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in 2010 witli funding from
University of Ottawa
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Uni ■ I ■
EMILE,
p u
DE L'ÉDUCATION
Par J, /. Rousseau,
Citoyen de Genève»
Sanabilibus xgrotamus maiis ; ipfaque nos in refium
genitos natura , fi emendari velimus , juvat.
Sen : de ira. L. II. c. i j.
TOME PREMIER.
£1
A AMSTERDAM,
Chez Jean Néaulme, Libraire.
jdvec FriviWge de No'Jci-^n. ks Etats de Hollande
Ù de îrejîfrife.
v^E Recueil de réflexions Se
d'obfervations , fans ordre, &
prefque fans fuite, fut commencé
pour complaire à une bonne mère
qui fait penfer. Je n'avois d'abord
projette qu'un Mémoire de quel-
ques pages: mon fujet m'entraî-
nant malgré moi , ce Mémoire
devint infenfiblement une efpece
d'ouvrage, trop gros, fans doute^
pour ce qu'il contient , mais trop
petit pour la matière qu'il traite.
J'ai balancé longtems à le pu-
blier j & fouvent il m'a fait fentir,
en y travaillant , qu'il ne fuffit pas
d'avoir écrit quelques brochures
pour favoir compofer un livre.
Après de vains efforts pour mieux
faire, je crois devoir le donnertel
qu'il eit, jugeant qu'il im.porte de
tourner l'attention publique de ce
côté-là ; &c que, quand mes idées
feroient mauvaifes, (i j'en fais naî-
tre de bonnes à d'autres, je nmi-
ai-
( ij )
rai pas tout-à-fait perdu mon
tems. Un homme, qui de fa re-
traite , jette {es feuilles dans le
Public , fans prôneurs , fans parti
qui les défende, fans favoir même
ce qu'on en penfe ou ce qu'on en
dit, ne doit pas craindre que, s'il
fe trompe , on admette fes erreurs
fans examen.
Je parlerai peu de l'importance
d'une bonne éducation ; je ne
m'arrêterai pas non plus à prou-
ver que celle qui eil en ufage efb
mauvaife ; mille autres l'ont fait
avant m.oi , & je n'aime point à
remplir un livre de chofes que tout
le monde fait. Je remarquerai feu-
lement, que depuis des tems infi-
nis il n'y a qu'un cri contre la pra-
tique établie , fans que perfonne
s'avife d'en propofer une meil-
leure. La Littérature Se le favoir
de notre fiécle tendent beaucoup
plus à détruire qu'à édifier. On
cenfure d'un ton de maître j pour
(iij)
propofer, il en faut prendre un
autre , auquel la hauteur philofo-
phique fe complait moins. Mal-
gré tant d'écrits, qui n'ont, dit-
on , pour but que l'utilité publi-
que, la première de toutes les uti-
lités , qui ell: l'art de former des
hommes, eil: encore oubHée. Mon
fujet étoit tout neuf après le livre
de Locke, & je crains fort qu'il
ne le foit encore après le mien.
On ne connoit point l'enfance ;
fur les fauffes idées qu'on en a:
plus on va, plus on s'égare. Les
plus fages s'attachent à ce qu'il im-
porte aux hommes de lavoir, fans
confidérer ce que les enfans font
en état d'apprendre. Ils cherchent
toujours l'homme dans l'enfant,
fans penfer à ce qu'il ei\ avant que
d'être homme. Voilà l'étude à la-
quelle je m.e fuis le plus appliqué ,
afin que^, quand toute ma méthode
feroit chimérique & faufTe , on
pût toujours profiter de mes ob-
a ij
(iv)
fervatlons. Je puis avoir très-maî
vu ce qu'il faut faire, mais je crois
avoir bien vu le fujet fur lequel on
doit opérer. Commencez donc
par mieux étudier vos élevés ; car
très-afTurément, vous ne les con-
noilTez point. Or fi vous lifez ce
livre dans cette vue , je ne le crois
pas fans utilité pour vous.
A l'égard de ce qu'on appellera
la partie fillématique , C|ui n'eil
autre chofe ici que la marche de
la nature , c'eil-là ce qui dérou-
tera le plus le Leiîîleur ; c'eft aufli
par-là qu'on m'attaquera fans dou-
te j & peut-être n'aura-t-on pas
tort. On croira moins lire un Trai-
té d'éducation, que les rêveries
d'un vifionnaire fur l'éducation»
Qu'y faire ? Ce n'ell: pas fur les
idées d'autrui que j'écris ; c'eft fur
les miennes. Je ne vois point
comme les autres hommes ; il y a
longtems qu'on me l'a reproché.
Mais dépend-il de moi de me don-
(V)
ner d'autres yeux, & dem'aîFec-
ter d'autres idées ? Non. Il dé«
pend de moi de ne point abonder
dans mon fens, de ne point croire
être feul plus fage que tout le-
monde; il dépend de moi, non de
changer de fentiment, mais de
me défier du mien : voilà tout ce
que je puis faire, & ce que je fais.
Que fî je prends quelquefois le
ton affirmatif, cen'ert pointpour
en impofer au Lefteur ; c'eft pour
lui parler comme je penfe. Pour-
quoi propoferois-je par forme de
doute ce dont, quant à moi, je ne
doute point ? Je dis exa6lement
ce qui fe paffe dans mon efprit.
En expofant avec liberté mort
{êntiment, j'entends û peu qu'il
fafle autorité , que j'y joms tou-
jours mes raifons _, afin qu'on les
péfe & qu'on, me juge : mais quoi-
que je ne veuille point mJobfti-
ner à défendre mes idées , je ne
me crois pas moins obligée de les
(vj)
propofer ; car les maximes fur lef^
quelles je fuis d'un avis contraire
à celui des autres , ne font point
indifférentes. Ce font de celles
dont la vérité ou la fauffeté im-
porte à connoître, Se qui font le
bonheur ou le malheur du genre
humain.
Propofez ce qui efl: faifable , ne
ccfTe-t-on de me répéter. C'ell
comme fi l'on me difoit ; propofez
de faire ce qu'on fait ; ou du moins ,
propofez quelque bien qui s'allie
avec le mal exiftant. Un tel pro-
jet, fur certaines matières, eil
beaucoup plus chimérique que les
miens : car dans cet alliage le bien
fe gâte , & le mal ne fe guérit pas.
J'aimerois mieux fuivre en tout la
pratique établie que d'en prendre
une bonne à demi : il y auroit
moins de contradiction dans
l'homme; il ne peut tendre à la
fois à deux buts oppofés. Pères
&: Mères , ce qui ell faifable eil
( vij )
ce que vous voulez faire. Dois-je
répondre de votre volonté ?
En toute efpece de projet, il
y a deux choies à confidérer :
premièrement, la bonté abfolue
du projet; en fécond lieu , la fa-
cilité de l'exécution.
Au premier égard , il fuffit ,
pour que le projet foit admifîi-
ble & praticable en lui-même,
que ce qu'il a de bon foit dans la
nature delà chofe; ici, par exem-
ple, que l'éducation propofée foit
convenable à l'homme , & bien
adaptée au cœur humain.
La féconde coniidération dé-
pend de rapports donnés dans
certaines fituations : rapports ac-
cidentels à la chofe, lefquels, par
conféquent, ne font point nécef-
faires, & peuvent varier à l'infini.
Ainfi telle éducation peut être
praticable en Suiffe & ne l'être pas
en France ; telle autre peut l'être
chez les Bourgeois, & telle autre
C ^iij )
parmi les Grands. La facilité plus
ou moins grande de l'exécution
dépend de mille circonilances,
qu'il efl: impofîible de déterminer
autrement que dans une applica-
tion particulière de la méthode à
tel ou à tel pays , à telle ou à telle
condition. Or toutes ces applica-
tions particulières n'étant pas ef^
fencielles à mon fujet, n'entrent
point dans mon plan. D'autres
pourront s'en occuper, s'ils veu-
lent, chacun pour le Pays ou TÉ-
tat qu'il aura en vue. Il me fuffit
que par-tout où naîtront des hom-
mes , on puiiTe en faire ce que je
propofe ', & qu'ayant fait d'eux
ee que je propofe, on ait fait ce
qu'il y a de meilleur & pour eux-
mêmes & pour autrui. Si je ne
remplis pas cet engagement, j'ai
tort fans doute ; mais li |e le rem-
pHs , on auroit tort aufTi d'exiger
de moi davantage; car je ne pro-
mets que cela.
Explications
EXP LI CA T 10 NS
DES Figures,
I. La Figure qui fe rapporte au premier
Livre & fert de Frontifplce à l'Ouvrage , re-
préfente Thétis plongeant fan Fils dans le
Stix , pour le rendre invulnérable. Voyez
T.I.p.37.
II. La Figure qui ejl à la tête du Livre
fécond , repréfente Chiron exerçant le petit
Achille à la Courfe. Voyez T. I. p. 382.
III. La Figure qui efl à la tête du trol-
fieme Livre & du fécond Tome , repréfente
Hermès gravant fur des colonnes les élémens
des Sciences. Voyez T. II. p. 75.
IV. La Figure qui appartient au Llvtc
quatre , & qui ef à la tête du Tome troijieme,
repréfente Orphée enfelgnant atix hommes
le culte des Dieux. Voyez T. III. p. 128.
V. La Figure qui efl à la tête du cinquième
Livre & du quatrième Tome , repréfente Circé
fe donnant à Ulyffe , quelle na pu tranS'
former. Voyez T. IV. p. 30^.
Fautes d'Impression.
N^. Oîi na marque que celles qui
forment des contre-fens , & quon pour-
roit ne pas corriger à la lecture»
Tome I.
Page is;*. ligne p. peut, ///è{ put.
pag. 202. /. II. c'efl: d'en prendre,
Ufe^ c'eft d'en perdre.
pag, 308. /. 8. au bas, /i/^{ à-bas.
Tome II.
Page 16. ligne i6. la vue , lifei la vie.
pag. 26. l. 2. en remontant ; les faits ,
lifei les fait.
pag. 113./. 1. en rem, état , lifei État.
pag. 273. /. ly. ce qu'ils font 3 lifei ce
qu'ils font.
^ag. 25'8. /. 4. de ces vices , Ufe^ de
fes vices.
EMILE,
aa^^Bma ■ ■miiiimii Begag^Mg^n^ni^^M
'-^^^^
EMILE,
O U
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE PREMIER.
X o u T eft bien , fortant des mains
de l'Auteur des chofes : tout dégé-
nère entre les mains de l'homme. II
force une terre à nourrir les produc-
tions d'une autre , un arbre à porter
les fruits d'un autre : il mêle & con-
fond les climats j les él^mens, les fai-
fons : il mutile fon chien , fon cheval ,
fon efclave : il bouleverfe tout , il dé-
figure tout: il aime la difformité, les
monftres : il ne veut rien , tel que l'a
fait la nature , pas même l'homme : il
le faut dreifer pour lui , comme un che-
Tome. L A
2 Emile,
val de manège ; il le faut contourner a
£a mode,comme un arbre defon jardin.
Sans cela, tout iroit plus mal encore,
Ôc notre efpece ne veut pas être fa-
çonnée à demi. Dans l'état où font dé-
formais les chofes , un homme aban-
donné dès fa nailfance à lui-même
parmi les autres , feroit le plus défi-
guré de tous. Les préjugés, l'autorité,
la néceffité , l'exemple, toutes les inf-
titutions fociales dans lefquelles nous
nous trouvons fumergés,étoufleroienc
en lui la nature , & ne mettroient
rien à la place. Elle y feroit com-
me un arbrilleau que le hafard fait
naître au milieu d'un chemin , & que
les palTans font bientôt périr en le
heurtant de toutes parts & le pliant
dans tous les fens.
C'eft à toi que je m'adreffe , tendre
& prévoyante mère ( i),qui fus t'écarter
(i)La première éducation eft celle qui importe le
plus i & cette première éducation appartient incontef-
tablcment aux femmes : fi TAutcur de la nature eût
voulu qu'elle appartînt aux hommes, il leur eût doouç
ou DE l'EduCATIOW. 3
tîe la grande route, & garantir l'ar-
brifTeau naiffant du choc des opinions
Iiumaines ! Cultive, arrofe la jeune
plante avant quelle meure j fes fruits
feront un jour tes délices. Forme de
bonne heure une enceinte autour de
au laie pour nounir les enfans. Parlez donc toujours
aux femmes , par préférence , dans vos Traités d'éda-
tion ; car, outre qu'elles font à portée d'y veiller de
plus près que les hommes & qu'elles y influent tou-
jours davantage , le fuccès les intéreiïe auflî beaucoup
plus, puifque la plupart des veuves fe trouvent prefque
â la merci de leurs enfans , & qu'alors ils leur font
vivement fentir , en bien ou en mal , l'effet de la ma-
nière dont elles les ont élevés. Les loix , toujours fi oc-
cupées des biens Se fi peu des perfonnes parcequ' elles
ont pour objet la paix & non la vertu , ne donnenc
pas affez d'autorité aux mères. Cependant leur étac
eft plus sûr que celui des pères 5 leurs devoirs font
plus pénibles ; leurs foins importent plus au bon ordre
de la famille ; généralement elles ont plus d'attache-
ment pour les enfans. Il y a des occafions où un fils
qui manque de refpeâ: à fon père , peut , en quelque
forte , être excufé : mais fi , dans quelque occafion
que ce fût , un enfant étoit afTez dénaturé pour en
nianquer à fa mère, à celle qui Ta porté dans fon fein ,
qui l'a nourri de fon lait , qui , durant des années ,
s'eli xnubliée elle-même pour ne s'occuper que de
lui, on devroit fe hâter d'étouffer ce miférablc , comme
un monftre indigne de voir le jour. Les mères, dit-on ,
gâtent leurs enfans. En cela , fans doute, elles ont tort ;
inais moins de tort que vous, peut-être , qui les
, Aij
'4 Emile,
l'ame de ton enfant : un autre en peut
marquer le circuit; mais toi feule y
dois pofer la barrière.
On façonne les plantes par la cul-
ture , Ôc les hommes par l'éducation.
Si 1 homme nailToit grand &: fort , fa
taille èc fa force lui feroient inutiles ,
jufqu'à ce qu'il eût appris à s'en fervir :
elles lui feroient préjudiciables, en
empêchant les autres de fonger à l'af-
iifter (i) ; &: abandonne à lui-même, il
mourroit de mifere avant d'avoir con-
nu fesbefoins. On fe plaint de l'état
de l'enfance j on ne voit pas que la
dépravez. La mère veut que fon enfant foit heureux ,
qu'il le foie dès à préfcnc. En ccIacUe a raifon : quand
c!L' fe trompe fur les moyens , il faut l'éclairer. L'am-
bition , lavarice , la tyrannie , la fauire prévoyance
des pores , leur négligence , leur dure infenfibilicé ,
font cent fois plus funelles aux enfans , que l'aveugls
tcndrelTe des mères. Au relie , il faut expliquer le fcns
que je donne à ce nom de mcre , ôc c'ell ce qui fera
fjiit ci-aprcs.
(i) Semblable à eux à l'extérieur , & privé de la pa-
role , ainfî que des idées qu'elle exprime , il feroic
hors d'état de leur faire entendre le befoin qu'il auroit
de lems fccours , ôc rien en lui ne leur raanifefteroit
^e befoin*
ou DE l'EdUCATIOK. j
tace humaine eût péri fi l'homme n'eue
commencé par être enfant.
Nous naiiïons foibles , nous avons
befoin de forces : nous naifTons dé-
pourvus de tout , nous avons befoin
d'alîiftance : nous naiifons ftupides ,
nous avons befoin de jugement. Tout
ce que nous n'avons pas à notre naif-
fance & dont nous avons befoin étant
grands, nousefl donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la na-
ture , ou des hommes , ou des chofes.
Le développement interne de nos
facultés & de nos organes eft l'éduca-
tion de la nature : l'ufage qu'on nous
apprend à faire de ce développement
eft l'éducation des homm.es ; ôc l'ac-
quis de notre propre expérience fur
les objets qui nous affedent , eft l'é-
ducation des chofes.
Chacun de nous eft donc formé par
trois fortes de Maîtres. Le Difciple
dans lequel leurs diverfes leçons fe
contrarient eft mal élevé , Se ne fera
A iij
É^ É Ivî I L E ,
jamais d'accord avec lui-même : ce-
lui da^s lequel elles tombent toutes
fur les mêmes points, &, tendent aux
mêmes fins, va feid à fon but, &:vit
con féquemment. Celui-là feul eft bien
élevé.
Or , de ces trois éducations diffé-
rentes , celle de la nature ne dépend
point de nous j celle des chofes n'en,
dépend qu'à certains égards j celle des
hommes eft la feule dont nous foyons
vraiment les maîtres : encore ne le
fommes-nous que par fuppofition ^ car
qui eft-ce qui peut efpcrer de diriger
entièrement les difcours «Se les "ac-
tions de tous ceux qui environnent un
enfant ?
Si-tôt donc que l'éducation eft un
art , il eft prefque impoflible qu'elle
réufîîlTe , puifque le concours nécef-
faire à fon fuccès ne dépend de per-
fonne. Tout ce qu'on peut faire à
force de foins eft d'approcher plus
ou moins du but , mais il fiut du
ou DE l'Éducation. "J
bonheur pour l'atteindre.
Quel eft ce but? c'eft celui-même
de la nature ; cela vient d'être prouvé.
Puifque le concours des trois éduca-
tions eft néceffaire à leur perfedion ,
c'eft fur celle à laquelle nous ne pou-
vons rien qu'il faut diriger les deux
autres. Mais peut-être ce mot de na-
ture a-t-il un fens trop vague : il faut
tâcher ici de le fixer.
La nature , nous dit-on , n'eft que
l'habitude. Que fignifie cela ? N'y
a-t-il pas des habitudes qu'on ne
contraéte que par force & qui n'é-
touffent jamais la nature ? Telle eft,
par exemple , l'habitude des plan-
tes dont on gêne la diredion verti-
cale. La plante mife en liberté garde
l'inclinaifon qu'on l'a forcée à pren-
dre : mais la fève n'a point changé
pour cela fa direétion primitive , &:
fi la plante continue à végéter , fon
prolongement redevient vertical. Il
en eft de même des inclinations des
A iiij
s Emile;
hommes. Tant qu'on refte dans \e
même écat , on peut garder celles qui
réfultenc de l'habitude ôc qui nous
font le moins naturelles ; mais fi-tôt
que la fituation change, l'habitude cef-
fe & le naturel revient. L'éducation
n'eft certainement qu'une habitude.
Or n'y a-t-il pas des gens qui oublient
& perdent leur éducation ? d'autres
qui la gardent ? d'où vient cette dif-
férence ? S'il faut borner le nom de na-
ture aux habitudes conformes à la natu-
re, on peut s'épargner ce galimathias.
Nous naiffons fenfibles , & dès no-
tre naifïance nous fommes atfedés de
diverfes manières par les objets qui
nous environnent. Si-tôt que nous
avons , pour ainfl dire , la con/cience
de nos fenfations , nous fommes dif-
pofés à rechercher ou à fuir les objets
qui les produifent , d'abord félon
qu'elles nous font agréables ou déplai-
fantes, puis félon la convenance ou
difconvenance que nous trouvons en-?
CTO- DE l'Education. ^
ire nous &: ces objets , 3c enfin félon
les jugemens que nous en portons fur
î'idée de bonheur ou de perfedion que
la raifon nous donne. Ces difpofitions
s'étendent & s'affermifTent à mefure
que nous devenons plus fenfibles ôc
plus éclairés : mais, contraintes par
nos habitudes , elles s'altèrent plus ou
moins par nos opinions. Avant cette
altération , elles font ce que j'appelle
en nous la nature.
C'efl; donc à ces difpofitions primi-
tives qu'il faudroit tout rapporter j dc
cela fe pourroit , fi nos trois éducations
n'étoient que différentes : mais que
faire quand elles font oppofées ? quand
au lieu d'élever un homme pour lui-
même on veut rélever pour les au-
tres ? Alors le concert eft impoffible.
Forcé de combattre la nature ou les
inftitutions fociales , il faut opter en-
tre faire un homme ou un citoyen ',
Tome L A y *
tO É M î L 2 ,
£ar on ne peut faire à la fois l'un Se
l'autre.
Toute fociété partielle , quand elle
eft étroite &c bien unie , s'aliène de la
grande. Tout patriote eft dur aux étran-
gers : ils ne font qu'hommes , ils ne
font rien à {qs yeux. Cet inconvé-
nient eft inévitable , mais il eft foible..
L'eflentiel eft d'ctre bon aux gens avec
qui l'on vit. Au-dehors le Spartiate
étoit ambitieux , avare , inique : mais
le défintérelfement , l'équité , la con-
corde regnoient 4ans fes murs. Dé-
fiez-vous de ces cofmopolites qui vont
chercher au loin dans leurs livres des
devoirs qu'ils dédaignent de remplir
autour d'eux. Tel Philofophe aime les
Tartares , pour être difpenfé d'aimer
fes voiluis.
L'homme naturel eft tout pour lui :
ii eft l'unité numérique , l'entier ab-
folu, qui n'a de rapport qu'à lui-même
OU à fon femblable. L'homme civil
OU DE LnDUCATÎON. II
n'eft qu'une unité fractionnaire qui
rient au dénominateur , & dont la va-
leur eft dans fon rapport avec l'en-
tier , qui eft le corps focial. Les bon-
nes inftirurions fociales font celles qui
favent le mieux dénaturer l'homme ,
lui ôter fon exiftence abfolue pour lui
en donifer une relative , & tranfportêr
le moi dans l'unité commune j en for-
te que chaque particulier ne fe croye
plus un, mais partie de l'unité , &: ne
foit plus fenhble que dans le tout. Un
Citoyen de Rome n'étoit ni Caïus ni
Lucius ; c'étoit un Romain : même il-
aimoit la patrie exclusivement à lui,.
Regulus fe prétendoit Carthaginois,,
comme étant devenu le bien de iQi
maîtres. En fa qualité d'étranger il re-
fufoit de lléger au Sénat de Rome j .
il fallut qu'un Carthaginois le lui or-
donnât. Il s'indignoit qu'on voulût lui
fauver la vie. Il vainquit , & s'en re-
tourna triomphant mourir dans les
fupplices. Cela n'a pas grand rapport ^
1 i Emile,
ce me femble , aux hommes que nous
connoilTons.
Le Lacédemonien Pédarète fe pré-
fente pour être admis au confeil des
trois cens j il eft rejette. Il s'en retour-
ne tout joyeux de ce qu'il s'eft trouvé
dans Sparte trois cens hommes valans
mieux que lui. Je fuppofe cette dé-
monftration fincere , &: il y a lieu de
croire qu'elle l'étoit : voiU le citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq
fils à l'armée , &C attendoit des nouvel-
les de la bataille. Un Ilote arrive;
elle lui en demande en tremblant. Vos
cinq lils ont été tués. Vil Efclave , t'ai-
je demandé cela ? Nous avons gagné
la viéloire. La mère court au Temple
de rend grâce aux Dieux. Voilà la
citoyenne.
Celui qui dans l'ordre civil veut
conferver la primaiité des fentimens
de la nature , ne fait ce qu'il veut.
Toujours en contradiâiion avec lui-
même 3 toujours Bottant entre fes peu-
ou DE L'ÉDT:cA.TIO^f. ï/
cïians Se fes devoirs j il ne fera jamais
ni homme ni citoyen ; il ne fera bon
ni pour lui ni pour les antres. Ce fera
un de ces hommes de nos jours ; un
François , un Anglois , un Bourgeois j
ce ne fera rien.
Pour être quelque chofe , pour être
foi-même & toujours un , il faut agir
comme on parle; il frait être toujours
décidé fur le parti qu'on doit pren-
dre , le prendre hautement ôc le fuivre
toujours. J'attens qu'on me montre ce
prodige pour favoir s'il efl: homme ou
citoyen , ou comment il s'y prend pour
être à la fois l'un & l'autre.
De ces objets néceffairement oppofés,
viennent deux formes d'inftitution
contraires j l'une publique & commu-
ne, l'autre particulière &z domeflique.
Voulez-vous prendre une idée de
l'éducation publique ? Lifez la répu-
blique de Platon. Ce n'éft point un
ouvrage de politique , comme le pen-
fent ceux qui ne jugent des livres que
t4 É M I t E ,
par leurs titres. C'elt le plus beau trai-
té d'éducation qu'on air jamais fait.
Quand oai veut renvoyer au pays,
des chimères , on nomme l'inilitution
de Platon. Si Lycurgue n'eût mâs la
fîenne que par écrit , je la trouverois
bien plus chimérique. Platon n'a fait
qu'épurer le cœur de l'homme j Lycur-
gue l'a dénaturé.
L'inftitution publique n'exifte plus ,
êc ne peut plus exifter j parcequ'oii il
n'y a plus de patrie il ne peut plus y^
avoir de citoyens. Ces deux mots , pa-
trie &c citoyen , doivent être effacés des
langues modernes. J'en fais bien la
raifon , mais je ne veux pas la dire j
elle ne fait rien à mon fujet.
Je n'envifage pas comme une infti-
tution publique ces rifibles établilfe-
mens qu'on appelle Collèges *. Je ne
compte pas non plus Téducanon du
* Il y a dins l'Acadcmic; de Genève &c nans l'Univer-
fnc de Paris des l'rofelleurs que j'aime , que j'eflime
beaucoup , &c que je crois crès capables de bien inftruirc
la Jeuneffc, s'ils n'étoient forcés de fuivre l'ufàge établi*
ou DE l'Éducation. ï f
monde , parceque cette éducation ten-
dant à deux fins contraires , les man-
que toutes deux : elle n eft propre qu'à;
faire des hommes doubles , paroifïant
toujours rapporter tout aux autres , ôc
ne rapportant jamais rien qu'à eux
feuls. Or ces démonftrations étant com-
munes à tout le monde n'abufent per-
fonne. Ce font autant de foins perdus.
De ces contradiéiions nait celle que
nous éprouvons fans ceffe en nous-mê-
mes. Entraînés par la nature ôc par
les hommes dans des routes contrai-
res , forcés de nous partager entre ces
diverfes impullions , nous en fuivons
une compofée qui ne nous mène ni à
l'un ni à l'autre but. Ainli combattus
& flottans durant tout le cours de no-
tre vie , nous la terminons fans avoir
pu nous accorder avec nous , & fans
avoir été bons ni pour nous ni pour
les autres.
J^exhotte l'un d'entr'eux â publier le projet de réfor-
me qu'il a conçu. L'on fera peut-être enfin tenté de gué-
îir le mal , en voyant ^u'il n'eft pas fans lemede.
j^ É i\r I t E 5
Refte enfin l'éducation domeftiquê
ou celle de la nature. Mais que de-
viendra pour les autres un homme
uniquement élevé pour lui ? Si peut-
être le double objet qu'on fe propofe
pouvoit fe réunir en un feul , en ôrant
les contradidions de l'homme , on
oteroit un grand obilacle à Ion bon-
heur. Il faudroit pour en juger le voir
tout formé j il faudroit avoir obfervé
fes penchans , vu fes progrès , fuivi fa
marche : il faudroit , en un mot con-
noître l'homme naturel. Je crois qu'on
aura fait quelques pas dans ces recher-
ches après avoir lu cet écrit.
Pour fojrmer cet homme rare, qu'a-
vons nous à faire ? Beaucoup , fans
doute ; c'eft d'empêcher que rien ne
loit fait. Quand il ne s'agit que d'al-
ler contre le vent , on louvoie j mais
fi la mer eft forte & qu'on veuille ref-
ter en place, il faut jetter l'ancre. Prens
garde , jeune pilote , que ton cable ne
file ou que ton ancre ne laboure , 6c
ou DE l'ÉdUCATIOî^. Î7
que le vaifTeau ne dérive avant que tu
t'en fois apperçu.
Dans l'ordre focial, où toutes les pla-
ces font marquées , chacun doit être
élevé pour la fienne Si un Particulier
formé pour fa place en fort , il n'eft:
plus propre à rien. L'éducation n'ell
utile qu'autant que la fortune s'accor-
de avec la vocation des parens j en
tout autre cas elle eft nuifible à l'éle-
vé, ne fCit-ce que par les préjugés qu'el-
le lui a donnés. En E2;ypte où le fils
étoit obligé d'embraffer l'état de fon pè-
re , l'éducation du moins avoit un but
alTuré j mais parmi nous où les rangs
feuls demeurent , & où les hommes
en changent fans celle , nul ne fait fl
en élevant fon fils pour le fien il ne
travaille pas contre lui.
Dans l'ordre naturel les hommes
étant tous égaux leur vocation com-
mune eft l'état d'homme , & quicon-
que eft bien élevé pour celui-là ne peut:
mal remplir ceux qui s'y rapportent»
î s È M I L E j
Qu'on deftine mon élevé à l'épée , 1
l'églife , au barreau , peu m'importe.
Avant la vocation des parens la natu-
re l'appelle à la vie humaine. Vivre eît
le métier que jelui veux apprendre. En
fortant de mes mains il ne fera , j'en
conviens , ni magiftrar , ni foldat , ni
prêtre : il fera premièrement homme 5
tout ce qu'un homme doit être , il fau-
ra l'être au befoin tout auflî bien que
qui que ce foit , &c la fortune aura beau
le faire changer de place , il fera tou-
jours à la fienne. Occupavi te , fonuna ,
atque cepi : omnefque aditus tuosinter-
cluji j ut ad me. afpirare non poffes f'4).
Notre véritable étude ell: celle de la
condition humaine. Celui d'entre nous
qui fait le mieux fupporter les biens Se
les maux de cette vie effc à mon gré le
mieux élevé : d'où il fuit que la véri-
table éducation confifte moins en pré-
ceptes qu'en exercices. Nous commen-
çons à nous inftruire en commençant
(4) Tufcul. V.
ou DE l'Éducation. 19
à vivre ; notre éduccition commence
avec nous ; notre premier précepteur
eft notre nourrice. Aufîî ce mot édu-
cation avoit-il chez les anciens un au-
tre fens que nous ne lui donnons plus î
il iignifioit nourriture. Educit objle-
trix j dit Varron; ediicat nutrix ^ inf-
tituit pedagogiis , do cet magijier (5).
Ainii l'éducation , l'inditution , Tint-
trudion font trois chofes auill diffé-
rentes dans leur objet , que la gouver-
nante, le précepteur & le maître. Mais
ces diftinébions font mal entendues y
de pour être bien conduit , l'enfant ne.
doit fuivre qu'un feul guide.
Il faut donc généralifer nos vues ,
ôc confîdérer dans notre élevé l'hom-
me abftrait , l'homme expofé à tous les
accidens de la vie humaine. Si les hom-
mes nailToient attachés au fol d'un
pays , fi la même faifon duroit toute
l'année , fi chacun tenoit à fa fortune
de manière à n'en pouvoir jamais chan-«
(5) Non. MarccIL
10 Emile,
ger , la pratique établie feroir bontisf
à certains égards j l'enfant élevé pour
fon état, n'en fortant jamais ,ne pour-
roitêtreexpofé aux inconvéniens d'un
autre. Mais vu la mobilité des chofes
humaines ; vu l'esprit inquiet & re-
muant de ce fiecle qui bouleverfe tout
à chaque génération , peut-on conce-
voir une méthode plus infenfée que
d'élever un enfmt comme n'ayant ja-
mais à fortir de fa chambre , comn-^e
devant être fans cefiTe entouré de fes
gens ? Si le malheureux fait un feul
pas fur la terre, s'il defcend d'un feul
degré, ilell: perdu. Ce n'eft pas lui ap-
prendre à fupporter la peine j c'ell
l'exercer à la fentir.
On ne fonge qu'à conferver fon en-
fant j ce n'eft pas alTez : on doit lui
apprendre à fe conferver étant hom-
me , à fupporter les coups du fort , A
braver l'opulence & la mifere , à vi-
vre s'il le faut dans les ç^laces d'Iflan-
de ou fur le brûlant rocher de Mal-
OU DE l'Education. ir
\îie. Vous avez beau prendre des pré-
cautions pour qu'il ne meure pas j il
faudra pourtant qu'il meure : bc quand
fa mort ne feroit pas l'ouvrage de vos
foins , encore feroient-ils mal enten-
dus. Il s'agit moins de l'empêcher de
mourir , que de le faire vivre. Vivre
ce n'eft pas refpirer , c'ell agir ^ c'efl;
faire ufa^e de nos organes , de nos
fens , de nos facultés , de toutes les
parties de nous-mêmes qui nous don-
nent le fentiment de notre exiftence.
L'iiomme qui a le plus vécu n'eft pas
celui qui a compté le plus d'années j
mais celui qui a le plus fenti la vie.
Tel s'eft fait enterrer à cent ans , qui
mourut dès fa naidance. 11 eut gagné
de mourir jeune j au moins eut-il vécu
jufqu'à ce tems-là.
Toute notre fagefle confifte en pré-
Jugés ferviles j tous nos ufages ne font
qu'aifujettiflement , gêne &: contrain-
te. L'homme civil naît, vit , & meurt
4ans l'efclayage : à fa nailTance on 1@
21. É M I I E,
coud dans un maillot j à fa mort on le
cloue dans une bière; tant qu'il garde
la figure humaine , il eft enchaîné par
nos inftitutions.
On dit que plufieurs Sages -Femmes
prérendent, en pêtrilTant la tète des en-
fans nouveaux-nés , lui donner une
forme plus convenable; & on le fouf-
fre ! Nos tètes feroient mal de la fa-
çon de l'auteur de notre être : il nous
les faut façonnées au - dehors par les
Sages - Femmes , &z au-dedans par les
Philofophes. Les Caraïbes font de la
moitié plus heureux que nous.
« A peine l'enfant eft-il forti du fein
« de la mère, & à peine jouit-il de la
t) liberté de mouvoir ôc d'étendre fes
») membres, qu'on lui donne de nou-
»» veaux liens. On l'emmaillote , on
sj le couche la tète fixée de les jambes
« allongées , les bras pendans a côté du
a> corps j il eft entouré de linges & de
s» bandages de toute efpece , qui ne lui
« permettent pas de changer de fitua-
ou DE l'Éducation. 15
9i tion. Heureux fi on ne l'a pas ferré
M au point de rempccherderefpirer j
i> &: Cl on a eu la pré^caution de le coii-
« cher fur le côté , afin que les eaux
y> qu'il doit rendre par la bouche puif-
!i fent tomber d'elles-mêmes ; car il
Si n'auroitpas la liberté de tourner la
« tête fur le côté pour en faciliter l'é-
*) cùulement (6) «.
L'enfant nouveau né a befoin d'é-
tendre & de mouvoir fes membres ,
pour les tirer de l'engourdifTement
où , rafiemblés en un peloton , ils ont
reftéfi long-tems. On les étend , il eft
vrai : mais on les emptche de fe mou-
voir • on afiiijettit la tête même par
des têtières : il femble qu'on a peur
qu'il n'ait l'air d'être envie.
Ainfi l'impulfion des parties inter-
nes d'un corps qui tend à l'accroifie-
ment, trouve un obftacle infurmonta-
ble aux mouvemens qu'elle lui deman-
(6) Hift. Nar. T. IV. p. 190. in-ii.
Tome 1, *
24 Ê M I t Ç ,
de. L'enfant fait continuellement des
efforts inutiles qui épuifent fes forces ou
retardent leur progrès. Il étoit moins
à l'étroit , moins gêné , moins compri-
mé dans l'amnios , qu'il n'eft dans fes
langes : je ne vois pas ce qu'il a gagné
de naître.
L'inadion , la contrainte où Ion re-
tient les membres d'un enfant, ne peu-
vent que gcner la circulation du fang ,
des humeurs j empêcher l'enfant de fe
fortifier, de croître j ôc altérer fa confti-
tution. Dans les lieux où l'on n'a point
ces précautions extravagantes , les
hommes font tous grands , forts , bien
proportionnés (7). Les pays où l'on em-
maillote les enfans font ceux qui four-
millent de bofTus , de boiteux , de ca-
gneux , de noués , de rachitiques , de
cens contrefaits de toute efpece. De
peur que les corps ne fe déforment par
des mouvemens libres,on fî hâte de Ips
^iéformer en les mettant en preOTe. On
(7) Yojrci U «oce 14 de la page 87.
ou DE l'Éducation. 15
les rendroit volontiers perclus , pour les
empêcher de s'eftropier.
Une contrainte fi cruelle pourroit-
elle ne pas influer fur leur humeur ,
ainfi que fur leur tempérament ? Leur
premier fentiment eft un fentiment de
douleur &c de peine : ils ne trouvent
qu'obftacles à tous les mouvemens dont
ils ont befoin : plus malheureux qu'un
criminel aux fers , ils font de vains ef-
forts , ils s'irritent , ils crient. Leurs
premières voix , dites-vous , font des
pleurs ? je le crois bien : vous les con-
trariez dès leur naiffance j les premiers
dons qu'ils reçoivent de vous font des
chaînes j les premiers traitemens qu'ils
éprouvent font des tourmens. N'ayant
rien de libre que la voix , comment ne
s'en ferviroient-ils pas pour fe plain-
dre ? Ils crient du mal que vous leur
faites : ainfi garottés , vous crieriez
plus fort qu'eux.
D'où vient cet ufage déraifonnable ?
d'un ufage dénaturé. Depuis que les
Tome /, B
l6 È U ï L T. ,
mères, m éprifant leur premier devoir ^
n'ont plus voulu nourrir leurs enfans ;
il a fallu les confier à des femmes m.er-
cenaires , qui , fe trouvant ainfi mères
d'enfans étrangers pour qui la nature
ne leur difoit rien , n'ont cherche qu'à
s'épargner de la peine. 11 eut fallu veil-
ler fans celfe fur un enfant en liberté r
mais quand il eil bien lié , on le jette
dans un coin fans s'embarraflTer de fes
cris. Pourvu qu'il n'y ait pas des preu-
ves de la négligence de la nourrice ,
pourvu que le nourriçon ne fe cafTe ni
bras ni jambe , qu'importe au furplus
qu'il périife , ou qu'il demeure infirme
le refte de fes jours ? On conferve fes
membres aux dépens de fon corps ;
&: , quoi qu'il arrive , la nourrice eft
difculpée.
Ces douces mères , qui débarraffées
de leurs enfans , fe livrent gaiment
aux amufemens de la ville , favent-
cUes cependant quel traitement l'en-
fant dans fon maillot reçoit au vil-
T
OU DE l'Education. 17
lage ? Au moindre tracas qui furvienr,
on le fufpend à un clou comme un pa-
quet de hardes \ & tandis que fans fe
preflTer , la nourrice vaque à les affai-
res , le malheureux refte ainfî crucifié.
Tous ceux qu'on a trouvés dans cette
Situation , avoient ie vifage violet : la
poitrine fortement comprimée ne bif-
fant pas circuler le fang , il remontoir
à la tête j & l'on croyoit le patient fort
tranquille , parcequ'il n'avoit pas la
force de crier. J'ignore combien d'heu-
res un enfant peut refter en cet état fans
perdre la vie , mais je doute que cela
puifle aller fort loin. Voilà , je penfe ,
une des plus grandes commodités diî
maillot.
On prétend que les enfans en liberté
pourroient prendre de mauvaifes fitua-
tions 3 ôc fe donner des mouvemens
capables de nuire à la bonne confor-
mation de leurs membres. C'eft-là ua
de ces vains raifonnemens de notre
[^ifTê fagelfe , & que jamais aucune
Bi;
1% Emile,
expérience n'a confirmés. De cette mul-
titude d'enfans qui chez des peuples
plus fenfés que nous , font nourris dans
toute la liberté de leurs membres , on
n'en voit pas un feul qui fe blelfe , ni
s'eftropie : ils ne fauroient donner à
leurs mouvemens la force qui peut les
rendre dangereux , Se quand ils pren-
nent une fituation violente , la douleur
les avertit bientôt d'en changer.
Nous ne nous fommes pas encore
avifés de mettre au maillot les petits
àcs chiens , ni des chats j voit-on qu'il
léfulte pour eux quelque inconvénient
de cette négligence ? Les enfans font
plus lourds j d'accord : mais à propor-
tion ils font auHi plus foibles. A-peine
peuvent-ils fe mouvoir j comment s'ef-
tropieroient-ils ? fi on les étendoit fur
le dos j ils niourroient dans cette fitua*
tion , comme la tortue , fans pouvoir
|amais fe retourner.
Non contentes d'avoir cefTé d'alaï-
fet leurs enfans , les fepimes cj^flCer^;
ou DE l'ÉDUCAtlON. 25?
«l'en vouloir faire j la conféquence eft
naturelle. Dès que l'état de mère eft
onéreux , on trouve bientôt le moyen
de s'en délivrer tout-à-faic : on veut
faire un ouvrage inutile , afin de le re-
commencer toujours , Se Ton tourne
au préjudice de l'efpece, l'attrait donné
pour la multiplier.Cet ufage, ajouté aux
autres caufes de dépopulation , nous
annonce le fort prochain de T Europe.
Les fciences , les arts , la philofophie
ôc les mœurs qu'elle engendre , ne
tarderont pas d'en faire un déferr. Elle
fera peuplée de bêtes féroces ; elle n'au-
ra pas beaucoup changé d'habitans.
J'ai vu quelquefois le petit manège
des jeunes femmes qui feignent de vou-
loir nourrir leurs enfans. On fait fe
fiire prefler de renoncer à cette fantai-
fîe : on fait adroitement intervenir
les époux, les Médecins , fur-tout les
mères. Un mari qui oferoit confentir
que fa femme nourrît fon enfant , fe-
roic un homme perdu. L'on en feroic
B iij
3© Emile,
un aiïafîîn qui veut fe défaire d'elle»
Maris prudens , il faut immoler à k
paix l'amour paternel ; heureux qu'on
trouve à la campagne des femmes plus
continentes que les vôtres ! Plus heu-
reux fi le rems que celles-ci gagnent
n'eft pas deftiné pour d'autres que
vous î
Le devoir des femmes n'eft pas dou-
teux : mais on difpute fi , dans le mé-
pris qu'elles en font , il ell: égal pour
les enfans d'être nourris de leur lait
ou d'un autre ? Je tiens cette queftion,
dont les Médecins font les Juges , pour
décidée au fouhait des femmes ; &
pour moi , je penferois bien aufll qu'il
vaut mieux que l'enfant fuce le lait
d'une nourrice en fanté , que d'une
mère gâtée , s'il avoit quelque nouveau
mal à craindre du mcme fang dont il
eft formé.
Mais la queftion doit-elle s'envifa-
ger feulement par le côié phyfique , &c
l'enfant a-t-il moins befoin des foin?
ou DE l'Éducation. ^i
cl'une mère que de fa mamelle ? D'au-
tres femmes , des bêtes mêmes pour-
ront lui donner le lait qu'elle lui refu-
se : la foUicitude maternelle ne fe fup-
plée point. Celle qui nourrit l'enfant
d'une autre au lieu du/ien eft une mau-
vaife mère y comment fera-t-elle une
bonne nourrice ? Elle pourra le deve-
nir, mais lentement , il faudra que
l'habitude change la nature ; ôc l'en-
fant mal foigné aura le tems de périr
cent fois , avant que fa noutrice ait
pris pour lui une tendrelTe de mère.
De cet avantage-mème réfulte un
inconvénient , qui feul devroit ôter
à toute femme fenfîble le courage de
faire nourrir fon enfant par une autre :
c'eft celui de partager le droit de mère,
ou plutôt de l'aliéner ; de voir fon en-
fant aimer une autre femme , autant &
plus qu'elle ; de fentir que la tendreiïe
qu'il conferve pour fa propre mère
eft une grâce , 8c que celle qu'il a pour
fft mère adoptive eft un devoir : car
B iiij
'5i Emile,
où j'ai trouvé les foins d'une mère , ne
dois-je pas l'attachement d'un fils ?
La manière dont on remédie à cet
inconvénient , eft d'infpirer aux en-
fans du mépris pour leur nourrice , en
les traitant en véritables fervantes*
Quand leur fervice eft achevé , on re-
tire l'enfant, ou l'on congédie la nour-
rice ; à force de la mal recevoir , on
la rebute de venir voir fon nourriçon.
Au bout de quelques années , il ne la
voit plus , il ne la connoît plus. La
mère qui croit fe fubftituer à elle , Se
réparer fa négligence par fa cruauté ,
fe trompe. Au lieu de faire un tendre
fils d'un nourriçon dénaturé , elle l'e-
xerce a l'ingratitude ; elle lui apprend
à méprifer un jour celle qui lui donna
la vie , comme celle qui l'a nourri de
fon lait.
Combien j'infîfterois fur ce point ,
s*il étoit moins décourageant de re-
battre en vain des fujets utiles ? Ceci
tient à plus de chofes qu'on ne penfe*
ou DE l'Education. 55
Voulez-vous rendre chacun à (es pre-
miers devoirs , commencez par les mè-
res 'y vous ferez étonnés des change-
mens que vous produirez. Tout vienc
fucceflîvement de cette première dé-
pravation : tout l'ordre moral s'altère 5
le naturel s'éteint dans tous les cœurs 5
l'intérieur des maifons prend un aie
moins vivant j le fpedacle touchant
d'une famille nailTante n'attache plus
les maris , n'impofe plus d'égards aux
étrangers j on refpcéte moins la mère
dont on ne voit pas les enfms ; il n'y
a point de réfidence dans les familles ;
l'habitude ne renforce plus les liens
du fang ; il n'y a plus ni pères , ni mè-
res , ni enfans , ni frères , ni fœurs ;
tous fe connoiifent à-peine , comment
s'aimeroient - ils ? Chacun ne fonge
plus qu'à foi. Quand la maifon n eft
qu'une trifte folitude , il faut bien al-
ler s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir
leurs enfans 3 les mœurs vont fe xé-
B V
34 Emile,
former d'elles-mêmes , les fentimen^
de la nature fe réveiller dans tous les
cœurs; l'Etat va fe repeupler ; ce pre-
mier point , ce point feul va tout réu-
nir. L'attrait de la vie domeftique efir
le meilleur contre-poifon des mauvais
fes maurs. Le tracas des enfans qu'on
croit importun devient agréable ; il
rend le père &c la mère plus néceffai-
res , plus chers l'un à l'autre , il relTerre
entre-eux le lien conjugal. Quand la
famille eft vivante ôc animée , les
foins domeftiques font la plus chère
occupation de la femme & le plss
doux amufement du mari. Ainfi de ce
feul abus corrigé réfulteroit bientôt
une réforme générale ; bientôt la na-
ture auroit repris tous (es droits.
Qu'une fois les femmes redeviennent
mères , bientôt les hommes redevien-
dront pères ôc maris.
Difcours fuperflus ! l'ennui mcme
des plaifirs du monde ne ramené ja-
mais à ceux-là» Les femmes ont celfé
ou DE l'Education'. jj
d'être mères j elles ne le feront plus ;
elles ne veulent plus l'être. Quand
elles le voudroient , à peine le pour-
roient-elles : aujourd'hui que l'ufaçe
contraire eft établi , chacune auroit a
combattre roppohtion de toutes celles
qui l'approchent , liguées contre un
exemple que les unes n'ont pas donné
&que les autres ne veulent pas fuivre.
11 fe trouve pourtant quelquefois
encore de jeunes perfonnes d'un bon
naturel, qui, fur ce point ofant braver
l'empire de la mode &: les clameurs de
leur fexe , rempliiTent avec une ver-
tueufe intrépidité ce devoir iî doux
que la nature leur impofe. Puiiïe leur
nombre augmenter par l'attrait des
biens deftinés à celles qui s'y livrent I
Fondé fur des conféquences que donne
le plus funple raifonnement , ôc fur
des obfer varions que je n'ai jamais ww
démenties , j'ofe promettre à ces di-
gnes mères un attachement folide de
confiant de la part de leurs maris, une
B vi
yj^ Emile,
tendrefle vraiment filiale de la part do
leurs enfans , l'eftime &c le refped du
public , d'heureufes couches fans ac-
cident &c fans fuite , une fanté ferme
de vigoureufe , enfin le plaifir de fe
voir un jour imiter par leurs filles, de
citer en exemple à celles d'autrui.
Point de mère , point d'enfant. En-
tre-eux les devoirs font réciproques ,
& s'ils font mal remplis d'un côté ils
feront négligés de l'autre. L'enfant
doit aimer fa mère avant de favoir
qu'il le doit. Si la voix du fang n'eft
fortifiée par Thabitude & les foins ,
elle s'éteint dans les premières années ,
& le cœur meurt , pour ainfi dire ,
avant que de naître. Nous voilà dès
les premiers pas hors de la nature*
On en fort encore par une route
oppofée , lorfqu'au lieu de négliger
les foins de mère , une femme les
porte à l'excès j lorfqu'elle fait de fon
enfant fon idole ^ qu'elle augmente &c
nourrie fa foiblefTe pour l'empêcherde
bu DE l'Éducation. j^
"la fentir , & qu'efpérant le fouftraire
aux loix de la nature , elle écarte de
lui des atteintes pénibles , fans fonger
combien , pour quelques incommodi-
tés dont elle le préferve un moment ,
elle accum.ule au loin d'accidens & de
périls fur fa tête , & combien c'eftune
précaution barbare de prolonger la.
foibleffe de l'enfance fous les fatigues
des hommes faits. Thétis , pour rendre
fon fils invulnérable , le plongea , dit
la fable , dans l'eau du flyx. Cette al-
légorie eft belle de claire. Les mères
cruelles dont je parle font autrement :
à force de plonger leurs enfans dans
la moUeiTe, elles les préparent à la
fouffrance , elles ouvrent leurs pores
aux maux de toute efpece , dont ils ne
manqueront pas d'être la proie étant
grands.
Obfervez la nature , 8c fuivez la
route qu'elle vous trace. Elle exerce
continuellement les enfans j elle en-
durcit leur tempérament par des
5 8 Emile,
épreuves de toute efpece 5 elle leuf
apprend de bonne heure ce que c'eft.
que peine de douleur. Les dents qui
percent leur donnent la fièvre : des^
coliques aiglies leur donnent des con-
vulfions j de longues toux les fufïo-
quent ; les vers les tourmentent ; la
pléthore corrompt leur fangj des le-
vains divers y fermentent , ôc caufent
des éruptions périlleufes. Prefque tout
le premier âge eft maladie Se danger :
la moitié des enfans qui naiiTent périt
avant la huitième année. Les épreu-
ves faites , l'enfant a gagné des forces ,
èc fitôt qu'il peut ufer de la vie , le
principe en devient plus afTuré.
Voilà la règle de la nature. Pour-
quoi la contrariez-vous ? Ne voyez-
vous pas qu'en penfant la corriger
vous détruifez ion. ouvrage, vousem-
péchez l'effet de i^s foins ? Faire au-
dehors ce qu'elle fait au-dedans , c'efl:,
félon vous , redoubler le danger j &:
au contraire c'eil y faire diverfion,,
ou DH l'Éducation. j^
'c*efi: l'exténuer. L'expérience apprend
qu'il meure encore plus d'enfans éle^
vés délicatement que d'autres . Pour-
vu qu'on ne pafîe pas la mefure de
leurs forces , on rifque moins à les
employer qu'à les ménager. Exercez-
les donc aux atteintes qu'ils auront à
fupporter un jour. EndurcilTez leur
corps aux intempéries des faifons , des
climats , des élémens j à la faim , à la
foif , à la fatigue j trempez - les dans
l'eau du ftyx. Avant que l'habitude da
corps foit acquife , on lui donne celle
qu'on veut fans danger :' mais quand
une fois il eft dans fa confiftance, tou-
te altération lui devient périlleufe.
Un enfant fupportera des change-
mens que ne fupporteroit pas un hom-
me : les fibres du premier , molles &
flexibles , prennent fans effort le pli
qu'on leur donne j celles de l'homme ,
plus endurcies, ne changent plus qaa-
vec violence le pli qu'elles ont reçu-
On peut donc rendre un enfant robufte
46 Emile,
fans expo fer fa vie Se fafanté^ & quand
il y auroit quelque rifque , encore ne
faudroit-il pas balancer. Puifqae ce
font des rifques inféparables de la vie
humaine , peut-on mieux faire que de
les rejetter fur le tems de fa durée où
ils font le moins défavantageux ?
Un enfant devient plus précieux en
avançant en âge. Au prix de fa perfon-
ne fe joint celui des foins qu'il a cou-
tés j à la perte de fa vie fe joint en lui
le fentiment de la mort. C'eft donc
fur tout à l'aveiir qu'il faut longer en.
veillant à fa confervation ^ c'eft contre
les maux de la jeunefTe qu'il faut l'ar-
mer , avant qu'il y foit parvenu : car
fi le prix de la vie augmente jufquà
l'âge de la rendre utile , quelle folie
n'eft - ce point d'épargner quelques
maux à l'enfance en les multipliant
fur l'âge de raifon ? Sont-ce la les le«.
çons du maître ?
Le fort de l'homme eft de fouffri*'
dans tous les tems. Le foin même
ou DE l'Education. 4Ï
3e fa confervation efl: attaché à la pei-
ne. Heureux de ne connoître dans (on
enfance que les maux phylîques ! maux
bien moins cruels , bien moins dou-
loureux que les autres , 8c qui bien
plus rarement qu'eux nous font renon-
cer à la vie. On ne fe tue point pour
les douleurs de la goutcj il n'y a gue-
res que celles de l'ame qui produifent
le défefpoir. Nous plaignons le fort
de l'enfance , &c c'eft le nôtre qu'il
faudroit plaindre. Nos plus grands
maux nous viennent de nou^.
En naifTant , un enfant crie j fa pre-
mière enfance fe paiTe à pleurer. Tan-
tôt on l'agite, on le flatte pour l'ap-
paifer j tantôt on le menace , on le
bat pour le faire taire. Ou nous fai"
fons ce qu'il lui plaît , ou nous en exi-
geons ce qu'il nous plaît : ou nous
nous foumettons à f^s fantaifies , ou
nous le foumettons aux nôtres : point
de milieu, il faut qu'il donne des or-
dres 5 ou qu'il en reçoive. Ainfi fes
'41 Emile,
premières idées font celles d'empire Sc
de fervimde. Avant de favoir parler ,
il commande^ avant de pouvoir agir,
il obéit ; & quelquefois on le châtie
avant qu'il puiffe connoître fes fautes
ou plutôt en commettre. C'eft ainfl
qu'on verfe de bonne heure dans fon
jeune cœur les palfions qu'on impute
enfuite à la nature , & qu'après avoir
pris peine à le rendre méchant, onfe
plaint de le trouver tel.
Un enfant palTe fîx ou fept ans de
cette manière entre les mains des fem-
mes , vidtime de leur caprice & du
fien : 8c après lui avoir fait apprendre
ceci 8c cela ; c'eft-à-dire , après avoir
charge fa mémoire ou de mots qu'il
ne peut entendre , ou de chofes qui
ne lui font bonnes à rien ; après avoir
étouffé le naturel par les pallions qu'on
a fait naître , on remet cet être facti-
ce entre les mains d'un précepteur ,
lequel achevé de développer les ger-
rnes artificiels qu'il trouve déjà tout
ou DE l'Éducation. 41
formés , ôc lui apprend tout , hors à
fe connoître , hors à tirer parti de lui-
même 5 hors à favoir vivre & fe ren-
dre heureux. Enfin quand cet enfant
efclave & tyran , plein de fcience (3c
dépourvu de fens , également débile
de corps 3c d'ame , eft jette dans le
monde j en y montrant fon ineptie ,
fon orgueil & tous fes vices , il fait
déplorer la mifere ôc la perverfité hu-
maines. On fe trompe j c'eft là l'hom-
me de nos fantaifies : celui de la nature
eft fait autrement.
Voulez -vous donc qu'il garde fa
formt^ originelle ? Confervez - la dès
l'inftant qu'il vient au monde. Sitôt
qu'il naît , emparez-vous de lui , &
ne le quittez plus qu'il ne foit hom-
me : vous ne réufîîrez jamais fans ce-
la. Comme la véritable nourrice eft la
mère , le véritable précepteur eft le
père. Qu'ils s'accordent dans Tordre
de leurs fonctions ainfi que dans leur
fyftême : que des mains de l'un Ten-
'44 É MILE,
faut paiïe dans celles de l'autre. Il fe^'
ra mieux élevé par un père judicieux
& borné , que par le plus habile maî-
tre du monde j car le zèle fuppléera
mieux au talent , que le talent au zèle.
Mais les affaires, les fondions , les
devoirs...,. Ah les devoirs! fans doute
le dernier eft celui de père (9) ? Ne
nous étonnons pas qu'un homme , dont
la femme a dédaigné de nourrir le fruit
de leur union , dédaigne de l'élever. Il
n'y a point de tableau plus charmant
que celui de la famille , mais un feui
trait manqué défigure tous les autres.
Si la mère a trop peu de fanté pour être
(9) Quand on li:d.^ns Plu:arque que Gazon h Cea-
fcur , qui gouverna Rome avec tanc de gloire , éleva
lui-même fon fils dès le berceau , Se avec ua tel foin >
qu'il quittcit cour pour être préfent quand la Nourrice ,
c'cft-à-dire , la Mère le remuok 8c le lavoir i quand oa
lit dans Suétone qu'Augufle , maître du monde , qu'il
avoir conquis 8c qu'il régilToit kii-mêmc , eofeignoic lur-
même à fes petits-fils à écrire , à nager , lesélémens des
Sciences , 8c qu'il les avoit fans cclTe autour de lui ; on
ne peut s'empêcher de rire des petites bonnes gens de
ce tcms-là , qui s'amufoient à de pareilles niaifcries >
trop bornés , fans doute , pour favoir vaquer âux graiv
♦les affaires des grands hommes de nos jours.
1
ou DE l'Éducation. 4.^
tionrrice , le père aura trop d'affaires
pour être précepteur. Les enîans , éloi-
gnés , difperfés , dans des pendons ,
dans des couvens , dans des collèges ,
porteront ailleurs l'amour de la mai-»
fon paternelle , ou pour mieux dire ,
ils y rapporteront l'habitude de n'être
attachés à rien. Les frères & les fœurs
fe connoîtront à peine. Quand tous fe-
ront ralfemblés en cérémonie , ils pour-
ront être fort polis entre eux j ils fe
traiteront en étrangers. Sitôt qu'il n'y
a plus d'intimité entre les parens , fi-
tôt que la fociété de la famille ne fait
plus la douceur de la vie , il faut bien
recourir aux mauvaifes mœurs pour y
fuppléer. Où eft l'homme afTez ftupi-
de pour ne pas voir la chaîne de tout
cela?
Un père , quand il engendre & nour-
rit des enfans ne fait en cela que le
tiers de fa tâche. 11 doit des hommes
» fon efpece , il doit à la focieté des
iiommes fociablesp il doit des citoyens
jÇS Emile,
à l'Etat. Tout homme qui peut payef
cette triple dette, &'ne le faitpas, eft
coupable, & plus coupable, peut-être,
quand il la paye à demi. Celui qui ne
peut remplir les devoirs de père n'a
point droit de le devenir. 11 n'y a ni
pauvreté , ni travaux , ni refped hu-
main qui le difpenfent de nourrir fes
enfans , & de les élever lui-même.
Lecteurs , vous pouvez m'en croire. Je
prédis à quiconque a des entrailles &
néglige de fi faints devoirs , qu'il ver-
fera long-tems fur fa faute des larmes
ameres , & n'en fera jamais confolé.
Mais que fait cei homme riche , ce
père de famille fi affairé, &: forcé fé-
lon lui de laiffer fes enfans à l'aban-
don ? Il paye un autre homme pour
remplir fes foins qui lui font à charge.
Ame vénale ! crois-tu donner à ton fils
un autre père avec de l'argent ? Ne
t'y trompe point j ce n'eft pas même
un maître que tu lui donnes , c'eft un
valet. 11 en formera bientôt un fécond.
ou DH L EDUCATION. 47
On raifonne beaucoup fur les qua-
lités d'un bon gouverneur. La pre-
mière que j'en exigerois , & celle-U
feule en fuppofe beaucoup d'autres ,
c'eft de n'être point un homme à ven-
dre. Il y a des métiers fl nobles qu'on
ne peut les faire pour de l'argent fans
fe montrer indigne de les faire : tel
efl: celui de l'homme de guerre ; tel ed
celui de l'inftiruteur. Qui donc élèvera
mon enfant :? Je te l'ai déjà dit , toi-
même. Je ne le peux. Tu ne le peux ! ...
Fais-toi donc un ami. Je ne vois point
d'autre reflTource.
Un gouverneur ! ô quelle ame fubli-
me.... en vérité , pour faire un homme ,
il faut être ou père ou plus qu'homme
foi-même. Voilà la fondion que vous
confiez tranquillement à des merce-
naires.
Plus on y penfe , plus on apperçoit
de nouvelles difficultés. Il faudroitque
le gouverneur eût été élevé pour fon
cleve , que fes domeftiques euITenc été
^B È MILE,
ilevés pour leur maître , que tous ceux
qui l'approchent euflfent reçu les im-
prefïïons qu'ils doivent lui communia
quer ; il faudroit d'éducation en édu^
cation remonter jufqu'on ne fait où.
Comment fe peut-il qu'un enfant foie
bien élevé par qui n'a pas été bien
élevé lui-même ?
Ce rare mortel eft-il introuvable ? Je
l'ignore. En ces tems d'avili{Iement,qui
fait à quel point de vertu peut atteindre
encore une ame humaine ? Mais fup-
pofons ce prodige trouvé. C'eû en
confidérant ce qu'il doit faire,que nous
verrons ce qu'il doit être. Ce que je
crois voir d'avance eft qu'un père qui
fentiroit tout le prix d'un bon gou-
verneur prendroit le parti de s'en paf-
fer ; car il mettroit plus de peine à
l'acquérir qu'à le devenir lui-mcme.
Veut-il donc fe faire un ami ? Qu'il éle-
vé fon fils pour l'être j le voilà difpenfé
de le chercher ailleurs , & la nature a
déjà fait la moitié de l'ouvrage.
Quelqu'un
ou DE l'ÉdUCATIOîT, 49
Quelqu'un dont je ne connois que
le rang m'a fait propofer d'élever fon
fils. 11 m'a fait beaucoup d'honneur
fans doute j mais loin de fe plaindre
de mon refus , il doit fe louer de
ma difcrétion. Si javois accepté fon.
offre & que j'eufTe erré dans ma mé-
thode , c'étoit une éducation manquée :
fi j'avois réulli , c'eut été bien pis. Son
fils auroit renié fon titre j il n'eût plus
voulu être Prince.
Je fuis trop pénétré de la grandeur
des devoirs d'un Précepteur , je fens
trop mon incapacité pour accepter ja-
mais un pareil emploi de quelque part
qu'il me foit offert j 8c l'intérêt de l'a-
mitié même, ne feroit pour moi qu'un,
nouveau motif de refus. Je crois qu'a-
près avoir lu ce livre , peu de gens fe-
ront tentés de me faire cette offre , ôC
je prie ceux qui pourroient l'être de
n'en plus prendre l'inutile peine. J'ai
fait autrefois un fuiîifant effai de ce
métier pour être aifuré que je n'y fui$
Tome /# C
5 o Emile,
pas propre , & mon état m'en difpen-
feroit quand mes talens m'en ren-
droient capable. J'ai cru devoir cette
déclaration publique à ceux qui paroif-
fent ne pas m'accorder afTez d'eftime
pour me croire fincere &z fondé dans
mes réfolutions.
Hors d'état de remplir la tâche la
plus utile , j'oferai du moins eflayer de
la plus aifée j à l'exemple de tant d'au-
tres je ne mettrai point la main à l'œu-
vre, mais à la plume, & au lieu de fai-
re ce qu'il faut , je m'efforcerai de le
dire.
Je fais que dans les entreprifes pa-
reilles à celle-ci , l'auteur , toujours à
fon aife dans des fyftèmes qu'il eft dif-
penfé de mettre en pratique , donne
fans peine beaucoup de beaux précep-
tes impoifibles à fuivre , &: que fau-
te de détails & d'exemples , ce qu'il
dit m^mede pratiquable relte fans ufa-
gie , quand il n'en a pas montré l'ap^
jplication*
ou DE l'Éducation. 51
J'ai donc pris le parti de me don-
ner un élevé imaginaire , de me fup-
pofer l'âge, lafanté, les connoilTan-
ces , Ik: tous les talens convenables
pour travailler à fon éducation , de la
conduire depuis le moment de fa naif-
fance jufqu'à celui où devenu homme
fait il n'aura plus befoin d'autre guide
que lui-même. Cette méthode me pa-
roît utile pour empêcher un auteur qui
fe défie de lui de s'égarer dans des vi-
vions j car dès qu'il s'écarte de la pra-
tique ordinaire , il n'a qu'à faire Té-
preuve de la fienne fur fon élevé ; il
fentira bientôt , ou le leéceur fentira
pour lui, s'il fuit le progrès de l'enfan-
ce , &; la marche naturelle au cœur
humain.
.. Voilà ce que j'ai taché de faire dans
toutes Les difficultés qui fe font pré-
fentées.Pour ne pas grolTir inutilement
le livre,. je me fuis contenté de po^
fer les principes dont chacun devoir
fentir la vérité. Mais quant aux règles
Cij
'^i É M ILE,
qui pouvoient avoir befoin de preu-
ves , je les ai toutes appliquées à mon
Emile ou à d'autres exemples, 6c j'ai
fait voir dans des détails très «tendus
comment ce que j'écablilTois pouvoir
être pratiqué : tel eft du moins le plan
que je me fuis propofé de fuivre. C'eft
au ledteur à juger fi j'ai réufîi.
il eft arrivé de-là que j'ai d'abord
peu parlé d'Emile , parceque mes pre-
mières maximes d'éducation , bien que
contraires à celles qui font établies ,
font d'une évidence à laquelle il eft
difficile à tout homme raifonnable de
refufer fon confentement. Mais à me-
fure que j'avance, mon élevé, autre-
ment conduit que les vôtres , n'eft
plus un enfant ordinaire ; il lui faut
wn régime exprès poi^r lui. Alors il
paroît plus fréquemment fur la fcene ,
êc vers les derniers tems je ne le perds
plus un moment de vue jufqu'à ce que,
quoi qu'il en dife, il n'ait plus le moia-;
drç befoin de moi.
ou DE l'EdUCATIONT. 5^
Je ne parle point ici des qualités
d'un bon Gouverneur , je les fuppofe ,
& je me fuppofe moi-même doué de
toutes ces qualités. En lifant cet ou-
vrage on verra de quelle libéralité
j'ufe envers moi.
Je remarquerai feulement , contre
l'opinion commune , que le Gouver-
neur d'un enfant doit être jeune , &
même auffi jeune que peut l'être un
homme fage. Je voudrois qu'il fût
lui-même enfant s'il éroit poffible ,
qu'il pût devenir le compagnon de fon
Elevé, & s'attirer fa confiance en par-
tageant fes amufemens. Il n'y a pas
affez de chofes communes entre l'en-
fance ôc l'âge mûr , pour qu'il fe for-
me jamais un attachement bien folide
à cette diftance. Les enfans flattent
quelquefois les vieillards, mais ils ne
4es aiment jamais.
On voudroit que le Gouverneur eût
■^éja fait une éducation. C'eft trop j
lan même hommç n'en peut faire «[u'u-
C iij
54 Emile,
ne : s'il en falloic deux pour réufïîr , de
quel droit entreprendroit-on la pre-
mière ?
Avec plus d'expérience on fauroit
mieux faire , mais on ne le pourroit
plus. Quiconque a rempli cet état
une fois alfez bien pour en fenrir tou-
tes les peines , ne tente point de s'y
rengager , Se s'il l'a mal rempli la
première fois , c'eft un mauvais préju-
gé pour la féconde.
Il eft fort différent, j'en conviens,
de fuivre un jeune homme durant
quatre ans , ou de le conduire durant
vingt-cinq. Vous donnez un Gouver-
neur à votre fils déjà tout formé ^ moi
je veux qu'il en ait un avant que de
naître. Votre homme à chaque luftre
peut changer d'élevé^ le mien n'en
aura jamais qu'un. Vous diftinguez le
Précepteur , du Gouverneur : autre fo-
lie î Diftinguez- vous le Difciple , de
l'Elevé ? 11 n'y a qu'une fcience à en-
seigner aux enfans j c'eft celle des
Ou DE l'Éducation. 55
devoirs de l'homme. Cette fcience eft
une , &c , quoi qu'ait dit Xenophon de
l'Éducation des Perfes, elle ne fe parta-
ge pas. Au refte , j'appelle plutôt Gou-
verneur que Précepteur le Alaître de
cette fcience j parcequ'il s'agit moins
pour lui d'inftruire que de conduire.
Il ne doit point donner de préceptes ,
il doit les faire trouver.
S'il faut choilir avec tant de foia
le Gouverneur , il lui eft bien permis
de choifir aufîi fon Elevé, fur - touc
quand il s'agit d'un modèle à propo-
fer. Ce choix ne peur tomber ni fur
le génie ni fur le caraârere de l'enfant,
qu'on ne connoît qu'à la fin de l'ou-
vrage , &c que j'adopte avant qu'il
foit né. Quand je pourrois choifir , je
ne prendrois qu'un efprit commun tel
que je fuppofe mon Elevé. On n'a
befoin d'élever que les hommes vul-
gaires j leur éducation doit feule fer-
vir d'exemple à celle de leurs fenibla-
bles. Les autres s'élèvent malgré qu'on
en ait. C iv
5^ Emile;
Le pays n'eft pas indifférent à Ig,
culture des hommes j ils ne font tout
ce qu'ils peuvent être que dans les cli-
mats tempérés. Dans les climats ex-
trêmes le défavantage efl: vifible. Un
homme n'eft pas planté comme un ar-
bre dans un pays pour y demeurer
toujours , & celui qui part d'un des
extrêmes pour arriver à l'autre , eft
forcé de faire le double du chemin que
fait pour arriver au même terme celui
qui part du terme moyen.
Que l'habitant d'un pays tempéré par-
coure fucceiîîvement les deux extrê-
mes , fon avantage efb encore évident :
car bien qu'il foit autant modifié que
celui qui va d'un extrême à l'autre, il
s'éloigne pourtant de la moitié moins
de fa conftitution naturelle. Un Fran-
çois vit en Guinée ôc en Lapo-
nie j mais un Nègre ne vivra pas de
même à Tornea , ni un Samoyéde au
Bénin. Il paroît encore que l'orga-
ïiifacion du cerveau eft moins paifaitç
ou DE l'Éducation. 57
aux deux extrêmes. Les Nègres ni les
Lapons n'ont pas le fens des Euro-
péens. Si je veux donc que mon élevé
puiife être habitant de la terre , je le
prendrai dans une zone tempérée , en
Prance, par exemple, plutôt qu'ailleurs.
Dans le Nord les hommes confom-
ment beaucoup fur un fol ingrat ;
dans le Midi ils confomment peu fut
un fol fertile. De - là naît une nou-
velle différence qui rend les uns laba-
rieux Se les autres contemplatifs. La-
fociété nous ofïre en un même lieu ri-
mage de ces différences entre les pau-
vres & les riches. Les premiers habi-
tent le fol ingrat , ôc les autres le pays
fertile.
Le pauvre n'a pas befoin d'éduca-
tion • celle de fon état eft forcée , il
jî^en fauroit avoir d'autre : au con-
traire , l'éducation que le riche reçoit
de fon état eft celle qui lui convient
le moins & pour lui-même & pour
la fociété. D'ailleurs l'éducation na-
C y
58 Emile,
Tiuelle doit rendre un homme propre
à toutes les conditions humaines : or
il eft moins raifonnable d'élever un
pauvre pour être riche qu'un riche
pour être pauvre ; car à proportion du
nombre des deux états , il y a plus de
ruinés que de parvenus. ChoififiTons
donc un riche : nous ferons fûrs au
moins d'avoir fait un homme de plus ,
au lieu qu'un pauvre peut devenir
homme de lui-même.
Par la même raifon , je ne ferai pas
fâché qu'Emile ait de la nailfance. Ce
fera toujours une viétime arrachée au
préjugé.
Emile eft orphelin. Il n'importe
qu'il ait fon père Se fa mère. Charge
de leurs devoirs , je fuccede à tous leurs
droits. Il doit honorer fes parens, mais
il ne doit obéir qu'à moi. C'eft ma pre-
mière ou plutôt ma feule condition.
J'y dois ajouter ^celle-ci, qui n'en
eft qu'une fuite , qu'on ne nous ôtera
jamais l'un à l'autre que de notre con-
ou DE l'Éducation. 59
fenteilient. Cette claufe eftelTencielle,
êc je voudrois même que l'Elevé & le
Gouverneur fe regardalTent tellement
comme inféparables , que le fort de
leurs jours fût toujours entre eux un
objet commun. Sitôt qu'ils envifagent
dans l'éloignement leur féparation ,
fîtôt qu'ils prévoient le moment qui
doit les rendre étrangers l'un à l'autre,
ils le font déjà : chacun faitfon petit
iyftême à part , & tous deux , occupés
du tems où ils ne feront plus enfem-
ble, n'y refient qu'à contre-coeur. Le
Difciple ne regarde le Maître que
comme l'enfeigne Sc le fléau de l'en-
fance j le Maître ne regarde le Difci-
ple que comme un lourd fardeau dont
il brûle d'être déchargé : ils afpirent
de concert au moment de fe voir dé-
livrés l'un de l'autre , ôc comme il n'y
a jamais entre eux de véritable atta-
chement , l'un doit avoir peu de vigi-
lance, l'autre peu de docilité.
Mais quand ils fe regardent comme
C vi
éo Emile,
devant palTer leurs jours enfemble,!!
leur importe de fe faire aimer l'un de
l'autre , &: par cela même ils redevien-
nent chers. L'Elevé ne rougit point
de fuivre dans fon enfance Tami qu'il
doit avoir étant grand ^ le Gouver-
iieur prend intérêt à des foins dont il
doit recueillir le fruit, &: tout le mérite
qu'il donne à fon Elevé ell un fond
qu'il place au profit defes vieux jours.
Ce traité fait d'avance fuppofe un
accouchement heureux , un enfant
bien formé , vigoureux & fain. Un
père n'a pomtde choix & ne doit point
avoir de préférence dans la famille
que Dieu lui donne : tous fes enfans
font également fes enfans j il leur doit
à tous les mêmes foins £c la même
tendrelTe. Qu'ils foient eftropiés ou
non , qu'ils foient languiiîàns ou ro-
buOies , chacun d'eux eft un dépôt don?
il doit compte à la main dont il le
tient , & le mariage eft un contrat fait
avec la nature aufli bien qu'entre les
conjoistsi
bu ï^E l'Éducation. et
Mais quiconque s'impofe un de-
voir que la nature ne lui a point im-
pofé doit s'afTurer auparavant des
moyens de le remplir j autrement il
fe rend comptable , même de ce qu'il
n'aura pu faire. Celui qui fe charge
d'un Elevé infirme & valétudinaire ,
chanee fa fonction de Gouverneur en
celle de Garde-malade j il perd à foi-
gner une vie inutile le tems qu'il def-
tinoit à en augmenter le prix ; il s'ex-
pofe à voir une mère éplorée lui repro-
cher un jour la mort d'un fils qu'il lui
aura long- tems confervé.
Je ne mechargerois pas d'un enfant
maladif & cacochime , dût - il vivre
quatre - vingts ans. Je ne veux point
d'un élevé toujours inutile à lui-
même &z aux autres , qui s'occupe uni-
quement à fe conferver , & dont le
corps n uife à l'éducation de l'ame.
Que ferois-je en lui prodigant vaine-
ment mes foins , finon doubler la perte
4e la fociété &z lui ôter deux hommes
ë*! Emile,
pour un ? Qu'un autre à mon défaut Ce
charge de cet infirme , j'y confens , &
j'approuve fa charité j mais mon ta-
lent à moi n'eft pas celui-là : je ne
fais point apprendre à vivre à qui ne
fonge qu'à s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vi-
gueur pour obéir à l'ame : lui bon fer-
viteur doit être robufte. Je lais que
l'intempérance excite les paflions j elle
exténue aufli le corps à la longue , les
macérations , les jeûnes produifent
fouvent le même effet par une caufe
oppofée. Plus le corps eft foible, plus
il commande j plus il eft fort , plus il
obéit. Toutes les pallions fenfuelles
logent dans des corps efféminés ; ils
s'en, irritent d'autant plus qu'ils peu-
vent moins les fatisfaire.
Un corps débile affoiblit l'ame. De-
là l'empire de la Médecine , art plus
pernicieux aux hommes que tous les
maux qu'il prétend guérir. Je ne fais,
pour moi , de quelle maladie nous
ou DE l'Éducation. t(f^
guérilTent les Médecins , mais je fais
qu'ils nous en donnent de bien funef-
tes j la lâcheté , la pufillaninnté , la
crédulité , la terreur de la mort : s'ils
guérilTent le corps , ils tuent le coura-
ge. Que nous importe qu'ils falTenc
marcher des cadavres ? Ce font des
hommes qu'il nous faut , & l'on n'en
voit point fortir de leurs mains.
La Médecine eft à la mode parmi
nous ; elle doit l'être. C'eft l'amufe-
raent des gens oififs & défœuvrés , qui
ne fâchant que faire de leur tems le
paiïent à fe conferver. S'ils avoient eu
le malheur de naître immortels , ils
feroient les plus miférables des êtres.
Une vie qu'ils n'auroient jamais peur
de perdre ne feroit pour eux d'aucun
prix. Il faut à ces gens-là des Méde-
cins qui les menacent pour les flatter ,
&c qui leur donnent chaque jour le feul
plaifîr dont ils foient fufceptibies j ce-
lui de n'être pas morts.
Je n'ai nul deffein de m'étendre ici
ff 4 È .\f ILE,
fur la vanité de la Médecine. Mort
objet n'eft que de la confiderer par le
côté moral. Je ne puis pourtant m'em-
pêcher d'obferver que les homme font
fur fon ufage les mêmes fophifmes que
fur la recherche de la vérité. Ils fup-
pofent toujours qu'en traitant un ma^-
lade on le guérit , & qu'en cherchant
iine vérité on la trouve : ils ne voient
pas qu'il faut balancer l'avantage d'une
guérifon que le Médecin opère, par la
mort de cent malades qu'il a tués , ôc
l'utilité d'une vérité découverte , par
le tort que font les erreurs qui pafTent
en mcme-tems. La Science qui inf-
crui-t &c la Médecine qui guérit font
fort bonnes, fans doute ^ mais la Scien-
ce qui trompe &: la Médecine qui tue
font mauvaifes. Apprenez-nous donc
à les diftinauer. Voilà le nœud de la
queftion : fi nous favions ignorer la
vérité, nous ne ferions jamais les du^
pes du menfonge j lî nous favions ne
vouloir pas guérir malgré la nature ,
bu DE l'Éducation. 6^
iions ne mourrions jamais par la main
du Médecin. Ces deux abftinences
feroienr fages ; on gagneroit évidem-
ment à s'y foumettre. Je ne difpure
donc pas que la Médecine ne foit utile
à quelques hommes , mais je dis qu'el-
le eft funefte au genre humain.
On me dira , comme on fait fans
ceffe , que les fautes font du Médecin ,
inais que la Médecine en elle-même
eft infaillible. A la bonne heure ;
inais qu'elle vienne donc fans le Mé-
decin : car tant qu'ils viendront en-
femble, il y aura cent fois plus à crain-
dre des erreurs del'artifte , qu'à efperer
du fecours de l'art.
Cet art menfonger , plus fait pour
les maux de l'efprit que pour ceux du
corps , n'efl pas plus utile aux uns
qu'aux autres : il nous guérit moins de
nos maladies qu'il ne nous en imprime
l'effroi. Il recule moins la mort qu'il
jie la fait fentir d'avance j il ufe la
yie au lieu de la prolonger : & quand
66 Emile ,
il la prolongeroit , ce ieroit encore axt'
préjudice de refpece j puifqa'il nous
ôre à la fociété par les foins qu'il nous
impofe, ^rà nos devoirs parles frayeurs
qu'il nous donne. C'eft la connoilTan-
ce des dangers qui nous les fair crain-
dre : celui qui fe croiroic invulnéra-
ble n'auroitpeur de rien. A force d'ar-
mer Achille contre le péril , le Poète
lui ôre le mérite de la valeur : tout
autre à fa place eût été un Achille au
même prix.
Voulez- vous trouver des hommes
d"un vrai courage ? cherchez-les dans
les lieux où il n'y a point de Médecins,
où l'on i2;nore les conféquences des
maladies , &z où Ton ne fonge guère
à la mort. Naturellement l'homme fait
foufïrir conftamment , ôc meurt en
paix. Ge font les Médecins avec leurs
ordonnances , les Fhilofophes avec
leurs préceptes , les Prêtres avec leurs
exhortations , qui TavililTent de cœur,
^ lui font défapprendre à mourir.
ou DE l'Éducation. Cj
Qu'on me donne donc un élevé qui
n'ait pas befoin de tous ces gens-là,
ou je le refufe. Je ne veux point que
d'autres gâtent mon ouvrage : je veux
l'élever feul, ou ne m'en pas mêler. Le
fage Locke, qui avoit pafTé une par-
tie de fa vie à l'étude de la Médecine,
recommande fortement de ne jamais
droguer les enfans , ni par précaution^
ni pour de légères incommodités. J'i-
rai plus loin , &• je déclare que n'ap-
pellant jamais de Médecin pour moi,
je n'en appellerai jamais pour mon
Emile , à moins que fa vie ne foit
dans un danger évident ; car alors il
ne peut pas lui faire pis que de le tuer.
Je fais bien que le Médecin ne man-
quera pas de tirer avantage de ce délai.
Si l'enfant meiirt, on l'aura appelle
trop tard ; s'il réchappe , ce fera lui
qui l'aura fauve. Soit : que le Médecin
triomphe •, mais fur- tout qu'il ne foie
appelle qu'à l'extrémité.
faute de favoir fe guérir , que l'en-^
^8 É M I L £ ,
fant fâche être malade ; at art fiip-
plée à l'autre, ôc fouvent réuffit beau-
coup mieux ; c'eft lart de la nature.
Quand l'animal eft malade , il fouf-
fre en filence de fe tient coi : or on
fie voit pas plus d'animaux languif-
fans que d'hommes. Combien l'impa-
tience , la crainte, l'inquiétude, &
jfur-tout les remèdes ont tué de gens
que leur maladie auroit épargnés , Se
que le tems feul auroit guéris ? On me
dira que les animaux vivant d'ime ma-
nière plus conforme à la nature , doi-
vent être fujets à moins de maux que
nous. Hé ! bien, cette manière de vivre
eft précifément celle que je veux don-
ner à mon élevé j il en doit donc tirer
le même profit.
La feule partie utile de la Médecine
eft l'hygiène. Encore l'hygiène eft-elle
moins ime fcience qu'une vertu. La
tempérance Se le travail font les deux
vrais Médecins de l'homme : le tra-
.yail aiguife fon appétit , ôc la tempe-
ou DE l'Éducation". ^^
tance l'empêche d'en àbufer.
Pour favoir quel régime eft le plus
utile à la vie & à la fanté , il ne fauc
qu€ favoir quel régime obfervenr les
Peuples qui fe portent le mieux, font
les plus robuftes , & vivent le plus
long-tems. Si par les obfervations gé-
nérales on ne trouve pas que l'ufage
de la Médecine donne aux bommes
une fanté plus ferme ou une plus lon-
gue vie ; par cela même que cet art
n'eft pas utile il eft nuifîble , puifqu'il
emploie le tems , les hommes & les
chofes à pure perte. Non-feulement le
tems qu'on palTe à conferver la vie
étant perdu pour en ufer , il l'en faut
déduire j mais quand ce tems eft em-
ployé à nous tourmenter ,il eft pis que
nul, il eft négatif j & pour calculet
équitablement , il en faut ôter autant
de celui qui nous refte. Un homme qui
vit dix ans fans Médecins , vit plus
pour lui-même èc pour autrui , que
celui qui vit trente ans leur vi^i-
70 Emile,
me. Ayant fait l'une oc l'autre épreuve,
je me crois plus en droit que perfonne
d'en tirer la conclufîon.
Voilà mes raifons pour ne vouloir
qu'un Elevé robufte & fain , & mes
principes pour le maintenir tel. Je ne
m'arrêterai pas à prouver au long l'u-
tilité des travaux manuels de des
exercices du corps pour renforcer
le tcmpéramment Se la faute j c'eft ce
que perfone ne difpute : les exemples
des plus longues vies fe tirent prefque
tous d'hommes qui ont fait le plus
d'exercice, qui ont fupporté le plus de
fatigue ôc de travail". Je n'entrerai pas.
* En voici un exemple tiré des papiers anglois , le-
quel je ne puis m'empèclier de rapporter , tant il ofi're
de réHexions à fair^ relatives à mon ûijet.
35 Un Particulier nommé Patrice Oneil , né en
ïî 1647 , vient de fe rem-irier en 1760 pour la fcptîe-
îî me fois. Il fervit dans les Dragons la dix feptiemc
3> année du rcgae de Charles H , & dans di^érens corps
5) jufqu'en 1740 qu'il obtint foa congé. Il a fait tou-
s> tes les Campagnes du Roi Guillaume & du Duc de
5î Malboroiîgh. Cet homme n'a jamais bu que de la
j)t bicrire ordinaire ; il s'eft toujours nourii de végé-
ou DE l'Éducation". 71
non plus , dans de longs détails fur les
foins que je prendrai pour ce feul ob-
jet. On verra qu'ils entrent (i nécelTai-
rement dans ma pratique , qu'il fuffic
d'en prendre refpric pour n'avoir pas
befoin d'autre explication.
Avec la vie commencent les befoins
Au nouveau né il faut une nourrice.
Si la mère confent à remplir fon de-
voir , à la bonne heure ; on lui donne-
ra fes directions par écrit : car cet
avantage a fon contre-poids & rient
le Gouverneur un peu plus éloigné de
ion élevé. Mais il eft à croire que l'in-
térêt de l'enfant , & l'eftime pour c^-
lui à qui elle veut bien confier un dé-
sj taux, &: n'a mangé de If viande que dans quelques
35 repas qu'il donnoit à fa famille. Son ufage a tou-
» jours été de fe lever & de fe coucher avec le SoLil ,
^5 à moins que fes devoirs ne l'en aient empêché. Il
3-) efl à préfent dans fa cent treizième année , enren-
55 dant bien , fe portant bien , & marchant fans
n canne. Malgré fon grand âge , il ne refte pas un
35" feul moment oilTf , ôc tous les Dimanches ii va à fa
S) ParoilTe accompagné de fes enfans , petits enfans,
3> & artiere petits-enians.
"Jt Jb M I L E ,
pot fi cher , rendront la mère attenti-
ve aux avis du maître j &: tout ce
qu'elle voudra faire, on eft sûr qu'elle
le fera mieux qu'une autre. S'il nous
faut une nourrice étrangère , commen-
çons par la bien choifir.
Une des miferes des gens riches eft
d'être trompés en tout. S'ils jugent mal
des lionimes , faut-il s'en étonner ? Ce
font les richelTes qui les corrompent ^
& par un jufte retour , ils fentent les
premiers le défaut du feul inftrument
qui leur foit connu. Tout eft mal fait
chez eux , excepté ce qu'ils y font eux-
mêmes , & ils n'y font prefque jamais
rien. S'agit il de chercher une nourri-
ce , on la fait choifir par l'Accoucheur,
Qu'arrive-t-il de-là ? que la meilleure
eft toujours celle qui l'a le mieux payé.
Je n'irai donc pas confulter un Accou-
cheur pour celle d'Emile ; j'aurai foin
de la choifir moi-même. Je ne raifon-
îierai peut-^tre pas U-defTus fi diferte-
lîient qu'un Chirurgien j mais à coup
ou Dî l*Educâtion. 7$
^ûr je ferai de meilleure foi , ôc mon
zèle me trompera moins que fon ava-
rice.
Ce choix n'eft point un fi grand mif-
tere j les règles en font connues : mais
je ne fais fi l'on ne devroit pas faire
un peu plus d'attention à l'âge du laie
auffi bien qu'à fa qualité. Le nouveau
laiteft tout-à-fait fereux^ildoit prefqu'-
être apéritif pour purger les reftes du
rmconium épaiffi dans les inteftins de
l'enfant qui vient de naître. Peu-à-
peu le lait prend de la confiftance &
fournit une nourriture plus folide à
l'enfant devenu plus fort pour la di-
gérer. Ce n'eft sûrement pas pour rien
que dans les femelles de toute efpece
la nature change la confiftance du lait
félon l'âge du nourriiïon.
II faudroit donc une nourrice nou-
vellement accouchée à un enfant nou-
vellement né. Ceci a fon embarras,
je le fais : mais fitôt qu'on fort de
l'ordre naturel , tout a fcs einbarraj^
Tome L D
74 E M I L I,
pour bien faire .Le feul expédient com-»
mode cft de faire mal j c'eft aulîî celui
qu'on choifît.
Il faudroit une nourrice aufiî faine
de cœur que de corps : l'intempérie
des pafïîons peut comme celle des
humeurs altérer fon lait j de plus
s'en tenir uniquement au phyfique,
c'ell ne voir que la moitié de l'objet.Le
lait peut être bon , & la nourrice mau-
vaife ^ un bon caradere eft aufli effen-
tiel qu'un bon rempéramment. Si l'on
prend une femme vicieufe , je ne dis
pas que fon nourrilïon contradbera fes
vices , mais je dis qu'il en pâtira. Ne
lui doit-elle pas, avec fon lait, dQs
foins qui demandent du zèle , de la pa-
tience , de. la douceur , de la propreté ?
{î elle eft gourmande , intempérante,
elle aura bien-tôt gâté fon lait ; fi
elle eft négligente ou emportée , que
va devenir à fa merci un pauvre mal-
heureux qui ne peut ni fe défendre,
jai fe plaindre ? Jamais en quoi que ce
ou DE LtDUCATIOK. yj
puifle être les méchans ne font bons â
rien de bon.
Le choix de la nourrice importe
d'autant plus , que fon nourritTon ne
doit point avoir d'autre gouvernante
qu'elle , conlme il ne doit point avoir
d'autre Précepteur que fon Gouver-
neur. Cet ufageétoit celui des Anciens,
moins raifonneurs & plus fages que
nous. Après avoir nourri des enfans de
leur fexe les nourrices ne lesquittoienc
plus. Voilà pourquoi dans leurs pièces
de théâtre la plupart des confidentes
font des nourrices. Il eft iînpofîiblc
qu'un enfant qui paflTe fucceflivement
par tant de mains diftérentes foit ja-
mais bien élevé. A chaque changement
il fait de fecrettes comparaifons qui
tendent toujours à diminuer [on efti-
me pour ceux qui le gouvernent , &
conféquemment leur autorité fur lui.
S'il vient une fois àpenfer qu'il y a ds
grandes perfonnes qui n'ont pas plus
de xaifon que des enfans , toute Tau»
Dij
fè Emile,
torité de l'âge eft perdue , ^ l'éduca-;
tion manquée. Un enfant ne doit con-
31 dîcre d'autres fupérieurs que fon père
8i fa mère , ou à leur défaut fa Nour-
rice & fon Gouverneur : encore eft-
ce déjà trop d'un des deux j mais ce
partage eft inévitable , & tout ce qu'on
peut faire pour y remédier , eft que les
perfonnes des deux fexes qui le gou-
vernent , foient il bien d'accord fur
fon compte que les deux ne foient
qu'un pour lui.
Il faut que la nourrice vive un peu
plus commodément , qu'elle prenne
des alimens un peu plus fubftanciels,
mais non qu'elle change tout-à-fait de
manière de vivre j car un changement
prompt &: total , même de mal en
mieux , eft toujours dangereux pour la
fanté \ Se puifque fon régime ordinaire
l'a laiftee ou rendue faine & bien conf-i
tituée , à quoi bon lui en faire chau<*
^er?
Les Payfanes mangeât moins dg
ou DE l'Éducation. 77
viande & plus de légumes que les fem-
mes delà ville j ce régime végétal pa-
roîr plus favorable que contraire à elles
Se à leurs enfans. Quand elles ont des
nourrilTons Bourgeois on leur donne
des pot-au-feux , perfuadé que le po-
tage & le bouillon de viande leur font
Un meilleur cliile &: fourninTent plus
de lait. Je ne fuis point du tout de ce
fentiment , Se j'ai pour moi l'expé-
rience j qui nous apprend que les en-
fans ainfi nourris font plus fujets à la
colique & aux vers que les autres.
Cela n'eft guère étonnant , puifque
la fubftance animale en putréfaction
fourmille de vers , ce qui n'arrive pas
de même à la fubftance végétale. Le
lait , bien qu'élaboré dans le corps
de l'animal efc une fubftance végéta-
le (10) j fon analyfe le démontre ; il
tourne facilement à l'acide , &c , loin.
(10) Les femmes mangent du pain ^ des légumes , du
laitage : les femelles des cliiens 6c des chats en mari.,
gent auffi ; les louves mêmes paiflent. Voilà des fucs
yégétaux poar leur lait j refte à examiner celui des eC
D iij
78 Emile,
âe donner aucun veftige d'alcali vo-
latile , comme font lesfubflances ani*
maies, il donne comme les plantes un
fel neutre elenciel.
Le lait des femelles herbivores eft plus
doux Se plus flilutaire que celui des
carnivores. Formé d'une fubftance ho-
mogène à la lîenne, il en conferve
mieux fa nature , ôc devient moins
fujer d la putrefa(flion. Si l'on regarde
a la quantité , chacun fait que les fa-
rineux font plus de fang que la vian-
de ; ils doivent donc faire aulli plus
de lait. Je ne puis croire qu'un enfant
qu'on ne févreroit point trop tôt , ou
qu'on ne févreroit qu'avec des nourri-
tures végétales , Se dont la nourrice ne
vivroit aufll que de végétaux, fût ja-
mais fujet aux vers.
11 fe peut que les nourritures végé-
tales donnent un lait plus prompt à
s'aigrir ; mais je fuis fort éloigné de
peces qui ne peuvent abfolument Ce nourrir que de chair^j
s'il y en a de telles ; ile (^uoi je douie.
ou DE l'Éducation. 79
regarder le lait aigri comme une nour-
riture mal faine : des Peuples entiers
qui n'en ont point d'autre s'en trou-
vent fort bien , &c tout cet appareil
d'abforbans me paroît une pure char-
latanerie. Il y a destempéramens aux-
quels le lait ne convient point, ôc
alors nul abforbant ne le leur rend fup-
portable ; les autres le fupportent
fans abforbans. On craint le lait trié
ou caillé j c'eft une folie , puif-
qu'on fait que le lait fe caille tou-
jours dans l'eftomac. C'eft ainfi qu'il
devient un aliment aflez folide pour
nourrir les enfans , ôc les petite des
animaux : s'il ne fe cailloit point ,
il ne feroit que pafler , il ne les nour-
riroit pas ( * ). On a beau couper
le lait de mille manières , ufer de mille
( * ) Bien que les fucî qui nous nouaiflenc foient
en liqueur , ils doivent être exprimés d'aliinens foli-
des. Un homme au travail qui m vivroit que de bouil-
lon dépériroic très prompcemenr. Il fe fouciendroil beau*
coup mieux avec du lait , parcequ'ii fe caille.
Div
So É M r L î 5
abforbans , quiconque mange du kîîf
digère du fromage ; cela eft fans ex-
ception. L'eftomac eft fi bien fait pour
cailler le lait , que c'eft avec l'eftomac
de veau que fe fait la préfure.
Je penfe donc qaau lieu de changer
la nourriture ordinaire des nourrices,
il fufïît de la leur donner plus abon-
dante , &: mieux choifie dans (on ef-
pece. Ce n'eft pas par la nature des
alimens que le maigre échauffe. C'eft
leur affaifonnemenr feul qui les rend
mal-fains. Réformez les régies de vo-
tre cuifine • n'ayez ni roux ni friture*,
que le beurre , ni le fel , ni le laitage
ne pafTent point fur le feu ; que vos
légumes cuits à l'eau ne foient affair
fonnés qu'arrivant tout chauds fur la
table j le maigre , loin d'échauffer la
nourrice , lui fournira du lait en abon-
dance &: de la meilleure qu-ilité (i i).
(il. Ceuxtjui voudront dii'cutcr plus au long les aran.
rages &: les inconvéniens du régime Pithagoricien, pour-
ront confuker les Traités que les Doifleurs Cocchi,Scl5ianj
«hifon advcrfaire ont faits fur cet important fujet^
ou DE l'Edusation, 8i
Se pourroit-il que , le régime végétal
étant reconnu le meilleur pour l'en-
fant , le régime animal fût le meilleur
pour la nourrice ? il y a de la con-
tradition à cela.
C'eft fur-tout dans les premières
années de la vie ^ que l'air agit fur la
conftitution des enfans. Dans une peaa
délicate Se molle il pénètre par tous les
pores , il affecte puilfamment ces corps
naiflans , il leur lailfe des impreflions
qui ne s'effacent point. Je ne ferois^
donc pas d'avis qu'on tirât une pa/fa-
ne de fon village pour l'enfermer en
ville dans une chambre y. 8c faire nour-
rir l'enfant chez, foi. J'aime mieux qu'il
aille refpirer le bon air de la campa-
gne , qu'elle le mauvais air de la ville^.
îl prendra l'état de fa nouvelle mère ^
il habitera fa maifon ruftique , ôc fou
Gouverneur l'y fuivra. Le leâ:eur fe
fouviendra bien que ce gouverneur n'efl
pas un homme à gage , c'eft l'ami du
£616. Mais qiiand cet ami ne fe trouv q
Dv
8 1 Emile,
pas ; quand ce tranfporr n'eft pas faci-
le ; quand rien de ce que vous confeil-
lez n'eft faifable , que faire à la place ,
me dira-t-on ?.. . .Je vous l'ai déjà
dit j ce que vous faites : on n'a pas be-
foin de confeil pour cela.
Les hommes ne font point faits pour
ctre entaffés en fourmilières, mais épars
fur la terre qu'ils doivent cultiver. Plus
ils fe raflemblenr , plus ils fe corrom-
pent. Les infirmités du corps , ainiî
que les vices de l'ame , font l'infailli-
ble effet de ce concours trop nombreux.
L'homme eft de tous les animaux celui
qui peut le moins vivre en troupeaux.
Des hommes entaffés comme des mou-
tons périroien t tous en très peu de tems.
L'haleine de l'homme eft mortelle à
fes femblables : cela n'eft pas moins
vrai , au propre, qu'au figuré.
Les villes font le gouffre de l'efpece
humaine. Au bout de quelques géné-
rations , les races périifent ou dégé-
oerent j il faut les renouveller , Ôc c'ed
ou DE l'Éducation. 8^
toujours la campagne qui fournit à ce
renouvellement. Envoyez donc vos en-
fans fe renouveller , pour ainfi dire ,
eux-mêmes , ôc reprendre au milieu
des champs , la vigueur qu'on perd dans
l'air mal fain des lieux trop peuplés.
Les femmes grolTes qui font à la cam-
pagne fe hâtent de revenir accoucher
à la ville ; elles devroient faire tout le
contraire j celles fur-tout qui veulent
nourrir leurs enfans. Elles auroient
moins à regretter qu'elles ne penfent ;
& dans un féjour plus naturel à l'ef-
pece , Iqs plaifirs attachés aux devoirs
de la nature leur ôteroient bientôt le
goût de ceux qui ne s'y rapportent pas.
D'abord après l'accouchement on la-
ve l'enfant avec quelque eau tiède oii
l'on mcle ordinairement du vin. Cette
addition du vin me paroît peu nécef-
faire. Comme la nature ne produit rien
de fermenté , il n'eft pas à croire que
l'ufage d'une liqueur artificielle impor-
te à la vie de fes aéatures»
D vj
§4 É M I L £ ,
Par la même raifon , cette précan-
- tion de faire tiédir l'eau n'eft pas non
plus indifpenfable, de en effet des mul-
titudes de peuples lavent les enfans
nouveaux nés dans les rivières ou à la
mer fans autre façon : mais les nôtres,
amolis avant que de naître par la mo-
lefTe des pères &c des mères , apportent
en venant au monde un tempérament
déjà gâté , qu'il ne faut pas expofer
d'abord à toutes les épreuves qui doi-
vent le rétablir. Ce n'eft que par dé-
grés qu'on peut les ramener à leur vi-
gueur primitive. Commencez donc
d-'abord par fuivre l'umge , & ne vous
en écartez que pcu-à-peu. Lavez fou-
vent les enfans j leur malpropreté en
montre le befoin : quand on ne fait que
les efiuyer , on les déchire. Mais à me-
fure qu'ils fe renforcent , diminuez par
degré la tiédeur de l'eau , jufqu'à ce
qu'enfin vous les laviez été & hiver à
l'eau froide &: même glacée. Comme
pour ne pas les expofer, il importe c^ue
otj DE l'Education. 85
cette diminution foi t lente , fucceflive
Se infenfible , on peut fe fervirdu ther-
momètre pour la mefurer exaélementr.
Cet ufage du bain une fois établi ne
doit plus être interrompu , 8c il impor-
te de le earder toute fa vie. Je le con-
fidere , non-feulement du côté de la
propreté &c de la fanté aduelle , mais
aufli comme ume précaution faiutaire
pour rendre plus flexible la texture des.
fibres j 3c les faire céder fans effort ôc
fans rifqtïeaux divers dégrés de cha-
leur ôc de froid. Pour cela je voudroir
qu'en grandiiTant on s'accoutumât peu-
à'peu à fe baigner , quelquefois dans
des eaux chaudes à tous les dégrés fup-
portables , & fouveni dans des eaux"
froides à. tous les dégrés poflibles. Ainfi
après s'être habitué à fupporter les di-
verfes températures de l'eau , qui étant
un fluide plus denfe , nous touche par
plus de points ôc nous affede davan-
tage , on deviendroit prefque infea-:
^ble à celles de. l'aÎL .
8(> Emile,
Au moment que l'enfant refpire en
forçant de fes envelopes , ne fouffrez
pas qu'on lui en donne d'autres qui le
tiennent plus à l'étroit. Point de têtiè-
res , point de bandes, point de mail-
lot j des langes flottans & larges , qui
laiHent rous (qs membres en liberté y
Se ne foient , ni aflez pefans pour gè^
ner fes mouvemens , ni affez chauds
pour empêcher qu'il ne fente les im-
preflions de l'air ( 12 ). Placez-le "'ans
un grand berceau (13) bien rembour-
ré où il puide fe mouvoir à l'aife &c fans
danger. Quand il commence à fe for-
tifier , laiflez-le ramper par la cham-
bre ; laiflez-lui développer , étendre
fes petits membres , vous les verrez fe
(11) Onétoiiffè lesenfans dansles Villes à force de
les tenir renfermés 8c vécus. Ceux qui les gouvernent
en font encore â favoir que l'air froid loin de lenr
faire du mal les renforce, & que faic chaud les affoi-
blit , leur donne !a fièvre &: les rue.
(15) Je disu'j btrcea-. pour employer un mot ufité, faute
d'autre : car d'ailleurs je fuis pcrfuadc qu il n'eft ja-
mais nccelTairc de bercer les enfans , 6c <iue cet uTagc
leur cil fotiveut peroickux.
ou DE l'Éducation. 87
tenforcer de jour en jour. Comparez-le
avec un enfanr bien emmailloté du mê-
me âge, vous ferez étonné de Ix dif-
férence de leur progrès (14).
{14) « Les anciens Péruviens laiiïoicnt les bras li
» bres aux enfans dans un maillot fort large ; lorfqu'ils
S5 les en tiroient ils les mectoient en liberté dans un
35 trou fait en terre & garni de linges , dans lequel ils
yi les Jefcendoient jiifqu'à la moitié du corps i de cette
31 façon ils avoienc les bras libres , &C ils pouvoient
35 mouvoir leur tête & fléchir leur corps à leur gré
3î fans tomber & fans feblefîer : dès qu'ils pouvoicnc
55 faire un pas , on leur préfentoit la mammclle d'un
ij peu loin , comme un appas pour les obliger à mar-
3j cher. Les petits Nègres font quelquefois dans une
3> fituation bien plus fatigante pour téter ; ilsembraf-
35 fent l'une des hanches de la mère avec leurs genoux
53 & leurs pieds , & ils la ferrent fi bien qu'ils peuvent
5) s'y foutenir fans le fecours des bras de la mère ; ils
33 s'attachent à la mammclle avec leurs mains , &c ils
5) la fucenr conftamment fans fe déranger & fans tom-
33 ber , malgré les diffi'rens mouvemens de la mère,
33 qui per.dant ce tems travaille à fon ordinaire. Ces
33 enfans comraencerrt à marcher dès le fécond mois ,
i-, ou plutôt à fe traîner fur les genoux & fur les
j3 mains , cet exercice leur donne pour la fuite la fa-»
33 cilité de courir dans cette fituation prefque auffi rîte
33 que s'ils étoient fur leurs pieds Hiji. Nat. T. IV-
in-iz , poRt 19Z.
A ces exemples M. de Bufîon auroit pu ajouter celui
de l'Angleterre , où 1 extravagante èc barbare pratique
du maillot s'abolit de jour en jour. Voyez aulTi la
loubere , Voyage de Siara , le Sieur le Beau, Voyagé
88 É M I L E y
On dûir s'attendre à de grande; op»
pofitions de la part des Nourrices à
qui l'enfant bien garrotédonne moing
de peine que celui qu'il faut veiller
incelTamment. D'ailleurs fa mal-pro-
preté devient plus fenfible dans ^ un
habit ouvert ; . il faut le nettoyer plus-
fouvent. Enfin, la coutume eil: un ar-
gument qu'on ne réfutera jamais enr
certains pays au gré du peuple de tous
les états.
Ne raifonnez point avec les Nour-
rices. Ordonnez , voyez faire , de n'é-
pargnez rien pour rendre aifés dans
la pratique les foins que vous aurez
prefcrits. Pourquoi ne les partageriez-
vous pas ? Dans les nourritures or-
dinaires où l'on ne regarde qu'au pJiy-
/îque, pourvu que l'enfant vive &: qu'il
ne déperiffe point , le refte n'importe-
gueres : mais ici où l'éducation com-
mence avec la vie , en naiflfant Ten-
du Canada, fcc. 7c remplirois vingt pages de citacions>
il javoii b2foiii ds cojifîrracr ceci pai des faits.
ou DE l'ÉdUCATIOîT» $9^
fant eft déjà difciple , non du Gouver-
neur , mais delanauure. Le Gouver-
neur ne fait qu'étudier fous ce premier
Maî'-re & empêcher que fes foins ne
fuient contrariés. 11 veille le nourrif-
fon, il l'obferve, il le fujtj il épie
avec vigilance la première lueur de
fon foible entendement, comme aux
approches du premier quartier les Mu-
fulmans épient l'inftant du lever de la
lune.
Nousnaiffons capables d'apprendre,
mais ne fâchant rien , ne connoiiTanr
rien. L'ame, enchaînée dans des orga-
nes imparfaits & demi-formés, n'a paj
même le fentiment de fa propre exif-
tence. Les mouvemens , Iqs cris de
l'enfant qui vient de naître font
des effets purement mécaniques , dé-
pourvus de connoifïance & de volonté.
Suppofons qu'un enfant eût à fa naif-
fance la ftature ôc la force d'un hom-
me fait, qu'il {oYtîz, pourainfi dire,
;^?iit armé- du fein de fa mère., comm^
JO L M î I £,
Pallas du cerveau de Jupiter ; cet
homme-enfant feroit un parfait im-
becille , un automate , une ftatue im-
mobile & prefque infenfible. Il ne
verroitrien, il n'entendroit rien, il ne
connoîtroitperfonne, il ne fauroit pas
tourner les yeux vers ce qu'il auroit
befoin de voir. Nor.-feulementil n'ap-
percevroit aucun objet hors de lui , il
n'en rapporreroir mcme aucun dans
l'organe du fens qui le lui feroit ap-
percevoir j les couleurs ne feroient
point dans {es yeux , les fons ne fe-
roient point dans fes oreilles, les corps
qu'il toucheroit ne feroient point fur
le fien , il ne fauroit pas même qu'il
en a un : le contait de fes mains feroit
dans fon cerveau ; toutes fes fenfations
fe réuniroient dans un feul point ^ il
n'exilleroit que dans le commun fen-
Jôrium j il n'auroit qu'une feule idée ,
favoir celle du moi à laquelle il rap*
porteroit toutes (es fenfations , & cette
idée ou plutôt ce fentiment feroit U
ou DE L Education. 91
feule chofe qu'il auroit de plus qu'un
enfant ordinaire.
Cet homme formé tout-à-coup ne
fauroit pas non plus fe redreflfer fur fes
pieds , il lui faudroit beaucoup de
tems pour apprendre à s'y foutenir en
équilibre; peut-être n'en feroit-il pas
mêmereflTai , & vous verriez ce grand
corps fort & robufte refter en place
comme une pierre, ou ramper & fe
traîner comme un jeune chien.
11 fentiroit le mal-aife des befoin^
fans les connoître , & fans imaginer
aucun moyen d'y pourvoir. Il n'y a
nulle immédiate communication entre
les mufcles de l'eftomac ôc ceux àes
bras 6c des jambes , qui , même entou-
ré d'alimens , lui fît faire un pas pour
en approcher , ou étendre la main pout
les faifir ; & comme fon corps auroit
pris fon accroiffement , que {es mem-
bres feroient tout développés , qu'il
n'auroit par conféquent , ni les inquié-
tudes ni Iqs mouvemens continuels dos
c^t E M I L t,
enfans , il pourroit mourir de fitîîTÎ-
avant de s'être mû pour chercher fa
fubfiftance. Pour peu qu'on ait refléchi
fur l'ordre &c le progrès de nos con-
noiiïances , on ne peut nier que tel ne.
fût à peu près l'état primitif d'igno-
rance 8c de ftupidité naturel à l'hom-
me , avant qu'il eût rien appris de l'ex-
périence ou de fes femblables.
On connoît donc , ou l'on peut
connoître , le premier point d'où part
chacun de nous pour arriver au degré
commun de l'entendement j mais qui
eft-ce qui connoît l'autre extrémité l
chacun avance plus ou moins félon (on.
génie , fon goût , (es befoins , fes ta-
lens , fon zèle , & les occafions qu'il a
de s'y livrer. Jene fâche pas qu'ancuii
Philofophe ait encore été alTez hardi
pour dire j voilà le terme où l'hDmme
peut parvenir de qu'il ne fauroit paf-
fer. Nous ignorons ce que notre na-
ture nous permet d'être j nul de nous
n'a mefuré la diftance qui peut f«
ou DE l'Education. 5;|
trouver entre un homme &c un autre
homme. Quelle eft l'ame bafle que
cette idée n'échauffa jamais , 5c qui ne
fe dit pas quelquefois dans fon or-
gueil : combien j'en ai déjà pa(fés !
combien j'en puis encore atteindre !
pourquoi mon égal iroit-il plus loin.
;-que moi.?
Je le répète : l'éducation de Thom-
ine commence à fa nailfance j avant
-de parler , avant que d'entendre il
s'inftruit déjà. L'expérience prévient
'les leçons ; au moment qu'il connoît
ia Nourrice il a déjà beaucoup ac-
quis. On feroit furpris des connoi^m-
ces^de l'homme le plus gro(îîer , fi l'on
fuivoit fon progrès depuis le moment
■où il eft né jufqu'à celui où il eft par-
venu. Si l'on partageoit toute lafcien-
-ce humaine en deux parties , l'une
commune à tous les hommes , l'autre
-particulière aux favans , celle-ci feroit
■très petite en comparaifon de l'autre;
•juais nous ne fon^eons guère aux ac-
5)4 E M I t E,
quifîtions générales , parcequ'elles (e
font fans qu'on y penfe &z m;nie
avant l'âge de raifon , que d'ailleurs
le favoir ne fe fait remarquer que par
fes différences , & que, comme dans
les équations d'algèbre , les quantités
communes fe comptent pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent
beaucoup. Ils ont des fens, il faut qu'ils
apprennent à en faire ufage j ils ont
desbefoins, il faut qu'ils apprennent
à y pourvoir : il faut qu'ils apprennent
à manger , à marcher , à voler. Les
quadrupèdes qui fe tiennent fur leurs
pieds dès leur nailfance ne favent pas
marcher pour cela ; on voit à leurs
premiers pas que ce font des effais mal
alTurés : les Serins échappés de leurs
cages ne favent point voler , parce-
qu'ils n'ont Jamais volé. Tout e(t inf-
trudion pour les êtres animés & fen-
/ibles. Si les plantes avoient un mou-
vement progreflif, ilfaudroir qu'elles
cuiïent des fens & qu'elles acquilfeni
ou DE l'Education. «jj
des connoiiTances , autrement les ef-
peces périroient bientôt.
Les premières fenfations desenfans
font purement affedlives , ils n'apper-
çoivent que le plaifir Se la douleur.
Ne pouvant ni marcher ni faifir , ils
ont befoin de beaucoup de tems pour
fe former peu-à-peu les fenfations re-
préfentatives qui leur montrent les
objets hors d'eux- mêmes j mais en
attendant que ces ob'ets s'étendent ,
s'éloignent , pour ainfidire , de leurs
yeux , & prennent pour eux des di-
menfions& des figures, le retour des
fenfations affedives commence à les
foumettre à l'empire de l'habitude j
on voit leurs yeux fe tourner fansceiïe
vers la lumière , & fi elle leur vient
de côté , prendre infenfiblement cette
diredion ; enforte qu'on doit avoir
foin de leur oppofer le vifage au jour ,
de peur qu'ils ne deviennent louches
ou ne s'accoutument à regarder de
uavers. Il faut lulïï <ju'ils s'habituent
9â Ê M ï LE,
-de bonne heure aux ténèbres ; autre-
ment ils pleurent &: crient fi-tôt qu'ils
i^ trouvent à l'obfcurité. La nourriture
&.le fommeil trop exactement mefu-
rés,, leur deviennent nécelfaires aa
bout des mcmes intervalles , & bien-
tôt le defir ne vient plus du befoin ,
mais de Thabitude , ou plutôt , l'habi-
tude ajoute un nouveau befoin à celui
de la nature : voilà ce qu'il faut pré-
venir.
La feule habitude qu'on doit laifler
prendre k l'enfant eft de n'en con-
tracter aucune \ qu'on ne le porte pas
plus far un bras que fur l'autre, qu'on
ne l'accoutume pas à préfenter une
main plutôt que l'autre , à s'en fervir
plus fouvent , à vouloir manger , dor-
mir , agir aux mêmes heures , à ne
pouvoir relterfeul ni nuit ni jour.Pré-
parez de loin le règne de ^a liberté &
l'ufage de fes forces , en laifTant à fon
corps l'habitude naturelle , en lemet-
taiit en état d'être toujour-» maître de
lui-mCme>
ou DE l'Éducation. 57
îai-mème , & de faire en toute chofe
la volonté jfi-tôt qu'il en aura une.
Dès que l'enfant commence à dif-
tinguer les objets , il importe de met-
tre du choix dans ceux qu'on lui mon-
tre. Naturellement tous les nouveaux
objets intéreffenr l'homme. Il fe fent
û foible qu'il craint tout ce qu'il ne
connoît pas : l'habitude de voir des
objets nouveaux fans en être affecté
détruit cette crainte. Les enfans éle-
vés dans des maifons propres où l'on
ne fouffre point d'araignées ont peur
des araignées , & cette peur leur de-
meure fouvent étant grands. Je n'ai
jamais vu de payfans , ni homme , ni
femme , ni enfant, avoir peur des arai-
gnées.
Pourquoi donc l'éducation d'un en-
fant ne commenceroit-elle pas avant
qu'il parle & qu'il entende , puifque
le feul choix des objets qu'on lui pré-
fente eft propre à le rendre timide ou
courageux ? Je veux qu'on l'habitue â
Tome L F.
9? Emile ,
voir des objets nouveaux, des animaux
laids , dégoùtans , bifarres ; mais peu
à peu, de loin , jufquà ce qu'il y foit
accoutumé , de qu'à force de les voir
manier à d'autres il les manie enfin
lui-même. Si durant fon enfance il a
vu fans effroi des crapauds , des fer-
pens , des écreviffes , il verra fans hor-
reur, étanrgrand, quelque animal que
ce foit. Il n'y a plus d'objets affreux
pour qui en voit tous les jours.
Tous;les enfans ont peur des maf-
ques. Je commence par montrer à
Emile un mafque d'une figure agréa-
ble. Enfuite, quelqu'un s'applique de-
vant lui ce mafque fur le vifage ; je
me mets à rire , tout le monde rit , 6c
l'enfant rit comme les autres. Peu-à-
peu je l'accoutume à des mafques
moins agréables , & enfin à des figures
hideufes. Si j'ai bien ménagé ma gra-
dation , loin de s'effrayer au dernier
mafque , il en rira comme du pre-
mier. Après cela je ne crains plus
ou DE l'Éducation. pp
C[u'on l'effraie avec des inafques.
Quand, dans les adieux d'Androma^
<]ue & d'Hedor , le petit Aftyanax ,
effrayé du panache qui flotte fur le
cafque de fon père , le méconnoît , fe
jette en criant fur le fein de fa nour-
rice, ôc arrache à fa mère un fouris
mêlé de larmes , que faut-il faire pour
guérir cet effroi ? précifémenr ce que
fait He6tor j poferle cafque à terre, ôc
puis careflfer l'enfant. Dans un mo-
ment plus tranquille on ne s'en tien-
droit pas là : on s'approcheroit du caf-
que , on joueroit avec les plumes, on
les feroit manier à l'enfant , enfin la
nourrice prendroit le cafque & le po-
feroit en riant fur fa propre tête j Ci
toutefois la main d'une femme ofoic
toucher aux armes d'Hedtor.
S'agit-il d'exercer Emile au bruit
d'une arme à feu ? je brûle d'abord
une amorce dans un piflolet. Cette
flame brufque &c paffagere , cette ef-
pece d'éclair le réjouit j je répète la
=ïoô Emile,
même chofe avec plus de poudre :peu*
à-peu j'ajoute au piftolec une petite
charge fans bourre , puis une plus
grande : enfin , je l'accoutume aux
coups de fufil , auxboêtes , aux canons,
aux détonations les plus terribles.
J'ai remarqué que les enfans ont
rarement peur du tonnerre , à moins
que les éclats ne foient affreux èc ne
blefTent réellement l'organe de l'ouie.
Autrement cette peur ne leur vient
que quand ils ont appris que le ton-
nerre bleiïe ou tue quelquefois. Quand
la raifon commence à les effrayer ,
faites que l'habitude les raffure. Avec
une gradation lente & ménagée on
rend Thomme ôc l'enfant intrépide à
tout.
Dans le commencement de la vie
où la mémoire & l'imagination font
«ncore inadives , l'enfant n'eft; atten»
tifqu'àce qui affeéle aduellement fe,<î
fens. Ses fenfations étant les premiers
ttutériavix de fQS connoilfances, les Uijj
Ou DE- L'hDUCATION. lOÎ
offrir dans un ordre convenable, c'eft
préparer fa mémoire à les fournir un
jour dans le même ordre à fon enten-
dement : mais comme il n'eft attentif
qu'à fes fenfàtions , il fufïit d'abord de
lui montrer biendiftindement laliai-
fon de ces mêmes fenfations avec les ob-
jets qui les caufent.Il veut tout toucher,
tout manier j ne vous oppofez point à
cette inquiétude : elle lui fuggere un
apprentiifage très-néceflaire.C'eft ainfî
qu'il apprend à fentir la chaleur , le
froid , la dureté , la moilelfe , la pe-
fanteur, la légèreté des corps , à juger
de leur grandeur, de leur figure &c de
toutes leurs qualités fenfibles , en re-
gardant, palpant (i 5) , écoutant, fur-
tout en comparant la vue au toucher ,
(15) L'odorat cft de tous les fens celui qui fe dévc"
loppe le plus tard dans les enfans ; jufqu'à l'âge de deux
ou trois ans il ne paroît pas qu'ils foient fenfiblîs nî
aux bonnes ni aux mauvaifes odeurs", ils ont à cet
égard l'indifférence , ou plutôt l'infenfilnlité qu'on rc-
jr.arque dans plufieuïs animaux.
E iij
1Î02 Emile,
en eftimant à l'œil la fenfation qu'ils
feroient fous fes doigts.
Ce n'efl: que par le mouvement, que
nous apprenons qu'il y a des chofes
qui ne font pas nous j & ce n'efl: que
par notre propre mouvement, que nous
acquérons l'idée de l'étendue. C'eft
parceque l'enfant n'a point cette idée ,
qu'il tend indifféremment la main
pour faiflr l'objet qui le touche , ou
l'objet qui efb d cent pas de lui. Cet
effort qu'il fait vous paroît un fîgne
d'empire, un ordre qu'il donne à l'ob-
jet de s'approcher ou à vous de le lui
apporter ; de point du tout , c'efl feu-
lement que les mêmes objets qu'i^
voyoit d'abord dans fon cerveau, puis
fur fes yeux , il les voit maintenant au
bout de fes bras ^ & n'imagine d'éten-
due que celle où il peut atteindre.
Ayez donc foin de le promener fou-
vent , de le tranfporter d'une place a
l'autre , de lui faire fentir le change-
dent de lieu , afin de lui apprendre a
ou DE LbDUCATlON. Î05
Juger des diftances. Quand il commen-
cera de les connoitre , alors il faut
changer de méthode , & ne le porter
que comme il vous plaît ôc non com-
me il lui plaît ; car fitôt qu'il n'eft
plus abufé par le fens, fon effort change
de caufe : ce changement eft remar-
quable, &c demande explication.
Le mal-aife des befoins s'exprime
par désignes , quand le fecours d'au*
trui eft nécelTaire pour y pourvoir.
De-là les cris des enfans. Ils pleurent
beaucoup : cela doit être. Puifque tou-
tes leurs fenfations font affedives ,
quand elles font agréables ils enjouif-
fent en fdence , quand elles font pé-
nibles ils le difent dans leur langage
& demandent du foulagement. Or
tant qu'ils font éveillés ils ne peuvent
prefque refter dans un état d'indiffé-
rence j ils dorment ou font affectés.
Toutes nos Langues font des ouvra-
ges de l'art. On a long-tems cherché
s'il y avoir une Langue naturelle ô*
E iv
Ï04 E M I I Ê,
commune à tous les hommes : lans
doute , il y en aune j Se c'eil celle que
les en fans parlent avant de fas^oir
parler. Cette Langue n'eft pas articu-
lée, mais elle efl: accentuée , fonore ,
intelligible. L'ufage des nôtres nous
l'a fait négliger au point de l'oublier
tout-à-fait. Etudions les enfans, &c
bientôt nous la rapprendrons auprès
d'eux. Les nourrices font nos maîtres
dans cette Langue , elles entendent
tout ce que difent leurs nourriffons ,
elles leur répondent , elles ont avec
eux des dialogues très bien fuivis , ôc
quoiqu'elles prononcent des mots, ces
mots font parfaitement inutiles , ce
n'eft point le f;2ns du mot qu'ils enten-
dent , mais l'accent dont il eft accom-
pagné.
Au langage de la voix fe joint celui
du gefte non moins énergique. Cegefte
n'eft pas dans les foibles mains des en-
fans, il eft fur leurs vifiges. Il eft cton-
nanc combien ces phyfionomiesmal foc-
ou DE L'ÉDUcATio>r; 105
inées ont dél% d'expreiîlon : leurs traits
changent d'un inftant à l'autre avec une
inconcevable rapidité. Vous y voyez
le fourire , le defir , l'effiroi naître ôc
pafTer comme autant d'éclairs; à chaque
fois vous croyez voir un autre vifage.
Ils ont certainement les mufcles de la
face plus mobiles que nous. En re-
vanche leurs yeux ternes ne difenc
prefque rien. Tel doit être le genre de
leurs figues dans un âo;e où l'on n'a
que des befoins corporels ; l'expreflioii
des fenfations eft dans les grimaces ,
l'expreilion des fentimens eR: dans les
regards.
Comme le premier état de l'homme
eft la mifere & la foibleflTe , fes pre-
mières voix font la plainte &:les pleurs»
L'enfant fent fes befoins &: ne les peuc
fatisfaire , il implore le fecours d'au-
rrui par des cris ; s'il a faim ou foif , il
pleure y s'il a trop froid ou trop chaud ^
il pleure ; s'il a befoin de mouvement
Se qu'on le tienne en repos , il pleure j
3 0^ Ê M I L 2
s'il veut dormir & qu'on l'agite, îl
pleure. Moins fa manière d'être eft à fa
difpoiition , plus il demande fréquem-
ment qu'on la change. Il n'a qu'un
langage , parcequ'il n'a , pour ainfi di-
re , qu'une forte de mal-ètre : dans
l'imperfedion de (es organes, il ne dif-
tingue point leurs impreffions diver-
fes j tous les maux ne forment pour
lui qu'une fenfation de douleur.
De ces pleurs qu'on croiroit fi peu
dignes d'artention , naît le premier
rapport de l'homme à tout ce qui l'en-
vironne : ici fe forge le premier an-
neau de cette longue chaîne dont l'or-
dre focial eft formé.
Quand l'enfant pleure , il eft mal à
fon aife, il a quelque befoin qu'il ne
fauroit fatisfaire ; on examine, on.
cherche ce befoin , on le trouve , on
y pourvoit. Quand on ne le trouve pas
ou quand on n'y peut pourvoir , les
pleurs conrinuent , on en eft impor-
tuné y on flatte l'enfant pour le faire
ou DE l'Education. 107
taire , on le berce , on lui chante pour
l'endormir : s'il s'opiniârre , on s'im-
patiente , on le menace *, des nourri-
ces brutales le frappent quelquefois.
Voilà d'étranges leçons pour fon en-
trée à la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu im
de ces incommodes pleureurs ainfi
frappé par fa nourrice. Il fe tut fur-le-
champ j je le crus intimidé. Je me di-
fois , ce fera une ame fervile dont 011
n'obtiendra rien que par la rigueur. Je
me trompois j le rnalheureux fufio-
quoit de colère , il avoir perdu la ref-
piration , je le vis devenir violet. Un
moment après vinrent les cris aigus, tous
les lignes du relTen riment, de la fureur,
dudéfefpoir decetâge,étoient dans fesî
accens. Je craignis qu'il n'expirât dans
cette agitation. Quand j'aurois douté
que le fentimentdu jufte 5c de l'injufte
fût inné dans le cœur de l'homme , cec
exemple feul m'auroit convaincu. Jef
fuis sûr qu'un tifon ardent tombé pa£
£ YJ
loS È M I t è,
hafard fur la main de cet enfanr , luï
eût été moins fenfible que ce coup affezi
léger, mais donné dans l'intention ma-
nifefte ce l'offenfer.
Cette difpofition des enfans à l'em^
portement , au dépit , à la colère , de-
mande des ménagemens exceflih.Boer-
liave penfeque leurs maladies font pour
la plupart de la clafifedes convullives ,
parceque la tète étant proportionnel-
lement plus grolfe & le fyftême des
nerfs plus étendu que dans les adul-
tes , le genre nerveux eft plus fufcep-
tible d'irritation. Eloignez d'eux avec
le plus grand foin lesDomeftiques qui
les agacent , les irritent , les impa-
tientent ; ils leur font cent fois plus
dangereux , plus funedes que les in-
jures de Tair de des faifons. Tant que
les enfans ne trouveront de réfîftançe
que dans les chofes Se jamais dans les
volontés , ils ne deviendront ni mu-
tins ni colères , Se fe conferveront
mieux en Camé. C'eft ici une des rai-
ou DE l'Éducation: îc>
Tons pourquoi les enfans da Peuple
plus libres , plus indépendans , font
généralement moins infirmes , moins
délicats , plus robuftes que ceux qu'on
prétend mieux élever en les contra-
riant fans cefle : mais il faut foneer
toujours qu'il y a bien de la différence
entre leur obéir êc ne les pas contra-
rier.
Les premières pleurs des enfans font
des prières : fi on n'y prend garde , el-
les deviennent bientôt des ordres ^ ils
commencent par fe faire afiifter , ils
finilfent par fe faire fervir. Ainfi de
leur propre foiblelTe , d'où vient d'a-
bord le fentiment de leur dépendance,
naît enfuire l'idée de l'empire 8c delà
domination • mais cette idée étant
moins excitée par leurs befoins que
par nos fervices , ici commencent à fe
faire appercevoir les effets m.oraux
dont la caufe immédiate n'ellpas dans
la nature , de l'on voit déjà pourquoi
dès ce premier âge, il importe de dé;
iio Emile,
rnèler l'intention fecrette que dide îe
gefte ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec
effort fans rien dire , il croit atteindre
à l'objet , parcequ'il n'en eftiine pas la
diftance j il eft dans l'erreur : mais
quand il fe plaint & crie en tendant
la main , alors il ne s'abufe plus fur
la diftance , il commande à. l'objet de
s'approcher , ou à vous de le lui ap-
porter. Dans le premier cas portez- le
à l'objet lentement & à petits pas :
dans le fécond, ne faites pas feulement
femblant de l'entendre; plus il criera,
moins vous devez l'écouter. Il importe
de l'accoutumer de bonne heure à ne
commander , ni aux hommes , car il
n'eft pas leur maître , ni aux chofes ,
car elles ne l'entendent point. Ainfî
quand un enfant defire quelque chofe
qu'il voit &: qu'on veut lui donner , il
vaut mieux porter l'enfant à l'objet
que d'apporter l'objet à l'enfant : il
tire de cette pratique une conclufion
Gu DE l'Éducation. ïiî
qui efl de fon âge , & il n'y a poinç
d'autre moyen de la lui fuggérer.
L'Abbé de Saint Pierre appelloitles
hommes de grands enfans ^ on pour-
roit appeller réciproquement les en-
fans de petits hommes. Ces propofî-*
tions ont leur vérité comme fenten-
ces ; comme principes elles ont be-t
foin d'éclaircifTemenr : mais quand
Hobbes appelloit le méchant un enfant
robufte , il difoit une chofe abfolu-
ment contradi6loire. Toute méchan-
ceté vient de foiblelTej l'enfant n'eft
mnchant que parcequ'il eft foible ;
rendez-le fort , il fera bon : celui qui
pourroit tout ne feroit jamais de
mal. De tous les attributs de la divi-
nité toute- puiffante , la bonté eft celui
fans lequel on la peur le moins con-
cevoir. Tous les Peuples qui ontre-
connu deux principes ont toujours
regardé le mauvais comme inférieur
au bon , fans quoi ils auroient fait
une fuppoiition abfurde. Voyez ci-
tu Emile,
après la profeffion de foi du Vicairô
Savoyard.
La raifon feule nous apprend à coti-
noître le bien Se le mal. La confcience
qui nous fait aimer l'un ôc haïr l'au-
tre, quoiqu indépendante de la raifon,
ne peut donc fe développer fans elle.
Avant r.^îge de raifon nous faifons le
bien 3c le mal fans le connoîcre j &
il n'y a point de moralité dans nos
adions , quoiqu'il y en ait quelque-
fois dans le fentiment desadlions d'au-
trui qui ont rapport à nous. Un en^
fant veut déranger tout ce qu'il voir,
ilcaffe, il brife tout ce qu'il peut at-
teindre, il empoigne un oifeau comme
il empoigneroit une pierre, & l'étouft'e
fans favoir ce qu'il fait.
Pourquoi cela ? D'abord la Philo-
fophie en va rendre raifon par des
vices naturels ; l'orgueil , l'efprit de
domination , l'amour-propre , la mé-
chanceté de l'homme y le fentiment
4e fa foiblelTe, pourra-t-elle ajouter- ^^
otj DE l'Éducation. ii|:'
rend l'enfant avide de faire des aâ:eâ
de force , &: de fe prouver à lui-mèmè
fbn propre pouvoir. Mais voyez ce
Vieillard infirme ôc caffé , ramené par
le cercle de la vie humaine à la foi-
bleiïe de l'enfance ; non - feulement
il refte immobile &C paifible , il veur
encore que tout y refte autour de lui ;
le moindre changement le trouble
& l'inquiette , il voudroit voir régner
un calme univerfel. Comment, la mê-
me impuiflance jointe aux mêmes
partions produiroit- elle des effets iî
diflérens dans les deux âges, fi lacaufe
■primitive n'étoit changée? & où peut-
on chercher cette diverfité de caufes,
û ce n'eft dans l'état phyfique des deu:i
individus ? Le principe aélif commun
à tous deux fe développe dans l'un ôc
s'éteint dans l'autre ; l'un fe forme 8c
l'autre fe détruit , l'un tend à la vie ,
& l'autre à la mort. L'adtivité dé-
faillante fe concentre dans le cœur du
vieillard j dan? celui de l'enfant elle
114 É M î L 1 5
eft furabondante Se s'étend au-dehors 5
il fc feiit , pour ainfî dire , alTez de
vie pour animer tout ce qui l'envi-
ronne. Qu'il faflTe ou qu'il défade , il
n'importe , il fufïît qu'il change l'état
des chofes , ôc tout changement eft
une adion. Que s'il femble avoir plus
de penchant à détruire , ce n'eft point
par méchanceté j c'eft: que l'adtion qui
forme eft toujours lente , & que celle
qui détruit , étant plus rapide , con-
vient mieux à fa vivacité.
En mcme-tems que l'Auteur de la
Nature donne aux enfans ce principe
adif , il prend foin qu'il foit peu nui-
iîble, en leur lailTant peu de force pour
s'y livrer. Mais fuôt qu'ils peuvent
confidérer les gens qui les environ-
nent comme des inftrumens qu'il dé-
pend d'eux de faire agir , ils s'en fer-
vent pour fuivre leur penchant &:fup-
pléer à leur propre fciblelfe. Voila
comment ils deviennent incommodes,
tirans , impérieux , méchans, indomp-
ou DE l'Éducation, lij
tables j progrès qui ne vient pas d'un
cfprit naturel de domination , mais
qui le leur donne ; car il n e faut pas
une longue expérience pour fentir
combien il eft agréable d'agir par les
mains d'autrui , & de n'avoir befoin
que de remuer la langue pour faire
mouvoir l'Univers.
En grandifTant on acquiert des for-
ces, on devient moins inquiet, moins
remuant, on fe renferme davantage
en foi-même. L'ame & le corps fe
mettent , pour ainii dire, en équilibre,
& la nature ne nous demande plus que
le mouvement nécefTaire à notre con-
fervation. Mais le délit de comman-
der ne s'éteint pas avec le befoin qui
l'a fait naître j l'empire éveille ÔC
flatte l'amour-propre , de Thabitude la
fortifie : ainfî fuccede la fantaifie au
befoin ; ainfi prennent leurs premières
racines les préjugés ôc l'opinion.
Le principe une fois connu , nous
voyons clairement le point où l'ot^
^ïS É M î L E,
quitte la route de la nature : voyons
ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces fuperflues ,
les enfans n'en ont pas même de fuffi-
lantes pour tout ce que leur demande
la nature : il fiut donc leur lailfer
l'ufage de toutes celles qu'elle leur
donne &c dont ils ne fauroient abufer.
Première maxime.
Il faut les aider, &z fuppléer à ce
qui leur manque ,foit en intelligence,
foit en force , dans tout ce qui ell: du
belbin phyfiqne. Deuxième maxime.
11 faut dans les fecours qu'on leur
donne fe borner uniquement à l'utile
réel , lans rien accorder à la fantaifie
ou au defir fans raifon ; car la fantaifie
ne les tourmentera point quand on ne
l'aura pas fait naître , attendu qu'elle
n'efl: pas de la nature. Troifieme maxi-
me.
Il faut étudier avec foin leur langa-
ge & leurs fignes , afin que dans un
êge où ils ne lavent point dilîimuler j
OU DE LilDUCATION. ï I 7*
fen diftingne dans leurs defirs ce qui
vient immédiatement de la nature , 8c
ce qui vient de l'opinion. Quatrième
tîiaxime.
L'efprit de ces règles efl: d'accorder
aux enfans plus de liberté véritable &
moins d'empire , de leur laiiïer plus
faire par eux-mêmes 3c moins exiger
d'autrui. Ainfi s'accoutumant de bonne
heure à borner leurs defirs à leurs for-
ces , ils fentiront peu la privation de
ce qui ne fera pas en leur pouvoir.
Voilà donc une raifon nouvelle Se
très- importante pour laifler les corps
& les membres des enfans abfolumenc
libres , avec la feule précaution de les
éloigner du danger des chutes, & d'é-
carter de leurs mains tout ce qui peuç
les bleiïer.
Infailliblement un enfant dont le
corps &c les bras font libres pleurera
moins qu'un enfant embandé dans un.
maillot. Celui qui ne connoît que les
befoins phyfiques ne pleure que quand
tiS Emile,
il fouffre , 5c c'eft un très grand avan*
tage ; car alors on fait à point nommé
quand il a befoin de fecours , ôc l'on
ne doit pas tarder un moment à le lui
donner s'il eft poflible. Mais fi vous
ne pouvez le foulager , reftez tran-
quille , fans le flatter pour l'appaifer 5
vos carelTes ne guériront pas fa colique :
cependant il fe fouviendra de ce qu'il
faut faire pour être flatté , & s'il fait
une fois vous occuper de lui à fa vo-
lonté , le voilà devenu vôtre maître^
tout eft perdu.
Moins contrariés dans leurs mou-
vemens , les enfans pleureront moins ;
moins importuné de leurs pleurs on fe
tourmentera moins pour les faire taire y
menacés ou flattés moins Souvent , ils
feront moins craintifs ou moins opi-
niâtres , ôc relieront mieux dans leur
état naturel. C'eft moins en laiflfant
pleurer les enfans qu'en s'empreffant
pour les appaifer , qu'on leur fait ga-
gner des defcentes , 6c ma preuve efl
ou DE l'Education. îï^
que les enfans les plus négligés y fonc
bien moins fujets que les autres. Je
fuis fort éloigné de vouloir pour cela
qu'on les néglige j au contraire il im-
porte qu'on les prévienne , & qu'on
ne fe laiflepas avertir de leurs befoins
par leurs cris. Mais je neveux pas,
non plus , que les foins qu'on leur
rend foient mal -entendus. Pourquoi
fe feroient - ils faute de pleurer dès
qu'ils voient que leurs pleurs font bon-
nes à tant de chofes ? Inftruits du prix
qu'on met à leur filence , ils fe gar-
dent bien de le prodiguer. Us le font
à la fin tellement valoir qu'on ne peuc
plus le payer , & c'eft alors qu'à force
de pleurer fans fuccès , ils s'efforcent
s'épuifent & fe tuent.
Les longues pleurs d'un enfant qui
n'eft ni lié ni malade & qu'on ne laifïe
manquer de rien ne font que des
pleurs d'habitude & d'obfti nation. El-
les ne font point l'ouvrage de la na-
jture , mais de la Nourrice ^ qui;, poiic
tlG É M I L E 5
ji'en favoir endurer l'importuiiité I^
multiplie, fans fonger qu'en faifant
taire l'enfant aujourd'hui on l'excita
à pleurer demain davantage.
Le feul moyen de guérir ou préve-
nir cette habitude , eft de n'y faire au-
cune attention. Perfonne n'aime à
prendre une peine inutile , pas même
les enfans. Ils font obftinés dans leurs
tentatives j mais fi vous avez plus de
conftance, qu'eux d'opiniâtreté , ils fe
rebutent , & n'y reviennent plus. C'eft
ainfi qu'on leur épargne des pleurs , $c
qu'on les accoutume à n'en verfer que
quand la douleur les y force.
Au refte , quand ils pleurent par
fantaifie ou par obftination , un moyen
sûr pour les empêcher de continuer
eft de les diftraire par quelque objet
agréable ôc frappant , qui leur falTe
oublier qu'ils vouloient pleurer. La
plupart des Nourrices excellent dans
cet art , & bien ménagé il eft très uti-
iej mais il eft de la dernière importance
^uei
ou DE l'Éducation. 12%
kjLîô l'enfant n'apperçoive pas l'inten-
tion de le diftraire , ôc qu'il s'amufe
fans croire qu'on fongeàiui : or voilà
fur quoi toutes les Nourrices font
mal -adroites.
On févre trop tôt tous les enfans»
Le tems où l'on doit les févrer elt
indiqué par l'éruption des dents , ÔC
cezze éruption eft communément pé-
nible ÔC douloureufe. Par un inftinéfc
machinal l'enfant porte alors fréquem-
ment à fa bouche tout ce qu'il tient j,
pour le mâcher. On penfe facilitée
l'opération en lui donnant pour ho-
chet quelques corps durs, comme l'i-
voire ou la dent de loup. Je crois
qu'on fe trompe. Ces corps durs ap-
pliqués fur les gencives loin de le;
ramollir les rendent calleufes , les
endurciiïent , préparent un déchire-r
ment plus pénible &c plus doulou^
reux. Prenons touj-uns l'inftind poui*
exemple. On ne voit point les jeunes
chiens exercer leurs dents naiiTanteç.
Tome L P
lit Emile,
fur des cailloux , fur du fer , fur det
os , mais fur du bois , du cuir , des
chiffons , des matières molles qui cè-
dent & où la dent s'imprime.
On ne fait plus être (impie en rien;
pas même autour des enfans. Des gre-
lots d'argent , d'or, du corail, des crif-
taux à facettes , des hochets de tout
prix ôc de toute efpece. Que d'apprêts
inutiles êc pernicieux ! Rien de tout
cela. Point de grelots , point de ho-
chets ; de petites branches d'arbre avec
leurs fruits 6t leurs feuilles , une tête
de pavot dans laquelle on entend fon-
ner les graines , un bâton de rcgliiïe
fljuil peut fucer ôc mâcher, l'amufe-
ront autant que ces magnifiques coli-
fichets , ôc n'auront pas l'inconvénient
de l'accoutumer au luxe dès fa naif-
fance.
Il a été reconnu que la bouillie n'efl
pas une nourriture fort faine. Le lait
cuit 8c la farine crae font beaucoup
de faburre 5c conviennent mal â notre
ou DE l'Éducation. iif
cilomac. Dans la bouillie la farine eft
moins cuite que dans le pain , 8c de
plus elle n'a pas fermenté ; la panade,
la crème de riz me paroilTent préféra-
bles. Si l'on veut abfolument faire de
la bouillie , il convient de griller un
peu la farine auparavant. On fait dans
mon pays, de la farine ainfi torréfiée,
une foupe fort agréable Ôc fort faine.
Le bouillon de viande & le potage
font encore un médiocre aliment dont
il ne faut ufer que le moins qu'il eft
pofîible. Il importe que les enfans
s'accoutument d'abord à mâcher j c'efl:
le vrai moyen de faciliter l'éruption
des dents : & quand ils commencent
d'avaler , les fucs falivaires mêlés
avec les alimens en facilitent la di-
geftion.
Je leur ferois donc mâcher d'abord
des fruits fecs , des croûtes. Je leur
donnerois pour jouer de petits bâtons
de pain dur ou de bifcuit femblable
au pain de Piémont qu'on appelle dans
1.^4 E M I L E ,
îe pays des GrîJJe:. A force de ramollir
ce pain dans leur bouche ils en avale^
roient enfin quelque peu , leurs dents
fe trouveroient ferries , Se ils fe rrou-
veroient fevrés prefque avant qu'on
s'en fût apperçu. Les Payfaiis ont pour
l'ordinaire i'eftomac fort bon , & l'on
ne les févre pas avec plus de façon
que cela.
Les enfans entendent parler dès
leur naiiTance ; on leur parle non-feu-
lement avant qu'ils comprennent ce
qu'on leur dit,mais avant qu'ils puiflent
rendre les voix qu'ils entendent. Leur
organe encore engourdi ne fe prête
que peu-à-peu aux imitations àQs fons
qu'on leur dide , &: il n'eft pas même
aduré que ces fons fe portent d'abord
à leur oreille aufîî diftindement qu'à
la nôtre. Je ne défapprouve pas que
la Nourrice amufe l'enfant par des
chants Se prvr des accens très-gais 8c
f;;ès-variés j mais je défapprouve qu'el-
' rourdille iaceilauiiucnt u une
eu DE l'Education. i 25'
îTiuîtimde de paroles inutiles auxquel-
les il ne comprend rien que le ton
qu'elle y met. Je voudrois que les
premières articulations qu'on lui fait
entendre fuCTent rares , faciles , dif-
tinctes , fouvent répétées , 3c que les
mors qu'elles expriment ne fe rappor-
taiïent qu'à des objets fenfibies qu'on
peut d'abord montrer à l'enfant. La
malheureufe facilité que nous avons
à nous payer de mots que nous n'en-
tendons point, commence plutôt qu'on
ne penfe. L'Ecolier écoute en claiTele
verbia2:e de fon Récent , comme il
écoutoit au maillot le babil de fa
Nourrice. 11 me femble que ce fsroic
l'inftruire fort utilement que de l'éle-
ver à n'y rien comprendre.
Les réflexions naiflent en foule
quand on veut s'occuper delà forma-
tion du langage & des premiers dif-
cours des enfans. Quoi qu'on faHe , ils
apprendront toujours à parler de la
F iij
"Jlè
M 1 L t
même manière , & toutes les fpeca-
lations philofophiques font ici de la
plus grande inutilité.
D'abord ils ont , pour ainfi dire,
une grammaire de leur âge , dont la
fyntaxe a des règles plus générales que-
la nôtre ; & fi l'on y faifoit bien at-
tention , l'on feroit étonné de l'exac-
titude avec laquelle ils fuivent cer-
taines analogies, très-vicieufes , Ci
l'on veut , mais très-régulieres , & qui
ne font choquantes que par leur du-
reté ou parce que l'ufage ne les admet
pas. Je viens d'entendre un pauvre
enfant bien grondé par fon père pour
lui avoir dit j mon père j iraï-je-t-y ?
Or, on voit que cet enfant fuivoit
mieux l'analogie que nos Grammai-
riens j car puifqu'on lui difoit, vasy y
pourquoi n'auroit-ilpas dit, irai-je-t-y}
Remarquez de plus, avec que lie adref-
fe il évitoit l'hiatus de irai-je-y ^ ou , y
itai-je .<* Eft-ce la faute du pauvre en-
ou DE l'ÉdUCATIOî^. 117
fant fi nous avons mal-à-propos ôté
de la phrafe ce: adverbe déterminant,
y^ parce que nous n'en favions qua
faire PC'eftune pédanterie infupporta-
ble &: un foin des plus fupertîus de
s'attacher à corriger dans les enfans
toutes ces petites fautes contre l'ufa-
ge , defquelles ils ne manquent jamais
de fe corricrar d'eux-mêmes avec le
tems. Parlez toujours corre(0:ement
«levant eux , faites qu'ils ne fe plai-
fent avec perfonne autant qu'avec
vous , & foyez sûrs qu'infenfiblement
leur langage s'épurera fur le vôtre ,
fans que vous les ayez jamais repris.
Mais un abus d'une toute autre ini^
portance & qu'il n'eft pas moins aifé
de prévenir , efl: qu'on fe prefle trop
de les faire parler, comme fi l'on avoit
peur qu'ils n'appriffent pas à parler
d'eux mêmes. Cet empreOTement in-
difcret produit un effet diredemenc
contraire à celui qu'on cherche. Ils es
F i'/
parlent plus tard , plus conFufément i
l'extrême attention qu'on donne à
tout ce qu'ils difent les difpenfe de
bien articuler : & comme ils daignent
à peine ouvrir la bouche , plufieurs
d'entre eux en confervent toute leur
vie un vice de prononciation , &; un
parler confus qui les rend prefque
inintelligibles.
J'ai beaucoup vécu parmi les Pay-
fans , & n'en ouis jamais grafïeyer
aucun , ni homme ni femme j ni fille
ni sarcon. D'où vient cela ? les orcra-
nés des Payfans font -ils autrement
conftruits que les nôtres ? Non , mais
ils font autrement exercés.Vis-à-vis de
ma fenêtre eft un tertre fur lequel fe
rafTemblent , pour jouer , les enfans
du lieu. Quoiqu'ils foient aflez éloi-
gnés de moi , je distingue parfaite-
ment tout ce qu'ils difent , ôc j'en tire
fouvent de bons mémoires pour cet
Ecrit. Tous les jours mon oreille me
bu DE l'ÉducATIoiI^ 119
trompe far leur âge j j'entends des
voix d'enfans de dix ans , je regarde ,
je vois la ftature ôc les traits d'enfans
de trois à quatre. Je ne borne pas a
moi feul cette expérience ; les Urbains
qui me viennent voir & que je con-
fulte là-deiTus , tombent tous dans la
même erreur.
Ce qui la produit eft que jufqu'à
cinq ou iîx ans les enfans des Villes
élevés dans la chambre 8c fous l'aîle
d'une Gouvernante , n'ont befoin que
de marmoter pour fe.' faire entendre ;
fitôt qu'ils remuent les lèvres on prend
peine à les écouter ^ on leur dide des
m-ots qu'ils rendent mal , &c à force
d'y faire attention , les mêmes gens
étant fans ceiTe autour d'eux , devi-
nent ce qu'ils ont voulu dire plutôt
que ce qu'ils ont dit.
A la campagne c'eft toute autre cho-
fcs. Une Payfane n'eft pas fans céîîe
autour de fon enfant , il eft forcé d'ap-
is y
130 Emile,
prendre à dire très nettement Se tre?
haut ce qu'il a befoin de lui faire en-
tendre. Aux champs les enfans éparsj
éloignés du père , de la mère Se des
autres enfans , s'exercent à fe faire
entendre à diftance , Se à mefurer la
force de la voix fur l'intervalle qui les
fépare de ceux dont ils veulent être
entendus. Voilà comment on apprend
véritablement à prononcer , &non pas
en bégayant quelques voyelles à l'o-
teille d'une Gouvernante attentive.
Auflî quand on interroge l'enfant d'un
Payfan , la honte peut l'empêcher de
répondre , mais ce qu'il dit il le dit
nettement ; au lieu qu'il faut que la
Bonne ferve d'interprète à Tenfant de
la Ville , fans quoi l'on n'entend
rien à ce qu'il grommelle entre fes
idents (16).
(K) Ceci n'efl pas fans exception j fouvcnt îcî en»
^to; <.]ui r« foût d'abotd Je moins entendre devieanej^
ou DE l'Éducation. i^r
En grandllfant , les garçons de-
Vroient fe corriger de ce défaut dans
les Collèges , & les filles dans les Cou-
vens ; en effet, les uns & les autres
parlent en général plus diftindement
que ceux qui ont été toujours élevés
dans la maifon paternelle. Mais ce
qui les empêche d'acquérir jamais une
prononciation aufli nette que celle <les
Payfans , c'eft la néceiîîcé d'apprendre
par cœur beaucoup de chofes , &c de
réciter tout haut ce qu'ils ont appris :
car en étudiant , ils s'habituent à bar-
bouiller , à prononcer négligemment
& mal : en récitant c'eft pis encore y
ils recherchent leurs mots avec effort.
/cnfuite les plus écourdiffans quand ils ont commence
d'élever la voix. Mais s'il falloic entier dans toutes
ces mimuies je ne fini rois pas ; tout Ledeur fcnfédoit
voir que l'excès Se le défaut dérivés du même abus fons
Également corrigés par ma méthode. Je regarde ce»
deux maximes comme inféparables ; toujours ajjii^ ; Sc
jamais trop. De la première bien établie , l'autre s'cBj
fuie Aéceflaireisent.
ï Vj
15 î E M ï I E,
ils trament Rallongent leurs fyllabes t
il n'eft pas poilible que quand la mé-
moire vacille la langue ne balbuti^e
auffi. Ainfi fe contrad:ent ou fe con-
fervent les vices de la prononciation.
On verra ci-après que mon Emile
n'aura pas ceux-là , ou du moins qu'il
ne les aura pas contracbés par les mê-
mes caufes.
Je conviens que le Peuple 3c les
Villageois tombent dans une autre ex-
trémité , qu'ils parlent prefque tou-
jours plus haut qu'il ne faut , qu'en
prononçant trop exactement ils ont
les articulations fones & rudes, qu'ils
ont trop d'accent , qu'ils choififTent mal
leurs termes , &c.
Mais premièrement , cette extrémité
me paroît beaucoup moins vicieufe que
l'autre , attendu que la première loi du
difcours étant de fe faire entendre,
la plus grande faute qu'on puilfe faire
cft de parler fans être entendu. Se pi-
ou PE l'ëducatïon. i^t
Jjuer de n'avoir point d'accent, c'eft fe
piquer d'ôter aux phrafes leur grâce ÔC
leur énergie. L'accent eft lame du
difcours j il lui donne le fenriment &
la vérité. L'accent ment moins que la
parole? c'eft peur-être pour cela que
les gens bien élevés le craignent tant.
C'eft de l'ufage de tout dire fur le mê-
me ton qu'eft venu celui de perflftier
les gens fans qu'ils le fentent. A l'ac-
cent profcrit fuccedent des manières
de prononcer ridicules , affedées , ÔC
fujetres à la mode , telles qu'on les re-
marque fur-tout dans les jeunes gens
de la Cour. Cette aftedation de pa-
role ÔC de maintien eft ce qui rend
généralement l'abord du François re-
pouiTant 8c défagréable aux autres
Nations. Au lieu de mettre de l'ac-
cent dans fon parler , il y met de l'air.
Ce n'eft pas le moyen de prévenir en.
fa faveur.
Tous ces petits défauts de langage
154 Ê ^ ILE,
qu'on craint tant de laifTer contra£l;et-
aux enfans ne font rien , on les pré-
vient ou l'on les corrige avec la plus
grande facilité : mais ceux qu'on leur
fait contracter en rendant leur parler
fourd , confus, timide, en critiquant
incefifamment leur ton , en épluchant
tous leurs mots , ne fe corrigent ja-
mais. Un homme qui n'apprit à par-
ler que dans les ruelles , fe fera mal
entendre à la tête d'un Bataillon , &
n'en impofera gueres au Peuple dans
tine émeute. Enfeignez premièrement
aux enfans à parler aux hommes j ils
fauront bien parler aux femmes quand
il faudra.
Nourris à la campagne dans toute la
rufticité champêtre, vos enfans y pren-
dront une voix plus fonore , ils n'y
contraéteront point le confus bégaye-
tnent des enfans de la Ville j ils n'y
contraderont pas non plus les expref-
£ons ni le ton du Village, ou du
ou DE l'Éducation. 15^
fhoîns ils les perdront aifément , lorf-
t]\.ie le Maîrre vivant avec eux dès leur
naiflance , Se y vivant de jour en jour
plus exclufîvement , préviendra oa
eiïarera par la correction de fon lan-
gage l'impreffion du langage des Pay-
fans. Emile parlera un François tout
auflî pur que je peux le favoir , mais
il le parlera plus diftindtement ,
& l'articulera beaucoup mieux que
moi.
L'enfant qui veut parler ne doit
écouter que les mots qu'il peut enten-
dre , ni dire que ceux qu'il peut arti-
culer. Les efforts qu'il fait pour cela
le portent à redoubler la mcme fylk-
bej comme pour s'exercer à la pro-
noncer plus diftindement. Quand il
commence à balbutier , ne vous tour-
mentez pas fi fort à deviner ce qu'il
dit. Prétendre être toujours écouté efk
encore une forte d'empire , & l'enfant
|i'en doit exercer aucun. Qu'il vous
15(5 Èmile^
fuffife de pourvoir très attentivement
au néceffaire ; c'efl: à lui de tâcher de
vous faire entendre ce qui ne l'eft pas.
Bien moins encore faut -il fe hâter
d'exiger qu'il parle : il faura bien par-
ler de lui-mcme à mefure qu'il en fen-
tira l'utilité.
On remarque , il eft vrai j que ceux
qui commencent à parler fort tard ne
parlent jamais fi diftindementqueles
autres ; mais ce n'eft pas parce qu'ils
ont parlé tard que l'organe refte em-
barraffé ^ c'eft au contraire parce qu'ils
font nés avec un organe embarraflé
qu'ils commencent tard à parler ; car
fans cela pourquoi parleroient-ils plus
tard que les autres ? ont ils moins l'oc-
cafion de parler , & les y excite-t-on
moins ? au contraire l'inquiétude que
■ donne ce retard , aufiî-tôr qu'on s'en
apperçoit , fait qu'on fe tourmente
beaucoup plus à les faire balbutier que
ceux ^ui ont articulé de meilleure heu-
bu DE l'Éducatioî^. î^f
te ; Se cet emprefïement mal- en tendu
peut contribuer beaucoup à rendre
confus leur parler , qu'avec moins de
précipitation ils auroient eu le tems de
perfectionner davantage.
Les enfans qu'on prefTe trop de
parler n'ont le tems ni d'apprendre à
bien prononcer ni de bien concevoir
ce qu'on leur fait dire. Au lieu que
quand on les laifTe aller d'eux-mê-
mes , ils s'exercent d'abord aux fylla-
bes les plus faciles à prononcer , &c y
joignant peu-à-peu quelque fignifica-
tion qu'on entend par leurs geftes, ils
vous donnent leurs mots avant de
recevoir les vôtres , cela fait qu'ils ne
reçoivent ceux-ci qu'après les avoir
entendus : N'étant point preffés de
s'en fervir , ils commencent par bien
obferver quel fens vous leur donnez ,
& quand ils s'en font afTurés ils les
adoptent.
Le plus grand mal de la précipita-
î^S Emile,
non avec laquelle on fait parler le^
enfans avant l'âge , n'eft pas que les
premiers difcours qu'on leur tient &C
les premiers mors qu'ils difenr, n'aient
aucun fens pour eux, mais qu'ils aient
tin autre fens que le nôtre fans que
nous fâchions nous en appercevoir , en
forte que paroiflant nous répondre
fort exadement, ils nous parlent fans
nous entendre Se fans que nous les
enrendions. C'efl: pour l'ordinaire à
de pareilles équivoques qu'eft due la
furprife où nous jettent quelquefois
leurs propos auxquels nous prêtons
des idées qu'ils n'y ont point jointes.
Cette inattention de notre part ait
véritable fens que les mots ont pour
les enfans , me paroît être la caufe
de leurs premières erreurs ; ôc ces er-
reurs, même après qu'ils en font gué-
ris, influent fur leur tour d'efpric
pour le refte de leur vie. J'aurai plus
fd'une occafion dans la fuite d'é-
ou DE LnDUCATfON. 1^^
claîrcir ceci par des exemples.
RefTerrez donc le plus qu'il eft
poflîble le vocabulaire de l'enfanr.
C'eft un très grand inconvénient qu'il
ait plus de mors que d'idées , qu'il
fâche dire plus de chofes qu'il n'en
peut penfer. Je crois qu'une des rai-
fons pourquoi les Payfans ont géné-
ralement refprit plus jufte que les
gens de la Ville , eft que leur Dic-
tionnaire eft moins étendu, lis ont peu
d'idées, mais ils les comparent très-
bien.
Les premiers développemens de
l'enfance fe font prefque tous à la fois.
L'enfant apprend à parler , à manger,
a marcher , à-peu- près dans le même
tems. C'eft ici proprement la première
époque de fa vie. Auparavant il n'eft
rien de plus que ce qu'il étoit dans le
fein de fa mère , il n'a nul fentiment,
Culle idée, à peine a-t-il des fenfa-
î4<^ É M ï I e;
lions ; il ne fent pas même fa propre
exiftence.
Vivit , & eJlvitA nejcius ipfefua (17).
(17) Ovid. Tiift. I. }.
Fin du premier Livre*
y;-/;; . J.
?-Sz
iuroii /.n'.JI .
■ '■Ur.
E M IL E*
O U
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE SECOND.
t^_^'E s t ici le fécond terme delà
vie, & celui auquel proprement finit
l'enfance ; car les mots mfans ôc puer
ne font pas fynpnymes. Le premier eft
compris dans l'autre,. & fignifie qui ne
ptuê parier,, d'oiî vient que dans Va4
1ère Maxime on trouve puenim infan-'
tem. Mais )e continue à me fervir de
ce mot félon l'ufage de neutre Langue ,
jufqa'à l'âge pour lequel elle a d'au-
tXjgs noms.
f42, È M I L s ,
Quand les enfans commencent a
parler, ils pleurent moins. Ce pro-
grès eft naturel ; un langage eft fubf-
titué à l'autre. Sitôt qu'ils peuvent dire
qu'ils fouffrent avec des paroles, pour-
quoi le diroient-ils avec des cris , fl
ce n'eft quand la douleur eft trop vive
pour que la parole puifTe l'exprimer ?
s'ils continuent alors à pleurer, c'eft
la faute des gens qui font autour d'eux.
Dès qu'une fois Emile aura dit, j'ai
77ml , il faudra des douleurs bien vives
pour le forcer de pleurer.
Si l'enfant eft délicat , fenfîble , que
naturellement il fe mette à crier pour
cien , en rendant fes cris inutiles &
fans effet , j'en taris bientôt la fource.
Tant qu'il pleure je ne vais point à
lui j j'y cours fitôt qu'il s'eft tû. Bien-
tôt fa manière de m'appeller fera de
fe taire , ou tout au plus de jetter un
feul cri. C eft par l'eftet fenlible des
fignes , que les enfms jugent de leur
fens j il n'y a point d'autre conventiojD
©u DE l'Éducation*. 14I
pour eux : quelque mal qu'un enfant
fe fa(Tè 5 il eft très rare qu'il pleure
quand il eft feul , à moins qu'il n'aie
i'efpoir d'être entendu.
S'il tombe , s'il fe fait une boffe à la
tête j s'il faigne du nez , s'il fe coupe
les doigts y au lieu de m'empreiïer au-
tour de lui d'un air allarmé , je refte-
rai tranquille , au moins pour un peu
de tems. Le mal eft fait , c'eft une né-
ceftîté qu'il l'endure ; tout mon em-
prefTement ne ferviroit qu'à l'effrayer
davantage ôc augmenter fa fenfîbilité.
Au fond , c'eft moins le coup , que la
crainte qui tourmente , quand on s'eft
blefte. Je lui épargnerai du moins cette
dernière angoifte j car três-furement il
jugera de fon mal comme il verra quç
j'en juge : s'il me voit accourir avec;
inquiétude , le confoler , le plaindre ,
il s'eftimera perdu : s'il me voit gar^-
der mon fang froid , il reprendra bien-
tôt le fien , & croira le mal guéri,
quand il ne le fentira plus. C'eft â-
l'44 Emile,
cet âge qu'on prend les premières le-
çons de courage , & que , foufFrant
fans effroi de légères douleurs , on
apprend par dégrés à fupporter les
grandes.
Loin d'être attentif d éviter qu'E-
mile ne fe blelfe , je ferois fort fâché
qu'il nefe blefsât jamais & qu'il gran-
dît fans connoître la douleur. Souffrir
efl: la première chofe qu'il doit ap-
prendre , êc celle qu'il aura le plus
grand bcfoin de favoir. Il fembleque
les enfans ne foient petits ôc foibles
que pour prendre ces importantes le-
çons fans danger. Si l'enfant tombe de
ifon haut il ne fe caffera pas la jambe j
s'il fe frappe avec un bâton il nefe
çafTca pas Iç bras ; s'il faifit un fer
tranchant , il ne ferrera gueres, & ne
fe coupera pas bien avant. Je ne fâche
pas qu'on ait jamais vu d'enfant en li-
berté fe ruer, s eltropier ni fe faire un
mal coniîdérable , à moins qu'on ne
('ait indifcret cernent expofé fur des heux
élevés ,
ou DE l'ÈdUCATTON. l^^
clevés 5 ou feul autour du feu , ou
qu'on n'ait laifTé des inftrumens dan-
gereux à fa portée. Que dire de ces
magafins de machines , qu'on raffemble
autour d'un enfant pour l'armer de
toutes pièces contre la douleur , juf-
qu'à ce que devenu grand , il refte à
fa merci , fans courage & fans expé-
rience , qu'il fe croie mort à la pre-
mière piquure , & s'évanouirte en
Yoyant la première goûte de fon fang ?
Notre manie enfeignante &c pédan-
tefque eft toujours d'apprendre aux en-
fans ce qu'ils apprendroient beaucoup
mieux d'eux-mêmes, & d'oublier ce que
nous aurions pu feuls leur enfeigner. Y
a-t il rien de plus fotque la peine qu'on
prend pour leur apprendre à marcher ,
comme fî l'on en avoir vu quelqu'un ,
qui par la négligence de fa nourrice ne
fût pas marcher étant grand ? Combien
voit-on de gens au contraire marcher
mal toute leur vie , parce qu'on leur z
anal appris à marcher ?
Tome L G
X4(J b M I L E ,
Emile n'aura ni bourlets , ni paniers-
rpulans , ni charriots, ni lilleres, ou du
moins dès qu'il commencera de favoir
mettre un pied devant l'autre, on ne 1$
foutiendra que fur les lieux pavés , &;
l'on ne fera qu'y palTer en hâte (i). Au
lieu de le laifler croupir dans l'air ufé
d'une chambre , qu'on le mené jour-
nellement au milieu d'un pré. Là qu'il
coure , qu'il s'ébatte , qu'il tombe cent
fois le jour , tant mieux : il en appren-
dra plutôt à fe relever. Le bien-être de
la liberté rackette beaucoup de blef-
fures. Alon Elevé aura fouvent des
contufions ^ en revanche il fera tou-
jours gai : fi les vôtres en ont moins,
ils font toujours contrariés , toujours
enchaînés ,' toujours rriftes. Je douté
que le profit foit de leur côté.
Un autre progrès rend aux enfans
la plainte moins néceiTaire , c'efl celui
(i ) Il n'y a rien de plus ridicule Se de plus mal adurc
«jue la démarche des gens qu'on a trop menés par la
iilîere étant petits ; c'cll encore ici une de ces obfer-
vationsrrivialesà force d'ècrejuftej , ^ qui font juftçs
^ plus d'ua feus.
ou DE L'ÉDUCATÎOîf. 1 ^f
Je leurs forces. Pouvant plus par eux-
mêmes , ils ont un befoin moins fré-
<quent de recourir à autrui. Avec leur
force fe dévelope la connoillance qui
les met en état de la diriger. C'eft à
ce fécond degré que commence pro-
prement la vie de l'individu ; c'ed
alors qu'il prend la confcience de lui-
même. La mémoire étend le fenti-
ment de l'identité fur tous les momens
de fon exiftence ; il devient vérita-
blement un , le même , ôz par confe-
quent déjà capable de bonheur ou de
mifere. Il importe donc de" commencer
à le confidérer ic icomme un être moral.
Quoiqu'on afligne à-peu-près le plus
long terme de la vie humaine ôc les
probabilités qu'on a d'approcher de
ce terme à chaque âge , rien n'eft plu«
incertain que la durée de la vie de
chaque homme en particulier • très peu
parviennent à ce plus long terme. Les
plus grands rifques de la vie font dans
ion commencement 3 moins on a yéciiy
G ij
t4â É M I t E ,
moins on doit cTperer de vivre. Dç^
çnfans qui nailTçnr , la moitié , tout
au plus , parvient à i'adolefcence , & il
eft probable que votre Elevé n'attein-
dra pas l'âge d'homme.
Que faut-il donc penfer de cette
éducation barbare qui facrifie le
préfent à un avenir incertain, qui
charge un enfant de chaînes de toute
efpece, &: commence par le rendre
n:iiférable pour lui préparer au loin
je ne fais quel prétendu bonheur dont
il eft à croire qu'il ne jouira jamais ?
Quand je fuppoferois cette éducation
raifonnable dans fon objet , comment
voir fans indignation de pauvres in-
fortunés foumis à un joug infuppor-
çable, &c condamnés à des travaux con-
tinuels comme des galériens , fans être
^(Turé que tant de foins leur feront
jamais utiles ? L'âge de la gaité fe
paflTe au milieu des pleurs , des châti-»
mens , des menaces , de l'efclavage.
On tourmente le malheureux pour foa
^içn , Qc l'on ne voit pas la moi-ç
©u DE lEducaïioi^. i4^
«|u'on appelle, 3c qui va le {a'iCit
iiu milieu de ce trifte appareil. Qui
fait combien d'enfans périlTent vidi-
mes de l'extravagante fageflTe d'un père
ou d'un maître ? Heureux d'échapper
à fa cruauté , le feul avantage qu'ils
tirent des maux qu'il leur a fait fouf-
frir, efi; de mourir fans regretter la vie^
dont ils n'ont connu que les tourmens.
Hommes , foyez humains , c'eft vo-
tre premier devoir : foyez-le pour tous
les états , pour tous les âges , pour
tout ce qui n'eft pas étranger d l'hom-
me. Quelle fageffe y a-t-il pour vous
hors de l'humanité ? Aimez l'enfance y
favorifez fes jeux , fes plaifirs , fon ai-
ftiable inftindt. Qui de vous n'a pas
regretté quelquefois cet âge où le rire
êft toujours fur les lèvres , Se où l'ame
èft toujours en paix ? Pourquoi voulez-
vous ôter à ces petits innocens la jouif-
fance d'un tems fi couttqùi leur échap-
pe , Se d'un bien fi précieux dont ils
aie fauroient abiifer ? Pourquoi voulezt
G iij
5 J» Emile,
vous refnplir d'amertume & de dou-
leurs ces'premiers ans Ci rapides , qui
ne reviendront pas plus pour eux qu'ils
ne peuvent revenir pour vous ? Pères ,
favez-vous le moment où la mort at-
tend vos enfans ? Ne vous préparez
pas des regrets en leur ôtant le peu
d'inftans que la nature leur donne :
aufïî-rôt qu'ils peuvent fentir le plaifîr
d'être , faites qu'ils en jouifiTent ; Faites
qu'à quelque heure que Dieu les ap-
pelle , ils ne meurent point fans avoir
goiité la vie.
Que de voix vont s'élever contre
înoi ! J'entends de loin les clameurs de
cette faude fagelTe qui nous jette in-
celTamment hors de nous , qui compte
toujours le prcfent pour rien , & pour-
fuivant fans relâche un avenir qui
fuit à mefiu'e qu'on avance , à force
de nous transporter où nous ne' fouî-
mes pas , nous tranfporte où nous ne
ferons jamais.
C'eft , me répondez-vous , le tems
«îe corriger les mauvaifes inclinations
ou DE l'Éducation. 15I
tîe Phomme j c'eft dans l'âge de l'en-
fance , où les peines fonc le moins
'fenfibles, qu'il faut les multiplier peur
les épargner dans l'âge de raifon. Mais
qui vous dit que tout cet arrangement
eft à votre difpofition, ôc que toutes
ces belles inftructions dont vous ac-
cablez le foible efprit d'un enfant , ne
lui feront pas un jour plus pernicieufes
qu'utiles ? Qui vous aiTure que vous
épargnez quelque chofe par les cha-
grins que vous lui prodiguez ? Pour-
quoi lui donnez-vous plus de maux
que fon état n'en comporte , fans être
sûr que ces maux préfens font à la
décharge de l'avenir ? 8c comment me
prouverez-vous que ces mauvais pen-
chans dont vous prétendez le guérir ,
ne lui viennent pas de vos foins mal-
entendus , bien plus que de la nature ?
Malheureufe prévoyance , qui rend un.
être actuellement miférable fur l^efpoir
bien ou mal fondé de le rendre heu-
reux un jour ! Que Ci ces raifonneurs
G iv
5r5* É M I L s ,
vulgaires confondent la licence avec
la liberté , 8c l'enfant qu'on rend heu-
reuxavec 1' enfant qu'on gâte , appre-
nons-leur aies diftinguer.
Pour ne point courir après des chi-
mères , n'oublions pas ce qui convient
à notre condition. L'humanité a fa
place dans l'ordre des chofes j l'enfan-
ce a la fienne dans l'ordre de la vie hu-
maine j il fiut confidérer l'homme
dans l'homme , &c l'enfant dans l'en-
fant. Aiîîgner à chacun fa place &c l'y
fixer, ordonner les paffions humai-
nes félon la conftitutlon de l'homme ,
eft tout ce que nous pouvons faire
pour fon hien-ètre. Le refte dépend
de caufes étrangères qui ne font point
en notre pouvoir.
Nous ne fa von s ce que c'eft que
bonheur ou malheur abfohi. Tout eft
mclé dans cette vie , on n'y goûte au-
cun fentiment pur , on n'y refte pas
deux momens dans le même état. Les
aiïeétions de nos âmes , ainfi que les
modifications de nos corps , font dans
CV DE L'EDUCAflON. I33
tin flux continuel. Le bien & le mal
nous font communs à tous , mais en
tlifférentes mefures. Le plus heureux
eft celui qui fouffre le moins de pei-
nes j le plus miférable eft celui qui
fent le moins de plaifirs. Toujours
plus de fouffrances que de jouiflances j
voilà la différence commune à tous.
La félicité de l'homme ici-bas n'efl
donc qu'un état négatif, on doit la
mefurer par la moindre quantité des
maux qu'il fouffre.
Tout fentiment de peine eft infépa-
rable du defir de s'en délivrer : toute
idée de plaifir eft inféparable du de-
fir d'en jouir : tout defir fuppofe pri-
vation , ôc toutes les privations qu'on:
fent font pénibles j c'eft donc dans la
difproportion de nos defirs Ôc de nos
facultés, que confifte notre mifere. Un
être fenfîble dont les facultés ég-ale-
o
roient les defirs feroit un être absolu-
ment heureux.
hn quoi donc confifte la fagefle hu-
Gv
1 54 Emile,
maine ou La route du vrai bonheur?
Ce n'eft pas précifémenc à diminuer nos
deiirsj car s'ils croient au-deifous de
notre puilTance , une partie de nos fa-
cultés refteroit oilive , ôc nous ne
jouirions pas de tout notre être. Ce
n'eft pas non plus à étendre nos facul-
tés , car il nos delîrs s'étendoient à la
fois en pins grand rapport , nous n'en
deviendrions que plus miférables : mais
c'eft à diminuer l'excès des deiirs fur
les facultés , ôc à mettre en égalité
parfaite la puilfance Se la volonté.
C'eft alors feulement que toutes les
forces étant en ad:ion , l'ame cepen-
dant reftera paifible, ôc que l'homme fe
trouvera bien ordonné.
C'eft ainfi que La nature, qui fait tout
pour le mieux, l'a d'abord inftitué.ElIe
ne lui donne immédiatement que les
defirs néceflTaires à fa confervation, 8c
les facultés fuffifantes pour les fatis-
faire. Elle a mis toutes les autres com-
me en réferve au fond de fon ame,pour
5*y<i^velopper au befoin. Ce n'eft que
ou DE l'Education. i ^ ç
iîans cet état primitif que l'équilibre
du pouvoir & du defir fe rencontre, &
que l'homme n'eft pas malheureux.
Sitôt que fes facultés virtuelles fe met-
tent en adion , l'imagination , la plus
adive de toutes , s'éveille ôz les de-
vance. C'eft: l'imagination qui étend
pour nous la mefure des pofTibles foir
en bien foit en mal , & qui par con-
féquent excite & nourrit lesdelirspar
i'efpoir de les farisfaire. Mais l'objet
qui paroilToit d'abord fous la main
fuit plus vite qu'on ne peut le pcurfiii-
vre y quand on croit l'atteindre , il fe
transforme Se fe montre au loin de-
vant nous. Ne voyant plus le pays déjà
parcouru, nous le comptons pour rien j
celui qui refte à parcourir s'aggrandic,
s'étend fans cefTe : ainfî l'on s'épuife
fans arriver au terme j Se plus nous ga-
gnons fur la jouiiïance, plus le bon-
heur s'éloigne de nous.
Au contraire , plus l'homme eft refté
|)rès de fa condition naturelle , plus
G v|
j^(^ Emile,
la différence de fes facultés à fes dedr*
eft petite, ôc moins par coniequent il
eft éloigné d'être heureux. Il n'eft ja-
mais moins miférable que quand il
paroît dépourvu de tout : caria mifere
ne confifte pas dans la privation des
chofes , mais dans le befoin qui s'ea
fait fentir.
Le monde réel a fes bornes, le mon-
de imaginaire eft infini : ne pouvant
élargir l'un, retrécifTons l'autre j car
c'eft de leur feule différence que naif-
fent toutes les peines qui nous rendent
vraiment malheureux. Otez la force ,
la fan té , le bon témoignage de foi ^
tous les biens de cette vie font dans
l'opinion j ôtez les douleurs du corps
& les remords de la confcience , tous
nos maux font imaginaires. Ce prin-
cipe eft commun , dira-t on : j'en con-
viens. Mais l'application pratique n'en
eft pas commune j Se c'eft uniquement
fie la pratique qu'il s'agit ici.
Quand on dit que l'homme eft foî-
bk ; que YCui-on dire ? Ce mot de ^QÏr,
ou i>E l'Éducatïoî^. 15/?
bîeiïe indique un rapport ; un rappoi-c
de l'être auquel on l'applique. Celui
dont la force palTe les befoins , fùt-il
un infede , un ver , eft un être fort :
celui dont les befoins pafTentla force ,.
fïit-il un éléphant , un lion j fût-il un
Conquérant, un Héros j fùt-il un Dieu,
•c'eft un êtrefoible. L'Ange rebelle qui
méconnut fa nature étoit plus foible
que l'heureux mortel qui vit en paix,
félon la fienne. L'homme eft très fort
quand il fe contente d'être ce qu'il
eft : il eft très foible quand il veut
s'élever au-delTus de l'humanité. N'al-
lez donc pas vous figurer qu'en éten-
dant vos facultés vous étendez \os
forces j vous les diminuez , au con*
traire , fi votre orgueil s'étend plus
qu'elles. Mefurons le rayon de notre
jTphere , Se relions au centre , comme
l'infeéte au milieu de fa toile : nous
nous fuffirons toujours à nous-mêmies,
& nous n'aurons point à nous plaindre
de notre foiblelfej car nous ne la. feiv»
cirons jamais.
%<^t É M I L E ■,
Tous les animaux ont exaiftemeri?
les facultés liéceiraires pour fe con-
ferver. L'homme feul en a de fuper-
flues. N'eft-il pas bien étrange que ce,
fuperflu foit l'inRuament de fa mi-,
fere ? Dans tout pays les bras d'un
homme valent plus que fa fubfiftance.
S'il étoit affez fage pour compter ce fu-
perflu pour lien , il auroit toujours le
néceflaite , parcequ'il n'auroit jamais
rien de trop. Les grands befoins , di-
foit Favorin (i) , nailTent des grands
biens , 6c fouvent le meilleur moyen
de fe donner les chofes dont on man-
que eft de s'ôter celles qu'on a : c'eil
à force de nous travailler pour aug-
menter notre bonheur que nous le
changeons en mifere. Tout homme qui
ne voudroit que vivre , vivroit heu-
reux j par conféquent il vivroit bon ,
car où feroit pour lui l'avantage d'être
méchant?
Si nous étions immortels , nous fe-
rions des erres très miférables. Il eft
»■ I r
(1) Noa. Atcic. L. IX. C. 8,
ou DE l'Éducation'. Î55»
«^Lir de mourir , ians doute • mais ileft
doux d'efpérer qu'on ne vivra pas tou-
|ours, ôc qu'une meilleure vie ânira les
peines de celle-ci. Si l'on nous ofFroir
l'immortalité fur la terre , qui eft-ce
qui voudroit accepter ce trifte pré-
fent ? Quelle relTource , quel efpoir ,
quelle confolation nous refteroit-ii
contre les rigueurs du fort & contre
les injuftices des hommes- ? L'ignorant
qui ne prévoit rien , fent peu le prix
de la vie & craint peu de la perdre 5
l'homme éclairé voit des biens d'un
plus grand prix qu'il préfère à celui4à.
Il n'y a que le demi-favoir & la faufle
fageiTe qui prolongeant nos vues juf-
qu'à la mort , ôc pas au-delA , en font
pour nous le pire des maux. La né-
ceflité de mourir n'eft à l'homme fage
qu'une raifon pour fupporter les pei- ,
nés de la vie. Si l'on n'étoit pas sûr
do la perdre une fois , elle coûteroit
trop à conferver.
Nos maux moraux font tous dans
l'opinion , hors un feul , qui eft le cri^
t'éO É M I 1 g ^
me , &c celui-là dépend de nous : no^
inaux phyfiques fe détruifent ou nous
détruifent. Le tems ou la mort font
nos remèdes : mais nous foufFrons
d'autant plus que nous favons moins
fouffrir , ^ nous nous donnons plus
de tourment pour guérir nos ma-
ladies, que nous n'en aurions à les fup-
porter. Vis félon la nature , fois pa-
tient , Se chaiïe les Médecins : tu n'é-
viteras pas la mort , mais m ne la fen-
riras qu'une fois , tandis qu'ils la por-
tent chaque jour dans ton imagina-
tion troublée , &c que leur art men-
fonger , au lieu de prolonger tes jours,
t'en ôre la joui{Tance. Je dem.anderai
toujours quel vrai bien cet art a fait
aux hommes ? Quelques- uns de ceux
qu'il guérit mourroient , il efl: vrai ;
mais des millions qu'il tue refteroienr
en vie. Homme fenfé , ne mietspoins
à cette lofterie où trop de chances fon?
contre toi. Souffre , meurs ou guéris 5
mais fur-tout vis jufqu'ù ta derniers
heure.
ou DE l'Éducation, î(5'r
' Tout n'eft que folie & contradic-
tion dans les inftitutions humaines»
Nous nous inquiétons plus de notre
vie , à mefure qu'elle perd de fon prix.
Les Vieillards la regrettent plus que
les jeunes gens ; ils ne veulent pas per-
dre les apprêts qu'ils ont faits pour en
jouir ; à foixanre ans il eft bien cruel
de mourir avant d'avoir commencé de
vivre. On croit que l'homme a un vif
amour pour fa confervation , ôc cela
eft vraij mais on ne voit pas que cet
amour, tel que nous le fentons , eft en
grande partie l'ouvrage des hommes»
Naturellement l'homme ne s'inquiète
pour fe conferver qu'autant que les
moyens en font en fon pouvoir j fitot
que ces moyens lui échappent , il fe
tranquillife &c meurt fans fe tourmen-
ter inutilement. La première loi de la
réfignation nous vient de la nature»
Les Sauvages , ainli que les bêtes , fe
débattent fort peu contre la mort , Se
l'endurent prefque fans fe plaindre.
Jf it? É M I L E î
Cette loi détruite , il s'en forme un©
autre qui vient de la raifon ^ mais peu
favent l'en tirer , ôc cette réficrnatioft
fadice n'eft jamais auffi pleine êc en-
tière que la première.
La prévoyance ! la prévoyance , qui
flous porte fans ceffe au-delà de nous
& fouventnous place où nous n'arri-
verons point j voilà la véritable fource
de toutes nos'miferes. Quelle manie à
ûnctre aufli paffiger que l'homme de
regarder toujours au loin dans un ave-
nir'qui vient fi rarement, Bc de né-
gliger le préfent dont il eft sûr ! manie
d'autant plus funefte qu'elle augmente
incelTamment avec l'âge, Se que les
Vieillards , toujours défians ,' pré-
voyans , avares , aiment mieux fe re-
fufer aujourd'hui le nécedaire , que
d'en manquer dans cent ans. Ainii
nous tenons à tout , nous nous accro-
chons à tout ; les tems , les lieux , les
hommes , les chofes , tout ce qui eft ,
tout ce qui fera , importe à chacun de.
ou DE l'Éducation. id^
îîous : notre individu n'eft plus que la
moindre partie de nous-mêmes. Cha-
cun s'étend , pour ainfi dire, fur la
terre entière , & devient fenfible iuir
toute cette grande furface. Eft-ii éton-
nant que nos maux fe multiplient dans
tous les points par où l'on peut nous
blefTer ? Que de Princes fe défolent
pour la perte d'un pays qu'ils n'ont ja-
mais vil ? Que de Marchands il fufrir
<3e toucher aux Indes , pour les faire
crier à Paris ?
Eft - ce la nature qui porte ainfi
les hommes Ci loin d'eux-m^èmes ? Eft-
ce elle qui veut que chacun apprenne
fon deftin des autres , & quelquefois
l'apprenne le dernier • en forte que tel
eft mort heureux ou miférable , fans
en avoir jamais rien fu ? Je vois un
homme frais, gai, vigoureux, bien
portant j fa préfence infpire la.joie j fes
yeux annoncent le contentement , le
bien-être : il porte avec lui l'image du
bonheur. Vient une lettre de la pcfte^
î^4 Emile,
l'homme heureux la regarde j elle efl I
fon adrefTe , il l'ouvre, il la lit. A l'inf-
tant fon air change j il pâlir , il tomb^
en défaillance. Revenu à lui , il pleu-
re , il s'agite , il gémit , il s'arrache
les cheveux , il fait retentir l'air de
fes cris , il femble attaqué d'affreufes
convulfions. Infenfc , quel mal t'a
donc fait ce papier ? quel membre t'a-
t-il ôté ? quel crime t'a-t-il fait com-
mettre? enfin, qu'a-t-il changé dans
toi-mcme pour te mettre dans l'état où
je te vois ?
Que la lettre fe fut égarée , qu'une
main charitable l'eût jettée au feu , le
fort de ce mortel heureux & malheu-»
teux à la fois , eût été , ce me femble*
un étrange problème. Son malheur ^
direz-vous , étoit réel. Fort bien , mais
il ne le fentoit pas : où étoir-il donc ?
Son bonheur étoit imaginaire : j'en-
tends j la fanté , la gai té , le bien-
ctre , le contentement d'efprit ne font
plus que des vifions. Nous n'exiftons
ou DE l'Éducation. KT5
pius où nous fommes , nous n'exiftons
qu'où nous ne fommes pas. Eft-ce la
peine d'avoir une fî grande peur de la
mort , pourvu que ce en quoi nous vit
"vons refte?
O homme ! relFerre ton exiftence
au-dedans de toi , & tu ne feras plus
miférable. Refte à la place que la na-
ture t'affigne dans la chaîne des êtres,
rien ne t'en pourra faire fortir : ne re-
gimbe point contre la dure loi de la
nécelîîté , ôc n'épuife pas, à vouloir lui
réfifter , des forces que le Ciel ne t'a
point données pour étendre ou prolon-
ger ton exiftence , mais feulement pour
la conferver comme il lui plaît , &c au-
tant qu'il lui plaît. Ta liberté , ton
pouvoir ne s'étendent qu'aufli loin que
tes forces naturelles , & pas au-delà 5
tout le refte n'eft qu'efclavage, illufion,
preftige.La domination même eft fervi-
le,quand elle tient à l'opinion: car tu dé-
pends des préjugés de ceux que tu gou-<
yernes par les préjugés. Pour les cqû^
16S Ê M I L B ,
duire comme il te plaît , il faut te con-*
duire comme il leur plaît. Ils n'ont
qu'à changer de manière de penfer, il
faudra bien par force que tu changes
de manière d'agir. Ceux qui t'appro-
chent n'ont qu'à favoir gouverner les
opinions du peuple que tu crois gou-
verner , ou des favoris qui te gouver-
nent , ou celles de ta famille , ou les
tiennes propres j ces Vifîrs, ces Cour-
tifans , ces Prêtres , ces Soldats , ces
Valets , ces Caillettes , êc jufqu'à des
enfans , quand tu ferois un Themifto-
cle en génie (3) , vont te mener comme
un enfant toi-jncme au milieu de tes
légions. Tu as beau faire ^ jamais ton
autorité réelle n'ira plus loin que tes
(5) Ce petit garçon que vous voyez -là, difoitTh»-
luiftode à fesamis, eft l'arbitre de la Grèce; car il
gouverne fa niere , fa mère me gouverne , je gouverne
les Athéniens , &: les Athéniens gouvernent les Grecs.
Oh! quels petits conduftcucs on trouveroir fouvent aux
plus grands Empires , (I du l'iince on defcendoic par
dégrés jufqu'à la première raain qui donne le branlç
fn Tecrecl
ou DE l'Éducation. 1^7
facultés réelles. Sitôt qu il faut voir pat
les yeux des autres , il faut vouloir par
leurs volontés. Mes Peuples font mes
Sujets , dis-tu fièrement. Soit j mais
toi , qu'es -tu ? le fujet de tes Minif-
tres : ôc tes Miniftres à leur tour que
font-ils ? les fujets de leurs Commis ,
de leurs MaîtrelTes , les Valets de leurs
Valets. Prenez tout , iifurpez tout , ôc
puis verfez l'argent à pleines mains ,
dreiïez des batteries de canon 3 élevez
des gibets, des roues, donnez des Loix,
des Edits , multipliez les Efpions , les
Soldats , les Bourreaux , les Prifons ,
les chaînes j pauvres petits hommes ,
de quoi vous fert tout cela ? vous n'ea
ferez ni mieux fervis , ni moins volés ,
ni moins trompés , ni plus abfolus-
Vous direz toujours , nous voulons , &
vous ferez toujours ce que voudront
les autres.
Le feul qui fait fa volonté eft celui
qui n'a pasbefoin,pour la faire,de met-
|re le§ bras d'un autre au bout des fieui4
"kJS Emile,
d'où il fuit 5 que le premier de tous les
biens n'eft pas l'autorité , mais la li-
berté. L'homme vraiment libre ne
veut que ce qu'il peut , &c fait ce qu'il
lui plaît. Voilà ma maxime fondamen-
tale. Il ne s'agit que de l'appliquer a
l'enfance , ôc toutes les règles de l'é-
ducation vont en découler.
La fociété a fait l'homme plus foi-
ble , non-feulement en lui étant le
droit qu'il avoit fur fes propres forces,
mais fur- tout en les lui rendant in-
fuffifantes. Voilà pourquoi fes defirs
jfe multiplient avec fa foibleffe , &
voilà ce qui fait celle de l'enfance com-
parée à l'âge d'homme. Si l'homme eft
un être fort Se fi l'enfant eft un être
foible, ce n'eft pas parceque le pre-
mier a plus de force abfolue que le
iêcond , mais c'eft parceque le pre-
mier peut naturellement fe fuffire à
lui-même & que l'autre ne le peut.
L'homme doit donc avoir plus dévo-
ilantes de l'enfant plus de fantaifies 5
mot
ôû DE l'Éducation. i(j^
IViot par lequel j'entends tous les de-
lîrs qui ne font pas de vrais befoins ,
ôc qu'on ne peut contenter qu'avec le
fecours d'autrui.
J'ai dit la raifon de cet état de
foibleiTe. La nature ypourvoitpar l'at-
tachement des pères & des mares :
mais cet attachement peut avoir foA
excès , fon défaut , fes abus. Des pa-
ïens qui vivent dans l'état civil y
tranfportent leur enfant avant l'âge.
En lui donnant plus de befoins qu'il
n'en a., ils ne foulagent pas fa foiblelfe,
ils l'aucrmentent. Ils l'augmentent en-
core en exigeant de lui ce que la na-
ture n'exigeoit pas; en foumettant à
leurs volontés le peu de force qu'il a
pour fervir les fiennes y en changeant
de part ou d'autre en efclavage, la
dépendance réciproque où le tient fa
foibleiïe , & où les tient leur attache-
ment.
L'homme fage fait relier à fa place ^
*>îiais l'enfant qui ne connoît pas 1;^
Tome L H
lya Emile,
fîenne ne faiiroit s'y maintenir. Il a
parmi nous mille ilTiies pour en for-
tir 'y c'efl: à ceux qui le gouvernent à l'y
retenir, &: cette tâche n'eft pas facile. Il
ne doit être ni bête ni homme , mais
enfant ; il faut qu'il fente fa foiblelTe
>: non qu'il en fouffre j il faut qu'il
dépende & non qu'il obéiiïe \ il faut
qu'il demande & non qu'il commande.
V n'eft foumis aux autres qu'à caufe
de fes befoins, & parcequ'ils voient
mieux que lui ce qui lui eft utile , ce
qui peut contribuer ou nuire à fa con-
fervation. Nul n'a droit , pas même le
père , de commander à l'enfant ce qui
ne lui eft bon à rien.
Avant que les préjugés & les inf-
tliutions humaines aient altéré nos
penchans naturels, le bonheur des en-
fans ainfl que des hommes confifte
dans l'ufage de leur liberté j mais cette
liberté dans les premiers eft bornée par
leur foiblefte. Quiconque fait ce qu'il
veut eft heureux, s'il fe luffit à lui-mê-
ou DE l'Éducation. 171
tiie j c'eft le cas de l'homme vivant dans
l'état de nature. Quiconque fait ce
qu'il veut n'eft pas heureux , (i fes be-
foins palTent fes forces j c'eft le cas de
l'enfant dans le même état. Les enfans
ne jouilTent , même dans l'état de na-
ture , que d'une liberté imparfaite ,
femblable à celle dont jouifiTent les
hommes dans l'état civil. Chacun de
nous ne pouvant plus fe paflfer des au-
tres redevient à cet égard foible de
miférable. Nous étions faits pour être
hommes j les loix & la fociété nous
ont replongés dans l'enfance. Les Ri-
ches , les Grands , les Rois font tous
des enfans qui , voyant qu'on s'em-
prefTe à foulager leur mifere , tirent de
cela même une vanité puérile , ôc font
tout fiers des foins qu'on ne leur ren-
droit pas s'ils étoient hommes-faits.
Ces confidérations font importan-
tes , de fervent à réfoudre toutes les
contradiétions du fyftême focial. Il y
s. deux forces de dépendances. Celle
Hii
iji! Emile,
des chofes qui eft de k nature ] celle
des hommes qui eft de la fociété. La
dépendance des chofes n'ayant aucune
moralité , ne nuit point à la liberté , ÔC
^'engendre point de vices : la dépen-
dance des hommes étant défordon-
née (4) les engendre tous, ôc c'eft
par elle que le Maître ôc TEfclave fe
dépravent mutuellement. S'il y a queU
jque moyen de remédier à ce mal dans
la fociété , c'eft de fubftituer la loi à
l'homme , Se d'armer les volontés gé-
jiérales d'une force réelle fupérleure à
l'adlion de toute volonté particulière.
Si les Loix dQ$ Nations pouvoient
avoir comme celles de la nature une
inflexibilité que jamais aucune force
humaine ne pût vaincre, la dépendance
des hommes redeviendroit alors celle
des chofes j on réuniroit dans la Ké-*
publique tous les avantages de l'étaç
(4) Dans mes principes du droit politique il eft dcmoij'
tré q.ie nulle volonté particulière ne peut être ordonne^
4aas le fyftême focial.
ou Ds l'Édi/cation, I7J
naturel à ceux de l'état civil j on join-
droità la liberté qui maintient l'hoiTi-
nie exempt de vices, la moralité qui
l'élevé à la vertu.
Aiaintenez l'enfant dans la feule dé-
pendance des chofes j vous aurez fuivi
l'ordre de la nature dans le progrès de
fon éducation. N'offrez jamais â fes
volontés indifcretes que des obftacles
phyfiques ou des punitions qui naif-
fent des adions mêmes , Se qu'il fe
rappelle dans l'occafion : fans lui dé-
fendre de mal faire , il fuffit de l'en
empêcher. L'expérience ou l'impuif-
fance doivent feules lui tenir lieu dî
loi. N'accordez rien à fes defirs parce-
qu'il le demande , mais parcequ'il en a
befoin. Qu'il ne fâche ce que c'eft
qu'obéilfance quand il agit , ni cequs
c'eft qu'empire quand on agit pour lui.
Qu'il fente également fa liberté dans
fes actions &c dans les vôtres. Suppléez
à la force qui lui manque , autant pré-
cifément qu'il en a befoin pour êcie
H ii]
ï 74 Emile,
libre & non pas impérieux ; qu'en re-
cevant vos fer vices avec une force
d'humiliation , il afpire au moment
où il pourra s'en palTer , & où il aura
l'honneur de fe lervir lui-même.
La nature a , pour fortifier le corps
ëc le faire croître , des moyens qu'on
ne doit jamais contrarier. Il ne faut
point contraindre un enfant de refter
quand il veut aller , ni d'aller quand
il veut refter en place. Quand la vo-
lonté des enfans n'eft point gâtée par
notre faute , ils ne veulent rien inuti-
lement. Il faut qu'ils fautent , qu'ils
courent, qu'ils crient quand ils en ont
envie. Tous leurs mouvemens font
des befoins de leur conftitution qui
cherche à fe fortifier : mais on doit fe
défier de ce qu'ils défirent fans le pou-
voir faire eux-mêmes , Se que d'autres
font obligés de faire pour eux. Alors
il faut diftinguer avec foin le vrai be-
foin , le befoin naturel , du befoin de
fajitaifie qui commence à naître jOU de
ou DE l'Éducation. 175
celui qui ne vient que de la furabon-
dance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand
un enfant pleure pour avoir ceci ou
cela. J'ajourerai feulement que dès
qu'il peut demander en parlant ce qu'il
defire , ôc que pour l'obtenir plus vite
ou pour vaincre un refus il appuie de
pleurs fa demande , elle lui doit être
irrévocablement refufée. Si le befoiji
l'a fait parler , vous devez le favoir &c
faire auffi-tôt ce qu'il demande : mais
céder quelque chofe à fes larmes, c'e(t
l'exciter à en verfer , c'efl: lui appren»
dre à douter de votre bonne volonté ,
ôc à croire que l'importunitepeut plus
fur vous que la bienveillance. S'il ne
vous croit pas bon , bientôt il fera
méchant ; s'il vous croit foible , il
fera bientôt opiniâtre : il importe d'ac-
corder toujours au premier /igné ce
qu'on ne veut pas refufer. Ne foyea
point prodigue en refus , mais ne les
révoquez jamais.
Hiv
J7<j Emile,;
Gardez-vous fur- tout de donner I
l'enfant de vaines formules de poli-
teiTe qui lui fervent au befoin de pa-
roles magiques , pour foumettre à fes
volontés tout ce qui l'entoure , de ob-
tenir à l'inftant ce qu'il lui plaît. Dans
l'éducation façonniere des riches , on
ne manque jamais de les rendre poli-
ment impérieux , en leur prefcrivant les
termes dont ils doivent fe fervir pour
que perfonne n'ofe leur réiifler : leurs
enfans n'ont ni tons ni tours fupplians,
ils font auffi arrogans ,. même plus >
quand ils prient , que quand ils com-
mandent, comme étant bien plus sûrs
d'être obéis. On voit d'abord quQs'il
vous plaît fignifie dans leur bouche
il me p laïc j 6c que Je vous prie figni-
fie je vous ordonne. Admirable poli-
telfe , qui n'aboutit pour eux qu'à
changer le fens des mots , 6c à ne pou-
voir jamais parler autrement qu'avec
empire ! Quant-à-moi qui crains moins
<^u'Emile ne foit groiîier qu'arrogant^
ou DE l'Éducation. 177
J'aime beaucoup mieux qu'il dife en
priant faites cela , qu'en commandant,
J€ VOUS prie. Ce n'eft pas le terme dont
il fe fert qui m'importe , mais bien
l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur &:un ex-»
ces d'indulgence tous deux cgaiemenc
à éviter. Si vous laiiïez pâtir les en-
fans , vous expofez leur fan té , leur
vie , vous les rendez aéluellement mi-
férables \ fi vous leur épargnez avec
trop de foin toute efpece de mal-être ,'
vous leur préparez de grandes mife-»
res , vous les rendez délicats , fenfi-
blés, vous les fortez de leur état d'hom-
mes dans lequel ils rentrèrent un jour
malgré vous. Pour ne les pas expo-
fer à quelques maux de la' nature ,,
TOUS êtes i'artifan de ceux qu'elle ne
leur a pas donnés. Vous me direz que
je tombe dans le cas de ces mauvais
pères , auxquels je reprochois de fa->
crifier le bonheur àQs enfans , à ta
H V
ïjS É M I L I ,
confîdération d'un tems éloigné qui
peut ne jamais être.
Non pas : caria liberté que je don-
ne à mon Elevé , le dédomage am-
plement des légères incommodités
auxquelles je le laifFe expofé. Je voir
-de petits poliiTons jouer fur la neige,
violets , tranfis , Se pouvant à peine
remuer les doigts. Il ne tient qu'cà eux
de s'aller chauffer , ils n'en font rien ^
fi on les y forçoit , ils fentiroient cent
fois plus les rigueurs de la contrainte ,
qu'ils ne fentent celles du froid. De-
quoi donc vous plaignez-vous ? Ren-
drai-je votre enfant miférable en ne
l'expofant qu'aux incommodités qu'il
veut bien foufFrir ? Je fais fon bien,
dans le moment préfent en le lailTanc
libre ; je fais fon bien dans l'avenir
en l'armant contre les maux qu'il doit
fupporter. S'il avoir le choix d'être
mon Elevé ou le vôtre , penfez-vous
qu'il balançât un inftant ?
Concevez-vous quelque vrai bon-
ou DS l'Éducation. 179
îieur pofiible pour aucun erre hors cie
fa conftitution ? ôc n'eft-ce pas fortir
l'homme de fa conftitution , que de
vouloir l'exem.pter également de tous
les maux de (on efpece ? Oui , je le
foutiens j pour fentir les grands biens ,
il faut qu'il connoiîTe les petits maux 5
relie eft fa nature. Si le phylique
va trop bien , le moral fe corrompt.
L'homme qui ne connoîtroit pas la
douleur,ne connoîtroit ni l'attendriiTe-
ment de l'humanité ni la douceur de
la commifération j fon cœur ne feroic
ému de rien , il ne feroit pas fociable,
il feroit un monftre parmi fes fem-
blables.
Savez - vous quel eft le plus sûr
moyen de rendre votre enfant miféra-
ble ? c'eft . de l'accoutumer à tout ob-
tenir • car fes defirs croifTanc incef-
famment par la facilité de les fatis-
faire , tôt ou tard l'impuifTance vous»,
forcera malgré vous d'en venir au
refus , de ce refus inaccoutumé Iiû
U vj
îSo t M I L E î
donnera plus de tourment que la prî-^
vation même de ce qu'il defire. D'a-
bord il voudri la canne que vous te-
nez j bientôt il voudra votre montre ^
enfuite il voudra l'oifeau qui vole ;
il voudra l'étoile qu'il voit briller , il
voudra tout ce qu'il verra : à moins
d'être Dieu comment le contenterez-
vous ?
C'eft une difpofition naturelle à
î'homme de regarder comme lien tout
ce qui efl: en fon pouvoir. En ce Cens.
le principe de Hobbes efl: vrai jufqu'a
certain point j multipliez avec nos
defirs les moyens de les fatisfaire , cha-
cun fe fera le maître de tout. L'enfant
donc qui n'a qu'à vouloir pour obte-
nir , fe croit le propriétaire de l'Uni-
vers y il regarde tous les hommes com-
me fes efclaves : de quand enfin l'on eft
forcé de lui refufer quelque chofe ;,
lui, croyant tout pollible quand il com-
mande , prend ce refus pour un adte
ou DE l'Éducation. l'S't
9e rébellion ; toutes les raifons qu'on
lui donne dans un âge incapable dô
raifonnement, ne font àfon gré que des
prétextes ; il voit par-tout de la mau-
vaife volonté : le fentiment d'ime in-
juftice prétendue aigrifTant fon natu-
rel , il prend tout le monde en haine ,,
Se fans jamais favoir gré de la com-
plaifance , il s'indigne de toute oppo-
fition.
Comment concevrois-je qu'un en-^
fant ainfi dominé par la colère, & dé-
voré des paffions les plus irafcibles ,
puiflTe jamais être heureux ? Heureux ,
lui ! c'eft un Defpote y c'eft à la fois'
le plus vil des efclaves &: la plus mifé-*
rable des créatures. J'ai vu desenfans
élevés de cette manière, qui vouloienc
qu'on renversât la maifon d'un coup
cj'épaule ; qu'on leur donnât le cocq-
qu'ils voyoient fur un clocher • qu'oa
arrêtât un Régiment en marche pour:
entendre les tambours plus long-tems,
Se qui percoient L'air de leurs cris^
iSi Emile,
fans vouloir écouter perfonne , auffi-
tôt qu'on tardoit à leur obéir. Tout
s'emprefToit vainement à leur com-
plaire ; leurs defirs s'irritant par la
facilité d'obtenir , ils s'obftinoient aux
chofes impoflîbles , &: ne trouvoient
par-tout que contradicftions , qu'obfta-
cles , que peines , que douleurs. Tou-
jours grondans , toujours mutins , tou-
jours furieux, ils pafToient les jours
à crier , à fe plaindre : étoient-ce là
des êtres bien fortunés? La foiblefTe
Se la domination réunies n'eneendrent
que folie Ik mifere. De deux enfans
gâtés , l'un bat la table , &c l'autre fait
fouetter la mer j ils auront bien à
fouetter & à battre avant de vivre con-
tens.
Si ces idées d'empire Se de tyran*
nie les rendent miférables dès leur en-
fance , que fera-ce quand ils grandi-
ront , &c que leurs relations avec les
autres hommes commenceront à s'é-
tendre Se fe multiplier ? Acouturaés
ou DE L Éducation. i8^
si voir tout fléchir devant eux , quelle
iurprife en encrant dans le monde de?
fentir que tout leur réfifte , &: de fe
trouver écrafés du poids de cet Uni*
vers qu'ils penfoient mouvoir à leur
gré ! Leurs airs infolens , leur puérile
vanité ne leur attirent que mortifica-
tions , dédains , railleries j ils boivent
les affronts comme l'eau j de cruelles
épreuves leur apprennent bientôt qu'ils
ne connoiflent ni leur état ni leurs
forces; ne pouvant tout, ils croient
ne rien pouvoir : tant d'obftacles in-
accoutumés les rebutent, tant de mé-
pris les avilifl^ent; ils deviennent lâ-
ches , craintifs , rampans , Se retom-
bent autant au - deflbus d'eux-mêmes
qu'ils s'étoient élevés au-delTus.
Revenons à la régie primitive. La
nature a fait les enfans pour être ai-
més & fecourus , mais les a-t-elle faits
pour êtreobéis& craints'? Leur a t-elle
donné un air impofant , un œil levé-
XQ p une voix rude & menaçante powr
>!84 Emile,
Te faire redouter ? Je comprends quelâ
rugifTemenr d'un lion épouvante les
animaux, ôz qu'ils tremblent en voyant
fa terrible hure ; mais (i jamais on vie
un fpeflacle indécent , odieux , rifî-
ble , c'efl: un Corps de Magiftrats , le
Chef à la tère, en habit de cérémonie,
proi^ernés devant un enfant au mail-
lot , qu'ils haranguent en termes pom-
peux , &c qui crie & bave pour toute
réponfe.
A confîdérer l'enfance en elle-même,
y a-t-il au monde un être plus foible ,
plus miférable , plus à la merci de tout
ce qui l'environne , qui ait fi grand be-
foin de pitié, de foins , de proteétion
qu'un enfant ? Ne femble-t-il pas qu'ii
ne montre une figure fi douce (Se un
air i\ touchant qu'afin que tout ce qui
l'approche s'intérelfe à fa foiblelTe , Sz
s'emprelfe à le fecourir ? Qu'y a-t-il
donc de plus choquant , de plus con-
traire à l'ordre , que de voir un en-
fant impérieux ôc mutin commander.
ou DE l'Éducation; îSs
î tout ce qui l'entoure , & prendre
impudemment le ton de Maître avec
ceux qui n'ont qu'à l'abandonner pour
le faire périr ?
D'autre part , qui ne voit que b
foibleiTe du prem.ier âge enchaîne les
enfans de tant de manières , qu'il efl
barbare d'ajourer à cet aiFujettifremenc
celui de nos caprices , en leur ôtc-mc
une liberté ii bornée , de laquelle ils
peuvent fi peu abufer, &: dont il eft
il peu utile à eux Ôc à nous qu'on les
prive? S'il n'y a point d'objet Ci di-
gne de rifée qu'un enfant hautain , ii
n'y a point d'objet G. digne de pitié
qu'un enfant craintif. Puifqu'avec l'â-
ge de raifon commence la fervitude
civile , pourquoi la prévenir par la
fervitude privée? Souffrons qiu'un mo-
ment de la vie foit exempt de ce joug
que la nature ne nous a pas impofé ,
& lailTons à l'enfance l'exercice de la
liberté naturelle , qui l'éloigné, ait
jnaiiis pour un tems , des vicea
i$é Emile,
que l'on contra de dans l'efclavag^.
Que ces Indicateurs féveres , que ces
pères aflervis à leurs enfans , viennent
donc les uns 8c les autres avec leurs
frivoles objections , & qu'avant de
vanter leurs méthodes , ils apprennent
une fois celle de la nature.
Je reviens à la pratique. J'ai déjà
dit que votre enfant ne doit rien ob-
tenir parcequ'il le demande, mais par-
cequ'il en a befoin (5) , ni rien faire
par obéidance , mais feulement par
nécefîité • ainfi les mots d'obéir & de
commander feront profcrirs de (on
Di(5lionnaire , encore plus ceux de
devoir de d'obligation ^ mais ceux de
(f) On doit fentir que comme la peine c(l fou veut
une nîceflfité , le plaifir cft quelquefois un befoin. il
n'y a donc qu'un feul dcfir des enfaiis auquel on ne
doive jamais complaire ; c'eft celui de fe faire obéir.
D'où il fuir , que dans tout ce qu'ils demandent , c'cll
fur-tout au motif qui les porte à le demander qu'il
faur faire attention. Accordez-leur , tant qu'il cft pof-
fible, tout ce qui peut leur faire un plaifir réel : rcfufez-
leur toujours ce qu'ils ne demandent que par fantr.iùe »
nu pour fnirc un ade d'autorité.
ou DE l'Éducation. 1S7
force j de nécefliré , d'impuiiTance &
de contrainte y doivent tenir une
grande place. Avant l'âge de raifon
l'on ne fauroit avoir aucune idée des
êtres moraux ni des relations focia-
les; il faut donc éviter autant qu'il
fe peut d'employer des raots qui les
expriment , de peur que l'enfant n'at-
tache d'abord à ces mots de fauflTes
idées qu'on ne faura point , on qu'on
ne pourra plus détruire. La première
fauffe idée qui entre dans fa tête eft en
lui le germe de l'erreur & du vice j
c'eft à ce premier pas qu'il faut fur-
tout faire attention. Faites que tant
qu'il n'eft frappé qae des chofes fen-
fibles , toutes fes idées s'arrêtent aux
fenfations 5 faites que de toutes parts il
n'apperçoive autour de lui que le
monde phyfique : fans quoi foyez sûr
qu'il ne vous écoutera point du tout ,
ou qu'il fe fera du monde moral , dont
vous lui parlez , des notions fanrafti-
ques que vous n'eâEicerez de la vie..
î?? Emile,
Raifonner avec les enfans éroît Ta
grande maxime de Locfce j c'eft la
plus en vogue aujourd'hui : fon fo-ccès
ne me paroît pourtant pas fort propre
à la meccre en crédit j &z pour moi je
ne VOIS rien de plus fot que ces en-
fans avec qui l'on a tant raifonné. De
toutes les facultés de l'homme la rai-
fon qui n'eft , pour ainiî dire , qu'un
compofé de toutes les autres , eft celle
qui fe développe le plus difficilement
&: le plus tard : Ôc c'eft de celle-là
qu'on veut fe fervir pour développer
les premières ! Le chef-d'acuvre d'une
bonne éducation eft de faire un hom-
me raifonnable : de l'on prétend éle-
ver un enfant par la raifon ! C'eft com-
mencer par la fin , c'eft vouloir fr^ire
l'intlrument de l'ouvrage. Si les enfans
enrendoient raifon , ils n'auroientpas
befoin d'être c1jv;s ; mais en leur par-
lant dès leur bas âge une langue qu'ils
n'entendent point , on les accoutume
^ £b payer de mots > à contrôler tout
G17 DE l'ÉdUGATION. 1 S^^
ce qu'on leur dit, à fe croire auflî fa-
ges que leurs Maures , à devenir dif-
puteurs ôc mutins j & tout ce qu'on
penfe obtenir d'eux par des motifs
raifonnables , on ne l'obtient jamais
^ue par ceux de çonvoitife ou dq
crainte ou de vanité , qu'on eft tou-«
l'ours forcé d'y joindre.
Voici la formule à laquelle peuvent
fe réduire à-peu- près toutes les leçpn$
de morale qu'çn fait & qu'on peut
faire aux enfans.
Le Maître.
11 ne faut pas faire cela,
L'Enjant,
Et pourquoi ne faut-il pas faire cela^
Le Maître.
Parceque c'eft mal fait.
L'Enfant.
Mal fait î Qu'eft-ce qui eft mal fait |
Le Maître,
Ce qu'on vous défend.
VEnfant,
Quel mal y a-t-il â faire ce qu'oR
tne défend?
1 c^Q É M î L E ,
Le Maître.
On vous punit pour avoir défobcL
U Enfant,
Je ferai en forte qu'on n'en fâche
rien. Le Maître,
On vous épiera.
L'Enfant,
Je me cacherai.
Le Maître.
On vous queftionnera.
VEnjant,
Je mentirai.
Le Maître.
Il ne faut pas mentir.
L'Enfant.
Pourquoi ne faut-il pas mentir?
Le Maître.
Parceque c'eft mal fait , Sec.
Voilà le cercle inévitable. Sortez-
en j l'enfant ne vous entend plus. Ne
font-ce pas là des inftrudlions fort uti-
les ? Je ferois bien curieux de favoir
-ce qu'on pourroit mettre à la place de
ou DE l'Education. i^i
•ce dialogue ? Locke lui-même y eût ,
à coup sûr, été fort embarrafTé. Con-
noître le bien de le mal , fentir la rai-
fort des devoirs de l'homme , n'eft pas
l'affaire d'un enfant.
La nature veut que les enfans foient
enfans avant que d'être hommes. Si
nous voulons pervertir cet ordre ,
nous produirons des fruits précoces
qui n'aurontni maturité ni faveur , &
ne tarderont pas à fe corrompre : nous
aurons de jeunes doéteurs & de vieux
enfans. L'enfance a des manières de
voir , de penfer, de fentir, qui lui font
propres j rien n'eft moins fenfé que
d'y vouloir fubftituer les notices j de
l'aimerois autant exiger qu'un enfant
eût cinq pieds de haut , que du juge-
ment, à dix ans. En effet, à quoi lui fer-
viroit la raifon à cet âge ? Elle eft le
frein de la force , & l'enfant n'a pas
befoin de ce frein.
En effayant de perfuader à vos Ele-
jrçs Iç devoir de l'obéifTance , vou^ joi-
yjft Emile,
gnez à cette prétendue perfuaiîon \à
force ôc les menaces , ou, qui pis efl; , U
flatterie & les promeiTes. Ainiî donc,
amorcés par l'intérêt , ou contraints
par la force, ils fontfemblanc d'être
convaincus par la raifon. Ils voient
très-bien que l'obéllFance leur efl: avan-
tageufe ôc la rébellion nuifible , auflî-
rot que vous vous appercevez de lune
ou de l'autre. Mais comme vous n'exi-
gez rien d'eux cpii ne leur foit défa-
gréable , & qu'il efl: toujours pénible de
faire les volontés d'autrui , ils fe ca-
chent pour faire les leurs, perfuadés
qu'ils font bien fi l'on ignore leur dé-
fobéifTance , mais prêts à convenir
qu'ils font mal , s'ils font découverts ,
de crainte d'un plus grand mal. La,
raifon du devoir n'étant pas de leur
âge , il n'y a homme au monde qui
vînt à bout de laleur rendre vraiment
fenfible : mais la crainte du châtiment,
l'efpoir du pardon , l'importunité j
rembarras de repondre, leur arrachens
toi^-
ou DE l'ÉdUCATIOîT; 19 J
TOUS les aveux qu'on exige , êc l'on
croit les avoir convaincus quand on
ne les a qu'ennuyés ou intimidés.
Qu arrive- 1- il de là? Première-
ment _, qu'en leur impofant un devoir
qu'ils ne fenrent pas , vous les indif-
pofez contre votre tyrannie , ôc les
détournez de vous aimer j que vous
leur apprenez à devenir diffimulés ,
faux 5 menteurs, pour extorquer des
récompenfes ou fe dérober aux châ-
timens j qu'enfin , les accoutumant
à couvrir toujours d'un motif ap-
parent un motif fecret , vous leur
donnez vous-mênie le moyen de vous
abufer fans cefle , de vous ôter la con-
noiifance de leur vrai caractère , 3c
de payer vous & les autres de vaines
paroles dans l'occafion. Les loix , di-
rez-vous , quoiqu'obligatoires pour la
confcience , ufent de même de con-
trainte avec les hommes faits. J'en
conviens : mais que font ces hommes ,
iiiîon des enfans gâtés par l'éducation?
Tome /, I
194 É MILE,
Voilà précifémenc ce qu'il faur pré-
venir. Employez la force avec les en-
fans , 6c la raifon avec les hommes :
tel eft l'ordre naturel : le fage n'a pas
Jbefoin de loix.
Trairez votre Elevé félon fon âee.
Mettez-le d'abord à fa place ^ ôc te-
nez l'y fi bien , qu'il ne tente plus
d'en fortir. Alors , avant de favoir
ce que c'eft; que fagelTe , il en prati-
quera la plus importante leçon. Ne lui
commandez jamais rien , quoi que ce
foit au monde , abfolument rien. Ne
lui laiiïez pas même imaginer que vous
prétendiez avoir aucune autorité fur lui.
Qu'il fâche feulement qu'il eft foible Se
que vous êtes fort, que par fon état &c le
vôtre il eftnéceffairement à votre mer-
ci ; qu'il le fâche , qu'il l'apprenne ,
qu'il le fente : qu'il fente de bonne
heure fur fa tète altiere le dur joug que
la nature impofe à l'homme , le pefant
joug de la néceflité , fous lequel il
faut que tout être fini ployé : qu'il
voie cette néceflité dans les chofes ,
'ou DE l'Éducation. 15)5
jamais dans le caprice (6) des hom-
mes j que le frein qui le retient foit
la force ôc non l'autorité. Ce dont il
doit s'abftenir, ne le lui défendez pas,
empèchez-le de le faire, fans explica-
tions , fans raifonnemens : ce que vous
lui accordez , accordez-le à fon pre-
mier mot, fans follicitations, fans priè-
res , fur-tout fans condition. Accordez
avec plaifir , ne refufez qu'avec répu-
gnance j mais que tous vos refus foienc
irrévocables, qu'aucune importunité ne
vous ébranle , que le non prononcé foit
un mur d'airain , contre lequel l'en-
fant n'aura pas épuif é cinq ou fix fois
fes forces , qu'il ne tentera plus de le
renverfer.
C'efl; ainfi que vous le rendrez pa-
tient , égal , réfigné , paifible , même
quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ;
(Sj On doit être sûr que l'enfaiu traitera de caprice
tout volonté contraire à la fienne , ôc dont ilnefcn-
tira paslaraifon. Or, un enfant ne fent laraifonjdc
(iea I daas tout ce qui choque Tes fantailîes.
;j5>(^ É M I t ï ,
car il eft dans la nature de l'homme*
d'endurer patiemment la nécelTité des
chofes, mais non la mauvaife volon-
té d'autrui. Ce mot, il n'y en a plus y
efl. une réponfe contre laquelle jamais
enfant ne s'eft mutiné , à moins
qu'il ne crût que c'étoit un menfonge.
Au refte , il n'y a point ici de milieu ;
il faut n'en rien exiger du tout , ou le
plier d'abord à la plus parfaite obéif-
fance. La pire éducation eft de le laif-
fer flottant entre fes volontés & les
vôtres , & de difputer fans ceffe entre
vous & lui à qui des deux fera le maî-
tre j j'aimerois cent fois mieux qu'il Iç
fût toujours.
Il eft bien étrange que depuis qu'on
fe mêle d'élever à^s enfans on n'ait
imaginé d'autre inftrument pour les
conduire que l'émulation , la jaloufîe,
l'envie , la vanité , l'avidité , la vile
crainte , toutes les pallions les plus
dangereufes , les plus promptes à fer-
menter , ôc les plus propres à corçom-
bu jy-E l'Éducation. 15)7
]pre l'ame , même avant que le corps
fbit formé. A chaque inftruction pré-
coce qu'on veut faire entrer dans leur
tête, on plante un vice au fond de leur
cœur j d'infenfés inftituteurs penferît
faire des merveilles en les rendant mé-
dians pour leur apprendre ce que c'effc
que bonté ; de puis ils nous difent gra-
vement , tel eft l'homme. Oui , tel eft
l'homme que vous avez fait.
Ona eflayé tous lesinftrimiens, hors
un : le feul précifémenr qui peutréuffir;
la liberté bien réglée. Il ne faut point
fe mêler d'élever un enfant quand oa
ne fait pas le conduire où l'on veut par
les feules loix dupoffible & de l'impof-
lîble. Lafpherede l'un de de l'autre lui
étant également inconnue, on l'étend,
on lareflerre autour de lui comme on
veut. On l'enchaîne, on le pouffe, on le
retient avec le feul lien de la néceflîté,
fans qu'il en murmure : on le rend
fouple ôc docile par la feule force des-
«hofeSy fans qu'aucun vice ait l'occa-»
liij
« 9 o Ê M I L I ,
lion de germer en lui : car jamais les
paffions ne s'animent , tant qu'elles
font de nul effet.
Ne donnez à vôtre Elevé aucune ef-
pece de leçon verbale, il n'en doit
recevoir que de l'expérience j ne lui
infligez aucune efpece de châtiment ,
car il ne fait ce que c'eft qu'être en
faute j ne lui faites jamais demander
pardon , car il ne fauroit vous offen-
fer. Dépourvu de toute moralité dans
fes aélions , il ne peut rien faire qui
foit moralement mal , & qui mérite
ni châtiment ni réprimande.
Je vois déjà le Ledeur effrayé ju-
ger de cet enfant par les nôtres : il
fe trompe. La gcnc perpétuelle où vous
tenez vos Elevés irrite leur vivacité j
plus ils font contraints fous vos yeux,
plus ils font turbulens au moment
qu'ils s'échappent j il faut bien qu'ils fe
dédomagent , quand ils peuvent , de
la dure contrainte où vous les tenez.
Deux écoliers de la ville feront plus
ou DE l'Éducation; 19^?
■3e dégât dans un pays que la JeunefTe
de tout un village. Enfermez un petit
Monfieur & un petit payfan dans une
chambre *, le premier aura tout ren-
verfé , tout brifé , avant que le fécond
foit forti de fa place. Pourquoi cela ?
û ce n'eft que l'un fe hâte d'abufer
d'un moment de licence , tandis que
l'autre , toujours sûr de fa liberté , ne
fe preflTe jamais d'en ufer. Et cepen-
dant les enfans des villageois fouvent
flattés ou contrariés font encore bien
loin de l'état où je veux qu'on les
tienne.
Pofons pour maxime incontefta-
ble que les premiers mouvemens de la
nature font toujours droits : il n'y a
point de perveriîté originelle dans le
cœur humain. Il ne s'y trouve pas un
feul vice dont on ne puilTe dire com-
ment & par où'il y eft entré. La feule
paflion naturelle à l'homme, eft l'amour
<le foi-même , ou l'amour- propre pris
dans un fens étendu. Cet amour-pro-
liv
200 É M î L E ,
pre en foi ou relativement à nous éS
bon &c utile , & comme il n'a point
de rapport nécelfaire A autrui , il eft à
cet égard naturellement indiiFérent j
il ne devient bon ou mauvais que par
l'application qu'on en fait 8c les re-
lations qu'on lui donne. Jufqu'à ce que
le guide de l'amour-propre , qui eft la
raifon,puifle naître, il importe donc
qu'un enfant ne falTe rien parcequ'il
eft vu ou entendu , rien en un mac
par rapport aux autres , mais feu-
lement ce que la nature lui de-
mande, ôc alors il ne fera rien que de
bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera ja-
mais de dégât , qu'il ne fe bleflera
point , qu'il ne brifera pas peut-être
un meuble de prix s'il le trouve à fa
portée. 11 pourroit faire beaucoup de
mal fans mal faire , parceque la mau-
•^aife aftion dépend de l'intention de
nuire , de qu'il n'aura jamais cette in-
tention. S'il l'avoit une feule fois touc
ou DE l'ÉdIJCATÏON. lOt
ïerojt déjà perdu ; il feroit méchant
prefqiie fans re'^ource.
Telle chofe eft mal aux yeux de l'a-
varice , qui ne l'eft pas aux yeux de la
raifon. En lailfant les enfans en pleine
liberté d'exercer leur étourderie , il
convient d'écarter d'eux tout ce qiii
pourioit la rendre coûreufe , Se de ne
lallfer à leur portée rien de fragile £c
de précieux. Que leur appartement
foit garni de meubles grofliers & fé-
lidés : point de miroirs , point de por-
celaines, point d'objets de luxe. Quant
à mon Emile que j'élève à la campai
gne , fa chambre n'aura rien qui la
diftingue de celle d'un Paylan. A quoi
bon la parer avec tant de foin , puif-
qu'il y doit refter fi peu ? Mais je m-e
trompe j il la parera lui-mcm.e , 3c:
nous verrons bientôt de quoi».
Que fi malgré vos précautions l'en-
fant vient à faire quelque défordre,a:
calïer quelque pièce utile , ne le pu—
ailTez point de votre négligence , r.€
2 0i É M I L F, ,
le grondez point ; qu'il n'entende pas
un feul mot de reproche , ne lui bif-
fez pas même entrevoir qu'il vous ait
donné du chagrin , agiffez exadtement
comme fi le meuble fe fût cafTé de
lui-même ; enfin croyez avoir beau-
coup fait fi vous pouvez ne rien dire.
Oferai- je expofer ici la plus grande,
la plus importante , la plus utile rè-
gle de toute l'éducation ? ce n'eft pas
de gagner du tems , c'eft d'en prendre.
Lecteurs vulgaires, pardonnez -moi
mes paradoxes : il en faut faire quand
on réfléchit j & quoi que vous puifiiez
dire , j'aime mieux être homme à pa-
radoxes qu'homme à préjugés. Le plus
dangereux intervalle de la vie hu-
maine , eu. celui de la nailTance à l'âge
de douze ans. C'eft le tems où ger-
ment les erreurs & les vices , fans
qu'on ait encore aucun inftrumentpour
les détruire j de quand l'inftrument
vient, les racines font fi profondes,
qu'il n'eft plus tems de les arracher. Si
ou DE l'Education. 205
'les enfans fautoienc roiu d'un coup
de la mammelle à l'âge de raifon ,
l'éducation qu'on leur donne pour-
roic leur convenir j mais félon le
progrès naturel , il leur en faut une
toute contraire. Il faudroit qu'ils nô
fuirent rien de leur ame jufqu'à ce
cu'elle eût toutes Tes facultés : cat
il eft impofiibie qu'elle apperçoive
le flambeau que vous lui préfentez;
tandis qu'elle eft aveugle , & qu'elle
fuivedans l'immenfe plaine des idées
une route que la raifon trace encore (1
légèrement pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc
être purement négative. Elle confifte,
non point à enfeigner la vertu ni la
vérité; mais à garantir le cœur du vice
&refprit de l'erreur. Si vous pouviâB
ne rien faire & ne rien laifler faire :
{\ vous pouviez amener votre Elevé
fain & robufte à l'âge de douze ains ,
fans qu'il fût diftinguer fa main droite
de fa main gauche , dès vos premières
1 vj
204 É M I t E>
leçons , les yeux de fon entendement
s'ouvriroient à la raifon j fans préju-
gé , fans habitude , il n'auroit rien en
lui qui pût contrarier l'effet de vos
foins. Bientôt il deviendroit entre vos
mains le plus fage des hommes , ôcea
commençant par ne rien faire , vous
auriez fait un prodige d'éducation.
Prenez le contre-pied de l'ufage , &
vous ferez prefque toujours bien. Com-
me on ne veut pas faire d'un enfant un
enfant , mais un Doéteur , les Pères Se
les Maîtres n'ont jamais alfez-tot tan-
cé , corrigé , réprimandé , flatté , me-
nacé , promis , inftruit , parlé raifon^
Faites-mieux, foyez raifonnable , &z
ne raifonnez point avec votre Elevé ,
fur-tout pour lui faire approuver ce
cjui lui déplaît j. car amener ainfi tou-
jours la raifon dans les chofes défa-
gréables , ce n'eft que la lui rendre en-
nuyeufe, de la décréditer de bonne
iieure dans un efprit qui n'eft pas en-
core çn état de l'entendre. Exercez fo^
feu DE L'ÉsUCAflON. io|-
l:orps , fes organes , fes fens , fes for-
ces , mais tenez fon ame oifive auflî
long-tems qu'il fe pourra. Redoutea
tous les fentimens antérieurs au juge*
ment qui les apprécie. R^etenez _, ar-
rêtez les imprefîions étrangères : ÔC
pour empêcher le mal de naître , ne
vous preiïez point de faire le bien )
car il n'efl jamais tel, que quand la
raifon l'éclairé. Regardez tous les dé^
lais comme des avantages; c'eft ga-
gner beaucoup que d'avancer vers Is
terme fans rien perdre j. laiffez meurir
l'enfance dans les enfans. Enfin quel-
que leçon leur devient-elle néceflai-*-
re ? gardez-voas de la donner aujour-
d'hui , fi vous pouvez différer jufqu'i
demain fans danger.
Une autre confidération qui confir»
me l'utilité de cette méthode , efl celle
du génie particulier de l'enfant , qu'il
faut bien connoître pour favoir quel
régime moral lui convient. Chaque
jefpric a fa forme propre, félon laquelle
20(f Emile,
il a befoin d'ctre gouverné j Se il im*
porte au fuccès des foins qu'on prend ,
qu'il foit gouverné par cette forme ÔC
non par une autre. Homme prudent ,
épiez long-tems la nature , obfervez
bien votre Eîeve avant de lui dire le
premier mot j laiiTez d'abord le germe
de fon caraélere en pleine liberté de
fe montrer , ne le contraignez en quoi
que ce puifTe être,afin de le mieux voir
tout entier. Penfez-vous que ce tems
de liberté foit perdu pour lui ? tout
an contraire, il fera le mieux employé^
car c'eft ainfi que vous apprendrez à
re pas perdre un feul moment dans un
tems plus précieux : au lieu que fi
vous commencez d'agir avant de fa-
voir ce qu'il faut faire , vous agirez au
hafard ; fu^et à vous tromper, il faudra
revenir fur vos pas j vous ferez plus
éloigné du but que fi vous eulîiez été
moins preHJe de l'atteindre. Ne faites
donc pas comme l'avare qui perd beau-
coup pour ne vouloir rien perdre. Sa-
eu DE l'Éducation. 20^
crifiez dans le premier âge un tems
que vous regagnerez avec ufure dans
un âge plus avancé. Le fage Médecin
ne donne pas étourdiment des ordon-
nances à la première vue , mais il
étudie premièrement le tempéra-
ment du malade avant de lui rien
prefcrire : il commence tard à le trai-
ter j mais il le guérit j tandis que le
Médecin trop prefTé le tue.
Mais où placerons-nous cet enfant
pour l'élever comme un être infen-
fible , comme un automate ? Le tien-
drons-nous dans le globe de la Lune,
dans une iile déferre ? L'écarterons-
nous de tous les humains ? N'aura-
t- il pas continuellement, dans le
monde , le fpedacle ôc l'exemple des
paffionsd'autrui ? Ne verra- t-il jamais
d'autres enfans de fon âge ? Ne verra-
t-il pas fes parens , fes voifins , fa
Nourrice, fa Gouvernante, fon La-
quais , fon Gouverneur même , qui
après tout ne fera pas un Ange ?
ItoB Emile,
Cette objedion eft forte Se folîdei^
Mais vous ai-je dit que ce fût une en-
îreprife aifée qu'une éducation natu-
relle ? O hommes , eft-ce ma faute Ct
vous avez rendu difficile tout ce qui
eft bien ? Je fens ces difficultés , j'erï
conviens : peut-être font-elles infur-
inontables. Mais toujours eft-il sûr
qu'en s'appliquant à les prévenir , on
les prévient jufqu à certain point. Je
montre le but qu'il faut qu'on fe propo-
fe : je ne dis pas qu'on y puilfe arriver )
mais je dis que celui qui en approche-
la davantage aura le mieux réuflî.
Souvenez-vous qu'avant d'ofer en-
treprendre de former un homme, il faut
s'être fait homme foi-même ; il faut
trouver en foi l'exemple qu'il fe doit
propofer. Tandis que l'enfant eft en-
core fans connoilTance , on a le tems
de préparer tout ce qui Rapproche, à
ne frapper fes premiers regards qu3
des objets qu'il lui convient de voir.
JRendez-Yous refpedable à tout 1$-
cv DE l'Education". îoy
monde y commencez par vous faire ai-
mer , afin que chacun cherche à vous
complaire. Vous ne ferez point maî-
tre de l'enfanr, fi vous ne l'êtes de tout
ce qui l'entoure , & cette autorité ne
fera jamais fufîifante, fi elle n'eft fon-
dée fur l'eftime de la vertu. Il ne s'a-
git point d'cpuifer fa bourfe & de ver-
fer l'argent à pleines mains ^ je n'ai
jam.ais vii que l'argent fît aimer per-
fonne. 11 ne faut point être avare &
dur , ni plaindre la mifere qu'on peut
foulager j mais vous aurez beau ouvrir
vos coffres , fi vous n'ouvrez auffi vo-
tre cœur , celui des autres vous reftera
toujours fermé. C'eft votre tems , ce
font vos foins , vos affections , c'efl
vous-même qu'il faut donner j car
quoi que vous puifliez faire , on fent
toujours que votre argent n'eft point
vous. Il y a des témoignages d'intérêç
&; de bienveuillance qui font plus
d.'effet, & font réellement plus utiles
que tous les dons : combien de mal-^
2. 1 0 Ê M I L f ,
heureux , de malades ont plus befoifî
de confolations que d'aumônes ! com-
bien d'opprimés à qui la protedioit
fert plus que l'argent: ! Raccmmodez
les gens qui fe brouillent , prévenez
les procès , portez les enfans au de-
voir , les pères à l'indulgence , favo-
rifez d'heureux mariages , empêchez
les vexations , employez , prodiguez
le crédit des parens de votre Elevé en
faveur du foible à qui on refufe juftice,
& que le puilTint accable. Déclarez-
vous hautement le protecteur des mal-
heureux. Soyez jufte , humain , bien-
faifant. Ne faites pas feulement l'au-
mône , faites la charité j les œuvres de
miféricorde foulagent plus de maux
que l'argent : aimez les autres , 8c ils
vous aimeront j fervez-les , Se ils vous
fervirontj foyez leur frère, ôc ils fe-
ront vos enfans.
Oeft encore ici une des raifons pour-
quoi je veux élever Emile à la cam-
pagne, loin de la canaille des valets.
eu DS l'Éducation. iir
les derniers des hommes après leurs
maîtres , loin des noires mœurs des
villes que le vernis dont on les cou-
vre rend féduifantes & contagieufes
pour les enfans j au lieu que les vices
des payfans jfans apprêt & dans route
leur grofliereté, font plus propres à re^
buter qu'à féduire , quand on n'a nul
intérêt à les imiter.
Au village un Gouverneur fera beau-
coup plus maître des objets qu'il tou-
dra préfenter à l'enfant ; fa réputation ,
fes difcours , (on exemple , auront une
autorité qu'ils ne fauroient avoir a. la
ville : étant utile à tout le monde , cha-
cun s'empreiTera de l'obliger , d'être
eftimé de lui , de fe montrer au dif-
ciple tel que le Maître voudroit qu'on
fût en effet ; &: fî l'on ne fe corrige pas
du vice , on s'abftiendra du fcandale ;
c'eft tout ce dont nous avons befoin
pour notre objet.
Ceiïez de vous en prendre aux au-
tres de vos propres fautes ; le mal que
212 Emile,
îes enfans voient les corrompt rhoinl
que celui que vous leur apprenez. Tou-
jours fermoneurs , toujours moraliftes ,
toujours pécians,pour une idée que vous
leur donnez la croyant bonne,vousleu7
en donnez à la fois vingt autres qui
ne valent rien ^ plein de ce qui fe paf-
fe dans votre tête, vous ne voyez pas
l'effet que vous produifez dans la leur.
Parmi ce long flux de paroles dont
vous '.es excédez incelfamment ^ pen-
fez-vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils
faififfent à faux ? Penfez-vous qu'ils ne
commentent pas à leur manière vos
explications diffufes , de qu'ils n'y trou-
vent pas de qiioi fe faire un fyftcme
à leur portée qu'ils fauront vous op-
pofer dans l'occafion ?
Ecoutez un petit bon-homme qu'on
vient d'endodriner ; laiflez le jazer ,
queftionner , extravaguer à fon aife y
& vous allez être furpris du tour étran-
ge qu'ont pris vos raifonnemens dans
fon efprit : il confond tout , il renverfç
ou DE l'ÉdUCATÏOK. Ziy
î0iit , il vous impatiente , il vous dé-
fcle quelquefois par des objeilions
imprévues. Il vous réduit à vous taire,
ou à le faire taire : & que peut-il pen-
fer de ce filence de la part d'un homme
qui aime tant à parler? Si jamais il rem-
porte cet avantage , & qu'il s'en ap-
perçoive , adieu l'éducanon j tout efi:
fini dès ce moment , il ne cherche plus
à s'inftruire, il cherche à vous ré^
futer.
Maîtres zélés, foyezlîmples, difcrets,
retenus , ne vous hâtez jamais d'agir
que pour empêcher d'agir les autres j
je le répéterai fans cefiTe , renvoyez ,
s'il fe peut , une bonne inftruétion ,
de peur d'en donner une mauvaife.
Sur cette terre dont la nature eût fait
le premier paradis de l'homme , crai-
gnez d'exercer l'emploi du tentateur en
voulant donner a l'innocence la con«
noiiTance du bien & du mal : ne pou-
vant empêcher que l'enfant ne s'inf-
îruife au delijors par des exemples , bor*
114 Emile,
nez toute votre vigilance à imprimer
ces exemples dans fon efprit fous l'ima-
ge qui lui convient.
Les paflions impétueufes produifenc
un grand effet fur l'enfant qui en eft
témoin , parcequ elles ont des fignes
très fenfibles qui le frappent ôc le for-
cent d'y faire attention. La colère
fur- tout eft fi bruyante dans fes em-
portemens , qu'il eft impofiible de ne
pas s'en appercevoir étant à portée.
Il ne faut pas demander fi c'eft là pour
un Pédagogue l'occafion d'entamer un
beau difcours. Eh! point de beaux dif-
cours : rien du tout , pas un feul mot.
Laiflez venir l'enfant: étonné du fpec-
tacle , il ne manquera pas de vous
queftionner. La réponfe eft fimple;
elle fe tire des objets mêmes qui frap-
pent fes (ens. Il voit un vifage enflam-
mé , des yeux étincelans , un gefte
menaçant , il entend des cris j tous
fignes que le corps n'eft pas dans fon
^fiiete. Dites-lui pofément, fans af-
Ou DE l'Éducation*. iij
fectation , fans miftere j ce pauvre
homme efl: malade , il eft dans un ac-
cès de fièvre. Vous pouvez de-là tirer
occafion de lui donner , mais en peu
de mots , une idée des maladies &
de leurs effets : car cela aufli eft de la
nature , & c'eft un des liens de la né-
ceffité auxquels il fe doit fentir affu-
jetti.
Se peut-il que fur cette idée , qui
n'eft pas fauife , il ne contrade pas de
bonne heure une certaine répugnance
à fe livrer aux excès des paflîons , qu'il
regardera comme des maladies ; Sc
croyez-vous qu'une pareille notion
donnée à propos ne produira pas un.
effet aullî falutaire que le plus en-
nuyeux Sermon de morale ? Mais
voyez dans l'avenir les conféquences
de cette notion ! vous voilà autorifé ,
û jamais vous y êtes contraint , à trai^
ter un enfant mutin comme un en-
£int malade j à l'enfermer dans fa
chambre , dans fon Ut s'il le faut , à
îiKf Emile,
1-e tenir au régime, à l'effrayer lui-^
même de ies vices naifTiins , à les lui
tendre odieux & redoutables , fans
que jamais il puiflTe regarder comme
un châtiment la féverité dont vous
ferez peut-êtr;? forcé d'ufêr pour l'ea
guérir. Que s'il vous arrive A vous-
jTiême , dans quelque moment de vi-
vacité , de fortir du fang froid 8c de
la modération dont vous devez faire
votre étude , ne cherchez point à lui
décTuifer votre faute : mais dites- lui
o
franchement avec un tendre repro»
che : mon ami , vous m'avez fait mal.
Au refte , il importe que toutes les
naïvetés que peut produire dans un
enfant la fimplicité des idées dont il
eft nourri , ne foient jamais relevées
en fi préfence j ni citées de manière
qu'il puifTe l'apprendre. Un éclat de
rire indifcret peut gâter le travail de
ilx mois , &c faire un tort irréparable
pour toute la vie. Je ne puis aiïèz re-
tire que pour être le maître de l'en-
fanç
ou DE L'Éducation'. 1T7
ùnt , il faut être fon propre maître. Je
rne repréfente mon petit Emile , au
fort d'une rixe entre deux voifînes ,
s'avançant vers la plus furieufe , & lui
difant d'un ton de commifération :
Mu bonne j vous êtes malade , j'en fuis
bien fâché. A coup sûr cette faillie ne
r-eftera pas fans effet fur les Spedateurs
ni peut-être fur les Adrices. Sans rire,
fans le gronder , fans le louer , je l'em-
mené de gré ou de force avant qu'il
puilfe appercevoir cet effet, ou du
moins avant qu'il y penfe , & je me
hâte de le diftraire fur d'autres objets
qui le lui faffent bien vite oublier.
Mon deffein n'efl point d'entrer dans
tous les détails , mais feulement d'ex-
çofer les maximes générales , & de
donner des exemples dans les occa-
fions difficiles. Je tiens pour impoflî-
ble qu'au fein de la fociété , l'on puiffe
iimener un enfant à l'âge de douze ans,
fans lui donner quelque idée des rap*
ports d'homme à homme 5 &: de la mo-
Tome L K
ai s Emile,
ralité des adions humaines. Il fuffîe
qu'on s'applique à lui rendre ces no-
tions nécelfaires le plus tard qu'il fc
pourra , & que quand elles devien-
dront inévitables on les borne à l'u-
tilité préfente, feulement pour qu'il
ne fe croie pas le maître de tout , Se
qu'il ne falTe pas du mal à autrui fans
fcrupule &c fans le favoir. Il y a des
caraderes doux & tranquilles qu'on
peut mener loin fans danger dans leur
première innocence j mais il y a aufïl
<3es naturels violens dont la férocité
fe développe de bonne heure , de qu'il
faut fe hâter de faire hommes pouc
n'ctre pas obligé de les enchaîner.
Nos premiers devoirs font enver»
nous j nos fentimens primitifs fe con-
centrent en nous - mêmes j tous nos
mouvemens naturels fe rapportent d'a-
bord à notre confervation &c à notre
bien-être. Ainfi le premier fentiment
de la juftice ne nous vient pas de celle
j^ue nous devons , mais de celle qui
t
ou DS l'Education. 119
fcoiis eft due , & c'eft encore un des
contre-fens des éducations communes,
que parlant d'abord aux enfans de leurs
devoirs , jamais de leurs droits , on
commence par leur dire le contraire
de ce qu'il faut , ce qu'ils ne fauroienc
entendre , & ce qui ne peut les inté-
refTer.
Si javois donc à conduire un de ceux
que je viens de fuppofer , je me di-
rois ; un enfant ne s'attaque pas aux
perfonnes ( 7 ) , mais aux chofes j dC
bientôt il apprend par l'expérience 1
refpeder quiconque le palfe en âge ôc
(7) On ne doit jamais fouflFrir qu'un enfant fe
joue aux grandes perfonnes comme avec fes inférieurs ,
ni même comme avec fes égaux. S'il ofoic frapper fc-
rieufement quelqu'un , fùc-ce fon Laquais , fùc-ce le
Bourreau , faites qu'on lui rende toujours fes cours
arec ufure , Se de manière à lui ôter l'envie d'y reve-
nir. J'ai vu d'imprudentes Gouvernantes animer la
mutinerie d'un enfant , l'exriter à battre , s'en laiflec
battre elles-mêmes , Se rire de fes foiblcs coups , fans
fonger qu'ils étoient autant de meurtres dans l'intention
<lu petit furieux , Se que celui qui veut battre éta»-
îeunc, voudra cuerctaat graad.
Ki/
IIO E M I I E ,
en force , mais les chofes ne fe défen-
dent pas elles-mêmes. La première
idée qu'il faut lui donner eft donc
moins celle de la liberté, que de la pro-
priété j de pour qu'il puilfe avoir cette
idée, il faut qu'il ait quelque chofe
en propre. Lui citer fes hardes , fes
meubles , fes jouets , c'efl: ne lui rien
dire , puifque bien qu'il difpofe de ces
chofes , il ne fait ni pourquoi ni com-
ment il les a. Lui dire qu'il les a parce-
qu'on les lui a données , c'eft: ne faire
gueres mieux , car pour donner il faut
avoir : voilà donc une propriété an-
térieure à la fîenne , 8c c'eft le principe
de la propriété qu'on lui veut expli-
<^uer j fans compter que le don eft une
convention , Se que l'enfant ne peut
favoir encore ce que c'eft que conven-
tion (8). Ledeurs , remarquez , je
M' ' < Il
(3) \'oilA pourquoi la plupart des enfans veulent
ravoir ce qu ils onc donné, & pkurent quand on ne
Jc'lcur vcurpas rendre. Cela ne leur arrive plus quand
ils ont bien conçu ce que c'eft que don j feukmcnt i!^
^çuî alibis plus çiiconlpects à donner.
Ô\J DE L'HDUCATÏOjsf; 111'
TOUS prie , dans cet exemple & dans
cent mille autres, comment, fourrant
dans la tête des enfans des mots qui
n'ont aucun fens à leur portée , on
croit pourtant les avoir fort bien inf-
'truits.
Il s'agit donc de remonter à l'origi-
ne de la propriété j car c'eft de-là que
la première idée en doit naître. L'en-
fant , vivant à la campagne , aura pris
quelque notion des travaux champê-
tres j il ne faut pour cela que des
yeux , du loifir ^ il aura l'un ôc l'autre.
Il eft de tout âge , fur- tout du iîen, de
vouloir créer, imiter , produire, don-
ner des lignes de puifiTance ôc d'adli-
vité. Il n'aura pas vu deux fois labou-
rer un jardin , femer , lever , croître
des légumes , qu'il voudra jardiner à
fon tour.
Par les principes ci-devant établis, je
ne m'oppofe pointa fon envie j au con-
traire je la favorife, je partage (on goût,
je travaille avec luij non pour fon plai-
K iij
411 É AI I I E5
fir, mais pour le mien ; du moins il îe
croit ainfi : je deviens fon garçon jardi-
nier j en attendant qu'il ait des bras je
îaboure pour lui la terre j il en prend
pofiTefTion en y plantant une fève, & fû-
rement cettepofTeflioneftplusfacrée 8c '
plus refpedable que celle que prenoit
Kufiès Balbao de l'Amérique méri-
dionale au nom du Roi d'Efpagne , en
plantant fon étendard fur les Côtes de
la mer du Sud.
On vient tous les jours arrofer les
fèves , on les voit lever dans des tranf-
ports de joie. J'augmente cette joie
en lui difant , cela vous appartient;
& lui expliquant alors ce terme d'ap-
partenir , je lui fi'iis fentir qu'il a mis
là fon tems , fon travail , fa peine ,
fa perfonne enfin j qu'il y a dans'cette
rerre quelque chofe de lui - même
qu'il peut reclamer contre qui que ce
foit , comme il pourroit retirer fou
bras de la main d'un autre homme
qui voiidroit le retenir malgré lui.
<)V DE l'Éducation. 225
Vn beau jour il arrive empreOré ^l'ar-
rofoir à la main. O fpedacle! ô douleur!
toutes les fèves font arrachées, tout le
terrein eft boule verfé , la place même
ne fe reconnoît plus. Ah î qu'ell de-
venu mon travail , mon ouvrage , le
doux fruit de mes foins & de mes
fueurs ? Qui m'a ravi mon bien ? qui
m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur fe
fouleve ; le premier fentiment de l'in-
juftice y vient verfer fa trifte amertu-
me. Les larmes coulent en ruifleaux ;
l'enfant défolé remplit l'air de gémif-
femens & de cris. On prend part à fa
peine j à fon indignation ; on cherche,
on s'informe , on fait des perquiiirions.
Enfin , l'on découvre que le Jardinier
a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici bien loin décomp-
te. Le Jardinier apprenant de quoi
l'on fe plaint , commence à fe plaindre
plus haut que nous. Quoi , Meflieursî
c'efl: vous qui m'avez ainfi gâté mon
ouvraee ? J'avois femé là des melofls
K ir
%24 E M I L ïy
de Malthe dont lu graine m'avoît été
donnée comme un tréfor , & defquels
j'efperois vous régaler quand ils fe-
roient mûrs : mais voilà que pour y
planter vos mifcrables fèves , vous
m'avez détruit mes melons déjà tout
levés , Se que je ne remplacerai jamais.
Vous m'avez fait un tort irréparable ,
&: vous vous ères privés vous mêmes
du plaifîr de manger des melons ex-
quis.
Jean- Jacques,
« Excufez-nous , mon pauvre Ro-
3j bert. Vous aviez mis là votre rra-
si vail , votre peine. Je vois bien que
>j nous avons eu tort de gâter votre
s> ouvrage -, mais nous vous ferons ve-
9J nir d'autre graine de Malthe, ôc
9> nous ne travaillerons plus la terre
» avant de favoir fi quelqu'un n'y a
* point mis la main avant nous.
Rol-ert,
3> Oh ! bien , MeHîeurs ! vous pouvez
9> doue vous repofcr 3 car il n'y a plu^
ou DE l'Éducation. 225
fc gueres de terre en friche. Moi _, je
9> travaille celle que mon père a bo-
»^ nifiée j chacun en fait aucanc de fou
*> côté , & toutes les terres que vous
»î voyez font occupées depuis long-^
i>f rems.
Hmile.
» Monfieur Robert, il y a donc
91 fou vent de la graine de melon per-
?> due ?
Robert.
a Pardonnez-moi , mon jeune ca-
w det; car il ne nous vient Dasfouvent
» de petits Meilleurs aufli étourdis;
?> que vous. Perfonne ne touche au
1} jardin de fon voifin j chacun refpec-
» te le travail des autres, afin que le
w fien foit en fureté.
Emile^
» Mais moi , je n'ai point de jaf-
a^ din.
Robert.
w Que m'importe ? fî vous gâtez ïe
V mien , je ne vous y laifTerai plus prc^
i,l(i É M I L E,
»* mener \ car , voyez- vous , jeneveus
i) pas perdre ma peine.
Je an- Jacques»
" Ne poiirroit-on pas propofer uiî
?> arrangement an bon Robert? qu'il
♦" nous accorde , à mon petit ami & à
M moi , un coin de fon jardin pour le
« cultiver , à condition qu'il aura la
>» moitié du produit.
Robert.
M Je vous l'accorde fans condition^
s> Mais fouvenez- vous que j'irai la-
:» bourer vos fèves , fi vous touchez a
a» mes melons.
Dans cet effai de la manière d'in«
cnlquer aux enfans les notions primi-
tives , on voit comment l'idée de la
propriété remonte naturellement au
droit de premier occupant par le tra-
vail. Cela eft clair, net, fîmple , &"
toujours à la portée de l'enfant. De
U jufqu'au droit de propriété & aux
échanges il n'y a plus qu'un pas, après
ou DE l'Éducation. 227
lequel il faut s'arrêter tout court.
On voit encore qu'une explication
que je renferme ici dans deux paees
d'écriture fera peut-être l'affaire d'un
an pour la pratique : car dans la car^
riere des idées morales on ne peur
avancer trop lentement , ni trop bien
s'affermir a chaque pas. Jeunes Maî-
tres , penfez , je vous prie , à cet exem-
ple , & fouvenez-vous qu'en toute
chofe vos leçons doivent être plus en
allions qu'en difcours j car les enfans
oublient aifément ce qu'ils ont dit &
ce qu'on leur a dit , mais non pas ce
qu'ils ont fait ôc ce qu'on leur a fair„
De pareilles inlirudions fe doivent
donner , comme je l'ai dit , plutôt oa
plus tard , félon que le naturel paifi-
ble ou turbulent de l'Elevé en accé-
lère ou retarde le befoin j leur ufage
eft d'une évidence qui faute aux yeux :
mais pour ne rien omettre d'impor-
tant dans les chofes difficiles, donnons
<çncore un exemple,
■Kvj
21^ È M I L E y
Votre enfant difcale gâte tout etf
qu'il touche. Ne vous fâchez point ^
mettez hors de fa portée ce qu'il peut
gâter. Il brife les meubles dont il fe
fertj ne vous hâtez point de lui en
donner d'autres ; laifiTez-lui fenrir le
préjudice de la privation. Il cafTe les
fenêtres de fa chambre : laiffez le vent
fouffler fur lui nuit ôc joux fans vous
Ibucier des rhumes j car il vaut mieux
qu'il foit enrhumé que fou. Ne vous
plaignez jamais des incommodités
qu'il vous caufe , mais faites qu'il les
fente le premier. A la fin vous faites
raccommoder les vitres , toujours fans
lien dire : il les cafTe encore j changez
alors de méthode j dites-lui féche-
jnent , mais fans colère j les fencttes
font à moi , elles ont été mifes là par
jnes foins j je veux les garantir j puis
vous l'enfermerez à l'obfcurité dans
•un lieu fans fenêtre. A ce procédé iî
Bouveau il commencé par crier , tem->
peter ; perfonne ne l'écoute. Bien-toc
il fe lalli ôc. çliange de ton. U fe plaint»
OU DE l'ÉdUCATICK. It^
Il gémir : un domeftiqae fe préiente ,
le mutin le prie de le délivrer. Sans
chercher de prétextes pour n'en rien
faire , le domeftique répond : j'ai aujji
des vitres à conferver , bc s'en va. Enfin
après que l'enfant aura demeuré là.
pluheurs heures , aiïez long-tems pour
s'y ennuyer &: s'en fouvenir, quelqu'un
lui fugwérera de vous propofer im ac-»
cord au moyen duquel vous lui ren-
driez la liberté j & il ne caiTeroit plus
de vitres : il ne demandera pas mieux.
Il vous fera prier de le venir voir y
vous viendrez j il vous fera fa propo-
fition , & vous l'accepterez à l'inftanc
en lui difant : c'eft très-bien penfé ,
nous y gagnerons tous deux \ que n'a-
vez-vous eCi plutôt cette bonne idée ?
Et puis , fans lui demander ni pro-
teftation ni confirmation de fa promef-
fe , vous l'embraflTerez avec joie &: l'em*
mènerez fur-le-champ dans fa cham-
bre , regardant cet accord comme fa-
çré 6c inviolable autant que ii le fer-
î$o Emile,
ment y avoir pafle. Quelle idée pen-
fez-vcus qu'il prendra , lur ce procédé ,
de la foi des engagemens &c de leur
utilité ? Je fuis trompé s'il y a fur la
terre un feul enfant , non déjà gâté ,
à l'épreuve de cette conduite, & qui
s'avife après cela de calTer une fenêtre
à defTein (9). Suivez la chaîne de touc
cela. Le petit méchant ne fongeoic
(9) Au refte , qnand ce devoir de tenir fes engage»
jnens ne feroic pas affermi dans lefpric de l'enfant par
le poids de fon utilité , bientôt le fentiment intérieur
commençant à poindre , le lui impofetoit comme uns
loi de la confcience ; comme un principe inné qui
n'attend pour fe développer , que les connoiilances aux-
quelles il s'applique. Ce premier trait n'eft point mar*
«5ué par la main des hommes , mais gravé dans nos
coeurs par l'Auteur de toute juflice. Otez la Loi pri-
mitive des conventions 8c l'obligation qu'elle im-
j)ofe ; tout eft illufoire , &: vain dans la fociété hu-
maine : qui ne tient que par fon profit à fa promelTe ,
I\'eft gueres plus lié que s il n'eût rien promis •, ou touc
au plus il en fera du pouvoir de la violer comme delà
tifque des Joueurs , qui ne tardent à s'en prévaloir ,
^ue pour attendre le moment de s'en prévaloir avec
plus d'avantage. Ce principe eft de la detniere impor-
tance 6c mérite d'être approfondi •,. ca r c'eil ici que
l'homme commence à fe mettre eu comradivtioaayec
Jiii-mêmc.
iDu ETE l'Éducation. ifp
guère , en faifant un trou pour planter
fa fève , qu'il fe creufoit un cacKoc
où fa fcience ne tarderoic pas à le
faire enfermer.
Nous voilà dans le inonde moral ^
voilà la porte ouverte au vice. Avec
les conventions & les devoirs naif-
fentla tromperie &c le menfonge. Dès
qu'on peut faire ce qu'on ne doit pas ,
on veut cacher ce qu'on n'a pas dû
faire. Dès qu'un intérêt fait promet-
tre , un intérêt plus grand peut faire
violer la promelfe j il ne s'agit plus
que de la violer impunément. La
refTource eft naturelle ; on fe cache Sc
l'on ment. N'ayant pu prévenir le vice,
nous voici déjà dans le cas de le pu-
nir : voilà les miferes de la vie hu-
maine, qui commencent avec fes er-
reurs.
J'en ai dit affez pour faire enten-
dre qu'il ne faut jamais infliger aux
enfans le châtiment comme châtiment,
mais qu'il doit toujours leur arriver
^'j«- Emile,
comme une fuite naturelle de leu*.*
mauvaife adion. Ainfi vous ne dé-
clamerez point contre le menfonge ,
vous ne les punirez point précifément
pour avoir menti j mais vous ferez que
tous les mauvais eÛets du menfonge ,
comme de n'être point cru quand on
4it la vérité , d'être accufé du mal
qj'i'on n'a point fait , quoiqu'on s'en
défende , fe ralTemblent fur leur tête
quand ils ont menti. Mais expliquons
ce que c'eft que mentir pour les en-
fans.
11 y a deux fortes de menfonges j
celui de fait qui regarde le pafle , ce-
lui de droit qui regarde l'avenir. Le
premier a lieu quand on nie d'avoir
fait ce qu'on a fait , ou quand on af-
firme avoir fait ce qu'on n'a pas fait y
& en général quand on parle fciem-
ment contre la vérité des chofes. L'au-
tre a lieu quand on promet ce qu'on
n'a pas delTein de tenir , & en géné-
;:al quand on montre une intention
ç>v DE l'Éducation. 25^,
itontraire à celle qu'on a. Ces deux:
menfonges peuvent quelquefois feraf-
fembler dans le même (10); mais je
les confîdere ici par ce qu'ils ont de
différent.
Celui qui fent le befoin qu'il a du
fecours des autres , & qui ne cei^Q
d'éprrouver leur bienveuillance , n'a
nul intérêt de les tromp^er y au con-
traire , il a un intérêt fenfible qu'ils
voient les chofes comme elles font ,
de peur qu'ils ne fe trompent à fon
préjudice. Il eft donc clair que le men-
fonge de fait n'eft pas nilturel aux en-
fans y mais c'eft la loi de l'obéilTance
qui produit la nécellîté de mentir „
parceque l'obéiiTance étant pénible ,
on s'en difpenfe en fecret le plus qu'on
peut , & que l'intérêt préfent d'éviter
le châtiment ou le reproche , l'empor-
te fur l'intérêt éloigné d'expofer la
(10) Comme ïorfqu acculé d'une mauvaife aftion j
Je coupable s'en défend en fe difant honnête honime^
Iji nunî alors dans le fait &: dssis le droit.
1^4 É H I î H 5
vérité. Dans l'éducation naturelle Zs
libre , pourquoi donc votre enfant
TOUS mentiroit-il ? qu'a -t- il à vous
cacher ? Vous ne le reprenez point ,
vous ne le punifTez de rien , vous
n'exigez rien de lui. Pourquoi ne vous
diroit-il pas tout ce qu'il a fait , auflî
naïvement qu'à fon petit camarade ?
Il ne peut voir à cet aveu plus de dan-
ger d'un côté que de l'autre.
Le menfonge de droit efh moins
naturel encore , puifque les promelïes
de faire ou de s'abftenir font des ac-
tes conventionnels , qui fortent de
l'état de nature & dérogent à la li-
berté. Il y a plus ', tous les engage-
mens des enfans font nuls par eux-
mêmes , attendu que leur vue bornée
ne pouvant s'étendre au-delà du pré-
fent , en s'engageant ils ne favent ce
qu'ils font. A-peine l'enfant peut -il
mentir quand il s'engage ; car ne fon*
^eant qu'à fe tirer d'affaire dans le
moment préfent , tout moyen qui n'a
b-u r>r l'Éducation. 2jf
■pas un effet préfenc lui devient égal t
en promettant pour un tems futur il
ne promet rien , & fon imagination
encore endormie ne fait point étendre
fon être fur deux tems différens. S'il
pouvoir éviter le fouet , ou obtenir
un cornet de dragées en promettant
de fe jetter demain par la fenêtre , il
le promettroit à l'inftant. Voilà pour-
quoi les loix n'ont aucun égard aux
engagemens des enfans j & quand les
pères Se les maîtres plus féveres exi-
gent qu'ils les rempliflent , c'eft feu-
lement dans ce que l'enfant devroic
faire , quand même il ne l'auroit pas
promis.
L'enfant ne fâchant ce qu'il faic
quand il s'engage , ne peut donc men*
tir en s'engageant. Il n'en eft pas de
même quand il manque à fa promeiTe,
ce qui eil: encore une efpece de men-
fonge rétroactif; car il fe fouvienc
très bien d'avoir fait cette promelTe 5
mais ce qu'il ne voit pas 3 c'eft l'im-
"l^'é Emile,
portance de la tenir. Hors d'état der
lire dans l'avenir , il ne peut pré-
voir les conféquences des chofes ,
& quand il viole fes engagemens ,
il ne fait rien contre la raifon de fon
âge.
Il fuit de là que les menfonges des
enfans font tous l'ouvrage des Maî-
tres , & que vouloir leur apprendre
à dire la vérité , n'eîl autre chofe que
leur apprendre à mentir. Dans l'em-
prelTement qu'on a de les régler , de
les gouverner , de les inftruire , on
ne fe trouve jamais adez d'inftrumens
pour en venir à bout. On veut fe don-
ner de nouvelles prifes dans leur ef-
prit par des maximes fans fondement,
par des préceptes fans raifon , & l'on
aime mieux qu'ils fâchent leurs le-
çons & qu'ils mentent, que s'ils de-
meuroient ignorans & vrais.
Pour nous qui ne donnons à nos
Elevés que des leçons de pratique ,
Se qui aimons mieiix qu'ils foient bon^
237
tjue fa vans, nous n'exigeons point
d'eux la vérité , de peur qu'ils ne la
déguifent , ôc nous ne leur faifons
rien promettre qu'ils foient tentés de
ne pas tenir. S'il s'efi: fait en mon
abfence quelque mal , dont j'ignore
l'auteur , je me garderai d'accufer
Emile,&: de lui dire : eji-ce vous (i i) ?
Car en cela que ferois-je autre chofe
fînon lui apprendre à le nier ? Que iî
fon naturel difficile me f^orce à taire
avec lui quelque convention , je pren-
drai fi bien mes mefures que la pro-
pofition en vienne toujours de lui ,
jamais de moi ; que quand il s'eft en-
gagé il ait toujours un intérêt préfenc-
^ fenfible à remplir fon engagement j
(li) Rien n'efc plus indircrer qu'une pareille quef-^
tioii , fur- tout quand l'enfant elt coupable : alors s'il
croit que vous favez ce qu'il a fait, il vetra que vous
lui tendez un piég» ,. 5c cette opinion ne peut manquer
de rindifpofcr contre vous. S'il ne le croit pas , il fe
dira , pourquoi découvriroisje ma faute î &: voilà !a
première tentation du menfonge devenue l'eliec d^
'yocre imprudente ijucllioû.
4 5 3 É M I L 1 ,
êc que Cl jamais il y manque , ce men-
fonge attire fur lui des maux qu'il
voye fortir de l'ordre même des cho-
Jes , & non pas de la vengeance de
fon Gouverneur. Mais loin d'avoir
befoin de recourir à de fi cruels ex-
pédiens , je fuis prefque sûr qu'Emile
apprendra fort tard ce que c'eft que
j-nentir , 6c qu'en l'apprenant il fera
fort étonné , ne pouvant concevoir a
quoi peut être bon le menfonge. Il eft
très clair que plus je rends fon bien-
ctre indépendant , foit des volontés ,
foit des jugemens des autres , plus je
coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n'eft point prelTé d'inf-
truire, on n'eft point prefle d'exiger,
6c l'on prend fon tems pour ne rien
exiger qu'à propos. Alors l'enfant fe
forme , en ce qu'il ne fe gâte point.
Mais quand un étourdi de Précepteur ,
ne fâchant comment s'y prendre , lui
fait à chaque inftant promettre ceci
#u cela , fans diftinction , fans choix ,
I
<5xf DE l'Education. 13<>
Tans mefure , l'enfant ennuyé , fur-
chargé de toutes ces promelTes , les
néglige , les oublie , les dédaigne en-
fin j &c les regardant comme autant
de vaines formules , fe fait un jeu de
les faire ôc de les violer. Voulez- vous
donc qu'il foit fidèle à tenir fa paro-
le ? foyez difcret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'en-
trer fur le menfonge, peut à biea des
égards s'appliquer à tous les autres
devoirs , qu'on ne prefcrit aux enfans
qu'en les leur rendant non-feulement
haïïfables , mais impraticables. Pour
paroître leur prêcher la vertu , on leur
fait aimer tous les vices : on les leuc
donne en leur défendant de les avoir.
Veut-on les rendre pieux ? on les me-
né s'ennuyer à l'Eglifej en leur fai-
fant incelTamment marmoter des priè-
res , on les force d'afpirer au bonheur
de ne plus prier Dieu. Pour leur inf-
pirer la charité , on leur fait donner
l'aumône , comme fi l'on dédaignoit
é
^40 É M I L ^ 5
de la donner foi-même. Eh ! ce n'efB
pas l'enfant qui doit donner , c'eft le
Maître: quelque attachement qu'il ait
pour £on. Elevé , il doit lui difputer
cet honneur , il doit lui faire juger
qu'à fon âge on n'en efb point encore
digne. L'aumône eft une action d'hom-
me qui connoîr la valeur de ce qu'il
donne , 3c le befoin que fon fembla-
ble en a. L'enfant qui ne connoîtrieii
<le cela, ne peut avoir aucun mérite
à donner^ il donne fans charité , fans
bienfaifance j il efc prefque honteiLX de
donner , quand fondé fur fon exemple
ÔC le vôtre , il croit qu'il n'y a que
les enfans qui donnent , & qu'on ne
fait plus l'aumône étant grand.
Remarquez qu'on ne fait jamais
donner par l'enfant que des chofes
dont il ignore la valeur j des pièces
de métal qu'il a dans fa poche , &
qui ne lui fervent qu'à cela. Un enfant
donneroit plutôt cent louis qu'un gâ-
teau. Mais engagez ce prodigue diftri-
buteur ,
ou DE l'Éducation. ri^x
iîuteur à donner les chofes qui lui font
chères , des jouets , des bonbons , fon
-goûté, ôc nous fauronsbien-tôrfi vous
l'avez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à
cela y c'eft de rendre bien vite à l'en-
fant ce qu'il a donné, de forte qu'il
..^'accoutume à donner tout ce qu'il fait
bien qui lui va revenir. Je n'ai guè-
res vu dans les enfans que ces deux
efpeces de générofité j donner ce qui
ne leiir eft bon à rien, ou donner ce
qu'ils font sûrs qu'on va leur rendre.
Faites en forte , dit Locke , qu'ils
foient convaincus par expéoence que
le plus libéral eft toujours le mieux
^partagé. C'eft-là rendre un enfant li-
béral en apparence , & avare en effet.
îl ajoute que les enfans contrarieront
ninfi rha;bitude de la libéralité j oui ,
d'une libéralité ufuriere, qui donne un
œuf pour avoir un bœuf. Mais quand
il s'agira de donner tout de bon , adieu
l'habitude j lorfqu'oii cêffera de leur
Tpme L iL
rendre , ils cefferonc bientôt de don«
ner. Il faut regarder à l'habitude de
l'ame plutôt qu'à celle des mains. Tou-
tes les autres vertus qu'on apprend aux
enfans reflTemblent à celle-là , & c'eft
à leur prêcher ces folides vertus qu'on
ufe leurs jeunes ans dans la triftelTe.
Ne voilà- t-il pas une favante éduca-
tion !
Maîtres , laiffez les fimagrées , foyez
vertueux & bons ; que vos exemples
ie gravent dans la mémoire de vos
■ Elevés , en attendant qu'ils puilTenc
entrer dans leurs cœurs. Au lieu de me
hâter d'exiger du mien des aéles de
charité , j'aime mieux les faire en fa
-préfence , & lui ôter même le moyen
de m'imiter en cela , comme un hon-
neur qui n'eft pas de fon âge j car il
importe qu'il ne s'accoutume pas à re-
garder les devoirs des hommes feule^
ment comme dçs devoirs d'enfans.
Que fi me voyant aflifter les pauvres,
il me queftionne là-deiTus, ôc qu'il foii
ou DE l'ÉdUCATIOW. 245
tems de lui répondre (12) , je lui di-
rai ; " mon ami , c'ell: que quand les
>» pauvres ont bien voulu qu'il y eue
" des riches , les riches onc promis
»> de nourrir tous ceux qui n'auroient
» de quoi vivre ni par leur bien
>• ni par leur travail. Vous avez donc
M aulîî promis cela ? « reprendra- t-il.
" Sans doute : Je ne fuis maître du
»> bien qui palTe par mes mains qu'a-
-»» vec la condition qui eft attachée a-
w fa propriété. .
Après avoir entendu ce difcours ^
( & l'on a vu comment on peut mettre
un enfant en état de l'entendre ) i.ti
autre qu'Emile feroit tenté de m'imi-
ler ôc de fe conduire en homme ri-
che 5 en pareil cas , j'empccherois au
=moins que ce n« fût avec oftentation y
(li) On doit concevoir que')e lîè réfouspas fes qucf-
tion quand il lui pb't , mais quand il me plaie ; au-
trement ce fcroit m'aflervir à fes vo'oncés , &. mô
mettre daas U plus daigereufe dépendance où unCou-
■veine«r f iriile ca:e d-^ f<3H Lievo.
L ij
i44 E ^ ILE,
j'.iimerois mieux qu'il me dérobât mon
(droit &c fe cachât pour donner. C'eft:
une fraude de fon âge , &c la feule que
je lui pardonnerois,
Je fais que toutes ces vertus par imi-
tation font des vertus de finge, ôc que
nulle bonne adion n'eft moralement
bonne que quand on la fait comme
telle , ôc non parceque d'autres la
font Mais dans un âge ,oii le cœur ne
fent rien encore , il faut bien faire
imiter aux enfans les ades dont on
veut leur donner l'habitude , en atten-
idant qu'ils les puilTent faire par dif-
cernement Se par amour du bien.
5L'homme eft imitateur , l'animal mê-
me l'eft j le goût de l'imitation eft de
la nature bien ordonnée , mais il dé-
crenere en vice dans la fociécé. Le
fmge imite l'homme qu'il craint , êc
n'imite pas les animaux qu'il méprife j
il juge bon ce que fait un être meil-
leur que lui. Parmi nous , au con<
iraire , op^ Arleouins de toute ef^eç^
otj DE l'Éducation. 245
imitent le beau pour le dégrader, pouif
le rendre ridicule ; ils cherchent dans
le fentiment de leur bafTelFe à s'égaler
ce qui vaut mieux qu'eux, ou s'ils
s'efforcent d'imiter ce qu'ils admirent,
on voit dans le choix des objets le faux
goût des imitateurs j ils veulent bien
plus en impofer aux autres ou faire
applaudir leur talent , que fe- rendre
meilleurs ou plus fages. Le fondement
de l'imitation parmi nous , vient du
defir de fe tranfporter toujours hors
de foi. Si je réuiîîs dans mon enrre-
prife , Emile n'aura furement pas ce
defir. Il faut donc nous palTer du bien
apparent qu'il peut produire.
Approfondilfez toutes les règles de
votre éducation , vous les trouverez
ainfî toutes à contre-fens , fur-tout en
ce qui concerne les vertus & les mœurs.
La feule leçon de morale qui convien-
ne à l'enfance &c la plus importante à
tout âge , eft de ne jamais faire de mal-
si perfonne. Le précepte même de faire
L iij
74e È M T I E ,
du bien,s'il n'eft fubordonné à celui-là,
efl: dangereux, faux, contradidtoire.
Qai eft-ce qui ne fait pas du bien ? tout
le monde en fait, le méchant comme
les autres ; il fait un heureux aux dé-
pens de cent miférables , & delà vien-
nent toutes nos calamités. Les plusfu-
blimes vertus font négatives : elles
font aufîî les plus difficiles , parce-
qu'elles font fans oRentation , de au-
deiTus même de ce plaifir Ci doux au
cœur de Thonime^d'en renvoyer un au-
tre content de nous. O quel bien fait-
néceflairement i fes femblablcs celui
d'entre eux , s'il en efl un , qui ne leur
fait jamais de mal ! De quelle intrépi-
dité d'ame , de quelle vigueur de ca-
ractère il a befoin pour cela î ce n'eft pas
en raifonnant fur cette maxime , c'eft
en tâchant de la pratiquer, qu'on fent
combien il eft grand ôc pénible d'y
réuflîr (13).
(ij) Le précepte de ne jamais nuiie à auciui empor:ft
dû CE l'Éducation. 247
Voilà quelques foibles idées des
précanrions avec lesquelles je voudrois
qu'on donnât aux enfans les inftruc-
tîons qu'on ne peut quelquefois leur
refufer faris les expofer à nuire à eux-
mêmes 8c aux autres , & fur-tout à con-
tra 6ter de mauvaifes habitudes dent
on auroit peine enfuite à les corriger :•
rhais foyons fûrs que cette nécefiitéfe
prcfentera rarement pour les enfans
élevés comme ilsdoivenr Tctre ^ parce-
qu'il eO: impo/ïîble qu'ils deviennent
indociles 5 médians , menteurs , avi-
celui de tenir à la fociké humaine le moins qu'il eft
poffîble ; cai- dan^- 1 état focial le bien de l'un fait né-
cedairemenr le mal de l'autre. Ce rapport efl: dans l'ef-
fence de la chofe 6c ri^'n ne Liuroit le changer ; qu'on
cherche fur ce principe lequel efl le meilleur de l'hom-
me focial ou du folitaiie. Un Auteur illuftre di: qu'il'
n'y a q'Je le méchant qui fait feul -, moi je dis qu'il
n'y a que le bon qui foit feul; fi cette proportion eft
moins fententieufe , elle eft plus vraie &. mieux rai-
fonnée que la précédente. Si le méchant ctSa fcul quel
mal feroit il ? c'eft dans la fociété qu'il drciïe fes -na-
chines pour nuire aux autres. Si l'on veut rétorquer
cet arguinent pour l'homme de bien , je réponds pat
l-atcicle auquel appartient cette note.
L iv
T4^ Emile,
des , quand on n'aura pas femé dânîl
leurs cœurs les vices qui les rendent
tels. Ainfî ce que j'ai dit fur ce point
fert plus aux exceptions qu'aux règles j
mais ces exceptions font plus fréquen-
tes à mefure que les enfans ont plus
d'occafîons de lortir de leur état de
de contraéler les vices des hommes. Il
faut nécefTairemcnt à ceux qu'on éle-
vé au milieu du monde des inftruc-
tions plus précoces qu'à ceux qu'on
cleve dans la retraite. Cette éduca-
tion folitaire feroit donc préférable ^
quand elle ne feroit que donner à l'en-
fance le tenis de meurir.
Il efl un autre genre d'exceptionî
contraires pour ceux qu'un heureux na-
turel élevé au delTus de leur âge. Com-
me il y a des hommes qui ne fortent
jamais de l'enfance , il y en a d'autres
qui ,pour ainii dire, n'y palfent point,
ôc font hommes prefque en nailîant.
Le mal eft que cette dernière excep-
tion ell: très rare , très difficile à cou-
ou DE LhDUCATION. 245>
lioître , &c que chaque mare, imaginant
qu'un enfant peut être un prodige,
ne cloute point que le fien n'en foie
un. Elles font plus , elles prennent
pour des indices extraordinaires ,ceux
mêmes qui marquent l'ordre accou-
tumé : la vivacité , les faillies , l'é-
tourderie , la piquante naïveté; tous
fîgnes caraélériiliques de l'âge , 8c qui
montrent le mieux qu'un enfant n'eft
qu'un enfant. Eft-il étonnant que ce*
lui qu'on fait beaucoup parler ôc à qui
l'on permet de tout dire , qui n'eft:
gêné par aucun égard , par aucune
bienféance , faffe par hafard quelque
heureufe rencontre ? Il le feroit bien
plus qu'il n'en fît jamais , comme il
le feroit qu'avec mille menfonges un
Aftrologue ne prédit jamais aucune
vérité. Ils mentiront tant _, difoic
Henri IV, qu'à la fin ils diront vrai.
Quiconque veut trouver quelques bons
mors, n'a qu'à dire beaucoup defo-
Ûfes» Dieu garde de mal les gens à la
2:50 Ë MI I E j
mode qui n'ontpas d'aiure^mérite poui*"
erre fêtés.
Les penfées les plus brillantes peu-
vent tomber dans le cerveau des en-
fans , ou p!»nôt les meilleurs mots
«lans leur bouche , comme les diamans
du plus grand prix fous leurs mains ,
fans que pour cela ni les penfées , ni
îbs diamans leur appartiennent ; il n'y
a point de véritable propriété pour
cez âge en aucun genre. Les chofes que
dit un enfant ne font pas pour lui
œ qu'elles font pour nous , il n'y joint
pas les mêmes idées. Ces idées , /i
tant eft qu'il en ait , n'ont dans fa tête
jii fuite ni liaifon ; rien de fixe , rien,
d'affuré dans tout ce qu'il penfe. Exa-
minez votre prétendu prodige. En de
certains momens vous lui trouverez
rtn reiïort d'une extrême activité , une
darté d'efprit à percer les nues. Le
plus fouvent ce même efprit vous pa-
ipîr lâche, moite, de comme envi--
ssiini. d-U.n épais brouillard, TantQt.iL
ou DE l'Éducation. 25 r
• vous devance & tantôt il refte immo-
bile. Un inftant vous diriez , c'eft un
génie, & l'inftant d'après , c'eft un (ot :
vous vous tromperiez toujours j c'eft
un enfant. C'eft un aiglon qui fend
l'air un inftant, & retombe l'inftanc
d'après dans fon aire.
Traitez-le donc félon fon âge mal-
gré les apparences , & craignez d'é-
puifer fes forces pour les avoir voulu,
trop exercer. Si ce jeune cerveau s'é-
chauffe, fi vous voyez qu'il commen-
ce à bouillonner , laiiTez-le d abord
fermenter en liberté , mais ne l'exci-
tez jamais , de peur que tout ne s'ex-
hale ; &c quand les premiers efpiits fe
feront évaporés , retenez , comprimez"'
les autres , jufqu'à ce qu'avec les an-
nées tout fe tourne en chaleur Se. en
véritable force. Autrement vous per-
drez votre tems de vos foins j vous
détruirez votre propre ouvrage 5 ÔC
après vous être indifcrettement enivrés -
de coûtes ces vapeurs infiamzTiabies'^-,
2,5 2/ Emile,
il ne vous refcera qu'un marc fans vî-^ -
gueur.
Des enfans étourdis viennent les
hommes vulgaires j je ne fâche point
d'obfervation plus générale Se plus
certaine que celle-là. Rien n'eft plus
difficile que de diftinguer dans l'en-
ù.n.CQ la ilupidité réelle , de cette ap-
parente (Se trompeufe ftupidité qui eft
l'annonce des âmes fortes. 11 paroîc
d'abord étrange que les deux extrêmes
aient des fignes ii femblables, & cela
doit pourtant être 5 car dans un âge
où l'homme n'a encore nulles vérita-
bles idées , toute la différence qui fe
trouve entre celui qui a du génie ce ce-
lui qui n'en a pas , ell; que le dernier
n'admet que de faulTes idées , & que. .
le premier n'en trouvant que de telles
n'en admet aucune j il reffcmble donc
au ftupide en ce que l'un n'eft capa-
ble de rien , 3c que rien ne convienc
à l'autre. Le feul figne qui peut les
diftinguer dépend du hafard qui peuc
ou DE l'ÉdUCATTÔK. 2fJ
0:ffrir au dernier quelque idée à fa por-
tée, au lieu que le premier elt tou-
jours le nrSme par-tour. Le jeune Ca-
ton, durant fon enfance, fembloit un
imbécilledans la maifon. Il étoit ta-
citurne Se opiniâtre : voilà tout le ju-
gement qu'on portoit de lui. Ce ne
fut que dans l'antichambre de Sylla
que fon oncle apprit à le connoîrre.
S'il ne fût point entré dans cette anti-
chambre , peut-être eût-il pafifé pour
ime brute jufqu'à l'âge deraifon : fiCé-
far n'eût point vécu, peut-être eût-on
toujours traité de vifionnaire ce même
Caton , qui pénétra fon funefte génie ÔC
prévit tous fes projets de fi loin. O
que ceux qui jugent G précipitamment
les enfans font fujets à fe tromper î
Ils font fouvent plus enfans qu'eux.
J'ai vu dans un â^e affez avancé un
homme qui m'honoroit de fon ami-
tié pafTer , dans fa famille ôc chez {es
Amis, pour un efprit borné ^ cette ex«
cellente tète fe meiirifToit en filence.
154 E M r £ fj
Tout-à coup il s'eft montré PKiîofcî-i^
plie , &: je ne doute pas que la poftérité
ne lui marque une place honorable &
diftinguée parmi les meilleurs raifon-
neurs ôc les plus profonds métaphyd-
ciens de fon ficelé.
Refpedez l'enfance , & ne vous
preffez point de la juger foiten bien,
foit en mal. Laillez les exceptions
s'indiquer , fe prouver , fe confirmer
long-tems avant d'adopter pour elles
àes méthodes particulières. Laifiez
long-rems agir la nature avant de vous
mcler d'agir à fa place , de peur de
contrarier fes opérations ! Vous con-
noiflez , dites- vous , le prix du tems ,
& n'en voulez point perdre! Vous ne
voyez pas que c'eftbien plus le perdre
d'en mal ufer que de n'en rien faire ;
& qu'un enfant mal inftruit , eft plus
loin de la fagefie j que celui qu'on n'a.
point inftruit du tout. Vous êtes allar-
mé de le voir confumer fes premières
années à ne rien faire !! Comment!
bu DE l'Éducation. i$f
ii^eft-ce rien que d'être heureux ? N'eft-
ce rien que de fauter, jouer, courir
toute la journée ? De fa vie il ne fera
lî occupé. Platon , dans fa Républi-
que qu'on croit fi auftere , n'élevé les
enfans qu'en fêtes , jeux, cHanfonSy
pafTe-temsj on diroit qu'il a tout fait
quand il leur a bien appris à fe ré-
jouir j 5c Seneque parlant de l'ancienne
Jeuneiïe Romaine , elle étoit , dit-il j
toujours debout , on ne lui enfeignoit
rien qu'elle dût apprendre afiîfe. En
valoit-elle moins parvenue à l'âge vi-
ril? effrayez- vous' donc peu de cette
oifiveté prétendue. Que diriez-vous
d'un homme qui pour mettre toute la
vie à profit ne voudroit jamais dor-
mir ? Vous diriez j cet homme e(b
infenfé j il ne jouit pas du tems , il fe
l'ôte : pour fuir le fommeil il court à
la mort. Songez donc que c'eft ici la
même chofe, ôc que l'enfance, eft le.
fommeil de la raifon.
i;'ap£arent:e facilité d'apprendre. eft:
'i^(j É A£ î L E 5
caufe de la perte des enfans. On né
voir pas que cette facilité même eft la.
preuve qulls n'apprennent rien. Leur
cerveau lice èc poli , rend comme un
miroir les objets qu'on lui préfente^
mais rien ne refte , rien ne pénètre.
L'enfant retient les mots , les idées fe
réHéchilfent j ceux qui l'écourent les
en lin dent, lui feul ne les entend point.
Quoique la mémoire 6c le raifonne-
ment foient deux facultés eflentielle-
ment différentes ; cependant l'une ne
fe développe véritablement qu'avec
l'antre. Avant l'âge de raifon Penfant
ne reçoit pas des idées , mais des ima-
ges j & il y a cette différence entre les
unes ôc les autres , que les images ne
font que des peintures abfolues des ob-
jets fenfibles , & que les idées font
des notions des objets , déterminées:
par des rapports. Une image peut-
être feule dans l'efprit qui fe la repré-
fente j mais toute idée en fuppofe
4'aatres. Quand on imagine, on ne faic
ou DE L'ÉDUCATIO>r. 1 y/
r[ue voir j quand on conçoit , on com-
pare. Nos fenfations font purement
pafïîves, au lieu que toutes nos percep-
tions ou idées naiffent d'un principe
adif qui juge. Cela fera démontré ci-
après. '
Je dis donc que les enfans n'étant
pas capables de jugement n'ont point
de véritable mémoire. Ils retiennent
des fons, des figures, des fenfations,
rarement des idées , plus rarement
leurs liaifons. En m'objectant qu'ils
apprennent quelques élemens de Géo-
métrie j on croit bien prouver contre
moi , Se tout au contraire , c'eft pour
moi qu'on prouve : on montre que
loin de favoir raifonner d'eux-mêmes,
ils ne favent pas même retenir les rai-
fonnemens d'autrui j car fuivez ces
petits Géomètres dans leur méthode ,
vous voyez aullî-tôt qu'ils n'ont re-
tenu que l'exade imprefîion de la fi-
gure ôc les termes de la démonftra-
uon. A la moindre abjedion no-u-
i5^ Emile,
velle j.iisn'y font plus; renverfez la
figure , ils n'y font plus Tout leur
favoir eft dans la fenfation , rien n'a
palTé jufqu'à l'entendement. Leur mé-
moire elle-même n'eft gucres plus
parfaite que leurs autres facultés ;
puifqu'ii faut prefque toujours qu'ils
rapprennent étant grands lès chofes
dont ils ont appris les mots dans l'en-
fance.
Je fuis cependant bien éloigné de
penfer que les enfins n'aient aucune
efpece de raifonnement (14). Au con--
(14) J'ai fdk cent fois réflexion en écrivant , qu'il
eft impo;Tible dans un long ouvrage , de donner ton--'
jours les mêmes fens aux mêmes mots. Il n'y a point
de langue aflez riche pour fournir autant de termes ,
ée tours & de phrafes , que nos idées peuvent avoir de
TOodiiî.ations. La mctliode de définir tous les ter-
mes , Se de fubflitu.T fans cefle la définition à la place
«lu défini efl belle , mais impratiquable ■, car comment
éviter le cercle? les définitions pourroient être bonnes
fi l'on n'employoit pas des mots pour les faire. Malgré
cela, je fuis perfuadé qu'on peut être clair, même
dans la pauvreté de notre Lrngue ; non pas en donnant
toujours les mê:ncs acceptions aux mêmes mots . mais
^ fiifant en force , autant de fois qu'on emploie dx^-
ou DE l'ËdUCATIOîÏ. 25-5
traire , je vois qu'ils raifonnent très
bien clans tour ce qu'ils connoiflent,
ôc qui fe rapporte à leur intérêt pré-
fent & fenfible. Mais c'eft fur leurs
connoifTances que l'on fe trompe , en
leur prêtant celles qu'ils n'ont pas , Sc
tles faifant raifonner fur ce qu'ils ne-
fauroient comprendre. On fe trompa
encore en voulant les rendre attentif?-
à des confidcrations qui ne les tou-^
chent en aucune manière , comme cel-
le de leur intérêt à venir , de leur bon^
heur étant hommes , de l'eftime qu'on
aura pour eux quand ils feront grands 5.
difcours qui, tenus à des êtres dépour-
vus de toute prévoyance , ne figni--
fient abfolument rien pour eux. Or ,
que mot, que l'acception qu'on lui donne foit fulïirani<'
ment déterminée par les idées qui s'y r.ifportcnt , &
que chaque période où ce mot fe trouve lui ferve ,
pour ainfi dire , de définition. Tantôt je dis que les-
cnfans font incapables de raifonnenicnt , &: tantôt je
les Fais raifonner avec afiez de fineffe; je ne crois pas
en cela me contredire dans mes idées , mais je ne puic
difconvcnir que je ne me îomrcdife tbuveni: dans m ci,.
MptcJfions.
lijo Emile,
toutes les études forcées de ces paif-
vres infortunés tendent à ces objets
entièrement étrangers à leurs efprits.
Qu'on juge de l'attention qu'ils y peu-
vent donner !
Les Pédagogues qui nous étalent
en grand appareil les inftrudions qu'ils
donnent à leurs difciples , font payés
pour tenir un autre langage : cepen-
dant on voit , par leur propre condui-
te, qu'ils penfent exadement comme
moi j car que leur apprennent- ils en-
fin ? Des mots , encore des mots , ÔC
tou^'ours des mots. Parmi les diverfes
Sciences qu'ils fe vantent de leur
enfei^ner , ils fe gardent bien de
ehoifir celles qui leur feroienr vérita-
blement utiles j parceque ce feroient
des fciences de chofes , & qu'ils n'y
réufliroient pas ; mais celles qu'on pa-
ro't favoir quand on en fait les ter-
mes : le Blafon , la Géographie , la
Chronologie , les Langues , &:c. Tou»
tes études n loin de l'homme, de fur-
ou DE l'Éducation'. xCt
tout de l'enfant, que c'eft une mer-
veille fi rien de tout cela lui peut être
utile une feule fois en fa vie.
On fera furpris que je compte l'é-.
tude des Langues au nombre des inu-
tilités de l'éducation j mais on fe fou-
viendra que je ne parle ici que des
études du premier âge, Se quoi qu'on,
puilfe dire , je ne crois pas que jufqu'à
l'âge de douze ou quinze ans nul en-
fant, les prodiges à part, ait jamais
vraiment appris deux Langues.
Je conviens que fi l'étude des Lan-
gues n'étoit que celle des mots , c'eft-
à-dire , des figures ou des fons qui les
expriment , cette étude pourroit con-
venir aux enfans ; mais les Langues
en changeant les fignes modifient aufiî
les idées qu'ils repréfentent. Les têtes
fe forment fur les langages , les pen-
fées prennent la teinte des idiomes.
La raifon feule eft commune j l'efprit
en chaque Langue a fa forme particu-
Jiçre ; différence <jui pourroit biçn êcre
s,(o2 É M ï L «;
«n partie la caufe ou l'effet des carac;
teres nationaux \ 6c ce qui paroîc con-
firmer cette conjeâiure, eft que chesî
.toutes les Nations du monde la Lan-
gue fuit les vicilîitudes des mœurs , 6c
fe conferve ou s'altère comme elles.
De ces formes diverfes l'ufage en
donne une à l'enfant , ôc c'eft la feule
qu'il garde jufqu'à l'âge de raifon. Pour
en avoir deux , il faudroit qu'il (nt
comparer des idées ^ & comment les
compareroit-il , quand il eft à-peine
-cu état de les concevoir ? Chaque cho-
fe peut avoir pour lui mille fignes dif-
ffcrens j mais chaque idée ne peut avoir
.qu'une forme, il ne peut donc appren-
dre à parler qu'une Langue. Il en ap-
prend cependant pluiieurs, me dit-on i
je le nie. J'ai vCi de ces petits prodi-
ges qui croyoient parler cinq ou iix
Xangues. Je les ai entendus fucceiïi-
vement parler allemand , en termes
latins , en termes françois , en termes
italiens ^ ils fe fervoient à la vérité de
ou DE l'ÉdUCATIOK. 1^^
Cinq ou ilx Didionnaires j mais ils ne
parloienc toujours qu'allemand. Eu un
mot, donnez aux enfans tant de fyno-
nymes qu'il vous plaira ; vous chan-
gerez les mots, non la langue j ils n'en
fauront jamais qu'une.
C'eft pour cacher en ceci leur inap-
titude qu'on les exerce par préférence
fur les Langues mortes , donc il n'y a
plus de juges qu'on ne puilTe recufer.
L'ufage familier de ces Langues étant
perdu depuis long-tems , on fe conten-
te d'imiter ce qu'on en trouve écrie
dans les livres , & l'on appelle cela
les parler. Si tel eft le grec & le latin
des Maîtres , qu'on ju^e de celui des
enfans ! A peine ont- ils appris par
cœur leur Rudiment , auquel ils n'en-
tendent abfolument rien , qu'on leur
apprend d'abord à cendre un .dlfcours
François en mors latins ; puis , quand
ils font plus avancés , à coadre en
profe des phrafes de Cice on , Se en
vers des centons de Virgile. Alors ily
«.^4 É M I L I,
croyent parler latin : qui eft-ce qui
viendra les contredire ?
En quelqu'écLide que ce puilfe ctre ,
fans l'idée des chofes repréfentées les
fignes repréfentans ne font rien. On
borne pourtant toujours l'enfanta ces
fignes , fans jamais pouvoir lui faire
comprendre aucune des chofes qu'ils
repréfentent. En penfant lui appren-
dre la defcription de la terre , on ne
lui apprend qu'à connoître des cartes:
on lui apprend des noms de Villes,
de Pays , de Rivières , qu'il ne con-
çoit pas exifter ailleurs que fur le pa-
pier où l'on les lui montre. Je me
fouviens d'avoir vu quelque part une
Géos^raphie qui commençoit ainfi.
Qu'ejl-ce que le monde ? C'ejl un globe
de carion.TQWe efl: précifément la Géo-
graphie des enfans. Je pofe en fait
qu'après deux ans de fphère ôc de cof-
mographie , il n'y a pas un feul en-
fant de dix ans j qui , -fur les régies
qu'on lui a données , fut fe conduire
■ ds
ou DE l'Éducation. 16^
^e Paris à Saint Denis : Je pofe en fait
qu'il n'y en a pas un , qui , fur un
plan du jardin de fon père , fut
en état d'en fuivre les décours fans
s'égarer. Voilà ces do6teurs qui favenc
à point nommé où font Pekm , Ifpa-
han , le Mexique , ôc tous les Pays de
la terre.
J'entens dire qu'il convient d'occu-
per les enfans à des études où il na
fciille que des yeux ; cela pourroic être
s'il y avoir quelque étude où il ne fal-
lut que des yeux j mais je n'en connois
point de telle.
Par une erreur encore plus ridicu-
le , on leur fait étudier l'Hiftoire : on
s'imagine que l'Hiftoire eft à leur por-
tée parcequ'elle n'eft qu'un recueil de
faits ; mais qu'entend-on par ce moc
de faits ? Croit-on que les rapports
qui déterminent les faits hiftoriques ,
foienr (1 faciles à faifir, que les idées
s'en forment fans peine dans refprjc
des enfans ? croic-on que la véritable
Tome J^ M
2<?(j Emile,
connoi{rance des évenemens foie répa-
rable de celle de leurs caufes , de
celle de leurs effets , Se que l'hiftori».
que tienne il peu au moral , qu'on
puiiïe connoître l'un fans l'autre ? Si
vous ne voyez dans les actions des
hommes que les mouvemens exté-
rieurs &c purement phyiiques , qu'ap-
prenez-vous dans l'Hiftoire ? abfolu-
inent rien ^ & cette étude dénuée de
tout intérêt ne vous donne pas plus
de plaifir que d'inftrudion. Si vous
voulez apprécier ces actions par leu^rs
rapports moraux, elfayez de faire en-
tendre ces rapports à vos Elevés , Se
vous verrez alors ii l'Hiftoire eft de
leur âge.
Lecteurs , fouvenez-vous toujours
que celui qui vous parle , n'eft ni un
Savane ni un Philofophe j mais un
homme fimple , ami de la vérité , fans
parti , fans fyftême; un folitaire , qui
vivant peu avec les hommes , a moins
^'occafions de s'imboire de leurs pré-
Cir DE l'Éducation. 1"^7
jugés j & plus de tems pour réfléchir
fur ce qui le frappe quand il commer-
ce avec eux. Mes raifonnemens fonc
moins fondés fur des principes que
fur des faits j Se je crois ne pouvoir
mieux vous mettre à portée d'en ju-
ger , que de vous rapporter fouvent
quelque exemple des obfervations qui
me les fucr^erent.
J'étois allé palTer quelques jours 1
la campagne chez une bonne mère de
famille qui prenoit grand foin de fes
enfans & de leur éducation. Un ma-
tin que j'étois préfent aux leçons de
Tamé , fon Gouverneur , qui l'avoic
très bien inftruit de l'Hiftoire ancien-
ne , reprenant celle d'Alexandre ,
tomba fur le trait connu du Médecin
Philippe qu'on a mis en tableau , ôc
qui sûrement en valoit bien la peine.
Le Gouverneur , homme de mérite ,
fit fur l'intrépidité d'Alexandre plu-
fieurs réflexions qui ne me plurent
point, mais que j'évitai de combaç-*
Mij
2<jS Emile,
tre, pour ne pas ledécrcditer dans l'ef-
pric de fon Elevé. A table , on ne
manqua pas , félon la méthode françoi-
fe , de faire beaucoup babiller le petit
bon- homme. La vivacité naturelle à
ion âge , & l'attente d'un applaudilTe-
inent sûr , lui firent débiter mille fot-
tifes , tout - à - travers lefquelles par-
toient de tems-en-tems quelques mots
lieureux qui faifoient oublier le refte.
£nnn vint l'hiftoire du Médecin Phi-
lippe : il la raconta fort nettement &
avec beaucoup de grâce. Après l'ordi-
naire tribut d'éloges qu'exigeoit la me-
xe & qu'attendoit le fils , on raifonna
iur ce qu'il avoir dit. Le plus grand
nombre blâma la témérité d'Alexandre j
quelques-uns , à l'exemple du Gouver-
neur , admiroient fa fermeté , fon cou-
lage : ce qui me fit comprendre qu'au-
cun de ceux qui étoient préfens ne
voyoit en quoi confiftoit la vérita-
Jjle beauté de ce trait. Pour moi , leur
4is-je 5 il me paroîc que s'il y a le
eu DE L'ÉoucATfON.' i:^':>
imoindre courage , la moindre ferme-
té dans l'action d'Alexandre , elle n'eft
qu'une extravagance. Alors tout le
monde fe réunit, & convint que c'é-
toit une extravagance. J'allois répon-
dre & m'échaufFer , quand une femme
qui étoit à côté de moi , & qui n'avoit
pas ouvert la bouche , fe pencha vers
mon oreille , & me dit tout bas : tai
toi, Jean - Jacques j ils ne t'enten-
dront pas. Je la regardai , je fus frap-
pé , & jeme tus.
Après le dîné , foupçonnant furplu-
iieurs indices que mon jeune Doéleur
n'avoit rien compris du tout à l'hif-
toire qu'il avoit fi bien racontée , je
le pris par la main , je fis avec lui un
tour de parc , 5c l'ayant queftionné
tour à mon aife , je trouvai qu'il ad-
miroit plus que perfonne le courage fi.
vanté d'Alexandre : mais favez-vous
où il voyoit ce courage? uniquement
dans celui d'avaler d'un feul trait un
breuvage de mauvais goût , fans héfi-
M iij
►27© Emile,
ter, fans marquer la moindre répiî-
gnance. Le pauvre enfant, à qui l'on
avoir fait prendre médecine il n'y
avoir pas quinze jours , & qui ne l'a-
voir prife qu'avec une peine infinie ,
en avoir encore le déboire à la bou-
che. La mort , l'empoifonnement ne
pafloient dans fon efprit que pour des
fenfations défagréables , & il ne con-
cevoir pas , pour lui , d'autre poifon
que du (ené. Cependant il faut avouer
que la fermeté du Héros a voit fait une
grande impreflion fur fon jeune cœur,
6>c qu'à la première médecine qu'il
faudroit avaler , il avoit bien réiolu
d'être un Alexandre. Sans entrer dans
des éclairciffemens qui paOToient évi-
demment fa portée , je le confirmai
dans ces difpofitions louables , Se je
in'en retournai riant en moi-mcme de
la haute façeffe des Pères &c des Mai-
très , qui penfent apprendre THiftoire
aux en fans.
11 eft aifé de mettre dans leurs bou-
ou DE L'ÊDUCAtlOÏ^. 27s
ches les mots de Rois , d'Empires , de
GuerreSjde Conquêtes, de Révolutions,
de Loix j mais quand il fera queftion
d'attacher à ces mots des idées nettes ,
il y aura loin de l'entretien du Jardi-
nier Robert à toutes ces explications.
Quelques Lecteurs mécontens du
tai-toi Jea.:- Jacques , demanderont,
je le prévois , ce que je trouve enfin
de Ç\ beau dans Tadtion d'Alexandre?
Infortunés ! s'il faut vous le dire ,
comment le comprendrez- vous ? c'eft
qu'Alexandre croyoit à la vertu j c'efl
qu'il y croyoit fur fa tête , fur fa pro-
pre vie \ c'eft que fa grande ame étoit
faite pour y croire. O que cette méde-
cine avalée étoit une belle profelîion
de foi ! Non jamais mortel n'en fit une
-fi fublime : s'il eft quelque moderne
Alexandre , qu'on me le montre à de
pareils traits.
S'il n'y a point de fcience de mots ,
il n'y a point d'étude propre aux en-
fans. S'ils n'ont pas de vraies idées ^
M iv
'xyi Emile,
ils n'ont point de véritable mémoire ;
car je n'appelle pas ainii celle qui ne
retient que dos fenfations. Que fert
d'infcrire dans leur tête un catalogue
defîgnes qui ne repréfentent rien pour
eux ? En apprenant les chofes n'ap-
prendront- ils pas les lignes ? Pour-
quoi leur donner la peine inutile de
les apprendre deux fois ? ôc cependant
quels dangereux préjugés ne commen-
ce-t-onpas à leur infpirer , en leur fai-
iant prendre pour de la fcience des
mots qui n'ont aucun fens pour eux.
C'eft du premier mot dont l'enfant fe
paye , c'eft de la première chofe qu'il
apprend fur la parole d'autrui , fans
en voir rutilltc lui-mcme, que fon ju-
gement eft perdu : il aura long-tems
à briller aux yeux des fots , avant qu'il
répare une telle perte (15)-
(i^-) La plupart des Savans le font à îama'iiere des
cnfans. La vafte audition réfulte moins d'une multi-
tude d'idées que d une multitude d'images. Les dates,
hs noms proptcs j ks liciu , tous k^s objets ifoUs nu
eu DE l'Education. 273
Non 5 fi la nature donne au cer-
veau d'un enfant cette fouplelTe qui le
rend propre à recevoir toutes fortes
d'impreiiions , ce n'eft pas pour qu'on
y grave des noms de Rois , des dates ,
à-Qs termes de blazon , de fplière , de
géographie, & tous ces mots fans
aucun fens pour fon âge , Se fans au-
cune utilité pour quelque âge que ce
foir , dont on accable fa trifte ôc
ftérile enfance; mais c'eft pour que
toutes les idées qu'il peut concevoir
& qui lui font utiles , toutes celles qui
le rapportent à fon bonheur , & doi-
dénués d'idées fe retiennent uniquement pat la mé-
moire des fîgnes , & rarement fe rappellc-t-on quel-
qu'une de ces chofes fans voir en mème-tems le reSa
ou le vcfo de la page où on l'a lue , ou la figure fous
laquelle on la vie la première fois. Telle étoit à peu
près la fcience à la mode les fiédes derniers ; celle de
notre fiécle eft autre chofe. On n'étudie plus , on
n'obferve plus, on rêve , & l'on nous donne gravemen t
pour de la Philofophie les rêves de quelques mauvaifes
nuits. On me dira que )e rêve auffi i j'en conviens i
rnais, ce que les autres n'ont garde de faire , je donne
mes rêves pour des rêves , lailîant chercher au LefteuE
S'ils ont quelque chofe d'utile aux gens éveillés.
M V
274 É M r L E 7
vent l'éclairer un jour fur fes devoirs,
s'y tracent de bonne heure en carai-
teres ineffaçables , & lui fervent à fe
conduire pendant fa vie d'une ma-
nière convenable à fon être de à (es
facultés.
Sans étudier dans les livres, l'efpece
de mémoire que peut avoir un enfant
ne refte pas pour cela oifive ; tout ce
qu'il voit , tout ce qu'il entend le
frappe & il s'en fouvient j il tient re-
giftre en lui-même des adrions, des
difcours des hom mes , & tout ce qui
l'environne eft le livre dans lequel ,
fans y fonger , il enrichit continuelle-
ment fa mémoire , en attendant que
fon jugement puifle en profiter. C'eft
dans le choix de ces objets , c'eft dans
le foin de lui préfenter fans cefTe ceux
qu'il peut connoître Se de lui cacher
ceux qu'il doit ignorer, que confifte
le véritable art de cultiver en lui cette
première faculté ^ & c'eft par-là qu'il
faut tâcher de lui former un raagafîn
r
ou DE l'Education. ry<j
fie connoiiTances qui ferve à fon édu-
cation durant fa jeunefTe , & à fa con-
duite dans tous les tcms. Cette mé-
thode , il eil vrai , ne forme point de
petits prodiges , &: ne fait pas briller
les Gouvernantes &: les Précepteurs \
mais elle forme des hommes judicieux,
robiides , fains de corps & d'enten-
dement 5 qui fans s'ctre fait admirer
étant jeunes , fe font honorer étant
grands.
Emile n'apprendra jamais rien par
cœur , pas même des fables , pas miê-
mcme celles de Lafontaine , toute
naïves , toute charmantes qu'elles
font \ car les mots des fables ne font
pas plus les fables , que les mors de
l'Hiftoire ne font l'Hiftoire. Comment
peut-on s'aveugler aifez pour appeller
les fables la morale des enfans ? fans
fonger que l'apologue en les amufant
les abufe , que féduits par le mehfon-
ge ils laiffent échap£er la vérité , &
que ce qu'on fait pour leur rendre
M v|
l-j6 É AI I L E ,'
rinftrudion agréable les empêche d'ert
profiter. Les fables peuvent inftruire
les hommes , mais il faut dire la vérité
nue aux enfans j lîtôt qu'on la cou-
vre d'un voile , ils ne fe donnent plus
la peine de le lever.
On fait apprendre les fables de La-
fontaine à tous les enfans , &: il n'y en.
a pas un feul qui les entende. Quand
ils les entendroient , ce feroit encore
pis ; car la morale en eft tellemenc
mêlée & Ci difproportionnée à leur
âge, qu'elle les porteroit plus au vice
qu'à la vertu. Ce font encore là , direz-
vous , des paradoxes ; foit : mais
voyons fi ce font des vérités.
Je dis qu'un enfant n'entend point
les fables qu'on lui fait apprendre ;,
parceque quelque effort qu'on faffe
pour les rendre fimples , l'inflruâiion
qu'on en veut tirer force d'y faire en-
trer des idées qu'il ne peut failîr , Se
que le tour même de la poéfie en les
lui rendant plus faciles à retenir , les.
ou DE l'ËdUCATIOîT. 2-7/
lai rend plus difficiles à concevoir •
en forte qu'on acherte l'agrément aux
dépens de la clarté. Sans citer cette
multitude de tables qui n'ont rien d'in-
telligible ni d'utile pour les enfans,
& qu'on leur fait indifcretement ap-
prendre avec les autres parcequ'elles
s'y trouvent mêlées , bornons-nous 'a.
celles que l'Auteur femble avoir faites
fpécialement pour eux.
Je ne connois dans tout le Recueil
de Lafontaine , que cinq ou fix fables
où brille éminemment la naïveté pué-
rile : de ces cinq ou Cix , je prens
pour exemple la première de toutes ,
parceque c'eft celle dont la morale elt
le plus de tout âge , celle que les en-
fans faififlent le mieux , celle qu'ils
apprennent avec le plus de plaifîr,
enfin celle que pour cela même l'Au-
teur a mife par préférence à la tête
de fon livre. En lui fuppofant réelle-
ment Tobjet d'être entendu àes en-
fans j de leur plaire ôcde les inltrui-
iyt É M I t Ê 5.
ïe , cette fable eftafTurément fon cfiei^
d'œ livre : qu'on me permette donc
de la fiiivre & de Texaminer en peu
démets.
LE CORBEAU ET LE RENARD ,
Fable.
Maître Corbeau , fur un arbre perché ,
Maître ! que fignifie ce mot en lui-
fncme ? que fîgnifie-t-il au - devant
d'un nom propre ? quel iens a - 1 - il
dans cette occafion ?
Qu'eft-ce qu'un Corbeau ?
Qu'eft-ce c\aun arbre perché ? l'on
ne dit pas ^ fur un arbre perché : l'on
dit , perché fur un arbre. Par conféquent
il faut parler des inverfîons de la Poé-
jfie j il faut dire ce que c'eft que Profe
&c que Vers.
Tenait dans fon bec un fromage.
Quel fromage ? étoit-ce un froma-
ge de SuilTe , de Brie , ou de Hol-
lande ? fi l'enfant n'a point vu de
0¥ r>E l'Éducation. 2.79
Corbeaux , que gagnez-vous à lui en
parler ? s'il en a vu , comment: conce-
vra-t-il qu'ils tiennent un fromage a
leur bec ? Faifons toujours des images
d'après nature.
Maure Renard , par F odeur alléché.
Encore un maître ! mais pour celui-
ci 5 c'eft à bon titre : il eîl maître pafTé
dans les tours de (o\\ métier. Il faut
dire ce que c'eft qu'un Renard , 6c
diftinguer fon vrai naturel , du carac-
tère de convention qu'il a dans les^
fables.
Alléché. Ce mot n'eft pas ufité. lî
le faut expliquer : il faut dire qu'on
ne s'en fert plus qu'en Vers. L'enfant
demandera pourquoi l'on parle autre-
ment en Vers qu'en Profe. Que lui ré-
pondrez-vous ?
Alléché par l'odeur d'un fromage ! Ce
fromage tenu par un Corbeau perché
fur un arbre , devoir avoir beaucoup
d'odeur pour être fenti par le Renard
dans un taillis ou dans fon terrier î
iSo Emile,"
Eft- ce ainlî que vous exercez votre
Elevé à cet efprit de critique judicieu-
fe , qui ne s'en laifle impofer qu'à bon-
nes enfeignes , & fait difcerner la vé-
rité, du menfonge, dans les narrations
d'autrui ?
Lui tint à-peu-près ce langage :
Ce langage ! les Renards parlent
donc ? ils parlent donc la même lan-
gue que les Corbeaux ? Sage Précep-
teur , prens garde à toi : pefe bien ta
réponfe avant de, la faire. Elle importe
plus que tu n'as penfé.
Eh ! bonjour , Mon/ieur le Corbeau !
Mon(îeiir\ titre que l'enfant voit
tourner en dérifion , même avant
qu'il fâche que c'eft un titre d'honneur.
Ceux qui difent Mon(ieur du Corbeau
auront bien d'autres affaires avant que-
d'avoir expliqué ce du.
Q^ue vous êtes charmant! que vous mi
femhle^ beau !
Cheville , redondance inutile. L'en-
ou DE l'Éducation. iSt
fant , voyant répéter la même chofe
en d'autres termes , apprend à parler
lâchement. Si vous dites que cette
redondance eft un art de l'Auteur, &:
entre dans le deflein du Renard, qui
veut paroître multiplier les éloges
avec les paroles j cette excufe fera
bonne pour moi , mais non pas pour
mon Elevé.
Sans mentir _, _/? voire ramage
Sans mentir \ on ment donc quel-
quefois ? Où en fera l'enfant , fi vous
lui apprenez que le R«enard ne dit ,
Jans mentir , que par^equ'il ment ?
Répondait à votre plumage.
Répondoit ! Que lignifie ce mot ?
Apprenez à l'enfant à comparer des
qualités aulîi différentes que la voix
& le plumage j vous verrez comme il
vous entendra \
Vousferie^ le Phénix des hôtes de ces bols.
Le Phénix \ Qu'eft - ce qu'un Phé-
nix ? Nous voici cout-à-coup jettes dans
iSi É M I L É j
la menteufe antiquité j prefque clanè
la mythologie.
Les hôtes de ces bois ! Quel dif-
cours figuré ! Le flatteur ennoblit fou
langage & lui donne plus de dignité
pour le tendre plus féduifant.Un enfant
entendra-t-il cette fineffe? fait-il feu-
lement , peut - il favoir , ce que c'eft
qu'un ftile noble ik un ftile bas ?
u4 ces mots, le corbeau ne fe fent pas de joie»
11 faut avoir éprouvé déjà des paf"
lions bien vives pour fentir cette ex-
{5refïIon proverbiale.
Et pour montrer fa belle voix.
N'oubliez pas que pour entendre ce
vers &c toute la fable, l'enfinr doit fi-
voir ce que c'eft que la belle voix du
corbeau.
7/ ouvre im large hec , laijfe tomber fa proie.
Ce vers eft admirable ; l'harmonie
feule en fait image. Je vois un grand
vilain bec ouvert j j'entens tomber le
fromage à travers les branches : mais
ou DE l'Éducation. iS^
ces fortes de beautés font perdues pour
les enfans.
le renard s'en fai/it; & dit, mon bon Monjîeur,
Voilà donc déjà la bonté transfor-
mée en bêrife : aiTurément on ne perd
pas de tems pour inftruire les enfans,
Apprensi^ que tout flateur
Maxime générale j nous n'y fommes
plus.
Vit aux dépens de cduî qiù V écoute.
Jamais enfant de dix ans n'entendic
ce vers-là.
Cette leçon vaut bien un fromage , fans doute.
Ceci s'entend , !k. la penfée efl très
bonne. Cependant il y aura encore
bien peu d'enfans qui fâchent compa-
rer une leçon à un fromage , & qui ne
préféraient le fromage à la leçon. Il
faut donc leur faire entendre que ce
propos n'eft qu'une raillerie. Que d©
finelFe pour des enfans!
Le corbeau , honteux & confus ,
Autre pléonafme j mais celui-ci eft
inexcufable.
a§4 Emile,
Jura^ mais un peu tard , qu'on ne l'y prenA
droit plus.
Jura ! Quel eft le fot de Maître qui
ofe expliquer à l'enfant ce que c'eft
qu'un ferment ?
Voilà bien des détails*, bien moins
cependant qu'il n'en faudroit pour ana-
lyfer toutes les idées de cette fable , &
les réduire aux idées funples & élémen-
taires dont chacune d'elles eft compo-
fée. Mais qui eft- ce qui croit avoir be-
foin de cette analyfe pour fe faire en-
tendre à la jeuneire? Nul de nous n'eft
afîez philofophe pour favoir fe mettre
à la place d'un enfant. Paffons mainte-
nant à la morale.
Je demande h c'eft à des enfans de
fîx ans qu'il faut apprendre qu'il y a
des hommes qui flattent & mentent
pour leur profit ? On pourroit tout au
plus leur apprendre qu'il y a des rail-
leurs qui perfiflent les petits garçons,
& fe mocquent en fecret de leurfotre
vanité : mais le fromage gâte tout j
ou DE l'Éducation. zS^
t>n leur apprend moins à ne pas le
laiffer tomber de leur bec, qu'à le fai-
re tomber du bec d'un autre. C'eft ici
mon fécond paradoxe, de ce n'eft pas
le moins important.
Suivez les enfans apprenant leurs
fables , & vous verrez que quand ils
font en état d'en faire l'application ,
ils en font prefque toujours une con-
traire à l'intention de l'Auteur , &
qu'au lieu de s'obferver fur le défaut
dont on les veut guérir ou préfer-
ver , ils panchent à aimer le vice
avec lequel on tire parti des défauts
des autres. Dans la fable précédente j
les enfans fe mocquent du corbeau ,
mais ils s'affedionnent tous au renard.
Dans la fable qui fuit ; vous croyez
leur donner la cigale pour exemple ,
ôc point du tout , c'eft la fourmi qu'ils
phoifiront. On n'aime point à s'humi-
lier j ils prendront toujours le beau
rôle j c'eft le choix de l'amour-pro-r
pre 5 c'eft un choix très naturel. Or
âS^; É M
ILE
quelle horrible leçon pour l'enfance ?
Le plus odieux de tous les monftres
feroit un enfant avare Se dur, qui fau-
roit ce qu'on lui demande 6c ce qu'il
refuse. La fourmi fait plus encore ,
elle lui apprend à railler dans fes re-
fus.
Dans toutes les fables où le lion eft
un des peifonnages , comme c'efl: d'or-
dinaire le plus brillant , l'enfant ne
manque point de fe faire lion j ôc quand
il préfide à quelque partage , bien
inftruit par fon modèle , il a grand
foin de s'emparer de tout. Mais quand
le moucheron terrafTe le lion , c'eft
une autre affaire j alors l'enfant n'efb
plus lion , il eft moucheron. Il ap-
prend à tuer un jour à coups d'aiguil-
lon ceux qu'il n'oferoit attaquer de
pied ferme.
Dans la table du loup maigre &:da
chien gras , au lieu d'une leçon de
modération qu'on prérend lui don-
ner, il en prend une de licence. Je
ou DE l'Éducation. 1S7
n'oublierai jamais d'avoir vu beau-
coup pleurer une petite fille qu'on
avoit défolée avec cette fable , tout
en lui prêchant toujours la docilité.
On eut peine à favoir la caufe de Tes
pleurs > on la fut enfin. La pauvre en-
fant s'ennuyoit d'être à la chaîne : elle
fe fentoit le cou pelé j elle pleuroic
de n'être pas loup.
Ainfi donc la morale de la première
fable citée eft pour l'enfant une leçon
de la plus balfe flatterie ', celle de la
féconde une leçon d'inhumanité j celle
de la troifieme une leçon d'injuftice ;
cel'.e de la quatrième une leçon de fa-
tyre ; celle de la cinquième une le-
^ çon d'indépendance. Cette dernière le-
çon , pour être fuperflue à mon Elevé ,
n'en eft pas plus convenable aux vô-
tres. Quand vous leur donnez dps prér
ceptes qui fe contredifent , c^usl fruic
efperez-vous de vos foins ? Mais peut-
être , à cela près, toute cette morale qui
me ferc d'objeélion contre les fables >
2.88 É M IL E ,
fournit-elle autant de raifons de les
conferver. Il tant une morale en pa-
roles & une en actions dans la fociété,
& ces deux morales ne fe relTemblent
point. La première eft dans le Caté-
chifme , où on la lailTe j l'autre eft
dans les Fables de Lafontaine pour les
enfans , &c dans fes Contes pour les
mères. Le même Auteur fuffit à tout.
Compofons, Monfîeur de Lafon-
taine. Je promets , quant à moi , de
vous lire avec choix , de vous aimer ,
de m'inftruire dans vos Fables ; car
j'efpere ne pas me tromper fur leur
objet. Mais pour mon Elevé , permet-
tez que je ne lui en laifle pas étudier
une feule , jufqu'à ce que vous m'ayez
prouvé qu'il eft bon pour lui d'appren-
dre des chofes dont il ne comprendra
pas le quart j que dans celles qu'il
pourra comprendre il ne prendra ja-
mais le change , 8c qu'au lieu de fe
corriger fur la dupe , il ne fe formera
pas fur le fripon.
En
ou DE l'Éducation. iS^
En ôtant ainfi tous les devoirs des
«nfans , j'ôte les inftrumens de leur
plus grande mifere , favoir les livres.
La ledture eft le fléau de l'enfance ,
8c prefque la feule occupation qu'on
lui fait donner. A peine à douze ans
Emile faura-t-il cequec'eft qu'un li-
vre. Mais il faut bien , au moins ,
dira-t-on , qu'il fâche lire. J'en con-
viens : il faut qu'il fâche lire quand
la ledure lui efl: utile ; jufqu'alors elle
n'eil bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des en-
fans par obéiifance , il s'enfuît qu'ils
ne peuvent rien apprendre dont ils
ne fentent l'avantage adtuel ôc pré-
fent , foit d'agrément foit d'utilité ;
autrement quel motif les porteroit a
l'apprendre ? L'art de parler aux abfens
&C de les entendre , l'art de leur com-
muniquer au loin fans médiateur nos
fentimens, nos volontés , nos délits,
eft un art dont l'utilité peut être ren-
due fenfible à tous les âges. Par quel
Tome /. N
z^b Emile,
prodige cet art fi utile ôc fi agréable efl:-'
il devenu un tourment pour l'enfance?
parcequ'on la contraint de s'y appli-
quer malgré elle , & qu'on le met a
des ufages auxquels elle ne comprend
XÏen. Un enfant n'eft pas fort curieux
■de perfedlionner l'infirument avec le-
quel on le tourmente j mais faites que
cet inftrument ferve à (es plaifirs ,
& bien- tôt il s'y appliquera malgré
vous.
On fe fait une çrrande affaire de
chercher les meilleures méthodes d'ap-
prendre à lire ; on invente des bu-
reaux , des cartes j on fait de la chani'
bre d'un enfant un attelier d'Impri-
merie : Locke veut qu'il apprenne à
lire avec des dez. Ne voilà-t-il pas une
invention bien trouvée ? Quelle pi-
tié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-
là , ôc celui qu'on oublie toujours , eft
le defir d'apprendre. Donnez à l'en-
fant ce defir, puis laiffez-là vos bureaujç
& vos dez j toute méthode lui fera
bonne.
ou DE l'Education. 291»
L'intérêt préfentj voilà le grand
mobile , le feul qui mené furemenc
ôc loin. Emile reçoit quelquefois de
fon père , de fa mère, de fes parens,
de fes amis , des billets d'invitation
pour un dîné , pour une promenade ,
pour une partie fur l'eau , pour voir
quelque fête publique. Ces billets
font courts , clairs , nets , bien écrits.
Il faut trouver quelqu'un qui les lui
life ; ce quelqu'un, ou ne le trouve pas
toujours à point nommé, ou rend à
l'enfant le peu de complaifance que
l'enfant eut pour lui la veille. Ainil
l'occafion , le moment fe paiFe. On lui
lit enfin le billet , mais il n'eft plus
tems. Ah ! Ci l'on eût su lire foi même !
On en reçoit d'autres ; ils font fi courts !
le fujet en eft fi intérefiant ! on vou-
droit efTayer de les déchiffrer , on
trouve tantôt de l'aide & tantôt des
refus. On s'évertue j on déchiffre en-
fin la moitié d'un billet ; il s'agic
N ij
%<}t Emile,
d'aller demain manger de la crème..,;
on ne fait où ni avec qui combien
on fait d'efforts pour lire le refte ! je
ne crois pas qu'Emile ait befoin du.
ÏDureau. Parlerai-je à-préfent de l'é-
criture ? Non , j'ai honte de m'amufer
à ces niaiferies dans un traité de l'c.
ducation.
J'ajouterai ce feul mot qui fait une
importante maxime j c'efl: que d'or-
dinaire on obtient très fûrement èc
rrcs vite ce qu'on n'eft point prefle
d'obtenir. Je fuis prefque sûr qu'Emile
faura parfaitement lire ôc écrire avant
l'âge de dix ans , précifément parce-
qu'il m'importe fort peu qu'il le fâche
avant quinze j mais j'aimerois mieux
qu'il ne sût jamais lire que d'acheter
cette Icience au prix de tout ce qui
peut la rendre utile : dequoi lui fer-
vira la ledure quand on l'en aura re-
buté pour jamais ? Id in primis cavere
çpporubit , ne fîudixi ^ qui amare non-
où DE l'Éducation* 25;!
dum poterie , oderit j & atnarkudinem
femel perceptam ttiam ultra rudes annos
reformïdet (*)*
Plus j'infifle fur ma méthode inac-*
tive 5 pîus je fens les objections fe
Renforcer. Si votre Elevé n'apprend
fien de vous , il apprendra des autres^
Si vous ne prévenez l'erreur par la,
■vérité , il apprendra des menlonges ^
lés préjugés que vous craignez de lui
donner , il les recevra de tout ce qui
l'environne ; ils entreront par tous fes
fens \ ou ils corrompront fa raifon ,
même avant qu'elle foit formée , ou
fon efprit engourdi par une longue
inaétion s'abforbera dans la miatiere.
L'inhabitude de penfer dans l'enfance
en ôte la faculté durant le refte de- la
vie.
Il me femble que je pourrois aifé-
ment répondre à cela 5 mais pourquoi
toujours des réponfes ? fî ma méthodsf
{*) Quincii. I. I. c. I.
N iij
2p4 É M I L E ,
répond d'elle-même aux objedions;
elle eft bonne j fi elle n'y répond pas ,
elle ne vaut rien : je pourfuis.
Si fur le plan que j'ai commencé de
tracer , vous fuivez des règles direde-
ment contraires à celles qui font éta-
blies , fi au lieu de porter au loin lef-
prit de votre Elevé , fi au lieu de l'é-
garer fans cefTe en d'autres lieux , en
d'autres climats , en d'autres fiécles ,
aux extrémités de la terre &c jufques
dans les cieux , vous vous appliquez
à le tenir toujours en lui-même & at-
tentif à ce qui le touche immédiate-
ment j alors vous le trouverez capa-
ble de perception , de mémoire , &c
même de raifonnement j c'eft l'ordre
de la nature. A mefure que l'être fen-
fitif devient adif , il acquiert un dif-
cernement proportionnel à fes forces j
Se ce n'eft qu'avec la force furabon-
dante à celle dont il a befoin pour fe
conferver , que fe développe en lui la
faculté fpéculative propre à employer
ou DE l'Éducation, 29^'
cet excès de force à d'autres ufages.
Voulez-vous donc cultiver l'intelli-
gence de votre Elevé , cultivez les
forces qu'elle doit gouverner. Exercez
continuellement fon corps , rendez-le
robufte & fain pour le rendre fage ôc
raifonnable j qu'il travaille , qu'il
agiflfe , qu'il coure , qu'il crie , qu'il
foit toujours en mouvement j qu'il foie
homme par la vigueur , &c bientôt il
le fera par la raifon.
Vous l'abrutiriez , il eft vrai , par
cette méthode , fî vous alliez toujours
le dirigeant, toujours lui difant, va,
vien , refte , fais ceci , ne fais pas cela.
Si votre tête conduit toujours fes bras,
la fienne lui devient inutile. Mais
fouvenez-vous de nos conventions ; fl
vous n'êtes qu'un pédant , ce n'eft pas
la peine de me lire.
C'eft une erreur bien pitoyable d'i-
maginer que l'exercice du corps nuife
aux opérations de l'efprit ; com.me fî
ces deux actions ne dévoient pas mar-
Niv
ip^ Emile,
cher de concert , & que l'une ne dût
pas toujours diriger l'autre !
11 y a deux fortes d'hommes dont
les corps font dans un exercice conti-
nuel, & qui furement fongent aufîl
peu les uns que les autres à cultiver
leur ame , lavoir , les Payfans & les
Sauvages. Les premiers font ruftres ,
groflîers , mal - adroits ; les autres ,
connus par leur grand fens , le font
encore par la fubtilité de leur ef-
prit : généralement il n'y a rien de
plus lourd qu'un Payfan , ni rien de
plus fin qu'un Sauvage. D'où vient
cette différence ? c'eft que le premier
faifant toujours ce qu'on lui comman-
de , ou ce qu'il a vu faire àfonpere ,
ou ce qu'il a fait lui-même dès fa
jeunefTe, ne va jamais que par routine ;
ôc dans fa vie prefque automate , oc-
cupé fans ceiTe des mêmes travaux ,
l'habitude ôc l'obéifTance lui tiennent
lieu de raifon.
Pour le Sauvage , c'eft autre chofe ^
ou DE l'ÉdUCATÏOIT. 297
n'étant attaché à aucun lieu , n'ayant
point de tâche prefcrire , n'obéifTant
à.perfonne, fans autre loi que fa vo-
lonté , il eft forcé de raifonner à cha-
que action de fa vie j il ne fait pas un
mouvement , pas un pas, fans en avoir
d'avance envifagé les fuites. Ainfi ,
plus (on corps s'exerce , plus fon ef-
prit s'éclaire ; fa force oc fa raifon
croiiïent à la fois , dc s'étendent l'une
par l'autre.
Savant Précepteur , voyons lequel
de nos deux Elevés reiTemble au Sau-
vage , & lequel reflemble au Payfan ?
Soumis en tout à une autorité toujours
enfeignante , le vôtre ne fait rien que
fur parole ; il n'ofe manger quand il
a faim , ni rire quand il efl: g li , ni
pleurer quand il eft trifte , ni préfenter
une main pour l'autre , ni remuer le
pied que comme on le lui prefcrit ,
bientèr il n'ofera refpirer que fur vos
règles. A quoi voulez-vous qu'il pen-
fe, (juand vous penfez à tour pour lui ?
N T
A^Turé de votre prévoyance , qu'a-t-il
befoin d'en avoir ? Voyant que vous
vous chargez de fa confervarion , de
fon bien-être , il fe fent délivré de ce
foin j fon jugement fe repofe fur le
vôtre ; tout ce que vous ne lui défen-
dez pas , il le fait fans réflexion , fa-
chant bien qu'il le fait fans rifque.
Qu'a-t-il befoin d'apprendre à pré-
voir la pluie ? 11 fait que vous regar-
dez au ciel pour lui. Qu'a-t-il befoin
de régler fa promenade ? Il ne craint
pas que vous lui lailîiez pafTer l'heure
du dîné. Tant que vous ne lui dé-
fendez pas de manger , il mange j
quand vous le lui défendez, il ne man-
ge plus ; il n'écoute plus les avis de
fon eftomac , mais les vôtres. Vous
ave^ beau ramollir fon corps dans l'in-
adtion, vous n'en rendez pas fon enten-
dement plus, flexible. Tout au contrai-
re , vous achevez de décrediter la rai-
fon dans fon efprit, en lui faifant ufer
le peu qu'il en a fur les chofes qui lui
ou DE l'Éducation. 209
.paroiiTent le plus inutiles. Ne voyant
jamais à quoi elle eft bonne , il juge
enfin qu'elle n'eft bonne à rien. Le pis
qui pourra lui arriver de mal raifon-
ner fera d'êrre-repris , ôc il l'eft fi (on-
vent qu'il n'y fonge gueres ; un danger
il commun ne l'effraye plus.
Vous lui trouvez pourtant de l'ef-
prit , ôc il en a pour babiller avec les
femmes, fur le ton dont j'ai déjà parlé;
mais qu'il foit dans le cas d'avoir à
payer de fa perfonne , à prendre un
parti dans quelque occafion difficile ,
vous le verrez cent fois plus llupide
ôc plus bête que le fils du plus gros
manan.
Pour mon Elevé , ou plutôt celui
de la nature, exercé de bonne heure
à fe fuffire à lui-même , autant qu'il
eft pofiible j il ne s'accoutume point à'
recourir fans cefle aux autres , encore
moins à leur étaler fon grand fa voir.
En revanche il juge , il prévoit, il
^aifoBue en tout ce qui fe rapporte
Ny
50O Emile,
immédiatement à lui. Il ne jafe pas ^
il agit j il ne fait pas un m.ot de ce
qui fe fait dans le monde , mais il
fait fort bien faire ce qui lui convient»
Comme il eft fans cefle en mouve-
ment, il eft forcé d'obferver beaucoup
de chofes , de connoître beaucoup
d'effets j il acquiert de bonne heure
une grande expérience, il prend fes
leçons de la nature & non pas à^^
hommes j il s'inftruit d'autant mieux
qu'il ne voit nulle part l'intention de
l'inftruire. Ainfi fon corps 3c fon ef-
prit s'exercent à la fois. AgilTànt rou-
■jours d'après fa penfée , & non d'après
celle d'un autre , il unit continuelle-
ment deux opérations j plus il fe rend
fort & robufte , plus il devient fenfé
& judicieux. C'eil le moyen d'avoir
un jour ce qu'on croit incompatible ,
& ce que prefque tous les grands
Hommes ont réuni : la force du corps
& celle de l'a me ; la rai fon d'un fage
& la vigueur d un athlète^
ou DE l'Éducation. ^oî
Jeune Inftituteur , je vous prêche
un arr difficile j c'eft de gouverner
fans préceptes , & de tout faire en ne
faifanc rien. Cet art , j'en conviens ,
n'eft pas de votre âge j il n'eft pas pro-
pre à faire briller d'abord vos talens,
ni à vous faire valoir auprès des pè-
res ; mais c'eft le feul propre à réuf-
lîr. Vous ne parviendrez jamais à faire-
des fages , fi vous ne faites d'abord
des poliçons : c'étoit l'éducation des
Spartiates ; au lieu de les coller fur
des livres , on commençoit par leur
apprendre à voler leur dîné. Les Spar-
tiates étoient-ils pour cela grolîiers
étant grands ? Qui ne connoît la force
& le fel de leurs réparties? Toujours
faits pour vaincre, ils écrafoient leurs
ennemis en toute efpece de guerre ,
& les babillards Athéniens craignoient
autant leurs mots que leurs coups.
Dans les éducations les plus foi-
gnées , le Maître commande &c croit
gouverner j c eft en effet l'enfant qui
301 Emile,
gouverne. Il fe fert de ce que vous
exigez de lui pour obtenir de vous
ce qu'il lui plaît , ôc il fait toujours
vous faire payer une heure d'afliduité
par huit jours de complaifance. A cha-
que inft.int il faut paârifer avec lui.
Ces traités , que vous propofez à votre
mode, ôc qu'il exécute à la fienne ,
tournent toujours au proiir de fes
fantaifies j fur-tout quand on a la mal-
adrefle de mettre en condition pour
fon profit ce qu'il eft bien sûr d'ob-
tenir , foit qu'il rempiifTe ou non la
condition qu'on lui impofe en échan-
ge. L'enfant, pour l'ordinaire, lit beau-
coup mieux dans l'efprit du Maître ,
que le Maître dans le cœur de l'en-
fant , & cela doit être y car toute la
fagacité qu'eût employé l'enfant livré
à lui-même à pourvoir à la confer-
vation de fa perfonne , il l'emploie a
iîiuver fa liberté naturelle des chaînes
<le fon tyran. Au lieu que celui-ci ,
gti'ajant nul intérêt fi preifant à péné-r
ou DE l'Éducation. 305
treu l'autre , trouve quelquefois mieux
fon compte à lui lailTer fa parelTe on
fa vanité.
Prenez une route oppofée avec vo-
tre Elevé ; qu'il croye toujours être le
Maître , & que ce foit toujours vous
qui le foyez. Il n'y a point cl'afTujer-
tiirement fi parfait que celui qui garde
l'apparence de la liberté j on captive
ainfi la volonté mcme. Le pauvre en-
fant qui ne fait rien , qui ne peut
rien , qui ne connoît rien , n'eft - il
pas à votre merci .-' Ne 'difpofez vous
pas , par rapport à lui , de tout ce qui
l'environne? N'êtes-vouspas le maître
de l'affeéter comme il vous plaît ? Ses
travaux , fes jeux , {qs plailîrs , fes pei-
nes , tout n'eft-il pas dans vos mains
fans qu'il le fâche ? Sans doute , il ne
doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne
doit vouloir que ce que vous voulez
qu'il fafle 5 il ne doit pas faire un pas
que vous ne l'ayez prévu , il ne doit
pas ouvrir la bouche que vous ne fâ-
chiez ce qu'il va dire.
C'eft alors qu'il pourra fe livrer aux
exercices du corps, que lui demande
fon âge 5 fans abrutir fon efprit j c'eft
alors qu'au lieu d'aiguifer fa rufe à
éluder un incomode empire, vous
le verrez s'occuper uniquement à tirer
de tout ce qui l'environne le parti le
plus avantageux pour fon bien - être
adtuel y c'eft alors que vous ferez éton-
né de la fubtilité de {es inventions ,
pour s'approprier rons les objets aux-
quels il peut atteindre , &c pour jouir
vraiment des chofes , fans lefecours de
l'opinion.
En le laiflant ainfî maître de fes
volontés , vous ne fomenterez point
£es caprices. En ne faifant jamais que
<:e qui lui convient , il ne fera bien-
tôt que ce qu'il doit faire j &c bien
que fon corps foit dans un mouve-
inent continuel , tant qu'il s'agira de
©u DE l'Education. 505
fon intérêt préfent & fenfîble , vous
verrez toute la raifon dont il eft ca-
pable fc développer beaucoup mieux ,
& d'une manière beaucoup plus ap-
propriée à lui , que dans des études
de pure fpéculation.
Ainfi ,ne vous voyant point attentif
aie contrarier, ne fe défiant point de
vous , n'ayant rien à vous cacher , il ne
vous trompera point , il ne vous men-
tira point , il fe montrera tel qu'il eft
fans crainte j vous pourrez l'étudier
tout à votre aife , Se difpofer tout au-
tour de lui les leçons que vous vou-
lez lui donner, fans qu'il penfe ja-
mais en recevoir aucune.
Il n'épiera point , non plus , vos
mœurs avec une curieufe jaloufîe , ÔC
ne fe fera point un plaifir fecret de
vous prendre en faute. Cet inconvé-
nient que nous prévenons eft très
grand. Un des premiers foins des en-
fans eft , comme je l'ai dit , de dé-
couvrir le foible de ceux qui les gou-
'^ùê É M I L E j
Vernent. Ce penchant porte à la mé-
chanceté , mais il n'en vient pas : il
vient du befoin d'éluder une autorité
qui les importune. Surchargés du joug
qu'on leur impofe , ils cherchent à le
fecouer , ôc les défauts qu'ils trouvent
dans les Maîtres, leur fourniflTent de
bons moyens pour cela. Cependant
l'habitude fe prend d'obferver les gens
par leurs défauts , & de fe plaire à
leur en trouver. Il efl clair que voilà
encore une fourcc de vices bouchée
dans le cœur d'Emile j n'ayant nul in-
térêt à me trouver des défauts , il ne
m'en cherchera pas , & fera peu tenté
d'en chercher à d'aunes.
Toutes ces pratiques femblent dif-
ficiles parcequ'on ne s'en avife pas ,
mais dans le fond elles ne doivent
point l'être. On eft en droit de vous
fuppcfer les lumières néceflaires pour
exercer le métier que vous avez choi-
si ; on doit préfumer que vous con-
jcioilTez la marche naturelle du cœuc-
ou DE l'Education. 307
îiumain , que vous favez étudier l'hom-
me & l'individu , que vous favez d'a-
vance à quoi fe pliera la volonté de
votre Elevé , à l'occafion de tous les
objets intéreiTans pour fon âge que
vous ferez pafTer fous i^s yeux. Or ,
avoir les inflrumens & bien favoir
leur ufage, n'eft-ce pas être maître
de l'opération ?
Vous objedlez les caprices de l'en-
fant : & vous avez tort. Le caprice
des enfans n'eft jamais l'ouvrage de
la nature , mais d'une mauvaife dif-
cipline : c'eft qu'ils ont obéi ou com-
mandé ; & j'ai dit cent fois qu'il ne
falloit ni l'un ni l'autre. Votre Elevé
n'aura donc de caprices que ceux que
vous lui aurez donnés j il eft jufte que
vous portiez la peine de vos fautes.
Mais, direz-vous , comment y remé-
dier ? Cela fe peut encore , avec une
meilleure conduite & beaucoup de pa-
tience.
Je m'étois chargé , durant quelques
$oo Emile,
femaines , d'un enfant accoutumé ftOR-
feulement à faire (es volontés, mais
encore à les faire faire à tout le mon-»
de , par conféquent plein de fantaifies.
Dès le premier jour , pour mettre à
î'e(îai ma complaifance , il voulut fe
lever à minuit. Au plus fort de mon
fommeil il faute au bas de fon lit ,
prend fa robe-de-chambre , & m'ap-
pelle. Je me levé , j'allume la chan-
delle y il n'en vouloir pas diivantage :
au bout d'un quart-d'heure le fommeil
* le CTaane , &: il fe recouche content de
{on épreuve. Deux jours après , il la
téitôre avec le mcme fucccs , & de
ma part fans le moindre figne d'impa-
tience. Comme il m'embralfoit en fe
recouchant , je lui dis très pofcment :
mon petit ami , cela va fort bien ,
mais n'y revenez plus. Ce mot excita
fa curiofité , &c dès le lendemain ,
voulant voir un peu comment j'ofe-
rois lui défobéir , il ne manqua pas
de fe relever à la même heure , & de
, ©u PE l'Éducation. ^cf
m'appeller. Je lui demandai ce qu'il
vouloir? il me dit qu'il ne pouvoir dor*-
mir. Tant-pis , repris-je , & je me rins
cm. Il me pria d'allumer la chandelle :
pourquoi faire ? & je me rins coi. Ce
ton laconique commençoir à l'embar-
rafler. Il sQa fut à rârons chercher le
fufll , qu'il fîr femblant de battre , ^
je ne pouvois m'empêcher de rire en
l'entendant fe donner des coups fur
les doigts. Enfin , bien convaincu qu'il
n'en viendroit pas à bout , il m'ap-
porta le briquet à mon lit : je lui dis
que je n'en avois que faire , de me tour*,
nai de l'autre côté. Alors il fe mit à
courir étourdiment par la chambre ,
criant , chantant , faifant beaucoup de
bruit , fe donnant à la table èc aux
chaifes des coups , qu'il avoit grand
loin de modérer , &c dont il ne laifloic
pas de crier bien fort , efpérant me
caufer de l'inquiétude. Tout cela ne
prenoit point, Se je vis que comptant
fur de belles exhortations ou fur de
^^ I » Emile,
la colère , il ne s'étoir nullement ar-
rangé pour ce fang-froid.
Cependant , réfolu de vaincre ma
patience à force d'opiniâtreté , il con-
tinua fon tintamarre avec un tel fuc-
ces qu'à la fin je m'échauffai , ôc pref-
fentant que j'allois tout gâter par un
emportement hors de propos , je pris
mon parti d'une autre manière. Je me
levai fans rien dire , j'allai au fufii
que je ne trouvai point j je le lui de-
mande 5 il me le donne , pétillant de
joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je
bats le fufd , j'allume la chandelle , je
prens par la main mon périt bon- hom-
me , je le mené tranquillement dans
un cabinet voiiin , dont les volets
étoientbien fermés, ôc où il n'yavoic
rien à cafTer j je l'y laiffe fans lumiè-
re , puis fermant fur lui la porte à la
clef, je retourne me coucher fans lui
jvoir dit un feul mot. Il ne faut pas
demander fi d'abord il y eut du va- 1
carme j je m'y cîoi« attendu , je ne;
ou DE l'Education. 511
fîî'en émus point. Enfin le bruit s'ap-
paife ? j'écoute , je l'entens s'arranger,
je me tranquillife. Le lendemain j'en-
tre au jour dans le cabinet , je trouve
mon petit mutin couché fur un lit de
repos , & dormant d'un profond fom-
meil j dont j après tant de fatigue , il
devoit avoir grand befoin.
L'affaire ne finit pas là. La mère
apprit que l'enfant avoit pafié les deux
tiers de la nuit hors de fon lit. Aulîi-r
tôt tout fut perdu , c'étoit un enfant
autant que mort. Voyant l'occafion
bonne pour fe venger , il fit le mala-
de fans prévoir qu'il n'y gagneroic
rien. Le Médecin fut appelle. Mal-
heureufement pour la mère , ce Méde-
cin étoit un plaifant , qui , pour s'a-
mufer de fes frayeurs , s'appliquoit à
les augmenter. Cependant il me dit à
l'oreille: lailTez-moi faire; je vous
promets que l'enfant fera guéri pour
quelque tems de la fantaifie d'être ma-
lade : en eftet la diète & la chambre
512. Emile,
fureur prefcrites , de il fut recomman-»
■dé à l'Aporicaire. Je foupirois de voir
cette pauvre mère ainii la dupe de tout
ce qui l'environnoir , excepté moi feul,
qu'elle prit en haine , précifément par-
ceque je ne la trompois pas.
Après des reproches alTez durs , elle
me dit que fon fils étoit délicat , qu'il
étoit Punique héritier de fa famille ,
qu'il falloit le conferver à quelque prix
que ce fût , & qu'elle ne vouloit pas
qu'il fût contrarié. En cela j'étois bien
d'accord avec elle ; mais elle enten-
doit par le contrarier ne lui pas obéir
en tout. Je vis qu'il falloit prendre?
avec la mère le même ton qu'avec l'en-
fant. Madame , lui dis-je affez froide-
ment , je ne fais point comment on
élevé un héritier , &c , qui plus eft , je
ne veux pas l'apprendre j vous pouvez
vous arranger là-defliis. On avoir be-
foin de moi pour quelque-tems enco-
re : le père appaifa tout , la mère écri-
vit au Précepteur de hdcer fon retour ;
ou DE l'Éducation. 31$
ôc l'enfant , voyant qu'il ne gagnoic
rien à troubler mon fommeil ni à être
malade , prit enfin le parti de dormir •
lui-même Se dé fe bien porter.
On ne fauroit imaginer à combien
de pareils caprices le petit tyran avoic
aiïervi fon malheureux Gouverneur j
car l'éducation fe faifoit fous les yeux
de la mère , qui ne fouffroit pas que
l'héritier fut défobéi en rien. A quel-
que heure qu'il voulût fortir , il falloit
être prêt pour le mener , ou plutôt pour
le fuivre , &c il avoit toujours grand
foin de choifir le moment où il voyoic
fon Gouverneur le plus occupé. Il vou-
lut ufer fur moi du même empire , 8c
fe venger , le jour , du repos qu'il étoic
forcé de me laiiTer la nuit. Je me prê-
tai de bon cœur à tout , & je com-
mençai par bien conftater à fes pro-
pres yeux le plaifir que j'avois à lui
complaire. Après cela , quand il fut
queftion de le guérir de fa fantaifîe >
je m'y pris autremenc».
Tome i. O
^ï4 Emile,
11 fallut d'abord le mettre dans fort
tort, & cela ne fut pas difHcile. Sa-
chant que les enfans ne fongent jamais
qu'au préfent , je pris fur lui le facile
avantage de la prévoyance t j'eus foin
de lui procurer au logis un amufement
que je favois être extrêmement de fon
goût j 5c dans le moment où je l'en vis
le plus engoué , j'allai lui propofer un
tour de promenade ; il me renvoya bien
loin : j'inliftai, il ne m'écouta pas ; il
fallut me rendre , Se il nota précieu-
fement en lui-même ce ilgne d'alfujet-
tiffement.
Le lendemain ce fut mon tour. Il
s'ennuya , j'y avois pourvu : moi , au
contraire , je paroiflTois profondément
occupé. Il n'en falloir pas tant pour le
déterminer. Il ne manqua pas de ve-
nir m'arracher à mon travail pour le
mener promener au plus vite. Je ré-
fufai , il s'obftina ; non , lui dis-je , en
faifant votre volonté vous m'avez ap-
ç»ris à faire la mienne j je ne veux pas ,
ou DE l'Éducation. 515
lortir. Hé bien, reprir-il vivement,
je fortirai tout feul. Comme vous vou-
drez j Ôc je reprends mon travail.
Il s'habille , un peu inquiet de voir
que je le laiffois faire , Se que je ne
Timitois pas. Prêt à fortir il vient me
faluer , je le falue : il tâche de m'al-
larmer par le récit des courfes qu'il va.
faire • à l'e a tendre , on eût cru qu'il
alloit au bout du monde. Sans m'émou-
voir, je lui fouhaite un bon voyage.
Son embarras redouble. Cependant il
fait bonne contenance . &c prêt à for-
tir , il dit à fon Laquais de le fuivre.
Le Laquais , déjà prévenu , répond
qu'il n'a pas le tems , ôc qu'occupé par
mes ordres il doit m'obéir plutôt qu'a
lui. Pour le coup , l'enfant n'y eft plus.
Comment concevoir qu'on le lailfe
fortir feul , lui qui fe croit l'être im-
portant à tous les autres , de penfe que
le ciel & la terre font intérelTés à fa
confervation ? Cependant il commen-
ce à fentir fa foiblefle j il comprend
O.j
^if> Emile,
qu'il fe va trouver feul au milieu d^
gens qui ne le connoiirent pas j il voit
d'avance les rifques qu'il va courir :
l'obilinadon feule le fbutienc encore j
ij defcend l'efcalier iencement & fore
ÎTiterdir. Il entre enfin dans la rue , fe
confolant un peu du mal qui lui peut
arriver, p^r l'efpoir qu'on m'en ren-
dra refponfablc.
C'étoic-là que je l'attendois. Tout
croit préparé d'avance j ôc comme il s'a-
gifToit d'une efpece de fccne publique ,
je m'écois muni du confentement du
p?rç. A-peine avoit-il fait quelques pas
qu'il entend à droite & à gauche dif-
férens propos fur fon compte. Voifin ,
le joli Monfieur ! où va-t-il ainfi tout
feul ? Il va fe perdre : je veux le prier
4'entrer chez nous. Voifine , gardez-
yous enbien.Nevoyez vous pasquec'eil
un petit libertin qu'on a chafîé delà
jïîaifon de fon père , parcequ'il ne vou-.
loit rien valoir ? Il ne faut pas retirer
l§s libertins j lai liez- le aller pu il y ou *
ou r>E l'Éducation» ^17
dra. Hé bien donc î que Dieu le cou-
dui'fe j je ferois fâchée qu'il lui a,rrï-
vât malheur. Un peu plus loin il ren-
contre des poliçons à-peu près de fcn
âge 5 qui l'agacent de fe mocquent àfQ
lui. Plus il avance ^ plus il trouve
d'embarras. Seul & fans protedion ,
il fe voit le jouet de tout le monde ,
ôc il éprouve avec beaucoup de fur-
prife que fon nœud d'épaule & fon pa-
rement d'or ne le font pas plus ref-
peder.
Cependant un de mes Amis qu'il
ne connoiflToit point , Se que j'avois
chargé de veiller fur lui , le fuivoic
pas à pas fans qu'il y prît garde , ôc
l'accofta quand il en fut tems. Ce rô-
ie , qui relTembloit à celui de Sbrigani
dans Pourceaugnac , demandoit un
homme d'efprit , & fut parfaitement
rempli. Sans rendre l'enfant timide &
craintif en le frappant d'un trop grand
effroi , il lui fit fi bien fentir l'impru-
dence de fon équipée, qu'au bout d'une
Oiij
^lïï Emile,
demi-heure il me le ramena foupie^
confus j ôc n'ofant lever les yeux.
Pour achever le délaftre de fon ex-
pédition 5 précifément au moment qu'il
rentroit , fon père defcendoit pour for-
rir & le rencontra fur l'efcalier. Il fal-
lut dire d'où il venoit , ôc pourquoi
je n'étois pas avec lui ( i <î) ? Le pau-
vre enfant eût voulu être cent pieds
fous terre. Sans s'amufer à lui faire
une longue réprimande, le père lui dit
phis féchement que je ne m'y ferois
attendu ; quand vous voudrez fortir
feul , vous en êtes le maître ; mais com-
me je ne veux point d'un bandit dans
ma maifon , quand cela vous arrivera
ayez foin de n'y plus rentrer.
Pour moi , je le reçus fans reproche
& fans raillerie , mais avec un peu de
gravité ^ Se de peur qu'il ne foupçon-
{\6) En cas pareil on peut fans rifque exiger d'un
enfant la vérité , car il fait bien alors qu'il ne fauroic
la déguiler , & que s'il ofoit dire un raenlonge , il ea
fei'oit à i'inlUat convaincu.
ou DE l'Education. ^iff
hat que tout ce qui s'étoit pafTé n ét-
roit qu'un jeu , je ne voulus point le
mener promener le même jour. Le len-
demain je vis avec grand plaifir qu'il
palToit avec moi d'un air de triomphe
devant les mêmes gens qui s'étoienn
mocqués de lui la veille pour l'avoir
rencontré tout feul. On conçoit bien
qu'il ne me menaça plus de fortirfans
moi.
C'eft par ces moyens & d'antres fem-
blables , que, durant le peu de tems
que je fus avec lui , je vins à bout de
lui faire faire tout ce que je voulois fans
lui rien prefcrire , fans lui rien défen-
dre , fans fermons , fans exhortations ,'
fans l'ennuyer de leçons inutiles. Auiîî,
tant que je parlois il étoit content ,
mais mon filence le tenoit en crain-
te ; il comprenoit que quelque chofe
n'alloit pas bien,&: toujours la leçon lui
venoit de la chofe même^ mais revenons.
Non -feulement ces exercices conti-
liuels ainfi lailTés à la feule direction
Oi/
3 2,0 E M I L E 3
de la nature en fortifiant le corps n'a-:
brutifîent point l'efprit , mais au con-
traire ils forment en nous la feule ef-
pece de raifon dont le premier âge
foit fufceptible , $c la plus néceflaire
à quelque âge que ce foit. Us nous ap-
prennent à bien connoître l'ufage de
nos forces , les rapports de nos corps
aux corps environnans , l'ufage des
inftrumens naturels qui font à notre
portée , ôc qui convienneHt à nos or-
ganes. Y a-t-il quelque ftupidité pa-
leille d celle d'un enfant élevé tou-
jours dans la chambre Hc fous les yeux
de fa mère , lequel ignorant ce que
c'eft que poids &c que réfiftance veut
.arracher un grand arbre,ou foulever un
rocher ? La première fois que je fortis
de Genève , je voulois fuivre un che-
val au galop, je jettois des pierres con-
tre la montagne de Saleve , qui étoit à
deux lieues de moi j jouet de tous les
«nfans du village , j'étois un verita-
jble idiot pour eux. A dix-huit ans cr..
ou DE l'ÉdUCATÏON. 3II
•apprend en Philofophie ce que c'efl:
qu'un levier : il n'y a point de petic
Payfan à do jze qui ne fâche fe fervir
d'un levier mieux que le premier Mc<
canicien de l'Académie. Les leçons
que les Ecoliers prennent entr'eux dans
la cour du Collège leur font cent fois
plus utiles que tout ce qu'on leur dira
jamais dans la Clade-
Voyez un chat entrer pour la pre-
mière fois dans une chambre ; il vi-
fite , il regarde , il flaire , il ne refte
pas un moment en repos , il ne fe fie
à rien qu'après avoir tout examiné ,
tout connu. Ainfi fait un enfant com-
mençant à marcher , ôc entrant , pour
ainfi dire , dans l'efpace du monde«r
Toute la différence eft , qu'à la vu©
commune à l'enfant 5c au chat , le pre-
mier joint,pour obferver,les mains que
lui donna la nature , ôc l'aiitre l'odo-
rat fubtil dont elle l'a doué. Cette dif^
pofition bien ou mal cultivée eft ce
€^m rend les enfans adroits ou lourds ,
Ov
3 11 E M ï t E i
pefans ou difpos , étourdis ou prudensi
Les premiers mouvemens naturels
de l'homme étant donc de fe mefurer
avec tout ce qui l'environne , & d'é-
prouver dans chaque objet qu'il ap-
perçoit toutes les qualités fenfibles qui
peuvent fe rapporter à lui , fa premiè-
re étude eft une forte de Phyiique
expérimentale relative à fa propre con-
fervation , &c dont on le détourne par
des études fpéculatives avant qu'il ait
reconnu fa place ici-bas. Tandis que
{es organes délicats &: flexibles peu-
vent s'ajufter aux corps fur lefquels ils
doivent agir , tandis que fes fens en-
core purs font exempts d'illufions ,
c'eft le tems d'exercer les uns & les
autres aux fondions qui leur font pro-
pres , c'eft le tems d'apprendre à eon-
jioître les rapports fenfibles que les
chofes ont avec nous. Comme tout
ce qui entre dans l'entendement hu-
main y vient par les fens , la premiè-
re raifon de l'homme eft une raifon
fenficive , c'eft elle qui fert de bafe ^
ou DE l'ÉdUCATIOîT. 525
la raifon intelle6luelle : nos premiers
Maîtres de Philofophie (ont nos pieds,
nos mains , nos yeux. Subftituer des
livres à tout cela , ce n'efl pas nous
apprendre à raifonner , c'eft nous ap-
prendre à nous fervir de la raifon d'au-
crui j c'efl: nous apprendre à beaucoup
croire , & à ne jamais rien favoir.
Pour exercer un art , il faut com-
mencer par seii procurer les inftru-
mens j &c pour pouvoir employer utile-
ment ces inftruraens , il faut les faire
affez folides pour rciifter à leur ufage.
Pour apprendre à penfer , il faut donc
exercer nos membres , nos fens , nos
organes , qui font les inftrumens de
notre intelligence ; &c pour tirer tout le
parti polîible de ces inftrumens , il faut
que le corps, qui les fournir , foi:
robufte ôc fain. Ainfi , loin que la vé-
ritable raifon de l'homme fe fbrnrs
indépendamment du corps ,. c'eft la:
bonne conftitution du corps qui rend
les opérations dô l'efprit faciles ôc
3 24 Emile,
En montrant à quoi l'on doit em-
ployer la longue oifîveté de l'enfance,
i'entre dans un détail qui paroîtra ridi-
cule. Plaifantes leçons , me dira-t-on ,
qui , retombant fous votre critique ^
fe bornent à enfeigner ce que nul
n'a befoin d'apprendre ! Pourquoi con-
fumer le tems à des inftrudions qui
-viennent toujours d'elles-mêmes. Se ne
-coûtent ni peines ni foins ? Quel enfant
de douze ans ne fait pas tout ce que
vous voulez apprendre au vôtre , de de
pluscequefes Maîtres lui ont appris ?
Melîieurs , vous vous rrom.pez j
î'enfeigne à mon Elevé un art très
long , très pénible , ôc que n'ont
affurément pas les vôtres j c'eft celui
d'être ignorant j car la fcience de qui-
conque ne croit favoir que ce qu'il
jfaij: , fe réduit à bien peu de chofe.
Vous donnez la fcience , à la bonne
Heure j moi je m'occupe de l'inftru-
ment propre à l'acquérir. On dit qu'un
jour les Vénitiens montrant en gran-
die pompe leur tréfor de Saint Marc i
ou DE l'Éducation. 525
un AmbaiTadeur d'Efpagne , celui-ci
pour tout compliment , ayant regardé
fous les tables , leur dit : Qui non c'è
la raJice. Je ne vois jamais un Pré-
cepteur étaler le favoir de fon difcf-
pîe , fans être tenté de lui en dire au-
tant.
Tous ceux qui ont réfléchi fur la
manière de vivre des Anciens , attri-
buent aux exercices de la gymnaftique
cette vigueur de corps &: d'ame cjui
\qs diftingue le plus fenfiblement des
Modernes. La manière dont Monta-
gne appuyé ce fentiment , montre qu'il
en étoit fortement pénétré ; il y re-
vient flins celTe & de mille façons. En
parlant de l'éducation d'un enfant^
pour lui roidir l'ame , il faut , dit-il .,
lui durcir les mufcles \ en l'accoutu-
mant au travail , on l'accoutume à la
douleur j il le faut rompre à l'âpreté
des exercices , pour le drefier à l'âpreté-
de la diflocation , de la colique & de
tous les- maux. Le fage Locke, le boA
9
51^ Ë M I I B
Rollin , le favant Fleuri , le pédant dô
CroLifaz , fi différens entr'eux dans tout
le refte , s'accordent tous en ce feul
point d'exercer beaucoup les corps des
enfans. C'eft le plus judicieux de leurs
préceptes ; c'eft celui qui eft & fera
toujours le plus négligé. J'ai déjà fuf-
fifamment parlé de fon importance ;
6c comme on ne peut là-delfus don-
ner de meilleures raifons ni des régies
plus fenfées que celles qu'on trouve
dans le livre de Locke , je me con-
tenterai d'y renvoyer , après avoir pris-
la liberté d'ajouter quelques obferva-
tions aux fiennes^
Les membres d'un corps qui croît ,-
doivent être tous au large dans leur
vêtement j rien ne doit gêner leur
mouvement ni leur accroilTement y
rien de trop jufte , rien qui colle au
corps , point de ligature. L'habille-
ment François, gênant &:mal-fain pour
les hommes , eft pernicieux fur-tout
AUX enfans. Les humeurs , ftagnantes ^
ou DE l'Éducation. ^if
arrêtées dans leur circulation , crou-
pifTent dans un repos qu'augmente la
vie inadtive ôc fédentaire , fe corrom-
pent èc caufent le fcorbuc , maladie
tous les jours plus commune parmi
nous , ôc prefque ignorée des Anciens^
que leur manière de fe vêtir ôc de
vivre en préfervoit. L'habillement de
Houffard j loin de remédier à cet in-
convénient, l'augmente , &: pour fau-
ver aux enfans quelques ligatures , les
prelTe par tout le corps. Ce qu'il y a
de mieux à faire , eft de les laiiTer en
jacquette aufli long-tems qu'il eft pof-
fible 5 puis de leur donner un vête-
ment fort large ,ôc de ne fe point pi-
quer de marquer leur taille , ce qui
ne fert qu'à la déformer. Leurs dé-
fauts du corps & de l'efprit viennent
prefque tous de la même caufe , on
les veut faire hommes avant le tems.
11 y a des couleurs gaies ôc des cou-
leurs triftes j les premières font plus
du goûc des enfans j elles leur iiéeac
^ 1 8 Emile,
mieux aufli , & je ne vois pas ponr-^
quoi l'on ne confukeroit pas en ceci
aes convenances fi naturelles ; mais
du moment qu'ils préfèrent une étof-
fe parcequ'elle eil riche, leurs cœurs
font déjà livrés au luxe , à toutes les
fantaifies de l'opinion , &c ce goCit ne
leur eft sûrement pas venu d'eux-mê-
mes. On ne fauroit dire combien le
choix des vêtemens &c les motifs de
ce choix influent fur réducation. Non-
feulement d'aveugles mères promet-
tent à leurs enfms des parures pour
récompenfe j on voir même d'infenfés
Gouverneurs menacer leurs Elèves
d'un habit plus groflier & plus (im-
pie , comme d'un châtiment. Si vous
n'étudiez mieux , fi vous ne confér-
iez mieux vos hardes , on vous ha-
billera comme ce petit Payfan. C'eft
comme s'ils leur difoient : Sachez que
l'homme n'eft rien que par fes habits y
que votire prix eft tout dans les vôtres.
Faut-il s'étonner que de fi fages le^^
ou BÊ L'EDUCATrON. ji^
jçons profitent a la Jeunefle , qu'elîe
n'eftime que la parure , dz qu'elle ne
juge du mérite que fur le feul exté-
rieur ?
Si j'avois à remettre la tête d'un en-
fant ainfi gâté , j'aurois foin que fes
habits les plus riches fufTent les plus
incomodesj qu'il y fût toujours gê-
né, toujours contraint, toujours aiïli-
jetti de mille manières : je ferois fuir
la liberté , la gaité devant fa magni-
ficence : s'il vouloir fe mêler aux
jeux d*autres enfans plus fimplement
mis , tout ceflTeroit , tout difparoî-
troit à l'inftant. Enfin , je l'ennuyerois ,
je le FûfTafierois tellement de fon faf-
te , je le rendrois tellement l'efclave
de fon habit doré , que j'en ferois le
fléau de fa vie , & qu'il verroit avec
moins d'effroi le plus noir cachot que
les apprêts de fa parure. Tant qu'on
n'a pas aflervi l'enfanr à nos préjugés y
être à fon aife 8c libre eft roujours fon
premier defir j le vêtement le plusiin>^
^ 5 ôf Emile ,
pie, le plus comode , celui qui l'af-
fujettit le inoins , eft toujours le plus
précieux pour lui.
Il y a une habitude du corps con-
venable aux exercices , & une autre
plus convenable à l'inaârion. Celle-ci ,
lailFant aux humeurs un cours égal &
tinifarme , doit garantir le corps des
altérations de l'air j l'autre, le faifant
paflTer fans cefiTe de l'agitation au re-
pos , & de la chaleur au froid , doit
i'accoutumer aux mcmes altérations.
Il fuit de-là que les gens cafaniers ÔC
fédentaires doivent s'habiller chaude-
ment en tout tenis , afin de fe confer-
ver le corps dans une température uni-
forme ,1a mcmeà-peu-prcs dans toutes
les faifons ôc à toutes les heures du
jour. Ceux, au contraire, qui vont &
viennent, au vent, aufoleil, à la pluie,
qui agiiFent beaucoup , 8c paflTent la
plupart de leur tems y?/^ dio , doivent
Être toujours vêtus légèrement , afin de
s'iubitaer à toutes les viciflicudes de
ou DE l'ÉdUCATÎOTÏ. ^|Î
Tair , Se à tous les dégrés de tempéra-
ture , fans en être inccmodés. Jecon-
feillerois aux uns 8c aux autres de ne
point changer d'habits félon les fai-
fons , &. ce fera k pratique conftante
de mon Emile , en quoi je n'entends
pas qu'il porte l'cté (qs habits d'hi-
ver , comme les gens fédentaires , mais
qu'il porte l'hiver fes habits d'été ,
€omme les gens laborieux. Ce dernier
lîfage a été celui du Chevalier New-
ton pendant toute fa vie, & il a vécu
quatre-vingts ans.
Peu ou point de coëfTure en toute
faifon. Les anciens Egyptiens avoient
toujours la tête nue j les Perfes la cou-
vroient de grolfes tiares , ôc la cou-
vrent encore de gros turbans, dont,
félon Chardin , l'air du pays leur rend
l'ufage nécelTaire. J'ai remarqué dans
un autre endroit (17) la diilindion
que fit Hér. dote fur un champ de ba*
(17) Lettre à M. d'Alcnjbert fur les SpeOacles. pagf
ic$ , première iditioa.
'5|2 É M I L E 3
raille entre les crânes des Perfes $2
ceux des Egyptiens. Comme donc il
importe que les os de la tète devien-
nent plus durs , plus compares , moins
fragiles & moins poreux pour mieux
armer le cerveau non-feulement con-
tre les blefTures , mais contre les rhu-
mes , les fluxions , & toutes les im-
preffions de l'air , accoutumez vos en-
fans à demeurer été & hiver , jour &
nuit , toujours tête nue. Que fi pour la
propreté & pour tenir leurs cheveux
en ordre, vous leur voulez donner une
coeffure durant la nuit , que ce foit un
bonnet mince à claire voie , bc fem-
blable au rezeau dans lequel les Baf-
qnes enveloppent leurs cheveux. Je fais
bien que la plupart àts mères , plus
frappées de l'obfervation de Chardin
que de mes raifons , croiront trouver
par-tout l'air de Perfe \ mais moi je
n'ai pas choifi mon Elevé Européen
pour en faire un Afiatique.
En général , on habille trop les en-
ou DE l'Education. 13 j
fans 8c fur-tout durant le premier âge.
Il faudroit plutôt les endurcir au froid
qu'au chaud ; le grand froid ne les in-
j.. comode jamais quand on les y laiffe-
■ expofés de bonne heure : mais le tifTu
de leur peau , trop tendre Se trop U-
che encore , laifîant un trop libre paf-
fage à la tranfpiration , les livre par
l'extrême chaleur à un épuifement in-
évitable. Auflî remarque-t-on qu'il en
f meurt plus dans le mois d'Août que
dans aucun autre mois. D'ailleurs , il
paroît confiant, par la comparaifon
des Peuples du Nord & de ceux du
Midi , qu'on fe rend plus robufte en
fupportant l'excès du froid que l'excès
de la chaleur j mais à mefure que l'en*
fant grandit , & que fes fibres fe for-
tifient, accoutumez-le peu- à -peu à
braver les rayons du foleil j en allant
par dégrés vous l'endurciriez fans dan-
^ijr aux ardeurs de la Zone torride.
Locke , au milieu des préceptes mâ^.
JiêS &: fenfés qu'il npus donne , retom-
9
"fl"4 Emile,
be dans des contradictions qu'on n'at-
tendroitpas d'un raifonneur auflî exad.
Ce mènîe homme qui veut que les en-
fans fe baignent l'été dans l'eau glacée,
-ne veut pas , quand ils font échauffés ,
^qu'ils boivent frais ni qu'ils fe cou-
chent par terre dans des endroits humi-
des (lo). Mais puifqu'il veut que les
fouliers des enfans prennent l'eau dans
tous les tems , la prendront-ils moins
quand l'enfant aura chaud , & ne peut-
on pas lui faire du corps par rapport
aux pieds les mêmes induélions qu'il
fait des pieds par rapports aux mains,
& du corps par rapport au vifage ? Si
vous voulez , lui dirois-je , que l'hom-
me foit tout vifage , pourquoi me blâ-
mez-vous de vouloir qu'il foit tout
pieds ?
(i8) Comme fi les petits Payfans clioififToient la terre
biea (c-chc pour s'y alTcoir oa pour s'y coucher , 6c
qu'on eût jamais oui dire que Ihumidité de la terre
eût fait du mal à pas un d'eux " A écouter là-defTus
les Médecins , oa «oiroit les Sauvages tout perclus dç
chumatifmcs.
eu DE l'Education. 55 ^
Pour empêcher les enfans de boire
quand ils ont chaud , il prefcrit de les
accoutumer à manger préalablement
un morceau de pain avant que de boi-
re. Cela eft bien étrange , que quan.d
l'enfant a foif , il faille lui donner a
manger • j'aimerois mieux , quand il
a faim , lui donner à boire. Jamais on
ne me perfuadera que nos premiers
appétits foient Ci déréglés , qu'on ne
puiiïe les fatisfaire fans nous expo fer
à périr. Si cela étoit, le genre hu-
main fe fût cent fois détruit avant
qu'on eût appris ce qu'il faut faire
pour le conferver.
Toutes les fois qu'Emile aura foif ,
je veux qu'on lui donne a. boire. Je
veux qu'on lui donne de l'eau pure &
fans aucune préparation , pas même de
la faire dégourdir, fût-il tout en nage,
& fût-on dans le cœur de l'hiver. Le
feul foin que je recommande , eft de
diftinguer la qualité des eaux. Si c'eft
4e l'eau de rivière , donnez-la lui fur-j
"33^ Emile,
îe-champ telle qu'elle fort de la rlyie-
re. Si c'eft de l'eau de fource, il la faut
laifler quelque-teras à l'air avant qu'il
la boive. Dans les faifons chaudes ,
les rivières font chaudes j il n'en eft
pas de même des four ces , qui n'ont
pas reçu le conraét de l'air. Il faut at-
tendre qu'elles foient à la température
de l'athmofphere. L'hiver , aH contrai-
rejl'eau de fource eft à cet égard moins
dangereufe que l'eau de rivière. Mais
il n'elt ni naturel ni fréquent qu'on
fe mette l'hiver en fueur , fur - tout
en plein air. Car l'air froid, frappant
incelTamment fur la peau , répercute
en dedans la fueur , Se empêche les
pores de s'ouvrir aflez pour lui don-
ner un palTage libre. Or , "je ne pré-
tens pas qu'Emile s'exerce l'hiver au
coin d'un bon feu , mais dehors en
pleine campagne au milieu des gla-
ces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à
faire & lancer des balles de neise ,
JâiiTons le boire quand il aura foif ^
qu'il
ou DE l'Éducation. 537
qu'il continue de s'exercer après avoir
bu , ôc n'en craignons aucun accident.
Que fi par quelqu'autre exercice il fe
inet en fueur,& qu'il ait foif jqu'il boive
froid, même en ce tems-là. Faites feu-
lement en forte de le mener au loin ôc
à petits pas cliercher fon eau. Par le
froid qu'on fuppofe , il fera fuffifam-
ment rafraîchi en arrivant,pour la boi-
re fans rucun danger. Sur-tout prenez
ces précautions fans qu'il s'en apper-
çoive. J aimerois mieux qu'il fût quel-
quefois malade que fans celle atten-
tif à fa fanté.
Il faut un long fommeil aux en-
fans , parcequ'ils font un extrême exer-
cice. L'un fert de correctif à l'autre ;
auflî voit-on qu'ils ont befoin de tous
deux. Le tems du repos eft celui de la
nuit , il eft marqué par la nature. C'eft
une obfervation conftante que le fom-
meil eft plus tranquille ôc plus doux
tandis que le foleil eft fous l'horizon ;
de que l'air échauffé de fes rayons ne
Tome /, P
3 3^ É M I L E 3
maintient pas nos fens dans un il
grand calme. Ainfi l'habitude la plus
faluraire eft certainement de fe lever
& de fe coucher avec le foleil. D'où
il fuit que dans nos climats l'homme
& tous les animaux ont en général
befoin de dormir plus long-rems l'hi-
ver que l'été. Mais la vie civile n'eft
pas affez fimple , a^Tez naturelle, afifez
exempte de révolutions , d'accidens,
pour qu'on doive accoutumer Thom-
me à cette uniformité , au point de la
lui rendre nécelTaire. Sans doute il
faut s'alîujettir aux règles j mais la
première eft de pouvoir les enfreindre
fans rifque , quand la néce/Tité le veut.
N'allez donc pas amollir indifcrete-
ment votre Elevé dans la continuité
d'un paifible fommeil , qui ne foit ja-
mais interrompu. Livrez-le d'abord fans
gêne à la loi de la nature , mais n'ou-
bliez pas que parmi nous il doit ctre
au-deOTus de cette loi j qu'il doit pou-
voir fe coucher tard , fe lever matin ,
ttre éveillé brufquement , paiïeç lç§
ou DE l'Éducation; 355
liiius debout , fans en être incomodé.
En s'y prenant afTez tôt , en allant tou-
jours doucement &c par dégrés , on
forme le tempérament aux mêmes cho-
fes qui le détruifent , quand on l'y
foumet déjà tour formé.
Il importe de s'accoutumer d'abord
à être mal couché^ c'eft le moyen de ne
plus trouver de mauvais lit. En géné-
ral , la vie dure, une fois tournée en
habitude , multiplie les fenfations
agréables : la vie molle en prépare une
infinité de déplaifantes. Les gens éle-
vés trop délicatement ne trouvent plus
le fommeil que fur le duvet j les gens
accoutumés à dormir fur des planches
le trouvent par-tout : il n'y a point de
lit dur pour qui s'endort en fe cou^
-chant.
Un lit mollet , où l'on s'enfevelic
dans la plume ou dans l'édredon , fond
& diiïbut le corps , pour ainfi dire. Les
reins enveloppés trop chaudement s'é-
chauffent. De-là rcfultent fouvent la
54© Emile,
pierre ou d'aiures incomodités , &
infaiiliblement une complexion déli-
cate qui les nourrit routes.
Le meilleur lit elc celui qui pro-
cure un meilleur fommeil. Voilà ce-
lui que nous nous préparons Emile
&c moi pendant la journée. Nous n'a-
vons pas befoin qu'on nous amené des
efclaves de Perfe pour faire nos lits ;
en labourant la terre nous remuons
nos matelats.
Je fais par expérience que quand
un enfant eft en fanté l'on ert maître
de le faire dormir Se veiller prefqu'à
volonté. Quand l'enfant eft couché ,
Se que de fon babil il ennuie fa
bonne, elle lui dit, dorme^ ; c'eft corn-
me fi elle lui difoit, portez-vous bien ^
quand il eft malade. Le vrai moyen
de le faire dormir eft de l'ennuyer lui-
même. Parlez tant , qu'il foit forcé de
fe taire , &: bientôt il dormira : les
fermons font toujours bons à quelque
chofe j autant vaut le prêcher que le
7
OU DE l'Education. 341
bercer : mais fi vous employez le foir
ce narcotique , gardez-vous de l'em-
ployer le jour.
J'éveillerai quelquefois Emile, moins
de peur qu'il ne prenne l'habitude de
dormir trop lon^-tems , que pour l'ac-
coutumer à tout , même à être éveillé ,
même à être éveillé brufquement. Au
furplus j'aurois bien peu de talent pour
mon einploi , fi je ne favois pas le for-
cer à s'éveiller de lui-même , & à fe
lever , pour ainfi dire , à ma volonté,
fans que je lui dife un feul mot.
S'il ne dort pas affez , je lui laiiTe
entrevoir pour le lendemain une ma-
tinée ennuyeufe , & lui-même regar-
dera comme autant de ça^né tout ce
qu'il pourra laifler au fommeil : s'il
dort trop , je lui montre à fon réveil
un amufement de fon goût. Veux-je
qu'il s'éveille à point noinmé , je lui
dis ; demain à fix heures on part pour
la pêche , on fe va promener à tel en-
droit , voulez-vous en être ? il con-
P iii
341 fc M I L B ,
fent , il me prie de l'éveiller j Je pro-
mets , ou je ne promets point , félon
le befoin : s'il s'éveille tro^ raid , il
me trouve parti. 11 y aura du mal-
heur fi bientôt il n'apprend à s' '^veil-
ler de lui-même.
- Au refte , s'il arrivoit , ce qui eft
rare , que quelqu'enfant indolent eût
du penchant à croupir dans la parelïe,
il ne faut point le livrer à ce pen-
chant , dans lequel il s'engourdiroit
tout-à-fait , mais lui adminiftrer quel-
que ftimulant qui l'éveille. On con-
çoit bien qu'il n'eft: pas queftion de
le faire agir par force , mais de l'é-
mouvoir par quelque appétit qui l'y
porte , &c cet appétit , pris avec choix
dans l'ordre de la nature , nous mené
à la fois à deux fins.
Je n'imagine rien dont , avec un
peu d'adrefle , on ne pût infpirer le
goût , même la fureur auxenfans , fans
vanité , fans émulation , fans jaloufie.
Leur vivacité , leur efprit imitateur
etJ DE L'ÉDUCAtlON. 545
rafnfent ; fur - tout leur f^aitc natu-
relie , inllrument dont la prife eft
fûre , c< dont jamais précepteur ne fut
s'avifer. Dans tous les jeux où ils font
bien perfuadés que ce n'eft que jeu ,
i\s fouffrent fans fe plaindre , & mê-
me en riant, ce qu'ils ne foufïriroienc
jamais autrement, fans verfer àts tor-
rens de larmes. Les longs jeûnes , les
coups , la brûlure , les fatigues de
toute efpece font les amufemens des
jeunes fauvages j preuve que la dou-
leur même a fon afTaifonnement , qui
peut en ôter l'amertume \ mais il n'ap-
partient pas à tous les maîtres de fa-
voir apprêter ce ragoût , ni peut-être
à tous les difciples de le favourer fans
grimace. Me voilà de nouveau , fi je
n'y prends garde , égaré dans les ex-
ceptions.
Ce qui nen fouffre point eft ce-
pendant l'affujettifTement de l'homme
^ la douleur , aux maux de fon ef-
P iv
^44 É M I LE,
pece 5 aux accidens , aux périls de la
vie , enfin à la mort ; plus on le fa-
miliarifera avec toutes ces idées, plus
on le guérira de l'importune fenfibi-
lité qui ajoute au mal l'impatience de
l'endurer j -plus on l'apprivoifera avec
lesTouffrances qui peuvent l'atteindre ,
plus on leur ôtera , comme eût dit
Montagne , la pointure de l'étrangeté,
& plus aufFi l'on rendra fon ame in-
vulnérable & dure j fon corps fera
la cuiraiTe qui rebouchera tous les
traits dont il pourroit être atteint
au vif. Les approches mêmes de la
mort n'étant point la mort, à peine
la fentira-t-il comme telle; il ne
mourra pas , pour ainfi dire : il fera
vivant ou mort j rien de plus. C'eft de
lui que le même Montagne eût pu dire
comme il a dit d'un Roi de Maroc >
que nul homme n'a vécu fi avant dans
la mort. La confiance & la fermeté
font , ainfi que les autres vertus , des
ou DÉ l'Éducation. 545
apprendlTî'iges de l'enfance : mais ce
n'ell: pas en apprenant leurs noms aux
enfans qu'on les leur enfeigne , c'eft
en les leur faifant goûter fans qu'ils
fâchent ce que c'eft.
Mais à-propos de mourir , com-
ment nous conduirons-nous avec notre
Elevé , relativement au danger de la
petite vérole ? la lui ferons-nous ino-
culer en bas âç^e, ou fi nous attendrons
qu'il la prenne naturellement ? le pre-
mier parti 5 plus conforme à notre pra-
tique , garantit du péril l'âge où la
vie eft la plus précieufe , au rifque de
celui où elle l'eft le moins ] fi toutefois
on peut donner le nom de rifque à l'i-
noculation bien adminiftrée.
Mais le fécond eft plus dans nos
principes généraux , de laifter faire en
tout la nature , dans les foins qu'elle
aime à prendre feule , & qu'elle aban-
donne aulîi-tôt que l'homme veut s'en
mêler. L'Homme de la nature eft cou-
Pv
54<^ É M I L î ,
jours préparé: laiflons-Ie inoculer paf
le maître j il choifira mieux le moment
que nous.
N'allez pas de-là conclure que je
blâme l'inocuiarion : car le raifonne-
ment fur lequel j'en exempte mon
Elevé iroit très mal aux vôtres. Votre
éducation les prépare à ne point échap-
per à la petite vérole au moment qu'ils
en feront attaqués : fi vous la lailfez
venir au hafard , il eft probable qu'ils
en périront. Je vois que dans les diffé-
rens pays on réfifte d'autant plus d l'i-
noculation qu'elle y devient p'us né-
celTaire , & la railbn de cela fe fent ai-
fément. A peine aufïi daignerai-je trai-
ter cette queftion pour mon Emile. 11
fera inoculé , ou il ne le fera pas, félon
les tems , les lieux , les circonftances :
cela eft prefque indifférent pour lui. Si
on lui donne la petite vérole , on aura
l'avantage de prévoir & connoître fon
mal d'avance 3 c'eft quelque chofe :
ou DE l'Education. 347
mais s'il la prend naturellement , nous
l'aurons préfervé du Médecin j c'eft
encore plus.
Une éducation exclufive , qui tend
feulement à diftinguer du peuple ceux
qui Ibnt reçue , préfère toujours les
inftrudiions les plus coCiteufes aux plus
communes , & par cela même aux plus
utiles. Ainfi les jeunes gens élevés avec
ioin apprennent tous à monter à che-
val, parcequ'il en coûte beaucoup pour
cela ; mais prefqu'aucun d'eux n'ap-
prend à nager , parcequ'il n'en coûte
rien , & qu'un Artifan peut favoir na-
ger auflî bien que qui que ce foi t. Ce-
pendant, fans avoir fait Ion académie,
un voyageur monte à cheval , s'y tient
& s'en fert affez pour le befoin ; mais
dans l'eau fi l'on ne nage on ïe noyé ,
& l'on ne nage point fans l'avoir ap-
pris. Enfin , l'on n'eft pas obligé de
monter à cheval fous peine de la vie ,
au lieu que nul n'eft sûr d'éviter un
danger auquel on eft fi fouvent expo-
P vj
54^ Emile,
fé. Emile fera dans l'eau comme fur
la terre ; que ne peut-il vivre dans
tous les élémens ! Si l'on pouvoit ap-
prendre à voler dans les airs , j'en fe-
rois un aigle j j'en ferois une falaman-
dre , fi l'on pouvoit s'endurcir au feu.
On craint qu'un enfant ne fe noyé
en apprenant à nager j qu'il fe noyé en
apprenant ou pour n'avoir pas appris,
ce fera toujours votre faute. C'eft la feu-
le vanité qui nous rend téméraires;
on ne l'eft point quand on n'eft vu de
perfonne : Emile ne le feroit pas quand
il feroit vu de tout l'Univers. Com «
me l'exercice ne dépend pas du rifque,
dans un canal du parc de fon père il
apprendroit à iraverfer l'Hellefpont j
mais il faut s'apprivoifer au rifque
même , pour apprendre à ne s'en pas
troubler ; c'eft une partie eiïencielle
de l'apprentiftage dont je parlois tout-
à-l'heure.Aurefte, attentif à mefurer le
danger à (es forces j ôc de le partager
toujours avec lui , ;e n'aurai gueres
ou DE l'ÉdUCATIOK. ^^Ç
d'imprudence à craindre, quand je ré-
glerai le foin de fa confervarion fur
celui que je dois à la mienne.
Un enfant eft moins grand qu'un
homme ; il n'a ni fa force ni fa raifon ,
mais il voit & entend auffi-bien que
lui , ou à très-peu près ; il a le goût
auflî fenfible quoiqu'il l'ait moins dé-
licat , & diftingue aufli-bien les odeurs
quoiqu'il n'y mette pas la même fen-
fualité. Les premières facultés qui fe
forment Se fe perfeétionnent en nous
font les fens. Ce font donc les pre-
mières qu'il faudroit cultiver • ce fonc
les feules qu'on oublie, ou celles qu'on
néglige le p'us.
Exercer les fens n'eft pas feulement
en faire ufage ^ c'eft apprendre à bien
juger par eux , c'eft apprendre , pour
ainfî dire , à fentir^ car nous ne fa-
vons ni toucher , ni voir , ni entendre
que comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement natu-
rel. Se mécanique , qui fert à rendre i©
'$$c Emile,
corps robiifte , fans donner aucune
prife au jugement : nager , courir » fau-
ter , fouetter un fabot , lancer des pier-
res j tout cela eft fort bien : mais n'a-
vons-nous que des bras Se des jambes ?
N'avons-nous pas auflî des yeux, des
oreilles , ôc ces organes font - ils fu-
perflus à l'ufage des premiers ? N'exer-
cez donc pas feulement les forces ,
exercez tous les fens qui les dirigent ,
tirez de chacun d'eux tout le parti pof-
fîble , puis vérifiez l'impreiTion de l'un
par l'autre. Mefurez , comptez , pefez ,
comparez. N'employez la force qu'a-
près avoir eftimé la rcfiftance : fai-
tes toujours en forte que l'eftimation
de l'effet précède l'ufage des moyens.
Intérelfez l'enfant à ne jamais faire
d'efforts infufiifans ou fuperflus. Si
vous l'accoutumez à prévoir ainfi
l'effet de tous fes mouvemens , & à
redreffer fes erreurs par l'expérience,
n'eft-il pas clair que plus il agira , plus
il deviendra judicieux. ?
Oir DE l'Éducation. 551'
S'agit- il d'ébranler une mafle ? s'il
prend un levier trop long il dépen-
fcra trop de mouvement , s'il le prend
trop court il n'aura pas allez de force :
l'expérience lui peut apprendre à choi-
fir précifément le bâton cju'il lui faut.
Cette fageiïe n'eft donc pas au-defliis
de fon âge. S'agit - il de porter un far-
deau ? s'il veut le prendre auili pe-
fant qu'il peut le porter , & n'en point
eiTayer qu'il ne foulève , ne fera-t-il
pas forcé d'en eftimer le poids à la
vue ? Sait-il comparer des mafTes de
même matière &c de différentes srof-
feurs ? Qu'il choifiiïe entre des maffes
de même groffeur & de différentes ma-
tières j il faudra bien qu'il s'applique
à comparer leurs poids fpécifiques.
J'ai vu un jeune homme , très bien
élevé , qui ne voulut croire qy^i'après
l'épreuve , qu'un feau plein de gros
coupeaux de bois de chêne fût moins
pefant que le même feau rempli d'eau.
Nous ne fommes pas également maî^^
55i Emile,
très de l'afage de tous nos fens. Il y en
a un , favoir le toucher , dont Pad'ion.
n'efl: jamais fufpendue durant la veillej
il a été répandu fur la furface entière
de notre corps , comme une garde
continuelle j pour nous avertir de tout
ce qui peut l'offenfer. C'eft aufli celui
dont, bon gré malgré , nous acquérons
le plutôt l'expérience par cet exercice
continuel , &c auquel par conféquent
nous avons moins befoin de donner
une culture particulière. Cependant
nous obfervons que les aveugles ont
le tact plus sûr &c plus fin que nous ;
parceque , n'étant pas guidés par la
vue , ils font forcés d'apprendre à tirer
uniquement du premier fens les ju-
gemens que nous fournit l'autre. Pour-
quoi donc ne nous exerce-t-on pas à
marcher comme eux dans l'obfcurité ,
à connoître les corps que nous pou-
vons atteindre , à juger des objets qui
nous environnent, à faire, en un mot,
de nuit & fans lumière, tout ce qu'ils
ou DE l'Éducation. 555
font de jour 8c fans yeux ? Tant que
le foleil luit , nous avons fur eux l'a-
vantage ; dans les ténèbres ils font
nos guides à leur tour. Nous fonimes
aveugles la moitié de la vie j avec la
différence que les vrais aveugles fa-
vent toujours fe conduire , &c que
nous n'ofons faire un pas au cœur de
la nuit. On a de la lumière , me di-
ra-t-on : Eh quoi ! toujours des ma-
chines ! Qui vous répond qu'elles vous
fuivront par - tout au befoin ? Pour
moi , j'aime mieux qu Emile ait des
yeux au bout de fes doigts , que dans
la boutique d'un Chandelier.
Etes-vous enfermé dans un édifice
au milieu de la nuit , frappez des
mains ; vous appercevrez au réfonne-
ment du lieu , fi l'efpace eft grand ou
petit , fi vous êtes au milieu ou dans
un coin. A demi-pied d'un mur , l'air
moins ambiant & plus réfléchi vous
porte une autre fenfation au vifage.
Reftez en place 3 &: tournez-vous fuc-
"5 54 É M t L î? ,
cefÏÏveiTtent de tous les côtés ; s'il y â
une porte ouverte , un léger courant
d'air vous l'indiquera. Etes-vous dans
un bateau , vous connoîtrez , à la ma-
nière dont l'air vous frappera le vifage,
non feulement en t]uel fens vous allez,
mais fi le fil de la rivière vous en-
traîne lentement ou vite. Ces obferva-
tions & mille autres femblables , ne
peuvent bien fe faire que de nuit ;
quelque attention que nous voulions
leur donner en plein jour , nous fe-
rons aidés ou diftraits par la vue , elles
nous échapperont. Cependant il n'y a
encore ici ni mains , ni bâton : que de
connoilTances oculaires on peut acqué-
rir par le toucher, même fans rien tou-
cher du tout !
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis
eft plus important qu'il ne femble. La
nuit effraye naturellement les hom-
mes , & quelquefois les animaux (15)).
(t9) Cet effroi devient très mauiftfte dans les gian-
fUs cclipfcs de foleil.
ou DE t'ÉDUCATIOî-r. ■555'
La raifon , les connoifTances , l'ef-
prit , le courage délivrent peu de
gens de ce tribut. J'ai vu des raifon-
neurs , des efprits-forts , des Philofo-
phes , des Militaires intrépides en
plein jour , trembler la nuit, comme
des femmes, au bruit d'une feuille d'ar-
bre. On attribue cet effroi aux contes
des nourrices , on fe trompe j il y a
une caufe naturelle. Quelle eft cette
caufe ? La même qui rend les fourds
défians ôc le peuple fuperftitieux , l'i-
gnorance des chofes qui nous envi-
ronnent 8c de ce qui fe pafle autour
de nous (10). Accoutumé d'appercevoir
de loin les objets , &: de prévoir leurs
(10) En voici encore une autre caufe bien expliquée
par un Philofophe dont je cite fouvent le Livre , ôc
dont les grandes vues m'indruifent encore plus fou-
vent.
55 Lorfque par des circonftances particulières nous ne
3î pouvons avoir une idée jufle de la diftance,& que nous
3-i ncpouvons juger des objets que parla grandeur del'an*
» gle, ou plutôt de l'image qu'ils forment dans nos yeux,
5> nous nous trompons alors néceCaircrasnc fur la graa>»
3 5 <^ Emile,
impreflîons d'avance , comment , ne
voyant plus rien de ce qui m'entoure,
n'y fuppoferois- je pas mille erres, mille
iiiouvemens qui peuvent me nuire ,
j> deur de ces objets ; tout le monde a éprouvé qu'en
» voyageant la nuit, ou prend un builTon dont on cft
•j> près pour un grand arbre dont on eil loin , bu bien
53 on prena un (jraud arbre éloigné pour un buiflon qui
« eft voilin : de même fi on ne connoît pas les
» objets par leur forme , & qu'on ne puiiTo avoir par
53 ce moyen aucune idée de diltancc , on fe trompera
V encore néceîînireneuf, une mouche qui paiïcra
» avec rapidité à quelques pouces de diftance de nos
53 yeux , nous paroîcra djns ce cas être un oifeau qui
j3 en feroit aune très grande diftance ; un cheval qui
53 feroit fans mouveir.enrdans le milieu d'une campa-
j> gae & qui feroit dans une attitude femblable , par
9> exemple , à celle d'un mouton , ne nous paroîtra plus
s> qu'un gros mouton , tant que nous ne reconnoî-
sï irons pas que c'efi un cheval ; mais dès que nous
93 l'auroni reconnu , il nous paroîtra dans linftant gros
»j comme un cheval , &: nous reitifierons fur-!echamp
93 notre premier jugement.
53 Toutes les fois qu'on fc trouvera dans la nuit
» dans des lieux inconnus où l'on ne pourra juger
il de la diftance , &: où l'on ne pourra recon-
93 noître la forme des chofes à caufe de l'obfcuritc ,
93 on fera en danger de tomber à tout inftant
93 dans l'erreur au fujet des jugemens que l'on fera
53 fur les objets q'ti fe préfcntcront ; c'eft de-Ià que
» vient la frayeur îi î'efpcce de ciaintc intérieure qu^
ou DE l'Éducation. 357
&: dont il m'eft impoflible de me ga-
ranrir ? J'ai beau favoir que je fuis en
sûreté dans le lieu où je me trouve ;
je ne le fais jamais auiîi bien que Ci
5> l'obfcurité de la nuit fait fentir à prefque tous les
5> hommes-, c'eiï fur cela qu'eft fondée l'appaience des
•j) fpeftres & des figures gigantefques Se épouvantables
35 que caiir de gens diTent avoir vues : on leurn'pond
35 communément que ces figures étoientdans leur ima-
3> gination ; cependant elles pouvoient être réellement
5> dans leurs yeux , &: il eft très poflible qu'ils aicnc
3> en effet vu ce qu'ils difent avoir vu : car il doit ar-
35 river néceflairement toutes les fois qu'on ne pourra
3) juger d'un objet que par l'ange qu'il forme dans
3> l'oîil , que cet objet inconnu groUîra 8c grandira , à
33 mcfure qu'on en fera plus voifin , Se que s'il a d'a-
s) bord paru au fpedateur qui ne peut connoitrc ce
35 qu'il voit , ni juger à quelle diftance il le voit , que
3) s'il a paru , dis-je, d'abord de la hauteur de quelques
33 pieds lorfqu'il étoit à la diflance de vingt ou trente
3) pas , ildoit paroître haut de plufieurs toifes lorfqu'il
3j n'en fera plus éloigné que de quelques pieds , ce qui
33 doit en effet l'étonner &. l'effrayer , jufqu'à ce qu'en-
33 fin il vienne à toucher l'objet ou à le reconnoîcrc ;
33 car dans l'inftant même qu'il reconnoîtra ce que
3) c'eft , cet objjt qui lui patoilToit gigamefque ,
3î diminuera tout- à-coup , 6c ne lui paroîtra plus avoir
3) que fa grandeur réelle ; mais fi l'on fuit ou qu'oa
>i nofe approcher , il eft certain qu'on n'aura d'autre
35 idée de cet objet que celle de l'image qu'il formoic
33 dans l'œil , 6c qu'on aura réellement vu une figure
»> gigantefque ou épouvantable par la grandeur 8c par
^ 5 8 Ë M I L E ,
je le voyois adtuellement : j'ai donc
toujours un fujet de crainte que je
n'avois pas en plein jour. Je fais , il
eft vrai , qu'un corps étranger ne peur
suere agir fur le mien , fins s'annon-
cer par quelque bruit j auiÏÏ , combien
l'ai fans ceffe l'oreille alerte ! Au moin-
dre bruit dont je ne puis difcerner la
caufe , Tintérêt de ma confervation
me fiiit d'abord fuppofer tout ce qui
5î la forme. Le préjugé des fpc£lres eft donc fondé dans
îî la narure , Se ces apparences ne dépendent pas ,
sj comme le croient les Philofophcs , uniquement de
5> l'imagination. Hijl. Nat. T. l^I.pag. zi< in-ii.
J'ai tâché de montrer dans le texte comment il eu
dépend toujours en partie , &: quant à la caufe expli,
quée dans ce palTage , on voit que l'habitude de mar-
cher la nuit, doit nous apprendre à diftinguer les appa-
rences que la rellemWancc des formes & la divcrlîré des
diftances font prendre aux objets à nos yeux dans l'obfcii-
ïité : carlorfque l'air eft encore aflez éclairé pour nous
lailTer appercevoir les contours des objets , comme il
y a plus d'air inrerpofé dans un plus granJ éloigne»
ment , nous devons toujourî voii ces contours moins
marqués quafid l'objet eft plus loin de nous , ce qui
fuffit à force d'habitude pour nous garantir de l'erreur
tju'explique ici M de Buftbn. Quelque explication qu'on
préfère , ma méthode eft donc toujours efficace , $C
c'cft ce que l'cxpéiience confirme paifaifcmcnti
ou T)E l'Éducation. 35;?
doit le plus m'engager à me tenir fur
mes gardes , ôc par conféquent tout ce
qui eft le plus propre à m'effrayer.
N'entends-je abfolumentrien ? Je ne
fuis pas pour cela tranquille j car en-
fin fans bruit on peut encore me fur-
prendre. Il faut que je fuppofe les
chofes telles qu'elles étoient aupara-
vant , telles qu'elles doivent encore
être , que je voye ce que je ne vois
pas. Ainfi forcé de mettre en jeu mon
imagination , bientôt je n'en fuis plus
maître , & ce que j'ai fait pour me raf-
furer , ne fert qu'à m'allarmer davan-
tage. Si j'entends du bruit , j'entends
des voleurs j fi je n'entends rien , je
vois des phan tomes : la vigilance que
m'infpire le foin de me conferver ne
me donne que fujecs de crainte. Tout
ce qui doit me rafTurer n'eft que dans
ma raifon : l'inftinc^ plus fort me parle
tout autrement qu'elle. A quoi bon pen-
fer qu'on n'a rien à craindre, pnifqu'a-s
iors on n'a rien à faire ?
^(^o Emile,
La caufe du mal trouvée indique le
remède. En toute cliofe l'habitude tue
l'imagination , il n'y a que les objets
nouveaux qui la réveillent. Dans ceux
<]ue l'on voit tous les jours , ce n'eft
plus l'imagination qui agit , c'eft la
mémoire, Se voilà la raifon de l'axiome
ah a(J:ietis non fit pajjio ; car ce n'eft
qu'au feu de l'imagination que les paf-
fions s'allument. Ne raifonnez donc
pas avec celui que vous voulez guérir
de l'horreur des ténèbres j menez- l'y
fouvent , ôc foyez fur que tous les ar-
gumens de la Philofophie ne vaudront
pas cet ufage. La tcte ne tourne point
aux couvreurs fur les toits , de l'on
ne voit plus avoir peur dans l'obfcu-
rité quiconque eft accoutumé d'y être.
Voilà donc pour nos jeux de nuit
lin autre avantage ajouté au premier:
mais pour que ces jeux réulfilfent, je
n'y puis trop recommander la gaité.
Rien n'eft fi trifte que les ténèbres :
n'allez pas enfermer votre enfant dans
un
©u DE l'Éducation. ^é"!-
un cachot. Qu'il rie en entrant dans
i'obfcurité j que le rire le reprenne
avant qu'il en forte ; que , tandis qu'il
y eft , l'idée des amufemens qu'il
quitte , & de ceux qu'il va retrouver,
le défende des imaginations phantaf-
tiques qui pourroient l'y venir cher-
cher.
Il eft un terme de la vie au-delà
duquel on rétrograde en avançant. Je
fens que j'ai palTé ce terme. Je recom-
mence , pour ainfi dire , une autre
carrière. Le vuide de l'âge mûr , quf
s'eft fait fentir à moi , me retrace le
doux tems du premier âge. En vieil-
liflanr je redeviens enfant , &c je me
rappelle plus volontiers ce que j'ai
fait à dix ans , qu'à trente. Ledteurs ,
pardonnez-moi donc de tirer quelque-
fois mes exemples de moi-même ; car
pour bien faire ce livre , il faut que
je le fafTe avec plaifir.
J'étois à la campagne en penfion ,
chez un Miniftre appelle M. Lamber-
Tome L Q
-/Ti Emile,
cier. J'avois pour camarade un Co\.U
fin plus riclie que moi , 8c qu'on trai-
toic en héritier , tandis qu'éloigné de
mon père , je n'étois qu'un pauvre or-
phelin. Mon grand Coudn Bernard
étoit fingulierement poltron , fur tour
la nuit. Je me moquai tant de fi frayeur,
que M. Lambercier , ennuyé de mes
vanreries , voulut mettre mon courage
à l'épreuve. Un foir d'automne , qu'il
faifoit très obfcur , il me donna la clef
du Temple , &: me dit d'aller chercher
dans la chaire la Bible qu'on y avoir
laiiïce. Il ajouta, pour me piquer d'hon-
neur, quelques mots qui me mirent
dans rimpuilfance de reculer.
Je partis fms lumière j fi j'en avois
eu , ç'auroit peut-être été pis encore.
11 falloir paiîer par le cimetière j je
le traverfai caillar dément ; car tant
que je me fenrois en plein air , je n'eus
jamais de frayeurs nodlurnes.
En ouvrant la porte, j'entendis à h.
yûùie un certain retentilTement quç
ou DE l'Éducation. 5(^5
je crus reffembler à des voix , & qui
commença d'ébranler ma fermené ro-
maine. La porte ouverte , je voulus
entrer : mais à peine eus-je fait quel-
ques pas , que je m'arrêtai. En apper-
cevant robfcurité profonde qui régnoit
dans ce vafte lieUj je fus faift d'une
terreur qui me fit dreiïer les cheveux j
je rétrograde , je fors , je me mets à
fuir tout tremblant. Je trouvai dans
la cour un petit chien nommé Sultan,
dont les careflfes me rafTurerent. Hon-
teux de ma frayeur , je revins fur mes
pas , tâchant pourtant d'emmener avec
moi Sultan , qui ne voulut pas me
fuivre. Je franchis brufouement la
porte , j'entre dans l'Eglife. A peine
y fus- je rentré , que la frayeur me
reprit, mais fi fortement, que je per-
dis la tête-, & quoique la chaire Hit
à droite , & que je le fulïe très bien ,
ayant tourné fans m'en appercevoir ,
je la cherchai longtems à gauche , je
m'embi^rralTai dans les bancs , je ne
Qij
3^4 h M I L E
É
fivois plus où j'érois j & ne pouvant
trouver ni la chaire , ni la porte , je
tombai dans un bouleverfement inex-
primable. Enfin j'apperçois la porte ,
je viens à bout de fortir du Temple ,
ôc je m'en éloigne comme la première
fois , bien réfolu de n'y jamais rentrer
ieul qu'en plein jour.
Je revieiis jufqu'à la maifon. Prêt
à entrer , je diftingue la voix de M.
Lambercier à de grands éclats de rire.
Je les prends pour moi d'avance , ôc
confus de m'y voir expofé , j'héfire à
ouvrir la porte. Dans cet intervalle,
j'entends Mademoifelle Lambercier
s'inquiéter de moi , dire a. la Servante
de prendre la lanterne , & M. Lam-
bercier fe difpofer à me venir chercher,
efcorté de mon intrépide coufin , au-
quel en fuite on n'auroit pas manqué
de fiire tout l'honneur de l'expédition.
A l'inftant toutes mes frayeurs ceflent ,
ëc ne me laiffent que celle d'ctre fur-
pris dans ma fiùre ; je cours, je yqU
ou DE l'Éducation. 5^5
au Temple , fans m'égarer , fans tâton-
ner» j'arrive à la chaire, j'y monte ,
je prends la Bible , je m'élance en
bas , dans trois fauts je fuis hors du
Temple , dont j'oubliai même de fer-
mer la porte , j'entre dans la chambre
hors d'haleine, je jette la Bible fur la
table , effaré, mais palpitant d'aife d'a-
voir prévenu le fecours qui m'étoic
deftiné.
On me demandera fi je donne ce
trait pour un modèle à fuivre , & pour
un exemple de la gaité que j'exige
dans ces fortes d'exercices ? Non j mais
je le donne pour preuve que rien
n'eft plus capable de ralfurer quicon-
que eft effrayé des ombres de la nuit,
que d'entendre dans une chambre voi-
flne une compagnie atfemblée rire de
caufer tranquillement. Je voudrois
qu'au lieu de s'amufer ainfi feul avec
fon Elevé , on rafîemblât les foirs
beaucoup d'enfans de bonne humeur 5
qu'on ne les envoyât pas d'abord fé-
56'^ Emile,
parement , mais plufieurs enfemble y
& qu'on n'en hafardat aucun parfai-
tement feul , qu'on ne fe fut bien af-
fûté d'avance qu'il n'en feroit pas trop
effrayé.
Je n'imagine rien de fi plaifant &
de fi utile que de pareils jeux , pour
peu qu'on voulût ufer d'adrefie à les
oi donner. Je ferois dans une grande
falle une efpece de labyrinthe , avec
des tables, des fauteuils, des chaifes,
des paravents. Dans les inextricables
tortuofités de ce labyrinthe , j'arraa-
gerois au milieu de huit ou dix boctes
d'attrapes une autre bocteprefque fem-
blable , bien garnie de bonbons j je
défigneroisen termes clairs, mais fuc-
cindls , le lieu précis où fe trouve la
benne bocte j je donnerois le renfei-
gnement fuffifant pour la diftinguer à
des gens' plus attentifs Se moins étour-
dis que des enfans (i ) i puis , après
il}) Pour les exercer à l'auencioa ne leur dices \i-
ou DE l'Éducation. ^6j
avoir fait tirer au fort les petits con-
cLirrens, je les enverrois tous l'un après
l'autre , jufqu'à ce que la bonne bcëte
fût trouvée j ce que j'aurois foin de
rendre difficile , à proportion de leur
iiabileté.
Figurez- vous un petit Hercule arri-
vant une boc te à la main,tout lier de fon
expédition. La bocte fe met fur latible,
on l'ouvre en cérémonie. J'entends d'ici
les éclats de rire , les huées de la bande
joyeufe , quand, au lieu des confitures
qu'on attendoit , on trouve bien pro-
prement arrangés fur de la moufTe ou
fur du coton , un hanneton , un efcar-
got, du charbon, du gland, un na-
vet , ou quelque autre pareille denrée.
D'autres fois, dans une pièce nouvelle-
ment blanchie on fufpendra , près du
mur , quelque jouet , quelque petit
mais que des chofes qu'ils aieni: un intérêt fenfible Se
préfent à bien entendre ; fur-couc point de longueurs ,
jamais un mot fuperHii. Mais auffî ne laiiïez dans vos
«Ufi-oursni obfcuricéni équivoque.
Q iv
^6Î É M î 1 î ,'
meuble qu'il s'agira d'aller chercher "
fans toucher au mur, A peine celui
<jui l'apportera fera-t-il rentré, que,
pour peu qu'il ait manqué à la condi-
tion , le bout de fon chapeau blanchi ,
le bout de fes fouliers , la bafque de
fon habit , fa manche trahiront fa mal-
adrefTe. En voilà bien afTez , trop peut-
ctre , pour faire entendre l'efprit de
ces fortes de jeux. S'il faut tout vous
clire , ne me lifez point.
Quels avantages un homme ainû
élevé n'aura- t-il pas la nuit fur les au-
tres hommes ? Ses pieds accoutumés à
s'affermir dans les ténèbres , fes mains
exercées 1 s'appliquer aifément à tous
les corps environnans , le condui-
ront fans peine dans la plus épaifle
obfcurité. Son imagination pleine des
jeux nocturnes de fa jeunelTe , fe tour-
nera difficilement fur des objets ef-
frayans. S'il croit entendre des éclats
de rire, au lieu de ceux des efprits
follets , ce feront ceux de fes anciens
ou D1 LhDUCATlON. ^o-^
camarades : s'il fe peint une afTemblée,
ce ne fera point pour lui le fabat, mais
la chambre de fon Gouverneur. La
nuit ne lui rappellant que des idées
gaies , ne lui fera jamais afFreufe ; au
lieu de la craindre , il l'aimera. S'a-
git-il d'une expédition militaire , il
fera prêt à toute heure , aufîi-bien feul,
qu'avec fa troupe. Il entrera dans le
camp de Saiil , il le parcourra fans s'é-
garer , il ira jufqu'à la tente du Roi
fans éveiller perfonne , il s'en retour-
nera fans être apperçu. Faut-il enlever
les chevaux de Rhefus , adreflTez-vous
à lui fans crainte. Parmi les gens ait-
trement élevés , vous trouverez difH«»
cilement un UlyfTe.
J'ai vu des gens vouloir, par des
furprifes, accoutumer les enfans à ne
s'effrayer de rien la nuit. Cette mé-
thode eft très-mauvaife j elle produis
un effet tout-contraire à celui qu'on
cherche , ôc ne fert qu'à les rendre tou-
joiirsrplus craintifs. Ni la raifon , ni
^'70 Emile,
l'habitude ne peuvent rafTurer fur l'I-
dée d'un danger p: éfent , dont on ne
peut connoîcre le degré , ni refpece ,
ni fur la crainte des furprifes qu'on a
foavent éprouvées. Cependant, com-
ment s'alfurer de tenir toujours votre
Elevé exempt de pareils accidens ?
Voici le meilleur avis , ce me femble»
dont on puilfe le prévenir là- defTus,
Vous ctes alors , dirois-je à mon Emile^
dans le cas d'une jufte défenfe j car
l'aggrefleur ne vous lailTe pas juger s'il
veut vous faire mal ou peur, ôc comme
il a pris fes avantages , la tuite mcme
n'efc pas un refuge pour vous. Saifif-*
fez donc hardiment celui qui vous fur-
prend de nuit, homme ou bcte , il
n'importe j ferrez-le , empoignez-le de
toute vocre force j s'il fe ciébat , frap-
pez , ne marchandez point les coups,
& quoi qu'il puilTe dire ou faire , ne
lâchez jamais prife , que vous ne fâ-
chiez bien ce q'.e ce(ï ; l'éclaircilTe-
ment vous appiendra probablement
(
ou DE l'Éducation. 371
t[u il n'y avoir pas beaucoup à crain-
dre , & cette manière de traiter les
plaifans doit naturellement les rebu-
ter d'y revenir.
Quoique le toucher foit de tous nos
fens celui dont nous avons le plus con-
tinuel exercice , fes jugemens relienc
pourtant, comme je l'ai dit, impar-
faits & grofliers , plus que ceux d'au-
cun autre ; parceque nous mêlons con-
tinuellement à fon ufage celui de la
vue , &: que l'œil atteignant à l'objet
plutôt que la main , l'efprit juge pref-
que toujours fans elle. En revanche ,
les jugemens du taâ: font les plus fùrs,
précifément, parcequ'ils font les plus
bornés : car ne s'érendant qu'aulli loin
que nos mains peuvent attemdre , ils
rectifient l'étourderie des antres fens ,
qui s'élancent au loin fur des objets
qu'ils apperçoivent à peine , au lieu
que tout ce qu'apperçoic le toucher ,
il l apperçoit bien. Ajourez que , joi-
gnant ^ quand il nous plaît, la force
^72 É M I L î ,
des mufcles à l'aélion des nerfs , non?
nniirons , par une fenfarion ilmulca-
née , au jugement de la température,
des grandeurs , des figures , le juge-
ment du poids & de la folidité. Ainli
le toucher étant de tous les fens celui
qui nous inftruit le mieux de l'impref-
iion que les corps étrangers peuvent
faire fur le nôtre , eft celui dont l'u-
fage eft le plus fréquent, &c nous donne
le plus immédiatement la connoiffance
néceffaire à notre confervation.
Comme 1-e toucher exercé fupplée à
îa vue , pourquoi ne pourroit - il pas
aufli fnppléer à l'ouie jufqu'à certain
point, puifque les fons excitent dans
les corps fonores des ébranlemens fen-
fibles au tadl ? En pofantune main fur
le corps d'un violoncelle , on peut ,
fans lefecours des yeux ni des oreilles
diftinguer à la feule manière dant le
bois vibre Se frémit , fi le fon qu'il
lend eft grave ou aigu , s'il eft tiré
delà chanterelle ou du bourdon» Qu'oa
ou DE l'ÉdUCATIOI^. ^75
exerce le fens à ces différences, je ne
doure pas qu'avec le tems , on n'y pût
devenir fenfible au point d'entendre
un air entier par les doigts. Or ceci
fuppofé , il eft clair qu'on pourroïc
aifément parler aux fourds en mufî-
que j car les fons 8c les tems, n'étant
pas moins fufceptibles de combinai-
fons régulières que les articulations
&c les voix , peuvent ctre pris de même
pour les élémens du difcours.
Il y a des exercices qui emoufTent
le fens du toucher , Sz le rendent plus
obtus : d'autres au contraire l'aiguifent
& le rendent plus délicat 8c plus fin.
Les premiers , joignant beaucoup de
mouvement & de force à la conti-
nuelle imprefîîon des corps durs , ren-
dent la peau rude , calleufe , 6c lui
otent le fen riment naturel j les féconds
font ceux qui varient ce mcme fenti-
ment par un tad léger &c fréquent,,
en forte que l'efprit attentif à des im-
preflîons incelfamment répétées > a&*
^74 É M I L £ 5
quiert la facilité de juger toutes learâ
modifications. Cette différence eft fen-
(îble dans l'ufage des inftrumens de
mufique : le toucher dur & meurtrif-
fant du violoncelle , de la contre-
baflfe , du violon même , en rendant
les doigts plus flexibles, raccornit leurs
extrémités. Le toucher lice 8c poli da
clavecin les rend aufli flexibles & plus
fenfibles en même tems. En ceci donc
le clavecin eft à préférer.
Il importe que la peau s'endurciiTe
aux impreflions de l'air, de puilTe bra-
ver fes altérations ; car c'eft elle qui
défend tout le refte. A cela près^ je
ne voudrois pis que la main trop fervi-
lement appliquée aux mêmes travaux,
vînt à s'endurcir , ni que fa peau de-
venue presque offeufe perdît ce (Qn-
tinient exquis , qui donne à connoître
quels font les corps fur lefquels on la
palTe j &c , félon l'efpece de contacl:,
nous fait quelquefois, dans l'obfcurité,
friffonner en diverfes manières*
ou t>E l'Éducatiok. 575"
Pourquoi fant-il que mon Elevé foie
forcé d'avoir toujours fous fes pieds
une peau de bœuf ? Quel mal y au-
roir-il que la fienne propre pût au
befoin lui fervir de femelle ? Il eft clair
qu'en cette partie , la délicateflfe de la
peau ne peut jamais être utile à rien ,
& peut fouvent beaucoup nuire. Eveil-
lés à minuit an cœur de l'hiver par
l'ennemi dans leur ville , les Gene-
vois trouvèrent plutôt leurs fufils que
leurs fouliers. Si nul d'eux n'avoir fu
marcher nuds pieds , qui fait Ci Ge-
nève n'eut point été prife ?
Armons toujours l'homme contre
les accidens imprévus. Qu'Em.ile coure
les matins à pieds nuds , en toute fai-
fon , par la chambre, par l'efcalier,
par le jardin j loin de l'en gronder,
je l'imiterai ; feulement j'aurai foin
d'écarter le verre. Je parlerai bientôt
des travaux & des jeux manuels \ du
refte , qu'd apprenne à faire tous les
pas qui favorifent les évolutions dit.
^j6 Emile,
corps, à prendre dans toutes les af-
ti rudes une pofition aifée ôc folide ;
qu'il facile fauter en éloignement , en
hauteur , grimper fur un arbre , fran-
chir un mur j qu'il trouve toujours
fon équilibre ; que tous fes mouve-
mens, fes geftes foient ordonnés félon
les loix de la pondération , longtems
avant que la Statique fe mêle de les
lui expliquer. A la manière dont fou
pied pofe à terre , 6c dont fon corps
porte fur fa iambe , il doit fentir s'il
eft bien ou mal. Une alîîette affurée
a toujours de la grâce , & les poftures
les plus fermes font auflî les plus
élégantes. Si ''étois Maître à danfer ,
je ne ferois pas toutes les lingeries de
Marcel (21) , bonnes pour le pays où
* II- ■
(il) célèbre Maître à danfer de Paris , lequel , coa-
noidant bien fon monde, faifoit l'extravagant par rufe,
& donnoit à fon art une importance qu'on f.ignoitde
trouver ridicuie , mais pour laquelle on lui portoit au
fond le plus grand rcfpeft. Dans un autre art , non
moins frivole , on voit encore au'ourdhui un .^rtifte
Comédien faire ainfi l'important &: le fou , & ne
réulur pas moins bien. Cette méthode eft toujours
iùii en liante. Le yiâi ukat , plus iîinpk ôc nioios
ou ©E l'Éducation. 577
il les fait : mais au lieu d'occuper
éternellement mon Elevé à des gamba-
des, je le menerois au pied d'un rocher:
là, je lui montrerois quelle attitude
il faut prendre , comment il faut por-
ter le corps & la tête , quel mouve-
ment il faut faire , de quelle manière
il faut pofer , tantôt le pied , tantôt
la main , pour fuivre légèrement les
fentiers efcarpés , raboteux & rudes.
Se s'élancer de pointe en pointe ,
tant en montant qu'en defcendanto
J'en ferois l'émule d'un chevreuil ^
plutôt qu'un Danfeut de l'Opéra.
Autant le toucher concentre fes opé-
rations autour de l'homme , autant la
vue étend les fiennes au-delà de lui.
C'eft 11 ce qui rend celles-ci trom-
peufes ; d'un coup d'oeil un homme
embraife la moitié de fon horizon.
Dans cette multitude de fenfations fi-
multanées Se de jugemens qu'elles ex-
citent , comment ne fe tromper fur
charlatan , n'y fait point fortune. La modeftie y eil la
vertu des fots.
3 7 s Emile,
aucun? Ainfi la vue eft de tous nos
fens le plus fautif, précifément parce-
qu'il eft le plus étendu, & que , pré-
cédant de bien loin tous les autres ,
fes opérations font trop promptes 8c
trop vades , pour pouvoir être reéti-
fîées par eux. Il y a plus ^ les illuflons
mêmes de la perfpeftive nous font
néceifaires pour parvenir d connoitre
l'étendue , &c à comparer fes parties.
Sans les fauffes apparences , nous ne
verrions rien dans Téloifinement ; fans
les gradations de ç?andeur &c de lu-
miere , nous ne pourrions eftimer au-
cune diftance , ou plutôt il n'y en au-
roit point pour nous. Si de deux arbres
égaux, celui qui eft à cent pas de nous,
nousparoiiroit aufli grand & aulîidif-
tïnCt que celui qui eft à dix , nous les
placerions à côté l'un de l'autre. Si nous
appercevions toutes les dimenfions des
ob ers fous leur véritable mefure , nous
ne verrions aucun efpace , ôc tout
nous paroîtroit lut notre œil.
Le fens de la vue n'a , pour jugeç
ou DE l'Education. ^7^'
îa grandeur des objets & leur dif-
tance , qu'une même mefure , favoir
l'ouverture de l'angle qu'ils font dans
notre œil j Se comme cette ouverture
eft un efïet fimple d'une caufe compo-
fée , le jugement qu'il excite en nous
laiiïè chaque caufe particulière indé-
terminée , ou devient néceflairement
fautif. Car comment diftinguer à la
fimple vue fi l'angle par lequel je vois
un objet plus petit qu'un autre , eft tel
parceque ce premier objet eft en effet
plus petit j ou parcequ'il eft plus
éloigné ?
Il faut donc fuivre ici une méthode
contraire à la précédente ; au lieu de
fimplifier la fenfation , la doubler , la
vérifier toujours par une autre ; aflu-
jettir l'organe vifuel à l'organe tactile,
ôc réprimer , pour ainfî dire , Timpé-
tuofité du premier fens par la marche
pefante &c réglée du fécond. Faute de
nous aflfervir à cette pratique , nos me-
fures par eftimation font très inexac-
tes. Nous n'avons nulle précifîon dans
580 É m: I L ï ,
le coiip-d'oeil pour juger les hauteurs ;
les longueurs , les profondeurs , les
eliftances ; ôc la preuve que ce n'eft pas
tant la faute du fens que de fon ufage,
c'eft que les Ingénieurs , les Arpen-
teurs , les Architedes , les Maiïbns ,
les Peintres , ont en général le coup-
d'œil beaucoup plus sûr qne nous , Ôc
apprécient les mefures de l'étendue
avec plus de jufteirej parceque leur
métier leur donnant en ceci l'expé-
rience que nous négligeons d'acquérir,
ils ôtent l'équivoque de l'angle, par les
apparences qui l'accompagnent, & qui
déterminent plus exaétement à leurs
yeux 5 le rapport des deux caufes de
cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement
au corps fans le contraindre , eft tou-
jours facile à obtenir des enfans. 11 y
a mille moyens de les intérelfer à me-
furer , à connoître , à eftimer les dif-
tances. Voilà im cerifier fort haut ,
comment ferons-nous pour cueillir des
cerifes ? l'échelle de la grange eft-elle
ou DE l'Éducation. 3 Si
bonne pour cela? Voilà un ruiiïeaii
fort large , comment le traverferons-
nous ? une des planches de la cour po-
fera-t-elle fur les deux bords ? Nous
voudrions de nos fenêtres pêcher dans
les fofles du Château ; combien de
braiïes doit avoir notre ligne ? Je vou-
drois faire une balançoire entre ces
deux arbres , une corde de deux toifes
nous fuffira-t- elle ? On me dit que
dans l'autre maifon notre chambre
aura vingt- cinq pieds quarrés j croyez-
vous qu'elle nous convienne ? fera-
t-elle plus grande que celle-ci ? Nous
avons grand faim , voilà deux villages,
auquel des deux ferons -nous plutôt
pour dîner ? &c.
Il s'agiiïbit d'exercer à la courfe un
enfant indolent & pareflTeux , qui ne
fe portoit pas de lui-même à cet exer-
cice ni à aucun autre, quoiqu'on le def-
tinât à l'état militaire : il s'étoit perfua-
dé , je ne fais comment , qu'un homme
de fon rang ne devoitrien faire ni rien
fayoir, 6c que fa noblefle devoit lui
l'Si Ê M I L 1 ;
tenir lieu de bras , de jambes , ainfi qaê
de toute efpece de mérite. A faire d'un
tel Gentilhomme un Achille au pied-
leeer, l'adrefle de Chiron même eût
eu peine à fuffire. La difficulté étoit
d'autant plus grande que je ne vou-
lois lui prefcrire abfolument rien :
J'avois banni de mes droits les exhor-
tations , les promefTes , les menaces,
l'émulation , le defir de briller : com-
ment lui donner celui de courir fans
lui rien dire ? courir moi-même eût
été un moyen peu sûr Se fujet à in-
convénient. D'ailleurs , il s'agiffoit
encore de tirer de cet exercice quel-
que objet d'inftrudion pour lui , afin
d'accoutumer les opérations de la ma-
chine ôc celles du jugement à mar-
cher toujours de concert. Voici com-v
ment je m'y pris : moi , c'efc-à-dire ,
celui qui parle dans cet exemple.
En m "allant promener avec lui les
après-midi , je mettois quelquefois
dans ma poche deux gâteaux d'une ef-
pece qu'il aimoit beaucoup j nous eii^
bu DE l'ÉducAT~ioîI." 5^5
Changions chacun un à la promena-
de (zj) , &: nous revenions fort con-
tens. Un jour il s'apperçut que j'avois
trois gâteaux ; il en ^auroit pu manger
fix fans s'incommoder : il dépêche
promptement le fien pour me deman-
der le troifieme. Non , lui dis-je , je
le mangerois fort bien moi-même ,ou
nous le partagerions , mais j'aime
mieux le voirr difputer i la courfe par
ces deux petits garçons que voilà. Je
les appellai , je leur montrai le gâteau
ôc leur propofai la condition. Ils ne
demandèrent pas mieux. Le gâteau fuc
pofé fur une grande pierre quifervit
de but. La carrière fut marquée, nous
allâmes nous affeoir ^ au fignal donné
les petits garçons partirent : le vido-
rieux fe faific du gâteau _, & le mangea
( 13 ) Promenade champêtre , comme on verra
dans l'inilanr. Les promenades publiques des villes
fontpernicicufes aux enfans de l'un ff. de l'autre fexe*
C'eft là qu'ils commencent à fe rendre vains & â vou-
loir être regardés ; c'eft au Luxembourg , aux Tuille-
ries , fur-tout au Palais-royal , que la belle Jeuncfle de
Paris va prendre cet air iaipatinent & fat qui la read
fi ridicule , & la fait huer &: détefter dans toute l'Eu?
tope.
3 84 Emile,
fans miréricorde aux yeux des fpeda-
teurs & du vaincu.
Cet amufeinent valoir mieux que
le gâteau , mais il ne prit pas d'abord
& ne pioduifit rien. Je ne me rebutai
ni ne me preffai j l'inftitution dos en-
fans eft un métier où il faut favoir
perdre du tems pour en gagner. Nous
continuâmes nos promenades ; fouvent
on prenoit trois gâteaux, quelquefois
quatre, 6c de tems à autre il y en avoir
un , même deux pour les coureurs. Si
le prix n'ctoit pas grand , ceux qui le
difputoient n'étoient pas ambitieux ;
celui qui le remportoit étoit loué , fê-
té , tout fe faifoit avec appareil. Pour
donner lieu aux révolutions ôc au-
gmenter l'intérêt, je marquois la car-
rière plus longue , j'y fouffrois plu-
lieura concurrens. A peine éroient-ils
dans la lice que tous les paOTans s'ar-
rêtoient pour les voir j les acclama-
tions , les cris , les battemens de mains
les animoient j je voyois quelquefois
mon
!
ou DE l'Éducation. 5S5
mon petit bon-homme trefTaillir , fe
lever , s'écrier quand l'un ctoît prêt
d'atteindre ou de pafTer l'autre : c'é-
toient pour lui les Jeux Olympiques.
Cependant les concurrens ufoienc
quelquefois de fupercheriej ils fe re-
tenoient mutuellement ou fe faifoient
tomber , ou pouflToient des cailloux au
paifage l'un de l'autre. Cela me four-
nit un fujet de les féparer , ôc de les
faire partir de différens termes , quoi-
qu'également éloignés du but ; on
verra bien-tôt la raifon de cette pré-
voyance ; car je dois traiter cette im-
portante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours manger
fous fes yeux des gâteaux qui lui fai-
foient grande envie , Monfieur le
Chevalier s'avifa de foupçonner en-
fin que bien courir pouvoir être bon
à quelque chofe , ôc voyant qu'il avoir
aufli deux jambes il commença de s'ef-
fayer en fecret. Je me gardai d'en rien
voirj mais je compris que mon lira-
Tome /. R
^S6 Emile,
rap-ême avoir réufli. Quand il fe crut
aiïez fôrr , ( & je lus avanr lui dans fa
penfée ) il afïeda de m'imporruner
pour avj'-r le gdreau reftant. Je le re-
fufe; il : obftine , & d'un arr dépiré
il me dir a la hn : Hé bien , merrez-
le fur la pierre , marquez le champ >
êc nous veTons. Bon ! lui dis -je en
rianr , eft-cc qu'un Chevalier fait cou-
rir ? Vous gagnerez plus d'appétit, ôc
non de quoi le fatisfaire. Piqué de ma
raillerie , il s'évertue & remporte la
pîix d'autant plus aifément que j'avois
tait la lice très courte , cv' pris foin d'é-
carter le meilleur coureur. On conçoit
comment ce premier pas étant fait, il
me fut aifé de le tenir en haleine. Bien-
tôt il prit un tel goût à cet exercice ,
que , fans faveur, il étoir prefque sûr
de vaincre mes poliçons à la courfe ,
quelque longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produifie
\\n autre auquel Je n'avois pas fongé.
Quand il remportoit rarement le prix.
ou DE l'ÉdUCATIOI^. 587
il le mangeoit prefque toujours feul ,
ainfi que faifoient fes concurrens ; mais
en s'accoutumant à la vidloire, il devine
généreux , & partageoit fouvenr avec
les vaincus. Cela me fournit à moi-
même une obfervation morale , ôc j'ap-
pris par-là quel écoit le vrai principe
de la générofîté.
En continuant avec lui de marquée
en difFérens lieux les termes d'où cha-
cun devoit partir à-la-fois , je fis , fans
qu'il s'en apperçût , les diftances iné-
gales , de forte que l'un , ayant à faire
plus de chemin que l'autre pour ar-
river au même but , avoit un défavan-
tage vifible : mais quoique je lailTafTe le
choix à mon Difciple , il ne fa voit pas
s'en prévaloir. Sans s'embarra{rer de la
diftance , il préféroit toujours le beau
chemin ; de forte que , prévoyant aifé-
ment fon choix,j'étois à-peu-près le maî-
tre de lui faire perdre ou gagner le gâ-
teau à ma volonté, ôc cette adrelTe avoit
aufli fon ufage à plus d'une fin. Cepen-
Rij
5 o § Emile,
dam , comme mon delTein étoir qu'il
s'apperçLit de la difïéi-ence , je tâchois
de la lui rendre fenfîble; mais quoi-
qu'indolent dans le calme , il étoit fi
vif dans fes jeux , Se fe délîoit ii peu
de moi , que j'eus routes les peines
du monde à lui faire appercevoir que
je le trichois. Enfin ^ j'en vins à bout
malgré fon écourderie ; il m'en fie
des reproches. Je lui dis , dequoi vous
plaignez-vous ? Dans un' don que je
veux bien faire , ne fuis-je pas maître
<le mes conditions ? Qui vous force x
courir ? Vous ai-je promis de faire les
lices égales ? N'avez-vouspas le choix ?
Prenez la plus courte , on ne vous en
empcche point : comment ne voyez-
vous pas que c'eft vous que je favo-
rife, & que Tinégalité dont vous mur-
murez eft toute à votre avantage ft
vous favez vous en prévaloir ? Cela
croit clair , il le comprit , & pour
choifir , il fallut y regarder de plus
près. D'abord on voulut compter les
Ou DE L'ÈDUCAtlON. ^^^9
|jas j mais la mefure des pas d'un en-
fant eft lente & fautive j de plus , je
m'avifai de multiplier les courfes dans
un mcme jour, &' alors l'amufement
devenant une efpece de paflion , l'on
avoit regret de perdre à mefurer les
lices le rems deftiné à les parcourir.
La vivacité de l'enfance s'accomode
mal de ces lenteurs ; on s'exerça donc
à mieux voir , d mieux eftimer une
diftance à la vue. Alors j'eus peu de
peine à étendre & nourrir ce goût.
Enfin , quelques mois d'épreuves &
d''erreurs corrigées , lui formèrent tel-
lement le compas vifuel , que quand
je lui mettois par la penfée un gâteau
fur quelque objet éloigné , il avoit le
coup - d'œil prefque auiîî sûr que la
chaîne d'un Arpenteur.
Comme la vue eft: de tous les fens
celui dont on peut le moins féparef
ies jugemens de l'efprit , il faut beau-
coup de tems pour apprendre à voir j
^1 faut avoir long-tems comparé la
R iij
2f)0 JbMILE,
■vue an toucher pour accoutumer le
premier de ces deux fens à nous faire
un rapport fidèle des figures & des dif-
tances : fans le toucher, fans le mou-
vement progreflîf, les yeux du monde
les plus perçans ne fauroienr nous don-
ner aucune idée de l'étendue. L'uni-
Yers entier ne doit être qu'un point
pour une huître ; il ne lui paroîtroit
rien de plus quand même une ame
humaine informeroit cette huître. Ce
n'eftqu'à force de marcher, depalper,
de nombrer , de mefurer les dimen-
fions qu'on apprend à les eftimer :
mais auflî fi l'on mefuroit toujours, le
fens fe repofant fur l'inftrument n'ac-
querroit aucune luftelTe. Il ne faut
pas non plus que l'enfant pafTe tout-
d'un-coup de la mefure à l'eftimarion 5,
il faut d'abord que, continuant à com-
parer par parties ce qu'il ne fauroic
comparer tout-d'un-coup , à des ali-
quotes précifes , il fubftitue des ali-
quotespar appréciation , de qu'au lieu
ou DE l'Éducation. 59Î
d'appliquer toujours avec la main la
mefure , il s'accoutume à l'appliquer
feulement avec les yeux. Je voudrois
pourtant qu'on vérifiât fes premières
opérations par des mefures réelles afin
qu'il corrigeât (qs erreurs , & que s'il
refte dans le fens quelque faufle appa-
rence , il apprît à la rectifier par un
meilleur jugement. On a des mefures
naturelles qui font â-peu-près les mê-
mes en tous lieux j les pas d'un homme,
l'étendue de fes bras , fa ftature.
Quand l'enfant eftime la hauteur d'un
étage 5 fon Gouverneur peur lui fervir
de toife j s'il eftime la hauteur d'un
clocher , qu'il le toife avec les maifons.
S'il veut favoir les lieues de chemin ,
qu'il compte les heures de marche j
ôc fur-tout qu'on ne falfe rien de tout
cela pour lui , mais qu'il lefaffe lui-
même.
On ne fauroit apprendre à bien ju-
ger de l'étendue & de la grandeur des
corps j qu'on n'apprenne à connoitre
R iv
^^i Emile,
auffi leurs figures Se même à les imi-
ter j car au fond cette imitation ne
tient abfolument qu'aux loix de la
perfpedive, &c l'on ne peut eftimer
l'étendue fur fes apparences , qu'on
n'ait quelque fentiment de ces loix.
Les enfans j grands imitateurs , ef-
fayent tous de deiîiner y je voudrois
que le mien cultivât cet art , non pré-
cifément pour l'art mcme , mais pour
fe rendre l'œil jufte & la main flexi-
ble j & en général il importe fort peu
qu'il fâche cel ou tel exercice , pourvu
qu'il acquière la perfpicacité du fens
&: la bonne habitude du corps qu'on
gagne par cet exercice. Je me garderai
donc bien de lui donner un Maître à
dcffiner , qui ne lui donneroit à imiter
que des imitations , &: ne leferoit def-
fuier que fur des deflTeins : je veux qu'il
n'ait d'autre maître que la nature , ni
d'autre modèle que les objets. Je veux
qu'il ait fous les yeux l'original même
^ non pas le papier qui le reprcfente.
f
ou DE l'Education. 5^3
qu'il crayonne une maifon fur une
maifon , un arbre fur un arbre , un
homme fur un homme , afin qu'il s'ac-
coutume à bien obferver les corps 3c
leurs apparences , & non pas à pren-
dre des imitations faulTes & conven-
tionnelles pour de véritables imita-
tions. Je le détournerai même de rien
tracer de mémoire en l'abfence des
objets, jufqu'à ce que, par à^s obferva-
tions fréquentes , leurs figures exactes
s'impriment bien dans fon imagina-
tion ; de peur que, fubltituant à la
vérité des chofes , des figures bizarres
& fantaftiques , " il ne perde la con-
noilfance des proportions , 6c le goût
des beautés de la nature.
Je fais bien que de cette manière ,
il barbouillera long-tems fans rien
faire de reconnoilTable-, qu'il prendra
tard l'élégance des contours & le trait
kger des Defiinateurs , peut-être ja-
riais le difcernemenc des eftets pitto-
;j:efqaes & le bon goût du delTein j ea
Emile,
revanche il contradera certainemenr
un coup-d'œil plus jufte, une main plus
sûre, la connoiirance des vrais rap-
ports de grandeur & de figure qui font
entre les animaux , les plantes , les
corps naturels , & une plus prompte
expérience du jeu de la perfpeétive r
voilà précifément ce que j'ai voulu
faire , 8c mon intention n'eft pas tant
qu'il fâche imiter les objets que les
comioître j j'aime mieux qu'il me mon-
rre une plante ci'acanthe , ôc qu'il trace
moins bien le feuillage d'un chapi-
teau.
Au refte , dans cet exercice , ainfî
que dans tous les autres , je ne pré-
tends pas que mon Elevé en ait feul
l'amufement. Je veux le lui rendre
plus agréable encore en le partageant
fans celfe avec lui. Je ne veux point
qu'il ait d'autre émule que moi , mais
je ferai fon émule fans relâche &: fans
îifque; cela mettra de l'intérct dans
fes occupations fans caufer de jaloufis
ou DE l'Éducation. 59 ^
entre nous. Je prendrai le crayon à
fon exemple , je l'employerai d'abord
auflî mal-adroitement que lui. Je fe-
rois un Apelles que je ne me trouverai
qu'un barbouilleur. Je com.mencerai
par tracer un homme , comme les la-
quais les tracent contre les murs ; une
barre pour chaque bras , une barre
pour chaque jambe , & les doigts plusf
gros que le bras. Bien long tems après
nous nous appercevrons l'un ou l'au--
tre de cette difproportion ^ nous re-'
marquerons qu'une jambe a de l'épaif-'
feur , que cette épaifTeur n'eft pas
par-tout la même , que le bras a fi
longueur déterminée par rapport ait
corps , &CC. Dans ce progrès je mar-'
cherai tout au plus à côté de lui , ou je
le devancerai de fi peu , qu'il lui fera,
toujours aifé de m'atteindre , Se £on^
vent de me furpalTer. Nous aurons des;
couleurs , des pinceaux j nous tâche-'
rons d'imiter le coloris des objets 8C
toute leur apparence auHî bien cjtie?
K v|
39'^ Emile,
leur figure. Nous enluminerons, noua
peindrons , nous barbouillerons j mais
dans tous nos barbouillages nous ne
celTerons d'épier la nature ; nous ne
ferons jamais rien que fous les yeux du.
Maître.
Nous étions en peine d'ornemens pour
notre chambre , en voilà de tout trou-
vés. Je fais encadrer nos delTeins j je les
fais couvrir de beaux verres, afin qu'on
n'y touche plus, 8c que, les voyant ref-
ter dans l'état où nous les avons mis ,
chacun ait intérêt de ne pas négliger
|es fîens. Je les arrange par ordre au-
tour de- la chambre , chaque deflTein
répété vingt , trente fois ,. & mon-
trant à chaque exemplaire le progrès
de l'Auteur, depuis le moment où la
raaifon n'eft qu'un quarré prefqu'in-
forme , jufqu'à celui où fa façade , fon
profil j fes proportions , fes ombres ,
font dans la plus exaéle vérité. Ces
gradations ne peuvens manquer de
nous offrir fans celfe des tableaux.
ou DE l'Éducation. ■^<)y
intéreflans pour nous , curieux pour
d'autres , 6c d'exciter toujours plus
notre émulation. Aux premiers , aux
plus grofîiers de ces delfeins je mets
des cadres bien brillans , bien do-
rés , qui les rehauirent \ mais quand
l'imitation devient plus exaéte , àc que
le delfein eft véritablement bon , alors
je ne lui donne plus qu'un cadre noir
très fimple j il n'a plus befoin d'autre
ornement que lui-même , & ce feroit
dommage que la bordure partageât l'at-
tention que mérite l'objet. Ainfi , cha-
cun de nous afpire à Mionneur du ca-
dre, uni ; & quand l'un veut dédaigner
un defifein de l'autre , il le condamne
au cadre doré. Quelque jour , peut-
être , ces cadres dorés paiTeront entre
nous en proverbes , èc nous admire-
rons combien d'hommes fe rendent
juftice , en fe faifant encadrer ainfi.
J'ai dit que la Géométrie n'étoitpas
a la. portée des enfans j mais c'eft no-
tre faute. Njous ne fenrons pas que
35)S Emile,
leur méchode n'eft point la nôtre , Sc
que ce qui devient pour nous l'art de
raifonner , ne doit être pour eux que
l'art de voir. Au lieu de leur donner
notre méchode , nous ferions mieux de
prendre la leur. Car notre manière
d'apprendre la Géométrie eft bien au-
tant une affaire d'imagination que de
raifonnement. Quand la propofition
eft énoncée , il faut en imaginer la dé-
monftration , c'eft-à-dire , trouver de
quelle propofition déjà fue celle - la
doit être une conféquence , Se de tou-
tes les conféquences qu'on peut tirer
de cette même propofition , choiiir
précifément celle dont il s'agit.
De cette manière le raifonneur le
plus exa(ft , s'il n'eft inventif, doit
refter court. Auffi qu'arrive-t-il de là ?
Qu'au lieu de nous fa ire trouver les
dcmonftrationSjOn nous les didej qu'au
leu de nous apprendre à raifonner ,
le Maître raifonne pour nous , &: n"e-
xerce que notre mémoire»
ou DE l'Éducation. 599^
Faites des figures exaâres , combi-
nez-les , pofez - les l'une fur l'autre -,
examinez leurs rapports , vous trouve-
rez toute la Géométrie élémentaire en
marchant d'obfervation en obferva-
tion , fans qu'il foit queftion ni de
définitions ni de problêmes , ni d'au-
cune autre forme démonftrative que-
la fîmple fuperpofition. Pour moi je
ne prétens point apprendre la Géo-
métrie à Emile , c'eft lui qui me l'ap-
prendra 5 je chercherai les rapports &
il les trouvera -y car je les chercherai
de manière à les lui faire trouver. Par
exemple , au lieu de me fervir d'un
compas pour tracer un cercle , je le
tracerai avec une pointe au bout d'un
fil tournant fur un pivot. Après cela ^
quand je voudrai comparer les rayons
entr'eux , Emile fe mocquera de moi y
& il me fera comprendre que le même
fil toujours tendu ne peut avoir trace
des diftances inégales.^
Si je veux mefurer un angle de fo£-*
A,Go Emile,
xante - dégrés , îe décris du fommet d^e*
cet angle , non pas un arc , mais un
cercle entier j car avec les enfans il
ne faut jamais rien fous-entendre. Je
trouve que la portion du cercle , com-
prife entre les deux côtés de l'angle ,
eft la fixieme partie du cercle. Après
cela je décris du même fommet un
autre plus grand cercle , Se je trouve
eue ce fécond arc eft encore la lixie-
me partie de (on cercle , je décris un
troifieme cercle concentrique fur le-
quel je fais la même épreuve , &z je
la continue fur de nouveaux cercles ,
jiifqii'à ce qu'Emile , choqué de ma
ftupidité , m'avertifle que chaque arc
grand ou petit compris par le même
angle fera toujours la fixieme partie de
fon cercle, ôcc. Nous voilA tout-à-
l'heure à l'ufage du rapporteur.
Pour prouver que les angles de fui-
te font égaux à deux droits , on décrit
un cercle j moi , tout au contraire , je
iais e.n forte q^u'Emile rem?.rq^ue. ce,»
OU DE l'Education. 401
la , premièrement dans le cercle , &
puis je lui dis j fi l'on ôroit le cercle ,
& qu'on laifsâc les lignes droites , les
angles auroient-ils changé de gran-
deur? &:c.
On néglige la juftefTe des figures , on
la fupporej&: l'on s'attache à la démonf-
tration. Entre nous , au contraire , il
ne fera jamais queftion de démonftra-
rlon. Notre plus importante affaire fe-
ra de tirer des lignes bien droites ,
bien juftes , bien égales ; de faire un
quarré bien parfait , de tracer un cer-
cle bien rond. Pour vérifier la juftelTe
de la figure , nous l'examinerons par
toutes fes propriétés fenfibles , &: cela
nous donnera occafion d'en découvrir
chaque jour de nouvelles. Nous plie-
rons par le diamètre les deux demi-cer-
cles, par la diagonale les deux moitiés
du quarré : nous comiparerons nos deux
figures pour voir celle dont les bords
conviennent le plus exactement , &
par conféquent la mieux faite j noiis.
40i H M ILE,
difputerons fî cette égalité de parta-
ge doit avoir toujours lieu dans les
parallelogrames , dans les trapèzes ,
&c. On elTayera quelquefois de pré-
voir le fuccès de l'expérience avant
de la faire , on tâchera de trouver des
raifons , Sec.
La Géométrie n'eft pour mon Elevé
que l'art de fe bien fervir de la régie
&: du compas ; il ne doit point la con-
fondre avec le deiTein , où il n'em-
ployera ni l'un ni l'autre de ces inftru-
mens. La régie & le compas feront
renfermés fous la clef, ôc l'on ne lui
en accordera que rarement l'ufage &c
pour peu de tems , afin qu'il ne s'ac-
coutume pas à barbouiller j mais nous
pourrons quelquefois porter nos figu-
res à la promenade & caufer de ce que
nous aurons fait eu de ce que nous
voudrons faire.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu à
Turin un jeune homme , à qui , dans
fon enfance, on avoir appris les rap*
ou DE l'Éducation. 405
ports des contoifrs & des furfaces, en
lui donnant chaque Jour à choifir dans
toutes les figures géométriques des
gauffres ifopérimetres. Le petit gour-
mand avoit épuifé l'art d'Archimede
pour trouver dans laquelle il y avoit
le plus à manger.
Quand un enfant joue au volant, il
s'exerce l'œil 5c. le bras à la jufteffe ;
quand il fouette un fabot , il accroît
fa force en s'en fervant , mais fans rien
apprendre. J'ai demandé quelquefois
pourquoi l'on n'offroit pas aux enfans
les mêmes jeux d'adreiTe qu'ont les
hommes ; la paume , le mail , le bil-
lard , l'arc , le balon , les inftrumens
de mufîque. On m'a répondu que quel-
ques-uns de ces jeux étoient au-deffus
de leurs forces , & que leurs membres
& leurs organes n'étoient pas afTez for-
més pour les autres. Je trouve ces rai-
fons mauvaifes : un enfant n'a pas la
taille d'un homme , & ne laifle pas de
porter un habit fait comme le Tien. Je
404 Emile,
n'entens pas qu'il joue avec nos ma{^
fes fur nn billard haut de trois pieds j
je n'entens pas qu'il aille peloter dans
nos tripots , ni qu'on chargé fa petite
main d'une raquette de Paulmier, mais
qu'il joue dans une falle dont on aura
garanti les fenêtres j qu'il ne fe ferve
que de balles molles , que (qs premiè-
res raquettes foient de bois , puis de
parchemin , &c enfin de corde à boyau
bandée à proportion de fon progrès.
Vous préférez le volant , parcequ'il
fatigue moins 6c qu'il eft fans danger.
Vous avez tort par ces deux raifons.
Le volant eft un jeu de femmes j mais
il n'y en a pas une que ne fit fuir une
balle en mouvement. Leurs blanches
peaux ne doivent pas s'endurcir aux
meurtriffures , &c ce ne font pas des
contufions qu'attendent leurs vifiges.
Mais nous , faits pour être vigoureux ,
croyons-nous le devenir fans peine 5,
Se de quelle défenfe ferons-nous capa-
blesjfi nous ne fommes jamais attaqués?
ou DE L*ÉdUCATION\ 405
On joue toujours lâchement les jeux
où l'on peut être mal-adroit fans rif-
que 'y un volant qui tombe ne fait de
mal à perfonne j mais rien ne dégour-
dit les bras comme d'avoir à couvrir
la tête, rien ne rend le coup d'œil 11
jufte que d'avoir à garantir les yeux.
S'élancer du bout d'une falle à l'au-
tre > juger le bond d'une balle encore
en l'air , la renvoyer d'une main forte
& sûre , de tels jeux conviennent moins
à l'homme qu'ils ne fervent à le for-
. mer.
Les fibres d'un enfant , dit-on , font
trop molles j elles ont moins de reffort,
mais elles en font plus Héxibles; fon
bras €ft foible, mais enfin c'eft un bras ;
on en doit faire,propûrtion gardée, tout
ce qu'on fait d'une autre machine fem-
blabîe. Les enfans n'ont dans les mains
nulle adrelfe j c'eft pour cela que je veux
qu'on leur en donne : un homme auflt
peu exercé qu'eux n'en auroit pas da-
vantage j nous ne pouvons connoître
40<> Emile,
l'ufage de nos organes qu'après les
avoir employés. Il n'y a qu'une 'lon-
gue expérience qui nous apprenne à
tirer parti de nous-mêmes , ôc cette
expérience eft la véritable étude à la-
quelle on ne peut trop-tôt nous ap-
pliquer.
Tout ce qui fe fait eft faifable. Or
rien n'eft plus commun que de voir
des enfans adroits &c découplés , avoir
dans les membres la même agilité que
peut avoir un homme. Dans prefque
toutes les Foires on en voit faire des
équilibres , marcher fur les mains ,
fauter , danfer fur la corde. Durant
combien d'années des troupes d'en-
fans n'ont-elles pas attiré par leurs
ballets des Spectateurs à la Comédie
Italienne ? Qui eft-ce qui n'a pas oui
parler en Allemagne ôc en Italie de la
Troupe pantomime du célèbre Nico-
lini ? Quelqu'un a-t-il jamais remar-
qué dans ces enfans des mouvemens
jaioins développés, des attitudes moins
ou DE l'Education. 407
gracieufes , une oreille moins jufte ,
une danfe moins légère que dans les
Danfeurs tout formés ? Qu'on ait d'a-
bord les doigts épais , courts , peu mo-
biles j les mains potelées & peu capa-
bles de rien empoigner , cela empêche-
t-il que plufieurs enfans ne fâchent
écrire ou delîîner à l'âge où d'autres ne
favent pas encore tenir le crayon ni la
plume ? Tout Paris fe fouvient encore
de la petite Angloife qui faifoit à dix
ans des prodiges fur le clavecin. J'ai vd
chez un Magiftrat, fon fils, petit bon-
homme de huit ans , qu'on mettoit fur
la table au delTert comme une ftatue
au milieu des plateaux , jouer là d'un
violon prefqu'aufll grand que lui , &C
furprendre par fon exécution les Ar-
tiftes mêmes.
Tous ces exemples ôc cent mille
autres prouvent , ce me femble , que
l'inaptitude qu'on fuppofe aux enfans
pour nos exercices eft imaginaire, &:
<jue , Cl on ne les voit point réuffir
^.ôS É M I LE,
dans quelques-uns, c'eft qu'on ne le?
y a jamais exercés.
On me dira que je tombe ici par
rapport au corps dans le défaut de la
culture prématurée que je blâme dans
les enfans par rapporta l'efprit. La dif-
férence efttrès grande; car l'un de ces
progrès n'eft qu'apparent , mais l'autre
eft réel. J'ai prouvé que l'efprit qu'ils
paroifTent avoir ils ne l'ont pas, au lieu
que tout ce qu'ils paroilTent faire ils
le font. D'ailleurs on doit toujours
fonger que tout ceci n'eft ou ne doit
être que jeu , direélion facile 3c vo-
lontaire des mouvemens que la nature
leur demande , art de varier leurs amu-
femens pour les leur rendre plus agréa-
bles , fans que jamais la moindre con-
trainte les tourne en travail : car en-
fin de quoi s'amuferont-ils, dont je ne
puilfe faire un objet d'inftrudion pour
eux ? ôc quand je ne le pourrois pas ,
pourvu qu'ils s'amufent fans inconvé-
nient ôc que le teras fe palTe , leur pro-
ou DE l'Éducation. 4031
grès en toute cliofe n'importe pas
quant à-préfent , au lieu que lorfqu'il
faut néceffairement leur apprendre
ceci ou cela , comme qu'on s'y pren-
ne , il eft toujours impoffible qu'on en
vienne à bout fans contrainte , fans
fâcherie ôc fans ennui.
Ce que j'ai dit fur les deux fens
dont l'ufage eft le plus continu & le
plus important, peut fervir d'exemple
de la manière d'exercer les autres. La
vue Se le toucher s'appliquent égale-
ment fur les corps en repos ôc fur les
corps qui fe meuvent j mais comme
il n'y a que l'ébranlement de l'air qui
puilTe émouvoir le fens de l'ouie , il
n'y a qu'un corps en mouvement qui
fafle du bruit ou du fon , 6c Ci tout
étoit en repos , nous n'entendrions ja-
mais rien. La nuit donc où, ne nous
mouvant nous-mêmes qu'autant qu'il
nous plaît, nous n'avons à craindre
que les corps qui fe meuvent , il nous
importe d'avoir l'oreille alerte , dç
Tome L 5
jlQ t, M I L E ,
pouvoir juger par la fenfation qui
nous frappe, fi le corps qui la caufe eft
grand ou petit , éloigné ou proche ,
Il fon ébranlement efi: violent ou foi-
ble. L'air ébranlé eft fujet à des ré-
percuiTions qui le réHéchiflent , qui
produifant des échos répètent la fenfa-
tion , Se font entendre le corps bruyant
ou fonore en un autre lieu que celui
où il eft. Si dans une plaine ou dans
une vallée on met l'oreille a terre , on
entend la voix des hommes & le pas
des chevaux de beaucoup plus loin
qu'en reftant debout.
Comme nous avons comparé la vue
au toucher , il eft bon de la compa-
rer de même à l'ouie , & de favoir la-
quelle des deux iraprelTîons partant à
la fois du même corps arrivera le plu-
tôt à fon organe. Quand on voit le feu
d'un canon on peut encore fe mettre
à l'abri du coup j mais fitôt qu'on en-
tend le bruit , il n'eft plus tems , le
boulet eft-là. On peut juger de la diA
ou DE l'ÉdUCATTON. 411
tance où fe fait le tonnerre , par l'in-
tervalle de teins qui fe pafle de l'éclair
au coup. Faites en force que l'enfant
connoifle toutes ces expériences j qu'il
falfe celles qui font à fa portée. Se qu'il
trouve les autres par indudion j mais
j'aime cent fois mieux qu'il les igno-
re , que s'il faut que vous les lui di-
(lez.
Nous avons un organe qui répond
à l'ouie , favoir celui de la voix j nous
n'en avons pas de même qui répon-
de à la vue , Se nous ne rendons pas
les couleurs comme les fons. C'eft un
moyen de plus pour cultiver le pre-
mier fens , en exerçant l'organe adif
& l'organe paflif l'un par l'autre.
L'homme a trois fortes de voix , fa-
voir, la voix parlante ou articulée,
la voix chantante ou mélodieufe. Se
la voix pathétique ou accentuée , qui
fert de langage aux paillons. Se qui ani-
me le chant Se la parole. L'enfant a
ces trois fortes de voix ainli que l'hom-
Sij
41 i Emile,
me , fans les favoir ailier de même :
il a comme nous le rire j les cris , les
plaintes , l'exclamation , les gémifle-
mens , mais il ne fait pas en mêler les
•inflexions aux deux autres voix. Une
mufique parfaite eft celle qui réunit le
mieux ces trois voix. Les enfans font
i-ncapables de cette mufique- U, «Scieur
chant n'a jamais d'ame. De même dans
la voix parlante leur langage n'a point
d'accent^ ils crient , mais ils n'accen-
tuent pas 'y Se comme il y a peu d'é-
nergie dans leur difcours , il y a peu
d'accent dans leur voix. Notre Elevé
aura le parler plus uni , plus fimple
encore , parceque fes paffîons n'étant
pas éveillées ne mêleront point leur
langage au iîen. N'allez donc pas lui
donner à réciter des rôles de Tragédie
& de Comédie , ni vouloir lui appren-
dre , comme on dit , à déclamer. Il
iiura trop de fens pour favoir donner
imton à deschofes qu'il ne peut enten-
dre , & de l'expreflion à des fentimens
^u'il n'éprouva jamais,
ou DE l'Éducation. 41 f
Apprenez - lui à parler uniment ,
clairement , à bien articuler , à pronon-
cer exactement &c fans aftedation , a
connoître &c àfuivre l'accent gramma-
tical de la profodie, à donner toujours
aiïez de voix pour être entendu , mais
à n'en donner jamais plus qu'il ne
faut j défaut ordinaire aux enfans éle-
vés dans les Collèges : en toute chofe
rien de fuperflu.
De mcme dans le chant rendez fa
voix jufte , égale , flexible , fonore , fori
oreille fenfible à la mefure & à Ihar-
monie , mais rien de plus. La niufique
imitative & théâtrale n'efi: pas de fon
âge. Je ne voudrois pas même qu'il
chantât des paroles ; s'il en vouloir
chanter , je tâcherois de lui faire des
chanfons exprès , intéreflantes pour fon.
âge , ôc auiîi fîmples que {qs idées.
On penfe bien qu'étant fi peu preflé
de lui apprendre à lire l'écriture , je
ne le ferai pas, non plus, de lui appren-
idre à lire la mufique. Ecartons de fon
^S iij
j^ij^ Emile,
cerveau tonte attention trop pénible ,
8c ne nous hâtons point de fixer fon
efprit fur des fignes de convention.
Ceci , je l'avoue , femble avoir fa dif-
ficulté j car fi la connoiffance des no-
tes ne paroît pas d'abord plus nécef-
faire pour favoir chanter que celle des
lettres pour favoir parler , il y a pour-
tant cette différence , qu'en parlant
nous rendons nos propres idées , ôc
qu'en chantant nous ne rendonsgueres
que celles d'autrui. Or pour les ren-
dre , il faut les lire.
Mais premièrement , au lieu de les
lire on les peut ouir , & un chant fe
rend à l'oreille encore plus fidèlement
qu'à l'œil. De plus, pour bien favoir
la mufique il ne fuffit pas de la ren-
dre , il la faut compofer , Se l'un doit
s'apprendre avec l'autre , fans quoi
l'on ne la fait jamais bien. Exercez vocr*
petit Muficien d'abord à faire des
phrafes bien régulières , bien caderu
xées j enfuiteà les lier entre- elles paï
ou DE l'Éducation. 41 5
nne modulation très fimple j enfin à
marquer leurs difïérens rapports par
une ponctuation correde , ce qui fe
tait par le bon choix des cadences èc
Aqs repos. Sur-tout jamais de chant
bizarre , jamais de pathétique ni a ex-
preflîon. Une mélodie toujours chan-
tante & fîmple, toujours dérivante des
-cordes eflencielles du ton , & toujours
indiquant tellement la balïe qu'il la
lente ce l'accompagne fans peine j car
pour fe former la voix &c l'oreille ,
il ne doit jamais chanter qu'au cla--
vecin.
Pour mieux marquer les fons on les
articule en les prononçant; de-là l'u-
fage de folfier avec certaines fyllabes.
Pour dillinguer les dégrés , il frait
donner des noms & à ces degrés & à
leurs différens termes fixes ; de-là les
noms des intervalles , & auiTi les let-
tres de l'alphabet dont on marque les
touches du clavier Se les notes de la
gamme. C & A défignent des fous
S iv
J^lS É M I L 1 j
fixes , invariables , toujours rendus
par les mêmes touches. Ut &c la font
autre chofe. Uc eft conftamment la
tonique d'un mode majeur, ou la mé-
fiante d'un mode mineur. Zizeft conf-
tamment la tonique d'un m.ode mi-
neur, ou la fixieme note d'un mode ma-
jeur. Ainfi les lettres marquent les
Termes immuables des rapports de no-
tre fyftême mufical , de les fyilabes
marquent les termes homologues des
rapports femblables en divers tons.
i^QS lettres indiquent les touches du
clavier , &: les fyllabes les degrés du
mode. Les Muliciens François ont
étrangement brouillé ces diftindions ;
ils ont confondu le fens des fyllabes
avec le fens des lettres , & doublant
inutilement les fignes des touches, ils
n'en ont point laifTc pour exprimer les
cordes des tons \ en forte que pour eux
vî 5c C font toujours la même chofe ,
ce qui n'eft pas , &c ne doit pas être ,
car alors dequoi ferviroit C ? Aufli
tr DE l'Éducation. 417
leur manière de folfier eft-elle d'une
difficulté exceffive fans être d'aucune
utilité, fans porter aucune idée nette a
l'efprir , puifque par cette méthode ces
deux fyllabes ut &z mi , par exemple ,
peuvent également fignifierune tierce
majeure , mineure , fuperflue , ou di-
minuée. Par quelle étrange fatalité le
pays du monde où l'on écrit les plus
beaux livres fur la mufique , eft - il
précifément celui où on l'apprend le
plus difficilement ?
Suivons avec notre Elevé une prati-»
que plus ilmple &c plus claire j qu'il n^
ait pour lui que deux modes dont les
rapports foient toujours les mêmes &c
toujours indiqués par les mêmes fyl-
labes. Soit qu'il chante ou qu'il joue
d'un inftrument , qu'il fachê établir
fon mode fur chacun des douze tons
qui peuvent lui fervir de bafe , & que,
foit qu'on module en D , en C , en
G , &c. la finale foit toujours ut ou ta
felon le mode. De cette manière il
Sr
^iS É M r L E ;
vous concevra toujours , les rappofts
efTenciels du mode pour chanter Se
jouer jufte feront toujours préfens a
fon efprit , fon exécution fera plus
nette & fon progrès plus rapide. Il n'y
a rien de plus bizarre que ce que les
François appellent folfier au naturel ;
c'eft éloigner les idées de la chofe pour
en fubftituer d'étrangères qui ne font
qu'égarer. Rien n'eft plus naturel que
de folfier par tranfpofirion , lorfque le
mode eft tranfpofé. Mais c'en eft trop
fur la mufique j enfeignez-la comme
vous voudrez , pourvu qu'elle ne foie
jamais qu'un amufement.
Nous voilà bien avertis de l'état des
corps étrangers par rapport au nôtre,
de leur poids , de leur figure , de leur
couleur , de leur folidité, de leur
grandeur , de leur diftance , de leur
température , de leur repos , de leur
mouvement. Nous fommes inflruits de
ceux qu'il nous convient d'approcher
ou d'éloigner de nous , de la manière
ou DE l'Éducation. 419
dont il faut nous y prendre pour vain-
cre leur réfiftance , ou pour leur en
oppofer une qui nous préferve d'en
erre ofFenfés j mais ce n'eft pas afTez ;
notre propre corps s'épuife fans-celFe ,
il a befoin d'être fans-celfe renouvelle.
Quoique nous ayons la faculté d'en
changer d'autres en notre propre fubf-
tance , le choix n'eft pas indifférent :
tout n'eft pas aliment pour l'homme ;
Se des fubftances qui peuvent l'être ,
il y en a de plus ou de moins conve-
nables , félon la conftitutionde fon ef-
pece , félon le climat qu'il habite ,
félon fon tempéramment particulier ,
& félon la manière de vivre que lui
prefcrit fon état.
Nous mourrions affamés ou empoi-
fonnés, s'il falloit attendre, pour choifir
les nourritures qui nous conviennent ,
que l'expérience nous eût appris à les
connoître & à les choifir : mais la fuprc-
me bonté qui a fait , du plaifir des êtres
fenfibles , l'inftrument de leur confer-
Svj
j^io Emile,
vation , nous avertit , par ce qui plaît
à notre palais , de ce qui convient à
notre eftomac. Il n'y a point naturelle-
ment pour l'homme de Médecin plus
sûr que fon propre appétit ; & à le
prendre dans fon état primitif , je ne
doute point qu'alors les alime«s qu'il
irouvoit les plus agréables ne lui hiC-
ient aufîî les plus fains.
Il y a plus. L'Auteur des chofes ne
pourvoit pas feulement aux befoins
«ju'il nous donne, mais encore à ceux
cjue nous nous donnons nous-mèmes^;
Zc c'eft pour metae toujours le defir à
côté du befoin, qu'il fait que nos goûts
changent & s*alterent avec nos maniè-
res de vivre. Plus nous nous éloignons
^e l'état de nature , plus nous perdons
àe nos goûts naturels j ou plutôt l'ha-
bitude nous fait une féconde nature
«jue nous fubftituons tellement à la
première , que nul d'entre nous ne coït-
noît plus celle-ek
H fuit de>là, que les goûts les plus
ou DE l'Education. 411
naturels doivent être aufiï les plusffnï-
ples j car ce font ceux qui fe tranf-
forment le plus aifément j au lieu qu'en
s'aiguifant , en s'irritant par nos fark-
tai(ies j ils prennent une forme qui ne
change plus. L'homme qui n'eft encore
d'aucun paysfe fera fans peine aux ufa-
ges de quelque pays que ce foit , mais
l'homme d'un pays ne devient plus
celui d'un autre.
Ceci me paroît vrai dans tous les
fens , & bien plus , appliqué au goût
proprement dit. Notre premier ali-
ment eft le lait, nous ne nous accou-
tumons que par degrés aux faveurs
fortes , d'abord elles nous répugnent.
Des fruits , des légumes, des herbes ,
& enfin quelques viandes grillées, fans
afifaifonnement & fans fel , firent les
feftins des premiers hommes (24). Lat
première fois qu'un Sauvage boit do.
(14) V07C2 l'Arcadie de Paufanias -, voyez auffi l^
fcciceau de Plutar4_ue tianfciit d-agrès».
42l Ê M I t ! ^
vin , il fait la grimace & le rejette ^
Se même parmi nous, quiconque a vécu
jufqu'à vingt ans fans goûter de liqueurs
fermentées , ne peut plus s'y accoutu-
mer ^ nous ferions tous abftêmes fi l'on
ne nous eut donné du vin dans nos
jeunes ans. Enfin, plus nos goûtsfont
{impies, plus ils font univerfels j les ré-
pugnances les plus communes tombent
fur des mets compofés. Vit-on jamais
perfonne avoir en dégoût l'eau ni le
pain ? voilà la trace de la nature, voilà
donc auflî notre res^le. Confervons à
^'enfant fon goût primitif le plus qu'il
^ftpofïible j que fajnourriturefoit com-
mune ôc fimple , que fon palais ne fe
familiarife qu'à des faveurs peu rele-
vées , & ne fe forme point un goût
€xclufif.
Je n'examine pas ici Ci cette ma-
nière de vivre efl: plus faine ou non,
ce n'eft pas ainfi que je l'envifage. Il
me fuffit de favoir , pour la préférer ,
que c'eft la plus conforme à la nature.
Gu DE l'Éducation. "411
te celle qui peut le plus aifément fe
plier à toute autre. Ceux qui difenc
qu'il faut accoutumer les enfans aux
alimens dont ils uferont étant grands,
ne raifonnent pas bien , ce me femble.
Pourquoi leur nourriture doit-elle être
la même tandis que leur manière de
vivre eft ii différente ? Un homme
ipuifé de travail , de foucis , de pei-
nes 5 a befoin d'alimens fucculens qui
lui portent de nouveaux efprits au
cerveau ; un enfant qui vient de s'é-
battre , de dont le corps croît, a befoin
d'une nourriture abondante qui lui
faffe beaucoup de chile. D'ailleurs,
l'homme-fait a déjà fon état, fon em-
ploi 5 fon domicile j mais qui eft-ce
qui peut être sûr de ce que la fortune
réferve à l'enfant ? En toute chofe ne
lui donnons point une forme fi déter-
minée , qu'il lui en coûte trop d en
changer au befoin. Ne faifons pas
qu'il meure de faim dans d'autres pays
s'il ne traîne par-tout à fa fuite un cui*»
4^4 Emile,
fînier François , ni qu'il dife un put
qu'on ne fait manger qu'en France.
Voilà , par parenthèfe , un plaifant
éloge ! Pour moi , je dirois au con-
traire 5 qu'il n'y a que les François qui
ne favent pas manger , puifqu'il faut
u^ art fi particulier pour leur rendre
les mets mangeables.
De nos fenfations diverfes , le goût
donne celles qui généralement nous af-
feétent le plus. Aulîî fommes-nous plus
intcrefifés à bien juger des fubftances
qui doivent faire partie de la nôtre,
que de celles qui ne font que l'envi-
romner. Mille chofes font indifféren-
tes au toucher , à l'ouie , à la vue j
mais il n'y a prefque rien d'indifférent
au goût. De plus , l'aétivité de ce fens
eft toute phyfique 8c matérielle, il eft
le feul qui ne dit rien à l'imagination,
du moins celui dans les fenfations du-
quel elle entre le moins , au lieu que
l'imitation &c rimao;ination mclenc
ibuvent du moral àl'impreflion de tous
ou DE l'Erucatiok. 41$'
les autres. Auffi généralement les
cœurs tendres & voluptueux , les ca-
ractères paffionnés & vraiment fenfî-
bles, faciles à émouvoir par les autres
fens . font-ils afiez tiédes fur celui-ci.
De cela même qui femble mettre le goûc
au-deiïbiis d'eux , Se rendre plus mé-
prifable le penchant qui nous y livre^
je conclurois au contraire , que le
moyen le plus convenable pour gou-
verner les enfans eft de les mener par
leur bouche. Le mobile de la gour-
mandife eft fur- tout préférable à celui
de la vanité , en ce que la première eft
un appétit de la nature, tenant immé-
diatement au fens , & que la féconde
eft un ouvrage de l'opinion, fujet au
caprice des hommes & à toutes fortes
d'abus.La gourmandife eft la paflion de
l'enfance; cette palîion ne tient devant
aucune autre ; à la moindre concurrence
elle difparoît. Eh croyez-moi ! l'en-
fant ne ceftera que trop tôt de fonger
à ce qu'il mange, de quand fon cœur
41 <f É M I L î;
fera trop occupé , fon palais ne l'occu-*
pera gueres. Quand il fera grand ,
mille fentimens impétueux donneront
le change à la gourmandife , & ne
feront qu'irriter la vanité ; car cette
dernière paffion feule fait fon profit
des autres, 8c à la fin les engloutit tou-
tes. J'ai quelquefois examiné ces gens
qui donnoient de l'importance aux
bons morceaux , qui fongeoient en
s'éveillant à ce qu'ils mangeroient dans
la journée , & décrivoient un repas
avec plus d'exadtitude que n'en met
Polybe à décrire un combat. J'ai trou-
vé que tous ces prétendus hommes
n'étoient que des enfans de quarante
ans, fans vigueur &: fans confiftance ,
fruges confumere nati. La gourmandife
eft le vice des cœurs qui n'ont point
d'étoffe. L'ame d'un gourmand eft tou-
te dans fon palais , il n'eft fait que pour
manger \ dans fa ftupide incapacité il
n'eft qu'à table à fa place , il ne fait
^'ugeu que des plats : laiflbns-lui fans
ou DE i'ÉdUCATION. 417
regret cet emploi : mieux lui vaut ce-
lui-là qu'un autre, autant pour nous
que pour lui.
Craindre que la gourmandife ne
s'enracine dans un enfant capable de
quelque chofe , eft une précaution de
petit efprit. Dans l'enfance on ne fon-
ge qu'à ce qu'on mange j dans l'aùolef-
cence on n'y fonge plus , tout nous eft
bon , & l'on a bien d'autres affaires.
Je ne voudrois pourtant pas qu'on al-
lât faire un ufage indifcret d'un ref-
fort fi bas , ni étayer d'un bon mor-
ceau l'honneur de faire une belle ac-
tion.Mais je ne vois pas pourquoi, toute
l'enfance n'étant ou ne devant être que
jeux de folâtres amufemens , des exer-
cices purement corporels n'auroient
pas un prix matériel & fenfîble. Qu'un
petit Majorquain , voyant un panier
fur le haut d'un arbre, l'abbatte à coups
de fronde , n'eft-il pas bien jufte qu'il
en profite, & qu'un bon déjeûner lé^
'4l8 É M I L E ^
par&la force qu ilufe à le gagner (15)?
Qu'un jeune Spartiate à travers les rif-
ques de cent coups de fouet fe gliffe ha-
bilement dans une cuifine , qu'il y vole
un renardeau tout vivant , qu'en l'em-
portant dans fa robe il en foit égratigné,
mordu, mis en fan g , & que pour n'a-
voir pas la honte d'être furpris , l'en-
fant fe lailTe déchirer les entrailles
fans fourciller , fans poulTer un feul
cri , n'ell-il pas jude qu'il profite en-
fin de fa proie, ôc. qu'il la mange après
en avoir été mangé /* Jamais un bon
repas ne doit être une récompenfe ,
mais pourquoi ne feroit-il pas l'effet
des foins qu'on a pris pour fe le pro-
curer ? Emile ne regarde point le gâ-
teau que j'ai mis fur la pierre comme
le prix d'avoir bien couru j il fait feu-
lement que le feul moyen d'avoir ce
(lO II y '• bien des lîeclcs que les \fajorquains ont
perdu cet ufage ; il cft du teins de la cclcbiité de leurs
Frondeurs.
ou DE l'Éducation. 425
gâteau eft d'y arriver plutôt qu'un au-
tre.
Ceci ne contredit point les maxi-
mes que j'avançois tout à-l'heure fur
la fimplicité des mets j car pour flat-
ter l'appétit des enfans, il ne s'agit pas
d'exciter leur fenfualité , mais feule-
ment dt la fatisfaire j de cela s'obtien-
dra par les chofes du monde les plus,
communes , il l'on ne travaille pas à
leur rafiner le goût. Leur appétit conti-
nuel qu'excite le befoin de croître , eft
un adaifonnement sûr qui leur tient
lieu de beaucoup d'autres. Des fruits,
du laitage , quelque pièce de four un
peu plus délicate que le pain ordinai-
re j fur-tout l'art de difpenfer fobre-
ment tout cela, voiià de quoi mener
des armées d'enfans au bput du mon-
de , fans leur donner du goût pour les
faveurs vives , ni rifquer de leur bla-»
jser le palais.
Une des preuves que le goût de \%
viande n'eft pas naturel à l'homme ^
43 o Emile,
eft rindifïérence que les enfans ont
pour ce mecs-là , & la préférence qu'ils
donnent tous à des nourritures végé-
tales, telles que le laitage , la pârilferie,
les fruits, ôcc. Il importe fur-tout de
ne pas dénaturer ce goût primitif , &
de ne point rendre les enfans carnaf-
iiers : fi ce n'eft pour leur fanté , c'eft
pour leur cara(5terej car de quelque ma-
nière qu'on explique l'expérience , il
eft certain que les grands mangeurs de
viande font en général cruels de fé-
roces plus que les autres hommes j
cette obfervation eft de tous les lieux
de de tous les tems: la barbarie an-
gloife eft connue {16) j les Gaures, au
contraire, font les plus doux des hom-
mes (lyj.Tous les Sauvages font cruels.
(i<î) Je fais que les Anglois vantent beaucoup leur
humanité 5c le bon naturel de leur Nation , qu'ils ap-
pellent Good natureil feofile ; mais ils ont beau crier
cela tant qu'ils peuvent, perfonne ne le répète après eux.
(17) Les Banians, qui s'abflicnuent de toute chair plus
févercment que les Gaures, fontprefque auili Joux qu'eux;
,inais comme leur morale eft moins pure Se leur culte
moins raifoiuiablc, ils ne font pas d honnêtes gens.
ou DE l'Éducation. 4^1
te leurs mœurs ne les portent point à
l'être, cette cruauté vient de leurs ali-
mens. Ils vont à la guerre comme à la
chafle , & traitent les hommes com-
me les ours. En Angleterre même les
Bouchers ne font pas reçus en témoi-
gnage , non plus que les Chirurgien s j
les grands fcélerats s'endurcifTent au
meurtre en buvant du fang. Homère
fait des Cyclopes , mangeurs de chair,
des hommes affreux , & des Lotopha-
ges un peuple fi aimable , qu'auiricôt
qu'on avoit eflayé de leur commerce ,
on oublioit jufqu'à fon pays pour vi-
vre avec eux.
" Tu me demandes , « difoit Plu-
tarque , » pourquoi Pithagore' sa.hu>
»» tenoit de manger de la chair des
i> bêtes ; mais moi je te demande , au
♦^ contraire , quel courage d'homme
»» eut le premier qui approcha de fa
»* bouche une chair meurtrie , qui
»> brifa de fa dent les os d'une bête
9* expirante , qui fit fervir devant lui
Sïp^l Emile,
t> des corps morts , des cadavres , 6C
?» engloutit dans fon eftomac des
M membres , qui le moment d'aupara-
» vant bèloient, mngifToient , mar-
i> choient &c voyoient ? Comment fa
»> main put-elle enfoncer un fer dans
w le cœur d'un être fenfible ? Com-
» ment fes yeux purent-il fupporter
ȕ un meurtre ? Comment put-il voir
n faigner , ccorcher , démembrer un
u pauvre animal fans défenfe ? Com-
" ment put-il fupporter l'afpeét des
« chairs pantelantes ? Comment leur
M odeur ne lui tît-elle pas foulever le
.»> cœur? Comment ne fut-il pas dé-
ps goûté , repouiïe , faifi d'horreur ,
s> quand il vint à manier l'ordure de
« ces bleflures , à nétoyer le fang noie
»> &c jfigé qui les couvroit?
Si Les peaux rampoient fuc !a terre ccorchécs j
3j Les chairs au feu mugifloieuc embrochées i
9> L'homme ne put les manger fans frémir ,
j> Et dans fon fein les entendit gémir.
^> Yoïli ce qu'il dut imaginer &'
fentir
ou DE l'Éducation. 455
î> fentir la première fois qu'il furmon-
ss ta la nature pour faire cet horrible
>* repas , la première fois qu'il eue
» faim d'une bête en vie , qu'il vou-
i> lut fe nourrir d'un animal qui paif-
t* foit encore , & qu'il dit comment il
ïi falloit égorger, dépecer, cuire la bre-»
s> bis qui lui léchoit les mains. C'eft de
w ceux qui commencèrent ces cruels fe£-
» tins, & non de ceux qui les quittent,
» qu'on a lieu de s'étonner: encore ces
f> premiers -là pourroient-ils juftifier
s> leur barbarie par desexcufesquiman-
jj quent à la nôtre , ôc dont le défaut
« nous rend cent fois plus barbares
sj qu'eux.
« Mortels bien-aimés des Dieux,
S) nous diroient ces premiers hommes,
lî. comparez les tems j voyez combien
w vous êtes heureux & combien nous
?» étions miférables ! La terre nouvel-
« lement formée & l'air chargé de va-
.»> peurs étoient encore indociles à
ii l'ordre des faifons j le cours incec*
Tome I, T
> rain êi^s rivières dcgradoit leurs rix'ei
> de toutes parts : des étangs, des lacs,
> de profonds marécages inondoient
i les trois quarts de la lurface du mon-
> de , l'autre quart étoit couvert de
^ bois & de forêts ftériles. La terre ne
> prodaifûit nuls bons fruits ; nous
> n'avions nuls inftrumens de labou-
y rage, nous ignorions l'apt de nous
en fervir , & le tems de la moilfon
ne venoit jamais pour qui n'avoir
rien femé. Ainfi la taim ne nous
quittoit point. L'hiver , la mou/Te
^C l'écorce des arbres étoient nos
' mecs ordinaires. Quelques racines
> vertes de chien-dent & de bruyère
') étoient pour nous un régal j & quand
les hommes avoient pu trouver des
feines , des noix & du gland , ils eu
danfoient dç joie autour d'un chêne
ou d'un hêtre au fon de quelque
chanfon ruftique , appellant la terre
leur nourrice & leur mère j c'étoit->
là leur uni(jue fête , c'étoient hiu'i
"ou DE l'ÈdUCATION\ 455"
« uniques jeux: tout le reftedelavie
V humaine n'étoit que douleur, peine
9* &c mifere.
1» Enfin , quand la terre dépouillée
95 de nue ne nous offroit plus rien ,
» forcés d'outrager la nature pour nous
» conferver, nous raatigeâmes les com-
y» pagnons de notre mifere plutôt que
j» de périr avec eux. Mais vous , hom-
}i mes cruels , qui vous force à ver-
3» fer du fang ? Voyez quelle afïluenca
}!. de biens vous environne ! Combien
« de fruits vous produit la terre ! Que
» de richelïes vous donnent les champs
i> &C les vignes ! Que d'animaux vous
» offrent leur, lait pour vous nourrir ,
?> &c leur toifon pour vous habiller l
» Que leur demandez- vous de plus ,
« èc quelle rage vous porte à com-
w mettre tant de meurtres , raflaiTiés;
M de biens &c regorgeant de vivres ?
31 Pourquoi mentez-vous contre no-
« tre mère en l'accufant de ne pou-.
fk voir vous nourrir ? Pourquoi péchez;-
Tij
À.Uf Emile,
« vous contre Cerès , inventrice des
j> faintes loix , &; contre le gracieux
» Bacchus , confolateur des hommes ,.
5j comme il leurs dons prodigués ne
» fuflifoient pas à la confervarion du
» genre humain ? Comment avez-
*> vous le cœur de mêler avec leurs
w doux fruits des oflemens fur vos ta-
»> blés , ôc de manger avec le lait le
» fang des bêtes qui vous le donnent?
« Les panthères & les lions , que vous
V appeliez bêtes féroces , fuivent leur
i> inftinâ: par force & tuent les autres
V animaux pour vivre. Mais vous ,
»> cent fois plus féroces qu'elles, vous
»> combattez l'inlUndt fans nécefîîté
M pour vous livrer à vos cruelles de-
w lices ; les animaux que vous man-
»> gez ne font pas ceux qui mangent
« les autres; vous ne les mangez pas
»• ces animaux carnaiîîers , vous les
«• imitez. Vous n'avez faim que des
« bêtes innocentes 6^ douces, qui ne
s> font de mal d perfonne, qui s'atta^r
ou DE l'Éducation. "4^7
s; client à vous , qui vous fervent , àc
« qaie vous dévorez pour prix de leuf^
îi fervices.
i> O meurtrier contre nature jTi tu
!} t'obftines à fouteniu qu'elle t'a fait
i» pour dévorer tes femblables , àés
» êtres de chair ôc d'os , fenilbles &c
» vivans comme toi , étouffe donc
» l'horreur qu'elle t'infpire pour ces
»j affreux repas ; tue les animaux toi-
« même, je dis de tes propres mains ,
» fans ferremens , fans coutelas j dé--
« chire-les avec tes ongles , comme
» font les lions & les ours ; mords
•>j ce bœuf & le mets en pièces , en-
-■» fonce tes griffes dans fa peau j man-
ïj ge cet agneau tout vif, dévore fe$
5. chairs toutes chaudes, bois fon ame
M avec fon fang. Tu frémis , tu n'ofes
« fentir palpiter fous ta dent une chair
» vivante ? Homme pitovable ! tu
jj commences par tuer l'animal , &
» puis tu le manges , comme pour le
p faire mourir deux fois. Cen'efcpas
T iij
If^i E MILE,
T> aflfez , la chair morte te répugné eii-'
V core , tes entrailles ne peuvent la
w fupporter , il la faut aansformer
» par le feu , la bouillir , la rôtir ,
» l'airaifonner de drogues qui la dé-
jj guifeiit y il te faut des Chaircuitiers,
>} des Cuifiniers , des Roti0eurs , des
i> gens pour t ôter l'horreur du meur-
5> tre ôc t'habiller des corps morts ,
-3 afin que le fens du goût trompé par
M ces déguifemens ne rejette point ce
w qui lui eft étrange , ôc favoure avec
» plaifîr des cadavres dont l'œil me-
ij me eût peine à fouffrir l'afped «.
Quoique ce morceau foit étranger
à mon fujet , je n'ai pu réfifter à la ten-
tation de le tranfcrire , ÔC je crois que
peu de Ledeurs m'en fauront mau-
vais gré.
Au refte , quelque forte de régime
que vous donniez aux entans , pourvu
que Vous ne les accoutumiez qu'à des
mets communs &c fimples , laiflez-les
manger, ceuuir ^ jouer tant qu'il Icar
€»U DE L'ÉDUCATtON. 45^
Iplaît , &z foyez sûrs qu'ils ne mange-
ront jamais trop Se n'auront point
d'indigeftions : mais fl vous les afFa-
mez la moitié du tems , 6c qu'ils trou-
vent le moyen d'échapper à votre vi-
gilance , ils fe dédomageront de
toute leur force , ils mangeront juf-
qu'à regorger , jufqu'à crever. Notre
p.ppérit n'eft démefuré que parceque
nous voulons lui donner d'autres ré-
gies que celles de la nature. Toujours
réglant, prefcrivant , ajoutant , retran-
chant, nous ne faifons rien que la ba-
lance à la main ^ mais cette balance
eft à la mefure de nos fantailies , &c
non pas à celle de notre eftomac. J'en
reviens toujours à mes exemples. Chez
les Payfans , la huche & le fruitier
font toujours ouverts , ôc les enfans,
non plus que les hommes , n'y favenc
ce que d'eil: qu'indigeftions.
S'il arrivoit pourtant qu'un enfant
mangeât trop , ce que je ne crois pas
polîible par ma méthode , avec des
Tiv
'440* Emile,
amufemens de fon goût , il eft fi aifé
de le diftraire , qu'on parviendroit à
l'épaifer d'inanition fans qu'il y fon-
geât. Comment des moyens fi sûrs ôc
fi faciles échappent-ils à tous les Infti-
tuceurs ? Hérodote raconte que les Ly-
diens , prelfés d'une extrême difette ,
s'aviferent d'inventer les jeux & d'au-
tres divertiflemens avec lefquels ils
donnoient le change à leur faim , &
paffoient des jours entiers fans fonger
à manger (i8'). Vos favans Inftituteurs
ont peut-être lu cent fois ce paflage ,
fans yoir l'application qu'on en peut
faire aux enfans. Quelqu'un d'eux
Die dira peut-être qu'un enfant ne
(18) Les anciens Hiftoriens font remplis de vues
dont on poutroit faire ufage , quand même les faits
qui Ls préfcntenc fcroient faux: mais nous ne favons
tirer aucun vrai parti de l'Hiftoirc •, la critique d'étu"
ditiou abforbe tout , comme s'il importoit beaucoup
qu'un fait fût vrai , pourvu qu'on en pût tirer une
inttru6tion utile. Les hommes fcnfcs doivent regarder
l'Hiftoire comme un ti(Tu de fables dont la moialc efl
très appropriée au cccur humain.
ou DE l'Éducation. 441
«Quitte pas volontiers fon dîner pour
aller étudier fa leçon. Maître , vous
avez raifon : je ne penfois pas à cec
amufemenr-là.
Le fens de l'odorat eft au goût ce
que celui de la vue eft au touche.: ;
il le prévient , il l'avertit de la ma-
nière dont telle ou telle fubflance
doit l'affeder , &z dlfpofe à la recher-
cher ou à la fuir , félon l'impredion
qu'on ea reçoit d'avance. J'ai oui
dire que les Sauvages avoient l'odo-
rat tour autrement affedé que le nô-
tre, Se jugeoient tout différemment des
bonnes & des mauvaifes odeurs. Pour
moi , je le croirois bien. Les odeurs
par elles-mêmes font des fenfations
foibles j elles ébranlent plus l'imagi-
nation que le fens , ôc n'afFedtent pas
tant par ce qu'elles donnent que pair
ce qu'elles font attendre. Cela fup-
pofé , les goûts des uns devenus , par
leurs manières de vivre , fi difïérens
(des goûts des autres , doivent Ux\s
T V
44i Emile;
faire porter des jugemens bien oppo-
fcs des faveurs , ôc par conféqueiit
des odturs-qiii les annoncenr. Un Tar-
rare doit flairer avec autant de plai-
fir un quartier puant de cheval mort,,
qu'un de nos chalTeurs une perdrix à
moitié pourrie.
Nos fenfations oifeufes , comme d'ê-
tre embaumé des fleurs d'un parterre ,
doivent ctre infenfibles à des hommes
qui marchent trop pour aimer à fe
promener , de qui ne travaillent pas
alTez pour fe faire une volupté du re-
pos. Des gens toujours affamés ne fau-
roient prendre un grand plaifir à des
parfums qui n'annoncent rien à manr
ger.
L'odorat eft le fens de rimaginar-
tion. Donnant aux nerfs un ton plus
fort , il doit beaucoup agiter le cer-
veau j c'eft pour cela qu'il ranime wn
moment le tempérament de l'épuife
à la longue. 11 a dans l'amour des ef-
:|<^ts afiez connus ; le doux parfiiu:
ou DE l'EdUCATIOH. 44 J
^un cabinet de toilette n'eft pas un
piège auffi foible qu'on penfe j &c je
ne fais s'il faut féliciter ou plaindre
l'homme fage &: peu fenfible , que l'o-
deur des fleurs que fa MaîtreiTe a fur
le fem ne fit jamais palpiter.
L'odorat ne doit pas être fort actif
dans le premier âge , où l'imagination
que peu de pafîîons ont encore ani-
mée n'eft gueres fufceptible d'émo-
tion , & où l'on n'a pas encore aiiez
d'expérience pour prévoir avec un fens
ce que nous en promet un autre. Aufîî
cette conféquence eft-elle parfaitement
confirmée par l'obfervation j & il eH
certain que ce fens eft encore obtus
êc prefque hébété chez la plupart des
enfans. Non que la fenfation ne foie
en eux aufli fine &c peut-être plus que
dans les hommes j mais parceque, n'y
joignant aucune autre idée , ils ne s'en
affeétent pas aifément d'un fentimeac
de plaifir ou de peine , ôc qu'ils n'en
font ni flattés ni blelfés comme nous,
T vl
444 Emile,
Je crois que fans fortir du même fyC-
tême , & fans recourir à l'anatomie
comparée des deux (exQs , on trouve-
roit aifément la raifon pourquoi les
femmes en général s'affedent plus vi-
vement des odeurs que les hommes.
On die que les Sauvages du Canada
fe rendent dès leur jeunefle l'odorat iî
fubtil,que, quoiqu'ils aient des chiens,
ils ne daignent pas s'en fervir à la chaf-
fe,Sc{e fervent de chiens à eux-mê-
mes. Je conçois en effet que fi l'on
élevoit les enfans à éventer leurdiner,
comme le chien évente le gibier, on
parviendroit peut-être à leur perfec-
tionner l'odorat au même point ; mais
je ne vois pas "au fond qu'on puilfe en
eux tirer de ce fens un nfage fort utile ,
fi ce n'eft pour leur faire connoître fes
rapports avec celui du goût. La na-
ture a pris foin de nous forcer à nous
mettre an fait de ces rapports. Elle a
lendu l'adion de ce dernier fens pref-
l^ue inféparable de celle de l'aune en
ou DE l'Éducation. 445
tendant leurs organes voifins , Se pla"
çantdans la bouche une communica-
tion immédiate entre les deux , en
forte que nous ne goûtons rien fans
le flairer. Je voudrois feulement qu'on
n'altérât pas ces rapports naturels pour
tromper un enfant en couvrant, par
exemple , d'un aromate agréable le
déboire d'une médecine j car la dif-
corde des deux fens eft trop grande
alors pour pouvoir l'abufer ; le fens le
plus adif abforbant l'effet de l'autre ,
il n'en prend pas la médecine avec
moins de dégoût; ce dégoût s'étend
à toutes les fenfations qui le frappent
en mème-tems ; à la préfence de la
plus foible fon imagination lui rap-
pelle auffi l'autre ; un parfum très
ïuave n'eft plus pour lui qu'une odeur
dégoûtante , & c'eft ainlî que nos in-
difcretes précautions augmentent la
fomme des fenfations déplaifantes aux
dépens des agréables.
il me refte à parler dans les livres
ij:4&' E M I L B ,
fuivans de la culture d'une efpece do
{îxieme fens appelle fens-commurv j
moins parcequ'il ell: commun à tous
les hommes , que parcequ'il réfulte de
l'ufage bien réglé des autres fens,
3c qu'il nous inftruit de la nature des
chofes par le concours de toutes leurs
apparences. Ce lîxieme fens n'a point
par confcquent d'organe particulier j
il ne réiide que dans le cerveau , &c fes
fenfarions purement internes s'appel-
lent perceptions ou idées. C'eft par le
nombre de ces idées que fe mefure l'é-
tendue de nos connailîances j c'eft leur
netteté , leur clarté qui fait la jufteiïe
de l'efprit ; c'eft l'art de les comparer
entre elles qu'on appelle raifon humai-
ne. Ainfi ce que j^-ippellois raifon fen-
ficive ou puérile , confifte à ormer
des idées fimples par le concours de
plufieurs fenfarions , ôc ce que ap-
pelle raifon intelleéluelleou humaine,
confifte à former des idées complexes
parle concours de plufieurs idées iina.-
ples,.
OV DE L'EDUCATtON'. ^^'Z
Suppofant donc que ma méthods
foit celle delà nature «S<:que je ne me
fais pas trompe dans l'application,
nous avc-^ns amené notre Elevs à tra-
vers les pays des fenfatioas jufqu'aux
confins delà raifon puérile : le premier
pas que nous allons faire au-delà doit
être un pas d'homme. Mais avant d'ea-
trer dans cette, nouvelle carrière , jet-
tons un moment les yeux fur celle que
nous venons de parcourir. Chaque
âge , chaque état de la vie a fa perfec-
tion convenable , fa forte de maturité
qui lui eft propre. Nous avons fouvent
oui parler d'un homme-fait , mais coii-
iiderons un enfanr-fait : ce :^ev5lacle
Xera plus nouveau pour nous, de ne
fera peut-être pas moins agréable.
L'exiftence des êtres finis eft fi pau.-
vre & fi. bornée , que quand nous ne
Yoyons que ce qui eft, nous nefommes
jamais émus. Ce font Les chimères quL
ornent les objexs réels , & fi l'imagina
çion u'ajoiue un charme i ce qui nous.
44^ Emile,
frappe , le ftérile plaifir qu'on y prend
fe borne à l'organe , Se laiife toujours
le cœur froid. La terre parée des tré-
fors de l'automne étale une richelfe
que l'œil admirejmais cette admiration
n'eft point touchante j elle vient plus
de la réflexion que du fentiment. Au
printems la campagne prefque nue
n'eft encore couverte de rien j les bois
n'offrent point d'ombre , la verdure
ne fait que de poindre , & le cœur eft
touché à fon afped. En voyant renaî-
tre ainfî la nature on fe fent ranimer
foi-même j l'image du plaifir nous
environne : Ces compagnes de la vo-
lupté , tes douces larmes toujours prê-
tes à fe joindre à tout fentiment déli-
cieux, font déjà fur le bord de nos pau-
pières ; mais l'afped des vendanges a
beau être animé, vivant , agréable j on
le voit toujours d'un œil fec.
Pourquoi cette différence ? c'eft
qu'au fpedacle du priyiitems l'imagi-
pation joint celui des faifons qui le
eu DE l'ÉdUCATIOK. 449
tîoivenc fuivre j à ces tendres bour-
geons que l'œil apperçoit , elle ajoute
les fleurs , les fruits , les ombrages ,
quelquefois les myfteres qu'ils peuvent
couvrir. Elle réunit en un point des
tems qui fe doivent fuccéder , Se voie
moins les objets comme ils feront que
comme elle les defire , parcequ'il dé-
pend d'elle de lesrhoiflr. En automne
au contraire , on n'a plus a voir que
ce qui eft. Si l'on veut arriver au prin-
tems , l'hiver nous arrête , ^^' l'imagi-
nation glacée expire fur la neige &c fur
les frimats.
Telle eft la fource du charme qu'on
trouve à contempler une belle enfan-
ce, préférablement à la perfedlion de
l'âge mûr. Quand eft-ce que nous goû-
tons un vrai plaifir à voir un homme ?
c'eft quand la mémoire de (es actions
nous fait rétrograder fur fa vie ôc le
rajeunit, pour ainfi dire ,à nos yeux.
Si nous fommes réduits à le confiderer
tel qu'il eft j ou a le fuppofer tel qu'il
^jé Emile,
fera dans fa vieillefle , l'idée de la na-
ture déclinante efface tout notre plai-
lir. Il n'y en a point à voir avancer un
homme à grands pas vers fa tombe , H
l'image de la more enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfarif
de dix à douze ans , vigoureux , bien
formé pour fon âge , il ne me fait pas
naître une idée qui ne foit agréable, foie
pour le préfentjfoit pour l'avenir : je Is
vois bouillant , vif, animé , fans fouci
tongeant , fans longue &: pénible pré-
voyance j tout entier a fon être aéluel,&:
jou iiïan t d'une plénitude de vie qui fem-
ble vouloir s'étendre hors de lui. Je le
prévois dans un autre âge exerçant le
fensjl'efprit, les forces qui fe dévelop-
pent en lui de jour en jour,«S«:dont il don-
ne à chaque inftant de nouveaux indi-
ces : je le contemple enfant , & il me
plaîtj je l'imagine hon..-:e,&: il me plaît
davantage \ fon fang ardent fembî«
réchauffer le mien \ je crois vivre de
;fa vie ^ fa vivacité me rajeunie.
ou DE l'Éducation. 4) f
L'heure fonne , quel changement !
A rinftant Ton œil fe ternit , fa gairé
s'efface , adieu la joie, adieu les folâ-
tres jeux. Un homme févere & fâché
le prend par la main , lui dit grave-
ment, allons Monf:€urj,ôcVemmQne.
Dans la chambre où ils entrent j'entre-
vois dQS livres. Des livres ! quel trille
ameublement pour fon âge 1 le pauvre
enfant fe laifTe entraîner , tourne un
œil de regret fur tout ce qui l'envi-
ronne , fe taît , & part les yeux gonflés
de pleurs qu'il n'ofe répandre, &: le
cœur gros de foupirs qu'il n'ofe ex-
haler.
O toi qui n'afl rien de pareil à crain-
dre , toi pour qui nul tems de la vie
n'efl; un tems de gène &c d'ennui , toi
qui vois venir le jour fans inquiétude,
la nuit fans impatience , de ne comp-
' tes les heures'que par tes plaiiîrs, viens
mon heureux , mon aimable Elevé ,
nous confoler par ta préfence du dé-
part de cet infortuné , viens il
45 i Emile,
arrive, Sz je fens à fon approche un
inouvement de joie que je lui vois par-
tager. C'eft fon ami , fon camarade ,
c'eft le compagnon de fes jeux quil
aborde j il eft bien sûr en me voyant
qu'il ne reftera pas long-tems fans amu-
femenr; nous ne dépendons jamais
Tun de l'autre , mais nous nous ac-
cordons toujours, & nous ne fommes
avec perfonne au(îî bien qu'en (em-
ble.
Sa figure , fon port, fa contenance
annoncent l'alfurance Se le contente-
ment y la fanté brille fur fon vifage j
fes pas affermis lui donnent un air de
vi<^ueur ; fon teint délicat encore fans
être fade n'a rien d'une moîlefle effé-
minée , l'air Se le foleil y ont déjà
mis l'empreinte honorable de fon
fexe jfes mufcles encore arrondis com-
mencent à marquer quelques traits
d'une phyfionomie naiffante ; fes yeux
que le feu du fentiment n'anime point
encore , ont au moins toute leur féré»*
ou DE l'Education. 4^3
nité native (29) j de longs chagrins
ne les ont point obfcurcis , des pleurs
fans nn n'ont point filloné fes joues.
Voyez dans fes mouvemens prompts ,
mais sûrs , la vivacité de fon âge , la
fermeté de l'indépendance , l'expé-
rience des exercices multipliés. 11 a
l'air ouvert 8c libre , mais non pas in-
folent ni vain ; fon vifage qu'on n'a
pas collé fur des iivresne tombe point
fur fon eftomac : on n'a pas befoin de
lui dire , ieve:( la tête j la honte ni la
crainte ne la lui firent jamais bailfer.
Faifons-lui place au milieu de l'af-
femblée j Meilleurs , examinez - le ,
interrogez le en toute confiance ; ne
craignez ni fes importunités , ni fon
babil , ni fes queftions indifcretes.
N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous,
qu'il prétende vous occuper de lui
(ij) Naùa.. 3'cmploie ce mot dans une acception
îtalienne , faute de lui trouver un fynonyme en fran»
çois. Si j'ai tort , peu importe , pourvu qu'on m'cw.
tende.
^^4 Emile,
feul , ôc que vous ne puilîiez plus VOl^
en défaire.
N'attendez pas , non plus , de lui
des propos agréables, ni qu'il vousdife
ce que je lui aurai diélé j n'en atten-
dez que la vérité naïve Se fimple ,
fans ornement , fans apprêt , fans va-
nité. Il vous dira le mal qu'il a fait
ou celui qu'il penfe , tout aufïï libre-
ment que le bien , fans s'embarralTer
en aucune forte de l'effet que fera fur
vous ce qu'il aura ditj il ufera de la
parole dans toute la fuiiplicité de fa
première inftitution.
L'on aime à bien augurer des enfans,
écl'on a toujours regret à ce flux d'i-
nepties qui vient prefque toujours ren-
verfer les efpcrances qu'on voudroic
tirer de quelque heureufe rencontre,
qui par hafard leur tombe fur la lan-
gue. Si le mien donne rarement de
telles efpérances, il ne donnera ja-
mais ce regret ; car il ne dit jamais uu
piot inutile, ik ne s'épuife pas fur ui^
ou DE l'Éducatioît. 4fJ
babil qu'il fait qu'on n'écoute point»
Ses idées font bornées , mais nettes j
s'il ne fait rien par coeur , il fait beau-
coup par expérience. S'il lit moins
bien qu'un autre enfant dans nos li-
vres , il lit mieux dans celui de la
nature j fon elprit n'eft pas dans fa
langue , mais dans fa tête j il a moins
de mémoire que de jugement ; il ne
fait parler qu'un langage , mais il en-
tend ce qu'il dit , & s'il ne dit pas fi
bien que les autres difent , en revanche
il fait mieux qu'ils ne font.
Il ne fait ce que c'eft que routine ,
ufage , habitude^ ce qu'il fit hier n'in-
flue point fur ce qu'il fait aujour-
d'hui (30) : il ne fuit jamaisde formu-
(30) L'arrrnii cic rhabiciicie yisnt de la parcfTe naca-
turcUe à l'homme , & cette parcde augmente en s'y
livrant : on fait plus ailemenc ce qu'on a déjà fait , la
route étant frayée en devient plus facile à fuivre
Auflî peut on remarquer que l'empire de Ihabirude efl
très grand fur les 'Vieillards &: fur lesgens indokns ,
très petit fur la Jcuuîilc Se fi.r les gens vifs. Ce régime
ft'cil bon qu'aux âmes foiblcs. S: Us alioiblic davancagjj
45^ Emile,
le,ne cède point à l'autorité ni à l'exem-
ple , & n'agit ni ne parle que comme
il lui convient. Ainfi n'attendez pas
de lui des difcours di6tcs ni des ma-
nières étudiées , mais toujours Texpref-
fion fidèle de fes idées , 8c la conduite
qui naît de fes penchans.
Vous lui trouvez un petit nombre
de notions morales qui fe rapportent
à fon état aduel , aucune fur l'état
relatif des hommes : de dequoi lui
ferviroient-elles , puifqu'an enflintn'efl:
pas encore un membre aétif de la fo-
eiété ? Parlez-lui de liberté , de pro-
priété , de convention même : il peut
en favoir Jufques-là ; il fait pourquoi
ce qui efl: à lui eft à lui , 6c pourquoi
ce qui n'eft pas à lui n'eft pas à lui.
Palîé cela, il ne fait plus rien.Parlez-lui
de devoir , d'obéiflance , il ne fait ce
de jour en jour. La feule habitude utile aux enfanseft
de s'aflervir fans peine à la néceifité des chofes , & la
feule habitude utile aux hommes , efl de s'adervir fani
jeiiic à la raifon. Toute autre habitude cA un vice.
que
ou DE l'Éducation. 457
que vous voulez dire j commandez-
lui quelque chofe _, il ne vous enten-
dra pas j mais dites-lui j fi vous me
faifiez tel plaifir , je vous le rendrois
dans l'occafion : à l'inftant il s'em-
preflera de vous complaire 5 car il
ne demande pas mieux que d'étendre
fon domaine , ôc d'acquérir fur vous
des droits qu'il fait être inviolables.
Peut-être même n'eft-il pas fâché de
tenir une place , de faire nombre ,
d'être compté pour quelque chofe 5
mais s'il a ce dernier motif, le voila
déjà forti de la nature , & vous n'avez
pas bien bouché d'avance toutes les
portes de la vanité.
De fon côté , s'il a befoin de quel-
que alïiftance , il la demandera indif-
féremment au premier qu'il rencontre,
il la demanderoit au Roi comme à fon
laquais : tous les hommes font encore
égaux à {es yeux. Vous voyez à l'air
i^ont il prie , qu'il fenr qu'on ne lui
Tome L Y
'45 ii Emile,
doit rien. Il fait que ce qu'il demanda
eft une grâce , il fait aulîi que l'huma-
nîté porte à en accorder. Ses expreC*
fions font fimples Se laconiques. Sa
voix , fon regard , fon gefte , font d'un
t"tre également accoutumé à la com-
plaifance 8c au refus. Ce n'eft ni la
rempante ôc fervile foumiflion d'un
efclave , ni l'impérieux accent d'un
Maître j c'cft une modefte confiance
en fon femblable, c'ell; la noble &c
touchante douceur d'un ctre libre ,
mais fenfible ôc foible , qui implore
i'afiîftance d'un être libre, mais fort
ôc bienfaifant. Si vous lui accordez ce
qu'il vous demande, il ne vous remer-
ciera pas , mais il fentira qu'il a con-
tracté une dette. Si vous le lui refufez,
il ne fe plaindra point , il n'infîftera
point , il fait que cela ieroit inutile :
il ne fe dira point ; on m'a refufé ;
mais il fe dira ; cela ne pouvoir p.^s
çtcç j 6: 5 comme je l'ai déjà dit , on
ov DE l'EducAtïon. 45<J
he fe mutine guère contre la nécef-
fité bien reconnue.
LaifTez-le feul en liberté , voyez-le
agir fans lui rien dire ; conlîderez ce
qu'il fera ôc comme il s'y prendra.
N'ayant pas befoin de fe prouver qu'il
eft libre, il ne fait jamais rien par
crourderie , 8c [feulement pour faire
un ade de pouvoir fur lui-même , ne
fait-il pas qu'il eft toujours maître de
lui ? Il eft alerte , léger , difpos ^ fes
mouvemens ont toute la vivacité de
fon âge , mais vous n'en voyez pas
im qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille
faire , il n'entreprendra jamais rien qui
foit au-deftlis de fes forces , car il les
a bien éprouvées ôc les connoît j {qs
moyens font toujours appropriés à
fes delîeins , Se rarement il agira fans
être afTuré du fuccès. Il aura l'œil at-
tentif ôc judicieux ; il n'ira pas niai-
fement interrogeant les autres fur tout
ce qu'il voit , mais il l'examinera lui-
Vi)
'j^(y(y Emile,
même , & fe fatiguera pour trouver
ce qu'il veut apprendre , avant de le
demander. S'il tombe dans des em-
barras imprévus , il fe troublera moins
qu'un autre ^ s'il y a du rifque il s'ef-
frayera moins aufli. Comme fon ima-
gination refte encore inaârive & qu'on
n'a rien fait pour l'anijner , il ne voit
cjue ce qui eft , n'eftime les dangers
que ce qu'ils valent', de garde toujours
fon fang-froid. La néceflué s'appé-
fantit trop fouvent fur lui pour qu'il
ïégimbe encore contre elle j il en porte
Je joug dès fa naifTance , l'y voilà
bien accoutumé ^ il eft toujours prêt à
Jour.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'am.ufe, l'un
& l'autre eft égal pour lui , fes jeux
font fes occupations, il n'y fent point
de différence. ïl met à tout ce qu'il
fait un intéiêt qui fait rire & une li-
berté qui plaît , en montrant à la fois
le tour de fon efpric &c h fphère de
I
ou DE l'Éducation. 46*1
fes connoiflances. N'eil-ce pas le fpec-
tacle de cet âge , un fpedacle char-
mant Se doux de voir un joli enfant,
l'œil vif ôc gai , l'air content Se fe-
reiiî j la phyfionomie ouverte Se rian*
te , faire en fe jouant les chofes les plus
iérieufes, ou profondement occupé des
plus frivoles amufemens ?
Voulez-vous à préfent le juger par
comparaifon ? Mêlez-le avec d'autres
enfanSj Sz lailîez-le faire. Vous verrez
bientôt lequel eft le plus vraiment
formé , lequel approche le mieux de
la perfedion de leur âge. Parmi les
enfans de la ville nul n'eft plus adroic
que lui , mais il eft plus fort qu'aucun
autre. Parmi de jeunes payfans , il
les égale en force & les pafTe en adref-
fe. Dans tout ce qui eft à portée de
l'enfance , il juge , il raifonne , il pré-
voit mieux qu'eux tous. Eft-il queftioa
d'agir, de courir j de fauter , d'ébran-
let des corps, d'ealever des maftes^
V ii|
j^i Emile,
^'eftimer des diftances , d'inventer des
jeux , d'emporter des prix ? on diroic
que la nature eft à fes ordres , tant il
fait aifément plier toute chofe à fes
•volontés. Il eft fait pour guider , pour
gouverner fes égaux : le talent , l'ex-
périence lai tiennent lieu de droit &
d'autorité. Donnez-lui l'habit & le
nom qu'il vous plaira , peu importe ;
il primera par-tout , il deviendra par-
tout le chef des autres'j ils fentironî
toujours fa fupériorité fur eux. Sans
vouloir comander il fera le maître ^
fans croire obéir ils obéiront.
Il eft parvenu à la maturité de l'en-
fance , il a vécu de la vie d'un enfant,
il n'a point aclieté fa perfeélion aux
dépens defon bonheur : au coniraire,
ils ont concouru l'un à l'autre. En ac-
quérant toute la raifon de (on âge , il
a été heureux & libre autant que fa
conftitution lui permet de l'être. Si la
iacale faux vient moiffonner enlui \^
ou DE l'Éducation. ^(^^
Ûem de nos erperances , nous n'aurons
point à pleurer à la fois fa vie & fa
mort , nous n'aigrirons point nos dou-
leurs du fouvenir de celles que nous
lui auront caufées j nous nous dirons ;
au moins il a joui de fon enfance j nous
ne lui avons rien fait perdre de ce que
la nature lui avoir donné.
Le grand inconvénient de cette pre-
mière éducation , eft qu'elle n'eft feniî-
ble qu'aux hommes clairvoyans , Se
que dans un enfant élevé avec tant
de foin , des yeux vulgaires ne voyent
<[u'un poliçon. Un Précepteur fonge
à fon intérêt plus qu'à celui de fon Dif-
ciple , il s'attache à prouver qu'il ne
perd pas fon tems 3c qu'il gagne bien
l'argent qu'on lui donne ; il le pour-
voit d'un acquis de facile étalage Sc
qu'on puifle montrer quand on veut*
il n'importe que ce qu'il lui apprend,
foit utile pourvu qu'il fe voye aifé-
nient. Il accumule fans choix,, fan^
'4<j4 Emile,
difcernement , cent fatras dans fa mé-
moire. Quand il s'agit d'examiner
l'enfant , on lui fait déployer fa mar-
chandife , il l'étalé , on efl: content ,
puis il replie fon balot Ôc s'en va. Mon
élevé n'eft pas fi riche , il n'a point de
balot à déployer , il n'a rien à montrer
que lui-même. Or un enfant , non plus
qu'un homme , ne fe voir pas en un
moment. Où font les Obfervateurs
qui fâchent faifir au premier coup
d'œil les traits qui le caradérifent ? 11
en efl: , mais il en eft peu , ôc fur cent
mille pères , il ne s'en trouvera pas un
de ce nombre.
Les quefl:ions trop multipliées en-
nuyent 6c rebutent tout le monde, à
plus forte raifon les enfans. Au bout
de quelques minutes leur attention fe
lafTe 5 ils n'écoutent plus ce qu'un obf-
tiné queft:ionneur leur demande , &
ne répondent plus qu'au hafard. Cette
pianiere de les examiner efl vaine Se
©u DE l'Education. 4?^
pédantefque ; fouvenr un mot pris à la
volée peint mieux leur fens & leur ef-
prit que ne feroient de longs difcours:
mais il faut prendre garde que ce mot
ne foit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir
beaucoup de Jugement foi-même pour
apprécier celui d'un enfant.
J'ai oui raconter à feu Milord Hyde,
qu'un de fes amis revenu d'Italie après
trois ans d'abfence , voulut examiner
les progrès de fon fils âgé de neuf à
dix ans. Ils vont un foir fe promener ,
avec fon Gouverneur 8c lui j dans une
plaine où des Ecoliers s'amufoient à
guider des cerf-volans. Le pereenpaf-
fant dit à fon fils , où efi le cerf -volant
dont voilà Vombre ? fans héfiter , fans
lever la tête , l'enfant dit , fur le grand
chemin. Et en effet , ajoiuoit Milord
Hyde, le grand chemin étoit entre
le foleil & nous. Le père à ce mot em-
bralTe fon fils , & finiiïant-là fon exa-
îP.en , s'en va fans rien dire. Le len*
'^66 Emile, Scci
demain il envoya au Gouverneur l'ac^âF
d'une penfion viagère outre fes ap-
pointemens.
Quel homme que ce père là , &: quel
fils lui écoit promis ? La queftion eft
précifément de l'âge : la rcponfe efl
bien fimple j mais voyez quelle netteté
de judiciaire enfantine elle fuppofe !
C'etl ainfi que l'Elevé d'Ariftoteappri-
voifoit ce Courfier célèbre qu'aucun.
Ecuyern'avoit pu dompter.
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du Livre deuxième & du Tome premier»
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