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Full text of "Mémoires de l'Académie impériale des sciences, arts & belles-lettres de Caen"

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DE CAEN. 


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- IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE,, 
RUE FROIDE, 2. 


1858. 


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3 . 


"MÉMOIRES 


DE L'ACADÉMIE 
ë- 7 ; DE CAEN. 


MÉMOIRES 


DE 


L'ACADÉMIE IMPÉRIALE 


SCIENCES , ARTS & BELLES-LETTRES 


DE CAEN. 


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CHEZ A. HARDEL, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE : 
RUE FROIDE, 2. 


1858. 


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Cf CLEA A ep 


2 


JAN 19 1973 


NOTE PRÉLIMINAIRE. 


Depuis la publication du dernier volume de ses 
Mémoires (août 1856), l’Académie de Caen a vu 
fermer deux de ses concours bisannuels , et elle 
vient d’en ouvrir un troisième. Le premier con- 
cours pour le prix Le Sauvage a produit deux mé- 
moires : le n°. 4 n’a paru à la Commission d’examen 
qu’une œuvre d'imagination, où la science positive est 
remplacée par des hypothèses sans fondement; le 
n°. 2, très-estimable résumé des travaux entrepris 
sur la matière, objet du concours, a mérité à son 
auteur une mention honorable. La première somme 
disponible, et les intérêts échus depuis l’époque du 
placement des fonds du donateur, ont permis de 
porter à 2,000 fr. la valeur d’un nouveau prix dont le 
programme suit cette Note préliminaire. 

Le concours pour le prix Lair, fermé le 30 avril 
1858, a produit deux mémoires, ou, si l’on veut, 
(c'était le sujet) deux Histoires du Parlement de 


YI NOTE PRÉLIMINAIRE. 


Normandie, depuis sa translation à Caen, au mois 
de juin 1589, jusqu’à son retour à Rouen, en avril 
1594. Ces deux ouvrages seront mis sous les yeux 
de l’Académie dans sa prochaine séance ; les huit 
membres de la Commission les liront tour à tour, et 
le jugement ne se fera pas attendre : la promptitude, 
autant qu’elle peut se concilier avec la maturité de 
l'examen, double le prix de la justice... au moins 


pour les concurrents. 


Le Secrétaire de l’ Academie, 


JULIEN TRAVERS. 


Caen, le 10 mai 1858. , 


PRIX LE SAUVAGE () 


L'Académie des sciences, arts et belles-lettres de 
Caen met au concours la question suivante : 


DE LA CHALEUR ANIMALE. 


Après avoir fait connaître les principaux phénomènes 


de la chaleur animale, les concurrents devront en 
rechercher les causes, les sources ; 


Exposer les diverses théories qui ont eu cours dans la 
science sur cet important sujet, et porter sur chacune 
d'elles un jugement motivé. 

Ils feront connaître les diverses circonstances qui 
influent sur 


la chaleur animale, spécialement chez 
l’homme : 


A. Circonstances extérieures. 


B. Circonstances qui tiennent à l'organisme lui-même : 
4° physiologiques ; 2°. morbides. 


(1) M. le docteur Le Sauvage, décédé le 10 décembre 1852, a 
légué à l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, une 
somme de 42,000 francs, « dont l'intérêt accumulé, dit le testateur, 
« servira à établir tous les deux ans un prix : le sujet du concours 
« sera choisi plus particulièrement dans les sciences physiques, d his- 
& loire naturelle et médicales, » 


VIIL 


Enfin, ils devront rechercher l'influence du système 
nerveux sur la chaleur animale. 


L'Académie ne demande pas seulement une revue 
historique et critique ; elle désire avant tout une œuvre 
originale. 


Le prix est de DEUX MILLE francs. 


Les concurrents devront adresser leurs mémoires 
franco à M. Julien Travers, secrétaire de l’Académie , 
avant le 1%. mai 1860. 


Les membres titulaires de l’Académie sont exclus du 
concours. 


MÉMOIRES. 


4 


us #Æ 
M : » 
Li 


110MEÈME 


CALCUL 


DU 


MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES 


ET 


DES ONDES CIRCULAIRES 


FORMÉES À LA SURFACE DE L'EAU ; 


Par M. Ch. GHRAULT, 


Membre titulaire, Professeur à la Faculté des Sciences. 


Lagrange a déduit des formules générales de l’hy- 
drodynamique , l’équation pour le mouvement des 
ondes liquides, en observant qu’elle a même forme 
que celle qui détermine les petites agitations de l’air 
dans un plan horizontal. 

Or, on peut, dans le cas où les ondes liquides sont 
rectilignes ou circulaires, obtenir directement l’équa- 
tion de leur mouvement par une méthode beaucoup 
plus simple, que nous nous proposons de présenter 
ici, en apportant d’ailleurs au problême les mêmes 
restrictions que l’auteur de la Mécanique Analytique. 

En même temps, nous intégrerons l’équation du 
mouvement dans le cas des ondes circulaires , et nous 
examinerons comment décroissent la hauteur de l’onde 
et la vitesse d’ébranlement de ses molécules, à me- 
sure que le rayon de l’onde augmente. 

1 


2 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES 


Soit donc considéré le cas d’une couche liquide 
d’une faible épaisseur, renfermée dans un vase dont 
le fond est horizontal et indéfini. On suppose les vi- 
tesses toujours très-petites , ainsi que les variations de 
hauteur des différents points de la surface au-dessus 
et au-dessous du niveau primitif. On admet enfin le 
principe de l’égalité des pressions dans tous les sens. 


Ondes rectilignes. — Tous les déplacements étant 
parallèles à un même plan vertical, il suffit d'examiner 
ce qui se passe dans ce plan. Pour cela, on y prend, 
fig. 41, deux axes rectangulaires, dont l’un ox 


. Fig. 1. 


; À 


coïncide avec la ligne du niveau primitif et est située 
à une hauteur hk au-dessus du fond 1K du vase. 
Soit M une molécule de la surface du liquide ; x et y, 
ses coordonnées ; v, et 8. les composantes de sa vi- 
tesse, lesquelles , ainsi que y, peuvent être consi- 
dérées comme fonctions de x et du temps t: La molé- 
cule M, de masse m, est soumise à l’action de la 
pesanteur et aux réactions des molécules voisines. Ces 


ET DES ONDES CIRCULAIRES. 3 


réactions se composent en une force unique N, nor- 
male à la surface, et dont les composantes peuvent 
être représentées par N cos.2 et Nsin.:, quand on désigne 
par + l’inclinaison de la normale sur l’axe ox. On a 
donc, pour le mouvement du point M, les formules 


do. 
M-——N COS. ? 
dt É 


dv 


LL us 2 ne 477 
où g représente la gravité. 


dv 
Dans la seconde de ces formules, gr peut être né- 


gligé devant g; en sorte qu'elle donne approxima- 
tivement 

my 

Sin.i 


N'== 
Substituant ce résultat dans la première et rem- 
plaçant l’angle 2 par sa valeur , on obtient 


dv. dy 
(1) FREE PE 


Gette relation exprime que 
v dr—gydt 


est la différentielle exacte d’une fonction F de x et 
de t; en sorte que, cette fonction F une fois connue, 


Lk CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES 
on en déduirait y et v,, par les formules 
A dr _dF 
y=—— or 
g dt du: 
Cela posé, soit considéré, fig. 2, l'élément de sur- 
face MM’, de projection pp’ égale à px. Au bout du 


(2) 


Fig. 2. 


temps dt , ils se transforme dans l’élément NN’, qui a 
sa projection QQ’ égale à pztdpzx. Si l’on admet que 
les vitesses horizontales varient de quantités très- 
petites avec la profondeur, on pourra considérer le 
liquide qui occupait d’abord l’espace MM'4’A, comme 
occupant ensuite un espace peu différent de NN’B’B; 
en sorte qu’on aura sensiblement , vu l’incompres- 
sibilité du liquide, la relation 
MA.PP —NB.QQ', 
ou 


(h+y)Dx=(h+y+-dy) (px +-dpx) ; 
ce qui revient à 


o—=dy.Dæx +-(h+y)dpx, 


NSP 


ET DES ONDES CIRCULAIRES. 5 
ou à 
dx 
D— 
dt 
o=— + (h+y) — 
d ( Dt ” 


et peut s’écrire approximativement 
d à 
(3) "1 — 


en négligeant y devant . 
Cette relation, transformée au moyen des for- 
mules (2), donne l’équation connue 


(4) PUY 
dt dx’ 


où l’on a posé gh—a. 


Ondes circulaires. — Si, par le centre des ondes, 
on mène une verticale, et, suivant cette verticale, une 
infinité de plans, on peut admettre que tous les dé- 
placements s'effectuent dans ces plans et d’une ma- 
nière identique pour chacun d’eux. Soit pris pour 
axe des y l’axe de symétrie des ondes, et pour axe 
des æ la trace d’un plan méridien sur la surface 
du niveau primitif. Pour une molécule quelconque 
située dans ce méridien et appartenant à la surface, 
on établira , comme dans le cas précédent, les for- 
mules (1) et (2). 

Puis, considérant, fig. 3, la portion de liquide com- 


6 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES 


prise entre deux plans méridiens consécutifs YIK et YIK,, 


Fig. 3, 


qui forment entre eux l’angle infiniment petit w, et 
comprise en outre entre les surfaces des deux cy- 
lindres circulaires droits d’axe Oo et de rayons zx et 
æ+-Dx, on remarquera que son volume a pour ex- 
pression wz(hk+y)px. Au bout du temps dt cet élément 
prismatique s’est déformé; mais, comme les vitesses 
horizontales varient peu avec la profondeur, on peut 
prendre 
w(z+dx) (h+ydy) (bx+-dDx) 

pour nouvelle expression de son volume; en sorte que, 
ce volume n’ayant pas changé, on doit avoir 


z.Dæ.dy+ (h+-y) (x. dx+x.dpx)=0 , 
ou, en divisant par z.px.dt, 


pd 


dy. A dx DE 
(/ = — 
> LUE a au ca 


ET DES ONDES CIRGULAIRES, 7 


“ou, en négligeant y devant h, 


dy 1 dv 
5 pic 0 | MECS EL 7 
G) a Ë + 
Ce résultat peut s’écrire, en vertu des formules (2), 
et en posant gh=0", 


de [idr d’F 
(6) du rt) 


On va voir comment on peut intégrer cette équa- 
tion, lorsqu’on suppose x assez grand. 

On prend pour cela deux nouvelles variables indé- 
pendantes « et 6, déterminées par les relations 


a—t+-at, P—T—aû ; 
et l'équation (6) se transforme dans la suivante 


d'F 4 (dr dF 
On RS 


dont l'intégrale générale est de la forme 


1 10024006) jp (0H (8) y (HE) ete 


3 
(x+-8): C2 («+8)> 
où » et + sont des fonctions arbitraires; où les fonc- 
tions ?, et ÿ. sont déterminées par la condition d’avoir 
+ et Ÿ pour dérivées de l'ordre 2; où n ,n,, etc , sont 
des coefficients numériques qui peuvent être calculés 
en substituant la valeur générale de F dans le premier 
membre de l’équation (7), et en exprimant que le 


(8) 


‘ | | | M 
KL: 


8 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES 


: 
résultat de la substitution est identiquement nul, ce. 
qui donne 

4 9 
NB — 1e1C. 
KP er 82 
Remplaçant, dans la formule (8) , « et B par æ+at 


etæ—at, et changeant #, et 4, en #,/2 et ÿ1/2, ce 
qui est sans inconvénient, on obtiendra enfin 


p,(æ+at)+ etc. 


a (a+ ee 


(9) 
| De M re part (a+ ete. }, 


et l’on en déduira, par les formules (2), à une 
époque quelconque , l’ordonnée et la vitesse horizon- 
tale d’un point quelconque de la surface du liquide. 

La valeur générale de F est développée suivant les 


4 ’ 1 L 
puissances croissantes de — ; ce qui suppose æ sufi- 
ZT 


samment grand. Elle ne peut servir alors à déter- 
miner les fonctions arbitraires # et Ÿ par les con- 
ditions initiales , puisqu’à l’époque initiale x est 
pul ou très-petit, l’ébranlement partant du centre des 
ondes. Mais, si lon remarque, d’une part, que la 
valeur générale de F fournit comme solution du pro- 
blême deux ondes, l’une directe, l’autre rétrograde; 
d'autre part, que l'expérience prouve l'existence d’une 
seule onde, laquelle est directe, c’est-à-dire s'éloigne 
indéfiniment du centre de l’ébranlement; on en con- 
clura que la valeur de F, qui répond au cas de l’ex- 


* ET DES ONDES CIRCULAIRES. 9 


… périence , est de la forme 

k 1 1 9 
10) F=———| ÿ(x—at)+—Y (x — Sins 7. ae 
10) le Da a)+ ant, (e— at)+ etc [ 
en sorte qu'on à 


(44) ur Ÿ’(æ— a)+ Ha a) — _ — ,ÿ,(æ—at)+ ae |. 


(12) = (Fee) te he at)+ etc. | : 


ce qui, dans le cas de x très-grand, entraine la rela- 
tion approchée 
(13) D, 
a 
qui lie la vitesse aux variations de la hauteur. 

Si la fonction Ÿ (2), quel que soit son indice, n’a de 
valeurs finies que de 2—0 à z—{l, toutes les autres 
valeurs étant nulles, on en peut conclure que, à une 
époque t quelconque, la surface du liquide n’est 
agitée que de x=at à æ—=at+l. La longueur de l'onde 
est donc constante et égale à L; et elle se propage 
avec une vitesse constante a. 

Si, quel que soit t, on substitue pour æ, dans les 
formules (11) et (12), la valeur a+, À étant com- 
pris de o à {, on obtient, en effectuant seulement la 
substitution sous le signe fonctionnel, 


= OS VO) AE La 


te so DO ete |: 


x 


10 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES. 


ce qui montre que, si x est assez grand, les valeurs de 
yet dev relatives à un même point de l'onde, dé- 


s » | 1 3 
croissent sensiblement comme —— , c’est-à-dire en 
V/z 
raison inverse de la racine carrée de la distance au 
centre de l’ébranlement. 


RECHERCHES EXPÉRIMENTALES 


SUR LES 


VARIATIONS DE LA VITESSE 


PENDANT LA MARCHE ; 


Par M. Ch. GIRAULT, 


Membre titulaire de l’Académie. 


Lorsqu'un homme est en marche sur un terrain hori- 
zontal, la vitesse du centre de gravité de son corps 
n’est pas constante; mais elle croît et décroît alternati- 
vement, présentant, pour chaque pas, un maximum 
et un minimum dont il peut être intéressant de connaître 
les valeurs, puisqu’elles dépendent, d’une manière plus 
ou moins complexe, de l'effort musculaire développé 
par l’homme , et des résistances opposées par le sol. 

Nous nous proposons de présenter ici le résultat de 
quelques expériences relatives aux variations de cette 
vitesse pendant toute la durée d’un pas. 

Essayons d’abord d’analyser dans toutes ses circon- 
stances cette période du mouvement qui constitue le 
pas. 

Nous prendrons pour origine du pas l'instant où l’un 
des deux pieds, le pied droit par exemple, vient ren- 
contrer le sol. A cet instant, le pied gauche, en arrière 
du pied droit, ne repose plus à terre que par la pointe; 


12 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES 


la jambe droite est tendue ; le genou gauche , ployé; le 
centre de gravité du corps, en arrière de la verticale 
du talon droit et dans une période ascendante. Le pas 
commence, et le centre de gravité, en vertu de sa 
vitesse acquise, pivote autour du talon droit, pour 
venir se placer sur la verticale du pivot; en même 
temps que, la pointe du pied gauche abandonnant le 
so] , la jambe gauche exécute une demi-oscillation qui 
la ramène pendante le long de la jambe droite. Le 
mouvement continue; la jambe gauche, toujours ployée 
au genou, se porte en avant; le centre de gravité dé- 
passe la verticale du talon droit, redescend et arrive 
au-dessous de sa hauteur initiale, par suite de la flexion 
du genou droit. Puis, le pivot de la rotation se trans- 
porte du talon à l’orteil ; la jambe droite s’allonge par 
l'extension du pied; le centre de gravité remonte; et, 
au moment où il atteint sa hauteur initiale, la jambe 
gauche, achevant sa seconde demi-oscillation , s'étend 
et vient rencontrer le sol. Alors commence un second 
pas, ne différant du premier qu’en ce que les deux 
jambes y jouent des rôles inverses. 

Si nous recherchons comment varie la vitesse pendant 
toute la durée du pas, nous apercevrons qu’elle com- 
mence par décroître à cause du choc du pied droit 
contre le sol, et parce que la pesanteur contrarie 
l'ascension du centre de gravité. Gette vitesse décroît 
même encore après que le centre de gravité a dépassé 
le point le plus haut de sa course : mais elle atteint 
bientôt un minimum, au-delà duquel elle devient crois- 
sante , d’abord en vertu même du poids du corps, tant 
que le centre de gravité descend; ensuite, quand il re- 
monte, à cause de l’action musculaire, laquelle à la 


SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE, 43 


fois détermine l’ascension et accélère le mouvement. 
C’est donc à la fin du pas que la vitesse est maximum. 

Nous distinguerons deux phases dans le pas, la pre- 
mière s'étendant d’un maximum de vitesse au minimum 
qui le suit; et la seconde, de ce minimum au maximum 
suivant. On conçoit, et l’expérience va nous le démon- 
trer , que ces deux phases s’accomplissent dans des 
temps inégaux, et correspondent à des chemins inégaux 
parcourus. 

Voyons comment on peut expérimentalement déter- 
miner les maxima et les ininima de la vîtesse du centre 
de gravité du corps, ou du moins les maxima et les 
minima de la composante horizontale , composante tou- 
jours sensiblement égale à la vitesse elle-même. 

Il est facile d’approprier aux recherches qui nous 
occupent l’appareil à cylindre tournant et à indications 
continues, au moyen duquel M. Morin vérifie les lois de 
la pesanteur. Il suffit pour cela d’attacher au poids ou 
curseur qui glisse entre les deux tringles, une ficelle 
souple et forte, assujettie à passer dans un anneau fixé 
entre ces tringles à la partie supérieure de l'appareil, 
et s’engageant ensuite dans un autre anneau disposé sur 
la route à parcourir et à la hauteur du centre degravité 
du corps. 

La route à parcourir est indiquée par une ligne droite 
tracée sur le sol et divisée en segments de 0" 67 chacun, 
au moyen de transversales. Le cylindre étant en mou- 
vement, le curseur immobile et au point le plus bas, 
le pinceau imbibé d’encre, l’homme se place à l’origine 
de la première division du chemin, les mains unies 
derrière le dos à la hauteur des reins, tenant solide- 
ment l’extrémité du cordon dont la longueur a été cal- 


Âl RECHERCHES EXPÉRIMENTALES 


culée de manière qu’il commence à être tendu après les 
trois ou quatre premiers pas et à peu près à l’instant où 
la vitesse est minimum, c’est-à-dire à la fin de la pre- 
mière phase ou au commencement de la seconde. Ces 
conditions remplies , l’homme se met en marche après 
que le poids moteur du cylindre a dépassé la moitié de 
sa course, parce que la rotation peut être alors consi- 
dérée comme uniforme ; il règle la longueur de son pas 
sur les transversales du chemin ; il en règle la durée 
sur les battements d’un pendule placé devant lui. Le 
cordon se tend, le curseur s'élève entre ses guides, et 
le pinceau trace sur la surface convexe du cylindre une 
courbe continue qui, développée sur un plan, fait 
connaître la loi des espaces parcourus par le curseur, 
et conséquemment les vitesses horizontales du centre de 
gravité du corps. 

Il faut toutefois pour cela que l’on connaisse la vitesse 
de rotation du cylindre pendant la seconde moitié de 
la course du poids moteur. Cette vitesse peut s’obtenir 
en approchant à la main, contre la surface même du 
cylindre en mouvement, la pointe d’un pinceau que l’on 
déplace parallèlement à l'axe, de manière à tracer une 
sorte d’hélice dont le nombre de tours de spire dansun 
temps donné fait connaître le nombre de tours effectués 
par le cylindre. 

Appliquant ainsi le pinceau pendant six secondes, on 
a trouvé, dans sept expériences consécutives, les nom- 
bres de tours suivants : 

10 3/4, 10 1/2, 40 4/2, 11, 10 1/4, 10 1/3, 10 1/4. 

Ces nombres diffèrent peu les uns des autres, et leurs 
différences proviennent moins sans doute des inégalités 
de la vitesse du cylindre que de l’absence de précision 


SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 45 


de la main qui s’avance ou se retire trop tôt ou trop 
tard, On peut prendre 40 1/2 pour leur moyenne, et dire 
que le cylindre effectue 10,5 tours en 6 secondes, ou 
un vingtième de tour en un trente-cinquième de se- 
conde. 

En conséquence, on a tracé, sur la surface con- 
vexe du cylindre, vingt génératrices équidistantes , et 
pris, pour unité de temps , le trente-cinquième de se- 
conde ; de telle sorte que la différence de hauteur des 
points de recoupement d’une même trajecloire, avec 
deux génératrices consécutives , représentât le che- 
min parcouru par le curseur pendant l’unité de temps, 
chemin que nous prendrons pour représenter la vitesse. 

Le tableau ci-joint renferme les résultats de dix ex- 
périences désignées par les dix premières lettres de 
alphabet. Ces dix expériences ont fourni dix trajec- 
toires faisant chacune un peu plus de deux tours sur le 
cylindre, et dont on a pu mesurer ainsi 40 ordonnées 
au moins , après développement , sur un plan, de la 
feuille de papier enroulée sur le cylindre. La première 
colonne verticale renferme les numéros d’ordre des 
unités de temps successives. Les colonnes suivantes 
indiquent, pour chacune de ces unités, les chemins 
en millimètres , parcourus par le curseur. On conçoit 
que, ces chemins ayant été déterminés au moyen 
d’un nombre fixe d’ordonnées équidistantes , les- 
quelles, pour chaque trajectoire, sont placées arbi- 
trairement par rapport à l’origine du mouvement, les 
nombres de la première ligne horizontale ne désignent 
pas les espaces parcourus depuis cette origine; ce 
premier espace, qui n’est autre que la première 
ordonnée , étant omis dans le tableau. 


16 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES 


TABLEAU des chemins , en millimètres, parcourus par le 


curseur dans chaque trente=cinquième de seconde. 


4 — 42 95 93 A1 44 16 15 99 7 241 
Dur 0188 048% 84 220 31 13201602 SRE 
3 — [53] [50] [54] 33 44 46 [48] [A8] 36 [49] 
h — 53 46 50 [51] [53] [A7] 41 43 [48] 45 
5 — Hh 43 42 Uk 45 LA 37 37 7 38 
6 — 38 3h 32 45 35 37 32 3h 40 33 
D i11820 180: 181: 186 | 3114(30) (C7) MST NÉE 
8 — (28) (28) (30) 32 (29) 31 30 (31) (29) (30) 
9 — 30 31 34 (30) 33 33 32 36 30 34 
10 — 3h 33 39 32 38 36 36 42 3h 38. 
411 — 40 38 43 36 4h LA [39] 45 43 [Ai] 
42 — [49] [44] 145] 39 [46] [42] 39 [46] 42 43 
43 — Uk 2 45 [42] 43 42 38 42 [Wu] 39 
44 — 42 1hn0 Li A1 h0 39 . 35 36. “H0MS5 
45 — 1 39 37 35 38 36 36 33 36 3h 
A6 Que OA 187 1187! 891 3710690 SURESNES 
47 — 0 36 36 (29) (34) 31 33 34 929 (30) 
18 — 37 33 37 30 35 (30) (31) 33 (28) 32 
49 — 35 (30) 35 32 37 31 33 33/09 030 
20 — (33) 31 3h 33 3h 31 33 33 31 33 
2  — 3h 32 (33) 3h 35 31 32 (31) 32 32 
où jeu as 90, 53) 504155) Ven eee 


23 "1" 61 M 486 «31 34 ‘33 32: 35 9609! 


SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE; 


EEE ———— 


Suite du tableau des ehemins, en millimètres, pareourus 
par le curseur dans chaque trente-cinquième de seconde. 


BED !@]11D 
24 33 35 36 31 
95 35 35 36 32 
26 36 34 36 34 
97 36 34 40 34 
28 36 34 39 35 
29 371133 37 38 
30 37 [38] 39 39 
31 h2 38 [41] [40] 
32 h1 37 38 37 
33 (A3) 33 33 36 
34 37 32 31 32 
35 33 32 (29) 30 
36 34 99 30 29 
37 926 (27) 29 (26) 
38 25 927 30 96 
39 (23) 28 31 98 
10 25 929 31 99 
MA 26 31 — 30 
A2 MODS 099 
43 = uord] 30 
hs CNET 
45 Ebiss) 51h09 

QE 


(29) 


[39] 


[38] 


[38] 


17 


[41] 


18 RECHERCHES EXPÉPRIMENTALES 


Il s’en faut bien , sans doute , que les dix trajectoires, 
dont ce tableau renferme les accroissements d’ordon- 
nées par trente-cinquième de seconde, présentent des 
résultats concordants. Il est difficile de reproduire, 
dans des conditions identiques, les mouvements dûs 
aux contractions musculaires, surtout quand il s’agit 
d’un petit nombre de pas effectués. Malgré les pré- 
cautions que l’on a pu prendre, la longueur du pas 
n’est point constante, non plus que sa durée; et cette 
constance n’eût élé obtenue d’ailleurs qu'aux dépens 
de l'allure naturelle. En outre , des variations acciden- 
telles peuvent déplacer les maxima ou les minima de 
la vitesse, de manière à fournir , sur la longueur et sur 
la durée du pas, des indications notablement erronées. 

Quoi qu’il en soit, si on laisse de côté , pour le mo- 
ment, les dix premières lignes horizontales ; sion prend 
pour expression de la vitesse, le chemin parcouru dans 
un trente-cinquième de seconde, et si on considère seu- 
lement les inégalités principales de la vitesse ; on peut, 
à l'inspection de ce tableau, faire pour chacune des 
trajectoires les remarques suivantes : Il existe deux 
maxima et deux minima de la vitesse. — Ces maxima , 
compris entre crochets [ ],et ces minima, renfermés 
entre parenthèses ( ), se présentent à peu près aux 
mêmes époques et ont à peu près les mêmes valeurs. 
— L'intervalle de temps écoulé entre les deux maxima 
ou entre ies deux minima , varie autour de la valeur 
moyenne 18/35 de seconde. — Le chemin parcouru 
par le curseur entre les deux maxima ou entre les 
deux minima, diffère de O0 m. 67 c., tantôt en plus, 
tantôt en moins, mais plus souvent en moins — Il 


À 
B 
C 
D 
E 
F 
G 
H 
I 

J 


SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 49 


s'écoule moins de temps entre un maximum et le mi- 
nimum qui le suit, qu'entre ce minimum et le maxi- 
mum qui vient après. — Le chemin parcouru par le 
curseur est moindre aussi dans le premier cas que dans 
le second. 

Le tableau suivant met plus nettement en évidence 
quelques-uns de ces résultats. 


CHEMINS PARCOURUS, TEMPS ÉCOULÉS, 
en millimètres , en trente-cinquièmes de seconde, 


Entre les deux Entre les deux Entre les deux Entre lés deux 


maxima, minima. maxima, minima. 


792 654 21 19 
665 598 19 18 
708 504 19 14 
612 665 18 20 
593 649 16 18 
608 586 18 18 
664 615 19 18 
630 528 18 16 
576 672 17 20 
669 622 19 18 


Ilest encore une remarque que l’on ne peut manquer 
de faire à l’inspection du premier tableau, c’est que , à 
une seule exception près, le second maximum est, 
aussi bien que le second minimum , inférieur au pre- 
mier. C’est là une circonstance que nous avions re- 
marquée déjà dans d’autres expériences analogues, et 


20 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES 


à laquelle nous n’avons pu nous soustraire. Men- 
tionnons ici un autre fait : Pour régler la durée du 
pas, comme pour mesurer la vitesse de rotation du 
cylindre , nous nous sommes servi d’un pendule exé- 
cutant cent oscillations par mipute ; ce qui, pour un 
pas de 0 m. 67 c. effectué pendant une oscillation, de- 
vait donner une vitesse moyenne de 32 millimètres 
par 35°”, de seconde. Or, comme on peut s'en con- 
vaincre, en consultant le tableau que nous donnons 
plus loin, la vitesse moyenne du pas, dans chacune 
des expériences, a toujours dépassé 32 millimètres. 
Ainst, d’une part , la vitesse moyenne s’est trouvée 
constamment supérieure à celle que devait imposer 
le pendule régulateur ; de l’autre, cette vitesse 
tendait à décroître dans le cours d’une même expé- 
rience. 

On peut, du reste, avec une approximation suffi- 
sante , ramener les résultats que fournit l'expérience, 
à ceux que fournirait un pas soutenu, en considérant, 
pour chaque trajectoire , le pas compris entre les deux 
maxima, calculant la vitesse moyenne sur le chemin 
parcouru entre les deux maxima, prenant pour vi- 
tesse maximum la moyenne des deux maxima, et pour 
vitesse minimum le minimum intermédiaire. Ou bien, 
si l’on veut considérer le pas compris entre les deux 
minima, on calculera la vitesse moyenne sur le che- 
min parcouru entre les deux minima, on prendra 
pour vitesse minimum la moyenne des deux mi- 
nima, et pour vitesse maximum le maximum inter- 
médiaire, 

Le tableau suivant renferme les résultats numériques 


SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 21 


auxquels on est conduit dans chacun de ces deux 
cas. | 


PAS COMPRIS PAS COMPRIS 
ENTRE LES DEUX MAXIMA. ENTRE LES DEUX MINIMA. 


Vitesse Viîtesse Vitesse Vitesse Viîtesse Vitesse 


minimum. moyenne, maximum. | minimum. moyenne. maximum. 


#53 38 46 28 34 43 
B| 30 35 41 281/2 33 38 
dl" 33 DT 003 31 36 hi 
D| 29 34 41 DTA . : 38 n0 
E| 34 CMP 311/2 36 40 
F| 30 3h 40 1/2 | 28 33 39 
G| 31 35 40 29 34 LA 
H| 341 35 42 261/2 33 38 
De 55 34 41 271/2 34 38 
3| 30 4 H21/2 | 2842 35 ui 


On voit que , pour chaque pas, la vitesse minimum 
et la vitesse maximum s’écartent à peu près égale- 
ment de la vitesse moyenne, celle-ci, toutefois, étant 
généralement un peu moindre que leur moyenne 
arithmétique. 

Si l’on veut comparer à la vitesse moyenne la dif- 
férence des vitesses extrêmes , on substituera au 
pas obtenu dans chacune des dix expériences, 
un pas fictif moyen dont les éléments seront les sui- 
vents : 


22 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES 
RE 
PAS MOYEN PAS MOYEN 
compris entre les compris entre les 


deux maxima, deux minima, 
Vitesse maximum par trente- 
cinquième de seconde... .  0,0420 0®,0399 
Vitesse minimum par trente- 
cinquième de seconde.. . 0",0309 0®",0286 


Vitesse moyenne par trente- 
cinquième de seconde. . . 0®,0354 0",0341 
Excès du maximum sur le 


RUMMNNEET LUE 0,017 0®,0113 
Rapport de l’excès à la vi- 
tesse moyenne. . . 2". . & 0, 54 0, 33 


Vitesse moyenne par se- 


e% ol atée ‘se 


Nous n’avons jusqu’à présent considéré le mouve- 
ment du curseur qu’au-delà des dix premiers 35°, de 
seconde. Si nous consultons maintenant le tableau de 
la page 16, pour savoir ce qui se passe dans ces 
premiers instants, nous reconnaîtrons, pour chacune 
des dix expériencesz l’existence d’un maximum suivi 
d’un minimum. Il est aisé de se rendre compte de l’un 
et de l’autre. En effet, pour que l’on puisse, comme 
nous l’avons fait jusqu’à présent, considérer le fil qui 
conduit le curseur comme inextensible , il faut qu’il 
n’y survienne point de changements brusques de vi- 
tesse, Or, cette condition n’est pas remplie au départ 
dun curseur, puisqu'il passe brusquement alors d’une 


SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 23 


vitesse nulle à la vitesse du pas. Aussi, le mouvement 
du curseur commence*t-il, en réalité, un peu après 
l'instant où la corde commence à se tendre. Dans l’in- 
tervalle , elle s’allonge jusqu’à ce que sa tension de- 
vienne capable de vaincre les résistances initiales. A 
partir de cet instant, le curseur s'élève ; les résistances 
diminuent brusquement ; l’excès de tension du fil ac- 
célère le mouvement , et la vitesse acquiert un certain 
maximum supérieur à la vitesse du pas et au-delà du- 
quel le fil ne tarde pas àse distendre. Le curseur alors 
s'élève par sa seule vitesse acquise ; le mouvement se 
retarde ; la vitesse devient moindre que celle du pas ; 
le fil se tend de nouveau, et le mouvement s'accélère, 
après avoir passé par un certain minimum de vitesse. 
Si, au moment de la tension du fil, la vitesse du cur- 
seur diffère peu de celle du pas, le mouvement con- 
tinue comme si le fil devenait inextensible. C'est ce 
qui arrive pour chacune des expériences déjà citées , 
comme l'indique le tabieau de la page 16,où nous 
avons , au moyen d’un trait horizontal , isolé les pre- 
miers espaces parcourus. 


NOTE 


SUR 


LE TRAVAIL DYNAMIQUE 


DES GONTRACTIONS MUSCULAIRES ; 


Par M. Ch. GIRAULT, 


Membre titulaire, 
+ 4 SD Om 


Lorsque l’on veut évaluer en kilogrammètres le tra- 
vail dynamique des moteurs animés employés dans 
l’industrie , on se borne généralement à considérer 
le cas où le moteur exerce sur le corps qu’il déplace 
une action constante ; et l’on prend alors, pour mesure 
du travail, le produit de la force par le chemin pro- 
jeté sur la direction de la force. Mais, il importe de ne 
pas confondre ce travail avec celui des contractions 
musculaires développées par l’homme ou par l'animal 
employés à produire l'effet mécanique. Le premier 
travail , en effet, est généralement inférieur au second, 
et il peut même être nul dans certains cas, comme 
lorsqu'il s’agit du transport horizontal d’un fardeau, le- 
quel exige pourtant un développement de travail mus- 
culaire souvent considérable. 

Pour chercher quelle liaison existe entre ces deux 
travaux, considérons le corps humain, accomplissant 
un acte mécanique quelconque, comme un système 
de points matériels soumis à des forces tant extérieures 


NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE. 25 


qu'intérieures, et appliquons-lui l'équation du tra- 
vail, en vertu de laquelle l'accroissement de force vive, 
au bout d’un certain temps, est égal au travail des forces 
qui agissent sur le système pendant le même temps. 
Parmi ces forces, les unes, extérieures, sont le poids du 
corps, les réactions des appuis et les réactions des 
masses mises en mouvement ; les autres, intérieures, 
consistent dans les actions moléculaires telles que celles 
qui régissent les corps inanimés, et dans les actions 
musculaires que la volonté détermine. 

Si, ce qui est lecas le plus ordinaire , le mouvement 
se compose d’une succession de périodes identiques , 
ramenant le centre de gravité du corps à même hau- 
teur , l'équation du travail, appliquée à l’une de ces pé- 
riodes, se simplifie, parce que l’accroissement de force 
vive est nul, ainsi que le travail du poids, et qu’on peut 
admettre qu’il en est sensiblement de même du travail 
moléculaire. On voit alors que le travail musculaire , 
après un nombre quelconque de périodes, est égal, 
au signe près, au travail des réactions extérieures pro- 
venant tant des appuis que des masses mises en mou- 
vement ; ce que l’on peut écrire sous la forme 


LA 2 1 3 


où T,, est le travail musculaire, — T, le travail 
des réaction des appuis, — T, le travail des réac- 
tions des masses mises en mouvement. 

On voit ainsi pourquoi Tr, est généralement moindre 
que Th. 

Dans le cas de la roue à chevilles, T, est nul, et l’on 
a T,=T,. On conçoit donc qu’à égalité de travail 


26 NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE 


musculaire développé , la roue à chevilles fournisse le 

maximum du travail utilisable, travail facile à calculer 

d’ailleurs , puisqu’en supposant la rotation uniforme , 
etle centre de gravité du corps de l’homme immobile, 

On a T,—IIDAf, où ILest le poids du corps, D la dis- 

tance du centre de la roue à la verticale du centre de 

gravité , A la vitesse angulaire de rotation , t la durée 

du travail. On sait que , dans les conditions ordinaires, 

l'expérience donne, pour expression du travail jour- 

nalier développé , 250 à 260 mille kilogrammètres. 

Dans le cas de la marche sur un terrain horizontal , 
l’homme n’ayant à transporter d’autre fardeau que son 
corps, T, est nul, et l’on a T,—T,; ce qui ramène 
la détermination de T,, à celle de T. Mais, T, étant 
inconnu aussi bien que T,, nous essaierons d’éva- 
luer d’une autre manière le travail musculaire déve- 
loppé pendant la marche , en appliquant l'équation du 
travail à chacune des phases dans lesquelles, comme 
nous l’avons établi précédemment, le pas peut être 
décomposé, 

Pour simplifier , nous estimerons la force vive comme 
si toute la masse du corps était concentrée en son 
centre de gravité, et nous ferons abstraction du travail 
des actions moléculaires. Appelant alors —T, le tra- 
vail des réactions du sol pendant la première phase 
—T, le travail de ces réactions pendant la seconde 
phase, T,, le travail musculaire pendant un pas, I le 
poids du corps, H la quantité très-minime dont s'élève 
son centre de gravité dans la première phase, vel 
v”’ la plus petite vitesse et la plus grande; réduisant 
l'action musculaire à celle qu’exerce, dans la seconde 


DES CONTRACTIONS MUSCULAIRES. 27 


partie de la seconde phase, la jambe qui sert de pivot, 
l’autre jambe oscillant en vertu de son propre poids; 
on aura, pour la première phase, 


Il 
FORMS . 
et, pour la seconde, 
I LE] ? 
20 2—V2)=NA—T, Te 
Cette dernière , à elle seule, montre que l’on a 
T SE (ve) nm 
711 2g 9 


et fournit ainsi une limite inférieure de T,. 
Si l’on veut faire l'hypothèse T,=T,, on déduit des 
deux relations qui précèdent , 


LE] 1 
2—V 2 
TV, = —— —H| 
2g 
Désignant par v la vitesse moyenne, nous admet- 
trons , comme assez conformes à l'expérience, les 
formules 


LV 
2 


V3 V’—V'=0,3V, 


qui donnent 


el, par suite, 


T2 0,3 y) 
g } 


28 TRAVAIL DYNAMIQUE DES CONTRAC. MUSCUL, 


Nous remarquerons , ensuite, que 4 est une assez 


2 


\ 
petite fraction de bras et nous simplifierons en con- 


séquence la formule précédente, en posant 


V? 
T0, 011 re 
9 


Y faisant 165 kilog.; v—1",2; g—9",8; on obtient 
Tu=5,73 kilogrammètres; 
d’où T—286500 kilogrammètres , 
pour le travail musculaire développé en 50,000 pas, 
considérés comme constituant le travail d’une journée, 
et répondant à une route de 33500 mètres parcourus 
en 7 heures 45 minutes. 

Ce résultat, que nous ne présentons d’ailleurs que 
sous toutes réserves , ne diffère pas beaucoup de celui 
auquel on arrive en considérant l’action d’un ma- 
nœuvre qui fait mouvoir une roue à chevilles. 


RECHERCHE ANALYTIQUEN 


SUR 
LA VALEUR COMPARÉE 


DE PLUSIEURS DES PRINCIPALES VARIÉTÉS DE BETTERAVES 


ET 


SUR LA DISTRIBUTION DES MATIÈRES AZOTÉES DANS LES 
DIVERSES PARTIES DE CETTE PLANTE; 


Par M. Isidore PIERRE, 


Membre titulaire. 
— cm) à (e) — 


De toutes les plantes cultivées dans nos régions tem- 
pérées , la betterave est assurément celle qui, depuis 
un demi-siècle, et surtout dans ces derniers temps, a 
le plus vivement attiré l’attention publique, à raison 
de l’importance des produits qu’en ont su tirer la 
science et l’industrie. 

Cependant la culture de la betterave, comme ma- 
tière première pour l'extraction du sucre et pour la 
fabrication de alcool, est encore extrêmement cir- 
conscrite relativement à l'importance de ces deux in- 
dustries ; tandis que, depuis une vingtaine d’années, la 
culture de la betterave, comme plante destinée à l’ali- 
mentation des animaux, gagne chaque jour du terrain. 

C’est qu’en effet, comme l’a fait observer M. de 
Gasparin (1),la betterave fournit, par ses feuilles , 
depuis le milieu d'août jusqu’à la fin d'octobre et même 


(4) Cours d'agriculture , t, IV, p. 87. 


30 VALEUR COMPARÉE 


au-delà, un précieux et abondant contingent de four- 
rage vert pour la race bovine, précisément à l’époque 
où, dans les pays secs, les regains des prairies artifi- 
cielles commencent à faire défaut. La betterave elle- 
même , un peu plus tard, vient clore le cercle des 
combinaisons de nourriture verte qui recommence 
avec la pousse des herbes. L’on peut dire, en un mot, 
que le précieux concours de la betterave permet de ne 
pas interrompre un seul jour , dans la ferme, la nour- 
riture au vert, au grand avantage des produits et de 
la santé des animaux. 

Si la valeur de la betterave, comme aliment du 
bétail, n’est contestée par personne , la même una- 
nimité ne se retrouve plus, chez les agronomes, 
pour ce qui concerne les feuilles de cette racine. 
Mathieu de Dombasle en avait condamné l'emploi 
sans lavoir expérimenté (1). Schwertz (2) leur attri- 
buait une vertu purgative, qui ne laissait pas d’action à 
l'estomac sur les principes réellement nutritifs. Des 
expériences de M. Dumas, de Nîmes, le conduisirent à 
reconnaître que les feuilles de betteraves ne convien- 
nent pas aux porcs, tandis que les génisses s’en acco- 
modent avec succès (3). . 

M. de Gasparin est également arrivé, de son côté, à 
des résultats satisfaisants , tandis que M. Boussingault 
a complètement renoncé à l’emploi, comme fourrage, 
des feuilles de betterave, et qu’il préfère les laisser 


(4) Annales de Roville, t. V, p. 498. 
(2) Fourrages, p. 24. 
(3) De Gasparin, Cours d'agriculture, t, V, p. 94. 


DE PLUSIEURS YARIÉTÉS DE BETTERAVES, 91 


comme engrais pourrir sur le sol qni les a produites. 

Ce qu’il y a de certain, c’est que, depuis vingt ans, 
la culture fourragère de la betterave a constamment 
gagné du terrain, et que l'emploi de ses feuilles pour 
la nourriture des vaches laitières est à peu près gé- 
néral. Cet emploi, d’ailleurs, n’est pas de date récente, 
puisqu’autrefois on y attachait une si grande impor- 
tance qu'il fut un temps où l’on cultivait la betterave 
presqu'uniquement pour en avoir la feuille (1). 

Pour que l’usage de la feuille de betterave, comme 
fourrage, se soit maintenu etgénéralisé, malgré Ja con- 
damnationu portée contre lui par des agronomes aussi 
éminents que Mathieu de Dombasle et M. Boussin- 
gault, il faut bien que la pratique en ait fait reconnaître 
les avantages réels. C’est que la majorité des cultiva- 
teurs , loin de trouver que la feuille de betterave di- 
minue la qualité du beuïre, comme on l'avait annoncé, 
probablement sous l'influence de circonstances étran- 
gères accidentelles, s'accordent, au contraire, pour 
reconnaître que, lorsqu'on fait entrer ces feuilles pour 
une certaine proportion dans la nourriture des vaches 
laitières , il y a plutôt amélioration dans la qualité et 
dans la quantité des produits. 


Piusieurs chimistes se sont occupés avant moi de 
l'analyse des betteraves, et ont indiqué la teneur en 
azote de la feuille et de la racine. Dans les Annales de 
Chimie et de Physique (2), M. Boussingault a publié les 
résultats d’une analyse de betteraves champêtres ( di- 


(4) Mémoires de la Société d'agriculture de Paris ; 1789, p. 126. 
(2) 1er, /p. 308, 3°. série. 


32 VALEUR COMPARÉE 


sette ) mais sans donner le poids moyen des racines. 
L'échantillon soumis à l’analyse provenait d’une récolte 
plus que médiocre , puisqu’elle ne dépassait guère une 
demi-récolte moyenne. Cette dernière circonstance 
peut avoir exercé, sur lesrésultats de l'analyse, une in- 
fluence dont il serait difficile de préciser l'importance; 
d’ailleurs, l’habile chimiste ne s’est nullement préoc- 
cupé des différences qui pouvaient exister entre la 
composition des diverses parties de la betterave, parce 
que cette recherche n’avait aucun rapport bien direct 
avec le but qu’il se proposait, l’étude des assolements. 
Dans son beau mémoire sur les assolements, publié 
peu de temps après (1), le même savant donne aussi 
les résultats d’une analyse de feuilles de betteraves ; 
mais il ajoute que cette analyse a été effectuée sur des 
feuilles séparées de leurs racines seulement deux jours 
après l’arrachage ; et s’il était indifférent, pour des 
recherches dans lesquelles on n’avait besoin de tenir 
compte que de la matière sèche, de se servir de feuilles 
plus ou moins fanées ,il ne saurait en être tout-à- 
fait de même lorsqu'il s’agit de leur emploi comme 
fourrage vert.et de leur plus ou moins grande richesse 
en principes nutritifs. 
M. Boussingault avait trouvé, pour la disette : 


Feuilles. Racines. 
Matière sèche. . « . . .. 41, 44 p. ‘41. 4220000 
AE st or dR: 5 AD, 00 87, 8 
Azote p. °}, de mat. sèche 4, 5 h, 65 


Agate à l'état fraise 2.405 0, 20 


(4) Annales de Chimie et de Physique, t, IE, 8°, série. 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETIERAVES. . 33 


MM. Payen et Richard, dans leur Traité d’'agricul- 
ture (1), ont également rapporté les résultats de l’ana- 
lyse de la betterave blanche de Silésie et de la bette- 
rave rouge à sucre ; l’on y trouve les nombres suivants : 


B. blanche de Silésie, B. rouge à sucre. 


Matière sèche. . . . . . . 46; Oup:2/418186 O2), … 
A in. du 0 84, 0 82, 0 

Azote p. °/, de mat. sèche 1, 56 2, 50 
Azote p. °/, de mat. fraîche 0, 25 0,45 


Enfin , parmi les études chimiques dont la betterave 
a été l’objet, nous pourrions encore citer le travail 
intéressant dans lequel M. Péligot a montré que, pen- 
dant tout le temps qui précède la maturité , le déve- 
loppement des principes constituants divers de la 
betterave est simultané, de sorte que, sous le même 
poids, la même racine contient, pendant tout ce temps, 
les mêmes proportions relatives d’eau , de sucre , de 
ligneux , etc. ; tandis que la proportion d’eau diminue 
au moment de la maturité. 

Le travail auquel je me suis livré n’avait nullement 
pour objet de contrôler les résultats obtenus par mes 
savants prédécesseurs ; leurs recherches avaient été 
faites dans un tout autre but que celui que je me pro- 
posais. 

Les fabricants de sucre et d’alcooi ont, jusqu’à 
présent , donné la préférence aux variétés de bette- 
raves dont la racine est presque complètement en- 
terrée, tandis que les agriculteurs qui ne cultivent la 
betterave que pour la nourriture de leurs bestiaux , 


(1) T, II, p. 29. 


34 VALEUR COMPARÉE 


préfèrent les variétés volumineuses qui s'élèvent en 
partie au-dessus de terre, principalement à cause de 
leur plus facile arrachage et de la meilleure qualité 
des feuilles qui sont moins exposées à être détério- 
rées par leur contact avec le sol. 

Cette préférence m'a conduit à chercher s’il existe 
une différence appréciable, dans une même racine, 
entre la partie enterrée et celle qui s’élève au-dessus 
du sol, et si cette différence se manifeste dans toutes 
les variétés généralement cultivées ; si l’effeuillaison 
exerce , sous ce rapport, une influence sensible , et 
dans quel sens; enfin, si la valeur nutritive probable 
dépend du volume ou du poids des betteraves, lors- 
qu’il s’agit, bien entendu , de racines appartenant à 
une même variété, ayant végété, autant que possible, 
dans des conditions identiques. 

Mes études ont porté sur les cinq variétés suivantes : 

1°. Betterave de Silésie, blanche à collet vert; 

2° Betterave jaune longue; 


VA — globe jaune ; 
lo —- — rouge; 
5 — — blanc ou plate d'Allemagne. 


Toutes ces betteraves ont été récoltées dans le même 
champ, dans des conditions identiques de soins et de 
cultures antérieures; les unes n’avaient jamais été ef- 
feuillées avant l’époque de leur arrachage, les autres 
l'avaient été une ou plusieurs fois, plus ou moins com- 
plètement, M. Manoury, mon collègue à la Société 
d'agriculture de Caen, l’un des caltivateurs les plus 
consciencieux et les plus éclairés de notre plaine, a 
bien voulu mettre à ma disposition, avec un zèle et un 


A 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. HE 


dévouement dont je ne saurais trop le remercier , tous 
les échantillons dont j’ai eu besoin pour ce travail. 

J'ai constamment suivi, pour le dosage de l'azote, le 
procédé de M. Péligot, tel que l’a modifié M. Boussin- 
gault. Ce procédé, d’ailleurs si commode, avait encore 
ici l’avantage de ne donner que ce que je cherchais, 
c'est-à-dire l’azote quin’était pas engagé en combinaison 
à l’état d’acide azotique ; c'était un point important, 
puisqu'on sait que la betterave contient souvent des 
proportions d’azotates assez importantes qui sont 
plutôt nuisibles qu’utiles, lorsqu'on emploie cette plante 
pour l’alimentation des animaux. Toutes les analyses 
ont été répétées deux fois, sur des quantités différentes 
de matière , préalablement réduite en poudre au moyen 
d’une petite égrugette à sarrsain de Potigny. Cette 
opération n’est pas toujours facile , surtout lorsqu'on 
opère sur les variétés riches en sucre et sur la partie 
enterrée. 


1e, SÉRIE D'EXPÉRIENCES. 


$ 1. FEUILLES. 


Ces feuilles provenaient de la variété dite betterave 
champêtre ou disette. On en avait fait une première 
cueillette, le 5 septembre 1855; une seconde le 7 no- 
vembre. A chacune de ces deux époques on cueillit sur 
les mêmes pieds, en assez grand nombre : 

1°. Les feuilles les plus basses, tombantes, presque 


36 VALEUR COMPARÉE 


fanées, deux ou trois feuilles entières par pied de 
betterave ; 

2°, Des feuilles de la région moyenne intermédiaire 
entre les basses feuilles et les feuilles culminantes, 
trois feuilles par pied ; 

3°. Des feuilles de la région supérieure, quatre 
feuilles sur chaque pied. 

Après avoir bien mélangé chacune de ces trois sortes 
de feuilles, on en a prélevé un kilogramme destiné aux 
expériences. Ces feuilles ont été desséchées à l’étuve, 
puis moulues , et l’on a soumis à une dessiccation com- 
plémentaire les parties de poudre destinées aux ana- 
lyses. 


FEUILLES DU 5 SEPTEMBRE. 


1°. Feuilles basses. 


Eau. 4. 0. 0 
Matière sèche NAME RENE 4,76 
Azote p. °/, de matière sèche : 
Ar AOSARES US HSOICRE 4, 93 
2°, dosages: 2. UE 4, 96 
Moyenne. . . . 4:95 


Azote p. ‘|, de feuilles fraîches. . . . . 0,15 
2°, Feuilles de la région moyenne. 


ER Le à PAM aTie 90,3 p.° 
Matiére stcielt0) : HOT EMET TE 9,7 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES,. 37 


Azote p. °/, de matière sèche : 


der, dosage. .: 4 «1 4,1 98 #, 91 
PONdosage à JU. Sum 3, AD 
Moyenne, . . . 3, 41 

Azote p. °/, de feuilles fraîches. . . . . 0, 33 


3°. Feuilles de la région supérieure. 


= CU 60 ANR, 
Matière sèche. . . . DT Lt 
Azote p. ‘|, de matière eue Ë 
RS dOSApe, 0 ne 07 à 3, 68 
PE HOSAge 1 0. , 3, 67 
Moyenne. . . . 3, 67 
Azote p. °}, de feuilles fraîches. . . . . 0,40 


FEUILLES DU 7 NOVEMBRE. 


1°. Feuilles inférieures. 


Eau. . . ST AS el € 90,p. °L 
Matière te te à TE 10 
Azote p. °/, de matière Fi. 
D ODSAUe 2, 84 
LAMUTÉE CONSSRRNRRNEPRRE 2, 84 
Moyenne. ,. . . 2,84 
Azote p. °/, de matière fraîche. . . . . 0,28 


2°. Feuilles de la région moyenne. 


OU A FN ADR ONNT SON EITICSS SBES 
D reiSèches 0, D M ONE UN QUE 


38 VALEUR COMPARÉE 


Azote p. °}, de matière sèche : 


Aer, dosage. . : .. COR OS 
2°, dosage. . . «CSN 
Moyenne-:u0r et: me 


Azote p. °}, de feuilles fraîches. . . . ,. 0,43 


3°. Feuilles de la région supérieure. 


Eau. 06e. 0e 00e 6 CONS 
Matière. ‘5 SON 
Azote p. °/, de matière sèche : 
4er, dosage. 00. ER L, 97 
25.008406. Ci UN ONE 5, 01 
Moyenne. . . . h, 99 
Azote p. ‘|, de feuilles fraîches. 00 225 .10.00%198 


Il semble résulter de l’ensemble de ces analyses plu- 
sieurs conséquences assez importantes : 

La première, à laquelle on ne devait guère s’at- 
tendre, c’est que, dans la betterave, du moins dans 
la variété disette , les feuilles de la région supérieure , 
les plus jeunes, les plus tendres, ne sont pas les plus 
aqueuses ; ce sont , au contraire, les feuilles les plus 
anciennes , les plus voisines de leur complète matu- 
rité , celles de la région inférieure qui, à poids égal, 
renferment la plus grande proportion d’eau. Un exa- 
men plus attentif de ces feuilles permettrait cependant 
de pressentir ou du moins d’expliquer ce singulier ré- 
sultat : dans les feuilles dont le développement est 
avancé , la nervure médiane et le pétiole, c’est-à-dire 
la partie la plus aqueuse de la feuille, forment une 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 39 


fraction beaucoup plus considérable du poids total 
que dans les jeunes feuilles de la betterave. 

La seconde conséquence à tirer de ces analyses, 
c’est qu’au moment de l’arrachage, la valeur alimen- 
taire des feuilles de betteraves est au moins égale, 
si ce n’est supérieure , poids pour poids, à ce qu’elle 
était deux mois auparavant. : 

Enfin la troisième conséquence, facile à prévoir 
d’après les belles recherches de M. Payen sur la végé- 
tation, c’est que les feuilles de betteraves sont d’autant 
plus riches en matières azotées, d’autant meilleures 
comme fourrage, qu’elles sont plus jeunes et moins 
complètement développées. 

Nous pouvons ajouter encore que c’est surtout au 
moment de l’arrachage, alors qu’on dépouille la racine 
de toutes ses feuilles, que celles-ci doivent constituer 
le fourrage le plus avantageux, puisque , dans l’effeuil- 
laison partielle ordinaire, on n’enlève que les feuilles 
les plus aqueuses et les moins riches en principes azo- 
tés, tandis que les plus avantageuses restent sur la 
plante. 

Pendant le temps qui s'écoule entre la consomma- 
tion et l’effeuillaison, surtout lorsque cette dernière 
a lieu de bonne heure, la feuille de betterave perd 
assez vite une forte proportion d’eau, dont la moyenne 
est le plus ordinairement comprise entre 40 et 15 
p. ‘> Soit 12,5 ; cette circonstance enrichit d’autant 
la feuille, en augmentant la quantité de matière 
sèche qu’elle contient sous le même poids, dans ce 
nouvel état. C’est cette circonstance qu’il est bon de 
ne pas perdre de vue , lorsqu'on veut utiliser, dans la 
pratique , les données fournies par la science. 


A0 VALEUR COMPARÉE 


2, SÉRIE D'EXPÉRIENCES. 


RACINES. 


Toutes les variétés soumises à l’analyse ont été cou- 
pées en trois parties distinctes : 

4°. La partie enterrée ; 

2°. La partie comprise entre la surface du sol et le 
collet ; 

3° Le bourgeon, dépouillé de ses feuilles, coupé à 
la hauteur du collet. 

Ce partage a eu lieu presqu'immédiatement après 
l’arrachage, et chaque partie a été pesée à part. 

Après quelques jours d’exposition dans un lieu sec 
et bien aéré, chacune de ces parties était coupée en 
rondelles de 4 à 5 millimètres d’épaisseur et soumise 
à un commencement de dessiccation à une douce tem- 
pérature, puis chaque rondelle était subdivisée en petits 
cubes, et la dessiccation se complétait à une tempé- 
rature d’environ 100°. Cette division avait pour but, 
en favorisant la dessiccation, de maintenir, dans les dif- 
férentes parties d’un même lot, la plus grande homo- 
généité possible. Enfin, la matière était moulue (1) et 
bien mélangée, puis on soumettait à une dessiccation 


(4) Dans la betterave blanche de Silésie, et dans la plate d’Alle- 
magne, la mouture de la partie enterrée ne se fait pas sans diffi- 
culté ; il faut surtout éviter de moudre la matière pendant qu’elle est 
chaude, parce qu’elle empâte le moulin, 


L 


L 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETIERAVES. k1 


complémentaire , à 410°, les parties de matières des- 
tinées à l’analyse. 

Le nombre de betteraves employées dans chaque 
essai a varié de 2 à 5 ou 6, suivant leur grosseur. Ce- 
pendant, le plus souvent, on opérait sur deux bette- 
raves, choisies de manière à représenter en volume la 
moyenne de celles qu’on voulait étudier. 


BETTERAVES BLANCHES DE SILÉSIE. 
{Sous-variété à collet vert.) 


N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage. 


Poids moyen d’une betterave, 1538 grammes. 
Bourgeons. . . . . . 12, 84 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. 22,14 


Partie enterrée... . . 65 , 02 
Halal... …. 100,00 


4°. Bourgeons. 


RL. 30:71 p°) 
MPNCFE SÈERE. - . . ... « .  ,13..3 
Azote p. °}, de matière sèche : 
MA AOSApe.. LULU  : EE. 
2 0OSABE Le SU he su » 2,0 
Moyenne. "15". 2, 46 


Azote p. °|, de matière fraîche. . . . . 0,33 


h2 VALEUR COMPARÉE 


* 


2°, Partie hors de terre. 


Te ee CS 
Manicre sècne. . 
Azote p. ‘°/, de matière sèche : 

LS COS, TENTE 1,61 

"2e, dosage. MEANS Se" 4,62 


Moyenne 4, 62 
A zote p. °{, de matière fraîche. . . . . 0,21 


3°. Partie enterrée. 


FAR niamssbhe Le em 26e Dh. 00 + CORRE 
Matière sèche, . . 1:06. . deiatsh 
Azote p. °/, de matière sèche : 

AE dOSAGE ET Le 1,64 

Je dosage 77 PR CL SU 1, 60 


Moyenne, . . . 1,62 
Azote p. °}, de matière fraîche. . . . . 0,21 
Calculant , au moyen de ces données, la teneur de 
la betterave entière, soit à l’état vert, soit à l’état sec, 
on trouve : 


A l’état frais. A l'état sec. 
Bourgeons. . . . 12,84 x 0,33—0,042 13,54 x 2,46—0,333 
Partie hors de terre. 922,14 x0,21—0,046 21,98 x 1,62=0,356 
Partie enterrée. . . 65,02 x0,21—0,137 64,48 x 1,62=—1,045 


Azole p. %, de betteraves entières. . 0,225 1,734 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. h3 


MÊME SOUS-VARIÉTÉ. 
Efeuillées deux fois, dont une au moment de l’arrachage. 


Poids moyen d’une betterave, 1739 grammes. 
Bourgeons. . . . .. 9, 33 p. ‘|, du poids total. 
Partie hors de terre. 46, 22 

Partie enterrée. ..,. 4h, 45 


+otal.. : , .°”100700 


1°. Bourgeons. 


LE. he CDS *, 8622.40 
MAG SÉCRE. 050 Gal Go UD . 13,8 
Azote p. °}, de matière sèche : 

HRDUDSRREr . . - » « 2,64 


UDSADE. + Lee me eve 2,66 


Movennes:02.1N,.1n, 2, 69 
Aoep. de matière fraîche, . . . . 0,37 


2, Partie hors de terre. 


Le pa bol sb +008 dede 
Matière sèche. 20% 
Azote p. °}, de matière sèche : 
Adosape". 1 fiotahs : 4, 61 
2". dosage nome à, 457 


Moyenne. + : . 1:59 
Aro pot], de matière fraîche, ; 2% ,7%0, 15 


Ll VALEUR COMPARÉE 


3°. Partie enterrée. 


(06 NP 
Matière sèche, . . . . < SR 
Azote p. °/, de matière sèche : 
1er JOSALÉ ER 0 1,66 
2°. dosage, 26. 0: 1,64 
Moyenne. . . . 4, 67 


Azote p. °}, de matière fraîche. . . . . 0,18 
Calculant , au moyen des données qui précèdent, 
la teneur de la betterave entière , on trouve : 


A l’état frais. A l'état sec. 
Bourgeons. . . . 9,33x0,37—0,035 12,21 x 2,65—0,324 
Partie hors de terre. 46,22 x0,15—0,069 41,98 x 1,59—0,667 
Partie enterrée. . . 44,45 x0,18=—0,080 45,81 x 1,65—0,756 
zote p. ‘, de betteraves entières.. 0,184 1,747 


MÊME SOUS-VARIÉTÉ. 
Effeuillées trois ou quatre fois très-énergiquement. 


Poids moyen d’une betterave , 2941 grammes. 


Bourgeons. . . . . . 15, 53 p. °} du poids total. 
Partie hors de terre. 43, 51 
Partie enterrée... . . 40, 96 

Total... 2400-01 


1°. Bourgeons. 


PAUL. … à e te + NO ONE CONS 
Maätlère:sèche.. . . suture 40lfit SAT 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. L5 


Azote p. ‘|, de matière sèche : 
AT. dosage tro THEN. 2,14 


H0nsage. . « + . 0. De 
Moyenne. . . . 2, 16 
Azote p. °/, de matière normale. . DA 2 
2°. Partie hors de terre. 
Eau. e . 0 . Q , ° 90 , 6 P. ce 
Matière che ALT E RER as 9,4 


Azote p. °}, de matière sec: 
D UDSARR AE 49 MOVE, 44772 


2 UOOSADONTS eee, 1,72 
Moyenne. . . . : OS © 
Azote p. °}, de matière normale.. . . . 0,16 


3°. Partie enterrée. 


à 5: OR OA mp 
Matière sèche. . . . St à 9,9 
Azote p. °}, de matière sad: 
A dosage: PALIER SATA | 1495 
OS e UE it, don 1,55 
Moyenne. . . . 17,95 
Azote p. °/, de matière fraîche. . . . . 0,15 


Calcul de la teneur en azote de la betterave entière, 
au moyen des données précédentes : 
A l’état frais. A l'état sec. 
Bourgeons. . . . 15,53 x0,22—0,034 16,928 x 2,18—0,355 
Partie hors de terre. 43,51 x 0,16—0,070 42,02 x 1,72—0,723 
Partie enterrée. . . 40,96 x0,15—0,061 41,70 x 1,55—0,646 


Azote p. %, de betteraves entières. . 0,165 1,724 


6 VALEUR COMPARÉE 


MÊME SOUS-VARIÉTÉ. 


Betteraves efleuillées au moins quatre fois très-fortement. 


Bourgeons. . . . « . . 9,6 p.°} du poids total. 
Partie hors terre.. . . 38,0 
Partie enterrée. . . . Dali 


Fofal: us 100, 00 
Poids moyen d’une betterave, 1572 grammes. 


1°. Bourgeons. 


Eau): ,. . "CANON ON 
Matière sèche. 27" SONO 
Azote p. °/, de matière sèche : 
1: JOSÉ... En AU UT 2,038 
ADOBE 21e Mae se 2,90 


Moyenne. . . . 2, 58 
Azote p. ‘|, de matière normale... . . . 0, 30 


2°. Partie hors de terre. 


aus 0. .._ . CU RNCS OS 
Matière sèche, . CL 0e IN 
Azote p. °}, de matière sèche : 

A. dOSARE. 7 NS COURS 2, 28 

21 DOSARBES SU NT ae 7 ne 2, 20 


Moyenne. . . . 2320 
Azote p. °, de matière normale, . . . . O0, 23 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES, 47 


3°. Partie enterrée. 


AR D À, L6665,109)) MO DIS SEDAISGIQNES Vp. ‘Je 
Mauére sèche. . ,. . . . . 11,6 
Azote p. °/, de matière sèche : 
HdOSape.. . . ,. . à 4, 76 
Dernosage. . /.. _. <.. 00 4, 86 


Moyenne. . . . 1,81 
Azote p. °}, de matière normale... . . . 0,21 
Calcul de la teneur pour la betterave entière : 


M. normale. M. sèche. 
Bourgeons. . . . 9,6x0,30—0,029 9,7 x 2,58—0,25 
Partie hors de terre. 38,0 x0,23—0,087 35,7 x 2,26—0,81 
Partie enterrée... . 53,4x0,21—0,112 54,6 x 1,81=—0,99 


Azote p.%, de betteraves entières (1). 0.228 2,05 


MÊME SOUS-VARIÉTÉ, 


Betteraves entières, trés-petites, n’ayant jamais été 
effeuillées. 


Poids moyen d’une betterave , 92 gr. 5. 

Mbére Sèche. à ..: . . : . 149,3 p.°h 

AR OR. . -. 80,7 

Azote p. °/, de matière sèche : 
drdosage. + Arhts aeltour : 4, 40 
A 00SA8E . / 2: dasts 4,36 


Moyenne. . . . 41, 38 
Azote p. °/, de matière normale.. . . : 0, 27 


(4) La partie supérieure de ces betteraves était un peu creuse. 


VALEUR COMPARÉE 


BETTERAVES JAUNES-LONGUES. 
N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage. 


Poids moyen d’une betterave, 1538 gr. 

Bourgeons. . . . . . 6, 70 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. 25, 04 

Partie enterrée... . . 68, 26 


TOL: 100, 00 


1°. Bourgeons. 


MAD. ct 86,6 Pp.° 
Malièresèche, +: , 2 CT 
Azote p. °], de matière sèche : 

Aer dosiges"" 11 000200 3, 21 

JP, ADSAPE. SNS 28 7 de 3, 33 


Moyenne. . . . 5 Pr 
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,44 


2°. Partie hors de terre. 


Eau. 20 + 5 0 0 0 COOP 
Matière sèche, . 00 NOM NOTONS 
Azote p. °/, de matière sèche : 
der, d0Sap:.+ 0 + CU 4, 80 
de COSABE. > HRAALAEEt ES 4,79 
Moyennes 745106 14079 


Azote p. °/, de matière normale. . . . 0, 24 


Fe 


A 
” 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. h9 


3°. Partie enterrée. 


Eau. Re 1 LP 


Maenesèche. . . . . . . . 13,14 
Azote p. °/, de matière sèche : 
A dosage) sb rot oies 4,95 
AAUDSADE. + «4 * +. + 4,95 
Moyenne. «1.0. 4,95 
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,26 
Calcul de la teneur de la betterave entière : 
A l'état normal. Matière sèche. 
Bourgeons. . . . 6,70xX0,44—0,029 6,70 x 3,27—0,219 
Partie hors de terre. 25,04 x0,24—0,060 25,04 x 1,79—0,448 
Partie enterrée. . . 68,26 x 0,26—0 177 68,26 x 1,95=1,331 
Betteraves entières. . . 0,266 1,998 


MÊME VARIÉTÉ, 
Effeuillées deux fois avant l'arrachage. 


Poids moyen d’une betterave, 1127 grammes. 
Bogigeons. . . . . .. 8,7 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. . 29,5 

Partie enterrée. . . . 61,8 


POtalitamsos 400 , » 


1°. Bourgeons. 


ue 995 9 D lo 


Maére sèche, £ 0 . . .eouuiue n  L'l 
l4 


50 VALEUR COMPARÉE 


Azote p. °/, de matière sèche : 
1°", dosage. . 
2°, dosage. 


Moyenne. 
Azote p. °}, de matière normale. 


2:. Partie hors de terre. 


Eau. 

Matière sèche. AIT 

Azote p. °}, de matière sèche : 
Aidosage;:titcd re 
2°. dosage. 


Moyenne. 
Azote p. °}, de matière normale. . 


3 . Partie enterrée. 


Eau. . 
Matière sèche. FALL 
Azote p. °}, de matière sèche : 
1 /U0saper. 
2°, dosage. . 


Moyenne. 
Azote p. °/, de matière normale. . 


0, 26 


Calcul de la teneur en azote de la betterave entière : : 


Matière normale. 
Bourgeons. 8,7 X0,44—0,038 
Partie hors de terre. 
Partie enterrée. . 


61,8 x 0,26—0,161 


Betteraves entières. 0,275 


Matière sèche. 


9,1 x3,01—0,274 
29,5 x0,26—0,076 30,4 x 1,81=0,550 
60,5 x 1,87—1,131 


1,955 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES, 51 


MÊME VARIÉTÉ. 


Betteraves entières, très-petites, n'ayant jamais éte 
effeuillées. 


Poids moyen d’une betterave, 725,4. 
Re … … . *0c0b M8 4 DL 
Mare sèChe. … . . . .. .ouceoh18 6 

Azote p. °}, de matière sèche : 


D H0SA6C.. . He. 2, 91 
:- HA ICE SENS es 25 99 
MOVERNE . 2, 38 


Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,44 
MÊME VARIÉTÉ. 
Betteraves effeuillées très-fortement au moins quatre fois. 


Poids moyen d’une betterave, 17745",5. 


POnHÉeons. . « ... . AdnoSqp °} 
Partie hors de terre. 24,7 
Partie enterrée.. . . 64,0 

mal, Coste 100 


1°. Bourgeons. 


Li. à RE éd À 
Matiëre Sèche. 0, jou ovr 13 
Azote p. °}, de matière sèche : 
D dose. Le à ce 25 22 
Ddosanes Ne bein 2, 20 


Moyenne. . . . D 
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,29 


52 VALEUR COMPARÉE 


2°. Partie hors de terre. 


an, . ee a ON 


Matière sèche. . . . CN 
Azote p. °}, de matière sèche : 
4%, dosage; ss More 0e 4,42 
Zldosages .:-.n «4 à 0 4,48 


Moyenne 1,45 
Azote p. °/, de matière normale. . . . 0, 19 


3°. Partie enterrée. 


Eau. . 0 © COR. . CORRE 
Matière sèche. . 23% eur.  . 12: 


Azote p. °/, de matière sèche : 
1°, dosage, se 102 
2°. dosage t . syctosiot 24e 4, 50 
Moyenne, . . . 45 54 
Azote p. °/, de matière normale, . . . 0,19 
Calcul de la teneur de la betterave entière : 
Betterave normale. Matière sèche. 
Bourgeons. . ... 11,3 x0,29—0,083 11,6%2,21=0,955 
Partie hors de terre. 24,7 x0,19—0,047 95,5 x 1,45—0,370 
Partie enterrée. . . 64,0 x0,19—0,122 629 x 1,51=—0,950 


Azote p. %, de betteraves entières. . 0,202 1,676 
BETTERAVES GLOBE -JAUNE. 
N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage. 


Poids moyen d’une betterave , 2012 grammes. 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. sa 


Bourgeons. . . . .. 6, 36 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. 36, 71 
Partie enterrée.. . . 56, 91 


Æotal. ... . 41005200 


1°. Bourgeons. 


RE On.0e, DOI En] Ox LT 0 BOT 2 
Mhbretsèche, : &)0,,. Dci ee ,:, 41,4,9 
Azote p. °/, de matière sèche : 

HE UOSAHE. . Ur ee 7 oo 2, 20 


PU AOSAER. Le <<. pet 
Moyenne. . . . 2,26 
Azote p. °/, de matière normale. . . . 0,27 


2°. Partie hors de terre. 


0... TE 08... ss. 08119180 sue 
MANIERE | . . . . … . 9,6 
Azote p. °/, de matière sèche : 
DORE. 2 5: + | Le 1, 84 
LOTS RÉ e 4,82 


Moyenne 1,707 1,189 
Azote p. ‘|, de matière normale.. . . . 0,18 


3°. Partie enterrée. 


 ,. ,: ; #7 
Matière sèche.  .ols@éatt- lue us 9,8 


5l VALEUR GOMPARÉE 


Azote p. °/, de matière sèche : 


4%. dosage, 4! 06, Ori 44 39 
2e, dosage. £E 400, 2.78 4; 95 
Moyenfié! .… …...: 1, 70 
Azote p. °}, de matière à l’état normal. . 0,17 
Calcul de la teneur de la betterave entière : 
Bourgeons. . . . 6,36x0,27—0,017 7,68 x 2,26—0,174 
Partie hors de terre. 36,73 x0,18—0,066 35,76 x1,83 0,654 
Partie enterrée. . . 56,91xX0,17=—0,097 56,56 x 1,77—1,001 
Azote p. ‘, de betteraves entières.. 0,18 1,829 


MÊME VARIÉTÉ. 


Fortement effeuillée plusieurs fois. 


Poids moyen d’une betterave, 12935°,5. 


Bourgeons. . . . . . 10, 36 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. 33, 17 
Partie enterrée.. . . 56, 47 


Tolal. 2521 141008:"00 


4°. Bourgeons. 


Eau: + . + gente CORRE 
Matière sèche. RRPE 13,8 
Azote p. °/, de matière sèche : 
der, COS a 2, 64 
2°.4084p6; 0. CCE 2, 66 
Moyenne. -. 2,465 


Azote p. ‘|, de matière normale. . . . . 0,37 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVYES. 55 


2°. Partie hors de terre. 


Eau. se. HIRINE. DICUEE 88, 3 P. Ce 
Det sEChe. . . . . . H9880b M7 
Azote p. °/, de matière sèche : 

DA UOSADE..., ee, + à 2720 


2°, dosage. . 


Moyenne. . . . 22 
Azote p. °}, de matière normale... :. . . 0, 26 


3°. Partie enterrée. 


Eu. 87,5 p. ‘ 
Matière sèche. . , . A RU A ae AS 
Azote p. °/, de matière bee 
1 dosages. ee : : 1, 86 
DÉUIRS COMSESNESE 1, 89 
Moyenne. - 4 81 
Azote p. °/, de matière normale. , 610, 25 
Calcul de la teneur de la betterave entière : 
A l’état normal. Matière seche. 
Bourgeons. . . . 10,36x0,37—0,038 12,04 x 2,65—0,319 
Partie hors de terre, 33,17 x0,27—0,086 928,48 x 2,21=0,629 
Partie enterrée. . . 56,47 x0,23—0,130 59,48 x 1,87—0,112 
Azote p. %, de betteraves entières. . 0,254 2,06 


MÊME VARIÉTÉ. 


Betteraves entières, très-petites, n'ayant jamais été 


effeuillees. 


Poids moyen d’une betterave , 31 grammes 


56 


VALEUR COMPARÉE 
ET, 
Matiérersèche. . . + . 4. 

Azote p. °/, de matière sèche : 
Nr, dosage, … + UE 1, 83 
2°, dosage. :.019964 MSN 2,09 

Moyenne. . . . 4, 96 

Azote p, °/, de matière normale... . . . 0,47 


BETTERAVES GLOBE-ROUGE. 


Souvent et fortement effeuillées. 


Poids moyen d’une betterave, 1023 grammes. 
BourgEOns. 1 7. 11, 95 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. 33,55 

Partie enterrée... . 54, 50 


Total . + . . 400, 00 


4°. Bourgeons. 


Eau... . ." 7 0: OR 
Matière. sèche... ae. 4... EE 
Azote p. °/, de matière sèche : 

AS CSP EN di er : | 

2. ADSARESL + OU Te Re 2, 39 


Moyenne. . : - 2, 33 
Azote p. -/, de matière normale. . . . 0, 32 


20, Partie hors de terre. 


Eau : … . SU, : COCO 
Matière sèche. . . . . 2. 0104298 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 57 


Azote p. °/, de matière sèche : 
Ar dÜsage! $ « 78, 4.4 470 1, 89 
2 00Sape." te PEUR 1,88 


Moyenne. . . . 1, 89 
Azote p. °/, de matière à l’état normal. . 0, 24 


3°. Partie enterrée. 


M. : 0 yo SR. OT rh 
RS Che, Re TS Len . 14208 
Azote p. °/, de matière sèche : 


DDR à: + . 4,91 
2e dosage: « CSS YOM, . 4,93 
Moyenne. 45, 92 


Azote p. °}, de matière à l’état normal. . 0,24 


Calcul de la teneur de la betterave entière : 


A l’état normal. Et desséchée. 
Bourgeons. . . . 11,95x 0,32—0,038 13,4 x 2,33—0,312 
Partie hors de terre. 33,55 x0,24—0,081 33,9 x 1,89—0,641 
Partie enterrée... . 54,50 x0,24—0,131 52,7 x 1,92=1,012 
Azote p.°%, de betteraves entières. . 0.25 1,965 


BETTERAVES GLOBE-BLANC , OU PLATES D'ALLEMAGNE. 
Fortement efleuillées plusieurs fois. 


Poids moyen d’une betterave, 20555",5. 


#4, 


58 VALEUR COMPARÉE 


Bourgeons. . . . . .. 8, 87 p.°}, du poids total. 
Pantie hors terre.. . , 35, 81 
Partie enterrée. . . . 55, 32 


TE ein ee 100 , 00 


Eau, . . à à CU C ORORNR 
Matière sèche … . . . ONE 
Azote p. °}, de matière sèche : 

1 ODSARE... </ 1. 0 2, 7 


De OSABer" 7 Jus en «00 3, 00 


Mayenne. "128: 2, 96 
Azote p. ‘|, de matière normale... . . . 0,35 


2°. Partie hors de terre. 


PAUSE DE ER 
Matière SECRET 
Azote p. °}, de matière sèche : 
LE AOSA per, 2:14 
2°, AGEN. NU 2,06 


Moyenne. . . . 2, 08 
Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0, 21 


3°. Partie enterrée. 


HA + « + + 4 à + à CS 
Matière sèche... 2%/221:,0 su OO 


! DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 59 


Azote p. °/, de matière sèche : 


à Re 5 COTE ME NEEe RORPE- A 
HAOSAUE, à RE 1% 69 
Moyenne: . .-. 4’, #1 

Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,18 


Calcul de Ja teneur des betteraves entières : 


A l'état normal. Complètement desséchés. L 
Bourgeons. . . . 8,87x0,35—0,031  10,00X 2,96—0,296 
Partie hors terre. . 35,81x0,21—0,075 33,94 x 2,08—0,706 
Partie enterrée. . . 55,32x0,18—0,100 56,06 x 1,71—0,959 
Azote p. ‘, de betteraves entières. 0,206 1,961 


MÊME VARIÉTÉ, 


Betteraves entières, trés-petites , n'ayant jamais ete 


effeuillées. 


Poids moyen d’une betterave, 545",8. 


1.5 0 0. Le 828 7 
Mahéreséche, 2e 06 7% à 1 1697 
Azote p. ‘°}, de matière sèche. . . 1,73 


Azote p. °/, de matière normale. . . 0, 52 


Pour faciliter la discussion de ces divers résultats, 
nous allons les réunir dans un tableau d'ensemble qui 
résumera toutes les données précédentes, 


VALEUR COMPARÉE 


[=] 
© 


GT c‘Gy 66 106 
9°T & LV 76 906 
LA 4 S‘TG c0Y 868 
G9°T Yo LT | 96 706 
S'T c‘9T 607 168 
c‘7 6‘GT 96 706 
L'g G‘98 S£T 598 
V8‘ LI LT cor 668 
TG & 97 ǣT 698 
LA G'9T e£T 698 
g‘e 09°7G C£T L98 
(YA V‘LY TT 698 

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+ + + *solfino; SUPS SU0951N0 
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* + * ‘JI9A J9/f09 R 9791A-SN0S 


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+ + + 10] s1017 Sa9pnollo 
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DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 


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ceg CETTE 2e “ere ve honege ne ve no ve OETOMINOT ss 


688 « votes ss ego] augonb saspqmofla STAVUaLLIg 


VALEUR COMPARÉE 


62 


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soul quofinu ‘Somtjod-SQ1} S9ARI9]]9Œ *9J2LIPA AU 
gs'T T'LT LOT c68 « MAP amie ee ee ep 0e mere ee Sr OUI NI — 
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L‘Y 9'67 LUI 6GL F6 ue ce ee my Poor SAT ONE 
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LA 9‘0G £GT LES ‘0685 |‘s10/ saunas sopqnoflo  aunnl-2q0)6 SaAVuALLIQ 
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4LOZV ALOZV | AUAHLEVN 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 63 


Gonsidérées à l’état normal, entières et effeuillées , 
au moment de l’arrachage, ces diverses variétés de 
betteraves pourraient être classées dans l’ordre sui- 
vant , d’après la proportion des matières azotées 
qu’elles contiennent : 

Betterave jaune longue, 

—  globe-jaune, 

—  globe-rouge, 

— blanche de Silésie à collet vert, 
— plate d'Allemagne (globe-blanc). 

D’après M. de Gasparin (1), la betterave jaune 
longue est la plus estimée des nourrisseurs, à poids 
égal de matière, et la globe-jaune est supérieure , 
comme aliment pour le bétail, à la plupart des autres 
variétés ; c’est-à-dire que la pratique a déjà classé 
ces deux variétés, par rapport aux autres, comme 
nous sommes conduit à les classer nous-même d’après 
leur teneur en matière azotée. 

Si, au lieu de considérer ces betteraves à l’état 
normal, nous les comparons à l’état de complète des- 
siccation, leur différence en principes organiques 
azotés tend à s’effacer ; cependant la blanche de 
Silésie devrait peut-être se placer, sous ce rapport, 
au dernier rang de celles que nous avons examinées, 
suivant toutefois les autres de très-près. 

Dans toutes ces variétés, la partie supérieure au 
collet, le bourgeon , s’est toujours montré plus riche 
en azote que les autres parties de la betterave, et la 
différence , à l’état normal, s'élève souvent du simple 


(4) Journal d'agriculture pratique, t. IV, p. 290, 2°, série. 


64 VALEUR COMPARÉE 


au double ; à l’état sec, cette différence monte habi- 
tuellement à environ 50 p. °/.. 

La partie comprise entre le collet et la surface du 
sol est ordinairement un peu plus riche que la partie 
enterrée ; mais la différence, à l’état normal du moins, 
est le plus souvent assez faible pour qu’on n’ait pas 
beaucoup à s'en préoccuper. 

En comparant, aux betteraves qui ont acquis leur 
développement normal, les très-petites que des circon- 
stances diverses ont arrêtées ou contrariées dans leur 
accroissement, On trouve qu’à l’état frais, ces der- 
nières sont plus riches que les grosses en matières 
azotées ; mais, qu’à l’état de complète dessiccation, 
la différence est beaucoup moindre, quelquefois nulle 
ou même en sens inverse. La conséquence à tirer de 
là , si le fait se généralisait, c’est que les très-petites 
sont beaucoup moins aqueuses que les grosses; au point 


de vue pratique , cette dernière conséquence mérite- 


Trait une attention sérieuse. 

En comparant, dans toutes les variétés, dans tous 
les échantillons d’une même variété, le poids des 
betteraves et les proportions d’eau qu’elles renferment, 
on arrive toujours à ce résultat, que les plus grosses 
sont constamment les plus aqueuses, sans exception, 

Mais cette comparaison, faite sur des betteraves qui, 
à la rigueur, pouvaient ne pas avoir été soumises aux 
mêmes influences, pouvait laisser quelques doutes, 
que nous avons cherché à lever en profitant de ces 
accidents assez fréquents, par suite desquels deux bette- 
raves végètent dans le même trou, par conséquent 
dans des conditions aussi semblables que possible 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 65 


d'engrais, de sol, etc. Lorsque äeux betteraves se 
trouvent dans de pareilles conditions, tantôt elles 
acquièrent à peu près le même volume, tantôt l’une 
acquiert un poids bien supérieur à celui de l’autre ; 
c’est ce dernier cas qui nous intéressait plus particu- 
lièrement. En conséquence nous avons choisi, dans les 
betteraves blanches de Silésie à collet vert, au hasard, 
quatre de ces couples de betteraves quin’avaient jamais 
été effeuillées avant l’arrachage, Le poids moyen d’une 
des grosses s'élevait à 2 kil. 54 gr.; celui des petites, à 
420 gr. seulement. On a partagé chacun des deux lots en 
trois parties, bourgeons, partie hors de terre et partie 


enterrée ; puis on a examiné séparément chacune de 
ces parties, 


EXAMEN DES PLUS GROSSES. 


Bourgeons.. . . ... 9,7 p.°}, du poids total. 
Partie hors de terre. . 33, 3 
Partie enterrée. . . . 57,0 

Œotal "tr, 100 » 


ou eue 200.00, PT ST ET 
MN RFC seche. 2. à APS RT 


Azote p. °/, de matière sèche : 
D AAOSARESS MURS 2,0, à 2:33 


2 NOOSABE UNE". rte) de 2, 35 
Moyenne. . . . 2, 34 
Azote p. °|, de matière normale,. . . . 0,30 


66 VALEUR COMPARÉE 


2. Partie hors de terre. 


Rat «és Veux cd bn INR IN 
Matière sèche. 1 1e ions 
Azote p. °/, de matière sèche : 

ar: dosare, HS ss CR 4, , 42 


2e. dosage teen 1, 38 
Moyenne, . . : 4,40 
Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0,16 


3°. Partie enterrée. 


Fautrites Shi iuss at CS 81: 841prt), 
Matière:sèchest2ete 0 SUR 49 18 
Azote p. °}, de matière sèche : 

LS: dosages se avt 1,16 


2e. dosages an re bre ro 45, 42 


MOFERE ne A'T1# 
Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0,14 


L'examen du lot composé des plus petites a fourni 
les résultats suivants : 


Bourgeons. . . . .. 10,2 p. °/, du poids total. 
Partie hors de terre. 36,1 
Partie enterrée.. . . 53,7 


Potal}.: 86 100 » 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 


1°. Bourgeons. 


Eau. . Ju 
Matière the. LENT: LL 
Azote p. °}, de matière US 

4, dosage. . 

2°, dosage. . 


Moyenne. 
Azote p. °/, de matière normale. . 


2°. Partie hors de terre. 


Eau.  U: 
Matière sèche. . . . : Na EDS 
Azote p. °}, de matière se 

1. dosage. . 

2e, dosage, . 


Moyenne. 
Azote p. ‘|, de matière normale. . 


3°. Partie enterrée. 


Eau. 
Matière Ts : 
Azote p. °/, de matière tu 
Ac, dosage. . 
2°, dosage. 


Moyenne. 
Azote p. °/, de matière normale. 


67 


2 


68 VALEUR GOMPARÉE 


Si nous calculons, au moyen des données qui pré- 
cèdent, la richesse comparative des grosses betteraves 
entières et des petites, nous trouvons, à l’état normal : 


Grosses. Petites. 

Pour la quote part des bourgeons. . 0,029 0,037 
Pour celle de la partie hors de terre. 0,053 0,076 
— enterrée,. . . 0, 080" 0: 096 


Dans les betteraves entières. . . . . 0,162 0, 209 
En faisant un calcul analogue, pour avoir la richesse 


en azote de ces mêmes betteraves à l’état sec, on 
trouve : 


GROSSES, PETITES. 


QUOTE PART QUOTE PART 
de mat, sèche,| AZ |de mat, sèche.|  AZ0e. 
Bourgeons. . . . 10,3 0,241 10,9 0,231 
Partie hors deterre.. 31,5 0,441 3%5 0,488 
Partie enterrée. . . 58,2 0,663 21,6 0,604 


Betteraves entières. 100 » 1,345 100 » 10925 


ZNYVYT-v-v-RDOC—CECEE 


La comparaison des proportions d’eau à l’état nor- 
mal donne également, par kilogramme : 


880 d’eau. 
Pour les grosses betteraves. 


120 de matière sèche. 


842 d’eau. 
Pour les petites. . | 


158 de matière sèche. 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 69 


C'est-à-dire que nous arrivons encore à cette con- 
séquence, que les grosses betteraves sont plus aqueuses 
que les petites; qu’elles contienent aussi, à l’état nor- 
mal ordinaire, une proportion d’azote sensiblement 
moindre, tandis qu’à l’écat de complète dessiccation, 
la différence est à peu près nulle. 


Pour établir une discussion utile sur les avantages 
comparatifs de ces diverses variétés de betteraves, il 
est nécessaire de connaître , pour chacune d'elles, le 
rendement en feuilles et en racines, dans des circon- 
stances semblables. M. Manoury s’est livré, depuis sept 
ans, à de nombreux essais ayant pour but de constater 
la valeur comparée d’une quinzaine de variétés de ces 
racines ; cet habile cultivateur s’est attaché avec soin à 
placer toutes ces betteraves, chaque année , dans les 
mêmes conditions de sol, de fumure et de cultures 
antérieures. C'était le moyen le plus sûr d'arriver à 
d’utiles résultats pratiques. Il a trouvé ainsi, pour les 
rendements en feuilles et en racines, rapportés à 1 
hectare , les nombres qui suivent : 


Racines. 


Betterave blanche de Silésie à collet vert. 85 000 kilog. 
=) globe-jaune. os: + «1 «0 19,000 
—  disette (moyenne de plusieurs 


MARiélés junior are te 92000 
—-hnglobe-rouge.ssss).… 1,22. 477800 
tn ojaune longue. ::.,, 41e « +, 145,800 


— … plate d'Allemagne, . . . . . . 35 000 


70 VALEUR COMPARÉE 


L 4 
Feuilles, 


Résultat de deux ou trois effeuillaisons. 


B. blanche de Silésie. 240 à 250 quint. soit 24 500 k. 


— globe-jaune, . . . 190 à 200 19 500 
— disette (moyenne 

de plusieurs variétés) 160 à 200 18 000 
— jaune longue. . . . 160 à 180 17 000 
— globe-rouge. . . . 130 à 140 13 500 
— plate d'Allemagne. 150 à 140 13 500 


Ces rendements, pour ce qui concerne la variété Di- 
sette, sont bien supérieurs à ceux qu'avait obtenus 
à Béchelbronn M. Boussingault ; mais il est important 
de remarquer qu'ici les fumures sont plus fortes que 
celles de l’habile agronome. M. Boussingault a donné, 
comme moyenne de la récolte de racines, 26 300 
kilog. par hectare, tandis qu’on obtient ici plus de 
50 000 kilog. , c’est-à-dire beaucoup plus que le 
maximum obtenu à Béchelbronn (40 000 kilog. ) 

Nous ferons une observation semblable au sujet des 
feuilles, et la différence est ici plus considérable, 
puisqu’au lieu de 10 500 kilog. nous en obtenons plus 
de 18 000. 

Les résultats fournis par M. Boussingault sur la bette- 
rave champêtre indiquaient le rapport de 2 à 5 entre 
le poids des feuilles et celui des racines; les expé- 
riences de M. Manoury n’atteignent même pas cette 
limite, et le rapport du poids des feuilles à celui des 
racines descend le plus souvent au-dessous de celui 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 71 


de 2 à 6; tandis que, suivant M. Girardin, dans la va- 
riété Disette, ce rapport est à peu près celui de 1 à 1. 

Il est fort possible, il est même probable que ce 
rapport diminue à mesure que les betteraves devien- 
nent plus grosses; du moins, c’est ce qui semble ré- 
sulter de la comparaison des rendements que nous 
avons cités plus haut. 

Ces rendements vont nous permettre de calculer 
approximativement la proportion d’azote fournie par 
une récolte de chacune de ces variétés, du moins dans 
les conditions où nous les trouvions. En rapportant 
les résultats à l’hectare , on trouve que cette propor- 
tion d’azote s’élève, pour une récolte de : 


Racines. Feuilles Total. 
B. blanches de Silésie. . à 170k1.5, . .98kil. . , 268kil. 5 
de ame. . . .… 162, 7...18.... 2H00N 
MB... ., + + + 108 0. . . 125% te OU 
— globe-rouge. . . . . 110-075. . 00. see DEAD 
jaune longue. . . .. 123 ,7...54... 117,1 
— plate d'Allemagne. . T9 à Des a Dee ee DA 


En présence de ces résultats, l’on comprend parfaite- 
ment comment les deux premières variétés, la blanche 
de Silésie à collet vert et la globe-jaune , gagnent du 
terrain comme plantes fourragères. C’est que leur ren- 
dement, d’une part, et de l’autre la masse de fourrage 
réel qu’elles représentent font plus que compenser 
l'avantage que peuvent offrir quelques autres variétés, 
telles que la jaune longue, sous le rapport de leur 
plus grande valeur comme aliment , à poids égal. 

Les chiffres qui précèdent, qu’il ne faut considérer 


72 VALEUR COMPARÉE- 


que comme des approximations locales, nous montrent 
aussi que ce n’est pas avec des fumures de 20 à 30 000 
kilog. de fumier ordinaire, par hectare, qu’il serait 
permis de compter sur de pareils rendements, puisque 
30 000 kilog. de bon fumier contiennent au plus 180 
kil. d'azote, tandis que la récolte de betteraves blanches 
de Silésie à collet vert en contient plus de 260 kilog, 
On oublie bien souvent les exigences d’une abondante 
récolte, et ce simple rapprochement sufira pour mon- 
trer que l’on s’est plus d’une fois mépris sur les 
véritables causes d’insuccès de certaines cultures. 

Enfin, l’on comprend encore qu’une récolte de 
feuilles qui représente, par hectare, l’équivalent de 
3 à 4000 ou même 4500 kilog. de fourrage fané or- 
dinaire à 20 p. °/. d’eau, mérite bien un peu de l’inté- 
rêt que lui portent la plupart des cultivateurs. 

Reste à discuter la partie délicate de la question, 
celle des avantages et des inconvénients de l’effeuil- 
laison avant la récolte des racines. 

Beaucoup d’agronomes recommandent , avec M. de 
Gasparin , de n’enlever que les feuilles inférieures qui 
commencent à jaunir, et blâment les effeuillaisons trop 
abondantes; cette opinion, qui paraît assez rationnelle, 
est principalement basée sur des résultats obtenus 
par Schwertz (1); ces résultats, les voici : en désignant 
par 925 le produit des betteraves non effeuillées , celles 
qui ne l'avaient été qu’une fois ont rapporté 859, et 
celles qui l’avaient été deux fois n'ont rapporté que 
589; en sorte que les trois récoltes étaient entr’elles 
comme les nombres 100, 95 et 58. 


(4) Agriculteur belge. 


DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BEITERAVES. 73 


Personne n’est plus disposé que moi à rendre hom- 
mage aux travaux de l’illustre agronome allemand; 
mais je suis porté à croire, d’après ce que j'ai vu chez 
M. Manoury, que l’effeuillaison, plusieurs fois répétée, 
ne diminue pas toujoursle rendement des racines de 2/5, 
comme l'indique Schwertz ; car deux ou trois effeuillai- 
sonsabondantes n’ont pas paru diminuer, d’une manière 
sensible, le rendement des betteraves de Lébisey en 
1855; et si, au moment de l’arrachage , après l’enlève- 
ment de toutes les feuilles,on avait été obligé de choi- 
sir, à première vue, entre celles qui n’avaient jamais été 
effeuillées et celles qui lavaient été plusieurs fois, 
on se serait souvent trompé, tant la différence parais- 
sait insignifiante. Il se pourrait que les résultats ob- 
tenus par Schwertz fussent dus en partie à une insuff- 
sance de fertilité du sol, et qu’une fumure plus 
abondante l’eût conduit à de tout autres conclusions. 

Il résulte également des analyses que nous avons 
citées précédemment que l’effeuillaison, plus ou moins 
répétée, ne paraît pas changer d’une manière sen- 
sible la proportion de matière azotée contenue dans 
les racines. En serait-il de même dans un sol moins 
fertile ? en serait-il même toujours ainsi sur le même 
sol, ayant le même degré de fertilité, dans des 
années différentes? C’est ce que l'expérience seule 
peut décider ; c’est ce que je ne saurais affirmer. 

Si nous observons maintenant ce qui se pratique 
dans la plupart &es pays où l’effeuillaison de la bette- 
rave est passée dans les habitudes, nous voyons pres- 
que toujours la racine dépouillée non-seulement de 
ses feuilles basses, mais encore de la plupart de ses 


74 VALEUR COMPARÉL, 


feuilles moyennes un peu grandes; il en résulte , outre 
la quantité , un accroissement réel dans la qualité du 
fourrage ; il en résulte encore une petite diminution de 
main-d'œuvre pour l’effeuillaison, et moins de chances 
de froissement des racines, parce qu’on les visite alors 
moins souvent. 

Enfin, la remarque faite par M. Manoury, au sujet du 
peu d'influence de l’effeuillaison sur le rendement des 
racines a été également faite ailleurs ; peut-être serait- 
il intéressant d’examiner de nouveau la question 
dans des circonstances variées , en vue de déter- 
miner l'influence réelle de leffeuillaison sur les 
récoltes de betteraves, et sur celles qui les suivront 
sur le même sol; car l’effeuillaison , qu’elle soit unique 
ou multiple, peut contribuer à l’appauvrissement du sol 
dans une proportion qu’il est important de déterminer. 
Enfin , il serait intéressant et utile d'étudier l'influence 
du mode d’effeuillaison sur la production totale des 
feuilles. 

Je ne saurais terminer cette note sans adresser des 
remerciments à M. Manoury, pour l’extrême complai- 
sance avec laquelle il a mis à ma disposition tous les 
échantillons de betteraves nécessaires pour mon tra- 
vail; et à MM. Lucet, Blin et Puchot, pour leur con- 
cours de chaque instant, qui m’a été bien précieux 
dans des recherches dont la précision augmentait par 
une plus rapide exécution. 


D 


MÉMOIRE 


SUR 


LE TRAITÉ DE GALIEN 


intitulé : 


QUE LES MŒURS DE L'AME SUIVENT LE TEMPÉRAMENT DU CORPS. 


Par M. Emmanuel CHAUVEX, 


Professeur de philosophie au Lycée impérial de Caen. 


On a coutume de placer l’origine de la science des 
rapports du physique ét du moral à une époque assez 
voisine de là nôtre. Plusieurs ne la font pas remonter 
au-delà de Cabanis et de Maine de Biran, dont les 
livres s'opposent comme la thèse et l’antithèse. Ceux 
qui ont la vue plus longue et le regard plus percçant , 
demeurent convaincus qu’elle a son vrai berceau dans 
la Science de l’alliance de l’âme et du corps , signalée et 
décrite par F. Bacon. Pour tous, elle est l’invention, 
la conquête , l'honneur de l’esprit moderne. Mais je 
demande la permission d’avoir un autre avis, et la 
parole pour m’expliquer. 

De deux choses l’une : 

Ou bien l’on entend par la science des rapports du 
physique et du moral une vraie science , une science 


76 MÉMOIRE 


régulièrement constituée, c’est-à-dire pourvue d’un 
objet bien déterminé , armée d’une méthode solide, 
riche déjà de résultats définitifs; et je dis que la science 
des rapports du physique et du moral n’existe pas , ou, 
si elle existe, c'est à l’état d’embryon, au sein de l’in- 
telligence humaine, fécondée par de récents travaux : 
elle n’a pas encore vu le jour. 

Ou bien l’on entend par la science des rapports 
du physique et du moral, des tentatives plutôt que 
des résultats, des aperçus plutôt que des théories, 
des partis pris au lieu de recherches désintéressées , 
plus de zèle que de méthode, beaucoup de systèmes 
divers, contradictoires, et peu de vérités liées entre 
elles ; et je dis que la science des rapports du physique 
et du moral, déjà cultivée par les anciens , dont le 
génie a tout embrassé, est aussi vieille que le monde. 


JT 


Il y aurait ou beaucoup d’injustice ou beaucoup 
d’aveuglement à méconnaître l'importance des travaux 
entrepris depuis les premières années de ce siècle sur 
l’homme physique et l’homme moral, considérés dans 
leurs rapports. A l'exemple de Cabanis et de Maine de 
Biran , déjà cités, et sur leurs traces, beaucoup de 
nos contemporains se sont courageusement mis à l’œu- 
vre. Quelques-uns, tels que Broussais et M. Bérard, 
de Montpellier, ont essayé d’embrasser et de résoudre 
le problème dans toute sa complexité; d’autres, comme 
M. Fiourens dans ses profondes recherches sur les 
fonctions du système nerveux, comme M. Lélut dans 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. ÿhji 


ses savantes et piquantes analyses des hallucinations , 
en limitant davantage l’objet de leurs études, ont peut- 
être fait briller une lumière plus intense sur les ques- 
tions particulières qu’ils ont voulu traiter. Mais qu'y 
a-t-il dans ces ouvrages d’ailleurs admirables? De 
grands traits, et point de tableau; des membres, et 
point de corps; des éléments, et point d'ensemble ; 
des théories , et point de science. 

Ce qui fait l’unité d’une science, c’est un objet exac- 
tement défini; ce qui fait sa certitude, c’est une mé- 
thode appropriée à la nature des questions à résoudre; 
ce qui fait sa valeur , c’est le nombre et l'importance 
des résultats acquis. Or, la science des rapports du 
physique et du moral, ou ce qu’on appelle ainsi, 
a-t-elle un objet exactement défini ? non; une méthode 
appropriée à la nature des questions à résoudre ? non; 
des résultats acquis, en grand nombre, et d’une sé- 
rieuse importance ? non. 

Ii semble qu’il n’y ait rien de si précis que cette 
formule : la science des rapports du physique et du 
moral a pour objet: 1°. l'influence du physique sur 
le moral ; 2°. l'influence du moral sur le physique. 
Il n’y a rien de si vague. En effet, qu'est-ce que le phy- 
sique ? Est-ce le corps, c’est-à-dire les organes consi- 
dérés dans leur forme, leur structure, leur position, 
leurs rapports, ou même dans leur composition chi- 
mique? Est-ce la vie proprement dite, dont les actes 
sont la respiration, la circulation du sang , la digestion 
des aliments , la sécrétion des humeurs, etc. ? Est-ce 
ces deux choses à la fois, et, dans ce cas, n’y a-t-il 
pas quelque inconvénient à les confondre ? — Qu'’est- 


78 MÉMOIRE 


ce que le moral ? Est-ce seulement un point de vue du 
physique , comme le prétend Cabanis? Est-ce la sen- 
sation, comme le veut Condillac ? Est-ce le moi volon- 
taire, comme l’affirme Maïne de Biran ? N'est-ce que 
la série des phénomènes qui se réfléchissent dans la 
conscience , et alors quels sont ces phénomènes ? Per- 
sonne n’a encore dit le dernier mot sur ces questions ; 
en sorte que la science des rapports du physique et du 
moral a proprement pour objet la comparaison de 
deux choses indéterminées. Nox atra ! 

Dans le vague où flotte cette science, il y a cepen- 
dant une chose claire et certaine, c’est qu’elle em- 
brasse à la fois deux termes de nature fort différente, 
savoir , le physique et le moral, quels qu'ils soient. 
Ce qui est également clair, également certain , c’est 
que le physique et le moral doivent être étudiés avec 
le même soin, et qu'ils ne peuvent l’être par les 
mêmes procédés. La méthode, ici, pour être complète, 
doit donc être double. Or, cette double méthode, je 
pe la trouve nulle part, ni chez les philosophes, qui 
ont le tort de ne jamais s’occuper de l’homme physi- 
que, ni chez les médecins qui, trop peu familiers avec 
l'observation intérieure, s’en rapportent, pour ce qui 
concerne l’homme moral, soit à l’opinion vulgaire , 
soit au sensualisme en général, soit à la doctrine ré- 
gnante. J’admire Cabanis entrant en matière par les 
paroles que voici: « Nous ne sommes pas sans doute 
« réduits encore à prouver que la sensibilité physique 
« est la source de toutes les idées et de toutes les ha- 
« bitudes qui constituent l’existence morale de 
« l'homme : Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius , 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 79 


« ont porté cette vérité jusqu’au dernier degré de la 
« démonstration. Parmi les personnes instruites, et 
« qui font quelque usage de la raison, il n’en est 
“ maintenant aucune qui puisse élever le moindre 
« doute à cet égard (1). » Si Gabanis pouvait renaître 
parmi nous , il serait bien surpris de voir tant de per- 
sonnes instruites, et faisant quelque usage de la raison, 
élever des doutes à cet égard. Mais le système de 
Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius, fût-il la vérité 
même, Gabanis n’eût pas élé pour cela dispensé d’ob- 
server directement, personnellement, le moral, par la 
conscience et la réflexion. Pour comparer deux termes 
quelconques, il faut nécessairement les connaître l’un 
et l’autre, et pour les connaître, il faut nécessairement 
les étudier l’un et l’autre. Tant que les médecins ne 
joindront pas à l’étude du physique celle du moral, ou 
les philosophes à l’étude du moral celle du physique , la 
science des rapports du physique et du moral portera 
un titre usurpé; elle demeurera en dehors de la 
grande famille des sciences humaines. 

Que peut-il résulter de l'application d’une méthode 
insuffisante à un objet mal déterminé ? Des notions 
imparfaites et en petit nombre. Telles sont celles dont 
se compose encore aujourd’hui la science des rapports 
du physique et du moral. L'action du physique sur le 
moral a été souvent, curieusement, savamment dé- 
crite; mais il s’en faut beaucoup qu'on ait analysé 
avec le même zèle, avec la même exactitude, l’action 
réciproque du moral sur le physique. Gette action est- 
elle moins réelle ? On n’oserait le dire, et Cabanis lui- 


(1) Rapp. du Phys. et du Mor. 2°, Mém. 


80 MÉMOIRE 


même ne le dit pas, bien qu'il n’y consacre qu’un 
Mémoire sur douze. Est-elle moins considérable ? 
Peut-être : on ne mesure bien une lacune qu’en la 
remplissant. Est-elle moins intéressante en elle-même, 
moins grave dans ses conséquences ? Je le nie. D’ail- 
leurs , en négligeant, ou peu s’en faut, l’action du 
moral, non-seulement on retranche une moitié de la 
science, mais on présente l’autre sous un faux jour: 
En montrant toujours le physique agissant en mille 
manières sur le moral, et jamais le moral agissant sur 
le physique , on donne à penser , et on se persuade à 
soi-même que le moral n’est que l’effet du physique. 
La science des rapports du physique et du moral, in- 
complète, défectueuse parcequ’elle est incomplète, 
se perd dans un matérialisme sans preuves. Voilà l’état 
où elle languit depuis plus de deux mille ans. 


DT. 


Je dis : depuis plus de deux mille ans. En effet, 
surce point, comme sur tous les autres, les anciens 
ont frayé la route aux modernes. Que l’on veuille bien 
parcourir la volumineuse collection des œuvres de Ga- 
lien, et l’on reconnaîtra que ce célèbre médecin s’est 
très-sérieusement préoccupé de décrire et d'apprécier 
l’action exercée par le physique sur le moral. Outre 
qu'il montre dans le livre Sur les tempéraments la 
sensibilité , l'intelligence, l'âme tout entière variant 
avec la constitution du corps , et dans le livre Sur le 
jeu de paume, l'exercice qui assouplit ou fortifie les 
muscles, assouplissant et fortifiant également la pen- 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 81 


sée, — il a composé sous ce titre : Que les mœurs de 
l'âme suivent le tempérament du corps, un traité où 
il considère sous toutes ses faces, et résout la ques- 

- tion de l'influence du corps sur l’âme avec la précision 
d’un grand esprit et la sincérité d’un noble carac- 
tère, 

Mais Galien ne fait que suivre les traces de son 
maître. Dans la collection hippocratique, je distingue 
deux ouvrages intitulés : l’un , Du Régime; l'autre, Des 
airs, des eaux et des lieux. Dans le premier , l’auteur 
décrit incidemment , et pourtant avec une convenable 
étendue, la question des tempéraments. Il constate, 
1°. un tempérament parfait, résultant du juste équi- 
libre de l'eau et du feu ; 2 deux séries de tempé- 
raments diversement imparfaits, résultant de la pré- 
dominance de plus en plus grande de l’eau sur le feu, 
ou du feu sur l’eau. Il montre que la proportion va- 
riable de ces deux éléments met autant de différences 
dans la raison et la sensibilité que dans le tempéra- 
ment, et les mêmes. — Dans le second, Hippocrate 
décrit, avec un rare talent d'observation , avec une 
netteté et une précision dont il a sans doute donné le 
premier modèle, l’action multiple du sol, de l’eau, 
de la température sur les habitudes morales, sur la 
raison et en général sur l’âme. Il rend compte des 
caractères qui distinguent les différents peuples par 
la nature des pays qu’ils habitent, c’est-à-dire par le 
climat. Mais il admet que l'influence d’un bon gou- 
vernement peut combattre celle du climat, indiquant 
d’une manière trop rapide, à côté de l’action du phy- 


82 MÉMOIRE 


sique sur le moral, lefficace réaction du moral sur 
le physique (1). 

Mêmes préoccupations , mêmes recherches, je pour- 
rais presque dire mêmes résultats chez les philosophes 
grecs. Galien lui-même a relevé les principaux pas- 
sages du Timée et des Lois dans lesquels Platon con- 
state l'influence du climat, du tempérament, du ré- 
gime sur l’âme et ses facultés. Il a fait les mêmes 
remarques sur Aristote qui, dans le 2”. livre des 
Parties des animaux, expose que les puissances de âme 
dépendent de la chaleur du sang; qui, dans le 1°, livre 
de l'Histoire des animaux , établit une correspondance 
exacte entre les mœurs de l’âme et la conformation 
des organes, singulièrement des différentes parties du 
visage (2). 

Et qu’on ne croie pas qu’en cela Platon et Aristote 


(4) Je ne nomme parmi les médecins grecs que Hippocrate et 
Galien , mais entre ces deux grands hommes, plusieurs médecins 
s'étaient certainement appliqués à cet ordre de recherches. On peut 
même croire qu’il y a eu parmi eux un phrénologue ; c’est du moins 
ce que semble indiquer cette phrase de Galien : 

« Erasistrate démontre très-bien que, l’épencranis ( cervelet) est 
d’une composition plus variée que l’encéphale (cerveau ); mais 
quand il prétend que l’épencranis , et avec lui l’encéphale, est plus 
complexe dans l’homme que chez les autres animaux, parce que 
ces derniers n’ont pas une intelligence comme l’homme , il ne me 
paraît plus raisonner juste, puisque les ânes mêmes ont un encé- 
phale très-compliqué, tandis que leur caractère imbécile exigerait 
un encéphale tout-à-fait simple et sans variété. Il vaut mieux croire 
que l'intelligence résulte du bon tempérament du corps chargé de 
penser , quel que soit ce corps, et non de la variété de sa composi- 
tion ( De lus. des part, VII, x111, trad, Dar.) » 

(2) Que les mœurs de l'âme... ch, VI, VIT et IX, 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 83 


prennent exemple d’Hippocrate. Non; ils continuent 
la tradition philosophique léguée aux disciples de So- 
crate par ses prédécesseurs. Tous les philosophes de 

l’âge cosmologique , fort versés dans la médecine, 
n'avaient garde d'étudier l’âme sans le corps ; com- 
ment n’auraient-ils pas saisi, ou tenté de saisir , quel- 
ques-uns de leurs innombrables rapports? Ce qui 
prouve , d’ailleurs, la réalité de ces recherches médi- 
co-psychologiques, c’est que, dans le naufrage des 
doctrines de ce temps , il en reste cependant encore de 
précieux débris. 

Empédocle mettait la raison dans la dépendance 
du sang , et ne l’en distinguait pas essentiellement. 
« L'intelligence humaine trouve son aliment dans les 
« flots bouillonnants du sang ; c’est là que réside 
« proprement ia raison. Le sang qui environne le 
« cœur : telle est la raison de l’homme (1). » 

Parménide distinguait deux tempéraments, et 
deux degrés correspondants dans les facultés intellec- 
tuelles. « Tel est le mélange des éléments dans la 
« constitution des organes, telle est l'intelligence de 
« l’homme ; car, soit que l’on considère tous les 
« hommes, ou un seul, c’est la nature des organes qui 
« fait celle de la pensée. L'élément prédominant en 
« détermine le caractère (2). » Phrase trop peu expli- 
cite, quoique très-catégorique , et que Théophraste 
commente ainsi : « Sans y mettre beaucoup de pré- 
« cision, Parménide se borne à dire que la connais- 


(1) De La Nat., v. 315 et suiv. 
(2) De la Nat,, v. 145 et suiv. 


S4 MÉMOIRE 


« sance dépend de celui des deux éléments qui pré- 
« domine. Selon que le froid ou le chaud l'emporte, 
« la pensée se trouve modifiée. Si c’est le chaud, elle 
« est meilleure et plus pure; néanmoins, elle sup- 
« pose toujours une certaine proportion de l’unet de 
« l’autre (1).» 

Héraclite connaissait l'influence du climat. Il préten- 
dait que les pays secs sont les plus favorables à notre 
espèce, et tirait de là cette conclusion que la Grèce est 
la vraie patrie de l’homme. Le reste de la terre n’est 
qu’un lieu d’exil; les autres hommes ne sont que des 
barbares (2). 

Anaxagore insistait avec force sur le rôle de l’orga- 
nisation. Selon lui, l'intelligence universelle est partout 
présente , et partout semblable; mais elle ne se mani- 
feste que dans les corps organisés, parce que là seule- 
ment elle rencontre les instruments nécessaires à son 
exercice. C’est donc la perfection de l’organisation 
qui fait et mesure celle de l'intelligence dans les dif- 
férentes catégories d'êtres ; et, par exemple, c’est 
aux mains que l’homme doit sa sagesse (3). 

Jene cite aucun Pythagoricien , faute de textes. Mais 
les Pythagoriciens s'étaient trop occupés de médecine 
pour n'avoir pas les yeux ouverts sur les rapports du 
physique et du moral. Je prie, d’ailleurs , qu’on veuille 
bien se souvenir qu’ils s’imposaient un régime par- 
ticulier , non en vue du corps et de la santé, mais 


(4) De la Sens. I. , 1. 
(2) Phil, ap. Eus. , Præp. evang., VIT, 44. 
(8) Arist., Des part, des anim. , IV, 40. 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 85 


dans l'intérêt de l’esprit et de ses opérations. Ils con- 
paissaient donc l'influence des aliments sur notre na- 
ture intellectuelle et morale, 

Et que prouve tout cela? — Que les premières re- 
cherches sur les rapports du physique et du moral 
sont contemporaines des premières observations mé- 
dicales et philosophiques. 


IV. 


Sauf de rares fragments , il ne nous reste rien des 
ouvrages des philosophes antérieurs à Socrate. Nous 
avons ceux où Platon et Aristote, chacun à sa 
manière et selon son génie, ont exposé l'action 
réelle et diverse du climat , du régime , des organes 
sur l’âme et ses manifestations; mais, quoiqu’elle y 
soit traitée avec intérêt, cette question n’y est pour- 
tant traitée qu’'incidemment. Au contraire, elle est 
proprement l’objet du livre Des airs, des eaux et des 
lieux , d'Hippocrate , et du livre Que les mœurs de l’âme 
suivent le tempérament du corps, de Galien. 

Le premier de ces deux ouvrages est le plus connu, 
et, à plusieurs égards , le plus digne de l'être. On 
s’émerveille, en le lisant, de trouver dans Hippocrate, 
dans un contemporain des sophistes , un observateur 
si patient , si attentif , si sagace , si scrupuleux , si dé- 
pourvu d'idées systématiques , en un mot, un obser- 
vateur parfait. Impossible de décrire avec plus d’exac- 
titude toutes les différences dans la température, dans 
les vents, dans les saisons , dans les eaux, dans la con- 
figuration des pays; impossible de mieux mettre 


86 MÉMOIRE 


en regard les différences correspondantes dans la force 
musculaire et l’activité, dans les facultés intellectuelles 
et morales, dans les arts et les sciences , dans la vie 
publique et privée. C’est un admirable traité sur lin- 
fluence du climat, et si admirable que , à l’heure qu’il 
est, en dépit de tous nos progrès, ceux qui écrivent 
sur le même sujet, ne trouvent rien de mieux à faire 
que de citer les pages que Hippocrate à marquées de 
la lumineuse empreinte de son génie. 

Mais ce n’est qu'un traité sur l'influence du climat ; 
voilà son tort. L'ouvrage de Galien, Que les mœurs 
de l’âme suivent le tempérament du corps , moins ori- 
ginal , moins riche de faits, contestable dans plusieurs 
de ses parties , est plus complet et plus philosophique. 
Outre l'influence du climat, on y trouve également 
notées celle du tempérament , celle de l’âge, celle 
du régime. La description de toutes ces influences du 
physique sur le moral aboutit à un système qui les 
explique, ou qui est censé les expliquer. Les consé- 
quences inévitables de ce système sont prévues, et en 
partie admises, en partie rejetées. Or, tout cela est 

un mérite. wr 

Sans doute un médecin , un philosophe. a bien le 
droit, dans une question générale , de se restreindre à 
tel ou tel point de vue particulier ; mais il ya plus à 
apprendre avec celui qui embrasse la question gé- 
nérale tout entière. C’est encore une belle ee que 
de décrire exactement, complètement tout un re 
de faits ; mais il y a plus à penser avec celui q , les 

ayant constatés, a de plus la noble ambition sue 
rendre compte. J'aime les descriptions fidèles qui me 


A 


CT LA 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 87 


mettent les choses sous les yeux ; mais j’aime les sys- 
tèmes vrais, ou seulement vraisemblables , qui me les 
font comprendre. J'aime à voir, mais j'aime à savoir ce 
que vois. Être raisonnable, je veux qu’on parle à ma 
raison. 


C’est pourquoi je préfère le traité de Galien. 
V. 


Dans ce traité, Galien établit d’abord, conformé- 
ment au titre, que les mœurs de l’âme suivent le tem- 
pérament du corps : proposition importante à prou- 
ver, puisque , si elle est vraie , on peut par un simple 
changement de régime transformer le vice en vertu, 
et d’un Thersite faire un Agamemnon ; proposition fa- 
cile à prouver, puisque , pour constater un fait, il 
suffit de vouloir le regarder, et, pour le bien cons- 
tater , de vouloir le regarder long-temps et avec at- 
tention , toutes choses qui sont toujours sous notre 
main (1). 

Considérez d’abord le tempérament chaud et le 
tempérament froid, et vous verrez l’âme recevoir 
de leurs différences des différences analogues. Elle 
est autre avec le premier , autre avec le second. Tout 
ce qui refroidit le corps , tel qu’une perte de sang, 
tout ce qui l’échauffe, tel qu’une fièvre ardente, la 
modifie plus ou moins considérablement. Trop de bile 
jaune > la voilà dans le délire ; trop de bile noire, dans 


(4) Ch. I. 
(2) Ch. I. 


88 MÊMOIRE 


la mélancolie. Un vin généreux la fait tout-à-coup pas- 
ser de l'abattement du désespoir à J’exaltation du 
triomphe. Si lefroid devient excessif , si le chaud de- 
vient excessif , elle périt également (1). 

L'influence du tempérament sec et du tempéra- 
ment humide n’est ni moins réelle ni moins grande. 
Platon lui-même constate que l’humidité ôte à l'âme 
la mémoire des choses qu’elle connaissait avant d’être 
liée aux organes. Au contraire , la sécheresse rend l’in- 
telligence plus parfaite (2). C’est un fait; et c’est aussi 
l'opinion d’Héraclite, qui a dit: « Ame sèche, âme 
très-sage. » Voilà pourquoi les astres, qui sont par- 
faitement secs , sont parfaitement inteiligents. — Mais 
la vieillesse est un âge sec, et cependant les vieillards 
ont le délire ? — Oui, mais la vieillesse est aussi un 
âge froid , et le froid a une action fâcheuse sur toutes 
les opérations de l’âme (3). 

Tout ce qui modifie letempérament modifie l'âme. 
Or, le tempérament change avec l’âge, avec le sexe, 
avec l’état de santé ou de maladie; il change surtout 
avec le régime, avec le climat, 

Les effets du vin, pris avec mesure ou avec excès, 
sont trop connus pour qu’il soit utile de les décrire. 
Il n’est besoin d’attester ni Zénon, qui se trouvait si 
heureusement disposé après un usage modéré de cette 
bienfaisante liqueur ; ni le fameux Centaure, qui, en 
son aveugle ivresse, se livra à mille fureurs dans la 


(4) Ch. I. 
(2) Ch. IV. 
(3) Ch, V, 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 89. 


demeure de Pirithoüs (4). Tous les aliments ont leur 
action particulière sur le moral, et une action con- 
stante, lorsqu'ils sont pris avec constance. Et quoi 
d'étonnant ? Introduits d’abord dans l'estomac , ils y 
subissent une première élaboration. De là , ils se ren- 
dent, par le canal des veines , au foie, où ils forment 
les humeurs. Ces humeurs nourrissent les différentes 
parties du corps, et avec elles les principaux viscères , 
le foie, le cœur , le cerveau. En même temps qu’ils sont 
nourris, ces viscères deviennent plus chauds ou plus 
froids, plus secs ou plus humides; et l’on sait que ces 
différences se répètent immédiatement, invariablement 
dans l'intelligence et dans l’âme tout entière (2). 

L'action du climat est plus lente, mais plus persé- 
vérante, et, à la longue, plus active. Personne n’ignore 
combien les hommes qui vivent sous les Ourses, dif- 
fèrent , physiquement et moralement, de ceux qui 
vivent daps le voisinage de la zône torride. Les habi- 
{anis des contrées moyennes , à égale distance des uns 
et des autres, trouvant dans la mesure de toutes choses 
les conditions les plus favorables au développement de 
l’âme et du corps, unissent dans un heureux accord à 
toutes les qualités de l’organisation toutes les perfec- 
tions de l’esprit (3). Souvent ces contrastes se mon- 
trent dans un faible espace , et n’en sont que plus sail- 
lants. L’air épais de la Béotie ne nourrit que des esprits 
lourds ; le brillant soleil de l’Attique échauffe, en- 
flamme le génie (4). 


(1) Ch. Il. 
(2) Ch. X. 

(3) Ch. IX. 
(&) Ch, XI 


90 TRAITÉ 


Tous ces faits , ajoute Galien, je les ai vérifiés moi- 
même, non pas une fois, mais cent, mais mille; et ils 
avaient été observés, constatés, décrits par Platon 
et Aristote, deux illustres philosophes, et par Hippo- 
crate , le premier des philosophes, comme il est le 
premier des médecins (1). 

Ainsi Platon avait reconnu que l’âme est dans la plus 
étroite dépendance du corps. Le passage suivant en 
fait foi : 

« Quand le flegme acide ou salé, ou quand les hu- 
« meurs amères ou bilieuses, quelles qu’elles soient, 
« errant dans le corps, ne peuventtrouver une voie pour 
« s'échapper, et que, roulant à l’intérieur , elles imprè- 
« gnent fortement de leur humidité, en se mêlant les 
« unes avec les autres, la diathèse de l’âme, elles pro- 

« duisent des maladies de l’âme de toute espèce, plus 
« ou moins fortes, plus ou moins nombreuses. En se 
« portant vers les trois siéges de l’âme, suivant qu’elles 
« se fixent vers l’un ou vers l’autre, elles causent une 
« grande variété de morosité et d’abattement, souvent 
« de l’audace et de la lâcheté, et aussi la perte de la 
« mémoire accompagnée d’accablement. » 

Ainsi Aristote savait fort bien, par exemple, que les 
modifications de l’âme varient avec la température 
du sang. Il faut citer au hasard, tant il serait embar- 
rassant de choisir : 

« Le sang épais et chaud donne la force, le sang 
« ténu et froid rend les sensations plus déliées ; la 
« même différence existe pour les fluides qui corres- 


(4) Ch. Let VII. 


= 


= 


= 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 91 


pondent au sang. Voilà pourquoi les abeilles et 
d’autres animaux semblables sont naturellement 
plus sensés que d’autres qui ont du sang ; et parmi 
les animaux qui ont du sang, ceux qui l’ont froid et 
ténu sont plus intelligents que ceux qui sont dans 
une disposition contraire. Les meilleurs sont ceux qui 
ont le sang à la fois chaud, ténu et pur... » 

« La nature du sang est considérée avec raison 
comme la cause de beaucoup de particularités chez 
les animaux, soit dans leur caractère, soit dans l’ac- 
tion de leurs sens; car il est la matière de tout le 
corps; or la nourriture est matière, et le sang est la 
nourriture intime; il produit donc de grandes dif- 
férences , s’il est chaud, ou froid, ou ténu, ou 
épais, ou pur, ou trouble (1). » 

Ainsi Hippocrate avait noté l'influence des airs, des 


eaux et des lieux sur le corps, sur l’âme et les facultés 
de l'âme. Extrayons seulement quelques phrases : 


« Partout où le sol est gras, mou et humide , où les 
eaux sont assez peu profondes pour être chaudes en 
été et froides en hiver, et où les saisons s’accom- 
plissent régulièrement , les hommes sont ordinaire- 
ment charnus, ont les articulations peu pronon- 
cées , sont chargés d'humidité , inhabiles au travail, 
ont une âme vicieuse , en sorte que on les voit plon- 
gés dans l’indolence , et se laissant aller au sommeil. 
Dans l'exercice des arts, ils ont l’esprit épais et sans 


pénétration. » 
« Dans un pays sec, sans abri, âpre , tour à tour 


(4) Ch. VIT, Trad, Darembero. 


92 MÉMOIRE 


« exposé à la neige pendant l'hiver , et en été à l’ar- 
a deur du soleil, vous trouverez les habitants secs, 
« maigres, ayant les articulations très-prononcées , 
« robustes et velus; vous constaterez que l’activité 
« dans le travail, que la vigilance sont inhérentes à 
« de telles natures, qu’elles sont indomptables dans 
« leurs mœurs et leurs appétits, fermes dans leurs ré- 
« solutions, plutôt sauvages que civilisées; d’ailleurs 
« plus sagaces dans l'exercice des arts et plus propres 
« aux combats (1). » 

Mais , dira-t-on, qu'importe ce qu’ont pensé Pla- 
ton, Aristote, Hippocrate? — Cela n'importe nulle- 
ment , répond Galien , s'ils ont pensé faux, et beau- 
coup , s'ils ont pensé juste. Or, les opinions de ces 
grands hommes, fondées sur l’observation et l’expé- 
rience, sont d’une vérité incontestable. Elles méri- 
taient donc d’être recueillies. La vérité, apparemment, 
ne perd pas de son prix pour avoir été aperçue et ex- 
primée par les plus beaux génies qui aient honoré la 
philosophie et la médecine (2). 


VE. 


Voilà les faits que Galien a vus, après Platon, après 
Aristote , après Hippocrate , qui les avaient vus 
comme lui. Voici maintenant le système par lequel 
il les explique. 

Il y a trois espèces d’âmes , comme Platon l’a éta- 


(4) Ch. II, Trad, Dar, 
(2) Ch:"1V. 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 95 


bli, savoir : l'âme concupiscible , l'âme irascible, 
l’âme rationnelle ; et elles habitent, comme il l'a encore 
fait voir, l’unele foie, l’autrele cœur, l’autre l’encéphale. 

Veut-on connaître la nature de chacune de ces âmes, 
il faut examiner la nature de chacun de ces viscères. 

Ges viscères, ainsi que toute espèce de corps, sont 
constitués par deux principes , la matière et la forme. 

La matière est un mélange des quatre qualités élé- 
mentaires , le chaud, le froid , le sec, l’humide. De 
leurs combinaisons diverses naissent tous les corps, 
le cuivre, le fer, l'or, la chair, les nerfs, le car- 
tilage, la graisse, etc. + 

Quant à la forme, elle résulte évidemment du rap- 
port , de la proportion des qualités élémentaires ; elle 
en est la mesure, le tempérament. Et comme l’âme se 
confond avec la forme , suivant la théorie même d’Aris- 
tote , il s’en suit que les trois âmes ne sont pas autre 
chose que les tempéraments des trois viscères (1). 

Le tempérament du foie : voilà l’âme concupiscible, 

Le tempérament du cœur : voilà l’âme irascible (2). 

Le tempérament de l’encéphale : voilà l'âme ratiou- 
nelle (3). 

L'âme rationnelle n’est donc pas d’une autre nature 
que les deux autres âmes, et Platon a beau dire, puis- 
qu’elle n’est pas incorporelle, elle n’es{ pas immortelle. 

Supposons-la incorporelle, il faut alors que Platon 
explique pourquoi elle émigre ( car c’est là ce qu’il 
appelle mourir }, lorsque l’encéphale devient trop 


(1) Ch. HI. 
(2) Ch. IV. 
(3) Ch. II, 


94 MÉMOIRE 


froid ou trop chaud , trop sec ou trop humide. Mais 
c’est ce que n’a jamais pu faire aucun de ses partisans. 
Et en effet , si l’âme rationnelle est une essence à part, 
indépendante des organes où elle réside , on ne voit 
pas la nécessité qu’elle quitte le corps refroidi ou 
échauffé outre mesure. Au contraire , elle doit périr 
par l’excès du froid et du chaud , comme par excès 
du sec et de l‘humide , si elle est le tempérament de 
l'encéphale. Les mêmes faits incontestables confirment 
notre théorie et renversent celle de Platon (1). 

Ainsi qu’on l’a mille fois remarqué, toutes les mo- 
difications du corps ont aussitôt leur contre-coup dans 
l'âme , même rationnelle. Or, si l'âme perdait seule- 
ment la mémoire, si lintelligence s’obscurcissait ou 
s'affaiblissait seulement sous l'influence fâcheuse de 
certaines causes“ physiques, on pourrait, en main- 
tenant l'indépendance de l’âme , expliquer ces faits 
par la difficulté qu’elle éprouverait à se servir d'or- 
ganes altérés, d'instruments rebelles. Mais on voit sou- 
vent, dans le trouble des organes et de la vie, l’âme 
changer totalement de nature et se contredire elle- 
même, C’est ainsi qu’elle déraisonne &ans le délire, et 
que , dans l’hallucination , elle croit voir des images , 
entendre des sons qui n’existent pas. C’est ainsiqu’une 
jeune fille timide , dans un accès de fièvre, parle un 
langage effronté. Ce bouleversement sans doute est 
fort naturel et fort simple, sil’âme n’est qu’une qua- 
lité, une manière d’être du corps ; il est änintelligible , 
si elle est une essence distincte et supérieure (2). 


= 


(1) Ch. HI. 
(2) Ch, V. 


= SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 95 


Comment l’âme peut-elle s'étendre dans le corps, 
si elle n’en est une partie (1) ? 

D'ailleurs, quand on observe le corps, on y voit 
des organes distincts , des tempéraments divers; per- 
sonne n’y a jamais vu une essence incorporelle , exis- 
tant par elle-même ; et il est douteux que ceux qui 
parlent d’une telle essence , la conçoivent bien claire- 
ment. Non, l’âme n’est rien, si elle n’est la qualité , 
ou la forme , ou le tempérament du corps (2). 

I faut donc applaudir à Andronique le péripatéti- 
cien , qui, comme un homme libre, a déclaré nette- 
ment, sans circonlocutions, sa pensée sur la nature de 
l’âme. Il s'exprime à merveille en disant que l’âme est 
un tempérament. On ne peut lui faire qu’un reproche, 
c'est d’avoir ajouté : ou une puissance dérivant du 
tempérament. En effet, l’âme a autant de puissances 
distinctes que d'actes différents (3). D'un autre côté, 
il faut se, garder d’attribuer aux puissances de l'âme 
plus de réalité qu'elles n’en ont. Une puissance n’est 
jamais que le rapport qui s'établit entre la substance 
et son acte ; elle est, si l’on veut, la substance agis- 
sant d’une certaine manière, L'acte existe , la subs- 
tance existe ; la puissance n’existe pas (4). 

Une dernière remarque qui peut avoir son prix, 
c’est que cette théorie, qui fait de l'âme er général le 
tempérament du corps en général, ne diffère pas no- 
tablement de celle des Stoïciens. Qu'est ce que l'âme 


+ 
(4) Ch. II. 
(2) Ibid. 
(3) Ch. IV. 
(4) Ch, I. 


96 MÉMOIRE 


pour un Stoicien ? Lesouffle, Et qu'est-ce que le souflle? 
Un mélange d’air et de feu. Mais ici la proportion est 
tout. Trop d’air , ou trop de feu, et l’animal ne pense 
pas , ne sent pas, ne vit pas . n’est pas. L'âme con- 
siste donc essentiellement dans la juste mesure de ces 
deux éléments combinés entre eux. C’est l’excellence 
de ce tempérament nécessaire qui a fait la sagesse de 
Chrysippe, et son imperfection qui a fait la sottise des 
fils d'Hippocrate d'Athènes (1). 

On le voit , les Stoïciens comme les Péripatéticiens , 
et les uns et les autres comme nous, pensent que 
l'âme est le tempérament du corps. 


VIT. 


Objection : « 

L'âme est le tempérament du corps, soit ; mais elle 
est donc ce qu’elle est, bonne ou mauvaise, en vertu 
de causes étrangères, fatalement ; mais il n’y a donc 
place ni à l'éloge, quand elle fait bien, ni au blâme, 
quand elle fait mal; mais les récompenses sont donc 
chose absurde , et les peines, chose odieuse ; mais la 
moralité n’est donc qu'un mot, une chimère, une il- 
lusion , un mensonge (2)! 

Galien répond : 

Il esttrès-vrai que les hommes naissent avec une cer- 
taine constitution , et que cette constitution les incline 
nécessairement au bien ou au mal; il est très-vrai que 


(4)aCh. IV. 
(2) Ch IV et XI, 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 97 


les bons doivent d’être bons à leur tempérament, que 
les mauvais doivent d’être mauvais à leur tempérament ; 
et cependant nous aimons, recherchons, récompen- 
sons les uns; nous haissons, fuyons, punissons les 
autres. C’est que nous recevons, en naissant , une fa- 
culté naturelle d’aimer le bien, de rechercher le bien, 
quelle qu’en soit l’origine ; de haïr le mal , de fuir le 
mal, quelle qu’en soit l’origine. D’où qu’il vienne, le 
premier nous plaît et nous séduit ; d’où qu’il vienne, 
le second nous déplaît et nous irrite. Peu nous im- 
porte la cause : la faculté se prend à l'effet, sans re- 
monter plus haut. Ainsi, nous nous détournons avec 
horreur d’un scorpion, d’une vipère : cependant ces 
animaux sont malfaisants par nature, non par choix. 
Nous nous tournons dans un mouvement d'amour 
vers ce Dieu suprême que Platon appelle le Bien en 
soi : cependant , étant incréé et éternel, il est bon 
de toute éternité et par essence, non après délibé- 
ration et par un acte de libre volonté. Eh bien! c'est 
de la même manière que nous évitons les hommes 
pervers, que nous recherchons les hommes justes, 
bien que la perversité des uns et la justice des autres 
soient également l’inévitable résultat du tempérament. 
— La liberté de l’agent n’est pas plus nécessaire à la 
justification des peines, même de la plus terrible , la 
peine de mort. Nous avons trois motifs d’ôter la vie 
aux scélérats , lorsqu'il est prouvé qu’ils sont incorri- 
gibles : 1° En mettant fin à leur vie, et, du même coup, 
à leurs forfaits, nous assurons notre sécurité ; 2°. Nous 
retenons par la crainte leurs semblables qui, voyant 


le supplice au bout du crime , s’abstiennent de l’un 
7 


98 MÉMOIRE 


pour éviter l’autre ; 3° Mieux vaut la mort pour des 
hommes dont l’âme radicalement vicieuse ne saurait 
être améliorée, ni par les Muses, ni par Socrate, ni 
par Pythagore. — Tout s'explique donc, et l’on peut 
admettre que les bons et les mauvais sont tels par 
tempérament , c’est-à-dire par force, sans recevoir 
un démenti des faits. 

Il faut avouer , toutefois, que cette proposition n’est 
pas du goût des Stoïciens. Si on les en croyait, tous 
les hommes seraient bons ou capables de le devenir. 
La vertu serait la destination commune , le vice une 
aberration. Ceux qui s’écartent de la voie du biense- 
raient égarés par les méchants, et ne deviendraient 
méchants eux-mêmes qu’à leur contact. Simple ac- 
cident, sans racines au dedans de l’âme , le mal serait 
l'effet d’une sorte de contagion morale, 

Mais cette thèse est insoutenable. En effet , les pre- 
miers hommes qui se sont montrés méchants n'avaient 
pu être corrompus par personne : donc leur mé- 
chanceté venait de leur propre fonds. D’ailleurs , nous 
voyons tous les jours de petits enfants fort méchants; 
et peut-on dire qu'ils aient déjà appris à l’être? S'il 
en était ainsi, les enfants élevés par les mêmes pa- 
rents , ou les mêmes maîtres , seraient tous également 
bons ou également méchants; or, c’est le contraire 
qui arrive le plus souvent. Combien de familles nous 
montrent sous le même toit, au même foyer, le con- 
traste d'enfants timides et d'enfants hardis, d’enfants 
calmes et d'enfants emportés, d’enfants zélés pour le 
bien et d'enfants fougueux dans le mal! Quels philo- 
sophes que ceux qui ne savent pas voir ces faits, ou 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 99 


qui re veulent pas les comprendre ! Pour nous, comme 
pour les anciens sages, notre règle , c’est de nous ap - 
puyer, pour raisonner, sur les phénomènes évidents. 
Nous ne craignons donc pas d'affirmer que beaucoup 
d'hommes sont bons, qu’ur bien plus grand nombre 
sont mauvais , et que si la bonté des premiers est 
innée , la méchanceté des seconds n’est pas moins 
naturelle. La constitution de l’homme, pour le redire, 
le voue fatalement à la vertu ou au crime. 

Les Stoïciens se ravisent quelquefois, et disent : 
Non, ce ne sont pas les mauvais exemples, mais 
c'est l'attrait du plaisir qui séduit les hommes, et 
les incline au mal. — Fort bien! Platon a dit, en 
effet, que le plaisir est le plus grand appât du mal. 
Mais qu'on veuille bien répondre à cette question : 
Ge penchant naturel pour le plaisir se trouve-t-il en 
tous les hommes , ou seulement en quelques-uns ? Dans 
le premier càs, tous les hommes sont donc méchants 
naturellement ; dans le second , quelques-uns le sont. 
Peut-être dira-t-on que le penchant pour le plaisir 
est combattu par un penchant également naturel 
pour la vertu. Mais si ce dernier penchant est le plus 
fort, d’où vient qu'il y a des méchants ? et s’il est le 
plus faible, d’où vient qu’il y a des bons? 

Du reste , Posidonius, à qui les intérêts de la vé- 
rité étaient plus chers que ceux de l’école, n’a pas 
craint de réfuter Chrysippe , et il a solidement établi 
que le mal est comme une plante vénéneuse dont toutes 
les semences sont dans l’âme (1). 


(1) Ch, XL. 


100 MÉMOIRE 


VIT. 


Certes, il y a dans les pages qui précèdent , outre 
des faits plus ou moins habilement observés, un sys- 
tème nettement concu , clairement formulé , sans dé- 
guisement , sans réticences; et Galien mérite on ne 
peut plus l'éloge qu’il fait d’Andronique le péripa- 
téticien. Ce système, qui ne l’a reconnu d’abord, et 
nommé ? C’est le matérialisme le plus positif, avec sa 
conséquence néfaste , le fatalisme. La question est de 
savoir si Galien démontre avec rigueur ce qu’il af- 
firme d’une manière si hautaine, et si la force des 
preuves est égale à celle des assertions. 

La manière dont il procède est à noter. On pour- 
rait croire qu’il établit d’abord , comme fait d’obser- 
vation, l’action constante et multiple du corps sur 
l’âme , pour en conciure ensuite que l’âme n’est pas 
essentiellement différente du corps. On se tromperait. 
Galien ne met pas d’un côté les faits, de l’autre le 
système, pour les enchainer par un lien logique ; 
non , le système est pour lui identique aux faits, et 
constater que les mœurs de l’âme suivent le tempéra- 
ment du corps, c’est prouver que l’âme se confond 
avec ce tempérament. Les mœurs de l’âme suivent le 
tempérament du corps ; — l’âme est le tempérament 
du corps : ces deux propositions n’en font qu’une à 
ses yeux , et voilà pourquoi elles sont partout mêlées 
dans son traité, qui n’en est que le confus dévelop- 
pement. 

Or , il n’est nullement évident que l’âme ne puisse 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 401 


pas varier avec le tempérament , sans être le tempé- 
rament même. Cette explication de la correspondance 
que l’on observe entire les états du corps et ceux de 
l’âme est la plus simple, je le veux bien; c’est 
aussi la plus grossière, et surtout ce n’est pas la 
seule. Admettez que l’âme est une essence à part, 
d’une nature spéciale, c’est-à-dire spirituelle, des- 
tinée à vivre ,à sentir, à penser, à agir dans le 
corps et par le corps : ne doit-elle pas recevoir le 
contre-coup de toutes ses modifications , différer avec 
des constitutions différentes, et varier quand elles va- 
rient ? Elle n’est pas le corps, c’est vrai; mais elle a 
besoin du corps pour vivre, pour sentir , pour penser, 
pour agir ; il est donc naturel, nécessaire même que la 
différence des tempéraments se retrouve dans sa vie, 
sa sensibilité ,sa pensée, son action. Ses mœurs doivent 
être en harmonie avec le tempérament du corps , et 
cependant elle n’est pas le tempérament du corps. 

Cette explication, on ne peut pas dire que Galien 
l’'ignore, car c’est celle de Platon , et il réfute Platon. 
Il la connaît donc, et la repousse. C’est son droit; 
mais il devrait avoir de meilleurs arguments. 

Si l’âme est une essence distincte, pourquoi émigre- 
t-elle, demande Galien, lorsqu'une perturbation grave 
a lieu dans l’encéphale', ou dans quelque autre organe 
important?—Cette question pourrait embarrasser celui 
qui isole complètement l’âme du corps, ou qui va jus- 
qu’à voir dans le corps et l'âme deux principes con- 
traires, hostiles; elle pourrait embarrasser Platon et 
plus d’un spiritualiste moderne; elle n’embarrasserait 
guère Aristole ; elle ne m’embarrasse pas dutout. L’âme 


102 MÉMOIRE 


essentiellement active, diffère du corps, essentiellement 
inerte , mais elle a dans le corps les conditions de son 
existence et de son développement terrestres. Remar- 
quez que le corps, ici, c’est une organisation, une or- 
ganisation très-déterminée, c’est-à-dire très-compli- 
quée et tout ensemble très-parfaite. Ce n’est pas le 
corps en général, ni même l’organisation en général, 
c’est l’organisation du corps humain qui est nécessaire 
à l’existence actuelle et au développement de l’âme 
humaine. Aristote a dit exceliemment que toute espèce 
d'âme ne peut résider dans toute espèce de corps. À 
une âme plus parfaite, il faut un corps plus parfait. Si 
le corps n’avait d’abord cette perfection relative, l'âme 
n’y pourrait entrer : comment donc y pourrait-elle de- 
meurer , après qu’il l’a perdue ? Qu’on y songe : ou il 
n’y a pas de rapport entre la nature de l’organisation 
et celle de l’âme , ou ce rapport ne peut être détruit 
sans que les deux principes, un instant unis, se sépa- 
rent. Rien de si simple donc que l'effet ordinaire des 
maladies sans remède : l’âme abandonne le corps dés- 
organisé , et l’homme a vécu; car si la mort n’est pas 
le terme de l'existence, comme c’est ma foi et mon 
espoir, elle en est du moins la métamorphose. 

Galien insiste : si les accidents qui surviennent dans 
l’organisation, sans la détruire, ne déterminaient qu’un 
simple affaiblissement, ou même une paralysie mo- 
mentanée des facultés de l'âme , on pourrait croire en- 
core à la distinction essentielle de l’âme; mais com- 
prend-on qu’un principe indépendant du corps, qu'une 
force indépendante de la matière, sous l'influence de 
la matière et du corps modifiés de telle ou telle façon, 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 103 


changent de nature et deviennent le contraire de ce 
qu’ils étaient ?— Sans doute, cela ne se comprend pas, 
mais cela n’est pas. En aucun cas, l’âme ne change de 
nature et ne devient le contraire de ce qu’elle était. Le 
délire ne s'oppose pas à la pensée, il en est le déré- 
glement. Voir dans les ténèbres, entendre dans le 
silence, c’est toujours voir et entendre ; et l’âme se 
comporte dans l’hallucination comme dans la sensa- 
tion. L’effronterie est l'excès du sentiment dont la pu- 
deur est la mesure. Dans tous ces actes exceptionnels , 
anormaux , l’âme ne cesse pas d’être elle-même ; et 
si elle se développe d’une manière irrégulière et dé- 
fectueuse, c’est que le corps lui fait obstacle au lieu de 
lui venir en aide. Encore une fois, l’âme ne s'exerce 
pas sans le corps ; elle s'exerce dans le corps, avec le 
corps, par le corps; et pour qu’elle s'exerce convena- 
blement, il est nécessaire que, bien disposée. elle 
trouve le corps également bien disposé, 


. - .…. . Mens sana in corpore sano. 


Autre argument. — L'âme s'étend dans le corps : 
elle est donc une partie du corps. — Je veux croire la 
déduction rigoureuse , mais l’âme s’étend-elle en effet 
dans le corps ? Galien l’affirme , il ne le prouve pas. 
Est-ce évident? Point du tout. Si l’âme s’étendait dans 
le corps, elle n’en occuperait jamais qu’une portion; 
comment animerait-elle tout le reste? La vie, le 
mouvement, la sensation sont partout ; et si c’est l’âme 
qui vit, qui meut, qui sent, il faut qu’elle soit partout 
et tout entière partout. Indivisiblement présente sur 
mille points à la fois,elle n’est donc ni un corps, ni une 


404 MÉMOIRE 


partie du corps humain. Qu’est-elle ? Une force. Galien 
n’admet que la substance et les actes de la substance; 
la puissance v’est, selon lui, que la relation de l’acte à 
la substance. 11 supprime donc les forces ; mais l'esprit 
humain et la conscience réclament avec énergie contre 
cette suppression arbitraire. L'esprit humain : car il est 
ainsi fait qu'il croit irrésistiblement à la nécessité 
d’une cause pour expliquer la production d’un phéno- 
mène ; la conscience : car nous avons le seatiment clair 
et distinct de notre causalité. Il y a donc des forces, 
quoi qu’en dise Galien, et l’âme est la force que nous 
sentons s’agiter en nous : 


«+ . « Infusa per artus 
Mens agilat molem. 


Autre argument, — Observez le corps, qu’y voyez- 
vous? Des organes divers, et, dans ces organes, divers 
degrés de chaud et de froid, de sec et d’humide. Y voyez- 
vous autre chose, par exemple une essence incorporelle? 
Non. Donc il n’en existe point. — Plaisante manière de 
raisonner | Une essence incorporelle est par là même 
une essence invisible; conclure qu’elle west pas 
de ce qu’on ne la voit pas, c’est se moquer. Mais la 
pensée de Galien est celle-ci : Rien n’existe que ce qui 
se voit. Or, j'en demande bien pardon à Galien, mais 
cette pensée-là est démentie par l’expérience de tous 
les jours. Le plaisir et la douleur, voilà des faits que 
personne n’a jamais vus, et voilà des faits dont per- 
sonne ne conteste la réalité. Il en est de même de tous 
nos sentiments , de toutes nos pensées, de toutes nos 
déterminations volontaires ; rien de tout cela n’est 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. # 108 


visible et tout cela est parfaitement réel, car tout cela 
c’est notre vie. De ce qu’on ne voit pas l’âme comme 
on voit les organes, il ne s'ensuit donc pas qu’elle 
n'existe point, ou qu’elle se confonde avec les organes, 
ce qui est la même chose, ou qu’elle en soit le tempé- 
rament , ce qui est la même chose encore. IL y à 
mieux : si les phénomènes de l’âme sont invisibles, 
n'y a-t-il pas lieu de croire que l’âme est invisible 
comme eux ? Et les forces de la nature, que Galien 
nie, mais qui n’en existent pas moins, ne sont-elles pas 
invisibles ? Et Dieu , la force des forces, que Galien ne 
nie pas, dont la sagesse brille dans le petit monde de 
l’homme , comme dans le grand monde de l’univers, 
n'est-il pas invisible ? Osons le dire: L'invisible est 
partout, en nous, autour de nous, au-dessus de nous, 
dans le ciel et sur la terre! 

En résumé, l'influence du corps sur l’âme une fois 
constatée, on en peut rendre compte de deux manières: 
en identifiant l'âme avec le corps, ou bien en suppo- 
sant que, indépendante quant à son être,elle en est en- 
tièrement dépendante dans toutes ses manières d’être. 
Galien affirme la première explication sans la prouver, 
et nie la seconde sans la réfuter. 11 veut établir le ma- 
térialisme , et il bâtit sur le sable ; il veut renverser 
le spiritualisme , et il frappe dans le vide. De ses vains 
et stériles efforts, il ne résulte rien, si ce n’est cette 
présomption, que le matérialisme doit être bien faible 
et le spiritualisme bien fort, puisque un esprit de la 
trempe de Galien, à la fois médecin profond, philo- 
sophe érudit et dialecticien subtil, n’a rien pu faire 
pour l’un, et rien contre Pautre, 


106 MÉMOIRE 
TX. 


Veut-on une preuve plus sensible de l’inanité de l’ar- 
gumentation de Galien? Veut-on le voir battu par ses 
propres armes ? Qu'on me permette de lui opposer un 
philosophe exclusif comme lui, mais en sens inverse, 
un spiritualiste à outrance, un idéaliste à la manière 
de Berkeley, et de le faire parler avec l’exagération 
naturelle aux esprits étroitement systématiques. 

s L'âme, dirait-il, a sur le corps une merveilleuse 
influence. Chacune de ses modifications retentit aussitôt 
dans l'organisme, modifié à son tour, et en même façon. 
La joie allume le regard, la tristesse l’éteint. L’amour 
met une auréole au front, la haine le voile d’un nuage. 
La colère, l’indignation, la terreur, le désespoir , 
toutes les passions violentes agissent diversement sur 
les nerfs, qui s’irritent ou se calment, sur les muscles, 
qui se tendent ou se relâchent, sur le sang, qui préci- 
pite ou ralentit son cours; elles se peignent en traits 
saisissants dans le jeu de la physionomie et les attitudes 
du corps en général. L'homme le plus fort, glacé par 
la crainte, demeure immobile , incapable de faire un 
pas, cloué au sol; le plus faible, exalté par une géné- 
reuse émotion, court à la vengeance, à la gloire, à 
travers les obstacles et les périls, irrésistible , invin- 
cible, victorieux. Le plus laid visage s’ennoblit en ré- 
fléchissant un noble sentiment, et le plus beau, sous 
l'empire d’un sentiment honteux, contracte je ne sais 
quel caractère qui inspire le dégoût, Dans cet homme 
au front ouvert, aux yeux limpides, aux traits reposés, 
aux attitudes naturelles et faciles, je devine l’habitude 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 107 


de bien faire et une conscience qui se rend bon témoi- 
gnage. Dans cet autre au front creusé de rides préma- 
turées , aux yeux inquiets, aux attitudes forcées et 
contraintes, je devine un misérable souillé par le vice, 
peut-être un scélérat plongé dans le crime, et les ai- 
guillons vengeurs du remords. En un mot, le corps se 
plie à tous les états de l’âme , comme un vêtement 
souple et flexible à toutes les formes du corps; il est à 
l’âme ce que l’ombre est à la réalité, ce que l’écho est 
à la voix, ce que l'effet est à la cause. 

« Les manières d’être du corps suivent donc la dispo- 
sition de l’âme. Elles sont ce qu’elles sont, non par la 
vertu du corps, mais par la vertu de l’âme. Pour re- 
monter jusqu’à leurs principes , il faut remonter jusqu’à 
l’âme. Bref, le corps est dépendant de l’âme dans tous 
ses états extérieurs. 

« Il l’est aussi dans son développement intime et 
essentiel. Voici un heureux. Il n’a qu’à désirer pour 
posséder , qu’à commander pour être obéi. Il semble 
régner sur la fortune. Aussi, comme la satisfaction du 
dedans rayopne au dehors en une santé éblouissante ! 
Quelle force et quelle souplesse ! Comme tous les or- 
ganes fonctionnent aisément , complètement, parfaite- 
ment! Comme la vie coule à pleins bords, facile et 
riche ! — Mais soudain, quel changement ! Pâle et 
comme affaissé sous un invisible fardeau, ils se traîne 
languissamment; ses muscles se contractent avec peine 
sous l'influence de ses nerfs sans énergie; l'estomac se 
refuse à digérer les aliments ; le désordre est dans 
toute l’économie. Ce n’est plus lui, c’est son ombre. 
Ah! c’est que les jours prospères sont passés. C’est que 


108 MÉMOIRE 


la douleur a succédé à la joie, le regret à la possessiou. 
Et le corps a suivi la fortune de l’âme! Comme elle 
l'avait fait fort de sa force , elle le fait faible de sa fai- 
blesse, Dans le plein développement de ses puissances, 
elle l’avait élevé jusqu’à la plénitude de l’être, qui est 
la santé; dans son accablement, elle le laisse déchoir 
jusqu’à ce point voisin du néant, qui est la maladie. 
Il est moins, parce qu’elle lui donne moins. Il est 
moins, parce qu’il est vraiment l'effet, parce qu’elle 
est vraiment la cause. 

« Les romanciers ont mille fois décrit le phénomène 
inverse. André Chénier l’a raconté en vers charmants. 
Un jeune homme se meurt, atteint d’un mal mys- 
téricux. Il aime sans espoir. Sa mère lui arrache son 
secret ; la jeune fille accourt et le guérit d’un mot, 
d’un regard. Voilà encore l’action souveraine de l’âme 
sur le corps. Ici, elle lui rend la santé que tout à 
l'heure elle lui ôtait. Dans les deux cas, c’est elle qui 
lui dispense l'être et le bien-être. Dans tous les cas, il 
est parce qu’elle est, et de telle facon parce qu’elle est 
de telle façon. C’est une dépendance absolue, sans 
limites et sans réserve. 

» Or, si le corps dépend absolument de l’âme, non 
seulement dans toutes ses manières d’être, mais jus- 
que dans son être, jusque dans son fond, comment 
serait-il d’une nature contraire à celle de lâme, ou 
seulement d’une nature différente ? Non, le corps n’est 
pas ce je ne sais quoi que l’on nomme la matière : il 
est le développement de l’äme. 

« Comment le corps pourrait-il vivre de la vie de 
l'âme, s’il ne se confondait avec l'âme elle-même ? 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 109 


« D'ailleurs, quand on descend en soi-même , on y 
trouve bien un principe spirituel, simple et identique, 
qui sent, qui pense, qui se détermine, qui imprime le 
mouvement , c'est-à-dire l'âme et ses modifications ; 
personne n’y a jamais trouvé une essence matérielle ; 
et c’estune question de savoir si ceux qui parlent d’une 
telle essence, s'entendent bien eux-mêmes. Encore une 
fois , le corps n’est rien s’il n’est le développement de 
l'âme. » 

Vous vous récriez : le corps spirituel, quelle énor- 
mité ! Je réponds : l’âme matérielle, quelle folie ! Vous 
ajoutez qu’il est absurde de conclure de l’action de 
l’âme sur le corps, que le corps n’est que le développe- 
ment de l'âme. Je réponds : il est donc absurde de 
conclure de l’action du corps sur l’âme, que l’âme est 
le tempérament du corps. Le raisonnement spiritualiste 
vaut le raisonnement matérialiste , car ils sont en tout 
semblables, Pas moyen d'approuver l’un et de blâmer 
l'autre ; il faut ou les approuver tous deux, ou les 
blâmer tous deux. Mais le premier parti est impossible ; 
il faut donc se décider pour le second, et reconnaitre, 
avec le sens commun, que le corps est le corps, que 
l'âme est l’âme, 


X. 


Je voudrais ôter au système de Galien son dernier 
appui, celui qu’il a essayé de lui donner dans l'his- 
toire, 

On a vu ci-dessus que Galien connait et pratique la 


méthode historique, dont le nom moderne est l’éclec- 
“ 


110 MÉMOIRE 


tisme. Gette méthode consiste à confirmer par lPauto- 
rité du génie , à développer par les vues du génie, des 
systèmes dont la réflexion personnelle a d’ailleurs fait 
tous les frais. Appliquée par un esprit pénétrant et de 
bonne foi, elle est excellente ; elle est sans valeur et sans 
portée entre les mains de celui qui, entêté de son sys- 
tème, le retrouve de gré ou de force dans tous les sys- 
tèmes antérieurs. Or, je crains que Galien ne soit un 
peu celui-là. 

Le matérialisme est-il aussi la doctrine d’Aristote , 
est-il aussi celle des Stoïciens ? Galien n’en doute pas, 
mais il est très-permis d’en douter. 

Une chose pourrait faire illusion : c’est que Galien 
respecte la lettre du péripatétisme et du stoïcisme. 
L'âme, dit-il, c’est pour Aristote la forme, pour Zénon 
et ses disciples le souffle. A merveille! Mais veuillez 
rappeler vos souvenirs, et vous trouverez que Galien 
entend par la forme autre chose que Aristote, par le 
souffle autre chose que Zénon et ses disciples. 

Qu'est-ce que la forme, selon Galien ? Rien de réel, 
rien d’essentiel. Le simple arrangement des élé- 
ments dont est composé le corps, leur rapport, leur 
proportion , leur mesure, leur harmonie, bref, le 
tempérament. D'où il suit que définir l’âme la forme du 
corps, c’est en effet la confondre avec le corps; c’est 
faire profession de matérialisme, — Qu'est-ce que la 
forme, selon Aristote ? Un principe très-différent du 
corps, et aussi réel que lui; une essence, et une 
essence d’une nature supérieure, Le corps n’est qu’un 
moyen, un instrument; la forme est la fin du corps et 
sa propre fin à elle-même; et c’est pourquoi Aristote 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 411 


la nomme d’un nom nouveau, barbare, mais expressif, 
entéléchie. Le corps est fait pour elle, mais il existe 
sans elle; elle a besoin du corps pour passer de la 
puissance à l’acte, mais elle existe avant lui. D'où il 
résulte que définir l’âme la forme du corps, c’est l’en 
distinguer profondément ; c’est faire profession de spi- 
ritualisme. 


Aristote insiste lui-même sur la distinction essentielle 


de l'âme et du corps. « S’est-on jamais avisé de con- 


= 


fondre la cire et l'empreinte qu'y laisse un cachet ? 
Eh bien, le corps est la cire, l'âme est l'empreinte. 
Mais cette comparaison n’est pas tout à fait juste. 

« Voici une hache, J’y vois d’abord une matière 
disposée d’une certaine facon, c’est-à-dire un in- 
strument. J’y vois ensuite ce qui en est l’essence et 
la fin, c’est-à-dire la propriété de couper. Otez la 
propriété de couper , la hache n’est plus hache, si 
ce n’est par homonymie. Or, l'âme est au corps ce 
que la propriété de couper est à l'instrument, à 
l’homme ce que la propriété de couper est à la 
hache. Mais cette comparaison pèche encore. 

« Voici une partie d’un animal, un œil, J’y distingue 
encore deux choses : une certaine matière, c’est-à- 
dire un orgañe; et ce qui en est l’essence ei la fin, 
savoir , la faculté de voir. Cette faculté ôtée, l’œil 
n’est plus œil, si ce n’est par homonymie. Or, l'âme 
est au corps ce que la faculté de voir est à la pupille, 
à l’homme ce que la faculté de voir est à l'œil (1). » 
Il est même juste d'ajouter que , dans la pensée 


(4) De anima, I, 1, 1, 4, 


112 MÉMOIRE 


d’Aristote, l'âme n’est pas seulement distincte du corps, 
mais séparable, au moins dans sa partie supérieure. 
« La raison paraît être en nous une sorte d’essence 
« impérissable, Si elle devait périr, ce serait dans la 
« langueur et l’affaissement de la vieillesse. Or, dans. 
« cet état, elle devient ce que deviennent les sens. Si 
« le vieillard avait les yeux du jeune homme, il ver- 
« rait comme lui. Dans la vieillesse, comme dans 
« l'ivresse et la maladie, ce n’est pas l’âme qui s’al- 
« tère, c’est le corps. La raison s’affaiblit de l’affai- 
« blissement des organes; en elle-même, elle est im- 
« passible. Raisonner , aimer, haïr ,sont des manières” 
« d’être communes au corps et à l’âme, etelles meurent 
« avec le corps. Mais la raison est peut-être quelque 
« chose de divin et d’impassible (1). » 

Je prie qu’on le remarque: je ne donne pas le spi- 
ritualisme d’Aristote comme un spiritualisme parfait , 
je le donne comme un spiritualisme certain. Quant à 
celui des Stoïciens, il laisse beaucoup plus à désirer, 
mais il est également incontestable. 

Galien prétend que le souflle est un mélange d'air et 
de feu, et que c’est l’exacte proportion de ses élé- 
ments constitutifs qui en fait l'excellence. Je veux 
croire Galien bien instruit. L'âme n’est donc pas le 
tempérament du corps, mais le tempérament du soufile. 
Est-ce la même chose ? Oui, si le souffle est identique 
au corps; non, s’il en diffère. Or , il en diffère. 

Voici comment. Les Stoïciens ont beaucoup insisté sur 
une distinction fondamentale, en laquelle se résume, 


(4) De anim, , 1, v, 5. 


A 


ré 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 113 


pour ainsi dire, toute leur philosophie, c'est celle 
du principe passif, qu’ils appellent encore la matière, 
et du principe actif, qu'ils appellent encore la forme. 

Ces deux principes, qui s’opposent par leur carac- 
tère essentiel, sont nécessaires l’un à l’autre. Ils se re- 
trouvent partout, partout distincts, partout insépa- 
rables. Tel est le monde et Dieu tel est le corpset 
l’âme. Dieu , c’est le principe actif qui meut le monde; 
l’âme , c’est le principe actif qui anime le corps. Dieu 
n’est donc pas le monde : il est la force universelle 
répandue dans la masse inerte de la matière; l’âme 
n’est donc pas le corps: elle est la force personnelle 
circonscrite dans les limites du corps humain, inerte 
aussi. 11 y a là une sorte de théisme et de spiritua- 


 lisme, qu’on a bien le droit de blâmer, mais qu’on a 


aussi le devoir de constater. 

Galien: a donc tort d'identifier la définition stoï- 
cienne : l'âme est le souffle, ou le souffle tempéré, avec 
sa propre définition : l’âme est le tempérament du 
corps. Si l’âme n’est que le tempérament du corps, 
elle n’en diffère pas réellement; si elle est le souffle, 
au sens stoïcien de ce mot, elle en diffère essen- 
tiellement, puisqu'elle est une force, et que le corps 
est inerte. Evidemment, les deux définitions ne se 
ressemblent pas, et Galien ne sait ce qu'il fait en in- 
voquant le témoignage contraire des Stoïciens. 

I1 a beau dire que le souffle est un mélange d’air et 
de feu , et que par là il est corporel; il n’en reste pas 
moins vrai que ce souffle, quel qu’il soit, représente la 
force aux yeux des Stoïciens, qui s’en servent à peu 
près comme nos savants du mot fluide ; qu’il s'oppose 

8 


114 MÉMOIKE 


au corps inerte; et qu’enfin l’homme est composé de 
deux principes distincts. Or , il y a loin de là à la doc- 
trine de Galien qui met l'homme tout entier dans le 
corps et les organes. Comment Galien peut-il oublier 
qu’il nie la force, réduisant toutes choses à la substance 
et à ses actes , et que les Stoïciens sont les champions 
déterminés , dans leur vie comme dans leurs doctrines 
de la force et de l'énergie personnelle ? D’eux à lui 
il y a un abîme que rien ne saurait combler. 


XI. 


J'ai dit que le système de Galien, c’est le matéria- 
lisme , puis son inévitable conséquence , le fatalisme. 
Cette conséquence . il faut lui savoir gré de l'avoir ti- 
rée avec une rigueur parfaite, et exprimée avec une 
petteté et une précision sans égales. Non qu’il ne soit 
très-clair , pour un esprit même médiocrement atten- 
tif, que le libre arbitre n’est plus qu'un mot, si 
l'âme n’est qu'un tempérament; mais il peut être 
utile ,-etilest plaisant de voir Galien faire spontané- 
ment un aveu qui n’est pas moins que sa condamna- 
tion , et celle de tous les matérialistes passés et à venir, 
habemus confitentem reum ! 

Je dis à Galien : Je prends acte de votre déclara- 
tion ; dès là que l’âme est le tempérament du corps, il 
faut qu’elle soit nécessitée dans toutes ses manières 
d'être. Une âme matérielle ne saurait être libre. Si 
votre système est vrai, la liberté morale n’existe pas. 
__ Oni, mais aussi, convenez-en , si la liberté morale 
existe, votre système est faux. 

La liberté morale existe-elle ? Vous le niez. C'est 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 415 


bien. Mais demandez à cet homme qui passe s’il dépend 
de lui de marcher ou de s'arrêter, de marcher à pas 
comptés ou à pas précipités ; il vous répondra qu’en 
s’arrêtant, en marchant, en courant, il agit libre- 
ment. Demandez à cet homme qui lit ou qui écrit, 
s’il dépend de lui de lire ou de ne pas lire, d’écrire 
ou de ne pas écrire; il vous répondra qu’il lit et qu’il 
écrit librement. Demandez-vous à vous-même s'il 
dépendait de vous de composer ou de ne pas compo- 
ser un traité sous le titre : Que les mœurs de l’âme 
suivent le tempérament du corps ; et vous vous répon- 
drez que vous l’avez composé librement. L'homme 
se détermine donc librement, c’est-à-dire que, placé 
entre deux alternatives, il se détermine, après ré- 
flexion , pour l’une, avec la claire conscience de 
pouvoir se déterminer pour l'autre. La liberté mo- 
rale existe donc. L'âme n’est donc pas matérielle. 

Mais , comme on l’a vu, Galien sacrifie le libre ar- 
bitre à son système. Le libre arbitre, après tout, est 
un attribut tout intérieur , et qui pouvait bien échapper 
à l’observation tout extérieure de Galien. Mais il est 
des faits moraux qui se traduisent au dehors par des 
paroles, par des actes, par des institutions, et qui 
semblent impliquer le libre arbitre. Ges faits-là, Galien 
ne saurait les nier, En effet, il ne les nie pas, mais il 
les dénature en les interprétant. 

Parmi les hommes , les uns sont bons, les autres 
mauvais. Nous aimons, nous recherchons les premiers ; 
nous haïssons, nous fuyons les derniers. Mais com- 
ment celase peut-il, si les bons sont fatalement bons, 
si les mauvais sont fatalement manvais ? 


116 MÉMOIRE 


On ne peut nier que Galien ne résolve très-ingénieu- 
sement cette embarrassante question. Selon lui, nous 
avons la faculté innée d’aimer et de rechercher le bien, 
de haïr et de fuir le mal, sans égard aux personnes, 
ni à la volonté, absente ou présente. Il n'importe 
comment et pourquoi les bons sont bons : il suffit 
qu’ils soient bons ; il n'importe comment et pourquoi 
les mauvais sont mauvais : il suffit qu’ils soient mau- 
vais. C’est ainsi que nous nous élançons avec amour 
vers Dieu , bon par essence ; que nous nous détour- 
nons avec horreur d’un scorpion, méchant par nature. 

C’est répondre avec esprit , est-ce répondre avec vé- 
rité? Non! voilà le cri de la conscience universelle. 
Sans doute , it nous est naturel d’aimer et de recher- 
cher le bien , de haïr et de fuir le mal; mais nous sa- 
vons gré aux bons de leur bonté, et nous en voulons 
aux méchants de leur méchanceté ; mais nous esti- 
mons les premiers et nous méprisons les seconds; 
inais nous croyons au mérite des uns , à la faute ou 
au crime des autres : toutes choses qui ne peuvent s’ex- 
pliquer que par la liberté de l’agent qui fait bien, pou- 
vant faire mal , qui fait mal, pouvant faire bien. 

Les exemples cités par Galien prouvent contre Ga- 
lien. Nous n’éprouvons pas le même sentiment en con- 
templant l’'inaltérable perfection de Dieu, et la vertu 
d’un honnête homme aux prises avec la mauvaise for- 
tune, Nous n’éprouvons pas le même sentiment à la vue 
d’un scorpion et d’un scélérat; et la réflexion trouve 
dans la différence de ces sentiments celle du bien et 
du mal naturel où volontaire, 

Les peines, et surtout le dernier supplice, sont en- 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 417 


core plus inexpliquables dans le système fataliste. Ce- 
pendant Galien les explique, mais comment ! Nous 
mettons à mort les scélérats, dit-il, pour n’avoir plus à 
redouter leurs coups et pour effrayer leurs semblables. 
— Alors les peines sont utiles à ceux qui les infligent , 
mais elles sont souverainement injustes à l’égard de 
ceux qui les subissent. On ne peut punir celui qui fait 
le mal par nature , c’est-à-dire par force, sans une fé- 
roce iniquité — Mais, ajoute Galien, la mort est ce 
qu'il y a de mieux pour un scélérat, que ni les Muses, 
ni Socrate , ni Pythagore ne sauraient corriger. — A 
quelle marque certaine reconnaissez-vous qu’un scé- 
lérat est absolument incorrigible ? Supposez-le tel, 
pourquoi faut-il qu’il meure ? Pour satisfaire à la jus- 
tice ? Mais il n’est pas libre : il n’est donc pas res- 
ponsable. Dans son intérêt? Comment cela ? En faisant 
le mal, il agit selon sa nature. Parce que un scorpion 
est venimeux , est-il de son intérêt d’être écrasé ? 

Galien ne réussit pas à accorder les faits avec le fa- 
talisme : donc le fatalisme est une erreur, 

Donc le matérialisme est une erreur. 


XII. 


Encore un mot : 

Dans la théorie fataliste de Galien , les hommes de 
bien sont bons par nature ; les méchants, méchants 
par nature. Les Stoïciens , au contraire, pensent que 
nul homme n’est naturellement méchant; que tous 
sont appelés à être bons par le bon usage de leur li- 
berté; que si beaucoup sont méchants, c'est qu'ils 
sont entrainés par l'exemple ou séduits par le plaisir, 


118 MÉMOIRE 


Galien attaque donc les Stoïciens, et, il faut le dire, 
d’une façon peu courtoise. 

Que Galien combatte les Stoïciens , rien d'étonnant ; 
son système lui en fait une nécessité ; mais ce qui me 
confond, c’est qu’il leur reproche fièrement de fermer 
les yeux aux phénomènes évidents. Gertes, si quel- 
qu'un est aveugle ici , c’est bien Galien ; etsi quelqu'un 
est clairvoyant , c’est bien Zénon et ses disciples. 

A considérer les choses sans préjugé et sans Sys- 
ième, les hommes ne naissent pi bons ni méchants ; 
ils deviennent l’un ou l’autre , suivant qu'ils se déter- 
minent au bien ou au mal, ou, si l’on veut, suivant 
qu’ils gouvernent leurs penchants, ou leur lâchent la 
bride. La bonté ou la méchanceté sont des qualités 
morales, partant acquises ; elles dépendent unique- 
ment de l'exercice de la raison et de la volonté. Elles 
sont le fait de l’homme, et pas du tout un don de Ia 
nature. Voilà une première vérité que je considère 
comme incontestable. 

Si Galien a seulement voulu dire que, entre Îles 
hommes , les uns naissent avec des penchants qui les 
inclinent au bien, les autres atec des penchants qui 
les inclinent au mal, il s’est encore trompé. Les 
hommes naissent tous avec les mêmes penchants na- 
turels, et ces penchan(s ont tous une fin légitime. Que 
veulent les appétits ? le bien du corps; les désirs? le 
bien de l'âme ; les affections ? le bien de nos semblables. 
Toujours le bien. Les penchants primitifs, dans l'ins- 
titution de la nature , sont tous excellents : seconde vé- 
rité incontestable. 

is différent cependant, D'abord, ils sont plus ou 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 119 


moivs nobles, selon la nature de l’objet qu’ils pour- 
suivent. La faim, qui nous pousse vers un grossier 
aliment , sans avoir rien de honteux , a quelque chose 
de bas, comparée au désir de connaître, qui nous élève 
à la science. Ensuite, ils sont plus ou moins éner- 
giques. La faim peut être plus exigeante que la soif. 
Le désir de connaître peut être plus impérieux que le 
désir de commander. L'amour maternel peut l’'empor- 
ter sur l’amour conjugal. Les penchants naturels, éga- 
lement bons , sont inégalement nobles, inégalement 
énergiques : troisième vérité incontestable. 

Ces différences des penchants en mettent entre tous 
les hommes. Chez lun, c’est tel penchant qui prédo- 
mine ; chez un autre, c’est tel autre penchant. Chez 
l’un, c’est un penchant moins noble; chez un autre, 
c’est un penchant plus noble. De là les vocations, et 
même une sorte de prédestination. « Les grandes pas- 
sions font les grands hommes, » à dit un écrivain du 
dernier siècle, Les hommes se distinguent, en se ca- 
ractérisant , par le penchant prédomiaant : qua- 
trième vérité incontestable. 

Voila l’homme naturel. Je n’ai pas à tenir compte 
des exceptions. Il peut se faire qu’un homme apporte 
en naissant un penchant violent , irrésistible , indomp- 
table : il y a des monstruosités physiques, pourquoi 
n’y aurait-il pas des monstruosités morales? Je ne 
parle donc que de l’homme naturel et normal : que 
voyez-vous de mauvais en lui ? Pour moi, je n’y vois 
que des éléments excellents, qui concourent à une 
fin excellente , et n’attendent, pour aboutir à la vertu, 
que la direction libre de la volonté, et les salutaires 
avertissements de la conscience. 


120 MÉMOIRE 


Mais si l'homme, sans être naturellement bon, est 
cependant fait pour le devenir, d’où vient qu’il y a des 
méchants ? 

Répondre par la contagion des mauvais exemples, 
ce n’est pas répondre. Galien triomphe outre mesure 
en démontrant une chose si claire, et je soupconne 
qu'il altère quelque peu la pensée des Stoïciens. Ré- 
pondre par l'attrait du plaisir, c’est au contraire, à 
mon avis, dénouer très-philosophiquement le nœud 
brutalement tranché par Galien. 

Oui , le plaisir est bien, selon la parole de Pla- 
ton, le plus grand appât du mal; non qu'il ait rien 
de mauvais en lui-même ; mais la séduction qu’il exerce 
sur notre volonté, a pour effet d’altérer notre nature 
primitive , et de transformer des penchants innocents 
en de coupables passions. 

Tels sont nos penchants que leur satisfaction est in- 
variablement suivie d’un plaisir , et que, plus ils sont 
énergiques, plus grand est le plaisir qu’ils nous pro- 
curent. Mais le plaisir ne fait pas partie des penchants; 
il s’y ajoute par surcroît. Il n’est pas le but des pen- 
chants; il est un de leurs effets. Primitivement, les 
penchants s’exercent, comme sile plaisir ne devait 
pas venir après, et nous inclinent avec plus ou moins 
de force vers leurs objets respectifs, comme si ces 
objets ne devaient pas nous être agréables. L'enfant a 
soif, parce que c’est sa nature, et il boit, parce qu'il 
a soif, L'enfant est curieux , parce que c’est sa nature, 
et il interroge, parce qu'ilest curieux. Il est vrai qu'il 
éprouve du plaisir en se désaltérant, en apprenant, 
mais ce plaisir n'a pas plus été cherché qu'il n’a été 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 121 


prévu. Le penchant s’est développé de lui-même, pro- 
prio motu , et, en allant droit à son objet, il ne s’est 
proposé que cet objet. 

Mais il n’en va pas toujours ainsi. La raison et la 
volonté, en apparaissant dans l’homme, apportent sou- 
vent de graves modifications à cet état primitif. La 
raison est proprement la faculté de se rendre compte, 
de réfléchir. Elle ne tarde donc pas à reconnaître que 
le plaisir se montre toujours à la suite des penchants 
satisfaits. Elle ne tarde donc pas à comprendre qu'un 
sûr moyen d’éprouver du plaisir, c’est de satisfaire un 
penchant ; qu'un sûr moyen d’éprouver le plus grand 
plaisir , c'est de satisfaire le penchant le plus éner- 
gique. A ce moment , une révolution morale est sur 
le point de s’accomplir. L'âge d’innocence finit, l’âge 
des passions va commencer. 

En effet, le plaisir a pour nous un attrait souverain. 
Il est donc bien difficile que la raison nous montre le 
chemin qui y mène , sans que la volonté s’y précipite. 

Concevoir qu’on éprouvera infailliblement tel plaisir , 
plus vif que les autres plaisirs, en satisfaisant tel pen- 
chant, plus énergique que les autres penchants, c’est 
presque vouloir le satisfaire. De la pensée à la déci- 
sion, il n’y à qu’un pas, et ce pas, l'expérience 
prouve que nous le franchissons presque toujours. 
Voilà donc le penchant qui change de destination. Jus- 
que-là, il avaiteu pour but la santé du corps, le per- 
fectionnement de l'âme, le bien-être de nos sem- 
-blables; maintenant il n’aspire qu'à une fin unique : 
le plaisir , notre plaisir. C'était un besoin naturel , c’est 
un instrument de plaisir. 


122 MÉMOIRE 


Renforcé de l'attrait toujours croissant du plaisir 
( car plus on jouit, plus on veut jouir ), le penchant 
acquiert ainsi une puissance qui sera peut-être un jour 
irrésistible. Excessif, il devient par là même exclusif ; 
il opprime , ilréduit à néant tous les autres penchants; 
il règne d’une manière absolue, et sur l'âme déconcer- 
tée , et sur la volonté impuissante. Après avoir changé 
de destination , il change de caractère et de nature, 
C'était déjà Un instrument de plaisir, c’est enfin une 
passion, dans la plus fâcheuse acception de ce mot. 

Or, c’est évidemment la passion qui rend l’homme 
mauvais. C’est elle qui promène l’homme sensuel 
d’orgie en orgie, le voluptueux de débauche en dé- 
bauche, C’est elle qui pousse l’ambitieux à tout rap- 
porter à soi, à tout sacrifier à ses criminels desseins , 
et à dire dans son orgueil : périssent ma famille, ma 
patrie, l'humanité, pourvu que je triomphe ! C’est elle 
qui donne des chaînes à la liberté, qui étouffe la voix 
de la conscience , qui bannit la vertu, qui justifie le 
vice, qni glorifie le crime ! 

Ainsi, la nature humaine est parfaite de toute la 
perfection qu'elle comporte; l’homme seul est mau- 
vais, parce qu’il le devient, et il le devient, parce qu’il 
le veut bien. « Tout est bien sortant des mains de 
Dieu, tout dégénère entre les mains de homme. » La 
seconde partie de cette pensée est l’exagération d’un 
esprit chagrin; la première, la vue nette et juste d’un 
esprit pénétrant. Le cœur humain , en particulier , est 
digne du divin ouvrier ; c’est à nous de ne pas le ra- 
valer à Ja poursuite de misérables plaisirs , swrsum 


corda ! 


SUR LE RAITÉ DE GALIEN. 52 


AIT. 


Je w’arrête. Je me serais même arrêté plus tôt, sl 
je n'avais cru devoir discuter complètement l'exposition 
la plus complète que l’antiquité grecque nous ait laissée 
du matérialisme et de ses conséquences , soit psycho - 
logiques, soit morales. Je crois avoir établi que Galien 
s’est trompé sur tous les points. Il confond l’âme avec 
le corps : cependant elle en diffère, puisque le corps 
n'est qu’une masse inerte, puisque l'âme est une force, 
douée de penchants en vertu desquels elle aspire à 
certaines fins, et de facultés en vertu desquelles elle 
atteint ces fins. Il nie le libre arbitre : cependant il 
existe, puisque tout homme placé entre deux alterna- 
tives a le sentiment très-clair et très-distinct, en pré- 
férant l'une, de pouvoir choisir l’autre. Il méconnait 
la nature des émotions morales , en les assimilant aux 
sentiments que nous font éprouver la conception de ià 
bonté suprême, et aspect d’un animal dangereux : 
cependant elles s’en distinguent profondément, puis- 
que nous n’estimons pas Dieu, puisque nous ne mé- 
prisons pas la bête féroce prête à nous déchirer. TH 
croit que le méchant naît méchant : cependant il le 
devient peu à peu, par la dépravation volontaire d’une 
nature originellement excellente. Comment expliquer 
cet enchainement d'erreurs ? 

Par une erreur première, capitale; par une erreur 
de méthode. Galien étudie l'âme en médecin , c’est-à- 
dire avec les procédés et les habitudes des médecins. 
Familiarisé avec l'observation anatomique et physiole- 


124 MÉMOIRE 


gique , où il excelle, c’est encore les organes et leurs 
fonctions qu’il observe, lorsqu'il veut définir la nature, 
les attributs, les phénomènes de l’âme. II ne semble pas 
se douter d’une chose fort simple, que, pour connaître 
un être, il faut observer cet être, et non pas un autre; 
que, pour connaître l’âme , il faut observer l’âme et 
non pas le corps. Mais comment observer l’âme ? Par 
les sens? Non certes, puisque l’âme est une chose qui 
pense, qui sent. qui veut, etc., et que nous ne pou- 
vons ni voir la pensée , ni entendre la sensation, ni 
toucher la détermination volontaire. Gomment donc ? 
Par le concours de la conscience, qui est le sentiment 
intime de ce qui se passe en nous, de la mémoire, qui 
nous conserve le souvenir de ce sentiment, de la ré- 
flexion, qui s'applique à ce souvenir pour lanalyser. 
Telle est l’observation psychologique. 

C’est pour n’avoir pas fait usage de cette observation 
psychologique que Galien s’est si gravement mépris sur 
notre nature morale. Supposez qu’il se fût interrogé 
lui-même avec sincérité sur le caractère des sentiments 
que nous éprouvons en face de l’honnête homme qui fait 
le bien, du scélérat qui commet un crime, n’eût-il 
pas senti ce que sent tout le monde, à savoir, que ces 
sentiments impliquent tous la liberté et la responsabi- 
lité de l’agent ? Supposez qu’il se fût examiné avec at- 
tention dans les cas si nombreux et si divers où nous 
sommes appelés à agir, n’eût-il pas reconnu ce que 
reconnaît tout le monde, à savoir, qu’il nous arrive 
maintes fois de prendre conseil en nous-mêmes avant 
l’action , de peser le pour et le contre, et de nous 
décider pour l’un, par cette seule raison que nous le 


SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 425 


préférons à l’autre, c'est-à-dire de nous décider libre- 
ment ? Supposez enfin que, par une réflexion plus pé- 
nétrante , il fût descendu jusqu’au plus profond de son 
être, n’y eût-il pas trouvé ce qu'y trouve tout le monde, 
à savoir, une force vivante qui, essentiellement active, 
accidentellement passive , sent, pense et agit par les 
organes du corps, qu’elle embrasse dans toute son 
étendue et qu’elle anime dans toutes ses parties ?...… 

Certainement, l'alliance de la médecine et de la phi- 
losophie est de tout point désirable. Mais c’est à la 
condition que la médecine restera la médecine, la 
philosophie , la philosophie ; que ces deux sciences, 
conservant leurs limites , leurs procédés, leurs droits 
et leurs lois, se prêteront de mutuels secours, sans 
rien perdre de leur indépendance. Cette alliance est 
surtout désirable pour la science de l’homme. L'homme, 
en effet, est « un tout naturel » dont le corps et l'âme 
sont les parties actuellement indivisibles ; il est donc 
impossible de connaitre le corps sans l'âme, ni Pâme 
sans le corps. Ni le médecin qui n’est que médecin, ni 
le philosophe qui n’est que philosophe ne sauraient 
donc suffire à l'étude de l’homme. Le médecin philo- 
sophe est donc seul digne de l’entreprendre et capable 
de la mener à bien. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le 
médecin philosophe , ce n’est pas cet esprit exclusif 
qui porte arbitrairement la méthode de la médecine 
dans les recherches philosophiques; c’est cet esprit 
supérieur qui unit, dans un juste accord, les deux 
méthodes en même temps que les deux sciences , et 
les éclaire l’une par l’autre, au lieu de sacrifier l’une 
à l’autre, Ce mortel vraiment divin a-t-il jamais existé ? 


126 MÉMOIRE SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 


J'en doute. Existera-t-il jamais ? Dieu le veuille! Ce 
jour-là le secret de l’homme pourra être connu, et, 
de grâce, le secret de l’homme, n'est-ce pas celui de 


l'univers ? 


JEAN BROHON, 


Par M. Léopold DELISLE,. 


Membre correspondant. 


#7 DES Ge Es 


La Bibliothèque impériale possède un volume ma- 
nuscrit , qui n’a pas encore, je pense, été signalé à 
l'attention de nos compatriotes, et qui présente un 
certain intérêt pour l’histoire littéraire de Coutances. 
C’est le n°. 673 du fonds de Gaignières ; il avait été 
donné, en 1709, à ce célèbre amateur, par l’abbé de 
Castres. Il contient le manuscrit original , et en partie 
autographe , de plusieurs opuscules de Jean Brohon, 
docteur-médecin et astrologue coutançais. Du Verdier 
a consacré à cet auteur une courte notice , que je 
demande la permission de transcrire ici : 

« JEAN BROHON, docteur en médecine, a écrit la 
Description d’une merveilleuse et prodigieuse Comete, et 
apparihon effroyable d'hommes armés et combatant 
en l'air sur l’horison de Constantin, en Normandie , et 
autres lieux circonvoisins : plus un Traité présagique des 
Cometes, et autres impressions de la nature du feu ; im- 
primée à Paris, in-8°., par Matthieu le Jeune, 14568 (1).» 


4 (4) Les Bibliothèques francçoises de La Croix du Maine et de 
Du Verdier : édit. de 1773, IV, 366. 


128 JEAN BROHON. 


Le manuscrit de Gaignières nous fait connaître 
trois autres opuscules du savant Coutançais: — une 
Description historique de la ville de Coutances ; une 
Harangue adressée à Charles IX ; — des pièces de vers. 

La première de ces compositions a pour titre : Des- 
cription de l’origine, fondation , erection , singularitez 
et façons de vivre de Coustances en Normandie. C'est 
un ouvrage sans valeur; mais il faut en conserver le 
souvenir, car c’est l’un des premiers essais d’histoire 
locale qui nous soient parvenus. Le seul passage de la 
Description qui me semble mériter d’être mis en lumière 
est relatif au trésor de la cathédrale. « A jour passé, dit 
notre auteur, estoient en icelluy temple de moult riches 
et precieuses reliques , avec la chappe de sainct Lo, 
evesque du dict lieu et natif de Courcy, laquelle avoit 
esté fort long temps en terre sans tache ny corruption 
aulcune, faicte d’une merveilleuse industrie et artifice. 
Ensemble y estoit ung nouveau testament, gardécomme 
relique , couvert d’or et escript en parchemin le plus 
beau et le plus net qui se peust veoir en aulcun lieu, 
et lettre manuelle, qui n’estoit ny grecque ny latine 
ny hebraique ny arabique, mais multiforme differente 
et variable: l’une lisible comme latine ; l’autre illi- 
sible et estrangiere comme phantastique. » 

Les pièces de vers, au nombre de trois, ont été 
composées en l'honneur de la conception de la Vierge. 
La première est une épigramme latine dont le sujet a 
été emprunté à Appien. Voici le titre des deux autres : 
Rondeau de la Tour pacifique et inexpugnable ; — Bal- 
lade de la vertu et merveilleux effectz du Mithridat vray 
antidote et contrepoison incomparable. 


JEAN BROHON. 129 


La harangue a été prononcée lors du passage de 
Charles IX à Coutances. Je la transcris, pour donner 
une idée du style de Jean Brohon : 

« DECLAMATION EN FORME DE RECEPTION OU HAREN- 
GUE CONGRATULATOIRE A LA MAJESTÉ DU ROY TRÈS- 
CHRESTIEN CHARLES IX. 

Combien, Sire, que Jesus Christ, le roy des roys, 
seul et vray monarque auquel Dieu son père a donné 
toute puissance au ciel et à la terre, ayt jadis institué 
estably et ordonné en general! tous les roys et princes 
terriens, en signe de son unique et très-sacrée majesté, 
ce néantmoins, Sire, il luy a pleu et de sa grace a 
voulu signantement et en especial, comme par une 
autonomasie et excellence , sur tous les aultres insti- 
tuer , eslire et ordonner ung roy de France très-chres- 
tien , très-victorieux et invincible , avec sa posterité, 
pour conserver et virilement deffendre la liberté, 
privilége et auctorité de son eglise tant aymée et com- 
batre vertueusement et debeller tous les ennemys 
persecuteurs et adversaires d’icelle. Ce que très-bien 
et très-vertueusement a faict par cy devant vostre très- 
auguste et royalle majesté, Sire, et encore faict de 
jour en jour, nonobstant voz jeunes ans, rebellion 
de voz propres subjec{z et vassaulx et malice injure 
et calamité du temps, et tellement qu’on peut bien 
dire que jamais Alexandre le Grand, Jules Cæsar , 
ny Hector de Troye , ny le vaillant Xerxes de 
Perse , ne Scipion , ny Hannibal l’Aphricain ne feirent 
de telles prouesses que à faict vostre sacrée majesté, 
Sire, Mais aussy quoy ne vous a pas et à vous et à voz 
predecesseurs et successeurs en premier lieu a ceste 

9 


130 JEAN BROHON, - 


fin esté transmis divinement el miraculeusement envoyé 
des cieulx, par un columb blanc , la saincte ampole 
pleine de liqueur celeste, pour oingdre etsacrer vostre 
premier antecesseur et premier roy très-chrestien le 
bon Clovis ? Est-ce point une très-digne et sacrée de- 
coration au très-noble diadème et couronne de France, 
laquelle certes excède toutes les aultres, d’autant 
que le soleil surpasse tous les astres planettes et 
corps celestes ? Est-ce point un beau don celeste ei 
present plus que methaphisique et supernaturel, Sire. 
par lequel avez aussy receu la puissance de garir 
d’une maladie incurable, deplorée , et totallement de 
tous medecins et chirurgiens abandonnée, laquelle les 
Grecs appellent Choerades , les Latins Strume , et les 
François Scrophules ou escrouelles, qui sont, dict Galien, 
glandules ou inflammations schirreuses et endurcies ? 
Que diray-je plus outre ? O roy très-chrestien et invin- 
cible, vous ont point esté envoyés et par un ange divi- 
nement les troys fleurs de lis d’or que portez en 
champs celeste et d’azur en vostre tant noble escu , et 
tant d’aultres singularitez et merveilles, privileges et 
dignitez, tellement que pour ne bien dire et conclure 
avec le prophete royal David : Quod Deus non fert 
taliter nationi ? Sont-ce donc pour causes suffisantes 
pour debvoir deuement inciter et grandement animer 
et esmouvoir vostre très-digne majesté, Sire, à souste- 
nir deffendre et garder et inviolablement faire garder 
etmaintenir la saincte foy catholique et religion chres- 
tienne, avec l'honneur de Dieu et de son eglise, 
comme vrayement à faict par cy devant vostre dicte 
majesté et faict de jour en jour , en continuant, de 


JEAN BROHON. 131 


posterité en posterité , ce beau nom tiltre superlatif et 
tant venerable epithète trés-chrestien? Or puis donc, 
Sire , qu’il a pleu a vostre très-digne et haulte majesté 
visiter , consoler et de vostre refulgente presence ja 
pieca tant desirée illustrer vostre pauvre et necessi- 
tante, mais devote ettrès-obeissante cité de Constances, 
plaise vous recepvoir le deu hommage , très-humble 
reverence, serment de fidelité inviolable, avecques 
un cœur entier, qu’elle voz presente très-humblement 
et affectueusement, comme à son souverain seigneur, 
protecteur et roy nature}, suppliant vostre très-digne 
majesté , Sire, l’avoir tousjours en recominandation et 
vous presentant finalement ce beau motet et chant 
harmonieux que les enfants des Hebreux chanterent 
jadis tant melodieusement à la venue et entrée du roy 
des roys de Hierusalem : Benedictus qui venit in nomine 
Domini ! Alleluia ! » 

Le voyage de Charles IX, dont il s’agit ici, eut lieu 
dans le cours de l’année 4563 , probablement dans la 
seconde moitié du mois d’août (1). 


(4) Voy. Delalande : Histoire des querres de religion dans la 
Manche, p. 59. 


UNE VILLE ARTISTIQUE 
ALLEMANDE, 


Par M. Jules CAUVET, 


Membre titulaire. 


“se d Q Q © 9 em 


Parmi les villes importantes de l’Europe que quel- 
ques courses à travers le monde m'ont permis de vi- 
siter, Munich est , assurément, une de celles dont le 
souvenir m'est demeuré le plus cher. Dans les pre- 
mières années du siècle où nous vivons, rien ne 
distinguait Munich des autres capitales des petites 
souverainetés de l’Empire germanique. Assise au mi- 
lieu d’une plaine monotone et peu fertile, cette ville, 
alors, ne présentait rien, ce semble, qui pût arrêter 
puissamment l’attention du voyageur. Mais, à partir 
de l’année 1824 , son aspect allait subir une méta- 
morphose complète. A cette époque, en effet , la cou- 
ronne ducale des anciens électeurs de Bavière, con- 
vertie par Napoléon en un bandeau royal, venait se 
poser sur la tête du roi Louis I. C’est ce même 
monarque , encore vivant aujourd’hui, que nous avons 
vu descendre de son trône en 1848, à la suite d’une 
abdication à moitié volontaire, que lui arracha Île 
transport d’une passion insensée. 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 433 


Elevé au milieu des universités allemandes, dans le 
temps de leur plus grande splendeur, le roi Louis 
avait puisé dans son éducation , et aussi sans doute 
dans sa nature première , une admiration enthousiaste 
pour les chefs-d’œuvre des arts. Dès les premiers mo- 
ments de son règne, il conçut la volonté fortement 
arrêtée de faire de sa capitale la rivale de ces cités 
fameuses de l'Italie, dont le nom suffit, à lui seul, 
pour éveiller, dans les imaginations cultivées, des 
idées de beauté et de poésie. Malgré les entraves du 
gouvernement constitutionnel, toujours assez peu fa- 
vorable aux dépenses proclamées improductives par 
la science des économistes , le roi Louis a réussi , en 
grande partie , dans sa noble entreprise. A sa voix, 
comme à celle d’un nouvel Amphion, des colonnades, 
des arcs-de-triomphe, des églises, des portiques , des 
statues , des obélisques se sont élevés dans les airs. 
Une légion de peintres allemands , sortis de l'école 
d’Overbeck, ce génie suave et mystique, une des 
gloires de la peinture moderne, a couvert de fresques 
multipliées les murailles des palais de Munich. Évi- 
demment, chez le royal auteur de ces merveilles, 
il a fallu des prodiges d’activité et de zèle, pour sti- 
muler autant de talents, pour amener dans le même 
temps, autour de lui, un développement artistique 
aussi complet. 

Un intérêt sympathique puissant vient s'attacher au 
spectacle de ces efforts généreux. Cet intérêt, toutefois, 
il faut le dire, a son caractère à part; il se rapproche 
de la curiosité, comme de l’admiration. C'est qu’en effet, 


parmi les créations du roi Louis , il en est peu d'ori- 
{ 


, 


134 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


ginales et de naïves. Elles révèlent, trop évidemment , 
un dessein préconçu ; presque toujours, elles rappel- 
lent à la pensée un monument ancien dont elles sont 
la copie; elles manquent enfin de la suprême consé- 
cration du temps et de l’histoire. 

Rome , Florence , Venise, Athènes, et d’autres villes 
encore, ont fourni les types dont les artistes bavarois 
se sont inspirés pour réaliser les embellissements de 
Munich. Sous l'impulsion du monarque érudit dont ils 
recevaient les ordres , leurs conceptions se sont em- 
preintes, habituellement, d’un vernis d’archaïsme par- 
fois assez étrange. C’est ainsi qu’en bâtissant des temples 
construits dans le style antique, ils ont remonté au-delà 
du temps de Périclés et d’Ictinus. Dédaignant la mol- 
lesse des époques comparativement récentes de Part 
grec, méprisant les innovations des Romains, auxquels 
les savants d’outre Rhin ont pris l’habitude de refuser 
le sentiment du beau , ils ont abandonné les colonnes 
corinthiennes, pour l’ordre dorique plus grave et plus 
sévère. En outre, à l'exemple des premiers Grecs, ils 
ont privé les colonnes de leurs bases. Ils les font surgir 
directement du sol, comme on Île voit aux temples 
de Pestum et d’Egine. 

Dans les œuvres d'art quise rapportent aux temps 
modernes, une autre tendance , non moins incontes- 
table, imposée par le roi Louis, se fait remarquer dès 
la première vue: c’est l'affectation d’un patriotisme 
germanique exagéré et bruyant, Au sein des univer- 
sités allemandes, on le sait, il s’est formé une école 
nombreuse de jurisconsultes, d’historiens, de philo- 
logues, pour lesquels tout ce qui reste encore à notre 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 135 


pauvre monde de grand, de noble, de généreux, 
vient, en droite ligne , des anciens Germains. La li- 
berté, la franchise, l'inspiration , l'enthousiasme , apa- 
nage éclatant des conquérants tudesques qui vain- 
quirent les Romains au IV°. siècle de l'ère chrétienne, 
se sont retrouvés depuis, à toutes les époques de 
l’histoire moderne , chez leurs descendants restés sur 
le sol natal. A toutes les époques aussi , c’est à leur 
contact avec ces populations privilégiées, que les 
autres peuples de l’Europe ont dû de participer , dans 
une mesure quelconque , à ces nobles aspirations. 
Sans ces relations salutaires avec la race germanique, 
ces peuples, et les chefs qui les dirigeaient , seraient 
tombés, de bonne heure, dans une décadence com- 
plète , comme le firent les derniers empereurs de la 
Rome d’Auguste, et, plus tard , les Césars dégénérés 
de Byzance. 

Sous l'empire de ces idées, Cornelius, Schnorr, 
Fæœger, Hess , et plusieurs autres peintres contempo- 
rains, ont reproduit à l’envi à Munich, dans des fresques 
travaillées avec amour , les exploits d’Arminius et de 
ses compagnons, et surtout les scènes de Niebelun- 
gen. Ces antiques récits du XILI. siècle, si long-temps 
oubliés dans le pays qui les avait vus naître , mais ra- 
menés tout d’un coup à la lumière par la résurrection 
ardente du patriotistime germanique, sont dignes, si 
lon en croit les érudits allemands, de soutenir la 
comparaison avec les poèmes d'Homère, Malgré le 
mérite incontestable des peintures qui leur sont con: 
sacrées, l'émotion de l'étranger , du moins si j'en crois 
mes propres impressions, s’éveille difficilement, en 


136 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


présence de ces sujets compliqués, à peu près pou- 
veaux pour lui. Les crimes de Gunther et de Brunhild, 
la mort de Siegfried, les malheurs et le courage de 
Criemhild , ne parlent pas à sou esprit, comme le fe- 
raient la colère d’Acbille, les adieux d’Andromaque 
et d’Hector. Puis il w’a paru que la poésie de Niebe- 
lungen, toute empreinte d’incorrection et de rudesse, 
offrait le grave défaut de stimuler , comme naturelle- 
ment, cette disposition à l’exagération des sentiments, 
à l'abus des mythes et des allégories que l’on peut re- 
procher, à juste titre, aux artistes allemands de nos 
jours. 

Je préférerais infiniment, pour mon comple, aux 
scènes des Niebelungen, d’autres compositions éten- 
dues qui couvrent tout le pourtour de plusieurs salles 
fort vastes, dans la partie nouvelle du palais des rois 
de Bavière. Ces fresques ont pour objet de raconter 
la vie des trois empereurs allemands réputés les plus 
glorieux : Charlemagne , Frédéric Barberousse et 
Rodolphe de Habsbourg. Schnorr, leur auteur, a plei- 
nement réussi, à mon estime, dans sa difficile entre- 
prise. Il a su allier avec bonheur le sentiment de la 
réalité historique et le culte poétique de l'idéal. La 
mission civilisatrice des princes illustres qu’il célèbre 
apparaît nettement à l'esprit du spectateur, dont l’ima- 
gination est charmée , en même temps, par des détails 
pleins de grâce , remplis de cette naïveté calme, par- 
ticulière à la race germanique. 

La salle principale du même palais, appelé la Rési- 
dence , selon l’usage des petites cours de l'Allemagne, 
contient les statues, en bronze doré, de dix anciens 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. #37 


souverains de la Bavière,aïeux de la maison régnante.Ces 
images étincelantes, qui font apparaître aux regardsles 
costumes les plus pittoresques de l’époque féodale, sont 
d’un effet vraiment merveilleux. On remarque surtout, 
parmi elles, la statue du duc Louis de Bavière, élevé 
à la dignité impériale vers le milieu du XIV°. siècle, Il 
existe, à Munich , un autre monument commémoratif, 
plus digne de remarque encore, consacré à cet em- 
pereur dont ses compatriotes se montrent très-fiers. 
Dans les premières années du XVII: siècle, l'électeur 
Maximilien 1%. lui a fait élever, à l’entrée du chœur 
de l’église cathédrale, un magnifique tombeau de 
marbre noir et de bronze. L'efligie impériale, sur ce 
mausolée, porte l’armure des guerriers du moyen-âge. 
Dans la salle du Trône , au contraire, elle est revêtue des 
habits riches et singuliers que les empereurs d’Alle- 
magne portaient à leur couronnement, et qu'ils avaient 
empruntés au cérémonial de la cour grecque de Con- 
stantinople. 

Un tombeau plus récent, sculpté par Torwaldsen 
dans une église de médiocre apparence, présente au 
voyageur un intérêt d’un genre tout différent; et, si 
ce voyageur est français, il ne peut manquer de tou- 
cher vivement son âme, par la magie des souvenirs 
de la patrie qu’il fait passer devant ses yeux. Ce tom- 
beau est celui d’Eugène Beauharnais, mort sur la terre 
étrangère , après avoir gouverné sagement, pendant 
dix ans, comme lieutenant du grand Empereur, 
YItalie du Nord à moitié libre sous ses lois. 

Bien qu’il ait été posé en 1824, à l’époque de la 
mort de ce prince dont le nom est resté si pur, le 
marbre funéraire qui couvre ses restes, mentionne 


138 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


expressément tous les titres et toutes les dignités qu’il 
dut à l’alliance étroite qui l’unissait à Napoléon E°, 
Le roi Louis, en outre, par un sentiment pieux qui 
l'honore , n’a pas craint, dans la plus belle partie de 
sa capitale , de rappeler l’une des phases de l'épopée 
Napoléonienne, à laquelle la Bavière fut souvent as- 
sociée, bien qu’elle se soit tournée contre nous en 
1813, à l’époque de nos malheurs. Un obélisque, 
en bronze rouge, construit par ses soins, est consacré 
à la mémoire des soldats bavaroïis, qui, placés, au 
nombre de trente mille, dans les rangs des nôtres, 
furent combattre et mourir avec eux, en 14812, dans 
les déserts glacés de la Russie, 

L'esprit patriotique prononcé qui dirigeait constam- 
ment le royal auteur des embellissements de Munich, 
lui a fait placer, sur les divers points de cette ville, 
des statues nombreuses destinées à reproduire les 
traits des personnages célèbres que la Bavière se 
vante d’avoir vus naître. Guerriers, poètes, souve- 
rains, musiciens, jurisconsultes, ont successivement 
obtenu leur part dans cette glorification des fils il- 
lustres de la terre natale. Mais, parmi les monuments 
appartenant à l’art de la statuaire, le plus curieux, 
sans aucun doute, est une figure colossale de la Ba- 
vière personnifiée et divinisée, que l’on trouve à 2 
kilomètres de Munich , sur une élévation dominant 
de vastes prairies assez semblables à celles qui for- 
ment, pour notre ville de Caen, une ceinture si gra- 
cieuse. L'image gigantesque de la déesse s'élève au 
milieu d’un portique imposant, construit dans le style 
antique. Dans cette représentation symbolique et gran- 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 139 


diose, dans la solitude qui l'entoure, dans les bâti- 
ments sans destination qui l’encadrent , il est facile 
de reconnaître l'empreinte du génié enthousiaste qui 
distingue le roi Louis. Sa pensée, du reste. a trouvé 
un interprète digne d’elle chez l'artiste éminent chargé 
de la produire au grand jour. Swanthaler, à la fois 
peintre , architecte et statuaire, a su ‘communiquer 
à sa divinité ailégorique je ne sais quelle majesté 
fantastique, mais puissante. 

Nulle part, pourtant, cet ardent amour du mo- 
narque bavarois pour les grands souvenirs de lan- 
cienne Germanie n’a reçu de sa part une manifesta- 
tion aussi éclatante qu’en un site escarpé et solitaire, 
voisin de Ratisbonne , près des bords du Danube. 
Dans ce lieu écarté , loin des cités et des villages, 
il a fait construire un vaste édifice aux proportions 
majestueuses, imité du Parthénon d'Athènes , qu’aper- 
çoivent de très-loin les voyageurs nombreux embar- 
qués sur les ondes du fleuve. La Walhala, cette im- 
mense salle des morts, car c’est ainsi que se traduit 
"son nom, étrange, même à ce qu’il paraît, pour des 
oreilles allemandes, est une des créations les plus 
originales qui se puissent voir, eu égard à sa posi- 
tion extraordinaire. Mais si l’on s’attache à sa con- 
ception première, ici encore 6n retrouve la repro- 
duction non douteuse de ce qui déjà avait été fait 
ailleurs. L’idée de ce Panthéon germanique ne dé- 
rive-t-elle pas du Panthéon français ? Deux fois, on 
le sait, dans des temps remplis d’orages, nos as- 
semblées délibérantes décrétèrent la fondation d’un 
temple national, dédié aux grands hommes que la 


110 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


France avait vus naître. Deux fois aussi, l’esprit positif 
et sensé de notre nation n’a pas manqué d’écarter, 
après une épreuve infructueuse, cette glorification 
exagérée de l’humanité, à laquelle il ne sied pas 
d'accorder les hommages que Dieu seul doit obtenir. 
Les Allemands, plus rêveurs, semblent avoir adopté 
sans réclamation l’œuvre du roi Louis, bien qu’à 
notre estime , elle ne soit pas sans offrir quelque côté 
attaquable. 

Cette part faite à la critique, il faut avouer résolü- 
ment que l'impression produite par la Walhala est 
des plus saisissantes. De bien loin déjà, dans la plaine, 
on admire la noble apparence du monument dont la 
colonnade, d’une blancheur encore pure , se dresse 
fièrement sur sa base de rochers. De près, on con- 
temple avec étonnement la majesté des escaliers gi- 
gantesques taillés dans la montagne. Quand on a 
pénétré, enfin, dans l’intérieur du temple, sa déco- 
ration, aussi simple que magnifique, fait naître une 
surprise pleine de charme. 

Il a fallu une habileté extrême chez les ordonna- 
teurs de la Walhala, pour échapper à la froideur et 
à la monotonie, dans cette exaltation multipliée d’une 
foule d'hommes illustres ou distingués, que des bustes 
et des inscriptions font seuls connaître au spectateur. 
Point de colonnes saillantes, point de statues isolées, 
qui, fixant l'attention sur un point donné, eussent 
fait tort , inévitablement, à l’effet de l’ensemble. Seu- 
lement, le long des murailles de la vaste salle que 
tapissent des marbres précieux, des Muses de l’his- 
toire , ou plutôt des Walkyries germaines , aux atti- 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 4Ah1 


tudes variées, mais toujours belles et méditatives, 
tiennent en leurs mains les couronnes, destinées à 
récompenser les mérites divers des enfants de lAlle- 
magne. 

Du reste, on l’a remarqué, le monarque enthou- 
_siaste, auquel appartient l'invention du Panthéon 
allemand, semble avoir voulu dérober , au profit de 
sa patrie, le plus qu’il a pu d’illustres mémoires, 
sans craindre la réclamation des autres peuples de 
l'Europe. Après les conquérants scandinaves qui, du 
IIIe. au VII‘ siècle , ont envahi l'Empire romain, 
viennent se ranger , dans la Walhala, Clovis et les 
premiers Mérovingiens , Charlemagne et sa famille, 
Alfred d'Angleterre et les rois saxons, Rollon et Guil- 
laume-le-Conquérant. Le désir de solenniser toutes 
les gloires produit, d’un autre côté, quelques rappro- 
chements assez singuliers. Ainsi, ce n’est pas sans 
surprise que l’on voit figurer Martin Luther à côté de 
saint Boniface , apôtre de la Germanie, le légat fidèle 
et dévoué des Pontifes romains. 

Quels que soient le mérite et la variété des diverses 
créations de l’art moderne écloses à la voix du roi 
Louis , il lui fallait, évidemment, pour atteindre le 
but de sa vie entière, doter sa capitale de collections 
splendides renfermant, en grand nombre, les chefs- 
d'œuvre des anciens maîtres. De bonne heure, il n’a 
rien négligé pour faire venir à Munich, de tous les 
points de l’Europe, une foule de tableaux et de sta- 
tues achetés par ses soins. De là, deux galeries ma- 
gnifiques qui ne le cèdent à presqu’aucun des musées 
de la France et de l’Italie. Chaque jour encore, as- 


4h42 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE, 


sure-t-on, ces galeries reçoivent de nouveliesrichesses, 
grâce à la noble tradition de goûts artistiques, qu’a 
conservée pieusement le roi Maximilien If, le souve- 
rain de la Bavière actuellement régnant. 

Les statues et les tableaux, à Munich, forment deux 
musées distincts, parfaitement installés dans des palais 
élégants, construits exprès pour les abriter , sur les 
dessins de Klenze , l'architecte habile de la Walhala. 
Ces musées, où j'ai passé des heures précieuses, por- 
tent les noms grecs, assez bizarres, au moins dans 
notre langue, de Glyptothèque et de Pinacothèque. 

Le premier d’entre eux, ia Glyptothèque, outre une 
grende quantité de statues et de bas-reliefs de la Grèce 
et de Rome, se glorifie, principalement , de posséder 
les marbres d’Egine. On appelle ainsi les frontons dé- 
tachés du temple de Jupiter Panhellénien , protecteur 
de la Grèce, construit dans l’île d’Egine , au temps des 
guerres médiques , un demi-siècle environ avant l’é- 
poque de Périclès. De même que les frises du Parthé- 
non que l’on voit à Londres, au musée britannique, ces 
sculptures vénérables ont été transportées bien loin de 
l'édifice sacré qu’elles décorèrent un grand nombre 
d'années, Il y a toutefois cette différence importante 
à l'avantage de la Bavière, qu’elle a recueilli les mar- 
bres d’Egine au moment où, déjà arrachés de leur 
place primitive , ils étaient menacés d’une ruine com- 
plète ; elle n’a pas, comme l’avide Angleterre , porté 
un marteau sacrilége sur le sanctuaire de la Minerve 
attique. 

Les érudits allemands , quelques-uns même des au- 
teurs français qui ont écrit, dans ces derniers temps , 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 143 


sur la théorie des beaux-arts, voient des chefs-d’œuvre 
inappréciables dans ces bas-reliefs de grande dimen- 
sion, dont les sujets paraissent appartenir aux combats 
livrés devant Troie, On y retrouve incontestablement 
la sobriété élégante qui caractérisa l’art antique, à 
toutes les époques de son développement. Le modelé 
exact du corps humain s’y produit déjà dans une har- 
monie parfaite. Il m’a semblé pourtant , que ces sculp- 
tures intéressent principalement comme essais , beaux 
sans doute, d’un art devenu depuis infiniment plus par- 
fait. La figure impassible des personnages, la raideur 
des attitudes, l’absence totale de moelleux et de fini, 
déconcertent l'admiration. En somme, à mon estime, 
les marbres d’Egine excitent la surprise et provoquent 
l'étude ; ils ne font naître dans l’âme aucun de ces sen- 
timents si doux de poésie calme et méditative, que l’on 
éprouve en comtemplant les belles statues grecques , 
que renferment en grand nombre les galeries de Flo- 
rence et de Rome. 

Asile ouvert aux débris de l’antiquité païenne , la 
Glyptothèque, dans les idées du roi Louis, devait rap- 
peler sa destination par une suite de peintures murales 
qui disposeraient le spectateur à comprendre la signi- 
fication intime des objets d’art exposés sous ses yeux. 
Plusieurs salles de l'édifice, qne l’on traverse avant 
d'arriver à celles qui contiennent les statues, sont con- 
sacrées à des compositions, à la fois savantes et vastes, 
œuvre de Cornelius et de ses disciples les plus chers. 
L’illustre auteur de ces fresques , tout en empruntant 
la plupart des scènes retracées par lui aux poëmes 
d’Hésiode et d’'Homère, s’est proposé un but plus élevé 


1hù UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


que celui de reproduire fidèlement les récits des deux 
poëtes.Il a prétendu exposer, à l’aide de ses pinceaux, 
le système général de la mythologie antique. 

Le génie qui distingue Cornélius est connu, parmi 
nous, de tous ceux qui ont étudié avec soin la grande 
exposition artistique de 4855. Nul d’entre eux n’a ou- 
blié ces cavaliers de l’Apocalypse portant à la terre les 
fléaux de la colère divine , conçus avec tant de puis- 
sance , exécutés avec tant de fougue et de dédain pour 
limitation vulgaire. Mais, tout en admirant , à Paris, 
cette œuvre magistrale, on ne pouvait s'empêcher d'y 
reconnaître quelque chose de heurté et d’étrange. Ce 
dernier caractère m'a paru bien plus sensible encore 
dans les peintures qui nous occupent en ce moment. 
La simplicité noble des récits d'Homère, la limpidité 
du ciel pur de la Grèce ne se reflètent aucunement 
dans le style tourmenté qui les caractérise, dans la lu- 
mière terne et blafarde qui les éclaire. Une recherche 
constante du surhumain et de l’épique exagère les 
nuances et fatigue l'attention. Puis, l’abus d’un sym- 
bolisme sans mesure rend très-difficile de saisir la 
pensée que le peintre a voulu exprimer. Au milieu des 
nuages incessants qui l’enveloppent, on aperçoit dis- 
tinctement , néanmoins, l’empreinte des théories ob- 
scures de Hégel et de Fichte, bien éloignées, assuré- 
went, des croyances naïves et riantes de la Grèce pri- 
mitive. 

Les peintures murales de la Glyptothèque ont leur 
équivalent dans celles de la Pinacothèque ou galerie 
des tableaux. Là encore , il entrait dans les plans du 
dernier roi de Bavière, que le musée fondé par lui ne 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 445 


fût pas une simple nécropole des œuvres du passé. 
Pour ressusciter l'art dans sa richesse première, pour 
montrer son application possible aux exigences di- 
verses de la vie civile, il lui convenait de réserver, 
dans ce monument, une large place aux artistes con- 
temporains ; il entendait les convier à célébrer la 
gloire de leurs devanciers, en retraçant les traits de 
leur visage, et surtout en faisant voir , à l’aide de re- 
présentations symboliques, quel fut le caractère domi- 
nant des écoles les plus célèbres nées sous l’impulsion 
de leur génie, 

L'histoire de la peinture chez les peuples chrétiens 
se déroule dans une suite de salons richement ornés, 
formant tout un côté de la Pinacothèque. En parcou- 
rant cette revue pittoresque, on aperçoit successive- 
ment les portraits et les emblêmes de tous les peintres 
fameux qui ont illustré leur art, depuis Cimabuë 
jusqu’à Salvator Rosa et à Claude Lorrain. Il va sans 
dire que les pères de la peinture allemande, Van Eyck 
et Hemling, Albert Durer et Holbein, ne sont pas 
oubliés dans cette sorte d’exhibition universelle, où 
l’histoire et l’allégorie marchent, sans cesse, à côté 

l’une de l’autre. 

Quel que soit le mérite de ces fresques, elles pâlis- 
sent, incontestablement, devant les chefs-d’œuvre 
que renferme l’intérieur de la galerie, pour lesquels 
elles servent, à la fois, de préparation et d’appendice. 
La plupart des écoles anciennes sont représentées, dans 
ce musée, d’une manière splendide. Une salleentière est 
consacrée à Rubens, ce superbe dominateur de l’art au 

10 


4146 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


XVII. siècle. Là, comme partout aïlleurs, on admire, 
chez ce grand artiste, la conception puissante, l’exé- 
cution bardie, le coloris magique ; mais, à mon es- 
time, on regrelte aussi, vivement, l'absence de 
naïveté et de fraîcheur. Trois ou quatre tableaux de 
Murillo, figurant des groupes d’enfants, m'ont laissé 
un souvenir délicieux. Enfin , dans la partie du musée 
destinée aux écoles d’Italie, des Raphaël et des Péru- 
gin magnifiques viennent compléter cet ensemble im- 
posant. 

Cependant, si j'en crois mon impression propre, ce 
qui donne, surtout, un prix infini à la Pinacothèque de 
Munich , c’est une collection très-complète des œuvres 
des anciens maîtres allemands, achetée, en majeure 
partie, par le roi Louis, des frères Boiserée de Cologne, 
zélés propagateurs de la renaissance archéologique 
dans la docte Allemagne, A la fin du moyen-àge, 
dans les XV°. et XVI°. siècles, deux écoies distinctes 
de peinture s'étaient formées sur le sol de lantique 
Germanie, l’une à Bruges et à Cologne, l’autre à Nu- 
remberg et à Augsbourg. La première, malgré la pré- 
tention opposée des savants d'Outre-Rhin, n'appar- 
tient qu'indirectement à lAllernagne ; car elle est la 
tige, déjà vigoureuse, sur laquelle devait surgir, 
plus tard, la multitude des peintres flamands. La se- 
conde, au contraire, est entièrement tudesque et 
germanique. Elle diffère, selon moi, de l’école du 
Bas-Rhin, par le type constant de ses personnages , 
et par le caractère général de ses compositions. 

La suavité et la grâce se font remarquer , princi- 
paiement, dans les ouvrages des peintres vénérables, 


UNE VILLE AKTISTIQUE ALLEMANDE, 147 


aïeux de Rubens et de Van-Dick. Chez tous, pour 
ainsi dire, et notamment chez Hemling, le plus il- 
lustre d’entre eux , apparaît une touche mélancolique 
et tendre, qui remue doucement les âmes, en les 
rendant meilleures et plus sympathiques. Les saints et 
les madones, qu’ils excellent à rendre, ont, dans leur 
attitude et l’expression de leur visage, la mystique 
poésie, tant célébrée dans les œuvres du Pérugin et 
du Fiésole. Dans la haute Allemagne, au contraire, 
Albert Durer, Holbein, Wohlgemuth, Kranack, 
Burgkmayr, Martin Schoen, frappent notre intelli- 
gence par des qualités opposées. 

Eux aussi, nous en convenons, possèdent cette 
fraicheur primitive qui vient si gracieusement, chez 
tous les peuples, s'attacher à la première période du 
développement de l’art. Le sentiment de la piété 
n’est pas absent de leurs compositions empruntées à 
l'Évangile. Mais ils se séparent des premiers par une 
touche plus rude , par leur style tourmenté, par leur 
manière de sentir plus fière et moins mystique. En 
eux encore, on trouve plus manifestement l’expres- 
sion de la mélancolie, particulière aux peuples du 
Nord, en contact avec une nature sévère. Je ne sais 
quelle tristesse semble imprimée sur toutes les pages 
d'Albert Durer, et fait rêver aux noires forêts de sapins 
qui entourent Nuremberg, sa ville natale. 

C’est ce coup-d'æil attristé sur les misères de la vie 
humaine qui a dicté à Holbein et à ses émules ces cé- 
lèbres Danses des Morts, dont les musées d'Allemagne 
offrent de nombreux exemples. Dans une suite de ta- 
bleaux qui s'appellent lun l’autre, l'artiste a repré- 


148 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 


senté les scènes heureuses de l'existence. Ici, c’est un 
festin splendide; là , des noces et des fiançailles ; plus 
loin , de gaies vendanges, de joyeuses moissons. Mais 
partout , à côté des hommes vêtus du riche pourpoint 
du moyen-âge, près des femmes parées de leurs plus 
frais atours, apparaît la Mort sous da forme d’un 
hideux squelette qui vient, inattendu , réclamer sa 
part dans ces -occupations agréables et variées. Elle 
est énergique et saisissante, dans sa naïveté, cette 
figure de la vanité de nos joies, dont la durée, hélas ! 
est si courte, et la fin toujours pleine de deuil et de 
larmes ! 

Cette école de peinture de a haute Allemagne ne 
devait pas se perpétuer, en se transformant avec le 
cours des âges. Moins heureux que leurs contem- 
porains de l’Italie et de la Flandre, les maîtres qui la 
composaient ne laissèrent pas de successeurs. Quand 
ils eurent disparu de la scène du monde, l’art qu'ils 
avaient cultivé avec succès parut languir et s’éteindre, 
dans la contrée qui les avait vus naître. Parmi les causes 
auxquelles il convient d'attribuer ce long sommeil de 
la peinture sur la terre allemande, la principale , sans 
aucun doute , fut la révolution religieuse qu’inaugura 
Luther, et que suivirent immédiatement des guerres 
longues et désastreuses. Au milieu de l’ardeur des 
querelles théologiques et des ravages des armées, les 
esprits se détournèrent de l'étude des beaux-arts, 
pour lesquels, avec l’enthousiasme, source de l’inspi- 
ration, il est toujours besoin de silence et de paix. 

Depuis le commencement du siècle actuel, l’Alle- 
magne a noblement réparé cette indifférence, prolon- 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 149 


gée troplong-temps, pour une des manifestations les 
plus glorieuses de l'intelligence humaine. Déjà, du- 
rant le XVIII, siècle, Winckelmann et Lessing, par 
leurs travaux scientifiques sur la théorie de l’art an- 
tique, avaient habitué les esprits de leurs compatriotes 
à envisager avec assurance une partie des aspects 
que les questions artistiques ne peuvent manquer de 
présenter. D'un autre côté, l’école de littérateurs 
éminents, à la tête desquels marchaient Schiller et 
Gœthe, avait travaillé , elle aussi, incontestablement, 
à la résurrection de l’art, par l’élan qu’elle avait im- 
primé aux spéculations de la pensée, par les senti- 
ments d’idéal et de poésie dont elle avait nourri les 
générations nouvelles qui s’élevaient sous son empire. 

Toutefois, quelle que soit l'importance de ces in- 
fluences éloignées, la gloire d’avoir rallumé, le premier, 
avec éclat, dans la patrie d’Albert Durer, la flamme 
presqu’éteinte du génie de la peinture appartient à 
Frédéric Overbeck , né à Lubeck en 1789. De Rome, 
où il avait fixé son séjour dès 1809, et qu’il n’a plus 
quitiée depuis ce temps, ce maître illustre a , con- 
stamment, attiré autour de lui, dans la ville éternelle, 
ceux des jeunes allemands qui sentaient leur cœur battre 
d'un noble enthousiasme pour le culte de l’art. C’est 
sous sa direction que se sont formés tous les peintres 
distingués qui ont travaillé aux embellissements de 
Munich, et produit ces fresques multipliées et gran- 
dioses, un des principaux ornements de la capitale des 
rois de Bavière. Mais, précisément, par cela que l’im- 
pulsion communiquée par Overbeck à ses élèves était 
sérieuse et puissante , ils n’ont eu garde de se borner 


150 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE, 


à reproduire servilement les combinaisons et le genre 
de leur maître. Constamment désireux, comme lui, de 
raviver la pauvreté de l’art moderne par un retour in- 
telligent vers la sève féconde du moyen-âge, ils ont 
puisé leurs inspirations à des sources plus multiples. — 
Tandis qu'Overbeck, âme doucement mystique et pieu- 
sement croyante, s’attachait, à peu près exclusivement, 
aux sujets tirés des livres saints, les peintres de Munich 
ont prétendu exprimer , à Paide de leurs pinceaux, 
toutes les idées qui, de leur temps, occupaient les in- 
telligences. On voit se refléter, dans leurs ouvrages, cet 
esprit universel et souvent aventureux, de recherches 
érudites, qui caractérise les savants élevés dans les 
universités allemandes. 

Quelques-uns d’entre eux, sans doute, ont reproduit 
avec un charme extrême les saintes traditions du catho- 
licisme. Henry Hess, notamment, a couvert de fresques 
pieuses et belles, plusieurs églises magnifiques , de 
styles très-divers, qu’a fait élever, à Munich, le zèle 
religieux du roi Louis. Cependant, s’il fallait énoncer 
d'une manière précise l'impulsion souveraine qui paraît 
dominer chez ces artistes, j'indiquerais , sans hésiter , 
le patriotisme germanique racontant les grands sou- 
venirs de l'histoire , au point de vue exclusif de la glo- 
rification de la patrie allemande. 

Du reste, malgré la distance des siècles écoulés, 
cette école de peinture n’est pas sans offrir, dans sa 
manière, quelqu’analogie avec les vieux maîtres de la 
Franconie qu’elle est venue remplacer, au bout d’un 
temps si long. La grâce naïve de Schnorr , la richesse 
et l'originalité des costumes des temps féodaux qu'il 


UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 451 


prête à ses personnages , font penser à quelques-uns 
des plus beaux portraits d'Holbein. La fougue et la 
rudesse de Cornelius rappellent, mieux encore, le 
style tourmenté, bien que puissant, qui distingue 
Albert Durer. On trouve à ja fois , dans les productions 
de ces deux maîtres, je ne sais quelle touche anguleuse 
et raide, essentiellement tudesque, tout-à-fait étran- 
gère aux peintres italiens, dont ils ont pourtant, l’un 
et l’autre, étudié soigneusement les œuvres. Singulière 
persistance des aptitudes spéciales, apanage particulier 
de chaque peuple ! Dieu, qui voulait donner la beauté 
au monde moral , comme au monde physique , à con- 
stamment placé, dans ses parties diverses, la variété 
au sein de l'unité, De là, pour ne pas sortir du domaine 
de l’art, ce fonds commun d'idées vraies et grandes, 
toujours le même à toutes les époques et chez toutes 
les nations, que doit évoquer l'artiste destiné à con- 
quérir une admiration durable. Mais de là aussi, la 
sève distincte, bien caractérisée, qui se transmet d’âge 
en âge chez les descendants d’une même race, et com- 
munique, sans cesse, une sorte d'identité aux mani- 
festations de leur pensée. 


me 


JEUX SCÉNIQUES, 


À ROME. 


CHŒURS DE DANSE AVEC GESTES, DIALOGUES, VERS 
FESGENNINS, SATIRES, ATELLANES, ETC. ; 


Par M. de GOURNAXY, 


Membre correspondant. 


Guerriers et laboureurs, les Romains cherchèrent 
d’abord et long-temps leurs plus agréables distractions 
dans les jeux du cirque , qui étaient à la fois religieux 
et politiques (1). Ge plaisir national qui fortifiait ou 
consolait les âmes, leur semblait intéresser les Dieux 
au sort de la cité et repousser loin d’elle l’idée même 
des maux et des revers. Aussi le peuple-roi préféra- 
t-il toujours les jeux du cirque aux divertissements de 
la scène , et ce n’était point de ceux du théâtre que 
parlait le poëte satirique lorsqu'il disait : « Le peuple 
« ne désire que deux choses: du pain et des spec- 
« tacles (2). » 

D'un autre côté, les jeux de force et d'adresse sont 


(1) Tarquin-P Ancien éleva le premier cirque dans la vallée Murcie, 
entre le mont Palatin et le mont Aventin. Ce fut dans un de ces 
jeux solennels, que ce roi, dinant dans le cirque, donna aux chars 
le signal de la course en jetant en l'air sa serviette. 

(2) Juvén., sat, X. 


JEUX SCÉNIQUES , A ROME. 153 


les premiers amusements qui attirent un peuple à sa 
naissance. C’est pourquoi la vue d’un ours, d’un 
éléphant blanc ou d’une girafe, la lutte des athlètes, 
le duel des gladiateurs, les exercices des danseurs de 
corde, et surtout la course des chars et les représen- 
tations navales, réjouissaient les sens des citoyens- 
soldats de Rome. Ne soyez donc pas surpris que, 
durant quatre siècles, leur poésie n'ait à peu près 
consisté que dans les vers saturnins pour les sujets 
graves, et dans les vers fescennins pour les matières 
gaies. 

Toutefois , avant Livius Andronicus, avant l’an 514 
de Rome, ils connurent aussi une sorte de dialogue 
théâtral. Il suffit, en effet, de lire leurs poëtes et 
leurs historiens pour être convaincu que ce peuple , 
avant d’avoir connu un théâtre régulier et des pièces 
imitées de celles d'Athènes, eut des ébauches lyriques 
en Fhonneur des Dieux et des hommes illustres , et 
même de petites pièces nationales nommées satres. 

Dès son berceau, Rome eut des chœurs de danse et 
de chant avec des pantomimes (1). Elle fit venir 
d’Étrurie des baladins, je n’ose dire des artistes , qui 
montrèrent à la jeunesse à se mouvoir agilement et 
à régler ses pas aux sons de la flûte, en attendant 
qu’elle apprit plus tard les mouvements et les gestes 
de la molle Ionie. 

Si l’on en croit Ovide, dont les Fastes spéciale- 
ment attesteni l’érudition, l’enlèvement des Sabines 


(1) Le premier hÿmne salien commence par ces mols : Choro 
aulædus ero: «en chœur je vais chanter sur la flûte. » 


Â5h JEUX SCÉNIQUES, À ROME, 


se fit pendant que l’histrion frappalt du pied la terre 
trois fois, aux sons grossiers de la flûte d'Étrurie 
qui marquait la mesure. 

A ce premier spectacle des jeux célébrés en l’hon- 
neur du dieu Consus, « le peuple était assis sur des 
« bancs de verdure; la dépouille des forêts faisait 
« tout l’ornement d’un théâtre sans art. Des voiles, 
« pour procurer de l'ombre aux spectateurs, n’étaient 
« point tendues au-dessus d’un amphithéâtre de 
« marbre, et la scène n’était pas teinte des couleurs 
a dusafran (1). » 

Mais, au milieu de ces essais grossiers , COm- 
mençait déjà la mélopée latine avec un peu d'art 
chorégraphique. Quelques instincts poétiques s’étaient 
aussi révélés, à l’occasion de la victoire de Romulus 
sur Acron, roi des Céniniens. Des chants de triomphe 
avaient été composés , et, si les hymnes ne furent pas 
au-dessous du chant religieux des douze frères Arvales, 
fait à peu près dans le même temps et uniquement 
conservé, ils n’étaient point entièrement destitués de 
rhythme et de verve, malgré la rudesse des vers 
saturnins. 

Sous Numa Pombpilius , le chant hiératique fut plus 
répété. Trois fragments d’hymnes de prêtres Saliens 
dont j'ai, il y a quelques années, interprété le texte, 
font de plus en plus foi de la tendance religieuse de 
la poésie primitive des Romains (2). Douze prêtres, à 


(4) De arte am, lib. I, 
(2) Voir ma dissertation sur le Chant des frères Arvales, ete. 
Mémoires de l Académie de Cuen, 1845. 


JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 455 


la fois danseurs, musiciens et poëtes, avaient été 
consacrés par le roi au culte de Mars : or, ils chan- 
taient Mars, Janus et les autres habitants du ciel avec 
un enthousiasme presque frénétique. 

Dès ce temps-là, ou un peu plus tard, Rome eut des 
poëtes musiciens qui, dans les banquets sacrés, 
redisaient les louanges des hommes illustres. Cicéron 
regrettait la perte de leurs chansons informes , mais 
naïves (1). Voilà le côté sérieux de la poésie latine en 
sa fleur originelle. Elle chanta d’abord les Dieux et les 
grands hommes ; elle s’occupa ensuite des divertis- 
sements du peuple rassemblé. 

Le spectacle , dans sa rusticité , était d'accord avec 
les manières simples et le langage agreste d’une nation 
au berceau. La musique instrumentale, compagne 
des chœurs chantants , était pareillement réduite à 
une très-mesquine expression. Tout l’orchestre était 
représenté par « la flûte qui, dit Horace, n’était pas 
« autrefois, comme aujourd’hui, liée d’orichalque. 
« Elle ne rivalisait point avec la trompette; mais, peu 
« retentissante et toute simple, percée d’un petit 
nombre de trous, elle servait à accompagner les 
chœurs et à remplir de ses sons des gradins encore 
peu garnis, et où un public rare et facile à compter 
se réunissait sous la condition d’être frugal, chaste 
et réservé (2). » 

Ainsi, dans l’origine, le spectacle latin fut grave et 
religieux, Le peuple romain se montra d’abord res- 


= 


= 


= 


2 


(4) De claris orator. 
(2) Epist. ad Pison. 


156 JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 


pectueux et retenu, aux spectacles des jeux publics 
qui faisaient partie du culte. La flûte en sa première 
simplicité accompagnait le chant des chœurs, com- 
posé sur des vers dont les traces rustiques n’étaient 
pas encore effacées , aux plus beaux jours des lettres 
latines (1). 

Toutefois, cette humeur sérieuse des habitants de 
l’'Ausonie se déridait en certaines fêtes, par exemple, 
en celles de Bacchus. Alors, « ils dansaient à l’envi 
« dans les prairies et se provoquaient par des vers sans 
« artet par des plaisanteries suivies d’éclats de rire. 
« Ils se déguisaient sous des masques hideux faits 
« d’écorce d'arbre, et par des vers joyeux ils invo- 
« quaient Bacchus (2). » 

Telle fut, si l’on en croit Virgile, l’origine du masque 
et du dialogue comique , employés par les anciens vi- 
gnerons et laboureurs du Latium. Puis bientôt les 
colloques libres et piquants, qui avaient pris naissance 
dans les campagues , pénétrèrent au sein des villes. 

On à dit que, dans les jeux Apollinaires qui furent 
institués lors des désastres de la seconde guerre pu- 
nique , après la bataille de Cannes et la prise de 
Tarente , il n’est fait aucune mention de drames 
joués à Rome avant ceux de Livius Andronicus. En 
effet , jusqu’à l’avènement de cet illustre novateur, 
les Romains ignoraient même le nom de poésie dra- 
matique (3). Mais la satire , soutenue des sons de la 


(4) Horal., Epist. ad Aug., v. 157. 
(2) Virg., Georg, lib. II, v. 385 et sq. 
(3) Casaub., De satyr, græc, et satyr. rom. 


JEUX SCÉNIQUES, À ROME, 157 


flûte et née de l'impromptu fescennin, était déjà par le 
dialogue la comédie naissante. Une action , une in- 
trigue et ses incidents étaient seulement encore in- 
connus : c’est ce qu’expliquent nettement Tite-Live et 
Valère-Maxime (1). 

Suivant ces deux historiens, voici l’ordre successif 
des jeux scéniques , en usage à Rome, 124 ans avant 
l'ouverture du théâtre de Livius Andronicus : 1°. danses 
avec pantomimes au son de la flûte ; 2° dialogues 
bouffons en vers fescennins sans art et sans mesure; 
3°, satires ou mélanges de chants mesurés et accom- 
pagnés de la flûte et du geste. 

Ilest vrai que Denys d’'Halicarnasse nous apprend 
que des chœurs de satires furent exécutés, dès le 
temps de l'expulsion de Tarquin-le-Superbe (2). Mais 
ces chœurs dansaient la sicinne et contrefaisaient les 
danses les plus sérieuses, dans les jeux décrétés à 
l’occasion de la guerre avec les Latins qui voulaient 
remettre Tarquin sur le trône. L'écrivain grec ne 
nous autorise pas à dire que ces danseurs où pan- 
tomimes eussent déjà mêlé à leurs danses quelques 
brocards ou dialogues railleurs. Lorsqu'il ne parle 
que d’exercices de danse , ce serait forcer la lettre 
de son récit, que de voir , à la chute de la royauté, 
l’origine de la satire théâtrale, à Rome. Elle ne précéda 
que de quelques années la révolution dramatique opé- 
rée par Livius Andronicus, si l’on en croit Tite-Live : 

« Les pièces nommées satires formèrent un mélange 


(1) Tit,-Liv., VIT, 2; Val. — Max. T1, 4, 4. 
(2) Antiq. rom., lib, VII, Ç 40. 


458 JEUX £CÉNIQUES, A ROME. 


« de chants mesurés sur les modulations de la flûte 
« et accompagnés de gestes analogues. Livius, guel- 
« ques années après, entreprit de substituer à ces essais 
« informes des pièces plus régulières. » 

C'était, suivant toute vraisemblance , un amalgame 
de moralités et de folies, un faisceau de traits acérés 
contre les vices et les ridicules. Ces premiers dialogues 
de la scène furent comprimés par la loi des XII Tables. 
La satire, au théâtre, ne pouvait plus faire ce qu'avait 
fait le dialogue fescennin dans sa méchanceté redou- 
table. Dès-lors restreinte à un chant alternatif qui 
n'avait plus la malignité des traits lancés à bout 
portant, et d’ailleurs dépourvue d'action dramatique, 
elle dut faire place à une autre forme d’amusement 
théâtral. 


Atellane prismitive , improvisée. 


Malgré le changement de la scène introduit , en 
l'année 514 de Rome, par un ancien esclave grec; 
malgré le travail dimitation dans les œuvres de 
théâtre substitué aux ébauches de l'originalité sati- 
rique, une part du spectacle fut encore réservée à 
l'improvisation. La jeunesse dorée ne renonça point 
à son vieux privilége. Ses pères s'étaient amusés avec 
la satire; elle voulut, à son tour, se récréer avec 
l’atellane, qui fut une farce improvisée soit entre les 
actes, soit après la représentation d’une tragédie ou 
d’une comédie. Elle fit à peu près l'office de notre 
vaudeville: ce fut la petite pièce destinée à faire 
diversion à la tristesse du drame et à produire celie 


JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 159 


joie vive, ce rire désopilant qui a son prix, même 
au point de vue hygiénique. 

Au sujet de latellane primitive et improvisée , faut- 
il en croire ce court article de l'Encyclopédie du 
XIX°, siècle ? 

« Dans les atellanes, les personnages étaient osques ; 
« mais le fond et la langue étaient romains. En effet , 
« S'il n’y eût pas eu, dans les atellanes, quelque 
« chose d’essentiellement national, les acteurs qui les 
« jouaient n’eussent point gardé tous les droits du 
« citoyen. Or, on sait que ce privilége fut long-temps 
« respecté, peut-être jusque sous les empereurs ». 

Cette thèse, risquée par un savant littérateur , a 
d’abord le malheur d’être contredite par ce passage de 
Strabon : 

« Encore bien que la nation des Osques ait été 
« détruite, leur langue reste néanmoins en vigueur 
« dans Rome, au point que l’on s’en sert à la scène, 
« pour certaines pièces dramatiques et certaines farces 
« composées dans le goût de celles qui se représen- 
« {aient dans les jeux de ce peuple, » 

Téiv pèy ad Ocréy Erdhehorrétov , 4 d'ixlentos uéver rap 
Toi  Popavéoïs ; 07€ TOËNUUTO. crnvobureiofar , z2aTù TLvcr 
dyéva métpioy , zu puuohoyeicOa (1). 

A ce témoignage de Strabon se joint celui d’un 
ancien poëte latin nommé TFiltinnius, qui vivait du 
temps de Jules César (2). 


(4) Lib. V. 
(2) Les grammairiens ont donné les titres de quelques-unes de 


ses pièces : Parathrum, Cœcus, Psaltria, Fullones, ete, 


160 JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 


Ce vers-ci d’une de ses comédies a été conservé : 


Osce et volsce fabulantur, nam latine nesciunt. 


« Ils devisent en langue osque et volsque, car ils 
« ne le sauraient faire en latin. » 


L’atellane, à laquelie s’appliquait ce vers, était donc 
jouée en langue osque. L’osque ressemblait au vieux 
latin dont il fut le père: c'était l’ancien idiôme resté 
populaire, mais abandonné des lettrés (1). 

Faut-il ajouter l’appui d’une opinion respectable , 
celle de Robert Estienne qui dit à son tour 

Osci ludi et fabulæ et mimi lingua romana non 
fiebant , Romanis tamen intellecta (2). 

« Les jeux osques ou les atellanes et les mimes ne 
se représentaient pas en langue romaine, et pourtant 
« ils étaient compris des Romains. » 

« Il fallait, dit aussi Micali dont l'autorité a du 
« poids, que losque fût très-rapproché du latin 
ancien , puisque le peuple de Rome assistait com- 
« munément à la représentation des comédies 


= 


« osques (3). » 
« Enfin, dit Niebuhr, « lorsque nous pouvons nous 


faire une idée de la langue osque, il n’est pas du 
tout étonnant que les Romains aient parfaitement 


& 


(2) Les lettrés de Rome évitaient même de prononcer les finales 
dures en um, ant, unt, si fréquentes dans leurs noms et leurs verbes 
et qui venaient de la langue osque ( Aul. Gell, el Quintil.). 

(2) Thesaur., ling. lat., v°. Oscus. 

(3) L'Halie avant La domination des Romains, t. Il, p. 295. 


JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 161 


« bien compris ses pièces de théâtre ; il ne fallait 
« pour cela qu'un peu d'habitude (1). » 

Et pourquoi les Romains auraient-ils répudié leurs 
anciens titres de famille ? L’osque et l’étrusque étaient 
les deux idiômes italiques d’où le latin était sorti. 
D'un autre côté, l’atellane ne perdait point son carac- 
tère national, parce qu’elle était jouée en une vieille 
langue, qui avait les plus grandes affinités avec le 
latin (2). Elle l’eût perdu plus tôt, si les sujets traités 
et les acteurs eussent été étrangers. Mais ceux qui 
jouaient ces petites pièces burlesques étaient des 
adolescents de Rome. Appartenant à de bonnes 
maisons, ils s’égayaient en improvisant ces parodies 
plus ou moins spirituelles , mais toujours pleines 
d'actualité et d’entrain. Ils confabulaient en langue 
osque, parce que cette langue n’était point désapprise 
dans la cité et qu’elle était demeurée populaire. Plu- 
sieurs inscriptions trouvées à Pompéi révèlent que 
l’osque était encore la langue vivante du peuple , au 
temps de la catastrophe de cette ville. Puis, ne sait- 
on pas qu’au siècle de Plaute et après on parlait à 
Rome deux dialectes, ce que nous appellerions la 
langue et le patois, et ce que lillustre comique ap- 
pelait lingua nobilis et lingua plebeiu? La langue 
plébéienne ou vulgaire se ressentait de son origine , et 


devait plus que la langue patricienne ou classique 
ressembler à l’osque. 


(1) Hist, rom., traduction de Golbery, t. I, p. 97. 
(2) Rudimenta linguæ Oscæ ex inscriptionibus antiquis enodata , 
p. 45, 47, et passim. Grotefend, 


tt 


162 JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 


Les acteurs d’atellanes ne s’avilissaient pas en jouant 
ces pièces comme intermèdes et exodes , vu que ce 
divertissement n’avait pas été abandonné aux esclaves 
histrions, comme la satire. Ils étaient même dispensés 
d’ôter leur masque et de quitter l’habit de leur rôle , 
au caprice des spectateurs, ce qui arrivait à la classe 
vile des acteurs ordinaires. La jeunesse romaine se 
donnait ces distractions intellectuelles, comme la 
nôtre improvise quelquefois, dans des cercles intimes, 
des charades et des proverbes sur un thème ou 
scenario convenu d’avance , avec cette différence que 
celle-ci ne se produit jamais devant le public. Mais 
il ne faut pas perdre de vue que celle-là, pour se 
protéger, avait un masque permanent. 

Il ne reste rien de ces atellanes qui réjouirent tant 
les Romains. Et comment auraient-elles laissé des 
traces à leur origine et jusqu'à Névius qui en écrivit 
quelques-unes , lorsqu’elles étaient improvisées et par 
conséquent fugitives ? 

Cependant Horace, dans son Voyage à Brindes, 
semble avoir pris plaisir à donner un spécimen de ces 
facéties osques : la langue seule du pays y fait défaut. 
Mais le poëte , qui confessait n’avoir pas l'intelligence 
du latin primitif des hymnes saliens , n’était pas 
homme à faire ici montre d’antiquaire. Son récit, du 
reste, est curieux : 

« Muse , dit-il, veuille en peu de mots raconter le 
« combat de langue du bouffon Sarmentus et de Messius 
« Cicerrus ; redis d’abord quelle était la naissance de 
« ces deux champions. Messius était osque d’origine. 
« Quant à Sarmentus , sa maîtresse vit encore. Issus 


« 


« 


JEUX SCÉNIQUES, A ROME, 163 


de ces nobles ancêtres , ils en vinrent au combat : 
Le premier, Sarmentus dit à Messius : 


« Tu ressembles, en vérité, à un cheval sauvage ». 


Et de rire de notre part. 


= 


2 


= 


= 


= 


MESSIUs, 
« J’en conviens. » En même temps il secoue la tête. 
SARMENTUS. 


« Oh! si l’on ne t’avait rogné une corne au front, que 
ferais-tu, lorsque ainsi mutilé tu es si menaçant ? » 
« Messius, en effet, avait une cicatrice difforme et 
bordée de poils, à la partie gauche du front. Il le 
railla beaucoup sur la maladie de son pays, sur 
son visage , et il l’invitait à exécuter la danse du 
cyclope, vu que pour cela il n'aurait besoin de 
masque ni de cothurne tragique. 

« Messius , à son tour, lui demanda s’il avait con- 
sacré sa chaîne aux dieux Lares; si, pour être 
greffier, il croyait que sa maîtresse en eût moins 
le droit de le vendre; enfin pourquoi il avait un jour 
pris la fuite , lorsqu'une livre de farine devait 
suffire à un nain de son espèce, à un avorton tel 
que lui. » 

Et Horace ajoute: « Ainsi nous prolongeâmes agréa- 


blement le repas. » 


Telles étaient encore, au temps du célèbre poëte, 


les grosses railleries usitées dans ce qu’on appelait les 


164 JEUX SCÉNIQUES. A ROME. 


jeux osques. À toutes les époques, la bouffonnerie a 
donc eu le mérite de détendre les cordes de lesprit. 
Et, quoique Horace fût le plus sensé des poëtes , vous 
voyez qu’il prenait volontiers sa part du fou rire, au 
spectacle inattendu de cette atellane abrégée, qui 
rappelle le dialogue fescennin dans toute sa crudité. 

Il ne faut pourtant pas oublier que, après la révo- 
jution opérée au théâtre par Livius, latellane se 
modifia avec le temps et que son sel eut quelquefois 
plus de saveur. Je vais la suivre dans ses phases , car 
elle est sortie victorieuse des siècles. Elle eut non- 
seulement l'humeur toujours joyeuse , mais encore 
l'esprit national. Aussi demeura-t-elle profondément 
enracinée dans le sol , et, tanûis que la satire , l’olla 
podrida des Latins, tombait de la scène en se retirant 
du milieu du peuple dans le cercle des lettrés, 
l’atellane demeurait debout et subsiste encore , tou- 
jours populaire et toujours aimée. 


Atellane monvelle, écrite. 


L'acte de naissance de latellane datait de la 
campagne, non moins que celui du dialogue fescennin. 
Sa couleur se déteignit en passant par la ville, et, 
sous la main des lettrés, elle devint bientôt une pièce 
régulière, apprise et jouée comme les autres. 

Ce changement était devenu nécessaire , dès le 
temps de Névius, premier auteur connu d’atellanes 
écrites. Originairement accueillies avec enthousiasme, 
ces pièces fugitives, nées du caprice de l'improvisation, 
avaient fini par tomber en discrédit. On ne trouvait 


JEUX SCÉNIQUES, A ROME, 165 


plus d’improvisateurs, ni d'écrivains pour restaurer 
ce genre théâtral, lorsque 80 ans avant Jésus-Christ 
et, par conséquent, plus d’un siècle après la mort de 
Névius, Pomponius de Bologne écrivit des atellanes 
nouvelles dont il ne reste , pour ainsi dire, que les 
titres. : 


Pomponius. 


Quelques fragments des ateilanes de Pomponius, 
conservés par Aulu-Gelle et Nonius, annoncent qu’il 
les composa pour les tribus des villes et des cam- 
pagnes. C'était un second Névius qui apparaissait, et 
qui allait plaire par la popularité de ses pièces 
nationales. 

L’atellane , sous la main de ce lettré, ne perdit point 
sa physionomie originelle, son allure sans gêne et sans 
façon. Les chevaliers et les sénateurs fronçaient le sourcil 
et haussaient l'épaule de temps en temps; mais la 
masse applaudissait à ces farces faites principalement 
pour elle: or, la vogue s’ensuivait et la basse littérature 
avait, dès ce temps-là, plus d'amateurs que la haute. 

Ces bluettes, plus ou moins malignes et spirituelles, 
ont été perdues. Les fragments qui, grâce à la philo- 
logie et à la grammaire, en survivent, donnent parfois 
l’idée d’une grande liberté de verve. Justement 
classées parmi les comédies qu’on appelait tabernari, 
elles s’adressaient communément à ce monde qu’Horace 
qualifie acheteur de noix et de cicéroles frites. 

Parmi ces débris curieux, il en est qui appartiennent 
à des pièces intitulées: Maccus soldat , Maccus cabare- 


166 JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 


ner, Maccus dépositaire, Les deux Maccus. Sans passer 
outre, on comprend que les deux premiers titres 
supposent un langage de bivac et de taverne, assez 
accentué pour exciter le gros rire. « Maccus et Bucco, 
« les vrais pères de notre Pulcinella etde notre Zanni, 
« dit Micali, étaient les personnages de prédilection 
« des atellanes. De là vient que L. Pomponius intitula 
« plusieurs de ses comédies : Bucco adoptatus , Macci 
« gemani, elc. » 

Les titres indiquent le caractère de ces pièces 
bouffonnes. Les portraits y étaient des caricatures, 
et les plaisanteries des charges. Il y avait des pail- 
lasses et des jocrisses. Bucco était l’idiot de la pièce, 
et Maccus , avec une bosse par devant et par derrière, 
ressemblait à Polichinelle. 

Aussi presque tous les fragments des atellanes de 
Pomponius ont-ils une saveur de raillerie libre. Dans 
un fragment de pièce intitulée Ædituus ou Le Sacristain, 
il fait dire à ce gardien: 


« Depuis que je te sers, que je veille à ton temple, 
« Je suis de la misère un déplorable exemple. » 


Qui postquam appareo, atque ædituor in templo tuo, 
Nec mortalibus, nec mortalium ullum in terra miserius est. 


Cet officier ou serviteur de lieu saint parlait ici très- 
familièrement à la Divinité. Ce propos irrévérencieux, 
cette expression de mœurs devançait probablement 
quelque autre plainte burlesque. C’étaient là des mets 
de haut goût qu’aimait le menu peuple. J'ai vu aussi 


JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 167 


des gens d’esprit savourer les farces de l’ancien 
jocrisse Brunet et d’autres bouffons de même aloi. 
Un autre fragment de l’atellane intitulée : Maialis 

ou le Pourceau, titre qui convient au parasite dont elle 
se moque, caractérise en outre le style épigramma- 
tique de ces pièces : 

Cœnam quæritat, st eum nemo vocat, 

Revortit mæstus ad me, nam miser. 


« Ce quèêteur de diners, si pas un ne l'invite, 
« Triste en son infortune, à moi retourne vite. » 


Un autre fragment de la même pièce contient un 
jeu de mots intraduisible : 


Miseret me eorum qui sine frustis ventrem frustrarent suum. 
« J'ai pitié de ces gens de qui la bouche avide 
« Faute de bons morceaux, laisse leur ventre vide, » 
C’est vraisemblablement encore quelque parasite 
auquel il fait dire, dans l’atellane intitulée Mevra : 
« Je n'ai, depuis six jours, rien fail: 6 triste sort : 
« Dans quatre jours au plus de faim je serai mort, » 


. Dies hic sextus, cum nihil egi : die quarte (1) moriar fame. 


Puis, ce qui est plus caractéristique, on trouve sur 
le même sujet de grosses bouffonneries à l'instar de 
celle-ci : 

« Moi, je fais peu de cas de ce qu’on dit, on pense, 
« Tant que je suis en train de bien lester ma panse. » 


Ego rumorem parvi facio, dum sim rumen qui impleam. 


(4) V. Aulu-Gelle, sur ce moi, 


168 JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 


Ce vers est tiré d’une atellane qui a pour titre : 
Prostibulum ; ce seul mot en dit plus que tout com- 
mentaire. 

Pemponius ne se bornait pas à rire avec la plèbe : 
parfois il poussait la raillerie jusqu'aux chevaliers et 
aux sénateurs. Ainsi, dans sa pièce ayant pour titre : 
L'Écriture, il disait : 


Caput sine lingua pedaria sententia est (1). 


- « L'avis d’un grand à pied, est la tête sans langue, » 


D’autres titres tels que Rusticus, Sarcularia, Verres 
ægrotus, montrent que Pomponius exerçait sa verve 
aux dépens des campagnards comme des citadins. 


Novius. 


Novius écrivit aussi des atellanes; mais les fragments 
qui survivent sont en très-petit nombre. C’est vrai- 
semblablement de ce poëte qu'Horace a dit, dans la 
satire à Mécène : « Pour Novius, mon collègue, il 
« est d’un échelon au-dessous de moi, car il est, lui, ce 
« qu'était mon père ( affranchi )..... Mais ce même 
« homme, s’il vient à rencontrer au forum deux cents 
« chariots et trois convois funèbres, sa voix retentira 
« plus haut que les cors et les trompettes. Voilà du 
« moins quelque chose dont nous faisons cas. » 


(1) Les sénateurs pédaires étaient ceux qui venaient à pied au 
Sénat et qui n'avaient pas le droit de donner leur avis, par oppo- 
sition à ceux qui avaient exercé quelques magistratures curules et 
que les censeurs avaient désignés sénateurs. 


JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 169 


Dans son Ligartaca, Novius disait avec humeur 
contre les riches : 


« Tant de meuble inutile on l’achète pourtant... » 


Quia supellex multa quæ non utitur, emitur tamen. 


Puis, dans le Parcimonieux , il s'exprimait ainsi, ce 
qui devait attirer les suffrages de la jeunesse prodigue : 


« Tel amasse avec peine et ne jouit de rien. 
« Qui n’a pas fait d'épargne a joui deson bien, » 


Quod magnopere quæsiverunt, id frunisci non queunt. 
Qui non parcit, apud se frunitus est. 


Malgré ces curieuses reliques du théâtre latin, 
on ignore la marche de ces petites pièces gaies ou 
bouffonnes. La foule en aimajt les portraits, quelque 
laids qu’ils fussent, car chacun dans ce miroir croyait 
voir une autre image que la sienne. 


Memmius. 


Depuis Pomponius et Novius, l’atellane tomba et 
long-temps encore fut oubliée (1), seconde inter- 
ruption de l’engouement qui l'avait originairement 
accueillie. Ge fut Memmius, orateur et poëte, qui 
la releva en lui donnant moins de pudeur qu’aupa- 


(4) Macrob., Saturn, 


170 JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 


ravant ; car Ovide lui-même s’offensait du cynisme de 
ce comique : 


Quid referam Ticidæ, quid Memmi carmen, apud quos 
Rebus abest omnis nominibusque pudor (1) ? 


« Que dirai-je des poëmes de Ticida et de Memmius 
« qui ne mettent aucune pudeur dans les choses ni dans 
« les mots? » 


Je ne connais de Memmius que deux vers cités par 
Lilius Gyraldus : 


Nostri majores velut bene multa instituere , hoc optime , 
A frigore fecere summo dies septem Saturnalia. 


« Nos ancêtres, comme beaucoup d’autres bonnes 
« institutions qu’ils ont faites, ont établi les sept 
« jours de Saturnales à l’époque de la plus grande 
« froidure. » 


Ces vers assurément ne laissent point la trace du 
cynisme que reprochait Ovide ; mais tout n’est pas 
licencieux dans un poëme de longue haleine. Puis, 
à Rome, on n’était guère chatouilleux à cet endroit. 


(4) Trist.; lib. LI. 

1! ne reste que deux fragments des pièces de Ticida, l’un où il 
loue le poëme de Lydie composé par le grammairien Valerius Caton, 
l’autre où il vante la couchette de l’hymen, comme seule heureuse 
pour de telles amours. 


Lydia, doctorum maxtma cura, liber. 


Felix lectule talibus sole amoribus, 


JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 171 


La loi seule y imprimait le respect , il n’y avait pas de 
pudeur publique. 

L’atellane se soutint sous l’Empire, malgré ses 
souvenirs et ses tendances de liberté républicaine. Elle 
fronda indirectement , par de malignes allusions , les 
déréglements des mauvais empereurs. En vain, le 
Sénat qui en redoutait le franc-parler , la proscrivit-il 
par un décret; elle reparut et brava la proscription : 
elle fut comme une étincelle du feu sacré, dans la 
nuit de la servitude romaine. 

Aux jeux qui furent célébrés sous Tibère , on ap- 
plaudit à cet épilogue transparent d’une atellane : 
« Un vieux bouc lèche une chèvre. » Tibère ne parut 
pas y avoir fait attention. Mais à son tour Caligula , 
plus attentif et plus cruel, ayant cru voir dans une de 
ces pièces un vers à double sens, qui avait excité les 
risées du peuple , en fit brûler vif l’auteur dans 
l’arène (1). 

En dépit de ce terrible exemple, le comédien Datus, 
dans une des dernières scènes d’une autre atellane, 
chanta en grec sous Néron: 


«a Adieu, mon père! adieu, ma mère ! » 


Il faisait allusion au meurtre de Claude et d’Agrip- 
pine, ordonné et consommé par ce parricide. A la fin 
de son chant, il ajouta : 


« Pluton vous traîne par les pieds », 


en désignant le Sénat de ses gestes. 


(1) Suet,, Culig., 27. 


172 JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 


Il est donc vrai qu’en ce temps-là un comédien 
montrait plus de courage qu'aucun patricien et 
qu'aucun citoyen. L’atellane se montrait claire et 
hardie , lorsque la satire restait obscure et peureuse 
avec le jeune Perse. Datus fut exilé, mais cet exil a 
rendu son nom glorieux et immortel. 

L’atellane poursuivit sa mission de franche critique 
et, à l’arrivée de Galba qui n’était pas agréable aux 
Romains , l'acteur de l’atellane ayant commencé le 
chant connu : « Simus (1) revient de la campagne », 
tous les spectateurs répétèrent ces mots avec accen- 
tuation et achevèrent le couplet. 

On dit que l’empereur Adrien laissa aux auteurs 
d’atellanes toute leur liberté , et que même il aimait, 
entre ses repas , à s’en faire jouer quelqu’une, 

Ainsi se perpétua la libre gaîté populaire ; ainsi 
l’atellane a traversé les âges et ne s’est point 
éteinte, malgré les persécutions et la disparition du 
paganisme. On la retrouve encore vivace en Italie. 


{1) L'empereur Galba avait le nez camus. 


RTE 3 7 L5 gere —— 


ANTOINE HALELEY, 


PAR 


M. VICTOR-EVREMONT PILLET, 


Membre correspondant. 


Quelles que soient aujourd’hui nos prétentions, il 
est certain que, sous Louis XIV , la France était plus 
soucieuse qu'aujourd'hui d'étudier les chefs-d’œuvre de 
Rome et d'Athènes. Les gens du monde connaissaient 
les classiques grecs et latins; le gentilhomme et la grande 
dame suivaient des discussions qui dérouteraient l’in- 
telligence de nos salons contemporains. Il eût été 
honteux alors, pour des fonctionnaires, pour des 
magistrats, de ne pouvoir pas s’énoncer facilement 
dans lidiôme des Romains , aussitôt que quelque cir- 
constance imprévue l’exigeait. De là venait cette heu- 
reuse habitude de parler et d’écrire en latin avec 
autant d'élégance et de facilité que dans sa langue 
naturelle. Get avantage précieux résultait , en grande 
partie , des fortes études auxquelles la jeunesse était 
assujettie , de la discipline sévère qui présidait à l’édu- 
cation publique , et de la vie sévère que menaient les 
maîtres et les disciples. 


474 ANTOINE HALLEY. 


S'il ne nous est pas donné de ranimer l’ardeur pour 
ces mâles études, qui donnent du sérieux et de la 
force à la raison humaine , nous rappellerons du moins 
le nom de quelques hommes qui, dans le grand siècle , 
prirent pour modèles les classiques romains , et qui, 
pour mieux s’en rapprocher , leur ont emprunté leur 
langue. Ces hommes, d’ailleurs, ont apporté leur 
part dans les œuvres du génie français; ils ne mé- 
ritent donc pas tout-à-fait nos dédains ; car, si nous 
ne tenons pas compte de leurs ouvrages, notre his- 
toire littéraire sera toujours incomplète. Cependant, il 
importe de combler , autant que possible , les moindres 
lacunes, et de nerien négliger dans l’étude du mouve- 
ment intellectuel, parce que la littérature n’est pas 
moins cause qu effet dans l’histoire des nations. Étu- 
dions donc ces œuvres littéraires de second et même 
de troisième ordre , il en jaillira quelque lumière 
sur celles du premier. 

Parmi les livres que nous tenons à faire connaître, 
il en est un sur lequel nous appellerons d’abord 
l'attention de nos confrères ; c’est l’in-8°, d’Antoine 
Halley , qui a pour titre : Opuscula miscellanea. 

On sera peut-être surpris aujourd’hui de voir que 
les professeurs ne se servissent pas de la langue vivante 
et maternelle pour leurs compositions ; mais, sans 
parler du zèle jaloux et passionné avec lequel les Uni- 
versités d’alors préconisaient l’usage consacré depuis 
tant de siècles, la langue savante dans laquelle s’ex- 
prime notre auteur, était alors, nous l’avons dit, 
accessible à bien des personnes; et puis, quand notre 
professeur écrivit ses premières œuvres, l’idiôme 


ANTOINE HALLEY. 175 


français était fort imparfait; on m'avait pas encore 
trouvé, dans sa formeet ses expressions, des moyens 
propres à satisfaire à tous les besoins de la pensée, 
à toutes les nuances du sentiment. Halley vivait à une 
époque de transition , et, quand Descartes et Pascal 
parurent, il était mûr et le pli était pris. Toutefois , 
le livre d'Antoine Halley renferme, outre des poésies 
latines, quelques morceaux écrits en français, et il im- 
porte de les connaître, au point de vue de notre langue, 
dont il est si curieux de suivre les transformations. 
Au surplus , si nous nous occupons de ce volume , ce 
n’est pas pour y trouver des beautés littéraires véri- 
tables ; nous y chercherons les traces de l’esprit moral 
du temps , des renseignements historiques , des in- 
dices philosophiques , plutôt que des fables poétiques , 
habilement construites et éloquemment racontées. 
D'ailleurs, le talent d'Antoine Halley ne s’éleva ja- 
mais jusqu'aux grandes compositions ; il ne réussissait 
que dans les pièces de peu d’étendue. 

Il naquit à Bazenville, en 1595, et non en 1593, 
comme le disent quelques biographies. Il nous en 
avertit lui-même , à la page 165 de ses Opuscula mis- 
cellänea : « Canebat autor, anno 1672, ætatis 77, 
literariae professionis 55. » Il fit de rapides et bril- 
lantes études à l’Université de Caen , et, dès l’âge de 
vingt-deux ans, il fut admis comme professeur de 
belles-lettres et de géographie. Il remplacça, vers 1645, 
Antoine Gosselin , dans les fonctions de principal du 
collége du Bois, puis comme premier professeur royal 
en éloquence. Il remplit ces deux charges avec éclat. 
Excellent maître, il forma d’excellents disciples , 


176 ANTOINE HALLEY. 


entr’autres l'historien Mézeray et Huet , évêque 
d’Avranches, « J’estime, dit ce dernier, dans ses Ori- 
gines de Caen , p. 393-394, j'estime un desplus grands 
bonheurs de ma vie d’avoir été son disciple domes- 
tique pendant cinq ans. Il m'a formé l’esprit, il m’a 
rafliné le goût , il m’a donné l'intelligence des bons 
auteurs , il m’a appris une infinité de choses rares et 
curieuses. Une amitié commencée entre nous à de si 
bonnes enseignes, s’est entretenue jusqu’à la mort, 
de laquelle étant proche, il pria un de nos amis com- 
muns (1), de m’assurer qu’il pensoit à moi dans cette 
extrémité , et qu’il me conservoit fidèlement son ami- 
tié jusqu’au dernier soupir. » Au reste, Huet a tou- 
jours saisi l’occasion de témoigner publiquement à 


(1) C'était Guillaume Pyron, né à Hambie, le 21 octobre 1637, 
et mort à Caen, le 20 août 4684, professeur royal de langue grecque 
en l’Université de cette ville. Il employa le langage des Muses, pour 
annoncer à Huet la mort d'Antoine Halley, et lui envoya dix dis- 
tiques latins : 


Olenicis tandem noster concessit ab oris 
Hallæus, docti gloria prima chori ; 

Hallæus, quondam tuus ille hortator, Hueti 
Inclite, Castaliis cum veherere jugis; 

Quo duce, tu veteres Latii penetrare recessus, 
Quo duce, gaudebas Hellados ire viam ; 

Hallæus, tanto qui te complexus amore est, 
Quique tibi tanto charus amore fuit ; 

Dulcis Huetiadae tremulo cui semper in ore est 


Nomen, cum media lumina morte natant. 


Talia cernchbam lacrymans, lacrymansque , fideli 


Voce, pii refero verba suprema senis, etc, 


as 


ANTOINE HALLEY. 477 


Antoine Halley l'estime qu’il faisait de son mérite. Je 
me contenterai de citer deux passages de ses poésies : 


Dicendi hæc aderat blandus convictor, amicus 
Integer, interpres veteris doctissimus ævi, 
Æmulus ille Ovidi laudum , magnique Maronis , 
Et quo regali Cadomum doctore superbit 
Hallæus..…. ( Epist. ad Menagium. ) 


Et dans sa belle élégie sur les poètes de Caen : 


Hæc mihi monstrabat teneris Hallæus ab anis : 
Tentabam sacras, hoc præeunte, vias. 

Fas tibi Pegasidum, dixit, cognoscere gressus : 
Isio calle pedes Di posuere suos..... 

Sic puerum Hallæus monilis urgebat amicis : 
Crescebant animi jussa sub illa mei, 


Il y avait alors peu d'hommes en France qui 
pussent donner de meilleurs conseils sur la poésie 
latine, qu’Antoine Halley, parce qu’il n’y en avait pas 
qui en eussent plus étudié les règles, et qui les eussent 
mises en pratique avec plus de succès. Il travailla 
pendant trente ans pour les Palinods de Caen et de 
Rouen, et presque toutes les pièces qu’il y présenta 
furent couronnées. Le P, Charles de La Rue , jésuite, 
l'en félicitait ainsi, dans un de ses Emblémes, où il le 
compare au Phénix : 


.. Sunt lola spirantia mollius Hybla 
Carmina ; sunt lauro toties donata recenti, 
Virgineam quoties certasli inviclus ad aram. 


Notre poète entra tant de fois dans ces luttes pali- 
F2 


178 ANTOINE HALLEY. 


nodiques, et il obtint tant de prix, qu’on le pria de 
s'abstenir pour ne pas décourager les concurrents. 

Il était de l’Académie que Moisant de Brieux fonda, 
à Caen , en 1652. Voici ce que ce dernier dit d'Antoine 
Halley, dans sa Lettre à Saint-Clair Turgot : «M. Halley, 
professeur royal en éloquence en l’Université de Caen, 
qui va travailler à ramasser ses poësies latines pour en 
faire un corps, et qui va retoucher aussi divers traités 
qu’il a faits sur les lois des Douze Tables, sur la sphère 
et l'astronomie, sur la grammaire latine et sur lagéogra- 
phie. » Il paraît qu’il publia son traité sur lagrammaire 
latine, en 1652 ; mais il ne put jamais se résoudre à 
recueillir ses poésies, malgréles vivessollicitations deses 
amis, qui le pressaient de les donner au public, comme 
l’attestent les différentes pièces de vers qui terminent 
le livre dont nous allons nous occuper. Enfin Halley 
se décida , sur la fin de sa vie, à rassembler ses 
pièces éparses, disjecti membra poetæ ; il les confia 
aux presses de Jean Cavelier, et il en sortit , en 1675, 
un volume in-8°. intitulé: Antonu Hallæi, reg elo- 
quentiæ professoris, et musei Sylvant gymnasiarchæ , 
in Academia Cadomensi opuscula miscellanea. Huet 
remarque, avec raison, qu’il était un peu tard , « que 
le génie de l’auteur , affoibli par l’âge, n’avoit plus la 
finesse du discernement, et qu’il laissoit souvent le 
bon pour prendre le pire { Origines de Caen ). » 
Halley dédia son livre au Dauphin, dont Huet était le 
sous-précepteur. Il envoya à celui-ci un exemplaire 
de son ouvrage, en le priant de le présenter lui- 
même au jeune Prince ; mais Huet ne put le faire: 
une maladie le retenait alors à Paris ; il le fit offrir 


ANTOINE MHALLEUY. 179 


par un autre, et y joignit une lettre latine à son élève, 
dans laquelle il vante la vertu et la science de Halley, 
et le supplie de favoriser d’un bon accueil le livre de 
son ancien maître. Le Dauphin répondit en latin à 
Huet , pour le prier de remercier Antoine Halley de 
lui avoir dédié et envoyé son ouvrage, Nous lisons 
ces détails dans les Mémoires de VÉvêque d’Avranches 
(Pet. Dan. Huetii, episcopi Abrincensis Commentarius 
de rebus ad eum pertinentibus ). 

Antoine Halley mourut à Caen, le 5 juin 1676, après 
vingt mois d’une cruelle maladie , dans d’admirables 
sentiments de piété et de foi chrétiennes ; c’est Guil- 
laume Pyron qui, présent à ses derniers moments, 
nous l'atteste dans ces vers latins : 


.… Loquitur Christum, Christumque precatur ; 
Et cum vox defecta virum frustratur hiantem , 
Jpse manus graciles, exsuccaque brachia tollens, 
Conatur tremulis Christum quoque dicere labris. 
Inde dies terni cum processere, dolores 

Inter anhelantes , inter suspiria, Christo 
Immoritur..….. 


“Hi fut regretté de tous ses amis , et ils étaient nom- 
breux; car tous ceux qui le connurent l’aimèrent ; 
son caractère était doux et conciliant , ses mœurs 
étaient pures, ses sentiments nobles et élevés, son 
âme étrangère aux mauvaises passions qui s'emparent 
souvent des hommes de lettres. Entouré de l'estime et 
du respect de tous, il était digne de ces hommages , 
qu’on reud volontiers au mérite modeste et laborieux. 
Il consacra ses vers à toutes les illustrations de son 
pays ; aussi de glorieuses amitiés l’unissaient-elles à 


480 ANTOINE HALLEY. 


presque {ous les grands personnages de son époque , 
comme nous le verrons en parcourant son ouvrage. 
Il fut enterré dans la chapelle de St.-Martin, en l’église 
St.-Sauveur de Caen ( aujourd’hui la halle au blé). 
Son épitaphe était gravée , en belles lettres italiques. 
sur une table de marbre noir, encastrée dans un pilier 
de la nef, vis-à-vis de ladite chapelle. On y lisait une 
pièce de vers qu’il avait composés dans une grave 
maladie. Cette table tumulaire est aujourd’hui à la 
Bibliothèque de Caen. Voici l’épitaphe ec les vers qui 
y Sont gravés : 


HIC JACET ANTONIUS HALLEY REGIUS 
ELOQUENTIAE PROFESSOR ET MUSEI 
SYLVANI GYMNASIARCHA ELEGANTIUM 
LITERARUM PUBLICUS FUIT DPOCTOR CUM 
MAXIMA SEMPER AUDITORUM FREQUENTIA 
ANNIS LX, VIXIT LXXXIII, OBIIT MDCLXXVI, 
DIE 1III JUNII. REQUIESCAT IN PACE. AMEN. 


Ejusdem Hallæi graviter ægrotantis versus, quos 
tumulo suo a se sibi posito et composito inscribi 
voluit : 


Aspice, samme Parens, oculo miserante gravaium 
Peccati sub mole, nec ultrix ira nocentem, 

Ah! me corripiat, justis armala flagellis; 

Ad te clamantem, lola et te mente vocantem, 
Sperantemque in Le, dulcis per nomen IJesu, 

Cum quo unum sacroque manes cum Flamine Numen, 
Exaudi, Pater, exaudi., Tot crimina fasso, 

Atque humili veniam, contrilo el corde roganti, 
Parcentique suis inimicis peclore toto, 


Parce, augusta Trias. Tuque, o sanctissima Virgo, 


ANTOINE HALLEY. 181 


Concilia mihi Natum, ac fuso sanguine lavit, 

Qui noxas mundi, et cunctis pro sontibus insons 
Adamidis moriens, clausum reseravit Olympunm ; 

Ne miserum, 0 Virgo, ne me arceat effice, Porta 
Namque Poli es, tuque alma Dei potes omnia Mater. 


On a deux portraits d'Antoine Halley; Ségrais nous 
dit qu’il en plaça un dans son académie ( Segraisiana, 
p. 16). 

Essayons maintenant de faire connaître les Opus- 
cula miscellanea de notre auteur. Pour composer son 
volume , il réunit sans liaison et comme au hasard une 
foule de morceaux dispersés çà et là, et qui sont de 
dates très-diverses. Nous les examinerons , sans nous 
astreindre exactement à leur disposition, ni à l’ordre 
chronologique. 

Au début, nous trouvons des vers patriotiques qu’il 
adresse à la ville de Gaen, et qu’il dédie au duc de 
Montausier , gouverneur de la Normandie et du 
Dauphip, fils de Louis XIV. Dans cette pièce intitulée: 
Cadomus , Antoine Halley, après avoir attribué la 
fondation de Caen à Cadmus, ou tout au moins à 
Caius Gésar, vante la beauté et les agréments de la 
ville et de ses faubourgs : 


 - Nüm biandius uit 
Ridet amoϾna loco facies ? num mollior aer ? 
Aut ubi luxuriat magis, expanditque fluentes 
Indulgens Natura sinus ? Hic multus odoras 
Explicat horlus”opes, et habet sua sidera tellus; 
Hic varia ad mensas pomis exuberat arbos 
Mitibus ; implexi curvato fornice rami 
Frondea dant tecta, et solem viridantibus umbris 


Excludunt, Gravidas ager hinc præpinguis aristas 


182 ANTOINE HALLEY. 


Parturit, et large respondent arva colenti ; 
Injussum prata hinc fundunt gemmantia gramen, 
Cireuitu ingenti ; credas æquala cylindro, 

Usque adeo tumor omnis abest. At reflaus æstu 
Æquoreo, patiturque rates, tergoque liquenti 
Convectat merces, et alumnæ allabitur urbi 
Olena, partilis faciens divortia muris, 

Turritam qua fert urbis pons saxeus ædem, 

Et gyro verlentis acus, atque ære sonanti, 
Machina labentes designat mobilis horas. 


« Est-il un lieu qui ait un aspect plus agréable et 
plus riant? où l'air soit plus doux ? où la nature, 
plus favorable et plus luxuriante , ouvre un sein plus 
fécond ? Ici, de nombreux jardins déploient leurs 
richesses odorantes, et la terre a ses astres dans les 
fleurs ; là, mille arbres divers abondent en fruits sa- 
voureux pour nostables; les rameaux entrelacés for- 
ment une voûte de feuillages, et de leur ombrage ver- 
doyant écartent les rayons du soleil. Plus loin, les fertiles 
guérets se couvrent de pesantes moissons, les champs 
répondent abondamment aux vœux du laboureur; 
ailleurs, dans leur vaste contour, de magnifiques prairies 
produisent des herbes sans culture : on croirait que le 
sol est aplani par le cylindre , tant est rare la moindre 
élévation de terrain ! Remontée par la marée , l'Orne 
porte bateau, charrie les marchandises sur son dos 
liquide, et passe à Caen, dont elle divise les murs, à 
l'endroit où un pont de pierre soutient l’hôtel-de-ville 
avec ses tours, et où , à l’aide d’une aiguille mobile et 
d’un airain sonore , une machine marque et annonce 
les heures fugitives. » 

Ces derniers vers indiquent l’hôtel-de-ville, sur 
le pont St.-Pierre, bâti, entre les années 1346 et 


ANTOINE HALLEY. 183 


1367, et flanqué de quatre tours; les murs de la 
ville venaient y aboutir. Dans une de cestours, était 
placée cette machine harmonieuse qui répétait les 
airs des hymnes de l’Église, et qui était de l'invention 
de Jean Labbé, cordelier du couvent de Caen. Elle 
fut faite, l’an1314,comme l’indique l'inscription gravée 
sur le timbre de cette horloge : 


PUISQU'AINSI LA VILLE ME LOGE 

SUR CE PONT, POUR SERVIR D'AULOGE , 
JE FERAY LES HEURES OUIR, 

POUR LE COMMUN PEUPLE ESJOUIR. 


M'a faite Beaumont l’an mil trois cens quatorze. 


A cause de cette horloge, qui était d’un volume 
considérable, cette forteresse s'appelait le Gros- 
Horloge. Elle fut rasée vers 1750 

Notre poète continue , et dit l’amour des Caennais 
pour leurs rois légitimes : au milieu des fureurs de 
la Ligue, ils restèrent fidèles à Henri IV. Ensuite 
Antoine Halley cite , avec un poétique enthousiasme , 
les hommes illustres que Caen a vus naître. Huet, 
dans ses Origines de la ville de Caen, les mentionne 
presque tous. Cette pièce de vers se termine par des 
éloges adressés au duc de Montausier , au Dauphin, 
son élève, et à Louis XIV. 

Les vers qui suivent , répétition en partie de ceux 
qui précèdent , redisent les louanges de Jean Rouxel. 
Notre auteur promet à ses poésies latines un long 
avenir. Illusions de lamitié, que la postérité n’a 
pas réalisées ! Jean Rouxel était fils d’un négociant 
de Caen. Il professa avec éclat, dans l’Université de 


tn 


À 


184 _ ANTOINE HALLEY. 


rt 
ee 


cette ville, l’éloquence, la philosophie et ensuite les = 


lois. On a de lui des harangues et des poésies latines. 
Il mourut à Caen, en 1586, à l’âge de 56 ans. 
Antoine Halley engage ensuite , dans quatorze 
distiques , Huet, son élève, à prendre la plume et à 
écrire: 
Et modo penna manu sollicitanda tibi. 


Dans sa réponse, en vers hexamètres, Pierre-Daniel 
Huet se refuse aux sollicitations de son ancien pro- 
fesseur : *. 


..…… Me non orchestra canentem 
Excipiet, nec compositos sudante cerebro 
Narrantem versus ridcbit vulgus ineptum, 


Puis nous trouvons le Tombeau { Tumulus) du poète 
Nicolas Bourbon. Si l’on en croit Halley , c’est Nicolas 
Bourbon qui , sur le trône poétique, s’assied le plus 
près de Virgile : 

Et magnum insequitur spalio propiore Maronem. 


Au reste , les écrivains du temps parlent comme 
notre auteur: « La france, dit l’un d’eux, compte 
Nicolas Bourbon, professeur d’éloquence grecque au 
Collége royal, mort en 1644, parmi les plus grands 
poètes latins qui l'ont illustrée depuis la renaissance des 
lettres ; ses pensées sont pleines d’élévation et de no- 
blesse ; ses expressions, de force et d'énergie. Son 
Imprécation contre le parricide de Henri IV ( Diræ in 
parricidam ) passe avec raison pour un chef-d'œuvre, » 

La pièce suivante de Halley a plus d'importance 
par les détails historiques qu’elle nous donne. Elle 


L 


ANIOINE HALLEY, 182 


- est adressée au chancelier Pierre Séguier, au milieu 


Pa 


de circonstances déplorables. On sait que, sous 
Louis XIII, une dévorante fiscalité avait réduit la 
Normandie à la plus extrême misère, Fatiguée d’être 
pressurée et foulée aux pieds, cette province à la fin 
s'élait indignée. Le fisc insatiable, s’en prenant suc- 
cessivement à chaque profession, avait imposé toutes 
les industries. La solidarité qu’on voulait établir en 
matière de subsides, excita en tous lieux une irritation 
profonde. Pour mettre le comble à tant de rigueurs, 
on annonça la gabelle aux contrées de la Normandie, 
qui n’y étaient pas assujetties encore; aussitôt les 
peuples, se voyant surchargés de taxes au-delà de 
leurs forces, s’émurent , s’armèrent, s’organisèrent, 
en armée de souffrance : c’étaient les redoutables Nu- 
Pieds ; ils étaient plus de dix mille. On envoya contre 
les rebelles le colonel Gassion, qui les écrasa dans 
le faubourg d’Avranches. Mais le châtiment des sé- 
ditieux, qui s'étaient signalés dans les émeutes, était 
chose non moins urgente que la répression à main 
armée des bandes insurgées. Richelieu envoya en 
Normandie le chancelier Séguier pour juger et faire 
exécuter les mutins, entassés depuis long-temps dans 
les prisons. Les villes étaient frappées de stupeur et 
d’épouvante ; on les rendait responsables des dom- 
mages causés par la révolte, 

Le jeudi 16 février 1640, le chancelier Séguier fit 
son entrée à Gaen, assis dans une litière traînée par 
quatre mulets. Les autorités de la ville accoururent 
à sa rencontre, le haranguèrent, et le reçurent so- 
lennellement. Effrayé de la venue du chancelier, An- 


186 ANTOINE HALLEY. 


toine Halley composa une pièce de 93 vers, pour 
demander grâce en faveur de la cité. 

Après un début insinuant, le poète peint ainsi le chef 
des Nu-Pieds et les séditieux eux-mêmes : « Un wil 
chef, qui avait à peine forme humaine , et dont la voix 
rappelait celle de l’animal stupide , et la compagne 
de ce misérable , la populace la plus infime, ivre des 
noirs poisons de l’infernale Mégère , nous ont plongés 
dans cet abime de maux, ont offensé le Roi, et 
entrainé dans la même ruine eux et leurs familles : » 


Vile caput, cui vix homiuis forma horrida vultum 
Linquebat , stolidumque pecus vox ipsa sonabat, 
Et ducis infandi comes, infernæque Megæræ 
Ebria lacte nigro, vulgi fæx ima profani, 

Nos tantis mersere malis , et, Principe læso, 
Seque domosque ( nefas ! ) una involvere ruina. 


Puis suit l’éloge du chancelier et de son illustre 
maison. Séguier reconnaît que Caen n’est pas cou- 
pable, et qu’il ne pouvait point comprimer la révolte; 
Caen fut toujours et sera toujours fidèle à son Roi. 
Autoine Halley finit par solliciter l'appui du chancelier 
pour l’Université de Caen, dont les régents n’ont point 
été payés, depuis trois aps : 

Tertia currit hiems , ex quo non penditur ulli 
Annua doctorum mercedula, portio gazæ 


Tantula regalis..….... Da solvi exile minerval, 
Atque professorum justis bonus annue votis. 


Malgré cette supplique, en janvier 1643 , l'Univer- 
sité n'avait encore rien touché ; on lui avait même 
enlevé ses priviléges. Les professeurs envoient à Paris 


ANTOINE HALLEY. 187 


Antoine Halley pour réclamer de nouveau la protection 
du chancelier Séguier. Notre poète lui présente une 
pièce de vers latins, intitulée: Philomela, hieme canens. 
On aime à croire que les cfforts de la muse ne furent 
point stériles. 

Antoine Halley a consacré à la mémoire du jeune 
comte de Seltz un chant funèbre qu’il dédia à Fabricius, 
gouverneur du prince. Voici ce que nous lisons à ce 
sujet, dans le Segraisiana, pages 24 et 25: « Le feu 
Electeur Palatin avoit un bâtard qu'il envoya en celte 
ville pour y étudier , à cause qu’il y avoit Université, 
et un nombre de savants de la religion, dans laquelle 
il vouloit le faire élever , et lui donna pour son gou- 
verpeur , un habile homme , nommé M. Fabricius, qui 
houora souvent notre Académie de sa présence ; mais 
le jeune prince qu’il avoit à gouverner étant mort, 
le gouverneur s’en retourna dans le Palatinat , où il 
prononça en latin une oraison funèbre à sa louange, 
et il fit mention honorable de l’Académie et des 
membres qui la composoient. » 

Tous les poètes de l’époque firent des vers sur la 
mort prématurée du comte de Seltz ; Huet, évêque 
d’Avranches, composa même des vers grecs. 

Le même Huet publie, à Paris, en 1661, un 
ouvrage , intitulé : De interpretatione libri duo ; aussi- 
tôt Antoine Halley, son ancien professeur, l’en remercie 
par un long poème. C’est un beau livre , sans doute ; 
mais l’amitié , cédant à ses sympathies enthousiastes , 
en fait un éloge exagéré, L'œuvre de Huet devait 
voir le dernier jour du monde : 


Suprema arsuri visurum tempora mundi, 


188 ANTOINE HALLEY. 


Nous trouvons ensuite, dansles Opusculamiscellanea , 
près de 360 vers adressés au Dauphin , qui commence 
déjà à lire les poètes latins. C’est l’histoire des six 
rois troyens, Dardanus , Erichthon, ‘©Tros, Ilus, 
Laoménon, Priam, dont les Romains et les Français 
tirent leur origine , qui lui fera le mieux connaître 
l'histoire poétique. Cette longue pièce se termine par 
l'éloge du précepteur ( Bossuet )}, du sous-précepteur 
(Huet) et du gouverneur ( Montausier ) du jeune 
prince. Il engage vivement à continuer les éditions 
ad usum Delphini. Lui-même, dit-il, a annoté, dans 
ce but utile, Virgile, Horace, Ovide et Claudien ; puis 
il prie le fils de Louis XIV de ne pas dédaigner la 
faible offrande qu'il append à ses autels; on fait 
aussi, avec peu, de pieux sacrifices ; un grain d’encens 
est agréable même à Dieu : 


Interea quæ parva tuis appendimus aris 

Munera ne temnas , Princeps o maxime, solo 
Et genitore minor; parvis quoque rite litatur, 
Grata est et summo vel thurea mica Tonanti, 


Viennent ensuite les allégories latines ou epigram- 
mata protreptica, honoraria et laureata , qu’Antoine 
Halley dédia au Dauphin. Beaucoup de ces épigrammes 
obtinrent le prix aux Palinods de Rouen et de Caen, 
etles autres sont des invitations aux poètes ou des 
remerciments aux juges, 

M. de Bretteville, oflicial, chantre et chanoine de 
Rouen, fonda, en 1644 , le laurier pour premier prix 
de lépigramme latine. Une étoile récompensait le 
second prix. 


ANTOINE HALLTY. 189 


Chaque année , les membres de l’Académie de 
l’Immaculée-Conception de la Sainte-Vierge élisaient 
un Prince pour présider le Palinod. Ce Prince choi- 
sissait un docteur qui composait une invitation aux 
poètes, pour les engager à faire des vers en l'honneur 
de la Vierge et à disputer le prix; puis les poètes, qui 
avaient remporté les couronnes de l’année précédente , 
étaient appelés à haute voix et au son des trompettes 
pour venir en rendre des grâces publiques , dans un 
compliment en vers, adressé au Prince du Palinod. 
Enfin , on lisait les pièces envoyées au Concours et le 
jugement était prononcé immédiatement. 

Dans ces diverses pièces palinodiques, Antoine Halley 
se montre toujours versificateur correct, élégant, har- 
monieux, ingénieux à former la phrase poétique. Nous 
en sigpalerons trois comme intéressant plus particu- 
lièrement l’histoire littéraire et l’histoire locale. 

En 1635, comme Louis XIII revenait de la chasse, 
et traversait la plaine de Monceaux, près de Paris, 
un coup de tonnerre effraya ou renversa quelques 
personnes de la suite du roi, mais épargna le prince. 
Notre poète commence ainsi l’épigramme latine, qu’il 
composa à ce sujet : 


Pondera liligeri dum pendent ardua regni 
Purpureis Armandi humeris..…. “ 


Voici ce qu’au sujet de cette pièce , nous lisons dans 
le Huetiana, p. 122 et suiv. : 

« M. Halley, professeur royal dans l’Université de 
Caen, mon bon maître et mon bon ami, qui avoil du 
talent pour la versification latine, éloit sévère exacteur 


190 ANTOINE HALLEY. 


de la pure latinité et des règles de la prosodie. Il exer- 
coit souvent sur moi cette rigueur et ne me pardonnoit 
rien. J’étois piqué au jeu et je cherchois à me venger. 
J'en trouvai enfin l'occasion et je voulus avoir l’Aca- 
démie de Caen pour témoin de ma vengeance. Je 
l’engageai de répéter une épigramme latine qu’il avoit 
autrefois proposée au Palinod, et qui avoit remporté 
le prix avec un grand applaudissement. Elle commence 
par ces paroles : 


Pondera liligeri. . . . . . . 


Je lui demandai s'il ne m’avoit pas enseigné qu'il 
n'éloit pas permis de rien innover, ni forger de nou- 
veaux mots, dans les langues mortes ; et comme il ne 
pouvoit pas en disconvenir, je lui demandai s’il avoit 
trouvé le mot de liliger dans quelque auteur classique. 
Il répondit que ce mot étoit fondé sur l’analogie de 
lauriger , dont les bons auteurs se sont servis. Je 
répondis que si cette raison avoit lieu, j’allois former 
une nouvelle langue latine , entièrement inconnue aux 
anciens , que j'aurois le même droit que lui de dire 
rosiger , violiger, ulmiger, et une infinité d’autres pa- 
reils , qu’il ne m’auroit pas pardonnés autrefois , mais 
qu’it me pardonneroit peut-être à l’avenir , pour faire 
passer son liliger. Vous voilà donc pris, Monsieur 
notre maitre , ajoutai-je , en flagrant barbarisme! 
Mais il y a pis encore , car dans ce même mot, vous 
avez fait une faute grossière de quantité: (liliger 
est dit pour liiüiger , étant composé de lilium , 
comme tibicen est dit pour tibiicen, étant composé 
de tibia, ce qui rend longue la seconde syllabe, 


ANTOINE HALLEY. 191 


au lieu que dans tubicen, elle est brève, ce mot 
étant composé de tuba. Que ces deux erreurs, entassées 
dans un même mot, vous rendent un peu plus indul- 
gent envers les nôtres. » 

Voici une autre épigramme qui a un intérêt de 
circonstance. Dans l’église de St.-Exupère, qui 
n’était autrefois qu’une chapelle, large de 14 pieds et 
longue de 29, bâtie par saint Regnobert, furent en- 
terrés Exupère , Regnobert, Rufinien , Manvieu, Con- 
test, Patrice, Gerbold, Frambold , Gérétrand. On à 
retrouvé et ouvert, en avril 1853, les cercueils en 
pierre de plusieurs de ces premiers évêques de Bayeux, 
que l’Église a reconnus comme saints. L'abbé Béziers 
a écrit, dans son Histoire sommaire de la ville de 
Bayeux, p. 90: « Par respect pour les cendres de 
ces saints, on n’enterre personne dans l’église de 
S.-Exupère, depuis un temps immémorial. Le célèbre 
M. Halley en tira autrefois le sujet des beaux vers 
latins qui remportèrent le prix aux Palinods de Rouen 
et äe Caen. » 

Nous allons transcrire ces vers : 


Qua dives clero insigni , temploque superbo 
Nobilis aerias ostentat Bajoca moles 

Pyramidum, tractuque almo dat nomina, et ipsam 
Jucundi pascunt cerealia dona saporis, 

Haud humiles attollit acus, fandata Tonanti 
Exuperoque domus, gessit qui primus ibidem 
Pontificale pedum, Christique ad ovilia late 
Compulit errantes populos, el vana fugavit 
Monstra Deum, infernas missus prohibere rapinas. 
Limen adi augustum, præsentia Numinis urget 


Iutus adorantem , et pectus sacer occupat horror. 


192 ANTOINE HALLEY. “y 


Quadrifida hic Soter sublimis ab arbore pendet, 
Circum aras Divum efligies, spirantia signa, 

Vivit et in pictis manus ingeniosa labellis. 

At non marmor ibi quod lugeat æthere cassos, 

Non saxo, non ære vides signata jacentum 

Nomina, funereos sentit nec terra ligones ; 

Namque hodie scrobe donatum quodcumque cadaver , 
Rursus erit scrobe donandum , cum luxerit orto Ê ? 
Craslina sole dies. Humus alto os pandit hiatu, 

Per noctem, et pastu sordescere viscera fædo 
Impatiens, vomit invita quod ceperat alvo, 

Corpus et eructat palefacto exsangue sepulcro, 
Strataque saxa volant. At nox ubi pallet ad ignes 
Ultima purpureos, apparet triste feretrum , 

Et precibus mutis horrenda flagitat æde 

Efferri, atque alia tandem sepelitur arena. 

Fanunm adeo tetri ignorant afflare vapores, 

Exhalat putri quos fœta cadavere tellus. 


« Aux lieux où, riche en prêtres distingués, et 
célèbre par sa magnifique cathédrale, Bayeux dresse 
ses pyramides dans les airs, et donne le nom au fer- 
tile pays qui le nourrit de ses fruits savoureux, l’église, 
élevée à Dieu et à saint Exupère, montre sa flèche 
élancée. C’est là que, le premier, Exupère porta la 
houlette pastorale , ramena au bercail de Jésus-Christ 
les peuples au loin dispersés, et renversa les vaines 
idoles des fausses Divinités, envoyé qu’il était pour 
arrêter les ravages de l'enfer. 

« Franchissez le seuil sacré , entrez dans le temple, 
la présence de Dieu s’y fait sentir à celui qui l’adore, 
une sainte frayeur s'empare de l'âme. Là, le Sauveur 
est suspendu à l’arbre de la croix ; autour des autels 
semblent respirer les statues des saints, et un pinceau 


pe" 


à 


ANTOINE HALLEY. 493 


habile revit dans les tableaux. Mais 1à , pas de marbre 
qui pleure les défunts; sur la pierre ou sur le bronze 
ne sont pas gravés les noms de ceux qui ont cessé 
d’être , et la terre ne sent pas la bêche du fossoyeur ; 
car le cadavre que vous confiez aujourd’hui à la fosse, 
il faudra l’y replacer, quand brillera le soleil du len- 
demain. Pendant la nuit, la terre s’ouvre, béante et 
profonde, et, ne pouvant souffrir que cette affreuse 
pâture souille ses entrailles, elle vomit ce qu’on a mis 
dans son sein malgré elle, rejette le cadavre du sé- 
pulcre ouvert , et fait voler au loin la pierre placée 
sur la tombe. Et, lorsque la nuit pâlit aux feux du 
matin , apparaît le triste cercueil, qui demande, par 
ses muettes prières , à être enterré loin de cette redou- 
table demeure: enfin, on l’inhume ailleurs, Tant cette 
église n’est jamais infectée des vapeurs fétides qu’exhale 
la terre remplie de cadavres putréfiés ! » 

La pièce que nous allons reproduire est un document 
historique. Le duc de Longueville, veuf de sa première 
femme, Louise de Bourbon-Soissons, dont il eut une 
fille, mariée à Henri de Nemours, épousa Anne-Géne- 
viève de Bourbon , sœur du grand Condé et du prince 
de Conti. Ce mariage eut lieu, le 1°, juin 1642, et la 
duchesse n’avait que 23 ans; elle était née, le 29 août 
1619, au château de Vincennes, où son père, Henri 
de Bourbon, prince de Condé, était prisonnier , et où 
sa mère, Charlotte - Marguerite de Montmorency, 
s'était enfermée avec lui. Elle accompagna son mari, 
envoyé comme plénipotentiaire au congrès de Munster, 
en 1648. A son retour de Westphalie, la belle du- 
chesse faisait, à Rouen, puis à Caen, Ge goyeuses en- 

43 


294 ANTOINE HALLEY. 


trées, comme épouse du gouverneur de la Normandie, 
Les louanges flatteuses et délicates ne lui firent pas 
défaut. Antoine Halley lui prodigua les beaux vers. 
Un tableau offrait, à l’entrée d’un temple, la Vertu 
sous les traits de la duchesse de Longueville, avec ces 
deux distiques latins : 
Divina en species augusti in limine templi; 
Non sedet humano tantus in ore decor : 


Scilicet ut Virtus sese formosa videndam 
Præbeat, hie vultus induit, Anna, luo% 


« Vois au seuil de ce temple un portrait de déesse : 
Non, sur un front mortel ne resplendit jamais 

Tant d'éclat, de beauté. Pour se montrer, Princesse, 
La Verlu, sans nul doute, emprunte ici vos traits. » 


Le duc de Longueville eut, d’Anne de Bourbon, deux 
fils, dont l’un, le comte de Dunois, né en 1646, entra 
dans l'Eglise ; et l’autre, le comte de Saint-Paul, né en 
1649, ayant succédé aux titres et aux biens de son 
frère, fut tué au passage du Rhin,.en 1672. Ces jeunes 
princes devaient aussi faire leur entrée à Caen, et Halley 
avait encore orné d'inscriptions, d’hexamètres et de 
distiques latins le Dessein des tableaux fais par ordre 
de Messieurs les Maire et gouverneurs échevins de la 
ville de Caen, pour l’entrée de Messeigneurs les Princes, 
Le comte de Dunois et le comte de Saint-Paul. Mais ces 
tableaux ne furent pas exposés. La duchesse de Lon- 
gueville entraîna son mari dans la guerre de la Fronde; 
elle est l'héroïne de ses premières scènes : elle se trans- 
porte à l’hôtel-le-ville; elle y loge , elle y accouche, 
et le fils qu’elle y met au monte est appelé Charles 
de Paris, 16/49. 


ANTOINE HALLEY. 195 


Son mari, après les troubles , rentra dans son gou- 
vernement de Normandie, De retour à Rouen, il re- 
vint à des pensées plus douces, prenant part à des 
combats qui ne font point couler de sang ni de larmes, 
et ne sont jamais suivis de regrets. Le duc de Longue- 
ville honorait les lettres, et les lettres reconnaissantes 
nous révèlent tout ce que lui dut la province, et sup- 
pléent ici à ce que ne nous a point dit l’histoire; ear 
la duchesse de Nemours elie-même, la fille unique du 
duc, mieux instruite que personne de ce qui regarde 
son père, s’est contentée de nous dire « qu’il empêcha 
qu’il n’y eût des gens de guerre dans toute la Nor- 
mandie, et que cette province demeura paisible en un 
temps où tout le reste du royaume était au pillage et 
en feu par les soldats. » (Mémoires de la duchesse de 
Nemours, collection Petilot, 2° série, tome XXXIV, 
page 521). A Rouen, à Caen, aux séances publiques 
des Palinods, dont, en 1652 (la date est à noter), le 
duc avait consenti d’être le prince, les muses de la 
France et de Rome, se faisant les interprètes de la 
province, chantèrent la bonté paternelle de son gou- 
verneur , et peignirent les bienfaits d’une paix inespé- 
rée, qui était son ouvrage. Le prince des Palinods, à 
Caen, le duc, invité, suivant l'usage, à donner aux 
poètes l'argument qu’ils devaient traiter, avait proposé 
ce thème: La Normandie préservée de la guerre. Chargé, 
au nom du prince, de faire l'invitation aux poètes, An- 
toine Halley composa une pièce en vers hexamètres, 
pleine d'élégance et d'harmonie. Le poète y peint avec 
énergie la guerre et les calamités qu’elle entraîne à 
sa suite, el il n’avait pas été bien loin, hélas! chercher 


196 ANTOINE HALLEY. 


ses images. Aux confins de la Normandie et dans la 
France tout entière, ce n'étaient que combats, courses 
dévastatrices, incendies, pillages, famine et misère. 
Mais, après qu’il a déploré ces calamités, qu'ilen a 
tracé, en gémissant, le tableau fidèle, s'offre à ses yeux 
un plus doux, un plus riant spectacle ; avec un sincère 
enthousiasme, avec une joie patriotique, il peint le 
bonheur dont jouit la province, y montre l’ordre, le 
calme, la quiétude dans les cités, une sécurité non 
moindre dans les campagnes où les troupeaux paissent 
tranquillement et sans péril, où les granges ne sauraient 
suflire aux blés qu’on recaeille, ni les celliers au cidre 
qui partout coule à grands flots : 


Ignara armorum strepitus, sonitusque tubarum, 
Felix, o iterum felix, mea Neustria ! tractus 
Aspice finitimos, totum regni aspice corpus, 

Heu ! quibus exhaustum nunc cladibus! heu! quibus illud 
Jactatum fatis! stabulat jam mænibus ipsis 
Pauperies, agris et oberrat plurimus horror; 

Jam tetro sata Marte fames, at nata parente 
Tetrior, ora modis populans exsanguia miris, 
Sævit in agrestes, contractaque viscera torquet : 
En quo vesanas egit Discordia mentes ! 

Non ea Neustriadum sors est : per rura, per urbes, 
Cellas Pomonæ liquor aureus, horrea messes 

Et gravidæ complent ; secura armenta vagantur 
Arva per et saltus, lætique incondita mulcent 
Carmina pastoris tutos cum matribus agnos. 

Si nondum immensi laxata mole tributi, 

Qua (rege invito) dudum lex Lemporis omnes 

Dura premit, vulgo hic etiam dominatur egestas ; 
At non dira fames miseros inlerficit, al non 


Tecta vorant flammæ, nec sudat sanguine tellus ; 


ANTOINE HALLEY. 197 


At viget alta quies, et parvi cultor agelli 

Haud pavel arrectum furibundi ad militis ensem ; 
Haud uxor, sua pensa trahens sub paupere tecto, 
Casta pudicititiæ metuit. Themis usque minantem 
Sontibus intentat gladium, solioque verendo 

Lex armala sedens, dat inermi jura Gradivo, 


Après la soumission de Bordeaux, la duchesse de 
Longueville se retira à Moulins , au couvent des filles 
de Ste.-Marie. Son mari, dont elle était séparée 
depuis plusieurs années, vint la chercher lui-même , 
à Moulins, et la mena dans son gouvernement de 
Normandie. Elle mit tous ses soins à le rendre heureux 
jusqu’en 1663, époque de la mort du prince. Alors 
elle se retira aux Carmélites, à Paris , où elle mourut, 
le 45 avril 4679. 

Cédant à une habitude , ou peut-être à une nécessité 
de son temps, Antoine Halley met parfois ses vers sous 
le patronage de quelques hauts personnages que ne 
recommandent que leur naissance et leurs dignités. 
Pour plaire à ces Mécènes, il surfait l'éloge ; mais alors 
il en est puni ; la fée de la poésie, l'inspiration, 
l’abandonne , et cela doit être: la flatterie n’émane 
pas d’une grande âme; elle rapetisse le cœur et 
éloigne les généreuses pensées ; car la flatterie sous- 
entend toujours un intérêt. Ainsi Antoine Halley obtient 
le second prix de l’épigramme latine , au Palinod de 
Rouen, dont est prince, cette année-là , Nicolas de Ea 
Place ,-aumônier de Marie de Médicis. Nicolas de La 
Place lui envoie de Paris une médaille d’or, à l'effigie 
de la Reine ; sur quoi l’auteur, qui la reçut la veille 
des Rois, ne manque pas de faire allusion, dans son 


198 ANTOINE HALLEY. 


remerciment emphatique, au titre que prenait fa 
L2 
princesse , appelée mère de trois rois : 


Quamque trium matrem regum suspexerat orbis, 


Notre poète compose deux épigrammes latines 
intitulées : Oculus et Lux; il dédie la première à Guy 
de Chaämillart, conseiller d'Etat, intendant en Basse- 
Normandie, 1666, et l’autre à M. Turgot de Sousmonts, 
conseiller du Roi, maître des requêtes, tous les deux 
juges du concours. Il en fait une autre sur les miracles 
de saint François de Sales ; il l'adresse à M. de Nes- 
mond, évêque de Bayeux, qui a pour prénom François ; 
ce qui sert de prétexte à un parallèle : 

Lingua, opere et sanclis insignes moribus ambo : 
Indiges in cœlo est alter, et alter erit. 


Il compose des vers pour mettre au-dessous des 
tableaux dont Messieurs de la ville de Bayeux veulent 
honorer l’entrée de M. François Servien dans sa ville 
épiscopale. — Il fit de même pour M, de Nesmond. 

Hardouin de Péréfixe de Beaumont, docteur de 
Sorbonne , évêque désigné de Rodez, précepteur de 
Louis XIV, publie un livre latin : Jnstitutio Principrs. 
Antoine Halley s’empresse de lui envoyer deux élégies, 
pour l’en complimenter. Hardouin de Péréfixe parle 
latin comme Cicéron : 


Ipsa sub Augusto quondam sie Roma locuta est, 
Sie primus Cæsar , sic Tullius ipse locutus. 


Et, comme Charles-Quint éleva son précepteur sur 
le trône pontifical, pourquoi Louis XIV, un jour, 
n'en ferait-il pas autant pour le sien ? 


ANTOINE HALLEY. 199 


ardouin de Péréfixe répond en prose latine à 
Antoine Halley pour le remercier de ses éloges , et le 
prier d'accepter, comme un faible témoignage de sa 
reconnaissance , un exemplaire de l/nstitution du 
Prince ; sa lettre est datée de Paris, septembre 1648. 

Nous trouvons, dans un Remercîiment aux juges 
du Palinod de Caen , une éloquente invective contre 
l’usage du tabac , de la pipe et de la bière. « Qu'ils 
soient sans attrait pour vous , jeunes gens, ces nuages 
de fumée , que produit cette plante détestable, et que 
les buveurs aspirent par le long tuyau d’une pipe, 
et rejettent par la bouche et par les narines: 


Nec magis horrificæ placeant fumantia plantæ 
Nubila, quæ teretis per longa foramina gypsi, 
Ore trahente premit, mox ore et naribus efflat 
Turba bibax.... » 


Laissons la pipe aux matelots, aux Allemands, aux 
Belges, aux Anglais; mais quand on respire l'air 
pur de Caen, l’usage du tabac est chose inconvenante 
et nuisible : 


Nos autem Cadomi spirantes aera sudum, 
Haud decet, et nocuum est fœdo indulgere tabaco. » 


Notre auteur adresse des vers à Claude Auvry, 
évêque de Coutances, et conservateur des priviléges 
apostoliques de l’Université de Caen. Claude Auvry 
était fort estimé de Richelieu, et, plus tard , de Maza- 
rin, Nommé directeur de la Ste.-Chapelle, il fournit le 
sujet du Lutrin à Boileau. Il mourut, à Paris, en 1687. 

Antoine Halley offre aussi, en prose et en vers, 
ses félicitations à Pompone-Bellièvre qui , de président 


200 ANTOINE HALLEY. + 


à mortier, venait d’être élevé à la dignité de premier 
président.-du- Parlement de Paris (juillet 4653). Ce 
magistrat avait été quelquefois élu prince des Palinods 
de Rouen et de Caen. Il mourut, en mars 4657. Il 
avait déployé de grands talents, dans ses ambassades 
‘en Italie, en Angleterre , en Hollande. Il était petit-fils 
de deux chanceliers de France. 

Notre poète complimente aussi Louis XIII et Riche- 
lieu sur la prise de Mantoue. Il se sert de la voix de 
Virgile pour entonner son chant de joie. 

Le duc de Saint-Aignan, pair de France, membre de 
l’Académie française, remporta le prix de l’ode fran- 
caise, au Palinod de Caen, en 1667. J1 avait pris pour 
sujet : Thesée vainqueur du Minotaure. Antoine Halley 
s’empresse de le féliciter de son succès. Malherbe ne 
faisait pas mieux les vers : 


Ille Malherbæus, vatum quo principe gaudet 

Francia, et illustrem Cadomus quem jactat alumnum, 
Fluminis ad nostri ripas, dum molliter errans 
Concineret, numeris mulcebat talibus aures. 


François Mézeray. son ancien élève, envoya de 
Paris à Halley son Histoire de France. Quatre distiques 
latins du professeur remercient le disciple de son sou- 
venir reconnaissant : 

Annales quicumque volet pernoscere francos, 
Hoc vigili cura nobile volvat opus. 


Notre poète prodigue encore ses louanges aux ou- 
vrages de Gilles Ménage , de Samuel Bochart, de Sé- 
grais et de plusieurs autres écrivains de son temps, 
voire même à ceux du bizarre abbé Michel de Saint- 


La ANTOINE HALLE 04 


Martin , dont la crédulité sotte: et ridicule inspira la 
Mandar inade : 


Te doctum en etiam liber arguit, et tibi-partos 
Docioris titulos jure fuisse probat. 


« Voici un livre qui prouve que tu es un savant et 
que tu mérites ton titre de docteur. » Pour l'en ré- 
compenser , Halley lui souhaite la crosse épiscopale : 


Ferre pedum merita pontificale manu. 


, dans un autre passage, il désirerait même qu’il 
Ps du pape le chapeau de cardinal : 


Deque nigro fiat pileus iste ruber. 


Mais signalons , en passant, de crainte de l’oublier, 
une élégie intitulée : Vitæ rusticæ calamitas , c’est un 
renseignement historique. Ge qu’on nous dit de l’état 
déplorable de l'Irlande, sous la Gomination anglaise, 
n’est qu’une image affaiblie de la misère de nos cam- 
pagnes, sous Richelieu et Mazarin. Là, le paysan, 
brisé par un travail incessant, n’a ni toit, ni lit, ni 
vêtements, ni pain; la mère ne peut uourrir son 
enfant , qui meurt ; la faim a tari le lait dans son sein. 
Bien plus malheureux encore sont les habitants du 
littoral. Les agents de la gabelle, que le peuple, dans 
son mépris et son indigpation, a flétris du nom de 
gabelous, montrent envers eux une cruauté sauvage. 
Ecoutez les plaintes du poète : 


Eloquar an taceam ? Scis, o scis ipse profundi 
Reclor, et agrestum sortem miseraris acerbam , 
Qui mare degentes juxta , quanquam omnibus usus 
Auræ undæque palet ; prelioso pro sale viles 


202 ANTOINE HALLEY. 


Hinc prohibentur aquas haurire, et vivere parvo; 
Si faciant, tunsi duro sub fuste sonabunt 
Deprensorum humeri , lymphisque e vase refusis , 
In caput impactæ dissultant fragmina testæ. 


« Parlerai-je ou me tairai-je ? Tu le sais, oui, tu le 
sais, Dieu des mers , et tu plains le sort affreux des 
habitants du littoral. Quoique l’eau et l'air appartien- 
nent à tous, on les empêche de puisér les eaux de la 
mer , qui ne coûtent rien, pour remplacer le sel qui 
se vend cher, S'ils violent la défense, les rudes coups 
de bâton retentiront sur les épaules des délinquants ; 
on répandra l’eau du vase qui, brisé sur la tête du 
coupable, volera en éclats. » 

Cette pièce de vers est un effrayant témoignage de 
l'affreuse condition du peuple, à cette époque. Et, 
qu’on ne croie pas que ce soil une exagération poé- 
tique : Vauban a donné, dans sa Dime royale, une 
analyse de la société française, qui fait frémir. Et, 
plus tard, le marquis d’Argenson, qui écrivait, en 
1739 , cinq ans avant d’être nommé ministre des af- 
faires étrangères par Louis XV, dit, dans ses Mé- 
moires : « On a présentement la certitude que la mi- 
sère est parvenue généralement à un degré inoui. Au 
moment où j'écris, en pleine paix, avec les apparences 
d’une récolte, sinon abondante, du moins passable, 
les hommes meurent tout autour de nous, comme des 
mouches, de pauvreté, et broutant l'herbe. Le duc 
d'Orléans porta dernièrement au Conseil un morceau 
de pain de fougère que nous lui avions procuré. Il le 
posa sur la table du Roi, disant : Sire, voila de quoi 
LAID) suJels $C NOUrTTISSCNL, » 


ANTOINE HALLEY, 203 


Les liens de la plus étroite amitié unissaient notre 
auteur et Jacques Moisant de Brieux. Celui-ci, né à 
Caen, en 1614, fit ses études à Sedan, où les calvinistes 
avaient alors un collége renommé. Il fut le condisciple 
et l’ami du duc de Montausier. Il acheta la charge de 
conseiller au Parlement de Metz; mais il ne tarda pas 
à s’en démettre pour revenir dans sa ville natale, où 
il consacra à la culture des lettres les loisirs qu’il devait 
à une fortune indépendante. Bayle le considérait 
comme le plus grand poète latin qui fût en France. Le 
temps n’a pas confirmé cet éloge. Caen est redevable 
à Moisant de Brieux de l'établissement de son Académie, 
en 1652. Il mourut dans cette ville, en 1674. II avait 
pour Halley la plus vive affection et la plus sympathique 
admiration. Tous ses ouvrages en témoignent. Il dit 
de notre poète à Bellièvre-Pompore, président du 
Parlement de Paris : « Tuus ille Phœbique amor, An- 
tonius Hallæus. Huic soli certe concessum esse debet 
digne Bellevræum canere, » (Jacobi Mosanti Briosit Epis- 
tolæ, Caen, in-8°, 4670). » Ecrit-il à Huet? I1 fait l’é- 
loge de Halley. Et, dans ses lettres à Halley, il lui doit 
tout ; il n’a rien à lui refuser : « Quod vivo et spiro in 
Parnassio hoc orbe, id totum est muneris tui... » Et 
ailleurs, il lui dit : « Te diligo, amo, veneror, celebro.. » 
Les deux poètes s’adressèrent mutuellement des vers. 
Antoine Halley survécut à son ami, et put soupirer 
sur sa {tombe une élégie, dont il fit hommage au duc 
de Montausier. Ce qui consola un peu sa douleur, c’est 
que les écrits de Moisant de Brieux 


Haud falcem metuunt Saturni; haud carpere possit 
Livor edax ; atræ et nunquam damnosa pavescent, 
Plurima quæ mergunt lenebris, oblivia Lethes, 


20h ANTOINE HALLEY. 


« Ne craignent pas la faux de Saturne; l'envie ne 
pourra les déchirer, et ils ne redoutent point les eaux 
du Léthé, qui engloutit tant d'ouvrages. » 

Nous apprenons, par les vers que notre poète con- 
sacre à la mémoire de Thomas Lebas, de Caen, curé 
de Vaucelles, qu’une terrible épidémie décima la ville 
de Caen, dans l’année 1637. Cet homme pieux et sa- 
vant mourut victime de son zèle et des soins qu’il pro- 
digua aux pestiférés. Halley lui-même n’échappa 
qu'avec peine à la contagion. Il appendit, dans la 
chapelle de Notre-Dame de la Délivrande, un tableau 
votif, avec cette inscription en l'honneur de la Sainte- 


Vierge, à l’intercession de laquelle il crut devoir sa 
guérison : 


Per te salvus ego, pestis de faucibus atræ, 
Votivam appendo tibi, sospita Diva, tabellam. 


Au nombre de ses intimes amis, Antoine Halley 
compta Antoine de Garaby, qui avait été son élève. 
Garaby de la Luzerne-Estienville naquit, le 28 octobre 
1617, dans la terre de la Luzerne, à Montchaton, près 
de Coutances (1). Il se maria à Anne de Vassé, d’une 
noble famille, originaire du Maine; il n’en eut pas 
d'enfants, et mourut, à l’Ile-Marie, le 4 juillet 4679. 
11 fut enterré à Estienville, terre considérable qu’il 
avait héritée de Hervé de Pierrepont, son oncle ma- 
ternel. Il a laissé deux volumes de poésies, tant 
françaises que latines. 


(4) Voir, dans l'Annuaire de La Manche de 1856, notre Notice sur 
Antoine de La Luzerne-Garaby. 


ANTOINE HALLEY, 205 


Antoine de Garaby ct Antoine Halley s’adressèrent 
souvent des vers. Notre auteur termine très-heureu- 
sement une de ses pièces à son ami: c’est une belle 
comparaison du ver à soie et du poète. Il y a, dans 
ce passage que nous allons transcrire, de la douceur, 
de la facilité et de la grâce, des images riantes, de 
nobles pensées et des sentiments élevés : 


Is, dum format opus, se eviscerat, inque peraclo 
Se sepelit; versus conditor illud agit. 

Carmina dum fundit, sensim tenuatur, et acer 
Pulchro operi incumbit, quo sua busta cavat. 

Non obiit bombyx, quamvis obiisse videtur, 
Vellera dum clausum, dives ut urna, tenent. 

Stamina cum vati Lachesis fatalia rupit, 
Creditur, at non est mortuus ille tamen. 

Emergens bombyx latebris, quibus ante sepultus, 
Fit volucris, certe signa volucris habet, 

Ipse, sui, et vates, ceu fracta mole sepulcri, 
Emicat, et pennis veslit utrumque latus. 

Quid tamen infirmas bombyci profuit alas 
Induere, et cæcis exiluisse cavis ? 

Non sic tollet humo sese, mortisque caducum 
Vermiculus spolium, post breve tempus, erit. 

Vatem penna levat celsum per inane, soloque 
Dia mori prohibet Musa, beatque polo. 

Postuma sed quando nil prodest fama sepultis, 
Et nil post cineres nomen inane juvat; 

Unum ompes studio flagranti oplare necesse est , 
Evolet in cœlum mens revolula suum. 

Ha hominis patria, illius dulcedine duci, 
Et memores cunctos illius esse decet. 

Ergo age, posthabitis quæramus sidera terris, 
Cura o prima tibi, prima sit illa mihi. 


« Le ver à soie s’épuise à filer son ouvrage, et, 


206 ANTOINE HALLEY. 


quand il est achevé , il s’y ensevelit; le poète fait 
de même: il se consume à composer ses vers, et, 
ardent au travail, il s'applique à une œuvre qui creuse 
son tombeau. Le ver à soie n’a pas cessé de vivre, 
quoiqu'il paraisse mort, enfermé qu'il est dans sa 
coque, comme dans une urne splendide. Quand la 
Parque a coupé la trame de ses jours, on croit que 
le poète n’est plus; il n’est pas mort cependant. 
Sortant de Ja prison, où il s’est caché, le ver à soie 
devient papillon et vole. Ainsi le poète brise son 
tombeau, et s’élance sur les ailes qui soutiennent son 
essor. Mais que sert au ver à soie de revêtir de 
faibles ailes, et d’être sorti de sa tombe ? Par là il 
ne s’élèvera pas de terre, et il sera bientôt la proie 
de la mort. Ses ailes soulèvent le poète dans les airs; 
la Muse divine l'empêche de mourir, et l’immortalise. 
Mais une gloire posthume est inutile aux morts, et 
un vain nom ne charme point après le trépas. IL 
n’est qu’une chose que nous devons ardemment dé- 
sirer, c’est que notre âme s’envole au ciel, d’où 
elle est descendue. Voilà la patrie de l’homme; celle 
qui doit l’attirer par ses charmes; celle que nous 
devons toujours nous rappeler. Préférons donc le ciel 
à la terre, recherchons le ciel; que ce soit là, à 
toi comme à moi, notre unique sollicitude. » 

Voici ce que nous lisons dans le recueil d'Antoine 
Halley, page 246 : « L'auteur ayant appris que Mon- 
seigneur l’Evêque de Belley étoit à Lisieux avec 
Monseigneur Cospean, évêque du lieu, il leur écrivit 
en françois, pour leur dire que, n’ayant osé faire 
leurs éloges en vers héroïques, il s’étoit servi d’un 


ANTOINE HALLEY. 207 


autre genre de poésie défectueux de luy-mesme, puis- 
qu’il ne peut aller droit. Monseigneur de Belley , à 
qui il avoit adressé ceite petite pièce, luy fit l’hon- 
peur de luy envoyer la lettre suivante : « Monsieur, 
j'ay présenté votre élégie à Monseigneur de Lisieux, 
qui l’a trouvée digne d’un poète qui n’a pas la teste 
simplement couronnée d’une branche de laurier , mais 
qui a droit de reposer à son aise sur le double faiste 
du Parnasse, dans une forest de lauriers. Il estime la 
forme, et son humilité n’a trouvé à redire qu’à l'excès 
des louanges dont vous l’encensés. Que dois-je dire de 
la seconde partie, sinon qu’il m'a humé le vent, comme 
vous m’avés ensevely dessous une montagne, etc. » 
Philippe Coëspeau, Cospeau , Cospean ou Cospéan(1) 
naquit à Mons, en Hainaut, en 1570. 1] fut succes- 
sivement évêque d’Aire, de Nantes, et de Lisieux le 
h octobre 1636. Savant, pieux, éloquent, il avait su, 
par ses vertus et ses qualités, s'ouvrir la porte des di- 
gnités ecclésiastiques. Il prononca l’oraison funèbre de 
Henri IV, en 1610, et, le 14 mai 1643, il assista 
Louis XIII à ses derniers moments et ferma les yeux de 
ce monarque. Philippe Cospeau mourut, le 8 mai 1646, 
au château des Loges, maison de plaisance des évêques 
de Lisieux. Quant à Jean-Pierre Camus, évêque de 
Belley, il naquit à Paris, le 3 novembre 1582, Il était 
ami de saint Francois de Sales, qui le sacra. Malgré 
les devoirs multipliés de son ministère, qu’il remplissait 
tous exactement, il trouva encore le temps de composer 


(1) Voir l'ouvrage de M. Ch.-L. Livet : Philippe Cospeau : 
Paris, 1854 ; à la suite duquel est réimprimée l’oraison funèbre de 
Henri 1V, 


208 ANTOINE HALLEY. 
. 4 « F 
sur différents sujets, des ouvrages dont le nombre 


s'élève au-delà de deux cents Ce prélat avait 
beaucoup d'imagination , et cette imagination perce 
dans tous ses livres, écrits avec une facilité singulière, 
mais d’un style moitié moral, moitié burlesque, semé 
de métaphores bizarres et d'images gigantesques, d’ail- 
leurs lâche, diffus, incorrect. 

Après vingt années de travaux dans son évêché, 
Jean-Pierre Camus s’en démit, et recut, en échange, 
l’abbaye d’Aunay (1630). Mais François de Harlay, ar- 
chevêque de Rouen, le tira de sa solitude et le fit son 
vicaire-général. Sentant renaître en lui le goût de la 
retraite, l’ancien évêque de Belley vint établir sa de- 
meure à l’hôpital des Incurables, à Paris, où il mourut, 
le 26 avril 1652 (1). Antoine Halley a inséré, dans son 
volume, cinq lettres de ce prélat. Ce sont des réponses 
à l’envoi qu’il lui faisait de quelques-unes de ses pièces 
de vers. Notre poète avait demandé, en 170 distiques 
latins, au nom de l'Université de Caen, au pape 
Alexandre VII la canonisation de François de Sales. 
Dans cette pièce, où Halley raconte en beaux vers la 
vie et les miracles de l’évêque de Genève, il mentionne 
avec éloge Jean-Pierre Camus, « ce pontife célèbre 
par son génie, célèbre par son éloquence, dont le nom 
et les nombreux écrits ont pénétré jusqu'aux extré- 
mités de l'Inde; ce prélat que le diocèse de Belley se 


(4) Le 4 juin 4855, des ouvriers terrassiers, en pratiquant, pour 
la construction d’un égout, des fouilles aux Incurables, rue de Sèvres, 
n°. 42, ont trouvé et mis à découvert, dans l’ancien cimetière de cet 
hospice, abandonné depuis la Révolution, le cercueil de plomb de 
Jean-Pierre Camus, évêque de Belley. 


ANTOINE HALLEŸ. 209 


vante d’avoir pour évêque, et qui marche presque 
légal de son vénérable père. » 


Optimus’antistes, varia qui maximus arte, 
Maximus ingenio, maximus eloquio, 

Cujus et extremos nomen penetravit ad Indos, 
Claraque velocis tot monumenta manus, 

Qui patrem ingentem sequilur prope passibus æquis, 
Quo se jactat ovans Belliciense pedum. 


Antoine Halley envoya ces vers, avec quelques autres, 
à Jean-Pierre Camus, qui lui répondit, le 13 août 
1649 : « Monsieur, Dieu ne dit qu’une parole au Psal- 
miste et il entend deux choses, et vous m’en dites deux, 
en m'écrivant, et envoyant deux fois de vos dignes ou- 
vrages, et vous n’en entendrez qu’une de moy, qui est 
que vous estes toujours vous-mesme, et vrayement au 
dernier vous vous montrez Poeta laureatus, en parlant 
si dignement du laurier, et vos vers du Bombyx ne sont 
pas seulement de soye , mais des vers luisants, non de 
ceux qui ne brillent que la nuit, mais qui sont capa- 
bles d'apporter au jour de nouvelles clartés, et des 
œuvres qui vous rendroient aussi eoupable que celles 
qui étouffent leur fruit si vous les laissiez dans les ténè- 
bres d’un cabinet, parmy les obscurités entre les morts 
du siècle, sans les communiquer aux yeux du public, 
ce qu’on appelle mettre au jour et à la lumière. J’ay 
trop d’intérest pour l’éloge de mon B. P. le saint évêque 
de Genève, pour n’en estre pas partial, et toute ja 
pompe et la douceur du laurier, et de la soye du se- 
cond , ne me pourroient ramener, ravy que je suis de 
l'excellence de la pièce pontificale, bien digne certes 
d’avoir esté présentée au Souverain Pontife, si je ne 

14 


210 ANTOINE HALLEY. 


remarquois en vous, dans l'inégalité des matières, une 
si grande égalité dans la manière , que la qualité du 
poëte égal et légal vous est deuë par préférence à tous 
les autres, dont les saillies et les enthousiasmes res- 
semblent à ces torrents, tantost enflés, tantost abbatus, 
Au lieu que, comme les grands fleuves, vous coulez 
avec non moins de douceur que de profondeur , et 
portez dans les esprits avec le poids et la majesté des 
paroles, qui sont comme des vaisseaux, la solidité des 
pensées, qui sont de bonnes marchandises. Continuez 
de marier ainsi la poësie avec la piété, au lieu que 
plusieurs autres poëtes y sèment le divorce, infectant 
le laurier, et les Muses qui sont toujours vierges, de 
leurs pensées profanes et libertines. Montrez à la pos- 
térilé cette vérité, que la licence du siècle prend pour 
un paradoxe, que l’on peut estre bon poëte et bon 
chrétien, et que le Thabor et le Calvaire n’ont rien qui 
choque le Parnasse..….. Je ne w’excuse point de n’avoir 
pas répondu à votre première lettre, qui fut retenue 
long-temps à la Visitation de Rouen, et ne vint en 
mes mains qu’au temps que ce fameux siége ostoit la 
liberté du commerce et arrêtoittous les courriers, etc. » 

Cette dernière phrase fait allusion au siége que le 
comte d’Harcourt mit devant Rouen, en janvier 1649, 
Comme le duc de Longueville s’était soulevé contre la 
Cour, il fut déclaré criminel de lèse-majesté, Tous les 
ordres de la ville embrassèrent son parti; on envoya 
alors le comte d’'Harcourt pour commander , aï nom 
du Roi, en Normandie ; Rouen ferma ses portes et fut 
assiégé. 

Antoine Halley est le poète des inscriptions, des 


ANTOINE HALLEY. 211 


épitaphes et des tombeaux {tumuli). A la prière de 
M. Dufour, abbé d’Aunay et neveu de l’ancien évêque 
de Belley, il fit le tombeau de Jean-Pierre Camus, en 
seize distiques. Il composa l’épitaphe de Richelieu et 
celle du P. Jacques Sirmond, jésuite, « que ses ou- 
vrages immortels empêcheront de mourir, et qui vivra 
dans l’histoire des conciles tenus en France : » 


Sirmondi imprimis dicent monumenta, virumque 
Impedient magnum non moritura mori. 

Conciliorum , ingens habuit quæ Gallia quanta est, 
Æterna æternum vivet in historia. 


La mort du fils de Moisant de Brieux et celle de sa 
femme, Catherine de La Tombe, inspirèrent à notre 
auteur deux élégies. 11 consacra aussi 24 vers latins à 
la mémoire de son ancien ami, Robert Davauleau, 
curé de Saint-Jean de Bayeux et principal du collége 
de cette ville, mort le 8 août 1664 , à l’âge de 78 ans. 
Il n’oublia pas son frère, Jacques Halley, mort curé de 
Reviers, le 12 août 1667. 

Voici ce que nous lisons, à la page 393: « A très- 
noble et très-généreux seigneur , Messire Antoine de 
Silans, 5°. du nom, chevalier, marquis de Creully, etc. 
Epitaphe de son illustre ayeul. » Et plus loin: « Ayant 
esté prié par M. de Creulet de luy donner quatre vers, 
pour graver sur la tombe de M. l'abbé de S. Gabriel, 
son frère, je luy envoyai ce quatrain : 


Noble, vertueux, charitable, 
Digne du nom de Hericy, 
C'est de celuy qui git icy, 
Un bref éloge el véritable, 


212 ANTOINE HALLEY. 


Charles de Matignon , comte de Torigny, marquis de 
Lonré, conseiller du Roi en ses conseils et chevalier 
de ses ordres, gouverneur de Cherbourg et lieutenant- 

général de Normandie, mourut le 8 juin 1648. Il avait 

| épousé , à Rouen, dès 1596, Eléonore d'Orléans, fille 
du duc de Longueville et de Marie de Bourbon-Condé. 
Antoine Halley composa, sur sa mort, douze dis- 
tiques latins. Son fils, Léonor de Matignon , évêque et 
comte de Lisieux , l’en remercia par une lettre, datée 
de Lonré, 17 septembre 1648. « Monsieur, j’avois tou- 
jours esté du nombre de vos admirateurs , et avois 
suivi le jugement de ceux qui vous donnoient le pre- 
mier rang entre les poëtes latins de ce temps, sans 
y estre autrement obligé que par l'équité de vostre 
cause. Mais vous m'avez engagé dans ce party d’une 
manière si obligeante , que vous m'auriez fait quitter 
la qualité de juge, pour prendre celle de solliciteur , 
si la primauté que vous possédez justement, vous 
étoit contestée. Vos ouvrages que je trouve {ous ex- 
cellents, le pourroient disputer entr’eux, parce que 
vous pouvez bien mieux faire que vous-mesme; mais 
j'aurois peine à la refuser à l’épitaphe de Monsieur 
de Matignon , pour l’intérest que jy dois prendre. Les 
pensées en sont rares, l’expression très-élégante, et 
l'application si naïve , que cette poésie ne peut estre 
prise que pour une peinture parlante, qui, comme un 
vif portrait, représente au naturel celuy dont elle 
parle. Et ainsi votre épitaphe le retire du tombeau, 
pour le faire revivre autant de temps que dureront 
vos vers, c'est-à-dire autant que le monde. Je vous 
en suis parfaitement obligé, etc. » 


ANTOINE HALLEY. 213 


Léonor I‘. Goyon de Matignon naquit en 1604. Il 
fut nommé , en 1633, à l'évêché de Coutances. Jean- 
Pierre Camus, un des évêques consécrateurs, pro- 
nonca , à cette cérémonie , un sermon remarquable. 
Léonor de Matignon passa à l'évêché de Lisieux , en 
1646, et mourut , à Paris, en 1680. 

Nous voici arrivé dans l'analyse du livre d’Antoine 
Haïley, aux pages qui doivent avoir pour nous le 
plus d'intérêt ; il s’agit des deux sonnets de Job et 
d’Uramie. On verra que notre auteur à eu sa part d'in- 
fluence , si petite qu’elle soit, dans l’histoire littéraire 
de l’époque où il a vécu. 

Nous avons déjà parlé de la duchesse de Longue- 
ville. Sa beauté, la finesse de son esprit et une grâce 
particulière qu’elle mettait à tout, la firent remar- 
quer dans le monde, et surtout parmi les habitués 
de l'hôtel de Rambouillet, qu’elle se plaisait à fré- 
quenter. « Benserade, nous dit Charles Perrault 
(Hommes illustres ], en envoyant à une dame de qua- 
lité un paragraphe du livre de Job, l’'accompagna d’un 
sonnet allégorique qui fit beaucoup de bruit. » L'hôtel 
de Longueville ne voulut pas être en reste, et produi- 
sit un sonnet de Voiture, son poëte, adressé à une 
dame sous le nom d’Uranie, L'importante question de 
supériorité entre les deux sonnets partagea la cour et la 
ville , comme on disait alors. Le prince de Conti se 
déclara le chef des Jobelins ; la duchesse de Longue- 
ville était à la tête des Uranins. Tous les beaux-esprits 
de ce temps-là prirent parti : Balzac , Sarrazin , Cha- 
pelain , Desmarest et le grand Corneille lui-même se 
prononcèrent pour ou contre, Mais la querelle n’en 


214 ANTOINE HALLEY, 


était que plus ardente : les Uranins et les Jobelins se 
partageaient d’une manière à peu près égale les suf- 
frages du public. La duchesse de Longueville voulut 
faire trancher la question par la Sorbonne et par 
l'Académie française. La Sorbonne et l’Académie ne 
se reconnurent pas compétentes. La duchesse de Lon- 
gueyille ne se tint pas pour battue. Elle consulta, sur le 
choix des deux sonnets l’Université de Caen, qui 
jouissait d’une renommée considérable, et renfermait 
dans son sein des hommes d'une science incontestée. 
Ce fut après la discussion solennelle, qui eut lieu à la 
cour, en. présence du Roi, que M", de Longueville 
proposa et fit accepter, pour trancher le différend, 
l'arbitrage souverain et sans appel d'Antoine Halley, 
qui lui avait adressé de si beaux vers latins, lors de 
son passage à Caen. Elle se promettait bien que le 
poète normand répondrait selon son désir. Son es- 
poir ne fut pas déçu , comme le prouve le sonnet sui- 
vant : 


Princesse , l'honneur de notre âge , 
Chez qui regnent excellemment 

Les doux charmes d’un beau visage 
Et la clarté du jugement ; 


Que vous puis-je plus justement 
Témoigner de ce double ouvrage, 
Sinon qu’icy mon sentiment 

A peine pour l’un se partage. 


Tous deux sont beaux, coulans, nombreux, 
Non moins polis que vigoureux , 
Egalement dignes de plaire , 


ANTOINE HALLEY, 945 


Et l’honneur d’estre preferé 
Ne se doit qu’au choix desiré 
Qu'il vous plaira vous-mesme en faire. 


C'était répondre en Normand; mais combien il 
fallut d’habileté pour se tirer de ce pas difficile ! Les 
pièces du procès sont assez curieuses, et le procès, 
d’ailleurs , a fait assez de bruit dans le grand siècle, 
pour que nous les reproduisions à la suite de cet 
examen d’un volume trop oublié (1). 


On nous pardonnera , nous l’espérons, tant de ci- 
tations des Miscellanea que nous avions à cœur de 
rappeler au sein d’une Académie dont l’auteur fut 
un des premiers membres, à l’époque, mémorable 
pour elle, de sa fondation. Ainsi, nous avons re- 
trouvé les inspirations poétiques qu’Antoine Halley 
dut à l’histoire locale, au souvenir des faits passés, 
au spectacle des événements contemporains, aux in- 
vitations , aux directions du pouvoir, au zèle pour 
le prince, à l’éloge excessif du souverain, et à ce 
sentiment , il faut bien le dire, de flatterie envers 
les grands, protecteurs des lettres, où malheureuse- 
ment l’art ne sauve pas toujours l’indépendance et 
la dignité du poète. Ce qui manque en général à la 
poésie d’Antoine Halley , c’est l'inspiration , c’est l’en- 
thousiasme , c’est l'essor. Néanmoins il y a là plus 
d’un vers que n’eût pas désavoué peut-être le siècle 
d’Auguste. C’est ce qui explique les éloges unanimes 
qu'ont donnés à notre auteur Bayle, Adrien Baillet, 
Ségrais, Gilles Ménage, le P. Charles de La Rue, 


(4) Voir l’Appendice, p. 217. 


216 -_ ANTOINE HALLEY. 


jésuite, Huet et beaucoup d’autres. Aussi avons-nous 
regardé comme un travail utile de sigraler ou de 
rappeler à la lumière quelques-unes de ces produc- 
tions qui lui avaient acquis, dans son temps, une 
brillante renommée. Puissions-nous en avoir assez dit 
pour attirer et fixer sur son livre l'intérêt des amis 
de notre histoire littéraire ! 


> 


ANTOINE HALLEY. - l 217 


APPENDICE. 


Voici quelques-unes des pièces que renferme le .vo- 
lume de Halley sur cette grande querelle littéraire , men- 
tionnée à la page 215. 


E 


Lettre de l'abbé Aubert, aumonier de la duchesse de Lon- 
gueville , à Antoine Halley. 


« MoxsïIEUR , 
# 


# 
# 


« Je p£ sçay si je dois me conjouir avec vous de l’hon- 
neux qu'on vous fait, ou s’il est expédient de plaindre l’em- 


“barras que je vous vay donnér de la part de Madame, qui 


voyant les suffrages partagez en la cause qu’on renvoye 
devant vous, a fait tout referer à votre jugement. Il s’agit 
de sçavoir lequel est le plus beau des deux sonunets cy- 
joints ; la plupart de nos poëtes en ont dit leurs pensées , 
et les plus beaux esprits s’y trouvent empèêchez. L'Aca- 
demie françoise en a voulu connoître; mais au lieu d'un 
arrest , elle n’a qu’appointé les parties à écrire. Ainsi, il a 
fallu que la Cour s’en meslât, et la cause agitée en pré- 
sence du Roy, de la Reyne et des Princes, qui n'ont pu 
s'accorder, son Altesse a conclu qu'il falloit vous en faire 
le juge sans appel. C’est pourquoy, par son ordre , je vous 
prie de vouloir, avec Messieurs vos poëtes, et autres 
bons esprits de Caen , les bien examiner , et décider le fait 
ou en vers ou en prose, si bien que nul ne doute qu’elle n’ait 


218 ANTOINE HALLEY. 


eu raison de faire choix de vous pour assoupir un schisme 
qui trouble plus la Cour que nos dernières guerres, Il y 
va de l'honneur de notre nation, outre que son Altesse y 
esi engagée... » 


IL. 
Sonnel sur Uranie. 


Il faut finir mes jours en l'amour d’Uranie, 
L'absence ny le temps ne m'en sçauroit guérir, 
Et je ne voy plus rien qui me püt secourir, 

Ny qui sçüt rappeler ma liberté bannie. 


Dès longtemps je connois sa rigueur infinie ; 
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr. 
Je benis mon martyre , et content de mourir, 

Je n'ose murmurer contre sa tyrannie. 


Quelquefois ma raison par de foibles discours 
M'incite à la revolte et me promet secours ; 
Mais lorsqu'à mon besoin je me veux servir d'elle, 


Après beaucoup de peine et d'efforts impuissans, 
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle, 
Et m'y rengage plus que ne font tous mes sens, 


III. F 
Sonnet sur Job. 


Job de mille tourmens atteint 
Vous rendra sa douleur connuë ; 
Mais raisonnablement il craint 
Que vous n’en soyez pas émeué, 


ANTOINE HALLEYŸ. 219 


Vous verrez sa misere nuë ; 

Il s’est luy-mesme icy dépeint, 
Accoùütumez-vous à la vuë 

D'un homme qui souffre et se plaint. 


Bien qu'il eût d’extrèmes souffrances, 
On voit aller des patiences 
Plus loin que la sienne n'alla : 


S'il souffrit des maux incroyables , 
N s’en plaignit, il en parla : 
J'en connois de plus miserables. 


IV. 


Leline d'Antoine Halley à M. Aubert, conseiller du Roc et 
aumônier de la duchesse de Longueville, datée de Caen , 
25 decembre 1649 : 


&« MONSIEUR, 


« Je vous rendray en particulier les graces que je vous 
dois. Celle-cy est au nom de notre Parnasse, qui se tient 
tres-glorieux de l'honneur que Son Altesse luy a fait, et 
s'il faut toùjours aux poëtes quelque grain de vanité; les 
nôtres en ont de ce coup pour plusieurs années. Je ne crains 
pas que Son Altesse les accuse d’estre paresseux, mais 
plûtost qu’elle ne se plaigne de l’excés de leurs obeïssances, 
qui peut-estre luy seront importunes. Les cigales nuisent 
par la multitude, et pour peu que l’on touche à une ruche 
d’abeilles, il s’en forme une tempeste. L'on a bien creu que ce 
combat de poésie étoit un passetemps de la Cour; cela n’a 
pas empesché nos beaux esprits de Caën de recevoir le com- 
mandement de Son Altesse avec tres-grand respect. Quel- 
qu'un d'eux , aussi-tost qu'il luy fut porté , dit que c’étoit 


220 ANTOINE IHALLEY. 


servir l'Etat, que de contribuer au divertissement des 
Princes , et n’oublia pas ce qui fut dit par le grand Cosme 
de Medicis à certain homme du commun, qui, le trouvant 
au lit un peu tard, luy contoit les affaires qu'il avoit déja 
faites par la ville, et reprochoit à ce Prince que l'Etat de 
Florence étoit gardé par un vaillant Argus, lequel mesme 
de jour ne se servoit pas de ses yeux. À quoy Cosme ré- 
pondit qu'il trouvoit cet homme bien agreable, de vanter ses 
negociations à une personne, dont le repos étoit plus ne- 
cessaire au public que le travail de tous ceux de sa sorte. 
Ainsi, Monsieur, je vous puis dire, et vous supplie d’as- 
sûrer Son Altesse, que ce procés d'honneur a esté veu et 
examiné serieusement, et selon les formes. L'ordre de 
S. À. contenu dans votre Lettre, nousarriva dans la semaine 
que nous appelons Palinodiale , durant laquelle toutes les 
cinq Facultés de notre Université , avec le choix des deux 
meilleurs esprits (1) de la ville , s’assemblent pour le juge- 
ment des pieces, et la distribution des prix de notre Puy, 
qui a toujours eu tant de relief, que l’on y envoie des poë- 
sies latines et françoises de toutes les parts du Royaume. 
Cette matière étant de sa compétence, je n’ay pas manqué, 
en proposant les deux sonnets à la Compagnie, de luy faire 
lecture de votre belle Lettre, qui a esté recûe comme une 
évocation au grand Seau, pour départager un procés, 
sur lequel Messieurs de l’Academie françoise s’étoient trou- 
vez partis. Outre cela, Morsieur, il n’y a point d'Esprit de 
remarque dans la ville { qui certes aprés Paris en pourroit 
fournir autant que nulle autre de France), à qui je n’'aye 
communiqué les deux ouvrages. Ils ont eu peine à se ré- 
soudre de juger, n’y trouvant pas la chose disposée.Chaque 


(1) C'était, celle année-là, Augustin Le Haguais, de Caen , avo- 
cat au Parlement de Paris, et Nicolas du Moutier, peu après lieu- 
tenant-général , à Caen. 


ANTOINE HALLEY, 291 


= 


piece dans leur estime méritoit beaucoup de louange, et 
peu ou point de blâme. Et de plus, ils se trouvoient em- 
peschés à décider une preference entre deux poëmes qui ne 
sont pas ny de mesme mesure ny sur mesme sujet. Toute 
espece de chose peut avoir son point de perfection , et ils 
ont bien sçù me dire que les citrons de Provence et les 
grenades d'Espagne ne faisoient point de tort à leurs 
pommes. Je ne me suis pas payé de ces excuses , car fai- 
sant valoir l'autorité de S. A. , je les ay obligez à prendre 
party , et la contestation n’a pas esté desagreable. Il m'a 
fallu leur prouver par raison d'echole, que de deux choses 
dissemblables, mais parfaites chacune en son espece, il 
s’en pouvoit faire neanmoins une estime differente, qu'un 
diamant tres-fin devait estre preferé à une tres-fine esme- 
raude, et que dans la beatitude mesme, qui est un état 
parfait, il y avoit de la preéminence. Enfin, je l’ay gagné sur 
eux : notre Puy n’a pas long-temps hesité à donner son juge- 
ment; mais parmy ceux de la Ville, il s’est trouvé d'abord 
quelque contrarièté ; ce qui m'a fait connoître que les Es- 
prits ne sont pas tous frapés à mesme coin , etqu'ils dif- 
ferent de sentiment aussi bien que les corps. Il y a des 
gousts qui approuvent l’aigre et le doux, et d’autres qui 
aiment les douceurs pleines et consommées. Quelques-uns 
preferent l'odeur penetrante de l'œillet à celle de la rose, 
et tel dans la musique ne prend pas grand plaisir à un 
concert, qui témoigne des extases à une voix singuliere. 
Je suis obligé, Monsieur, de vous remettre en gros ce 
que j'ay reçü en detail, c'est à dire, une resul- 
tance de tous les avis particuliers. Ils ont tous con- 
venu d’abord que dans une rencontre comme celle-cy, où 
les pieces sont de genre different, la prelation de l’une ne 
devoit point faire injure à l’autre , et nos deux Facultés 
des Droits, qui ont eu part à l'examen de ces deux pieces, 
en sont demeurez d’accord, contre leur regle et en depit 


292 ANTOINE HALLEY. 


de Bartole. En un mot, qu’il n’est point necessaire de 
noyer l’un pour sauver l'autre ; comme il s'est veu des 
victoires funestes au vainqueur et au vaincu, il s'en est 
aussi trouvé de glorieuses pour tous les deux. Enfin, ces 
ouvrages ayant souffert toutes les épreuves de l'art, l'on a 
reconnu que l’auteur de Job est un rare esprit, sublime 
en ses pointes, subtil , éveillé, aigu, qui a mieux reüssi 
à faire admirer son invention que son ouvrage. Il est tout 
spirituel et sans doute merite que l’on en fasse grand état. 
Le sonnet d'Uranie est coulant, majestueux , égal, res- 
serré dans les regles de l'art , sans contrainte, qui n’a pas 
tant de sel, mais plus de douceur ; bref qui parle mieux le 
Jangage des Muses , et ressent autant l’excellent poëte que 
fait l’autre l'excellent esprit. Ainsi, Monsieur , quand je 
donnerois mon sentiment à Job, que j'estime infiniment, 
il n’en seroit pas plus fortifié , pource que le plus grand 
nombre l’emporte contre luy, auquel je suis obligé de 
souscrire. L'on a bien scû que l’auteur de l'Uranie n'étoit 
plus vivant ; mais comme les poëtes disputent de l’immor- 
talité avec les Dieux, il a esté juste de couronner sa statue, 
et le rendre victorieux apres sa mort. On a cru que S. A, 
ne lui refusera pas la mesme gloire, étant sœur de ce ma- 
gnanime Prince , qui gagnant l'illustre bataille de Rocrow, 
a fait triompner le feu Roi dans la region des morts, et 
par une metamorphose plus admirable que celle de Da- 
phné ny de Cyparisse , a changé les cyprés en lauriers 
pour honorer son cercueil. Elle trouvera bon , s’il luy plait, 
que nous parlions le langage des poëtes, et que s'agis- 
sant de la religion du Parnasse, nous ayons recours aux 
textes de leurs Evangiles, s’il est permis de parler ainsi. 
J'ay voulu, Monsieur, vous envoyer avec cette Lettre les 
jugements particuliers de nos meilieurs Esprits, dont 
quelques-uns plus folâtres se sont égayez en burlesque, 
qui est une maniere de rendre ridicules les choses mesmes 


ANTOINE HALLEY. 203 


qui ne peuvent estre imitées, sans en excepter la divine 
Eneide ; ce qui ne diminuë en rien le merite de ces excel- 
lentes poësies. Il y en a pour et contre les deux sonnets. 
Je ne vous les adresse pour autre dessein que pour récréer 
S. À, Les Divinités , si l’on en croit un ancien auteur, se 
relâchoient quelquefois du gouvernement du monde pour se 
divertir à peindre les fleurs du printemps et les aisles des 
papillons. Ce sont autant de fleurs qui n’auront point de 
couleur que par l’approbation de $S. A., et pourtant luy 
témoigneront en quelle reverence elle est parmy nos Muses. 
Que si jamais elle leur commande de chanter ses hautes 
et royales vertus, étant animées d’un si noble et véritable 
sujet , elles contesteront à Uranie mesme le tabouret du 
Parnasse, et luy osteront de bonne guerre la couronne 
qu'elles viennent de luy donner, principalement si elles 
sont approuvées de cette grande Princesse, et qu'elles 
puissent espérer l'honneur de sa protection... » 


V: 


L'abbé Aubert répondit à Antoine Halley , le 44 jan- 
vier 1650 , quatre jours avant l'arrestation des Princes : 


« MONSIEUR, 


« Je ne puis vous exprimer avec combien de joye et de 
satisfaction Madame a veu le jugement que vous avez donné 
des deux sonnets, s’étant trouvé entierement conforme à 
celuy qu'elle en avoit porté toute la première, puisque 
c'étoit elle qui avoit embrassé le party d'Uranie avant tout 
autre; mais je vous l’ay dissimulé par son ordre, afin de 
vous laisser à en juger , desirant sçavoir par votre appro- 
bation ou reprobation , si elle se connoïssoit à décider ces 


224 ANTOINE HALLEY. 


matières ou non. Le temps ne m'en permet pas davantage 

presentement ; mais je tâcherai de vous entretenir plus au 
LA t 

long au prochain voyage... » 


ie 

Si l’on s'étonne qu’au XVII®. siècle, nos pères se soient 
ainsi passionnés pour deux méchants sonnets , nous rap- 
pellerons qu’à cent dix ans de distance, la même chose ar- 
riva dans la même ville de Paris. 

Quand Palissot fit représenter, en 1760, la comédie des 
Philosophes , il faudrait citer tous les mémoires du temps, 
pour faire comprendre le scandale, le tumulte, la sédition, 
qu’excita cette pièce aujourd'hui à peu près oubliée. C'était 
une satire pleine de sarcasmes et d’injures grossières, où 
Diderot, Helvétius, d’Alembert et Rousseau figuraient 
sous des noms à peine déguisés. On était alors au 
plus fort de la guerre de Sept-Ans; la France venait de 
perdre la bataille de Rosbach: de quoi s'occupait-on à 
Paris ? « Rien ne peint mieux le caractère de cette na- 
tion, lit-on dans Grimm , que ce qui vient de se passer 
sous nos yeux, On sait que nous avons quelques mauvaises 
affaires en Europe... Quel serait l'étonnement d’un étran- 
ger qui, arrivant à Paris , dans ces circonstances, n'y en- 
tendrait parler que de Palissot? Voilà cependant où nous 
en sommes ; et, si la nouvelle d'une bataille gagnée était 
arrivée le jour de la première représentation des Phlo- 
sophes , c'était une bataille perdue pour la gloire de M. de 
Broglie ; car personne n'en aurait parlé » { Corresp. de 
Grimm , juin 1760 ,t. III, p. 29, édit. de 1813). 


"Me 


HOMÈRE 


ET LA 


GRÈCE CONTEMPORAINE ; 


Par M. GANDAR, 


Membre de l’Académie. 


Plusieurs années avant moi, M. Ampère (1), ou- 
vrant à la critique littéraire une voie presqu’entiè- 
rement nouvelle , était allé demander à la Grèce ce 
qu’elle peut , encore aujourd’hui, nous apprendre des 
poêtes auxquels elle a donné naissance et qui l’ont 
chantée autrefois. Entraîné par l’irrésistible attrait qui 
s'attache à de telles études, M. Ampère ne s'était 
fixé aucunes limites: parcourant à la fois toute la 
Grèce et toute la poésie grecque , il partageait, comme 
au hasard, entre les tragiques et Pindare, entre 
Homère et Théocrite, les heures du voyage et les 
pages du commentaire. 

Peut-être n’est-il pas sans inconvénient de parler 
ainsi de la Grèce et de la poésie grecque d’une façon 
trop générale. Bien que cette poésie soit demeurée 


« (1) La poésie grecque en Grèce. — Revue des Deux-Mondes. 
18/43, 


15 


226 HOMÈRE 


plus fidèle qu'aucune autre à son propre génie , les 
monuments qu’elle nous à laissés présentent cepen- 
dant une remarquable diversité. Gette diversité s’ex- 
plique surtout, sans aucun doute, par l'originalité 
même des poètes ; mais, de même qu’elle tient sou- 
vent et beaucoup à la différence des temps , elle tient 
quelquefois aussi pour une part à la différence des 
lieux. Lorsqu'on passe de l’Ionie et des îles de la 
mer Egée à la Sicile, ou seulement d'Athènes à 
Thèbes, on voit, en même temps et d'accord, pour 
ainsi dire , l’art grec changer de caractère et la Grèce 
elle-même changer «aspect. C’est donc à chaque 
contrée de la Grèce en particulier, comme à chaque 
âge de son histoire, qu’il appartiendrait de nous 
donner, dans la mesure assez restreinte et assez vague 
où il semble que cela soit possible, le commentaire 
des œuvres qu’elle a produites. 

Mais ces distinctions , M. Ampère n’a pas voulu y 
songer. Pourquoi resserrer, de parti pris, l'horizon 
enchanté qui se déroule sur la route, et qui doit 
sans doute à l'étendue et à la variété une partie de 
son charme ? Elles étaient inutiles à ce rare esprit 
qui voit si bien, qui sait si vite, et dont tes im- 
pressions ne sont pas moins sûres que la science des 
autres. Nous avons vécu dans cette Grèce où ne fit 
que passer M. Ampère, et avec les poètes qui l'y 
avaient attiré ; nous avous eu le loisir de voir davan- 
tage, de regarder plus long-temps , de pousser plus 
loin ce rapprochement entre la poésie et la nature , 
entre le passé et le présent; cependant , il ne nous 
est guère arrivé de sentir autrement qu’il n’a senti. 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 227 


Pour moi, je n’opposerai jamais mon témoignage au 
sien ; mais, derrière lui, j'ai pu , dans le même es- 
prit, reprendre l’œuvre qu’il avait laissée, et tracée 
lui-même à ceux qui le suivraient; restreindre la ques- 
tion pour l’approfondir, et , me faisant l’homme d’un 
seul livre , n’avoir qu’une prétention ( si ce n’est déjà 
trop prétendre lorsqu'on traite, après M. Ampère, 
des questions si délicates), celle d'arriver, sur des 
points qui ne l’ont pas arrêté, à des conclusions plus 
précises. 

Bien que M. Ampère n’eût visité ni le théâtre de 
l’Iliade, ni celui de l'Odyssée, il est facile d’ob- 
server qu'Homère a tenu dans ses souvenirs , et qu’il 
a gardé, dans son livre, la première place. Pour 
tout le monde, il en est ainsi. Quelle raison aurait 
déterminé Virgile à sortir de la paisible solitude où 
il achevait l’Eneide , s’il n’avait voulu , en comparant, 
comme nous le faisons , à la réalité qu’elles repré- 
sentent les peintures dont il ne cessa de s'inspirer , 
atteindre à la perfection suprême dans l’art de 
peindre ? Est-ce le seul souvenir de saint Paul qui 
poussait à traverser les mers, malgré sa faiblesse , 
l’ardent jeune homme à qui Dieu avait donné le gé- 
nie d’un poète en même temps que l’âme d’un apôtre, 
et qui devait un jour écrire une suite au quatrième 
livre de l'Odyssée? Châteaubriand fut plus heureux que 
Fénelon : il vit la Grèce; et, plus heureux que Vir- 
gile : il en revint ; il en rapporta les pages les plus 
aimables de l’/rinérarre et des Martyrs. Pour lui , on 
sait ce qu’il cherchait , des doux rivages de la Messé- 
nie et de la vallée de l’Eurotas aux ruines de Mycènes, 


228 HOMÈRE 


lorsqu'il en fit la route de Jérusalem : les grandes 
images de la poésie primitive, l'inspiration perdue, 
et la plus charmante figure de son épopée chrétienne ; 
Cymodocé, fille d’'Homère. 

Les critiques même n’ont pas été moins faciles à 
séduire que les poètes. Dès l’antiquité, Strabon leur 
en avait donné l'exemple. Aux yeux du grave écri- 
vain, l’autorité d’Homère est si grande qu'il ne va 
pas seulement jusqu’à préférer son témoignage à ce- 
lui des autres poètes: il le met, comme géographe , 
au-dessus des géographes venus après lui. Gomment 
les modernes w’auraient-ils pas fait de même , et ne 
se seraient-ils pas laissé conduire par Homère plus 
volontiers que par Strabon ? Nos voyageurs français 
surtout , les Choiseul , les Le Chevalier , les Marcellus, 
semblent n'être venus en Grèce que pour y suivre 
les traces du poète, que pour y chercher, comme 
l'anglais Wood l'avait fait avant eux , l’objet de ses 
descriptions et le secret de son originalité. 

Chose étrange , et qui mérite bien d’être expliquée, 
si l’on veut connaître les caractères de la poésie pri- 
mitive ! Cette géographie d’'Homère, si imparfaite et si 
diversement interprétée, pourquoi n’a-t-on pas cessé 
de la consulter ? Pourquoi, même lorsqu'on parcourt 
les lieux où s’accomplirent tant d'événements qui 
appartiennent à l’histoire positive, Hérodote et l’exact 
Thucydide n’ont-ils pas fait oublier entièrement Ho: 
mère ? Quel charme ont donc ses peintures, pour 
qu'à Colone, pour que sur les bords désséchés de 
l’Ilissus et jusque parmi les ruines des temples et du 
théâtre d'Athènes, il nous soit arrivé de songer à lui 


LT LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 229 


en même temps qu’à Sophocle, à Platon , à Phidias ? 
Pourquoi enfin , dès qu’on a perdu de vue les mo- 
numents de lart, dès qu’on s’est éloigné des lieux 
décrits par les historiens, en consultant la perpétuité 
des traditions et l’analogie des mœurs, pourquoi re- 
monte-t-on au-delà des doctrines des sages et des 
mystères des initiés, jusqu’à ses vivantes fictions ? 
Pourquoi est-on si tenté d'oublier, et les vices raillés 
par Aristophane, et les vertus célébrées par Plutarque ? 
Pourquoi les Grecs, qui ont fait la guerre de l’in- 
dépendance , rappellent-ils moins les Grecs des 
guerres médiques que les Grecs de l’Iliade et de 
FOdyssée ? 

Je me suis posé ces questions presque chaque jour, 
en Grèce ; j'y ai pris d’autres guides qu'Homère , mais 
je prenais les autres tour à tour ; Homère est le seul 
qui ne m'ait jamais quitté Quelquefois il cessait 
d'éclairer la route , il faisait encore le charme du 
voyage. Au moment où je nesongeais plus à lechercher, 
je croyais le retrouver, le reconnaître. Ainsi, Homère 
m'avait préparé à comprendre la Grèce , et la Grèce 
m'expliquait Homère, Suivons-le donc, et demandons 
aux lieux qu’il a décrits, à Troie, à Ithaque, à la 
Grèce entière; à la nature dont il nous a laissé la 
peinture, et qui lui inspire ses fictions; aux ruines 
de Mycènes; au peuple, ruine vivante qui s’est re- 
dressée sous nos yeux : ce commentaire, qu'Eustathe , 
que Wolf , que Voss, que toutes les arguties et toute 
Ja solide science de l’école ne nous avaïent pas donné. 


On ne songe point , sans doute , à demander à la 


230 HOMÈRE 


Grèce qu’elle apporte enfin une solution à des problêmes 
aussi obscurs que la réalité du personnage d’Homère, 
l'unité de l’Iliade et de l'Odyssée. Le pays ne saurait, pas 
plus que les livres des anciens, fournir à cet intermi- 
nable procès, des preuves authentiques. Tout ce qu’il 
offre, c’est le témoignage de légendes, en partieantiques, 
que vingt-cinq siècles n’ont pas encore complètement 
effacées. Ainsi, à Smyrne ; on montre ce Mélès, dont 
l'immortel aveugle porta le nom, et une grotte où il au- 
rait composé des vers ; à Chio et à Ithaque, son école; 
à Nio, son tombeau, Les ruines et les lieux auxquels 
la croyance commune attache le nom d’Homère , ne 
sont guère dignes de lui. Il est possible qu’on ait fait 
trop d’honneur à la tombe üe quelque personnage obs- 
cur , quin’a même pas connu l’Iliade. L’imagination 
rêvait les bords d’une eau plus limpide et des retraites 
plus riantes pour y faire naître et chanter celui qui 
peignit la grotte de Calypso et les jardins d’Alcinoüs. 
Je veux bien même qu’un prêtre d’Ithaque ait donné, 
pour tromper Gell , le nom d’Homère à des lieux qui, 
avant l’arrivée du voyageur anglais, ne l’avaient ja- 
mais porté. Néanmoins, on ne peut être tout-à-fait 
indifférent à ces derniers hommages, rendus à une 
grande mémoire. Pour moi, j’attache à tous quelque 
prix; mais ce qui me touche , plus que tout le reste, 
c’est ce simple nom d'école conservé ou donné , sans 
qu’on sût trop pourquoi , à ces rochers qui rappellent 
les lecons d’Homère, comme ceux de Pausilype rap- 
pellent les leçons de Cicéron et de Virgile. Ainsi, après 
tant de générations successivement éteintes , ce peuple, 
qui se rappelait si peu de chose de son ancienne gloire, 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 231 


croyait savoir encore qu’à l’origine des âges, ce sont 
les poètes qui ont fait poindre , dans les ténèbres de 
la barbarie, les premières lueurs de la vérité ; au- 
delà des Apôtres, qui lui apportèrent la doctrine nou- 
velle, il donne le nom de maître à Virgile, comme 
on le donnerait à Platon ; mais, de tous les maîtres 
qui enseignèrent à la Grèce la science suprême , celle 
de la vie , l’un des premiers et le plus grand, ce fut 
Homère. 

Ge sont là , je le sais bien , des fables, et rien de 
plus; mais est-ce si peu de chose que la persistance 
des légendes populaires ? En vérité, je suis tenté 
quelquefois d’en préférer l’ingénuité aux paradoxes les 
plus subtils des érudits ; et lorsque , après Aristote , 
les modernes habitants de l’Ionie et de la Grèce, sans 
rien connaître des poésies homériques , ni surtout des 
querelles qu’elles soulèvent, répètent encore le nom, 
et montrent, fût-ce où ils ne sont pas, lé berceau, 
la demeure et la tombe d’un poète qui n'aurait ja- 
mais existé, j’aimerais mieux me laisser tromper, 
comme les enfants, par ces vieilles fables, que d’a- 
voir raison avec Vico et les plus doctes partisans de 
son ingénieuse hypothèse. 

Si la Grèce ne prouve pas qu'Homère ait existé, 
elle apprendrait du moins où il est né. Pour qui l’a 
vue de ses yeux, c’est en vain que tant de villes se 
disputeraient encore un honneur qu’il est déjà beau 
d’avoir su envier. Il suffit à la gloire d'Athènes que 
Pisistrate ait réuni les vers disséminés d’Homère , 
qu’Eschyle ait vécu de ses reliefs et que Phidias ait 
sculpté ses Dieux; ce doit être assez pour le Pélo- 


-:S HOMERE 


ponèse que le poète l’ait mieux connu que la Thes- 
salie ; Ithaque aussi se contentera d’avoir eu pour hôte: 
l'étranger errant et malade, qui rendit ses pauvres 
montagnes aussi illustres que le Parnasse et l’'Olympe. 
Non, ce n’est point sur les âpres versants du Nérite, 
ni en face du Taygète austère, au milieu des riches 
moissons de Lacédémone , ni dans l’Attique au sol 
aride , aux lignes précises, à la limpide lumière, 
qu'est née cette poésie aimable, facile, prodigue 
comme une terre généreuse, et qui ne craint point 
d'emprunter à la nature dont elle s'inspire toute la 
richesse de ses couleurs, tout l’éclat, parfois confus, 
de ses images. Déjà, après avoir examiné les titres 
des parties rivales, l’antiquité semblait pencher du 
côté de Chio ou de Smyrae : la nature est d'accord 
avec Cicéron; et si, parmi tous les rivages de la 
Grèce, il en est un où, accoutumé par la Grèce 
elle-même à chercher entre la physionomie des lieux 
et le caractère des œuvres de l’art je ne sais quelle 
harmonie mystérieuse, on aimerait à placer le ber- 
ceau de la poésie épique, je le crois, avec M. Ampère, 
c’est sur le golfe de Smyrne, en face de cet horizon 
si plein de grâce, sous ce doux ciel voilé parfois de 
vapeurs transparentes, que dut naître et dicter ses 
poèmes celui qui donna la vie et la beauté aux 
monstres immobiles adorés par les colonies égyp- 
tiennes, entr’ouvrit aux yeux des hommes les nuages 
dont les prêtres de Thrace avaient enveloppé lOlympe 
invisible, chanta les Dieux mêlés aux guerriers, Ulysse, 
cher à Minerve, et Achille, fils de Thétis. 


ÊT ELA GRÈCE CONTEMPORAINE. 29% 


I. 
DE LA GÉOGRAPHIE D'HOMÈRE, 


Il n’est pas d’auteur peut-être dont on ait discuté 
la géographie aussi souvent et avec autant de soin 
qu’on a discuté celle d'Homère. Sans remonter jus- 
qu’aux commentaires de l’antiquité, on peut dire que, 
depuis la fin du siècle dernier seulement, il a été 
dépensé sur ces problêmes délicats, intéressants, 
mais assez stériles, des trésors d’érudition , de saga- 
cité et de dialectique. Si l’on en croyait les conclu- 
sions de chaque ouvrage étudié isolément, l’autorité 
d’Homère, comme géographe, loin d’être ébranlée 
par le temps, n'aurait fait que s’affermir toujours 
davantage ; elle tient vraiment du prodige : Homère 
a tout su, Homère a tout dit. 

Mais si l’on compare les différents livres écrits sur 
le même sujet, on est bientôt confondu de la diver- 
sité des opivions. Ces lieux que tout le monde déclare 
si fidèlement représentés et si faciles à reconnaître, 
chacun les déplace et les retrouve ailleurs qu’on ne 
les avait trouvés avant lui. Nouvel auteur, nouveau 
système ; et, de celui qui tout à l'heure n’avait paru 
ne laisser de doute sur aucun point, il ne reste de- 
bout ni un principe, ni une conséquence: cette Pylos 
p’était pas celle de Nestor; Ilion est plus près ou 
plus loin du rivage ; la ville d'Ulysse a pris une autre 
place dans l’île d’Ithaque , et l'ile elle-même, une 
autre place dans la mer. On en appelle au texte 


234 HOMÈRE 


d’Homère qui avait été mal lu, mal compris ; ou bien 
ce texte était vague : c’est quelque passage d’un autre 
poète, une note des scoliastes, une interprétation des 
géographes, c’est un nom perpétué par la tradition, 
ce sont des ruines qui suppléent à son silence, qui 
expliquent, complètent, corrigent ce qu’il a dit. Chose 
singulière, en vérité, que chaque système accorde à 
Homère tant d'autorité, et que la diversité des sys- 
tèmes lui en laisse si peu! 

En visitant la Grèce, y trouvera-t-on des raisons 
suffisantes pour faire un choix définitif entre tant d’hy- 
pothèses qui se combattent ; ou bien, ayant reconnu 
l’impossibilité de les concilier entre elles et de pré- 
férer l’une à l’autre, se rangera-t-on, de guerre lasse, 
dans le parti de ceux qui réduisent la prétendue exac- 
titude de la géographie d’Homère à cette vérité gé- 
nérale que les poètes, comme les peintres, s’attachent 
à donner à des descriptions imaginaires, pour qu’elles 
fassent illusion ? Cette opinion aurait le mérite de 
mettre un terme à de longues querelles, sans porter 
atteinte à la renommée poétique d’Homère : en effet, 
c’est assez pour sa gloire que, peignant de la même 
manière que les autres poètes, il ait peint mieux 
qu'eux. Mais , si c’est assez pour la gloire d’Homère, 
c’est trop peu pour la vérité. Homère peint mieux 
que les poètes des autres âges; il peint autrement. 

Les poètes ne cherchent guère dans la description 
des lieux qu’un ornement accessoire pour le récit: 
c’est un fond qu’ils veulent , comme dans un tableau 
historique , subordonner à l’action, dussent-ils, lors- 
qu’ils en choisissent les traits, sacrifier à l'harmonie 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 285 


de la scène la vérité du paysage. Ainsi, toute cir- 
constance qui ajouterait à l’exactitude, si elle nuit 
à l'effet général, ou si elle est dépourvue d’agrément, 
doit être changée , doit être omise. C’est une loi que 
tous les poètes reconnaissent et observent. Homère 
n’a pas ces scrupules, il en a d’autres. Examinez 
cette plaine de Troie, illustrée par les exploits d'Achille : 
un autre imaginerait de peindre ce fleuve dont les 
colères vont jeter le désordre dans la mêlée, cette 
ville défendue par des rochers escarpés, ces tours où 
les veillards et les femmes montent pour suivre du 
regard les vicissitudes du combat , et, du côté de la 
plaine, cet endroit faible d’où Andromaque ne vou- 
drait pas qu'Hector s’écartât. Virgile, si curieux de 
recueillir les antiques traditions, aurait nommé aussi 
les tombeaux des rois et les monuments qui rap- 
pellent l’histoire des premiers âges. Mais voici des dé- 
tails que Lamothe devait trouver bien inutiles, que 
Fénelon n’aurait pasinventés, et que Virgile lui-même 
aurait négligés sans doute. La description du poète ne 
gagne rien , ni pour l'agrément ni pour la clarté, à ce 
qu’il place auprès des portes Scées un hêtre qu’il 
ne décrit pas, et nomme tantôt les collines auprès 
desquelles on combat, tantôt les tertres d’où les espions 
examinent les mouvements de l’ennemi ; la poétique 
ordinaire renverrait au géographe le soin d’ap- 
prendre que la forme des lieux a changé, et à l’histo- 
rien celui d'indiquer, à mesure que le combat menace la 
ville ou les vaisseaux, à quelle aile, sur quelle 
rive du fleuve les chefs se signalent ; et surtout, lors- 
que Priam, en proie au désespoir qui lui fait mé- 


236 HOMÈRE 


priser la vie, porte au meurtrier d’Hector la rançon 
de son cadavre , qui s’arrêterait à mesurer les dis- 
tances de la route, et songerait à dire qu’au déclin 
du jour le vieillard fit boire ses mules près du tom- 
beau d’Ilus, et franchit le gué du Scamandre ? Des 
traits semblables se rencontrent , en grand nombre , 
dans la description de Schérie, dans celle d’Ithaque ; 
pourquoi Homère les admet-il dans ses vers, sinon 
parce qu'ayant sans cesse sous les yeux le théâtre de 
l’action , qui n’est pas purement idéal , il veut , lors- 
qu'il fait mouvoir ses personnages , se représenter , 
de quelque facon, la route qu’il leur fait parcourir 
et les lieux où il les conduit ? 

Ce n’est pas qu’il soit toujours facile de les suivre 
par la pensée; et ceux qui contestent l’exactitude 
d’Homère et la réalité des lieux qu’il a décrits, 
comptent les distances parcourues, les combats livrés 
du matin au soir , et il se trouve que les vingt-quatre 
heures d’une journée de l’Ihade ne suffisent pas plus 
que celles d’une tragédie classique à tous les faits qui 
s’y pressent ; pour que Jupiter voie de l’Ida ce qui 
se passe à Troie, il faut en changer l'emplacement ; 
pour que Mars fasse entendre sa voix, pour qu'Hé- 
lène de ses yeux reconnaisse les chefs, il faut 
que la ville soit plus voisine de la mer ; pour qu’Eu- 
mée fasse deux fois, en un seul jour, la route qui 
conduit de sa demeure à celle de son maitre , il faut 
que l’uve et l’autre ne soient pas situées aux deux 
extrémités d’une île assez longue. Tous ces arguments 
sont rigoureux ; ils n’ont, en vérité, qu’un défaut : leur 
rigueur même, A les prendre au pied de la lettre 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 291 


la marche de l’action est, en effet, peu compatible avec 
état des lieux; mais qu'est-ce qui s'éloigne de la 
réalité? L'action. C’est l'imagination seule du poète 
qui assiste à ces péripéties; elle les multiplie ; elle 
les précipite ; bientôt, le temps est abstrait et la vi- 
tesse est idéale; tout un mois tient dans une journée ; 
songez que les habitants de l’Olympe sont descendus 
dans la mêlée, et que les hommes eux-mêmes, ces 
hommes d'autrefois, sont des demi-dieux. Il n’y a 
qu'une chose dans la bataille qui soit réelle, et que 
le poète ait pu voir: c’est précisément le champ où 
elle s’est livrée. 

Toutes les obscurités même, et les contradictions 
qu’on relève dans le texte ( on les exagère , mais elles 
existent) m'en fourniraient une nouvelle preuve. Il 
n’est rien de plus aisé que de rétablir, lorsqu'elle est 
l’œuvre d’un beau génie , une description imaginaire ; 
elle est assez vague pour que les yeux puissent, sans 
aucune infidélité , se la représenter diversement; bor- 
née à peu de traits, elle échappe à la confusion ; 
et, comme chacun de ces traits a sa place marquée 
d'avance par les convenances du sujet et se rencontre 
précisément là où la raison le chercherait , on n’est 
jamais arrêté par aucune incertitude. Sans une carte, 
l'ilinéraire que trace un poète est clair, mais celui 
que trace un géographe demeure obscur ; et si lon 
peut discuter, depuis tant de siècles, sur l’objet des 
descriptions d’Homère , je crois que cela tient aux ef- 
forts mêmes que le poète fait pour qu’elles soient 
exactes ; elles ne sont compliquées que parce qu’elles 
veulent tenir compte de tous les accidents de la réalité. 


238 HOMÈRE 


il aurait fallu seulement n’oublier jamais que l’exac- 
titude d’Homère n’est pas, ne peut pas être celle qu’ob- 
servent les géographes de notre âge. L'expérience de 
ces temps primitifs ne soupçonne même pas qu’une 
science , appuyant sur des calculs rigoureux ses 
déductions , viendra un jour , non-seulement coordon- 
ner et dépasser, mais corriger et démentir les impres- 
sions successives de la vue. Les yeux fixés sur l’ho- 
rizon , il m'est arrivé plus d’une fois, en Grèce, et 
sans que j'aie pu n’en défendre , d'admirer l’ingénuité 
des savants qui retrouvent chez Homère une rose 
des vents , et des mots qui déterminent précisément, 
dans un sens ou dans l’autre , les points cardinaux. 
Homère nomme les vents et les parties du ciel 
comme fait l’usage , à peu près: d’un côté, les vents 
qui soufflent les frimas; et, de Pautre , ceux dont 
l’haleine féconde est favorable aux moissons ; ici , les 
régions lumineuses de l’aurore et du soleil ; et là, les 
régions des ténèbres; mais comment saurait-il que, 
sur cette route que le soleil parcourt du matin au soir, 
et dont le point de départ, comme le point d’arrivée , 
change du jour au lendemain , il y a des lignes abs- 
traites qui marquent d’une façon certaine, immuable , 
les limites de l’aurore et du couchant ? Et comment, 
lorsque la direction des côtes modifie celle des vents, 
et que les vents qui viennent des ténèbres , ceux de 
Thrace , peuvent soufler du Nord-Est dans l’Helles- 
pont, du Nord-Ouest dans la mer Ionienne , com- 
ment prétendrait-on orienter, d’une facon rigou- 
reuse , d’après les vents, ou d’après le soleil , une 
contrée homérique ? : 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 239 


Les yeux nous trompent plus gravement encore sil 
s’agit de déterminer , non les divisions du ciel, mais 
celles de la terre habitée, la configuration des ri- 
vages , les frontières des royaumes , la position rela- 
tive des villes , la longueur et la direction des routes. 
La carte même et la boussole à la main , combien 
de fois n’y est-on pas trompé ? Si c’est du navire qu’on 
regarde au loin des côtes, quel nom donner à ce qu’on 
voit ? Quelle est cette cime enveloppée de vapeurs ? 
Ces lignes bleues, est-ce une île ou le rivage du con- 
tinent ? Ces brumes qui se confondent avec le ciel et 
la mer, est-ce un détroit, un golfe, ou une côte basse? 
Mais, au centre du pays, la confusion est à son 
comble ; le sentier tourne et l'horizon change ; voici 
le col franchi : quelle ligne a-t-on suivie ? Quelle est 
la forme générale des contrées que l’on traverse ? Il est 
rare que les regards se les figurent comme le compas 
les trace. Or, Homère, s’il les a connues , n’a pu les 
connaître qu’ainsi. 

Demandez-vous d’ailleurs ce qu’a pu voir le voya- 
geur des premiers âges : les ports, surtout ceux des 
îles , telles qu'Ithaque et la Crète, et, sur le conti- 
nent , quelques grandes villes, lorsque, comme Pylos 
et Athènes, elles sont voisines du rivage; ou que leurs 
richesses , le commerce, les armes leur ont donné, 
comme à Orchomènes, comme à Mycènes et Sparte, le 
premier rang. Mais, à mesure qu’il s'éloigne de l’hori- 
zon des côtes les plus fréquentées, sur les mers loin- 
taines de l'Occident , comme dans l’intérieur des terres, 
ses souvenirs ou les récits le trompent; il divise mal 
la Thessalie, et confusément le Péloponèse ; un 


2h0 HOMÈRE 


voyage imaginaire met en ligne droite les sommets 
d’un triangle; la route coupe , sans que le poète s’en 
doute , des montagnes que les chars n’ont jamais fran- 
chies. En sera-t-on surpris lorsqu'on sait quelles cartes 
fantastiques ont dessinées les géographes jusqu’à la 
fin du moyen-âge, plus de vingt siècles après Homère ? 
Ainsi, Homère connaît peu la Grèce, il la connaît 
mal, et les descriptions qu’il nous en a laissées 
ne sauraient être acceptées , d'aucune manière , comme 
la représentation exacte de la réalité. Elles sontexactes 
cependant, je l'ai affirmé, mais dans la mesure où 
elles pouvaient l’être, c’est-à-dire qu’elles repro- 
duisent fidèlement la Grèce telle qu'Homère a pu la 
voir ; à défaut de notions plus précises, elle a laissé 
dans l’esprit du poète des images, et il les a si naï- 
vement relracées que ses vers semblent encore les 
meltresous nos yeux. Il y a loin , sans doute , de quel- 
ques images, souvent confuses, presque toujours 
incohérentes , à une description de la terre , à un sys- 
tème du monde; et l’autorité d'Homère , qu’on a vo- 
lontiers étendue au-delà de toutes limites, se trouve 
ainsi bien restreinte; mais, dans les bornes où nous 
l'avons renfermée, elle sera plus solide et difficile à 
contester. Il restera même , de sa géographie , plus 
qu'il ne reste «le celle des géographes qui vinrent après 
lui, En effet , les géographes ont dit ce qu’ils croyaient 
savoir , et leurs hypothèses les avaient trompés; du 
jour où les progrès de la science ont rendu leurs théo- 
ries inutiles, elles n’intéressent plus que ceux qui 
voudraient écrire l’histoire des erreurs de l'esprit hu 
main. Mais les descriptions d’Homère. ont toujours la 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 241 


valeur qu’elles avaient pour ses contemporains ; ce ne 
sera plus, si l’on veut, qu’une sorte de géographie 
pittoresque , et très-incomplète, mais toujours pré- 
cieuse à consulter; car, comme les progrès de la 
science , en renouvelant la carte de la Grèce, n’ont 
changé ni les yeux, ni la nature , les images qu'Homère 
a laissées des lieux n’ont point perdu leur vérité, et 
suffisent souvent pour que le voyageur les reconnaisse. 

J'en ai fait l’épreuve après tant d’autres, et deux 
fois, à quelques années d'intervalle, je me suis plu à 
comparer aux lieux qu'Homère a aécrits la descrip- 
tion qu’il en a faite ; mais, fidèle au principe que je 
viens de poser , je n’ai point poussé , aussi loin qu’on 
l'avait fait, ce rapprochement; lorsqu'Homère nomme 
les lieux , sans ajouter à leur nom un seul mot qui en 
indique le caractère, il m'a semblé peu important, 
et assez peu sûr , de prétendre les retrouver ; cette 
tâche délicate appartient plutôt à ceux qui voudraient 
savoir d’Homère quel fut létat de la Grèce aux temps 
héroïques , qu’à ceux qui, comme moi, interrogent la 
Grèce actuelle pour savoir d'elle quel est le caractère 
des descriptions d’Homère. Je ne cherchais point à 
replacer sur la carte tous les noms qu’il énumère , 
mais à reconnaître , dans la nature, la réalité dont 
ses images représentent l’apparence. 

On sait assez, par le témoignage unanime des voya- 
geurs , quelle est lexactitude des épithètes qu’il 
joint au nom des villes. Elles sont quelquefois assez 
communes pour qu’il les ait appliquées lui-même à 
plusieurs villes différentes, et pour qu’on puisse les 
appliquer à bien d’autres, Combien , même de celles 

16 


242 HOMÈRE 


qu'Homère n’a pas citées, méritent, en même temps 
que Tirynthe, Mycènes, Athènes, qu’on rappelle 
leurs fortes murailles ! Combien sont situées, comme 
Hélos , au bord de la mer ; comme Aulis, sur des 
rochers ; comme Haliarte, dans les pâturages, ou fleu- 
ries, comme Pvrase, où aimables, comme Mantinée ! 
Ce n’est pas à Epidaure seulement qu’il faut chercher 
des vignes ; à Orchomènes , des moutons, ou à Thisbé, 
des colombes. De même , l’Axios ne roule pas seul de 
belles eaux; ni le Xanthe , des eaux impétueuses; ni 
le Pénée , des flots d'argent. On ne doit pas s’attendre 
à ce que ces traits rapides conviennent uniquement à 
la ville ou au fleuve qu’ils désignent ; c’est assez qu'ils 
leur appartiennent aussi, et les désignent presque 
toujours mieux que d’autres ne l'auraient fait. Ge 
mérite est rare ,et, quoique le temps ait fait perdre 
à plusieurs cimes verdoyantes leurs ombrages, à quel- 
ques vallées leurs prairies, et même à quelques 
acropoles leurs ruines, on ne peut pas le contester à 
Homère. 

Mais si, des lieux qu'Homère nomme et désigne 
d’un mot , nous passons à ceux qui servent de théâtre 
à quelque épisode important ou à l’action principale 
de ses poèmes, cette exactitude, qu’il a cherchée 
partout, doit être plus scrupuleuse encore : elle l’est 
en effet ; et comme ici le poète, à mesure que lPac- 
tion se développe, ajoute quelque trait à la descrip- 
tion du lieu de la scène , on parvient, sans trop de 
peine, en réunissant ces traits épars, à en restituer 
une image à peu près complète. Et cette image, 
lorsqu'elle est assez précise pour qu’on puisse réelle- 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 243 


ment se la figurer dans l'esprit, et chercher des veux 
les objets auxquels elle. ressemble, la Grèce nous en 
apprend aussi la vérité. 

Ainsi, je ne suis pas bien sûr de savoir laquelle des 
trois Pylos de Strabon est Pylos la Sablonneuse , où 
régna Nestor ; ni où est Phères et la demeure hospita- 
lière de Dioclès , petit-fils de l’Alphée ; ni surtout par 
où un char peut aller de Pylos à Phères, et de Phères 
à Sparte; Homère, s’il la su, ne nous l’a pas dit 
clairement. Mais, assurément, j'ai vu, au pied du 
Taygète neigeux , la vallée creuse, profonde , où, sur 
une terre noire, fertile en lotos, en ache, en orge, 
en blé, en épeautre, s'élève la divine , la vaste , Pai- 
mable Lacédémone, chère à Junon, comme Argos, 
et comme Phthie, célèbre par la beauté de ses femmes 
et la vitesse de ses coursiers. 

Je ne sais pas où est, sur la plage de Sigée, la 
place du vaisseau d'Ulysse; ni où s'élèvent, dans la 
vallée , Callicolone et la colline des figuiers, voisine 
du Hétre; ni auquel de ces tertres , disséminés sur les 
deux rives du fleuve, il faut assigner le nom d’Æsyétès , 
auquel celui de Myrrhine; mais je sais où campaient 
les Grecs; je sais quels sont, aux deux ailes, ces 
tombeaux que les navigateurs saluent de loin en en- 
trant dans l’Hellespont ; j'ai visité, au centre de la 
plaine, le tombeau d’Ilos, qui la domine ; j’ai reconnu 
Pergame sur ses rochers escarpés , et Iion battue des 
vents, et les sources du divin Scamandre. C’est en 
vain que la nouvelle Ilion, dont les ruines informes 
couvrent ce plateau , a fait, depuis Alexandre, rival 
d'Achille , jusqu’à Gésar, qui descend d’Enée, et jus- 


24h HOMÈRE < 


qu’à Virgile, qui le chanta, tant de dupes et tant de com- 
plices de ses mensonges intéressés ; c’est en vain que 
Strabon s’en rapporte au témoignage de Démétrius de 
Scepcis, un indigène; c’est en vain que Mac-Laren et 
Webb subtilisent ; sans doute , il y aura loin des vais- 
seaux à la porte Scée ; il n'est pas bien prouvé que 
des deux sources du fleuve il coule encore une eau 
tiède à côté d’une eau glacée , et lestraces d’habitations 
sont rares sur les hauteurs désertes de Bounar-Bachi ; 
mais, dussé-je prendre ma part des dédains prodi- 
gués à Choïiseul depuis une vingtaine d’années, ni la 
nouvelle Ilion , ni les Ilions de Strabon et de Webb 
ne répondent aux descriptions de l’Iliade : c’est celle 
de Cloiseul qui est celle d’'Homère. 

Enfin, je n’ai cherché dans l’île d’fthaque (1) ni le jar- 
din de Laerte, ni le verger de Pénélope, ni le lit 
nuptial où Le Chevallier trouve si plaisamment la preuve 
que l'Odyssée doit être l'ouvrage d'Ulysse, ni la colline 
de Mercure et tous les détours du chemin qui con- 
duit Ulysse des étables d’'Eumée à la ville, ni même 
(s’il faut l'avouer) les pierres du palais dont Schreiber 
a donné un plan complet. Mais j'ai vu, à n’en pou- 
voir douter , près du rocher du Corbeau et de la 
source Aréthuse, sur un plateau qui domine la mer, 
les lieux où le poète place l'habitation du fidèle por- 
cher; j'ai vu le Nérite, qui se montre de loin aux re- 
gards des navigateurs, et la ville au pied du Néïon, 
dont Gell a fait une acropole inaccessible; et ce port 


(4) CF. ma thèse intitulée : De Ulyssis Ithaca. Paris, Lahure, 
À 854, 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 245 


de Phorcys, fermé à tous les vents, que Virgile, 
d’après les règles d’une autre poétique , ne se fait 
point scrupule de transporter sur le rivage de la Li- 
bye; et la groite des Nymphes où les philosophes 
d'Alexandrie ne voient , comme dans la caverne de 
Platon , qu’une allégorie. On a contesté , on contes- 
tera encore l'emplacement de la ville, et même Piden- 
tité de l’île. Il n'importe: les noms perpétués à travers 
les âges , les ruines , les traditions plus ou moins an- 
ciennes, les témoignages contradictoires d’écrivains 
postérieurs, ont sans doute leur autorité, et il faut 
les consulter. Mais les descriptions d’Homère en ont 
davantage, lorsqu'elles sont formelles, et les lieux 
qui leur répondent d’une façon frappante , sont bien, 
quoi qu’on fasse, ceux qu'Homère a voulu décrire, 
A Ithaque même, les descriptions prennent un carac- 
tère particulier d’exactitude ; le poète y insiste assez 
pour qu’elles soient à peu près complètes . et l'ile 
est assez petite pour qu’on l’embrasse d’un coup- 
d'œil et la voie réellement telle qu'elle est. Ainsi, 
l'image n’est plus seulement fidèle, elle est exacte ; 
avec les dessins d’un peintre et les cartes d’un géo- 
graphe , on ne reconnaîtrait pas plus sûrement le 
rivage où les Phéaciens déposèrent Ulysse endormi. 


IT. 
DES PEINTURES D’HOMÈRE. 


À mesure que , passant du Péloponèse à la plaine 
de Troie , de Troie à Ithaque, de l’île entière à cha- 


246 HOMÈRE 


cune de ses parties, je resserrais l'horizon et le ra- 
menais à des lignes plus simples ; les descriptions 
d'Homère , d’abord confuses , incomplètes , inexactes, 
devenaient plus fidèles : si bien qu’au terme, lors- 
que la géographie se rapproche du paysage, rien ne 
manque plus à la vérité du tableau. Quel peintre füt 
aussi habile qu'Homère à reproduire les formes , les 
couleurs et la vie de la nature ? 

I ne faut pas venir en Grèce pour soupçonner la 
raison de cette supériorité ; mais, pour apprécier tout 
ce que valent ces inimitables peintures, pour savoir 
parfaitement d’où vient qu’elles sont si belles, une 
heureuse fortune nous a donné un avantage immense, 
à nous, qui les avons comparées de nos yeux avec la 
réalité qu’elles représentent. 

Jusqu’à ce jour , non-seulement nous avions lu Ho- 
mère sous un ciel qui n’est pas le ciel dont il a parlé; 
mais peut-être encore élions-nous trop indifférents à 
ce spectacle. Recueillis en nous-mêmes, ou tout en- 
tiers à l’action, les habitudes de relations sociales plus 
compliquées ne laissent à notre vie aucune analogie 
apparente, aucun lien saisissable avec la vie des 
animaux et les phénomènes de la nature. Entre ces 
deux mondes, c’est beaucoup de saisir des rapports 
inoraux comme les allégories de La Fontaine et les 
allusions de Buffon , ou des harmonies indécises comme 
en rêve Bernardin de Saint-Pierre. 

Les comparaisons directes se présentent à l'esprit 
plus rarement; elles semblent moins naturelles; ce 
sont les ornements que l’on prodigue encore pour 
ne laisser à Homère aucun genre de supériorité , ou 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 247 


égayer, par quelques images, la sécheresse du récit > 
mais on y sent l’apprêt , et aucun art ne peut rajeunir 
ces beautés d'emprunt qui, en passant par trop de 
mains , ont perdu toute leur fraîcheur. 

Homère ne décrit guère que lorsqu'il compare : ne 
trouvant plus entre l’image et l’action les rapports 
qui le frappaient, nous avons dû mettre à côté l’un de 
l’autre, comme deux éléments isolés de l'intérêt, la 
description et le récit, Mais nos descriptions même sont 
inexactes; car, depuis que nous ne nous cherchons 
plus dans la nature, nous ne la voyons plus aussi bien. 
Combien de poètes ne l’ont jamais regardée ! S'ils 
ont besoin, par aventure, qu’elle leur fournisse, comme 
aux peintres d'histoire, un fond de scène, il faudra qu'ils 
prennent à leur tour dans le champ banalla mer , le 
ciel et la tempête de tout le monde; ou, s’ils franchis- 
sent la terrasse et le seuil du parc, sans aucun modèle 
à copier, comme ils vont assortir des couleurs dispa- 
rates, confondre les heures du jour et les saisons de 
l’année ! Rousseau voulait que son élève püût, d’après 
la hauteur du soleil, retrouver sa route: cela suffit à 
l'originalité d'Emile , s’il est appelé à vivre dans l’en- 
ceinte fermée d’une de nos villes. 

Lorsqu'ils ne verront plus dans la comparaison qu’un 
contre-sens , et dans la description qu’un hors-d’œuvre, 
il est juste que les plus fermes esprits , sans souci des 
traditions de l’école , ne laissent pas à la nature, dans 
le tableau qu’ils nous font de la vie, plus de place 
qu’elle n’en a gardé dans la vie elle-même. Sur le 
théâtre des anciens , à côté des péripéties les plus 
pathétiques de Sophocle, et jusqu’au milieu des plus 


248 HOMÈRE 


cyniques plaisanteries d’Aristophane , elle ne se laissait 


guère oublier ; on l’entrevoyait, derrière les per- . 


sonnages , dans les plaintes des mourants comme dans 
les chants du chœur, Notre scène n’admet que des sen- 
timents et des actions; ur trait, emprunté à la nature, 
nous ferait sortir du sujet du drame ; Corneille n’est 
plus un peintre : c’est un orateur et un moraliste. 

Pour oublier ces traditions de la littérature qui nous 
est le plus familière , ce n’est pas trop de perdre quel- 
que temps de vue l'horizon du pays natal, ces villes 
closes, ce pâle soleil. Nous apprendrons de l’Orient 
ce que doivent à la nature les poésies primitives, sur- 
tout celle de la Bible et celle d’'Homère. Là, rien n’a pu 
briser les liens qui l’unissaient à l’homme ; l’activité so- 
ciale elle-même ne se substituera jamais complète- 
ment aux béatitudes de la contemplation, Il est im- 
possible que les regards ne rencontrent pas toujours 
le monde extérieur ; si grande que soit une ville, il 
n'arrive guère que d'incommodes barrières lui dé- 
robent l’imposant spectacle de l’orage qui s’amasse sur 
les montagnes , de la tempête qui gronde, ou du ciel 
serein qui brille sur la mer. Tout le monde reconnaît 
chaque saison à ses fleurs et à ses fruits ; les anémones 
précèdent les feuilles ; l’orge tombe en même temps 
que les fleurs du laurier-rose; les premières figues 
avec celles du myrte, et l’asphodèle s’ouvre comme 
la grappe mäûrit, vers les Lénéennes. 

C’est sur le ciel que tous les regards sont fixés # les 
soleil mesure les occupations de chaque jour, comme 
les mois de l’année ; la lune est attendue comme ‘une 
bienfaitrice qui donne à la nuit une clarté aussi ai- 


La 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 249 


mable que les lueurs de l’aube; on sait quelles sont 
les étoiles les plus belles et les plus brillantes , celles 
qui se couchent tard, s’il en est qui ne se baignent 
pas dans les flots de l’Océan , quand les constellations 
déclinent, et quand la voie lactée blanchitle ciel. 

Mais surtout comme les yeux s’accoutument vite à 
aimer cette lumière limpide, qui est l’auréole de la 
nature, le charme de la vie, la vie elle-même! On a 
besoin de la voir autant que de respirer l'air; elle est 
sacrée ; c’est la joie; c’est le salut qui succède aux 
dangers du combat et de la tempête ; c’est le fils qu’on 
retrouve après avoir pleuré sa perte. 

On commence par admirer la création dans ses 
splendeurs ; bientôt on s’accoutume à l’observer , à 
l’aimer aussi dans les moindres choses, et le dédain 
qu’on éprouvait pour quelques-unes s’efface avec les 
préjugés qui en étaient la source. On se rappelle les 
comparaisons d’Homère : les plus simples, les plus 
basses, celles qu’on trouvait fausses et n’osait tra- 
duire. On voit les animaux domestiques user paisi- 
blement des mêmes droits que dans cette complaisante 
république dont parlait Platon : qu'il est aisé de s’ex- 
pliquer comment les héros, dans le camp des Grecs, 
et même les Dieux, sur l’Olympe, se reprochaient 
limpudente audace du chien! Et vraiment on peut , 
sans manquer d’égards, ni pour la royauté du lion, 
ni pour l'honneur du vaillant Ajax, comparer leur 
opiniâtreté à celle de l'âne. Tous les traducteurs re- 
culent , ils songent au baudet que La Fontaine envoie 
au moulin , l'oreille basse; l’âne d’Ionie a des allures 
altières ; il est noble comme le cheval ; le ciel a parlé 


250 HOMÈRE 


par sa bouche comme par celle du coursier d'Achille ; 
et Jacob veut aussi donner l’idée d’un héros lorsqu'il 
compare à un âne vigoureux son fils Issachar. 

Lorsqu'on vit en présence de la nature, préoccupé 
d’elle seule, on remonte bientôt au-delà des fausses 
délicatesses du langage; on découvre quelque chose 
d’élevé, de saisissant, dans les plus humbles phéno- 
mènes. Pour nous , comme pour l’épopée antique, il 
n'ya plus rien qui soit petit , qui soit vulgaire : le mou- 
rant sera la fleur qui penche sa tête, tout aussi bien 
que le pin que la cognée abat sur la montagne ; lar- 
deur acharnée des combattants fera penser, non-seu- 
lement aux lions courroucés , aux chiens intrépides , 
mais aux mouches qu’attire le lait nouveau, aux abeilles 
qui défendent leur ruche attaquée par des enfants. 
Nommons jusqu’à la chenille, jusqu’à laraignée; 
quelle image que celle de ces ombres effrayées, pa- 
reilles aux chauves-souris qui volent en tremblant dans 
les ténèbres d’une grotte , et, parce que la frayeur les 
tient serrées l’une contre l’autre, suivent toutes dans 
sa chute la première qui tombe ! 

Dès qu’on s’accoutume à les comparer à la nature 
de la Grèce ,on doit conclure, de lexactitude des 
images et des comparaisons qu’il a répandues dans ses 
poèmes, que, si Homère a connu Ilion, que, sil a 
‘traversé Ithaque, il a surtout et sans cesse vécu au 
milieu de la nature qu’il nous à peinte. Toutes ses 
peintures sont des souvenirs : de ses yeux, il à vu 
plus d’une fois les scènes paisibles de la vie rustique 
et pastorale , les moutons qui suivent le bélier, les 
moissonneurs qui marchent au-devant l’un de lPautre, 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 251 


jonchant de nombreux épis le champ de l’homme riche, 
etle bûcheron, à qui l'heure du soir, lorsqu'il a rassasié 
ses mains à couper de grands arbres, fait désirer la 
douce nourriture. Il connaîtces chasses terribles qui 
ressemblent aux combats des héros, et où les chiens 
intrépides , sans lâcher pied, poursuivent , parmi les 
broussailles déracinées , le sanglier qui aiguise ses 
dents meurtrières, et le lion magnanime qui veut 
mourir ou vaincre. Les hasards de la vie errante lui 
ont montré tous ces spectacles presque inconnus aux 
poètes des villes : la biche qui fuit, haletante et cou- 
verte de sueur , tandis que le lion ôte à ses jeunes faons 
leur faible vie ; la flamme qui dévore la forêt , le vent 
qui ébranle les chênes élevés, le torrent qui se pré- 
cipite des flancs de la montagne. La mer surtout lui 
est familière : azurée sous un ciel sans nuages ; blanche, 
lorsqu’elle écume; violette , lorsqu'elle s’agite ; noire, 
comme la nuit, comme le vin, comme la poix, lors- 
que la tempête s’amasse; il en sait toutes les couleurs; 
il en a écouté toutes les voix, le frémissement , le 
murmure , les gémissements et Les colères. 

Ces images ont été bien prodiguées , mais au basard ; 
ici, elles ont gardé leur charme, parce qu’elles se 
montrent à leur place et parce qu'elles sont vraies. 
S'il en reste quelques-unes qui nous surprennent en- 
core , c’est qu’il ne suffit pas, pour retrouver Homère, 
de parcourir les pays qu’il a chantés, il faut encore 
(mais où l’imagination le pourrait-elle plus aisément 
qu’au milieu des ruines de la Grèce?) remonter jus- 
qu’au siècle de l’Iliade. À cette origine des sociétés, 
pour représenter la vie, le poète n’a point à pénétrer 


252 HOMÈRE 


dans les obscurités de la conscience ; les actions n’ont 
guère d’autre principe que l'instinct; on songe rare- 
ment à les cacher, et cette vie, presque tout exté- 
rieure , a des rapports plus naturels avec la vie des 
animaux. Déjà ces rapports s’effacent peu à peu dans 
l'Odyssée, parce que la conduite d'Ulysse est moins 
spontanée, moins simple et plus purement humaine ; 
mais leshéros del’Iliade sont vraiment des aigles rapides, 
des sangliers infatigables, des loups sans pitié; Achille: 
a vraiment le cœur comme il a les mouvements im- 
pétueux du lion; la majesté d’Agamemnon est celle du 
taureau plein d’orgueil qui marche à la tête du trou- 
peau; et Héré, naïve comme un enfant , peut avoir 
les grands yeux sans expression de la génisse, 

La Grèce nous apprend combien les peintures de la 
poésie homérique sont sincères , el c’est assez pour 
qu’elles nous séduisent ; mais ce souvenir des âges 
passés nous explique , comme si ce n’était pas assez 
de plaire, pourquoi elles nous émeuvent. En face de 
cette belle nature , nous la contemplons en specta- 
teurs curieux , et l'admiration seule arrache quelque- 
fois notre âme à son indolente sérénité ; les poètes 
nous avaient ôté d’avance jusqu’au trouble de la sur- 
prise. Il n’y a plus là, pour nous , ni périls, ni mys- 
tères qui fassent trembler nos membres et pâlir notre 
visage, Tout au plus avons-nous acheté de quelques- 
unes de ces nuits sans sommeil où , sur la couche im- 
portune , on supplie la divine Aurore de remonter sur 
son beau trône, le plaisir de dire, après avoir beaucoup 
vu: Je suis allé ici ; j'étais la. Homère a connu toutes 
les misères d’une vie sans asile, toutes les exigences 


ET LA GPRÈCE CONTEMPORAINE. 253 


de la faim cruelle, £mporté par le vent, à contre- 
cœur, loin de ses amis, il a, du vaisseau, regardé 
avec tristesse le feu du berger qui brillait dans la mon- 
tagne ; après le calme, il a vu la mer rougir, et, les 
yeux fixés sur les flots muets, il a, comme les mate- 
lots, attendu, immobile et plein d’anxiété, que Jupiter 
choisit, parmi les vents sonores , celui qui mène au 
port ou qui en écarte ; lorsque la vague écumante 
couvrait le navire tout entier , lorsque le souffle du 
vent mugissait dans les voiles , il a tressailli en voyant, 
entre la mort et lui, si peu de chose | 

L'homme de ces temps-là vit en proie à la crainte; 
si, en regardant la nature , sa joie va jusqu’au trans- 
port, c’est que ses incertitudes vont jusqu'aux plus 
vives terreurs; il tremble devant cette puissance mys- 
térieuse , immense, fatale : mère prodigue et marâtre 
avare , qui donue la vie et la mort. Il faut exposer ses 
jours pour lui dérober chacun de ses secrets. Tout dé- 
pend d’elle : en pleine mer , la tempête brise les na- 
vires aux parois solides ; sur le rivage , l'air et la forêt 
sont peuplés de monstres; les lions qu’imaginent les 
sculpteurs du siècle de Périclès, il est aisé de recon- 
naître qu'Homère les avait sous les yeux lorsqu'il les 
peignit. Tout le fruit des pénibles travaux de l’homme, 
le pont jeté sur les rochers, la digue qui défend les 
plaines verdoyantes, ces beaux ouvrages, ces riches 
moissons , un caprice du torrent les emporte; et , si 
la neige malfaisante est envoyée par Jupiter irrité, la 
mer, la mer inféconde, la repousse, et les plaines 
fertiles lui sont livrées en proie. Homère assistait à 
ce combat, Il a combattu et souffert comme les autres. 


254 HOMÈRE 


C’est le souvenir qui anime ses peintures. Lorsqu’Achille 
tient tête au fleuve et qu’Ulysse résiste à la tempête, 
le fleuve et la mer sont des êtres vivants comme les 
héros ; si la victoire est sublime , c’est que, des deux 
côtés, la lutte est volontaire , acharnée; et, pouren 
revenir aux peintures du poète, c’est leur moindre 
mérite d’être vraies ; elles pourraient l’être et ne nous 
point toucher ; d’autres le sont aussi; mais, dans les 
peintures d’'Homère, le paysage a un rôle dans lac- 
tion , et la nature elle-même est pathétique. 


III, 
DES FICTIONS D'HOMÈRE. 


Il semblerait jusqu’à présent, à voir comme les 
‘descriptions d’Homère reproduisent l'apparence pit- 
toresque, sinon la réalité essentielle des choses, que 
cette poésie primitive fût simplement un miroir où 
se réfléchissait la nature. Ici, nous voyons qu’elle se 
passionne à ce spectacle ; mais la passion anime une 
peinture sans en altérer la vérité On pourrait 
dire, au contraire, qu’elle la rend plus fidèle; car, 
sans elle, on s’arrêterait aux formes, à l’image; 
par elle, on pénètre jusqu’à la vie. 

Est-ce à dire que ces peintures soient toujours 
sincères, et que la fiction, partout sensible dans le 
récit, ne se glisse jamais dans les descriptions ? Gela 
west point probable, à une époque où lon aime 
tant (c’est Homère qui le confesse) le nouveau, 
l'imaginaire, le mensonge mêlé à la vérité, donné 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 255 


et accepté pour elle. Mais il faut mettre plus de 
discrétion à dénaturer les lieux que les faits; car, 
si les faits passent et s’oublient, les lieux restent, 
et la description, soumise à un contrôle facile , de- 
meure exposée à un démenti qui lui ôterait le prin- 
cipal mérite auquel elle prétende. Et toutefois, nous 
savons que le Scamandre avait un nom à Troie et 
un sur l’Olympe; les Immortels pénètrent dans la 
grotte d’Ithaque par une porte inaccessible aux hom- 
mes, et les Naïades y tissent des manteaux de pierre ; 
Achille combat un fleuve débordé, et ce fleuve est 
uu Dieu, comme le fleuve clément, dont Ulysse, 
prêt à périr , embrasse les genoux. 

Avant de chercher plus loin ce qu'Homère mêle 
d’imaginaire à la description de la réalité, et de réel 
à la description du monde imaginaire ou surnaturel, 
on peut lui demander à lui-même quel est le carac- 
tère habituel de ses fictions 

On rencontre dans l’Iliade et surtout dans l'Odyssée 
bien des mensonges qu’il donne pour tels: Mercure 
trompe Priam, Minerve trompe Ulysse, Ulysse trompe 
tout le monde. La plupart de ces mensonges sont 
pleins de grâce et d’une entière naïveté. La fable 
qu'imagine Mercure , ce Dieu ami des hommes, pour 
rassurer le père d’Hector, fait plus d’honneur à la déli- 
catesse de son cœur qu’à la fertilité de son imagiua- 
tion ; Miverve n’a pas cherché loin ce qu’elle dit 
auprès du port de Phorcys; mais Ulysse y met plus 
d’art. Lorsqu'il raconte à Eumée les aventures du 
Crétois pour lequel il veut passer , que de longueurs 
étudiées ! Combien de détours il fait pour que l’on 


256 HOMÈRE 


perde sa trace! Quel air de candeur, et quelle adresse ! 
Néanmoins, dans ce labyrinthe, il y a ua fil qui nous 
guide , et le Crétois, sous les traits duquel Ulysse 
se déguise , joue d'autant mieux son personnage qu’il 
garde beaucoup des traits d'Ulysse. Il est le fils d’un 
homme riche; riche lui-même, grâce à des expé- 
ditions nombreuses, marié à une femme riche , parce 
qu’il était brave, il n’a pu refuser d’aller au siége 
de Troie ; là , il combat dix ans avec les autres chefs, 
et, parmi eux, c’est à lancer le javelot qu’il se dis- 
tingue. Plus tard, arrivé avec tous ses vaisseaux sur 
des rivages fertiles qu’il veut piller , il survit seul à 
ses compagnons que leur folie a perdus malgré ses 
conseils; d’autres malheurs l’attendaient, tout l’écarte 
de sa patrie; une fois, il l’a entrevue, mais une 
tempête terrible la rejeté bien loin dans la mer; 
neuf jours entiers , il a erré au gré des vents, sans 
autre soutien qu’un débris de navire; poussé par les 
flots, non loin de Schérie, aux rivages des Thes- 
protes, il succombait au froid , à la fatigue, lorsque 
le fils d’un roi hospitalier lui donna des vêtements et 
le conduisit dans la demeure de son père. Ici la 
fable se complique ; car Ulysse était, en même temps 
que le Crétois, chez les Thesprotes, comblé, comme 
lui, de présents, et à la veille d’être ramené par ses 
hôtes. 4 
Que cet art est différent du nôtre ! Chez les mo- 
dernes , l'idéal n’aspire qu’à s’écarter du monde qui 
nous entoure; le fantastique aime à paraître impos- 
sible ; le merveilleux aurait mis, s’il l’avait pu , entre 
la terre et le ciel, l'infini. Chez Homère, tout est pos- 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 297 


sible, réel, humain ; la poésie, dans ses fictions, 
comme l’homme, dans ses mensonges , ne veut inspi- 
rer que la confiance; si haut qu’elle aille, dans ses 
rêves les plus hardis , elle aura toujours cherché à pro- 
duire l'illusion ; et, loin de cacher avec effort qu’elle 
a pris dans la réalité son point de départ, on dirait 
qu’elle se plaît à montrer les liens qui l’y rattachent. 
C’est par là qu’elle est assurée de plaire, même dans 
la fable ; elle ne soupçonne pas encore qu’il y ait quel- 
que chose de plus intéressant que ce qui est vraisem- 
blable, ni de plus vraisemblable que ce qui est vrai. 

-Cherchons donc, en Grèce, des traces même du 
fantastique et du merveilleux d’Homère; après nous 
avoir montré combien les peintures du poète ressem- 
blaient à la réalité, la Grèce nous apprendra encore 
combien ses fictions en étaient voisines. 

Schérie peut être considérée comme la transition du 
monde réel au monde imaginaire et fabuleux. Placée 
sur la limite qui les sépare , on a presque toujours 
voulu l’arracher de cette position intermédiaire, pour 
la faire violemment rentrer dans l’un ou dans l’autre. 
Combien de voyageurs se flattent de connaitre l’île des 
Phéaciens aussi bien qu’Ithaque elle-même ! Ils ontre- 
trouvé le fleuve, les lavoirs, les ports et le jardin d’Alci- 
noùs, et l'emplacement, tout au moins, de ce palais que 
gardaient deux chiens de bronze animés. En revanche, 
la critique hardie qui recule Ithaque vers l'Occident , 
rejette Hyperée, berceau des Phéacïens , au-dela de la 
terre que nous connaissons, et Schérie , leur seconde 
demeure , dans les espaces imaginaires. Schérie est 
une Atlantide comme celle de Platon; une ile des 

17 


258 HOMÈRE ù 


bienheureux, comme celle de Pindare; peut-être même 
un fantôme perdu dans les brouillards de la poésie du 
Nord; tout enfin, plutôt que la Corcyre de Thucydide, 

C’est pousser trop loin ou la crédulité ou le scep- 
ticisme, et, des deux parts, lire Homère avec une 
certaine légèreté. 

Il est évident que l’imagination du poète a prêté 
quelque chose à cette terre généreuse, qui ne connaît 
point le changement des saisons, et ne cesse jamais 
de cueillir les fruits de la vigne. Des relations étroites 
avec l’industrieuse Sidon n’eussent point suffi pour lui 
fournir les moyens de bâtir cette brillante demeure, 
où, sans parler de ce qu’a fait Vulcain, l’airain des murs 
est revêtu d’étain, où les portes d'or sont soutenues par 
des montants d'argent, et les torches allumées dans les 
mains des statues d’or. Sur cette terre, et dans ce palais, 
la vie qu’on mène tient aussi du prodige : douze rois, 
semblables aux douze grands dieux, et présidés par 
un souverain plus sage que Jupiter, rendent la justice ; 
une femme apaise, d’un geste, toutes les querelles; 
tous les jours sont des jours de fête; les danses y 
sont telles qu’elles inspirent une surprise mêlée de 
respect, et aucun des aèdes de la Grèce n’y dispute- 
rait à Démodocus le prix du chant. Si l’ambroisie cou- 
lait des amphores dans les coupes, ce seraient les fêtes 
divines de l’Olympe. 

C’est que les Phéaciens ne sont pas des hommes 
comme les autres hommes : parents des Cyclopes, 
fils, comme eux, de Neptune, plus faibles, mais 
plus dignes, par leurs vertus, d’une céleste origine, 
Homère a pour eux seuls un mot (&yyideor), qui dit 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 259 


qu’ils approchent de la divinité plus que les rois, 
nourrissons de Jupiter, et que les héros semblables 
aux Immortels. Aussi habitent-ils à l’extrémité du 
monde, et n’ont-ils aucun commerce avec les autres 
peuples; ils ignorent les fureurs de la guerre et ses 
misères ; les seuls hommes qu’ils connaissent sont les 
malheureux que la tempête pousse dans leur île. Ils 
les accueillent comme les envoyés de Jupiter hos- 
pitalier ; ils les comblent de présents ; ils les ren- 
voient dans leur patrie, malgré Neptune et quelle 
que soit la distance. Car ce père, qu’ils irritent quel- 
quefois en abusant de ses faveurs, avait fait de ses 
enfants les premiers des navigateurs ; les vaisseaux, 
qu'il leur a donnés, volent sur la mer sans le secours 
du vent et plus vite que la pensée; cachés aux re- 
gards , comme les dieux, par des nuées, aucun pilote 
humain ne les guide; ils se gouvernent eux-mêmes, 
savent toutes les routes, tous les ports ; ils peuvent 
aller jusqu’en Eubée et revenir à Schérie, le même 
jour, sans aucune peine. 

Et cependant Schérie existe ; elle est la dernière des 
terres que l’on connaisse, mais une terre pourtant, bien 
réelle , dont toute l’antiquité sait la route et le nom; 
Ulysse n’est pas le seul héros que les légendes primitives 
fassent aborder sur ces rivages ; elle est citée ailleurs 
que dans les poèmes; si l’on n’en croit pas Apollonius, 
Virgile, Ovide, de quel droit refusera-t-on d’ajouter 
foi au témoignage des Corcyréens eux-mêmes, et de 
Thucydide qui ne leur conteste pas leurs prétentions ? 

Il ne faut point chercher dans l’île la ville homérique ; 
à défaut du palais, qui est retourné dans la région des 


260 HOMÈRE 


songes, et des murailles dont la dernière pierre a 
disparu , on ne pourrait la reconnaître qu’à ses deux 
ports , voisins d’un fleuve , et aux jardins d’Alcinoüs ; 
mais le fleuve, les deux ports, et le vaisseau changé 
en rocher, se retrouvent sur trois points à la fois, 
et les jardins d’Alcinoüs, partout. L'ile, du moins, ne 
nous est pas seulement indiquée par une multitude 
de témoignages formels ; à cela près qu’elle con- 
nait les saisons, elle est bien l’ile féconde, aimable, 
hospitalière, qu'Homère à célébrée. Il en cite plus 
d’une fois la position dans la mer : sans voisins , 
parce qu’on connaît fort peu le continent et la mer 
au-dessus de Leucade , c’est de ce continent, l'Épire, 
qu’elle tire ses esclaves ; elle est à une nuit d’Ithaque, 
du même côté que Phidon, roi des Thesprotes. Ho- 
mère connaît son passé, l’origine d’Alcinoüs et d’Arété, 
les noms de leurs enfants, ceux de dix-sept Phéa- 
ciens , choisis parmi les premiers du peuple; il fait 
allusion à des légendes locales, ne fût-ce qu’à celle 
de cette haute montagne qu’un jour, c’est-à-dire vers 
l’époque indécise des derniers soulèvements, le dieu 
qui ébranle la terre, plaça, comme un rideau in- 
commode , à l'horizon de la ville coupable. 

On sent qu’il parle d’une terre qui existe et d’un 
peuple qu'il connaît, et même, en y regardant de plus 
près, on s’effraie moins de la distance qui sépare le 
fantastique de la pure réalité. Ce peuple de demi-dieux 
a ses faiblesses comme les autres peuples : Minerve 
peut craindre qu’il w’outrage un étranger , et Alcinoüs 
recommande à Ulysse de bien fermer le coffre auquel 
il a confié ses richesses, Ulysse admire la danse des 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 261 


Phéaciens ,et ne leur disputerait point le prix de la 
course ; mais il l’emporterait sur eux dans tous les 
nobles exercices qui font la gloire des guerriers. A 
Sparte aussi , les palais élincellent comme le soleil, et 
jusque dans la pauvre Ithaque, pour la durée des festins, 
qu’envierait-on à Schérie? Phémius sait aussi chanter, 
et il ne manque à Laerte aucun des arbres qui ornent 
ces jardins tant célébrés d’Alcinoüs. Enfin, si nous 
entr'ouvrons le nuage qui cache ces divins vaisseaux , 
Homère ne nous permet pas d’y chercher un gouver- 
pail, mais il nous y montre lui-même cinquante-deux 
longues rames aux mains de matelots habiles. 
Ainsi, toujours les couleurs les plus brillantes de 
la poésie nous déguisent à peine la réalité. On peut 
croire que le poète de l'Odyssée connut Schérie, et 
peut-être son héros parle-t-il un peu pour lui, lorsqu'il 
remercie d’une manière si touchante les hôtes qui l'ont 
sauvé. Mais ce fut pour lui la limite : au-delà, vers 
l'Occident, il ne connaît que d’après des fables confuses 
et grossières, tous les rivages qu'Ulysse décrit aux 
Phéaciens. Il fallait tout le prestige de l'inconnu, 
toute l'autorité que donne à des mensonges absurdes 
la peur unie à l'ignorance, et tout le charme de ce 
langage , pour que le peuple grec, au milieu d'un 
poème dont les peintures sont si exactes, s’oubliât 
à écouter des récits dont l’incohérence n’échappe point 
à des enfants. Et, cependant encore, jusque dans ces 
fables naïves , on retrouve Homère fidèle à son génie; 
à côté des fictions et des allégories, il garde un fond 
de vérité, et il a été, même au-delà de Charybde et de 
Scylla , aussi véridique qu’il pouvait l'être. On s’at- 


262 HOMÈRE 


tend bien que je n’irai pas chercher, de la terre des Lo- 
tophages à l’île de Circé , le théâtre de tant d'aventures. 
De tels problèmes n’'offrent plus qu’un intérêt mé- 
diocre , et la solution n’en sera jamais trouvée. C'est 
assez pour moi que Strabon ait pu la chercher, et 
que, tandis que Welcker ne trouve à Schérie qu’un 
rêve, toute l’antiquité ait vu, même au-delà , dans 
cette région des chimères, de véritables peintures. 

Si la région des chimères a sa place dans ce monde, 
pourquoi n’y chercherions-nous pas la demeure des 
dieux ? En effet, qu'est-ce que les dieux d’Homère ? 
Des images de l’humanité. Jupiter est un roi comme 
Agamemnon. Des querelles s'élèvent entre ses con- 
vives comme entre les chefs de l’Jiade et les préten- 
dants de l'Odyssée. Ces dieux ont nos corps, nos pas- 
sions, du sang et des larmes qui coulent comme les 
nôtres, tous nos vices et toutes nos misères. Unis 
aux hommes par les liens de la famille, souvent ils 
les combattent, et il leur arrive d’être vaincus et 
blessés. Quelles que soient leur taille, leur force, la 
rapidité de leur course, la beauté de leur visage, 
l'immortalité est le seul privilége qui les élève au- 
dessus de la terre. 

Cependant, l’homme tremble devant la nature dont 
il ignore les lois terribles; les dieux sont ces lois 
elles-mêmes. Ce sont les dieux qui commandent aux 
éléments , soulèvent les flots, ébranlent la terre, lui 
envoient la rosée bienfaisante, la foudre vengeresse , 
la douce lumière du jour, les rayons meurtriers du 
soleil. Ici, des attributs immuables tendent à effacer 
la personne vivante sous le type abstrait. Bientôt les 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 263 


abstractions du monde moral s’assiéront à la table 
de Jupiter comme les forces cachées du monde vi- 
sible : Mars ne sera plus que la guerre , et Vénus la 
volupté. Déjà, on peut compter dans Homère un 
certain nombre d’allégories; il suffit de se rappeler 
celle du Sommeil , frère de la Mort, ou des Prières 
boiteuses, qui marchent trop lentement pour réparer 
tous les maux qu’a faits l’Injure rapide. Je ne con- 
testerai pas à Eustathe que les étables de Circé et 
l’'antre d’Eole soient des figures , et il ne me déplaît 
nuilement que la ceinture de Lencothée représente 
Espérance. Dans l'Odyssée enfin, 8,5 
encore, ni la Raison des philosophes , ni ie Men- 
tor de Fénelon , peut personnifier la souveraine Sa- 
gesse. Le symbolisme est en germe dans la mytho- 
logie d'Homère ; mais elle à gardé ce caractère que, 
parmi les immortels, ceux même auxquels il est le 
plus facile de donner un nom abstrait , ne savent pas 
encore sacrifier à la dignité de leur rôle les pas- 
sions individuelles par lesquelles ils appartiennent à 
la vie et à l’humanité. 

Ainsi, qu’elles soient ou simplement des hommes, ou 
des formes vivantes empruntées à notre horizon, sous 
lesquelles se cache, soit une loi de la nature, soit 
même une vérité morale, toutes ces divinités doivent 
habiter notre monde. EHes en ont fait le partage : dans 
les grottes de la mer azurée, sur les montagnes, à 
la voûte du ciel , on peut chercher le royaume de cha- 
cune d’elles comme celui de Priam et celui d'Ulysse. 

La demeure commune, c'était l’Olympe : les dieux 
y mènent , dans un palais d’airain et d’or , bien sem- 


264 “HOMÈRE 


blable à ceux d’ici-bas, une vie presque terrestre. Ce 
séjour éternel des dieux sera bientôt transporté au- 
delà du ciel étoilé; quelquefois, dans Homère même, 
c’est une cime idéale qui n’est jamais battue des vents, 
mouillée par la pluie, ni couverte de neige ; il y cir- 
cule un air sans nuages; une blanche lumière l’envi- 
ronne; là, comme dans le ciel invisible de Lucrèce , 
on passe à se réjouir , les jours faciles d’une vie heu- 
reuse. Mais, s’il faut parler sans voiles, ce sont les 
cimes de l’Olympe , nombreuses, élevées, vastes, 
brillantes, neigeuses ; des célestes hauteurs de l'Em- 
pyrée, Homère nous a ramenés en Thessalie. 

L'empire des dieux souterrains a les mêmes liens 
avec le monde. L'enfer est aux extrémités ou dans les 
entrailles profondes de la terre. Mais, s’il suffit, pour 
trouver le ciel, de remonter à la lumière éternelle 
qu’on rêve à la cime des hautes montagnes, derrière 
les nuages qui les enveloppent, l’enfer est aussi bien 
près de nous , au Couchant , au Nord, là où com- 
mence la nuit obscure ; en Epire, où coule le fleuve 
Achéron ; à Ténare, où s’ouvre la porte béante; chez 
es Cimmériens, dans leurs habitations ténébreuses ; 

jusque dans l’aimable Arcadie, aux lieux où d’un 
rocher élevé coule , goutte à goutte , l’eau odieuse du 
Styx, qui donne la mort. 

On peut voir, aux simples rayons du soleil, le 
sombre royaume d’Adès , comme le palais de Neptune 
à Ægues, et celui de Jupiter sur l’Olympe ; on voit les 
dieux eux-mêmes parcourir leur empire. Dans cette 
Grèce heureuse, le ciel est voisin de la terre; une 
lumière limpide rapproche des hommes les dieux, qui 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 265 


se mêlent volontiers à leurs fêtes ; et la précision des 
phénomènes explique les attributs et justifie les formes 
que la poésie primitive leur a donnés. Il n’y a rien 
de plus réel, de plus exact que ces images : le trône 
d’or de la lumineuse Aurore, son voile jaune, ses 
doigts de rose appartiennent à la fiction sous notre 
ciel, et sont, sous le ciel de la Grèce , les premiers 
mots qu’on trouverait sur ses lèvres pour parler de la 
Déesse; Apollon, qui voit et entend tout, lance au 
loin les traits de son carquois d’argent; Artémis à un 
fuseau d’or; la Nuit est rapide; Neptune ne cesse 
point de soulever ces révolutions mystérieuses qui 
ébranlent le monde jusqu’à sa base; ni Jupiter, 
d’effrayer les hommes en amassant les nuages et en 
faisant gronder la foudre. 

J'ai vu de mes yeux les lieux qu’habitent les dieux 
d'Homère, les choses qu’ils font, tous les déguise- 
ments qu’ils empruntent pour se rapprocher des 
hommes sans en être reconnus ; je les ai vus errer au 
sommet des montagnes qui leur sont consacrées, 
glisser sur la mer, traverser le monde , enveloppés 
de ces nuages transparents , vapeurs obscures ou lu- 
mineuses, qui prennent souvent les formes précises 
d’une draperie, qui semblent obéir à une volonté 
cachée , et qui parfois dérobent aux regards profanes 
l’homme que les dieux admettent à pénétrer leurs 
secrets, comme les dieux à demi-visibles qui portent 
sur la terre, ou l’orage , ou la mort inattendue, ou 
les paroles maternelles qui adoucissent les inconso- 
lables douleurs. 

Cependant, la mythologie d'Homère est une sorte 


266 HOMÈRE 


d’énigme dont l’histoire demande le mot aux obscurs 
monuments de la Phénicie et de l'Egypte, et la philo- 
sophie , aux analyses de la conscience. Tout y serait 
emprunt ou symbole. Les noms grecs déguisent des 
mythes d’origine étrangère, et surtout les images 
servent d'expression figurée à des vérités morales. Que 
de mystères n’ont pas éclaircis les Alexandrins, Eustathe 
et les érudits de la fin du moyen-âge ! Mais la palme est 
restée à Porphyre pour l'étrange traité où il retrouve, 
dans la grotte des Nymphes, une théorie complète du 
monde. L’admiration trop naïve de M”, Dacier s'y 
laisse prendre à demi, et voit, dans cet ouvrage, en effet 
« très-merveilleux », les mers, les pôles , les corps qui 
naissent du limon , les âmes qui descendent sur laterre 
et celles qui retournent au ciel. Ce résumé de tous les 
mystères n’était pourtant, je l’ai déjà dit, qu’une petite 
grotte d’Ithaque, décrite presque sans figures: Homère 
n'avait fait, comme dit M"°. Dacier elle-même, « que 
son métier de peintre. » IlLenest de l'Olympe comme de 
la grotte des Nymphes. Pourquoi interroger les idoles 
de l'Egypte et les abstractions de la poésie sacerdo- 
tale ? C’est précisément la poésie homérique qui, 
donnant à la Grèce la conscience de son véritable gé- 
nie , lui apprit à substituer aux objets inanimés et 
mystérieux de son culte, des dieux vivants , des dieux 
visibles ; elle n’eut dès-lors à les chercher qu’en elle- 
même ; et tout ce que la mythologie épique n’a pu em- 
prunter directement à l’homme , il faut le demander 
à la nature et par conséquent à la Grèce. 

Cette origine toute profane explique pourquoi 
ces fables formaient une religion grossière , mais la 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 267 


plus charmante des poésies. Plus tard, on s’élèvera à 
des croyances plus pures ; une mythologie idéale , 
substituant le symbole à l’image, brisera ces liens trop 
étroits qui unissaient le ciel à la terre. Ce sera un grand 
progrès pour la philosophie, pour l’humanité. Mais 
la poésie en aura fait les frais; Virgile en sera la pre- 
mière victime, Une mythologie abstraite est morte; 
le pathétique des éternelles douleurs suffira encore 
pour intéresser à la peinture du monde souterrain ; 
mais le ciel des poètes sera vide et respirera le plus 
profond ennui. Le merveilleux tombe, bien qu’il garde 
les noms des divinités d’Homère, dans les allégories de 
la Henriade | aussi froides que celles du Roman de la 
Rose, Sur l’Olympe d’Homère , on retrouvait , avec les 
imperfections de la nature humaine , les émotions du 
drame et le charme du paysage. 


IN 
DES RUINES DE L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE. 


Les ruines devaient être moins instructives que 
l'aspect des lieux et l’étude de la nature. Cela ne 
tient point au caractère de la poésie d’Homère; au 
contraire , tandis qu’un trait lui suffit presque toujours 
pour peindre l'horizon , l'heure du jour et les phéno- 
mènes les plus sensibles du monde physique , il est 
prolixe , à la façon de Nestor , pour donner une idée 
exacte du moindre ouvrage où se fait admirer l’industrie 
de l’homme ; il est même porté, sans qu’on soupçonne 
jamais la sincérité de son admiration, à en exagérer 


268 HOMÈRE 


l’artifice ; et je ne songe ici, ni aux statues animées de 
Vulcain, ni à l’armure d'Achille qui s'adapte à ses 
membres comme des ailes, ni aux merveilles du palais 
d’Alcinoüs : je veux rester dans les limites de la réalité. 

Homère parle peu de l’ensemble des constructions 
des villes, et ne loue guère, lorsqu'il s’y arrête, 
que les avantages de leur position militaire, leurs 
larges rues et leurs fortes murailles. Mais, sur les 
demeures, particulièrement sur les palais des rois , 
son langage est beaucoup plus explicite, et le poète 
choisit ses expressions de façon à nous laisser conce- 
voir une sorte de magnificence. Les unes sont vagues 
et trahissent l’hyperbole : comme les chansons kleph- 
tiques, comme les complaintes de tous les pays, 
l'Iliade et Odyssée parlent trop souvent d’or et d’ar- 
gent; tout ce qui brille, tout ce qui est beau. c’est de 
l'or. On pense bien qu’il en faut rabattre quelque 
chose; ce qu’il faut prendre au propre, c’est l’effet 
que produisaient la richesse et l'éclat d’un palais, 
tel que celui de Ménélas , sur les contemporains d’Ho- 
mère. Ces demeures étaient spacieuses, élevées, so- 
lides , construites avec un certain art. Le dessin en est 
compliqué, et prévoit presque toutes les nécessités de 
la vie; la cour, bien close, est entourée d’une galerie, 
et conduit au vestibule ; l’étable est séparée de la de- 
meure ; l'appartement des femmes, distinct de celui des 
hommes ; de solides traverses , qu’on retient avec des 
courroies et qu’on soulève avec ce qu’on appelle des 
clefs, renferment les vins précieux gardés pour le 
maître , les trésors et les armes. Les corps d'habitation 
se développent les uns derrière les autres, etilya 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 269 


même, au-dessus de la vaste salle, où la table hospi- 
talière attend toujours les convives et les étrangers, 
un étage supérieur auquel on monte par une échelle 
ou un escalier. 

La facon dont la demeure est ornée et meublée 
marque un art plus raffiné; c’est peu des portes bien 
faites, des hautes colonnes , des métaux brillants qui 
cachent la pierre ou le bois des parois : que de chefs- 
d'œuvre le tourneur, le potier , le forgeron imaginent 
ct créent pour que le palais des rois, fils de Jupiter, 
ressemblent à ces palais divins décorés par Vulcain 
lui-même ! Les lits, les tables, les siéges et les rouets 
des reines méritent que le poète s'arrête à les dé- 
crire, et quelquefois immortalise l’ouvrier célèbre 
qui les a tournés. La ciselure orne de fleurs, comme 
un manteau ou un voile, le char , le trépied et jus- 
qu’à la chaudière, tout en argent. L’ivoire se marie à 
l’argent, à l’or. Les coupes prennent des formes va- 
riées, et se couvrent de scènes animées qui font déjà 
songer à l'art de ce Mentor, tant célébré par les poètes 
du siècle d’Auguste ; Nestor en a une qui n’est pas in- 
digne du bouclier d’Achille. Et vraiment on pour- 
rait être fier encore des parures et des armes qui 
rehaussent , dans l’Iliade et l'Odyssée , la beauté des 
femmes et la dignité des rois. 

Malheureusement toutes ces merveilles étaient bien 
fragiles : le bois a péri, le métal a été refondu par les 
ouvriers de l’âge postérieur ; à tant de siècles d’inter- 
valle, la pierre et le marbre seuls gardent quelquefois 
la forme et la place que la main de l’homme leur 
avait données, Or, on ne doit pas penser que les de- 


270 HOMÈRE 


meures des rois fussent construites de manière à du- 
rer long-temps ; elles sont solides contre un orage 
et contre un coup de main, mais non contre l'effort 
des siècles. Le mur qui ferme les abords est de pierre, 
comme celui des forteresses ; rien ne dit que le reste 
des constructions, même dans le palais d'Ulysse, of- 
frit autre chose que du bois et du métal. Tous ces 
édifices avaient disparu de bonne heure; déjà les 
voyageurs anciens n’en cherchent plus même les ves- 
tiges , et la Grèce , sur ce point, ne saurait rien 
ajouter à la glose des scoliastes ; à moins qu’on n’aille, 
avec la spirituelle hypothèse de Thiersch, chercher 
dans un des derniers chefs-d’œuvre du siècle de Pé- 
riclès , les divisions de la maison bien bâtie d’Erech- 
thée. A la vérité, même dans ces termes, au lieu 
d’une ruine homérique , ce n’est qu’un commentaire 
éloigné d'Homère, qu’on peut demander à l’Erechtheum 
d'Athènes. 

Les monuments qui appartiennent en propre à 
l'époque d’Homère , ou de ses héros, sont excessi- 
vement rares. Aucun temple n’atteste, d’une facon 
certaine, une aussi vénérable origine. On peut ad- 
mettre que l'architecture et la sculpture religieuses 
n'étaient pas nées encore ; Dédale, à qui la légende 
en attribuait les premiers ouvrages , n’est célébré dans 
l'Iliade que pour avoir fait la danse crétoise : que peut- 
on conclure de termes aussi vagues? Homère, du 
reste, a cité bien des sanctuaires et des autels ; il n’a 
pas décrit un temple. Il a nommé bien des divinités 
auxquelles on adresse des prières et des sacrifices ; 
on ne peut pas dire s’il a vu, de ses yeux, une seule 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 2711 


statue. Il imagine aisément une forme animée; l’es- 
prit le plus simple conçoit , sans effort , la reproduc- 
tion littérale de la vie , telle que la sculpture sait la 
mettre sous les yeux ; et, dès que la mythologie trans- 
porte à des êtres invisibles la forme et les mouve- 
ments du corps humain, la poésie les peut prêter à 
l'argile, au boiset au marbre, matière inerte que 
l'art anime : ainsi, Vulcain sculpte comme il forge. 
Mais, dans la sphère humaine et réelle , quoique le 
poète parle des genoux de la Pallas Iliaque , à peine 
peut-on dire si ce simulacre était autre chose qu’un 
de ces blocs informes et vêtus comme Pausanias en 
rencontre encore; ou si déjà la partie supérieure a 
pris la forme d’une tête, si les yeux se sont ouverts, 
si les traits et l'expression du visage font distinguer le 
sexe, et si une ligne a séparé les deux jambes de la 
statue assise et immobile, 

C’est un problême que la Grèce ne résout pas, 
Nous avons vu, à fleur de terre, transporté dans 
un autre édifice, sacré aussi, le sexl de pierre de 
Delphes , qui était à la fois un temple et un trésor, 
comme les constructionssouterraines de Mycènes furent, 
on peut le croire , un trésor et un tombeau; car il est 
naturel qu’on ait placé, tour à tour, les objets les plus 
exposés à la convoilise, sous la sauve-garde de ce 
que les peuples avaient de plus sacré, les cendres 
de leurs chefs et les images de leurs dieux. On peut 
regretter qu'Homère n'ait point parlé formellement des 
Trésors de Minyas et d’Agamemnon ; du moins, on re- 
trouve cesmonumentsdignes d’admiration dans les villes 
qu'il a désignées clairement comme les deux plus riches 


279 HOMÈRE 


de la Grèce : Mycènes, où l'or abonde, et Orchomènes, 
qui le dispute à la capitale de l’opulente Egypte. Il 
est hors de doute qu’ils existaient de son temps; sil 
les avait décrits, nous aurions un témoignage de plus 
de l’exactitude de ses peintures; malgré son silence, 
il montre encore avec quel soin il étudia la Grèce, 
et assigne à chaque ville les épithètes qui la dis- 
tinguent le plus nettement des autres. Rien ne pour- 
rait nous donner une idée plus haute du développe- 
ment de la civilisation à l’époque où vécut Homère ; 
un peuple est sorti de l’enfance lorsqu'il sait don- 
ner à ses œuvres ce double caractère de force et 
d'élégance, et l’art attique, pour tailler les pierres 
d’un mur, aligner les assises et arrondir une voûte, 
n'eut presque pas à faire mieux. 

Lorsque l’architecture en est ainsi venue à poursuivre 
autre chose que la satisfaction des plus impérieuses 
nécessités , qu’elle atteint à la solidifé sans effort et 
à la beauté des proportions sans gaucherie, le temps 
approche où la sculpture lui viendra en aide pour 
rompre la monotonie des lignes et atténuer, par la 
variété des reliefs, la nudité des surfaces. De même 
que l'architecture , dans les voûtes coniques des tom- 
beaux et les colonnades des temples doriques, qui 
suivirent d'assez près l’âge d’Homère , reproduit sim- 
plement les formes les plus élémentaires, celle du 
tertre , que les guerriers amoncellent sur les cendres 
d’un compagnon d'armes , et celle de l’abri grossier 
que les bergers construisent avec les arbres de la 
montagne , la sculpture commencera aussi par limi- 
tation maladroite , mais littérale , de la nature. Avant 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 275 


de donner à l'argile les formes et la vie humaines, 
comme la tradition veut que lait fait Dibutade de 
Sicyone, elle s’essaie avec les formes et les mouve- 
ments plus simples des animaux. A défaut des chiens 
qu’un dieu avait donnés à Alcinoüs , on voit les deux 
lions qui, dressés face à face et appuyés sur la même 
colonnette, gardent le seuil de Mycènes. On n’est pas 
surpris de voir la ville héroïque défendue par l'animal 
vigoureux et fier auquel Homère compare si souvent 
les combattants. I1 ne faut rien chercher dans ces tà- 
tonnements d'un art encore nouveau, qui approche de 
la perfection que nous avons observée dans les pein- 
tures du poète. Mais déjà, quelle que soit la raideur 
des formes, et si mauvaises qu’on suppose les têtes 
que le temps n’a pas respectées, il y a dans ce re- 
lief si simple quelque chose de nerveux, l'instinct du 
mouvement et de la vérité. Pour être plus grossière 
que la poésie d’Homère , la sculpture grecque , à son 
berceau, n’en procède pas moins du même principe. 

Ce qui reste du temps de l’Iliade et de son poète, 
ce sont des murailles; partout on sent encore combien 
la vie était peu sûre, et quelles craintes inspiraient aux 
peuples la cupidité ou les représailles de leurs voi- 
sins. Les demeures étaient fragiles, mais protégées 
par des citadelles indestructibles. Plus on remonte 
vers l’origine de la société, plus les ruines étonnent. 
Ces hommes, dont l’industrie était si imparfaite , 
trouvent , lorsqu'il s’agit d’entourer leur ville, le 
moyen de soulever des quartiers de roc que des mu- 
lets ne traîneraient pas; sans les tailler , on les en- 
tasse ; ils se soutiennent par leur masse même; des 

18 


274 HOMÈRE 


pierres moindres remplissent les interstices ; et le ja- 
velot ne peut atteindre au sommet du mur , ni le bé- 
lier en ébranler la base. : 

C’est à des étrangers que les Grecs attribuent leurs 
plus anciennes murailles , comme la plupart des beaux 
vases ou des belles étoffes dont Homère nous a parlé. 
Ces étrangers , l'admiration des peuples en a fait des 
demi-dieux. On croit presque à cette intervention des 
Cyclopes en parcourant les murailles gigantesques qui 
entourent la colline de Prætus à Tirynthe. Une ga- 
lerie souterraine, près de la porte, sert de retraite et 
d’avant-poste. Deux pierres inclinées, qui s'appuient 
l’une sur l’autre à leur sommet, laissent çà et là une 
issue sur la plaine, et ces portes , simplement angu- 
laires , conviennent à cette expression d’Homère : 
« Des portes solides , pareilles aux ailes déployées de 
l'aigle. » 

Bientôt , l’homme, instruit à l’école des Cyclopes, 
construit à leur exemple , et mieux qu’eux: les pierres 
sont moins grosses , mais plus égales ; on sait les choi- 
sir , les tailler, les agencer comme les pièces d’une 
mosaïque ; ces appareils polygonaux serpentent avec 
plus de liberté autour des rochers de lAcropole ; des 
tours défendent les angles, couvrent les portes,et per- 
mettent de surveiller les mouvements de l'ennemi. 
Les linteaux de la porte fléchissaient sous le poids : 
on écarte, au point où ils se rencontraient, et on 
redresse sur leur base les deux côtés de l’angle: 
une architrave transversale s'appuie sur les montants 
devenus parallèles , et soutient, sans céder, avec le 
mur supérieur , le sommet de l'angle, que la tradi- 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 275 


tion conserve, qui sert à dissimuler les formes trop 
lourdes d’une porte basse , et que l’architecture ré- 
serve à l’écusson sculpté. 

Telles subsistent en maint endroit de la Grèce les 
villes bien bâties d'Homère. Troie et ses ruines même 
ont péri ; mais Mycènes est debout comme Tirynthe, 
et il est intéressant de retrouver aussi, là où Homère 
invitait à les chercher, les ruines militaires les plus 
considérables de l’époque primitive. Si d’ailleurs l’ima- 
gination se plaisait à réunir toutes les murailles célè- 
bres ou obscures qui datent de l’Iliade et de l'Odyssée, 
sous }impression d’un tel spectacle, on aimerait à 
entendre le vieux Nestor parler de ces hommes que 
les hommes d’à-présent n’égalent pas; on se figu- 
rerait les héros soulevant ces roches énormes , far- 
deau digne des Gyclopes ; et surtout, en voyant qu’à 
côté de tant de pierres entassées par la peur , c’est à 
peine s’il est resté, de la même époque, quelques 
tombeaux , un bas-relief, pas un palais et pas un 
temple , les censeurs les plus moroses n’accuseraient 
point Homère de sommeiller, lorsqu'il raconte, sans se 
lasser jamais, tant de combats. C'était hélas! toute la 
vie, et l’{liade est bien le poème d’une génération dont 
il ne nous est, avec elle, absolument rien resté que des 
forteresses. Mais à ces forteresses, comme à ce poème, 
les âges suivants n’ont rien qui ressemble ; on les me- 
sure avec surprise; on se croirait transporté dans le 
monde des fables ; et il semble que , depuis ce temps, 
nous qui profitons des labeurs et des progrès de trente 
siècles, nous soyons , en effet , comme le dit Nestor , 
moins grands que les Cyclopes qui ont bâti ces murs, 


276 HOMÈRE 


que les géants qui ont livré ces éternelles batailles , 
et que le demi-dieu qui a confié à la mémoire des 
rhapsodes ces récits guerriers auxquels on n’en a 
jamais osé comparer d’autres. 


V. 


DES MOEURS HOMÉRIQUES , EN GRÈCE, À L'ÉPOQUE DE 
LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE. 


Au-delà, c’est en vain que l’on compterait sur le 
témoignage des ruines : les monuments ont disparu , 
pierre par pierre. Mais le peuple survit à leurs débris; 
et, en Grèce , le peuple n’a guère plus changé que la 
pature. 

11 a vieilli comme elle vieillissait. S’il manque aux 
plaines arides, aux montagnes dépouillées, les belles 
eaux qui les ont fécondées, les vertes forêts qui leur 
ont servi de parure à la jeunesse du monde, le peuple 
a perdu , plus complètement encore, cette énergie que 
donnent à des sociétés nouvelles l’immensité de leurs 
espérances et le pressentiment divin de la grandeur qui 
les attend. 

Mais, de même que ces altérations des formes du 
paysage s’effacent dans l'éloignement de l'horizon , et 
que ces beaux lieux célébrés par les anciens poètes 
n’ont pas cessé d'offrir les mêmes lignes sous la même 
lumière ; ainsi, courbée sous les outrages d’une ser- 
vitude séculaire , réduite à reconquérir son humble 
place au soleil, elle qui fut le flambeau du monde, 
celte nation renaît telle que ses historiens et ses ar- 
tistes nous l’ont fait connaître. Les fils ont encore les 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 271 


traits de leurs pères, et quelque chose de leur génie. 

Il a fallu , pour ce miracle, deux choses : l’influence 
du climat de l’Orient et le caractère particulier de la 
race grecque. 

Le climat de l'Orient paraît avoir, à la différence 
du nôtre, cette vertu : qu’il exerce sur l’homme une 
influence plus directe et plus sensible. La vie tout en- 
tière, même celle de l’âme , en semble dépendre. Des 
besoins bornés , des conditions d’existence uniformes, 
la rendent plus simple et plus régulière. L'activité 
volontaire s’y développe dans un cercle plus étroit : 
aussi s’arrête-t-elle plus vite et plus loin du terme, dans 
la carrière du progrès. Les mœurs doivent , par consé- 
quent, varier moins selon les races et selon les âges ; 
et c’est pourquoi on peut retrouver bien des traits des 
mœurs homériques chez les Turcs comme chez les 
Grecs , chez les Grecs d’aujourd’hui comme chez les 
Grecs d'autrefois. 

Parmi toutes les races qui sont nées ou qui se sont dé- 
veloppées sous le ciel oriental, la race grecque s’est 
précisément distinguée par la mobilité de son génie et 
la conscience qu’elle avait de sa liberté; elle atteignit 
plus vite au premier rang ; elle sut aller plus loin pour 
avoir pris une autre route; mais, lorsqu'elle eut à 
son tour fourni sa carrière, elle fut, comme les autres, 
impuissante à se renouveler. Tandis qu’un sang nou- 
veau régénérait les nations de l'Occident, la Grèce con- 
tinua seule à parler sa langue , et, seule , demeura ce 
qu’elle avait été. Ge fut là sa misère et sa gloire. Au- 
tour d’elle , on périssait pour renaître. La Grèce sur- 
vécut aux autres et à elle-même. 


278 HOMÈRE 


Il fut donné à elle seule de subir et d'accepter, sans 
s’abdiquer elle-même , tous les jougs : celui du glaive 
et celui de la foi. Punie de ses désordres par la ser- 
vitude , consolée de la servitude par l'Evangile, elle 
avait oublié ses dieux, perdu ses lois. Mais c’est vaine- 
ment qu’elle devint romaine, franque , turque, et que, 
dans l'intervalle , elle s'était faite chrétienne; subju- 
guée et convertie, comme au temps de son idolâtrie et 
de son indépendance , la Grèce fut encore la Grèce. 
On dirait qu’elle réalisait la belle fable de son Pro- 
méthée ; tandis que les hommes oubliaient leur bien- 
faiteur sur son rocher , et que le vautour dévorait ses 
entrailles, patiemment il attendait le Dieu libérateur. 
Des siècles se sont passés; mais, lorsqu’enfin le Dieu 
est venu , Prométhée respirait encore et n’avait point 
courbé la tête. 

Autrefois la race grecque se vantait d’être née sur 
le sol qu’elle habitait, et que personne n’avait habité 
avant elle. On cst tenté d’applaudir à ses prétentions 
en l'y retrouvant encore , impérissable dans son éter- 
nelle patrie. 

Cette perpétuité est si peu vraisemblable qu’on Pa 
niée ; on a compté avec soin les maîtres et les voisins 
qui s'étaient mêlés aux habitants primitifs , et la sta- 
tistique n’a pas reculé devant ce paradoxe que c’est à 
peine s’il y a des Grecs en Grèce. Cela est presque vrai 
si l’on cherc e à y retrouver, dans toute leur pureté, 
le sang et le type du peuple ; et, sans doute, il y a 
peu de Grecs qui n’aient eu quelque Barbare au nombre 
de leurs ancêtres. Ils sont Grecs néanmoins, car ces 
Barbares l’étaient devenus, Le ciel du pays, lesang du 


ET LA GPRÈCE CONTEMPORAINE. 279 


peuple s'emparèrent successivement des usurpateurs de 
la Grèce , comme le génie de ses poètes et de ses ar- 
tistes avait conquis jadis les neveux du rude Mummius. 
Ce fut pour tous comme une nécessité fatale. Les co- 
lons romains , les bergers bulgares ou valaques , les 
soldats albanais sont restés, parce qu'ils s'étaient laissé 
absorber par la population indigène. Les Turcs, comme 
les Franks , pour avoir vécu en maîtres dans l’isole- 
ment, sans aller d'eux-mêmes à un peuple qu’on ne 
peut pas faire venir à soi, durent quitter un jour le 
sol de Sparte et d'Athènes. Ils règnent encore par le 
fer sur une partie de la Grèce; je suis persuadé que 
le fer les en chassera. La Grèce, comme autrefois, 
reçoit, adopte des hôtes ; mais il faut qu’on accepte 
d’elle ce droit de cité : ceux qu’elle n’absorbe pas , sa 
faiblesse peut les subir momentanément, mais sa haine 
implacable les menace toujours. 

Ainsi l'étranger devient Grec, 6 64p6apos EAnvibe, et le 
Grec, comme le Juif, ne sait pas devenir autre chose. 
Contraste étrange : aucun peuple n’a , dans tous les 
temps, compté plus d’exilés volontaires, ni plus de 
traîtres ; le Grec peut quitter sa patrie , il a pu la 
vendre, il sait la sacrifier à l’ambition des aventures, à 
l'or d’un ennemi ou d’un maître ; mais, sous tous les 
déguisements de ce Protée insaisissable et cette in- 
comparable versatilité, il y a quelque chose que rien 
n’efface, qui survit à l’exil, à la trahison , à l’apostasie ; 
laissons l'air du visage et des paroles : au fond du 
cœur , en tous lieux , en tous temps, le Grec est Grec. 

Ce que je dis n’est point nouveau et n’a point besoin 
d’être démontré; il y a chez chaque peuple un té- 


280 HOMÈRE 


moin irrécusable qui révèle ce qu’il est depuis les pre- 
miers jours de son histoire : c’est la langue. Si deux 
peuples se rapprochent, leurs langues se mêlent ; s'ils 
s'unissent et se confondent, de ce mélange de deux 
idiômes il naît une langue nouvelle, dont l’unité atteste 
Punité du nouveau peuple, aussi bien que la diversité 
des éléments qui le composent lui rappelle la diversité 
de ses origines. Les langues étrangères ont laissé quel- 
ques mots dans la langue grecque, mais ils ne l’ont pas 
altérée; elle ne s’est pas laissé absorber plus que le 
peuple. Est-ce un bonheur ? On en peut douter, quoique 
le Grec vulgaire ait ses admirateurs sincères, La langue 
latine est morte, pour l’usage ; mais , en mourant, elle 
a donné naissance à d’autres langues qui ont eu déjà 
le temps de devenir illustres comme elle. La langue 
d’Homère et de Platon a dégénéré; je n’ai qu’une 
chose à constater ici, c’est qu’elle vit encore. 

Elle vit, et, sous certains rapports , il semble qu’elle 
ne se soit point corrompue. Le vocabulaire a fait beau- 
coup d'emprunts, beaucoup de pertes ; souvent, les 
mots qu’il a conservés ont changé de forme; mais, là 
même où l’on est réduit à chercher les consonnes et les 
voyelles du mot ancien , on retrouve toujours l'accent 
à sa place. Tant la race grecque avait, pour les sons 
comme pour les mouvements, le sentiment profond du 
rhythme ! Jusqu’aujourd’hui, ses danses manquent de 
grâce , ses chants de mélodie , mais jamais de mesure. 
Et ceux même qui ne comprennent plus les mots et la 
syntaxe d’Homère , sentent encore et font sentir l’har- 
monie de ses vers. Nous le comprenions davantage , 
mais nous le lisions sans l'entendre. Une prononciation 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 281 


tout-à-fait arbitraire effaçait les nombres ou les déna- 
turait. La prononciation des Grecs les restitue ; elle 
nous enlève ainsi quelques illusions traditionnelles ; 
là, où les flots grondaient à nos oreilles, elle nous 
apprend qu’ils murmurent et caressent le rivage. Mais 
pardonnons-lui cette déconvenue , car elle conserve 
au dialecte ionien sa douceur que nous admirions sur 
parole ; elle rend à l’aède sa lyre, qu'Erasme avait 
brisée, et à la versification monotone, ce mélange so- 
nore de syllabes accentuées , brèves et longues , qui 
fait de la poésie homérique une musique, tout aussi 
bien que la vérité des images en faisait tout à l'heure 
une peinture, 

Il est aisé de comprendre qu’'habitués à ne retrouver 
dans d’autres pays, également'historiques, ni les peuples 
anciens, ni leurs usages, ni leur langue, les voyageurs 
éprouvent quelque surprise et quelque charme à re- 
trouver en Grèce des Grecs qui parlent grec. Ce qui 
les frappe alors, plus que les différences, c’est l’ana- 
logie ; ravis de saisir cette tradition vivante de l’anti- 
quité classique , ils la poursuivent jusque dans les 
moindres détails. Les lecteurs qui n’ont pas vules lieux 
sourient de cette complaisance à retrouver toujours ce 
qu’on cherchait, et mettent ces rapprochements sur le 
compte de l’imagination ou de la crédulité de ceux 
qui les ont faits. Les ressemblances qu’on leur signale 
sont trop frappantes pour qu’ils les croient exactes. Et 
elles le sont. Ailleurs, la réalité fait un contraste avec 
les fictions des poètes : en Grèce , les poètes ont été 
des peintres si fidèles qu’on retrouve les lieux tels 
qu'ils les ont chantés, et que les yeux admirent dans la 


282 HOMÈRE 


uature ce que l'imagination admirait dans leurs vers ; 
ailleurs , le passé a plusieurs fois disparu sans laisser 
de traces : en Grèce, le passé revit en toutes choses. 
Sur ce point, les témoignages deviendront si nombreux 
qu’ils feront foi. Je ne craindrai point d’ajouter le mien 
aux autres ; je le dois et je le puis plus que personne. 
Guys et M. Ampère eussent dû faire cette remarque, que 
tout le monde fait en les lisant : c’est que, de tous les 
âges de la Grèce ancienne, il en est un que la Grèce 
nouvelle rappelle bien plus souvent que tous les autres, 
et par des traits plus fidèles, c’est l’âge homérique. 
Sans doute , au temps de l'oppression, les traditions 
de servilité du Bas-Empire rappelaient les sarcasmes 
dont les Romains accablaient ces hommes dégénérés , 
Græculi , qui avaient tant de ressources dans l'esprit et 
si peu de dignité dans le caractère. Après les luttes 
héroïques de l'indépendance, dès les premières assem- 
blées nationales, comme dans les conseils que la Con- 
stitution de 1843 appelle à remplacer les sénats anti- 
ques, on à vu reparaitre quelques-unes de ces misères 
de la vie politique que Thucydide , Aristophane et Dé- 
mosthène nous ont fait si bien connaître. Plutarque eût 
trouvé en revanche, parmi les grands citoyens qui sa- 
crifièrent à la patrie leur vie ou leur fortune, quelques 
portraits dignes de ceux qu’il nous a laissés; et Miaoulis 
mérite une place auprès de Thémistocle et d’Aristide, 
comme Androutzos a pu, sans trop d’injustice, être 
comparé à Léonidas. Mais ces rapprochements sont 
rares et doivent l'être : sans une armée et sans un champ 
de bataille, comment se développerait le génie d’un 
capitaine ? La destruction de la cité ne laisse plus de 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 283 


place aux difficiles vertus du citoyen ; l’art ne peut 
fleurir au milieu de l'ignorance et de la misère ; et la 
servitude avait réduit la Grèce à une condition qui ne 
saurait, à aucun titre, rappeler les splendeurs de l’âge 
de Périclès. Dans les montagnes où les tribus les moins 
dégénérées ont trouvé contre elle un dernier refuge , la 
nécessité les a ramenées à toute la simplicité de la vie 
primitive. Les devoirs de la famille , la chasse ou la 
pêche, de pauvres cultures , un peu de commerce près 
des rivages et dans les îles , remplissent les jours de 
paix. Si la tribu prend les armes, c’est pour mettre à 
rançon le voisinage ou pour se venger des affronts d’un 
maître, mais par des luttes isolées , des embuscades, 
de petits combats; et , si parfois il s’y manifeste une 
audace de héros, pour retrouver un héroïsme de cette 
nature, il faut remonter au-delà des récits des histo- 
riens, jusqu'aux chants de l’épopée primitive. 

Cette analogie a été rendue sensible surtout par un 
livre dont il ne faut pas méconnaître l'intérêt, quoi- 
qu’on l'ait exagéré : c’est le recueil de Chants popu- 
laires, commencé par Fauriel, et continué tout récem- 
ment par M. de Marcellus. On a commencé par comparer 
non-seulement les deux sociétés, mais les deux poésies. 
Certes , il ne faut hasarder un tel rapprochement 
qu'avec une extrême réserve , et, s’il nous amène à 
quelque conclusion, ce n’est pas à celle de l’école aven- 
tureuse qui voit sous le nom d’Homère, comme les vé- 
ritables auteurs des poèmes qui portent ce nom, toute 
une famille d’aèdes , interprètes directs du peuple lui- 
même. Quand le peuple grec aurait eu dans ces âges 
héroïques une imagination féconde , exaltée jusqu’à 


284 HOMÈRE 


l'inspiration par le spectacle d’une nature comme lui 
dans toute la vigueur de sa jeunesse , et par le senti- 
ment de sa grandeur naissante, il a pu rencontrer d’in- 
stinct de fiers accents, de grandes images, des traits 
sublimes ; mais ce ne sont que des éclairs dans le cré- 
puscule, ce n’est pas la lumière du jour; entre ces 
éléments épars, nul, fussent Solon, les grammairiens 
de Pisistrate ou Aristarque lui-même , ne peut rétablir 
un lien qui n’existe pas , et, de ces chants incohérents 
de la muse populaire à l’unité d’un poème, il reste un 
abîme , il reste Homère. 

Quoi qu’il en soit , les chants de la Grèce moderne 
(je parle de ceux que le peuple a vraiment faits et sus 
par cœur , et non de ceux que le bel-esprit a mis sur 
son compte , et dont la rusticité affectée a trompé la 
sagacité des éditeurs) peuvent, dans une certaine me- 
sure , indiquer à quelle source Homère a puisé, et ce 
que furent quelques-uns des aèdes obscurs qui chan- 
tèrent avant lui et pour lui. L’imagination semble gar- 
der les mêmes habitudes ; elle cherche la vraisem- 
blance du témoignage , plus que les agréments de la 
fiction. Le berger que Charon , après une lutte achar- 
née qui dure du matin au soir, va ravir à sa veuve et 
à ses petits enfants, elle ne nous attendrira pas sur 
sa jeunesse et sur sa beauté; mais elle l'a vu, et, 
comme Homère parlait des belles cnémides, des cui- 
rasses d’airain, des longues aigrettes, elle s'arrêtera 
à ces détails visibles , souvent indifférents, qu’on a 
long-temps appelés les épithètes homériques; et, avec 
une négligence qu’on croirait affectée , elle nous dira 
qu’il avait, comme aurait pu l'avoir tout le monde, 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 285 


son fez de côté et des cheveux nattés. Si elle s’oublie 
à sortir de la sécheresse pleine de réticences du simple 
récit , c’est aux procédés les plus naturels qu’elle re- 
court ; elle exagère les nombres, la vigueur et la vitesse; 
elle prête des sentiments à la nature, une voix aux 
animaux familiers, à l'oiseau danslair qui épie le danger 
et pleure les victimes, au cheval, compagnon du klephte, 
qui parle à son maître, comme Xanthe au fils de Pé- 
lée ; et à qui sa belle et bonne maîtresse donne à 
manger dans les plis de son tablier, donne à boire 
dans le creux de sa main, comme Andromaque se 
plaisait à nourrir les chevaux d’Hector. 

Ce désir ardent de revoir la patrie qui tourmenta 
pendant dix ans le divin Ulysse, et, d’autre part, 
ce besoin de chercher au loin la fortune, ou de con- 
naître des terres nouvelles; de rapporter, fût-ce au 
prix des amertumes de l'exil, la connaissance des 
pays et l'expérience des hommes: double sentiment 
commun presque à tous les Grecs, et qui explique 
pourquoi l'Odyssée fut aussi populaire que lIliade , 
inspire aux aèdes nouveaux quelques chansons dont 
la poésie n’est pas sans charme , malgré son excessive 
monotonie. Les myriologues rappellent les larmes 
versées sur les restes d’Hector. La Reconnaïssance , 
que M. Ampère a reproduite, offre quelques traits 
effacés de celle d'Ulysse et de Pénélope. Laerte s’y 
retrouve aussi, cultivant la vigne de l’Abandon, la 
vigne des sombres douleurs, tandis qu’on donne à un 
autre celle que son fils aimait, qu'avec un autre 6n la 
bénit , qu'avec un autre on la couronne! Et l’on recon- 
naîtrait bien quelque chose de ce singulier mélange 


286 HOMÈRE 


de naïve pureté et de délicatesse ingénieuse, qui dicte 
les paroles de Nausicaé à Ulysse , dans ces mots tou- 
chants qu’adresse le pâtre à GCharon, lorsque Cha- 
ron vient, au nom de Dieu , pour enlever son âme: 
« Laisse-moi, Charon , laisse-moi, je t’en supplie , 
vivre encore. J’ai une femme toute jeune , et à une 
jeune femme le veuvage ne sied pas. Si elle marche 
vite, on dit qu’elle cherche un mari; si elle marche 
lentement, on dit qu’elle fait la fière !... » 

Toutefois , il est aisé de reconnaître que les analo- 
gies sur lesquelles on essaie d’établir une compa- 
raison entre les formes de la poésie klephtique et 
celles de l'épopée primitive, sont fugitives et super- 
ficielles ; et c’est de très-loin que l’une ressemble à 
l’autre. Il faut pénétrer, sous les formes de la langue 
et du style, jusque dans les pensées et les sentiments 
qu’elles expriment , jusqu'aux faits qui sont le sujet de 
la narration , et chercher, entre les deux sociétés, des 
ressemblances qui soient plus réelles et plus profondes. 
Notre savant Fauriel s’est fait illusion lorsqu'il a voulu 
retrouver Homère lui-même dans les chants obscurs 
de la Grèce nouvelle ; ce qu’il eût mieux fait peut-être 
d'y chercher, et ce que j'y retrouve assurément à 
chaque page, c’est l’image d’une société pareille à 
celle qu’Homère a chantée. 

Il serait trop long et parfois puéril de poursuivre, 
dans les moindres détails, une comparaison rigoureuse 
entre les mœurs de la Grèce homérique et les mœurs 
de la Grèce contemporaine. Guys l’a fait le premier 
avec esprit, mais tant de minutie, que l’excès con- 
duit vite à Ja satiété, D'ailleurs, on l’a si souvent 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 287 


copié sans le dire ou imité sans le savoir, que, pour 
tous les traits qui touchent à la vie matérielle et exté- 
rieure, il suffit de rappeler sommairement les prin- 
cipaux. 

Ceux qui cherchent dans les habitants actuels de 
la Grèce les modèles dont Phidias et Praxitèle se sont 
inspirés, se plaignent de perdre souvent leurs peines. 
J’ai rappelé quels mélanges s'étaient faits dans le sang ; 
le génie de la population primitive, l'identité de la 
race et l’unité de la langue ont pu résister à cette 
épreuve ; mais le type s’est nécessairement altéré, et 
il est probable, qu’à ce sujet, Winckelmann aurait 
"perdu , à Athènes , une partie de ses illusions. Si les 
Grecs n’ont guère plus gardé qu’ils ne la comprennent 
la beauté telle que l’aima Phidias, la beauté qu'ils ont 
gardée et qu’ils admirent , n'est-ce pas celle qu’admi- 
raient déjà , en eux-mêmes et autour d’eux, les héros 
de l’Iliade et de l'Odyssée ? 

Les vers d’Homère ne laissent sur ce point aucune 
obscurité. Les Grecs adorent déjà la beauté; la laideur 
et la faiblesse sont méprisées ; il y a plus, elles sont 
ridicules. En revanche, si, pour Hélène, on combat 
dix ans , ce n’est pas seulement parce qu’elle est 
l’épouse enlevée ; si les vieillards l’admirent, si Hector 
la protège , et si Ménélas lui a pardonné, c’est parce 
qu’elle est la plus belle des femmes. 

Mais si les Grecs ont le sentiment confus et le culte 
instinctif de la beauté, ils doivent se méprendre encore 
sur ses véritables caractères. On n’est pas beau sans 
être grand : Achille est le plus grand des Grecs; Ajax 
est le seul dont il pût mettre la cuirasse, et Ajax dépasse 


288 HOMÈRE 


tous les Grecs de la tête et des épaules; Priam est 
grand ; Minerve et Mars sont grands et beaux : l’union 
de ces deux mots est presque un pléonasme; on lit 
dans les regards de Ménélas la douceur de son âme , 
toujours ouverte à la pitié; mais il est plus petit et 
moins beau qu'Agamemnon. A défaut de la taille, il faut 
au moins les autres signes de la santé, de la vigueur , 
et voilà déjà le type de l’Hercule antique, ce type que 
Phidias n’eût pas sculpté : de larges épaules , un cou 
épais, de fortes mains. C’est ainsi qu’on plaît, parmi les 
danseurs comme parmi les combattants. Minerve veut 
qu’Ulysse soit beau d’une beauté surhumaine ; le héros 
a les cheveux blonds et les yeux pleins de feu : la déesse” 
verse sur sa tête et sur ses épaules une grâce divine, 
mais elle le rend plus grand, plus gros, plus fort; alors 
il paraît, et Nausicaé désire un pareil époux, et le 
peuple d’Ithaque révère son roi semblable aux Immor- 
tels. Les femmes auront aussi le charme du regard, la 
douceur du sourire ; mais la belle Pénélope a la main 
virile , et c’est surtout aux cheveux , aux joues, à la 
ceinture, à la blancheur des bras, à la taille, qu’on 
distingue les plus belles des femmes et des déesses. 

Cette beauté-là , elle est vulgaire : les Grecs ont 
encore ces pieds rapides, ces membres souples, ces 
formes et ces attitudes qui annoncent la vigueur, même 
lorsqu'elles manquent de grâce; cette vivacité du re- 
gard qui révèle au moins, sur les visages les plus or- 
dinaires , toutes les ressources de l'intelligence, 

Le ciel a peu changé et l’industrie a fait peu de pro- 
grès; avec le même goût, les mêmes besoins et les 
mêmes ressources , les Grecs ont conservé en partie 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 289 


l'antique facon de se vêtir et de se parer. Dans la mon- 
tagne, le Klephte portait la cnémide qui soutient la 
jambe , la ceinture qui soutient les reins, et le manteau 
de peau de bête, le beau manteau d’une seule pièce 
qu'on agrafe et qui protège le sommeil contre le froid 
des ndits d’automne. Les femmes ont gardé aussi la 
ceinture , les longs voiles brodés de leurs mains, les 
pierres et l’or , et jusqu’à ces fausses couleurs sous les- 
quelles la fidèle Pénélope consentait parfois à déguiser 
sa pâleur. L'homme tient à l’éclat des vêtements , 
comme les frères de Nausicaé ; mais son principal or- 
nement, ce sont encore les armes. Toujours prêt à at- 
“aquer ou à se défendre, soigneux que la ruse d’un 
ennemi ou la tentation d’un coup hardi ne le prenne 
pas au dépourvu, il ne sait point s’en séparer. Quand 
ce n’est plus pour sa sauvegarde, c’est pour marquer 
son rang et rendre témoignage de ses exploits passés, 
qu'il porte le couteau que portait Agamemnon, son 
long glaive, l’épée aux clous d'argent du beau Pâris, 
ou celle dont Achille serre en frémissant la poignée , 
au milieu d’une assemblée pacifique. 

Tel est le premier aspect ; voici davantage. L’hospi- 
talité est demeurée la vertu de l'Orient : c’est encore 
un souvenir d’Homère, chez qui elle est tant célébrée et 
se montre à la fois si solennelle et si discrète, L’hospi- 
talité ouvre la porte de la demeure , "et , après le cos- 
tume, laisse entrevoir les mœurs. A quoi bon décrire 
encore et les maisons et les repas; peindre, d’après 
les chansons klephtiques et la vie de chaque jour, cette 
tente d'Achille où le héros coupe lui: même à ses hôtes 
les viandes qu’il a rôties et salées ? Des renseignements 

19 


290 HOMERE 


minutieux , complets, auraient une certaine valeur 
pour les archéologues, en éclaircissant peut-être quel- 
ques points sur lesquels les explications vagues des 
lexiques et la rareté des débris laissent des doutes ; ils 
mériteraient une petite place dans les notes d’une tra- 
duction d'Homère , et fourniraient à la traduction elle- 
même quelques termes dont la justesse lui a échappé. 
Pour moi, je ne m’égarerai point à relever ici, une à 
une , toutes ces petites particularités qu’on observe 
dans la forme des constructions rustiques, ou les meu- 
bles qui ornent la demeure des riches et les ustensiles 
très-grossiers dont se sert encore tout le monte. Le 
spectacle de cette vie intérieure nous apprend néan* 
moins, d’une façon toute simple, à comprendre et à 
traduire, le plus facilement du monde, maint passage 
qui effarouchait la délicatesse de notre goût. Dans 
des pays où les soins donnés à la vie matérielle sont 
relégués dans l'ombre et où le luxe a multiplié les 
merveilles dans les plus petites choses , la plume refuse 
même d’écrire le nom des objets usuels; et le mot qui 
est naturel dans Homère, familier au moyen-âge, de- 
vient trivial pour les puristes, à dater du XVII°. siècle, 
et nous effraie nous-mêmes, quoi que nous puissions 
faire (nous qui sommes revenus de tant de préjugés), 
comme il effravait les précieuses, contemporaines de 
Me. Dacier. 

Mais , dans les montagnes de la Grèce, à mesure 
qu’on s'éloigne de la capitale, où l’on a pris les mœurs 
de tout le monde, et des rivages, où le commerce ap- 
porte encore quelques-uns des moindres produits de 
l'industrie européenne , on est pauvre comme aux 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 291 


temps homériques , et si dénué des commodités les plus 
ordinaires de Ja vie, que le voyageur s’y habitue à se 
figurer les rois eux-mêmes tournant l'olivier pour s’en 
faire un lit, et à entendre les poètes énumérer , avec 
une complaisance si naïve et si éloignée de notre 
temps , les ouvrages les plus vulgaires sortis des mains 
d’un charpentier ou d’un forgeron. Alors on ne cher- 
che plus à ennoblir Homère ou à l’abréger. Chaque 
mot a son sens, sa valeur, comme souvenir d’une 
époque et comme expression d’un sentiment facile à 
comprendre ; dès-lors , tout aussi bien qu’on parle du 
bouclier d'Achille et du voile où Hélène brodait les 
combats livrés pour elle, on ose parler sans périphrases 
des maisons bien solides et bien couvertes , des siéges 
polis et tournés avec art , des belles corbeilles et des 
belles coupes posées sur la table hospitalière , des 
beaux lits et des belles baignoïres ; et, dût-on rencon- 
trer sur son chemin le grand fumier qui doit fertiliser 
le royal domaine , on ne craint plus de montrer tout 
simplement les fils de Priam prenant dans l’étable bien 
polie, au bois planté dans la muraille , le joug de buis 
arrondi , les rênes qui s’y adaptent bien , la courroie de 
neuf coudées qui attache le joug au timon; puis ame- 
nant enfin à leur père irrité la belle voiture neuve aux 
bonnes roues, sur laquelle Mercure tout à lheure va 
sauter d’un bond, en saisissant de ses mains divines 
les rênes et le fouet. Voilà bien des mots qui dépare- 
raient une belle infidèle, à la facon des traductions de 
Perrot d’Ablancourt; et cependant, c’est sur le seuil 
de la tente d’Achille , au moment de s’attendrir sur les 
pathétiques douleurs de l’ami de Patrocle et du père 


292 HOMÈRE 


d’Hector, qu'Homère entre naïvement dans ces détails. 

Is reproduisent la vie réelle , et c’est assez pour 
qu'ils tiennent leur place dans ses récits; mais ils le 
touchent aussi, parce que chacun de ces mots, chacun 
de ces objets, si vulgaires pour nous, rappelle une des 
conquêtes récentes de l’industrie humaine sur la ma- 
tière; et, pour ceux qui voient la Grèce, revenue à cette 
misère des premiers âges, il estcertain que de sembla- 
bles digressions n’étaient indifférentes ni à la curiosité, 
ni à l’orgueil des contemporains d'Homère : cette écurie 
bien polie et cette belle voiture aux bonnes roues, on 
ne les retrouverait ni à Ilion, ni à Pylos, ni à Sparte. 

Durant la servitude , les arts utiles n'avaient pas fait 
plus de progrès que le luxe. C'était en toutes choses le 
même dénûment. Si les chars ont presque disparu 
comme les routes taillées pour eux dans les rochers, 
et si le chariot même, destiné à descendre le bois ou 
la pierre de la montagne, est devenu une rareté, le la- 
boureur cultive la terre à la sueur de son front avec la 
même maladresse et des instruments aussi imparfaits ; 
la vigne manque des échalas si bien alignés sur le bou- 
clier d'Achille ; à peine le métayer sait-il, comme dans 
la demeure d'Ulysse, garder le fumier des bœufs et des 
mulets , pour rendre à la terre fatiguée sa fécondité. 
La charrue est celle d’Hésiode et des Géorgiques ; c’est 
une richesse que le fer brut, promis en récompense aux 
héros de l’/liade dans les jeux célébrés pour les funé- 
railles de Patrocle ; et, quand les chants populaires 
parlent si souvent d’or et d’argent, on peut s'étonner 
qu'ils ne parlent pas aussi avec une sorte de vénération 
du fer travaille. 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 293 


La navigation n’a pu reculer ainsi : le Grec est plus 
“marin et plus soldat que laboureur ; or, le laboureur 
enchaîné au sol natal et nourri par lui, si peu qu’il 
fasse , car la terre est généreuse , perd le double en- 
seignement de la nécessité et de l'exemple; le marin 
convaît le danger et connaît le monde. Aussi est-il 
impossible ici de poursuivre cette comparaison litté- 
rale. Il y a loin des trente-six gros navires, armés par le 
pauvre rocher d’Ithaque, aux douze barques qu'Ulysse 
conduisait au siége de Troie : encore Céphallonie avait- 
elle , sur le nombre , fourni les siennes. Mais, à côté 
de ces vaisseaux plus parfaits, ceux d'Ulysse n’ont 
pas cessé de sillonner en tous sens les eaux de lAr- 
chipel. Comme Ulysse, le charpentier a taillé à la 
hache , sans art, mais d’une main sûre et que guide 
un œil expérimenté , les parois, rouges ou noires, et le 
mât qui peut s’abaisser au port. A défaut de port, 
ces petits navires touchent à tous les rivages hospita- 
liers ; on les traîne quelquefois d’une mer à l’autre, au 
Diolcos de Corinthe , à l’isthme de Leucade; si la plage 
n’est pas abritée, on peut les tirer à terre, et, dans les 
gros temps de lhiver, les attacher avec des câbles et 
les exhausser sur des poutres, pour que l'humidité n’en 
pourrisse pas la carène. Trop légers pour résister à la 
tempête , ils évitent la pleine mer, rasent les côtes, et 
ne redoutent pas moins que les pilotes de Ménélas ou 
de Nestor, Capharée et Malée, promontoires si fu- 
nestes aux premiers navigateurs. Et cependant, comme 
ils sont encore conduits par les mêmes matelots, la pau- 
vreté , la curiosité , une sorte de confiance téméraire 
dans le vent el les étoiles décident les patrons à renou- 


294 | HOMÈRE 


veler les longs voyages des Argonautiques et de l'Odyssée. 
Plusieurs fois, le vaisseau d'Ulysse a bravé les mers 
inconnues, et, mesurant aux astres la distance et la 
direction de la route, il s’est aventuré, bien au-delà de 
Charybde et des colonnes d’Hercule, jusqu’à ces terres 
nouvelles dont la géographie fabuleuse des aèdes n’avait 
point réservé la place dans le cercle étroit où le fleuve 
Océan resserrait un monde, déjà trop plein de mystères. 

La vie intime elle-même ajouterait à ce commen- 
taire les indications les plus précieuses. Oublions Euri- 
pide et Aristophane, qui ont poursuivi les femmes de 
tant d’outrages et de sarcasmes ; oublions Thucydide, 
qui les écarte avec tant de sévérité, même dans les jours 
de deuil ; oublions aussi Lycurgue, dont les lois in- 
flexibles avaient forcé leur nature , pour ne nous sou- 
venir ici encore que d’Homère, qui peignit les femmes, 
chacun le sait , dans ses poèmes, avec une délicatesse 
où Virgile et Racine, les plus délicats des poètes, n’ont 
pas toujours atteint, 

Pénélope vit renfermée dans la partie la plus secrète 
de ses appartements, et personne ne sait la forme de 
sa couche. Nausicaé craint les propos des médisants;s 
Ulysse ne la suit que de bien loin; elle ne lui parle 
que du seuil de la porte; et les songes même n’entrent 
que par la serrure et sous la forme de jeunes filles, dans 
la chambre virginale. Andromaque ne sort que pour 
aller chez ses belles-sœurs au beau voile , et au temple 
avec les nobles Troyennes; ou, si elle veut suivre des 
yeux le combat dans la plaine, c’est accompagnée d’une 
nourrice et sous la sauvegarde de son fils, cet-enfant qui 
règnera sur Troie, qu’elle monte sur une tour isolée. 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 295 


Les femmes s’effacent d’elles-mêmes dans l'ombre ; 
elles se cachent et se voilent aux regards indiscrets ; 
mais, lorsqu'elles paraissent, nul ne leur refuse la place 
qui convient à la mère, à l'épouse , à la jeune fille; 
Hector protège Hélène, et les Grecs d’Argos plaindraient 
la veuve d’Hector, s'ils la voyaient puiser l’eau à la 
fontaine. Même dans l'ivresse des festins , les préten- 
dants d’Ithaque n’ont jamais outragé l'épouse d'Ulysse. 

C'est dans ce milieu de réserve et de liberté que 
vivent les Grecques chrétiennes. La femme n'appartient 
point à la vie extérieure ; elle s’y dérobe, mais d’elle- 
même ; si elle y doit paraître, elle n’y rencontre que 
le respect ; elle partage dans la famille l'autorité de 
l'époux et du père. Aussi nulle part n'est-elle plus 
digne qu’en Grèce et dans Homère. La dignité est 
dégradée dans la servitude du gynécée ; elle est com- 
promise par la liberté sans frein du monde. Ce qui ia 
fait et la garde, c’est cette pudeur, vertu homé- 
rique et vertu chrétienne, cette réserve dans l’usage 
d'une liberté qui ne semble guère avoir d’autres 
bornes. 

Le christianisme, qui a chassé les mystères des siècles 
intermédiaires et toutes les orgies consacrées à des di- 
vinités impudiques , n’avait pas à changer les fêtes 
pures des âges primitifs. Ge sont encore ces rondes au 
rhythme accentué, monotone, qu’on voyait sur le 
bouclier ; les jeunes garçons et les jeunes vierges qui 
se suivent , La main sur la main; les jeunes filles ont 
des tuniques luisantes comme l'huile , des couronnes ou 
des voiles légers sur leurs cheveux ; les jeunes gens, 
des couteaux suspendus à des ceintures d’argent ; au 


296 HOMÈRE 


milieu du chœur, ou à sa tête, un danseur agile fait 
admirer , sinon la grâce, du moins la hardiesse des 
pas qu’il forme au son des instruments, comme les. 
danseurs de Crète, les fils de Priam et ceux d’Alci- 
noüs. Le jour des noces rustiques , les femmes, de- 
bout sur le seuil , regardent , avec des yeux curieux , 
les jeunes garcons danser au son des flûtes ; et le cor- 
tége nuptial parcourt le bourg en faisant retentir les. 
chants d’hyménée. 

Mais , parmi ces fêtes, consacrées par la tradition , 
celle qui rappelle, de la facon la plus frappante, les 
usages de l’antiquité homérique , c’est la suprême et 
triste fête des funérailles. Elle est demeurée aussi so- 
lennelle. Il n’y a point de malheur égal à celui 
de demeurer privé de sépulture, et, de tous les 
devoirs de l’épouse, le plus sacré est de fermer les 
yeux du mourant. Laissez là le bûcher, la cendre 
recueillie dans des urnes, les jeux guerriers et les 
sanglantes offrandes ; voici encore le cadavre placé 
sur un lit d’apparat; le visage et les pieds sont tour- 
nés vers la porte entr’ouverte ; on l’a revêtu de ses 
plus beaux habits, orné de ses armes, couronné de 
fleurs et quelquefois de chevelures , dernière offrande 
de la tendresse en deuil; les hommes l’entourent , le 
regardent, lui disent adieu en déposant sur ses lèvres 
pâlies le baiser fraternel , et pleurent ; mais leur dou- 
leur est silencieuse. C’est aux femmes qu’il convient 
de pleurer avec bruit , d’adresser à l'ombre satisfaite 
les dernières paroles ; la mère ou l’épouse commence, 
et le chœur des gémissements répond à ce lugubre 
signal; puis, celles qui doivent sentir le plus vivement 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 297 


la perte commune, prononcent des plaintes; elles 
disent tout ce qu’elles ont perdu , le courage et les 
vertus de celui qui n’est plus, l'abandon de ceux 
qui survivent; c’est ainsi que Briséis pleurait Patrocle, 
qu'Andromaque, Hécube, Hélène, tenant la tête d’Hec- 
tor entre leurs mains , disaient sa gloire et leur infor- 
tune , tandis que les guerriers ne répondaient à leurs 
cris que par des larmes muettes. Une fois le seuil 
franchi , c’est à eux de suivre les dépouilles inani- 
mées et de les ensevelir sous la terre. 

Lorsqu'on pénètre au fond du cœur, et dans les se- 
crets de la vie intime , à moins que la sincérité du sen- 
timent n’ait disparu, étouffée par les aberrations pas- 
sagères de l'esprit du jour , il ne faut pas être surpris 
de retrouver l’homme, toujours et partout , assez sem- 
blable à lui-même. Tout change sans doute , en nous 
comme autour de nous , avec les années; ce qui 
change le moins, c'est notre cœur. La jeunesse fuit, 
la maturité s'approche, la décrépitude viendra; nous 
r’avons et nous n’aurons jamais, à y regarder de près, 
que les passions de notre enfance. Ainsi, dans Phis- 
toire des nations, les relations de la vie privée et do- 
mestique sont celles qui subissent les altérations les 
moins rapides , les moins profondes, parce que ce 
sont les instincts ,les sentiments, parce que c’est la 
nature elle-même qui les a réglées. 

Il n’en est pas ainsi des relations sociales ; chaque 
siècle à son tour modifie, d’une manière plus ou moins 
sensible, les idées, les lois, la forme des institu- 
tions politiques , et les conventions par lesquelles 
l'usage achève de déterminer l’état des personnes, Ges 


298 HOMÈRE 


différences deviennent plus remarquables à mesure: 
que la vie publique se développe et que les ressorts. 
en deviennent plus compliqués ; mais, chez un peuple 
long-temps asservi, qui ressaisit à peine sa liberté, 
elle est d’une simplicité si grande que l’on se croirait 
volontiers ramené à la constilution primitive des so- 
ciétés naissantes. Telle était la Grèce, il y a trente aus. 
Sur beaucoup de points, dans les mœurs publiques, 
aussi bien que dans les conditions extérieures et ma- 
térielles de l’existence, et dans les usages de la vie 
privée , il n’était que trop facile d’y retrouver le sou- 
venir d’Homère et les analogies que je poursuis. 

. Le caractère du génie grec, dans tous les temps, 
c'est le sentiment de l’individualité. Aucun homme 
n'oublie jamais ce qu’il vaut; si petit qu’il soit, il 
n’acceptera pas volontiers l’idée qu’on puisse res- 
treindre sa place au soleil, Il se sent homme, libre, 
et né pour l'égalité. 

De cet égoisme réfléchi, qui fit la grandeur des 
Grecs, peuple d'hommes et d’hommes libres , à côté 
de tant de races volontairement courbées sous le 
sceptre de fer ou prosternées avec frayeur devant 
l'idole stupide, naissent deux défauts éternels : l’or- 
gueil et la cupidité. 

Le Grec est naïvement orgueilleux. Il veut qu’on 
l'estime ce qu'il s’estime , un peu plus que ie bar- 
bare, et souffre impatiemment jusqu’à l’apparence 
d’une supériorité, quelle qu’elle soit, même celle 
qu’on doit accorder à la vertu, et surtout celle que 
donnent les bienfaits. 

Le Grec est naïvement cupide. Il faut qu'il soit 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 299 


non-seulement considéré , mais riche comme les 
autres, puisque la richesse est la condition du bon- 
heur , surtout du bonheur qu’on montre et qui ajoute 
encore quelque chose à la dignité personnelle. 

Dans l’/liade, cette superbe produit sans cesse la dis- 
corde : Achille ne veut pas de maître; Agamemnon 
ne veut pas d’égal. Chacun a ses révoltes d’amour- 
propre ; et il est des heures où Thersite même pré- 
tend se grandir au niveau des plus éloquents et des 
plus braves. Ces colères de J’orgueil remplissent l’his- 
toire des guerres de l'Indépendance; et il est impos- 
sible de rien trouver qui rappelle mieux l’armée 
d’Agamemnon que les relations du palikare avec 
l’armatole , et des capitaines entre eux. Ce sont les 
mêmes liens ; le chef a le crédit que donnent un nom 
déjà illustre, le courage , la bonne mine et la richesse ; 
mais ces prérogatives sont précaires ; il faut qu’il dis- 
cute son autorité, et se la fasse incessamment par- 
donner à force de concessions qui, du même coup, 
la confirment et l’amoindrissent ; pour une parole, on 
l’outrage , et, pour une injustice, on l’abandonne; on 
se renferme dañs sa tente , on retourne dans ses foyers. 
Entre les chefs, les droits du commandement sont 
plus mal réglés encore. Que de prétentions rivales ! 
Que de complots contre la patrie elle-même ! Quelle 
résistance obstinée à la discipline, seule condition de 
la liberté ! Mais les combattants loublient; il n’y a 
qu'une loi, qu'un jugé, et chacun, vantant ses ser- 
vices , en appelle à son épée. 

Cependant, sous tous ces désordres (et c’est l’ac- 
cord de ces deux sentiments inconciliables qui fait la 


300 HOMÈRE 


principale originalité du peuple grec ), s’il est un ins- 
tinct profondément gravé dans tous les cœurs, c’est 
celui de la hiérarchie. « Il n’est pas bon d’avoir plu- 
sieurs chefs; ji n’en faut qu’un seul, un roi, qui com- 
mande au nom de Dieu. » La constitution nouvelle le 
veut comme Homère. Chez cette nation, si jalouse de 
l'égalité, partout où il y a deux hommes, il y en a 
un qui commande et un qui obéit; non sans réplique: 
la pratique de l’obéissance est pénible, et souvent 
l’orgueil se révolte contre les lois qu’il avait accep- 
tées. Mais Minerve lui dit de dévorer sa colère; et, 
devant l'autorité , la rébellion finit presque toujours 
par s’incliner. 

Cette contradiction apparente ne cache au fond 
qu'une loi naturelie. Chacun veut demeurer quelque 
chose, si humble que soit sa condition; et chacun sait 
que l’inégalité des conditions est dans la nature. Par 
là, on échappe tout ensemble à lanarchie et au 
despotisme. C’est l'égalité dans les mœurs qui corrige 
et rachète l'inégalité des conditions. Le roi règne, 
mais il consulte; il est sévère parfois dans sa justice ; 
mais , lorsqu'il n’a pas à punir, c’est un père plein de 
mansuétude. Les degrés de la hiérarchie sont nette- 
ment marqués du roi aux vieillards, et des vieillards 
au peuple ; mais c’est la hiérarchie de la famille. 

L’égoïsme étant légitime, on comprend la cupidité , 
et on l’accepte, Il est naturel que chacun obéisse à 
ses intérêts comme à ses passions, et que chacun 
cherche à posséder , comme à être, le plus qu’il peut. 
Le désir d'acquérir autorise la ruse (qui est plus rusé 
qu’Ulysse ?), le mensonge (Minerve mentiraelle-même), 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 301 


et jusqu’à la violence. De là, cette mauvaise foi et ces 
brigandages, dont on se plaint encore aujourd’hui. On 
s’en plaint , et quelquefois on les réprime : c’est en 
vain ; les plaintes sont stériles et les armes sont impuis- 
santes. Le mépris seul ferait des coupables prompte 
et entière justice ; mais on n’a jamais songé à les mé- 
priser. Au temps d’Homère , on demande ingénument , 
à l'étranger qu’on recoit au nom de Jupiter , sil est 
un de ces hommes qui vont au loin dépouiller les autres 
hommes. C’est presque une honte d’être marchand et 
un honneur d’être pirate. Le pirate et le klephte sont 
honorés encore. Ils se faisaient craindre , et la peur ne 
méprise pas. On se prenait à les envier, parce qu'ils 
pe connaissaient pas la pauvreté ; à les admirer, parce 
qu’ils étaient courageux et libres. Cette morale, est- 
il besoin de l’observer ? était plutôt celle d'Homère que 
celle de l'Evangile. Mais il y avait alors sous ces sen- 
timents un instinct confus qui les excusait, qui ne les 
excuserait plus : ces pirates furent les marins de Miaou- 
lis ; ces klephtes furent les héros de l’indépendance. 
L’orgueil et l’avidité sont deux sources de courage ; 


? 
pour échapper à la honte et à la pauvreté, on ose; 


; 
on à , pour braver la colère des flots et le fer des en- 
nemis , le cœur d’airain dont parle Horace. Les Grecs 
l'avaient, et ils l'ont gardé. Matelots, pour s'enrichir , 
ils s’exposent aux aventures incertaines ; soldats, pour 
s'enrichir ou pour s’illustrer, ils combattent, comme 
ils combattaient , contre le nombre. Leur courage est 
sans entraînement ; le soldat et le matelot ont calculé 
le danger , le résultat et leurs forces. Agiles , rusés, 
prompts à concevoir, préparés même aux incidents les 


302 HOMÈRE 


plus imprévus , leur courage brille surtout là où l’es- 
prit peut déployer toutes ses ressources; le poste 
d'honneur c’est l’embuscade, où le guerrier, presque 
isolé , n'ayant avec lui que son adresse et son audace, 
doit se suflire. Là, le succès est bien plus honorable 
que dans la mêlée ; il est moins sujet aux caprices du 
hasard ; on n’en partage ni le bénéfice, ni la gloire. 

Lorsqu'on lit Homère sans prévention, on fait né- 
cessairement cette remarque, que ses héros ne se font 
pas du courage la même idée que nous. Il faut, pour 
les apprécier ce qu'ils valent, oublier deux choses; 
qui ont fait chez nous tant de héros, restés trop sou- 
vent dans l’ombre : le devoir et le point d'honneur. 

Le point d'honneur ne recule pas; il cherchera la 
mort avec joie; ilne la fuira point, même par néces- 
sité; il dédaigne la prudence jusqu’à l’héroïsme et 
jusqu’à la folie : c'estle courage des paladins, 

La discipline fait davantage ; elle fait que le derrier 
des soldats sacrifie sa vie au drapeau, sans penser 
même qu’il demeurera ignoré après la mort comme 
après la victoire. Dans cette abnégation absolue de sa 
personne , il marche, intrépide et calme, sans aucune 
arrière-pensée, là où son chef le lui ordonne. Ce 
courage obscur est le courage véritable; c’est celui 
des légionnaires et de nos soldats, 

Un guerrier d’Homère, un Grec d'aujourd'hui, est 
brave autrement. Il s’effacera plus difficilement sous la 
discipline ; s’il ne doit pas avoir les honneurs de la 
victoire , il refusera volontiers le premier rang devant 
le danger. Seul, soutenu par sa fierté , il aura l’audace 
d’une action d'éclat, et, cette audace, il la perdra 
dans les rangs où il fait nombre. 


.e 


LÉ £.+ 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 303 


? 


Ia, du reste, moins d’orgueil encore que de pru- 
dence, et, quant au point d'honneur, il re le soup- 
çonne même pas. Il ne rougira point d’être cruel dans 
la victoire. Si les armes loyales ne suffisent pas , il en 
prend d’autres. Si la ruse même le laisse plus faible, 
il fuit. Le but du combat, c’est la victoire. Gelui qui 
meurt, déserte; celui qui fuit, peut vaincre encore. 

De tels principes se prêtent à couvrir bien des lâche- 
tés. Mais au fond, ici, comme ailleurs, le Grec vit selon 
la nature; c’est elle qui le conduit et le justifie. fl n’a 
jamais su ce que c’est que le mépris de la vie, qui est 
le dernier degré de l'abattement comme de lexalta- 
tion. Il sait ce qu’elle vaut, et il l'aime. Au moment, à 
l’idée seule de la perdre , il a pour elle des plaintes et 
des larmes ; pour la conserver, il compte ses ennemis, 
et il recule sur un champ de bataille. Ce n’est que par 
exception qu’il la sacrifie à sa passion ou à son devoir : 
encore sa résolution sera-t-elle précédée d’incertitudes 
et suivie de regrets. Mais il vient une heure où il est 
impossible , où il serait déshonorant de reculer. Le 
Grec le voit. Ici son courage se montre sous son véri- 
table jour. Oh ! quand tout est perdu , nul ne sait se 
résigner plus noblement : Ulysse tient tête à tous les 
Troyens d’Hector ; Katzantonis, dont le marteau broie 
les genoux , laisse échapper un cri de douleur, et son 
frère en rougit pour lui. Quand un klephte meurt ,ila 
le sourire sur les lèvres ; il parle aux oiseaux, messa- 
gers de la triste nouvelle, et semble n'avoir qu'une 
peur , qu’une pensée, celle de dérober son corps aux 
outrages de ses ennemis. Entre la mort et la vie, il 
choisirait la vie ; entre la mort d’une femme et celle 


304 HOMÈRE 


L 


d’un héros, comment hésiterait-il ? La gloire ne vaut 
pas la vie. Mais elle en est la dernière consolation. 
Cette sérénité de l’agonie rabaisse la joie du vainqueur. 
Elle est pour le mourant comme un reflet de la victoire 
qui a trahi son espérance. 

Si, lorsque la Grèce se régénère, les descendants 
rappellent , avec une fidélité quelquefois étrange , les 
principaux traits de leurs pères , tels que la poésie 
nous les représente à l’origine de la société héroïque, 
j'ai déjà dit que cela ne tenait pas seulement à la 
perpétuité de la race, car la race s’est altérée, 
mais davantage peut-être à la configuration du pays, 
aux conditions du climat, à toutes les influences de la 
nature extérieure, qui a moins changé que les hommes 
eux-mêmes. Il faut bien l’admettre, car on ne reconnaît 
pas seulement, dans la Grèce et les Grecs en général, 
le p:ys et le peuple d’autrefois; mais , dans ce type 
commun , les provinces ont jusqu'à un certain point 
gardé les physionomies distinctes qu’elles avaient dès 
l’Iliade comme au temps de Thucydide. 

On a remarqué avant moi que les deux personnages 
principaux des épopées homériques caractérisent en- 
core les deux parties principales de la population 
grecque. Le Grec du continent, plus violent qu’adroit, 
reproche à l’insulaire , formé par la mer et par le 
commerce, courageux , mais ivsinuant, plein de subti- 
lité dans les transactions comme de ressources dans 
les dangers, de ressembler encore au héros de l'Odys- 
sée ; et sous ces sarcasmes se perpéiue celte singulière 
impopularité d'Ulysse, en qui la Grèce eût dû se recon- 
naître, et qu’elle a toujours haï et méprisé. Il san 


LE 


# 


Ca 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 305 


trouvé d’ailleurs que l’insulaire était, aux jours de la 
lutte, le seul qu’elle ne prit pas à l’improviste , celui 
qui tenait en réserve , pour les mettre au service de la 
cause commune, des richesses péniblement acquises , 
des conseils lentement müûris, et que, si Troie fut 
prise encore une fois, la Grèce le dut moins à l'épée 
d'Achille qu'aux vaisseaux d'Ulysse. Quant à Achille 
lui-même, avec ses armes invincibles, son ardeur que 
rien ne dompte, et ses jalouses colères, c’est le klephte 
des montagnes du Nord , tel qu’il vint de l’Olympe et 
de Souli, comme le thessalien Achille, l’étolien Dio- 
mède , Ajax, de Locride, et Ajax, de Salamine , ap- 
portant dans les combats une bravoure indisciplinée , 
et dans les conseils son implacable orgueil. Mais on 
lui pardonna ses excès, parce qu’il sut, comme le 
héros de Larisse , payer de son sang la victoire. 

A ces deux personnages, pourquoi n’en a-t-on pas 
ajouté un troisième, qui tient dans les poèmes d’Ho- 
wère une grande place, et qui, dans la vie actuelle de la 
Grèce , ne se laisse jamais oublier ? A côté d'Ulysse et 
d'Achille , il y a, dans }’Jliade, un homme qui est 
brave et sage, mais moins sage que l’un et moins 
brave que l’autre. Cependant il commande en maître 
à tous deux. Celui-là se souvient toujours de son rang 
et de ses intérêts. I1 lui faut la captive d’Achille et le 
prix que disputait Mérion. Tandis qu'Ulysse et Achille 
le réjouissent par leurs discordes, il a derrière lui 
deux hommes dévoués à maintenir , quoi qu’il arrive, 
son aulorité : l’un donne l’exemple de l’obéissance 
et ne prétend jamais à l'égalité, quoiqu'il soit 


[+ > 
ue 4 _ x 
Fa son frère ; l’autre , dont on respecte les cheveux 


20 


306 HOMÈRE 


blancs et dont on aime la parole persuasive , apaise et 
concilie les esprits, que révolterait la hauteur de ce 
maître altier. Et ainsi le roi de Crète, qui règne sur 
cent villes et commande à quatre-vingts vaisseaux , se 
contente du second rang ; Ajax oublie que Télamon est 
frère de Pélée ; Diomède reçoit, sans murmurer, les 
injures qu’il ne mérite pas; et Achille lui-même remet 
son épée dans le fourreau. Ce personnage a toujours 
existé. Dans l’{liade, Nestor, de Pylos, et Ménélas, de 
Sparte, familiers d’Agamemnon, roi de Mycènes, c’est 
déjà le Péloponèse qui s’isole et aspire au souverain 
pouvoir. Il s’enfermera derrière une muraille ; au-delà 
de ses limites, d’autres combattront, pour les couvrir ; 
il aura les prérogatives du commandement, le choix 
du poste, l'honneur du dernier coup et les fruits de la 
victoire. Ainsi le voulurent, après Agamemnon, Eury- 
biade , Pausanias , Agésilas, qui jouait aussi au roi des 
rois. Ainsi le veut la Morée, qui se croit la tête et le 
cœur de la Grèce, sinon la Grèce entière, Elle ne con- 
naît point les héros du dehors, elle exalte et grandit 
les siens. A l'entendre, c’est elle qui a tout souffert et 
tout fait. Et, lorsqu’après tant de sacrifices, la Grèce 
eut enfin conquis son indépendance, pour lui com- 
plaire, on poussa l’égoïsme et l’ingratitude jusqu’à re- 
fuser une part égale des droits de cité aux provinces 
héroïques qui avaient fraternellement plus risqué et plus 
perdu qu’elle , pour une liberté dont l’injuste caprice 
des nations les exclut. Ah! la Grèce a, de deux côtés, 

des ennemis : ceux qui la rêvent couvrant le monde et 
| renouvelant l'impuissance du Bas-£mpire ; ceux qui la 
renferment dans les étroites limites, au-delà desquelles 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 307 


Agamemnon ne comptait que des tributaires, et Agésilas 
que des ennemis. 

Après Achille, Ulysse, Agamemnon, je n’aurais 
garde , sans doute , d’énumérer ies autres chefs de 
l’Iliade. 11 en est un pourtant que je tiens à citer en- 
core, parce qu'Homère lui a donné, dans son poème, 
une physionomie originale, et parce que je l’ai très- 
souvent rencontré en Grèce. Souvent même j'ai inter- 
rogé ses souvenirs, et une partie de ce que je rap- 
porte s'appuie sur son témoignage. Lorsqu'on ren- 
contre Nestor, il est facile de le reconnaître à ses 
cheveux blancs, et surtout à l’autorité de sa parole. 
Le cercle se forme autour de lui ; on écoute avec re- 
cueillement les conseils qu’il aime à donner, et auxquels 
il n’oublie guère de mêler le récit de ses exploits, 
l'éloge des demi-dieux dont il a été le compagnon. Et 
les jeunes gens , qui ont entendu leurs pères parler de 
son courage aussi bien que de sa prudence, permettent 
volontiers cette jactance aux nombreuses années de 
Virritable vieillard. 

Je la lui pardonne facilement aussi; car j’aime Nes- 
tor et je le respecte. Quoiqu'il se vante un peu trop 
peut-être, les exploits dont il se glorifie ne sont pas 
imaginaires ; ila vécu avec des héros; à leurs côtés, 
il a noblement combattu lui-même pour l'honneur, 
pour la liberté de son pays. Lui arrivât-il même d’ou- 
blier ce que l’œuvre commune doit à la faveur divine 
et à des secours étrangers, je voudrais qu’on ne lui 
reprochât pas trop amèrement l'illusion où il se com- 
plaît. S’il n’a pas tout fait lui-même , il a fait beaucoup : 
ne lui refusons pas cette justice. 


308 HOMÈRE 


En la lui refusant, on l’a aigri. Réduit à se défendre 
lui-même , en prenant parti pour le passé, il est de- 
vepu , à son tour, injuste pour le présent ; il n’en a 
pas compris les exigences. Le jour où la lutte 
engagée pour l'indépendance eut cessé , des temps 
nouveaux avaient commencé pour la Grèce. Protégée 
contre les ennemis du dehors, elle n’avait plus à s’oc- 
cuper que d'elle-même; il fallait qu’elle réglât en paix 
sa liberté. Nestor a voulu garder ses arnres, son om- 
brageuse fierté, le droit de vivre à sa mode, comme 
il avait vécu dans les camps; l'honneur de donner son 
avis sur toutes les affaires publiques; le privilége de 
faire la loi, sans s’y soumettre. 

De semblables prétentions devaient être funestes à la 
Grèce. Toutes ces résistances, d'autant plus difficiles à 
vaincre qu’elles puisaient leur force dans des souve- 
nirs populaires et se recommandaient de nomsillustres, 
arrêtaient le jeu des institutions que la Grèce nouvelle 
s'était données. Bientôt, ces lenteurs, et des désordres, 
sans cesse renaissants, émurent l’Europe. Elle accusa 
la Grèce de n’avoir pas rompu tout d’un coup avec le 
passé, et de ne pas montrer assez vite, dans l'exercice 
des droits que nous l’avions aidée à reconquérir, la 
sagesse et les vertus qu’on réclame, au XIX°, siècle, 
d’une nation policée qui se gouverne elle-même. 

L'Europe a été sévère. Si Nestor n’avait voulu rien 
oublier , l’Europe , en revanche, oubliait une chose : 
c’est que la guerre de l'Indépendance avait été faite 
par les héros de l’Iliade; c’est qu’à l’âge de Nestor, 
et lorsqu’on est fier de soi, comme il avait le droit 
d’être fier de lui-même, on ne dépouille pas le vieil 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 309 


homme facilement ; on ne conçoit même pas la néces- 
sité d’un tel sacrifice. Il est un courage qu’on ne saurait 
avoir : c’est le courage de se souvenir en silence et de 
se laisser oublier. 

Nestor a donc vieilli sans changer d'humeur. On a 
eu des ménagements pour son âge et pour ses ser- 
vices; c'était équitable et nécessaire. Patience : il va 
céder la place à d’autres, qui déjà , sous ses yeux, et 
malgré les éloges qu’il ne cesse de donner à ceux &’au- 
trefois , ont commencé, par leurs exemples, par leurs 
efforts, à renouveler l’esprit et les mœurs de la Grèce, 
à pratiquer d’autres vertus, à mettre en usage une 
autre sagesse que les vertus et la sagesse du temps qui 
n’est plus. 

A mesure que l'esprit moderne , qui avait commencé 
par dicter des lois, pénètre aussi dans les idées et 
dans les mœurs, on voit peu à peu s’effacer toutes les 
analogies que Nestor m’aidait à relever. Bientôt on ne 
trouvera plus que dans les livres , comme toutes les 
exégèses des érudits, ce commentaire vivant de la poé- 
sie primitive, dont j'ai pris tant de plaisir à réunir les 
traits. Laissons-le, sans trop de regrets, disparaître. A 
ce prix, la Grèce sera plus heureuse, plus justement 
fière d'elle-même, plus digne encore de toutes les 
sympathies de l'Europe. Homère y aurait-il perdu quel- 
que chose ? J’en doute moi-même. A tout hasard, je 
me consolerais d'avance par cette pensée que, si les 
usages de la vie ordinaire, et si les mœurs publiques 
cessent d'expliquer Homère , la Grèce se couvre 
d'écoles, où on lit, où on étudie ses poèmes. Le com- 
mentaire nouveau viendra de là, 


310 HOMÈRE 


CONCLUSION. 


Il faut finir et conclure. Tandis que je m’oubliais, 
avec complaisance, aux derniers détours de la route, 
le moment était venu de fermer le livre et de dire adieu 
à la Grèce. 

Au terme d’une telle lecture, et d’un tel voyage, 
tout le monde sentira combien il serait plus doux de 
s’abandonner à ses souvenirs qu’il n’est aisé de s’en 
rendre compte. Toutefois, c’est encore un des mérites 
de la Grèce, que les impressions qu’on y éprouve, 
même en face de la nature, sont bien souvent aussi 
formelles qu’elles sont profondes, et finissent presque 
par atteindre à la précision d’une idée. N'est-ce point 
à cause de cette raison qu’on a pu prendre pour une 
philosophie, déjà pleine d’abstractions et de symboles, 
la poésie même d’Homère , où je n’ai guère retrouvé 
que des images? 

La Grèce apprend d’abord, et ce n’est pas l’œuvre 
d’un seul jour , à oublier complètement , lorsqu’on lit 
l'Odyssée et V’Iliade , le monde où nous sommes accou- 
tumés à vivre, les habitudes de notre esprit, et des 
règles qu’il ne vaut rien d’appliquer à la poésie d’Ho- 
mère, précisément parce qu’elles conviennent à la 
nôtre. 

La Grèce fait sentir plus vivement la différence 
qui sépare l’une de l’autre, et elle l’explique. On l’a 
vu : dès que j'ai rapproché les poèmes d’Homère de 
leur berceau, à chaque pas, les lieux qu’il a décrits, 
le paysage , les ruines qui datent de cette époque, les 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 311 


hommes même, qui rappellent par quelques traits la 
société héroïque , tous ces témoignages nous appre- 
naient que le principal caractère de son art, c’est la 
sincérité ; qu’à ses yeux la poésie est une peinture , et 
que, comme il n’a mis ses efforts qu’à reproduire ou à 
imiter ce qui est, tout ce qu’il rappelle, et même ce 
qu’il imagine, appartient en propre à son temps et à 
son pays. 

Il n’est pas sans utilité qu’on en soit bien convaincu, 
particulièrement en France, où, à aucune époque, 
depuis la renaissance des lettres, on n’a cessé de juger, 
de traduire et d’imiter Homère. 

Je ne veux dire qu’un mot de ses juges. Assurément, 
après les longs débats dont ses ouvrages furent l’objet, 
il faut donner raison à ceux qui l’ont défendu plutôt 
qu’à ceux qui l’attaquèrent avec tant de légèreté ; mais, 
de part et d’autre, on devait se tromper souvent, parce 
que, sans tenir aucun compte de l’histoire , on oubliait 
de changer de poétique en remontant de la Jerusalem 
délivrée et de l'Enéide à l'Iliade et à l'Odyssée. Il est 
nécessaire sur toutes choses, et j'espère l’avoir montré, 
à mon tour, que la critique, placée à un autre point 
de vue que celui du XVII°. siècle, se souvienne de la 
Grèce et de la société homérique, si elle prétend com- 
prendre, si elle veut juger sans parti pris, sans injustice, 
une poésie qui en est l’image exacte. 

Parmi les traducteurs d’'Homère, il y en eut, sans 
nul doute, qui connaissaient la langue grecque, qui 
saväient écrire, et même qui avaient senti que, pour 
rendre Homère , la condition indispensable , c’est 
d’être simple, Et, cependant , la familiarité, un peu 


312 HOMÈRE 


vulgaire, de M°. Dacier, ne s'éloigne pas moins que 
l’élégance soutenue de Dugas-Montbel, des véritables 
couleurs du style original. 

Les imitateurs réussirent plus mal encore toutes les 
fois qu'émules imprudents de leurs maîtres, ils con- 
çurent l'ambition de donner à la France une lliade. 
Mais Homère a porté bonheur à ceux qui suivirent ses 
traces sans élever jusque-là leurs prétentions. Il fut un 
des maîtres de La Fontaine et de Bossuet; il a inspiré 
à Racine , à Chénier, à Châteaubriand, à M. Lebrun, à 
M. Ingres, de belles pages où respire le parfum de 
l'antiquité ; et Fénelon a fait, au IV°, livre de l'Odyssée, 
une suite, qui est devenue, et qui restera aussi po- 
pulaire que l'Odyssée elle-même. 

Jamais on n’avait étudié Homère avec plus d’ardeur 
qu'aujourd'hui. Depuis un petit nombre d'années, en 
vers, en prose, on ne l’a pas traduit moins de quatre 
fois. On a essayé de joindre , à l’une de ces versions, 
un commentaire pittoresque. Enfin, à de très-courts 
intervailes, nous venons de voir la sculpture, la poésie, 
Ja musique même, s'inspirer de l'Odyssée, et les talents 
les plus sérieux de la génération nouvelle, M. Cavelier, 
M. Ponsard, M. Gounod, obtenir de légitimes succès 
avec des ouvrages que n’ont pu compromettre des rap- 
prochements inévitables, et les noms, lourds à porter, 
de Pénélope et d'Ulysse. Ces exemples seront peut- 
être suivis, et, si ardues que paraissent de semblables 
tentatives, il faut, sans doute, fatigués, comme nous le 
sommes, du précieux et de l'étrange, encourager les 
arts à s’éprendre de la candeur des maîtres primitifs , 
comme à s'inspirer de l’étude directe de la nature. 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 313 


En présence de ce retour à des traditions oubliées , 
un commentaire, tel que celui-ci, pourrait se flatter 
d’être venu à propos, s’il achevait de faire nettement 
sentir à ceux qui prennent Homère pour modèle , et 
à ceux qui le traduisent , que leurs tâches sont entière- 
ment différentes, et qu’on s'éloigne également d’'Ho- 
mère par une imitation servile, et par une interpré- 
tation inexacte. 

11 faut avoir bien mal compris cet inimitable poète 
pour espérer qu’on luiressemblera en le copiant. Chaque 
mot de cette étude démontre que, si Homère estsimple, 
c’est parce que ses peintures sont la reproduction lit- 
térale de ce qu’il a vu. Tout ce qui rappelle ou ses im- 
pressions personnelles , ou la nature et la société qui 
les lui inspirèrent, a son prix dans ses poèmes. Mais 
il faut l'y laisser , nous qui vivons en face d’un autre 
monde, et n’emprunter à ce modèle, comme à tous 
les autres , que ce qui peut encore paraître vrai dans 
notre pays et dans notre temps et ce qui est beau 
d’une beauté absolue. Quant à ce qui change, loin de 
faire du tableau qu'Homère nous a laissé de ce qui 
n’est plus , une copie inanimée , apprenons de lui l’art 
de peindre, avec la même ingénuité ,une émotion aussi 
sincère et des couleurs aussi vraies, lanatureet la société 
que nous avons sous les yeux. A ce seul prix, on peut 
être simple à sa manière. 

Mais si, également loin de la Grèce et de l’âge hé- 
roïque , l’on transporte sur notre scène etles horizons 
qu'Homère a décrits, etles personnages qu’il a chantés, 
et jusqu'aux moindres particularités du caractère et 
du iangage qu’il leur prête, cette copie pourra char- 


344 HOMÈRE 


mer les érudits à qui la poésie antique est familière ; 
mais, quel qu’en soit le mérite, elle ne touchera per- 
sonne ; ainsi présenté hors de sa place, ce qui émou- 
vait , surprend ; ce qui était vrai, devient étrange; ce 
qui était naturel, paraît cherché , pédantesque. L'art 
doit se défier de ce vain prestige de la couleur locale , 
qui pique mal à propos la curiosité, et détourne l'at- 
tention sur des incidents accessoires qu’il eût été de sa 
dignité de laisser dans lombre. Rien n’est plus faux 
que la minutieuse exactitude du pastiche, et la simpli- 
cité dont on fait montre , Gans la reproduction de ces 
détails dénués d'intérêt, esi la pire des affectations. 

Au contraire, n’eussent-ils pour les lecteurs ordi- 
paires aucun intérêt , ni même à nos yeux aucune va- 
leur littéraire , tous ces détails qui appartiennent à la 
Grèce et à la société homérique, toutes ces nuances 
qui font l’exactitude des peintures d’Homère , sont sa- 
crées pour le traducteur : qu’il se garde d’en modifier 
ou d’en passer sous silence un seul mot. Homère, abrégé 
etembelli, pourrait plaire autant, et davantage ; maïs ce 
ne serait plus Homère. Grâces au ciel, on saitaujourd’hui 
qu’une traduction doit reproduire la véritable physio- 
nomie du texte,et que, par conséquent, elle n’a pas à en 
dissimuler les défauts. La Grèce achève de faire com- 
prendre tout le prix qu’ont dans Homère chaque trait 
qu’on estimait oiseux , chaque image que l’on croyait 
inexacte, et toutes ces énumérations, et tous ces lam-- 
beaux d’antiques légendes où La Motte ne voulait voir 
que de fastidieusés digressions. 

Or, la carrière demeure ouverte ; malgré tant d’ef- 
forts, la France , qui possède un Plutarque et un 


ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 315 


Platon, et à qui l'on promet un Pindare, n’a pas 
encore un Homère dont elle puisse être complètement 
satisfaite. L’honneur de combler cette lacune peut ten- 
ter un érudit et un écrivain. Sans doute , l’œuvre nou- 
velle devra être lentement méditée sur le texte et au 
milieu des commentaires. Mais , ainsi faite , elle sera 
pareille à ces portraits qu'un peintre essaie de faire 
après la mort. Lorsque, même au témoignage d’un ami, 
d’un frère, on ne saurait plus rien ajouter à la fidélité de 
la ressemblance, ah ! si un fugitif rayon de vie éclairait 
tout-à-coup ce visage inanimé et pâli, que de choses 
le peintre voudrait changer à son ouvrage! Tant de 
siècles ont fait d’une partie des poèmes d’Homère une 
lettre-morte. Le rayon qui les anime d’une vie fugitive, 
c’est le soleil de la Grèce. On peut donc commencer 
en France, entre les quatre murailles et dans le demi- 
jour du cabinet, cette traduction depuis si long-temps 
attendue ; mais, pour qu'elle soit tout-à-fait fidèle , je 
sens qu'au moment d’y mettre la dernière main, il 
faudrait la revoir quelques instants en face du texte 
éclairé par cette lumière. 


(Iles Ioniennes, mai et juin 1857.) 


FRAGMENT 


D'UN 
VOYAGE DANS LA HAUTE-ARMÉNIE ; 


Par M. LOTHIN DE LAVAL, 


Chargé d'une mission par le Gouvernement, pendant les années 
1843, 1844, 1845, 1846 [*). 


——— “cm5 QE © e——— 


Vers la fin d’août 1844, j'arrivai à Erzeroum, où se 
trouvaient alors réunis les commissaires chargés de la 
délimitation des frontières turco-persanes. Un homme 
d’une grande finesse mêlée à la plus solide instruction 
représentait la Russie : c’était M. le colonel Daïnèse, 
d’origine grecque; Mirza-Teki-Khan (1), le type achevé 
du faste oriental, défendait les intérêts très-menacés 
de la Perse ; et l’Angleterre , toujours prévoyante, 
avait envoyé là le lieutenant-colonel du Génie Wil- 
liams, celui qui devait, onze ans plus tard , défendre 
Kars avec tant d’héroïsme, sous le nom de Williams- 
Pacha, 


(*) L’auleur, membre correspondant de l’Académie, a lu ce 
morceau dans la séance du 27 novembre 1857. 

(4) Lors de l'avènement du roi actuel, Nassir-ed din Schah, et 
après la fuite à Kerbèlah de Mirza-Aga-Si le Sadri-Azem , il le rem- 
plaçca comme premier ministre, épousa la sœur de son jeune el ter- 
rible maître et péril bientôt de la façon la plus funeste. 


VOYAGE DANS LA HAUTE-APMÉNIE 317 


Pour moi, c'était une circonstance heureuse , et je 
pus former des relations qui devaient tourner au profit 
de la science. Ayant besoin, pour mes études géogra- 
phiques ultérieures, d’embrasser d’un coup-d’æil, pour 
ainsi dire, le grand plateau de l'Arménie orientale , je 
résolus de faire l'ascension du Palenteuken-dagh , pic 
immense dominant , au Sud, la ville et la plaine 
d’Erzeroum. Ce n’était ni facile ni commode ; mais l’un 
des plénipotentiaires leva toutes les difficultés maté- 
rielles, et poussa la courtoisie jusqu’à vouloir m’ac- 
compagner. La saison était exceptionnelle ; il faisait 
chaud , et l'hiver, d'ordinaire si précoce en ces con- 
trées alpestres, semblait attardé dans des régions 
moins clémentes ; l’air était sec, et l'atmosphère d’une 
pureté comparable à celle de la Perse ; il fallait se 
hâter. — Nous partimes donc, le lendemain matin. 
avant le lever du soleil. 

Noustraversâmes au galoplesquelqueslieuesde plaine 
qui séparent Erzeroum des derniers contreforts du Pa- 
lenteuken, et bientôt il fallut se contenter d’une allure 
moins rapide. Après une ascension d’environ trois ou 
quatre mille pieds, j aperçus, dans une profonde coupure 
faisant face au Nord , une nappe de neige resplendis- 
sante que sillonnait une source d’eau délicieuse, Des 
flacons de nos vins les plus exquis tachetaient de noir 
la pelouse neigeuse , et sur un petit plateau, à vingt 
pas, s'élevait la tente de campagne du colonel, et plus 
loir celle de ses gens occupés à préparer, sur ces som- 
mités glacées de l'Arménie , ‘un festin que nos grands 
centres de civilisation auraient pu envier. 

Nos chevaux restèrent là aux mains des domestiques 


318 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


persans; puis, sans perdre une minute, nous poursui- 
vimes notre excursion qui fut des plus rudes. Le colo- 
nel et nos autres amis marchèrent au Sud, pour incli- 
per ensuite vers l'Est, malgré mes représentations : 
c'était, disaient-ils, la ligne directe. Peu convaincu, 
je me dirigeai seul en-dessous du cône par le Nord- 
Est , franchissant des crêtes rocheuses et des déclivités 
effrayantes sur les plans les plus grandioses, J'avais 
bien compris la topographie de la montagne, car j’ar- 
rivai sur le point culminant vingt minutes avant mes 
compagnons ; mais, soit à cause de la raréfaction de 
l'air , soit que je me fusse trop hâté, vaillantise inhé- 
rente à la fougue des jeunes années, j’eus des éblouis- 
sements, je tombai à vingt pas du pic, épuisé , avec 
une prostration totale des forces et un crachement de 
sang. Quand mes compagnons arrivèrent , le malaise 
avait cédé en partie, et la magie du spectacle qui se 
déroulait sous nos yeux l’eut bientôt effacé. 

Un petit réduit de pierres sèches , établi selon toute 
apparence par les pâtres turkomans, couronne le faîte 
du Palenteuken, dont l’élévation est d'environ 11,000 
pieds au-dessus du niveau de la mer Noire; de là, 
sans nul doute , on jouit d’un des plus curieux et des 
plus vastes panoramas du globe; j’ai visité, dans mes 
nombreux voyages, une grande partie du monde-an- 
cien , et jamais ensemble aussi imposant ne m’ap- 
parut. 

Sous nos pieds, l’importante ville d’Erzeroum sem- 
blait une mince bourgade avec ses dômes écrasés et 
ses minarets gris ; l'ombre de la montagne, bleuâtre , 
gigantesque, l’enveloppait au Septentrion, et se termi- 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 319 


pait dans Ja plaine en une large et sombre traînée. 
Les cent bourgs ou villages de cette riche plaine 
s’émaillaient au soleil comme des points blancs, et le 
Maï-Mansour, la plus faible branche de l’Euphrate, 
la sillonnait comme un liseré d’argent jeté sur une 
nappe d’or. La grande chaîne arménienne encadrait 
ce tableau, massive, écrasée, mais éblouissante de 
lumière , et au-delà les pics aigus du Lazistan aux 
tons fins, violacés, la dominaient. Au fond, vers l'Ouest, 
la plaine se terminait en ellipse vers les monts de 
l’Arménie-Mineure et de la Cappadoce. Au Sud-Ouest, 
dans une atmosphère lumineuse, le gigantesque 
Taurus découpait majestueusement ses cimes dentelées 
sur l’azur éclatant du ciel, masqué à sa base par les 
masses noires, peu accessibles, du Kirman ou Petit- 
Kurdistan. Sous mes pieds, des escarpements abruptes, 
des ravins admirables, mouchetés de neige, de verdure 
et de profonds abimes. Au Nord-Est, Hassan-Kaleh, 
couronné par sa ruine démantelée , s’avançant comme 
un blane promontoire dans le riant pays de Pasin 
(l'antique Phasiane ), arrosé par le Petit-Phase et par 
l’Araxe dont les mille sources { bin bounar ) descendent 
de Bingueil à travers la haute chaîne du Kusch-dagbh (1) 
laissant deviner derrière elle, dans une vapeur 
bleuâtre , le grand cours d’eau du Mourad-tchaï, le 
véritable Euphrate, qui va mêler ses eaux à l’Océan 
Indien , tandis que son voisin court, en sens opposé, 


(4) Il serait peut-être plus ratiannel d’écrire Kouch-dagh (la 
montagne des oiseaux }, cette partie de la Haute-Arménie abondant 
en oiseaux de proie, Je ne propose pas cette étymologie, je me borne 
simplement à émettre une opinion qui m'a paru vraisemblable. 


320 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


se précipiter dans la mer Caspienne (1). Au fond, les 
dernières ramifications du Caucase méridional vers 


(4) M. Hommaire de Hell, dans son récent Voyage en Turquie 
et en Perse, t. II, p. 414 et 445, a fait une confusion regrettable 
à l'endroit du Mourad-tchaï, qu'il a vu seulement à Pignan et dans 
la contrée d’Eguin ; il veut faire du Mourad un affluent, et de la 
branche Nord qu'il nomme Phrat , le véritable fleuve. Cette déter- 
mination géographique appartient au général Juchereau de St.-Denis ; 
c’est lui qui le premier a émis cetle idée fausse, en disant que 
PEupkrate reçoit dans la plaine de Palou l’affluent qui vient du 
mont Ararat et que l’on nomme Mourad-tchaï ( Hist, de l’'Emp. 
ottoman ,t.I,p. 203). Les eaux de l’Ararat et de toute la contrée 
de l’Ararat ont par l’Araxe et le Kour leur déversoir dans la mer 
Caspienne; il est superflu de s'étendre sur ce sujet. M. Huot, 
l'habile continuateur de Malte-Brun, a fait la même confusion à 
propos du Frat qui, selon lui, se forme sous les murs d’Erzeroum. 
L'infortuné voyageur a donc été trompé, et nous allons de visu 
rétablir la vérité: la branche que M. Hommaire de Hell nomme à 
tort Phrat, prend sa source à 9 ou 10 lieues au Nord d’Erzeroum à 
Guzel-Kilissa (la belle église), et 30 minutes plus bas à Kara-djebel 
(la montagne noire). J'ai étudié cette question sur lesslieux avec 
trop de soin pour qu'il y ait désormais aucun doute. Il y a quatre 
sources principales jaillissant à plus de 7,000 pieds au-dessus du 
niveau de la mer Noire; l’eau en est glacée et délicieuse, Ces eaux, 
grossies par d’autres rameaux, prennent dans la plaine d’Erzeroum 
le nom de Maï-Mansour (l’eau ou la rivière de Mansour). Quant au 
Mourad-tchaï, son point de départ est beaucoup plus éloigné'et son 
cours plus long, malgré l’asserlion contraire de M. de Hell. Sa 
première artère jaillit des monts Abus, vers Diadin, l’antique Dau- 
dyana dans l’Est-Sud, et même plus haut, ét devient vite considérable 
par l’adjonction du Tcharboor qui se joint à lui dans un défilé 
précédant la vaste plaine de Mouch, et par le Kara-Sou (le Teleboës 
de Xénophon, Anabase, lib. VI, cap. 1v) dont j'ai aussi visité la 
magnifique source à l'extrémité de la Moxoène, à Tchoukour-bachi, 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE, 321 


Kars et ie gouvernement d’Akaltzick; puis, en remon- 
tant à l'Est , les pics de l'Alaguëz ( Géorgie russe), et, 
dans la plus lointaine perspective , pour couronner ce 
gigantesque tableau , les deux cimes neigeuses de 
l’Ararat confondues dans les vapeurs légères et dia- 
phanes du matin. 

De prime abord, cela a l’air d’un rêve ; la magie de 
ces noms, la plupart remontant aux origines de l’his- 
toire sacrée et profane ; l’immensité de la scène, les 
splendeurs de ces montagnes et de ces fleuves, tout 
ce vaste ensemble peut provoquer le doute de ceux 
qui n’ont pas vu; c’est la réalité cependant. On em- 
brasse du regard , instantanément, l'extrémité de cette 


ville Seldjoukide ruinée, au pied du mont Nimrod. C'esr Le ParaT 
YÉRITABLE, qui n’a rien de commun avec l’Arsanias, c’est l’Euphrate 
signalé par Corbulon dans la grande guerre des Parthes. On sait 
que l’illustre général avait le gouvernement de la Syrie, et, dans son 
expédition contre Artaxata, il dut passer et repasser dix fois le 
Mourad-Tchaï, puisque sa route la plus directe, je dirai presque 
son uniqueroute, était par la Moxoène , que continuait le district de 
Caranitis , mentionné par Domilius Cornelius et par Pline ( Hist. 
natur., liber V, cap. xx1v). Près de là sont, en effet, les sources- 
mères du Phrat ou Mourad-Tchaï. Les Arméniens et les Kurdes de 
Mouch-d’Arons , de Kenous-Kalch, d’Akvéran, où j'ai trouvé d’au- 
tres sources, l’appellent indistinctement des deux noms : Phrat ou 
Mourad, Tchaï. — Cette contrée étant à peine connue, j'ai dû insister 
sur ces inexactiludes ; il y a bien d’autres rectifications à faire sur 
les cartes, dans l'intérêt de la géographie. J'ai visité ces contrées 
lointaines il y a quatorze ans, et des circonstances, tristes pour 
moi, et bien indépendantes de ma volonté, ne m'ont point permis 
de faire profiter la science de mes observations et de mes découvertes 
dans un voyage de quatre années, bien autrement difficile à exécuter 
alers qu'aujourd'hui, où les princes Kurdes sont soumis ou exilés. 


21 


322 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


froide et ambitieuse Russie qui va , qui va toujours 
vers le soleil; puis, les confins de la Perse , le grand 
plateau arménien, le gigantesque Taurus qui laisse 
deviner la brûlante Syrie. Quatorze ans se sont écoulés 
depuis qu’il m’a été permis d'admirer cette page su- 
blime de la nature , et je la vois toujours sous toutes 
ces faces resplendissantes , comme si je fusse encore 
sur la cime du Palenteuken-dagh. 

Revenu à Erzeroum, j’eus le loisir de parcourir et 
d'étudier cette capitale moderne de l’Arménie (1). C’est 
une grande et triste ville, bâtie en amphithéâtre sur un 
mamelon dominant une plaine dont on ne peut se faire 
une idée dans notre France. Elle a cent bourgs ou 
villages, mais pas un arbre; les Russes du prince 
Paskewitsch ont tout détruit. 

La ville est sale, traversée par un torrent empoi- 
sonné, qui sert en même temps de voirie et d’abat- 
toirs. Les maisons ont un aspect misérable ; bâties en 
pierres grises avec des poutres transversales , ou en 
simple torchis, avec leurs rares fenêtres garnies de 
papier huilé à cause de la cherté da verre, leurs ter- 
rasses uniformes , leurs portes lourdes et massives, je 
ne sache rien qui puisse donner une idée plus com- 
plète de la tyrannie. — Parfois, au seuil de la porte, 
on aperçoit une bande d’enfants avec leurs costumes 
bizarres, tout maculés et déchirés, leurs longs cheveux 
teints en rouge garance (2); et, à côté de cela, une 


(4) J'ai adopté l'orthographe vulgaire, mais l’on devrait écrire : 


Arz-Roum, qui signifie, en langue arménienne, forteresse des 
Romains. 


(2) Hommaire de Hell, ne se rendant pas compte de ce raffinement, 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 323 


femme voilée, généralement vêtue d’habits sordides. 
Le hasard iv’a fait pénétrer dans quelques-unes de ces 
demeures ; si les salles du rez-de-chaussée, accessibles 
à tout musulman brutal et indiscret, ont l'apparence de 
la misère, en revanche, les appartements de l’étage su- 
périeur , inviolable asile des femmes, vous font parfois 
ressouvenir des descriptions des Mille-et-une-Nunts. 
Ces femmes que j'avais vues la veille si déguenillées et 
si sales, je les retrouvais , dans une chambre haute, 
vêtues de brocart d’or de l'Inde, ou de soieries écla- 
tantes de Brousse , d'Alep ou de Lyon , nonchalamment 
couchées sur des divans d’'Emesse, la tête couverte de 
sequins et de pierreries. Des plafonds en bois, peints 
en rouge et en vert, couleurs sacrées des musulmans, 
et par cela même interdites aux raïas, assombrissent 
encore ces beaux appartements si peu éclairés ; mais 
ils leur donnent un grand caractère, D’ailleurs, ils sont 
surchargés d’arabesques sculptées avec une rare élé- 
gance, et dorées, argentées et rechampies avec des tons 
riches et même un peu violents; aussi l’effet aux lu- 
mières ‘est-il très-beau. Une cheminée conique, un 
vrai bijou de dentelle de pierre, de plâtre et d’or, 
occupe invariablement le fond de la salle, Des encoi- 
gnures ravissantes , aussi sculptées à jour, dissimulent 
les angles disgracieux et perdus; là , ils sont utilisés et 
reçoivent les vases aux formes capricieuses de l’ex- 
trême Orient. Les lambris sont également sculptés, 
dorés et rechampis de couleurs très-brillantes ; puis, 


a témoigné sa surprise de trouver tant de cheveux rouges sur le 
plateau arménien. 


324 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


au commencement de chaque grande salle existe une 
sorte de narthex , un compartiment soutenu par de 
frêles colonnettes incrustées de nacre, d’ébène et 
d'ivoire ; aux temps de la prospérité de l'Empire, 
on l'ornait sans doute de portières , et les serviteurs 
ou les esclaves attendaient silencieusement l'ordre du 
maître , comme je l’ai vu encore dans quelques con- 
trées plus reculées de l’Asie. Tel est l'aspect extérieur 
et intérieur d’une grande maison arménienne , à Erze- 
roum. L’apparence misérable de ces maisons fait la 
sécurité de leurs propriétaires, qui possèdent souvent 
de grandes richesses ; cela était surtout nécessaire 
sous le règne des anciens sulthans ; aujourd’hui cette 
dissimulation tend à disparaître ; j’ai vu cependant 
qu’il fallait encore prendre des précautions, car la 
soldatesque est terrible; durant les Conférences, deux 
consuls et des dames furent insultés par des soldats, 
un complot se trama pour égorger le pacha et douze 
on quinze Européens résidant à Erzeroum ; mais Ismaïl 
le sérasquier fit une justice si prompte, qu’il coupa le 
mal dans son germe, et nous en fâmes quittes pour des 
appréhensions 

On a, ce nous semble, beaucoup exagéré la popu- 
lation d’Erzeroum, évaluée de 70 à 100,000 âmes. En 
18h44, je ne crois pas que le chiffre total dépassât 
50,000. Les fortifications étaient à peu près nulles: 
un mur dégradé, masqué, au Nord, pair le fau- 
bourg servant de résidence à tous les consuls, n’arrê- 
terait guère un ennemi audacieux. La citadelle, Ak- 
Kaleb , si l’on peut donner ce nom à l’enceinte murée, 
flanquée de bastions, située au centre de la ville , ren- 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 3259 


‘ fermant elle-même une seconde ville, n’empêcherait 
nullement l'assaillant de brûler les faubourgs et de se 
loger dans la cité. Cependant il serait facile de la cou- 
vrir et d’y organiser une défense désespérée, en con- 
struisant quelques ouvrages avancés dans la plaine. 

Erzeroum est un grand centre commercial ; c’est 
par excellence une ville de caravanes. Servant de trail- 
d’union entre Constantinople et la Perse, elle voit ar- 
river dans ses entrepôts les produits du Kurdistan, de 
la Perse-Occidentale , de la Géorgie , de la Mésopo- 
tamie, de la Syrie, de l’Europe et même du Nouveau- 
Monde. Les Russes, les Anglaiset les Persans. appréciant 
sa haute importance, y sonttrès-habilement représentés 
par des agents politiques et cn même temps agents 
commerciaux. La France , depuis une quinzaine d’an- 
nées , y entretient un consul; mais le commerce fran- 
çais n’y est pas représenté, ce qui est fort préjudiciable 
à notre pays. 

Pour l’archéologue , Erzeroum est une ville presque 
pulle. Sauf quelques blocs antiques de la forteresse où 
j'ai vu les restes effacés d’une aigle impériale, rien ne 
subsiste de l’Arze d’Anatolius, son fondateur. Sa grande 
mosquée , aux cinq nefs dissemblables, est beaucoup 
trop vantée. Il y a deux ravissants tombeaux près de la 
porte du Kurdistan, qui appartiennent à la brillante 
architecture des Seldjoukides ; leurs portes à arcs 
trilobés, et leurs élégants toits coniques, sont constellés 
d’arabesques. Non loin de l'antique église de St.- 
Etienne, se dressent les ruines d’une mosquée, re- 
montant à la grande époque architectonique des mu- 
sulmans. Sur le minaret de briques, une inscription 


326 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


d’émail bleu , en beaux caractères kufiques , s’enroule 
autour du fût, et une autre couronne l’imposte du 
monument. Voici la traduction de ces deux inscriptions. 
que je crois inédites. 


MINARET : 


« Que les serviteurs de Dieu qui lisent ces lignes 
apprennent que, pendant le khalifat du sulthan Melik- 
Khan-Khalled-Allah (que son règne soit éternel!) , je 
quittai la ville de Kharzem et me dirigeai vers le pays 
de Roum. — Arrivé à Arz-Roum, je résolus de ny 
fixer. Dans un moment fortuné, l’idée d’élever un 
monument qui püt faire bénir ma mémoire par la 
postérité, me vint à l'esprit — En conséquence, je 
fis construire une mosquée et un médressé (école), 
composé de plusieurs chambres, afin que les gens 
studieux en fissent leur demeure; de plus, je voulus 
que, si cet édifice venait à être détruit, on le réédifiât, 
et que, pour subvenir aux frais, on prit le revenu des 
sept boutiques qui en dépendent et celui des terrains 
qui les environnent ; — enfin , qu’à l’avenir , il perçüût, 
chaque année , le dixième des legs du sulthan Melik- 
Khan. » 


IMPOSTE : 


« Je choisis pour muderris ( professeur ) du susdit 
médressé, le savant et vertueux cheick Fekkan-ed- 
Din. — Je lui abandonnai, en outre, trois villages 
dont le revenu annuel était de trois mille cinq cents 
agtchi. — Le cheick demanda au maître des mondes 
qu’il étendiît sa miséricorde sur quiconque s’efforcerait 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 327 


de conserver et d’embellir ce Khatounié, mais, au 
contraire, qu’il fit périr tous ceux qui chercheraient 
à le ruiner. 


« Ce monument a été construit dans l’an trois cent 
cinquante et un de l’Hégire. » 


Le 20 septembre 1844 , je quittai Erzeroum pour me 
diriger vers Kars; j'allai préalablement à la forteresse 
chercher mon cuisinier, Mohammed , égyptien de Man- 
fallout , gisant dans les cachots depuis vingt jours pour 
avoir poignardé le domestique d’un consul de mes 
amis ; pris au dépourvu, et, d’ailleurs , l'agression 
étant venue du grec, force me fut bien de garder à 
mon service cet homme, dangereux à certaines heures. 
Je le trouvai dans une salle voûtée, parallèle à la 
grande cour de service; une odeur infecte s’exhalait 
de ce lieu sinistre, faisant ressouvenir de l’Enfer du 
Dante ; mille cris horribles, s’échappant de cet antre 
empoisonné, venaient se mêler au bruit strident du 
fer ; des centaines de voleurs, d’assassins , de soldats 
déserteurs et même de beys kurdes, hurlaient à qui 
mieux mieux. Sur l’ordre du pacha, je pris mon homme 
et m’enfuis épouvanté. Revenu au Consulat, comme 
j'allais monter à cheval, le grec Théodoris, caché 
derrière une porte, s’élança , le kandjar à la main, 
sur mon domestique, et sans ma promptitude à le dé- 
sarmer , il y aurait eu mort d'homme. Voilà un des 
accidents journaliers de la molle vie asiatique. 

Nous primes la route de’ l’Est, à travers la cam- 
pagne nue et sombre : un soulèvement de la plaine 
nous força de traverser une gorge favorable à une 


328 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


embuscade et j armai prudemment mon fusil; la con- 
trée devenait peu sûre, et, la nuit précédente, Kiamil- 
Pacha, sérasquier d'Arménie, avait dû envoyer quatre 
cents cavaliers, dans toutes les directions, à la poursuite 
des kurdes qui avaient dévasté deux villages et assassiné 
trois voyageurs. Ma caravane était peu imposante ; 
j'étais accompagné par mon jeune ami , M. de G..., 
notre fameux cuisinier, Mohammed, et un kurde, sou- 
roudji de la poste. Après deux heures de grande 
marche au milieu d’un pays désolé, nous fimes un in- 
stant reposer nos chevaux au sommet d’une colline do- 
minant une vaste contrée, enserrée entre deux chaînes 
de montagnes , admirables de forme et d’une couleur 
splendide; c’est le pays le plus accidenté du monde, 
mais il n’y a pas un arbre pour reposer l’œil. Là , toute 
culture se borne à l’orge et au blé qu’on moissonne 
à la fin de septembre, et dont les maigres épis donnent 
douze à seize grains. En revanche, il y a de beaux 
et riches pâturages; çà et là, bien loin de la-route, 
j'apercus queiques rares villages, d'apparence chétive, 
adossés aux rochers et se confondant avec leurs masses 
grises et rugueuses. La plupart des maisons sont à 
moitié sous terre avec des toits blindés; il faut être 
dessus pour les apercevoir. C’est une nécessité de ce 
climat glacé, qui est souvent fatale aux voyageurs (1). 


(1) Un médecin distingué, notre compatriote, M. Barbier, qui se 
rendait en Perse, périt, celte même année, à peu de distance des 
murs d’Erzeroum, dans une rafale de neige, malgré l’extrême solli- 
citude du digne Kiamil-Pacha, qui fit tirer le canon jusqu’au soir, 
toutes les cinq minutes, pour lui indiquer la direction de la ville d’où 
il était parti; plus de quatre-vingts personnes périrent de la même 
manière, aux environs d’Erzeroum, durant cet hiver. 


à oh CE. 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 329 


En face de moi, dans la chaîne des Moschiques , à peu 
de distance , se trouvent les sources du Maï-Mansour , 
tributaires du golfe Persique ; et je viens de traverser 
les modestes ruisseaux du Petit-Phase, un des affluents 
de l’Araxe qui va, dans le sens inverse , porter ses eaux 
dans la mer Caspienne, Là, nous rencontrâmes trois 
beaux cavaliers kurdes armés jusqu'aux dents; mais 
payant, sous ce rapport, rien à leur envier, ils nous 
regardèrent passer d’un air farouche , nous prenant 
sans doute pour des officiers supérieurs du Nizam, 
dont nous portions le costume ; à neuf heures du soir, 
nous arrivâmes à Hassan-Kaleh. 

Hassan-Kaleh (le château de Hassan) est bâti au 
Nord, sur le versant d’une colline dominant le cours du 
Phasis Minor , qui baigne les murs de la ville , tandis 
que l’Araxe coule au loin, vers le Sud, au pied de la 
chaîne du Kush-dagh ; de riches moissons d’orge et 
de blé sont l’apanage de cette vallée, mais vainement 
on cherche un arbre pour arrêter la vue ; — des blés 
jaunis, le sillon argenté du fleuve, et, à l'horizon , de 
gigantesques montagnes bleuâtres avec des pics nei- 
geux : tel est l'aspect de cette Phasiane, qui fut célèbre 
sous la domination byzantine. 

Le nom primitif d’Hassan-Kaleh était  ésaina, 
comme cet autre ville de la Mésopotamie, située entre 
les monts Sindjar et le Chaboras (1). Elle l’échangea , 
plus tard . contre celui de Theodosiopolis, à cause de 
Théodose-le-Grand , qui la rétablit, selon les uns, et, 
selon d’autres, y construisit une forteresse. Il en fit la 


(1) Aujourd’hui Raz-el-Aïn {la tête de la rivière). 


330 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


capitale du Pont-Polémoniaque, après le partage de 
l'Arménie avec les Sassanides, et ce royaume, ou 
mieux, cette grande province, prit le nom d’Arménie 
prenuère. C'était une position importante, protégeant 
et dominant à la fois cette riche contrée , tout le cours 
du Haut-Araxe et les vallées profondes d’Oltée et 
de Tortoum , seules localités où, dans un rayon de 
deux cents milles, on trouve des arbres fruitiers et 
des forêts. Durant les nombreuses invasions qu’eut à. 
supporter la Haute-Arménie, Théodosiopolis subit la loi 
commune, et fut tour à tour l'apanage des Sassanides , 
des Pagratides, des Khalifes, des Seldjoukides, de 
l’Empire Byzantin et des Persans, jusqu’à sa réunion 
définitive avec l’Empire Ottoman. Les Seldjoukides de 
la seconde époque y bâtirent l’importante forteresse (1) 
ruinée par les Russes durant la guerre de 1828, et 
qui, toute démantelée qu’elle est, semble encore 
menaçante. Assise sur des rochers noirâtres, elle do- 
mine la ville au Nord-Est, s’avançant dans la vallée 
comme un promontoire. Au milieu de la cour prin- 
cipale, j'ai trouvé une énorme masse granitique , 
taillée de forme bizarre, ayant à sa base un étroit ori- 
fice. J’ignore à quel usage elle a pu servir. 

Quant à la population moderne d’Hassan-Kaleh , 
évaluée à 25 ou 30,000 habitants par Malte-Brun, 
c’est une exagération tout orientale, car elle ne 
compte guère plus de trois cents maisons , et, sur les 


(1) Ou plutôt ils la rebâtirent avec des débris anciens; car, sur 
une des assises, on voit une courte inscriplion en caractères cunéi- 
formes. 


DANS LA HAUTI-ARMÉNIE. 331 


lieux, et d’après des renseignements aussi précis que 
possible, j'ai évalué la population à 4,000 âmes. 
appartenant aux races turque, kurde et arménienne (1). 

Hassan-Kaleh n’a pas de commerce , et tout y atteste 
une extrême pauvreté ; ses maisons sont, pour la plu- 
part , effondrées, et quelques échoppes portent le nom 
pompeux de bazar ; il n’y a pas de khans, ce qui me 
forca de prendre gîte dans un mauvais café turc, 
ouvert à tous les vents. Des bains, son nom et sa for- 
teresse représentent seuls son antiquité. 

Sous le rapport de la numismatique , cette contrée 
est excessivement pauvre en médailles romaines; à 
de rares intervalles , on trouve des monnaies grecques, 
des Sassanides , et des Seldjoukides en plus grand nom- 
bre; mais, si l'ignorance et lapathie des Turcs 
étaient moins grandes en ces matières, on peut pré- 
sumer que des fouilles faciles, dirigées avec intelli- 
gence, auraient d'excellents résultats. 

Je continuai ma marche vers l'Est. Partout la même 
nudité ; pas un arbre, ni un buisson, ni une fleur, ni 
un brin d'herbe ! Tout y est silence et mort! C’est 
d’une désolation effrayante ; — et pourtant là coulent 
deux beaux fleuves, qui déverseraient l’abondance sur 
cette contrée si la sécurité y régnait, et si désormais 
elle était habitée par des races plus industrieuses. 

À Kopri-Keui (2), village arménien dont le vaste 


(4) Sous les murs de la forteresse, à l'Orient de la ville, on voit 
deux tumuli de grandes dimensions : là reposent les soldats du maré- 
chal Paskewitsch. En 1828, Hassan-Kaleh fut le théâtre d’une 
bataille terrible, 


(2) C’estune corruption du mot turc £eupru, keupri ou koupri, 


392 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


cimetière , couvert de belles pierres tombales atteste 
une assez haute antiquité, j'ai trouvé un monument 
ruiné d'un très-bon style. L'intérieur a trois nefs sé- 
parées par douze belles colonnes, en calcaire rou- 
geâtre, soutenant de larges ogives. On voit à gauche 
du narthex, ou porche intérieur , deux petites cham- 
bres à voûtes sur pendentifs, dont les angles forment 
des niches dentelées , à encorbellements arabo-persans 
(M Karnass). Une croix arménienne décore la façade, 
et six tourelles rondes flanquaient cet édifice; mais il 
ne porte la trace d'aucune inscription. Je le crois du 
IX°. au X°. siècle , et je pense qu’à son origine c'était 
une église, transformée plus tard en khan, ou caravan- 
sérail, IL est probable que cette transformation eut lieu 
quand les bandes turcomanes, conduites par Togrul- 
Beg, premier sultan seldjoukide, vinrent saccager 
Arze et massacrer tous ses habitants. 

A une heure de Kopri-Keui, à l'extrémité Nord-Est 
de la vaste pleine , existe encore un pont , d’architec- 
ture arméno-persane, jeté dans un lieu désert, à la 
jonction du Petit-Phase et de l’Araxe. Sa structure est 
du plus grand style, et ses sept arches hardies, à 
larges ogives , sont ornées, ainsi que les contreforts, 
d’arabesques d’une finesse et d’un caprice exquis. Une 
inscription, en anciens caractères arméniens, indique 
sans doute le nom de celui qui le fit édifier ; mais la 
profondeur du fleuve ne me permit pas de la relever. 
Tout porte à croire que Kopri, bâti sur une colline 


qui signifie pont ; Kopri-Keuï, le village du pont. Les rapports 
russes el les journaux ont singulièrement dénaturé tous ces noms 
pendant la guerre de 1855, 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 539 


dont le sol primitif semble accru d’une facon considé- 
rable , avec sa belle et imposante ruine, sa vaste né- 
cropole , sa jolie rivière qui va se mêler aux ondes du 
Phasis Minor , la plaine fertile qu'il domine, et ce 
beau pont pour communiquer avec la Péninsule formée 
par les deux fleuves, tout porte à croire , dis-je , que 
Kopri ne fut pas toujours un misérable village, et 
qu’il subit la loi commune lors de la marche dévasta- 
trice des premières tribus seldjoukides. 

La dernière arche du Nord-Est a été déchirée par la 
mine , et quelques troncs d’arbres , jetés sur de faibles 
étais, ont rétabli la communication en déshonorant ce 
chef-d'œuvre. Cette destruction, au moins inutile , 
paraît toute nouvelle , et nous croyons qu’on doit l’at- 
tribuer aux pachas réunis à Hassan-Kaieh pendant la 
guerre de 1828-1829 , lorsque le prince Paskewistch 
s’avançait en vainqueur à travers l’Arménie. 

J'ai suivi le cours de l’Araxe pendant une demi- 
heure : il s’élance brusquement au Sud-Est et va ron- 
ger des collines calcaires. Il n’en a pas toujours été 
ainsi : à une époque diflicile à déterminer, il suivait 
la pente Nord de la chaîne; et son large lit, surface 
plate toute sablonneuse, est bien visible, ainsi que 
ses traces sur les bancs de rochers qui bordent par- 
fois la route. Ce changement est-il l’œuvre capricieuse 
du fleuve, ou appartient-il aux hommeslors des grandes 
opérations militaires qui ont si souvent désolé cette 
terre antique ? Je l’ignore , et nulle apparence de 
digue, aucun reste de muraïlles ne se trouvent, dans 
la vallée, à la hauteur du lit abandonné. A peu de dis- 
tance, sur la berge élevée du fleuve, apparaît une 
grosse bourgade nommée Koraçan. 


334 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


Le 22 septembre , après avoir payé d’avance mes 
cinq chevaux de relais, selon la coutume prudente de 
ce pays barbare , nous partimes par un temps froid, 
mais superbe , suivant toujours la rive gauche de 
l’Araxe; bientôt. nous tournâmes brusquement au 
Nord-Nord-Est, et la route s’engagea dans des mon- 
tagnes d’une hauteur el d’une aridité désespérantes. 
Une nation plus prévoyante que la Turquie aurait 
bâti là un fort, et sa grande vallée de l’Araxe eût été 
facilement couverte. J’ai traversé le Tcherck , un des 
affluents du grand fleuve , sur le bord duquel on aper- 
çoit les ruines d’un village occupé par un campement 
de Kurdes cultivateurs. 

Dans une gorge de la haute chaîne que j’explorais 
depuis cinq heures, j’ai trouvé une petite ville , Zivin, 
dominée par de gigantesques rochers à pic, que cou- 
ronpe , comme une aire d’aigle, un pittoresque et im- 
posant château de l’époque des Seldjoukides. Quant à 
Zivin , il est impossible d’imaginer rien de plus laid, 
de plus gris et de plus sale : ce doit être le séjour de 
la misère. L’Arménie est , par exceilence , une contrée 
triste, sévère et inclémente; de là, sans doute, la 
propension qu'ont ses enfants les plus intelligents à 
émigrer. 

Plus loin , dans cette même gorge, auprès d’un gros 
village kurde, j'ai vu , dans la direction Est-Sud, au 
sommet d’une montagne élevée, un cône considé- 
rable de pierres amoncelées comme un de ces trophées 
dont parle Xénophon. A quelque distance, au bord 
d’une rivière sans nom, se trouve un reste de muraille 
qui m’a aussi paru d’une très-haute antiquité ; sur 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 335 


l'autre rive on voit des ruines éparses, mais sans au- 
cun caractère ; et plus haut, à peu de distance de la 
région neigeuse, un château arménien avec un village 
abandonné. 

Dans les montagnes , sur un plateau plus riant, 
mais aussi dénudé, Yéni-Keui (le nouveau village) 
atteste une culture plus avancée que tout ce que j'ai 
vu depuis Erzeroum ; là, j'ai trouvé des moissons su- 
perbes; les épis renfermaient de quarante à quarante- 
six grains; je crois avoir trouvé le secret de cette 
fertilité fabuleuse pour la région alpestre de l’Armé- 
nie : d’abord le sol est neuf, puis il est mêlé de cal- 
caire marneux, ce qui le rend plus friable, plus 
léger, plus facile à s’échauffer , par conséquent plus 
hâtif que le sol gras et lourd de la Phasiane , qui est 
cependant bien moins élevée, 

Au-delà de Yéni-Keuiï, toute végétation cesse; le 
sentier s'engage dans de vastes steppes glacés, servant 
de pacages à quelques maigres troupeaux. Une chose 
qui wa beaucoup frappé , dans cette excursion , c’est 
la grande quantité de vastes cimetières que l’on ren- 
contre, sans voir les villes ou les villages qui les ont 
si long-temps alimentés. Les générations ont passé ; 
les demeures où elles vécurent se sont écroulées ; — 
seul , le champ de la mort subsiste : — triste et dou- 
loureux enseignement ! 

Au coucher du soleil, nous sommes parvenus à l’ex- 
trémité du plateau de cette région neigeuse ; une 
vallée profonde comme celle du Grindelwald, dans 
l'Oberland , mais plus étroite, gisait sous nos pieds; 
une petite ville, semblant un point blanchâtre , re- 


336 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


posait au bord d’un torrent , dont l’écume nacrée se 
dessinait sur le sombre feuillage d’une ligne dei beaux 
arbres; un sentier à pic, longeant les escarpements de 
la montagne , conduit du haut plateau à cette ville 
appelée Baldès. Quarante artilleurs et cinquante zoua- 
ves sufliraient là pour arrêter une armée russe. 

Nous voilà presque sur l'extrême frontière : c’est 
l’ancienne contrée des Taoches de Xénophon, et le 
gouvernement d’Akaltzick n’est pas loin. Le pays est 
dangereux ; l’on m’a reccmmandé d'aller dorénavant 
avec une prudence extrême, et de ne pas voyager 
après le coucher du soleil : cependant il fait nuit noire, 
et Baldès est loin encore ; mais il y a des cas de 
force majeure qu’on ne peut toujours prévoir. Nous 
arrivâmes néanmoins sans encombre, et le mussaphir- 
oda nous fut ouvert. 

Les contrées orientales ont, en général, une cer- 
taine sollicitude pour ceux que la religion, le com- 
merce ou la fantaisie poussent à chercher des aven- 
tures lointaines ; l’Arabie, ou plutôt quelques parties de 


l'Arabie, la Syrie , l’'Anatolie et les villes ont leurs. 
khans; la Perse a ses caravansérails ; sur le plateau 


arménien et même dans le Kurdistan, chaque bourg 
ou village a son mussaphir-oda (1). C’est généralement 
upe petite maison n'ayant qu’une seule pièce, avec une 
estrade en terre ou en bois, sur laquelle chacun étend 
son tapis ; il est de ces maisons avec cheminée, il en est 
qui en manquent ; dans la partie inférieure sont les 
chevaux, afin que les voyageurs puissent mieux veiller 


(4) Littéralement : chambre du voyageur ou de l'hôte. 


+ 


# 


v 


Æ 


À Fe. 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 337 


à leur sûreté , ce qui est précieux dans un pays où le 
bien d’aatrui est fort convoité. Au point de vue de la 
liberté, rien n’est plus commode. Fe mussaphir-oda est 
toujours dans l'apanage du chiaya du village , espèce 
d’adjoint au maire ( aga ). On fait appeler cet homme 
qui, moyennant un bakchich (étrenne), vous fait déli- 
vrer, à prix débattu, les provisions nécessaires pour vous 
et pour vos montures; j'ai vu de ces oda qui étaient 
des fontations pieuses ; le plus grand nombre sont la 
propriété des villages. Gertes , il y a loin de là à nos 
hôtels, à nos auberges d'Europe ; mais en Orient, où 
tout est précaire, on s’estime fort heureux de trouver 
de pareils giles ; sans cela, il faudrait, à cause des 
mœurs musulmanes , coucher le plus souvent dans la 
boue ou dans la neige , accident qui m'est arrivé bien 
des fois quand je voyageais sans tente, 

Si le mussaphir-oda est une bonne fortune pour 
l'Européen aventureux, il n’est pas moins cher aux 
indigènes ; c’est un terrain neutre où chacun est ad- 
mis : tous les soirs il était encombré de gens inté- 
ressés à venir me souhaiter la bienvenue. Ayant quel- 
ques notions de médecine, science indispensable à 
tout voyageur sérieux, ne fût-ce que pour lui-même, 
possédant en outre une pharmacie convenablement 
pourvue, j'étais, bien malgré moi, trausformé en 
savant docteur (hékim-iachi }, ct j'ai la conscience 
de n'avoir pas tu@plus de gens que la plupart de mes 
savants confrères. Il est vrai de dire que le cercle des 
maladies étaifort restreint ; cela variait entre Ja 
fièvre, les refroidissements, les ophthalmies et les bles- 
sures; les coups de sabre et de lance surtout abon- 

22 


>. c 


338 FRAGMENT D'UN VOYAGE 


daient dans ces contrées où tout homme est armé et 
plus ou moins voleur. J’opérai une belle cure à Bal- 
dès, un peu sans m’en douter, et l’honnête bandit 
qui me la devait vint quelque temps après me remer- 
cier à Kars et me demander de l'argent pour regagner 
son pays. En Turquie , un médecin européen doit être 
humain et riche, 

Au lever du soleil, je parcourus Baldès , situé au 
bord d’un ravin très-pittoresque ; un vieux donjon dé- 
mantelé des premiers temps de l'Empire Ottoman, bâti 
sur des ruines byzantines , domine le torrent rapide, 
et une ancienne mosquée , d'un joli style, surmonte 
trois cents maisons de terre et de pierre d’assez pauvre 
aspect. La chambre du mussaphir est ornée d’une 
charmante porte byzantine , qui semble en ce lieu un 
véritable hors-d’œuvre. J’ai tout lieu de croire que 
Baldès est une station de la fin du Haut-Empire. Les 
femmes sont très-farouches, très-laides , très-sales, et 
ne sont guère moins voilées que dans les pays plus favo- 
risés. Dans le voisinage de la ville existent de riches 
winerais de fer, qui ailleurs seraient une source de ri- 
chesses ; mais là tout est infécond, 

Je remontai le torrent de Baldès, et gravis de hautes 
montagnes couvertes de sapins et de bouleaux. Un des 
pitons est parsemé d’énormes blocs de jais; la forêt 
de sapins est gaspillée , incendiée. Dans cette partie 
de l’Empire Otloman, la terre semble appartenir à 
tous : chacun dilapide à son gré, et ce pauvre Empire 
s’en va, lambeau par lambeau. Les troncs des sapins 
sont expédiés à Kars par un aflluent de lArpa- 
Tchaï (l’ancien Harpasus ). Au bas du défilé, dont je 


DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 339 


ve pus savoir le nom (1), une vaste contrée s’offrit à 
nos regards : le sol arable était noir, profond, d’une 
fertilité prodigieuse, et l’on apercevait quelques rares 
villages et de beaux pâturages. Après une marche de 
six heures, je trouvai, sur le revers d’une petite colline 
adossée à l’une des ramifications du Tichmé-dagh , un 
pan de muraille antique d’un bel appareil avec plu- 
sieurs voies pavées de larges dalles, une grande quan- 
tité de pierres, et, dans plusieurs directions, des fonde- 
ments de constructions épaisses, liées par un mortier 
d’une dureté excessive ; évidemment il a existé là une 
ville, et ces restes, qui n’ont jamais été signalés, sont 
par les 40° 20/ 4/ latitude N.-E. , et 41° 10’ longitude 
Nord. 


A une heure de là se trouve le village de Kurdi- 
Keuï ; en le quittant, j’apercus dans l'Est la cime 
neigeuse et arrondie du mont Ararat dont nous appro- 
chions d’une manière sensible. La culture de la plaine 
est bonne, mais jamais un arbre! Près d’Ardjivali, 
dans le Sud-Est, existe un beau monument arménien 
d’un grand caractère , quelque monastère sans doute ; 
j'arrivaienfin sur les bords du Kars-Tchaï; nous chemi- 
nions au petit trot de nos chevaux épuisés, par un 
clair de lune splendide , quand , au sortir d’un pli de 
terrain, un Kurde, armé jusqu'aux dents, selon la 
coutume de ce peuple féroce , se précipite vers moi 


+ 


(1) Tout porte à croire que c’est le Soghanly-dagh des rapports 
russes. 


3h40 FRAGMENT D'UN VOYAGE EN HAUTE-ARMÉNIE. 


en me demandant impérieusement du pain; c'était le 
temps du Ramatan, et le pauvre diable dut se ré- 
signer à cheminer jusqu’au premier village, car nous- 
mêmes étions à jeun depuis Baldès. La soirée était 
fort avancée quand nous arrivâmes à Kars.....… 


LA 


MÉNIPPÉE LATINE : 


Par M. de GOURNAY, 


Membre correspondant. 


La Ménippée latine, suivant le témoignage de 
Cicéron , était un poème élégant et varié de presque 
toute mesure de vers (1). Elle accusait des nombres 
innombrables, à l'exemple des comédies de Plaute. 

Varron avait quatre-vingts ans (2), lorsqu'il composa 
cet ouvrage étendu, curieux et piquant, qui était une 
sorte de satire générale, une revue critique des 
hommes et des choses, un vaste recueil de pièces 
diverses, mêlé de prose et de vers. Là s’embrassaient 
amicalement le grec et Ie latin, le génie de la philo- 
sophie et l'esprit du monde; là perçaient les traits 
originaux , et abondaient les moralités jointes à des 
railleries inoffensives. « J'ai la fantaisie, disait le 
« savant écrivain, de faire des épigrammes, et, 
comme je ne rappelle aucun nom, je mettrai tout 
ensemble ce qui me viendra à l'esprit. » 


(1) Queæst, academ., lib. I. 
(2) En l’année 716 de la fondation de Rome. Varron était né 
4’an de Rome 636, et mourut l’an 726, à l’âge de 90 ans. 


342 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


Libet me epigrammata facere, et quoniam nomina 
non memini , quod insolum muhri venerit, ponam. 


Cette immense satire, composée de plus de cent 
pièces différentes, obtint le suffrage de Cicéron, de 
P. Nigidius Figulus, et d’autres savants contemporains 
et postérieurs. Cicéron en a cité divers passages, 
comme l’ont fait ensuite Aulu-Gelle, Nonius , Lactance, 
Servius, Macrobe , Acron, Porphyrien, Priscien et 
saint Augustin lui-même. Ce qui étonne le plus , à la 
lecture des titres de quelques-unes de ces pièces, c’est 
le grand nombre de connaissances que l’exécution de 
la Ménippée exigeait (1). 

Mais, par malheur, il n’en survit que des lambeaux 
épars et qui en donnent une idée très-incomplète. 
Toutefois, on peut en conclure qu’elle n’eut pas le 
caractère d’un pamphlet ni d’un libelle, et c’est en 


(1) Parmi les titres de pièces , il en est qui annoncent le juris- 
consulte, à savoir, La loi Menia et le Testament; d’autres, le 
médecin ou physiologiste, comme {es Aliments et la Pédopée ; 
d’autres, le théologien, comme la Fin du Monde, les Choses divines , 
etc. ; d’autres, l’antiquaire, comme les Médailles et les Antiquités ; 
d’autres, le mythologue, comme Méléagre, les Euménides , etc. ; 
d’autres , le physicien, comme le Tonnerre; d’autres, l’érudit, 
comme les fêtes appelées Vinalia et Quinquatriæ ; d’autres, l’ancien 
soldat et marin, comme le Combat dans l'ombre, l'Amour de la 
victoire ; d’autres, le philosophe, comme les Mystères, le Tombeau 
de Ménippe, Connaïs-toi toi-méme ; d’autres, le littérateur et le 
critique, comme les Vieillards deux fois enfants ; les Mulets s’en- 
tregraltant ; Tu ne sais pas ce que le soir te réserve; Il fuit bien 
loin celui qui nous fuit ; le Cygne brûlant sur le bûcher ; Gardez- 
vous du Chien, elc. 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 343 


cela qu’elle diffère essentiellement de la Ménippée 
française (1). 

Ces deux pièces de longue haleine naquirent, lune 
et l’autre, à des heures de trouble et d’orage, mais 
elles n’eurent que cela de triste et de semblable. 
« Nous. sommes maintenant , disait Varron, en pleine 
« révolution, La torche d'incendie est allumée. » 
Nunc sumus in rutuba. Adest fax involuta incendi. 

Après la bataille de Philippes et l’anéantissement 
du parti républicain, le second triumvirat était à peine 
maître de Rome, que la discorde s'élevait entre les 
triumvirs. La guerre allait éclater entre Octavien et 
Marc-Antoine , quand Varron composait sa célèbre 
satire. 

Plus tard , la Ménippée française vit aussi le jour au 
milieu de grandes dissensions, celles de la Ligue ; 
mais elle fut plus spécialement un ouvrage politique, 
lorsque son aînée avait été plutôt une production litté- 
raire : le même esprit n’inspira point ces deux com- 
positions mémorables. 

Du reste, Varron eût-il, dans son poème, pris part 
au grand drame historique de son temps, qu’il serait 
inutile d’interroger ce document, mutilé au point 
d’être méconnaissable. On ne peut qu’en regretter la 
perte , car il y avait là une veine railleuse et un sens 
droit qui devancaient les qualités éminentes de la cri- 
tique d’Horace , peut-être avec plus d'indépendance 
et de liberté. 


(4) Etude sur la Ménippée française, publiée-par moi dans le 
journal de Caen, L'Ordre et la Liberté, en l’année 1851. 


3hl LA MÉNIPPÉE LATINE. 


L'auteur vénérable que le temps semblait avoir ou- 
blié, était l’antiquaire, la tête encyclopédique de 
Fépoque (1). « Nous étions , avant vos écrits, lui 
« écrivait un jour Cicéron, comme des voyageurs 
« égarés et presque des étrangers dans notre propre 
«a ville, etc. (2). » 

Grâce à de patientes dispositions à l’étude et malgré 
ses occupations agronomiques , Marcus Terentius 
Varro , né à Rome, d’une ancienne et opulente famille 
de chevaliers, cultivait tous les arts el toutes les 
sciences. Il lui eût été pourtant difficile, au milieu de 
tant de travaux, d’avoir un mouvement de curiosité 
journalière , un coup-‘’œil incessamment scrutateur , 
pour pénétrer dans les secrets de l’âme et les dévoiler 
sur la scène. Aussi, quoiqu'il eût beaucoup d’esprit, 
joint à un prodigieux savoir , il ne paraît pas qu'il se 
fût essayé pour le théâtre. Aucune biographie ne le 
fait supposer, et l’on ne peut tirer cetle conséquence 
du quatrain suivant qui lui est attribué : 


Vosque in theatro , qui voluptatem auribus 
Huc aucupatum concurristis domo , 

Adeste, et a me que feram ignoscite (noscite) , 
Domum ut feratis e theatro litteras, 


« Vous qui, ailant de vos maisons au théâtre, cou- 
« rez à la chasse des voluptés de l'oreille, venez et 
« apprenez ce que je me propose de vous raconter, 


(1) Quintil., Institut. orat., lib. X et XII. —Plutarch., ir Romulo, 
= Lactant., Instit., lib. I. 
(2) Quaæst. acad,, Üb. I. 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 345 


« afin de remporter de la scène chez vous quelque 
« instruction littéraire. » 

Malgré cette réclame, Varron n’attirait vraisembla- 
blement que de rares lecteurs à sa grande satire , qui 
contenait plusieurs comédies en germe. Sa morale 


- élait pure et belle; c’était la fleur de la philosophie 


athénienne , c'était la vérité qu’il représentait la tête 
blanche, cana (1), afin d’inspirer plus de respect pour 
elle ; mais son langage était trop plein de distinction, 
pour captiver le commun des hommes. Le menu peuple 
qui courait aux spectacles du Cirque, laissait vide la 
scène muette de Varron, et répondait probablement à 
son appel par cette phrase d’une des pièces satiriques : 


Erras, Marce, accusare nos : ruminaris antiquitates. 


« Tu te trompes, Marcus, en nous censurant ; {u rêves 
« tes antiquailles. » 


Quoi qu’il en soit, Varron eut le mérite de natura- 
liser dans le monde lettré de Rome une imitation de la 
satire de Ménippe , philosophe cynique auquel l’inven- 
tion en est due. Les connaisseurs durent sourire à ce 
tableau , d’un dessin si exact et d’un coloris si frais. 
L'âge , en effet , n’avait point amorti la verve ni terni 
le style du littérateur qui disait: « Forge ta vie à 
« coups de lecture et d'écriture. » Legendo et scri- 
bendo vitam procudito. 

Ses voyages comme marin, son expérience et ses 
longues études , en avaient fait un vieillard intéressant 


Ü 


(4) Ecce de improviso ad nos accedit cana veritas, atticæ phi- 
losophiæ alumna. 


346 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


et aimable, qui enseignait aussi bien le savoir-vivre 
que l’agriculture et la langue latine. La Ménippée nous 
l'offre , en effet, comme un lettré de bon ton et d’un 
goût épuré en toute chose, aussi curieux de la forme 
que du fond. 


I. 


A la lecture d’un passage de cette satire, rapporté 
par Aulu-Gelle, et ayant pour titre : Vous ne savez pas 
ce que le soir vous garde, on a l’idée de la belle hu- 
meur et des bonnes manières de l’auteur ; on prévoit 
que la lecture de ses écrits ne sera pas sans agrément. 
C’est la lecture d’un repas charmant , du nombre des 
convives, et de la manière dont tout doit se passer à 
table et des choses qu’on y doit servir. 

« Le nombre des conviés, dit Varron, doit au 
« moins égaler celui des Grâces et ne point excéder 
« celui des Muses (1). » 

Quatre choses ensuite sont indispensables à l’agré- 
ment du repas: des convives de bonne humeur , un 
local choisi, une heure convenable , un service soigné. 

Des discoureurs sans fin et des rêveurs taciturnes y 
seraient également déplacés. Il faut laisser l’éloquence 
et les discussions au barreau, comme les rêveries au 
cabinet. La salle ne doit retentir que de propos riants 
et gracieux , que d’entretiens amusants qui mêlent 


(4) Il y avait trois lits autour de la table des Romains, ce qui 
faisait donner le nom de triclinium à la salle à manger. Sur chaque 
lit se posaient trois convives. 


à 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 347 


l’agréable à l’utile. Pour cela, il faut s’entretenir fami- 
lièrement des choses qui ont rapport au commerce 
ordinaire de la vie, et dont on ne peut s’occuper ni 
au barreau , ni dans le cours des affaires. 

Là, Varron devient tout-à-fait maître en savoir- 
vivre , et descend jusqu’à l’ordonnance du service de 
table. Il ne tient pas précisément à ce que les mets 
soient exquis; mais il préfère ceux qui flattent le 
goût sans nuire à la santé. Il compose enfin le dessert, 
et parmi les fruits , il choisit, comme les plus hygié- 
niques, ceux dont la saveur naturelle n’a point été 
corrompue par quelque condiment étranger. 

Ainsi, voilà le plus docte des Romains, surpris en 
pleine gastronomie, traitant de l’art de diner, ce qui 
n’est pas chose indifférente, même pour les savants. 

Dans une autre pièce, intitulée : L’eau a la glace, 
il indique la vertu des vins noir , blanc et jaune ou 
ambré. « Le premier, dit-il, est fortifiant , le second 
« diurétique, le troisième digestif. Le nouveau ra- 
« fraîchit, l’ancien échauffe, l’intermédiaire est bon 
« pour un repas de dogues. » 

Dans la partie où il traite des repas, il Gécrit tous 
les raffinements du luxe et de la délicatesse, tous les 
mets rares et exquis que Ja gourmandise recherchait 
sur terre et sur mer (1). 


(1) Les gastronomes du temps estimaient le paon de Samos, le 
faisan de Phrygie, la grue de l’île de Mélos, le chevreau d’Am- 
bracie, le thon de Chalcédoine, la murène de Tartèse, la morue de 
Pessinunte, l’huître de Tarente, le pétoncle de Chio, l’esturgeon de 
Rhodes, le poisson de Cilicie, la noix grecque, le fruit des palmiers 
d'Egypte, et l’aveline d’Ibérie. 


348 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


Voyez aussi le fragment d’une de ses compositions, 
ayant pour titre : Des aliments ; il s'y plaint de la perte 
de temps causée par la gourmandise : 

« Si vous aviez donné, dit-il, à l’étude de la philo- 
« sophie la douzième partie du temps que vous avez 
« employé à vous former un boulanger, vous seriez 
« depuis long-temps un excellent homme de bien. Ceux 
« qui seront instruits des talents de celui-là en offriront 
« cent mille as (1,750 fr. }, et ceux qui vous connais- 
« sent ne donneront pas de vous cent as (1 fr. 75). » 

Dans le Tombeau de Ménippe, il se fâche davantage 
en disant: « Tu ne vois pas, à la nuit close, les caba- 
« rets que le peuple, dans ses promenades, engraisse 
« comme des sillons de terre. — Si Numa Pombpilius 
« apprenait cette conduite , il ne reconnaîtrait aucune 
« trace de ses institutions. » 

Non vides in publica nocte tabernas quas populus am- 
bulando perinde ut in arato porcas reddit. — Haæc Numa 
Pompilius fieri si viderit, sciet suorum institutorum nec 
volant nec vestigium apparere. 

Enfin, dans un autre fragment , il quitte le ton 
piaisant et s’emporte comme le fit Juvénal long-temps 
après lui: « Maintenant, dit-il, quel enfant de dix 
« ans, non-seulement ne congédie son père, mais 
« ne le tue par le poison ? » Nunc quis patrem decem 
annorum nalus non modo aufert, sed tollit, nisi veneno? 

Aigsi, lorque la satire franche et libre n’était plus 
admise au théâtre , elle se faisait lire au foyer domes- 
tique , et remplissait agréablement , non moins qu'uti- 
lement, les heures de loisir; car on pouvait s’en 
amuser comme d’une comédie et, de plus, en profiter 
comme d’une bonne leçon de morale. 


LA MÉNIPPÉE LATINE, 349 


IT. 


En effet, la philosophie mise au jour dans la Mé- 
nippée était puisée aux meilleures sources de la Grèce. 
L'ancien marin, le vainqueur des pirates, honoré 
d’une couronne rostrale et justement estimé de Pompée 
pour être monté le premier à l’abordage, suivait la 
doctrine de Platon. Il était le favori de la Fortune, 
mais il n’en était point l’esclave. Son épigramme sur 
l’avare est une des meilleures qui aient été composées 
sur ce sujet: 


« Bref, quel sens a l’avare ? — Il amasse un trésor. 
a — Mais, si du monde entier tu le supposes maître , 
« Aiguillonné du mal qui tourmente son être, 

« Il ira se voler pour amasser encor. » 


- .  -  Déniqueravarus 

Quid sanus ? cui si stat terra et traditur orbis, 
Furando tamen et morbo stimulatus eodem, 

Ex sese aliquid quærat cogatque peculi. 


Juvénal a imité cette jolie épigramme, sans en 
égaler la finesse et sans en saisir le trait qui est dans 
les mots furando et quærat peculi. Un avare qui finit 
par se voler, parce qu’il croit amasser et faire du 
profit , présente à l’esprit une idée neuve et originale, 
en supposant qu'aucun poète grec ne l'ait trouvée au- 
paravant. L'imitation suivante de Juvénal, est le cuivre 
à côté de l’or : 


Crescit amor nummi quantum îpsa pecunia crescit , 
Et minus hanc optet qui non habet. 


350 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


« Des écus croît l'amour autant qu’en croît le nombre , 
« Et tel qui n’en a pas en soubaite le moins. » 


C’est là le fond de la pensée de Varron, mais sans 
ornement, sans éclat; c’est la fleur blême auprès de 
la rose vermeille. 

L'auteur , quoique riche , réduisait aussi les richesses 
à leur valeur. Il ne se faisait aucune illusion là-dessus, 
car il disait : 


« Ni les trésors, ni l’or que la Fortune verse, 
« Ne brisent les liens des folles passions ; 

e « Les palais de Crassus, les montagnes de Perse, 
« N'ôtent point les soucis, les superstitions. » 


Non fit thesauris, non auro pectu’ solutum ; 
Non demunt animis curas ac relligiones 
Persarum montes , non atria diviti Crassi (A). 


Varron faisait ainsi la part des grands biens que le 
vulgaire admire, et après lesquels l'humanité court à 
toute vitesse. Plein de droiture et de sagesse , il s’ex- 
primait aussi justement sur la vertu : 


« Dieu fit de la vertu le fonds propre aux humains, 
« Et le reste en commun fut placé par ses mains. » 


Nam virtutem propriam mortalibus fecit ; 
Cœtera promiscuc voluit communia habere. 


Ces idées nettes et vraies ne s’accordaient pas avec 
la brigue des ambitieux du temps. C’est pourquoi, 
dans sa composition Sur la vie du peuple romain , il 
ajoutait : 


(4) Horace semble avoir puisé dans ces vers l’idée de son ode à 
Grosphus. 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 351 


« Le désir des honneurs qui dévore la plupart des 
« Romains est si grand, qu’ils souhaiteraient même la 
« chute du ciel, pour peu qu'ils obtinssent une 
« charge. » 

Tanta porro invasit cupiditas honorum plerisque, ut 
vel cœlum ruere, dummodo magistratum adipiscantur , 
exoptent. 

Toutefois cette haine vigoureuse du vice se main- 
tenait dans les généralités et n’offensait personne. Elle 
portait haut la voix , et je ne sais trop pourquoi saint 
Augustin remarque que Cicéron loue Varron « comme 
« un homme d’un esprit pénétrant et d’un savoir pro- 
« fond, mais non comme un homme fort disert et fort 
« éloquent. » 

Cet argument négatif n’a guère de force par lui- 
même, et d’ailleurs ne peut combattre l’évidence con- 
traire, en certains cas. 

Varron avait aussi composé un morceau Sur le devoir 
du mari. 

Dans les temps chevaleresques, il eût été le brave 
champion des femmes opprimées. Voici, du reste, un 
assez curieux fragment de ses principes à cet endroit : 


« Corrige ou souffre au moins les défauts de ta femme, 
« Car en les corrigeant meilleure tu la fais ; 

« Ou bien en supportant les taches de son âme, 

« Tu te rends plus aimable et meilleur que tu n'es. » 


Vitium uxoris tollendum , aut ferendum : 
Qui tollit vitium , uxorem commodiorem præstat : 
Qui fert , sése meliorem facit, 


Ainsi , la femme, communément maltraitée dans la 


992 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


comédie latine, trouvait un défenseur dans ce vieil 
écrivain dont le style était aussi noble que l'avait été 
son épée. Vivant en bonne intelligence avec Fundania, 
son épouse , il faisait dire à je ne sais quel personnage 
introduit dans la pièce du Sesqu Ulysses : 

a Est-il rien au monde qu’un homme doive envi- 
« sager d’un meilleur œil que sa belle moitié! » 

Quid enim est quod homo masculus lubentius videre 
debeat quam bella uxorem ! 

Cette exclamation faisait honneur au paganisme , 
qui ne se montrait pas toujours orné de cette fleur de 
foi conjugale. 

La justice n’était pas moins bien appréciée et décrite 
par Varron: 


« La loi sans haine étreint l'honneur qu’elle soupçonne, 
« Et jamais par amour au crime ne pardonne. » 


Lex neque innocenti propter simultatem obstringillat , 
Neque nocenti propter amicitiam ignoscit, 


Voilà une sentence dont la vérité n’a point vieilli, et 
qu’on pourrait faire graver en lettres d’or au fron- 
tispice de tous les palais-de-justice. 

L'auteur de maximes si pures et si justes ne prenait 
pas toujours l'air grave et le ton magistral. Il lui arri- 
vait de dérider le front, et de s’amuser de temps en 
temps. Par exemple, il frondait ainsi le charlatanisme 
des sophistes : 


« Un malade ne rêve une grosse sollise, 
« Que quelque philosophe à son tour ne la dise, » 


Postremo nemo ægrotus quidquam somniat 
Tam infandum, quod non aliquis dicat philosophus. 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 353 


L'esprit du vieillard tournait volontiers à lépi- 
gramme ; mais les flèches de son carquois ne faisaient 
aucune plaie au cœur , elles piquaient et aiguillonnaient 
seulement lesprit. Les citations suivantes confirment 
mon assertion : 


« Coquille semble perle à l’œil de l’ignorant. » 


Imperito nonnunquam concha videtur margaritu, 
La Fontaine a dit, dans le même sens : 


De telles gens il est beaucoup, 
Qui prendraient Vaugirard pour Rome, 
Et qui, caquetant au plus dru, 
Parlent de tout et n’ont rien vu. 


Après l'ignorance, Varron se moque de la fatuité : 


« Nous sommes à nos yeux beaux, plaisants, pleins d’attraits, 
« Quand nous sommes du bouc de ressemblants portraits, » 


Omnes videmur nobis esse belli, festivi, saperdæ, 


Quum simus #4 PO. 


Notre grand fabuliste à dit de l’homme aveugle sur 
son compte, autant au moral qu’au physique : 


Lynx envers nos pareils et taupes envers nous, - 
Nous nous pardonnons tout et rien aux autres hommes. 


Puis il nous reproche le même aveuglement au sujet 
du corps : 


e + + +. .! La commune loi 
Qui veut qu’on trouve son semblable 
Beau, bien fait el sur tous aimable. 


23 


354 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


La maxime suivante rappelle encore la belle fable 
intitulée : Démocrite et Les Abdéritains : 


« La jaunisse fail voir jaunes tous les visages ; 
« C’est ainsi que le fou voit des fous dans ies sages, » 


Nam ut arquatis et veternosis, quæ lutea non sunt 
Æque ut lutea videntur, sic insanis sani et furiosis 
Videntur esse insani. 


On se rappelle, à cette occasion, les beaux vers de 
La Fontaine sur le vulgaire et sur l’insensé : 


Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui, 


Varron paraît avoir eu (le la répugnance pour une 
locomotion rapide; il ne se doutait pas des prodiges 
futurs de la vapeur. Voici ce qu'il dit de la course 
ordinaire des chevaux : 


« Le char qui vous transporte au pas accéléré, 
a Vaut-il mieux que cet autre au train doux, modéré? » 


An qui gradu tolutili, te melius, quam tute molliter 
Vectus, cite relinquat ? 


Le même écrivain était riche; mais il savait que le 
basard préside à l’origine de beaucoup de richesses. 


« Tel à faire une fosse est à peine occupé, 
« Que d’un coffre plein d’or son regard est frappé. » 


Qui dum administrant in scrobe fodiendo, inveniunt arcam. 
La Fontaine a dit de la Fortune : 


Ne cherchez point cette déesse, 
Elle vous cherchera : son sexe en use ainsi, 


LA MÉNIPPÉE LATINE, 21395) 


Son sere en use ainsi ! voilà un trait de malice qu’on 
ne trouve point dans Varron, qui peut-être avait trop 
de courtoisie pour attribuer aux dames romaines l’es- 
prit de contradiction que, dans la Femme noyée, La 
Fontaine moins galant a supposé aux françaises. 

J'ignore ce que Varron pensait de l’esclavage , mais 
sa droiture me fait présumer qu’il blâmait cette dé- 
gradation d’une partie de l’espèce humaine. Du reste, 
il fait dire à une esclave ces mots qui en demande- 
raient d’autres, pour compléter le sens de la phrase : 


« Filer la laine, avoir à la fois l’œil au guet, 
« De crainte que ne brûle un potage qu'on fait. » 


Simul manibus trahere lanam, necnon simul oculis 
Observare ollam pultis, ne aduratur. 


Cette plainte d’une femme appartenant à la condition 
servile ou bien mariée à quelque tyran domestique, 
semble sous-entendre ces mots : « notre ennemi , c’est 
notre maître. » 

Les mauvais poètes pullulaient à l’époque de la 
Ménippée. Varron se moque de l’un d’entre eux en 
employant un nom supposé, suivant sa méthode : 


a Quand Claudius sans art fait tant de comédies, 
« Moi, je ne polirais aucun petil écrit ! » 


Quum Claudius tot comædias sine ulla 
Fecerit musa, ego nullum libellum edolem ! 


Un brocard semblable avait été lancé par Ennius 
contre les métromanes de son temps. 

En résumé , ce qui précède prouve que Varron ne 
fut pas un moraliste chagrin. Sa philosophie fut, au 


356 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


contraire , souriante et légèrement ironique, comme 
celle de Socrate. 


II. 


L'auteur de la Ménippée ne fut pas seulement un 
homme sociable et un bon philosophe; il fut encore un 
écrivain pur et élégant. On peut lui reprocher certaines 
tournures trop scientifiques, des archaïsmes, des titres 
et des mots grecs employés avec quelque prétention; 
mais, en revanche, on peut le féliciter de sa latinité 
correcte et choisie, et de quelques belles formes de 
style. Parle-t-il du trésor des espérances où l’homme 
peut puiser, il dit avec quelque malice : 


Quibus suam delectet ipse amicam , et sese speribus lactet suis (4). 


« Qu'il s’allaite lui-même des espérances dont il 
« veut nourrir Sa bien-aimée. » 

Allaier d’espérances, c’est là une locution neuve et 
fraîche. L’ablatif pluriel de spes n’est pas moins digne 
de remarque, à un autre point de vue (2). 

Le goût trouve encore un choix de mots délicats 
dans le fragment du Prométhee : 

« Chrysosandalus appelle sa petite amie un bloc de 
« lait, une cire de Tarente recueillie de toute espèce 
« de fleurs par les abeilles de Milet, sans os ni nerfs, 


(1) Dans la pièce de L’Ane a la lyre. 

(2) On voit spes sollicitæ dans l’Hercules Furens de Sénèque. On 
trouve aussi spes au pluriel dans Salluste, Tite-Live, Plaute, Ho- 
race, etc., mais seulement au nominatif, à l’accusatif et au vocatif. 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 357 


« sans peau ni poil , nette, pure, grande, brillante, 
« fraîche, jolie. » 

Chrysosandalos vocat sibi amiculam de lacte, et ceram 
Tarentinam , quam apes Milesiæ coegerint, ex omnibus 
floribus libantes, sine osse et nervis, sine pelle, sine 
pilis, puram, putam, proceram , candidam , teneram, 
formosam. 

Ce portrait a je ne sais quoi de jeune et de frais. 

Dans un fragment de la Fin du monde, on remarque 
également ces locutions gracieuses : 

« Donnez l’essor à la belle humeur, pendant que le 
« vent de son souffle calme vous porte vers la douce 
« patrie. » 


Detis habenas animæ leni, dum ventus vos flamine sudo 
Suavem ad patriam perducat. 


Enfin, dans Parmenon , il disait : 


Pectore tristes 


Dimittis curas cantu castaque poesi. 


Ces mots casta poesi venaient à propos sous la plume 
d’un écrivain qui montrait la poésie chaste et pure, 
comme elle le fut jadis pour l’honneur de ses premiers 
jours. Le chant et la poésie sont indiqués comme la 
panacée de l’âme en souffrance. Mais comment chanter 
et versifier, quand l'esprit a perdu toute sa liberté, 
quand le chagrin lui a coupé les ailes et que les soucis 
pèsent sur lui de tout leur poids? Le poète n’a entendu 
vraisemblablement parler que des soins ordinaires de 


la vie. 
Du reste , la forme de cette poésie et de cette prose 


358 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


réfute l’opinion de La Harpe sur le style de l’auteur 
de la Ménippée : 

« C'était, dit-il, un homme d’une érudition im- 
« mense, mais dont on a loué le jugement et les 
« connaissances beaucoup plus que le style et le 
« talent (1). » 

Avant de juger un écrivain célèbre, il paraît con- 
venable de le lire tout entier, et de ne prononcer sur 
le degré de son mérite qu’en parfaite connaissance de 
cause. 


IV. 


Il me reste à dire un mot de Varron comme érudit 
ou philologue dans les fragments de sa grande satire, 
dont tous les passages n'étaient pas faciles à com- 
prendre. Un jour, Aulu-Gelle demandait à un soi- 
disant docteur, qu’il lui expliquât le sens d’une partie 
obscure de la Ménippée ; mais le pauvre homme, à la 
vue d’un cercle qui s'était formé dans la boutique du 
libraire où la scène se passait, ne pouvant donner 
l'explication désirée, se leva et sortit brusquement en 
disant: « Ce que vous demandez là n’est pas peu de 
« chose, et je n’enseigne pas cela gratis. » C’était une 
facon d’avouer son insuflisance. 

Le temps et l’altération qui en est la suite, ont 
augmenté les difficultés d'interprétation, et certains 
fragments réclament la glose et le commentaire. La 
collection de Robert Estienne est très-faulive, et, 


(4) Cours de littérature , t. IV, p. 401. 


LA MÉNIPPÉE LATINE. 359 


malgré le texte meilleur de Nonius, qui a colligé le 
plus grand nombre des fragments de la Ménippée, on 
désirerait encore quelquefois que la lumière se fit. 

Varron, contemporain de Cicéron et vivant à une 
époque où le latin était formé, avait pourtant con- 
servé l’idée de retour à la vieille langue qu’on ne 
parlait plus. Il se sentait des velléités d’antiquaire, et 
se plaisait à suivre les traces du docte Ennius. Toutefois, 
il se faisait remarquer par la pureté et l’élégance de 
son style, et de plus il était clair quand il le voulait. 

Mais son langage eût-il été le plus transparent du 
monde, que les années l’eussent obscurci en le corrom- 
pant. Je n’ose donc trop accuser l’inadvertance d’un 
aussi savant homme, quand je mets en regard ses 
deux pièces des Mystères et du Testament. Voici le 
passage de la première : 

« Nous naissons plus difficilement que nous ne 
«“ mourons : un couple d’humains façonne à peine un 
« enfant en dix mois; au contraire, une épidémie, 
« une bataille fait des monceaux Ge morts en un 
4 instant. » 

Nascimur enim spissius quam emorimur : vix duo 
homines decem mensibus edolatum unum reddunt puerum ; 
contra, una pestilentia , hostica acies puncto temporis 
immanes acervos facil. 

Voici le passage de la pièce du Testament : 

« Si un ou plusieurs enfants w’arrivent au dixième 
« mois, ce sont des ânes à la lyre (1), je les déshé- 
« rite, » 


+ 


(4) Anes à La lyre, c’est-à-dire êtres indifférents dont on ne s’in- 
quiète pas et qu'on dédaigne. 


360 LA MÉNIPPÉE LATINE. 


Si quis mihr filius unus aut plures in decem mensibus 
gignuntur, à si erunt ôvor \üpaç, exhæredes sunto. 

Cependant Varron avait assuré, dans son livre des 
Choses divines, qu’un enfant pouvait demeurer onze 
mois dans le sein de sa mère, Il ajoutait même que, 
aux yeux des anciens Romains, les accouchements qui 
arrivaient au neuvième ou au dixième mois, mais non 
pas au-delà, étaient regardés comme très-naturels. 
Pourquoi donc voulait-il déshériter l'enfant qui naïîtrait 
au dixième mois? Il est difficile de concilier ces diffé- 
rents textes qui, s'ils n’ont pas été défigurés par le 
temps , mettent l’auteur en contradiction flagrante. 

Quoi qu’il en soit, la Ménippée latine laisse des 
fragments dignes de respect et d’éloge. Pour en faire 
l'étude , j'ai cherché à y mettre un peu d’ordre en 
les rassemblant avec soin. Je n’ai pu reconstituer 
l’œuvre entière avec aussi peu d'éléments, ni tout 
expliquer avec des textes parfois inconciliables. Tou- 
tefois, j’en ai dit assez, ce me semble, pour que l’on 
ait un aperçu de ce grand travail et qu’on mesure 
l'étendue de la perte. Puis, en explorant attentivement 
les débris d’un monument unique en son genre, j'ai 
ressenti quelque plaisir à consacrer cet essai à un des 
écrivains de l'antiquité les plus remarquables par 
l'esprit, la science et la vertu. 


cs 


4: 


LES 


SALONS DE PARIS 


AU XVIII. SIÈCLE 


Par M. HIPPEAU, 


Membre de l’Académie, 


Rien ne serait plus intéressant, rien ne serait plus 
utile , qu’une bonne histoire des salons de Paris au 
XVIII. siècle. C’est là qu’il faut aller chercher, pour 
le connaître à fond , le caractère de l'esprit français 
sous un de ses aspects les plus aimables; c’est là 
qu'ont été jetées et discutées toutes les questions d’art, 
de philosophie et de politique, qui devaient, bientôt 
après , faire invasion dans les journaux et dans les 
livres ; c’est là que le génie national, dans toute sa 
finesse et sa gaîté, dans tout l’éclat de sa critique 
pénétrante , mais généreuse, malgré sa légèreté appa- 
rente, a recu sa plus complète expression. 

L'art de causer est un talent tout français. Chez les 
autres nations on se réunit, on disserte, on discute, 
on pérore; en France seulement on cause. 

Réunir dans un salon une société spirituelle et polie, 
des femmes joignant à l’éclat de la beauté, de la 
jeunesse ou du rang, cet invincible attrait qu'y 
ajoute le prestige d’une raison cultivée ; des hommes 


362 LES SALONS DE PARIS 


portant sur le front la marque du talent, et quelquefois 
l’auréole du génie ; mettre aux prises tous ces nobles 
esprits disciplinés par la grâce, excités par le besoin 
de plaire, et se donnant mutuellement le spectacle 
des luttes pacifiques de l'intelligence excitée par 
l’opposition ou animée par la sympathie, c’est remplir 
une noble tâche, et la science qu’elle suppose semble 
appartenir en propre aux femmes françaises, 

C’est un hommage que leur ont rendu, sans hésiter, 
les étrangers qu’attirèrent en France, au XVIF°. et au 
XVIITI'. siècles , le désir de voir de près une nation sur 
laquelle le génie de sesécrivains répandait un si viféclat. 

Ils considérèrent alors comme le plus doux souvenir 
qu’ils pussent en rapporter, le bonheur d’avoir été 
admis dans des cercles ouverts à tout ce qui excite 
l'admiration ou commande le respect. Alors aussi, 
quelque chose eût manqué à l’éducation de la jeu- 
nesse européenne, si elle ne fût pas venue recevoir, 
dans les salons français, quelque chose de cette 
exquise politesse et de cette distinction suprême que 
leur fréquentation seule pouvait communiquer. 

Long-temps avant que MM“. de Lambert , de 
Tencin , du Deffand , Geoffrin et Necker eussent fait de 
leurs salons le rendez-vous de toutes les célébrités de 
la France, et de Paris la capitale de l’Europe, l’art de 
tenir un salon et le talent de causer avaient été con- 
sidérés comme un privilége tout français. Le carac- 
tère de sociabilité qui distingue les habitants de la 
France, leur amabilité, leur goût prononcé pour les 
jouissances intellectuelles, avaient fondé la légitime 
influence qu'y exercent les femmes. 


AU XVIII. SIÈCLE. 363 


Quand, sous le sceptre glorieux et paternel de 
Henri IV, la France pacifiée s’occupa de réparer les 
désastres causés par les guerres civiles et religieuses ; 
quand , en vertu de cette puissance de vitalité qui l’a 
fait si souvent sortir plus brillante que jamais de 
l’abime où on la croyait engloutie, elle put se relever 
et se remettre en marche, ce fut dans le salon formé 
par une femme, aussi distinguée par le cœur que par 
l'esprit, M. de Rambouillet, que se manifestèrent 
les premiers symptômes ‘le l’adoucissement des mœurs 
et du retour à la politesse et à la concorde sociale. 

Aux gens de lettres appartient l'honneur de cette 
transformation éclatante. 

Les grands seigneurs appelèrent chez eux les gens 
de lettres ; en leur donnant la distinction , ils reçurent 
d’eux le goût des nobles plaisirs de l’esprit. Dans la 
première phase de ce mutuel échange, au début de 
ce développement intellectuel, dû à la conversation 
des salons, l'excès et l’abus ne manquèrent pas de 
précéder l’usage modéré et discret. L'esprit fut plus 
que jamais en honneur; mais, comme toutes les puis- 
sances que l’on flatte , il s’élança au-delà des bornes 
que lui prescrivaient la raison et le bon goût. 

Dans les cercles où brillèrent, auprès de la marquise 
de Rambouillet et de la belle Julie d’Angennes, sa fille, 
les Montbazon , les Chevreuse , les Sablé, les Longue- 
ville , et d’autres femmes célèbres par le charme de 
leur esprit, célèbres aussi par leurs tendres faiblesses, 
un sujet mis à la mode par les tendances générales de 
la société polie, à cette époque, devint le thème obligé 
de tous les entretiens. 


364 LES SALONS DE PAkIS 


Toute la subtilité de l'esprit , toute la puissance de 
l'imagination, tous les efforts même du génie furent 
employés à reproduire sous mille formes les nuances 
les plus variées du sentiment. 

L'amour désintéressé et pur, les charmes'de la 
sympathie , les communications mystiques des âmes, 
les généreux dévouemerts, les nobles héroïsmes , 
revinrent sans cesse dans les conversations de ce 
monde d'élite, où brillèrent les Balzac, les Sarrasin, 
les Voiture, et que M'. de Scudéry à reproduites dans 
ses romans, admirable miroir cù, sous un voile à demi- 
transparent, la société fut heureuse de se reconnaître. 

Dans cette première période qui embrasse le règne 
de Louis XIIT et la régence d'Anne d’Autriche, le cœur 
fut encore plus grand que l'esprit. Il y eut de nobles 
actions et des entretiens frivoles, et chez le plus 
illustre poète de l’époque, des fadeurs et des subtilités 
du plus mauvais goût, à côté des traits sublimes 
d’héroïsme et de grandeur morale qu'aucun de ses 
successeurs n’a pu atteindre. 

Avec Louis XJV et sous l'influence d’un gouverne- 
ment régulier et fort, auquel président l'élévation et 
le bon sens, la société présente le spectacle de l’ordre 
dans la grandeur, et les œuvres de l'esprit réalisent le 
merveilleux accord de la justesse dans la perfection 
et du bon goût dans la hardiesse. L'esprit des salons 
participe à cette heureuse métamorphose , et le style 
précieux , xidiculisé par Molière , ne se maintient plus 
que dans quelques cercles bourgeois et dans quelques 
réunions du grand monde dont le goût est en retard. 
C’est un moment admirable dans lhistoire de nos 


AU XVIII. SIÈCLE. 365 


salons, que celui où l'esprit français atteint cette 
précision charmante, cet élégant abandon, cette 
simplicité gracieuse et ce savant atticisme que leur 
communique l'influence de M, de Sévigné, de M. 
de La Fayette et de M"°, de Maintenon. 

Les défauts si sévèrement reprochés à la société, 
faconnée par l'hôtel de Rambouillet, n’avaient point 
disparu complètement , malgré le progrès accompli 
dans les hautes régions sociales. La Bruyère qui, comme 
tous les moralistes, se plaît à présenter de préférence 
le côté grossissant du miroir aux travers et aux vices, 
ne se montre pas plus indulgent pour les conversations 
de son temps que pour les petitesses ridicules ou les 
bassesses révoltantes, que son œil perçant découvre 
sous le brillant vernis d’une civilisation perfectionnée, 
ou sous le voile hypocrite de vertus mensongères. 

Son chapitre De la conversation peint avec des cou- 
leurs bien vives les ridicules de certains causeurs de 
salon, ennuyeux à force d’esprit, vains, légers, familiers, 
délibérés, qui sunt toujours dans une compagnie ceux 
qui parlent et qu’il faut que les autres écoutent ; et 
ces gens maladroits pour lesquels parler et offenser 
est précisément la même chose; et ces pesants érudits 
qui ne parlent jamais de la France ou de Versailles, 
mais se plaisent à vous entretenir de la Tour de Babel 
ou des hauts faits des peuples les plus oubliés. Il donne 
sur cet art de parler , dout les abus le choquent, les 
préceptes les plus sages. Il ne voudrait pas que l’on 
parlât pour parler, comme on ne le fait que trop 
souvent , et il a raison : « Un homme habile, dit-il, 
doit savoir se taire juste au moment oüil diroit quelque 


366 LES SALONS DE PARIS 


chose de trop. Mais, pour réussir à captiver l’attention 
d’un cercle composé de femmes d’esprit et d'hommes 
de goût, c’est-à-dire pour badiner avec grâce et ren- 
contrer heureusement sur les plus futiles sujets, il 
faut beaucoup de politesse et de fécondité. C’est créer 
que de railler ainsi, c’est faire quelque chose de rien. » 

Il existait encore, au temps de La Bruyère , dessalons 
où , comme dans ceux des hôtels de Richelieu, d’Albret 
et de Brancas, se conservaient les traditions de ce 
langage affecté, et prétentieux, dont se moquait, ainsi 
que lui, M. de Caylus, l’aimable héritière de ce style 
gracieux dans sa précision, qui distinguait son illustre 
tante. * 

Ce n’est pas que M"*. de Maintenon fût demeurée 
toujours étrangère au genre esprit qui avait fleuri 
à l'hôtel de Rambouillet. 

Louis XIV, effrayé de la réputation que s’y était 
faite la femme qu’une tendre sympathie devait plus 
tard élever jusqu’à lui, n’avait-il pas d’abord éprouvé 
pour elle une sorte de répulsion ? 

« Je n'aime pas votre bel-esprit, disait-il quelquefois 
à M, de Montespan. » Il ne l’aima que trop, lors- 
qu’il l’eut connue , malheureusement pour cette altière 
Vasthi, que Racine a eu le triste courage d’irsulter 
après sa disgrâce, et qui possédait, dans toute sa justesse 
élégante, ce que l’on a appelé l’esprit des Mortemart. 
Quels étaient les caractères de cette langue que par- 
lèrent les salons, où Louis XIV, secondé par quelques 
femmes d'élite, réussit à substituer ce qu’il appelait 
le bon esprit au bel espru? C'était cette absence de 
toute recherche, de toute recette d’art, de toute 


AU XVIII‘. SIÈCLE. 367 


emphase , de toute prétention; c’étaient cette pro- 
priété dans les termes, cette simplicité, cette netteté, et 
en même temps cette aisance et cette familiarité qui ne 
sont rien autre chose que la langue française elle-même 
arrivée à son plus haut degré de perfection. Ge beau 
style, si savant et si naturel à la fois, La Bruyère le 
cherchait en vain dansles entretiens de quelques salons 
de son temps, où dominait le langage affecté et pré- 
tentieux que recherchaient encore certains beaux- 
esprits, à la tête desquels il trouvait Fontenelle. 

C'est Fontenelle en effet qui, « après avoir relevé 
sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, 
.débite gravement des pensées quintessenciées et des 
raisonnements sophistiques. Fade discoureur , il n’a 
pas mis plus tôt le pied dans une assemblée, qu'il 
cherche quelques femmes auprès de qui il puisse 
s’insinuer, se parer de son bel-esprit ou de sa philo- 
sophie , et mettre en œuvre ses belles conceptions. » 

Le futur auteur des Entretiens sur la pluralté des 
mondes composait alors ses Lettres galantes, triste 
échantillon des frivolités qui charmaient ses auditeurs : 

« Ne sauriez-vous , » écrivait-il, à Me, V....., au 
sujet d’un cheveu blanc qui avait eu l’audace de se 
montrer sur sa Lêle, « ne sauriez-vous avoir un peu de 
passion sans blanchir aussitôt? L'amour est fait pour 
mettre un nouveau brillant dans vos yeux, pour 
peindre vos joues d’un nouvel incarnat, mais non pas 
pour répandre des neiges sur votre tête. Son devoir 
est de vous embellir. Ce seroit grand'pitié qu’il vous 
vieillit, lui qui rajeunit tout le monde. 

« Arrachez de votre tête ce cheveu blanc et, en 


368 LES SALONS DE PARIS 


même temps, arrachez la racine qui est dans votre 
cœur, » 

Mais l’homme d’un esprit si distingué, le discoureur 
universel qui a vécu cent ans, n’a pas toujours été ce 
sieur de Fontenelle , dont Racine s'était moqué avant 
La Bruyère, Il a eu le singulier privilége d’assister , 
après avoir été le témoin et l’un des auteurs de la 
décadence du grand siècle, à la transformation de 
l'esprit français, se portant avec une impétuosité, dont 
le préserva sa prudence, sur tous les sujets livrés, 
après une longue contrainte, à toutes les témérités du 
libre examen. F 

Jamais, sans doute, il ne se dépouillera entièrement 
de cette préoccupation du bien-dire, qui l’avait en- 
traîné si loin du naturel. Mais, lorsqu’après le progrès 
incontestable de son savoir et de son goût, il sera 
appelé aux fonctions importantes de secrétaire de 
l’Académie des Sciences, il pourra faire servir à popu- 
lariser les grandes découvertes du génie humain, ce 
bel esprit de salon auquel il conquerra alors une 
influence utile et sensée, prélude de celle que les 
savants les plus illustres n’ont pas depuis dédaigné 
d'exercer, 

Comme intermédiaire entre la réserve des cercles 
du XVII. siècle et la liberté croissante de ceux du 
XVIII. , le salon ouvert, en 1710, par la marquise de 
Lambert, appelle d’abord lattention. 

Les qualités qui recommandent les ouvrages d’édu- 
cation que nous a laissés M", de Lambert, c’est-à- 
dire une grande élévation morale, une rare délicatesse 
d’esprit, une tendance un peu exagérée vers les 


AU XVIII®. SIÈCLE. 369 


recherches du langage et des jeux brillants de l'esprit, 
la dirigèrent dans le choix qu’elle fit des hommes 
célèbres, dont sa maison devint le rendez-vous , pen- 
Gant vingt-trois ans. L’asile ouvert par cette femme 
estimable à la conversation, au badinage ingénieux et 
aux graves discussions , au milieu du débordement de 
la Régence, lui ont mérité la reconnaissance des 
hommes de lettres. Autour de Fontenelle, président 
naturel de ce cercle délicat et poli, s’étaient groupés : 
La Motte, Mairan, d’Argenson, l’abbé de Choisy, 
Sacy et le président Hénault. Si l’on en croit ce 
dernier, il y avait chez M”, de Lambert, indépendam- 
ment de ces soirées littéraires, des soupers offerts 
surtout aux gens du monde , et dans lesquels « elle 
prêchait la belle galanterie à des personnes qui 
allaient un peu au-delà. » Le président , si indiscret, 
en sa qualité d’ami intime, s’accuse d’avoir été des 
deux ateliers; comme les hôtes de la marquise, il 
dogmatisait le matin et il chantait le soir. 

Déjà les salons entraient en possession du privilége 
qu’ils ont souvent eu depuis, de dispenser la gloire 
littéraire et même les distinctions académiques. C’est 
par le salon de M”°. de Lambert que dut passer plus 
d’un académicien de ce temps-là. 

Fontenelle vante la maison de la marquise de Lam- 
bert comme la seule qui se fût préservée de la maladie 
épidémique du jeu. On aimait à s’y trouver, dit-il, 
pour se parler raisonnablement et même avec esprit, 
selon l’occasion. Aussi, ceux qui avaient leurs raisons 
pour trouver mauvais qu’il y eût de la conversation 
quelque part, lançaient-ils, quand ils le pouvaient, 

24 


370 LES SALONS DE PARIS 


quelques traits malins contre sa maison. « Elle était 
un peu trop sensible aux critiques dont ses écrits ou 
son salon étaient l’objet. Un de ses meilleurs amis, 
M. de La Rivière, gendre de Bussy-Rabutin, la con- 
damoait sur ce point avec un rigorisme que ne désarma 
pas toujours sa bonté affectueuse et indulgente (4). 

En pénétrant, à la suite d’une autre femme de 
l'esprit le plus judicieux , d’un écrivain plein de sel, 
de finesse et d'agrément, Mie, de Launay, devenue plus 
tard M, de Staal, chez la duchesse du Maine et dans 
sa petite cour de Sceaux, nous nous trouvons en a, 
sence d’un monde plus agité , plus bruyant, mais proz 
fessant encore hautement le culte des arts et des lettres. 

Pendant les dernières années de Louis XIV, le duc 
et la duchesse du Maine avaient voulu que le château 
de Sceaux rivalisât avec ceux de Chantillys de Marly 
et de Versailles ; et ils ne se distinguèrent d’abord que 
par leur goût pour la dissipation et le plaisir, pour 
les folles joies et les fêtes splendides. C’est à cette 
époque qu’eurent lieu ces nuits blanches de Sceaux. 
qui contrastaient d’une manière si fâcheuse avec les 
calamités de la France. Mais après la disgrâce qui 
frappa la fille du grand Condé, complice, ainsi que son 
mari, de la conspiration de Cellamare , les hôtes de 
Sceaux furent conviés à prendre part avec eux à une 
vie moins folle et moins désordonnée. 

Une société aimable s’y réunit et la duchesse put 


(1) La petite-fille de M°, de Lambert, Thérèse-Eulalie Beaupoil 
de Saint-Aulaire, épousa Anne-Pierre, marquis de Beuvron et 
h:, duc d'Harcourr. 


AU XVIII. SIÈCLE. BYE 


lui transmettre les traditions de ce langage précis, 
brillant , net et juste, que lui avait légué le monde 
dans lequel elle avait été élevée. Les révélations de 
M, de Staal et les récits du président Hénault per- 
mettent de se faire une idéee exacte de ces réunions 
où furent appelées tour à tour les célébrités contempo- 
raines. 

Le Président ne connut la duchesse du Maine et la 
société que dans cette seconde période. Il s’y trouva 
avec M°, de Charost, depuis duchesse de Luynes, le 
cardinal de Polignac, le marquis de Saint-Aulaire, 
M, Dreuillet, l’académicien Malézieu, l’homme im- 
portant de cette petite cour, le factotum de la du- 
chesse. Il y passa près de vingt ans, pendant lesquels 
il éprouva, dit-il, des hauts et des bas, des contradic- 
tions et des contraintes; et il espère que Dieu lui par- 
donnera les fadeurs prodiguées par lui aux maîtres de 
la maison, dans de très-médiocres poésies, Ce n’est pas 
sans plaisir cependant qu’il se rappelle les promenades 
sur l’eau et les réveillons, d’où sortaient les spirituel- 
les chansons Ge M". Dreuillet (1), de M. de Saint- 
Aulaire et de M”°. du Maine. M. le duc de Polignac 
était, selon lui, le plus beau parleur de son temps. Il 
devait être fort agréable , en effet, lorsqu'il n’insistait 
pas trop pour lire des fragments de son Anti-Lucrèce. 
M, du Maine racontait avec une gaîté infinie, mais 
M. le Duc effaçait tous les autres par son extrême 
vaiveté. La veille de Noël , on se rassemblait , sur les 
huit heures, dans les salons de Sceaux. La symphonie 


(1) À 70 ans, elle en composait encore de charmantes. 


12 LES SALONS DE PARIS 


commençait par jouer une suite d’airs de Noëls, et puis 
chacun des invités devait chanter des couplets com- 
posés soit sur les événements du jour , soit à propos 
des plaisanteries faites dans la société (1). 

Voltaire , qui trouva un asile dans le château de 
Sceaux, en 1746, y demeura caché pendant quelque 
temps, dans un appartement écarté et dont les volets 
restaient fermés tout le jour. Il y composa Zadig, 
qu’il lisait à la princesse pendant la nuit. Nous l'y 
trouverons encore, en 1750 , remplissant le rôle de 
Cicéron, dans le quatrième acte de sa Rome sauvée. 
Le Kaïin, présenté par lui à la duchesse, fit alors ses 
premières armes sur le théâtre de Sceaux, dans le 
rôle de Lentulus-Sura , et le célèbre acteur qui nous a 
conservé le souvenir de cette soirée, assure qu’il était 
impossible de rien entendre de plus vrai et de plus 
pathétique que M. de Voltaire dans ce rôle pour le- 
quel il avait, comme on le sait, une prédilection 
marquée. Voltaire écrivait de Berlin, en 1752, en par- 
lant de la duchesse, alors âgée de 76 ans: « C’est une 
âme prédestinée : elle aimera la comédie jusqu’au 


(1) En voici un, composé sur l'air : Quoi ! ma voisine, es-tu 
f'âchée? par M. le duc du Maine : 
Ceite chanson sera mauvaise, 
Voici pourquoi : 
C’est que, Messieurs, ne vous déplaise, 
Elle est de moi, 
En vain j'ai voulu vous déduire 
Mon embarras, 
On s’est contenté de me dire : 
Tu chanteras! 


AU XVII‘. SIÈCLE. 373 


dernier moment; et quand elle sera malade, je vous 
conseille de lui faire administrer quelque belle pièce 
au lieu de l’extrême-onction : on meurt comme on a 
vécu. » 

Ce goût prononcé pour les plaisirs dans lesquels lin- 
telligence avait la meilleure part, et faisait dire à la 
princesse qu’elle voulait que la joie eût de l'esprit, s’al- 
liait en elle à l'amour du mouvement et du bruit, au 
besoin d'échapper à l’ennui dont sont atteints ceux qui 
ne savent pas vivre seuls. Les hôtes aimables de la du- 
chesse du Maine n'étaient, il faut l'avouer , les bien- 
venus chez elle qu’autant qu'ils contribuaient à em- 
bellir et à égayer sa vie. « Son commerce, a dit M°". 
de Staal, est un esclavage; sa tyrannie est à dé- 
couvert. Elle dit ingénûment qu’elle a le malheur de 
ne pouvoir se passer des personnes dont elle ne se 
soucie point (1). On la voit apprendre avec indifférence 
la mort de ceux qui lui faisaient verser des larmes lors- 
qu’ils se trouvaient un quart d'heure trop tard à une 
partie de jeu ou de promenade. » « Dans un souper 
qu’elle donnait à l’Arsenal, dit encore le président 
Hénault, elle proposa à M”*. Dreuillet de chanter, 
ce qui était l’ordinaire. Mais, ce soir-là, comme elle 
pe se portait pas bien, la princesse la fit chanter dès 
le potage. Je représentai à M°. du Maine que, 


(1) Mme, d'Estaing avait manqué de venir. Elle se désespérait, 
elle pleurait, elle était hors d'elle, — Mais, mon Dieu, lui dit 
Mme. de Charost, je ne croyais pas que V. A. se souciât Lant de 
Mme, d'Estaing. — Moi? Point du tout; mais je serais bien heureuse 
si je pouvais me passer des choses dont je ne me soucie pas. 

(Mém. du président Hénault. ) 


374 LES SALONS DE PARIS 


devant rester quatre ou cinq heures à table, M”. 
Dreuillet ne pourrait pas aller jusqu’au bout. —« Vous 
avez raison , Président , répondit-elle , mais ne voyez- 
vous pas qu’il n’y a pas de temps à perdre, et que 
cette femme peut mourir au rôti! » Le Président dut 
se rendre à une aussi belle raison, et put se faire 
une idée du genre d’intérêt que prenaient les princes 
aux gens de lettres qu’ils daignaient admettre dans 
leur intimité. 

Une femme bien supérieure à la duchesse du Maine, 
la marquise du Deffand , après avoir été un des hôtes 
les plus assidus de cette cour de Sceaux, réunit elle- 
même plus tard une cour non moins brillante et plus 
complète encore. Mais avant de parler de ce cercle 
célèbre et de cette femme d’un esprit si distingué et si 
fin , il faudra s'arrêter quelques instants dans le salon 
où Me, de Tencin, la sœur du cardinal de ce nom, et 
non moins ambitieuse que son frère, reçut avec un 
grand nombre d’hommes distingués , l’éternel Fonte- 
nelle, Montesquieu, Marivaux, Pont de Veyle, Mairan 
et Helvétius, tout jeune encore. Marmontel, admis 
pendant quelque temps dans cette réunion, nous fera 
connaître et la maîtresse du logis et le monde qui se 
rassemblait chez etle. 

Suard , d’accord avec Marmontel , vante la subtilité 
de son esprit et la force de son caractère. Enveloppée 
dans son extérieur de bonhommie et de simplicité, 
elle avait plutôt l’air de la ménagère que de la 
maîtresse de la maison. Jamais on n’eut plus de justesse 
dans le coup-d’æil avec plus de simplicité dans le ton, 
ni plus d'adresse dans la conduite avec des manières 


bé 


AU XVIII®. SIÈCLE. 375 


plus naturelles. M, de Tencin, très-babile politique, 
ne chercha pas uniquement , il faut bien le dire, dans 
la composition de son salon, les plaisirs de la conver- 
sation. 

Elle conseillait à M°, Geoffrin, destinée à lui suc- 
céder plus tard (et elle s'était probablement donné 
auparavant ce conseil à elle-même), de ne rebuter 
jamais aucun homme : « Quand même, disait-elle, 
neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine 
pour vous, le dixième peut vous devenir un ami 
utile. » Elle savait, comme le fait observer Suard, 
tirer parti du sot comme de l’homme d’esprit. C’étaient , 
on peut le croire, les hommes d’esprit qui se trouvaient 
en majorité dans son salon, quoiqu’elle les appelât 
ses bêtes. 

Sous l'inspiration sans doute de la maîtresse de la 
maison , ils y arrivaient trop préparés à jouer un rôle; 
et le désir d’entrer en scène, de poser, comme on le 
dirait aujourd'hui , ne laissa pas toujours à la conver- 
sation son cours facile et naturel. C’est Marmontel 
qui fait cette remarque. Dans Marivaux, l’impatience 
de faire preuve de finesse perçait visiblement ; Mon- 
tesquieu , avec plus de calme, attendait que la balle 
vint à lui, mais il l’attendait; Mairan guettait l’occa- 
sion ; Fontenelle seul la laissait venir sans la chercher; 
Helvétius, attentif et discret, recueillait pour semer un 
jour. M, de Tencin ne parvint pas toujours à mo- 
dérer cette exubérance d'esprit , d’où naissent l’affec- 
tation et l’obscurité, bien qu’elle déconcertât plus 
d’une fois ceux de ses amis qui, comme Marivaux, 
étaient sujets à ce défaut, par des observations dont 


376 LES SALONS DE PARIS 


l'extrême naturel dissimulait la justesse. On lisait un 
jour chez elle un couplet de Collé, composé dans le 
goût de cette rhétorique prétentieuse. Fontenelle 
l’entend et veut le faire recommencer pour le com- 
prendre mieux : — Eh! grosse bête, lui dit M”, de 
Tencin , ne vois-tu pas que ce couplet n’est que du 
galimatias ?—11 ressemble si fort,répliqua Fontenelle, 
à tous les vers que j'entends lire et chanter ici, qu’il 
n’est pas étonnant que je me sois mépris. 

Quel aimable esprit que ce Fontenelle, surtout 
lorsqu’arriva le moment où le XVIIIe. siècle allait 
prendre son essor de hardiesse philosophique, et 
attaquer , sans perdre sa gaîté, la partie sérieuse de 
son œuvre! 

Que de fines réparties, que de grâce et de justesse ! 
Ge qui subsistait encore chez lui de la grâce maniérée 
et des affectations du bel-esprit se dissipait de jour 
en jour. Il subissait, sans le savoir, sans doute, comme 
tous ses contemporains, l'influence du merveilleux 
esprit qui, dès ses premières productions, avait 
donné l'exemple de ce langage clair, naturel , précis , 
pétillant d'agrément et de grâce, que trouvait en 
même temps que lui l’auteur des Lettres persanes. 
Cette langue allait être le partage de la marquise du 
Deffaud , devenue à son tour reine d’un de ces salons, 
non moins célèbre par le mérite de celle qui y pré- 
sidait que par la renommée des hommes qui le fré- 
quentaient. 

Les lettres de M‘. du Deffand brillent de tout 
l'éclat que peuvent donner cette justesse, cet à-propos 
de raison, cette netteté d'imagination et ce naturel 


AU XVIII‘, SIÈCLE. 377 


dans la noblesse, qu'ont vantés tous ceux qui ont pu 
l’approcher. Son esprit, dit M". de Staal (qui, 
soit dit en passant, mérite précisément les mêmes 
éloges) n’employait ni tour, ni figure, ni tout ce qui 
s'appelle invention. Frappé vivement des objets, il les 
rendait comme la glace d’un miroir réfléchit sans 
ajouter , sans omettre, sans rien changer, Son style 
serait celui de Voltaire, qui lui a adressé ses lettres 
les plus charmantes , si elle eût possédé cette chaleur 
et cette flamme pénétrante qui animaient l’auteur de 
Zaire et de l’Essai sur Les Mœurs. 

Dans le salon de M. du Deffand, déjà constitué 
vers 1740 , nous trouvons , avec le président Hénault, 
qui occupe dans la maison une position exceptionnelle, 
d’Alembert, Chastellux , Turgot; Brienne , le futur 
cardinal; Boisgelin, archevêque d’Aix; l’abbé de Bois- 
mont, Formont, et plus tard l'anglais Walpole. 

Ce qui donnait plus d’attrait et d'importance à son 
cercle , c’est qu'avec les hommes de lettres et les phi- 
losophes elle y réunissait les femmes du plus haut 
rang et les hommes les plus distingués du grand monde. 

Elle avait eu pour grand'mère une duchesse de 
Choiïiseul, et se trouvait ainsi parente des ministres 
Choiseul et Brienne, Une de ses tantes, la duchesse de 
Luynes, fut la constante amie de Marie Leczinska, 
l'épouse délaissée de Louis XV. Dans son salon, 
fréquenté par MM". de Mirepoix, d’Aiguillon, de 
Boufllers, de Crussol, de Jonzac, de Beauveau, de Saint- 
Pierre, de tout ce qu’il y avait de plus élevé dans 
l'aristocratie française, les philosophes et les hommes 
de lettres se confondaient avec les grands-seigneurs. 


378 LES SALONS DE PARIS 


Ils habituèrent ceux-ci à entendre fronder et à fronder 
eux-mêmes les titres, les rangs, les préjugés, les abus 
qui constituaient une grande partie de leur existence, 
et à préparer par leurs plaisanteries et leurs épi- 
grammes la Révolution dont ils devaient être victimes. 

Avec quel intérêt, avec quelle curiosité ne suit-on pas 
dans leurs conversations animées, dans leurs saillies, 
dans leur ardeur pour la vérité, dans leur goût non 
moins prononcé pour le paradoxe , tant d’esprits émi- 
pents, tant de caractères et de talents divers! Que 
d'idées jetées en courant sur toutes les questions que 
pouvaient soulever les littérateurs, les artistes, les 
économistes, les publicistes et les philosophes! Et 
quel jour la connaissance de ces conversations ne jette- 
t-elle pas sur les œuvres littéraires de cette époque, 
sur ces improvisations écrites, écloses au feu des im- 
provisations parlées; ayant comme elles l’entrain, la 
fougue éloquente et la passion comimunicative, mais ne 
possédant plus, comme les œuvres du siècle précédent, 
cette beauté de la forme, fruit de la réflexion qui 
médite et du travail qui perfectionne ! 

Cette ardeur et cet enthousiasme, M"°. du Deffand 
ne les partagea pas toujours. Après avoir, comme 
tant d’autres femmes célèbres du temps, cueilli trop 
hâtivement la fleur de jeunesse et de beauté qui avait 
attiré sur ses pas une foule d’adorateurs, elle éprouva 
les déceptions amères qu’amène à sa suite la perte 
des premières illusions. Un malheur immense la frappa: 
à l’âge de cinquante-cinq ans, elle perdit la vue (1). 


(4) Voltaire écrivait à ce sujet : « Les yeux de Mr°, du Deffand 


AU XVIII. SIÈCLE. 379 


Refoulée alors , pour ainsi dire, en elle-même, livrée 
tout entière à l’amertume de ses pensées, elle ne put 
que sourire tristement à toutes les espérances dont 
elle entendait autour d’elle le retentissement. 

Elle vécut assez long-temps pour survivre à la 
plupart de ses amis; et c’est un triste spectacle que 
celui qu’offrent la vie et les écrits de cette femme, 
douée d’une raison supérieure , appliquant toutes ses 
facultés à dépeindre les tristesses de son âme, et 
l’inconsolable mélancolie de son cœur. 

Le motif principal du soin qu’elle avait pris de 
composer un salon, venait de ce profond ennui qui la 
saisit de bonne heure, et dont elle chercha le remède 
dans les distractions du monde, 

Sa correspondance avec Walpole nous montre deux 
esprits également pénétrants et judicieux , échangeant 
- leurs impressions sur les hommes et les choses de leur 
temps. La marquise du Deffand avait atteint l’âge de 
70 ans lorsqu'elle s’éprit pour le froid et dédaigneux 
anglais d’une vive et persistante affection, dont il fut 
souvent beaucoup plus embarrassé que satisfait. On 
souffre de voir jusqu’à quel point l’amour-propre et 
la crainte du ridicule le rendent amer et injuste à 
l'égard de Ja vieille amie à laquelle il ne pardonnait 
pas sans doute sa supériorité. Presque tous les per- 
sonnages marquants du XVIII. siècle ont posé devant 
ces deux juges , habiles à saisir les ridicules, et dis- 


étaient autrefois bien brillants et bien beaux : pourquoi faut-il qu’on 
soit puni par où l’on a péché? Quelle rage a la nature de gâter ses 
plus beaux ouvrages! Du moins, Me, du Deffand conserve son 
esprit, qui est encore plus beau que ses yeux. » 


380 LES SALONS DE PARIS 


posés à rechercher et à dévoiler les plus mauvais côtés 
de la nature humaine. Dans ce monde si brillant qui 
se presse dans son salon, M. du Deffand n’a que des 
connaissances, et ne compte pas un seul ami, « Elle 
n’y trouve, dit-elle, aucune personne à qui elle puisse 
confier ses peines, sans lui donner une maligne joie et 
sans s’avilir à ses yeux. Raconte-t-on ses plaisirs et 
ses succès ? on fait naître de la haine. Faites-vous du 
bien? la reconnaissance pèse et l’on trouve des raisons 
pour s’en affranchir, Faites-vous quelques fautes? ja- 
mais elles ne s’effacent, rien ne peul les réparer. 
Voyez-vous des gens d’esprit? ils ne seront occupés 
que d'eux-mêmes, ils voudront vous éblouir et ne se 
donneront pas la peine de vous éclairer. Avez-vous 
affaire à de petits esprits? ils sont embarrassés de 
leur rôle, ils vous sauront mauvais gré de leur stérilité 
et de leur peu d'intelligence. Trouve-t-on, au défaut de 
l'esprit, des sentiments? Aucuns, ni de sincères ni de 
constants. 

Elle ne se montre pas plus indulgente pour les phi- 
losophes dont elle partage le scepticisme, mais dont elle 
raille sans ménagement les défauts. On les vantait un 
jour devant elle d’avoir abattu une forêt de préjugés : 
« N'est-ce pas depuis ce temps , dit-elle, qu'on nous 
débite tant de fagots? » 

Une longue et intime liaison avec le président Hé- 
nault et Pont-de-Veyle à pu se présenter aux yeux 
du monde avec tous les dehors d’une vive et sincère 
affection. Ils n'étaient cependant pour elle que deux 
connaissances de cinquante ans. Le soir où mourut le 
dernier, elle alla souper en grande compagnie chez 


AU XVIII‘, SIÈCLE. 381 


M, de Marchais. On s’empresse de lui parler de la 
perte qu’elle vient de faire : « Hélas, dit-elle, il est 
mort ce soir à six heures ! sans cela, vous ne me verriez 
pas ici. » 

On a cité un de ses derniers entretiens avec ce 
vieil et intime ami: « Pont-de-Veyle ?—Madame ? — Où 
êtes-vous ? — Au coin de votre cheminée, —- Couché, 
les pieds sur les chenêts, comme à votre ordinaire ? 
— Oui, Madame. — [1 faut convenir qu'il est peu de 
liaisons aussi anciennes que la nôtre. — Cela est vrai. 
— Il y à cinquante ans, —- Oui, cinquante ans passés. 
— Et dans ce long intervalle, aucun nuage, pas même 
l'apparence d’une brouillerie, — C’est ce que j'ai tou- 
jours admiré. — Mais, Pont-de-Veyle , cela ne vien- 
drait-il pas de ce qu’au fond nous avons été fort in- 
différents l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien, 
Madame (1). » 

Pour échapper au vide fatal et à la nuit où lavait 
plongée la perte de ses yeux, elle voulut s'attacher 
une compagne dont l’esprit, lamabilité et la grâce, 
réservés uniquement pour son délassement personnel, 
lui rendissent moins insupportables les moments où elle 
ne trônerait pas dans son salon. M'k, de L’Espinasse 
fut vouée à cette pénible tâche, Faite pour remplir le 
premier rôle, la jeune femme ne pouvait long-temps 
rester dans l’ombre. Devenue célèbre à son tour par 
son esprit, et surtout par celte vivacité passionnée , 


(4) Pont-de-Veyle, auteur du Fat puni, du Complaisant , et de 
quelques jolis contes, était frère cadet du comte d’Argental , l'ami 
de Voltaire. Leur mère, Me, de Ferrioles, était sœur de Mr°. de 
Tencin. 


382 LES SALONS DE PARIS 


qui fit le malheur de sa vie, elle se sépara de son 
impérieuse amie , et elle entraîna à sa suite, dans son 
propre salon, une grande partie du personnel dont 
s'était composé celui de M, du Deffand. 

Nous trouverons chez M'e, de L’Espinasse une 
société nombreuse et au premier rang d’Alembert, 
dont le nom est devenu inséparable du sien, d’Alem- 
bert qu’elle sacrifia successivement à deux hommes 
bien inférieurs à lui, avec cette cruelle insouciance 
qui porte les femmes les plus tendres à se détacher de 
ceux qui les aiment et qu’elles n’aiment pas, pour 
courir au-devant de ceux qui ne les aiment pas et 
qu’elles aiment. La teinte romanesque jetée sur le 
salon de Me, de L’Espinasse, les lettres si éloquem- 
ment passionnées qu’elle nous a laissées , donnent un 
charme tout particulier à son histoire. 

Pour faire le tour de ce monde d’artistes, de poètes, 
de penseurs ou d'hommes d’Etat qui brillent dans les 
cercles du XVIII, siècle, il ne faudrait oublier ni 
Me. de Pompadour et ses petits appartements; ni 
M°°, Doublet, dont le salon fut latelier des gazettes 
et des anecdotes scandaleuses qui passèrent dans les 
Mémoires secrets de Bachaumont ; ni Me, Filleul, 
vantée pour son habileté par Marmontel; ni Me. 
d’Epinay qui nous a laissé des détails si curieux et si 
intimes sur Duclos, J.-J, Rousseau, Grimm, Saint- 
Lambertet M". d’Houdetot ; ni M”. Dupin, la fille de 
Samuel-Bernard , ni M. Grafigny, l’auteur des. 
Lettres d'une Péruvienne , riches en révélations sur les 
sociétés de Paris. 

Mais ces salons et une foule d’autres d’une moindre 


AU XVIII SIÈCLE. 383 


importance qui, dans une revue complète, ne man- 
queraient pas de trouver leur place, sont éclipsés par 
celui qui porte le nom de M°. Geoffrin. Voilà dans 
tout son éclat, dans toute son importance, dans son 
expression la plus complète, le vrai salon du XVIIF:. 
siècle ! Quelle femme que M". Geoffrin! Quelle admi- 
rable société que celle de tous ces personnages 
illustres, dont la vie et les œuvres ont laissé sur leur 
siècle une glorieuse et ineffaçable empreinte ! Mo- 
rellet , Caylus , d’Alembert, Mairan , Marivaux, 
Chastellux , Saint-Lambert, Helvétius , Thomas, 
Diderot , et avec les célébrités de la France l'élite 
des célébrités de l’Europe: Hume, Caraccioli, et 
cette merveille de l'improvisation et du conte , l’abbé 
Galiani ; et les artistes tels que Carle Vanloo, Vernet, 
Soufllot, Boucher, Lemoine, La Tour ! Que l’on place au 
milieu de ces hommes, si brillants d’esprit ou de génie, 
les comtesses de Brionne et d’Egmont, et la marquise 
de Duras , ces trois beautés que Marmontel compare 
un peu trop mythologiquement aux trois déesses du 
mont Ida, et dont le Pâris s’appelait le prince Louis 
de Rohan, et M, de Harenc, et M°. des Tournielles, 
et Mw°, d’'Hérouville, et Ml. Clairon, reine dans les 
salons comme sur la scène, et l’on pourra se faire 
aisément une idée du charme qui attiraitl et retenait 
dans de pareilles réunions tous ces esprits d'élite. 
J.-J. Rousseau, qui les entrevit à peine et qui avait 
de si bonnes raisons pour s’y trouver mal à l'aise, en 
a cependant mieux que personne saisi le caractère. 

« Le ton de la conversation y est coulant et na- 
turel ; il n’est ni pesant ni frivole; il est savant sans 


584 LES SALONS DE PARIS 


pédanterie, gai sans tumulte , poli sans affectation , 
galant sans fadeur, badin sans équivoque. Ce ne sont 
ni des dissertations ni des épigrammes; on y raisonne 
sans argument ; On y plaisante sans jeu de mots; on 
y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes 
et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie et 
la morale austère. On y parle de tout, pour que 
chacun ait quelque chose à dire; on n’y approfondit 
point les questions, de peur d’ennuyer ; on les propose 
comme en passant; on les traite avec rapidité; la 
précision mène à l’élégance; chacun dit son avis et 
appuie en peu de mots; nul w’attaque avec chaleur 
celui d'autrui; nul ne défend opiniâtrement le sien; 
on discute pour s’éclairer , on s'arrête avant la dis- 
pute; chacun s’instruit, chacun s'amuse; tous s’en 
vont contents, et le sage même peut rapporter de ces 
entretiens des sujets dignes d’être médités en si- 
lence (1). » 

Il est impossible d'offrir une image plus exacte et 
plus séduisante de ces causeries de salon, si juste- 
ment vantées. Mais cette brillante médaille a son 
revers ; et c’est encore au philosophe de Genève, 
habitué à jeter sur chacune des deux faces opposées 
de chaque question un jour si éclatant, qu’il faudrait 
demander ce qu’au fond l’on pouvait apprendre dans 
ces conversations si charmantes. On n’y apprenait 
que trop, il faut bien en convenir avec lui , à piaider 
avec art la cause du mensonge aussi bien que celle 


(4) Voir les Lettres de Saint-Preux à Julie sur les salons et les 
femmes de Paris. 


AU XVIII. SIÈCLE. 385 


de la vérité, et à colorer de sophismes subtils ses 
passions ou ses préjugés, et de donner à l’erreur un 
certain tour à la mode , selon les maximes du jour. 

Il ne faudrait pas examiner de trop près, et au point 
de vue de la morale, tous ces entretiens si amusants 
et si spirituels, pas plus qu’il ne faudrait pénétrer trop 
avant dans la vie intime de la plupart des femmes qui 
eurent la gloire d’y présider. La société de ce temps, 
indulgente et facile, avait oublié promptement tout ce 
qui, dans l’histoire peu édifiante assurément de M”. de 
Tencin ou de M". du Deffand, avait précédé l’époque 
où l’on ne trouve plus en elles que des femmes d’un 
esprit supérieur, donnant le ton aux gens de lettres et 
aux gens du grand monde, unis à leur égard dans un 
sentiment commun d’admiration et de respect. 

Elève de M, de Tencin, avec un cœur plus tendre, 
plus bienfaisant et plus généreux, M. Geoffrin 
posséda au plus baut degré le talent d’assembler et de 
maintenir dans une entière harmonie les hommes 
que divisait partout ailleurs la rivalité des amours- 
propres (1). Personne ne sut mieux donner à cette 
machine qu’on appelle un salon des rouages plus 
doux, plus insensibles, entretenus avec un soin plus 
continuel et plus savant. 

Ce qui distinguait M"°, Geoffrin, c'était un esprit 
actif, descendant aux moindres détails ; l’adresse 
infinie qu’elle apportait dans le ménagement et l’éco- 


(4) Mme, de Tencin avait bien prévu que Mme. Geoffrin lui suc- 
cèderait, Un jour qu’elle recevait sa visite, elle dit à ses amis : 
« Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? Elle vient voir ce 
qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » 


Lo] 
Qt 


386 LES SALONS DE PARIS 


nomie du petit empire qu’elle avait si largement 
conçu. Elle cachait son habileté savante sous les dehors 
de la politesse et de la simplicité, ne causant elle-même 
que quand il le fallait, ne prenant le dé que pour le 
passer immédiatement à un autre. Quand elle inter- 
venait au milieu des causeries qu’animait sa présence 
et que dirigeait sa sagesse, c'était pour y placer quel- 
ques maximes de morale ou raconter quelque his- 
toire propre à jeter du jour sur la question du moment; 
elle contait avec une grâce qu’on admirait, mais qu’on 
aurait en vain cherché à imiter. Elle le savait bien, 
car elle disait elle-même : «Je n’aime pas qu’on prêche 
mes sermons, que l’on conte mes contes, ni que l'on 
touche à mes pincettes. » 

M. Geoffrin brillait cependant beaucoup plus par 
la sagacité de son esprit que par la solidité de son in- 
structiou. Sans être née avec le goût des arts et des 
lettres, dit Suard, elle aimait le mouvement que la 
conversation de ceux qui les cultivaient répandait autour 
d'elle ; elle y trouvait un aliment pour son esprit; elle 
y avait vu surtout un moyen de se donner, dans sa 
vieillesse , une amusante société et une existence ho- 
norable, Les diners du lundi étaient pour les artistes ; 
ceux du mercredi, pour les gens de lettres. Marmontel 
trouvait en elle un caractère singulier, difficile à saisir 
et à peindre, tout en demi-teintes et en nuances, 
bien décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits 
marquants par où le naturel se distingue et se définit. 
« Elle était bonne , mais peu sensible ; bienfaisante , 
mais sans aucun des charmes de la bienveillance ; im- 
patiente de secourir les malheureux, mais sans les 


AU XVII SIÈCLE. 387 


voir, de peur d’en être émue; sûre et fidèle amie 
et même officieuse, mais timide, inquiète , observant 
ses amis, dans la crainte de compromettre ou son 
crédit ou son repos. Elle était simple dans ses goûts, 
dans ses vêtements, dansses meubles, mais recherchée 
dans sa simplicité ; ayant, jusqu’au raffinement, les déli- 
catesses duluxe, mais rien de son éclat ni de ses vanités; 
modeste dans son air , dans son maintien, dans ses 
manières, mais avec un fond de fierté et même un 
peu de vaine gloire. Rien ne la flattait plus que son 
commerce avec les grands. Chez eux elle les voyait 
peu ; elle y était mal à son aise; mais elle savait les 
attirer chez elle avec une coquetterie imperceptible- 
ment flatteuse , et, dans l'air aisé, naturel, demi- 
respectueux et demi-familier dont ils y étaient re- 
çus, je croyais voir une adresse extrême. » 

Son salon, devenu célèbre dans toute l’Europe, était 
devenu le rendez-vous des étrangers de distinction, qui 
tous briguaient l'honneur d’y être invités et de prendre 
place à sa table. C’était ces jours-là surtout que Mr. 
Gcoffrin déployait tous les charmes de son esprit, et 
qu’elle disait à ses habitués : 4 Soyons aimables. » 

On vit jusqu’à quel point les nations voisines s’in- 
téressaient à tout ce qui pouvait concerner la société 
francaise, lorsque M”°. Geoffrin, cédant au désir du roi 
de Pologne, Stanislas Poniatowski , se rendit à Var- 
sovie. C'était en 1766 , et elle était alors âgée de 67 
ans. Sa réputation de protectrice et de bienfaitrice 
des philosophes et des gens de lettres l'avait précé- 
dée sur la longue route qu’elle eut à parcourir, et on 
lui rendit partout les plus grands honneurs, L'Empe- 


388 LES SALONS DE PARIS 


reur, curieux de voir la célèbre Française, était allé à sa 
rencontre, incognito ; à Vienne, elle dîna avec l’Impé- 
ratrice mère ; presque toute la noblesse de Pologne vint 
au-devant de l’amie du souverain à une grande dis- 
tance de Varsovie. Elle était un peu comme les ency- 
clopédistes, dont l'intimité avec elle avait contribué 
beaucoup à sa renommée, et qui furent toujours plus 
en faveur auprès des gouvernements étrangers qu’au- 
près de celui de Versailles. 

Le piquant de son esprit consistait surtout à rendre 
des idées ingénieuses par des images triviales. On 
louait en sa présence les vertus d’une dame dont la 
jeunesse avait été orageuse : « Je me tais, dit-elle, car 
je l’ai vue poire. Je suis comme ce paysan qui ne pou- 
vait se résoudre à faire la prière aux pieds de la nou- 
velle image d’un saint faite d’un bois qui auparavant 
portait des poires. » 

Elle disait de l’abbé Trublet : « C’est une bête 
frottée d'esprit, à la vérité on lui a mis de cette écume 
partout; » du fermier-général Buret, possesseur d’une 
maison dont on lui vantait la magnificence : « Je n’y 
trouverais rien à redire, si Buret en était le frotteur ; » 
du maréchal de Richelieu et de labbé de Voisenon : 
« Ces deux hommes-là ne sont que les épluchures des 
grands vices. » Il y avait plus de délicatesse dans les 
paroles qu’elle adressa à Mairan, un jour que, cau- 
sant avec la marquise du Châtelet, il allait s'engager, 
sur une quéstion de physique, dans un combat en 
forme, avec un emportement trop vif: « Ne vovez- 
vous pas qu'on se moquera de vous, si vous tirez 
votre épée contre un éventail? » 


AU XVIII‘. SIÈCLE. 389 


L'expérience lui avait appris que la vanité est 
le mobile de la plupart des causeurs de salon. Elle 
p’aimait pas les bavards. Lord Chesterfield écrivait 
à son fils: « Ne paraissez jamais ni plus sage ni 
plus savant que ceux avec qui vous êtes. Portez votre 
savoir comme votre montre, que vous ne tirerez 
point et que vous ne ferez point sonner uniquement 
pour faire voir que vous en avez une, » Il lui dit 
ailleurs : « Payez votre écot, mais ne payez jamais 
pour toute la compagnie. » M"*°, Geoffrin était de cet 
avis. « Je m’accommode assez des bavards, disait-elle, 
pourvu que ce soit des bavards tout court, qui ne 
veulent que parler et qui ne demandent pas qu’on leur 
réponde. Mon ami Fontenelle qui leur pardennaït quel- 
quefois, disait qu’ils reposaient sa poitrine. Ils me font 
encore un autre bien : leur bourdonnement est pour 
moi comme le bruit des cloches, qui n'empêche point 
de penser et qui souvent y invite. Je voudrais, ajou- 
tait-elle en parlant de l’un d’eux ( et il ÿ avait dans 
ce souhait une grande bonté d’âme }, que, lorsqu'il 
me parle, Dieu me fit la grâce d’être sourde, sans qu’il 
le sût ; il parlerait et croirait que je l'écoute , nousse- 
rions contents tous deux. » l 

Sa prudence égalait son esprit. « £lle n’aimait point, 
dit Suard, que l’on frondât devant elle le gouverne- 
ment ; il fallait se contenter des faits et de peu de ré- 
flexions. Elle aimait encore moins qu’on parlât légère- 
ment de la religion en sa présence. Elle lui rendait 
hommage dans les jours de solennité, et elle aurait 
bien voulu que les philosophes , ses amis, lui eussent 
rendu les mêmes respects; mais elle ne put jamais 
l'obtenir d’eux. » 


390 LES SALONS DE PARIS 


On ne saurait trop admirer la prudence dont elle 
avait eu besoin, pour contenir dans des bornes assez 
sévères un cercle d'hommes, qui ne se distinguaient 
pas précisément par la modestie et la retenue , et qui 
se soumettaient néanmoins sans difficulté à une auto- 
rité tempérée par la grâce. 

Avec un seul mot : Voila qui est bien ! elle arrêtait 
les conversations qui allaient s’égarer sur des sujets 
hasardeux (1). 

Ce n’est point chez le baron d’Holbach , cet aimable 
maître-d’hôtel de la philosophie du XVII. siècle, 
que l’on aurait trouvé, quoi qu’en ait dit Mar- 
wontel , la même sagesse el la même circonspection. 
Là , les discussions avaient leurs coudées franches, et 
la liberté des convives ne s’arrêtait point devant de 
timides scrupules. Tout le personnel de M”*°. Geoffrin 
s’y retrouvait. Jean-Jacques Rousseau n’y parut quel- 
que temps que pour en rapporter des impressions trop 
vivement manifestées dans ses sorties fréquentes contre 
ce qu’il appela la coterie Holbachique. 

Buffon , se souciant assez peu de prendre sa part de 
la défaveur qui pesait sur l’école encyclopédique , et 
accoutumé ailleurs à des marques de respect et de dé- 
férence qu’il ne recevait pas toujours dans ce cercle de 
libres discoureurs , rompit aussi avec cette société phi- 
losophique , après l’avoir quelque temps fréquentée. 


(1) Marmontel, à ce sujet, applique à M®°. Geoffrin ce que Vir- 
gile dit des abeilles : 
Hi molus animorum atque hæe certamina tanta 


Pulveris exigui jactu compressa quiescent, 


AU XVII. SIÈCLE. 391 


D’Alembert , après sa brouillerie avec Diderot , s’en 
éloigna. 

Aux soupers du baron d’Holbach , l'abbé Galiani, 
le conteur par excellence, qui se vantait de n’avoir 
jamais raconté deux fois une anecdote devant le même 
auditoire et en présence de la même personne, s’aban- 
donnait sans contrainte à toute la fougue de son 
imagination puissante et originale, Mais au milieu des 
convives du baron, c’est Diderot qui occupe, sans con- 
tredit, la première place. Tous semblent illuminés par 
le rayonnement de son géuie. Son front, large et dé- 
couvert, portait l'empreinte d’un esprit vaste, lumineux 
et fécond. « L'ensemble de son profil, dit un écrivain 
contemporain . se distinguait par un caractère de 
beauté mâle et sublime. Le contour de sa paupière 
supérieure était plein de délicatesse; l'expression 
habituelle de ses yeux, sensible et douce; mais, 
lorsque sa tête commençait à s’échauffer, on les 
trouvait étincelants de feu. Sa bouche respirait un 
mélange intéressant de finesse, de grâce et de bon- 
homie. » 

L'opulent Mécène n’eut pas seulement les charges 
de ces assemblées, tenues par lui avec une certaine 
magnifcence ; il sut faire son profit de tout ce qui se 
disait chez lui; et sa facile hospitalité fut largement 
payée par le tribut d'idées neuves , originales, hardies 
(c’était ces dernières qu’il recueillait de préférence), 
que prodiguaient, avec l’insouciante libéralité de la 
richesse, quelques-uns de ses convives, Galiani ou 
Diderot, par exemple. Tout ce qui s’échappait de ces 
cerveaux ardents, électrisés par leur mutuel contact, 


392 LES SALONS DE PARIS 


devait plus tard retomber en lourds aphorismes dans 
le livre ennuyeux qui a pour titre : Le système de la 
nature. 

Le baron d’Holbach valait certainement mieux que 
son système de la nature appelé par Voltaire un péché 
contre nature. Diderot, qui nous fournira des détails si 
piquants sur Jui, sur sa femme, sur M”°. d’Aine, sa 
belle-mère, sur son ami, l’écossais Hoop , sur toute sa 
société intime enfin, ne permet pas de douter de la 
générosité avec laquelle il faisait les honneurs de sa 
fortune. On cite de lui des mots dont il faut lui tenir 
compte pour les sentiments élevés qu’ils attestent : 
« Je me contente, disait-il, du titre sec de bienfai- 
teur quand on m'y réduit ; je ne cours pas après mon 
argent; mais un peu de reconnaissance me fait plaisir , 
quand ce ne serait que pour trouver les autres tels que 
je les désire. » M”°. d’Houdetot avait fait placer dans 
son jardin un buste de Fénelon , et proposait d’y mettre 
cette inscription : 


FUIS, MÉCHANT, FÉNELON TE VOIT. 


« Madame, dit d’Holbach, Fénelon ne devait pas 
faire fuir le méchant ; il devait le ramener. » 

Une lettre de Diderot nous apprend quel était, vers 
l’année 1767, le personnel dont se composait la so- 
ciété du baron ; quels étaient du moins ceux de ses ha- 
bitués qu’il recevait avec le plus de plaisir , soit dans 
son hôtel à Paris , soit dans son riant château de Grand- 
Val. Diderot est de retour à Paris et il a été chargé de 
recruter , pour les envoyer aux maîtres qui s’ennuient, 
quelques-uns de ces hôtes aimables auxquels est tou- 


AU XVIII‘. SIÈCLE. 393 


jours réservé le plus gracieux accueil. Voici ce qu’il 
écrit à Mi, Voland : 

« Je cours , j'écris de droite , de gauche, pour leur 
envoyer quelqu'un qui les secoure ; mais l’abbé aime 
la ville où il est perpétuellement en spectacle; le doc- 
teur Gatti est l’ombre de M". de Choiseul; d’Alin- 
ville marque des loges à Fontainebleau ; Grimm s’en- 
nuie par bienséance à la Briche ; quand l’abbé Morellet 
n’est pas à Vorrey, il est sur le chemin : la belle dame 
Helvétius le fait trotter comme un Basque; notre Or- 
phée est à Isle-Adam ; Suard està tant de femmes qu’il 
ne songe plus guère à M. de ***. J’ai prêché inutile- 
ment M. Le Romain qu’on aurait grand plaisir à avoir, 
mais que sa mélancolie retient dans l’obscurité de sa 
cahute , où il aime mieux broyer du noir dont il puisse 
barbouïller toute la nature, que d’aller jouir des 
charmes de la campagne. On débaucherait aisément ce 
gros Bergier ; mais on ne s’en soucie pas, parce qu’il 
est triste, muet, dormeur , et d’un commerce sus- 
pect. Damilaville a toujours le prétexte de ses affaires 
qu’il ne fait point. Naigeon mourrait d’ennui s’il n’al- 
lait pas assidûment chez le Vanloo, où ilest sûr de 
trouver M”°. Blondel qu’il n’aime point et dont il parle 
toujours, et s’il n’avait pas fait sa tournée au Palais- 
Royal à l'heure précise où il s’y promène. L'abbé 
Raynal est mal à son aise partout où il ne pérore pas 
colonies, politique et commerce. M. de Saint-Lam- 
bert est arrivé à Montmorency. Mon fils d’Aine court à 
toutes jambes après l’intendance d’Auch qu’il dédaigne, 
comme le renard les raisins verts. Le baron de Glei- 
chen aimerait mieux être au fond des fouilles d’Hercu- 


394 LES SALONS DE PARIS 


lanum que dans les plus beaux jardins du monde. L’ami 
Le Roy vit pour lui, et ne va jamais dans aucun en- 
droit qu’il n’espère s’y amuser plus qu'ailleurs; et 
puis, voici le temps de la chasse qu’il aime de passion. 
M. de Croismare a trop besoin de variété pour s’asseoir 
plus d’un jour ; celui-ci n’a jamais mis son bonnet de 
nuit dans sa poche , et perdu de vue le quai de la Fer- 
raille, les bouquinistes et les brocanteurs , sans le motif 
le plus important et le plus honnête. Nous aurions bien 
des femmes ; mais nous n’en voulons point, parce qu’il 
est troprare que ce soient des hommes. Le docteur Roux 
cherche des malades. Le docteur Gem court toujours 
après son cheval, Le docteur d’Arcet est peut-être en- 
fermé sous clef par le comte de Lauraguais , jusqu’à 
ce qu’il lui ait faitune découverte. Le comte de Creutz 
est en extase devant ses tableaux , ou devant la femme 
du peintre, qui est jolie et plus galante encore. Helvé- 
tius, la tête enfoncée dans son bonnet, décompose des 
phräses, et s'occupe. à sa terre, à prouver que son 
valet de chiens aurait tout aussi bien fait le livre de 
l'Esprit que lui. Wilkes n’est plus en faveur, parce 
qu’incessamment il sera ruiné , et que, sans nous en 
apercevoir, nous prenons les dévants avec le malheur, 
et que nous rompons avant qu'il soit arrivé, parce qu’il 
serait malhonnête de rompre après. Le chevalier de 
Chastellux est cloué quelque part; et, quand on est 
jeune , ce clou-là tient bien fort. La baronne dit que 
l'abbé Boyer est du miel de Narborne tourné, qu’il ne 
faut le lui envoyer. Il y a près de soixante ans que le 
chevalier de Valory faitle rôle du chien de Jean-de-Ni- 
velle, Voilà presque toute la société ; vous la connaissez 


NN 


AU XVII, SIÈCLE. 395 


presque aussi bien que moi. Je viens, au milieu de 
notre disette, &e lui dépêcher le juif Berlise ; c’est le 
secrétaire de mon fils aîné et l’intendant de sa mère. Il 
joue, il déraisonne , on s’en moque; il se fâche , et 
l’on s’en moque bien davantage. » 

Tous ces sceptiques avides de savoir, tous ces ma- 
térialistes si amoureux des choses intellectuelles , tous 
ces sensualistes épris d’art, tous ces épicuriens qui, 
sobres à table, ne s’y enivraient que d’idées, échap- 
paient, malgré eux, dans leurs causeries, aux bornes 
étroites où les emprisonnaient leurs mauvais systèmes. 

Dans leur profession de foi au progrès, dans leurs 
plans de réforme, dans leurs aspirations vers un 
avenir où devaient régner l'humanité et la justice, n'y 
avait-il pas, à leur insu, tout un souflle spiritualiste 
qui se faisait jour , au milieu de leur parti-pris de se 
croire et de se proclamer matérialistes et athées ? 

Du reste, les temps étaient bien changés, depuis 
l’époque où l’art de parler , considéré surtout comme 
une affaire de forme, consistait à savoir renfermer 
une pensée délicate dans un tour net et précis, et 
discourir noblement sur les sujets peu importants, 
d’ailleurs, que pouvait aborder la conversation. Les 
causeries étaient devenues des discours, les entretiens 
des plaidoyers, et plus d’une fois le fauteuil du 
salon put ressembler à uve tribune, 

Une femme, dont le nom seul annonce que nous 
sommes arrivés sur le seuil d’un autre monde et nous 
fait pressentir l’avènement d’une société nouvelle, 
M®. Necker, ouvrait alors son salon aux gens de 
lettres, plus ou moins entraînés par le courant du 


396 LES SALONS DE PARIS 


siècle vers les hardiesses philosophiques. La belle et 
pieuse Génevoise avait confié le soin de fonder son 
salon littéraire à l’abbé Arnaud, à l'abbé Raynal, à 
l'abbé Morellet, qui n'avaient guère d’abbés que le 
nom , et qui tenaient fort bien leur place au milieu de 
cette foule de beaux-esprits, galants et incrédules, 
qu’ils amenèrent chez elle à leur suite, et entre autres, 
Thomas, Buffon, Galiani, Diderot, Rivarol, Grimm, 
Chamfort. 

Je viens de nommer Rivarol : de tous les causeurs 
célèbres du XVII. siècle, ce fut lui, on le sait, qui 
posséda au plus haut degré ces facultés puissantes , ces 
saillies d’esprit, ces soudainetés de génie, qui font les 
improvisateurs. 

Au milieu de la vie dissipée et mondaine qu’il avait 
menée, depuis son arrivée à Paris, et qui avait usé 
son corps de bonne heure, il était demeuré toujours 
jeune , par sa pétulance et la vivacité de son intel- 
ligence. Bien que dégoûté de la vie, comme tous les 
hommes de plaisir qui se croient en droit de se plaindre 
de tout, parce qu’ils ont abusé de tout, il assurait 
souvent que sa vie était un drame aussi ennuyeux que 
s’il avait été composé par Mercier. Une fois que sa 
verve était excitée, rien ne pouvait plus l'arrêter. 

On n’a pas oublié avec quelle admiration Chêne- 
dollé, le poète de Vire, a parlé de Rivarol. 

M. et M“, Necker faisaient convenablement, mais 
un peu froidement , les honneurs de leur salon. M”*. 
du Deffand a dit du premier : « Au milieu de toutes 
ses qualités, il lui en manque une, et celle qui rend 
le plus agréable , une certaine facilité qui donne, pour 


AU XVIII, SIÈCLE. 397 


ainsi dire , de l'esprit à ceux avec qui l’on cause. Il 
n’aide point à développer ce que l’on pense, et l'on 
est plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul ou avec 
d’autres. » M°. Necker aimait, à ce qu’elle disait, 
les philosophes , mais n’aimait point leur philosophie. 
C’est dans son salon, cependant , qu’en 1770 fut conçu 
le projet d’élever une statue à Voltaire (1). 

Du reste , ce n’était pas précisément pour les gens 
de lettres, ou pour les philosophes, qu’elle avait songé 
à créer un salon; c'était pour son mari. Elle voulait 
le faire connaître, le mettre en évidence . lui concilier 
les esprits et faire parler avantageusement de lui dans 
le monde, préparant ainsi les hautes destinées aux- 
quelles aspirait déjà sans doute son ambition. Ces 
préoccupations donnaient nécessairement un peu trop 
d’apprêt aux réceptions de M". Necker. et la peine 
même qu'elle prenait pour ranimer la conversation, 
lorsqu'elle la voyait languir, devait lui enlever laban- 
don et ja grâce qui en font tout le charme. 

Me, de Genlis raconte quele chevalier de Chastellux, 
dînant un jour chez M"°. Necker, arriva le premier, 
et de si bonne heure, que la maîtresse de la maison 
n’était pas encore dans le salon. Il y trouva un petit 
livre sur lequel M"°. Necker avait écrit d'avance tout 


(1) On sait que le modèle de la statue, exposé par Pigalle, 
représentait Voltaire, assis tout nu, ce qui donna lieu au couplet 
suivant , sur l’air de l’Alleluia : 

| Voici l’auteur de l'Ingénu, 
Monsieur Pigal nous l'offre nu, 


Monsieur Fréron le drapera, 
Alleluia. 


398 LES SALONS DE PARIS 


ce qu'elle devait dire aux personnes invitées les plus 
remarquables ; elle devait, ce jour-là, parler au che- 
valier de Chastellux de la félicité publique et d’Agathe ; 
à M. d’Angeviller sur l'amour , ct élever une dis- 
cussion littéraire entre MM. Guibert et Marmontel. 
Nous sommes loin des conversations de M"°, du Def- 
fand et des soupers du baron d’Holbach ! 

Marmontel nous nommera quelques-uns des con- 
vives qu’il trouvait à la table de M”*. Necker : « Ray- 
nal, le plus affectueux , le plus animé des vieillards ; 
Silésia, ce Génois philosophe qui ressemblait à Vau- 
venargues; Barthélemy, qui, dans nos promenades, 
faisait penser à celles de Platon avec ses disciples ; 
Bréquigny, qui avait aussi de cette aménité et de cette 
sagesse antiques ; Maury, plus fier de nous divertir par 
un conte plaisant, que de nous étonner par un trait 
d’éloquence, et qui, dans la société, nous faisait ou- 
blier l’homme supérieur pour ne montrer que l’homme 
aimable ; de Sèze, qui vint donner à nos entretiens 
encore plus d’essor et de charmes. » 

Mais bientôt les esprits ne furent plus assez calmes 
pour se contenter de cet échange de pensées, qui con- 
stitue , à proprement parler, la conversation. 

Fontenelle, dans ses dernières années, s'était féli- 
cité de sortir d’un monde où l’on ne savait plus écou- 
ter. Qu'aurait-il dit d’une époque où la plupart des 
causeurs (et c'est le reproche que Voltaire adresse à 
Diderot) ne connaissaient plus que le monologue ? 

Dans le salon de M. Necker, comme dans tous 
ceux du même temps, les entretiens firent place, en 
effet, plus d’une fois, au monologue et à la décla- 


AU XVIII‘, SIÈCLE. 39% 


mation. La société, que tourmentait un malaise uni- 
versel , se sentait poussée vers des destinées inconnues 
par un besoin fiévreux d'innovation. Au milieu des 
discussions et des luttes de paroles que contenaient 
encore, dans de certaines limites, une respectueuse 
déférence pour les nobles vertus et la haute moralité 
des maîtres de la maison, une jeune fille prêtait une 
oreille attentive aux discours ardents et aux graves 
entretiens. C’est sous l'influence de ces premières im- 
pressions que se forma l'esprit viril de M, de Staël, 
qui devait, après le naufrage de l’ancien monde, en 
recueillir les souvenirs et les traditions les plus purs, 
pour les déposer, comme un patrimoine sacré , sur Île 
seuil du XIX°. siècle. Elle assistait aux derniers beaux 
jours de cette société si vive, si spirituelle , si ardente, 
si généreuse, malgré sa légèreté et sa licence trop 
cruellement expiécs. 

C’est par M"°. Necker que se terminera notre Revue. 
1789 approche : les salons se ferment, les conver- 
sations cessent, les causeurs se retirent devant les 
journalistes , et la parole est à la Révolution. 


DISCOURS SUCCINCT 


SUR 


LES PROGRÈS DE L'HOMME 
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE ; 


PAR M. L. PUISEUX, 


Membre titulaire de l’Académie. 


« S'il est une science digne du philosophe, assuré- 
ment, dit Strabon, c’est celle de la géographie. La 
variété d'instruction nécessaire au parfait géographe 
ne saurait appartenir qu’à celui qui observe cet en- 
semble des choses divines et humaines, dont la 
pleine connaissance constitue la vraie philosophie. 
La géographie fournit des renseignements si précieux 
pour se conduire dans la vie civile et dans les af- 
faires du gouvernement, elle nous apprend si bien 
tout ce qui concerne les phénomènes célestes, les 
animaux terrestres et aquatiques, les plantes , les 
productions de la terre et les propriétés de chaque 
contrée , que, cultiver cette science, c’est, par 
cela même, se montrer occupé du grand art de 
vivre et d’être heureux. Ce sont en effet les terres 
et les mers où nous habitons , qui fournissent des 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 01 


«a théâtres à toutes nos actions, petits pour les pe- 
« tites, grands pour les grandes... Il est donc évident 
« que la géographie doit entrer dans les spéculations 
« et les opérations des hommes d’État, puisque , 
« mieux instruits de la disposition des continents 
a et des mers, tant intérieures qu’extérieures, de 
« l’étendue et de la situation de chaque pays, de la 
« variété du sol et du climat, ils administreront bien 
« mieux les affaires publiques (1). » 

Ces judicieuses réflexions que l’illustre géographe 
inscrivait , il y a dix-huit siècles , en tête de l’impé- 
rissable monument qu’il nous a légué , s’adressaient à 
une société dont l’action n’embrassait qu’un sixième 
au plus de la terre habitable, dont les relations étaient 
difficiles et restreintes, et où la cité antique , se suffi- 
sant à elle-même, pourvoyant elle-même à presque 
tous ses besoins, s’enfermait dans un horizon borné, 
que perçaient seules la guerre et l'invasion. Combien 
plus vraies seront-elles , et plus applicables à notre 
époque, où les races civilisées, obéissant à une force 
irrésistible d'expansion , vont demander à toutes les 
parties du globe l’apaisement de leurs besoins , le 
contentement de leur luxe , comme aussi les satisfac- 
tions de la domination et de la science ! 

Jamais, en effet, l’homme ne fut si puissamment 
en possession de la nature et de ses forces. Jamais il 
n'eut tant de moyens de mesurer la terre, de la par- 
courir et de la décrire ; de mettre en communication 
rapide , instantanée, les contrées les plus distantes. 


(4) Strabon, Géographie, |. 1, 
26 


402 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


Nul âge n’a su rattacher les peuples entre eux par 
des liens plus serrés et toujours renouvelés; par la 
politique , par la navigation, par l'échange des produits 
et, ce qui vaut mieux encore, par la circalation de la 
pensée. 

Mais si la géographie est née de ce besoin incessant 
de communication entre les hommes , elle a aussi une 
source plus élevée et des mobiles plus divins dans les 
ineffables jouissances que procurent l’étude et la con- 
templation de la nature. Est-il en effet une science qui 
offre à l’homme un théâtre plus vaste et plus varié ? 
Quelle scène plus animée que ce globe avec ses terres 
et ses eaux, sa végétation infinie , ses espèces innom- 
brables d'animaux , avec cette race humaine, à la fois 
une et multiple, avec tous ces êtres enfin, que la sa- 
gesse du Créateur a distribués dans un ordre merveil- 
leux ? Si les cieux, dans leur magnificence, racontent la 
gloire de Dieu, la terre, dans sa modeste structure, 
dans le plus humble des êtres qui s’agitent à sa sur- 
face, dans le brin d'herbe qui s’épanouit au fond de la 
vallée , célèbre le témoignage sans cesse renouvelé de 
sa providence et de sa bonté infinie. 

Qui ne s’est senti, à de certaines heures, pénétré 
d’une mystérieuse et solennelle émotion en présence 
des spectacles de la nature ? Tantôt, c’est la grandeur 
des masses ou la lutte des éléments déchaïnés qui nous 
frappe d’étonnement. Tantôt, c’est la sauvage fécon- 
dité du sol vaincu par la charrue qui nous captive; ce 
sont les forêts ombreuses ou les champs couverts de 
moissons , c’est l’habitation de l’homme, suspendue au 
coteau sous un soleil riant, ou baignant son pied dans 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 103 


l’eau du fleuve : tous ces tableaux sont pour nous la 
source de jouissances que notre imagination embellit 
encore en les idéalisant. 

Mais si , nous élevant encore au-dessus de ces im- 
pressions personnelles, nous comparons les limites 
étroites de notre être avec cette image de l'infini qui se 
manifeste dans tout, dans les géants neigeux des 
Alpes, dans les plaines sans bornes du désert, dans 
l'horizon vaporeux de l'Océan; si nous appliquons à 
l’ensemble des êtres visibles ce besoin d’harmonie 
qui est une loi de notre nature, alors nous sen- 
tirons en nous comme la révélation d’un ordre su- 
prême et de lois éternelles qui règlent les forces de 
l'univers. 

L’antiquité paienne, moins attentive et moins sensible 
que nous, peut-être, au langage mystérieux de la na- 
ture, n’est point restée pourtant étrangère à cette haute 
intuition. Pline parle avec une sorte d'enthousiasme de 
la majesté de la nature, et Cicéron, avant lui, faisait 
naître l’idée de Dieu de la contemplation de l’univers. 
Mais ce fut le christianisme surtout qui instruisit 
l’homme à trouver, dans la beauté de la création , les 
signes de l'excellence du Créateur ; à s'élever , suivant 
la belle expression de saint Basile, des choses visibles 
aux choses invisibles. 

Ce sentiment des harmonies du monde physique a , 
dans tous les temps, fait battre le cœur des hommes 
auxquels la science géographique a dû ses plus 
glorieuses conquêtes. Avec quelle fraicheur d’en- 
thousiasme Christophe Colomb, ce rude marin, cui- 
rassé par l’adversité et par les périls, décrit les 


04 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


splendeurs de ce monde tropical qui s'ouvre pour 
la première fois devant lui! Notre savant et infa- 
tigable Dumont-d’Urville , cet homme austère , a 
des accents vraiment poétiques lorsqu'il raconte les 
nuits embaumées et radieuses des archipels Océaniens, 
ou les fantastiques mirages des solitudes glacées du 
Pôle. Et quel amant passionné de la nature que ce 
patriarche de la science du globe , cet illustre Hum- 
boldt qui, à 80 ans, écrivait, il y a quelques années, 
le livre du Cosmos, véritable monument d’admiration 
et d'amour élevé à la déesse qui eut toute sa vie et 
toute son âme. 

De ces régions contemplatives d’où le philosophe, 
le parfait géographe de Strabon, plane sur notre monde, 
descendons aux applications pratiques de la science. 
Nous voyons celle-ci dessiner à grands traits la confi- 
guration du globe terrestre, étudier la répartition des 
masses continentales et des océans dans les deux 
hémisphères, la direction des chaînes des montagnes 
et des fleuves, la distribution irrégulière des climats: 
c’est le domaine de la géographie physique, avec ses 
annexes , l’orographie , l’hydrographie et la climato- 
logie. Ailleurs, sœur et émule de l’histoire, s'étendant 
à travers les siècles comme tout à l’heure sur l’espace, 
elle suit l’homme dans toutes les contrées qu’il habite 
ou qu’il a habitées ; tantôt elle retrouve , sous le sol 
jonché des débris de tant de générations, les couches 
successives des empires détruits; et tantôt reproduit 
l’état actuel des sociétés humaines, avec leurs limites, 
leurs gouvernements , leur condition morale et leurs 
moyens d’action : c’est la géographie politique , accom- 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h05 


pagnée de ses auxiliaires, la géographie historique , 
l’ethnographie et la statistique. 

La géographie physique a tous les caractères d’une 
science positive ; ses résultats, une fois bien consta- 
tés sont immuables comme le globe qui en est l’objet. 
Si des lacunes et des erreurs s’y rencontrent, elles sont 
le propre de l'intelligence humaine qui, à la longue, 
se complète et se corrige. Rien de plus variable, au 
contraire , que la géographie politique. Non-seulement 
de nouveaux peuples apparaissent chaque jour, ousont 
encore à étudier ; mais les contrées les mieux connues, 
les plus anciennement civilisées , subissent de telles 
métamorphoses qu’au bout de quelques années leur 
description a cessé d’être exacte; la guerre ou la di- 
plomatie remanient la carte; les royaumes se font 
républiques; les républiques, empires. La civilisation 
change de lit ; elle quitte des bords qu’elle avait long- 
temps arrosés pour aller fertiliser des déserts ; le soc 
heurte ici les ruines d’une capitale ensevelie , tandis 
que, là, des villes, des États sortent, comme par en- 
chantement du sein des forêts vierges. Au milieu même 
de notre vieille Europe, une route nouvelle, un chemin 
de fer, une usine détermine la formation importante 
d’un centre Ge population ; ce noyau sera bientôt une 
bourgade , et dans quelques années une cité florissante. 

Ainsi le monde politique , nouveau Protée , se trans- 
forme sans cesse sous l’œil de l'observateur. Si rapide 
que soit le progrès des découvertes géographiques, et 
lors même que la nature aurait livré le secret de ses 
montagnes les plus inaccessibles, de ses fleuves les 
plus mystérieux, de ses écueils les plus cachés, la 


h06 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


tâche du géographe ne serait pas finie ; l’œuvre achevée 
sera toujours à refaire , la carte politique du globe à 
recommencer ; ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera 
plus demain et n’aura plus d'existence que dans les ar- 
chives incessamment accumulées de la géographie his- 
torique. à 


IT. 


Après le besoin de se connaître soi-même, qui a 
enfanté la philosophie et l’histoire, le désir le plus 
naturel , le plus impérieux chez l’homme, est celui de 
connaître sa demeure; or, cette demeure, c’est notre 
globe. Nulle part, plus que dans les investigations géo- 
graphiques , nous ne verrons se déployer avec énergie 
et persévérance , cette immense soif de savoir que Dieu 
a mise dans notre âme comme le mobile de tous nos 
progrès. Mais que de siècles écoulés , que de courses 
vagabondes, que d’erreurs acceptées, abandonnées, 
reproduites. depuis le jour où l'homme, j'entends 
homme civilisé, a percé les ténèbres de son 
horizon primitif, jusqu’à notre époque où il se pro- 
mène victorieusement d’un pôle à l’autre; depuis le 
moment où les poètes grecs représentaient le monde 
comme un disque de sept à huit cents lieues de dia- 
mètre , dont la montagne de Delphes était le centre , 
jusqu’à celui où Dumont-d’Urville accomplissait ses 
trois voyages de circumnavigation, qui forment en- 
semble un parcours de plus de 70,000 lieues! Il a 
fallu, pour amener ce résultat, les efforts accumulés 
de trente siècles. 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 07 


_ Pendant long-temps la géographie en fut réduite 
aux hypothèses. En dehors de ce qu’on pouvait toucher 
de la main et de l’œil, elle se contentait de supposer 
des espaces inconnus : « Nous tous, disait Platon, 
qui remplissons l’espace compris entre le Phase et les 
colonnes d’Hercule, groupés autour de la Méditer- 
ranée, comme des fourmis ou des grenouilles autour 
d’un marais, nous ne possédons qu’une petite partie 
de la terre. » La guerre et le commerce voyageaient 
alors plus que la science : c’est la guerre, c’est le 
. commerce qui ont défriché avant elle le champ de la 
géographie. 

Les conquêtes de Sémiramis, de Sésostris, de Cy- 
rus-le-Grand, ouvrirent aux nations civilisées les routes 
de l'Asie centrale et de l'Afrique orientale, les côtes 
de la mer Rouge, de l'Océan Indien et de la mer Cas- 
pienne. Pendant ce temps, les Phéniciens , s’avançant 
d’île en île , comme par autant de ponts jetés sur la 
Méditerranée , semaient leurs comptoirs sur les rivages 
de cette mer, colonisaient l'Afrique septentrionale et 
l'Espagne ; puis, franchissant le détroit de Gadès, per- 
çaient les mystères de l'Océan Atlantique, visitaient 
les îles de l’Étain (Sorlingues), l’île sacrée des Hi- 
berniens (Irlande), et accomplissaient peut-être la 
circumnavigation de l’Afrique. Plus tard , les fils et les 
héritiers de Tyr, les Carthaginois , s’élancaient sur les 
voies frayées par leurs ancêtres , trouvaient les Açores 
et les Canaries, d’où est sortie peut-être la fabuleuse 
Atlantide , et s’avançaient jusqu'au Sénégal. Mais ces 
hardis marchands cachaient avec un soin jaloux la 
trace de leurs pas ,et la plupart de leurs progrès furent 


L08 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


perdus pour la science. Les Grecs ne vinrent qu'après 
eux ; mais plus généreux , et noblement épris de tout 
ce qui agrandissait l'esprit, ce peuple éminemment 
artiste et philosophe chanta, dans ses poèmes, ses 
voyages et ses découvertes , consigna, dans ses récits 
historiques, ses observations sur les lieux, sur les 
races d'hommes et sur les empires. Alors les armes et 
le trafic ne furent plus les seuls guides de la géogra- 
phie : la science eut son tour. 

Treize siècles avant notre ère , les Argonautes re- 
connurent les flots inhospitaliers de la mer Noire , et 
les Grecs contemplèrent, pour la première fois, les 
sommets éternellement glacés du Caucase, Un siècle 
plus tard , la guerre de Troie donna le signal d’un ébran- 
lement général qui jeta des essaims de colonies hellé- 
niques sur tous les rivages de la Méditerranée. Colœus 
de Samos, conduit par une main divine , découvrit une 
secontle fois les colonnes d’Hercule, et pénétra dans 
cet Océan Atlantique réputé ténébreux et innavigable. 
Le philosophe voyageur Pythéas, de Marseille , par- 
courut et découvrit toutes les côtes de l’Europe depuis 
l'embouchure du Don jusqu’à la lointaine Thulé (l’une 
des Shetland, la Norwège ou l'Islande) et ses compa- 
triotes allèrent chercher l’étain de la Grande-Bretagne 
et l'ambre de la Baltique. En même temps, les colonies 
Milésiennes répandues dans la mer Noire allaient de- 
mander , aux contrées glacées et ténébreuses des Hy- 
perboréens, cet or que versent aujourd’hui les mines de 
Sibérie ; pendant qu'Hérodote enseignait, le premier, 
que la Caspienne est une mer fermée, dressait pour ainsi 
dire la carte de l'Asie jusqu’à l’Indus et jusqu'aux mon- 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 409 


tagnes du Thibet, et sondait l’intérieur de l’Afrique, 
Les connaissances géographiques atteignaient alors, 
dans cet impénétrable continent africain. des limites 
qu’on n’a guère dépassées avant les temps modernes : 
on soupconnait l’existence du Niger, dont la révélation 
date d’hier ; on cherchait déjà les sources mystérieuses 
du Nil, qui, aujourd’hui encore, semblent reculer sans 
cesse devant les plus intrépides explorateurs. 

Toutes ces notions à la vérité étaient éparses, con- 
fuses , mêlées d’erreurs. Deux grands faits, qui ont 
exercé une influence considérable sur les destinées 
humaines , sont venus leur donner un corps, un ordre 
méthodique et le caractère d’un enseignement pratique 
et profond : je veux parler de l'expédition d'Alexandre 
en Asie et de la conquête du monde ancien par les 
Romains. 

L'expédition d'Alexandre est un de ces moments 
privilégiés , comme nous n’en retrouverons point avant 
le grand mouvement de découvertes de la fin du XV°. 
siècle. Par un admirable concours &e circonstances, 
un peu plus de trois siècles avant notre ère, au mo- 
ment où le conquérant macédonien se préparait à faire 
pénétrer au fond du continent asiatique les armes et 
le génie civilisateur de la Grèce, Aristote fixait les lois 
de l’expérimentation physique, guidait les esprits dans 
les voies de la spéculation et donnait le modèle d’une 
langue scientifique dont la précision s’accommodait à 
toutes les nuances de la pensée. Pendant que le maître 
immortel, du fond de sa retraite, donnait une notion 
plus exacte de la forme de la terre, son victorieux 
disciple lui en dessinait à grands coups d’épée la confi- 


L10 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


guration. La conquête macédonienne fut, avant tout, 
une œuvre civilisatrice, une grande expédition scienti- 
fique. Il semble qu’Alexandre n’ail voulu conquérir le 
monde que pour le livrer à la connaissance du genre 
humain. Comme, plus tard , le glorieux vainqueur des 
Pyramides, qui à inauguré la réconciliation de l'Orient 
avec l'Occident et déposé partout des germes de civili- 
sation dans les sillons que creusait sa puissante épée, 
Alexandre abritait sous ses drapeaux un cortége 
choisi d'hommes versés dans toutes les sciences et dans 
tous les arts, Ses philosophes notaient au pas de course 
les phénomènes de la nature et les caractères des 
races humaines; ses ingénieurs, Diogenètes et Béton, 
mesuraient les marches de son armée, traçaient la carte 
ds lieux et dressaient des itinéraires d’une remar- 
qu: ble exactitude , où tous les géographes anciens ont 
puisé; son amiral Néarque décrivait les bords de l’In- 
dus et relevait les côtes de la mer Érythrée et du golfe 
Persique, Bientôt les établissements grecs, jetés par 
luida ns l'extrême Orient, ouvrirent des relations avec 
les peuples encore inconnus du Turkestan, du Thibet 
et du bassin du Gange. L'Inde, avec les grandeurs 
étranges de sa nature physique , avec ses castes immo- 
biles et sa civilisation fossile, apparut pour la première 
fois aux hommes de la mobile et perfectible Europe. 

Mais le point du monde, où se réalisa, avec sa plus 
complète expression, la grande pensée d’Alexandre, ce 
fut Alexandrie. Placée , avec une admirable intuition 
de l'avenir, à la jonction des deux grandes masses con- 
tinentales de l’ancien monde, communiquant par la mer 
Rouge avec l'Arabie, avec l'Océan Indien , et envoyant 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 11 


ses marins et ses marchands jusqu’à Ceylan , jusqu'aux 
temples brahmaniques du cap Comorin; plongeant par 
le Nil et par les oasis du désert dans l’intérieur de 
l'Afrique; touchant à la Méditerranée et rayonnant par 
cette mer sur la Syrie, l’Asie-Mineure, l’Europe du 
Midi et l'Afrique du Nord, cette ville était comme 
l’entrepôt et le rendez-vous où se vinrent échanger 
toutes les productions, toutes les idées, comme aussi 
toutes les notions géographiques de l’ancien monde. 
C’est là que les Ptolémée, en rouvrant le canal ina- 
chevé de Néchao et de Darius, préludaient à cette 
grande entreprise de Suez que notre génération verra 
certainement s’accomplir, et qui unira par des liens 
non interrompus l'Orient à l'Occident. 

Toutes ces entreprises du génie grec, qu’elles aient 
eu pour mobiles la conquête, le commerce ou la 
science, reposaient toujours sur une pensée grande 
et originale. C'était une aspiration incessante vers le 
lointain et l’universel ; un immense désir de rattacher 
par un lien commun les éléments épars de l'humanité ; 
le besoin enfin de grouper dans un vaste système scien- 
tifique les aperçus nouveaux sur le monde physique et 
sur les races humaines. 

Un autre peuple allait venir qui, avec des motifs 
moins désintéressés et des vues moins spéculatives , 
mais avec des moyens plus puissants et cette imper- 
turbable croyance, surtout, que les limites de son do- 
maine, c’étaient celles du monde, devait fournir à la 
géographie une inépuisable récolte de matériaux. Sur 
les routes que leur avaient frayées les navigateurs, 
les guerriers , les savants de Tyr, de Carthage, de 


B12 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


l'Égypte , de la Grèce, les légions romaines plantèrent 
les jalons du plus vaste système administratif qui aît 
jamais été fondé. Pour la première fois on vit, réunies 
dans une alliance étroite, les contrées les plus fertiles 
de la terre habitée. On y retrouvait tous les phéno- 
mènes naturels, toutes les productions, toutes les 
races, toutes les nuances de la civilisation et de la 
barbarie. Du milliaire d’or Au Forum, de grandes voies 
ramifiées à l'infini s’allongèrent dans toutes les direc- 
tions, à travers les forêts vierges, les déserts, les mon- 
tagnes inaccessibles ; le globe fut rendu praticable , 
pervius orbis. Ces routes, artères vivifiantes, firent 
circuler une même vie, une même volonté dans toutes 
les parties de ce vaste corps. Alors dans le monde il 
»’y eut plus que Rome; l'immobile rocher du Capitole 
fut comme l'unique clef de voûte de la charpente du 
globe, et le nom romain devint celui du genre humain : 


Humanumque genus communi nomine fovits 


C’est alors qu'à la suite des généraux et des préfets, 
le compas du géographe put se promener sans obstacles 
dans la plus grande partie de notre hémisphère. Dans 
le premier siècle de notre ère, Germanicus parcourut 
la Germanie jusqu’à l’Elbe ; une flotte romaine doubla 
la presqu'île du Jutland et s’avanca dans la Baltique 
jusqu’au golfe de Finlande ; un chevalier romain, en- 
voyé par Néron, pénétrait par terre jusqu’à l'embou- 
chure de la Vistule et y fondait un établissement pour 
le commerce de l’ambre; le pacificateur de la Bre- 
tagne, Agricola, faisait faire à sa flotte le tour de cette 
île et reconnaissait les Orcades et les Hébrides. Au 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h13 


widi, les expéditions de Cornelius Balbus dans le Fez- 
zan actuel , de Suetonius Paullinus au-delà du mont 
Atlas, de Septimius Flaccus dans le pays des Gara- 
mantes, et de Julius Materuus dans la contrée d’Agy- 
zimba , fournirent de nouvelles lumières sur l’intérieur 
de l'Afrique. A l'Est, Gallus et, plus tard, Trajan fai- 
saient pénétrer les aigles romaines en Éthiopie, dans 
PArabie , sur les rivages du golfe Persique et sur ceux 
de l'Océan Indien. 

Les pouvoirs publics se chargèrent eux-mêmes de 
centraliser et de coordonner les notions anciennes et 
les notions nouvelles. Jules César, après avoir, dans 
ses Commentaires, tracé des descriptions si nettes de 
toutes les contrées qu’il avait visitées, l’épée à la main, 
fit commencer un cadastre général de l’Empire , qu’Au- 
guste termina : de ce travail sortit la carte célèbre 
qu’Agrippa exposa sous le grand portique. Un siècle 
et demi plus tard, l’Jtinéraire d’Antonin fit connaître 
les routes , les distances et les mesures de l’Empire; 
enfin, au IV°. siècle, l’auteur de la Table Theodo- 
sienne les fixa sur une image immobile, 

Mais au-delà des limites du monde romaio , le com- 
mwerce et la politique étendirent leurs relations jus- 
qu'aux pays que l’épée n’avait pu atteindre. Ces mar- 
chands, que méprisait Horace, pénétraient par-delà 
le Gange jusqu'aux contrées de la soie et des riches 
épices ; le marchand Titianus fit dans la Haute-Asie 
et dans la Sérique, un voyage dont il écrivit la rela- 
tion ; le marin grec Hippalos, observant la propriété 
des moussons , osa cingler droit de la côte d'Afrique à 
celle de l’Indeustan, à travers l'Océan Indien; des en- 


h14 SUR LES PROGRÈS DE L’IOMME 


voyés d’un petit roi de Ceylan vinrent à Rome, sous 
le règne de Claude ; et sous Marc-Aurèle, l'Antoun 
des historiens chinois, des ambassadeurs romains pa- 
rurent à la cour de l’empereur de la Chine, 

Dépassant même les bornes de l'univers connu , les 
savants et les poètes, dans leurs hardies hypothèses, 
supposaient l’existence d’autres terres et d’autres 
hommes. Pomponius Méla et Manilius placçaient au- 
delà de la zône torride, et au midi de l’Équateur , 
un continent austral habité par les Aruichtones. « Il est 
très-possible, disait Strabon, qu’en suivant à travers 
l'Océan Atlantique le parallèle de Rhodes et de Thinæ, 
on trouve encore, dans cette zône tempérée, un ou 
plusieurs mondes peuplés par des races d’hommes dif- 
férentes de la nôtre. » On connaît l’étonnante vision 
de la Médée de Sénèque : « Un jour viendra , dans les 
siècles reculés, où, brisant le sceau qui cache les 
mystères de l'Océan, le navigateur découvrira de nou- 
veaux mondes : alors apparaîtra un immense conti- 
nent, et Thulé ne sera plus la dernière des terres (1): » 

Ces prophétiques avertissements ne furent pas com- 
pris, et l’antiquité ne connut rien au-delà de notre hé- 
misphère. 

Tout ce que les anciens ont pu savoir sur la forme 


(4) 1.61. 41 0Venrantanmms 
Secula seris, quibus Oceanus 
Vincula rerum laxet, et ingens 
Pateat tellus, Tiphysque novos 
Detégat orbes; nec sit terris 
Ultima Thule, 
Sénèque, Médée, acte 11, chœur, 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. A5 


de la terre , sur ses différentes parties et sur leurs di- 
mensions, Ptolémée l’a résumé vers le milieu du I°. 
siècle, daus son Almageste, monument colossal que 
tous les cosmographes et les géographes du moyen- 
âge ont copié, et que l’on regardait encore, au XV°. 
siècle, comme le guide infaillible, comme le livre de 
la loi et le miroir fidèle du monde, alors que le monde 
entier s'était renouvelé. 


IT. 


La domination romaine s’écroula sous les coups 
des barbares, et entraîna dans ses ruines la poésie, 
les arts, toutes les connaissances humaines. Les écoles 
se turent, les livres furent dispersés ou se fermèrent, 
et des ténèbres épaisses s’étendirent sur l'esprit hu- 
main. La science, à la vérité, ne périt pas tout en- 
tière ; du moins s’endormit-elle d’un sommeil lourd 
et profond. Si quelque chose parut vivre encore, as- 
surément ce fut la géographie. L’invasion ne fut pour 
elle ni tout-à-fait désastreuse, ni entièrement stérile. 
Les races vovageuses et conquérantes qui dépecè- 
rent le grand Empire , venues des quatre points de 
l'horizon , apportèrent avec elles des notions sur leurs 
patries primitives , ouvrirent des relations avec des 
contrées inconnues ; notions précieuses, recueillies par 
d’obscurs compilateurs et mises en réserve pour la 
science à venir. 

De ces peuples barbares , trois surtout ont puissaim- 
ment contribué aux progrès de la géographie, les 
Francs , les Arabes et les Normands. Les guerres de 


&16 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME | 


Charlemagne en Germanie, si rude et si sanglante 
que se montre la politique de ce restaurateur de l'Em- 
pire d'Occident, ont été pourtant des conquêtes de 
l'esprit humain. Ses missionnaires et ses guerriers ini- 
tièrent à la fois au christianisme et à la civilisation les 
sauvages contrées qui s’étendaient entre la mer du 
Nord, la Baltique, la Vistule et le Danube. Au sein 
des forêts défrichées de la Germanie, s'élevèrent des 
églises, des manufactures, de florissantes cités; de 
nouvelles nations se formèrent et illustrèrent, par de 
nouveaux noms , leurs montagnes, leurs fleuves , leurs 
lacs , auparavant obscurs ou ignorés, Le domaine de 
la géographie s’accrut, et les petits-fils de Charle- 
magne purent faire dresser, à Verdun , en 843 , une 
carte de l'Occident. 

A la même époque, les tribus obscures et nomades 
de l'Arabie, sans relations jusque-là avec le reste du 
monde, sortaient , à la voix du prophète de l’Islam, de 
leur long sommeil et de leur isolement séculaire. Dans 
le premier âge de leur enthousiasme, ces fougueux 
néophytes s’élancèrent à la fois sur l’Asie, sur l’Afrique 
et sur l’Europe, écrasant sous les pieds de leurs rapides 
coursiers tous les peuples de l’ancien monde. En un 
siècle , ils avaient conquis ou parcouru, le sabre dans 
une main et le Koran dans l’autre, toutes les contrées 
comprises entre les colonnes d’Hercule et les montagnes. 
du Thibet, et ne s’arrêtaient qu'aux rives du Gange et 
à celles de la Loire. Puis, se reposant enfin de leurs 
courses prodigieuses , ils se mirent à faire le recense- 
ment de leur immense Empire . qui s’étendait sur uhe 
longueur de 1,800 lieues. De là sont sorties successi- 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 47 


vement les grandes compilations géographiques d’Ebn- 
Haukal, d’Edrissi, d’Aboul-Féda, de Léon l’Africain, 
qui malheureusement n’eurent pi la clarté ni la préci- 
sion des Grecs. Les Arabes ouvrirent des relations avec 
le Nord de l’Europe, où l’on retrouve les monnaies 
de leurs plus anciennes dynasties ; avec Madagascar 
et les côtes orientales de l'Afrique; avec l’Inde et la 
Chine, et même avec les îles de l'Océarie. Les péleri- 
nages à la Mecque , que le Koran impose aux fidèles 
croyants, devinrent une source féconde de rensei- 
gnements pour la géographie. Et la guerre, le com- 
merce , la religion . ne furent pas les seuls mobiles de 
celte activité. Le désir de connaître fit accomplir par 
terre des voyages immenses par des individus isolés , 
par de simples savants. Dès le 1X°. siècle, deux voya- 
geurs mahométans , dont nous avons la relation, 
parcoururent le vaste Empire de la Chine; des ex- 
plorations laborieuses furent entreprises depuis les 
Canaries et les contrées märécageuses de l'Afrique inté- 
rieure, jusqu'aux rivages de Océan Atlantique. C'est 
aux Arabes , traducteurs et continuateurs des Grecs , 
que l’Europe chrétienne emprunta presque tout ce 
qu’elle put savoir sur la géographie de l’Afrique et de 
l'Asie , et sur la configuration du globe, 

A l’autre bout du monde, un peuple plus ignoré 
encore et qui, lui aussi, ne s'était annoncé que par 
d’effroyables ravages, réalisa les plus surprenantes dé- 
couvertes. C’étaient les Northmans de la Scandinavie. 
Poussés , non plus par l'amour du pillage, mais par 
la passion des aventures et par le désir de l'inconnu, 
bravant les tempêtes et les fatigues de l'Océan avec 

27 


L18 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


une sorte d’'héroïsme chevaleresque , nous les voyons, 
ces fils de la mer , ces obscurs pêcheurs, jalonner , à 
travers les brumes etles glaces flottantes du cercle po- 
laire, la route de l'Amérique du Nord. Et cela , cinq 
siècles avant Colomb et Sébastien Cabot, neuf siècles 
avant Parry et Frauklin. En 863, ils colonisent l'Is- 
lande ; en 877, le Groënland; encore un pas et, en 
986, ils abordent au continent américain. Bientôt une 
fièvre d’émigration s'empare des pauvres habitants de 
la Norwège et de l'Islande. Hommes et femmes s’aven- 
turent sur de frêles navires, pour aller former de pré- 
caires colonies sur les côtes de Terre-Neuve, de la 
Nouvelle-Écosse et de la Nouvelle-Angleterre ; les 
plus hardis iront fonder des pêcheries au fond des ca- 
vaux glacés qui débouchent dans la mer polaire; et, 
comme la foi chrétienne devait s'associer à toutes les 
grandes entreprises accomplies au moyen-âge , quand 
elle ne les précédait pas, nous voyons « des hommes 
vêtus de blanc, portant bannières et chantant des 
prières à haute voix,» des prêtres de l'Évangile , 
accompagner les Scandinaves, demi-barbares eux- 
mêmes , pour instruire les sauvages habitants de ces 
contrées. Un évêque. Erik , quitte son église de Gar- 
dar , au Groënland , pour aller le premier , en 1121, 
planter la croix et mourir dans les forêts incultes du 
Wiuland. 

Pendant près de trois siècles, des relations actives se 
continuèrent entre la Scandinavie et l'Amérique. Puis, 
tout à coup , la grande peste noire de 1348 s'abattit 
sur l'Islande , le Groënland et leurs colonies de l'Ouest, 
et balaya de son souffle mortel les établissements nais- 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, h19 


sants. Toutes les communications furent rompues entre 
les deux hémisphères. Le souvenir même s’en perdit ; 
et l'Amérique, comme autrefois l’Atlantide de Platon , 
rentra , pour un siècle et demi, dans la puit profonde 
de l'Océan. 

A ce moment même, un autre rameau de cette race 
entreprenante préludait, également inaperçue, et sous 
des latitudes opposées, aux grandes découvertes ma- 
ritimes des temps modernes, Les Normands-Français , 
de Dieppe et de Rouen, guidés par la boussole, ce mer- 
veilleux instrument qu’un poète de leur pays, Guillaume 
le Normand , a le premier décrit, franchirent la ligne 
bien avant les Portugais. Dès 1364 , ils visitèrent, sur 
les côtes de Guinée , les pays de l'or et de l'ivoire; ils 
y créèrent des comptoirs, dont Villaut de Bellefonds , 
au XVII‘. siècle, a retrouvé les traces, et y jetèrent 
les fondements d’un commerce lucratif, Quelques an- 
nées plus tard, un chevalier normand, Jean de Bé- 
thencourt , faisait la conquête des Canaries, cette pre- 
mière étape de Christophe Colomb, 

Mais les préoccupations de l’Europe étaient ailleurs. 
Le grand mouvement des Croisades avait tourné tous 
les regards vers l'Orient. Au milieu du XI, siècle, 
les moines Carpini, Ruysbroek, Ascelin, missionnaires 
et diplomates , allèrent au fond de l'Asie porter les 
messages des papes et de saint Louis aux fils de Djen- 
jiz-Khapn, et pénétrèrent jusqu’à Karakorum, la fameuse 
capitale de l'empire du Kathay. L'Europe étonnée ap- 
prit que des peuples nombreux et de vastes territoires 
occupaient cette partie du globe que les géographes 
avaient couverte des eaux de l'Océan. L’Eoûs, cette 


420 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME. 


mer fabuleuse, disparut pour toujours, et des hordes 
sauvages, des nations puissantes et belliqueuses sor- 
tirent tout à coup de ses eaux imaginaires. Quelques 
années après, un joaillier de Venise, Marco Polo, 
pénétra par terre jusqu'aux extrémités orientales de 
l'Asie, parcourut la Chine, entrevit le Japon, dont, 
le premier, il révéla l’existence à l’Europe, et revint 
en visitant les îles de la Sonde et les ports de l’inde. 
Les récits merveilleux qu’il rapporta de ces pays 
étranges, les prodigieuses richesses dont il se plaisait 
à accumuler les chiffres (on ne l’appelait plus que 2 
signor Millione) furent d’abord accueillis par une in- 
crédulité générale, Mais bientôt les relations de Marco 
Polo, confirmées , amplifiées même au XIV°. et au 
XV°. siècle par celles d’'Orderic de Portenau et de 
John Mandeville , qui pénétrèrent dans l’Inde et dans 
la Chine; de Pegoletti, que son commerce condui- 
sit à Pékin ; du bavarois Sbildberger et de l'espagnol 
Clavijo, qui visitèrent Samarkand , excitèrent un en- 
thousiasme , une agitation extraordinaires. Il y avait, 
dans ces immenses el mystérieuses contrées , de l'or, 
des diamants, mille richesses à conquérir , des mois- 
sons scientifiques à récolter, des millions d’infidèles à 
convertir. Les Indes! telle fut la Jérusalem de la nou- 
velle croisade; le Vénitien Marino Sanuto en fat le 
Pierre l’Ermite ; Colomb, Gama , Magellan, ep furent 
les Godefroi de Bouillon et les Tancrède. 


XY. 


Ce fut comme un réveil universel, Pendant que la 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 421 


foule s’achemine sur la vieille route de l'Orient par 
l'Égypte , l'Abyssinie ou la Perse, les Portugais cher- 
chentsilencieusement une voie nouvelle en contournant 
l'Afrique; et cette grande entreprise imprimant un 
essor général à toutes les espérances, à toutes les hypo- 
thèses , des essaims d’intrépides marins se répandent 
dans toutes les directions, sondent au nord, au midi, 
à l’ouest l’immensité de l'Océan. Les frères Zeni, de 
Venise , fréquentent dans les mers septentrionales des 
terres qu’on croit être les Shetland ou le Groënland ; 
un matelot portugais découvre Madère; Barthélemy 
Diaz s’avance jusqu’au cap de Bonne-Espérance, pointe 
extrême de l'Afrique ; Christophe Colomb se lance 
droit vers l'Ouest à travers l'Océan Atlantique. L’im- 
mortelle découverte du navigateur génois repose sur 
deux erreurs : d’abord une mesure inexacte de la 
circonférence de la terre, dont il réduisait singuliè- 
rement l’étendue, ensuite un prolongement exagéré 
de l’Asie vers l'Orient, de façon à mettre les Indes 
à 1,500 lieues de la côte occidentale de l'Afrique ; 
erreurs fécondes qui ont révolutionné la géographie 
du globe. 

Tout à coup le voile se déchire; presqu’aû même 
instant Colomb, le livre de Marco Polo à la main, 
découvre l'Amérique en cherchant les Indes et le Ca- 
thay (1492) ; Vasco de Gama ouvre, par le cap de 
Bonne-Espérance , la vraie route maritime des Indes 
(1498). En six ans le monde est doublé. C’est vrai- 
ment une époque privilégiée entre toutes que la fin de 
ce XV°, siècle, un magnifique moment pour la géo- 
graphie, Un horizon sans bornes s’ouvre dès-lors pour 


1422 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


cette science : chaque jour fait tomber une nouvelle 
barrière, ajoute une conquête nouvelle. 

Sur les pas de Colomb s’élance une vaillante cohorte 
de conquérants, de voyageurs, de savants. Entre cette 
Amérique, dont l'existence individuelle est bientôt 
constatée , et les véritables bords de l'Asie orientale, 
ils apercoivent un nouvel et immense Océan, peuplé 
d'innombrables archipels. Quatre mille lieues séparent 
les deux rivages. Magellan s’aventure dans ces eaux 
vierges, dans cet espace que personne avant lui n’a 
wesuré. Il périt sur la route ; mais son vaisseau le Vic- 
toria rentrait en Espagne , trois ans après son départ, 
portant pour emblême un globe terrestre avec cette 
glorieuse devise : Primus circumdedisti me. Le pre- 
mier voyage autour du monde était accompli ; la pre- 
mière démonstration physique de la sphéricité de Ja 
terre était donnée ; la solution du grand problême 
était trouvée. | 

Dès-lors les découvertes succèdent aux découvertes ; 
les mers et les continents s’ouvrent sur tous les points 
au commerce , à la conquête armée, à la colonisa- 
tion, à l’observation scientifique ; les limites du monde 
connu reculent de siècle en siècle. Sur les traces 
d’obscurs marins portugais, l’espagnol Torrès, au 
XVI°. siècle, le hollandais Tasman, au XVII, , et 
vingt autres, reconnurent l'existence d’un troisième 
continent , l’Australie, et les îles sans nombre qui 
forment le monde maritime. Mais ces découvertes , 
soigneusement cachées par des compagnies et des gou- 
vernements jaloux, furent long-temps comme non ave- 
nues pour la science. 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 123 


Le XVIII, siècle fut l’âge des explorations scienti- 
fiques, des grands voyages entrepris au nom des in- 
térêts généraux de l’humanité., A l'Angleterre et à la 
France en appartient la glorieuse initiative. Mention- 
nons les navigations des anglais Byron, Wallis et 
Cook; des français Bougainville , La Pérouse , d’En- 
trecasteaux , tous héros ou martyrs de la géographie, 
qui découvrirent ou déterminèrent scientifiquement la 
_ position des myriades d’iles qui peuplent l'Océan Pa- 
cifique. 

Notre siècle a continué cette grande œuvre , avec 
des vues de plus en plus désintéressées, avec les procé- 
dés de plus en plus parfaits de la science. Les côtes, 
les passes , les détroits , les moindres écueils ont été 
relevés avec une merveilleuse précision ; dé magnifiques 
cartes marines ont été dressées par les Freycinet , les 
Dupetit-Thouars, les Laplace. A la tête de ces explo- 
rateurs se place notre compatriote , l’infatigable Du- 
mont-d’Urville, dont les travaux et les relations forment 
un monument complet , où tout ce qui concerne le 
monde océanique, la géographie, l’hydrographie, l’eth- 
nographie, l’histoire naturelle de ces terres nouvelles, 
se trouve étudié, rassemblé, classé dans un ordre 
admirable. Enfin, n’est-ce pas lui qui le premier foula 
et baptisa, au nom de la France , les terres désolées 
du pôle antarctique, et fit surgir, pour ainsi dire, 
du sein des glaces éternelles, ce continent austral 
dont on avait tant de fois, et depuis si long-temps, 
affirmé hypothétiquement ou nié l’existence ? 

Qu’on le remarque bien: ce ne sont plus ici les 
courses. vagabondes de trafiquants à la recherche d’un 


h24 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


marché lucratif, ou d’aventuriers en quête d’un heu- 
reux harsard ; ce sont encore moins les promenades de 
touristes désœuvrés , avides de pittoresque et de si- 
tuations imprévues ; ce sont des expériences sérieuses 
sur la nature, longuement méditées, coordonnées avec 
les tentatives analogues, entreprises avec tous les 
moyens que le savoir a mis au service de l’homme. Le 
caractère de ces expéditions , depuis le milieu du der- 
nier siècle , est, je le répète, éminemment scientifique. 
Il n’est plus nécessaire dès-lors de rattacher, comme 
par le passé, les progrès de la géographie soit à la 
fortune , soit à quelque grand événement politique. 
C’est en vertu de sa propre force que désormais l’in- 
telligence humaine, appliquée à cette science, produira 
de grandes choses. 

Certes, les travaux des hommes illustres, dont j'ai 
cité les noms, ont fourni au commerce des marchés 
nouveaux , à l’industrie des: matières premières , à la 
colonisation des champs à fertiliser, à la navigation 
des routes plus faciles et plus sûres. Ce sont là des 
résultats précieux pour le bien-être des sociétés et 
pour la civilisation. Mais leur but était plus élevé en- 
core : c'était d'ajouter de nouveaux chaïînons à ce lien 
harmonique qui unit tous les êtres ; c'était d'arriver à 
une plus complète connaissance du monde. 

L'œuvre avance; elle marche à pas de géant, parce 
qu'elle ne repose plus sur des efforts individuels, parce 
que le perfectionnement des moyens de transport a 
rendu le monde plus praticable, plus rapide aussi la 
comparaison des parties qui le composent. Voyez 
comme , aujourd’hui, l’homme se promène en roi sur 


PA 7 EUR “4 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 425 


Ja terre; avec quelle vitesse, à l’aide de ses puissants 

 steamers , de ses innombrables voies ferrées, il la par- 
court , devancé encore par sa pensée qui, transmise à 
d'énormes distances et perçue aussitôt qu’exprimée , 
franchit les continents et les mers, et traversera bientôt 
l'Océan lui-même ! 


V. 


Le champ des découvertes se resserre de plus en 
plus ; le vaste Océan n’a plus de terres nouvelles à 
nous révéler et les profondeurs centrales des continents 
s'ouvrent de toutes parts. Nous touchons au moment 
où pas un point du globe ne restera iuexploré. La 
science n'aura rien voulu laisser à l’inconnu, ni les 
peuples qui se cachent derrière le cahos des colossales 
montagnes de l'Asie, ni les solitudes marécageuses du 
continent de l'Australie, ni cette Afrique intérieure 
qu’une ceinture de déserts et les ardeurs d’un soleil 
équatorial protégent en vain contre notre curiosité ; 
pas même ces ténébreuses contrées du pôle arctique , 
où la nature expire et qu’un voile de glaces semblait 
nous cacher à jamais. Ce sont là les grands problèmes 
géographiques de notre siècle, L'un vient d’être résolu, 
il y a cinq ans; les autres sont bien près de l’être. 

Déjà l’un de ces vaillants missionnaires qui , tout en 
poursuivant les sublimes conquêtes de l’apostolat ca- 
tholique, sont aussi les pionniers de la science et de la 
civilisation, le P. Huc a franchi les monts et les gla- 
ciers de la Mongolie, auprès desquels nos Alpes ne 
sont que des collines. Au prix de fatigues inouïes, il a 


426 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


pénétré jusqu’à Lassa , la métropole religieuse du Thi- 
bet, le mystérieux sanctuaire du culte de Boudha. La 
défiance jalouse du gouvernement chinois l’a expulsé, 
enlevé à son œuvre ; d’autres l’ont reprise. Les PP. 
Krick et Bourg ont attaqué le Thibet par un autre 
côté, par les montagnes de l'Inde. Le martyre les atten- 
dait à l'entrée. Denouveaux apôtres les suiventsur cette 
voie ensanglantée, où la mort peut arrêter, mais n’effraie 
jamais. D’intrépides voyageurs , ceux-là humbles 
missionnaires de la science, ont aussi sondé l’inté- 
rieur de cette Asie centrale, plus barbare, plus inhos- 
pitalière et certainement moins connue de nos jours 
qu’au temps de Marco Polo , alors que le grand cou- 
rant du commerce de l’extrême Orient passait par le 
désert de Cobi et les contrées de l’Oxus et de la Cas- 
pienne. 

On sait quel flot d’émigrants la fièvre de l’or a jetés 
sur les rivages de l'Australie. Les explorations de ces 
avides pionniers ont répandu de nouvelles lumières sur 
les grandes chaînes parallèles qui, comme des gradins 
gigantesques, bordent les côtes de l'Est et du Sud. Mais 
l’intérieur n’avait pas de si puissants attraits : des pla- 
teaux monotones et sablonneux, des landes stériles, 
des fleuves allant se perdre dans des marécages, et 
peut-être une grande mer centrale dont les bords sont 
rendus inaccessibles par des forêts de joncs et d’inter- 
minables bas-fonds ; une végétation uniforme et chétive, 
des animaux bizarres et d’une génération ambiguë, 
productions d’une nature qui semble s’essayer ; enfin, 
une population clair-semée de misérables et sauvages 
créatures, qui présentent le type de l'espèce humaine 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 427 


descendue au dernier terme de l’abrutissement physique 
et moral. Une pareille terre n’appelle ni les colons, ni 
les chercheurs d’or. Il n’y a là de séductions que pour la 
science. Déjà les docteurs Mitchell et Leichardt, et bien 
d’autres après eux, ont sondé cette masse inexplorée ; 
Leichardt a péri en essayant de traverser, sur une 
longueur de mille lieues, de l'Est à l'Ouest et d’une 
mer à l’autre , le continent australien. Jusqu’à présent 
la bande tropicale a résisté à toutes les tentatives , el 
tout le centre de l’Australie est encore une terre in- 
connue. 

est avec un intérêt bien plus vif, avec des efforts 
bien plus soutenus , que la curiosité des voyageurs et 
du monde savant s’est portée depuis cinquante ans vers 
l’intérieur de lAfrique. Ce vaste continent a été atla- 
qué à la fois par les quatre points cardinaux : d’infati- 
gables caravanes de voyageurs se sont sans cesse re- 
layées dans ces contrées dévorantes, où la nature, aussi 
bien que l’homme, est impitoyable pour l’Européen. Que 
de progrès accomplis cependant, depuis le moment où 
l’héroïque Mungo-Park baignait le premier ses pieds 
dans le large lit du Niger , où notre compatriote René 
Caillé visitait l’antique et mystérieuse cité de Tombouc- 
tou. Dans ces contrées, long-temps réputées inhabi- 
tables, on a trouvé des peuples nombreux, des em- 
pires , des villes commerçantes ; de grands lacs, 
véritables mers intérieures, ont été explorés; le cours 
entier du Niger a été reconnu ; le Nil a été remonté 
jusqu’au 2°. degré de latitude, presque sous l’Équa- 
teur , et les sources du fleuve sacré, après avoir de- 
puis si long-temps reculé devant les voyageurs et 


L28 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


sur nos atlas, vont bientôt sans doute livrer leur 
secret. 

La carte de l’Afrique centrale est tout entière à re- 
faire. Le géographe qui, du fond de son cabinet, suit 
les courses intrépides de nos modernes voyageurs , 
voit, chaque jour , tomber ses vieux préjugés, et 
marche de surprise en suprise. Le désert du Sahara, 
que l’on considérait comme l’ancien lit d’un golfe de 
l'Océan , est un immense plateau plus élevé que le 
Soudan : celui-ci, que l’on couvrait d’une énorme 
chaîne montagneuse, dut être autrefois le lit d’une 
grande nappe d’eau, dont les lacs Tchad et Tubori 
sont les derniers vestiges ; les fameux monts de la 
Lune des anciennes cartes se sont évanouis comme 
un mirage fantastique , ou se trouvent relégués à 
plus de cent lieues vers le Sud. 

Dirai-je les incroyables labeurs de Richardson , de 
Vogel, d’Overweg , ces victimes récentes de la géogra- 
phie africaine? Le docteur Barth, leur compagnon et 
leur héritier, après trois années d'épreuves, après avoir 
échappé à une mort trois fois annoncée, vient de rap- 
porter une description et une carte complète du Soudan 
et du bassin du lac Tchad. A PEst , le missionnaire an- 
glais Rebmann a découvert,sur cette terre brûlante, un 
peu au-dessous de l’Équateur, une montagne couverte 
de neiges éternelles , le Kilimandjaro , dont la hauteur 
égale celle des cimes les plus élevées du Nouveau- 
Monde. Plus au Sud, un autre missionnaire, le doc- 
teur Livingstone , après avoir parcouru , sur les traces 
du naturaliste et chasseur d’éléphants Vahlberg, les 
forêts de l’Afrique australe, traversait tout récemment 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 129 


le continent d’une mer à l’autre, déterminait le cours 
du Zambèse et admirait les cataractes de ce fleuve , 
égales en magnificence à celles du Niagara: il consta- 
tait enfin, par le Sud, l'existence d’une immense nappe 
d’eau, que Rebmann avait signalée par le Nord, et qui 
s’étend entre le 5°. et le 10°. degré de latitude aus- 
trale, sur une longueur de 250 lieues et une largeur 
de plus de 150. C’est la grande mer Uniameésti, dont 
le monde n'avait jamais oui parler, et dont les lacs 
Maravi et N’gami , inconnus eux-mêmes il y a moins 
de dix ans, ne sont peut-être que des golfes et des 
prolongements. Dès-lors, il ne reste plus à con- 
naître , dans l’intérieur de l'Afrique, que la contrée 
complètement inexplorée qui s'étend des sources du 
Zambèse et du Congo jusqu’au bassin du lac Tchad. 
Enfin, à l'Ouest, le gouverneur Faidherbe, re- 
montant le Sénégal, fait pénétrer les armes et la 
civilisation de la France vers le bassin du Niger. 
Cette grande question géographique est surtout une 
question française. Par l'Algérie , par le Sénégal, 
comme par deux têtes de pont, nous plongeons 
dans l’intérieur de lAfrique, et le jour n’est pas 
loin où nos deux colonies pourront se donner la 
main. 


VI. 


Mais la grande entreprise géographique de notre 
temps, celle qu'accompagnèrent pendaut ces dernières 
années les sympathies anxieuses du monde entier; à 
laquelle n’ont fait défaut ni les incidents dramatiques, 


L30 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


ni les héroïques sacrifices, ni les puissants moyens 
dont la science et les gouvernements disposent, c’est 
la découverte du fameux passage du Nord-Ouest, c’est- 
à-dire, d’une communication de l'Océan Atlantique 
avec le Grand-Océan, par le Nord de l'Amérique. El y 
a là, à mon avis, la plus belle et la plus complète dé- 
monstration de ce que peuvent produire ensemble 
l’amour désintéressé de la science et le dévouement 
à l'humanité. 

Préoccupés des détours immenses qu'il fallait faire 
pour aller de l’Europe, soit aux Grandes-Indes en 
coptournant J'Afrique, soit à la Chine en doublant 
la pointe extrême de l'Amérique, les navigateurs ont 
long-temps cherché une route plus abrégée. Au XIX°. 
siècle, nous tranchons le nœud à la façon d'Alexandre : 
à droite, un chemin de fer à travers l’isthme de Panama ; 
à gauche , dans l’isthme de Suez, une large coupure 
qui livrera passage aux grands navires. Ni Ja situation 
politique des sociétés, ni les forces mécaniques que 
l’on possédait , ne permettaient ni ne laissaient devi- 
ner à nos devanciers une solution pareille ; il en fallut 
chercher une autre, 

Ya-t-il, entre je continent américain et les glaces 
du Pôle, une voie praticable et continue pour aller 
d’un Océan dans l’autre ? L’Angleterre se posa cette 
question, il y a près de trois cents ans. Elle cherchait 
alors une route pour aller disputer aux Espagnols et 
aux Portugais les richesses du Pérou et des Indes. Da- 
vis, en 1585, et bientôt après lui Hudson et Baffin 
découvrirent et nommèrent les larges avenues qui con- 
duisent au labyrinthe de l'archipel polaire. Depuis, 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h31 


et à diverses époques , l'Angleterre a poursuivi ce but 
avec cette persévérance passionnée, ce courage pa- 
tient, mais indomptable, qui sont les traits caracté- 
ristiques de son génie. Ce sont des noms anglais qui 
couvrent les cartes arctiques, et plus d’un marque la 
place d’un tombeau. Après nombre de tentatives et de 
catastrophes, il fallut bien se convaincre que le pas- 
sage, existât-il, obstrué par un réseau inextricable 
d’îles et de bancs de glace, ne serait jamais une route 
commerciale. La question n’eut plus alors qu’un inté- 
rêt scientifique et d'honneur national. Ramenée à ces 
termes, disons-le à la gloire de notre temps, elle 
n’en eut que plus de grandeur et ne fut abordée qu’a- 
vec plus d’émulation et de persévérance. 

Ce sont les vrais fils du navigateur au cœur d’ai- 
rain qu’admirait Horace , que ces hommes qui pen- 
dant trente-cinq ans, de 1818 à 1857, se sont 
succédé sans relâche dans ces solitudes glacées, 
environnées de mystère et de terreur, où la mort 
se présente avec le hideux cortége du froid et de la 
faim. Est-ce l'amour de l'or qui les sollicite ? Les 
uns obéissent aux nobles convoitises de la science 
et à l'ambition des découvertes ; les autres, modestes 
soldats du devoir, se dévouent à l'honneur du pa- 
villon; d’autres, plus héroïques encore, pour re- 
trouver leurs devanciers perdus, courent voiontai- 
rement au-devant des dangers : légion glorieuse, dont 
la liste, commencée avec Parry et John Ross, ter- 
minée par Kellet et Mac-Clure , compte deux illustres 
martyrs : Franklin et l’un des nôtres, le français Bellot. 

Je ne connais rien de plus émouvant que ces prodi- 


L32 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


gieuses odyssées , rien qui donne une plus haute idée 
de la puissance et de la dignité de l’homme luttant 
contre la nature. Aussi ne puis-je résister au désir 
d’en indiquer au moins les traits généraux. Tantôt le 
navire se glisse, en tâtonnant, au milieu d’un archipel 
mouvant d'îles de glace. A chaque instant, quelqu’une 
de ces montagnes d’albâtre, détachée des glaciers du 
Groënland et flottant au hasard, menace de broyer 
dans sa rencontre la frêle machine dont les mâts attei- 
gnent à peine le tiers de sa hauteur. Tantôt il faut 
cheminer pendant des jours, des semaines, entre deux 
longues falaises de glace qui menacent sans cesse de se 
rapprocher. Ailleurs, surpris par des tempêtes de 
neige, ou enseveli dans une brume impénétrable à 
l'œil , le navigateur semble errer dans ces espaces in- 
créés que l’imagination de Milton a placés sur les 
limites de la vie et de la mort. Cependant des terres 
apparaissent, terres basses, éternellement désolées, 
couvertes d’un linceul de neige , où se détachent seu- 
lement quelques oasis de mousses et de lichens. Ge 
sont les îles de l'archipel arctique. Entre leurs bords 
s’ouvrent de nombreux canaux : là, sans doute, est le 
passage tant désiré! Le navire sonde toutes les ouver- 
tures ; il s’y engage : tout à coup une langue de terre 
ou de glace lui barre la route. Il faut alors le remor- 
quer à force de bras, lui tailler à la hache et et à la 
scie dans l’épaisseur de la banquise un chenal de deux, 
de trois, de quatre kilomètres de longueur. Au-delà, la 
mer estlibre et l’on recommence à voguer. Tout à coup, 
en une nuit, la surface des eaux se transforme en une 
immense plaine de glace, En vain la proue fend et 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 133 


brise ces entraves naissantes, la nature triomphe et le 
navire est captif. Alors commencent pour les voyageurs 
les misères d’un hiver arctique. 

Là , toutes les conditions ordinaires de la vie sont 
renversées. La succession bienfaisante des jours et des 
nuits n'existe plus. Ce soleil, qui naguère décrivait son 
cercle entier au-dessus de l’horizon et vous fatiguait 
par la persistance même de sa iumière, fait place main- 
tenant à des ténèbres de trois, de quatre mois. Le 
thermomètre oscille entre 30 et 45 degrés au-dessous 
de zéro. On l’a vu descendre jusqu’à 54. Il n’est pas 
jusqu’au baromètre qui n’ait changé de langage, s’abais- 
sant pour annoncer le beau temps et s’élevant pour le 
mauvais. 

Il faut renoncer à peindre les souffrances des ma- 
rins enfermés dans des huttes faites de blocs de neige, 
ou dans la coque calfeutrée de leur navire , combat- 
tant un froid auquel rien ne résiste et les longs ennuis 
de ces nuits sans malin, Il ne faut pas croire que le cœur 
vienne à leur faillir. Les compagnons de Ross ont des 
lectures communes , une école d'écriture où les plus 
vieux matelots font d’étonnants progrès. Ceux de Parry 
publient une chronique hebdomadaire , organisent un 
théâtre royal et jouent des vaudevilles, par un froid 
intérieur de 25 degrés. Telle est l’énergique vitalité 
de l’homme , quand it est soutenu par la conscience 
d’un grand devoir à remplir, d’un grand but à at- 
teindre. 

Les mois d’été reviennent : nouveaux périls. L’im- 
mense plaine solide , sous l’action des rayons solaires 
et des tièdes haleines du Midi , ondule, chancelle et se 

28 


L3h SUR LES PROGRÈS DE L'ilOMME 


brise avec des bruits terribles. Ses fragments se heur- 
tent avec furie, se dressent en longs obélisques ou 
s’entassent en tables gigantesques , images du chaos. 
A ce prix, la mer est libre, et les voyageurs peuvent 
continuer leurs recherches ou songer au retour. Mais 
souvent les étés succèdent aux hivers , les hivers aux 
étés, et le vaisseau reste enchaîné dans sa prison de 
glace. Cependant les provisions s’épuisent, le scorbut 
décime les équipages. Alors il faut dire adieu au na- 
vire, cette seconde patrie du marin; charger les ba- 
gages sur des traineaux; traverser, sur un espace de 
plusieurs centaines de lieues, les ponts de glace qui 
unissent le pôle au continent américain. On parvient 
ainsi, à grand’peine , à gagner quelque baie visitée 
par les pêcheurs de baleines, ou les chétifs établisse- 
ments que la Compagnie d'Hudson a jetés aux extré- 
mités de la terre habitable. Telle fut, entre autres, la 
destinée de ce vétéran des explorations arctiques, de 
John Ross, qui, enseveli pendant quatre ans, de 1829 
à 1833, par-delà le 74°. parallèle, et depuis long-temps 
réputé pour mort, eut peine à se faire reconnaître par 
un navire qu'il avait autrefois commandé lui-même. 

EL pourtant ces misères sont légères en comparaison 
de ce qu’eurent à souffrir ceux qui, comme Franklin, 
ont tenté la découverte du passage en suivant par terre 
la côte septentrionale de l'Amérique. Parcourir sur la 
neige des espaces inconnus et sans bornes, s'étendre 
sur celte froide couche sans autre abri qu’une tente de 
peau, franchir les cataractes, traîner les embarcations 
d’un fleuve à l’autre; être réduit à une famine telle 
que les fragments de leurs chaussures, quelques os 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, h35 


calcinés et broyés furent pendant des semaines l’unique 
nourriture des voyageurs ; l’esprit reste confondu en 
songeant que des créatures humaines ont pu résister à 
de pareilles épreuves. Eh bien! après les avoir endu- 
rées , Franklin entreprend un second voyage par 
terre ; puis, pour compléter par mer les grandes dé- 
couvertes qui le rapprochent de son but, il s’embarque 
en 1845, certain de trouver enfin le mystérieux pas- 
sage. Du mois de juillet de cette année datent les der- 
nières nouvelles qui sont venues de lui. Trois années 
se passent, et un silence de mort se fait sur la destinée 
de Franklin et de ses compagnons. 

Alors une anxiété semblable à celle qui avait ému 
la France au temps de la disparition de La Pérouse, 
s’empara non-seulement de l'Angleterre, mais de 
l'Amérique , mais de la France et de tout le monde 
civilisé. Le gouvernement anglais fit appel à ses 
marins les plus expérimentés. Ses meilleurs navires 
et 26 millions furent, pendant six ans, consacrés 
à la recherche de lhéroïque victime. Les États- 
Unis mélèrent leurs efforts à ceux de Ia mère- 
patrie; la France prêta, pour cette œuvre vraiment 
universelle, deux de ses plus brillants officiers , M. de 
Bray et le jeune et à jamais regrettable Bellot. 

Les dévouements privés ne restèrent point en ar- 
rière des efforts publics. L'Europe a admiré cette noble 
femme, lady Franklin, équipant à ses frais des vais- 
seaux, prodiguant l’or à toutes les tentatives et les 
soutenant de son pieux espoir. Voyez, dans cette nou- 
velle croisade, le capitaine Austin et ses sept officiers, 
vaillants chevaliers de l’humanité et de la science , ar- 


h36 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


borer leurs couleurs et leurs bannières où se lisaient 
ces belles devises : 


Nil desperandum. 
Notre espoir est en Dieu. 


Le cœur ne peut faillir pour autrui. 
et celte autre : 


Pour un et pour tous! 


Puis ils partirent dans sept directions différentes. Tant 
d’efforts ont échoué! Des renseignements postérieurs 
ont donné au sort tragique de Franklin, et de ses com- 
pagnons, le triste caractère de la certitude. Restait, 
il est vrai, à élever à sa mémoire un monument digne 
de lui. C'était d’achever son œuvre, de résoudre le pro- 
blême auquel il avait voué son génie et sacrifié sa 
vie, Cet honneur était réservé au capitaine Mac-Clure. 

Parti du détroit de Behring , et marchant à l'Est, 
Mac-Clure , après avoir passé deux hivers dans les 
glaces , atteignit enfin, en 1852, les points extrêmes 
auxquels Parry avait touché trente ans auparavant en 
partant du détroit de Davis et en naviguant à l'Ouest. 
Dès-lors, les deux sections de la route étaient soudées ; 
le problème était résolu, sinon pour la pratique , du 
moins pour la science. Ce fut, pour ces hardis marins, 
un moment solennel de joie et d’orgueil. Mais il semble 
que la nature ait voulu leur disputer la révélation de ses 
mystères ; un troisième hiver les emprisonne dans les 
glaces ; les vivres vont manquer ; une distance énorme 
les sépare du reste du monde. Leur secret va périr avec 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h37 


eux peut-être, lorsque , le 6 avril 1853 , le hasard, 
ou mieux la Providence, conduit jusqu’à eux un offi- 
cier du capitaine Kellet, venu par le point opposé. 
Avec quels transports ces frères s’embrassèrent ! Leur 
rencontre , ce n’était pas seulement le salut, le retour 
dans la patrie... c'était le triomphe de la science. 


VII. 


Quelle n’eût pas été la joie du savant géographe 
Malte-Brun , s’il eût vécu jusqu’à nos jours, lui, qui 
consignait en tête de son grand ouvrage ces ardentes 
espérances : 

« Que nous vous portons envie, disait-il, à vous qui, 
« le télescope et le compas à la main, irez achever la 
« découverte de notre monde! C’est pour vous que , 
parmi ses Alpes mystérieuses, l’Asie centrale garde 
« ces antiques trésors de connaissances, nécessaires 
« pour compléter l’histoire de notre espèce. Elle s’ou- 
« vrira pour vous cette redoutable enceinte de la Nou- 
« velle-Hollande, où tant de fleuves ignorés, tant de 
« monts inconnus attendent encore des noms et des 
« maîtres. Pour votre courage, pour votre génie, 
« l'Équateur est sans feux et le Pôle est sans glaces. 
« Vous saurez si l'Amérique voit son immense lon- 
« gueur se terminer aux bords d’une mer polaire. Vous 
« déploierez vos pavillons sur ce fleuve qui arrose les 
vallons de la Nigritie, et le Nil étonné verra ses 


« sources enfin connues s’ombrager de vos éten-. 
dards. » 


_ 


2 


= 


Les explorateurs modernes ont vaillamment répondu 


138 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


à cet appel. Les vœux de Malte-Brun sont exaucés , ou 
peu s’en faut. Le moment approche en effet où l'homme 
pourra se dire vraiment en possession du globe. Est-ce 
à dire que la tâche du géographe soit terminée ? Non; 
l'heure du repos n’est pas venue pour lui; elle ne 
viendra jamais. Et c’est tant mieux: car si la pleine 
connaissance des choses a des félicités sereines , il y 
a une jouissance plus vive et plus saisissante, c’est 
d'apprendre , de pénétrer au sein de l'inconnu. Dans 
les limites conquises, il restera long-temps des espaces 
inexplorés, et partout des notions à recueillir, tou- 
jours de nouveaux problèmes à résoudre. 

Que d’années s’écouleront encore avant que ces 
masses intérieures de l’Asie, de l’Afrique , de l’Amé- 
rique et de l'Australie soient librement ouvertes au 
commerce, à la civilisation et à la science! Quand 
est-ce que dans ces contrées, gardées par une poli- 
tique jalouse , par des peuples féroces ou par une na- 
ture inclémente , le naturaliste et le géographe ne 
seront plus obligés de payer du risque de leur vie les 
moindres parcelles scientifiques? Que de travaux en- 
core, jusqu’à ce que toutes les tribus humaines aient 
été nombrées et classées, toutes les couches z0olo- 
. giques analysées, toutes les espèces animales et végé- 
tales déterminées; avant que toutes ces montagnes, 
tous ces fleuves et ces lacs, inconnus ou entrevus à 
peine, tous les accidents du globe enfin, aient été ex- 
plorés, décrits et figurés sur nos cartes ! A l’égard des 
lieux mêmes que nous croyons depuis long-temps con- 
naître, nous n'avons le plus souvent que des notions 
sommaires eterronées. Est-ce que la Chine et le Japon 


. DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, L39 


nous ont livré leurs secrets? Est-ce que toutes les bar- 
rières de la Russie sont tombées devant l’observateur ? 
Est-ce qu’à nos portes, pour ainsi dire, la géographie 
de la Turquie est faite? On sait ce qu’un seul de nos 
départements , point imperceptible sur le globe, a de- 
mandé d’observations et de travaux. Que l’on calcule 
ce qu’il faudra de temps et de travaux pour apporter, 
dans la carte du monde entier, cette précision et cette 
perfection dont nous trouvons, dans la carte de France, 
un si admirable modèle. 

Le théâtre d’ailleurs se transforme à chaque instant. 
Les phénomènes naturels et l’industrie de l’homme ne 
sauraient influer essentiellement, je lai dit plus haut 
et je le répète, sur la constitution géologique, sur Ja 
géographie physique du globe, et n’altèrent point 
d’une manière appréciable les formes générales des 
terres et les contours des mers. Depuis la naissance 
des sociétés humaines, ce sont toujours les mêmes 
golfes et les mêmes caps , les terres sont toujours sé- 
parées par les mêmes détroits, réunies par les mêmes 
isthmes , partagées par les mêmes chaînes de mon- 
tagnes, arrosées par les mêmes fleuves. Cette loi ce- 
pendant n’est point absolue. Nous voyons des trem- 
blements de terre dessécher des lacs , changer le cours 
des eaux, bouleverser des montagnes ; des volcans 
s’allumer et s’éteindre , et la terre, dans ses enfante- 
ments titaniques , projeter soudainement des îles nou- 
velles à la surface des mers, tandis que des myriades 
de zoophytes élèvent lentement du fond de lOcéan 
d’autres îles et des écueils redoutables. Ailleurs la mer 
ronge ses côtes, ensable et comble ses baies ; ailleurs 


hh0 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME 


encore le limon que charrient les fleuves , forme à 
leur embouchure des terrains solides ou de douteux 
marécages. 

L'homme lui-même altère et modifie les grands traits 
de la nature. De vastes contrées cachées sous d’épaisses 
forêts , surchargées de végétaux agrestes, d’herbes 
épineuses, de roseaux ou de mousses , sont éclaircies 
par la hache, purifiées par le feu, sillonnées par la 
charrue et se couvrent de moissons et de vergers ; des 
campagnes nues et stériles se parent d’arbres majes- 
tueux et d’ombrages salutaires; des marécages , des 
bras de mer sont desséchés et convertis en pâturages ; 
des plantes , des animaux sont échangés entre les dif- 
férents points du globe ; l’industrie fait jaillir des en- 
trailles de la terre des sources nouvelles, resserre et 
dirige les fleuves, creuse des carrières, des mines et 
des ports ; le sol se couvre de cités que relie entre 
elles un réseau de plus en plus serré de routes, de ca- 
naux et de chemins de fer. Domptée et soumise , la 
terre dépouille sa rude et sauvage grandeur pour se 
montrer avec les ornements de la culture, attestant 
ainsi la puissance de l’homme en société et l'empire de 
l'intelligence sur la nature. 

Je me résume : les grandes découvertes que nous 
attendons encore et les enseignements nouveaux qui 
en sortiront , l'étude plus approfondie des parties du 
globe que nous croyons connaître, les changements 
perpétuels que font subir à sa surface les phénomènes 
naturels et l’industrie humaine , l'instabilité de la con- 
dition sociale des races et de leur distribution sur la 
terre, voilà autant de sources qui , pendant’un avenir 


DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. hl1 


indéfini , fourniront des matériaux inépuisables à la 
géographie, 

Dans cette œuvre commune des nations civilisées la 
France a occupé et gardera toujours un rang illustre. 
C’est à elle qu’appartiennent les plus belles décou- 
vertes et les explorations les plus complètes de notre 
siècle dans l'Océan Pacifique et dans les mers australes. 
Les relevés hydrographiques exécutés par les officiers 
de sa marine dans l'Océanie, sur les côtes du Japon , 
de la Chine et de la Tartarie, la carte de l'Algérie 
dressée par ses ingénieurs militaires , sont des chefs- 
d’œuvre que l’Europe savante nous envie. Le gouverne- 
ment fort et glorieux qui la dirige a popularisé les no- 
tions géographiques, en donnant à cet enseignement 
une plus large part dans nos lycées, en montrant 
jusqu’à quelles jlointaines contrées atteignent l’in- 
fluence et l’épée de la France, en plantant notre 
drapeau dans les oasis du Sahara , sur les bords du 
Haut-Sénégal , sur les rivages de la Nouvelle-Calé- 
donie , sur les murs de Bomarsund, de Sébastopol et 
de Canton. Un prince français , un Bonaparte, ajoutait, 
il y a moins de deux ans , son nom à la liste des ex- 
plorateurs du pôle arctique. Enfin, remontant le cours 
des siècles , et voulant que rien de ce qui touche aux 
destinées passées de notre pays, comme à sa grandeur 
présente, ne reste dans l’ombre, l'Empereur vient de 
convier tous les archéologues et toutes les compagnies 
savantes de la France à une grande enquête géogra- 
phique sur la Gaule romaine et la Gaule mérovin- 
gienne. Cette auguste sollicitude suffirait seule à prou- 
ver la haute importance des travaux géographiques. 


42 PROGRÈS DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 


Si donc, dans cette rapide esquisse, je suis parvenu 
à mettre en relief les caractères et les progrès de Ja 
géographie et les vaillants efforts des hommes qui ont 
mis à son service leur vie , leur puissance et leur génie, 
on reconnaitra sans hésiter que, de toutes les branches 
des connaissances humaines, il n’en est pas une qui 
puisse revendiquer une plus large part dans les desti- 
nées du monde. Non-seulement c’est une vaste statis- 
tique , un guide indispensable pour le navigateur, le 
commerçant , l'industriel, pour l’homme d’État et pour 
l’homme de guerre : dans ces termes, la démonstration 
est facile et banale. Mais la géographie est aussi et 
surtout une science spéculative, qui se lie aux plus 
hautes considérations de l’histoire, aux problêmes les 
plus intéressants de la physique du globe; une science 
qui agrandit l'esprit, élève l’âme vers Dieu et enfante 
les grands courages. 


NOUVEL APPENDICE 


A L'ARTICLE 


SUR ANTOINE HALLEY. 


Par le Secrétaire de l’Académie. 


Depuis que l’article sur Halley est imprimé , p. 173 
et suiv. de ce volume, nous avons eu connaissance d’un 
manuscrit qui appartient aujourd’hui à la bibliothèque 
publique de Caen, et qui est la copie, en assez mau- 
vaise écriture, généralement très-fine, d’un ouvrage 
inédit du célèbre professeur. Nous allons entrer dans 
quelques détails, afin de prévenir , s’il est possible, la 
destruction d’autres copies du même manuscrit, et 
d’avertir, sil y a lieu, les personnes entre les mains 
desquelles tomberait par hasard , l'original autographe 
d'Antoine Halley. 

L’exemplaire que nous avons sous les yeux est de 
format in-8°. , et se compose de trois parties princi- 
pales, dont chacune a sa pagination particulière : la 
première, de 140 pages; la deuxième, de 132; la 
troisième de 91. On, lit à la fin de cette troisième par- 
tie : « Hæc summorum Historia Pontificum data est a 
D. Domino Antonio Haliæo , Sylvani cadomensis Aca- 
demiæ collegii moderatore dignissimo , et scripta a 
Joanne Jembeliu cadomæo, tune philosophiæ candi- 
dato , 1666, » 


All NOUVEL APPENDICE. 


Ce sont les dictées d’un professeur qui a voulu fa- 
ciliter la connaissance de l’histoire par des vers tech- 
niques en latin, et qui s’arrête fréquemment pour don- 
ner en prose des éclaircissements. 

On vient de voir, par la note finale de l’écolier Jem- 
belin , que la troisième partie du manuscrit avait pour 
objet l’Histoire des Papes; la deuxième est consacrée 
aux Empereurs romains; la première, aux Rois de 
France. 

A quelle époque remonte la composition de l’ou- 
vrage? Rien ne l'indique ; mais on voit, au commen- 
cement de la première partie, qu’elle fut offerte au 
duc de Montausier, qui vint en entendre la lecture au 
collége du Bois, en octobre 1663. La dédicace est en 
vers latins : Ad allustrissimum Marchionem Montause- 
rium. Impossible qu’il en fût autrement, à moins que 
Halley ne manquât à ses habitudes. 

Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette Histoire 
de France en vers techniques, qui remonte poéti- 
quement au fils d'Hector et va jusqu’à Louis XIV, 
c’est que les explications, les développements histo- 
riques et géographiques sont en français. La prose 
est en latin, comme les vers, dans les deux autres 
parties. 

La difficulté de lire l'ouvrage dans le manuscrit de 
Jembelin nous a vite rebuté, et nous n’avons pu que 
parcourir les trois séries de lignes scandées , dans les- 
quelles Halley renferma les Rois de France, les Em- 
pereurs romains et les Papes. Nous présumons seule- 
ment que le professeur a le mérite de l'exactitude, 


POÉSIES. 


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L'ART D'ÉCOUTER ; 


Secrétaire de l’Académie, 


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Il est un art que je voudrais chanter. 

On dit chanter ; c’est le mot d'habitude, 
Quand, à renfort de fatigue et d'étude, 

Plus ou moins mal on parvient à jeter 

Au moule étroit d’un vers plus ou moins rude 
Ce qu’on veut dire ; ainsi je vais chanter, 
L'art de prêter une oreille docile 

Même aux discours d’un orateur débile, 

Aux froids morceaux d’un lecteur inhabile 
{Pénible effort! ), le grand art d'écouter. 


Sur tout on parle... on parle trop en France! 
Entre causeurs s'élève maint conflit ; 

Le jugement s'éclipse, mais l'esprit 

Coule de source et roule en abondance, 

Sage auditeur en tire son profit, 

Et ce profit est le prix du silence. 


Que si parfois un conteur ingénu 

Dont le bon sens, le sens commun n’émonde 
En aucun cas la prolixe faconde, 

Sans nul égard, de son jet continu 

Bat nos tympans, se flattant de nous plaire, 
Sans doute à nous permis de l’éviter. 

Si l’on ne peut, que reste-t-il à faire ? 
Laisser passer le torrent et se taire. 


hh8 L'ART D'ÉCOUTER. 


Se taire est bien, mais savoir écouter 
Est mieux encor ; le plus sot personnage 
Du péroreur y gagne le suffrage. 

Ce péroreur, si tu peux supporter 

Le flux sans fin de son plat verbiage, 

Il est à Loi ; de ton muet hommage, 
Quand tu voudras, tu pourras profiter. 
De ton esprit oserait-il douter, 

Puisque le sien lui semble ton ouvrage ? 
L’attention dont tu sais l’enchanter 

Le rend heureux ; il ne peut se défendre 
Du doux plaisir de longuement s'étendre 
Sur un sujel qu’il traite avec amour ; 
De ses pensers suis le moindre contour, 
Feins-le du moins... sauf à ne pas entendre! 


Mais, diras-tu, quel étrange penchant 
Entraine ainsi l’homme le plus frivole, 

Le moins savant, à prendre la parole ? 
Sans fonds d'esprit, tel a le ton tranchant; 
Tel, qu’il faudrait renvoyer à l’école, 

Sur tout sujet fait à tous la leçon ; 

Boufli d’orgueil, tel autre, sans facon, 
Enfle sa voix et monte à l’hyperbole, 


C’est, je l'avoue, un énorme travers. 

Je le voudrais corriger ; mais, en somme, 
Qu’y pouvons-nous ? Le Dieu de lunivers 
S'imagina de construire ainsi l’homme. 
Prenons-le donc comme il est ; supportons 
Ses grands défauts, son amour-propre immense ; 
Rions parfois de ses prétentions ; 

Mais pour l'excès de sa sotte jactance, 
Pour les écarts de sa folle arrogance, 
Regardons-les avec indifférence : 

Chacun de nous a ses illusions, 

Chacun de nous a besoin d’indulgence, 


L'ART D'ÉCOUTER. kh9 


Si, las du vice, indignés, un matin 

‘Nous voulons rompre avec le genre humain, 
Rompre en visière, à l’exemple d’Alceste, 
À la bonne heure ! ailons vivre au désert ; 
Contre le monde un asile est ouvert 

À qui veut fuir ce monde qu'il déteste. 

Mais si, prudents, avec l'humanité 

Nous voulons vivre en bonne intelligence, 
N'aflichons pas cette sévérité ; 

Soyons discrets, et que ja tolérance 

Elève en paix son drapeau dans nos cœurs : 
Prêtons l'oreille aux stériles penseurs, 

Aux discoureurs sur toutes les matières, 
Aux confidents de frivoles mystères, 

Aux lourds faiseurs de stupides récits, 

Aux longs discours, surtout aux longs écrits. 


Avec raison l'homme à l’humeur grondeuse 
Vit à l'écart, on fuit son âpreté ; 

L'homme facile, au contraire, est vanté, 
Bien que pour tous sa valeur sait douteuse ; 
Certain vernis de rare habileté 

Lui vient souvent d’une âme généreuse, 

Et son mérile est d’avoir écouté! 


Oh! si ma plume était mieux affermie, 
Et si mon vers, qui provoque au sommeil, 
En mâles sons frappait un bon conseil, 
Je tenterais, même à l’Académie, 

De le donner ce conseil excellent 
D'écouter mieux. — Une oreille attentive 
Peut rassurer une muse craintive ; 

Un doux regard anime le talent 

Que déconcerte un bruyant voisinage, 

Le voyez-vous ce confrère tremblant à 

11 est encore à sa première page, 

Et près de lui, causeur intempestif, 


h50 L'ART D'ÉCOUTER, 


Un sien confrère à son nerf auditif 
Laisse arriver le fatal témoignage 
Qu’à la lecture il est inattentif. 


La causerie alors est un outrage. 


A votre esprit le sujet ne plaît pas ? 

J’en suis fâché; mais un autre en fait cas, 
Et que de temps a coûté cet ouvrage ! 
Pour découvrir les erreurs qu’autrefois 
L'historien entassa sans critique, 

Notre confrère, écrivain véridique, 

Sur un passage a pâli tout un mois. 


Tel professeur, descendu de sa chaire, 
Pensant à nous, sous son Loil solitaire, 
Modestement élabore un morceau ; 

Par cette pièce, œuvre de son cerveau , 
Que prétend-il ? Il désire nous plaire ? 
Sur le silence il a droit de compter 

En apportant le tribut de ses veilles ; 
Notre devoir, à nous, c’est d'écouter. 


Faut-il prouver des maximes pareilles ? 
Quand richement il voulut nous doter, 
Dieu nous donna soudain, sans hésiter, 
La langue... unique et le double d'oreilles 
Pour écouter beaucoup et parler peu. 
Enseignement perdu ! Dans toute affaire, 
Vous le voyez, l’homme fait le contraire 
Par ignorance : il n’a pas compris Dieu ! 


Et cependant quel sûr moyen de plaire 

Que de prêter, auditeur débonnaire, 
Attention à qui parle avec feu ! 

Comme on est sûr de gagner le suffrage 
D'un grand parleur ou d’un lecteur maudit, 


L'ART D'ÉCOUTER. h51 


Si du regard, du geste on l’encourage, 

Et si jamais le placide visage 

Ne laisse voir la trace du dépit! 

Silence heureux ! muette flatterie ! 

Vous l’écoutiez ?... A vous tout son amour. 
Ayez besoin de sa bourse, un beau jour, 

Il vient lui-même, il vous l’ouvre, il vous prie, 
D'y largement puiser ; — votre âme aigrie 
Sent-elle un poids qui l’accable ? ses pleurs 

Par sympathie allègent vos douleurs ; 

— Ou s’il apprend qu’un malheur vous menace, 
Il le conjure et votre cause embrasse ; 

— Ou s’il vous sait l’un des solliciteurs 

Que le désir d’une brillante place 

Fait soupirer, au-devant des faveurs 

Pour vous il court, et brigue les honneurs, 

Et son crédit fait pencher la balance. 


L'art d'écouter a donc son importance. 
Suivons ses lois : auditeurs affermis, 
Quand d’un écrit on nous fat confidence, 
De nos dédains comprimons la licence ; 
N'oublions pas que par la complaisance , 
Dans tous les temps, on se fait des amis. 
L'indifférence est mortelle ; j'ajoute : 
Ecoutons bien, afin qu’on nous écoule. 


Mais c’est assez, et je vais m'arrêter. 
11 ne faut pas que cet art 55 3 era 


D'être attentif, le grand art d'écouter, 
Grâce à mes vers, soit un art impossible. 


LE NATUREL ; 


Par M. MICHAUX (Clovis }; 
Membre correspondant. 


Îl est doux de charmer un public gracieux 

Dont nul, sans frissonner, ne voit briller les yeux: 
Qui donc aura jamais au cœur assez de flamme, 
D'esprit dans le cerveau , de puissance dans l’âme, 
Pour tenter, sans effroi, de régner un instant 

Sur ce juge muet qui pense en écoulant ? 

Heureux cent fois qui sait conquérir son suffrage, 

Ou par les traits légers d’un piquant badinage, 

Ou par ces lraits touchants qui vont chercher le cœur ! 
Mais, frappant à coup sûr, l’art suprême et vainqueur, 
Plus puissant que la force ou la grâce oraloire, 

Le Naturel partout enchante un auditoire. 


Ce charme, qui ravit les esprits délicats, 
On le reçoit du ciel, il ne s’enseigne pas, 
Il est, à son insu , le secret de l’enfance. 
La femme le possède en sa fleur d’innocence ; 
C'est aussi son secret , et c’est le mieux gardé, 


Par sa mère, voyez l'enfant réprimandé 
Doucement, tendrement ; voyez son œil humide, 
Dont une larme rend le regard plus limpide, 
Chercher eu suppliant le regard maternel ; 

Quel suave lableau ! quel divin naturel! 

Qui donc résisterait à de semblables charmes ? 
L'enfant ne pleure pas pour afficher ses larmes. 


LE NATUREL. L53 


Peu soigneux de poser sous l’œil des regardants, 

S'il sourit, ce n’est pas pour vous montrer ses dents. 
Ce qu’il pense, il le dit ; ce qu'il sent, il l’exprime 
Ou par des mots heureux, ou par sa pantomime. 
Tranquille ou pétulant, taciturne ou bavard, 

Il nous captive enfin par l'absence de l’art, 

Par une grâce, en lui, naïve et spontanée. 

Mais qu’arrivent les jours de la huitième année, 
Cette grandeur s’éclipse , hélas ! et quel regret ! 

Le vain désir de plaire en détruit le secret, 

Pour le reconquérir, non dans sa plénitude, 

Plus tard, qu’il faut de temps, et de soins et d'étude! 
Quel effort continu , sous l’aisance voilé ! 

Et que d'art, avec art toujours dissimulé, 

Jusqu’au point où, parfois, cette habile imposture 
Devient une seconde et charmante nature ! 


Le public aux auteurs passe mille défauts, 

Mais un seul le révolte : il a l’horreur du faux. 

Soyez donc, avant tout, simple et vrai pour lui plaire, 
D'une simplicité choisie , et non vulgaire, 

Et d’une vérilé, qui trempe son pinceau 

Dans les couleurs du prisme, et non dans le ruisseau. 


Parmi nous, deux auteurs (entre eux le cœur balauce) 
Ont possédé surtout ce don par excellence. 

L'un est ce fablier , le premier des conteurs, 

Qui prend le ton, l'esprit, la voix de ses acteurs ; 
Dont les vers sont gravés dans toutes les mémoires, 

Et que la France compte au nombre de ses gloires. 
Son riche écrin présente, ouvert à tout hasard, 

Un précepte de vie , un modèle de l’art. 

C’est un de ces auteurs qu’on chérit, qu’on dévore, 

Et qu'on feint d’oublier pour les relire encore, 


Pourtant un grand poète a naguère songé, 
Que tant d'honneur était un honteux préjuge, 


454 LE NATUREL, 


Dans l’auteur il n’a vu qu’un hardi plagiaire , 
Indigne mille fois d’un renom séculaire ; 

Un prétendu poète, aux vers boiteux , obscurs , 
Buroques , disloqués , prosaïques et durs , 
Homme dont {a routine honore le génie, 

Et qu’elle a surnommé le Bon, par ironie (1). 


Il l’a dit !... gémissons de ces cruels mépris 
Jetés d’un ton si fier aux plus brillants esprits. 
Grand poète, justice au moins au plus aimable, 
Etrange imitateur, nommé l’inimitable ! 

À ta précoce enfance il sembla puéril : 

Mais l’avais-tu relu dans ton âge viril, 

Avant de fulminer ton superbe anathème ? 

Ou bien t’a-t-il choqué par son naturel même, 

Par ce bon sens naïf qui, trouvant sous sa main 
Le mot juste, le lance et poursuit son chemin, 
Sans affectation, sans effort, sans emphase, 

Ainsi qu’un clair ruisseau laissant couler sa phrase, 
Dont le cristal se brise en jets éblouissants, 

Avec un doux babil qui ravit les passants ? 


Comment ton goût si pur, sous l’humble fabuliste, 
N'’a-t-il pas reconnu, senti le grand artiste, 

Et dans ses fins portraits, peintures sur émail , 

Plus d’un petit chef-d'œuvre, enfant d’un long travail, 
Où la grâce , le tour, l'expression hardie 
S’accordent, sans jamais blesser la mélodie ? 

Tant d’art exquis n’a pu désarmer ta rigueur | 

Ses animaux , dis-tu, te soulévent le cœur. 

Es-tu donc resté froid à la verve touchante 

Qui mit dans vingt tableaux sa chaleur éloquente, 


(4) Toutes ces expressions, appliquées à La Fontaine, sont textuelle- 
ment extraites du Conseiller du Peuple, par M. de Lamartine, numéro de 
janvier 4850, et de son Cours familier de Littérature, 8°, entretien, 


page 126. 


LE NATUREL, 


Fit parler un barbare en plein sénat admis, 

Chanta les deux pigeons, peignit les deux amis, 

De la vertu changea l’humble chaume en un temple, 
Et qui, du dévoûment donnant le saint exemple, 
Pour son patron déchu, captif, dans l’abandon, 

Au pied du trône osa faire appel au pardon ? 


Pourquoi donc souflleter cette figure aimée !.… 
Deux siècles ont passé devant sa renommée ; 
Deux siècles ont jeté mille fleurs, en passant, 
Sur ce nom glorieux qui croît en vieillissant, 
Le tien doit vivre aussi par-delà bien des âges, 
Pour ce long avenir promis à tes ouvrages, 
Poète bourguignon, fais un vœu toutefois ; 
Souhaite de survivre au conteur champenois. 


Du naturel parfait qu’il puisa dans son âme, 
L'autre excellent modèle est, chez nous, une femme. 
Celle-là , sans jamais prétendre au nom d'auteur, 
Est morte sans ce nom, dans toute sa candeur. 

Elle n’a pas goûté l’honneur ou la faiblesse 

De se voir, tout humide au sortir de la presse, 
Sous un accoutrement d’abord assez mesquin , 

Puis de se contempler vêtue en maroquin. 
Pourtant le monde lit et savoure les pages 

De cet illustre auteur qui n’a point fait d'ouvrages, 
Qui traça pour l’oubli ces vifs épanchements, 

De l’amour maternel fragiles monuments 

Destinés à périr entre des mains mortelles, 

Mais que la Gloire un jour recueillit sur ses ailes, 
La Gloire qui, pour elle allumant son flambeau, 

En soupirant ne put couronner qu’un tombeau. 


Comment assez louer cette femme charmante, 

Mère, qui pour sa fille eut les yeux d’une amante, 
Ce style ému, piquant, plein de ris et de pleurs, 
Frais comme un doux matin et pur comme les fleurs, 


L55 


456 LE NATUREL. 


Et ces élans si vrais ; ces grâces non cherchées, 

Et ces cordes du cœur si tendrement touchées ? 
Comment ne pas aimer, malgré ses deux cents ans, 
Cette femme si jeune en attraits séduisants ? 
D'amour et de bonté ravissant assemblage, 

Elle n’aiguisa point le dard du persiflage. 

Même quand sa gaîté décoche un trait moqueur , 
On sent que son esprit a passé par son cœur. 

Sans concevoir l’orgueil de s'offrir pour modèle, 
Elle rendait au vrai l'hommage digne d'elle, 
Quand elle-même, un jour , à sa fille écrivait : 

« Gardez le naturel, c’est le style parfait. » 
Femmes, à votre école, heureux qui peut l’apprendre ! 
A votre âme mobile, ingénieuse et tendre, 

Le Ciel a départi bien des dons, mais surtout 
L'instinct de l’à-propos et le sens du bon goût. 

Si la mode parfois, ce despote en cornette, 

Vous impose, dit-on, des écarts de toilette, 
Ecrivains, vous rentrez bien vite au droït chemin. 
Toute femme du monde, une plume à la main, 
Peut défier tout homme, eût-il pour nom Voltaire; 
Au combat singulier du style épistolaire. 

Près de vous, cachant mal leur labeur évident, 
Balzac n’est qu’un rhéteur et Voiture un pédant. 
Ils vont chercher bien loin un trait subtil et rare 
Que leur arc, trop tendu, loin de son but égare, 
Tandis que sous vos doigts mille traits enchanteurs 
Naissent, vont toucher l’âme, et ravir vos lecteurs. 
Qu'est tout l'esprit viril, près des grâces naïves , 
Qu’exhalent pour le cœur vos intimes missives, 
Près de ce naturel, dont le charme à grands pas 
Fujt qui le cherche, et court à qui n’y songe pas ? 


NONNETS ; 


Par M. Alphonse LE FLAGUAIS , 


Membre titulaire, 


D © 0 e— 


A M. ALFRED DE VIGNY, EN LUI ADRESSANT LE 
POÈME DE MARCEL. 


A toi ces humbles vers qui cherchent un refuge 
Sous le royal manteau d’un élu glorieux ; 


Ils veulent un soutien, ils auraient peur d’un juge : 
Sur leur jeune infortune abaisse un peu les yeux. 


Ils voguent avec peine au milieu du déluge 
De ces livres hardis que l’on fête en tous lieux. 
Méprisant des lauriers que le scandale adjuge, 
D'un plus noble succès ils sont ambitieux. 


Quel serait leur bonheur si l’accueil sympathique 
De l'esprit le plus pur et le plus poétique, 
Ainsi qu'un diamant, rayonnait sur leur deuil ! 


A ton front lumineux il est assez d'étoiles, 
Pour qu’une s’en détache et sauve de l’écueil 
Marcel , aventuré sur un vaisseau sans voiles ! 


L58 


SONNETS, 


II. 


A UN AMI. 


Le Seigneur vous soumet à de rudes épreuves ; 

Il vous a prodigué les peines, les douleurs. 

Mais ces adversités sont-elles pas des preuves 

Qu'il vous comptait parmi ses enfants les meilleurs ? 


C’est aux cœurs afiligés, c’est aux pieuses veuves 
Qu'il réserve le miel de ses divines fleurs. 

Dans son sein paternel se déversent les fleuves 
Gonflés par nos soupirs et grossis par nos pleurs. 


Ami, sur votre seuil la Mort s’est présentée, 
Réclamant une proie à ses mains disputée ; 
Frère, consolez-vous : c'était au nom de Dieu. 


Mais rester seul, tout seul, près du lit de sa mère [... 
Ah ! si le ciel est beau, que la vie est amère! 
Et combien de douleur dans un dernier adieu ! 


III, 


A UNE TRÉS-JEUNE MUSE. 


Enfant, tout à la fois si gentille et si belle, 
Ton àme s’est ouverte aux maternels concerts. 
Tu gazcuilles déjà, dans la langue immortelle, 
Des bonheurs éprouvés et des chagrins soufferts. 


A tes jeux innocents reste toujours fidèle, 
Fauvette vagabonde entre les rameaux verts, 
Et n’eflleure jamais que du bout de ton aile 
Le fleuve de la vie empli de flots amers. 


SONNÉTS. hn9 


Dans nos terribles jours , tu n’as point à connaître, 
L'orage dissipé, ni celui qui va naître : 
Non, ton âme ingénue a des soins plus charmants. 


Chère enfant, rejeton du laurier de famille, 
Déjà, la Poésie en tes grands yeux pétille ; 
N’en connais que la gloire et jamais les tourments ! 


IV. 


A UNE DAME. 
J'aime un groupe d'enfants entourant une mère ; 
C’est le plus doux tableau que présente aux regards 
Le triste et long parcours de cette vie amère ; 
Il parle à l’âme émue, il inspire les arts. 


Le bonheur n’est souvent qu’une vaine chimère , 

La gloire et le succès sont le jeu des hasards ; 

La plus belle des fleurs toujours passe éphémère 8 
Sa tige voit tomber ses pétales épars. 


Mais une jeune mère, ange que Dieu protége, 
D'un riant avenir a l’heureux privilége ; 
La vertu lui promet les grâces du Seigneur, 


C’est là votre destin, poétique Louise ! 
La noble Cornélie, ah ! vous l’avez comprise : 
Vos enfants sont pour vous la gloire et le bonheur. 


UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE, 


f L 


LEGIE ; 


Par M. P.—A. VIEILLARD, 


Membre correspondant. 


cs © 4 © —— 


Champètre asile où tout sommeille, 
Terre, où fleurit seul le cyprès, 
Que de souvenirs, de regrets, 

Ta vue en mon âme réveille ! 

Ici, tout parle au cœur, tout attriste les sens ; 
Comme un souflle de mort, le vent soupire et pleure 
Aux rameaux des ifs gémissants... 

Quels mânes désolés, du sein de leur demeure, 
Exhalent ces plaintifs accents ? 

Accusent-ils l’oubli qui laisse solitaire 
Ce tombeau qui vient de s'ouvrir, 

Dôme orgueilleux, dont l'hôte a passé sur la terre, 
Pour briller un jour et mourir ! 


Il était riche... le plaisir 
Marquait le cours de ses journées : 
L’illusion , dans l’avenir, 
Ne lui montrait qu’un doux loisir 
Et que des heures fortunées. 
Le via ne tarissait jamais 
Dans ses coupes étincelantes ; 
Un essaim de beautés brillantes 
L'’éblouissail par ses attrails. 
Pressant le vol du temps en sa courte carrière, 


UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE, 


De joyeux compagnons à toute heure entouré, 
De l’indigent l’humble prière 
N'avait monté jamais à son oreille altière , 
Dans son cœur jamais pénétré, 
En ses festins, les clameurs de l'ivresse 
Ne laissaient point d'accès aux cris de la détresse ; 
Tant qu’il vécut on ne vit point jaillir 
De larmes de ses yeux, de son cœur, un soupir. 


Tout à coup, la mort est venue ,.… 
Et, tout à coup, de ce palais en deuil, 
La foule a déserté le seuil. 
Toi, qui voyais, hier, une foule assidue, 
Ces femmes, ces flaiteurs s’enivrer de tes vins, 
Où sont-ils, ombre infortunée ? 
Ailleurs, ils vont chercher la joie et les feslins, 
Et ta tombe est abandonnée ! 


Mais quelle est cette croix où la douleur suspend 
Une couronne virginale ? 

Une femme, une mère, à genoux et pleurant, 
Devance l’aube matinale ; 
En sanglots sa douleur s'exhale : 

« Chère fille, dit-elle, ange de mon bonbeur, 
« Pourquoi si tôt m’as-tu quiliée ? 


Sans toi qui les charmais, au séjour de labeur. 
« Que feront tes parents de leur vie attristée ? 


« À travers leurs baisers, la tienne , chère enfant, 


« Apparaissail et si belle et si pure |! 
« En rêvant l'avenir, contente du présent, 
&« Tu souriais aux dons de la nature... 
« Et quand se lève avec le jour 
« ‘Ton dix-huitième anniversaire, 
« Mes larmes humectent la terre 
« Qui l’a prise à moi sans retour. 
* Quand du jour nuptial pour consacrer la fête, 


AGT 


462 UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE. 


« Des fleurs de l’oranger s’apprêtait le bandeau , 
« Je devais donc orner la tête 
« Des pâles roses du tombeau ! 


« Anges qui la guidiez, elle était votre image |! 

« Sur son front, jamais un nuage ! 
“ Vos yeux n’ont pas, Ô saints anges gardiens, 

« De regards si doux que les siens! 
« En l’écoutant, touchée, émue, 
« Je croyais voir les cieux ouverts, 

« Et sa voix, qui tenait mon âme suspendue, 

« Etait un chaste écho de vos divins concerts. 

« Anges qui l’avez prise, à qui je la réclame, 
« Par un suprême et vain effort, - 
« Ah! pourquoi faut-il que la mort 

« Ait si vite prêté vos ailes à son àme ? » 


O mort! rien ne peut te fléchir, 
Rien ne peut arrêter la course ; 
Toujours, lorsque le temps s'apprête à la tarir, 
De nos pleurs, Lu rouvres la source. 
Ce tertre qui recouvre, en coupole arrondi, 
Le front d’un arbuste modeste ; 
Ce froid berceau , gardien du plus précieux reste, 
Combien de fois déjà, depuis un jour funeste, 
Aux souflles du printemps n’a-t-il pas reverdi ? 
D'un père il engloutit la joie et l’espérance, 
Après un rêve de sept ans; 
Et du fils, qui n’est plus, les traits toujours vivants 
Sont du cœur paternel le charme et la souffrance. 
De mille coups déjà ce cœur meurtri 
Semblait de la douleur avoir atteint le terme; 
Mais quelle amertume renferme 
La perle d’un enfant chéri !... 
Naguère, il était là, plein de vie et de charmes. 


UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE. 63 


Le cœur , les yeux noyés de larmes, 
Qui, désormais , ne doivent plus le voir, 
Le contemplaient, matin et soir. 
Vous dont, au seuil de la vieillesse, 
La naissance d’un fils fait la joie ici-bas, 
En lui, des derniers jours vous voyez la promesse... 
Garder-le bien !.. la mort peut le prendre en vos bras! 


Pourquoi plaindre pourtant ceux dont la destinée 
Se compose de peu de jours, 
Dont le trajet se borne au cours 
- Que mesure une matinée ? 
Heureux navigateurs, rapides passagers, 
Ils touchent un riant rivage, 
Sans avoir connu les dangers, 
Les fatigues d’un long voyage; 
Pour les enfants, pour les vieillards, 
Le lLerme est prompt des peines de la vie; 
La plus agitée est suivie 
D'un repos, d’une paix à l'abri des hasards. 
Sans accuser du sort la rigueur salutaire, 
Par un soin patient sachons la surmonter ! 
Elle est de l'avenir le gage tutélaire, 
Et qui souffre le plus sait le mieux mériter ! 


43 juin 4857. 


LE SCARABÉE ET LE HANNETON, 


FABLE ; 


Par M. DES ESSARS , 


Membre résidant, 


Au pied d’un sable fin qui se dresse en monceau, 
De sa robe azurée étalant les richesses, 
Nouveau-né dans un monde où tout lui semble beau, 
Du ciel un Scarabée épuise les caresses. 
Un Hanneton volant , de ce pic orgueilleux 
( Par sa propre hauteur chacun toise les cieux), 
Dépasse le sommet en bourdonnant sa gloire. 
— J'admire ce vilain, dit l’insecte éclatant, 
Moi si riche en rubis, aisément on peut croire, 
Quand il monte si haut, que j'en dois faire autant! — 
Tout fier, le Scarabée aussitôt s'évertue, 
Son écaille en vain se remue, 
Son aile se refuse aux élans de son cœur, 
(Quel affront pour un grand seigneur |) 
— Si je ne puis voler, mes pattes sont agiles, 
Laissons mes ailes indociles ! 
Montons! — Et le voilà qui veut gravir le tas. 
Le sable était mouvant ; lorsqu'il a fait trois pas, 
De son troisième, au moins, il sent fuir l'avantage. 
La patience est forte : il ne perd pas courage ; 
Avant la fin du jour, au prix de ses labeurs, 
Après mille détours, mainte dégringolade, 
Poursuivant sa rude escalade, 


Notre insecte, au sommet, arbore ses couleurs, 


rie 


LE SCARABÉE ET LE HANNETON. 


— À mon tour j'ai monté! — cria sa voix vibrante. 
Il en saute de joie... et le saut fut fatal, 
Le sable s'écroula, l'imprudent suit la pente... 
Pleurez sur le pauvre animal ! 
Avant la chute meurtrière, 
Le Hanneton, déjà, de vieillesse était mort ! 


Qu'on plane dans les airs, qu’on rase la poussière, 
Où vient aboutir notre effort ? 
Hanneton, Scarabée, entendrez-vous ma fable ? 
Avant tout accident, accordez un coup-d’'œil 
À quelque gros monceau de sable... 
L'un sera moins jaloux, l’autre aura moins d’orgueil. 


—— D —— — 


30 


46 


OUVRAGES OFFERTS À L'ACADÉMIE. 


EE DOESSS——— 


MM. 
ADELUS. Satires et poésies satiriques. 


BERVILLE, Les jardins de Paris, — Epiître à M. Bignan. 


— Un mot sur Boileau, à propos d’un jugement de 
Voltaire. 


BLANCHET ( Le docteur )}. Moyens d’universaliser 
l'éducation des sourds-muets sans les séparer de la 
famille et des parlants, mémoire lu à l’Académie des 
sciences morales et politiques, le 20 septembre 1856. 


BORDEAUX (Raymond). Philosophie de la procédure 
civile, mémoire sur la réformation de la justice , cou- 
ronné par l’Académie des sciences morales et poli- 
tiques dans sa séance du 25 juin 1853. 


BOUCHER DE PERTHES. Du vrai dans les mœurs et les 
caractères. Les masques. Discours prononcé dans la 
séance du 29 mai 1856 de la Société impériale d’ému- 
lation d’Abbeville. — Antiquités celtiques et antédilu- 
viennes. — Nouvelles. — Petit Glossaire, traduction de 
quelques mots financiers, esquisses de mœurs adminis- 
tratives. — Hommes et choses , alphabet des passions 
et des sensations ; esquisses de mœurs faisant suite au 
Petit Glossaire. — Petites solutions de grands mots, 
faisant suite au Petit Glossaire administratif, — Sujets. 
dramatiques. 


OUVRAGES OFFERIS A L'ACADÉMIE. h67 


BOUILLET. Dictionnaire universel des sciences, des 
lettres et des arts. 


BOUILLIER, L'Académie de Lyon au XVII, siècle, 
BouLLer. Recherches sur les produits de la réduc- 
tion des dérivés nitriques de lacide benzoïque et de 


ses homologues. 


CALIGNY (Anatole de). Note sur les appareils et les 
principes nouveaux d’hydraulique de M. A. de Caligny. 


CANTU (César). Histoire universelle, traduite par 
MM. Aroux et Léopardi (19 vol. in-8&°. ). 


CARLIER. Reflections on society. 


CASTORANI. Mémoire sur les causes de la cataracte 
lenticulaire. — Fixateur de l’œil. 


CHARLOT. Notice sur les pucerons et autres insectes 
nuisibles aux végétaux. 


CHAUVET. Mémoire sur le traité de Galien, intitulé: 
Des dogmes d’Hippocrate et de Platon, 


CoRBLET (L'abbé). Discours sur la destruction de 
l'Empire d'Orient. -— Notice historique et liturgique 


sur les cloches, 


Dansin (Hippolyte). Histoire du gouvernement de 


168 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 


la France pendant le règne de Charles VII. — Discours 
prononcé , le 16 mars 1858 , à l'ouverture du cours 
d'histoire de la Faculté des lettres de Caen. 


DE CAUMONT. Rapport verbal fait à la Société fran- 
çaise d’archéologie pour la conservation et la descrip- 
tion des monuments, dans les séances des 20 novembre 
1855 et 2 septembre 1856, sur divers monuments et 
sur plusieurs excursions archéologiques. — Congrès 
scientifique de France, 22°. session, t. If. — Annuaire 
de l’Institut des provinces , année 1858. 


DECORDE (l’abbé). Essai historique et archéologique 
sur le canton de Forges-les-Eaux. — Pavage des églises 
dans le pays de Bray. — Le coq des clochers. 


DELACODRE. Le ciel, première partie. Astronomie 
spéculative et religieuse. — L'âme et Dieu. Aperçus 
de philosophie pratique. -— De la grandeur morale et 
du bonheur. 


DE La Quérière. Des logements insalubres. 


DELAU jeune. Paralysie produite à volonté dans un 
cas de lésion de l'oreille moyenne. 


DELISLE (Léopold). Mémoire sur une lettre inédite 
adressée à la reine Blanche par un habitant de la Ro- 
chelle. — Notice sur un sacramentaire de l’église de 
Paris. — Mémoire sur les actes d’Innocent IIT, suivi 
de l’Itinéraire de ce pontife. 


OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 69 


Du PUGET (M'*, Rosalie). La vie de famille dans le 
Nouveau-Monde ; lettres écrites pendant un séjour de 
deux années dans l'Amérique du Sud et à Cuba, par 
M'e, Frédérika Bremer ; trad. du suédois. 


DU VIVIER DE STREEL (l’abbé Ch.). La Cinéide, ou la 
vache reconquise, poème national héroï-comique en 
24 chants. 


EGGEr. Observations sur quelques fragments de po- 
terie antique, provenant d'Egypte , et qui portent des 
inscriptions grecques. — Mémoire sur un document 
inédit pour servir à l’histoire des langues romanes. 


FÉVRIER. Discours de rentrée prononcé à l’audience 
solennelle de la Cour impériale de Nîmes , le 3 nov. 
1854. — Discours sur la transportation pénitentiaire, 
prononcé à l'audience solennelle de rentrée de la 
Cour impériale de Caen, le 4 novembre 1856. 


FLOQUET. Etudes sur la vie de Bossuet. 


FOUCHER DE CAREIL. Nouvelles lettres et opuscules 
inédits de Leibnitz, précédés d’une introduction. 


GANDAR. Ronsard considéré comme imitateur d’'Ho- 
mère et de Pindare. — Les évêques de Paris, par 
M. Maréchal (article extrait de deux numéros de 
l'Union des arts). — Athènes, son génie et ses desti- 
nées. — Discours prononcé, le 8 mai 1856, pour l’ou- 
verture du cours de littérature étrangère. — Etudes 


470 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 


sur Gæthe. Conclusion. Lecon prononcée le 17 juillet 
1856. —- Dante. Discours d'ouverture prononcé le 
jeudi 20 novembre 1856. 


GARNIER. Rapports sur les travaux de la Société des 
antiquaires de Picardie, pendant les années 1855 à 
4856. — Rapport sur les {nscriptiones Helveticæ de 
M. Momsen. 


GIRARDIN et MORIÈRE. Excursion agricole à Jersey. 


GIRAULT. Eléments de géométrie appliquée à la 
la transformation du mouvement dans les machines. 


HippEAU. Les écrivains normands au XVII°, siècle (Du 
Perron, Malherbe, Bois-Robert, Sarrasin, P. du Bosc, 
Saint-Evremond ). 

JoLy. Etude sur J. Sadolet , 1477-1547. 

JOURDAIN (Charles). Un ouvrage inédit de Gilles de 
Rome, précepteur de Philippe-le-Bel, en faveur de la 


papauté. 


LAMBERT. Bibliothèque publique de Bayeux, 1%. 
article. — Notice nécrologique sur M. V.-E. Pillet. 


LATROUEITE. L’ermitage Ste,-Anne, près de Dom- 
front. 


LAURENT (L'abbé). Notice historique sur l’abbaye 


OUVRAGES OFFERTS À L’ACADÉMIE. 471 


royale de Ste.-Claire d’Argentan , pour faire suite à 
l'Histoire de Marguerite de Lorraine , religieuse et 
fondatrice de ce monastère. 


LE BRETON (Th.). Biographie normande , t. I*. 


LE CHANTEUR DE PONTAUMONT. Recherches biogra- 
phiques sur M. Deshayes. — Histoire mystérieuse du 
château de Tourlaville. — Souvenirs de l’abbaye de 
Cherbourg au temps du duc d'Harcourt. — Origine de 
l’église Notre-Dame-du-Vœu. | 


LE COEUR. Discours prononcé à la séance solennelle 
de la rentrée des Facultés, le 15 novembre 1856. 


LE FLAGUAIS ( Alphonse). OEuvres complètes, t. IT. 
LESGUILLON. La musique , poème lyrique. 


MANCEL (Georges). Département du Calvados : les 
côtes , apercu statistique. 


MaurY (Alfred). Rapportfait,le 27 novembre 1857, 
à la seconde assemblée générale annuelle de la Société 
de géographie, sur ses travaux et sur les progrès des 
sciences géographiques depuis le 49 décembre 1856. 


MÉNANT (Joachim). Zoroastre. Essai sur la philoso- 
phie religieuse de la Perse. 


MILLEZ DE SAINT-PIERRE, Quelques chiquenaudes. 


h72 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 


MORIÈRE. Le département du Calvados à l’'Exposi- . 
tion universelle de Paris en 1855. 


MORIÈRE et G. VILLERS. Etudes sur l’origine, les 
transformations, le desséchement et la mise en culture 
de la baie des Veys. 


MUNARET (Le docteur). Lettre sur l’hippophagie. 


PEZET. Bayeux à la fin du XVIII. siècle, études 
historiques. 


PIQUET. Des services de manutention de l’armée. 


PIERRE. Considératious chimiquessur l'alimentation du 
bétail, au point de vue de la production du travail, de la 
viande, de la graisse, de la laine et du lait ; résumé des 
lecons faites à la Faculté des sciences de Caen pendant 
l’année scolaire 1855-1856. — Recherches analytiques 
sur lacomposition de diverses plantes nuisibles,suscep- 
tibles d’être avantageusement employées pour l’alimen- 
tation du bétail , et sur l'emploi, comme fourrage , des 
feuilles d’orme, de lierre, de chêne et de peuplier. 


RENARD. Jeanne d’Arc était-elle française ? 3°, et 
dernière réponse à M. Lepage. 


RICQUE (Camille). Etudes sur l’île de la Guadeloupe. 


SAUVAGE. Mortainais historique et monumental. Cou- 
louvray-Boisbenâtre, Isigny-les-Bois et Juvigny-le- 


OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. 173 


Tertre, — Bibliographie normande , n°. 1°, — Foires 

anciennes et marchés anciens de l’arrondissement de 
e. LA 

Mortain. 


SELLIER. Notice historique sur la compagnie des ar- 
chers ou arbalétriers et ensuite des arquebusiers de la 
ville de Châlons-sur-Marne, et sur la fête donnée par 
elle en 4754. — Rapport sur les travaux du Congrès 


des délégués des Sociétés savantes de France en avril 
1857. 


SOMER (J. de). Comédies et contes , scènes de la 
vie de bord , poésies diverses. 


TaéryY. Histoire de l’éducation en France. 


TRAVERS (Julien). Annuaire du département de la 
Manche, 29°. année, 1857. — Fontaines publiques de 
la ville de Caen. — Biographie de M. V.-E, Pillet. — 
Biographie de M. Anselme Delaporte. — Biographie 
de M. Narcisse Vieillard. — Le Phénix qui renaît , ou 
la rénovation de l’âme par la retraite et par les exer- 
cices spirituels; ouvrage récemment édité du cardinal 
Bona , précédé d’une préface par M. Auguste Nicolas, 
et approuvé par NN. SS. les Evêques de Bayeux et de 
Coutances. 


VAN LEUWEN (Jean). Octaviæ querela. — Lycidas, 
ecloga, et Musæ invocatio. 


VIEILLARD (P.-A.). Deuils de famille. 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, 


QUI ADRESSENT LEURS PUBLICATIONS A L'ACADÉMIE 
DE CAEN... 


Académie française. 

Académie des sciences morales et politiques. 

Académie nationale , agricole, manufacturière et 
commerciale , et de la Société française de statistique 
universelle , à Paris. 

Athénée des arts, à Paris. 

Comité des travaux historiques et des Sociétés sa- 
vantes , à Paris. 

Société philotechnique , à Paris. 

Société de géographie , à Paris. 

Société des antiquaires de France , à Paris. 

Société de l'histoire de France , à Paris. 

Société de la morale chrétienne, à Paris. 

Société impériale d’émulation d’Abbeville. 

Société impériale d’émulation et d’agriculture de 
l'Ain , à Bourg. 

Société d’émulation de l'Allier, à Moulins. 

Société des antiquaires de Picardie , à Amiens. 

Société d'Arras pour l’encouragement des sciences , 
des lettres et des arts. 

Société Eduenne , à Autun. 

Société des sciences, d'agriculture et arts du Bas- 
Rhin, à Strasbourg. 

Société des sciences , lettres et arts des Basses- 
Pyrénées, à Pau. 

Athénée du Beauvaisis, à Beauvais. 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, h75 


Société archéologique de Béziers. 

Société des sciences et belles-lettres de Blois. 

Société impériale des sciences, etc. , de l’Aisne , à 
St.-Quentin. 

Société impériale d’agriculiture , sciences et arts 
d'Angers. - 

Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bor- 
deaux. 

Société d'agriculture , des sciences et des arts de 
Boulogne-sur-Mer. 

Société d'agriculture et de commerce de Caen. 

Société de médecine de Caen. 

Société linnéenne de Normandie, à Caen. 

Société des antiquaires de Normandie, à Caen. 

Société philharmonique du Calvados, à Caen. 

Société d’horticulture du Calvados, à Caen. 

Association normande , à Caen. 

Institut des provinces, à Gaen. 

Société française d'archéologie pour la conservation 
et la description des monuments historiques, à Caen, 

Société vétérinaire de la Manche et du Calvados , à 
Caen. 

Société d'archéologie , de littérature, sciences et 
arts des arrondissements d’Avranches et de Mortain, à 
Avranches. 

Société d'agriculture, sciences , arts et belles-letttres 
de Bayeux. 

Société d’émulation de Cambrai, 

Société d'agriculture, arts et commerce de la Cha- 
rente, à Angoulême. 

Société impériale académique de Cherbourg. 


76 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


Société impériale des sciences nat. de Cherbourg. 


Société des sciences naturelles et d’antiquités de la 
Creuse , à Guéret. 


Académie impériale des sciences, arts et belles- 
lettres de Dijon. 
Société médicale de Dijon. 


Société impériale et centrale d'agriculture , sciences 
et arts de Douai. 


Société impériale des sciences , lettres et arts du 
Doubs , à Besancon, 

Société d’études scientifiques et archéologiques de 
la ville de Draguignan. 

Société Dunkerquoise pour l’encouragement des 
sciences , des lettres et des arts. 

Société libre d’agriculture , sciences , arts et belles- 
lettres du département de l'Eure , à Evreux. 

Société académique , agricole , industrielle et d’in- 
struction de l’arrondissement de Falaise. 

Académie impériale du Gard, à Nîmes. 

Commission des monuments historiques de la Gi- 
ronde , à Bordeaux. 

Société Havraise d’études diverses, au Havre. 

Société d'agriculture , sciences , arts et belles-lettres 
du département d’Indre-et-Loire , à Tours. 


Société d’émulation du département du Jura , à 
Lons-le-Saulnier, 


Société académique de Laon. 


Société impériale des sciences, de l’agriculture et 
des arts, à Lille. 


Société d'agriculture , sciences et arts de Limoges. 
Société d’émulation de Lisieux. 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 477 


Société académique de la Loire-Inférieure , à Nantes. 

Académie impériale des sciences , belles-lettres et 
arts de Lyon. 

Société impériale d'agriculture , etc. , à Lyon. 

Comice horticole de Maine-et-Loire , à Angers. 

Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire 
naturelle du département de la Manche, à St. -Lo. 

Société d'agriculture , sciences et arts du Mans. 

Société d'agriculture , commerce , sciences et arts 
de la Marne , à Châlons. 

Académie -impériale de Marseille. 

Société de statistique de Marseille. 

Académie impériale de Metz. - 

Société d'histoire naturelle du département de la 
Moselle , à Metz. 

Société industrielle de Mulhouse. 

Société impériale des sciences, lettres et arts de 
Nancy. 

Société académique de Nantes. 

Académie impériale des sciences , belles-lettres et 
arts, à Orléans. 

Société d’agriculture , sciences et arts de Poitiers. 

Société d'agriculture , sciences, arts et commerce 
de la Haute-Loire , au Puy. 

Société agricole , scientifique et littéraire des Py- 
rénées-Orientales , à Perpignan. 

Académie impériale des sciences, belles-lettres et 
arts, à Clermont-Ferrand. 

Académie de Reims. 

Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de 
Rochefort, 


478 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, 


Académie impériale des sciences, belles-lettres et 
arts de Rouen. 

Société libre d’émulation, du commerce et de l’in- 
dustrie de la Seine-lnférieure , à Rouen. 

Société centrale d'agriculture du département de la 
Seine-Inférieure , à Rouen. 

Société libre des pharmaciens de Rouen. 

Société impériale d'agriculture , industrie, sciences, 
arts et belles-lettres du département de la Loire , à 
St-Etienne, 

Société impériale d’agriculture , sciences et belles- 
lettres de Saône-et-Loire , à Mâcon. 

Société des sciences morales, des lettres et des arts 
de Seine-et-Oise , à Versailles. 

Académie des sciences, agriculture , commerce , 
belles-lettres et arts du département de la Somme , à 
Amiens. 

Académie des Jeux-Floraux, à Toulouse. 

Académie impériale des sciences, inscriptions et 
belles-lettres de Toulouse. 

Société des sciences, belles-lettres et arts du dépar- 
tement du Var, à Toulon. 

Société d’émulation du département des Vosges, à 
Epinal. 

Académie d'archéologie de Belgique, à Anvers. 

Société royale des beaux-arts et de littérature de 
sand. 

institut lambard , à Milan. 

Historic Society of Lancashire and Cheshire. 

Société littéraire et philosophique de Manchester. 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, 179 


Société d'archéologie et de numismatique de St.- 
Pétersbourg. 

Académie royale des sciences, à Amsterdam. 

Institution Smithsonnienne , à Washington. 

Société d’agriculture de PEtat de Wisconsin { Amé- 
rique ). 

Académie américaine des arts et sciences de Boston. 

Institut libre des sciences de Philadelphie. 

Académie des sciences de St.-Louis ( Amérique }, 


————— ri ER 


RÉGLEMENT 


DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, 
ARTS ET BELLES-LETTRES 


DE CAEN. 


ART. [°.— L'Académie des sciences, arts et belles- 
lettres de Caen se compose de membres honoraires , 
de membres titulaires, et d’associés résidants ou cor- 
respondants. 


ART. II. — Le nombre des membres honoraires n’est 
pas limité. Ils ont rang immédiatement après le bu- 
reau, et jouissent des mêmes droits que les membres 
titulaires. 


ART. III, — Le nombre des membres titulaires est 
de trente-six. 


ART. IV. — Celui des associés résidants ou corres- 
pondants est illimité. Ils prennent place parmi les 
membres titulaires, dans les séances publiques ou par- 
ticulières, mais sans avoir voix délibérative. 


ART. V. — Toute nomination de membre honoraire 


RÉGLEMENT. AS1 


est précédée d'une présentation faite par écrit, signée 
par un membre honoraire ou titulaire, et remise ca- 
chetée au Président ou au Secrétaire. Tout membre 
titulaire qui en fait la demande devient de droit membre 
honoraire. 

Les membres titulaires ne peuvent être pris que 
parmi les associés résidants. 

Toute nomination d’associé résidant ou correspon- 
dant est précédée d’une présentation dans les mêmes 
formes que lorsqu'il s’agit d’an membre honoraire : 
elle doit être, en outre, accompagnée d’un ouvrage 
imprimé ou manuscrit, composé par le candidat, 

La présentation et les pièces à l’appui sont renvoyées 
à l’examen de la Commission d’impression, qui fait, à 
la séance suivante, un rapport sur les titres du can- 
didat. Dans le cas où la Commission conclut au rejet 
du candidat, elle doit en informer le membre qui a 
présenté. Celui-ci peut retirer sa présentation. 

Les lettres de convocation annoncent s’il doit y avoir 
des élections ou des nominations. 


ART. VI. — L'Académie , après avoir entendu le rap- 
port de la Commission, procède immédiatement aux 
nominations, ou les renvoie à une autre séance qu’elle 
détermine. 


ART. VII, — Lorsqu'il s’agit d’un membre titulaire , 
l'élection a lieu au scrutin et par bulletins nominatifs. 
— S'il s’agit de la nomination d’un membre honoraire, 
d’un associé résidant ou correspondant, il est voté par 
oui Où par on sur chaque candidat proposé. 

31 


462 RÊGLEMENTI. 


Pour être élu ou nommé, il faut avoir obtenu la 
majorité absolue des suffrages exprimés et le tiers au 
moins des voix des membres titulaires composant 
l’Académie. 

Si des membres honoraires prennent part auscrutin, 
il faut, pour être élu ou nommé, obtenir, en sus du 
nombre de suffrages qui vient d’être exprimé, un 
nombre de voix égal à la moitié au moins de celui 
des membres honoraires ayant pris part au scrutin. 

En cas d'élection d’un membre titulaire, si le pre- 
mier tour de scrutin ne donne pas de résultat, immé- 
diatement l’Académie procède à de nouveaux scrutins, 
ou reuvoie à une séance ultérieure qu’elle détermine. 

En cas de nomination d’un membre honoraire, d’un 
associé résidant ou correspondant, il faut, pour qu’il 
y ait lieu à un second tour de scrutin , que le candidat 
ait obtenu la majorité des suffrages exprimés. 


ART. VIIL — Les officiers de l’Académie sont : un 
Président, un Vice-Président , un Secrétaire , un Vice- 
Secrétaire et un Trésorier. à 

Ces dignitaires sont indéfiniment rééligibles, à 
l'exception du Président, qui ue peut être réélu 
qu'après un an d'intervalle ; il devient de droit Vice- 
Président. 


ART. IX. — Il sera créé une Commission d'impression 
composée de six membres titulaires nommés à cet effet, 
auxquels seront adjoints le Président et le Secrétaire 
de l’Académie. 

La Commission ainsi composée choisit dans son sein 


RÉGLEMENT. h83 


un Président et un Secrétaire ; elle se réunit sur la 
convocation de son Président. En cas de partage , son 
Président a voix prépondérante. 

Ses fonctions sont d’examiner et de faire connaître , 
par des rapports ou par des lectures, les titres des 
candidats, les travaux offerts à l’Académie , les ma- 
nuscrits que renferment les archives ; d'établir avec les 
Sociétés savantes de la France et de l'Etranger les 
relations qu’elle croira utiles aux sciences, aux arts 
et aux lettres ; de prononcer sur Îles travaux qui pour- 
ront être lus en séance publique, ou imprimés dans 
les Mémoires de l’Académie. 

Tous les membres sont invités à déposer, dans la 
bibliothèque de la Compagnie, un exemplaire de 
chaque ouvrage qu’ils ont publié ou qu’ils publieront. 
Aucun rapport ne sera fait, dans les séances , sur les 
travaux imprimés ou manuscrits, offerts par les mem- 
bres titulaires et par les membres associés résidants. 


ART. X. — De nouveaux membres pourront être 
temporairement adjoints à la Commission d'impression, 
et des Commissions spéciales être créées toutes les 
fois que l’Académie le jugera convenable. 


ART, XI. —-- Les membres du Bureau sont renouvelés 
chaque année dans la séance de novembre , à la ma- 
jorité absolue des suffrages des membres présents. Si 
la majorité n’est pas acquise aux deux premiers tours 


de scrutin, il est procédé à un scrutin de ballottage 
entre les deux membres qui ont obtenu le plus de 


voix au second tour. En cas de partage égal des voix , 
le plus âgé obtient la préférence. 


L84 RÉGLEMENT. 


Les six membres de la Commission d'impression sont 
nommés pour deux ans, au scrutin, par bulletins de 
liste, à la majorité absolue des suffrages des membres 
présents; et, dans le cas de non-élection au premier 
tour de scrutin, la pluralité des suffrages décide au 
second. Ils sont renouvelés par moitié tous les ans, à 
la première séance de novembre. Les membres sortant 
ue sont rééligibles qu'après un an d'intervalle. 


ART. XII. — Toutes les nominations se font au scrutin; 
les autres délibérations se prennent de la même ma- 
nière , à moins que le Président ne propose d'y pro- 
céder à haute voix sans qu’il y ait réclamation. 


ART. XIIL — L'Académie tient ses séances le 
quatrième vendredi de chaque mois, à sept heures 
précises du soir ; le jour et l'heure des séances peuvent 
être changés. Elle prend vacances pendant les mois 
d'août, de septembre et d'octobre, 


ART. XIV. — L'Académie tient, en outre, des séances 
publiques. Le jour, l'heure, le lieu et l’objet de ces 
séances sont fixés par une délibération. 


ART, XV. — Les fonds dont dispose l’Académie pro- 
viennent des cotisations qu’elle s'impose, des subven- 
tions qui peuvent lui être accordées par le Gouverne- 
ment , le Conseil général ou tout autre corps adminis- 
tratif, et des dons et legs faits par des particuliers. 

Ces fonds sont consacrés aux fonds de service de la 
Compagnie , à l'impression de ses Mémoires, aux prix 
qu’elle décerne , et à toutes dépenses imprévues, 


RÉGLEMENT. 485 


Le Trésorier est chargé des recettes et des dépenses. 
Il acquitte les mandats à payer, sur les signatures 
du Président et du Secrétaire. Chaque année, il rend 
un compte détaillé de sa gestion à une Commission 
spéciale de trois membres, nommée dans la séance 
de rentrée, et qui fait son rapport sur l’état de la 
caisse dans la séance suivante. 


ART. XVI. — Une cotisation annuelle est imposée 
aux membres titulaires et aux membres associés 
résidants. Elle est de dix francs pour les premiers, de 
cinq francs pour les seconds , et se paie dans le mois 
de janvier. 

A quelque époque de l’année qu’un membre soit élu 
ou nommé , il doit immédiatement la cotisation im- 
posée à son titre, et la paie en recevant son diplôme. 


ART. XVII, — Tous les membres titulaires sont tenus 
d'assister au moins à cinq séances dans l’année. 

Il est distribué des jetons de présence , dont l’Aca- 
démie détermine la forme et la valeur. Le prix en est 
perçu, indépendamment de la cotisation fixée par 
l’art. XVI. 


- ART. XVIII — Les membres titulaires qui auraient 
laissé passer une année sans paraître à aucune séance, 
ou deux années sans présenter aucun travail, et ceux 
qui auraient cessé de résider à Caen, deviennent de 
droit membres associés. Il sera pourvu sans retard à 
leur remplacement. 


LISTE 


DES MEMBRES HONORAIRES , TITULAIRES , ASSOCIÉS 
RÉSIDANTS ET ASSOCIÉS CORRESPONDANIS DE 
L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DES SCIENCES, ARTS 
ET BELLES-LETTRES DE CAEN, AU 
15 MAI 1858. 


bureau 


POUR L'ANNÉE 18597-18358. 


MM. 
TONNET , président. 
FRANCOIS , vice-président. 
TRAVERS, secrétaire. 
**X, pice-secrétaire. 
CHAUVIN, cresorier- bibliothécaire. 


L'ouuméaton À AURAS 


MM. 
TONNET, 
TRAVERS, | membres de droit. 
HIPPEAU, 
GIRAULT , 
PUISEUX , 
DEMIAU DE CROUZILHAC , 
CHAUVIN, 
BERTRAND, 


membres élus. 


LISTE DES MEMBRES DE L'ACADÉMIE, h87 


Mbeumbres Bonotaitee. 


MM. 


DIDIOT , évêque de Bayeux. 

MÉRITTE-LONGCHAMP , membre de la Société des 
antiquaires de Normandie. 

ROBERGE , de la Société linnéenne de Normandie. 

DAN DE LA VAUTERIE, de la Société de médecine. 

BLANCHARD , ancien ingénieur. 

BONNAIRE , professeur honoraire de la Faculté des 
sciences. 

ROGER , professeur honoraire d’histoire à la Faculté 
des lettres. 


Abeaubres Htulairec. 


MM. 


. EUDES-DESLONGCHAMEPS , doyen de la Faculté 


des sciences. 
LE CERF, professeur honoraire de Droit civil. 
DE CAUMONT , correspondant de l’Institut. 
BERTRAND , doyen de la Faculté des lettres. 
LE FLAGUAIS (Alphonse), homme de lettres. 
TRAVERS , professeur honoraire de littérature 
latine à la Faculté des lettres. 
DES ESSARS, conseiller à la Cour impériale. 
VASTEL, directeur de l'Ecole de médecine. 
DE FORMEVILLE , conseiller à la Cour impériale. 


CHARMA , professeur de philosophie à la Faculté 
des lettres. 


188 


44, 
42. 
13. 
14. 
15. 
16. 
LT: 


18. 


19. 


20. 
21. 


22% 
23. 
24, 
29: 
26. 
217: 
28. 
29. 
30. 
31. 
32. 
33. 


SR 
35. 
36. 


LISTE DES MEMBRES 


MANCEL , bibliothécaire de la ville de Caen. 

GUY, architecte. 

PUISEUX , professeur d'histoire au Lycée. 

CHAUVIN, professeur à la Faculté des sciences. 

GERVAIS, de la Société des antiquaires. 

TROLLEY, professeur à l'Ecole de Droit. 

PIERRE, professeur de chimie à la Faculté des 
sciences. 

HIPPEAU, professeur de littérature française à la 

Faculté des lettres. 

DESBORDEAUX , de la Société d’agriculture et de 
commerce. 

LATROUETTE , docteur ès-lettres. 

LEBOUCHER , professeur de physique à la Faculté 
des sciences. 

MORIÈRE , secrétaire de l’Association normande. 

THOMINE, ancien professeur à la Faculté de Droit. 

RABOU , procureur-général. 

BERTAULT , professeur à l'Ecole de Droit. 

DE GUERNON-RANVILLE, ancien ministre. 

GIRAULT, professeur à la Faculté des sciences. 

TONNET, préfet du Calvados. 

BESNARD, professeur à l’Ecole de Droit. 

FRANÇOIS, ancien recteur de l’Académie. 

DEMIJIAU DE CROUZILHAC, conseiller à la Cour. 

CAUVET,, professeur à l'Ecole de Droit. 

DU MONCEL , membre de plusieurs Sociétés sa- 
vantes. 

LE COEUR, professeur à l’Ecole de médecine. 

MÉGARD, premier-président de la Cour impériale. 

GANDAR, professeur de littérature étrangère à la 
Faculté des lettres. 


DE L'ACADÉMIE, A89 


ir 7e 
AMbenbees XddOCLES testdauté, 


MM. 


DELACODRE , notaire honoraire. 

MOUNIER , ancien ingénieur en chef. 

LE BASTARD-DELISLE, conseiller à la Cour impériale. 

GAUTIER , professeur de langues vivantes. 

CHAUVET, professeur de philosophie au Lycée, 

BOUET, peintre, de la Société des antiquaires. 

COURTY, de la Société des antiquaires. 

VAUTIER (Abel), député au Corps législatif. 

DUPRAY-LAMAHÉRIE , substitut du proc.-impérial. 

LE PRESTRE , professeur à l’Ecole de médecine. 

ROULLAND , professeur à l'Ecole de médecine. 

MELON , président du Consistoire. 

VARIN, curé de Vaucelles. 

CHATEL, archiviste du Calvados. 

TRÉBUTIEN, professeur à l'Ecole de Droit. 

ROGER , professeur de seconde au Lycée. 

RENAULT, conseiller à la Cour impériale. 

FÉVRIER , avocat-général. 

MAHEUT , professeur à l’Ecole de médecine. 

LE FLAGUAIS (Auguste), membre de la Société des 
beaux-arts. 

LIÉGARD fils, professeur à l'Ecole de médecine. 

PIQUET , conseiller à la Cour impériale. 

DESCLOZEAUX , recteur de l’Académie. 

DANSIN, professeur @histoire à la Faculté des lettres. 


L90 LISTE DES MEMBRES 


Mbebres assis cottespondauteo . 


MM. 
BOULLAY , membre de l’Ac. de médecine, à Paris. 
DE TILLY (Adjutor), ancien député, à Villy. 
VIGNÉ, médecin, à Rouen. 
JACQUELIN-DUBUISSON , médecin , à Paris. 
DE MAIMIEUX , homme de lettres , à Paris. 
GUITTARD , docteur en médecine , à Bordeaux. 
DE LA RUE, ancien juge de paix, à Breteuil. 
VIEILL ARD (P.-A.), bibliothécaire du Sénat. 
LE TERTRE, bibliothécaire , à Coutances. 
DE SURVILLE , ingénieur. 
BOURDON , de l’Académie de médecine , à Paris. 
LONDE, id. id. 
BOYELDIEU , avocat, id. 
POLINIÈRE , médecin des hospices , à Lyon. 
ARTUR , professeur de mathématiques , à Paris. 
DE BEAUR EPAIRE , à Louvagny, près Falaise. 
JOLIMONT , peintre , à Paris. 
DIEN, id. , id, 
SERRURIER , docteur en médecine, id. 
DE VENDEUVRE,, ancien préfet, à Vendeuvre. 
ELIE DE BEAUMONT, ingénieur des mines, à Paris. 
GIBON , maître de confér. à l’Ecole normale, id. 
LAMBERT, conservateur de la Bibliothèque, à Bayeux. 
DUPIN (Charles), sénateur , à Paris. 
DE MONTLIVAULT, ancien officier de marine, à Blois. 
DESNOYERS (Jules), naturaliste, à Paris. 
COUEFFIN, ancien ingénieur-géographe, à Bayeux. 


DE L'ACADÉMIE. 491 


PETITOT , statuaire, à Paris. 

CHESNON , ancien principal du collége , à Evreux. 

COUEFFIN (M*°. Lucie), à Bayeux. 

GIRARDIN , doyen de la Faculté des sciences de 
Rouen. 

GATTEAUX , graveur et sculpteur, à Paris. 

DELAMARE , évêque de Luçon. 

WOLF (Ferdinand), à Vienne. 

TOLLEMER (l'abbé), à Valognes. 

REY, homme de lettres, à Paris. 

LE NOBLE, id., id. 

MARTIN, doyen de la Faculté des lettres, à Rennes. 

MASSON, agrégé près la Faculté des sciences de Paris. 

LE BRETON (‘Théodore ), bibliothécaire , à Rouen. 

GUILLAUME , juge au tribunal de Besançon. 

A, BOULLÉE , ancien magistrat, à Paris. 

BOUCHER DE PERTHES , président de la Société 
d’émulation d’Abbeville. 

MOLCHNEET ( Dominique), sculpteur, à Paris. 

ROCQUANCOURT , ancien directeur de l'Ecole mili- 
taire de St.-Cyr. 

SIMON-SUISSE , ancien professeur de philosophie à la 
Faculté des lettres de Paris. 

BATTEMAN , jurisconsulte anglais. 

DE BRÉBISSON , naturaliste , à Falaise. 

DE LA FRESNAYE, id. id. 

BOULATIGNIER , membre du Conseil-d’Etat, à Paris. 

DE TOCQUEVILLE , membre de l’Ac. française, id. 

LE PREVOST, correspondant de l’Institut, à Bernay. 

VÉRUSMOR , homme de lettres, à Cherbourg. 

DE LAMARTINE , membre de l’Ac, française, à Paris. 


92 LISTE DES MEMBRES 


DOYÈRE, prof, d’hist. nat. au lycée Henri IV, à Paris. 
BEUZEVILLE , homme de lettres, à Rouen. 
RAVAISSON, membre de l’Institut, à Paris. 

DE LA SICOTIÈRE , avocat , à Alencon. 

HOUEL { Ephrem), inspecteur des haras, à St.-Lo. 
MUNARET, docteur en médecine, à Lyon. 
BAILHACHE, professeur de seconde au lycée du Mans. 
HUREL, professeur de rhétorique au collége de Falaise. 
VINGTRINIER , docteur en médecine, à Rouen. 
LAISNÉ , ancien principal du collége d’Avranches. 
DUMÉRIL ( Edelestand ), homme de lettres, à Paris. 
PEZET , président du tribunal civil de Bayeux. | 
BELLIN , avocat, à Lyon. 

ANTONY-DUVIVIER , homme de lettres, à Nevers. 
SAISSET , professeur au Collége de France. 
BERGER , prof. de rhétorique au lycée Charlemagne. 
VIOLLET , ingénieur, à Paris. 

SCHMITH , inspecteur de l’Académie, à Marseille. 
DESAINS , prof. de physique au lycée Bonaparte. 
SANDRAS, ancien recteur de l’Académie de Rennes. 
RICHARD , préfet du Finistère. 

PORCHAT , ancien recteur, à Lausanne. 
QUATREFAGES, naturaliste, à Paris. 

LALOUEL, ancien professeur de langue anglaise, 
MAIGNIEN, doyen de la Fac. des lettres de Grenoble. 
ROSSET , homme de lettres, à Lyon. 

DE ROOSMALEN , prof. d’action oratoire, à Paris, 
CAP, directeur du Journal de pharmacie, id. 
CASTEL, agent-voyer chef, à St.-Lo. 

JAMIN, professeur au lycée Louis-le-Grand. 

FAURE , professeur à l'Ecole normale de Gap. 


DE L'ACADÉMIE. 193 


DELACHAPELLE , secrét. de la Soc. acad, de Cherbourg. 

DANJOU , organiste de la métropole, à Paris. 

AMIOT, professeur au lycée SL. -Louis. 

DE LIGNEROLLES, docteur en médecine, à Planquery. 

DUMONT, avocat, à St.-Mihiel. 

À. DELALANDE, avocat , à Valognes. 

MAGU, à Lizy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne ). 

STIÉVENART , doyen de la Faculté des lettres, à Dijon. 

DÉZOBRY (Ch.), homme de lettres, à Paris. 

DE BANNEVILLE , diplomate. 

TÜRQUETY ( Edouard), homme de lettres, à Rennes. 

CHARPENTIER, directeur de l’'Ec. normale d’Alencon. 

JAMES (Constantin), docteur en médecine, à Paris. 

LE HÉRICHER, prof. de rhétorique , à Avranches. 

LE VERRIER , sénateur, directeur de l'Observatoire. 

HUE DE CALIGNY, lauréat de l’Ac. des sc., à Versailles. 

EGGER , membre de l'Institut, à Paris. 

DELAVIGNE , prof. à la Fac. des lettres, à Toulouse. 

MAILLET-LACOSTE , professeur honoraire de la Fa- 
culté des lettres de Caen, à Paris. 

BOCHER , &ncien préfet du Calvados , à Paris. 

GASTAMBIDE, procureur-général , à Toulouse. 

EDOM , ancien recteur de l’Académie de la Sarthe. 

SORBIER , 1‘. président de la Cour impériale d'Agen. 

CAMARET , ancien recteur de l’Ac. de Caen, à Douai. 

RIOBÉ , substitut , au Mans. 

BOUILLET, inspecteur de l’Académie de Paris. 

BORDES , conservateur des hypothèques, à Pont- 
l'Evêque. 

ENDRÈS, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, à Tou- 
louse, 


494 LISTE DES MEMBRES 


LE CHANTEUR DE PONTAUMONT , trésorier-archi- 
viste de la Société académique de Cherbourg. 

LEPEYTRE, ancien procureur-général. 

Me. QUILLET , à Pont-l’Evêque. 

Mi. Rosalie DU PUGET, à Paris. 

MOREL, lauréat de l’Académie de Caen, id. 

DE KERCKHOVE , à Anvers. 

MÉNANT, juge au tribunal de Lisieux. 

HOCDÉ, officier d’Académie , à Paris. 

COCHET , membre de plusieurs Sociétés savantes. 

BLANCHET , docteur en médecine, membre de plu- 
sieurs Sociétés savantes , à Paris. 

HOLLAND , homme de lettres, à Tubingen, 

DELISLE ( Léopold), membre de l’Académie des in- 
scriptions et belles-lettres, à Paris. 

CHASSAY (l'abbé), prof, à la Fac. de fhéol., id. 

CHÉRUEL , inspecteur de l’Académie de Paris. 

POTTIER ( André} , bibliothécaire, à Rouen. 

BOUILLIER , doyen de la Fac. des lettres , à Lyon. 

DE BUSSCHER , secrétaire de la Soc. royale de Gand. 

HALLIWELL (James-Orchard ), antiquaire. à Londres. 

ROACH-SMITH (Charles), id. id, 

Me. Eugène D’'HAUTEFEUILLE , à Luc. 

M. DE MONTARAN , à Paris. 

DUVAL-JOUVE , inspect de l’inst. pub. , à Strasbourg. 

GURNEY (Daniel), à North-Runcton (Norfolk). 

LE BIDARD DE THUMAIDE, procureur du roi, à 
Liége. 

LE GRAIN, peintre, à Vire. 

DE GIRARDOT , antiquaire , à Bourges. 

CGLOGENSON , ancien préfet de l'Orne. 


DE L’ACADÉMIE. 95 


DANIEL, évêque de Coutances et d’Avranches. 
DEVALROGER, professeur à l'Ecole de Droit de Paris. 
WALRAS, insp. de linstruct. publique, à Pau. 
MERGET , professeur au lycée de Bordeaux. 
QUENAULT-DESRIVIÈRES , proviseur , à Nimes. 
LEROUX ( Eugène), dessinateur-lithographe , à Paris. 
DE CHENNEVIÈRES, inspecteur des musées, id. 
CHOISY, bibliothécaire de la ville de Falaise, 
DECORDE , curé de Bures (Seine-Inférieure ). 
SIRAUDIN , à Bayeux, 
TARDIF (Adolphe), chef de bureau au Ministère de 
l'instruction publique et des cultes. 
TARDIF (Jules), de l'Ecole des chartes , à Paris. 
LUNEL ( Benestor }, homme de lettres, id, 
DE SOUZA BANDEIRA (Herculano), professeur de 
philosophie à l’Académie des arts, à Fernambouc. 
VALLET DE VIRIVILLE , prof, à l'Ecole des chartes. 
LOUANDRE (Charles), homme de lettres, à Paris. 
DE SOULTRAIT , antiquaire , à Mâcon. 
HAURÉAU , homme de lettres, à Paris. 
MORISOT , ancien préfet du Calvados, id. 
Me, Amélie BOSQUET, à Rouen. 
LE NORMANT (René), naturaliste, à Vire. 
LAMBERT, inspecteur des écoles, à Nogent-sur-Seine. 
DE BEAUREPAIRE ( Eug.), substitut, à Avranches. 
DES ROZIÈRES , professeur à l'Ecole des chartes. 
BORDEAUX (Raymonti), avocat, à Evreux. 
MICHAUX (Clovis), juge d'instruction , à Paris. 
DAVID (Jules-A.), orientaliste, à Joigny. 
HÉBERT-DUPERRON, inspecteur d’Académie. 
LOTTIN DE LAVAL, homme de lettres, près Bernay. 


h96 LISTE DES MEMBRES de: 


WRIGHT (Thomas), corr. de l’Institut, à Londres. 
PETTIGREW , antiquaire , à Londres. 

AKERMAN , sec. de la Soc. roy. des antiq. de Londres. 
MAURY, bibliothécaire de l’Institut, à Paris. 

Me, PIGAULT , peinire, id. 

ENAULT (Louis), homme de lettres, id. 
DESROZIERS , inspecteur près la Fac. des sciences , id. 
LANDOIS , inspecteur de l’Académie de Paris. 


JALLON , conseiller à la Cour de cassation. 

CAUSSIN DE PERCEVAL, 1%. présid. , à Montpe lier. 

SUEUR-MERLIN , de plusieurs Soc. sav. , à Abbeville. 

LE PELLETIER , substitut, à Lourdes (Hautes-Pyr. ). 

BOVET , bibliothécaire, à Neuchatel (Suisse). 

GARNIER , sec. dela Soc. des antiq. de Picardie. 

DUPONT, procureur impérial, à Mortagne. 

LEBRUN (Isid.) homme de lettres, à Paris. 

SAUVAGE , avocat, à Mortain. | 

THÉRY , recteur de l’Académie de Clermont. 

MITTERMAIER , à Heidelberg (duché de Bade ). 

DE GENS, secr. de la Soc. d’archéologie de Belgique. 

DE PONGIBAUD (César), à Fontenay. 

LIAIS (Emmanuel), astronome, à Paris. 

LE JOLIS ( Auguste) , naturaliste, à Cherbourg. 

LE SIEUR , chef de la 1", division au Ministère de 
l'instruction publique. 

LECADRE,, docteur en médecine , au Havre. 

DU BREUIL DE MARSAN , à la Brousse-Briantais, près 
de Matignon (Côtes-du-Nord). 

PETIT (J.-L), antiquaire , à Londres, 

POGODINE (Michel), à Moscou. 


RAYNAL , avocat-général à la Cour de on 


DE L'ACADÉMIE, 197 


ENGELSTOET, évêque de Fionie. 

SICK , à Odensée. 

DARU, ancien vice-président de l’Assemblée législa- 
tive , à Chiffrevast. 

LAFFETAY, chanoine , à Bayeux. 

CUSSON , secrétaire de Ja mairie de Rouen. 

GISTEL, professeur , à Munich. 

ALLEAUME , de l'Ecole des chartes, à Paris. 

DIGARD DE LOUSTA , à Cherbourg. 


BER VPELE , président de chambre à la Cour impériale 
de Paris. 


REINVILLIER , docteur en médecine , à Paris. 
LAURENT , curé de St.-Martin, près de Condé-sur- 
Noireau. 
SCHWEIGHÆUSER , archiviste départemental, à 
Colmar. 
MARCHAND, pharmacien, à Fécamp. 
TOSTAIN insp. génér. des ponts-et-chaussées. à Paris. 
LARTIGUE , capitaine de vaisseau, à Paris. 
LEVAVASSEUR , homme de lettres, à Argentan. 
BESNOU, pharmacien de la Marine, à Cherbourg. 
RENÉE (Amédée), homme de lettres, député du dé- 
partement du Calvados, à Paris. 
RICHOMME ( Florent) , à Château-du-Loir (Sarthe). 
DE LA FERRIÈRE-PERCY, membre de la Société des 
antiquaires de Normandie, 
MAYER , de la Soc. des ant. de Londres, à Liverpool. 
FABRICIUS (Adam), professeur d’hist., à Copenhague. 
NICOT , secrétaire de l’Académie du Gard, à Nîmes. 
ROELANDT, président de la Société royale des beaux- 
arts de Gand, 
32 


h98 LISTE DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE. 


GUÉRIN DE LITTEAU , homme de lettres, à Paris. 

LE TELLIER , inspecteur en retraite, à Paris. 

JARDIN (Edelestand), aide-commissaire de la Marine, 
à Cherbourg. 

FRANÇOIS, maître des requêtes au Conseil-d’Etat. 

FOUCHER DE CAREIL , homme de lettres, à Paris. 

CANTU (César), historien, à Milan. 

LIVET (Charles) , homme de lettres , à Montmartre. 

DE BOUIS, membre de plusieurs Soc. savantes, # Paris. 

FLOQUET, membre correspondant de l’Institut; à For- 
mentin. 

FEUILLET (Octave), homme de lettres , à St.-Lo. 

JOLY , professeur de littérature française à la Fa- 
culté des lettres d’Aix. 


Re — 


TABLE DES MATIÈRES. 


Pages. 
DA BRELIMINAIRE" 50, MONS Là, \ 
PRIX LE SAUVAGE. Mépaizce D'or DE 2,000 Fr. 
CL UN LR RARE :vir 
MÉMOIRES. 


Cazcuc DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES 
ET DES ONDES CIRCULAIRES FORMÉES A LA SUR- 


Li 


FACE DE L'EAU: par M. Ch. GiRAULT. . . . 
RECHERCHES EXPÉRIMENTALES SUR LES VARIA— 

TIONS DE LA VITESSE PENDANT LA MARCHE; par 

RS ns Bag à Me ot eee ll 
NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE DES CONTRAC— 

TIONS MUSUULAIRES ; par le MÊME. . . . . 24 
RECHERCHES ANALYTIQUES SUR LA VALEUR COM-— 

PARÉE DE PLUSIEURS DES PRINCIPALES VARIÉTES 

DE BETTERAVES ET SUR LA DISTRIBUTION DES 

MATIÈRES AZOTÉES DANS LES DIVERSES PARTIES 

DE CETTE PLANTE, par M.Is. PIERRE. . . . 29 
MÉMoiRE SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, INTITULÉ : 

Que les mœurs de l'âme suivent le tempérament 


du corps; par M. Emmanuel Cæauver. . . 75 
Jean Bronon; par M. Léopold Deuisre. . . . 127 
UNE viLLE ARTISTIQUE ALLEMANDE ; par M. Jules 

AR nr ie ete AP SN + 102 


Jeux SCÉNIQUES À Rome. Chœurs de danse avec 
gestes, dialogues , vers fescennins , satires, atel- 
lanes , etc.; par M. DE Gournax . . . . . 152 


500 


TABLE BES MATIÈRES, 


ANTOINE HazLey ; par M. Victor-Evremont PiLLEr. 
AgpEnüice. W',.) 20. LAEUL EEE 
HomÈRE ET LA GRECE CONTEMPORAINE; par M. 
Bantbas 0e 0e. OC TORRES 
Préliminaires. . . PRET | 
I. De la géographie Prpnuns Ge CR 
IX, Des peintures d'Homère . . . . . . 
III. Des fictions d'Homère. . . . . . . 

IV. Des ruines de l’époque homerique. … 


V. Des mœurs homériques, en Grèce, an 


l'epoque de la querre de l'Indépendance. . 
Conclusion. . + . 2. RE 
FRAGMENT INÉDIT D'UN VOYAGE DANS LA HAUTE- 
ARMÉNIE ; par M. LorriN DE Lavaz. . . 

La MÉNiPPÉE LATINE ; par M. De GourNay 
Les saons DE Paris au XVIII®. siëcLE ; par 


M, Erepraë. . 4 .  COOE 
PROGRÈS DE L'HOMME DANS LA CONNAISSANCE DU 
éLo8e; par M. Léon Puiseux . . . . . 


NOUVEL. APPENDICE A L'ARTICLE SUR ANTOINE 
Hazcey; par M. Julien TRAVERS . . . . 


POÉSIES. 


L'Arr p'ÉCOUTER; par M. Julien Travers. . . 
Le Narurez; par M. Micnaux (Clovis). . . 
Soxxers ; par M. Alphonse Le FraGuais. . 
ELÉG1e ; par M. P.-A. VIEILLARD . . 


FAaBLe; par M. Des Essars. . 4 . . . . 

Ouvrages offerts à l’Académie. . . . . . 

Sociétés correspondantes. . . . . : - 
kéglement . 


Liste des membres de |’ Aa 
mébleides matieres MN AC CRUE 


Pages, 
173 
217 


225 
Id. 
233 
245 
254 
267 


Caen, typ. de A. Harpau 


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2e. série, 10 vol. in-8°.; 3°. série , le 4°. volume 
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(4) On trouve également tous ces ouvrages, à Paris, chez 
Derache, rue du Bouloy ; Dentu, Palais-Royal; Didron, rue 
St.-Dominique-St,-Germain, 23. 


_ 942 


grand nombre de planches. Prix de chacun : 42 fr. 
Une remise est accordée à celui qui prend une série 
entière. 


Ce recueil, qui a conquis depuis 23 ans un rang si dis- 
tingué parmi les publications archéologiques de Ja 
France et de l'Étranger, paraît tous les deux mois , par 
livraisons ornées d’un grand nombre de figures. 


COURS D’'ANTIQUITÉS MONUMENTALES , pro- 
fessé à Caen, en 1830, par M. DE CAUMONT. 
6 vol. in-8. et 6 atlas in-4°., br. 


Le premier volume traite de monuments attribués aux 
Celtes et antérieurs à la conquête de la Gaule par les 
Romains. 


Le second et le troisième volumes traitent des antiquités 
gallo-romaines. 


Dans le quatrième volume on trouve l’histoire de l’archi- 
tecture religieuse, depuis la chute de l’Empire romain, 
jusqu’au XVII: siècle. 

Le cinquième volume offre l’histoire de l'architecture 
militaire aux mêmes époques, sujet neuf que personne 
n'avait encore abordé en France, en Angleterre ni en 
Allemagne. 


Le sixième volume, orné d’un grand nombre de vignettes 
sur bois, comprend des notions générales sur les sépul- 
tures , les fonts baptismaux, les autels, sur l’état de la 
peinture sur verre, de l’orfévrerie et de plusieurs autres 
arts aux différents siècles du moyen-âge. 


Chaque partie, ou volume, se vend séparément au prix de 
42 francs. Cet important ouvrage a le premier, et lors- 
que l’on n’y songeait point encore, enseigné par quels 
principes on peut classer chronologiquement les monu- 
ments nationaux, | 


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HISTOIRE SOMMAIRE DE L'ARCHITECTURE 
RELIGIEUSE , MILITAIRE ET CIVILE AU 
MOYEN-AGE; par M. DE CAUMONT. 1 vol. in-8°. , br. 
avec planches intercalées dans le texte. . 8 fr. 

Ouvrage au moyen duquel on peut reconnaître sans diffi- 
culté à quelle époque les monuments ont été élevés et 
leur ancienneté relative. 


CARTES GÉOLOGIQUES DU CALVADOS, DE LA 
MANCHE SUPÉRIEURE ET DE LA MANCHE 
INFÉRIEURE ; par M. DE CAUMONT. 2 fr. 50 
chacune. 


STATISTIQUE Monte TALE DU CALVADOS ; 
par M nx GauMONT. À vol, in-8°. br. —1%. vol. : 
cantons de Caen, d'Evrecy, de Villers-Bocage , de 
Tilly, de Creully et de Douvres; 2°. vol. : cantons 
de ‘Troarn , Bourguébus , Bretteville-sur-Laize , 
Coulibœuf , Falaise et Harcourt; 3°. vol. : arrondis- 
sements de Bayeux et de Vire; le 4°. vol. com- 
prendra les arrondissements de Lisieux et de Pont- 
l'Evêque. 

Chaque volume se vend séparément . . -. : 40 fr. 

STATISTIQUES ROUTIÈRES DE LA BASSE- 
NORMANDIE; par M. DE GAUMONT. 1 vol. in- 
Sr. 

CONGRÈS ARCHÉOLOGIQUE DE FRANCE. Chaque 
année , il paraît un vol. in-8°. orné de figures. 


ANNUAIRE DE L'INSTITUT ET DES CONGRÈS 
SCIENTIFIQUES. 1 vol. in-42, br. . . 5fr. 


Paraît, tous les ans, du 1°". au 15 février. Neuf tomes ont 
paru ; chaque tome se vend séparément. 


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ANNUAIRE DES CINQ DÉPARTEMENTS DE 
L’ANCIENNE NORMANDIE, publié par l'Asso- 
ciation normande. 4 vol. in-8°. br. . . 5fr. 


ARCHÉOLOGIE APPLIQUÉE A LA DÉCORATION 
DES ÉGLISES ; par M. R. BORDEAUX. . Gfr. 


ICONOGRAPHIE CHRÉTIENNE , ou étude des 
sculptures, peintures, etc. , qu'on rencontre Sur 
les monuments religieux du moyen-âge ; par M. 
l'abbé CROSNIER. 4 vol. in-8. . . . . 5fr. 


CAEN. PRÉCIS DE SU: uSTOIRE ET DE SES 
MONUMENTS ; par M. TREBUTien. 4 val. in-16, 


raisins tts#ttre 418, PPS. 21008 7 EPSON 


ABBAYE DE SAINT-ÉTIENNE DE CAEN ; par 
M. HiPpPEAU. 1 vol. in-4°. Ouvrage honoré d’un 
autographe de Sa Sainteté Grégoire XVI, et cou- 
ronné par l’Académie des Inscriptions. . 145 fr. 


RECHERCHES (LES) ET ANTIQUITEZ DE LA 
PROVINCE DE NEUSTRIE, à présent duché de 
Normandie, comme les villes remarquables d’icelle, 
mais plus spécialement de la ville et Université de 
Caen; par Charles DE BOURGUEVILLE, sieur DE 
Bras. Nouvelle édition. 1 vol. in-8°. br. 40 fr. 


ANCIENS CHATEAUX DU DÉPARTÈMENT DE 
LA MANCHE ; par M. DE GERVILLE. . . 3 fr. 


ANNALES CIVILES ET MILITAIRES DU PAYS 


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D'AVRANCHES ; par M. l'abbé DESROCHES. 1 vol. 
Or 0, OR MENU SET RER OIÉr. 


LE ROMAN DU MONT-SAINT-MICHEL ; par 
Guillaume DE SAINT-PAIR, poète anglo-normand 
du XIIe, siècle, publié pour la première fois par 
Francisque MICHEL , avec une étude sur l’auteur 
par M. E. DE BEAUREPAIRE. 1 vol. in-12, raisin. 3 fr. 


ARCHIVES GÉNÉALOGIQUES ET HISTORIQUES 
DE LA NOBLESSE DE FRANCE, ou recueil de 
preuves, mémoires et notices généalogiques , avec 
la collection des nobiliaires généraux des provinces 
de France, publiées par M. LAINÉ. 41 vol. in-8°., 
MP ELA sU LU IVA) HALO YO. PAM 


OEUVRES POÉTIQUES de SEGRaIs. À vol. in-8° 
ie CNRS NOT | OM 0 Lu 


POÉSIES de SARRAZIN, ornées du portrait de l’au- 
Modo in<B°: M. 104 LAIT AE MP fr. 


HISTOIRE ABRÉGÉE DES DUCS ET DU DUCHÉ 
DE NORMANDIE ; par M***. 4 vol. in-12. 1 fr. 50. 


HISTOIRE DE FLERS, SES SEIGNEURS, SON, 
COMMERCE, SON INDUSTRIE; par M. le comte 
Hector DE LA FERRIÈRE-PERCY. 1 vol. in-8°, orné 
Re EE RER ARE O7 frs 


HISTOIRE DU CANTON D’ATHIS ET DE SES 
COMMUNES, précédée d’une Étude sur le pro- 


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testantisme en Basse-Normandie ; par M. le comte 
Hector DE LA FERRIÈRE-PERCY. 4 vol. in-8°. orné 
de:blasons.….s.. +4 eu. 1480e te ORNE 


LES LA BODERIE. Étude sur une famille nor- 
mande ; par M. le comte Hector DE LA FERRIÈRE- 
PERCY. 4 vOL' in-8°. : . . CMS 


GUIDE DES BAIGNEURS AUX ENVIRONS DE 
TROUVILLE ; par M. DE CAUMONT. . Afr. 50. 


GLOSSAIRE DU PATOIS NORMAND ; par M. Louis 
Du Bois ; augmenté des deux tiers et publié par 
MJUN NERAVERSI0 2." . . . CODES 


RÉSUMÉS D'HISTOIRE UNIVERSELLE; par M. 


Puiseux. 3 vol. in-12, br. — Histoire ancienne. 
— Histoire du moyen-âge. — Histoire moderne. 
Prix-defébhacuns . 1. 6 dre ve DONNER 


COURS THÉORIQUE ET PRATIQUE DE LA 
LANGUE LATINE; par M. l'abbé MaBiRE (1". 
partie).: 4 vol.:in-12, br. + , 


FLORE DE LA NORMANDIE ; par M. A. DE BR£- 
BISSON. — Phanérogames et cryptogames semi-vas- 
culaires. 3°. édition augmentée de tableaux analy- 
tiques. 4: vol. in-12 , br! :04 an 06 0mnfr: 


CATALOGUE DES PLANTES VASCULAIRES qui 
croissent spontanément dans le département du 
Calvados ; par MM. L. HARDOUIN , F. RENOU et 
E. LE CLERC, A vol. in-16 , br. . .,,./4902%fr. 


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ENUMÉRATION DES INSECTES COLÉOPTÉRES 
DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE-INFÉ- 
RIEURE ; par M. E. MOGQUERYS. . . . 2fr. 


OPUSCULE GRAPHIQUE; par M. SAINT-ANGE PLET. 
— Définitions. — Parallèles. — Perpendiculaires, — 
Sections coniques. — Divisions du cercle. — Poly- 
gones réguliers. — Gnomonique. 4 vol. in-8°,, 
0e 0 UNE SRE 


ÉLÉMENTS DE GÉOMÉTRIE APPLIQUÉE A LA 
TRANSFORMATION DU MOUVEMENT DANS 
LES MACHINES; par M. Ch. GIRAULT. 1 vol. 
in-8°. RTS - © : .../ dou 


INTRODUCTION A L'ÉTUDE DE LA CHIMIE ; 
par M. Isidore PIERRE. 1 petit vol. in-12. . Afr. 


MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES 
DE NORMANDIE. 2°, série, 10 vol. in-4°, — 
Quatre vol. de la 3°. série sont parus. 


MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ LINNÉENNE DE 
NORMANDIE. 10 vol. in-4°. avec planches. 


BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ LINNÉENNE DE 
NORMANDIE. 3 vol. in-8°. sont parus. 


ANNUAIRE DU DÉPARTEMENT DE LA MAN- 
CHE , fondé et publié depuis 1828 par M. Julien 
TRAVERS : les dix premières années in-12, les vingt 
suivantes in-8°. Prix des trente années : 80 fr. 


Caen, typ. de A. Hanpes. 


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et les exercices de ; Ouvrage posthume e£ récemment € 
“du cardinal Bona, traduit par M. Julien Travers, et précédé « d' 
À ets par M. Nicolas, auteur des Etudes philosophiques sur! 


et de Coutances ). A Caen, chez Chenel, libraire-éditeur 
chez Vaton, libraire, rue du Bac, 50, 4 vol, in-18 sur vapie 
satiné dé 360 pages. Prix : 4 fr.:25 c. 


Bois-Robert , Sarasin ; P, du au Saint-Rrre 


M. Hippeau, 4 vol. in-12. Prix : 2 fr. 


logie, de géographie ancienne et moderne comparée , des an 
‘Ag quités et des institutions grecques, romaines, françaises et étran 
ges : - géres: par MM. Ch. Dezobry et Th. Bachelet, et une Société de | 
litéraleurs, de professeurs et de savants. 2 vol. grand in- LE “à 
2 colonnes, de 300 pages, Prix : 25 fr.