plus ladresser aux Eloges, à l'Histoire de 
l'Académie des sciences, productions accomplies, et 


2 


DE FONTENELLE. 247 


qui resteront parmi les plus beaux monuments dont 
les lettres s’honorent. Nous empruntons à ces admi- 
rables ouvrages les deux morceaux qui suivent. Le 
premier est de 1674, le second de 1716. 


I.—Les singes ont tant de rapport avec l’homme pour la figure 
extérieure, et ils paraissent si fort au-dessus des autres bêtes pour 
l'esprit, qu’il semble que la dissection de leur corps daive encore 
faire trouver en eux de nouvelles ressemblances avec nous. La 
figure de leur crâne est à peu près la même que celle du crâne 
de l’homme ; et surlout il n’a pas cet os triangulaire , qui dans 
la plupart des brutes sépare le cerveau du cervelet ; leur cerveau 
est grand à proportion du corps; les anfractuosités de la partie 
exlerne du cerveau sont assez semblables à celles de l’homme 
en la parlie antérieure ; conformités mécaniques qui peut-être 
contribuent à l'esprit des singes ; mais la plus parfaite qu'ils aient 
avec nous, est celle qui regarde les organes de la voix. Ils les 
ont tels, que les Nègres ont raison, sans le savoir , de dire que 
les singes parleroient , s'ils vouloient , et que la plupart des phi- 
losophes ont tort de supposer trop généralement, que les ani- 
maux exercent leurs actions, parce qu’il se rencontre qu'ils ont 
les organes qui y sont propres. Il ne lient pas aux organes que 
les singes n’articulent des sons, et n’élablissent entre eux une 
langue, il tient à ce qu'ils n’ont pas assez d'esprit ; car une des 
choses les plus admirables que fasse l’homme, c’est de parler. 
Comme dans le passage des animaux lerrestres aux oiseaux , 
il y a une espèce mitoyenne qui a des aîles, et qui ne vole point; 
aussi dans le passage de toutes les espèces qui ne parlent point à 
celle qui parle , il y a une nuance formée par des animaux qui 
ont tous les organes de la parole sans parler. Malgré loutes ces 
conformilés des singes avec l’hornme , il est pourtant certain 
que leurs parties internes sont assez différentes des nôtres, et 
que c’est par le dehors qu’ils nous ressemblent le plus. Si le singe 
est immédiatement au-dessous de l’homme , il ne laisse pas d'en 
être infiniment loin (82). 


II.—Le dessein qu'a eu le P. Malcbranche de lier la religion à la 


18 


248 BIOGRAPHIE 


philosophie a toujours été celui des plus grands hommes du Chris- 
tianisme. Ce n'est pas qu'on ne puisse assez raisonnablement les 
tenir toutes deux séparées, et pour prévenir tous les troubles régler 
les limites des deux Empires; maisilvaut encore mieux réconcilier 
les Puissances , et les amener à une paix sincère. Quand on ya 
travaillé , on a toujours traité avec la philosophie dominante, 
les anciens Pères avec celle de Platon, S. Thomas avec celle 
d'Aristote, et à leur exemple le P. Malebranche a traité avec celle 
de Descartes , d'autant plus nécessairement, qu'à l'égard de ses 
principes essentiels, il n’a pas cru qu'elle dût être comme les autres 
dominante pour un temps. Il n'a pas seulement accordé cette 
philosophie avec la religion, il à fait voir qu'elle produit plusieurs 
vérités importantes de la religion, et peut-être un seul point 
lui a-t-il donné presque tout. On sait que la preuve de la spiri- 
tualité de l’ame apportée par M. Descartes le conduit nécessaire- 
ment à croire que les pensées de l’ame ne peuvent étre causes 
physiques des mouvements du corps, ni les mouvements du corps 
causes physiques des pensées de l'ame, que seulement ils sont 
réciproquement causes occasionnelles , et que Dieu seul est la 
cause réelle et physique déterminée à agir par ces causes occasion- 
nelles. Puisqu’un esprit supérieur à un corps el plus noble ne le 
peut mouvoir, un corps ne peut non plus en mouvoir un autre ; 
leur choc n’est que la cause occasionnelle de la communication 
des mouvements, que Dieu distribue entre eux selon certaines 
lois établies par lui-même, et certainement inconnues au corps. 
Dieu est donc le seul qui agisse soit. sur les corps, soit sur les 
esprits; et de là il suit que lui seul, et absolument parlant , il 
peut nous rendre heureux ou malheureux , principe très-fécond 
de toute la morale chrétienne. Puisque Dieu agit sur les corps 
par des lois générales , il agit de même sur les esprits. Des lois 
générales régnent done partout, c’est-à-dire des volontés géné- 
rales de Dieu, et c’est par elles qu'il entre, tant dans l’ordre de 
Ja nature que dans celui de la grâce, des défauts que Dieu n'aurait 
pu empéeher que par des volontés particulières , peu dignes de 
lui. Cela répond aux plus grandes objections qui se fassent contre 
la Providence, C’est là tout le système dans un raccourci, qui 
ne lui est pas avantageux. Plus on le verra développé, plus la 
chaîne des idées sera longue , et en même temps étroite. Jamais 
philosophe n'a si bien su l'art d'en former une (83). 


DE FONTENELLE. 249 


. 


Qui ne trouve de soi-même, après avoir lu de telles 
pages, et ce ne sont pas les plus remarquables (84), le 
bel éloge que Voltaire en faisait dans ce vers si 
souvent cité : 


L'ignorant l'entendit, le savant l’admira (85) ? 


Nous connaissons suflisamment dans Fontenelle ce 
que nous pourrions appeler l'homme de génie; étu- 
dions-y maintenant l'homme de goût. Pour le juger 
sous ce rapport, il ne faut que rappeler les jugements 
qu'il portait lui-même. 

Les écrivains grecs, en général, n’ont pas ses sym- 
pathies. Quand il nous parle d’'Homère, ce qu’il tient 
surtout à nous en faire remarquer, ce sont les licences 
extraordinaires que sa poësie se donne : 


Homére pouvait parler dans un seul vers cinq langues différentes, 
prendre le dialecte dorique quand l’ionique ne l’accommodait pas; 
au défaut de tous les deux, prendre l'attique, l’éolique ou le 
commun, C'est-à-dire, parler en méme temps picard, gascon, 
normand, breton et français commun. Il pouvait allonger un mot, 
s’il était trop court, l’accourcir s’il était trop long, personne n'y 
trouvait à redire. Cette étrange confusion des langues, cet assem- 
blage bizarre de mots tout défigurés était la langue des dieux ; du 
moins il est bien sûr que ce n'était pas celle des hommes (86). 


Un curieux fragment , trouvé dans ses papiers 
après sa mort, nous a conservé l'opinion qu'il se 
faisait du théâtre grec, et en particulier d’'Eschyle , 
d’Euripide et d’Aristophane. 

Les Grecs sont harangueurs et rheteurs jusques dans 
leurs tragédies, que déparent en outre des lieux 


250 BIOGRAPHIE 


communs sans fin et presque toujours mal placés. — 
Eschyle est « une manière de fou qui avait l'ima- 
gination très-vive et pas trop réglée. » On ne 
sait ce que c’est que son Prométhée « dans lequel il 
n’y a ni sujet ni dessein, mais des emportements 
fort poétiques et fort hardis. » — Euripide est peut- 
être plus malmené encore. Ce poëte « ne connait 
point du tout l'intrigue , et les jeux de théâtre sont 
rares dans ses pièces. Il ne traite presque ses sujets 
qu'historiquement ; il met peu du sien dans la dis- 
position de sa fable... » Voyez comment , dans son 
Alceste , il nous décrit Hercule arrivant chez Admète 
et se mettant aussitôt « à faire bonne chère. Cette 
description est si burlesque, qu’on dirait d'un cro- 
cheteur qui est de confrairie. » Fontenelle convient 
cependant qu'Euripide cherche le naturel et que 
souvent, lorsqu'il ne tombe point dans des détails 
tout-a-fait bas, il y réussit en perfection. — Pas un 
mot de Sophocle, et nous le regrettons beaucoup.— 
Aristophane est infiniment mieux partagé que les 
tragiques , ses confrères. Notre aristarque aura sans 
doute plus d'une fois souri en le lisant , et sa par- 
tialité pour lui est visible. Il le déclare plaisant ; il lui 
trouve de fort bonnes choses. Si la plupart de ses pièces 
sont sans art, si elles n’ont ni nœud ni dénouement , 
c'est que la comédie était alors extrêmement im- 
parfaite. On voit bien par ces ébauches informes 
qu'elle ne fait que naïtre en Grèce, mais on voit 
aussi en inême temps qu’elle prend naissance chez 
un peuple éminemment spirituel (87).— De tout cela 
il résulte assez clairement que lauteur d’Aspar et 


DE FONTENELLE. 251 


de La comète était à peu près aussi capable de 
sentir et de comprendre ses modèles que de les 
imiter.....à moins qu'on ne soupçonne ici, surlout 
à l'égard des tragiques, quelque secret dépit, quelque 
sourde envie dont, à son insu même, le poëte 
sifflé, oubien vite oublié, pouvait poursuivre des rivaux 
si long-temps et si universellement applaudis ! 

Les poëtes bucoliques de l’ancienne Grèce parais- 
saient devant lui dans des conditions qui ne leur 
étaient guère moins défavorables. Ils avaient affaire 
à un concurrent heureux , et intimement convaincu 
que ses pastorales étaient l'idéal du genre. Ne nous 
étonnons donc pas trop, si avec de telles dispositions 
il regarde un peu de son haut ceux qui lui avaient 
ouvert et frayé la route — Passe encore pour Bion 
et Moschus! Les pasteurs qu’ils mettent en scène 
sont souvent des modèles de délicatesse et de galan- 
terie ; leur conversation est nourrie d'idées neuves 
et tout-à-fait riantes; ils n'ont nulle rusticité. Mais 
Théocrite est d’une grossièreté repoussante ; les dis- 
cours qu’il prête d'ordinaire à ses personnages sentent 
trop la campagne ; ce sont là de vrais paysans, et non des 
bergers d’églogues; Théocrite oublie sans cesse que la 
poësie pastorale perd tout son charme, si elle s’en tient 
à la réalité, et si elle ne roule que sur les choses 
de la vie champêtre ; ses bergers sont trop ber- 
gers (85) ! 

Rome, en fait de littérature, lui agrée plus que la 
Grèce. Selon lui, « Cicéron l'emporte sur Démos- 
thène , Virgile sur Théocrite et sur Homère, Horace 
sur Pindare, Tite-Live et Tacite sur tous les histo- 


252 BIOGRAPHIE 


riens grecs (89). » Jl n'imagine rien au-dessus de 
Cicéron et de Tite-Live; ce n’est pas qu'il ne voie 
leurs défauts ; mais il ne croit pas « qu'on puisse en 
avoir moins avec autant de grandes qualités (90). » 


La plus belle versification du monde est celle de Virgile ; 
peut-être, cependant, n'eûl-il pas été mauvais qu'il eût eu le 
loisir de la retoucher. Il y à de grands morceaux dans l’Enéide 
d'une beauté achevée, et que je ne crois pas qu'on surpasse 
jamais. Pour ce qui est de l'ordonnance du poëme en général, 
de la maniére d'amener les événements et d'y ménager des 
surprises agréables, de la noblesse des caractères, de la variété 
des incidents, je ne serais jamais fort étonné qu'on aille au-delà 
de Virgile, et nos romans qui sont des poëmes en prose, nous en 
ont déjà fait voir la possibilité (91). 


Le moyen-âge existe à peine pour notre critique. 
Cependant, il le stigmatisera en passant par cet 
arrêt qui n’est ni absolument vrai, ni entièrement 
faux : 


Les siècles de nos pères, plongés dans une épaisse ignorance , 
instruils seulement par des moines mendiants, n'avaient garde de 
prendre, sur la religion, des idées nobles et convenables. Jetez 
l'œil sur les images et les peintures de leurs églises, tout cela a 
quelque chose de bas el de mesquin qui représente le caractère de 
leur imagination. Leur manière de penser élait la même que leur 
maniére de peindre. Les livres de ces lemps-là , je parle des meil- 
leurs, ont assez de bon sens, beaucoup de naïveté, parce que le 
naïf est une nuance du bas, presque jamais d'élévation. Peintures, 
livres, bâtiments, tout se ressemble (92). 


C’est pour nos modernes que sont toutes ses pré- 
férences : 


Les meilleurs guvrages de Sophocle , d'Euripide, d'Aristophane 


DE FONTENELLE. 253 


ne tiennent guère devant Cinna , Horace, Ariane, le Misan- 
thrope.. Je ne crois pas que Théagéne et Chariclée , Clitophon et 
Leucippe soient jamais comparés à Cyrus, à l'Astrée, à Zaïde, à 
la princesse de Clèves. Il y a même des espèces nouvelles comme les 
lettres galantes, les contes, les opéra dont chacune nous a fourni 
un auteur excellent, auquel l'antiquité n’a rien à opposer ,el 
qu’apparemment la postérilé ne surpassera pas. N'y eût-il que les 
chansons , espèce qui pourra bien périr et à laquelle on ne fait 
pas grande attention, nous en avons une prodigieuse quantité, 
toutes pleines de feu et d'esprit, et je maintiens que si Anacréon 
les avait sues, il les aurait plus ehantées que la plupart des 
siennes {93). 


Pierre Corneille est son poëte de prédilection. Il 
le met constamment au-dessus de Racine , dans les 
pièces duquel il reconnait pourtant de très-grandes 
beautés (94). Nous ne résistons pas au plaisir de 
transcrire ici, nos lecteurs nous en remercieront , 
le fameux parallèle qu'il nous a laissé de ces deux 
hommes illustres. 


I. Corneille n’a eu devant les yeux aucun auteur qui ait pu le 
guider. Racine a eu Corneille. 

IL. Corneilie a trouvé le théâtre-français trés-grossier, el l’a porté 
à un haut point de perfection. Racine ne l’a pas soutenu dans la 
perfection où il l’a trouvé. 

III. Les caractères de Corneille sont vrais, quoiqu’ils ne soient 
pas communs. Les caractères de Racine ne sont vrais que parce 
qu'ils sont communs. 

IV. Quelquefois les caractères de Corneille ont quelque chose 
de faux à force d’être nobles et singuliers. Souvent ceux de Racine 
ont quelque chose de bas , à force d’être naturels. 

V. Quand on a le cœur noble, on voudroit ressembler aux 
héros de Corneille; et quand on a le cœur pelit, on est bien aise 
que les héros de Racine nous ressemblent. 

VI. On rapporte des pièces de l’un, le désir d’être vertueux , et 


254 BIOGRAPHIE 


des piéces de l’autre, le plaisir d’avoir des semblables dans ses fai- 
blesses. j 

VII. Le tendre et le gracieux de Racine se trouvent quelquefois 
dans Corneille ; le grand de Corneille ne se trouve jamais dans 
Racine. 

VIIL Racine n’a presque jamais peint que des Français, et que 
le siècle présent, même quand il 4 voulu peindre un autre siècle ; 
et d’autres nations, On voit dans Corneille toutes les nalions, et 
tous les siècles qu’il a voulu peindre. 

IX. Le nombre des pièces de Corneille est beaucoup plus grand 
que celni des pièces de Racine, et cependant Corneille s’est beau- 
coup moins répété lui-même que Racine n'a fait. 

X. Dans les endroits où la versificalion de Corneille est belle , 
elle est plus hardie, plus nobie, plus forte, et en méme lemps 
aussi nelle que celle de Racine ; mais elle ne se soutient pas dans 
ce degré de beauté, et celle de Racine se soutient toujours dans le 
sien. 

XI. Des auteurs inférieurs à Racine ont réussi après Ini dans son 
genre; aucun auteur, même Racine, n’a osé toucher après Cor- 
neille au genre qui lui était particulier (95). 


Mais nous savons qu’au lieu d’être l'expression 
franche et libre d’une crilique désintéressée , ce 
jugement fut, en grande partie , inspiré par des 
affections de famille, dicté par des intérêts de parti. 
Dérobons notre écrivain à ces fâcheuses influences ; 
ou plutôt soumettons-le un moment par la pensée 
à des influences contraires ; n’est-il pas évident que 
st Fontenelle, neveu et ami du grand Corneille, 
préfère Cinna et Rodogune à Bérénice et à Esther , 
neveu et ami de Racine, il préférera bien plus natu- 
rellement , bien plus facilement encore | Esther 
et Bérénice à Rodogune et à Cinna? Et c'est pré- 
cisément pour cela que nous eussions aimé à l’en- 
tendre s'expliquer sur l’auteur d'OŒdipe-Rai et 


DE FONTENELLE. 255 


d'Electre. Il eût été piquant de le voir peser 
dans les mêmies balances le Racine d'Athènes et le 
Sophocle de Paris. Mais cet homme ne se laisse 
jamais surprendre ; il tourne toutes les difficultés , 
il évite tous les écueils ! 

Pas plus que Racine , Boileau ne pouvait avoir 
l'oreille de son juge. Aussi, loin d’être pour lui Le 
plus sage de nos poètes, à peine est-il poète, à son 
avis, «si l’on entend par ce mot , comme on le doit, 
celui qui fait, qui invente, qui crée ; » « grand et 
excellent versificateur » tout au plus, pourvu encore 
que « cette louange se renferme dans ses beaux 
jours, dont la différence avec les autres est bien 
marquée, et faisait souvent dire: H£Las! et Hoza (95)! 

Lafontaine Jui allait mieux sons tous les rapports. 
« Je l'ai un peu connu , écrit-il quelque part (97), 
et je le définissais ainsi : Un homme qui était toujours 
demeuré à peu prés tel qu'il ctait sorti des mains de la 
nature , et qui dans le commerce des autres hommes 
n'avait presque pris aucune teinture étrangere. De là 
venait son inimitable et charmante naïveté. » 

La Motte lui avait toujours paru le type le plus 
parfait du véritable littérateur. Poële sérieux , grave, 
fort de choses, et par cela même peu goûté de la 
plupart des lecteurs qui ne veulent point voir de poësie 
là où se montre une raison puissante; poële universel, 
ou du moins, ce qui est encore un honneur , auquel un 
genre seul a manqué, la satyre, La Motte en outre, et 
de l’aveu de tous , excellait dans la prose. « On n’eût 
pas facilement découvert de quoi il était incapable. 
Il n'était ni physicien, ni géomètre , ni théologien ; 


256 BIOGRAPHIE 


mais on s'apercevait que pour l'être, et même à 
un baut point, ilne Jui avait manqué que de l'étude... 
Tout ce qui était du ressort de la raison était du 
sien (98) … » 

Ce qui me frappe surtout dans ces appréciations 
diverses, quelle qu’en soit du reste la valeur, c’est 
que Fontenelle juge bien par lui-même et d’après 
ses impressions propres, sans regarder à l'opinion 
commune , sans se laisser éblouir par les grands 
noms. Ce caractère personnel et indépendant qui 
donne à sa critique une remarquable originalité , 
nous le retrouvons tout entier dans ses théories 
littéraires. Lui aussi, il met hardiment le marteau 
dans nos vieilles poétiques (99), ou du moins il construit 
tranquillement la sienne avec ses observalions, avec 
ses réflexions , avec ses idées, ne s’inquiétant pas le 
moins du monde de ce qui a pu être pensé et 
dit avant lui sur les mêmes questions. Résumons 
rapidement ses doctrines sur l’origine, la nature et 
les destinées de la poésie. 

La poésie, si nous l'en croyons, est fille de la 
législation ou du chant. Lorsqu'on ne savait pas 
encore écrire, on s’avisa, pour graver les lois d’une 
manière uniforme et invariable dans la mémoire des 
hommes, « de les exprimer par des mots assujettis à 
de certains tours réglés, à de certains nombres de 
syllabes ; » ou bien « on aura chanté à limitation 
des oiseaux, » et dès que le chant fut tant soit peu 
réglé, on laura tout naturellement accompagné de 
paroles qui se soumirent à la mesure, « et voilà les 
vers! » — Née dans de telles circonstances, la poésie 


DE FONTENELLE. 257 


se réduira donc à peu près à la versification ; elle ne 
fera guère (la théorie se conforme toujours plus ou 
moins à la pratique dont elle sort) qu'ajouter aux 
règles générales de la langue certaines règles parti- 
culières qui la rendent plus difficile à parler ; et ce qui 
en conslitue l'essence, on nous le déclare positivement, 
c'est la gêne. Aussi Fontenelle conseillera-t-il à nos 
poëtes de ne se pas relâcher sur la rime à laquelle 
surtout ils doivent le mérite de la difficulté vaincue. 
Et cependant tout en reconnaissant cette victoire 
même comme la base et le fond de l'agrément qui 
s'attache à la poésie, il constate dans ce qu’il ap- 

_ pelle les grandes images un autre principe de plaisir 

r« incomparablement supérieur » (ainsi le veut pour 
le moment l'intérêt de sa composition qui doit tou- 
jours aller croissant; et la mise en œuvre avant 
tout !) à celui qu’il a élevé un peu auparavant, et que 
bientôt encore il élèvera au rang suprême (100). 
Ailleurs {mais il s'agissait alors de ravaler Despréaux 
qui n'est poële que par la forme , et d'établir contre 
lui, malgre la faiblesse d'une versification négligée , la 
haute valeur poétique de Thomas Corneille) , il aflir- 
mera que les vers, quoique d’un grand prix, ne sont 
pourtant qu’un ornement dans une pièce de théâtre, 
et que Polyeuete ou Cinna en prose seraient encore 
d’admirables poëmes (101). — Il pense même que les 
images poéliques , nécessairement matérielles à l'ori- 
gine, vont sans cesse se spiritualisant, et qu’un jour 
luira où nos versificateurs , après avoir été long temps 
plus poëtes que philosophes , se piqueront enfin d’être 
plus philosophes que poëtes (102). 


258 BIOGRAPHIE 


La philosophie est donc, aux yeux de Fontenelle , le 
point culminant de la culture intellectuelle, et c'estsur 
ce faite , qu’il nous reste, pour achever de le connaître 
comme écrivain et comme penseur, à le suivre et à 
l'étudier. Malheureusement il ne nous a laissé sur ces 
matières aucun traité spécial et de quelque étendue ; 
nous en sommes réduits, pour tout renseignement , 
aux réflexions qu'il a semées çà et là dans ses différents 
ouvrages, et à de courts fragments qu'il ne destinait 
pas à l'impression et qu’on a publiés après sa mort. 

De tous les philosophes anciens , Fontenelle ne 
connaît qu’Aristote, et encore ne le connait-il que 


par les rédactions des Pères jésuites qui l'entendaient, 


L 


on sait comment (103)! Il ne faut donc pas s'étonners'il = 


traite avec une grande irrévérence le fondateur du 
péripatétisme. C'est parce qu’on s’obstinait à chercher 
la vérité dans ses écrits énigmatiques, au lieu de la 
chercher dans la nature, que la science était tombée 
dans un abime de galimatias et d’idées inintelligibles , 
d'où l’on a eu toutes les peines du monde à la retirer. 
Aristote n’a jamais fait un vrai philosophe, et il en a 
beaucoup étouffé dont , sans lui , le génie aurait profité 
à la science (104).—Parmi nos modernes, il a loué offi- 
ciellement Leibnitz et Malebranche; mais Descartes est 
le seul qu'il admire sincérement. Il avait tout dit 
d’un homme quand il l'avait défini, en poésie un Cor- 
neille , en littérature un La Motte, un Descartes en 
philosophie (105). Ce qu’il estimait surtout dans 
l'auteur des Méditations ,ce n’était pas son système, 
dont une bonne partie lui paraissait fausse ou fort in- 
certaine, c'était sa méthode (106). 


La 
1 


DE FONTENELLE. 259 


Nous le voyons en effet, dès les premiers pas, se 
séparer neltement des doctrines cartésiennes : 


L'ancienne philosophie, dit-il, n'a pas toujours eu tort. Elle 
a soulenu que tout ce qui était dans l'esprit avait passé par les 
sens , el nous n’aurions pas mal fait de conserver cela d'elle... 
A force d'opérer sur les premières idées fournies par les sens, d'y 
ajouter, d'en retrancher, de les rendre de particulières universelles, 
d'universelles plus universelles, esprit les rend si différentes de ce 
qu'elles étaient d'abord , qu’on a quelquefois peine à y reconnaître 
des traces de leur origine. Cependant qui voudra prendre ïe fil, et 
le suivre exactement, retournera toujours de l’idée la plus sublime 
et la plus élevée à quelque idée sensible et grossière. L'idée même 
de l'infini n’est prise que sur le fini dont j'ôte les bornes (107). 


C’est Locke, ou, pour parler plus exactementencore, 
Condillac tout pur (108). Remarquons toutefois qu’il 
accorde ailleurs à l'intelligence, en-dehors des idées 
que ’expérience recueille, wne pensée générale, je 
pense, Je suis, laquelle fait le fonds de toutes les 
pensées particulières , qui n’en sont que des modifica- 
tions produites par l’action des objets sur les- 
prit (109). 

Avec Descartes cependant, et d’après lui, Fonte- 
nelle admet ja spiritualité de l’âme , mais c’est 
pour se donner en quelque sorte, le droit de déclarer 
absurde la doctrine de l'Ecole, c’est-à-dire le péri- 
patélisme des jésuites qui assignait aux bêtes une 
ame matérielle douée de la faculté de penser. Il 
n’accordera pas pour cela aux cartésiens que les bêtes 
soient des machines; au contraire, en établissant que 
l'opération instinctive chez elles est identiquement ce 
qu'elle est chez l’homme, et que chez l’homme cette 


260 BIOGRAPHIE 


opération suppose la volonté et la pensée, il leur dé- 
montrera qu’elles pensent et veulent comme nous{1 10). 

Il yaun Dieu. Fontenelle en a prouvé l’existence 
par un argument dont # vanterait la solidité et la 
force, s’il ne croyait pas l'avoir inventé. Les animaux, 
“dit-il, ne se perpétuent que par la génération. Mais 
il faut nécessairement que le premier couple de 
chaque espèce ait été produit , soit par la rencontre 
fortuite des parties de la matière , soit par la volonté 
d’un Etre intelligent qui dispose la matière selon ses 
desseins. Si la rencontre fortuite des parties de la 
matière a produit les premiers animaux , pourquoi 
n’en produit-elle plus? Qu'on n’objecte pas que dans sa 
jeunesse, la terre, bien différente de ce qu'elle est 
présentement , élait douée d’une fécondité qu'en 
vieillissant elle a pu perdre! Les animaux qu’alors 
elle aurait produits, n’ont-ils pas dû trouver en naïs- 
sant autour d'eux et les innombrables familles de 
plantes propres à rassasier leur faim, et ces eaux 
douces où leur soif s’étanche,et cette atmosphère qu'ils 
respirent, en d’autres termes (car un brin d’herbe ne 
peut croire, qu'il ne soit pour ainsi dire de concert 
avec le reste de la nature), un milieu parfaitement 
semblable à celui dans lequel ils vivent aujour- 
d'hui (111)? —Ce n’est pas l'histoire de l'homme, 
« suite d'événements si bizarres que lon a au- 
trefois imaginé une divinité aveugle et  insensée 
pour lui en donner la direction, » mais celle de la 
nature qui nous conduit sûrement à l'Etre suprême. 
« La véritable physique s'élève jusqu'à devenir une 
espèce de théologie (112). » L'astronomie et l'anatomie 


DE FONTENELLE. 261 


surtout racontent la gloire du créateur ; « l’une 
annonce son immensité par celle des espaces célestes, 
l’autre son intelligence infinie par la mécanique des 
animaux (113). » 


Il est assez Curieux de voir comment l'imaginalion humaine a 
enfanté les fausses divinités. Les hommes voyaient bien des choses 
qu'ils n'eussent pu faire; lancer les foudres, exciter les vents, 
agiter les flots de la mer, tout cela était au-dessus de leur 
pouvoir. Ils imaginèrent des êtres plus puissants qu'eux, et ca- 
pables de produire un grand effet... De là vient une chose à 
laquelle on n’a peut-être pas encore fait de réflexion : c’est que 
dans toutes les divinilés que les payens ont imaginées, ils y font 
dominer l'idée du pouvoir, et n’ont eu presque aucun égard ni à 
la sagesse, ni à la justice, ni à lous les autres altributs qui 
suivent la nalure divine (114). 


Il ne serait pas facile de dire comment Fontenelle 
entendait les rapports de l'homme avec Dieu , l’occa- 
sion de s'exprimer sur ces hautes questions ne s’étant 
pas présentée, ou, si l’on aime mieux, ayant été 
constamment éludée.— Pour ce qui est du culte établi, 
il respecte jusqu'aux délicatesses excessives que l’on peut 
avoir à son propos (115); il reconnait ostensiblement 
une religion vraie qui est l'ouvrage de Dieu seul (116) ; 
et on sait en quels termes il s'exprime sur l’Imttation 
de Jésus-Christ, ce livre , le plus beau qui soit parti de 
la main d'un homme, puisque l'Evangile n’en vient 
pas (117). Mais quelqu'effort que nous ayons fait pour 
le croire sincère, ni ses réserves, ni ses protestations, 
ni même son sermon en deux points sur la pa- 
tience (118), n'ont pu nous convaincre de son ortho- 
doxie. Fontenelle était déiste, il n’était pas chrétien. 

Ses opinions politiques nous sont plus franchement 


262 BIOGRAPHIE 


livrées. Quoiqu'il ait résisté aux sollicitations de 
l’abbé de Saint-Pierre qui le pressait vivement de 
consacrer la netteté et les agréments de son style à 
la science du gouvernement {119), et qu’il nait publié 
aucun traité spécial sur ces matières, les deux fragments 
qu'il nous a laissés sur sa République nous révèlent 
clairement ses tendances, et comme ces petits écrits 
n'étaient pas destinés à la lumière , ils ne sont pas 
fardés sans doute, etnous ne voyons aucun motif pour 
en suspecter la bonne foi. Unextrait de ces deux pièces 
va produire notre penseur sous un nouveau jour. 


I n’y aura ni nobles ni roturiers. Tous les métiers seront égale- 
ment honorables, et on en pourra également tirer les magistrats.On 
ne pourra toutefois parvenir aux charges, à moins que d’avoir un 
certain bien; deux mille écus de rente, par exemple. Quand on 
sera parvenu à une charge, le bien ira à ceux qui devront hériter 
de la même manière que si on élait mort, eton ne subsistera 
plus que d’ane peusion du publie. Le fils d’un magistrat ne le 
pourra jamais étre. 

Tous les citoyens seront soldats et obligés d'aller à la guerre. Il 
y aura des temps réglés pour les exercer tous, de sorte que l'on 
s'en pourrait servir en cas de besoin; mais il y aura outre cela 
une armée toujours sur pied, composée de soldats qui le seront 
toujours. Les généraux auront passé indispensablement par tous 
les degrés; ils seront perpétuels. Leurs enfants ne pourront jamais 
passer le grade de capitaine. 

Iln'y aura qu'un trés-petit nombre de lois, pour les biens 
que tous les frères partageront également, par exemple, etc. ; le 
reste sera jugé ex æquo et bono, Les filles n'auront rien en ma- 
riage. Les femmes pourront répudier leurs maris, sans en pouvoir 
être répudiées; mais elles seront un an après sans se pouvoir 
marier. 

Point d’orateurs dans tout l'Etat, que de certains orateurs 
entretenus par le public, et destinés à entretenir de temps en 
temps le peuple de la bonté de son gouvernement , à lui expliquer 


DE FONTENELLE. 263 


les raisons de loules les lois, à faire l'éloge des grands hommes 
aprés leur mort, mais tout cela sans celte chaleur immodérée et 
ces excês ordinaires à nos vraleurs. Les particuliers plaideraient 
eux-mêmes leurs causes ou les feraient plaider, mais trés-simple- 
ment , par quelques-uns de leurs amis. 

On érigera des statues anx grands hommes, en quelque espèce 
que ce soil, même aux belles femmes. Si un jeune hamme a fait 
une belle action, il sera en droit de choisir telle fille qu’il voudra 
dans sa ville; elle ne sera pas obligée à l’éponser; mais elle n'en 
pourra épouser d’autre pendant l’année entière, à moins qu'il n’y 
consente, ou qu'un autre qui aura fait une plus belle action ne 
prétende à elle. 

Il n’y aura que trois ordres de magistrats. — Les premiers et les 
plus bas jugeront sans appel tous les procès civils des particuliers 
et régleront la police. — Les seconds, ou conseillers d'Etat, jugeront 
les jugements des premiers sur les procès. Ces jugements ne seront 
jamais cassés; mais on cassera les juges que l’on trouvera avoir 
été d'un mauvais avis un certain nombre de fois. Ils ordonneront 
[en outre] des édifices publics, des fêtes, des spectacles. — Les der- 
niers magistrals ne seront que trois. Ils s’appelleront les trois 
ministres de l'Etat. En leurs personnes résidera la souveraineté. 
Les choses passeront entr'eux à la pluralité des voix. Ils pourront 
déposer ceux du second ordre. Ils disposeront de la paix et de la 
guerre. A soixante-dix ans, ils n'auront plus de fonction, et 
seront déposés. — Les magistrats du premier ordre seront élus à la 
pluralité des voix de lous les péres de famille, non dans une 
assemblée, mais par des billets qu'on ira prendre dans toutes les 
maisons. — Quand il faudra élire un magistrat du second ordre, 
les trois ministres le choisiront sur un nombre composé de tous 
les quatre plus anciens des juges de chaque ville. El pour l'élection 
d'un ministre, les villes enverront chacune un député , et tous ces 
députés choisiront le ministre dans le corps des conseillers d'Etat, 
— Plus le magistrat s'élève en dignité, plus il doit diminuer en 
richesses el en moyens d'acquérir (120). 


Fontenelle, nous le savons, estimait peu son es- 
pèce; les bommes lui paraissaient tous à peu près 


19 


264 BIOGRAPHIE 


égaux en sottise el en malice (121); son idéal, en 
fait d'organisation politique, ne pouvait donc être 
qu'un système perfectionné de défiance, qui soumet- 
tail, autant que le permet la nature des choses, les 
actes de chacun au contrôle de tous. 

Et cependant, malgré ce pessimisme , Fontenelle 
laisse échapper , sur les destinées de l'humanité , 
des aperçus d’une rare noblesse. Un des premiers (122), 
il reconnait et décrit, avec une sorte d'enthousiasme 
dont on nel’aurait pas estimé capable, la grande loi du 
progrès. « Noussommes dans un siècle, s’écrie-t-il, où 
les vues commencent sensiblement à s'étendre. Tout 
ce qui peut être pensé ne l’a pas été encore; lim- 
mense avenir nous garde des événements que nous 
ne croirions pas aujourd'hui, si quelqu'un pouvait 
les prédire (123). » Comparons l'humanité à un seul 
homme dont les vues saines s’ajouteraient toujours les 
unes aux autres , et qui ne vieillirait jamais. « Un savant 
de ce siècle-ci contient dix fois un savant du siècle 
d'Auguste » et nous serons quelque jour pour Ja pos- 
térité, ce que les anciens sont pour nous.— Une chose 
qui nous à singulièrement frappé, eu égard à l’époque 
où Fontenelle écrivait, dans ces soupçons prophé- 
tiques, c’est qu’en deux endroits de ses livres il signale 
comme les héritiers probables et les continuateurs 
futurs de l'Europe actuelle, qui? les Américains (124) ! 

Mais à part cette belle doctrine, qui d’ailleurs 
semble renfermer la perfectibilité humaine dans le 
domaine de la science, les vues sociales de notre écri- 
vain n’ont ni élévation, ni générosité. Sa morale , s’il 
est possible,est moins élevée ,et moins généreuse encore. 


DE FONTENELLE. 265 


Le désintéressement qu'il ne loue guère qu’offi- 
ciellement et lorsqu'il représente son Académie (125), 
n'est probablement pour lui comme pour le person- 
nage auquel il prête celte désolante doctrine , qu’une 
pure chimère (126); et c'est bien lui qui nous dit par la 
bouche de Socrate : « On est ignorant dans un siècle, 
mais la mode d’être savant peul venir ; on est in- 
téressé , mais la mode d’être désintéressé ne viendra 
point (127).»— La vertu n’en est pas moins prônée dans 
ses ouvrages; on n'a ren, selon lui, de mieux a faire en 
ce monde que d'être vertueux (128). Mais pourquoi, 
dans quel but? C'est que la vertu seule nous rend 
aussi heureux qu’il nous est donné de l'être. Qu'’est- 
ce en effet que le bonheur? 


Une situation telle qu'on en désirât la durée sans change- 
ment, et en cela il diffère du plaisir qui n’est qu’un sentiment 
agréable, mais court et passager, et qui ne peut jamais être un 
état... Celui qui voudrait fixer son état , non par la crainte d’être 
pis, mais parce qu’il serait content, mérilerait le nom d’heureux. 
On le reconnaitrait entre tous les autres... à une espèce d'immo- 
bilité dans sa situation ; il n’agirait que pour s’y conserver et non 
pas pour en sortir... La plupart des changements qu’un homme 
fait à son état pour le rendre meilleur , augmentent la place qu’il 
tient dans le monde , son volume, pour ainsi dire; mais ce vo- 
lume plus grand donne plus de prise aux coups de la fortune. Un 
soldat qui va à la tranctiée voudrait-il devenir géant pour attraper 
plus de coups de mousquel? Celui qui veut être heureux se réduit 
et se resserre autant qu’il est possible. Il a ces deux caractères : il 
change peu de place et en tient peu (129). 


Nous avons étudié Fontenelle comme écrivain , 
comme critique, comme philosophe. De proche en 
proche ; nous sommes parvenu jusqu'à l’homme 
lui-même. Pénétrons bardiment dans le sanctuaire qui 
maintenant nous est ouvert. 


266 BIOGRAPHIE 


La théorie du bonheur qu’on vient de lire et l’une 
des deux lettres que nous avons citées plus haut nous 
donnent le trait le plus marqué de cette physionomie 
indécise. Il fallait à Fontenelle une situation tran- 
quille ; il la lui fallait à tout prix. Le besoin du repos 
qui tenait à son tempérament, et dont il s'était fait 
une habitude et un principe, suffit presqu’à lui seul 
pour expliquer tout ce qu’il y a eu de bon et de mau- 
vais dans sa nature, de louable et de blämable dans 
ses actions. 

Il craignait les émotions vives, les émotions qui 
troublent , et il les avait constamment évitées : je n’a 
Jamais, disait-il, n? ri ni pleuré (130). 

Les voyages et leurs incidents inévitables n'étaient 
pas de son goût. C'était un événement dans sa vie, un 
événement à lui faire tourner la tête, qu'un démé- 
nagement (131)! L 

n'avait pas du tout l'humeur polémique. Aussi 
quand ses livres étaient attaqués, il se gardait bien 
d'en prendre la défense: « Je ne répondrai point 
au jésuite de Strasbourg, écrivait-il à l’occasion des 
attaques dirigées contre son Histoire des oracles , 
quoique je ne croie pas l’entreprise impossible... les 
querelles me déplaisent. J'aime mieux que le diable 
ait élé prophète, puisque le Père jésuite le veut et 
qu'il croit cela plus orthodoxe (132). » 

Ce n’était pas qu'il fût insensible au succès et à la 
louange ; il tient tout autant qu'un autre aux applau- 
dissements du public (133). Mais sa réputation n'est 
qu'en seconde ligne, et la tranquillité passe avant la 
gloire. Sans doute , sous son humilité apparente, 


DE FONTENELLE. 267 


sous sa modestie extérieure (134), il cache un grand 
fond de vanité ; toutes les fois que, dans ses écrits 
ou ailleurs , il parle du sage, de l’homme supérieur , 
de l’homme qui donne le ton à son siècle, c'est bien 
de lui-même qu’il entend parler ; mais la haute estime 
qu'il a pour sa personne n'est pas une de ces choses 
qui se déclarent et s’'avouent sans péril ; aussi, lors- 
qu'il lui arrivera , et le cas se représente plus sou- 
vent quon ne serait d'abord disposé à le croire , de 
faire son propre éloge , ce sera toujours obliquement, 
en termes couverts , et, si je puis m’exprimer de la 
sorte , par insinuation. 

Nous avons vu Fontenelle secouer en littérature , 
en philosophie , en politique, en religion, le joug de 
l'autorité. C'était une des intelligences les plus indé- 
pendantes que la république des lettres ait jamais pro- 
duites. Malheureusement pour nous et pour lui, son 
génie qui aurait pu et dû, à ses risques et périls, 
s'ouvrir et nous frayer des routes nouvelles, prendra 
constamment le mot d'ordre, dans des vues étroitement 
personnelles , d'une circonspection qui passait toutes les 
bornes. Le plussouvent done Fontenelle emporteraavec 
lui, dans sa main obstinément fermée (135), les 
vérilés qui compromettent, et pour lesquelles il faut 
savoir souffrir. Quelquefois il se hazardera, par une 
sorte de transaction entre l'audace de sa pensée et la 
timidité de son caractère, à poser un principe équi- 
voque, dont il se réserve, Le cas échéant, de désavouer 
les conséquences (136). Il ira méme jusqu'à se ména- 
ger, par des actes plus ou moins hypocrites, une 
réponse aux objections qu’il prévoit; à ceux, par 
exemple, qui le presseront sur ses croyances reli- 


268 , BIOGRAPHIE 


gieuses:« Qu’avez- vous à me dire, répliquera-t-il? n'ai- 
je pas fait mes pâques (137)? » Le beau côté de cette 
extrême réserve, c’est sans doute ce dont il se glorifie 
avec raison dans sa vieillesse, et ses biographes ne 
sauraient trop l'en féliciter , de n'avoir jamais , pen- 
dant le cours de sa longue carrière , déversé le plus 
petit ridicule sur la plus petite vertu (135). 

Certes , le sentiment de l’honnête ne lui manquait 
pas, et il en suivait volontiers les prescriptions, si 
quelque intérêt n’y mettait obstacle. Lorsque l'abbé 
de St.-Pierre , son compatriote , fut exclu de 
l'Académie française pour un de ces rêves politi- 
ques, auquel cependant le régent donnait son ad- 
hésion (139), une boule , une seule , celle de Fon- 
tenelle , protesta discrètement contre cette inquali- 
fiable rigueur. N’en demandons pas plus. N'exigeons 
pas que la justice aille jusqu’au courage. Le duc de la 
Force ose un jour devant lui s’attribuer ce vote ; 
Fontenelle se tait (140)! — 

Ce défaut de franchise, cette excessive prudence, 
ces ménagemenis, qu’on pourrait quelquefois, comme 
dit M. Villemain , appeler d’un autre nom (141), 'ont 
été et devaient être sévèrement repris. Sous ce 
rapport l’épithète de rormand, dans son mauvais sens, 
dans son sens épigrammatique (nous n'avons pas 
besoin de dire que ce nom, dans sa signification his- 
torique et sérieuse, ne craint aucun de ceux dont 
notre ancienne France s’honore) lui a été justement 
infligée (142). 

Homme du monde autant que d'étude, ce qu'il 
portail surtout dans la société , c'était le désir de 
plaire à tous, ou du moins de ne déplaire à personne; 


DE FONTENELLE. 269 


et il y était à peu près parvenu. Quelqu'un lui de- 
mandant un jour par quel secret il avait su se faire 
tant d'amis et pas un ennemi : par ces deux axiomes, 
répondit-il : Tout est possible et Tout le monde a 
raison (143). 

De ce qu'il aimait le monde , n’en concluons pas 
qu'il aimât les hommes ; il les méprisait, au contraire, 
et les redoutait. C’est donc à tort que ses admirateurs 
ont cru voir en lui une nature bienveillante jusqu’à 
l’obligeance (144). Non que dans l’occasion , occasion 
qu'il attendra toujours et ne provoquera jamais, il ne 
sache rendre un service ; mais s’oublier lui-même, 
déranger l’économie de ses journées, troubler l'ordre 
dans lequel un plan savamment combiné a disposé 
son sommeil et sa veille , ses travaux et ses plaisirs , 
et cela pour faire un peu de bien à des sots ou à des 
méchants , non, Fontenelle n'aura pas, comme 
nous dirions, cet héroïsme , comme il penserait au 
fond de l’âme , cette simplicité ! 

A défaut de cette vaste sympathie qui attache l'in- 
dividu à l’espèce, trouvons-nous du moins en lui cette 
sympathie plus étroite qui unit un homme à un 
homme ? Fontenelle , selon toute apparence , n'a pas 
senti, n’a pas compris ce qu’il y a d’exquis dans ce 
mariage des âmes. Etranger, autant qu'il pouvait 
l'être, aux relations et aux affections de famille, ses 
amitiés n'étaient guère que des liaisons. Sa faculté 
d'aimer, qui d’ailleurs était parfaitement disciplinée , 
ne comportait rien de plus vif ni de plus tendre. Peut- 
être cependant faut-il admettre ici deux exceptions à 
ses habitudes constantes du reste , la première , pour 


270 BIOGRAPHIE 


La Motte dont il se félicitait comme de l’un des plus 
beaux traits de sa vie de n'avoir pas été jaloux (145); 
et la seconde, pour le procureur du roi au bailliage 
de Rouen, Brunel, auquel dans sa jeunesse il com- 
muniquait ses ouvrages avant de les livrer au public, 
et avec lequel, à ce qu’il nous assure , il ne faisait 
qu'un par l'esprit aussi bien que par le cœur (146). 

Ce qui est certain, c’est qu’il ne connut pas l'amour. 
« Ce n’est pas un cœur que vous avez là, lui disait 
un jour madame de Tencin, en lui mettant la main 
sur la poitrine, c’est de la cervelle comme dans la 
tête (147). » 

Ses rapports avec les femmes, quand ils n'étaient 
pas purement intellectuels, devenaient exclusivement 
sensuels. «Il ne nous aime point, Madame, disait un jour 
la marquise de Lambert à madame de Tencin , il ne 
nous aime point ; il n'aime même pas ma fille de 
Saint-Aulaire ; il n’aime que la petite De Beuvron 
(148). » Elle écrivait en parlant de lui : « 1] ne de- 
mande aux femmes que le mérite de la figure ; dès 
que vous plaisez à ses yeux, cela suffit, et tout 
autre mérite est perdu (149). » Ce qui, du reste, 
s'accorde entièrement avec l'opinion que les Dialogues 
des morts prêtent à Platon {| à Platon !) : « Le corps 
est destiné à recueillir le profit des passions que l'esprit 
même aurait inspirées (150). » 

Cette sensualité affectait une forme moins élevée 
encore ; Fontenelle était gourmand. Il s’accuse 
d’ailleurs de ce vice incurable avec tant de bonne grâce 
(151), que nous nous faisons presque un scrupule 
de le relever. Cependant ce défaut s'est manifesté , 


DE FONTENELLE. 271 


à noire connaissance , dans une circonstance tellement 
caractéristique , qu’il ne nous est pas permis de ne pas 
la mentionner ici. M. Richer d’Aube, maitre des re- 
quêtes , dans la maison duquel Fontenelle, qui était 
un peu son parent, eut un appartement pendant 
plus de vingt ans, n’aimait pas les asperges au 
beurre ; c'était à cette sauce au contraire que Fon- 
tenelle les préférait. M. d’Aube meurt ; Fontenelle, 
en apprenant sa mort, la mort d’un parent, d’un 
ami intime, d’un bienfaiteur , ne trouve dans sa 
position rien de changé qu’une chose : «. Allons , 
dit-il, nous mangerons désormais à notre aise les 
asperges au beurre. » Ce fait a été rapporté au P. 
André à Caen, par un homme incapable de men- 
songe et qui vécut long-temps à Paris dans l'intimité 
de Fontenelle, par M. de Croismare (152). — Un 
mot pareil ferait presque croire à l'authenticité d’un 
autre mot célèbre qu’on a mis dans la même bouche : 
« Il faut, pour être heureux, avoir l'estomac bon 
et le cœur mauvais (153). » 

De tout ce qui précède , il résulte évidemment que 
Fontenelle n’étail pas un de ces hommes dont l'âme 
use rapidement le corps , et il n’y à rien d'étonnant 
qu'il ait prolongé sa carrière de beaucoup au-delà 
des proportions communes. Il fallut bien cependant, 
quoi qu'il fit pour le reculer indéfiniment , arriver 
au terme fatal. Cette vie, qu'il avait tant écono- 
misée , il fallut bien la voir finir. Fontenelle , pour 
qui la mort est « le plus grand des maux (154), » 
garde, à son apprôche, non-seulement tout son calme, 


mais encore toule sa gaielé. Lorsque ses facultés 


292 BIOGRAPHIE 


physiques, l'ouïe d’abord et par degrés, la vue ensuite 
et subitement, commencèrent à le quitter : « J'envoie 
devant moi, disait-il, mes gros équipages (155). » 
Ses deux ou trois dernières années furent lége- 
rement incommodées par des faiblesses qui allaient 
jusqu’à l’évanouissement ; mais sa santé n’en était 
que médiocrement affectée. Au commencement de 
l’année 1757, sentant peut-être déjà cette difficulté 
d’être (156), le seul symptôme qui dut lui annoncer 
sa fin, il demanda (ne discutons pas la sincérité de 
cette démarche) et reçut les sacrements.Quelques jours 
après , il tomba dans une de ces faiblesses auxquelles 
il était sujet ; mais ce fut la dernière. Lelendemain, 9 
janvier 1757, sur les cinq heures du soir , il avait 
alors cent ans moins un mois et deux jours, il 
s'éteignit, comme il le dit de Cassini dans son Éloge 4 
« sans maladie, sans douleur , par laseule nécessité de 


mourir (157). » 


DE FONTESELLE. 293 


NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE 


La liste des diverses publications de Fontenelle, jointe à 
celle de leurs réimpressions, remplirait à elle seule plus de 
4 pages in-8°.; nous nous contenterons donc d'indiquer ici 
les éditions de ses œuvres complètes en renvoyant le lecteur 
pour le reste aux listes données par Moréri et par Quérard. 

OEuvres diverses, ornées de figures, par B. Picart, La 
Haye, Gosse, 1728-29, 3 vol. in-f°. 

Les mêmes, avec les mêmes gravures, in-4°. 

OŒEuvres complètes, Paris, Brunet, 1758-66, ou avec un 
nouveau titre, Paris, Desaint, 1767, 11 vol. in-12. 

Les mêmes, Amsterdam, 1764, 12 vol. in-80. 

Les mêmes , Paris, Bastien, 1790-1792, 8 vol. in-8. 

Les mêmes (avec une notice par Depping), édit. com- 
pacte , Paris, Belin, 1818 , 3 vol. in-8°. 

Les mêmes /'avec une notice par Champagnac) , Paris , 
Salmon , 1825 , 5 vol. in-82. 


BIOGRAPHIE 


] 
SJ 
ES 


NOTES. 


(1) Cette notice a déjà paru , il y a cinq ou six mOIS , 
dans Les Normands illustres, publiés sous la direction de 
M. L. H. Baratte. Elle en forme la 21°. livraison. Ren- 
fermée à l'origine dans une feuille in-8°., elle à pris 
depuis de tels développements que l’Académie, en lui 
faisant l'honneur de l’admettre dans ses Mémoires , n’a 
pas dérogé à la règle qu'elle s’est imposée de n’imprimer 
que ce qui est écrit pour elle. 

(2) L'abbé Trugcer, Mémoires pour servir à l’histoire 
de la vie et des ouvrages de MM. de Fontenelle et de La 
Motte;—De Foucuv, Eloge de Fontenelle , lu à l'Académie 
des sciences, en 1757 ;—Leseau , Eloge de Fontenelle, lu 
à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en 1751 ;— 
De Souiénac , Eloge historique de M. de Fontenelle, pro- 
uoncé à la séance publique de la Société royale des sciences 
et belles-lettres de Nancy, le 8 mai 1757;—Lecar, 
Eloge de Fontenelle , lu à l'Académie de Rouen, en 1757 ; 
__D. Saas, canonicus et academicus rothomagæus, Eleqa 
in obitum D. De Fontenelle , lecta in consessu Acad. roth. 
26 jan. 1757 ; — VOLTAIRE, Siècle de Louis XIV , Cata- 
logue de la plupart des écrivains français qui ont paru 
dans ce siècle ; et ailleurs ;—Tnomas, Essai sur les éloges, 
ch. 36 ; — Lanarrs, Cours de littérature , édit. Crapelet , 
t. XIV, et ailleurs ; — Garar, Eloge de Fontenelle, 
couronné par l’Académie française en 1784; — CHAUDON 
et DEëcaNDiNe , Dictionnaire universel; — DE BARANTE , De 
la littérature française pendant le XVIII. siècle ;— WALKE- 
vagr , dans la Biographie universelle ; — DeprinG , en tête 


DE FONTENELLE. 275 


de l'édition des œuvres de Fontenelle , Paris 1818 ; — 
CaaAmrAGNac, en tête de l'édition des œuvres de Fontenelle, 
Paris 1825 ; — Vrrremain, Cours de liltérature française , 
XVIIIS. siècle, ]'€. partie, 13°. leçon ; — ArsENE Hous- 
SAYE , Portraits du XVIII®. siècle, p. 32-58; — FLOURENS , 
Revue des éditions de l’histoire de l’Académie des sciences 
par Fontenelle, dans le Journal des savants, avril, mai, 
juin, et juillet 1846 ; —ArrauD, dans le Dictionnaire des 
sciences philosophiques , 4°. livraison, etc., etc. , etc. 

(3) Ce n’est pas Le Bouyer, mais Le Boyger, que donne 
l’article de M. Artaud ; il ne faut voir là probablement 
qu'une faute d'impression. 

(4) Voy. Trugcer, Mémoires etc. 2%. édit., p. 123 et 
274.—Le père de Fontenelle mourut en 1693 , à l'âge de 
82 ans. In., Ibid., p. 124, note 1. 

(5) Fontenelle ne parlait jamais sans admiration de 
l'esprit de sa mère ; « Je lui ressemblais beaucoup , répé- 
tait-il fréquemment, et je me loue en le disant. » TRUBLET, 
Mémoires etc. , p. 274.—Cette femme si pieuse ne pouvait 
cependant faire un crime à ses frères de travailler pour le 
théâtre; Elle n'entendait pas raison là-dessus , disait à ce sujet 
Fontenelle, ou encore, Là-dessus elle entendait raison. In. . 


Ibid., p. 124.— Le chanoine Saas, a écrit dans son Elegia 
v. 25-28 : 


Nempe soror gemini non inficianda poelæ, 
Fralerni judex carminis illa fuit. 

Sæpe , nec erubuit , sæpe emendanda sorori 
Carmina commisit frater uterque suæ. 


(6) Pierre était prêtre habitué à Saint-Laurent de Rouen. 
11 passait pour être d’une extrême simplicité. A quoi s’oc - 
cupe-t-il, demandait-on un jour à Fontenelle ? — 11 dit la 
messe le matin - Et le soir ? — Le soir, il ne sait ce qu'il 
dit (Cousix D'AvaLron, Fontenelliana, p.98). » Joseph-Alexis 


276 BIOGRAPHIE 


mourut chanoine de la cathédrale de cette même ville, en 
réputation de science et de vertu { Leseau, Eloge de Fon- 
tenelle. Voy. encore les Nouvelles ecclésiastiques , années 
1731, p. 101 ; 1741, p. 191 et suiv.; 1742, p. 31). C'est 
de ce dernier que parle Fontenelle, dans une lettre 
adressée à M€. de Forgeville , le 31 novembre 1741 : 
« Vous savez peut-être déjà, Madame , la mort de mon 
frère arrivée il y a précisément huit jours. Elle fut très- 
imprévue et très-douce; vraie mort de prédestiné. Je ne 
doutè point que vous ne preniez part à mon affliction...» 

(7) « Feuizranrs, congrégation de religieux vêtus de 
blanc et déchaussés , qui vivent sous l’étroite obser- 
vance de Saint-Bernard. Ce nom est venu d’une réforme 
de cet ordre qui a été premièrement faite en l’abbaye de 
Feuillans , à cinq lieues de Toulouse, par le sieur Bar- 
rière qui en était abbé en 1589. FureniÈre, Dici. univ.» 

(8) Voyez le recueil des Palinods de Rouen pour l’année 
1670. Le sujet de ce poëme était tiré de l’histoire natu- 
relle; en voici le titre : Pepo in fimo corrupto ancorruptus. 
—C'est à tort que Lebeau , dans son Eloge, lui fait rem- 
porter le prix. Il avait, du reste, en cela suivi l'abbé 
Trublet qui, dans le Mercure de France, du mois d'avril 
1757, p. 75, avait commis cette erreur, qu'il reconnut 
plus tard (Voy. ses Mémoires etc., p. 240). 

(9) J'avais tout lieu de croire pour cette fois l'abbé 
Trublet { Mémoires etc., p. 275) parfaitement renseigné. 
Mais je crains bien maintenant qu'il ne m'ait trompé à 
mon tour. Il faut s'en fier pleinement sur ce point à un 
document dont j'ai eu trop tard connaissance, à l'excellente 
Notice historique sur l’Académie des Palinods , Rouen, 
1834, de M. Ballin , archiviste de l'Académie royale de 
Rouen : « L'année suivante, il présenta quatre compo- 
sitions dont deux furent couronnées ; il obtint le miroir 
d'argent pour une ode française sur Alceste, et l'anneau 


i 
ê 


DE FONTENELLE. 297 


d'or, pour un sonnet sur l'œil. Les autres eurent les 
honneurs de la lecture et de l'impression : c'étaient des 
Stances sur Clélie et une allégorie latine sur l'œil, p. 53. » 
— Ces cinq pièces, celle de l’année 1670, et les quatre de 
l’année 1671 ont été réimprimées , en 1759, par Lecat, à 
la suite de son Eloge de Fontenelle, p. 57-64. 

(10) Fontenelle pensait probablement à ce détail de sa 
vie d'écolier, lorsqu'il disait de Tournefort, dans son 
Eloge : « Quand il fut en philosophie, il prit peu de goût 
pour celle qu'on lui enseignait. Il n’y trouvait point la 
nature qu'il se plaisait tant à observer, mais des idées 
vagues et abstraites qui se jettent, pour ainsi dire, à 
côté des choses et n'y touchent point. » Je serais assez 
disposé à croire qu’en écrivant de pareilles lignes , il avait 
en vue ceux qui parleraient de lui après sa mort, et leur 
suggérait habilement ce qu'ils auraient à en dire. Mille 
passages de ses livres laissent percer la même intention. 
Il faut se défier de cette biographie indirecte , presque 
toujours fardée , et qui semble quelquefois tendue , comme 
un piège, à notre crédulité. L'abbé Trublet et beaucoup 
d'autres ont trop souvent et avec trop de confiance puisé 
à cette source. 

(11) La philosophie , chez les jésuites , était divisée en 
quatre sciences , logique , morale , métaphysique et phy— 
sique , dont l’enseignement se suivait dans l'ordre où nous 
les disposons (voy. le Père ANDRÉ, Instruction pour un 
enfant qui est dans les études, Ms. in-folio conservé à la 
bibliothèque de Caen, p. 57-68). Deux années étaient 
consacrées au cours complet, la première année, à la 
logique, à laquelle se joignaient la morale et la métaphy- 
sique; la seconde , à la physique. Le professeur de pre- 
mière année s'appelait le logicien ; celui de seconde année, 
le physicien. Voy. A. Crarma et G. Maxcez, Le Père 
André jésuite, documents inédits pour servir à l’histoire 


278 BiOGRAPHIE 


philosophique , religieuse et littéraire du XVITI*. siècle , 
Caen 1844, t. I, p. 246, note 6. 

(12) Fontenelle a écrit du chimiste Homberg qui avait 
commencé par être avocat à Magdebourg ; « Quoiqu'il se 
donnât sincèrement à sa profession , il sentait qu'il y avait 
quelqu'autre chose à connaître dans le monde que les lois 
arbitraires des hommes. Eloge de Homberg. » 

(13) Les deux prix furent remportés par Bernard De La 
Monnoye , né à Dijon en 1641, mort à Paris en 1728, et 
qui entra, enfin, octogénaire à l’Académie française après 
avoir brigué cet honneur pendant cinquante ans.— Les 
deux poëmes de Fontenelle, le premier de 102 vers, le 
le second de 100, sont imprimés dans ses œuvres. 

(14) Le premier recueil qui prit, chez nous, le nom de 
Mercure, date de 1605 ; J. Cayer qui le créa et le soutint 
jusqu'en 1664, l'appela le Mercure françois, voulant 
représenter par là le messager qui lui rapportait les choses 
les plus remarquables avenues dans les quatre parties du 
monde. — En 1672, Jean Donneau de Visé fonda le Mer- 
cure galant, qui n’était plus simplement, comme le Mer- 
cure françois, une compilation historique , mais qui était 
surtout, ce qu'il resta depuis, une revue critique des pro— 
ductions littéraires. — En 1717, le Mercure galant se 
nomme le Nouveau Mercure. — En 1726, il devient le Mer- 
cure de France, nom qu'il garde jusqu’en 1819 où la 
Minerve française, qui dès 1818, époque de sa fondation, 
l'avait déjà interrompu pendant quelques mois, le rem-— 
place définitivement. 

(15) Jean Donneau de Visé, fondateur du Mercure galant, 
était né en 1640, à Paris, où 1] mourut en 1710. C’étaitun écri- 
rain fortmédiome. Parmi les comédies qui parurentsous son 
nom, ilfaut distinguer Les dames vengées,en 5 acteseten prose, 
oùil y a quelques situations assez comiques, ce qui a fait penser 
que Fontenelle y avait mis la main. Peut-être n'est-ce 


DE FONTENELLE, 279 


qu’en 1680, comme l’assure la Biographie universelle, que 
Visé s'associa officiellement , pour la rédaction de son 
journal , Thomas Corneille avec lequel il avait déjà donné 
quelques comédies, Circé, L'inconnu, Madame Jobin, La 
pierre philosophale, ete. Mais il est fort probable que de- 
puis quelques années déjà les deux amis y travaillaient 
en commun; ce que j'ai cru pouvoir répéter d’après l'abbé 
Trublet ( Voy. ses Mémoires etc. , p. 276 ). 

(16) La première pièce a été imprimée dans les OEuvres 
de Fontenelle {édition de Paris, 1790-1792 , c'est à celle- 
là que nous renverrons toujours), t. v, p. 238. On y 
trouve seulement un fragment de la seconde, t. 1, p. 89. 

(17) Pour la part que Fontenelle prit à la composition 
de Bellérophon, voyez sa Lettre à MM. les auteurs du Journal 
des savants, dans ses OEuvres, t. vrir, p. 439 et suiv. 
Quant à Psyché, qui lui doit peut-être moins , voyez un 
quatrain sur une scène de ce poëme, t. v., p. 187. Cf. 
Trugzer , Memoires etc. , p. 443.—Le Dictionnaire des arts 
et des sciences de THomas CoRNEILLE, publié pour la première 
fois en 1694, fut revu, corrigé et considérablement aug- 
menté, surtout pour les articles de mathématiques et de 
physique, par Fontenelle, qui, après la mort de son oncle, 
en surveilla la seconde édition { Paris, 1731), et reçut des 
libraires pour son travail une somme de 600 livres ({ Tru- 
BLET , Mémoires etc. , p. 82). 

(18) Cette spirituelle bluette dont le but était de ruiner 
le préjugé vulgaire qui voulait que le ciel fit tout exprès 
pour nous la dépense d'une comète {scène IV), a été in- 
sérée dans les OEuvres, t. 1v, p.415.—Lire ce qui a trait à ce 
préjugé et à l'époque où il finit dans l’Eloge de Bernoulli. 

(19) Trugzer, Mémoires etc. , p. 125. 

(20) L'abbé Trublet rapporte la représentation de cette 
pièce à l’année 1680, ou 1681, ou mème 1682 { Mémoire: 
etc., p. 24, note L ;, p. 132; p. 277) ; elle est bien cer- 
tainement de 1680 ; voyez De Moucay, Tablettes drama- 


20 


280 BIOGRAPHIE 


tiques , contenant l'indication de toutes les pièces du 
théâtre français jouées ou imprimées depuis Jodelle, en 
1552, jusqu'en l'année 1752, p. 26; voyez encore les bonnes 
éditions de Racine, à propos de l’épigramme portant pour 
titre L'origine des sifflets, entr'autres celle de David, Paris 
1750, 3 vol. in-4°. , t. III, p. 224.—Selon les uns { Louis 
Racine , par exemple, dans ses Remarques sur les tragédies 
de son père), Aspar ne fut joué qu'une fois et la repré- 
sentation n’en put même être achevée; selon d’autres 
(De Moucuy, L. c., et Davin, édit. de Racine, L. c.). 
il fut représenté trois fois. Le sujet du drame était une 
conspiration contre l’empereur Léon, successeur de Marcien, 
et le plan en était conçu dans le goût de l'Héraclius de 
Corneille (TruBcer, Mémoires etc. , p. 131). 

(21) Nouvelles de la république des lettres, Janvier 1685, 
article x, dans les OEuvres diverses, grand in-f0. , t. x, 
p- 211-212. L'Eloge de Corneille n'y occupe guère qu’une 
colonne et demie. La célèbre phrase sur l'Imitation de 
Jésus-Christ ne s'y trouve pas. 

(22) Cette phrase sur l’Imitation de J.-C. appartient à la 
seconde édition du même Eloge, insérée dans l'Histoire de 
l’Académie française, par MM. Pezrsson et D'Ozrver,t.n1, 
28. partie, xviu. 

(23) Nouvelles de la république des lettres, septembre 1685 , 
article 11, t. 1, p. 363 ; et novembre 1685, p. 406. Ce que 
j'ai appelé, après une foule d'autres, ses deux mémoires 
u’est au fond qu'une note d'environ trois colonnes partagée 
entre les deux numéros du journal qui l’a imprimée. Les 
deux titres donnés à ces deux morceaux sont : 1°. Memoire 
communiqué par M. D. F. D. R. contenant une question 
d’arithmétique sur le mombre g; 2°. Continuation de la 
question arithmétique sur le nombre 9. 

(24) Voyez , sur ces Lettres et sur les raisons qui em- 
péchèrent long-temps Fontenelle de s'en reconnaître l'au- 
teur, les Mémoires etc., de TruBLer , p. 128 et suiv. 

25) C’est en 1636 que Balzac faisait lire à l'Académie 


DE FONTENELLE. 281 


française un ouvrage qui alors s'intitulait Le ministre 
d'Etat, qui plus tard fut nommé Aristippe, et que l’auteur 
appelait son chef-d'œuvre. Voyez Pezrissox et D'Oriver, 
Histoire de l'Académie française, 3°. édit., t. 1, p. 151. 
note 2; et Baye, Dict. hist. et crit. , t. 1, p.435, note F. 
— Bayle, auquel je dois le mot de Balzac { Voy. Nouvelles 
de la rép. des lett., février 1687, art. 1v, t. 1, p.750), à écrit 
ou ses imprimeurs ont écrit pour lui, 1626 et non 1636. J'ai 
cru , après examen , qu'il y avait là une erreur du jour- 
naliste ou une faute d'impression, et j'ai rétabli la date 
qui m'a paru la plus problable. Mais je n'ai pour moi que 
mes conjectures , et je ne voudrais pas garantir absolu- 
ment ma correction. 

(26) Les quelques pages de l’auteur anonyme et resté 
inconnu {| Réflexions sur un livre imprimé à Rotterdam, 
1686 , intitulé : Doutes sur le système des causes occasion- 
nelles) ont été imprimées avec une réponse de Fontenelle , 
et une réplique de son adversaire, dans les OEuvres de 
notre écrivain , t. vit, p. 61-81, à la suite des Doutes sur 
etc. L'abbé Trublet { Mémoires etc., p. 417) attribue posi- 
tivement ces Réflexions, sans nous dire sur quoi il se fonde, 
à Malebranche lui-même. — La réponse du P. Lamy se 
trouve dans un livre du savant bénédictin qui a pour titre : 
Lettres philosophiques sur divers sujets importants; Trévoux , 
Ganeau , 1703 : elle y remplit la lettre vr. 

(27) Antoine Van-Dale, né à Harlem en 1638, mort dans 
la même ville en 1708, publia en 1683 son livre intitulé : 
De oraculis ethmicorum, dissertationes duæ ; quarum prior 
de ipsorum duratione ac defectu, posterior de eorumdem 
auctoribus. Bayle en rendit compte dans Les nouvelles de la 
république des lettres, mars, 1684, art. 1,t. 1, p. 4 et suiv. }. 
Ce pourrait bien être ce compte-rendu qui suggéra à Fonte- 
nelle l’idée de son travail. Fontenelle , dans sa préface, 
semble indirectement prévoir et repousser cette supposition, 
qui par cela même ne nous en parait que plus probable. 


282 BIOGRAPHIE 


(28) Jean-François Baltus, jésuite, né à Metz en 1667, 
mort à Reims en 1743. Sa Réponse à l’histoire des oracles a 
été imprimée à Strasbourg, 1707-1708, 2 vol. in-8°. — 
Fontenelle avait écrit dans son livre | Dissertation 1, chap. 
11): « Donnez-moi une demi-douzaine de personnes à qui 
je puisse persuader que ce n'est pas le soleil qui fait le 
jour, je ne désespérerai pas que des nations entières n’em— 
brassent cette opinion. » Sur quoi Baltus reprend : « Quel- 
qu'un a soupçonné du venin dans cette proposition : Il n'y 
manque, a-t-on dit, qu'une demi-douzaine de plus pour la 
rendre impie. » — Fontenelle avait été un moment tenté de 
réfuter le P. Baltus dont les objections lui paraissaient 
d’une faiblesse extrême. Mais par amour du repos, il 
s'abstint. Le Clerc l'avait défendu dans la Bbliothèque 
choisie, t. xx. Dumarsais avait aussi répliqué pour lui, 
non-seulement, à ce que nous assure l’abbé Trublet (p. 
154), sans y avoir été invité par l’homme qu'il admirait, 
mais malgré sa défense formelle. Le P. Le Tellier empêcha 
que cette réplique ne fût imprimée {Voy. D'ArEMBERT, 
Eloge de Dumarsais, en tête du t. vir de l'Encyclopédie, 
p. 1v-var). 

(29) Voyez Morérr, Dict. hist.. v°. FoNTENELLE. — 
Lorsqu’après la mort du P. De La Chaise, le P. Le Tellier 
prit sa place, Fontenelle avait dit, faisant allusion au 
caractère peu conciliant du nouveau confesseur : Les jan- 
sénistes ont péché (Trugzer, p. 154, note +). 

(30) Mémoires pour l'histoire des sciences et des arts, plus 
connus sous le nom de Journal de Trévoux, août 1707, article 
civ., p. 1404-1405. Le P. Tournemine ne craint pas d'y dé— 
fendre la proposition citée plus haut, note 28. Le fait auquel 
Fontenelle, dans ce passage, applique son critérium, 
n'ayant rien en soi qui intéresse la cupidité, et d'ailleurs 
pouvant être jugé par l'expérience , se sépare complètement, 
grâce à ce double caractère, de nos dogmes religieux , qui 
génent toutes les passions et ne tombent pas sous l’observa- 


DE FONTENELLE. 283 


tion sensible ; d’où le journaliste conclut que Fontenelle, 
en proposant son hypothèse, toute spéculative d’ailleurs , 
n'a pu avoir en vue les vérités pratiques de la religion. 

(31) C’est par erreur, que dans les deux éditions des 
OEuvres de Fontenelle qui sont entre mes mains, celle de 
Bernard Brunet, 8 vol. in-12, Paris 1742-1751, t.xx, p. 209, 
et celle de Bastien, t. v, p. 304, ce discours est rapporté à 
l’année 1689. En 1689, le sujet du prix d'éloquence était Le 
martyre , et le lauréat un écrivain que nos biographies ne 
connaissent pas et que je ne connais pas plus qu’elles, 
Raquenet.Voyez, dans l'Atlas historiquede Jarry re Mancy, 
le Tableau relatif aux Académies. 

(32) Le sujet proposé était: Le soin que le Roi prend de 
l'éducation de la noblesse dans ses places et dans Saint-Cyr.La 
pièce de Fontenelle, de 106 vers { c'était, à ce qu'il paraît, 
la mesure prescrite pour ces sortes de poëmes ; voy. supra, 
note 13; et infra,note 51), se trouve dans ses OEuvres, t. v, p. 
209. — Basnage de Beauval {Voy. son Histoire des ouvrages 
des savants, septembre 1687 et février 1688) et Trublet{ p. 
254) soupçonnent Mlle. Deshoulières d’avoir été fort aidée 
par sa mère, et accusent les juges eux-mêmes de faveur. 
Pour ce qui est du grief intenté à Mle. Deshoulières, la 
chose est tellement naturelle que nous serions tout disposé à 
y croire, malgré l’absence de preuves. Quant à l’accu- 
sation portée contre l'Académie, les pièces sont là et 
nous pouvons juger les juges. Que l’on prenne, comme 
je lai prise, la peine de comparer les vers présentés par 
Mlle, Deshoulières à ceux de Fontenelle, et on verra que 
l'Académie , à laquelle d’ailleurs Mile, Deshoulières ne 
craignit pas de révéler son sexe { D'un âge plein d'erreurs 
mon faible sexe évite etc. St. var, v. 3) put sans injustice 
s’abandonner au plaisir d'encourager, par une honorable ré- 
compense, d'aussi louables efforts. A défaut de poésie , i y 
a du moins de la vivacité et de la clarté dans cette ode. Le 
poëme de Fontenelle est non seulement tout ce quel'on peut 


284 BIOGRAPHIE 


imaginer de plus platement prosaïque, mais il est encore 
obscur et glacé. Je n’y trouve qu'un hémistiche de quelque 
valeur, celui qui ouvre la pièce : Noblesse, heureux hazard! 

(33) Voyez l'Eloge de Tournefort, t. vi, p. 233. Fonte- 
nelle avait déjà dit, mais moins heureusement, dans 
l'Eloge de Régis (t. vr, p. 177) : « Mais enfin tous les 
grands talents doivent se rendre dans la capitale. » 

(34) Fontenelle appartenait bien réellement, quoiqu'il 
port dans la lutte sa modération accoutumée, au parti 
qui combattait sous Perrault pour les Modernes contre les 
Anciens ; et il ne faut voir qu'un jeu d’esprit dans ce mot 
que lui adressa un jour l'abbé Bignon : Vous étes le pa- 
triarche d'une secte dont vous n'êtes pas [Trugzer, p. 41 ). 

(35) Fontenelle avait lu Thétis et Pélée à Quinault. 
Celui-ci, fort content de l'ouvrage, invita l’auteur à cul- 
tiver ce genre de poésie, et lui dit: Vous serez mon suc 
cesseur (TauBLer , p. 218 }.— Lorsqu'après la mort de 
Fontenelle on reprit au théâtre Enée et Lavime, Le mercure 
de France (mars 1758, p. 186) « crut ne pouvoir mieux 
honorer les mânes du grand Fontenelle, qu'en gardant 
un silence respectueux sur cette triste production. » 

(36) « Il aida Mie. Bernard dans quelques pièces , surtout 
dans la tragédie de Brutus, jouée en 1690. Peut-être eut- 
il aussi quelque part à Léodamie , jouée l’année précé- 
dente. Il aida aussi Mlle, Bernard dans la plupart de ses 
autres ouvrages , tant en vers qu'en prose, et même dans 
ses trois romans, Eléonore d'Yvrée, Inès de Cordoue et Le 
comte d'Amboise. Il me l’a dit, et ilest bien aisé de l'y 
reconnaitre. TRUBLET , p. 24. » — Brutus eut, au dire de 
La Harpe (Cours de littérature, t. vux, p. 114, édit. Cra- 
pelet}, 25 représentations. 

(37) « Une lettre venue du Pérou depuis sa mort nous 
a appris qu'une des productions de l'Europe qui y est 
attendue avec beaucoup d'impatience, est l'Histoire de 


l'Académie, et qu'un grand nombre de dames péruviennes 


DE FONTENELLE. 285 


ont appris le français pour le pouvoir lire. Si on Joint à 
cela l'usage que les missionnaires en font dans tout 
l'Orient, on demeurera convaincu qu'on lui doit d'avoir 
porté le goût des sciences et la gloire de la nation dans la 
plus grande partie de l'univers. De Foucuax, Eloge de 
Fontenelle. » Cet éloge ouvre le t. r de l'édition de Bastien ; 
mais on a négligé d'en nommer l’auteur. 

(38) Voyez la Préface générale des comédies , en tête de 
ces pièces. — Je ne compte point, parmi les productions 
de Fontenelle concernant la poétique , une spirituelle allé- 
gorie intitulée : Description de l'empire de la poesie. Ces 
quelques pages en prose furent imprimées d’abord dans le 
Mercure galant, janvier 1678, p. 147, et plus tard, en 
1759, réimprimées par Marmontel, dans son Choix des an- 
ciens mercures, t. 11, p. 41-48; d’où elles ont passé dans les 
éditions plus récentes. Voyezles OEuvres, t. 111, p. 165-172. 

(39) Lettres à (Mie. Raymond de Farceaux), depuis 
Me. de Forgeville sous la date du 17 juillet 1745 et du 2 
janvier 1746, t. vir, p. 426 et 429. — II écrivait. sous la 
date du 7 août {1728 probablement) au P. Castel {t. vrr, 
p- 376) : « Je suis très-paresseux pour écrire une lettre; 
c'est une espèce d’aversion naturelle et insensée que j'ai 
apportée du ventre de ma mère. » 

(40) Jean-Paur-Frépéric Ricurer , Titan, traduct. 
Philarète Chasles, Paris, 1834, t. 11, p. 312. — Balzac 
nous apprend aussi qu'une petite lettre lui coûtait plus 
qu'un gros livre à Saumaise. Voyez ses OEuvres, Paris , 
in-f°.,t. 1, p. 878. 

(41) Nous sommes heureux d'annoncer ici que nous 
avons entre les mains , M. G. Mancel et moi, et que nous 
ajouterons bientôt à cette collection 16 pièces nouvelles 
qui se sont trouvées parmi les papiers du P. André, jésuite. 
auquel elles étaient adressées. Cette correspondance de 
Fontenelle et du P. André ouvrira le second volume de la 
publication dont un volume a déjà paru sous ce titre : Le 


286 BIOGRAPHIE 


P. André, jésuite, Documents inédits pour servir à l’his- 
toire philosophique religieuse et littéraire du XVIII®. siècle, 
publiés pour la première fois et annotés par MM. A. Charma 
et G. Mancel, Caen , 1844. — Il y a une charmante lettre, 
mais peut-être trop badine, comme dit l'abbé Trublet (p.43) 
sur la résurrection des corps que quelques-uns attribuent 
à l'abbé De La Fare-Lopis {Trugzer, p. 132), que d’autres 
et avec raison, selon nous, donnent sans hésiter à Fonte- 
nelle {Grimm , entr'autres, Correspondance littéraire, 15 
août , 1757). Grimm a publié cette lettre dans le pas- 
sage auquel je viens de renvoyer. Mais il s’est trompé 
en la donnant comme inconnue à l’abbé Trublet, et qui 
plus est, comme inédite. Elle avait déjà paru dans une 
feuille périodique de Hollande, Le courrier politique et 
galant. 

(42) Lettre adressée à l’Académie de Rouen sous la date 
du 17. novembre 1744 ; t. vit, p. 336. 

(43) Cet amour de Fontenelle pour les Académies était 
devenu en quelque sorte proverbial. Dans un Dialogue de 
Rivarol {Voy. les Mélanges littéraires composés de mor- 
ceaux inédits de Diderot, de Caylus, de Thomas, de 
Rivarol, d'André Chénier , etc. , recueillis par M. Favozre, 
Paris, in-12, 1816, p. 1-18) entre Voltaire, La Motte et 
lui, Voltaire le raille sur ce goût qu'il conserve aux enfers 
pour son premier métier, et il nous le dépeint «rassemblant 
dans un bosquet de myrtes quelques ombres académiques, 
tenant des séances, et se faisant ainsi le secrétaire éternel 
des morts »; et La Motte avoue que son ami « ne peut sup- 
porter l'idée d’une nation sans Académie , semblable à ces 
Romains qui ne concevaient pas l'Empire sans le Capitole 
ou le Capitole sans l'Empire! » 

(44) L'Académie française était divisée en deux camps ; 
les deux Corneille et leurs amis d’une part; Racine, 
Boileau et leurs amis de l’autre. Le neveu , l’allié naturel 
des Corneille ne pouvait, en se présentant à l'époque où le 


DE FONTENELLE. 287 


parti des Corneille était en minorité, s'attendre à un autre 
accueil. Fontenelle devait, pour son compte, se rappeler les 
vers de Racine sur Aspar, et Racine n'oublia jamais les épi- 
grammes de Fontenelle sur Esther et sur Athalie. Quant à 
Boileau, il disait tout crûment, en parlant de La Motte, 
qu'il estimait ; C’est dommage qu’il ait été s’encanailler de 
Fontenelle (Trugzer, p. 40. Cf. Louis Racine, Mémoires 
Pour servir à la vie de Jean Racine). 

(45) Jean-Jacques Renouard de Villayer, mort le 5 mars 
1691 , est inconnu de nos biographes. Pellisson et D'Olivet 
lui ont accordé quelques lignes parfaitement msignifiantes 
dans leur Histoire de l'Académie française, 3°. édit. t.II, 
p. 250. 

(46) Guillaume Dubois, né, en 1656, à Brive-la-Gaillarde, 
d’un pauvre apothicaire, mort à Paris. archevêque et premier 
ministre, en 1723. — Il est fâcheux pour la mémoire de 
Fontenelle, qu'il ait, après 30 ans de silence, retrouvé 
- la parole en cette occasion. « C’est le seul homme qu'il 
ait eu tort de louer », dit M, Flourens, Journal des savants, 
1846, p. 339. D’Alembert cependant {Histoire des membres 
de l'Académie française morts depuis 1700 jusqu'en 1771, 
t. IV, p. 249 , article Dusors) trouve que Fontenelle, placé 
entre ses croyances philosophiques et la nécessité de louer 
le cardinal, s’est tiré de ce défilé avec assez de bonheur ou 
d'adresse. — Dubois, présidant l'assemblée du clergé en 
1733 , prononça , dans la première séance , un discours 
qui fut assez goûté ; ce discours était de Fontenelle. On 
lui attribue encore l’épitaphe latine qui se lisait sur le 
tombeau du cardinal dans l’église St.-Honoré ( Ibid. , p. 
250, 251). Ce fut encore lui qui écrivit, pour le cardinal 
Dubois, en 1719, ce fameux manifeste qui devait pré- 
céder immédiatement la déclaration de la guerre méditée 
alors contre l'Espagne. Voyez Sr.-Srmon , Mémoires, 
t. xvit, p. 274 et suiv. 

(47) Philippe Néricault Destouches, né à Tours en 1680, 


288 BIOGRAPHIE \ 


mort à Paris en 1754. Son théâtre, et surtout Le philo- 
sophe marié et Le glorieux, sont assez connus. 

(48) Jean-Baptiste de Mirabaud , né à Paris en 1675 où 
il mourut en 1760 , auteur d’une traduction de La Jéru- 
salem délivrée publiée en 1724, et d’une autre de Roland 
furieux publiée en 1758, etc. 

(49) Bussy-Rabutin, né à Epiry en Nivernais , l'an 
1618, mort à Autun en 1693. On l'a surnommé le Pétrone 
français. Son Histoire amoureuse des Gaules est le seul de 
ses livres dont on se souvienne encore. 

(50) Louis Gui de Guerapin de Vauréal , né en 1687, 
mort en 1760, n'est pas connu de nos biographes. D'Alem-— 
bert, dans son Histoire de l'Académie française (t. v, 
p- 603-613) lui a consacré un article où il est plus ques- 
tion de ses vertus chrétiennes que de ses mérites d'acadé- 
micien , où pourtant il nous est donné comme un orateur 
d'une éloquence noble et simple. — Voyez le compte-rendu 
de la séance où M. de Rennes fut reçu par Fontenelle, 
dans FRÉRON , Lettres sur quelques écrits de ce temps , t.1r, 
p. 93 et suivantes. 

(51) « Le roi ayant accordé des lettres-patentes pour l’éta- 
blissement d’une Académie de Belles-Lettres à Marseille, 
et l’Académie française ayant adopté cette nouvelle com- 
pagnie , le jeudi 19 de ce mois, il y eut une assemblée 
publique très-nombreuse de l’Académie française , expres- 
sément convoquée, dans laquelle M. De Chalamont De La 
Visclède, secrétaire perpétuel de la nouvelle Académie, 
prononça un discours très-éloquentauquel M. de Fontenelle 
répondit avec cette éloquence fine et légère qui lui était 
particulière... L'occupation de la nouvelle Académie com— 
posée de 20 personnes, sera l'histoire, l'éloquence et la 
poésie. M. le maréchal de Villars , gouverneur de Provence, 
qui a favorisé cet établissement de tout son crédit, en est le 
protecteur ;.… il a fondé un prix de la valeur de 300 livres. 
Ce prix sera délivré le premier janvier de chaque année, 


DE FONTENELLE. 289 


une année aux ouvrages de vers et la suivante aux ou- 
vrages de prose alternativement. Le prix pour le premier 
janvier 1727 sera adjugé à un poëme de 100 vers au plus 
et de 80 au moins , tous grands vers ou alexandrins, ou à 
une ode de 12 strophes au plus sur tel sujet qu'on voudra 
choisir. Mercure de France, septembre 1726, p. 2077-2080.» 

(52) Michel Linant, né à Louviers en 1708, mort à 
Paris en 1749. Ses pièces couronnées par l’Académie 
avaient pour titre : en 1739 , Les progrès de l’éloquence sous 
le règne de Louwis-le-Grand; en 1741, Les accroissements de 
la bibliothèque du roi ; en 1744, Les progrès de la comédie 
sous le règne de Louis-le-Grand. En 1746, une pièce du 
même écrivain sur ce sujet : La gloire de Louis XIV per- 
pétuée dans le roi son successeur, obtint l’accessit ; le prix, 
cette année-là , fut remporté par Marmontel. — Voltaire , 
auquel Linant devait beaucoup et qui croyait avoir à s’en 
plaindre { Voy. sa Correspondance générale , 22 février 
1736), disait de lui . « Ce paresseux, plein de goût, 
d'esprit , d'imagination , mais qui avait la sorte d'esprit 
qui convient à un homme qui aurait 20,000 livres de 
rente... (Ibid. , 7 avril 1734). » — Cette réponse de 7 à 
8 lignes a été imprimée dans les OEuvres de Fontenelle, 
t. vi, p.439. On la trouvera encore dans les Mémoires de 
Trublet , p. 292, en note. 

(53) Ce morceau sur la rime se rattache à ceux qui nous 
donnent la poëtique de Fontenelle. — Pour être complet, 
mentionnons encore ici Comme pièces académiques deux 
Compliments adressés, en 1722, l'un au roi, l’autre au 
régent, sur la mort de Madame; et deux lettres écrites 
au nom de l’Académie des sciences à Pierre Le Grand. 

(54) Voyez son Eloge par Lebeau . dans l'édition de 
Bastien , t. 1, p. 63-64. 

(55) Il y a dans l'édition de Bastien , t. vrnr, p. 375-376, 
deux billets, l’un de Stanislas, l’autre de Fontenelle, 
concernant l’admission de ce dernier à l’Académie de 
Nancy. Ils sont datés de l'année 1751.—Quant à ce que 


290 BIOGRAPHIE 


Fontenelle fit pour l'établissement de l’Académie de Rouen, 
on peut lire, dans le même volume , p. 364-374, quatre 
lettres qui lui sont adressées à ce sujet , les deux pre- 
mières , en 1740 et en 1743, par M. Lecat, les deux autres 
en 1743, par M. De Bettencourt. — J'ai remarqué dans la 
première lettre de M. De Bettencourt cette phrase caracté- 
ristique : « Vous nous avez promis tous les secours qui ne 
demandent point de mouvement. Vous nous accorderez 
ceux-ci de votre fauteuil. » Je sais bien que Fontenelle avait 
alors 85 ans ; mais il n’eùt pas écrit autrement à quarante. 
La vieillesse d’ailleurs, comme l’a dit De Fouchy dans 
son Eloge , n’a réellement commencé pour lui qu'à l'âge de 
99 ans. Condorcet le flatte singulièrement, lorsqu'il nous 
le peint « sortant pour les autres, de cette négligence, 
de cette paresse qu’il se croyait permis d’avoir pour ses 
propres intérêts. » 

(56) Je dois à l’exquise obligeance de M. André Pottier, 
conservateur de la bibliothèque publique de Rouen, une 
précieuse note sur les cachets , les timbres et les jetons 
de l'Académie de Rouen. J'en extrais ce qui suit : 

«Ilexiste deux anciens cachets de l’Académie de Rouen, 
tous deux semblables dansleur ensemble et ne présentant que 
quelques différences dans les détails de la gravure. Ces 
cachets sont de forme ovale ; au centre un écusson ovale 
entouré d'un cartouche accoté de deux palmes. Sur cet 
écusson , au champ d'azur, une sphère armillaire ; autour, 
en légende : Rorxom. SCIENT. Lirr. Er ART. Acan. 
MDCCXLIV. Ces deux cachets, comme je l’ai déjà dit, 
sont anciens , etrien n'empêche de supposer qu'ils sont 
contemporains de la fondation de l’Académie... 

« Il existe, à ma connaissance, trois jetons de l'Acadé- 
mie. 1°. Un jeton à revers ancien, mais dont je n'ai 
encore vu d'exemplaire qu'avec la face de Napoléon. Les 
exemplaires frappés au siècle dernier devaient probable- 
ment porter la face de Louis XV , ou celle de Louis XVI, 
suvant la date de l'émission. Voici la description du 


DE FONTENELLE. 291 


revers : Une figure de Minerve à demi couchée et entourée 
d’attributs de sculpture, peinture , architecture , physique, 
botanique, etc. ; indiquant de la main le sommet d'une 
Colline sur laquelle s'élève un temple à trois portiques : 
au-dessus , en légende : TRIA LIMINA PANDIT; au bas, en 
exergue : Rormom. screNT. Lirr. gr Arr. Acap. Ce jeton 
dut servir pendant toute la période antérévolutionnaire et 
depuis le rétablissement de l'Académie, en 1803, jus- 
qu’au mois de décembre 1816. — 2°. Un jeton portant à 
l’avers une figure de Minerve assise près d’un cippe sur- 
monté d'une chouette ; dans le fond, les arches d'un 
pont, et derrière, un rocher escarpé au sommet duquel on 
voit un petit temple entouré de rayons et offrant trois por- 
tiques. Légende : TRIA LIMINA PaNDrT. Exergue : FONDATA 
ANNO 1774, Revers : Une petite sphère au milieu de trois 
fleurs de lys disposées en triangle ; le tout entouré d’une 
couronne de feuilles de chêne. Autour , en légende : Aca- 
DEMIA REGIA ROTOMAG. SCIENTIAR. LirrEr. ET ArTIumM... Ce 
jeton servit pendant une partie de la restauration, jusqu'à 
la fin de l’année 1818.— 30. Le jeton actuel aux trois 
têtes conjuguées de P. Corneille, Fontenelle, N. Poussin, 
et portant, au revers, un temple à trois portes avec la 
légende : Tria limina pandit , et l’exergue : Screnr. 
Lrrr. gr Arr. ACaD. REGrA ROTHOM. 1744. 

« On ne trouve dans les Mémoires de l’Académie de 
Rouen aucune mention relative à l'adoption de ce nouveau 
jeton. Toutefois on peut remarquer que la représentation 
du premier des jetons ci-dessus décrits décore le frontis- 
pice des volumes jusques et y compris l’année 1820, tandis 
que l’empreinte du nouveau jeton apparaît sur le volume 
de 1821. M. l’archiviste de l’Académie ayant bien voulu 
me communiquer les procès-verbaux de l’Académie, j'y 
trouve que ce fut dans la séance du 6 mars 1818 que le 
projet du nouveau jeton fut adopté. M. Marquis, rappor- 
teur d’une commission sur cet objet expose que « la 


292 BIOGRAPHIE 


À 


devise de l'Académie , qui date de sa première origine, 
« lui paraït une chose tout-à-fait sacrée, ainsi que le 
« temple à trois portiques nécessaire pour l'intelligence de 
« la devise, mais qui peut subsister seul, aux termes de 
« l’article 22 du réglement, à l'exclusion des accessoires 
« embarrassants qui l’environnent. C’est à la représen- 
« tation de la figure humaine, continue le rapporteur, 
« que dans les arts et surtout dans la scupture se rattache 
« spécialement l’idée du beau. Aussi, MM. les commis- 
« saires ont-ils saisi avec empressement l’idée heureuse 
« de M. le comte de Kergariou { alors préfet de la Seine- 
« Inférieure) qui en a même fait exécuter le dessin, de 
« proposer les figures de P. Corneille, de Fontenelle et 
« du Poussin.—D'après ce rapport, et conformément aux 
« vues de MM. les commissaires , l'Académie prend les 
« arrêtés suivants : 1°. Le jeton sera de forme ronde ; 20. 
« La valeur intrinsèque sera portée à 3 fr.; 3°, La pre- 
« mière face contiendra le temple aux trois portiques, au 
« dessus la légende : Tria LIMINA panDiT, etc. » Ce jeton 
ne fut mis en circulation qu'à la fin de l’année 1818. » 

N. B. J'ajouterai seulement à cette note du savant bi- 
biiothécaire, que je regrette d'avoir abrégée, quelques lignes 
de Voltaire adressées à M. De Cideville, sous la date du 
6 octobre 1745 {[Voy. la Corresp. génér.) ; « J'aimerais 
mieux faire pour votre Académie une inscription qui 
pût lui plaire et n'être pas indigne d'elle. Elle réunit 
trois genres. Si elle prenait pour devise une Diane , avec 
cette légende : TRIA REGNA TENEBAT, avec l’exergue : 
Académie des sciences , de littérature et d'histoire, à 
Rouen, 1745. » 

(57) L'Académie des Arcadiens est non-seulement la 
plus ancienne des Académies , elle est encore l'Académie 
universelle. Lettres, sciences et arts, elle comprend tout. 
Nationaux, étrangers, hommes et femmes , tout y est 
admis. Elle s'agrège même des Académies entières (Voy. La 


DE FONTENELLE. 203 
Baume Despossar, chanoine d'Avignon, de l'Académie 
des Arcadiens de Rome, L'Arcadie moderne où Les bergeries 
savantes, pastorale héroïque , dans l'Introduction). — Vol- 
taire, qui faisait aussi partie de cette Académie, en avait 
reçu le nom de Museo, comme qui dirait le Favori des 
muses. Titon du Tillet s’y appelait Philomelo parnasside 
{Voy. Truzzer, p. 46). 

(58) Séguier, l'un des avocats-généraux du parlement 
de Paris , qui remplaça Fontenelle à l'Académie française, 
s'incline avec admiration devant « ce génie vaste et lumi- 
neux, qui avait embrassé et éclairé plusieurs genres , qui 
mesurait les cieux avec Galilée, calculait l'infini avec 
Newton, ressuscitait l'art de Théocrite , et devenait le 
rival de Quinault | Voy. son Discours de réception dans 
les OEuvres de Fontenelle, t. 1, p. 70-72). »—Le duc de 
Nivernais , qui répondit en cette occasion au récipiendaire, 
compare l'homme célèbre que l’Académie venait de perdre 
« à ces chefs-d'œuvre d'architecture qui rassemblent les 
trésors de tous les ordres. A son entrée dans la noble 
carrière des lettres , s'écrie l'enthousiaste panégyriste, 
la lice était pleine d'athlètes couronnés; tous les prix 
étaient distribués, toutes les palmes étaient enlevées ; il 
ne restait à cueillir que celle de l’universalité. Fontenelle 
osa y aspirer et il l'obtint! {1bid., p. 79). »—Et Voltaire 
n'avait-il pas dit dans son Catalogue de la plupart des écri- 
vains français, qui ouvre le Siècle de Louis XIV :« On peut 
le regarder comme l'esprit le plus universel que le siècle 
de Lois XIV ait produit. Il a ressemblé à ces terres heu- 
reusement situées, qui portent toutes les espèces de 
fruits. » 

(59) « On peut à juste titre lui appliquer ce qu'il a dit 
lui-même de La Hire: on croyait avoir choisi un académi- 
cien ;: on fut étonné de trouver en lui une académie tout 
entière. Lesrau, Eloge de Fontenelle, dans les OEuvres, 
LES OP LE 60. » 


294 BIOGRAPHIE 
“ 


(60) « Lorsque je parlai à M. de Fontenelle d'une réim- 
pression de son Histoire de l'Académie , il me dit , et il me 
l'a répété depuis, qu'il pouvait bien y avoir dans cette His 
toire des méprises et des fautes qu'il faudrait faire corriger 
par quelque habile homme... et il m'indiqua MM. De Mairan 
et De La Condamine.... Il y en a en effet quelques-unes 
(M. De Maupertuis et d'autres me l'ont dit) et notamment 
au sujet des degrés du méridien et de la question de Ja 
figure de la terre. Trupzer, p. 64. » 

(61) Voyez sur ceci, dans les OEuvres, t. vint, p. 305 et 
suiv., quelques lettres de Fontenelle à S'Gravesande avec 
les réponses du savant Hollandais. 

(62) Trugrer, p. 70, note 1. 

(63) Ce mot est tiré de la préface mise en tête de l'His- 
toire des oracles. Voici la phrase entière : « Il me semble 
qu'il ne faudrait donner dans le sublime qu'à son Corps 
défendant: il est si peu naturel! J'avoue que le style bas 
est encore quelque chose de pis. » D'Alembert qui est porté 
à voir dans l'Histoire des oracles le chef-d'œuvre de Fon- 
tenelle, n’y trouve à reprendre que ces deux lignes qu'il 
en voudrait retrancher. Voyez son Eloge de Dumarsais, en 
tête du t. vx de l'Encyclopédie, p.1v, note 6. 

(64) Il ne suffit pas, pour être poëte comique, de 
faire, comme ledisaitspirituellement Fontenelle (Entretiens 
sur la pluralité des mondes, 1°. soir), rire l'esprit 
(Notons en passant que ce mot a été emprunté à Fontenelle 
par Voltaire, qui ne s’en vante pas , dans une lettre 
adressée à Frédéric, sous la date du 7 auguste 1742). 
— « La tiédeur de son âmese fait sentir dans son talent. 
Il n'eut ni verve ni imagination comme poëte. De BARANTE, 
De la littérature française pendant le XVIII. siècle, 4° édit. 
p.77. 5 — « Aspar, mort en naissant, avait prouvé que 
l’auteur n'avait aucune espèce de talent dramatique, quoi- 
que depuis il ait eu la faiblesse d'essayer encore le tragique 
sous un nom emprunté, de faire une tragédie en prose , 


DE FONTENELLE. 295 

” et d'imprimer cinq ou six comédies ou façons de comé-— 

dies.. qui sont, ainsi que son Idalie, les plus misérables 

productions qu'on puisse imaginer. La Harpe, Cours de 
littérature, édit. Crapelet , t. x1v, p. 24. » 

(65) La Harpe a dit, à propos des Pastorales | Ibid., 
p- 23): « Ses bergers en savent trop en amour. et l’au- 
teur en sait trop peu en poésie, On est également blessé 
et de la négligence de ses vers et du travail de ses idées.» 
— Voyez la critique indirecte , ou plutôt très-directe que, 
sans le nommer , Gessner fait de Fontenelle considéré 
comme poëte bucolique dans la Préface de ses Idylles. — 
Les Héroïdes et les Poésies diverses , à l'exception de quel- 
ques-unes , du Sonnet à Daphné, par exemple, méritent 
à peine une mention. 

(66) On connaît la charmante pièce de Voltaire { Temple 
du goût), qui se termine par ces vers: 


Avec Quinault il badinait; 
Avec Mairan il raisonnail ; 
D'une main légère il prenait 

Le compas , la plume et la lyre. 


(67) Voyez le Journal général de l'Instruction publique, 8 
février 1845, p. 68, col. 1. Tous les critiques sont parfaite- 
ment d'accord sur ce point. G. Cuvier lui-même a bien été 
obligé, quoiqu'il l'ait fait avec je ne sais quelle parci- 
monie envieuse, de lui reconnaître ce mérite : « Fon- 
tenelle, dit-il {Leçons sur l'histoire naturelle, 2%. partie, 
p- 319), par la manière claire, lucide, dont il exposait les 
travaux de l'Académie, concourut à répandre le goût des 
sciences plus peut-être qu'aucun de ceux qui en traitèrent 
de son temps. » 

(68) Entretiens sur la pluralité des mondes, Préface. 

(69) « Le style [de cette pièce | est d’une faiblesse qui va 
souvent jusqu'à la platitude. Le plan n’est pas moins 
faible, quoique l'intrigue ne soit pas absolument sans 

21 


296 BIOGRAPHIE 


art. On voit que l’auteur, quel qu'il fût, quoique dénué de 
tout talent dramatique, avait de l'esprit. La Harpe, Cours 
de littérature , édit. Crapelet, t. vIxxr, p. 414. » 

(70) Nous pensons cependant avec La Harpe (L. c.) « que 
cet ouvrage n'a pas été inutile à Voltaire, qu'il a pu en 
emprunter son personnage d’ambassadeur , et qu'il en a 
évidemment imité quelques endroits. » Dans ses obser— 
vations sur cette tragédie , observations que nous ne con— 
naissions pas lorsque nous écrivions les nôtres, La Harpe 
met en regard une partie du discours que nous avons cité 
et le morceau correspondant de la pièce de Voltaire ; il 
constate « que les deux personnages, Aruns et Octavius, 
commencent leurs discours à peu près de même pour le 
fond des idées, et à peu près avec la même différence 
qu’on a remarquée entre les vers de Pradon et ceux de 
Racine dans la déclaration d'Hippolyte. » — Un fait peu 
connu et qui mérite d'être mentionné, c’est que Fonte- 
nelle, après avoir lu le Brutus de Voltaire, lui conseilla 
de renoncer à la tragédie pour laquelle son talent n’était 
point fait. Voyez Vorraie, Catalogue des écrivains du siècle 
de Louis XIV, v°. RACINE (JEAN), édit. de Kehl. 

(71) Il faut se rappeler le passage des Métamorphoses , 
1.1, que Fontenelle aurait fort bien pu écrire au temps 
d'Ovide , et dont il se raille ici avec beaucoup d’esprit et 
de grâce : 


Jupiter est genitor : per me quod eritque, fuitque 
Estque patet; per me concordant carmina nervis. 
Inventum medicina meum est... 

Plura locuturum rapido Peneïa cursu 

Fugit..…, etc., etc. 


(72) Remarquons surtout dans ce morceau ce que Fon- 
tenelle veut principalement nous y faire remarquer, à 
savoir, qu'il y a là « deux choses qui assurément n'étaient 
jamais entrées en comparaison l’une avec l’autre. » Fonte- 


DE FONTENELLE. 297 


nelle attachait un grand prix à la nouveauté, à l’origina- 
lité. Quand on lui soumettait un ouvrage, si quelques 
traits venaient à le frapper, son admiration s'exprimait 
par cette formule constante: Cela est neuf, ou Cela est bien 
vu. TRUBLET , Mém., p. 188. — Il ressemblait un peu , 
sous ce rapport, aux Scaliger dont l’un, le fils, affirmait : 
« Se et patrem nihil unquam scripsisse, quod scivissent 
ab aliis dictum aut scriptum (Scaligerana, v°. SCALIGER)»; 
et La Bruyère n'a fait que forcer ce trait de sa physionomie 
dans ces lignes mordantes : « Il n’ouvre la bouche que 
pour contredire... Soit qu'il parle ou qu'il écrive, il ne 
doit pas être soupçonné d’avoir en vue ni le vrai, ni le 
faux, n1 le vraisemblable, ni le ridicule ; il évite unui— 
quement de donner dans le sens des autres et d'être de 
l’avis de quelqu'un. Caractères, De la société et de la con- 
versation. » 

(73) VozratRe, Lettre adressée au roi de Prusse sous la 
date du 5 juin 1751.—La Harpe, Cours de littérature , édit. 
Crapelet, t. xiv, p. 21-22. — Voyez encore Pazissor, 
Mémoires pour servir à l'histoire de notre littérature depuis 
François 19°. jusqu'a nos jours , dansses OEuvres, t.111, p.194; 
et FRÉRON, Lettres sur quelques écrits de cetemps, t.xx, p.22. 

(74) On s’éionnera moins d’ailleurs d'entendre Apicius 
dire àGalilée, — «Vous avez inventé les lunettes de longue 
vue; vous avez perfectionné et vous avez appris aux autres 
à perfectionner les sens : je vous eusse prié de travailler 
pour le sens du goût, et d'imaginer quelque instrument 
qui augmentât le plaisir de manger » —si on songe que 
la gourmandise était l'un des deux on trois défauts de 
Fontenelle. 

(75) Il faut se souvenir en lisant cette satire contre 
le mariage , que notre sage ne se maria point ! 

(76) Biographie universelle, v°. FOoNTENELLE. 

(77) Bayle a écrit quelque part, en parlant des Lettres 
galantes {Voy. les Nouvelles de la république des lettres, 


298 BIOGRAPHIE 


décembre 1686, Cataloque etc., 1v ) : « Elles sont d'un style 
agréable, vif, naturel, et qui sent plus l'homme du monde 
qu'un sectateurscrupuleux des Remarques sur la langue fran- 
çaise. » Ce manque de correction que le célèbre critique a 
relevé dans le livre qui nous occupe, on le retrouve, avec du 
plus ou du moins, dans les meilleurs ouvrages de notre 
écrivain. Fontenelle a cependant rencontré des partisans 
assez fanatiques , je ne dis pas pour ne point voir ce défaut, 
mas pour l’adorer! « Quand M. de Fontenelle aura em— 
ployé un ferme ou une expression, que risque-t-on à 
s’en servir ? Il peut donner le ton à tout le monde ; il ne 
hazarde rien sans y avoir bien pensé , et constamment il 
pense mieux qu'un autre. 1l a décidé qu'on pouvait dire 
Ma belle mademoiselle, Ma belle madame dans une lettre 
écrite à une fille ou femme de naissance : je me rends à 
sa décision, parce que j'en pénètre la raison : le respect 
paraît davantage dans la répétition du pronom possessif ; 
et si l’on dit: Mon cher monsieur, on peut bien dire aussi 
Ma belle madame, Ma belle mademoiselle, etc., etc. DE 
Grimaresr, Eclaircissements sur les principes de la langue 
française, p. 218-219. » — Remarquons en passant que, 
dans son traité Du bonheur, Fontenelle compte , parmi 
les plaisirs les plus sûrs, la tranquillité de la vie, la 
société , la chasse, la lecture , etc., etc. 

(78) Voyez VorrarRe, Temple du goût, note 2%, et 
Dictionnaire philosophique, v°. Govr, sect. 17. à 

(79) Le Père André, jésuite, auquel cette lettre est 
adressée , a provoqué de nos jours sur sa vie et ses écrits 
des travaux sérieux , en tête desquels il faut assurément 
placer ceux de M. Cousin | Voyez son édition des OEuvres 
philosophiques du P. André). On trouvera encore sur ce 
Père d'importants détails que M. Cousin ne pouvait pas 
connaître, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques , 
v°. ANDRÉ ; et dans la publication déjà indiquée plus haut 
{note 41) de MM. A. Charma et G. Mancel. — La lettre 


DE FONTENELLE. 299 


à laquelle celle-cirépondait, annonçait à Fontenelle l'envoi 
d’un Discours sur la méthode des géomètres. (Ce discours 
est imprimé dans les Œuvres du feuiP. André, Paris, 
Ganeau, 1766-1767, t. 1v, p. 39-89 ; quelques couplets 
de vers en coupent ça et là, et’eu relèvent la prose ; mais 
l’hémistiche que cite et loue Fontenelle est précisément 
un de ceux que l'auteur, et avec raison, n'a pas, à sa 
dernière rédaction, cru devoir conserver. Boileau n'y est 
pas appelé, comme il l'était dans le manuscrit, le plus 
sage, mais le plus sensé denos poëtes (p. 41). On y lit 
(p. 44) : « Le célèbre M. de Fontenelle, ce génie rare, 
aussi solide que brillant, ile premier des auteurs qui 
ait su introduire dans les mathématiques le bel-esprit avec 
toutes ses grâces, j'ose presque dire avec les ris et les 
jeux... , etc., etc. » — Dans une lettre à la date du 7 
mars 1735, Fontenelle avait écrit au P. André: « Il y a 
long-temps que j'ai dit que j'étais l’ami des livres et l'en 
nemi des manuscrits. C'est que de ce qui est publié, j'en 
dis du bien, s’il se peut, ou je m'en tais; mais ce que 
l’on me consulte avant l'impression , j'en dis mon avis à 
l’auteur avec une grande sincérité, quand même il ne me 
la demanderait pas trop. » — Une dernière remarque sur 
cette lettre. N'allez pas me punir par me refuser. est une 
tournure qui a cessé d'être française : elle est encore assez 
fréquente chez Fontenelle. Je Ja retrouve dans les Entre- 
tiens sur la pluralité des mondes, 2°. soir : « Saint-Denis. 
pourrait bien encore ressembler à Paris par être habité ; » 
— dans les Réflexions sur la poétique, $ xxvirr: « Une 
chose ne plaît point précisément par être simple ; »—dans 
la Réponse à Bussy-Rabutin : « Après s'en être justifié par 
convenir de tous les titres odieux qu'ils méritent ; » — 
dans l'éloge de Hartsoeker : « Il se justifie par en parler ; » 
— dans celui de Malézieu : « Car on se convient aussi par 
ne se pas ressembler;»—dans celui de Newtou:«Des choses 
qui se dérobent à la recherche par être trop déliées ; » — 


300 BIOGRAPHIE 


dans celui du P. Sébastien : « Ces connaissances font for- 
tune par n'être pas à leur place ordinaire ; » — dans 
Lysianasse, act. 1, se. 1: « Je ne puis m'en acquitter que 
par lui marquer sans cesse etc.; » — enfin dans une 
lettre adressée à M€. de Forgeville, sous la date du 22 
juillet 1743 : « J'étais touché du soin que vous preniez 
d'envoyer savoir de mes nouvelles, et de ne vous en pas 
lasser par recevoir toujours la même réponse. » — La 
Fontaine a écrit une fois. liv. 111, fable xvr1: 


Mais ne confondons point, par trop approfondir , 
Leurs affaires avec les vôtres. 


—Rabelais disait de même : « Vraybis, j'ai ouy de plusieurs 
vénérables docteurs que Turelupin, sommelier de vostre 
bon père, espargne par chascun au plus de dixhuict cens 
pipes de vin, par faire les survenans et domesticques boyre 
avant qu'ils ayent soif. Les vies de Gargantua et Pen- 
tagruel, liv. 1v, ch. 65. » — Au temps d'Alain Chartier, 
cette locution étoit fort commune dans la province (Basse- 
Normandie) à laquelle il appartenait; aussi la rencontre- 
t-on fréquemment chez cet écrivain. C'est donc bien 
à tort que ses éditeurs substituent quelquefois , dans 
ces sortes de phrases, la préposition pour à la pré- 
position par : Ex. : « L'œil se trouble pour regarder clarté 
trop resplendissant : Les œuvres de maistre Alain Chartier ; 
édit. André Du Chesne, p. 264, dans le livre de l'Espé- 
rance, au commencement.» Les manuscrits ne s’y trompent 
pas ; voyez entr'autres B. R., les mss. 7215—2, f. 2 recto; 
72152. 2, f. 3 verso; 6796-5, f£. 2 recto ; — tous les trois 
portent par regarder. Ces fautes, nous le savons déjà, ne se 
rencontreront pas dans l'édition monumentale des OEuvres 
d'Alain Chartier, que M. G. Mancel prépare en ce moment 
pour la ville de Bayeux. 

(80) On voit par ce billet le prix que Fontenelle attachait 
à la tranquillité de la vie, à la lecture. Cf. supra, note 77. 


DE FONTENELLE. 3o7 


(81) Le tour par lequel ce morceau se termine: Qui 
serait entre la lune et la terre , ce serait etc., est familier 
à Fontenelle: « Sérieusement, qui voudrait me renvoyer 
au monde, à condition que je serais une personne ac— 
complie, je ne crois pas que j'acceptasse le parti... Dia- 
logues desémorts, 5°. sixain, dial. vi » et passim. 

(82) Histoire de l'Académie royale des sciences , depuis 
son établissement, en 1666, jusqu'à 1686, in-4°.t.1, 
p. 179 , à l’année 1674, section ANaTomrE. 

(83) Eloge de Malebranche, dans les OEuvres, t. vr, p. 406. 

(84) Nous n'avons pas vouiu reproduire ici quelques pas- 
sages trop célèbres et trop souvent cités des deux belles 
Préfaces de 1666 et de 1699; que nos lecteurs veuillent bien 
se rappeler entr'autres celui qui commence par ces mots : 
Lorsqu'après une longue barbarie etc. 

(85) C’est le 5°. des 6 vers hexamètres dont se compose 
uve petite pièce Sur M. de Fontenelle, qu'on trouve dans 
les Poésies mélées , v1. 

(86) Digression sur les Anciens et les Modernes, dans les 
OEuvres, t. v, p. 298. — Sur quoi il suffit de se rappeler 
le mot de Leïbnitz (édit. Dutens. t.v, p.355 ) :« Homerum 
non facile contemni posse arbitror , nec Fontenellus satis 
bonus est talium judex. » 

(87) Voyez dans les OEuvres , t. 11, p. 107-118, les 
Remarques sur quelques comédies d’Aristophane , sur le théâtre 
grec, etc. 

(88) Discours sur la nature de l'églogue , dans les OŒEuvres, 
LV: 

(89) Digression sur les Anciens et les Modernes , daus les 
Euvres, t. v, p. 292. 

(90) Ibid. 

(91) Ibid., p. 293. C£. le traité Sur la poésie en général , 
dans les OËuvres , t. 111, p. 190. 

(92) Fontenelle applique ici à tout le moyen-âge ce qui 
ne convient qu'à l’une de ses phases (du XIIIS. au XVI. 


302 BIOGRAPHIE 


siècle). Voyez le beau livre de M, Didron, Histoire de Dieu, 
p. 234-235 , et mon Compte-rendu de ce livre, in-4°., 
Caen , Hardel, 1846, p. 23-24. — On a d'ailleurs jus- 
tement reproché à Fontenelle cette confusion du bas et du 
naïf : « Vous êtes bien excusable , lui disait à ce sujet 
MMe.de Genlis,de méconnaître la seule espèce d'esprit qui 
vous ait manqué.» Voyez La Harpe, Cours de littérature, 
t. vi, p. 238.—Ce n’est pas qu'il travaillât beaucoup son 
esprit et son style; ennemi de tout ce qui exigeait quelque 
effort, il soutenait que « Ce que l’on n'obtient que par le 
travail n’égale point les faveurs gratuites de la nature 
{ Eloge du marquis de Lhospital ). » Mais, sije puis le 
dire , il était naturellement prétentieux ; il trouvait sans 
lés chercher ces tours ingénieux (ingeniosissimus, comme 
l'appelle Leibnitz, édit. Dutens , t.v, p.131), que d'autres 
ne trouvent pas, même en les cherchant; et rien 
n'est plus exact que ce mot si spirituel de M. Villemain 
(L. ©. , p. 441) : « Il est même quelquefois (dites 
presque toujours) simple, oui simple , quoique Fonte- 
nelle. » 

(93) Digression suür les Anciens et les Modernes , t v, p. 
301. — Ce que Fontenelle dit de la chanson en terminant, 
était un peu hazardé pour son époque, mais serait d'une 
exactitude parfaite pour la nôtre. 

(94) Réflexions sur la poétique, XVII. 1 

(95) Ce parallèle nous laisse voir, plus peut-être qu'aucun 
autre passage des écrits de Fontenelle , l’un des caractères 
les plus saillants de son style, ceque nous appelonsle trait. 
Rollin ne pouvait aimer cette manière dont son genre d'esprit 
était si éloigné ; aussi tout en admirant notre écrivain , lui 
reproche-t-il « un certain tour de pensées un peu trop 
uniformé, … qui termine la plupart des articles par un 
trait court et vif en forme de sentence ; et qui semble avoir 
ordre de s'emparer de la fin des périodes comme d’un 
poste qui lui appartient, à l'exclusion de tout autre | De 


DE FONTENELLE. 303 


la manière d'enseigner et d'étudier etc., liv. ur, ch. xx, 
art. 2). La conversation même ne lui convenait, qu'autant 
qu'elle était marquée à ce coin. « J'ai eu souvent{ c'est 
Grimm qui parle) occasion de remarquer que dans tout 
ce qu'on lui contait ou disait, il attendait toujours l'épi- 
gramme. Insensible à tout autre genre de beauté , tout ce 
qui ne finissait pas par un tour d'esprit était nul pour lui. 
Corresp. litt., t. n, p.91, fév. 1757. » 

(95 bis, lisez 96, p. 33, 1. 14) Lettre de Fontenelle à MM. 
les auteurs du Journal des savants, dans les OEuvres, t. 
vi, p. 447. 

(97) Lettre à M. Lockman, novembre 1744, dans les 
OEuvres , t. var, p. 320 (M. Lockman venait de dédier à 
Fontenelle sa traduction anglaise de l'Histoire de Psyché 
de La Fontaine, Londres. 1744). Rapprochez de cette 
charmante naïveté ce que dit Fontenelle du naïf; voy. 
supra, note 92 et le passage du texte auquel cette note 
correspond.—Ce ne serait pas seulement sur le style 
naïf, mais encore sur l'écrivain dans lequel ce style s’est 
personnihé , sur La Fontaine, que notre critique, si nous 
en croyons Grimm {L. c., p. 92) aurait émis deux opi- 
nions entièrement opposées : « Pour La Fontaine , dit-il, il 
n'en parlait jamais sans en dire du mal. » 

(98) Réponse à l'Evéque de Luçon, quand il fut reçu à 
l'Académie française, dans les OEuvres, t. 1, p. 151.— On 
connaît le vers que Voltaire, dans le Temple du goût, prête 
a La Moite : 


Mes vers sont durs, d'accord, mais forts de chose. 


(99) Vicror Huco, Cromwell, préface , p. 31. — On ne 
saurait croire sur combien de points ce Fontenelle a pres- 
senti le XIX®. siècle ! 

{100} Sur la poesie en general, dans les OEuvres, t. 11, 
p. 173 et suiv. 


304 BIOGRAPHIE 


(101) Lettre à MM. les auteurs du Journal des savants, 
dans les OEuvres, t. vin, p.447. 

(102) Sur la poésie en général, dans les OEuvres, t. 111, 
p. 187 et suiv. 

(103) Ce reproche d'ailleurs, si c'en est un, se doit 
adresser non pas aux jésuites en particulier, mais en gé— 
néral aux quatorze ou quinze mille commentateurs d’Aris- 
tote. De nos jours seulement, grâce aux savants travaux 
de l'Allemagne, on commence à pénétrer cette grande et 
obscure doctrine. En tête de ceux qui, en France, nous l'ont 
rendue abordable, notre reconnaissance place MM. Cousin, 
Vacherot, Ravaisson, Franck , et Barthélemy-St.-Hilaire. 

(104) Digression sur les Anciens et les Modernes , dans les 
OEuvres,t. v, p. 303. 

(105) Trugcer, Mém., p. 188. 

(106) Digression sur les Anciens et les Modernes, t. v, p. 
290. Il a encore dit du même Descartes, dans l’Hostoire de 
l'Académie des sciences, année 1690, p. 76 : « C’est en 
suivant ses principes qu’on s’est mis en état d'abandonner 
ses opinions ; » et, année 1725, p. 139 : « Il faut admirer 
toujours Descartes et le suivre quelquefois. » — C'est en 
astronomie que Fontenelle est plus décidément cartésien. 
Mais sur ce terrain là même ses croyances sont loin d’être 
inébraulables. Il faut voir avec quelle différence d’accent 
et de conviction ïil nous parle des Tourbillons du 
maître dans la Pluralité des mondes , ouvrage de sa jeu- 
nesse , dans l’Eloge de Newton qui appartient à son âge 
mûr, et dans la Theorie des tourbillons, qu'il publia dans 
sa vieillesse. Cf. Frourexs, Journal des savants, juillet 
1846, p. 406. À 

(107). De la connaissance de l'esprit humain, dans les 
OEuvres, t. v., p. 396. 

(108). Locke, Essai sur l’entendement humain, iv: 7, 
ch. 2. $. 8; Conpirrac , Essai sur l'origine des connais- 
sances humaines, t. 11, $ 102 et 103. 2H 74 


DE FONTENELLE. 305 


109) De la connaissance de l'esprit humain , dans les 
OEuvres, t. v, p. 400.— Par là Fontenelle se rapproche 
de Malebranche. 

(110) Doutes sur le système des causes occasionnelles, ch. 1x, 
dans les OEuvres, t. vrr, p. 22; et le petit traité Sur 
l'instinct, t.v, p- 411-420.—Voici toutefois une anecdote 
qu'il n'est pas inutile de rappeler: c'est à l'abbé Trublet que 
nous l’empruntons {(Mém., p. 210) : « Dans une compagnie 
où étaient MM. de Marivaux et de Fontenelle , la conver- 
sation s'étant tournée sur la métaphysique , et de là sur 
l'âme , quelqu'un demanda au premier ce que c'était donc 
que l’âme ? Il répondit modestement qu'il n’en savait rien. 
Eh! bien, reprit l'interrogateur, demandons-le à M. de 
Fontenelle. — Il a trop d'esprit, dit M. de Marivaux, 
pour en savoir plus que moi là-dessus. » Et Fontenelle 
garda le silence. — On peut voir encore dans ses OEuvres , 
t. vin, p. 298 et suiv., quelques lettres où il est question 
de l'âme des bêtes ; ces lettres avaient été provoquées par 
la dédicace que M. Bouillier lui fit en 1736, de son Essai 
philosophique sur l'âme des bétes, qui eut plusieurs édi- 
tions. 

(111) De l'existence de Dieu, dans les OEuvres, t. v, P- 
321 et suiv. 

(112) Préface (de 1699) sur l'utilité des mathématiques et 
de la physique, dans les OEuvres, t. v1, p.'70.—Fontenelle 
n'espère pas cependant que cette espèce de théologie lui 
donne jamais le mot de la grande énigme. « Pourquoi 
Dieu a-t-il voulu créer le monde tel qu'il est? Nous n’en 
savons rien. On a beau dire que ç'a été pour sa gloire ; 1l 
revenait à Dieu la même gloire d’un monde purement pos- 
sible ; car ce qui n’est que possible est aussi présent à 
Dieu et fait le même effet à son égard que ce qui existe. 
Supposons donc dans le dessein de Dieu une sagesse in- 
finie, mais ne songeons pas à la pénétrer. Les vues de 
Dieu ne sont pas de nature à tomber dans l'esprit hu 


306 BIOGRAPHIE 


main. Doutes sur le système physique des causes occasion- 
melles , ch. 1v. » 

(113) Voyez la Préface de 1699 dans les OEuvres , t. vi, 
p-+ 70. 

(114) De l'origine des fables, dans les OEuvres, t. v, p- 
395-356.—Lisez dans le passage cité, ligne 6, ces grands 
effets.—Rectifiez aussi ce que j'ai écrit p. 232, lignes 5 et 6. 
L'édition de 1790 donne dans le tome v et le morceau 
De l’origine des fables, p. 351-372, et celui Sur l'hastorre, 
p. 420-443. Seulement l'éditeur a eu grand tort de séparer 
ces deux pièces qui ne sont que deux éditions différentes 
du même travail. — De leur rapprochement en eflet peut 
jaillir quelque lumière sur la manière de composer de 
notre écrivain, et même sur sa mature morale — Nous 
savions déjà que Fontenelle avait remanié jusqu'à trois 
fois son Eloge de Corneille. Nous avons ici un second 
exemple de ce retour de notre écrivain sur son œuvre. 
Nous n’admettrions donc qu'avec restriction ce que l'abbé 
Trublet (Mém., p.13) nous affirme : « Voici la méthode 
de M. de Fontenelle en composant. Il médite paisiblement 
son sujet; il ne se met à écrire qu'après avoir achevé de 
penser ; mais la plume une fois prise marche sans inter— 
ruption ; point de brouillons , une copie unique et presque 
saus ratures. L'ouvrage restera comme il est... »— Ce 
n’est pas seulement le style que Fontenelle a modifié ici. 
Tout ce qui, dans la première rédaction, regarde l’origine 
et le développement des croyances religieuses, à été sup— 
primé dans la seconde | Voy. cependant, pour le rapport 
que peuvent avoir entr'elles ces deux rédactions , TRu - 
Buer , Mém., p. 171). Fontenelle , en vieillissant, devenait 
de plus en plus circonspect. — Ce sont d’ailleurs les vues 
semées dans ces deux écrits sur les progrès de la raison,et, 
comme le dit ingénieusement notre écrivain , sur l’histoire 
de l'hastoire (t. v, p. 421), qui lui ont valu des lignes 
telles que celles-ci : < M. de Fonteneile mérite d'être 


DE FONTENELLE. 307 


regardé par la postérité comme un des plus grands philo- 
sophes de la terre... C'est à lui en grande partie qu’on 
doit cet esprit philosophique qui fait mépriser les décla- 
mations et les autorités pour discuter le vrai avec exacti- 
tude.... Ainsi la querelle des Anciens et des Modernes, 
qui n'était pas fort importante en elle-même. a produit 
des dissertations sur les traditions et sur les fables de 
l'antiquité , qui ont découvert le caractère et l'esprit des 
hommes , détruit les superstitions et agrandi Îles vues de 
la morale. VAuUvENARGUES , OËuvres posthumes, Paris , 
1821, tome supplémentaire, à la section intitulée : Ré- 
Jlexions sur divers sujets, & xx. » 

(115) Entretiens sur la pluralité des mondes , Préface. 

(116) Histoire des oracles, Introduction. 

(117) Vie de Corneille, dans les OEuvres, t. 11, p. 90. 

(118) Le bon prédicateur n'y manque pas de talent, ni 
même d’une certaine onction ; il n’a qu'un tort, mais le 
tort est grave, c'est de s'appeler Fontenelle. Lorsqu'à la 
fin du discours , il s'écrie : « Inspirez-nous, Verbe incarné , 
cette vertu héroïque... » on éprouve involontairement, 
en l’entendant, je ne sais quel malaise, qui nous dit 
assez que l’auteur {quoique la prière finale fût encore d'obli- 
gation pour ces sortes de compositions) n’est pas dans son 
rôle. —Il y a loin, en effet, de cette foi si fervente à la 
fameuse Histoire allégorique d'ume querre civile dans l'île 
de Bornéo entre les deux sœurs Mréo et Eenégqu (et non 
Méro et Enéqu, Rome et Genève ; voy. Baye, Nouvelles 
de la république des lettres, janvier 1686, art. X).—Je ne 
connais que par la mention qu'en fait l'abbé Trublet 
({Mém., p. 300) un écrit Sur l'infini et un Traite de la hiberté 
en quatre parties, qu'on attribue encore à Fontenelle et 
qui auraient été inspirés par le même esprit. 

(119) Trugzer, Mém., p.175. Fontenelle était trop prudent 
pour suivre un semblable conseil, Il paraît même étrange 
que l'abbé de St--Pierre, qui aurait dû connaître son 


308 BIOGRAPHIE 


homme, ait pu le lui donner. Mais pour ses amis comme 
pour les autres, Fontenelle était un livre fermé. 

(120) Fragments de ce que Fontenelle appelait sa Répu- 
blique, 1 et 11, dans les OEuvres, t.v, p. 443-450-— 
La citation est textuelle ; je me suis seulement permis , 
pour plus d'ordre et de clarté, quelques transpositions. — 
« C’est peu de chose, dit l'abbé Trublet {Mém., p. 1%) 
à propos de ces deux fragments ;... et d’ailleurs M. de 
Fontenelle n’a pas cru devoir confier même au papier ce 
qu'il pensait sur certains points importants, mais délicats 
du gouvernement. » 

(121) « Sans de fortes preuves, il ne jugeait mal de 
personne en particulier ; mais il avait assez mauvaise 
opinion des hommes en général. Trugcer, Mém., p. 187.» 
« Les hommes sont sots et méchants, disait-il quelquefois , 
mais tels qu’ils sont j'ai à vivre avec eux , et je me le suis 
dit de bonne heure. CHaupon et DELANDINE, Dictionnaire 
universel, v° FONTENELLE. » 

(122) Déjà Pascal (Pensées , 1'®. partie, article 1) avait 
parlé avec éloquence des progrès de notre espèce ; et il 
avait aussi considéré l'humanité comme « un même homme 
qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » 
Perrault émet des idées analogues dans son Parallèle des 
Anciens et des Modernes, 1°7. dialogue, t. 1, p. 49 et sv. 

(123) Préface generale mise en tête de son théâtre, dans les 
OEuvres, t.1v, p.17.—Peut-être seulement s'exagérait-il les 
effets de cette mobilité progressive, quand il écrivait au P. 
Castel, sous la date du 7 août (1728, je suppose ; voy. dans 
les OEuvres , t. vi, p. 371): « Je ne suis guère de votre 
avis sur la constance de la nature. c’est-à-dire sur la 
perpétuité de la forme ou constitution présente de l’uni- 
vers. Le mouvement est un principe nécessaire de chan- 
gement, et l'avenir est bien long! » Quoi qu’il en soit, cette 
dernière pensée de Fontenelle est d'une grande profondeur. 

(124) Digression sur les Anciens et les Modernes, dans les 


DE FONTENELLE. 309 


OEuvres, t. v, p. 301.—Il est encore question des Amé- 
ricains, mais l'auteur les envisage sous un autre point de 
vue, dans le traité De l'origine des fables (Ibid., p. 
365). 

(125) « La charité chrétienne donnait à son désintéresse- 
ment naturel la dernière perfection. Eloge de l'abbé Gallois.» 
« Il aimait donc les sciences de cet amour pur et désinté— 
ressé qui fait tant d'honneur et à l’objet qui l'inspire et au 
cœur qui le ressent. Eloge de Tschirnhaus. 

(126) Dialogues des morts, 5°. sixain, dial. 11. 

(127) Ibid. , 2. sixain, dial. 11. 

(128) Eloge de Homberg. 

(129) Du bonheur, t. v, p. 430. Il revient perpétuelle- 
ment sur le prix qu'il attachait à la tranquillité : dans une 
lettre sans autre date que Le lundi 6 (t. virr, p. 385) au 
P. Castel, géomètre, nous lisons : « La tranquillité d'esprit 
est préférable à toutes les puissances et à toutes les racines 
possibles de tous les nombres. » 

(130) Trugzer, Mem., p. 40 ; Grimm, Corresp. ltt,, 15 
février 1757; etc. 

(131) Lettre à Melle, Raymond de Farceaux [depuis Me. 
de Forgeville), t. vrrr, p. 415. — Sa vie a été a la lettre, 
comme l’a dit La Harpe {Cours de littérature, édit. Crapelet, 
t. x1V, p. 38), un siècle de repos. Un homme actif, qui 
connut Fontenelle, Milord Hyde, disait, à propos de cette 
longue et paisible carrière : « Je vivrais ces cent ans dans 
un quart d'heure. » Grimm, Corresp. htt., 15 févr. 1757. 
— Fontenelle, fixé à Paris, demeura d’abord chez Thomas 
Corneille , son oncle ; puis chez M. Le Haguais, avocat- 
général de la Cour des aides, qu'il paraît avoir aimé avec 
une sorte de tendresse {TruBLzer, Mém., p. 26), et 
auquel il prèêta plus d’une fois sa plume (In., Ibid., p. 
44 et 241-246 ); puis au Palais-Royal, dans un appartement 
que Jui donna le duc d'Orléans, devenu régent; puis chez 
M. Richer d'Aube , son neveu à la mode de Bretagne, et 


310 BIOGRAPHIE \ 


après la mort de ce dernier, chez sa sœur, Me, de 
Montigny, qui remplaça son frère auprès de leur ami 
commun (TRuBLEr , Mem. , p. 302). 

(132) Lettre à M. Leclerc, en date du 3 août 1707, dans 
les OEuvres, t. viir, p. 283. 

(133) Voy. dans les OEuvres, t. vur, p. 306-308, une 
Lettre à S'Gravesande, en date du 7 avril 1730; quatre 
autres du 12 avril, du 7 mai, du 3 août et du 16 novembre 
(1728?) au P. Castel. Nous lisons dans la dernière : 
« On n’a pas droit de prétendre que les journaux ne 
donnent que des louanges ; et il peut arriver que vos 
critiques mêmes  accréditent davantage le témoi- 
gnage avantageux que vous avez la bonté de rendre 
au livre en gros. C'est cet en gros qui m'intéresse 
le plus ; et je vous prierais, si j'osais, de vouloir bien finir 
votre troisième extrait par un jugement général , ainsi qu’il 
serait fort naturel de le faire. C’est là toute l'impression , 
ou du moins la plus forte, qui reste à la plupart des lec- 
teurs. » Cf. Truezer, Mém., p. 174, 307 et ailleurs. — « Il 
avait, selon Grimm (Corresp. hitt., 15 février 1757), un goût 
excessif pour la louange. Il n'était rien moins que difficile 
sur ce chapitre. Un homme lui ayant dit un jour : Je vou- 
drais vous louer, mais il me faudrait la finesse de votre esprit. 
—N'importe,lui répondit M.de Fontenelle, /ouez toujours. » 
Mais peut-être sur ce point comme sur tant d'autres, 
n’estimait-il que le positif, que ce dont il pouvait immédia- 
tement jouir. C'est ce qu'affirme grossièrement un mot 
que Grimm lui prête {(L. c.):« Il disait que s'il avait 
dans son coffre un papier horrible et capable de le désho- 
norer aux yeux de la postérité, il ne se donnerait pas la 
peine de l’en tirer et de le brûler, pourvu qu'il fut sûr de 
le dérober à la connaissance du public durant sa vie, » — 
Trublet , au contraire, nous assure { Mém., p. 89) qu'il 
n’eût rien voulu faire qui eût pu lui donner du ridicule 
et à plus forte ‘raison de la honte, même après sa mort; 


DE FONTENELLE. 31rr 


et, ajoute-t-il, « il avouait cette faiblesse, si pourtant 
c’est une faiblesse, car il ne le croyait pas. » 

(134) Il écrit à M. Vieussens, médecin de Montpellier : 
«Votre mérite est fort connu de cette Compagnie (l'Académie 
des sciences }; et moi qui suis, sans nulle comparaison, 
le moins capable d'en juger ,»—et plus tard , au che- 
valier Hans Sloane, président de la Société royale de 
Londres : « Celui qui aura l'honneur de vous rendre 
cette lettre est M. l'abbé Girardin, de votre nation, fort 
estimé parmi nous et ayant beaucoup d'amis qui l’esti- 
ment fort, tant par le savoir que par les mœurs. J'en suis 
le moins considérable... » Voyez dans les OEuvres, t. vi, 
p- 281, 292 et 331. — Il faut pourtant reconnaître qu'il y a 
des moments dans la vie où l'homme supérieur prend sa peti- 
tesse en pitié, et se mettrès-sérieusement au-dessous de tous 
et de tout. N'oublions pas d’ailleurs que notre civilisation 
chrétienne a rempli nos langues de ces formules modestes 
qui ue tirent pas à conséquence, et qui, dans une foule 
d'occasions, au bas de nos lettres par exemple, ne sont 
guère que des mots. 

(135) « Si j'avais, disait-il, la main pleine de vérités, 
je me garderais bien de l'ouvrir. » Voyez Grimm, Corresp. 
hit:,15 février 1757, édit. Paris, 1829-1831, t. 1x, p-97, note 
1; et La Harpe, Cours de litt., édit. Crapelet, t. xrv, P- 
36.— Il fait dire à Raimond Lulle { Dialogues des morts, 
5. sixain , dial. 11 ) ; « Si par malheurla vérité se montrait 
telle qu’elle est, tout serait perdu, mais il paraît bien 
qu'elle sait de quelle importance il est qu'elle se tienne 
toujours assez bien cachée. » 

(136) Tel est, par exemple, le principe posé dans les 
Entretiens sur la pluralité des mondes ; on sait que Fontenelle 
s’est tiré, ou a cru se tirer d'affaire à ce sujet, en peuplant 
les autres planètes d'animaux différents de ceux qui habitent 
la terre, surtout en n’y mettant pas d'hommes. Plus d'une 
fois aussi il a protesté au P. Tournemine {voy. le Journal 

22 


312 BIOGRAPHIE 


de Trévoux, août 1707), à propos de son Histoire des oracles, 
« qu'il n'aurait Jamais travaillé sur cette matière, s’il 
m'avait été convaincu qu'il était fort indifférent pour la 
vérité du christianisme que ce prétendu miracle de l’idolàä- 
rie fût l’ouvrage des démons ou une suite d'impostures. » 
(137) Je ne trouve ce mot que dans quelques notes ma- 
nuscrites de De Quens sur Fontenelle ; voyez le Recueil Me- 
zerai [parmi les mss. conservés à la bibliothèque publique 
de Caen), p. 363. De Quens tenait probablement ce détail 
du P. André qui le tenait lui-même sans doute de M. de 
Croismare, lequel « soupait tous les soirs avec M. de 
Fontenelle dans les derniers temps de sa vie. » Ibid., p. 
362, en marge. Je lis encore au même endroit: « M. De 
Fontenelle se trouvait aux conférences du Palais-Royal 
chez M. le Duc Régent, où se réunissaient les plus beaux 
esprits de Paris. Ces conférences étaient fort décriées dans 
le monde pour la liberté de penser et de parler sur la reli- 
gion. M. de Fontenelle s’en était lassé , disait M. de Crois- 
mare Lasson. Au milieu de tant de faux raisonnements, il 
reprenait quelquefois : Qu'est-ce que tout cela prouve? Et les 
princes et les princesses avaient la complaisance de changer 
de conversation. » On pourrait à la rigueur ne voir dans ces 
actes qu'une prudence légitime encore, quoique portée un 
peu loin. Mais comment justifier ce qui suit? Lorsque l’allé- 
goriesur l’île de Bornéo, que Bayle avait imprimée, à ce qu'il 
nous affirme du moins, sans en avoir pénétré le sens, 
eut été commentée par l'abbé Terson, « elle fit beaucoup 
de bruit. C'était daus le temps de la révocation de l’édit 
de Nantes. Fontenelle courait risque d'être enfermé à la 
Bastille. Il eut la bassesse de faire d'assez mauvais vers à 
l'honneur de cette révocation et à celui des jésuites : on 
les inséra dans un mauvais recueil intitulé : Le triomphe 
de la religion sous Louis-le-Grand, imprimé à Paris, chez 
Langlois, en 1687. Vorraire, Lettres au prince de Bruns- 


. . , 7 ; 21 
wick, sur Rabelais et sur d'autres auteurs accuses d'avoir 


DE FONTENBLLE. 313 


mal parlé de la religion chrétienne, dans les Facéties et 
mélanges littéraires , lett. vir. » — On sait que dès sa jeu 
nesse il s'était attiré, de la part d’une mère sincèrement 
chrétienne, cet avertissement assez significatif : Avec toutes 
vos petites vertus morales, vous serez damné , mon cher 
fils! Truezer, Mém., p. 124. 

(138) Ce mot nous a été conservé par M. de Forge- 
ville, dans le portrait qu’elle nous a laissé de Fontenelle. 
Voyez De Foucayx, Eloge de Fontenelle, dans les OEuvres , 
t. 1, p. 22. — M. de Forgeville, à laquelle, comme dit 
l'abbé Trublet (Mém., p. 44), Fontenelle dut d’étre en- 
core heureux à cent ans, s'était, dans les dernières années 
de sa vie, constituée son lecteur { Ibid. , p. 303). 

(139) Au lieu de : Pour un de ces réves politiques, auquel 
cependant le régent donnait son adhésion , lisez : Pour une 
censure que nous trouverions aujourd'hui fort modérée. Voyez 
VozraiREe, Siècle de Louis XIV, Catalogue des écrivains 
etc. , et la Biographie universelle, v°. SarNt-PrERRE. 

(140) Truszer, Mém., p. 175-176. 

(141) Cours de littérature française, XVIII. siècle, 1r°. 
parte , 138. leçon. 

(142) « Voltaire, suivant l'humeur du moment, accole 
à son nom sage, discret, normand ; c'est normand qu'il 
faut dire. Oui et non ne sont pas à son usage. Cours de 
M. Geruzez , dans le Journal general de l'Instruction pu- 
blique, 8 février 1845, p:2168 , coll» = Ge reproche 
au reste n’est pas nouveau, et Fontenelle nous a laissé 
sur ce texte deux petites pièces de vers qu’on trouvera 
dans les OEuvres, t. v, p: 229 et 230. 

(143) Caauvox er Decannine, Ductionnaire universel , 
v°. FONTENELLE.— Parmi les hommes pour lesquels Fonte- 
nelle eut le plus d’affection , il faut placer sans doute 
l'abbé de St.-Pierre, Varignon et Vertot. Pendant les pre- 
mières années de son séjour à Paris, il passait avec eux, 
dans une petite maison du faubourg St.-Jacques, dont l'abbé 


314 BIOGRAPHIE 


de St.-Pierre leur faisait les honneurs, des journées entières 
à méditer et à travailler. « Nous nous rassemblions, dit 
Fontenelle { Eloge deVarignon) avec un extrême plaisir, 
jeunes, pleins de la première ardeur de savoir, fort unis , et 
ce que nous ne comptions peut-être pas alors pour un assez 
grand bien, peuconnus. » Voyez encore sur ce fait une page 
charmante et pleine d’idéal , de M. Villemain, dans la leçon 
déjà citée. — Nous aurions dù, puisque nous suivions ici 
Fontenelle dans la société , y peindre mieux que nous ne 
l'avons fait, les rares qualités qu'il y déploya. Il fallait citer 
quelques-uns de ces mots heureux qui sont au reste dans 
toutes les mémoires. Il fallait même lui tenir compte de ce 
don trop rare chez les hommes qui parlent, celui d'écouter. 
Il y a bien encore dans ce travail deux ou trois autres petits 
desiderata que nous voyons mieux que personne.— Mais 
nous réparerons ces omissions et comblerons ces lacunes 
dans une 3°. édition. 

(144) De Fouchy, dans son Eloge , raconte deux services 
rendus par Fontenelle, l’un au mathématicien Beauzée, 
à qui il donna ou prèta 609 livres; l’autre à Brunel, à qui 
il prêta mille écus. — Deux remarques sur ceci: la pre— 
mière est qu'il s’agit dans les deux cas d’un genre de 
service que Fontenelle pouvait rendre sans se déranger le 
moins du monde {Voy. supra , note 55 ) ; la seconde, 
c'est que, pour ce qui regarde Brunel, la débile volonté 
de Fontenelle ne pouvait résister à l'énergique sommation 
du jeune procureur. Brunel avait déjà obtenu ou obtint 
plus tard de son faible ami un acte, un service, si l’on 
veut, qui prouve bien, àce qu’il me semble, tout l'ascendant 
qu'il avait laissé prendre sur Jui à son compatriote. « En 
1695, dit l'abbé Trublet {Mém., p. 292), M. Brunel , in- 
üme ami de M. de Fontenelle, remporta le prix de l’Aca- 
démie française pour la prose. M. de Fontenelle [ aca- 
démicien depuis 1691 } avait fait le discours. » — « Une 
femme de beaucoup d'esprit et de mérite, M€. Geoffrin, 


DE FONTENELLE. 315 


en laquelle il avait beaucoup confiance , et qu’il a nommée 
pour l'exécution de son testament, dit que , pour le porter 
à obliger ou à rendre service , il n'y avait qu'un moyen, 
c'était d'ordonner ce qu'il devait faire. Il n'avait point de 
réplique aux 11 faut. Il n'aurait jamais senti ce qui n'eût 
été que convenable ou à propos. Grimm, Corresp. litt., 
15 février 1757. » 

(145) Trusrer, Mém., p. 189. — Ce mot ne révélerait- 
il pas une nature tournée à l'envie? — Si jene vous aimais 
pas tant, me disait un jour une de nos célébrités norman- 
des , je serais jaloux de vous! 

(146) Truszer, Mem., p. 27, à la fin de la note 2 sur 
la page 24. Fontenelle paraît avoir été réellement sensible 
à la mort de Brunel. Voyez M€. DE Sraaz, Mémoires , 
Londres, 1755, t. 1, p. 227. 

(147) Trugrer, Mém., p. 116. — Claudine Alexandrine 
Guérin de Tencin, née à Grenoble en 1681, morte à Paris 
en 1749. Sa maison était le rerdez-vous des gens de lettres 
qu’elle appelait habituellement ses bétes ; tant elle avait 
d'empire sur cette ménagerie, comme elle l’appelait encore. 
Elle a composé trois romans, Le siège de Calais, Le comte 
de Comminges , et Les malheurs de l'amour. 

(148) Truecer, Mém., p. 68, note 2. — M°®. la mar— 
quise de Lambert est fort connue. Voyez tous les Dic- 
tionnaires biographiques , et plus particulièrement son 
Eloge par Fontenelle, dans les OEuvres , t. vit, p. 543- 
548. — « La fille de la marquise de Lambert, dit Fonte- 
nelle (L. c., p. 544), était Marie-Thérèse de Lambert, 
qui avait été mariée , en 1703 , avec Louis de Beaupoil , 
comte de Saint-Aulaire, seigneur de la Porcherie et de 
la Grenellerie , colonel-lieutenant du régiment d'Enghien, 
infanterie , tué au combat de Ramersheim , dans la 
Haute-Alsace , le 26 août 1709. Elle est morte le 13 juillet 
1731 , âgée de 52 ans , ayant laissé une fille unique nom - 
mée Thérèse-Eulaïde de Beaupoil de Saint-Aulaire, mariée 


316 BIOGRAPHIE 


le 7 février 1725, avec Anne-Pierre d'Harcourt, marquis 
de Beuvron, seigneur de Tourneville , lieutenant-général 
pour le roi au Gouvernement de Normandie , gouverneur 
du vieux palais de Rouen, et mestre de camp de cavalerie, 
frère du duc d'Harcourt. » — Il paraît que de toutes les 
femmes , dans l'intimité desquelles Fontenelle a vécu, 
aucune ne lui fut plus chère que Me. d'Achy, depuis 
Me. de Mimeure; « il l'avait aimée, dit l'abbé Trublet 
(Mém. , p. 279), autant qu’il était capable d’aimer.»—Mais 
Fontenelle était d’une froideur extrème. Je sais bien qu'un 
jour M€. Dubocage lui ayant demandé comment on avait 
pu mettre en doute sa sensibilité , il avait répondu par ce 
mot spirituel : C’est parce que je n'en suis pas encore 
mort ; il avait alors 85 ans {Cæaupon et DELANDINE, 
Dict. univ. , v°. FoNTENELLE). Je n'ignore pas non plus 
l'effort d'éloquence que fit un de ses successeurs dans la 
place de secrétaire à l'Académie des sciences, Condorcet, 
pour établir combien Fontenelle avait l'âme sensible. 
— Il y a, je pense, plus de vérité dans l’anecdote suivante: 
e M. Diderot l'ayant vu, il y a deux ou troisans , pour la 
première fois de sa vie, ne put s'empècher de verser quelques 
larmes sur la vanité de la gloire littéraire et des choses 
humaines. M. de Fontenelle s'en aperçut, et lui demanda 
compte de ces pleurs. J’éprouve, lui répondit M. Diderot , 
un sentiment singulier. Au mot de sentiment, M. de Fon- 
tenelle l'arrêta et lui diten souriant; Monsieur, ily a 
quatre-vingts ans que j'ai relégué le sentiment dans l'églogue. 
GrimM, Correspondance littéraire, 15 février 1757.» — 
C'est de lui-même qu'il a dit, dans plusieurs endroits de 
ses ouvrages (Voy. ses Pastorales , Eglogue 11 ; et Macate, 
act. 1, sc. 11) : Il me manqua d'avmer. — « Va, tu n'es 
qu'un curieux, dit au nain de Saturne dans le Microméqas de 
Voltaire (ch. rx) la maîtresse qu’il abandonne pour visiter 
les autres planètes , tu n'as jamais eu d'autre amour. » 
(149) Portrait de Fontenelle, dans les OEuvres, t. 1, p. 46. 


DE FONTENELLE. 317 


(150) 5°. sixain, dial, rv. 

(151) Lettre à M"®. de Forgeville , à la date du 29 juillet 
1745 , dans les Œuvres, t. vrir, p. 428. — Son admirateur 
enthousiaste , l’abbé Trublet . convient (Mém. , p. 
184) que son ami mangeait beaucoup et même peu saine- 
ment. 

(152) De Quexs, Recueil Mexerai, p. 362. En marge : 
« M. de Croismare, honnête homme, plein de raison et 
de religion. »—Ce fait aété raconté de plusieurs manières , 
mais c'est toujours le même fond. Voy. GrImm. Corresp. 
litt., 15 fév. 1757; Cousin D'Avaron, Fontenelliana, p. 
127, etc. . 

(153) Cousix D'Avarow, Fontenelliana, p. 55. — Eu 
admettant que ce mot soit réellement de Fontenelle, ce qui 
ne nous paraît pas impossible, nous ne voudrions cepen-— 
dant pas le condamner sans réclamer pour lui le bénéfice 
des circonstances atténuantes.Il conviendrait, à notre avis, 
que l'opinion publique, quand elle juge le moral des ar- 
tistes, tint plus de compte qu’elle ne le fait ordinairement, 
de leur faiblesse naturelle et acquise pour une belle forme: 
Fontenelle peut avoir surtout vu et senti ce qu'il y avait 
dans cette phrase de spirituel, de piquant, d'original; et 
la pensée ainsi ornée perdait nécessairement à ses yeux 
quelque chose de ce qu'elle a, en soi, de révoltant. 

(154) Du soxneur, daus les OEuvres , t. v, p. 336. 

(155) Trugcer, Mém., p 303.— « Une femme connue , 
Madame Grimaud, âgée de cent trois ans, ayant été levoir, 
il y a six mois, lui dit : « Il semble, Monsieur, que la Provi- 
dence nous ait oubliés sur la terre. M. de Fontenelle porta 
finement son doigt sur sa bouche et lui dit : Chut! Grimm, 
Corresp. litt., 17. fév. 1757. » 

(156) Ce mot a été répété par la plupart des biographes 
de Fontenelle ; voyez, entr'autres, Grimm, Corresp. litt., 
1%. fév. 1757 ; CHAuDpon et DELANDINE, Dict. univ. , v°. 
FonrenELLz , etc. Je remarque toutefois, que l'abbé Tru- 


318 BIOGRAPHIE DE FONTENELLE. 


blet ne le connaît pas , et que M. de Croismare, auquel 
le P. André l'apprit, ne l'avait point entendu citer à Paris 
{ De Quexs, Recueil Mezerai, p. 362). 

(157) L’attentat de Damiens est du 5 janvier. — « Si dans 
la destinée des hommes, le bruit de la réputation doit être 
compté pour quelque chose ,on peut dire que M. de Fonte- 
nelle a vécu huit jours de trop pour la sienne. Sa mort 
aurait fait dans d’autres temps quelque sensation à Paris ; 
mais l'événement de Versailles a trop consterné tous les 
honnêtes gens et occupe trop l’attention publique pour 
laisser à qui que ce sait le loisir de penser à autre chose. 
Grimm, Corresp., litt., 15 janvier 1757 ». Voltaire, dans sa 
correspondance qui est alors tout entière au grand 
événement , n’a donné à Fontenelle que cette demi-ligne : 
Fontenelle est mort à cent ans. Corresp. génér. , 20 janvier 
1757. 


BIOGRAPHIE 


DE 


GUILLAUME DE LAMOIGNON, 


PREMIER PRÉSIDENT DU PARLEMENT DE PARIS ; 


Par M. SORBIER , 


Avocat-général. 


Les descendants des hommes illustres sont rarement 
les héritiers de leur gloire. Ils croient n’avoir plus 
rien à moissonner dans un champ qui fut si fécond 
pour leurs pères ; le découragement nait en eux de 
la source même qui devrait exciter leur émulation. 

Mais il est des races où le mérite semble se com- 
muniquer avec le sang , et dont la nature choisie et 
noble entre toutes ne se dément jamais. Quelquefois 
elles sont long-temps à chercher leur génie , et de- 
meurent inconnues jusqu’à ce qu’elles l’aient trouvé. 
C’est ainsi qu'après être restés d’obscurs chevaliers 
durant plusieurs siècles, les Lamoignon, originaires 
du Nivernais , devinrent célèbres dans la robe , aus- 
sitôt qu'ils en embrassèrent la profession. 


320 BIOGRAPHIE 


Le premier auteur de l'illustration de cette famille 
antique, fut Charles de Lamoignon, conseiller au 
parlement de Paris sous Henri IE, puis maitre des 
requêtes et Conseiller-d'Etat sous Charles IX, qui, 
en récompense de son immense savoir, voulut qu'il 
eüt entrée et voix délibérative dans tous les parle- 
ments du royaume. 

Chrétien, son fils, président à Mortier et l'oracle 
de sa compagnie, donna le jour à Guillaume de La- 
moignon , premier président du parlement de Paris, 
qui devait jeter un immortel éclat. 

Guillaume de Lamoignon naquit sous Louis XIIT, 
en 1617 ; temps de troubles civils et de continuels 
orages. De faux principes dans des esprits égarés , 
d'abominables convictions dans quelques âmes, lais- 
saient indécises les deux questions vitales de l’indé- 
pendance de la couronne et de l’inviolabilité de la 
personne des rois. Le torrent féodal, comprimé par 
Henri IV , avait recommencé ses ravages ; les princes, 
les seigneurs s’arrachaient les lambeaux de l’auturité 
et les restes de la fortune publique. L’äpre et redou- 
table Richelieu qui, pendant dix-huit ans, fit tout 
trembler sous le poids de sa dictature, ce profond 
politique qui accomplit contre les vassaux de la mo- 
narchie l'œuvre de Louis XI et les vastes desseins de 
Henri IV contre la maison d'Autriche, n’avait pas en- 
core saisi les rênes du gouvernement. C'était une de ces 
époques de transition où, tout meurtri des coups des fac- 
tions, n'ayant plus la même foi dans le passé , un pays 
s’agite convulsivement à la recherche d'un meilleur 
avenir. Des vicissitudes de toute natureavaient éprouvé 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. . 321 


les peuples et ébranlé les croyances. Le quinzième 
siècle, par ses étonnantes découvertes, avait soufflé 
sur le monde un vent de révolutions et de ruines ; les 
arts de l'antiquité soudainement remis en honneur, l’au- 
dacieuse réforme opérée dans le catholicisme (7), 
les guerres de religion , les déchirements de la ligue, 
tous ces drames sanglants ou pacifiques avaient im- 
primé un nouveau cours aux idées , fourni aux imagi- 
nations un inépuisable aliment , et allaient ouvrir 
de magnifiques horizons à l'esprit humain ; on touchait 
à Louis XIV, qui vit luire au sein de la France l’une 
des plus riches constellations de grands hommes qui se 
soit montrée à la terre. 

Mais le choc de tant de partis , et ce travail fiévreux 
des intelligences avaient perverti les mœurs et brisé 
tous les freins. Une seule puissance morale était restée 
debout, celle de la science; un seul prestige était 
encore vivant, celui de la haute magistrature, gar- 
dienne intrépide de l'arche sainte des lois, vénérable 
type de savoir el d’intégrité (2). 

Tel était Pétat du pays lors de la naissance de 
Guillaume de Lamoignon. Né, pour ainsi dire, dans 
le sein de la justice, il n'eut qu'à suivre la trace 
lumineuse des pas de sa famille. Loin de ressembler 
à ces oisifs opulents qui se contentent des biens 
amassés par leurs ancêtres , il cultiva et accrut sans 
cesse l'héritage de gloire que lui avaient transmis ses 
aïeux. 11 annonça les penchants les plus heureux et 
les goûts les plus élevés. On eût dit un de ces êtres 
privilégiés qui portent sur leur front, dès le berceau , 
comme un sceau divin, un diadème invisible, présages 


322 BIOGRAPHIE 


de leurs destinées futures. Parle-t-on devant lui d’un 
trait de fermeté, d’une action généreuse, on le voit 
s'enivrer de ces récits, verser des larmes d’une 
héroïque tristesse, dans la crainte de ne pas rencontrer 
un jour l’occasion de déployer une telle magnanimité. 
Il cherche partout de quoi nourrir ce feu inconnu 
qui le dévore. Rempli d'admiration pour cet art 
sublime de la parole qui donne une sorte de royauté 
intellectuelle, il va dès son enfance entendre dans 
toutes les causes importantes les orateurs du parquet 
et du barreau (3). 

Touché de ces nobles élans, l’avocat-général Jérôme 
Bignon {qu'il serait difficile de désigner par un titre 
aussi glorieux que son seul nom) lui voua la plus 
tendre affection ; et après la mort de Chrétien de 
Lamoignon , son père, il dirigea ses études et l’ini- 
ia dans toutes les profondeurs de la science du 
droit (4). Les esprits de haute portée se recherchent 
et s’attirent mutuellement ; il y a une espèce de 
parenté de cœurs et de génies. 

Ne pensons pas qu'asservi au joug de traditions 
domestiques , Guillaume de Lamoignon eût, par une 
prédestination sociale, tourné ses facultés vers l’étude 
des lois; non, à ses yeux, rendre la justice , était sans 
doute la plus belle fonction de l'humanité ; mais ce 
droit formidable de juger les hommes, cet état où 
l’on prend la place de Dieu même, où les fautes ne 
sont jamais petites et sont presque toujours irré- 
parables , effrayait d’abord la candeur de son âme. 
Pour lui, la magistrature était un sacerdoce civil, et 
il se rappelait que les anciens disaient de certains 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 323 


prêtres des dieux : « Beaucoup portent le thyrse, et 
peu sont inspirés. » Aussi avait-il eu de longues 
entrevues avec sa conscience, et ne fit-il que céder 
à une irrésistible vocation, lorsqu'il se décida à suivre 
une carrière qui exige un ensemble de qualités si 
rares : une probité sévère , la première des supé- 
riorités, celle qui choque le moins et qui rassure le 
plus, une abnégation complète, sur le siége, d’affec- 
tions, de préjugés, sans laquelle le juge de la nation 
ne serait plus que l’homme d’un parti, une instruction 
solide , une grande droiture de sens et de jugement, 
enfin, cette modestie, cette régularité de mœurs qui 
font de la vie du magistrat une leçon vivante et perpé- 
tuelle pour ses concitoyens. 

La rapidité des succès de Lamoïgnon ne permit plus 
de compter le nombre de ses années ; il fut au rang 
des maîtres, à l’âge qui est d'ordinaire celui des 
disciples. Reçu à dix-huit ans conseiller au parlement 
de Paris, il revêtit cette pourpre éminente qu’il pou- 
vait regarder comme le bien de ses pères et le patri- 
moine éclatant de sa famille. 

A peine l'entrée du Sénat lui est-elle ouverte, qu’il 
captive tous les suffrages. C’est qu'il n'était pas de 
ceux qui, après avoir souffert qu'on les fit magistrats , 
semblent accablés sous le poids de leurs fonctions 
devenues pour eux le rocher de Sysiphe, et font 
profession de ne plus rien étudier, sous prétexte 
que l'esprit se suffit à lui-même. Nul surcroit de 
labeur ne pouvait lasser son infatigable zèle ; il croyait 
n'avoir jamais assez fait, tant qu'il n'avait accompli 
que son devoir. Ces jeunes années de la vie, trop 


324 BIOGRAPHIE 


souvent la proie malheureuse du vice, il les con- 
sacrait, lui, toutes au travail, la passion dominante 
de son cœur, au travail qui donne tant de saveur à 
l'existence , ennoblit homme et l'épure. Il aimait à 
répéter qu'un ami de l'étude n’a pas le temps de faire 
mal parler de soi, et qu’il y a peu de différence entre 
un juge méchant et un juge ignorant. 

Plus tard, M. de Lamoignon fut appelé dans la 
justice du conseil en qualité de maître des requêtes. 
La nature l'avait fait magistrat. Il était doué d’un 
esprit si droit, si nettement judicieux, que le vrai le 
frappait aussitôt. Voyez-le portant la lumière dans les 
affaires les plus obscures. « Je n’entends que celles 
dont M. de Lamoignon est le rapporteur, disait Louis 
XIV. » — L'histoire a consacré le souvenir de l’un 
de ces rapports mémorables. Fiers de l’appui du car- 
dinal Mazarin, leur complice, des armateurs français 
avaient enlevé, au mépris du droit des gens, un 
vaisseau richement chargé, appartenant à des Armé- 
niens. Les victimes de cette odieuse spoliation se 
plaignent au roi, mais désespèrent d'obtenir justice. 
Rassurez-vous, étrangers, il est un magistrat qui 
veille pour vous! M. de Lamoignon, au conseil, dé- 
chire hardiment le voile qui couvre ce mystère d’ini- 
quité. On emploie tour à tour, pour enchainer son 
zèle , les prières et les menaces ; on va jusqu'à lui 
offrir des intendances el des ambassades. Insatiable 
soif de l’or et des grandeurs , qui fais tant de ravages 
dans le monde, tu n’atteindras pas le cœur de La- 
moignon ! il est, ce Fabricius, plus difficile à dé- 
tourner du juste et de l’honnête que le soleil de sa 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 325 


course (5). Tous les efforts de la cupidité , tous les 
ressorts de l'intrigue viennent se briser contre le 
rapport de Lamoignon, et le navire est restilué. 

N'est-ce pas là, la pierre de touche où la vertu 
jaisse sa marque d’or? Quand elle est sortie victorieuse 
de pareils combats, a-t-elle encore besoin d'épreuves? 
Non, il ne lui faut plus que des couronnes. 

Qu’était-ce alors cependant qu’un maitre des re- 
quêtes ? C'était un magistrat moins dévoué en général 
à la justice qu’à la fortune, portant une ferveur de 
novice dans toutes les pratiques de cour, errant 
sans cesse sous les portiques de la faveur, suivant 
de l’œil les idoles qu’on y révère, et considérant sa 
place comme un degré pour arriver à de nouveaux 
honneurs. Ah ! loin de M. Lamoignon ce rôle d’un 
esclave qui s’abaisse et qui rampe. Ces voies tor- 
tueuses sont le partage des petits esprits. Pour lui, 
la seule ambition qui agite sa grande âme , est de 
s'élever à la hauteur des devoirs que sa charge lui 
impose ; le seul vœu qu'il adresse à la providence, 
à l'exemple du célèbre Domat, est qu’elle lui envoie 
force et sapience pour les dignement remplir ; le plus 
doux prix qu'il attend de ses travaux est le sentiment 
délicieux du bien qu'il fait aux hommes el de ses 
nobles services rendus à l'Etat. 

Pendant que M. de Lamoignon donnait ces gages 
signalés de son culte pour la justice , un violent orage 
éclate tout-à-coup au sein du parlement et du pays. 

Mazarin , plus fin , plus souple que Richelieu , mais 
aussi décidé dans le parti qu'il avait une fois em- 
brassé, allant à ses fins à travers même les obstacles 


326 BIOGRAPHIE 


auxquels il paraissait céder, sublime dans ses vues, 
bas dans ses moyens, marchant sous terre plus que 
dessus, Mazarin écrasait d'impôts les classes infé- 
rieures , oubliant que ce sont les racines obscures qui 
nourrissent le feuillage superbe dont l’arbre se glo- 
rifie. Le trésor de l'Etat était épuisé. Il n’y a rien qui 
ruine comme de n'avoir pas d'argent. Pour sortir de 
celte crise, Mazarin eut recours à un de ces expé- 
dients toujours petits, mal imaginés , quelquefois 
injustes , qui aggravent une situation au lieu d'y 
remédier (6). Il créa douze nouvelles charges de maîtres 
des requêtes, et frappa d'une taxe plus onéreuse 
quelques denrées de première nécessité. Contem- 
plateur long-temps muet des calamités publiques , le 
parlement ressaisit alors son droit de veto, et refuse 
d'enregistrer ces édits. La cour s’indigne qu’on ose 
lui tracer ses devoirs ; les esprits s’aigrissent ; le 
temple de la justice est fermé : on court aux armes ; 
le parlement se laisse entrainer lui-même par le 
torrent qu'il devait arrêter. On était loin de pré- 
voir un tel ébranlement ; mais il s'agissait du fisc, 
ce vieil épouvantail des populations , et la guerre 
civile qui désolait Angleterre à la même époque , et 
qui fil couler le sang d’un roi (sang redoutable, qui ne 
se verse jamais en vain, et qui est si long à s’apaiser !) 
avait commencé aussi par un nouvel impôt de deux 
schellings. Il est vrai que là on voulait anéantir la 
royauté , et qu'un fanalisme atroce transportait les 
factieux , tandis que la guerre de la Fronde, qui 
n'élait nullement une tentative constitutionnelle , 
comme on l’a dit quelquefois pour donner un air d’an- 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 327 


tiquité à l'esprit de liberté, n'eut aucun but politique 
ni social ; on n’aspirait qu'au renversement d'un mi- 
nistre fin et habile dans cette lutte de personnalités 
qui fit tant de bruit et si peu d’effet, où le ridicule 
tint une place si considérable , mais où resplendit d’un 
éclal toujours pur et majestueux la grande figure de 
Mathieu Molé! de ce magistrat qui, sans avoir moins 
de vigueur et de puissance dans la parole que les ora- 
teurs de son temps, les surpassait tous par ce qui est 
la partie faible chez la plupart des hommes, l'âme et 
le caractère. 

Guillaume de Lamoignon avait suivi un moment 
impulsion de sa compagnie ; mais l'esprit de parti 
qui finit par abaisser les plus grands hommes jusqu'aux 
petitesses du peuple, et l'activité turbulente de lin- 
trigue ne pouvaient s’allier avec la réserve de son 
esprit et la dignité de sa conscience. Il se sépara 
aussitôt de la Fronde parlementaire; et n'oublions 
point que dans ces jours d'ivresse nationale , où tout 
ce qui ne marchait pas sous la bannière de la Fronde, 
était traité d'ennemi public par un peuple effréné, 
M. de Lamoignon ne garda pas seulement le sang-froid 
d’un spectateur et d’un juge , il employa toute son in- 
fluence à pacifier les troubles ; sans être ébranlé par 
de vaines clameurs , il suivit résolument la ligne de 
conduite que lui prescrivaient ses devoirs. Il savait 
que la popularité est un gouffre qui s’ouvre sans cesse 
pour demander un nouveau sacrifice. La tyrannie de 
la multitude lui semblait, d’ailleurs, avec raison mille 
fois plus insupportable que celle des plus cruels 
princes du monde, Il croyait que le pouvoir avait sa 

23 


328 BIOGRAPHIE 


saintelé comme la liberté ; il aimait particulièrement 
l’ordre dans la force. — Quoi qu’on puisse dire, tout 
homme supérieur est un peu absolu : la division et 
le partage lui répugnent. 

Mais toutes ces luttes du pouvoir parlementaire, qui 
atteignit sous la minorité de Louis XIV le plus haut 
degré de son élévation, allaient avoir un terme , et 
ne devaient plus se renouveler sous son règne. M. de 
Bellièvre , qui entretenait cet esprit d'opposition, 
mourut et laissa vacante la première place du parle- 
ment (7). Un premier président à Paris était pour la 
cour le magistrat le plus important du royaume, 
surtout en présence des souvenirs encore récents des 
troubles de la Fronde. On le voulait modéré, inac- 
cessible aux passions populaires , mais respecté de 
son corps par l’ascendant de ses lumières et de ses 
qualités personnelles. Il y avait alors un homme, 
simple maître des requêtes, à peine âgé de quarante 
ans, vivant loin du bruit, aimant l'étude et la science 
pour leurs purs entrainements, et en possession 
déjà d’une haute renommée de droiture et de capacité. 
Dès qu’il avait paru dans le monde, il avait fixé tous 
les regards et subjugué tous les cœurs (8). C’est sur 
ce magistrat, dont vous devinez Lous lenom, que porta 
le choix de Louis XIV , de ce roi qui, par un admi- 
mirable instinct, sut toujours aller droit au plus 
digne , et adopta tous les grands hommes dont il fut 
entouré. En vain cette tourbe d’ambitieux qu’on voit 
sans cesse se pressant, se renversant les uns les autres 
dans les routes étroites de la fortune et de Ja médio- 
crité, vint-elle s’agiter autour du monarque; en vain 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 329 


lun deux, pour donner plus de poids à son mérite 
et à ses services, ofrit-il dix-huit cent mille livres ; 
Lamoignon avait dans son âme des trésors de probité 
et de savoir qu'on préféra à tout lor de ses rivaux (9). 
Il fut le premier à qui Louis XIV adressa, en lui an- 
nonçant sa nomination , ces paroles flatteuses qui ont 
élé Lant répétées depuis, et qu'un roi devrait toujours 
pouvoir dire en conférant de pareilles charges : « Dieu 
m'est témoin que si j'avais cru trouver un pius homme 
de bien , un plus capable sujet que vous, pour rem- 
plir cette place , je l'aurais choisi. » 

M. de Lamoïignon n'avait pas brigué le poste de 
premier président ; bien plus, il déclina d’abord 
cette haute distinction , et il ne cousentit à l’accepter, 
que parce qu'on prit l'engagement formel de ne jamais 
lui demander rien d'injuste. Il fut le seul qui ne 
participa point à la joie commune , il ne parut frappé 
que de l’immensité des obligations que ce rang sublime 
allait lui imposer. 

Dès son entrée en fonctions, il redouble d’ardeur 
pour le bien de la justice. L'engage-t-on à tempérer 
son zèle, il répond que sa santé et sa vie sont aux 
justiciables, et que la lampe du magistrat qui travaille 
pour le public, doit s'allumer avant celle de l'artisan 
qui ne travaille que pour lui seul (10). Il rétablit le 
calme et la discipline dans le palais. Il en bannit 
entièrement cet esprit de cabale et de révolte qu'y 
avait introduit le cardinal de Retz, ce protée de la 
Fronde , factieux par inclination , plus jaloux du titre 
de brave que ‘de celui de prêtre ; on vit renaïtre enfin 
au sein du parlement cet ordre régulier de justice 


330 BIOGRAPHIE 


sans lequel, comme le dit l’une de nos anciennes ordon- 
nances , les Etats ne peuvent avoir durée ni fermeté 
aucune. Si l'unité de ses traditions, si son esprit de 
corps n’existaient plus, s'il avait perdu sa vieille et 
haute importance en s’isolant naguère de la bour- 
geoisie pour se ranger sans succès du côté des 
classes inférieures , jamais du reste il n’avait été plus 
paisible , ni environné de plus de respects. Il est vrai 
que Louis XIV , irrité des excès de la Fronde , avait 
enlevé aux cours souveraines la plus imposante de 
leurs prérogatives, le droit de remontrances avant 
l'enregistrement , et qu'il les avait exclues de la scène 
politique et administrative. Fut-ce un mal? la justice 
est une divinité jalouse , elle veut un culte exclusif. 
Absorbés par les affaires de l'Etat, les parlements 
devaient négliger quelquefois celles des particuliers. 
Mais, d’un autre côté. n’étaient-ils pas l’unique ga- 
rantie possible contre les surprises faites à la sagesse 
du prince ? et si ces pères de la patrie, si ces an- 
tiques chevaliers des lois fondamentales du royaume , 
furent toujours prompts à opposer une digue à chaque 
débordement de l'arbitraire , ne devons-nous pas re- 
connaître qu'ils mirent la même ardeur à protéger les 
droits de la couronne, à abattre les cent têtes de 
l’hydre fécdale qui la cernaient de toutes parts, à 
sortir enfin la royauté de page (11)? Leur opposition 
n’était pas cet esprit factieux qui ne censure l'autorité 
que pour l'avilir , et ne lui résiste que pour la braver; 
elle tendait non à détruire le pouvoir , mais à régler 
sa marche, comme ces flots qui, impuissants pour 
submerger le vaisseau , le font voguer et tiennent Île 
pilote en éveil (12). 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 331 


Quoi qu'il en soit, nourri dans l'étude austère des 
lois, digne émule des L’Hospital et des Molé, M. de 
Lamoignon défendit toujours avec noblesse et fermeté 
les priviléges de sa compagnie (13), et on ne vit en 
aucun temps son front pâlir dans la tempête et s’in- 
cliner devant de tyranniques exigences. Il ne tarda 
pas à donner une solennelle preuve de cette force 
d'âme, qui est l’une des premières vertus du magistrat, 
qui est le magistrat tout entier. 

Accusé de péculat et de rébellion, le surintendant 
Fouquet devait être jugé par une chambre de justice 
dont M. de Lamoignon fut nommé président. Ennemi 
de Fouquet, le ministre Colbert excitait aux mesures 
les plus rigoureuses , et cherchait à pénétrer les dis- 
positions du premier président (14). « Un juge, ré- 
pondit celui-ci, ne dit son avis qu’une fois et sur les 
fleurs de lys. » L’acharnement contre le surintendant 
devint extrême à la Cour. Fût-l mérité, le malheur 
qu'on outrage est quelquefois comme un feu qui 
purifie les mauvaises qualités et illumine toutes les 
bonnes. On parvint à répandre sur Fouquet, con- 
vaincu au moins de péculat, tout l'intérêt de l’inno- 
cence opprimée. Louis XIV et son ministre deman- 
daient que M. de Lamoignon restreignit la défense de 
l'accusé et précipität arrêt de condamnation. Gardien 
incorruptible des formes judiciaires, le magistrat 
résiste à toutes les obsessions. Mais celui qui, dès le 
premier jour de son règne , avait dit : « L'Etat, c’est 
moi, » veut être obéi. Que fera M. de Lamoiïgnon au 
milieu de ces circonstances ardentes ? Osera-t-il lutter 
encore contre le plus impérieux des monarques, et 


332 BIOGRAPHIE 


braver la colère si redoutée d'un roi qu'il sait être 
personnellement irrité contre Fouquet? Ne craignons 
pas que la vertu de Lamoignon succombe à cette 
épreuve. Persuadé que la faiblesse dans un juge est 
plus opposée à la vertu que le vice même, et, plein 
de cette belle maxime de l’empereur Julien, « J'aime 
mieux faire le bien à mes risques et périls que d’être 
coupable avec impunité, » Guillaume de Lamoïgnon , 
après avoir pourvu l'accusé d'un conseil libre, descend 
avec sérénité de sa chaise curule et envoie à Louis XIV 
sa démission de premier président. Le roi n’accepta 
pas le sacrifice; la conduite du magistrat en est-elle 
moins glorieuse? Non, non! les siècles passent et 
s’anéantissent dans l’éternelle nuit de l'oubli ; mais de 
tels actes d'indépendance ne vieillissent et ne meurent 
jamais. 

Entre tant d’éloges qu'a mérités Guillaume de 
Lamoignon, on a surtout vanté celte rare patience 
avec laquelle il écoutait les plaideurs. « Laisons-leur, 
disait-il, la liberté de dire les choses nécessaires et la 
consolation d’en dire de superflues. N'ajoutons pas au 
malheur qu’ils ont d’avoir des procès, celui d’être mal 
reçus de leurs juges.Nous sommes établis pourexaminer 
leurs droits et non pas pour éprouver leur patience ; » 
et il leur laissait éprouver la sienne. 1 fallait le voir 
sur son siège, avec cette noble figure où se peignait 
l'amour du bien et de la vérité, cette gravité calme 
et réfléchie qui témoignait chez lui de l'absence des 
passions ou de l’habitude de les vaincre, comme il 
prétait une attention religieuse aux plaidoiries ! Il 
minterrompait jamais les avocals de peur qu'ils n'o- 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 333 


missent ou n'exposassent pas dans {out son jour une 
raison décisive. Il pensait que la justice est une dette 
sacrée que le magistrat ne saurait acquitter avec trop 
de scrupule et de lumières. Il lisait tous les mémoires 
des parties, aussi longs et fastidieux qu'ils pussent 
être. Il avait toujours présent à l'esprit cette menace 
de Dieu : « Je jugerai les justices. » 

La confiance publique lui avait érigé un tribunal 
domestique qui n’était pas le moins utile ni le moins 
occupé ; il conciliait plus d’affaires qu’il n’en jugeait. 
Si l'obstination des plaideurs résistait à ses douces 
insinuations, s’il trouvait en eux des malades incu- 
rables , il les plaignait , et reprenait paisiblement 
ses fonctions de juge, On put dire de lui ce que 
Cicéron dit de Muréna : Sapiens prætor , qualis is fuit , 
offensionem vitat æquabilitate decernendi, benevolentiam 
adjungit lenitate audiendi ! 

On sait que les arrêts prononcés par M. de La- 
moignon sont une des plus belles parties de lhis- 
toire du palais. C’est lui qui fit abolir la monstrueuse 
et ridicule coutume par laquelle une femme, armée 
de l'autorité de la justice , pouvait faire à sen mari, 
devant les magistrats, un appel également réprouvé 
par la pudeur et par la raison , par la religion et par 
la nature. À sa voix , cet opprobre de notre législa- 
tion disparut, et la loi cessa d’être en contradiction 
avec la morale. 

Les tribunaux ecclésiastiques et les juridictions 
séculières étaient sans cesse en conflit , tels que deux 
voisins mal fixés sur les limites de leurs héritages. 
Placé comme un génie tutélaire à la garde des bornes 


334 BIOGRAPHIE 


immuables qui doivent séparer le sacerdoce de l’em- 
pire, M. de Lamoignon créa une jurisprudence qui 
tarit cette source funeste de dissentiments, et il 
s’appliqua dans tout le cours de sa suprême magis- 
trature à réaliser cette belle ordonnance de nos rois, 
qui veut que bonne et briève justice soit administrée en 
ce royaume. 

Mais Guillaume de Lamoignon n’était pas seulement 
un grand magistrat , il portait dans létude des 
lois la hauteur de vues et le coup-d’œil philoso- 
phique d'un législateur. Sans partager les opinions 
de ces hommes à idées étroites, vrais traîneurs de 
la civilisation , qui trouvent dans le passé la loi fatale 
de l’avenir ; sans agir cependant avec la précipitation 
d’un novateur qui ne respecte aucun obstacle et ne 
sait pas s’aider de la puissance du temps, M. de 
Lamoignon, ami d’un sage progrès, aspirait vivement 
à réprimer l'espèce d’anarchie judiciaire qui pesait 
sur le pays. Chaque seigneurie avait son droit civil; 
on comptait plus de soixante Coutumes générales , 
et au-delà de trois cents Coutumes particulières. 

Leur nombre prodigieux et leur disparité bizarre, 
étaient un aliment éternel de fraudes et de procès. 
« Mes amis , disait à Ivry Henri IV luttant à la fois 
contre les soldats et contre les arguments de la Ligue, 
la barbarie et la confusion de la jurisprudence , voilà 
l'ennemi.» Aussi, dans ces temps ténébreux , par 
un abus ridicule de citations , voyait-on d’une part les 
pères de l’Église appelés pour statuer sur un article 
de Coutume ; de l’autre, Ovide et Virgile décider 
des mariages , et venir avec le Digeste au secours de 
la veuve et des pupilles (15). 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 335 


A l'aspect de cet amas de lois, arbitres de la for- 
tune et de la vie des citoyens, ne présentant que 
l'image du chaos , M. de Lamoignon conçut le noble 
projet de travailler à une seconde réforme de la Cou- 
tume de Paris , de fixer des points sur les questions 
les plus ordinaires et les plus importantes qui étaient 
misérablement controversées dans le ressort, et d'’é- 
tablir des règles uniformes et certaines, applicables à 
la France entière, pour tout ce qui n’était pas net- 
tement décidé par les usages. Auzannet et Fourcroy, 
deux des plus habiles avocats de Paris, l’aidèrent dans 
cet ouvrage, connu depuis sous le titre d’Arrètes de 
Lamoignon. Ce travail dura près de trois ans, pendant 
lesquels on tenait chez le premier président deux as- 
semblées par semaine. Ces arrêtés ne sont pas des 
lois , puisqu'ils n’ont pas reçu le sceau de la puissance 
publique ; mais qu'on se garde de croire, que ce soient 
là des ruines mortes en naissant, et qu’ils n’ont hérité 
d'aucun grand souvenir ; sans être expressément re- 
vêlues du caractère de lois, ils en acquirent toute 
l'autorité par l'éclat imposant et soutenu de leur ré- 
putation et de leur sagesse. Il n’est qu’un seul livre 
qui ait dû ainsi à l’évidence de la raison, l’insigne 
honneur de suppléer ou de remplacer la loi dans le 
silence du législateur , c’est celui de Pierre Pithou sur 
les libertés de l’église gallicane. Les arrêtés de M. de 
Lamoïgnon annoncent les plus vastes recherches ; ils 
réfléchissent une connaissance parfaite des principes 
les plus purs du droit coutumier , du droit romain, 
des ordonnances et des usages du palais. M. de La- 
moignon s'y élève jusqu’à l’origine et à la raison des 


336 BIOGRAPHIE 


lois, et substitue la simplicité du style et la clarté de 
la méthode , à la stérile abondance et à la savante 
obscurité de ses devanciers. D'Aguesseau en a fait le 
plus bel éloge : on s’est enrichi de plusieurs de leurs 
dispositions , lors de la rédaction du Code civil. Les 
jurisconsultes les citent toujours dans leurs écrits 
comme un beau monument élevé à la science du droit. 

On a prêté à Guillaume de’ Lamoignon Pidée 
d’avoir voulu renouveler l’ancien projet de l’unifor- 
mité des coutumes dans tout le royaume. En pré- 
sence de la féodalité , mère des coutumes , qui vivait 
encore de toute son énergie dans l’ordre de la société 
civile , en présence de toutes ces originalités puis- 
santes de province , de la ténacité de tant d'intérêts 
rebelles , c'était là, on le comprend , une impos- 
sibilité morale contre laquelle était venu déjà se 
briser le génie de Dumoulin , et que n'avait jamais 
songé à réaliser M. de Lamoïgnon. Il savait bien 
que le souffle vital, c’est-à-dire l'identité des in- 
térêts, la communauté des idées, la fusion des popu- 
lations manquait au pays ; qu’un peuple ne se refait 
pas en un jour, et qu’il ne cesse pas aussi brusque- 
ment de se ressembler à lui-même. Il y avait sans- 
doute dans les esprits, au XVIF. siècle, un élan 
marqué vers les idées d’uniformité appliquées à la 
société : c'était là aussi la pensée dominante de Louis 
XIV , qui voulait l'unité à tout prix , aveugle , tyran- 
nique dans l’ordre politique et religieux. Mais ce qui 
est dans les opinions , n’est pas encore dans les habi- 
tudes. Le temps seul fait les mœurs. N'est pas révo- 
lutionaire qui veut. Il fallait attendre la puit du 4 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 337 


août 1789, nuit sublime d'enthousiasme , nuit éter- 
nelle qui arracha de la terre nationale toutes les 
racines de la puissance féodale. Alors l’uniformité 
jaillissait de la conscience sociale, comme de la pensée 
d’un seul individu ; c'était un peuple fait homme (16). 

Conçus sur un plan moins vaste, mais appropriés aux 
besoins de son siècle, les arrêtés de M. de Lamoignon 
restaient toujours un ouvrage précieux , comme des 
jalons lumineux qui éclairaient les chemins de l'avenir, 
et comme un pas immense fait vers cette unité de lé- 
gislation qui avait été le rêve de tant d’esprits supé- 
rieurs. Louis XIV avait d’abord agréé les projets de 
M. de Lamoignon : car le despotisme aime aussi la 
régularité, parce qu’il est, de sa nature, inquiet et que 
toute confusion l’alarme. Mais le ministre Colbert 
voyait d’un œil jaloux que le premier président , dont 
il n’était pas l’ami, füt appelé à attacher son nom 
au grand ouvrage de l’organisation judiciaire (17). 
Ensuite , il ambitionnait la place de chancelier, et il 
crut que, pour parvenir à cette haute dignité, il devait 
se mettre à la tête de la réforme. Il fit substituer aux 
arrêtés les deux ordonnances de 1667, sur la procé- 
dure civile, et de 1670 , sur la procédure criminelle. 
Elles furent préparées surtout par son oncle Pussort , 
conseiller-d'Etat, qui, dans le procès Fouquet , 
avait opiné à mort avec une sorte d'emportement et 
de rage ; homme d’ailleurs intègre , instruit, mais 
d'un caractère dur , intraitable , et sans vues pro- 
fondes et étendues sur la législation (18). 

Colbert aurait voulu que l'ordonnance de 166 füt 
enregistrée dans un lit de justice telle qu’elle était 


338 BIOGRAPHIE 


sortie des mains de Pussort ; mais le roi manda le 
premier président etle pria d'examiner ce travail. 
Ce magistrat oublia la préférence injurieuse qu’on 
venait d'accorder à Pussort dans l’œuvre de la réfor- 
mation. Il se rappela seulement que cette ordonnance 
devait porter le nom du roi à la postérité, et qu’elle 
devait être digne de la grandeur de sa renommée. Il 
disait souvent à son fils : « Ne nous vengeons jamais 
sur l'Etat des chagrins que les ministres nous don- 
nent. » C'est alors que s'ouvrirent ces conférences sur 
l'ordonnance de 1667, dont le procès-verbal existe 
encore , conférences modèles de la plus libre et de 
la plus savante discussion. Si cette ordonnance ne 
brille pas toujours par l'exactitude de la rédaction, si 
elle eut le tort de ne pas réduire assez le vieil écha- 
faudage des juridictions féodales, de ne pas s'occuper 
de la saisie immobilière, et de laisser ainsi le pays, 
pendant plus d’un siècle et demi,livré,dans celte partie 
de la législation, à la plus affreuse anarchie , on ne 
peut contester cependant qu'elle ne fût un bienfait 
réel. 

Auparavant , la procédure était une matière éparse 
dans une multitude d’édits et d'ordonnances , modi- 
fiées dans chaque siége par des Coutumes , des arrêts 
de réglement , et des jurisprudences locales , dédale 
obscur et tortueux dont l’entrée était interdite au plus 
grand nombre, et dans lequel les hommes les plus éclai- 
rés s’égaraient (19). L'ancienne pratique ne se recom- 
mandait pas non plus au respect des justiciables par 
la modicité des frais , la rapidité de Pinstruction, Ja 
probité des mœurs judiciaires. Qui de vous ne con- 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 339 


nait ce concert de satires et d’épigrammes , qui s’éle- 
vait de toutes parts contre elle, témoignages légers 
en la forme, mais puissants au fond par leur unanimité; 
ces réclamations énergiques d’un Loyseau, d’un L'Hos- 
pital, les préambules de ces ordonnances, qui accusent 
si hautement les scandales dont on essaie timidement 
la réforme ? 

L’ordonnance de 1667 ne tarit pas entièrement 
cetle source énorme d'abus, mais elle en fit dispa- 
raître un grand nombre. Ainsi elle coupa court à la 
multiplicité des appels des jugements préparatoires, 
l'une des plaies qui désolait le plus l’ancienne juris- 
prudence. Il ne fut pas permis désormais de revenir 
devant le juge, pour alléguer la faute du juge lui- 
même , sur l’appréciation des actes et des faits , espèce 
de voie de révision incessante, qui faisait de la fin d’un 
procès comme de la victoire de Cadmus , et dégradait 
la magistrature en attaquant la dignité de son minis- 
tère et l’opinion de son intégrité. On ne vit plus les 
instructions par écrit s'allonger, se grossir au gré d’un 
vil intérêt , les procureurs creuser une mine sans fond, 
el les rapporteurs attendre quelquefois les pièces toute 
leur vie. La contrainte par corps, qui était alors une 
règle générale en matière civile , tomba au rang des 
plus étroites exceptions. On comprenait mieux la 
valeur de l’homme ; les idées fécondes de la liberté 
commençaient à se faire jour dans la nuit des préjugés 
et dans les ténèbres de la législation. 

Ces sages innovations de l'ordonnance furent dues 
principalement à Guillaume de Lamoignon. Le tra- 
vail de Pussort et de ses conseillers était empreint des 


340 BIOGRAPHIE 


vices les plus graves. Ils n'avaient guère fait que co- 
pier les ordonnances antérieures; il fallut remplir d’in- 
nombrables lacunes, et modifier sur presque tous les 
points cette œuvre si imparfaite. C’est au sein de ces 
conférences , dont M. de Lamoignon fut l'âme , que 
se déployèrent dans toute leur étendue les grandes 
facultés de ce magistrat. Avec la même facilité qu'il 
s'élève à une discussion des points les plus abstraits du 
droit, on le voit descendre dans les détails de la pra- 
tique la plus embarrassée et la plus épineuse. De quels 
riches développements , de quelles vives clartés il en- 
vironne {outes les faces d’une question ! comme il 
sait rendre les plus subtiles théories accessibles à 
toutes les intelligences ! C’est l’image d’un fleuve 
qui roule ses eaux limpides dans un lit profond ; 
et si l'ordonnance de 1667 ne reçut pas toute la 
perfection dont elle était susceptible , c’est qu’à l’aide 
du crédit de son neveu , le rapporteur de la loi, M. 
Pussort fit rejeter par Louis XIV plusieurs des vues 
du premier président, dont il s'était constitué le cen- 
seur et l’émule. Que dis-je l'émule ? il n’y avait rien 
en lui de ce sentiment fier et délicat qui excite à 
mieux faire, élève et multiplie nos forces et grandit 
l'âme à l’aspect de celui qu'on s’est proposé pour mo- 
dèle. Non, dans cetite opposition ardente , Pussort 
n'élait mu que par celte passion basse et aride qui se 
dévore elle-même, s’acharne sur le mérite, s’irrite 
de toute supériorité, par l'envie, enfin, l’un des 
plus tristes fléaux de la condition humaine. Il ne pou- 
vait pardonner à Lamoignon les vastes aperçus , l’iné- 
puisable variété de connaissances qu’il portait dans 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 341 


toutes les discussions , une éloquence persuasive et 
naturelle qui donnait à toutes ses paroles un charme 
irrésislible. 

C'est surtout, dans le procès-verbal de l'ordon- 
uance criminelle de 1650 , que Pussort repousse avec 
la plus imperturbable dureté tout ce que M. de La- 
moignon propose pour tàcher d'humaniser une loi 
aussi rigoureuse et aussi peu digne de la nation fran- 
çaise. 

L’ordonnance de 1539, ouvrage du chancelier Poyet, 
qui avait enlevé toute publicité dans les procès cri- 
minels et tout conseil à l’accusé, servit de base à Pus- 
sort pour la rédaction de celle de 1670 , que D’Agues- 
seau , plus tard, n’eut pas le courage d'abolir. Mais 
M. de Lamoignon la combattit, lors des conférences, 
avec une vertueuse énergie, et réclama infructueu- 
sement des defenseurs et d’autres garanties pour les 
accusés. « Un conseil, disait-il, n’est pas un privi- 
lège accordé par les ordonnances ni par la loi; c’est 
une liberté acquise par le droit naturel, qui est plus 
ancien que toutes les lois humaines. » Le ministre 
Pussort répondait « que les conseils pouvaient servir 
à sauver des coupables. » On ne raisonna pas autre- 
ment lors de la hideuse loi de prairial an 11, qui re- 
fusait tout défenseur aux accusés. Pussort ajoutait 
« que d’ailleurs le ciel ne permettrait pas la perte de 
innocent , » imitant par là cet homme sanguinaire 
qui, au milieu d’un massacre d’hérétiques , criait aux 
meurtriers hésitants et incertains dans leurs choix : 
« Tuez , tuez toujours, Dieu saura bien reconnaitre 


les siens ! » (20) 


342 BIOGRAPHIE 


Ce fut le même indigne ministre qui, malgré les 
vives el touchantes protestations du premier prési- 
dent , le Fénélon de la jurisprudence, fit supprimer 
les adjoints chargés de veiller à la sincérité des infor- 
matious ; qui, plaçant les accusés dans alternative du 
parjure ou de la mort, exigea d'eux avant leur in- 
terrogatoire le serment de dire la vérité tout entière , 
et renouvelant les attentats de Poyet, en 1539, fit 
insérer les défenses de communiquer l'instruction. 

M. de Lamoignon demandait qu'on abolit la 
torture, monstre absurde, espèce de sphynx, qui 
dévorait également ceux qui répondaient et ceux qui 
ne répondaient pas. Le farouche Pussort persista à 
vouloir chercher la conviction des accusés dans les 
horreurs de la question ; il semblait avoir pris pour 
devise ces mots de Caligula à l’exécuteur ; « Fais 
qu'il sente la mort. » N'est-ce pas là, ilest vrai, ce 
qu'a répété notre législation pendant des siècles ? Le 
droit criminel n’avait jamais été l’objet d'études sé- 
rieuses ; aucun de nos grands jurisconsultes ne lui 
avait dû sa gloire ; c'est que tout s’instruisait, se 
jugeait dans l’ombre et avec un Jaconisme homicide ; 
c’est qu'il aurait fallu soulever des questions redou- 
tables dont l’examen seul aurait fait trembler le pou- 
voir sur ses bases (21). 

L'ordonnance de 1670 ne règle que les formes. Nous 
n'avions jamais eu de loi générale sur la pénalité, 
En descendant dans ces sombres régions des crimes et 
des supplices , on n’y trouve que des dispositions in- 
cohérentes , sans système, sans ensemble, établies 
à des époques diverses , la plupart pour des circons- 


he 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 343 


lances du moment , lois éparses dans de volumineux 
recueils , tantôt oubliées , tantôt remises en vigueur, 
et dont la barbarie ne trouvait de remède que dans 
cet autre abus, celui d’être interprétées et modifiées 
capricieusement par les juges. L’éternel honneur de 
M. de Lamoignon sera d’avoir le premier réclamé 
contre cet atroce arbitraire, contre tant d’outrages 
faits à la justice et à la dignité de l'homme. Ses pa- 
roles resteront comme un beau plaidoyer en faveur 
de humanité. 

Nous n'avons considéré jusqu'ici dans Guillaume de 
Lamoignon , que le magistrat et le législateur ; 
l'homme de lettres était, s'il se peut, plus étonnant 
encore. On plaçait jadis le temple des lois devant celui 
des Muses. Lamoiïgnon aussi aimait à se délasser, par 
les charmes de la littérature, des travaux de sa place, 
et personne ne savait mieux entremêler aux affaires un 
loisir délicat et plein d’attrait. Il fuyait loin de Paris ; 
le mouvement des grandes villes a je ne sais quoi de 
violent, qui fatigue et tourmente les âmes douces ; le 
repos même y est agilé. Il se réfugiait à sa campagne 
de Bâville, chantée par un de nos poètes les plus il- 
lustres, où se réunissait la société la plus choisie 
dans le plus beau siècle qui ait lui sur la France (22). 
Là, on voyait la chambre où Bourdalone écrivait 
quelquefois ses sermons, les ombrages où Racine, 
Boileau , La Fontaine faisaient des vers, où se ras- 
semblaient les Nicolle , les Sévigné , les Lafayette , les 
Larochefoucault, les Coulanges. Voilà de quels es- 
prits le maitre de ce noble asile avait formé sa petite 
Cour. Ilobligea Boileau, par une espèce de défi, à com- 


24 


344 BIOGRAPHIE 


poser le poème du Lutrin, où le poète déclare lui-même 
lavoir peint sous le nom d’Ariste (23). Le magistrat 
cachait un critique judicieux, un orateur parfait, un 
érudit du premier ordre. Son savoir dans tous les 
genres de littérature était un sujet perpétuel d’admi- 
ration pour ses contemporains. Il ne faudrait pas 
croire que Guillaume de Lamoignon étendit son 
amour pour les lettres à toutes sortes d'ouvrages ; 
s’il eût vécu dans un temps d'industrie comme le 
nôtre , où tant d'auteurs escomptent leur immortalité, 
et, lorsqu'ils en ont retiré un peu de bruitet d'argent, 
trouvent , selon l'expression d’un ingénieux écrivain , 
qu'ils ont fait une bonne affaire, on ne l'eût pas vu 
consacrer ses loisirs à la lecture de ces productions 
éphémères, nées du désœuvrement ou de la cupidité, 
vides de choses, propres seulement à contenter la 
paresse du lecteur frivole et à satisfaire le caprice 
d'une vaine curiosité. Sainlement avare de son temps, 
il allait puiser des enseignements , des lecons de 
goût, de vertu et de patriotisme dans les sources de 
l'antiquité , dans les œuvres de ces génies puissants 
qui semblent avoir enfanté tous les autres. IL vivait 
dans un siècle qui se connaissait en grandes choses et 
qui en avait à choisir, où cependant , après Dieu et 
le roi, on ne respectait rien {ant que les anciens (24) ; 
et M. de Lamoigon disait que si l'esprit humain re- 
tombait dans les ténèbres d'un autre moyen-âge , il 
reprendrait , par le secours des anciens , sa force et sa 
clarté, de même que le feu sacré de Vesta se rallu- 
mait aux rayons du soleil, qui en était la primitive ori- 
gine et l'éternel foyer. 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 345 


Peut-être doutera-t-on qu’éloigné des yeux du pu- 
blic, il fût encore semblable à lui-même ? Entrons 
dans sa vie privée : ce n’était pas une de ces puis- 
santes et fougueuses existences qui veulent tout em- 
porter de haute lutte, et qui s’annoncent toujours 
avec cel air de supériorité d’un homme qui tient dans 
les plis de sa robe la paix ou la guerre. Non : simple et 
modeste, n'ayant pas plus le faste des paroles que 
celui des actions, il ne voulait pas, disait-il, peser 
son grain de cuivre dans des balances d’or. On retrou- 
vait en lui l'égalité d'humeur, le doux laisser-aller 
du vrai savoir, qui estime la vie ce qu’elle vaut et qui 
sait en jouir. Les déchirements de la jalousie, les 
soulèvements de l'orgueil , les irritantes piqûres de la 
vanilé, foutes ces misères qui consument dans Je 
calme apparent de l'existence, il ne les ressentit 
jamais. Il avait une de ces natures affectueuses qui 
plaisent et attirent. Si chaque homme éminent se ré- 
vèle par une qualité distinctive, on peut dire que la 
sienne fut le génie de la bonté, de la bienfaisance ; 
et loin de lui cette philanthropie vulgaire qui déplore 
le mal et s’en tient à distance ! il aima Dieu et ses 
semblables à la sueur de son front. Il distribuait aux 
malbeureux tout ce qu'il retirait annuellement des 
travaux du palais. Par la puissance de son crédit et 
par ses propres largesses, il parvint à maintenir 
ce vaste établissement, où toutes les afflictions de l’es- 
prit el du corps trouvent une espèce de miséricorde 
qui les soulage. En 1662, Paris était menacé d’une 
grande famine ; Louis XIV désigna le premier prési- 
dent pour être le chargé d’affaires des pauvres. La re- 


346 BIOGRAPHIE 


ligion qui seule explique l’homme à lui-même , qui le 
rend sensible aux misères d'autrui comme aux siennes, 
qui tend à faire de toutes les nations un peuple de 
frères , était le mobile de toutes les actions de M. de 
Lamoignon. C'était une de ces âmes primitives échap- 
pées aux premiers âges du christianisme, un de ces 
hommes en qui se résument tous les instincts géné- 
reux de leur époque, et qui passent à travers leur 
siècle sans qu’il dépose sur eux aucune de ses taches. 
Chose rare ! il lui fut donné de faire autorité de 
son vivant, et de s'entendre citer comme un ancien. 
Il put trouver dans l'opinion présente un augure de 
l'opinion à venir , et vivre , en quelque sorte , contem- 
porain de la postérité. Sa vie s’écoulait paisible, 
glorieuse , ne recélait aucun germe apparent de disso- 
lution , lorsqu'une maladie lemporta en quatre jours , 
à l’âge de soixante ans. 

Ainsi finit ce magistrat, tout de devoir, qui nous 
offre au plus haut degré le type du savoir et de la 
vertu , qui s'ensevelit dans la bénédiction des peuples, 
qui soutint l'honneur de la magistrature comme les 
Turenne et les Condé soutinrent l'honneur des armes , 
et auquel on peut appliquer à si juste titre ces paroles 
de Velleius-Paterculus sur Scipion Emilien : Vir togæ 
dotibus ingeniique ac studiorum eminentissimus sæculi 
sui, qui nihil in vit nisi laudandum aut fecit, aut 
dixit , ac sensit (25). 

Pourquoi faut-il que des hommes si dignes de vivre 
soient si tôt enlevés au monde ? Hélas! il fut encore 
plus heureux que l’un de ses descendants , dernier 
reste de cette tige de Lamoignon, où l’amour de la 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 347 


justice s’allia toujours à tant de dévouement au pays. 
Lamoignon de Malesherbes ! sublime vieillard, si grand 
au sein des honneurs, plus grand encore sous la hache 
du bourreau, vous avez clos dignement la liste triom- 
phale des noms de vos aïeux ! Aucun genre d'illustra- 
tion ne manquait à votre race ; vous avez su pourtant 
lui trouver encore une gloire , celle de mourir pour 
une haute infortune (26) ! 


348 BIOGRAPHIE 


NOTES. 


(1) Qui me donnera, disait St.-Bernard, que je voie 
avant que de mourir , l'Eglise de Dieu comme elle était 
dans les premiers jours ? {V. Bossuet, Histoire des varia- 
tions , etc.) 

« À mon avis, dit M. Guizot, notre grand historien, 
la réforme a été un besoin nouveau de penser, de juger 
librement pour son compte , avec ses seules forces , des 
faits et des idées que jusque-là l’Europe recevait des mains 
de l'autorité. C'est une grande tentative d’affranchissement 
de la pensée humaine; et, pour appeler les choses par leur 
nom, une insurrection de l'esprit humain contre le pouvoir 
absolu dans l’ordre spirituel. » 

(2) Les anciens magistrats vivaient retirés du monde, 
ils sentaient qu'on se familiarise aisément avec ce qu’on 
voit de trop près et trop souvent ; on a une plus grande 
idée de ce qu’on n'aperçoit que dans le lointain ! Major è 
longinquo reverentia. La simplicité de leurs mœurs con— 
traste avec les mœurs actuelles. Guillaume de Lamoignon 
dans une vie manuscrite de Chrétien de Lamoignon , son 
père (car dans cette famille, par une sorte de devoir hé- 
réditaire de piété filiale, les enfants consacraient par des 
monuments domestiques les vertus de leurs pères) s’ex- 
prime ainsi: « Claude de Bullion, devenu surintendant 
des finances et président à mortier , comblé d'honneurs et 
de richesses, me parlait souvent avec plaisir de la manière 
dont il avait été nourri à Bâville, avec feu mon père qui 
était son oncle et presque du même âge que lui. Il aimait 
à me conter comment on les portait tous les deux sur un 
même âne dans des paniers, l’un d'un côté, l’autre de 
l'autre , et qu'on mettait un pain du côté de mon père, 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 349 


parce qu'il était plus léger que lui, pour faire le contre- 
poids. » 

On se plait à voir au XVI®. siècle le 1%. président, Le- 
maître, stipulant avec ses fermiers. « Qu’aux veilles des 
quatre bonnes fêtes de l’année, et aux temps des ven- 
danges, ils seront tenus de lui amener une charrette cou— 
verte avec de bonne paille fraîche dedans, pour y asseoir 
Marie Sapin, sa femme. et sa fille Géneviève ; comme aussi 
de lui amener un ânon et une ânesse pour monture de leur 
chambrière , pendant que lui, premier président, mar- 
cherait devant sur sa mule , accompagné de son clerc qui 
irait à pied à ses côtés. » La France n’a rien produit qui 
l'honore plus que cette antique magistrature qui, sous le 
pouvoir absolu , conservait l’image de la liberté dans l'in- 
dépendance de la justice. 

(3) Si l’on arrangeait soi-même sa destinée, le premier 
bonheur par lequel il faudrait commencer la vie, serait 
celui de naître d’un père éclairé et vertueux. A ce bien- 
fait en tient presque toujours un autre bien important , 
l'avantage de recevoir une bonne éducation, et d’avoir 
sous ses yeux les préceptes réduits en exemples. L'orateur 
{Fléchier) , auquel nous devons l’oraison funèbre de Guil- 
laume de Lamoignon , a peint cette famille comme une de 
celles « où l’on ne semble né que pour exercer la justice 
et la bienfaisance, où la vertu se communique avec le 
sang, s’entretient par les bons conseils , s’excite par les 
grands exemples. » Le père de Guillaume ne négligea 
rien pour lui inspirer de nobles sentiments, et lui aplanir 
les chemins de la gloire. Dans une histoire assez détaillée 
qu’il a écrite des époques les plus considérables de sa vie, 
le 1®7. président dit que son père lui racontait souvent des 
traits de courage et d'indépendance , et qu’à ce récit il 
sentait une certaine impatience d'entrer dans les affaires 
pour agir avec la même fermeté. 

(4) A peine âgé de 12 ans, il allait entendre l’avocat- 


350 BIOGRAPHIE 


général , Jérôme Bignon, parler au nom des lois dans les 
causes importantes. Jérôme Bignon eût pu occuper une 
place distinguée parmi les enfants célèbres, s’il n'eût 
éclipsé, dans la suite par un mérite réel , sa précoce cé- 
lébrité. Dès l'âge de dix ans , il avait publié la meilleure 
chorographie de la Terre-Sainte. A vingt-trois ans, il donna 
une édition des formules de Marculfe, édition dont les 
notes font encore l'admiration des savants. 

« Cet incomparable magistrat {a écrit le 1°". président 
de Lamoignon) m'a servi de père véritable, après que 
Dieu eut retiré le mien, et je désire que la reconnaissance 
du bien que ce grand personnage m'a fait soit continuée 
dans toute ma postérité à l'égard de la sienne. » En con- 
séquence, il laissa par son testament le portrait de Jérôme 
Bignon à son fils aîné , pour qu'il l'eùt sans cesse devant 
les yeux. Ce dernier inséra pareille clause dans son tes- 
tament à l'égard de son fils. 

(5) Ille est Fabricius qui difficilius ab honestate, quam sol 
à cursu suo averti potest. [ Eutrop. 1. 2. C. 8). 

(6), Mazarin avait pris pour devise : Quam frustrà et 
murmure quanto ! {un rocher battu par les vagues avec 
ces mots : avec quel bruit et combien vainement ! 

(7) Je ne sais quel auteur a tracé le portrait suivant de 
Bellièvre et de Guillaume de Lamoiïignon : « Bellièvre d’une 
grandeur d'âme supérieure aux événements , et toujours 
inflexible ; Lamoiïgnon d'une douceur pleine de dignité, 
accompagnée de toute la force de l’autorité ; l’un sortant 
des ambassades où il s'était acquis une gloire immor- 
telle, l'autre distingué par un genre de vie uniforme, 
toujours guidé par ie devoir le plus scrupuleux ; celui-ci 
magnifique avec somptuosité, celui-là avec élégance et 
délicatesse ; le premier toujours vif et agissant , le second 
circonspect dans son air, dans sa conduite, dans sa façon 
de penser. D'un côté ce n’était qu'éclat, que grandeur ; 
de l'autre que frugalité, que modestie ; on regardait 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 351 


Bellièvre comme digne des grands emplois par où il avait 
passé , et Lamoignon comme digne de ceux-là même qu'il 
n'avait point eus ; les amusements, les plaisirs cédaient 
toujours aux affaires chez Bellièvre ; Lamoignon avait le 
grand art de les réunir; tous deux grands maîtres dans 
l'art de bien dire, nourris dans le goût délicat de la belle 
littérature , tous deux inviolablement attachés au roi. » 

(1) Ce mot de Tacite semblait fait pour Guillaume 
de Lamoïignon : « La voix du peuple choisit souvent pour le 
prince , et, s'il veut chercher le plus digne, un consente- 
ment unanime Je lui présente. » 

(9) « Il y avait dans Louis XIV {disait Mazarin) de 
quoi faire quatre souverains et un honnête homme. » 

(10) Erudimini qui judicatis. — Bien juger, c'est juger 
selon les lois, et pour juger selon les lois, il faut les 
connaître. (Fénelon, Direction pour la conscience d’un roi, 
page 65.) 

(11) « Je dois ma couronne à des bonnets carrés , » disait 
Henri IV. 

(12) La grande ordonnance civile de 1667 ne laissait 
aux parlements que des délais insignifiants pour faire leurs 
remontrances , huit jours à celui de Paris , six semaines 
à ceux de province. L'édit de 1673 ajourna les remon- 
trances jusqu'après l'enregistrement pur et simple, lui 
ôtant ainsi toute espèce de sens et d'efficacité ; l'on y dé- 
clara même que les ordonnances une fois enregistrées à 
Paris , seraient exécutoires dans tous les autres ressorts, 
sans qu'il fût besoin de les y présenter. Déjà à partir 
de 1671, les compagnies SOUVERAINES avaient perdu ce beau 
nom pour prendre celui de compagnies supérieures. On 
aurait tort cependant de croire que , pour abolir toutes les 
prérogatives de la magistrature, le roi n'avait eu qu'à 
faire dans son parlement de Paris cette entrée cavalière 
dont M°°. de Motteville nous a conservé le souvenir. On 
se figure assez ordinairement que la nouveauté de ce lit 


352 BIOGRAPHIE 


de justice improvisé suffit alors pour déconcerter toutes 
les résistances , et que les ordonnances dont je viens de 
parler, étaient des coups-d'Etat tombant sur un ennemi 
tout-à-fait vaincu ; on est dans l’erreur. Dans les années les 
plus éclatantes du grand règne , le cours de la justice fut 
souvent interrompu dans les provinces, comme au temps de 
la Fronde. La monarchie louvoyait au milieu de ces écueils 
cachés dont l’histoire n'a pas tenu compte , parce que le 
glorieux navire semblait tous les braver ou les briser dans 
sa course triomphante. {V. La province sous Louis XIV, 
par Alexandre Thomas). 

(13) Saintot, maître des cérémonies , ayant, dans un lit 
de justice, salué les évêques avant le parlement, Lamoignon 
lui dit: « Saintot, la cour ne reçoit pas vos civilités.» «Je 
l'appelle M. Saintot, répondit le roi. » « Sire, répliqua le 
magistrat , votre bonté vous dispense quelquefois de parler 
en maître, mais votre parlement doit toujours vous faire 
parler en roi. » 

(14) M. de Turenne disait: M. Colbert a plus d'envie 
que M. Fouquet soit pendu, et M. Le Tellier a plus de 
peur qu'il ne le soit pas (Mémoires de l'abbé de Choisy). 
—Colbert avait fait mettre M. de Lamoiïignon à la tête de la 
chambre de justice, parce qu'il le supposait avec vraisem- 
blance animé de quelques anciens ressentiments contre 
Fouquet; mais ces souvenirs avaient fait place dans le cœur 
généreux de Lamoignon à de la pitié, quand il l’avait vu 
accusé. 

Plusieurs surintendants avaient été à plusieurs époques 
précipités de cette haute position , et condamnés à perdre 
la vie : on se souvient d'Enguerrand de Marigny , de Sem- 
blançai , de Jacques Cœur. Ce poste fut le premier de 
l'Etat, jusqu'à ce que l'impôt ait été établi d'après une 
base fixe, et la comptabilité soumise à des règles cer- 
taines. 


Le roi très-irrité contre Fouquet disait: «Il voulait se faire 


DE GUILLAUME DE £AMOIGNON. 353 


duc de Bretagne et roi des îles adjacentes ; il gagnait tout 
le monde par ses profusions ; Je n'avais plus personne en 
qui je pusse prendre confiance. » L’ambitieuse devise du 
surintendant : Quo non ascendam? {où ne monterai-je 
point?) ne servit pas à apaiser Louis XIV. Un intérêt de 
cœur vint hâter l'arrestation de Fouquet. Cet homme 
présomptueux, pour lequel avait été fait ce vers : 


Jamais surintendant ne trouva de cruelles. 


avait osé porter ses vues jusqu'à Mile, de la Vallière, et lui 
offrir 200,000 livres ; car 1l se vantait d’avoir dans son 
coffre-fort le tarif de toutes les vertus. Vint ensuite la 
fète donnée par lui au roi, à Vaux, château magnifique 
surpassant de beaucoup par ses merveilles St.-(Germain et 
Fontainebleau. — Les courtisans remarquèrent que partout 
dans les armes de Fouquet, l’écureuil était peint, pour- 
suivi par une Couleuvre, emblême héraldique de Colbert. 

Pelisson, premier commis de Fouquet, publia, pour sa 
défense, trois mémoires regardés comme son chef-d'œuvre. 
La Fontaine implora la grâce de l'accusé dans une élégie 
touchante. M€. de Sévigné, dans une suite de lettres à 
M. de Pomponne, rendit compte du procès de ce cher et 
malheureux ami avec la plus tendre sollicitude. St. 
Evremond , MI, de Scudéry, Hesnault, se prononcèrent 
pour lui. Il n’en fut pas moins condamné, pour abus et 
malversations, au bannissement perpétuel et à la confis— 
cation de tous ses biens. Le roi, qui pendant tout le procès 
avait cherché à dominer la conscience des Juges , aggrava 
la sentence de sa propre autorité , en commuant le bannis- 
sement en prison perpétuelle. 

(15) Le premier président de Harlay disait dans une au- 
dience solennelle, à la fin d'une merceuriale : « Procureurs, 
Homère vous apprendra votre devoir dans son admirable 
Ihade , div. 10. » 


(16) On peut appliquer avec une entière vérité aux 


354 BIOGRAPHIE 


membres de l’Assemblée constituante , après la célèbre nuit 
du 4 août, ce vers que la flatterie avait adressé à un em- 
pereur : 


Fecistis patriam diversis gentibus unam. 


(17) Colbert était un homme sec, de petite taille, de 
manières communes. L'habitude des refus avait formé sur 
son front un pli sinistre dont le mouvement glaçait d’effroi 
les solliciteurs. Il apparaissait dans ses audiences tellement 
impassible, qu'une femme impatientée lui cria un jour : 
« Au moins faites-moi signe que vous m'entendez. » Me, 
de Sévigné l'appelle le nord, et un poëte : vir marmoreus. 
Jamais la nature n'avait plus ouvertement écrit sur les 
traits d’un homme sa vocation pour être ministre des 
finances. 

(18) Pussort, homme d’un caractère entier, âme peu 
tendre, serviteur passionné du pouvoir qui, à ses yeux, 
ne pouvait jamais se tromper , fut, dans cette occasion, en 
lutte perpétuelle avec le premier président de Lamoignon , 
qui opposait, d'un front inaltérable, à sa logique mordante et 
hautaine, les sentiments et les doctrines de la dignitéet de la 
jurisprudence parlementaires. 

(19) Paroles de François I**., dans un lit de justice, en 
1516. 

(20) Plus de 115 délits étaient à cette époque punis de 
mort. Ainsi, l'individu qui volait dans une maison royale, 
la femme qui cachait sa grossesse, le blasphémateur, le 
libraire qui vendait un livre sans permission , etc., etc., 
pouvaient être condamnés au dernier supplice, et quel 
supplice! le gibet, la roue, l’écartellement, le feu, etc. La 
procédure criminelle en France, comme la pénalité, était, 
avant notre grande révolution, pleine de tourments atroces : 
on appliquait à la torture l'accusé pour lui arracher l'aveu 
de son crime: c'était la queshion préparatoire. L'on faisait 
endurer le même supplice au condamné pour connaitrele 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 355 


nom de ses complices : c'était la question préalable. La 
question préparatoire fut abolie par une déclaration royale 
du 24 août 1780. La question préalable ne fut anéantie 
que le 9 novembre 1789. 

La manière d'appliquer la question n'était pas la même 
pour toute la France. Dans le ressort du parlement de 
Paris, l’on faisait subir aux membres une extension dou- 
loureuse , ou l’on froissait les jambes avec des brodequins. 
Dans le parlement de Bretagne, on attachait le patient sur 
une chaise de fer, et on lui faisait présenter ses jambes 
nues au feu, en les approchant par degrés. Dans le parle- 
ment de Besançon, on élevait l'accusé en l’air avec une 
corde attachée à ses bras, liés derrière son dos, et pour la 
question extraordinaire, on augmentait les tourments et 
on suspendait un gros poids de fer à chacun de ses pieds. 

(21) La cohue des enquêtes, comme l’appelait le cardinal 
de Retz, voyait le projet de réformation de mauvais œil, 
et se préparait à des résistances dont elle croyait que la 
cour serait très-embarrassée ; elle tâchait de faire entrer les 
autres dans le même esprit. La cour engagea le premier 
président à laisser agir le parlement ; elle n’attendait qu’une 
fausse démarche de la part de cette compagnie, pour mu- 
tiler le parlement dans ses rejetons les plus vivaces, en 
supprimant la chambre des jeunes magistrats {des enquêtes), 
et se venger par un coup d’autorité des affronts qu'elle 
avait essuyés lors de la Fronde. La cour fit à Lamoignon 
les offres les plus brillantes pour acheter son silence ; mais 
le premier Président repoussa ce rôle avec indignation, et 
s'attacha avec ardeur à calmer la chaleur des oppositions , 
à ouvrir les yeux à ses collègues sur leurs véritables in- 
iérêts, et la malveillance fut pleinement déconcertée. 

Si le premier président épargna, dans cette occasion , 
un coup de foudre au parlement, il lui évita ensuite un 
ridicule dont cet illustre corps allait peut-être se couvrir, 
lorsqu'il avertit Boileau du projet qu'avait l’université de 


356 BIOGRAPHIE 


présenter requête pour la philosophie scolastique contre les 
nouvelles découvertes , et de l'obligation où le parlement 
pourrait se croire de rendre un arrêt conforme à la requête 

Boileau prévint cet arrêt par son Arrétburlesque qui enjoint 
au cœur de continuer d'être le principe des nerfs , nonobstant 
toute, expérience à ce contraire ; fait défense au sang d’être 
plus vagabond, errer ni circuler dans le corps , sous peine 
d'être entièrement livré et abandonné à la faculté de méde- 
cine . el ordonne aux répétileurs hibernois de courir sus aux 
contrevenans, à peine d'être privés du droit de disputer sur les 
prolégomènes de la logique. » 

On sait que M. Dongois, greffier de la grand’chambre, 
neveu de Boileau , poussa la plaisanterie jusqu'à vouloir 
surpreudre la vigilance de M. le premier président , et lui 
faire signer l’Arrét burlesque caché parmi d’autres expédi- 
tions ; mais le magistrat qui ne signait rien au basard, 
aperçut la fraude et dit en riant : «Voilà un tour de Des- 
préaux. » Il en rit beaucoup avec lui-même, non pas 
comme d'une plaisanterie indifférente , mais comme d'un 
badinage utile qui, dans cette occurrence , avait sauvé les 
droits de la raison humaine et l'honneur de deux grands 
corps ; car l'université n'osa pas présenter sa requête. 

(22) Bäville , nom d'une maison de campagne près 
d'Etampes , dont Charles de Lamoiguon , aïeul du premier 
président, avait fait l'acquisition. Eïle n'était d’abord 
qu'une petite chaumière. On n'y venait pas pour voir une 
belle maison ni un beau parc, il n'y avait rien de pareil ; 
on ne pouvait donner que deux ou trois chambres aux 
étrangers; dans la plus grande . on mettait quatre lits 
qui servaient à autant de personnes. Il venait une foule 
de monde à Bâville, et la plupart des visiteurs étaient 
obligés de coucher dans leurs carrosses, Le père de Guil - 
laume y fit construire un château. 

Rapin, choisi par Guillaume de Lamoignon , pour élever 
son fils, a laissé en latin un poème des Jardins , où il dit 
en parlant de Bâville : 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 357 
Ibat parva quidem', magnis sed debita fatis. 


(Lib. IIT vers. 535.)—Voir aussi le père Vannière dans le 
cinquième chant de son Prædium rusticum , et Boïleau , 
épit. VI. 

(23) Il y avait autrefois dans le chœur de la Sainte-Cha- 
pelle un gros pupitre ou lutrin qui couvrait presque tout 
entier le chantre dans sa place. Il le fit ôter. Le trésorier 
voulut le faire remettre ; delà vint une dispute qui fait le 
sujet du poème. Ce démêlé parut si plaisant à M. le pre- 
mier président de Lamoignon, qu'il proposa un jour à 
Boileau d’en faire la matière d’un poème que l'on pourrait 
intituler: la Conquéte du lutrin,ou le Lutrin enlevé, à l'exemple 
du Tassone qui avait fait son poème de la Secchia rapita 
sur un sujet presque semblable Boileau répondit qu'il ne 
fallait jamais défier un fou . et qu'il l’était assez non-seu— 
lement pour entreprendre cet ouvrage, mais encore pour le 
dédier au premier Président lui-même. En effet , il forma 
dès le même jour l’idée et le plan de son poème, dont il 
composa les vingt premiers vers. Le plaisir que cet essai 
fit au premier Président, encouragea l’auteur à continuer 
(Brossette). 

Boileau fait un grand éloge, dans sa préface du Lutrin, 
de Guillaume de Lamoïgnon { marquis de Bâville, comte 
de Launai-Courson, baron de St.-Yon). « C'était un homme, 
dit-il, d’un savoir étonnant et passionné admirateur de 
tous les bons livres de l'antiquité ; c'est ce qui lui fit plus 
aisément souffrir mes ouvrages où il crut entrevoir quelque 


goût des anciens... Il ne s’effraya pas du nom de Satires 
que portaient mes écrits , où il ne vit en effet que des 
vers et des auteurs attaqués... » 


Mie. de Lamoignon, sœur du premier président , ne 
pouvait pardonner à Boileau ses satires et ses épigrammes. 
«Ne voudriez-vous done pas qu'on en fit même contre le 
Grand-Ture, lui dit un jour le poète ?—Non , c'est un sou- 


358 BIOGRAPHIE 


verain.—Mais au moins contre le diable?—Elle se tut un 
moment , puis répliqua : Non, il ne faut parler mal de per- 
soune. » 

On s’étonnait, devant cette même demoiselle, de l’em- 
bonpoint d’un prédicateur de doctrine très-rigide. « Oh ! 
dit la dévote personne , mais il commence à maigrir. » 

(24) Dans le XVII®. siècle, les hommes de lettres n'avaient 
pas le premier rang dans le monde. Le naturel et la sim- 
plicité de leur vie sont demeurés dans leurs ouvrages. Leur 
talent a la candeur de leur cœur. Boileau ne croyait pas 
du tout que l’art de faire des vers l’égalât à Louis XIV, 
nimême aux ministres ou aux grands seigneurs de la cour. 
Auteuil n'était que la petite maison d’un poète; on n’y mé- 
disait que des mauvais auteurs, et dans ces douces réu- 
nions, pour qui les plus nobles affinités de l'intelligence et 
de l'âme semblaient avoir remplacé les liens du sang, on se 
livrait à un échange de pensées intimes. Là, comme à 
Bâville, on lisait Horace et Virgile; on y manifestait un 
culte pour les anciens. Le célèbre Arnauld disait qu'on 
apprend à écrire en français en étudiant Cicéron, et qu'on 
reconnaissait, au nombre, au mouvement, à l'harmonie du 
style, ceux qui fréquentaient les auteurs de l'antiquité, de 
même qu'autrefois la fable trouvait une voix plus mélo— 
dieuse aux oiseaux qui avaient voltigé sur le tombeau 
d'Orphée. 

(25) Hist. lib. 1, n°. x11.—V. ce que disent aussi Bour- 
daloue sur Lamoignon , dans son sermon de l’aumône; 
D'Aguesseau {De l’éloq., 11°. discours) ; le cardinal Maury 
(Panégyrique de St.-Vincent-de-Paul) ; Dussault {Notice 
précédant l’oraison funèbre de Lamoignon , par Fléchier) : 

Les Mémoires de St.-Simon contiennent une anecdote 
infâme sur le premier Président. Il s’agit de la propriété 
de la terre de Courson, que le caustique écrivain prétend 
avoir été dévolue à Guillaume de Lamoignon , par suite 
d'une condamnation capitale que ce magistrat aurait pro- 


DE GUILLAUME DE LAMOIGNON. 359 


voquée contre le possesseur précédent. Fargue nomme , 
si y a autant de mensonges que de mots dansiceréct. Ce 
Fargues était, non, comme le dit l'auteur, un gentilhomme 
décapité par arrêt du parlement pour avoir participé aux 
troubles de la Fronde, mais un soldat parvenu au grade 
d'officier à force d'intrigues et de vols. Il fut condamné à 
être pendu, par sentence du tribunal d'Abbeville, le 17 
mars 1665. 

M. de Lamoignon fut revêtu de la terre de Courson, en 
sa qualité de seigneur haut-justicier, et en vertu de lettres 
patentes du 30 juillet 1667, par lesquelles le roi le su- 
brogea en tous ses droits. 

St.—Simon , comme duc et pair, haïssait tous les gens 
de robe qui disputaient à ces Messieurs la préséance au 
parlement, et il ramassait sans discernement toutes les 
calomnies que l’on débitait sur les familles des magistrats. 

(26) Le fils aîné du premier président fut le grand-père 
de Malesherbes qui, pour avoir eu le noble courage de 
venir, de lui-même, défendre son roi, périt à 72 ans , sur 
un échafaud, dans le sang de toute sa famille égorgée 
sous ses yeux. 

Dans un petit poème de M. Alexandre de Ségur , inti- 
tulée La prison, on trouve ce vers sur Malesherbes . 


L'honneur de ton supplice a couronné ta vie. 


V. le remarquable discours de rentrée , prononcé en 
1841, par M. Dupin, sur cet illustre magistrat. 


[ex 


DE LA PUBLICITÉ 


DÉBATS EN MATIÈRE CRIMINELLE ; 


Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL , 


Procureur-général près la Cour royale de Caen 


_—— 02e — 


Il est un principe dont l'adoption, long-temps sol- 
licitée au nom de la raison humaine par les voix les 
plus puissantes des magistrats, des philosophes et 
des publicistes du siècle dernier, a été, pour la-justice, 
le signal d’une heureuse révolution, et le commen- 
cement d'une ère nouvelle : ce principe, c’est celui 
de la publicité des débats judiciaires, substituée au 
secret des procédures criminelles. Voltaire, Beccaria, 
Servan et Filangieri furent les apôtres éloquents de 
cette grande réforme contemporaine de la rénovation 
politique et sociale de 1789. 

La justice criminelle s’est donc éveillée à la publi- 
cité, en même temps que la France s’éveillait à la 
liberté politique. Gette communauté d’origine et de 
berceau n'a rien qui puisse nous étonner; la justice 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 361 


et la liberté ont toujours cheminé ensemble, issues 
des mêmes idées, enfantées par les mêmes besoins, 
filles des mêmes aspirations el des mêmes tendances. 
L'une a presque toujours souffert des douleurs de 
l’autre, comme elle a ressenti ses joies et partagé ses 
succès : union glorieuse, solidarité forte et puissante 
qui trouve tout à la fois son principe et sa sanction 
dans les besoins instinctifs et les nécessités les plus 
respectables du cœur de l’homme et de son intel- 
ligence. , 

Toutefois, en introduisant la publicité dans les 
débats de la justice criminelle , le législateur de 1789 
n'a point consacré l'avènement d’une institution nou- 
velle; la réforme accomplie à cet égard ne fut que 
le rappel heureux d’un principe beaucoup plus ancien 
que la monarchie française , d’un principe qui, 
pendant dix siècles, était entré dans le système de 
notre coustitution judiciaire. 

Inhérente à l’organisation même des Etats libres, 
la publicité régnait , avec un développement  im- 
mense, sous le gouvernement démocratique de Rome 
et d'Athènes. Elle était une conséquence directe des 
institutions populaires qui régissaient la société an- 
tique. Merveilleusement favorable à l’éloquence , elle 
inspira la parole des Crassus et des Cicéron, d'Es- 
chine et de Démosthène: mais, illimitée dans son 
exercice, elle réalisa tous les inconvénients et les 
désordres attachés à la liberté que la loi ne règle 
pas. La place publique n’est pas le séjour de la mo- 
dération , du calme et de l’impartialité. Or, c’est là, 
qu'à ciel découvert, suscitée par les accusations 


362 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


privées, mêlée au peuple, ou plutôt rendue par le 
peuple on ses délégués , la justice grecque et romaine 
instruisait et jugeait sous le feu des passions qui 
bouillonnaient autour d’elle. La justice pouvait-elle 
sortir fraiche et pure de ce milieu embrasé? La mort 
de Socrate répond suffisamment à celte question pour 
la justice athénienne ; le Forum ne fut pas plus irré- 
prochable que lPAréopage. Orageuse et violente à 
toutes les époques, on sait ce que la justice des 
Romains devint sous Sylla et ses successeurs. On la 
vit alors, publiquement vénale et tarifée, devenir 
l’objet des trafics les plus honteux, et des scandales 
les plus effrontés. L'histoire, en nous retraçant le 
hideux tableau de ces désordres , ne leur a pas épargné 
les stigmates de ses flétrissures. 

Au fond de cette corruption, vivait cependant , 
intact et immaculé , le principe de la publicité judi- 
ciaire, principe élevé, moral et pur , trop élevé pour 
être atteint par les souillures de son application, 
trop moral et trop pur pour pouvoir être déshonoré 
par des abus qui ne procédaient que de l’exagération 
de sa forme et des vices de la constitution judiciaire 
dans laquelle il s'encadrait. 

Ce principe, vivace comme tout ce que la raison 
soutient, survécut donc à toutes les misères de la 
justice démocratique. Il survécut à Rome et à sa 
domination, à l'empire, à sa décadence et à sa chute. 
La tradition gauloise le maintint au milieu des débris 
épars de la législation romaine ; et l'invasion germa- 
nique, avec les désordres qui laccompagnèrent , ne 
compromit pas sa destinée ; car en même Lemps que le 


EN MATIÉRE CRIMINELLE. 363 


x 


principe du débat oral et de la publicité de l'audience 
vivait dans les Gaules, il coexistait dans les coutumes 
de la Germanie et les institutions des Francs. Son 
existence, ainsi liée au berceau de la monarchie fran- 
çaise, a traversé, sous des formes diverses, les révo- 
lutions dynastiques des dix premiers siècles. Charle- 
magne et saint Louis reconnurent son existence, et 
jusqu’à la fin du XVe, siècle, le principe de la publi- 
cité domina la procédure criminelle. 

L'ordonnance de 1498 vint, sous Louis XIL, mettre 
un terme à sa longue et presque immémoriale durée. 
Alors le débat cessa d’être oral et public, ou plutôt le 
débat lui-même s'évanouit et disparut. On vit s'établir 
à sa place la procédure secrète. Une grande et triste 
révolution s’était accomplie. 

Cette révolution a duré près de trois siècles. Pen- 
dant ce long espace de temps , l'instruction occulte 
a couvert de ses ombres les procès criminels; la lu- 
mière ne leur a été restituée qu’en 1789, quand de 
toutes parts la voix de la raison et de l'humanité 
redemandait la procédure orale, la plaidoirie pu- 
blique , la discussion contradictoire de l’audience , en 
un mot, le retour du grand principe de la publicité. 

Le voile dont la justice criminelle enveloppait ses 
opérations fut alors déchiré, aux applaudissements du 
pays: les ténèbres disparurent, la clarté rentra dans 
le prétoire , la loi du 9 octobre 1789, et celle du 
24 août 1790, proclamèrent cette victoire de la 
raison, que les lois ultérieures, le pacte constitu- 
tionnel de 1814 , et la charte de 1830 sont venus 
tour-à-tour saluer de leur sanction solennelle. 


364 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


Le principe reconquis par nos lois modernes , n’a 
pas besoin d’être glorifié ; la raison publique en com- 
prend tous les avantages. Il forme incontestablement 
la garantie la plus précieuse et la plus nécessaire du 
repos , de la fortune, de l’honneur et de la vie des 
citoyens ; il leur assure une justice tout à la fois 
consciencieuse et éclairée. Protégé par cette insti- 
tution , si profondément incorporée dans nos mœurs , 
le citoyen repose en paix sous l'égide d’une loi égale 
pour tous. 

Aussi n'est-ce pas à ce point de vue que je veux 
considérer la publicité judiciaire ; l'évidence se 
déclare et ne se démontre pas. Ce que je me 
propose, c’est d'appeler l'attention sur la constitution 
de la justice criminelle , considérée dans sa forme 
extérieure , c’est-à dire dans ses rapports avec les 
principes de la publicité, en examinant si ce prin- 
cipe influe sur la moralité publique et le mouve- 
ment des idées , et quelle est la’ nature de l’in- 
fluence qui lui appartient. 

Que cette influence existe , qu’elle soit réelle, 
efficace et sérieuse, c’est là une première question 
dont la solution me parait offrir peu de difficultés. 
L'action des lois sur les mœurs , corrélative à celle 
des mœurs sur les lois , constitue désormais une 
vérité passée à l’état d'axiome, une vérité que de 
savants écrits ont mise en lumière, et sur laquelle 
Montesquieu a jeté,les clartés de son génie. Si celte 
théorie ne peut rencontrer de dissidents , comment 
serait-il possible de contester l'influence analogue de 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 365 


la publicité des discussions qui préparent l'application 
de la loi pénale ? 

La justice dit aux populations ; en ouvrant les 
portes de son temple: Venez à moi, réunissez-vous 
dans monenceinte , assistez à mes opérations, voyez 
comment vos droits sont défendus et appréciés ; soyez 
témoins du zèle qui expose, de l'attention qui écoute, 
de l’impartialité qui juge. L'intérêt qui s’agite aujour- 
d'hui, demain peut être le vôtre. Il importe que 
vous connaissiez tout ensemble vos lois, vos défen- 
seurs el vos magistrats. 

La publicité des discussions peut seule conduire à 
ce résultat. C’est elle qui répand et popularise la  con- 
naissance de la loi, de son esprit et de son texte. Il 
n'est donné qu’à bien peu de personnes d'assister à 
la formation de l’œuvre législative. Celles qui lisent 
la lettre de la loi , en l'absence d’un intérêt immédiat 
et personnel , ne sont guère plus nombreuses. La 
promulgation qui lui donne la publicite légale, ne la 
porte pas à la connaissance effective de chacun. La 
discussion publique de l'audience, lintérêt qui s'y 
attache , les retentissements de la presse quotidienne, 
voilà vraiment les sources par lesquelles la connais- 
sance de la loi se communique à tous, et descend 
dans l’intelligence des populations. 

Cette première observation suflirait pour établir 
l'action de la publicité sur la morale des peuples et 
le cours de leurs idées. L'élément révélateur de la loi 
doit nécessairement produire les effets inhérents à 
la nature de la loi elle-même. 

Cette vérité devient plus sensible , si l'on envisage 


366 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


les faits qui se produisent au moment où intervient Ja 
publicité. 

Dans ce travail animé de la discussion qui s'accom- 
plit en présence de tous, et précède les discussions 
judiciaires, voyez que de théories jaillissent, que de 
systèmes apparaissent , que de thèses se développent ! 
en un mot , combien est active, féconde , multipliée, 
l'œuvre journalière d'intelligence et de pensée, qui 
s'élabore dans le prétoire des tribunaux ! arène tou- 
jours ouverte et souvent brûlante, où les droits, les 
prétentions , les intérêts positifs et souvent les inté- 
rêts matériels de la vie viennent se heurter el com- 
battre ! 

Quels sont ces intérêts? Quels sont les combattants? 
Quels sont les juges du concours, et les arbitres de 
la victoire ? 

Les intérêts! c’est tout ce qu'il y a de plus grave et 
de plus saisissant , ce sont des questions d'honneur , 
de fortune, de vie et de liberté , questions formida- 
bles qui remuent souvent les principes les plus impo- 
sants de la morale et des sociétés. 

Et ces questions parfois si émouvantes, par qui 
sont-elles débattues et agitées ? Par des voix habiles , 
exercées , souvent éloquentes, armées de loutes les 
ressources que procure Pimagination fortifiée par 
l'étude, voix animées, qui passionnent la discussion, et 
par cela même accroissent son intérêt de loul ce qui 
s'attache d'intérêt à leur parole. On comprend tout 
ce que ces ouvriers actifs de l'intelligence et de la 
méditation peuvent introduire d'éléments nouveaux 
dans la circulalion intellectuelle , tout ce que le choc 


EN MATIÈRE CRIMINEÉLLE. 367 


de leur parole fait jaillir d'étincelles, éveille d’échos , 
et communique d’ébranlement aux idées. 

Enfin , quand la discussion s’est accomplie , quels 
sont les juges qui prononcent ? Ce sont des hommes 
instiltués pour rendre la justice au nom du souve- 
rain, préparés à celle tâche difficile par de laborieuses 
éludes, des hommes qui offrent des garanties pré: 
cieuses d'instruction et de moralité, des hommes que 
le pays honore et respecte, parce qu’il a foi dans 
leurs lumières et leur impartialité consciencieuse ; en 
un mot, c'est la magistrature, ce clergé de la loi, 
qui, du haut de son siége, plane sur la discussion , 
et distribue les décisions de la justice avec l'autorité 
morale qui appartient à sa haute mission el au carac- 
tère dont elle est revêtue. 

Ce sont là, il faut le reconnaitre, des éléments 
qui, à toutes les époques, ont vivement agi sur les 
hommes et passionné les imaginations. Le cœur hu- 
main a besoin de mouvement et de vie , et rien n’est 
plus fait pour développer sa sensibilité instinctive 
que les grandes questions soumises à la décision de la 
justice criminelle. 

Voltaire, cet esprit si altéré de gloire , avait bien 
compris tout ce que les questions judiciaires recèlent 
d'émotions et d'intérêt. Quand sa plume fatiguée ne 
pouvait plus demander les applaudissements au théâtre, 
c'est par des factums et des mémoires sur procès, qu'il 
caplivait les cereles de Paris, el tenait la France at- 
tentive. 

Que dirai-je de Beaumarchais , et de la vogue pro- 
digieuse de ses mémoires? Rappellerai-je que lappa- 


362 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


rition d’un factum nouveau était un événement pour 
la France entière , qu'elle tressaillait des mêmes im- 
pressions que l’écrivain , qu’elle palpitait des mêmes 
espérances , des mêmes désirs, des mêmes anxiétés 
et des mêmes colères ? 

Précédemment ; et sous Louis XIV, ne vit-on pas 
le procès de Fouquet développer la même attente et 
les mêmes sympathies en inspirant l'amitié élo- 
quente de Pelisson , les beaux vers de Lafontaine , 
et la prose touchante de Sévigné ? 

Et cependant la publicité des débats n'existait pas 
alors. La justice était un sanctuaire interdit aux re- 
gards de la foule. La plume de l'écrivain , inspirée par 
le génie, traçait de vives peintures et d’admirables 
tableaux sans doute ; mais en toute chose, la nature 
et la réalité ont une éloquence que le génie lui-même 
atteint difficilement. Or, les situations que décrivait 
la verve d’une plume habile, la publicité les déve- 
loppe matériellement à tons les regards. Notre œil 
les voit, les suit, et les juge. Ces personnages que 
dessinait le génie de l'écrivain, nous les voyons, 
vivant. de la vie réelle, se mouvoir, s’agiter et com- 
battre ; ces intérêts qui, loin des regards, se défen- 
daient par leurs écrits, nous les voyons aujourd’hui, 
vivants et animés, se défendre eux-mêmes et poser 
sous nos yeux. Le récit a fait place à la réalité, et 
nous avons maintenant la nature au lieu du tableau. 

Aussi , quelle fièvre d'empressement et de curiosité 
les grands débats de nos cours d'assises n'excitent-ils 
pas? Je pourrais multiplier les exemples. Il me suflira 
de rappeler à vos souvenirs tel procès récent et 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 369 


célèbre, dont les préoccupations ardentes faisaient 
pälir les questions les plus graves de la politique 
étrangère. 

Et comme si ce n’élait pas assez de ces flots tumul- 
tueux d’une population qui se précipite dans le 
prétoire et remplit son enceinte, voici la presse qui, 
avec ses procédés plus rapides que la parole, recueille - 
tous les éléments du débat, ses phases diverses, ses 
incidents variés, ses péripélies , la parole enflammée 
de l'orateur, les accents sévères de l'accusation, 
l'arrêt solennel de la justice. La voici qui, avec les 
mille échos dont elle dispose, et ces voies merveil- 
leuses de communication qui chaque jour activent la 
circulation de l’homme et de sa pensée, la voici qui 
jette ses innombrables clartés sur la justice, et verse 
sur ses actes, ses discussions el ses arrêts, les flots 
journaliers d’une publicité immense comme le monde 
et rapide comme l'éclair. 

J'ai parlé de la publicité des débats criminels sous 
la législation grecque et romaine. Privée des res- 
sources de l'imprimerie, fugitive et restreinte aux 
proportions matérielles du théâtre où elle se pro- 
duisait, bornée enfin par le temps et l'espace, 
celte publicité de la procédure antique était, il faut 
le reconnaitre, bien chétive et bien imparfaite, com- 
parée à la diffusion universelle et instantanée que , 
de nos jours, les rayonnements quotidiens de la presse 
communiquent aux débats de la justice. 

Au sein d'une société ainsi faite, d’une justice 
ainsi constiluée, en présence d'intérêts aussi brûlants 
et d’une publicité ainsi surexcitée , il n’est pas pos- 


370 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


sible qu'une haute influence ne soit pas exercée par 
la publicité judiciaire sur le cours des idées contem- 
poraines , et spécialement sur l’état de la morale 
publique. 

Cette publicité est-elle salutaire ou dangereuse? 
Faut-il la déplorer comme un malheur, ou la bénir 
comme un bienfait? 

La publicité judiciaire n’existe pas aujourd’hui telle 
que 89 nous l’a faite. Successivement consacrée par 
les lois de 789 et 1790, elle a été solennellement 
proclamée par la Charte de 1814, mais avec une 
restriction qui ne se trouvait pas dans les lois anté- 
rieures. 

Ces lois avaient décrété le principe de la publicité 
d’une manière absolue. Le pacte constitutionnel de 
1814 à permis aux tribunaux d'y déroger, et d'or- 
donner que les débats seraient secrets lorsque la 
publicité offrirait des dangers pour les mœurs ou 
l'ordre public. La Charte de 1830 a renouvelé tout à 
Ja fois la règle et l'exception. 

Ainsi modifié , le principe de la publicité des débats 
en malière criminelle rencontre encore de sévères 
critiques , et des adversaires que les précautions 
sagement restrictives du législateur moderne ne dé- 
sarment pas. | 

La publicité, disent-ils, offre à tous les regards le 
malfaiteur et son crime. Cette exhibition publique a 
des dangers que le châtiment ne fait pas disparaitre , 
el que décuple Pacquittement. Le crime appelle le 
crime, l'exemple a son influence communicative, son 
entrainement contagieux , sa fascination. I développe, 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 371 


sous l’étreinte d’une préoccupation immodérée , pro- 
duite par de tels spectacles, je ne sais quelle manie 
imilative, que la perspective des expiations judiciaires 
est impuissante à réprimer , et qui souvent se traduit 
en forfaits analogues. 

Et les leçons qui jaillissent de ces débats ouverts à 
la curiosité publique, sont-elles donc toujours salu- 
taires et profilables à la société? Non. La publicité 
vulgarise imprudemment les secrets et les procédés 
du crime, elle popularise quelquefois de détestables 
enseignements. Elle éclaire le peuple à la manière 
des incendies. Elle s'adresse indistinctement à tous 
les âges, à tous les sexes , à toutes les conditions. La 
jeune fille et sa mère, l'enfant et le vieillard, l’ado- 
lescent et l’adulte, sont conviés à ses initiations. Et 
qu’arrive-t-il? Tantôt elle ôte à l'innocence le ban- 
deau qui lui couvrait les yeux, et lui révèle des 
mystères ignorés , détruisant ainsi, par une sorte 
d'impiété, la pureté de ses impressions et la virginité 
de sa pensée. Tantôt, rencontrant une perversité déjà 
formée , elle aiguise sa malfaisante intelligence, elle 
arme ses mauvais instincts d’une habileté funeste, 
ou bien encore elle lui apprend jusqu'à quel point on 
peut violer la loi, sans tomber sous l'application de 
ses sévérités. Elle lui révèle enfin l’art dangereux 
de côtoyer le crime, sans encourir les rigueurs de Ja 
pénalité. 

Ainsi, l'éducation de l’homme pervers est faite 
par la justice elle-même. Grâce à ses imprévoyantes 
divulgations, le crime s’élance tout armé de la tête 
et du cœur où il sommeillait dans les liens d'une 


trop heureuse ignorance. 


372 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


N'est-il pas d’ailleurs déplorable que l’orgueil du 
coupable puisse trouver dans la publicité, telle que 
nos mœurs la font , une satisfaction et un aliment ? 
On s'occupe en général trop peu du crime , et trop du 
criminel : sa figure , son geste , son costume , sa dé- 
marche , tout est analysé, constaté, décrit avec em- 
pressement et curiosité. Curiosité téméraire ! empres- 
sement indiscret ! Préoccupé des regards de la foule , 
le criminel se drape, et il pose sur le piédesial que 
lui a construit la publicité. Il songe à son maintien 
qu’il étudie, à son attitude qu’il compose, et , s’il est 
frappé par la justice , il rêve à ses mémoires, auxquels 
les lecteurs ne manqueront pas. 

Dans ce siècle où la vanité déborde de toutes parts, 
où tant d’esprits en délire, et d'imaginations malades 
s'indignent du silence et de l'obscurité , comme de la 
plus intolérable des siluations , ces publics encoura- 
gements prodigués à la vanité des criminels, ne re- 
cèlent-ils pas les plus sérieux dangers pour la morale 
des peuples et le repos des sociétés ? N’est-il pas à 
craindre qu’il ne se rencontre des hommes aïtérés 
de bruit et de renommée, qui, ne pouvant occuper 
l'attention autrement qu’au prix d’un forfait, aimeront 
mieux la voix de l'accusation que le silence, les co- 
lères de la société que ses dédains, et les impréca- 
tions de l’opinion publique que son indifférence? 

Enfin , est-il bien judicieux de placer la magistra- 
ture en contact immédiat avec les populations ? On 
respecte davantage ce qu'on voit à distance, et la véné- 
ration qu'inspirent les organes de la loi, est un 
sentiment que, dans un intérêt social el de morale 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 373 


publique , il est utile de préserver de toute atteinte. 
Nest-il pas à craindre que ce respect salutaire ne 
dépérisse et ne s'altère sous l'influence de la publicité? 
Des paroles irritantes, des discussions pleines d’a- 
merlume et de violence ont quelquefois retenti dans 
l'enceinte des tribunaux. Ces violences et ces empor- 
tements ont , il est vrai, toujours été réprimés ; mais 
peut-il être convenable et utile d'offrir de tels speé- 
tacles aux populations ? 

Ces inconvénients divers, dont je n’ai pas voulu 
affaiblir l'expression , peuvent être exagérés, mais 
ils ne sont pas imaginaires ; plusieurs d’entre eux ont 
même une gravité qui appelle de sérieuses médita- 
tions. Ils ont déjà éveillé la sollicitude du Gouverne- 
ment , et provoqué de sages et récentes dispositions (x): 
peut-être sollicitent-ils de la sagesse des tribunaux 
une application plus fréquente du huis-clos, confiée 
par l’art. 64 de le Charte constitutionnelle à leur 
apprécialion discrétionnaire. 

Plusieurs des reproches dirigés contre la publicité 
sont fondés, je le répète; je ne suis pas de ceux 
qui ne savent honorer un principe que par la né- 
gation obstinée des inconvénients que produit par- 
fois son application, et je sais qu’en ce moment 
l'Allemagne , la sérieuse et méditative Ailemagne , 
hésite devant l’adoption du principede la publicité judi- 
ciaire. C’est une question qui l’agite depuis plusieurs 
années , et sur laquelle s’exercent les réflexions de 


(1) Notamment la loi sur les substances vénéneuses, du 19 
juillet 1845. 


374. DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


ses penseurs, de ses jurisconsultes et de ses publicistes, 

Mais si je comprends les inconvénients attachés à la 
publicité,je sais aussi reconnaitre les avantagessignalés 
qu'elle produit au point de vue de l'intérêt général , 
de la conscience publique , et de la moralité des popu- 
lations. J'essaierai de retracer ses principaux bien- 
faits; mais, avant d'en esquisser le tableau, permettez- 
moi de vous soumettre quelques réflexions sur les 
critiques elles-mêmes, dont je me suis constitué l’in- 
terprète. 

La publicité des débats judiciaires en matière cri- 
minelle n’est pas une institution récente. J'en ai 
tracé la rapide histoire. Réveillée en 1789 , après un 
sommeil de trois siècles , elle a été depuis cette époque 
constamment expérimentée et pratiquée ;et, main- 
tenant, elle a pris place parmi les institutions les plus 
précieuses et les plus chères au pays. Un principe 
faux et malfaisant n’eût pas été exhumé: en tous cas, 
il n’eût pas résisté à une épreuve nouvelle de cin- 
quante années. 

Il offre des périls, il entraine des inconvénients! 
Mais où sont les institutions ( je parle des plus respec: 
tables et des plus saintes) dans lesquelles le mal re 
vient pas se mêler au bien? Il serait étrange vraiment. 
que le principe de la publicité échappât à cette iné- 
vitable loi des choses humaines. Pour juger un prin- 
cipe, il faut mesurer le mal et le bien que produit 
son application ; si le bien domine le mal, le principe 
est justifié, il faut le garder et le bénir. 

Il me semble d’ailleurs qu'on impute à la publicité 
judiciaire des inconvénients qui ne lui appartiennent 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 395 


pas en propre, et quoi procèdent de la forme poli- 
tique et sociale qui nous gouverne, des inconvénients 
qui se produiraient encore , lors même que la publi- 
cité judiciaire n’exislerait pas, je veux parler des 
dangers qu'entrainent les révélations des débats 
criminels, des périlleuses leçons qu’ils renferment, 
et de cette espèce de vertige imitateur que développe. 
quelquefois le crime offert en spectacle, et livré aux 
regards de la foule par le grand jour de la publicité 
des débats. 

La publicité judiciaire n’est qu’une des formes de 
cette publicité générale qui, dans l’état de notre société 
moderne, enveloppe , éclaire , illumine toutes choses. 
Pouvez-vous faire que cette publicitén’existe pas, etpar 
exemple que les innombrables retentissements de la 
presse ne publient pas le crime et ses détails, aussitôt 
que le trime est commis , et quelquefois avant que la 
justice informée n’en poursuive l’auteur ? Si la divul- 
galion est dangereuse , est-il juste de n’en demander 
compte qu’à la publicité de nos audiences ? 

On veut apparemment que le crime reste ignoré 
pour ne pas susciter d’imifateurs; ou du moins lon 
veut que la pensée publique ne concentre pas sur le 
criminel et son forfait, ses préoccupations passionnées 
qui, dit-on , échauffent et font éclore des germes 
funestes. Mais alors imposez silence à la presse qui 
saït et publie tout, fermez les théâtres qui demandent 
au crime la matière de leurs sombres drames ; faites 
plus , changez la constitution du cœur humain. 
Lorsqu'un graud forfait vient épouvanter la société, 
empêchez Popinion publique de tressaillir , et de 


26 


376 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


communiquer l’émotion à {toutes les fibres du corps 
social, ou bien tracez des limites à cette impression 
instinctive et universelle, et dites-lui : Tu n’iras pas 
plus loin. 

Vous redoutez les enseignements des révélations 
judiciaires, qui dévoilent au peuple des secrets dan- 
gereux ; mais cette divulgation incessante , tout nous 
y conduit , nous y entraine, nous y précipite, et l'on 
se heurte ici au grand problème du bien ou du mal 
attachés aux progrès immodérés de l'instruction. 
Voyez les récits et quelquefois les dissertations de la 
presse, voyez les livres qui circulent sous le patronage 
des noms les plus respectés; voyez les chaires pu- 
bliques de l’enseignement ouvertes à tous, accessibles 
à tous, et du haut desquelles l'instruction, la science 
et ses secrets descendent chaque jour au milieu des 
populations. La publicité est partout, l'instruction 
prodigue partout sa lumière, ses progrès successifs 
tendent à diviser à l'infini le dépôt des connaissances 
humaines; le jour et la clarté font irruption en tous 
lieux et en toutes choses; l'inconnu , le mystère et 
le secret ont fait leur temps. 

Absolvons donc la publicité judiciaire du reproche 
qu’on lui adresse , soit de faire jaillir par ses rèvé- 
lations de périlleuses lumières, soit d’exciter, en 
fixant la pensée publique sur le criminel, un dé- 
plorable entrainement d'imitation. Dans tous les 
temps , il y a eu des natures sombres et perverses 
qui ont commis le crime pour assouvir d'épouvan- 
tables instincts, ou satisfaire un affreux besoin de 
célébrité. Il n’est pas nécessaire pour s’en con- 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 37 


vaincre de remonter à Erostrate et à l'incendie du 
temple d'Ephèse. Il suffit d'ouvrir les Annales cri- 
minelles de notre histoire; on verra que, durant 
l'interrègne de la publicité, il s'est fréquemment 
rencontré de ces organisations monstrueuses que la 
nature semble avoir créées en un jour de colère , 
exceplions sauvages qui ne peuvent venir en aide à 
aucune théorie , parce qu’elles sont en dehors de 
toutes les règles et de toutes les prévisions. La pu- 
blicité Judiciaire est en droit de répudier cette abo- 
minable paternité. 

Maintenant, qu'il me soit permis d’arrêter quel- 
ques instants votre attention sur les avantages con- 
sidérables el vraiment sociaux qui lui sont attachés. 

La publicité judiciaire répond à un besoin instinctif 
du cœur et de la raison de l’homme, besoin légi- 
time, respectable et moral. Ce besoin, c'est l'idée 
en quelque sorte innée du droit qui le fait naitre 
el produit ses exigences. Oui , les hommes qui voient 
la justice sévir et frapper , ont besoin d’être con- 
vaincus qu'elle frappe et sévit dans les termes de sa 
mission, c’est-à-dire légitimement et dans l'intérêt 
général , et, pour rappeler ici de belles paroles qui 
expriment cette idée (1) : « Les hommes n’ont jamais 
« pu supporter de voir le châliment tomber d’une 
« main humaine sur une action qu’ils jugeaient in- 
« nocente. La Providence seule a le droit de traiter 
« sévèrement l’innocence , sans rendre compte de ses 
« molifs. L'esprit humain s’en étonne , s'en inquiète 


(1) M. Guizot, 


378 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


« même; mais il peut se dire qu’il y a là un mys- 
«tère dont il ne sait pas le secret, et il s'élance 
« hors de ce monde pour en trouver l'explication. 
« Sur la terre, et de la part des hommes, le ch4- 
« timent n’a droit que sur le crime. » 

La théorie tout entière de la pénalité est ren- 
fermée dans cette réflexion. La justicetend à l'exemple 
plutôt. qu'au châtiment. Son caractère principal, c’est 
d’être exemplaire ; réformairice et instructive ; c'est 
là son but, sa destination et sa fin : la publicité seule 
peut Py conduire. Comment , en effet, comprendre 
sans elle cette exemplarité moralisatrice ? Une justice 
secrète el silencieuse, un châtiment prononcé dans 
l'ombre , après de mystérieux débats, ne susciterait 
que la défiance, et autoriserait sur sa légitimité des 
doutes subversifs de ses enseignements. 

La publicité peut seule éclairer et convaincre la 
conscience publique. Voilà pourquoi , provoquant 
elle-même la surveillance et le contrôle de l'opinion, 
la loi veut que le débat soit public, la défense et 
Paceusation publiques , l'arrêt public, de telle sorte 
que chacun puisse voir, comprendre et juger, 

Rendue dans de telles conditions , la justice pénale 
exerce la plus salutaire autorité. Témoins et juges 
en quelque sorte de l'accusation et de la défense , les 
populations s'associent par l'intelligence à la décision 
qui frappe et réprime ; elles s’habituent à ne point 
séparer l’idée du mal, de celle du châtiment. 

La publicité satisfait donc au besoin le plus intime 
de la conscience publique, et c’est déjà un résultat 
fécond et moralisateur qu’elle produit. Pénétrons 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 379 


maintenant plus profondément dans sa constitution 
et ses conséquences , nous reconnaitrons qu’elle sert 
puissamment les intérêts de la morale. 

Nous vivons à une époque de civilisation extrême, 
où l'esprit humain , fatigué de loisirs, se tourmente , 
se consume et s’agite pour découvrir des voies nou- 
velles. En toute matière, le domaine de la tradition 
et de la foi s’appauvrit et diminue chaque jour sous 
les efforts de l'esprit d'examen et de contrôle ; le 
scepticisme et Ja controverse s’attaquent à tout, dis- 
cutent et vérifient tous les principes , révisent {outes 
les opinions , ébranlent toutes les doctrines , et parfois 
remuent les bases les plus antiques de l’organisation 
sociale. 

Dans ce siècle de la rénovation et du mouvement, 
les théories les plus aventureuses se produisent , les 
idées les plus périlleuses se font jour; servies souvent 
par les facultés les plus heureuses de Pimagination et 
du talent, elles tendent à s'infiltrer dans le corps 
social. Le bon sens public n’a point encore subi 
d’altération, grâce au ciel ! Néanmoins les consciences 
sont parfois troubléess; parfois, les notions du bien 
et du mal sont obscurcies ; la saine, la pure, la 
vraie morale n'apparait pas toujours distinctement. 

En face de ce péril, ilest bon qu’il existe un pou- 
voir revêtu d’un grand ascendant, qui relève d’une 
main ferme le flambeau de la morale, qui rétablisse 
nettement , à sa lumière ranimée, les notions incer- 
taines de l’honnête et du juste, qui rappelle et signale 
les vrais principes, en un mot, qui éclaire et raffer- 
misse les consciences , en faisant justice des erreurs, 
des sophismes et des témérités. 


380 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


Ce pouvoir régulateur et tutélaire, c’est la justice, 
à laquelle toutes les idées, tous les systèmes , toutes 
les conceptions aboutissent ; la justice , aux pieds de 
laquelle toutes les prétentions de l’esprit humain se 
donnent en quelque sorte rendez-vous par les inté- 
rêts qu’elles font éclore. 

C’est là, une mission éminemment sociale et glo- 
rieuse ; mais comment la justice l’accomplirait-elle, 
si la publicité ne venait pas chaque jour couronner 
son œuvre d’une éclatante lumière , et multiplier les 
retentissements de sa voix? 

Sans la publicité, la justice ne serait qu'une divi- 
nité muette, dont les décisions matériellement obéies, 
mais destituées d'influence morale et d'enseignement, 
iraient aussitôt mourir et s’éteindre dans la poussière 
des greffes , ou dans de froids recueils , dépôts silen- 
cieux qu'interrogeraient seules les élucubrations de 
la science , les nécessités professionnelles ou les explo- 
rations isolées de l'intérêt particulier. 

La publicité ! voilà ce qui permet à la justice de 
parler aux hommes réunis, voilà ce qui fait son 
utilité, sa puissance , sa grandeur el sa vie ! 

On lui demande compte des excentricités perverses, 
qui, par une déviation monstrueuse de ses enseigne- 
ments, viennent de loin en loin puiser à sa source des 
inspirations criminelles. Il serait plus équitable et 
plus juste de la juger par les faits généraux qui s’ac- 
complissent dans son enceinte ; et les conséquences 
normales , régulières , qu’elle produit habituellement 

La publicité est un cours permanent où le devoir 
et la morale sont enseignés, non pas théoriquement 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 383 


et par voie d’abstraction , mais par le spectacle animé 
du mal réel que produit la violation de la loi. Eclairé 
par le débat , qui proclame l’union de ces deux idées: 
crime el châtiment , le spectateur comprend qu'’indé- 
pendamment des satisfactions intimes de la cons- 
cience , il est de son intérêt matériel et terrestre de 
demeurer soumis à la loi morale du devoir, et à la’ 
loi positive qui la sanctionne. Car il voit comment et 
par l'effet de quelles circonstances , le plus souvent 
providentielles et inattendues , les crimes le plus ha- 
bilement conçus et préparés se découvrent à la justice 
humaine , et rencontrent l’expiation pénale. 

Croyez-le bien, les enseignements de la justice 
s'imposent eux-mêmes ; leur pénétrante action , leur 
incisive eflicacité sail bien se faire accepter , même 
des hommes superficiels et légers , qui ne franchissent 
le seuil des tribunaux que pour assister à des tournois 
de paroles ; ou qui ne lisent le récit des scènes judi- 
ciaires que dans l’espoir d’amuser les loisirs d’une exis- 
tence inoccupée. 

La publicité des débats éclaire l'inexpérience, révèle 
le danger , et signale les écueils que sans elle on ne 
connaîtrait souvent qu'après le naufrage. Le vice élé- 
gant , l’immoralité hideuse , l’orgie , fille de loisi- 
veté , qui commence par des fautes et finit par des 
crimes , l'usure et les formes variées qui la dégui- 
sent, les mensonges de l’agiotage , les déceptions 
qu'il offre à la crédulité publique, Pimprobité qui 
s'aflilie pour le vol , la férocité sanguinaire qui se 
coalise pour le meurtre , ces associations redoutablés 
qui ont leur organisation , leur langage , leurs pro- 
cédés , leurs signes de ralliement , ces plaies multi- 


382 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


pliées qui sillonnent le corps social, ces misères et ces 
turpitudes qui déshonorent la vieillesse des civilisations, 
c’est la justice qui les met à nu par l’énergique et 
viveempreinte du fer vengeur remis en ses mains: 
N'est-ce donc rien, pour la morale et la paix publique, 
que la divulgation quotidienne de ces infamies ? N’est- 
ce rien que celle clarté journalière jetée sur cette 
effroyable variété de combinaisons criminelles ? C’est 
là, sachons le reconnaître, un avertissement de 
chaque jour, une sorte de mise en demeure in- 
cessante pour les hommes honnêtes dont l'esprit 
ne soupçonnerail pas ces périls multipliés , et par 
l'effet de cette sécurité même, serait souvent im- 
puissant à s’en préserver. La publicité, phare lu- 
mineux , les éclaire, les guide et les protège. Elle 
instruit et mürit l'esprit qui observe ; elle escompte 
pour lui les rudes leçons de la vie; elle lui com- 
munique une expérience hâtive, qu’on n’acquiert le 
plus souvent qu'avec les années , et au prix de tristes 
et personnelles épreuves. Voilà les enseignements 
vrais , les enseignements ordinaires , les énseigne- 
ments directs de la publicité : c'est par eux qu’il 
convient de la juger et d'apprécier son utilité sociale. 
Les impressions qu’elle développe sont généralement 
favorables à la cause dela morale et du bon sens public. 
La morale ! Je ne citerai qu'un exemple centre 
mille, mais il est saisissant , et il a dû rester fixé 
dans toutes les mémoires. On se souvient du par- 
ricide Benoit, assassin de sa mère et de son ami. 
Devant une foule immense accourue aux débats, 
une voix cloquente (1) décrivait celte vie de souil- 


(4) M°. Chaix-d’Est- Ange. 


EN MATIÈRE CRIMINELLE. 383 


lures et de crimes, d'impuretés et de sang. Les 
preuves étaient terribles , elles grandissaient inces- 
samment , et le coupable était là, écrasé , supplicié, 
torturé sous l’impitoyable étreinte d’une parole brü- 
lante. Enfin , au moment où une effroyable évidence 
envahissait tous les esprits, on vit le misérable 
tomber éperdu , haletant , criant grâce , et murmu-' 
rant, dit-on, l’aveu du double crime accompli par 
sa main. Ah ! sans doute le frissonnement qu’'excita 
dans l'auditoire cet instant suprême , plus douloureux 
mille fois pour le coupable que ne dut l'être léchafaud, 
peut être revendiqué par nous comme une impression 
profondément salutaire. L’horreur du erime et du 
criminel ne saurait jamais être un sentiment stérile 
pour la morale. 

La publicité n’est pas moins utile pour éclairer le 
bon sens public, éteindre des prestiges , détruire 
des illusions, en un mot , faire luire la vérité. Que 
d'erreurs dissipées au souffle puissant de sa parole ! 
On se rappelle ces disciples fervents d'une secte aven- 
tureuse qui , s’attaquant aux bases fondamentales de 
la société , prétendait renouveler loutes choses parmi 
nous , et l’organisation de la famille, et la consti- 
tution du droit de propriété , au nom d’une extra- 
vagante et impossible communauté. Grâce à des pré- 
dicateurs quelquefois éloquents , le prosélylisme che- 
minait à la satisfaction des adeptes, lorsqu'un jour 
la justice intervint. Elle fit descendre sa lumière 
sur cette association et ses doctrines insensées. 

Que se passa-t-il ? Vous ne l'avez pas oublié, Jugée 
dans l'ombre et le secret , l’œuvre saint-simonienne 


384 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS 


eût obtenu la faveur de la persécution et l'hon- 
neur du martyre. Jugée publiquement et à la face de 
tous , on la vit à l'instant même s’abimer dans un ridi- 
cule immense , qui n’était autre chose que la victoire 
du bon sens (1). 

On craintles paroles irritantes, la violence publique 
du langage , l’emportement agressif des passions , à 
qui la publicité judiciaire offre une tribune de plus. 

Ce sont des ferments agitateurs dont il serait sage 
apparemment de préserver l'esprit public. 

Ces craintes me touchent faiblement , car j'ai foi 
dans le bon sens national, que l’exagération 
peut bien séduire un instant, mais qui n’accorde 
ses sympathies durables et ses applaudissements ré- 
fléchis qu’à la modération et à la vérité. J’ai foi dans 
l'excellent esprit du barreau , qui défend avec chaleur 
les intérêts dont il est l’organe , mais qui ne s’associe 
pas à leurs passions , parce qu'avant tout l'avocat est 
homme de conscience et de légalité ; j'ai foi enfin dans 
la fermeté vigilante des magistrats , qui sauront 
toujours , faisant usage au besoin des pouvoirs dont 
ils sont armés par la loi, défendre et sauvegarder 
les convenances du prétoire contre les écarts d’une 
parole téméraire. 

Je le sais, un langage violent et injurieux à 
quelquefois retenti dans le sanctuaire même des lois ; 
l’exaltation politique linspirait. On a vu les partis ï 
vaincus sur les champs de bataille de la place publique, 


OR EC RO CU L UT Pa Cri 
Fortius et melius magnas plerumque secat res. 


LE. | 


EN MATIÈRE CRIMINELLE 335 


se poser agressifs et provocateurs devant la justice , 
qui leur demandait compte du sang versé. Le temps 
de ces scandales commence à s'éloigner , et je n'aime 
pas à évoquer ces souvenirs que je rappelle ici sans 
amertume, dans le seul intérêt d’une thèse de philo- 
sophie judiciaire. Toutefois , je dirai que la publicité 
même de ces désordres , auxquels ne faillit pas la ré- 
pression judiciaire, a concouru puissamment à en 
prévenir le retour. Oui, le spectacle de ces violences 
a réagi salutairement sur l'opinion publique. Cette 
ivresse furieuse des passions politiques avait , comme 
celle de l’esclave de Lacédémone . son enseignement 
et sa moralité. Elle fut une lumière pour l'opinion ; 
elle souleva la réprobation des cœurs honnêtes et mo- 
dérés. Elle rallia les hommes de conscience et de 
bonne foi,dans une impression commune, favorable à la 
cause de l’ordre et de la paix publique. Elle servit 
enfin à éclairer le pays sur l'avenir que lui réser- 
vaienl, en cas de victoire, ces fougueux réforma- 
maleurs. 

Dois-je insister sur l’exposé trop étendu déjà du 
bien social qu'accomplit la publicité ? Vous la signa- 
lerai-je, sentinelle attentive de la morale , impri- 
mant ses flétrissures redoutées aux fraudes et aux im- 
moralités que la loi pénale n’atteint pas! C'est ainsi 
qu’ellesert de supplément à la pénalité, remédiant à son 
insuflisance , réparant ses lacunes et subvenant à ses 
omissions. Vous le savez , la fraude est habile à élu- 
der la loi, et souvent elle s'arrête au seuil de la peine ; 
mais l’on n’élude pas les clartés formidables que la pu- 
blicité répand , et, grâce à elles, quand la loi dé- 


386 DE LA PUBLICITÉ DES DÉBATS. 


sarmée est obligée de reconnaître son impuissance , 
la conscience publique ne demeure pas du moins sans 
satisfaction. Ah ! croyez-le bien, plus d’une perver- 
sité a reculé devant la terreur de son appareil et de 
ses révélations , qui n'aurait pas hésité à braver les 
chances d’une pénalité dont un débat solitaire et 
secret aurait précédé l'application. 

Je pourrais poursuivre ce tableau ; mais je com- 
prends le besoin d’abréger. Je me résume, et je dis :— 
Le débat oral et la publicité en matière criminelle, ces 
vieilles institutions judiciaires , reconquises depuis 
cinquante années , font pour toujours partie de notre 
droit public; elles n’en pourraient plus être détachées. 
Précieuse, comme garantie individuelle et sanction 
d’une impartiale justice , la publicité est en outre salu- 
taire etutile, comme instrument d'ordre et de moralité 
publique. Les inconvénients qui se mêlent à son ap- 
plication , ont leurs racines ailleurs. Ea suppression 
même de la publicité , si elle était possible, ne les 
détruirait pas. Ils sont faibles d’ailleurs, comparés 
à l'importance des avantages auxquels ils corres- 
pondent. La prudence du législateur a pris soin de 
les atténuer par des précautions prévoyantes. Les 
progrès de la raison publique, la sagesse et la fer- 
melé des tribunaux sauront achever l’œuvre , et 
développer les fruits heureux que récèle le principe 
éminemment fécond de la publicité judiciaire. 


DE L'ARGENTURE 


GALVANO-PLASTIQUE 


DE L’ACIER ; 


Par M. Amédée DESBORDEAUX , 


Membre associé-résidant. 


LA 


Le dépôt de l'argent sur l'acier par la pile ; consti- 
lüe l’une des applications les plus importantes des 
procédés galvano-plastiques ; mais c’est en même 
temps celle qui présente le plus de difficultés dans la 
pratique, lorsqu'on tient à obtenir une argenture 
solide. Aussi, préfère-1-on généralement l'emploi de 
la dorure pour les objets en acier, quoique la diffe- 
rence de valeur qui existe entre Por ei l'argent permit 
d’y déposer, pour le même prix, une couche beau- 
coup plus épaisse de ce dernier métal. En effet, l'or 
adhère directement sur l'acier, dont la dorure gal- 
vano-plastique n'exige d’autres précaulions, que de 
bien décaper la pièce avant de la plonger dans le bain 
de cyanure double d’or et de potassium. Mais il n’en 
est pas de même de l’argent, dont on ne peut obtenir 
un dépôt solide sur l'acier, qu'après lavoir revêtu 


388 DE L'ARGENTURE GALVANO-PLASTIQUE 


d’une couche de cuivre, au moyen de cyanure double 
de cuivre et de potassium. 

Indépendamment de la difficulté occasionnée par 
cetle opération préalable du cuivrage, qui exige un 
courant galvanique beaucoup plus fort que l'argen- 
ture, il est encore une autre cause qui fait préférer 
l'emploi de la dorure sur l'acier. C’est qu’en supposant 
les couches métalliques de la même épaisseur , la 
couche d’or préserve mieux l'acier de l’oxidation que 
celle d'argent. En effet, si l’on se borne à revêtir 
l'acier d’un léger dépôt d'argent, non-seulement il 
n’est pas mis à l’abri de l’oxidation lorsqu'il est exposé 
à l’influence de l'humidité, mais même il s’altère plus 
promptement qu'auparavant, et l’on voit l’argenture, 
qui ne paraissait d’abord rien laisser à désirer , se 
recouvrir au bout d’un certain temps d’une foule de 
petites piqüres. Cela tient sans doute à ce que la 
couche d'argent, assez légère pour donner passage à 
l'influence des agents extérieurs, forme, par son contact 
avec l'acier , une véritable pile, dans laquelle l'argent 
joue le rôle de métal négatif, et l'acier celui de métal 
positif. Une couche d’or très-légère ne garantit pas non 
plus complètement l'acier contre les effets de l’oxida- 
tion; mais elle l'en préserve beaucoup mieux, l'or 
étant un métal négatif à un degré moins prononcé 
que l'argent, qui, sous ce rapport , tient le second 
rang après le platine. 

Enfin , il n’est pas rare, après avoir cuivré avec 
soin la pièce d'acier qu’on se propose d'argenter , et 
après s'être assuré que la couche de cuivre est parfai- 
tement adhérente, de voir cette couche se dissoudre 


DE L'ACIER. 389 


en partie dans le bain de cyanure d'argent. Il arrive 
alors que l'argent adhère seulement dans les endroits 
où le cuivre s’est maintenu intact , et il devient im- 
possible de le faire prendre sur les parties où l'acier 
a été mis à nu. Quelquefois aussi, le dépôt d'argent 
paraît se former d’une manière satisfaisante ; mais 
lorsqu'on vient à le frotter pour en essayer la solidité, 
on remarque que l'adhérence n’est qu'apparente , et 
que la couche de cuivre qui a d’abord déterminé ce 
dépôt , s’est trouvée entièrement dissoute. Dans l'un 
et l’autre cas, il n’y à d'autre ressource que de re- 
commencer en enlier les deux opérations du cuivrage 
et de Pargenture. 

Plus la couche de cuivre est légère, plus on est 
exposé au résultat fâcheux qui vient d'être indiqué. H 
est donc indispensable de prolonger long-temps l’opé- 
ralion du cuivrage. 11 faut en même temps éviter, en 
cuivrant, d'employer pour anode du cuivre qui ne 
serait point exempt de zinc; car quelque petite que 
soil la proportion de ce dernier métal , elle nuit tou- 
jours à la solidité du cuivrage destiné à recevoir l’ar 
genture Le moyen qui parait le plus avantageux 
consiste à préparer le cyanure de cuivre au moyen 
de son oxide précipité du sulfate de cuivre par le 
carbonate de potasse , el à se servir pour le cuivrage 
d'un anode de platine, en ajoutant de temps en temps, 
dans la solution de cyanure, une nouvelle quantité 
d'oxide. Alors on est certain d’avoir un dépôt de 
cuivre pur. L’anode de platine accélère d’ailleurs le 
dépôt du cuivre , tandis que si on emploie un anode 
de cuivre , il ne tarde pas à se couvrir d'oxide , et dès 


390 DE L'ARGENTURE GALVANO-PLASTIQUE 


lors ne conduit plus l'électricité que d’une manière 
imparfaite, 

Quoique, dans les différents traités de galvano- 
plastie, le fer et l'acier paraissent avoir été assimilés 
l’un à l’autre , en ce qui concerne l’argenture, ils of- 
frent cependant entre eux , sous ce rapport , une dif- 
férence bien tranchée; car le fer peut s’argenter direc- 
tement d'une manière solide et sans cuivrage préa- 
lable. Cette différence semble tenir uniquement à la 
présence du carbone dans l'acier , puisque, lors même 
qu'il a été détrempé , on éprouve la même difficulté 
pour y faire adhérer l'argent. Par suite de cette appli- 
cation plus facile de l’argent sur le fer, on peut même 
parvenir à argenter l'acier , en le recouvrant d’abord 
d’une légère couche de fer au moyen du cyanure fer- 
rugineux , Où en employant du cyanure d'argent et 
de potassium , auquel on ajoute une certaine propor- 
tion de cyanure ferrugineux ; mais il faut remarquer 
que le dépôt qui se forme alors n’est pas parfaitement 
adhérent. 

Une couche d’étain appliquée sur l'acier offre encore 
un moyen pour y faire adhérer l’argent; mais de même 
que l’argenture , l'étamage s'obtient plus difficilement 
sur l'acier que sur le fer. Cette opération exige l’em- 
ploi d’une pile assez énergique, que l’on fait agir sur 
une solution d’oxide d'élain, dans la potasse rendue 
caustique par l'hydrate de chaux. L’acier étamé de 
celle manière peut s'argenter ensuile avec solidité, 
Mais à la difficulté de l’étamage se joint l’inconvénient 
résullant du peu de dureté de l’étain, qui rend l’ar- 
genture moins susceptible de résister aux frottements. 


GALVANO-PLASTIQUE DE L'ACIER, 391 


Voici une autre méthode plus simple que les précé- 
dentes , el qui m’a paru en même temps présenter des 
résultats plus satisfaisants; elle consiste à plonger 
l'acier pendant quelques instants dans une solution 
composée d'un mélange de nitrate d'argent et de 
nitrate de mercure, avec une faible proportion d’acide 
nitrique. Pour former cette solution , il suffit de faire 
dissoudre dans 120 grammes d'eau, un gramme de 
nitrate d'argent et un gramme de nitrate de mercure , 
en y ajoulant ensuite 5 grammes d'acide nitrique. 
L’acier, après avoir été plongé dans ce mélange , se 
recouvre presque instantanément d’un léger dépôt de 
couleur noire, qu'on enlève par le frottement; on 
achève de le nettoyer dans de l’eau renfermant un 
peu de carbonate de potasse, et il se trouve alors dis- 
posé à recevoir la couche d'argent qui se forme avec 
facilité. Lorsque la pièce d’acier a été soumise pendant 
quelques instants à l'action de la pile, dans le bain de 
cyanure d'argent el de potassium, et qu’elle a pris 
la couleur blanche dans toutes ses parties, il est essen- 
tiel de leuretirer; et, après l'avoir lavée dans de l’eau 
pure, de la faire sécher au moyen d’une lampe à es- 
prit de vin, jusqu'à ce qu’elle devienne légèrement brà- 
lante à la main. Après cette opéralion, qui a pour effet 
d'augmenter l’adhérence de la couche d'argent, on 
achève de lui donner l'épaisseur convenable, en fai- 
sant agir de nouveau le courant électrique. L'argen- 
ture se trouve alors susceptible de résister à un bruni 
prolongé, et Paction d’une forte chaleur n’en altère 
même pas la solidité. 


Un moyen très-simple de s'assurer si la couche 


392 DE L'ARGENTURE GALVANO-PLASTIQUE 


d'argent a atteint une épaisseur suffisante pour pré- 
server l'acier de l'oxidation, consiste à appliquer sur 
la pièce argentée un peu de sulfate de cuivre. Tant 
que l'argent contracte une couleur jaune, c’est un 
indice certain que la couche n’est pas suffisamment 
épaisse, et qu’elle est encore perméable, puisqu'elle 
permet au sulfate de cuivre d'exercer son action sur 
l'acier. 

Pour obtenir une argenture solide, il n’est pas né- 
cessaire d'employer le cyanure préparé avec l'argent 
pur. L'argent qui renferme du cuivre produit un effet 
aussi salisfaisant, sauf la blancheur un peu moins 
grande du dépôt. Isuffit, pour préparer ce cyanure, de 
faire dissoudre directement, à l’aide de la pile et 
d’une chaleur modérée, Pargent allié au cuivre dans 
le cyanure de potassium. On évite ainsi l'embarras 
assez grand, résultant dela purification de argent et 
de la préparation chimique de son cyanure. Dans tous 
les cas , il est essentiel, pour la solidité du dépôt, que 
le courant galvanique ne soil pas assez fort pour faire 
dégager abondamment l'hydrogène à la surface de la 
pièce qu'on argente; un faible dégagement d’hydro- 
gène ne paraîl présenter aucun inconvénient. 5 

Pour conserver long temps une solution de cyanure 
double de potassium et d'argent, il faut éviter de s’en 
servir pour argenter le laiton. Le contact du laiton et 
des autres alliages renfermant du zinc, y produit une 
certaine altération qui la rend moins propre à argenter 
l'acier. Enfin , ilest bon d’ajouter une dernière obser- 
vation; c'est que le cyanure de potassium , préparé 


d’après le procédé du professeur Liébig, dont on fait gé- 


DE L'ACIER. 393 


néralement usage comme étant le moins dispendieux, ne 
peut se conserver qu'à l’état solide, et dans un flacon 
bouché à l’émeri. Lorsqu'il est en solution dans l’eau, 
il ne se conserve qu'autant qu'il est uni au cyanure 
d'argent ou à un autre cyanure métallique. S’il n’est 
point en combinaison avec ces sels , il ne tarde pas à 
se décomposer, en dégageant une forte odeur d’am- 
moniaque , el en formant un dépôt d’un brun rou- 
geâtre. Alors, il conserve encore la faculté de dis- 
soudre le cyanure d'argent, mais on ne peut en 
obtenir de dépôt métallique au moyen de la pile. 


NOUVELLES OBSERVATIONS 


SUR L'ARGENTURE 


GALVANO-PLASTIQUE 


DE L’ACIER ; 


Par M. Amédée DESBORDEAUX , 


Membre associé-résidant. 


Jusqu'à présent, dans les opérations galvano-plas- 
tiques , on ne paraît avoir pris en considération que 
d’une manière secondaire la nature des conducteurs 
employés pour transmettre le courant électrique à 
a solution métallique. Si l'argent a été généralement 
préféré pour cet usage, c’est uniquement à cause de 
la propriété qu'il présente d’être à l'abri de l'oxi- 
dation ; mais la facilité plus ou moins grande avec 
laquelle les différents métaux conduisent l’élec- 
tricité, n’a point déterminé le choix qu’on en a pu 
faire. 

Il semblerait, en effet, que du moment que l'appareil 
galvanique est animé d’une énergie suffisante pour 
décomposer la dissolution soumise à son action, peu 


importerait lespèce de métal qui servirait à y faire 


SUR L'ARGENTURE GALVANO-PLASTIQUE. 395 


passer le courant électrique. Toutefois, il n’en est pas 
ainsi, el de nouvelles expériences m'ont démontré , 
au moins en ce qui concerne l’argenture de l'acier , 
que l'espèce de métal employé comme conducteur , 
exerce la plus grande influence sur le succès de l’opé- 
ration. 

Déjà, dans un précédent mémoire (Voy. le Technolo- 
giste, p. 281, 303), j'avais signalé les conducteurs en fil 
de fer comme étant plus favorables que les autres au 
dépôt de l'argent ; mais j'ignorais, à cette époque , 
d'où pouvait dépendre cette propriété du fer. J'ai 
reconnu depuis que la cause devait en être attribuée 
uniquement à ce que ce métal est moins bon conduc- 
teur de l'électricité que le cuivre et l'argent, dont 
j'avais auparavant fait usage. En effet, pendant que 
la conductibilité du cuivre est représentée par 100 , 
et celle de l'argent par 73.6, d’après M. Becquerel , 
celle du fer n’est représentée que par 15.8. L’étain et 
le platine , dont la conductibilité est à peu près la 
même que celle du fer, produisent aussi, pour l’ar- 
genture, des effets identiques. Le résultat avan- 
tageux obtenu des conducteurs en fer, m’a conduit 
naturellement à essayer l'influence des métaux 
placés plus bas encore dans l'échelle de conduc- 
tibilité. 

Le plomb, dont le pouvoir conducteur n’est repré- 
senté que par 6.3, d'aprés M. Becquerel, à plei- 
nement confirmé les prévisions que m’avaient indi- 
quées mes observations précédentes, et m’a offert une 
supériorité tellement marquée sur le fer, que j'ai tout 
de suite adopté pour l’argenture les conducteurs de 


396 DE L'ARGENTURE GALVANO-PLASTIQUE 


plomb. Ces conducteurs, en effet, ont la propriété 
d'accélérer singulièrement le dépôt de l'argent, qui 
peut dès-lors avoir lieu sans inconvénient avec un 
anode volumineux , et un dégagement d'hydrogène 
assez abondant, pendant que les conducteurs en fil 
de fer ne permettent que Pemploi d’un anode étroit, 
el forcent à éviter avec le plus grand soin le déga- 
gement de l'hydrogène. 

Mais, ce qui rend plus précieux encore lusage des 
conducteurs en plomb, c'est qu’on peut, par leur 
entremise , obtenir de bons dépôts d'argent avec des 
solutions qu’on aurait pu considérer comme com- 
plètement usées. Ainsi, je suis parvenu à argenter 
l'acier en employant du cyanure d'argent et de potas- 
sium qui avait servi aulaiton, résultat qui, auparavant, 
m'aurait paru absolument impossible. Pendant que 
les conducteurs en fer doivent nécessairement être 
très-longs et minces, on peut au contraire employer 
des conducteurs de plomb d’une certaine grosseur et 
d’une longueur beaucoup moindre. Comme le plomb 
ne tarde pas à se couvrir d’une légère couche d'oxide, 
il est indispensable de souder, à chaque extrémité de 
ces conducteurs, un bout de fil de fer élamé, d’une 
longueur suflisante pour établir la communication 
avec la pile. Au reste, ils simplifient tellement l’opé- 
ration de l’argenture, qu'avec leur usage, elle n’a 
plus besoin, en quelque sorte, d’aucune surveillance , 
et ils ont en outre sur les autres l’avantage de se prêter 
plus facilement aux différentes formes qu'on veut 
leur faire prendre. 

En adoptant les conducteurs en plomb, je croyais 


DE L'ACIER. 397 


avoir trouvé le métal le plus favorable à l’argenture. 
Mais il en est un autre dont la conductibilité est encore 
moins prononcée, et dont il me restait à examiner 
l'effet : c’est le mercure , dont le pouvoir conducteur 
n’atteint que 3.5, pendant que le plomb s'élève à 
6.3. J'ai disposé en conséquence deux tubes capil- 
laires en verre, de o". 33 de longueur, et après les 
avoir emplis de mercure, j'ai adapté à chaque extré- 
milé des fils de fer élamé, que j'y ai maintenus 
avec de la cire à cacheter. Soumis à l'expérience ils 
ont donné lieu à des résultats très-satisfaisants, et 
leurs propriétés, favorables à largenture de l'acier , 
m'ont paru plus prononcées encore que celles des 
conducteurs en plomb. Comme ces derniers, ils 
déterminent une argenture parfaitement adhérente . 
au moyen d'un large anode et d’un assez fort 
dégagement d'hydrogène. Les solutions de cyanure 
d'argent et de potassium, dont on ne peut tirer 
aucun parti, même avec des conducteurs ‘en fer, 
produisent un dépôt rapide et satisfaisant au moyen 
des conducteurs en mercure. 

Je n'ai pu, jusqu’à présent, faire lessai des 
conducteurs en potassium , qui devraient être dis- 
posés comme ceux en mercure ; mais il me parait 
vraisemblable qu’ils produiraient un effet égal et 
peut-être supérieur encore à celui du mercure, 
puisque , d'après M. Becquerel, la conductibilité du 
potassium se réduit à 1.3. 

Toutefois , il est un terme au-delà duquel le peu de 
conductibilité des corps employés comme conducteurs 
électriques , cesse de produire un effet avantageux. 


398 DE L'ARGENTURE GALVANO-PLASTIQUE 


Ainsi, quoique le carbonne passe généralement pour 
un bon conducteur, il ne conduit pas suffisamment 
l'électricité pour opérer la réduction des solutions 
d'argent. Je regrette que sa conductibilité relative 
n’ait pas été déterminée dans les ouvrages que j'ai 
été à portée de consulter ; mais elle doit être extré- 
mement faible, comparée à celle du mercure, car 
je n'ai pu obtenir avec ce corps, lorsqu'il est parfai- 
tement sec, qu'un effet à peine appréciable, et qui ne 
m'a pas paru excéder beaucoup celui de l'eau distillée. 
Il n'en est pas de même sil est imprégné d’une 
solution conduisant elle-même lPélectricité. On pour- 
rait même argenter l'acier en employant, au lieu 
d’un anode d'argent, un anode de charbon plongé en 
partie dans la solution de cyanure. Mais il n’agirait 
un pareil cas que comme tous les corps poreux ; car 
en fragment d’éponge produit absolument le même 
effet, et peut remplacer les anodes de platine, lors- 
qu'on veut essayer certaines solutions dans lesquelles 
on veut éviter la dissolution de l’anode. 

Il me parait donc démontré que les métaux qui 
sont les moins bons conducteurs de l'électricité , sont 
en même temps ceux qui transmettent le courant 
électrique de la manière la plus favorable pour ob- 
tenir Pargenture de l’acier. De la modification qu'ils 
impriment à Pélectricité en la faisant passer à travers 
leurs molécules, semblent dépendre en grande partie 
la régularité et la solidité avec lesquelles s’opèrent 
le dépôt de l'argent, el jusqu'à présent le mercure 
et le plomb me paraissent être ceux qui réunissent 
les propriétés les plus avantageuses 


DE L’ACIER. 399 


Voici, en résumé , les conditions qui me semblent 
avoir l'influence la plus prononcée sur le succès des 
opérations galvano-plastiques : 1°. l'intensité du cou- 
rant, qui résulte du nombre plus ou moins grand des 
éléments de l'appareil galvanique ; 2°. l’état de 
saturation de Ja liqueur soumise à l’action de la pile : 
en général, il est avantageux de faire dissoudre 
dans le cyanure de potassium la plus grande quan- 
tité de cyanure d'argent qu'il puisse absorber ; 3°. 
l’état de concentration de cette même liqueur : on 
obtient de meilleurs résultats d’une solution étendue 
d'eau dans certaines limites que d'une solution trop 
concentrée ; 4°. enfin la nature des conducteurs mé- 
talliques employés, et cette quatrième condition, 
tout en paraissant avoir été négligée jusqu’à présent, 
n’est certainement pas celle qui joue le rôle le moins 
important. 

Il est probable aussi qu’elle ne serait pas non plus 
sans influence sur les opérations galvano-plastiques 
autres que largenture, et qu’il doit y avoir des 
conducteurs métalliques plus favorables les uns que 
les autres pour la dorure, le zincage , l’'étamage, le 
cuivrage, etc. C’est un point qui me paraïtrait mériter 
d’être examiné avec quelque intérêt. 


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SÉANCE PUBLIQUE 


DU 7 MAI 18/7. 


La séance publique du 7 mai s est tenue dans la grande 


salle de l'Ecole de Droit, de 3 à 5 heures après midi. 
Le programme avait été arrêté ainsi qu'il suit : 
Discours d'ouverture, par M. SorBieR, président. 


Rapport sur les travaux de l’Académie, par M. TRAVERS , 


secrétaire. 


Rapport sur le concours ouvert pour l’Eloge de Burnouf , 


par M. Caussin DE PERCEVAL, vice-président. 


Remise de la médaille d’or, de la valeur de 300 francs, à 
l’auteur de l'Eloge couronné, M. A. Morez, professeur 


adjoint de philosophie au collège Rollin , à Paris. 


DISCOURS D'OUVERTURE 


PRONONCÉ 


Par M. SORBIER , 


Président. 


Ut vigeant artes, varioque scientia cultu, 
Ut sit honos musis, atria nostra patent, 


MESSIEURS, 


L'établissement des Sociétés littéraires est dû au 
besoin mutuel qu'ont les hommes de s’éclairer et de 
penser librement. Remontons jusqu'aux origines. A 
Athènes, les savants s’assemblaieni dans la maison 
d'Acadème pour converser sur des matières philoso- 
phiques. Rome, placée sous la protection du dieu 
Mars, el non comme Athènes sous l'égide de Minerve, 
choix qui seul expliquerait la différence du génie des 
deux peuples, Rome n’eut pas d'Académies. Ce qu’elle 
voulait, c'était l'empire du monde; le peuple-roi {1) 
laissait à d’autres, au moins dans le principe, le soin 
de charmer l'oreille par d’harmonieux discours : 


Tu regere imperio populos, Romane, memenio ; 
Hæ tibi erunt artes (2). 


(A1) Populum late regem, Nirg. Æneid. lib, EF. 
(2) Virg. Æneid, lib. VI, 


404 DISCOURS D'OUVERTURE. 


L'école d'Alexandrie , fondée par Ptolémée, servit 
long temps de foyer d'instruction et de point central à 
tous les érudits de la terre. 

Quant à nous, enfants des Gaulois, nous sommes 
redevables à l’empereur Claude de Pimportation des 
cercles et des concours académiques. Ce prince ouvrit 
à Lyon des combats de rhétorique, où les vaincus 
devaient effacer avec leur langue toutes les phrases 
mal sonnantes , sous peine d’être jetés dans le Rhône. 
Si on faisait revivre un pareil usage, et qu'il fallût 
expier ainsi toutes les fautes de style, ah! que 
seraient à plaindre la plupart des écrivains de nos 
jours ! Bientôt les lettres périrent au milieu des vio- 
lentes secousses qui ébranlèrent l'empire Romain. 

Pour retrouver dans la Gaule les traces d’une Aca- 
démie , il faut attendre jusqu'à Charlemagne, qui en 
institua une où il siégeait lui-même, sous le nom du 
roi David. Mais cette renaissance des études , dont 
Alcuin fut le promoteur principal, resta sans fruit. 

Pourquoi remarque-t-on dans la littérature ces 
éclipses si longues qui succèdent à l'éclat du plus beau 
jour? Quelle est cette espèce de prédilection accordée 
par la nature à certains siècles, où l’on dirait qu'elle a 
pris plaisir à développer toute sa puissance el à pro- 
diguer ses richesses ? Inépuisable et toujours la même 
dans ses produelions physiques, est-elle donc si bornée 
dans son énergie morale, el n’a-t-elle en ce genre, 
qu'une fécondité passagère qui la condamne ensuite à 
une funeste stérilité? Quoi qu'il en soit, après la 
mort de Charlemagne , tout retombe dans les ténèbres 


plusépaisses encore de l'ignorance et du mauvais 


DISCOURS D'OUVERTURE. 405 


goût. Un seul homme, Alfred. roi d'Angleterre ; en 
créant la fameuse Académie d'Oxford, empêcha la 
lumière de s’éteindre tout-à-fait en Occident. On sait 
quelle fut [a splendeur de l'Espagne sous la domination 
des Maures , si amis des beaux-arts. Grenade et 
Alhambra . le règne d'Abdérame, l'héroïsme d’Al- 
manzor, la philosophie d’Averroès, sont peut-être les 
souvenirs les plus intéressants du moyen-âge. 

Au XIV°. siècle, une femme justement célèbre , 
Clémence Isaure, ranima la littérature provençale par 
la fondation des Jeux-Floraux. Sous d’autres noms et 
avec moins d’apparat, des institutions à peu près sem- 
blables existèrent dans plusieurs villes du Nord, par 
exemple, les Palinods (1). Chassés de Constantinople, 
les Grecs, ces exilés presque divins, cherchent un re- 
fuge en Italie. Jamais vaincus n'avaient emporté dans 
leur fuite un plus rare trésor ; jamais hospitalité ne 
fut payée d’un plus riche présent. Mais il est dans la 
nature de l'esprit humain d’admirer avant de com- 
prendre : on imila d’abord servilement les anciens ; 
ce fut une sorte de paganisme littéraire ; puis l’Italie 
se mit à l’œuvre, se couvrit d’'Académies , et vit 
bientôt naître son immortel XVI°. siècle. 

On a trop oublié qu'en France, dès la première 


(1) Cette fête des belles-lettres et de la poésie s'appelait à Rouen 
la Fête aux Normands. Plus tard, un prix fut créé à la louange 
de la Vierge, mère de Dieu. Celui qui avait le prix, emportait une 
palme d’or. Les Palinods étaient composés de 1% membres, qui se 
réunissaient en séance publique tous les ans, le jeudi d'avant 
Noël. Au mois de juin 174%, l'Académie de Rouen a remplacé les 
Palinods normands. ( V. Expilly, Dictionnaire historique. des 
Gaules et de la France). 


406 DISCOURS D'OUVERTURE. 


moitié de ce même XVI:. siècle, quelques villes eurent 
de vérilables Académies. Les Lyonnais recomposèrent 
sur de nouvelles bases l’Institut fondé par Claude. En 
1536, on trouva à Bourg une Société libre des sciences 
el des arts, avec cette inscription sur le lieu de ses 
séances : 


Pieridum domus hæc, sacros haurire liquores 
Si cupis, hanc adeas, docta Minerva rogat. 


À Paris, Jean Antoine de Baïf, condisciple de Ron- 
sard, avait établi dans son hôtel du faubourg St.- 
Marceau, ure Académie de beaux-esprits, qui fut 
reconnue par Charles IX, en 1570. Les troubles civils 
er La mort de Baïf la dispersèrent. C'était un véritable 
essai d'Académie française ; aussi les épigrammes ne 
lui manquérent pas, dans la courte durée de son 
existence. Le spirituel et mordant Passeral l’attaqua 
vivement (1). Un vaste champ s’ouvrait à la critique. 
Les auteurs affectaient sans cesse lérudition ; leur 
pensée expirait écrasée sous la phrase, sous une 
enflure barbare. Dans l'intention louable d'enrichir 
l'idiome, its avaient recours aux inversions les plus 
bizarres et les plus obscures ; ils parlaient français en 
grec, malgré les Français mêmes ; or, en fait de 
langue, on ne vient à bout de rien sans l’aveu des 


hommes pour lesquels on parle ; on ne doit jamais 


(4) Passerat a fait ainsi sa propre épilaphe : 


S'il faut que maintenant en la fosse je tombe, 

Qui ay lousjours aymé la paix et le repos, 

Afin que rien ne poise à ma cendre et mes os, 
Amis, de mauvais vers ne chargez point ma tombe. 


DISCOURS D'OUVERTURE, 407 


faire deux pas à la fois ; il faut s'arrêter dès qu’on 
ne se voit pas suivi de la mullitude., En outre, 
on cherchait toujours à surprendre , à éblouir par ces 
feux d'artifice du style, qui ne laissent que l'ombre à 
leur suite. On voulait à tout prix avoir plus d’esprit que 
son lecteur , et le lui faire sentir, (andis qu'il faut 
n'en avoir jamais plus que lui, et lui en donner même 
sans paraitre en avoir. Dans ces temps de préjugés 
littéraires, parut Malherbe, le premier poète qui ait 
montré chez nous une correction soutenue et un goût 
sévère ; Malherbe, qui a fait pour la langue ce que 
Louis XIV fit plus {ard pour la monarchie (1), et dont 
on va enfin, dans cette ville qui l’a vu naître, consa- 
crer le berceau par un monument , grâce surtout au 
culte pieux et infatigable qu'a voué à sa mémoire et 
à toutes les gloires normandes, un de nos collègues 
les plus vénérés (2). 


(1) Regnier publia contre Malherbe la satire intituléele Critique 
outré. 1 y tourne en ridicule ces poëles exacts et timides dont le 
savoir , dit-il, 

Ne s'estend seulement 
Qu’à regratter un mot douteux au jugement , 
Prendre garde qu'un qui ne heurte une diphthongue, 
Espier si des vers la rime est breve ou longue. 
Nul esguillon divin n’esleve leur courage ; 
Ils rampent bassement , foibles d'inventions , 
Et n'osent , peu hardis , tenter les fictions : 
Froids à l’imaginer : car, s'ils font quelque chose, 
C'est proser de la rime , et rimer de la prose. 


Ces vers sont charmants: mais le poêle regratteur de mots 
comprenait, mieux que Regnier et ses contemporains, le vrai génie 
de notre langue et les conditions de ses progrès. 


(2) M. Lair. 
26 


408 DISCOURS D'OUVERTURE. 


En 1629 , le projet d’une Académie fut repris dans 
la capitale, Quelques hommes de lettres, dit Cham- 
fort, s'assemblaient dans la maison de Conrart. Cette 
réunion resta secrète cinq ou six ans. Richelieu en 
eut connaissance. Toujours dominateur et souvent 
despote , il voulut que l’éloquence , comme les autres 
arts, servit à la décoration de la puissance, et l’Aca- 
démie française fut constituée solennellement par 
lettres-patentes, le 2 janvier 1635 (1). Richelieu lui 
assigna pour apanage le soin minutieux de la langue, 
et l'étude de ce style pompeux qui s'exerce sur de 
vaines louanges. 

L’illustre Patru fit alors sa jolie fable d'Apollon , 
qui, après avoir rompu une des cordes de sa lyre , y 
substitua un fil d’or ; le Dieu s’aperçut que la lyre 
n’y gagnait pas ; il y remit une corde vulgaire , et 
l'instrument redevint la lyre d’Apollon. 

Cette idée de Patru était celle des premiers aca- 
démiciens, qui tous regrettaient le temps où, inconnus 
et volontairement assemblés, ils se communiquaient 


(4) Le parlement, qui crut voir dans la fondation de l'Académie 
l'établissement d’une sorte de censure à l'usage dn Cardinal, s'op- 
posa à l'enregistrement des letires-patentes , el ne céda qu’au 
bout de deux ans et demi , aprés trois leltres de jussion. 

Ce corps était , d’ailleurs, mécontent de la nullité politique dans 
laquelle Richelieu le retenait, Un conseiller de la Grand'Chambre ; 
Scarron , père du poëte comique du même nom, dit , en opinant 
lors de la vérification des leltres-patentes de l’Académie, que 
celle rencontre lui remettail en mémoire ce qu'avail fait autrefois 
un empereur romain, qui, après avoir Ôlé au sénat la connais- 
sance des affaires publiques , l'avait consulté sur la sauce qu'il 
devait faire à un grand turbot qu'on lui ayail apporté de bien 


loin. 


DISCOURS D'OUVERTURE. 409 


leurs pensées , leurs ouvrages , leurs projets, dans la 
simplicité d’un commerce vraiment philosophique et 
littéraire. Ils craignaient de ne pas trouver la même 
liberté , les mêmes avantages dans une association 
plus brillante. 

Dix-sepl ans après la création de l’Académie fran- 
çaise , une seconde société du même genre (car les 
autres compagnies littéraires de la France reposaient 
sur des principes différents } fut organisée à Caen 
en 1652. Voici comment elle prit naissance : tous 
les lundis , jours d'arrivée de la poste de Paris, qui 
ne venail à celte époque qu'une fois par semaine , 
plusieurs gens de lettres se donnaient rendez-vous 
aux mêmes heures chez un libraire, pour lire la 
gazette et discuter le mérite des livres nouveaux. 
Mais ils étaient gênés par une clientelle et un public 
importuns. Un habitant de la ville leur offrit son 
hôtel , situé sur la place S1.-Pierre , édifice qui sert 
aujourd'hui de bourse au commerce de Caen. Ils se 
rendirent là avec empressement, tous les lundis, à l’in- 
vilation de celui qui devint leur premier dignitaire 
et qui créa ainsi l'Académie de Caen. sœur cadette 
de l’Académie française, comme lappelaient les grands 
écrivains du siècle de Louis XIV. fe citoyen géné- 
reux était Moysant de Brieux , poète latin distingué, 
né dans cette ville en 1614. Les séances se tinrent 
chez lui jusqu’à sa mort, puis chez Segrais, puis à 
l'hôtel de lintendant Foucault. 

La fondation de la société avait eu lieu dans 
une période où Caen était si fertile en sujets émi- 
nents , que peut-être nulle autre cité du royaume, 


410 DISCOURS D'OUVERTURE. 


exceplé Paris, n'en a jamais possédé autant à la 
fois dans son sein. « Il n’y a point d’Académie dans 
l'Europe, disait Bayle , qui renferme de plus habiles 
gens que celle de Caen. » Madame de Sévigné , dans 
une de ses lettres, appelle cette ville « la source 
de tous les plus beaux-esprits. » L'Académie comptait 
alors au nombre de ses membres titulaires les Le 
Paulmier , les Morin , les Segrais , les Tanneguy-le- 
Fêvre , les Huet, les Bochart, les Gilles-André de 
Laroque, et d’autres savants encore que je ne cite pas, 
pour abréger. Aussi, dès sa formation , elle attira les 
regards de la France et de l'étranger par l’éclat de 
son aurore , el reçut des lettres-patentes en 1705. 
Supprimée, comme les autres , par décret du 8 août 
1793, elle était restée florissante jusqu’à celte époque ; 
elle se recorstitua en l’année 1800. 

L'Académie n'a pas ressaisi sans doute la position 
élevée qu'elle occupait dans l'origine ; loutefois, la 
ville de Caen, remplie de monuments tout empreints 
d'une antiquité vénérable, s’est loujours distinguée 
par son amour pour l'étude, par son penchant à 
cultiver les lettres et les beaux-arts. Dans une sta- 
üstique , publiée naguère par un écrivain renommé 
de la capitale sur les corporations littéraires de Ja 
province ; on donne les premières places aux Aca- 
démies de Toulouse, de Caen, de Strasbourg et de 
Lyon, quant à Pactivilé et à la solidité de leurs 
travaux. Les mémoires de la Société des Antiquaires 
de Normandie imprimés à Caen , forment un des 
jivres les plus curieux et les plus savants dont puisse 
se glorilier une grande province La Normandie a 


DISCOURS D'OUVERTUPE. 4ri 
pris l'initiative dans Pinstitution des Congrès , im- 
portée en France, en 1833, par M. de Caumont, un 
de nos honorables confrères , qui à popularisé parmi 
nous l'étude de l'archéologie. La poésie est ici tou- 
jours ce qu’elle doit être , lémanation d’une âme pro- 
fondément sensible et amie de l’ordre et du beau. 
Les souvenirs historiques , les traditions locales , les 
légendes fournissent le sujet le plus ordinaire de ses 
inspirations. Robert Wace (1) a laissé des disciples 
dans le riche fief du Conquérant , et les muses y 
sont restées fidèles à la devise du patriotisme an- 
tique : celebrare domestica facta. Mais la poésie qui 
tenait autrelois le premier rang dans les volumes des 
Compagnies , cède aujourd'hui le pas aux travaux 
plus sérieux et plus solides de la science , comme 
les fleurs disparaissent d’un sol, mieux cultivé , pour 
faire place aux riches moissons (2). 

Mon Dieu ! on le sait, il se rencontre des gens 
qui ne trouvent pas la prose des Sociétés littéraires 
meilleure ni plus productive que leurs vers. Les 
découvertes, dit-on, vraiment utiles à l’humanité, 
toutes les belles conceptions scientifiques ont été pro 
duites en dehors des influences académiques. Aucune 
de ces Sociétés n’a jamais grandi un écrivain ni 
inspiré une œuvre capitale. Il faut convenir que, depuis 
la Comédie des Académiciens, par Saint-Evremont, jus : 
qu'aux satires de Gilbert , on n’a point épargné les 


(1) Poëte du XHI°. siècle, né à Jersey , et qui fit ses premières 
études à Caen . d'où il prit le nom de C/erc de Cnen. W a écrit le 
Reman de Rou qui contient l’histoire des Normands depuis la 
première invasion jusqu’au roi Henri I°"'. 

(2) « Le poète, dit Platon, est chose légère et sacrée. » 


412 DISCOURS D'OUVERTURE, 


criliques aux corps sayants. Racine redoutait pour 
le roi convalescent les vers de l’Académie. Cette 
haute cour du classique fit comparaître devant elle, 
comme premier accusé, le génie de Corneille. La 
Fontaine a composé ces deux vers au sujet des 
Quarante : 


Nous sommes tout antant qui dormons, comme d’autres, 
Aux ouvrages d'autrui, quelquefois même aux nôtres. 


Boileau s'exprime ainsi dans une de ses lettres à 
Brossette : « L'Académie de Paris n’est composée , 
à deux ou trois exceptions près, que de gens qui 
ne sont grands que dans leur propre imagination ; 
c’est vous dire qu’on opine du bonnet contre Homère 
et Virgile, et surtout contre le bon sens, comme 
contre un ancien, beaucoup plus ancien qu'Homère et 
Virgile. » 

Mais , Messieurs, les écrivains dont je rappelle les 
traits satiriques tenaient un tout autre langage 
avant d'être membres de l'Académie. Ils la repré- 
sentaient eux-mêmes comme l'expression la plus com- 
plète et la plus brillante de la société française ; 
ils l'appelaient « le cordon bleu des beaux- -esprils. » » 
Fontenelle disait à ce sujet : 


Sommes-nous trente-neuf ? on est à nos £enoux ; 
Mais sommes-nous quarante ? on se moque de nous. 


On à reproché surtout à l'Académie de Paris ses 
adulations pour Louis XIV. On connaît le fameux 
sujet du prix proposé par elle : « Laquelle des vertus 
du monarque est la plus digne d’admiration? » Certes, 
Je suis trop jaloux de l'honneur des lettres pour 


DISCOURS D'OUVERTURE 113 


applaudir à ce qui peut ravaler leur noblesse , et 
abaisser le sacerdoce de l'intelligence. N'oublions 
pas cependant que personne n’a plus magnifiquement 
loué ce prince, que Corneille, Racine, Boileau, 
Molière et La Fontaine ; Bossuet et Massillon, ces 
rois de la chaire catholique , n’ont pas été plus avares 
envers lui d’éloges. Turenne et Condé, les deux héros 
de leur siècle, ne se prosternaient-ils pas devant 
Louis XIV, à qui ils renvoyaient leur gloire ? Que 
dire quand on voit des hommes si grands , si forts, 
subir , comme des hommes vulgaires , l’ascendant de 
ce monarque. et s’enivrer de son nom jusqu’au délire? 
Tant de vastes et fermes intelligences ne s'accordent 
pas à se montrer petites et Jâches sur un même point, 
en se laissant subjuguer par un être inférieur , et, 
quand elles le voudraient, elles ne le pourraient pas ; 
la lumière ne s'éteint pas au contact des ténèbres , 
et l’impuissance n’absorbe pas la force. Qu'est, par 
exemple, Louis XIIE en présence de Richelieu ? 

Les Académiciens étaient-ils donc si coupables, de 
suivre de pareils exemples, et de céder à de telles 
autorités? Ensuite , quand on a le malheur de vivre 
sous le pouvoir absolu , faut-il tant s'étonner qu’un 
corps littéraire ait ses moments de faiblesse , et ne 
développe pas tout le courage qu'on lui demande ? 
Malgré ces entraves , le génie ne répandit pas moins 
cet immense éclat qui a rempli le monde , et qui ap- 
pelle encore les regards des hommes de sens, comme, 
dans une nuit obscure, des voyageurs égarés tournent 
les yeux vers la partie de l'horizon d’où renaîtra le 
jour. Voltaire, qui à tant d'esprit alliait souvent 


414 DISCOURS D'OUVERTURE. 


un sens si droit et si profond, n'a pas hésité à dire 
que l’Académie française fut une institution qui dis- 
sipa bien des ténèbres et détruisit bien des abus. 

Avant son établissement, nous ne connaïissions guère 
d'autre gloire que celle de vaincre nos ennemis. Mais 
plus tard la qualité d'Académicien fut recherchée 
même des grands seigneurs ; ils finirent par com- 
prendre , qu'après la vertu, le savoir est la source et 
la mesure de toute supériorité , et que le plus intel- 
ligent des êtres est aussi le plus noble. Alors les 
gens du monde se réunissent aux savants, s’instruisent 
avec eux , les savants se policent avec les gens du 
monde ; la profession des lettres devient honorable. 
Il s'établit entre ces hommes, placés dans des positions 
si diverses, une utile communication de toutes les 
idées, le plus heureux échange de connaissances et de 
manières, de savoir et de délicatesse. 

La Rochefoucauld, Bussy , St.-Evremont achèvent 
de convaincre les hommes de qualité que ce n’est pas 
le litre d'auteur, mais la manière de l’acquérir, qui 
peut les déshonorer ; que rougir d'écrire, c'est rougir 
de penser , c'est être honteux d’instruire ses conci- 
toyens. « Consacrer sa vie à soulager nos douleurs , a 
dit l’auteur du Génie du christianisme, est le premier 
des bienfaits ; le second est de nous éclairer. » Le 
préjugé qui condamnait les femmes à l'ignorance, dis- 
parut entièrement; La Suze, La Sablière, La Fayette, | 
Sévigné, Villedieu, Deshoulières apprirent à leur 
sexe que les connaissances ne nuisent point aux grâces, 
que souvent elles y ajoutent , et que, s’il est toujours 
utile d’avoir de l'esprit, il n’est jamais ridicule de le 


cultiver. 


DISCOURS D'OUVERTURE. 415 
Ainsi de Richelieu, de l’institution de l’Académie 
française date lavénement officiel des lettres, leur 
ascendant , la dignité des écrivains et des penseurs , 
la magistrature de lesprit (1). Peut-être , le cardinal 
n'avait-il pas mesuré toute la portée de son œuvre, 
n'avait-il pas entrevu jusqu'où irait cette puissance 
du talent une fois reconnue par lettres-patentes ; 
peut-être n'eut-il d'autre dessein que de se faire une 
compagnie de flatteurs, et de donner à son éloge l’im- 
portance d'une tradition. Mais là où lon institue une 
haute école qui enseigne à penser et à bien dire, 
comment tracer une limite à l'expansion des idées 
et à leur pouvoir ? 
Quant aux Sociétés littéraires de la province , nul 


(1) Un jour que la reine-mére entrail chez le cardinal, celui-ci 
la reçut sans se lever; et, loin de chercher une excuse dans son état 
maladif , il osa prétendre que la pourpre romaine lui donnait le 
droit de rester assis, même devant la mêre du roi. Eh bien!il 
avait introduit dans son intimité des poêtes obscurs , Gombault , 
Desmarets , Colletet, Boisrobert, et lorsqu'il causait familière- 
ment avec eux, livrant ses manuscrits à leurs ratures, ou pour- 
suivant la coupe d’un alexandrin, il exigeait qu'ils demeurassent 
assis et couverts (Bazin, Hist. de France sous Louis XHLE, L. 1v). 

Autre singularité. Ce fut sous le patronage de Richelieu que 
naquit la Gazette de France , le plusancien de nos journaux po- 
litiques. Richelieu crut peut-être donner au despotisme un instru- 
ment de plus. Nous savons aujourd'hui combien élait menaçante 
pour la monarchie absolue la souveraineté de ces feuilles volantes; 
c'est le cas de rappeler cette pensée de Bossuet: «Ceux qui gou- 
vernent font toujours plus on moins qu'ils ne pensent ; niils ne 
sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans 
lesatfaires , ni ils ne peuvent prévoir le “ours que prendra l’avenir, 
loin qu'ils puissent le forcer. » 


416 DISCOURS D'OUVERTURE, 


doute qu’elles n'aient exercé une salutaire influence 
sur le progrès des lumières, particulièrement aux 
époques où les hommes communiquaient difficilement 
entr'eux, où les livres éfaient rares comme des pierres 
précieuses, où un pauvre copiste employait deux 
années d’un travail assidu à transcrire la Bible sur 
du vélin, où les découvertes tardivement connues 
n'avaient pas les mille voix de la presse pour les an- 
noncer , où chacun sentait le besoin impérieux d’un 
contact réitéré. Dans tous les temps, d’ailleurs, l’homme 
isolé trouve obstacle à tout, et perd la plus riche moitié 
de son être, l'intelligence. Il n’y a que Dieu qui puisse 
subsister par lui seul. L'association multiplie les 
forces de l’âme plus encore que les forces du corps ; 
elle a été recommandée par la sagesse proverbiale 
des nations, par les plus grandes voix de l'antiquité 
et des temps modernes. Le frère, aidé du frère, est 
comme une ville forte, selon les termes de l’Ecriture. 

De nos jours les Académies ont fait aussi un bien 
réel. Dans plusieurs localités, elles ont pris l'initiative 
pour le patronage des apprentis, pour l’établissement 
des caisses d'épargne, pour la fondation des salles 
d’asile , et elles out abordé Loutes les questions vitales 
d'économie sociale, qui préoccupent si vivement les 
esprits. Au XVII: siècle, le but suprême était d’af- 
franchir la pensée, de conduire l’homme au bonheur 
par la philosophie. La révolution de 1780 aspira 
à fonder la liberté et légalité. L'empire , qui prit 
l'autel de la victoire pour autel de la liberté, fit tout 
oublier pour la gloire et les conquêtes. Sous la restau- 
ration , la lutte redevint politique. Les événements de 


DISCOURS D'OUVERTURE. {17 


juillet, en assurant le triomphe des principes de 89, 
ont placé le progrès dans les choses matérielles, dans 
l'amélioration des masses par l'instruction et le bien- 
être. 

Les Académies locales ont cela surtout de beau et 
d'utile, qu'elles entretiennent le respect pour les 
génies passés. Ces corps savants sont chargés de rap- 
peler les noms glorieux de la province aux générations 
qui arrivent ; ils ont en dépôt les renommées illustres ; 
el tout-à-lheure vous allez entendre un lumineux 
rapport sur un des hommes de la Normandie , qui ont 
le plus puissamment contribué aux progrès des études 
en France. 

Si l'existence des Académies de province n’a été 
quelquefois qu’un long sommeil. interrompu par de 
rares séances publiques, la stérilité de ces résultats 
vient de ce qu’elles n’ont pas su toujours faire 
leur part et s’y borner Il est une multitude de faits 
spéciaux, qui échappent au centre du pays et ne 
sont visibles que sur place. Ce sont ces principes indi- 
gènes qu'il appartient aux Académies de province de 
saisir , de développer , de féconder ; l’histoire , la géo- 
graphie , la géologie , la statistique , l’industrie de Ja 
localité , doivent faire avant tout l’objet de leurs 
études et de leurs méditations ; elles ne peuvent 
guére rien moissonner que dans ce cercle; tout ce 
qu'elles ont semé par delà n’est pas levé. D'un autre 
côté, ce que les Sociétés des départements ne feront 
pas pour l’histoire des provinces, ne sera jamais fait ; 
Paris ne travaille qu’à l'ensemble , il a raison , il n’est 
propre qu'à cela; la mission des Académies de pro- 


118 DISCOURS D'OUVERTURE. 


vince n’est pas de lutter contre Paris, siége impéris- 
sable des monuments du génie et des trophées des 
beaux-arts, mais de l’éclairer sur ce qu'il ne peut bien 
savoir que par elles. On dit que lambition perd les 
conquérants ; l'ambition perd aussi les érudits de pro- 
vince; ils veulent tout embrasser , et on les a vus se 
livrer à des dissertations qui ont perdu depuis long- 
temps le privilège d’intéresser le publie, ou qui sont de 
vraies naïvelés littéraires. Croiriez-vous,Messieurs,par 
exemple, qu'en 1839, on trouvait la question suivante, 
sérieusement discutée dans un recueil académique d’une 
petite ville de province : « Les grenadiers de Napoléon 
avaient-1ls une taille plus élevée que les soldats de 
César ? » 

Heureusement ce sont là des exceptions rares, et 
les Académies de province , en général , se ren- 
ferment dans la circonscription de leur banlieue, et 
étudient le plus possible au point de vue strictement 
local. 

Aujourd'hui que le gouvernement se décide enfin 
à leur prêter son appui, à faciliter leurs‘rapports, à 
les aider par un crédit spécial, elles vont recevoir 
une active impulsion. En présence de si utiles et de 
si hauts encouragements, les hommes bonorables qui 
font partie des Sociétés savantes, ne doivent point se 
lasser d'offrir à leur pays le tribut de leurs veilles, 
l'exemple d’une vie laborieuse et de leur touchante 
confraternité ; les lumières ne sont données à l’homme 
qu'à la condition de les répandre; en province du moins, 
la littérature n’est pas un trafic ; ailleurs, vous le 


? 


savez, l’art est transformé trop souvent en champ de 


DISCOURS D'OUVERTURE. 419 


foire, où chacun ne cherche qu’à vendre le plus cher 
possible ; on fait folie de sa plume pour de l'argent ; 
on s’efforce de battre sa phrase, de la doubler, de la 
tripler en y mettant très-peu de pensées. Un écrivain 
spirituel, qui avait trempé dans le métier, disait en 
plaisantant que le mot révolutionnairement ; par sa 
longueur, lui avait beaucoup rapporté. Combien 
peu de ces auteurs laisseront une trace durable de leur 
passage sur la terre, et pourront dire, comme le 
vieillard de la fable : 


« Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. 
Leurs écrits subiront la loi commune; car 
Le temps n’épargne pas ce qu'on a fait sans lui. » 


Dès-lors, n'est-il pas dû de l'indulgence , sinon des 
éloges, à ceux quicultivent leslettres pour elles-mêmes, 
aux modestes ambitions qui se contentent d’une gloire 
inédite? Au surplus, comme vous le disait un jour un 
de nos anciens confrères, M. Massot, qui a jeté tant 
d'éclat sur cette Compagnie, et dont la fin prématurée 
a été un sujet de deuil pour tous ceux qui savent 
apprécier le mérite : « Il faut rapprocher les hommes, 
« parce qu’en se voyant davantage, ils se comprennent 
« mieux ; il suffit parfois de quelques paroles échan- 
« gées pour dissiper de misérables et funestes pré- 
« ventions ; il convient de fournir aux idées des 
« occasions fréquentes et des voies faciles, natu- 
« relles, pour se produire ; €’est le bon côté des 
« Académies : elles rassemblent des intelligences, 
« des forces qui, sans elles, s’éparpilleraientet se per- 
« draient, La tâche de notre époque est grande et 


420 DISCOURS D'OUVERTURE. 


«rude ; il n'y a pas trop de tous les bras capables 
« d'y travailler. » 

Oui, Messieurs , il avait raison, notre cher et 
malheureux collègue , la tâche est rude ; car on ne 
se propose pas seulement d'éclairer toutes les classes 
de la société, mais de les moraliser ; et améliorer 
l’homme est un problême encore plus difficile que celui 
de le faire vivre. On sent aujourd’hui qu’en élevant 
ce qui est en bas, on grandit ce qui est en haut : 
déjà presque chaque commune de France à son 
école à côté de son église, et le moment approche où 
il sera donné à tous de lire la parole de Dieu et 
la loi du pays. On comprend alors la vérité de cette 
admirable définition, échappée au génie de Pascal : 
« L’humanité est un homme qui vit toujours et 
« qui apprend sans cesse. » 

Les Académies ne sauraient demeurer stationnaires, 
au moment où tout se transforme et marche autour 
d'elles à pas de géant. Jetez, en effet, les regards sur 
cette puissance d activité qui s'étend à pleines voiles 
dans la sphère surtout du monde industriel! Jamais 
l'individu n'avait {ant vécu ; jamais à aucune autre 
époque on n'avait engagé contre le mal et la nature 
une lutte plus ardente : on semble de nos jours ne 
plus respirer dans le cercle des facultés antiques ; on 
brûle de le franchir. et l’homme s’agite comme un 
aigle indigné contre les barreaux de sa cage. Voyez-le 
attelant au char de sa fortune les éléments les plus 
redoutables et les plus impatients du joug et de la 
règle ; émule du Tout-Puissant, faisant les vents ses 


messagers el le feu dévorant son ministre , les domp- 


DISCOURS D'OUVERTURE. 421 


tant ainsi que le fer et l'eau pour en créer le plus 
puissant véhicule des idées, des efforts de linteili 
gence dans le monde , et supprimant à la fois trois 
immenses obstacles : le temps , la distance et la pesan- 
teur ! A l’aide de la vapeur, ce libérateur nouveau 
qui affranchira en partie les nations des fléaux de 
l'ignorance , de la guerre et du despotisme, les 
peuples se précipitent les uns vers les autres, et se 
confondent dans de pacifiques étreintes. Que dire 
d'un auteur célèbre, qui n’a pas craint de glorifier 
la guerre, et d'écrire que le sang est l’engrais de cette 
plantequ’on appelle le génie (1)? Quand on est chrétien, 
quand on a lu Phistoire, on ne peut admettre des 
maximes aussi fausses et aussi désastreuses, et on reste 
convaincu que presque tous les biens de l'humanité 
se résument au contraire dans ce mot céleste, la 
paix , mère des arts et de l’industrie (2). 


(1) M. de Maistre. 

(2) Sans vouloir dépouiller les conquérants de quelques-uns des 
rayons, peut-être usurpés, de leur auréole, je citerai opinion de 
Voltaire à ce sujet: « Il ne revient rien aux genre humain de 
cent batailles données, écrivait-il en 1735 à son ami Thiriot. 
Une écluse du canal qui joint les deux mers, un lableau du 
Poussin, une belle tragédie , une vérité découverte sont des choses 
mille fois plus précieuses que toutes les annales de cour , que 
toutes les relations de Campagnes. Vous savez que chez moileserands 
hommes sont les premiers et les héros les derniers. J'appelle grands 
hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans lagréabie ; 
les saccageurs de provinces ne sont que héros. » 

L'industrie est venue montrer que, pour communiquer avec les 
peuples et propager les idées, on peut se passer de guerre ; on 
v’a plus besoin d'importer le bonheur à coups de canon. 


122 DISCOURS D'OUVERTURE. 


Sans doute la guerre est une des formes innom- 
brables sous lesquelles le mal est répandu dans l’uni- 
vers , et la paix éternelle est une chimère ; maïs qui 
peut contester qu’en multipliant les relations interna- 
tionales, on ne diminue nécessairement les chances 
de collision armée entre les peuples européens? A 
la vérité, il en est qui redoutent que le même véhicule, 
qui favorise par sa rapidité les intérêts commerciaux, 
ne donne des ailes à la corruption; qu’en même temps 
que les fleuves ne seront plus tranquilles dans leurs 
lits, ni les montagnes sur leurs bases, les positions 
sociales ne s'ébranlent , et que les existences privées 
ne veuillent plus s’écouler dans lesilence et les satis- 
factions d'une heureuse médiocrité; ils ont peur que la 
facilité du déplacement et du transport n’enfante le 
mal inquiet dont parlent les livres saints, ne finisse 
par altérer cet esprit de cité, d’où vient le nom de 
citoyen et aussi le beau nom de civilisation, et par 
dissoudre les liens précieux de famille et de patrie, 
en-dehors desquels il ne reste plus que l'humeur 
nomade et l’indifférence cosmopolite des peuples bar- 
bares. Aïnsi la société qui depuis plus d’un demi 
siècle se balance sur un océan de doutes et de tem. 
pêtes, va périr par l'emploi de la vapeur. 

Ce n’est pas du sein des Académies que partiront 
jamais de semblables cris d'alarmes. On ne les voit 
pas gémir sur ces développements merveilleux du 
travail et de l’industrie; elles ne s’associent point aux 
clameurs de ces êtres inintelligents qui cherchent à 
avilir les intérêts matériels. Elles savent que le but 


de leur institution n’est pas seulement de maintenir la 


DISCOURS D'OUVERTURE. 423 


splendeur des lettres, d'éclairer la route des idées, 
mais de protéger les arts industriels auxquels nous de- 
vons toutes les commodités de la vie , que dis-je ? notre 
propre émancipation ; avant l’industrie , l’homme ne 
possédait pour toute arme el pour tout levier que 
ses bras ; il n'avait pour machine que lui-même et ses 
semblables ; il était esclave ; l'industrie lui a donné 
sa charte d’affranchissement. Les Académies n’en con- 
cluent pas pour cela qu’il faut mettre toute l’énergiede 
son âme au service de l'or, ne vivre que de la 
terre, et placer toute la félicité humaine dans les 
satisfactions matérielles. L'esprit le moins cultivé 
sait bien que toute la vie ne doit point finir ici-bas, 
qu'il est en nous quelque chose qui doit triompher de la 
tombe. Chacun sent l'éternité s’agiter au dedans de 
lui-même. Mais ne peut-on concilier Pamour du bien- 
être avec le sentiment religieux, avec les pures et nobles 
jouissances de l’âme? D’ailleurs,comment des inventions 
qui tendent à amener une vaste fusion des intérêts, 
des idées et des mœurs, qui offrent à la civilisation 
un instrument supérieur de concert et d'unité, qui 
doivent resserrer les liens de fraternité entre tous les 
habitants de la terre ,; comment les découvertes qui 
viennent si à propos pour aider le genre humain à 
accomplir ses plus belles destinées, et qui sontle témoi- 
gnage le plus sublime de l'excellence de l’homme, 
pourraient-elles être un don funeste? Serait-il pos- 
sible qu'elles n'eussent fait qu’élargir les convoitises 
de Phomme , son orgueil et son malheur? n’ont-elles 
pas obtenu, en général, le suffrage des natures d'élite, 
et la profonde sympathie des masses populaires ? Ces 


29 


424 DISCOURS D'OUVERTURE. 


progrès, dit-on , sont payés par de trop grands désas- 
tres, Ja mort sort trop souvent de cette fournaise , 
des flancs de cet ouragan impétueux que l’homme 
promène et qu'il se flatte de gouverner. Oui, la matière 
que nous sommes parvenus à asservir, se révolte quel- 
quefois, l’esclave brise ses fers et en frappe son maître. 
Mais,dans les commencements, toute conception, même 
la plus heureuse , n’a-t-elle pas toujours son travail et 
sa douleur? tout bien n’a-t-il pas son épreuve? Ah! 
soyons vrais, reconnaissons que jamais la Providence 
n’a plus magnifiquement traité un siècle et un peuple; 
et, pour placer mes dernières paroles sous la protection 
d'un nom illustre, je dirai avec M. de Lamartine : 
« La civilisation est un champ de bataille où plusieurs 
succombent pour le bien-être et l'avancement de tous. 
Plaigrons-les, plaignons-nous , et marchons. » 


ee 


RAPPORT 


SUR LES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE ; 


Par M. Julien TRAVERS , secrétaire. 


MESSIEURS , 


Ce que nous avions pressenti dans notre dernier 
rapport, s’est réalisé à partir du jour même où nous 
en avions exprimé la pensée : les discussions verbales 
n'ont pas été reprises dans nos réunions. Sans que 
personne ait sur ce point interpellé le bureau, ces 
discussions ont fini avec l’année académique 1843- 
1844 ; chacun semble avoir vu l'écueil de ces polé- 
miques improvisées, où la passion troublerait peut- 
être un jour le calme de nos pacifiques séances. 

Le tort le plus positif de cette manière de traiter 
les questions , était de nuire à la production des mé- 
moires. Il est douteux que nous fussions parvenus à 
la solution des problêmes posés ; il est certain que 
plusieurs de nos confrères n’eussent pas rédigé des 
dissertations importantes, dont l'étendue leur eût 


interdit Ja lecture 


426 RAPPORT 


Aujourd’hui, Messieurs, nous n'avons à rendre 
compte que de travaux écrits, sérieusement élaborés 
dans le cabinet, et quise sont produits dans nos 
séances mensuelles depuis décembre 1844. — Nous 
commençons par les sciences. 

— M. LE SAUVAGE nous a communiqué , avant de 
l’adresser à l’Académie royale de médecine , un mé- 
moire sur les tumeurs fibreuses, nom dont il prouve 
l’impropriété , et auquel il substitue celui d'albumino- 
gélatineuses. Dans un autre mémoire, notre confrère 
ne s’est pas seulement étendu sur le traitement phy- 
siologique de la variole ; il s’est plu encore à donner 
un aperçu lumineux de la révolution médicale qu'ont 
opérée les leçons et les ouvrages de Broussais. 

— M. DESBORDEAUX , aspirant à la place que son 
père avait occupée parmi vous, savait qu’il ne l’ob- 
tiendrait point par le droit de la naissance ; mais il 
avait des titres personnels, et vous avez reconnu le 
mérite de ses Observations sur l’argenture galvano- 
plastique de l’acier et sur l’usage de l’aréomètre. 

— L'étude patiente des phénomènes physiologiques 
auxquels donne lieu la vie des plantes semble être le 
partage de M. Durand , qui nous a lu un mémoire inti- 
tulé: Faits pour servir à l’histoire physiologique des ra- 
cines ;un autre intitulé : Recherche et fuite de la lumière 
par les racines ; un autre sur la tendance des racines à 
chercher la bonne terre , et sur ce qu’il faut entendre par 
bonne terre ; un autre enfin sur les causes de la direc- 
tion des tiges et des racines. Nous devons encore à M. 
Durand des réponses à toutes les questions sur la sta- 
tion , la pêche et la vente des sangsues dans le Cal- 


SUR LES TRAVAUX DE L’ACADÉMIE. 427 


vados , questions venues du ministère du commerce , 
par l'intermédiaire de M. le Préfet. 

Il ne nous est pas aussi facile de répondre à une 
autre circulaire relative à la météorologie locale. M. 
De Lafoye avait promis de rédiger une série d’obser- 
vations ; à peine les avait-il commencées, qu'une 
mort inattendue est venue l’interrompre. 

— Divers rapports ont été faits à l’Académie par 
M. MerGer et par M. Bonxaire. Le premier a exposé 
ce qu'avaient de neuf les procédés de M. Desbordeaux, 
et prochainement il nous dira ce qu'il faut penser de 
plusieurs mémoires sur la physique , envoyés par M. 
Artur. Le second a démontré, dans une séance, les illu- 
sions auxquelles s'était abandonné l’auteur d’une dis- 
sertation sur la trisection de l’angle. Dans une autre 
séance, il a fait concevoir une opinion favorable de M. 
Charpentier, qui nous avait adressé un bon travail sur 
Les polygones réguliers isopérimètres. Le zèle de M. Bon- 
naire a été mis à une rude épreuve dans l’examen 
d'un livre dont l’auteur attend une révolution com- 
plète de toutes les sciences positives. D’aprèsce vision - 
naire , les mathématiques ont reposé jusqu'à ce jour 
sur des bases complètement fausses ; il les renverse , 
et propose de la meilleure foi du monde les plus 
étranges théories. Ses démonstrations lui sont révé- 
lées par les circonstances les plus bizarres et les plus 
frivoles. Ainsi la forme des lettres qui servent à écrire 
le mot cog, lui a donné la solution du fameux pro- 
blême de la quadrature du cercle. Le rapporteur a 
fait justice de telles excentricités , qui ne sembleraient 
pas devoir se produire dans le domaine des sciences 
exactes. 


428 RAPPORT 


Pendant que M. Tmierry occupait le fauteuil de 
la présidence, une grande question est venue agiter 
tous Îles esprits, la question d’un chemin de fer de 
Paris à Cherbourg. Les Sociétés savantes ne pou- 
vaient demeurer étrangères à ce qui doit avoir une si 
grande influence sur l'avenir des populations. Ceux 
qui cultivent le plus la pensée, sont les plus inté- 
ressés , ce nous semble , à la circulation de la pensée. 
Tandis que le commerce voit dans ces chemins ra- 
pides un moyen rapide de transporter au loin des 
marchandises et de s'ouvrir des débouchés nouveaux, 
les Académies se livrent à des considérations plus 
élevées : elles reconnaissent les vues providentielles 
dans les progrès incessants que réalisent à l’envi 
toutes nos découvertes ; elles applaudissent aux con- 
quêtes de lesprit sur la matière, et saluent l'aurore 
de siècles moins barbares, moins obscurcis de pré- 
ugés, plus en harmonie avec les volontés divines , 
plus favorables au bonheur de l'humanité. 

Sur la proposition de son président, l’Académie a 
décidé que son premier officier irait , au nom de tous 
ses confrères, inscrire sur le registre d'enquête, ouvert 
à la préfecture , le vœu raisonné de la Compagnie en 
faveur de la ligne par Alençon. Les termes dans les- 
quels devait se formuler l'opinion unanime des mem- 
bres présents, furent arrêtés dans la séance du 25 
avril 1845. et le registre officiel a reçu notre vœu 
de la main même de M Thierry. 

— Si la science a payé son contingent , nous n’en 
dirons pas aulant des beaux-arts. L'un de nos con- 
frères, M. Rossy , s’est montré compositeur habile et 


SUR LES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE. 429 


savant dans les parties principales d’un grand opéra; 
mais son ouvrage , représenté avec succès, n'est 
point imprimé ; il n’a pu vous en faire hommage. M. 
Perrror est le seul artiste qui ait offert quelque chose 
à l’Académie depuis deux ans. Nous lui devons une 
copie en plâtre d’un très-beau buste de Percier , ar- 
chitecte de Napoléon . copie que nous avons déposée 
dans la bibliothèque publique de la ville de Caen. 

— La littérature a été plus féconde. C'est elle par- 
ticuliérement que représente notre Académie. La 
science a des tribunes dans les Sociétés d'agriculture 
et de commerce, de médecine et des antiquaires , 
dans la Société française pour la conservation et la 
description des monuments nalionaux , enfin dans la 
Société linnéenne de Normandie. Les arts, ou du 
moins le plus beau des arts a son théâtre naturel au 
sein de la Société philharmonique A l'Académie, dont 
le cadre peut tout embrasser , revient, comme son 
propre domaine , le vaste champ de la littérature. 
Plusieurs de nos membres y ont fait d’abondantes 
récoltes. 

Les trois premiers à citer pour le nombre de leurs 
lectures, sont MM. SorBier , DE GOURNAY et SuEur- 
MERLIN. 

— M. SoR8ier, qui remplit eu Corse, pendant plu- 
sieurs années , les plus hautes fonctions du parquet . 
nous a lu des morceaux d’un livre inédit sur cette île 
célèbre , devenue légalement française, mais où rè- 
gnent encore les mœurs italiennes ; l'auteur a choisi 
ses fragments dans les épisodes historiques; il a révélé 
de curieux détails sur les dernières années de Paoli 


430 RAPPORT 


et sur les premieres de Napoléon. Nous lui devons encore 
un précieux fragment sur l’établissement du jury 
en Corse. Magistrat , M. Sorbier a fait revivre un 
magistrat du XVe. siècle ; il vous à fait voir la grande 
figure de Jean de la Vacquerie ; premier président du 
Parlement de Paris, sous Louis XI. Des recherches 
sur le plagiat lui ont fourni l'occasion de montrer une 
érudition spirituelle et variée. 

— M. DE Gournay, en citant les poëtes anciens, 
a continué à mettre en vers la plupart des morceaux 
qui étaient l’objet de ses remarques. Cette manière 
de varier la critique n’est à l'usage que des littéra- 
teurs exercés à la poésie comme à la prose. Notre 
confrère à fait connaître ainsi Actius et Ennius, dans 
la suite de ses Etudes sur les anciens poètes latins ; 
Tyrtée et Rigas, dans une Dissertation sur les chants 
guerriers de la Grèce ancienne et de la Grèce mo- 
derne. Nous lui devons encore une Analyse critique de 
la Satire Ménippée. 

— Le commerce de la France et des ports du Cal- 
vados par cabotage , et la navigation générale pendant 
l’année 1843 ; puis le commerce général de la France 
avec ses colonies et les puissances étrangères pendant 
l’année 1845 , ont été , pour M. SuEeur-MEREN , 
.Pobjet d’utiles communications Il nous à lu deux no- 
tices, l’une sur Cassini, l'autre sur Magu, le tisserand- 
poète. Enfin , dans trois séances , vous avez entendu 
plusieurs chapitres de son Essai historique sur Calais , 
notamment le siége de celte ville par Edouard IT, 
siége qui, grâce au dévouement héroïque d'Eustache 
de St.-Pierre et de cinq autres bourgeois de Calais, 
est l’un des plus beaux épisodes de notre histoire. 


SUR LES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE. 431 


— Avant de quitter Caen pour retourner à Paris, 
où if trouve dans une retraite honorable, ce que sou- 
haitaient les anciens pour leur vieillesse, l'estime et 
le respect avec de doux loisirs, otium cum dignitate, M. 
Maillet-Lacoste a voulu laisser à ses confrères un 
souvenir de la manière dont il professait à la Faculté 
des lettres de Caen ; ila, dans la même séance, com- 
menté deux discours de Tacite, et récité un fragment 
de son Parallele entre Tacite et Cicéron. 

— M. de Formeville vous a donné un premier 
fragment de son Histoire des Etats-Provinciaux de 
Normandie. Ce livre aura le mérite incontestable d’être 
puisé aux sources les plus authentiques. et dont que! 
ques-unes élaient encore inconnues. 

— Outre la biographie de Cassini, rappelée plus 
haut, vous avez entendu celles de l'avocat-général 
Louis Servin, par M. Gastambide ; d'Alain Chartier, 
par M. G. Mancel ; de Fontenelle, par M. Charma ; 
d'Emile Roulland, par votre Secrétaire. 

— M. Escher, après avoir développé verbalement 
l'importance du dernier ouvrage composé par M 
Frédéric Vaultier , sur l'insurrection du Calvados, en 
1793, vous en a lu des morceaux du plus grand intérêt, 
el particulièrement tout ce qui concerne les Girondins 
réfugiés à Caen , ainsi que les députés du Calvados à 
la Convention , entre autres Pévêque constitutionnel 
Claude Fauchet. Il importe à l’histoire de nos troubles 
civils que cette œuvre posthume d’untémoin oculaire, 
aussi éclairé que grave, honnête , impartial, ne reste 
pas plus long-temps inédite. 

— Parmi les rapports qui vous ont été faits, et qui 


432 RAPPORT 


ont eu pour objet des ouvrages imprimés ou manus- 
crits, on ne peut oublier celui de M. Dan DE LA 
VAUTERIE sur le premier fascicule de M. Brandeiïs , 
intilulé: Mémoires et observations pour servir à l'étude 
et au traitement des maladies mentales ; le rapport dans 
lequel M. Puiseux a fait justice du système étrange , 
soutenu par M. Rabusson, sur l’origine de la race 
française ; l'appréciation du Cours de Code civil de 
M. Demolombe, par M. DE Varrocer ; celles que 
M. BERTRAND vous a présentées , du poème des Quatre 
âges et du Commentaire sur l’Art poétique d’Horace, 
par M. Juuiex Le TERTR&. 

— M. Juzien Le TERTRE est un de nos correspon- 
dants les plus actifs. Outre le poème et le commen- 
laire que nous venons de mentionner, il nous a en- 
voyé plusieurs pièces de vers, et de judicieuses ré- 
flexions en prose sur la vie des grands hommes et sur 
les impérieux devoirs du biographe. 

— En joignant aux vers de M. J. Le Tertre une 
petile pièce, due à M. FAyOLLE, trois morceaux de 
M Alphonse LE FLaGuais, intitulés: Elégie, Com- 
munion sociale, Henri Mondeux; et un opuseule de 
votre Secrélaire sur Salomon de Caus, vous aurez la 
gerbe poétique offerte à l’Académie dans un espace 
de vingt-huit mois. 

— Deux concours avaient é(é ouverts, il y a deux 
ans et demi, pour l’Eloge de Burnouf et pour l’Eloge 
du général Decaen. Forcés, Messieurs , de proroger ces 
concours, vous avez en partie atteint le but que vous 
vous étiez proposé : vous avez couronné un Eloge de 
Burnouf, et vous allez entendre le travail du rappor- 
teur, M. Caussin de Perceval. 


SUR LES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE. 433 


Un rapport écrit n’a pas été fait sur les éloges du 
général Decaen. Mais vous avez entendu M. Sorbier 
vous en rendre un compile verbal , au nom de la 
Commission chargée de l'examen. Il vous a dit que 
deux éloges seulement sont parvenus au secrétariat , 
et qu'ils ont à peu près les mêmes qualités et les 
mêmes défauts. C’est une masse de matériaux qui 
attestent des recherches on ne peut plus conscien 
cieuses ; mais leurs auteurs ne semblent pas avoir 
suffisamment compris le but du concours , ou le 
genre de leur talent ne comporte rien d'oratoire. Dans 
le meilleur des deux éloges, en effet, on nerencontre pas 
un morceau qui s'élève au-dessus du ton qui convient 
au récit historique. Les faits abondent, et Pauteur , 
habile à les constater, ne s’échauffe jamais en les 
racontant. I] n’a pas l'air de soupçonner leur grandeur, 
et il est constamment froid là où quelques élans 
d'enthousiasme seraient naturels. Son travail porte le 
n°, IT. Le n°. Æ., qui veut s'élever dans quelques 
morceaux, emploie des loculions hasardées. d’un 
goût suspect , et d’une pompe qui contraste singu- 
lièrement avec une foule de secs et minutieux détails. 

L'Académie wa pu couronner ni Pun ni l’autre de 
ces deux éloges, et sachant que le vénérable M. Lair, 
qui fait les frais du prix, désire que le sujet soit mis 
encore une fois au concours , elle a ouvert de nouveau 
la lice jusqu’au 1°". février prochain 

Telle est, Messieurs, l’analyse sommaire de vos 
travaux depuis votre dernière séance publique, tenue 
le 11 décembre 18/44. Je serais heureux de pouvoir 
m'arrêter ici, et de n'avoir pas à mentionner des pertes 


434 RAPPORT 


cruelles. Mais il est un douloureux devoir que nous 
avons périodiquement à remplir ; il nous faut donner 
un souvenir à ceux qui ne sont plus. 

Eh! comment oublier ce jeune avocat-général , qui 
déploya tant de zèle au sein de notre Compagnie , et 
retarda de vingt Jours son départ pour la présider une 
fois de plus et nous faire d’éloquents adieux? La mort 
prématurée de M. Massor, dans la ville de Lyon, 
nous à frappés comme s’il eût encore été parmi nous. 

Quoiqu’arrivés à la vieillesse, d’autres membres 
correspondants ont été pour nous l’objet de regrets 
d’autantplus vifs, qu’ils avaient tous dignement repré- 
senté l’Académie: M. PIERRE Davip , qui correspondit 
4o ans avec elle, de Smyrne, de Naples et de Paris ; 
M. AuGusriN ASSELIN , ancien directeur de la Société 
royale académique de Cherbourg , et qui, sous-préfet 
de Vire, en 1811, rendit son lustre au vieux Basselin ; 
M. DE La RENAUDIÈRE, qui s’est fait un nom en 
Europe, parmi les géographes ; M. DE La FONTENELLE 
DE VAUDORÉ , le premier archéologue du Poitou, et 
l’une des plus grandes notabilités scientifiques des 
départements ; M. Taomas Cauvin, qui publiait, à 
quatre-vingts ans , un ouvrage d'une érudition prodi- 
gieuse sur le diocèse du Mans , ouvrage auquel la pre- 
mière médaille du concours des antiquités nationales 
fut décernée par l’Académie des inscriptions et belles- 
lettres ; M. DE VAUBLANC, qui, au milieu de ses luttes 
politiques, n’oublia jamais le culte des lettres, et qui, 
dans le temps même d’une polémique assez vive sur 
les douanes, publiait son grand poème : Le dermer 
des Césars ; M. LESTRADE, ce traducteur habile de 


SUR LES TRAVAUX DE L'ACADEMIE. 435 


deux ouvrages de Verri : ÆErostrate et Les Nuits 
Romaines, ce vieil athlète du journalisme parisien, 
qui vint , dans la solitude de Cléey , chercher le repos 
ravi tant de fois par sa plume ardente à ses adver- 
saires, et gémir sur l’ingratitude des hommes et sur 
le poids des faits accomplis ; enfin, Madame la com- 
tesse DE SALM, esprit aussi élevé qu'élégant , femme 
philosophe et poète, qui accueillait avec tant d'intérêt 
ses confrères de l’Académie de Caen , et nous envoya , 
quelques mois avant de mourir, l'édition de ses œuvres 
complètes. 

A des correspondants si distingués, il nous faut 
joindre le nom d'un membre associé-résidant, M. 
PRrEL , connu par l'étendue de ses recherches sur les 
fables anciennes et modernes, françaises et étran- 
gères, dont La Fontaine a traité le sujet; puis il nous 
faut joindre encore, tant nos pertes ont élé nom- 
breuses dans le court espace de deux années! les 
noms de deux membres titulaires et de deux membres 
honoraires. 

L'un de ceux-ci, M. THomiNE-DESMAZURES avait 
donné l'exemple, suivi avec éclat dans ces derniers 
temps, de professer le droit avec distinetion et de 
consolider sa réputation de jurisconsulle par un livre 
fort estimé.— L'autre, M. SPENCER-SmITH, après une 
carrière orageuse dans les régions diplomatiques, 
sachant combien le sol normand est hospitalier, était 
venu parmi nous se vouer à la gloire de Gerson, que 
tous ses efforts tendirent à faire reconnaître pour le 
vérilable auteur de l’Imitation de Jésus-Christ. 

Les deux titulaires étaient M. Pabbé Jamer et M. 


436 RAPPORT SUR LES TRAVAUX DE L'ACADÉMIE. 


DE LAroOyE ; celui-ci, homme de science, et de litté- 
rature, l'ami des arts et surtout de la musique, l'ancien 
camarade du célèbre Chamisso; celui-là, homme de 
littérature et d'administration, qui vivra long-temps 
par ses travaux sur l’enseignement des sourds-muets ; 
et par la création du Bon-Sauveur , établissement 
aussi grandiose dans ses proportions que philanthro- 
pique dans son but. 

A côté des inflexibles rigueurs de la mort, nous 
avons, Messieurs, les consolantes réparations de la 
vie. Dans nos républiques littéraires, il en est comme 
dans les monarchies, où le roi ne meurt pas: les places 
vacantes sout bientôt occupées ; aux rameaux arrachés 
par la nécessité fatale, succèdent d’autres rameaux , 
comme dans l'arbre dont parle Virgile : Primo avulso, 
non déficit alter. De là cette incessante activité des 
esprits, ces travaux toujours suspendus pour les uns, 
el toujours repris par les autres; de là ces publica- 
tions fréquentes , dues à des membres de notre Com- 
pagnie; de là, Messieurs , l'achèvement prochain d’un 
volume dont 400 pages sont imprimées, et qui n’at- 
tend , pour être terminé, que les matériaux de cette 


séance. 


RAPPORT 


SUR LE CONCOURS OUVERT 


POUR 


L’ELOGE DE BURNOUF; 


Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL , 


Procureur-Général près la Cour royale de Caen, Officier de 
la légion-d’honneur 


MESSIEURS . 


L'Académie royale de Caen, dans sa sympathie géné- 
reuse pour tous les noms honorables que la Norman- 
die peut revendiquer, à voté une médaille d’or qui 
devait être décernée, en 1845, à l’auteur du meilleur 
Eloge de Jean-Louis Burnouf, ancien inspecteur- 
général des études et membre de l’Institut. 

Ce concours avait d’abord produit six éloges : ils 
ont été appréciés par la Commission qui vous a 
rendu compile des résultats de son examen par l'or- 
gane de votre secrélaire. À la suite de ee rapport, 
dont les conclusions ont été adoptées , vous avez dé- 
cidé, dans votre séance du 26 décembre 1845, que 
le vœu de l'Académie n’était pas suflisamment rempli 


435 SUR LE CONCOURS OUVERT 


par les compositions qui lui avaient été adressées , 
et l’Eloge de Burnouf a été remis au concours. 

La nouvelle épreuve, dont le terme avait ête fixé 
au 1%. juillet 1846 , n’a produit que deux mémoires» 
dont l’un portant le n°. 1, n’est autre chose que le 
mémoire n°. 4, qui, dans le précédent concours, 
avait fixé plus spécialement l’attention de la Commis- 
sion et de l’Académie. Ce mémoire est revenu avec 
des modifications importantes et surtout des retran- 
chements nombreux. 

Les deux éloges ont été examinés par votre Com- 
mission , qui m'a chargé du soin de vous exposer les 
résullats de son appréciation. Il y avait assurément 
dans son sein des hommes beaucoup plus compétents 
que je ne puis l'être pour un travail de cette nature. 
Mais la Commission savait que j'avais été l’élève de 
Burnouf ; elle savait que j'avais été personnellement 
honoré de sa bienveillance et de son amitié : elle a 
dès-lors pensé que j'étais dans une situation parti- 
culière, qui me permettait de mieux apprécier la 
ressemblance de cette physionomie dont la repro- 
duction élait demandée à la plume des concurrents , 
et peut-être de réparer l’omission de quelques traits 
dans le dessin de cette grave et sérieuse figure. 

Confiant dans l'indulgence de l’Académie, qui voudra 
bien excuser les imperfections nombreuses d’un rapide 
travail , j'ai d'autant moins songé à décliner la tâche 
qui m'était proposée, que son accomplissement me 
procurail l’occasion d'offrir à la mémoire de Burnouf 
l'hommage de ma vive et profonde reconnaissance. 

Je dois d’abord vous dire quelques mots du mémoire 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF 439 


portant le n°. 2. Celle œuvre, qui atteste un zèle 
laborieux et de studieuses recherches, n’a pas long- 
temps arrêté les regards de votre commission. — Le 
style en est lourd, languissant, fréquemment incorrect, 
et quelquefois la pensée elle-même est entachée d’une 
vulgarité fâcheuse. 

L'auteur nous montre-1-il Burnouf, élève du col- 
lége d'Harcourt, couvert des lauriers universitaires , 
accueilli avec une distinction affectueuse par les 
familles de ses jeunes rivaux qui convient l'or- 
phelin couronné à venir passer dans leur sein l’heureuse 
époque des vacances ? « Ce fut, dit l’auteur, page 4, 
« dans les familles qui lui avaient voué un si sincère 
« attachement, que le jeune lauréat passa ce laps 
« de temps, consacré au repos de l'Université. 

Un peu plus loin (page 5), l’auteur, après avoir énu- 
méré les succès obtenus par Burnouf en rhétorique, 
rappelle les circonstances politiques et terribles dans 
lesquelles, en 1792, s'encadrent ces paisibles succès : 
« Singulière destinée de Burnouf! dit-il, il devait voir 
« s’agiter les mêmes passions , se dessiner les phases 
« d’oppression , de vices, de corruption, de licence, 
« de barbarie, de cruautés décrites, flétries par les 
« inimilables écrivains, dont il a ensuite reproduit si 
« heureusement et avec tant de talent, toute l’origi- 
« nalité. Etudiant de philosophie, sa jeune imagination 
« ne fut pas moins impressionnée du spectacle d’un 
« Roi décrété d'accusation, de cet auguste accusé, 
« privé des lois protectrices de l'innocence. » 

Le style de ce passage contient une accumulation 
d’incorrections, qui peut-être autorisait la commission 


30 


440 CONCOURS OUVERT 


à ne pas poursuivre son examen : toutefois, elle a 
voulu tout lire, et j'ai regret d’être obligé de le déclarer, 
la suite de l'œuvre n’est pas moins défectueuse que le 
commencement. 

Aïnsi, page 19, à l’occasion du jugement porté par 
Dussault , qui déclarait Tacite intraduisible : « Cette 
« assertion, fait observer l’auteur du mémoire , est au 
« moins étrange. En effet, s'est-il jamais rencontré 
« un lecteur assez exigeant, pour commander au tra- 
« ducteur de le ressusciter corps et âme tout entier. 
« Pour qu’une pareille résurrection de l’auteur ori- 
« ginal fût possible, il faudrait non-seulement une 
« égalité, mais une identité de talent , et, quand on 
« l'obtiendrait par une sorte de métempsycose, le peu 
« d'analogie qu’il y a du traduire au produire, surtout 
« le peu de ressemblance des idiomes, suflirait pour 
« empêcher fréquemment le succès. » 

On a dit que l'infinitif n’est qu'un nom, et cette 
observation de grammaire générale peut être vraie 
théoriquement et comme élément d’analyse. Toute- 
fois, il faut reconnaitre que l'usage, quem penes arbi- 
trum est, et jus, et norma loquendi , n’a point encore 
consacré l'assimilation en fait , et dans tous les cas, 
de l'infinitif et du nom. ‘ 

Ces citations sont plus que suflisantes, pour justifier 
ce que nous avons dit sur la faiblesse et la négligence 
du style du mémoire. 

J'ai parlé du caractère de vulgarité , dont sont em- 
preintes certaines parties de celte composition; veuil- 
lez, Messieurs, écouter et juger : 

« La loi du 30 novembre 17994 créa cette école 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF, 441 


normale dont Burnouf devait être un jour l’une des 
gloires. Alors le modeste employé du district de 
Dieppe, qu'on avait vu veiller à la sécurité des côtes 
menacées par l'ennemi, le fusil sur l’épaule, allait 
se rapprocher des lieux témoins de ses premiers 
succès. Il résigna ses fonctions , le 23 novembre 
179, pour accepter la place de commis dans l’établis- 
sement de M.David-Michaud, qui fut ensuitetransféré 
à Paris, rue de Braque, n°. 2. Ainsi, tandis que les 
écoles se formaient, que les chaires se relevaient , 
Burnouf , qui depuis a jeté sur elles un si vif éclat , 
était confiné dans des magasins remplis de harengs 
salés, roulant et entassant les barils, consignant leur 
entrée et leur sortie, Si, à de rares intervalles, il 
lisait ces auteurs grecs et latins, qu'il avait si bien 
étudiés, qu’il devait si bien faire comprendre , son 
patron qui aimait peu Les liseurs de bouquins, le 
gourmandait sur ses relations avec l'antiquité et 
formulait les reproches sur tous les ons. Burnouf 
s'excusail de penser à Homère, à Démosthène, à 
Salluste, à Tacite, et faisait observer qu'il ne se 
permettait de les visiter que lorsque la besogne 
manquait ; el, comme le disait le jardinier de la 
maison, bien des années après, en racontant les 
tribulations du savant commis, la besogne ne man- 
quait quêre, » 

L'auteur ne parait pas avoir ce que j'appellerai le 


sens académique. Comment, en effet, n’a-t-il pas senti 


que ces tableaux, d’une trivialité presque burlesque, ne 


sont pas de ceux qu'un Eloge doit retracer ? 


J'en aurais fini avec Panalyse du mémoire n°. 2, si 


442 CONCOURS OUVERT 


un passage de la page 9 ne soulevait une remarque, que 
me suggère la connaissance personnelle . qu’il m’a été 
donné d'avoir du caractère de M. Burnouf. Cette 
observation n’est peut-être pas sans intérêt. 

« Dès son début dans la carrière du professorat, 
& Burnouf, dit l'auteur, se fit remarquer. Il montra 
« les sentiments d’un père. Si vis amari, ama, disait- 
« il avec Quintilien, l'amour s’achète par l’amour ; 
« en Loute occasion , il se regardait comme tenant la 
« place de ceux qui lui avaient confié ces jeunes 
€ enfants, et il leur empruntait la douceur , la pa- 
« tience et ces entrailles de bonté et de tendresse qui 
« leur sont naturelles » 

Il n'était pas possible d'être meilleur, plus sensible 
et plus affectueux que M. Burnouf. Sa bonté ne saurait 
être célébrée avec une trop chaleureuse insistance ; 
mais il est un mot que l'exactitude historique ne 
permet pas de maintenir dans l’énumération des qua- 
lités qui caractérisaient cet homme excellent, c’est 
celui de patience. 

J'en demande pardon à sa mémoire vénérée, M. 
Burnouf n’était pas patient. Il était vif, et, comme 
tous les hommes de ce caractère, il était entraîné par 
la spontanéité de ses impressions. Admirateur pas- 
sionné de l’éloquence antique , il ne tolérait pas, 
lorsque par des explications savantes il développait les 
beautés de Démosthène, de Tacite ou de Cicéron, 
que le plus léger symptôme d’inattention se produisit 
dans l’auditoire. Dérangé dans son admiration, et 
troublé dans son culte , il s’indignait de l'indifférence 
comme d’un coupable sacrilége. L’émotion , et pour- 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 443 


quoi ne le dirais-je pas? la colère allumait alors son 
regard , faisait trembler sa voix et lui inspirait de 
véhémentes paroles. 

Ces souvenirs présents à ma mémoire, quoiqu'ils 
appartiennent à un passé déjà lointain, ne me per- 
mettent pas de souscrire sans réserve à celte attri- 
bution faite à M. Burnouf, d’une qualité qui ne brilla 
jamais chez lui , qu’à la façon des statues de Cassius et 
de Brutus : Præfulgebant eo ipso quod non visebantur. 

J'arrive à l'analyse du mémoire portant le n°. r, 
travail remarquable, dans lequel éclatent les qualités 
tout à la fois les plus solides et les plus brillantes, 
beaucoup d’esprit et de facilité au service d’une science 
réelle et d’une érudition étendue. 

Le premier essai du même auteur dénotait une 
rapidité de composition, qui semblait être la cause 
unique de négligences assez nombreuses signalées 
dans son travail. On devait espérer que l’ajournement 
prononcé par l’Académie , en donnant à l’auteur le 
temps nécessaire pour réviser son œuvre, ferait dis- 
paraître certaines incorrections et étrangetés, qui en 
affaiblissaient le mérite. 

Cette espérance s’est pleinement réalisée : non pas 
que dans l’éloge dont nous avons à rendre compte, il 
n'existe encore des imperfections et des taches ; mais 
c’est ici le cas de dire avec le poète : Ubr plura nitent, 
non ego paucis offendar maculis. — Apprécié dans son 
ensemble, le mémoire dont nous allons vous offrir 
l'analyse , révèle de belles et précieuses qualités. Il est 
évidemment l’œuvre d’une plume facile, brillante . 
exercée, dirigée par un esprit profondément versé 


444 CONCOURS OUVERT 


dans la littérature grecque et latine, que l'étude à 
initié à tous les secrets de la philologie, de la gram- 
maire générale et aux procédés qui gouvernent le 
mécanisme des langues. 

Burnouf naquit en 1775, à Urville, arrondissement 
de Valognes, de parents peu favorisés de la fortune. 
Orphelin dès son jeune âge, il fut recueilli d'abord 
par un oncle paternel, et bientôt après par Gardin- 
Dumesnil, qui avait pressenti son intelligence, deviné 
son aptitude littéraire, et qui, en admettant lor- 
phelin dans sa maison, fit quelque chose de plus 
qu'un bon livre, car il fit une bonne action. — Gar- 
din obtint une bourse au collége d'Harcourt pour son 
jeune protégé. Burnouf fil ses études dans cet éta- 
blissement avec des succès constants, qui furent cou- 
ronnés, le 22 juillet 1763, par le prix d'honneur de 
rhétorique. 

Cette journée glorieuse ne fut pas pour Burnouf ce 
que de semblables journées sont d'ordinaire pour les 
jeunes lauréats. Le pauvre enfant n'avait pas auprès de 
lui un père pour jouir de son succès , une mère pour 
applaudir de son sourire et dé ses larmes à sa victoire. 
Isolé dans son triomphe, solitaire au sein de sa gloire, 
pour lui les inquiétudes de l'avenir se mélaient aux 
joies du présent. El était couronné, maïs sans asile ; 
il était vainqueur , mais il n'avait plus de pain. Le prix 
d'honneur en venant clore sa vie scolaire ; le laissait 
privé de toute ressource actuelle, en possession d'une 
liberté qui n’était pas pour lui plus beureuse et plus 
douce qu’elle ne l’étail pour la France ; car alors, la 
liberté pour le pays, e’était la terreur et la mort, et 
pour Burnouf, c'était le dénûment et la faim. 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 445 


Certes, Messieurs, en voyant ce studieux enfant 


errer dans la rue de la Harpe, tout chargé de ses cou- 
ronnes et ne sachant que devenir (car son bienfaiteur 
Gardin-Dumesnil avait émigré), on ne peut se défendre 
d’une vive impression de sympathie et de pitié. C’est 
là une situation émouvante au plus haut degré, une 
situation qui remue l’âme et qui la pénètre profon- 


dément : elle pouvait, elle devait inspirer à l’auteur 
de l’Eloge une page empreinte de sensibilité. Je regrette 
de ne l’y pas rencontrer ; voici comment l’auteur 
décrit la position que je viens d'indiquer : 


« 


« Le voilà donc, le soir de son triomphe, dans la 
rue de la Harpe, sans pain et sans abri. Encore , si 
c’eût été au temps de la grandeur du Quartier latin, 
alors qu’on y voyait monter et redescendre des nuées 
de sorbonistes en soutane , de précepleurs en rabat, 
de jurisconsultes apprentifs, d'étudiants de toute 
espèce. Parmi ce monde, un lauréat de l'Univer- 
sité eût jadis, sur la foi de son succès, trouvé d’ho- 
norables ressources. Pressé d’être bachelier ès-arts, 
le fils d’un bourgeois fût venu lui demander des 
conseils et des soins. Un sermonnaire vanté pour son 
action oratoire, mais jugeant avec le père La Rue, 
que c’est trop d'affaires pour un même homme de 
réciter et de composer , eût voulu, par quelque 
accord secret el généreux , départir au rhéloricien, 
sinon le mérite, au moins le travail de l’rrvention 
dans ses discours. Ou bien enfin, un futur émule de 
Boerhave, l'eût fait juge du latin équivoque de 
quelque thèse, Mais hélas! les rues étaient autour de 
lui silencieuses et dépeuplées. L’asile même de son 


446 CONCOURS OUVERT 


« enfance, le logis de son premier maître se présentait 
« vainement à son souvenir : Gardin avait émigré. » 
Sauf le trait final qui n’est qu'une lueur , ce passage 
offre un caractère de gaîlé inopportune, et un ton de 
plaisanterie qui ne convenait pas à la situation triste 
et sérieuse, dont il s'agissait de retracer le tableau. 

Burnouf avait l'âme fière et courageuse. Accueilli 
avec une estime empressée dans les familles nor- 
mandes de plusieurs de ses camarades , il se hâte de 
se dérober à cette hospitalité bienveillante, qui s’est 
offerte à lui, pour demander au travail les ressources 
nécessaires à sa vie, et nous le voyons successive- 
ment ouvrier imprimeur à Dieppe, expéditionnaire 
dans les bureaux de la municipalité, et commis chez 
un négociant de la même ville. 

Il faisait alors , dit le mémoire (page 6), comme 
le philosophe Cléanthe qui avait un métier pour vivre et 
vivait pour étudier. Sage conduite ! Noble exemple , qu'il 
faudrait citer sans cesse à tant de jeunes gens voués au- 
jourd’hui, par l’orqueil le plus stérile, aux malheurs 
d’une oisiveté de gentilhomme ! 

Cette remarque dictée par une pensée louable 
(car elle tend à la glorification du travail), pèche tout 
à la fois par sa forme épigrammatique et son applica- 
tion aux premières années de la jeunesse de Burnouf. 
Assurément lorsque, au début de sa carrière , Burnouf, 
ouvrier imprimeur, expédilionnaire el commis, accom- 
plissait le rude labeur de ses journées, il subissait une 
loi de fer , celle de la nécessité ; car il fallait vivre, 
et le travail seul pouvait lui donner du pain. Ce n’est 
pas dans la période pauvre de sa vie que j'admire 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. . 447 


son énergie laborieuse. Ce qu'il a fait alors , chacun 
l'eût fait aussi , aux prises avec les mêmes besoins et 
sous l’étreinte des mêmes nécessités. 

Quels sont donc les enseignements qui jaillissent 
de cette vie si pleine , si studieuse, et qui dans tout 
son cours fut une longue hymne au travail ? Ces en- 
seignements, il faut, pour les comprendre, embrasser 
la vie entière de Burnouf, considérer comment elle 
commence ; comment elle finit ; interroger son point 
de départ et contempler le terme où elle s'arrête. 
Elle commence pauvre et obscure ; elle finit glo- 
rieuse et brillante , et le fils de l’humble tisserand 
d'Urville, le modeste ouvrier imprimeur , le chétif 
expéditionnaire de municipalité, le commis du négo- 
ciant Dieppois , grâce à un travail persévérant , grâce 
à l'étude, grâce à une intelligence forte et appli- 
quée , s'élève progressivement sur l'échelle sociale , 
parcourt rapidement la carrière de l'enseignement , 
obtient par les succès de ses ouvrages une popularité 
considérable et toujours croissante. Puis, au sein 
d’une vieillesse demeurée ferme et vigoureuse . il 
s'éteint entouré de l'estime universelle, investi des 
plus hautes dignités de l’enseignement, inspecteur 
général des études et membre de l'Institut, en pos- 
session enfin d'une grande et magnifique position 
universitaire. 

Voilà les enseignements vrais que recèle la vie de 
Burnouf, et qui devaient couronner son Eloge. Ils se 
révèlent, non pas au début de sa vie, mais à son 
terme ; et c'est à ce point extrême qui permet de 
découvrir, dans toute son étendue, cette belle et hono- 


448 CONCOURS OUVERT 


rable carrière ; c’est là , dis-je, que l’auteur du mé- 
moire devait se placer pour dominer la vie entière du 
savant qu'il célébrait, et en extraire les hautes lecons 
qu'elle renferme à la gloire de la persévérance, de 
étude et du travail. 

Ces leçons, il fallait leur conserver le caractère im- 
posant de généralité qui leur appartient , et ne pas 
sembler les adresser exclusivement ; sous la forme 
d'une épigramme imméritée , à une classe de citoyens 
qu'on ne désigne qu’en ranimant une dénomination 
éteinte, et dont aujourd’hui les représentants, mêlés 
à la vie active , associés au mouvement politique , 
littéraire et industriel, et pratiquant la loi commune 
du travail , ont déserté depuis long-temps les idées 
surannées de leurs devanciers, et ne considèrent pas 
le désœuvrement d’une existence inoccupée , comme 
l'apanage obligé de leur naissance. 

Tel est , il faut le reconnaitre , le spectacle que 
présente notre société moderne. Il était au moins inu- 
tile de se heurter à des préjugés, qui ont fait leur 
temps, et de combattre des erreurs qui ont disparu 
sans retour de la scène du monde. 

Cette réflexion m'a fait anticiper sur le dévelop- 
pement de la vie de Burnouf; je reviens aux pre- 
mières années qui ont suivi sa sortie du collége 
d'Harcourt. 

Le négociant chez qui Burnouf travaillait en qua- 
lité de commis , transporta son établissement à Paris. 
Burnouf l'y suivit: ses occupations obligées lui lais- 
saient quelques loisirs ; Burnouf les employait à mé- 
diter les auteurs latins , à poursuivre l'étude du grec , 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 449 


el à s'initier sans maître et par des efforts solitaires, 
à la connaissance de l'allemand. Dés cette époque 
enfin (1795), il s’essayait à traduire Tacite qui fut 
toujours, et dans tout le cours de sa vie, l'écrivain 
de ses prédilections, non pas qu'il ne fût très-sen- 
sible à la grâce , à la fécondité et à la période harmo- 
nieuse du latin de Cicéron ; mais la pensée parfois 
mystérieuse et toujours énergique de Tacite , la mâle 
concision de sa phrase courte et vigoureuse , répon- 
daient mieux à la tournure d'esprit de Burnouf, 
que caraclérisaient , à un éminent degré, la finesse et 
la fermeté. 

On comprend qu’une vocation littéraire aussi éner- 
giquement dessinée, devait nécessairement se créer 
une issue , en dépit des circonstances qui la contra- 
riaient ; c'est ce qui eut lieu. 

Les temps révolulionnaires avaient été désastreux 
pour les lettres; l'Empire ; en restituant au pays 
l’ordre et la sécurité , vint relever leurs autels. L'in- 
struction publique devait fixer la sollicitude du chef 
de l'Etat, qui comprenait et exécutait toutes les 
grandes pensées. Elle fut reconstituée sur des bases 
nouvelles , et bientôt l'Université parut. 

La réorganisation de l’enseignement fut pour Bur- 
nouf le signal d'une existence nouvelle, qui lui permit 
enfin de vivre selon ses goûts, son aptitude el ses 
facultés. Le 1°. octobre 1807, il fut chargé de pro- 
fesser la rhétorique comme suppléant au collége Char- 
lemagne, et, le 15 septembre 1810 , il remplaçait, 
comme professeur lilulaire du même cours , à Louis- 
le-Grand , Luce de Lancival, enlevé par une mort 
prématurée à l’enseignement universitaire. 


450 CONCOURT OUVERT 


Un an après, et le 13 août 1811 , Burnouf fut 
désigné pour prononcer le discours latin qui devait 
inaugurer la distribution des prix du concours gé- 
néral. Le sujet qu'il choisit était l’éloge de l'Université, 
qu'une main puissante venait de fonder. Le mémoire 
contient une élégante analyse de ce discours ingé- 
nieux et adroit, écrit dans la plus pure latinité, et 
dont le succès fut considérable. 

Après quelques réflexions sur l'hyperbole de cer- 
taines épithètes, adressées au fondateur auguste de la 
nouvelle institution, l’auteur du mémoire aborde le 
tableau de la vie littéraire de Burnouf. 

La série de ses travaux et publications, commencée 
bientôt après son admission dans le corps enseignant, 
Jui valut une rapide célébrité. En 1813, il fait pa- 
raître sa grammaire grecque qui, en facilitant beau- 
coup l’étude du grec, notamment par la simplifica- 
tion des paradigmes de déclinaison et de conjugaison, 
dont la multiplicité complique et obscurcit Furgault , 
a si bien mérité de la jeunesse et de l'instruction , et 
a obtenu l'honneur inouï de plus de quarante éditions. 

L'examen de cette importante publication inspire 
à l’auteur du mémoire les aperçus les plus ingénieux, 
les plus vrais, exprimés dans un style rapide et fa- 
cile, qu'une instruction solide soutient et fortifie, 
sans que le pédantisme l’effleure jamais. 

L'auteur s'explique d’abord sur la valeur et l'intérêt 
des théories grammaticales ; il glorifie cette étude 
par d'illustres exemples , et je ne puis me refuser 
ici à une citation, qui peut donner une idée de ce 
qu'il y a de facile et de vif dans le style du mémoire. 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 451 


« Platon, dans son Cratyle, lorsqu'il poursuit en 
se jouant de spirituelles étymologies , n'est-il pas 
déjà, malgré les écarts fantastiques de sa méthode, 
une manière de grammairien ? Aristote, dans le 
traité de l'Interprélation , n'a-t-il pas tracé d’une 
main ferme le premier essai de grammaire géné- 
rale ? Les Sloïciens mélaient à leurs dissertations, sur 
le devoir, de subtiles recherches de grammaire. 
César écrivit sur l’analogie des mots. Il y a plus, 
cette force d’abstraction et de dialectique , que sup- 
posent les études grammaticales, elle à fait de 
bonne heure la gloire de nos écoles: Varron d’Atace, 
le plus savant des contemporains de Cicéron ; 
Donatus, le maitre de saint Jérôme , étaient nés 
dans la Gaule. Au fond, qu'est-ce que l’entreprise 
de réforme, qui date de Malherbe, et s’est poursuivie 
au sein de l’Académie française ? Une révolution 
essayée dans la littérature, et menée à bien par la 
grammaire. Ce que je ne puis encore oublier , 
c'est que Henri Estienne et ses amis , MM. de 
Port-Royal, les philosophes français du XVIIE. 
siècle , ont attaché à la grammaire une extrême 
importance. En effet, la science qui traite de 
lexpress'on des idées ne saurait être considérée 
comme étrangère à la science des idées ; elles s'ap- 
pellent l'une l'autre. » 

Arrivant ensuite à l'appréciation de l'œuvre elle- 


même de Burnouf , l’auteur expose la méthode ra- 
tionnelle et sage qu'il suivit, les secours dont il s'aida, 
el spécialement les théories toutes nouvelles, concer- 


nant la formation des mots, dont il trouva le secret 


452 CONCOURS OUVERT 


dans l’élude, courageusement entreprise el opiniâtre- 


ment poursuivie, de la langue sanscrile. — Laissons 


parler l’auteur : 


« Lorsqu'elle parul (la grammaire grecque ) , les 
circonstances ne semblaient pas favorables. On ne 
voyait dans les lycées nul goût bien vif pour Île 
grec; les érudits de l’Académie des inscriptions 
et belles-lettres, qui conservaient, comme un groupe 
de fidèles, la tradition de Boivin le jeune, de 
Barthélemy , de Pabbé Belley , étaient complète- 
ment abandonnés à leur solitude , et le public, 
distrait par la politique et la guerre , s'occupait 
aussi peu de Gail que de Courier. Néanmoins , la 
Methode nouvelle pour étudier la langue grecque eut 
le priviiége d'attirer singulièrement l'attention: 
le grec, l'ouvrage et l’auteur se trouvèrent subite- 
ment investis d’une popularité , qui n’a fait depuis 
que s’accroilre. Pour retrouver une fortune aussi 
rapide dans le genre de livres auquel appartient 
cette Méthode, il faut remonter jusqu'au XVIF. 
siècle, jusqu’à l’apparition des excellentes gram- 
maires de Port-Royal. Aux deux époques, ce fut 
la même surprise, lorsque Pon vit se présenter un 
auteur méthodique , concis et clair, qui ne man- 
quait pas pour cela de profondeur. M. Burnouf se 
rattache d’ailleurs à la tradition de Port-Royal par 
un mérite qui, sans avoir dans loutes les sciences 
la même valeur , y est cependant toujours consi- 
dérable, le mérite de l’érudition. Ainsi, Lancelot 
interroge curieusement les livres qui peuvent servir 


au sien, et n’a pas ces prétentions à Poriginalité 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 453 


qui sont souvent le masque d’une préparation in- 
complète, ou l'indice d’un esprit charmé de soi- 
même; la grammaire latine de P. R. appartient pour 
une moitié à Sanclius et à Vossius, tout en de- 
meurant un ouvrage suflisamment original. De 
même, dans la doctrine grammaticale de M. Burnouf, 
on trouverait aisément la trace d’une foule d’écrits , 
dont la substance vient se condenser , pour ainsi 
dire , dans l'unité savante de son livre. Il recueille 
avec une respectueuse attention, et ne cesse de pré- 
senter sous leur jour le plus favorable , les idées du 
pieux grammairien des écoles jansénistes ; mais lors- 
qu'il aborde, en passant, quelque question de gram- 
maire générale, l'opinion des maitres du XVIIF:. 
siècle le préoccupe etlui sert: on le voit s’éclairant 
ici des lumières jetées sur tel problême obscur par le 
grammairien philosophe, par Dumarsais ; là, em- 
pruntant à Beauzée , esprit vigoureux , mais un 
peu lourd ; ailleurs même, consultant Girard , 


« abbé de bon ton, qui jette sur un sujet grave 


« 


« 


les fleurs d'une rhétorique intempestive, du reste 
écrivain ingénieux. Il interroge aussi cet abbé de 
Condillac, métaphysicien subtil et puissant, qui 
a traité de la grammaire, comme des sciences 
exactes, comme de l’histoire, comme de la lo- 
gique, avec une clarté si attrayante, mais quel- 
quefois bien trompeuse ! En outre, parmi ses con- 
lemporains, Sicard, Garat, Destutt-Tracy , lui 
présentaient d’utiles sujets de réflexion ; mais 
deux auteurs surtout règlent fréquemment le choix 
de ses théories ; l’un était Sylvestre de Sacy , dont 


54 CONCOURS OUVERT 


les Principes de grammaire générale se faisaient 
connaître , à celte époque , même hors de France ; 
l’autre, Gueroult , son ancien maitre | qui avait 
écrit des Méthodes laline et française très-raison- 
nables, sinon très-remarquables et supérieures sous 
mille rapports à de tristes compositions , qu’on a 
vues bienlong-temps demeurer les orazles des écoles 
et des classes élémentaires. Il avait enfin cherché, 
au-delà du Rhin, des maîtres d’un caractère tout 
différent , et qui lui ont rendu de véritables ser- 
vices par leur connaissance approfondie de la langue 
grecque , je veux dire Hermann , Buttmann et 
Matthiæ. 

« Ce n'est pas tout: M. Burnouf, l'esprit ouvert à 
tous les enseignements de la science, était devenu 
le disciple de Chézy, pour qui l’on venait de créer, 
au Collège de France, la chaire de sanserit. Le 
spirituel orientaliste, mettant son disciple sur la 
voie, lui fit trouver les preuves convaincantes d’une 
proposition, qui jette un jour tout nouveau sur l’en- 
seignement des langues indo-européennes , et qui 
est celle-ci: Quelles que soient les formes intro- 
duiles dans un mot par la flexion , la dérivation 
ou la composition, il est presque toujours possible 
d'y trouver un certain groupe primaire d'éléments, 
sorte de type léger, flexible , que mille hasards 
ont pu déformer , mais que la science restitue assez 
sûrement à sa pureté, à sa simplicité originelle. 
Aperçu sans doute par M. Burnouf, dès le temps 
des premières éditions de sa Méthode grecque , ce 
principe n’y était cependant encore qu'un germe 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 455 


« heureux : mais à partir de 1819, exposé avec in- 
a sistance d'une manière à la fois théorique el pra- 
« tique , il devint une féconde vérité. Le changement 
& introduit par là sur un point considérable dans la 
« doctrine de la grammaire grecque , n’est pas la 
« seule lumière dont les hellénisants soient redevables 
« au sanscrit, et l’on peut voir, à différents endroits de 
« la Méthode, le parti que tira M. Burnouf de ses 
« connaissances d’orientaliste pour ce qui touche la 
« formation intime des mots. Depuis , son exemple a 
« élé imité : en Allemagne , on a même poussé si loin 
« l'usage de ces sortes de rapprochements , que quel- 
« ques grammaires récemment iatroduites dans les 
« gymnases , pourraient presque s'appeler des syn- 
« glosses ; mais, du moins , le premier , il sut 
« éclairer un livre élémentaire des clartés d’une 
« étude inopinément révélée à l'Europe. » 

En 1822, Burnouf dota l’enseignement d’un excel- 
lent commentaire de Salluste ; quelque temps après, 
il traduit plusieurs ouvrages de Cicéron, el enfin, 
de 1 828 à 1833, il fait paraître une traduction com- 
plète de Tacite, qui peut être considérée comme son 
“œuvre capitale, et qui seule aurait suffi, par le mé- 
rite de son exécution , pour élever très-haut la gloire 
universitaire du traducteur. 

On sait que Pline le jeune fut le contemporain et 
l'ami de Tacite. Les lettres de l’un éclairent quel- 
quefois le texte de l'autre, et le Panégyrique de 
Trajan n'est pas inutile à l'intelligence des calamités 
du règne de Néron. Burnouf fut conduit par cette 
corrélation littéraire à traduire le Panégyrique, et 


31 


456 CONCOURS OUVERT 


sa plume , en accomplissant ce nouveau travail , n'est 
pas moins ingénieuse et souple qu'elle avait été 
énergique et ferme en traduisant Tacite. 

Enfin, en 1840, Burnouf fit pour le latin ce qu'il avait 
fait pour le grec en 1813. Il comprit qu'il y avait 
de grandes améliorations à introduire dans cet ensei - 
gnement, et il fit paraître sa Méthode de Jangue latine 

Laissons ici encore parler l’auteur du mémoire , et 
terminons les citations que nous avons dû faire pour 
éclairer l'Académie sur le mérite de l'Eloge : 


« On n’a pas écrit untraité comme la Méthode grecque, 
sans qu’il en coûte de laisser Lhomond se maintenir 
en regard d’un pareil livre. Certes, il y a dans Lhomond 
un mérite incontestable, celui de la clarté ; mais aussi 
que d'erreurs et quelle conduite des idées! Heureuse- 
ment, le temps n’est plus où l’on n’accordait au jeune 
âge qu’une mémoire toute passive. Il n’est pas au- 
jourd’hui un instituteur éclairé, qui ne sache que 
j'enfant raisonne et qu'il raisonne avec justesse , tant 
que l’on n’a pas accablé, sous des mots iniutelligibles 
pour lui ,sa vive, mais tendre raison. C’est aux maîtres 
de cultiver les facultés précieuses de la jeunesse, et 
l'étude des langues leur en fournit le moyen le plus 
direet et le plus infaillible. La grammaire est la logique 
des enfants, et cette logique, ils l’apprennent , pour 
ainsi dire, sans s’en apercevoir, si l'application marche 
toujours à côté du précepte. L'art est de leur montrer 
les choses une à une, avec ordre, en passant toujours 
du connu à l'inconnu, du simple au composé, de ce 
qui est facile à ce qui l’est moins. Telles sont les idées 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 457 


qu’une sorte de respect pour la dignité de l'esprit 
humain avait suggérées à M. Burnouf. On est heureux 
de trouver un témoignage comme le sien dans la 
question , fondamentale en quelque sorte , de l’ensei- 
gnement ; de voir un mailre se retrouvant, après trente 
années d'expérience, fidèle à ses premières convictions, 
et proclamant avec vigueur , avec autorité, l'aptitude 
de la jeunesse pour entendre et comprendre. Cette 
théorie , aussi vraie que consolante, a son développe- 
ment pratique el lumineux dans la Methode latine, 
dans cette belle composition , où se voient réunies la 
raison qui trouve et qui montre le vrai, perspicientia 
vert solertiaque , la science qui le soutient , la force 
d'expression qui le propage et l’établit. Mais pourquoi 
s'étendre sur les mérites d’un livre, dont l'éloge, est 
déjà dans l'amélioration d'une étude,soumise désormais 
au système le plus clair de règles concises et forte- 
ent enchainées ? 

« Depuis long-temps, M. Burnouf avait ralenti ses 
études sur le sanserit ; mais on devine par différents 
passages de la nouvelle grammaire, qu’elles avaient dû 
rester pour lui le sujet de méditalions fréquentes, et 
sans doute aussi de doctes entretiens avec le fils dont 
il pouvait, autant que personne, apprécier les progrès 
glorieux. Bies souvent le vieillard a voulu, j'imagine, 
se sentir assuré dans sa voie par ces mêmes mains, 
fermes et jeunes, qui, un peu plus tard, ont élevé 
comme un pieux monument de la tendresse filiale, en 
faisant paraître cette belle traduction du Traité des 
Devoirs, que le public à reçue avec respect, comme le 
témoignage posthume d'une vicillesse sans langueur 
el sans affaiblissement. 


458 CONCOURS OUVERT 


« M. Burnouf avait autrefois mis en français la Lettre 
adressée par Cicéron à Quintus son frère , sur les 
Devoirs d’un gouverneur de province. Vingt années 
après, voulant s'occuper encore d'une autre esquisse 
de morale politique, tracée par le grand écrivain, il 
indiqua la dernière et la plus belle de toutes, le Traité 
des Devoirs , pour suiet de son cours, aw collége de 
France. Durant trois semestres, il expliqua cette œuvre 
admirable , où la critique retrouve, avec les grandes 
théories civiles de l’antiquité, ce beau langage qui ne 
cesse de refléter les clartés, splendides encore, d’un 
génie parvenu presque au terme de la plus noble car- 
rière. 

« Aujourd'hui nous avons, dans la nouvelle traduc- 
tion du Traité des Devoirs, une composition qui fait 
pâlir le travail plus ancien de Dubois , de Gallon-la- 
Bastide, de Barrett; mais ce que le livre n’a pu garder, 
c’est le charme de ces explications, pendant lesquelles 
le professeur, faisant trève quelquefois à la philologie, 
laissait parler le philosophe , le chrétien , qui pèse, 
non plus les phrases, mais les idées. Alors, s'il rencon- 
trait dans l'auteur païen quelqu'une de ces théories 
familières au patriotisme étroit et farouche de Rome, 
avec quelle émotion on l’entendait revendiquer les 
droits de l'humanité, et, contre la loi égoïste du ci- 
toyen , la loi de l'Evangile ! L'auditoire applaudissait : 
un politique aurait souri peut-être, car c'était bien 
en de pareils moments qu’on pouvait dire avec Pline : 
« Cœurs naïfs que ces hommes d’école , les plus purs 
« et les meilleurs qui se voient! Sur le forum, les 
«_oraleurs rompus aux affaires ont, quoi qu'ils fassent, 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 459 


« bien de la malice : cela leur vient vite. Mais un 
« cours , des élèves, une cause imaginaire , voilà qui 
«_est sans danger pour l’âme, voilà qui est une heu- 
«_reuse chose pour des vieillards surtout ! Qu’y a-t‘il. 
«_en effet , de meilleur pour la vieillesse, que de con- 
« server ce qui plaisait au jeune temps? » 

«M. Burnouf a eu cette fortune de garder jusqu’au 
terme de sa vie la foi dans ses travaux, l'amour de 
sa profession , l'esprit de dévouement aux besoins de 
la jeunesse. Comme Rollin, il fut un maître excel- 
lent; mais, plus heureux que son illustre devancier , il 
a vu les jours sans orage d’une verte vieillesse qu’en- 
touraient les hommages publics ; et c’est entre les 
bras d'un fils, au milieu d’une famille bien-aimée, qu'il 
a fini ses jours,le 8 mai 1844. Tandis que Rollin n'avait 
eu d’éloge que dans le huis-clos de la Petite Aca- 
démie , des voix éloquentes, au milieu d’un concours 
immense , ont fait entendre sur la tombe de Burnouf, 
les regrets de l’Université, de l’Institut et du pays. » 


Ces dernières pages sont écrites avec une dignité 
simple et sérieuse, qui parfois émeut, qui toujoursinté- 
resse, et que la vie de Burnouf était bien faite assuré- 
went pour inspirer. —Quelle vie, en effet, plus utile à 
étudier , plus intéressante à méditer et à décrire ? 
Sans doute, l'élément essentiel d’un tel travail con- 
siste dans les appréciations littéraires et philologiques 
qui se rattachent à l'examen des œuvres de Burnouf. 
Peut-être toutefois la tâche du panégyriste ne devait- 
elle pas se borner à ces développements nécessaires. 
On aimerait qu’il nous fit connaître Burnonf lui-même, 


460 CONCOURS OUVERT 


qu'il nous initiât aux détails de sa personnalité in- 
time, qu'il décrivit son caractère, ses mœurs simples, 
ses habitudes modestes , qu'il dessinât enfin les traits 
de cette figure respectable, de manière à la faire re- 
vivre pour les générations qui s'élèvent ; enfin, que 
d'enseignements l’on pouvait dégager de cette vie ho- 
norable d'un homme sorti de la plus modeste origine, 
et arrivé par la force toute-puissante de la volonté , 
du travail et de l'intelligence aux dignités les plus 
élevées de la littérature et de l'instruction publique ! 
Burnouf eut à vaincre, pour conquérir cette haute 
situation, des difficultés de toute espèce accumulées 
devant ses pas. Humilité obscure de la naissance, 
tristes préoccupalions de la pauvreté, exiguité d’une 
taille au-dessous de la médiocre et qui était aux yeux 
même de M. Gueroult , son maitre , son protecteur 
el son ami, une objection inquiélante pour son admis- 
sion dans l’enseignement , organe sourd et voilé, pa- 
role embarrassée qui répondait peu à l’agilité de son 
esprit et à la promptitude énergique de ses impres- 
sions , enfin modestie excessive , timidité un peu sau- 
vage qui fuyait le monde et les regards, et qui cer- 
tainement devait nuire au développement public et 
improvisé de son enseignement , voilà, Messieurs, 
quelques-uns de mille obstacles que la nature avait 
multipliés devant Burnouf et qu'il surmonta. 

Privé de tous les dons extérieurs qui recommandent 
la parole du professeur dans sa chaire, Burnouf n’en 
excellait pas moins dans la mise en œuvre de l’ensei- 
gnement supérieur. Mais aussi avec quelle chaleur 
d'âme et quelle vivacité d'impression il sentait les 


POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 461 


beautés infinies des littératures grecque et latine! 
Quelle sagacité d'esprit, quelle sûreté de goût! quelle 
rectitude et quel bonheur d'appréciation ! Adorateur 
enthousiaste et fervent du beau intellectuel, il Paimait 
et l’admirait, avec la plus sincère bonn® foi, partout 
où il s’offrait à lui, et si parfois imagination d’un 
élève, fécondée par les leçons d'un excellent maitre, 
rencontrait une inspiration heureuse , il fallait voir 
tout ce que 6es reflets du génie antique apportäient 
à Burnouf de satisfaction , d’orgueil, j'ai presque dit 
de respect pour la composition et son jeune auteur ! 
N'est-ce point ici le cas de s'écrier une seconde fois 
avec Pline : « Cœurs naïfs que ces hommes d'école, les 
plus purs et les meilleurs qui se voient sur le forum ! » 

La chute de Syracuse emporté d'assaut n'eut pas 
Je pouvoir d’arracher Archimède aux méditations de 
son génie.—Le philosophe, 


De l’art qui l’illustrait mourut l’âme occupée, 
Et du soldat romain n’a pas senti l'épée. 
(Le BRUN.— Bonheur que procure l'étude.) 


Ainsi vécut Burnouf, dans la science et pour la 
science. — La littérature et l’enseignement ne furent 
pas pour lui une profession, mais un art , ou plutôt 
un sacerdoce , un culte et une religion. Renfermé 
dans le sanctuaire silencieux des lettres, il n'entendit 
pas le bruit des armes qui retentirent en France et 
dans l'Europe à la voix de la révolution et de l’em- 
pire. Il n’entendit pas le bruit de tous ces diadèmes 
fracassés et de ces trônes détruits, dont la chute 


462 CONCOURS POUR L'ÉLOGE DE BURNOUF. 


depuis un demi-siècle a si souvent fait trembler le 
sol français. Ces grandes catastrophes ne se sont pas 
sans doute accomplies sans remuer son âme géné- 
reuse et patriotique , mais elles n’ont pas brisé la 
chaine de ses travaux, elles n'ont pas interrompu 
ses publications littéraires : elles avaient respecté la 
sérénité laborieuse de son esprit, et laissé intacte 
la placidité créatrice et féconde de son intelligence. — 
Pour M. Burnouf, vivre c'était travailler : il a vécu 
pour les lettres : les lettres reconnaissantes se char- 
gent d’honorer sa mémoire et de conserver toujours 
la gloire de son nom. 


L’Eloge de Burnouf comportait donc un ordre de 
réflexions et de développements qu'on peut regretter 
de ne pas trouver dans le mémoire dont nous venons 
de rendre compte. Toutefois ce travail, empreint d'un 
mérite remarquable , n’en est pas moins un digne 
monument élevé au souvenir du liltérateur éminent 
dont l’Académie avait mis l'Eloge au concours. 

La commission vous propose d'accorder la médaille 
d’or à son auteur. 


ÉLOGE DE BURNOUF : 


Par MN. A. MOREL . 


Professeur au collége Rollin. 


( Ouvrage couronné dans la séance publique du 7 mai 4847 ). 


La patrie reconnaissante a des couronnes pour tous 
les mérites qui l'honorent , et sa main , qui place les 
lauriers sur le front du soldat, réserve au savant une 
palme modeste comme lui, mais bien digne encore 
d’être enviée. Dans ce concours sans cesse ouvert de- 
vant elle , le nom de Burnouf n’a pu manquer de se 
faire entendre , et déjà sa mémoire est placée sous la 
protection du respect public. Cependant , afin d’ajouter 
encore aux honneurs décernés à ce maitre excellent, 
à cet homme de bien, l’Académie royale des sciences, 
arts et belles-lettres de Caen veut proclamer avec 
un éclat nouveau les services qu’il a rendus. 


464 ÉLOGE 


Que cette Compagnie me permette, au début d'un 
essai dont la pensée lui appartient , de la féliciter de 
son zèle. Des exemples pareils à celui qu’elle donne , 
fomentent dans de jeunes âmes la semence de toutes 
les vertus, et deviennent l’encouragement , aussi bien 
qu'ils sont le prix, des plus laborieux efforts. Heureuse 
la contrée qui , sous les regards des générations nou- 
velles, en face d’un peuple rival, sait élever de la 
sorte, au milieu de ses villes, les images des plus nobles 
enfants qu’elle ait produits, et les offrir dans son or- 
gueil comme une cohorte d'élite, toujours accrue par 
la mort même, et toujours debout ! 

Cependant ce spectacle, tout imposant qu’il soit , 
ne trouble pas ma vue : lorsque ma main essaie de 
reproduire ici les traits vénérables de Burnouf , je ne 
prétends pas leur donner une grandeur étrangère au 
rôle qui lui fut départi. Droiture de cœur, saine 
raison , finesse et fermeté d'esprit, telles sont les 
seules qualités que sa mémoire autorise à louer en 
lui, et si, moins favorisé qu'il ne l'était lui-même, 
je sollicite , sans les obtenir , les suffrages de la raison 
el du goût, j'aurai du moins sa véracité. Envers la 
grandeur et la fortune , l’adulation est une bassesse ; 
à l’égard du talent, la complaisance est une injure. 


r 


DE BURNOUF 465 


Cui non exiguo facla labore via est. 
. Ovid. Trist. lib. ult. Eleg. 3. 


Jean-Louis Burnouf naquit, le 14 septembre 1775, 
à Urville, l’une des sergenteries de la vicomié de 
Coutances. dans le bailliage de Cotentin. 

Ses parents étaient pauvres... Bien des fois, en 
France, ces mots se sont rencontrés au commencement 


de l’histoire des hommes célèbres , sans jamais coûter 


à un biographe ce que coûte un aveu ; car nous vi- 
vons, grâces au ciel , chez le peuple du monde qui 
juge le plus raisonnablement de l'inégalité des con- 
ditions. Le dirai-je aussi ? Lorsque la carrière qu’un 
homme a parcourue s’est trouvée, à la fin, facile et 
glorieuse , nous recherchons avec une sorte de com- 
plaisance la trace des premiers obstacles qu'il a ren- 
contrés, et sa louange s’accroit à nos yeux de toute la 
résistance de la fortune. 

Amyot était fils d’un mercier; Rollin, d'un coutelier; 
Burnouf , d'un üisserand. I] le disait sans embarras, et 
n'avait pas non plus l'affectation des parvenus répé- 
tant à tout propos : « Voilà d’où je suis parti ! » ce qui 
est, à mon gré, une manière lrop fastueuse de 
nous souvenir de nos parents. 


466 ÉLOGE 


Son père et sa mère moururent assez jeunes tous 
deux : ils laissaient huit enfants, sans autre ressource 
que la sympathie généreuse dé quelques proches. * 
Burnouf fut alors recueilli chez un oncle paternel, 
et contracta, dès ses premiers pas dans la vie, une de 
ces dettes de reconnaissance que l’on paie vingt fois 
sans penser Jamais les avoir bien acquittées. 

Il partagea donc pendant quelque temps le pain 
d’une famille laborieuse ; sa jeune infortune toucha le 
cœur d’un homme dont l'Université n’a pas perdu le 
souvenir , de Gardin- Dumesnil. Bienfaisant et ver- 
tueux , Gardin recueillit dans sa maison l'orphelin 
auquel il voulut, lui, professeur émérile de rhéto- 
rique, enseigner les éléments du latin (1), et lorsqu'il 
en eut fait rapidement un écolier accompli, il sollicita 
pour son élève une bourse au collége d'Harcourt (2). 
En d’autres temps, sans doute, on aurait songé d’abord 
à l’Université de Caen, pour y faire continuer des 
études si heureusement commencées. Etablie en 1431 
par le roi d'Angleterre, Henri VI, honorée quelques 
mois après d'un bref du pape Eugène IV |reconnue en 
1450 et favorisée par Charles VII, cette Université avait 
été long-temps florissante,et «les écoliers quiobtenaient 
« leurs grades auprès d’elle , avaient (au rapport de 
« Gabriel Dumoulin, Histoire générale de Normandie, 


(4) Ces détails sont empruntés à la notice que M. Burnouf a 
mise en tête d'une édition du Traité des Synonymes latins (Paris, 
1813). En consignant à cette place l'expression de sa gratitude 
envers un bienfaiteur dont il chérissait la mémoire, le jeune el 
déjà célèbre professeur montrait une vivacité de reconnaissance qui 
fait honneur et à lui-même et à Gardin-Dumesnil. 

(2) Fondé en 1280, c’est aujourd'hui le collége Saint-Louis. 


) 


 ; 


DE BURNOUF. 467 


« 1631 fol.) pareils droits aux nominations pour avoir 


C ki à à 
« des bénéfices à leur rang, comme ceux qui ont fait 


« leurs études et pris leurs degrés à Paris. » Mais la 
révolution avait déjà interrompu la prospérité litté- 
raire de Caen et dispersé les maitres. Seul , entre 
les coiléges de toute la France, celui d’'Harcourt 
pouvait encore, grâces au zèle désintéressé des chefs, 
ouvrir, une porte hospitalière au protégé de Gardin, 
et lui faire suivre gratuitement des cours réguliers de 
langue et de littérature anciennes. Burnouf partit 
donc pour Paris. 

_ L’antique et,docte maison comptait parmi ses hôtes 
de nombreux enfants et des maîtres honorables, origi- 
naires de Normandie, tous fiers de leur province, tous 
jaloux d'en soutenir la gloire au milieu des luttes 


scolaires : ils accueillirent le jeune boursier comme 


un sujet d'élite, comme une vaillante recrue. Leur 
attente ne fut pas trompée. Le 22 juillet 1793, en 
rhétorique , Burnouf obtint trois prix, parmi lesquels 
le prix d'honneur. Journée glorieuse sans doute pour 
lui et pour ses amis! Mais la victoire devenait le 
signal d'une pénible retraite ; le lauréat avait fini sa 


dernière année d'études : il fallut quitter le collége. 


Le voilà donc, le soir de son triomphe , dans la rue 
de la Harpe, sans pain et sans abri. Encore , si c’eût 
été au temps de la grandeur du Quartier latin, 
alors qu’on y voyait monter et redescendre des nuées 


Les autres colléges normands, groupé: autour de celui-là, n'avaient 
pu résister aux premiers coups de la tempête politique; ils étaient 
abandonnés depuis quelque temps. 


468 ÉLOGE 


de sorbonistes en soutane , de précepteurs en rabat à 
de jurisconsultes apprentifs, d'étudiants de toute es- 
pêce! Parmi ce monde, un lauréat de l'Université 
eût bien jadis, sur la foi de son succés, trouvé d’hono- 
rables ressources. Pressé d’être bachelier és-arts SE 
fils d’un bourgeois fût venu lui demander des conseils 
et des soins. Un sermonnaire vanté pour son action 
oratoire, mais jugeant avec le père La Rue (r) que 
c'est trop d’affaires pour un même homme de réciter 
et de composer, eût voulu , par quelque accord secret 
el généreux, départir au rhétoricien, sinon le mérite, 
au moins le travail de l'invention dans ses discours. 
Ou bien enfin , un futur émule de Boerbave leût fait 
juge du latin équivoque de quelque thèse, Mais hélas ! 
les rues étaient autour de lui silencieuses et dépeu- 
plées (2). L’asile même de son enfance, le logis den 
son premier maitre se présentait vainement à son 
souvenir : Gardin avait émigré (3). 

Burnouf errail ainsi à l'aventure, lorsqu'une troupe 
d'écoliers, ses camarades, qui partaient gaiment pour 
la Normandie, le rencontre, l’accoste et l’emmène. 


(1) La Rue était, du reste, désinléressé dans la question. Il avait 
l'esprit prompt et bien nourri, et les profanes l'appelaient le Baron 
( de l'hôtel de Bourgogne) de la Chaire. On sait. au contraire, que 
l'abbé Roquette préchait les sermons d'autrui. Les aubaines de 
celle espêce ont cessé d'être aujourd’hui la ressource des littérateurs 
pauvres : on se passe d'un secours qui supposait du moins des deux 
parts un certain sacrifice d’amour-propre. L’amour-propre ne fait 
plus de sacrifices. 

(2) Quelques traits de ce passage , sur la grandeur du Quartier 
latin , sont d'après Mercier, Tableau de Paris. 

(3) Gardin ne put être protégé contre les fureurs du temps par 
le souvenir des bienfaits qu'il avait répandus. Forcé de fuir, il ne 
revint que pour mourir, en 1802. 


DE BURNOUF. 469 


N’était-il pas le héros de la journée? Après plusieurs 
semaines passées avec eux , aû milieu de familles bien- 
veillantes, il se dérobe, malgré les sollicitations les 
plus vives, à cette hospitalité dont sa fierté souffrait, 
et vient à Dieppe. Là, ilse fait ouvrier imprimeur. 
Mais le métier, à ce qu'il semble, n'était pas bon : 
les journaux seuls et encore les journaux de Paris 
donnaient à la presse un peu d'activité. Bientô le 
courageux jeune homme tomba dans un dénuement 
insupportable. Que faire alors? Il va trouver l'oflicier 
qui exécutait à Dieppe la loi du 23 août 1793 sur la 
réquisition ; il lui demande d’être enrôlé sans retard. 
Ce brave bomme, touché de la jeunesse du solliciteur 
qui se montre si pressé, l’interroge , l’encourage , et 
lui fait donner, non pas un fusil, mais une plume d’expé- 
diliunnaire. On n'avait pas de bien gros appointements 
en ce temps-là, surtout dans les bureaux d’une muni- 
cipalité de province ; c'était au plus du pain (1). Néan- 
moins, l'exactitude et l’intelligence de Burnouf furent 
remarquées ; il faillit faire fortune. Un représentant 
du peuple offrit de l’attacher an comité central de salut 
public. Né dans le même pays que tant de fédéralistes 
fameux, l'élève du collège d'Harcourt n'aurait pu voir 
qu'avec répugnance la vie publique s'ouvrir devant lui 
sous les auspices et par un bienfait des Jacobins, leurs 
vainqueurs. Il refusa donc de venir à Paris, el con- 
linua de se recommander par des services qui sont 
attestés , avec une expressive vivacité , dans un cer- 


(4) Voir sur cette époque douloureuse de la vie de Burnouf la 
notice donnée par M. Julien Travers. ( Annuaire du dépar- 
tement de la Manche , 1845 ,1 vol. 8°. , p. 490.) 


470 ÉLOGE 


tificat du 25 thermidor an vit, signé Mortier. A cette 
époque , il avait déjà quitté la municipalité pour une 
autre place , moins civique sans doute, mais un peu 
plus lucrative : employé chez un négociant de la ville, 
il fit bientôt comme le philosophe Cléanthe, qui avait 
un métier pour vivre, el vivait pour étudier. Sage 
conduite ! noble exemple! qu'il faudrait citer sans 
cesse à tant de jeunes gens, voués aujourd’hui, par l’or- 
gueil le plus stérile, aux malheurs d'une oisiveté de 
gentilhomme ! 

En 1595, Burnouf suivit à Paris le négociant Diep- 
pois, qui l'avait attaché à sa maison, et qui transportait 
son établissement dans la capitale. Dès-lors , l’honnête 
commis , assuré du nécessaire , occupa de mieux en 
mieux ses loisirs. À ces heures qu’on appelle les heu- 
res perdues , il reprenait les livres latins qui avaient 
fait au collége sa passion et sa gloire ; il se mettait 
à l’étude du grec, commençait à s'occuper d'allemand, 
et, par cette tenacité qui est souvent l'instinct, qui 
devrait être toujours la compagne du talent, sur- 
montait les obstacles d'un travail presque solitaire. 
Par une préférence qui n’était pas un caprice , il s’es- 
sayait surtout à traduire Tacite : un manuscrit qui 
date de cette époque et qui s’est conservé parmi ses 
papiers, contient une traduction de la Germanie , de 
ce livre unique , à la fois mémoire et satire, qui 
déroule aux yeux des scènes étranges . assombries le 
plus souvent comme par un nuage de terreur et de 
désolation. En France et jusqu’au temps de Montes- 
quieu, cet écrit de Tacile n'avait pas été apprécié 
à sa valeur , et depuis on l’a dédaigné quelquefois 


DE BURNOUF. 47 


encore ; mais de nos jours il semble avoir pris un rang 
qu'il ne perdra plus ; car ce sera , on peut le dire, 
une des gloires du siècle où nous sommes d’avoir 
donné leur place véritable à de grandes compositions 
jusque-là oubliées, ou même décréditées, avec une 
légèreté qui a bien aussi son pédantisme (1). 
Cependant l'Empire s'était substitué à la Répu- 
blique ; de toutes parts, les institutions monarchiques 
reparaissaient avec une splendeur nouvelle , et les 
esprits, fatigués de troubles civils, semblaient saluer 
avec joie l'éloignement de la Liberté : Lant était puis- 
sante la double séduction de la gloire et de l’ordre ! 
L'éducation de la jeunesse aitira bientôt les regards de 
Napoléon (2). La politique du souverain pouvait-elle , 
eu effet, laisser flotter au hasard toutes ces intelli- 
gences el tous ces cœurs , étrangers aux excès des 
partis, à demi subjugués déjà par la grandeur du 
temps présent, et sur qui pouvaient se fonder les es- 
pérances dynastiques de l'établissement nouveau ? 
L'Empereur reprit donc , au bénéfice de sa couronne, 
l’idée fondamentale de toutes les tentatives qu’avaient 


(1) Le témoignage de Montesquieu devait cependant diriger l’opi 
nion; mais la poésie sévère et sombre de la Germanie agréait à peu 
près autant que la naïveté et les prodiges des vies des Saints, si- 
gnalées, elles aussi, par le grand publiciste à l’altenlion des gens de 
lettres ( Esprit des Lois, liv. xxx, ch. 11). 

(2) Si l'on voulait présenter l'éloge de Napoléon le plus con- 
venable pour une telle gloire , il faudrait reproduire ici l'éloge que, 
dans le livre cxxuxr de son Histoire, le président de Thou a 
tracé 222 d'Henri IV. Il paraît que le mérite de l'originalité ab- 
soluce n'appartient à personne, et que, méme en politique, le 
génie est soumis à des lois constantes: il peut, d'une époque à 
l'autre, gagner en profondeur, en élévation ; mais les maîtresses 
règles de chaque genre sont connues, Weil sub sole novum. 


32 


472 ÉLOGE 


faites les diverses Assemblées républicaines pour or- 
ganiser l'instruction publique. 

L'instruction des enfants par l'Etat, ce vœu de la 
sagesse philosophique dans l’antiquité, la Constituante 
et la Législative l'avaient admise en principe (1): après 
elle, la Convention s'était occupée de pourvoir sérieu- 
sement aux besoins intellectuels et moraux des jeunes 
citoyens promis à la patrie. Il faut l'avouer cependant, 
dans le temps même où, sur la frontière du Rhin, 
Heyne , l’illustre et ingénieux représentant de l'Alle- 
magne savante , recevait d'un général français des 
marques publiques de respectueuse bienveillance , 
Lepelletier Saint-Fargeau , Lakanal, Lequinio, tous 
les conventionnels qui traitèrent alors la question de 
l'enseignement , paraissent avoir méconnu la dignité 
des lettres anciennes, ou plutôt , ils repoussaient avec 
défiance des études qui avaient jeté tant d'éclat sur 
la monarchie, et dont la restauration pouvait ranimer 
l'influence d’une classe de maîtres sourdement hostiles, 
on le pensait du moins, aux idées triomphantes. 

Après le renversement des Jacobins, on sentitque, 
pour arrêter une décadence fatale, il était plus urgent 
que jamais d’aviser. Aussi, la loi du 3 brumaire, an iv, 
établit pour toute la France un système uniforme d’in- 
struction élémentaire , salariée par l'Etat: tout ce qu'il 
y avait d’instituteurs fut invité à se rendre dans les 


(1) Pour lout ce qui a trait à l’histoire officielle de cette réor- 
ganisation, j'ai consulté le Recueil des lois et réglements concernant 
l'instruction publique , publié par ordre du Grand-Maître de 
l'Université. T. 1°". , 1814. 


DE BURNOUF. 473 


villes et dans les campagnes , afin de combattre éner- 
giquement l'ignorance et la barbarie. De plus, la même 
loi organisait des écoles normales, destinées à recruter 
comme une jeune armée de nouveaux maîtres. D'autres 
mesures devaient être prises pour ranimer l’enseigne- 
ment intermédiaire et l’enseignement supérieur , mais 
sans que la jeunesse püt être captée par les zélateurs 
secrets de la contre-révolution. Chose remarquable! 
il fut, à ce qu'il semble, plus facile de constituer les 
établissements liltéraires du degré supérieur : tandis 
que le Prytanée , ouvert aux jeunes littérateurs n'é- 
tait dépourvu, au commencement, ni de maîtres ni 
d'élèves , les instituteurs des campagnes, sourdement 
contrariés dans leurs efforts par une opposition à la 
fois politique et religieuse , voyaient de jour en jour 
diminuer leur influence ; les écoles normales primaires 
ne pouvaient se recruter , et, dans les villes, l’admi- 
rable dévouement des maitres qui, obéissant au vœu 
de la patrie , avaient repris des cours élémentaires 
de latin et de français, luttail péniblement contre les 
mauvais vouloirs ou l'indifférence. 

Les ténèbres gagnaient insensiblement , lorsque la 
volonté de l'Empereur se manifeste et les arrête : les 
colléges étaient près de se fermer, ses ordres prescri- 
vent aux études classiques de renaître , à l'Université 
d'exister. Le décret du 18 mars 1808 dota les établis- 
sements publics , plaça dans les lycées tous les maîtres 
qu'on avait pu enrôler rapidement , et peupla des 
nombreux boursiers de PEtat les bancs presquedéserts. 
L'impulsion une fois donnée avec cette puissance , la 
vie reparut, et les enfants d’une foule de familles 
apprirent insensiblement le chemin du collège. 


474 ÉLOGE 


Au nombre des hommes influents qui furent alors 
attachés à la fortune de l'institution nouvelle, se 
trouvait un ancien professeur du collége d’'Harcourt , 
Gueroult , signalé autrefois par son attachemeut aux 
principes de la révolution, et qui avait honorablement 
traversé des époques difficiles, sans renoncer à ses 
convictions. L'Université, telle que la voulait PEm- 
pereur, n'était pas sans doute une école de liberté ; 
sa créalion était pourtant un immense bienfait. Au 
moins Gueroult en jugea ainsi ; car il semploya loyale- 
ment à la servir, à constituer le corps enseignant , 
el, pour rappeler ici l'heureuse expression de Pasquier, 
à bâtir en hommes les colléges de l'Etat. Il se souvint 
de Burnouf (1), et s’empressa de donner à l’établisse- 
ment nouveau le dernier lauréat de l’ancienne Uni- 
versilé, en le plaçant d’abord au lycée de Charle- 
magne : c'était en mai 1508. Vingt-sept mois après, 
lorsque le plus vanté des maîtres de ce temps, le plus 
fêé des littérateurs, le plus admiré des universitaires, 
Luce de Lancival, frappé par la mort, disparaissait, 
enseveli pour ainsi dire tout entier dans un pom 
peux triomphe (17 août 1810), lon attribuait à M. 
Burnouf l'honneur périlleux d’être son successeur au 
lycée impérial , d’y enseigner la rhétorique. 

La rhétorique! À ce mot, je vois paraître sur 
quelques visages la défiance et le mécontentement. De 
quels crimes, en effet, la rhétorique n'est-elle pas 
chargée? Lacédémone l’a flétrie, l'Aréopage l’a pros- 


(1) M. Auvray, inspecteur de l’Académie de Paris, ménagea la 
premiére entrevue , qui fut décisive. 


! 


DE BURNOUF. 475 


crite, Rome l’a repoussée plusieurs fois; Aristote la 
maltraite (tout en lui dictant les lois qui la rendent 
victorieuse } ; Lucien et Juvénal , Sextus Empiricus, 
Montaigne,combien d'autres encore! l’attaquent demille 
manières. Que faut-il done répondre à tant d’auto- 
rités anciennes et nouvelles? Une seule chose: c’est 
qu’il y a deux rhétoriques , la bonne et la mauvaise. 
Celle-ci est un art suborneur , qui flatte les passions 
pour régner, el charme les oreïiles pour avilir les 
cœurs : on dirait de l'antique Circé! Mais Pautre a-t- 
elle rien fait pour qu'on la maudisse ! N’est-elle-pas 
simplement une artiste ingénieuse, aimable. un peu 
vaine quelquefois; mais quel artiste fuit la gloire? 
Qu'on ne juge pas d’ailleurs qu'elle soit étrangère aux 
nobles émotions : Dieu, la patrie et la famille, Pamour 
de la vertu, l'horreur du vice, tout ce qui est beau , 
tout ce qui est grand, l’intéresse et l'inspire ; alors, 
sur la scène du monde, son nom devient l’éloquence. 
Dans nos collèges, elle reste toujours la rhétorique: 
Mais, dans cet asyle même, on la poursuit, on l’accuse, 
on la montre comme la despotique souveraine et la 
corruptrice de Padolescence. Eh! mon Dieu, je 
l’avouerai , elle a eu ses temps d'erreur; les maitres 
chargés de la produire , n'ont pas été toujours à Pabri 
des reproches, et si les censeurs qui attaquent veulent 
bien montrer un instant de patience. jerapporterai — 
d’un peu loin — une très-courte histoire , pour éclair- 
cir dans quelle hypothèse et dans quelle mesure leur 
critique serait véritablement fondée « Un homme 
« ignorant (dit le vieux traducteur (1) d'une Apologie 


1) Vigenére. 


y 
476 ÉLOGE 


« d'Apollonius de Thyane , par Philostrate) s'estoit 
« du tout adonné à nourrir et à apprendre à chanter 
« à un grand nombre de pelits oyseaulx de toute 
« sorte, leur faisant part de la doctrine en tant 
« qu'il luy estoit possible, quand il les enseignoit à 
« contrefaire la voix humaine et à réciter des chan- 
« sons en mots distincts et bien formez Apollonius 
« s’y estant rencontré. luy demanda de quel mestier il 
« se mesloit, et l’autre ayaat respondu qu'il monstroit 
« à parler à des linottes, aloüeltes, merles, chan- 
« sonnels el semblables manières d’oyseaulx qui ont 
« la langue plus à delivre et propre à ce: «il me 
a semble, luy dit le philosophe , que vous corrompez 
« plutost ces oyseaulx en ce que vous ne leur per- 
« mettez d'user chacun en droit soy du langage qui 
« leur est propre. » Si la rhétorique ressemble à cet 
instituteur d'oiseaux , si elle s'efforce de donner aux 
enfants qu’on lui confie un art et des habitudes sans 
rapport avec leur naturel et leur condition ; si de nos 
Jours, comme autrefois, elle peut se plaire à former 
des déclamateurs , des artisans de paroles , alors on a 
raison ; qu'elle soit proscrite ! Mais supposons , au 
contraire, qu’elle réclame seulement (comme dans 
l’école de Quintilien, comme dans celle de Rollin .- 
comme après ces illustres maîtres M. Burnouf l'a 
voulu) l'enseignement d'un petit nombre de règles 
avouées par le goût, l'étude raisonnée des grands 
modèles et quelques exercices de composition oratoire, 
ses altributions ainsi limitées peuvent-elles causer les 
moindres alarmes? Ont-elles rien de dangereux pour 
la pureté des cœurs, pour le développement des in- 


% DE BURNOUF. 477 


telligences, pour l'originalité du talent? C’est à l'expé- 
rience de donner ici la réponse. Tous les hommes qui 
furent au collége les élèves de M. Burnouf ont-ils 
porté dans le monde la marque d’une éducation systé- 
malique, étroitement, uniformément servile? Loin 
de là, car s’ils ont reçu de leur maître le respect , le 
culte du bon sens, chacun d'eux, hors ce trait com- 
mun, offre une physionomie distincte, el garde, comme 
on dit maintenant, son individualité. Parmi eux, 
quelques-uns sont devenus des orateurs politiques , 
d’autres des avocats célèbres ; l'enseignement du col- 
lége ne les a donc pas rendus inbabiles aux luttes 
sérieuses de la parole, à la pratique de la vie, au ser- 
vice de la société. C’est assez dire que la rhétorique 
de nos colléges n’a plus rien de cet art suranné , dont 
les adeptes étaient aux yeux d’un satirique latin « de 
« maitres-sots que l’école avait faits ainsi, parce 
« qu'elle ne leur avait rien laissé voir ni rien laissé 
« entendre de ce qui est en réalité (1). » Seulement 
les maîtres de l’Université , par cela même qu’ils ont 
pour mission d’initier sans cesse de jeunes esprits et 
non de les former à léloquence , inclinent davantage 
vers les idées générales ; ils contractent d’ailleurs dans 
l’enseignement certaines habitudes de dignité tran- 
quille , de délicatesse savante et réfléchie qui, sans 
ôter à la chaleur des sentiments, rend l'expression des 
idées moins prompte, et, si je puis ainsi parler , moins 
courante. Delà vient qu’ils n’ont pas communément le 
goût des controverses journalières, el que, même avec 


(1) Petronii Satyr, init. 


 * 


478 ÉLOGE 


du loisir , il s’en abstiendraient encore. En revanche, 
Is excellent dans le genre d’éloquence qu'on appelle 
démonstratif; el, par exemple , ces harangues latines 
iqui, depuis Muret jusqu’à nos jours, ont été pronon- 
cées par tant de maîtres illustres. Passerat, Hersant, 
Porée, Rollin, Lebeau, présentent mille traits admi- 
rables et des conceptions aussi fortes que belles. A la 
distribution des prix du concours général, le 13 août 
1011, M. Burnouf, chargé du discours solennel, ne 
resta pas au-dessous de ses prédécesseurs les plus 
vantés. Son suje! , choisi avec à propos : c'était l'Eloge 
de l’Université) ; l'inspira heureusement , et l’analyse 
même décolorée, qui ne reproduira ni l’élégance ni la 
vivacité de ce discours, mais qui en laissera voir l’or- 
donnance ingénieuse et les idées saines, peut fournir à 
l'histoire de l'époque impériale une page intéressante, 
à notre temps même quelques objets de méditation (1). 

À Ja suite des compliments d'usage , après avoir 
donné de ses mœurs , comme dit la rhétorique , une 
idée avantageuse, en parlant, avec modestie, de lui- 
même , avec feu , de Gueroult qui est son maître, son 
bienfaiteur et son ami, l’orateur détermine le sujet 
qu'il se propose , PEloge de l’Université. A défaut de 
talent, il fera comme l’intendant fidèle et zélé qui 
reçoit son seigneur dans le domaine patrimonial , et, 
pour plaire, montre toutes les richesses du parc et 
du château : lui-même , il essaiera de faire voir à 
l'assemblée qui l'entoure tont le domaine de l'Uni- 
versité , les moissons déjà faites, les ressources et 


(1) V. l’Almanach de l'Université Impériale ; année 1812. 


eo” 
% DE BUSNOUF. 479 
les espérances. La fortune des écoles se relève sous 
les regards d’un nouveau Charlemagne , suscité par 
la Providence , et qui , plus heurerx que le premier , 
pourvoira de maîtres nos colléges. sans recourir à 
l'étranger ; car la France, aujourd'hui féconde en esprits 
excellents, saura répondre seule au vœu de Napoléon 
du génie puissant qui a compris la fraternité de toutes 
les sciences , solidaires les unes des autres, et com- 
mande qu'elles fleurissent désormais, amies et rivales. 
Pour réaliser les vues élevées du monarque , il y a 
d'abord des Ecoles primaires , puis des Lycées, enfin 
des Facultés, où lPamour du bien publie et des lu- 
mières entreliennent une continuelle ardeur. Témoins 
el propagateurs des acquisitions nouvelles de l'esprit 
humain. Îles Dignitaires de l'Université s’applique- 
ront sans relâche à perfectionner l’enseignement dans 
tous les genres, à favoriser la composition des ou- 
vrages classiques ; fidèles à seconder les progrès du 
temps , ils auront eux-mêmes la science et la tolé- 
rance. Les grandes découvertes ne rencontreront au sein 
de l’Université ni obstacles ni persécutions; elle n’au- 
rait plus de décrets contre un nouveau Galilée, plus 
de censures pour un Descartes, plus de sentences 
contre la vaccine , l’inoculation ou les circulateurs (1). 
Tout s’y passera largement , loyalement , sans que- 
relles et sans mesquines jalousies Ce dernier point sur- 
tout est important et mérite bienque ledécret organique 


(1) V. le Walade imuginuire; act, 2 , se. VI. 

Thomas, tirant de sa poche une grande thèse roulé qu'il pré- 
sente à Angélique: J'ai contre les rérculateurs soutenu une 
thèse, elc. 


480 ÉLOGE « 
l'ait recommandé avec force : en effet, d’où vient que 
l'Université ancienne a répondu incomplètement aux 
besoins des siècles ? D'où vient qu’elle ne s’est acquis 
ni celte autorité ni celte influence que l'institution 
nouvelle peut lérilimement espérer ? C’est qu’elle s’est 
vuerenfermer dansl'enceinte de Paris, et que,là même, 
elle a été peu maîtresse de ses mouvements, resserrée 
encore et contrainte par des corporations étrangères à 
ses idées , hostiles à ses développements. C’est qu’au- 
dehors elle ne rencontrait dans les Académies provin- 
ciales que l'indifférence ou de secrètes jalousies. Dé- 
sormais une et multiple, féconde et toujours forte , 
elle n'aura d’autres limites que celles de la monarchie 
même : pour elle comme pour l'Empire dont elle est 
l'image, Paris doit devenir un foyer puissant d’où elle 
éclairera les peuples jusqu’à l'Ebre et jusqu’au Tibre. 
Les bienfaits qu’elle a répandus déjà depuis sa récente 
création disent assez le degré de splendeur où bientôt 
elle doit s’élever. Que ne faut-il pas attendre surtout 
de cette jeune école normale, qui va disperser ses 
nombreux disciples sur tous les points, et façonner 
les provinces nouvelles, comme les anciennes , à 
Punité des mœurs, de la doctrine et de la civilisa- 
tion ? \ 

Joignez à ces idées une péroraison élogieuse, qui 
jette les fleurs sur un royal berceau, mais ne l’écrase 
pas , et vous aurez d’un tableau plein d'éclat l’esquisse 
toute nue, qui ne peut reproduire ni le bonheur ni 
l'adresse des détails. 

De loin en loin , je Pavoue , une épithète quelque 
peu byzantine , en se mélant aux correctes périodes 


DE BURNOUF. 481 


d'une latinité spirituelle , vient faire disparate et 
surprendre un lecteur de sang-froid; mais, en ce temps 
de gloire , la langue française elle-même s’épuisait à 
traduire l'enthousiasme universel : ne pouvait-on pas 
sans crime prêler quelques superlatifs à la langue de 
Cicéron? D'ailleursles vives espérances exprimées alors 
par M. Burnouf sur l'avenir de la jeunesse , sur son 
éducation à la fois morale et patriotique , elles étaient 
sur tous les fronts et dans toutes les bouches. On 
n'avail pas encore aperçu (comme l'ont fait depuis cer- 
taines personnes, douées d’une incroyable pénétration) 
les dangers auxquels l’enseignement par l'Etat expose 
l'Etat lui-même ; on croyait que des maîtres inspirés 
par la patrie n’éleveraient pour elle ni des athées ni 
des monstres; on trouvait naturelle et conséquente la 
pensée souveraine qui, à côté de l’église relevée, de 
l’armée fortement et définitivement organisée , de la 
magistrature rétablie sur un siége plus respecté que 
jamais, créait ainsi, comme une nouvelle force pu- 
blique , le corps enseignant : l'Empire élargi semblait 
ainsi s'appuyer sur une colonne de plus. Depuis, la 
force a démantelé l'œuvre du génie ; les départements 
conquis sont redevenus étrangers, et l'Université , 
comme la France même, a vu tomber de sa couronne 
bien des fleuronsillustres Telle que nousla conservons 
cependant, n'a-t-elle pas répondu aux engagements 
que l’orateur prenait pour elle el comme en son nom? 
C'est ce que la controverse contemporaine a mis en 
question ; mais l'avenir jugera entre l'Université et ses 
ennemis. Pour nous, renonçant avec M. Burnouf à 
faire désormais l’éloge d’une institution qu'il n’a plus 


482 ÉLOGE 


célébrée aussi publiquement , mais qu'il a servie jus- 
qu’à la fin avec amour, abandonnant sur ses traces 
le champ de la politique, nous allons essayer de le 
suivre dans cette autre région moins bruyante, qui 
fut celle de ses travaux : là du moins , suivant la 
distinction d’un sophiste ancien , on discute, on ne 
se dispute pas. 

Ce n’est pas cependant que je compte traverser sans 
orage le champ nouveau qui s'ouvre devant moi. Les 
grammairiens, je le sais, se prévalent en vain de 
leurs services : généralement, on lient assez peu de 
compte des eflorts qu'ils ont tentés, et la malignité 
s’est plue à tracér de leur personne maint portrait 
satirique. Mais ici d'illustres exemples répondent assez 
à des attaques sans consistance et sans mesure. 

Platon, dans son Cratyle, lorsqu'il poursuit en se 
jouant de spirituelles étymologies, n'est-il pas déjà , 
malgré les écarts fantastiques de sa méthode, une 
manière de grammairien? Aristote, dans le traité de 
l’Interprétation, n'a-t-il pas tracé d’une main ferme 
le premier essai de grammaire générale? Les Stoïciens 
mélaient à leurs dissertations sur le devoir de subtiles 
recherches de grammaire. César écrivit sur l’analogie 
des mots. Il y a plus, cette force d’abstraction et de 
dialectique , que supposent les études grammaticales , 
a fait de bonne heure la gloire de nos écoles : Varron, 
d’Atace, le plus savant des contemporains de Cicéron, 
Donatus, le maître de S. Jérôme , étaient nés dans 
la Gaule. Au fond, qu'est-ce même que l’entreprise 
de réforme qui date de Malherbe et s’est poursuivie 
au sein de PAcadémie française ? Une révolution 


DE BURNOUF. 483 


essayée dans la littérature el menée à bien par la 
grammaire. Ce que je ne puis encore oublier, c'est 
que Henri Estienne et ses amis, MM. de Port-Royal , 
les philosophes français du XVIII. siècle , tous les 
hommes . pour le dire en un mot. qui ontmarqué dans 
notre littérature par des idées de réformes, ont attaché 
à la grammaire une extrême importance. En effet, la 
science qui traite de l'expression des idées ne saurait 
être considérée comme étrangère à la science des 
idées ; elles s'appellent Pune l’autre. 

Mais, dira-t-on si la grammaire générale est une 
science digne en tout point de la philosophie d’où elle 
dérive et vers laquelle elle remonte sans cesse, la 
grammaire spéciale d'une langue morte, et surtout 
d'une langue parlée autrefois par un peuple étranger, 
attirera-t-elle un esprit bien fait? À supposer que la 
curiosité trouvât son compte à de laboricuses inves- 
tigations, poussées de la sorte dans le domaine du 
passé, n'eût-il pas été plus national et plus juste de 
s'attacher aux langues mêmes dont les accents reten- 
tirent autrefois sur notre sol, le basque, le celtique? 
Tout en protestant de notre respect pour telle décou- 
verte de Bullet (1) ou de Garat (2), nous croyons que 
l'œuvre à laquelle s'était voué M. Burnouf, si elle n’est 
pas plus noble, conservera du moins un {out autre prix 
que celle de ces grammairiens. Quoi qu'on puisse dire à 
ce sujet, une langue qui a été admirable organe d’une 
foule d'idées , devenues avec le temps comme inhé- 


(1) Mémoires sur la langue cellique. Besançon , 1754-1770 , 
3 vol. in-fol. 
(2) V. l'Encyclop. in-4°. , au mot Langue des Cantabres. 


434 ÉLOGE 


rentes à l'esprit des peuples modernes, ne redoute 
aucune comparaison et brave tous les dédains. Malgré 
le nombre des contradicteurs, il n’y a dans leurs at- 
taques outrées de péril sérieux , ni pour la popularité 
de la langue grecque, ni pour la mémoire de l’homme 
qui l’a rendue familière à nos collèges; car s'il fallait 
montrer l'excellence d’une étude heureusement pro- 
pagée aujourd'hui, mille preuves s’offriraient d’elles- 
mêmes : nos éghses, nos académies, nos lycées , nos 
musées ne sont-ils pas remplis des souvenirs de la 
Grèce? Autour de moi philosophes, rhéteurs, politiques, 
historiens et poètes , les mathématiques même et jusqu’à 
la physique , tout me parlerait du génie grec et dépose- 
rait en son honneur. Et si, curieux de connaître le 
sentiment des peuples lettrés de l'Europe, j'étendais 
vers eux mes regards, sans doute je les verrais conti- 
nuellement emprunter , comme de bons voisins, des 
idées et des mots à cet esprit français qui est encore 
de l’atticisme, mais en puisant aussi sans scrupule et 
sans relâche aux sources toujours vives de l'antiquité. 
Pourquoi serions-rous moins habiles? Pourquoi rompre 
d’ailleurs avec nos propres traditions littéraires. et 
tandis que l'élève d'Eaton suit, dans Byron, et Pétu- 
diant de Jéna, dans Goethe, la trace de l’idiome et 
du génie grecs, voulonsnous que nos bacheliers 
ignorent ou sachent vaguement les obligations de 
Racine envers Euripide, celles de Lamartine envers 
Platon et Sapho ? On hellénise en Angleterre , en Alle- 
magne ; on y interroge les débris que le temps n’a pas 
dérobés aux yeux des peuples modernes. Et nous, 


comme des Barbares, ne saurions-nous aimer ni 


DE BURNOUF. 455 


rechercher les sublimes enseignements de cette Mi- 
nerve séduisante qui résida au Parthenon? Non, ligno- 
rance ne peut pas triompher ; le culte de l'antiquité 
se maintiendra parmi nous, le souvenir de nos grands 
maîtres, soit dans Îles arts , soit dans la liltérature, 
protégera les langues classiques contre le dédain ou 
l'indifférence. Mais si l’étude du grec reste dans nos 
collèges une des branches de l’enseignement, un des 
moyens d'éducation, il faut cependant que cette étude 
ne coûte pas plus qu’elle ne rapporte ; il faut que sans 
être superficielle, elle puisse avancer rapidement. 
C’est là un premier et légitime besoin, auquel répondit, 
dès 1813 , la grammaire de M. Burnouf. 

Lorsqu'elle parut , les circonstances ne semblaient 
pas favorables. On ne voyait dans les lycées nul 
goût bien vif pour le grec ; les érudits de l’Académie 
des inscriptions et belles-lettres, qui conservaient , 
comme un groupe de fidéies, la tradition de Boivin 
le jeune, de Barthélemy , de l'abbé Belley, étaient 
complètement abandonnés à leur sollicitude, et le 
public, distrait par la politique et la guerre , s’occu- 
pait aussi peu de Gail que de Courier. Néanmoins, la 
Méthode nouvelle pour étudier la langue grecque eut 
le privilége d’attirer singulièrement Pattention ; le 
grec , l'ouvrage et l'auteur se trouvèrent subitement 
investis d'une popularité qui n’a fail depuis que s’ac- 
croître. Pour retrouver une fortune aussi rapide dans 
le genre de livres auquel appartient celte Méthode , 
il faut remonter jusqu’au XVIE. siècle , jusqu’à l’ap- 
parition des exellentes grammaires de Port-Royal. 


Aux deux époques, ce futla même surprise, lorsque 


486 ÉLOGE 


lon vit se présenter un auteur méthodique, concis 
et clair, qui ne manquait pas pour cela de profon- 
deur. M. Burnouf se rattache d’ailleurs à la tradition 
du Port-Royal, par un mérite qui , sans avoir dans 
toutes les sciences la même valeur, y est cependant 
toujours considérable , le mérite de l’érudition, Ainsi 
Lancelot interroge curieusement les livres qui peu- 
vent servir au sien, etn'a pas ces prétentions à l’origi- 
nalité, qui sont souvent le masque d’une préparation 
incomplète où lPindice d’un esprit charmé de soi- 
même ; la grammaire latine de PR. appartient, pour 
une moilié à Sanctius et à Vossius , tout en demeu- 
rant un ouvrage suffisamment original (1). De même 
dans la doctrine grammaticale de M. Burnouf , on 
trouverait aisément la trace d'une foule d’écrits 
dont la substance vient se condenser, pour ainsi 
dire. dans lunité savante de son livre. Il recueille 
avec une respectueuse attention, et ne cesse de pré- 
senter sous leur jour le plus favorable des idées du 
pieux grammairien des écoles janséristes ; mais 
lorsqu'il aborde en passant quelque question de gram- 
maire générale , l’opinion des maitres du XVIIF, 
siècle le préoccupe et lui sert ; on le voit s’éclairant 
ici des lumières jetées sur tel problême obscur par 
le grammairien philosophe, par Dumarsais; là em- 


(1) Dans les grammaires de P. R., comme dans celles de M. 
Burnouf lui-même, on regrette que les anciens auteurs grecs et 
latins qui ont trailé du langage, soient restés un peu effacés 
derrière les modernes. Quelques-uns, Priscien par exemple, mé- 
rileraient d'être souvent copiés et, bien entendu, nommés avec 


honneur. 


DE BURNOUF. 487 


pruntant à Beauzée, esprit vigoureux , maïs un peu 
lourd ; ailleurs même, consultant Girard, abbé de 
bon ton , qui jette sur un sujet grave les fleurs d’une 
rhétorique intempestive , du reste écrivain ingénieux. 
Il interroge aussi cet abbé de Condillac ; métaphysi- 
cien subtil et puissant , qui a traité de la grammaire, 
comme des sciences exactes, comme de l’histoire , 
comme de la logique , avec une clarté si attrayante, 
mais quelquefois bien trompeuse (1)! En outre, parmi 
ses contemporains, Sicart , Garat, Destutt-Tracy lui 
présentaient d’utiles sujets de réflexion ; mais deux 
auteurs surtout règlent fréquemment le choix de ses 
théories ; l’un était Sylvestre F0 , dontles Prin- 
cipes de grammaire générale mn, + connaître à 
cette époque, même hors de France ; l’autre Gueroult, 
son ancien maître. qui avait écrit des Méthodes latine 
et française très-raisonnables , sinon très-remar- 
quables, et supérieures. sous mille rapports. à de tristes 
compositions qu'on à vues bien long-temps demeurer 
les oracles des écoles et des classes élémentaires. Il 
avait enfin cherché au-delà du Rhin des maitres d’un 
caractère tout différent, et qui lui ont rendu de vé- 
ritables services par leur connaissance approfondie 
de la langue grecque , je veux dire Hermann , Butt- 
mann et Malthiæ (2). 


(4) Evidemment il ne pouvait être question de dresser une liste 
de tous les crammairiens que M. Burnouf avait dû étudier. Il 
s'agissait seulement de nommer ceux dont on a cru apercevoir 
l'influence directe dans le premier livre de Burnouf. Dans une 
revue ex-professo on p’anrait pu omettre ni de Brosses ni Court 
de Géhelin. 

(2) M. Burnouf réalisa une pensée souvent émise avant lui, 


33 


488 ÉLOGE 


Ce n'est pas tout : M. Burnouf, l'esprit ouvert à 
tous les enseignements de la science , était devenu le 
disciple de Chézy , pour qui l’on venait de créer au 
Collége de France la chaire de sanscrit. Le spirituel 
orientaliste, mettant son disciple sur la voie , lui fit 
trouver les preuves convaincantes d’une proposition, 
qui jette un jour tout nouveau sur l’enseignement des 
langues indo-européennes , et qui est celle-ci : Quelles 
que soient les formes introduites dans un mot par la 
flexion , la dérivation ou la composition, il est presque 
toujours possible d’y trouver un certain groupe pri- 
maire d'éléments. sorte de type léger , flexible, que 
mille hasards ont pu déformer , mais que la science 
restitue assez sûrement à sa pureté, à sa simplicité 
originelle. Aperçu sans doute par M. Burnouf dès le 
temps des premières éditions de sa Méthode grecque, 
ce principe n’y était cependant encore qu'un germe 
heureux ; mais, à partir de 1819, exposé avec insis- 
tance d’une manière à la fois théorique et pratique, 
il devint une féconde vérité. 

Le changement introduit par là sur un point con- 
sidérable dans la doctrine de la grammaire grecque, 
n'est pas la seule lumière dont les hellénisants soient 
redevables au sanscrit , et l’on peut voir à différents 
endroits de la Méthode , le parti que tira M Burnouf 
de ses connaissances d’orientaliste pour ce qui touche 
sa formation intime des mots. Depuis , son exemple 


mais qui n'avait pu encore passer dans la pratique : c'es! la sim- 
plification des paradigmes de déclinaison et de conjugaison qui, 
par leur nombre, font de l'ouvrage de Furgaut, un véritable 
labyrinthe. 


DE BURNOUF 489 


a été imité : en Allemagne, on a même poussé si loin 
l'usage de ces sortes de rapprochements, que quelques 
grammaires, récemment introduites dans les gymnases, 
pourraient presque s'appeler des syngloses ; mais du 
moins le premier , il sut éclairer un livre élémentaire 
des clartés d'une étude inopinément révélée à l'Europe. 

Placé sur un terrain presqu’entièrement nouveau , 
M. Burnouf, au lieu d’y élever quelque grand système 
de linguistique universelle , se contenta d'observer, 
de connaître avant de construire : docile aux conseils 
de la raison , il laissait la témérité à ces esprits am- 
bitieux qui, promptement fatigués des lenteurs de 
l'analyse, et généralisant à la hâte des aperçus fugitifs, 
veulent faire sortir de terre une science nouvelle, 
témoignage subit et apparent de leur génie. En étu- 
diant le sanscrit, il n’a pas eu l’idée d'y trouver la 
langue-mère , la langue primitive. Il s’est avancé de 
son mieux dans ses recherches, prudemment et sû- 
rement. Quand il a rencontré des analogies avec les 
idiomes qu’il connaissait déjà , il les a notées (1) ; 
mais conclure de cette observation de similitudes ou 
même de ressemblances parfaites, à l'existence d’un 
rapport de génération, de transmission anté-histo- 
rique entre cette langue-ci et cette autre, c’est ce 
qu'il n’a pas fait; car une pareille hardiesse (ainsi 
qu'il l'a déclaré lui-même) (2) passe les droits d'un 


(1) V. son Examen du système de Thiersch sur la conjugaison 
grecque comparée à celle du sanscrit (182%. 8°.), et la seconde 
préface de sa grammaire grecque. 

(2) Article du Journal de l'Insiruction publique (13 octobre 
1839), sur l'ouvraze de Kühner. 


490 ÉLOGE 


véritable grammairien. Dès que l’on a reconnu des 
caractères certains de parenté, tiré de là quelques 
éclaircissements pratiques, et vérifié les lois générales 
qui régissent en commun une même famille de lan- 
gues, toute tentative ultérieure est un jeu d'esprit 
etrien davantage. 

Cette sagesse, ou, si l’on veut, cette timidité 
beaucoup plus rare parmi les philologues qu’on ne le 
supposerait , a préservé aussi M. Burnouf d'un autre 
excès Pour juger lui-même de la littérature indienne, 
il n’a pas voulu d'un prisme complaisant : il la exa- 
minée telle qu’elle éiait ; ensuite . lorsqu'il a tenté de 
la faire apprécier au public. il s'est imposé de traduire 
exactement, avec candeur et simplicité. Sans se préoc- 
cuper de savoir s? notre littérature épuisée, comme on 
le disait autour de lui, pouvait se retremper dans les 
sources vivifiantes d’un autre climat , il a essayé de faire 
connaître , par l'interprétation littérale d'un texte sans- 
crit, une civilisation particulière et l’image vraie de 
mœurs. de croyances, d'habitudes qui ont appartenu en 
propre à une nation lointaine. Embellir et paraphraser, 
dénaturer par conséquent des œuvres exotiques , lui 
paraissait un procédé contraire à l’espritde sincéritéque 
demande le culte des lettres, et l'obligation rigoureuse 
d'un traducteur élail à ses yeux de conserver la 
couleur et la forme native du génie étranger. Je ne 
veux pas dire que Chézy , son maître, pensât diffé- 
remment et s’engageàl de parti pris dans une voie 
fausse ; mais enfin le désir d’attirer lattention du 
public sur une étude nouvelle, et de ménager à celle-ci, 
parmi les gens de Jeltres, un succès dont on la croit 


DE BURNOUF. 4o1 


digne. entraine quelquefois assez loin : pour rendre 
les conceptions d'un écrivain étranger plus agréables , 
plus acceptables, on se préoccupe du lecteur anquel 
on va les présenter ; on accommode leurs grâces au 
goût du jour , on les pare à ia dérobée de quelques 
colifichets , et, dans toutes ces précautions, un tra- 
ducteur finit par ne plus voir qu’une coquetterie in- 
dispensable et bien innocente. C'est là ce qui est ar- 
rivé à Chézy : lorsqu'il voulut donner à notre nation 
une idée du Ramayana, il choisit un des épisodes les 
plus originaux de ce poème ; mais il atténua les cou- 
leurs qui lui parurent trop heurtées ou trop éclatantes 
pour plaire, et arrangea , comme parle Lessing, un 
pompon poétique à la mode de France. Cependant, 
pèr un scrupule honorable qui l’absout , il désira 
qu'une version latine, destinée à paraître en même- 
temps que sa traduction française, serrât de près l’ori- 
ginal, et que là, du moins, un lecteur sans préjugé püt 
suivre les vrais contours du style et les lignes peu 
académiques du dessin. Ce fut sur M. Burnouf, qu'il 
se remit de cette affaire de conscience et de vérité ; et 
tandis que la traduction française de la Mort d’Yad- 
janadatta parait aujourd'hui quelque chose d’un peu 
faux et d’un peu commun , on retrouve dans le latin 
l'inspiration d’une poésie forte et neuve qui, pareille 
à la végétation des Tropiques , semble multiplier les 
plantes capricieuses et les fleurs étranges (1). 

Du reste, dans ce temps même , alors qu’il s’occu- 
pait sérieusement du sanscrit, M. Burnouf n'oubliait 


(1) Voyez l’Appendice A. 


492 ÉLOGE 


pas les devoirs essentiels et journaliers de sa profes- 
sion. Grammairien , il avait voulu voir comment ses 
confrères des bords du Gange entendaient la formation 
des mots ou la syntaxe ; spirituel et curieux , il avait 
entrepris par la pensée une excursion agréable et 
poussé jusqu'à Bombay ; mais il avait ses heures pour 
de pareilles distractions, et personne n'aurait entrevu 
des marques de fatigue dans son enseignement de 
l’éloquence latine à l'Ecole normale ou au Collège de 
France (1). Bien plus , il consacrait encore , avec une 
sorte de luxe, des veilles laborieuses à la littérature 
classique ; car nous le voyons donner coup sur coup 
plusieurs traductions et un commentaire,qui exigeaient 
assez de soins pour absorber l'énergie d'une organi- 
sation moins alerte : je veux parler des ouvrages de 
Cicéron qu’il mit alors en français, et de son édition 
de Salluste. 

Je n’insisterai pas, ici du moins (2), sur l'heureux 
emploi qu'il a fait alors de son talent et de ses forces, 
en se prenant ainsi à deux écrivains supérieurs ; Car 
le succès de celte première tentative se trouve en 
quelque sorte effacé par la juste célébrité, qu'obtinrent 
un peu plus tard ses travaux d'interprète et decommen- 
tateur sur les œuvres de Tacite. Lorsque l’on consi- 
dère, en suivant M. Burnouf dans ceite entreprise, 
toutes les confrontations historiques et littéraires, les 
recherches grammaticales, les investigations profondes 
el poussées en tout sens, que nécessilait son plan 
d’études , comme éditeur , l’on s'étonne de trouver en- 

(1) En 1817, il y avait succédé à Gueroult le jeune, comme 


professeur d’éloquence latine. 
(2) V. l’Appendice B. 


DE BURNOUF. 493 


core après cela, au lieu d'un traducteur appesanti, 
un talent presque toujours dispos, plein de verve, et 
qui reproduit avec vigueur , d’après son modèle ; ici, 
les contours fortement tracés d’un portrait ; là, toutes 
les couleurs d’une grande scène resplendissant des 
clartés du ciel de l'Asie ou écrasée sous les brumes 
du Nord? Qu’eüt pensé Rousseau de ce joûteur (1) 
opiniâtre qui, sentant la puissance de son adversaire, 
n'espérait pas l’égaler, et luttait néanmoins patiem- 
ment jusqu'au bout? Honorable persévérance , cou- 
rage intelligent, qui a valu à M. Burnouf l'estime de 
la France lettrée, et même lattention respectueuse 
(le croirait-on?) de nos voisins d'Allemagne, si jaloux 
de leurs prétentions sur l'antiquité ! 

Assez de fois déjà la critique s’est plue à caractériser 
comme un modéle d’une étonnante beauté « le plus 
grave des historiens » (2), pour qu’il ne m’appartienne 
pas d’esquisser à mon tour cette grande physionomie, 
Mais si, comme on le répétait autrefois de Platon, 
Tacite est de cette famille de nobles écrivains qu'il 
n'appartient pas à loute espèce d'hommes de louer ; à 
plus forte raison, n’est-ce pas le droit du premier venu 
de le traduire. Ce serait même le privilége désolant 
d'un bien petit nombre, s'il fallait croire avec d’Alem- 
bert «que (3) les écrivains de génie ne devraient être 
« traduits que par ceux qui leur ressemblent, et 


(1) On sait que Rousseau s’est servi de cette expression dans la 
préface de sa traduction du premier livre des Annales. — J'ai, un 
peu plus loin, emprunté encore au même morceau. 

(2) Expression Jde Bossuet. 

(3) V. le piquant Essai sur l’art de traduire, qui précède ses 
Extraits de Tacite. 


494 ÉLOGE 


« qui se rendent leurs imitateurs, pouvant être leurs 
« rivaux ; » arrêt terrible, et qui nous empécherait 
à toujours de compter sur un bon copiste « du plus 
grand peintre de l'autiquité; (1) » si Rousseau nous per- 
suadait à son Lour que « tout homme en état de suivre 
« Tacite,est b'entôt tenté d'aller seul.» Heureusement, 
lorsque Jean-Jacques enchérit de la sorte sur d’Alem- 
bert , il dépasse encore plus que lui la vérité. Mais ce 
qui reste certain , c’est que , pour entreprendre une 
pareille traduction, il faut se montrer en même temps 
érudit,comme Rousseau n'avait pas eu le loisir de l'être ; 
fidèle à son texte, comme d’Alembert , par système 
et de parti pris, eût refusé de le devenir; maitre enfin 
en Part d'écrire , comme l'ont été ces deux philoso- 
phes , et comme ne Je furent pas ou La Bléterie ou 
Dotteville A la suite de tentatives plus ou moins cou- 
rageuses ( qui, seulement indiquées par des noms, mé- 
riteraient d’être apréciées ici avec plus de détail), 
et dans le même temps que plusieurs hommes de let- 
tres estimables, Dureau de La Malle avait publié une 
version complète de Tacite : c'était, au jugement de 
Chénier (2), la meilleure que l’on eût encore. Mais, 
malgré le souvenir de D. de La Malle qui fut (on peut 
le dire) presque nn écrivain dans le sens le plus relevé 
du mot, alors, comme aujourd’hui, la lice était encore 
ouverte. Je me réjouirais pour ma part, de voir des 
hommes, différant d'esprit, de qualités et d'habitude, 
essayer encore de nous rendre, d'après les idées qui 


(1) Expression de Racine, dans la préface de Britannicus. 
(2) Tableau de la lillérature française depuis 1789, ch. V. 


DE BURNOUF 405 


leur seraient propres, le style et la pensée de l’his- 
torien. Quelques personnes sont plus exclusives , et 
pensent que, dans cette entreprise , ce n’esl pas assez 
de fournir ses preuves de talent (1). » Pour comprendre 
a et pour exprimer la pensée d’un pareil bomme, il 
« faut, disent-elles, avoir non-seulement beaucoup 
« médité sur le grand spectacle des révolutions poli- 
« tiques, mais encore avoir pris soi-même une part 
« active [et désintéressée] dans ce jeu des événements, 
« avoir fouché, en un mot, les ressorts qui meuvent les 
« sociélés humaines. » Ce serait alors au siècle d’at- 
tendre, pour obtenir une copie satisfaisante du grand 
bomme, qu'il se trouvät quelque Richelieu sans emploi 
et d'ailleurs humaniste (2). Au fond. une pareille 
théorie vaut celles de d'Alembert et de Rousseau; car 
il y a dans Tacite un art de paroles, qui est évidem- 
ment Sans rapport avec la philosophie sociale ou la 
grande politique. « S'il plaide toujours par raisons 
solides et vigoureuses , c’est d’une façon poinctue et 
subtile, suyvant le style affecté de son siècle; ils 
aymoient tant à s’enfler qu’où ils ne trouvoient de ja 
poincte et subtilité aux choses, ils l'empruntoient des 


(1) C’est à une brochure imprimée chez Panckoucke, et du reste 
trés-mordante, que j'emprunte cette citation. Le mot que j'ai 
mis entre crochets me semble inutile ici, car il produit une véri- 
lable énigme dans la phrase, Qu'est-ce , dans une pièce, qu'un 
acteur qui n’a pas d'intérêt à celte pièce ? 

(2) Humaniste ! On ne peut nier que Richelieu ne l'ait été avec 
enthousiasme et jusqu’à la fureur dans l'affaire du Cid; mais il 
manquait d’érudition, s'il faut en croire Balzac. « Le premier 
« homme de notre siècle a pris le grammairien Terentianus Maurus 
« pour un personnage des comédies de Térence. » Socrate 
chrestien. édit. de 1661, p. 108. 


496 ÉLOGE 


paroles: il ne retire pas mal à l’escrire de Seneque (1). » 
Son style offre donc des difficultés d'interprétation 
que l’on pourrait appeler techniques : lorsque sa phrase 
commence à se contourner, elle devient quelquefois 
si étrange , qu'il ne suffit « plus d’avoir médité sur le 
« grand spectacle des révolutions politiques » et de con- 
naître assez bien la langue latine. Il faut la souplesse 
d’un traducteur de profession, habitué non-seulement 
à tous les caprices du génie, mais encore aux cou- 
tumes , au dispositions d'esprit, aux modes qui domi- 
naient dans le siècle même, et qui se retrouvent dans 
les écrits contemporains de son auteur. Sachant donc, 
de politique journalière et de philosophie usuelle, ce 
qui suflit ordinairement pour comprendre Tacite 
Jusque dans ses rélicences, exercé à cetle espèce de 
travail divinatoire par une lecture assidue de Thucy- 
dide, M. Burnounf se persuada en outre , qu’une com- 
paraison attentive de toute la littérature du I. et 
du If. siècles, était la conséquence du projet d’inter- 
prélation fidèle et intelligente. Il avait devant lui un 
élève des rhéteurs, celui sans doute qui semblait le 
plus haut et bien au-dessus de ses maîtres ; mais enfin 
un homme dont la pensée rencontre souvent le sublime 
et cherche quelquefois l'esprit, dont le style même, 
ordinairement austère et superbe , se pare bien aussi 
de feslons poéliques « souvenirs égarés d’un com- 
« merce prolongé avec la muse des vers (2). » Toutes 
ces traces du passé et de l'éducation de Tacite, toutes 


(1) Montaigne. 
(2) V. Burn. Tacit.t. 6. p. 333, et la Bibl. Latine de Fabricius. 


DE BURNOUF. 497 


ces nuances, tous ces détails, M. Burnouf a voulu les 
reproduire ; et si quelquefois, au milieu de tant de 
soins, le succès lui a manqué, si sa pénétration même 
a failli, peut-on cependant refuser à ses efforts l’es- 
time qu’il a cru mériter et Pindulgence que souvent il 
sollicita lui-même pour ces fautes, quas humana parum 
cavit natura ? 

La publication du Tacite latin-français dura six ans ; 
commencée en 1827 , elle ne fut achevée qu’en 1533. 
Dans l'intervalle, M. Burnouf échangead’abord sa chaire 
de rhétoriquecontre une place d’inspecteur de l’'Acadé- 
mie de Paris, et devint ensuite (en 1830o)inspecteur-gé- 
néral des études. Un peu plus tard (en 1834), l’Académie 
des inscriptions et belles-lettres l’admit dans son sein , 
el, récompensant ainsi des travaux que leur genre et 
leur caractère avaient jusque-là soustraits à ses en- 
couragements officiels, elle resserra par un lien de 
plus son alliance traditionnelle avec l'Université. 

Inspecteur -général et académicien , M. Burnouf ne 
sentit pas se ralentir son zèle pour l'antiquité, et fit 
paraitre (en 1834) une traduction nouvelle du Pané- 
gyrique de Trajan. Trop de fois, dans le cours de ses 
études sur Tacite, il avait consulté Pline le jeune, 
pour ne pas reconnailre lout le jour que peuvent re- 
cevoir de cet auteur ingénieux, des faits racontés par 
le grand historien, dont il fut le contemporain et l'ami. 
Il n’est pas rare qu’un usage énoncé brièvement dans 
les Histoires ou dansles Annales, soit tout-à-fait éclairei 
par une lettre de Pline, et que le Panégyrique, en nous 
expliquant les formes du gouvernement impérial , nous 
fasse comprendre une sédition des soldats , une folie 


498 ÉLOGE 


de lPadulation , une catastrophe du règne de Néron. 
Le Panégyrique n'est pas, d’ailleurs ,un cadre vulgaire 
où la main d'un esclave aurait tracé des tableaux 
mensongers el méprisables ; l’auteur n’a pas vu dans 
son sujet un thême commode qui se prêtât également 
bien aux périodes d’un rhéteur ou aux bouffonneries 
avilissantes d'un histrion (1). En développant pour 
le public les remerciments qu’il avait adressés à l'Em- 
pereur dans le sénat, Pline se rappela qu'il parlait 
en consul ; mais il n'avait pas oublié la postérité, et 
si, dans quelques endroits, la complaisance et les raf- 
finements de la louange trahissent les embarras d’une 
position officielle. chaque page respire du moinsl'amour 
de la patrie. C’est un portrait peut-être flatté, un 
type idéal, qu'il présente à nos yeux plutôt qu'une 
reproduction fidèle des traits de Trajan : à ce titre 
cependant, et comme expression des vœux politiques 
d’un honnête homme et d'un bon citoyen au deuxième 
siècle, le Panégyrique conserve une valeur historique 
considérable. Burnouf se trouva donc amené , par dif- 
férents motifs à donner de cet ouvrage une traduction, 
à laquelle il joignit des notes destinées, soit à faire 
comprendre l'importance de certains passages , soit 
à déterminer les points du texte sur lesquels ses ré- 
flexions personnelles, ou la collation faite par lui des 
manuscrits de la Bibliothèque royale , le détournaient 
du sens adopté par son devancier, Sacy. On reconnaît, 
du reste, dans son interprétation, les principes de fidé- 


(1) Quum laudes imperatorum ludis etiam et cominissionibus 
celebrarentur, saltarentur , ete. . Plin. Paneg. $ 54. 


DE BURNOUF. 499 


lité rigoureuse, qui l'ont toujours guidé et dont il fai- 
sait encore à cette époque , malgré son âge el sa ré- 
putation , publiquement honneur à Gueroult (1). 
« C’est surtout, écrivait-il, dans un ouvrage où l’au- 
« teur a donné à la forme des soins infinis, que le 
« traducteur doitreproduire avec exactitude, non-seu- 
« lement le fond, mais la forme elle-même.» Fidèle à 
ce programme , il a mis un artifice singulier à nous 
rendre la manière de Pline. Aussi, en rapprochant 
l’un de l’autre, le modèle et la copie, lon y trouve une 
similitude qui frappe : dans le français, dans le latin, ce 
sont les mêmes périodes adroites et cadencées, la même 
délicatesse d'expression ; on croit entendre deux mu- 
siciens qui jouent d’un instrument différent , mais sur 
le même mode et sur le même ton. Plus tard {en 1842) 
il donna une seconde édition de son travail ; mais des 
corrections de détail témoignent seulement du res- 
pect d’un traducteur pour l'original et pour le public; 
s'il a manqué son élan, s'il n'a pas atteint le mou- 
vement propre de son auteur , sa partie est perdue 
sans retour. Au contraire , dès sa première édilion, 
M. Burnouf avait justement pris place à côté de son 
modèle. 1 eut donc peu de chose à retoucher ; car sa 
copie avait offert tout d’abord une fidélité piquante , 
une ressemblance presque parfaite, el, suivant la 
remarque fine et juste de d’Alembert, « les taches que 
« l'on peut faire disparaitre en les effaçant , ne méri- 
« tent presque pas ce nom: ce ne sont point les 
(4) La préface du Panégyrique atteste (p. x) cette durable 


reconnaissance. Gueroull était mort en 1821, après 50 ans de 
services universitaires, V. le Supplément à la Biographie Michaud. 


500 ÉLOGE 


« fautes, c’est le froid qui tue les ouvrages ; ils sont 
« presque toujours plus défectueux par les choses qui 
« n'y sont pas que par celles que l’auteur y a mises. » 

Un bon esprit porte partout ses qualités, et l’en- 
seignement de M. Burnouf décelait , comme ses livres, 
la science approfondie , la finesse , l’art. À comparer 
l'homme de lettres et le professeur , il est impossible 
d'imaginer une harmonie plus complète de facultés, 
toujours constantes à elles-mêmes dans leurs applica- 
Lions diverses. Ses auditeurs du Collége de France 
n’oublieront pas la méthode, exactitude , la clarté 
de ses explications et les entrainements imprévus d’un 
cœur, qui élait demeuré jeune et pur. C'était là, comme 
une école où l’on allait pour se polir, et d’où l’on rap- 
portait autre chose qu’une doctrine étroite et pédan- 
tesque. C'était à des idées morales que son enseigne - 
ment philologique { bien différent de celui des maîtres 
dont nous parle Sénèque)(1), aboutissait volontiers ; car 
il n'était pas de ces hommes qui « desdaigneront le vul- 
«_gaire comme ignorants les premières choses, comme 
« estant au dessoubs de la commune façon, comme in- 
« capables de charges publicques, comme traisnants 
« une vie et des mœurs basses et viles (2). » 

Bien loiu de là, durant les longues années de sa pré- 
sidence au Concours d'agrégation pour les classes de 
grammaire , il s'est signalé par des qualités dont le 
souvenir restera long-temps une tradition redoutable 
pour ses successeurs. Que l'on pense un instant à toutes 


(1) Præcipientium vilio peccatur.... Quæ philosophia fuit, phi- 
lologia facta est. Ep. 108 ad Lucil. 
(2) Montaigne. 1, 24, 


DE BURNOUF. oi 


les exigences d’une mission pour laquelle l’impartialité 
est le mérite le plus facile, à toute l'importance d’un 
rôle qui veut de lautorité et de la bienveillance, de 
l'érudition et de lesprit, de la patience et de l’ardeur! 
Le président d’un bureau, pour le Concours d’agréga- 
tion, doit avoir à la fois la science qui relève les erreurs 
de détail et celle qui formule les principes ; un sens 
moral qui devine les bons maitres et qui leur révèle 
à eux-mêmes leurs qualités , une fermeté qui con- 
tienne , une chaleur qui anime et qui encourage , par- 
dessus tout un caractère plein de dignité et de me- 
sure ; car sur lui sont fixés les regards des amis comme 
des ennemis de linstitulion, qui est l’une des forces 
les plus actives de l’Université, Or, ce sera la gloire 
propre de M. Burnouf , d’avoir contribué , non-seule- 
ment par ses livres et par ses leçons, mais encore en 
siégeant sur ce fauteuil de président, à créer tout un 
ordre nouveau , actif, intelligent de professeurs pour 
les classes de grammaire. Ceux-ci , modestement et 
péniblement , accontument à la vie du collége une 
jeunesse qui, façonnée par eux, ira porter chez d’autres 
maitres les fruits devenus mürs de son intelligence. 
Loin de moi sans doute l’envie de contester à l’ensei- 
gnement universitaire le mérite de ses classes supé- 
rieures : un élève y recueille des notions précieuses 
sur l’histoire et sur les sciences , quelques idées d’art et 
des notions de goût ; mais, si les humanités sont l’orne- 
ment de nos colléges , c’est par les efforts des gram- 
mairiens formés depuis trente ans, qu’elles y ont acquis 
el gardé leur éclat. À l’époque de sa réorganisation , 
l'Université trouva bientôt pour ses chaires de belles- 


5o2 ÉLOGE 


lettres, des hommes d’un talent agréable , des poètes 
et des bibliophiles mêmes: presque partout les maîtres 
d'éléments faisaient défaut. Que devenait donc ie 
corps enseignant , si la base n’en était dès ce moment 
réparée ? C’est à ce travail de restauration que M. 
Burnouf s'est porté, pendant une moilié de sa vie , 
avec une vaillance opiniâtre que le succès a récom- 
pensée. Il avait trouvé autrefois dans nos classes in- 
férieures la mécanique et la routine ; il y a introduit 
l'art d'enseigner, 

Les candidats pour la grammaire sont soumis à 
diverses épreuves, dont une consiste à disserter 
publiquement sur un point de doctrine : chacun 
d'eux , à son tour, doit répondre aux objections 
d’un adversaire ,; que Île $ort appareille avec lui 
pour celle lutte, Lorsque Pon discutait ainsi, M. 
Burnouf aimait à mêler ses propres réflexions aux 
thèses des deux candidats ; e’élaient pour eux le plus 
souvent comme autant de traits de lumière,et lui-même 
cherchait dans cette intervention un innocent bénéfice. 
I soumettait ainsi à une épreuve décisive et quelque- 
fois très-profitable les principes qui l'avaient guidé 


dans la composition et dans les retouches successives 


de sa Méthode grecque; de plus, il contrôlait, par 
avance , les idées d'un autre livre qu'il publia en 
1841, la Méthode pour étudier la langue latine. 
Lorsque parut le premier de ces deux ouvrages, 
M Burnouf avail à faire, pour ainsi dire, l'éducation 
des maitres et des élèves; le second fut entrepris pour 
d'autres raisons, et dans le dessein non pas de créer, 


mais de redresser l’enseignement. 


DE BURNOUF. 503 


« On n’a pas écritun traité comme la Méthode grecque , 
sans qu’il en coûte de laisser Lhomond se maintenir 
en regard d'un pareil livre. Certes, il y a dans Lhomond 
un mérite incontestable, celui de la clarté ; mais aussi 
que d'erreurs el quelle conduite des idées! Heureuse- 
ment, le temps n’est plus où l’on r’accordait au jeune 
âge qu'une mémoire loute passive. Il n’est pas au- 
jourd'hui un inslituteur éclairé , qui ne sache que 
l'enfant raisonne et qu’il raisonne avec justesse , tant 
que l’on n'a pas accablé, sous des mots inintelligibies 
pour lui ,sa vive, mais tendre raison. C’est aux maitres 
de cultiver les facultés précieuses de la jeunesse, et 
l'étude des langues leur en fournit le moyen le plus 
direct elle plus infaillible. La grammaire est la logique 
des enfants, et cette logique, ils Fapprennent , pour 
ainsi dire, saus s’en apercevoir , si l'application marche 
toujours à côté du précepte. L'art est de leur montrer 
les choses une à une, avec ordre, en passant loujours 
du connu à l'inconnu, du simple au composé, de ce 
qui est facile à ce qui l'est moins Telles sont les idées 
qu'une sorte de respect pour la dignité de l'esprit 
humain avait suggérées à M. Burnouf. On est heureux 
de trouver un témoignage comme le sien dans la 
question, fondamentale en quelque sorte , de l'ensei- 
gnement ; de voir un maitre se retrouvant, après trente 
années d'expérience, fidèle à ses premières convictions, 
el proclamant avec vigueur, avec autorité, l'aptitude 
de la jeunesse pour entendre et comprendre. Cette 
théorie , aussi vraie que consolante, a son développe 
ment pratique el lumineux dans la Methode latine, 
dans cette belle composition, où se voient réunies la 

54 


5o4 ÉLOGE 


raison qui trouve ef qui montre le vrai, perspicientia 
veri solertiaque , Va science qui le soutient. la force 
d'expression qui le propage et Pétablit. Mais pourquoi 
s'étendre sur les mérites d’un livre, dont l'éloge, est 
déjà dans l'amélioration d’une étude,soumise désormais 
au système le plus clair de règles concises et forte- 
ment enchainées ? 

« Depuis long-temps, M. Burnouf avait ralenti ses 
études sur le sanscrit ; mais on devine par différents 
passages de la nouvelle grammaire, qu’elles avaient dû 
rester pour lui le sujet de méditations fréquentes, et 
sans doute aussi de doctes entretiens avec le fils dont 
il pouvait, autant que personne , apprécier les progrès 
glorieux. Bier souvent le vieillard a vouln. j'imagine, 
se sentir assuré dans sa voie par ces mêmes mains, 
fermes et jeunes, qui, un peu plus tard, ont élevé 
comme un pieux monument de la tendresse filiale , en 
faisant paraître cette belle traduction du Traité des 
Devoirs, que le public à reçue avec respect, comme le 
témoignage posthume d'une vieillesse sans langueur 
et sans affaiblissement. 

« M. Burnouf avait autrefois mis en français la Lettre 
adressée par Cicéron à Quintus son frère, sur les 
Devoirs d’un gouverneur de province. Vingl années 
après, voulant s'occuper encore d’une autre esquisse 
de morale politique, tracée par le grand écrivain, il 
indiqua la dernière et la plus belle de toutes, le Traité 
des Devoirs , pour sujet de son cours, au collége de 


(4) Cicer. De off, 1. 5. Voir la note de Burnouf sur ce passage. 
(2) Cicéron de M. Leclerc, !. 25. 


DE BURNOUF. 505 


France. Durant trois semestres, il expliqua cette œuvre 
admirable , où la critique retrouve, avec les grandes 
théories civiles de l'antiquité, ce beau langage qui ne 
cesse de refléter les clartés, splendides encore, d'un 
génie parvenu presque au terme de la plus noble car- 
rière. 

« Aujourd’hui nous avons, dans la nouvelle traduc- 
tion du Traité des Devoirs, une composition qui fait 
pälir le travail plus ancien de Dubois , de Gallon-la- 
Bastide, de Barrett; mais ce que le livre n'a pu garder, 
c'est le charme de ces explications, pendant lesquelles 
le professeur, faisant trève quelquefois à la philologie, 
laissait parler le philosophe , le chrélien , qui pèse, 
non plus les phrases, mais les idées. Alors, s’il rencon- 
trait dans l’auteur païen quelqu'une de ces théories 
familières au patriolisme étroit el farouche de Rome, 
avec quelle émotion on l’entendait revendiquer les 
droits de l'humanité, et, contre la loi égoïste du ci- 
toyen , la loi de PEvangile ! L'auditoire applaudissait : 
un politique aurait souri peut-être, car c'était bien 
en de pareils moments qu’on pouvait dire avec Pline : 
« Cœurs naïfs que ces hommes d’école , les plus purs 
« et les meilleurs qui se voient! Sur le forum, Îles 
« orateurs rompus aux affaires ont, quoi qu'ils fassent , 
« bien de la malice : cela leur vient vite. Mais un 
« cours , des élèves, une cause imaginaire , voilà qui 
« est sans danger pour l'âme, voilà qui est une heu- 
« reuse chose pour des vieillards surtout ! Qu’y a-t-il, 
«“ en effet , de meilleur pour la vieillesse, que de con- 
« server ce qui plaisait au jeune temps? » 

« M. Burnouf a eu cette fortune de garder jusqu’au 


506 ÉLOGE DE BURNOUF. 


terme de sa vie la foi dans ses travaux , l’amour de 
sa profession , l'esprit de dévouement aux besoins de 
la jeunesse. Comme Rollin, il fut un maître excel- 
lent; mais, plus heureux que son illustre devancier . il 
a vu les jours sans orage d’une verte vieillesse qu’en- 
touraient les hommages publics ; et c’est entre les 
bras d’un fils, au milieu d’une famille bien-aimée, qu'il 
a fini ses jours,le 8 mai 1844. Tandis que Rollin n'avait 
eu d’éloge que dans le huis-clos de la Petite Aca 
démie , des voix éloquentes, au milieu d’un concours 
immense , ont fait entendre sur la tombe de Burnouf, 
les regrets de l’Université, de l’Institut et du pays. » 


(1) Aprés la mort de Jouffroy, M. Burnouf nommé inspecteur- 
général honoraire, fut chargé de la Bibliothèque de l'Université 
( mars 1840 ) : il oblint , deux mois plus tard, le grade d'officier 
de la légion d'honneur. 

(2) Encore fut-ce une grosse affaire pour que de Boze püt 
rendre ce devoir d’usrge à son collègue. 


APPENDICE. 507 


APPENDICE. 


(A) Au moment où les traducteurs prennent le fil du récit, 
le roi Dasaratha se lamente : son noble fils, Rama, vient 
de quitter la cour ; condamné, par suite d’un serment fatal 
de son père, à vivre quatorze années dans l'exil, le jeune 
prince s'éloigne avec un frère, né d’une autre femme de 
Dasaratha. Eperdu , tourmenté d'affreux pressentiments , 
le vieillard n'ose plus espérer de revoir son fils : pour verser 
dans un cœur ami ses larmes et ses craintes , il va trouver 
la reine Kauralya, la mère de Rama, et lui retrace une 
aventure lamentable de sa jeunesse. Un jour , raconte-t-il, 
se trouvant à la chasse des éléphants, il avait lancé une 
flèche : le trait s'égare derrière le feuillage, et va blesser 
à mort un jeune et pieux ermite, Yadjanadatta, qui 
puisait en ce moment de l’eau dans le fleuve sacré. Attiré 
par les cris de l’ermite, le prince accourt et reçoit 
de la victime expirante la mission de consoler un père, 
une mère , dont elle était le seul appui. Le chasseur se rend 

à l’ermitage habité par le couple infortuné : les deux vieil- 


508 APPENDICE. , 


lards apprennent de sa bouche le malheur qui les frappe , 
et, tout baignés de larmes, ils se font conduire par le 
meurtrier auprès du cadavre. Là, redoublentleurs sanglots, 
et le pères'écrie d'une voix déchirante: « O mon fils, le jour, 
« quand je serai plongé dans une pieuse: méditation, quelle 
« douce voix fera retentir mélodieusement à mes oreilles le 
« chant sacré des Saintes Ecritures ? Au lever de l'aurore, 
« après avoir fait mes ablutions et jeté l’huile consacrée au 
« milieu de la flamme dévorante, quelle main caressera mes 
« pieds désormais pour leur rendre leur souplesse ? Quidonc 
« ira chercher dans la forêt voisine des racines et des fruits 
« sauvages, pour deux pauvres vieillards tourmentés du 
« besoin de la faim? Et cette chaste compagne de ma vie, ta 
« mère, privée comme moi du don céleste de la vue, comment 
« pourrai-je la secourir ?.. Mais pourquoi m'inquiéter de 
« l'avenir, lorsque je sens, Ô mon fils , que nous allonste re- 
joindre? » Cependant tous trois s'apprêtent à répandre une 
eau puresur les restes mortels du jeune homme ; mais su- 
bitement, revêtu d’une forme divine, Yadjanadatta se lève ; il 
apprend à ses tristes parents le don que Brahma lui fait de 
l'immortalité, proclame l'innocence de Dasaratha, et son fan- 
tôme s'élève dans les cieux. Néanmoins, le vieux Brahmane, 
sentant qu'il mourra du coup, annonce au prince l’inévitable 
expiation qui l'attend : il périra de même par un chagrin 
violent qu’il éprouvera un jour au sujet de son fils. Peu 


de temps après , le couple déplorable expirait en nommant 


Yadjanadatta. 

Voilà le souvenir qui poursuit maintenant le vieux Dasa- 
ratha : il sent que le moment approche où l'imprécation va 
s’accomplir. En effet, après ce récit, il meurtentre les bras 
de la reine et ses dernières paroles sont : « Ô Rama! à 
mon fils ! » 

Dès l’année 1809, Chézy avait eu le projet de publier le 
texte mème de cet épisode avec une traduction française et 


APPENDICE. 50Q 


une analyse grammaticale. Une nièce à lui s'était chargée 
de reproduire , par la gravure, l’original manuscrit en 
quatre planches ; mais pour l'analyse grammaticale, le man- 
que de carartères spéciaux forçait l’auteur à composer un 
alphabet harmonique, propre à la transcription de la langue 
sanscrite : c'était le seul moyen , qui se présentât , de 
reproduireisolément, parl’imprimerie, chacun des mots dont 
le texte se composait, et d'en exprimer la valeur pour son 
commentaire philologique. Un premier essai de publication , 
d'après le système qu'il inventa, eut lieu en 1814. Mais 
quoique fidèle, son mode de transcription était trop com— 
pliqué : pour l'améliorer, il s'adressa encore au zèle et à 
l'intelligence de son élève, qui entra fort heureusement 
dans ses vues, lui soumit d'importantes corrections et les 
fit agréer. L'épisode de Yadjanadatta reparut donc, en 1826, 
avec quelques préliminaires philologiques , le texte gravé 
de 1814. une traduction française, une analyse gramma- 
ticale où les caractères orientaux étaient représentés par 
des caractères européens simplement et facilement com— 
binés , enfin avec la traduction latine. 

Mais au moment de cette deuxième publication de Chézy, 
M. Burnouf, satisfait d'avoir retiré de ses études sur l'Inde 
les résultats importants qu'elles pouvaient produire pour 
la lingnistique et la philologie, ne les poussa plus avec la 
même activité : d'ailleurs, en se retirant d'une carrière qu'il 
avait courue avec quelque bonheur, il avait près de lui son 
excuse ; un orientaliste nouveau, dont l'illustration est 
devenue européenne et dont il ne nous appartient ni d’ap- 
précier ni de Jouer les immenses travaux, débutait alors 
avec un succès de bon augure. Cette recrue nouvelle et 
brillante de la science, c'était sou fils, M. Eugène Bur- 
nouf , professeur au Collége de France. 


(B) Dans le Brutus, Cicéron nous a donné une histoire 


510 APPENDICE. 


rapide de l’éloquence romaine : il y rappelle les commen- 
cements et les progrès de l’art oratoire, les noms et les 
époques des orateurs qui se sont distingués ; il marque 
leurs défauts et leurs talents ; il fait plus : il définit tous 
les genres d'éloquence et revèle comme en passant tous les 
mystères de ce grand art ; en sorte que si tous ses ouvrages 
didactiques étaient perdus , cet entretien pourrait presque 
en tenir lieu. C'est du reste, une véritable causerie sans 
gène et sans précaution , où les hasards de la conversation 
autorisent tous les tons et tous les épanchements ; Cicéron, 
pour employer ici les paroles de Montaigne {Essais III, 8), 
« y Juge sainement et seurement, use à toutes mains de 
« ses propres exemples ainsi que de chose étrangère, et 
« témoigne franchement de lui comme de chose tierce. » 
À l'entendre en compagnie d’Attius et de Brutus, on dirait 
un vieil artiste de génie, errant au milieu d’un riche musée, 
où, sans oublier ses propres toiles, il expliqueraït à des amis 
respectueux les chefs-d'œuvre des maîtres et les règles de 
l’art. Enreproduisantles scènes ou spirituelles ou touchantes, 
le style éblouissant et tous les détours ingénieux qui font 
de ce dialogue un modèle du genre, M. Burnouf surpassa 
aisément les traductions de Giry (1652), de Bourgoin (1726): 
:] en trouvait devant lui de plus récentes, mais comme il 
refaisait ce qu'elles avaient prétendu faire , c'est assez dire 
qu'elles lui semblaient fort éloignées de la perfection, et 
qu'il se flattait de mieux atteindre l'original. Fierté légitime 
dans un homme qui, plus tard , a pu aisément recommencer 
des pages de d’Alembert ou de Rousseau, sans que ces noms 
illustres fissent tort à son succès. Traducteur, il eut done 
cette fois dans ses devanciers une concurrence peu redou- 
tabie ; commentateur. il avait à craindre un danger plus 
sérieux , celui de se perdre dans la multitude des person- 
nages évoqués par Cicéron , et d'offrir , dans les notes in 
dispensables à un texte aussi entremêlé de noms propres , 


APPENDICE. 51 


des renseignements incomplets ou douteux. Cependant, 
ses notices sur les orateurs de la Grèce et de Rome, sans 
être un chef-d'œuvre, sans être surtout assez le résultat 
d'études originales , offrent un ensemble satisfaisant. De là, 
sans doute , à certaines parties du commentaire sur Tacite, 
il y a loin ; mais enfin, chez l'homme distrait si long- 
temps de l’érudition historique par tant de causes , par tant 
d'études, on trouve avec plaisir une connaissance aussipré- 
cise des personnages de l'antiquité; son petit commentaire du 
Brutus nous offre, dans une cinquantaine de pages, nombre 
de faits bien appréciés et qui sont le fruit de recherches diri- 
gées patiemment. Si je compare les notes du plaidoyer pour 
P. Quintius à celles de Brutus, je retrouve le même mérite et 
le même défaut ; toutes les explications que donne M. Bur- 
nouf surles points de législation, quiressortissentau procès, 
sont judicieuses et fort claires; mais ici encore, tous lesren- 
seignements paraissent trop, si je puis dire, de seconde 
et même de troisième main. Du reste, aussi bien pour le 
latin que pour le français, le plaidoyer en faveur de P. 
Quintius prête peu aux grands effets et aux grands efforts. 
C’est simplement l’histoire d'un de ces petits procès qui, 
pour être négligés , deviennent des maux énormes et vrai- 
ment funestes aux particuliers , mais dont la postérité a le 
droit de s’ennuyer beaucoup. En vain la jeunesse de l’ora- 
teur, l’infortune du client, le nom d'Hortensius, et celui 
du grand acteur de l’époque, de ce Roscius (Pro. P. Quintio, 
ch. 25) « qui semblait par son talent, seul digne de monter 
« sur la scène, et par ses excellentes qualités plus digne 
« que personne de n’y paraître jamais ; » en vain tous ces 
souvenirs exhortent à écouter, en vain le traducteur rap— 
porte l’état de la cause avec la clarté parfaite d'un vieux 
conseiller ; la cour, je veux dire le lecteur, n’y tient pas, 
et pour mettre le comble , on se retrouve à chaque instant 
dans la plaidoirie de Cicéron lui-même au milieu des sou- 


512 APPENDICE 


venirs importants de Petit-Jean et de l'Intimé {Racine 
a parodié l’exorde dans les Plaideurs, acte IIT, scène 3): 
Je ne sais si J'ai tort ; mais il me semble que M. Bur- 
nouf, en se chargeant de traduire ce discours pour la 
collection des œuvres complètes de Cicéron , donnait une 
preuve de dévouement à la belle et heureuse entreprise 
d'un de ses collègues, M. Jos-Vict, Leclerc , sans faire 
beaucoup pour sa propre réputation. Au contraire , le plai- 
duyer pour Cluentius, accusé d'empoisonnement, est bien 
autrement dramatique, et de plus, au point de vue de l'art, 
il présente un intérêt considérable: c'est déjà la belle phrase, 
si large et si colorée, c’est déjà l'harmonie , c’est la touche 
du plus grand des orateurs romains. En présence de cette 
nature riche et facile, un traducteur s’anime, il s'inspire 
aisément du modèle qu'il suit : la pompe du discours, la 
variété pittoresque du récit l’entrainent lui-même, et le 
talent, soutenu parle génie dont la marche le guide , voit 
doubler sa puissance. Tel me paraît M. Burnouf, lorsqu'il 
fait parler dans notre langue le défenseur de Cluentius ; 
mais c'est surtout comme interprète des Catilinaires que 
sa vigueur et sa souplesse se déploient en liberté, qu’il 
atteint l'original et le touche d'aussi près qu'on puisse le 
souhaiter. Je ne voudrais pas médire de l’abbé d'Olivet ; ses 
travaux surlalangue française {quoiqu’inférieurs à leur répu- 
tation et aux écrits de l'abbé de Dangeauou deBoindin), son 
zèle pour la gloire de Cicéron , enfin l'estime de Voltaire, 
me le rendent respectable ; que l’on compare néanmoins .la 
marche incertaine , embarrassée de sa phrase, la pâleur de 
son style, la faiblesse de ce qu’on pourrait appeler le sens cri- 
tique , lorsqu'il essaie de traduire les Catilinaires,, avec la 
vigueur de M. Burnoufi, et l’on sentira ce que Cicéron per- 
dait! avec l'un , ce qu'il retrouve avec l’autre. 

Le commentaireajouté à la traduction nouvelle me semble 
aussi fortbien conçu , et la précision du langage y fait rés- 


APPENDICE. 513 


sortir une intelligence parfaite des événements comme de 
la constitution politique de Rome au temps de l’orateur. C'est 
que dans un esprit méthodique et sain, les connaissances 
s'ajoutent les unes aux autres et s'enchaînent sams se nuire ; 
c'est que ; pour pénétrer mieux le style de l'écrivain, l’élo- 
quence du consul, laconduite de l'homme d'Etat: pour con 

naître complètement Cicéron , M. Burnoufs'était fortifié par 
unelecture attentive et comparée de Salluste. En 1824, il don - 
nait la traduction des Catilinaires; mais, comme témoignage 
d'une solide préparation à ce travail important , 11 avait 
publié, en 1822, une excellente édition toute latine de 
l'histoire de Catilina. D'abord il n'avait songé qu’à repro- 
duire avec soin les notes et les textes de ses prédécesseurs ; 
mais , en avançant, il reconnut l'insuffisance de ce plan 
pour faire pénétrer la manière de Salluste et sa critique 
historique ; il mesura exactement les besoins du lecteur , 
et reconnut. comme il le dit lui-même, qu'un commen- 
taire, au XIX® siècle, devait avoir une autre marche qu'au 
XVI®. Citerai-je ici toutes les additions qu'il fit entrer dans 
son travail ? Le tableau de la guerre de Jugurtha , le som- 
maire de la vie de Catilina avant sa conspiration et jusqu’à 
la répression du crime, tant d’éclaircissements historiques 
toujours utiles et souvent neufs ? Rappellerai-je le soin 
qu'il montre de rapprocher minutieusement des pensées de 
Salluste les paroles de Thucydide, que l'écrivain latin 
avait pris pour son modèle et dontil ne cessait de s'inspirer ; 
de rassembler tous les ouvrages attribués à son auteur ou, 
les fragments qui s’en trouvent épars, dans les autres écri- 
vains anciens, de détacher,dans toute lalatinité,les morceaux 
intéressants qui se rapportaient à son texte ; de collationner 
cinq manuscrits de la Bibliothèque royale ; de citer les ob- 
jections et les éloges adressés à Salluste , afin de rendre 
bon compte aux lecteurs et à lui-même de ce qui résulte 
de ces assertions contradictoires ? Signalerai-je un emploi 


514 APPENDICE. 


judicieux de certaines règles paléographiques qui, autorisées 
d’ailleurs par le témoignage des anciens grammairiens , 
donnent à son texte, non pas l'aspect d'une de ces mar- 
queteries où se mélange, d’une façon bizarre, l’ortho- 
graphe de plusieurs époques, mais une apparence d’ar- 
chaïsme suffisante et raisonnable ? De pareils détails, si 
j'en essayais la longue énumération, fatigueraient peut-être ; 
aussi, sans m'étendre davantage sur ce commentaire, qu’il 
me soit permis seulement d'en avoir indiqué, sur la parole 
de juges éclairés, la place éminente parmi les travaux les 
plus minutieux et les plus délicats de l’érudition contem-— 


poraine. 


POÉSIE. 


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SALOMON DE CAUS 


OÙ 


LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 


Préambule. 


La découverte de la vapeur est la déconverte la plus 
féconde en révoiutions matérielles el morales, au XIX°. 
siècle. Il n'est donc pas surprenant que l'on cherche , 
dans l’histoire, l’origine des plus anciennes observations 
sur sa force prodigieuse ; que l'on relise, dans ce but, 
les auteurs de l’antiquité; que les sons rendus par la 
statue de Memnon, aux premiers rayons du soleil, 
soient attribués à certain courant de vapeur produite 
aux dépens du liquide dont les prêtres égyptiens gar- 
nissaient l’intérieur du colosse : il n’est pas surprenant 
que l’on cite un éolipyle d'Héron d'Alexandrie, anté- 
rieur de 120 ans à l’êre chrélienne ; les explosions de 
la tête de Bustérich, dieu des Teutons; un orgue du 
IX°. siècle , dont les tuyaux résonnaient à l’aide de la 
vapeur d’eau, etc. Maïs. aux yeux d’une saine cri- 
tique, tout cela est bien loin de la puissance de cet 
agent, démontrée , en 1605, par Flurence Rivault, 
comme un terrible moyen de destruction, et, en 1615, 
par Salomon de Caus, comme une force immense 


522 SALOMON DE CAUS 


qu'on pouvait appliquer aux travaux les plus produc- 
tifs et les plus utiles à l'humanité. 

Quel était ce Salomon de Caus, que M. Arago (1) ne 
balance pas à regarder comme le premier qui ait donné 
la démonstration positive de la force de la vapeur 
d’eau , et mis sur la voie des applications qu'on en 
pourrait faire? C’était un Normand, né à Dieppe , ou 
dans les environs de cette ville; mais un Normand 
peu connu et dont la biographie est fort incomplète. 
Depuis la seconde édition de ses Forces mouvantes , il 
disparait, et nul ne sait Pépoque de sa mort. 

Une tradition dont nos recherches constateront peut- 
être l'origine, nous apprend qu'il entrevit les consé - 
quences de la démonstration qu'il avait donnée de la 
force de la vapeur d’eau. H paraît que l'application de 
ce puissant moteur devint son idée fixe , qu'on Pen- 
ferma, comme fou, vers 1640, et qu'il mourut à Bi- 
cêtre. Cette tradition, füt-elle une erreur, appartient 
à la poésie. L'auteur s'en est emparé, heureux de 
trouver une sorte de légende pour un sujet aussi 
moderne. 


(4).« Sur l'autre rive de la Manche, on en gralifie unanimement 

« le marquis de Worcestre, de l'illustre maison de Sommerset; 

« de ce côté-ci du détroit, nous affirmons qu’elle appartient à un 

«€ humble ingénieur, presque lotalement oublié des biographes, 

« à Salomon de Caus, qui naquit à Dieppe ou dans ses environs. » 
M. ARAGo. Eloge his.orique de J. Watt. 


OU LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 523 


Argument. 


De Caus est en prison, sans cesse occupé de la 
vapeur et des révolutions qu'une telle découverte 
doit opérer dans le monde. Nous le voyons passer 
tour à tour de l'enthousiasme au découragement , 
génie méconnu , dont la torture principale est lindif- 


férence de ses concitoyens. 


C’est une loi du ciel, que proclame l’histoire : 
Tout génie inventeur doit expier sa gloire 
Et la loi s’accomplit! Voyez, sous Richelieu. 


Cet homme dont jadis la Grèce eût fait un Dieu! 


Lui? Salomon de Caus? captif! quel est son crime? 
D'une science ardue a-t-il atteint la cime 

Pour tomber de si haut? ét, cet abattement . 
D'une raison troublée est-ce l'égaremeut?. . 
Mais de hardis pensers à travers son langage 
Brillent, comme l'éclair qui jaillit du nuage. 

Ce n’est plus le savant, le froid ingénieur... 
Oh! comme il a souffert! quel drame intérieur 
Révèlent ses regards qu'allume le génie !..... 
Ecoutez quels discours jette son ironie ! 
Peut-être is sont hautains . l’orgueil les a dictés ; 


Mais de Caus est victime... on pardonne... écoutez ! 


524 


SALOMON DE CAUS 
« Ils répètent « que l’âme humaine 
« Vainement franchit en espoir 
« Les bornes de l’étroit domaine 
« Que traça le divin Pouvoir. 
« Toujours des lueurs ténébreuses, 
« Des ombres, des clartés douteuses, 
« Un âge aux vieux âges pareil. 
« A chercher l'homme se tourmente ; 
« Mais il croit en vain qu'il invente: 


« Rien de nouveau sous le soleil. » 


« — Rien'de nouveau? Quoi! la science 
Se trainant pensive, à pas lents, 

N'a point fait, dans son impuissance, 
Un progrès depuis deux mille ans ? 

La nature encore a ses voiles ? 

À nos veux le front des étoiles 

Se couvre des mêmes bandeaux ? 

Quoi! par une route certaine, 

Aucune flotte européenne 


Ne vogue en des climats nouveaux? 


« Mais de ses compagnons, sur l'onde, 
Bravant les murmures amers, 

Intrépide , calme , d’un monde 

Colomb agrandit l'univers ! 

Mais contre l'erreur insensée 


Gutenberg arma la pensée 


OU LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 


D'un levier qui frappe en tous lieux! 
Mais Galilée, au sort funeste, 
Reculant la voûte céleste, 


Montra l'infini dans les cieux! 


« Ah ! depuis que tant de merveilles 
Ont découvert tant d'horizons, 

Le génie espère, en ses veilles, 
Rompre ses dernières prisons. 
Impatient des vieux systèmes, 

Il s'attaque à tous les problêmes, 
Partout plonge son œil de feu, 

Sûr, dans l’abime d'un mystère, 
Qu'en le révélant à la terre, 


Il est le Verbe de son Dieu ! 


« L'avenir à l'intelligence ! 
L'examen, si long-temps proscrit, 
Soumet tout à l'expérience , 

Et la lettre cède à l'esprit. 

Un symbole usé se déchire, 

Et les souffrances du martyre 
Fécondent les dogmes nouveaux. 
Ainsi chaque progrès s’achète ! 
Dans ce combat, gloire à l’athlète! 


Et... gloire à moi!.. J'ai des bourreaux! 


« Voyez, disent-ils, quelles ombres 


« Se projettent dans son cerveau .: 


525 


526 


SALOMON DE CAUS 
« Des forces, des calculs, des nombres 
« Ont, hélas! éteint ce flambeau! » 
— C'est la démence, à les entendre; 
Et pas un n’a voulu descendre 
Aux épreuves de l'inventeur. 
Donne-moi donc , race profonde ! 
Un globe en fer gros comme un monde, 


Je le brise avec la vapeur! » 


Et Salomon de Caus, comme si d'un nuage 
L'obscurité soudaine eût voilé son visage, 

Reste long-temps muet, pâle, immobile... et puis 
Murmure avec dédain : « Ils ne m'ont pas compris ! » 
Mais son front se relève, et sa face rayonne: 

A ses rêves de gloire heureux il s'abandonne, 

Et voit l'arbre qu'il sème ombrager l'avenir; 

Car un germe inconnu qu'échauffa son loisir, 
Dans un livre jeté, comme force mouvante (1), 

Un germe avait grandi dans sa tête puissante ; 
Après les longs pensers d’un travail assidu, 

Fier investigateur, Salomon avait dû 

À ses raisonnemeuts , à ses expériences , 

D'un principe fécond les vastes conséquences. 

La cause en son esprit enfantait mille effets... 


Il les plia long-temps à d'immenses projets : 


(4) La Raison des Forces mouvantes est le titre de l'ouvrage 
dans lequel Salomon de Caus a démontré nettement la puissance 
de la vapeur d’eau. 


OU LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 527 
Il réformait l'Etat, la guerre, l’industrie ; 
De biens inattendus il dotait sa patrie ; 
Faisait prendre leur vol, prompts comme les éclairs , 
Aux chars sur les chemins, aux vaisseaux sur les mers, 
Demandit des flots d'or pour créer ces merveilles , 


Et de ses plans hardis fatiguait les oreilles. 


Pour des approbateurs , il n'en avait pas un ; 
Et comme Richelieu le trouvait importun , 
Il voulut qu'à ses yeux il ne pût reparaître : 


« Cet homme est fou, dit-il ; qu’on l’enferme à Bicètre ! » 


Du Ministre aussitôt l’ordre fut accompli. 

Dans Bicètre, Ô douleur! de Caus enseveli, 
Pendant plus de quinze ans seul avec son génie, 
De l'absolu pouvoir maudit la tyrannie. 

Mais en sa découverte, en sa constante loi, 

La méditation fortifia sa foi ; 

Et, dès qu'un étranger venait en sa présence, 

Il le sollicitait, au nom de la science, 

Le conjurait d'entendre , et parlait avec feu 

Des voïles que partout jeta la main de Dieu, 

De la nécessité d'observer la nature , 

D’épeler chaque mot de cette énigme obscure ; 
Puis de l'enthousiasme il sentait les transports , 
Quand, des premiers hutnains révélant les efforts, 
Descendant pas à pas les siècles de l’histoire , 


Notant des inventeurs les bienfaits et la gloire, 


528 SALOMON DE CAUS 
Il se disait l’un d'eux!.. car « à toute hauteur 
« L'eau docile montait par sa propre vapeur {l) ; » 
Il prouvait et domptait cette force inconnue , 
Et, rival de ces feux qui déchirent la nue, 
Ce moteur était gros de révolutions. 


—On passait, souriant de tant d'illusions. 


e 


Un jour, assure-t-on, trois nobles d'Angleterre 
Ecoutèrent, pensifs et plaignant sa misère , 

Ses étonnants discours , si pleins de vérités ! 

A l'esprit de l’un d'eux jaillirent des clartés : 
C'était Worcestre, alors insoucieux de gloire, 
Jeune, frivole , ardent, mais qui dans sa mémoire 
Emporta des pensers que mürit Sa raison, 


Quand lui-même à son tour il gémit en prison (2). 


Ainsi, grâce au bonheur d'une réminiscence , 
L'Angleterre conteste, et l'Europe balance 
Entre deux noms, WorcesTREe et SALOMON DE CAUs ; 


Mais d’une erreur jalouse expirent les échos, 


(4) « Réfléchissant sur l'énorme ressort de la vapeur d’eau for- 
tement échauffée, de Caus vit le premier qu’elle pourrait servir 
à élever de grandes masses de ce liquide à toutes les hauteurs 
imaginables. » M. ArAGo. Eloge historique de J. Watt. 

(2) « Worcestre, gravement impliqué dans les intrigues des 
dernières années du règne des Stuarts , fut enfermé dans la tour 
de Londres. » M. AraGo. Zloge historique de J. Watt. 


OU LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 529 
Et la Tamise enfin cède aux droits de la Seme 
Devant l'autorité d'une date certaine [1). 
La vapeur a grandi chez les fils d’Albion, 


C'est leur insigne honneur : à nous l'invention. 


Arrière , nation superbe 

Qui nous disputes la vapeur ! 

La province où naquit Malherbe , 
Donna le jour à l'inventeur. 

Dans les langes de sa pensée, 
Quarante ans de Caus l'a bercée 
Pour les peuples les plus lointains. 
Il la montrait parée ou nue, 

Et de sa force méconnue 


Prédisait les nobles destins. 


Les divins rêves qui sans nombre 
Consolaient sa captivité , 

Ne furent qu'une image, une ombre 
Dont a lui la réalité. 

Fille de l'antique Neustrie, 

La vapeur doit à l’industrie 

Son rapide et sublime essor. 


La voyez-vous dans les Deux-Mondes ? 


(1) La Raison des Forces mouvantes fut publiée par de Caus, 
en 1615 , etle Century of inventions , par Worcestre, en 1663. 
En admettant que ce dernier ouvrage renfermât une Chéorie pré- 
cise de la force de la vapeur, la publication de l’auteur français est 
de quarante-buit ans plus ancienne que celle de l’auteur anglais. 


30 


SALOMON DE CAUS 
Elle vole !.. et ses mains fécondes 


Sèment le fer, moissonnent l'or. 


La voyez-vous creusant la terre? 
Dans les mines, par son secours, 
Désormais l’homme pourra faire 
L'œuvre de vingt ans en vingt Jours. 
La vapeur perce les montagnes : 

Par elle en d’incultes campagnes 
Eclosent de puissants Etats; 
Bientôt, supprimant les distances, 
Du lien de ses ponts immenses 


Elle unira tous les climats. 


Dis encore que tu sommeilles, 

Race humaine!...Mais, d'un seul bond, 
Avenir, oh! quelles merveilles 
S'élancent de ton sein fécond ! 

Les haines meurent étouffées : 

La science , de ses trophées 

Pare toutes les nations, 

Et l'Alliance universelle 

Eteint, de sa main fraternelle, 


La voix des révolutions. 


L'homme jouit de sa puissauce , 
Et regarde comme insensé 
Le tribut de sa longue enfance, 


L'antagonisme du passé. 


OU LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 537 
De la concorde saint apôtre, 
Il court, vole d'un pôle à l’autre, 
Et présente de toutes parts, 
Avec la paix. en biens fertile, 
Les douces lois de l'Evangile 


Et les miracles de nos arts. 


Et lorsque d’une ère nouvelle 
L'aube se lève avec amour, 

Le préjugé , toujours rebelle, 
Vante la nuit, maudit le jour! 
Cetie résistance est impie : 

Une aveugle philanthropie 

Traite le pauvre en vil bétail, 
Quand, aux chaînes de la matière 
Pour jamais rivant sa misère, 


Elle éternise le travail (1). 


(4) « S'obstiner à exécuter de main d'homme, laborieusement , 
chérement , des travaux que les machines réalisent en un clin- 
d'œil et à bon marché; assimiler les prolétaires à des brutes ; 
leur demander des efforts journaliers qui ruinent leur santé, et 
que la science peut tirer au centuple , de l’action du vent, de 
l'eau , de la vapeur , ce serait marcher en sens contraire du but 
qu'on veut alleindre ; ce serait vouer les pauvres à la nudité, 
réserver exclusivement aux riches nne foule de jouissances qui 
sont maintenant le partage de lout le monde ; ce serait , enfin , 
revenir de gaîlé de cœur aux siècles d'ignorance , de barbarie et 
de misère, » 

M. ARAGo, Eloge historique de J. H'att. 


SALOMON DE CAUS 
Le travail est une loi dure, 
Imposée à l'homme proscrit , 
Mais assujettir la nature 
Est le triomphe de l'esprit. 
A la vapeur notre génie 
Emprunte une force infinie ; 
Appliquons cet agent dompté. 
Que nous importe le martyre, 
Si chaque invention conspire 


Au bonheur de l'humanité ? 


Ainsi roulent nos destinées | 
Toujours des buts au rude acces 
Toujours des luttes acharnées 
Dans la carrière du progrès. 
Nobles efforts ! combat sublime , 
Où, vainqueur, l'athlète victime 
Est un spectacle solennel ! 
Courage , faible créature ! 

Tes conquêtes sur la nature 


Sont l’encens qu'aime l'Eternel. 


OU LA DÉCOUVERTE DE LA VAPEUR. 533 


Dans ces jours d'espérance, où ma Muse normande 
D'un Normand méconnu consacrait la légende , 
Deux mondes fraternels , oubliant les’combats, 

De pacifiques nœuds enlaçaient leurs Etats, 

Et de siècles meilleurs ils saluaient l’aurore. 

Des ferments de discorde apparaissaient encore. 

D'un suranné courroux s'entendaient quelques mots... 
Stériles sons! C'était l'émotion des flots 

Qui. rentrés dans le calme, ont, après la tempête, 
De légers chocs, des bruits expirant à leur faîte. 
Mais partout l'Industrie, aux peuples étonnés 
Montrait leurs vastes champs de railways sillonnés , 
Des palais s'élevant où gisaient des cabanes, 

Et, comme un char ailé, d'immenses caravanes 
D'une vitesse égale au vo! des aquilons, 


Emportant par milliers de nomades colons. 


Ce hardi mouvement de l'humanité sainte 


Pour moi resplendissait d’une divine empreinte. 


SALOMON DE CAUS 
Marchez, dis-je, le ciel sourit; marchez sans peur 
Peuples, espoir et foi! car à tous la vapeur 
Dans l’œuvre humanitaire assignera des rôles, 
Inira l’onient, l'occident, les deux pôles , 
Et les embrassera dans un cercle d'amour. 
A l'horizon lointain je vois poindre ce jour, 
Ce jour que de ses vœux l'ignorance recule 
Et dont nous traversons l'étrange crépuscule ; 
Jour fortuné , que voile encore l'avenir, 
Mais où des intérêts la lutte doit finir 
Où doit dans le bonheur expirer toute haine; 
Jour d'ineffable joie, où, de la race humaine 
Le chef mystérieux, l'invisible soutien, 


Dieu dira de nouveau : « Ce que j'ai fait est bien. » 


LE XVI SEPTEMBRE, 535 
LE XVI SEPTEMBRE, 
ÉLÉGIE , 


Par M. ALPHONSE LE FLAGUAITS. 


Jour sombre et douloureux, jour de deuil et d’alarmes, 
Que je passe, rêveur , au jardin des cyprès , 
Reviendras-tu toujours , me demandant des larmes, 


Réveiller dans mon cœur de déchirants regrets ? 


Alors, mourante sur sa couche, 
Pour ses pauvres enfants elle invoquait les cieux; 
Mais bientôt la prière expira sur sa bouche , 


Et je vis se fermer ses yeux. 


Et ma sœur était là, blanche , morne, débile, 

Hélas ! et froide autant que le marbre immobile , 

Qui ne répondait pas à son baiser d'adieu. 

Je vois le buis bénit, le crucifix d'ivoire , 

Les cierges, le linceul apportés dans un lieu 

Où ne nous restait plus même un songe illusoire. 

Ce tableau, pour toujours empreint dans ma mémoire, 


Me suit dans mes erreurs et me ramène à Dieu. 


36 


536 LE XVI SEPTEMBRE , 


De ce spectacle funéraire 
On vint pour m'arracher.….. je priais...… Je pleurais..… 
Je mêlais mes sanglots aux sanglots de mon frère. 
« Tes trois enfants chéris, quoi! tu les quitterais, 
« Disais-je , Ô ma mère... ma mère... ! » 
Je voulus l’embrasser et demeurer auprès ; 


On la ravit bientôt à mon angoisse amère.” 
x 


Regrets et soupirs superflus , 
Vous ne rendez pas ceux que la mort nous enlève ! 
Je pleure ce passé qui ne fut qu'un beau rêve, 


Je pleure d'heureux jours qui ne reuaitront plus. 


Elle était bonne et tendre , elle était jeune et belle. 
Un souffle rapide et glacé, 
Précurseur douloureux d'une fièvre mortelle, 


Sur son front pur avait passé. 


Elle céda bientôt à ce mal qui déchire... 

Je sentais ses langueurs , j'éprouvais son martyre. 
Son époux, ses enfants veillaient à ses côtés ; 
Pour eux sa bouche encore exprimait un sourire … 


Ses derniers jours étaient comptés ! 


Mais avant que son âme ouvrit déjà son aile, 


Sa main nous confiait de légers souvenirs, 


ÉLÉGIE. 537 


Comme si nos regrets devaient mourir comme elle ! 
Ah ! c'était le dernier de ses tristes plaisirs ! 
Si l'espérance fut cruelle 
Envers son cœur trahi qui l’invoquait tout bas , 
La douleur lui resta fidèle 


Et ne la quitta qu’au trépas ! 


Quand tu jouis d’un sort prospère , 
Pourquoi versé-je encor des pleurs ? 
Ange fatigué de la terre , 


Tu fus te reposer ailleurs ! 


Alors , comme aujourd’hui , les feuilles jaunissantes 
Tombaient des rameaux éplorés , 
Tandis que des clochers les voix retentissantes 


Remuaient nos cœurs déchirés. 


L'été voyait languir les fleurs de sa couronne ; 
Quelques rayons douteux de l’astre des saisons 
Descendaient en mourant sur nos champs sans moissons : 
J'entendais soupirer les brises de l'automne , 

Et ces accents mélodieux 

Ressemblaient aux tristes adieux 


D'une âme qui nous abandonne ! 


Ces jardins, ces bosquets aux mourantes couleurs 


Devaient entretenir nos cruelles souffrances , 


538 LE XVI SEPTEMBRE. 


Car ils se montraient à nos cœurs 


Et pleins de souvenirs et vides d'espérances ! 
x 


Combien de jours passés depuis le triste jour 
Où je la vis, comme inspirée , 
Presser, lorsque sonna le départ sans retour , 


Sur sa bouche décolorée 


Humble pensée , à toi qui fus sa fleur chérie , 
Sous son aiguille ou son pinceau 
Tu naïissais , tu brillais, belle et jamais flétrie ; 


Fleuris au pied de son tombeau ! 


O ma mère! J'irai sur ta cendre adorée 
Murmurer des hymnes pieux, 

Et peut-être, quittant le séjour glorieux , 
Par ma voix ton ombre attirée, 


Consolera mon cœur en me parlant des cieux. 


dé "APRES es ut, 


ÉLÉGIE. 
ÉLÉGIE, 


Par le même. 


J'ai déchiré mon cœur aux épines du monde, 

Il en garde à jamais la blessure profonde ; 
Confiant et sensible , il s'était épanché 

Devant de faux amis ..… et, tout eflarouche , 
Ainsi qu'un faible oiseau détourné de sa route, 
Il regrette son nid sous l’odorante voûte ; 

Il ne respire plus l'haleine des lilas ; 

Son aile est repliée ; il gémit , il est las ! 

Le saint enthousiasme , élément de son être, 
A ses impressions ne se fait plus connaître ; 

Sa vie est terminée , il ne peut fuir la mort... 
Pour revivre à l'amour faisant un vain effort, 
Triste et désabusé , sur lui-même il retombe, 

Et la tendre élégie a préparé sa tombe. 

Ah ! que faire d’un cœur qui ne peut plus aimer ? 
Dans les plis du linceul il le faut enfermer. 

Les fausses voluptés lui seraient trop amères : 
Il sait le peu de prix des plaisirs éphémères ; 
Les nobles sentiments aspirent aux vrais biens , 


Et l'amour n'est pas fait pour les honteux liens. 


539 


& 
54o ÉLÉGIE. 


Rêves délicieux éclos dans la jeunesse , 

Mystérieux tourments mêlés à Son ivresse , 

Extases de bonheur, craintes , soupirs, dangers, 
Ainsi que les printemps vous êtes passagers ! 

Le parfum d’une fleur, le regard d’une femme, 
Sont parfois deux poisons qui glissent jusqu'à l'âme, 
Et le plus doux soupir de la harpe d'amour 

Est souvent un mersonge exhalé pour un jour ! 
Après la foi, l'amour, l'extase et le génie, 

À nos yeux attristés se montre l’ironie. 

Notre vie est changée : adieu tous nos trésors, 

Et les plus chers objets de nos ardents transports ! 
Mais quand l'illusion nous a ravi ses charmes, 
Pour dernière fortune 1l nous reste nos larmes , 

Et nous les répandons , en connaissant leur prix , 
Sans redonner des fleurs à nos destins flétris. 

La jeunesse, mon Dieu, trompe avec l'espérance : 
L'âge mûr, plus sévère , instruit par la souffrance. 
Hélas ! telle est la loi du monde où nous vivons , 
Nos bonheurs les plus vrais sont ceux que nous rêvons , 
Et la réalité n'apporte sur la terre 


Que la froide raison et le devoir austere! 


ÉLÈÉGIE. 541 


ÉLÉGIE, 


Par Me. L. C. 


Quand l'orage cruel, d'une haleine enflammée , 
A soufflé tout le jour sur la plaine embaumée : 
Vers le soir, relevant son calice vermeil , 

La rose dont la pluie a courbé le feuillage, 
L’épi dans le sillon, l’arbuste du bocage, 


Disent entre eux : Demain nous rendra le soleil. 


Moi, qui souffre comme eux, comme eux aussi j'espère ; 
Je le sens, loin de moi, cette tristesse amère 
Quelque jour pourra s'écarter ; 
Car je le reverrai. Mystérieuse et pure, 
Une voix dans mon sein sans cesse me l’assure ; 


Et j'ai besoin de l'écouter. 


Oui, je le reverrai. Toute ma destinée 
Ne doit point s'écouler dans la plainte et les pleurs ; 
Et le sort n’a point dit, le jour où je suis née : 


Sois le partage des douleurs. 


Ma mère, il m'en souvient, autour de mon enfance 


Répandit les soins les plus doux ; 


# 
542 ÉLÉGIE. 


Et son frout rayonnait de joie et d'espérance, 


Quand j'accourais sur ses genoux. 
* 


Sur mon berceau paisible elle jetait des roses , 
Symboles du plus beau destin. 
Le ciel, pour me tromper, par de si douces choses , 


Eùût-il enchanté mon matin ?.. 


Les noirs pressentiments , la tristesse inconnue, 
Au milieu de mes jeux, n'ont point saisi mon cœur ; 
Vers mon bel avenir j'ai tant porté la vue ! 


J'ai tant désiré le bonheur ! 


Ah ! le bonheur, c’est son sourire, 
C’est son regard chéri, son silence , sa voix ; 
C'est cet enchantement que je ne puis décrire , 


Mais que je veux encore éprouver une fois. 


Non, je ne mourrai point sans te revoir encore , 
Idole de ma jeune aurore ! 
Mon cœur me l’a promis: pourrait-il s’abuser ? 
Mon avenir, hélas ! est sombre en ton absence , 
Mais lorsque je te vois, une vive espérance 
Vient soudain l'embraser ; 
Pareille à ces vapeurs , à la course légère, 
Aux reflets onduleux, 
Qui promènent encor sur la pâle bruyère , 


Un rayon du soleil qui s’efface à nos yeux. 


ÉLÈÉGIE. 543 


. ÉLÉGIE, 


Par Mee LC 


Que j'étais jeune encore, alors que son image 
M'apparut au milieu d'un délire trompeur ! 
Quand son nom prononcé fit pâlir mon visage , 


Et frissonner mon cœur ! 


Combien de vœux, depuis, ont tourmenté mon âme ! 
Que de jours sans repos ! que de songes de flamme! 
De tout mon avenir il était le trésor. 

J'ai connu pour lui seul et l’attente et la crainte ; 
J'ai lassé l'amitié de ma stérile plainte, 


Et rien n’a pu changer mon sort. 


Le pelerin . courbé sous le fardeau de l’âge, 
Marchant avec effort dans le désert sauvage, 
Sait qu'il verra les lieux qu’il a tant désirés ; 
Qu'il se reposera sous leurs ombres profondes , 
Et lavera , le soir, au courant de leurs ondes, 


Ses pieds poudreux et déchires. 


La recluse, insensible aux plaisirs de la terre, 
Seule, à genoux, la nuit, au fond du sanctuaire, 
En contemplant l'autel où s'exhalent ses vœux, 


Sent que de sa secrète et longue pénitence, 


L 
544 ÉLÉGIE. 


L'humble soupir parvient au Dieu qui récompense . 


Et l'appellera dans les cieux. 


Mais celle qui brèlant d'une ardeur insensée, 

Du seul bien que j'envie occupa sa pensée , 

Ne satisfera point son délirant espoir. 

Oui, malgré ses transports, l'amour mystérieuse , 
Cet immortel tourment de mon ame rêveuse , 


L'amour est sans espoir ! 


Eh bien ! puisqu'à vingtans ma vieest inutile, 
Préparez le gazon pour mon dernier asile ; 

1l est temps d'y chercher la paix. 

Adieu, vous dont la main encore 
Me montrait dans mes cieux une plus belle aurore! 


Ne me donnez pas de regrets. 


Je n'ai rien mérité. Sur la tombe isolée 
Qu'une plainte par vous ne soit point exhalée ! 
J'ai consumé mes jours d'un impuissant désir. 
Et vous qui consoliez ma jeunesse troublée, 


Vous, je n’ai pas su vous chérir. 
] P 


C'est un pardon que je réclame : 
Que dans sa fuite au moins il protège mon âme! 
Un seul, peut-être, un seul, touché de mon trépas , 
Devrait à mon cercueil une rose effeuillée , 
Image de douleur, de ses larmes mouillée... 


Je ne l’obtiendrai pas ! 


LE RÉVEIL D'EDMOND. 545 


LE RÉVEIL D'EDMOND, 


Par Mme L. C 


L'aurore , qui se joue entre les rideaux bleus, 

De ses plus doux rayons vient cäresser tes yeux, 
Et j'entends commencer auprès de mon oreille 

Ce murmure charmant d’un enfant qui s’éveille; 
Mouvements si légers que le léger berceau 

N'a pas même oscillé sous son léger fardeau ; 
Sons inarticulés dont la plainte est plus douce 
Que celle du zéphyr qui passe sur la mousse ; 
Ineffables accents de moi seul entendus ! 

Ah ! viens, unique objet de toutes mes tendresses, 
Viens ! pour toi j'ai du lait, pour toi j'ai des caresses ; 


A ton âge adorable il ne faui rien de plus. 


Salut , mon doux enfant ! pour ma vue enchantée 
Ta beauté dans la nuit semble s'être augmentée. 
Côte à côte goûté , même un heureux sommeil 

Me retrace l'absence ; ah! fêtons le réveil. 

Enfant, presse long-temps ta lèvre veloutée 

Sur la coupe fidèle à ta soif présentée , 

Et laisse-moi long-temps caresser de mes doigts 


Ton corps vermeil et frais , fleur et marbre à la fois. 


546 LE RÉVEIL D'EDMOND. 


Laisse-moi contempler, d'un regard idolâtre, 
Ton front pur, tes chers yeux de sommeil encore pleins , 
Tes deux petits pieds, dont l’albâtre 


N'a pas encore marché dans nos rudes chemins. 


Mon Dieu! laissez vers vous monter mon cri de Joie | 
Mon Dieu ! ce nouveau jour que votre main m'envoie, 
Dont l’aube voit l'enfant sourire sur mon cœur, 
Oui, c’est encore un jour de paix et de bonheur. 
Jusqu'à l'heure du soir à ses vœux asservie , 

A ses moindres besoins je vais donner ma vie ; 
N'’exister que pour lui ; m'enivrer tour-à-tour 

De sa douce gaîté , de son accent d'amour ; 
Soutenir sur mon bras sa tête que j'adore ; 

Et, renouant pour lui tous mes rêves d'espoir, 
Epier la pensée , et déjà l’entrevoir 


Dans sa jeune âme qui s’ignore. 


Oh! faites-moi demain aussi doux qu'aujourd'hui ! 
Mon Dieu ! faites ainsi passer toutes mes heures ! 
De tous les biens donnés aux terrestres demeures 
Je ne vous demande que lui. 
Mais que toujours , toujours cette grâce infinie 
Soutienne l'humble cœur qui dans vous espérait ; 
Mesurez-moi votre bienfait 
Aux rigueurs de mon agonie. 
Laissez cet ange ami: qu’il me ferme les yeux, 
Pour que sans murmurer j'achève mon épreuve, 
Pour qu'un jour ma tendresse veuve 


A mon beau premier-né se réunisse, aux Cieux ! 


AUX POÈTES. 547 


AUX POÈTES. 


O mes premiers amis , à mes frères poètes , 

Des intimes secrets intimes interprètes 

Quel que soit de mon cœur le dégoùt ou l'ennui , 
Quelque poids douloureux qui s’affaisse sur lui, 

Si l’un de vos accords parvient à mon oreille, 

Mon oisive langueur aussitôt se réveille ; 

Comme l'œil de l'amour , de plaisir animé , 
Parcourt les traits formés par un objet aimé , 

Mon œil, se détournant des choses de la terre, 

De vos livres chéris embrasse le mystère. 

Tous , vous avez pour moi, du cèdre à l’arbrisseau , 
Quelque chose de doux , de consolant, de beau. 

Si l'aigle glorieux étend ses grandes ailes . 

J'admire en frémissant ses ardentes prunelles ; 

Si le cygne se pleure en accords déchirants, 

Tout mon cœur s’abandonne et se fond à ses chants ; 
Enfin si quelque voix inhabile et timide 

Murmure , je me crois son amie et son guide : 
Sympathie ignorée , innocente union 


Dont j'aime à caresser la pure illusion ! 


Oh! c'est que , voyez-vous, la sainte poésie 


C'est ce que j'ai connu de meilleur dans ma vie , 


548 AUX POÈTES. 


De plus doux , de plus riche en longs enchantements : 
C'est elle qui me rend les jours de mon printemps, 
Fierté , rêves d’un jour, amitié dévouée , 

De mon cœur ingénu tendresse inavouée : 

Tous ceux que j'ai perdus , tous ceux que j'ai chéris, 
Reviennent , à sa voix, me faire un paradis. 
Frères, soyez bénis pour le bien que vous faites ! 
Je crus jadis, (6 temps des vanités secrètes | } 

Je crus, quand j'écoutais vos accords à genoux, 

Que la muse daignait m'appeler comme vous ; 

Et qu’elle encourageait ma main faible et novice 

A porter une pierre au commun édifice. 

N'était-ce qu'une erreur ? parfois je rêve encor 
Qu'elle avait dans mon sein déposé son trésor , 
Mais qu'un hasard fatal a, bien avant le terme , 
De ses dons précieux étouffé le doux germe. 
Qu'importe maintenant ce songe tant aimé ? 
L'avenir par mes vers ne sera pas charmé ! 

Allez , frères ; allez nouer les blondes gerbes , 

Où je n’ai su cueillir que de stériles herbes. 

En vous voyant si grands et si chéris des cieux , 


Aucun regret jaloux n’attristera mes yeux. 


LE PASSÉ. 


LE PASSE. 
Ca 


Respect à mes jeunes amours ! 

Sort maintenant calme et prospère . 
Bonheur d’épouse, orgueil de mère, 
Des souvenirs souffrez le cours : 


Respect à mes jeunes amours ! 


Ils étaient si purs et si doux ! 

Si puissants me semblaient leurs charmes ! 
Si le ciel les baigna de larmes, 

C'est que le ciel en fut jaloux. 


Ils étaient si purs et si doux ! 


Nul ne connaîtra mon secret, 
Car, pour ces mystères étranges, 
Il faut, chastes comme les anges, 
Des mots de bonheur, de regret. 


Nul ne connaîtra mon secret ! 


Je l'aimai, je l'aimai long-temps. 
On pense en vain que je l’eublie, 
Et son image est recueillie 

Dans mon âme avec ses accents. 


Je l'aimai, je l'aimai long-temps ! 


549 


5o 


LE PASSÉ. 


Respect à mesjeunes amours ! 

J'ai tant vécu de sa présence, 

J'ai tant souffert de son absence, 

Que mon cœur s’en souvient toujours. 


Respect à mes jeunes amours ! 


OUVRAGES 


OFFERTS A L’ACADÉMIE. 


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OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE, 


MM. 


Amior. Mémoire sur diverses propriétés des surfaces 
du 2°. ordre, déduites de la théorie des focales. 


ArTuR. Instruction théorique et applications de la 
règle logarithmique ou à calculs. 


BERNARD-FORTIN. Etudes sur les travaux maritimes. 


BERTRAND. Rapport lu dans la séance de rentrée des 
Facultés, le 16 novembre 18/6. 


BEsNARD (Georges). De la dot mobilière. 
Boxarous. La cveillette de la soye, édition annotée. 
Borpes. Torrents dans la vallée, poésies. 


BouzLer. Étude comparative sur les Etats-Généraux 
de France et le Parlement d'Angleterre. 


BrANDEIS. Mémoires et observations pour servir à 
l'étude et au traitement des maladies mentales ( 1°. 
fascicule ). 


554 OUVRAGES 


CasTEL. Compte-rendu de lexcursion faite à Tournay, 
le 5 juin 1845. 1 


dr 
CHarma. Essai sur le langage, 2°. édition. —Biographie 


4 


de Fontenelle, 2°. édilion. 


CHauvin. Discours prononcé à Caen, le 16 novembre 
1846, dans la séance solennelle de la rentrée des 
Facultés. 


Cocuer. Culture de la vigne en Normandie. 


CHesxox, Slabstique du département de l'Eure (Bo- 
tanique). 


DE Caumonr. Congrès scientifique de France; 12°. 
session. — Institut des provinces de France. Mé- 
moires, 2°. série, tome 1%,— Annuaire de l'Institut 
des provinces et des Congrès scientifiques. 


Derosse. Insurreclion de la Pologne. 


DELACHAPELLE. OEdipe à Colone, traduit en vers fran- 
çais. 


DEecacopre. Esquisses de philosophie pratique. 


De RoosmaLen. Études littéraires, — Les mystères de 
la Providence. 


Desnoyers (I.) Recherches géologiques et historiques 
sur les cavernes, particulièrement sur les cavernes 
à ossements de mammifères fossiles. 


OFFERTS A L'ACADÉ IE. 555 


ex 


Dezogry (Ch.). Considérations sur les causes de, la 
grandeur des Romains et de leur décadence, par 
Montesquieu, avec des notes philologiques , histo- 
riques et littéraires. 


D'Housre-Firuas. Voyage à Pæstun.—Rapport fait 
à l’Académie du Gard sur le Congrès scientifique de 
Gênes. 


Duran». Fabrication des bières à froid. — Rapport 
sur un Mémoire de M. Durand, intitulé : Recherche 
et fuite de la lumière par les racines, par M. Du- 
trochet. — Rapport sur deux mémoires intitulés, le 
se, : Mémoire sur la tendance des racines à s'enfon- 
cer dans la terre, et sur leur force de pénétration, 
par M. Payer; le second : Mémoire sur un fait sin- 
gulier de la physiologie des racines. par M. Durand. 
— Mémoire sur un fait singulier de la physiologie 
des racines , leur pénétration dans le mereure. — Du 
système d'exploitation des prairies naturelles , dit 
le système du piquet , et de l'influence des plantes 
aromatiques dans l'alimentation du bétail. 


Epox. Abrégé de l'histoire sainte , 4°. édition. 
EGcer. Études sur lPantiquité. Aristarque. — Revue 
des traductions françaises, en vers, d'Homèêre. — 


Polémon, le voyageur archéologue. 


FazLus. Dissertation sur le cœur de saint Louis. 


556 OUVRAGES 
Faucon (Jacques). Essai historique sur la châtellenie 


de St.-Georges-d'Aunay. 


GASTAMBIDE. Traité théorique et pratique des contre- 
façons en tous genres, ou de la propriété en matière 
de littérature , théâtre , musique, etc. — Discours 
prononcé à la rentrée de la Cour royale de Caen, le 
3 novembre 1846. 


Guizcory. Discours prononcé à la Société industrielle 
d'Angers, dans la séance du 2 mai 1846. 


Hizaire DE NÉvVILLE. Réflexions sur l'utilité de la 
recherche et de la conservation de nos antiquités 
nationales. 


Hue pe CALIGNY. Traité de la défense des places 
fortes. 


James (Constantin). Études sur l’hydrothérapie. 
Jamer. Notice sur la vie de P.-F. Jamet. 


Jocimonr. Appel aux législateurs , aux antiquaires et 
à l’opinion publique , etc. 


LaBBey. La Phrénologie et le Jésuitisme. 
LapoucETTE (le baron de). Mélanges. 


L'AINÉ DE NÉEx. Histoire et antiquités du marquisal 
de Ségrie-Fontaine. 


OFFERTS A L'ACADÉMIE. 557 
Lazmanp (Jules). Journal de l’arrondissement de 
Valognes. Années 1845 et 1846. 


Le BReTon (Th.). Espoir , poésies nouvelles. 


LECHANTEUR DE PONTAUMONT. Voyage géologique à 
Carentan. — Raoul de Rayneval , ou la Normandie 
au XIV:. siècle. 


LécHaAuDÉ-p’Anisy. Recherches sur le Domesday . ou 
Liber Censualis d'Angleterre. 


Le Coeur (J.). Des bains de mer. Guide médical et 
hygiénique du baigneur. 


Le FLaGuais (Alphonse). Les Neustriennes. — Aux 
Antiquaires, après le manifeste de l’Académie des 
Beaux-Arts au sujet du style ogival. 


Le HÉRICHER. Avranchin monumental et historique, 
tome 1°”. 


Le SauvaGE. Mémoire sur les tumeurs albuminosgéla- 
tineuses (fibreuse des auteurs). 


LEsrRADE. Les Nuits romaines. 


LE TERTRE. Stances à l’occasion du mariage de S. A. 
R. le prince de Montpensier et de lPInfante d'Es- 
pagne. 


MAGu. Poésies, — Poésies nouvelles. 


558 OUVRAGES 


Maircer-Lacosre. Réponse à la 3°. lettre de M. 
Charma , sur la traduction. 


MaLo (Charles). Appel à tous les corps scientifiques 
de France, pour la fondation d’un journal , etc. 


MAxcez (Georges). Charles Porée, étude biographique. 
— Tiphaigne de la Roche , id. 


MariE-Dumesniz. Le Roi des Français ; nouvelle 
Neustrienne. 


More (A.). Eloge de J.-L. Burnouf. 


MuwareT. Annuaire de l’économie médicale, pour 


1845. 


Parey. Rapport sur le style architectural le plus con- 
venable pour la construction des églises. 


Pescue. Notice cranioscopique et biographique sur 
M. J.-R. Pesche , par M. C. Place. —De la sainteté 
du serment. — De la culture du pommier à cidre 
dans le département du Doubs. 


Pezer. Études sur l'administration de la justice et l’or- 
ganisation judiciaire en Basse-Normandie, et 
particulièrement dans le Bessin , avant la suppres- 
sion des anciens tribunaux , en 1700. 


PorGnanT (Adolphe). Le Rhin et les provinces Rhé- 
nanes. 


OFFERTS À L'ACADÉMIE. 559 


RaBusson. Développements historiques sur l’origine 
de la race française. 


Ravaisson. Essai sur la méthaphysique d’Aristote , 
tome 2°, 


RENAULT. Visite aux environs de Coutances. — Voyage 
à l'abbaye de la Trappe. — Essai historique sur 
Coutances. 


Riogé. Réflexions sur l’histoire et limportance de la 
procédure criminelle. 


Roux-FEerRAnNp. Des sentiments moraux et des pas- 
sions humaines, au point de vue chrétien. 


RicaarD. Le duc d'Orléans à Rouen (1492). 


SaLm (M. la princesse de). Notice sur la vie et les 
ouvrages de Mentelle. 


SorBiER. Biographie de Jean de la Vacquerie. 

STIÉVENART. Harangues d'Eschine et de Démosthènes 
sur Ja Couronne. — Orateurs et sophistes grecs — 
Essai de traduction d'Ilomère , 6. chant de PHiade. 


THomNE. Du chemin de fer de Paris à Caen et à Cher- 


bourg. 


Travers (Jalien). Annuaire du département de la 
Manche , pour 1845 , 1846 et 1847. — Salomon de 


Caus , ou la découverte de la vapeur. 


560 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 


TurQuETY (Edouard). Poésies. 
ViEILLARD (P.-A.). Imogine , cantate. 


ViNGTRINIER. Eloge académique du docteur Navet. — 
Statistique spéciale des maisons de répression. — 
Examen des comptes de l'administration de la jus- 
üice criminelle , publiés depuis 1825 jusqu’en 1843. 
— Cas rare de guérison de tétanos. 


Wazras. Observations sur le Polyeucte de P. Cor- 
neille. — Polyeucte , martyr, tragédie chrétienne 
par P. Corneille, avec le commentaire de Voltaire , 
un choix de notes de divers auteurs et un commen- 
taire nouveau; acte 1°". — Essai sur le véritable 
Saint Genest de Jean Rotrou. 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES , 


QUI ADRESSENT LEURS PUBLICATIONS A L'ACADÉMIE 
DE CAEN. 


Académie française. 

Académie des sciences morales et politiques. 
Athénée des arts , à Paris. 

Comité historique des arts et monuments , à Paris. 
Société philotechnique , à Paris. 

Société de géographie , à Paris. 

Société française de statistique universelle , à Paris. 
Société générale des naufrages , à Paris. 

Société de l’histoire de France, à Paris. 

Société royale d’émulation d’Abbeville. 

Société royale d’émulation et d'agriculture de l'Ain 
ociété industrielle d'Angers. 

ociété royale d'Arras. 


un 


Sociélé des sciences, d'agriculture el arts du Bas 
Rhin. 

Athénée du Beauvaisis. 

Société archéologique de Béziers. 

Sociélé des sciences et des belles-lettres de la ville 
de Blois. 

Académie royale des sciences ; belles-lettres et 
arts de Bordeaux. 

Société royale d'agriculture et de commerce de Caen. 

Société de médecine de Caen. 

Société linnéenne de Normandie. 

Société des antiquaires de Normandie. 


562 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


Société philharmonique du Calvados. 

Société d’horticulture du Calvados. 

Association normande. 

Société française pour la conservation et la descrip- 
tion des monuments historiques. 

Société vétérinaire de la Manche et du Calvados. 

Société d'archéologie, de littérature, sciences et arts 
des arrondissements d’Avranches et de Mortain. 

Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres 
de Bayeux. 

Société d’émulation de Cambrai. 

Société d'agriculture, arts et commerce de la Cha- 
rente. 

Société royale académique de Cherbourg. 

Académie royale des sciences, arts el belles-lettres 
de Dijon. 

Société médicale de Dijon. 

Société d'agriculture, sciences naturelles et arts du 
Doubs. 

Société libre d'agriculture, sciences, arts et belles- 
lettres du département de l'Eure. 

Société académique, agricole, industrielle et d’in- 
struction de l'arrondissement de Falaise. 

Académie des Jeux-Floraux. 

Académie du Gard. 

Commission des monuments historiques de la Gï- 
ronde. 

Societé Hävraise d’études diverses. 

Société d'agriculture, sciences, arts el belles-lettres 
du département d'Indre-et- Loire. 

Société d’émulation du département du Jura. 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 563 


Société royale des sciences, de l'agriculture et des 
arts de Lille. 

Société royale d'agriculture , sciences et arts de Li- 
moges. 

Société d'émulation de Lisieux. 

Société royale académique de la Loire-Inférieure. 

Académie royale des sciences, belles-dettres et arts 
de Lyon. 

Société royale d'agriculture , sciences et belles- 
lettres de Mâcon. 

Société d'agriculture, d'archéologie et d'histoire 
naturelle du département de la Manche. 

Société royale d’agricuilure, sciences et arts du 
Mans. 

Société d'agriculture, coinmerce, sciences et arts 
de la Marne 

Académie de Marseille. 

Académie royale de Metz. 

Société d'histoire naturelie du département de la 
Moselle. 

Societé industrielle de Mulhouse. 

Societé royale dessciences, leltres et arts de Nancy. 

Société royale académique de Nantes. 

Société d'agriculture, sciences et arts de Poitiers. 

Société agricole, scientifique et littéraire des Py- 
rénées-Orientales. 

Académie de Reims. 

Société d'agriculture, sciences et belles-lettres de 
Rochefort. 

Académie royale des sciences , arts et belles-lettres 
de Rouen. 


Éd 


564 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


Société libre d’émulation de Rouen. 

Société royale des sciences, arts, belles-lettres et 
agriculture de Saint-Quentin. 

Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de la 
Sarthe. 

Société centrale d'agriculture du département de la 
Seine-Inférieure 

Académie des sciences, agriculture, commerce , 
belles-lettres et arts du département de la Somme. 

Académie royale des sciences, inscriptions et belles- 
lettres de Toulouse. 

Societé des sciences , belles-lettres et arts du dépar- 
tement du Var. 

Société d'émulation du département des Vosges. 


LISTE 


DES MEMBRES, 


Au 1°. Août 1847. 


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LISTE 


DES MEMBRES HONORAIRES, TITULAIRES, ASSOCIÉS- 
RÉSIDANTS ET ASSOCIÉS-CORRESPONDANTS DE 
L’ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES » ARTS 
ET BELLES-LETTRES DE CAEN, 

AU 1er, AOÛT 1847. 


QT Lea. 


Année 1846-1843. 


MM. 
SORBIER , president. 
CAUSSIN DE PERCEVAL , vice-président. 
TRAVERS , secrétaire. 
ROGER , vice-secreétarre. 
CHAUVIN , trésorier. 


(Ν HE LE : 
'oummtéston ù MAÉ: 


Année 1846-1$S47. 


MM. RATES! ! membres de droit. 


37 


568 LISTE DES MEMBRES 


MM. EDOM, 


DE FORMEVILLE , 

CHAUVIN, 

DANIEL, » membres élus. 
BERTRAND , | 


CAUSSIN DE PERCEVAL , 


Abeubres Bonoraites. 


MM. 
MÉRITTE-LONGCHAMP , membre de la Société des 
antiquaires de Normandie. 
DESHAYES, peintre, membre de la Société des an- 
tiquaires de Normandie. 
MAILLET-LACOSTE, professeur honoraire de la Faculté 
des lettres de Caen. 


beubrs titulaires. 


MM. 

4. LAIR, conseiller de préfecture , secrétaire de la 
Société d'agriculture et de commerce de Caen. 

2. THIERRY, doyen de la Faculté des sciences. 

3. LE SAUVAGE, professeur à l'Ecole secondaire de 
médecine. 

h.  DAN DE LA VAUTERIE, membre de la Société 

de médecine. 
HÉRAULT , ingénieur en chef des mines. 


SA 


6. 


7. 


13 
44 


DE L'ACADÉM!E. 569 


RAISIN , directeur de l'Ecole secondaire de mé- 
decine. 
EUDES-DESLONGCHAMPS , professeur d'histoire 
naturelle à la Faculté des sciences. 
ROGER , professeur d'histoire à la Faculté des lettres. 
DANIEL (l'abbé), recteur de l’Académie universitaire. 
DE CAUMONT , correspondant de l’Institut, direc- 
teur de la Société française pour la conservation 
des monuments. 
EDOM , inspecteur de l’Académie universitaire. 
LÉCHAUDÉ D'ANISY , membre de la Société des 
antiquaires de Normandie. 
BERTRAND , doyen de la Faculté des lettres. 
LE FLAGUAIS (Alphonse) , homme de lettres. 
SUEUR-MERLIN , ancien chef de bureau de la to- 
pographie et de la statistique de l'administration 
des douanes, membre de la Commission centrale 
de la Société de géographie , et de la Société royale 
académique des sciences de Paris. 
LECERF, professeur honoraire de droit civil, mem- 
bre de la Société des antiquaires de Normandie. 
DE GOURNAY, avocat. 


TRAVERS, professeur de littérature latine à la Faculté 


des lettres. 
DES ESSARS , conseiller à la Cour royale. 
BONNAIRE, professeur de mathématiques transcen- 
dantes à la Faculté des sciences. 
SIMON , ingénieur, directeur du cadastre. 
VASTEL, professeur à l’école secondaire de médecine. 
DE FORMEVILLE , conseiller à la Cour royale. 
CHARMA, professeur de philosophie à la Faculté 
des lettres. 


570 LISTE DES MEMBRES 


95 ESCHER , sous-intendant militaire. 

26 MANCEL , bibliothécaire de la ville de Caen. 

27 ROBERGE , membre de la Société linnéenne de 
Normandie. 

28 GUY, architecte. 

29 BOCHER , préfet du Calvados. 

30 SORBIER, avocat-général. 

31 PUISEUX , professeur d'histoire au collége royal. 

32 CHAUVIN, professeur à la Faculté des sciences. 

33 CAUSSIN DE PERCEVAL, procureur-général. 

3h DE VALROGER , professeur de Code civil. 

35 L. ROSSY, professeur de musique. 


[9 CA F à 
NUaubres associes-tesidauts. 


MM. 
CHANTEPIE , ancien inspecteur de l’Académie univer- 
sitaire. 
THOMINE fils, ancien professeur à la Faculté de droit. 
BOISARD , conseiller de préfecture. 
LA TROUETTE, docteur ès-lettres. 
QUENAULT-DESRIVIÈRES , professeur au collége royal. 
TROLLEY , professeur à la Faculté de droit. 1 I 
WALRAS, professeur de philosophie au collége royal. 
DELACODRE , notaire honoraire. 
BLANCHARD , ancien ingénieur. 
DURAND , professeur à lEcole secondaire de médecine. 
GERVAIS, avocat, membre de la Société des antiquaires 
de Normandie. 
MERGET , professeur de physique au collége royal. 


DE L'ACADÉMIE. 571 


ANSART , inspecteur de l’Académie universitaire. 

DESBORDEAUX , membre de la Société d'agriculture, à 
Caen. 

MOUNIER , ingénieur en chef des ponts-et-chaussées. 


TOSTAIN , ingénieur en chef des travaux maritimes du 
Calvados. 


GASTAMBIDE, avocat-général, 
LE COEUR , chef des travaux anatomiques à l’Ecole secon- 
daire de médecine. 


LE BASTARD-DELISLE , substitut de M. le procureur- 
général. 


bciubres afsocies-cottespondautec h 
€ 


NATIONAUX ET ÉTRANGERS. 


MM. 

SURIRAY , médecin des hôpitaux civil et militaire, à 
Paris. 

DE TILLY (Adjutor) , ancien député , à Villy, près 
Villers-Bocage. 

TAILLEFER, inspecteur de l’Académie universitaire , 
à Paris. 

BRONGNIART (Alexandre), membre de l’Institut | aca- 
démie des sciences), à Paris. 

BOUILLON LA GRANGE , professeur de chimie, à Paris. 

LEGAGNEUR , homme de lettres, à Saint-Aubin-d’Ar- 
quenay. 

DE FRANCE, naturaliste, à Paris. 

DU BOIS (Louis), ancien sous-préfet, à Mesnil-Durand , 
près Livarot. 


52 LISTE DES MEMBRES 


LESCAILLE , ingénieur en retraite , à Saint-Germain-en- 
Laye. 

DE LA BOUISSE (Auguste), homme de lettres, à Paris. 

Me, DE LA BOUISSE (Eléonore), à Paris. 

VIGNÉ , docteur en médecine, à Rouen. 

FAYOLLE , homme de lettres, à Paris. 

JACQUELIN-DUBUISSON, docteur en médecine, à Paris. 

THIEBAULT DE BERNEAUD , naturaliste, à Paris. 

LEPÈRE , ancien inspecteur des ponts et chaussées, à 
Gisors. 

DE MAIMIEUX , homme de lettres, à Paris. 

GUITTARD , docteur en médecine, à Bordeaux. 

LE PREVOST D'IRAY, membre de l’Institut (académie 
des inscriptions et belles-lettres } , à Paris. 

DE LA RUE, juge de paix, à Breteuil. 

CAILLY , officier supérieur d'artillerie , à Metz. 

MARIE-DUMESNIL , homme de lettres, à Paris. 

MÉCHIN , ancien préfet du Calvados, à Paris. 

PELLETIER , ancien pharmacien, à Paris. 

SÉGUIER (le marquis de), correspondant de l'Aca- 
démie des inscriptions, à Paris. 

LE HÉRICIER DE GERVILLE, antiquaire , à Valognes. 

DAWSON TURNER, naturaliste, à Yarmouth. 

PRUDHOMME DU HANT-COURS , à l'Ile-de-France. 

MAGENDIE, membre de l’Institut (académie des sciences). 

| à Paris. 

VIEILLARD , l’un des bibliothécaires de lArsenal, à 
Paris. 4 

LE TERTRE, bibliothécaire , à Coutances. 

DRIEU , colonel au 3". régiment d'artillerie, à Reunes. 

DE SURVILLE, ingénieur. 

THURET , hommes de lettres, à Rouen. 


DE L'ACADÉMIE. 573 


DE HAMMER, (le chevalier Joseph) , orientaliste, à 
Vienne (Autriche). 

AGAARD , naturaliste , à Lunden (Suède). 

BOUCHARLAT , homme de lettres , à Paris. 

BOURDON (Isidor } docteur en médecine , à Paris. 

LONDE,, docteur en médecine , à Paris. 

BOYELDIEU , avocat, à Paris. 

POLINIÈRE (Isidor), médecin des hospices, à Lyon. 

ARTUR , professeur de mathématiques , à Paris. 

DE BEAUREPAIRE (le comte), ancien secrétaire 
d’ambassade , à Louvagny , près Falaise. 

JOLIMONT , peintre , à Paris. 

JULLIEN , homme de lettres , à Paris. 

DIEN, graveur, à Paris. 

JOURDAN , docteur en médecine , à Paris. 

SERRURIER , docteur en médecine, à Paris. 

DE VENDEUVYRE (le comte), ancien préfet, à Ven- 
deuvre. 

ELIE DE BEAUMONT, ingénieur des mines , à Paris. 

GIBON, maître de conférences à l'Ecole normale , à 
Paris. 

GRATET-DUPLESSIS , ancien recteur de l'Académie de 
Douay , à Paris. 

LAMBERT , conservateur de la bibliothèque , à Bayeux. 

DUPIN (Charles), membre de l’Institut (académie des 
sciences) , à Paris. 

DE MONTLIVAULT (le comte), ancien officier de ma- 
rine, à Blois. 

DESNOYERS (Jules), naturaliste, à Paris. 

DE LA BOUDERIE (l'abbé), à Paris. 

COUEFFIN , ancien ingénieur géographe , à Bayeux. 

ODOLANT-DESNOS , homme de lettres, à Paris. 


574 LISTE DES MEMBRES 


PETITOT., statuaire, à Paris. 
CHESNON, ancien principal de collége, à Evreux. 
AMENTON , homme de lettres, au château de Meudon. 
GREY-JACKON , à St.-Servan. 
MARCEL (J.-J.), orientaliste , à Paris. 
MONTLIVAULT (le conte de) (ancien préfet du dé- 
partement du Calvados), à Montlivault, près Blois. 
HERBERT-SMITH (Edouard), membre de l’Académie 
de Cambridge ( Angleterre ). 

PESCHE , juge de paix au Russey ( Doubs). 

LA DOUCETTE (le baron), membre de la Société phi- 
lotechnique, à Paris. 

M. COUEFFIN (Lucie), à Bayeux. 

GIRARDIN , professeur de chimie , à Rouen. 

GATTEAUX , graveur et sculpteur , à Paris. 

DE LA MARRE (l'abbé), membre de la Société des an- 
tiquaires de Normandie. 

WOLF ( Ferdinand), membre de plusieurs Sociétés sa- 
vantes, à Vienne. 

TOLLEMER (labbé), principal du collége du Mans. 

D'OSSEVILLE, ancien maire de la ville de Caen. 

REY, membre de la Société royale des antiquaires de 
France , à Paris. 

LE NOBLE, membre de plusieurs Sociétés savantes, à 
Paris. 

MARTIN , doyen de la Faculté des lettres de Rennes. 

COUPPEY , juge au tribunal de Cherbourg. 

MASSON , agrégé près la Faculté des sciences de Paris. 

PILLET (Victor-Evremont) , professeur de rhétorique au 
collége de Bayeux. 

M'e. CHUPIN (Emma), à Bayeux. 

LE BRETON (Théodore), à Rouen. 


DE L'ACADÉMIE. 575 


GUILLAUME , juge au tribunal de Besancon. 

A. BOULLÉE , ancien procureur du Roi, à Mâcon. 

BOUCHER DE PERTHES , directeur des douanes, pré- 
sident de la Société royale d’émulation d’Abbeville. 

SANTAREM (le vicomte de) , membre de la Commission 
centrale de la Société de géographie , à Paris. 

MOLCHNEHT (Dominique), sculpteur , à Paris. 

ROCQUANCOURT directeur de l'Ecole militaire , à 
Saint-Cyr. 

SIMON-SUISSE, agrégé de philosophie près la Faculté 
des lettres de Paris. 

BATTEMAN , jurisconsulte anglais. 

PINGEON , secrétaire de l’Académie des sciences, arts et 
belles-lettres de Dijon. . 

DE BRÉBISSON , naturaliste , à Falaise. 

DE LA FRESNAYE, naturaliste, à Falaise. 

MOORE (Thomas), membre de plusieurs Sociétés 
savantes , à Londres. 

BOULATIGNIER , maître des requêtes au Conseil d'Etat, 
à Paris. 

DE TOCQUEVILLE (Alexis) , membre de l’Académie 
des sciences morales et politiques , à Paris. 

LE PRÉVOST (Auguste), député de l'Eure , membre de 
la Société des antiquaires de Normandie, à Bernay. 

VÉRUSMOR , homme de lettres , à Cherbourg. 

LA MARTINE (Alphonse) , membre de l’Académie 
française , à Paris. 

DOYÈRE, professeur d'histoire naturelle au collége Henri 
IV, à Paris. 

BEUZEVILLE , homme de lettres, à Rouen. 

BERGES , ancien régent de mathématiques au collége de 
Coutances. 


576 LISTE DES MEMBRES 


RA VAISSON , inspecteur des bibliothèques publiques du 
royaume , à Paris. 

DE LA SICOTIÈRE , avocat , à Alencon. 

HOUEL ( Ephrem), directeur du haras du Pin. 

MUNARET , docteur en médecine, à Lyon. 

BAILHACHE, professeur au collége du Mans. 

D'HOMBRES-FIRMAS (le baron) , naturaliste, à Alais. 

HUREL , régent de seconde au collége de Falaise. 

DE GUERNON-RANVILLE (le comte), à Ranville. 

VINGTRINIER , docteur en médecine, à Rouen. 

LAISNÉ, professeur au collége Rollin, à Paris. 

DUMÉRIL ( Edélestand) , homme de lettres , à Paris. 

LALMAND (Jules), professeur d'histoire au collége de 
St Lo. 

PEZET , président du tribunal civil de Bayeux. 

BELLIN , avocat, à Lyon. 

ANTONY-DUVIVIER, homme de lettres, à Nevers. 

SAISSET, agrégé de philosophie près la Faculté des lettres 
de Paris. 

BERGER , professeur de rhétorique au collége royal Char- 
lemagne , à Paris. 

VIOLLET , ingénieur , à Paris. 

SCHMITT , professeur de mathématiques au collége royal 
de Bordeaux. ; 

DESAINS , professeur de physique au collége royal St.- 
Louis. 

CASSIN, inspecteur de l’Académie d'Angers. 

SANDRAS, proviseur du collége royal de Strasbourg. 

LE FILLEUL DES GUERROTS , homme de lettres, au 
château des Guerrots ( Seine-Inférieure ). 

RICHARD, conservateur des archives municipales , à 
Rouen. 


DE L'ACADÉMIE. 597 


PORCHAT , ancien recteur , à Lausanne. 

QUATREFAGES , naturaliste, à Paris. 

LALOUEL , professeur de langue anglaise , à Lisieux. 

MAIGNIEN , professeur à la Faculté âes lettres de Lyon. 

ROSSET , homme de lettres, à Lyon. 

DE ROOSMALEN , professeur de débit et d'action ora- 
toire , à Paris. 

CAP, directeur du journal de pharmacie, à Paris. 

CASTEL , secrétaire de la Société d'agriculture , sciences, 
arts et belles-lettres de Bayeux. 

BAILLY DE LA LONDE, homme de lettres, à Paris. 

JAMIN , professeur de physique au collége Bourbon. 

FAURE , professeur à l’école normale de Gap. 

DELACHAPELLE, secrétaire de la Société royale aca- 
démique de Cherbourg. 

DANJOU, organiste de la métropole , à Paris. 

AMIOT , professeur de mathématiques au collége St.- 
Louis, à Paris. 

DE LIGNEROLLES , docteur en médecine , à Planquerw. 

DUMONT , avocat, à St.-Mihiel. 

A. DELALANDE , avocat, à Valognes. 

MAGU , à Lizy-sur-Ourcq ( Seine-et-Marne ). 

STIÉVENART , doyen de la Faculté des lettres de Dijon. 

DÉZOBRY (Ch.), à Paris. 

DE BANNEVILLE , diplomate. 

TURQUETY (Edouard) , à Rennes. 

CHARPENTIER , directeur de l'Ecole normale d’Alencon. 

BONAFOUS , correspondant de l’Institut, à Turin. 

POIGNANT (Adolphe), à Rouen. 

RENAULT , juge d'instruction, à Coutances. 

JAMES (Constantin) , docteur en médecine, à Paris. 

LE HÉRICHER , professeur au collége d’Avranches. 


578 LISTE DES MEMBRES 

SALVANDY (le comte de) , ministre de l'instruction 
publique. 

LE VERRIER, membre de l’Académie des sciences, à 
Paris. 

HUE DE CALIGNY (le marquis), lauréat de l’Académie 
des sciences. 

EGGER, membre de l’Institut, professeur à la Faculté 
des lettres de Paris. 

BURNOUF (Eugène), membre de l’Institut, professeur 
au collége de France. 


DELAVIGNE , professeur de littérature à la Faculté des 
lettres de Toulouse. 


oo 


A 


TABLE DES MATIERES. 


APPENDICE A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 11 


DECEMBRE" 1840 MANN, nn x ::00ibMqui 
Eloge d'Alexandre Choron , par M. GauTIER. . . 3 
Mémoires. . . Méruonof 8 fo 489 0. H0molis 


Biographie de Jean de La Vacquerie, par M. Sorprer. 121 


NotestLl 98uele. 22% 700. NA.  AMOMIMANR EVE 750 
Recherche et fuite de la lumière par les racines, 

par Me DURAND. ei w. 0: 1. ARMORANL TOR MANTE 
De l'Ordre. par M. CaussiN DE PERCEVAL.  WMYEOZ 
Etudes sur la magistrature. — Louis Servin , par M. 

GASTAMBIDE. . 210 503 MPa Hit) LE QUE 212 
Biographie de Fontenelle, par M. Cnarma. . . . 225 
NGtess ns. = ie 250 A0, fie: ALTO à 28 TE 
Biographie de Guillaume de Lamoignon, par M. 

SORBIER, + sv 4. 0.0 - 0e MONA. HOT 


De la publicité des débats en matière criminelle , par 


MACAUSSINNDE MPERCEVAZ SN RO OÛ 


580 TABLES DES MATIÈRES, 

De l’argenture galvano-plastique de l'acier , par M. 
À. DESBORDEAUX, . . . . . . © 

Nouvelles observations sur l’argenture galvano-plas- 
tique de l'acier, par LE MÈME. : 

SEANCE PUBLIQUE DU 7 MAI 1847. 

Programme. UE ASS MIRE 

Discours d'ouverture, par M. Sorgrer, 

Rapport sur les travaux de l’Académie depuis la séance 
publique du 11 décembre 1844, par M. Travers. 

Rapport sur le concours ouvert pour l'éloge de Bur- 
nouf, par M. CaussiN DE PERCEVAL. 

Eloge de Burnouf , par M. A. Morel. 

Appendice. 

POÉSIES. 

Salomon de Caus,ou la découverte de la Vapeur, 
par M. Travers. Va oh 089 0e btoe: 

Le XVI septembre, élégie, par M. Alphonse LE 
FLAGuAIs.. 

Elégie, par LE MÈME. 

Elégie, par Madame Lucie Coueffin. 

Elégie , par LA MÈME. 

Le réveil d'Edmond, par LA MÈME. 

Aux poètes, par LA MÈME. 

Le passé, par LA MÈME. . 

Ouvrages offerts à l'Académie. 

Sociétés correspondantes 


Liste des meinbres au 127: août 1847. 


e 


AVIS. 


Le secrétaire de l’Académie reçoit fréquemment des réclamations 


soit des Sociélés savantes, soit des membres correspondants, qui 


croient avoir des lacunes dans leurs collections, parce qu’ils ont vu 


plusieurs années s’écouler sans recevoir aucune publication de 
l'Académie de Caen. Cette compagnie ne s'étant imposé aucune 
cotisation, n’a pu faire imprimer jusqu'à ce jour qu’un petit nombre 


de volumes. En voici la liste : 


Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres de Caen, 1754, 4 vol. 


Id. 
Id. 
Id. 


Séance publique du 2 décembre 1762. 


. 


1755 
1756 
1760 


id. 


Rapport général sur les travaux de l’Académie des sciences, 


arts 


et belles-lettres de Caen, jusqu’au 4°", janvier 4841, par P.-F.-T. 
4811, 4 vol. 


_Delarivière, secrétaire, . 


». Id. 


Mémoires de l’Académie royale des sciences, arts 
et belles-lettres de Caen. 


. Id. 
Id. 
Id, 
Id. 
Id. 


. 


. 


L'Académie ne peut disposer, en faveur 


. 


1816, 


1895, 
1829, 
1836, 
1840, 
1845, 
1847, 


id. 


id, 


de ses membres ou des 


Sociétés correspondantes, que des volumes postérieurs à 4814. 


ERRATA. 


Nous avons, par une distraction dont le motif n’intéresse en 
rien nos lecteurs , substitué dans la note (49), un Bussy-Rabutin 
à un autre. Celui dont nous avions à nous occuper, était le fils de 
celui que nous avons nommé. Michel-Celse-Roger , comte de 
Rabutin , évêque de Luçon, n’était qu’un aimable courtisan , Le 
Dieu de la bonne compagnie, comme l'appelaient les gens du 
monde. C'est lui qui, sans autre titre que son aménité, remplaça 
Lamolle à l'Académie française. Voy. TRUBLET, Mémorres et 
y. 289 et 336 nole 1, et la Biographie universelle. Nous devons 
cette rectification, et quelques autres observations excellentes, dont 
nous ferons plus tard notre profit, à l’obligeante érudition de 
M. Sainte-Beuve , ancien secrétaire de l'Académie d’Evreux. 

A. CH. 


Page 148, ligne 11, sous le poignard, /46z : sous les coups. 

Id. 149, dernière ligne , ajoutez : (séance du 26 juin). 

Id. 155, lignes 3 et 4, au lieu de agilitate, lisez : æquitate. 

14. 168, ligne 29 , au lieu de midi, Zzsez : nord. 

Id, 359, lisez les deux premiéres lignes ainsi : contre le posses- 
seur précédent, uommé Fargues, il y a autant de 
tnensonges que de mols dans ce récit. 

Id. 406, ligne 4, on trouva, lisez : on trouve. 

Id. 473 , lignes 20 et 21, les mauvais vouloirs, lisez : le mauvais 
vouloir. | 

Id. 479, ligne 24 , supprimez /a vaccine. 

Id. 485, ligne 20, sollicitude, lisez: solitude. 


OUVRAGES EN VENTE 


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FLORE DE LA NORMANDIE, par M. A. pe BréBisson, membre 
de plusieurs sociétés savantes. — PHANÉROGAMIE. — Un volume 
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renseignements pour servir à la confection d’une statistique 
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