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Full text of "Émile, ou De l'éducation"

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in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/mileoudeldu01rous 


Uni  ■  I  ■ 


EMILE, 

p  u 

DE  L'ÉDUCATION 

Par  J,  /.  Rousseau, 

Citoyen  de  Genève» 

Sanabilibus  xgrotamus  maiis  ;    ipfaque  nos  in  refium 

genitos  natura ,  fi  emendari  velimus ,  juvat. 

Sen  :  de  ira.  L.  II.  c.  i  j. 

TOME  PREMIER. 


£1 


A  AMSTERDAM, 

Chez  Jean  Néaulme,  Libraire. 


jdvec  FriviWge  de  No'Jci-^n.  ks  Etats  de  Hollande 
Ù  de  îrejîfrife. 


v^E  Recueil  de  réflexions  Se 
d'obfervations  ,  fans  ordre,  & 
prefque  fans  fuite,  fut  commencé 
pour  complaire  à  une  bonne  mère 
qui  fait  penfer.  Je  n'avois  d'abord 
projette  qu'un  Mémoire  de  quel- 
ques pages:  mon  fujet  m'entraî- 
nant  malgré  moi ,  ce  Mémoire 
devint  infenfiblement  une  efpece 
d'ouvrage,  trop  gros,  fans  doute^ 
pour  ce  qu'il  contient ,  mais  trop 
petit  pour  la  matière  qu'il  traite. 
J'ai  balancé  longtems  à  le  pu- 
blier j  &  fouvent  il  m'a  fait  fentir, 
en  y  travaillant ,  qu'il  ne  fuffit  pas 
d'avoir  écrit  quelques  brochures 
pour  favoir  compofer  un  livre. 
Après  de  vains  efforts  pour  mieux 
faire,  je  crois  devoir  le  donnertel 
qu'il  eit,  jugeant  qu'il  im.porte  de 
tourner  l'attention  publique  de  ce 
côté-là  ;  &c  que,  quand  mes  idées 
feroient  mauvaifes,  (i  j'en  fais  naî- 
tre de  bonnes  à  d'autres,  je  nmi- 

ai- 


(  ij  ) 

rai  pas  tout-à-fait  perdu  mon 
tems.  Un  homme,  qui  de  fa  re- 
traite ,  jette  {es  feuilles  dans  le 
Public ,  fans  prôneurs ,  fans  parti 
qui  les  défende,  fans  favoir  même 
ce  qu'on  en  penfe  ou  ce  qu'on  en 
dit,  ne  doit  pas  craindre  que,  s'il 
fe  trompe ,  on  admette  fes  erreurs 
fans  examen. 

Je  parlerai  peu  de  l'importance 
d'une  bonne  éducation  ;  je  ne 
m'arrêterai  pas  non  plus  à  prou- 
ver que  celle  qui  eil  en  ufage  efb 
mauvaife  ;  mille  autres  l'ont  fait 
avant  m.oi ,  &  je  n'aime  point  à 
remplir  un  livre  de  chofes  que  tout 
le  monde  fait.  Je  remarquerai  feu- 
lement, que  depuis  des  tems  infi- 
nis il  n'y  a  qu'un  cri  contre  la  pra- 
tique établie ,  fans  que  perfonne 
s'avife  d'en  propofer  une  meil- 
leure. La  Littérature  Se  le  favoir 
de  notre  fiécle  tendent  beaucoup 
plus  à  détruire  qu'à  édifier.  On 
cenfure  d'un  ton  de  maître  j  pour 


(iij) 

propofer,  il  en  faut  prendre  un 
autre ,  auquel  la  hauteur  philofo- 
phique  fe  complait  moins.  Mal- 
gré tant  d'écrits,  qui  n'ont,  dit- 
on  ,  pour  but  que  l'utilité  publi- 
que, la  première  de  toutes  les  uti- 
lités ,  qui  ell:  l'art  de  former  des 
hommes,  eil:  encore  oubHée.  Mon 
fujet  étoit  tout  neuf  après  le  livre 
de  Locke,  &  je  crains  fort  qu'il 
ne  le  foit  encore  après  le  mien. 

On  ne  connoit  point  l'enfance  ; 
fur  les  fauffes  idées  qu'on  en  a: 
plus  on  va,  plus  on  s'égare.  Les 
plus  fages  s'attachent  à  ce  qu'il  im- 
porte aux  hommes  de  lavoir,  fans 
confidérer  ce  que  les  enfans  font 
en  état  d'apprendre.  Ils  cherchent 
toujours  l'homme  dans  l'enfant, 
fans  penfer  à  ce  qu'il  ei\  avant  que 
d'être  homme.  Voilà  l'étude  à  la- 
quelle je  m.e  fuis  le  plus  appliqué , 
afin  que^,  quand  toute  ma  méthode 
feroit  chimérique  &  faufTe  ,  on 
pût  toujours  profiter  de  mes  ob- 

a  ij 


(iv) 

fervatlons.  Je  puis  avoir  très-maî 
vu  ce  qu'il  faut  faire,  mais  je  crois 
avoir  bien  vu  le  fujet  fur  lequel  on 
doit  opérer.  Commencez  donc 
par  mieux  étudier  vos  élevés  ;  car 
très-afTurément,  vous  ne  les  con- 
noilTez  point.  Or  fi  vous  lifez  ce 
livre  dans  cette  vue ,  je  ne  le  crois 
pas  fans  utilité  pour  vous. 

A  l'égard  de  ce  qu'on  appellera 
la  partie  fillématique  ,  C|ui  n'eil 
autre  chofe  ici  que  la  marche  de 
la  nature  ,  c'eil-là  ce  qui  dérou- 
tera le  plus  le  Leiîîleur  ;  c'eft  aufli 
par-là  qu'on  m'attaquera  fans  dou- 
te j  &  peut-être  n'aura-t-on  pas 
tort.  On  croira  moins  lire  un  Trai- 
té d'éducation,  que  les  rêveries 
d'un  vifionnaire  fur  l'éducation» 
Qu'y  faire  ?  Ce  n'ell:  pas  fur  les 
idées  d'autrui  que  j'écris  ;  c'eft  fur 
les  miennes.  Je  ne  vois  point 
comme  les  autres  hommes  ;  il  y  a 
longtems  qu'on  me  l'a  reproché. 
Mais  dépend-il  de  moi  de  me  don- 


(V) 

ner  d'autres  yeux,  &  dem'aîFec- 
ter  d'autres  idées  ?  Non.  Il  dé« 
pend  de  moi  de  ne  point  abonder 
dans  mon  fens,  de  ne  point  croire 
être  feul  plus  fage  que  tout  le- 
monde;  il  dépend  de  moi,  non  de 
changer  de  fentiment,  mais  de 
me  défier  du  mien  :  voilà  tout  ce 
que  je  puis  faire,  &  ce  que  je  fais. 
Que  fî  je  prends  quelquefois  le 
ton  affirmatif,  cen'ert  pointpour 
en  impofer  au  Lefteur  ;  c'eft  pour 
lui  parler  comme  je  penfe.  Pour- 
quoi propoferois-je  par  forme  de 
doute  ce  dont,  quant  à  moi,  je  ne 
doute  point  ?  Je  dis  exa6lement 
ce  qui  fe  paffe  dans  mon  efprit. 

En  expofant  avec  liberté  mort 
{êntiment,  j'entends  û  peu  qu'il 
fafle  autorité  ,  que  j'y  joms  tou- 
jours mes  raifons  _,  afin  qu'on  les 
péfe  &  qu'on,  me  juge  :  mais  quoi- 
que je  ne  veuille  point  mJobfti- 
ner  à  défendre  mes  idées  ,  je  ne 
me  crois  pas  moins  obligée  de  les 


(vj) 

propofer  ;  car  les  maximes  fur  lef^ 
quelles  je  fuis  d'un  avis  contraire 
à  celui  des  autres ,  ne  font  point 
indifférentes.  Ce  font  de  celles 
dont  la  vérité  ou  la  fauffeté  im- 
porte à  connoître,  Se  qui  font  le 
bonheur  ou  le  malheur  du  genre 
humain. 

Propofez  ce  qui  efl:  faifable ,  ne 
ccfTe-t-on  de  me  répéter.  C'ell 
comme  fi  l'on  me  difoit  ;  propofez 
de  faire  ce  qu'on  fait  ;  ou  du  moins , 
propofez  quelque  bien  qui  s'allie 
avec  le  mal  exiftant.  Un  tel  pro- 
jet,  fur  certaines  matières,  eil 
beaucoup  plus  chimérique  que  les 
miens  :  car  dans  cet  alliage  le  bien 
fe  gâte ,  &  le  mal  ne  fe  guérit  pas. 
J'aimerois  mieux  fuivre  en  tout  la 
pratique  établie  que  d'en  prendre 
une  bonne  à  demi  :  il  y  auroit 
moins  de  contradiction  dans 
l'homme;  il  ne  peut  tendre  à  la 
fois  à  deux  buts  oppofés.  Pères 
&:  Mères ,  ce  qui  ell  faifable  eil 


(  vij  ) 

ce  que  vous  voulez  faire.  Dois-je 
répondre  de  votre  volonté  ? 

En  toute  efpece  de  projet,  il 
y  a  deux  choies  à  confidérer  : 
premièrement,  la  bonté  abfolue 
du  projet;  en  fécond  lieu  ,  la  fa- 
cilité de  l'exécution. 

Au  premier  égard  ,  il  fuffit , 
pour  que  le  projet  foit  admifîi- 
ble  &  praticable  en  lui-même, 
que  ce  qu'il  a  de  bon  foit  dans  la 
nature  delà  chofe;  ici,  par  exem- 
ple, que  l'éducation  propofée  foit 
convenable  à  l'homme ,  &  bien 
adaptée  au  cœur  humain. 

La  féconde  coniidération  dé- 
pend de  rapports  donnés  dans 
certaines  fituations  :  rapports  ac- 
cidentels à  la  chofe,  lefquels,  par 
conféquent,  ne  font  point  nécef- 
faires,  &  peuvent  varier  à  l'infini. 
Ainfi  telle  éducation  peut  être 
praticable  en  Suiffe  &  ne  l'être  pas 
en  France  ;  telle  autre  peut  l'être 
chez  les  Bourgeois,  &  telle  autre 


C  ^iij  ) 
parmi  les  Grands.  La  facilité  plus 
ou  moins  grande  de  l'exécution 
dépend  de  mille  circonilances, 
qu'il  efl:  impofîible  de  déterminer 
autrement  que  dans  une  applica- 
tion particulière  de  la  méthode  à 
tel  ou  à  tel  pays ,  à  telle  ou  à  telle 
condition.  Or  toutes  ces  applica- 
tions particulières  n'étant  pas  ef^ 
fencielles  à  mon  fujet,  n'entrent 
point  dans  mon  plan.  D'autres 
pourront  s'en  occuper,  s'ils  veu- 
lent, chacun  pour  le  Pays  ou  TÉ- 
tat  qu'il  aura  en  vue.  Il  me  fuffit 
que  par-tout  où  naîtront  des  hom- 
mes ,  on  puiiTe  en  faire  ce  que  je 
propofe  ',  &  qu'ayant  fait  d'eux 
ee  que  je  propofe,  on  ait  fait  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur  &  pour  eux- 
mêmes  &  pour  autrui.  Si  je  ne 
remplis  pas  cet  engagement,  j'ai 
tort  fans  doute  ;  mais  li  |e  le  rem- 
pHs ,  on  auroit  tort  aufTi  d'exiger 
de  moi  davantage;  car  je  ne  pro- 
mets que  cela. 

Explications 


EXP  LI CA T 10  NS 
DES   Figures, 

I.  La  Figure  qui  fe  rapporte  au  premier 
Livre  &  fert  de  Frontifplce  à  l'Ouvrage  ,  re- 
préfente  Thétis  plongeant  fan  Fils  dans  le 
Stix ,  pour  le  rendre  invulnérable.  Voyez 
T.I.p.37. 

II.  La  Figure  qui  ejl  à  la  tête  du  Livre 
fécond ,  repréfente  Chiron  exerçant  le  petit 

Achille  à  la  Courfe.  Voyez  T.  I.  p.  382. 

III.  La  Figure  qui  efl  à  la  tête  du  trol- 
fieme  Livre  &  du  fécond  Tome  ,  repréfente 

Hermès  gravant  fur  des  colonnes  les  élémens 
des  Sciences.  Voyez  T.  II.  p.  75. 

IV.  La  Figure  qui  appartient  au  Llvtc 
quatre ,  &  qui  ef  à  la  tête  du  Tome  troijieme, 
repréfente  Orphée  enfelgnant  atix  hommes 
le  culte  des  Dieux.  Voyez  T.  III.  p.  128. 

V.  La  Figure  qui  efl  à  la  tête  du  cinquième 
Livre  &  du  quatrième  Tome ,  repréfente  Circé 
fe  donnant  à  Ulyffe ,  quelle  na  pu  tranS' 
former.  Voyez  T.  IV.  p.  30^. 


Fautes   d'Impression. 

N^.  Oîi  na  marque  que  celles  qui 
forment  des  contre-fens  ,  &  quon  pour- 
roit  ne  pas  corriger  à  la  lecture» 

Tome    I. 

Page  is;*.  ligne  p.  peut,  ///è{  put. 
pag.  202.  /.  II.  c'efl:  d'en  prendre, 

Ufe^  c'eft  d'en  perdre. 
pag,  308.  /.  8.  au  bas,  /i/^{  à-bas. 

Tome    II. 

Page  16.  ligne  i6.  la  vue ,  lifei  la  vie. 
pag.  26.  l.  2.  en  remontant  ;  les  faits , 

lifei  les  fait. 
pag.  113./.  1.  en  rem,  état  ,  lifei  État. 
pag.  273.  /.  ly.  ce  qu'ils  font  3  lifei  ce 

qu'ils  font. 
^ag.  25'8.  /.  4.  de  ces  vices ,  Ufe^  de 

fes  vices. 


EMILE, 


aa^^Bma ■  ■miiiimii  Begag^Mg^n^ni^^M 


'-^^^^ 


EMILE, 


O  U 


DE  L'ÉDUCATION. 


LIVRE    PREMIER. 

X  o  u  T  eft  bien ,  fortant  des  mains 
de  l'Auteur  des  chofes  :  tout  dégé- 
nère entre  les  mains  de  l'homme.  II 
force  une  terre  à  nourrir  les  produc- 
tions d'une  autre  ,  un  arbre  à  porter 
les  fruits  d'un  autre  :  il  mêle  &  con- 
fond les  climats  j  les  él^mens,  les  fai- 
fons  :  il  mutile  fon  chien  ,  fon  cheval , 
fon  efclave  :  il  bouleverfe  tout ,  il  dé- 
figure tout:  il  aime  la  difformité,  les 
monftres  :  il  ne  veut  rien  ,  tel  que  l'a 
fait  la  nature  ,  pas  même  l'homme  :  il 
le  faut  dreifer  pour  lui ,  comme  un  che- 
Tome.  L  A 


2  Emile, 

val  de  manège  ;  il  le  faut  contourner  a 

£a  mode,comme  un  arbre  defon  jardin. 

Sans  cela,  tout  iroit  plus  mal  encore, 
Ôc  notre  efpece  ne  veut  pas  être  fa- 
çonnée à  demi.  Dans  l'état  où  font  dé- 
formais les  chofes ,  un  homme  aban- 
donné dès  fa  nailfance  à  lui-même 
parmi  les  autres ,  feroit  le  plus  défi- 
guré de  tous.  Les  préjugés,  l'autorité, 
la  néceffité  ,  l'exemple,  toutes  les  inf- 
titutions  fociales  dans  lefquelles  nous 
nous  trouvons  fumergés,étoufleroienc 
en  lui  la  nature  ,  &  ne  mettroient 
rien  à  la  place.  Elle  y  feroit  com- 
me un  arbrilleau  que  le  hafard  fait 
naître  au  milieu  d'un  chemin  ,  &  que 
les  palTans  font  bientôt  périr  en  le 
heurtant  de  toutes  parts  &  le  pliant 
dans  tous  les  fens. 

C'eft  à  toi  que  je  m'adreffe ,  tendre 
&  prévoyante  mère  (  i),qui  fus  t'écarter 

(i)La  première  éducation  eft  celle  qui  importe  le 
plus  i  &  cette  première  éducation  appartient  incontef- 
tablcment  aux  femmes  :  fi  TAutcur  de  la  nature  eût 
voulu  qu'elle  appartînt  aux  hommes,  il  leur  eût  doouç 


ou    DE    l'EduCATIOW.  3 

tîe  la  grande  route,  &  garantir  l'ar- 
brifTeau  naiffant  du  choc  des  opinions 
Iiumaines  !  Cultive,  arrofe  la  jeune 
plante  avant  quelle  meure  j  fes  fruits 
feront  un  jour  tes  délices.  Forme  de 
bonne  heure  une  enceinte  autour  de 

au  laie  pour  nounir  les  enfans.  Parlez  donc  toujours 
aux  femmes ,  par  préférence  ,  dans  vos  Traités  d'éda- 
tion  ;  car,  outre  qu'elles  font  à  portée  d'y  veiller  de 
plus  près  que  les  hommes  &  qu'elles  y  influent  tou- 
jours davantage  ,  le  fuccès  les  intéreiïe  auflî  beaucoup 
plus,  puifque  la  plupart  des  veuves  fe  trouvent  prefque 
â  la  merci  de  leurs  enfans ,  &  qu'alors  ils  leur  font 
vivement  fentir ,  en  bien  ou  en  mal ,  l'effet  de  la  ma- 
nière dont  elles  les  ont  élevés.  Les  loix  ,  toujours  fi  oc- 
cupées des  biens  Se  fi  peu  des  perfonnes  parcequ'  elles 
ont  pour  objet  la  paix  &  non  la  vertu  ,  ne  donnenc 
pas  affez  d'autorité  aux  mères.  Cependant  leur  étac 
eft  plus  sûr  que  celui  des  pères  5  leurs  devoirs  font 
plus  pénibles  ;  leurs  foins  importent  plus  au  bon  ordre 
de  la  famille  ;  généralement  elles  ont  plus  d'attache- 
ment pour  les  enfans.  Il  y  a  des  occafions  où  un  fils 
qui  manque  de  refpeâ:  à  fon  père  ,  peut ,  en  quelque 
forte  ,  être  excufé  :  mais  fi ,  dans  quelque  occafion 
que  ce  fût ,  un  enfant  étoit  afTez  dénaturé  pour  en 
nianquer  à  fa  mère,  à  celle  qui  Ta  porté  dans  fon  fein  , 
qui  l'a  nourri  de  fon  lait ,  qui ,  durant  des  années  , 
s'eli  xnubliée  elle-même  pour  ne  s'occuper  que  de 
lui,  on  devroit  fe  hâter  d'étouffer  ce  miférablc  ,  comme 
un  monftre  indigne  de  voir  le  jour.  Les  mères,  dit-on  , 
gâtent  leurs  enfans.  En  cela  ,  fans  doute,  elles  ont  tort  ; 
inais  moins   de  tort  que  vous,  peut-être  ,  qui  les 

,   Aij 


'4  Emile, 

l'ame  de  ton  enfant  :  un  autre  en  peut 
marquer  le  circuit;  mais  toi  feule  y 
dois  pofer  la  barrière. 

On  façonne  les  plantes  par  la  cul- 
ture ,  Ôc  les  hommes  par  l'éducation. 
Si  1  homme  nailToit  grand  &:  fort ,  fa 
taille  èc  fa  force  lui  feroient  inutiles  , 
jufqu'à  ce  qu'il  eût  appris  à  s'en  fervir  : 
elles  lui  feroient  préjudiciables,  en 
empêchant  les  autres  de  fonger  à  l'af- 
iifter  (i)  ;  &:  abandonne  à  lui-même,  il 
mourroit  de  mifere  avant  d'avoir  con- 
nu fesbefoins.  On  fe  plaint  de  l'état 
de  l'enfance  j  on  ne  voit  pas  que  la 

dépravez.  La  mère  veut  que  fon  enfant  foit  heureux  , 
qu'il  le  foie  dès  à  préfcnc.  En  ccIacUe  a  raifon  :  quand 
c!L'  fe  trompe  fur  les  moyens ,  il  faut  l'éclairer.  L'am- 
bition ,  lavarice ,  la  tyrannie  ,  la  fauire  prévoyance 
des  pores ,  leur  négligence  ,  leur  dure  infenfibilicé  , 
font  cent  fois  plus  funelles  aux  enfans  ,  que  l'aveugls 
tcndrelTe  des  mères.  Au  relie  ,  il  faut  expliquer  le  fcns 
que  je  donne  à  ce  nom  de  mcre ,  ôc  c'ell  ce  qui  fera 
fjiit  ci-aprcs. 

(i)  Semblable  à  eux  à  l'extérieur  ,  &  privé  de  la  pa- 
role ,  ainfî  que  des  idées  qu'elle  exprime  ,  il  feroic 
hors  d'état  de  leur  faire  entendre  le  befoin  qu'il  auroit 
de  lems  fccours ,  ôc  rien  en  lui  ne  leur  raanifefteroit 
^e  befoin* 


ou     DE     l'EdUCATIOK.  j 

tace  humaine  eût  péri  fi  l'homme  n'eue 
commencé  par  être  enfant. 

Nous  naiiïons  foibles  ,  nous  avons 
befoin  de  forces  :  nous  naifTons  dé- 
pourvus de  tout  ,  nous  avons  befoin 
d'alîiftance  :  nous  naiifons  ftupides  , 
nous  avons  befoin  de  jugement.  Tout 
ce  que  nous  n'avons  pas  à  notre  naif- 
fance  &  dont  nous  avons  befoin  étant 
grands,  nousefl  donné  par  l'éducation. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  na- 
ture ,  ou  des  hommes  ,  ou  des  chofes. 
Le  développement  interne  de  nos 
facultés  &  de  nos  organes  eft  l'éduca- 
tion de  la  nature  :  l'ufage  qu'on  nous 
apprend  à  faire  de  ce  développement 
eft  l'éducation  des  homm.es  ;  ôc  l'ac- 
quis de  notre  propre  expérience  fur 
les  objets  qui  nous  affedent  ,  eft  l'é- 
ducation des  chofes. 

Chacun  de  nous  eft  donc  formé  par 
trois  fortes  de  Maîtres.  Le  Difciple 
dans  lequel  leurs  diverfes  leçons  fe 
contrarient  eft  mal  élevé ,  Se  ne  fera 

A  iij 


É^  É    Ivî    I    L    E  , 

jamais  d'accord  avec  lui-même  :  ce- 
lui da^s  lequel  elles  tombent  toutes 
fur  les  mêmes  points,  &, tendent  aux 
mêmes  fins,  va  feid  à  fon  but,  &:vit 
con  féquemment.  Celui-là  feul  eft  bien 
élevé. 

Or ,  de  ces  trois  éducations  diffé- 
rentes ,  celle  de  la  nature  ne  dépend 
point  de  nous  j  celle  des  chofes  n'en, 
dépend  qu'à  certains  égards  j  celle  des 
hommes  eft  la  feule  dont  nous  foyons 
vraiment  les  maîtres  :  encore  ne  le 
fommes-nous  que  par  fuppofition  ^  car 
qui  eft-ce  qui  peut  efpcrer  de  diriger 
entièrement  les  difcours  «Se  les  "ac- 
tions de  tous  ceux  qui  environnent  un 
enfant  ? 

Si-tôt  donc  que  l'éducation  eft  un 
art  ,  il  eft  prefque  impoflible  qu'elle 
réufîîlTe  ,  puifque  le  concours  nécef- 
faire  à  fon  fuccès  ne  dépend  de  per- 
fonne.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  à 
force  de  foins  eft  d'approcher  plus 
ou  moins  du  but  ,  mais  il  fiut  du 


ou    DE  l'Éducation.  "J 

bonheur  pour  l'atteindre. 

Quel  eft  ce  but?  c'eft  celui-même 
de  la  nature  ;  cela  vient  d'être  prouvé. 
Puifque  le  concours  des  trois  éduca- 
tions eft  néceffaire  à  leur  perfedion  , 
c'eft  fur  celle  à  laquelle  nous  ne  pou- 
vons rien  qu'il  faut  diriger  les  deux 
autres.  Mais  peut-être  ce  mot  de  na- 
ture a-t-il  un  fens  trop  vague  :  il  faut 
tâcher  ici  de  le  fixer. 

La  nature  ,  nous  dit-on  ,  n'eft  que 
l'habitude.  Que  fignifie  cela  ?  N'y 
a-t-il  pas  des  habitudes  qu'on  ne 
contraéte  que  par  force  &  qui  n'é- 
touffent jamais  la  nature  ?  Telle  eft, 
par  exemple  ,  l'habitude  des  plan- 
tes dont  on  gêne  la  diredion  verti- 
cale. La  plante  mife  en  liberté  garde 
l'inclinaifon  qu'on  l'a  forcée  à  pren- 
dre :  mais  la  fève  n'a  point  changé 
pour  cela  fa  direétion  primitive  ,  &: 
fi  la  plante  continue  à  végéter  ,  fon 
prolongement  redevient  vertical.  Il 
en  eft  de  même  des  inclinations  des 

A  iiij 


s  Emile; 

hommes.  Tant  qu'on  refte  dans  \e 
même  écat ,  on  peut  garder  celles  qui 
réfultenc  de  l'habitude  ôc  qui  nous 
font  le  moins  naturelles  ;  mais  fi-tôt 
que  la  fituation  change,  l'habitude  cef- 
fe  &  le  naturel  revient.  L'éducation 
n'eft  certainement  qu'une  habitude. 
Or  n'y  a-t-il  pas  des  gens  qui  oublient 
&  perdent  leur  éducation  ?  d'autres 
qui  la  gardent  ?  d'où  vient  cette  dif- 
férence ?  S'il  faut  borner  le  nom  de  na- 
ture aux  habitudes  conformes  à  la  natu- 
re, on  peut  s'épargner  ce  galimathias. 
Nous  naiffons  fenfibles ,  &  dès  no- 
tre naifïance  nous  fommes  atfedés  de 
diverfes  manières  par  les  objets  qui 
nous  environnent.  Si-tôt  que  nous 
avons  ,  pour  ainfl  dire ,  la  con/cience 
de  nos  fenfations  ,  nous  fommes  dif- 
pofés  à  rechercher  ou  à  fuir  les  objets 
qui  les  produifent  ,  d'abord  félon 
qu'elles  nous  font  agréables  ou  déplai- 
fantes,  puis  félon  la  convenance  ou 
difconvenance  que  nous  trouvons  en-? 


CTO-  DE  l'Education.  ^ 

ire  nous  &:  ces  objets ,  3c  enfin  félon 
les  jugemens  que  nous  en  portons  fur 
î'idée  de  bonheur  ou  de  perfedion  que 
la  raifon  nous  donne.  Ces  difpofitions 
s'étendent  &  s'affermifTent  à  mefure 
que  nous  devenons  plus  fenfibles  ôc 
plus  éclairés  :  mais,  contraintes  par 
nos  habitudes  ,  elles  s'altèrent  plus  ou 
moins  par  nos  opinions.  Avant  cette 
altération  ,  elles  font  ce  que  j'appelle 
en  nous  la  nature. 

C'efl;  donc  à  ces  difpofitions  primi- 
tives qu'il  faudroit  tout  rapporter  j  dc 
cela  fe  pourroit ,  fi  nos  trois  éducations 
n'étoient  que  différentes  :  mais  que 
faire  quand  elles  font  oppofées  ?  quand 
au  lieu  d'élever  un  homme  pour  lui- 
même  on  veut  rélever  pour  les  au- 
tres ?  Alors  le  concert  eft  impoffible. 
Forcé  de  combattre  la  nature  ou  les 
inftitutions  fociales  ,  il  faut  opter  en- 
tre faire  un  homme  ou  un  citoyen  ', 
Tome  L  A  y  * 


tO  É     M    î    L    2  , 

£ar  on  ne  peut  faire  à  la  fois  l'un  Se 
l'autre. 

Toute  fociété  partielle  ,  quand  elle 
eft  étroite  &c  bien  unie  ,  s'aliène  de  la 
grande.  Tout  patriote  eft  dur  aux  étran- 
gers :  ils  ne  font  qu'hommes  ,  ils  ne 
font  rien  à  {qs  yeux.  Cet  inconvé- 
nient eft  inévitable  ,  mais  il  eft  foible.. 
L'eflentiel  eft  d'ctre  bon  aux  gens  avec 
qui  l'on  vit.  Au-dehors  le  Spartiate 
étoit  ambitieux  ,  avare ,  inique  :  mais 
le  défintérelfement ,  l'équité  ,  la  con- 
corde regnoient  4ans  fes  murs.  Dé- 
fiez-vous de  ces  cofmopolites  qui  vont 
chercher  au  loin  dans  leurs  livres  des 
devoirs  qu'ils  dédaignent  de  remplir 
autour  d'eux.  Tel  Philofophe  aime  les 
Tartares  ,  pour  être  difpenfé  d'aimer 
fes  voiluis. 

L'homme  naturel  eft  tout  pour  lui  : 
ii  eft  l'unité  numérique  ,  l'entier  ab- 
folu,  qui  n'a  de  rapport  qu'à  lui-même 
OU  à  fon   femblable.    L'homme  civil 


OU     DE    LnDUCATÎON.  II 

n'eft  qu'une  unité  fractionnaire  qui 
rient  au  dénominateur  ,  &  dont  la  va- 
leur eft  dans  fon  rapport  avec  l'en- 
tier ,  qui  eft  le  corps  focial.  Les  bon- 
nes inftirurions  fociales  font  celles  qui 
favent  le  mieux  dénaturer  l'homme  , 
lui  ôter  fon  exiftence  abfolue  pour  lui 
en  donifer  une  relative  ,  &  tranfportêr 
le  moi  dans  l'unité  commune  j  en  for- 
te que  chaque  particulier  ne  fe  croye 
plus  un,  mais  partie  de  l'unité  ,  &:  ne 
foit  plus  fenhble  que  dans  le  tout.  Un 
Citoyen  de  Rome  n'étoit  ni  Caïus  ni 
Lucius  ;  c'étoit  un  Romain  :  même  il- 
aimoit  la  patrie  exclusivement  à  lui,. 
Regulus  fe  prétendoit  Carthaginois,, 
comme  étant  devenu  le  bien  de  iQi 
maîtres.  En  fa  qualité  d'étranger  il  re- 
fufoit  de  lléger  au  Sénat  de  Rome  j . 
il  fallut  qu'un  Carthaginois  le  lui  or- 
donnât. Il  s'indignoit  qu'on  voulût  lui 
fauver  la  vie.  Il  vainquit ,  &  s'en  re- 
tourna triomphant  mourir  dans  les 
fupplices.  Cela  n'a  pas  grand  rapport  ^ 


1  i  Emile, 

ce  me  femble ,  aux  hommes  que  nous 

connoilTons. 

Le  Lacédemonien  Pédarète  fe  pré- 
fente pour  être  admis  au  confeil  des 
trois  cens  j  il  eft  rejette.  Il  s'en  retour- 
ne tout  joyeux  de  ce  qu'il  s'eft  trouvé 
dans  Sparte  trois  cens  hommes  valans 
mieux  que  lui.  Je  fuppofe  cette  dé- 
monftration  fincere ,  &:  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'elle  l'étoit  :  voiU  le  citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avoit  cinq 
fils  à  l'armée ,  &C  attendoit  des  nouvel- 
les de  la  bataille.  Un  Ilote  arrive; 
elle  lui  en  demande  en  tremblant.  Vos 
cinq  lils  ont  été  tués.  Vil  Efclave ,  t'ai- 
je  demandé  cela  ?  Nous  avons  gagné 
la  viéloire.  La  mère  court  au  Temple 
de  rend  grâce  aux  Dieux.  Voilà  la 
citoyenne. 

Celui  qui  dans  l'ordre  civil  veut 
conferver  la  primaiité  des  fentimens 
de  la  nature  ,  ne  fait  ce  qu'il  veut. 
Toujours  en  contradiâiion  avec  lui- 
même  3  toujours  Bottant  entre  fes  peu- 


ou    DE    L'ÉDT:cA.TIO^f.  ï/ 

cïians  Se  fes  devoirs  j  il  ne  fera  jamais 
ni  homme  ni  citoyen  ;  il  ne  fera  bon 
ni  pour  lui  ni  pour  les  antres.  Ce  fera 
un  de  ces  hommes  de  nos  jours  ;  un 
François  ,  un  Anglois ,  un  Bourgeois  j 
ce  ne  fera  rien. 

Pour  être  quelque  chofe  ,  pour  être 
foi-même  &  toujours  un  ,  il  faut  agir 
comme  on  parle;  il  frait  être  toujours 
décidé  fur  le  parti  qu'on  doit  pren- 
dre ,  le  prendre  hautement  ôc  le  fuivre 
toujours.  J'attens  qu'on  me  montre  ce 
prodige  pour  favoir  s'il  efl:  homme  ou 
citoyen  ,  ou  comment  il  s'y  prend  pour 
être  à  la  fois  l'un  &  l'autre. 

De  ces  objets  néceffairement  oppofés, 
viennent  deux  formes  d'inftitution 
contraires  j  l'une  publique  &  commu- 
ne, l'autre  particulière  &z  domeflique. 

Voulez-vous  prendre  une  idée  de 
l'éducation  publique  ?  Lifez  la  répu- 
blique de  Platon.  Ce  n'éft  point  un 
ouvrage  de  politique  ,  comme  le  pen- 
fent  ceux  qui  ne  jugent  des  livres  que 


t4  É     M    I    t    E  , 

par  leurs  titres.  C'elt  le  plus  beau  trai- 
té d'éducation  qu'on  air  jamais  fait. 

Quand  oai  veut  renvoyer  au  pays, 
des  chimères ,  on  nomme  l'inilitution 
de  Platon.  Si  Lycurgue  n'eût  mâs  la 
fîenne  que  par  écrit ,  je  la  trouverois 
bien  plus  chimérique.  Platon  n'a  fait 
qu'épurer  le  cœur  de  l'homme  j  Lycur- 
gue l'a  dénaturé. 

L'inftitution  publique  n'exifte  plus , 
êc  ne  peut  plus  exifter  j  parcequ'oii  il 
n'y  a  plus  de  patrie  il  ne  peut  plus  y^ 
avoir  de  citoyens.  Ces  deux  mots ,  pa- 
trie &c  citoyen  ,  doivent  être  effacés  des 
langues  modernes.  J'en  fais  bien  la 
raifon  ,  mais  je  ne  veux  pas  la  dire  j 
elle  ne  fait  rien  à  mon  fujet. 

Je  n'envifage  pas  comme  une  infti- 
tution  publique  ces  rifibles  établilfe- 
mens  qu'on  appelle  Collèges  *.  Je  ne 
compte  pas   non  plus  Téducanon  du 

*  Il  y  a  dins  l'Acadcmic;  de  Genève  &c  nans  l'Univer- 
fnc  de  Paris  des  l'rofelleurs  que  j'aime  ,  que  j'eflime 
beaucoup  ,  &c  que  je  crois  crès  capables  de  bien  inftruirc 
la  Jeuneffc,  s'ils  n'étoient  forcés  de  fuivre  l'ufàge  établi* 


ou  DE  l'Éducation.  ï  f 

monde  ,  parceque  cette  éducation  ten- 
dant à  deux  fins  contraires  ,  les  man- 
que toutes  deux  :  elle  n  eft  propre  qu'à; 
faire  des  hommes  doubles  ,  paroifïant 
toujours  rapporter  tout  aux  autres ,  ôc 
ne  rapportant  jamais  rien  qu'à  eux 
feuls.  Or  ces  démonftrations  étant  com- 
munes à  tout  le  monde  n'abufent  per- 
fonne.  Ce  font  autant  de  foins  perdus. 
De  ces  contradiéiions  nait  celle  que 
nous  éprouvons  fans  ceffe  en  nous-mê- 
mes. Entraînés  par  la  nature  ôc  par 
les  hommes  dans  des  routes  contrai- 
res ,  forcés  de  nous  partager  entre  ces 
diverfes  impullions  ,  nous  en  fuivons 
une  compofée  qui  ne  nous  mène  ni  à 
l'un  ni  à  l'autre  but.  Ainli  combattus 
&  flottans  durant  tout  le  cours  de  no- 
tre vie ,  nous  la  terminons  fans  avoir 
pu  nous  accorder  avec  nous  ,  &  fans 
avoir  été  bons  ni  pour  nous  ni  pour 
les  autres. 

J^exhotte  l'un  d'entr'eux  â  publier  le  projet  de  réfor- 
me qu'il  a  conçu.  L'on  fera  peut-être  enfin  tenté  de  gué- 
îir  le  mal  ,  en  voyant  ^u'il  n'eft  pas  fans  lemede. 


j^  É  i\r  I  t  E  5 

Refte  enfin  l'éducation  domeftiquê 
ou  celle  de  la  nature.  Mais  que  de- 
viendra pour  les  autres  un  homme 
uniquement  élevé  pour  lui  ?  Si  peut- 
être  le  double  objet  qu'on  fe  propofe 
pouvoit  fe  réunir  en  un  feul ,  en  ôrant 
les  contradidions  de  l'homme  ,  on 
oteroit  un  grand  obilacle  à  Ion  bon- 
heur. Il  faudroit  pour  en  juger  le  voir 
tout  formé  j  il  faudroit  avoir  obfervé 
fes  penchans  ,  vu  fes  progrès  ,  fuivi  fa 
marche  :  il  faudroit ,  en  un  mot  con- 
noître  l'homme  naturel.  Je  crois  qu'on 
aura  fait  quelques  pas  dans  ces  recher- 
ches après  avoir  lu  cet  écrit. 

Pour  fojrmer  cet  homme  rare,  qu'a- 
vons nous  à  faire  ?  Beaucoup  ,  fans 
doute  ;  c'eft  d'empêcher  que  rien  ne 
loit  fait.  Quand  il  ne  s'agit  que  d'al- 
ler contre  le  vent ,  on  louvoie  j  mais 
fi  la  mer  eft  forte  &  qu'on  veuille  ref- 
ter  en  place,  il  faut  jetter  l'ancre.  Prens 
garde  ,  jeune  pilote  ,  que  ton  cable  ne 
file  ou  que  ton  ancre  ne  laboure ,  6c 


ou   DE   l'ÉdUCATIOî^.  Î7 

que  le  vaifTeau  ne  dérive  avant  que  tu 
t'en  fois  apperçu. 

Dans  l'ordre  focial,  où  toutes  les  pla- 
ces font  marquées ,  chacun  doit  être 
élevé  pour  la  fienne  Si  un  Particulier 
formé  pour  fa  place  en  fort ,  il  n'eft: 
plus  propre  à  rien.  L'éducation  n'ell 
utile  qu'autant  que  la  fortune  s'accor- 
de avec  la  vocation  des  parens  j  en 
tout  autre  cas  elle  eft  nuifible  à  l'éle- 
vé, ne  fCit-ce  que  par  les  préjugés  qu'el- 
le lui  a  donnés.  En  E2;ypte  où  le  fils 
étoit  obligé  d'embraffer  l'état  de  fon  pè- 
re ,  l'éducation  du  moins  avoit  un  but 
alTuré  j  mais  parmi  nous  où  les  rangs 
feuls  demeurent  ,  &  où  les  hommes 
en  changent  fans  celle ,  nul  ne  fait  fl 
en  élevant  fon  fils  pour  le  fien  il  ne 
travaille  pas  contre  lui. 

Dans  l'ordre  naturel  les  hommes 
étant  tous  égaux  leur  vocation  com- 
mune eft  l'état  d'homme  ,  &  quicon- 
que eft  bien  élevé  pour  celui-là  ne  peut: 
mal  remplir  ceux  qui  s'y  rapportent» 


î  s  È    M    I    L    E  j 

Qu'on  deftine  mon  élevé  à  l'épée  ,  1 
l'églife  ,  au  barreau  ,  peu  m'importe. 
Avant  la  vocation  des  parens  la  natu- 
re l'appelle  à  la  vie  humaine.  Vivre  eît 
le  métier  que  jelui  veux  apprendre.  En 
fortant  de  mes  mains  il  ne  fera ,  j'en 
conviens  ,  ni  magiftrar ,  ni  foldat ,  ni 
prêtre  :  il  fera  premièrement  homme  5 
tout  ce  qu'un  homme  doit  être  ,  il  fau- 
ra  l'être  au  befoin  tout  auflî  bien  que 
qui  que  ce  foit ,  &c  la  fortune  aura  beau 
le  faire  changer  de  place  ,  il  fera  tou- 
jours à  la  fienne.  Occupavi  te ,  fonuna , 
atque  cepi  :  omnefque  aditus  tuosinter- 
cluji  j  ut  ad  me.  afpirare  non  poffes  f'4). 
Notre  véritable  étude  ell:  celle  de  la 
condition  humaine.  Celui  d'entre  nous 
qui  fait  le  mieux  fupporter  les  biens  Se 
les  maux  de  cette  vie  effc  à  mon  gré  le 
mieux  élevé  :  d'où  il  fuit  que  la  véri- 
table éducation  confifte  moins  en  pré- 
ceptes qu'en  exercices.  Nous  commen- 
çons à  nous  inftruire  en  commençant 

(4)  Tufcul.  V. 


ou  DE   l'Éducation.  19 

à  vivre  ;  notre  éduccition  commence 
avec  nous  ;  notre  premier  précepteur 
eft  notre  nourrice.  Aufîî  ce  mot  édu- 
cation avoit-il  chez  les  anciens  un  au- 
tre fens  que  nous  ne  lui  donnons  plus  î 
il  iignifioit  nourriture.  Educit  objle- 
trix  j  dit  Varron;  ediicat  nutrix  ^  inf- 
tituit  pedagogiis  ,  do  cet  magijier  (5). 
Ainii  l'éducation  ,  l'inditution  ,  Tint- 
trudion  font  trois  chofes  auill  diffé- 
rentes dans  leur  objet ,  que  la  gouver- 
nante, le  précepteur  &  le  maître.  Mais 
ces  diftinébions  font  mal  entendues  y 
de  pour  être  bien  conduit ,  l'enfant  ne. 
doit  fuivre  qu'un  feul  guide. 

Il  faut  donc  généralifer  nos  vues , 
ôc  confîdérer  dans  notre  élevé  l'hom- 
me abftrait ,  l'homme  expofé  à  tous  les 
accidens  de  la  vie  humaine.  Si  les  hom- 
mes nailToient  attachés  au  fol  d'un 
pays ,  fi  la  même  faifon  duroit  toute 
l'année  ,  fi  chacun  tenoit  à  fa  fortune 
de  manière  à  n'en  pouvoir  jamais  chan-« 

(5)  Non.   MarccIL 


10  Emile, 

ger ,  la  pratique  établie  feroir  bontisf 
à  certains  égards  j  l'enfant  élevé  pour 
fon  état,  n'en  fortant  jamais  ,ne  pour- 
roitêtreexpofé  aux  inconvéniens  d'un 
autre.  Mais  vu  la  mobilité  des  chofes 
humaines  ;  vu  l'esprit  inquiet  &  re- 
muant de  ce  fiecle  qui  bouleverfe  tout 
à  chaque  génération  ,  peut-on  conce- 
voir une  méthode  plus  infenfée  que 
d'élever  un  enfmt  comme  n'ayant  ja- 
mais à  fortir  de  fa  chambre  ,  comn-^e 
devant  être  fans  cefiTe  entouré  de  fes 
gens  ?  Si  le  malheureux  fait  un  feul 
pas  fur  la  terre,  s'il  defcend  d'un  feul 
degré,  ilell:  perdu.  Ce  n'eft  pas  lui  ap- 
prendre à  fupporter  la  peine  j  c'ell 
l'exercer  à  la  fentir. 

On  ne  fonge  qu'à  conferver  fon  en- 
fant j  ce  n'eft  pas  alTez  :  on  doit  lui 
apprendre  à  fe  conferver  étant  hom- 
me ,  à  fupporter  les  coups  du  fort ,  A 
braver  l'opulence  &  la  mifere  ,  à  vi- 
vre s'il  le  faut  dans  les  ç^laces  d'Iflan- 
de  ou  fur  le  brûlant  rocher  de  Mal- 


OU  DE  l'Education.  ir 

\îie.  Vous  avez  beau  prendre  des  pré- 
cautions pour  qu'il  ne  meure  pas  j  il 
faudra  pourtant  qu'il  meure  :  bc  quand 
fa  mort  ne  feroit  pas  l'ouvrage  de  vos 
foins  ,  encore  feroient-ils  mal  enten- 
dus. Il  s'agit  moins  de  l'empêcher  de 
mourir ,  que  de  le  faire  vivre.  Vivre 
ce  n'eft  pas  refpirer ,  c'ell  agir  ^  c'efl; 
faire  ufa^e  de  nos  organes  ,  de  nos 
fens ,  de  nos  facultés  ,  de  toutes  les 
parties  de  nous-mêmes  qui  nous  don- 
nent le  fentiment  de  notre  exiftence. 
L'iiomme  qui  a  le  plus  vécu  n'eft  pas 
celui  qui  a  compté  le  plus  d'années  j 
mais  celui  qui  a  le  plus  fenti  la  vie. 
Tel  s'eft  fait  enterrer  à  cent  ans  ,  qui 
mourut  dès  fa  naidance.  11  eut  gagné 
de  mourir  jeune  j  au  moins  eut-il  vécu 
jufqu'à  ce  tems-là. 

Toute  notre  fagefle  confifte  en  pré- 
Jugés  ferviles  j  tous  nos  ufages  ne  font 
qu'aifujettiflement ,  gêne  &:  contrain- 
te. L'homme  civil  naît,  vit ,  &  meurt 
4ans  l'efclayage  :  à  fa  nailTance  on  1@ 


21.  É   M    I    I   E, 

coud  dans  un  maillot  j  à  fa  mort  on  le 
cloue  dans  une  bière;  tant  qu'il  garde 
la  figure  humaine  ,  il  eft  enchaîné  par 
nos  inftitutions. 

On  dit  que  plufieurs  Sages -Femmes 
prérendent,  en  pêtrilTant  la  tète  des  en- 
fans  nouveaux-nés  ,  lui  donner  une 
forme  plus  convenable;  &  on  le  fouf- 
fre  !  Nos  tètes  feroient  mal  de  la  fa- 
çon de  l'auteur  de  notre  être  :  il  nous 
les  faut  façonnées  au  -  dehors  par  les 
Sages  -  Femmes ,  &z  au-dedans  par  les 
Philofophes.  Les  Caraïbes  font  de  la 
moitié  plus  heureux  que  nous. 

«  A  peine  l'enfant  eft-il  forti  du  fein 
«  de  la  mère,  &  à  peine  jouit-il  de  la 
t)  liberté  de  mouvoir  ôc  d'étendre  fes 
»)  membres,  qu'on  lui  donne  de  nou- 
»»  veaux  liens.  On  l'emmaillote  ,  on 
sj  le  couche  la  tète  fixée  de  les  jambes 
«  allongées ,  les  bras  pendans  a  côté  du 
a>  corps  j  il  eft  entouré  de  linges  &  de 
s»  bandages  de  toute  efpece ,  qui  ne  lui 
«  permettent  pas  de  changer  de  fitua- 


ou  DE  l'Éducation.  15 
9i  tion.  Heureux  fi  on  ne  l'a  pas  ferré 
M  au  point  de  rempccherderefpirer  j 
i>  &:  Cl  on  a  eu  la  pré^caution  de  le  coii- 
«  cher  fur  le  côté ,  afin  que  les  eaux 
y>  qu'il  doit  rendre  par  la  bouche  puif- 
!i  fent  tomber  d'elles-mêmes  ;  car  il 
Si  n'auroitpas  la  liberté  de  tourner  la 
«  tête  fur  le  côté  pour  en  faciliter  l'é- 
*)  cùulement  (6)  «. 

L'enfant  nouveau  né  a  befoin  d'é- 
tendre &  de  mouvoir  fes  membres  , 
pour  les  tirer  de  l'engourdifTement 
où  ,  rafiemblés  en  un  peloton ,  ils  ont 
reftéfi  long-tems.  On  les  étend  ,  il  eft 
vrai  :  mais  on  les  emptche  de  fe  mou- 
voir •  on  afiiijettit  la  tête  même  par 
des  têtières  :  il  femble  qu'on  a  peur 
qu'il  n'ait  l'air  d'être  envie. 

Ainfi  l'impulfion  des  parties  inter- 
nes d'un  corps  qui  tend  à  l'accroifie- 
ment,  trouve  un  obftacle  infurmonta- 
ble  aux  mouvemens  qu'elle  lui  deman- 


(6)  Hift.  Nar.  T.  IV.  p.  190.  in-ii. 

Tome  1,  * 


24  Ê    M   I  t  Ç  , 

de.  L'enfant  fait  continuellement  des 
efforts  inutiles  qui  épuifent  fes  forces  ou 
retardent  leur  progrès.  Il  étoit  moins 
à  l'étroit ,  moins  gêné  ,  moins  compri- 
mé dans  l'amnios  ,  qu'il  n'eft  dans  fes 
langes  :  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  a  gagné 
de  naître. 

L'inadion ,  la  contrainte  où  Ion  re- 
tient les  membres  d'un  enfant,  ne  peu- 
vent que  gcner  la  circulation  du  fang  , 
des  humeurs  j  empêcher  l'enfant  de  fe 
fortifier,  de  croître j  ôc  altérer  fa  confti- 
tution.  Dans  les  lieux  où  l'on  n'a  point 
ces  précautions  extravagantes  ,  les 
hommes  font  tous  grands ,  forts  ,  bien 
proportionnés  (7).  Les  pays  où  l'on  em- 
maillote les  enfans  font  ceux  qui  four- 
millent de  bofTus ,  de  boiteux  ,  de  ca- 
gneux ,  de  noués  ,  de  rachitiques ,  de 
cens  contrefaits  de  toute  efpece.  De 
peur  que  les  corps  ne  fe  déforment  par 
des  mouvemens  libres,on  fî  hâte  de  Ips 
^iéformer  en  les  mettant  en  preOTe.  On 


(7)  Yojrci  U  «oce  14  de  la  page  87. 


ou  DE  l'Éducation.  15 

les  rendroit  volontiers  perclus ,  pour  les 
empêcher  de  s'eftropier. 

Une  contrainte  fi  cruelle  pourroit- 
elle  ne  pas  influer  fur  leur  humeur  , 
ainfi  que  fur  leur  tempérament  ?  Leur 
premier  fentiment  eft  un  fentiment  de 
douleur  &c  de  peine  :  ils  ne  trouvent 
qu'obftacles  à  tous  les  mouvemens  dont 
ils  ont  befoin  :  plus  malheureux  qu'un 
criminel  aux  fers  ,  ils  font  de  vains  ef- 
forts ,  ils  s'irritent ,  ils  crient.  Leurs 
premières  voix  ,  dites-vous  ,  font  des 
pleurs  ?  je  le  crois  bien  :  vous  les  con- 
trariez dès  leur  naiffance  j  les  premiers 
dons  qu'ils  reçoivent  de  vous  font  des 
chaînes  j  les  premiers  traitemens  qu'ils 
éprouvent  font  des  tourmens.  N'ayant 
rien  de  libre  que  la  voix  ,  comment  ne 
s'en  ferviroient-ils  pas  pour  fe  plain- 
dre ?  Ils  crient  du  mal  que  vous  leur 
faites  :  ainfi  garottés  ,  vous  crieriez 
plus  fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  ufage  déraifonnable  ? 
d'un  ufage  dénaturé.  Depuis  que  les 
Tome  /,  B 


l6  È   U    ï   L    T.  , 

mères,  m  éprifant  leur  premier  devoir  ^ 
n'ont  plus  voulu  nourrir  leurs  enfans  ; 
il  a  fallu  les  confier  à  des  femmes  m.er- 
cenaires  ,  qui ,  fe  trouvant  ainfi  mères 
d'enfans  étrangers  pour  qui  la  nature 
ne  leur  difoit  rien  ,  n'ont  cherche  qu'à 
s'épargner  de  la  peine.  11  eut  fallu  veil- 
ler fans  celfe  fur  un  enfant  en  liberté  r 
mais  quand  il  eil  bien  lié  ,  on  le  jette 
dans  un  coin  fans  s'embarraflTer  de  fes 
cris.  Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  des  preu- 
ves de  la  négligence  de  la  nourrice  , 
pourvu  que  le  nourriçon  ne  fe  cafTe  ni 
bras  ni  jambe  ,  qu'importe  au  furplus 
qu'il  périife  ,  ou  qu'il  demeure  infirme 
le  refte  de  fes  jours  ?  On  conferve  fes 
membres  aux  dépens  de  fon  corps  ; 
&: ,  quoi  qu'il  arrive ,  la  nourrice  eft 
difculpée. 

Ces  douces  mères ,  qui  débarraffées 
de  leurs  enfans ,  fe  livrent  gaiment 
aux  amufemens  de  la  ville  ,  favent- 
cUes  cependant  quel  traitement  l'en- 
fant dans  fon  maillot  reçoit  au  vil- 


T 

OU   DE  l'Education.  17 

lage  ?  Au  moindre  tracas  qui  furvienr, 
on  le  fufpend  à  un  clou  comme  un  pa- 
quet de  hardes  \  &  tandis  que  fans  fe 
preflTer  ,  la  nourrice  vaque  à  les  affai- 
res ,  le  malheureux  refte  ainfî  crucifié. 
Tous  ceux  qu'on  a  trouvés  dans  cette 
Situation ,  avoient  ie  vifage  violet  :  la 
poitrine  fortement  comprimée  ne  bif- 
fant pas  circuler  le  fang  ,  il  remontoir 
à  la  tête  j  &  l'on  croyoit  le  patient  fort 
tranquille ,  parcequ'il  n'avoit  pas  la 
force  de  crier.  J'ignore  combien  d'heu- 
res un  enfant  peut  refter  en  cet  état  fans 
perdre  la  vie  ,  mais  je  doute  que  cela 
puifle  aller  fort  loin.  Voilà ,  je  penfe  , 
une  des  plus  grandes  commodités  diî 
maillot. 

On  prétend  que  les  enfans  en  liberté 
pourroient  prendre  de  mauvaifes  fitua- 
tions  3  ôc  fe  donner  des  mouvemens 
capables  de  nuire  à  la  bonne  confor- 
mation de  leurs  membres.  C'eft-là  ua 
de  ces  vains  raifonnemens  de  notre 
[^ifTê  fagelfe  ,  &  que  jamais  aucune 

Bi; 


1%  Emile, 

expérience  n'a  confirmés.  De  cette  mul- 
titude d'enfans  qui  chez  des  peuples 
plus  fenfés  que  nous ,  font  nourris  dans 
toute  la  liberté  de  leurs  membres  ,  on 
n'en  voit  pas  un  feul  qui  fe  blelfe  ,  ni 
s'eftropie  :  ils  ne  fauroient  donner  à 
leurs  mouvemens  la  force  qui  peut  les 
rendre  dangereux  ,  Se  quand  ils  pren- 
nent une  fituation  violente  ,  la  douleur 
les  avertit  bientôt  d'en  changer. 

Nous  ne  nous  fommes  pas  encore 
avifés  de  mettre  au  maillot  les  petits 
àcs  chiens  ,  ni  des  chats  j  voit-on  qu'il 
léfulte  pour  eux  quelque  inconvénient 
de  cette  négligence  ?  Les  enfans  font 
plus  lourds  j  d'accord  :  mais  à  propor- 
tion ils  font  auHi  plus  foibles.  A-peine 
peuvent-ils  fe  mouvoir  j  comment  s'ef- 
tropieroient-ils  ?  fi  on  les  étendoit  fur 
le  dos  j  ils  niourroient  dans  cette  fitua* 
tion  ,  comme  la  tortue  ,  fans  pouvoir 
|amais  fe  retourner. 

Non  contentes  d'avoir  cefTé  d'alaï- 
fet  leurs  enfans  ,  les  fepimes  cj^flCer^; 


ou     DE    l'ÉDUCAtlON.  25? 

«l'en  vouloir  faire  j  la  conféquence  eft 
naturelle.  Dès  que  l'état  de  mère  eft 
onéreux  ,  on  trouve  bientôt  le  moyen 
de  s'en  délivrer  tout-à-faic  :  on  veut 
faire  un  ouvrage  inutile ,  afin  de  le  re- 
commencer toujours  ,  Se  Ton  tourne 
au  préjudice  de  l'efpece,  l'attrait  donné 
pour  la  multiplier.Cet  ufage,  ajouté  aux 
autres  caufes  de  dépopulation  ,  nous 
annonce  le  fort  prochain  de  T Europe. 
Les  fciences  ,  les  arts  ,  la  philofophie 
ôc  les  mœurs  qu'elle  engendre  ,  ne 
tarderont  pas  d'en  faire  un  déferr.  Elle 
fera  peuplée  de  bêtes  féroces  ;  elle  n'au- 
ra pas  beaucoup  changé  d'habitans. 

J'ai  vu  quelquefois  le  petit  manège 
des  jeunes  femmes  qui  feignent  de  vou- 
loir nourrir  leurs  enfans.  On  fait  fe 
fiire  prefler  de  renoncer  à  cette  fantai- 
fîe  :  on  fait  adroitement  intervenir 
les  époux,  les  Médecins  ,  fur-tout  les 
mères.  Un  mari  qui  oferoit  confentir 
que  fa  femme  nourrît  fon  enfant  ,  fe- 
roic  un  homme  perdu.  L'on  en  feroic 

B  iij 


3©  Emile, 

un  aiïafîîn  qui  veut  fe  défaire  d'elle» 
Maris  prudens  ,  il  faut  immoler  à  k 
paix  l'amour  paternel  ;  heureux  qu'on 
trouve  à  la  campagne  des  femmes  plus 
continentes  que  les  vôtres  !  Plus  heu- 
reux fi  le  rems  que  celles-ci  gagnent 
n'eft  pas  deftiné  pour  d'autres  que 
vous  î 

Le  devoir  des  femmes  n'eft  pas  dou- 
teux :  mais  on  difpute  fi ,  dans  le  mé- 
pris qu'elles  en  font ,  il  ell:  égal  pour 
les  enfans  d'être  nourris  de  leur  lait 
ou  d'un  autre  ?  Je  tiens  cette  queftion, 
dont  les  Médecins  font  les  Juges ,  pour 
décidée  au  fouhait  des  femmes  ;  & 
pour  moi  ,  je  penferois  bien  aufll  qu'il 
vaut  mieux  que  l'enfant  fuce  le  lait 
d'une  nourrice  en  fanté  ,  que  d'une 
mère  gâtée ,  s'il  avoit  quelque  nouveau 
mal  à  craindre  du  mcme  fang  dont  il 
eft  formé. 

Mais  la  queftion  doit-elle  s'envifa- 
ger  feulement  par  le  côié  phyfique  ,  &c 
l'enfant  a-t-il  moins  befoin  des  foin? 


ou  DE  l'Éducation.  ^i 

cl'une  mère  que  de  fa  mamelle  ?  D'au- 
tres femmes  ,  des  bêtes  mêmes  pour- 
ront lui  donner  le  lait  qu'elle  lui  refu- 
se :  la  foUicitude  maternelle  ne  fe  fup- 
plée  point.  Celle  qui  nourrit  l'enfant 
d'une  autre  au  lieu  du/ien  eft  une  mau- 
vaife  mère  y  comment  fera-t-elle  une 
bonne  nourrice  ?  Elle  pourra  le  deve- 
nir, mais  lentement  ,  il  faudra  que 
l'habitude  change  la  nature  ;  ôc  l'en- 
fant mal  foigné  aura  le  tems  de  périr 
cent  fois  ,  avant  que  fa  noutrice  ait 
pris  pour  lui  une  tendrelTe  de  mère. 

De  cet  avantage-mème  réfulte  un 
inconvénient  ,  qui  feul  devroit  ôter 
à  toute  femme  fenfîble  le  courage  de 
faire  nourrir  fon  enfant  par  une  autre  : 
c'eft  celui  de  partager  le  droit  de  mère, 
ou  plutôt  de  l'aliéner  ;  de  voir  fon  en- 
fant aimer  une  autre  femme  ,  autant  & 
plus  qu'elle  ;  de  fentir  que  la  tendreiïe 
qu'il  conferve  pour  fa  propre  mère 
eft  une  grâce  ,  8c  que  celle  qu'il  a  pour 
fft  mère  adoptive  eft   un  devoir  :  car 

B  iiij 


'5i  Emile, 

où  j'ai  trouvé  les  foins  d'une  mère  ,  ne 

dois-je  pas  l'attachement  d'un  fils  ? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet 
inconvénient  ,  eft  d'infpirer  aux  en- 
fans  du  mépris  pour  leur  nourrice  ,  en 
les  traitant  en  véritables  fervantes* 
Quand  leur  fervice  eft  achevé  ,  on  re- 
tire l'enfant,  ou  l'on  congédie  la  nour- 
rice ;  à  force  de  la  mal  recevoir ,  on 
la  rebute  de  venir  voir  fon  nourriçon. 
Au  bout  de  quelques  années ,  il  ne  la 
voit  plus  ,  il  ne  la  connoît  plus.  La 
mère  qui  croit  fe  fubftituer  à  elle  ,  Se 
réparer  fa  négligence  par  fa  cruauté  , 
fe  trompe.  Au  lieu  de  faire  un  tendre 
fils  d'un  nourriçon  dénaturé  ,  elle  l'e- 
xerce a  l'ingratitude  ;  elle  lui  apprend 
à  méprifer  un  jour  celle  qui  lui  donna 
la  vie  ,  comme  celle  qui  l'a  nourri  de 
fon  lait. 

Combien  j'infîfterois  fur  ce  point , 
s*il  étoit  moins  décourageant  de  re- 
battre en  vain  des  fujets  utiles  ?  Ceci 
tient  à  plus  de  chofes  qu'on  ne  penfe* 


ou   DE  l'Education.  55 

Voulez-vous  rendre  chacun  à  (es  pre- 
miers devoirs  ,  commencez  par  les  mè- 
res 'y  vous  ferez  étonnés  des  change- 
mens  que  vous  produirez.  Tout  vienc 
fucceflîvement  de  cette  première  dé- 
pravation :  tout  l'ordre  moral  s'altère  5 
le  naturel  s'éteint  dans  tous  les  cœurs  5 
l'intérieur  des  maifons  prend  un  aie 
moins  vivant  j  le  fpedacle  touchant 
d'une  famille  nailTante  n'attache  plus 
les  maris  ,  n'impofe  plus  d'égards  aux 
étrangers  j  on  refpcéte  moins  la  mère 
dont  on  ne  voit  pas  les  enfms  ;  il  n'y 
a  point  de  réfidence  dans  les  familles  ; 
l'habitude  ne  renforce  plus  les  liens 
du  fang  ;  il  n'y  a  plus  ni  pères  ,  ni  mè- 
res ,  ni  enfans  ,  ni  frères  ,  ni  fœurs  ; 
tous  fe  connoiifent  à-peine  ,  comment 
s'aimeroient  -  ils  ?  Chacun  ne  fonge 
plus  qu'à  foi.  Quand  la  maifon  n  eft 
qu'une  trifte  folitude  ,  il  faut  bien  al- 
ler s'égayer  ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir 
leurs  enfans  3  les  mœurs  vont  fe  xé- 

B  V 


34  Emile, 

former  d'elles-mêmes ,  les  fentimen^ 
de  la  nature  fe  réveiller  dans  tous  les 
cœurs;  l'Etat  va  fe  repeupler  ;  ce  pre- 
mier point ,  ce  point  feul  va  tout  réu- 
nir. L'attrait  de  la  vie  domeftique  efir 
le  meilleur  contre-poifon  des  mauvais 
fes  maurs.  Le  tracas  des  enfans  qu'on 
croit  importun  devient  agréable  ;  il 
rend  le  père  &c  la  mère  plus  néceffai- 
res  ,  plus  chers  l'un  à  l'autre ,  il  relTerre 
entre-eux  le  lien  conjugal.  Quand  la 
famille  eft  vivante  ôc  animée  ,  les 
foins  domeftiques  font  la  plus  chère 
occupation  de  la  femme  &  le  plss 
doux  amufement  du  mari.  Ainfi  de  ce 
feul  abus  corrigé  réfulteroit  bientôt 
une  réforme  générale  ;  bientôt  la  na- 
ture auroit  repris  tous  (es  droits. 
Qu'une  fois  les  femmes  redeviennent 
mères  ,  bientôt  les  hommes  redevien- 
dront pères  ôc  maris. 

Difcours  fuperflus  !  l'ennui  mcme 
des  plaifirs  du  monde  ne  ramené  ja- 
mais à  ceux-là»  Les  femmes  ont  celfé 


ou  DE    l'Education'.  jj 

d'être  mères  j  elles  ne  le  feront  plus  ; 
elles  ne  veulent  plus  l'être.  Quand 
elles  le  voudroient ,  à  peine  le  pour- 
roient-elles  :  aujourd'hui  que  l'ufaçe 
contraire  eft  établi  ,  chacune  auroit  a 
combattre  roppohtion  de  toutes  celles 
qui  l'approchent  ,  liguées  contre  un 
exemple  que  les  unes  n'ont  pas  donné 
&que  les  autres  ne  veulent  pas  fuivre. 
11  fe  trouve  pourtant  quelquefois 
encore  de  jeunes  perfonnes  d'un  bon 
naturel,  qui,  fur  ce  point  ofant  braver 
l'empire  de  la  mode  &:  les  clameurs  de 
leur  fexe ,  rempliiTent  avec  une  ver- 
tueufe  intrépidité  ce  devoir  iî  doux 
que  la  nature  leur  impofe.  Puiiïe  leur 
nombre  augmenter  par  l'attrait  des 
biens  deftinés  à  celles  qui  s'y  livrent  I 
Fondé  fur  des  conféquences  que  donne 
le  plus  funple  raifonnement  ,  ôc  fur 
des  obfer varions  que  je  n'ai  jamais  ww 
démenties  ,  j'ofe  promettre  à  ces  di- 
gnes mères  un  attachement  folide  de 
confiant  de  la  part  de  leurs  maris,  une 

B  vi 


yj^  Emile, 

tendrefle  vraiment  filiale  de  la  part  do 
leurs  enfans  ,  l'eftime  &c  le  refped  du 
public ,  d'heureufes  couches  fans  ac- 
cident &c  fans  fuite  ,  une  fanté  ferme 
de  vigoureufe  ,  enfin  le  plaifir  de  fe 
voir  un  jour  imiter  par  leurs  filles,  de 
citer  en  exemple  à  celles  d'autrui. 

Point  de  mère ,  point  d'enfant.  En- 
tre-eux  les  devoirs  font  réciproques  , 
&  s'ils  font  mal  remplis  d'un  côté  ils 
feront  négligés  de  l'autre.  L'enfant 
doit  aimer  fa  mère  avant  de  favoir 
qu'il  le  doit.  Si  la  voix  du  fang  n'eft 
fortifiée  par  Thabitude  &  les  foins  , 
elle  s'éteint  dans  les  premières  années , 
&  le  cœur  meurt  ,  pour  ainfi  dire  , 
avant  que  de  naître.  Nous  voilà  dès 
les  premiers  pas  hors  de  la  nature* 

On  en  fort  encore  par  une  route 
oppofée ,  lorfqu'au  lieu  de  négliger 
les  foins  de  mère  ,  une  femme  les 
porte  à  l'excès  j  lorfqu'elle  fait  de  fon 
enfant  fon  idole  ^  qu'elle  augmente  &c 
nourrie  fa  foiblefTe  pour  l'empêcherde 


bu  DE  l'Éducation.  j^ 
"la  fentir ,  &  qu'efpérant  le  fouftraire 
aux  loix  de  la  nature  ,  elle  écarte  de 
lui  des  atteintes  pénibles  ,  fans  fonger 
combien  ,  pour  quelques  incommodi- 
tés dont  elle  le  préferve  un  moment , 
elle  accum.ule  au  loin  d'accidens  &  de 
périls  fur  fa  tête  ,  &  combien  c'eftune 
précaution  barbare  de  prolonger  la. 
foibleffe  de  l'enfance  fous  les  fatigues 
des  hommes  faits.  Thétis  ,  pour  rendre 
fon  fils  invulnérable  ,  le  plongea  ,  dit 
la  fable ,  dans  l'eau  du  flyx.  Cette  al- 
légorie eft  belle  de  claire.  Les  mères 
cruelles  dont  je  parle  font  autrement  : 
à  force  de  plonger  leurs  enfans  dans 
la  moUeiTe,  elles  les  préparent  à  la 
fouffrance  ,  elles  ouvrent  leurs  pores 
aux  maux  de  toute  efpece  ,  dont  ils  ne 
manqueront  pas  d'être  la  proie  étant 
grands. 

Obfervez  la  nature  ,  8c  fuivez  la 
route  qu'elle  vous  trace.  Elle  exerce 
continuellement  les  enfans  j  elle  en- 
durcit  leur   tempérament    par     des 


5  8  Emile, 

épreuves  de  toute  efpece  5  elle  leuf 
apprend  de  bonne  heure  ce  que  c'eft. 
que  peine  de  douleur.  Les  dents  qui 
percent  leur  donnent  la  fièvre  :  des^ 
coliques  aiglies  leur  donnent  des  con- 
vulfions  j  de  longues  toux  les  fufïo- 
quent  ;  les  vers  les  tourmentent  ;  la 
pléthore  corrompt  leur  fangj  des  le- 
vains divers  y  fermentent  ,  ôc  caufent 
des  éruptions  périlleufes.  Prefque  tout 
le  premier  âge  eft  maladie  Se  danger  : 
la  moitié  des  enfans  qui  naiiTent  périt 
avant  la  huitième  année.  Les  épreu- 
ves faites ,  l'enfant  a  gagné  des  forces  , 
èc  fitôt  qu'il  peut  ufer  de  la  vie ,  le 
principe  en  devient  plus  afTuré. 

Voilà  la  règle  de  la  nature.  Pour- 
quoi la  contrariez-vous  ?  Ne  voyez- 
vous  pas  qu'en  penfant  la  corriger 
vous  détruifez  ion.  ouvrage,  vousem- 
péchez  l'effet  de  i^s  foins  ?  Faire  au- 
dehors  ce  qu'elle  fait  au-dedans ,  c'efl:, 
félon  vous ,  redoubler  le  danger  j  &: 
au  contraire  c'eil  y  faire   diverfion,, 


ou  DH  l'Éducation.  j^ 

'c*efi:  l'exténuer.  L'expérience  apprend 
qu'il  meure  encore  plus  d'enfans  éle^ 
vés  délicatement  que  d'autres .  Pour- 
vu qu'on  ne  pafîe  pas  la  mefure  de 
leurs  forces  ,  on  rifque  moins  à  les 
employer  qu'à  les  ménager.  Exercez- 
les  donc  aux  atteintes  qu'ils  auront  à 
fupporter  un  jour.  EndurcilTez  leur 
corps  aux  intempéries  des  faifons ,  des 
climats ,  des  élémens  j  à  la  faim  ,  à  la 
foif ,  à  la  fatigue  j  trempez  -  les  dans 
l'eau  du  ftyx.  Avant  que  l'habitude  da 
corps  foit  acquife  ,  on  lui  donne  celle 
qu'on  veut  fans  danger  :'  mais  quand 
une  fois  il  eft  dans  fa  confiftance,  tou- 
te altération  lui  devient  périlleufe. 
Un  enfant  fupportera  des  change- 
mens  que  ne  fupporteroit  pas  un  hom- 
me :  les  fibres  du  premier  ,  molles  & 
flexibles  ,  prennent  fans  effort  le  pli 
qu'on  leur  donne  j  celles  de  l'homme  , 
plus  endurcies,  ne  changent  plus  qaa- 
vec  violence  le  pli  qu'elles  ont  reçu- 
On  peut  donc  rendre  un  enfant  robufte 


46  Emile, 

fans  expo  fer  fa  vie  Se  fafanté^  &  quand 
il  y  auroit  quelque  rifque  ,  encore  ne 
faudroit-il  pas  balancer.  Puifqae  ce 
font  des  rifques  inféparables  de  la  vie 
humaine  ,  peut-on  mieux  faire  que  de 
les  rejetter  fur  le  tems  de  fa  durée  où 
ils  font  le  moins  défavantageux  ? 

Un  enfant  devient  plus  précieux  en 
avançant  en  âge.  Au  prix  de  fa  perfon- 
ne  fe  joint  celui  des  foins  qu'il  a  cou- 
tés  j  à  la  perte  de  fa  vie  fe  joint  en  lui 
le  fentiment  de  la  mort.  C'eft  donc 
fur  tout  à  l'aveiir  qu'il  faut  longer  en. 
veillant  à  fa  confervation  ^  c'eft  contre 
les  maux  de  la  jeunefTe  qu'il  faut  l'ar- 
mer ,  avant  qu'il  y  foit  parvenu  :  car 
fi  le  prix  de  la  vie  augmente  jufquà 
l'âge  de  la  rendre  utile ,  quelle  folie 
n'eft  -  ce  point  d'épargner  quelques 
maux  à  l'enfance  en  les  multipliant 
fur  l'âge  de  raifon  ?  Sont-ce  la  les  le«. 
çons  du  maître  ? 

Le  fort  de  l'homme  eft  de  fouffri*' 
dans  tous  les   tems.    Le  foin  même 


ou  DE  l'Education.  4Ï 

3e  fa  confervation  efl:  attaché  à  la  pei- 
ne. Heureux  de  ne  connoître  dans  (on 
enfance  que  les  maux  phylîques  !  maux 
bien  moins  cruels  ,  bien  moins  dou- 
loureux que  les  autres ,  8c  qui  bien 
plus  rarement  qu'eux  nous  font  renon- 
cer à  la  vie.  On  ne  fe  tue  point  pour 
les  douleurs  de  la  goutcj  il  n'y  a  gue- 
res  que  celles  de  l'ame  qui  produifent 
le  défefpoir.  Nous  plaignons  le  fort 
de  l'enfance  ,  &c  c'eft  le  nôtre  qu'il 
faudroit  plaindre.  Nos  plus  grands 
maux  nous  viennent  de  nou^. 

En  naifTant ,  un  enfant  crie  j  fa  pre- 
mière enfance  fe  paiTe  à  pleurer.  Tan- 
tôt on  l'agite,  on  le  flatte  pour  l'ap- 
paifer  j  tantôt  on  le  menace  ,  on  le 
bat  pour  le  faire  taire.  Ou  nous  fai" 
fons  ce  qu'il  lui  plaît ,  ou  nous  en  exi- 
geons ce  qu'il  nous  plaît  :  ou  nous 
nous  foumettons  à  f^s  fantaifies  ,  ou 
nous  le  foumettons  aux  nôtres  :  point 
de  milieu,  il  faut  qu'il  donne  des  or- 
dres 5  ou  qu'il  en  reçoive.  Ainfi  fes 


'41  Emile, 

premières  idées  font  celles  d'empire  Sc 
de  fervimde.  Avant  de  favoir  parler  , 
il  commande^  avant  de  pouvoir  agir, 
il  obéit  ;  &  quelquefois  on  le  châtie 
avant  qu'il  puiffe  connoître  fes  fautes 
ou  plutôt  en  commettre.  C'eft  ainfl 
qu'on  verfe  de  bonne  heure  dans  fon 
jeune  cœur  les  palfions  qu'on  impute 
enfuite  à  la  nature  ,  &  qu'après  avoir 
pris  peine  à  le  rendre  méchant,  onfe 
plaint  de  le  trouver  tel. 

Un  enfant  palTe  fîx  ou  fept  ans  de 
cette  manière  entre  les  mains  des  fem- 
mes ,  vidtime  de  leur  caprice  &  du 
fien  :  8c  après  lui  avoir  fait  apprendre 
ceci  8c  cela  ;  c'eft-à-dire  ,  après  avoir 
charge  fa  mémoire  ou  de  mots  qu'il 
ne  peut  entendre  ,  ou  de  chofes  qui 
ne  lui  font  bonnes  à  rien  ;  après  avoir 
étouffé  le  naturel  par  les  pallions  qu'on 
a  fait  naître  ,  on  remet  cet  être  facti- 
ce entre  les  mains  d'un  précepteur  , 
lequel  achevé  de  développer  les  ger- 
rnes  artificiels  qu'il  trouve  déjà  tout 


ou  DE  l'Éducation.  41 
formés  ,  ôc  lui  apprend  tout  ,  hors  à 
fe  connoître ,  hors  à  tirer  parti  de  lui- 
même  5  hors  à  favoir  vivre  &  fe  ren- 
dre heureux.  Enfin  quand  cet  enfant 
efclave  &  tyran  ,  plein  de  fcience  (3c 
dépourvu  de  fens  ,  également  débile 
de  corps  3c  d'ame ,  eft  jette  dans  le 
monde  j  en  y  montrant  fon  ineptie  , 
fon  orgueil  &  tous  fes  vices ,  il  fait 
déplorer  la  mifere  ôc  la  perverfité  hu- 
maines. On  fe  trompe  j  c'eft  là  l'hom- 
me de  nos  fantaifies  :  celui  de  la  nature 
eft  fait  autrement. 

Voulez -vous  donc  qu'il  garde  fa 
formt^  originelle  ?  Confervez  -  la  dès 
l'inftant  qu'il  vient  au  monde.  Sitôt 
qu'il  naît  ,  emparez-vous  de  lui ,  & 
ne  le  quittez  plus  qu'il  ne  foit  hom- 
me :  vous  ne  réufîîrez  jamais  fans  ce- 
la. Comme  la  véritable  nourrice  eft  la 
mère  ,  le  véritable  précepteur  eft  le 
père.  Qu'ils  s'accordent  dans  Tordre 
de  leurs  fonctions  ainfi  que  dans  leur 
fyftême  :  que  des  mains  de  l'un  Ten- 


'44  É    MILE, 

faut  paiïe  dans  celles  de  l'autre.  Il  fe^' 
ra  mieux  élevé  par  un  père  judicieux 
&  borné  ,  que  par  le  plus  habile  maî- 
tre du  monde  j  car  le  zèle  fuppléera 
mieux  au  talent ,  que  le  talent  au  zèle. 
Mais  les  affaires,  les  fondions ,  les 
devoirs...,.  Ah  les  devoirs!  fans  doute 
le  dernier  eft  celui  de  père  (9)  ?  Ne 
nous  étonnons  pas  qu'un  homme ,  dont 
la  femme  a  dédaigné  de  nourrir  le  fruit 
de  leur  union ,  dédaigne  de  l'élever.  Il 
n'y  a  point  de  tableau  plus  charmant 
que  celui  de  la  famille  ,  mais  un  feui 
trait  manqué  défigure  tous  les  autres. 
Si  la  mère  a  trop  peu  de  fanté  pour  être 

(9)  Quand  on  li:d.^ns  Plu:arque  que  Gazon  h  Cea- 
fcur  ,  qui  gouverna  Rome  avec  tanc  de  gloire ,  éleva 
lui-même  fon  fils  dès  le  berceau  ,  Se  avec  ua  tel  foin  > 
qu'il  quittcit  cour  pour  être  préfent  quand  la  Nourrice  , 
c'cft-à-dire  ,  la  Mère  le  remuok  8c  le  lavoir  i  quand  oa 
lit  dans  Suétone  qu'Augufle  ,  maître  du  monde  ,  qu'il 
avoir  conquis  8c  qu'il  régilToit  kii-mêmc  ,  eofeignoic  lur- 
même  à  fes  petits-fils  à  écrire  ,  à  nager  ,  lesélémens  des 
Sciences  ,  8c  qu'il  les  avoit  fans  cclTe  autour  de  lui  ;  on 
ne  peut  s'empêcher  de  rire  des  petites  bonnes  gens  de 
ce  tcms-là ,  qui  s'amufoient  à  de  pareilles  niaifcries  > 
trop  bornés  ,  fans  doute  ,  pour  favoir  vaquer  âux  graiv 
♦les affaires  des  grands  hommes  de  nos  jours. 


1 


ou  DE  l'Éducation.  4.^ 

tionrrice ,  le  père  aura  trop  d'affaires 
pour  être  précepteur.  Les  enîans ,  éloi- 
gnés ,  difperfés  ,  dans  des  pendons  , 
dans  des  couvens ,  dans  des  collèges , 
porteront  ailleurs  l'amour  de  la  mai-» 
fon  paternelle  ,  ou  pour  mieux  dire  , 
ils  y  rapporteront  l'habitude  de  n'être 
attachés  à  rien.  Les  frères  &  les  fœurs 
fe  connoîtront  à  peine.  Quand  tous  fe- 
ront ralfemblés  en  cérémonie ,  ils  pour- 
ront être  fort  polis  entre  eux  j  ils  fe 
traiteront  en  étrangers.  Sitôt  qu'il  n'y 
a  plus  d'intimité  entre  les  parens  ,  fi- 
tôt  que  la  fociété  de  la  famille  ne  fait 
plus  la  douceur  de  la  vie  ,  il  faut  bien 
recourir  aux  mauvaifes  mœurs  pour  y 
fuppléer.  Où  eft  l'homme  afTez  ftupi- 
de  pour  ne  pas  voir  la  chaîne  de  tout 
cela? 

Un  père ,  quand  il  engendre  &  nour- 
rit des  enfans  ne  fait  en  cela  que  le 
tiers  de  fa  tâche.  11  doit  des  hommes 
»  fon  efpece  ,  il  doit  à  la  focieté  des 
iiommes  fociablesp  il  doit  des  citoyens 


jÇS  Emile, 

à  l'Etat.  Tout  homme  qui  peut  payef 
cette  triple  dette,  &'ne  le  faitpas,  eft 
coupable,  &  plus  coupable,  peut-être, 
quand  il  la  paye  à  demi.  Celui  qui  ne 
peut  remplir  les  devoirs  de  père  n'a 
point  droit  de  le  devenir.  11  n'y  a  ni 
pauvreté  ,  ni  travaux ,  ni  refped  hu- 
main qui  le  difpenfent  de  nourrir  fes 
enfans  ,  &  de  les  élever  lui-même. 
Lecteurs  ,  vous  pouvez  m'en  croire.  Je 
prédis  à  quiconque  a  des  entrailles  & 
néglige  de  fi  faints  devoirs ,  qu'il  ver- 
fera  long-tems  fur  fa  faute  des  larmes 
ameres ,  &  n'en  fera  jamais  confolé. 

Mais  que  fait  cei  homme  riche  ,  ce 
père  de  famille  fi  affairé,  &:  forcé  fé- 
lon lui  de  laiffer  fes  enfans  à  l'aban- 
don ?  Il  paye  un  autre  homme  pour 
remplir  fes  foins  qui  lui  font  à  charge. 
Ame  vénale  !  crois-tu  donner  à  ton  fils 
un  autre  père  avec  de  l'argent  ?  Ne 
t'y  trompe  point  j  ce  n'eft  pas  même 
un  maître  que  tu  lui  donnes ,  c'eft  un 
valet.  11  en  formera  bientôt  un  fécond. 


ou    DH    L  EDUCATION.  47 

On  raifonne  beaucoup  fur  les  qua- 
lités d'un  bon  gouverneur.  La  pre- 
mière que  j'en  exigerois ,  &  celle-U 
feule  en  fuppofe  beaucoup  d'autres , 
c'eft  de  n'être  point  un  homme  à  ven- 
dre. Il  y  a  des  métiers  fl  nobles  qu'on 
ne  peut  les  faire  pour  de  l'argent  fans 
fe  montrer  indigne  de  les  faire  :  tel 
efl:  celui  de  l'homme  de  guerre  ;  tel  ed 
celui  de  l'inftiruteur.  Qui  donc  élèvera 
mon  enfant  :?  Je  te  l'ai  déjà  dit ,  toi- 
même.  Je  ne  le  peux.  Tu  ne  le  peux  ! ... 
Fais-toi  donc  un  ami.  Je  ne  vois  point 
d'autre  reflTource. 

Un  gouverneur  !  ô  quelle  ame  fubli- 
me....  en  vérité ,  pour  faire  un  homme , 
il  faut  être  ou  père  ou  plus  qu'homme 
foi-même.  Voilà  la  fondion  que  vous 
confiez  tranquillement  à  des  merce- 
naires. 

Plus  on  y  penfe ,  plus  on  apperçoit 
de  nouvelles  difficultés.  Il  faudroitque 
le  gouverneur  eût  été  élevé  pour  fon 
cleve ,  que  fes  domeftiques  euITenc  été 


^B  È   MILE, 

ilevés  pour  leur  maître  ,  que  tous  ceux 
qui  l'approchent  euflfent  reçu  les  im- 
prefïïons  qu'ils  doivent  lui  communia 
quer  ;  il  faudroit  d'éducation  en  édu^ 
cation  remonter  jufqu'on  ne  fait  où. 
Comment  fe  peut-il  qu'un  enfant  foie 
bien  élevé  par  qui  n'a  pas  été  bien 
élevé  lui-même  ? 

Ce  rare  mortel  eft-il  introuvable  ?  Je 
l'ignore. En  ces  tems  d'avili{Iement,qui 
fait  à  quel  point  de  vertu  peut  atteindre 
encore  une  ame  humaine  ?  Mais  fup- 
pofons  ce  prodige  trouvé.  C'eû  en 
confidérant  ce  qu'il  doit  faire,que  nous 
verrons  ce  qu'il  doit  être.  Ce  que  je 
crois  voir  d'avance  eft  qu'un  père  qui 
fentiroit  tout  le  prix  d'un  bon  gou- 
verneur prendroit  le  parti  de  s'en  paf- 
fer  ;  car  il  mettroit  plus  de  peine  à 
l'acquérir  qu'à  le  devenir  lui-mcme. 
Veut-il  donc  fe  faire  un  ami  ?  Qu'il  éle- 
vé fon  fils  pour  l'être  j  le  voilà  difpenfé 
de  le  chercher  ailleurs  ,  &  la  nature  a 
déjà  fait  la  moitié  de  l'ouvrage. 

Quelqu'un 


ou  DE    l'ÉdUCATIOîT,  49 

Quelqu'un  dont  je  ne  connois  que 
le  rang  m'a  fait  propofer  d'élever  fon 
fils.  11  m'a  fait  beaucoup  d'honneur 
fans  doute  j  mais  loin  de  fe  plaindre 
de  mon  refus ,  il  doit  fe  louer  de 
ma  difcrétion.  Si  javois  accepté  fon. 
offre  &  que  j'eufTe  erré  dans  ma  mé- 
thode ,  c'étoit  une  éducation  manquée  : 
fi  j'avois  réulli ,  c'eut  été  bien  pis.  Son 
fils  auroit  renié  fon  titre  j  il  n'eût  plus 
voulu  être  Prince. 

Je  fuis  trop  pénétré  de  la  grandeur 
des  devoirs  d'un  Précepteur  ,  je  fens 
trop  mon  incapacité  pour  accepter  ja- 
mais un  pareil  emploi  de  quelque  part 
qu'il  me  foit  offert  j  8c  l'intérêt  de  l'a- 
mitié même,  ne  feroit  pour  moi  qu'un, 
nouveau  motif  de  refus.  Je  crois  qu'a- 
près avoir  lu  ce  livre ,  peu  de  gens  fe- 
ront tentés  de  me  faire  cette  offre  ,  ôC 
je  prie  ceux  qui  pourroient  l'être  de 
n'en  plus  prendre  l'inutile  peine.  J'ai 
fait  autrefois  un  fuiîifant  effai  de  ce 
métier  pour  être  aifuré  que  je  n'y  fui$ 
Tome  /#  C 


5  o  Emile, 

pas  propre ,  &  mon  état  m'en  difpen- 
feroit  quand  mes  talens  m'en  ren- 
droient  capable.  J'ai  cru  devoir  cette 
déclaration  publique  à  ceux  qui  paroif- 
fent  ne  pas  m'accorder  afTez  d'eftime 
pour  me  croire  fincere  &z  fondé  dans 
mes  réfolutions. 

Hors  d'état  de  remplir  la  tâche  la 
plus  utile ,  j'oferai  du  moins  eflayer  de 
la  plus  aifée  j  à  l'exemple  de  tant  d'au- 
tres je  ne  mettrai  point  la  main  à  l'œu- 
vre, mais  à  la  plume,  &  au  lieu  de  fai- 
re ce  qu'il  faut ,  je  m'efforcerai  de  le 
dire. 

Je  fais  que  dans  les  entreprifes  pa- 
reilles à  celle-ci ,  l'auteur  ,  toujours  à 
fon  aife  dans  des  fyftèmes  qu'il  eft  dif- 
penfé  de  mettre  en  pratique  ,  donne 
fans  peine  beaucoup  de  beaux  précep- 
tes impoifibles  à  fuivre ,  &:  que  fau- 
te de  détails  &  d'exemples  ,  ce  qu'il 
dit  m^mede  pratiquable  relte  fans  ufa- 
gie  ,  quand  il  n'en  a  pas  montré  l'ap^ 
jplication* 


ou  DE   l'Éducation.  51 

J'ai  donc  pris  le  parti  de  me  don- 
ner un  élevé  imaginaire  ,  de  me  fup- 
pofer  l'âge,  lafanté,  les  connoilTan- 
ces  ,  Ik:  tous  les  talens  convenables 
pour  travailler  à  fon  éducation  ,  de  la 
conduire  depuis  le  moment  de  fa  naif- 
fance  jufqu'à  celui  où  devenu  homme 
fait  il  n'aura  plus  befoin  d'autre  guide 
que  lui-même.  Cette  méthode  me  pa- 
roît  utile  pour  empêcher  un  auteur  qui 
fe  défie  de  lui  de  s'égarer  dans  des  vi- 
vions j  car  dès  qu'il  s'écarte  de  la  pra- 
tique ordinaire  ,  il  n'a  qu'à  faire  Té- 
preuve  de  la  fienne  fur  fon  élevé  ;  il 
fentira  bientôt  ,  ou  le  leéceur  fentira 
pour  lui,  s'il  fuit  le  progrès  de  l'enfan- 
ce ,  &;  la  marche  naturelle  au  cœur 
humain. 

..  Voilà  ce  que  j'ai  taché  de  faire  dans 
toutes  Les  difficultés  qui  fe  font  pré- 
fentées.Pour  ne  pas  grolTir  inutilement 
le  livre,. je  me  fuis  contenté  de  po^ 
fer  les  principes  dont  chacun  devoir 
fentir  la  vérité.  Mais  quant  aux  règles 

Cij 


'^i  É    M  ILE, 

qui  pouvoient  avoir  befoin  de  preu- 
ves ,  je  les  ai  toutes  appliquées  à  mon 
Emile  ou  à  d'autres  exemples,  6c  j'ai 
fait  voir  dans  des  détails  très  «tendus 
comment  ce  que  j'écablilTois  pouvoir 
être  pratiqué  :  tel  eft  du  moins  le  plan 
que  je  me  fuis  propofé  de  fuivre.  C'eft 
au  ledteur  à  juger  fi  j'ai  réufîi. 

il  eft  arrivé  de-là  que  j'ai  d'abord 
peu  parlé  d'Emile ,  parceque  mes  pre- 
mières maximes  d'éducation  ,  bien  que 
contraires  à  celles  qui  font  établies  , 
font  d'une  évidence  à  laquelle  il  eft 
difficile  à  tout  homme  raifonnable  de 
refufer  fon  confentement.  Mais  à  me- 
fure  que  j'avance,  mon  élevé,  autre- 
ment conduit  que  les  vôtres ,  n'eft 
plus  un  enfant  ordinaire  ;  il  lui  faut 
wn  régime  exprès  poi^r  lui.  Alors  il 
paroît  plus  fréquemment  fur  la  fcene  , 
êc  vers  les  derniers  tems  je  ne  le  perds 
plus  un  moment  de  vue  jufqu'à  ce  que, 
quoi  qu'il  en  dife,  il  n'ait  plus  le  moia-; 
drç  befoin  de  moi. 


ou    DE    l'EdUCATIONT.  5^ 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités 
d'un  bon  Gouverneur ,  je  les  fuppofe , 
&  je  me  fuppofe  moi-même  doué  de 
toutes  ces  qualités.  En  lifant  cet  ou- 
vrage on  verra  de  quelle  libéralité 
j'ufe  envers  moi. 

Je  remarquerai  feulement ,  contre 
l'opinion  commune  ,  que  le  Gouver- 
neur d'un  enfant  doit  être  jeune  ,  & 
même  auffi  jeune  que  peut  l'être  un 
homme  fage.  Je  voudrois  qu'il  fût 
lui-même  enfant  s'il  éroit  poffible  , 
qu'il  pût  devenir  le  compagnon  de  fon 
Elevé,  &  s'attirer  fa  confiance  en  par- 
tageant fes  amufemens.  Il  n'y  a  pas 
affez  de  chofes  communes  entre  l'en- 
fance ôc  l'âge  mûr  ,  pour  qu'il  fe  for- 
me jamais  un  attachement  bien  folide 
à  cette  diftance.  Les  enfans  flattent 
quelquefois  les  vieillards,  mais  ils  ne 
4es  aiment  jamais. 

On  voudroit  que  le  Gouverneur  eût 
■^éja  fait  une  éducation.  C'eft  trop  j 
lan  même  hommç  n'en  peut  faire  «[u'u- 

C  iij 


54  Emile, 

ne  :  s'il  en  falloic  deux  pour  réufïîr  ,  de 
quel  droit  entreprendroit-on  la  pre- 
mière ? 

Avec  plus  d'expérience  on  fauroit 
mieux  faire ,  mais  on  ne  le  pourroit 
plus.  Quiconque  a  rempli  cet  état 
une  fois  alfez  bien  pour  en  fenrir  tou- 
tes les  peines ,  ne  tente  point  de  s'y 
rengager  ,  Se  s'il  l'a  mal  rempli  la 
première  fois  ,  c'eft  un  mauvais  préju- 
gé pour  la  féconde. 

Il  eft  fort  différent,  j'en  conviens, 
de  fuivre  un  jeune  homme  durant 
quatre  ans ,  ou  de  le  conduire  durant 
vingt-cinq.  Vous  donnez  un  Gouver- 
neur à  votre  fils  déjà  tout  formé  ^  moi 
je  veux  qu'il  en  ait  un  avant  que  de 
naître.  Votre  homme  à  chaque  luftre 
peut  changer  d'élevé^  le  mien  n'en 
aura  jamais  qu'un.  Vous  diftinguez  le 
Précepteur  ,  du  Gouverneur  :  autre  fo- 
lie î  Diftinguez- vous  le  Difciple  ,  de 
l'Elevé  ?  11  n'y  a  qu'une  fcience  à  en- 
seigner  aux  enfans  j    c'eft   celle  des 


Ou  DE  l'Éducation.  55 

devoirs  de  l'homme.  Cette  fcience  eft 
une ,  &c ,  quoi  qu'ait  dit  Xenophon  de 
l'Éducation  des  Perfes,  elle  ne  fe  parta- 
ge pas.  Au  refte  ,  j'appelle  plutôt  Gou- 
verneur que  Précepteur  le  Alaître  de 
cette  fcience  j  parcequ'il  s'agit  moins 
pour  lui  d'inftruire  que  de  conduire. 
Il  ne  doit  point  donner  de  préceptes , 
il  doit  les  faire  trouver. 

S'il  faut  choilir  avec  tant  de  foia 
le  Gouverneur ,  il  lui  eft  bien  permis 
de  choifir  aufîi  fon  Elevé,  fur  -  touc 
quand  il  s'agit  d'un  modèle  à  propo- 
fer.  Ce  choix  ne  peur  tomber  ni  fur 
le  génie  ni  fur  le  caraârere  de  l'enfant, 
qu'on  ne  connoît  qu'à  la  fin  de  l'ou- 
vrage ,  &c  que  j'adopte  avant  qu'il 
foit  né.  Quand  je  pourrois  choifir ,  je 
ne  prendrois  qu'un  efprit  commun  tel 
que  je  fuppofe  mon  Elevé.  On  n'a 
befoin  d'élever  que  les  hommes  vul- 
gaires j  leur  éducation  doit  feule  fer- 
vir  d'exemple  à  celle  de  leurs  fenibla- 
bles.  Les  autres  s'élèvent  malgré  qu'on 
en  ait.  C  iv 


5^  Emile; 

Le  pays  n'eft  pas  indifférent  à  Ig, 
culture  des  hommes  j  ils  ne  font  tout 
ce  qu'ils  peuvent  être  que  dans  les  cli- 
mats tempérés.  Dans  les  climats  ex- 
trêmes le  défavantage  efl:  vifible.  Un 
homme  n'eft  pas  planté  comme  un  ar- 
bre dans  un  pays  pour  y  demeurer 
toujours ,  &  celui  qui  part  d'un  des 
extrêmes  pour  arriver  à  l'autre ,  eft 
forcé  de  faire  le  double  du  chemin  que 
fait  pour  arriver  au  même  terme  celui 
qui  part  du  terme  moyen. 

Que  l'habitant  d'un  pays  tempéré  par- 
coure fucceiîîvement  les  deux  extrê- 
mes ,  fon  avantage  efb  encore  évident  : 
car  bien  qu'il  foit  autant  modifié  que 
celui  qui  va  d'un  extrême  à  l'autre,  il 
s'éloigne  pourtant  de  la  moitié  moins 
de  fa  conftitution  naturelle.  Un  Fran- 
çois vit  en  Guinée  ôc  en  Lapo- 
nie  j  mais  un  Nègre  ne  vivra  pas  de 
même  à  Tornea  ,  ni  un  Samoyéde  au 
Bénin.  Il  paroît  encore  que  l'orga- 
ïiifacion  du  cerveau  eft  moins  paifaitç 


ou  DE  l'Éducation.  57 

aux  deux  extrêmes.  Les  Nègres  ni  les 
Lapons  n'ont  pas  le  fens  des  Euro- 
péens. Si  je  veux  donc  que  mon  élevé 
puiife  être  habitant  de  la  terre  ,  je  le 
prendrai  dans  une  zone  tempérée  ,  en 
Prance,  par  exemple,  plutôt  qu'ailleurs. 

Dans  le  Nord  les  hommes  confom- 
ment  beaucoup  fur  un  fol  ingrat  ; 
dans  le  Midi  ils  confomment  peu  fut 
un  fol  fertile.  De  -  là  naît  une  nou- 
velle différence  qui  rend  les  uns  laba- 
rieux  Se  les  autres  contemplatifs.  La- 
fociété  nous  ofïre  en  un  même  lieu  ri- 
mage  de  ces  différences  entre  les  pau- 
vres &  les  riches.  Les  premiers  habi- 
tent le  fol  ingrat ,  ôc  les  autres  le  pays 
fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  befoin  d'éduca- 
tion •  celle  de  fon  état  eft  forcée  ,  il 
jî^en  fauroit  avoir  d'autre  :  au  con- 
traire ,  l'éducation  que  le  riche  reçoit 
de  fon  état  eft  celle  qui  lui  convient 
le  moins  &  pour  lui-même  &  pour 
la  fociété.  D'ailleurs  l'éducation  na- 

C  y 


58  Emile, 

Tiuelle  doit  rendre  un  homme  propre 
à  toutes  les  conditions  humaines  :  or 
il  eft  moins  raifonnable  d'élever  un 
pauvre  pour  être  riche  qu'un  riche 
pour  être  pauvre  ;  car  à  proportion  du 
nombre  des  deux  états  ,  il  y  a  plus  de 
ruinés  que  de  parvenus.  ChoififiTons 
donc  un  riche  :  nous  ferons  fûrs  au 
moins  d'avoir  fait  un  homme  de  plus , 
au  lieu  qu'un  pauvre  peut  devenir 
homme  de  lui-même. 

Par  la  même  raifon  ,  je  ne  ferai  pas 
fâché  qu'Emile  ait  de  la  nailfance.  Ce 
fera  toujours  une  viétime  arrachée  au 
préjugé. 

Emile  eft  orphelin.  Il  n'importe 
qu'il  ait  fon  père  Se  fa  mère.  Charge 
de  leurs  devoirs  ,  je  fuccede  à  tous  leurs 
droits.  Il  doit  honorer  fes  parens,  mais 
il  ne  doit  obéir  qu'à  moi.  C'eft  ma  pre- 
mière ou  plutôt  ma  feule  condition. 

J'y  dois  ajouter  ^celle-ci,  qui  n'en 
eft  qu'une  fuite  ,  qu'on  ne  nous  ôtera 
jamais  l'un  à  l'autre  que  de  notre  con- 


ou  DE  l'Éducation.  59 

fenteilient.  Cette  claufe  eftelTencielle, 
êc  je  voudrois  même  que  l'Elevé  &  le 
Gouverneur  fe  regardalTent  tellement 
comme  inféparables  ,  que  le  fort  de 
leurs  jours  fût  toujours  entre  eux  un 
objet  commun.  Sitôt  qu'ils  envifagent 
dans  l'éloignement  leur  féparation , 
fîtôt  qu'ils  prévoient  le  moment  qui 
doit  les  rendre  étrangers  l'un  à  l'autre, 
ils  le  font  déjà  :  chacun  faitfon  petit 
iyftême  à  part ,  &  tous  deux  ,  occupés 
du  tems  où  ils  ne  feront  plus  enfem- 
ble,  n'y  refient  qu'à  contre-coeur.  Le 
Difciple  ne  regarde  le  Maître  que 
comme  l'enfeigne  Sc  le  fléau  de  l'en- 
fance  j  le  Maître  ne  regarde  le  Difci- 
ple que  comme  un  lourd  fardeau  dont 
il  brûle  d'être  déchargé  :  ils  afpirent 
de  concert  au  moment  de  fe  voir  dé- 
livrés l'un  de  l'autre  ,  ôc  comme  il  n'y 
a  jamais  entre  eux  de  véritable  atta- 
chement ,  l'un  doit  avoir  peu  de  vigi- 
lance, l'autre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  fe  regardent  comme 
C  vi 


éo  Emile, 

devant  palTer  leurs  jours  enfemble,!! 
leur  importe  de  fe  faire  aimer  l'un  de 
l'autre  ,  &:  par  cela  même  ils  redevien- 
nent chers.  L'Elevé  ne  rougit  point 
de  fuivre  dans  fon  enfance  Tami  qu'il 
doit  avoir  étant  grand  ^  le  Gouver- 
iieur  prend  intérêt  à  des  foins  dont  il 
doit  recueillir  le  fruit,  &:  tout  le  mérite 
qu'il  donne  à  fon  Elevé  ell  un  fond 
qu'il  place  au  profit  defes  vieux  jours. 
Ce  traité  fait  d'avance  fuppofe  un 
accouchement  heureux  ,  un  enfant 
bien  formé  ,  vigoureux  &  fain.  Un 
père  n'a  pomtde  choix  &  ne  doit  point 
avoir  de  préférence  dans  la  famille 
que  Dieu  lui  donne  :  tous  fes  enfans 
font  également  fes  enfans  j  il  leur  doit 
à  tous  les  mêmes  foins  £c  la  même 
tendrelTe.  Qu'ils  foient  eftropiés  ou 
non  ,  qu'ils  foient  languiiîàns  ou  ro- 
buOies ,  chacun  d'eux  eft  un  dépôt  don? 
il  doit  compte  à  la  main  dont  il  le 
tient ,  &  le  mariage  eft  un  contrat  fait 
avec  la  nature  aufli  bien  qu'entre  les 
conjoistsi 


bu  ï^E  l'Éducation.  et 
Mais  quiconque  s'impofe  un  de- 
voir que  la  nature  ne  lui  a  point  im- 
pofé  doit  s'afTurer  auparavant  des 
moyens  de  le  remplir  j  autrement  il 
fe  rend  comptable  ,  même  de  ce  qu'il 
n'aura  pu  faire.  Celui  qui  fe  charge 
d'un  Elevé  infirme  &  valétudinaire , 
chanee  fa  fonction  de  Gouverneur  en 
celle  de  Garde-malade  j  il  perd  à  foi- 
gner  une  vie  inutile  le  tems  qu'il  def- 
tinoit  à  en  augmenter  le  prix  ;  il  s'ex- 
pofe  à  voir  une  mère  éplorée  lui  repro- 
cher un  jour  la  mort  d'un  fils  qu'il  lui 
aura  long-  tems  confervé. 

Je  ne  mechargerois  pas  d'un  enfant 
maladif  &  cacochime  ,  dût  -  il  vivre 
quatre  -  vingts  ans.  Je  ne  veux  point 
d'un  élevé  toujours  inutile  à  lui- 
même  &z  aux  autres  ,  qui  s'occupe  uni- 
quement à  fe  conferver ,  &  dont  le 
corps  n  uife  à  l'éducation  de  l'ame. 
Que  ferois-je  en  lui  prodigant  vaine- 
ment mes  foins ,  finon  doubler  la  perte 
4e  la  fociété  &z  lui  ôter  deux  hommes 


ë*!  Emile, 

pour  un  ?  Qu'un  autre  à  mon  défaut  Ce 
charge  de  cet  infirme  ,  j'y  confens ,  & 
j'approuve  fa  charité  j  mais  mon  ta- 
lent à  moi  n'eft  pas  celui-là  :  je  ne 
fais  point  apprendre  à  vivre  à  qui  ne 
fonge  qu'à  s'empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vi- 
gueur pour  obéir  à  l'ame  :  lui  bon  fer- 
viteur  doit  être  robufte.  Je  lais  que 
l'intempérance  excite  les  paflions  j  elle 
exténue  aufli  le  corps  à  la  longue  ,  les 
macérations  ,  les  jeûnes  produifent 
fouvent  le  même  effet  par  une  caufe 
oppofée.  Plus  le  corps  eft  foible,  plus 
il  commande  j  plus  il  eft  fort ,  plus  il 
obéit.  Toutes  les  pallions  fenfuelles 
logent  dans  des  corps  efféminés  ;  ils 
s'en,  irritent  d'autant  plus  qu'ils  peu- 
vent moins  les  fatisfaire. 

Un  corps  débile  affoiblit  l'ame.  De- 
là l'empire  de  la  Médecine  ,  art  plus 
pernicieux  aux  hommes  que  tous  les 
maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  fais, 
pour  moi ,   de  quelle  maladie  nous 


ou   DE   l'Éducation.  t(f^ 

guérilTent  les  Médecins  ,  mais  je  fais 
qu'ils  nous  en  donnent  de  bien  funef- 
tes  j  la  lâcheté  ,  la  pufillaninnté  ,  la 
crédulité  ,  la  terreur  de  la  mort  :  s'ils 
guérilTent  le  corps  ,  ils  tuent  le  coura- 
ge. Que  nous  importe  qu'ils  falTenc 
marcher  des  cadavres  ?  Ce  font  des 
hommes  qu'il  nous  faut  ,  &  l'on  n'en 
voit  point  fortir  de  leurs  mains. 

La  Médecine  eft  à  la  mode  parmi 
nous  ;  elle  doit  l'être.  C'eft  l'amufe- 
raent  des  gens  oififs  &  défœuvrés ,  qui 
ne  fâchant  que  faire  de  leur  tems  le 
paiïent  à  fe  conferver.  S'ils  avoient  eu 
le  malheur  de  naître  immortels  ,  ils 
feroient  les  plus  miférables  des  êtres. 
Une  vie  qu'ils  n'auroient  jamais  peur 
de  perdre  ne  feroit  pour  eux  d'aucun 
prix.  Il  faut  à  ces  gens-là  des  Méde- 
cins qui  les  menacent  pour  les  flatter  , 
&c  qui  leur  donnent  chaque  jour  le  feul 
plaifîr  dont  ils  foient  fufceptibies  j  ce- 
lui de  n'être  pas  morts. 

Je  n'ai  nul  deffein  de  m'étendre  ici 


ff 4  È  .\f  ILE, 

fur  la  vanité  de  la  Médecine.  Mort 
objet  n'eft  que  de  la  confiderer  par  le 
côté  moral.  Je  ne  puis  pourtant  m'em- 
pêcher  d'obferver  que  les  homme  font 
fur  fon  ufage  les  mêmes  fophifmes  que 
fur  la  recherche  de  la  vérité.  Ils  fup- 
pofent  toujours  qu'en  traitant  un  ma^- 
lade  on  le  guérit ,  &  qu'en  cherchant 
iine  vérité  on  la  trouve  :  ils  ne  voient 
pas  qu'il  faut  balancer  l'avantage  d'une 
guérifon  que  le  Médecin  opère,  par  la 
mort  de  cent  malades  qu'il  a  tués  ,  ôc 
l'utilité  d'une  vérité  découverte  ,  par 
le  tort  que  font  les  erreurs  qui  pafTent 
en  mcme-tems.  La  Science  qui  inf- 
crui-t  &c  la  Médecine  qui  guérit  font 
fort  bonnes,  fans  doute  ^  mais  la  Scien- 
ce qui  trompe  &:  la  Médecine  qui  tue 
font  mauvaifes.  Apprenez-nous  donc 
à  les  diftinauer.  Voilà  le  nœud  de  la 
queftion  :  fi  nous  favions  ignorer  la 
vérité,  nous  ne  ferions  jamais  les  du^ 
pes  du  menfonge  j  lî  nous  favions  ne 
vouloir  pas  guérir  malgré  la  nature  , 


bu  DE  l'Éducation.  6^ 

iions  ne  mourrions  jamais  par  la  main 
du  Médecin.  Ces  deux  abftinences 
feroienr  fages  ;  on  gagneroit  évidem- 
ment à  s'y  foumettre.  Je  ne  difpure 
donc  pas  que  la  Médecine  ne foit  utile 
à  quelques  hommes  ,  mais  je  dis  qu'el- 
le eft  funefte  au  genre  humain. 

On  me  dira  ,  comme  on  fait  fans 
ceffe ,  que  les  fautes  font  du  Médecin  , 
inais  que  la  Médecine  en  elle-même 
eft  infaillible.  A  la  bonne  heure  ; 
inais  qu'elle  vienne  donc  fans  le  Mé- 
decin :  car  tant  qu'ils  viendront  en- 
femble,  il  y  aura  cent  fois  plus  à  crain- 
dre des  erreurs  del'artifte  ,  qu'à  efperer 
du  fecours  de  l'art. 

Cet  art  menfonger  ,  plus  fait  pour 
les  maux  de  l'efprit  que  pour  ceux  du 
corps ,  n'efl  pas  plus  utile  aux  uns 
qu'aux  autres  :  il  nous  guérit  moins  de 
nos  maladies  qu'il  ne  nous  en  imprime 
l'effroi.  Il  recule  moins  la  mort  qu'il 
jie  la  fait  fentir  d'avance  j  il  ufe  la 
yie  au  lieu  de  la  prolonger  :  &  quand 


66  Emile  , 

il  la  prolongeroit ,  ce  ieroit  encore  axt' 
préjudice  de  refpece  j  puifqa'il  nous 
ôre  à  la  fociété  par  les  foins  qu'il  nous 
impofe,  ^rà  nos  devoirs  parles  frayeurs 
qu'il  nous  donne.  C'eft  la  connoilTan- 
ce  des  dangers  qui  nous  les  fair  crain- 
dre :  celui  qui  fe  croiroic  invulnéra- 
ble n'auroitpeur  de  rien.  A  force  d'ar- 
mer Achille  contre  le  péril  ,  le  Poète 
lui  ôre  le  mérite  de  la  valeur  :  tout 
autre  à  fa  place  eût  été  un  Achille  au 
même  prix. 

Voulez- vous  trouver  des  hommes 
d"un  vrai  courage  ?  cherchez-les  dans 
les  lieux  où  il  n'y  a  point  de  Médecins, 
où  l'on  i2;nore  les  conféquences  des 
maladies ,  &z  où  Ton  ne  fonge  guère 
à  la  mort.  Naturellement  l'homme  fait 
foufïrir  conftamment  ,  ôc  meurt  en 
paix.  Ge  font  les  Médecins  avec  leurs 
ordonnances  ,  les  Fhilofophes  avec 
leurs  préceptes  ,  les  Prêtres  avec  leurs 
exhortations  ,  qui TavililTent de  cœur, 
^  lui  font  défapprendre  à  mourir. 


ou  DE  l'Éducation.  Cj 

Qu'on  me  donne  donc  un  élevé  qui 
n'ait  pas  befoin  de  tous  ces  gens-là, 
ou  je  le  refufe.  Je  ne  veux  point  que 
d'autres  gâtent  mon  ouvrage  :  je  veux 
l'élever  feul,  ou  ne  m'en  pas  mêler.  Le 
fage  Locke,  qui  avoit  pafTé  une  par- 
tie de  fa  vie  à  l'étude  de  la  Médecine, 
recommande  fortement  de  ne  jamais 
droguer  les  enfans  ,  ni  par  précaution^ 
ni  pour  de  légères  incommodités.  J'i- 
rai plus  loin  ,  &•  je  déclare  que  n'ap- 
pellant  jamais  de  Médecin  pour  moi, 
je  n'en  appellerai  jamais  pour  mon 
Emile  ,  à  moins  que  fa  vie  ne  foit 
dans  un  danger  évident  ;  car  alors  il 
ne  peut  pas  lui  faire  pis  que  de  le  tuer. 

Je  fais  bien  que  le  Médecin  ne  man- 
quera pas  de  tirer  avantage  de  ce  délai. 
Si  l'enfant  meiirt,  on  l'aura  appelle 
trop  tard  ;  s'il  réchappe  ,  ce  fera  lui 
qui  l'aura  fauve.  Soit  :  que  le  Médecin 
triomphe  •,  mais  fur- tout  qu'il  ne  foie 
appelle  qu'à  l'extrémité. 

faute  de  favoir  fe  guérir ,  que  l'en-^ 


^8  É    M  I   L  £  , 

fant  fâche  être  malade  ;  at  art  fiip- 
plée  à  l'autre,  ôc  fouvent  réuffit beau- 
coup mieux  ;  c'eft  lart  de  la  nature. 
Quand  l'animal  eft  malade  ,  il  fouf- 
fre  en  filence  de  fe  tient  coi  :  or  on 
fie  voit  pas  plus  d'animaux  languif- 
fans  que  d'hommes.  Combien  l'impa- 
tience ,  la  crainte,  l'inquiétude,  & 
jfur-tout  les  remèdes  ont  tué  de  gens 
que  leur  maladie  auroit  épargnés ,  Se 
que  le  tems  feul  auroit  guéris  ?  On  me 
dira  que  les  animaux  vivant  d'ime  ma- 
nière plus  conforme  à  la  nature  ,  doi- 
vent être  fujets  à  moins  de  maux  que 
nous.  Hé  !  bien,  cette  manière  de  vivre 
eft  précifément  celle  que  je  veux  don- 
ner à  mon  élevé  j  il  en  doit  donc  tirer 
le  même  profit. 

La  feule  partie  utile  de  la  Médecine 
eft  l'hygiène.  Encore  l'hygiène  eft-elle 
moins  ime  fcience  qu'une  vertu.  La 
tempérance  Se  le  travail  font  les  deux 
vrais  Médecins  de  l'homme  :  le  tra- 
.yail  aiguife  fon  appétit ,  ôc  la  tempe- 


ou  DE  l'Éducation".  ^^ 

tance  l'empêche   d'en  àbufer. 

Pour  favoir  quel  régime  eft  le  plus 
utile  à  la  vie  &  à  la  fanté  ,  il  ne  fauc 
qu€  favoir  quel  régime  obfervenr  les 
Peuples  qui  fe  portent  le  mieux,  font 
les  plus  robuftes  ,  &  vivent  le  plus 
long-tems.  Si  par  les  obfervations  gé- 
nérales on  ne  trouve  pas  que  l'ufage 
de  la  Médecine  donne  aux  bommes 
une  fanté  plus  ferme  ou  une  plus  lon- 
gue vie  ;  par  cela  même  que  cet  art 
n'eft  pas  utile  il  eft  nuifîble ,  puifqu'il 
emploie  le  tems ,  les  hommes  &  les 
chofes  à  pure  perte.  Non-feulement  le 
tems  qu'on  palTe  à  conferver  la  vie 
étant  perdu  pour  en  ufer ,  il  l'en  faut 
déduire  j  mais  quand  ce  tems  eft  em- 
ployé à  nous  tourmenter  ,il  eft  pis  que 
nul,  il  eft  négatif j  &  pour  calculet 
équitablement  ,  il  en  faut  ôter  autant 
de  celui  qui  nous  refte.  Un  homme  qui 
vit  dix  ans  fans  Médecins  ,  vit  plus 
pour  lui-même  èc  pour  autrui  ,  que 
celui   qui  vit  trente   ans  leur  vi^i- 


70  Emile, 

me.  Ayant  fait  l'une  oc  l'autre  épreuve, 
je  me  crois  plus  en  droit  que  perfonne 
d'en  tirer  la  conclufîon. 

Voilà  mes  raifons  pour  ne  vouloir 
qu'un  Elevé  robufte  &  fain  ,  &  mes 
principes  pour  le  maintenir  tel.  Je  ne 
m'arrêterai  pas  à  prouver  au  long  l'u- 
tilité des  travaux  manuels  de  des 
exercices  du  corps  pour  renforcer 
le  tcmpéramment  Se  la  faute  j  c'eft  ce 
que  perfone  ne  difpute  :  les  exemples 
des  plus  longues  vies  fe  tirent  prefque 
tous  d'hommes  qui  ont  fait  le  plus 
d'exercice,  qui  ont  fupporté  le  plus  de 
fatigue  ôc  de  travail".  Je  n'entrerai  pas. 


*  En  voici  un  exemple  tiré  des  papiers  anglois ,  le- 
quel je  ne  puis  m'empèclier  de  rapporter  ,  tant  il  ofi're 
de  réHexions  à  fair^  relatives  à  mon  ûijet. 

35  Un  Particulier  nommé  Patrice  Oneil  ,  né  en 
ïî  1647  ,  vient  de  fe  rem-irier  en  1760  pour  la  fcptîe- 
îî  me  fois.  Il  fervit  dans  les  Dragons  la  dix  feptiemc 
3>  année  du  rcgae  de  Charles  H  ,  &  dans  di^érens  corps 
5)  jufqu'en  1740  qu'il  obtint  foa  congé.  Il  a  fait  tou- 
s>  tes  les  Campagnes  du  Roi  Guillaume  &  du  Duc  de 
5î  Malboroiîgh.  Cet  homme  n'a  jamais  bu  que  de  la 
j)t  bicrire  ordinaire  ;  il  s'eft  toujours   nourii  de  végé- 


ou  DE  l'Éducation".  71 

non  plus  ,  dans  de  longs  détails  fur  les 
foins  que  je  prendrai  pour  ce  feul  ob- 
jet. On  verra  qu'ils  entrent  (i  nécelTai- 
rement  dans  ma  pratique ,  qu'il  fuffic 
d'en  prendre  refpric  pour  n'avoir  pas 
befoin  d'autre  explication. 

Avec  la  vie  commencent  les  befoins 
Au  nouveau  né  il  faut  une  nourrice. 
Si  la  mère  confent  à  remplir  fon  de- 
voir ,  à  la  bonne  heure  ;  on  lui  donne- 
ra fes  directions  par  écrit  :  car  cet 
avantage  a  fon  contre-poids  &  rient 
le  Gouverneur  un  peu  plus  éloigné  de 
ion  élevé.  Mais  il  eft  à  croire  que  l'in- 
térêt de  l'enfant ,  &  l'eftime  pour  c^- 
lui  à  qui  elle  veut  bien  confier  un  dé- 

sj  taux,  &:  n'a  mangé  de  If  viande  que  dans  quelques 
35  repas  qu'il  donnoit  à  fa  famille.  Son  ufage  a  tou- 
»  jours  été  de  fe  lever  &  de  fe  coucher  avec  le  SoLil  , 
^5  à  moins  que  fes  devoirs  ne  l'en  aient  empêché.  Il 
3-)  efl  à  préfent  dans  fa  cent  treizième  année  ,  enren- 
55  dant  bien  ,  fe  portant  bien  ,  &  marchant  fans 
n  canne.  Malgré  fon  grand  âge  ,  il  ne  refte  pas  un 
35"  feul  moment  oilTf ,  ôc  tous  les  Dimanches  ii  va  à  fa 
S)  ParoilTe  accompagné  de  fes  enfans ,  petits  enfans, 
3>  &  artiere  petits-enians. 


"Jt  Jb  M   I   L    E  , 

pot  fi  cher  ,  rendront  la  mère  attenti- 
ve aux  avis  du  maître  j  &:  tout  ce 
qu'elle  voudra  faire,  on  eft  sûr  qu'elle 
le  fera  mieux  qu'une  autre.  S'il  nous 
faut  une  nourrice  étrangère ,  commen- 
çons par  la  bien  choifir. 

Une  des  miferes  des  gens  riches  eft 
d'être  trompés  en  tout.  S'ils  jugent  mal 
des  lionimes ,  faut-il  s'en  étonner  ?  Ce 
font  les  richelTes  qui  les  corrompent  ^ 
&  par  un  jufte  retour ,  ils  fentent  les 
premiers  le  défaut  du  feul  inftrument 
qui  leur  foit  connu.  Tout  eft  mal  fait 
chez  eux ,  excepté  ce  qu'ils  y  font  eux- 
mêmes  ,  &  ils  n'y  font  prefque  jamais 
rien.  S'agit  il  de  chercher  une  nourri- 
ce  ,  on  la  fait  choifir  par  l'Accoucheur, 
Qu'arrive-t-il  de-là  ?  que  la  meilleure 
eft  toujours  celle  qui  l'a  le  mieux  payé. 
Je  n'irai  donc  pas  confulter  un  Accou- 
cheur pour  celle  d'Emile  ;  j'aurai  foin 
de  la  choifir  moi-même.  Je  ne  raifon- 
îierai  peut-^tre  pas  U-defTus  fi  diferte- 
lîient  qu'un  Chirurgien  j  mais  à  coup 


ou  Dî  l*Educâtion.  7$ 

^ûr  je  ferai  de  meilleure  foi  ,  ôc  mon 
zèle  me  trompera  moins  que  fon  ava- 
rice. 

Ce  choix  n'eft  point  un  fi  grand  mif- 
tere  j  les  règles  en  font  connues  :  mais 
je  ne  fais  fi  l'on  ne  devroit  pas  faire 
un  peu  plus  d'attention  à  l'âge  du  laie 
auffi  bien  qu'à  fa  qualité.  Le  nouveau 
laiteft  tout-à-fait  fereux^ildoit  prefqu'- 
être  apéritif  pour  purger  les  reftes  du 
rmconium  épaiffi  dans  les  inteftins  de 
l'enfant  qui  vient  de  naître.  Peu-à- 
peu  le  lait  prend  de  la  confiftance  & 
fournit  une  nourriture  plus  folide  à 
l'enfant  devenu  plus  fort  pour  la  di- 
gérer. Ce  n'eft  sûrement  pas  pour  rien 
que  dans  les  femelles  de  toute  efpece 
la  nature  change  la  confiftance  du  lait 
félon  l'âge  du  nourriiïon. 

II  faudroit  donc  une  nourrice  nou- 
vellement accouchée  à  un  enfant  nou- 
vellement né.  Ceci  a  fon  embarras, 
je  le  fais  :  mais  fitôt  qu'on  fort  de 
l'ordre  naturel ,  tout  a  fcs  einbarraj^ 

Tome  L  D 


74  E  M  I  L  I, 

pour  bien  faire  .Le  feul  expédient  com-» 
mode  cft  de  faire  mal  j  c'eft  aulîî  celui 
qu'on  choifît. 

Il  faudroit  une  nourrice  aufiî  faine 
de  cœur  que  de  corps  :  l'intempérie 
des  pafïîons  peut  comme  celle  des 
humeurs  altérer  fon  lait  j  de  plus 
s'en  tenir  uniquement  au  phyfique, 
c'ell  ne  voir  que  la  moitié  de  l'objet.Le 
lait  peut  être  bon  ,  &  la  nourrice  mau- 
vaife  ^  un  bon  caradere  eft  aufli  effen- 
tiel  qu'un  bon  rempéramment.  Si  l'on 
prend  une  femme  vicieufe ,  je  ne  dis 
pas  que  fon  nourrilïon  contradbera  fes 
vices  ,  mais  je  dis  qu'il  en  pâtira.  Ne 
lui  doit-elle  pas,  avec  fon  lait,  dQs 
foins  qui  demandent  du  zèle  ,  de  la  pa- 
tience ,  de. la  douceur  ,  de  la  propreté  ? 
{î  elle  eft  gourmande  ,  intempérante, 
elle  aura  bien-tôt  gâté  fon  lait  ;  fi 
elle  eft  négligente  ou  emportée ,  que 
va  devenir  à  fa  merci  un  pauvre  mal- 
heureux qui  ne  peut  ni  fe  défendre, 
jai  fe  plaindre  ?  Jamais  en  quoi  que  ce 


ou     DE    LtDUCATIOK.  yj 

puifle  être  les  méchans  ne  font  bons  â 
rien  de  bon. 

Le  choix  de  la  nourrice  importe 
d'autant  plus  ,  que  fon  nourritTon  ne 
doit  point  avoir  d'autre  gouvernante 
qu'elle ,  conlme  il  ne  doit  point  avoir 
d'autre  Précepteur  que  fon  Gouver- 
neur. Cet  ufageétoit  celui  des  Anciens, 
moins  raifonneurs  &  plus  fages  que 
nous.  Après  avoir  nourri  des  enfans  de 
leur  fexe  les  nourrices  ne  lesquittoienc 
plus.  Voilà  pourquoi  dans  leurs  pièces 
de  théâtre  la  plupart  des  confidentes 
font  des  nourrices.  Il  eft  iînpofîiblc 
qu'un  enfant  qui  paflTe  fucceflivement 
par  tant  de  mains  diftérentes  foit  ja- 
mais bien  élevé.  A  chaque  changement 
il  fait  de  fecrettes  comparaifons  qui 
tendent  toujours  à  diminuer  [on  efti- 
me  pour  ceux  qui  le  gouvernent ,  & 
conféquemment  leur  autorité  fur  lui. 
S'il  vient  une  fois  àpenfer  qu'il  y  a  ds 
grandes  perfonnes  qui  n'ont  pas  plus 
de  xaifon  que  des  enfans ,  toute  Tau» 

Dij 


fè  Emile, 

torité  de  l'âge  eft  perdue  ,  ^  l'éduca-; 
tion  manquée.  Un  enfant  ne  doit con- 
31  dîcre  d'autres  fupérieurs  que  fon  père 
8i  fa  mère  ,  ou  à  leur  défaut  fa  Nour- 
rice &  fon  Gouverneur  :  encore  eft- 
ce  déjà  trop  d'un  des  deux  j  mais  ce 
partage  eft  inévitable ,  &  tout  ce  qu'on 
peut  faire  pour  y  remédier  ,  eft  que  les 
perfonnes  des  deux  fexes  qui  le  gou- 
vernent ,  foient  il  bien  d'accord  fur 
fon  compte  que  les  deux  ne  foient 
qu'un  pour  lui. 

Il  faut  que  la  nourrice  vive  un  peu 
plus  commodément ,  qu'elle  prenne 
des  alimens  un  peu  plus  fubftanciels, 
mais  non  qu'elle  change  tout-à-fait  de 
manière  de  vivre  j  car  un  changement 
prompt  &:  total  ,  même  de  mal  en 
mieux ,  eft  toujours  dangereux  pour  la 
fanté  \  Se  puifque  fon  régime  ordinaire 
l'a  laiftee  ou  rendue  faine  &  bien  conf-i 
tituée ,  à  quoi  bon  lui  en  faire  chau<* 
^er? 

Les   Payfanes  mangeât  moins  dg 


ou  DE  l'Éducation.  77 

viande  &  plus  de  légumes  que  les  fem- 
mes delà  ville  j  ce  régime  végétal  pa- 
roîr  plus  favorable  que  contraire  à  elles 
Se  à  leurs  enfans.  Quand  elles  ont  des 
nourrilTons  Bourgeois  on  leur  donne 
des  pot-au-feux  ,  perfuadé  que  le  po- 
tage &  le  bouillon  de  viande  leur  font 
Un  meilleur  cliile  &:  fourninTent  plus 
de  lait.  Je  ne  fuis  point  du  tout  de  ce 
fentiment ,  Se  j'ai  pour  moi  l'expé- 
rience j  qui  nous  apprend  que  les  en- 
fans  ainfi  nourris  font  plus  fujets  à  la 
colique  &  aux  vers  que  les  autres. 

Cela  n'eft  guère  étonnant ,  puifque 
la  fubftance  animale  en  putréfaction 
fourmille  de  vers  ,  ce  qui  n'arrive  pas 
de  même  à  la  fubftance  végétale.  Le 
lait  ,  bien  qu'élaboré  dans  le  corps 
de  l'animal  efc  une  fubftance  végéta- 
le (10)  j  fon  analyfe  le  démontre  ;  il 
tourne  facilement  à  l'acide  ,  &c ,  loin. 

(10)  Les  femmes  mangent  du  pain  ^  des  légumes ,  du 
laitage  :  les  femelles  des  cliiens  6c  des  chats  en  mari., 
gent  auffi  ;  les  louves  mêmes  paiflent.  Voilà  des  fucs 
yégétaux  poar  leur  lait j  refte  à  examiner  celui  des  eC 

D  iij 


78  Emile, 

âe  donner  aucun  veftige  d'alcali  vo- 
latile ,  comme  font  lesfubflances  ani* 
maies,  il  donne  comme  les  plantes  un 
fel  neutre  elenciel. 

Le  lait  des  femelles  herbivores  eft  plus 
doux  Se  plus  flilutaire  que  celui  des 
carnivores.  Formé  d'une  fubftance  ho- 
mogène à  la  lîenne,  il  en  conferve 
mieux  fa  nature  ,  ôc  devient  moins 
fujer  d  la  putrefa(flion.  Si  l'on  regarde 
a  la  quantité  ,  chacun  fait  que  les  fa- 
rineux font  plus  de  fang  que  la  vian- 
de ;  ils  doivent  donc  faire  aulli  plus 
de  lait.  Je  ne  puis  croire  qu'un  enfant 
qu'on  ne  févreroit  point  trop  tôt ,  ou 
qu'on  ne  févreroit  qu'avec  des  nourri- 
tures végétales  ,  Se  dont  la  nourrice  ne 
vivroit  aufll  que  de  végétaux,  fût  ja- 
mais fujet  aux  vers. 

11  fe  peut  que  les  nourritures  végé- 
tales donnent  un  lait  plus  prompt  à 
s'aigrir  ;  mais  je  fuis  fort  éloigné  de 

peces  qui  ne  peuvent  abfolument  Ce  nourrir  que  de  chair^j 
s'il  y  en  a  de  telles  ;  ile  (^uoi  je  douie. 


ou  DE  l'Éducation.  79 
regarder  le  lait  aigri  comme  une  nour- 
riture mal  faine  :  des  Peuples  entiers 
qui  n'en  ont  point  d'autre  s'en  trou- 
vent fort  bien ,  &c  tout  cet  appareil 
d'abforbans  me  paroît  une  pure  char- 
latanerie.  Il  y  a  destempéramens  aux- 
quels le  lait  ne  convient  point,  ôc 
alors  nul  abforbant  ne  le  leur  rend  fup- 
portable  ;  les  autres  le  fupportent 
fans  abforbans.  On  craint  le  lait  trié 
ou  caillé  j  c'eft  une  folie  ,  puif- 
qu'on  fait  que  le  lait  fe  caille  tou- 
jours dans  l'eftomac.  C'eft  ainfi  qu'il 
devient  un  aliment  aflez  folide  pour 
nourrir  les  enfans ,  ôc  les  petite  des 
animaux  :  s'il  ne  fe  cailloit  point , 
il  ne  feroit  que  pafler  ,  il  ne  les  nour- 
riroit  pas  (  *  ).  On  a  beau  couper 
le  lait  de  mille  manières ,  ufer  de  mille 


(  *  )  Bien  que  les  fucî  qui  nous  nouaiflenc  foient 
en  liqueur  ,  ils  doivent  être  exprimés  d'aliinens  foli- 
des.  Un  homme  au  travail  qui  m  vivroit  que  de  bouil- 
lon dépériroic  très  prompcemenr.  Il  fe  fouciendroil  beau* 
coup  mieux  avec  du  lait ,  parcequ'ii  fe  caille. 

Div 


So  É   M  r  L  î  5 

abforbans  ,  quiconque  mange  du  kîîf 
digère  du  fromage  ;  cela  eft  fans  ex- 
ception.  L'eftomac  eft  fi  bien  fait  pour 
cailler  le  lait ,  que  c'eft  avec  l'eftomac 
de  veau  que  fe  fait  la  préfure. 

Je  penfe  donc  qaau  lieu  de  changer 
la  nourriture  ordinaire  des  nourrices, 
il  fufïît  de  la  leur  donner  plus  abon- 
dante ,  &:  mieux  choifie  dans  (on  ef- 
pece.  Ce  n'eft  pas  par  la  nature  des 
alimens  que  le  maigre  échauffe.  C'eft 
leur  affaifonnemenr  feul  qui  les  rend 
mal-fains.  Réformez  les  régies  de  vo- 
tre  cuifine  •  n'ayez  ni  roux  ni  friture*, 
que  le  beurre  ,  ni  le  fel  ,  ni  le  laitage 
ne  pafTent  point  fur  le  feu  ;  que  vos 
légumes  cuits  à  l'eau  ne  foient  affair 
fonnés  qu'arrivant  tout  chauds  fur  la 
table  j  le  maigre ,  loin  d'échauffer  la 
nourrice  ,  lui  fournira  du  lait  en  abon- 
dance &:  de  la  meilleure   qu-ilité  (i  i). 

(il.  Ceuxtjui  voudront  dii'cutcr  plus  au  long  les  aran. 
rages  &:  les  inconvéniens  du  régime  Pithagoricien, pour- 
ront confuker  les  Traités  que  les  Doifleurs  Cocchi,Scl5ianj 
«hifon  advcrfaire  ont  faits  fur  cet  important  fujet^ 


ou  DE  l'Edusation,  8i 

Se  pourroit-il  que  ,  le  régime  végétal 
étant  reconnu  le  meilleur  pour  l'en- 
fant ,  le  régime  animal  fût  le  meilleur 
pour  la  nourrice  ?  il  y  a  de  la  con- 
tradition  à  cela. 

C'eft  fur-tout  dans  les  premières 
années  de  la  vie  ^  que  l'air  agit  fur  la 
conftitution  des  enfans.  Dans  une  peaa 
délicate  Se  molle  il  pénètre  par  tous  les 
pores ,  il  affecte  puilfamment  ces  corps 
naiflans ,  il  leur  lailfe  des  impreflions 
qui  ne   s'effacent  point.    Je  ne  ferois^ 
donc  pas  d'avis  qu'on  tirât  une  pa/fa- 
ne  de  fon  village  pour  l'enfermer  en 
ville  dans  une  chambre  y.  8c  faire  nour- 
rir l'enfant  chez,  foi.  J'aime  mieux  qu'il 
aille  refpirer  le  bon  air  de  la  campa- 
gne ,  qu'elle  le  mauvais  air  de  la  ville^. 
îl  prendra  l'état  de  fa  nouvelle  mère  ^ 
il  habitera  fa  maifon  ruftique  ,  ôc  fou 
Gouverneur    l'y  fuivra.  Le  leâ:eur  fe 
fouviendra  bien  que  ce  gouverneur  n'efl 
pas  un  homme  à  gage  ,  c'eft  l'ami  du 
£616.  Mais  qiiand  cet  ami  ne  fe  trouv  q 

Dv 


8 1  Emile, 

pas  ;  quand  ce  tranfporr  n'eft  pas  faci- 
le ;  quand  rien  de  ce  que  vous  confeil- 
lez  n'eft  faifable  ,  que  faire  à  la  place  , 
me  dira-t-on  ?..  .  .Je  vous  l'ai  déjà 
dit  j  ce  que  vous  faites  :  on  n'a  pas  be- 
foin  de  confeil  pour  cela. 

Les  hommes  ne  font  point  faits  pour 
ctre  entaffés  en  fourmilières,  mais  épars 
fur  la  terre  qu'ils  doivent  cultiver.  Plus 
ils  fe  raflemblenr ,  plus  ils  fe  corrom- 
pent. Les  infirmités  du  corps  ,  ainiî 
que  les  vices  de  l'ame  ,  font  l'infailli- 
ble effet  de  ce  concours  trop  nombreux. 
L'homme  eft  de  tous  les  animaux  celui 
qui  peut  le  moins  vivre  en  troupeaux. 
Des  hommes  entaffés  comme  des  mou- 
tons périroien  t  tous  en  très  peu  de  tems. 
L'haleine  de  l'homme  eft  mortelle  à 
fes  femblables  :  cela  n'eft  pas  moins 
vrai ,  au  propre,  qu'au  figuré. 

Les  villes  font  le  gouffre  de  l'efpece 
humaine.  Au  bout  de  quelques  géné- 
rations ,  les  races  périifent  ou  dégé- 
oerent  j  il  faut  les  renouveller ,  Ôc  c'ed 


ou  DE  l'Éducation.  8^ 

toujours  la  campagne  qui  fournit  à  ce 
renouvellement.  Envoyez  donc  vos  en- 
fans  fe  renouveller  ,  pour  ainfi  dire , 
eux-mêmes  ,  ôc  reprendre  au  milieu 
des  champs ,  la  vigueur  qu'on  perd  dans 
l'air  mal  fain  des  lieux  trop  peuplés. 
Les  femmes  grolTes  qui  font  à  la  cam- 
pagne fe  hâtent  de  revenir  accoucher 
à  la  ville  ;  elles  devroient  faire  tout  le 
contraire  j  celles  fur-tout  qui  veulent 
nourrir  leurs  enfans.  Elles  auroient 
moins  à  regretter  qu'elles  ne  penfent  ; 
&  dans  un  féjour  plus  naturel  à  l'ef- 
pece  ,  Iqs  plaifirs  attachés  aux  devoirs 
de  la  nature  leur  ôteroient  bientôt  le 
goût  de  ceux  qui  ne  s'y  rapportent  pas. 
D'abord  après  l'accouchement  on  la- 
ve l'enfant  avec  quelque  eau  tiède  oii 
l'on  mcle  ordinairement  du  vin.  Cette 
addition  du  vin  me  paroît  peu  nécef- 
faire.  Comme  la  nature  ne  produit  rien 
de  fermenté  ,  il  n'eft  pas  à  croire  que 
l'ufage  d'une  liqueur  artificielle  impor- 
te à  la  vie  de  fes  aéatures» 

D  vj 


§4  É  M   I  L    £  , 

Par  la  même  raifon ,  cette  précan- 
-  tion  de  faire  tiédir  l'eau  n'eft  pas  non 
plus  indifpenfable,  de  en  effet  des  mul- 
titudes de  peuples  lavent  les  enfans 
nouveaux  nés  dans  les  rivières  ou  à  la 
mer  fans  autre  façon  :  mais  les  nôtres, 
amolis  avant  que  de  naître  par  la  mo- 
lefTe  des  pères  &c  des  mères  ,  apportent 
en  venant  au  monde  un  tempérament 
déjà  gâté  ,  qu'il  ne  faut  pas  expofer 
d'abord  à  toutes  les  épreuves  qui  doi- 
vent le  rétablir.  Ce  n'eft  que  par  dé- 
grés qu'on  peut  les  ramener  à  leur  vi- 
gueur primitive.  Commencez  donc 
d-'abord  par  fuivre  l'umge  ,  &  ne  vous 
en  écartez  que  pcu-à-peu.  Lavez  fou- 
vent  les  enfans  j  leur  malpropreté  en 
montre  le  befoin  :  quand  on  ne  fait  que 
les  efiuyer  ,  on  les  déchire.  Mais  à  me- 
fure  qu'ils  fe  renforcent ,  diminuez  par 
degré  la  tiédeur  de  l'eau  ,  jufqu'à  ce 
qu'enfin  vous  les  laviez  été  &  hiver  à 
l'eau  froide  &:  même  glacée.  Comme 
pour  ne  pas  les  expofer,  il  importe  c^ue 


otj  DE  l'Education.  85 

cette  diminution  foi t  lente  ,  fucceflive 
Se  infenfible ,  on  peut  fe  fervirdu  ther- 
momètre pour  la  mefurer  exaélementr. 
Cet  ufage  du  bain  une  fois  établi  ne 
doit  plus  être  interrompu  ,  8c  il  impor- 
te de  le  earder  toute  fa  vie.  Je  le  con- 
fidere  ,  non-feulement  du  côté  de  la 
propreté  &c  de  la  fanté  aduelle  ,  mais 
aufli  comme  ume  précaution  faiutaire 
pour  rendre  plus  flexible  la  texture  des. 
fibres  j  3c  les  faire  céder  fans  effort  ôc 
fans  rifqtïeaux  divers  dégrés  de  cha- 
leur ôc  de  froid.  Pour  cela  je  voudroir 
qu'en  grandiiTant  on  s'accoutumât  peu- 
à'peu  à  fe  baigner  ,    quelquefois  dans 
des  eaux  chaudes  à  tous  les  dégrés  fup- 
portables  ,   &  fouveni  dans  des  eaux" 
froides  à.  tous  les  dégrés  poflibles.  Ainfi 
après  s'être  habitué  à  fupporter  les  di- 
verfes  températures  de  l'eau  ,  qui  étant 
un  fluide  plus  denfe  ,  nous  touche  par 
plus  de  points  ôc  nous  affede  davan- 
tage ,  on  deviendroit  prefque  infea-: 
^ble  à  celles  de.  l'aÎL . 


8(>  Emile, 

Au  moment  que  l'enfant  refpire  en 
forçant  de  fes  envelopes  ,  ne  fouffrez 
pas  qu'on  lui  en  donne  d'autres  qui  le 
tiennent  plus  à  l'étroit.  Point  de  têtiè- 
res ,  point  de  bandes,  point  de  mail- 
lot j  des  langes  flottans  &  larges ,  qui 
laiHent  rous  (qs  membres  en  liberté  y 
Se  ne  foient ,  ni  aflez  pefans  pour  gè^ 
ner  fes  mouvemens  ,  ni  affez  chauds 
pour  empêcher  qu'il  ne  fente  les  im- 
preflions  de  l'air  (  12  ).  Placez-le  "'ans 
un  grand  berceau  (13)  bien  rembour- 
ré où  il  puide  fe  mouvoir  à  l'aife  &c  fans 
danger.  Quand  il  commence  à  fe  for- 
tifier ,  laiflez-le  ramper  par  la  cham- 
bre ;  laiflez-lui  développer  ,  étendre 
fes  petits  membres ,  vous  les  verrez  fe 


(11)  Onétoiiffè  lesenfans  dansles  Villes  à  force  de 
les  tenir  renfermés  8c  vécus.  Ceux  qui  les  gouvernent 
en  font  encore  â  favoir  que  l'air  froid  loin  de  lenr 
faire  du  mal  les  renforce,  &  que  faic  chaud  les  affoi- 
blit  ,  leur  donne  !a  fièvre  &:  les  rue. 

(15)  Je  disu'j  btrcea-.  pour  employer  un  mot  ufité, faute 
d'autre  :  car  d'ailleurs  je  fuis  pcrfuadc  qu  il  n'eft  ja- 
mais nccelTairc  de  bercer  les  enfans ,  6c  <iue  cet  uTagc 
leur  cil  fotiveut  peroickux. 


ou  DE  l'Éducation.  87 

tenforcer  de  jour  en  jour.  Comparez-le 
avec  un  enfanr  bien  emmailloté  du  mê- 
me âge,  vous  ferez  étonné  de  Ix  dif- 
férence de  leur  progrès  (14). 


{14)  «  Les  anciens  Péruviens  laiiïoicnt  les  bras  li 
»  bres  aux  enfans  dans  un  maillot  fort  large  ;  lorfqu'ils 
S5  les  en  tiroient  ils  les  mectoient  en  liberté  dans  un 
35  trou  fait  en  terre  &  garni  de  linges ,  dans  lequel  ils 
yi  les  Jefcendoient  jiifqu'à  la  moitié  du  corps  i  de  cette 
31  façon  ils  avoienc  les  bras  libres ,  &C  ils  pouvoient 
35  mouvoir  leur  tête  &  fléchir  leur  corps  à  leur  gré 
3î  fans  tomber  &  fans  feblefîer  :  dès  qu'ils  pouvoicnc 
55  faire  un  pas  ,  on  leur  préfentoit  la  mammclle  d'un 
ij  peu  loin  ,  comme  un  appas  pour  les  obliger  à  mar- 
3j  cher.  Les  petits  Nègres  font  quelquefois  dans  une 
3>  fituation  bien  plus  fatigante  pour  téter  ;  ilsembraf- 
35  fent  l'une  des  hanches  de  la  mère  avec  leurs  genoux 
53  &  leurs  pieds ,  &  ils  la  ferrent  fi  bien  qu'ils  peuvent 
5)  s'y  foutenir  fans  le  fecours  des  bras  de  la  mère  ;  ils 
33  s'attachent  à  la  mammclle  avec  leurs  mains ,  &c  ils 
5)  la  fucenr  conftamment  fans  fe  déranger  &  fans  tom- 
33  ber  ,  malgré  les  diffi'rens  mouvemens  de  la  mère, 
33  qui  per.dant  ce  tems  travaille  à  fon  ordinaire.  Ces 
33  enfans  comraencerrt  à  marcher  dès  le  fécond  mois  , 
i-,  ou  plutôt  à  fe  traîner  fur  les  genoux  &  fur  les 
j3  mains  ,  cet  exercice  leur  donne  pour  la  fuite  la  fa-» 
33  cilité  de  courir  dans  cette  fituation  prefque  auffi  rîte 
33  que  s'ils  étoient  fur  leurs  pieds  Hiji.  Nat.  T.  IV- 
in-iz  ,  poRt  19Z. 

A  ces  exemples  M.  de  Bufîon  auroit  pu  ajouter  celui 
de  l'Angleterre  ,  où  1  extravagante  èc  barbare  pratique 
du  maillot  s'abolit  de  jour  en  jour.  Voyez  aulTi  la 
loubere  ,  Voyage  de  Siara  ,  le  Sieur  le  Beau,  Voyagé 


88  É         M         I         L         E     y 

On  dûir  s'attendre  à  de  grande;  op» 
pofitions  de  la  part  des  Nourrices  à 
qui  l'enfant  bien  garrotédonne moing 
de  peine  que  celui  qu'il  faut  veiller 
incelTamment.  D'ailleurs  fa  mal-pro- 
preté devient  plus  fenfible  dans  ^  un 
habit  ouvert  ; .  il  faut  le  nettoyer  plus- 
fouvent.  Enfin,  la  coutume  eil:  un  ar- 
gument qu'on  ne  réfutera  jamais  enr 
certains  pays  au  gré  du  peuple  de  tous 
les  états. 

Ne  raifonnez  point  avec  les  Nour- 
rices. Ordonnez  ,  voyez  faire  ,  de  n'é- 
pargnez rien  pour  rendre  aifés  dans 
la  pratique  les  foins  que  vous  aurez 
prefcrits.  Pourquoi  ne  les  partageriez- 
vous  pas  ?  Dans  les  nourritures  or- 
dinaires où  l'on  ne  regarde  qu'au  pJiy- 
/îque,  pourvu  que  l'enfant  vive  &:  qu'il 
ne  déperiffe  point ,  le  refte  n'importe- 
gueres  :  mais  ici  où  l'éducation  com- 
mence avec  la  vie  ,  en  naiflfant  Ten- 


du Canada,  fcc.  7c  remplirois  vingt  pages  de  citacions> 
il  javoii  b2foiii  ds  cojifîrracr  ceci  pai  des  faits. 


ou     DE    l'ÉdUCATIOîT»  $9^ 

fant  eft  déjà  difciple  ,  non  du  Gouver- 
neur ,  mais  delanauure.  Le  Gouver- 
neur ne  fait  qu'étudier  fous  ce  premier 
Maî'-re  &  empêcher  que  fes  foins  ne 
fuient  contrariés.  11  veille  le  nourrif- 
fon,  il  l'obferve,  il  le  fujtj  il  épie 
avec  vigilance  la  première  lueur  de 
fon  foible  entendement,  comme  aux 
approches  du  premier  quartier  les  Mu- 
fulmans  épient  l'inftant  du  lever  de  la 
lune. 

Nousnaiffons  capables  d'apprendre, 
mais  ne  fâchant  rien  ,  ne  connoiiTanr 
rien.  L'ame,  enchaînée  dans  des  orga- 
nes imparfaits  &  demi-formés,  n'a  paj 
même  le  fentiment  de  fa  propre  exif- 
tence.  Les  mouvemens  ,  Iqs  cris  de 
l'enfant  qui  vient  de  naître  font 
des  effets  purement  mécaniques  ,  dé- 
pourvus de  connoifïance  &  de  volonté. 

Suppofons  qu'un  enfant  eût  à  fa  naif- 
fance  la  ftature  ôc  la  force  d'un  hom- 
me fait,  qu'il  {oYtîz,  pourainfi  dire, 
;^?iit  armé-  du  fein  de  fa  mère.,  comm^ 


JO  L    M    î    I    £, 

Pallas  du  cerveau  de  Jupiter  ;  cet 
homme-enfant  feroit  un  parfait  im- 
becille  ,  un  automate  ,  une  ftatue  im- 
mobile &  prefque  infenfible.  Il  ne 
verroitrien,  il  n'entendroit  rien,  il  ne 
connoîtroitperfonne,  il  ne  fauroit  pas 
tourner  les  yeux  vers  ce  qu'il  auroit 
befoin  de  voir.  Nor.-feulementil  n'ap- 
percevroit  aucun  objet  hors  de  lui ,  il 
n'en  rapporreroir  mcme  aucun  dans 
l'organe  du  fens  qui  le  lui  feroit  ap- 
percevoir  j  les  couleurs  ne  feroient 
point  dans  {es  yeux  ,  les  fons  ne  fe- 
roient point  dans  fes  oreilles,  les  corps 
qu'il  toucheroit  ne  feroient  point  fur 
le  fien  ,  il  ne  fauroit  pas  même  qu'il 
en  a  un  :  le  contait  de  fes  mains  feroit 
dans  fon  cerveau  ;  toutes  fes  fenfations 
fe  réuniroient  dans  un  feul  point  ^  il 
n'exilleroit  que  dans  le  commun  fen- 
Jôrium  j  il  n'auroit  qu'une  feule  idée  , 
favoir  celle  du  moi  à  laquelle  il  rap* 
porteroit  toutes  (es  fenfations  ,  &  cette 
idée  ou  plutôt  ce  fentiment  feroit  U 


ou  DE  L  Education.  91 

feule  chofe  qu'il  auroit  de  plus  qu'un 
enfant  ordinaire. 

Cet  homme  formé  tout-à-coup  ne 
fauroit  pas  non  plus  fe  redreflfer  fur  fes 
pieds  ,  il  lui  faudroit  beaucoup  de 
tems  pour  apprendre  à  s'y  foutenir  en 
équilibre;  peut-être  n'en  feroit-il  pas 
mêmereflTai ,  &  vous  verriez  ce  grand 
corps  fort  &  robufte  refter  en  place 
comme  une  pierre,  ou  ramper  &  fe 
traîner  comme  un  jeune  chien. 

11  fentiroit  le  mal-aife  des  befoin^ 
fans  les  connoître ,  &  fans  imaginer 
aucun  moyen  d'y  pourvoir.  Il  n'y  a 
nulle  immédiate  communication  entre 
les  mufcles  de  l'eftomac  ôc  ceux  àes 
bras  6c  des  jambes  ,  qui ,  même  entou- 
ré d'alimens  ,  lui  fît  faire  un  pas  pour 
en  approcher ,  ou  étendre  la  main  pout 
les  faifir  ;  &  comme  fon  corps  auroit 
pris  fon  accroiffement ,  que  {es  mem- 
bres feroient  tout  développés  ,  qu'il 
n'auroit  par  conféquent ,  ni  les  inquié- 
tudes ni  Iqs  mouvemens  continuels  dos 


c^t  E    M    I    L    t, 

enfans ,  il  pourroit  mourir  de  fitîîTÎ- 
avant  de  s'être  mû  pour  chercher  fa 
fubfiftance.  Pour  peu  qu'on  ait  refléchi 
fur  l'ordre  &c  le  progrès  de  nos  con- 
noiiïances ,  on  ne  peut  nier  que  tel  ne. 
fût  à  peu  près  l'état  primitif  d'igno- 
rance 8c  de  ftupidité  naturel  à  l'hom- 
me ,  avant  qu'il  eût  rien  appris  de  l'ex- 
périence ou  de  fes  femblables. 

On  connoît  donc ,  ou  l'on  peut 
connoître  ,  le  premier  point  d'où  part 
chacun  de  nous  pour  arriver  au  degré 
commun  de  l'entendement  j  mais  qui 
eft-ce  qui  connoît  l'autre  extrémité  l 
chacun  avance  plus  ou  moins  félon  (on. 
génie  ,  fon  goût  ,  (es  befoins  ,  fes  ta- 
lens  ,  fon  zèle  ,  &  les  occafions  qu'il  a 
de  s'y  livrer.  Jene  fâche  pas  qu'ancuii 
Philofophe  ait  encore  été  alTez  hardi 
pour  dire  j  voilà  le  terme  où  l'hDmme 
peut  parvenir  de  qu'il  ne  fauroit  paf- 
fer.  Nous  ignorons  ce  que  notre  na- 
ture nous  permet  d'être  j  nul  de  nous 
n'a   mefuré  la  diftance   qui  peut   f« 


ou  DE  l'Education.  5;| 

trouver  entre  un  homme  &c  un  autre 
homme.  Quelle  eft  l'ame  bafle  que 
cette  idée  n'échauffa  jamais  ,  5c  qui  ne 
fe  dit  pas  quelquefois  dans  fon  or- 
gueil :  combien  j'en  ai  déjà  pa(fés  ! 
combien  j'en  puis  encore  atteindre  ! 
pourquoi  mon  égal  iroit-il  plus  loin. 
;-que  moi.? 

Je  le  répète  :  l'éducation  de  Thom- 
ine  commence  à  fa  nailfance  j  avant 
-de  parler  ,  avant  que  d'entendre  il 
s'inftruit  déjà.  L'expérience  prévient 
'les  leçons  ;  au  moment  qu'il  connoît 
ia  Nourrice  il  a  déjà  beaucoup  ac- 
quis. On  feroit  furpris  des  connoi^m- 
ces^de  l'homme  le  plus  gro(îîer  ,  fi  l'on 
fuivoit  fon  progrès  depuis  le  moment 
■où  il  eft  né  jufqu'à  celui  où  il  eft  par- 
venu. Si  l'on  partageoit  toute  lafcien- 
-ce  humaine  en  deux  parties  ,  l'une 
commune  à  tous  les  hommes  ,  l'autre 
-particulière  aux  favans ,  celle-ci  feroit 
■très petite  en  comparaifon  de  l'autre; 
•juais  nous  ne  fon^eons  guère  aux  ac- 


5)4  E  M  I  t  E, 

quifîtions  générales  ,  parcequ'elles  (e 
font  fans  qu'on  y  penfe  &z  m;nie 
avant  l'âge  de  raifon  ,  que  d'ailleurs 
le  favoir  ne  fe  fait  remarquer  que  par 
fes  différences ,  &  que,  comme  dans 
les  équations  d'algèbre  ,  les  quantités 
communes  fe  comptent  pour  rien. 

Les  animaux  mêmes  acquièrent 
beaucoup.  Ils  ont  des  fens,  il  faut  qu'ils 
apprennent  à  en  faire  ufage  j  ils  ont 
desbefoins,  il  faut  qu'ils  apprennent 
à  y  pourvoir  :  il  faut  qu'ils  apprennent 
à  manger  ,  à  marcher  ,  à  voler.  Les 
quadrupèdes  qui  fe  tiennent  fur  leurs 
pieds  dès  leur  nailfance  ne  favent  pas 
marcher  pour  cela  ;  on  voit  à  leurs 
premiers  pas  que  ce  font  des  effais  mal 
alTurés  :  les  Serins  échappés  de  leurs 
cages  ne  favent  point  voler ,  parce- 
qu'ils  n'ont  Jamais  volé.  Tout  e(t  inf- 
trudion  pour  les  êtres  animés  &  fen- 
/ibles.  Si  les  plantes  avoient  un  mou- 
vement progreflif,  ilfaudroir  qu'elles 
cuiïent  des  fens  &  qu'elles  acquilfeni 


ou  DE  l'Education.  «jj 

des  connoiiTances ,  autrement  les   ef- 
peces  périroient  bientôt. 

Les  premières  fenfations  desenfans 
font  purement  affedlives  ,  ils  n'apper- 
çoivent  que  le  plaifir  Se  la  douleur. 
Ne  pouvant  ni  marcher  ni  faifir  ,  ils 
ont  befoin  de  beaucoup  de  tems  pour 
fe  former  peu-à-peu  les  fenfations  re- 
préfentatives  qui  leur  montrent  les 
objets  hors  d'eux- mêmes  j  mais  en 
attendant  que  ces  ob'ets  s'étendent , 
s'éloignent ,  pour  ainfidire  ,  de  leurs 
yeux  ,  &  prennent  pour  eux  des  di- 
menfions&  des  figures,  le  retour  des 
fenfations  affedives  commence  à  les 
foumettre  à  l'empire  de  l'habitude  j 
on  voit  leurs  yeux  fe  tourner  fansceiïe 
vers  la  lumière  ,  &  fi  elle  leur  vient 
de  côté  ,  prendre  infenfiblement  cette 
diredion  ;  enforte  qu'on  doit  avoir 
foin  de  leur  oppofer  le  vifage  au  jour  , 
de  peur  qu'ils  ne  deviennent  louches 
ou  ne  s'accoutument  à  regarder  de 
uavers.  Il  faut  lulïï  <ju'ils  s'habituent 


9â  Ê    M   ï    LE, 

-de  bonne  heure  aux  ténèbres  ;  autre- 
ment ils  pleurent  &:  crient  fi-tôt  qu'ils 
i^  trouvent  à  l'obfcurité.  La  nourriture 
&.le  fommeil  trop  exactement  mefu- 
rés,,  leur  deviennent  nécelfaires  aa 
bout  des  mcmes  intervalles  ,  &  bien- 
tôt le  defir  ne  vient  plus  du  befoin  , 
mais  de  Thabitude  ,  ou  plutôt ,  l'habi- 
tude ajoute  un  nouveau  befoin  à  celui 
de  la  nature  :  voilà  ce  qu'il  faut  pré- 
venir. 

La  feule  habitude  qu'on  doit  laifler 
prendre  k  l'enfant  eft  de  n'en  con- 
tracter aucune  \  qu'on  ne  le  porte  pas 
plus  far  un  bras  que  fur  l'autre,  qu'on 
ne  l'accoutume  pas  à  préfenter  une 
main  plutôt  que  l'autre  ,  à  s'en  fervir 
plus  fouvent  ,  à  vouloir  manger  ,  dor- 
mir ,  agir  aux  mêmes  heures  ,  à  ne 
pouvoir  relterfeul  ni  nuit  ni  jour.Pré- 
parez  de  loin  le  règne  de  ^a  liberté  & 
l'ufage  de  fes  forces  ,  en  laifTant  à  fon 
corps  l'habitude  naturelle  ,  en  lemet- 
taiit  en  état  d'être  toujour-»  maître  de 

lui-mCme> 


ou    DE  l'Éducation.         57 

îai-mème ,  &  de  faire  en  toute  chofe 
la  volonté  jfi-tôt  qu'il  en  aura  une. 

Dès  que  l'enfant  commence  à  dif- 
tinguer  les  objets  ,  il  importe  de  met- 
tre du  choix  dans  ceux  qu'on  lui  mon- 
tre. Naturellement  tous  les  nouveaux 
objets  intéreffenr  l'homme.  Il  fe  fent 
û  foible  qu'il  craint  tout  ce  qu'il  ne 
connoît  pas  :  l'habitude  de  voir  des 
objets  nouveaux  fans  en  être  affecté 
détruit  cette  crainte.  Les  enfans  éle- 
vés  dans  des  maifons  propres  où  l'on 
ne  fouffre  point  d'araignées  ont  peur 
des  araignées ,  &  cette  peur  leur  de- 
meure fouvent  étant  grands.  Je  n'ai 
jamais  vu  de  payfans  ,  ni  homme  ,  ni 
femme  ,  ni  enfant,  avoir  peur  des  arai- 
gnées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  en- 
fant ne  commenceroit-elle  pas  avant 
qu'il  parle  &  qu'il  entende  ,  puifque 
le  feul  choix  des  objets  qu'on  lui  pré- 
fente  eft  propre  à  le  rendre  timide  ou 
courageux  ?  Je  veux  qu'on  l'habitue  â 

Tome  L  F. 


9?  Emile  , 

voir  des  objets  nouveaux,  des  animaux 
laids ,  dégoùtans ,  bifarres  ;  mais  peu 
à  peu,  de  loin  ,  jufquà  ce  qu'il  y  foit 
accoutumé ,  de  qu'à  force  de  les  voir 
manier  à  d'autres  il  les  manie  enfin 
lui-même.  Si  durant  fon  enfance  il  a 
vu  fans  effroi  des  crapauds ,  des  fer- 
pens ,  des  écreviffes ,  il  verra  fans  hor- 
reur, étanrgrand, quelque  animal  que 
ce  foit.  Il  n'y  a  plus  d'objets  affreux 
pour  qui  en  voit  tous  les  jours. 

Tous;les  enfans  ont  peur  des  maf- 
ques.  Je  commence  par  montrer  à 
Emile  un  mafque  d'une  figure  agréa- 
ble. Enfuite,  quelqu'un  s'applique  de- 
vant lui  ce  mafque  fur  le  vifage  ;  je 
me  mets  à  rire  ,  tout  le  monde  rit ,  6c 
l'enfant  rit  comme  les  autres.  Peu-à- 
peu  je  l'accoutume  à  des  mafques 
moins  agréables  ,  &  enfin  à  des  figures 
hideufes.  Si  j'ai  bien  ménagé  ma  gra- 
dation ,  loin  de  s'effrayer  au  dernier 
mafque  ,  il  en  rira  comme  du  pre- 
mier. Après   cela  je  ne  crains  plus 


ou  DE  l'Éducation.  pp 

C[u'on  l'effraie  avec  des  inafques. 

Quand,  dans  les  adieux  d'Androma^ 
<]ue  &  d'Hedor ,  le  petit  Aftyanax  , 
effrayé  du  panache  qui  flotte  fur  le 
cafque  de  fon  père  ,  le  méconnoît ,  fe 
jette  en  criant  fur  le  fein  de  fa  nour- 
rice, ôc  arrache  à  fa  mère  un  fouris 
mêlé  de  larmes  ,  que  faut-il  faire  pour 
guérir  cet  effroi  ?  précifémenr  ce  que 
fait  He6tor  j  poferle  cafque  à  terre,  ôc 
puis  careflfer  l'enfant.  Dans  un  mo- 
ment plus  tranquille  on  ne  s'en  tien- 
droit  pas  là  :  on  s'approcheroit  du  caf- 
que ,  on  joueroit  avec  les  plumes,  on 
les  feroit  manier  à  l'enfant ,  enfin  la 
nourrice  prendroit  le  cafque  &  le  po- 
feroit  en  riant  fur  fa  propre  tête  j  Ci 
toutefois  la  main  d'une  femme  ofoic 
toucher  aux  armes  d'Hedtor. 

S'agit-il  d'exercer  Emile  au  bruit 
d'une  arme  à  feu  ?  je  brûle  d'abord 
une  amorce  dans  un  piflolet.  Cette 
flame  brufque  &c  paffagere  ,  cette  ef- 
pece  d'éclair  le  réjouit  j  je  répète  la 


=ïoô  Emile, 

même  chofe  avec  plus  de  poudre  :peu* 
à-peu  j'ajoute  au  piftolec  une  petite 
charge  fans  bourre  ,  puis  une  plus 
grande  :  enfin  ,  je  l'accoutume  aux 
coups  de  fufil ,  auxboêtes ,  aux  canons, 
aux  détonations  les  plus  terribles. 

J'ai  remarqué  que  les  enfans  ont 
rarement  peur  du  tonnerre ,  à  moins 
que  les  éclats  ne  foient  affreux  èc  ne 
blefTent  réellement  l'organe  de  l'ouie. 
Autrement  cette  peur  ne  leur  vient 
que  quand  ils  ont  appris  que  le  ton- 
nerre bleiïe  ou  tue  quelquefois.  Quand 
la  raifon  commence  à  les  effrayer  , 
faites  que  l'habitude  les  raffure.  Avec 
une  gradation  lente  &  ménagée  on 
rend  Thomme  ôc  l'enfant  intrépide  à 
tout. 

Dans  le  commencement  de  la  vie 
où  la  mémoire  &  l'imagination  font 
«ncore  inadives  ,  l'enfant  n'eft;  atten» 
tifqu'àce  qui  affeéle  aduellement  fe,<î 
fens.  Ses  fenfations  étant  les  premiers 
ttutériavix  de  fQS  connoilfances,  les  Uijj 


Ou    DE-    L'hDUCATION.  lOÎ 

offrir  dans  un  ordre  convenable,  c'eft 
préparer  fa  mémoire  à  les  fournir  un 
jour  dans  le  même  ordre  à  fon  enten- 
dement :  mais  comme  il  n'eft  attentif 
qu'à  fes  fenfàtions  ,  il  fufïit  d'abord  de 
lui  montrer  biendiftindement  laliai- 
fon  de  ces  mêmes  fenfations  avec  les  ob- 
jets qui  les  caufent.Il  veut  tout  toucher, 
tout  manier  j  ne  vous  oppofez  point  à 
cette  inquiétude  :  elle  lui  fuggere  un 
apprentiifage  très-néceflaire.C'eft  ainfî 
qu'il  apprend  à  fentir  la  chaleur  ,  le 
froid ,  la  dureté  ,  la  moilelfe  ,  la  pe- 
fanteur,  la  légèreté  des  corps ,  à  juger 
de  leur  grandeur,  de  leur  figure  &c  de 
toutes  leurs  qualités  fenfibles  ,  en  re- 
gardant, palpant  (i  5)  ,  écoutant,  fur- 
tout  en  comparant  la  vue  au  toucher  , 


(15)  L'odorat  cft  de  tous  les  fens  celui  qui  fe  dévc" 
loppe  le  plus  tard  dans  les  enfans  ;  jufqu'à  l'âge  de  deux 
ou  trois  ans  il  ne  paroît  pas  qu'ils  foient  fenfiblîs  nî 
aux  bonnes  ni  aux  mauvaifes  odeurs",  ils  ont  à  cet 
égard  l'indifférence  ,  ou  plutôt  l'infenfilnlité  qu'on  rc- 
jr.arque  dans  plufieuïs  animaux. 


E  iij 


1Î02  Emile, 

en  eftimant  à  l'œil  la  fenfation  qu'ils 

feroient  fous  fes  doigts. 

Ce  n'efl:  que  par  le  mouvement,  que 
nous  apprenons  qu'il  y  a  des  chofes 
qui  ne  font  pas  nous  j  &  ce  n'efl:  que 
par  notre  propre  mouvement,  que  nous 
acquérons  l'idée  de  l'étendue.  C'eft 
parceque  l'enfant  n'a  point  cette  idée  , 
qu'il  tend  indifféremment  la  main 
pour  faiflr  l'objet  qui  le  touche ,  ou 
l'objet  qui  efb  d  cent  pas  de  lui.  Cet 
effort  qu'il  fait  vous  paroît  un  fîgne 
d'empire,  un  ordre  qu'il  donne  à  l'ob- 
jet de  s'approcher  ou  à  vous  de  le  lui 
apporter  ;  de  point  du  tout ,  c'efl  feu- 
lement que  les  mêmes  objets  qu'i^ 
voyoit  d'abord  dans  fon  cerveau,  puis 
fur  fes  yeux  ,  il  les  voit  maintenant  au 
bout  de  fes  bras  ^  &  n'imagine  d'éten- 
due que  celle  où  il  peut  atteindre. 
Ayez  donc  foin  de  le  promener  fou- 
vent  ,  de  le  tranfporter  d'une  place  a 
l'autre  ,  de  lui  faire  fentir  le  change- 
dent  de  lieu  ,  afin  de  lui  apprendre  a 


ou    DE    LbDUCATlON.  Î05 

Juger  des  diftances.  Quand  il  commen- 
cera de  les  connoitre ,  alors  il  faut 
changer  de  méthode  ,  &  ne  le  porter 
que  comme  il  vous  plaît  ôc  non  com- 
me il  lui  plaît  ;  car  fitôt  qu'il  n'eft 
plus  abufé  par  le  fens,  fon  effort  change 
de  caufe  :  ce  changement  eft  remar- 
quable, &c  demande  explication. 

Le  mal-aife  des  befoins  s'exprime 
par  désignes  ,  quand  le  fecours  d'au* 
trui  eft  nécelTaire  pour  y  pourvoir. 
De-là  les  cris  des  enfans.  Ils  pleurent 
beaucoup  :  cela  doit  être.  Puifque  tou- 
tes leurs  fenfations  font  affedives  , 
quand  elles  font  agréables  ils  enjouif- 
fent  en  fdence  ,  quand  elles  font  pé- 
nibles ils  le  difent  dans  leur  langage 
&  demandent  du  foulagement.  Or 
tant  qu'ils  font  éveillés  ils  ne  peuvent 
prefque  refter  dans  un  état  d'indiffé- 
rence j  ils  dorment  ou  font  affectés. 

Toutes  nos  Langues  font  des  ouvra- 
ges de  l'art.  On  a  long-tems  cherché 
s'il  y   avoir  une  Langue  naturelle  ô* 

E  iv 


Ï04  E  M  I  I  Ê, 

commune  à  tous  les  hommes  :  lans 
doute  ,  il  y  en  aune  j  Se  c'eil  celle  que 
les  en  fans  parlent  avant  de  fas^oir 
parler.  Cette  Langue  n'eft  pas  articu- 
lée, mais  elle  efl:  accentuée  ,  fonore , 
intelligible.  L'ufage  des  nôtres  nous 
l'a  fait  négliger  au  point  de  l'oublier 
tout-à-fait.  Etudions  les  enfans,  &c 
bientôt  nous  la  rapprendrons  auprès 
d'eux.  Les  nourrices  font  nos  maîtres 
dans  cette  Langue ,  elles  entendent 
tout  ce  que  difent  leurs  nourriffons , 
elles  leur  répondent  ,  elles  ont  avec 
eux  des  dialogues  très  bien  fuivis ,  ôc 
quoiqu'elles  prononcent  des  mots,  ces 
mots  font  parfaitement  inutiles  ,  ce 
n'eft  point  le  f;2ns  du  mot  qu'ils  enten- 
dent ,  mais  l'accent  dont  il  eft  accom- 
pagné. 

Au  langage  de  la  voix  fe  joint  celui 
du  gefte  non  moins  énergique.  Cegefte 
n'eft  pas  dans  les  foibles  mains  des  en- 
fans,  il  eft  fur  leurs  vifiges.  Il  eft  cton- 
nanc  combien  ces  phyfionomiesmal  foc- 


ou  DE  L'ÉDUcATio>r;         105 

inées  ont  dél%  d'expreiîlon  :  leurs  traits 
changent  d'un  inftant  à  l'autre  avec  une 
inconcevable  rapidité.  Vous  y  voyez 
le  fourire  ,  le  defir  ,  l'effiroi  naître  ôc 
pafTer  comme  autant  d'éclairs;  à  chaque 
fois  vous  croyez  voir  un  autre  vifage. 
Ils  ont  certainement  les  mufcles  de  la 
face  plus  mobiles  que  nous.  En  re- 
vanche leurs  yeux  ternes  ne  difenc 
prefque  rien.  Tel  doit  être  le  genre  de 
leurs  figues  dans  un  âo;e  où  l'on  n'a 
que  des  befoins  corporels  ;  l'expreflioii 
des  fenfations  eft  dans  les  grimaces  , 
l'expreilion  des  fentimens  eR:  dans  les 


regards. 


Comme  le  premier  état  de  l'homme 
eft  la  mifere  &  la  foibleflTe  ,  fes  pre- 
mières voix  font  la  plainte  &:les  pleurs» 
L'enfant  fent  fes  befoins  &:  ne  les  peuc 
fatisfaire ,  il  implore  le  fecours  d'au- 
rrui  par  des  cris  ;  s'il  a  faim  ou  foif ,  il 
pleure  y  s'il  a  trop  froid  ou  trop  chaud ^ 
il  pleure  ;  s'il  a  befoin  de  mouvement 
Se  qu'on  le  tienne  en  repos  ,  il  pleure  j 


3  0^  Ê    M   I    L    2 

s'il  veut  dormir  &  qu'on  l'agite,  îl 
pleure.  Moins  fa  manière  d'être  eft  à  fa 
difpoiition  ,  plus  il  demande  fréquem- 
ment qu'on  la  change.  Il  n'a  qu'un 
langage  ,  parcequ'il  n'a  ,  pour  ainfi  di- 
re ,  qu'une  forte  de  mal-ètre  :  dans 
l'imperfedion  de  (es  organes,  il  ne  dif- 
tingue  point  leurs  impreffions  diver- 
fes  j  tous  les  maux  ne  forment  pour 
lui  qu'une  fenfation  de  douleur. 

De  ces  pleurs  qu'on  croiroit  fi  peu 
dignes  d'artention ,  naît  le  premier 
rapport  de  l'homme  à  tout  ce  qui  l'en- 
vironne :  ici  fe  forge  le  premier  an- 
neau de  cette  longue  chaîne  dont  l'or- 
dre focial  eft  formé. 

Quand  l'enfant  pleure  ,  il  eft  mal  à 
fon  aife,  il  a  quelque  befoin  qu'il  ne 
fauroit  fatisfaire  ;  on  examine,  on. 
cherche  ce  befoin  ,  on  le  trouve ,  on 
y  pourvoit.  Quand  on  ne  le  trouve  pas 
ou  quand  on  n'y  peut  pourvoir ,  les 
pleurs  conrinuent ,  on  en  eft  impor- 
tuné y  on  flatte  l'enfant  pour  le  faire 


ou  DE  l'Education.         107 

taire  ,  on  le  berce ,  on  lui  chante  pour 
l'endormir  :  s'il  s'opiniârre  ,  on  s'im- 
patiente ,  on  le  menace  *,  des  nourri- 
ces brutales  le  frappent  quelquefois. 
Voilà  d'étranges  leçons  pour  fon  en- 
trée à  la  vie. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  im 
de  ces  incommodes  pleureurs  ainfi 
frappé  par  fa  nourrice.  Il  fe  tut  fur-le- 
champ  j  je  le  crus  intimidé.  Je  me  di- 
fois ,  ce  fera  une  ame  fervile  dont  011 
n'obtiendra  rien  que  par  la  rigueur.  Je 
me  trompois  j  le  rnalheureux  fufio- 
quoit  de  colère  ,  il  avoir  perdu  la  ref- 
piration  ,  je  le  vis  devenir  violet.  Un 
moment  après  vinrent  les  cris  aigus, tous 
les  lignes  du  relTen riment,  de  la  fureur, 
dudéfefpoir  decetâge,étoient  dans  fesî 
accens.  Je  craignis  qu'il  n'expirât  dans 
cette  agitation.  Quand  j'aurois  douté 
que  le  fentimentdu  jufte  5c  de  l'injufte 
fût  inné  dans  le  cœur  de  l'homme  ,  cec 
exemple  feul  m'auroit  convaincu.  Jef 
fuis  sûr  qu'un  tifon  ardent  tombé  pa£ 

£   YJ 


loS  È  M  I  t  è, 

hafard  fur  la  main  de  cet  enfanr ,  luï 
eût  été  moins  fenfible  que  ce  coup  affezi 
léger,  mais  donné  dans  l'intention  ma- 
nifefte  ce  l'offenfer. 

Cette  difpofition  des  enfans  à  l'em^ 
portement  ,  au  dépit ,  à  la  colère  ,  de- 
mande des  ménagemens  exceflih.Boer- 
liave  penfeque  leurs  maladies  font  pour 
la  plupart  de  la  clafifedes  convullives  , 
parceque  la  tète  étant  proportionnel- 
lement plus  grolfe  &  le  fyftême  des 
nerfs  plus  étendu  que  dans  les  adul- 
tes ,  le  genre  nerveux  eft  plus  fufcep- 
tible  d'irritation.  Eloignez  d'eux  avec 
le  plus  grand  foin  lesDomeftiques  qui 
les  agacent  ,  les  irritent  ,  les  impa- 
tientent ;  ils  leur  font  cent  fois  plus 
dangereux ,  plus  funedes  que  les  in- 
jures de  Tair  de  des  faifons.  Tant  que 
les  enfans  ne  trouveront  de  réfîftançe 
que  dans  les  chofes  Se  jamais  dans  les 
volontés  ,  ils  ne  deviendront  ni  mu- 
tins ni  colères  ,  Se  fe  conferveront 
mieux  en  Camé.  C'eft  ici  une  des  rai- 


ou  DE  l'Éducation:         îc> 

Tons  pourquoi  les  enfans  da  Peuple 
plus  libres  ,  plus  indépendans ,  font 
généralement  moins  infirmes  ,  moins 
délicats ,  plus  robuftes  que  ceux  qu'on 
prétend  mieux  élever  en  les  contra- 
riant fans  cefle  :  mais  il  faut  foneer 
toujours  qu'il  y  a  bien  de  la  différence 
entre  leur  obéir  êc  ne  les  pas  contra- 
rier. 

Les  premières  pleurs  des  enfans  font 
des  prières  :  fi  on  n'y  prend  garde  ,  el- 
les deviennent  bientôt  des  ordres  ^  ils 
commencent  par  fe  faire  afiifter  ,  ils 
finilfent  par  fe  faire  fervir.  Ainfi  de 
leur  propre  foiblelTe  ,  d'où  vient  d'a- 
bord le  fentiment  de  leur  dépendance, 
naît  enfuire  l'idée  de  l'empire  8c  delà 
domination  •  mais  cette  idée  étant 
moins  excitée  par  leurs  befoins  que 
par  nos  fervices ,  ici  commencent  à  fe 
faire  appercevoir  les  effets  m.oraux 
dont  la  caufe  immédiate  n'ellpas  dans 
la  nature  ,  de  l'on  voit  déjà  pourquoi 
dès  ce  premier  âge,  il  importe  de  dé; 


iio  Emile, 

rnèler  l'intention  fecrette  que  dide  îe 
gefte  ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec 
effort  fans  rien  dire  ,  il  croit  atteindre 
à  l'objet ,  parcequ'il  n'en  eftiine  pas  la 
diftance  j  il  eft  dans  l'erreur  :  mais 
quand  il  fe  plaint  &  crie  en  tendant 
la  main  ,  alors  il  ne  s'abufe  plus  fur 
la  diftance  ,  il  commande  à.  l'objet  de 
s'approcher  ,  ou  à  vous  de  le  lui  ap- 
porter. Dans  le  premier  cas  portez- le 
à  l'objet  lentement  &  à  petits  pas  : 
dans  le  fécond,  ne  faites  pas  feulement 
femblant  de  l'entendre;  plus  il  criera, 
moins  vous  devez  l'écouter.  Il  importe 
de  l'accoutumer  de  bonne  heure  à  ne 
commander  ,  ni  aux  hommes ,  car  il 
n'eft  pas  leur  maître  ,  ni  aux  chofes  , 
car  elles  ne  l'entendent  point.  Ainfî 
quand  un  enfant  defire  quelque  chofe 
qu'il  voit  &:  qu'on  veut  lui  donner  ,  il 
vaut  mieux  porter  l'enfant  à  l'objet 
que  d'apporter  l'objet  à  l'enfant  :  il 
tire  de  cette  pratique  une  conclufion 


Gu   DE   l'Éducation.         ïiî 

qui  efl  de  fon  âge ,  &  il  n'y  a  poinç 
d'autre  moyen  de  la  lui  fuggérer. 

L'Abbé  de  Saint  Pierre  appelloitles 
hommes  de  grands  enfans  ^  on  pour- 
roit  appeller  réciproquement  les  en- 
fans  de  petits  hommes.  Ces  propofî-* 
tions  ont  leur  vérité  comme  fenten- 
ces  ;  comme  principes  elles  ont  be-t 
foin  d'éclaircifTemenr  :  mais  quand 
Hobbes  appelloit  le  méchant  un  enfant 
robufte ,  il  difoit  une  chofe  abfolu- 
ment  contradi6loire.  Toute  méchan- 
ceté vient  de  foiblelTej  l'enfant  n'eft 
mnchant  que  parcequ'il  eft  foible  ; 
rendez-le  fort ,  il  fera  bon  :  celui  qui 
pourroit  tout  ne  feroit  jamais  de 
mal.  De  tous  les  attributs  de  la  divi- 
nité toute-  puiffante ,  la  bonté  eft  celui 
fans  lequel  on  la  peur  le  moins  con- 
cevoir. Tous  les  Peuples  qui  ontre- 
connu  deux  principes  ont  toujours 
regardé  le  mauvais  comme  inférieur 
au  bon  ,  fans  quoi  ils  auroient  fait 
une  fuppoiition   abfurde.  Voyez  ci- 


tu  Emile, 

après  la  profeffion  de  foi  du  Vicairô 
Savoyard. 

La  raifon  feule  nous  apprend  à  coti- 
noître  le  bien  Se  le  mal.  La  confcience 
qui  nous  fait  aimer  l'un  ôc  haïr  l'au- 
tre, quoiqu  indépendante  de  la  raifon, 
ne  peut  donc  fe  développer  fans  elle. 
Avant  r.^îge  de  raifon  nous  faifons  le 
bien  3c  le  mal  fans  le  connoîcre  j  & 
il  n'y  a  point  de  moralité  dans  nos 
adions ,  quoiqu'il  y  en  ait  quelque- 
fois dans  le  fentiment  desadlions  d'au- 
trui  qui  ont  rapport  à  nous.  Un  en^ 
fant  veut  déranger  tout  ce  qu'il  voir, 
ilcaffe,  il  brife  tout  ce  qu'il  peut  at- 
teindre, il  empoigne  un  oifeau  comme 
il  empoigneroit  une  pierre,  &  l'étouft'e 
fans  favoir  ce  qu'il  fait. 

Pourquoi  cela  ?  D'abord  la  Philo- 
fophie  en  va  rendre  raifon  par  des 
vices  naturels  ;  l'orgueil ,  l'efprit  de 
domination  ,  l'amour-propre  ,  la  mé- 
chanceté de  l'homme  y  le  fentiment 
4e  fa  foiblelTe,  pourra-t-elle  ajouter- ^^ 


otj  DE  l'Éducation.         ii|:' 

rend  l'enfant  avide  de  faire  des  aâ:eâ 
de  force  ,  &:  de  fe  prouver  à  lui-mèmè 
fbn  propre  pouvoir.  Mais  voyez  ce 
Vieillard  infirme  ôc  caffé ,  ramené  par 
le  cercle  de  la  vie  humaine  à  la  foi- 
bleiïe  de  l'enfance  ;  non  -  feulement 
il  refte  immobile  &C  paifible ,  il  veur 
encore  que  tout  y  refte  autour  de  lui  ; 
le  moindre  changement  le  trouble 
&  l'inquiette  ,  il  voudroit  voir  régner 
un  calme  univerfel.  Comment,  la  mê- 
me impuiflance  jointe  aux  mêmes 
partions  produiroit- elle  des  effets  iî 
diflérens  dans  les  deux  âges,  fi  lacaufe 
■primitive  n'étoit  changée?  &  où  peut- 
on  chercher  cette  diverfité  de  caufes, 
û  ce  n'eft  dans  l'état  phyfique  des  deu:i 
individus  ?  Le  principe  aélif  commun 
à  tous  deux  fe  développe  dans  l'un  ôc 
s'éteint  dans  l'autre  ;  l'un  fe  forme  8c 
l'autre  fe  détruit ,  l'un  tend  à  la  vie  , 
&  l'autre  à  la  mort.  L'adtivité  dé- 
faillante fe  concentre  dans  le  cœur  du 
vieillard  j  dan?  celui  de  l'enfant  elle 


114  É   M    î   L   1  5 

eft  furabondante  Se  s'étend  au-dehors  5 
il  fc  feiit ,  pour  ainfî  dire  ,  alTez  de 
vie  pour  animer  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne. Qu'il  faflTe  ou  qu'il  défade  ,  il 
n'importe  ,  il  fufïît  qu'il  change  l'état 
des  chofes  ,  ôc  tout  changement  eft 
une  adion.  Que  s'il  femble  avoir  plus 
de  penchant  à  détruire ,  ce  n'eft  point 
par  méchanceté  j  c'eft:  que  l'adtion  qui 
forme  eft  toujours  lente ,  &  que  celle 
qui  détruit ,  étant  plus  rapide ,  con- 
vient mieux  à  fa  vivacité. 

En  mcme-tems  que  l'Auteur  de  la 
Nature  donne  aux  enfans  ce  principe 
adif ,  il  prend  foin  qu'il  foit  peu  nui- 
iîble,  en  leur  lailTant  peu  de  force  pour 
s'y  livrer.  Mais  fuôt  qu'ils  peuvent 
confidérer  les  gens  qui  les  environ- 
nent comme  des  inftrumens  qu'il  dé- 
pend d'eux  de  faire  agir  ,  ils  s'en  fer- 
vent pour  fuivre  leur  penchant  &:fup- 
pléer  à  leur  propre  fciblelfe.  Voila 
comment  ils  deviennent  incommodes, 
tirans ,  impérieux ,  méchans,  indomp- 


ou  DE  l'Éducation,  lij 

tables  j  progrès  qui  ne  vient  pas  d'un 
cfprit  naturel  de  domination ,  mais 
qui  le  leur  donne  ;  car  il  n  e  faut  pas 
une  longue  expérience  pour  fentir 
combien  il  eft  agréable  d'agir  par  les 
mains  d'autrui ,  &  de  n'avoir  befoin 
que  de  remuer  la  langue  pour  faire 
mouvoir  l'Univers. 

En  grandifTant  on  acquiert  des  for- 
ces, on  devient  moins  inquiet,  moins 
remuant,  on  fe  renferme  davantage 
en  foi-même.  L'ame  &  le  corps  fe 
mettent ,  pour  ainii  dire,  en  équilibre, 
&  la  nature  ne  nous  demande  plus  que 
le  mouvement  nécefTaire  à  notre  con- 
fervation.  Mais  le  délit  de  comman- 
der ne  s'éteint  pas  avec  le  befoin  qui 
l'a  fait  naître  j  l'empire  éveille  ÔC 
flatte  l'amour-propre  ,  de  Thabitude  la 
fortifie  :  ainfî  fuccede  la  fantaifie  au 
befoin  ;  ainfi  prennent  leurs  premières 
racines  les  préjugés  ôc  l'opinion. 

Le  principe  une  fois  connu ,  nous 
voyons  clairement  le  point  où  l'ot^ 


^ïS  É    M    î   L    E, 

quitte  la  route  de  la  nature  :  voyons 
ce  qu'il  faut  faire  pour  s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  des  forces  fuperflues  , 
les  enfans  n'en  ont  pas  même  de  fuffi- 
lantes  pour  tout  ce  que  leur  demande 
la  nature  :  il  fiut  donc  leur  lailfer 
l'ufage  de  toutes  celles  qu'elle  leur 
donne  &c  dont  ils  ne  fauroient  abufer. 
Première  maxime. 

Il  faut  les  aider,  &z  fuppléer  à  ce 
qui  leur  manque  ,foit  en  intelligence, 
foit  en  force  ,  dans  tout  ce  qui  ell:  du 
belbin  phyfiqne.   Deuxième  maxime. 

11  faut  dans  les  fecours  qu'on  leur 
donne  fe  borner  uniquement  à  l'utile 
réel ,  lans  rien  accorder  à  la  fantaifie 
ou  au  defir  fans  raifon  ;  car  la  fantaifie 
ne  les  tourmentera  point  quand  on  ne 
l'aura  pas  fait  naître  ,  attendu  qu'elle 
n'efl:  pas  de  la  nature.  Troifieme  maxi- 
me. 

Il  faut  étudier  avec  foin  leur  langa- 
ge &  leurs  fignes ,  afin  que  dans  un 
êge  où  ils  ne  lavent  point  dilîimuler  j 


OU    DE    LilDUCATION.  ï  I  7* 

fen  diftingne  dans  leurs  defirs  ce  qui 
vient  immédiatement  de  la  nature  ,  8c 
ce  qui  vient  de  l'opinion.  Quatrième 
tîiaxime. 

L'efprit  de  ces  règles  efl:  d'accorder 
aux  enfans  plus  de  liberté  véritable  & 
moins  d'empire ,  de  leur  laiiïer  plus 
faire  par  eux-mêmes  3c  moins  exiger 
d'autrui.  Ainfi  s'accoutumant  de  bonne 
heure  à  borner  leurs  defirs  à  leurs  for- 
ces ,  ils  fentiront  peu  la  privation  de 
ce  qui  ne  fera  pas  en  leur  pouvoir. 

Voilà  donc  une  raifon  nouvelle  Se 
très- importante  pour  laifler  les  corps 
&  les  membres  des  enfans  abfolumenc 
libres ,  avec  la  feule  précaution  de  les 
éloigner  du  danger  des  chutes,  &  d'é- 
carter de  leurs  mains  tout  ce  qui  peuç 
les  bleiïer. 

Infailliblement  un  enfant  dont  le 
corps  &c  les  bras  font  libres  pleurera 
moins  qu'un  enfant  embandé  dans  un. 
maillot.  Celui  qui  ne  connoît  que  les 
befoins  phyfiques  ne  pleure  que  quand 


tiS  Emile, 

il  fouffre  ,  5c  c'eft  un  très  grand  avan* 
tage  ;  car  alors  on  fait  à  point  nommé 
quand  il  a  befoin  de  fecours ,  ôc  l'on 
ne  doit  pas  tarder  un  moment  à  le  lui 
donner  s'il  eft  poflible.  Mais  fi  vous 
ne  pouvez  le  foulager  ,  reftez  tran- 
quille ,  fans  le  flatter  pour  l'appaifer  5 
vos  carelTes  ne  guériront  pas  fa  colique  : 
cependant  il  fe  fouviendra  de  ce  qu'il 
faut  faire  pour  être  flatté  ,  &  s'il  fait 
une  fois  vous  occuper  de  lui  à  fa  vo- 
lonté ,  le  voilà  devenu  vôtre  maître^ 
tout  eft  perdu. 

Moins  contrariés  dans  leurs  mou- 
vemens  ,  les  enfans  pleureront  moins  ; 
moins  importuné  de  leurs  pleurs  on  fe 
tourmentera  moins  pour  les  faire  taire  y 
menacés  ou  flattés  moins  Souvent  ,  ils 
feront  moins  craintifs  ou  moins  opi- 
niâtres ,  ôc  relieront  mieux  dans  leur 
état  naturel.  C'eft  moins  en  laiflfant 
pleurer  les  enfans  qu'en  s'empreffant 
pour  les  appaifer  ,  qu'on  leur  fait  ga- 
gner des  defcentes ,  6c  ma  preuve  efl 


ou  DE  l'Education.         îï^ 

que  les  enfans  les  plus  négligés  y  fonc 
bien  moins  fujets  que  les  autres.  Je 
fuis  fort  éloigné  de  vouloir  pour  cela 
qu'on  les  néglige  j  au  contraire  il  im- 
porte qu'on  les  prévienne  ,  &  qu'on 
ne  fe  laiflepas  avertir  de  leurs  befoins 
par  leurs  cris.  Mais  je  neveux  pas, 
non  plus  ,  que  les  foins  qu'on  leur 
rend  foient  mal -entendus.  Pourquoi 
fe  feroient  -  ils  faute  de  pleurer  dès 
qu'ils  voient  que  leurs  pleurs  font  bon- 
nes à  tant  de  chofes  ?  Inftruits  du  prix 
qu'on  met  à  leur  filence  ,  ils  fe  gar- 
dent bien  de  le  prodiguer.  Us  le  font 
à  la  fin  tellement  valoir  qu'on  ne  peuc 
plus  le  payer  ,  &  c'eft  alors  qu'à  force 
de  pleurer  fans  fuccès  ,  ils  s'efforcent 
s'épuifent  &  fe  tuent. 

Les  longues  pleurs  d'un  enfant  qui 
n'eft  ni  lié  ni  malade  &  qu'on  ne  laifïe 
manquer  de  rien  ne  font  que  des 
pleurs  d'habitude  &  d'obfti  nation.  El- 
les ne  font  point  l'ouvrage  de  la  na- 
jture ,  mais  de  la  Nourrice  ^  qui;,  poiic 


tlG  É   M    I    L    E  5 

ji'en  favoir  endurer  l'importuiiité  I^ 
multiplie,  fans  fonger  qu'en  faifant 
taire  l'enfant  aujourd'hui  on  l'excita 
à  pleurer  demain  davantage. 

Le  feul  moyen  de  guérir  ou  préve- 
nir cette  habitude ,  eft  de  n'y  faire  au- 
cune attention.  Perfonne  n'aime  à 
prendre  une  peine  inutile  ,  pas  même 
les  enfans.  Ils  font  obftinés  dans  leurs 
tentatives  j  mais  fi  vous  avez  plus  de 
conftance,  qu'eux  d'opiniâtreté ,  ils  fe 
rebutent ,  &  n'y  reviennent  plus.  C'eft 
ainfi  qu'on  leur  épargne  des  pleurs  ,  $c 
qu'on  les  accoutume  à  n'en  verfer  que 
quand  la  douleur  les  y  force. 

Au  refte  ,  quand  ils  pleurent  par 
fantaifie  ou  par  obftination ,  un  moyen 
sûr  pour  les  empêcher  de  continuer 
eft  de  les  diftraire  par  quelque  objet 
agréable  ôc  frappant ,  qui  leur  falTe 
oublier  qu'ils  vouloient  pleurer.  La 
plupart  des  Nourrices  excellent  dans 
cet  art ,  &  bien  ménagé  il  eft  très  uti- 
iej  mais  il  eft  de  la  dernière  importance 

^uei 


ou  DE  l'Éducation.         12% 

kjLîô  l'enfant  n'apperçoive  pas  l'inten- 
tion de  le  diftraire ,  ôc  qu'il  s'amufe 
fans  croire  qu'on  fongeàiui  :  or  voilà 
fur  quoi  toutes  les  Nourrices  font 
mal -adroites. 

On  févre  trop  tôt  tous  les  enfans» 
Le  tems  où  l'on  doit  les  févrer  elt 
indiqué  par  l'éruption  des  dents ,  ÔC 
cezze  éruption  eft  communément  pé- 
nible ÔC  douloureufe.  Par  un  inftinéfc 
machinal  l'enfant  porte  alors  fréquem- 
ment à  fa  bouche  tout  ce  qu'il  tient  j, 
pour  le  mâcher.  On  penfe  facilitée 
l'opération  en  lui  donnant  pour  ho- 
chet quelques  corps  durs,  comme  l'i- 
voire ou  la  dent  de  loup.  Je  crois 
qu'on  fe  trompe.  Ces  corps  durs  ap- 
pliqués fur  les  gencives  loin  de  le; 
ramollir  les  rendent  calleufes  ,  les 
endurciiïent ,  préparent  un  déchire-r 
ment  plus  pénible  &c  plus  doulou^ 
reux.  Prenons  touj-uns  l'inftind  poui* 
exemple.  On  ne  voit  point  les  jeunes 
chiens  exercer  leurs  dents  naiiTanteç. 
Tome  L  P 


lit  Emile, 

fur  des  cailloux ,  fur  du  fer  ,  fur  det 
os ,  mais  fur  du  bois  ,  du  cuir ,  des 
chiffons ,  des  matières  molles  qui  cè- 
dent &  où  la  dent  s'imprime. 

On  ne  fait  plus  être  (impie  en  rien; 
pas  même  autour  des  enfans.  Des  gre- 
lots d'argent  ,  d'or,  du  corail,  des  crif- 
taux  à  facettes  ,  des  hochets  de  tout 
prix  ôc  de  toute  efpece.  Que  d'apprêts 
inutiles  êc  pernicieux  !  Rien  de  tout 
cela.  Point  de  grelots ,  point  de  ho- 
chets ;  de  petites  branches  d'arbre  avec 
leurs  fruits  6t  leurs  feuilles  ,  une  tête 
de  pavot  dans  laquelle  on  entend  fon- 
ner  les  graines ,  un  bâton  de  rcgliiïe 
fljuil  peut  fucer  ôc  mâcher,  l'amufe- 
ront  autant  que  ces  magnifiques  coli- 
fichets ,  ôc  n'auront  pas  l'inconvénient 
de  l'accoutumer  au  luxe  dès  fa  naif- 
fance. 

Il  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'efl 
pas  une  nourriture  fort  faine.  Le  lait 
cuit  8c  la  farine  crae  font  beaucoup 
de  faburre  5c  conviennent  mal  â  notre 


ou  DE  l'Éducation.         iif 

cilomac.  Dans  la  bouillie  la  farine  eft 
moins  cuite  que  dans  le  pain ,  8c  de 
plus  elle  n'a  pas  fermenté  ;  la  panade, 
la  crème  de  riz  me  paroilTent  préféra- 
bles. Si  l'on  veut  abfolument  faire  de 
la  bouillie ,  il  convient  de  griller  un 
peu  la  farine  auparavant.  On  fait  dans 
mon  pays,  de  la  farine  ainfi  torréfiée, 
une  foupe  fort  agréable  Ôc  fort  faine. 
Le  bouillon  de  viande  &  le  potage 
font  encore  un  médiocre  aliment  dont 
il  ne  faut  ufer  que  le  moins  qu'il  eft 
pofîible.  Il  importe  que  les  enfans 
s'accoutument  d'abord  à  mâcher  j  c'efl: 
le  vrai  moyen  de  faciliter  l'éruption 
des  dents  :  &  quand  ils  commencent 
d'avaler  ,  les  fucs  falivaires  mêlés 
avec  les  alimens  en  facilitent  la  di- 
geftion. 

Je  leur  ferois  donc  mâcher  d'abord 
des  fruits  fecs ,  des  croûtes.  Je  leur 
donnerois  pour  jouer  de  petits  bâtons 
de  pain  dur  ou  de  bifcuit  femblable 
au  pain  de  Piémont  qu'on  appelle  dans 


1.^4  E   M    I    L    E  , 

îe  pays  des  GrîJJe:.  A  force  de  ramollir 
ce  pain  dans  leur  bouche  ils  en  avale^ 
roient  enfin  quelque  peu  ,  leurs  dents 
fe  trouveroient  ferries  ,  Se  ils  fe  rrou- 
veroient  fevrés  prefque  avant  qu'on 
s'en  fût  apperçu.  Les  Payfaiis  ont  pour 
l'ordinaire  i'eftomac  fort  bon ,  &  l'on 
ne  les  févre  pas  avec  plus  de  façon 
que  cela. 

Les  enfans  entendent  parler  dès 
leur  naiiTance  ;  on  leur  parle  non-feu- 
lement avant  qu'ils  comprennent  ce 
qu'on  leur  dit,mais  avant  qu'ils  puiflent 
rendre  les  voix  qu'ils  entendent.  Leur 
organe  encore  engourdi  ne  fe  prête 
que  peu-à-peu  aux  imitations  àQs  fons 
qu'on  leur  dide ,  &:  il  n'eft  pas  même 
aduré  que  ces  fons  fe  portent  d'abord 
à  leur  oreille  aufîî  diftindement  qu'à 
la  nôtre.  Je  ne  défapprouve  pas  que 
la  Nourrice  amufe  l'enfant  par  des 
chants  Se  prvr  des  accens  très-gais  8c 
f;;ès-variés  j  mais  je  défapprouve  qu'el- 
'    rourdille    iaceilauiiucnt    u  une 


eu  DE   l'Education.  i  25' 

îTiuîtimde  de  paroles  inutiles  auxquel- 
les il  ne  comprend  rien  que  le  ton 
qu'elle  y  met.  Je  voudrois  que  les 
premières  articulations  qu'on  lui  fait 
entendre  fuCTent  rares  ,  faciles ,  dif- 
tinctes ,  fouvent  répétées  ,  3c  que  les 
mors  qu'elles  expriment  ne  fe  rappor- 
taiïent  qu'à  des  objets  fenfibies  qu'on 
peut  d'abord  montrer  à  l'enfant.  La 
malheureufe  facilité  que  nous  avons 
à  nous  payer  de  mots  que  nous  n'en- 
tendons point,  commence  plutôt  qu'on 
ne  penfe.  L'Ecolier  écoute  en  claiTele 
verbia2:e  de  fon  Récent ,  comme  il 
écoutoit  au  maillot  le  babil  de  fa 
Nourrice.  11  me  femble  que  ce  fsroic 
l'inftruire  fort  utilement  que  de  l'éle- 
ver à  n'y  rien  comprendre. 

Les  réflexions  naiflent  en  foule 
quand  on  veut  s'occuper  delà  forma- 
tion du  langage  &  des  premiers  dif- 
cours  des  enfans.  Quoi  qu'on  faHe  ,  ils 
apprendront  toujours  à  parler   de  la 

F   iij 


"Jlè 


M    1    L   t 


même  manière  ,  &  toutes  les  fpeca- 
lations  philofophiques  font  ici  de  la 
plus  grande  inutilité. 

D'abord  ils  ont  ,  pour  ainfi  dire, 
une  grammaire  de  leur  âge  ,  dont  la 
fyntaxe  a  des  règles  plus  générales  que- 
la  nôtre  ;  &  fi  l'on  y  faifoit  bien  at- 
tention ,  l'on  feroit  étonné  de  l'exac- 
titude avec  laquelle  ils  fuivent  cer- 
taines analogies,  très-vicieufes ,  Ci 
l'on  veut  ,  mais  très-régulieres  ,  &  qui 
ne  font  choquantes  que  par  leur  du- 
reté ou  parce  que  l'ufage  ne  les  admet 
pas.  Je  viens  d'entendre  un  pauvre 
enfant  bien  grondé  par  fon  père  pour 
lui  avoir  dit  j  mon  père  j  iraï-je-t-y  ? 
Or,  on  voit  que  cet  enfant  fuivoit 
mieux  l'analogie  que  nos  Grammai- 
riens j  car  puifqu'on  lui  difoit,  vasy  y 
pourquoi  n'auroit-ilpas  dit,  irai-je-t-y} 
Remarquez  de  plus,  avec  que  lie  adref- 
fe  il  évitoit  l'hiatus  de  irai-je-y  ^  ou  ,  y 
itai-je  .<*  Eft-ce  la  faute  du  pauvre  en- 


ou   DE   l'ÉdUCATIOî^.  117 

fant  fi  nous  avons  mal-à-propos  ôté 
de  la  phrafe  ce:  adverbe  déterminant, 
y^  parce  que  nous  n'en  favions  qua 
faire  PC'eftune  pédanterie  infupporta- 
ble  &:  un  foin  des  plus  fupertîus  de 
s'attacher  à  corriger  dans  les  enfans 
toutes  ces  petites  fautes  contre  l'ufa- 
ge  ,  defquelles  ils  ne  manquent  jamais 
de  fe  corricrar  d'eux-mêmes  avec  le 
tems.  Parlez  toujours  corre(0:ement 
«levant  eux ,  faites  qu'ils  ne  fe  plai- 
fent  avec  perfonne  autant  qu'avec 
vous ,  &  foyez  sûrs  qu'infenfiblement 
leur  langage  s'épurera  fur  le  vôtre  , 
fans  que  vous  les  ayez  jamais  repris. 

Mais  un  abus  d'une  toute  autre  ini^ 
portance  &  qu'il  n'eft  pas  moins  aifé 
de  prévenir  ,  efl:  qu'on  fe  prefle  trop 
de  les  faire  parler,  comme  fi  l'on  avoit 
peur  qu'ils  n'appriffent  pas  à  parler 
d'eux  mêmes.  Cet  empreOTement  in- 
difcret  produit  un  effet  diredemenc 
contraire  à  celui  qu'on  cherche.  Ils  es 

F  i'/ 


parlent  plus  tard ,  plus  conFufément  i 
l'extrême  attention  qu'on  donne  à 
tout  ce  qu'ils  difent  les  difpenfe  de 
bien  articuler  :  &  comme  ils  daignent 
à  peine  ouvrir  la  bouche ,  plufieurs 
d'entre  eux  en  confervent  toute  leur 
vie  un  vice  de  prononciation  ,  &;  un 
parler  confus  qui  les  rend  prefque 
inintelligibles. 

J'ai  beaucoup  vécu  parmi  les  Pay- 
fans ,  &  n'en  ouis  jamais  grafïeyer 
aucun  ,  ni  homme  ni  femme  j  ni  fille 
ni  sarcon.  D'où  vient  cela  ?  les  orcra- 
nés  des  Payfans  font -ils  autrement 
conftruits  que  les  nôtres  ?  Non ,  mais 
ils  font  autrement  exercés.Vis-à-vis  de 
ma  fenêtre  eft  un  tertre  fur  lequel  fe 
rafTemblent  ,  pour  jouer  ,  les  enfans 
du  lieu.  Quoiqu'ils  foient  aflez  éloi- 
gnés de  moi ,  je  distingue  parfaite- 
ment tout  ce  qu'ils  difent ,  ôc  j'en  tire 
fouvent  de  bons  mémoires  pour  cet 
Ecrit.  Tous  les  jours  mon  oreille  me 


bu  DE  l'ÉducATIoiI^  119 

trompe  far  leur  âge  j  j'entends  des 
voix  d'enfans  de  dix  ans  ,  je  regarde  , 
je  vois  la  ftature  ôc  les  traits  d'enfans 
de  trois  à  quatre.  Je  ne  borne  pas  a 
moi  feul  cette  expérience  ;  les  Urbains 
qui  me  viennent  voir  &  que  je  con- 
fulte  là-deiTus  ,  tombent  tous  dans  la 
même  erreur. 

Ce  qui  la  produit  eft  que  jufqu'à 
cinq  ou  iîx  ans  les  enfans  des  Villes 
élevés  dans  la  chambre  8c  fous  l'aîle 
d'une  Gouvernante  ,  n'ont  befoin  que 
de  marmoter  pour  fe.'  faire  entendre  ; 
fitôt  qu'ils  remuent  les  lèvres  on  prend 
peine  à  les  écouter  ^  on  leur  dide  des 
m-ots  qu'ils  rendent  mal ,  &c  à  force 
d'y  faire  attention  ,  les  mêmes  gens 
étant  fans  ceiTe  autour  d'eux ,  devi- 
nent ce  qu'ils  ont  voulu  dire  plutôt 
que  ce  qu'ils  ont  dit. 

A  la  campagne  c'eft  toute  autre  cho- 
fcs.  Une  Payfane  n'eft  pas  fans  céîîe 
autour  de  fon  enfant ,  il  eft  forcé  d'ap- 
is y 


130  Emile, 

prendre  à  dire  très  nettement  Se  tre? 
haut  ce  qu'il  a  befoin  de  lui  faire  en- 
tendre. Aux  champs  les  enfans  éparsj 
éloignés  du  père  ,  de  la  mère  Se  des 
autres  enfans ,  s'exercent  à  fe  faire 
entendre  à  diftance  ,  Se  à  mefurer  la 
force  de  la  voix  fur  l'intervalle  qui  les 
fépare  de  ceux  dont  ils  veulent  être 
entendus.  Voilà  comment  on  apprend 
véritablement  à  prononcer  ,  &non  pas 
en  bégayant  quelques  voyelles  à  l'o- 
teille  d'une  Gouvernante  attentive. 
Auflî  quand  on  interroge  l'enfant  d'un 
Payfan  ,  la  honte  peut  l'empêcher  de 
répondre  ,  mais  ce  qu'il  dit  il  le  dit 
nettement  ;  au  lieu  qu'il  faut  que  la 
Bonne  ferve  d'interprète  à  Tenfant  de 
la  Ville  ,  fans  quoi  l'on  n'entend 
rien  à  ce  qu'il  grommelle  entre  fes 
idents  (16). 


(K)  Ceci  n'efl  pas  fans  exception  j  fouvcnt  îcî  en» 
^to;  <.]ui  r«  foût  d'abotd  Je  moins  entendre  devieanej^ 


ou  DE  l'Éducation.         i^r 

En  grandllfant  ,  les  garçons  de- 
Vroient  fe  corriger  de  ce  défaut  dans 
les  Collèges ,  &  les  filles  dans  les  Cou- 
vens  ;  en  effet,  les  uns  &  les  autres 
parlent  en  général  plus  diftindement 
que  ceux  qui  ont  été  toujours  élevés 
dans  la  maifon  paternelle.  Mais  ce 
qui  les  empêche  d'acquérir  jamais  une 
prononciation  aufli  nette  que  celle  <les 
Payfans  ,  c'eft  la  néceiîîcé  d'apprendre 
par  cœur  beaucoup  de  chofes ,  &c  de 
réciter  tout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  : 
car  en  étudiant ,  ils  s'habituent  à  bar- 
bouiller ,  à  prononcer  négligemment 
&  mal  :  en  récitant  c'eft  pis  encore  y 
ils  recherchent  leurs  mots  avec  effort. 


/cnfuite  les  plus  écourdiffans  quand  ils  ont  commence 
d'élever  la  voix.  Mais  s'il  falloic  entier  dans  toutes 
ces  mimuies  je  ne  fini  rois  pas  ;  tout  Ledeur  fcnfédoit 
voir  que  l'excès  Se  le  défaut  dérivés  du  même  abus  fons 
Également  corrigés  par  ma  méthode.  Je  regarde  ce» 
deux  maximes  comme  inféparables  ;  toujours  ajjii^  ;  Sc 
jamais  trop.  De  la  première  bien  établie ,  l'autre  s'cBj 
fuie  Aéceflaireisent. 

ï  Vj 


15  î  E  M  ï   I   E, 

ils  trament  Rallongent  leurs fyllabes  t 
il  n'eft  pas  poilible  que  quand  la  mé- 
moire vacille  la  langue  ne  balbuti^e 
auffi.  Ainfi  fe  contrad:ent  ou  fe  con- 
fervent  les  vices  de  la  prononciation. 
On  verra  ci-après  que  mon  Emile 
n'aura  pas  ceux-là  ,  ou  du  moins  qu'il 
ne  les  aura  pas  contracbés  par  les  mê- 
mes caufes. 

Je  conviens  que  le  Peuple  3c  les 
Villageois  tombent  dans  une  autre  ex- 
trémité ,  qu'ils  parlent  prefque  tou- 
jours plus  haut  qu'il  ne  faut  ,  qu'en 
prononçant  trop  exactement  ils  ont 
les  articulations  fones  &  rudes,  qu'ils 
ont  trop  d'accent ,  qu'ils  choififTent  mal 
leurs  termes  ,  &c. 

Mais  premièrement ,  cette  extrémité 
me  paroît  beaucoup  moins  vicieufe  que 
l'autre  ,  attendu  que  la  première  loi  du 
difcours  étant  de  fe  faire  entendre, 
la  plus  grande  faute  qu'on  puilfe  faire 
cft  de  parler  fans  être  entendu.  Se  pi- 


ou  PE  l'ëducatïon.  i^t 
Jjuer  de  n'avoir  point  d'accent,  c'eft  fe 
piquer  d'ôter  aux  phrafes  leur  grâce  ÔC 
leur  énergie.  L'accent  eft  lame  du 
difcours  j  il  lui  donne  le  fenriment  & 
la  vérité.  L'accent  ment  moins  que  la 
parole?  c'eft  peur-être  pour  cela  que 
les  gens  bien  élevés  le  craignent  tant. 
C'eft  de  l'ufage  de  tout  dire  fur  le  mê- 
me ton  qu'eft  venu  celui  de  perflftier 
les  gens  fans  qu'ils  le  fentent.  A  l'ac- 
cent profcrit  fuccedent  des  manières 
de  prononcer  ridicules  ,  affedées  ,  ÔC 
fujetres  à  la  mode  ,  telles  qu'on  les  re- 
marque fur-tout  dans  les  jeunes  gens 
de  la  Cour.  Cette  aftedation  de  pa- 
role ÔC  de  maintien  eft  ce  qui  rend 
généralement  l'abord  du  François  re- 
pouiTant  8c  défagréable  aux  autres 
Nations.  Au  lieu  de  mettre  de  l'ac- 
cent dans  fon  parler  ,  il  y  met  de  l'air. 
Ce  n'eft  pas  le  moyen  de  prévenir  en. 
fa  faveur. 

Tous  ces  petits  défauts  de  langage 


154  Ê  ^    ILE, 

qu'on  craint  tant  de  laifTer  contra£l;et- 
aux  enfans  ne  font  rien  ,  on  les  pré- 
vient ou  l'on  les  corrige  avec  la  plus 
grande  facilité  :  mais  ceux  qu'on  leur 
fait  contracter  en  rendant  leur  parler 
fourd  ,  confus,  timide,  en  critiquant 
incefifamment  leur  ton  ,  en  épluchant 
tous  leurs  mots  ,  ne  fe  corrigent  ja- 
mais. Un  homme  qui  n'apprit  à  par- 
ler que  dans  les  ruelles ,  fe  fera  mal 
entendre  à  la  tête  d'un  Bataillon  ,  & 
n'en  impofera  gueres  au  Peuple  dans 
tine  émeute.  Enfeignez  premièrement 
aux  enfans  à  parler  aux  hommes  j  ils 
fauront  bien  parler  aux  femmes  quand 
il  faudra. 

Nourris  à  la  campagne  dans  toute  la 
rufticité  champêtre,  vos  enfans  y  pren- 
dront une  voix  plus  fonore ,  ils  n'y 
contraéteront  point  le  confus  bégaye- 
tnent  des  enfans  de  la  Ville  j  ils  n'y 
contraderont  pas  non  plus  les  expref- 
£ons  ni  le  ton  du  Village,  ou  du 


ou  DE  l'Éducation.  15^ 
fhoîns  ils  les  perdront  aifément ,  lorf- 
t]\.ie  le  Maîrre  vivant  avec  eux  dès  leur 
naiflance  ,  Se  y  vivant  de  jour  en  jour 
plus  exclufîvement  ,  préviendra  oa 
eiïarera  par  la  correction  de  fon  lan- 
gage l'impreffion  du  langage  des  Pay- 
fans.  Emile  parlera  un  François  tout 
auflî  pur  que  je  peux  le  favoir ,  mais 
il  le  parlera  plus  diftindtement  , 
&  l'articulera  beaucoup  mieux  que 
moi. 

L'enfant  qui  veut  parler  ne  doit 
écouter  que  les  mots  qu'il  peut  enten- 
dre ,  ni  dire  que  ceux  qu'il  peut  arti- 
culer. Les  efforts  qu'il  fait  pour  cela 
le  portent  à  redoubler  la  mcme  fylk- 
bej  comme  pour  s'exercer  à  la  pro- 
noncer plus  diftindement.  Quand  il 
commence  à  balbutier ,  ne  vous  tour- 
mentez pas  fi  fort  à  deviner  ce  qu'il 
dit.  Prétendre  être  toujours  écouté  efk 
encore  une  forte  d'empire  ,  &  l'enfant 
|i'en  doit  exercer  aucun.  Qu'il  vous 


15(5  Èmile^ 

fuffife  de  pourvoir  très  attentivement 
au  néceffaire  ;  c'efl:  à  lui  de  tâcher  de 
vous  faire  entendre  ce  qui  ne  l'eft  pas. 
Bien  moins  encore  faut -il  fe  hâter 
d'exiger  qu'il  parle  :  il  faura  bien  par- 
ler de  lui-mcme  à  mefure  qu'il  en  fen- 
tira  l'utilité. 

On  remarque  ,  il  eft  vrai  j  que  ceux 
qui  commencent  à  parler  fort  tard  ne 
parlent  jamais  fi  diftindementqueles 
autres  ;  mais  ce  n'eft  pas  parce  qu'ils 
ont  parlé  tard  que  l'organe  refte  em- 
barraffé  ^  c'eft  au  contraire  parce  qu'ils 
font  nés  avec  un  organe  embarraflé 
qu'ils  commencent  tard  à  parler  ;  car 
fans  cela  pourquoi  parleroient-ils  plus 
tard  que  les  autres  ?  ont  ils  moins  l'oc- 
cafion  de  parler  ,  &  les  y  excite-t-on 
moins  ?  au  contraire  l'inquiétude  que 
■  donne  ce  retard  ,  aufiî-tôr  qu'on  s'en 
apperçoit ,  fait  qu'on  fe  tourmente 
beaucoup  plus  à  les  faire  balbutier  que 
ceux  ^ui  ont  articulé  de  meilleure  heu- 


bu  DE  l'Éducatioî^.  î^f 
te  ;  Se  cet  emprefïement  mal- en  tendu 
peut  contribuer  beaucoup  à  rendre 
confus  leur  parler ,  qu'avec  moins  de 
précipitation  ils  auroient  eu  le  tems  de 
perfectionner  davantage. 

Les  enfans  qu'on  prefTe  trop  de 
parler  n'ont  le  tems  ni  d'apprendre  à 
bien  prononcer  ni  de  bien  concevoir 
ce  qu'on  leur  fait  dire.  Au  lieu  que 
quand  on  les  laifTe  aller  d'eux-mê- 
mes ,  ils  s'exercent  d'abord  aux  fylla- 
bes  les  plus  faciles  à  prononcer  ,  &c  y 
joignant  peu-à-peu  quelque  fignifica- 
tion  qu'on  entend  par  leurs  geftes,  ils 
vous  donnent  leurs  mots  avant  de 
recevoir  les  vôtres ,  cela  fait  qu'ils  ne 
reçoivent  ceux-ci  qu'après  les  avoir 
entendus  :  N'étant  point  preffés  de 
s'en  fervir  ,  ils  commencent  par  bien 
obferver  quel  fens  vous  leur  donnez  , 
&  quand  ils  s'en  font  afTurés  ils  les 
adoptent. 

Le  plus  grand  mal  de  la  précipita- 


î^S  Emile, 

non  avec  laquelle  on  fait  parler  le^ 
enfans   avant  l'âge ,  n'eft  pas  que  les 
premiers  difcours  qu'on  leur  tient  &C 
les  premiers  mors  qu'ils  difenr,  n'aient 
aucun  fens  pour  eux,  mais  qu'ils  aient 
tin  autre   fens  que  le  nôtre  fans  que 
nous  fâchions  nous  en  appercevoir ,  en 
forte  que    paroiflant  nous    répondre 
fort  exadement,  ils  nous  parlent  fans 
nous  entendre   Se  fans  que  nous  les 
enrendions.   C'efl:  pour  l'ordinaire  à 
de  pareilles  équivoques  qu'eft  due  la 
furprife   où   nous  jettent  quelquefois 
leurs  propos    auxquels   nous    prêtons 
des  idées  qu'ils  n'y  ont  point  jointes. 
Cette  inattention   de   notre    part  ait 
véritable  fens  que  les  mots  ont  pour 
les  enfans  ,   me   paroît  être  la  caufe 
de  leurs  premières  erreurs  ;  ôc  ces  er- 
reurs, même  après  qu'ils  en  font  gué- 
ris, influent    fur    leur   tour    d'efpric 
pour  le  refte  de  leur  vie.   J'aurai  plus 
fd'une    occafion    dans    la   fuite   d'é- 


ou    DE    LnDUCATfON.  1^^ 

claîrcir  ceci   par  des   exemples. 

RefTerrez  donc  le  plus  qu'il  eft 
poflîble  le  vocabulaire  de  l'enfanr. 
C'eft  un  très  grand  inconvénient  qu'il 
ait  plus  de  mors  que  d'idées  ,  qu'il 
fâche  dire  plus  de  chofes  qu'il  n'en 
peut  penfer.  Je  crois  qu'une  des  rai- 
fons  pourquoi  les  Payfans  ont  géné- 
ralement refprit  plus  jufte  que  les 
gens  de  la  Ville  ,  eft  que  leur  Dic- 
tionnaire eft  moins  étendu,  lis  ont  peu 
d'idées,  mais  ils  les  comparent  très- 
bien. 

Les  premiers  développemens  de 
l'enfance  fe  font  prefque  tous  à  la  fois. 
L'enfant  apprend  à  parler  ,  à  manger, 
a  marcher ,  à-peu- près  dans  le  même 
tems.  C'eft  ici  proprement  la  première 
époque  de  fa  vie.  Auparavant  il  n'eft 
rien  de  plus  que  ce  qu'il  étoit  dans  le 
fein  de  fa  mère  ,  il  n'a  nul  fentiment, 
Culle  idée,  à  peine  a-t-il  des  fenfa- 


î4<^  É  M  ï  I  e; 

lions  ;  il  ne  fent  pas  même  fa  propre 
exiftence. 

Vivit ,  &  eJlvitA  nejcius  ipfefua  (17). 


(17)  Ovid.  Tiift.  I.  }. 

Fin  du  premier  Livre* 


y;-/;; .  J. 


?-Sz 


iuroii     /.n'.JI . 


■  '■Ur. 


E  M  IL  E* 


O  U 


DE  L'ÉDUCATION. 


LIVRE    SECOND. 

t^_^'E  s  t  ici  le  fécond  terme  delà 
vie,  &  celui  auquel  proprement  finit 
l'enfance  ;  car  les  mots  mfans  ôc  puer 
ne  font  pas  fynpnymes.  Le  premier  eft 
compris  dans  l'autre,. &  fignifie  qui  ne 
ptuê  parier,,  d'oiî  vient  que  dans  Va4 
1ère  Maxime  on  trouve  puenim  infan-' 
tem.  Mais  )e  continue  à  me  fervir  de 
ce  mot  félon  l'ufage  de  neutre  Langue  , 
jufqa'à  l'âge  pour  lequel  elle  a  d'au- 
tXjgs  noms. 


f42,  È    M    I    L    s  , 

Quand  les  enfans  commencent  a 
parler,  ils  pleurent  moins.  Ce  pro- 
grès eft  naturel  ;  un  langage  eft  fubf- 
titué  à  l'autre.  Sitôt  qu'ils  peuvent  dire 
qu'ils  fouffrent  avec  des  paroles,  pour- 
quoi le  diroient-ils  avec  des  cris ,  fl 
ce  n'eft  quand  la  douleur  eft  trop  vive 
pour  que  la  parole  puifTe  l'exprimer  ? 
s'ils  continuent  alors  à  pleurer,  c'eft 
la  faute  des  gens  qui  font  autour  d'eux. 
Dès  qu'une  fois  Emile  aura  dit,  j'ai 
77ml ,  il  faudra  des  douleurs  bien  vives 
pour  le  forcer  de  pleurer. 

Si  l'enfant  eft  délicat ,  fenfîble  ,  que 
naturellement  il  fe  mette  à  crier  pour 
cien ,  en  rendant  fes  cris  inutiles  & 
fans  effet  ,  j'en  taris  bientôt  la  fource. 
Tant  qu'il  pleure  je  ne  vais  point  à 
lui  j  j'y  cours  fitôt  qu'il  s'eft  tû.  Bien- 
tôt fa  manière  de  m'appeller  fera  de 
fe  taire ,  ou  tout  au  plus  de  jetter  un 
feul  cri.  C  eft  par  l'eftet  fenlible  des 
fignes  ,  que  les  enfms  jugent  de  leur 
fens  j  il  n'y  a  point  d'autre  conventiojD 


©u  DE  l'Éducation*.         14I 

pour  eux  :  quelque  mal  qu'un  enfant 
fe  fa(Tè  5  il  eft  très  rare  qu'il  pleure 
quand  il  eft  feul ,  à  moins  qu'il  n'aie 
i'efpoir  d'être  entendu. 

S'il  tombe ,  s'il  fe  fait  une  boffe  à  la 
tête  j  s'il  faigne  du  nez ,  s'il  fe  coupe 
les  doigts  y  au  lieu  de  m'empreiïer  au- 
tour de  lui  d'un  air  allarmé ,  je  refte- 
rai  tranquille ,  au  moins  pour  un  peu 
de  tems.  Le  mal  eft  fait ,  c'eft  une  né- 
ceftîté  qu'il  l'endure  ;  tout  mon  em- 
prefTement  ne  ferviroit  qu'à  l'effrayer 
davantage  ôc  augmenter  fa  fenfîbilité. 
Au  fond ,  c'eft  moins  le  coup ,  que  la 
crainte  qui  tourmente  ,  quand  on  s'eft 
blefte.  Je  lui  épargnerai  du  moins  cette 
dernière  angoifte  j  car  três-furement  il 
jugera  de  fon  mal  comme  il  verra  quç 
j'en  juge  :  s'il  me  voit  accourir  avec; 
inquiétude  ,  le  confoler ,  le  plaindre  , 
il  s'eftimera  perdu  :  s'il  me  voit  gar^- 
der  mon  fang  froid  ,  il  reprendra  bien- 
tôt le  fien  ,  &  croira  le  mal    guéri, 
quand  il  ne  le  fentira  plus.  C'eft  â- 


l'44  Emile, 

cet  âge  qu'on  prend  les  premières  le- 
çons de  courage  ,  &  que  ,  foufFrant 
fans  effroi  de  légères  douleurs ,  on 
apprend  par  dégrés  à  fupporter  les 
grandes. 

Loin  d'être  attentif  d  éviter  qu'E- 
mile ne  fe  blelfe  ,  je  ferois  fort  fâché 
qu'il  nefe  blefsât  jamais  &  qu'il  gran- 
dît fans  connoître  la  douleur.  Souffrir 
efl:  la  première  chofe  qu'il  doit  ap- 
prendre ,  êc  celle  qu'il  aura  le  plus 
grand  bcfoin  de  favoir.  Il  fembleque 
les  enfans  ne  foient  petits  ôc  foibles 
que  pour  prendre  ces  importantes  le- 
çons fans  danger.  Si  l'enfant  tombe  de 
ifon  haut  il  ne  fe  caffera  pas  la  jambe  j 
s'il  fe  frappe  avec  un  bâton  il  nefe 
çafTca  pas  Iç  bras  ;  s'il  faifit  un  fer 
tranchant  ,  il  ne  ferrera  gueres,  &  ne 
fe  coupera  pas  bien  avant.  Je  ne  fâche 
pas  qu'on  ait  jamais  vu  d'enfant  en  li- 
berté fe  ruer,  s  eltropier  ni  fe  faire  un 
mal  coniîdérable  ,  à  moins  qu'on  ne 
('ait  indifcret cernent  expofé  fur  des  heux 

élevés , 


ou     DE     l'ÈdUCATTON.  l^^ 

clevés  5  ou  feul  autour    du  feu  ,   ou 
qu'on  n'ait  laifTé  des  inftrumens  dan- 
gereux à  fa  portée.  Que  dire   de  ces 
magafins  de  machines ,  qu'on  raffemble 
autour  d'un   enfant  pour  l'armer  de 
toutes  pièces  contre  la  douleur  ,  juf- 
qu'à  ce  que  devenu  grand  ,  il  refte  à 
fa  merci ,  fans  courage  &  fans  expé- 
rience ,  qu'il  fe  croie  mort  à  la  pre- 
mière   piquure ,     &    s'évanouirte  en 
Yoyant  la  première  goûte  de  fon  fang  ? 
Notre  manie  enfeignante  &c  pédan- 
tefque  eft  toujours  d'apprendre  aux  en- 
fans  ce  qu'ils  apprendroient  beaucoup 
mieux  d'eux-mêmes,  &  d'oublier  ce  que 
nous  aurions  pu  feuls  leur  enfeigner.  Y 
a-t  il  rien  de  plus  fotque  la  peine  qu'on 
prend  pour  leur  apprendre  à  marcher  , 
comme  fî  l'on  en  avoir  vu  quelqu'un  , 
qui  par  la  négligence  de  fa  nourrice  ne 
fût  pas  marcher  étant  grand  ?  Combien 
voit-on  de  gens  au  contraire  marcher 
mal  toute  leur  vie  ,  parce  qu'on  leur  z 
anal  appris  à  marcher  ? 

Tome  L  G 


X4(J  b    M    I   L   E  , 

Emile  n'aura  ni  bourlets  ,  ni  paniers- 
rpulans  ,  ni  charriots,  ni  lilleres,  ou  du 
moins  dès  qu'il  commencera  de  favoir 
mettre  un  pied  devant  l'autre,  on  ne  1$ 
foutiendra  que  fur  les  lieux  pavés  ,  &; 
l'on  ne  fera  qu'y  palTer  en  hâte  (i).  Au 
lieu  de  le  laifler  croupir  dans  l'air  ufé 
d'une  chambre ,  qu'on  le  mené  jour- 
nellement au  milieu  d'un  pré.  Là  qu'il 
coure  ,  qu'il  s'ébatte  ,  qu'il  tombe  cent 
fois  le  jour  ,  tant  mieux  :  il  en  appren- 
dra plutôt  à  fe  relever.  Le  bien-être  de 
la  liberté  rackette  beaucoup  de  blef- 
fures.  Alon  Elevé  aura  fouvent  des 
contufions  ^  en  revanche  il  fera  tou- 
jours gai  :  fi  les  vôtres  en  ont  moins, 
ils  font  toujours  contrariés  ,  toujours 
enchaînés  ,'  toujours  rriftes.  Je  douté 
que  le  profit  foit  de  leur  côté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfans 
la  plainte  moins  néceiTaire  ,  c'efl  celui 

(i  )  Il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  Se  de  plus  mal  adurc 
«jue  la  démarche  des  gens  qu'on  a  trop  menés  par  la 
iilîere  étant  petits  ;  c'cll  encore  ici  une  de  ces  obfer- 
vationsrrivialesà  force  d'ècrejuftej  ,  ^  qui  font  juftçs 
^  plus  d'ua  feus. 


ou    DE    L'ÉDUCATÎOîf.  1  ^f 

Je  leurs  forces.  Pouvant  plus  par  eux- 
mêmes  ,  ils  ont  un  befoin  moins  fré- 
<quent  de  recourir  à  autrui.  Avec  leur 
force  fe  dévelope  la  connoillance  qui 
les  met  en  état  de  la  diriger.  C'eft  à 
ce  fécond  degré  que  commence  pro- 
prement la  vie  de  l'individu  ;  c'ed 
alors  qu'il  prend  la  confcience  de  lui- 
même.  La  mémoire  étend  le  fenti- 
ment  de  l'identité  fur  tous  les  momens 
de  fon  exiftence  ;  il  devient  vérita- 
blement un ,  le  même  ,  ôz  par  confe- 
quent  déjà  capable  de  bonheur  ou  de 
mifere.  Il  importe  donc  de"  commencer 
à  le  confidérer  ic  icomme  un  être  moral. 
Quoiqu'on  afligne  à-peu-près  le  plus 
long  terme  de  la  vie  humaine  ôc  les 
probabilités  qu'on  a  d'approcher  de 
ce  terme  à  chaque  âge  ,  rien  n'eft  plu« 
incertain  que  la  durée  de  la  vie  de 
chaque  homme  en  particulier  •  très  peu 
parviennent  à  ce  plus  long  terme.  Les 
plus  grands  rifques  de  la  vie  font  dans 
ion  commencement  3  moins  on  a  yéciiy 

G  ij 


t4â  É  M  I   t    E  , 

moins  on  doit  cTperer  de  vivre.  Dç^ 
çnfans  qui  nailTçnr ,  la  moitié  ,  tout 
au  plus ,  parvient  à  i'adolefcence  ,  &  il 
eft  probable  que  votre  Elevé  n'attein- 
dra pas  l'âge  d'homme. 

Que  faut-il  donc  penfer  de  cette 
éducation  barbare  qui  facrifie  le 
préfent  à  un  avenir  incertain,  qui 
charge  un  enfant  de  chaînes  de  toute 
efpece,  &:  commence  par  le  rendre 
n:iiférable  pour  lui  préparer  au  loin 
je  ne  fais  quel  prétendu  bonheur  dont 
il  eft  à  croire  qu'il  ne  jouira  jamais  ? 
Quand  je  fuppoferois  cette  éducation 
raifonnable  dans  fon  objet  ,  comment 
voir  fans  indignation  de  pauvres  in- 
fortunés foumis  à  un  joug  infuppor- 
çable,  &c  condamnés  à  des  travaux  con- 
tinuels comme  des  galériens ,  fans  être 
^(Turé  que  tant  de  foins  leur  feront 
jamais  utiles  ?  L'âge  de  la  gaité  fe 
paflTe  au  milieu  des  pleurs ,  des  châti-» 
mens  ,  des  menaces ,  de  l'efclavage. 
On  tourmente  le  malheureux  pour  foa 
^içn  ,  Qc   l'on   ne  voit  pas  la  moi-ç 


©u  DE  lEducaïioi^.         i4^ 

«|u'on  appelle,  3c  qui  va  le  {a'iCit 
iiu  milieu  de  ce  trifte  appareil.  Qui 
fait  combien  d'enfans  périlTent  vidi- 
mes  de  l'extravagante  fageflTe  d'un  père 
ou  d'un  maître  ?  Heureux  d'échapper 
à  fa  cruauté  ,  le  feul  avantage  qu'ils 
tirent  des  maux  qu'il  leur  a  fait  fouf- 
frir,  efi;  de  mourir  fans  regretter  la  vie^ 
dont  ils  n'ont  connu  que  les  tourmens. 
Hommes ,  foyez  humains  ,  c'eft  vo- 
tre premier  devoir  :  foyez-le  pour  tous 
les  états ,  pour  tous  les  âges ,  pour 
tout  ce  qui  n'eft  pas  étranger  d  l'hom- 
me. Quelle  fageffe  y  a-t-il  pour  vous 
hors  de  l'humanité  ?  Aimez  l'enfance  y 
favorifez  fes  jeux  ,  fes  plaifirs  ,  fon  ai- 
ftiable  inftindt.  Qui  de  vous  n'a  pas 
regretté  quelquefois  cet  âge  où  le  rire 
êft  toujours  fur  les  lèvres ,  Se  où  l'ame 
èft  toujours  en  paix  ?  Pourquoi  voulez- 
vous  ôter  à  ces  petits  innocens  la  jouif- 
fance  d'un  tems  fi  couttqùi  leur  échap- 
pe ,  Se  d'un  bien  fi  précieux  dont  ils 

aie  fauroient  abiifer  ?  Pourquoi  voulezt 

G  iij 


5  J»  Emile, 

vous  refnplir  d'amertume  &  de  dou- 
leurs ces'premiers  ans  Ci  rapides  ,  qui 
ne  reviendront  pas  plus  pour  eux  qu'ils 
ne  peuvent  revenir  pour  vous  ?  Pères  , 
favez-vous  le  moment  où  la  mort  at- 
tend vos  enfans  ?  Ne  vous  préparez 
pas  des  regrets  en  leur  ôtant  le  peu 
d'inftans  que  la  nature  leur  donne  : 
aufïî-rôt  qu'ils  peuvent  fentir  le  plaifîr 
d'être  ,  faites  qu'ils  en  jouifiTent  ;  Faites 
qu'à  quelque  heure  que  Dieu  les  ap- 
pelle ,  ils  ne  meurent  point  fans  avoir 
goiité  la  vie. 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre 
înoi  !  J'entends  de  loin  les  clameurs  de 
cette  faude  fagelTe  qui  nous  jette  in- 
celTamment  hors  de  nous ,  qui  compte 
toujours  le  prcfent  pour  rien  ,  &  pour- 
fuivant  fans  relâche  un  avenir  qui 
fuit  à  mefiu'e  qu'on  avance  ,  à  force 
de  nous  transporter  où  nous  ne' fouî- 
mes pas ,  nous  tranfporte  où  nous  ne 
ferons  jamais. 

C'eft ,  me  répondez-vous ,  le  tems 
«îe  corriger  les  mauvaifes  inclinations 


ou  DE  l'Éducation.         15I 

tîe  Phomme  j  c'eft  dans  l'âge  de  l'en- 
fance ,  où  les  peines  fonc  le  moins 
'fenfibles,  qu'il  faut  les  multiplier  peur 
les  épargner  dans  l'âge  de  raifon.  Mais 
qui  vous  dit  que  tout  cet  arrangement 
eft  à  votre  difpofition,  ôc  que  toutes 
ces  belles  inftructions  dont  vous  ac- 
cablez le  foible  efprit  d'un  enfant ,  ne 
lui  feront  pas  un  jour  plus  pernicieufes 
qu'utiles  ?  Qui  vous  aiTure  que  vous 
épargnez  quelque  chofe  par  les  cha- 
grins que  vous  lui  prodiguez  ?  Pour- 
quoi lui  donnez-vous  plus  de  maux 
que  fon  état  n'en  comporte  ,  fans  être 
sûr  que  ces  maux  préfens  font  à  la 
décharge  de  l'avenir  ?  8c  comment  me 
prouverez-vous  que  ces  mauvais  pen- 
chans  dont  vous  prétendez  le  guérir  , 
ne  lui  viennent  pas  de  vos  foins  mal- 
entendus ,  bien  plus  que  de  la  nature  ? 
Malheureufe  prévoyance ,  qui  rend  un. 
être  actuellement  miférable  fur  l^efpoir 
bien  ou  mal  fondé  de  le  rendre  heu- 
reux un  jour  !  Que  Ci  ces  raifonneurs 

G  iv 


5r5*  É  M  I  L  s  , 

vulgaires  confondent  la  licence  avec 
la  liberté ,  8c  l'enfant  qu'on  rend  heu- 
reuxavec  1' enfant  qu'on  gâte  ,  appre- 
nons-leur aies  diftinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chi- 
mères ,  n'oublions  pas  ce  qui  convient 
à  notre  condition.  L'humanité  a  fa 
place  dans  l'ordre  des  chofes  j  l'enfan- 
ce a  la  fienne  dans  l'ordre  de  la  vie  hu- 
maine j  il  fiut  confidérer  l'homme 
dans  l'homme ,  &c  l'enfant  dans  l'en- 
fant. Aiîîgner  à  chacun  fa  place  &c  l'y 
fixer,  ordonner  les  paffions  humai- 
nes félon  la  conftitutlon  de  l'homme  , 
eft  tout  ce  que  nous  pouvons  faire 
pour  fon  hien-ètre.  Le  refte  dépend 
de  caufes  étrangères  qui  ne  font  point 
en  notre  pouvoir. 

Nous  ne  fa  von  s  ce  que  c'eft  que 
bonheur  ou  malheur  abfohi.  Tout  eft 
mclé  dans  cette  vie  ,  on  n'y  goûte  au- 
cun fentiment  pur  ,  on  n'y  refte  pas 
deux  momens  dans  le  même  état.  Les 
aiïeétions  de  nos  âmes  ,  ainfi  que  les 
modifications  de  nos  corps  ,  font  dans 


CV    DE   L'EDUCAflON.  I33 

tin  flux  continuel.  Le  bien  &  le  mal 
nous  font   communs  à  tous  ,  mais  en 
tlifférentes  mefures.  Le  plus  heureux 
eft  celui  qui  fouffre  le  moins  de  pei- 
nes j  le  plus  miférable  eft  celui  qui 
fent  le  moins   de    plaifirs.  Toujours 
plus  de  fouffrances  que  de  jouiflances  j 
voilà  la   différence  commune  à  tous. 
La  félicité  de   l'homme  ici-bas  n'efl 
donc  qu'un  état  négatif,  on  doit  la 
mefurer  par  la  moindre  quantité  des 
maux  qu'il  fouffre. 

Tout  fentiment  de  peine  eft  infépa- 
rable  du  defir  de  s'en  délivrer  :  toute 
idée  de  plaifir  eft  inféparable  du  de- 
fir d'en  jouir  :  tout  defir  fuppofe  pri- 
vation ,  ôc  toutes  les  privations  qu'on: 
fent  font  pénibles  j  c'eft  donc  dans  la 
difproportion  de  nos  defirs  Ôc  de  nos 
facultés,  que  confifte  notre  mifere.  Un 
être  fenfîble    dont  les  facultés  ég-ale- 

o 

roient  les  defirs  feroit  un  être  absolu- 
ment heureux. 

hn  quoi  donc  confifte  la  fagefle  hu- 

Gv 


1 54  Emile, 

maine  ou  La  route  du  vrai  bonheur? 
Ce  n'eft  pas  précifémenc  à  diminuer  nos 
deiirsj  car  s'ils  croient  au-deifous  de 
notre  puilTance  ,  une  partie  de  nos  fa- 
cultés   refteroit    oilive ,   ôc    nous  ne 
jouirions  pas  de  tout  notre  être.  Ce 
n'eft  pas  non  plus  à  étendre  nos  facul- 
tés ,  car  il  nos  delîrs  s'étendoient  à  la 
fois  en  pins  grand  rapport ,  nous  n'en 
deviendrions  que  plus  miférables  :  mais 
c'eft  à  diminuer  l'excès  des  deiirs  fur 
les   facultés  ,   ôc  à  mettre  en  égalité 
parfaite  la  puilfance    Se    la    volonté. 
C'eft  alors  feulement  que   toutes   les 
forces   étant  en  ad:ion  ,  l'ame  cepen- 
dant reftera  paifible,  ôc  que  l'homme  fe 
trouvera  bien  ordonné. 

C'eft  ainfi  que  La  nature,  qui  fait  tout 
pour  le  mieux,  l'a  d'abord  inftitué.ElIe 
ne  lui  donne  immédiatement  que  les 
defirs  néceflTaires  à  fa  confervation,  8c 
les  facultés  fuffifantes  pour  les  fatis- 
faire.  Elle  a  mis  toutes  les  autres  com- 
me en  réferve  au  fond  de  fon  ame,pour 
5*y<i^velopper  au  befoin.  Ce  n'eft  que 


ou    DE  l'Education.  i  ^  ç 

iîans  cet  état  primitif  que  l'équilibre 
du  pouvoir  &  du  defir  fe  rencontre,  & 
que  l'homme  n'eft  pas  malheureux. 
Sitôt  que  fes  facultés  virtuelles  fe  met- 
tent en  adion  ,  l'imagination  ,  la  plus 
adive  de  toutes ,  s'éveille  ôz  les  de- 
vance. C'eft:  l'imagination  qui  étend 
pour  nous  la  mefure  des  pofTibles  foir 
en  bien  foit  en  mal ,  &  qui  par  con- 
féquent  excite  &  nourrit  lesdelirspar 
i'efpoir  de  les  farisfaire.  Mais  l'objet 
qui  paroilToit  d'abord  fous  la  main 
fuit  plus  vite  qu'on  ne  peut  le  pcurfiii- 
vre  y  quand  on  croit  l'atteindre  ,  il  fe 
transforme  Se  fe  montre  au  loin  de- 
vant nous.  Ne  voyant  plus  le  pays  déjà 
parcouru,  nous  le  comptons  pour  rien  j 
celui  qui  refte  à  parcourir  s'aggrandic, 
s'étend  fans  cefTe  :  ainfî  l'on  s'épuife 
fans  arriver  au  terme j  Se  plus  nous  ga- 
gnons fur  la  jouiiïance,  plus  le  bon- 
heur s'éloigne  de  nous. 

Au  contraire ,  plus  l'homme  eft  refté 
|)rès  de  fa   condition  naturelle ,  plus 

G  v| 


j^(^  Emile, 

la  différence  de  fes  facultés  à  fes  dedr* 
eft  petite,  ôc  moins  par  coniequent  il 
eft  éloigné  d'être  heureux.  Il  n'eft  ja- 
mais moins  miférable  que  quand  il 
paroît  dépourvu  de  tout  :  caria  mifere 
ne  confifte  pas  dans  la  privation  des 
chofes  ,  mais  dans  le  befoin  qui  s'ea 
fait  fentir. 

Le  monde  réel  a  fes  bornes,  le  mon- 
de imaginaire  eft  infini  :  ne  pouvant 
élargir  l'un,  retrécifTons  l'autre j  car 
c'eft  de  leur  feule  différence  que  naif- 
fent  toutes  les  peines  qui  nous  rendent 
vraiment  malheureux.  Otez  la  force  , 
la  fan  té  ,  le  bon  témoignage  de  foi  ^ 
tous  les  biens  de  cette  vie  font  dans 
l'opinion  j  ôtez  les  douleurs  du  corps 
&  les  remords  de  la  confcience  ,  tous 
nos  maux  font  imaginaires.  Ce  prin- 
cipe eft  commun  ,  dira-t  on  :  j'en  con- 
viens. Mais  l'application  pratique  n'en 
eft  pas  commune  j  Se  c'eft  uniquement 
fie  la  pratique  qu'il  s'agit  ici. 

Quand  on  dit  que  l'homme  eft  foî- 
bk  ;  que  YCui-on  dire  ?  Ce  mot  de  ^QÏr, 


ou  i>E  l'Éducatïoî^.         15/? 

bîeiïe  indique  un  rapport  ;  un  rappoi-c 
de  l'être  auquel  on  l'applique.  Celui 
dont  la  force  palTe  les  befoins  ,  fùt-il 
un  infede  ,  un  ver  ,  eft  un  être  fort  : 
celui  dont  les  befoins  pafTentla  force  ,. 
fïit-il  un  éléphant ,  un  lion  j  fût-il  un 
Conquérant,  un  Héros  j  fùt-il  un  Dieu, 
•c'eft  un  êtrefoible.  L'Ange  rebelle  qui 
méconnut  fa  nature  étoit  plus  foible 
que  l'heureux  mortel  qui  vit  en  paix, 
félon  la  fienne.  L'homme  eft  très  fort 
quand  il  fe  contente  d'être  ce  qu'il 
eft  :  il  eft  très  foible  quand  il  veut 
s'élever  au-delTus  de  l'humanité.  N'al- 
lez donc  pas  vous  figurer  qu'en  éten- 
dant vos  facultés  vous  étendez  \os 
forces  j  vous  les  diminuez  ,  au  con* 
traire ,  fi  votre  orgueil  s'étend  plus 
qu'elles.  Mefurons  le  rayon  de  notre 
jTphere  ,  Se  relions  au  centre  ,  comme 
l'infeéte  au  milieu  de  fa  toile  :  nous 
nous  fuffirons  toujours  à  nous-mêmies, 
&  nous  n'aurons  point  à  nous  plaindre 
de  notre  foiblelfej  car  nous  ne  la.  feiv» 
cirons  jamais. 


%<^t  É    M    I  L  E  ■, 

Tous  les  animaux  ont  exaiftemeri? 
les  facultés  liéceiraires  pour  fe  con- 
ferver.  L'homme  feul  en  a  de  fuper- 
flues.  N'eft-il  pas  bien  étrange  que  ce, 
fuperflu  foit  l'inRuament  de  fa  mi-, 
fere  ?  Dans  tout  pays  les  bras  d'un 
homme  valent  plus  que  fa  fubfiftance. 
S'il  étoit  affez  fage  pour  compter  ce  fu- 
perflu pour  lien  ,  il  auroit  toujours  le 
néceflaite  ,  parcequ'il  n'auroit  jamais 
rien  de  trop.  Les  grands  befoins  ,  di- 
foit  Favorin  (i) ,  nailTent  des  grands 
biens ,  6c  fouvent  le  meilleur  moyen 
de  fe  donner  les  chofes  dont  on  man- 
que eft  de  s'ôter  celles  qu'on  a  :  c'eil 
à  force  de  nous  travailler  pour  aug- 
menter notre  bonheur  que  nous  le 
changeons  en  mifere.  Tout  homme  qui 
ne  voudroit  que  vivre  ,  vivroit  heu- 
reux j  par  conféquent  il  vivroit  bon  , 
car  où  feroit  pour  lui  l'avantage  d'être 
méchant? 

Si  nous  étions  immortels ,  nous  fe- 
rions des  erres  très  miférables.   Il  eft 

»■  I        r 

(1)  Noa.  Atcic.  L.  IX.  C.  8, 


ou   DE  l'Éducation'.         Î55» 

«^Lir  de  mourir  ,  ians  doute  •  mais  ileft 
doux  d'efpérer  qu'on  ne  vivra  pas  tou- 
|ours,  ôc  qu'une  meilleure  vie  ânira  les 
peines  de  celle-ci.  Si  l'on  nous  ofFroir 
l'immortalité  fur  la  terre ,  qui  eft-ce 
qui  voudroit  accepter  ce  trifte  pré- 
fent  ?  Quelle  relTource  ,  quel  efpoir  , 
quelle  confolation  nous  refteroit-ii 
contre  les  rigueurs  du  fort  &  contre 
les  injuftices  des  hommes-  ?  L'ignorant 
qui  ne  prévoit  rien ,  fent  peu  le  prix 
de  la  vie  &  craint  peu  de  la  perdre  5 
l'homme  éclairé  voit  des  biens  d'un 
plus  grand  prix  qu'il  préfère  à  celui4à. 
Il  n'y  a  que  le  demi-favoir  &  la  faufle 
fageiTe  qui  prolongeant  nos  vues  juf- 
qu'à  la  mort ,  ôc  pas  au-delA  ,  en  font 
pour  nous  le  pire  des  maux.  La  né- 
ceflité  de  mourir  n'eft  à  l'homme  fage 
qu'une  raifon  pour  fupporter  les  pei-  , 
nés  de  la  vie.  Si  l'on  n'étoit  pas  sûr 
do  la  perdre  une  fois ,  elle  coûteroit 
trop  à  conferver. 

Nos  maux  moraux  font  tous  dans 
l'opinion  ,  hors  un  feul ,  qui  eft  le  cri^ 


t'éO  É   M   I   1  g  ^ 

me  ,  &c  celui-là  dépend  de  nous  :  no^ 
inaux  phyfiques  fe  détruifent  ou  nous 
détruifent.  Le  tems  ou  la  mort  font 
nos  remèdes    :    mais    nous  foufFrons 
d'autant  plus  que  nous  favons  moins 
fouffrir  ,   ^  nous  nous  donnons  plus 
de   tourment    pour    guérir    nos  ma- 
ladies, que  nous  n'en  aurions  à  les  fup- 
porter.  Vis  félon  la  nature  ,  fois  pa- 
tient ,  Se  chaiïe  les  Médecins  :  tu  n'é- 
viteras pas  la  mort  ,  mais  m  ne  la  fen- 
riras  qu'une  fois ,  tandis  qu'ils  la  por- 
tent  chaque   jour  dans  ton  imagina- 
tion troublée ,   &c  que  leur  art  men- 
fonger  ,  au  lieu  de  prolonger  tes  jours, 
t'en  ôre  la  joui{Tance.  Je  dem.anderai 
toujours  quel  vrai  bien  cet  art  a  fait 
aux  hommes  ?  Quelques-  uns  de  ceux 
qu'il  guérit  mourroient  ,  il  efl:  vrai  ; 
mais  des  millions  qu'il  tue  refteroienr 
en  vie.  Homme  fenfé ,  ne  mietspoins 
à  cette  lofterie  où  trop  de  chances  fon? 
contre  toi.  Souffre  ,  meurs  ou  guéris  5 
mais  fur-tout  vis  jufqu'ù  ta  derniers 
heure. 


ou  DE  l'Éducation,         î(5'r 

'  Tout  n'eft  que  folie  &  contradic- 
tion dans  les  inftitutions  humaines» 
Nous  nous  inquiétons  plus  de  notre 
vie  ,  à  mefure  qu'elle  perd  de  fon  prix. 
Les  Vieillards  la  regrettent  plus  que 
les  jeunes  gens  ;  ils  ne  veulent  pas  per- 
dre les  apprêts  qu'ils  ont  faits  pour  en 
jouir  ;  à  foixanre  ans  il  eft  bien  cruel 
de  mourir  avant  d'avoir  commencé  de 
vivre.  On  croit  que  l'homme  a  un  vif 
amour  pour  fa  confervation ,  ôc  cela 
eft  vraij  mais  on  ne  voit  pas  que  cet 
amour,  tel  que  nous  le  fentons  ,  eft  en 
grande  partie  l'ouvrage  des  hommes» 
Naturellement  l'homme  ne  s'inquiète 
pour  fe  conferver  qu'autant  que  les 
moyens  en  font  en  fon  pouvoir  j  fitot 
que  ces  moyens  lui  échappent  ,  il  fe 
tranquillife  &c  meurt  fans  fe  tourmen- 
ter inutilement.  La  première  loi  de  la 
réfignation  nous  vient  de  la  nature» 
Les  Sauvages  ,  ainli  que  les  bêtes ,  fe 
débattent  fort  peu  contre  la  mort ,  Se 
l'endurent  prefque   fans   fe  plaindre. 


Jf  it?  É  M   I   L    E  î 

Cette  loi  détruite ,  il  s'en  forme  un© 
autre  qui  vient  de  la  raifon  ^  mais  peu 
favent  l'en  tirer  ,  ôc  cette  réficrnatioft 
fadice  n'eft  jamais  auffi  pleine  êc  en- 
tière que  la  première. 

La  prévoyance  !  la  prévoyance ,  qui 
flous  porte  fans  ceffe  au-delà  de  nous 
&  fouventnous  place  où  nous  n'arri- 
verons point  j  voilà  la  véritable  fource 
de  toutes  nos'miferes.  Quelle  manie  à 
ûnctre  aufli  paffiger  que  l'homme  de 
regarder  toujours  au  loin  dans  un  ave- 
nir'qui  vient  fi  rarement,  Bc  de  né- 
gliger le  préfent  dont  il  eft  sûr  !  manie 
d'autant  plus  funefte  qu'elle  augmente 
incelTamment  avec  l'âge,  Se  que  les 
Vieillards  ,  toujours  défians ,'  pré- 
voyans  ,  avares  ,  aiment  mieux  fe  re- 
fufer  aujourd'hui  le  nécedaire  ,  que 
d'en  manquer  dans  cent  ans.  Ainii 
nous  tenons  à  tout  ,  nous  nous  accro- 
chons à  tout  ;  les  tems  ,  les  lieux  ,  les 
hommes  ,  les  chofes  ,  tout  ce  qui  eft , 
tout  ce  qui  fera ,  importe  à  chacun  de. 


ou  DE  l'Éducation.  id^ 
îîous  :  notre  individu  n'eft  plus  que  la 
moindre  partie  de  nous-mêmes.  Cha- 
cun s'étend  ,  pour  ainfi  dire,  fur  la 
terre  entière  ,  &  devient  fenfible  iuir 
toute  cette  grande  furface.  Eft-ii  éton- 
nant que  nos  maux  fe  multiplient  dans 
tous  les  points  par  où  l'on  peut  nous 
blefTer  ?  Que  de  Princes  fe  défolent 
pour  la  perte  d'un  pays  qu'ils  n'ont  ja- 
mais vil  ?  Que  de  Marchands  il  fufrir 
<3e  toucher  aux  Indes ,  pour  les  faire 
crier  à  Paris  ? 

Eft  -  ce  la  nature  qui  porte  ainfi 
les  hommes  Ci  loin  d'eux-m^èmes  ?  Eft- 
ce  elle  qui  veut  que  chacun  apprenne 
fon  deftin  des  autres  ,  &  quelquefois 
l'apprenne  le  dernier  •  en  forte  que  tel 
eft  mort  heureux  ou  miférable ,  fans 
en  avoir  jamais  rien  fu  ?  Je  vois  un 
homme  frais,  gai,  vigoureux,  bien 
portant  j  fa  préfence  infpire  la.joie  j  fes 
yeux  annoncent  le  contentement  ,  le 
bien-être  :  il  porte  avec  lui  l'image  du 
bonheur.  Vient  une  lettre  de  la  pcfte^ 


î^4  Emile, 

l'homme  heureux  la  regarde  j  elle  efl  I 
fon  adrefTe ,  il  l'ouvre,  il  la  lit.  A  l'inf- 
tant  fon  air  change  j  il  pâlir  ,  il  tomb^ 
en  défaillance.  Revenu  à  lui ,  il  pleu- 
re ,  il  s'agite ,  il  gémit ,  il  s'arrache 
les  cheveux ,  il  fait  retentir  l'air  de 
fes  cris  ,  il  femble  attaqué  d'affreufes 
convulfions.  Infenfc  ,  quel  mal  t'a 
donc  fait  ce  papier  ?  quel  membre  t'a- 
t-il  ôté  ?  quel  crime  t'a-t-il  fait  com- 
mettre? enfin,  qu'a-t-il  changé  dans 
toi-mcme  pour  te  mettre  dans  l'état  où 
je  te  vois  ? 

Que  la  lettre  fe  fut  égarée  ,  qu'une 
main  charitable  l'eût  jettée  au  feu  ,  le 
fort  de  ce  mortel  heureux  &  malheu-» 
teux  à  la  fois  ,  eût  été  ,  ce  me  femble* 
un  étrange  problème.  Son  malheur  ^ 
direz-vous  ,  étoit  réel.  Fort  bien  ,  mais 
il  ne  le  fentoit  pas  :  où  étoir-il  donc  ? 
Son  bonheur  étoit  imaginaire  :  j'en- 
tends j  la  fanté  ,  la  gai  té  ,  le  bien- 
ctre  ,  le  contentement  d'efprit  ne  font 
plus  que  des  vifions.  Nous  n'exiftons 


ou  DE  l'Éducation.         KT5 

pius  où  nous  fommes ,  nous  n'exiftons 
qu'où  nous  ne  fommes  pas.  Eft-ce  la 
peine  d'avoir  une  fî  grande  peur  de  la 
mort ,  pourvu  que  ce  en  quoi  nous  vit 
"vons  refte? 

O  homme  !  relFerre  ton  exiftence 
au-dedans  de  toi ,  &  tu  ne  feras  plus 
miférable.  Refte  à  la  place  que  la  na- 
ture t'affigne  dans  la  chaîne  des  êtres, 
rien  ne  t'en  pourra  faire  fortir  :  ne  re- 
gimbe point  contre  la  dure  loi  de  la 
nécelîîté  ,  ôc  n'épuife  pas,  à  vouloir  lui 
réfifter ,  des  forces  que  le  Ciel  ne  t'a 
point  données  pour  étendre  ou  prolon- 
ger ton  exiftence ,  mais  feulement  pour 
la  conferver  comme  il  lui  plaît ,  &c  au- 
tant qu'il  lui  plaît.  Ta  liberté ,  ton 
pouvoir  ne  s'étendent  qu'aufli  loin  que 
tes  forces  naturelles  ,  &  pas  au-delà  5 
tout  le  refte  n'eft  qu'efclavage,  illufion, 
preftige.La  domination  même  eft  fervi- 
le,quand  elle  tient  à  l'opinion:  car  tu  dé- 
pends des  préjugés  de  ceux  que  tu  gou-< 
yernes  par  les  préjugés.  Pour  les  cqû^ 


16S  Ê    M    I    L    B  , 

duire  comme  il  te  plaît ,  il  faut  te  con-* 
duire  comme  il  leur  plaît.  Ils  n'ont 
qu'à  changer  de  manière  de  penfer,  il 
faudra  bien  par  force  que  tu  changes 
de  manière  d'agir.  Ceux  qui  t'appro- 
chent n'ont  qu'à  favoir  gouverner  les 
opinions  du  peuple  que  tu  crois  gou- 
verner ,  ou  des  favoris  qui  te  gouver- 
nent ,  ou  celles  de  ta  famille ,  ou  les 
tiennes  propres  j  ces  Vifîrs,  ces  Cour- 
tifans ,  ces  Prêtres  ,  ces  Soldats  ,  ces 
Valets ,  ces  Caillettes ,  êc  jufqu'à  des 
enfans  ,  quand  tu  ferois  un  Themifto- 
cle  en  génie  (3) ,  vont  te  mener  comme 
un  enfant  toi-jncme  au  milieu  de  tes 
légions.  Tu  as  beau  faire  ^  jamais  ton 
autorité  réelle  n'ira  plus  loin  que  tes 


(5)  Ce  petit  garçon  que  vous  voyez -là,  difoitTh»- 
luiftode  à  fesamis,  eft  l'arbitre  de  la  Grèce;  car  il 
gouverne  fa  niere  ,  fa  mère  me  gouverne  ,  je  gouverne 
les  Athéniens ,  &:  les  Athéniens  gouvernent  les  Grecs. 
Oh!  quels  petits  conduftcucs  on  trouveroir  fouvent  aux 
plus  grands  Empires  ,  (I  du  l'iince  on  defcendoic  par 
dégrés  jufqu'à  la  première  raain  qui  donne  le  branlç 
fn  Tecrecl 


ou  DE  l'Éducation.         1^7 

facultés  réelles.  Sitôt  qu  il  faut  voir  pat 
les  yeux  des  autres  ,  il  faut  vouloir  par 
leurs  volontés.  Mes  Peuples  font  mes 
Sujets  ,  dis-tu  fièrement.  Soit  j  mais 
toi ,  qu'es -tu  ?  le  fujet  de  tes  Minif- 
tres  :  ôc  tes  Miniftres  à  leur  tour  que 
font-ils  ?  les  fujets  de  leurs  Commis  , 
de  leurs  MaîtrelTes ,  les  Valets  de  leurs 
Valets.  Prenez  tout ,  iifurpez  tout ,  ôc 
puis  verfez  l'argent  à  pleines  mains , 
dreiïez  des  batteries  de  canon  3  élevez 
des  gibets,  des  roues,  donnez  des  Loix, 
des  Edits  ,  multipliez  les  Efpions  ,  les 
Soldats  ,  les  Bourreaux ,  les  Prifons  , 
les  chaînes  j  pauvres  petits  hommes  , 
de  quoi  vous  fert  tout  cela  ?  vous  n'ea 
ferez  ni  mieux  fervis ,  ni  moins  volés  , 
ni  moins  trompés  ,  ni  plus  abfolus- 
Vous  direz  toujours  ,  nous  voulons  ,  & 
vous  ferez  toujours  ce  que  voudront 
les  autres. 

Le  feul  qui  fait  fa  volonté  eft  celui 
qui  n'a  pasbefoin,pour  la  faire,de  met- 
|re  le§  bras  d'un  autre  au  bout  des  fieui4 


"kJS  Emile, 

d'où  il  fuit  5  que  le  premier  de  tous  les 
biens  n'eft  pas  l'autorité ,  mais  la  li- 
berté. L'homme  vraiment  libre  ne 
veut  que  ce  qu'il  peut ,  &c  fait  ce  qu'il 
lui  plaît.  Voilà  ma  maxime  fondamen- 
tale. Il  ne  s'agit  que  de  l'appliquer  a 
l'enfance  ,  ôc  toutes  les  règles  de  l'é- 
ducation vont  en  découler. 

La  fociété  a  fait  l'homme  plus  foi- 
ble ,  non-feulement  en  lui  étant  le 
droit  qu'il  avoit  fur  fes  propres  forces, 
mais  fur- tout  en  les  lui  rendant  in- 
fuffifantes.  Voilà  pourquoi  fes  defirs 
jfe  multiplient  avec  fa  foibleffe ,  & 
voilà  ce  qui  fait  celle  de  l'enfance  com- 
parée à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme  eft 
un  être  fort  Se  fi  l'enfant  eft  un  être 
foible,  ce  n'eft  pas  parceque  le  pre- 
mier a  plus  de  force  abfolue  que  le 
iêcond ,  mais  c'eft  parceque  le  pre- 
mier peut  naturellement  fe  fuffire  à 
lui-même  &  que  l'autre  ne  le  peut. 
L'homme  doit  donc  avoir  plus  dévo- 
ilantes de  l'enfant  plus  de  fantaifies  5 

mot 


ôû  DE  l'Éducation.  i(j^ 
IViot  par  lequel  j'entends  tous  les  de- 
lîrs  qui  ne  font  pas  de  vrais  befoins , 
ôc  qu'on  ne  peut  contenter  qu'avec  le 
fecours  d'autrui. 

J'ai  dit  la  raifon  de  cet  état  de 
foibleiTe.  La  nature  ypourvoitpar  l'at- 
tachement des  pères  &  des  mares  : 
mais  cet  attachement  peut  avoir  foA 
excès  ,  fon  défaut ,  fes  abus.  Des  pa- 
ïens qui  vivent  dans  l'état  civil  y 
tranfportent  leur  enfant  avant  l'âge. 
En  lui  donnant  plus  de  befoins  qu'il 
n'en  a.,  ils  ne  foulagent  pas  fa  foiblelfe, 
ils  l'aucrmentent.  Ils  l'augmentent  en- 
core  en  exigeant  de  lui  ce  que  la  na- 
ture n'exigeoit  pas;  en  foumettant  à 
leurs  volontés  le  peu  de  force  qu'il  a 
pour  fervir  les  fiennes  y  en  changeant 
de  part  ou  d'autre  en  efclavage,  la 
dépendance  réciproque  où  le  tient  fa 
foibleiïe  ,  &  où  les  tient  leur  attache- 
ment. 

L'homme  fage  fait  relier  à  fa  place  ^ 
*>îiais  l'enfant  qui  ne   connoît  pas  1;^ 

Tome  L  H 


lya  Emile, 

fîenne  ne  faiiroit  s'y  maintenir.  Il  a 
parmi  nous  mille  ilTiies  pour  en  for- 
tir  'y  c'efl:  à  ceux  qui  le  gouvernent  à  l'y 
retenir,  &:  cette  tâche  n'eft  pas  facile.  Il 
ne  doit  être  ni  bête  ni  homme  ,  mais 
enfant  ;  il  faut  qu'il  fente  fa  foiblelTe 
>:  non  qu'il  en  fouffre  j  il  faut  qu'il 
dépende  &  non  qu'il  obéiiïe  \  il  faut 
qu'il  demande  &  non  qu'il  commande. 
V  n'eft  foumis  aux  autres  qu'à  caufe 
de  fes  befoins,  &  parcequ'ils  voient 
mieux  que  lui  ce  qui  lui  eft  utile  ,  ce 
qui  peut  contribuer  ou  nuire  à  fa  con- 
fervation.  Nul  n'a  droit  ,  pas  même  le 
père  ,  de  commander  à  l'enfant  ce  qui 
ne  lui  eft  bon  à  rien. 

Avant  que  les  préjugés  &  les  inf- 
tliutions  humaines  aient  altéré  nos 
penchans  naturels,  le  bonheur  des  en- 
fans  ainfl  que  des  hommes  confifte 
dans  l'ufage  de  leur  liberté  j  mais  cette 
liberté  dans  les  premiers  eft  bornée  par 
leur  foiblefte.  Quiconque  fait  ce  qu'il 
veut  eft  heureux,  s'il  fe  luffit  à  lui-mê- 


ou  DE  l'Éducation.  171 

tiie  j  c'eft  le  cas  de  l'homme  vivant  dans 
l'état   de  nature.   Quiconque  fait  ce 
qu'il  veut  n'eft  pas  heureux  ,  (i  fes  be- 
foins  palTent  fes  forces  j  c'eft  le  cas  de 
l'enfant  dans  le  même  état.  Les  enfans 
ne  jouilTent ,  même  dans  l'état  de  na- 
ture ,   que  d'une  liberté  imparfaite , 
femblable    à  celle  dont  jouifiTent  les 
hommes  dans  l'état  civil.  Chacun  de 
nous  ne  pouvant  plus  fe  paflfer  des  au- 
tres redevient  à  cet   égard  foible  de 
miférable.  Nous  étions  faits  pour  être 
hommes  j  les  loix   &  la  fociété  nous 
ont  replongés  dans  l'enfance.  Les  Ri- 
ches ,  les  Grands  ,  les  Rois  font  tous 
des  enfans  qui ,  voyant  qu'on  s'em- 
prefTe  à  foulager  leur  mifere ,  tirent  de 
cela  même  une  vanité  puérile  ,  ôc  font 
tout  fiers  des  foins  qu'on  ne  leur  ren- 
droit  pas  s'ils  étoient  hommes-faits. 

Ces  confidérations  font  importan- 
tes ,  de  fervent  à  réfoudre  toutes  les 
contradiétions  du  fyftême  focial.  Il  y 
s.  deux  forces  de  dépendances.  Celle 

Hii 


iji!  Emile, 

des  chofes  qui  eft  de  k  nature  ]   celle 
des  hommes  qui  eft  de  la  fociété.  La 
dépendance  des  chofes  n'ayant  aucune 
moralité  ,  ne  nuit  point  à  la  liberté ,  ÔC 
^'engendre  point  de  vices  :  la  dépen- 
dance  des   hommes  étant  défordon- 
née  (4)  les  engendre    tous,   ôc   c'eft 
par  elle  que  le  Maître  ôc  TEfclave  fe 
dépravent  mutuellement.  S'il  y  a  queU 
jque  moyen  de  remédier  à  ce  mal  dans 
la  fociété ,  c'eft  de  fubftituer  la  loi  à 
l'homme  ,  Se  d'armer  les  volontés  gé- 
jiérales  d'une  force  réelle  fupérleure  à 
l'adlion  de  toute  volonté  particulière. 
Si  les    Loix   dQ$  Nations   pouvoient 
avoir  comme  celles  de  la  nature  une 
inflexibilité  que  jamais   aucune  force 
humaine  ne  pût  vaincre,  la  dépendance 
des  hommes  redeviendroit  alors  celle 
des  chofes  j  on  réuniroit  dans  la  Ké-* 
publique  tous  les  avantages  de  l'étaç 


(4)  Dans  mes  principes  du  droit  politique  il  eft  dcmoij' 
tré  q.ie  nulle  volonté  particulière  ne  peut  être  ordonne^ 
4aas  le  fyftême  focial. 


ou  Ds  l'Édi/cation,         I7J 

naturel  à  ceux  de  l'état  civil  j  on  join- 
droità  la  liberté  qui  maintient  l'hoiTi- 
nie  exempt  de  vices,  la  moralité  qui 
l'élevé  à  la  vertu. 

Aiaintenez  l'enfant  dans  la  feule  dé- 
pendance des  chofes  j  vous  aurez  fuivi 
l'ordre  de  la  nature  dans  le  progrès  de 
fon  éducation.  N'offrez  jamais  â  fes 
volontés  indifcretes  que  des  obftacles 
phyfiques  ou  des  punitions  qui  naif- 
fent  des  adions  mêmes  ,  Se  qu'il  fe 
rappelle  dans  l'occafion  :  fans  lui  dé- 
fendre de  mal  faire  ,  il  fuffit  de  l'en 
empêcher.  L'expérience  ou  l'impuif- 
fance  doivent  feules  lui  tenir  lieu  dî 
loi.  N'accordez  rien  à  fes  defirs  parce- 
qu'il  le  demande  ,  mais  parcequ'il  en  a 
befoin.  Qu'il  ne  fâche  ce  que  c'eft 
qu'obéilfance  quand  il  agit  ,  ni  cequs 
c'eft  qu'empire  quand  on  agit  pour  lui. 
Qu'il  fente  également  fa  liberté  dans 
fes  actions  &c  dans  les  vôtres.  Suppléez 
à  la  force  qui  lui  manque ,  autant  pré- 
cifément  qu'il  en  a  befoin  pour  êcie 

H  ii] 


ï  74  Emile, 

libre  &  non  pas  impérieux  ;  qu'en  re- 
cevant vos  fer  vices  avec  une  force 
d'humiliation  ,  il  afpire  au  moment 
où  il  pourra  s'en  palTer ,  &  où  il  aura 
l'honneur  de  fe  lervir  lui-même. 

La  nature  a ,  pour  fortifier  le  corps 
ëc  le  faire  croître ,  des  moyens  qu'on 
ne  doit  jamais  contrarier.  Il  ne  faut 
point  contraindre  un  enfant  de  refter 
quand  il  veut  aller ,  ni  d'aller  quand 
il  veut  refter  en  place.  Quand  la  vo- 
lonté des  enfans  n'eft  point  gâtée  par 
notre  faute  ,  ils  ne  veulent  rien  inuti- 
lement. Il  faut  qu'ils  fautent ,  qu'ils 
courent,  qu'ils  crient  quand  ils  en  ont 
envie.  Tous  leurs  mouvemens  font 
des  befoins  de  leur  conftitution  qui 
cherche  à  fe  fortifier  :  mais  on  doit  fe 
défier  de  ce  qu'ils  défirent  fans  le  pou- 
voir faire  eux-mêmes ,  Se  que  d'autres 
font  obligés  de  faire  pour  eux.  Alors 
il  faut  diftinguer  avec  foin  le  vrai  be- 
foin  ,  le  befoin  naturel ,  du  befoin  de 
fajitaifie  qui  commence  à  naître  jOU  de 


ou  DE  l'Éducation.         175 

celui  qui  ne  vient  que  de  la  furabon- 
dance  de  vie  dont  j'ai  parlé. 

J'ai  déjà  dit  ce  qu'il  faut  faire  quand 
un  enfant  pleure  pour  avoir  ceci  ou 
cela.  J'ajourerai  feulement  que  dès 
qu'il  peut  demander  en  parlant  ce  qu'il 
defire  ,  ôc  que  pour  l'obtenir  plus  vite 
ou  pour  vaincre  un  refus  il  appuie  de 
pleurs  fa  demande ,  elle  lui  doit  être 
irrévocablement  refufée.  Si  le  befoiji 
l'a  fait  parler  ,  vous  devez  le  favoir  &c 
faire  auffi-tôt  ce  qu'il  demande  :  mais 
céder  quelque  chofe  à  fes larmes,  c'e(t 
l'exciter  à  en  verfer ,  c'efl:  lui  appren» 
dre  à  douter  de  votre  bonne  volonté  , 
ôc  à  croire  que  l'importunitepeut  plus 
fur  vous  que  la  bienveillance.  S'il  ne 
vous  croit  pas  bon  ,  bientôt  il  fera 
méchant  ;  s'il  vous  croit  foible ,  il 
fera  bientôt  opiniâtre  :  il  importe  d'ac- 
corder toujours  au  premier  /igné  ce 
qu'on  ne  veut  pas  refufer.  Ne  foyea 
point  prodigue  en  refus ,  mais  ne  les 
révoquez  jamais. 

Hiv 


J7<j  Emile,; 

Gardez-vous   fur- tout  de  donner  I 
l'enfant  de  vaines  formules  de  poli- 
teiTe  qui  lui  fervent  au  befoin  de  pa- 
roles magiques ,  pour  foumettre  à  fes 
volontés  tout  ce  qui  l'entoure  ,  de  ob- 
tenir à  l'inftant  ce  qu'il  lui  plaît.  Dans 
l'éducation  façonniere  des  riches  ,  on 
ne  manque  jamais  de  les  rendre  poli- 
ment impérieux  ,  en  leur  prefcrivant  les 
termes  dont  ils  doivent  fe  fervir  pour 
que  perfonne  n'ofe  leur  réiifler  :  leurs 
enfans  n'ont  ni  tons  ni  tours  fupplians, 
ils    font  auffi  arrogans  ,.  même  plus  > 
quand  ils  prient  ,  que  quand  ils  com- 
mandent,  comme  étant  bien  plus  sûrs 
d'être  obéis.  On  voit  d'abord  quQs'il 
vous  plaît   fignifie  dans    leur    bouche 
il  me  p laïc  j  6c  que  Je  vous  prie  figni- 
fie je   vous  ordonne.  Admirable   poli- 
telfe  ,    qui    n'aboutit   pour   eux   qu'à 
changer  le  fens  des  mots  ,  6c  à  ne  pou- 
voir jamais  parler  autrement  qu'avec 
empire  !  Quant-à-moi  qui  crains  moins 
<^u'Emile  ne  foit  groiîier  qu'arrogant^ 


ou  DE  l'Éducation.         177 

J'aime  beaucoup  mieux  qu'il  dife  en 
priant  faites  cela  ,  qu'en  commandant, 
J€  VOUS  prie.  Ce  n'eft  pas  le  terme  dont 
il  fe  fert  qui  m'importe  ,  mais  bien 
l'acception  qu'il  y  joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  &:un  ex-» 
ces  d'indulgence  tous  deux  cgaiemenc 
à  éviter.  Si  vous  laiiïez  pâtir  les  en- 
fans  ,  vous  expofez  leur  fan  té  ,  leur 
vie  ,  vous  les  rendez  aéluellement  mi- 
férables  \  fi  vous  leur  épargnez  avec 
trop  de  foin  toute  efpece  de  mal-être  ,' 
vous  leur  préparez  de  grandes  mife-» 
res  ,  vous  les  rendez  délicats ,  fenfi- 
blés,  vous  les  fortez  de  leur  état  d'hom- 
mes dans  lequel  ils  rentrèrent  un  jour 
malgré  vous.  Pour  ne  les  pas  expo- 
fer  à  quelques  maux  de  la'  nature ,, 
TOUS  êtes  i'artifan  de  ceux  qu'elle  ne 
leur  a  pas  donnés.  Vous  me  direz  que 
je  tombe  dans  le  cas  de  ces  mauvais 
pères  ,  auxquels  je  reprochois  de  fa-> 
crifier   le  bonheur  àQs  enfans ,  à  ta 

H  V 


ïjS  É    M    I  L   I  , 

confîdération  d'un  tems  éloigné  qui 
peut  ne  jamais  être. 

Non  pas  :  caria  liberté  que  je  don- 
ne à  mon  Elevé  ,  le  dédomage  am- 
plement des  légères  incommodités 
auxquelles  je  le  laifFe  expofé.  Je  voir 
-de  petits  poliiTons  jouer  fur  la  neige, 
violets  ,  tranfis  ,  Se  pouvant  à  peine 
remuer  les  doigts.  Il  ne  tient  qu'cà  eux 
de  s'aller  chauffer ,  ils  n'en  font  rien  ^ 
fi  on  les  y  forçoit ,  ils  fentiroient  cent 
fois  plus  les  rigueurs  de  la  contrainte  , 
qu'ils  ne  fentent  celles  du  froid.  De- 
quoi  donc  vous  plaignez-vous  ?  Ren- 
drai-je  votre  enfant  miférable  en  ne 
l'expofant  qu'aux  incommodités  qu'il 
veut  bien  foufFrir  ?  Je  fais  fon  bien, 
dans  le  moment  préfent  en  le  lailTanc 
libre  ;  je  fais  fon  bien  dans  l'avenir 
en  l'armant  contre  les  maux  qu'il  doit 
fupporter.  S'il  avoir  le  choix  d'être 
mon  Elevé  ou  le  vôtre  ,  penfez-vous 
qu'il  balançât  un  inftant  ? 

Concevez-vous  quelque  vrai    bon- 


ou  DS  l'Éducation.  179 

îieur  pofiible  pour  aucun  erre  hors  cie 
fa  conftitution  ?  ôc  n'eft-ce  pas  fortir 
l'homme  de  fa  conftitution  ,  que  de 
vouloir  l'exem.pter  également  de  tous 
les  maux  de  (on  efpece  ?  Oui  ,  je  le 
foutiens  j  pour  fentir  les  grands  biens  , 
il  faut  qu'il  connoiîTe  les  petits  maux  5 
relie  eft  fa  nature.  Si  le  phylique 
va  trop  bien  ,  le  moral  fe  corrompt. 
L'homme  qui  ne  connoîtroit  pas  la 
douleur,ne  connoîtroit  ni  l'attendriiTe- 
ment  de  l'humanité  ni  la  douceur  de 
la  commifération  j  fon  cœur  ne  feroic 
ému  de  rien  ,  il  ne  feroit  pas  fociable, 
il  feroit  un  monftre  parmi  fes  fem- 
blables. 

Savez  -  vous  quel  eft  le  plus  sûr 
moyen  de  rendre  votre  enfant  miféra- 
ble  ?  c'eft .  de  l'accoutumer  à  tout  ob- 
tenir •  car  fes  defirs  croifTanc  incef- 
famment  par  la  facilité  de  les  fatis- 
faire  ,  tôt  ou  tard  l'impuifTance  vous», 
forcera  malgré  vous  d'en  venir  au 
refus  ,  de  ce  refus  inaccoutumé  Iiû 

U  vj 


îSo  t    M    I    L    E  î 

donnera  plus  de  tourment  que  la  prî-^ 
vation  même  de  ce  qu'il  defire.  D'a- 
bord il  voudri  la  canne  que  vous  te- 
nez j  bientôt  il  voudra  votre  montre  ^ 
enfuite  il  voudra  l'oifeau  qui  vole  ; 
il  voudra  l'étoile  qu'il  voit  briller ,  il 
voudra  tout  ce  qu'il  verra  :  à  moins 
d'être  Dieu  comment  le  contenterez- 
vous  ? 

C'eft  une  difpofition  naturelle  à 
î'homme  de  regarder  comme  lien  tout 
ce  qui  efl:  en  fon  pouvoir.  En  ce  Cens. 
le  principe  de  Hobbes  efl:  vrai  jufqu'a 
certain  point  j  multipliez  avec  nos 
defirs  les  moyens  de  les  fatisfaire  ,  cha- 
cun fe  fera  le  maître  de  tout.  L'enfant 
donc  qui  n'a  qu'à  vouloir  pour  obte- 
nir ,  fe  croit  le  propriétaire  de  l'Uni- 
vers y  il  regarde  tous  les  hommes  com- 
me fes  efclaves  :  de  quand  enfin  l'on  eft 
forcé  de  lui  refufer  quelque  chofe  ;, 
lui,  croyant  tout  pollible  quand  il  com- 
mande ,  prend  ce  refus  pour  un  adte 


ou  DE  l'Éducation.         l'S't 

9e  rébellion  ;  toutes  les  raifons  qu'on 
lui  donne  dans  un  âge  incapable  dô 
raifonnement,  ne  font  àfon  gré  que  des 
prétextes  ;  il  voit  par-tout  de  la  mau- 
vaife  volonté  :  le  fentiment  d'ime  in- 
juftice  prétendue  aigrifTant  fon  natu- 
rel ,  il  prend  tout  le  monde  en  haine  ,, 
Se  fans  jamais  favoir  gré  de  la  com- 
plaifance ,  il  s'indigne  de  toute  oppo- 
fition. 

Comment  concevrois-je  qu'un    en-^ 
fant  ainfi  dominé  par  la  colère,  &  dé- 
voré des  paffions  les  plus  irafcibles  , 
puiflTe  jamais  être  heureux  ?  Heureux  , 
lui  !  c'eft  un  Defpote  y  c'eft  à  la  fois' 
le  plus  vil  des  efclaves  &:  la  plus  mifé-* 
rable  des  créatures.  J'ai  vu  desenfans 
élevés  de  cette  manière,  qui  vouloienc 
qu'on  renversât  la  maifon  d'un  coup 
cj'épaule  ;  qu'on  leur  donnât  le   cocq- 
qu'ils  voyoient  fur  un  clocher  •  qu'oa 
arrêtât  un  Régiment  en  marche  pour: 
entendre  les  tambours  plus  long-tems, 
Se  qui  percoient  L'air  de  leurs    cris^ 


iSi  Emile, 

fans  vouloir  écouter  perfonne  ,  auffi- 
tôt  qu'on  tardoit  à  leur  obéir.    Tout 
s'emprefToit  vainement    à  leur    com- 
plaire ;  leurs  defirs   s'irritant  par    la 
facilité  d'obtenir ,  ils  s'obftinoient  aux 
chofes  impoflîbles ,  &:  ne  trouvoient 
par-tout  que  contradicftions  ,  qu'obfta- 
cles  ,  que  peines  ,  que  douleurs.  Tou- 
jours grondans ,  toujours  mutins  ,  tou- 
jours furieux,  ils  pafToient    les  jours 
à  crier  ,  à  fe  plaindre  :  étoient-ce  là 
des  êtres  bien  fortunés?  La  foiblefTe 
Se  la  domination  réunies  n'eneendrent 
que  folie  Ik  mifere.  De  deux  enfans 
gâtés ,  l'un  bat  la  table ,  &c  l'autre  fait 
fouetter  la  mer  j  ils   auront  bien    à 
fouetter  &  à  battre  avant  de  vivre  con- 
tens. 

Si  ces  idées  d'empire  Se  de  tyran* 
nie  les  rendent  miférables  dès  leur  en- 
fance ,  que  fera-ce  quand  ils  grandi- 
ront ,  &c  que  leurs  relations  avec  les 
autres  hommes  commenceront  à  s'é- 
tendre Se   fe  multiplier  ?  Acouturaés 


ou  DE  L Éducation.         i8^ 

si  voir  tout  fléchir  devant  eux  ,  quelle 
iurprife  en  encrant  dans  le  monde  de? 
fentir  que  tout  leur  réfifte  ,  &:  de  fe 
trouver  écrafés  du  poids  de  cet  Uni* 
vers  qu'ils  penfoient  mouvoir  à  leur 
gré  !  Leurs  airs  infolens  ,  leur  puérile 
vanité  ne  leur  attirent  que  mortifica- 
tions ,  dédains  ,  railleries  j  ils  boivent 
les  affronts  comme  l'eau  j  de  cruelles 
épreuves  leur  apprennent  bientôt  qu'ils 
ne  connoiflent  ni  leur  état  ni  leurs 
forces;  ne  pouvant  tout,  ils  croient 
ne  rien  pouvoir  :  tant  d'obftacles  in- 
accoutumés les  rebutent,  tant  de  mé- 
pris les  avilifl^ent;  ils  deviennent  lâ- 
ches ,  craintifs ,  rampans  ,  Se  retom- 
bent autant  au  -  deflbus  d'eux-mêmes 
qu'ils  s'étoient  élevés  au-delTus. 

Revenons  à  la  régie  primitive.  La 
nature  a  fait  les  enfans  pour  être  ai- 
més &  fecourus  ,  mais  les  a-t-elle  faits 
pour  êtreobéis&  craints'?  Leur  a  t-elle 
donné  un  air  impofant ,  un  œil  levé- 
XQ  p  une  voix  rude  &  menaçante  powr 


>!84  Emile, 

Te  faire  redouter  ?  Je  comprends  quelâ 
rugifTemenr  d'un  lion  épouvante  les 
animaux,  ôz  qu'ils  tremblent  en  voyant 
fa  terrible  hure  ;  mais  (i  jamais  on  vie 
un  fpeflacle  indécent ,  odieux  ,  rifî- 
ble  ,  c'efl:  un  Corps  de  Magiftrats  ,  le 
Chef  à  la  tère,  en  habit  de  cérémonie, 
proi^ernés  devant  un  enfant  au  mail- 
lot ,  qu'ils  haranguent  en  termes  pom- 
peux ,  &c  qui  crie  &  bave  pour  toute 
réponfe. 

A  confîdérer  l'enfance  en  elle-même, 
y  a-t-il  au  monde  un  être  plus  foible  , 
plus  miférable  ,  plus  à  la  merci  de  tout 
ce  qui  l'environne  ,  qui  ait  fi  grand  be- 
foin  de  pitié,  de  foins ,  de  proteétion 
qu'un  enfant  ?  Ne  femble-t-il  pas  qu'ii 
ne  montre  une  figure  fi  douce  (Se  un 
air  i\  touchant  qu'afin  que  tout  ce  qui 
l'approche  s'intérelfe  à  fa  foiblelTe  ,  Sz 
s'emprelfe  à  le  fecourir  ?  Qu'y  a-t-il 
donc  de  plus  choquant  ,  de  plus  con- 
traire à  l'ordre ,  que  de  voir  un  en- 
fant impérieux  ôc  mutin  commander. 


ou  DE  l'Éducation;  îSs 
î  tout  ce  qui  l'entoure  ,  &  prendre 
impudemment  le  ton  de  Maître  avec 
ceux  qui  n'ont  qu'à  l'abandonner  pour 
le  faire  périr  ? 

D'autre  part ,  qui  ne   voit  que    b 
foibleiTe  du  prem.ier  âge  enchaîne  les 
enfans  de  tant  de  manières  ,  qu'il  efl 
barbare  d'ajourer  à  cet  aiFujettifremenc 
celui  de  nos  caprices  ,  en  leur  ôtc-mc 
une  liberté  ii  bornée  ,  de  laquelle  ils 
peuvent  fi  peu  abufer,  &:  dont  il  eft 
il  peu  utile  à  eux  Ôc  à  nous  qu'on  les 
prive?   S'il  n'y  a  point  d'objet  Ci  di- 
gne de  rifée  qu'un  enfant  hautain  ,  ii 
n'y  a  point  d'objet  G.  digne   de  pitié 
qu'un  enfant  craintif.   Puifqu'avec  l'â- 
ge de  raifon  commence  la   fervitude 
civile  ,   pourquoi  la  prévenir   par  la 
fervitude  privée?  Souffrons qiu'un  mo- 
ment de  la  vie  foit  exempt  de  ce  joug 
que  la  nature  ne  nous  a  pas  impofé  , 
&  lailTons  à  l'enfance  l'exercice  de  la 
liberté  naturelle  ,    qui  l'éloigné,  ait 
jnaiiis    pour    un     tems  ,     des    vicea 


i$é  Emile, 

que  l'on  contra  de  dans  l'efclavag^. 
Que  ces  Indicateurs  féveres  ,  que  ces 
pères  aflervis  à  leurs  enfans  ,  viennent 
donc  les  uns  8c  les  autres  avec  leurs 
frivoles  objections  ,  &  qu'avant  de 
vanter  leurs  méthodes ,  ils  apprennent 
une  fois  celle  de  la  nature. 

Je  reviens  à  la  pratique.  J'ai  déjà 
dit  que  votre  enfant  ne  doit  rien  ob- 
tenir parcequ'il  le  demande,  mais  par- 
cequ'il  en  a  befoin  (5)  ,  ni  rien  faire 
par  obéidance  ,  mais  feulement  par 
nécefîité  •  ainfi  les  mots  d'obéir  &  de 
commander  feront  profcrirs  de  (on 
Di(5lionnaire  ,  encore  plus  ceux  de 
devoir  de  d'obligation  ^  mais  ceux  de 


(f)  On  doit  fentir  que  comme  la  peine  c(l  fou  veut 
une  nîceflfité  ,  le  plaifir  cft  quelquefois  un  befoin.  il 
n'y  a  donc  qu'un  feul  dcfir  des  enfaiis  auquel  on  ne 
doive  jamais  complaire  ;  c'eft  celui  de  fe  faire  obéir. 
D'où  il  fuir ,  que  dans  tout  ce  qu'ils  demandent ,  c'cll 
fur-tout  au  motif  qui  les  porte  à  le  demander  qu'il 
faur  faire  attention.  Accordez-leur  ,  tant  qu'il  cft  pof- 
fible,  tout  ce  qui  peut  leur  faire  un  plaifir  réel  :  rcfufez- 
leur  toujours  ce  qu'ils  ne  demandent  que  par  fantr.iùe  » 
nu  pour  fnirc  un  ade  d'autorité. 


ou  DE  l'Éducation.         1S7 

force  j  de  nécefliré  ,  d'impuiiTance  & 
de  contrainte  y  doivent  tenir  une 
grande  place.  Avant  l'âge  de  raifon 
l'on  ne  fauroit  avoir  aucune  idée  des 
êtres  moraux  ni  des  relations  focia- 
les;  il  faut  donc  éviter  autant  qu'il 
fe  peut  d'employer  des  raots  qui  les 
expriment ,  de  peur  que  l'enfant  n'at- 
tache d'abord  à  ces  mots  de  fauflTes 
idées  qu'on  ne  faura  point ,  on  qu'on 
ne  pourra  plus  détruire.  La  première 
fauffe  idée  qui  entre  dans  fa  tête  eft  en 
lui  le  germe  de  l'erreur  &  du  vice  j 
c'eft  à  ce  premier  pas  qu'il  faut  fur- 
tout  faire  attention.  Faites  que  tant 
qu'il  n'eft  frappé  qae  des  chofes  fen- 
fibles ,  toutes  fes  idées  s'arrêtent  aux 
fenfations  5  faites  que  de  toutes  parts  il 
n'apperçoive  autour  de  lui  que  le 
monde  phyfique  :  fans  quoi  foyez  sûr 
qu'il  ne  vous  écoutera  point  du  tout , 
ou  qu'il  fe  fera  du  monde  moral ,  dont 
vous  lui  parlez  ,  des  notions  fanrafti- 
ques  que  vous  n'eâEicerez  de  la  vie.. 


î??  Emile, 

Raifonner  avec  les  enfans  éroît  Ta 
grande  maxime  de  Locfce  j  c'eft  la 
plus  en  vogue  aujourd'hui  :  fon  fo-ccès 
ne  me  paroît  pourtant  pas  fort  propre 
à  la  meccre  en  crédit  j  &z  pour  moi  je 
ne  VOIS  rien  de  plus  fot  que  ces  en- 
fans  avec  qui  l'on  a  tant  raifonné.  De 
toutes  les  facultés  de  l'homme  la  rai- 
fon  qui  n'eft ,  pour  ainiî  dire  ,  qu'un 
compofé  de  toutes  les  autres  ,  eft  celle 
qui  fe  développe  le  plus  difficilement 
&:  le  plus  tard  :  Ôc  c'eft  de  celle-là 
qu'on  veut  fe  fervir  pour  développer 
les  premières  !  Le  chef-d'acuvre  d'une 
bonne  éducation  eft  de  faire  un  hom- 
me raifonnable  :  de  l'on  prétend  éle- 
ver un  enfant  par  la  raifon  !  C'eft  com- 
mencer par  la  fin ,  c'eft  vouloir  fr^ire 
l'intlrument  de  l'ouvrage.  Si  les  enfans 
enrendoient  raifon  ,  ils  n'auroientpas 
befoin  d'être  c1jv;s  ;  mais  en  leur  par- 
lant dès  leur  bas  âge  une  langue  qu'ils 
n'entendent  point  ,  on  les  accoutume 
^  £b  payer  de  mots  >  à  contrôler  tout 


G17  DE   l'ÉdUGATION.  1  S^^ 

ce  qu'on  leur  dit,  à  fe  croire  auflî  fa- 
ges  que  leurs  Maures ,  à  devenir  dif- 
puteurs  ôc  mutins  j  &  tout  ce  qu'on 
penfe  obtenir  d'eux  par  des  motifs 
raifonnables  ,  on  ne  l'obtient  jamais 
^ue  par  ceux  de  çonvoitife  ou  dq 
crainte  ou  de  vanité  ,  qu'on  eft  tou-« 
l'ours  forcé  d'y  joindre. 

Voici  la  formule  à  laquelle  peuvent 
fe  réduire  à-peu-  près  toutes  les  leçpn$ 
de  morale  qu'çn  fait  &  qu'on  peut 
faire  aux  enfans. 

Le  Maître. 
11  ne  faut  pas  faire  cela, 

L'Enjant, 
Et  pourquoi  ne  faut-il  pas  faire  cela^ 

Le  Maître. 
Parceque  c'eft  mal  fait. 

L'Enfant. 
Mal  fait  î  Qu'eft-ce  qui  eft  mal  fait  | 

Le  Maître, 
Ce  qu'on  vous  défend. 

VEnfant, 
Quel  mal  y  a-t-il  â  faire  ce  qu'oR 
tne  défend? 


1  c^Q  É  M   î   L   E  , 

Le  Maître. 
On  vous  punit  pour  avoir  défobcL 

U  Enfant, 
Je  ferai  en  forte  qu'on  n'en  fâche 
rien.  Le  Maître, 

On  vous  épiera. 

L'Enfant, 
Je  me  cacherai. 

Le  Maître. 
On  vous  queftionnera. 

VEnjant, 
Je  mentirai. 

Le  Maître. 
Il  ne  faut  pas  mentir. 

L'Enfant. 
Pourquoi  ne  faut-il  pas  mentir? 

Le  Maître. 
Parceque  c'eft  mal  fait ,  Sec. 

Voilà  le  cercle  inévitable.  Sortez- 
en  j  l'enfant  ne  vous  entend  plus.  Ne 
font-ce  pas  là  des  inftrudlions  fort  uti- 
les ?  Je  ferois  bien  curieux  de  favoir 
-ce  qu'on  pourroit  mettre  à  la  place  de 


ou  DE  l'Education.         i^i 

•ce  dialogue  ?  Locke  lui-même  y  eût , 
à  coup  sûr,  été  fort  embarrafTé.  Con- 
noître  le  bien  de  le  mal ,  fentir  la  rai- 
fort des  devoirs  de  l'homme  ,  n'eft  pas 
l'affaire  d'un  enfant. 

La  nature  veut  que  les  enfans  foient 
enfans  avant  que  d'être  hommes.  Si 
nous  voulons  pervertir  cet  ordre  , 
nous  produirons  des  fruits  précoces 
qui  n'aurontni  maturité  ni  faveur ,  & 
ne  tarderont  pas  à  fe  corrompre  :  nous 
aurons  de  jeunes  doéteurs  &  de  vieux 
enfans.  L'enfance  a  des  manières  de 
voir  ,  de  penfer,  de  fentir,  qui  lui  font 
propres  j  rien  n'eft  moins  fenfé  que 
d'y  vouloir  fubftituer  les  notices  j  de 
l'aimerois  autant  exiger  qu'un  enfant 
eût  cinq  pieds  de  haut ,  que  du  juge- 
ment, à  dix  ans.  En  effet,  à  quoi  lui  fer- 
viroit  la  raifon  à  cet  âge  ?  Elle  eft  le 
frein  de  la  force ,  &  l'enfant  n'a  pas 
befoin  de  ce  frein. 

En  effayant  de  perfuader  à  vos  Ele- 
jrçs  Iç  devoir  de  l'obéifTance ,  vou^  joi- 


yjft  Emile, 

gnez  à  cette  prétendue  perfuaiîon  \à 
force  ôc  les  menaces ,  ou,  qui  pis  efl; ,  U 
flatterie  &  les  promeiTes.  Ainiî  donc, 
amorcés  par  l'intérêt  ,  ou  contraints 
par  la  force,  ils  fontfemblanc  d'être 
convaincus  par  la  raifon.  Ils  voient 
très-bien  que  l'obéllFance  leur  efl:  avan- 
tageufe  ôc  la  rébellion  nuifible  ,  auflî- 
rot  que  vous  vous  appercevez  de  lune 
ou  de  l'autre.  Mais  comme  vous  n'exi- 
gez rien  d'eux  cpii  ne  leur  foit  défa- 
gréable ,  &  qu'il  efl:  toujours  pénible  de 
faire  les  volontés  d'autrui ,  ils  fe  ca- 
chent pour  faire  les  leurs,  perfuadés 
qu'ils  font  bien  fi  l'on  ignore  leur  dé- 
fobéifTance ,  mais  prêts  à  convenir 
qu'ils  font  mal ,  s'ils  font  découverts  , 
de  crainte  d'un  plus  grand  mal.  La, 
raifon  du  devoir  n'étant  pas  de  leur 
âge ,  il  n'y  a  homme  au  monde  qui 
vînt  à  bout  de  laleur  rendre  vraiment 
fenfible  :  mais  la  crainte  du  châtiment, 
l'efpoir  du  pardon  ,  l'importunité  j 
rembarras  de  repondre,  leur  arrachens 

toi^- 


ou   DE   l'ÉdUCATIOîT;  19  J 

TOUS  les  aveux  qu'on  exige  ,  êc  l'on 
croit  les  avoir  convaincus  quand  on 
ne  les  a  qu'ennuyés  ou  intimidés. 

Qu arrive- 1- il  de  là?  Première- 
ment _,  qu'en  leur  impofant  un  devoir 
qu'ils  ne  fenrent  pas ,  vous  les  indif- 
pofez  contre  votre  tyrannie  ,  ôc  les 
détournez  de  vous  aimer  j  que  vous 
leur  apprenez  à  devenir  diffimulés  , 
faux  5  menteurs,  pour  extorquer  des 
récompenfes  ou  fe  dérober  aux  châ- 
timens  j  qu'enfin  ,  les  accoutumant 
à  couvrir  toujours  d'un  motif  ap- 
parent un  motif  fecret  ,  vous  leur 
donnez  vous-mênie  le  moyen  de  vous 
abufer  fans  cefle  ,  de  vous  ôter  la  con- 
noiifance  de  leur  vrai  caractère ,  3c 
de  payer  vous  &  les  autres  de  vaines 
paroles  dans  l'occafion.  Les  loix  ,  di- 
rez-vous  ,  quoiqu'obligatoires  pour  la 
confcience  ,  ufent  de  même  de  con- 
trainte avec  les  hommes  faits.  J'en 
conviens  :  mais  que  font  ces  hommes , 
iiiîon  des  enfans  gâtés  par  l'éducation? 

Tome  /,  I 


194  É    MILE, 

Voilà  précifémenc  ce  qu'il  faur  pré- 
venir. Employez  la  force  avec  les  en- 
fans ,  6c  la  raifon  avec  les  hommes  : 
tel  eft  l'ordre  naturel  :  le  fage  n'a  pas 
Jbefoin  de  loix. 

Trairez  votre  Elevé  félon  fon  âee. 
Mettez-le  d'abord  à  fa  place  ^  ôc  te- 
nez l'y  fi  bien  ,  qu'il  ne  tente  plus 
d'en  fortir.  Alors  ,  avant  de  favoir 
ce  que  c'eft;  que  fagelTe ,  il  en  prati- 
quera la  plus  importante  leçon.  Ne  lui 
commandez  jamais  rien  ,  quoi  que  ce 
foit  au  monde  ,  abfolument  rien.  Ne 
lui  laiiïez  pas  même  imaginer  que  vous 
prétendiez  avoir  aucune  autorité  fur  lui. 
Qu'il  fâche  feulement  qu'il  eft  foible  Se 
que  vous  êtes  fort,  que  par  fon  état  &c  le 
vôtre  il  eftnéceffairement  à  votre  mer- 
ci ;  qu'il  le  fâche  ,  qu'il  l'apprenne  , 
qu'il  le  fente  :  qu'il  fente  de  bonne 
heure  fur  fa  tète  altiere  le  dur  joug  que 
la  nature  impofe  à  l'homme  ,  le  pefant 
joug  de  la  néceflité  ,  fous  lequel  il 
faut  que  tout  être  fini  ployé  :  qu'il 
voie  cette  néceflité  dans  les  chofes , 


'ou  DE  l'Éducation.         15)5 

jamais    dans  le  caprice  (6)  des  hom- 
mes j  que  le  frein  qui   le  retient  foit 
la  force  ôc  non  l'autorité.  Ce  dont  il 
doit  s'abftenir,  ne  le  lui  défendez  pas, 
empèchez-le  de  le  faire,  fans  explica- 
tions ,  fans  raifonnemens  :  ce  que  vous 
lui  accordez  ,  accordez-le  à  fon  pre- 
mier mot,  fans  follicitations,  fans  priè- 
res ,  fur-tout  fans  condition.  Accordez 
avec  plaifir  ,  ne  refufez  qu'avec  répu- 
gnance j  mais  que  tous  vos  refus  foienc 
irrévocables, qu'aucune  importunité  ne 
vous  ébranle  ,  que  le  non  prononcé  foit 
un  mur  d'airain ,  contre  lequel  l'en- 
fant n'aura  pas  épuif  é  cinq  ou  fix  fois 
fes  forces  ,  qu'il  ne  tentera  plus  de  le 
renverfer. 

C'efl;  ainfi  que  vous  le  rendrez  pa- 
tient ,  égal ,  réfigné ,  paifible  ,  même 
quand  il  n'aura  pas  ce  qu'il  a  voulu  ; 

(Sj  On  doit  être  sûr  que  l'enfaiu  traitera  de  caprice 
tout  volonté  contraire  à  la  fienne  ,  ôc  dont  ilnefcn- 
tira  paslaraifon.  Or,  un  enfant  ne  fent  laraifonjdc 
(iea  I  daas  tout  ce  qui  choque  Tes  fantailîes. 


;j5>(^  É  M  I  t  ï  , 

car  il  eft  dans  la  nature  de  l'homme* 
d'endurer  patiemment  la  nécelTité  des 
chofes,  mais  non  la  mauvaife  volon- 
té d'autrui.  Ce  mot,  il  n'y  en  a  plus  y 
efl.  une  réponfe  contre  laquelle  jamais 
enfant  ne  s'eft  mutiné  ,  à  moins 
qu'il  ne  crût  que  c'étoit  un  menfonge. 
Au  refte  ,  il  n'y  a  point  ici  de  milieu  ; 
il  faut  n'en  rien  exiger  du  tout ,  ou  le 
plier  d'abord  à  la  plus  parfaite  obéif- 
fance.  La  pire  éducation  eft  de  le  laif- 
fer  flottant  entre  fes  volontés  &  les 
vôtres ,  &  de  difputer  fans  ceffe  entre 
vous  &  lui  à  qui  des  deux  fera  le  maî- 
tre j  j'aimerois  cent  fois  mieux  qu'il  Iç 
fût  toujours. 

Il  eft  bien  étrange  que  depuis  qu'on 
fe  mêle  d'élever  à^s  enfans  on  n'ait 
imaginé  d'autre  inftrument  pour  les 
conduire  que  l'émulation  ,  la  jaloufîe, 
l'envie  ,  la  vanité  ,  l'avidité  ,  la  vile 
crainte  ,  toutes  les  pallions  les  plus 
dangereufes ,  les  plus  promptes  à  fer- 
menter ,  ôc  les  plus  propres  à  corçom- 


bu  jy-E  l'Éducation.         15)7 

]pre  l'ame  ,  même  avant  que  le  corps 
fbit  formé.  A  chaque  inftruction  pré- 
coce qu'on  veut  faire  entrer  dans  leur 
tête,  on  plante  un  vice  au  fond  de  leur 
cœur  j  d'infenfés  inftituteurs  penferît 
faire  des  merveilles  en  les  rendant  mé- 
dians pour  leur  apprendre  ce  que  c'effc 
que  bonté  ;  de  puis  ils  nous  difent  gra- 
vement ,  tel  eft  l'homme.  Oui ,  tel  eft 
l'homme  que  vous  avez  fait. 

Ona  eflayé  tous  lesinftrimiens,  hors 
un  :  le  feul  précifémenr  qui  peutréuffir; 
la  liberté  bien  réglée.  Il  ne  faut  point 
fe  mêler  d'élever  un  enfant  quand  oa 
ne  fait  pas  le  conduire  où  l'on  veut  par 
les  feules  loix  dupoffible  &  de  l'impof- 
lîble.  Lafpherede  l'un  de  de  l'autre  lui 
étant  également  inconnue,  on  l'étend, 
on  lareflerre  autour  de  lui  comme  on 
veut.  On  l'enchaîne,  on  le  pouffe,  on  le 
retient  avec  le  feul  lien  de  la  néceflîté, 
fans  qu'il  en  murmure  :  on  le  rend 
fouple  ôc  docile  par  la  feule  force  des- 
«hofeSy  fans  qu'aucun  vice  ait  l'occa-» 

liij 


«  9  o  Ê    M    I    L    I  , 

lion  de  germer  en  lui  :  car  jamais  les 
paffions  ne  s'animent  ,  tant  qu'elles 
font  de  nul  effet. 

Ne  donnez  à  vôtre  Elevé  aucune  ef- 
pece  de  leçon  verbale,  il  n'en  doit 
recevoir  que  de  l'expérience  j  ne  lui 
infligez  aucune  efpece  de  châtiment , 
car  il  ne  fait  ce  que  c'eft  qu'être  en 
faute  j  ne  lui  faites  jamais  demander 
pardon  ,  car  il  ne  fauroit  vous  offen- 
fer.  Dépourvu  de  toute  moralité  dans 
fes  aélions ,  il  ne  peut  rien  faire  qui 
foit  moralement  mal  ,  &  qui  mérite 
ni  châtiment  ni  réprimande. 

Je  vois  déjà  le  Ledeur  effrayé  ju- 
ger de  cet  enfant  par  les  nôtres  :  il 
fe  trompe.  La  gcnc  perpétuelle  où  vous 
tenez  vos  Elevés  irrite  leur  vivacité  j 
plus  ils  font  contraints  fous  vos  yeux, 
plus  ils  font  turbulens  au  moment 
qu'ils  s'échappent  j  il  faut  bien  qu'ils  fe 
dédomagent  ,  quand  ils  peuvent ,  de 
la  dure  contrainte  où  vous  les  tenez. 
Deux  écoliers  de  la  ville  feront  plus 


ou    DE  l'Éducation;         19^? 

■3e  dégât  dans  un  pays  que  la  JeunefTe 
de  tout  un  village.  Enfermez  un  petit 
Monfieur  &  un  petit  payfan  dans  une 
chambre  *,  le  premier  aura  tout  ren- 
verfé  ,  tout  brifé  ,  avant  que  le  fécond 
foit  forti  de  fa  place.  Pourquoi  cela  ? 
û  ce  n'eft  que  l'un  fe  hâte  d'abufer 
d'un  moment  de  licence ,  tandis  que 
l'autre  ,  toujours  sûr  de  fa  liberté  ,  ne 
fe  preflTe  jamais  d'en  ufer.  Et  cepen- 
dant les  enfans  des  villageois  fouvent 
flattés  ou  contrariés  font  encore  bien 
loin  de  l'état  où  je  veux  qu'on  les 
tienne. 

Pofons  pour  maxime  incontefta- 
ble  que  les  premiers  mouvemens  de  la 
nature  font  toujours  droits  :  il  n'y  a 
point  de  perveriîté  originelle  dans  le 
cœur  humain.  Il  ne  s'y  trouve  pas  un 
feul  vice  dont  on  ne  puilTe  dire  com- 
ment &  par  où'il  y  eft  entré.  La  feule 
paflion  naturelle  à  l'homme,  eft  l'amour 
<le  foi-même  ,  ou  l'amour-  propre  pris 
dans  un  fens  étendu.  Cet  amour-pro- 

liv 


200  É  M  î  L   E  , 

pre  en  foi  ou  relativement  à  nous  éS 
bon  &c  utile  ,  &  comme  il  n'a  point 
de  rapport  nécelfaire  A  autrui ,  il  eft  à 
cet  égard  naturellement  indiiFérent  j 
il  ne  devient  bon  ou  mauvais  que  par 
l'application  qu'on  en  fait  8c  les  re- 
lations qu'on  lui  donne.  Jufqu'à  ce  que 
le  guide  de  l'amour-propre  ,  qui  eft  la 
raifon,puifle  naître,  il  importe  donc 
qu'un  enfant  ne  falTe  rien  parcequ'il 
eft  vu  ou  entendu ,  rien  en  un  mac 
par  rapport  aux  autres  ,  mais  feu- 
lement ce  que  la  nature  lui  de- 
mande, ôc  alors  il  ne  fera  rien  que  de 
bien. 

Je  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  ja- 
mais de  dégât ,  qu'il  ne  fe  bleflera 
point  ,  qu'il  ne  brifera  pas  peut-être 
un  meuble  de  prix  s'il  le  trouve  à  fa 
portée.  11  pourroit  faire  beaucoup  de 
mal  fans  mal  faire  ,  parceque  la  mau- 
•^aife  aftion  dépend  de  l'intention  de 
nuire  ,  de  qu'il  n'aura  jamais  cette  in- 
tention. S'il  l'avoit  une  feule  fois  touc 


ou  DE    l'ÉdIJCATÏON.  lOt 

ïerojt  déjà  perdu  ;   il  feroit  méchant 
prefqiie  fans  re'^ource. 

Telle  chofe  eft  mal  aux  yeux  de  l'a- 
varice ,  qui  ne  l'eft  pas  aux  yeux  de  la 
raifon.  En  lailfant  les  enfans  en  pleine 
liberté  d'exercer  leur  étourderie ,  il 
convient  d'écarter  d'eux  tout  ce  qiii 
pourioit  la  rendre  coûreufe  ,  Se  de  ne 
lallfer  à  leur  portée  rien  de  fragile  £c 
de  précieux.  Que  leur  appartement 
foit  garni  de  meubles  grofliers  &  fé- 
lidés :  point  de  miroirs  ,  point  de  por- 
celaines, point  d'objets  de  luxe.  Quant 
à  mon  Emile  que  j'élève  à  la  campai 
gne  ,  fa  chambre  n'aura  rien  qui  la 
diftingue  de  celle  d'un  Paylan.  A  quoi 
bon  la  parer  avec  tant  de  foin  ,  puif- 
qu'il  y  doit  refter  fi  peu  ?  Mais  je  m-e 
trompe  j  il  la  parera  lui-mcm.e ,  3c: 
nous  verrons  bientôt  de  quoi». 

Que  fi  malgré  vos  précautions  l'en- 
fant vient  à  faire  quelque  défordre,a: 
calïer  quelque  pièce  utile ,  ne  le  pu— 
ailTez  point  de  votre  négligence ,  r.€ 


2  0i  É    M  I   L   F,  , 

le  grondez  point  ;  qu'il  n'entende  pas 
un  feul  mot  de  reproche  ,  ne  lui  bif- 
fez pas  même  entrevoir  qu'il  vous  ait 
donné  du  chagrin ,  agiffez  exadtement 
comme  fi  le  meuble  fe  fût  cafTé  de 
lui-même  ;  enfin  croyez  avoir  beau- 
coup fait  fi  vous  pouvez  ne  rien  dire. 

Oferai-  je  expofer  ici  la  plus  grande, 
la  plus  importante  ,  la  plus  utile  rè- 
gle de  toute  l'éducation  ?  ce  n'eft  pas 
de  gagner  du  tems  ,  c'eft  d'en  prendre. 
Lecteurs  vulgaires,  pardonnez -moi 
mes  paradoxes  :  il  en  faut  faire  quand 
on  réfléchit  j  &  quoi  que  vous  puifiiez 
dire ,  j'aime  mieux  être  homme  à  pa- 
radoxes qu'homme  à  préjugés.  Le  plus 
dangereux  intervalle  de  la  vie  hu- 
maine ,  eu.  celui  de  la  nailTance  à  l'âge 
de  douze  ans.  C'eft  le  tems  où  ger- 
ment  les  erreurs  &  les  vices  ,  fans 
qu'on  ait  encore  aucun  inftrumentpour 
les  détruire  j  de  quand  l'inftrument 
vient,  les  racines  font  fi  profondes, 
qu'il  n'eft  plus  tems  de  les  arracher.  Si 


ou  DE  l'Education.  205 

'les  enfans  fautoienc  roiu  d'un  coup 
de  la  mammelle  à  l'âge  de  raifon  , 
l'éducation  qu'on  leur  donne  pour- 
roic  leur  convenir  j  mais  félon  le 
progrès  naturel ,  il  leur  en  faut  une 
toute  contraire.  Il  faudroit  qu'ils  nô 
fuirent  rien  de  leur  ame  jufqu'à  ce 
cu'elle  eût  toutes  Tes  facultés  :  cat 
il  eft  impofiibie  qu'elle  apperçoive 
le  flambeau  que  vous  lui  préfentez; 
tandis  qu'elle  eft  aveugle  ,  &  qu'elle 
fuivedans  l'immenfe  plaine  des  idées 
une  route  que  la  raifon  trace  encore  (1 
légèrement  pour  les  meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc 
être  purement  négative.  Elle  confifte, 
non  point  à  enfeigner  la  vertu  ni  la 
vérité;  mais  à  garantir  le  cœur  du  vice 
&refprit  de  l'erreur.  Si  vous  pouviâB 
ne  rien  faire  &  ne  rien  laifler  faire  : 
{\  vous  pouviez  amener  votre  Elevé 
fain  &  robufte  à  l'âge  de  douze  ains  , 
fans  qu'il  fût  diftinguer  fa  main  droite 
de  fa  main  gauche ,  dès  vos  premières 

1  vj 


204  É    M   I    t    E> 

leçons  ,  les  yeux  de  fon  entendement 
s'ouvriroient  à  la  raifon  j  fans  préju- 
gé ,  fans  habitude  ,  il  n'auroit  rien  en 
lui  qui  pût  contrarier  l'effet  de  vos 
foins.  Bientôt  il  deviendroit  entre  vos 
mains  le  plus  fage  des  hommes  ,  ôcea 
commençant  par  ne  rien  faire ,  vous 
auriez  fait  un  prodige  d'éducation. 

Prenez  le  contre-pied  de  l'ufage  ,  & 
vous  ferez  prefque  toujours  bien.  Com- 
me on  ne  veut  pas  faire  d'un  enfant  un 
enfant ,  mais  un  Doéteur  ,  les  Pères  Se 
les  Maîtres  n'ont  jamais  alfez-tot  tan- 
cé ,  corrigé  ,  réprimandé  ,  flatté  ,  me- 
nacé ,  promis  ,  inftruit  ,  parlé  raifon^ 
Faites-mieux,  foyez  raifonnable ,  &z 
ne  raifonnez  point  avec  votre  Elevé  , 
fur-tout  pour  lui  faire  approuver  ce 
cjui  lui  déplaît  j.  car  amener  ainfi  tou- 
jours la  raifon  dans  les  chofes  défa- 
gréables ,  ce  n'eft  que  la  lui  rendre  en- 
nuyeufe,  de  la  décréditer  de  bonne 
iieure  dans  un  efprit  qui  n'eft  pas  en- 
core çn  état  de  l'entendre.  Exercez  fo^ 


feu    DE    L'ÉsUCAflON.  io|- 

l:orps  ,  fes  organes ,  fes  fens ,  fes  for- 
ces ,  mais  tenez  fon  ame  oifive  auflî 
long-tems  qu'il  fe  pourra.  Redoutea 
tous  les  fentimens  antérieurs  au  juge* 
ment  qui  les  apprécie.  R^etenez  _,  ar- 
rêtez les  imprefîions  étrangères  :  ÔC 
pour  empêcher  le  mal  de  naître  ,  ne 
vous  preiïez  point  de  faire  le  bien  ) 
car  il  n'efl  jamais  tel,  que  quand  la 
raifon  l'éclairé.  Regardez  tous  les  dé^ 
lais  comme  des  avantages;  c'eft  ga- 
gner beaucoup  que  d'avancer  vers  Is 
terme  fans  rien  perdre  j.  laiffez  meurir 
l'enfance  dans  les  enfans.  Enfin  quel- 
que leçon  leur  devient-elle  néceflai-*- 
re  ?  gardez-voas  de  la  donner  aujour- 
d'hui ,  fi  vous  pouvez  différer  jufqu'i 
demain  fans  danger. 

Une  autre  confidération  qui  confir» 
me  l'utilité  de  cette  méthode  ,  efl  celle 
du  génie  particulier  de  l'enfant ,  qu'il 
faut  bien  connoître  pour  favoir  quel 
régime  moral  lui  convient.  Chaque 
jefpric  a  fa  forme  propre,  félon  laquelle 


20(f  Emile, 

il  a  befoin  d'ctre  gouverné  j  Se  il  im* 
porte  au  fuccès  des  foins  qu'on  prend  , 
qu'il  foit  gouverné  par  cette  forme  ÔC 
non  par  une  autre.  Homme  prudent , 
épiez   long-tems  la  nature  ,  obfervez 
bien  votre  Eîeve  avant  de  lui  dire  le 
premier  mot  j  laiiTez  d'abord  le  germe 
de  fon  caraélere  en  pleine  liberté  de 
fe  montrer  ,  ne  le  contraignez  en  quoi 
que  ce  puifTe  être,afin  de  le  mieux  voir 
tout  entier.  Penfez-vous  que  ce  tems 
de   liberté  foit  perdu  pour  lui  ?  tout 
an  contraire,  il  fera  le  mieux  employé^ 
car  c'eft  ainfi  que  vous  apprendrez  à 
re  pas  perdre  un  feul  moment  dans  un 
tems   plus   précieux  :  au    lieu  que  fi 
vous  commencez  d'agir  avant  de  fa- 
voir  ce  qu'il  faut  faire  ,  vous  agirez  au 
hafard  ;  fu^et  à  vous  tromper,  il  faudra 
revenir  fur  vos  pas  j  vous  ferez  plus 
éloigné  du  but  que  fi  vous  eulîiez  été 
moins  preHJe  de  l'atteindre.  Ne  faites 
donc  pas  comme  l'avare  qui  perd  beau- 
coup pour  ne  vouloir  rien  perdre.  Sa- 


eu  DE  l'Éducation.  20^ 
crifiez  dans  le  premier  âge  un  tems 
que  vous  regagnerez  avec  ufure  dans 
un  âge  plus  avancé.  Le  fage  Médecin 
ne  donne  pas  étourdiment  des  ordon- 
nances à  la  première  vue  ,  mais  il 
étudie  premièrement  le  tempéra- 
ment du  malade  avant  de  lui  rien 
prefcrire  :  il  commence  tard  à  le  trai- 
ter j  mais  il  le  guérit  j  tandis  que  le 
Médecin  trop  prefTé  le  tue. 

Mais  où  placerons-nous  cet  enfant 
pour  l'élever  comme  un  être  infen- 
fible  ,  comme  un  automate  ?  Le  tien- 
drons-nous dans  le  globe  de  la  Lune, 
dans  une  iile  déferre  ?  L'écarterons- 
nous  de  tous  les  humains  ?  N'aura- 
t-  il  pas  continuellement,  dans  le 
monde  ,  le  fpedacle  ôc  l'exemple  des 
paffionsd'autrui  ?  Ne  verra- t-il  jamais 
d'autres  enfans  de  fon  âge  ?  Ne  verra- 
t-il  pas  fes  parens  ,  fes  voifins ,  fa 
Nourrice,  fa  Gouvernante,  fon  La- 
quais ,  fon  Gouverneur  même  ,  qui 
après  tout  ne  fera  pas  un  Ange  ? 


ItoB  Emile, 

Cette  objedion  eft  forte  Se  folîdei^ 
Mais  vous  ai-je  dit  que  ce  fût  une  en- 
îreprife  aifée  qu'une  éducation  natu- 
relle ?  O  hommes ,  eft-ce  ma  faute  Ct 
vous  avez  rendu  difficile  tout  ce  qui 
eft  bien  ?  Je  fens  ces  difficultés ,  j'erï 
conviens  :  peut-être  font-elles  infur- 
inontables.  Mais  toujours  eft-il  sûr 
qu'en  s'appliquant  à  les  prévenir ,  on 
les  prévient  jufqu  à  certain  point.  Je 
montre  le  but  qu'il  faut  qu'on  fe  propo- 
fe  :  je  ne  dis  pas  qu'on  y  puilfe  arriver  ) 
mais  je  dis  que  celui  qui  en  approche- 
la   davantage  aura  le  mieux  réuflî. 

Souvenez-vous  qu'avant  d'ofer  en- 
treprendre de  former  un  homme, il  faut 
s'être  fait  homme  foi-même  ;  il  faut 
trouver  en  foi  l'exemple  qu'il  fe  doit 
propofer.  Tandis  que  l'enfant  eft  en- 
core fans  connoilTance  ,  on  a  le  tems 
de  préparer  tout  ce  qui  Rapproche,  à 
ne  frapper  fes  premiers  regards  qu3 
des  objets  qu'il  lui  convient  de  voir. 
JRendez-Yous   refpedable  à    tout   1$- 


cv  DE  l'Education".        îoy 

monde  y  commencez  par  vous  faire  ai- 
mer ,  afin  que  chacun  cherche  à  vous 
complaire.  Vous  ne  ferez  point  maî- 
tre de  l'enfanr,  fi  vous  ne  l'êtes  de  tout 
ce  qui  l'entoure  ,  &  cette  autorité  ne 
fera  jamais  fufîifante,  fi  elle  n'eft  fon- 
dée fur  l'eftime  de  la  vertu.  Il  ne  s'a- 
git point  d'cpuifer  fa  bourfe  &  de  ver- 
fer   l'argent  à  pleines  mains  ^    je  n'ai 
jam.ais  vii  que  l'argent  fît  aimer  per- 
fonne.  11  ne  faut  point  être  avare  & 
dur  ,  ni  plaindre  la  mifere  qu'on  peut 
foulager  j  mais  vous  aurez  beau  ouvrir 
vos  coffres  ,  fi  vous  n'ouvrez  auffi  vo- 
tre cœur  ,  celui  des  autres  vous  reftera 
toujours  fermé.  C'eft  votre  tems  ,  ce 
font    vos   foins ,  vos  affections  ,  c'efl 
vous-même   qu'il    faut    donner  j  car 
quoi  que  vous  puifliez  faire  ,  on  fent 
toujours  que  votre  argent  n'eft  point 
vous.  Il  y  a  des  témoignages  d'intérêç 
&;   de  bienveuillance    qui    font    plus 
d.'effet,  &  font  réellement  plus  utiles 
que  tous  les  dons  :  combien  de  mal-^ 


2. 1  0  Ê  M   I   L   f  , 

heureux  ,  de  malades  ont  plus  befoifî 
de  confolations  que  d'aumônes  !  com- 
bien d'opprimés  à  qui  la  protedioit 
fert  plus  que  l'argent:  !  Raccmmodez 
les  gens  qui  fe  brouillent  ,  prévenez 
les  procès  ,  portez  les  enfans  au  de- 
voir ,  les  pères  à  l'indulgence  ,  favo- 
rifez  d'heureux  mariages  ,  empêchez 
les  vexations ,  employez  ,  prodiguez 
le  crédit  des  parens  de  votre  Elevé  en 
faveur  du  foible  à  qui  on  refufe  juftice, 
&  que  le  puilTint  accable.  Déclarez- 
vous  hautement  le  protecteur  des  mal- 
heureux. Soyez  jufte  ,  humain  ,  bien- 
faifant.  Ne  faites  pas  feulement  l'au- 
mône ,  faites  la  charité  j  les  œuvres  de 
miféricorde  foulagent  plus  de  maux 
que  l'argent  :  aimez  les  autres ,  8c  ils 
vous  aimeront  j  fervez-les ,  Se  ils  vous 
fervirontj  foyez  leur  frère,  ôc  ils  fe- 
ront vos  enfans. 
Oeft  encore  ici  une  des  raifons  pour- 
quoi je  veux  élever  Emile  à  la  cam- 
pagne, loin  de  la  canaille  des  valets. 


eu   DS  l'Éducation.         iir 

les  derniers  des  hommes  après  leurs 
maîtres  ,  loin  des  noires  mœurs  des 
villes  que  le  vernis  dont  on  les  cou- 
vre rend  féduifantes  &  contagieufes 
pour  les  enfans  j  au  lieu  que  les  vices 
des  payfans  jfans  apprêt  &  dans  route 
leur  grofliereté,  font  plus  propres  à  re^ 
buter  qu'à  féduire  ,  quand  on  n'a  nul 
intérêt  à  les  imiter. 

Au  village  un  Gouverneur  fera  beau- 
coup  plus  maître  des  objets  qu'il  tou- 
dra  préfenter  à  l'enfant  ;  fa  réputation  , 
fes  difcours ,  (on  exemple  ,  auront  une 
autorité  qu'ils  ne  fauroient  avoir  a.  la 
ville  :  étant  utile  à  tout  le  monde  ,  cha- 
cun s'empreiTera  de  l'obliger  ,  d'être 
eftimé  de  lui ,  de  fe  montrer  au  dif- 
ciple  tel  que  le  Maître  voudroit  qu'on 
fût  en  effet  ;  &:  fî  l'on  ne  fe  corrige  pas 
du  vice  ,  on  s'abftiendra  du  fcandale  ; 
c'eft  tout  ce  dont  nous  avons  befoin 
pour  notre  objet. 

Ceiïez  de  vous  en  prendre  aux  au- 
tres de  vos  propres  fautes  ;  le  mal  que 


212  Emile, 

îes  enfans  voient  les  corrompt  rhoinl 
que  celui  que  vous  leur  apprenez.  Tou- 
jours fermoneurs ,  toujours  moraliftes  , 
toujours  pécians,pour  une  idée  que  vous 
leur  donnez  la  croyant  bonne,vousleu7 
en  donnez  à  la  fois  vingt  autres  qui 
ne  valent  rien  ^  plein  de  ce  qui  fe  paf- 
fe  dans  votre  tête,  vous  ne  voyez  pas 
l'effet  que  vous  produifez  dans  la  leur. 
Parmi  ce  long  flux  de  paroles  dont 
vous  '.es  excédez  incelfamment  ^  pen- 
fez-vous  qu'il  n'y  en  ait  pas  une  qu'ils 
faififfent  à  faux  ?  Penfez-vous  qu'ils  ne 
commentent  pas  à  leur  manière  vos 
explications  diffufes ,  de  qu'ils  n'y  trou- 
vent pas  de  qiioi  fe  faire  un  fyftcme 
à  leur  portée  qu'ils  fauront  vous  op- 
pofer  dans  l'occafion  ? 

Ecoutez  un  petit  bon-homme  qu'on 
vient  d'endodriner  ;  laiflez  le  jazer  , 
queftionner ,  extravaguer  à  fon  aife  y 
&  vous  allez  être  furpris  du  tour  étran- 
ge qu'ont  pris  vos  raifonnemens  dans 
fon  efprit  :  il  confond  tout ,  il  renverfç 


ou    DE  l'ÉdUCATÏOK.  Ziy 

î0iit ,  il  vous  impatiente  ,  il  vous  dé- 
fcle  quelquefois  par  des  objeilions 
imprévues.  Il  vous  réduit  à  vous  taire, 
ou  à  le  faire  taire  :  &  que  peut-il  pen- 
fer  de  ce  filence  de  la  part  d'un  homme 
qui  aime  tant  à  parler?  Si  jamais  il  rem- 
porte cet  avantage ,  &  qu'il  s'en  ap- 
perçoive ,  adieu  l'éducanon  j  tout  efi: 
fini  dès  ce  moment ,  il  ne  cherche  plus 
à  s'inftruire,  il  cherche  à  vous  ré^ 
futer. 

Maîtres  zélés,  foyezlîmples,  difcrets, 
retenus ,  ne  vous  hâtez  jamais  d'agir 
que  pour  empêcher  d'agir  les  autres  j 
je  le  répéterai  fans  cefiTe  ,  renvoyez  , 
s'il  fe  peut  ,  une  bonne  inftruétion  , 
de  peur  d'en  donner  une  mauvaife. 
Sur  cette  terre  dont  la  nature  eût  fait 
le  premier  paradis  de  l'homme  ,  crai- 
gnez d'exercer  l'emploi  du  tentateur  en 
voulant  donner  a  l'innocence  la  con« 
noiiTance  du  bien  &  du  mal  :  ne  pou- 
vant empêcher  que  l'enfant  ne  s'inf- 
îruife  au  delijors  par  des  exemples ,  bor* 


114  Emile, 

nez  toute  votre  vigilance  à  imprimer 
ces  exemples  dans  fon  efprit  fous  l'ima- 
ge qui  lui  convient. 

Les  paflions  impétueufes  produifenc 
un  grand  effet  fur  l'enfant  qui  en  eft 
témoin  ,  parcequ  elles  ont  des  fignes 
très  fenfibles  qui  le  frappent  ôc  le  for- 
cent d'y  faire  attention.  La  colère 
fur- tout  eft  fi  bruyante  dans  fes  em- 
portemens ,  qu'il  eft  impofiible  de  ne 
pas  s'en  appercevoir  étant  à  portée. 
Il  ne  faut  pas  demander  fi  c'eft  là  pour 
un  Pédagogue  l'occafion  d'entamer  un 
beau  difcours.  Eh!  point  de  beaux  dif- 
cours  :  rien  du  tout ,  pas  un  feul  mot. 
Laiflez  venir  l'enfant:  étonné  du  fpec- 
tacle  ,  il  ne  manquera  pas  de  vous 
queftionner.  La  réponfe  eft  fimple; 
elle  fe  tire  des  objets  mêmes  qui  frap- 
pent fes  (ens.  Il  voit  un  vifage  enflam- 
mé ,  des  yeux  étincelans  ,  un  gefte 
menaçant  ,  il  entend  des  cris  j  tous 
fignes  que  le  corps  n'eft  pas  dans  fon 
^fiiete.  Dites-lui  pofément,  fans  af- 


Ou  DE  l'Éducation*.         iij 

fectation  ,  fans  miftere  j  ce  pauvre 
homme  efl:  malade  ,  il  eft  dans  un  ac- 
cès de  fièvre.  Vous  pouvez  de-là  tirer 
occafion  de  lui  donner  ,  mais  en  peu 
de  mots  ,  une  idée  des  maladies  & 
de  leurs  effets  :  car  cela  aufli  eft  de  la 
nature  ,  &  c'eft  un  des  liens  de  la  né- 
ceffité  auxquels  il  fe  doit  fentir  affu- 
jetti. 

Se  peut-il  que  fur  cette  idée ,  qui 
n'eft  pas  fauife  ,  il  ne  contrade  pas  de 
bonne  heure  une  certaine  répugnance 
à  fe  livrer  aux  excès  des  paflîons ,  qu'il 
regardera  comme  des  maladies  ;  Sc 
croyez-vous  qu'une  pareille  notion 
donnée  à  propos  ne  produira  pas  un. 
effet  aullî  falutaire  que  le  plus  en- 
nuyeux Sermon  de  morale  ?  Mais 
voyez  dans  l'avenir  les  conféquences 
de  cette  notion  !  vous  voilà  autorifé  , 
û  jamais  vous  y  êtes  contraint  ,  à  trai^ 
ter  un  enfant  mutin  comme  un  en- 
£int  malade  j  à  l'enfermer  dans  fa 
chambre ,  dans  fon  Ut  s'il  le  faut ,  à 


îiKf  Emile, 

1-e  tenir  au  régime,  à  l'effrayer  lui-^ 
même  de  ies  vices  naifTiins ,  à  les  lui 
tendre  odieux  &  redoutables  ,  fans 
que  jamais  il  puiflTe  regarder  comme 
un  châtiment  la  féverité  dont  vous 
ferez  peut-êtr;?  forcé  d'ufêr  pour  l'ea 
guérir.  Que  s'il  vous  arrive  A  vous- 
jTiême ,  dans  quelque  moment  de  vi- 
vacité ,  de  fortir  du  fang  froid  8c  de 
la  modération  dont  vous  devez  faire 
votre  étude ,  ne  cherchez  point  à  lui 

décTuifer   votre  faute  :  mais  dites- lui 
o 

franchement   avec  un    tendre  repro» 
che  :  mon  ami ,  vous  m'avez  fait  mal. 

Au  refte  ,  il  importe  que  toutes  les 
naïvetés  que  peut  produire  dans  un 
enfant  la  fimplicité  des  idées  dont  il 
eft  nourri ,  ne  foient  jamais  relevées 
en  fi  préfence  j  ni  citées  de  manière 
qu'il  puifTe  l'apprendre.  Un  éclat  de 
rire  indifcret  peut  gâter  le  travail  de 
ilx  mois  ,  &c  faire  un  tort  irréparable 
pour  toute  la  vie.  Je  ne  puis  aiïèz  re- 
tire que  pour  être  le  maître  de  l'en- 

fanç 


ou  DE  L'Éducation'.  1T7 

ùnt ,  il  faut  être  fon  propre  maître.  Je 
rne  repréfente  mon  petit  Emile  ,  au 
fort  d'une  rixe  entre  deux  voifînes  , 
s'avançant  vers  la  plus  furieufe ,  &  lui 
difant  d'un  ton  de  commifération  : 
Mu  bonne  j  vous  êtes  malade  ,  j'en  fuis 
bien  fâché.  A  coup  sûr  cette  faillie  ne 
r-eftera  pas  fans  effet  fur  les  Spedateurs 
ni  peut-être  fur  les  Adrices.  Sans  rire, 
fans  le  gronder  ,  fans  le  louer  ,  je  l'em- 
mené de  gré  ou  de  force  avant  qu'il 
puilfe  appercevoir  cet  effet,  ou  du 
moins  avant  qu'il  y  penfe ,  &  je  me 
hâte  de  le  diftraire  fur  d'autres  objets 
qui  le  lui  faffent  bien  vite  oublier. 

Mon  deffein  n'efl  point  d'entrer  dans 
tous  les  détails  ,  mais  feulement  d'ex- 
çofer  les  maximes  générales ,  &  de 
donner  des  exemples  dans  les  occa- 
fions  difficiles.  Je  tiens  pour  impoflî- 
ble  qu'au  fein  de  la  fociété  ,  l'on  puiffe 
iimener  un  enfant  à  l'âge  de  douze  ans, 
fans  lui  donner  quelque  idée  des  rap* 
ports  d'homme  à  homme  5  &:  de  la  mo- 
Tome  L  K 


ai  s  Emile, 

ralité  des  adions  humaines.  Il  fuffîe 
qu'on  s'applique  à  lui  rendre  ces  no- 
tions nécelfaires  le  plus  tard  qu'il  fc 
pourra  ,  &  que  quand  elles  devien- 
dront inévitables  on  les  borne  à  l'u- 
tilité préfente,  feulement  pour  qu'il 
ne  fe  croie  pas  le  maître  de  tout ,  Se 
qu'il  ne  falTe  pas  du  mal  à  autrui  fans 
fcrupule  &c  fans  le  favoir.  Il  y  a  des 
caraderes  doux  &  tranquilles  qu'on 
peut  mener  loin  fans  danger  dans  leur 
première  innocence  j  mais  il  y  a  aufïl 
<3es  naturels  violens  dont  la  férocité 
fe  développe  de  bonne  heure  ,  de  qu'il 
faut  fe  hâter  de  faire  hommes  pouc 
n'ctre  pas  obligé  de  les  enchaîner. 

Nos  premiers  devoirs  font  enver» 
nous  j  nos  fentimens  primitifs  fe  con- 
centrent en  nous  -  mêmes  j  tous  nos 
mouvemens  naturels  fe  rapportent  d'a- 
bord à  notre  confervation  &c  à  notre 
bien-être.  Ainfi  le  premier  fentiment 
de  la  juftice  ne  nous  vient  pas  de  celle 
j^ue  nous  devons ,  mais  de  celle  qui 


t 


ou  DS  l'Education.  119 

fcoiis  eft  due  ,  &  c'eft  encore  un  des 
contre-fens  des  éducations  communes, 
que  parlant  d'abord  aux  enfans  de  leurs 
devoirs  ,  jamais  de  leurs  droits  ,  on 
commence  par  leur  dire  le  contraire 
de  ce  qu'il  faut ,  ce  qu'ils  ne  fauroienc 
entendre  ,  &  ce  qui  ne  peut  les  inté- 
refTer. 

Si  javois  donc  à  conduire  un  de  ceux 
que  je  viens  de  fuppofer ,  je  me  di- 
rois  ;  un  enfant  ne  s'attaque  pas  aux 
perfonnes  (  7  ) ,  mais  aux  chofes  j  dC 
bientôt  il  apprend  par  l'expérience  1 
refpeder  quiconque  le  palfe  en  âge  ôc 


(7)  On  ne  doit  jamais  fouflFrir  qu'un  enfant fe 
joue  aux  grandes  perfonnes  comme  avec  fes  inférieurs  , 
ni  même  comme  avec  fes  égaux.  S'il  ofoic  frapper  fc- 
rieufement  quelqu'un  ,  fùc-ce  fon  Laquais ,  fùc-ce  le 
Bourreau  ,  faites  qu'on  lui  rende  toujours  fes  cours 
arec  ufure  ,  Se  de  manière  à  lui  ôter  l'envie  d'y  reve- 
nir. J'ai  vu  d'imprudentes  Gouvernantes  animer  la 
mutinerie  d'un  enfant ,  l'exriter  à  battre  ,  s'en  laiflec 
battre  elles-mêmes ,  Se  rire  de  fes  foiblcs  coups  ,  fans 
fonger  qu'ils  étoient  autant  de  meurtres  dans  l'intention 
<lu  petit  furieux ,  Se  que  celui  qui  veut  battre  éta»- 
îeunc,  voudra  cuerctaat  graad. 

Ki/ 


IIO  E   M  I  I    E  , 

en  force  ,  mais  les  chofes  ne  fe  défen- 
dent pas  elles-mêmes.  La  première 
idée  qu'il  faut  lui  donner  eft  donc 
moins  celle  de  la  liberté,  que  de  la  pro- 
priété j  de  pour  qu'il  puilfe  avoir  cette 
idée,  il  faut  qu'il  ait  quelque  chofe 
en  propre.  Lui  citer  fes  hardes  ,  fes 
meubles  ,  fes  jouets  ,  c'efl:  ne  lui  rien 
dire  ,  puifque  bien  qu'il  difpofe  de  ces 
chofes ,  il  ne  fait  ni  pourquoi  ni  com- 
ment il  les  a.  Lui  dire  qu'il  les  a  parce- 
qu'on  les  lui  a  données  ,  c'eft:  ne  faire 
gueres  mieux  ,  car  pour  donner  il  faut 
avoir  :  voilà  donc  une  propriété  an- 
térieure à  la  fîenne  ,  8c  c'eft  le  principe 
de  la  propriété  qu'on  lui  veut  expli- 
<^uer  j  fans  compter  que  le  don  eft  une 
convention ,  Se  que  l'enfant  ne  peut 
favoir  encore  ce  que  c'eft  que  conven- 
tion   (8).    Ledeurs  ,   remarquez  ,   je 

M'       '         <  Il 

(3)  \'oilA  pourquoi  la  plupart  des  enfans  veulent 
ravoir  ce  qu  ils  onc  donné,  &  pkurent  quand  on  ne 
Jc'lcur  vcurpas  rendre.  Cela  ne  leur  arrive  plus  quand 
ils  ont  bien  conçu  ce  que  c'eft  que  don  j  feukmcnt  i!^ 
^çuî  alibis  plus  çiiconlpects  à  donner. 


Ô\J     DE    L'HDUCATÏOjsf;  111' 

TOUS  prie ,  dans  cet  exemple  &  dans 
cent  mille  autres,  comment,  fourrant 
dans  la  tête  des  enfans  des  mots  qui 
n'ont  aucun  fens  à  leur  portée ,  on 
croit  pourtant  les  avoir  fort  bien  inf- 
'truits. 

Il  s'agit  donc  de  remonter  à  l'origi- 
ne de  la  propriété  j  car  c'eft  de-là  que 
la  première  idée  en  doit  naître.  L'en- 
fant ,  vivant  à  la  campagne  ,  aura  pris 
quelque  notion  des  travaux  champê- 
tres j  il   ne  faut  pour    cela   que   des 
yeux ,  du  loifir  ^  il  aura  l'un  ôc  l'autre. 
Il  eft  de  tout  âge  ,  fur- tout  du  iîen,  de 
vouloir  créer,  imiter  ,  produire,  don- 
ner des  lignes   de  puifiTance  ôc  d'adli- 
vité.  Il  n'aura  pas  vu  deux  fois  labou- 
rer un  jardin  ,  femer  ,   lever  ,   croître 
des  légumes ,  qu'il  voudra  jardiner  à 
fon  tour. 

Par  les  principes  ci-devant  établis,  je 
ne  m'oppofe  pointa  fon  envie  j  au  con- 
traire je  la  favorife,  je  partage  (on  goût, 
je  travaille  avec  luij  non  pour  fon  plai- 

K  iij 


411  É    AI    I    I    E5 

fir,  mais  pour  le  mien  ;  du  moins  il  îe 
croit  ainfi  :  je  deviens  fon  garçon  jardi- 
nier j  en  attendant  qu'il  ait  des  bras  je 
îaboure  pour  lui  la  terre  j  il  en  prend 
pofiTefTion  en  y  plantant  une  fève,  &  fû- 
rement  cettepofTeflioneftplusfacrée  8c  ' 
plus  refpedable  que  celle  que  prenoit 
Kufiès  Balbao  de  l'Amérique  méri- 
dionale au  nom  du  Roi  d'Efpagne  ,  en 
plantant  fon  étendard  fur  les  Côtes  de 
la  mer  du  Sud. 

On  vient  tous  les  jours  arrofer  les 
fèves ,  on  les  voit  lever  dans  des  tranf- 
ports  de  joie.  J'augmente  cette  joie 
en  lui  difant ,  cela  vous  appartient; 
&  lui  expliquant  alors  ce  terme  d'ap- 
partenir ,  je  lui  fi'iis  fentir  qu'il  a  mis 
là  fon  tems ,  fon  travail  ,  fa  peine , 
fa  perfonne  enfin  j  qu'il  y  a  dans'cette 
rerre  quelque  chofe  de  lui  -  même 
qu'il  peut  reclamer  contre  qui  que  ce 
foit ,  comme  il  pourroit  retirer  fou 
bras  de  la  main  d'un  autre  homme 
qui  voiidroit  le  retenir  malgré  lui. 


<)V  DE  l'Éducation.  225 
Vn  beau  jour  il  arrive  empreOré  ^l'ar- 
rofoir  à  la  main.  O  fpedacle!  ô  douleur! 
toutes  les  fèves  font  arrachées,  tout  le 
terrein  eft  boule verfé  ,  la  place  même 
ne  fe  reconnoît  plus.  Ah  î  qu'ell  de- 
venu mon  travail  ,  mon  ouvrage  ,  le 
doux  fruit  de  mes  foins  &  de  mes 
fueurs  ?  Qui  m'a  ravi  mon  bien  ?  qui 
m'a  pris  mes  fèves  ?  Ce  jeune  cœur  fe 
fouleve  ;  le  premier  fentiment  de  l'in- 
juftice  y  vient  verfer  fa  trifte  amertu- 
me. Les  larmes  coulent  en  ruifleaux  ; 
l'enfant  défolé  remplit  l'air  de  gémif- 
femens  &  de  cris.  On  prend  part  à  fa 
peine  j  à  fon  indignation  ;  on  cherche, 
on  s'informe  ,  on  fait  des  perquiiirions. 
Enfin  ,  l'on  découvre  que  le  Jardinier 
a  fait  le  coup  :  on  le  fait  venir. 

Mais  nous  voici  bien  loin  décomp- 
te. Le  Jardinier  apprenant  de  quoi 
l'on  fe  plaint  ,  commence  à  fe  plaindre 
plus  haut  que  nous.  Quoi ,  Meflieursî 
c'efl:  vous  qui  m'avez  ainfi  gâté  mon 
ouvraee  ?  J'avois  femé  là  des  melofls 

K  ir 


%24  E         M         I         L         ïy 

de  Malthe  dont  lu  graine  m'avoît  été 
donnée  comme  un  tréfor  ,  &  defquels 
j'efperois  vous  régaler  quand  ils  fe- 
roient  mûrs  :  mais  voilà  que  pour  y 
planter  vos  mifcrables  fèves  ,  vous 
m'avez  détruit  mes  melons  déjà  tout 
levés  ,  Se  que  je  ne  remplacerai  jamais. 
Vous  m'avez  fait  un  tort  irréparable  , 
&:  vous  vous  ères  privés  vous  mêmes 
du  plaifîr  de  manger  des  melons  ex- 
quis. 

Jean- Jacques, 

«  Excufez-nous ,  mon  pauvre  Ro- 
3j  bert.  Vous  aviez  mis  là  votre  rra- 
si  vail ,  votre  peine.  Je  vois  bien  que 
>j  nous  avons  eu  tort  de  gâter  votre 
s>  ouvrage  -,  mais  nous  vous  ferons  ve- 
9J  nir  d'autre  graine  de  Malthe,  ôc 
9>  nous  ne  travaillerons  plus  la  terre 
»  avant  de  favoir  fi  quelqu'un  n'y  a 
*  point  mis  la  main  avant  nous. 
Rol-ert, 

3>  Oh  !  bien ,  MeHîeurs  !  vous  pouvez 
9>  doue  vous  repofcr  3  car  il  n'y  a  plu^ 


ou  DE  l'Éducation.         225 

fc  gueres  de  terre  en  friche.  Moi  _,  je 
9>  travaille  celle  que  mon  père  a  bo- 
»^  nifiée  j  chacun  en  fait  aucanc  de  fou 
*>  côté  ,  &  toutes  les  terres  que  vous 
»î  voyez  font  occupées  depuis  long-^ 
i>f  rems. 

Hmile. 
»  Monfieur   Robert,  il   y  a  donc 
91  fou  vent  de  la  graine  de  melon  per- 
?>  due  ? 

Robert. 
a  Pardonnez-moi ,  mon  jeune  ca- 
w  det;  car  il  ne  nous  vient  Dasfouvent 
»  de  petits  Meilleurs  aufli  étourdis; 
?>  que  vous.  Perfonne  ne  touche  au 
1}  jardin  de  fon  voifin  j  chacun  refpec- 
»  te  le  travail  des  autres,  afin  que  le 
w  fien  foit  en  fureté. 

Emile^ 
»  Mais  moi ,  je  n'ai  point  de  jaf- 
a^   din. 

Robert. 
w  Que  m'importe  ?  fî  vous  gâtez  ïe 
V  mien  ,  je  ne  vous  y  laifTerai  plus  prc^ 


i,l(i  É    M    I    L     E, 

»*  mener  \  car ,  voyez- vous ,  jeneveus 
i)  pas  perdre  ma  peine. 
Je  an- Jacques» 

"  Ne  poiirroit-on  pas  propofer  uiî 
?>  arrangement  an  bon  Robert?  qu'il 
♦"  nous  accorde  ,  à  mon  petit  ami  &  à 
M  moi ,  un  coin  de  fon  jardin  pour  le 
«  cultiver  ,  à  condition  qu'il  aura  la 
>»  moitié  du  produit. 
Robert. 

M  Je  vous  l'accorde  fans  condition^ 
s>  Mais  fouvenez- vous  que  j'irai  la- 
:»  bourer  vos  fèves ,  fi  vous  touchez  a 
a»  mes  melons. 

Dans  cet  effai  de  la  manière  d'in« 
cnlquer  aux  enfans  les  notions  primi- 
tives ,  on  voit  comment  l'idée  de  la 
propriété  remonte  naturellement  au 
droit  de  premier  occupant  par  le  tra- 
vail. Cela  eft  clair,  net,  fîmple ,  &" 
toujours  à  la  portée  de  l'enfant.  De 
U  jufqu'au  droit  de  propriété  &  aux 
échanges  il  n'y  a  plus  qu'un  pas,  après 


ou  DE  l'Éducation.         227 
lequel  il  faut  s'arrêter  tout  court. 

On  voit  encore  qu'une  explication 
que  je  renferme  ici  dans  deux  paees 
d'écriture  fera  peut-être  l'affaire  d'un 
an  pour  la  pratique  :  car  dans  la  car^ 
riere  des  idées  morales  on  ne  peur 
avancer  trop  lentement  ,  ni  trop  bien 
s'affermir  a  chaque  pas.  Jeunes  Maî- 
tres ,  penfez ,  je  vous  prie  ,  à  cet  exem- 
ple ,  &  fouvenez-vous  qu'en  toute 
chofe  vos  leçons  doivent  être  plus  en 
allions  qu'en  difcours  j  car  les  enfans 
oublient  aifément  ce  qu'ils  ont  dit  & 
ce  qu'on  leur  a  dit ,  mais  non  pas  ce 
qu'ils  ont  fait  ôc  ce  qu'on  leur  a  fair„ 

De  pareilles  inlirudions  fe  doivent 
donner  ,  comme  je  l'ai  dit ,  plutôt  oa 
plus  tard  ,  félon  que  le  naturel  paifi- 
ble  ou  turbulent  de  l'Elevé  en  accé- 
lère ou  retarde  le  befoin  j  leur  ufage 
eft  d'une  évidence  qui  faute  aux  yeux  : 
mais  pour  ne  rien  omettre  d'impor- 
tant dans  les  chofes  difficiles,  donnons 
<çncore  un  exemple, 

■Kvj 


21^  È    M    I    L    E  y 

Votre  enfant  difcale  gâte  tout  etf 
qu'il  touche.  Ne  vous  fâchez  point  ^ 
mettez  hors  de  fa  portée  ce  qu'il  peut 
gâter.  Il  brife  les  meubles  dont  il  fe 
fertj  ne  vous  hâtez  point  de  lui  en 
donner  d'autres  ;  laifiTez-lui  fenrir  le 
préjudice  de  la  privation.  Il  cafTe  les 
fenêtres  de  fa  chambre  :  laiffez  le  vent 
fouffler  fur  lui  nuit  ôc  joux  fans  vous 
Ibucier  des  rhumes  j  car  il  vaut  mieux 
qu'il  foit  enrhumé  que  fou.  Ne  vous 
plaignez  jamais  des  incommodités 
qu'il  vous  caufe ,  mais  faites  qu'il  les 
fente  le  premier.  A  la  fin  vous  faites 
raccommoder  les  vitres ,  toujours  fans 
lien  dire  :  il  les  cafTe  encore  j  changez 
alors  de  méthode  j  dites-lui  féche- 
jnent  ,  mais  fans  colère  j  les  fencttes 
font  à  moi ,  elles  ont  été  mifes  là  par 
jnes  foins  j  je  veux  les  garantir  j  puis 
vous  l'enfermerez  à  l'obfcurité  dans 
•un  lieu  fans  fenêtre.  A  ce  procédé  iî 
Bouveau  il  commencé  par  crier  ,  tem-> 
peter  ;  perfonne  ne  l'écoute.  Bien-toc 
il  fe  lalli  ôc.  çliange  de  ton.  U  fe  plaint» 


OU    DE    l'ÉdUCATICK.  It^ 

Il  gémir  :  un  domeftiqae  fe  préiente  , 
le  mutin  le  prie  de  le  délivrer.  Sans 
chercher  de  prétextes  pour  n'en  rien 
faire  ,  le  domeftique  répond  :  j'ai  aujji 
des  vitres  à  conferver  ,  bc  s'en  va.  Enfin 
après  que  l'enfant  aura  demeuré  là. 
pluheurs  heures ,  aiïez  long-tems  pour 
s'y  ennuyer  &:  s'en  fouvenir,  quelqu'un 
lui  fugwérera  de  vous  propofer  im  ac-» 
cord  au  moyen  duquel  vous  lui  ren- 
driez la  liberté  j  &  il  ne  caiTeroit  plus 
de  vitres  :  il  ne  demandera  pas  mieux. 
Il  vous  fera  prier  de  le  venir  voir  y 
vous  viendrez  j  il  vous  fera  fa  propo- 
fition  ,  &  vous  l'accepterez  à  l'inftanc 
en  lui  difant  :  c'eft  très-bien  penfé  , 
nous  y  gagnerons  tous  deux  \  que  n'a- 
vez-vous  eCi  plutôt  cette  bonne  idée  ? 
Et  puis ,  fans  lui  demander  ni  pro- 
teftation  ni  confirmation  de  fa  promef- 
fe  ,  vous  l'embraflTerez  avec  joie  &:  l'em* 
mènerez  fur-le-champ  dans  fa  cham- 
bre ,  regardant  cet  accord  comme  fa- 
çré  6c  inviolable  autant  que  ii  le  fer- 


î$o  Emile, 

ment  y  avoir  pafle.  Quelle  idée  pen- 
fez-vcus  qu'il  prendra  ,  lur  ce  procédé  , 
de  la  foi  des  engagemens  &c  de  leur 
utilité  ?  Je  fuis  trompé  s'il  y  a  fur  la 
terre  un  feul  enfant ,  non  déjà  gâté , 
à  l'épreuve  de  cette  conduite,  &  qui 
s'avife  après  cela  de  calTer  une  fenêtre 
à  defTein  (9).  Suivez  la  chaîne  de  touc 
cela.   Le  petit   méchant  ne  fongeoic 


(9)  Au  refte ,  qnand  ce  devoir  de  tenir  fes  engage» 
jnens  ne  feroic  pas  affermi  dans  lefpric  de  l'enfant  par 
le  poids  de  fon  utilité  ,  bientôt  le  fentiment  intérieur 
commençant  à  poindre  ,  le  lui  impofetoit  comme  uns 
loi  de  la  confcience  ;  comme  un  principe  inné  qui 
n'attend  pour  fe  développer  ,  que  les  connoiilances  aux- 
quelles  il  s'applique.  Ce  premier  trait  n'eft  point  mar* 
«5ué  par  la  main  des  hommes  ,  mais  gravé  dans  nos 
coeurs  par  l'Auteur  de  toute  juflice.  Otez  la  Loi  pri- 
mitive des  conventions  8c  l'obligation  qu'elle  im- 
j)ofe  ;  tout  eft  illufoire  ,  &:  vain  dans  la  fociété  hu- 
maine :  qui  ne  tient  que  par  fon  profit  à  fa  promelTe  , 
I\'eft  gueres  plus  lié  que  s  il  n'eût  rien  promis  •,  ou  touc 
au  plus  il  en  fera  du  pouvoir  de  la  violer  comme  delà 
tifque  des  Joueurs  ,  qui  ne  tardent  à  s'en  prévaloir  , 
^ue  pour  attendre  le  moment  de  s'en  prévaloir  avec 
plus  d'avantage.  Ce  principe  eft  de  la  detniere  impor- 
tance 6c  mérite  d'être  approfondi  •,.  ca  r  c'eil  ici  que 
l'homme  commence  à  fe  mettre  eu  comradivtioaayec 
Jiii-mêmc. 


iDu  ETE  l'Éducation.         ifp 

guère  ,  en  faifant  un  trou  pour  planter 
fa  fève ,  qu'il  fe  creufoit  un  cacKoc 
où  fa  fcience  ne  tarderoic  pas  à  le 
faire  enfermer. 

Nous  voilà  dans  le  inonde  moral  ^ 
voilà  la  porte  ouverte  au  vice.  Avec 
les  conventions  &  les  devoirs  naif- 
fentla  tromperie  &c  le  menfonge.  Dès 
qu'on  peut  faire  ce  qu'on  ne  doit  pas  , 
on  veut  cacher  ce  qu'on  n'a  pas  dû 
faire.  Dès  qu'un  intérêt  fait  promet- 
tre ,  un  intérêt  plus  grand  peut  faire 
violer  la  promelfe  j  il  ne  s'agit  plus 
que  de  la  violer  impunément.  La 
refTource  eft  naturelle  ;  on  fe  cache  Sc 
l'on  ment.  N'ayant  pu  prévenir  le  vice, 
nous  voici  déjà  dans  le  cas  de  le  pu- 
nir :  voilà  les  miferes  de  la  vie  hu- 
maine, qui  commencent  avec  fes  er- 
reurs. 

J'en  ai  dit  affez  pour  faire  enten- 
dre qu'il  ne  faut  jamais  infliger  aux 
enfans  le  châtiment  comme  châtiment, 
mais  qu'il  doit  toujours  leur  arriver 


^'j«-  Emile, 

comme  une  fuite  naturelle  de  leu*.* 
mauvaife  adion.  Ainfi  vous  ne  dé- 
clamerez point  contre  le  menfonge , 
vous  ne  les  punirez  point  précifément 
pour  avoir  menti  j  mais  vous  ferez  que 
tous  les  mauvais  eÛets  du  menfonge  , 
comme  de  n'être  point  cru  quand  on 
4it  la  vérité  ,  d'être  accufé  du  mal 
qj'i'on  n'a  point  fait ,  quoiqu'on  s'en 
défende  ,  fe  ralTemblent  fur  leur  tête 
quand  ils  ont  menti.  Mais  expliquons 
ce  que  c'eft  que  mentir  pour  les  en- 
fans. 

11  y  a  deux  fortes  de  menfonges  j 
celui  de  fait  qui  regarde  le  pafle  ,  ce- 
lui de  droit  qui  regarde  l'avenir.  Le 
premier  a  lieu  quand  on  nie  d'avoir 
fait  ce  qu'on  a  fait  ,  ou  quand  on  af- 
firme avoir  fait  ce  qu'on  n'a  pas  fait  y 
&  en  général  quand  on  parle  fciem- 
ment  contre  la  vérité  des  chofes.  L'au- 
tre a  lieu  quand  on  promet  ce  qu'on 
n'a  pas  delTein  de  tenir  ,  &  en  géné- 
;:al  quand  on  montre  une  intention 


ç>v  DE  l'Éducation.  25^, 
itontraire  à  celle  qu'on  a.  Ces  deux: 
menfonges  peuvent  quelquefois  feraf- 
fembler  dans  le  même  (10);  mais  je 
les  confîdere  ici  par  ce  qu'ils  ont  de 
différent. 

Celui  qui  fent  le  befoin  qu'il  a  du 
fecours  des  autres  ,  &  qui  ne  cei^Q 
d'éprrouver  leur  bienveuillance ,  n'a 
nul  intérêt  de  les  tromp^er  y  au  con- 
traire ,  il  a  un  intérêt  fenfible  qu'ils 
voient  les  chofes  comme  elles  font  , 
de  peur  qu'ils  ne  fe  trompent  à  fon 
préjudice.  Il  eft  donc  clair  que  le  men- 
fonge  de  fait  n'eft  pas  nilturel  aux  en- 
fans  y  mais  c'eft  la  loi  de  l'obéilTance 
qui  produit  la  nécellîté  de  mentir  „ 
parceque  l'obéiiTance  étant  pénible , 
on  s'en  difpenfe  en  fecret  le  plus  qu'on 
peut ,  &  que  l'intérêt  préfent  d'éviter 
le  châtiment  ou  le  reproche  ,  l'empor- 
te fur    l'intérêt   éloigné    d'expofer   la 


(10)  Comme  ïorfqu  acculé  d'une  mauvaife  aftion  j 
Je  coupable  s'en  défend  en  fe  difant  honnête  honime^ 
Iji  nunî  alors  dans  le  fait  &:  dssis  le  droit. 


1^4  É    H  I    î    H  5 

vérité.  Dans  l'éducation  naturelle  Zs 
libre  ,  pourquoi  donc  votre  enfant 
TOUS  mentiroit-il  ?  qu'a -t- il  à  vous 
cacher  ?  Vous  ne  le  reprenez  point  , 
vous  ne  le  punifTez  de  rien  ,  vous 
n'exigez  rien  de  lui.  Pourquoi  ne  vous 
diroit-il  pas  tout  ce  qu'il  a  fait ,  auflî 
naïvement  qu'à  fon  petit  camarade  ? 
Il  ne  peut  voir  à  cet  aveu  plus  de  dan- 
ger d'un  côté  que  de  l'autre. 

Le  menfonge  de  droit  efh  moins 
naturel  encore  ,  puifque  les  promelïes 
de  faire  ou  de  s'abftenir  font  des  ac- 
tes conventionnels  ,  qui  fortent  de 
l'état  de  nature  &  dérogent  à  la  li- 
berté. Il  y  a  plus  ',  tous  les  engage- 
mens  des  enfans  font  nuls  par  eux- 
mêmes  ,  attendu  que  leur  vue  bornée 
ne  pouvant  s'étendre  au-delà  du  pré- 
fent  ,  en  s'engageant  ils  ne  favent  ce 
qu'ils  font.  A-peine  l'enfant  peut -il 
mentir  quand  il  s'engage  ;  car  ne  fon* 
^eant  qu'à  fe  tirer  d'affaire  dans  le 
moment  préfent  ,  tout  moyen  qui  n'a 


b-u  r>r  l'Éducation.  2jf 
■pas  un  effet  préfenc  lui  devient  égal  t 
en  promettant  pour  un  tems  futur  il 
ne  promet  rien  ,  &  fon  imagination 
encore  endormie  ne  fait  point  étendre 
fon  être  fur  deux  tems  différens.  S'il 
pouvoir  éviter  le  fouet ,  ou  obtenir 
un  cornet  de  dragées  en  promettant 
de  fe  jetter  demain  par  la  fenêtre ,  il 
le  promettroit  à  l'inftant.  Voilà  pour- 
quoi les  loix  n'ont  aucun  égard  aux 
engagemens  des  enfans  j  &  quand  les 
pères  Se  les  maîtres  plus  féveres  exi- 
gent qu'ils  les  rempliflent  ,  c'eft  feu- 
lement dans  ce  que  l'enfant  devroic 
faire  ,  quand  même  il  ne  l'auroit  pas 
promis. 

L'enfant  ne  fâchant  ce  qu'il  faic 
quand  il  s'engage  ,  ne  peut  donc  men* 
tir  en  s'engageant.  Il  n'en  eft  pas  de 
même  quand  il  manque  à  fa  promeiTe, 
ce  qui  eil:  encore  une  efpece  de  men- 
fonge  rétroactif;  car  il  fe  fouvienc 
très  bien  d'avoir  fait  cette  promelTe  5 
mais  ce  qu'il  ne  voit  pas  3  c'eft  l'im- 


"l^'é  Emile, 

portance  de  la  tenir.  Hors  d'état  der 
lire  dans  l'avenir  ,  il  ne  peut  pré- 
voir les  conféquences  des  chofes  , 
&  quand  il  viole  fes  engagemens  , 
il  ne  fait  rien  contre  la  raifon  de  fon 
âge. 

Il  fuit  de  là  que  les  menfonges  des 
enfans  font  tous  l'ouvrage  des  Maî- 
tres ,  &  que  vouloir  leur  apprendre 
à  dire  la  vérité ,  n'eîl  autre  chofe  que 
leur  apprendre  à  mentir.  Dans  l'em- 
prelTement  qu'on  a  de  les  régler  ,  de 
les  gouverner  ,  de  les  inftruire ,  on 
ne  fe  trouve  jamais  adez  d'inftrumens 
pour  en  venir  à  bout.  On  veut  fe  don- 
ner de  nouvelles  prifes  dans  leur  ef- 
prit  par  des  maximes  fans  fondement, 
par  des  préceptes  fans  raifon  ,  &  l'on 
aime  mieux  qu'ils  fâchent  leurs  le- 
çons &  qu'ils  mentent,  que  s'ils  de- 
meuroient  ignorans  &  vrais. 

Pour  nous  qui  ne  donnons  à  nos 
Elevés  que  des  leçons  de  pratique  , 
Se  qui  aimons  mieiix  qu'ils  foient  bon^ 


237 

tjue  fa  vans,  nous  n'exigeons  point 
d'eux  la  vérité  ,  de  peur  qu'ils  ne  la 
déguifent  ,  ôc  nous  ne  leur  faifons 
rien  promettre  qu'ils  foient  tentés  de 
ne  pas  tenir.  S'il  s'efi:  fait  en  mon 
abfence  quelque  mal  ,  dont  j'ignore 
l'auteur  ,  je  me  garderai  d'accufer 
Emile,&:  de  lui  dire  :  eji-ce  vous  (i  i)  ? 
Car  en  cela  que  ferois-je  autre  chofe 
fînon  lui  apprendre  à  le  nier  ?  Que  iî 
fon  naturel  difficile  me  f^orce  à  taire 
avec  lui  quelque  convention ,  je  pren- 
drai fi  bien  mes  mefures  que  la  pro- 
pofition  en  vienne  toujours  de  lui  , 
jamais  de  moi  ;  que  quand  il  s'eft  en- 
gagé il  ait  toujours  un  intérêt  préfenc- 
^  fenfible  à  remplir  fon  engagement  j 


(li)  Rien  n'efc  plus  indircrer  qu'une  pareille  quef-^ 
tioii  ,  fur-  tout  quand  l'enfant  elt  coupable  :  alors  s'il 
croit  que  vous  favez  ce  qu'il  a  fait,  il  vetra  que  vous 
lui  tendez  un  piég»  ,. 5c  cette  opinion  ne  peut  manquer 
de  rindifpofcr  contre  vous.  S'il  ne  le  croit  pas ,  il  fe 
dira  ,  pourquoi  découvriroisje  ma  faute  î  &:  voilà  !a 
première  tentation  du  menfonge  devenue  l'eliec  d^ 
'yocre  imprudente  ijucllioû. 


4  5  3  É    M    I    L    1  , 

êc  que  Cl  jamais  il  y  manque ,  ce  men- 
fonge   attire  fur  lui  des  maux    qu'il 
voye  fortir  de  l'ordre  même  des  cho- 
Jes  ,   &  non  pas  de  la  vengeance  de 
fon  Gouverneur.   Mais   loin   d'avoir 
befoin   de  recourir  à  de  fi  cruels  ex- 
pédiens  ,  je  fuis  prefque  sûr  qu'Emile 
apprendra  fort  tard  ce  que  c'eft  que 
j-nentir  ,  6c  qu'en  l'apprenant  il   fera 
fort  étonné  ,  ne  pouvant  concevoir  a 
quoi  peut  être  bon  le  menfonge.  Il  eft 
très  clair  que  plus  je  rends  fon  bien- 
ctre  indépendant ,  foit  des  volontés  , 
foit  des  jugemens  des  autres  ,  plus  je 
coupe  en  lui  tout  intérêt  de  mentir. 

Quand  on  n'eft  point  prelTé  d'inf- 
truire,  on  n'eft  point  prefle  d'exiger, 
6c  l'on  prend  fon  tems  pour  ne  rien 
exiger  qu'à  propos.  Alors  l'enfant  fe 
forme  ,  en  ce  qu'il  ne  fe  gâte  point. 
Mais  quand  un  étourdi  de  Précepteur  , 
ne  fâchant  comment  s'y  prendre  ,  lui 
fait  à  chaque  inftant  promettre  ceci 
#u  cela ,  fans  diftinction  ,  fans  choix , 


I 


<5xf  DE  l'Education.  13<> 
Tans  mefure  ,  l'enfant  ennuyé  ,  fur- 
chargé  de  toutes  ces  promelTes  ,  les 
néglige ,  les  oublie  ,  les  dédaigne  en- 
fin j  &c  les  regardant  comme  autant 
de  vaines  formules ,  fe  fait  un  jeu  de 
les  faire  ôc  de  les  violer.  Voulez- vous 
donc  qu'il  foit  fidèle  à  tenir  fa  paro- 
le ?  foyez  difcret  à  l'exiger. 

Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'en- 
trer fur  le  menfonge,  peut  à  biea  des 
égards    s'appliquer  à  tous   les   autres 
devoirs ,  qu'on  ne  prefcrit  aux  enfans 
qu'en  les  leur  rendant  non-feulement 
haïïfables  ,  mais   impraticables.  Pour 
paroître  leur  prêcher  la  vertu  ,  on  leur 
fait  aimer  tous  les  vices  :  on  les  leuc 
donne  en  leur  défendant  de  les  avoir. 
Veut-on  les  rendre  pieux  ?  on  les  me- 
né s'ennuyer  à  l'Eglifej  en  leur   fai- 
fant  incelTamment  marmoter  des  priè- 
res ,  on  les  force  d'afpirer  au  bonheur 
de  ne  plus  prier  Dieu.  Pour  leur  inf- 
pirer  la  charité ,  on  leur  fait   donner 
l'aumône ,  comme  fi  l'on  dédaignoit 


é 

^40  É   M    I    L    ^  5 

de  la  donner  foi-même.  Eh  !  ce  n'efB 
pas  l'enfant  qui  doit  donner ,  c'eft  le 
Maître:  quelque  attachement  qu'il  ait 
pour  £on.  Elevé ,  il  doit  lui  difputer 
cet  honneur  ,  il  doit  lui  faire  juger 
qu'à  fon  âge  on  n'en  efb  point  encore 
digne.  L'aumône  eft  une  action  d'hom- 
me qui  connoîr  la  valeur  de  ce  qu'il 
donne ,  3c  le  befoin  que  fon  fembla- 
ble  en  a.  L'enfant  qui  ne  connoîtrieii 
<le  cela,  ne  peut  avoir  aucun  mérite 
à  donner^  il  donne  fans  charité  ,  fans 
bienfaifance  j  il  efc  prefque  honteiLX  de 
donner ,  quand  fondé  fur  fon  exemple 
ÔC  le  vôtre  ,  il  croit  qu'il  n'y  a  que 
les  enfans  qui  donnent ,  &  qu'on  ne 
fait  plus  l'aumône  étant  grand. 

Remarquez  qu'on  ne  fait  jamais 
donner  par  l'enfant  que  des  chofes 
dont  il  ignore  la  valeur  j  des  pièces 
de  métal  qu'il  a  dans  fa  poche  ,  & 
qui  ne  lui  fervent  qu'à  cela.  Un  enfant 
donneroit  plutôt  cent  louis  qu'un  gâ- 
teau. Mais  engagez  ce  prodigue  diftri- 

buteur , 


ou  DE  l'Éducation.  ri^x 
iîuteur  à  donner  les  chofes  qui  lui  font 
chères  ,  des  jouets  ,  des  bonbons ,  fon 
-goûté,  ôc  nous  fauronsbien-tôrfi  vous 
l'avez  rendu  vraiment  libéral. 

On  trouve  encore  un  expédient  à 
cela  y  c'eft  de  rendre  bien  vite  à  l'en- 
fant ce  qu'il  a  donné,  de  forte   qu'il 
..^'accoutume  à  donner  tout  ce  qu'il  fait 
bien  qui  lui  va  revenir.  Je  n'ai  guè- 
res  vu  dans  les  enfans  que  ces  deux 
efpeces  de  générofité  j  donner  ce  qui 
ne  leiir  eft  bon  à  rien,  ou  donner  ce 
qu'ils  font  sûrs  qu'on  va  leur  rendre. 
Faites  en    forte  ,  dit  Locke  ,  qu'ils 
foient  convaincus  par  expéoence  que 
le  plus  libéral  eft  toujours  le  mieux 
^partagé.  C'eft-là  rendre  un  enfant  li- 
béral en  apparence  ,  &  avare  en  effet. 
îl  ajoute  que  les  enfans  contrarieront 
ninfi  rha;bitude  de  la  libéralité  j  oui  , 
d'une  libéralité  ufuriere,  qui  donne  un 
œuf  pour  avoir  un  bœuf.  Mais  quand 
il  s'agira  de  donner  tout  de  bon  ,  adieu 
l'habitude  j  lorfqu'oii  cêffera  de  leur 
Tpme  L  iL 


rendre  ,  ils  cefferonc  bientôt  de  don« 
ner.  Il  faut  regarder  à  l'habitude  de 
l'ame  plutôt  qu'à  celle  des  mains.  Tou- 
tes les  autres  vertus  qu'on  apprend  aux 
enfans  reflTemblent  à  celle-là  ,  &  c'eft 
à  leur  prêcher  ces  folides  vertus  qu'on 
ufe  leurs  jeunes  ans  dans  la  triftelTe. 
Ne  voilà- t-il  pas  une  favante  éduca- 
tion ! 

Maîtres ,  laiffez  les  fimagrées  ,  foyez 
vertueux  &  bons  ;  que  vos  exemples 
ie  gravent  dans   la  mémoire    de  vos 

■  Elevés  ,  en  attendant  qu'ils  puilTenc 
entrer  dans  leurs  cœurs.  Au  lieu  de  me 
hâter  d'exiger  du  mien  des  aéles  de 
charité ,  j'aime  mieux  les  faire  en  fa 

-préfence  ,  &  lui  ôter  même  le  moyen 
de  m'imiter  en  cela  ,  comme  un  hon- 
neur qui  n'eft  pas  de  fon  âge  j  car  il 
importe  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  re- 
garder les  devoirs  des  hommes  feule^ 
ment  comme  dçs  devoirs  d'enfans. 
Que  fi  me  voyant  aflifter  les  pauvres, 
il  me  queftionne  là-deiTus,  ôc  qu'il  foii 


ou    DE    l'ÉdUCATIOW.  245 

tems  de  lui  répondre  (12)  ,  je  lui  di- 
rai ;  "  mon  ami  ,  c'ell:  que  quand  les 
>»  pauvres  ont  bien  voulu  qu'il  y  eue 
"  des  riches  ,  les  riches  onc  promis 
»>  de  nourrir  tous  ceux  qui  n'auroient 
»  de  quoi  vivre  ni  par  leur  bien 
>•  ni  par  leur  travail.  Vous  avez  donc 
M  aulîî  promis  cela  ?  «  reprendra- t-il. 
"  Sans  doute  :  Je  ne  fuis  maître  du 
»>  bien  qui  palTe  par  mes  mains  qu'a- 
-»»  vec  la  condition  qui  eft  attachée  a- 
w  fa  propriété.    . 

Après  avoir  entendu  ce  difcours  ^ 
(  &  l'on  a  vu  comment  on  peut  mettre 
un  enfant  en  état  de  l'entendre  )  i.ti 
autre  qu'Emile  feroit  tenté  de  m'imi- 
ler  ôc  de  fe  conduire  en  homme  ri- 
che 5  en  pareil  cas  ,  j'empccherois  au 
=moins  que  ce  n«  fût  avec  oftentation  y 


(li)  On  doit  concevoir  que')e  lîè  réfouspas  fes  qucf- 
tion  quand  il  lui  pb't ,  mais  quand  il  me  plaie  ;  au- 
trement ce  fcroit  m'aflervir  à  fes  vo'oncés  ,  &.  mô 
mettre  daas  U  plus  daigereufe  dépendance  où  unCou- 
■veine«r  f  iriile  ca:e  d-^  f<3H  Lievo. 

L     ij 


i44  E   ^    ILE, 

j'.iimerois  mieux  qu'il  me  dérobât  mon 
(droit  &c  fe  cachât  pour  donner.  C'eft: 
une  fraude  de  fon  âge  ,  &c  la  feule  que 
je  lui  pardonnerois, 

Je  fais  que  toutes  ces  vertus  par  imi- 
tation font  des  vertus  de  finge,  ôc  que 
nulle  bonne  adion  n'eft  moralement 
bonne  que  quand  on  la  fait  comme 
telle  ,  ôc  non  parceque  d'autres  la 
font  Mais  dans  un  âge  ,oii  le  cœur  ne 
fent  rien  encore ,  il  faut  bien  faire 
imiter  aux  enfans  les  ades  dont  on 
veut  leur  donner  l'habitude  ,  en  atten- 
idant  qu'ils  les  puilTent  faire  par  dif- 
cernement  Se  par  amour  du  bien. 
5L'homme  eft  imitateur  ,  l'animal  mê- 
me l'eft  j  le  goût  de  l'imitation  eft  de 
la  nature  bien  ordonnée  ,  mais  il  dé- 
crenere  en  vice  dans  la  fociécé.  Le 
fmge  imite  l'homme  qu'il  craint ,  êc 
n'imite  pas  les  animaux  qu'il  méprife  j 
il  juge  bon  ce  que  fait  un  être  meil- 
leur que  lui.  Parmi  nous  ,  au  con< 
iraire  ,  op^  Arleouins  de  toute  ef^eç^ 


otj  DE  l'Éducation.  245 
imitent  le  beau  pour  le  dégrader,  pouif 
le  rendre  ridicule  ;  ils  cherchent  dans 
le  fentiment  de  leur  bafTelFe  à  s'égaler 
ce  qui  vaut  mieux  qu'eux,  ou  s'ils 
s'efforcent  d'imiter  ce  qu'ils  admirent, 
on  voit  dans  le  choix  des  objets  le  faux 
goût  des  imitateurs  j  ils  veulent  bien 
plus  en  impofer  aux  autres  ou  faire 
applaudir  leur  talent ,  que  fe- rendre 
meilleurs  ou  plus  fages.  Le  fondement 
de  l'imitation  parmi  nous  ,  vient  du 
defir  de  fe  tranfporter  toujours  hors 
de  foi.  Si  je  réuiîîs  dans  mon  enrre- 
prife  ,  Emile  n'aura  furement  pas  ce 
defir.  Il  faut  donc  nous  palTer  du  bien 
apparent  qu'il  peut  produire. 

Approfondilfez  toutes  les  règles  de 
votre  éducation  ,  vous  les  trouverez 
ainfî  toutes  à  contre-fens  ,  fur-tout  en 
ce  qui  concerne  les  vertus  &  les  mœurs. 
La  feule  leçon  de  morale  qui  convien- 
ne à  l'enfance  &c  la  plus  importante  à 
tout  âge  ,  eft  de  ne  jamais  faire  de  mal- 
si  perfonne.  Le  précepte  même  de  faire 

L  iij 


74e  È  M   T    I    E  , 

du  bien,s'il  n'eft  fubordonné  à  celui-là, 
efl:  dangereux,  faux,  contradidtoire. 
Qai  eft-ce  qui  ne  fait  pas  du  bien  ?  tout 
le  monde  en  fait,  le  méchant  comme 
les  autres  ;  il  fait  un  heureux  aux  dé- 
pens de  cent  miférables ,  &  delà  vien- 
nent toutes  nos  calamités.  Les  plusfu- 
blimes  vertus  font  négatives  :  elles 
font  aufîî  les  plus  difficiles  ,  parce- 
qu'elles  font  fans  oRentation ,  de  au- 
deiTus  même  de  ce  plaifir  Ci  doux  au 
cœur  de  Thonime^d'en  renvoyer  un  au- 
tre content  de  nous.  O  quel  bien  fait- 
néceflairement  i  fes  femblablcs  celui 
d'entre  eux  ,  s'il  en  efl  un  ,  qui  ne  leur 
fait  jamais  de  mal  !  De  quelle  intrépi- 
dité d'ame  ,  de  quelle  vigueur  de  ca- 
ractère il  a  befoin  pour  cela  î  ce  n'eft  pas 
en  raifonnant  fur  cette  maxime  ,  c'eft 
en  tâchant  de  la  pratiquer,  qu'on  fent 
combien  il  eft  grand  ôc  pénible  d'y 
réuflîr  (13). 


(ij)  Le  précepte  de  ne  jamais  nuiie  à  auciui  empor:ft 


dû  CE  l'Éducation.  247 

Voilà  quelques  foibles  idées  des 
précanrions  avec  lesquelles  je  voudrois 
qu'on  donnât  aux  enfans  les  inftruc- 
tîons  qu'on  ne  peut  quelquefois  leur 
refufer  faris  les  expofer  à  nuire  à  eux- 
mêmes  8c  aux  autres ,  &  fur-tout  à  con- 
tra 6ter  de  mauvaifes  habitudes  dent 
on  auroit  peine  enfuite  à  les  corriger  :• 
rhais  foyons  fûrs  que  cette  nécefiitéfe 
prcfentera  rarement  pour  les  enfans 
élevés  comme  ilsdoivenr  Tctre  ^  parce- 
qu'il  eO:  impo/ïîble  qu'ils  deviennent 
indociles  5  médians  ,  menteurs  ,  avi- 


celui  de  tenir  à  la  fociké  humaine  le  moins  qu'il  eft 
poffîble  ;  cai-  dan^-  1  état  focial  le  bien  de  l'un  fait  né- 
cedairemenr  le  mal  de  l'autre.  Ce  rapport  efl:  dans  l'ef- 
fence  de  la  chofe  6c  ri^'n  ne  Liuroit  le  changer  ;  qu'on 
cherche  fur  ce  principe  lequel  efl  le  meilleur  de  l'hom- 
me focial  ou  du  folitaiie.  Un  Auteur  illuftre  di:  qu'il' 
n'y  a  q'Je  le  méchant  qui  fait  feul  -,  moi  je  dis  qu'il 
n'y  a  que  le  bon  qui  foit  feul;  fi  cette  proportion  eft 
moins  fententieufe  ,  elle  eft  plus  vraie  &.  mieux  rai- 
fonnée  que  la  précédente.  Si  le  méchant  ctSa  fcul  quel 
mal  feroit  il  ?  c'eft  dans  la  fociété  qu'il  drciïe  fes  -na- 
chines  pour  nuire  aux  autres.  Si  l'on  veut  rétorquer 
cet  arguinent  pour  l'homme  de  bien  ,  je  réponds  pat 
l-atcicle  auquel  appartient  cette  note. 


L  iv 


T4^  Emile, 

des  ,  quand  on  n'aura  pas  femé  dânîl 
leurs  cœurs  les  vices  qui  les  rendent 
tels.  Ainfî  ce  que  j'ai  dit  fur  ce  point 
fert  plus  aux  exceptions  qu'aux  règles  j 
mais  ces  exceptions  font  plus  fréquen- 
tes à  mefure  que  les  enfans  ont  plus 
d'occafîons  de  lortir  de  leur  état  de 
de  contraéler  les  vices  des  hommes.  Il 
faut  nécefTairemcnt  à  ceux  qu'on  éle- 
vé au  milieu  du  monde  des  inftruc- 
tions  plus  précoces  qu'à  ceux  qu'on 
cleve  dans  la  retraite.  Cette  éduca- 
tion folitaire  feroit  donc  préférable  ^ 
quand  elle  ne  feroit  que  donner  à  l'en- 
fance le  tenis  de  meurir. 

Il  efl  un  autre  genre  d'exceptionî 
contraires  pour  ceux  qu'un  heureux  na- 
turel élevé  au  delTus  de  leur  âge.  Com- 
me il  y  a  des  hommes  qui  ne  fortent 
jamais  de  l'enfance  ,  il  y  en  a  d'autres 
qui  ,pour  ainii  dire,  n'y  palfent  point, 
ôc  font  hommes  prefque  en  nailîant. 
Le  mal  eft  que  cette  dernière  excep- 
tion ell:  très  rare ,  très  difficile  à  cou- 


ou    DE    LhDUCATION.  245> 

lioître  ,  &c  que  chaque  mare,  imaginant 
qu'un  enfant  peut  être  un  prodige, 
ne  cloute  point  que  le  fien  n'en  foie 
un.  Elles  font  plus  ,  elles  prennent 
pour  des  indices  extraordinaires  ,ceux 
mêmes  qui  marquent  l'ordre  accou- 
tumé :  la  vivacité  ,  les  faillies  ,  l'é- 
tourderie ,  la  piquante  naïveté;  tous 
fîgnes  caraélériiliques  de  l'âge  ,  8c  qui 
montrent  le  mieux  qu'un  enfant  n'eft 
qu'un  enfant.  Eft-il  étonnant  que  ce* 
lui  qu'on  fait  beaucoup  parler  ôc  à  qui 
l'on  permet  de  tout  dire  ,  qui  n'eft: 
gêné  par  aucun  égard  ,  par  aucune 
bienféance  ,  faffe  par  hafard  quelque 
heureufe  rencontre  ?  Il  le  feroit  bien 
plus  qu'il  n'en  fît  jamais  ,  comme  il 
le  feroit  qu'avec  mille  menfonges  un 
Aftrologue  ne  prédit  jamais  aucune 
vérité.  Ils  mentiront  tant  _,  difoic 
Henri  IV,  qu'à  la  fin  ils  diront  vrai. 
Quiconque  veut  trouver  quelques  bons 
mors,  n'a  qu'à  dire  beaucoup  defo- 
Ûfes»  Dieu  garde  de  mal  les  gens  à  la 


2:50  Ë    MI    I   E  j 

mode  qui  n'ontpas  d'aiure^mérite  poui*" 
erre  fêtés. 

Les  penfées  les  plus  brillantes  peu- 
vent tomber  dans  le  cerveau  des   en- 
fans  ,  ou  p!»nôt  les   meilleurs   mots 
«lans  leur  bouche ,  comme  les  diamans 
du  plus  grand  prix  fous  leurs  mains , 
fans  que  pour  cela  ni  les  penfées  ,  ni 
îbs  diamans  leur  appartiennent  ;  il  n'y 
a  point    de  véritable  propriété  pour 
cez  âge  en  aucun  genre.  Les  chofes  que 
dit  un  enfant   ne  font  pas  pour   lui 
œ  qu'elles  font  pour  nous ,  il  n'y  joint 
pas  les   mêmes  idées.   Ces  idées ,   /i 
tant  eft  qu'il  en  ait ,  n'ont  dans  fa  tête 
jii  fuite  ni  liaifon  ;  rien  de  fixe  ,  rien, 
d'affuré  dans  tout  ce  qu'il  penfe.  Exa- 
minez votre  prétendu  prodige.  En  de 
certains  momens   vous  lui  trouverez 
rtn  reiïort  d'une  extrême  activité ,  une 
darté  d'efprit  à  percer  les  nues.  Le 
plus  fouvent  ce  même  efprit  vous  pa- 
ipîr  lâche,   moite,  de   comme  envi-- 
ssiini.  d-U.n  épais  brouillard,  TantQt.iL 


ou  DE  l'Éducation.         25 r 

•  vous  devance  &  tantôt  il  refte  immo- 
bile. Un  inftant  vous  diriez  ,  c'eft  un 
génie,  &  l'inftant  d'après ,  c'eft  un  (ot  : 
vous  vous  tromperiez  toujours  j  c'eft 
un  enfant.  C'eft  un  aiglon  qui  fend 
l'air  un  inftant,  &  retombe  l'inftanc 
d'après  dans  fon  aire. 

Traitez-le  donc  félon  fon  âge  mal- 
gré  les  apparences ,  &  craignez  d'é- 
puifer  fes  forces  pour  les  avoir  voulu, 
trop  exercer.  Si  ce  jeune  cerveau  s'é- 
chauffe, fi  vous  voyez  qu'il  commen- 
ce à  bouillonner ,  laiiTez-le  d  abord 
fermenter  en  liberté  ,  mais  ne  l'exci- 
tez jamais ,  de  peur  que  tout  ne  s'ex- 
hale ;  &c  quand  les  premiers  efpiits  fe 
feront  évaporés  ,  retenez ,  comprimez"' 
les  autres  ,  jufqu'à  ce  qu'avec  les  an- 
nées tout  fe  tourne  en  chaleur  Se.  en 
véritable  force.  Autrement  vous  per- 
drez votre  tems  de  vos  foins  j  vous 
détruirez  votre  propre  ouvrage  5  ÔC 
après  vous  être  indifcrettement  enivrés - 
de  coûtes  ces  vapeurs  infiamzTiabies'^-, 


2,5  2/  Emile, 

il  ne  vous  refcera  qu'un  marc  fans  vî-^  - 
gueur. 

Des  enfans  étourdis  viennent  les 
hommes  vulgaires  j  je  ne  fâche  point 
d'obfervation  plus  générale  Se  plus 
certaine  que  celle-là.  Rien  n'eft  plus 
difficile  que  de  diftinguer  dans  l'en- 
ù.n.CQ  la  ilupidité  réelle  ,  de  cette  ap- 
parente (Se  trompeufe  ftupidité  qui  eft 
l'annonce  des  âmes  fortes.  11  paroîc 
d'abord  étrange  que  les  deux  extrêmes 
aient  des  fignes  ii  femblables,  &  cela 
doit  pourtant  être  5  car  dans  un  âge 
où  l'homme  n'a  encore  nulles  vérita- 
bles idées  ,  toute  la  différence  qui  fe 
trouve  entre  celui  qui  a  du  génie  ce  ce- 
lui qui  n'en  a  pas  ,  ell;  que  le  dernier 
n'admet  que  de  faulTes  idées  ,  &  que. . 
le  premier  n'en  trouvant  que  de  telles 
n'en  admet  aucune  j  il  reffcmble  donc 
au  ftupide  en  ce  que  l'un  n'eft  capa- 
ble de  rien  ,  3c  que  rien  ne  convienc 
à  l'autre.  Le  feul  figne  qui  peut  les 
diftinguer  dépend  du  hafard  qui  peuc 


ou    DE    l'ÉdUCATTÔK.  2fJ 

0:ffrir  au  dernier  quelque  idée  à  fa  por- 
tée, au  lieu  que  le  premier  elt  tou- 
jours le  nrSme  par-tour.  Le  jeune  Ca- 
ton,  durant  fon enfance,  fembloit  un 
imbécilledans  la  maifon.  Il  étoit  ta- 
citurne Se  opiniâtre  :  voilà  tout  le  ju- 
gement qu'on  portoit  de  lui.  Ce  ne 
fut  que    dans  l'antichambre  de  Sylla 
que  fon  oncle  apprit  à  le  connoîrre. 
S'il  ne  fût  point  entré  dans  cette  anti- 
chambre ,  peut-être  eût-il   pafifé  pour 
ime  brute  jufqu'à  l'âge  deraifon  :  fiCé- 
far  n'eût  point  vécu,  peut-être  eût-on 
toujours  traité  de  vifionnaire  ce  même 
Caton ,  qui  pénétra  fon  funefte  génie  ÔC 
prévit  tous   fes  projets  de  fi  loin.  O 
que  ceux  qui  jugent  G  précipitamment 
les  enfans  font  fujets  à  fe   tromper  î 
Ils  font   fouvent  plus   enfans  qu'eux. 
J'ai   vu  dans  un  â^e  affez  avancé   un 
homme  qui  m'honoroit  de  fon  ami- 
tié  pafTer ,  dans  fa  famille  ôc  chez  {es 
Amis, pour  un  efprit  borné  ^  cette  ex« 
cellente  tète  fe  meiirifToit  en  filence. 


154  E  M  r  £  fj 

Tout-à  coup  il  s'eft  montré  PKiîofcî-i^ 
plie ,  &:  je  ne  doute  pas  que  la  poftérité 
ne  lui  marque  une  place  honorable  & 
diftinguée  parmi  les  meilleurs  raifon- 
neurs  ôc  les  plus  profonds  métaphyd- 
ciens  de  fon  ficelé. 

Refpedez  l'enfance  ,  &  ne  vous 
preffez  point  de  la  juger  foiten  bien, 
foit  en  mal.  Laillez  les  exceptions 
s'indiquer  ,  fe  prouver  ,  fe  confirmer 
long-tems  avant  d'adopter  pour  elles 
àes  méthodes  particulières.  Laifiez 
long-rems  agir  la  nature  avant  de  vous 
mcler  d'agir  à  fa  place  ,  de  peur  de 
contrarier  fes  opérations  !  Vous  con- 
noiflez  ,  dites- vous  ,  le  prix  du  tems , 
&  n'en  voulez  point  perdre!  Vous  ne 
voyez  pas  que  c'eftbien  plus  le  perdre 
d'en  mal  ufer  que  de  n'en  rien  faire  ; 
&  qu'un  enfant  mal  inftruit ,  eft  plus 
loin  de  la  fagefie  j  que  celui  qu'on  n'a. 
point  inftruit  du  tout.  Vous  êtes  allar- 
mé  de  le  voir  confumer  fes  premières 
années   à  ne  rien  faire !!  Comment! 


bu    DE  l'Éducation.        i$f 

ii^eft-ce  rien  que  d'être  heureux  ?  N'eft- 
ce  rien  que  de  fauter,  jouer,  courir 
toute  la  journée  ?  De  fa  vie  il  ne  fera 
lî  occupé.  Platon ,  dans  fa  Républi- 
que qu'on  croit  fi  auftere  ,  n'élevé  les 
enfans  qu'en  fêtes  ,  jeux,  cHanfonSy 
pafTe-temsj  on  diroit  qu'il  a  tout  fait 
quand  il  leur  a  bien  appris  à  fe  ré- 
jouir j  5c  Seneque  parlant  de  l'ancienne 
Jeuneiïe  Romaine  ,  elle  étoit ,  dit-il  j 
toujours  debout ,  on  ne  lui  enfeignoit 
rien  qu'elle  dût  apprendre  afiîfe.  En 
valoit-elle  moins  parvenue  à  l'âge  vi- 
ril? effrayez- vous' donc  peu  de  cette 
oifiveté  prétendue.  Que  diriez-vous 
d'un  homme  qui  pour  mettre  toute  la 
vie  à  profit  ne  voudroit  jamais  dor- 
mir ?  Vous  diriez  j  cet  homme  e(b 
infenfé  j  il  ne  jouit  pas  du  tems ,  il  fe 
l'ôte  :  pour  fuir  le  fommeil  il  court  à 
la  mort.  Songez  donc  que  c'eft  ici  la 
même  chofe,  ôc  que  l'enfance,  eft  le. 
fommeil  de  la  raifon. 

i;'ap£arent:e  facilité  d'apprendre. eft: 


'i^(j  É    A£    î    L    E  5 

caufe  de  la  perte  des  enfans.  On  né 
voir  pas  que  cette  facilité  même  eft  la. 
preuve  qulls  n'apprennent  rien.  Leur 
cerveau  lice  èc  poli  ,  rend  comme  un 
miroir  les  objets  qu'on  lui  préfente^ 
mais  rien  ne  refte  ,  rien  ne  pénètre. 
L'enfant  retient  les  mots  ,  les  idées  fe 
réHéchilfent  j  ceux  qui  l'écourent  les 
en  lin  dent,  lui  feul  ne  les  entend  point. 
Quoique  la  mémoire  6c  le  raifonne- 
ment  foient  deux  facultés  eflentielle- 
ment  différentes  ;  cependant  l'une  ne 
fe  développe  véritablement  qu'avec 
l'antre.  Avant  l'âge  de  raifon  Penfant 
ne  reçoit  pas  des  idées  ,  mais  des  ima- 
ges j  &  il  y  a  cette  différence  entre  les 
unes  ôc  les  autres ,  que  les  images  ne 
font  que  des  peintures  abfolues  des  ob- 
jets fenfibles  ,  &  que  les  idées  font 
des  notions  des  objets ,  déterminées: 
par  des  rapports.  Une  image  peut- 
être  feule  dans  l'efprit  qui  fe  la  repré- 
fente  j  mais  toute  idée  en  fuppofe 
4'aatres.  Quand  on  imagine,  on  ne  faic 


ou    DE    L'ÉDUCATIO>r.  1  y/ 

r[ue  voir  j  quand  on  conçoit ,  on  com- 
pare. Nos  fenfations  font  purement 
pafïîves,  au  lieu  que  toutes  nos  percep- 
tions ou  idées  naiffent  d'un  principe 
adif  qui  juge.  Cela  fera  démontré  ci- 
après.  ' 

Je  dis  donc  que  les  enfans  n'étant 
pas  capables  de  jugement  n'ont  point 
de  véritable  mémoire.  Ils  retiennent 
des  fons,  des  figures,  des  fenfations, 
rarement  des  idées  ,  plus  rarement 
leurs  liaifons.  En  m'objectant  qu'ils 
apprennent  quelques  élemens  de  Géo- 
métrie j  on  croit  bien  prouver  contre 
moi ,  Se  tout  au  contraire  ,  c'eft  pour 
moi  qu'on  prouve  :  on  montre  que 
loin  de  favoir  raifonner  d'eux-mêmes, 
ils  ne  favent  pas  même  retenir  les  rai- 
fonnemens  d'autrui  j  car  fuivez  ces 
petits  Géomètres  dans  leur  méthode  , 
vous  voyez  aullî-tôt  qu'ils  n'ont  re- 
tenu que  l'exade  imprefîion  de  la  fi- 
gure ôc  les  termes  de  la  démonftra- 
uon.    A  la  moindre  abjedion  no-u- 


i5^  Emile, 

velle  j.iisn'y  font  plus;  renverfez  la 
figure ,  ils  n'y  font  plus  Tout  leur 
favoir  eft  dans  la  fenfation  ,  rien  n'a 
palTé  jufqu'à  l'entendement.  Leur  mé- 
moire elle-même  n'eft  gucres  plus 
parfaite  que  leurs  autres  facultés  ; 
puifqu'ii  faut  prefque  toujours  qu'ils 
rapprennent  étant  grands  lès  chofes 
dont  ils  ont  appris  les  mots  dans  l'en- 
fance. 

Je  fuis  cependant  bien  éloigné  de 
penfer  que  les  enfins  n'aient  aucune 
efpece  de  raifonnement  (14).  Au  con-- 


(14)  J'ai  fdk  cent  fois  réflexion  en  écrivant ,  qu'il 
eft  impo;Tible  dans  un  long  ouvrage  ,  de  donner  ton--' 
jours  les  mêmes  fens  aux  mêmes  mots.  Il  n'y  a  point 
de  langue  aflez  riche  pour  fournir  autant  de  termes , 
ée  tours  &  de  phrafes  ,  que  nos  idées  peuvent  avoir  de 
TOodiiî.ations.  La  mctliode  de  définir  tous  les  ter- 
mes ,  Se  de  fubflitu.T  fans  cefle  la  définition  à  la  place 
«lu  défini  efl  belle  ,  mais  impratiquable  ■,  car  comment 
éviter  le  cercle?  les  définitions  pourroient  être  bonnes 
fi  l'on  n'employoit  pas  des  mots  pour  les  faire.  Malgré 
cela,  je  fuis  perfuadé  qu'on  peut  être  clair,  même 
dans  la  pauvreté  de  notre  Lrngue  ;  non  pas  en  donnant 
toujours  les  mê:ncs  acceptions  aux  mêmes  mots .  mais 
^  fiifant  en  force  ,  autant  de  fois  qu'on  emploie  dx^- 


ou    DE     l'ËdUCATIOîÏ.  25-5 

traire ,  je  vois  qu'ils  raifonnent  très 
bien  clans  tour  ce  qu'ils  connoiflent, 
ôc  qui  fe  rapporte  à  leur  intérêt  pré- 
fent  &  fenfible.  Mais  c'eft  fur  leurs 
connoifTances  que  l'on  fe  trompe ,  en 
leur  prêtant  celles  qu'ils  n'ont  pas  ,  Sc 

tles  faifant  raifonner  fur  ce  qu'ils  ne- 
fauroient  comprendre.  On  fe  trompa 
encore  en  voulant  les  rendre  attentif?- 
à  des  confidcrations  qui  ne  les  tou-^ 
chent  en  aucune  manière ,  comme  cel- 
le de  leur  intérêt  à  venir  ,  de  leur  bon^ 
heur  étant  hommes  ,  de  l'eftime  qu'on 
aura  pour  eux  quand  ils  feront  grands  5. 
difcours  qui,  tenus  à  des  êtres  dépour- 
vus de  toute  prévoyance  ,  ne  figni-- 
fient  abfolument  rien  pour  eux.  Or , 


que  mot, que  l'acception  qu'on  lui  donne  foit  fulïirani<' 
ment  déterminée  par  les  idées  qui  s'y  r.ifportcnt  ,  & 
que  chaque  période  où  ce  mot  fe  trouve  lui  ferve  , 
pour  ainfi  dire  ,  de  définition.  Tantôt  je  dis  que  les- 
cnfans  font  incapables  de  raifonnenicnt ,  &:  tantôt  je 
les  Fais  raifonner  avec  afiez  de  fineffe;  je  ne  crois  pas 
en  cela  me  contredire  dans  mes  idées ,  mais  je  ne  puic 
difconvcnir  que  je  ne  me  îomrcdife  tbuveni:  dans  m  ci,. 
MptcJfions. 


lijo  Emile, 

toutes  les  études  forcées  de  ces  paif- 
vres  infortunés  tendent  à  ces  objets 
entièrement  étrangers  à  leurs  efprits. 
Qu'on  juge  de  l'attention  qu'ils  y  peu- 
vent donner  ! 

Les  Pédagogues  qui  nous  étalent 
en  grand  appareil  les  inftrudions  qu'ils 
donnent  à  leurs  difciples  ,  font  payés 
pour  tenir  un  autre  langage  :  cepen- 
dant on  voit ,  par  leur  propre  condui- 
te, qu'ils  penfent  exadement  comme 
moi  j  car  que  leur  apprennent- ils  en- 
fin ?  Des  mots ,  encore  des  mots  ,  ÔC 
tou^'ours  des  mots.  Parmi  les  diverfes 
Sciences  qu'ils  fe  vantent  de  leur 
enfei^ner  ,  ils  fe  gardent  bien  de 
ehoifir  celles  qui  leur  feroienr  vérita- 
blement utiles  j  parceque  ce  feroient 
des  fciences  de  chofes  ,  &  qu'ils  n'y 
réufliroient  pas  ;  mais  celles  qu'on  pa- 
ro't  favoir  quand  on  en  fait  les  ter- 
mes :  le  Blafon ,  la  Géographie  ,  la 
Chronologie  ,  les  Langues ,  &:c.  Tou» 
tes  études n  loin  de  l'homme,  de  fur- 


ou  DE  l'Éducation'.  xCt 

tout  de  l'enfant,  que  c'eft  une  mer- 
veille fi  rien  de  tout  cela  lui  peut  être 
utile  une  feule  fois  en  fa  vie. 

On  fera  furpris  que  je  compte  l'é-. 
tude  des  Langues  au  nombre  des  inu- 
tilités de  l'éducation  j  mais  on  fe  fou- 
viendra  que  je  ne  parle  ici  que  des 
études  du  premier  âge,  Se  quoi  qu'on, 
puilfe  dire ,  je  ne  crois  pas  que  jufqu'à 
l'âge  de  douze  ou  quinze  ans  nul  en- 
fant, les  prodiges  à  part,  ait  jamais 
vraiment  appris  deux  Langues. 

Je  conviens  que  fi  l'étude  des  Lan- 
gues n'étoit  que  celle  des  mots ,  c'eft- 
à-dire  ,  des  figures  ou  des  fons  qui  les 
expriment ,  cette  étude  pourroit  con- 
venir aux  enfans  ;  mais  les  Langues 
en  changeant  les  fignes  modifient  aufiî 
les  idées  qu'ils  repréfentent.  Les  têtes 
fe  forment  fur  les  langages ,  les  pen- 
fées  prennent  la  teinte  des  idiomes. 
La  raifon  feule  eft  commune  j  l'efprit 
en  chaque  Langue  a  fa  forme  particu- 
Jiçre  ;  différence  <jui  pourroit  biçn  êcre 


s,(o2  É  M  ï  L  «; 

«n  partie  la  caufe  ou  l'effet  des  carac; 
teres  nationaux  \  6c  ce  qui  paroîc  con- 
firmer cette  conjeâiure,  eft  que  chesî 
.toutes  les  Nations  du  monde  la  Lan- 
gue fuit  les  vicilîitudes  des  mœurs  ,  6c 
fe  conferve  ou  s'altère  comme  elles. 

De  ces  formes  diverfes  l'ufage  en 
donne  une  à  l'enfant ,  ôc  c'eft  la  feule 
qu'il  garde  jufqu'à  l'âge  de  raifon.  Pour 
en  avoir  deux  ,  il  faudroit  qu'il  (nt 
comparer  des  idées  ^  &  comment  les 
compareroit-il ,  quand  il  eft  à-peine 
-cu  état  de  les  concevoir  ?  Chaque  cho- 
fe  peut  avoir  pour  lui  mille  fignes  dif- 
ffcrens  j  mais  chaque  idée  ne  peut  avoir 
.qu'une  forme,  il  ne  peut  donc  appren- 
dre à  parler  qu'une  Langue.  Il  en  ap- 
prend cependant  pluiieurs,  me  dit-on  i 
je  le  nie.  J'ai  vCi  de  ces  petits  prodi- 
ges qui  croyoient  parler  cinq  ou  iix 
Xangues.  Je  les  ai  entendus  fucceiïi- 
vement  parler  allemand  ,  en  termes 
latins  ,  en  termes  françois  ,  en  termes 
italiens  ^  ils  fe  fervoient  à  la  vérité  de 


ou    DE    l'ÉdUCATIOK.  1^^ 

Cinq  ou  ilx  Didionnaires  j  mais  ils  ne 
parloienc  toujours  qu'allemand.  Eu  un 
mot,  donnez  aux  enfans  tant  de  fyno- 
nymes  qu'il  vous  plaira  ;  vous  chan- 
gerez les  mots,  non  la  langue  j  ils  n'en 
fauront  jamais  qu'une. 

C'eft  pour  cacher  en  ceci  leur  inap- 
titude qu'on  les  exerce  par  préférence 
fur  les  Langues  mortes  ,  donc  il  n'y  a 
plus  de  juges  qu'on  ne  puilTe  recufer. 
L'ufage  familier  de  ces  Langues  étant 
perdu  depuis  long-tems ,  on  fe  conten- 
te d'imiter  ce   qu'on  en  trouve  écrie 
dans  les  livres  ,  &  l'on  appelle  cela 
les  parler.  Si  tel  eft  le  grec  &  le  latin 
des  Maîtres  ,  qu'on  ju^e  de  celui  des 
enfans  !  A  peine  ont- ils   appris   par 
cœur  leur  Rudiment  ,  auquel  ils  n'en- 
tendent abfolument  rien  ,  qu'on  leur 
apprend  d'abord  à  cendre  un  .dlfcours 
François  en  mors  latins  ;  puis  ,  quand 
ils  font  plus  avancés  ,  à  coadre  en 
profe  des  phrafes  de  Cice  on ,  Se  en 
vers  des  centons  de  Virgile.  Alors  ily 


«.^4  É    M    I    L    I, 

croyent  parler  latin  :  qui  eft-ce  qui 
viendra  les  contredire  ? 

En  quelqu'écLide  que  ce  puilfe  ctre  , 
fans  l'idée  des  chofes  repréfentées  les 
fignes  repréfentans  ne  font  rien.  On 
borne  pourtant  toujours  l'enfanta  ces 
fignes ,  fans  jamais  pouvoir  lui  faire 
comprendre  aucune  des  chofes  qu'ils 
repréfentent.  En  penfant  lui  appren- 
dre la  defcription  de  la  terre ,  on  ne 
lui  apprend  qu'à  connoître  des  cartes: 
on  lui  apprend  des  noms  de  Villes, 
de  Pays ,  de  Rivières ,  qu'il  ne  con- 
çoit pas  exifter  ailleurs  que  fur  le  pa- 
pier où  l'on  les  lui  montre.  Je  me 
fouviens  d'avoir  vu  quelque  part  une 
Géos^raphie  qui  commençoit  ainfi. 
Qu'ejl-ce  que  le  monde  ?  C'ejl  un  globe 
de  carion.TQWe  efl:  précifément  la  Géo- 
graphie des  enfans.  Je  pofe  en  fait 
qu'après  deux  ans  de  fphère  ôc  de  cof- 
mographie ,  il  n'y  a  pas  un  feul  en- 
fant de  dix  ans  j  qui , -fur  les  régies 
qu'on  lui  a  données ,  fut  fe  conduire 

■  ds 


ou   DE  l'Éducation.         16^ 

^e  Paris  à  Saint  Denis  :  Je  pofe  en  fait 
qu'il  n'y  en  a  pas  un  ,  qui ,  fur  un 
plan  du  jardin  de  fon  père  ,  fut 
en  état  d'en  fuivre  les  décours  fans 
s'égarer.  Voilà  ces  do6teurs  qui  favenc 
à  point  nommé  où  font  Pekm  ,  Ifpa- 
han ,  le  Mexique  ,  ôc  tous  les  Pays  de 
la  terre. 

J'entens  dire  qu'il  convient  d'occu- 
per les  enfans  à  des  études  où  il  na 
fciille  que  des  yeux  ;  cela  pourroic  être 
s'il  y  avoir  quelque  étude  où  il  ne  fal- 
lut que  des  yeux  j  mais  je  n'en  connois 
point  de  telle. 

Par  une  erreur  encore  plus  ridicu- 
le ,  on  leur  fait  étudier  l'Hiftoire  :  on 
s'imagine  que  l'Hiftoire  eft  à  leur  por- 
tée parcequ'elle  n'eft  qu'un  recueil  de 
faits  ;  mais  qu'entend-on  par  ce  moc 
de  faits  ?  Croit-on  que  les  rapports 
qui  déterminent  les  faits  hiftoriques  , 
foienr  (1  faciles  à  faifir,  que  les  idées 
s'en  forment  fans  peine  dans  refprjc 
des  enfans  ?  croic-on  que  la  véritable 
Tome  J^  M 


2<?(j  Emile, 

connoi{rance  des  évenemens  foie  répa- 
rable   de   celle   de    leurs   caufes  ,  de 
celle  de  leurs  effets  ,  Se  que  l'hiftori». 
que  tienne  il   peu  au   moral  ,   qu'on 
puiiïe  connoître  l'un  fans  l'autre  ?  Si 
vous  ne  voyez    dans  les  actions    des 
hommes    que   les  mouvemens    exté- 
rieurs &c  purement  phyiiques ,  qu'ap- 
prenez-vous dans  l'Hiftoire  ?    abfolu- 
inent  rien  ^  &  cette  étude  dénuée  de 
tout  intérêt  ne  vous  donne  pas  plus 
de  plaifir  que  d'inftrudion.   Si  vous 
voulez  apprécier  ces  actions  par  leu^rs 
rapports  moraux,  elfayez  de  faire  en- 
tendre ces  rapports  à  vos  Elevés  ,  Se 
vous  verrez  alors  ii  l'Hiftoire  eft  de 
leur  âge. 

Lecteurs  ,  fouvenez-vous  toujours 
que  celui  qui  vous  parle  ,  n'eft  ni  un 
Savane  ni  un  Philofophe  j  mais  un 
homme  fimple  ,  ami  de  la  vérité  ,  fans 
parti ,  fans  fyftême;  un  folitaire  ,  qui 
vivant  peu  avec  les  hommes ,  a  moins 
^'occafions  de  s'imboire  de  leurs  pré- 


Cir  DE  l'Éducation.         1"^7 

jugés  j  &  plus  de  tems  pour  réfléchir 
fur  ce  qui  le  frappe  quand  il  commer- 
ce avec  eux.  Mes  raifonnemens  fonc 
moins  fondés  fur  des  principes  que 
fur  des  faits  j  Se  je  crois  ne  pouvoir 
mieux  vous  mettre  à  portée  d'en  ju- 
ger ,  que  de  vous  rapporter  fouvent 
quelque  exemple  des  obfervations  qui 
me  les  fucr^erent. 

J'étois  allé  palTer  quelques  jours  1 
la  campagne  chez  une  bonne  mère  de 
famille  qui  prenoit  grand  foin  de  fes 
enfans  &  de  leur  éducation.  Un  ma- 
tin que  j'étois  préfent  aux  leçons  de 
Tamé  ,  fon  Gouverneur  ,  qui  l'avoic 
très  bien  inftruit  de  l'Hiftoire  ancien- 
ne ,  reprenant  celle  d'Alexandre  , 
tomba  fur  le  trait  connu  du  Médecin 
Philippe  qu'on  a  mis  en  tableau  ,  ôc 
qui  sûrement  en  valoit  bien  la  peine. 
Le  Gouverneur ,  homme  de  mérite  , 
fit  fur  l'intrépidité  d'Alexandre  plu- 
fieurs  réflexions  qui  ne  me  plurent 
point,  mais  que  j'évitai  de  combaç-* 

Mij 


2<jS  Emile, 

tre,  pour  ne  pas  ledécrcditer  dans  l'ef- 
pric  de  fon  Elevé.    A  table  ,  on    ne 
manqua  pas ,  félon  la  méthode  françoi- 
fe ,  de  faire  beaucoup  babiller  le  petit 
bon- homme.   La  vivacité  naturelle  à 
ion  âge  ,  &  l'attente  d'un  applaudilTe- 
inent  sûr ,  lui  firent  débiter  mille  fot- 
tifes ,  tout  -  à  -  travers  lefquelles  par- 
toient  de  tems-en-tems  quelques  mots 
lieureux  qui  faifoient  oublier  le  refte. 
£nnn  vint  l'hiftoire  du  Médecin  Phi- 
lippe :  il  la  raconta  fort  nettement  & 
avec  beaucoup  de  grâce.  Après  l'ordi- 
naire tribut  d'éloges  qu'exigeoit  la  me- 
xe  &  qu'attendoit  le  fils  ,  on  raifonna 
iur  ce  qu'il  avoir  dit.  Le   plus  grand 
nombre  blâma  la  témérité  d'Alexandre j 
quelques-uns  ,  à  l'exemple  du  Gouver- 
neur ,  admiroient  fa  fermeté  ,  fon  cou- 
lage :  ce  qui  me  fit  comprendre  qu'au- 
cun de   ceux  qui   étoient  préfens   ne 
voyoit  en    quoi  confiftoit  la    vérita- 
Jjle  beauté  de  ce  trait.  Pour  moi ,  leur 
4is-je  5  il  me  paroîc  que  s'il  y  a  le 


eu   DE   L'ÉoucATfON.'  i:^':> 

imoindre  courage  ,  la  moindre  ferme- 
té dans  l'action  d'Alexandre  ,  elle  n'eft 
qu'une  extravagance.  Alors  tout  le 
monde  fe  réunit,  &  convint  que  c'é- 
toit  une  extravagance.  J'allois  répon- 
dre &  m'échaufFer  ,  quand  une  femme 
qui  étoit  à  côté  de  moi  ,  &  qui  n'avoit 
pas  ouvert  la  bouche  ,  fe  pencha  vers 
mon  oreille ,  &  me  dit  tout  bas  :  tai 
toi,  Jean  -  Jacques  j  ils  ne  t'enten- 
dront pas.  Je  la  regardai ,  je  fus  frap- 
pé ,  &  jeme  tus. 

Après  le  dîné  ,  foupçonnant  furplu- 
iieurs  indices  que  mon  jeune  Doéleur 
n'avoit  rien  compris  du  tout  à  l'hif- 
toire  qu'il  avoit  fi  bien  racontée  ,  je 
le  pris  par  la  main  ,  je  fis  avec  lui  un 
tour  de  parc ,  5c  l'ayant  queftionné 
tour  à  mon  aife ,  je  trouvai  qu'il  ad- 
miroit  plus  que  perfonne  le  courage  fi. 
vanté  d'Alexandre  :  mais  favez-vous 
où  il  voyoit  ce  courage?  uniquement 
dans  celui  d'avaler  d'un  feul  trait  un 
breuvage  de  mauvais  goût  ,  fans  héfi- 

M  iij 


►27©  Emile, 

ter,  fans  marquer  la  moindre  répiî- 
gnance.  Le  pauvre  enfant,  à  qui  l'on 
avoir  fait  prendre  médecine  il  n'y 
avoir  pas  quinze  jours  ,  &  qui  ne  l'a- 
voir prife  qu'avec  une  peine  infinie , 
en  avoir  encore  le  déboire  à  la  bou- 
che. La  mort ,  l'empoifonnement  ne 
pafloient  dans  fon  efprit  que  pour  des 
fenfations  défagréables  ,  &  il  ne  con- 
cevoir pas  ,  pour  lui ,  d'autre  poifon 
que  du  (ené.  Cependant  il  faut  avouer 
que  la  fermeté  du  Héros  a  voit  fait  une 
grande  impreflion  fur  fon  jeune  cœur, 
6>c  qu'à  la  première  médecine  qu'il 
faudroit  avaler ,  il  avoit  bien  réiolu 
d'être  un  Alexandre.  Sans  entrer  dans 
des  éclairciffemens  qui  paOToient  évi- 
demment fa  portée  ,  je  le  confirmai 
dans  ces  difpofitions  louables  ,  Se  je 
in'en  retournai  riant  en  moi-mcme  de 
la  haute  façeffe  des  Pères  &c  des  Mai- 
très  ,  qui  penfent  apprendre  THiftoire 
aux  en  fans. 

11  eft  aifé  de  mettre  dans  leurs  bou- 


ou    DE    L'ÊDUCAtlOÏ^.  27s 

ches  les  mots  de  Rois ,  d'Empires ,  de 
GuerreSjde  Conquêtes, de  Révolutions, 
de  Loix  j  mais  quand  il  fera  queftion 
d'attacher  à  ces  mots  des  idées  nettes  , 
il  y  aura  loin  de  l'entretien  du  Jardi- 
nier Robert  à  toutes  ces  explications. 

Quelques  Lecteurs  mécontens  du 
tai-toi  Jea.:- Jacques  ,  demanderont, 
je  le  prévois  ,  ce  que  je  trouve  enfin 
de  Ç\  beau  dans  Tadtion  d'Alexandre? 
Infortunés  !  s'il  faut  vous  le  dire  , 
comment  le  comprendrez- vous  ?  c'eft 
qu'Alexandre  croyoit  à  la  vertu  j  c'efl 
qu'il  y  croyoit  fur  fa  tête  ,  fur  fa  pro- 
pre vie  \  c'eft  que  fa  grande  ame  étoit 
faite  pour  y  croire.  O  que  cette  méde- 
cine avalée  étoit  une  belle  profelîion 
de  foi  !  Non  jamais  mortel  n'en  fit  une 
-fi  fublime  :  s'il  eft  quelque  moderne 
Alexandre  ,  qu'on  me  le  montre  à  de 
pareils  traits. 

S'il  n'y  a  point  de  fcience  de  mots  , 
il  n'y  a  point  d'étude  propre  aux  en- 
fans.  S'ils  n'ont  pas  de  vraies  idées  ^ 

M  iv 


'xyi  Emile, 

ils  n'ont  point  de  véritable  mémoire  ; 
car  je  n'appelle  pas  ainii  celle  qui  ne 
retient  que  dos  fenfations.  Que  fert 
d'infcrire  dans  leur  tête  un  catalogue 
defîgnes  qui  ne  repréfentent  rien  pour 
eux  ?  En  apprenant  les  chofes  n'ap- 
prendront- ils  pas  les  lignes  ?  Pour- 
quoi leur  donner  la  peine  inutile  de 
les  apprendre  deux  fois  ?  ôc  cependant 
quels  dangereux  préjugés  ne  commen- 
ce-t-onpas  à  leur  infpirer  ,  en  leur  fai- 
iant  prendre  pour  de  la  fcience  des 
mots  qui  n'ont  aucun  fens  pour  eux. 
C'eft  du  premier  mot  dont  l'enfant  fe 
paye ,  c'eft  de  la  première  chofe  qu'il 
apprend  fur  la  parole  d'autrui  ,  fans 
en  voir  rutilltc  lui-mcme,  que  fon  ju- 
gement eft  perdu  :  il  aura  long-tems 
à  briller  aux  yeux  des  fots  ,  avant  qu'il 
répare  une  telle  perte   (15)- 


(i^-)  La  plupart  des  Savans  le  font  à  îama'iiere  des 
cnfans.  La  vafte  audition  réfulte  moins  d'une  multi- 
tude d'idées  que  d  une  multitude  d'images.  Les  dates, 
hs  noms  proptcs  j  ks  liciu  ,  tous  k^s  objets  ifoUs  nu 


eu  DE  l'Education.  273 

Non  5  fi  la  nature  donne  au  cer- 
veau d'un  enfant  cette  fouplelTe  qui  le 
rend  propre  à  recevoir  toutes  fortes 
d'impreiiions ,  ce  n'eft  pas  pour  qu'on 
y  grave  des  noms  de  Rois  ,  des  dates , 
à-Qs  termes  de  blazon  ,  de  fplière ,  de 
géographie,  &  tous  ces  mots  fans 
aucun  fens  pour  fon  âge  ,  Se  fans  au- 
cune utilité  pour  quelque  âge  que  ce 
foir  ,  dont  on  accable  fa  trifte  ôc 
ftérile  enfance;  mais  c'eft  pour  que 
toutes  les  idées  qu'il  peut  concevoir 
&  qui  lui  font  utiles ,  toutes  celles  qui 
le  rapportent  à  fon  bonheur  ,  &  doi- 


dénués  d'idées  fe  retiennent  uniquement  pat  la  mé- 
moire des  fîgnes ,  &  rarement  fe  rappellc-t-on  quel- 
qu'une de  ces  chofes  fans  voir  en  mème-tems  le  reSa 
ou  le  vcfo  de  la  page  où  on  l'a  lue  ,  ou  la  figure  fous 
laquelle  on  la  vie  la  première  fois.  Telle  étoit  à  peu 
près  la  fcience  à  la  mode  les  fiédes  derniers  ;  celle  de 
notre  fiécle  eft  autre  chofe.  On  n'étudie  plus  ,  on 
n'obferve  plus,  on  rêve  ,  &  l'on  nous  donne  gravemen  t 
pour  de  la  Philofophie  les  rêves  de  quelques  mauvaifes 
nuits.  On  me  dira  que  )e  rêve  auffi  i  j'en  conviens  i 
rnais,  ce  que  les  autres  n'ont  garde  de  faire  ,  je  donne 
mes  rêves  pour  des  rêves  ,  lailîant  chercher  au  LefteuE 
S'ils  ont  quelque  chofe  d'utile  aux  gens  éveillés. 

M  V 


274  É  M  r  L  E  7 

vent  l'éclairer  un  jour  fur  fes  devoirs, 
s'y  tracent  de  bonne  heure  en  carai- 
teres  ineffaçables ,  &  lui  fervent  à  fe 
conduire  pendant  fa  vie  d'une  ma- 
nière convenable  à  fon  être  de  à  (es 
facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres,  l'efpece 
de  mémoire  que  peut  avoir  un  enfant 
ne  refte  pas  pour  cela  oifive  ;  tout  ce 
qu'il  voit ,  tout  ce  qu'il  entend  le 
frappe  &  il  s'en  fouvient  j  il  tient  re- 
giftre  en  lui-même  des  adrions,  des 
difcours  des  hom  mes  ,  &  tout  ce  qui 
l'environne  eft  le  livre  dans  lequel  , 
fans  y  fonger  ,  il  enrichit  continuelle- 
ment fa  mémoire  ,  en  attendant  que 
fon  jugement  puifle  en  profiter.  C'eft 
dans  le  choix  de  ces  objets  ,  c'eft  dans 
le  foin  de  lui  préfenter  fans  cefTe  ceux 
qu'il  peut  connoître  Se  de  lui  cacher 
ceux  qu'il  doit  ignorer,  que  confifte 
le  véritable  art  de  cultiver  en  lui  cette 
première  faculté  ^  &  c'eft  par-là  qu'il 
faut  tâcher  de  lui  former  un  raagafîn 


r 

ou  DE  l'Education.         ry<j 

fie  connoiiTances  qui  ferve  à  fon  édu- 
cation durant  fa  jeunefTe  ,  &  à  fa  con- 
duite dans  tous  les  tcms.  Cette  mé- 
thode ,  il  eil  vrai ,  ne  forme  point  de 
petits  prodiges  ,  &:  ne  fait  pas  briller 
les  Gouvernantes  &:  les  Précepteurs  \ 
mais  elle  forme  des  hommes  judicieux, 
robiides  ,  fains  de  corps  &  d'enten- 
dement 5  qui  fans  s'ctre  fait  admirer 
étant  jeunes  ,  fe  font  honorer  étant 
grands. 

Emile  n'apprendra  jamais  rien  par 
cœur ,  pas  même  des  fables ,  pas  miê- 
mcme  celles  de  Lafontaine  ,  toute 
naïves  ,  toute  charmantes  qu'elles 
font  \  car  les  mots  des  fables  ne  font 
pas  plus  les  fables ,  que  les  mors  de 
l'Hiftoire  ne  font  l'Hiftoire. Comment 
peut-on  s'aveugler  aifez  pour  appeller 
les  fables  la  morale  des  enfans  ?  fans 
fonger  que  l'apologue  en  les  amufant 
les  abufe ,  que  féduits  par  le  mehfon- 
ge  ils  laiffent  échap£er  la  vérité ,  & 
que   ce  qu'on   fait  pour    leur  rendre 

M  v| 


l-j6  É    AI    I    L    E  ,' 

rinftrudion  agréable  les  empêche  d'ert 
profiter.  Les  fables  peuvent  inftruire 
les  hommes  ,  mais  il  faut  dire  la  vérité 
nue  aux  enfans  j  lîtôt  qu'on  la  cou- 
vre d'un  voile  ,  ils  ne  fe  donnent  plus 
la  peine  de  le  lever. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  La- 
fontaine  à  tous  les  enfans ,  &:  il  n'y  en. 
a  pas  un  feul  qui  les  entende.  Quand 
ils  les  entendroient ,  ce  feroit  encore 
pis  ;  car  la  morale  en  eft  tellemenc 
mêlée  &  Ci  difproportionnée  à  leur 
âge,  qu'elle  les  porteroit  plus  au  vice 
qu'à  la  vertu.  Ce  font  encore  là ,  direz- 
vous  ,  des  paradoxes  ;  foit  :  mais 
voyons  fi  ce  font  des  vérités. 

Je  dis  qu'un  enfant  n'entend  point 
les  fables  qu'on  lui  fait  apprendre  ;, 
parceque  quelque  effort  qu'on  faffe 
pour  les  rendre  fimples ,  l'inflruâiion 
qu'on  en  veut  tirer  force  d'y  faire  en- 
trer des  idées  qu'il  ne  peut  failîr ,  Se 
que  le  tour  même  de  la  poéfie  en  les 
lui  rendant  plus  faciles  à  retenir  ,  les. 


ou    DE    l'ËdUCATIOîT.  2-7/ 

lai  rend  plus  difficiles  à  concevoir  • 
en  forte  qu'on  acherte  l'agrément  aux 
dépens  de  la  clarté.  Sans  citer  cette 
multitude  de  tables  qui  n'ont  rien  d'in- 
telligible ni  d'utile  pour  les  enfans, 
&  qu'on  leur  fait  indifcretement  ap- 
prendre avec  les  autres  parcequ'elles 
s'y  trouvent  mêlées ,  bornons-nous  'a. 
celles  que  l'Auteur  femble  avoir  faites 
fpécialement  pour  eux. 

Je  ne  connois  dans  tout  le  Recueil 
de  Lafontaine  ,  que  cinq  ou  fix  fables 
où  brille  éminemment  la  naïveté  pué- 
rile :  de  ces  cinq  ou  Cix ,  je  prens 
pour  exemple  la  première  de  toutes  , 
parceque  c'eft  celle  dont  la  morale  elt 
le  plus  de  tout  âge  ,  celle  que  les  en- 
fans  faififlent  le  mieux  ,  celle  qu'ils 
apprennent  avec  le  plus  de  plaifîr, 
enfin  celle  que  pour  cela  même  l'Au- 
teur a  mife  par  préférence  à  la  tête 
de  fon  livre.  En  lui  fuppofant  réelle- 
ment Tobjet  d'être  entendu  àes  en- 
fans  j  de  leur  plaire  ôcde  les  inltrui- 


iyt  É  M  I  t  Ê  5. 

ïe  ,  cette  fable  eftafTurément  fon  cfiei^ 
d'œ livre  :  qu'on  me  permette  donc 
de  la  fiiivre  &  de  Texaminer  en  peu 
démets. 

LE  CORBEAU  ET  LE  RENARD  , 
Fable. 

Maître  Corbeau  ,  fur  un  arbre  perché  , 

Maître  !  que  fignifie  ce  mot  en  lui- 
fncme  ?  que  fîgnifie-t-il  au  -  devant 
d'un  nom  propre  ?  quel  iens  a  - 1  -  il 
dans  cette  occafion  ? 

Qu'eft-ce  qu'un  Corbeau  ? 

Qu'eft-ce  c\aun  arbre  perché  ?  l'on 
ne  dit  pas  ^  fur  un  arbre  perché  :  l'on 
dit ,  perché  fur  un  arbre.  Par  conféquent 
il  faut  parler  des  inverfîons  de  la  Poé- 
jfie  j  il  faut  dire  ce  que  c'eft  que  Profe 
&c  que  Vers. 

Tenait  dans  fon  bec  un  fromage. 

Quel  fromage  ?  étoit-ce  un  froma- 
ge de  SuilTe  ,  de  Brie  ,  ou  de  Hol- 
lande ?   fi  l'enfant  n'a  point   vu  de 


0¥  r>E  l'Éducation.         2.79 

Corbeaux  ,  que  gagnez-vous  à  lui  en 
parler  ?  s'il  en  a  vu  ,  comment:  conce- 
vra-t-il  qu'ils  tiennent  un  fromage  a 
leur  bec  ?  Faifons  toujours  des  images 
d'après  nature. 

Maure  Renard  ,  par  F  odeur  alléché. 

Encore  un  maître  !  mais  pour  celui- 
ci  5  c'eft  à  bon  titre  :  il  eîl  maître  pafTé 
dans  les  tours  de  (o\\  métier.  Il  faut 
dire  ce  que  c'eft  qu'un  Renard  ,  6c 
diftinguer  fon  vrai  naturel  ,  du  carac- 
tère de  convention  qu'il  a  dans  les^ 
fables. 

Alléché.  Ce  mot  n'eft  pas  ufité.  lî 
le  faut  expliquer  :  il  faut  dire  qu'on 
ne  s'en  fert  plus  qu'en  Vers.  L'enfant 
demandera  pourquoi  l'on  parle  autre- 
ment en  Vers  qu'en  Profe.  Que  lui  ré- 
pondrez-vous  ? 

Alléché  par  l'odeur  d'un  fromage  !  Ce 
fromage  tenu  par  un  Corbeau  perché 
fur  un  arbre  ,  devoir  avoir  beaucoup 
d'odeur  pour  être  fenti  par  le  Renard 
dans  un  taillis  ou  dans  fon  terrier  î 


iSo  Emile," 

Eft-  ce  ainlî  que  vous  exercez  votre 
Elevé  à  cet  efprit  de  critique  judicieu- 
fe  ,  qui  ne  s'en  laifle  impofer  qu'à  bon- 
nes enfeignes ,  &  fait  difcerner  la  vé- 
rité, du  menfonge,  dans  les  narrations 
d'autrui  ? 

Lui  tint  à-peu-près  ce  langage  : 
Ce  langage  !  les  Renards  parlent 
donc  ?  ils  parlent  donc  la  même  lan- 
gue que  les  Corbeaux  ?  Sage  Précep- 
teur ,  prens  garde  à  toi  :  pefe  bien  ta 
réponfe  avant  de,  la  faire.  Elle  importe 
plus  que  tu  n'as  penfé. 

Eh  !  bonjour  ,  Mon/ieur  le  Corbeau  ! 
Mon(îeiir\  titre  que  l'enfant  voit 
tourner  en  dérifion  ,  même  avant 
qu'il  fâche  que  c'eft  un  titre  d'honneur. 
Ceux  qui  difent  Mon(ieur  du  Corbeau 
auront  bien  d'autres  affaires  avant  que- 
d'avoir  expliqué  ce  du. 

Q^ue  vous  êtes   charmant!   que  vous  mi 
femhle^  beau  ! 

Cheville ,  redondance  inutile.  L'en- 


ou  DE   l'Éducation.         iSt 

fant ,  voyant  répéter  la  même  chofe 
en  d'autres  termes  ,  apprend  à  parler 
lâchement.  Si  vous  dites  que  cette 
redondance  eft  un  art  de  l'Auteur,  &: 
entre  dans  le  deflein  du  Renard,  qui 
veut  paroître  multiplier  les  éloges 
avec  les  paroles  j  cette  excufe  fera 
bonne  pour  moi ,  mais  non  pas  pour 
mon  Elevé. 

Sans  mentir  _,  _/?  voire  ramage 
Sans  mentir  \  on  ment  donc  quel- 
quefois ?  Où  en  fera  l'enfant  ,  fi  vous 
lui  apprenez  que  le  R«enard  ne  dit  , 
Jans  mentir ,  que  par^equ'il  ment  ? 
Répondait  à  votre  plumage. 
Répondoit  !   Que  lignifie  ce  mot  ? 
Apprenez  à  l'enfant  à  comparer    des 
qualités  aulîi  différentes  que  la   voix 
&  le  plumage  j  vous  verrez  comme  il 
vous  entendra  \ 

Vousferie^  le  Phénix  des  hôtes  de  ces  bols. 
Le  Phénix  \  Qu'eft  -  ce  qu'un   Phé- 
nix ?  Nous  voici  cout-à-coup  jettes  dans 


iSi  É   M    I   L    É  j 

la  menteufe  antiquité  j  prefque  clanè 
la  mythologie. 

Les  hôtes  de  ces  bois  !  Quel  dif- 
cours  figuré  !  Le  flatteur  ennoblit  fou 
langage  &  lui  donne  plus  de  dignité 
pour  le  tendre  plus  féduifant.Un  enfant 
entendra-t-il  cette  fineffe?  fait-il  feu- 
lement ,  peut  -  il  favoir ,  ce  que  c'eft 
qu'un  ftile  noble  ik  un  ftile  bas  ? 

u4  ces  mots,  le  corbeau  ne  fe  fent  pas  de  joie» 
11  faut  avoir  éprouvé  déjà  des  paf" 
lions  bien  vives  pour  fentir  cette  ex- 
{5refïIon  proverbiale. 

Et  pour  montrer  fa  belle  voix. 

N'oubliez  pas  que  pour  entendre  ce 
vers  &c  toute  la  fable,  l'enfinr  doit  fi- 
voir  ce  que  c'eft  que  la  belle  voix  du 
corbeau. 
7/  ouvre  im  large  hec ,  laijfe  tomber  fa  proie. 
Ce  vers  eft  admirable  ;  l'harmonie 
feule  en  fait  image.  Je  vois  un  grand 
vilain  bec  ouvert  j  j'entens  tomber  le 
fromage  à  travers  les  branches  :  mais 


ou  DE  l'Éducation.         iS^ 

ces  fortes  de  beautés  font  perdues  pour 
les  enfans. 

le  renard  s'en  fai/it;  &  dit,  mon  bon  Monjîeur, 
Voilà  donc  déjà   la  bonté  transfor- 
mée en  bêrife  :  aiTurément  on  ne  perd 
pas  de  tems  pour  inftruire  les  enfans, 
Apprensi^  que  tout  flateur 

Maxime  générale  j  nous  n'y  fommes 
plus. 

Vit  aux  dépens  de  cduî  qiù  V écoute. 

Jamais  enfant  de  dix  ans  n'entendic 
ce  vers-là. 
Cette  leçon  vaut  bien  un  fromage ,  fans  doute. 

Ceci  s'entend ,  !k.  la  penfée  efl  très 
bonne.  Cependant  il  y  aura  encore 
bien  peu  d'enfans  qui  fâchent  compa- 
rer une  leçon  à  un  fromage  ,  &  qui  ne 
préféraient  le  fromage  à  la  leçon.  Il 
faut  donc  leur  faire  entendre  que  ce 
propos  n'eft  qu'une  raillerie.  Que  d© 
finelFe  pour  des  enfans! 

Le  corbeau  ,  honteux  &  confus  , 

Autre  pléonafme  j  mais  celui-ci  eft 
inexcufable. 


a§4  Emile, 

Jura^  mais  un  peu  tard ,  qu'on  ne  l'y  prenA 
droit  plus. 

Jura  !  Quel  eft  le  fot  de  Maître  qui 
ofe  expliquer  à  l'enfant  ce  que  c'eft 
qu'un  ferment  ? 

Voilà  bien  des  détails*,  bien  moins 
cependant  qu'il  n'en  faudroit  pour  ana- 
lyfer  toutes  les  idées  de  cette  fable  ,  & 
les  réduire  aux  idées  funples  &  élémen- 
taires dont  chacune  d'elles  eft  compo- 
fée.  Mais  qui  eft- ce  qui  croit  avoir  be- 
foin  de  cette  analyfe  pour  fe  faire  en- 
tendre à  la  jeuneire?  Nul  de  nous  n'eft 
afîez  philofophe  pour  favoir  fe  mettre 
à  la  place  d'un  enfant.  Paffons  mainte- 
nant à  la  morale. 

Je  demande  h  c'eft  à  des  enfans  de 
fîx  ans  qu'il  faut  apprendre  qu'il  y  a 
des  hommes  qui  flattent  &  mentent 
pour  leur  profit  ?  On  pourroit  tout  au 
plus  leur  apprendre  qu'il  y  a  des  rail- 
leurs qui  perfiflent les  petits  garçons, 
&  fe  mocquent  en  fecret  de  leurfotre 
vanité  :  mais  le  fromage  gâte  tout  j 


ou   DE   l'Éducation.         zS^ 

t>n  leur  apprend  moins  à  ne  pas  le 
laiffer  tomber  de  leur  bec,  qu'à  le  fai- 
re tomber  du  bec  d'un  autre.  C'eft  ici 
mon  fécond  paradoxe,  de  ce  n'eft  pas 
le  moins  important. 

Suivez  les  enfans  apprenant  leurs 
fables ,  &  vous  verrez  que  quand  ils 
font  en  état  d'en  faire  l'application  , 
ils  en  font  prefque  toujours  une  con- 
traire à  l'intention  de  l'Auteur ,  & 
qu'au  lieu  de  s'obferver  fur  le  défaut 
dont  on  les  veut  guérir  ou  préfer- 
ver  ,  ils  panchent  à  aimer  le  vice 
avec  lequel  on  tire  parti  des  défauts 
des  autres.  Dans  la  fable  précédente  j 
les  enfans  fe  mocquent  du  corbeau  , 
mais  ils  s'affedionnent  tous  au  renard. 
Dans  la  fable  qui  fuit  ;  vous  croyez 
leur  donner  la  cigale  pour  exemple  , 
ôc  point  du  tout ,  c'eft  la  fourmi  qu'ils 
phoifiront.  On  n'aime  point  à  s'humi- 
lier j  ils  prendront  toujours  le  beau 
rôle  j  c'eft  le  choix  de  l'amour-pro-r 
pre  5  c'eft  un  choix  très  naturel.  Or 


âS^;  É  M 


ILE 


quelle  horrible  leçon  pour  l'enfance  ? 
Le  plus  odieux  de  tous  les  monftres 
feroit  un  enfant  avare  Se  dur,  qui  fau- 
roit  ce  qu'on  lui  demande  6c  ce  qu'il 
refuse.  La  fourmi  fait  plus  encore  , 
elle  lui  apprend  à  railler  dans  fes  re- 
fus. 

Dans  toutes  les  fables  où  le  lion  eft 
un  des  peifonnages ,  comme  c'efl:  d'or- 
dinaire le  plus  brillant ,  l'enfant  ne 
manque  point  de  fe  faire  lion  j  ôc  quand 
il  préfide  à  quelque  partage  ,  bien 
inftruit  par  fon  modèle  ,  il  a  grand 
foin  de  s'emparer  de  tout.  Mais  quand 
le  moucheron  terrafTe  le  lion  ,  c'eft 
une  autre  affaire  j  alors  l'enfant  n'efb 
plus  lion  ,  il  eft  moucheron.  Il  ap- 
prend à  tuer  un  jour  à  coups  d'aiguil- 
lon ceux  qu'il  n'oferoit  attaquer  de 
pied  ferme. 

Dans  la  table  du  loup  maigre  &:da 
chien  gras ,  au  lieu  d'une  leçon  de 
modération  qu'on  prérend  lui  don- 
ner, il  en  prend  une  de  licence.  Je 


ou   DE  l'Éducation.         1S7 

n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  beau- 
coup pleurer  une  petite  fille  qu'on 
avoit  défolée  avec  cette  fable  ,  tout 
en  lui  prêchant  toujours  la  docilité. 
On  eut  peine  à  favoir  la  caufe  de  Tes 
pleurs  >  on  la  fut  enfin.  La  pauvre  en- 
fant s'ennuyoit  d'être  à  la  chaîne  :  elle 
fe  fentoit  le  cou  pelé  j  elle  pleuroic 
de  n'être  pas   loup. 

Ainfi  donc  la  morale  de  la  première 
fable  citée  eft  pour  l'enfant  une  leçon 
de  la  plus  balfe  flatterie  ',  celle  de  la 
féconde  une  leçon  d'inhumanité  j  celle 
de  la  troifieme  une  leçon  d'injuftice  ; 
cel'.e  de  la  quatrième  une  leçon  de  fa- 
tyre  ;  celle  de  la  cinquième  une  le- 
^  çon  d'indépendance.  Cette  dernière  le- 
çon ,  pour  être  fuperflue  à  mon  Elevé  , 
n'en  eft  pas  plus  convenable  aux  vô- 
tres. Quand  vous  leur  donnez  dps  prér 
ceptes  qui  fe  contredifent ,  c^usl  fruic 
efperez-vous  de  vos  foins  ?  Mais  peut- 
être  ,  à  cela  près,  toute  cette  morale  qui 
me  ferc  d'objeélion  contre  les  fables  > 


2.88  É    M    IL    E  , 

fournit-elle  autant  de  raifons  de  les 
conferver.  Il  tant  une  morale  en  pa- 
roles &  une  en  actions  dans  la  fociété, 
&  ces  deux  morales  ne  fe  relTemblent 
point.  La  première  eft  dans  le  Caté- 
chifme  ,  où  on  la  lailTe  j  l'autre  eft 
dans  les  Fables  de  Lafontaine  pour  les 
enfans ,  &c  dans  fes  Contes  pour  les 
mères.  Le  même  Auteur  fuffit  à  tout. 
Compofons,  Monfîeur  de  Lafon- 
taine. Je  promets  ,  quant  à  moi  ,  de 
vous  lire  avec  choix ,  de  vous  aimer  , 
de  m'inftruire  dans  vos  Fables  ;  car 
j'efpere  ne  pas  me  tromper  fur  leur 
objet.  Mais  pour  mon  Elevé  ,  permet- 
tez que  je  ne  lui  en  laifle  pas  étudier 
une  feule  ,  jufqu'à  ce  que  vous  m'ayez 
prouvé  qu'il  eft  bon  pour  lui  d'appren- 
dre des  chofes  dont  il  ne  comprendra 
pas  le  quart  j  que  dans  celles  qu'il 
pourra  comprendre  il  ne  prendra  ja- 
mais le  change ,  8c  qu'au  lieu  de  fe 
corriger  fur  la  dupe  ,  il  ne  fe  formera 
pas  fur  le  fripon. 

En 


ou  DE  l'Éducation.  iS^ 

En  ôtant  ainfi  tous  les  devoirs  des 
«nfans ,  j'ôte  les  inftrumens  de  leur 
plus  grande  mifere  ,  favoir  les  livres. 
La  ledture  eft  le  fléau  de  l'enfance  , 
8c  prefque  la  feule  occupation  qu'on 
lui  fait  donner.  A  peine  à  douze  ans 
Emile  faura-t-il  cequec'eft  qu'un  li- 
vre. Mais  il  faut  bien ,  au  moins , 
dira-t-on ,  qu'il  fâche  lire.  J'en  con- 
viens :  il  faut  qu'il  fâche  lire  quand 
la  ledure  lui  efl:  utile  ;  jufqu'alors  elle 
n'eil  bonne  qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  en- 
fans  par  obéiifance  ,  il  s'enfuît  qu'ils 
ne  peuvent  rien  apprendre  dont  ils 
ne  fentent  l'avantage  adtuel  ôc  pré- 
fent ,  foit  d'agrément  foit  d'utilité  ; 
autrement  quel  motif  les  porteroit  a 
l'apprendre  ?  L'art  de  parler  aux  abfens 
&C  de  les  entendre  ,  l'art  de  leur  com- 
muniquer au  loin  fans  médiateur  nos 
fentimens,  nos  volontés  ,  nos  délits, 
eft  un  art  dont  l'utilité  peut  être  ren- 
due fenfible  à  tous  les  âges.  Par  quel 
Tome  /.  N 


z^b  Emile, 

prodige  cet  art  fi  utile  ôc  fi  agréable  efl:-' 
il  devenu  un  tourment  pour  l'enfance? 
parcequ'on  la  contraint  de  s'y  appli- 
quer malgré  elle  ,  &  qu'on  le  met  a 
des  ufages  auxquels  elle  ne  comprend 
XÏen.  Un  enfant  n'eft  pas  fort  curieux 
■de  perfedlionner  l'infirument  avec  le- 
quel on  le  tourmente  j  mais  faites  que 
cet  inftrument  ferve  à  (es  plaifirs  , 
&  bien- tôt  il  s'y  appliquera  malgré 
vous. 

On  fe  fait  une  çrrande  affaire  de 
chercher  les  meilleures  méthodes  d'ap- 
prendre à  lire  ;  on  invente  des  bu- 
reaux ,  des  cartes  j  on  fait  de  la  chani' 
bre  d'un  enfant  un  attelier  d'Impri- 
merie :  Locke  veut  qu'il  apprenne  à 
lire  avec  des  dez.  Ne  voilà-t-il  pas  une 
invention  bien  trouvée  ?  Quelle  pi- 
tié !  Un  moyen  plus  sûr  que  tous  ceux- 
là  ,  ôc  celui  qu'on  oublie  toujours  ,  eft 
le  defir  d'apprendre.  Donnez  à  l'en- 
fant ce  defir,  puis  laiffez-là  vos  bureaujç 
&  vos  dez  j  toute  méthode  lui  fera 
bonne. 


ou  DE  l'Education.         291» 

L'intérêt   préfentj    voilà  le  grand 
mobile ,  le   feul  qui   mené  furemenc 
ôc  loin.  Emile  reçoit  quelquefois  de 
fon  père ,  de  fa  mère,  de  fes  parens, 
de  fes  amis ,  des  billets   d'invitation 
pour  un  dîné  ,  pour  une  promenade  , 
pour  une  partie  fur  l'eau ,  pour  voir 
quelque    fête    publique.    Ces   billets 
font  courts  ,  clairs  ,  nets ,  bien  écrits. 
Il  faut  trouver  quelqu'un  qui  les  lui 
life  ;  ce  quelqu'un,  ou  ne  le  trouve  pas 
toujours  à  point  nommé,  ou  rend  à 
l'enfant  le  peu  de  complaifance  que 
l'enfant   eut  pour  lui  la  veille.  Ainil 
l'occafion  ,  le  moment  fe  paiFe.  On  lui 
lit  enfin  le  billet ,  mais  il  n'eft  plus 
tems.  Ah  !  Ci  l'on  eût  su  lire  foi  même  ! 
On  en  reçoit  d'autres  ;  ils  font  fi  courts  ! 
le  fujet  en  eft  fi  intérefiant  !  on  vou- 
droit  efTayer    de  les    déchiffrer  ,   on 
trouve  tantôt  de  l'aide  &  tantôt  des 
refus.  On  s'évertue  j  on  déchiffre  en- 
fin la  moitié  d'un    billet  ;   il   s'agic 

N  ij 


%<}t  Emile, 

d'aller  demain  manger  de  la  crème..,; 

on  ne  fait  où  ni  avec  qui combien 

on  fait  d'efforts  pour  lire  le  refte  !  je 
ne  crois  pas  qu'Emile  ait  befoin  du. 
ÏDureau.  Parlerai-je  à-préfent  de  l'é- 
criture ?  Non  ,  j'ai  honte  de  m'amufer 
à  ces  niaiferies  dans  un  traité  de  l'c. 
ducation. 

J'ajouterai  ce  feul  mot  qui  fait  une 
importante  maxime  j  c'efl:  que  d'or- 
dinaire on  obtient  très  fûrement  èc 
rrcs  vite  ce  qu'on  n'eft  point  prefle 
d'obtenir.  Je  fuis  prefque  sûr  qu'Emile 
faura  parfaitement  lire  ôc  écrire  avant 
l'âge  de  dix  ans  ,  précifément  parce- 
qu'il  m'importe  fort  peu  qu'il  le  fâche 
avant  quinze  j  mais  j'aimerois  mieux 
qu'il  ne  sût  jamais  lire  que  d'acheter 
cette  Icience  au  prix  de  tout  ce  qui 
peut  la  rendre  utile  :  dequoi  lui  fer- 
vira  la  ledure  quand  on  l'en  aura  re- 
buté pour  jamais  ?  Id  in  primis  cavere 
çpporubit  ,  ne  fîudixi  ^  qui  amare  non- 


où  DE  l'Éducation*         25;! 

dum  poterie  ,  oderit  j  &  atnarkudinem 
femel  perceptam  ttiam  ultra  rudes  annos 
reformïdet  (*)* 

Plus  j'infifle  fur  ma  méthode  inac-* 
tive  5  pîus  je  fens  les  objections  fe 
Renforcer.  Si  votre  Elevé  n'apprend 
fien  de  vous  ,  il  apprendra  des  autres^ 
Si  vous  ne  prévenez  l'erreur  par  la, 
■vérité  ,  il  apprendra  des  menlonges  ^ 
lés  préjugés  que  vous  craignez  de  lui 
donner  ,  il  les  recevra  de  tout  ce  qui 
l'environne  ;  ils  entreront  par  tous  fes 
fens  \  ou  ils  corrompront  fa  raifon , 
même  avant  qu'elle  foit  formée ,  ou 
fon  efprit  engourdi  par  une  longue 
inaétion  s'abforbera  dans  la  miatiere. 
L'inhabitude  de  penfer  dans  l'enfance 
en  ôte  la  faculté  durant  le  refte  de- la 
vie. 

Il  me  femble  que  je  pourrois  aifé- 
ment  répondre  à  cela  5  mais  pourquoi 
toujours  des  réponfes  ?  fî  ma  méthodsf 

{*)  Quincii.  I.  I.  c.  I. 

N  iij 


2p4  É   M  I  L    E  , 

répond  d'elle-même  aux  objedions; 
elle  eft  bonne  j  fi  elle  n'y  répond  pas  , 
elle  ne  vaut  rien  :  je  pourfuis. 

Si  fur  le  plan  que  j'ai  commencé  de 
tracer ,  vous  fuivez  des  règles  direde- 
ment  contraires  à  celles  qui  font  éta- 
blies ,  fi  au  lieu  de  porter  au  loin  lef- 
prit  de  votre  Elevé ,  fi  au  lieu  de  l'é- 
garer fans  cefTe  en  d'autres  lieux ,  en 
d'autres  climats  ,  en  d'autres  fiécles  , 
aux  extrémités  de  la  terre  &c  jufques 
dans  les  cieux  ,  vous  vous  appliquez 
à  le  tenir  toujours  en  lui-même  &  at- 
tentif à  ce  qui  le  touche  immédiate- 
ment j  alors  vous  le  trouverez  capa- 
ble de  perception  ,  de  mémoire  ,  &c 
même  de  raifonnement  j  c'eft  l'ordre 
de  la  nature.  A  mefure  que  l'être  fen- 
fitif  devient  adif  ,  il  acquiert  un  dif- 
cernement  proportionnel  à  fes  forces  j 
Se  ce  n'eft  qu'avec  la  force  furabon- 
dante  à  celle  dont  il  a  befoin  pour  fe 
conferver  ,  que  fe  développe  en  lui  la 
faculté  fpéculative  propre  à  employer 


ou  DE  l'Éducation,         29^' 

cet  excès  de  force  à  d'autres  ufages. 
Voulez-vous  donc  cultiver  l'intelli- 
gence de  votre  Elevé ,  cultivez  les 
forces  qu'elle  doit  gouverner.  Exercez 
continuellement  fon  corps  ,  rendez-le 
robufte  &  fain  pour  le  rendre  fage  ôc 
raifonnable  j  qu'il  travaille  ,  qu'il 
agiflfe  ,  qu'il  coure  ,  qu'il  crie  ,  qu'il 
foit  toujours  en  mouvement  j  qu'il  foie 
homme  par  la  vigueur ,  &c  bientôt  il 
le  fera  par  la  raifon. 

Vous  l'abrutiriez  ,  il  eft  vrai ,  par 
cette  méthode  ,  fî  vous  alliez  toujours 
le  dirigeant,  toujours  lui  difant,  va, 
vien  ,  refte  ,  fais  ceci ,  ne  fais  pas  cela. 
Si  votre  tête  conduit  toujours  fes  bras, 
la  fienne  lui  devient  inutile.  Mais 
fouvenez-vous  de  nos  conventions  ;  fl 
vous  n'êtes  qu'un  pédant ,  ce  n'eft  pas 
la  peine  de  me  lire. 

C'eft  une  erreur  bien  pitoyable  d'i- 
maginer que  l'exercice  du  corps  nuife 
aux  opérations  de  l'efprit  ;  com.me  fî 
ces  deux  actions  ne  dévoient  pas  mar- 

Niv 


ip^  Emile, 

cher  de  concert ,  &  que  l'une  ne  dût 
pas  toujours  diriger  l'autre  ! 

11  y  a  deux  fortes  d'hommes  dont 
les  corps  font  dans  un  exercice  conti- 
nuel, &  qui  furement  fongent  aufîl 
peu  les  uns  que  les  autres  à  cultiver 
leur  ame  ,  lavoir ,  les  Payfans  &  les 
Sauvages.  Les  premiers  font  ruftres , 
groflîers  ,  mal  -  adroits  ;  les  autres  , 
connus  par  leur  grand  fens ,  le  font 
encore  par  la  fubtilité  de  leur  ef- 
prit  :  généralement  il  n'y  a  rien  de 
plus  lourd  qu'un  Payfan  ,  ni  rien  de 
plus  fin  qu'un  Sauvage.  D'où  vient 
cette  différence  ?  c'eft  que  le  premier 
faifant  toujours  ce  qu'on  lui  comman- 
de ,  ou  ce  qu'il  a  vu  faire  àfonpere  , 
ou  ce  qu'il  a  fait  lui-même  dès  fa 
jeunefTe,  ne  va  jamais  que  par  routine  ; 
ôc  dans  fa  vie  prefque  automate  ,  oc- 
cupé fans  ceiTe  des  mêmes  travaux , 
l'habitude  ôc  l'obéifTance  lui  tiennent 
lieu  de  raifon. 

Pour  le  Sauvage  ,  c'eft  autre  chofe  ^ 


ou     DE    l'ÉdUCATÏOIT.  297 

n'étant  attaché  à  aucun  lieu  ,  n'ayant 
point  de  tâche  prefcrire  ,  n'obéifTant 
à.perfonne,  fans  autre  loi  que  fa  vo- 
lonté ,  il  eft  forcé  de  raifonner  à  cha- 
que action  de  fa  vie  j  il  ne  fait  pas  un 
mouvement ,  pas  un  pas,  fans  en  avoir 
d'avance  envifagé  les  fuites.  Ainfi , 
plus  (on  corps  s'exerce ,  plus  fon  ef- 
prit  s'éclaire  ;  fa  force  oc  fa  raifon 
croiiïent  à  la  fois  ,  dc  s'étendent  l'une 
par  l'autre. 

Savant  Précepteur  ,  voyons  lequel 
de  nos  deux  Elevés  reiTemble  au  Sau- 
vage ,  &  lequel  reflemble  au  Payfan  ? 
Soumis  en  tout  à  une  autorité  toujours 
enfeignante  ,  le  vôtre  ne  fait  rien  que 
fur  parole  ;  il  n'ofe  manger  quand  il 
a  faim ,  ni  rire  quand  il  efl:  g  li ,  ni 
pleurer  quand  il  eft  trifte  ,  ni  préfenter 
une  main  pour  l'autre  ,  ni  remuer  le 
pied  que  comme  on  le  lui  prefcrit , 
bientèr  il  n'ofera  refpirer  que  fur  vos 
règles.  A  quoi  voulez-vous  qu'il  pen- 
fe,  (juand  vous  penfez  à  tour  pour  lui  ? 

N   T 


A^Turé  de  votre  prévoyance  ,  qu'a-t-il 
befoin  d'en  avoir  ?  Voyant  que  vous 
vous  chargez  de  fa  confervarion  ,  de 
fon  bien-être ,  il  fe  fent  délivré  de  ce 
foin  j  fon  jugement  fe  repofe  fur  le 
vôtre  ;  tout  ce  que  vous  ne  lui  défen- 
dez pas  ,  il  le  fait  fans  réflexion  ,  fa- 
chant  bien  qu'il  le  fait  fans  rifque. 
Qu'a-t-il  befoin  d'apprendre  à  pré- 
voir la  pluie  ?  11  fait  que  vous  regar- 
dez au  ciel  pour  lui.  Qu'a-t-il  befoin 
de  régler  fa  promenade  ?  Il  ne  craint 
pas  que  vous  lui  lailîiez  pafTer  l'heure 
du  dîné.  Tant  que  vous  ne  lui  dé- 
fendez pas  de  manger ,  il  mange  j 
quand  vous  le  lui  défendez,  il  ne  man- 
ge plus  ;  il  n'écoute  plus  les  avis  de 
fon  eftomac  ,  mais  les  vôtres.  Vous 
ave^  beau  ramollir  fon  corps  dans  l'in- 
adtion,  vous  n'en  rendez  pas  fon  enten- 
dement plus,  flexible.  Tout  au  contrai- 
re ,  vous  achevez  de  décrediter  la  rai- 
fon  dans  fon  efprit,  en  lui  faifant  ufer 
le  peu  qu'il  en  a  fur  les  chofes  qui  lui 


ou   DE  l'Éducation.         209 

.paroiiTent  le  plus  inutiles.  Ne  voyant 
jamais  à  quoi  elle  eft  bonne ,  il  juge 
enfin  qu'elle  n'eft  bonne  à  rien.  Le  pis 
qui  pourra  lui  arriver  de  mal  raifon- 
ner  fera  d'êrre-repris ,  ôc  il  l'eft  fi  (on- 
vent  qu'il  n'y  fonge  gueres  ;  un  danger 
il  commun  ne  l'effraye  plus. 

Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'ef- 
prit ,  ôc  il  en  a  pour  babiller  avec  les 
femmes,  fur  le  ton  dont  j'ai  déjà  parlé; 
mais  qu'il  foit  dans  le  cas  d'avoir  à 
payer  de  fa  perfonne  ,  à  prendre  un 
parti  dans  quelque  occafion  difficile  , 
vous  le  verrez  cent  fois  plus  llupide 
ôc  plus  bête  que  le  fils  du  plus  gros 
manan. 

Pour  mon  Elevé  ,  ou  plutôt  celui 
de  la  nature,  exercé  de  bonne  heure 
à  fe  fuffire  à  lui-même ,  autant  qu'il 
eft  pofiible  j  il  ne  s'accoutume  point  à' 
recourir  fans  cefle  aux  autres ,  encore 
moins  à  leur  étaler  fon  grand  fa  voir. 
En  revanche  il  juge  ,  il  prévoit,  il 
^aifoBue   en  tout  ce  qui  fe  rapporte 

Ny 


50O  Emile, 

immédiatement  à  lui.   Il  ne  jafe  pas  ^ 
il  agit  j  il  ne  fait  pas  un  m.ot   de  ce 
qui  fe  fait   dans  le    monde  ,   mais  il 
fait  fort  bien  faire  ce  qui  lui  convient» 
Comme  il  eft  fans  cefle  en    mouve- 
ment, il  eft  forcé  d'obferver  beaucoup 
de   chofes  ,  de   connoître    beaucoup 
d'effets  j  il  acquiert  de   bonne  heure 
une   grande  expérience,  il   prend  fes 
leçons    de  la   nature  &  non  pas  à^^ 
hommes  j  il   s'inftruit  d'autant  mieux 
qu'il  ne  voit  nulle  part  l'intention  de 
l'inftruire.  Ainfi   fon  corps  3c  fon  ef- 
prit  s'exercent  à  la  fois.  AgilTànt  rou- 
■jours  d'après  fa  penfée ,  &  non  d'après 
celle  d'un  autre  ,  il  unit  continuelle- 
ment deux  opérations  j  plus  il  fe  rend 
fort  &  robufte ,  plus  il  devient  fenfé 
&  judicieux.  C'eil  le  moyen  d'avoir 
un  jour  ce  qu'on  croit  incompatible  , 
&   ce  que   prefque   tous     les   grands 
Hommes  ont  réuni  :  la  force  du  corps 
&  celle  de  l'a  me  ;  la  rai  fon  d'un  fage 
&  la  vigueur  d  un  athlète^ 


ou  DE   l'Éducation.         ^oî 

Jeune  Inftituteur  ,  je  vous  prêche 
un  arr  difficile  j  c'eft  de  gouverner 
fans  préceptes ,  &  de  tout  faire  en  ne 
faifanc  rien.  Cet  art ,  j'en  conviens , 
n'eft  pas  de  votre  âge  j  il  n'eft  pas  pro- 
pre à  faire  briller  d'abord  vos  talens, 
ni  à  vous  faire  valoir  auprès  des  pè- 
res ;  mais  c'eft  le  feul  propre  à  réuf- 
lîr.  Vous  ne  parviendrez  jamais  à  faire- 
des  fages  ,  fi  vous  ne  faites  d'abord 
des  poliçons  :  c'étoit  l'éducation  des 
Spartiates  ;  au  lieu  de  les  coller  fur 
des  livres  ,  on  commençoit  par  leur 
apprendre  à  voler  leur  dîné.  Les  Spar- 
tiates étoient-ils  pour  cela  grolîiers 
étant  grands  ?  Qui  ne  connoît  la  force 
&  le  fel  de  leurs  réparties?  Toujours 
faits  pour  vaincre,  ils  écrafoient leurs 
ennemis  en  toute  efpece  de  guerre  , 
&  les  babillards  Athéniens  craignoient 
autant  leurs  mots  que  leurs  coups. 

Dans  les  éducations  les  plus  foi- 
gnées  ,  le  Maître  commande  &c  croit 
gouverner  j  c  eft  en  effet  l'enfant  qui 


301  Emile, 

gouverne.    Il  fe  fert  de  ce  que  vous 
exigez  de   lui  pour  obtenir   de  vous 
ce  qu'il  lui  plaît ,  ôc  il  fait   toujours 
vous  faire  payer  une  heure  d'afliduité 
par  huit  jours  de  complaifance.  A  cha- 
que inft.int  il  faut  paârifer  avec  lui. 
Ces  traités ,  que  vous  propofez  à  votre 
mode,   ôc  qu'il  exécute  à  la  fienne  , 
tournent    toujours    au    proiir    de  fes 
fantaifies  j  fur-tout  quand  on  a  la  mal- 
adrefle  de  mettre  en  condition  pour 
fon  profit  ce  qu'il  eft  bien  sûr   d'ob- 
tenir ,  foit  qu'il   rempiifTe  ou  non   la 
condition  qu'on  lui  impofe  en  échan- 
ge. L'enfant,  pour  l'ordinaire,  lit  beau- 
coup mieux  dans  l'efprit  du  Maître  , 
que  le   Maître  dans  le  cœur  de  l'en- 
fant ,   &  cela  doit  être  y  car  toute  la 
fagacité  qu'eût  employé  l'enfant  livré 
à  lui-même    à  pourvoir  à   la  confer- 
vation  de  fa  perfonne  ,  il  l'emploie  a 
iîiuver  fa  liberté  naturelle  des  chaînes 
<le  fon  tyran.  Au  lieu  que   celui-ci  , 
gti'ajant  nul  intérêt  fi  preifant  à  péné-r 


ou  DE  l'Éducation.  305 

treu  l'autre  ,  trouve  quelquefois  mieux 
fon  compte  à  lui  lailTer  fa  parelTe  on 
fa  vanité. 

Prenez  une  route  oppofée  avec  vo- 
tre Elevé  ;  qu'il  croye  toujours  être  le 
Maître ,  &  que  ce  foit  toujours  vous 
qui  le  foyez.  Il  n'y  a  point  cl'afTujer- 
tiirement  fi  parfait  que  celui  qui  garde 
l'apparence  de  la  liberté  j  on  captive 
ainfi  la  volonté  mcme.  Le  pauvre  en- 
fant qui  ne  fait  rien  ,  qui  ne  peut 
rien  ,  qui  ne  connoît  rien  ,  n'eft  -  il 
pas  à  votre  merci .-'  Ne  'difpofez  vous 
pas  ,  par  rapport  à  lui ,  de  tout  ce  qui 
l'environne?  N'êtes-vouspas  le  maître 
de  l'affeéter  comme  il  vous  plaît  ?  Ses 
travaux  ,  fes  jeux  ,  {qs  plailîrs ,  fes  pei- 
nes ,  tout  n'eft-il  pas  dans  vos  mains 
fans  qu'il  le  fâche  ?  Sans  doute  ,  il  ne 
doit  faire  que  ce  qu'il  veut  ;  mais  il  ne 
doit  vouloir  que  ce  que  vous  voulez 
qu'il  fafle  5  il  ne  doit  pas  faire  un  pas 
que  vous  ne  l'ayez  prévu ,  il  ne  doit 


pas  ouvrir  la  bouche  que   vous  ne  fâ- 
chiez ce  qu'il  va  dire. 

C'eft  alors  qu'il  pourra  fe  livrer  aux 
exercices  du  corps,  que  lui  demande 
fon  âge  5  fans  abrutir  fon  efprit  j  c'eft 
alors  qu'au  lieu  d'aiguifer  fa  rufe  à 
éluder  un  incomode  empire,  vous 
le  verrez  s'occuper  uniquement  à  tirer 
de  tout  ce  qui  l'environne  le  parti  le 
plus  avantageux  pour  fon  bien  -  être 
adtuel  y  c'eft  alors  que  vous  ferez  éton- 
né de  la  fubtilité  de  {es  inventions  , 
pour  s'approprier  rons  les  objets  aux- 
quels il  peut  atteindre  ,  &c  pour  jouir 
vraiment  des  chofes ,  fans  lefecours  de 
l'opinion. 

En  le  laiflant  ainfî  maître  de  fes 
volontés  ,  vous  ne  fomenterez  point 
£es  caprices.  En  ne  faifant  jamais  que 
<:e  qui  lui  convient ,  il  ne  fera  bien- 
tôt que  ce  qu'il  doit  faire  j  &c  bien 
que  fon  corps  foit  dans  un  mouve- 
inent  continuel ,  tant  qu'il  s'agira  de 


©u  DE  l'Education.         505 

fon  intérêt  préfent  &  fenfîble  ,  vous 
verrez  toute  la  raifon  dont  il  eft  ca- 
pable fc  développer  beaucoup  mieux  , 
&  d'une  manière  beaucoup  plus  ap- 
propriée à  lui  ,  que  dans  des  études 
de  pure  fpéculation. 

Ainfi  ,ne  vous  voyant  point  attentif 
aie  contrarier,  ne  fe  défiant  point  de 
vous ,  n'ayant  rien  à  vous  cacher ,  il  ne 
vous  trompera  point ,  il  ne  vous  men- 
tira point ,  il  fe  montrera  tel  qu'il  eft 
fans  crainte  j  vous  pourrez  l'étudier 
tout  à  votre  aife ,  Se  difpofer  tout  au- 
tour de  lui  les  leçons  que  vous  vou- 
lez lui  donner,  fans  qu'il  penfe  ja- 
mais en  recevoir  aucune. 

Il  n'épiera  point ,  non  plus  ,  vos 
mœurs  avec  une  curieufe  jaloufîe ,  ÔC 
ne  fe  fera  point  un  plaifir  fecret  de 
vous  prendre  en  faute.  Cet  inconvé- 
nient que  nous  prévenons  eft  très 
grand.  Un  des  premiers  foins  des  en- 
fans  eft ,  comme  je  l'ai  dit ,  de  dé- 
couvrir le  foible  de  ceux  qui  les  gou- 


'^ùê  É    M    I    L    E  j 

Vernent.  Ce  penchant  porte  à  la  mé- 
chanceté ,  mais  il  n'en  vient  pas  :  il 
vient  du  befoin  d'éluder  une  autorité 
qui  les  importune.  Surchargés  du  joug 
qu'on  leur  impofe  ,  ils  cherchent  à  le 
fecouer  ,  ôc  les  défauts  qu'ils  trouvent 
dans  les  Maîtres,  leur  fourniflTent  de 
bons  moyens  pour  cela.  Cependant 
l'habitude  fe  prend  d'obferver  les  gens 
par  leurs  défauts  ,  &  de  fe  plaire  à 
leur  en  trouver.  Il  efl  clair  que  voilà 
encore  une  fourcc  de  vices  bouchée 
dans  le  cœur  d'Emile  j  n'ayant  nul  in- 
térêt à  me  trouver  des  défauts  ,  il  ne 
m'en  cherchera  pas ,  &  fera  peu  tenté 
d'en  chercher  à  d'aunes. 

Toutes  ces  pratiques  femblent  dif- 
ficiles parcequ'on  ne  s'en  avife  pas  , 
mais  dans  le  fond  elles  ne  doivent 
point  l'être.  On  eft  en  droit  de  vous 
fuppcfer  les  lumières  néceflaires  pour 
exercer  le  métier  que  vous  avez  choi- 
si ;  on  doit  préfumer  que  vous  con- 
jcioilTez  la  marche  naturelle  du  cœuc- 


ou  DE  l'Education.         307 

îiumain ,  que  vous  favez  étudier  l'hom- 
me &  l'individu ,  que  vous  favez  d'a- 
vance à  quoi  fe  pliera  la  volonté  de 
votre  Elevé ,  à  l'occafion  de  tous  les 
objets  intéreiTans  pour  fon  âge  que 
vous  ferez  pafTer  fous  i^s  yeux.  Or  , 
avoir  les  inflrumens  &  bien  favoir 
leur  ufage,  n'eft-ce  pas  être  maître 
de  l'opération  ? 

Vous  objedlez  les  caprices  de  l'en- 
fant :  &  vous  avez  tort.  Le  caprice 
des  enfans  n'eft  jamais  l'ouvrage  de 
la  nature  ,  mais  d'une  mauvaife  dif- 
cipline  :  c'eft  qu'ils  ont  obéi  ou  com- 
mandé ;  &  j'ai  dit  cent  fois  qu'il  ne 
falloit  ni  l'un  ni  l'autre.  Votre  Elevé 
n'aura  donc  de  caprices  que  ceux  que 
vous  lui  aurez  donnés  j  il  eft  jufte  que 
vous  portiez  la  peine  de  vos  fautes. 
Mais,  direz-vous  ,  comment  y  remé- 
dier ?  Cela  fe  peut  encore  ,  avec  une 
meilleure  conduite  &  beaucoup  de  pa- 
tience. 

Je  m'étois  chargé ,  durant  quelques 


$oo  Emile, 

femaines ,  d'un  enfant  accoutumé  ftOR- 
feulement  à  faire  (es  volontés,  mais 
encore  à  les  faire  faire  à  tout  le  mon-» 
de ,  par  conféquent  plein  de  fantaifies. 
Dès  le  premier  jour ,  pour  mettre  à 
î'e(îai  ma  complaifance  ,  il  voulut  fe 
lever  à  minuit.  Au  plus  fort  de  mon 
fommeil  il  faute  au  bas  de  fon  lit , 
prend  fa  robe-de-chambre  ,  &  m'ap- 
pelle. Je  me  levé  ,  j'allume  la  chan- 
delle y  il  n'en  vouloir  pas  diivantage  : 
au  bout  d'un  quart-d'heure  le  fommeil 
*  le  CTaane  ,  &:  il  fe  recouche  content  de 
{on  épreuve.  Deux  jours  après  ,  il  la 
téitôre  avec  le  mcme  fucccs  ,  &  de 
ma  part  fans  le  moindre  figne  d'impa- 
tience. Comme  il  m'embralfoit  en  fe 
recouchant ,  je  lui  dis  très  pofcment  : 
mon  petit  ami  ,  cela  va  fort  bien  , 
mais  n'y  revenez  plus.  Ce  mot  excita 
fa  curiofité  ,  &c  dès  le  lendemain  , 
voulant  voir  un  peu  comment  j'ofe- 
rois  lui  défobéir  ,  il  ne  manqua  pas 
de  fe  relever  à  la  même  heure  ,  &  de 


,  ©u  PE  l'Éducation.         ^cf 

m'appeller.  Je   lui  demandai  ce  qu'il 
vouloir?  il  me  dit  qu'il  ne  pouvoir  dor*- 
mir.  Tant-pis ,  repris-je  ,  &  je  me  rins 
cm.  Il  me  pria  d'allumer  la  chandelle  : 
pourquoi  faire  ?  &  je  me  rins  coi.  Ce 
ton  laconique  commençoir  à  l'embar- 
rafler.  Il  sQa  fut  à  rârons  chercher  le 
fufll ,  qu'il  fîr  femblant  de  battre  ,  ^ 
je  ne  pouvois  m'empêcher  de  rire  en 
l'entendant  fe  donner  des  coups  fur 
les  doigts.  Enfin  ,  bien  convaincu  qu'il 
n'en  viendroit  pas  à  bout  ,  il  m'ap- 
porta le  briquet  à  mon  lit  :  je  lui  dis 
que  je  n'en  avois  que  faire ,  de  me  tour*, 
nai  de  l'autre  côté.  Alors  il  fe  mit  à 
courir  étourdiment  par  la  chambre  , 
criant ,  chantant ,  faifant  beaucoup  de 
bruit ,  fe  donnant  à  la  table   èc  aux 
chaifes  des  coups  ,  qu'il   avoit  grand 
loin  de  modérer  ,  &c  dont  il  ne  laifloic 
pas  de  crier  bien  fort ,  efpérant  me 
caufer  de  l'inquiétude.  Tout  cela  ne 
prenoit  point,  Se  je  vis  que  comptant 
fur  de  belles  exhortations  ou  fur  de 


^^  I  »  Emile, 

la  colère ,  il  ne  s'étoir  nullement  ar- 
rangé pour  ce  fang-froid. 

Cependant ,  réfolu  de  vaincre  ma 
patience  à  force  d'opiniâtreté  ,  il  con- 
tinua fon  tintamarre  avec  un  tel  fuc- 
ces  qu'à  la  fin  je  m'échauffai ,  ôc  pref- 
fentant  que  j'allois  tout  gâter  par  un 
emportement  hors  de  propos  ,  je  pris 
mon  parti  d'une  autre  manière.  Je  me 
levai  fans  rien  dire  ,  j'allai  au  fufii 
que  je  ne  trouvai  point  j  je  le  lui  de- 
mande 5  il  me  le  donne  ,  pétillant  de 
joie  d'avoir  enfin  triomphé  de  moi.  Je 
bats  le  fufd  ,  j'allume  la  chandelle ,  je 
prens  par  la  main  mon  périt  bon- hom- 
me ,  je  le  mené  tranquillement  dans 
un  cabinet  voiiin ,  dont  les  volets 
étoientbien  fermés,  ôc  où  il  n'yavoic 
rien  à  cafTer  j  je  l'y  laiffe  fans  lumiè- 
re ,  puis  fermant  fur  lui  la  porte  à  la 
clef,  je  retourne  me  coucher  fans  lui 
jvoir  dit  un  feul  mot.  Il  ne  faut  pas 
demander  fi  d'abord  il  y  eut  du  va-  1 
carme  j  je  m'y  cîoi«  attendu  ,  je  ne; 


ou  DE  l'Education.         511 

fîî'en  émus  point.  Enfin  le  bruit  s'ap- 
paife  ?  j'écoute  ,  je  l'entens  s'arranger, 
je  me  tranquillife.  Le  lendemain  j'en- 
tre au  jour  dans  le  cabinet ,  je  trouve 
mon  petit  mutin  couché  fur  un  lit  de 
repos ,  &  dormant  d'un  profond  fom- 
meil  j  dont  j  après  tant  de  fatigue  ,  il 
devoit  avoir  grand  befoin. 

L'affaire  ne  finit  pas  là.  La  mère 
apprit  que  l'enfant  avoit  pafié  les  deux 
tiers  de  la  nuit  hors  de  fon  lit.  Aulîi-r 
tôt  tout  fut  perdu  ,  c'étoit  un  enfant 
autant  que  mort.  Voyant  l'occafion 
bonne  pour  fe  venger  ,  il  fit  le  mala- 
de fans  prévoir  qu'il  n'y  gagneroic 
rien.  Le  Médecin  fut  appelle.  Mal- 
heureufement  pour  la  mère  ,  ce  Méde- 
cin étoit  un  plaifant ,  qui ,  pour  s'a- 
mufer  de  fes  frayeurs  ,  s'appliquoit  à 
les  augmenter.  Cependant  il  me  dit  à 
l'oreille:  lailTez-moi  faire;  je  vous 
promets  que  l'enfant  fera  guéri  pour 
quelque  tems  de  la  fantaifie  d'être  ma- 
lade :  en  eftet  la  diète  &  la  chambre 


512.  Emile, 

fureur  prefcrites  ,  de  il  fut  recomman-» 
■dé  à  l'Aporicaire.  Je  foupirois  de  voir 
cette  pauvre  mère  ainii  la  dupe  de  tout 
ce  qui  l'environnoir ,  excepté  moi  feul, 
qu'elle  prit  en  haine  ,  précifément  par- 
ceque  je  ne  la  trompois  pas. 

Après  des  reproches  alTez  durs ,  elle 
me  dit  que  fon  fils  étoit  délicat ,  qu'il 
étoit  Punique  héritier  de  fa  famille  , 
qu'il  falloit  le  conferver  à  quelque  prix 
que  ce  fût ,  &  qu'elle  ne  vouloit  pas 
qu'il  fût  contrarié.  En  cela  j'étois  bien 
d'accord  avec  elle  ;  mais  elle  enten- 
doit  par  le  contrarier  ne  lui  pas  obéir 
en  tout.  Je  vis  qu'il  falloit  prendre? 
avec  la  mère  le  même  ton  qu'avec  l'en- 
fant. Madame  ,  lui  dis-je  affez  froide- 
ment ,  je  ne  fais  point  comment  on 
élevé  un  héritier ,  &c ,  qui  plus  eft ,  je 
ne  veux  pas  l'apprendre  j  vous  pouvez 
vous  arranger  là-defliis.  On  avoir  be- 
foin  de  moi  pour  quelque-tems  enco- 
re :  le  père  appaifa  tout ,  la  mère  écri- 
vit au  Précepteur  de  hdcer  fon  retour  ; 


ou  DE  l'Éducation.        31$ 
ôc  l'enfant  ,  voyant  qu'il  ne  gagnoic 
rien  à  troubler  mon  fommeil  ni  à  être 
malade  ,  prit  enfin  le  parti  de  dormir  • 
lui-même  Se  dé  fe  bien  porter. 

On  ne  fauroit  imaginer  à  combien 
de  pareils  caprices  le  petit  tyran  avoic 
aiïervi  fon  malheureux  Gouverneur  j 
car  l'éducation  fe  faifoit  fous  les  yeux 
de  la  mère ,  qui  ne  fouffroit  pas  que 
l'héritier  fut  défobéi  en  rien.  A  quel- 
que heure  qu'il  voulût  fortir  ,  il  falloit 
être  prêt  pour  le  mener ,  ou  plutôt  pour 
le  fuivre ,  &c  il  avoit  toujours  grand 
foin  de  choifir  le  moment  où  il  voyoic 
fon  Gouverneur  le  plus  occupé.  Il  vou- 
lut ufer  fur  moi  du  même  empire  ,  8c 
fe  venger  ,  le  jour  ,  du  repos  qu'il  étoic 
forcé  de  me  laiiTer  la  nuit.  Je  me  prê- 
tai de  bon  cœur  à  tout ,  &  je  com- 
mençai par  bien  conftater  à  fes  pro- 
pres yeux  le  plaifir  que  j'avois  à  lui 
complaire.    Après  cela ,  quand  il  fut 
queftion  de  le  guérir  de  fa  fantaifîe  > 
je  m'y  pris  autremenc». 

Tome  i.  O 


^ï4  Emile, 

11  fallut  d'abord  le  mettre  dans  fort 
tort,  &  cela  ne  fut  pas  difHcile.  Sa- 
chant que  les  enfans  ne  fongent  jamais 
qu'au  préfent ,  je  pris  fur  lui  le  facile 
avantage  de  la  prévoyance  t  j'eus  foin 
de  lui  procurer  au  logis  un  amufement 
que  je  favois  être  extrêmement  de  fon 
goût  j  5c  dans  le  moment  où  je  l'en  vis 
le  plus  engoué  ,  j'allai  lui  propofer  un 
tour  de  promenade  ;  il  me  renvoya  bien 
loin  :  j'inliftai,  il  ne  m'écouta  pas  ;  il 
fallut  me  rendre  ,  Se  il  nota  précieu- 
fement  en  lui-même  ce  ilgne  d'alfujet- 
tiffement. 

Le  lendemain  ce  fut  mon  tour.  Il 
s'ennuya  ,  j'y  avois  pourvu  :  moi  ,  au 
contraire  ,  je  paroiflTois  profondément 
occupé.  Il  n'en  falloir  pas  tant  pour  le 
déterminer.  Il  ne  manqua  pas  de  ve- 
nir m'arracher  à  mon  travail  pour  le 
mener  promener  au  plus  vite.  Je  ré- 
fufai ,  il  s'obftina  ;  non  ,  lui  dis-je  ,  en 
faifant  votre  volonté  vous  m'avez  ap- 
ç»ris  à  faire  la  mienne  j  je  ne  veux  pas  , 


ou  DE  l'Éducation.         515 

lortir.  Hé  bien,  reprir-il  vivement, 
je  fortirai  tout  feul.  Comme  vous  vou- 
drez j  Ôc  je  reprends  mon  travail. 

Il  s'habille ,  un  peu  inquiet  de  voir 
que  je  le  laiffois  faire  ,  Se  que  je  ne 
Timitois  pas.  Prêt  à  fortir  il  vient  me 
faluer ,  je  le  falue  :  il  tâche  de  m'al- 
larmer  par  le  récit  des  courfes  qu'il  va. 
faire  •  à  l'e  a  tendre ,  on  eût  cru  qu'il 
alloit  au  bout  du  monde.  Sans  m'émou- 
voir,  je  lui  fouhaite  un  bon  voyage. 
Son  embarras  redouble.  Cependant  il 
fait  bonne  contenance  .  &c  prêt  à  for- 
tir  ,  il  dit  à  fon  Laquais  de  le  fuivre. 
Le  Laquais  ,  déjà  prévenu ,  répond 
qu'il  n'a  pas  le  tems  ,  ôc  qu'occupé  par 
mes  ordres  il  doit  m'obéir  plutôt  qu'a 
lui.  Pour  le  coup ,  l'enfant  n'y  eft  plus. 
Comment  concevoir  qu'on  le  lailfe 
fortir  feul ,  lui  qui  fe  croit  l'être  im- 
portant à  tous  les  autres ,  de  penfe  que 
le  ciel  &  la  terre  font  intérelTés  à  fa 
confervation  ?  Cependant  il  commen- 
ce à  fentir  fa  foiblefle  j  il  comprend 

O.j 


^if>  Emile, 

qu'il  fe  va  trouver  feul  au  milieu  d^ 
gens  qui  ne  le  connoiirent  pas  j  il  voit 
d'avance  les  rifques  qu'il  va  courir  : 
l'obilinadon  feule  le  fbutienc  encore  j 
ij  defcend  l'efcalier  iencement  &  fore 
ÎTiterdir.  Il  entre  enfin  dans  la  rue  ,  fe 
confolant  un  peu  du  mal  qui  lui  peut 
arriver,  p^r  l'efpoir  qu'on  m'en  ren- 
dra refponfablc. 

C'étoic-là  que  je  l'attendois.  Tout 
croit  préparé  d'avance  j  ôc  comme  il  s'a- 
gifToit  d'une  efpece  de  fccne  publique  , 
je  m'écois  muni  du  confentement  du 
p?rç.  A-peine  avoit-il  fait  quelques  pas 
qu'il  entend  à  droite  &  à  gauche  dif- 
férens  propos  fur  fon  compte.  Voifin  , 
le  joli  Monfieur  !  où  va-t-il  ainfi  tout 
feul  ?  Il  va  fe  perdre  :  je  veux  le  prier 
4'entrer  chez  nous.  Voifine  ,  gardez- 
yous  enbien.Nevoyez  vous  pasquec'eil 
un  petit  libertin  qu'on  a  chafîé  delà 
jïîaifon  de  fon  père ,  parcequ'il  ne  vou-. 
loit  rien  valoir  ?  Il  ne  faut  pas  retirer 
l§s  libertins  j  lai  liez- le  aller  pu  il  y  ou  * 


ou  r>E  l'Éducation»  ^17 
dra.  Hé  bien  donc  î  que  Dieu  le  cou- 
dui'fe  j  je  ferois  fâchée  qu'il  lui  a,rrï- 
vât  malheur.  Un  peu  plus  loin  il  ren- 
contre des  poliçons  à-peu  près  de  fcn 
âge  5  qui  l'agacent  de  fe  mocquent  àfQ 
lui.  Plus  il  avance  ^  plus  il  trouve 
d'embarras.  Seul  &  fans  protedion  , 
il  fe  voit  le  jouet  de  tout  le  monde  , 
ôc  il  éprouve  avec  beaucoup  de  fur- 
prife  que  fon  nœud  d'épaule  &  fon  pa- 
rement d'or  ne  le  font  pas  plus  ref- 
peder. 

Cependant  un  de  mes  Amis  qu'il 
ne  connoiflToit  point  ,  Se  que  j'avois 
chargé  de  veiller  fur  lui ,  le  fuivoic 
pas  à  pas  fans  qu'il  y  prît  garde  ,  ôc 
l'accofta  quand  il  en  fut  tems.  Ce  rô- 
ie  ,  qui  relTembloit  à  celui  de  Sbrigani 
dans  Pourceaugnac  ,  demandoit  un 
homme  d'efprit ,  &  fut  parfaitement 
rempli.  Sans  rendre  l'enfant  timide  & 
craintif  en  le  frappant  d'un  trop  grand 
effroi  ,  il  lui  fit  fi  bien  fentir  l'impru- 
dence de  fon  équipée,  qu'au  bout  d'une 

Oiij 


^lïï  Emile, 

demi-heure  il  me  le  ramena  foupie^ 
confus  j  ôc  n'ofant  lever  les  yeux. 

Pour  achever  le  délaftre  de  fon  ex- 
pédition 5  précifément  au  moment  qu'il 
rentroit ,  fon  père  defcendoit  pour  for- 
rir  &  le  rencontra  fur  l'efcalier.  Il  fal- 
lut dire  d'où  il  venoit  ,  ôc  pourquoi 
je  n'étois  pas  avec  lui  (  i  <î)  ?  Le  pau- 
vre enfant  eût  voulu  être  cent  pieds 
fous  terre.  Sans  s'amufer  à  lui  faire 
une  longue  réprimande,  le  père  lui  dit 
phis  féchement  que  je  ne  m'y  ferois 
attendu  ;  quand  vous  voudrez  fortir 
feul ,  vous  en  êtes  le  maître  ;  mais  com- 
me je  ne  veux  point  d'un  bandit  dans 
ma  maifon  ,  quand  cela  vous  arrivera 
ayez  foin  de  n'y  plus  rentrer. 

Pour  moi ,  je  le  reçus  fans  reproche 
&  fans  raillerie  ,  mais  avec  un  peu  de 
gravité  ^  Se  de  peur  qu'il  ne  foupçon- 


{\6)  En  cas  pareil  on  peut  fans  rifque  exiger  d'un 
enfant  la  vérité  ,  car  il  fait  bien  alors  qu'il  ne  fauroic 
la  déguiler  ,  &  que  s'il  ofoit  dire  un  raenlonge ,  il  ea 
fei'oit  à  i'inlUat  convaincu. 


ou  DE  l'Education.  ^iff 

hat  que  tout  ce  qui  s'étoit  pafTé  n  ét- 
roit qu'un  jeu ,  je  ne  voulus  point  le 
mener  promener  le  même  jour.  Le  len- 
demain je  vis  avec  grand  plaifir  qu'il 
palToit  avec  moi  d'un  air  de  triomphe 
devant  les  mêmes  gens  qui  s'étoienn 
mocqués  de  lui  la  veille  pour  l'avoir 
rencontré  tout  feul.  On  conçoit  bien 
qu'il  ne  me  menaça  plus  de  fortirfans 
moi. 

C'eft  par  ces  moyens  &  d'antres  fem- 
blables  ,  que,  durant  le  peu  de  tems 
que  je  fus  avec  lui ,  je  vins  à  bout  de 
lui  faire  faire  tout  ce  que  je  voulois  fans 
lui  rien  prefcrire  ,  fans  lui  rien  défen- 
dre  ,  fans  fermons  ,  fans  exhortations  ,' 
fans  l'ennuyer  de  leçons  inutiles.  Auiîî, 
tant  que  je  parlois  il  étoit  content , 
mais  mon  filence  le  tenoit  en  crain- 
te ;  il  comprenoit  que  quelque  chofe 
n'alloit  pas  bien,&:  toujours  la  leçon  lui 
venoit  de  la  chofe  même^  mais  revenons. 

Non -feulement  ces  exercices  conti- 
liuels  ainfi  lailTés  à  la  feule  direction 

Oi/ 


3  2,0  E    M   I    L    E  3 

de  la  nature  en  fortifiant  le  corps  n'a-: 
brutifîent  point  l'efprit ,  mais  au  con- 
traire ils  forment  en  nous  la  feule  ef- 
pece  de  raifon  dont  le  premier  âge 
foit  fufceptible ,  $c  la  plus  néceflaire 
à  quelque  âge  que  ce  foit.  Us  nous  ap- 
prennent à  bien  connoître  l'ufage  de 
nos  forces ,  les  rapports  de  nos  corps 
aux  corps  environnans  ,  l'ufage  des 
inftrumens  naturels  qui  font  à  notre 
portée ,  ôc  qui  convienneHt  à  nos  or- 
ganes. Y  a-t-il  quelque  ftupidité  pa- 
leille  d  celle  d'un  enfant  élevé  tou- 
jours dans  la  chambre  Hc  fous  les  yeux 
de  fa  mère ,  lequel  ignorant  ce  que 
c'eft  que  poids  &c  que  réfiftance  veut 
.arracher  un  grand  arbre,ou  foulever  un 
rocher  ?  La  première  fois  que  je  fortis 
de  Genève  ,  je  voulois  fuivre  un  che- 
val au  galop,  je  jettois  des  pierres  con- 
tre la  montagne  de  Saleve  ,  qui  étoit  à 
deux  lieues  de  moi  j  jouet  de  tous  les 
«nfans  du  village  ,  j'étois  un  verita- 
jble  idiot  pour  eux.  A  dix-huit  ans  cr.. 


ou    DE    l'ÉdUCATÏON.  3II 

•apprend  en  Philofophie  ce  que  c'efl: 
qu'un  levier  :  il  n'y  a  point  de  petic 
Payfan  à  do  jze  qui  ne  fâche  fe  fervir 
d'un  levier  mieux  que  le  premier  Mc< 
canicien  de  l'Académie.  Les  leçons 
que  les  Ecoliers  prennent  entr'eux  dans 
la  cour  du  Collège  leur  font  cent  fois 
plus  utiles  que  tout  ce  qu'on  leur  dira 
jamais  dans  la  Clade- 

Voyez  un  chat  entrer  pour  la  pre- 
mière fois  dans  une  chambre  ;  il  vi- 
fite  ,  il  regarde  ,  il  flaire ,  il  ne  refte 
pas  un  moment  en  repos ,  il  ne  fe  fie 
à  rien  qu'après  avoir  tout  examiné  , 
tout  connu.  Ainfi  fait  un  enfant  com- 
mençant à  marcher ,  ôc  entrant ,  pour 
ainfi  dire  ,  dans  l'efpace  du  monde«r 
Toute  la  différence  eft ,  qu'à  la  vu© 
commune  à  l'enfant  5c  au  chat ,  le  pre- 
mier joint,pour  obferver,les  mains  que 
lui  donna  la  nature  ,  ôc  l'aiitre  l'odo- 
rat fubtil  dont  elle  l'a  doué.  Cette  dif^ 
pofition  bien  ou  mal  cultivée  eft  ce 
€^m  rend  les  enfans  adroits  ou  lourds  , 

Ov 


3 11  E    M   ï    t    E  i 

pefans  ou  difpos ,  étourdis  ou  prudensi 
Les  premiers  mouvemens  naturels 
de  l'homme  étant  donc  de  fe  mefurer 
avec  tout  ce  qui  l'environne ,  &  d'é- 
prouver dans  chaque  objet  qu'il  ap- 
perçoit  toutes  les  qualités  fenfibles  qui 
peuvent  fe  rapporter  à  lui ,  fa  premiè- 
re étude  eft  une  forte  de  Phyiique 
expérimentale  relative  à  fa  propre  con- 
fervation  ,  &c  dont  on  le  détourne  par 
des  études  fpéculatives  avant  qu'il  ait 
reconnu  fa  place  ici-bas.  Tandis  que 
{es  organes  délicats  &:  flexibles  peu- 
vent s'ajufter  aux  corps  fur  lefquels  ils 
doivent  agir ,  tandis  que  fes  fens  en- 
core purs  font  exempts  d'illufions , 
c'eft  le  tems  d'exercer  les  uns  &  les 
autres  aux  fondions  qui  leur  font  pro- 
pres ,  c'eft  le  tems  d'apprendre  à  eon- 
jioître  les  rapports  fenfibles  que  les 
chofes  ont  avec  nous.  Comme  tout 
ce  qui  entre  dans  l'entendement  hu- 
main y  vient  par  les  fens  ,  la  premiè- 
re raifon  de  l'homme  eft  une  raifon 
fenficive ,  c'eft  elle  qui  fert  de  bafe  ^ 


ou    DE    l'ÉdUCATIOîT.  525 

la  raifon  intelle6luelle  :  nos  premiers 
Maîtres  de  Philofophie  (ont  nos  pieds, 
nos  mains  ,  nos  yeux.  Subftituer  des 
livres  à  tout  cela  ,  ce  n'efl  pas  nous 
apprendre  à  raifonner ,  c'eft  nous  ap- 
prendre à  nous  fervir  de  la  raifon  d'au- 
crui  j  c'efl:  nous  apprendre  à  beaucoup 
croire  ,  &  à  ne  jamais  rien  favoir. 

Pour  exercer  un  art ,  il  faut  com- 
mencer par  seii  procurer  les  inftru- 
mens  j  &c  pour  pouvoir  employer  utile- 
ment ces  inftruraens  ,  il  faut  les  faire 
affez  folides  pour  rciifter  à  leur  ufage. 
Pour  apprendre  à  penfer  ,  il  faut  donc 
exercer  nos  membres  ,  nos  fens  ,  nos 
organes  ,  qui  font  les  inftrumens  de 
notre  intelligence  ;  &c  pour  tirer  tout  le 
parti  polîible  de  ces  inftrumens ,  il  faut 
que  le  corps,  qui  les  fournir  ,  foi: 
robufte  ôc  fain.  Ainfi ,  loin  que  la  vé- 
ritable raifon  de  l'homme  fe  fbrnrs 
indépendamment  du  corps  ,.  c'eft  la: 
bonne  conftitution  du  corps  qui  rend 
les   opérations   dô    l'efprit  faciles  ôc 


3  24  Emile, 

En  montrant  à  quoi  l'on  doit  em- 
ployer la  longue  oifîveté  de  l'enfance, 
i'entre  dans  un  détail  qui  paroîtra  ridi- 
cule. Plaifantes  leçons ,  me  dira-t-on  , 
qui ,  retombant  fous  votre  critique  ^ 
fe  bornent  à  enfeigner  ce  que  nul 
n'a  befoin  d'apprendre  !  Pourquoi  con- 
fumer  le  tems  à  des  inftrudions  qui 
-viennent  toujours  d'elles-mêmes.  Se  ne 
-coûtent  ni  peines  ni  foins  ?  Quel  enfant 
de  douze  ans  ne  fait  pas  tout  ce  que 
vous  voulez  apprendre  au  vôtre ,  de  de 
pluscequefes  Maîtres  lui  ont  appris  ? 

Melîieurs  ,  vous  vous  rrom.pez  j 
î'enfeigne  à  mon  Elevé  un  art  très 
long  ,  très  pénible  ,  ôc  que  n'ont 
affurément  pas  les  vôtres  j  c'eft  celui 
d'être  ignorant  j  car  la  fcience  de  qui- 
conque ne  croit  favoir  que  ce  qu'il 
jfaij:  ,  fe  réduit  à  bien  peu  de  chofe. 
Vous  donnez  la  fcience  ,  à  la  bonne 
Heure  j  moi  je  m'occupe  de  l'inftru- 
ment  propre  à  l'acquérir.  On  dit  qu'un 
jour  les  Vénitiens  montrant  en  gran- 
die pompe  leur  tréfor  de  Saint  Marc  i 


ou  DE  l'Éducation.         525 

un  AmbaiTadeur  d'Efpagne  ,  celui-ci 
pour  tout  compliment ,  ayant  regardé 
fous  les  tables  ,  leur  dit  :  Qui  non  c'è 
la  raJice.  Je  ne  vois  jamais  un  Pré- 
cepteur étaler  le  favoir  de  fon  difcf- 
pîe  ,  fans  être  tenté  de  lui  en  dire  au- 
tant. 

Tous  ceux  qui  ont  réfléchi  fur  la 
manière  de  vivre  des  Anciens ,  attri- 
buent aux  exercices  de  la  gymnaftique 
cette  vigueur  de  corps  &:  d'ame  cjui 
\qs  diftingue  le  plus  fenfiblement  des 
Modernes.  La  manière  dont  Monta- 
gne appuyé  ce  fentiment ,  montre  qu'il 
en  étoit  fortement  pénétré  ;  il  y  re- 
vient flins  celTe  &  de  mille  façons.  En 
parlant  de  l'éducation  d'un  enfant^ 
pour  lui  roidir  l'ame  ,  il  faut ,  dit-il ., 
lui  durcir  les  mufcles  \  en  l'accoutu- 
mant au  travail ,  on  l'accoutume  à  la 
douleur  j  il  le  faut  rompre  à  l'âpreté 
des  exercices  ,  pour  le  drefier  à  l'âpreté- 
de  la  diflocation  ,  de  la  colique  &  de 
tous  les-  maux.  Le  fage  Locke,  le  boA 


9 


51^  Ë   M    I    I    B 

Rollin  ,  le  favant  Fleuri ,  le  pédant  dô 
CroLifaz  ,  fi  différens  entr'eux  dans  tout 
le  refte ,  s'accordent  tous  en  ce  feul 
point  d'exercer  beaucoup  les  corps  des 
enfans.  C'eft  le  plus  judicieux  de  leurs 
préceptes  ;  c'eft  celui  qui  eft  &  fera 
toujours  le  plus  négligé.  J'ai  déjà  fuf- 
fifamment  parlé  de  fon  importance  ; 
6c  comme  on  ne  peut  là-delfus  don- 
ner de  meilleures  raifons  ni  des  régies 
plus  fenfées  que  celles  qu'on  trouve 
dans  le  livre  de  Locke ,  je  me  con- 
tenterai d'y  renvoyer  ,  après  avoir  pris- 
la  liberté  d'ajouter  quelques  obferva- 
tions  aux  fiennes^ 

Les  membres  d'un  corps  qui  croît  ,- 
doivent  être  tous  au  large  dans  leur 
vêtement  j  rien  ne  doit  gêner  leur 
mouvement  ni  leur  accroilTement  y 
rien  de  trop  jufte ,  rien  qui  colle  au 
corps  ,  point  de  ligature.  L'habille- 
ment François,  gênant  &:mal-fain  pour 
les  hommes  ,  eft  pernicieux  fur-tout 
AUX  enfans.  Les  humeurs ,  ftagnantes  ^ 


ou  DE  l'Éducation.         ^if 

arrêtées  dans  leur  circulation  ,  crou- 
pifTent  dans  un  repos  qu'augmente  la 
vie  inadtive  ôc  fédentaire  ,  fe  corrom- 
pent èc  caufent  le  fcorbuc  ,  maladie 
tous  les  jours  plus  commune  parmi 
nous ,  ôc  prefque  ignorée  des  Anciens^ 
que  leur  manière  de  fe  vêtir  ôc  de 
vivre  en  préfervoit.  L'habillement  de 
Houffard  j  loin  de  remédier  à  cet  in- 
convénient, l'augmente  ,  &:  pour  fau- 
ver  aux  enfans  quelques  ligatures  ,  les 
prelTe  par  tout  le  corps.  Ce  qu'il  y  a 
de  mieux  à  faire ,  eft  de  les  laiiTer  en 
jacquette  aufli  long-tems  qu'il  eft  pof- 
fible  5  puis  de  leur  donner  un  vête- 
ment fort  large  ,ôc  de  ne  fe  point  pi- 
quer de  marquer  leur  taille ,  ce  qui 
ne  fert  qu'à  la  déformer.  Leurs  dé- 
fauts du  corps  &  de  l'efprit  viennent 
prefque  tous  de  la  même  caufe ,  on 
les  veut  faire  hommes  avant  le  tems. 

11  y  a  des  couleurs  gaies  ôc  des  cou- 
leurs triftes  j  les  premières  font  plus 
du  goûc  des  enfans  j  elles  leur  iiéeac 


^  1 8  Emile, 

mieux  aufli ,  &  je  ne  vois  pas  ponr-^ 
quoi  l'on  ne  confukeroit  pas  en  ceci 
aes  convenances  fi  naturelles  ;  mais 
du  moment  qu'ils  préfèrent  une  étof- 
fe parcequ'elle  eil  riche,  leurs  cœurs 
font  déjà  livrés  au  luxe ,  à  toutes  les 
fantaifies  de  l'opinion  ,  &c  ce  goCit  ne 
leur  eft  sûrement  pas  venu  d'eux-mê- 
mes. On  ne  fauroit  dire  combien  le 
choix  des  vêtemens  &c  les  motifs  de 
ce  choix  influent  fur  réducation.  Non- 
feulement  d'aveugles  mères  promet- 
tent à  leurs  enfms  des  parures  pour 
récompenfe  j  on  voir  même  d'infenfés 
Gouverneurs  menacer  leurs  Elèves 
d'un  habit  plus  groflier  &  plus  (im- 
pie ,  comme  d'un  châtiment.  Si  vous 
n'étudiez  mieux ,  fi  vous  ne  confér- 
iez mieux  vos  hardes  ,  on  vous  ha- 
billera comme  ce  petit  Payfan.  C'eft 
comme  s'ils  leur  difoient  :  Sachez  que 
l'homme  n'eft  rien  que  par  fes  habits  y 
que  votire  prix  eft  tout  dans  les  vôtres. 
Faut-il  s'étonner  que  de  fi  fages  le^^ 


ou    BÊ    L'EDUCATrON.  ji^ 

jçons  profitent  a  la  Jeunefle  ,  qu'elîe 
n'eftime  que  la  parure  ,  dz  qu'elle  ne 
juge  du  mérite  que  fur  le  feul  exté- 
rieur ? 

Si  j'avois  à  remettre  la  tête  d'un  en- 
fant ainfi  gâté  ,  j'aurois   foin  que   fes 
habits  les  plus  riches  fufTent  les  plus 
incomodesj   qu'il  y  fût  toujours  gê- 
né, toujours  contraint,  toujours  aiïli- 
jetti  de  mille  manières  :  je  ferois  fuir 
la  liberté  ,  la  gaité  devant  fa  magni- 
ficence :   s'il    vouloir   fe  mêler    aux 
jeux  d*autres  enfans  plus  fimplement 
mis  ,  tout  ceflTeroit   ,  tout  difparoî- 
troit  à  l'inftant.  Enfin  ,  je  l'ennuyerois  , 
je  le  FûfTafierois  tellement  de  fon  faf- 
te  ,  je  le  rendrois  tellement  l'efclave 
de  fon  habit  doré ,  que  j'en  ferois  le 
fléau  de  fa  vie ,  &  qu'il  verroit  avec 
moins   d'effroi  le  plus  noir  cachot  que 
les  apprêts  de  fa  parure.  Tant  qu'on 
n'a  pas  aflervi  l'enfanr  à  nos  préjugés  y 
être  à  fon  aife  8c  libre  eft  roujours  fon 
premier  defir  j  le  vêtement  le  plusiin>^ 


^  5  ôf  Emile  , 

pie,  le  plus  comode  ,  celui  qui  l'af- 
fujettit  le  inoins ,  eft  toujours  le  plus 
précieux  pour  lui. 

Il  y  a  une  habitude  du  corps  con- 
venable aux  exercices  ,  &  une  autre 
plus  convenable  à  l'inaârion.  Celle-ci  , 
lailFant  aux  humeurs  un  cours  égal  & 
tinifarme ,  doit  garantir  le  corps  des 
altérations  de  l'air  j  l'autre,  le  faifant 
paflTer  fans  cefiTe  de  l'agitation  au  re- 
pos ,  &  de  la  chaleur  au  froid  ,  doit 
i'accoutumer  aux  mcmes  altérations. 
Il  fuit  de-là  que  les  gens  cafaniers  ÔC 
fédentaires  doivent  s'habiller  chaude- 
ment en  tout  tenis ,  afin  de  fe  confer- 
ver  le  corps  dans  une  température  uni- 
forme ,1a  mcmeà-peu-prcs  dans  toutes 
les  faifons  ôc  à  toutes  les  heures  du 
jour.  Ceux,  au  contraire,  qui  vont  & 
viennent, au  vent,  aufoleil,  à  la  pluie, 
qui  agiiFent  beaucoup  ,  8c  paflTent  la 
plupart  de  leur  tems  y?/^  dio ,  doivent 
Être  toujours  vêtus  légèrement ,  afin  de 
s'iubitaer  à  toutes  les  viciflicudes  de 


ou    DE    l'ÉdUCATÎOTÏ.  ^|Î 

Tair  ,  Se  à  tous  les  dégrés  de  tempéra- 
ture ,  fans  en  être  inccmodés.  Jecon- 
feillerois  aux  uns  8c  aux  autres  de  ne 
point  changer  d'habits  félon  les  fai- 
fons  ,  &.  ce  fera  k  pratique  conftante 
de  mon  Emile ,  en  quoi  je  n'entends 
pas  qu'il  porte  l'cté  (qs  habits  d'hi- 
ver ,  comme  les  gens  fédentaires  ,  mais 
qu'il  porte  l'hiver  fes  habits  d'été  , 
€omme  les  gens  laborieux.  Ce  dernier 
lîfage  a  été  celui  du  Chevalier  New- 
ton pendant  toute  fa  vie,  &  il  a  vécu 
quatre-vingts  ans. 

Peu  ou  point  de  coëfTure  en  toute 
faifon.  Les  anciens  Egyptiens  avoient 
toujours  la  tête  nue  j  les  Perfes  la  cou- 
vroient  de  grolfes  tiares ,  ôc  la  cou- 
vrent encore  de  gros  turbans,  dont, 
félon  Chardin  ,  l'air  du  pays  leur  rend 
l'ufage  nécelTaire.  J'ai  remarqué  dans 
un  autre  endroit  (17)  la  diilindion 
que  fit  Hér.  dote  fur  un  champ  de  ba* 


(17)   Lettre  à  M.  d'Alcnjbert  fur  les  SpeOacles.  pagf 
ic$  ,  première  iditioa. 


'5|2  É  M  I   L    E  3 

raille  entre  les  crânes  des  Perfes  $2 
ceux  des  Egyptiens.  Comme  donc  il 
importe  que  les  os  de  la  tète  devien- 
nent plus  durs  ,  plus  compares  ,  moins 
fragiles  &  moins  poreux  pour  mieux 
armer  le  cerveau  non-feulement  con- 
tre les  blefTures ,  mais  contre  les  rhu- 
mes ,  les  fluxions ,  &  toutes  les  im- 
preffions  de  l'air  ,  accoutumez  vos  en- 
fans  à  demeurer  été  &  hiver ,  jour  & 
nuit ,  toujours  tête  nue.  Que  fi  pour  la 
propreté  &  pour  tenir  leurs  cheveux 
en  ordre,  vous  leur  voulez  donner  une 
coeffure  durant  la  nuit ,  que  ce  foit  un 
bonnet  mince  à  claire  voie ,  bc  fem- 
blable  au  rezeau  dans  lequel  les  Baf- 
qnes  enveloppent  leurs  cheveux.  Je  fais 
bien  que  la  plupart  àts  mères ,  plus 
frappées  de  l'obfervation  de  Chardin 
que  de  mes  raifons  ,  croiront  trouver 
par-tout  l'air  de  Perfe  \  mais  moi  je 
n'ai  pas  choifi  mon  Elevé  Européen 
pour  en  faire  un  Afiatique. 

En  général ,  on  habille  trop  les  en- 


ou  DE  l'Education.  13  j 

fans  8c  fur-tout  durant  le  premier  âge. 
Il  faudroit  plutôt  les  endurcir  au  froid 
qu'au  chaud  ;  le  grand  froid  ne  les  in- 
j..  comode  jamais  quand  on  les  y  laiffe- 
■  expofés  de  bonne  heure  :  mais  le  tifTu 
de  leur  peau ,  trop  tendre  Se  trop  U- 
che  encore  ,  laifîant  un  trop  libre  paf- 
fage  à  la  tranfpiration  ,  les  livre  par 
l'extrême  chaleur  à  un  épuifement  in- 
évitable. Auflî  remarque-t-on  qu'il  en 
f  meurt  plus  dans  le  mois  d'Août  que 
dans  aucun  autre  mois.  D'ailleurs  ,  il 
paroît  confiant,  par  la  comparaifon 
des  Peuples  du  Nord  &  de  ceux  du 
Midi ,  qu'on  fe  rend  plus  robufte  en 
fupportant  l'excès  du  froid  que  l'excès 
de  la  chaleur  j  mais  à  mefure  que  l'en* 
fant  grandit ,  &  que  fes  fibres  fe  for- 
tifient,  accoutumez-le  peu- à -peu  à 
braver  les  rayons  du  foleil  j  en  allant 
par  dégrés  vous  l'endurciriez  fans  dan- 
^ijr  aux  ardeurs  de  la  Zone  torride. 

Locke  ,  au  milieu  des  préceptes  mâ^. 
JiêS  &:  fenfés  qu'il  npus  donne ,  retom- 


9 

"fl"4  Emile, 

be  dans  des  contradictions  qu'on  n'at- 
tendroitpas  d'un  raifonneur  auflî  exad. 
Ce  mènîe  homme  qui  veut  que  les  en- 
fans  fe  baignent  l'été  dans  l'eau  glacée, 
-ne  veut  pas ,  quand  ils  font  échauffés  , 
^qu'ils  boivent  frais  ni  qu'ils    fe  cou- 
chent par  terre  dans  des  endroits  humi- 
des (lo).  Mais  puifqu'il  veut  que  les 
fouliers  des  enfans  prennent  l'eau  dans 
tous  les  tems ,  la  prendront-ils  moins 
quand  l'enfant  aura  chaud ,  &  ne  peut- 
on  pas  lui  faire  du  corps  par  rapport 
aux  pieds  les  mêmes  induélions  qu'il 
fait  des  pieds  par  rapports  aux  mains, 
&  du  corps  par  rapport  au  vifage  ?  Si 
vous  voulez ,  lui  dirois-je ,  que  l'hom- 
me foit  tout  vifage ,  pourquoi  me  blâ- 
mez-vous  de  vouloir  qu'il  foit    tout 
pieds  ? 


(i8)  Comme  fi  les  petits  Payfans  clioififToient  la  terre 
biea  (c-chc  pour  s'y  alTcoir  oa  pour  s'y  coucher  ,  6c 
qu'on  eût  jamais  oui  dire  que  Ihumidité  de  la  terre 
eût  fait  du  mal  à  pas  un  d'eux  "  A  écouter  là-defTus 
les  Médecins ,  oa  «oiroit  les  Sauvages  tout  perclus  dç 
chumatifmcs. 


eu   DE  l'Education.         55 ^ 

Pour  empêcher  les  enfans  de  boire 
quand  ils  ont  chaud  ,  il  prefcrit  de  les 
accoutumer   à  manger   préalablement 
un  morceau  de  pain  avant  que  de  boi- 
re. Cela  eft  bien  étrange  ,  que  quan.d 
l'enfant  a  foif ,  il  faille  lui  donner  a 
manger  •  j'aimerois  mieux  ,  quand  il 
a  faim  ,  lui  donner  à  boire.  Jamais  on 
ne    me  perfuadera  que  nos  premiers 
appétits  foient  Ci  déréglés  ,  qu'on  ne 
puiiïe  les  fatisfaire  fans  nous  expo  fer 
à  périr.    Si  cela  étoit,  le  genre  hu- 
main   fe  fût   cent  fois  détruit  avant 
qu'on  eût  appris    ce  qu'il    faut   faire 
pour  le  conferver. 

Toutes  les  fois  qu'Emile  aura  foif , 
je  veux  qu'on  lui  donne  a.  boire.  Je 
veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau  pure  & 
fans  aucune  préparation  ,  pas  même  de 
la  faire  dégourdir,  fût-il  tout  en  nage, 
&  fût-on  dans  le  cœur  de  l'hiver.  Le 
feul  foin  que  je  recommande ,  eft  de 
diftinguer  la  qualité  des  eaux.  Si  c'eft 
4e  l'eau  de  rivière ,  donnez-la  lui  fur-j 


"33^  Emile, 

îe-champ  telle  qu'elle  fort  de  la  rlyie- 
re.  Si  c'eft  de  l'eau  de  fource,  il  la  faut 
laifler  quelque-teras  à  l'air  avant  qu'il 
la  boive.  Dans  les  faifons  chaudes  , 
les  rivières  font  chaudes  j  il  n'en  eft 
pas  de  même  des  four  ces  ,  qui  n'ont 
pas  reçu  le  conraét  de  l'air.  Il  faut  at- 
tendre qu'elles  foient  à  la  température 
de  l'athmofphere.  L'hiver ,  aH  contrai- 
rejl'eau  de  fource  eft  à  cet  égard  moins 
dangereufe  que  l'eau  de  rivière.  Mais 
il  n'elt  ni  naturel  ni  fréquent  qu'on 
fe  mette  l'hiver   en  fueur ,  fur  -  tout 
en  plein  air.  Car  l'air  froid,  frappant 
incelTamment  fur  la  peau  ,  répercute 
en  dedans   la  fueur  ,  Se  empêche  les 
pores  de  s'ouvrir  aflez  pour  lui   don- 
ner un  palTage  libre.  Or  ,  "je  ne  pré- 
tens   pas  qu'Emile  s'exerce  l'hiver  au 
coin  d'un  bon   feu  ,  mais  dehors  en 
pleine  campagne  au  milieu  des  gla- 
ces.  Tant  qu'il  ne   s'échauffera   qu'à 
faire  &  lancer  des  balles   de   neise  , 
JâiiTons  le  boire  quand  il  aura  foif  ^ 

qu'il 


ou  DE  l'Éducation.         537 

qu'il  continue  de  s'exercer  après  avoir 
bu  ,  ôc  n'en  craignons  aucun  accident. 
Que  fi  par  quelqu'autre  exercice  il  fe 
inet  en  fueur,&  qu'il  ait  foif  jqu'il  boive 
froid,  même  en  ce  tems-là.  Faites  feu- 
lement en  forte  de  le  mener  au  loin  ôc 
à  petits  pas  cliercher  fon  eau.  Par  le 
froid  qu'on  fuppofe ,  il  fera  fuffifam- 
ment  rafraîchi  en  arrivant,pour  la  boi- 
re fans  rucun  danger.  Sur-tout  prenez 
ces  précautions  fans  qu'il  s'en  apper- 
çoive.  J  aimerois  mieux  qu'il  fût  quel- 
quefois malade  que  fans  celle  atten- 
tif à  fa  fanté. 

Il  faut  un  long  fommeil  aux  en- 
fans  ,  parcequ'ils  font  un  extrême  exer- 
cice. L'un  fert  de  correctif  à  l'autre  ; 
auflî  voit-on  qu'ils  ont  befoin  de  tous 
deux.  Le  tems  du  repos  eft  celui  de  la 
nuit ,  il  eft  marqué  par  la  nature.  C'eft 
une  obfervation  conftante  que  le  fom- 
meil eft  plus  tranquille  ôc  plus  doux 
tandis  que  le  foleil  eft  fous  l'horizon  ; 
de  que  l'air  échauffé  de  fes  rayons  ne 

Tome  /,  P 


3  3^  É  M   I    L    E  3 

maintient  pas  nos  fens  dans  un  il 
grand  calme.  Ainfi  l'habitude  la  plus 
faluraire  eft  certainement  de  fe  lever 
&  de  fe  coucher  avec  le  foleil.  D'où 
il  fuit  que  dans  nos  climats  l'homme 
&  tous  les  animaux  ont  en  général 
befoin  de  dormir  plus  long-rems  l'hi- 
ver que  l'été.  Mais  la  vie  civile  n'eft 
pas  affez  fimple  ,  a^Tez naturelle,  afifez 
exempte  de  révolutions  ,  d'accidens, 
pour  qu'on  doive  accoutumer  Thom- 
me  à  cette  uniformité  ,  au  point  de  la 
lui  rendre  nécelTaire.  Sans  doute  il 
faut  s'alîujettir  aux  règles  j  mais  la 
première  eft  de  pouvoir  les  enfreindre 
fans  rifque  ,  quand  la  néce/Tité  le  veut. 
N'allez  donc  pas  amollir  indifcrete- 
ment  votre  Elevé  dans  la  continuité 
d'un  paifible  fommeil ,  qui  ne  foit  ja- 
mais interrompu. Livrez-le  d'abord  fans 
gêne  à  la  loi  de  la  nature  ,  mais  n'ou- 
bliez pas  que  parmi  nous  il  doit  ctre 
au-deOTus  de  cette  loi  j  qu'il  doit  pou- 
voir fe  coucher  tard ,  fe  lever  matin  , 
ttre  éveillé  brufquement  ,  paiïeç  lç§ 


ou   DE  l'Éducation;         355 

liiius  debout  ,  fans  en  être  incomodé. 
En  s'y  prenant  afTez  tôt ,  en  allant  tou- 
jours doucement  &c  par  dégrés ,  on 
forme  le  tempérament  aux  mêmes  cho- 
fes  qui  le  détruifent  ,  quand  on  l'y 
foumet  déjà  tour  formé. 

Il  importe  de  s'accoutumer  d'abord 
à  être  mal  couché^  c'eft  le  moyen  de  ne 
plus  trouver  de  mauvais  lit.  En  géné- 
ral ,  la  vie  dure,  une  fois  tournée  en 
habitude  ,  multiplie  les  fenfations 
agréables  :  la  vie  molle  en  prépare  une 
infinité  de  déplaifantes.  Les  gens  éle- 
vés trop  délicatement  ne  trouvent  plus 
le  fommeil  que  fur  le  duvet  j  les  gens 
accoutumés  à  dormir  fur  des  planches 
le  trouvent  par-tout  :  il  n'y  a  point  de 
lit  dur  pour  qui  s'endort  en  fe  cou^ 
-chant. 

Un  lit  mollet ,  où  l'on  s'enfevelic 
dans  la  plume  ou  dans  l'édredon  ,  fond 
&  diiïbut  le  corps  ,  pour  ainfi  dire.  Les 
reins  enveloppés  trop  chaudement  s'é- 
chauffent. De-là  rcfultent  fouvent  la 


54©  Emile, 

pierre  ou  d'aiures  incomodités  ,  & 
infaiiliblement  une  complexion  déli- 
cate qui  les  nourrit  routes. 

Le  meilleur  lit  elc  celui  qui  pro- 
cure un  meilleur  fommeil.  Voilà  ce- 
lui que  nous  nous  préparons  Emile 
&c  moi  pendant  la  journée.  Nous  n'a- 
vons pas  befoin  qu'on  nous  amené  des 
efclaves  de  Perfe  pour  faire  nos  lits  ; 
en  labourant  la  terre  nous  remuons 
nos  matelats. 

Je  fais  par  expérience  que  quand 
un  enfant  eft  en  fanté  l'on  ert  maître 
de  le  faire  dormir  Se  veiller  prefqu'à 
volonté.  Quand  l'enfant  eft  couché  , 
Se  que  de  fon  babil  il  ennuie  fa 
bonne,  elle  lui  dit,  dorme^  ;  c'eft  corn- 
me  fi  elle  lui  difoit,  portez-vous  bien  ^ 
quand  il  eft  malade.  Le  vrai  moyen 
de  le  faire  dormir  eft  de  l'ennuyer  lui- 
même.  Parlez  tant ,  qu'il  foit  forcé  de 
fe  taire ,  &:  bientôt  il  dormira  :  les 
fermons  font  toujours  bons  à  quelque 
chofe  j  autant  vaut  le  prêcher  que  le 


7 

OU  DE  l'Education.  341 

bercer  :  mais  fi  vous  employez  le  foir 
ce  narcotique  ,  gardez-vous  de  l'em- 
ployer le  jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile, moins 
de  peur  qu'il  ne  prenne  l'habitude  de 
dormir  trop  lon^-tems  ,  que  pour  l'ac- 
coutumer à  tout  ,  même  à  être  éveillé , 
même  à  être  éveillé  brufquement.  Au 
furplus  j'aurois  bien  peu  de  talent  pour 
mon  einploi ,  fi  je  ne  favois  pas  le  for- 
cer à  s'éveiller  de  lui-même  ,  &  à  fe 
lever  ,  pour  ainfi  dire  ,  à  ma  volonté, 
fans  que  je  lui  dife  un  feul  mot. 

S'il  ne  dort  pas  affez  ,  je  lui  laiiTe 
entrevoir  pour  le  lendemain  une  ma- 
tinée ennuyeufe  ,  &  lui-même  regar- 
dera comme  autant  de  ça^né  tout  ce 
qu'il  pourra  laifler  au  fommeil  :  s'il 
dort  trop  ,  je  lui  montre  à  fon  réveil 
un  amufement  de  fon  goût.  Veux-je 
qu'il  s'éveille  à  point  noinmé  ,  je  lui 
dis  ;  demain  à  fix  heures  on  part  pour 
la  pêche  ,  on  fe  va  promener  à  tel  en- 
droit ,  voulez-vous  en   être  ?  il  con- 

P  iii 


341  fc  M    I    L    B  , 

fent ,  il  me  prie  de  l'éveiller  j  Je  pro- 
mets ,  ou  je  ne  promets  point ,  félon 
le  befoin  :  s'il  s'éveille  tro^  raid  ,  il 
me  trouve  parti.  11  y  aura  du  mal- 
heur fi  bientôt  il  n'apprend  à  s' '^veil- 
ler de  lui-même. 

-  Au  refte ,  s'il  arrivoit  ,  ce  qui  eft 
rare ,  que  quelqu'enfant  indolent  eût 
du  penchant  à  croupir  dans  la  parelïe, 
il  ne  faut  point  le  livrer  à  ce  pen- 
chant ,  dans  lequel  il  s'engourdiroit 
tout-à-fait ,  mais  lui  adminiftrer  quel- 
que ftimulant  qui  l'éveille.  On  con- 
çoit bien  qu'il  n'eft:  pas  queftion  de 
le  faire  agir  par  force  ,  mais  de  l'é- 
mouvoir par  quelque  appétit  qui  l'y 
porte  ,  &c  cet  appétit ,  pris  avec  choix 
dans  l'ordre  de  la  nature  ,  nous  mené 
à  la  fois  à  deux  fins. 

Je  n'imagine  rien  dont  ,  avec  un 
peu  d'adrefle  ,  on  ne  pût  infpirer  le 
goût ,  même  la  fureur  auxenfans ,  fans 
vanité  ,  fans  émulation  ,  fans  jaloufie. 
Leur  vivacité  ,  leur  efprit  imitateur 


etJ   DE   L'ÉDUCAtlON.  545 

rafnfent  ;  fur  -  tout  leur  f^aitc  natu- 
relie  ,  inllrument  dont  la  prife  eft 
fûre ,  c<  dont  jamais  précepteur  ne  fut 
s'avifer.  Dans  tous  les  jeux  où  ils  font 
bien  perfuadés  que  ce  n'eft  que  jeu  , 
i\s  fouffrent  fans  fe  plaindre ,  &  mê- 
me en  riant,  ce  qu'ils  ne  foufïriroienc 
jamais  autrement,  fans  verfer  àts  tor- 
rens  de  larmes.  Les  longs  jeûnes ,  les 
coups  ,  la  brûlure  ,  les  fatigues  de 
toute  efpece  font  les  amufemens  des 
jeunes  fauvages  j  preuve  que  la  dou- 
leur même  a  fon  afTaifonnement ,  qui 
peut  en  ôter  l'amertume  \  mais  il  n'ap- 
partient pas  à  tous  les  maîtres  de  fa- 
voir  apprêter  ce  ragoût ,  ni  peut-être 
à  tous  les  difciples  de  le  favourer  fans 
grimace.  Me  voilà  de  nouveau  ,  fi  je 
n'y  prends  garde ,  égaré  dans  les  ex- 
ceptions. 

Ce  qui  nen  fouffre  point  eft  ce- 
pendant l'affujettifTement  de  l'homme 
^  la  douleur  ,   aux  maux  de  fon   ef- 

P  iv 


^44  É  M    I    LE, 

pece  5  aux  accidens  ,  aux  périls  de  la 
vie  ,  enfin  à  la  mort  ;  plus  on  le  fa- 
miliarifera  avec  toutes  ces  idées,  plus 
on  le  guérira  de  l'importune  fenfibi- 
lité  qui  ajoute  au  mal  l'impatience  de 
l'endurer  j  -plus  on  l'apprivoifera  avec 
lesTouffrances  qui  peuvent  l'atteindre , 
plus  on  leur  ôtera  ,  comme  eût  dit 
Montagne  ,  la  pointure  de  l'étrangeté, 
&  plus  aufFi  l'on  rendra  fon  ame  in- 
vulnérable &  dure  j  fon  corps  fera 
la  cuiraiTe  qui  rebouchera  tous  les 
traits  dont  il  pourroit  être  atteint 
au  vif.  Les  approches  mêmes  de  la 
mort  n'étant  point  la  mort,  à  peine 
la  fentira-t-il  comme  telle;  il  ne 
mourra  pas  ,  pour  ainfi  dire  :  il  fera 
vivant  ou  mort  j  rien  de  plus.  C'eft  de 
lui  que  le  même  Montagne  eût  pu  dire 
comme  il  a  dit  d'un  Roi  de  Maroc  > 
que  nul  homme  n'a  vécu  fi  avant  dans 
la  mort.  La  confiance  &  la  fermeté 
font  ,  ainfi  que  les  autres  vertus ,  des 


ou  DÉ  l'Éducation.  545 

apprendlTî'iges  de  l'enfance  :  mais  ce 
n'ell:  pas  en  apprenant  leurs  noms  aux 
enfans  qu'on  les  leur  enfeigne ,  c'eft 
en  les  leur  faifant  goûter  fans  qu'ils 
fâchent   ce  que  c'eft. 

Mais  à-propos  de  mourir ,  com- 
ment nous  conduirons-nous  avec  notre 
Elevé ,  relativement  au  danger  de  la 
petite  vérole  ?  la  lui  ferons-nous  ino- 
culer en  bas  âç^e,  ou  fi  nous  attendrons 
qu'il  la  prenne  naturellement  ?  le  pre- 
mier parti  5  plus  conforme  à  notre  pra- 
tique ,  garantit  du  péril  l'âge  où  la 
vie  eft  la  plus  précieufe  ,  au  rifque  de 
celui  où  elle  l'eft  le  moins  ]  fi  toutefois 
on  peut  donner  le  nom  de  rifque  à  l'i- 
noculation bien  adminiftrée. 

Mais  le  fécond  eft  plus  dans  nos 
principes  généraux  ,  de  laifter  faire  en 
tout  la  nature  ,  dans  les  foins  qu'elle 
aime  à  prendre  feule ,  &  qu'elle  aban- 
donne aulîi-tôt  que  l'homme  veut  s'en 
mêler.  L'Homme  de  la  nature  eft  cou- 

Pv 


54<^  É  M  I  L  î , 

jours  préparé:  laiflons-Ie inoculer  paf 
le  maître  j  il  choifira  mieux  le  moment 
que  nous. 

N'allez  pas  de-là  conclure  que  je 
blâme  l'inocuiarion  :  car  le  raifonne- 
ment  fur  lequel  j'en  exempte  mon 
Elevé  iroit  très  mal  aux  vôtres.  Votre 
éducation  les  prépare  à  ne  point  échap- 
per à  la  petite  vérole  au  moment  qu'ils 
en  feront  attaqués  :  fi  vous  la  lailfez 
venir  au  hafard  ,  il  eft  probable  qu'ils 
en  périront.  Je  vois  que  dans  les  diffé- 
rens  pays  on  réfifte  d'autant  plus  d  l'i- 
noculation qu'elle  y  devient  p'us  né- 
celTaire  ,  &  la  railbn  de  cela  fe  fent  ai- 
fément.  A  peine  aufïi  daignerai-je  trai- 
ter cette  queftion  pour  mon  Emile.  11 
fera  inoculé  ,  ou  il  ne  le  fera  pas,  félon 
les  tems  ,  les  lieux  ,  les  circonftances  : 
cela  eft  prefque  indifférent  pour  lui.  Si 
on  lui  donne  la  petite  vérole  ,  on  aura 
l'avantage  de  prévoir  &  connoître  fon 
mal   d'avance  3  c'eft  quelque  chofe  : 


ou  DE    l'Education.         347 

mais  s'il  la  prend  naturellement ,  nous 
l'aurons  préfervé  du  Médecin  j  c'eft 
encore  plus. 

Une  éducation  exclufive  ,  qui  tend 
feulement  à  diftinguer  du  peuple  ceux 
qui  Ibnt  reçue  ,  préfère  toujours  les 
inftrudiions  les  plus  coCiteufes  aux  plus 
communes ,  &  par  cela  même  aux  plus 
utiles.  Ainfi  les  jeunes  gens  élevés  avec 
ioin  apprennent  tous  à  monter  à  che- 
val,  parcequ'il  en  coûte  beaucoup  pour 
cela  ;  mais  prefqu'aucun  d'eux  n'ap- 
prend à  nager ,  parcequ'il  n'en  coûte 
rien  ,  &  qu'un  Artifan  peut  favoir  na- 
ger auflî  bien  que  qui  que  ce  foi  t.  Ce- 
pendant, fans  avoir  fait  Ion  académie, 
un  voyageur  monte  à  cheval ,  s'y  tient 
&  s'en  fert  affez  pour  le  befoin  ;  mais 
dans  l'eau  fi  l'on  ne  nage  on  ïe  noyé  , 
&  l'on  ne  nage  point  fans  l'avoir  ap- 
pris. Enfin  ,  l'on  n'eft  pas  obligé  de 
monter  à  cheval  fous  peine  de  la  vie  , 
au  lieu  que  nul  n'eft  sûr  d'éviter  un 
danger  auquel  on  eft  fi  fouvent  expo- 

P  vj 


54^  Emile, 

fé.  Emile  fera  dans  l'eau  comme  fur 
la  terre  ;  que  ne  peut-il  vivre  dans 
tous  les  élémens  !  Si  l'on  pouvoit  ap- 
prendre à  voler  dans  les  airs ,  j'en  fe- 
rois  un  aigle  j  j'en  ferois  une  falaman- 
dre  ,  fi  l'on  pouvoit  s'endurcir  au  feu. 

On  craint  qu'un  enfant  ne  fe  noyé 
en  apprenant  à  nager  j  qu'il  fe  noyé  en 
apprenant  ou  pour  n'avoir  pas  appris, 
ce  fera  toujours  votre  faute.  C'eft  la  feu- 
le vanité  qui  nous  rend  téméraires; 
on  ne  l'eft  point  quand  on  n'eft  vu  de 
perfonne  :  Emile  ne  le  feroit  pas  quand 
il  feroit  vu  de  tout  l'Univers.  Com  « 
me  l'exercice  ne  dépend  pas  du  rifque, 
dans  un  canal  du  parc  de  fon  père  il 
apprendroit  à  iraverfer  l'Hellefpont  j 
mais  il  faut  s'apprivoifer  au  rifque 
même  ,  pour  apprendre  à  ne  s'en  pas 
troubler  ;  c'eft  une  partie  eiïencielle 
de  l'apprentiftage  dont  je  parlois  tout- 
à-l'heure.Aurefte,  attentif  à  mefurer  le 
danger  à  (es  forces  j  ôc  de  le  partager 
toujours  avec  lui ,  ;e  n'aurai  gueres 


ou    DE    l'ÉdUCATIOK.  ^^Ç 

d'imprudence  à  craindre,  quand  je  ré- 
glerai le  foin  de  fa  confervarion  fur 
celui  que  je  dois  à  la  mienne. 

Un  enfant  eft  moins  grand  qu'un 
homme  ;  il  n'a  ni  fa  force  ni  fa  raifon  , 
mais  il  voit  &  entend  auffi-bien  que 
lui ,  ou  à  très-peu  près  ;  il  a  le  goût 
auflî  fenfible  quoiqu'il  l'ait  moins  dé- 
licat ,  &  diftingue  aufli-bien  les  odeurs 
quoiqu'il  n'y  mette  pas  la  même  fen- 
fualité.  Les  premières  facultés  qui  fe 
forment  Se  fe  perfeétionnent  en  nous 
font  les  fens.  Ce  font  donc  les  pre- 
mières qu'il  faudroit  cultiver  •  ce  fonc 
les  feules  qu'on  oublie,  ou  celles  qu'on 
néglige  le  p'us. 

Exercer  les  fens  n'eft  pas  feulement 
en  faire  ufage  ^  c'eft  apprendre  à  bien 
juger  par  eux  ,  c'eft  apprendre  ,  pour 
ainfî  dire  ,  à  fentir^  car  nous  ne  fa- 
vons  ni  toucher  ,  ni  voir  ,  ni  entendre 
que  comme  nous  avons  appris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  natu- 
rel. Se  mécanique  ,  qui  fert  à  rendre  i© 


'$$c  Emile, 

corps  robiifte  ,  fans  donner    aucune 
prife  au  jugement  :  nager ,  courir  »  fau- 
ter ,  fouetter  un  fabot ,  lancer  des  pier- 
res j  tout  cela  eft  fort  bien  :  mais  n'a- 
vons-nous que  des  bras  Se  des  jambes  ? 
N'avons-nous  pas  auflî  des  yeux,  des 
oreilles  ,  ôc  ces  organes  font  -  ils  fu- 
perflus  à  l'ufage  des  premiers  ?  N'exer- 
cez   donc  pas  feulement   les  forces , 
exercez  tous  les  fens  qui  les  dirigent , 
tirez  de  chacun  d'eux  tout  le  parti  pof- 
fîble  ,  puis  vérifiez  l'impreiTion  de  l'un 
par  l'autre.  Mefurez ,  comptez  ,  pefez , 
comparez.  N'employez  la  force  qu'a- 
près   avoir  eftimé  la   rcfiftance  :  fai- 
tes toujours  en  forte  que  l'eftimation 
de  l'effet  précède  l'ufage  des  moyens. 
Intérelfez   l'enfant   à  ne   jamais  faire 
d'efforts   infufiifans    ou   fuperflus.    Si 
vous     l'accoutumez   à     prévoir    ainfi 
l'effet  de  tous  fes  mouvemens  ,  &  à 
redreffer  fes  erreurs  par  l'expérience, 
n'eft-il  pas  clair  que  plus  il  agira  ,  plus 
il  deviendra  judicieux.  ? 


Oir  DE  l'Éducation.         551' 

S'agit-  il  d'ébranler  une  mafle  ?  s'il 
prend  un  levier  trop  long  il  dépen- 
fcra  trop  de  mouvement ,  s'il  le  prend 
trop  court  il  n'aura  pas  allez  de  force  : 
l'expérience  lui  peut  apprendre  à  choi- 
fir  précifément  le  bâton  cju'il  lui  faut. 
Cette  fageiïe  n'eft  donc  pas  au-defliis 
de  fon  âge.  S'agit  -  il  de  porter  un  far- 
deau ?  s'il  veut  le  prendre  auili  pe- 
fant  qu'il  peut  le  porter  ,  &  n'en  point 
eiTayer  qu'il  ne  foulève ,  ne  fera-t-il 
pas  forcé  d'en  eftimer  le  poids  à  la 
vue  ?  Sait-il  comparer  des  mafTes  de 
même  matière  &c  de  différentes  srof- 
feurs  ?  Qu'il  choifiiïe  entre  des  maffes 
de  même  groffeur  &  de  différentes  ma- 
tières j  il  faudra  bien  qu'il  s'applique 
à  comparer  leurs  poids  fpécifiques. 
J'ai  vu  un  jeune  homme  ,  très  bien 
élevé  ,  qui  ne  voulut  croire  qy^i'après 
l'épreuve ,  qu'un  feau  plein  de  gros 
coupeaux  de  bois  de  chêne  fût  moins 
pefant  que  le  même  feau  rempli  d'eau. 

Nous  ne  fommes  pas  également  maî^^ 


55i  Emile, 

très  de  l'afage  de  tous  nos  fens.  Il  y  en 
a  un  ,  favoir  le  toucher  ,  dont  Pad'ion. 
n'efl:  jamais  fufpendue  durant  la  veillej 
il  a  été  répandu  fur  la  furface  entière 
de  notre  corps  ,  comme  une  garde 
continuelle  j  pour  nous  avertir  de  tout 
ce  qui  peut  l'offenfer.  C'eft  aufli  celui 
dont,  bon  gré  malgré  ,  nous  acquérons 
le  plutôt  l'expérience  par  cet  exercice 
continuel ,  &c  auquel  par  conféquent 
nous  avons  moins  befoin  de  donner 
une  culture  particulière.  Cependant 
nous  obfervons  que  les  aveugles  ont 
le  tact  plus  sûr  &c  plus  fin  que  nous  ; 
parceque ,  n'étant  pas  guidés  par  la 
vue  ,  ils  font  forcés  d'apprendre  à  tirer 
uniquement  du  premier  fens  les  ju- 
gemens  que  nous  fournit  l'autre.  Pour- 
quoi donc  ne  nous  exerce-t-on  pas  à 
marcher  comme  eux  dans  l'obfcurité  , 
à  connoître  les  corps  que  nous  pou- 
vons atteindre  ,  à  juger  des  objets  qui 
nous  environnent,  à  faire,  en  un  mot, 
de  nuit  &  fans  lumière,  tout  ce  qu'ils 


ou  DE  l'Éducation.  555 

font  de  jour  8c  fans  yeux  ?  Tant  que 
le  foleil  luit ,  nous  avons  fur  eux  l'a- 
vantage  ;  dans  les  ténèbres  ils  font 
nos  guides  à  leur  tour.  Nous  fonimes 
aveugles  la  moitié  de  la  vie  j  avec  la 
différence  que  les  vrais  aveugles  fa- 
vent  toujours  fe  conduire  ,  &c  que 
nous  n'ofons  faire  un  pas  au  cœur  de 
la  nuit.  On  a  de  la  lumière  ,  me  di- 
ra-t-on  :  Eh  quoi  !  toujours  des  ma- 
chines !  Qui  vous  répond  qu'elles  vous 
fuivront  par  -  tout  au  befoin  ?  Pour 
moi  ,  j'aime  mieux  qu  Emile  ait  des 
yeux  au  bout  de  fes  doigts ,  que  dans 
la  boutique  d'un  Chandelier. 

Etes-vous  enfermé  dans  un  édifice 
au  milieu  de  la  nuit  ,  frappez  des 
mains  ;  vous  appercevrez  au  réfonne- 
ment  du  lieu ,  fi  l'efpace  eft  grand  ou 
petit  ,  fi  vous  êtes  au  milieu  ou  dans 
un  coin.  A  demi-pied  d'un  mur ,  l'air 
moins  ambiant  &  plus  réfléchi  vous 
porte  une  autre  fenfation  au  vifage. 
Reftez  en  place  3  &:  tournez-vous  fuc- 


"5  54  É   M   t   L   î?  , 

cefÏÏveiTtent  de  tous  les  côtés  ;  s'il  y  â 
une  porte  ouverte ,  un  léger  courant 
d'air  vous  l'indiquera.  Etes-vous  dans 
un  bateau  ,  vous  connoîtrez  ,  à  la  ma- 
nière dont  l'air  vous  frappera  le  vifage, 
non  feulement  en  t]uel  fens  vous  allez, 
mais  fi  le  fil  de  la  rivière  vous  en- 
traîne lentement  ou  vite.  Ces  obferva- 
tions  &  mille  autres  femblables ,  ne 
peuvent  bien  fe  faire  que  de  nuit  ; 
quelque  attention  que  nous  voulions 
leur  donner  en  plein  jour  ,  nous  fe- 
rons aidés  ou  diftraits  par  la  vue  ,  elles 
nous  échapperont.  Cependant  il  n'y  a 
encore  ici  ni  mains ,  ni  bâton  :  que  de 
connoilTances  oculaires  on  peut  acqué- 
rir par  le  toucher,  même  fans  rien  tou- 
cher du  tout  ! 

Beaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis 
eft  plus  important  qu'il  ne  femble.  La 
nuit  effraye  naturellement  les  hom- 
mes ,  &  quelquefois  les  animaux  (15)). 

(t9)  Cet  effroi  devient  très  mauiftfte  dans  les  gian- 
fUs  cclipfcs  de  foleil. 


ou    DE    t'ÉDUCATIOî-r.  ■555' 

La  raifon  ,  les  connoifTances  ,  l'ef- 
prit  ,  le  courage  délivrent  peu  de 
gens  de  ce  tribut.  J'ai  vu  des  raifon- 
neurs ,  des  efprits-forts ,  des  Philofo- 
phes  ,  des  Militaires  intrépides  en 
plein  jour  ,  trembler  la  nuit,  comme 
des  femmes,  au  bruit  d'une  feuille  d'ar- 
bre. On  attribue  cet  effroi  aux  contes 
des  nourrices ,  on  fe  trompe  j  il  y  a 
une  caufe  naturelle.  Quelle  eft  cette 
caufe  ?  La  même  qui  rend  les  fourds 
défians  ôc  le  peuple  fuperftitieux  ,  l'i- 
gnorance des  chofes  qui  nous  envi- 
ronnent 8c  de  ce  qui  fe  pafle  autour 
de  nous  (10).  Accoutumé  d'appercevoir 
de  loin  les  objets ,  &:  de  prévoir  leurs 


(10)  En  voici  encore  une  autre  caufe  bien  expliquée 
par  un  Philofophe  dont  je  cite  fouvent  le  Livre  ,  ôc 
dont  les  grandes  vues  m'indruifent  encore  plus  fou- 
vent. 

55  Lorfque  par  des  circonftances  particulières  nous  ne 
3î  pouvons  avoir  une  idée  jufle  de  la  diftance,&  que  nous 
3-i  ncpouvons  juger  des  objets  que  parla  grandeur  del'an* 
»  gle, ou  plutôt  de  l'image  qu'ils  forment  dans  nos  yeux, 
5>  nous  nous  trompons  alors  néceCaircrasnc  fur  la  graa>» 


3  5  <^  Emile, 

impreflîons  d'avance  ,  comment ,  ne 
voyant  plus  rien  de  ce  qui  m'entoure, 
n'y  fuppoferois- je  pas  mille  erres,  mille 
iiiouvemens  qui  peuvent  me  nuire  , 


j>  deur  de  ces  objets  ;  tout  le  monde  a  éprouvé  qu'en 
»  voyageant  la  nuit,  ou  prend  un  builTon  dont  on  cft 
•j>  près  pour  un  grand  arbre  dont  on  eil  loin  ,  bu  bien 
53  on  prena  un  (jraud  arbre  éloigné  pour  un  buiflon  qui 
«  eft  voilin  :  de  même  fi  on  ne  connoît  pas  les 
»  objets  par  leur  forme  ,  &  qu'on  ne  puiiTo  avoir  par 
53  ce  moyen  aucune  idée  de  diltancc  ,  on  fe  trompera 
V  encore  néceîînireneuf,  une  mouche  qui  paiïcra 
»  avec  rapidité  à  quelques  pouces  de  diftance  de  nos 
53  yeux  ,  nous  paroîcra  djns  ce  cas  être  un  oifeau  qui 
j3  en  feroit  aune  très  grande  diftance  ;  un  cheval  qui 
53  feroit  fans  mouveir.enrdans  le  milieu  d'une  campa- 
j>  gae  &  qui  feroit  dans  une  attitude  femblable ,  par 
9>  exemple  ,  à  celle  d'un  mouton  ,  ne  nous  paroîtra  plus 
s>  qu'un  gros  mouton  ,  tant  que  nous  ne  reconnoî- 
sï  irons  pas  que  c'efi  un  cheval  ;  mais  dès  que  nous 
93  l'auroni  reconnu  ,  il  nous  paroîtra  dans  linftant gros 
»j  comme  un  cheval  ,  &:  nous  reitifierons  fur-!echamp 
93  notre  premier  jugement. 

53  Toutes  les  fois  qu'on  fc  trouvera  dans  la  nuit 
»  dans  des  lieux  inconnus  où  l'on  ne  pourra  juger 
il  de  la  diftance  ,  &:  où  l'on  ne  pourra  recon- 
93  noître  la  forme  des  chofes  à  caufe  de  l'obfcuritc  , 
93  on  fera  en  danger  de  tomber  à  tout  inftant 
93  dans  l'erreur  au  fujet  des  jugemens  que  l'on  fera 
53  fur  les  objets  q'ti  fe  préfcntcront  ;  c'eft  de-Ià  que 
»  vient  la  frayeur  îi  î'efpcce  de  ciaintc  intérieure  qu^ 


ou  DE  l'Éducation.  357 

&:  dont  il  m'eft  impoflible  de  me  ga- 
ranrir  ?  J'ai  beau  favoir  que  je  fuis  en 
sûreté  dans  le  lieu  où  je  me  trouve  ; 
je  ne  le  fais  jamais  auiîi  bien  que  Ci 


5>  l'obfcurité  de  la  nuit  fait  fentir  à  prefque  tous   les 
5>  hommes-,  c'eiï  fur  cela  qu'eft  fondée  l'appaience des 
•j)  fpeftres  &  des  figures  gigantefques  Se  épouvantables 
35  que  caiir  de  gens  diTent avoir  vues  :    on  leurn'pond 
35  communément  que  ces  figures  étoientdans  leur  ima- 
3>  gination  ;  cependant  elles  pouvoient  être  réellement 
5>  dans  leurs  yeux  ,  &:  il  eft  très  poflible  qu'ils    aicnc 
3>  en  effet  vu  ce  qu'ils  difent  avoir  vu  :  car  il  doit  ar- 
35  river  néceflairement  toutes  les  fois  qu'on  ne  pourra 
3)  juger  d'un   objet  que  par  l'ange  qu'il  forme  dans 
3>  l'oîil ,  que  cet  objet  inconnu  groUîra  8c  grandira  ,  à 
33  mcfure  qu'on  en  fera  plus  voifin  ,  Se  que  s'il  a  d'a- 
s)  bord  paru  au  fpedateur  qui    ne  peut  connoitrc   ce 
35  qu'il  voit ,  ni  juger  à  quelle  diftance  il  le  voit ,  que 
3)  s'il  a  paru  ,  dis-je,  d'abord  de  la  hauteur  de  quelques 
33  pieds  lorfqu'il  étoit  à  la  diflance  de  vingt  ou  trente 
3)  pas  ,  ildoit  paroître  haut  de  plufieurs  toifes  lorfqu'il 
3j  n'en  fera  plus  éloigné  que  de  quelques  pieds  ,  ce  qui 
33  doit  en  effet  l'étonner  &.  l'effrayer ,  jufqu'à  ce  qu'en- 
33  fin  il  vienne  à  toucher  l'objet  ou  à  le  reconnoîcrc  ; 
33  car  dans   l'inftant   même  qu'il    reconnoîtra  ce  que 
3)  c'eft  ,  cet  objjt    qui    lui     patoilToit     gigamefque  , 
3î  diminuera  tout- à-coup  ,  6c  ne  lui  paroîtra  plus  avoir 
3)  que    fa  grandeur  réelle  ;  mais  fi  l'on  fuit  ou  qu'oa 
>i  nofe  approcher    ,  il  eft  certain  qu'on  n'aura  d'autre 
35  idée  de  cet  objet  que  celle  de  l'image  qu'il   formoic 
33  dans   l'œil  ,   6c  qu'on  aura  réellement  vu  une  figure 
»>  gigantefque  ou  épouvantable  par  la  grandeur  8c  par 


^  5  8  Ë  M  I  L  E  , 

je  le  voyois  adtuellement  :  j'ai  donc 
toujours  un  fujet  de  crainte  que  je 
n'avois  pas  en  plein  jour.  Je  fais ,  il 
eft  vrai ,  qu'un  corps  étranger  ne  peur 
suere  agir  fur  le  mien ,  fins  s'annon- 
cer  par  quelque  bruit  j  auiÏÏ  ,  combien 
l'ai  fans  ceffe  l'oreille  alerte  !  Au  moin- 
dre bruit  dont  je  ne  puis  difcerner  la 
caufe  ,  Tintérêt  de  ma  confervation 
me  fiiit  d'abord  fuppofer  tout  ce  qui 


5î  la  forme.  Le  préjugé  des  fpc£lres  eft  donc  fondé  dans 
îî  la  narure  ,  Se  ces  apparences  ne  dépendent  pas , 
sj  comme  le  croient  les  Philofophcs ,  uniquement  de 
5>  l'imagination.   Hijl.  Nat.  T.  l^I.pag.  zi<  in-ii. 

J'ai  tâché  de  montrer  dans  le  texte  comment  il  eu 
dépend  toujours  en  partie  ,  &:  quant  à  la  caufe  expli, 
quée  dans  ce  palTage  ,  on  voit  que  l'habitude  de  mar- 
cher la  nuit,  doit  nous  apprendre  à  diftinguer  les  appa- 
rences que  la  rellemWancc  des  formes  &  la  divcrlîré  des 
diftances  font  prendre  aux  objets  à  nos  yeux  dans  l'obfcii- 
ïité  :  carlorfque  l'air  eft  encore  aflez  éclairé  pour  nous 
lailTer  appercevoir  les  contours  des  objets  ,  comme  il 
y  a  plus  d'air  inrerpofé  dans  un  plus  granJ  éloigne» 
ment ,  nous  devons  toujourî  voii  ces  contours  moins 
marqués  quafid  l'objet  eft  plus  loin  de  nous  ,  ce  qui 
fuffit  à  force  d'habitude  pour  nous  garantir  de  l'erreur 
tju'explique  ici  M  de  Buftbn.  Quelque  explication  qu'on 
préfère  ,  ma  méthode  eft  donc  toujours  efficace ,  $C 
c'cft  ce  que  l'cxpéiience  confirme  paifaifcmcnti 


ou  T)E  l'Éducation.         35;? 

doit  le  plus  m'engager  à  me  tenir  fur 
mes  gardes  ,  ôc  par  conféquent  tout  ce 
qui  eft  le  plus  propre  à  m'effrayer. 

N'entends-je  abfolumentrien  ?  Je  ne 
fuis  pas  pour  cela  tranquille  j  car  en- 
fin fans  bruit  on  peut  encore  me  fur- 
prendre.  Il  faut  que  je  fuppofe  les 
chofes  telles  qu'elles  étoient  aupara- 
vant ,  telles  qu'elles  doivent  encore 
être ,  que  je  voye  ce  que  je  ne  vois 
pas.  Ainfi  forcé  de  mettre  en  jeu  mon 
imagination  ,  bientôt  je  n'en  fuis  plus 
maître  ,  &  ce  que  j'ai  fait  pour  me  raf- 
furer  ,  ne  fert  qu'à  m'allarmer  davan- 
tage. Si  j'entends  du  bruit ,  j'entends 
des  voleurs  j  fi  je  n'entends  rien  ,  je 
vois  des  phan tomes  :  la  vigilance  que 
m'infpire  le  foin  de  me  conferver  ne 
me  donne  que  fujecs  de  crainte.  Tout 
ce  qui  doit  me  rafTurer  n'eft  que  dans 
ma  raifon  :  l'inftinc^  plus  fort  me  parle 
tout  autrement  qu'elle.  A  quoi  bon  pen- 
fer  qu'on  n'a  rien  à  craindre,  pnifqu'a-s 
iors  on  n'a  rien  à  faire  ? 


^(^o  Emile, 

La  caufe  du  mal  trouvée  indique  le 
remède.  En  toute  cliofe  l'habitude  tue 
l'imagination ,  il  n'y  a  que  les  objets 
nouveaux  qui  la  réveillent.  Dans  ceux 
<]ue  l'on  voit  tous  les  jours ,  ce  n'eft 
plus  l'imagination  qui  agit  ,  c'eft  la 
mémoire,  Se  voilà  la  raifon  de  l'axiome 
ah  a(J:ietis  non  fit  pajjio  ;  car  ce  n'eft 
qu'au  feu  de  l'imagination  que  les  paf- 
fions  s'allument.  Ne  raifonnez  donc 
pas  avec  celui  que  vous  voulez  guérir 
de  l'horreur  des  ténèbres  j  menez- l'y 
fouvent  ,  ôc  foyez  fur  que  tous  les  ar- 
gumens  de  la  Philofophie  ne  vaudront 
pas  cet  ufage.  La  tcte  ne  tourne  point 
aux  couvreurs  fur  les  toits  ,  de  l'on 
ne  voit  plus  avoir  peur  dans  l'obfcu- 
rité  quiconque  eft  accoutumé  d'y  être. 

Voilà  donc  pour  nos  jeux  de  nuit 
lin  autre  avantage  ajouté  au  premier: 
mais  pour  que  ces  jeux  réulfilfent,  je 
n'y  puis  trop  recommander  la  gaité. 
Rien  n'eft  fi  trifte  que  les  ténèbres  : 
n'allez  pas  enfermer  votre  enfant  dans 

un 


©u    DE  l'Éducation.         ^é"!- 

un  cachot.  Qu'il  rie  en  entrant  dans 
i'obfcurité  j  que  le  rire  le  reprenne 
avant  qu'il  en  forte  ;  que  ,  tandis  qu'il 
y  eft  ,  l'idée  des  amufemens  qu'il 
quitte  ,  &  de  ceux  qu'il  va  retrouver, 
le  défende  des  imaginations  phantaf- 
tiques  qui  pourroient  l'y  venir  cher- 
cher. 

Il  eft  un  terme  de  la  vie  au-delà 
duquel  on  rétrograde  en  avançant.  Je 
fens  que  j'ai  palTé  ce  terme.  Je  recom- 
mence ,  pour  ainfi  dire  ,  une  autre 
carrière.  Le  vuide  de  l'âge  mûr ,  quf 
s'eft  fait  fentir  à  moi ,  me  retrace  le 
doux  tems  du  premier  âge.  En  vieil- 
liflanr  je  redeviens  enfant ,  &c  je  me 
rappelle  plus  volontiers  ce  que  j'ai 
fait  à  dix  ans  ,  qu'à  trente.  Ledteurs  , 
pardonnez-moi  donc  de  tirer  quelque- 
fois mes  exemples  de  moi-même  ;  car 
pour  bien  faire  ce  livre ,  il  faut  que 
je  le  fafTe  avec  plaifir. 

J'étois  à  la  campagne  en  penfion , 
chez  un  Miniftre  appelle  M.  Lamber- 

Tome  L  Q 


-/Ti  Emile, 

cier.  J'avois  pour  camarade  un  Co\.U 
fin  plus  riclie  que  moi ,  8c  qu'on  trai- 
toic  en  héritier ,  tandis  qu'éloigné  de 
mon  père ,  je  n'étois  qu'un  pauvre  or- 
phelin. Mon    grand  Coudn  Bernard 
étoit  fingulierement  poltron  ,  fur  tour 
la  nuit.  Je  me  moquai  tant  de  fi  frayeur, 
que  M.  Lambercier  ,  ennuyé  de  mes 
vanreries ,  voulut  mettre  mon  courage 
à  l'épreuve.  Un  foir  d'automne  ,  qu'il 
faifoit  très  obfcur  ,  il  me  donna  la  clef 
du  Temple  ,  &:  me  dit  d'aller  chercher 
dans  la  chaire  la  Bible  qu'on  y  avoir 
laiiïce.  Il  ajouta,  pour  me  piquer  d'hon- 
neur, quelques  mots  qui  me  mirent 
dans  rimpuilfance  de  reculer. 

Je  partis  fms  lumière  j  fi  j'en  avois 
eu  ,  ç'auroit  peut-être  été  pis  encore. 
11  falloir  paiîer  par  le  cimetière  j  je 
le  traverfai  caillar dément  ;  car  tant 
que  je  me  fenrois  en  plein  air ,  je  n'eus 
jamais  de  frayeurs  nodlurnes. 

En  ouvrant  la  porte,  j'entendis  à  h. 
yûùie  un  certain  retentilTement  quç 


ou  DE  l'Éducation.  5(^5 

je  crus  reffembler  à  des  voix ,  &  qui 
commença  d'ébranler  ma  fermené  ro- 
maine. La  porte  ouverte  ,  je  voulus 
entrer  :  mais  à  peine  eus-je  fait  quel- 
ques pas ,  que  je  m'arrêtai.  En  apper- 
cevant  robfcurité  profonde  qui  régnoit 
dans  ce  vafte  lieUj  je  fus  faift  d'une 
terreur  qui  me  fit  dreiïer  les  cheveux  j 
je  rétrograde  ,  je  fors ,  je  me  mets  à 
fuir  tout  tremblant.  Je  trouvai  dans 
la  cour  un  petit  chien  nommé  Sultan, 
dont  les  careflfes  me  rafTurerent.  Hon- 
teux de  ma  frayeur  ,  je  revins  fur  mes 
pas ,  tâchant  pourtant  d'emmener  avec 
moi  Sultan  ,  qui  ne  voulut  pas  me 
fuivre.  Je  franchis  brufouement  la 
porte  ,  j'entre  dans  l'Eglife.  A  peine 
y  fus- je  rentré  ,  que  la  frayeur  me 
reprit,  mais  fi  fortement,  que  je  per- 
dis la  tête-,  &  quoique  la  chaire  Hit 
à  droite ,  &  que  je  le  fulïe  très  bien , 
ayant  tourné  fans  m'en  appercevoir  , 
je  la  cherchai  longtems  à  gauche ,  je 
m'embi^rralTai  dans  les  bancs  ,  je  ne 

Qij 


3^4  h  M  I  L  E 


É 


fivois  plus  où  j'érois  j  &  ne  pouvant 
trouver  ni  la  chaire  ,  ni  la  porte  ,  je 
tombai  dans  un  bouleverfement  inex- 
primable. Enfin  j'apperçois  la  porte , 
je  viens  à  bout  de  fortir  du  Temple  , 
ôc  je  m'en  éloigne  comme  la  première 
fois ,  bien  réfolu  de  n'y  jamais  rentrer 
ieul  qu'en  plein  jour. 

Je  revieiis  jufqu'à  la  maifon.  Prêt 
à  entrer ,  je  diftingue  la  voix  de  M. 
Lambercier  à  de  grands  éclats  de  rire. 
Je  les  prends  pour  moi  d'avance  ,  ôc 
confus  de  m'y  voir  expofé ,  j'héfire  à 
ouvrir  la  porte.  Dans  cet  intervalle, 
j'entends  Mademoifelle  Lambercier 
s'inquiéter  de  moi ,  dire  a.  la  Servante 
de  prendre  la  lanterne ,  &  M.  Lam- 
bercier fe  difpofer  à  me  venir  chercher, 
efcorté  de  mon  intrépide  coufin  ,  au- 
quel en  fuite  on  n'auroit  pas  manqué 
de  fiire  tout  l'honneur  de  l'expédition. 
A  l'inftant  toutes  mes  frayeurs  ceflent , 
ëc  ne  me  laiffent  que  celle  d'ctre  fur- 
pris  dans  ma  fiùre  ;  je  cours,  je  yqU 


ou   DE  l'Éducation.         5^5 

au  Temple ,  fans  m'égarer ,  fans  tâton- 
ner» j'arrive  à  la  chaire,  j'y  monte  , 
je  prends  la  Bible  ,  je  m'élance  en 
bas ,  dans  trois  fauts  je  fuis  hors  du 
Temple  ,  dont  j'oubliai  même  de  fer- 
mer la  porte  ,  j'entre  dans  la  chambre 
hors  d'haleine,  je  jette  la  Bible  fur  la 
table  ,  effaré,  mais  palpitant  d'aife  d'a- 
voir prévenu  le  fecours  qui  m'étoic 
deftiné. 

On  me  demandera  fi  je  donne  ce 
trait  pour  un  modèle  à  fuivre  ,  &  pour 
un  exemple  de  la  gaité  que  j'exige 
dans  ces  fortes  d'exercices  ?  Non  j  mais 
je  le  donne  pour  preuve  que  rien 
n'eft  plus  capable  de  ralfurer  quicon- 
que eft  effrayé  des  ombres  de  la  nuit, 
que  d'entendre  dans  une  chambre  voi- 
flne  une  compagnie  atfemblée  rire  de 
caufer  tranquillement.  Je  voudrois 
qu'au  lieu  de  s'amufer  ainfi  feul  avec 
fon  Elevé  ,  on  rafîemblât  les  foirs 
beaucoup  d'enfans  de  bonne  humeur  5 
qu'on  ne  les  envoyât  pas  d'abord  fé- 


56'^  Emile, 

parement ,  mais  plufieurs  enfemble  y 
&  qu'on  n'en  hafardat  aucun  parfai- 
tement feul ,  qu'on  ne  fe  fut  bien  af- 
fûté d'avance  qu'il  n'en  feroit  pas  trop 
effrayé. 

Je  n'imagine  rien  de  fi  plaifant  & 
de  fi  utile  que  de  pareils  jeux ,  pour 
peu  qu'on  voulût  ufer  d'adrefie  à  les 
oi donner.  Je  ferois  dans  une  grande 
falle  une  efpece  de  labyrinthe  ,  avec 
des  tables,  des  fauteuils,  des  chaifes, 
des  paravents.  Dans  les  inextricables 
tortuofités  de  ce  labyrinthe ,  j'arraa- 
gerois  au  milieu  de  huit  ou  dix  boctes 
d'attrapes  une  autre  bocteprefque  fem- 
blable  ,  bien  garnie  de  bonbons  j  je 
défigneroisen  termes  clairs,  mais  fuc- 
cindls ,  le  lieu  précis  où  fe  trouve  la 
benne  bocte  j  je  donnerois  le  renfei- 
gnement  fuffifant  pour  la  diftinguer  à 
des  gens' plus  attentifs  Se  moins  étour- 
dis que  des  enfans  (i  )  i  puis ,  après 

il})  Pour  les  exercer  à  l'auencioa  ne  leur  dices  \i- 


ou  DE  l'Éducation.  ^6j 
avoir  fait  tirer  au  fort  les  petits  con- 
cLirrens,  je  les  enverrois  tous  l'un  après 
l'autre  ,  jufqu'à  ce  que  la  bonne  bcëte 
fût  trouvée  j  ce  que  j'aurois  foin  de 
rendre  difficile  ,  à  proportion  de  leur 
iiabileté. 

Figurez- vous  un  petit  Hercule  arri- 
vant une  boc  te  à  la  main,tout  lier  de  fon 
expédition.  La  bocte  fe  met  fur  latible, 
on  l'ouvre  en  cérémonie.  J'entends  d'ici 
les  éclats  de  rire  ,  les  huées  de  la  bande 
joyeufe  ,  quand,  au  lieu  des  confitures 
qu'on  attendoit ,  on  trouve  bien  pro- 
prement arrangés  fur  de  la  moufTe  ou 
fur  du  coton  ,  un  hanneton  ,  un  efcar- 
got,  du  charbon,  du  gland,  un  na- 
vet ,  ou  quelque  autre  pareille  denrée. 
D'autres  fois, dans  une  pièce  nouvelle- 
ment blanchie  on  fufpendra  ,  près  du 
mur  ,  quelque  jouet  ,  quelque  petit 


mais  que  des  chofes  qu'ils  aieni:  un  intérêt  fenfible  Se 
préfent  à  bien  entendre  ;  fur-couc  point  de  longueurs  , 
jamais  un  mot  fuperHii.  Mais  auffî  ne  laiiïez  dans  vos 
«Ufi-oursni  obfcuricéni  équivoque. 

Q  iv 


^6Î  É    M    î    1    î  ,' 

meuble  qu'il  s'agira  d'aller  chercher  " 
fans  toucher  au  mur,  A  peine  celui 
<jui  l'apportera  fera-t-il  rentré,  que, 
pour  peu  qu'il  ait  manqué  à  la  condi- 
tion ,  le  bout  de  fon  chapeau  blanchi , 
le  bout  de  fes  fouliers ,  la  bafque  de 
fon  habit ,  fa  manche  trahiront  fa  mal- 
adrefTe.  En  voilà  bien  afTez ,  trop  peut- 
ctre ,  pour  faire  entendre  l'efprit  de 
ces  fortes  de  jeux.  S'il  faut  tout  vous 
clire  ,  ne  me  lifez  point. 

Quels  avantages  un  homme  ainû 
élevé  n'aura- t-il  pas  la  nuit  fur  les  au- 
tres hommes  ?  Ses  pieds  accoutumés  à 
s'affermir  dans  les  ténèbres  ,  fes  mains 
exercées  1  s'appliquer  aifément  à  tous 
les  corps  environnans  ,  le  condui- 
ront fans  peine  dans  la  plus  épaifle 
obfcurité.  Son  imagination  pleine  des 
jeux  nocturnes  de  fa  jeunelTe  ,  fe  tour- 
nera difficilement  fur  des  objets  ef- 
frayans.  S'il  croit  entendre  des  éclats 
de  rire,  au  lieu  de  ceux  des  efprits 
follets ,  ce  feront  ceux  de  fes  anciens 


ou    D1    LhDUCATlON.  ^o-^ 

camarades  :  s'il  fe  peint  une  afTemblée, 
ce  ne  fera  point  pour  lui  le  fabat,  mais 
la  chambre  de  fon  Gouverneur.  La 
nuit  ne  lui  rappellant  que  des  idées 
gaies ,  ne  lui  fera  jamais  afFreufe  ;  au 
lieu  de  la  craindre  ,  il  l'aimera.  S'a- 
git-il d'une  expédition  militaire  ,  il 
fera  prêt  à  toute  heure  ,  aufîi-bien  feul, 
qu'avec  fa  troupe.  Il  entrera  dans  le 
camp  de  Saiil ,  il  le  parcourra  fans  s'é- 
garer ,  il  ira  jufqu'à  la  tente  du  Roi 
fans  éveiller  perfonne  ,  il  s'en  retour- 
nera fans  être  apperçu.  Faut-il  enlever 
les  chevaux  de  Rhefus  ,  adreflTez-vous 
à  lui  fans  crainte.  Parmi  les  gens  ait- 
trement  élevés  ,  vous  trouverez  difH«» 
cilement  un  UlyfTe. 

J'ai  vu  des  gens  vouloir,  par  des 
furprifes, accoutumer  les  enfans  à  ne 
s'effrayer  de  rien  la  nuit.  Cette  mé- 
thode eft  très-mauvaife  j  elle  produis 
un  effet  tout-contraire  à  celui  qu'on 
cherche  ,  ôc  ne  fert  qu'à  les  rendre  tou- 
joiirsrplus  craintifs.  Ni  la  raifon  ,  ni 


^'70  Emile, 

l'habitude  ne  peuvent  rafTurer  fur  l'I- 
dée d'un  danger  p:  éfent ,  dont  on  ne 
peut  connoîcre  le  degré  ,  ni  refpece  , 
ni  fur  la  crainte  des  furprifes  qu'on  a 
foavent  éprouvées.  Cependant,  com- 
ment s'alfurer  de  tenir  toujours  votre 
Elevé  exempt  de  pareils  accidens  ? 
Voici  le  meilleur  avis  ,  ce  me  femble» 
dont  on  puilfe  le  prévenir  là-  defTus, 
Vous  ctes  alors ,  dirois-je  à  mon  Emile^ 
dans  le  cas  d'une  jufte  défenfe  j  car 
l'aggrefleur  ne  vous  lailTe  pas  juger  s'il 
veut  vous  faire  mal  ou  peur,  ôc  comme 
il  a  pris  fes  avantages  ,  la  tuite  mcme 
n'efc  pas  un  refuge  pour  vous.  Saifif-* 
fez  donc  hardiment  celui  qui  vous  fur- 
prend  de  nuit,  homme  ou  bcte  ,  il 
n'importe  j  ferrez-le ,  empoignez-le  de 
toute  vocre  force  j  s'il  fe  ciébat ,  frap- 
pez ,  ne  marchandez  point  les  coups, 
&  quoi  qu'il  puilTe  dire  ou  faire ,  ne 
lâchez  jamais  prife  ,  que  vous  ne  fâ- 
chiez bien  ce  q'.e  ce(ï  ;  l'éclaircilTe- 
ment   vous   appiendra  probablement 


( 


ou  DE  l'Éducation.  371 

t[u  il  n'y  avoir  pas  beaucoup  à  crain- 
dre ,  &  cette  manière  de  traiter  les 
plaifans  doit  naturellement  les  rebu- 
ter d'y  revenir. 

Quoique  le  toucher  foit  de  tous  nos 
fens  celui  dont  nous  avons  le  plus  con- 
tinuel exercice ,  fes  jugemens  relienc 
pourtant,  comme  je  l'ai  dit,  impar- 
faits &  grofliers ,  plus  que  ceux  d'au- 
cun autre  ;  parceque  nous  mêlons  con- 
tinuellement à  fon  ufage  celui  de  la 
vue  ,  &:  que  l'œil  atteignant  à  l'objet 
plutôt  que  la  main  ,  l'efprit  juge  pref- 
que  toujours  fans  elle.  En  revanche , 
les  jugemens  du  taâ:  font  les  plus  fùrs, 
précifément,  parcequ'ils  font  les  plus 
bornés  :  car  ne  s'érendant  qu'aulli  loin 
que  nos  mains  peuvent  attemdre  ,  ils 
rectifient  l'étourderie  des  antres  fens  , 
qui  s'élancent  au  loin  fur  des  objets 
qu'ils  apperçoivent  à  peine  ,  au  lieu 
que  tout  ce  qu'apperçoic  le  toucher  , 
il  l  apperçoit  bien.  Ajourez  que  ,  joi- 
gnant ^  quand  il  nous  plaît,  la  force 


^72  É    M    I    L    î  , 

des  mufcles  à  l'aélion  des  nerfs ,  non? 
nniirons ,  par  une  fenfarion  ilmulca- 
née ,  au  jugement  de  la  température, 
des  grandeurs  ,  des  figures  ,  le  juge- 
ment du  poids  &  de  la  folidité.  Ainli 
le  toucher  étant  de  tous  les  fens  celui 
qui  nous  inftruit  le  mieux  de  l'impref- 
iion  que  les  corps  étrangers  peuvent 
faire  fur  le  nôtre ,  eft  celui  dont  l'u- 
fage  eft  le  plus  fréquent,  &c  nous  donne 
le  plus  immédiatement  la  connoiffance 
néceffaire  à  notre  confervation. 

Comme  1-e  toucher  exercé  fupplée  à 
îa  vue ,  pourquoi  ne  pourroit  -  il  pas 
aufli  fnppléer  à  l'ouie  jufqu'à  certain 
point,  puifque  les  fons  excitent  dans 
les  corps  fonores  des  ébranlemens  fen- 
fibles  au  tadl  ?  En  pofantune  main  fur 
le  corps  d'un  violoncelle  ,  on  peut , 
fans  lefecours  des  yeux  ni  des  oreilles 
diftinguer  à  la  feule  manière  dant  le 
bois  vibre  Se  frémit ,  fi  le  fon  qu'il 
lend  eft  grave  ou  aigu  ,  s'il  eft  tiré 
delà  chanterelle  ou  du  bourdon»  Qu'oa 


ou   DE  l'ÉdUCATIOI^.  ^75 

exerce  le  fens  à  ces  différences,  je  ne 
doure  pas  qu'avec  le  tems ,  on  n'y  pût 
devenir  fenfible  au  point  d'entendre 
un  air  entier  par  les  doigts.  Or  ceci 
fuppofé  ,  il  eft  clair  qu'on  pourroïc 
aifément  parler  aux  fourds  en  mufî- 
que  j  car  les  fons  8c  les  tems,  n'étant 
pas  moins  fufceptibles  de  combinai- 
fons  régulières  que  les  articulations 
&c  les  voix ,  peuvent  ctre  pris  de  même 
pour  les  élémens  du  difcours. 

Il  y  a  des  exercices  qui  emoufTent 
le  fens  du  toucher  ,  Sz  le  rendent  plus 
obtus  :  d'autres  au  contraire  l'aiguifent 
&  le  rendent  plus  délicat  8c  plus  fin. 
Les  premiers  ,  joignant  beaucoup  de 
mouvement  &  de  force  à  la  conti- 
nuelle imprefîîon  des  corps  durs  ,  ren- 
dent la  peau  rude  ,  calleufe  ,  6c  lui 
otent  le  fen riment  naturel  j  les  féconds 
font  ceux  qui  varient  ce  mcme  fenti- 
ment  par  un  tad  léger  &c  fréquent,, 
en  forte  que  l'efprit  attentif  à  des  im- 
preflîons  incelfamment  répétées  >  a&* 


^74  É   M    I   L    £  5 

quiert  la  facilité  de  juger  toutes  learâ 
modifications.  Cette  différence  eft  fen- 
(îble  dans  l'ufage  des  inftrumens  de 
mufique  :  le  toucher  dur  &  meurtrif- 
fant  du  violoncelle  ,  de  la  contre- 
baflfe  ,  du  violon  même  ,  en  rendant 
les  doigts  plus  flexibles,  raccornit  leurs 
extrémités.  Le  toucher  lice  8c  poli  da 
clavecin  les  rend  aufli  flexibles  &  plus 
fenfibles  en  même  tems.  En  ceci  donc 
le  clavecin  eft  à  préférer. 

Il  importe  que  la  peau  s'endurciiTe 
aux  impreflions  de  l'air,  de  puilTe  bra- 
ver fes  altérations  ;  car  c'eft  elle  qui 
défend  tout  le  refte.  A  cela  près^  je 
ne  voudrois  pis  que  la  main  trop  fervi- 
lement  appliquée  aux  mêmes  travaux, 
vînt  à  s'endurcir  ,  ni  que  fa  peau  de- 
venue presque  offeufe  perdît  ce  (Qn- 
tinient  exquis ,  qui  donne  à  connoître 
quels  font  les  corps  fur  lefquels  on  la 
palTe  j  &c ,  félon  l'efpece  de  contacl:, 
nous  fait  quelquefois,  dans  l'obfcurité, 
friffonner  en  diverfes  manières* 


ou  t>E  l'Éducatiok.         575" 

Pourquoi  fant-il  que  mon  Elevé  foie 
forcé  d'avoir  toujours  fous  fes  pieds 
une  peau  de  bœuf  ?  Quel  mal  y  au- 
roir-il  que  la  fienne  propre  pût  au 
befoin  lui  fervir  de  femelle  ?  Il  eft  clair 
qu'en  cette  partie  ,  la  délicateflfe  de  la 
peau  ne  peut  jamais  être  utile  à  rien  , 
&  peut  fouvent  beaucoup  nuire.  Eveil- 
lés à  minuit  an  cœur  de  l'hiver  par 
l'ennemi  dans  leur  ville ,  les  Gene- 
vois trouvèrent  plutôt  leurs  fufils  que 
leurs  fouliers.  Si  nul  d'eux  n'avoir  fu 
marcher  nuds  pieds  ,  qui  fait  Ci  Ge- 
nève n'eut  point   été  prife  ? 

Armons  toujours  l'homme  contre 
les  accidens  imprévus.  Qu'Em.ile  coure 
les  matins  à  pieds  nuds ,  en  toute  fai- 
fon  ,  par  la  chambre,  par  l'efcalier, 
par  le  jardin  j  loin  de  l'en  gronder, 
je  l'imiterai  ;  feulement  j'aurai  foin 
d'écarter  le  verre.  Je  parlerai  bientôt 
des  travaux  &  des  jeux  manuels  \  du 
refte  ,  qu'd  apprenne  à  faire  tous  les 
pas  qui  favorifent  les  évolutions  dit. 


^j6  Emile, 

corps,  à  prendre  dans  toutes  les  af- 
ti rudes  une  pofition  aifée  ôc  folide  ; 
qu'il  facile  fauter  en  éloignement ,  en 
hauteur  ,  grimper  fur  un  arbre  ,  fran- 
chir un  mur  j  qu'il  trouve  toujours 
fon  équilibre  ;  que  tous  fes  mouve- 
mens,  fes  geftes  foient  ordonnés  félon 
les  loix  de  la  pondération  ,  longtems 
avant  que  la  Statique  fe  mêle  de  les 
lui  expliquer.  A  la  manière  dont  fou 
pied  pofe  à  terre  ,  6c  dont  fon  corps 
porte  fur  fa  iambe ,  il  doit  fentir  s'il 
eft  bien  ou  mal.  Une  alîîette  affurée 
a  toujours  de  la  grâce  ,  &  les  poftures 
les  plus  fermes  font  auflî  les  plus 
élégantes.  Si  ''étois  Maître  à  danfer , 
je  ne  ferois  pas  toutes  les  lingeries  de 

Marcel  (21) ,  bonnes  pour  le  pays  où 

*  II-  ■ 

(il)  célèbre  Maître  à  danfer  de  Paris ,  lequel ,  coa- 
noidant  bien  fon  monde,  faifoit  l'extravagant  par  rufe, 
&  donnoit  à  fon  art  une  importance  qu'on  f.ignoitde 
trouver  ridicuie  ,  mais  pour  laquelle  on  lui  portoit  au 
fond  le  plus  grand  rcfpeft.  Dans  un  autre  art ,  non 
moins  frivole  ,  on  voit  encore  au'ourdhui  un  .^rtifte 
Comédien  faire  ainfi  l'important  &:  le  fou ,  &  ne 
réulur  pas  moins  bien.  Cette  méthode  eft  toujours 
iùii  en  liante.  Le  yiâi  ukat ,  plus  iîinpk  ôc  nioios 


ou  ©E  l'Éducation.  577 

il  les  fait  :  mais  au  lieu  d'occuper 
éternellement  mon  Elevé  à  des  gamba- 
des, je  le  menerois  au  pied  d'un  rocher: 
là,  je  lui  montrerois  quelle  attitude 
il  faut  prendre  ,  comment  il  faut  por- 
ter le  corps  &  la  tête  ,  quel  mouve- 
ment il  faut  faire  ,  de  quelle  manière 
il  faut  pofer ,  tantôt  le  pied  ,  tantôt 
la  main ,  pour  fuivre  légèrement  les 
fentiers  efcarpés ,  raboteux  &  rudes. 
Se  s'élancer  de  pointe  en  pointe , 
tant  en  montant  qu'en  defcendanto 
J'en  ferois  l'émule  d'un  chevreuil  ^ 
plutôt  qu'un  Danfeut  de  l'Opéra. 

Autant  le  toucher  concentre  fes  opé- 
rations autour  de  l'homme ,  autant  la 
vue  étend  les  fiennes  au-delà  de  lui. 
C'eft  11  ce  qui  rend  celles-ci  trom- 
peufes  ;  d'un  coup  d'oeil  un  homme 
embraife  la  moitié  de  fon  horizon. 
Dans  cette  multitude  de  fenfations  fi- 
multanées  Se  de  jugemens  qu'elles  ex- 
citent ,   comment  ne  fe  tromper  fur 

charlatan  ,  n'y  fait  point  fortune.  La  modeftie  y  eil  la 
vertu  des  fots. 


3  7  s  Emile, 

aucun?  Ainfi  la  vue  eft  de  tous  nos 
fens  le  plus  fautif,  précifément  parce- 
qu'il  eft  le  plus  étendu,  &  que  ,  pré- 
cédant de  bien  loin  tous  les  autres , 
fes  opérations  font  trop  promptes  8c 
trop  vades ,  pour  pouvoir  être  reéti- 
fîées  par  eux.  Il  y  a  plus  ^  les  illuflons 
mêmes  de  la  perfpeftive  nous  font 
néceifaires  pour  parvenir  d  connoitre 
l'étendue ,  &c  à  comparer  fes  parties. 
Sans  les  fauffes  apparences  ,  nous  ne 
verrions  rien  dans  Téloifinement  ;  fans 
les  gradations  de  ç?andeur  &c  de  lu- 
miere  ,  nous  ne  pourrions  eftimer  au- 
cune diftance  ,  ou  plutôt  il  n'y  en  au- 
roit  point  pour  nous.  Si  de  deux  arbres 
égaux,  celui  qui  eft  à  cent  pas  de  nous, 
nousparoiiroit  aufli  grand  &  aulîidif- 
tïnCt  que  celui  qui  eft  à  dix  ,  nous  les 
placerions  à  côté  l'un  de  l'autre. Si  nous 
appercevions  toutes  les  dimenfions  des 
ob  ers  fous  leur  véritable  mefure  ,  nous 
ne  verrions  aucun  efpace  ,  ôc  tout 
nous  paroîtroit  lut  notre  œil. 

Le  fens  de  la  vue  n'a ,   pour  jugeç 


ou  DE  l'Education.         ^7^' 

îa  grandeur  des  objets  &  leur  dif- 
tance  ,  qu'une  même  mefure ,  favoir 
l'ouverture  de  l'angle  qu'ils  font  dans 
notre  œil  j  Se  comme  cette  ouverture 
eft  un  efïet  fimple  d'une  caufe  compo- 
fée ,  le  jugement  qu'il  excite  en  nous 
laiiïè  chaque  caufe  particulière  indé- 
terminée ,  ou  devient  néceflairement 
fautif.  Car  comment  diftinguer  à  la 
fimple  vue  fi  l'angle  par  lequel  je  vois 
un  objet  plus  petit  qu'un  autre  ,  eft  tel 
parceque  ce  premier  objet  eft  en  effet 

plus  petit  j  ou  parcequ'il  eft  plus 
éloigné  ? 

Il  faut  donc  fuivre  ici  une  méthode 
contraire  à  la  précédente  ;  au  lieu  de 
fimplifier  la  fenfation  ,  la  doubler  ,  la 
vérifier  toujours  par  une  autre  ;  aflu- 
jettir  l'organe  vifuel  à  l'organe  tactile, 
ôc  réprimer  ,  pour  ainfî  dire  ,  Timpé- 
tuofité  du  premier  fens  par  la  marche 
pefante  &c  réglée  du  fécond.  Faute  de 
nous  aflfervir  à  cette  pratique  ,  nos  me- 
fures  par  eftimation  font  très  inexac- 
tes. Nous  n'avons  nulle  précifîon  dans 


580  É  m:  I  L  ï  , 

le  coiip-d'oeil  pour  juger  les  hauteurs  ; 
les  longueurs ,  les  profondeurs  ,  les 
eliftances  ;  ôc  la  preuve  que  ce  n'eft  pas 
tant  la  faute  du  fens  que  de  fon  ufage, 
c'eft  que  les  Ingénieurs ,  les  Arpen- 
teurs ,  les  Architedes ,  les  Maiïbns  , 
les  Peintres  ,  ont  en  général  le  coup- 
d'œil  beaucoup  plus  sûr  qne  nous ,  Ôc 
apprécient  les  mefures  de  l'étendue 
avec  plus  de  jufteirej  parceque  leur 
métier  leur  donnant  en  ceci  l'expé- 
rience que  nous  négligeons  d'acquérir, 
ils  ôtent  l'équivoque  de  l'angle,  par  les 
apparences  qui  l'accompagnent,  &  qui 
déterminent  plus  exaétement  à  leurs 
yeux  5  le  rapport  des  deux  caufes  de 
cet  angle. 

Tout  ce  qui  donne  du  mouvement 
au  corps  fans  le  contraindre  ,  eft  tou- 
jours facile  à  obtenir  des  enfans.  11  y 
a  mille  moyens  de  les  intérelfer  à  me- 
furer ,  à  connoître  ,  à  eftimer  les  dif- 
tances.  Voilà  im  cerifier  fort  haut , 
comment  ferons-nous  pour  cueillir  des 
cerifes  ?  l'échelle  de  la  grange  eft-elle 


ou  DE  l'Éducation.  3 Si 
bonne  pour  cela?  Voilà  un  ruiiïeaii 
fort  large  ,  comment  le  traverferons- 
nous  ?  une  des  planches  de  la  cour  po- 
fera-t-elle  fur  les  deux  bords  ?  Nous 
voudrions  de  nos  fenêtres  pêcher  dans 
les  fofles  du  Château  ;  combien  de 
braiïes  doit  avoir  notre  ligne  ?  Je  vou- 
drois  faire  une  balançoire  entre  ces 
deux  arbres ,  une  corde  de  deux  toifes 
nous  fuffira-t- elle  ?  On  me  dit  que 
dans  l'autre  maifon  notre  chambre 
aura  vingt- cinq  pieds  quarrés  j  croyez- 
vous  qu'elle  nous  convienne  ?  fera- 
t-elle  plus  grande  que  celle-ci  ?  Nous 
avons  grand  faim  ,  voilà  deux  villages, 
auquel  des  deux  ferons -nous  plutôt 
pour  dîner  ?  &c. 

Il  s'agiiïbit  d'exercer  à  la  courfe  un 
enfant  indolent  &  pareflTeux  ,  qui  ne 
fe  portoit  pas  de  lui-même  à  cet  exer- 
cice ni  à  aucun  autre,  quoiqu'on  le  def- 
tinât  à  l'état  militaire  :  il  s'étoit  perfua- 
dé  ,  je  ne  fais  comment ,  qu'un  homme 
de  fon  rang  ne  devoitrien  faire  ni  rien 
fayoir,  6c  que  fa  noblefle  devoit  lui 


l'Si  Ê  M  I  L  1  ; 

tenir  lieu  de  bras  ,  de  jambes  ,  ainfi  qaê 
de  toute  efpece  de  mérite.  A  faire  d'un 
tel  Gentilhomme  un  Achille  au  pied- 
leeer,  l'adrefle  de  Chiron  même  eût 
eu  peine  à  fuffire.  La  difficulté  étoit 
d'autant  plus  grande  que  je  ne  vou- 
lois  lui  prefcrire  abfolument  rien  : 
J'avois  banni  de  mes  droits  les  exhor- 
tations ,  les  promefTes  ,  les  menaces, 
l'émulation  ,  le  defir  de  briller  :  com- 
ment lui  donner  celui  de  courir  fans 
lui  rien  dire  ?  courir  moi-même  eût 
été  un  moyen  peu  sûr  Se  fujet  à  in- 
convénient. D'ailleurs  ,  il  s'agiffoit 
encore  de  tirer  de  cet  exercice  quel- 
que objet  d'inftrudion  pour  lui ,  afin 
d'accoutumer  les  opérations  de  la  ma- 
chine ôc  celles  du  jugement  à  mar- 
cher toujours  de  concert.  Voici  com-v 
ment  je  m'y  pris  :  moi ,  c'efc-à-dire  , 
celui  qui  parle  dans  cet  exemple. 

En  m  "allant  promener  avec  lui  les 
après-midi  ,  je  mettois  quelquefois 
dans  ma  poche  deux  gâteaux  d'une  ef- 
pece qu'il  aimoit  beaucoup  j  nous  eii^ 


bu  DE  l'ÉducAT~ioîI."  5^5 
Changions  chacun  un  à  la  promena- 
de (zj) ,  &:  nous  revenions  fort  con- 
tens.  Un  jour  il  s'apperçut  que  j'avois 
trois  gâteaux  ;  il  en  ^auroit  pu  manger 
fix  fans  s'incommoder  :  il  dépêche 
promptement  le  fien  pour  me  deman- 
der le  troifieme.  Non  ,  lui  dis-je  ,  je 
le  mangerois  fort  bien  moi-même  ,ou 
nous  le  partagerions  ,  mais  j'aime 
mieux  le  voirr  difputer  i  la  courfe  par 
ces  deux  petits  garçons  que  voilà.  Je 
les  appellai ,  je  leur  montrai  le  gâteau 
ôc  leur  propofai  la  condition.  Ils  ne 
demandèrent  pas  mieux.  Le  gâteau  fuc 
pofé  fur  une  grande  pierre  quifervit 
de  but.  La  carrière  fut  marquée,  nous 
allâmes  nous  affeoir  ^  au  fignal  donné 
les  petits  garçons  partirent  :  le  vido- 
rieux  fe  faific  du  gâteau  _,  &  le  mangea 

(  13  )  Promenade  champêtre  ,  comme  on  verra 
dans  l'inilanr.  Les  promenades  publiques  des  villes 
fontpernicicufes  aux  enfans  de  l'un  ff.  de  l'autre  fexe* 
C'eft  là  qu'ils  commencent  à  fe  rendre  vains  &  â  vou- 
loir être  regardés  ;  c'eft  au  Luxembourg  ,  aux  Tuille- 
ries  ,  fur-tout  au  Palais-royal  ,  que  la  belle  Jeuncfle  de 
Paris  va  prendre  cet  air  iaipatinent  &  fat  qui  la  read 
fi  ridicule ,  &  la  fait  huer  &:  détefter  dans  toute  l'Eu? 
tope. 


3  84  Emile, 

fans  miréricorde  aux  yeux  des  fpeda- 
teurs  &  du  vaincu. 

Cet  amufeinent  valoir  mieux  que 
le  gâteau  ,  mais  il  ne  prit  pas  d'abord 
&  ne  pioduifit  rien.  Je  ne  me  rebutai 
ni  ne  me  preffai  j  l'inftitution  dos  en- 
fans  eft  un  métier  où   il  faut  favoir 
perdre  du  tems  pour  en  gagner.  Nous 
continuâmes  nos  promenades  ;  fouvent 
on  prenoit  trois  gâteaux,  quelquefois 
quatre,  6c  de  tems  à  autre  il  y  en  avoir 
un  ,  même  deux  pour  les  coureurs.  Si 
le  prix  n'ctoit  pas  grand  ,  ceux  qui  le 
difputoient  n'étoient  pas   ambitieux  ; 
celui  qui  le  remportoit  étoit  loué  ,  fê- 
té ,  tout  fe  faifoit  avec  appareil.  Pour 
donner  lieu   aux   révolutions   ôc  au- 
gmenter l'intérêt,  je  marquois  la  car- 
rière plus   longue ,  j'y   fouffrois  plu- 
lieura  concurrens.  A  peine  éroient-ils 
dans  la  lice  que  tous  les  paOTans  s'ar- 
rêtoient  pour  les  voir  j  les  acclama- 
tions ,  les  cris  ,  les  battemens  de  mains 
les  animoient  j  je  voyois  quelquefois 

mon 


! 


ou  DE  l'Éducation.  5S5 
mon  petit  bon-homme  trefTaillir  ,  fe 
lever ,  s'écrier  quand  l'un  ctoît  prêt 
d'atteindre  ou  de  pafTer  l'autre  :  c'é- 
toient  pour  lui  les  Jeux  Olympiques. 

Cependant  les  concurrens  ufoienc 
quelquefois  de  fupercheriej  ils  fe  re- 
tenoient  mutuellement  ou  fe  faifoient 
tomber  ,  ou  pouflToient  des  cailloux  au 
paifage  l'un  de  l'autre.  Cela  me  four- 
nit un  fujet  de  les  féparer ,  ôc  de  les 
faire  partir  de  différens  termes ,  quoi- 
qu'également  éloignés  du  but  ;  on 
verra  bien-tôt  la  raifon  de  cette  pré- 
voyance ;  car  je  dois  traiter  cette  im- 
portante affaire  dans  un  grand  détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  manger 
fous  fes  yeux  des  gâteaux  qui  lui  fai- 
foient grande  envie  ,  Monfieur  le 
Chevalier  s'avifa  de  foupçonner  en- 
fin que  bien  courir  pouvoir  être  bon 
à  quelque  chofe  ,  ôc  voyant  qu'il  avoir 
aufli  deux  jambes  il  commença  de  s'ef- 
fayer  en  fecret.  Je  me  gardai  d'en  rien 
voirj  mais  je  compris  que  mon  lira- 

Tome  /.  R 


^S6  Emile, 

rap-ême  avoir  réufli.  Quand  il  fe  crut 
aiïez  fôrr  ,  (  &  je  lus  avanr  lui  dans  fa 
penfée  )  il  afïeda  de  m'imporruner 
pour  avj'-r  le  gdreau  reftant.  Je  le  re- 
fufe;  il  :  obftine  ,  &  d'un  arr  dépiré 
il  me  dir  a  la  hn  :  Hé  bien  ,  merrez- 
le  fur  la  pierre  ,  marquez  le  champ  > 
êc  nous  veTons.  Bon  !  lui  dis -je  en 
rianr ,  eft-cc  qu'un  Chevalier  fait  cou- 
rir ?  Vous  gagnerez  plus  d'appétit,  ôc 
non  de  quoi  le  fatisfaire.  Piqué  de  ma 
raillerie ,  il  s'évertue  &  remporte  la 
pîix  d'autant  plus  aifément  que  j'avois 
tait  la  lice  très  courte ,  cv'  pris  foin  d'é- 
carter le  meilleur  coureur.  On  conçoit 
comment  ce  premier  pas  étant  fait,  il 
me  fut  aifé  de  le  tenir  en  haleine.  Bien- 
tôt il  prit  un  tel  goût  à  cet  exercice , 
que  ,  fans  faveur,  il  étoir  prefque  sûr 
de  vaincre  mes  poliçons  à  la  courfe  , 
quelque  longue  que  fût  la  carrière. 

Cet  avantage  obtenu  en  produifie 
\\n  autre  auquel  Je  n'avois  pas  fongé. 
Quand  il  remportoit  rarement  le  prix. 


ou    DE    l'ÉdUCATIOI^.  587 

il  le  mangeoit  prefque  toujours  feul  , 
ainfi  que  faifoient  fes  concurrens  ;  mais 
en  s'accoutumant  à  la  vidloire,  il  devine 
généreux  ,  &  partageoit  fouvenr  avec 
les  vaincus.  Cela  me  fournit  à  moi- 
même  une  obfervation  morale ,  ôc  j'ap- 
pris par-là  quel  écoit  le  vrai  principe 
de  la  générofîté. 

En  continuant  avec  lui  de  marquée 
en  difFérens  lieux  les  termes  d'où  cha- 
cun devoit  partir  à-la-fois ,  je  fis ,  fans 
qu'il  s'en  apperçût  ,  les  diftances  iné- 
gales ,  de  forte  que  l'un  ,  ayant  à  faire 
plus  de  chemin  que  l'autre  pour  ar- 
river au  même  but ,  avoit  un  défavan- 
tage  vifible  :  mais  quoique  je  lailTafTe  le 
choix  à  mon  Difciple  ,  il  ne  fa  voit  pas 
s'en  prévaloir.  Sans  s'embarra{rer  de  la 
diftance  ,  il  préféroit  toujours  le  beau 
chemin  ;  de  forte  que  ,  prévoyant  aifé- 
ment  fon  choix,j'étois  à-peu-près  le  maî- 
tre de  lui  faire  perdre  ou  gagner  le  gâ- 
teau à  ma  volonté,  ôc  cette  adrelTe  avoit 
aufli  fon  ufage  à  plus  d'une  fin.  Cepen- 

Rij 


5  o  §  Emile, 

dam  ,  comme  mon  delTein  étoir  qu'il 
s'apperçLit  de  la  difïéi-ence  ,  je  tâchois 
de  la  lui  rendre  fenfîble;  mais  quoi- 
qu'indolent  dans  le  calme  ,  il  étoit  fi 
vif  dans  fes  jeux  ,  Se  fe  délîoit  ii  peu 
de  moi  ,  que  j'eus  routes  les  peines 
du  monde  à  lui  faire  appercevoir  que 
je  le  trichois.  Enfin  ^  j'en  vins  à  bout 
malgré  fon  écourderie  ;  il  m'en  fie 
des  reproches.  Je  lui  dis ,  dequoi  vous 
plaignez-vous  ?  Dans  un' don  que  je 
veux  bien  faire  ,  ne  fuis-je  pas  maître 
<le  mes  conditions  ?  Qui  vous  force  x 
courir  ?  Vous  ai-je  promis  de  faire  les 
lices  égales  ?  N'avez-vouspas  le  choix  ? 
Prenez  la  plus  courte  ,  on  ne  vous  en 
empcche  point  :  comment  ne  voyez- 
vous  pas  que  c'eft  vous  que  je  favo- 
rife,  &  que  Tinégalité  dont  vous  mur- 
murez eft  toute  à  votre  avantage  ft 
vous  favez  vous  en  prévaloir  ?  Cela 
croit  clair  ,  il  le  comprit ,  &  pour 
choifir  ,  il  fallut  y  regarder  de  plus 
près.  D'abord  on  voulut  compter  les 


Ou    DE    L'ÈDUCAtlON.  ^^^9 

|jas  j  mais  la  mefure  des  pas  d'un  en- 
fant eft  lente  &  fautive  j  de  plus ,  je 
m'avifai  de  multiplier  les  courfes  dans 
un  mcme  jour,  &' alors  l'amufement 
devenant  une  efpece  de  paflion  ,  l'on 
avoit  regret  de  perdre  à  mefurer  les 
lices  le  rems  deftiné  à  les  parcourir. 
La  vivacité  de  l'enfance  s'accomode 
mal  de  ces  lenteurs  ;  on  s'exerça  donc 
à  mieux  voir  ,  d  mieux  eftimer  une 
diftance  à  la  vue.  Alors  j'eus  peu  de 
peine  à  étendre  &  nourrir  ce  goût. 
Enfin ,  quelques  mois  d'épreuves  & 
d''erreurs  corrigées ,  lui  formèrent  tel- 
lement le  compas  vifuel ,  que  quand 
je  lui  mettois  par  la  penfée  un  gâteau 
fur  quelque  objet  éloigné  ,  il  avoit  le 
coup  -  d'œil  prefque  auiîî  sûr  que  la 
chaîne  d'un  Arpenteur. 

Comme  la  vue  eft:  de  tous  les  fens 
celui  dont  on  peut  le  moins  féparef 
ies  jugemens  de  l'efprit ,  il  faut  beau- 
coup de  tems  pour  apprendre  à  voir  j 
^1   faut  avoir  long-tems   comparé  la 

R  iij 


2f)0  JbMILE, 

■vue  an  toucher  pour  accoutumer  le 
premier  de  ces  deux  fens  à  nous  faire 
un  rapport  fidèle  des  figures  &  des  dif- 
tances  :  fans  le  toucher,  fans  le  mou- 
vement progreflîf,  les  yeux  du  monde 
les  plus  perçans  ne  fauroienr  nous  don- 
ner aucune  idée  de  l'étendue.  L'uni- 
Yers  entier  ne  doit  être  qu'un  point 
pour  une  huître  ;  il  ne  lui  paroîtroit 
rien  de  plus  quand  même  une  ame 
humaine  informeroit  cette  huître.  Ce 
n'eftqu'à  force  de  marcher,  depalper, 
de  nombrer  ,  de  mefurer  les  dimen- 
fions  qu'on  apprend  à  les  eftimer  : 
mais  auflî  fi  l'on  mefuroit  toujours,  le 
fens  fe  repofant  fur  l'inftrument  n'ac- 
querroit  aucune  luftelTe.  Il  ne  faut 
pas  non  plus  que  l'enfant  pafTe  tout- 
d'un-coup  de  la  mefure  à  l'eftimarion  5, 
il  faut  d'abord  que,  continuant  à  com- 
parer par  parties  ce  qu'il  ne  fauroic 
comparer  tout-d'un-coup ,  à  des  ali- 
quotes  précifes ,  il  fubftitue  des  ali- 
quotespar  appréciation  ,  de  qu'au  lieu 


ou  DE  l'Éducation.         59Î 

d'appliquer  toujours  avec  la  main  la 
mefure  ,  il  s'accoutume  à  l'appliquer 
feulement  avec  les  yeux.  Je  voudrois 
pourtant  qu'on  vérifiât  fes  premières 
opérations  par  des  mefures  réelles  afin 
qu'il  corrigeât  (qs  erreurs  ,  &  que  s'il 
refte  dans  le  fens  quelque  faufle  appa- 
rence ,  il  apprît  à  la  rectifier  par  un 
meilleur  jugement.  On  a  des  mefures 
naturelles  qui  font  â-peu-près  les  mê- 
mes en  tous  lieux  j  les  pas  d'un  homme, 
l'étendue  de  fes  bras  ,  fa  ftature. 
Quand  l'enfant  eftime  la  hauteur  d'un 
étage  5  fon  Gouverneur  peur  lui  fervir 
de  toife  j  s'il  eftime  la  hauteur  d'un 
clocher ,  qu'il  le  toife  avec  les  maifons. 
S'il  veut  favoir  les  lieues  de  chemin  , 
qu'il  compte  les  heures  de  marche  j 
ôc  fur-tout  qu'on  ne  falfe  rien  de  tout 
cela  pour  lui  ,  mais  qu'il  lefaffe  lui- 
même. 

On  ne  fauroit  apprendre  à  bien  ju- 
ger de  l'étendue  &  de  la  grandeur  des 
corps  j  qu'on  n'apprenne  à  connoitre 

R  iv 


^^i  Emile, 

auffi  leurs  figures  Se  même  à  les  imi- 
ter j  car  au  fond  cette  imitation  ne 
tient  abfolument  qu'aux  loix  de  la 
perfpedive,  &c  l'on  ne  peut  eftimer 
l'étendue  fur  fes  apparences ,  qu'on 
n'ait  quelque  fentiment  de  ces  loix. 
Les  enfans  j  grands  imitateurs ,  ef- 
fayent  tous  de  deiîiner  y  je  voudrois 
que  le  mien  cultivât  cet  art  ,  non  pré- 
cifément  pour  l'art  mcme  ,  mais  pour 
fe  rendre  l'œil  jufte  &  la  main  flexi- 
ble j  &  en  général  il  importe  fort  peu 
qu'il  fâche  cel  ou  tel  exercice  ,  pourvu 
qu'il  acquière  la  perfpicacité  du  fens 
&:  la  bonne  habitude  du  corps  qu'on 
gagne  par  cet  exercice.  Je  me  garderai 
donc  bien  de  lui  donner  un  Maître  à 
dcffiner  ,  qui  ne  lui  donneroit  à  imiter 
que  des  imitations ,  &:  ne  leferoit  def- 
fuier  que  fur  des  deflTeins  :  je  veux  qu'il 
n'ait  d'autre  maître  que  la  nature  ,  ni 
d'autre  modèle  que  les  objets.  Je  veux 
qu'il  ait  fous  les  yeux  l'original  même 
^  non  pas  le  papier  qui  le  reprcfente. 


f 

ou  DE  l'Education.  5^3 

qu'il  crayonne  une  maifon  fur  une 
maifon ,  un  arbre  fur  un  arbre  ,  un 
homme  fur  un  homme  ,  afin  qu'il  s'ac- 
coutume à  bien  obferver  les  corps  3c 
leurs  apparences ,  &  non  pas  à  pren- 
dre des  imitations  faulTes  &  conven- 
tionnelles pour  de  véritables  imita- 
tions. Je  le  détournerai  même  de  rien 
tracer  de  mémoire  en  l'abfence  des 
objets,  jufqu'à  ce  que,  par  à^s  obferva- 
tions  fréquentes  ,  leurs  figures  exactes 
s'impriment  bien  dans  fon  imagina- 
tion  ;  de  peur  que,  fubltituant  à  la 
vérité  des  chofes  ,  des  figures  bizarres 
&  fantaftiques ,  "  il  ne  perde  la  con- 
noilfance  des  proportions ,  6c  le  goût 
des  beautés  de  la  nature. 

Je  fais  bien  que  de  cette  manière  , 
il  barbouillera  long-tems  fans  rien 
faire  de  reconnoilTable-,  qu'il  prendra 
tard  l'élégance  des  contours  &  le  trait 
kger  des  Defiinateurs  ,  peut-être  ja- 
riais  le  difcernemenc  des  eftets  pitto- 
;j:efqaes  &  le  bon  goût  du  delTein  j  ea 


Emile, 

revanche  il  contradera  certainemenr 
un  coup-d'œil  plus  jufte,  une  main  plus 
sûre,  la  connoiirance  des  vrais  rap- 
ports de  grandeur  &  de  figure  qui  font 
entre  les  animaux ,  les  plantes ,  les 
corps  naturels ,  &  une  plus  prompte 
expérience  du  jeu  de  la  perfpeétive  r 
voilà  précifément  ce  que  j'ai  voulu 
faire  ,  8c  mon  intention  n'eft  pas  tant 
qu'il  fâche  imiter  les  objets  que  les 
comioître  j  j'aime  mieux  qu'il  me  mon- 
rre  une  plante  ci'acanthe  ,  ôc  qu'il  trace 
moins  bien  le  feuillage  d'un  chapi- 
teau. 

Au  refte ,  dans  cet  exercice ,  ainfî 
que  dans  tous  les  autres ,  je  ne  pré- 
tends pas  que  mon  Elevé  en  ait  feul 
l'amufement.  Je  veux  le  lui  rendre 
plus  agréable  encore  en  le  partageant 
fans  celfe  avec  lui.  Je  ne  veux  point 
qu'il  ait  d'autre  émule  que  moi ,  mais 
je  ferai  fon  émule  fans  relâche  &:  fans 
îifque;  cela  mettra  de  l'intérct  dans 
fes  occupations  fans  caufer  de  jaloufis 


ou  DE  l'Éducation.  59 ^ 

entre  nous.   Je  prendrai   le  crayon  à 
fon  exemple  ,  je  l'employerai  d'abord 
auflî  mal-adroitement  que  lui.  Je  fe- 
rois  un  Apelles  que  je  ne  me  trouverai 
qu'un   barbouilleur.  Je   com.mencerai 
par  tracer  un  homme  ,  comme  les  la- 
quais les  tracent  contre  les  murs  ;  une 
barre  pour  chaque    bras ,    une  barre 
pour  chaque  jambe  ,  &  les  doigts  plusf 
gros  que  le  bras.  Bien  long  tems  après 
nous  nous  appercevrons  l'un  ou  l'au-- 
tre  de  cette  difproportion  ^  nous  re-' 
marquerons  qu'une  jambe  a  de  l'épaif-' 
feur   ,    que  cette    épaifTeur  n'eft  pas 
par-tout  la  même  ,  que  le    bras  a  fi 
longueur  déterminée  par   rapport  ait 
corps  ,  &CC.  Dans  ce  progrès  je  mar-' 
cherai  tout  au  plus  à  côté  de  lui ,  ou  je 
le  devancerai  de  fi  peu  ,  qu'il  lui  fera, 
toujours  aifé  de  m'atteindre  ,  Se  £on^ 
vent  de  me  furpalTer.  Nous  aurons  des; 
couleurs  ,  des  pinceaux  j  nous  tâche-' 
rons  d'imiter  le  coloris  des  objets  8C 
toute  leur  apparence   auHî  bien  cjtie? 

K  v| 


39'^  Emile, 

leur  figure.  Nous  enluminerons,  noua 
peindrons  ,  nous  barbouillerons  j  mais 
dans  tous  nos  barbouillages  nous  ne 
celTerons  d'épier  la  nature  ;  nous  ne 
ferons  jamais  rien  que  fous  les  yeux  du. 
Maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornemens  pour 
notre  chambre  ,  en  voilà  de  tout  trou- 
vés. Je  fais  encadrer  nos  delTeins  j  je  les 
fais  couvrir  de  beaux  verres,  afin  qu'on 
n'y  touche  plus,  8c  que,  les  voyant  ref- 
ter  dans  l'état  où  nous  les  avons  mis , 
chacun  ait  intérêt  de  ne  pas  négliger 
|es  fîens.  Je  les  arrange  par  ordre  au- 
tour de-  la   chambre  ,  chaque   deflTein 
répété  vingt  ,   trente  fois  ,.  &   mon- 
trant à  chaque  exemplaire  le   progrès 
de  l'Auteur,  depuis  le  moment  où  la 
raaifon  n'eft  qu'un  quarré    prefqu'in- 
forme  ,  jufqu'à  celui  où  fa  façade  ,  fon 
profil j  fes  proportions  ,  fes  ombres  , 
font  dans  la  plus  exaéle   vérité.   Ces 
gradations  ne    peuvens   manquer    de 
nous    offrir   fans    celfe   des   tableaux. 


ou  DE  l'Éducation.  ■^<)y 

intéreflans  pour  nous  ,  curieux  pour 
d'autres  ,  6c  d'exciter  toujours  plus 
notre  émulation.  Aux  premiers  ,  aux 
plus  grofîiers  de  ces  delfeins  je  mets 
des  cadres  bien  brillans  ,  bien  do- 
rés ,  qui  les  rehauirent  \  mais  quand 
l'imitation  devient  plus  exaéte  ,  àc  que 
le  delfein  eft  véritablement  bon  ,  alors 
je  ne  lui  donne  plus  qu'un  cadre  noir 
très  fimple  j  il  n'a  plus  befoin  d'autre 
ornement  que  lui-même  ,  &  ce  feroit 
dommage  que  la  bordure  partageât  l'at- 
tention que  mérite  l'objet.  Ainfi ,  cha- 
cun de  nous  afpire  à  Mionneur  du  ca- 
dre, uni  ;  &  quand  l'un  veut  dédaigner 
un  defifein  de  l'autre  ,  il  le  condamne 
au  cadre  doré.  Quelque  jour ,  peut- 
être  ,  ces  cadres  dorés  paiTeront  entre 
nous  en  proverbes ,  èc  nous  admire- 
rons combien  d'hommes  fe  rendent 
juftice ,  en  fe  faifant  encadrer  ainfi. 

J'ai  dit  que  la  Géométrie  n'étoitpas 
a  la.  portée  des  enfans  j  mais  c'eft  no- 
tre faute.   Njous  ne  fenrons  pas    que 


35)S  Emile, 

leur  méchode  n'eft  point  la  nôtre  ,  Sc 
que  ce  qui  devient  pour  nous  l'art  de 
raifonner ,  ne  doit  être  pour  eux  que 
l'art  de  voir.  Au  lieu  de  leur  donner 
notre  méchode  ,  nous  ferions  mieux  de 
prendre  la  leur.  Car  notre  manière 
d'apprendre  la  Géométrie  eft  bien  au- 
tant une  affaire  d'imagination  que  de 
raifonnement.  Quand  la  propofition 
eft  énoncée ,  il  faut  en  imaginer  la  dé- 
monftration  ,  c'eft-à-dire  ,  trouver  de 
quelle  propofition  déjà  fue  celle  -  la 
doit  être  une  conféquence  ,  Se  de  tou- 
tes les  conféquences  qu'on  peut  tirer 
de  cette  même  propofition  ,  choiiir 
précifément  celle  dont  il  s'agit. 

De  cette  manière  le  raifonneur  le 
plus  exa(ft ,  s'il  n'eft  inventif,  doit 
refter  court.  Auffi  qu'arrive-t-il  de  là  ? 
Qu'au  lieu  de  nous  fa  ire  trouver  les 
dcmonftrationSjOn  nous  les  didej  qu'au 
leu  de  nous  apprendre  à  raifonner  , 
le  Maître  raifonne  pour  nous ,  &:  n"e- 
xerce  que  notre  mémoire» 


ou  DE  l'Éducation.  599^ 
Faites  des  figures  exaâres  ,  combi- 
nez-les ,  pofez  -  les  l'une  fur  l'autre  -, 
examinez  leurs  rapports  ,  vous  trouve- 
rez toute  la  Géométrie  élémentaire  en 
marchant  d'obfervation  en  obferva- 
tion  ,  fans  qu'il  foit  queftion  ni  de 
définitions  ni  de  problêmes  ,  ni  d'au- 
cune autre  forme  démonftrative  que- 
la  fîmple  fuperpofition.  Pour  moi  je 
ne  prétens  point  apprendre  la  Géo- 
métrie à  Emile  ,  c'eft  lui  qui  me  l'ap- 
prendra 5  je  chercherai  les  rapports  & 
il  les  trouvera  -y  car  je  les  chercherai 
de  manière  à  les  lui  faire  trouver.  Par 
exemple  ,  au  lieu  de  me  fervir  d'un 
compas  pour  tracer  un  cercle ,  je  le 
tracerai  avec  une  pointe  au  bout  d'un 
fil  tournant  fur  un  pivot.  Après  cela  ^ 
quand  je  voudrai  comparer  les  rayons 
entr'eux  ,  Emile  fe  mocquera  de  moi  y 
&  il  me  fera  comprendre  que  le  même 
fil  toujours  tendu  ne  peut  avoir  trace 
des  diftances  inégales.^ 

Si  je  veux  mefurer  un  angle  de  fo£-* 


A,Go  Emile, 

xante  -  dégrés  ,  îe  décris  du  fommet  d^e* 
cet  angle  ,  non  pas  un  arc ,  mais  un 
cercle  entier  j  car  avec  les  enfans  il 
ne  faut  jamais  rien  fous-entendre.  Je 
trouve  que  la  portion  du  cercle ,  com- 
prife  entre  les  deux  côtés  de  l'angle , 
eft  la  fixieme  partie  du  cercle.  Après 
cela  je  décris  du  même  fommet  un 
autre  plus  grand  cercle  ,  Se  je  trouve 
eue  ce  fécond  arc  eft  encore  la  lixie- 
me  partie  de  (on  cercle  ,  je  décris  un 
troifieme  cercle  concentrique  fur  le- 
quel je  fais  la  même  épreuve ,  &z  je 
la  continue  fur  de  nouveaux  cercles , 
jiifqii'à  ce  qu'Emile  ,  choqué  de  ma 
ftupidité  ,  m'avertifle  que  chaque  arc 
grand  ou  petit  compris  par  le  même 
angle  fera  toujours  la  fixieme  partie  de 
fon  cercle,  ôcc.  Nous  voilA  tout-à- 
l'heure  à  l'ufage  du  rapporteur. 

Pour  prouver  que  les  angles  de  fui- 
te font  égaux  à  deux  droits ,  on  décrit 
un  cercle  j  moi  ,  tout  au  contraire  ,  je 
iais  e.n  forte  q^u'Emile  rem?.rq^ue.  ce,» 


OU  DE  l'Education.         401 

la ,  premièrement  dans  le  cercle  ,  & 
puis  je  lui  dis  j  fi  l'on  ôroit  le  cercle  , 
&  qu'on  laifsâc  les  lignes  droites ,  les 
angles  auroient-ils  changé  de  gran- 
deur? &:c. 

On  néglige  la  juftefTe  des  figures  ,  on 
la  fupporej&:  l'on  s'attache  à  la  démonf- 
tration.  Entre  nous ,  au  contraire ,  il 
ne  fera  jamais  queftion  de  démonftra- 
rlon.  Notre  plus  importante  affaire  fe- 
ra de  tirer  des  lignes  bien  droites , 
bien  juftes  ,  bien  égales  ;  de  faire  un 
quarré  bien  parfait ,  de  tracer  un  cer- 
cle bien  rond.  Pour  vérifier  la  juftelTe 
de  la  figure ,  nous  l'examinerons  par 
toutes  fes  propriétés  fenfibles  ,  &:  cela 
nous  donnera  occafion  d'en  découvrir 
chaque  jour  de  nouvelles.  Nous  plie- 
rons par  le  diamètre  les  deux  demi-cer- 
cles, par  la  diagonale  les  deux  moitiés 
du  quarré  :  nous  comiparerons  nos  deux 
figures  pour  voir  celle  dont  les  bords 
conviennent  le  plus  exactement ,  & 
par  conféquent  la  mieux  faite  j  noiis. 


40i  H    M    ILE, 

difputerons  fî  cette  égalité  de  parta- 
ge doit  avoir  toujours  lieu  dans  les 
parallelogrames ,  dans  les  trapèzes  , 
&c.  On  elTayera  quelquefois  de  pré- 
voir le  fuccès  de  l'expérience  avant 
de  la  faire ,  on  tâchera  de  trouver  des 
raifons ,  Sec. 

La  Géométrie  n'eft  pour  mon  Elevé 
que  l'art  de  fe  bien  fervir  de  la  régie 
&:  du  compas  ;  il  ne  doit  point  la  con- 
fondre avec  le  deiTein  ,  où  il  n'em- 
ployera  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  inftru- 
mens.  La  régie  &  le  compas  feront 
renfermés  fous  la  clef,  ôc  l'on  ne  lui 
en  accordera  que  rarement  l'ufage  &c 
pour  peu  de  tems ,  afin  qu'il  ne  s'ac- 
coutume pas  à  barbouiller  j  mais  nous 
pourrons  quelquefois  porter  nos  figu- 
res à  la  promenade  &  caufer  de  ce  que 
nous  aurons  fait  eu  de  ce  que  nous 
voudrons  faire. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  à 
Turin  un  jeune  homme  ,  à  qui ,  dans 
fon  enfance,  on  avoir  appris  les  rap* 


ou  DE  l'Éducation.  405 

ports  des  contoifrs  &  des  furfaces,  en 
lui  donnant  chaque  Jour  à  choifir  dans 
toutes  les  figures  géométriques  des 
gauffres  ifopérimetres.  Le  petit  gour- 
mand avoit  épuifé  l'art  d'Archimede 
pour  trouver  dans  laquelle  il  y  avoit 
le  plus  à  manger. 

Quand  un  enfant  joue  au  volant,  il 
s'exerce  l'œil  5c.  le  bras  à  la  jufteffe  ; 
quand  il  fouette  un  fabot ,  il  accroît 
fa  force  en  s'en  fervant ,  mais  fans  rien 
apprendre.  J'ai  demandé  quelquefois 
pourquoi  l'on  n'offroit  pas  aux  enfans 
les  mêmes  jeux  d'adreiTe  qu'ont  les 
hommes  ;  la  paume  ,  le  mail ,  le  bil- 
lard ,  l'arc  ,  le  balon  ,  les  inftrumens 
de  mufîque.  On  m'a  répondu  que  quel- 
ques-uns de  ces  jeux  étoient  au-deffus 
de  leurs  forces ,  &  que  leurs  membres 
&  leurs  organes  n'étoient  pas  afTez  for- 
més pour  les  autres.  Je  trouve  ces  rai- 
fons  mauvaifes  :  un  enfant  n'a  pas  la 
taille  d'un  homme  ,  &  ne  laifle  pas  de 
porter  un  habit  fait  comme  le  Tien.  Je 


404  Emile, 

n'entens  pas  qu'il  joue  avec  nos  ma{^ 
fes  fur  nn  billard  haut  de  trois  pieds  j 
je  n'entens  pas  qu'il  aille  peloter  dans 
nos  tripots ,  ni  qu'on  chargé  fa  petite 
main  d'une  raquette  de  Paulmier,  mais 
qu'il  joue  dans  une  falle  dont  on  aura 
garanti  les  fenêtres  j  qu'il  ne  fe  ferve 
que  de  balles  molles  ,  que  (qs  premiè- 
res raquettes  foient  de  bois ,  puis  de 
parchemin ,  &c  enfin  de  corde  à  boyau 
bandée  à  proportion  de  fon  progrès. 
Vous  préférez  le  volant ,  parcequ'il 
fatigue  moins  6c  qu'il  eft  fans  danger. 
Vous  avez  tort  par  ces  deux  raifons. 
Le  volant  eft  un  jeu  de  femmes  j  mais 
il  n'y  en  a  pas  une  que  ne  fit  fuir  une 
balle  en  mouvement.  Leurs  blanches 
peaux  ne  doivent  pas  s'endurcir  aux 
meurtriffures ,  &c  ce  ne  font  pas  des 
contufions  qu'attendent  leurs  vifiges. 
Mais  nous ,  faits  pour  être  vigoureux  , 
croyons-nous  le  devenir  fans  peine  5, 
Se  de  quelle  défenfe  ferons-nous  capa- 
blesjfi  nous  ne  fommes  jamais  attaqués? 


ou    DE    L*ÉdUCATION\  405 

On  joue  toujours  lâchement  les  jeux 
où  l'on  peut  être  mal-adroit  fans  rif- 
que  'y  un  volant  qui  tombe  ne  fait  de 
mal  à  perfonne  j  mais  rien  ne  dégour- 
dit les  bras  comme  d'avoir  à  couvrir 
la  tête,  rien  ne  rend  le  coup  d'œil  11 
jufte  que  d'avoir  à  garantir  les  yeux. 
S'élancer  du  bout  d'une  falle  à  l'au- 
tre >  juger  le  bond  d'une  balle  encore 
en  l'air ,  la  renvoyer  d'une  main  forte 
&  sûre ,  de  tels  jeux  conviennent  moins 
à  l'homme  qu'ils  ne  fervent  à  le  for- 
.  mer. 

Les  fibres  d'un  enfant ,  dit-on  ,  font 
trop  molles  j  elles  ont  moins  de  reffort, 
mais  elles  en  font  plus  Héxibles;  fon 
bras  €ft  foible,  mais  enfin  c'eft  un  bras  ; 
on  en  doit  faire,propûrtion  gardée, tout 
ce  qu'on  fait  d'une  autre  machine  fem- 
blabîe.  Les  enfans  n'ont  dans  les  mains 
nulle  adrelfe  j  c'eft  pour  cela  que  je  veux 
qu'on  leur  en  donne  :  un  homme  auflt 
peu  exercé  qu'eux  n'en  auroit  pas  da- 
vantage j  nous  ne  pouvons  connoître 


40<>  Emile, 

l'ufage  de  nos  organes  qu'après  les 
avoir  employés.  Il  n'y  a  qu'une  'lon- 
gue expérience  qui  nous  apprenne  à 
tirer  parti  de  nous-mêmes ,  ôc  cette 
expérience  eft  la  véritable  étude  à  la- 
quelle on  ne  peut  trop-tôt  nous  ap- 
pliquer. 

Tout  ce  qui  fe  fait  eft  faifable.  Or 
rien  n'eft  plus  commun  que  de  voir 
des  enfans  adroits  &c  découplés ,  avoir 
dans  les  membres  la  même  agilité  que 
peut  avoir  un  homme.  Dans  prefque 
toutes  les  Foires  on  en  voit  faire  des 
équilibres  ,  marcher  fur  les  mains , 
fauter ,  danfer  fur  la  corde.  Durant 
combien  d'années  des  troupes  d'en- 
fans  n'ont-elles  pas  attiré  par  leurs 
ballets  des  Spectateurs  à  la  Comédie 
Italienne  ?  Qui  eft-ce  qui  n'a  pas  oui 
parler  en  Allemagne  ôc  en  Italie  de  la 
Troupe  pantomime  du  célèbre  Nico- 
lini  ?  Quelqu'un  a-t-il  jamais  remar- 
qué dans  ces  enfans  des  mouvemens 
jaioins  développés,  des  attitudes  moins 


ou  DE  l'Education.  407 

gracieufes  ,  une  oreille  moins  jufte  , 
une  danfe  moins  légère  que  dans  les 
Danfeurs  tout  formés  ?  Qu'on  ait  d'a- 
bord les  doigts  épais ,  courts  ,  peu  mo- 
biles j  les  mains  potelées  &  peu  capa- 
bles de  rien  empoigner  ,  cela  empêche- 
t-il  que  plufieurs  enfans  ne  fâchent 
écrire  ou  delîîner  à  l'âge  où  d'autres  ne 
favent  pas  encore  tenir  le  crayon  ni  la 
plume  ?  Tout  Paris  fe  fouvient  encore 
de  la  petite  Angloife  qui  faifoit  à  dix 
ans  des  prodiges  fur  le  clavecin. J'ai  vd 
chez  un  Magiftrat,  fon  fils,  petit  bon- 
homme de  huit  ans ,  qu'on  mettoit  fur 
la  table  au  delTert  comme  une  ftatue 
au  milieu  des  plateaux ,  jouer  là  d'un 
violon  prefqu'aufll  grand  que  lui  ,  &C 
furprendre  par  fon  exécution  les  Ar- 
tiftes  mêmes. 

Tous  ces  exemples  ôc  cent  mille 
autres  prouvent  ,  ce  me  femble  ,  que 
l'inaptitude  qu'on  fuppofe  aux  enfans 
pour  nos  exercices  eft  imaginaire,  &: 
<jue ,  Cl  on  ne  les  voit  point   réuffir 


^.ôS  É    M    I    LE, 

dans  quelques-uns,  c'eft  qu'on  ne  le? 
y  a  jamais  exercés. 

On  me  dira  que  je  tombe  ici  par 
rapport  au  corps  dans  le  défaut  de  la 
culture  prématurée  que  je  blâme  dans 
les  enfans  par  rapporta  l'efprit.  La  dif- 
férence efttrès  grande;  car  l'un  de  ces 
progrès  n'eft  qu'apparent ,  mais  l'autre 
eft  réel.  J'ai  prouvé  que  l'efprit  qu'ils 
paroifTent  avoir  ils  ne  l'ont  pas,  au  lieu 
que  tout  ce  qu'ils  paroilTent  faire  ils 
le  font.  D'ailleurs  on  doit  toujours 
fonger  que  tout  ceci  n'eft  ou  ne  doit 
être  que  jeu  ,  direélion  facile  3c  vo- 
lontaire des  mouvemens  que  la  nature 
leur  demande ,  art  de  varier  leurs  amu- 
femens  pour  les  leur  rendre  plus  agréa- 
bles ,  fans  que  jamais  la  moindre  con- 
trainte les  tourne  en  travail  :  car  en- 
fin de  quoi  s'amuferont-ils,  dont  je  ne 
puilfe  faire  un  objet  d'inftrudion  pour 
eux  ?  ôc  quand  je  ne  le  pourrois  pas  , 
pourvu  qu'ils  s'amufent  fans  inconvé- 
nient ôc  que  le  teras  fe  palTe ,  leur  pro- 


ou  DE   l'Éducation.         4031 

grès  en  toute  cliofe  n'importe  pas 
quant  à-préfent ,  au  lieu  que  lorfqu'il 
faut  néceffairement  leur  apprendre 
ceci  ou  cela  ,  comme  qu'on  s'y  pren- 
ne ,  il  eft  toujours  impoffible  qu'on  en 
vienne  à  bout  fans  contrainte  ,  fans 
fâcherie  ôc  fans  ennui. 

Ce  que  j'ai  dit  fur  les  deux  fens 
dont  l'ufage  eft  le  plus  continu  &  le 
plus  important,  peut  fervir  d'exemple 
de  la  manière  d'exercer  les  autres.  La 
vue  Se  le  toucher  s'appliquent  égale- 
ment fur  les  corps  en  repos  ôc  fur  les 
corps  qui  fe  meuvent  j  mais  comme 
il  n'y  a  que  l'ébranlement  de  l'air  qui 
puilTe  émouvoir  le  fens  de  l'ouie  ,  il 
n'y  a  qu'un  corps  en  mouvement  qui 
fafle  du  bruit  ou  du  fon ,  6c  Ci  tout 
étoit  en  repos ,  nous  n'entendrions  ja- 
mais rien.  La  nuit  donc  où,  ne  nous 
mouvant  nous-mêmes  qu'autant  qu'il 
nous  plaît,  nous  n'avons  à  craindre 
que  les  corps  qui  fe  meuvent ,  il  nous 
importe  d'avoir  l'oreille  alerte  ,  dç 
Tome  L  5 


jlQ  t,    M    I    L    E  , 

pouvoir  juger  par  la  fenfation  qui 
nous  frappe,  fi  le  corps  qui  la  caufe  eft 
grand  ou  petit ,  éloigné  ou  proche  , 
Il  fon  ébranlement  efi:  violent  ou  foi- 
ble.  L'air  ébranlé  eft  fujet  à  des  ré- 
percuiTions  qui  le  réHéchiflent  ,  qui 
produifant  des  échos  répètent  la  fenfa- 
tion ,  Se  font  entendre  le  corps  bruyant 
ou  fonore  en  un  autre  lieu  que  celui 
où  il  eft.  Si  dans  une  plaine  ou  dans 
une  vallée  on  met  l'oreille  a  terre ,  on 
entend  la  voix  des  hommes  &  le  pas 
des  chevaux  de  beaucoup  plus  loin 
qu'en  reftant  debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  vue 
au  toucher ,  il  eft  bon  de  la  compa- 
rer de  même  à  l'ouie  ,  &  de  favoir  la- 
quelle des  deux  iraprelTîons  partant  à 
la  fois  du  même  corps  arrivera  le  plu- 
tôt à  fon  organe.  Quand  on  voit  le  feu 
d'un  canon  on  peut  encore  fe  mettre 
à  l'abri  du  coup  j  mais  fitôt  qu'on  en- 
tend le  bruit ,  il  n'eft  plus  tems  ,  le 
boulet  eft-là.  On  peut  juger  de  la  diA 


ou     DE     l'ÉdUCATTON.  411 

tance  où  fe  fait  le  tonnerre  ,  par  l'in- 
tervalle de  teins  qui  fe  pafle  de  l'éclair 
au  coup.  Faites  en  force  que  l'enfant 
connoifle  toutes  ces  expériences  j  qu'il 
falfe  celles  qui  font  à  fa  portée.  Se  qu'il 
trouve  les  autres  par  indudion  j  mais 
j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  les  igno- 
re ,  que  s'il  faut  que  vous  les  lui  di- 
(lez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond 
à  l'ouie ,  favoir  celui  de  la  voix  j  nous 
n'en  avons  pas  de  même  qui  répon- 
de à  la  vue ,  Se  nous  ne  rendons  pas 
les  couleurs  comme  les  fons.  C'eft  un 
moyen  de  plus  pour  cultiver  le  pre- 
mier fens ,  en  exerçant  l'organe  adif 
&  l'organe  paflif  l'un  par  l'autre. 

L'homme  a  trois  fortes  de  voix  ,  fa- 
voir, la  voix  parlante  ou  articulée, 
la  voix  chantante  ou  mélodieufe.  Se 
la  voix  pathétique  ou  accentuée  ,  qui 
fert  de  langage  aux  paillons.  Se  qui  ani- 
me le  chant  Se  la  parole.  L'enfant  a 
ces  trois  fortes  de  voix  ainli  que  l'hom- 

Sij 


41  i  Emile, 

me ,  fans  les  favoir  ailier  de  même  : 
il  a  comme  nous  le  rire  j  les  cris ,  les 
plaintes  ,  l'exclamation  ,  les  gémifle- 
mens  ,  mais  il  ne  fait  pas  en  mêler  les 
•inflexions  aux  deux  autres  voix.  Une 
mufique  parfaite  eft  celle  qui  réunit  le 
mieux  ces  trois  voix.  Les  enfans  font 
i-ncapables  de  cette  mufique- U,  «Scieur 
chant  n'a  jamais  d'ame.  De  même  dans 
la  voix  parlante  leur  langage  n'a  point 
d'accent^  ils  crient ,  mais  ils  n'accen- 
tuent pas  'y  Se  comme  il  y  a  peu  d'é- 
nergie dans  leur  difcours ,  il  y  a  peu 
d'accent  dans  leur  voix.  Notre  Elevé 
aura  le  parler  plus  uni ,  plus  fimple 
encore  ,  parceque  fes  paffîons  n'étant 
pas  éveillées  ne  mêleront  point  leur 
langage  au  iîen.  N'allez  donc  pas  lui 
donner  à  réciter  des  rôles  de  Tragédie 
&  de  Comédie ,  ni  vouloir  lui  appren- 
dre ,  comme  on  dit ,  à  déclamer.  Il 
iiura  trop  de  fens  pour  favoir  donner 
imton  à  deschofes  qu'il  ne  peut  enten- 
dre ,  &  de  l'expreflion  à  des  fentimens 
^u'il  n'éprouva  jamais, 


ou  DE  l'Éducation.  41  f 
Apprenez  -  lui  à  parler  uniment , 
clairement ,  à  bien  articuler  ,  à  pronon- 
cer exactement  &c  fans  aftedation  ,  a 
connoître  &c  àfuivre  l'accent  gramma- 
tical  de  la  profodie,  à  donner  toujours 
aiïez  de  voix  pour  être  entendu ,  mais 
à  n'en  donner  jamais  plus  qu'il  ne 
faut  j  défaut  ordinaire  aux  enfans  éle- 
vés dans  les  Collèges  :  en  toute  chofe 
rien  de  fuperflu. 

De  mcme  dans  le  chant  rendez  fa 
voix  jufte ,  égale  ,  flexible  ,  fonore  ,  fori 
oreille  fenfible  à  la  mefure  &  à  Ihar- 
monie ,  mais  rien  de  plus.  La  niufique 
imitative  &  théâtrale  n'efi:  pas  de  fon 
âge.  Je  ne  voudrois  pas  même  qu'il 
chantât  des  paroles  ;  s'il  en  vouloir 
chanter ,  je  tâcherois  de  lui  faire  des 
chanfons  exprès ,  intéreflantes  pour  fon. 
âge  ,  ôc  auiîi  fîmples  que  {qs  idées. 

On  penfe  bien  qu'étant  fi  peu  preflé 
de  lui  apprendre  à  lire  l'écriture  ,  je 
ne  le  ferai  pas,  non  plus,  de  lui  appren- 
idre  à  lire  la  mufique.  Ecartons  de  fon 

^S  iij 


j^ij^  Emile, 

cerveau  tonte  attention  trop  pénible  , 
8c  ne  nous  hâtons  point  de  fixer  fon 
efprit  fur  des  fignes  de  convention. 
Ceci ,  je  l'avoue  ,  femble  avoir  fa  dif- 
ficulté j  car  fi  la  connoiffance  des  no- 
tes ne  paroît  pas  d'abord  plus  nécef- 
faire  pour  favoir  chanter  que  celle  des 
lettres  pour  favoir  parler  ,  il  y  a  pour- 
tant cette  différence  ,  qu'en  parlant 
nous  rendons  nos  propres  idées ,  ôc 
qu'en  chantant  nous  ne  rendonsgueres 
que  celles  d'autrui.  Or  pour  les  ren- 
dre ,  il  faut  les  lire. 

Mais  premièrement ,  au  lieu  de  les 
lire  on  les  peut  ouir  ,  &  un  chant  fe 
rend  à  l'oreille  encore  plus  fidèlement 
qu'à  l'œil.  De  plus,  pour  bien  favoir 
la  mufique  il  ne  fuffit  pas  de  la  ren- 
dre ,  il  la  faut  compofer  ,  Se  l'un  doit 
s'apprendre  avec  l'autre  ,  fans  quoi 
l'on  ne  la  fait  jamais  bien. Exercez  vocr* 
petit  Muficien  d'abord  à  faire  des 
phrafes  bien  régulières  ,  bien  caderu 
xées  j  enfuiteà  les  lier  entre- elles  paï 


ou  DE  l'Éducation.  41  5 
nne  modulation  très  fimple  j  enfin  à 
marquer  leurs  difïérens  rapports  par 
une  ponctuation  correde  ,  ce  qui  fe 
tait  par  le  bon  choix  des  cadences  èc 
Aqs  repos.  Sur-tout  jamais  de  chant 
bizarre  ,  jamais  de  pathétique  ni  a  ex- 
preflîon.  Une  mélodie  toujours  chan- 
tante &  fîmple,  toujours  dérivante  des 
-cordes  eflencielles  du  ton  ,  &  toujours 
indiquant  tellement  la  balïe  qu'il  la 
lente  ce  l'accompagne  fans  peine  j  car 
pour  fe  former  la  voix  &c  l'oreille , 
il  ne  doit  jamais  chanter  qu'au  cla-- 
vecin. 

Pour  mieux  marquer  les  fons  on  les 
articule  en  les  prononçant;  de-là  l'u- 
fage  de  folfier  avec  certaines  fyllabes. 
Pour  dillinguer  les  dégrés  ,  il  frait 
donner  des  noms  &  à  ces  degrés  &  à 
leurs  différens  termes  fixes  ;  de-là  les 
noms  des  intervalles ,  &  auiTi  les  let- 
tres de  l'alphabet  dont  on  marque  les 
touches  du  clavier  Se  les  notes  de  la 
gamme.   C  &  A  défignent   des  fous 

S  iv 


J^lS  É    M    I    L    1  j 

fixes  ,  invariables  ,  toujours  rendus 
par  les  mêmes  touches.  Ut  &c  la  font 
autre  chofe.  Uc  eft  conftamment  la 
tonique  d'un  mode  majeur,  ou  la  mé- 
fiante d'un  mode  mineur.  Zizeft  conf- 
tamment la  tonique  d'un  m.ode  mi- 
neur, ou  la  fixieme  note  d'un  mode  ma- 
jeur. Ainfi  les  lettres  marquent  les 
Termes  immuables  des  rapports  de  no- 
tre fyftême  mufical ,  de  les  fyilabes 
marquent  les  termes  homologues  des 
rapports  femblables  en  divers  tons. 
i^QS  lettres  indiquent  les  touches  du 
clavier  ,  &:  les  fyllabes  les  degrés  du 
mode.  Les  Muliciens  François  ont 
étrangement  brouillé  ces  diftindions  ; 
ils  ont  confondu  le  fens  des  fyllabes 
avec  le  fens  des  lettres  ,  &  doublant 
inutilement  les  fignes  des  touches,  ils 
n'en  ont  point  laifTc  pour  exprimer  les 
cordes  des  tons  \  en  forte  que  pour  eux 
vî  5c  C  font  toujours  la  même  chofe  , 
ce  qui  n'eft  pas  ,  &c  ne  doit  pas  être  , 
car  alors  dequoi    ferviroit  C  ?   Aufli 


tr  DE  l'Éducation.  417 

leur  manière  de  folfier  eft-elle  d'une 
difficulté  exceffive  fans  être  d'aucune 
utilité,  fans  porter  aucune  idée  nette  a 
l'efprir ,  puifque  par  cette  méthode  ces 
deux  fyllabes  ut  &z  mi ,  par  exemple  , 
peuvent  également  fignifierune  tierce 
majeure  ,  mineure  ,  fuperflue  ,  ou  di- 
minuée. Par  quelle  étrange  fatalité  le 
pays  du  monde  où  l'on  écrit  les  plus 
beaux  livres  fur  la  mufique  ,  eft  -  il 
précifément  celui  où  on  l'apprend  le 
plus  difficilement  ? 

Suivons  avec  notre  Elevé  une  prati-» 
que  plus  ilmple  &c  plus  claire  j  qu'il  n^ 
ait  pour  lui  que  deux  modes  dont  les 
rapports  foient  toujours  les  mêmes  &c 
toujours  indiqués  par  les  mêmes  fyl- 
labes. Soit  qu'il  chante  ou  qu'il  joue 
d'un  inftrument  ,  qu'il  fachê  établir 
fon  mode  fur  chacun  des  douze  tons 
qui  peuvent  lui  fervir  de  bafe  ,  &  que, 
foit  qu'on  module  en  D ,  en  C  ,  en 
G  ,  &c.  la  finale  foit  toujours  ut  ou  ta 
felon  le  mode.  De  cette  manière  il 

Sr 


^iS  É  M  r  L  E  ; 

vous  concevra  toujours  ,  les  rappofts 
efTenciels  du  mode  pour  chanter  Se 
jouer  jufte  feront  toujours  préfens  a 
fon  efprit  ,  fon  exécution  fera  plus 
nette  &  fon  progrès  plus  rapide.  Il  n'y 
a  rien  de  plus  bizarre  que  ce  que  les 
François  appellent  folfier  au  naturel  ; 
c'eft  éloigner  les  idées  de  la  chofe  pour 
en  fubftituer  d'étrangères  qui  ne  font 
qu'égarer.  Rien  n'eft  plus  naturel  que 
de  folfier  par  tranfpofirion  ,  lorfque  le 
mode  eft  tranfpofé.  Mais  c'en  eft  trop 
fur  la  mufique  j  enfeignez-la  comme 
vous  voudrez  ,  pourvu  qu'elle  ne  foie 
jamais  qu'un  amufement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  l'état  des 
corps  étrangers  par  rapport  au  nôtre, 
de  leur  poids ,  de  leur  figure  ,  de  leur 
couleur  ,  de  leur  folidité,  de  leur 
grandeur ,  de  leur  diftance ,  de  leur 
température ,  de  leur  repos ,  de  leur 
mouvement.  Nous  fommes  inflruits  de 
ceux  qu'il  nous  convient  d'approcher 
ou  d'éloigner  de  nous ,  de  la  manière 


ou  DE  l'Éducation.         419 

dont  il  faut  nous  y  prendre  pour  vain- 
cre leur  réfiftance  ,  ou  pour  leur  en 
oppofer  une  qui  nous  préferve  d'en 
erre  ofFenfés  j  mais  ce  n'eft  pas  afTez  ; 
notre  propre  corps  s'épuife  fans-celFe , 
il  a  befoin  d'être  fans-celfe  renouvelle. 
Quoique  nous  ayons  la  faculté  d'en 
changer  d'autres  en  notre  propre  fubf- 
tance  ,  le  choix  n'eft  pas  indifférent  : 
tout  n'eft  pas  aliment  pour  l'homme  ; 
Se  des  fubftances  qui  peuvent  l'être  , 
il  y  en  a  de  plus  ou  de  moins  conve- 
nables ,  félon  la  conftitutionde  fon  ef- 
pece  ,  félon  le  climat  qu'il  habite  , 
félon  fon  tempéramment  particulier  , 
&  félon  la  manière  de  vivre  que  lui 
prefcrit  fon  état. 

Nous  mourrions  affamés  ou  empoi- 
fonnés,  s'il  falloit  attendre,  pour  choifir 
les  nourritures  qui  nous  conviennent , 
que  l'expérience  nous  eût  appris  à  les 
connoître  &  à  les  choifir  :  mais  la  fuprc- 
me  bonté  qui  a  fait ,  du  plaifir  des  êtres 
fenfibles ,  l'inftrument  de  leur  confer- 

Svj 


j^io  Emile, 

vation  ,  nous  avertit  ,  par  ce  qui  plaît 
à  notre  palais ,  de  ce  qui  convient  à 
notre  eftomac.  Il  n'y  a  point  naturelle- 
ment pour  l'homme  de  Médecin  plus 
sûr  que  fon  propre  appétit  ;  &  à  le 
prendre  dans  fon  état  primitif  ,  je  ne 
doute  point  qu'alors  les  alime«s  qu'il 
irouvoit  les  plus  agréables  ne  lui  hiC- 
ient  aufîî  les  plus  fains. 

Il  y  a  plus.  L'Auteur  des  chofes  ne 
pourvoit  pas  feulement  aux  befoins 
«ju'il  nous  donne,  mais  encore  à  ceux 
cjue  nous  nous  donnons  nous-mèmes^; 
Zc  c'eft  pour  metae  toujours  le  defir  à 
côté  du  befoin,  qu'il  fait  que  nos  goûts 
changent  &  s*alterent  avec  nos  maniè- 
res de  vivre.  Plus  nous  nous  éloignons 
^e  l'état  de  nature  ,  plus  nous  perdons 
àe  nos  goûts  naturels  j  ou  plutôt  l'ha- 
bitude nous  fait  une  féconde  nature 
«jue  nous  fubftituons  tellement  à  la 
première  ,  que  nul  d'entre  nous  ne  coït- 
noît  plus  celle-ek 
H  fuit  de>là,  que  les  goûts  les  plus 


ou  DE  l'Education.        411 

naturels  doivent  être  aufiï  les  plusffnï- 
ples  j  car  ce  font  ceux  qui  fe  tranf- 
forment  le  plus  aifément  j  au  lieu  qu'en 
s'aiguifant ,  en  s'irritant  par  nos  fark- 
tai(ies  j  ils  prennent  une  forme  qui  ne 
change  plus.  L'homme  qui  n'eft  encore 
d'aucun  paysfe  fera  fans  peine  aux  ufa- 
ges  de  quelque  pays  que  ce  foit  ,  mais 
l'homme  d'un  pays  ne  devient  plus 
celui  d'un  autre. 

Ceci  me  paroît  vrai  dans  tous  les 
fens  ,  &  bien  plus ,  appliqué  au  goût 
proprement  dit.  Notre  premier  ali- 
ment eft  le  lait,  nous  ne  nous  accou- 
tumons que  par  degrés  aux  faveurs 
fortes  ,  d'abord  elles  nous  répugnent. 
Des  fruits  ,  des  légumes,  des  herbes  , 
&  enfin  quelques  viandes  grillées,  fans 
afifaifonnement  &  fans  fel  ,  firent  les 
feftins  des  premiers  hommes  (24).  Lat 
première  fois  qu'un  Sauvage   boit  do. 


(14)  V07C2  l'Arcadie  de  Paufanias  -,  voyez  auffi  l^ 
fcciceau  de  Plutar4_ue  tianfciit  d-agrès». 


42l  Ê    M  I    t    !  ^ 

vin  ,  il  fait  la  grimace  &  le  rejette  ^ 
Se  même  parmi  nous,  quiconque  a  vécu 
jufqu'à  vingt  ans  fans  goûter  de  liqueurs 
fermentées  ,  ne  peut  plus  s'y  accoutu- 
mer ^  nous  ferions  tous  abftêmes  fi  l'on 
ne  nous  eut  donné  du  vin  dans  nos 
jeunes  ans.  Enfin,  plus  nos  goûtsfont 
{impies,  plus  ils  font  univerfels  j  les  ré- 
pugnances les  plus  communes  tombent 
fur  des  mets  compofés.  Vit-on  jamais 
perfonne  avoir  en  dégoût  l'eau  ni  le 
pain  ?  voilà  la  trace  de  la  nature,  voilà 
donc  auflî  notre  res^le.  Confervons  à 
^'enfant  fon  goût  primitif  le  plus  qu'il 
^ftpofïible  j  que  fajnourriturefoit  com- 
mune ôc  fimple  ,  que  fon  palais  ne  fe 
familiarife  qu'à  des  faveurs  peu  rele- 
vées ,  &  ne  fe  forme  point  un  goût 
€xclufif. 

Je  n'examine  pas  ici  Ci  cette  ma- 
nière de  vivre  efl:  plus  faine  ou  non, 
ce  n'eft  pas  ainfi  que  je  l'envifage.  Il 
me  fuffit  de  favoir  ,  pour  la  préférer  , 
que  c'eft  la  plus  conforme  à  la  nature. 


Gu  DE  l'Éducation.         "411 

te  celle  qui  peut  le  plus  aifément  fe 
plier  à  toute  autre.  Ceux  qui  difenc 
qu'il  faut  accoutumer  les  enfans  aux 
alimens  dont  ils  uferont  étant  grands, 
ne  raifonnent  pas  bien  ,  ce  me  femble. 
Pourquoi  leur  nourriture  doit-elle  être 
la  même  tandis  que  leur  manière  de 
vivre  eft  ii  différente  ?  Un  homme 
ipuifé  de  travail ,  de  foucis ,  de  pei- 
nes 5  a  befoin  d'alimens  fucculens  qui 
lui  portent  de  nouveaux  efprits  au 
cerveau  ;  un  enfant  qui  vient  de  s'é- 
battre ,  de  dont  le  corps  croît,  a  befoin 
d'une  nourriture  abondante  qui  lui 
faffe  beaucoup  de  chile.  D'ailleurs, 
l'homme-fait  a  déjà  fon  état,  fon  em- 
ploi 5  fon  domicile  j  mais  qui  eft-ce 
qui  peut  être  sûr  de  ce  que  la  fortune 
réferve  à  l'enfant  ?  En  toute  chofe  ne 
lui  donnons  point  une  forme  fi  déter- 
minée ,  qu'il  lui  en  coûte  trop  d  en 
changer  au  befoin.  Ne  faifons  pas 
qu'il  meure  de  faim  dans  d'autres  pays 
s'il  ne  traîne  par-tout  à  fa  fuite  un  cui*» 


4^4  Emile, 

fînier  François  ,  ni  qu'il  dife  un  put 
qu'on  ne  fait  manger  qu'en  France. 
Voilà  ,  par  parenthèfe  ,  un  plaifant 
éloge  !  Pour  moi  ,  je  dirois  au  con- 
traire 5  qu'il  n'y  a  que  les  François  qui 
ne  favent  pas  manger  ,  puifqu'il  faut 
u^  art  fi  particulier  pour  leur  rendre 
les  mets  mangeables. 

De  nos  fenfations  diverfes  ,  le  goût 
donne  celles  qui  généralement  nous  af- 
feétent  le  plus.  Aulîî  fommes-nous  plus 
intcrefifés  à  bien  juger  des  fubftances 
qui  doivent  faire  partie  de  la  nôtre, 
que  de  celles  qui  ne  font  que  l'envi- 
romner.  Mille  chofes  font  indifféren- 
tes au  toucher ,  à  l'ouie  ,  à  la  vue  j 
mais  il  n'y  a  prefque  rien  d'indifférent 
au  goût.  De  plus ,  l'aétivité  de  ce  fens 
eft  toute  phyfique  8c  matérielle, il eft 
le  feul  qui  ne  dit  rien  à  l'imagination, 
du  moins  celui  dans  les  fenfations  du- 
quel elle  entre  le  moins ,  au  lieu  que 
l'imitation  &c  rimao;ination  mclenc 
ibuvent  du  moral  àl'impreflion  de  tous 


ou  DE  l'Erucatiok.         41$' 

les  autres.  Auffi  généralement  les 
cœurs  tendres  &  voluptueux ,  les  ca- 
ractères paffionnés  &  vraiment  fenfî- 
bles,  faciles  à  émouvoir  par  les  autres 
fens  .  font-ils  afiez  tiédes  fur  celui-ci. 
De  cela  même  qui  femble  mettre  le  goûc 
au-deiïbiis  d'eux  ,  Se  rendre  plus  mé- 
prifable  le  penchant  qui  nous  y  livre^ 
je  conclurois  au  contraire  ,  que  le 
moyen  le  plus  convenable  pour  gou- 
verner les  enfans  eft  de  les  mener  par 
leur  bouche.  Le  mobile  de  la  gour- 
mandife  eft  fur- tout  préférable  à  celui 
de  la  vanité  ,  en  ce  que  la  première  eft 
un  appétit  de  la  nature,  tenant  immé- 
diatement au  fens  ,  &  que  la  féconde 
eft  un  ouvrage  de  l'opinion,  fujet  au 
caprice  des  hommes  &  à  toutes  fortes 
d'abus.La  gourmandife  eft  la  paflion  de 
l'enfance;  cette palîion ne  tient  devant 
aucune  autre  ;  à  la  moindre  concurrence 
elle  difparoît.  Eh  croyez-moi  !  l'en- 
fant ne  ceftera  que  trop  tôt  de  fonger 
à  ce  qu'il  mange,  de  quand  fon  cœur 


41  <f  É  M  I  L  î; 

fera  trop  occupé  ,  fon  palais  ne  l'occu-* 
pera  gueres.  Quand  il  fera  grand , 
mille  fentimens  impétueux  donneront 
le  change  à  la  gourmandife  ,  &  ne 
feront  qu'irriter  la  vanité  ;  car  cette 
dernière  paffion  feule  fait  fon  profit 
des  autres,  8c  à  la  fin  les  engloutit  tou- 
tes. J'ai  quelquefois  examiné  ces  gens 
qui  donnoient  de  l'importance  aux 
bons  morceaux  ,  qui  fongeoient  en 
s'éveillant  à  ce  qu'ils  mangeroient  dans 
la  journée  ,  &  décrivoient  un  repas 
avec  plus  d'exadtitude  que  n'en  met 
Polybe  à  décrire  un  combat.  J'ai  trou- 
vé que  tous  ces  prétendus  hommes 
n'étoient  que  des  enfans  de  quarante 
ans,  fans  vigueur  &:  fans  confiftance  , 
fruges  confumere  nati.  La  gourmandife 
eft  le  vice  des  cœurs  qui  n'ont  point 
d'étoffe.  L'ame  d'un  gourmand  eft  tou- 
te  dans  fon  palais  ,  il  n'eft  fait  que  pour 
manger  \  dans  fa  ftupide  incapacité  il 
n'eft  qu'à  table  à  fa  place  ,  il  ne  fait 
^'ugeu  que  des  plats  :    laiflbns-lui  fans 


ou    DE    i'ÉdUCATION.  417 

regret  cet  emploi  :  mieux  lui  vaut  ce- 
lui-là qu'un  autre,  autant  pour  nous 
que  pour  lui. 

Craindre  que  la  gourmandife  ne 
s'enracine  dans  un  enfant  capable  de 
quelque  chofe  ,  eft  une  précaution  de 
petit  efprit.  Dans  l'enfance  on  ne  fon- 
ge  qu'à  ce  qu'on  mange  j  dans  l'aùolef- 
cence  on  n'y  fonge  plus ,  tout  nous  eft 
bon  ,  &  l'on  a  bien  d'autres  affaires. 
Je  ne  voudrois  pourtant  pas  qu'on  al- 
lât faire  un  ufage  indifcret  d'un  ref- 
fort  fi  bas ,  ni  étayer  d'un  bon  mor- 
ceau l'honneur  de  faire  une  belle  ac- 
tion.Mais  je  ne  vois  pas  pourquoi, toute 
l'enfance  n'étant  ou  ne  devant  être  que 
jeux  de  folâtres  amufemens ,  des  exer- 
cices purement  corporels  n'auroient 
pas  un  prix  matériel  &  fenfîble.  Qu'un 
petit  Majorquain  ,  voyant  un  panier 
fur  le  haut  d'un  arbre,  l'abbatte  à  coups 
de  fronde  ,  n'eft-il  pas  bien  jufte  qu'il 
en  profite,  &  qu'un  bon  déjeûner  lé^ 


'4l8  É    M    I    L    E  ^ 

par&la  force  qu  ilufe  à  le  gagner  (15)? 
Qu'un  jeune  Spartiate  à  travers  les  rif- 
ques  de  cent  coups  de  fouet  fe  gliffe  ha- 
bilement dans  une  cuifine  ,  qu'il  y  vole 
un  renardeau  tout  vivant ,  qu'en  l'em- 
portant dans  fa  robe  il  en  foit  égratigné, 
mordu,  mis  en  fan  g  ,  &  que  pour  n'a- 
voir pas  la  honte  d'être  furpris ,  l'en- 
fant fe  lailTe  déchirer  les  entrailles 
fans  fourciller  ,  fans  poulTer  un  feul 
cri  ,  n'ell-il  pas  jude  qu'il  profite  en- 
fin de  fa  proie,  ôc.  qu'il  la  mange  après 
en  avoir  été  mangé  /*  Jamais  un  bon 
repas  ne  doit  être  une  récompenfe , 
mais  pourquoi  ne  feroit-il  pas  l'effet 
des  foins  qu'on  a  pris  pour  fe  le  pro- 
curer ?  Emile  ne  regarde  point  le  gâ- 
teau que  j'ai  mis  fur  la  pierre  comme 
le  prix  d'avoir  bien  couru  j  il  fait  feu- 
lement que  le  feul  moyen  d'avoir  ce 


(lO  II  y  '•  bien  des  lîeclcs  que  les  \fajorquains  ont 
perdu  cet  ufage  ;  il  cft  du  teins  de  la  cclcbiité  de  leurs 
Frondeurs. 


ou  DE  l'Éducation.         425 

gâteau  eft  d'y  arriver  plutôt  qu'un  au- 
tre. 

Ceci  ne  contredit  point  les  maxi- 
mes que  j'avançois  tout  à-l'heure  fur 
la  fimplicité  des  mets  j  car  pour  flat- 
ter l'appétit  des  enfans,  il  ne  s'agit  pas 
d'exciter  leur  fenfualité  ,  mais  feule- 
ment dt  la  fatisfaire  j  de  cela  s'obtien- 
dra par  les  chofes  du  monde  les  plus, 
communes  ,  il  l'on  ne  travaille  pas  à 
leur  rafiner  le  goût.  Leur  appétit  conti- 
nuel qu'excite  le  befoin  de  croître  ,  eft 
un  adaifonnement  sûr  qui  leur  tient 
lieu  de  beaucoup  d'autres.  Des  fruits, 
du  laitage  ,  quelque  pièce  de  four  un 
peu  plus  délicate  que  le  pain  ordinai- 
re j  fur-tout  l'art  de  difpenfer  fobre- 
ment  tout  cela,  voiià  de  quoi  mener 
des  armées  d'enfans  au  bput  du  mon- 
de ,  fans  leur  donner  du  goût  pour  les 

faveurs  vives ,  ni  rifquer  de  leur  bla-» 
jser  le  palais. 

Une  des  preuves  que  le  goût  de  \% 

viande  n'eft  pas  naturel  à  l'homme  ^ 


43  o  Emile, 

eft  rindifïérence  que  les  enfans  ont 
pour  ce  mecs-là ,  &  la  préférence  qu'ils 
donnent  tous  à  des  nourritures  végé- 
tales, telles  que  le  laitage ,  la  pârilferie, 
les  fruits,  ôcc.  Il  importe  fur-tout  de 
ne  pas  dénaturer  ce  goût  primitif ,  & 
de  ne  point  rendre  les  enfans  carnaf- 
iiers  :  fi  ce  n'eft  pour  leur  fanté ,  c'eft 
pour  leur  cara(5terej  car  de  quelque  ma- 
nière qu'on  explique  l'expérience ,  il 
eft  certain  que  les  grands  mangeurs  de 
viande  font  en  général  cruels  de  fé- 
roces plus  que  les  autres  hommes  j 
cette  obfervation  eft  de  tous  les  lieux 
de  de  tous  les  tems:  la  barbarie  an- 
gloife  eft  connue  {16)  j  les  Gaures,  au 
contraire,  font  les  plus  doux  des  hom- 
mes (lyj.Tous  les  Sauvages  font  cruels. 


(i<î)  Je  fais  que  les  Anglois  vantent  beaucoup  leur 
humanité  5c  le  bon  naturel  de  leur  Nation  ,  qu'ils  ap- 
pellent Good  natureil  feofile  ;  mais  ils  ont  beau  crier 
cela  tant  qu'ils  peuvent,  perfonne  ne  le  répète  après  eux. 

(17)  Les  Banians,  qui  s'abflicnuent  de  toute  chair  plus 
févercment  que  les  Gaures, fontprefque  auili  Joux  qu'eux; 
,inais  comme  leur  morale  eft  moins  pure  Se  leur  culte 
moins  raifoiuiablc,  ils  ne  font  pas  d  honnêtes  gens. 


ou  DE  l'Éducation.         4^1 

te  leurs  mœurs  ne  les  portent  point  à 
l'être,  cette  cruauté  vient  de  leurs  ali- 
mens.  Ils  vont  à  la  guerre  comme  à  la 
chafle  ,  &  traitent  les  hommes  com- 
me les  ours.  En  Angleterre  même  les 
Bouchers  ne  font  pas  reçus  en  témoi- 
gnage ,  non  plus  que  les  Chirurgien  s  j 
les  grands  fcélerats  s'endurcifTent  au 
meurtre  en  buvant  du  fang.  Homère 
fait  des  Cyclopes ,  mangeurs  de  chair, 
des  hommes  affreux  ,  &  des  Lotopha- 
ges  un  peuple  fi  aimable ,  qu'auiricôt 
qu'on  avoit  eflayé  de  leur  commerce , 
on  oublioit  jufqu'à  fon  pays  pour  vi- 
vre avec  eux. 

"  Tu  me  demandes  ,  «  difoit  Plu- 
tarque  ,  »  pourquoi  Pithagore'  sa.hu> 
»»  tenoit  de  manger  de  la  chair  des 
i>  bêtes  ;  mais  moi  je  te  demande ,  au 
♦^  contraire  ,  quel  courage  d'homme 
»»  eut  le  premier  qui  approcha  de  fa 
»*  bouche  une  chair  meurtrie  ,  qui 
»>  brifa  de  fa  dent  les  os  d'une  bête 
9*  expirante ,  qui  fit  fervir  devant  lui 


Sïp^l  Emile, 

t>  des  corps  morts ,  des  cadavres  ,  6C 
?»  engloutit  dans  fon  eftomac  des 
M  membres  ,  qui  le  moment  d'aupara- 
»  vant  bèloient,  mngifToient ,  mar- 
i>  choient  &c  voyoient  ?  Comment  fa 
»>  main  put-elle  enfoncer  un  fer  dans 
w  le  cœur  d'un  être  fenfible  ?  Com- 
»  ment  fes  yeux  purent-il  fupporter 
ȕ  un  meurtre  ?  Comment  put-il  voir 
n  faigner  ,  ccorcher ,  démembrer  un 
u  pauvre  animal  fans  défenfe  ?  Com- 
"  ment  put-il  fupporter  l'afpeét  des 
«  chairs  pantelantes  ?  Comment  leur 
M  odeur  ne  lui  tît-elle  pas  foulever  le 
.»>  cœur?  Comment  ne  fut-il  pas  dé- 
ps  goûté  ,  repouiïe  ,  faifi  d'horreur  , 
s>  quand  il  vint  à  manier  l'ordure  de 
«  ces  bleflures ,  à  nétoyer  le  fang  noie 
»>  &c  jfigé  qui  les  couvroit? 

Si  Les  peaux  rampoient  fuc  !a  terre  ccorchécs  j 
3j  Les  chairs  au  feu  mugifloieuc  embrochées  i 
9>  L'homme  ne  put  les  manger  fans  frémir , 
j>  Et  dans  fon  fein  les  entendit  gémir. 

^>  Yoïli  ce  qu'il  dut  imaginer   &' 

fentir 


ou   DE  l'Éducation.         455 

î>  fentir  la  première  fois  qu'il  furmon- 
ss  ta  la  nature  pour  faire  cet  horrible 
>*  repas  ,  la  première  fois  qu'il  eue 
»  faim  d'une  bête  en  vie  ,  qu'il  vou- 
i>  lut  fe  nourrir  d'un  animal  qui  paif- 
t*  foit  encore  ,  &  qu'il  dit  comment  il 
ïi  falloit  égorger,  dépecer,  cuire  la  bre-» 
s>  bis  qui  lui  léchoit  les  mains.  C'eft  de 
w  ceux  qui  commencèrent  ces  cruels  fe£- 
»  tins,  &  non  de  ceux  qui  les  quittent, 
»  qu'on  a  lieu  de  s'étonner:  encore  ces 
f>  premiers -là  pourroient-ils  juftifier 
s>  leur  barbarie  par  desexcufesquiman- 
jj  quent  à  la  nôtre ,  ôc  dont  le  défaut 
«  nous  rend  cent  fois  plus  barbares 
sj  qu'eux. 

«  Mortels  bien-aimés  des  Dieux, 
S)  nous  diroient  ces  premiers  hommes, 
lî.  comparez  les  tems  j  voyez  combien 
w  vous  êtes  heureux  &  combien  nous 
?»  étions  miférables  !  La  terre  nouvel- 
«  lement  formée  &  l'air  chargé  de  va- 
.»>  peurs  étoient  encore  indociles  à 
ii  l'ordre  des  faifons  j  le  cours  incec* 
Tome  I,  T 


>  rain  êi^s  rivières  dcgradoit  leurs  rix'ei 

>  de  toutes  parts  :  des  étangs,  des  lacs, 

>  de  profonds  marécages  inondoient 
i  les  trois  quarts  de  la  lurface  du  mon- 

>  de  ,  l'autre  quart   étoit  couvert  de 
^  bois  &  de  forêts  ftériles.  La  terre  ne 

>  prodaifûit  nuls  bons  fruits  ;   nous 

>  n'avions  nuls  inftrumens  de  labou- 
y  rage,  nous  ignorions  l'apt  de  nous 

en  fervir  ,  &  le  tems  de  la  moilfon 
ne  venoit  jamais  pour  qui  n'avoir 
rien  femé.  Ainfi  la  taim  ne  nous 
quittoit  point.  L'hiver  ,  la  mou/Te 
^C  l'écorce  des  arbres  étoient  nos 
'  mecs  ordinaires.  Quelques   racines 

>  vertes  de  chien-dent  &  de  bruyère 
')  étoient  pour  nous  un  régal  j  &  quand 

les  hommes  avoient  pu  trouver  des 
feines  ,  des  noix  &  du  gland  ,  ils  eu 
danfoient  dç  joie  autour  d'un  chêne 
ou  d'un  hêtre  au  fon  de  quelque 
chanfon  ruftique  ,  appellant  la  terre 
leur  nourrice  &  leur  mère  j  c'étoit-> 
là  leur  uni(jue  fête  ,  c'étoient  hiu'i 


"ou    DE    l'ÈdUCATION\  455" 

«  uniques  jeux:  tout  le  reftedelavie 
V  humaine  n'étoit  que  douleur,  peine 
9*  &c  mifere. 

1»  Enfin ,  quand  la  terre  dépouillée 
95   de  nue  ne   nous  offroit  plus  rien , 
»  forcés  d'outrager  la  nature  pour  nous 
»  conferver,  nous  raatigeâmes  les  com- 
y»  pagnons  de  notre  mifere  plutôt  que 
j»  de  périr  avec  eux.  Mais  vous  ,  hom- 
}i  mes  cruels  ,  qui  vous  force  à  ver- 
3»  fer  du  fang  ?  Voyez  quelle  afïluenca 
}!.  de  biens  vous  environne  !  Combien 
«  de  fruits  vous  produit  la  terre  !  Que 
»  de  richelïes  vous  donnent  les  champs 
i>  &C  les  vignes  !   Que  d'animaux  vous 
»  offrent  leur,  lait  pour  vous  nourrir  , 
?>  &c  leur  toifon  pour  vous  habiller  l 
»  Que  leur  demandez- vous  de  plus , 
«  èc  quelle  rage  vous  porte  à  com- 
w  mettre   tant  de  meurtres ,  raflaiTiés; 
M  de  biens  &c  regorgeant  de  vivres  ? 
31  Pourquoi  mentez-vous  contre  no- 
«  tre  mère  en  l'accufant  de  ne  pou-. 
fk  voir  vous  nourrir  ?  Pourquoi  péchez;- 

Tij 


À.Uf  Emile, 

«  vous  contre  Cerès  ,  inventrice  des 
j>  faintes  loix  ,  &;  contre  le  gracieux 
»  Bacchus ,  confolateur  des  hommes  ,. 
5j  comme  il  leurs  dons  prodigués  ne 
»  fuflifoient  pas  à  la  confervarion  du 
»  genre  humain  ?  Comment  avez- 
*>  vous  le  cœur  de  mêler  avec  leurs 
w  doux  fruits  des  oflemens  fur  vos  ta- 
»>  blés ,  ôc  de  manger  avec  le  lait  le 
»  fang  des  bêtes  qui  vous  le  donnent? 
«  Les  panthères  &  les  lions ,  que  vous 

V  appeliez  bêtes  féroces ,  fuivent  leur 
i>  inftinâ:  par  force  &  tuent  les  autres 

V  animaux  pour  vivre.  Mais  vous , 
»>  cent  fois  plus  féroces  qu'elles,  vous 
»>  combattez  l'inlUndt  fans  nécefîîté 
M  pour  vous  livrer  à  vos  cruelles  de- 
w  lices  ;  les  animaux  que  vous  man- 
»>  gez  ne  font  pas  ceux  qui  mangent 
«  les  autres;  vous  ne  les  mangez  pas 
»•  ces  animaux  carnaiîîers  ,  vous  les 
«•  imitez.  Vous  n'avez  faim  que  des 
«  bêtes  innocentes  6^  douces,  qui  ne 
s>  font  de  mal  d  perfonne,  qui  s'atta^r 


ou  DE  l'Éducation.       "4^7 

s;  client  à  vous  ,  qui  vous  fervent ,  àc 
«  qaie  vous  dévorez  pour  prix  de  leuf^ 
îi  fervices. 

i>  O  meurtrier  contre  nature  jTi  tu 
!}  t'obftines  à  fouteniu  qu'elle  t'a  fait 
i»  pour  dévorer  tes  femblables  ,  àés 
»  êtres  de  chair  ôc  d'os ,  fenilbles  &c 
»  vivans  comme  toi  ,  étouffe  donc 
»  l'horreur  qu'elle  t'infpire  pour  ces 
»j  affreux  repas  ;  tue  les  animaux  toi- 
«  même,  je  dis  de  tes  propres  mains , 
»  fans  ferremens ,  fans  coutelas  j  dé-- 
«  chire-les  avec  tes  ongles  ,  comme 
»  font  les  lions  &  les  ours  ;  mords 
•>j  ce  bœuf  &  le  mets  en  pièces  ,  en- 
-■»  fonce  tes  griffes  dans  fa  peau  j  man- 
ïj  ge  cet  agneau  tout  vif,  dévore  fe$ 
5.  chairs  toutes  chaudes,  bois  fon  ame 
M  avec  fon  fang.  Tu  frémis  ,  tu  n'ofes 
«  fentir  palpiter  fous  ta  dent  une  chair 
»  vivante  ?  Homme  pitovable  !  tu 
jj  commences  par  tuer  l'animal ,  & 
»  puis  tu  le  manges ,  comme  pour  le 
p  faire  mourir  deux  fois.  Cen'efcpas 

T  iij 


If^i  E    MILE, 

T>  aflfez ,  la  chair  morte  te  répugné  eii-' 
V  core  ,  tes  entrailles  ne  peuvent  la 
w  fupporter ,  il  la  faut  aansformer 
»  par  le  feu ,  la  bouillir  ,  la  rôtir  , 
»  l'airaifonner  de  drogues  qui  la  dé- 
jj  guifeiit  y  il  te  faut  des  Chaircuitiers, 
>}  des  Cuifiniers  ,  des  Roti0eurs  ,  des 
i>  gens  pour  t  ôter  l'horreur  du  meur- 
5>  tre  ôc  t'habiller  des  corps  morts  , 
-3  afin  que  le  fens  du  goût  trompé  par 
M  ces  déguifemens  ne  rejette  point  ce 
w  qui  lui  eft  étrange ,  ôc  favoure  avec 
»  plaifîr  des  cadavres  dont  l'œil  me- 
ij  me  eût  peine  à  fouffrir  l'afped  «. 

Quoique  ce  morceau  foit  étranger 
à  mon  fujet ,  je  n'ai  pu  réfifter  à  la  ten- 
tation de  le  tranfcrire  ,  ÔC  je  crois  que 
peu  de  Ledeurs  m'en  fauront  mau- 
vais gré. 

Au  refte  ,  quelque  forte  de  régime 
que  vous  donniez  aux  entans  ,  pourvu 
que  Vous  ne  les  accoutumiez  qu'à  des 
mets  communs  &c  fimples  ,  laiflez-les 
manger,  ceuuir  ^  jouer  tant  qu'il  Icar 


€»U    DE    L'ÉDUCATtON.  45^ 

Iplaît ,  &z  foyez  sûrs  qu'ils  ne  mange- 
ront jamais  trop  Se  n'auront  point 
d'indigeftions  :  mais  fl  vous  les  afFa- 
mez  la  moitié  du  tems  ,  6c  qu'ils  trou- 
vent le  moyen  d'échapper  à  votre  vi- 
gilance ,  ils  fe  dédomageront  de 
toute  leur  force  ,  ils  mangeront  juf- 
qu'à  regorger  ,  jufqu'à  crever.  Notre 
p.ppérit  n'eft  démefuré  que  parceque 
nous  voulons  lui  donner  d'autres  ré- 
gies que  celles  de  la  nature.  Toujours 
réglant,  prefcrivant ,  ajoutant ,  retran- 
chant, nous  ne  faifons  rien  que  la  ba- 
lance à  la  main  ^  mais  cette  balance 
eft  à  la  mefure  de  nos  fantailies  ,  &c 
non  pas  à  celle  de  notre  eftomac.  J'en 
reviens  toujours  à  mes  exemples.  Chez 
les  Payfans  ,  la  huche  &  le  fruitier 
font  toujours  ouverts ,  ôc  les  enfans, 
non  plus  que  les  hommes  ,  n'y  favenc 
ce  que  d'eil:  qu'indigeftions. 

S'il  arrivoit  pourtant  qu'un  enfant 
mangeât  trop ,  ce  que  je  ne  crois  pas 
polîible  par  ma  méthode  ,  avec    des 

Tiv 


'440*  Emile, 

amufemens  de  fon  goût ,  il  eft  fi  aifé 
de  le  diftraire  ,  qu'on  parviendroit  à 
l'épaifer  d'inanition  fans  qu'il  y  fon- 
geât.  Comment  des  moyens  fi  sûrs  ôc 
fi  faciles  échappent-ils  à  tous  les  Infti- 
tuceurs  ?  Hérodote  raconte  que  les  Ly- 
diens ,  prelfés  d'une  extrême  difette  , 
s'aviferent  d'inventer  les  jeux  &  d'au- 
tres divertiflemens  avec  lefquels  ils 
donnoient  le  change  à  leur  faim  ,  & 
paffoient  des  jours  entiers  fans  fonger 
à  manger  (i8').  Vos  favans  Inftituteurs 
ont  peut-être  lu  cent  fois  ce  paflage  , 
fans  yoir  l'application  qu'on  en  peut 
faire  aux  enfans.  Quelqu'un  d'eux 
Die  dira   peut-être    qu'un   enfant  ne 


(18)  Les  anciens  Hiftoriens  font  remplis  de  vues 
dont  on  poutroit  faire  ufage  ,  quand  même  les  faits 
qui  Ls  préfcntenc  fcroient  faux:  mais  nous  ne  favons 
tirer  aucun  vrai  parti  de  l'Hiftoirc  •,  la  critique  d'étu" 
ditiou  abforbe  tout  ,  comme  s'il  importoit  beaucoup 
qu'un  fait  fût  vrai  ,  pourvu  qu'on  en  pût  tirer  une 
inttru6tion  utile.  Les  hommes  fcnfcs  doivent  regarder 
l'Hiftoire  comme  un  ti(Tu  de  fables  dont  la  moialc  efl 
très  appropriée  au  cccur  humain. 


ou  DE   l'Éducation.         441 

«Quitte  pas  volontiers  fon  dîner  pour 
aller  étudier  fa  leçon.  Maître  ,  vous 
avez  raifon  :  je  ne  penfois  pas  à  cec 
amufemenr-là. 

Le  fens  de  l'odorat  eft  au  goût  ce 
que  celui  de  la  vue  eft  au  touche.:  ; 
il  le  prévient  ,  il  l'avertit  de  la  ma- 
nière dont  telle  ou  telle  fubflance 
doit  l'affeder ,  &z  dlfpofe  à  la  recher- 
cher ou  à  la  fuir ,  félon  l'impredion 
qu'on  ea  reçoit  d'avance.  J'ai  oui 
dire  que  les  Sauvages  avoient  l'odo- 
rat tour  autrement  affedé  que  le  nô- 
tre, Se  jugeoient  tout  différemment  des 
bonnes  &  des  mauvaifes  odeurs.  Pour 
moi ,  je  le  croirois  bien.  Les  odeurs 
par  elles-mêmes  font  des  fenfations 
foibles  j  elles  ébranlent  plus  l'imagi- 
nation que  le  fens ,  ôc  n'afFedtent  pas 
tant  par  ce  qu'elles  donnent  que  pair 
ce  qu'elles  font  attendre.  Cela  fup- 
pofé ,  les  goûts  des  uns  devenus ,  par 
leurs  manières  de  vivre ,  fi  difïérens 
(des   goûts  des  autres  ,  doivent  Ux\s 

T  V 


44i  Emile; 

faire  porter  des  jugemens  bien  oppo- 
fcs  des  faveurs  ,  ôc  par  conféqueiit 
des  odturs-qiii  les  annoncenr.  Un  Tar- 
rare  doit  flairer  avec  autant  de  plai- 
fir  un  quartier  puant  de  cheval  mort,, 
qu'un  de  nos  chalTeurs  une  perdrix  à 
moitié  pourrie. 

Nos  fenfations  oifeufes  ,  comme  d'ê- 
tre embaumé  des  fleurs  d'un  parterre  , 
doivent  ctre  infenfibles  à  des  hommes 
qui  marchent  trop  pour  aimer  à  fe 
promener  ,  de  qui  ne  travaillent  pas 
alTez  pour  fe  faire  une  volupté  du  re- 
pos. Des  gens  toujours  affamés  ne  fau- 
roient  prendre  un  grand  plaifir  à  des 
parfums  qui  n'annoncent  rien  à  manr 
ger. 

L'odorat  eft  le  fens  de  rimaginar- 
tion.  Donnant  aux  nerfs  un  ton  plus 
fort ,  il  doit  beaucoup  agiter  le  cer- 
veau j  c'eft  pour  cela  qu'il  ranime  wn 
moment  le  tempérament  de  l'épuife 
à  la  longue.  11  a  dans  l'amour  des  ef- 
:|<^ts  afiez    connus  ;   le    doux  parfiiu: 


ou    DE  l'EdUCATIOH.  44  J 

^un  cabinet  de  toilette  n'eft  pas  un 
piège  auffi  foible  qu'on  penfe  j  &c  je 
ne  fais  s'il  faut  féliciter  ou  plaindre 
l'homme  fage  &:  peu  fenfible  ,  que  l'o- 
deur des  fleurs  que  fa  MaîtreiTe  a  fur 
le  fem  ne  fit  jamais  palpiter. 

L'odorat  ne  doit  pas  être  fort  actif 
dans  le  premier  âge  ,  où  l'imagination 
que  peu  de  pafîîons  ont  encore  ani- 
mée n'eft  gueres  fufceptible  d'émo- 
tion ,  &  où  l'on  n'a  pas  encore  aiiez 
d'expérience  pour  prévoir  avec  un  fens 
ce  que  nous  en  promet  un  autre.  Aufîî 
cette  conféquence  eft-elle  parfaitement 
confirmée  par  l'obfervation  j  &  il  eH 
certain  que  ce  fens  eft  encore  obtus 
êc  prefque  hébété  chez  la  plupart  des 
enfans.  Non  que  la  fenfation  ne  foie 
en  eux  aufli  fine  &c  peut-être  plus  que 
dans  les  hommes  j  mais  parceque,  n'y 
joignant  aucune  autre  idée  ,  ils  ne  s'en 
affeétent  pas  aifément  d'un  fentimeac 
de  plaifir  ou  de  peine  ,  ôc  qu'ils  n'en 
font  ni  flattés  ni  blelfés  comme  nous, 

T  vl 


444  Emile, 

Je  crois  que  fans  fortir  du  même  fyC- 
tême ,  &  fans  recourir  à  l'anatomie 
comparée  des  deux  (exQs  ,  on  trouve- 
roit  aifément  la  raifon  pourquoi  les 
femmes  en  général  s'affedent  plus  vi- 
vement des  odeurs  que  les  hommes. 

On  die  que  les  Sauvages  du  Canada 
fe  rendent  dès  leur  jeunefle  l'odorat  iî 
fubtil,que,  quoiqu'ils  aient  des  chiens, 
ils  ne  daignent  pas  s'en  fervir  à  la  chaf- 
fe,Sc{e  fervent  de  chiens  à  eux-mê- 
mes. Je  conçois  en  effet  que  fi  l'on 
élevoit  les  enfans  à  éventer  leurdiner, 
comme  le  chien  évente  le  gibier,  on 
parviendroit  peut-être  à  leur  perfec- 
tionner l'odorat  au  même  point  ;  mais 
je  ne  vois  pas  "au  fond  qu'on  puilfe  en 
eux  tirer  de  ce  fens  un  nfage  fort  utile , 
fi  ce  n'eft  pour  leur  faire  connoître  fes 
rapports  avec  celui  du  goût.  La  na- 
ture a  pris  foin  de  nous  forcer  à  nous 
mettre  an  fait  de  ces  rapports.  Elle  a 
lendu  l'adion  de  ce  dernier  fens  pref- 
l^ue  inféparable  de  celle  de  l'aune  en 


ou  DE  l'Éducation.         445 

tendant  leurs  organes  voifins  ,  Se  pla" 
çantdans  la  bouche  une  communica- 
tion immédiate  entre  les  deux  ,  en 
forte  que  nous  ne  goûtons  rien  fans 
le  flairer.  Je  voudrois  feulement  qu'on 
n'altérât  pas  ces  rapports  naturels  pour 
tromper  un  enfant  en  couvrant,  par 
exemple ,  d'un  aromate  agréable  le 
déboire  d'une  médecine  j  car  la  dif- 
corde  des  deux  fens  eft  trop  grande 
alors  pour  pouvoir  l'abufer  ;  le  fens  le 
plus  adif  abforbant  l'effet  de  l'autre  , 
il  n'en  prend  pas  la  médecine  avec 
moins  de  dégoût;  ce  dégoût  s'étend 
à  toutes  les  fenfations  qui  le  frappent 
en  mème-tems  ;  à  la  préfence  de  la 
plus  foible  fon  imagination  lui  rap- 
pelle auffi  l'autre  ;  un  parfum  très 
ïuave  n'eft  plus  pour  lui  qu'une  odeur 
dégoûtante  ,  &  c'eft  ainlî  que  nos  in- 
difcretes  précautions  augmentent  la 
fomme  des  fenfations  déplaifantes  aux 
dépens  des  agréables. 

il  me  refte  à  parler  dans  les  livres 


ij:4&'  E   M  I  L   B  , 

fuivans  de  la  culture  d'une  efpece  do 
{îxieme  fens  appelle  fens-commurv  j 
moins  parcequ'il  ell:  commun  à  tous 
les  hommes  ,  que  parcequ'il  réfulte  de 
l'ufage  bien  réglé  des  autres  fens, 
3c  qu'il  nous  inftruit  de  la  nature  des 
chofes  par  le  concours  de  toutes  leurs 
apparences.  Ce  lîxieme  fens  n'a  point 
par  confcquent  d'organe  particulier  j 
il  ne  réiide  que  dans  le  cerveau  ,  &c  fes 
fenfarions  purement  internes  s'appel- 
lent perceptions  ou  idées.  C'eft  par  le 
nombre  de  ces  idées  que  fe  mefure  l'é- 
tendue de  nos  connailîances  j  c'eft  leur 
netteté ,  leur  clarté  qui  fait  la  jufteiïe 
de  l'efprit  ;  c'eft  l'art  de  les  comparer 
entre  elles  qu'on  appelle  raifon  humai- 
ne. Ainfi  ce  que  j^-ippellois  raifon  fen- 
ficive  ou  puérile ,  confifte  à  ormer 
des  idées  fimples  par  le  concours  de 
plufieurs  fenfarions  ,  ôc  ce  que  ap- 
pelle raifon  intelleéluelleou  humaine, 
confifte  à  former  des  idées  complexes 
parle  concours  de  plufieurs  idées iina.- 
ples,. 


OV   DE    L'EDUCATtON'.  ^^'Z 

Suppofant  donc  que  ma  méthods 
foit  celle  delà  nature  «S<:que  je  ne  me 
fais  pas  trompe  dans  l'application, 
nous  avc-^ns  amené  notre  Elevs  à  tra- 
vers les  pays  des  fenfatioas  jufqu'aux 
confins  delà  raifon  puérile  :  le  premier 
pas  que  nous  allons  faire  au-delà  doit 
être  un  pas  d'homme.  Mais  avant  d'ea- 
trer  dans  cette,  nouvelle  carrière ,  jet- 
tons  un  moment  les  yeux  fur  celle  que 
nous  venons  de  parcourir.  Chaque 
âge  ,  chaque  état  de  la  vie  a  fa  perfec- 
tion convenable  ,  fa  forte  de  maturité 
qui  lui  eft  propre.  Nous  avons  fouvent 
oui  parler  d'un  homme-fait ,  mais  coii- 
iiderons  un  enfanr-fait  :  ce  :^ev5lacle 
Xera  plus  nouveau  pour  nous,  de  ne 
fera  peut-être  pas  moins  agréable. 

L'exiftence  des  êtres  finis  eft  fi  pau.- 
vre  &  fi.  bornée  ,  que  quand  nous  ne 
Yoyons  que  ce  qui  eft,  nous  nefommes 
jamais  émus.  Ce  font  Les  chimères  quL 
ornent  les  objexs  réels  ,  &  fi  l'imagina 
çion  u'ajoiue  un  charme  i  ce  qui  nous. 


44^  Emile, 

frappe  ,  le  ftérile  plaifir  qu'on  y  prend 
fe  borne  à  l'organe  ,  Se  laiife  toujours 
le  cœur  froid.  La  terre  parée  des  tré- 
fors  de  l'automne  étale  une  richelfe 
que  l'œil  admirejmais  cette  admiration 
n'eft  point  touchante  j  elle  vient  plus 
de  la  réflexion  que  du  fentiment.  Au 
printems  la  campagne  prefque  nue 
n'eft  encore  couverte  de  rien  j  les  bois 
n'offrent  point  d'ombre  ,  la  verdure 
ne  fait  que  de  poindre  ,  &  le  cœur  eft 
touché  à  fon  afped.  En  voyant  renaî- 
tre ainfî  la  nature  on  fe  fent  ranimer 
foi-même  j  l'image  du  plaifir  nous 
environne  :  Ces  compagnes  de  la  vo- 
lupté ,  tes  douces  larmes  toujours  prê- 
tes à  fe  joindre  à  tout  fentiment  déli- 
cieux, font  déjà  fur  le  bord  de  nos  pau- 
pières ;  mais  l'afped  des  vendanges  a 
beau  être  animé,  vivant  ,  agréable  j  on 
le  voit  toujours  d'un  œil  fec. 

Pourquoi  cette  différence  ?  c'eft 
qu'au  fpedacle  du  priyiitems  l'imagi- 
pation  joint  celui  des  faifons  qui  le 


eu     DE    l'ÉdUCATIOK.  449 

tîoivenc  fuivre  j  à  ces  tendres  bour- 
geons que  l'œil  apperçoit ,  elle  ajoute 
les  fleurs  ,  les  fruits ,  les  ombrages  , 
quelquefois  les  myfteres  qu'ils  peuvent 
couvrir.  Elle  réunit  en  un  point  des 
tems  qui  fe  doivent  fuccéder  ,  Se  voie 
moins  les  objets  comme  ils  feront  que 
comme  elle  les  defire  ,  parcequ'il  dé- 
pend d'elle  de  lesrhoiflr.  En  automne 
au  contraire  ,  on  n'a  plus  a  voir  que 
ce  qui  eft.  Si  l'on  veut  arriver  au  prin- 
tems ,  l'hiver  nous  arrête  ,  ^^'  l'imagi- 
nation glacée  expire  fur  la  neige  &c  fur 
les  frimats. 

Telle  eft  la  fource  du  charme  qu'on 
trouve  à  contempler  une  belle  enfan- 
ce, préférablement  à  la  perfedlion  de 
l'âge  mûr.  Quand  eft-ce  que  nous  goû- 
tons un  vrai  plaifir  à  voir  un  homme  ? 
c'eft  quand  la  mémoire  de  (es  actions 
nous  fait  rétrograder  fur  fa  vie  ôc  le 
rajeunit,  pour  ainfi  dire  ,à  nos  yeux. 
Si  nous  fommes  réduits  à  le  confiderer 
tel  qu'il  eft  j  ou  a  le  fuppofer  tel  qu'il 


^jé  Emile, 

fera  dans  fa  vieillefle  ,  l'idée  de  la  na- 
ture déclinante  efface  tout  notre  plai- 
lir.  Il  n'y  en  a  point  à  voir  avancer  un 
homme  à  grands  pas  vers  fa  tombe  ,  H 
l'image  de  la  more  enlaidit  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfarif 
de  dix  à  douze  ans  ,  vigoureux  ,  bien 
formé  pour  fon  âge  ,  il  ne  me  fait  pas 
naître  une  idée  qui  ne  foit  agréable, foie 
pour  le  préfentjfoit  pour  l'avenir  :  je  Is 
vois  bouillant ,  vif,  animé ,  fans  fouci 
tongeant ,  fans  longue  &:  pénible  pré- 
voyance j  tout  entier  a  fon  être  aéluel,&: 
jou  iiïan  t  d'une  plénitude  de  vie  qui  fem- 
ble  vouloir  s'étendre  hors  de  lui.  Je  le 
prévois  dans  un  autre  âge  exerçant  le 
fensjl'efprit,  les  forces  qui  fe  dévelop- 
pent en  lui  de  jour  en  jour,«S«:dont  il  don- 
ne à  chaque  inftant  de  nouveaux  indi- 
ces :  je  le  contemple  enfant ,  &  il  me 
plaîtj  je  l'imagine  hon..-:e,&:  il  me  plaît 
davantage  \  fon  fang  ardent  fembî« 
réchauffer  le  mien  \  je  crois  vivre  de 
;fa  vie  ^  fa  vivacité  me  rajeunie. 


ou  DE  l'Éducation.         4)  f 

L'heure  fonne  ,  quel  changement  ! 
A  rinftant  Ton  œil  fe  ternit ,  fa  gairé 
s'efface  ,  adieu  la  joie,  adieu  les  folâ- 
tres jeux.  Un  homme  févere  &  fâché 
le  prend  par  la  main ,  lui  dit  grave- 
ment, allons  Monf:€urj,ôcVemmQne. 
Dans  la  chambre  où  ils  entrent  j'entre- 
vois dQS  livres.  Des  livres  !  quel  trille 
ameublement  pour  fon  âge  1  le  pauvre 
enfant  fe  laifTe  entraîner ,  tourne  un 
œil  de  regret  fur  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne ,  fe  taît ,  &  part  les  yeux  gonflés 
de  pleurs  qu'il  n'ofe  répandre,  &:  le 
cœur  gros  de  foupirs  qu'il  n'ofe  ex- 
haler. 

O  toi  qui  n'afl  rien  de  pareil  à  crain- 
dre ,  toi  pour  qui  nul  tems  de  la  vie 
n'efl;  un  tems  de  gène  &c  d'ennui ,  toi 
qui  vois  venir  le  jour  fans  inquiétude, 
la  nuit  fans  impatience  ,  de  ne  comp- 
'  tes  les  heures'que  par  tes  plaiiîrs,  viens 
mon  heureux ,  mon  aimable  Elevé , 
nous  confoler  par  ta  préfence  du  dé- 
part de  cet  infortuné ,   viens il 


45  i  Emile, 

arrive,  Sz  je  fens  à  fon  approche  un 
inouvement  de  joie  que  je  lui  vois  par- 
tager. C'eft  fon  ami ,  fon  camarade  , 
c'eft  le  compagnon  de  fes  jeux  quil 
aborde  j  il  eft  bien  sûr  en  me  voyant 
qu'il  ne  reftera  pas  long-tems  fans  amu- 
femenr;  nous  ne  dépendons  jamais 
Tun  de  l'autre  ,  mais  nous  nous  ac- 
cordons toujours,  &  nous  ne  fommes 
avec  perfonne  au(îî  bien  qu'en (em- 
ble. 

Sa  figure  ,  fon  port,  fa  contenance 
annoncent  l'alfurance  Se  le  contente- 
ment y  la  fanté  brille  fur  fon  vifage  j 
fes  pas  affermis  lui  donnent  un  air  de 
vi<^ueur  ;  fon  teint  délicat  encore  fans 
être  fade  n'a  rien  d'une  moîlefle  effé- 
minée ,  l'air  Se  le  foleil  y  ont  déjà 
mis  l'empreinte  honorable  de  fon 
fexe  jfes  mufcles  encore  arrondis  com- 
mencent à  marquer  quelques  traits 
d'une  phyfionomie  naiffante  ;  fes  yeux 
que  le  feu  du  fentiment  n'anime  point 
encore ,  ont  au  moins  toute  leur  féré»* 


ou  DE  l'Education.         4^3 

nité  native  (29)  j  de  longs  chagrins 
ne  les  ont  point  obfcurcis  ,  des  pleurs 
fans  nn  n'ont  point  filloné  fes  joues. 
Voyez  dans  fes  mouvemens  prompts  , 
mais  sûrs  ,  la  vivacité  de  fon  âge  ,  la 
fermeté  de  l'indépendance  ,  l'expé- 
rience des  exercices  multipliés.  11  a 
l'air  ouvert  8c  libre  ,  mais  non  pas  in- 
folent  ni  vain  ;  fon  vifage  qu'on  n'a 
pas  collé  fur  des  iivresne  tombe  point 
fur  fon  eftomac  :  on  n'a  pas  befoin  de 
lui  dire ,  ieve:(  la  tête  j  la  honte  ni  la 
crainte  ne  la  lui  firent  jamais  bailfer. 

Faifons-lui  place  au  milieu  de  l'af- 
femblée  j  Meilleurs  ,  examinez  -  le  , 
interrogez  le  en  toute  confiance  ;  ne 
craignez  ni  fes  importunités  ,  ni  fon 
babil ,  ni  fes  queftions  indifcretes. 
N'ayez  pas  peur  qu'il  s'empare  de  vous, 
qu'il  prétende  vous  occuper   de   lui 


(ij)  Naùa..  3'cmploie  ce  mot  dans  une  acception 
îtalienne  ,  faute  de  lui  trouver  un  fynonyme  en  fran» 
çois.  Si  j'ai  tort ,  peu  importe  ,  pourvu  qu'on  m'cw. 
tende. 


^^4  Emile, 

feul  ,  ôc  que  vous  ne  puilîiez  plus  VOl^ 

en  défaire. 

N'attendez  pas  ,  non  plus  ,  de  lui 
des  propos  agréables,  ni  qu'il  vousdife 
ce  que  je  lui  aurai  diélé  j  n'en  atten- 
dez que  la  vérité  naïve  Se  fimple  , 
fans  ornement  ,  fans  apprêt ,  fans  va- 
nité. Il  vous  dira  le  mal  qu'il  a  fait 
ou  celui  qu'il  penfe  ,  tout  aufïï  libre- 
ment que  le  bien  ,  fans  s'embarralTer 
en  aucune  forte  de  l'effet  que  fera  fur 
vous  ce  qu'il  aura  ditj  il  ufera  de  la 
parole  dans  toute  la  fuiiplicité  de  fa 
première  inftitution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfans, 
écl'on  a  toujours  regret  à  ce  flux  d'i- 
nepties qui  vient prefque  toujours  ren- 
verfer  les  efpcrances  qu'on  voudroic 
tirer  de  quelque  heureufe  rencontre, 
qui  par  hafard  leur  tombe  fur  la  lan- 
gue. Si  le  mien  donne  rarement  de 
telles  efpérances,  il  ne  donnera  ja- 
mais ce  regret  ;  car  il  ne  dit  jamais  uu 
piot  inutile,  ik  ne  s'épuife  pas  fur  ui^ 


ou   DE  l'Éducatioît.         4fJ 

babil  qu'il  fait  qu'on  n'écoute  point» 
Ses  idées  font  bornées  ,  mais  nettes  j 
s'il  ne  fait  rien  par  coeur  ,  il  fait  beau- 
coup par  expérience.  S'il  lit  moins 
bien  qu'un  autre  enfant  dans  nos  li- 
vres ,  il  lit  mieux  dans  celui  de  la 
nature  j  fon  elprit  n'eft  pas  dans  fa 
langue  ,  mais  dans  fa  tête  j  il  a  moins 
de  mémoire  que  de  jugement  ;  il  ne 
fait  parler  qu'un  langage  ,  mais  il  en- 
tend ce  qu'il  dit  ,  &  s'il  ne  dit  pas  fi 
bien  que  les  autres  difent ,  en  revanche 
il  fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

Il  ne  fait  ce  que  c'eft  que  routine  , 
ufage  ,  habitude^  ce  qu'il  fit  hier  n'in- 
flue point  fur  ce  qu'il  fait  aujour- 
d'hui (30)  :  il  ne  fuit  jamaisde  formu- 


(30)  L'arrrnii  cic  rhabiciicie  yisnt  de  la  parcfTe  naca- 
turcUe  à  l'homme  ,  &  cette  parcde  augmente  en  s'y 
livrant  :  on  fait  plus  ailemenc  ce  qu'on  a  déjà  fait ,  la 
route  étant  frayée  en  devient  plus  facile  à  fuivre 
Auflî  peut  on  remarquer  que  l'empire  de  Ihabirude  efl 
très  grand  fur  les  'Vieillards  &:  fur  lesgens  indokns  , 
très  petit  fur  la  Jcuuîilc  Se  fi.r  les  gens  vifs.  Ce  régime 
ft'cil  bon  qu'aux  âmes  foiblcs.  S:  Us  alioiblic  davancagjj 


45^  Emile, 

le,ne  cède  point  à  l'autorité  ni  à  l'exem- 
ple ,  &  n'agit  ni  ne  parle  que  comme 
il  lui  convient.  Ainfi  n'attendez  pas 
de  lui  des  difcours  di6tcs  ni  des  ma- 
nières étudiées  ,  mais  toujours  Texpref- 
fion  fidèle  de  fes  idées  ,  8c  la  conduite 
qui  naît  de  fes  penchans. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre 
de  notions  morales  qui  fe  rapportent 
à  fon  état  aduel ,  aucune  fur  l'état 
relatif  des  hommes  :  de  dequoi  lui 
ferviroient-elles ,  puifqu'an  enflintn'efl: 
pas  encore  un  membre  aétif  de  la  fo- 
eiété  ?  Parlez-lui  de  liberté ,  de  pro- 
priété ,  de  convention  même  :  il  peut 
en  favoir  Jufques-là  ;  il  fait  pourquoi 
ce  qui  efl:  à  lui  eft  à  lui  ,  6c  pourquoi 
ce  qui  n'eft  pas  à  lui  n'eft  pas  à  lui. 
Palîé  cela,  il  ne  fait  plus  rien.Parlez-lui 
de  devoir ,  d'obéiflance  ,  il  ne  fait  ce 


de  jour  en  jour.  La  feule  habitude  utile  aux  enfanseft 
de  s'aflervir  fans  peine  à  la  néceifité  des  chofes ,  &  la 
feule  habitude  utile  aux  hommes  ,  efl  de  s'adervir  fani 
jeiiic  à  la  raifon.  Toute  autre  habitude  cA  un  vice. 

que 


ou  DE  l'Éducation.  457 
que  vous  voulez  dire  j  commandez- 
lui  quelque  chofe  _,  il  ne  vous  enten- 
dra pas  j  mais  dites-lui  j  fi  vous  me 
faifiez  tel  plaifir ,  je  vous  le  rendrois 
dans  l'occafion  :  à  l'inftant  il  s'em- 
preflera  de  vous  complaire  5  car  il 
ne  demande  pas  mieux  que  d'étendre 
fon  domaine ,  ôc  d'acquérir  fur  vous 
des  droits  qu'il  fait  être  inviolables. 
Peut-être  même  n'eft-il  pas  fâché  de 
tenir  une  place  ,  de  faire  nombre  , 
d'être  compté  pour  quelque  chofe  5 
mais  s'il  a  ce  dernier  motif,  le  voila 
déjà  forti  de  la  nature  ,  &  vous  n'avez 
pas  bien  bouché  d'avance  toutes  les 
portes  de  la  vanité. 

De  fon  côté  ,  s'il  a  befoin  de  quel- 
que alïiftance ,  il  la  demandera  indif- 
féremment au  premier  qu'il  rencontre, 
il  la  demanderoit  au  Roi  comme  à  fon 
laquais  :  tous  les  hommes  font  encore 
égaux  à  {es  yeux.  Vous  voyez  à  l'air 
i^ont  il  prie ,  qu'il  fenr  qu'on  ne  lui 

Tome  L  Y 


'45  ii  Emile, 

doit  rien.  Il  fait  que  ce  qu'il  demanda 
eft  une  grâce  ,  il  fait  aulîi  que  l'huma- 
nîté  porte  à  en  accorder.  Ses  expreC* 
fions  font  fimples  Se  laconiques.  Sa 
voix ,  fon  regard  ,  fon  gefte  ,  font  d'un 
t"tre  également  accoutumé  à  la  com- 
plaifance  8c  au  refus.  Ce  n'eft  ni  la 
rempante  ôc  fervile  foumiflion  d'un 
efclave ,  ni  l'impérieux  accent  d'un 
Maître  j  c'cft  une  modefte  confiance 
en  fon  femblable,  c'ell;  la  noble  &c 
touchante  douceur  d'un  ctre  libre  , 
mais  fenfible  ôc  foible ,  qui  implore 
i'afiîftance  d'un  être  libre,  mais  fort 
ôc  bienfaifant.  Si  vous  lui  accordez  ce 
qu'il  vous  demande,  il  ne  vous  remer- 
ciera pas  ,  mais  il  fentira  qu'il  a  con- 
tracté une  dette.  Si  vous  le  lui  refufez, 
il  ne  fe  plaindra  point ,  il  n'infîftera 
point ,  il  fait  que  cela  ieroit  inutile  : 
il  ne  fe  dira  point  ;  on  m'a  refufé  ; 
mais  il  fe  dira  ;  cela  ne  pouvoir  p.^s 
çtcç  j   6: 5  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  on 


ov  DE  l'EducAtïon.         45<J 

he  fe  mutine  guère  contre  la  nécef- 
fité  bien  reconnue. 

LaifTez-le  feul  en  liberté  ,  voyez-le 
agir  fans  lui  rien  dire  ;  conlîderez  ce 
qu'il  fera  ôc  comme  il  s'y  prendra. 
N'ayant  pas  befoin  de  fe  prouver  qu'il 
eft  libre,  il  ne  fait  jamais  rien  par 
crourderie ,  8c  [feulement  pour  faire 
un  ade  de  pouvoir  fur  lui-même  ,  ne 
fait-il  pas  qu'il  eft  toujours  maître  de 
lui  ?  Il  eft  alerte  ,  léger  ,  difpos  ^  fes 
mouvemens  ont  toute  la  vivacité  de 
fon  âge ,  mais  vous  n'en  voyez  pas 
im  qui  n'ait  une  fin.  Quoi  qu'il  veuille 
faire  ,  il  n'entreprendra  jamais  rien  qui 
foit  au-deftlis  de  fes  forces ,  car  il  les 
a  bien  éprouvées  ôc  les  connoît  j  {qs 
moyens  font  toujours  appropriés  à 
fes  delîeins ,  Se  rarement  il  agira  fans 
être  afTuré  du  fuccès.  Il  aura  l'œil  at- 
tentif ôc  judicieux  ;  il  n'ira  pas  niai- 
fement  interrogeant  les  autres  fur  tout 
ce  qu'il  voit ,  mais  il  l'examinera  lui- 

Vi) 


'j^(y(y  Emile, 

même  ,  &  fe  fatiguera  pour  trouver 
ce  qu'il  veut  apprendre ,  avant  de  le 
demander.  S'il  tombe  dans  des  em- 
barras imprévus  ,  il  fe  troublera  moins 
qu'un  autre  ^  s'il  y  a  du  rifque  il  s'ef- 
frayera moins  aufli.  Comme  fon  ima- 
gination refte  encore  inaârive  &  qu'on 
n'a  rien  fait  pour  l'anijner  ,  il  ne  voit 
cjue  ce  qui  eft  ,  n'eftime  les  dangers 
que  ce  qu'ils  valent',  de  garde  toujours 
fon  fang-froid.  La  néceflué  s'appé- 
fantit  trop  fouvent  fur  lui  pour  qu'il 
ïégimbe  encore  contre  elle  j  il  en  porte 
Je  joug  dès  fa  naifTance  ,  l'y  voilà 
bien  accoutumé  ^  il  eft  toujours  prêt  à 
Jour. 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'am.ufe,  l'un 
&  l'autre  eft  égal  pour  lui  ,  fes  jeux 
font  fes  occupations,  il  n'y  fent point 
de  différence.  ïl  met  à  tout  ce  qu'il 
fait  un  intéiêt  qui  fait  rire  &  une  li- 
berté qui  plaît ,  en  montrant  à  la  fois 
le  tour  de  fon  efpric  &c  h  fphère  de 


I 


ou  DE  l'Éducation.        46*1 

fes  connoiflances.  N'eil-ce  pas  le  fpec- 
tacle  de  cet  âge ,  un  fpedacle  char- 
mant Se  doux  de  voir  un  joli  enfant, 
l'œil  vif  ôc  gai ,  l'air  content  Se  fe- 
reiiî  j  la  phyfionomie  ouverte  Se  rian* 
te ,  faire  en  fe  jouant  les  chofes  les  plus 
iérieufes,  ou  profondement  occupé  des 
plus  frivoles  amufemens  ? 

Voulez-vous  à  préfent  le  juger  par 
comparaifon  ?  Mêlez-le  avec  d'autres 
enfanSj  Sz  lailîez-le  faire.  Vous  verrez 
bientôt  lequel  eft  le  plus  vraiment 
formé ,  lequel  approche  le  mieux  de 
la  perfedion  de  leur  âge.  Parmi  les 
enfans  de  la  ville  nul  n'eft  plus  adroic 
que  lui ,  mais  il  eft  plus  fort  qu'aucun 
autre.  Parmi  de  jeunes  payfans  ,  il 
les  égale  en  force  &  les  pafTe  en  adref- 
fe.  Dans  tout  ce  qui  eft  à  portée  de 
l'enfance  ,  il  juge  ,  il  raifonne  ,  il  pré- 
voit mieux  qu'eux  tous.  Eft-il  queftioa 
d'agir,  de  courir  j  de  fauter  ,  d'ébran- 
let  des  corps,  d'ealever  des  maftes^ 

V  ii| 


j^i  Emile, 

^'eftimer  des  diftances ,  d'inventer  des 
jeux  ,  d'emporter  des  prix  ?  on  diroic 
que  la  nature  eft  à  fes  ordres  ,  tant  il 
fait  aifément  plier  toute  chofe  à  fes 
•volontés.  Il  eft  fait  pour  guider  ,  pour 
gouverner  fes  égaux  :  le  talent ,  l'ex- 
périence lai  tiennent  lieu  de  droit  & 
d'autorité.  Donnez-lui  l'habit  &  le 
nom  qu'il  vous  plaira  ,  peu  importe  ; 
il  primera  par-tout ,  il  deviendra  par- 
tout le  chef  des  autres'j  ils  fentironî 
toujours  fa  fupériorité  fur  eux.  Sans 
vouloir  comander  il  fera  le  maître  ^ 
fans  croire  obéir  ils  obéiront. 

Il  eft  parvenu  à  la  maturité  de  l'en- 
fance ,  il  a  vécu  de  la  vie  d'un  enfant, 
il  n'a  point  aclieté  fa  perfeélion  aux 
dépens  defon  bonheur  :  au  coniraire, 
ils  ont  concouru  l'un  à  l'autre.  En  ac- 
quérant toute  la  raifon  de  (on  âge ,  il 
a  été  heureux  &  libre  autant  que  fa 
conftitution  lui  permet  de  l'être.  Si  la 
iacale  faux  vient  moiffonner  enlui  \^ 


ou  DE  l'Éducation.         ^(^^ 

Ûem  de  nos  erperances ,  nous  n'aurons 
point  à  pleurer  à  la  fois  fa  vie  &  fa 
mort ,  nous  n'aigrirons  point  nos  dou- 
leurs du  fouvenir  de  celles  que  nous 
lui  auront  caufées  j  nous  nous  dirons  ; 
au  moins  il  a  joui  de  fon  enfance  j  nous 
ne  lui  avons  rien  fait  perdre  de  ce  que 
la  nature  lui  avoir  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  pre- 
mière éducation ,  eft  qu'elle  n'eft  feniî- 
ble  qu'aux  hommes  clairvoyans ,  Se 
que  dans  un  enfant  élevé  avec  tant 
de  foin  ,  des  yeux  vulgaires  ne  voyent 
<[u'un  poliçon.  Un  Précepteur  fonge 
à  fon  intérêt  plus  qu'à  celui  de  fon  Dif- 
ciple  ,  il  s'attache  à  prouver  qu'il  ne 
perd  pas  fon  tems  3c  qu'il  gagne  bien 
l'argent  qu'on  lui  donne  ;  il  le  pour- 
voit d'un  acquis  de  facile  étalage  Sc 
qu'on  puifle  montrer  quand  on  veut* 
il  n'importe  que  ce  qu'il  lui  apprend, 
foit  utile  pourvu  qu'il  fe  voye  aifé- 
nient.   Il  accumule  fans  choix,,  fan^ 


'4<j4  Emile, 

difcernement ,  cent  fatras  dans  fa  mé- 
moire. Quand  il  s'agit  d'examiner 
l'enfant ,  on  lui  fait  déployer  fa  mar- 
chandife  ,  il  l'étalé ,  on  efl:  content , 
puis  il  replie  fon  balot  Ôc  s'en  va.  Mon 
élevé  n'eft  pas  fi  riche  ,  il  n'a  point  de 
balot  à  déployer ,  il  n'a  rien  à  montrer 
que  lui-même.  Or  un  enfant ,  non  plus 
qu'un  homme ,  ne  fe  voir  pas  en  un 
moment.  Où  font  les  Obfervateurs 
qui  fâchent  faifir  au  premier  coup 
d'œil  les  traits  qui  le  caradérifent  ?  11 
en  efl:  ,  mais  il  en  eft  peu  ,  ôc  fur  cent 
mille  pères ,  il  ne  s'en  trouvera  pas  un 
de  ce  nombre. 

Les  quefl:ions  trop  multipliées  en- 
nuyent  6c  rebutent  tout  le  monde,  à 
plus  forte  raifon  les  enfans.  Au  bout 
de  quelques  minutes  leur  attention  fe 
lafTe  5  ils  n'écoutent  plus  ce  qu'un  obf- 
tiné  queft:ionneur  leur  demande ,  & 
ne  répondent  plus  qu'au  hafard.  Cette 
pianiere  de  les  examiner  efl  vaine  Se 


©u  DE  l'Education.  4?^ 
pédantefque  ;  fouvenr  un  mot  pris  à  la 
volée  peint  mieux  leur  fens  &  leur  ef- 
prit  que  ne  feroient  de  longs  difcours: 
mais  il  faut  prendre  garde  que  ce  mot 
ne  foit  ni  dicté  ni  fortuit.  Il  faut  avoir 
beaucoup  de  Jugement  foi-même  pour 
apprécier  celui  d'un  enfant. 

J'ai  oui  raconter  à  feu  Milord  Hyde, 
qu'un  de  fes  amis  revenu  d'Italie  après 
trois  ans  d'abfence  ,  voulut  examiner 
les  progrès  de  fon  fils  âgé  de  neuf  à 
dix  ans.  Ils  vont  un  foir  fe  promener  , 
avec  fon  Gouverneur  8c  lui  j  dans  une 
plaine  où  des  Ecoliers  s'amufoient  à 
guider  des  cerf-volans.  Le  pereenpaf- 
fant  dit  à  fon  fils ,  où  efi  le  cerf -volant 
dont  voilà  Vombre  ?  fans  héfiter  ,  fans 
lever  la  tête  ,  l'enfant  dit  ,  fur  le  grand 
chemin.  Et  en  effet  ,  ajoiuoit  Milord 
Hyde,  le  grand  chemin  étoit  entre 
le  foleil  &  nous.  Le  père  à  ce  mot  em- 
bralTe  fon  fils ,  &  finiiïant-là  fon  exa- 
îP.en ,  s'en  va  fans  rien  dire.  Le  len* 


'^66  Emile,  Scci 

demain  il  envoya  au  Gouverneur  l'ac^âF 
d'une  penfion  viagère  outre  fes  ap- 
pointemens. 

Quel  homme  que  ce  père  là ,  &:  quel 
fils  lui  écoit  promis  ?  La  queftion  eft 
précifément  de  l'âge  :  la  rcponfe  efl 
bien  fimple  j  mais  voyez  quelle  netteté 
de  judiciaire  enfantine  elle  fuppofe  ! 
C'etl  ainfi  que  l'Elevé  d'Ariftoteappri- 
voifoit  ce  Courfier  célèbre  qu'aucun. 
Ecuyern'avoit  pu  dompter. 


F  I  N 

du  Livre  deuxième  &  du  Tome  premier» 


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