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RUE FROIDE, 2.
1858.
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"MÉMOIRES
DE L'ACADÉMIE
ë- 7 ; DE CAEN.
MÉMOIRES
DE
L'ACADÉMIE IMPÉRIALE
SCIENCES , ARTS & BELLES-LETTRES
DE CAEN.
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CHEZ A. HARDEL, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE :
RUE FROIDE, 2.
1858.
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Cf CLEA A ep
2
JAN 19 1973
NOTE PRÉLIMINAIRE.
Depuis la publication du dernier volume de ses
Mémoires (août 1856), l’Académie de Caen a vu
fermer deux de ses concours bisannuels , et elle
vient d’en ouvrir un troisième. Le premier con-
cours pour le prix Le Sauvage a produit deux mé-
moires : le n°. 4 n’a paru à la Commission d’examen
qu’une œuvre d'imagination, où la science positive est
remplacée par des hypothèses sans fondement; le
n°. 2, très-estimable résumé des travaux entrepris
sur la matière, objet du concours, a mérité à son
auteur une mention honorable. La première somme
disponible, et les intérêts échus depuis l’époque du
placement des fonds du donateur, ont permis de
porter à 2,000 fr. la valeur d’un nouveau prix dont le
programme suit cette Note préliminaire.
Le concours pour le prix Lair, fermé le 30 avril
1858, a produit deux mémoires, ou, si l’on veut,
(c'était le sujet) deux Histoires du Parlement de
YI NOTE PRÉLIMINAIRE.
Normandie, depuis sa translation à Caen, au mois
de juin 1589, jusqu’à son retour à Rouen, en avril
1594. Ces deux ouvrages seront mis sous les yeux
de l’Académie dans sa prochaine séance ; les huit
membres de la Commission les liront tour à tour, et
le jugement ne se fera pas attendre : la promptitude,
autant qu’elle peut se concilier avec la maturité de
l'examen, double le prix de la justice... au moins
pour les concurrents.
Le Secrétaire de l’ Academie,
JULIEN TRAVERS.
Caen, le 10 mai 1858. ,
PRIX LE SAUVAGE ()
L'Académie des sciences, arts et belles-lettres de
Caen met au concours la question suivante :
DE LA CHALEUR ANIMALE.
Après avoir fait connaître les principaux phénomènes
de la chaleur animale, les concurrents devront en
rechercher les causes, les sources ;
Exposer les diverses théories qui ont eu cours dans la
science sur cet important sujet, et porter sur chacune
d'elles un jugement motivé.
Ils feront connaître les diverses circonstances qui
influent sur
la chaleur animale, spécialement chez
l’homme :
A. Circonstances extérieures.
B. Circonstances qui tiennent à l'organisme lui-même :
4° physiologiques ; 2°. morbides.
(1) M. le docteur Le Sauvage, décédé le 10 décembre 1852, a
légué à l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, une
somme de 42,000 francs, « dont l'intérêt accumulé, dit le testateur,
« servira à établir tous les deux ans un prix : le sujet du concours
« sera choisi plus particulièrement dans les sciences physiques, d his-
& loire naturelle et médicales, »
VIIL
Enfin, ils devront rechercher l'influence du système
nerveux sur la chaleur animale.
L'Académie ne demande pas seulement une revue
historique et critique ; elle désire avant tout une œuvre
originale.
Le prix est de DEUX MILLE francs.
Les concurrents devront adresser leurs mémoires
franco à M. Julien Travers, secrétaire de l’Académie ,
avant le 1%. mai 1860.
Les membres titulaires de l’Académie sont exclus du
concours.
MÉMOIRES.
4
us #Æ
M : »
Li
110MEÈME
CALCUL
DU
MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
ET
DES ONDES CIRCULAIRES
FORMÉES À LA SURFACE DE L'EAU ;
Par M. Ch. GHRAULT,
Membre titulaire, Professeur à la Faculté des Sciences.
Lagrange a déduit des formules générales de l’hy-
drodynamique , l’équation pour le mouvement des
ondes liquides, en observant qu’elle a même forme
que celle qui détermine les petites agitations de l’air
dans un plan horizontal.
Or, on peut, dans le cas où les ondes liquides sont
rectilignes ou circulaires, obtenir directement l’équa-
tion de leur mouvement par une méthode beaucoup
plus simple, que nous nous proposons de présenter
ici, en apportant d’ailleurs au problême les mêmes
restrictions que l’auteur de la Mécanique Analytique.
En même temps, nous intégrerons l’équation du
mouvement dans le cas des ondes circulaires , et nous
examinerons comment décroissent la hauteur de l’onde
et la vitesse d’ébranlement de ses molécules, à me-
sure que le rayon de l’onde augmente.
1
2 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
Soit donc considéré le cas d’une couche liquide
d’une faible épaisseur, renfermée dans un vase dont
le fond est horizontal et indéfini. On suppose les vi-
tesses toujours très-petites , ainsi que les variations de
hauteur des différents points de la surface au-dessus
et au-dessous du niveau primitif. On admet enfin le
principe de l’égalité des pressions dans tous les sens.
Ondes rectilignes. — Tous les déplacements étant
parallèles à un même plan vertical, il suffit d'examiner
ce qui se passe dans ce plan. Pour cela, on y prend,
fig. 41, deux axes rectangulaires, dont l’un ox
. Fig. 1.
; À
coïncide avec la ligne du niveau primitif et est située
à une hauteur hk au-dessus du fond 1K du vase.
Soit M une molécule de la surface du liquide ; x et y,
ses coordonnées ; v, et 8. les composantes de sa vi-
tesse, lesquelles , ainsi que y, peuvent être consi-
dérées comme fonctions de x et du temps t: La molé-
cule M, de masse m, est soumise à l’action de la
pesanteur et aux réactions des molécules voisines. Ces
ET DES ONDES CIRCULAIRES. 3
réactions se composent en une force unique N, nor-
male à la surface, et dont les composantes peuvent
être représentées par N cos.2 et Nsin.:, quand on désigne
par + l’inclinaison de la normale sur l’axe ox. On a
donc, pour le mouvement du point M, les formules
do.
M-——N COS. ?
dt É
dv
LL us 2 ne 477
où g représente la gravité.
dv
Dans la seconde de ces formules, gr peut être né-
gligé devant g; en sorte qu'elle donne approxima-
tivement
my
Sin.i
N'==
Substituant ce résultat dans la première et rem-
plaçant l’angle 2 par sa valeur , on obtient
dv. dy
(1) FREE PE
Gette relation exprime que
v dr—gydt
est la différentielle exacte d’une fonction F de x et
de t; en sorte que, cette fonction F une fois connue,
Lk CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
on en déduirait y et v,, par les formules
A dr _dF
y=—— or
g dt du:
Cela posé, soit considéré, fig. 2, l'élément de sur-
face MM’, de projection pp’ égale à px. Au bout du
(2)
Fig. 2.
temps dt , ils se transforme dans l’élément NN’, qui a
sa projection QQ’ égale à pztdpzx. Si l’on admet que
les vitesses horizontales varient de quantités très-
petites avec la profondeur, on pourra considérer le
liquide qui occupait d’abord l’espace MM'4’A, comme
occupant ensuite un espace peu différent de NN’B’B;
en sorte qu’on aura sensiblement , vu l’incompres-
sibilité du liquide, la relation
MA.PP —NB.QQ',
ou
(h+y)Dx=(h+y+-dy) (px +-dpx) ;
ce qui revient à
o—=dy.Dæx +-(h+y)dpx,
NSP
ET DES ONDES CIRCULAIRES. 5
ou à
dx
D—
dt
o=— + (h+y) —
d ( Dt ”
et peut s’écrire approximativement
d à
(3) "1 —
en négligeant y devant .
Cette relation, transformée au moyen des for-
mules (2), donne l’équation connue
(4) PUY
dt dx’
où l’on a posé gh—a.
Ondes circulaires. — Si, par le centre des ondes,
on mène une verticale, et, suivant cette verticale, une
infinité de plans, on peut admettre que tous les dé-
placements s'effectuent dans ces plans et d’une ma-
nière identique pour chacun d’eux. Soit pris pour
axe des y l’axe de symétrie des ondes, et pour axe
des æ la trace d’un plan méridien sur la surface
du niveau primitif. Pour une molécule quelconque
située dans ce méridien et appartenant à la surface,
on établira , comme dans le cas précédent, les for-
mules (1) et (2).
Puis, considérant, fig. 3, la portion de liquide com-
6 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
prise entre deux plans méridiens consécutifs YIK et YIK,,
Fig. 3,
qui forment entre eux l’angle infiniment petit w, et
comprise en outre entre les surfaces des deux cy-
lindres circulaires droits d’axe Oo et de rayons zx et
æ+-Dx, on remarquera que son volume a pour ex-
pression wz(hk+y)px. Au bout du temps dt cet élément
prismatique s’est déformé; mais, comme les vitesses
horizontales varient peu avec la profondeur, on peut
prendre
w(z+dx) (h+ydy) (bx+-dDx)
pour nouvelle expression de son volume; en sorte que,
ce volume n’ayant pas changé, on doit avoir
z.Dæ.dy+ (h+-y) (x. dx+x.dpx)=0 ,
ou, en divisant par z.px.dt,
pd
dy. A dx DE
(/ = —
> LUE a au ca
ET DES ONDES CIRGULAIRES, 7
“ou, en négligeant y devant h,
dy 1 dv
5 pic 0 | MECS EL 7
G) a Ë +
Ce résultat peut s’écrire, en vertu des formules (2),
et en posant gh=0",
de [idr d’F
(6) du rt)
On va voir comment on peut intégrer cette équa-
tion, lorsqu’on suppose x assez grand.
On prend pour cela deux nouvelles variables indé-
pendantes « et 6, déterminées par les relations
a—t+-at, P—T—aû ;
et l'équation (6) se transforme dans la suivante
d'F 4 (dr dF
On RS
dont l'intégrale générale est de la forme
1 10024006) jp (0H (8) y (HE) ete
3
(x+-8): C2 («+8)>
où » et + sont des fonctions arbitraires; où les fonc-
tions ?, et ÿ. sont déterminées par la condition d’avoir
+ et Ÿ pour dérivées de l'ordre 2; où n ,n,, etc , sont
des coefficients numériques qui peuvent être calculés
en substituant la valeur générale de F dans le premier
membre de l’équation (7), et en exprimant que le
(8)
‘ | | | M
KL:
8 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
:
résultat de la substitution est identiquement nul, ce.
qui donne
4 9
NB — 1e1C.
KP er 82
Remplaçant, dans la formule (8) , « et B par æ+at
etæ—at, et changeant #, et 4, en #,/2 et ÿ1/2, ce
qui est sans inconvénient, on obtiendra enfin
p,(æ+at)+ etc.
a (a+ ee
(9)
| De M re part (a+ ete. },
et l’on en déduira, par les formules (2), à une
époque quelconque , l’ordonnée et la vitesse horizon-
tale d’un point quelconque de la surface du liquide.
La valeur générale de F est développée suivant les
4 ’ 1 L
puissances croissantes de — ; ce qui suppose æ sufi-
ZT
samment grand. Elle ne peut servir alors à déter-
miner les fonctions arbitraires # et Ÿ par les con-
ditions initiales , puisqu’à l’époque initiale x est
pul ou très-petit, l’ébranlement partant du centre des
ondes. Mais, si lon remarque, d’une part, que la
valeur générale de F fournit comme solution du pro-
blême deux ondes, l’une directe, l’autre rétrograde;
d'autre part, que l'expérience prouve l'existence d’une
seule onde, laquelle est directe, c’est-à-dire s'éloigne
indéfiniment du centre de l’ébranlement; on en con-
clura que la valeur de F, qui répond au cas de l’ex-
* ET DES ONDES CIRCULAIRES. 9
… périence , est de la forme
k 1 1 9
10) F=———| ÿ(x—at)+—Y (x — Sins 7. ae
10) le Da a)+ ant, (e— at)+ etc [
en sorte qu'on à
(44) ur Ÿ’(æ— a)+ Ha a) — _ — ,ÿ,(æ—at)+ ae |.
(12) = (Fee) te he at)+ etc. | :
ce qui, dans le cas de x très-grand, entraine la rela-
tion approchée
(13) D,
a
qui lie la vitesse aux variations de la hauteur.
Si la fonction Ÿ (2), quel que soit son indice, n’a de
valeurs finies que de 2—0 à z—{l, toutes les autres
valeurs étant nulles, on en peut conclure que, à une
époque t quelconque, la surface du liquide n’est
agitée que de x=at à æ—=at+l. La longueur de l'onde
est donc constante et égale à L; et elle se propage
avec une vitesse constante a.
Si, quel que soit t, on substitue pour æ, dans les
formules (11) et (12), la valeur a+, À étant com-
pris de o à {, on obtient, en effectuant seulement la
substitution sous le signe fonctionnel,
= OS VO) AE La
te so DO ete |:
x
10 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES.
ce qui montre que, si x est assez grand, les valeurs de
yet dev relatives à un même point de l'onde, dé-
s » | 1 3
croissent sensiblement comme —— , c’est-à-dire en
V/z
raison inverse de la racine carrée de la distance au
centre de l’ébranlement.
RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
SUR LES
VARIATIONS DE LA VITESSE
PENDANT LA MARCHE ;
Par M. Ch. GIRAULT,
Membre titulaire de l’Académie.
Lorsqu'un homme est en marche sur un terrain hori-
zontal, la vitesse du centre de gravité de son corps
n’est pas constante; mais elle croît et décroît alternati-
vement, présentant, pour chaque pas, un maximum
et un minimum dont il peut être intéressant de connaître
les valeurs, puisqu’elles dépendent, d’une manière plus
ou moins complexe, de l'effort musculaire développé
par l’homme , et des résistances opposées par le sol.
Nous nous proposons de présenter ici le résultat de
quelques expériences relatives aux variations de cette
vitesse pendant toute la durée d’un pas.
Essayons d’abord d’analyser dans toutes ses circon-
stances cette période du mouvement qui constitue le
pas.
Nous prendrons pour origine du pas l'instant où l’un
des deux pieds, le pied droit par exemple, vient ren-
contrer le sol. A cet instant, le pied gauche, en arrière
du pied droit, ne repose plus à terre que par la pointe;
12 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
la jambe droite est tendue ; le genou gauche , ployé; le
centre de gravité du corps, en arrière de la verticale
du talon droit et dans une période ascendante. Le pas
commence, et le centre de gravité, en vertu de sa
vitesse acquise, pivote autour du talon droit, pour
venir se placer sur la verticale du pivot; en même
temps que, la pointe du pied gauche abandonnant le
so] , la jambe gauche exécute une demi-oscillation qui
la ramène pendante le long de la jambe droite. Le
mouvement continue; la jambe gauche, toujours ployée
au genou, se porte en avant; le centre de gravité dé-
passe la verticale du talon droit, redescend et arrive
au-dessous de sa hauteur initiale, par suite de la flexion
du genou droit. Puis, le pivot de la rotation se trans-
porte du talon à l’orteil ; la jambe droite s’allonge par
l'extension du pied; le centre de gravité remonte; et,
au moment où il atteint sa hauteur initiale, la jambe
gauche, achevant sa seconde demi-oscillation , s'étend
et vient rencontrer le sol. Alors commence un second
pas, ne différant du premier qu’en ce que les deux
jambes y jouent des rôles inverses.
Si nous recherchons comment varie la vitesse pendant
toute la durée du pas, nous apercevrons qu’elle com-
mence par décroître à cause du choc du pied droit
contre le sol, et parce que la pesanteur contrarie
l'ascension du centre de gravité. Gette vitesse décroît
même encore après que le centre de gravité a dépassé
le point le plus haut de sa course : mais elle atteint
bientôt un minimum, au-delà duquel elle devient crois-
sante , d’abord en vertu même du poids du corps, tant
que le centre de gravité descend; ensuite, quand il re-
monte, à cause de l’action musculaire, laquelle à la
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE, 43
fois détermine l’ascension et accélère le mouvement.
C’est donc à la fin du pas que la vitesse est maximum.
Nous distinguerons deux phases dans le pas, la pre-
mière s'étendant d’un maximum de vitesse au minimum
qui le suit; et la seconde, de ce minimum au maximum
suivant. On conçoit, et l’expérience va nous le démon-
trer , que ces deux phases s’accomplissent dans des
temps inégaux, et correspondent à des chemins inégaux
parcourus.
Voyons comment on peut expérimentalement déter-
miner les maxima et les ininima de la vîtesse du centre
de gravité du corps, ou du moins les maxima et les
minima de la composante horizontale , composante tou-
jours sensiblement égale à la vitesse elle-même.
Il est facile d’approprier aux recherches qui nous
occupent l’appareil à cylindre tournant et à indications
continues, au moyen duquel M. Morin vérifie les lois de
la pesanteur. Il suffit pour cela d’attacher au poids ou
curseur qui glisse entre les deux tringles, une ficelle
souple et forte, assujettie à passer dans un anneau fixé
entre ces tringles à la partie supérieure de l'appareil,
et s’engageant ensuite dans un autre anneau disposé sur
la route à parcourir et à la hauteur du centre degravité
du corps.
La route à parcourir est indiquée par une ligne droite
tracée sur le sol et divisée en segments de 0" 67 chacun,
au moyen de transversales. Le cylindre étant en mou-
vement, le curseur immobile et au point le plus bas,
le pinceau imbibé d’encre, l’homme se place à l’origine
de la première division du chemin, les mains unies
derrière le dos à la hauteur des reins, tenant solide-
ment l’extrémité du cordon dont la longueur a été cal-
Âl RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
culée de manière qu’il commence à être tendu après les
trois ou quatre premiers pas et à peu près à l’instant où
la vitesse est minimum, c’est-à-dire à la fin de la pre-
mière phase ou au commencement de la seconde. Ces
conditions remplies , l’homme se met en marche après
que le poids moteur du cylindre a dépassé la moitié de
sa course, parce que la rotation peut être alors consi-
dérée comme uniforme ; il règle la longueur de son pas
sur les transversales du chemin ; il en règle la durée
sur les battements d’un pendule placé devant lui. Le
cordon se tend, le curseur s'élève entre ses guides, et
le pinceau trace sur la surface convexe du cylindre une
courbe continue qui, développée sur un plan, fait
connaître la loi des espaces parcourus par le curseur,
et conséquemment les vitesses horizontales du centre de
gravité du corps.
Il faut toutefois pour cela que l’on connaisse la vitesse
de rotation du cylindre pendant la seconde moitié de
la course du poids moteur. Cette vitesse peut s’obtenir
en approchant à la main, contre la surface même du
cylindre en mouvement, la pointe d’un pinceau que l’on
déplace parallèlement à l'axe, de manière à tracer une
sorte d’hélice dont le nombre de tours de spire dansun
temps donné fait connaître le nombre de tours effectués
par le cylindre.
Appliquant ainsi le pinceau pendant six secondes, on
a trouvé, dans sept expériences consécutives, les nom-
bres de tours suivants :
10 3/4, 10 1/2, 40 4/2, 11, 10 1/4, 10 1/3, 10 1/4.
Ces nombres diffèrent peu les uns des autres, et leurs
différences proviennent moins sans doute des inégalités
de la vitesse du cylindre que de l’absence de précision
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 45
de la main qui s’avance ou se retire trop tôt ou trop
tard, On peut prendre 40 1/2 pour leur moyenne, et dire
que le cylindre effectue 10,5 tours en 6 secondes, ou
un vingtième de tour en un trente-cinquième de se-
conde.
En conséquence, on a tracé, sur la surface con-
vexe du cylindre, vingt génératrices équidistantes , et
pris, pour unité de temps , le trente-cinquième de se-
conde ; de telle sorte que la différence de hauteur des
points de recoupement d’une même trajecloire, avec
deux génératrices consécutives , représentât le che-
min parcouru par le curseur pendant l’unité de temps,
chemin que nous prendrons pour représenter la vitesse.
Le tableau ci-joint renferme les résultats de dix ex-
périences désignées par les dix premières lettres de
alphabet. Ces dix expériences ont fourni dix trajec-
toires faisant chacune un peu plus de deux tours sur le
cylindre, et dont on a pu mesurer ainsi 40 ordonnées
au moins , après développement , sur un plan, de la
feuille de papier enroulée sur le cylindre. La première
colonne verticale renferme les numéros d’ordre des
unités de temps successives. Les colonnes suivantes
indiquent, pour chacune de ces unités, les chemins
en millimètres , parcourus par le curseur. On conçoit
que, ces chemins ayant été déterminés au moyen
d’un nombre fixe d’ordonnées équidistantes , les-
quelles, pour chaque trajectoire, sont placées arbi-
trairement par rapport à l’origine du mouvement, les
nombres de la première ligne horizontale ne désignent
pas les espaces parcourus depuis cette origine; ce
premier espace, qui n’est autre que la première
ordonnée , étant omis dans le tableau.
16 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
TABLEAU des chemins , en millimètres, parcourus par le
curseur dans chaque trente=cinquième de seconde.
4 — 42 95 93 A1 44 16 15 99 7 241
Dur 0188 048% 84 220 31 13201602 SRE
3 — [53] [50] [54] 33 44 46 [48] [A8] 36 [49]
h — 53 46 50 [51] [53] [A7] 41 43 [48] 45
5 — Hh 43 42 Uk 45 LA 37 37 7 38
6 — 38 3h 32 45 35 37 32 3h 40 33
D i11820 180: 181: 186 | 3114(30) (C7) MST NÉE
8 — (28) (28) (30) 32 (29) 31 30 (31) (29) (30)
9 — 30 31 34 (30) 33 33 32 36 30 34
10 — 3h 33 39 32 38 36 36 42 3h 38.
411 — 40 38 43 36 4h LA [39] 45 43 [Ai]
42 — [49] [44] 145] 39 [46] [42] 39 [46] 42 43
43 — Uk 2 45 [42] 43 42 38 42 [Wu] 39
44 — 42 1hn0 Li A1 h0 39 . 35 36. “H0MS5
45 — 1 39 37 35 38 36 36 33 36 3h
A6 Que OA 187 1187! 891 3710690 SURESNES
47 — 0 36 36 (29) (34) 31 33 34 929 (30)
18 — 37 33 37 30 35 (30) (31) 33 (28) 32
49 — 35 (30) 35 32 37 31 33 33/09 030
20 — (33) 31 3h 33 3h 31 33 33 31 33
2 — 3h 32 (33) 3h 35 31 32 (31) 32 32
où jeu as 90, 53) 504155) Ven eee
23 "1" 61 M 486 «31 34 ‘33 32: 35 9609!
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE;
EEE ————
Suite du tableau des ehemins, en millimètres, pareourus
par le curseur dans chaque trente-cinquième de seconde.
BED !@]11D
24 33 35 36 31
95 35 35 36 32
26 36 34 36 34
97 36 34 40 34
28 36 34 39 35
29 371133 37 38
30 37 [38] 39 39
31 h2 38 [41] [40]
32 h1 37 38 37
33 (A3) 33 33 36
34 37 32 31 32
35 33 32 (29) 30
36 34 99 30 29
37 926 (27) 29 (26)
38 25 927 30 96
39 (23) 28 31 98
10 25 929 31 99
MA 26 31 — 30
A2 MODS 099
43 = uord] 30
hs CNET
45 Ebiss) 51h09
QE
(29)
[39]
[38]
[38]
17
[41]
18 RECHERCHES EXPÉPRIMENTALES
Il s’en faut bien , sans doute , que les dix trajectoires,
dont ce tableau renferme les accroissements d’ordon-
nées par trente-cinquième de seconde, présentent des
résultats concordants. Il est difficile de reproduire,
dans des conditions identiques, les mouvements dûs
aux contractions musculaires, surtout quand il s’agit
d’un petit nombre de pas effectués. Malgré les pré-
cautions que l’on a pu prendre, la longueur du pas
n’est point constante, non plus que sa durée; et cette
constance n’eût élé obtenue d’ailleurs qu'aux dépens
de l'allure naturelle. En outre , des variations acciden-
telles peuvent déplacer les maxima ou les minima de
la vitesse, de manière à fournir , sur la longueur et sur
la durée du pas, des indications notablement erronées.
Quoi qu’il en soit, si on laisse de côté , pour le mo-
ment, les dix premières lignes horizontales ; sion prend
pour expression de la vitesse, le chemin parcouru dans
un trente-cinquième de seconde, et si on considère seu-
lement les inégalités principales de la vitesse ; on peut,
à l'inspection de ce tableau, faire pour chacune des
trajectoires les remarques suivantes : Il existe deux
maxima et deux minima de la vitesse. — Ces maxima ,
compris entre crochets [ ],et ces minima, renfermés
entre parenthèses ( ), se présentent à peu près aux
mêmes époques et ont à peu près les mêmes valeurs.
— L'intervalle de temps écoulé entre les deux maxima
ou entre ies deux minima , varie autour de la valeur
moyenne 18/35 de seconde. — Le chemin parcouru
par le curseur entre les deux maxima ou entre les
deux minima, diffère de O0 m. 67 c., tantôt en plus,
tantôt en moins, mais plus souvent en moins — Il
À
B
C
D
E
F
G
H
I
J
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 49
s'écoule moins de temps entre un maximum et le mi-
nimum qui le suit, qu'entre ce minimum et le maxi-
mum qui vient après. — Le chemin parcouru par le
curseur est moindre aussi dans le premier cas que dans
le second.
Le tableau suivant met plus nettement en évidence
quelques-uns de ces résultats.
CHEMINS PARCOURUS, TEMPS ÉCOULÉS,
en millimètres , en trente-cinquièmes de seconde,
Entre les deux Entre les deux Entre les deux Entre lés deux
maxima, minima. maxima, minima.
792 654 21 19
665 598 19 18
708 504 19 14
612 665 18 20
593 649 16 18
608 586 18 18
664 615 19 18
630 528 18 16
576 672 17 20
669 622 19 18
Ilest encore une remarque que l’on ne peut manquer
de faire à l’inspection du premier tableau, c’est que , à
une seule exception près, le second maximum est,
aussi bien que le second minimum , inférieur au pre-
mier. C’est là une circonstance que nous avions re-
marquée déjà dans d’autres expériences analogues, et
20 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
à laquelle nous n’avons pu nous soustraire. Men-
tionnons ici un autre fait : Pour régler la durée du
pas, comme pour mesurer la vitesse de rotation du
cylindre , nous nous sommes servi d’un pendule exé-
cutant cent oscillations par mipute ; ce qui, pour un
pas de 0 m. 67 c. effectué pendant une oscillation, de-
vait donner une vitesse moyenne de 32 millimètres
par 35°”, de seconde. Or, comme on peut s'en con-
vaincre, en consultant le tableau que nous donnons
plus loin, la vitesse moyenne du pas, dans chacune
des expériences, a toujours dépassé 32 millimètres.
Ainst, d’une part , la vitesse moyenne s’est trouvée
constamment supérieure à celle que devait imposer
le pendule régulateur ; de l’autre, cette vitesse
tendait à décroître dans le cours d’une même expé-
rience.
On peut, du reste, avec une approximation suffi-
sante , ramener les résultats que fournit l'expérience,
à ceux que fournirait un pas soutenu, en considérant,
pour chaque trajectoire , le pas compris entre les deux
maxima, calculant la vitesse moyenne sur le chemin
parcouru entre les deux maxima, prenant pour vi-
tesse maximum la moyenne des deux maxima, et pour
vitesse minimum le minimum intermédiaire. Ou bien,
si l’on veut considérer le pas compris entre les deux
minima, on calculera la vitesse moyenne sur le che-
min parcouru entre les deux minima, on prendra
pour vitesse minimum la moyenne des deux mi-
nima, et pour vitesse maximum le maximum inter-
médiaire,
Le tableau suivant renferme les résultats numériques
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 21
auxquels on est conduit dans chacun de ces deux
cas. |
PAS COMPRIS PAS COMPRIS
ENTRE LES DEUX MAXIMA. ENTRE LES DEUX MINIMA.
Vitesse Viîtesse Vitesse Vitesse Viîtesse Vitesse
minimum. moyenne, maximum. | minimum. moyenne. maximum.
#53 38 46 28 34 43
B| 30 35 41 281/2 33 38
dl" 33 DT 003 31 36 hi
D| 29 34 41 DTA . : 38 n0
E| 34 CMP 311/2 36 40
F| 30 3h 40 1/2 | 28 33 39
G| 31 35 40 29 34 LA
H| 341 35 42 261/2 33 38
De 55 34 41 271/2 34 38
3| 30 4 H21/2 | 2842 35 ui
On voit que , pour chaque pas, la vitesse minimum
et la vitesse maximum s’écartent à peu près égale-
ment de la vitesse moyenne, celle-ci, toutefois, étant
généralement un peu moindre que leur moyenne
arithmétique.
Si l’on veut comparer à la vitesse moyenne la dif-
férence des vitesses extrêmes , on substituera au
pas obtenu dans chacune des dix expériences,
un pas fictif moyen dont les éléments seront les sui-
vents :
22 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
RE
PAS MOYEN PAS MOYEN
compris entre les compris entre les
deux maxima, deux minima,
Vitesse maximum par trente-
cinquième de seconde... . 0,0420 0®,0399
Vitesse minimum par trente-
cinquième de seconde.. . 0",0309 0®",0286
Vitesse moyenne par trente-
cinquième de seconde. . . 0®,0354 0",0341
Excès du maximum sur le
RUMMNNEET LUE 0,017 0®,0113
Rapport de l’excès à la vi-
tesse moyenne. . . 2". . & 0, 54 0, 33
Vitesse moyenne par se-
e% ol atée ‘se
Nous n’avons jusqu’à présent considéré le mouve-
ment du curseur qu’au-delà des dix premiers 35°, de
seconde. Si nous consultons maintenant le tableau de
la page 16, pour savoir ce qui se passe dans ces
premiers instants, nous reconnaîtrons, pour chacune
des dix expériencesz l’existence d’un maximum suivi
d’un minimum. Il est aisé de se rendre compte de l’un
et de l’autre. En effet, pour que l’on puisse, comme
nous l’avons fait jusqu’à présent, considérer le fil qui
conduit le curseur comme inextensible , il faut qu’il
n’y survienne point de changements brusques de vi-
tesse, Or, cette condition n’est pas remplie au départ
dun curseur, puisqu'il passe brusquement alors d’une
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 23
vitesse nulle à la vitesse du pas. Aussi, le mouvement
du curseur commence*t-il, en réalité, un peu après
l'instant où la corde commence à se tendre. Dans l’in-
tervalle , elle s’allonge jusqu’à ce que sa tension de-
vienne capable de vaincre les résistances initiales. A
partir de cet instant, le curseur s'élève ; les résistances
diminuent brusquement ; l’excès de tension du fil ac-
célère le mouvement , et la vitesse acquiert un certain
maximum supérieur à la vitesse du pas et au-delà du-
quel le fil ne tarde pas àse distendre. Le curseur alors
s'élève par sa seule vitesse acquise ; le mouvement se
retarde ; la vitesse devient moindre que celle du pas ;
le fil se tend de nouveau, et le mouvement s'accélère,
après avoir passé par un certain minimum de vitesse.
Si, au moment de la tension du fil, la vitesse du cur-
seur diffère peu de celle du pas, le mouvement con-
tinue comme si le fil devenait inextensible. C'est ce
qui arrive pour chacune des expériences déjà citées ,
comme l'indique le tabieau de la page 16,où nous
avons , au moyen d’un trait horizontal , isolé les pre-
miers espaces parcourus.
NOTE
SUR
LE TRAVAIL DYNAMIQUE
DES GONTRACTIONS MUSCULAIRES ;
Par M. Ch. GIRAULT,
Membre titulaire,
+ 4 SD Om
Lorsque l’on veut évaluer en kilogrammètres le tra-
vail dynamique des moteurs animés employés dans
l’industrie , on se borne généralement à considérer
le cas où le moteur exerce sur le corps qu’il déplace
une action constante ; et l’on prend alors, pour mesure
du travail, le produit de la force par le chemin pro-
jeté sur la direction de la force. Mais, il importe de ne
pas confondre ce travail avec celui des contractions
musculaires développées par l’homme ou par l'animal
employés à produire l'effet mécanique. Le premier
travail , en effet, est généralement inférieur au second,
et il peut même être nul dans certains cas, comme
lorsqu'il s’agit du transport horizontal d’un fardeau, le-
quel exige pourtant un développement de travail mus-
culaire souvent considérable.
Pour chercher quelle liaison existe entre ces deux
travaux, considérons le corps humain, accomplissant
un acte mécanique quelconque, comme un système
de points matériels soumis à des forces tant extérieures
NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE. 25
qu'intérieures, et appliquons-lui l'équation du tra-
vail, en vertu de laquelle l'accroissement de force vive,
au bout d’un certain temps, est égal au travail des forces
qui agissent sur le système pendant le même temps.
Parmi ces forces, les unes, extérieures, sont le poids du
corps, les réactions des appuis et les réactions des
masses mises en mouvement ; les autres, intérieures,
consistent dans les actions moléculaires telles que celles
qui régissent les corps inanimés, et dans les actions
musculaires que la volonté détermine.
Si, ce qui est lecas le plus ordinaire , le mouvement
se compose d’une succession de périodes identiques ,
ramenant le centre de gravité du corps à même hau-
teur , l'équation du travail, appliquée à l’une de ces pé-
riodes, se simplifie, parce que l’accroissement de force
vive est nul, ainsi que le travail du poids, et qu’on peut
admettre qu’il en est sensiblement de même du travail
moléculaire. On voit alors que le travail musculaire ,
après un nombre quelconque de périodes, est égal,
au signe près, au travail des réactions extérieures pro-
venant tant des appuis que des masses mises en mou-
vement ; ce que l’on peut écrire sous la forme
LA 2 1 3
où T,, est le travail musculaire, — T, le travail
des réaction des appuis, — T, le travail des réac-
tions des masses mises en mouvement.
On voit ainsi pourquoi Tr, est généralement moindre
que Th.
Dans le cas de la roue à chevilles, T, est nul, et l’on
a T,=T,. On conçoit donc qu’à égalité de travail
26 NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE
musculaire développé , la roue à chevilles fournisse le
maximum du travail utilisable, travail facile à calculer
d’ailleurs , puisqu’en supposant la rotation uniforme ,
etle centre de gravité du corps de l’homme immobile,
On a T,—IIDAf, où ILest le poids du corps, D la dis-
tance du centre de la roue à la verticale du centre de
gravité , A la vitesse angulaire de rotation , t la durée
du travail. On sait que , dans les conditions ordinaires,
l'expérience donne, pour expression du travail jour-
nalier développé , 250 à 260 mille kilogrammètres.
Dans le cas de la marche sur un terrain horizontal ,
l’homme n’ayant à transporter d’autre fardeau que son
corps, T, est nul, et l’on a T,—T,; ce qui ramène
la détermination de T,, à celle de T. Mais, T, étant
inconnu aussi bien que T,, nous essaierons d’éva-
luer d’une autre manière le travail musculaire déve-
loppé pendant la marche , en appliquant l'équation du
travail à chacune des phases dans lesquelles, comme
nous l’avons établi précédemment, le pas peut être
décomposé,
Pour simplifier , nous estimerons la force vive comme
si toute la masse du corps était concentrée en son
centre de gravité, et nous ferons abstraction du travail
des actions moléculaires. Appelant alors —T, le tra-
vail des réactions du sol pendant la première phase
—T, le travail de ces réactions pendant la seconde
phase, T,, le travail musculaire pendant un pas, I le
poids du corps, H la quantité très-minime dont s'élève
son centre de gravité dans la première phase, vel
v”’ la plus petite vitesse et la plus grande; réduisant
l'action musculaire à celle qu’exerce, dans la seconde
DES CONTRACTIONS MUSCULAIRES. 27
partie de la seconde phase, la jambe qui sert de pivot,
l’autre jambe oscillant en vertu de son propre poids;
on aura, pour la première phase,
Il
FORMS .
et, pour la seconde,
I LE] ?
20 2—V2)=NA—T, Te
Cette dernière , à elle seule, montre que l’on a
T SE (ve) nm
711 2g 9
et fournit ainsi une limite inférieure de T,.
Si l’on veut faire l'hypothèse T,=T,, on déduit des
deux relations qui précèdent ,
LE] 1
2—V 2
TV, = —— —H|
2g
Désignant par v la vitesse moyenne, nous admet-
trons , comme assez conformes à l'expérience, les
formules
LV
2
V3 V’—V'=0,3V,
qui donnent
el, par suite,
T2 0,3 y)
g }
28 TRAVAIL DYNAMIQUE DES CONTRAC. MUSCUL,
Nous remarquerons , ensuite, que 4 est une assez
2
\
petite fraction de bras et nous simplifierons en con-
séquence la formule précédente, en posant
V?
T0, 011 re
9
Y faisant 165 kilog.; v—1",2; g—9",8; on obtient
Tu=5,73 kilogrammètres;
d’où T—286500 kilogrammètres ,
pour le travail musculaire développé en 50,000 pas,
considérés comme constituant le travail d’une journée,
et répondant à une route de 33500 mètres parcourus
en 7 heures 45 minutes.
Ce résultat, que nous ne présentons d’ailleurs que
sous toutes réserves , ne diffère pas beaucoup de celui
auquel on arrive en considérant l’action d’un ma-
nœuvre qui fait mouvoir une roue à chevilles.
RECHERCHE ANALYTIQUEN
SUR
LA VALEUR COMPARÉE
DE PLUSIEURS DES PRINCIPALES VARIÉTÉS DE BETTERAVES
ET
SUR LA DISTRIBUTION DES MATIÈRES AZOTÉES DANS LES
DIVERSES PARTIES DE CETTE PLANTE;
Par M. Isidore PIERRE,
Membre titulaire.
— cm) à (e) —
De toutes les plantes cultivées dans nos régions tem-
pérées , la betterave est assurément celle qui, depuis
un demi-siècle, et surtout dans ces derniers temps, a
le plus vivement attiré l’attention publique, à raison
de l’importance des produits qu’en ont su tirer la
science et l’industrie.
Cependant la culture de la betterave, comme ma-
tière première pour l'extraction du sucre et pour la
fabrication de alcool, est encore extrêmement cir-
conscrite relativement à l'importance de ces deux in-
dustries ; tandis que, depuis une vingtaine d’années, la
culture de la betterave, comme plante destinée à l’ali-
mentation des animaux, gagne chaque jour du terrain.
C’est qu’en effet, comme l’a fait observer M. de
Gasparin (1),la betterave fournit, par ses feuilles ,
depuis le milieu d'août jusqu’à la fin d'octobre et même
(4) Cours d'agriculture , t, IV, p. 87.
30 VALEUR COMPARÉE
au-delà, un précieux et abondant contingent de four-
rage vert pour la race bovine, précisément à l’époque
où, dans les pays secs, les regains des prairies artifi-
cielles commencent à faire défaut. La betterave elle-
même , un peu plus tard, vient clore le cercle des
combinaisons de nourriture verte qui recommence
avec la pousse des herbes. L’on peut dire, en un mot,
que le précieux concours de la betterave permet de ne
pas interrompre un seul jour , dans la ferme, la nour-
riture au vert, au grand avantage des produits et de
la santé des animaux.
Si la valeur de la betterave, comme aliment du
bétail, n’est contestée par personne , la même una-
nimité ne se retrouve plus, chez les agronomes,
pour ce qui concerne les feuilles de cette racine.
Mathieu de Dombasle en avait condamné l'emploi
sans lavoir expérimenté (1). Schwertz (2) leur attri-
buait une vertu purgative, qui ne laissait pas d’action à
l'estomac sur les principes réellement nutritifs. Des
expériences de M. Dumas, de Nîmes, le conduisirent à
reconnaître que les feuilles de betteraves ne convien-
nent pas aux porcs, tandis que les génisses s’en acco-
modent avec succès (3). .
M. de Gasparin est également arrivé, de son côté, à
des résultats satisfaisants , tandis que M. Boussingault
a complètement renoncé à l’emploi, comme fourrage,
des feuilles de betterave, et qu’il préfère les laisser
(4) Annales de Roville, t. V, p. 498.
(2) Fourrages, p. 24.
(3) De Gasparin, Cours d'agriculture, t, V, p. 94.
DE PLUSIEURS YARIÉTÉS DE BETTERAVES, 91
comme engrais pourrir sur le sol qni les a produites.
Ce qu’il y a de certain, c’est que, depuis vingt ans,
la culture fourragère de la betterave a constamment
gagné du terrain, et que l'emploi de ses feuilles pour
la nourriture des vaches laitières est à peu près gé-
néral. Cet emploi, d’ailleurs, n’est pas de date récente,
puisqu’autrefois on y attachait une si grande impor-
tance qu'il fut un temps où l’on cultivait la betterave
presqu'uniquement pour en avoir la feuille (1).
Pour que l’usage de la feuille de betterave, comme
fourrage, se soit maintenu etgénéralisé, malgré Ja con-
damnationu portée contre lui par des agronomes aussi
éminents que Mathieu de Dombasle et M. Boussin-
gault, il faut bien que la pratique en ait fait reconnaître
les avantages réels. C’est que la majorité des cultiva-
teurs , loin de trouver que la feuille de betterave di-
minue la qualité du beuïre, comme on l'avait annoncé,
probablement sous l'influence de circonstances étran-
gères accidentelles, s'accordent, au contraire, pour
reconnaître que, lorsqu'on fait entrer ces feuilles pour
une certaine proportion dans la nourriture des vaches
laitières , il y a plutôt amélioration dans la qualité et
dans la quantité des produits.
Piusieurs chimistes se sont occupés avant moi de
l'analyse des betteraves, et ont indiqué la teneur en
azote de la feuille et de la racine. Dans les Annales de
Chimie et de Physique (2), M. Boussingault a publié les
résultats d’une analyse de betteraves champêtres ( di-
(4) Mémoires de la Société d'agriculture de Paris ; 1789, p. 126.
(2) 1er, /p. 308, 3°. série.
32 VALEUR COMPARÉE
sette ) mais sans donner le poids moyen des racines.
L'échantillon soumis à l’analyse provenait d’une récolte
plus que médiocre , puisqu’elle ne dépassait guère une
demi-récolte moyenne. Cette dernière circonstance
peut avoir exercé, sur lesrésultats de l'analyse, une in-
fluence dont il serait difficile de préciser l'importance;
d’ailleurs, l’habile chimiste ne s’est nullement préoc-
cupé des différences qui pouvaient exister entre la
composition des diverses parties de la betterave, parce
que cette recherche n’avait aucun rapport bien direct
avec le but qu’il se proposait, l’étude des assolements.
Dans son beau mémoire sur les assolements, publié
peu de temps après (1), le même savant donne aussi
les résultats d’une analyse de feuilles de betteraves ;
mais il ajoute que cette analyse a été effectuée sur des
feuilles séparées de leurs racines seulement deux jours
après l’arrachage ; et s’il était indifférent, pour des
recherches dans lesquelles on n’avait besoin de tenir
compte que de la matière sèche, de se servir de feuilles
plus ou moins fanées ,il ne saurait en être tout-à-
fait de même lorsqu'il s’agit de leur emploi comme
fourrage vert.et de leur plus ou moins grande richesse
en principes nutritifs.
M. Boussingault avait trouvé, pour la disette :
Feuilles. Racines.
Matière sèche. . « . . .. 41, 44 p. ‘41. 4220000
AE st or dR: 5 AD, 00 87, 8
Azote p. °}, de mat. sèche 4, 5 h, 65
Agate à l'état fraise 2.405 0, 20
(4) Annales de Chimie et de Physique, t, IE, 8°, série.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETIERAVES. . 33
MM. Payen et Richard, dans leur Traité d’'agricul-
ture (1), ont également rapporté les résultats de l’ana-
lyse de la betterave blanche de Silésie et de la bette-
rave rouge à sucre ; l’on y trouve les nombres suivants :
B. blanche de Silésie, B. rouge à sucre.
Matière sèche. . . . . . . 46; Oup:2/418186 O2), …
A in. du 0 84, 0 82, 0
Azote p. °/, de mat. sèche 1, 56 2, 50
Azote p. °/, de mat. fraîche 0, 25 0,45
Enfin , parmi les études chimiques dont la betterave
a été l’objet, nous pourrions encore citer le travail
intéressant dans lequel M. Péligot a montré que, pen-
dant tout le temps qui précède la maturité , le déve-
loppement des principes constituants divers de la
betterave est simultané, de sorte que, sous le même
poids, la même racine contient, pendant tout ce temps,
les mêmes proportions relatives d’eau , de sucre , de
ligneux , etc. ; tandis que la proportion d’eau diminue
au moment de la maturité.
Le travail auquel je me suis livré n’avait nullement
pour objet de contrôler les résultats obtenus par mes
savants prédécesseurs ; leurs recherches avaient été
faites dans un tout autre but que celui que je me pro-
posais.
Les fabricants de sucre et d’alcooi ont, jusqu’à
présent , donné la préférence aux variétés de bette-
raves dont la racine est presque complètement en-
terrée, tandis que les agriculteurs qui ne cultivent la
betterave que pour la nourriture de leurs bestiaux ,
(1) T, II, p. 29.
34 VALEUR COMPARÉE
préfèrent les variétés volumineuses qui s'élèvent en
partie au-dessus de terre, principalement à cause de
leur plus facile arrachage et de la meilleure qualité
des feuilles qui sont moins exposées à être détério-
rées par leur contact avec le sol.
Cette préférence m'a conduit à chercher s’il existe
une différence appréciable, dans une même racine,
entre la partie enterrée et celle qui s’élève au-dessus
du sol, et si cette différence se manifeste dans toutes
les variétés généralement cultivées ; si l’effeuillaison
exerce , sous ce rapport, une influence sensible , et
dans quel sens; enfin, si la valeur nutritive probable
dépend du volume ou du poids des betteraves, lors-
qu’il s’agit, bien entendu , de racines appartenant à
une même variété, ayant végété, autant que possible,
dans des conditions identiques.
Mes études ont porté sur les cinq variétés suivantes :
1°. Betterave de Silésie, blanche à collet vert;
2° Betterave jaune longue;
VA — globe jaune ;
lo —- — rouge;
5 — — blanc ou plate d'Allemagne.
Toutes ces betteraves ont été récoltées dans le même
champ, dans des conditions identiques de soins et de
cultures antérieures; les unes n’avaient jamais été ef-
feuillées avant l’époque de leur arrachage, les autres
l'avaient été une ou plusieurs fois, plus ou moins com-
plètement, M. Manoury, mon collègue à la Société
d'agriculture de Caen, l’un des caltivateurs les plus
consciencieux et les plus éclairés de notre plaine, a
bien voulu mettre à ma disposition, avec un zèle et un
A
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. HE
dévouement dont je ne saurais trop le remercier , tous
les échantillons dont j’ai eu besoin pour ce travail.
J'ai constamment suivi, pour le dosage de l'azote, le
procédé de M. Péligot, tel que l’a modifié M. Boussin-
gault. Ce procédé, d’ailleurs si commode, avait encore
ici l’avantage de ne donner que ce que je cherchais,
c'est-à-dire l’azote quin’était pas engagé en combinaison
à l’état d’acide azotique ; c'était un point important,
puisqu'on sait que la betterave contient souvent des
proportions d’azotates assez importantes qui sont
plutôt nuisibles qu’utiles, lorsqu'on emploie cette plante
pour l’alimentation des animaux. Toutes les analyses
ont été répétées deux fois, sur des quantités différentes
de matière , préalablement réduite en poudre au moyen
d’une petite égrugette à sarrsain de Potigny. Cette
opération n’est pas toujours facile , surtout lorsqu'on
opère sur les variétés riches en sucre et sur la partie
enterrée.
1e, SÉRIE D'EXPÉRIENCES.
$ 1. FEUILLES.
Ces feuilles provenaient de la variété dite betterave
champêtre ou disette. On en avait fait une première
cueillette, le 5 septembre 1855; une seconde le 7 no-
vembre. A chacune de ces deux époques on cueillit sur
les mêmes pieds, en assez grand nombre :
1°. Les feuilles les plus basses, tombantes, presque
36 VALEUR COMPARÉE
fanées, deux ou trois feuilles entières par pied de
betterave ;
2°, Des feuilles de la région moyenne intermédiaire
entre les basses feuilles et les feuilles culminantes,
trois feuilles par pied ;
3°. Des feuilles de la région supérieure, quatre
feuilles sur chaque pied.
Après avoir bien mélangé chacune de ces trois sortes
de feuilles, on en a prélevé un kilogramme destiné aux
expériences. Ces feuilles ont été desséchées à l’étuve,
puis moulues , et l’on a soumis à une dessiccation com-
plémentaire les parties de poudre destinées aux ana-
lyses.
FEUILLES DU 5 SEPTEMBRE.
1°. Feuilles basses.
Eau. 4. 0. 0
Matière sèche NAME RENE 4,76
Azote p. °/, de matière sèche :
Ar AOSARES US HSOICRE 4, 93
2°, dosages: 2. UE 4, 96
Moyenne. . . . 4:95
Azote p. ‘|, de feuilles fraîches. . . . . 0,15
2°, Feuilles de la région moyenne.
ER Le à PAM aTie 90,3 p.°
Matiére stcielt0) : HOT EMET TE 9,7
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES,. 37
Azote p. °/, de matière sèche :
der, dosage. .: 4 «1 4,1 98 #, 91
PONdosage à JU. Sum 3, AD
Moyenne, . . . 3, 41
Azote p. °/, de feuilles fraîches. . . . . 0, 33
3°. Feuilles de la région supérieure.
= CU 60 ANR,
Matière sèche. . . . DT Lt
Azote p. ‘|, de matière eue Ë
RS dOSApe, 0 ne 07 à 3, 68
PE HOSAge 1 0. , 3, 67
Moyenne. . . . 3, 67
Azote p. °}, de feuilles fraîches. . . . . 0,40
FEUILLES DU 7 NOVEMBRE.
1°. Feuilles inférieures.
Eau. . . ST AS el € 90,p. °L
Matière te te à TE 10
Azote p. °/, de matière Fi.
D ODSAUe 2, 84
LAMUTÉE CONSSRRNRRNEPRRE 2, 84
Moyenne. ,. . . 2,84
Azote p. °/, de matière fraîche. . . . . 0,28
2°. Feuilles de la région moyenne.
OU A FN ADR ONNT SON EITICSS SBES
D reiSèches 0, D M ONE UN QUE
38 VALEUR COMPARÉE
Azote p. °}, de matière sèche :
Aer, dosage. . : .. COR OS
2°, dosage. . . «CSN
Moyenne-:u0r et: me
Azote p. °}, de feuilles fraîches. . . . ,. 0,43
3°. Feuilles de la région supérieure.
Eau. 06e. 0e 00e 6 CONS
Matière. ‘5 SON
Azote p. °/, de matière sèche :
4er, dosage. 00. ER L, 97
25.008406. Ci UN ONE 5, 01
Moyenne. . . . h, 99
Azote p. ‘|, de feuilles fraîches. 00 225 .10.00%198
Il semble résulter de l’ensemble de ces analyses plu-
sieurs conséquences assez importantes :
La première, à laquelle on ne devait guère s’at-
tendre, c’est que, dans la betterave, du moins dans
la variété disette , les feuilles de la région supérieure ,
les plus jeunes, les plus tendres, ne sont pas les plus
aqueuses ; ce sont , au contraire, les feuilles les plus
anciennes , les plus voisines de leur complète matu-
rité , celles de la région inférieure qui, à poids égal,
renferment la plus grande proportion d’eau. Un exa-
men plus attentif de ces feuilles permettrait cependant
de pressentir ou du moins d’expliquer ce singulier ré-
sultat : dans les feuilles dont le développement est
avancé , la nervure médiane et le pétiole, c’est-à-dire
la partie la plus aqueuse de la feuille, forment une
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 39
fraction beaucoup plus considérable du poids total
que dans les jeunes feuilles de la betterave.
La seconde conséquence à tirer de ces analyses,
c’est qu’au moment de l’arrachage, la valeur alimen-
taire des feuilles de betteraves est au moins égale,
si ce n’est supérieure , poids pour poids, à ce qu’elle
était deux mois auparavant. :
Enfin la troisième conséquence, facile à prévoir
d’après les belles recherches de M. Payen sur la végé-
tation, c’est que les feuilles de betteraves sont d’autant
plus riches en matières azotées, d’autant meilleures
comme fourrage, qu’elles sont plus jeunes et moins
complètement développées.
Nous pouvons ajouter encore que c’est surtout au
moment de l’arrachage, alors qu’on dépouille la racine
de toutes ses feuilles, que celles-ci doivent constituer
le fourrage le plus avantageux, puisque , dans l’effeuil-
laison partielle ordinaire, on n’enlève que les feuilles
les plus aqueuses et les moins riches en principes azo-
tés, tandis que les plus avantageuses restent sur la
plante.
Pendant le temps qui s'écoule entre la consomma-
tion et l’effeuillaison, surtout lorsque cette dernière
a lieu de bonne heure, la feuille de betterave perd
assez vite une forte proportion d’eau, dont la moyenne
est le plus ordinairement comprise entre 40 et 15
p. ‘> Soit 12,5 ; cette circonstance enrichit d’autant
la feuille, en augmentant la quantité de matière
sèche qu’elle contient sous le même poids, dans ce
nouvel état. C’est cette circonstance qu’il est bon de
ne pas perdre de vue , lorsqu'on veut utiliser, dans la
pratique , les données fournies par la science.
A0 VALEUR COMPARÉE
2, SÉRIE D'EXPÉRIENCES.
RACINES.
Toutes les variétés soumises à l’analyse ont été cou-
pées en trois parties distinctes :
4°. La partie enterrée ;
2°. La partie comprise entre la surface du sol et le
collet ;
3° Le bourgeon, dépouillé de ses feuilles, coupé à
la hauteur du collet.
Ce partage a eu lieu presqu'immédiatement après
l’arrachage, et chaque partie a été pesée à part.
Après quelques jours d’exposition dans un lieu sec
et bien aéré, chacune de ces parties était coupée en
rondelles de 4 à 5 millimètres d’épaisseur et soumise
à un commencement de dessiccation à une douce tem-
pérature, puis chaque rondelle était subdivisée en petits
cubes, et la dessiccation se complétait à une tempé-
rature d’environ 100°. Cette division avait pour but,
en favorisant la dessiccation, de maintenir, dans les dif-
férentes parties d’un même lot, la plus grande homo-
généité possible. Enfin, la matière était moulue (1) et
bien mélangée, puis on soumettait à une dessiccation
(4) Dans la betterave blanche de Silésie, et dans la plate d’Alle-
magne, la mouture de la partie enterrée ne se fait pas sans diffi-
culté ; il faut surtout éviter de moudre la matière pendant qu’elle est
chaude, parce qu’elle empâte le moulin,
L
L
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETIERAVES. k1
complémentaire , à 410°, les parties de matières des-
tinées à l’analyse.
Le nombre de betteraves employées dans chaque
essai a varié de 2 à 5 ou 6, suivant leur grosseur. Ce-
pendant, le plus souvent, on opérait sur deux bette-
raves, choisies de manière à représenter en volume la
moyenne de celles qu’on voulait étudier.
BETTERAVES BLANCHES DE SILÉSIE.
{Sous-variété à collet vert.)
N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1538 grammes.
Bourgeons. . . . . . 12, 84 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. 22,14
Partie enterrée... . . 65 , 02
Halal... …. 100,00
4°. Bourgeons.
RL. 30:71 p°)
MPNCFE SÈERE. - . . ... « . ,13..3
Azote p. °}, de matière sèche :
MA AOSApe.. LULU : EE.
2 0OSABE Le SU he su » 2,0
Moyenne. "15". 2, 46
Azote p. °|, de matière fraîche. . . . . 0,33
h2 VALEUR COMPARÉE
*
2°, Partie hors de terre.
Te ee CS
Manicre sècne. .
Azote p. ‘°/, de matière sèche :
LS COS, TENTE 1,61
"2e, dosage. MEANS Se" 4,62
Moyenne 4, 62
A zote p. °{, de matière fraîche. . . . . 0,21
3°. Partie enterrée.
FAR niamssbhe Le em 26e Dh. 00 + CORRE
Matière sèche, . . 1:06. . deiatsh
Azote p. °/, de matière sèche :
AE dOSAGE ET Le 1,64
Je dosage 77 PR CL SU 1, 60
Moyenne, . . . 1,62
Azote p. °}, de matière fraîche. . . . . 0,21
Calculant , au moyen de ces données, la teneur de
la betterave entière, soit à l’état vert, soit à l’état sec,
on trouve :
A l’état frais. A l'état sec.
Bourgeons. . . . 12,84 x 0,33—0,042 13,54 x 2,46—0,333
Partie hors de terre. 922,14 x0,21—0,046 21,98 x 1,62=0,356
Partie enterrée. . . 65,02 x0,21—0,137 64,48 x 1,62=—1,045
Azole p. %, de betteraves entières. . 0,225 1,734
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. h3
MÊME SOUS-VARIÉTÉ.
Efeuillées deux fois, dont une au moment de l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1739 grammes.
Bourgeons. . . . .. 9, 33 p. ‘|, du poids total.
Partie hors de terre. 46, 22
Partie enterrée. ..,. 4h, 45
+otal.. : , .°”100700
1°. Bourgeons.
LE. he CDS *, 8622.40
MAG SÉCRE. 050 Gal Go UD . 13,8
Azote p. °}, de matière sèche :
HRDUDSRREr . . - » « 2,64
UDSADE. + Lee me eve 2,66
Movennes:02.1N,.1n, 2, 69
Aoep. de matière fraîche, . . . . 0,37
2, Partie hors de terre.
Le pa bol sb +008 dede
Matière sèche. 20%
Azote p. °}, de matière sèche :
Adosape". 1 fiotahs : 4, 61
2". dosage nome à, 457
Moyenne. + : . 1:59
Aro pot], de matière fraîche, ; 2% ,7%0, 15
Ll VALEUR COMPARÉE
3°. Partie enterrée.
(06 NP
Matière sèche, . . . . < SR
Azote p. °/, de matière sèche :
1er JOSALÉ ER 0 1,66
2°. dosage, 26. 0: 1,64
Moyenne. . . . 4, 67
Azote p. °}, de matière fraîche. . . . . 0,18
Calculant , au moyen des données qui précèdent,
la teneur de la betterave entière , on trouve :
A l’état frais. A l'état sec.
Bourgeons. . . . 9,33x0,37—0,035 12,21 x 2,65—0,324
Partie hors de terre. 46,22 x0,15—0,069 41,98 x 1,59—0,667
Partie enterrée. . . 44,45 x0,18=—0,080 45,81 x 1,65—0,756
zote p. ‘, de betteraves entières.. 0,184 1,747
MÊME SOUS-VARIÉTÉ.
Effeuillées trois ou quatre fois très-énergiquement.
Poids moyen d’une betterave , 2941 grammes.
Bourgeons. . . . . . 15, 53 p. °} du poids total.
Partie hors de terre. 43, 51
Partie enterrée... . . 40, 96
Total... 2400-01
1°. Bourgeons.
PAUL. … à e te + NO ONE CONS
Maätlère:sèche.. . . suture 40lfit SAT
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. L5
Azote p. ‘|, de matière sèche :
AT. dosage tro THEN. 2,14
H0nsage. . « + . 0. De
Moyenne. . . . 2, 16
Azote p. °/, de matière normale. . DA 2
2°. Partie hors de terre.
Eau. e . 0 . Q , ° 90 , 6 P. ce
Matière che ALT E RER as 9,4
Azote p. °}, de matière sec:
D UDSARR AE 49 MOVE, 44772
2 UOOSADONTS eee, 1,72
Moyenne. . . . : OS ©
Azote p. °}, de matière normale.. . . . 0,16
3°. Partie enterrée.
à 5: OR OA mp
Matière sèche. . . . St à 9,9
Azote p. °}, de matière sad:
A dosage: PALIER SATA | 1495
OS e UE it, don 1,55
Moyenne. . . . 17,95
Azote p. °/, de matière fraîche. . . . . 0,15
Calcul de la teneur en azote de la betterave entière,
au moyen des données précédentes :
A l’état frais. A l'état sec.
Bourgeons. . . . 15,53 x0,22—0,034 16,928 x 2,18—0,355
Partie hors de terre. 43,51 x 0,16—0,070 42,02 x 1,72—0,723
Partie enterrée. . . 40,96 x0,15—0,061 41,70 x 1,55—0,646
Azote p. %, de betteraves entières. . 0,165 1,724
6 VALEUR COMPARÉE
MÊME SOUS-VARIÉTÉ.
Betteraves efleuillées au moins quatre fois très-fortement.
Bourgeons. . . . « . . 9,6 p.°} du poids total.
Partie hors terre.. . . 38,0
Partie enterrée. . . . Dali
Fofal: us 100, 00
Poids moyen d’une betterave, 1572 grammes.
1°. Bourgeons.
Eau): ,. . "CANON ON
Matière sèche. 27" SONO
Azote p. °/, de matière sèche :
1: JOSÉ... En AU UT 2,038
ADOBE 21e Mae se 2,90
Moyenne. . . . 2, 58
Azote p. ‘|, de matière normale... . . . 0, 30
2°. Partie hors de terre.
aus 0. .._ . CU RNCS OS
Matière sèche, . CL 0e IN
Azote p. °}, de matière sèche :
A. dOSARE. 7 NS COURS 2, 28
21 DOSARBES SU NT ae 7 ne 2, 20
Moyenne. . . . 2320
Azote p. °, de matière normale, . . . . O0, 23
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES, 47
3°. Partie enterrée.
AR D À, L6665,109)) MO DIS SEDAISGIQNES Vp. ‘Je
Mauére sèche. . ,. . . . . 11,6
Azote p. °/, de matière sèche :
HdOSape.. . . ,. . à 4, 76
Dernosage. . /.. _. <.. 00 4, 86
Moyenne. . . . 1,81
Azote p. °}, de matière normale... . . . 0,21
Calcul de la teneur pour la betterave entière :
M. normale. M. sèche.
Bourgeons. . . . 9,6x0,30—0,029 9,7 x 2,58—0,25
Partie hors de terre. 38,0 x0,23—0,087 35,7 x 2,26—0,81
Partie enterrée... . 53,4x0,21—0,112 54,6 x 1,81=—0,99
Azote p.%, de betteraves entières (1). 0.228 2,05
MÊME SOUS-VARIÉTÉ,
Betteraves entières, trés-petites, n’ayant jamais été
effeuillées.
Poids moyen d’une betterave , 92 gr. 5.
Mbére Sèche. à ..: . . : . 149,3 p.°h
AR OR. . -. 80,7
Azote p. °/, de matière sèche :
drdosage. + Arhts aeltour : 4, 40
A 00SA8E . / 2: dasts 4,36
Moyenne. . . . 41, 38
Azote p. °/, de matière normale.. . . : 0, 27
(4) La partie supérieure de ces betteraves était un peu creuse.
VALEUR COMPARÉE
BETTERAVES JAUNES-LONGUES.
N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1538 gr.
Bourgeons. . . . . . 6, 70 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. 25, 04
Partie enterrée... . . 68, 26
TOL: 100, 00
1°. Bourgeons.
MAD. ct 86,6 Pp.°
Malièresèche, +: , 2 CT
Azote p. °], de matière sèche :
Aer dosiges"" 11 000200 3, 21
JP, ADSAPE. SNS 28 7 de 3, 33
Moyenne. . . . 5 Pr
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,44
2°. Partie hors de terre.
Eau. 20 + 5 0 0 0 COOP
Matière sèche, . 00 NOM NOTONS
Azote p. °/, de matière sèche :
der, d0Sap:.+ 0 + CU 4, 80
de COSABE. > HRAALAEEt ES 4,79
Moyennes 745106 14079
Azote p. °/, de matière normale. . . . 0, 24
Fe
A
”
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. h9
3°. Partie enterrée.
Eau. Re 1 LP
Maenesèche. . . . . . . . 13,14
Azote p. °/, de matière sèche :
A dosage) sb rot oies 4,95
AAUDSADE. + «4 * +. + 4,95
Moyenne. «1.0. 4,95
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,26
Calcul de la teneur de la betterave entière :
A l'état normal. Matière sèche.
Bourgeons. . . . 6,70xX0,44—0,029 6,70 x 3,27—0,219
Partie hors de terre. 25,04 x0,24—0,060 25,04 x 1,79—0,448
Partie enterrée. . . 68,26 x 0,26—0 177 68,26 x 1,95=1,331
Betteraves entières. . . 0,266 1,998
MÊME VARIÉTÉ,
Effeuillées deux fois avant l'arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1127 grammes.
Bogigeons. . . . . .. 8,7 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. . 29,5
Partie enterrée. . . . 61,8
POtalitamsos 400 , »
1°. Bourgeons.
ue 995 9 D lo
Maére sèche, £ 0 . . .eouuiue n L'l
l4
50 VALEUR COMPARÉE
Azote p. °/, de matière sèche :
1°", dosage. .
2°, dosage.
Moyenne.
Azote p. °}, de matière normale.
2:. Partie hors de terre.
Eau.
Matière sèche. AIT
Azote p. °}, de matière sèche :
Aidosage;:titcd re
2°. dosage.
Moyenne.
Azote p. °}, de matière normale. .
3 . Partie enterrée.
Eau. .
Matière sèche. FALL
Azote p. °}, de matière sèche :
1 /U0saper.
2°, dosage. .
Moyenne.
Azote p. °/, de matière normale. .
0, 26
Calcul de la teneur en azote de la betterave entière : :
Matière normale.
Bourgeons. 8,7 X0,44—0,038
Partie hors de terre.
Partie enterrée. .
61,8 x 0,26—0,161
Betteraves entières. 0,275
Matière sèche.
9,1 x3,01—0,274
29,5 x0,26—0,076 30,4 x 1,81=0,550
60,5 x 1,87—1,131
1,955
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES, 51
MÊME VARIÉTÉ.
Betteraves entières, très-petites, n'ayant jamais éte
effeuillées.
Poids moyen d’une betterave, 725,4.
Re … … . *0c0b M8 4 DL
Mare sèChe. … . . . .. .ouceoh18 6
Azote p. °}, de matière sèche :
D H0SA6C.. . He. 2, 91
:- HA ICE SENS es 25 99
MOVERNE . 2, 38
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,44
MÊME VARIÉTÉ.
Betteraves effeuillées très-fortement au moins quatre fois.
Poids moyen d’une betterave, 17745",5.
POnHÉeons. . « ... . AdnoSqp °}
Partie hors de terre. 24,7
Partie enterrée.. . . 64,0
mal, Coste 100
1°. Bourgeons.
Li. à RE éd À
Matiëre Sèche. 0, jou ovr 13
Azote p. °}, de matière sèche :
D dose. Le à ce 25 22
Ddosanes Ne bein 2, 20
Moyenne. . . . D
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,29
52 VALEUR COMPARÉE
2°. Partie hors de terre.
an, . ee a ON
Matière sèche. . . . CN
Azote p. °}, de matière sèche :
4%, dosage; ss More 0e 4,42
Zldosages .:-.n «4 à 0 4,48
Moyenne 1,45
Azote p. °/, de matière normale. . . . 0, 19
3°. Partie enterrée.
Eau. . 0 © COR. . CORRE
Matière sèche. . 23% eur. . 12:
Azote p. °/, de matière sèche :
1°, dosage, se 102
2°. dosage t . syctosiot 24e 4, 50
Moyenne, . . . 45 54
Azote p. °/, de matière normale, . . . 0,19
Calcul de la teneur de la betterave entière :
Betterave normale. Matière sèche.
Bourgeons. . ... 11,3 x0,29—0,083 11,6%2,21=0,955
Partie hors de terre. 24,7 x0,19—0,047 95,5 x 1,45—0,370
Partie enterrée. . . 64,0 x0,19—0,122 629 x 1,51=—0,950
Azote p. %, de betteraves entières. . 0,202 1,676
BETTERAVES GLOBE -JAUNE.
N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave , 2012 grammes.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. sa
Bourgeons. . . . .. 6, 36 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. 36, 71
Partie enterrée.. . . 56, 91
Æotal. ... . 41005200
1°. Bourgeons.
RE On.0e, DOI En] Ox LT 0 BOT 2
Mhbretsèche, : &)0,,. Dci ee ,:, 41,4,9
Azote p. °/, de matière sèche :
HE UOSAHE. . Ur ee 7 oo 2, 20
PU AOSAER. Le <<. pet
Moyenne. . . . 2,26
Azote p. °/, de matière normale. . . . 0,27
2°. Partie hors de terre.
0... TE 08... ss. 08119180 sue
MANIERE | . . . . … . 9,6
Azote p. °/, de matière sèche :
DORE. 2 5: + | Le 1, 84
LOTS RÉ e 4,82
Moyenne 1,707 1,189
Azote p. ‘|, de matière normale.. . . . 0,18
3°. Partie enterrée.
,. ,: ; #7
Matière sèche. .ols@éatt- lue us 9,8
5l VALEUR GOMPARÉE
Azote p. °/, de matière sèche :
4%. dosage, 4! 06, Ori 44 39
2e, dosage. £E 400, 2.78 4; 95
Moyenfié! .… …...: 1, 70
Azote p. °}, de matière à l’état normal. . 0,17
Calcul de la teneur de la betterave entière :
Bourgeons. . . . 6,36x0,27—0,017 7,68 x 2,26—0,174
Partie hors de terre. 36,73 x0,18—0,066 35,76 x1,83 0,654
Partie enterrée. . . 56,91xX0,17=—0,097 56,56 x 1,77—1,001
Azote p. ‘, de betteraves entières.. 0,18 1,829
MÊME VARIÉTÉ.
Fortement effeuillée plusieurs fois.
Poids moyen d’une betterave, 12935°,5.
Bourgeons. . . . . . 10, 36 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. 33, 17
Partie enterrée.. . . 56, 47
Tolal. 2521 141008:"00
4°. Bourgeons.
Eau: + . + gente CORRE
Matière sèche. RRPE 13,8
Azote p. °/, de matière sèche :
der, COS a 2, 64
2°.4084p6; 0. CCE 2, 66
Moyenne. -. 2,465
Azote p. ‘|, de matière normale. . . . . 0,37
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVYES. 55
2°. Partie hors de terre.
Eau. se. HIRINE. DICUEE 88, 3 P. Ce
Det sEChe. . . . . . H9880b M7
Azote p. °/, de matière sèche :
DA UOSADE..., ee, + à 2720
2°, dosage. .
Moyenne. . . . 22
Azote p. °}, de matière normale... :. . . 0, 26
3°. Partie enterrée.
Eu. 87,5 p. ‘
Matière sèche. . , . A RU A ae AS
Azote p. °/, de matière bee
1 dosages. ee : : 1, 86
DÉUIRS COMSESNESE 1, 89
Moyenne. - 4 81
Azote p. °/, de matière normale. , 610, 25
Calcul de la teneur de la betterave entière :
A l’état normal. Matière seche.
Bourgeons. . . . 10,36x0,37—0,038 12,04 x 2,65—0,319
Partie hors de terre, 33,17 x0,27—0,086 928,48 x 2,21=0,629
Partie enterrée. . . 56,47 x0,23—0,130 59,48 x 1,87—0,112
Azote p. %, de betteraves entières. . 0,254 2,06
MÊME VARIÉTÉ.
Betteraves entières, très-petites, n'ayant jamais été
effeuillees.
Poids moyen d’une betterave , 31 grammes
56
VALEUR COMPARÉE
ET,
Matiérersèche. . . + . 4.
Azote p. °/, de matière sèche :
Nr, dosage, … + UE 1, 83
2°, dosage. :.019964 MSN 2,09
Moyenne. . . . 4, 96
Azote p, °/, de matière normale... . . . 0,47
BETTERAVES GLOBE-ROUGE.
Souvent et fortement effeuillées.
Poids moyen d’une betterave, 1023 grammes.
BourgEOns. 1 7. 11, 95 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. 33,55
Partie enterrée... . 54, 50
Total . + . . 400, 00
4°. Bourgeons.
Eau... . ." 7 0: OR
Matière. sèche... ae. 4... EE
Azote p. °/, de matière sèche :
AS CSP EN di er : |
2. ADSARESL + OU Te Re 2, 39
Moyenne. . : - 2, 33
Azote p. -/, de matière normale. . . . 0, 32
20, Partie hors de terre.
Eau : … . SU, : COCO
Matière sèche. . . . . 2. 0104298
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 57
Azote p. °/, de matière sèche :
Ar dÜsage! $ « 78, 4.4 470 1, 89
2 00Sape." te PEUR 1,88
Moyenne. . . . 1, 89
Azote p. °/, de matière à l’état normal. . 0, 24
3°. Partie enterrée.
M. : 0 yo SR. OT rh
RS Che, Re TS Len . 14208
Azote p. °/, de matière sèche :
DDR à: + . 4,91
2e dosage: « CSS YOM, . 4,93
Moyenne. 45, 92
Azote p. °}, de matière à l’état normal. . 0,24
Calcul de la teneur de la betterave entière :
A l’état normal. Et desséchée.
Bourgeons. . . . 11,95x 0,32—0,038 13,4 x 2,33—0,312
Partie hors de terre. 33,55 x0,24—0,081 33,9 x 1,89—0,641
Partie enterrée... . 54,50 x0,24—0,131 52,7 x 1,92=1,012
Azote p.°%, de betteraves entières. . 0.25 1,965
BETTERAVES GLOBE-BLANC , OU PLATES D'ALLEMAGNE.
Fortement efleuillées plusieurs fois.
Poids moyen d’une betterave, 20555",5.
#4,
58 VALEUR COMPARÉE
Bourgeons. . . . . .. 8, 87 p.°}, du poids total.
Pantie hors terre.. . , 35, 81
Partie enterrée. . . . 55, 32
TE ein ee 100 , 00
Eau, . . à à CU C ORORNR
Matière sèche … . . . ONE
Azote p. °}, de matière sèche :
1 ODSARE... </ 1. 0 2, 7
De OSABer" 7 Jus en «00 3, 00
Mayenne. "128: 2, 96
Azote p. ‘|, de matière normale... . . . 0,35
2°. Partie hors de terre.
PAUSE DE ER
Matière SECRET
Azote p. °}, de matière sèche :
LE AOSA per, 2:14
2°, AGEN. NU 2,06
Moyenne. . . . 2, 08
Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0, 21
3°. Partie enterrée.
HA + « + + 4 à + à CS
Matière sèche... 2%/221:,0 su OO
! DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 59
Azote p. °/, de matière sèche :
à Re 5 COTE ME NEEe RORPE- A
HAOSAUE, à RE 1% 69
Moyenne: . .-. 4’, #1
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,18
Calcul de Ja teneur des betteraves entières :
A l'état normal. Complètement desséchés. L
Bourgeons. . . . 8,87x0,35—0,031 10,00X 2,96—0,296
Partie hors terre. . 35,81x0,21—0,075 33,94 x 2,08—0,706
Partie enterrée. . . 55,32x0,18—0,100 56,06 x 1,71—0,959
Azote p. ‘, de betteraves entières. 0,206 1,961
MÊME VARIÉTÉ,
Betteraves entières, trés-petites , n'ayant jamais ete
effeuillées.
Poids moyen d’une betterave, 545",8.
1.5 0 0. Le 828 7
Mahéreséche, 2e 06 7% à 1 1697
Azote p. ‘°}, de matière sèche. . . 1,73
Azote p. °/, de matière normale. . . 0, 52
Pour faciliter la discussion de ces divers résultats,
nous allons les réunir dans un tableau d'ensemble qui
résumera toutes les données précédentes,
VALEUR COMPARÉE
[=]
©
GT c‘Gy 66 106
9°T & LV 76 906
LA 4 S‘TG c0Y 868
G9°T Yo LT | 96 706
S'T c‘9T 607 168
c‘7 6‘GT 96 706
L'g G‘98 S£T 598
V8‘ LI LT cor 668
TG & 97 ǣT 698
LA G'9T e£T 698
g‘e 09°7G C£T L98
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VALEUR COMPARÉE
62
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AvE | SATOd
4LOZV ALOZV | AUAHLEVN
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 63
Gonsidérées à l’état normal, entières et effeuillées ,
au moment de l’arrachage, ces diverses variétés de
betteraves pourraient être classées dans l’ordre sui-
vant , d’après la proportion des matières azotées
qu’elles contiennent :
Betterave jaune longue,
— globe-jaune,
— globe-rouge,
— blanche de Silésie à collet vert,
— plate d'Allemagne (globe-blanc).
D’après M. de Gasparin (1), la betterave jaune
longue est la plus estimée des nourrisseurs, à poids
égal de matière, et la globe-jaune est supérieure ,
comme aliment pour le bétail, à la plupart des autres
variétés ; c’est-à-dire que la pratique a déjà classé
ces deux variétés, par rapport aux autres, comme
nous sommes conduit à les classer nous-même d’après
leur teneur en matière azotée.
Si, au lieu de considérer ces betteraves à l’état
normal, nous les comparons à l’état de complète des-
siccation, leur différence en principes organiques
azotés tend à s’effacer ; cependant la blanche de
Silésie devrait peut-être se placer, sous ce rapport,
au dernier rang de celles que nous avons examinées,
suivant toutefois les autres de très-près.
Dans toutes ces variétés, la partie supérieure au
collet, le bourgeon , s’est toujours montré plus riche
en azote que les autres parties de la betterave, et la
différence , à l’état normal, s'élève souvent du simple
(4) Journal d'agriculture pratique, t. IV, p. 290, 2°, série.
64 VALEUR COMPARÉE
au double ; à l’état sec, cette différence monte habi-
tuellement à environ 50 p. °/..
La partie comprise entre le collet et la surface du
sol est ordinairement un peu plus riche que la partie
enterrée ; mais la différence, à l’état normal du moins,
est le plus souvent assez faible pour qu’on n’ait pas
beaucoup à s'en préoccuper.
En comparant, aux betteraves qui ont acquis leur
développement normal, les très-petites que des circon-
stances diverses ont arrêtées ou contrariées dans leur
accroissement, On trouve qu’à l’état frais, ces der-
nières sont plus riches que les grosses en matières
azotées ; mais, qu’à l’état de complète dessiccation,
la différence est beaucoup moindre, quelquefois nulle
ou même en sens inverse. La conséquence à tirer de
là , si le fait se généralisait, c’est que les très-petites
sont beaucoup moins aqueuses que les grosses; au point
de vue pratique , cette dernière conséquence mérite-
Trait une attention sérieuse.
En comparant, dans toutes les variétés, dans tous
les échantillons d’une même variété, le poids des
betteraves et les proportions d’eau qu’elles renferment,
on arrive toujours à ce résultat, que les plus grosses
sont constamment les plus aqueuses, sans exception,
Mais cette comparaison, faite sur des betteraves qui,
à la rigueur, pouvaient ne pas avoir été soumises aux
mêmes influences, pouvait laisser quelques doutes,
que nous avons cherché à lever en profitant de ces
accidents assez fréquents, par suite desquels deux bette-
raves végètent dans le même trou, par conséquent
dans des conditions aussi semblables que possible
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 65
d'engrais, de sol, etc. Lorsque äeux betteraves se
trouvent dans de pareilles conditions, tantôt elles
acquièrent à peu près le même volume, tantôt l’une
acquiert un poids bien supérieur à celui de l’autre ;
c’est ce dernier cas qui nous intéressait plus particu-
lièrement. En conséquence nous avons choisi, dans les
betteraves blanches de Silésie à collet vert, au hasard,
quatre de ces couples de betteraves quin’avaient jamais
été effeuillées avant l’arrachage, Le poids moyen d’une
des grosses s'élevait à 2 kil. 54 gr.; celui des petites, à
420 gr. seulement. On a partagé chacun des deux lots en
trois parties, bourgeons, partie hors de terre et partie
enterrée ; puis on a examiné séparément chacune de
ces parties,
EXAMEN DES PLUS GROSSES.
Bourgeons.. . . ... 9,7 p.°}, du poids total.
Partie hors de terre. . 33, 3
Partie enterrée. . . . 57,0
Œotal "tr, 100 »
ou eue 200.00, PT ST ET
MN RFC seche. 2. à APS RT
Azote p. °/, de matière sèche :
D AAOSARESS MURS 2,0, à 2:33
2 NOOSABE UNE". rte) de 2, 35
Moyenne. . . . 2, 34
Azote p. °|, de matière normale,. . . . 0,30
66 VALEUR COMPARÉE
2. Partie hors de terre.
Rat «és Veux cd bn INR IN
Matière sèche. 1 1e ions
Azote p. °/, de matière sèche :
ar: dosare, HS ss CR 4, , 42
2e. dosage teen 1, 38
Moyenne, . . : 4,40
Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0,16
3°. Partie enterrée.
Fautrites Shi iuss at CS 81: 841prt),
Matière:sèchest2ete 0 SUR 49 18
Azote p. °}, de matière sèche :
LS: dosages se avt 1,16
2e. dosages an re bre ro 45, 42
MOFERE ne A'T1#
Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0,14
L'examen du lot composé des plus petites a fourni
les résultats suivants :
Bourgeons. . . . .. 10,2 p. °/, du poids total.
Partie hors de terre. 36,1
Partie enterrée.. . . 53,7
Potal}.: 86 100 »
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES.
1°. Bourgeons.
Eau. . Ju
Matière the. LENT: LL
Azote p. °}, de matière US
4, dosage. .
2°, dosage. .
Moyenne.
Azote p. °/, de matière normale. .
2°. Partie hors de terre.
Eau. U:
Matière sèche. . . . : Na EDS
Azote p. °}, de matière se
1. dosage. .
2e, dosage, .
Moyenne.
Azote p. ‘|, de matière normale. .
3°. Partie enterrée.
Eau.
Matière Ts :
Azote p. °/, de matière tu
Ac, dosage. .
2°, dosage.
Moyenne.
Azote p. °/, de matière normale.
67
2
68 VALEUR GOMPARÉE
Si nous calculons, au moyen des données qui pré-
cèdent, la richesse comparative des grosses betteraves
entières et des petites, nous trouvons, à l’état normal :
Grosses. Petites.
Pour la quote part des bourgeons. . 0,029 0,037
Pour celle de la partie hors de terre. 0,053 0,076
— enterrée,. . . 0, 080" 0: 096
Dans les betteraves entières. . . . . 0,162 0, 209
En faisant un calcul analogue, pour avoir la richesse
en azote de ces mêmes betteraves à l’état sec, on
trouve :
GROSSES, PETITES.
QUOTE PART QUOTE PART
de mat, sèche,| AZ |de mat, sèche.| AZ0e.
Bourgeons. . . . 10,3 0,241 10,9 0,231
Partie hors deterre.. 31,5 0,441 3%5 0,488
Partie enterrée. . . 58,2 0,663 21,6 0,604
Betteraves entières. 100 » 1,345 100 » 10925
ZNYVYT-v-v-RDOC—CECEE
La comparaison des proportions d’eau à l’état nor-
mal donne également, par kilogramme :
880 d’eau.
Pour les grosses betteraves.
120 de matière sèche.
842 d’eau.
Pour les petites. . |
158 de matière sèche.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 69
C'est-à-dire que nous arrivons encore à cette con-
séquence, que les grosses betteraves sont plus aqueuses
que les petites; qu’elles contienent aussi, à l’état nor-
mal ordinaire, une proportion d’azote sensiblement
moindre, tandis qu’à l’écat de complète dessiccation,
la différence est à peu près nulle.
Pour établir une discussion utile sur les avantages
comparatifs de ces diverses variétés de betteraves, il
est nécessaire de connaître , pour chacune d'elles, le
rendement en feuilles et en racines, dans des circon-
stances semblables. M. Manoury s’est livré, depuis sept
ans, à de nombreux essais ayant pour but de constater
la valeur comparée d’une quinzaine de variétés de ces
racines ; cet habile cultivateur s’est attaché avec soin à
placer toutes ces betteraves, chaque année , dans les
mêmes conditions de sol, de fumure et de cultures
antérieures. C'était le moyen le plus sûr d'arriver à
d’utiles résultats pratiques. Il a trouvé ainsi, pour les
rendements en feuilles et en racines, rapportés à 1
hectare , les nombres qui suivent :
Racines.
Betterave blanche de Silésie à collet vert. 85 000 kilog.
=) globe-jaune. os: + «1 «0 19,000
— disette (moyenne de plusieurs
MARiélés junior are te 92000
—-hnglobe-rouge.ssss).… 1,22. 477800
tn ojaune longue. ::.,, 41e « +, 145,800
— … plate d'Allemagne, . . . . . . 35 000
70 VALEUR COMPARÉE
L 4
Feuilles,
Résultat de deux ou trois effeuillaisons.
B. blanche de Silésie. 240 à 250 quint. soit 24 500 k.
— globe-jaune, . . . 190 à 200 19 500
— disette (moyenne
de plusieurs variétés) 160 à 200 18 000
— jaune longue. . . . 160 à 180 17 000
— globe-rouge. . . . 130 à 140 13 500
— plate d'Allemagne. 150 à 140 13 500
Ces rendements, pour ce qui concerne la variété Di-
sette, sont bien supérieurs à ceux qu'avait obtenus
à Béchelbronn M. Boussingault ; mais il est important
de remarquer qu'ici les fumures sont plus fortes que
celles de l’habile agronome. M. Boussingault a donné,
comme moyenne de la récolte de racines, 26 300
kilog. par hectare, tandis qu’on obtient ici plus de
50 000 kilog. , c’est-à-dire beaucoup plus que le
maximum obtenu à Béchelbronn (40 000 kilog. )
Nous ferons une observation semblable au sujet des
feuilles, et la différence est ici plus considérable,
puisqu’au lieu de 10 500 kilog. nous en obtenons plus
de 18 000.
Les résultats fournis par M. Boussingault sur la bette-
rave champêtre indiquaient le rapport de 2 à 5 entre
le poids des feuilles et celui des racines; les expé-
riences de M. Manoury n’atteignent même pas cette
limite, et le rapport du poids des feuilles à celui des
racines descend le plus souvent au-dessous de celui
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 71
de 2 à 6; tandis que, suivant M. Girardin, dans la va-
riété Disette, ce rapport est à peu près celui de 1 à 1.
Il est fort possible, il est même probable que ce
rapport diminue à mesure que les betteraves devien-
nent plus grosses; du moins, c’est ce qui semble ré-
sulter de la comparaison des rendements que nous
avons cités plus haut.
Ces rendements vont nous permettre de calculer
approximativement la proportion d’azote fournie par
une récolte de chacune de ces variétés, du moins dans
les conditions où nous les trouvions. En rapportant
les résultats à l’hectare , on trouve que cette propor-
tion d’azote s’élève, pour une récolte de :
Racines. Feuilles Total.
B. blanches de Silésie. . à 170k1.5, . .98kil. . , 268kil. 5
de ame. . . .… 162, 7...18.... 2H00N
MB... ., + + + 108 0. . . 125% te OU
— globe-rouge. . . . . 110-075. . 00. see DEAD
jaune longue. . . .. 123 ,7...54... 117,1
— plate d'Allemagne. . T9 à Des a Dee ee DA
En présence de ces résultats, l’on comprend parfaite-
ment comment les deux premières variétés, la blanche
de Silésie à collet vert et la globe-jaune , gagnent du
terrain comme plantes fourragères. C’est que leur ren-
dement, d’une part, et de l’autre la masse de fourrage
réel qu’elles représentent font plus que compenser
l'avantage que peuvent offrir quelques autres variétés,
telles que la jaune longue, sous le rapport de leur
plus grande valeur comme aliment , à poids égal.
Les chiffres qui précèdent, qu’il ne faut considérer
72 VALEUR COMPARÉE-
que comme des approximations locales, nous montrent
aussi que ce n’est pas avec des fumures de 20 à 30 000
kilog. de fumier ordinaire, par hectare, qu’il serait
permis de compter sur de pareils rendements, puisque
30 000 kilog. de bon fumier contiennent au plus 180
kil. d'azote, tandis que la récolte de betteraves blanches
de Silésie à collet vert en contient plus de 260 kilog,
On oublie bien souvent les exigences d’une abondante
récolte, et ce simple rapprochement sufira pour mon-
trer que l’on s’est plus d’une fois mépris sur les
véritables causes d’insuccès de certaines cultures.
Enfin, l’on comprend encore qu’une récolte de
feuilles qui représente, par hectare, l’équivalent de
3 à 4000 ou même 4500 kilog. de fourrage fané or-
dinaire à 20 p. °/. d’eau, mérite bien un peu de l’inté-
rêt que lui portent la plupart des cultivateurs.
Reste à discuter la partie délicate de la question,
celle des avantages et des inconvénients de l’effeuil-
laison avant la récolte des racines.
Beaucoup d’agronomes recommandent , avec M. de
Gasparin , de n’enlever que les feuilles inférieures qui
commencent à jaunir, et blâment les effeuillaisons trop
abondantes; cette opinion, qui paraît assez rationnelle,
est principalement basée sur des résultats obtenus
par Schwertz (1); ces résultats, les voici : en désignant
par 925 le produit des betteraves non effeuillées , celles
qui ne l'avaient été qu’une fois ont rapporté 859, et
celles qui l’avaient été deux fois n'ont rapporté que
589; en sorte que les trois récoltes étaient entr’elles
comme les nombres 100, 95 et 58.
(4) Agriculteur belge.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BEITERAVES. 73
Personne n’est plus disposé que moi à rendre hom-
mage aux travaux de l’illustre agronome allemand;
mais je suis porté à croire, d’après ce que j'ai vu chez
M. Manoury, que l’effeuillaison, plusieurs fois répétée,
ne diminue pas toujoursle rendement des racines de 2/5,
comme l'indique Schwertz ; car deux ou trois effeuillai-
sonsabondantes n’ont pas paru diminuer, d’une manière
sensible, le rendement des betteraves de Lébisey en
1855; et si, au moment de l’arrachage , après l’enlève-
ment de toutes les feuilles,on avait été obligé de choi-
sir, à première vue, entre celles qui n’avaient jamais été
effeuillées et celles qui lavaient été plusieurs fois,
on se serait souvent trompé, tant la différence parais-
sait insignifiante. Il se pourrait que les résultats ob-
tenus par Schwertz fussent dus en partie à une insuff-
sance de fertilité du sol, et qu’une fumure plus
abondante l’eût conduit à de tout autres conclusions.
Il résulte également des analyses que nous avons
citées précédemment que l’effeuillaison, plus ou moins
répétée, ne paraît pas changer d’une manière sen-
sible la proportion de matière azotée contenue dans
les racines. En serait-il de même dans un sol moins
fertile ? en serait-il même toujours ainsi sur le même
sol, ayant le même degré de fertilité, dans des
années différentes? C’est ce que l'expérience seule
peut décider ; c’est ce que je ne saurais affirmer.
Si nous observons maintenant ce qui se pratique
dans la plupart &es pays où l’effeuillaison de la bette-
rave est passée dans les habitudes, nous voyons pres-
que toujours la racine dépouillée non-seulement de
ses feuilles basses, mais encore de la plupart de ses
74 VALEUR COMPARÉL,
feuilles moyennes un peu grandes; il en résulte , outre
la quantité , un accroissement réel dans la qualité du
fourrage ; il en résulte encore une petite diminution de
main-d'œuvre pour l’effeuillaison, et moins de chances
de froissement des racines, parce qu’on les visite alors
moins souvent.
Enfin, la remarque faite par M. Manoury, au sujet du
peu d'influence de l’effeuillaison sur le rendement des
racines a été également faite ailleurs ; peut-être serait-
il intéressant d’examiner de nouveau la question
dans des circonstances variées , en vue de déter-
miner l'influence réelle de leffeuillaison sur les
récoltes de betteraves, et sur celles qui les suivront
sur le même sol; car l’effeuillaison , qu’elle soit unique
ou multiple, peut contribuer à l’appauvrissement du sol
dans une proportion qu’il est important de déterminer.
Enfin , il serait intéressant et utile d'étudier l'influence
du mode d’effeuillaison sur la production totale des
feuilles.
Je ne saurais terminer cette note sans adresser des
remerciments à M. Manoury, pour l’extrême complai-
sance avec laquelle il a mis à ma disposition tous les
échantillons de betteraves nécessaires pour mon tra-
vail; et à MM. Lucet, Blin et Puchot, pour leur con-
cours de chaque instant, qui m’a été bien précieux
dans des recherches dont la précision augmentait par
une plus rapide exécution.
D
MÉMOIRE
SUR
LE TRAITÉ DE GALIEN
intitulé :
QUE LES MŒURS DE L'AME SUIVENT LE TEMPÉRAMENT DU CORPS.
Par M. Emmanuel CHAUVEX,
Professeur de philosophie au Lycée impérial de Caen.
On a coutume de placer l’origine de la science des
rapports du physique ét du moral à une époque assez
voisine de là nôtre. Plusieurs ne la font pas remonter
au-delà de Cabanis et de Maine de Biran, dont les
livres s'opposent comme la thèse et l’antithèse. Ceux
qui ont la vue plus longue et le regard plus percçant ,
demeurent convaincus qu’elle a son vrai berceau dans
la Science de l’alliance de l’âme et du corps , signalée et
décrite par F. Bacon. Pour tous, elle est l’invention,
la conquête , l'honneur de l’esprit moderne. Mais je
demande la permission d’avoir un autre avis, et la
parole pour m’expliquer.
De deux choses l’une :
Ou bien l’on entend par la science des rapports du
physique et du moral une vraie science , une science
76 MÉMOIRE
régulièrement constituée, c’est-à-dire pourvue d’un
objet bien déterminé , armée d’une méthode solide,
riche déjà de résultats définitifs; et je dis que la science
des rapports du physique et du moral n’existe pas , ou,
si elle existe, c'est à l’état d’embryon, au sein de l’in-
telligence humaine, fécondée par de récents travaux :
elle n’a pas encore vu le jour.
Ou bien l’on entend par la science des rapports
du physique et du moral, des tentatives plutôt que
des résultats, des aperçus plutôt que des théories,
des partis pris au lieu de recherches désintéressées ,
plus de zèle que de méthode, beaucoup de systèmes
divers, contradictoires, et peu de vérités liées entre
elles ; et je dis que la science des rapports du physique
et du moral, déjà cultivée par les anciens , dont le
génie a tout embrassé, est aussi vieille que le monde.
JT
Il y aurait ou beaucoup d’injustice ou beaucoup
d’aveuglement à méconnaître l'importance des travaux
entrepris depuis les premières années de ce siècle sur
l’homme physique et l’homme moral, considérés dans
leurs rapports. A l'exemple de Cabanis et de Maine de
Biran , déjà cités, et sur leurs traces, beaucoup de
nos contemporains se sont courageusement mis à l’œu-
vre. Quelques-uns, tels que Broussais et M. Bérard,
de Montpellier, ont essayé d’embrasser et de résoudre
le problème dans toute sa complexité; d’autres, comme
M. Fiourens dans ses profondes recherches sur les
fonctions du système nerveux, comme M. Lélut dans
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. ÿhji
ses savantes et piquantes analyses des hallucinations ,
en limitant davantage l’objet de leurs études, ont peut-
être fait briller une lumière plus intense sur les ques-
tions particulières qu’ils ont voulu traiter. Mais qu'y
a-t-il dans ces ouvrages d’ailleurs admirables? De
grands traits, et point de tableau; des membres, et
point de corps; des éléments, et point d'ensemble ;
des théories , et point de science.
Ce qui fait l’unité d’une science, c’est un objet exac-
tement défini; ce qui fait sa certitude, c’est une mé-
thode appropriée à la nature des questions à résoudre;
ce qui fait sa valeur , c’est le nombre et l'importance
des résultats acquis. Or, la science des rapports du
physique et du moral, ou ce qu’on appelle ainsi,
a-t-elle un objet exactement défini ? non; une méthode
appropriée à la nature des questions à résoudre ? non;
des résultats acquis, en grand nombre, et d’une sé-
rieuse importance ? non.
Ii semble qu’il n’y ait rien de si précis que cette
formule : la science des rapports du physique et du
moral a pour objet: 1°. l'influence du physique sur
le moral ; 2°. l'influence du moral sur le physique.
Il n’y a rien de si vague. En effet, qu'est-ce que le phy-
sique ? Est-ce le corps, c’est-à-dire les organes consi-
dérés dans leur forme, leur structure, leur position,
leurs rapports, ou même dans leur composition chi-
mique? Est-ce la vie proprement dite, dont les actes
sont la respiration, la circulation du sang , la digestion
des aliments , la sécrétion des humeurs, etc. ? Est-ce
ces deux choses à la fois, et, dans ce cas, n’y a-t-il
pas quelque inconvénient à les confondre ? — Qu'’est-
78 MÉMOIRE
ce que le moral ? Est-ce seulement un point de vue du
physique , comme le prétend Cabanis? Est-ce la sen-
sation, comme le veut Condillac ? Est-ce le moi volon-
taire, comme l’affirme Maïne de Biran ? N'est-ce que
la série des phénomènes qui se réfléchissent dans la
conscience , et alors quels sont ces phénomènes ? Per-
sonne n’a encore dit le dernier mot sur ces questions ;
en sorte que la science des rapports du physique et du
moral a proprement pour objet la comparaison de
deux choses indéterminées. Nox atra !
Dans le vague où flotte cette science, il y a cepen-
dant une chose claire et certaine, c’est qu’elle em-
brasse à la fois deux termes de nature fort différente,
savoir , le physique et le moral, quels qu'ils soient.
Ce qui est également clair, également certain , c’est
que le physique et le moral doivent être étudiés avec
le même soin, et qu'ils ne peuvent l’être par les
mêmes procédés. La méthode, ici, pour être complète,
doit donc être double. Or, cette double méthode, je
pe la trouve nulle part, ni chez les philosophes, qui
ont le tort de ne jamais s’occuper de l’homme physi-
que, ni chez les médecins qui, trop peu familiers avec
l'observation intérieure, s’en rapportent, pour ce qui
concerne l’homme moral, soit à l’opinion vulgaire ,
soit au sensualisme en général, soit à la doctrine ré-
gnante. J’admire Cabanis entrant en matière par les
paroles que voici: « Nous ne sommes pas sans doute
« réduits encore à prouver que la sensibilité physique
« est la source de toutes les idées et de toutes les ha-
« bitudes qui constituent l’existence morale de
« l'homme : Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius ,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 79
« ont porté cette vérité jusqu’au dernier degré de la
« démonstration. Parmi les personnes instruites, et
« qui font quelque usage de la raison, il n’en est
“ maintenant aucune qui puisse élever le moindre
« doute à cet égard (1). » Si Gabanis pouvait renaître
parmi nous , il serait bien surpris de voir tant de per-
sonnes instruites, et faisant quelque usage de la raison,
élever des doutes à cet égard. Mais le système de
Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius, fût-il la vérité
même, Gabanis n’eût pas élé pour cela dispensé d’ob-
server directement, personnellement, le moral, par la
conscience et la réflexion. Pour comparer deux termes
quelconques, il faut nécessairement les connaître l’un
et l’autre, et pour les connaître, il faut nécessairement
les étudier l’un et l’autre. Tant que les médecins ne
joindront pas à l’étude du physique celle du moral, ou
les philosophes à l’étude du moral celle du physique , la
science des rapports du physique et du moral portera
un titre usurpé; elle demeurera en dehors de la
grande famille des sciences humaines.
Que peut-il résulter de l'application d’une méthode
insuffisante à un objet mal déterminé ? Des notions
imparfaites et en petit nombre. Telles sont celles dont
se compose encore aujourd’hui la science des rapports
du physique et du moral. L'action du physique sur le
moral a été souvent, curieusement, savamment dé-
crite; mais il s’en faut beaucoup qu'on ait analysé
avec le même zèle, avec la même exactitude, l’action
réciproque du moral sur le physique. Gette action est-
elle moins réelle ? On n’oserait le dire, et Cabanis lui-
(1) Rapp. du Phys. et du Mor. 2°, Mém.
80 MÉMOIRE
même ne le dit pas, bien qu'il n’y consacre qu’un
Mémoire sur douze. Est-elle moins considérable ?
Peut-être : on ne mesure bien une lacune qu’en la
remplissant. Est-elle moins intéressante en elle-même,
moins grave dans ses conséquences ? Je le nie. D’ail-
leurs , en négligeant, ou peu s’en faut, l’action du
moral, non-seulement on retranche une moitié de la
science, mais on présente l’autre sous un faux jour:
En montrant toujours le physique agissant en mille
manières sur le moral, et jamais le moral agissant sur
le physique , on donne à penser , et on se persuade à
soi-même que le moral n’est que l’effet du physique.
La science des rapports du physique et du moral, in-
complète, défectueuse parcequ’elle est incomplète,
se perd dans un matérialisme sans preuves. Voilà l’état
où elle languit depuis plus de deux mille ans.
DT.
Je dis : depuis plus de deux mille ans. En effet,
surce point, comme sur tous les autres, les anciens
ont frayé la route aux modernes. Que l’on veuille bien
parcourir la volumineuse collection des œuvres de Ga-
lien, et l’on reconnaîtra que ce célèbre médecin s’est
très-sérieusement préoccupé de décrire et d'apprécier
l’action exercée par le physique sur le moral. Outre
qu'il montre dans le livre Sur les tempéraments la
sensibilité , l'intelligence, l'âme tout entière variant
avec la constitution du corps , et dans le livre Sur le
jeu de paume, l'exercice qui assouplit ou fortifie les
muscles, assouplissant et fortifiant également la pen-
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 81
sée, — il a composé sous ce titre : Que les mœurs de
l'âme suivent le tempérament du corps, un traité où
il considère sous toutes ses faces, et résout la ques-
- tion de l'influence du corps sur l’âme avec la précision
d’un grand esprit et la sincérité d’un noble carac-
tère,
Mais Galien ne fait que suivre les traces de son
maître. Dans la collection hippocratique, je distingue
deux ouvrages intitulés : l’un , Du Régime; l'autre, Des
airs, des eaux et des lieux. Dans le premier , l’auteur
décrit incidemment , et pourtant avec une convenable
étendue, la question des tempéraments. Il constate,
1°. un tempérament parfait, résultant du juste équi-
libre de l'eau et du feu ; 2 deux séries de tempé-
raments diversement imparfaits, résultant de la pré-
dominance de plus en plus grande de l’eau sur le feu,
ou du feu sur l’eau. Il montre que la proportion va-
riable de ces deux éléments met autant de différences
dans la raison et la sensibilité que dans le tempéra-
ment, et les mêmes. — Dans le second, Hippocrate
décrit, avec un rare talent d'observation , avec une
netteté et une précision dont il a sans doute donné le
premier modèle, l’action multiple du sol, de l’eau,
de la température sur les habitudes morales, sur la
raison et en général sur l’âme. Il rend compte des
caractères qui distinguent les différents peuples par
la nature des pays qu’ils habitent, c’est-à-dire par le
climat. Mais il admet que l'influence d’un bon gou-
vernement peut combattre celle du climat, indiquant
d’une manière trop rapide, à côté de l’action du phy-
82 MÉMOIRE
sique sur le moral, lefficace réaction du moral sur
le physique (1).
Mêmes préoccupations , mêmes recherches, je pour-
rais presque dire mêmes résultats chez les philosophes
grecs. Galien lui-même a relevé les principaux pas-
sages du Timée et des Lois dans lesquels Platon con-
state l'influence du climat, du tempérament, du ré-
gime sur l’âme et ses facultés. Il a fait les mêmes
remarques sur Aristote qui, dans le 2”. livre des
Parties des animaux, expose que les puissances de âme
dépendent de la chaleur du sang; qui, dans le 1°, livre
de l'Histoire des animaux , établit une correspondance
exacte entre les mœurs de l’âme et la conformation
des organes, singulièrement des différentes parties du
visage (2).
Et qu’on ne croie pas qu’en cela Platon et Aristote
(4) Je ne nomme parmi les médecins grecs que Hippocrate et
Galien , mais entre ces deux grands hommes, plusieurs médecins
s'étaient certainement appliqués à cet ordre de recherches. On peut
même croire qu’il y a eu parmi eux un phrénologue ; c’est du moins
ce que semble indiquer cette phrase de Galien :
« Erasistrate démontre très-bien que, l’épencranis ( cervelet) est
d’une composition plus variée que l’encéphale (cerveau ); mais
quand il prétend que l’épencranis , et avec lui l’encéphale, est plus
complexe dans l’homme que chez les autres animaux, parce que
ces derniers n’ont pas une intelligence comme l’homme , il ne me
paraît plus raisonner juste, puisque les ânes mêmes ont un encé-
phale très-compliqué, tandis que leur caractère imbécile exigerait
un encéphale tout-à-fait simple et sans variété. Il vaut mieux croire
que l'intelligence résulte du bon tempérament du corps chargé de
penser , quel que soit ce corps, et non de la variété de sa composi-
tion ( De lus. des part, VII, x111, trad, Dar.) »
(2) Que les mœurs de l'âme... ch, VI, VIT et IX,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 83
prennent exemple d’Hippocrate. Non; ils continuent
la tradition philosophique léguée aux disciples de So-
crate par ses prédécesseurs. Tous les philosophes de
l’âge cosmologique , fort versés dans la médecine,
n'avaient garde d'étudier l’âme sans le corps ; com-
ment n’auraient-ils pas saisi, ou tenté de saisir , quel-
ques-uns de leurs innombrables rapports? Ce qui
prouve , d’ailleurs, la réalité de ces recherches médi-
co-psychologiques, c’est que, dans le naufrage des
doctrines de ce temps , il en reste cependant encore de
précieux débris.
Empédocle mettait la raison dans la dépendance
du sang , et ne l’en distinguait pas essentiellement.
« L'intelligence humaine trouve son aliment dans les
« flots bouillonnants du sang ; c’est là que réside
« proprement ia raison. Le sang qui environne le
« cœur : telle est la raison de l’homme (1). »
Parménide distinguait deux tempéraments, et
deux degrés correspondants dans les facultés intellec-
tuelles. « Tel est le mélange des éléments dans la
« constitution des organes, telle est l'intelligence de
« l’homme ; car, soit que l’on considère tous les
« hommes, ou un seul, c’est la nature des organes qui
« fait celle de la pensée. L'élément prédominant en
« détermine le caractère (2). » Phrase trop peu expli-
cite, quoique très-catégorique , et que Théophraste
commente ainsi : « Sans y mettre beaucoup de pré-
« cision, Parménide se borne à dire que la connais-
(1) De La Nat., v. 315 et suiv.
(2) De la Nat,, v. 145 et suiv.
S4 MÉMOIRE
« sance dépend de celui des deux éléments qui pré-
« domine. Selon que le froid ou le chaud l'emporte,
« la pensée se trouve modifiée. Si c’est le chaud, elle
« est meilleure et plus pure; néanmoins, elle sup-
« pose toujours une certaine proportion de l’unet de
« l’autre (1).»
Héraclite connaissait l'influence du climat. Il préten-
dait que les pays secs sont les plus favorables à notre
espèce, et tirait de là cette conclusion que la Grèce est
la vraie patrie de l’homme. Le reste de la terre n’est
qu’un lieu d’exil; les autres hommes ne sont que des
barbares (2).
Anaxagore insistait avec force sur le rôle de l’orga-
nisation. Selon lui, l'intelligence universelle est partout
présente , et partout semblable; mais elle ne se mani-
feste que dans les corps organisés, parce que là seule-
ment elle rencontre les instruments nécessaires à son
exercice. C’est donc la perfection de l’organisation
qui fait et mesure celle de l'intelligence dans les dif-
férentes catégories d'êtres ; et, par exemple, c’est
aux mains que l’homme doit sa sagesse (3).
Jene cite aucun Pythagoricien , faute de textes. Mais
les Pythagoriciens s'étaient trop occupés de médecine
pour n'avoir pas les yeux ouverts sur les rapports du
physique et du moral. Je prie, d’ailleurs , qu’on veuille
bien se souvenir qu’ils s’imposaient un régime par-
ticulier , non en vue du corps et de la santé, mais
(4) De la Sens. I. , 1.
(2) Phil, ap. Eus. , Præp. evang., VIT, 44.
(8) Arist., Des part, des anim. , IV, 40.
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 85
dans l'intérêt de l’esprit et de ses opérations. Ils con-
paissaient donc l'influence des aliments sur notre na-
ture intellectuelle et morale,
Et que prouve tout cela? — Que les premières re-
cherches sur les rapports du physique et du moral
sont contemporaines des premières observations mé-
dicales et philosophiques.
IV.
Sauf de rares fragments , il ne nous reste rien des
ouvrages des philosophes antérieurs à Socrate. Nous
avons ceux où Platon et Aristote, chacun à sa
manière et selon son génie, ont exposé l'action
réelle et diverse du climat , du régime , des organes
sur l’âme et ses manifestations; mais, quoiqu’elle y
soit traitée avec intérêt, cette question n’y est pour-
tant traitée qu’'incidemment. Au contraire, elle est
proprement l’objet du livre Des airs, des eaux et des
lieux , d'Hippocrate , et du livre Que les mœurs de l’âme
suivent le tempérament du corps, de Galien.
Le premier de ces deux ouvrages est le plus connu,
et, à plusieurs égards , le plus digne de l'être. On
s’émerveille, en le lisant, de trouver dans Hippocrate,
dans un contemporain des sophistes , un observateur
si patient , si attentif , si sagace , si scrupuleux , si dé-
pourvu d'idées systématiques , en un mot, un obser-
vateur parfait. Impossible de décrire avec plus d’exac-
titude toutes les différences dans la température, dans
les vents, dans les saisons , dans les eaux, dans la con-
figuration des pays; impossible de mieux mettre
86 MÉMOIRE
en regard les différences correspondantes dans la force
musculaire et l’activité, dans les facultés intellectuelles
et morales, dans les arts et les sciences , dans la vie
publique et privée. C’est un admirable traité sur lin-
fluence du climat, et si admirable que , à l’heure qu’il
est, en dépit de tous nos progrès, ceux qui écrivent
sur le même sujet, ne trouvent rien de mieux à faire
que de citer les pages que Hippocrate à marquées de
la lumineuse empreinte de son génie.
Mais ce n’est qu'un traité sur l'influence du climat ;
voilà son tort. L'ouvrage de Galien, Que les mœurs
de l’âme suivent le tempérament du corps , moins ori-
ginal , moins riche de faits, contestable dans plusieurs
de ses parties , est plus complet et plus philosophique.
Outre l'influence du climat, on y trouve également
notées celle du tempérament , celle de l’âge, celle
du régime. La description de toutes ces influences du
physique sur le moral aboutit à un système qui les
explique, ou qui est censé les expliquer. Les consé-
quences inévitables de ce système sont prévues, et en
partie admises, en partie rejetées. Or, tout cela est
un mérite. wr
Sans doute un médecin , un philosophe. a bien le
droit, dans une question générale , de se restreindre à
tel ou tel point de vue particulier ; mais il ya plus à
apprendre avec celui qui embrasse la question gé-
nérale tout entière. C’est encore une belle ee que
de décrire exactement, complètement tout un re
de faits ; mais il y a plus à penser avec celui q , les
ayant constatés, a de plus la noble ambition sue
rendre compte. J'aime les descriptions fidèles qui me
A
CT LA
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 87
mettent les choses sous les yeux ; mais j’aime les sys-
tèmes vrais, ou seulement vraisemblables , qui me les
font comprendre. J'aime à voir, mais j'aime à savoir ce
que vois. Être raisonnable, je veux qu’on parle à ma
raison.
C’est pourquoi je préfère le traité de Galien.
V.
Dans ce traité, Galien établit d’abord, conformé-
ment au titre, que les mœurs de l’âme suivent le tem-
pérament du corps : proposition importante à prou-
ver, puisque , si elle est vraie , on peut par un simple
changement de régime transformer le vice en vertu,
et d’un Thersite faire un Agamemnon ; proposition fa-
cile à prouver, puisque , pour constater un fait, il
suffit de vouloir le regarder, et, pour le bien cons-
tater , de vouloir le regarder long-temps et avec at-
tention , toutes choses qui sont toujours sous notre
main (1).
Considérez d’abord le tempérament chaud et le
tempérament froid, et vous verrez l’âme recevoir
de leurs différences des différences analogues. Elle
est autre avec le premier , autre avec le second. Tout
ce qui refroidit le corps , tel qu’une perte de sang,
tout ce qui l’échauffe, tel qu’une fièvre ardente, la
modifie plus ou moins considérablement. Trop de bile
jaune > la voilà dans le délire ; trop de bile noire, dans
(4) Ch. I.
(2) Ch. I.
88 MÊMOIRE
la mélancolie. Un vin généreux la fait tout-à-coup pas-
ser de l'abattement du désespoir à J’exaltation du
triomphe. Si lefroid devient excessif , si le chaud de-
vient excessif , elle périt également (1).
L'influence du tempérament sec et du tempéra-
ment humide n’est ni moins réelle ni moins grande.
Platon lui-même constate que l’humidité ôte à l'âme
la mémoire des choses qu’elle connaissait avant d’être
liée aux organes. Au contraire , la sécheresse rend l’in-
telligence plus parfaite (2). C’est un fait; et c’est aussi
l'opinion d’Héraclite, qui a dit: « Ame sèche, âme
très-sage. » Voilà pourquoi les astres, qui sont par-
faitement secs , sont parfaitement inteiligents. — Mais
la vieillesse est un âge sec, et cependant les vieillards
ont le délire ? — Oui, mais la vieillesse est aussi un
âge froid , et le froid a une action fâcheuse sur toutes
les opérations de l’âme (3).
Tout ce qui modifie letempérament modifie l'âme.
Or, le tempérament change avec l’âge, avec le sexe,
avec l’état de santé ou de maladie; il change surtout
avec le régime, avec le climat,
Les effets du vin, pris avec mesure ou avec excès,
sont trop connus pour qu’il soit utile de les décrire.
Il n’est besoin d’attester ni Zénon, qui se trouvait si
heureusement disposé après un usage modéré de cette
bienfaisante liqueur ; ni le fameux Centaure, qui, en
son aveugle ivresse, se livra à mille fureurs dans la
(4) Ch. I.
(2) Ch. IV.
(3) Ch, V,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 89.
demeure de Pirithoüs (4). Tous les aliments ont leur
action particulière sur le moral, et une action con-
stante, lorsqu'ils sont pris avec constance. Et quoi
d'étonnant ? Introduits d’abord dans l'estomac , ils y
subissent une première élaboration. De là , ils se ren-
dent, par le canal des veines , au foie, où ils forment
les humeurs. Ces humeurs nourrissent les différentes
parties du corps, et avec elles les principaux viscères ,
le foie, le cœur , le cerveau. En même temps qu’ils sont
nourris, ces viscères deviennent plus chauds ou plus
froids, plus secs ou plus humides; et l’on sait que ces
différences se répètent immédiatement, invariablement
dans l'intelligence et dans l’âme tout entière (2).
L'action du climat est plus lente, mais plus persé-
vérante, et, à la longue, plus active. Personne n’ignore
combien les hommes qui vivent sous les Ourses, dif-
fèrent , physiquement et moralement, de ceux qui
vivent daps le voisinage de la zône torride. Les habi-
{anis des contrées moyennes , à égale distance des uns
et des autres, trouvant dans la mesure de toutes choses
les conditions les plus favorables au développement de
l’âme et du corps, unissent dans un heureux accord à
toutes les qualités de l’organisation toutes les perfec-
tions de l’esprit (3). Souvent ces contrastes se mon-
trent dans un faible espace , et n’en sont que plus sail-
lants. L’air épais de la Béotie ne nourrit que des esprits
lourds ; le brillant soleil de l’Attique échauffe, en-
flamme le génie (4).
(1) Ch. Il.
(2) Ch. X.
(3) Ch. IX.
(&) Ch, XI
90 TRAITÉ
Tous ces faits , ajoute Galien, je les ai vérifiés moi-
même, non pas une fois, mais cent, mais mille; et ils
avaient été observés, constatés, décrits par Platon
et Aristote, deux illustres philosophes, et par Hippo-
crate , le premier des philosophes, comme il est le
premier des médecins (1).
Ainsi Platon avait reconnu que l’âme est dans la plus
étroite dépendance du corps. Le passage suivant en
fait foi :
« Quand le flegme acide ou salé, ou quand les hu-
« meurs amères ou bilieuses, quelles qu’elles soient,
« errant dans le corps, ne peuventtrouver une voie pour
« s'échapper, et que, roulant à l’intérieur , elles imprè-
« gnent fortement de leur humidité, en se mêlant les
« unes avec les autres, la diathèse de l’âme, elles pro-
« duisent des maladies de l’âme de toute espèce, plus
« ou moins fortes, plus ou moins nombreuses. En se
« portant vers les trois siéges de l’âme, suivant qu’elles
« se fixent vers l’un ou vers l’autre, elles causent une
« grande variété de morosité et d’abattement, souvent
« de l’audace et de la lâcheté, et aussi la perte de la
« mémoire accompagnée d’accablement. »
Ainsi Aristote savait fort bien, par exemple, que les
modifications de l’âme varient avec la température
du sang. Il faut citer au hasard, tant il serait embar-
rassant de choisir :
« Le sang épais et chaud donne la force, le sang
« ténu et froid rend les sensations plus déliées ; la
« même différence existe pour les fluides qui corres-
(4) Ch. Let VII.
=
=
=
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 91
pondent au sang. Voilà pourquoi les abeilles et
d’autres animaux semblables sont naturellement
plus sensés que d’autres qui ont du sang ; et parmi
les animaux qui ont du sang, ceux qui l’ont froid et
ténu sont plus intelligents que ceux qui sont dans
une disposition contraire. Les meilleurs sont ceux qui
ont le sang à la fois chaud, ténu et pur... »
« La nature du sang est considérée avec raison
comme la cause de beaucoup de particularités chez
les animaux, soit dans leur caractère, soit dans l’ac-
tion de leurs sens; car il est la matière de tout le
corps; or la nourriture est matière, et le sang est la
nourriture intime; il produit donc de grandes dif-
férences , s’il est chaud, ou froid, ou ténu, ou
épais, ou pur, ou trouble (1). »
Ainsi Hippocrate avait noté l'influence des airs, des
eaux et des lieux sur le corps, sur l’âme et les facultés
de l'âme. Extrayons seulement quelques phrases :
« Partout où le sol est gras, mou et humide , où les
eaux sont assez peu profondes pour être chaudes en
été et froides en hiver, et où les saisons s’accom-
plissent régulièrement , les hommes sont ordinaire-
ment charnus, ont les articulations peu pronon-
cées , sont chargés d'humidité , inhabiles au travail,
ont une âme vicieuse , en sorte que on les voit plon-
gés dans l’indolence , et se laissant aller au sommeil.
Dans l'exercice des arts, ils ont l’esprit épais et sans
pénétration. »
« Dans un pays sec, sans abri, âpre , tour à tour
(4) Ch. VIT, Trad, Darembero.
92 MÉMOIRE
« exposé à la neige pendant l'hiver , et en été à l’ar-
a deur du soleil, vous trouverez les habitants secs,
« maigres, ayant les articulations très-prononcées ,
« robustes et velus; vous constaterez que l’activité
« dans le travail, que la vigilance sont inhérentes à
« de telles natures, qu’elles sont indomptables dans
« leurs mœurs et leurs appétits, fermes dans leurs ré-
« solutions, plutôt sauvages que civilisées; d’ailleurs
« plus sagaces dans l'exercice des arts et plus propres
« aux combats (1). »
Mais , dira-t-on, qu'importe ce qu’ont pensé Pla-
ton, Aristote, Hippocrate? — Cela n'importe nulle-
ment , répond Galien , s'ils ont pensé faux, et beau-
coup , s'ils ont pensé juste. Or, les opinions de ces
grands hommes, fondées sur l’observation et l’expé-
rience, sont d’une vérité incontestable. Elles méri-
taient donc d’être recueillies. La vérité, apparemment,
ne perd pas de son prix pour avoir été aperçue et ex-
primée par les plus beaux génies qui aient honoré la
philosophie et la médecine (2).
VE.
Voilà les faits que Galien a vus, après Platon, après
Aristote , après Hippocrate , qui les avaient vus
comme lui. Voici maintenant le système par lequel
il les explique.
Il y a trois espèces d’âmes , comme Platon l’a éta-
(4) Ch. II, Trad, Dar,
(2) Ch:"1V.
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 95
bli, savoir : l'âme concupiscible , l'âme irascible,
l’âme rationnelle ; et elles habitent, comme il l'a encore
fait voir, l’unele foie, l’autrele cœur, l’autre l’encéphale.
Veut-on connaître la nature de chacune de ces âmes,
il faut examiner la nature de chacun de ces viscères.
Ges viscères, ainsi que toute espèce de corps, sont
constitués par deux principes , la matière et la forme.
La matière est un mélange des quatre qualités élé-
mentaires , le chaud, le froid , le sec, l’humide. De
leurs combinaisons diverses naissent tous les corps,
le cuivre, le fer, l'or, la chair, les nerfs, le car-
tilage, la graisse, etc. +
Quant à la forme, elle résulte évidemment du rap-
port , de la proportion des qualités élémentaires ; elle
en est la mesure, le tempérament. Et comme l’âme se
confond avec la forme , suivant la théorie même d’Aris-
tote , il s’en suit que les trois âmes ne sont pas autre
chose que les tempéraments des trois viscères (1).
Le tempérament du foie : voilà l’âme concupiscible,
Le tempérament du cœur : voilà l’âme irascible (2).
Le tempérament de l’encéphale : voilà l'âme ratiou-
nelle (3).
L'âme rationnelle n’est donc pas d’une autre nature
que les deux autres âmes, et Platon a beau dire, puis-
qu’elle n’est pas incorporelle, elle n’es{ pas immortelle.
Supposons-la incorporelle, il faut alors que Platon
explique pourquoi elle émigre ( car c’est là ce qu’il
appelle mourir }, lorsque l’encéphale devient trop
(1) Ch. HI.
(2) Ch. IV.
(3) Ch. II,
94 MÉMOIRE
froid ou trop chaud , trop sec ou trop humide. Mais
c’est ce que n’a jamais pu faire aucun de ses partisans.
Et en effet , si l’âme rationnelle est une essence à part,
indépendante des organes où elle réside , on ne voit
pas la nécessité qu’elle quitte le corps refroidi ou
échauffé outre mesure. Au contraire , elle doit périr
par l’excès du froid et du chaud , comme par excès
du sec et de l‘humide , si elle est le tempérament de
l'encéphale. Les mêmes faits incontestables confirment
notre théorie et renversent celle de Platon (1).
Ainsi qu’on l’a mille fois remarqué, toutes les mo-
difications du corps ont aussitôt leur contre-coup dans
l'âme , même rationnelle. Or, si l'âme perdait seule-
ment la mémoire, si lintelligence s’obscurcissait ou
s'affaiblissait seulement sous l'influence fâcheuse de
certaines causes“ physiques, on pourrait, en main-
tenant l'indépendance de l’âme , expliquer ces faits
par la difficulté qu’elle éprouverait à se servir d'or-
ganes altérés, d'instruments rebelles. Mais on voit sou-
vent, dans le trouble des organes et de la vie, l’âme
changer totalement de nature et se contredire elle-
même, C’est ainsi qu’elle déraisonne &ans le délire, et
que , dans l’hallucination , elle croit voir des images ,
entendre des sons qui n’existent pas. C’est ainsiqu’une
jeune fille timide , dans un accès de fièvre, parle un
langage effronté. Ce bouleversement sans doute est
fort naturel et fort simple, sil’âme n’est qu’une qua-
lité, une manière d’être du corps ; il est änintelligible ,
si elle est une essence distincte et supérieure (2).
=
(1) Ch. HI.
(2) Ch, V.
= SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 95
Comment l’âme peut-elle s'étendre dans le corps,
si elle n’en est une partie (1) ?
D'ailleurs, quand on observe le corps, on y voit
des organes distincts , des tempéraments divers; per-
sonne n’y a jamais vu une essence incorporelle , exis-
tant par elle-même ; et il est douteux que ceux qui
parlent d’une telle essence , la conçoivent bien claire-
ment. Non, l’âme n’est rien, si elle n’est la qualité ,
ou la forme , ou le tempérament du corps (2).
I faut donc applaudir à Andronique le péripatéti-
cien , qui, comme un homme libre, a déclaré nette-
ment, sans circonlocutions, sa pensée sur la nature de
l’âme. Il s'exprime à merveille en disant que l’âme est
un tempérament. On ne peut lui faire qu’un reproche,
c'est d’avoir ajouté : ou une puissance dérivant du
tempérament. En effet, l’âme a autant de puissances
distinctes que d'actes différents (3). D'un autre côté,
il faut se, garder d’attribuer aux puissances de l'âme
plus de réalité qu'elles n’en ont. Une puissance n’est
jamais que le rapport qui s'établit entre la substance
et son acte ; elle est, si l’on veut, la substance agis-
sant d’une certaine manière, L'acte existe , la subs-
tance existe ; la puissance n’existe pas (4).
Une dernière remarque qui peut avoir son prix,
c’est que cette théorie, qui fait de l'âme er général le
tempérament du corps en général, ne diffère pas no-
tablement de celle des Stoïciens. Qu'est ce que l'âme
+
(4) Ch. II.
(2) Ibid.
(3) Ch. IV.
(4) Ch, I.
96 MÉMOIRE
pour un Stoicien ? Lesouffle, Et qu'est-ce que le souflle?
Un mélange d’air et de feu. Mais ici la proportion est
tout. Trop d’air , ou trop de feu, et l’animal ne pense
pas , ne sent pas, ne vit pas . n’est pas. L'âme con-
siste donc essentiellement dans la juste mesure de ces
deux éléments combinés entre eux. C’est l’excellence
de ce tempérament nécessaire qui a fait la sagesse de
Chrysippe, et son imperfection qui a fait la sottise des
fils d'Hippocrate d'Athènes (1).
On le voit , les Stoïciens comme les Péripatéticiens ,
et les uns et les autres comme nous, pensent que
l'âme est le tempérament du corps.
VIT.
Objection : «
L'âme est le tempérament du corps, soit ; mais elle
est donc ce qu’elle est, bonne ou mauvaise, en vertu
de causes étrangères, fatalement ; mais il n’y a donc
place ni à l'éloge, quand elle fait bien, ni au blâme,
quand elle fait mal; mais les récompenses sont donc
chose absurde , et les peines, chose odieuse ; mais la
moralité n’est donc qu'un mot, une chimère, une il-
lusion , un mensonge (2)!
Galien répond :
Il esttrès-vrai que les hommes naissent avec une cer-
taine constitution , et que cette constitution les incline
nécessairement au bien ou au mal; il est très-vrai que
(4)aCh. IV.
(2) Ch IV et XI,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 97
les bons doivent d’être bons à leur tempérament, que
les mauvais doivent d’être mauvais à leur tempérament ;
et cependant nous aimons, recherchons, récompen-
sons les uns; nous haissons, fuyons, punissons les
autres. C’est que nous recevons, en naissant , une fa-
culté naturelle d’aimer le bien, de rechercher le bien,
quelle qu’en soit l’origine ; de haïr le mal , de fuir le
mal, quelle qu’en soit l’origine. D’où qu’il vienne, le
premier nous plaît et nous séduit ; d’où qu’il vienne,
le second nous déplaît et nous irrite. Peu nous im-
porte la cause : la faculté se prend à l'effet, sans re-
monter plus haut. Ainsi, nous nous détournons avec
horreur d’un scorpion, d’une vipère : cependant ces
animaux sont malfaisants par nature, non par choix.
Nous nous tournons dans un mouvement d'amour
vers ce Dieu suprême que Platon appelle le Bien en
soi : cependant , étant incréé et éternel, il est bon
de toute éternité et par essence, non après délibé-
ration et par un acte de libre volonté. Eh bien! c'est
de la même manière que nous évitons les hommes
pervers, que nous recherchons les hommes justes,
bien que la perversité des uns et la justice des autres
soient également l’inévitable résultat du tempérament.
— La liberté de l’agent n’est pas plus nécessaire à la
justification des peines, même de la plus terrible , la
peine de mort. Nous avons trois motifs d’ôter la vie
aux scélérats , lorsqu'il est prouvé qu’ils sont incorri-
gibles : 1° En mettant fin à leur vie, et, du même coup,
à leurs forfaits, nous assurons notre sécurité ; 2°. Nous
retenons par la crainte leurs semblables qui, voyant
le supplice au bout du crime , s’abstiennent de l’un
7
98 MÉMOIRE
pour éviter l’autre ; 3° Mieux vaut la mort pour des
hommes dont l’âme radicalement vicieuse ne saurait
être améliorée, ni par les Muses, ni par Socrate, ni
par Pythagore. — Tout s'explique donc, et l’on peut
admettre que les bons et les mauvais sont tels par
tempérament , c’est-à-dire par force, sans recevoir
un démenti des faits.
Il faut avouer , toutefois, que cette proposition n’est
pas du goût des Stoïciens. Si on les en croyait, tous
les hommes seraient bons ou capables de le devenir.
La vertu serait la destination commune , le vice une
aberration. Ceux qui s’écartent de la voie du biense-
raient égarés par les méchants, et ne deviendraient
méchants eux-mêmes qu’à leur contact. Simple ac-
cident, sans racines au dedans de l’âme , le mal serait
l'effet d’une sorte de contagion morale,
Mais cette thèse est insoutenable. En effet , les pre-
miers hommes qui se sont montrés méchants n'avaient
pu être corrompus par personne : donc leur mé-
chanceté venait de leur propre fonds. D’ailleurs , nous
voyons tous les jours de petits enfants fort méchants;
et peut-on dire qu'ils aient déjà appris à l’être? S'il
en était ainsi, les enfants élevés par les mêmes pa-
rents , ou les mêmes maîtres , seraient tous également
bons ou également méchants; or, c’est le contraire
qui arrive le plus souvent. Combien de familles nous
montrent sous le même toit, au même foyer, le con-
traste d'enfants timides et d'enfants hardis, d’enfants
calmes et d'enfants emportés, d’enfants zélés pour le
bien et d'enfants fougueux dans le mal! Quels philo-
sophes que ceux qui ne savent pas voir ces faits, ou
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 99
qui re veulent pas les comprendre ! Pour nous, comme
pour les anciens sages, notre règle , c’est de nous ap -
puyer, pour raisonner, sur les phénomènes évidents.
Nous ne craignons donc pas d'affirmer que beaucoup
d'hommes sont bons, qu’ur bien plus grand nombre
sont mauvais , et que si la bonté des premiers est
innée , la méchanceté des seconds n’est pas moins
naturelle. La constitution de l’homme, pour le redire,
le voue fatalement à la vertu ou au crime.
Les Stoïciens se ravisent quelquefois, et disent :
Non, ce ne sont pas les mauvais exemples, mais
c'est l'attrait du plaisir qui séduit les hommes, et
les incline au mal. — Fort bien! Platon a dit, en
effet, que le plaisir est le plus grand appât du mal.
Mais qu'on veuille bien répondre à cette question :
Ge penchant naturel pour le plaisir se trouve-t-il en
tous les hommes , ou seulement en quelques-uns ? Dans
le premier càs, tous les hommes sont donc méchants
naturellement ; dans le second , quelques-uns le sont.
Peut-être dira-t-on que le penchant pour le plaisir
est combattu par un penchant également naturel
pour la vertu. Mais si ce dernier penchant est le plus
fort, d’où vient qu'il y a des méchants ? et s’il est le
plus faible, d’où vient qu’il y a des bons?
Du reste , Posidonius, à qui les intérêts de la vé-
rité étaient plus chers que ceux de l’école, n’a pas
craint de réfuter Chrysippe , et il a solidement établi
que le mal est comme une plante vénéneuse dont toutes
les semences sont dans l’âme (1).
(1) Ch, XL.
100 MÉMOIRE
VIT.
Certes, il y a dans les pages qui précèdent , outre
des faits plus ou moins habilement observés, un sys-
tème nettement concu , clairement formulé , sans dé-
guisement , sans réticences; et Galien mérite on ne
peut plus l'éloge qu’il fait d’Andronique le péripa-
téticien. Ce système, qui ne l’a reconnu d’abord, et
nommé ? C’est le matérialisme le plus positif, avec sa
conséquence néfaste , le fatalisme. La question est de
savoir si Galien démontre avec rigueur ce qu’il af-
firme d’une manière si hautaine, et si la force des
preuves est égale à celle des assertions.
La manière dont il procède est à noter. On pour-
rait croire qu’il établit d’abord , comme fait d’obser-
vation, l’action constante et multiple du corps sur
l’âme , pour en conciure ensuite que l’âme n’est pas
essentiellement différente du corps. On se tromperait.
Galien ne met pas d’un côté les faits, de l’autre le
système, pour les enchainer par un lien logique ;
non , le système est pour lui identique aux faits, et
constater que les mœurs de l’âme suivent le tempéra-
ment du corps, c’est prouver que l’âme se confond
avec ce tempérament. Les mœurs de l’âme suivent le
tempérament du corps ; — l’âme est le tempérament
du corps : ces deux propositions n’en font qu’une à
ses yeux , et voilà pourquoi elles sont partout mêlées
dans son traité, qui n’en est que le confus dévelop-
pement.
Or , il n’est nullement évident que l’âme ne puisse
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 401
pas varier avec le tempérament , sans être le tempé-
rament même. Cette explication de la correspondance
que l’on observe entire les états du corps et ceux de
l’âme est la plus simple, je le veux bien; c’est
aussi la plus grossière, et surtout ce n’est pas la
seule. Admettez que l’âme est une essence à part,
d’une nature spéciale, c’est-à-dire spirituelle, des-
tinée à vivre ,à sentir, à penser, à agir dans le
corps et par le corps : ne doit-elle pas recevoir le
contre-coup de toutes ses modifications , différer avec
des constitutions différentes, et varier quand elles va-
rient ? Elle n’est pas le corps, c’est vrai; mais elle a
besoin du corps pour vivre, pour sentir , pour penser,
pour agir ; il est donc naturel, nécessaire même que la
différence des tempéraments se retrouve dans sa vie,
sa sensibilité ,sa pensée, son action. Ses mœurs doivent
être en harmonie avec le tempérament du corps , et
cependant elle n’est pas le tempérament du corps.
Cette explication, on ne peut pas dire que Galien
l’'ignore, car c’est celle de Platon , et il réfute Platon.
Il la connaît donc, et la repousse. C’est son droit;
mais il devrait avoir de meilleurs arguments.
Si l’âme est une essence distincte, pourquoi émigre-
t-elle, demande Galien, lorsqu'une perturbation grave
a lieu dans l’encéphale', ou dans quelque autre organe
important?—Cette question pourrait embarrasser celui
qui isole complètement l’âme du corps, ou qui va jus-
qu’à voir dans le corps et l'âme deux principes con-
traires, hostiles; elle pourrait embarrasser Platon et
plus d’un spiritualiste moderne; elle n’embarrasserait
guère Aristole ; elle ne m’embarrasse pas dutout. L’âme
102 MÉMOIRE
essentiellement active, diffère du corps, essentiellement
inerte , mais elle a dans le corps les conditions de son
existence et de son développement terrestres. Remar-
quez que le corps, ici, c’est une organisation, une or-
ganisation très-déterminée, c’est-à-dire très-compli-
quée et tout ensemble très-parfaite. Ce n’est pas le
corps en général, ni même l’organisation en général,
c’est l’organisation du corps humain qui est nécessaire
à l’existence actuelle et au développement de l’âme
humaine. Aristote a dit exceliemment que toute espèce
d'âme ne peut résider dans toute espèce de corps. À
une âme plus parfaite, il faut un corps plus parfait. Si
le corps n’avait d’abord cette perfection relative, l'âme
n’y pourrait entrer : comment donc y pourrait-elle de-
meurer , après qu’il l’a perdue ? Qu’on y songe : ou il
n’y a pas de rapport entre la nature de l’organisation
et celle de l’âme , ou ce rapport ne peut être détruit
sans que les deux principes, un instant unis, se sépa-
rent. Rien de si simple donc que l'effet ordinaire des
maladies sans remède : l’âme abandonne le corps dés-
organisé , et l’homme a vécu; car si la mort n’est pas
le terme de l'existence, comme c’est ma foi et mon
espoir, elle en est du moins la métamorphose.
Galien insiste : si les accidents qui surviennent dans
l’organisation, sans la détruire, ne déterminaient qu’un
simple affaiblissement, ou même une paralysie mo-
mentanée des facultés de l'âme , on pourrait croire en-
core à la distinction essentielle de l’âme; mais com-
prend-on qu’un principe indépendant du corps, qu'une
force indépendante de la matière, sous l'influence de
la matière et du corps modifiés de telle ou telle façon,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 103
changent de nature et deviennent le contraire de ce
qu’ils étaient ?— Sans doute, cela ne se comprend pas,
mais cela n’est pas. En aucun cas, l’âme ne change de
nature et ne devient le contraire de ce qu’elle était. Le
délire ne s'oppose pas à la pensée, il en est le déré-
glement. Voir dans les ténèbres, entendre dans le
silence, c’est toujours voir et entendre ; et l’âme se
comporte dans l’hallucination comme dans la sensa-
tion. L’effronterie est l'excès du sentiment dont la pu-
deur est la mesure. Dans tous ces actes exceptionnels ,
anormaux , l’âme ne cesse pas d’être elle-même ; et
si elle se développe d’une manière irrégulière et dé-
fectueuse, c’est que le corps lui fait obstacle au lieu de
lui venir en aide. Encore une fois, l’âme ne s'exerce
pas sans le corps ; elle s'exerce dans le corps, avec le
corps, par le corps; et pour qu’elle s'exerce convena-
blement, il est nécessaire que, bien disposée. elle
trouve le corps également bien disposé,
. - .…. . Mens sana in corpore sano.
Autre argument. — L'âme s'étend dans le corps :
elle est donc une partie du corps. — Je veux croire la
déduction rigoureuse , mais l’âme s’étend-elle en effet
dans le corps ? Galien l’affirme , il ne le prouve pas.
Est-ce évident? Point du tout. Si l’âme s’étendait dans
le corps, elle n’en occuperait jamais qu’une portion;
comment animerait-elle tout le reste? La vie, le
mouvement, la sensation sont partout ; et si c’est l’âme
qui vit, qui meut, qui sent, il faut qu’elle soit partout
et tout entière partout. Indivisiblement présente sur
mille points à la fois,elle n’est donc ni un corps, ni une
404 MÉMOIRE
partie du corps humain. Qu’est-elle ? Une force. Galien
n’admet que la substance et les actes de la substance;
la puissance v’est, selon lui, que la relation de l’acte à
la substance. 11 supprime donc les forces ; mais l'esprit
humain et la conscience réclament avec énergie contre
cette suppression arbitraire. L'esprit humain : car il est
ainsi fait qu'il croit irrésistiblement à la nécessité
d’une cause pour expliquer la production d’un phéno-
mène ; la conscience : car nous avons le seatiment clair
et distinct de notre causalité. Il y a donc des forces,
quoi qu’en dise Galien, et l’âme est la force que nous
sentons s’agiter en nous :
«+ . « Infusa per artus
Mens agilat molem.
Autre argument, — Observez le corps, qu’y voyez-
vous? Des organes divers, et, dans ces organes, divers
degrés de chaud et de froid, de sec et d’humide. Y voyez-
vous autre chose, par exemple une essence incorporelle?
Non. Donc il n’en existe point. — Plaisante manière de
raisonner | Une essence incorporelle est par là même
une essence invisible; conclure qu’elle west pas
de ce qu’on ne la voit pas, c’est se moquer. Mais la
pensée de Galien est celle-ci : Rien n’existe que ce qui
se voit. Or, j'en demande bien pardon à Galien, mais
cette pensée-là est démentie par l’expérience de tous
les jours. Le plaisir et la douleur, voilà des faits que
personne n’a jamais vus, et voilà des faits dont per-
sonne ne conteste la réalité. Il en est de même de tous
nos sentiments , de toutes nos pensées, de toutes nos
déterminations volontaires ; rien de tout cela n’est
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. # 108
visible et tout cela est parfaitement réel, car tout cela
c’est notre vie. De ce qu’on ne voit pas l’âme comme
on voit les organes, il ne s'ensuit donc pas qu’elle
n'existe point, ou qu’elle se confonde avec les organes,
ce qui est la même chose, ou qu’elle en soit le tempé-
rament , ce qui est la même chose encore. IL y à
mieux : si les phénomènes de l’âme sont invisibles,
n'y a-t-il pas lieu de croire que l’âme est invisible
comme eux ? Et les forces de la nature, que Galien
nie, mais qui n’en existent pas moins, ne sont-elles pas
invisibles ? Et Dieu , la force des forces, que Galien ne
nie pas, dont la sagesse brille dans le petit monde de
l’homme , comme dans le grand monde de l’univers,
n'est-il pas invisible ? Osons le dire: L'invisible est
partout, en nous, autour de nous, au-dessus de nous,
dans le ciel et sur la terre!
En résumé, l'influence du corps sur l’âme une fois
constatée, on en peut rendre compte de deux manières:
en identifiant l'âme avec le corps, ou bien en suppo-
sant que, indépendante quant à son être,elle en est en-
tièrement dépendante dans toutes ses manières d’être.
Galien affirme la première explication sans la prouver,
et nie la seconde sans la réfuter. 11 veut établir le ma-
térialisme , et il bâtit sur le sable ; il veut renverser
le spiritualisme , et il frappe dans le vide. De ses vains
et stériles efforts, il ne résulte rien, si ce n’est cette
présomption, que le matérialisme doit être bien faible
et le spiritualisme bien fort, puisque un esprit de la
trempe de Galien, à la fois médecin profond, philo-
sophe érudit et dialecticien subtil, n’a rien pu faire
pour l’un, et rien contre Pautre,
106 MÉMOIRE
TX.
Veut-on une preuve plus sensible de l’inanité de l’ar-
gumentation de Galien? Veut-on le voir battu par ses
propres armes ? Qu'on me permette de lui opposer un
philosophe exclusif comme lui, mais en sens inverse,
un spiritualiste à outrance, un idéaliste à la manière
de Berkeley, et de le faire parler avec l’exagération
naturelle aux esprits étroitement systématiques.
s L'âme, dirait-il, a sur le corps une merveilleuse
influence. Chacune de ses modifications retentit aussitôt
dans l'organisme, modifié à son tour, et en même façon.
La joie allume le regard, la tristesse l’éteint. L’amour
met une auréole au front, la haine le voile d’un nuage.
La colère, l’indignation, la terreur, le désespoir ,
toutes les passions violentes agissent diversement sur
les nerfs, qui s’irritent ou se calment, sur les muscles,
qui se tendent ou se relâchent, sur le sang, qui préci-
pite ou ralentit son cours; elles se peignent en traits
saisissants dans le jeu de la physionomie et les attitudes
du corps en général. L'homme le plus fort, glacé par
la crainte, demeure immobile , incapable de faire un
pas, cloué au sol; le plus faible, exalté par une géné-
reuse émotion, court à la vengeance, à la gloire, à
travers les obstacles et les périls, irrésistible , invin-
cible, victorieux. Le plus laid visage s’ennoblit en ré-
fléchissant un noble sentiment, et le plus beau, sous
l'empire d’un sentiment honteux, contracte je ne sais
quel caractère qui inspire le dégoût, Dans cet homme
au front ouvert, aux yeux limpides, aux traits reposés,
aux attitudes naturelles et faciles, je devine l’habitude
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 107
de bien faire et une conscience qui se rend bon témoi-
gnage. Dans cet autre au front creusé de rides préma-
turées , aux yeux inquiets, aux attitudes forcées et
contraintes, je devine un misérable souillé par le vice,
peut-être un scélérat plongé dans le crime, et les ai-
guillons vengeurs du remords. En un mot, le corps se
plie à tous les états de l’âme , comme un vêtement
souple et flexible à toutes les formes du corps; il est à
l’âme ce que l’ombre est à la réalité, ce que l’écho est
à la voix, ce que l'effet est à la cause.
« Les manières d’être du corps suivent donc la dispo-
sition de l’âme. Elles sont ce qu’elles sont, non par la
vertu du corps, mais par la vertu de l’âme. Pour re-
monter jusqu’à leurs principes , il faut remonter jusqu’à
l’âme. Bref, le corps est dépendant de l’âme dans tous
ses états extérieurs.
« Il l’est aussi dans son développement intime et
essentiel. Voici un heureux. Il n’a qu’à désirer pour
posséder , qu’à commander pour être obéi. Il semble
régner sur la fortune. Aussi, comme la satisfaction du
dedans rayopne au dehors en une santé éblouissante !
Quelle force et quelle souplesse ! Comme tous les or-
ganes fonctionnent aisément , complètement, parfaite-
ment! Comme la vie coule à pleins bords, facile et
riche ! — Mais soudain, quel changement ! Pâle et
comme affaissé sous un invisible fardeau, ils se traîne
languissamment; ses muscles se contractent avec peine
sous l'influence de ses nerfs sans énergie; l'estomac se
refuse à digérer les aliments ; le désordre est dans
toute l’économie. Ce n’est plus lui, c’est son ombre.
Ah! c’est que les jours prospères sont passés. C’est que
108 MÉMOIRE
la douleur a succédé à la joie, le regret à la possessiou.
Et le corps a suivi la fortune de l’âme! Comme elle
l'avait fait fort de sa force , elle le fait faible de sa fai-
blesse, Dans le plein développement de ses puissances,
elle l’avait élevé jusqu’à la plénitude de l’être, qui est
la santé; dans son accablement, elle le laisse déchoir
jusqu’à ce point voisin du néant, qui est la maladie.
Il est moins, parce qu’elle lui donne moins. Il est
moins, parce qu’il est vraiment l'effet, parce qu’elle
est vraiment la cause.
« Les romanciers ont mille fois décrit le phénomène
inverse. André Chénier l’a raconté en vers charmants.
Un jeune homme se meurt, atteint d’un mal mys-
téricux. Il aime sans espoir. Sa mère lui arrache son
secret ; la jeune fille accourt et le guérit d’un mot,
d’un regard. Voilà encore l’action souveraine de l’âme
sur le corps. Ici, elle lui rend la santé que tout à
l'heure elle lui ôtait. Dans les deux cas, c’est elle qui
lui dispense l'être et le bien-être. Dans tous les cas, il
est parce qu’elle est, et de telle facon parce qu’elle est
de telle façon. C’est une dépendance absolue, sans
limites et sans réserve.
» Or, si le corps dépend absolument de l’âme, non
seulement dans toutes ses manières d’être, mais jus-
que dans son être, jusque dans son fond, comment
serait-il d’une nature contraire à celle de lâme, ou
seulement d’une nature différente ? Non, le corps n’est
pas ce je ne sais quoi que l’on nomme la matière : il
est le développement de l’äme.
« Comment le corps pourrait-il vivre de la vie de
l'âme, s’il ne se confondait avec l'âme elle-même ?
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 109
« D'ailleurs, quand on descend en soi-même , on y
trouve bien un principe spirituel, simple et identique,
qui sent, qui pense, qui se détermine, qui imprime le
mouvement , c'est-à-dire l'âme et ses modifications ;
personne n’y a jamais trouvé une essence matérielle ;
et c’estune question de savoir si ceux qui parlent d’une
telle essence, s'entendent bien eux-mêmes. Encore une
fois , le corps n’est rien s’il n’est le développement de
l'âme. »
Vous vous récriez : le corps spirituel, quelle énor-
mité ! Je réponds : l’âme matérielle, quelle folie ! Vous
ajoutez qu’il est absurde de conclure de l’action de
l’âme sur le corps, que le corps n’est que le développe-
ment de l'âme. Je réponds : il est donc absurde de
conclure de l’action du corps sur l’âme, que l’âme est
le tempérament du corps. Le raisonnement spiritualiste
vaut le raisonnement matérialiste , car ils sont en tout
semblables, Pas moyen d'approuver l’un et de blâmer
l'autre ; il faut ou les approuver tous deux, ou les
blâmer tous deux. Mais le premier parti est impossible ;
il faut donc se décider pour le second, et reconnaitre,
avec le sens commun, que le corps est le corps, que
l'âme est l’âme,
X.
Je voudrais ôter au système de Galien son dernier
appui, celui qu’il a essayé de lui donner dans l'his-
toire,
On a vu ci-dessus que Galien connait et pratique la
méthode historique, dont le nom moderne est l’éclec-
“
110 MÉMOIRE
tisme. Gette méthode consiste à confirmer par lPauto-
rité du génie , à développer par les vues du génie, des
systèmes dont la réflexion personnelle a d’ailleurs fait
tous les frais. Appliquée par un esprit pénétrant et de
bonne foi, elle est excellente ; elle est sans valeur et sans
portée entre les mains de celui qui, entêté de son sys-
tème, le retrouve de gré ou de force dans tous les sys-
tèmes antérieurs. Or, je crains que Galien ne soit un
peu celui-là.
Le matérialisme est-il aussi la doctrine d’Aristote ,
est-il aussi celle des Stoïciens ? Galien n’en doute pas,
mais il est très-permis d’en douter.
Une chose pourrait faire illusion : c’est que Galien
respecte la lettre du péripatétisme et du stoïcisme.
L'âme, dit-il, c’est pour Aristote la forme, pour Zénon
et ses disciples le souffle. A merveille! Mais veuillez
rappeler vos souvenirs, et vous trouverez que Galien
entend par la forme autre chose que Aristote, par le
souffle autre chose que Zénon et ses disciples.
Qu'est-ce que la forme, selon Galien ? Rien de réel,
rien d’essentiel. Le simple arrangement des élé-
ments dont est composé le corps, leur rapport, leur
proportion , leur mesure, leur harmonie, bref, le
tempérament. D'où il suit que définir l’âme la forme du
corps, c’est en effet la confondre avec le corps; c’est
faire profession de matérialisme, — Qu'est-ce que la
forme, selon Aristote ? Un principe très-différent du
corps, et aussi réel que lui; une essence, et une
essence d’une nature supérieure, Le corps n’est qu’un
moyen, un instrument; la forme est la fin du corps et
sa propre fin à elle-même; et c’est pourquoi Aristote
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 411
la nomme d’un nom nouveau, barbare, mais expressif,
entéléchie. Le corps est fait pour elle, mais il existe
sans elle; elle a besoin du corps pour passer de la
puissance à l’acte, mais elle existe avant lui. D'où il
résulte que définir l’âme la forme du corps, c’est l’en
distinguer profondément ; c’est faire profession de spi-
ritualisme.
Aristote insiste lui-même sur la distinction essentielle
de l'âme et du corps. « S’est-on jamais avisé de con-
=
fondre la cire et l'empreinte qu'y laisse un cachet ?
Eh bien, le corps est la cire, l'âme est l'empreinte.
Mais cette comparaison n’est pas tout à fait juste.
« Voici une hache, J’y vois d’abord une matière
disposée d’une certaine facon, c’est-à-dire un in-
strument. J’y vois ensuite ce qui en est l’essence et
la fin, c’est-à-dire la propriété de couper. Otez la
propriété de couper , la hache n’est plus hache, si
ce n’est par homonymie. Or, l'âme est au corps ce
que la propriété de couper est à l'instrument, à
l’homme ce que la propriété de couper est à la
hache. Mais cette comparaison pèche encore.
« Voici une partie d’un animal, un œil, J’y distingue
encore deux choses : une certaine matière, c’est-à-
dire un orgañe; et ce qui en est l’essence ei la fin,
savoir , la faculté de voir. Cette faculté ôtée, l’œil
n’est plus œil, si ce n’est par homonymie. Or, l'âme
est au corps ce que la faculté de voir est à la pupille,
à l’homme ce que la faculté de voir est à l'œil (1). »
Il est même juste d'ajouter que , dans la pensée
(4) De anima, I, 1, 1, 4,
112 MÉMOIRE
d’Aristote, l'âme n’est pas seulement distincte du corps,
mais séparable, au moins dans sa partie supérieure.
« La raison paraît être en nous une sorte d’essence
« impérissable, Si elle devait périr, ce serait dans la
« langueur et l’affaissement de la vieillesse. Or, dans.
« cet état, elle devient ce que deviennent les sens. Si
« le vieillard avait les yeux du jeune homme, il ver-
« rait comme lui. Dans la vieillesse, comme dans
« l'ivresse et la maladie, ce n’est pas l’âme qui s’al-
« tère, c’est le corps. La raison s’affaiblit de l’affai-
« blissement des organes; en elle-même, elle est im-
« passible. Raisonner , aimer, haïr ,sont des manières”
« d’être communes au corps et à l’âme, etelles meurent
« avec le corps. Mais la raison est peut-être quelque
« chose de divin et d’impassible (1). »
Je prie qu’on le remarque: je ne donne pas le spi-
ritualisme d’Aristote comme un spiritualisme parfait ,
je le donne comme un spiritualisme certain. Quant à
celui des Stoïciens, il laisse beaucoup plus à désirer,
mais il est également incontestable.
Galien prétend que le souflle est un mélange d'air et
de feu, et que c’est l’exacte proportion de ses élé-
ments constitutifs qui en fait l'excellence. Je veux
croire Galien bien instruit. L'âme n’est donc pas le
tempérament du corps, mais le tempérament du soufile.
Est-ce la même chose ? Oui, si le souffle est identique
au corps; non, s’il en diffère. Or , il en diffère.
Voici comment. Les Stoïciens ont beaucoup insisté sur
une distinction fondamentale, en laquelle se résume,
(4) De anim, , 1, v, 5.
A
ré
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 113
pour ainsi dire, toute leur philosophie, c'est celle
du principe passif, qu’ils appellent encore la matière,
et du principe actif, qu'ils appellent encore la forme.
Ces deux principes, qui s’opposent par leur carac-
tère essentiel, sont nécessaires l’un à l’autre. Ils se re-
trouvent partout, partout distincts, partout insépa-
rables. Tel est le monde et Dieu tel est le corpset
l’âme. Dieu , c’est le principe actif qui meut le monde;
l’âme , c’est le principe actif qui anime le corps. Dieu
n’est donc pas le monde : il est la force universelle
répandue dans la masse inerte de la matière; l’âme
n’est donc pas le corps: elle est la force personnelle
circonscrite dans les limites du corps humain, inerte
aussi. 11 y a là une sorte de théisme et de spiritua-
lisme, qu’on a bien le droit de blâmer, mais qu’on a
aussi le devoir de constater.
Galien: a donc tort d'identifier la définition stoï-
cienne : l'âme est le souffle, ou le souffle tempéré, avec
sa propre définition : l’âme est le tempérament du
corps. Si l’âme n’est que le tempérament du corps,
elle n’en diffère pas réellement; si elle est le souffle,
au sens stoïcien de ce mot, elle en diffère essen-
tiellement, puisqu'elle est une force, et que le corps
est inerte. Evidemment, les deux définitions ne se
ressemblent pas, et Galien ne sait ce qu'il fait en in-
voquant le témoignage contraire des Stoïciens.
I1 a beau dire que le souffle est un mélange d’air et
de feu , et que par là il est corporel; il n’en reste pas
moins vrai que ce souffle, quel qu’il soit, représente la
force aux yeux des Stoïciens, qui s’en servent à peu
près comme nos savants du mot fluide ; qu’il s'oppose
8
114 MÉMOIKE
au corps inerte; et qu’enfin l’homme est composé de
deux principes distincts. Or , il y a loin de là à la doc-
trine de Galien qui met l'homme tout entier dans le
corps et les organes. Comment Galien peut-il oublier
qu’il nie la force, réduisant toutes choses à la substance
et à ses actes , et que les Stoïciens sont les champions
déterminés , dans leur vie comme dans leurs doctrines
de la force et de l'énergie personnelle ? D’eux à lui
il y a un abîme que rien ne saurait combler.
XI.
J'ai dit que le système de Galien, c’est le matéria-
lisme , puis son inévitable conséquence , le fatalisme.
Cette conséquence . il faut lui savoir gré de l'avoir ti-
rée avec une rigueur parfaite, et exprimée avec une
petteté et une précision sans égales. Non qu’il ne soit
très-clair , pour un esprit même médiocrement atten-
tif, que le libre arbitre n’est plus qu'un mot, si
l'âme n’est qu'un tempérament; mais il peut être
utile ,-etilest plaisant de voir Galien faire spontané-
ment un aveu qui n’est pas moins que sa condamna-
tion , et celle de tous les matérialistes passés et à venir,
habemus confitentem reum !
Je dis à Galien : Je prends acte de votre déclara-
tion ; dès là que l’âme est le tempérament du corps, il
faut qu’elle soit nécessitée dans toutes ses manières
d'être. Une âme matérielle ne saurait être libre. Si
votre système est vrai, la liberté morale n’existe pas.
__ Oni, mais aussi, convenez-en , si la liberté morale
existe, votre système est faux.
La liberté morale existe-elle ? Vous le niez. C'est
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 415
bien. Mais demandez à cet homme qui passe s’il dépend
de lui de marcher ou de s'arrêter, de marcher à pas
comptés ou à pas précipités ; il vous répondra qu’en
s’arrêtant, en marchant, en courant, il agit libre-
ment. Demandez à cet homme qui lit ou qui écrit,
s’il dépend de lui de lire ou de ne pas lire, d’écrire
ou de ne pas écrire; il vous répondra qu’il lit et qu’il
écrit librement. Demandez-vous à vous-même s'il
dépendait de vous de composer ou de ne pas compo-
ser un traité sous le titre : Que les mœurs de l’âme
suivent le tempérament du corps ; et vous vous répon-
drez que vous l’avez composé librement. L'homme
se détermine donc librement, c’est-à-dire que, placé
entre deux alternatives, il se détermine, après ré-
flexion , pour l’une, avec la claire conscience de
pouvoir se déterminer pour l'autre. La liberté mo-
rale existe donc. L'âme n’est donc pas matérielle.
Mais , comme on l’a vu, Galien sacrifie le libre ar-
bitre à son système. Le libre arbitre, après tout, est
un attribut tout intérieur , et qui pouvait bien échapper
à l’observation tout extérieure de Galien. Mais il est
des faits moraux qui se traduisent au dehors par des
paroles, par des actes, par des institutions, et qui
semblent impliquer le libre arbitre. Ges faits-là, Galien
ne saurait les nier, En effet, il ne les nie pas, mais il
les dénature en les interprétant.
Parmi les hommes , les uns sont bons, les autres
mauvais. Nous aimons, nous recherchons les premiers ;
nous haïssons, nous fuyons les derniers. Mais com-
ment celase peut-il, si les bons sont fatalement bons,
si les mauvais sont fatalement manvais ?
116 MÉMOIRE
On ne peut nier que Galien ne résolve très-ingénieu-
sement cette embarrassante question. Selon lui, nous
avons la faculté innée d’aimer et de rechercher le bien,
de haïr et de fuir le mal, sans égard aux personnes,
ni à la volonté, absente ou présente. Il n'importe
comment et pourquoi les bons sont bons : il suffit
qu’ils soient bons ; il n'importe comment et pourquoi
les mauvais sont mauvais : il suffit qu’ils soient mau-
vais. C’est ainsi que nous nous élançons avec amour
vers Dieu , bon par essence ; que nous nous détour-
nons avec horreur d’un scorpion, méchant par nature.
C’est répondre avec esprit , est-ce répondre avec vé-
rité? Non! voilà le cri de la conscience universelle.
Sans doute , it nous est naturel d’aimer et de recher-
cher le bien , de haïr et de fuir le mal; mais nous sa-
vons gré aux bons de leur bonté, et nous en voulons
aux méchants de leur méchanceté ; mais nous esti-
mons les premiers et nous méprisons les seconds;
inais nous croyons au mérite des uns , à la faute ou
au crime des autres : toutes choses qui ne peuvent s’ex-
pliquer que par la liberté de l’agent qui fait bien, pou-
vant faire mal , qui fait mal, pouvant faire bien.
Les exemples cités par Galien prouvent contre Ga-
lien. Nous n’éprouvons pas le même sentiment en con-
templant l’'inaltérable perfection de Dieu, et la vertu
d’un honnête homme aux prises avec la mauvaise for-
tune, Nous n’éprouvons pas le même sentiment à la vue
d’un scorpion et d’un scélérat; et la réflexion trouve
dans la différence de ces sentiments celle du bien et
du mal naturel où volontaire,
Les peines, et surtout le dernier supplice, sont en-
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 417
core plus inexpliquables dans le système fataliste. Ce-
pendant Galien les explique, mais comment ! Nous
mettons à mort les scélérats, dit-il, pour n’avoir plus à
redouter leurs coups et pour effrayer leurs semblables.
— Alors les peines sont utiles à ceux qui les infligent ,
mais elles sont souverainement injustes à l’égard de
ceux qui les subissent. On ne peut punir celui qui fait
le mal par nature , c’est-à-dire par force, sans une fé-
roce iniquité — Mais, ajoute Galien, la mort est ce
qu'il y a de mieux pour un scélérat, que ni les Muses,
ni Socrate , ni Pythagore ne sauraient corriger. — A
quelle marque certaine reconnaissez-vous qu’un scé-
lérat est absolument incorrigible ? Supposez-le tel,
pourquoi faut-il qu’il meure ? Pour satisfaire à la jus-
tice ? Mais il n’est pas libre : il n’est donc pas res-
ponsable. Dans son intérêt? Comment cela ? En faisant
le mal, il agit selon sa nature. Parce que un scorpion
est venimeux , est-il de son intérêt d’être écrasé ?
Galien ne réussit pas à accorder les faits avec le fa-
talisme : donc le fatalisme est une erreur,
Donc le matérialisme est une erreur.
XII.
Encore un mot :
Dans la théorie fataliste de Galien , les hommes de
bien sont bons par nature ; les méchants, méchants
par nature. Les Stoïciens , au contraire, pensent que
nul homme n’est naturellement méchant; que tous
sont appelés à être bons par le bon usage de leur li-
berté; que si beaucoup sont méchants, c'est qu'ils
sont entrainés par l'exemple ou séduits par le plaisir,
118 MÉMOIRE
Galien attaque donc les Stoïciens, et, il faut le dire,
d’une façon peu courtoise.
Que Galien combatte les Stoïciens , rien d'étonnant ;
son système lui en fait une nécessité ; mais ce qui me
confond, c’est qu’il leur reproche fièrement de fermer
les yeux aux phénomènes évidents. Gertes, si quel-
qu'un est aveugle ici , c’est bien Galien ; etsi quelqu'un
est clairvoyant , c’est bien Zénon et ses disciples.
A considérer les choses sans préjugé et sans Sys-
ième, les hommes ne naissent pi bons ni méchants ;
ils deviennent l’un ou l’autre , suivant qu'ils se déter-
minent au bien ou au mal, ou, si l’on veut, suivant
qu’ils gouvernent leurs penchants, ou leur lâchent la
bride. La bonté ou la méchanceté sont des qualités
morales, partant acquises ; elles dépendent unique-
ment de l'exercice de la raison et de la volonté. Elles
sont le fait de l’homme, et pas du tout un don de Ia
nature. Voilà une première vérité que je considère
comme incontestable.
Si Galien a seulement voulu dire que, entre Îles
hommes , les uns naissent avec des penchants qui les
inclinent au bien, les autres atec des penchants qui
les inclinent au mal, il s’est encore trompé. Les
hommes naissent tous avec les mêmes penchants na-
turels, et ces penchan(s ont tous une fin légitime. Que
veulent les appétits ? le bien du corps; les désirs? le
bien de l'âme ; les affections ? le bien de nos semblables.
Toujours le bien. Les penchants primitifs, dans l'ins-
titution de la nature , sont tous excellents : seconde vé-
rité incontestable.
is différent cependant, D'abord, ils sont plus ou
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 119
moivs nobles, selon la nature de l’objet qu’ils pour-
suivent. La faim, qui nous pousse vers un grossier
aliment , sans avoir rien de honteux , a quelque chose
de bas, comparée au désir de connaître, qui nous élève
à la science. Ensuite, ils sont plus ou moins éner-
giques. La faim peut être plus exigeante que la soif.
Le désir de connaître peut être plus impérieux que le
désir de commander. L'amour maternel peut l’'empor-
ter sur l’amour conjugal. Les penchants naturels, éga-
lement bons , sont inégalement nobles, inégalement
énergiques : troisième vérité incontestable.
Ces différences des penchants en mettent entre tous
les hommes. Chez lun, c’est tel penchant qui prédo-
mine ; chez un autre, c’est tel autre penchant. Chez
l’un, c’est un penchant moins noble; chez un autre,
c’est un penchant plus noble. De là les vocations, et
même une sorte de prédestination. « Les grandes pas-
sions font les grands hommes, » à dit un écrivain du
dernier siècle, Les hommes se distinguent, en se ca-
ractérisant , par le penchant prédomiaant : qua-
trième vérité incontestable.
Voila l’homme naturel. Je n’ai pas à tenir compte
des exceptions. Il peut se faire qu’un homme apporte
en naissant un penchant violent , irrésistible , indomp-
table : il y a des monstruosités physiques, pourquoi
n’y aurait-il pas des monstruosités morales? Je ne
parle donc que de l’homme naturel et normal : que
voyez-vous de mauvais en lui ? Pour moi, je n’y vois
que des éléments excellents, qui concourent à une
fin excellente , et n’attendent, pour aboutir à la vertu,
que la direction libre de la volonté, et les salutaires
avertissements de la conscience.
120 MÉMOIRE
Mais si l'homme, sans être naturellement bon, est
cependant fait pour le devenir, d’où vient qu’il y a des
méchants ?
Répondre par la contagion des mauvais exemples,
ce n’est pas répondre. Galien triomphe outre mesure
en démontrant une chose si claire, et je soupconne
qu'il altère quelque peu la pensée des Stoïciens. Ré-
pondre par l'attrait du plaisir, c’est au contraire, à
mon avis, dénouer très-philosophiquement le nœud
brutalement tranché par Galien.
Oui , le plaisir est bien, selon la parole de Pla-
ton, le plus grand appât du mal; non qu'il ait rien
de mauvais en lui-même ; mais la séduction qu’il exerce
sur notre volonté, a pour effet d’altérer notre nature
primitive , et de transformer des penchants innocents
en de coupables passions.
Tels sont nos penchants que leur satisfaction est in-
variablement suivie d’un plaisir , et que, plus ils sont
énergiques, plus grand est le plaisir qu’ils nous pro-
curent. Mais le plaisir ne fait pas partie des penchants;
il s’y ajoute par surcroît. Il n’est pas le but des pen-
chants; il est un de leurs effets. Primitivement, les
penchants s’exercent, comme sile plaisir ne devait
pas venir après, et nous inclinent avec plus ou moins
de force vers leurs objets respectifs, comme si ces
objets ne devaient pas nous être agréables. L'enfant a
soif, parce que c’est sa nature, et il boit, parce qu'il
a soif, L'enfant est curieux , parce que c’est sa nature,
et il interroge, parce qu'ilest curieux. Il est vrai qu'il
éprouve du plaisir en se désaltérant, en apprenant,
mais ce plaisir n'a pas plus été cherché qu'il n’a été
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 121
prévu. Le penchant s’est développé de lui-même, pro-
prio motu , et, en allant droit à son objet, il ne s’est
proposé que cet objet.
Mais il n’en va pas toujours ainsi. La raison et la
volonté, en apparaissant dans l’homme, apportent sou-
vent de graves modifications à cet état primitif. La
raison est proprement la faculté de se rendre compte,
de réfléchir. Elle ne tarde donc pas à reconnaître que
le plaisir se montre toujours à la suite des penchants
satisfaits. Elle ne tarde donc pas à comprendre qu'un
sûr moyen d’éprouver du plaisir, c’est de satisfaire un
penchant ; qu'un sûr moyen d’éprouver le plus grand
plaisir , c'est de satisfaire le penchant le plus éner-
gique. A ce moment , une révolution morale est sur
le point de s’accomplir. L'âge d’innocence finit, l’âge
des passions va commencer.
En effet, le plaisir a pour nous un attrait souverain.
Il est donc bien difficile que la raison nous montre le
chemin qui y mène , sans que la volonté s’y précipite.
Concevoir qu’on éprouvera infailliblement tel plaisir ,
plus vif que les autres plaisirs, en satisfaisant tel pen-
chant, plus énergique que les autres penchants, c’est
presque vouloir le satisfaire. De la pensée à la déci-
sion, il n’y à qu’un pas, et ce pas, l'expérience
prouve que nous le franchissons presque toujours.
Voilà donc le penchant qui change de destination. Jus-
que-là, il avaiteu pour but la santé du corps, le per-
fectionnement de l'âme, le bien-être de nos sem-
-blables; maintenant il n’aspire qu'à une fin unique :
le plaisir , notre plaisir. C'était un besoin naturel , c’est
un instrument de plaisir.
122 MÉMOIRE
Renforcé de l'attrait toujours croissant du plaisir
( car plus on jouit, plus on veut jouir ), le penchant
acquiert ainsi une puissance qui sera peut-être un jour
irrésistible. Excessif, il devient par là même exclusif ;
il opprime , ilréduit à néant tous les autres penchants;
il règne d’une manière absolue, et sur l'âme déconcer-
tée , et sur la volonté impuissante. Après avoir changé
de destination , il change de caractère et de nature,
C'était déjà Un instrument de plaisir, c’est enfin une
passion, dans la plus fâcheuse acception de ce mot.
Or, c’est évidemment la passion qui rend l’homme
mauvais. C’est elle qui promène l’homme sensuel
d’orgie en orgie, le voluptueux de débauche en dé-
bauche, C’est elle qui pousse l’ambitieux à tout rap-
porter à soi, à tout sacrifier à ses criminels desseins ,
et à dire dans son orgueil : périssent ma famille, ma
patrie, l'humanité, pourvu que je triomphe ! C’est elle
qui donne des chaînes à la liberté, qui étouffe la voix
de la conscience , qui bannit la vertu, qui justifie le
vice, qni glorifie le crime !
Ainsi, la nature humaine est parfaite de toute la
perfection qu'elle comporte; l’homme seul est mau-
vais, parce qu’il le devient, et il le devient, parce qu’il
le veut bien. « Tout est bien sortant des mains de
Dieu, tout dégénère entre les mains de homme. » La
seconde partie de cette pensée est l’exagération d’un
esprit chagrin; la première, la vue nette et juste d’un
esprit pénétrant. Le cœur humain , en particulier , est
digne du divin ouvrier ; c’est à nous de ne pas le ra-
valer à Ja poursuite de misérables plaisirs , swrsum
corda !
SUR LE RAITÉ DE GALIEN. 52
AIT.
Je w’arrête. Je me serais même arrêté plus tôt, sl
je n'avais cru devoir discuter complètement l'exposition
la plus complète que l’antiquité grecque nous ait laissée
du matérialisme et de ses conséquences , soit psycho -
logiques, soit morales. Je crois avoir établi que Galien
s’est trompé sur tous les points. Il confond l’âme avec
le corps : cependant elle en diffère, puisque le corps
n'est qu’une masse inerte, puisque l'âme est une force,
douée de penchants en vertu desquels elle aspire à
certaines fins, et de facultés en vertu desquelles elle
atteint ces fins. Il nie le libre arbitre : cependant il
existe, puisque tout homme placé entre deux alterna-
tives a le sentiment très-clair et très-distinct, en pré-
férant l'une, de pouvoir choisir l’autre. Il méconnait
la nature des émotions morales , en les assimilant aux
sentiments que nous font éprouver la conception de ià
bonté suprême, et aspect d’un animal dangereux :
cependant elles s’en distinguent profondément, puis-
que nous n’estimons pas Dieu, puisque nous ne mé-
prisons pas la bête féroce prête à nous déchirer. TH
croit que le méchant naît méchant : cependant il le
devient peu à peu, par la dépravation volontaire d’une
nature originellement excellente. Comment expliquer
cet enchainement d'erreurs ?
Par une erreur première, capitale; par une erreur
de méthode. Galien étudie l'âme en médecin , c’est-à-
dire avec les procédés et les habitudes des médecins.
Familiarisé avec l'observation anatomique et physiole-
124 MÉMOIRE
gique , où il excelle, c’est encore les organes et leurs
fonctions qu’il observe, lorsqu'il veut définir la nature,
les attributs, les phénomènes de l’âme. II ne semble pas
se douter d’une chose fort simple, que, pour connaître
un être, il faut observer cet être, et non pas un autre;
que, pour connaître l’âme , il faut observer l’âme et
non pas le corps. Mais comment observer l’âme ? Par
les sens? Non certes, puisque l’âme est une chose qui
pense, qui sent. qui veut, etc., et que nous ne pou-
vons ni voir la pensée , ni entendre la sensation, ni
toucher la détermination volontaire. Gomment donc ?
Par le concours de la conscience, qui est le sentiment
intime de ce qui se passe en nous, de la mémoire, qui
nous conserve le souvenir de ce sentiment, de la ré-
flexion, qui s'applique à ce souvenir pour lanalyser.
Telle est l’observation psychologique.
C’est pour n’avoir pas fait usage de cette observation
psychologique que Galien s’est si gravement mépris sur
notre nature morale. Supposez qu’il se fût interrogé
lui-même avec sincérité sur le caractère des sentiments
que nous éprouvons en face de l’honnête homme qui fait
le bien, du scélérat qui commet un crime, n’eût-il
pas senti ce que sent tout le monde, à savoir, que ces
sentiments impliquent tous la liberté et la responsabi-
lité de l’agent ? Supposez qu’il se fût examiné avec at-
tention dans les cas si nombreux et si divers où nous
sommes appelés à agir, n’eût-il pas reconnu ce que
reconnaît tout le monde, à savoir, qu’il nous arrive
maintes fois de prendre conseil en nous-mêmes avant
l’action , de peser le pour et le contre, et de nous
décider pour l’un, par cette seule raison que nous le
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 425
préférons à l’autre, c'est-à-dire de nous décider libre-
ment ? Supposez enfin que, par une réflexion plus pé-
nétrante , il fût descendu jusqu’au plus profond de son
être, n’y eût-il pas trouvé ce qu'y trouve tout le monde,
à savoir, une force vivante qui, essentiellement active,
accidentellement passive , sent, pense et agit par les
organes du corps, qu’elle embrasse dans toute son
étendue et qu’elle anime dans toutes ses parties ?...…
Certainement, l'alliance de la médecine et de la phi-
losophie est de tout point désirable. Mais c’est à la
condition que la médecine restera la médecine, la
philosophie , la philosophie ; que ces deux sciences,
conservant leurs limites , leurs procédés, leurs droits
et leurs lois, se prêteront de mutuels secours, sans
rien perdre de leur indépendance. Cette alliance est
surtout désirable pour la science de l’homme. L'homme,
en effet, est « un tout naturel » dont le corps et l'âme
sont les parties actuellement indivisibles ; il est donc
impossible de connaitre le corps sans l'âme, ni Pâme
sans le corps. Ni le médecin qui n’est que médecin, ni
le philosophe qui n’est que philosophe ne sauraient
donc suffire à l'étude de l’homme. Le médecin philo-
sophe est donc seul digne de l’entreprendre et capable
de la mener à bien. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le
médecin philosophe , ce n’est pas cet esprit exclusif
qui porte arbitrairement la méthode de la médecine
dans les recherches philosophiques; c’est cet esprit
supérieur qui unit, dans un juste accord, les deux
méthodes en même temps que les deux sciences , et
les éclaire l’une par l’autre, au lieu de sacrifier l’une
à l’autre, Ce mortel vraiment divin a-t-il jamais existé ?
126 MÉMOIRE SUR LE TRAITÉ DE GALIEN,
J'en doute. Existera-t-il jamais ? Dieu le veuille! Ce
jour-là le secret de l’homme pourra être connu, et,
de grâce, le secret de l’homme, n'est-ce pas celui de
l'univers ?
JEAN BROHON,
Par M. Léopold DELISLE,.
Membre correspondant.
#7 DES Ge Es
La Bibliothèque impériale possède un volume ma-
nuscrit , qui n’a pas encore, je pense, été signalé à
l'attention de nos compatriotes, et qui présente un
certain intérêt pour l’histoire littéraire de Coutances.
C’est le n°. 673 du fonds de Gaignières ; il avait été
donné, en 1709, à ce célèbre amateur, par l’abbé de
Castres. Il contient le manuscrit original , et en partie
autographe , de plusieurs opuscules de Jean Brohon,
docteur-médecin et astrologue coutançais. Du Verdier
a consacré à cet auteur une courte notice , que je
demande la permission de transcrire ici :
« JEAN BROHON, docteur en médecine, a écrit la
Description d’une merveilleuse et prodigieuse Comete, et
apparihon effroyable d'hommes armés et combatant
en l'air sur l’horison de Constantin, en Normandie , et
autres lieux circonvoisins : plus un Traité présagique des
Cometes, et autres impressions de la nature du feu ; im-
primée à Paris, in-8°., par Matthieu le Jeune, 14568 (1).»
4 (4) Les Bibliothèques francçoises de La Croix du Maine et de
Du Verdier : édit. de 1773, IV, 366.
128 JEAN BROHON.
Le manuscrit de Gaignières nous fait connaître
trois autres opuscules du savant Coutançais: — une
Description historique de la ville de Coutances ; une
Harangue adressée à Charles IX ; — des pièces de vers.
La première de ces compositions a pour titre : Des-
cription de l’origine, fondation , erection , singularitez
et façons de vivre de Coustances en Normandie. C'est
un ouvrage sans valeur; mais il faut en conserver le
souvenir, car c’est l’un des premiers essais d’histoire
locale qui nous soient parvenus. Le seul passage de la
Description qui me semble mériter d’être mis en lumière
est relatif au trésor de la cathédrale. « A jour passé, dit
notre auteur, estoient en icelluy temple de moult riches
et precieuses reliques , avec la chappe de sainct Lo,
evesque du dict lieu et natif de Courcy, laquelle avoit
esté fort long temps en terre sans tache ny corruption
aulcune, faicte d’une merveilleuse industrie et artifice.
Ensemble y estoit ung nouveau testament, gardécomme
relique , couvert d’or et escript en parchemin le plus
beau et le plus net qui se peust veoir en aulcun lieu,
et lettre manuelle, qui n’estoit ny grecque ny latine
ny hebraique ny arabique, mais multiforme differente
et variable: l’une lisible comme latine ; l’autre illi-
sible et estrangiere comme phantastique. »
Les pièces de vers, au nombre de trois, ont été
composées en l'honneur de la conception de la Vierge.
La première est une épigramme latine dont le sujet a
été emprunté à Appien. Voici le titre des deux autres :
Rondeau de la Tour pacifique et inexpugnable ; — Bal-
lade de la vertu et merveilleux effectz du Mithridat vray
antidote et contrepoison incomparable.
JEAN BROHON. 129
La harangue a été prononcée lors du passage de
Charles IX à Coutances. Je la transcris, pour donner
une idée du style de Jean Brohon :
« DECLAMATION EN FORME DE RECEPTION OU HAREN-
GUE CONGRATULATOIRE A LA MAJESTÉ DU ROY TRÈS-
CHRESTIEN CHARLES IX.
Combien, Sire, que Jesus Christ, le roy des roys,
seul et vray monarque auquel Dieu son père a donné
toute puissance au ciel et à la terre, ayt jadis institué
estably et ordonné en general! tous les roys et princes
terriens, en signe de son unique et très-sacrée majesté,
ce néantmoins, Sire, il luy a pleu et de sa grace a
voulu signantement et en especial, comme par une
autonomasie et excellence , sur tous les aultres insti-
tuer , eslire et ordonner ung roy de France très-chres-
tien , très-victorieux et invincible , avec sa posterité,
pour conserver et virilement deffendre la liberté,
privilége et auctorité de son eglise tant aymée et com-
batre vertueusement et debeller tous les ennemys
persecuteurs et adversaires d’icelle. Ce que très-bien
et très-vertueusement a faict par cy devant vostre très-
auguste et royalle majesté, Sire, et encore faict de
jour en jour, nonobstant voz jeunes ans, rebellion
de voz propres subjec{z et vassaulx et malice injure
et calamité du temps, et tellement qu’on peut bien
dire que jamais Alexandre le Grand, Jules Cæsar ,
ny Hector de Troye , ny le vaillant Xerxes de
Perse , ne Scipion , ny Hannibal l’Aphricain ne feirent
de telles prouesses que à faict vostre sacrée majesté,
Sire, Mais aussy quoy ne vous a pas et à vous et à voz
predecesseurs et successeurs en premier lieu a ceste
9
130 JEAN BROHON, -
fin esté transmis divinement el miraculeusement envoyé
des cieulx, par un columb blanc , la saincte ampole
pleine de liqueur celeste, pour oingdre etsacrer vostre
premier antecesseur et premier roy très-chrestien le
bon Clovis ? Est-ce point une très-digne et sacrée de-
coration au très-noble diadème et couronne de France,
laquelle certes excède toutes les aultres, d’autant
que le soleil surpasse tous les astres planettes et
corps celestes ? Est-ce point un beau don celeste ei
present plus que methaphisique et supernaturel, Sire.
par lequel avez aussy receu la puissance de garir
d’une maladie incurable, deplorée , et totallement de
tous medecins et chirurgiens abandonnée, laquelle les
Grecs appellent Choerades , les Latins Strume , et les
François Scrophules ou escrouelles, qui sont, dict Galien,
glandules ou inflammations schirreuses et endurcies ?
Que diray-je plus outre ? O roy très-chrestien et invin-
cible, vous ont point esté envoyés et par un ange divi-
nement les troys fleurs de lis d’or que portez en
champs celeste et d’azur en vostre tant noble escu , et
tant d’aultres singularitez et merveilles, privileges et
dignitez, tellement que pour ne bien dire et conclure
avec le prophete royal David : Quod Deus non fert
taliter nationi ? Sont-ce donc pour causes suffisantes
pour debvoir deuement inciter et grandement animer
et esmouvoir vostre très-digne majesté, Sire, à souste-
nir deffendre et garder et inviolablement faire garder
etmaintenir la saincte foy catholique et religion chres-
tienne, avec l'honneur de Dieu et de son eglise,
comme vrayement à faict par cy devant vostre dicte
majesté et faict de jour en jour , en continuant, de
JEAN BROHON. 131
posterité en posterité , ce beau nom tiltre superlatif et
tant venerable epithète trés-chrestien? Or puis donc,
Sire , qu’il a pleu a vostre très-digne et haulte majesté
visiter , consoler et de vostre refulgente presence ja
pieca tant desirée illustrer vostre pauvre et necessi-
tante, mais devote ettrès-obeissante cité de Constances,
plaise vous recepvoir le deu hommage , très-humble
reverence, serment de fidelité inviolable, avecques
un cœur entier, qu’elle voz presente très-humblement
et affectueusement, comme à son souverain seigneur,
protecteur et roy nature}, suppliant vostre très-digne
majesté , Sire, l’avoir tousjours en recominandation et
vous presentant finalement ce beau motet et chant
harmonieux que les enfants des Hebreux chanterent
jadis tant melodieusement à la venue et entrée du roy
des roys de Hierusalem : Benedictus qui venit in nomine
Domini ! Alleluia ! »
Le voyage de Charles IX, dont il s’agit ici, eut lieu
dans le cours de l’année 4563 , probablement dans la
seconde moitié du mois d’août (1).
(4) Voy. Delalande : Histoire des querres de religion dans la
Manche, p. 59.
UNE VILLE ARTISTIQUE
ALLEMANDE,
Par M. Jules CAUVET,
Membre titulaire.
“se d Q Q © 9 em
Parmi les villes importantes de l’Europe que quel-
ques courses à travers le monde m'ont permis de vi-
siter, Munich est , assurément, une de celles dont le
souvenir m'est demeuré le plus cher. Dans les pre-
mières années du siècle où nous vivons, rien ne
distinguait Munich des autres capitales des petites
souverainetés de l’Empire germanique. Assise au mi-
lieu d’une plaine monotone et peu fertile, cette ville,
alors, ne présentait rien, ce semble, qui pût arrêter
puissamment l’attention du voyageur. Mais, à partir
de l’année 1824 , son aspect allait subir une méta-
morphose complète. A cette époque, en effet , la cou-
ronne ducale des anciens électeurs de Bavière, con-
vertie par Napoléon en un bandeau royal, venait se
poser sur la tête du roi Louis I. C’est ce même
monarque , encore vivant aujourd’hui, que nous avons
vu descendre de son trône en 1848, à la suite d’une
abdication à moitié volontaire, que lui arracha Île
transport d’une passion insensée.
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 433
Elevé au milieu des universités allemandes, dans le
temps de leur plus grande splendeur, le roi Louis
avait puisé dans son éducation , et aussi sans doute
dans sa nature première , une admiration enthousiaste
pour les chefs-d’œuvre des arts. Dès les premiers mo-
ments de son règne, il conçut la volonté fortement
arrêtée de faire de sa capitale la rivale de ces cités
fameuses de l'Italie, dont le nom suffit, à lui seul,
pour éveiller, dans les imaginations cultivées, des
idées de beauté et de poésie. Malgré les entraves du
gouvernement constitutionnel, toujours assez peu fa-
vorable aux dépenses proclamées improductives par
la science des économistes , le roi Louis a réussi , en
grande partie , dans sa noble entreprise. A sa voix,
comme à celle d’un nouvel Amphion, des colonnades,
des arcs-de-triomphe, des églises, des portiques , des
statues , des obélisques se sont élevés dans les airs.
Une légion de peintres allemands , sortis de l'école
d’Overbeck, ce génie suave et mystique, une des
gloires de la peinture moderne, a couvert de fresques
multipliées les murailles des palais de Munich. Évi-
demment, chez le royal auteur de ces merveilles,
il a fallu des prodiges d’activité et de zèle, pour sti-
muler autant de talents, pour amener dans le même
temps, autour de lui, un développement artistique
aussi complet.
Un intérêt sympathique puissant vient s'attacher au
spectacle de ces efforts généreux. Cet intérêt, toutefois,
il faut le dire, a son caractère à part; il se rapproche
de la curiosité, comme de l’admiration. C'est qu’en effet,
parmi les créations du roi Louis , il en est peu d'ori-
{
,
134 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
ginales et de naïves. Elles révèlent, trop évidemment ,
un dessein préconçu ; presque toujours, elles rappel-
lent à la pensée un monument ancien dont elles sont
la copie; elles manquent enfin de la suprême consé-
cration du temps et de l’histoire.
Rome , Florence , Venise, Athènes, et d’autres villes
encore, ont fourni les types dont les artistes bavarois
se sont inspirés pour réaliser les embellissements de
Munich. Sous l'impulsion du monarque érudit dont ils
recevaient les ordres , leurs conceptions se sont em-
preintes, habituellement, d’un vernis d’archaïsme par-
fois assez étrange. C’est ainsi qu’en bâtissant des temples
construits dans le style antique, ils ont remonté au-delà
du temps de Périclés et d’Ictinus. Dédaignant la mol-
lesse des époques comparativement récentes de Part
grec, méprisant les innovations des Romains, auxquels
les savants d’outre Rhin ont pris l’habitude de refuser
le sentiment du beau , ils ont abandonné les colonnes
corinthiennes, pour l’ordre dorique plus grave et plus
sévère. En outre, à l'exemple des premiers Grecs, ils
ont privé les colonnes de leurs bases. Ils les font surgir
directement du sol, comme on Île voit aux temples
de Pestum et d’Egine.
Dans les œuvres d'art quise rapportent aux temps
modernes, une autre tendance , non moins incontes-
table, imposée par le roi Louis, se fait remarquer dès
la première vue: c’est l'affectation d’un patriotisme
germanique exagéré et bruyant, Au sein des univer-
sités allemandes, on le sait, il s’est formé une école
nombreuse de jurisconsultes, d’historiens, de philo-
logues, pour lesquels tout ce qui reste encore à notre
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 135
pauvre monde de grand, de noble, de généreux,
vient, en droite ligne , des anciens Germains. La li-
berté, la franchise, l'inspiration , l'enthousiasme , apa-
nage éclatant des conquérants tudesques qui vain-
quirent les Romains au IV°. siècle de l'ère chrétienne,
se sont retrouvés depuis, à toutes les époques de
l’histoire moderne , chez leurs descendants restés sur
le sol natal. A toutes les époques aussi , c’est à leur
contact avec ces populations privilégiées, que les
autres peuples de l’Europe ont dû de participer , dans
une mesure quelconque , à ces nobles aspirations.
Sans ces relations salutaires avec la race germanique,
ces peuples, et les chefs qui les dirigeaient , seraient
tombés, de bonne heure, dans une décadence com-
plète , comme le firent les derniers empereurs de la
Rome d’Auguste, et, plus tard , les Césars dégénérés
de Byzance.
Sous l'empire de ces idées, Cornelius, Schnorr,
Fæœger, Hess , et plusieurs autres peintres contempo-
rains, ont reproduit à l’envi à Munich, dans des fresques
travaillées avec amour , les exploits d’Arminius et de
ses compagnons, et surtout les scènes de Niebelun-
gen. Ces antiques récits du XILI. siècle, si long-temps
oubliés dans le pays qui les avait vus naître , mais ra-
menés tout d’un coup à la lumière par la résurrection
ardente du patriotistime germanique, sont dignes, si
lon en croit les érudits allemands, de soutenir la
comparaison avec les poèmes d'Homère, Malgré le
mérite incontestable des peintures qui leur sont con:
sacrées, l'émotion de l'étranger , du moins si j'en crois
mes propres impressions, s’éveille difficilement, en
136 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
présence de ces sujets compliqués, à peu près pou-
veaux pour lui. Les crimes de Gunther et de Brunhild,
la mort de Siegfried, les malheurs et le courage de
Criemhild , ne parlent pas à sou esprit, comme le fe-
raient la colère d’Acbille, les adieux d’Andromaque
et d’Hector. Puis il w’a paru que la poésie de Niebe-
lungen, toute empreinte d’incorrection et de rudesse,
offrait le grave défaut de stimuler , comme naturelle-
ment, cette disposition à l’exagération des sentiments,
à l'abus des mythes et des allégories que l’on peut re-
procher, à juste titre, aux artistes allemands de nos
jours.
Je préférerais infiniment, pour mon comple, aux
scènes des Niebelungen, d’autres compositions éten-
dues qui couvrent tout le pourtour de plusieurs salles
fort vastes, dans la partie nouvelle du palais des rois
de Bavière. Ces fresques ont pour objet de raconter
la vie des trois empereurs allemands réputés les plus
glorieux : Charlemagne , Frédéric Barberousse et
Rodolphe de Habsbourg. Schnorr, leur auteur, a plei-
nement réussi, à mon estime, dans sa difficile entre-
prise. Il a su allier avec bonheur le sentiment de la
réalité historique et le culte poétique de l'idéal. La
mission civilisatrice des princes illustres qu’il célèbre
apparaît nettement à l'esprit du spectateur, dont l’ima-
gination est charmée , en même temps, par des détails
pleins de grâce , remplis de cette naïveté calme, par-
ticulière à la race germanique.
La salle principale du même palais, appelé la Rési-
dence , selon l’usage des petites cours de l'Allemagne,
contient les statues, en bronze doré, de dix anciens
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. #37
souverains de la Bavière,aïeux de la maison régnante.Ces
images étincelantes, qui font apparaître aux regardsles
costumes les plus pittoresques de l’époque féodale, sont
d’un effet vraiment merveilleux. On remarque surtout,
parmi elles, la statue du duc Louis de Bavière, élevé
à la dignité impériale vers le milieu du XIV°. siècle, Il
existe, à Munich , un autre monument commémoratif,
plus digne de remarque encore, consacré à cet em-
pereur dont ses compatriotes se montrent très-fiers.
Dans les premières années du XVII: siècle, l'électeur
Maximilien 1%. lui a fait élever, à l’entrée du chœur
de l’église cathédrale, un magnifique tombeau de
marbre noir et de bronze. L'efligie impériale, sur ce
mausolée, porte l’armure des guerriers du moyen-âge.
Dans la salle du Trône , au contraire, elle est revêtue des
habits riches et singuliers que les empereurs d’Alle-
magne portaient à leur couronnement, et qu'ils avaient
empruntés au cérémonial de la cour grecque de Con-
stantinople.
Un tombeau plus récent, sculpté par Torwaldsen
dans une église de médiocre apparence, présente au
voyageur un intérêt d’un genre tout différent; et, si
ce voyageur est français, il ne peut manquer de tou-
cher vivement son âme, par la magie des souvenirs
de la patrie qu’il fait passer devant ses yeux. Ce tom-
beau est celui d’Eugène Beauharnais, mort sur la terre
étrangère , après avoir gouverné sagement, pendant
dix ans, comme lieutenant du grand Empereur,
YItalie du Nord à moitié libre sous ses lois.
Bien qu’il ait été posé en 1824, à l’époque de la
mort de ce prince dont le nom est resté si pur, le
marbre funéraire qui couvre ses restes, mentionne
138 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
expressément tous les titres et toutes les dignités qu’il
dut à l’alliance étroite qui l’unissait à Napoléon E°,
Le roi Louis, en outre, par un sentiment pieux qui
l'honore , n’a pas craint, dans la plus belle partie de
sa capitale , de rappeler l’une des phases de l'épopée
Napoléonienne, à laquelle la Bavière fut souvent as-
sociée, bien qu’elle se soit tournée contre nous en
1813, à l’époque de nos malheurs. Un obélisque,
en bronze rouge, construit par ses soins, est consacré
à la mémoire des soldats bavaroïis, qui, placés, au
nombre de trente mille, dans les rangs des nôtres,
furent combattre et mourir avec eux, en 14812, dans
les déserts glacés de la Russie,
L'esprit patriotique prononcé qui dirigeait constam-
ment le royal auteur des embellissements de Munich,
lui a fait placer, sur les divers points de cette ville,
des statues nombreuses destinées à reproduire les
traits des personnages célèbres que la Bavière se
vante d’avoir vus naître. Guerriers, poètes, souve-
rains, musiciens, jurisconsultes, ont successivement
obtenu leur part dans cette glorification des fils il-
lustres de la terre natale. Mais, parmi les monuments
appartenant à l’art de la statuaire, le plus curieux,
sans aucun doute, est une figure colossale de la Ba-
vière personnifiée et divinisée, que l’on trouve à 2
kilomètres de Munich , sur une élévation dominant
de vastes prairies assez semblables à celles qui for-
ment, pour notre ville de Caen, une ceinture si gra-
cieuse. L'image gigantesque de la déesse s'élève au
milieu d’un portique imposant, construit dans le style
antique. Dans cette représentation symbolique et gran-
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 139
diose, dans la solitude qui l'entoure, dans les bâti-
ments sans destination qui l’encadrent , il est facile
de reconnaître l'empreinte du génié enthousiaste qui
distingue le roi Louis. Sa pensée, du reste. a trouvé
un interprète digne d’elle chez l'artiste éminent chargé
de la produire au grand jour. Swanthaler, à la fois
peintre , architecte et statuaire, a su ‘communiquer
à sa divinité ailégorique je ne sais quelle majesté
fantastique, mais puissante.
Nulle part, pourtant, cet ardent amour du mo-
narque bavarois pour les grands souvenirs de lan-
cienne Germanie n’a reçu de sa part une manifesta-
tion aussi éclatante qu’en un site escarpé et solitaire,
voisin de Ratisbonne , près des bords du Danube.
Dans ce lieu écarté , loin des cités et des villages,
il a fait construire un vaste édifice aux proportions
majestueuses, imité du Parthénon d'Athènes , qu’aper-
çoivent de très-loin les voyageurs nombreux embar-
qués sur les ondes du fleuve. La Walhala, cette im-
mense salle des morts, car c’est ainsi que se traduit
"son nom, étrange, même à ce qu’il paraît, pour des
oreilles allemandes, est une des créations les plus
originales qui se puissent voir, eu égard à sa posi-
tion extraordinaire. Mais si l’on s’attache à sa con-
ception première, ici encore 6n retrouve la repro-
duction non douteuse de ce qui déjà avait été fait
ailleurs. L’idée de ce Panthéon germanique ne dé-
rive-t-elle pas du Panthéon français ? Deux fois, on
le sait, dans des temps remplis d’orages, nos as-
semblées délibérantes décrétèrent la fondation d’un
temple national, dédié aux grands hommes que la
110 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
France avait vus naître. Deux fois aussi, l’esprit positif
et sensé de notre nation n’a pas manqué d’écarter,
après une épreuve infructueuse, cette glorification
exagérée de l’humanité, à laquelle il ne sied pas
d'accorder les hommages que Dieu seul doit obtenir.
Les Allemands, plus rêveurs, semblent avoir adopté
sans réclamation l’œuvre du roi Louis, bien qu’à
notre estime , elle ne soit pas sans offrir quelque côté
attaquable.
Cette part faite à la critique, il faut avouer résolü-
ment que l'impression produite par la Walhala est
des plus saisissantes. De bien loin déjà, dans la plaine,
on admire la noble apparence du monument dont la
colonnade, d’une blancheur encore pure , se dresse
fièrement sur sa base de rochers. De près, on con-
temple avec étonnement la majesté des escaliers gi-
gantesques taillés dans la montagne. Quand on a
pénétré, enfin, dans l’intérieur du temple, sa déco-
ration, aussi simple que magnifique, fait naître une
surprise pleine de charme.
Il a fallu une habileté extrême chez les ordonna-
teurs de la Walhala, pour échapper à la froideur et
à la monotonie, dans cette exaltation multipliée d’une
foule d'hommes illustres ou distingués, que des bustes
et des inscriptions font seuls connaître au spectateur.
Point de colonnes saillantes, point de statues isolées,
qui, fixant l'attention sur un point donné, eussent
fait tort , inévitablement, à l’effet de l’ensemble. Seu-
lement, le long des murailles de la vaste salle que
tapissent des marbres précieux, des Muses de l’his-
toire , ou plutôt des Walkyries germaines , aux atti-
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 4Ah1
tudes variées, mais toujours belles et méditatives,
tiennent en leurs mains les couronnes, destinées à
récompenser les mérites divers des enfants de lAlle-
magne.
Du reste, on l’a remarqué, le monarque enthou-
_siaste, auquel appartient l'invention du Panthéon
allemand, semble avoir voulu dérober , au profit de
sa patrie, le plus qu’il a pu d’illustres mémoires,
sans craindre la réclamation des autres peuples de
l'Europe. Après les conquérants scandinaves qui, du
IIIe. au VII‘ siècle , ont envahi l'Empire romain,
viennent se ranger , dans la Walhala, Clovis et les
premiers Mérovingiens , Charlemagne et sa famille,
Alfred d'Angleterre et les rois saxons, Rollon et Guil-
laume-le-Conquérant. Le désir de solenniser toutes
les gloires produit, d’un autre côté, quelques rappro-
chements assez singuliers. Ainsi, ce n’est pas sans
surprise que l’on voit figurer Martin Luther à côté de
saint Boniface , apôtre de la Germanie, le légat fidèle
et dévoué des Pontifes romains.
Quels que soient le mérite et la variété des diverses
créations de l’art moderne écloses à la voix du roi
Louis , il lui fallait, évidemment, pour atteindre le
but de sa vie entière, doter sa capitale de collections
splendides renfermant, en grand nombre, les chefs-
d'œuvre des anciens maîtres. De bonne heure, il n’a
rien négligé pour faire venir à Munich, de tous les
points de l’Europe, une foule de tableaux et de sta-
tues achetés par ses soins. De là, deux galeries ma-
gnifiques qui ne le cèdent à presqu’aucun des musées
de la France et de l’Italie. Chaque jour encore, as-
4h42 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE,
sure-t-on, ces galeries reçoivent de nouveliesrichesses,
grâce à la noble tradition de goûts artistiques, qu’a
conservée pieusement le roi Maximilien If, le souve-
rain de la Bavière actuellement régnant.
Les statues et les tableaux, à Munich, forment deux
musées distincts, parfaitement installés dans des palais
élégants, construits exprès pour les abriter , sur les
dessins de Klenze , l'architecte habile de la Walhala.
Ces musées, où j'ai passé des heures précieuses, por-
tent les noms grecs, assez bizarres, au moins dans
notre langue, de Glyptothèque et de Pinacothèque.
Le premier d’entre eux, ia Glyptothèque, outre une
grende quantité de statues et de bas-reliefs de la Grèce
et de Rome, se glorifie, principalement , de posséder
les marbres d’Egine. On appelle ainsi les frontons dé-
tachés du temple de Jupiter Panhellénien , protecteur
de la Grèce, construit dans l’île d’Egine , au temps des
guerres médiques , un demi-siècle environ avant l’é-
poque de Périclès. De même que les frises du Parthé-
non que l’on voit à Londres, au musée britannique, ces
sculptures vénérables ont été transportées bien loin de
l'édifice sacré qu’elles décorèrent un grand nombre
d'années, Il y a toutefois cette différence importante
à l'avantage de la Bavière, qu’elle a recueilli les mar-
bres d’Egine au moment où, déjà arrachés de leur
place primitive , ils étaient menacés d’une ruine com-
plète ; elle n’a pas, comme l’avide Angleterre , porté
un marteau sacrilége sur le sanctuaire de la Minerve
attique.
Les érudits allemands , quelques-uns même des au-
teurs français qui ont écrit, dans ces derniers temps ,
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 143
sur la théorie des beaux-arts, voient des chefs-d’œuvre
inappréciables dans ces bas-reliefs de grande dimen-
sion, dont les sujets paraissent appartenir aux combats
livrés devant Troie, On y retrouve incontestablement
la sobriété élégante qui caractérisa l’art antique, à
toutes les époques de son développement. Le modelé
exact du corps humain s’y produit déjà dans une har-
monie parfaite. Il m’a semblé pourtant , que ces sculp-
tures intéressent principalement comme essais , beaux
sans doute, d’un art devenu depuis infiniment plus par-
fait. La figure impassible des personnages, la raideur
des attitudes, l’absence totale de moelleux et de fini,
déconcertent l'admiration. En somme, à mon estime,
les marbres d’Egine excitent la surprise et provoquent
l'étude ; ils ne font naître dans l’âme aucun de ces sen-
timents si doux de poésie calme et méditative, que l’on
éprouve en comtemplant les belles statues grecques ,
que renferment en grand nombre les galeries de Flo-
rence et de Rome.
Asile ouvert aux débris de l’antiquité païenne , la
Glyptothèque, dans les idées du roi Louis, devait rap-
peler sa destination par une suite de peintures murales
qui disposeraient le spectateur à comprendre la signi-
fication intime des objets d’art exposés sous ses yeux.
Plusieurs salles de l'édifice, qne l’on traverse avant
d'arriver à celles qui contiennent les statues, sont con-
sacrées à des compositions, à la fois savantes et vastes,
œuvre de Cornelius et de ses disciples les plus chers.
L’illustre auteur de ces fresques , tout en empruntant
la plupart des scènes retracées par lui aux poëmes
d’Hésiode et d’'Homère, s’est proposé un but plus élevé
1hù UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
que celui de reproduire fidèlement les récits des deux
poëtes.Il a prétendu exposer, à l’aide de ses pinceaux,
le système général de la mythologie antique.
Le génie qui distingue Cornélius est connu, parmi
nous, de tous ceux qui ont étudié avec soin la grande
exposition artistique de 4855. Nul d’entre eux n’a ou-
blié ces cavaliers de l’Apocalypse portant à la terre les
fléaux de la colère divine , conçus avec tant de puis-
sance , exécutés avec tant de fougue et de dédain pour
limitation vulgaire. Mais, tout en admirant , à Paris,
cette œuvre magistrale, on ne pouvait s'empêcher d'y
reconnaître quelque chose de heurté et d’étrange. Ce
dernier caractère m'a paru bien plus sensible encore
dans les peintures qui nous occupent en ce moment.
La simplicité noble des récits d'Homère, la limpidité
du ciel pur de la Grèce ne se reflètent aucunement
dans le style tourmenté qui les caractérise, dans la lu-
mière terne et blafarde qui les éclaire. Une recherche
constante du surhumain et de l’épique exagère les
nuances et fatigue l'attention. Puis, l’abus d’un sym-
bolisme sans mesure rend très-difficile de saisir la
pensée que le peintre a voulu exprimer. Au milieu des
nuages incessants qui l’enveloppent, on aperçoit dis-
tinctement , néanmoins, l’empreinte des théories ob-
scures de Hégel et de Fichte, bien éloignées, assuré-
went, des croyances naïves et riantes de la Grèce pri-
mitive.
Les peintures murales de la Glyptothèque ont leur
équivalent dans celles de la Pinacothèque ou galerie
des tableaux. Là encore , il entrait dans les plans du
dernier roi de Bavière, que le musée fondé par lui ne
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 445
fût pas une simple nécropole des œuvres du passé.
Pour ressusciter l'art dans sa richesse première, pour
montrer son application possible aux exigences di-
verses de la vie civile, il lui convenait de réserver,
dans ce monument, une large place aux artistes con-
temporains ; il entendait les convier à célébrer la
gloire de leurs devanciers, en retraçant les traits de
leur visage, et surtout en faisant voir , à l’aide de re-
présentations symboliques, quel fut le caractère domi-
nant des écoles les plus célèbres nées sous l’impulsion
de leur génie,
L'histoire de la peinture chez les peuples chrétiens
se déroule dans une suite de salons richement ornés,
formant tout un côté de la Pinacothèque. En parcou-
rant cette revue pittoresque, on aperçoit successive-
ment les portraits et les emblêmes de tous les peintres
fameux qui ont illustré leur art, depuis Cimabuë
jusqu’à Salvator Rosa et à Claude Lorrain. Il va sans
dire que les pères de la peinture allemande, Van Eyck
et Hemling, Albert Durer et Holbein, ne sont pas
oubliés dans cette sorte d’exhibition universelle, où
l’histoire et l’allégorie marchent, sans cesse, à côté
l’une de l’autre.
Quel que soit le mérite de ces fresques, elles pâlis-
sent, incontestablement, devant les chefs-d’œuvre
que renferme l’intérieur de la galerie, pour lesquels
elles servent, à la fois, de préparation et d’appendice.
La plupart des écoles anciennes sont représentées, dans
ce musée, d’une manière splendide. Une salleentière est
consacrée à Rubens, ce superbe dominateur de l’art au
10
4146 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
XVII. siècle. Là, comme partout aïlleurs, on admire,
chez ce grand artiste, la conception puissante, l’exé-
cution bardie, le coloris magique ; mais, à mon es-
time, on regrelte aussi, vivement, l'absence de
naïveté et de fraîcheur. Trois ou quatre tableaux de
Murillo, figurant des groupes d’enfants, m'ont laissé
un souvenir délicieux. Enfin , dans la partie du musée
destinée aux écoles d’Italie, des Raphaël et des Péru-
gin magnifiques viennent compléter cet ensemble im-
posant.
Cependant, si j'en crois mon impression propre, ce
qui donne, surtout, un prix infini à la Pinacothèque de
Munich , c’est une collection très-complète des œuvres
des anciens maîtres allemands, achetée, en majeure
partie, par le roi Louis, des frères Boiserée de Cologne,
zélés propagateurs de la renaissance archéologique
dans la docte Allemagne, A la fin du moyen-àge,
dans les XV°. et XVI°. siècles, deux écoies distinctes
de peinture s'étaient formées sur le sol de lantique
Germanie, l’une à Bruges et à Cologne, l’autre à Nu-
remberg et à Augsbourg. La première, malgré la pré-
tention opposée des savants d'Outre-Rhin, n'appar-
tient qu'indirectement à lAllernagne ; car elle est la
tige, déjà vigoureuse, sur laquelle devait surgir,
plus tard, la multitude des peintres flamands. La se-
conde, au contraire, est entièrement tudesque et
germanique. Elle diffère, selon moi, de l’école du
Bas-Rhin, par le type constant de ses personnages ,
et par le caractère général de ses compositions.
La suavité et la grâce se font remarquer , princi-
paiement, dans les ouvrages des peintres vénérables,
UNE VILLE AKTISTIQUE ALLEMANDE, 147
aïeux de Rubens et de Van-Dick. Chez tous, pour
ainsi dire, et notamment chez Hemling, le plus il-
lustre d’entre eux , apparaît une touche mélancolique
et tendre, qui remue doucement les âmes, en les
rendant meilleures et plus sympathiques. Les saints et
les madones, qu’ils excellent à rendre, ont, dans leur
attitude et l’expression de leur visage, la mystique
poésie, tant célébrée dans les œuvres du Pérugin et
du Fiésole. Dans la haute Allemagne, au contraire,
Albert Durer, Holbein, Wohlgemuth, Kranack,
Burgkmayr, Martin Schoen, frappent notre intelli-
gence par des qualités opposées.
Eux aussi, nous en convenons, possèdent cette
fraicheur primitive qui vient si gracieusement, chez
tous les peuples, s'attacher à la première période du
développement de l’art. Le sentiment de la piété
n’est pas absent de leurs compositions empruntées à
l'Évangile. Mais ils se séparent des premiers par une
touche plus rude , par leur style tourmenté, par leur
manière de sentir plus fière et moins mystique. En
eux encore, on trouve plus manifestement l’expres-
sion de la mélancolie, particulière aux peuples du
Nord, en contact avec une nature sévère. Je ne sais
quelle tristesse semble imprimée sur toutes les pages
d'Albert Durer, et fait rêver aux noires forêts de sapins
qui entourent Nuremberg, sa ville natale.
C’est ce coup-d'æil attristé sur les misères de la vie
humaine qui a dicté à Holbein et à ses émules ces cé-
lèbres Danses des Morts, dont les musées d'Allemagne
offrent de nombreux exemples. Dans une suite de ta-
bleaux qui s'appellent lun l’autre, l'artiste a repré-
148 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
senté les scènes heureuses de l'existence. Ici, c’est un
festin splendide; là , des noces et des fiançailles ; plus
loin , de gaies vendanges, de joyeuses moissons. Mais
partout , à côté des hommes vêtus du riche pourpoint
du moyen-âge, près des femmes parées de leurs plus
frais atours, apparaît la Mort sous da forme d’un
hideux squelette qui vient, inattendu , réclamer sa
part dans ces -occupations agréables et variées. Elle
est énergique et saisissante, dans sa naïveté, cette
figure de la vanité de nos joies, dont la durée, hélas !
est si courte, et la fin toujours pleine de deuil et de
larmes !
Cette école de peinture de a haute Allemagne ne
devait pas se perpétuer, en se transformant avec le
cours des âges. Moins heureux que leurs contem-
porains de l’Italie et de la Flandre, les maîtres qui la
composaient ne laissèrent pas de successeurs. Quand
ils eurent disparu de la scène du monde, l’art qu'ils
avaient cultivé avec succès parut languir et s’éteindre,
dans la contrée qui les avait vus naître. Parmi les causes
auxquelles il convient d'attribuer ce long sommeil de
la peinture sur la terre allemande, la principale , sans
aucun doute , fut la révolution religieuse qu’inaugura
Luther, et que suivirent immédiatement des guerres
longues et désastreuses. Au milieu de l’ardeur des
querelles théologiques et des ravages des armées, les
esprits se détournèrent de l'étude des beaux-arts,
pour lesquels, avec l’enthousiasme, source de l’inspi-
ration, il est toujours besoin de silence et de paix.
Depuis le commencement du siècle actuel, l’Alle-
magne a noblement réparé cette indifférence, prolon-
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 149
gée troplong-temps, pour une des manifestations les
plus glorieuses de l'intelligence humaine. Déjà, du-
rant le XVIII, siècle, Winckelmann et Lessing, par
leurs travaux scientifiques sur la théorie de l’art an-
tique, avaient habitué les esprits de leurs compatriotes
à envisager avec assurance une partie des aspects
que les questions artistiques ne peuvent manquer de
présenter. D'un autre côté, l’école de littérateurs
éminents, à la tête desquels marchaient Schiller et
Gœthe, avait travaillé , elle aussi, incontestablement,
à la résurrection de l’art, par l’élan qu’elle avait im-
primé aux spéculations de la pensée, par les senti-
ments d’idéal et de poésie dont elle avait nourri les
générations nouvelles qui s’élevaient sous son empire.
Toutefois, quelle que soit l'importance de ces in-
fluences éloignées, la gloire d’avoir rallumé, le premier,
avec éclat, dans la patrie d’Albert Durer, la flamme
presqu’éteinte du génie de la peinture appartient à
Frédéric Overbeck , né à Lubeck en 1789. De Rome,
où il avait fixé son séjour dès 1809, et qu’il n’a plus
quitiée depuis ce temps, ce maître illustre a , con-
stamment, attiré autour de lui, dans la ville éternelle,
ceux des jeunes allemands qui sentaient leur cœur battre
d'un noble enthousiasme pour le culte de l’art. C’est
sous sa direction que se sont formés tous les peintres
distingués qui ont travaillé aux embellissements de
Munich, et produit ces fresques multipliées et gran-
dioses, un des principaux ornements de la capitale des
rois de Bavière. Mais, précisément, par cela que l’im-
pulsion communiquée par Overbeck à ses élèves était
sérieuse et puissante , ils n’ont eu garde de se borner
150 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE,
à reproduire servilement les combinaisons et le genre
de leur maître. Constamment désireux, comme lui, de
raviver la pauvreté de l’art moderne par un retour in-
telligent vers la sève féconde du moyen-âge, ils ont
puisé leurs inspirations à des sources plus multiples. —
Tandis qu'Overbeck, âme doucement mystique et pieu-
sement croyante, s’attachait, à peu près exclusivement,
aux sujets tirés des livres saints, les peintres de Munich
ont prétendu exprimer , à Paide de leurs pinceaux,
toutes les idées qui, de leur temps, occupaient les in-
telligences. On voit se refléter, dans leurs ouvrages, cet
esprit universel et souvent aventureux, de recherches
érudites, qui caractérise les savants élevés dans les
universités allemandes.
Quelques-uns d’entre eux, sans doute, ont reproduit
avec un charme extrême les saintes traditions du catho-
licisme. Henry Hess, notamment, a couvert de fresques
pieuses et belles, plusieurs églises magnifiques , de
styles très-divers, qu’a fait élever, à Munich, le zèle
religieux du roi Louis. Cependant, s’il fallait énoncer
d'une manière précise l'impulsion souveraine qui paraît
dominer chez ces artistes, j'indiquerais , sans hésiter ,
le patriotisme germanique racontant les grands sou-
venirs de l'histoire , au point de vue exclusif de la glo-
rification de la patrie allemande.
Du reste, malgré la distance des siècles écoulés,
cette école de peinture n’est pas sans offrir, dans sa
manière, quelqu’analogie avec les vieux maîtres de la
Franconie qu’elle est venue remplacer, au bout d’un
temps si long. La grâce naïve de Schnorr , la richesse
et l'originalité des costumes des temps féodaux qu'il
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 451
prête à ses personnages , font penser à quelques-uns
des plus beaux portraits d'Holbein. La fougue et la
rudesse de Cornelius rappellent, mieux encore, le
style tourmenté, bien que puissant, qui distingue
Albert Durer. On trouve à ja fois , dans les productions
de ces deux maîtres, je ne sais quelle touche anguleuse
et raide, essentiellement tudesque, tout-à-fait étran-
gère aux peintres italiens, dont ils ont pourtant, l’un
et l’autre, étudié soigneusement les œuvres. Singulière
persistance des aptitudes spéciales, apanage particulier
de chaque peuple ! Dieu, qui voulait donner la beauté
au monde moral , comme au monde physique , à con-
stamment placé, dans ses parties diverses, la variété
au sein de l'unité, De là, pour ne pas sortir du domaine
de l’art, ce fonds commun d'idées vraies et grandes,
toujours le même à toutes les époques et chez toutes
les nations, que doit évoquer l'artiste destiné à con-
quérir une admiration durable. Mais de là aussi, la
sève distincte, bien caractérisée, qui se transmet d’âge
en âge chez les descendants d’une même race, et com-
munique, sans cesse, une sorte d'identité aux mani-
festations de leur pensée.
me
JEUX SCÉNIQUES,
À ROME.
CHŒURS DE DANSE AVEC GESTES, DIALOGUES, VERS
FESGENNINS, SATIRES, ATELLANES, ETC. ;
Par M. de GOURNAXY,
Membre correspondant.
Guerriers et laboureurs, les Romains cherchèrent
d’abord et long-temps leurs plus agréables distractions
dans les jeux du cirque , qui étaient à la fois religieux
et politiques (1). Ge plaisir national qui fortifiait ou
consolait les âmes, leur semblait intéresser les Dieux
au sort de la cité et repousser loin d’elle l’idée même
des maux et des revers. Aussi le peuple-roi préféra-
t-il toujours les jeux du cirque aux divertissements de
la scène , et ce n’était point de ceux du théâtre que
parlait le poëte satirique lorsqu'il disait : « Le peuple
« ne désire que deux choses: du pain et des spec-
« tacles (2). »
D'un autre côté, les jeux de force et d'adresse sont
(1) Tarquin-P Ancien éleva le premier cirque dans la vallée Murcie,
entre le mont Palatin et le mont Aventin. Ce fut dans un de ces
jeux solennels, que ce roi, dinant dans le cirque, donna aux chars
le signal de la course en jetant en l'air sa serviette.
(2) Juvén., sat, X.
JEUX SCÉNIQUES , A ROME. 153
les premiers amusements qui attirent un peuple à sa
naissance. C’est pourquoi la vue d’un ours, d’un
éléphant blanc ou d’une girafe, la lutte des athlètes,
le duel des gladiateurs, les exercices des danseurs de
corde, et surtout la course des chars et les représen-
tations navales, réjouissaient les sens des citoyens-
soldats de Rome. Ne soyez donc pas surpris que,
durant quatre siècles, leur poésie n'ait à peu près
consisté que dans les vers saturnins pour les sujets
graves, et dans les vers fescennins pour les matières
gaies.
Toutefois , avant Livius Andronicus, avant l’an 514
de Rome, ils connurent aussi une sorte de dialogue
théâtral. Il suffit, en effet, de lire leurs poëtes et
leurs historiens pour être convaincu que ce peuple ,
avant d’avoir connu un théâtre régulier et des pièces
imitées de celles d'Athènes, eut des ébauches lyriques
en Fhonneur des Dieux et des hommes illustres , et
même de petites pièces nationales nommées satres.
Dès son berceau, Rome eut des chœurs de danse et
de chant avec des pantomimes (1). Elle fit venir
d’Étrurie des baladins, je n’ose dire des artistes , qui
montrèrent à la jeunesse à se mouvoir agilement et
à régler ses pas aux sons de la flûte, en attendant
qu’elle apprit plus tard les mouvements et les gestes
de la molle Ionie.
Si l’on en croit Ovide, dont les Fastes spéciale-
ment attesteni l’érudition, l’enlèvement des Sabines
(1) Le premier hÿmne salien commence par ces mols : Choro
aulædus ero: «en chœur je vais chanter sur la flûte. »
Â5h JEUX SCÉNIQUES, À ROME,
se fit pendant que l’histrion frappalt du pied la terre
trois fois, aux sons grossiers de la flûte d'Étrurie
qui marquait la mesure.
A ce premier spectacle des jeux célébrés en l’hon-
neur du dieu Consus, « le peuple était assis sur des
« bancs de verdure; la dépouille des forêts faisait
« tout l’ornement d’un théâtre sans art. Des voiles,
« pour procurer de l'ombre aux spectateurs, n’étaient
« point tendues au-dessus d’un amphithéâtre de
« marbre, et la scène n’était pas teinte des couleurs
a dusafran (1). »
Mais, au milieu de ces essais grossiers , COm-
mençait déjà la mélopée latine avec un peu d'art
chorégraphique. Quelques instincts poétiques s’étaient
aussi révélés, à l’occasion de la victoire de Romulus
sur Acron, roi des Céniniens. Des chants de triomphe
avaient été composés , et, si les hymnes ne furent pas
au-dessous du chant religieux des douze frères Arvales,
fait à peu près dans le même temps et uniquement
conservé, ils n’étaient point entièrement destitués de
rhythme et de verve, malgré la rudesse des vers
saturnins.
Sous Numa Pombpilius , le chant hiératique fut plus
répété. Trois fragments d’hymnes de prêtres Saliens
dont j'ai, il y a quelques années, interprété le texte,
font de plus en plus foi de la tendance religieuse de
la poésie primitive des Romains (2). Douze prêtres, à
(4) De arte am, lib. I,
(2) Voir ma dissertation sur le Chant des frères Arvales, ete.
Mémoires de l Académie de Cuen, 1845.
JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 455
la fois danseurs, musiciens et poëtes, avaient été
consacrés par le roi au culte de Mars : or, ils chan-
taient Mars, Janus et les autres habitants du ciel avec
un enthousiasme presque frénétique.
Dès ce temps-là, ou un peu plus tard, Rome eut des
poëtes musiciens qui, dans les banquets sacrés,
redisaient les louanges des hommes illustres. Cicéron
regrettait la perte de leurs chansons informes , mais
naïves (1). Voilà le côté sérieux de la poésie latine en
sa fleur originelle. Elle chanta d’abord les Dieux et les
grands hommes ; elle s’occupa ensuite des divertis-
sements du peuple rassemblé.
Le spectacle , dans sa rusticité , était d'accord avec
les manières simples et le langage agreste d’une nation
au berceau. La musique instrumentale, compagne
des chœurs chantants , était pareillement réduite à
une très-mesquine expression. Tout l’orchestre était
représenté par « la flûte qui, dit Horace, n’était pas
« autrefois, comme aujourd’hui, liée d’orichalque.
« Elle ne rivalisait point avec la trompette; mais, peu
« retentissante et toute simple, percée d’un petit
nombre de trous, elle servait à accompagner les
chœurs et à remplir de ses sons des gradins encore
peu garnis, et où un public rare et facile à compter
se réunissait sous la condition d’être frugal, chaste
et réservé (2). »
Ainsi, dans l’origine, le spectacle latin fut grave et
religieux, Le peuple romain se montra d’abord res-
=
=
=
2
(4) De claris orator.
(2) Epist. ad Pison.
156 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
pectueux et retenu, aux spectacles des jeux publics
qui faisaient partie du culte. La flûte en sa première
simplicité accompagnait le chant des chœurs, com-
posé sur des vers dont les traces rustiques n’étaient
pas encore effacées , aux plus beaux jours des lettres
latines (1).
Toutefois, cette humeur sérieuse des habitants de
l’'Ausonie se déridait en certaines fêtes, par exemple,
en celles de Bacchus. Alors, « ils dansaient à l’envi
« dans les prairies et se provoquaient par des vers sans
« artet par des plaisanteries suivies d’éclats de rire.
« Ils se déguisaient sous des masques hideux faits
« d’écorce d'arbre, et par des vers joyeux ils invo-
« quaient Bacchus (2). »
Telle fut, si l’on en croit Virgile, l’origine du masque
et du dialogue comique , employés par les anciens vi-
gnerons et laboureurs du Latium. Puis bientôt les
colloques libres et piquants, qui avaient pris naissance
dans les campagues , pénétrèrent au sein des villes.
On à dit que, dans les jeux Apollinaires qui furent
institués lors des désastres de la seconde guerre pu-
nique , après la bataille de Cannes et la prise de
Tarente , il n’est fait aucune mention de drames
joués à Rome avant ceux de Livius Andronicus. En
effet , jusqu’à l’avènement de cet illustre novateur,
les Romains ignoraient même le nom de poésie dra-
matique (3). Mais la satire , soutenue des sons de la
(4) Horal., Epist. ad Aug., v. 157.
(2) Virg., Georg, lib. II, v. 385 et sq.
(3) Casaub., De satyr, græc, et satyr. rom.
JEUX SCÉNIQUES, À ROME, 157
flûte et née de l'impromptu fescennin, était déjà par le
dialogue la comédie naissante. Une action , une in-
trigue et ses incidents étaient seulement encore in-
connus : c’est ce qu’expliquent nettement Tite-Live et
Valère-Maxime (1).
Suivant ces deux historiens, voici l’ordre successif
des jeux scéniques , en usage à Rome, 124 ans avant
l'ouverture du théâtre de Livius Andronicus : 1°. danses
avec pantomimes au son de la flûte ; 2° dialogues
bouffons en vers fescennins sans art et sans mesure;
3°, satires ou mélanges de chants mesurés et accom-
pagnés de la flûte et du geste.
Ilest vrai que Denys d’'Halicarnasse nous apprend
que des chœurs de satires furent exécutés, dès le
temps de l'expulsion de Tarquin-le-Superbe (2). Mais
ces chœurs dansaient la sicinne et contrefaisaient les
danses les plus sérieuses, dans les jeux décrétés à
l’occasion de la guerre avec les Latins qui voulaient
remettre Tarquin sur le trône. L'écrivain grec ne
nous autorise pas à dire que ces danseurs où pan-
tomimes eussent déjà mêlé à leurs danses quelques
brocards ou dialogues railleurs. Lorsqu'il ne parle
que d’exercices de danse , ce serait forcer la lettre
de son récit, que de voir , à la chute de la royauté,
l’origine de la satire théâtrale, à Rome. Elle ne précéda
que de quelques années la révolution dramatique opé-
rée par Livius Andronicus, si l’on en croit Tite-Live :
« Les pièces nommées satires formèrent un mélange
(1) Tit,-Liv., VIT, 2; Val. — Max. T1, 4, 4.
(2) Antiq. rom., lib, VII, Ç 40.
458 JEUX £CÉNIQUES, A ROME.
« de chants mesurés sur les modulations de la flûte
« et accompagnés de gestes analogues. Livius, guel-
« ques années après, entreprit de substituer à ces essais
« informes des pièces plus régulières. »
C'était, suivant toute vraisemblance , un amalgame
de moralités et de folies, un faisceau de traits acérés
contre les vices et les ridicules. Ces premiers dialogues
de la scène furent comprimés par la loi des XII Tables.
La satire, au théâtre, ne pouvait plus faire ce qu'avait
fait le dialogue fescennin dans sa méchanceté redou-
table. Dès-lors restreinte à un chant alternatif qui
n'avait plus la malignité des traits lancés à bout
portant, et d’ailleurs dépourvue d'action dramatique,
elle dut faire place à une autre forme d’amusement
théâtral.
Atellane prismitive , improvisée.
Malgré le changement de la scène introduit , en
l'année 514 de Rome, par un ancien esclave grec;
malgré le travail dimitation dans les œuvres de
théâtre substitué aux ébauches de l'originalité sati-
rique, une part du spectacle fut encore réservée à
l'improvisation. La jeunesse dorée ne renonça point
à son vieux privilége. Ses pères s'étaient amusés avec
la satire; elle voulut, à son tour, se récréer avec
l’atellane, qui fut une farce improvisée soit entre les
actes, soit après la représentation d’une tragédie ou
d’une comédie. Elle fit à peu près l'office de notre
vaudeville: ce fut la petite pièce destinée à faire
diversion à la tristesse du drame et à produire celie
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 159
joie vive, ce rire désopilant qui a son prix, même
au point de vue hygiénique.
Au sujet de latellane primitive et improvisée , faut-
il en croire ce court article de l'Encyclopédie du
XIX°, siècle ?
« Dans les atellanes, les personnages étaient osques ;
« mais le fond et la langue étaient romains. En effet ,
« S'il n’y eût pas eu, dans les atellanes, quelque
« chose d’essentiellement national, les acteurs qui les
« jouaient n’eussent point gardé tous les droits du
« citoyen. Or, on sait que ce privilége fut long-temps
« respecté, peut-être jusque sous les empereurs ».
Cette thèse, risquée par un savant littérateur , a
d’abord le malheur d’être contredite par ce passage de
Strabon :
« Encore bien que la nation des Osques ait été
« détruite, leur langue reste néanmoins en vigueur
« dans Rome, au point que l’on s’en sert à la scène,
« pour certaines pièces dramatiques et certaines farces
« composées dans le goût de celles qui se représen-
« {aient dans les jeux de ce peuple, »
Téiv pèy ad Ocréy Erdhehorrétov , 4 d'ixlentos uéver rap
Toi Popavéoïs ; 07€ TOËNUUTO. crnvobureiofar , z2aTù TLvcr
dyéva métpioy , zu puuohoyeicOa (1).
A ce témoignage de Strabon se joint celui d’un
ancien poëte latin nommé TFiltinnius, qui vivait du
temps de Jules César (2).
(4) Lib. V.
(2) Les grammairiens ont donné les titres de quelques-unes de
ses pièces : Parathrum, Cœcus, Psaltria, Fullones, ete,
160 JEUX SCÉNIQUES, A ROME.
Ce vers-ci d’une de ses comédies a été conservé :
Osce et volsce fabulantur, nam latine nesciunt.
« Ils devisent en langue osque et volsque, car ils
« ne le sauraient faire en latin. »
L’atellane, à laquelie s’appliquait ce vers, était donc
jouée en langue osque. L’osque ressemblait au vieux
latin dont il fut le père: c'était l’ancien idiôme resté
populaire, mais abandonné des lettrés (1).
Faut-il ajouter l’appui d’une opinion respectable ,
celle de Robert Estienne qui dit à son tour
Osci ludi et fabulæ et mimi lingua romana non
fiebant , Romanis tamen intellecta (2).
« Les jeux osques ou les atellanes et les mimes ne
se représentaient pas en langue romaine, et pourtant
« ils étaient compris des Romains. »
« Il fallait, dit aussi Micali dont l'autorité a du
« poids, que losque fût très-rapproché du latin
ancien , puisque le peuple de Rome assistait com-
« munément à la représentation des comédies
=
« osques (3). »
« Enfin, dit Niebuhr, « lorsque nous pouvons nous
faire une idée de la langue osque, il n’est pas du
tout étonnant que les Romains aient parfaitement
&
(2) Les lettrés de Rome évitaient même de prononcer les finales
dures en um, ant, unt, si fréquentes dans leurs noms et leurs verbes
et qui venaient de la langue osque ( Aul. Gell, el Quintil.).
(2) Thesaur., ling. lat., v°. Oscus.
(3) L'Halie avant La domination des Romains, t. Il, p. 295.
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 161
« bien compris ses pièces de théâtre ; il ne fallait
« pour cela qu'un peu d'habitude (1). »
Et pourquoi les Romains auraient-ils répudié leurs
anciens titres de famille ? L’osque et l’étrusque étaient
les deux idiômes italiques d’où le latin était sorti.
D'un autre côté, l’atellane ne perdait point son carac-
tère national, parce qu’elle était jouée en une vieille
langue, qui avait les plus grandes affinités avec le
latin (2). Elle l’eût perdu plus tôt, si les sujets traités
et les acteurs eussent été étrangers. Mais ceux qui
jouaient ces petites pièces burlesques étaient des
adolescents de Rome. Appartenant à de bonnes
maisons, ils s’égayaient en improvisant ces parodies
plus ou moins spirituelles , mais toujours pleines
d'actualité et d’entrain. Ils confabulaient en langue
osque, parce que cette langue n’était point désapprise
dans la cité et qu’elle était demeurée populaire. Plu-
sieurs inscriptions trouvées à Pompéi révèlent que
l’osque était encore la langue vivante du peuple , au
temps de la catastrophe de cette ville. Puis, ne sait-
on pas qu’au siècle de Plaute et après on parlait à
Rome deux dialectes, ce que nous appellerions la
langue et le patois, et ce que lillustre comique ap-
pelait lingua nobilis et lingua plebeiu? La langue
plébéienne ou vulgaire se ressentait de son origine , et
devait plus que la langue patricienne ou classique
ressembler à l’osque.
(1) Hist, rom., traduction de Golbery, t. I, p. 97.
(2) Rudimenta linguæ Oscæ ex inscriptionibus antiquis enodata ,
p. 45, 47, et passim. Grotefend,
tt
162 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
Les acteurs d’atellanes ne s’avilissaient pas en jouant
ces pièces comme intermèdes et exodes , vu que ce
divertissement n’avait pas été abandonné aux esclaves
histrions, comme la satire. Ils étaient même dispensés
d’ôter leur masque et de quitter l’habit de leur rôle ,
au caprice des spectateurs, ce qui arrivait à la classe
vile des acteurs ordinaires. La jeunesse romaine se
donnait ces distractions intellectuelles, comme la
nôtre improvise quelquefois, dans des cercles intimes,
des charades et des proverbes sur un thème ou
scenario convenu d’avance , avec cette différence que
celle-ci ne se produit jamais devant le public. Mais
il ne faut pas perdre de vue que celle-là, pour se
protéger, avait un masque permanent.
Il ne reste rien de ces atellanes qui réjouirent tant
les Romains. Et comment auraient-elles laissé des
traces à leur origine et jusqu'à Névius qui en écrivit
quelques-unes , lorsqu’elles étaient improvisées et par
conséquent fugitives ?
Cependant Horace, dans son Voyage à Brindes,
semble avoir pris plaisir à donner un spécimen de ces
facéties osques : la langue seule du pays y fait défaut.
Mais le poëte , qui confessait n’avoir pas l'intelligence
du latin primitif des hymnes saliens , n’était pas
homme à faire ici montre d’antiquaire. Son récit, du
reste, est curieux :
« Muse , dit-il, veuille en peu de mots raconter le
« combat de langue du bouffon Sarmentus et de Messius
« Cicerrus ; redis d’abord quelle était la naissance de
« ces deux champions. Messius était osque d’origine.
« Quant à Sarmentus , sa maîtresse vit encore. Issus
«
«
JEUX SCÉNIQUES, A ROME, 163
de ces nobles ancêtres , ils en vinrent au combat :
Le premier, Sarmentus dit à Messius :
« Tu ressembles, en vérité, à un cheval sauvage ».
Et de rire de notre part.
=
2
=
=
=
MESSIUs,
« J’en conviens. » En même temps il secoue la tête.
SARMENTUS.
« Oh! si l’on ne t’avait rogné une corne au front, que
ferais-tu, lorsque ainsi mutilé tu es si menaçant ? »
« Messius, en effet, avait une cicatrice difforme et
bordée de poils, à la partie gauche du front. Il le
railla beaucoup sur la maladie de son pays, sur
son visage , et il l’invitait à exécuter la danse du
cyclope, vu que pour cela il n'aurait besoin de
masque ni de cothurne tragique.
« Messius , à son tour, lui demanda s’il avait con-
sacré sa chaîne aux dieux Lares; si, pour être
greffier, il croyait que sa maîtresse en eût moins
le droit de le vendre; enfin pourquoi il avait un jour
pris la fuite , lorsqu'une livre de farine devait
suffire à un nain de son espèce, à un avorton tel
que lui. »
Et Horace ajoute: « Ainsi nous prolongeâmes agréa-
blement le repas. »
Telles étaient encore, au temps du célèbre poëte,
les grosses railleries usitées dans ce qu’on appelait les
164 JEUX SCÉNIQUES. A ROME.
jeux osques. À toutes les époques, la bouffonnerie a
donc eu le mérite de détendre les cordes de lesprit.
Et, quoique Horace fût le plus sensé des poëtes , vous
voyez qu’il prenait volontiers sa part du fou rire, au
spectacle inattendu de cette atellane abrégée, qui
rappelle le dialogue fescennin dans toute sa crudité.
Il ne faut pourtant pas oublier que, après la révo-
jution opérée au théâtre par Livius, latellane se
modifia avec le temps et que son sel eut quelquefois
plus de saveur. Je vais la suivre dans ses phases , car
elle est sortie victorieuse des siècles. Elle eut non-
seulement l'humeur toujours joyeuse , mais encore
l'esprit national. Aussi demeura-t-elle profondément
enracinée dans le sol , et, tanûis que la satire , l’olla
podrida des Latins, tombait de la scène en se retirant
du milieu du peuple dans le cercle des lettrés,
l’atellane demeurait debout et subsiste encore , tou-
jours populaire et toujours aimée.
Atellane monvelle, écrite.
L'acte de naissance de latellane datait de la
campagne, non moins que celui du dialogue fescennin.
Sa couleur se déteignit en passant par la ville, et,
sous la main des lettrés, elle devint bientôt une pièce
régulière, apprise et jouée comme les autres.
Ce changement était devenu nécessaire , dès le
temps de Névius, premier auteur connu d’atellanes
écrites. Originairement accueillies avec enthousiasme,
ces pièces fugitives, nées du caprice de l'improvisation,
avaient fini par tomber en discrédit. On ne trouvait
JEUX SCÉNIQUES, A ROME, 165
plus d’improvisateurs, ni d'écrivains pour restaurer
ce genre théâtral, lorsque 80 ans avant Jésus-Christ
et, par conséquent, plus d’un siècle après la mort de
Névius, Pomponius de Bologne écrivit des atellanes
nouvelles dont il ne reste , pour ainsi dire, que les
titres. :
Pomponius.
Quelques fragments des ateilanes de Pomponius,
conservés par Aulu-Gelle et Nonius, annoncent qu’il
les composa pour les tribus des villes et des cam-
pagnes. C'était un second Névius qui apparaissait, et
qui allait plaire par la popularité de ses pièces
nationales.
L’atellane , sous la main de ce lettré, ne perdit point
sa physionomie originelle, son allure sans gêne et sans
façon. Les chevaliers et les sénateurs fronçaient le sourcil
et haussaient l'épaule de temps en temps; mais la
masse applaudissait à ces farces faites principalement
pour elle: or, la vogue s’ensuivait et la basse littérature
avait, dès ce temps-là, plus d'amateurs que la haute.
Ces bluettes, plus ou moins malignes et spirituelles,
ont été perdues. Les fragments qui, grâce à la philo-
logie et à la grammaire, en survivent, donnent parfois
l’idée d’une grande liberté de verve. Justement
classées parmi les comédies qu’on appelait tabernari,
elles s’adressaient communément à ce monde qu’Horace
qualifie acheteur de noix et de cicéroles frites.
Parmi ces débris curieux, il en est qui appartiennent
à des pièces intitulées: Maccus soldat , Maccus cabare-
166 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
ner, Maccus dépositaire, Les deux Maccus. Sans passer
outre, on comprend que les deux premiers titres
supposent un langage de bivac et de taverne, assez
accentué pour exciter le gros rire. « Maccus et Bucco,
« les vrais pères de notre Pulcinella etde notre Zanni,
« dit Micali, étaient les personnages de prédilection
« des atellanes. De là vient que L. Pomponius intitula
« plusieurs de ses comédies : Bucco adoptatus , Macci
« gemani, elc. »
Les titres indiquent le caractère de ces pièces
bouffonnes. Les portraits y étaient des caricatures,
et les plaisanteries des charges. Il y avait des pail-
lasses et des jocrisses. Bucco était l’idiot de la pièce,
et Maccus , avec une bosse par devant et par derrière,
ressemblait à Polichinelle.
Aussi presque tous les fragments des atellanes de
Pomponius ont-ils une saveur de raillerie libre. Dans
un fragment de pièce intitulée Ædituus ou Le Sacristain,
il fait dire à ce gardien:
« Depuis que je te sers, que je veille à ton temple,
« Je suis de la misère un déplorable exemple. »
Qui postquam appareo, atque ædituor in templo tuo,
Nec mortalibus, nec mortalium ullum in terra miserius est.
Cet officier ou serviteur de lieu saint parlait ici très-
familièrement à la Divinité. Ce propos irrévérencieux,
cette expression de mœurs devançait probablement
quelque autre plainte burlesque. C’étaient là des mets
de haut goût qu’aimait le menu peuple. J'ai vu aussi
JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 167
des gens d’esprit savourer les farces de l’ancien
jocrisse Brunet et d’autres bouffons de même aloi.
Un autre fragment de l’atellane intitulée : Maialis
ou le Pourceau, titre qui convient au parasite dont elle
se moque, caractérise en outre le style épigramma-
tique de ces pièces :
Cœnam quæritat, st eum nemo vocat,
Revortit mæstus ad me, nam miser.
« Ce quèêteur de diners, si pas un ne l'invite,
« Triste en son infortune, à moi retourne vite. »
Un autre fragment de la même pièce contient un
jeu de mots intraduisible :
Miseret me eorum qui sine frustis ventrem frustrarent suum.
« J'ai pitié de ces gens de qui la bouche avide
« Faute de bons morceaux, laisse leur ventre vide, »
C’est vraisemblablement encore quelque parasite
auquel il fait dire, dans l’atellane intitulée Mevra :
« Je n'ai, depuis six jours, rien fail: 6 triste sort :
« Dans quatre jours au plus de faim je serai mort, »
. Dies hic sextus, cum nihil egi : die quarte (1) moriar fame.
Puis, ce qui est plus caractéristique, on trouve sur
le même sujet de grosses bouffonneries à l'instar de
celle-ci :
« Moi, je fais peu de cas de ce qu’on dit, on pense,
« Tant que je suis en train de bien lester ma panse. »
Ego rumorem parvi facio, dum sim rumen qui impleam.
(4) V. Aulu-Gelle, sur ce moi,
168 JEUX SCÉNIQUES, A ROME.
Ce vers est tiré d’une atellane qui a pour titre :
Prostibulum ; ce seul mot en dit plus que tout com-
mentaire.
Pemponius ne se bornait pas à rire avec la plèbe :
parfois il poussait la raillerie jusqu'aux chevaliers et
aux sénateurs. Ainsi, dans sa pièce ayant pour titre :
L'Écriture, il disait :
Caput sine lingua pedaria sententia est (1).
- « L'avis d’un grand à pied, est la tête sans langue, »
D’autres titres tels que Rusticus, Sarcularia, Verres
ægrotus, montrent que Pomponius exerçait sa verve
aux dépens des campagnards comme des citadins.
Novius.
Novius écrivit aussi des atellanes; mais les fragments
qui survivent sont en très-petit nombre. C’est vrai-
semblablement de ce poëte qu'Horace a dit, dans la
satire à Mécène : « Pour Novius, mon collègue, il
« est d’un échelon au-dessous de moi, car il est, lui, ce
« qu'était mon père ( affranchi )..... Mais ce même
« homme, s’il vient à rencontrer au forum deux cents
« chariots et trois convois funèbres, sa voix retentira
« plus haut que les cors et les trompettes. Voilà du
« moins quelque chose dont nous faisons cas. »
(1) Les sénateurs pédaires étaient ceux qui venaient à pied au
Sénat et qui n'avaient pas le droit de donner leur avis, par oppo-
sition à ceux qui avaient exercé quelques magistratures curules et
que les censeurs avaient désignés sénateurs.
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 169
Dans son Ligartaca, Novius disait avec humeur
contre les riches :
« Tant de meuble inutile on l’achète pourtant... »
Quia supellex multa quæ non utitur, emitur tamen.
Puis, dans le Parcimonieux , il s'exprimait ainsi, ce
qui devait attirer les suffrages de la jeunesse prodigue :
« Tel amasse avec peine et ne jouit de rien.
« Qui n’a pas fait d'épargne a joui deson bien, »
Quod magnopere quæsiverunt, id frunisci non queunt.
Qui non parcit, apud se frunitus est.
Malgré ces curieuses reliques du théâtre latin,
on ignore la marche de ces petites pièces gaies ou
bouffonnes. La foule en aimajt les portraits, quelque
laids qu’ils fussent, car chacun dans ce miroir croyait
voir une autre image que la sienne.
Memmius.
Depuis Pomponius et Novius, l’atellane tomba et
long-temps encore fut oubliée (1), seconde inter-
ruption de l’engouement qui l'avait originairement
accueillie. Ge fut Memmius, orateur et poëte, qui
la releva en lui donnant moins de pudeur qu’aupa-
(4) Macrob., Saturn,
170 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
ravant ; car Ovide lui-même s’offensait du cynisme de
ce comique :
Quid referam Ticidæ, quid Memmi carmen, apud quos
Rebus abest omnis nominibusque pudor (1) ?
« Que dirai-je des poëmes de Ticida et de Memmius
« qui ne mettent aucune pudeur dans les choses ni dans
« les mots? »
Je ne connais de Memmius que deux vers cités par
Lilius Gyraldus :
Nostri majores velut bene multa instituere , hoc optime ,
A frigore fecere summo dies septem Saturnalia.
« Nos ancêtres, comme beaucoup d’autres bonnes
« institutions qu’ils ont faites, ont établi les sept
« jours de Saturnales à l’époque de la plus grande
« froidure. »
Ces vers assurément ne laissent point la trace du
cynisme que reprochait Ovide ; mais tout n’est pas
licencieux dans un poëme de longue haleine. Puis,
à Rome, on n’était guère chatouilleux à cet endroit.
(4) Trist.; lib. LI.
1! ne reste que deux fragments des pièces de Ticida, l’un où il
loue le poëme de Lydie composé par le grammairien Valerius Caton,
l’autre où il vante la couchette de l’hymen, comme seule heureuse
pour de telles amours.
Lydia, doctorum maxtma cura, liber.
Felix lectule talibus sole amoribus,
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 171
La loi seule y imprimait le respect , il n’y avait pas de
pudeur publique.
L’atellane se soutint sous l’Empire, malgré ses
souvenirs et ses tendances de liberté républicaine. Elle
fronda indirectement , par de malignes allusions , les
déréglements des mauvais empereurs. En vain, le
Sénat qui en redoutait le franc-parler , la proscrivit-il
par un décret; elle reparut et brava la proscription :
elle fut comme une étincelle du feu sacré, dans la
nuit de la servitude romaine.
Aux jeux qui furent célébrés sous Tibère , on ap-
plaudit à cet épilogue transparent d’une atellane :
« Un vieux bouc lèche une chèvre. » Tibère ne parut
pas y avoir fait attention. Mais à son tour Caligula ,
plus attentif et plus cruel, ayant cru voir dans une de
ces pièces un vers à double sens, qui avait excité les
risées du peuple , en fit brûler vif l’auteur dans
l’arène (1).
En dépit de ce terrible exemple, le comédien Datus,
dans une des dernières scènes d’une autre atellane,
chanta en grec sous Néron:
«a Adieu, mon père! adieu, ma mère ! »
Il faisait allusion au meurtre de Claude et d’Agrip-
pine, ordonné et consommé par ce parricide. A la fin
de son chant, il ajouta :
« Pluton vous traîne par les pieds »,
en désignant le Sénat de ses gestes.
(1) Suet,, Culig., 27.
172 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
Il est donc vrai qu’en ce temps-là un comédien
montrait plus de courage qu'aucun patricien et
qu'aucun citoyen. L’atellane se montrait claire et
hardie , lorsque la satire restait obscure et peureuse
avec le jeune Perse. Datus fut exilé, mais cet exil a
rendu son nom glorieux et immortel.
L’atellane poursuivit sa mission de franche critique
et, à l’arrivée de Galba qui n’était pas agréable aux
Romains , l'acteur de l’atellane ayant commencé le
chant connu : « Simus (1) revient de la campagne »,
tous les spectateurs répétèrent ces mots avec accen-
tuation et achevèrent le couplet.
On dit que l’empereur Adrien laissa aux auteurs
d’atellanes toute leur liberté , et que même il aimait,
entre ses repas , à s’en faire jouer quelqu’une,
Ainsi se perpétua la libre gaîté populaire ; ainsi
l’atellane a traversé les âges et ne s’est point
éteinte, malgré les persécutions et la disparition du
paganisme. On la retrouve encore vivace en Italie.
{1) L'empereur Galba avait le nez camus.
RTE 3 7 L5 gere ——
ANTOINE HALELEY,
PAR
M. VICTOR-EVREMONT PILLET,
Membre correspondant.
Quelles que soient aujourd’hui nos prétentions, il
est certain que, sous Louis XIV , la France était plus
soucieuse qu'aujourd'hui d'étudier les chefs-d’œuvre de
Rome et d'Athènes. Les gens du monde connaissaient
les classiques grecs et latins; le gentilhomme et la grande
dame suivaient des discussions qui dérouteraient l’in-
telligence de nos salons contemporains. Il eût été
honteux alors, pour des fonctionnaires, pour des
magistrats, de ne pouvoir pas s’énoncer facilement
dans lidiôme des Romains , aussitôt que quelque cir-
constance imprévue l’exigeait. De là venait cette heu-
reuse habitude de parler et d’écrire en latin avec
autant d'élégance et de facilité que dans sa langue
naturelle. Get avantage précieux résultait , en grande
partie , des fortes études auxquelles la jeunesse était
assujettie , de la discipline sévère qui présidait à l’édu-
cation publique , et de la vie sévère que menaient les
maîtres et les disciples.
474 ANTOINE HALLEY.
S'il ne nous est pas donné de ranimer l’ardeur pour
ces mâles études, qui donnent du sérieux et de la
force à la raison humaine , nous rappellerons du moins
le nom de quelques hommes qui, dans le grand siècle ,
prirent pour modèles les classiques romains , et qui,
pour mieux s’en rapprocher , leur ont emprunté leur
langue. Ces hommes, d’ailleurs, ont apporté leur
part dans les œuvres du génie français; ils ne mé-
ritent donc pas tout-à-fait nos dédains ; car, si nous
ne tenons pas compte de leurs ouvrages, notre his-
toire littéraire sera toujours incomplète. Cependant, il
importe de combler , autant que possible , les moindres
lacunes, et de nerien négliger dans l’étude du mouve-
ment intellectuel, parce que la littérature n’est pas
moins cause qu effet dans l’histoire des nations. Étu-
dions donc ces œuvres littéraires de second et même
de troisième ordre , il en jaillira quelque lumière
sur celles du premier.
Parmi les livres que nous tenons à faire connaître,
il en est un sur lequel nous appellerons d’abord
l'attention de nos confrères ; c’est l’in-8°, d’Antoine
Halley , qui a pour titre : Opuscula miscellanea.
On sera peut-être surpris aujourd’hui de voir que
les professeurs ne se servissent pas de la langue vivante
et maternelle pour leurs compositions ; mais, sans
parler du zèle jaloux et passionné avec lequel les Uni-
versités d’alors préconisaient l’usage consacré depuis
tant de siècles, la langue savante dans laquelle s’ex-
prime notre auteur, était alors, nous l’avons dit,
accessible à bien des personnes; et puis, quand notre
professeur écrivit ses premières œuvres, l’idiôme
ANTOINE HALLEY. 175
français était fort imparfait; on m'avait pas encore
trouvé, dans sa formeet ses expressions, des moyens
propres à satisfaire à tous les besoins de la pensée,
à toutes les nuances du sentiment. Halley vivait à une
époque de transition , et, quand Descartes et Pascal
parurent, il était mûr et le pli était pris. Toutefois ,
le livre d'Antoine Halley renferme, outre des poésies
latines, quelques morceaux écrits en français, et il im-
porte de les connaître, au point de vue de notre langue,
dont il est si curieux de suivre les transformations.
Au surplus , si nous nous occupons de ce volume , ce
n’est pas pour y trouver des beautés littéraires véri-
tables ; nous y chercherons les traces de l’esprit moral
du temps , des renseignements historiques , des in-
dices philosophiques , plutôt que des fables poétiques ,
habilement construites et éloquemment racontées.
D'ailleurs, le talent d'Antoine Halley ne s’éleva ja-
mais jusqu'aux grandes compositions ; il ne réussissait
que dans les pièces de peu d’étendue.
Il naquit à Bazenville, en 1595, et non en 1593,
comme le disent quelques biographies. Il nous en
avertit lui-même , à la page 165 de ses Opuscula mis-
cellänea : « Canebat autor, anno 1672, ætatis 77,
literariae professionis 55. » Il fit de rapides et bril-
lantes études à l’Université de Caen , et, dès l’âge de
vingt-deux ans, il fut admis comme professeur de
belles-lettres et de géographie. Il remplacça, vers 1645,
Antoine Gosselin , dans les fonctions de principal du
collége du Bois, puis comme premier professeur royal
en éloquence. Il remplit ces deux charges avec éclat.
Excellent maître, il forma d’excellents disciples ,
176 ANTOINE HALLEY.
entr’autres l'historien Mézeray et Huet , évêque
d’Avranches, « J’estime, dit ce dernier, dans ses Ori-
gines de Caen , p. 393-394, j'estime un desplus grands
bonheurs de ma vie d’avoir été son disciple domes-
tique pendant cinq ans. Il m'a formé l’esprit, il m’a
rafliné le goût , il m’a donné l'intelligence des bons
auteurs , il m’a appris une infinité de choses rares et
curieuses. Une amitié commencée entre nous à de si
bonnes enseignes, s’est entretenue jusqu’à la mort,
de laquelle étant proche, il pria un de nos amis com-
muns (1), de m’assurer qu’il pensoit à moi dans cette
extrémité , et qu’il me conservoit fidèlement son ami-
tié jusqu’au dernier soupir. » Au reste, Huet a tou-
jours saisi l’occasion de témoigner publiquement à
(1) C'était Guillaume Pyron, né à Hambie, le 21 octobre 1637,
et mort à Caen, le 20 août 4684, professeur royal de langue grecque
en l’Université de cette ville. Il employa le langage des Muses, pour
annoncer à Huet la mort d'Antoine Halley, et lui envoya dix dis-
tiques latins :
Olenicis tandem noster concessit ab oris
Hallæus, docti gloria prima chori ;
Hallæus, quondam tuus ille hortator, Hueti
Inclite, Castaliis cum veherere jugis;
Quo duce, tu veteres Latii penetrare recessus,
Quo duce, gaudebas Hellados ire viam ;
Hallæus, tanto qui te complexus amore est,
Quique tibi tanto charus amore fuit ;
Dulcis Huetiadae tremulo cui semper in ore est
Nomen, cum media lumina morte natant.
Talia cernchbam lacrymans, lacrymansque , fideli
Voce, pii refero verba suprema senis, etc,
as
ANTOINE HALLEY. 477
Antoine Halley l'estime qu’il faisait de son mérite. Je
me contenterai de citer deux passages de ses poésies :
Dicendi hæc aderat blandus convictor, amicus
Integer, interpres veteris doctissimus ævi,
Æmulus ille Ovidi laudum , magnique Maronis ,
Et quo regali Cadomum doctore superbit
Hallæus..…. ( Epist. ad Menagium. )
Et dans sa belle élégie sur les poètes de Caen :
Hæc mihi monstrabat teneris Hallæus ab anis :
Tentabam sacras, hoc præeunte, vias.
Fas tibi Pegasidum, dixit, cognoscere gressus :
Isio calle pedes Di posuere suos.....
Sic puerum Hallæus monilis urgebat amicis :
Crescebant animi jussa sub illa mei,
Il y avait alors peu d'hommes en France qui
pussent donner de meilleurs conseils sur la poésie
latine, qu’Antoine Halley, parce qu’il n’y en avait pas
qui en eussent plus étudié les règles, et qui les eussent
mises en pratique avec plus de succès. Il travailla
pendant trente ans pour les Palinods de Caen et de
Rouen, et presque toutes les pièces qu’il y présenta
furent couronnées. Le P, Charles de La Rue , jésuite,
l'en félicitait ainsi, dans un de ses Emblémes, où il le
compare au Phénix :
.. Sunt lola spirantia mollius Hybla
Carmina ; sunt lauro toties donata recenti,
Virgineam quoties certasli inviclus ad aram.
Notre poète entra tant de fois dans ces luttes pali-
F2
178 ANTOINE HALLEY.
nodiques, et il obtint tant de prix, qu’on le pria de
s'abstenir pour ne pas décourager les concurrents.
Il était de l’Académie que Moisant de Brieux fonda,
à Caen , en 1652. Voici ce que ce dernier dit d'Antoine
Halley, dans sa Lettre à Saint-Clair Turgot : «M. Halley,
professeur royal en éloquence en l’Université de Caen,
qui va travailler à ramasser ses poësies latines pour en
faire un corps, et qui va retoucher aussi divers traités
qu’il a faits sur les lois des Douze Tables, sur la sphère
et l'astronomie, sur la grammaire latine et sur lagéogra-
phie. » Il paraît qu’il publia son traité sur lagrammaire
latine, en 1652 ; mais il ne put jamais se résoudre à
recueillir ses poésies, malgréles vivessollicitations deses
amis, qui le pressaient de les donner au public, comme
l’attestent les différentes pièces de vers qui terminent
le livre dont nous allons nous occuper. Enfin Halley
se décida , sur la fin de sa vie, à rassembler ses
pièces éparses, disjecti membra poetæ ; il les confia
aux presses de Jean Cavelier, et il en sortit , en 1675,
un volume in-8°. intitulé: Antonu Hallæi, reg elo-
quentiæ professoris, et musei Sylvant gymnasiarchæ ,
in Academia Cadomensi opuscula miscellanea. Huet
remarque, avec raison, qu’il était un peu tard , « que
le génie de l’auteur , affoibli par l’âge, n’avoit plus la
finesse du discernement, et qu’il laissoit souvent le
bon pour prendre le pire { Origines de Caen ). »
Halley dédia son livre au Dauphin, dont Huet était le
sous-précepteur. Il envoya à celui-ci un exemplaire
de son ouvrage, en le priant de le présenter lui-
même au jeune Prince ; mais Huet ne put le faire:
une maladie le retenait alors à Paris ; il le fit offrir
ANTOINE MHALLEUY. 179
par un autre, et y joignit une lettre latine à son élève,
dans laquelle il vante la vertu et la science de Halley,
et le supplie de favoriser d’un bon accueil le livre de
son ancien maître. Le Dauphin répondit en latin à
Huet , pour le prier de remercier Antoine Halley de
lui avoir dédié et envoyé son ouvrage, Nous lisons
ces détails dans les Mémoires de VÉvêque d’Avranches
(Pet. Dan. Huetii, episcopi Abrincensis Commentarius
de rebus ad eum pertinentibus ).
Antoine Halley mourut à Caen, le 5 juin 1676, après
vingt mois d’une cruelle maladie , dans d’admirables
sentiments de piété et de foi chrétiennes ; c’est Guil-
laume Pyron qui, présent à ses derniers moments,
nous l'atteste dans ces vers latins :
.… Loquitur Christum, Christumque precatur ;
Et cum vox defecta virum frustratur hiantem ,
Jpse manus graciles, exsuccaque brachia tollens,
Conatur tremulis Christum quoque dicere labris.
Inde dies terni cum processere, dolores
Inter anhelantes , inter suspiria, Christo
Immoritur..…..
“Hi fut regretté de tous ses amis , et ils étaient nom-
breux; car tous ceux qui le connurent l’aimèrent ;
son caractère était doux et conciliant , ses mœurs
étaient pures, ses sentiments nobles et élevés, son
âme étrangère aux mauvaises passions qui s'emparent
souvent des hommes de lettres. Entouré de l'estime et
du respect de tous, il était digne de ces hommages ,
qu’on reud volontiers au mérite modeste et laborieux.
Il consacra ses vers à toutes les illustrations de son
pays ; aussi de glorieuses amitiés l’unissaient-elles à
480 ANTOINE HALLEY.
presque {ous les grands personnages de son époque ,
comme nous le verrons en parcourant son ouvrage.
Il fut enterré dans la chapelle de St.-Martin, en l’église
St.-Sauveur de Caen ( aujourd’hui la halle au blé).
Son épitaphe était gravée , en belles lettres italiques.
sur une table de marbre noir, encastrée dans un pilier
de la nef, vis-à-vis de ladite chapelle. On y lisait une
pièce de vers qu’il avait composés dans une grave
maladie. Cette table tumulaire est aujourd’hui à la
Bibliothèque de Caen. Voici l’épitaphe ec les vers qui
y Sont gravés :
HIC JACET ANTONIUS HALLEY REGIUS
ELOQUENTIAE PROFESSOR ET MUSEI
SYLVANI GYMNASIARCHA ELEGANTIUM
LITERARUM PUBLICUS FUIT DPOCTOR CUM
MAXIMA SEMPER AUDITORUM FREQUENTIA
ANNIS LX, VIXIT LXXXIII, OBIIT MDCLXXVI,
DIE 1III JUNII. REQUIESCAT IN PACE. AMEN.
Ejusdem Hallæi graviter ægrotantis versus, quos
tumulo suo a se sibi posito et composito inscribi
voluit :
Aspice, samme Parens, oculo miserante gravaium
Peccati sub mole, nec ultrix ira nocentem,
Ah! me corripiat, justis armala flagellis;
Ad te clamantem, lola et te mente vocantem,
Sperantemque in Le, dulcis per nomen IJesu,
Cum quo unum sacroque manes cum Flamine Numen,
Exaudi, Pater, exaudi., Tot crimina fasso,
Atque humili veniam, contrilo el corde roganti,
Parcentique suis inimicis peclore toto,
Parce, augusta Trias. Tuque, o sanctissima Virgo,
ANTOINE HALLEY. 181
Concilia mihi Natum, ac fuso sanguine lavit,
Qui noxas mundi, et cunctis pro sontibus insons
Adamidis moriens, clausum reseravit Olympunm ;
Ne miserum, 0 Virgo, ne me arceat effice, Porta
Namque Poli es, tuque alma Dei potes omnia Mater.
On a deux portraits d'Antoine Halley; Ségrais nous
dit qu’il en plaça un dans son académie ( Segraisiana,
p. 16).
Essayons maintenant de faire connaître les Opus-
cula miscellanea de notre auteur. Pour composer son
volume , il réunit sans liaison et comme au hasard une
foule de morceaux dispersés çà et là, et qui sont de
dates très-diverses. Nous les examinerons , sans nous
astreindre exactement à leur disposition, ni à l’ordre
chronologique.
Au début, nous trouvons des vers patriotiques qu’il
adresse à la ville de Gaen, et qu’il dédie au duc de
Montausier , gouverneur de la Normandie et du
Dauphip, fils de Louis XIV. Dans cette pièce intitulée:
Cadomus , Antoine Halley, après avoir attribué la
fondation de Caen à Cadmus, ou tout au moins à
Caius Gésar, vante la beauté et les agréments de la
ville et de ses faubourgs :
- Nüm biandius uit
Ridet amoϾna loco facies ? num mollior aer ?
Aut ubi luxuriat magis, expanditque fluentes
Indulgens Natura sinus ? Hic multus odoras
Explicat horlus”opes, et habet sua sidera tellus;
Hic varia ad mensas pomis exuberat arbos
Mitibus ; implexi curvato fornice rami
Frondea dant tecta, et solem viridantibus umbris
Excludunt, Gravidas ager hinc præpinguis aristas
182 ANTOINE HALLEY.
Parturit, et large respondent arva colenti ;
Injussum prata hinc fundunt gemmantia gramen,
Cireuitu ingenti ; credas æquala cylindro,
Usque adeo tumor omnis abest. At reflaus æstu
Æquoreo, patiturque rates, tergoque liquenti
Convectat merces, et alumnæ allabitur urbi
Olena, partilis faciens divortia muris,
Turritam qua fert urbis pons saxeus ædem,
Et gyro verlentis acus, atque ære sonanti,
Machina labentes designat mobilis horas.
« Est-il un lieu qui ait un aspect plus agréable et
plus riant? où l'air soit plus doux ? où la nature,
plus favorable et plus luxuriante , ouvre un sein plus
fécond ? Ici, de nombreux jardins déploient leurs
richesses odorantes, et la terre a ses astres dans les
fleurs ; là, mille arbres divers abondent en fruits sa-
voureux pour nostables; les rameaux entrelacés for-
ment une voûte de feuillages, et de leur ombrage ver-
doyant écartent les rayons du soleil. Plus loin, les fertiles
guérets se couvrent de pesantes moissons, les champs
répondent abondamment aux vœux du laboureur;
ailleurs, dans leur vaste contour, de magnifiques prairies
produisent des herbes sans culture : on croirait que le
sol est aplani par le cylindre , tant est rare la moindre
élévation de terrain ! Remontée par la marée , l'Orne
porte bateau, charrie les marchandises sur son dos
liquide, et passe à Caen, dont elle divise les murs, à
l'endroit où un pont de pierre soutient l’hôtel-de-ville
avec ses tours, et où , à l’aide d’une aiguille mobile et
d’un airain sonore , une machine marque et annonce
les heures fugitives. »
Ces derniers vers indiquent l’hôtel-de-ville, sur
le pont St.-Pierre, bâti, entre les années 1346 et
ANTOINE HALLEY. 183
1367, et flanqué de quatre tours; les murs de la
ville venaient y aboutir. Dans une de cestours, était
placée cette machine harmonieuse qui répétait les
airs des hymnes de l’Église, et qui était de l'invention
de Jean Labbé, cordelier du couvent de Caen. Elle
fut faite, l’an1314,comme l’indique l'inscription gravée
sur le timbre de cette horloge :
PUISQU'AINSI LA VILLE ME LOGE
SUR CE PONT, POUR SERVIR D'AULOGE ,
JE FERAY LES HEURES OUIR,
POUR LE COMMUN PEUPLE ESJOUIR.
M'a faite Beaumont l’an mil trois cens quatorze.
A cause de cette horloge, qui était d’un volume
considérable, cette forteresse s'appelait le Gros-
Horloge. Elle fut rasée vers 1750
Notre poète continue , et dit l’amour des Caennais
pour leurs rois légitimes : au milieu des fureurs de
la Ligue, ils restèrent fidèles à Henri IV. Ensuite
Antoine Halley cite , avec un poétique enthousiasme ,
les hommes illustres que Caen a vus naître. Huet,
dans ses Origines de la ville de Caen, les mentionne
presque tous. Cette pièce de vers se termine par des
éloges adressés au duc de Montausier , au Dauphin,
son élève, et à Louis XIV.
Les vers qui suivent , répétition en partie de ceux
qui précèdent , redisent les louanges de Jean Rouxel.
Notre auteur promet à ses poésies latines un long
avenir. Illusions de lamitié, que la postérité n’a
pas réalisées ! Jean Rouxel était fils d’un négociant
de Caen. Il professa avec éclat, dans l’Université de
tn
À
184 _ ANTOINE HALLEY.
rt
ee
cette ville, l’éloquence, la philosophie et ensuite les =
lois. On a de lui des harangues et des poésies latines.
Il mourut à Caen, en 1586, à l’âge de 56 ans.
Antoine Halley engage ensuite , dans quatorze
distiques , Huet, son élève, à prendre la plume et à
écrire:
Et modo penna manu sollicitanda tibi.
Dans sa réponse, en vers hexamètres, Pierre-Daniel
Huet se refuse aux sollicitations de son ancien pro-
fesseur : *.
..…… Me non orchestra canentem
Excipiet, nec compositos sudante cerebro
Narrantem versus ridcbit vulgus ineptum,
Puis nous trouvons le Tombeau { Tumulus) du poète
Nicolas Bourbon. Si l’on en croit Halley , c’est Nicolas
Bourbon qui , sur le trône poétique, s’assied le plus
près de Virgile :
Et magnum insequitur spalio propiore Maronem.
Au reste , les écrivains du temps parlent comme
notre auteur: « La france, dit l’un d’eux, compte
Nicolas Bourbon, professeur d’éloquence grecque au
Collége royal, mort en 1644, parmi les plus grands
poètes latins qui l'ont illustrée depuis la renaissance des
lettres ; ses pensées sont pleines d’élévation et de no-
blesse ; ses expressions, de force et d'énergie. Son
Imprécation contre le parricide de Henri IV ( Diræ in
parricidam ) passe avec raison pour un chef-d'œuvre, »
La pièce suivante de Halley a plus d'importance
par les détails historiques qu’elle nous donne. Elle
L
ANIOINE HALLEY, 182
- est adressée au chancelier Pierre Séguier, au milieu
Pa
de circonstances déplorables. On sait que, sous
Louis XIII, une dévorante fiscalité avait réduit la
Normandie à la plus extrême misère, Fatiguée d’être
pressurée et foulée aux pieds, cette province à la fin
s'élait indignée. Le fisc insatiable, s’en prenant suc-
cessivement à chaque profession, avait imposé toutes
les industries. La solidarité qu’on voulait établir en
matière de subsides, excita en tous lieux une irritation
profonde. Pour mettre le comble à tant de rigueurs,
on annonça la gabelle aux contrées de la Normandie,
qui n’y étaient pas assujetties encore; aussitôt les
peuples, se voyant surchargés de taxes au-delà de
leurs forces, s’émurent , s’armèrent, s’organisèrent,
en armée de souffrance : c’étaient les redoutables Nu-
Pieds ; ils étaient plus de dix mille. On envoya contre
les rebelles le colonel Gassion, qui les écrasa dans
le faubourg d’Avranches. Mais le châtiment des sé-
ditieux, qui s'étaient signalés dans les émeutes, était
chose non moins urgente que la répression à main
armée des bandes insurgées. Richelieu envoya en
Normandie le chancelier Séguier pour juger et faire
exécuter les mutins, entassés depuis long-temps dans
les prisons. Les villes étaient frappées de stupeur et
d’épouvante ; on les rendait responsables des dom-
mages causés par la révolte,
Le jeudi 16 février 1640, le chancelier Séguier fit
son entrée à Gaen, assis dans une litière traînée par
quatre mulets. Les autorités de la ville accoururent
à sa rencontre, le haranguèrent, et le reçurent so-
lennellement. Effrayé de la venue du chancelier, An-
186 ANTOINE HALLEY.
toine Halley composa une pièce de 93 vers, pour
demander grâce en faveur de la cité.
Après un début insinuant, le poète peint ainsi le chef
des Nu-Pieds et les séditieux eux-mêmes : « Un wil
chef, qui avait à peine forme humaine , et dont la voix
rappelait celle de l’animal stupide , et la compagne
de ce misérable , la populace la plus infime, ivre des
noirs poisons de l’infernale Mégère , nous ont plongés
dans cet abime de maux, ont offensé le Roi, et
entrainé dans la même ruine eux et leurs familles : »
Vile caput, cui vix homiuis forma horrida vultum
Linquebat , stolidumque pecus vox ipsa sonabat,
Et ducis infandi comes, infernæque Megæræ
Ebria lacte nigro, vulgi fæx ima profani,
Nos tantis mersere malis , et, Principe læso,
Seque domosque ( nefas ! ) una involvere ruina.
Puis suit l’éloge du chancelier et de son illustre
maison. Séguier reconnaît que Caen n’est pas cou-
pable, et qu’il ne pouvait point comprimer la révolte;
Caen fut toujours et sera toujours fidèle à son Roi.
Autoine Halley finit par solliciter l'appui du chancelier
pour l’Université de Caen, dont les régents n’ont point
été payés, depuis trois aps :
Tertia currit hiems , ex quo non penditur ulli
Annua doctorum mercedula, portio gazæ
Tantula regalis..….... Da solvi exile minerval,
Atque professorum justis bonus annue votis.
Malgré cette supplique, en janvier 1643 , l'Univer-
sité n'avait encore rien touché ; on lui avait même
enlevé ses priviléges. Les professeurs envoient à Paris
ANTOINE HALLEY. 187
Antoine Halley pour réclamer de nouveau la protection
du chancelier Séguier. Notre poète lui présente une
pièce de vers latins, intitulée: Philomela, hieme canens.
On aime à croire que les cfforts de la muse ne furent
point stériles.
Antoine Halley a consacré à la mémoire du jeune
comte de Seltz un chant funèbre qu’il dédia à Fabricius,
gouverneur du prince. Voici ce que nous lisons à ce
sujet, dans le Segraisiana, pages 24 et 25: « Le feu
Electeur Palatin avoit un bâtard qu'il envoya en celte
ville pour y étudier , à cause qu’il y avoit Université,
et un nombre de savants de la religion, dans laquelle
il vouloit le faire élever , et lui donna pour son gou-
verpeur , un habile homme , nommé M. Fabricius, qui
houora souvent notre Académie de sa présence ; mais
le jeune prince qu’il avoit à gouverner étant mort,
le gouverneur s’en retourna dans le Palatinat , où il
prononça en latin une oraison funèbre à sa louange,
et il fit mention honorable de l’Académie et des
membres qui la composoient. »
Tous les poètes de l’époque firent des vers sur la
mort prématurée du comte de Seltz ; Huet, évêque
d’Avranches, composa même des vers grecs.
Le même Huet publie, à Paris, en 1661, un
ouvrage , intitulé : De interpretatione libri duo ; aussi-
tôt Antoine Halley, son ancien professeur, l’en remercie
par un long poème. C’est un beau livre , sans doute ;
mais l’amitié , cédant à ses sympathies enthousiastes ,
en fait un éloge exagéré, L'œuvre de Huet devait
voir le dernier jour du monde :
Suprema arsuri visurum tempora mundi,
188 ANTOINE HALLEY.
Nous trouvons ensuite, dansles Opusculamiscellanea ,
près de 360 vers adressés au Dauphin , qui commence
déjà à lire les poètes latins. C’est l’histoire des six
rois troyens, Dardanus , Erichthon, ‘©Tros, Ilus,
Laoménon, Priam, dont les Romains et les Français
tirent leur origine , qui lui fera le mieux connaître
l'histoire poétique. Cette longue pièce se termine par
l'éloge du précepteur ( Bossuet )}, du sous-précepteur
(Huet) et du gouverneur ( Montausier ) du jeune
prince. Il engage vivement à continuer les éditions
ad usum Delphini. Lui-même, dit-il, a annoté, dans
ce but utile, Virgile, Horace, Ovide et Claudien ; puis
il prie le fils de Louis XIV de ne pas dédaigner la
faible offrande qu'il append à ses autels; on fait
aussi, avec peu, de pieux sacrifices ; un grain d’encens
est agréable même à Dieu :
Interea quæ parva tuis appendimus aris
Munera ne temnas , Princeps o maxime, solo
Et genitore minor; parvis quoque rite litatur,
Grata est et summo vel thurea mica Tonanti,
Viennent ensuite les allégories latines ou epigram-
mata protreptica, honoraria et laureata , qu’Antoine
Halley dédia au Dauphin. Beaucoup de ces épigrammes
obtinrent le prix aux Palinods de Rouen et de Caen,
etles autres sont des invitations aux poètes ou des
remerciments aux juges,
M. de Bretteville, oflicial, chantre et chanoine de
Rouen, fonda, en 1644 , le laurier pour premier prix
de lépigramme latine. Une étoile récompensait le
second prix.
ANTOINE HALLTY. 189
Chaque année , les membres de l’Académie de
l’Immaculée-Conception de la Sainte-Vierge élisaient
un Prince pour présider le Palinod. Ce Prince choi-
sissait un docteur qui composait une invitation aux
poètes, pour les engager à faire des vers en l'honneur
de la Vierge et à disputer le prix; puis les poètes, qui
avaient remporté les couronnes de l’année précédente ,
étaient appelés à haute voix et au son des trompettes
pour venir en rendre des grâces publiques , dans un
compliment en vers, adressé au Prince du Palinod.
Enfin , on lisait les pièces envoyées au Concours et le
jugement était prononcé immédiatement.
Dans ces diverses pièces palinodiques, Antoine Halley
se montre toujours versificateur correct, élégant, har-
monieux, ingénieux à former la phrase poétique. Nous
en sigpalerons trois comme intéressant plus particu-
lièrement l’histoire littéraire et l’histoire locale.
En 1635, comme Louis XIII revenait de la chasse,
et traversait la plaine de Monceaux, près de Paris,
un coup de tonnerre effraya ou renversa quelques
personnes de la suite du roi, mais épargna le prince.
Notre poète commence ainsi l’épigramme latine, qu’il
composa à ce sujet :
Pondera liligeri dum pendent ardua regni
Purpureis Armandi humeris..…. “
Voici ce qu’au sujet de cette pièce , nous lisons dans
le Huetiana, p. 122 et suiv. :
« M. Halley, professeur royal dans l’Université de
Caen, mon bon maître et mon bon ami, qui avoil du
talent pour la versification latine, éloit sévère exacteur
190 ANTOINE HALLEY.
de la pure latinité et des règles de la prosodie. Il exer-
coit souvent sur moi cette rigueur et ne me pardonnoit
rien. J’étois piqué au jeu et je cherchois à me venger.
J'en trouvai enfin l'occasion et je voulus avoir l’Aca-
démie de Caen pour témoin de ma vengeance. Je
l’engageai de répéter une épigramme latine qu’il avoit
autrefois proposée au Palinod, et qui avoit remporté
le prix avec un grand applaudissement. Elle commence
par ces paroles :
Pondera liligeri. . . . . . .
Je lui demandai s'il ne m’avoit pas enseigné qu'il
n'éloit pas permis de rien innover, ni forger de nou-
veaux mots, dans les langues mortes ; et comme il ne
pouvoit pas en disconvenir, je lui demandai s’il avoit
trouvé le mot de liliger dans quelque auteur classique.
Il répondit que ce mot étoit fondé sur l’analogie de
lauriger , dont les bons auteurs se sont servis. Je
répondis que si cette raison avoit lieu, j’allois former
une nouvelle langue latine , entièrement inconnue aux
anciens , que j'aurois le même droit que lui de dire
rosiger , violiger, ulmiger, et une infinité d’autres pa-
reils , qu’il ne m’auroit pas pardonnés autrefois , mais
qu’it me pardonneroit peut-être à l’avenir , pour faire
passer son liliger. Vous voilà donc pris, Monsieur
notre maitre , ajoutai-je , en flagrant barbarisme!
Mais il y a pis encore , car dans ce même mot, vous
avez fait une faute grossière de quantité: (liliger
est dit pour liiüiger , étant composé de lilium ,
comme tibicen est dit pour tibiicen, étant composé
de tibia, ce qui rend longue la seconde syllabe,
ANTOINE HALLEY. 191
au lieu que dans tubicen, elle est brève, ce mot
étant composé de tuba. Que ces deux erreurs, entassées
dans un même mot, vous rendent un peu plus indul-
gent envers les nôtres. »
Voici une autre épigramme qui a un intérêt de
circonstance. Dans l’église de St.-Exupère, qui
n’était autrefois qu’une chapelle, large de 14 pieds et
longue de 29, bâtie par saint Regnobert, furent en-
terrés Exupère , Regnobert, Rufinien , Manvieu, Con-
test, Patrice, Gerbold, Frambold , Gérétrand. On à
retrouvé et ouvert, en avril 1853, les cercueils en
pierre de plusieurs de ces premiers évêques de Bayeux,
que l’Église a reconnus comme saints. L'abbé Béziers
a écrit, dans son Histoire sommaire de la ville de
Bayeux, p. 90: « Par respect pour les cendres de
ces saints, on n’enterre personne dans l’église de
S.-Exupère, depuis un temps immémorial. Le célèbre
M. Halley en tira autrefois le sujet des beaux vers
latins qui remportèrent le prix aux Palinods de Rouen
et äe Caen. »
Nous allons transcrire ces vers :
Qua dives clero insigni , temploque superbo
Nobilis aerias ostentat Bajoca moles
Pyramidum, tractuque almo dat nomina, et ipsam
Jucundi pascunt cerealia dona saporis,
Haud humiles attollit acus, fandata Tonanti
Exuperoque domus, gessit qui primus ibidem
Pontificale pedum, Christique ad ovilia late
Compulit errantes populos, el vana fugavit
Monstra Deum, infernas missus prohibere rapinas.
Limen adi augustum, præsentia Numinis urget
Iutus adorantem , et pectus sacer occupat horror.
192 ANTOINE HALLEY. “y
Quadrifida hic Soter sublimis ab arbore pendet,
Circum aras Divum efligies, spirantia signa,
Vivit et in pictis manus ingeniosa labellis.
At non marmor ibi quod lugeat æthere cassos,
Non saxo, non ære vides signata jacentum
Nomina, funereos sentit nec terra ligones ;
Namque hodie scrobe donatum quodcumque cadaver ,
Rursus erit scrobe donandum , cum luxerit orto Ê ?
Craslina sole dies. Humus alto os pandit hiatu,
Per noctem, et pastu sordescere viscera fædo
Impatiens, vomit invita quod ceperat alvo,
Corpus et eructat palefacto exsangue sepulcro,
Strataque saxa volant. At nox ubi pallet ad ignes
Ultima purpureos, apparet triste feretrum ,
Et precibus mutis horrenda flagitat æde
Efferri, atque alia tandem sepelitur arena.
Fanunm adeo tetri ignorant afflare vapores,
Exhalat putri quos fœta cadavere tellus.
« Aux lieux où, riche en prêtres distingués, et
célèbre par sa magnifique cathédrale, Bayeux dresse
ses pyramides dans les airs, et donne le nom au fer-
tile pays qui le nourrit de ses fruits savoureux, l’église,
élevée à Dieu et à saint Exupère, montre sa flèche
élancée. C’est là que, le premier, Exupère porta la
houlette pastorale , ramena au bercail de Jésus-Christ
les peuples au loin dispersés, et renversa les vaines
idoles des fausses Divinités, envoyé qu’il était pour
arrêter les ravages de l'enfer.
« Franchissez le seuil sacré , entrez dans le temple,
la présence de Dieu s’y fait sentir à celui qui l’adore,
une sainte frayeur s'empare de l'âme. Là, le Sauveur
est suspendu à l’arbre de la croix ; autour des autels
semblent respirer les statues des saints, et un pinceau
pe"
à
ANTOINE HALLEY. 493
habile revit dans les tableaux. Mais 1à , pas de marbre
qui pleure les défunts; sur la pierre ou sur le bronze
ne sont pas gravés les noms de ceux qui ont cessé
d’être , et la terre ne sent pas la bêche du fossoyeur ;
car le cadavre que vous confiez aujourd’hui à la fosse,
il faudra l’y replacer, quand brillera le soleil du len-
demain. Pendant la nuit, la terre s’ouvre, béante et
profonde, et, ne pouvant souffrir que cette affreuse
pâture souille ses entrailles, elle vomit ce qu’on a mis
dans son sein malgré elle, rejette le cadavre du sé-
pulcre ouvert , et fait voler au loin la pierre placée
sur la tombe. Et, lorsque la nuit pâlit aux feux du
matin , apparaît le triste cercueil, qui demande, par
ses muettes prières , à être enterré loin de cette redou-
table demeure: enfin, on l’inhume ailleurs, Tant cette
église n’est jamais infectée des vapeurs fétides qu’exhale
la terre remplie de cadavres putréfiés ! »
La pièce que nous allons reproduire est un document
historique. Le duc de Longueville, veuf de sa première
femme, Louise de Bourbon-Soissons, dont il eut une
fille, mariée à Henri de Nemours, épousa Anne-Géne-
viève de Bourbon , sœur du grand Condé et du prince
de Conti. Ce mariage eut lieu, le 1°, juin 1642, et la
duchesse n’avait que 23 ans; elle était née, le 29 août
1619, au château de Vincennes, où son père, Henri
de Bourbon, prince de Condé, était prisonnier , et où
sa mère, Charlotte - Marguerite de Montmorency,
s'était enfermée avec lui. Elle accompagna son mari,
envoyé comme plénipotentiaire au congrès de Munster,
en 1648. A son retour de Westphalie, la belle du-
chesse faisait, à Rouen, puis à Caen, Ge goyeuses en-
43
294 ANTOINE HALLEY.
trées, comme épouse du gouverneur de la Normandie,
Les louanges flatteuses et délicates ne lui firent pas
défaut. Antoine Halley lui prodigua les beaux vers.
Un tableau offrait, à l’entrée d’un temple, la Vertu
sous les traits de la duchesse de Longueville, avec ces
deux distiques latins :
Divina en species augusti in limine templi;
Non sedet humano tantus in ore decor :
Scilicet ut Virtus sese formosa videndam
Præbeat, hie vultus induit, Anna, luo%
« Vois au seuil de ce temple un portrait de déesse :
Non, sur un front mortel ne resplendit jamais
Tant d'éclat, de beauté. Pour se montrer, Princesse,
La Verlu, sans nul doute, emprunte ici vos traits. »
Le duc de Longueville eut, d’Anne de Bourbon, deux
fils, dont l’un, le comte de Dunois, né en 1646, entra
dans l'Eglise ; et l’autre, le comte de Saint-Paul, né en
1649, ayant succédé aux titres et aux biens de son
frère, fut tué au passage du Rhin,.en 1672. Ces jeunes
princes devaient aussi faire leur entrée à Caen, et Halley
avait encore orné d'inscriptions, d’hexamètres et de
distiques latins le Dessein des tableaux fais par ordre
de Messieurs les Maire et gouverneurs échevins de la
ville de Caen, pour l’entrée de Messeigneurs les Princes,
Le comte de Dunois et le comte de Saint-Paul. Mais ces
tableaux ne furent pas exposés. La duchesse de Lon-
gueville entraîna son mari dans la guerre de la Fronde;
elle est l'héroïne de ses premières scènes : elle se trans-
porte à l’hôtel-le-ville; elle y loge , elle y accouche,
et le fils qu’elle y met au monte est appelé Charles
de Paris, 16/49.
ANTOINE HALLEY. 195
Son mari, après les troubles , rentra dans son gou-
vernement de Normandie, De retour à Rouen, il re-
vint à des pensées plus douces, prenant part à des
combats qui ne font point couler de sang ni de larmes,
et ne sont jamais suivis de regrets. Le duc de Longue-
ville honorait les lettres, et les lettres reconnaissantes
nous révèlent tout ce que lui dut la province, et sup-
pléent ici à ce que ne nous a point dit l’histoire; ear
la duchesse de Nemours elie-même, la fille unique du
duc, mieux instruite que personne de ce qui regarde
son père, s’est contentée de nous dire « qu’il empêcha
qu’il n’y eût des gens de guerre dans toute la Nor-
mandie, et que cette province demeura paisible en un
temps où tout le reste du royaume était au pillage et
en feu par les soldats. » (Mémoires de la duchesse de
Nemours, collection Petilot, 2° série, tome XXXIV,
page 521). A Rouen, à Caen, aux séances publiques
des Palinods, dont, en 1652 (la date est à noter), le
duc avait consenti d’être le prince, les muses de la
France et de Rome, se faisant les interprètes de la
province, chantèrent la bonté paternelle de son gou-
verneur , et peignirent les bienfaits d’une paix inespé-
rée, qui était son ouvrage. Le prince des Palinods, à
Caen, le duc, invité, suivant l'usage, à donner aux
poètes l'argument qu’ils devaient traiter, avait proposé
ce thème: La Normandie préservée de la guerre. Chargé,
au nom du prince, de faire l'invitation aux poètes, An-
toine Halley composa une pièce en vers hexamètres,
pleine d'élégance et d'harmonie. Le poète y peint avec
énergie la guerre et les calamités qu’elle entraîne à
sa suite, el il n’avait pas été bien loin, hélas! chercher
196 ANTOINE HALLEY.
ses images. Aux confins de la Normandie et dans la
France tout entière, ce n'étaient que combats, courses
dévastatrices, incendies, pillages, famine et misère.
Mais, après qu’il a déploré ces calamités, qu'ilen a
tracé, en gémissant, le tableau fidèle, s'offre à ses yeux
un plus doux, un plus riant spectacle ; avec un sincère
enthousiasme, avec une joie patriotique, il peint le
bonheur dont jouit la province, y montre l’ordre, le
calme, la quiétude dans les cités, une sécurité non
moindre dans les campagnes où les troupeaux paissent
tranquillement et sans péril, où les granges ne sauraient
suflire aux blés qu’on recaeille, ni les celliers au cidre
qui partout coule à grands flots :
Ignara armorum strepitus, sonitusque tubarum,
Felix, o iterum felix, mea Neustria ! tractus
Aspice finitimos, totum regni aspice corpus,
Heu ! quibus exhaustum nunc cladibus! heu! quibus illud
Jactatum fatis! stabulat jam mænibus ipsis
Pauperies, agris et oberrat plurimus horror;
Jam tetro sata Marte fames, at nata parente
Tetrior, ora modis populans exsanguia miris,
Sævit in agrestes, contractaque viscera torquet :
En quo vesanas egit Discordia mentes !
Non ea Neustriadum sors est : per rura, per urbes,
Cellas Pomonæ liquor aureus, horrea messes
Et gravidæ complent ; secura armenta vagantur
Arva per et saltus, lætique incondita mulcent
Carmina pastoris tutos cum matribus agnos.
Si nondum immensi laxata mole tributi,
Qua (rege invito) dudum lex Lemporis omnes
Dura premit, vulgo hic etiam dominatur egestas ;
At non dira fames miseros inlerficit, al non
Tecta vorant flammæ, nec sudat sanguine tellus ;
ANTOINE HALLEY. 197
At viget alta quies, et parvi cultor agelli
Haud pavel arrectum furibundi ad militis ensem ;
Haud uxor, sua pensa trahens sub paupere tecto,
Casta pudicititiæ metuit. Themis usque minantem
Sontibus intentat gladium, solioque verendo
Lex armala sedens, dat inermi jura Gradivo,
Après la soumission de Bordeaux, la duchesse de
Longueville se retira à Moulins , au couvent des filles
de Ste.-Marie. Son mari, dont elle était séparée
depuis plusieurs années, vint la chercher lui-même ,
à Moulins, et la mena dans son gouvernement de
Normandie. Elle mit tous ses soins à le rendre heureux
jusqu’en 1663, époque de la mort du prince. Alors
elle se retira aux Carmélites, à Paris , où elle mourut,
le 45 avril 4679.
Cédant à une habitude , ou peut-être à une nécessité
de son temps, Antoine Halley met parfois ses vers sous
le patronage de quelques hauts personnages que ne
recommandent que leur naissance et leurs dignités.
Pour plaire à ces Mécènes, il surfait l'éloge ; mais alors
il en est puni ; la fée de la poésie, l'inspiration,
l’abandonne , et cela doit être: la flatterie n’émane
pas d’une grande âme; elle rapetisse le cœur et
éloigne les généreuses pensées ; car la flatterie sous-
entend toujours un intérêt. Ainsi Antoine Halley obtient
le second prix de l’épigramme latine , au Palinod de
Rouen, dont est prince, cette année-là , Nicolas de Ea
Place ,-aumônier de Marie de Médicis. Nicolas de La
Place lui envoie de Paris une médaille d’or, à l'effigie
de la Reine ; sur quoi l’auteur, qui la reçut la veille
des Rois, ne manque pas de faire allusion, dans son
198 ANTOINE HALLEY.
remerciment emphatique, au titre que prenait fa
L2
princesse , appelée mère de trois rois :
Quamque trium matrem regum suspexerat orbis,
Notre poète compose deux épigrammes latines
intitulées : Oculus et Lux; il dédie la première à Guy
de Chaämillart, conseiller d'Etat, intendant en Basse-
Normandie, 1666, et l’autre à M. Turgot de Sousmonts,
conseiller du Roi, maître des requêtes, tous les deux
juges du concours. Il en fait une autre sur les miracles
de saint François de Sales ; il l'adresse à M. de Nes-
mond, évêque de Bayeux, qui a pour prénom François ;
ce qui sert de prétexte à un parallèle :
Lingua, opere et sanclis insignes moribus ambo :
Indiges in cœlo est alter, et alter erit.
Il compose des vers pour mettre au-dessous des
tableaux dont Messieurs de la ville de Bayeux veulent
honorer l’entrée de M. François Servien dans sa ville
épiscopale. — Il fit de même pour M, de Nesmond.
Hardouin de Péréfixe de Beaumont, docteur de
Sorbonne , évêque désigné de Rodez, précepteur de
Louis XIV, publie un livre latin : Jnstitutio Principrs.
Antoine Halley s’empresse de lui envoyer deux élégies,
pour l’en complimenter. Hardouin de Péréfixe parle
latin comme Cicéron :
Ipsa sub Augusto quondam sie Roma locuta est,
Sie primus Cæsar , sic Tullius ipse locutus.
Et, comme Charles-Quint éleva son précepteur sur
le trône pontifical, pourquoi Louis XIV, un jour,
n'en ferait-il pas autant pour le sien ?
ANTOINE HALLEY. 199
ardouin de Péréfixe répond en prose latine à
Antoine Halley pour le remercier de ses éloges , et le
prier d'accepter, comme un faible témoignage de sa
reconnaissance , un exemplaire de l/nstitution du
Prince ; sa lettre est datée de Paris, septembre 1648.
Nous trouvons, dans un Remercîiment aux juges
du Palinod de Caen , une éloquente invective contre
l’usage du tabac , de la pipe et de la bière. « Qu'ils
soient sans attrait pour vous , jeunes gens, ces nuages
de fumée , que produit cette plante détestable, et que
les buveurs aspirent par le long tuyau d’une pipe,
et rejettent par la bouche et par les narines:
Nec magis horrificæ placeant fumantia plantæ
Nubila, quæ teretis per longa foramina gypsi,
Ore trahente premit, mox ore et naribus efflat
Turba bibax.... »
Laissons la pipe aux matelots, aux Allemands, aux
Belges, aux Anglais; mais quand on respire l'air
pur de Caen, l’usage du tabac est chose inconvenante
et nuisible :
Nos autem Cadomi spirantes aera sudum,
Haud decet, et nocuum est fœdo indulgere tabaco. »
Notre auteur adresse des vers à Claude Auvry,
évêque de Coutances, et conservateur des priviléges
apostoliques de l’Université de Caen. Claude Auvry
était fort estimé de Richelieu, et, plus tard , de Maza-
rin, Nommé directeur de la Ste.-Chapelle, il fournit le
sujet du Lutrin à Boileau. Il mourut, à Paris, en 1687.
Antoine Halley offre aussi, en prose et en vers,
ses félicitations à Pompone-Bellièvre qui , de président
200 ANTOINE HALLEY. +
à mortier, venait d’être élevé à la dignité de premier
président.-du- Parlement de Paris (juillet 4653). Ce
magistrat avait été quelquefois élu prince des Palinods
de Rouen et de Caen. Il mourut, en mars 4657. Il
avait déployé de grands talents, dans ses ambassades
‘en Italie, en Angleterre , en Hollande. Il était petit-fils
de deux chanceliers de France.
Notre poète complimente aussi Louis XIII et Riche-
lieu sur la prise de Mantoue. Il se sert de la voix de
Virgile pour entonner son chant de joie.
Le duc de Saint-Aignan, pair de France, membre de
l’Académie française, remporta le prix de l’ode fran-
caise, au Palinod de Caen, en 1667. J1 avait pris pour
sujet : Thesée vainqueur du Minotaure. Antoine Halley
s’empresse de le féliciter de son succès. Malherbe ne
faisait pas mieux les vers :
Ille Malherbæus, vatum quo principe gaudet
Francia, et illustrem Cadomus quem jactat alumnum,
Fluminis ad nostri ripas, dum molliter errans
Concineret, numeris mulcebat talibus aures.
François Mézeray. son ancien élève, envoya de
Paris à Halley son Histoire de France. Quatre distiques
latins du professeur remercient le disciple de son sou-
venir reconnaissant :
Annales quicumque volet pernoscere francos,
Hoc vigili cura nobile volvat opus.
Notre poète prodigue encore ses louanges aux ou-
vrages de Gilles Ménage , de Samuel Bochart, de Sé-
grais et de plusieurs autres écrivains de son temps,
voire même à ceux du bizarre abbé Michel de Saint-
La ANTOINE HALLE 04
Martin , dont la crédulité sotte: et ridicule inspira la
Mandar inade :
Te doctum en etiam liber arguit, et tibi-partos
Docioris titulos jure fuisse probat.
« Voici un livre qui prouve que tu es un savant et
que tu mérites ton titre de docteur. » Pour l'en ré-
compenser , Halley lui souhaite la crosse épiscopale :
Ferre pedum merita pontificale manu.
, dans un autre passage, il désirerait même qu’il
Ps du pape le chapeau de cardinal :
Deque nigro fiat pileus iste ruber.
Mais signalons , en passant, de crainte de l’oublier,
une élégie intitulée : Vitæ rusticæ calamitas , c’est un
renseignement historique. Ge qu’on nous dit de l’état
déplorable de l'Irlande, sous la Gomination anglaise,
n’est qu’une image affaiblie de la misère de nos cam-
pagnes, sous Richelieu et Mazarin. Là, le paysan,
brisé par un travail incessant, n’a ni toit, ni lit, ni
vêtements, ni pain; la mère ne peut uourrir son
enfant , qui meurt ; la faim a tari le lait dans son sein.
Bien plus malheureux encore sont les habitants du
littoral. Les agents de la gabelle, que le peuple, dans
son mépris et son indigpation, a flétris du nom de
gabelous, montrent envers eux une cruauté sauvage.
Ecoutez les plaintes du poète :
Eloquar an taceam ? Scis, o scis ipse profundi
Reclor, et agrestum sortem miseraris acerbam ,
Qui mare degentes juxta , quanquam omnibus usus
Auræ undæque palet ; prelioso pro sale viles
202 ANTOINE HALLEY.
Hinc prohibentur aquas haurire, et vivere parvo;
Si faciant, tunsi duro sub fuste sonabunt
Deprensorum humeri , lymphisque e vase refusis ,
In caput impactæ dissultant fragmina testæ.
« Parlerai-je ou me tairai-je ? Tu le sais, oui, tu le
sais, Dieu des mers , et tu plains le sort affreux des
habitants du littoral. Quoique l’eau et l'air appartien-
nent à tous, on les empêche de puisér les eaux de la
mer , qui ne coûtent rien, pour remplacer le sel qui
se vend cher, S'ils violent la défense, les rudes coups
de bâton retentiront sur les épaules des délinquants ;
on répandra l’eau du vase qui, brisé sur la tête du
coupable, volera en éclats. »
Cette pièce de vers est un effrayant témoignage de
l'affreuse condition du peuple, à cette époque. Et,
qu’on ne croie pas que ce soil une exagération poé-
tique : Vauban a donné, dans sa Dime royale, une
analyse de la société française, qui fait frémir. Et,
plus tard, le marquis d’Argenson, qui écrivait, en
1739 , cinq ans avant d’être nommé ministre des af-
faires étrangères par Louis XV, dit, dans ses Mé-
moires : « On a présentement la certitude que la mi-
sère est parvenue généralement à un degré inoui. Au
moment où j'écris, en pleine paix, avec les apparences
d’une récolte, sinon abondante, du moins passable,
les hommes meurent tout autour de nous, comme des
mouches, de pauvreté, et broutant l'herbe. Le duc
d'Orléans porta dernièrement au Conseil un morceau
de pain de fougère que nous lui avions procuré. Il le
posa sur la table du Roi, disant : Sire, voila de quoi
LAID) suJels $C NOUrTTISSCNL, »
ANTOINE HALLEY, 203
Les liens de la plus étroite amitié unissaient notre
auteur et Jacques Moisant de Brieux. Celui-ci, né à
Caen, en 1614, fit ses études à Sedan, où les calvinistes
avaient alors un collége renommé. Il fut le condisciple
et l’ami du duc de Montausier. Il acheta la charge de
conseiller au Parlement de Metz; mais il ne tarda pas
à s’en démettre pour revenir dans sa ville natale, où
il consacra à la culture des lettres les loisirs qu’il devait
à une fortune indépendante. Bayle le considérait
comme le plus grand poète latin qui fût en France. Le
temps n’a pas confirmé cet éloge. Caen est redevable
à Moisant de Brieux de l'établissement de son Académie,
en 1652. Il mourut dans cette ville, en 1674. II avait
pour Halley la plus vive affection et la plus sympathique
admiration. Tous ses ouvrages en témoignent. Il dit
de notre poète à Bellièvre-Pompore, président du
Parlement de Paris : « Tuus ille Phœbique amor, An-
tonius Hallæus. Huic soli certe concessum esse debet
digne Bellevræum canere, » (Jacobi Mosanti Briosit Epis-
tolæ, Caen, in-8°, 4670). » Ecrit-il à Huet? I1 fait l’é-
loge de Halley. Et, dans ses lettres à Halley, il lui doit
tout ; il n’a rien à lui refuser : « Quod vivo et spiro in
Parnassio hoc orbe, id totum est muneris tui... » Et
ailleurs, il lui dit : « Te diligo, amo, veneror, celebro.. »
Les deux poètes s’adressèrent mutuellement des vers.
Antoine Halley survécut à son ami, et put soupirer
sur sa {tombe une élégie, dont il fit hommage au duc
de Montausier. Ce qui consola un peu sa douleur, c’est
que les écrits de Moisant de Brieux
Haud falcem metuunt Saturni; haud carpere possit
Livor edax ; atræ et nunquam damnosa pavescent,
Plurima quæ mergunt lenebris, oblivia Lethes,
20h ANTOINE HALLEY.
« Ne craignent pas la faux de Saturne; l'envie ne
pourra les déchirer, et ils ne redoutent point les eaux
du Léthé, qui engloutit tant d'ouvrages. »
Nous apprenons, par les vers que notre poète con-
sacre à la mémoire de Thomas Lebas, de Caen, curé
de Vaucelles, qu’une terrible épidémie décima la ville
de Caen, dans l’année 1637. Cet homme pieux et sa-
vant mourut victime de son zèle et des soins qu’il pro-
digua aux pestiférés. Halley lui-même n’échappa
qu'avec peine à la contagion. Il appendit, dans la
chapelle de Notre-Dame de la Délivrande, un tableau
votif, avec cette inscription en l'honneur de la Sainte-
Vierge, à l’intercession de laquelle il crut devoir sa
guérison :
Per te salvus ego, pestis de faucibus atræ,
Votivam appendo tibi, sospita Diva, tabellam.
Au nombre de ses intimes amis, Antoine Halley
compta Antoine de Garaby, qui avait été son élève.
Garaby de la Luzerne-Estienville naquit, le 28 octobre
1617, dans la terre de la Luzerne, à Montchaton, près
de Coutances (1). Il se maria à Anne de Vassé, d’une
noble famille, originaire du Maine; il n’en eut pas
d'enfants, et mourut, à l’Ile-Marie, le 4 juillet 4679.
11 fut enterré à Estienville, terre considérable qu’il
avait héritée de Hervé de Pierrepont, son oncle ma-
ternel. Il a laissé deux volumes de poésies, tant
françaises que latines.
(4) Voir, dans l'Annuaire de La Manche de 1856, notre Notice sur
Antoine de La Luzerne-Garaby.
ANTOINE HALLEY, 205
Antoine de Garaby ct Antoine Halley s’adressèrent
souvent des vers. Notre auteur termine très-heureu-
sement une de ses pièces à son ami: c’est une belle
comparaison du ver à soie et du poète. Il y a, dans
ce passage que nous allons transcrire, de la douceur,
de la facilité et de la grâce, des images riantes, de
nobles pensées et des sentiments élevés :
Is, dum format opus, se eviscerat, inque peraclo
Se sepelit; versus conditor illud agit.
Carmina dum fundit, sensim tenuatur, et acer
Pulchro operi incumbit, quo sua busta cavat.
Non obiit bombyx, quamvis obiisse videtur,
Vellera dum clausum, dives ut urna, tenent.
Stamina cum vati Lachesis fatalia rupit,
Creditur, at non est mortuus ille tamen.
Emergens bombyx latebris, quibus ante sepultus,
Fit volucris, certe signa volucris habet,
Ipse, sui, et vates, ceu fracta mole sepulcri,
Emicat, et pennis veslit utrumque latus.
Quid tamen infirmas bombyci profuit alas
Induere, et cæcis exiluisse cavis ?
Non sic tollet humo sese, mortisque caducum
Vermiculus spolium, post breve tempus, erit.
Vatem penna levat celsum per inane, soloque
Dia mori prohibet Musa, beatque polo.
Postuma sed quando nil prodest fama sepultis,
Et nil post cineres nomen inane juvat;
Unum ompes studio flagranti oplare necesse est ,
Evolet in cœlum mens revolula suum.
Ha hominis patria, illius dulcedine duci,
Et memores cunctos illius esse decet.
Ergo age, posthabitis quæramus sidera terris,
Cura o prima tibi, prima sit illa mihi.
« Le ver à soie s’épuise à filer son ouvrage, et,
206 ANTOINE HALLEY.
quand il est achevé , il s’y ensevelit; le poète fait
de même: il se consume à composer ses vers, et,
ardent au travail, il s'applique à une œuvre qui creuse
son tombeau. Le ver à soie n’a pas cessé de vivre,
quoiqu'il paraisse mort, enfermé qu'il est dans sa
coque, comme dans une urne splendide. Quand la
Parque a coupé la trame de ses jours, on croit que
le poète n’est plus; il n’est pas mort cependant.
Sortant de Ja prison, où il s’est caché, le ver à soie
devient papillon et vole. Ainsi le poète brise son
tombeau, et s’élance sur les ailes qui soutiennent son
essor. Mais que sert au ver à soie de revêtir de
faibles ailes, et d’être sorti de sa tombe ? Par là il
ne s’élèvera pas de terre, et il sera bientôt la proie
de la mort. Ses ailes soulèvent le poète dans les airs;
la Muse divine l'empêche de mourir, et l’immortalise.
Mais une gloire posthume est inutile aux morts, et
un vain nom ne charme point après le trépas. IL
n’est qu’une chose que nous devons ardemment dé-
sirer, c’est que notre âme s’envole au ciel, d’où
elle est descendue. Voilà la patrie de l’homme; celle
qui doit l’attirer par ses charmes; celle que nous
devons toujours nous rappeler. Préférons donc le ciel
à la terre, recherchons le ciel; que ce soit là, à
toi comme à moi, notre unique sollicitude. »
Voici ce que nous lisons dans le recueil d'Antoine
Halley, page 246 : « L'auteur ayant appris que Mon-
seigneur l’Evêque de Belley étoit à Lisieux avec
Monseigneur Cospean, évêque du lieu, il leur écrivit
en françois, pour leur dire que, n’ayant osé faire
leurs éloges en vers héroïques, il s’étoit servi d’un
ANTOINE HALLEY. 207
autre genre de poésie défectueux de luy-mesme, puis-
qu’il ne peut aller droit. Monseigneur de Belley , à
qui il avoit adressé ceite petite pièce, luy fit l’hon-
peur de luy envoyer la lettre suivante : « Monsieur,
j'ay présenté votre élégie à Monseigneur de Lisieux,
qui l’a trouvée digne d’un poète qui n’a pas la teste
simplement couronnée d’une branche de laurier , mais
qui a droit de reposer à son aise sur le double faiste
du Parnasse, dans une forest de lauriers. Il estime la
forme, et son humilité n’a trouvé à redire qu’à l'excès
des louanges dont vous l’encensés. Que dois-je dire de
la seconde partie, sinon qu’il m'a humé le vent, comme
vous m’avés ensevely dessous une montagne, etc. »
Philippe Coëspeau, Cospeau , Cospean ou Cospéan(1)
naquit à Mons, en Hainaut, en 1570. 1] fut succes-
sivement évêque d’Aire, de Nantes, et de Lisieux le
h octobre 1636. Savant, pieux, éloquent, il avait su,
par ses vertus et ses qualités, s'ouvrir la porte des di-
gnités ecclésiastiques. Il prononca l’oraison funèbre de
Henri IV, en 1610, et, le 14 mai 1643, il assista
Louis XIII à ses derniers moments et ferma les yeux de
ce monarque. Philippe Cospeau mourut, le 8 mai 1646,
au château des Loges, maison de plaisance des évêques
de Lisieux. Quant à Jean-Pierre Camus, évêque de
Belley, il naquit à Paris, le 3 novembre 1582, Il était
ami de saint Francois de Sales, qui le sacra. Malgré
les devoirs multipliés de son ministère, qu’il remplissait
tous exactement, il trouva encore le temps de composer
(1) Voir l'ouvrage de M. Ch.-L. Livet : Philippe Cospeau :
Paris, 1854 ; à la suite duquel est réimprimée l’oraison funèbre de
Henri 1V,
208 ANTOINE HALLEY.
. 4 « F
sur différents sujets, des ouvrages dont le nombre
s'élève au-delà de deux cents Ce prélat avait
beaucoup d'imagination , et cette imagination perce
dans tous ses livres, écrits avec une facilité singulière,
mais d’un style moitié moral, moitié burlesque, semé
de métaphores bizarres et d'images gigantesques, d’ail-
leurs lâche, diffus, incorrect.
Après vingt années de travaux dans son évêché,
Jean-Pierre Camus s’en démit, et recut, en échange,
l’abbaye d’Aunay (1630). Mais François de Harlay, ar-
chevêque de Rouen, le tira de sa solitude et le fit son
vicaire-général. Sentant renaître en lui le goût de la
retraite, l’ancien évêque de Belley vint établir sa de-
meure à l’hôpital des Incurables, à Paris, où il mourut,
le 26 avril 1652 (1). Antoine Halley a inséré, dans son
volume, cinq lettres de ce prélat. Ce sont des réponses
à l’envoi qu’il lui faisait de quelques-unes de ses pièces
de vers. Notre poète avait demandé, en 170 distiques
latins, au nom de l'Université de Caen, au pape
Alexandre VII la canonisation de François de Sales.
Dans cette pièce, où Halley raconte en beaux vers la
vie et les miracles de l’évêque de Genève, il mentionne
avec éloge Jean-Pierre Camus, « ce pontife célèbre
par son génie, célèbre par son éloquence, dont le nom
et les nombreux écrits ont pénétré jusqu'aux extré-
mités de l'Inde; ce prélat que le diocèse de Belley se
(4) Le 4 juin 4855, des ouvriers terrassiers, en pratiquant, pour
la construction d’un égout, des fouilles aux Incurables, rue de Sèvres,
n°. 42, ont trouvé et mis à découvert, dans l’ancien cimetière de cet
hospice, abandonné depuis la Révolution, le cercueil de plomb de
Jean-Pierre Camus, évêque de Belley.
ANTOINE HALLEŸ. 209
vante d’avoir pour évêque, et qui marche presque
légal de son vénérable père. »
Optimus’antistes, varia qui maximus arte,
Maximus ingenio, maximus eloquio,
Cujus et extremos nomen penetravit ad Indos,
Claraque velocis tot monumenta manus,
Qui patrem ingentem sequilur prope passibus æquis,
Quo se jactat ovans Belliciense pedum.
Antoine Halley envoya ces vers, avec quelques autres,
à Jean-Pierre Camus, qui lui répondit, le 13 août
1649 : « Monsieur, Dieu ne dit qu’une parole au Psal-
miste et il entend deux choses, et vous m’en dites deux,
en m'écrivant, et envoyant deux fois de vos dignes ou-
vrages, et vous n’en entendrez qu’une de moy, qui est
que vous estes toujours vous-mesme, et vrayement au
dernier vous vous montrez Poeta laureatus, en parlant
si dignement du laurier, et vos vers du Bombyx ne sont
pas seulement de soye , mais des vers luisants, non de
ceux qui ne brillent que la nuit, mais qui sont capa-
bles d'apporter au jour de nouvelles clartés, et des
œuvres qui vous rendroient aussi eoupable que celles
qui étouffent leur fruit si vous les laissiez dans les ténè-
bres d’un cabinet, parmy les obscurités entre les morts
du siècle, sans les communiquer aux yeux du public,
ce qu’on appelle mettre au jour et à la lumière. J’ay
trop d’intérest pour l’éloge de mon B. P. le saint évêque
de Genève, pour n’en estre pas partial, et toute ja
pompe et la douceur du laurier, et de la soye du se-
cond , ne me pourroient ramener, ravy que je suis de
l'excellence de la pièce pontificale, bien digne certes
d’avoir esté présentée au Souverain Pontife, si je ne
14
210 ANTOINE HALLEY.
remarquois en vous, dans l'inégalité des matières, une
si grande égalité dans la manière , que la qualité du
poëte égal et légal vous est deuë par préférence à tous
les autres, dont les saillies et les enthousiasmes res-
semblent à ces torrents, tantost enflés, tantost abbatus,
Au lieu que, comme les grands fleuves, vous coulez
avec non moins de douceur que de profondeur , et
portez dans les esprits avec le poids et la majesté des
paroles, qui sont comme des vaisseaux, la solidité des
pensées, qui sont de bonnes marchandises. Continuez
de marier ainsi la poësie avec la piété, au lieu que
plusieurs autres poëtes y sèment le divorce, infectant
le laurier, et les Muses qui sont toujours vierges, de
leurs pensées profanes et libertines. Montrez à la pos-
térilé cette vérité, que la licence du siècle prend pour
un paradoxe, que l’on peut estre bon poëte et bon
chrétien, et que le Thabor et le Calvaire n’ont rien qui
choque le Parnasse..….. Je ne w’excuse point de n’avoir
pas répondu à votre première lettre, qui fut retenue
long-temps à la Visitation de Rouen, et ne vint en
mes mains qu’au temps que ce fameux siége ostoit la
liberté du commerce et arrêtoittous les courriers, etc. »
Cette dernière phrase fait allusion au siége que le
comte d’Harcourt mit devant Rouen, en janvier 1649,
Comme le duc de Longueville s’était soulevé contre la
Cour, il fut déclaré criminel de lèse-majesté, Tous les
ordres de la ville embrassèrent son parti; on envoya
alors le comte d’'Harcourt pour commander , aï nom
du Roi, en Normandie ; Rouen ferma ses portes et fut
assiégé.
Antoine Halley est le poète des inscriptions, des
ANTOINE HALLEY. 211
épitaphes et des tombeaux {tumuli). A la prière de
M. Dufour, abbé d’Aunay et neveu de l’ancien évêque
de Belley, il fit le tombeau de Jean-Pierre Camus, en
seize distiques. Il composa l’épitaphe de Richelieu et
celle du P. Jacques Sirmond, jésuite, « que ses ou-
vrages immortels empêcheront de mourir, et qui vivra
dans l’histoire des conciles tenus en France : »
Sirmondi imprimis dicent monumenta, virumque
Impedient magnum non moritura mori.
Conciliorum , ingens habuit quæ Gallia quanta est,
Æterna æternum vivet in historia.
La mort du fils de Moisant de Brieux et celle de sa
femme, Catherine de La Tombe, inspirèrent à notre
auteur deux élégies. 11 consacra aussi 24 vers latins à
la mémoire de son ancien ami, Robert Davauleau,
curé de Saint-Jean de Bayeux et principal du collége
de cette ville, mort le 8 août 1664 , à l’âge de 78 ans.
Il n’oublia pas son frère, Jacques Halley, mort curé de
Reviers, le 12 août 1667.
Voici ce que nous lisons, à la page 393: « A très-
noble et très-généreux seigneur , Messire Antoine de
Silans, 5°. du nom, chevalier, marquis de Creully, etc.
Epitaphe de son illustre ayeul. » Et plus loin: « Ayant
esté prié par M. de Creulet de luy donner quatre vers,
pour graver sur la tombe de M. l'abbé de S. Gabriel,
son frère, je luy envoyai ce quatrain :
Noble, vertueux, charitable,
Digne du nom de Hericy,
C'est de celuy qui git icy,
Un bref éloge el véritable,
212 ANTOINE HALLEY.
Charles de Matignon , comte de Torigny, marquis de
Lonré, conseiller du Roi en ses conseils et chevalier
de ses ordres, gouverneur de Cherbourg et lieutenant-
général de Normandie, mourut le 8 juin 1648. Il avait
| épousé , à Rouen, dès 1596, Eléonore d'Orléans, fille
du duc de Longueville et de Marie de Bourbon-Condé.
Antoine Halley composa, sur sa mort, douze dis-
tiques latins. Son fils, Léonor de Matignon , évêque et
comte de Lisieux , l’en remercia par une lettre, datée
de Lonré, 17 septembre 1648. « Monsieur, j’avois tou-
jours esté du nombre de vos admirateurs , et avois
suivi le jugement de ceux qui vous donnoient le pre-
mier rang entre les poëtes latins de ce temps, sans
y estre autrement obligé que par l'équité de vostre
cause. Mais vous m'avez engagé dans ce party d’une
manière si obligeante , que vous m'auriez fait quitter
la qualité de juge, pour prendre celle de solliciteur ,
si la primauté que vous possédez justement, vous
étoit contestée. Vos ouvrages que je trouve {ous ex-
cellents, le pourroient disputer entr’eux, parce que
vous pouvez bien mieux faire que vous-mesme; mais
j'aurois peine à la refuser à l’épitaphe de Monsieur
de Matignon , pour l’intérest que jy dois prendre. Les
pensées en sont rares, l’expression très-élégante, et
l'application si naïve , que cette poésie ne peut estre
prise que pour une peinture parlante, qui, comme un
vif portrait, représente au naturel celuy dont elle
parle. Et ainsi votre épitaphe le retire du tombeau,
pour le faire revivre autant de temps que dureront
vos vers, c'est-à-dire autant que le monde. Je vous
en suis parfaitement obligé, etc. »
ANTOINE HALLEY. 213
Léonor I‘. Goyon de Matignon naquit en 1604. Il
fut nommé , en 1633, à l'évêché de Coutances. Jean-
Pierre Camus, un des évêques consécrateurs, pro-
nonca , à cette cérémonie , un sermon remarquable.
Léonor de Matignon passa à l'évêché de Lisieux , en
1646, et mourut , à Paris, en 1680.
Nous voici arrivé dans l'analyse du livre d’Antoine
Haïley, aux pages qui doivent avoir pour nous le
plus d'intérêt ; il s’agit des deux sonnets de Job et
d’Uramie. On verra que notre auteur à eu sa part d'in-
fluence , si petite qu’elle soit, dans l’histoire littéraire
de l’époque où il a vécu.
Nous avons déjà parlé de la duchesse de Longue-
ville. Sa beauté, la finesse de son esprit et une grâce
particulière qu’elle mettait à tout, la firent remar-
quer dans le monde, et surtout parmi les habitués
de l'hôtel de Rambouillet, qu’elle se plaisait à fré-
quenter. « Benserade, nous dit Charles Perrault
(Hommes illustres ], en envoyant à une dame de qua-
lité un paragraphe du livre de Job, l’'accompagna d’un
sonnet allégorique qui fit beaucoup de bruit. » L'hôtel
de Longueville ne voulut pas être en reste, et produi-
sit un sonnet de Voiture, son poëte, adressé à une
dame sous le nom d’Uranie, L'importante question de
supériorité entre les deux sonnets partagea la cour et la
ville , comme on disait alors. Le prince de Conti se
déclara le chef des Jobelins ; la duchesse de Longue-
ville était à la tête des Uranins. Tous les beaux-esprits
de ce temps-là prirent parti : Balzac , Sarrazin , Cha-
pelain , Desmarest et le grand Corneille lui-même se
prononcèrent pour ou contre, Mais la querelle n’en
214 ANTOINE HALLEY,
était que plus ardente : les Uranins et les Jobelins se
partageaient d’une manière à peu près égale les suf-
frages du public. La duchesse de Longueville voulut
faire trancher la question par la Sorbonne et par
l'Académie française. La Sorbonne et l’Académie ne
se reconnurent pas compétentes. La duchesse de Lon-
gueyille ne se tint pas pour battue. Elle consulta, sur le
choix des deux sonnets l’Université de Caen, qui
jouissait d’une renommée considérable, et renfermait
dans son sein des hommes d'une science incontestée.
Ce fut après la discussion solennelle, qui eut lieu à la
cour, en. présence du Roi, que M", de Longueville
proposa et fit accepter, pour trancher le différend,
l'arbitrage souverain et sans appel d'Antoine Halley,
qui lui avait adressé de si beaux vers latins, lors de
son passage à Caen. Elle se promettait bien que le
poète normand répondrait selon son désir. Son es-
poir ne fut pas déçu , comme le prouve le sonnet sui-
vant :
Princesse , l'honneur de notre âge ,
Chez qui regnent excellemment
Les doux charmes d’un beau visage
Et la clarté du jugement ;
Que vous puis-je plus justement
Témoigner de ce double ouvrage,
Sinon qu’icy mon sentiment
A peine pour l’un se partage.
Tous deux sont beaux, coulans, nombreux,
Non moins polis que vigoureux ,
Egalement dignes de plaire ,
ANTOINE HALLEY, 945
Et l’honneur d’estre preferé
Ne se doit qu’au choix desiré
Qu'il vous plaira vous-mesme en faire.
C'était répondre en Normand; mais combien il
fallut d’habileté pour se tirer de ce pas difficile ! Les
pièces du procès sont assez curieuses, et le procès,
d’ailleurs , a fait assez de bruit dans le grand siècle,
pour que nous les reproduisions à la suite de cet
examen d’un volume trop oublié (1).
On nous pardonnera , nous l’espérons, tant de ci-
tations des Miscellanea que nous avions à cœur de
rappeler au sein d’une Académie dont l’auteur fut
un des premiers membres, à l’époque, mémorable
pour elle, de sa fondation. Ainsi, nous avons re-
trouvé les inspirations poétiques qu’Antoine Halley
dut à l’histoire locale, au souvenir des faits passés,
au spectacle des événements contemporains, aux in-
vitations , aux directions du pouvoir, au zèle pour
le prince, à l’éloge excessif du souverain, et à ce
sentiment , il faut bien le dire, de flatterie envers
les grands, protecteurs des lettres, où malheureuse-
ment l’art ne sauve pas toujours l’indépendance et
la dignité du poète. Ce qui manque en général à la
poésie d’Antoine Halley , c’est l'inspiration , c’est l’en-
thousiasme , c’est l'essor. Néanmoins il y a là plus
d’un vers que n’eût pas désavoué peut-être le siècle
d’Auguste. C’est ce qui explique les éloges unanimes
qu'ont donnés à notre auteur Bayle, Adrien Baillet,
Ségrais, Gilles Ménage, le P. Charles de La Rue,
(4) Voir l’Appendice, p. 217.
216 -_ ANTOINE HALLEY.
jésuite, Huet et beaucoup d’autres. Aussi avons-nous
regardé comme un travail utile de sigraler ou de
rappeler à la lumière quelques-unes de ces produc-
tions qui lui avaient acquis, dans son temps, une
brillante renommée. Puissions-nous en avoir assez dit
pour attirer et fixer sur son livre l'intérêt des amis
de notre histoire littéraire !
>
ANTOINE HALLEY. - l 217
APPENDICE.
Voici quelques-unes des pièces que renferme le .vo-
lume de Halley sur cette grande querelle littéraire , men-
tionnée à la page 215.
E
Lettre de l'abbé Aubert, aumonier de la duchesse de Lon-
gueville , à Antoine Halley.
« MoxsïIEUR ,
#
#
#
« Je p£ sçay si je dois me conjouir avec vous de l’hon-
neux qu'on vous fait, ou s’il est expédient de plaindre l’em-
“barras que je vous vay donnér de la part de Madame, qui
voyant les suffrages partagez en la cause qu’on renvoye
devant vous, a fait tout referer à votre jugement. Il s’agit
de sçavoir lequel est le plus beau des deux sonunets cy-
joints ; la plupart de nos poëtes en ont dit leurs pensées ,
et les plus beaux esprits s’y trouvent empèêchez. L'Aca-
demie françoise en a voulu connoître; mais au lieu d'un
arrest , elle n’a qu’appointé les parties à écrire. Ainsi, il a
fallu que la Cour s’en meslât, et la cause agitée en pré-
sence du Roy, de la Reyne et des Princes, qui n'ont pu
s'accorder, son Altesse a conclu qu'il falloit vous en faire
le juge sans appel. C’est pourquoy, par son ordre , je vous
prie de vouloir, avec Messieurs vos poëtes, et autres
bons esprits de Caen , les bien examiner , et décider le fait
ou en vers ou en prose, si bien que nul ne doute qu’elle n’ait
218 ANTOINE HALLEY.
eu raison de faire choix de vous pour assoupir un schisme
qui trouble plus la Cour que nos dernières guerres, Il y
va de l'honneur de notre nation, outre que son Altesse y
esi engagée... »
IL.
Sonnel sur Uranie.
Il faut finir mes jours en l'amour d’Uranie,
L'absence ny le temps ne m'en sçauroit guérir,
Et je ne voy plus rien qui me püt secourir,
Ny qui sçüt rappeler ma liberté bannie.
Dès longtemps je connois sa rigueur infinie ;
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr.
Je benis mon martyre , et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.
Quelquefois ma raison par de foibles discours
M'incite à la revolte et me promet secours ;
Mais lorsqu'à mon besoin je me veux servir d'elle,
Après beaucoup de peine et d'efforts impuissans,
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
Et m'y rengage plus que ne font tous mes sens,
III. F
Sonnet sur Job.
Job de mille tourmens atteint
Vous rendra sa douleur connuë ;
Mais raisonnablement il craint
Que vous n’en soyez pas émeué,
ANTOINE HALLEYŸ. 219
Vous verrez sa misere nuë ;
Il s’est luy-mesme icy dépeint,
Accoùütumez-vous à la vuë
D'un homme qui souffre et se plaint.
Bien qu'il eût d’extrèmes souffrances,
On voit aller des patiences
Plus loin que la sienne n'alla :
S'il souffrit des maux incroyables ,
N s’en plaignit, il en parla :
J'en connois de plus miserables.
IV.
Leline d'Antoine Halley à M. Aubert, conseiller du Roc et
aumônier de la duchesse de Longueville, datée de Caen ,
25 decembre 1649 :
&« MONSIEUR,
« Je vous rendray en particulier les graces que je vous
dois. Celle-cy est au nom de notre Parnasse, qui se tient
tres-glorieux de l'honneur que Son Altesse luy a fait, et
s'il faut toùjours aux poëtes quelque grain de vanité; les
nôtres en ont de ce coup pour plusieurs années. Je ne crains
pas que Son Altesse les accuse d’estre paresseux, mais
plûtost qu’elle ne se plaigne de l’excés de leurs obeïssances,
qui peut-estre luy seront importunes. Les cigales nuisent
par la multitude, et pour peu que l’on touche à une ruche
d’abeilles, il s’en forme une tempeste. L'on a bien creu que ce
combat de poésie étoit un passetemps de la Cour; cela n’a
pas empesché nos beaux esprits de Caën de recevoir le com-
mandement de Son Altesse avec tres-grand respect. Quel-
qu'un d'eux , aussi-tost qu'il luy fut porté , dit que c’étoit
220 ANTOINE IHALLEY.
servir l'Etat, que de contribuer au divertissement des
Princes , et n’oublia pas ce qui fut dit par le grand Cosme
de Medicis à certain homme du commun, qui, le trouvant
au lit un peu tard, luy contoit les affaires qu'il avoit déja
faites par la ville, et reprochoit à ce Prince que l'Etat de
Florence étoit gardé par un vaillant Argus, lequel mesme
de jour ne se servoit pas de ses yeux. À quoy Cosme ré-
pondit qu'il trouvoit cet homme bien agreable, de vanter ses
negociations à une personne, dont le repos étoit plus ne-
cessaire au public que le travail de tous ceux de sa sorte.
Ainsi, Monsieur, je vous puis dire, et vous supplie d’as-
sûrer Son Altesse, que ce procés d'honneur a esté veu et
examiné serieusement, et selon les formes. L'ordre de
S. À. contenu dans votre Lettre, nousarriva dans la semaine
que nous appelons Palinodiale , durant laquelle toutes les
cinq Facultés de notre Université , avec le choix des deux
meilleurs esprits (1) de la ville , s’assemblent pour le juge-
ment des pieces, et la distribution des prix de notre Puy,
qui a toujours eu tant de relief, que l’on y envoie des poë-
sies latines et françoises de toutes les parts du Royaume.
Cette matière étant de sa compétence, je n’ay pas manqué,
en proposant les deux sonnets à la Compagnie, de luy faire
lecture de votre belle Lettre, qui a esté recûe comme une
évocation au grand Seau, pour départager un procés,
sur lequel Messieurs de l’Academie françoise s’étoient trou-
vez partis. Outre cela, Morsieur, il n’y a point d'Esprit de
remarque dans la ville { qui certes aprés Paris en pourroit
fournir autant que nulle autre de France), à qui je n’'aye
communiqué les deux ouvrages. Ils ont eu peine à se ré-
soudre de juger, n’y trouvant pas la chose disposée.Chaque
(1) C'était, celle année-là, Augustin Le Haguais, de Caen , avo-
cat au Parlement de Paris, et Nicolas du Moutier, peu après lieu-
tenant-général , à Caen.
ANTOINE HALLEY, 291
=
piece dans leur estime méritoit beaucoup de louange, et
peu ou point de blâme. Et de plus, ils se trouvoient em-
peschés à décider une preference entre deux poëmes qui ne
sont pas ny de mesme mesure ny sur mesme sujet. Toute
espece de chose peut avoir son point de perfection , et ils
ont bien sçù me dire que les citrons de Provence et les
grenades d'Espagne ne faisoient point de tort à leurs
pommes. Je ne me suis pas payé de ces excuses , car fai-
sant valoir l'autorité de S. A. , je les ay obligez à prendre
party , et la contestation n’a pas esté desagreable. Il m'a
fallu leur prouver par raison d'echole, que de deux choses
dissemblables, mais parfaites chacune en son espece, il
s’en pouvoit faire neanmoins une estime differente, qu'un
diamant tres-fin devait estre preferé à une tres-fine esme-
raude, et que dans la beatitude mesme, qui est un état
parfait, il y avoit de la preéminence. Enfin, je l’ay gagné sur
eux : notre Puy n’a pas long-temps hesité à donner son juge-
ment; mais parmy ceux de la Ville, il s’est trouvé d'abord
quelque contrarièté ; ce qui m'a fait connoître que les Es-
prits ne sont pas tous frapés à mesme coin , etqu'ils dif-
ferent de sentiment aussi bien que les corps. Il y a des
gousts qui approuvent l’aigre et le doux, et d’autres qui
aiment les douceurs pleines et consommées. Quelques-uns
preferent l'odeur penetrante de l'œillet à celle de la rose,
et tel dans la musique ne prend pas grand plaisir à un
concert, qui témoigne des extases à une voix singuliere.
Je suis obligé, Monsieur, de vous remettre en gros ce
que j'ay reçü en detail, c'est à dire, une resul-
tance de tous les avis particuliers. Ils ont tous con-
venu d’abord que dans une rencontre comme celle-cy, où
les pieces sont de genre different, la prelation de l’une ne
devoit point faire injure à l’autre , et nos deux Facultés
des Droits, qui ont eu part à l'examen de ces deux pieces,
en sont demeurez d’accord, contre leur regle et en depit
292 ANTOINE HALLEY.
de Bartole. En un mot, qu’il n’est point necessaire de
noyer l’un pour sauver l'autre ; comme il s'est veu des
victoires funestes au vainqueur et au vaincu, il s'en est
aussi trouvé de glorieuses pour tous les deux. Enfin, ces
ouvrages ayant souffert toutes les épreuves de l'art, l'on a
reconnu que l’auteur de Job est un rare esprit, sublime
en ses pointes, subtil , éveillé, aigu, qui a mieux reüssi
à faire admirer son invention que son ouvrage. Il est tout
spirituel et sans doute merite que l’on en fasse grand état.
Le sonnet d'Uranie est coulant, majestueux , égal, res-
serré dans les regles de l'art , sans contrainte, qui n’a pas
tant de sel, mais plus de douceur ; bref qui parle mieux le
Jangage des Muses , et ressent autant l’excellent poëte que
fait l’autre l'excellent esprit. Ainsi, Monsieur , quand je
donnerois mon sentiment à Job, que j'estime infiniment,
il n’en seroit pas plus fortifié , pource que le plus grand
nombre l’emporte contre luy, auquel je suis obligé de
souscrire. L'on a bien scû que l’auteur de l'Uranie n'étoit
plus vivant ; mais comme les poëtes disputent de l’immor-
talité avec les Dieux, il a esté juste de couronner sa statue,
et le rendre victorieux apres sa mort. On a cru que S. A,
ne lui refusera pas la mesme gloire, étant sœur de ce ma-
gnanime Prince , qui gagnant l'illustre bataille de Rocrow,
a fait triompner le feu Roi dans la region des morts, et
par une metamorphose plus admirable que celle de Da-
phné ny de Cyparisse , a changé les cyprés en lauriers
pour honorer son cercueil. Elle trouvera bon , s’il luy plait,
que nous parlions le langage des poëtes, et que s'agis-
sant de la religion du Parnasse, nous ayons recours aux
textes de leurs Evangiles, s’il est permis de parler ainsi.
J'ay voulu, Monsieur, vous envoyer avec cette Lettre les
jugements particuliers de nos meilieurs Esprits, dont
quelques-uns plus folâtres se sont égayez en burlesque,
qui est une maniere de rendre ridicules les choses mesmes
ANTOINE HALLEY. 203
qui ne peuvent estre imitées, sans en excepter la divine
Eneide ; ce qui ne diminuë en rien le merite de ces excel-
lentes poësies. Il y en a pour et contre les deux sonnets.
Je ne vous les adresse pour autre dessein que pour récréer
S. À, Les Divinités , si l’on en croit un ancien auteur, se
relâchoient quelquefois du gouvernement du monde pour se
divertir à peindre les fleurs du printemps et les aisles des
papillons. Ce sont autant de fleurs qui n’auront point de
couleur que par l’approbation de $S. A., et pourtant luy
témoigneront en quelle reverence elle est parmy nos Muses.
Que si jamais elle leur commande de chanter ses hautes
et royales vertus, étant animées d’un si noble et véritable
sujet , elles contesteront à Uranie mesme le tabouret du
Parnasse, et luy osteront de bonne guerre la couronne
qu'elles viennent de luy donner, principalement si elles
sont approuvées de cette grande Princesse, et qu'elles
puissent espérer l'honneur de sa protection... »
V:
L'abbé Aubert répondit à Antoine Halley , le 44 jan-
vier 1650 , quatre jours avant l'arrestation des Princes :
« MONSIEUR,
« Je ne puis vous exprimer avec combien de joye et de
satisfaction Madame a veu le jugement que vous avez donné
des deux sonnets, s’étant trouvé entierement conforme à
celuy qu'elle en avoit porté toute la première, puisque
c'étoit elle qui avoit embrassé le party d'Uranie avant tout
autre; mais je vous l’ay dissimulé par son ordre, afin de
vous laisser à en juger , desirant sçavoir par votre appro-
bation ou reprobation , si elle se connoïssoit à décider ces
224 ANTOINE HALLEY.
matières ou non. Le temps ne m'en permet pas davantage
presentement ; mais je tâcherai de vous entretenir plus au
LA t
long au prochain voyage... »
ie
Si l’on s'étonne qu’au XVII®. siècle, nos pères se soient
ainsi passionnés pour deux méchants sonnets , nous rap-
pellerons qu’à cent dix ans de distance, la même chose ar-
riva dans la même ville de Paris.
Quand Palissot fit représenter, en 1760, la comédie des
Philosophes , il faudrait citer tous les mémoires du temps,
pour faire comprendre le scandale, le tumulte, la sédition,
qu’excita cette pièce aujourd'hui à peu près oubliée. C'était
une satire pleine de sarcasmes et d’injures grossières, où
Diderot, Helvétius, d’Alembert et Rousseau figuraient
sous des noms à peine déguisés. On était alors au
plus fort de la guerre de Sept-Ans; la France venait de
perdre la bataille de Rosbach: de quoi s'occupait-on à
Paris ? « Rien ne peint mieux le caractère de cette na-
tion, lit-on dans Grimm , que ce qui vient de se passer
sous nos yeux, On sait que nous avons quelques mauvaises
affaires en Europe... Quel serait l'étonnement d’un étran-
ger qui, arrivant à Paris , dans ces circonstances, n'y en-
tendrait parler que de Palissot? Voilà cependant où nous
en sommes ; et, si la nouvelle d'une bataille gagnée était
arrivée le jour de la première représentation des Phlo-
sophes , c'était une bataille perdue pour la gloire de M. de
Broglie ; car personne n'en aurait parlé » { Corresp. de
Grimm , juin 1760 ,t. III, p. 29, édit. de 1813).
"Me
HOMÈRE
ET LA
GRÈCE CONTEMPORAINE ;
Par M. GANDAR,
Membre de l’Académie.
Plusieurs années avant moi, M. Ampère (1), ou-
vrant à la critique littéraire une voie presqu’entiè-
rement nouvelle , était allé demander à la Grèce ce
qu’elle peut , encore aujourd’hui, nous apprendre des
poêtes auxquels elle a donné naissance et qui l’ont
chantée autrefois. Entraîné par l’irrésistible attrait qui
s'attache à de telles études, M. Ampère ne s'était
fixé aucunes limites: parcourant à la fois toute la
Grèce et toute la poésie grecque , il partageait, comme
au hasard, entre les tragiques et Pindare, entre
Homère et Théocrite, les heures du voyage et les
pages du commentaire.
Peut-être n’est-il pas sans inconvénient de parler
ainsi de la Grèce et de la poésie grecque d’une façon
trop générale. Bien que cette poésie soit demeurée
« (1) La poésie grecque en Grèce. — Revue des Deux-Mondes.
18/43,
15
226 HOMÈRE
plus fidèle qu'aucune autre à son propre génie , les
monuments qu’elle nous à laissés présentent cepen-
dant une remarquable diversité. Gette diversité s’ex-
plique surtout, sans aucun doute, par l'originalité
même des poètes ; mais, de même qu’elle tient sou-
vent et beaucoup à la différence des temps , elle tient
quelquefois aussi pour une part à la différence des
lieux. Lorsqu'on passe de l’Ionie et des îles de la
mer Egée à la Sicile, ou seulement d'Athènes à
Thèbes, on voit, en même temps et d'accord, pour
ainsi dire , l’art grec changer de caractère et la Grèce
elle-même changer «aspect. C’est donc à chaque
contrée de la Grèce en particulier, comme à chaque
âge de son histoire, qu’il appartiendrait de nous
donner, dans la mesure assez restreinte et assez vague
où il semble que cela soit possible, le commentaire
des œuvres qu’elle a produites.
Mais ces distinctions , M. Ampère n’a pas voulu y
songer. Pourquoi resserrer, de parti pris, l'horizon
enchanté qui se déroule sur la route, et qui doit
sans doute à l'étendue et à la variété une partie de
son charme ? Elles étaient inutiles à ce rare esprit
qui voit si bien, qui sait si vite, et dont tes im-
pressions ne sont pas moins sûres que la science des
autres. Nous avons vécu dans cette Grèce où ne fit
que passer M. Ampère, et avec les poètes qui l'y
avaient attiré ; nous avous eu le loisir de voir davan-
tage, de regarder plus long-temps , de pousser plus
loin ce rapprochement entre la poésie et la nature ,
entre le passé et le présent; cependant , il ne nous
est guère arrivé de sentir autrement qu’il n’a senti.
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 227
Pour moi, je n’opposerai jamais mon témoignage au
sien ; mais, derrière lui, j'ai pu , dans le même es-
prit, reprendre l’œuvre qu’il avait laissée, et tracée
lui-même à ceux qui le suivraient; restreindre la ques-
tion pour l’approfondir, et , me faisant l’homme d’un
seul livre , n’avoir qu’une prétention ( si ce n’est déjà
trop prétendre lorsqu'on traite, après M. Ampère,
des questions si délicates), celle d'arriver, sur des
points qui ne l’ont pas arrêté, à des conclusions plus
précises.
Bien que M. Ampère n’eût visité ni le théâtre de
l’Iliade, ni celui de l'Odyssée, il est facile d’ob-
server qu'Homère a tenu dans ses souvenirs , et qu’il
a gardé, dans son livre, la première place. Pour
tout le monde, il en est ainsi. Quelle raison aurait
déterminé Virgile à sortir de la paisible solitude où
il achevait l’Eneide , s’il n’avait voulu , en comparant,
comme nous le faisons , à la réalité qu’elles repré-
sentent les peintures dont il ne cessa de s'inspirer ,
atteindre à la perfection suprême dans l’art de
peindre ? Est-ce le seul souvenir de saint Paul qui
poussait à traverser les mers, malgré sa faiblesse ,
l’ardent jeune homme à qui Dieu avait donné le gé-
nie d’un poète en même temps que l’âme d’un apôtre,
et qui devait un jour écrire une suite au quatrième
livre de l'Odyssée? Châteaubriand fut plus heureux que
Fénelon : il vit la Grèce; et, plus heureux que Vir-
gile : il en revint ; il en rapporta les pages les plus
aimables de l’/rinérarre et des Martyrs. Pour lui , on
sait ce qu’il cherchait , des doux rivages de la Messé-
nie et de la vallée de l’Eurotas aux ruines de Mycènes,
228 HOMÈRE
lorsqu'il en fit la route de Jérusalem : les grandes
images de la poésie primitive, l'inspiration perdue,
et la plus charmante figure de son épopée chrétienne ;
Cymodocé, fille d’'Homère.
Les critiques même n’ont pas été moins faciles à
séduire que les poètes. Dès l’antiquité, Strabon leur
en avait donné l'exemple. Aux yeux du grave écri-
vain, l’autorité d’Homère est si grande qu'il ne va
pas seulement jusqu’à préférer son témoignage à ce-
lui des autres poètes: il le met, comme géographe ,
au-dessus des géographes venus après lui. Gomment
les modernes w’auraient-ils pas fait de même , et ne
se seraient-ils pas laissé conduire par Homère plus
volontiers que par Strabon ? Nos voyageurs français
surtout , les Choiseul , les Le Chevalier , les Marcellus,
semblent n'être venus en Grèce que pour y suivre
les traces du poète, que pour y chercher, comme
l'anglais Wood l'avait fait avant eux , l’objet de ses
descriptions et le secret de son originalité.
Chose étrange , et qui mérite bien d’être expliquée,
si l’on veut connaître les caractères de la poésie pri-
mitive ! Cette géographie d’'Homère, si imparfaite et si
diversement interprétée, pourquoi n’a-t-on pas cessé
de la consulter ? Pourquoi, même lorsqu'on parcourt
les lieux où s’accomplirent tant d'événements qui
appartiennent à l’histoire positive, Hérodote et l’exact
Thucydide n’ont-ils pas fait oublier entièrement Ho:
mère ? Quel charme ont donc ses peintures, pour
qu'à Colone, pour que sur les bords désséchés de
l’Ilissus et jusque parmi les ruines des temples et du
théâtre d'Athènes, il nous soit arrivé de songer à lui
LT LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 229
en même temps qu’à Sophocle, à Platon , à Phidias ?
Pourquoi enfin , dès qu’on a perdu de vue les mo-
numents de lart, dès qu’on s’est éloigné des lieux
décrits par les historiens, en consultant la perpétuité
des traditions et l’analogie des mœurs, pourquoi re-
monte-t-on au-delà des doctrines des sages et des
mystères des initiés, jusqu’à ses vivantes fictions ?
Pourquoi est-on si tenté d'oublier, et les vices raillés
par Aristophane, et les vertus célébrées par Plutarque ?
Pourquoi les Grecs, qui ont fait la guerre de l’in-
dépendance , rappellent-ils moins les Grecs des
guerres médiques que les Grecs de l’Iliade et de
FOdyssée ?
Je me suis posé ces questions presque chaque jour,
en Grèce ; j'y ai pris d’autres guides qu'Homère , mais
je prenais les autres tour à tour ; Homère est le seul
qui ne m'ait jamais quitté Quelquefois il cessait
d'éclairer la route , il faisait encore le charme du
voyage. Au moment où je nesongeais plus à lechercher,
je croyais le retrouver, le reconnaître. Ainsi, Homère
m'avait préparé à comprendre la Grèce , et la Grèce
m'expliquait Homère, Suivons-le donc, et demandons
aux lieux qu’il a décrits, à Troie, à Ithaque, à la
Grèce entière; à la nature dont il nous a laissé la
peinture, et qui lui inspire ses fictions; aux ruines
de Mycènes; au peuple, ruine vivante qui s’est re-
dressée sous nos yeux : ce commentaire, qu'Eustathe ,
que Wolf , que Voss, que toutes les arguties et toute
Ja solide science de l’école ne nous avaïent pas donné.
On ne songe point , sans doute , à demander à la
230 HOMÈRE
Grèce qu’elle apporte enfin une solution à des problêmes
aussi obscurs que la réalité du personnage d’Homère,
l'unité de l’Iliade et de l'Odyssée. Le pays ne saurait, pas
plus que les livres des anciens, fournir à cet intermi-
nable procès, des preuves authentiques. Tout ce qu’il
offre, c’est le témoignage de légendes, en partieantiques,
que vingt-cinq siècles n’ont pas encore complètement
effacées. Ainsi, à Smyrne ; on montre ce Mélès, dont
l'immortel aveugle porta le nom, et une grotte où il au-
rait composé des vers ; à Chio et à Ithaque, son école;
à Nio, son tombeau, Les ruines et les lieux auxquels
la croyance commune attache le nom d’Homère , ne
sont guère dignes de lui. Il est possible qu’on ait fait
trop d’honneur à la tombe üe quelque personnage obs-
cur , quin’a même pas connu l’Iliade. L’imagination
rêvait les bords d’une eau plus limpide et des retraites
plus riantes pour y faire naître et chanter celui qui
peignit la grotte de Calypso et les jardins d’Alcinoüs.
Je veux bien même qu’un prêtre d’Ithaque ait donné,
pour tromper Gell , le nom d’Homère à des lieux qui,
avant l’arrivée du voyageur anglais, ne l’avaient ja-
mais porté. Néanmoins, on ne peut être tout-à-fait
indifférent à ces derniers hommages, rendus à une
grande mémoire. Pour moi, j’attache à tous quelque
prix; mais ce qui me touche , plus que tout le reste,
c’est ce simple nom d'école conservé ou donné , sans
qu’on sût trop pourquoi , à ces rochers qui rappellent
les lecons d’Homère, comme ceux de Pausilype rap-
pellent les leçons de Cicéron et de Virgile. Ainsi, après
tant de générations successivement éteintes , ce peuple,
qui se rappelait si peu de chose de son ancienne gloire,
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 231
croyait savoir encore qu’à l’origine des âges, ce sont
les poètes qui ont fait poindre , dans les ténèbres de
la barbarie, les premières lueurs de la vérité ; au-
delà des Apôtres, qui lui apportèrent la doctrine nou-
velle, il donne le nom de maître à Virgile, comme
on le donnerait à Platon ; mais, de tous les maîtres
qui enseignèrent à la Grèce la science suprême , celle
de la vie , l’un des premiers et le plus grand, ce fut
Homère.
Ge sont là , je le sais bien , des fables, et rien de
plus; mais est-ce si peu de chose que la persistance
des légendes populaires ? En vérité, je suis tenté
quelquefois d’en préférer l’ingénuité aux paradoxes les
plus subtils des érudits ; et lorsque , après Aristote ,
les modernes habitants de l’Ionie et de la Grèce, sans
rien connaître des poésies homériques , ni surtout des
querelles qu’elles soulèvent, répètent encore le nom,
et montrent, fût-ce où ils ne sont pas, lé berceau,
la demeure et la tombe d’un poète qui n'aurait ja-
mais existé, j’aimerais mieux me laisser tromper,
comme les enfants, par ces vieilles fables, que d’a-
voir raison avec Vico et les plus doctes partisans de
son ingénieuse hypothèse.
Si la Grèce ne prouve pas qu'Homère ait existé,
elle apprendrait du moins où il est né. Pour qui l’a
vue de ses yeux, c’est en vain que tant de villes se
disputeraient encore un honneur qu’il est déjà beau
d’avoir su envier. Il suffit à la gloire d'Athènes que
Pisistrate ait réuni les vers disséminés d’Homère ,
qu’Eschyle ait vécu de ses reliefs et que Phidias ait
sculpté ses Dieux; ce doit être assez pour le Pélo-
-:S HOMERE
ponèse que le poète l’ait mieux connu que la Thes-
salie ; Ithaque aussi se contentera d’avoir eu pour hôte:
l'étranger errant et malade, qui rendit ses pauvres
montagnes aussi illustres que le Parnasse et l’'Olympe.
Non, ce n’est point sur les âpres versants du Nérite,
ni en face du Taygète austère, au milieu des riches
moissons de Lacédémone , ni dans l’Attique au sol
aride , aux lignes précises, à la limpide lumière,
qu'est née cette poésie aimable, facile, prodigue
comme une terre généreuse, et qui ne craint point
d'emprunter à la nature dont elle s'inspire toute la
richesse de ses couleurs, tout l’éclat, parfois confus,
de ses images. Déjà, après avoir examiné les titres
des parties rivales, l’antiquité semblait pencher du
côté de Chio ou de Smyrae : la nature est d'accord
avec Cicéron; et si, parmi tous les rivages de la
Grèce, il en est un où, accoutumé par la Grèce
elle-même à chercher entre la physionomie des lieux
et le caractère des œuvres de l’art je ne sais quelle
harmonie mystérieuse, on aimerait à placer le ber-
ceau de la poésie épique, je le crois, avec M. Ampère,
c’est sur le golfe de Smyrne, en face de cet horizon
si plein de grâce, sous ce doux ciel voilé parfois de
vapeurs transparentes, que dut naître et dicter ses
poèmes celui qui donna la vie et la beauté aux
monstres immobiles adorés par les colonies égyp-
tiennes, entr’ouvrit aux yeux des hommes les nuages
dont les prêtres de Thrace avaient enveloppé lOlympe
invisible, chanta les Dieux mêlés aux guerriers, Ulysse,
cher à Minerve, et Achille, fils de Thétis.
ÊT ELA GRÈCE CONTEMPORAINE. 29%
I.
DE LA GÉOGRAPHIE D'HOMÈRE,
Il n’est pas d’auteur peut-être dont on ait discuté
la géographie aussi souvent et avec autant de soin
qu’on a discuté celle d'Homère. Sans remonter jus-
qu’aux commentaires de l’antiquité, on peut dire que,
depuis la fin du siècle dernier seulement, il a été
dépensé sur ces problêmes délicats, intéressants,
mais assez stériles, des trésors d’érudition , de saga-
cité et de dialectique. Si l’on en croyait les conclu-
sions de chaque ouvrage étudié isolément, l’autorité
d’Homère, comme géographe, loin d’être ébranlée
par le temps, n'aurait fait que s’affermir toujours
davantage ; elle tient vraiment du prodige : Homère
a tout su, Homère a tout dit.
Mais si l’on compare les différents livres écrits sur
le même sujet, on est bientôt confondu de la diver-
sité des opivions. Ces lieux que tout le monde déclare
si fidèlement représentés et si faciles à reconnaître,
chacun les déplace et les retrouve ailleurs qu’on ne
les avait trouvés avant lui. Nouvel auteur, nouveau
système ; et, de celui qui tout à l'heure n’avait paru
ne laisser de doute sur aucun point, il ne reste de-
bout ni un principe, ni une conséquence: cette Pylos
p’était pas celle de Nestor; Ilion est plus près ou
plus loin du rivage ; la ville d'Ulysse a pris une autre
place dans l’île d’Ithaque , et l'ile elle-même, une
autre place dans la mer. On en appelle au texte
234 HOMÈRE
d’Homère qui avait été mal lu, mal compris ; ou bien
ce texte était vague : c’est quelque passage d’un autre
poète, une note des scoliastes, une interprétation des
géographes, c’est un nom perpétué par la tradition,
ce sont des ruines qui suppléent à son silence, qui
expliquent, complètent, corrigent ce qu’il a dit. Chose
singulière, en vérité, que chaque système accorde à
Homère tant d'autorité, et que la diversité des sys-
tèmes lui en laisse si peu!
En visitant la Grèce, y trouvera-t-on des raisons
suffisantes pour faire un choix définitif entre tant d’hy-
pothèses qui se combattent ; ou bien, ayant reconnu
l’impossibilité de les concilier entre elles et de pré-
férer l’une à l’autre, se rangera-t-on, de guerre lasse,
dans le parti de ceux qui réduisent la prétendue exac-
titude de la géographie d’Homère à cette vérité gé-
nérale que les poètes, comme les peintres, s’attachent
à donner à des descriptions imaginaires, pour qu’elles
fassent illusion ? Cette opinion aurait le mérite de
mettre un terme à de longues querelles, sans porter
atteinte à la renommée poétique d’Homère : en effet,
c’est assez pour sa gloire que, peignant de la même
manière que les autres poètes, il ait peint mieux
qu'eux. Mais , si c’est assez pour la gloire d’Homère,
c’est trop peu pour la vérité. Homère peint mieux
que les poètes des autres âges; il peint autrement.
Les poètes ne cherchent guère dans la description
des lieux qu’un ornement accessoire pour le récit:
c’est un fond qu’ils veulent , comme dans un tableau
historique , subordonner à l’action, dussent-ils, lors-
qu’ils en choisissent les traits, sacrifier à l'harmonie
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 285
de la scène la vérité du paysage. Ainsi, toute cir-
constance qui ajouterait à l’exactitude, si elle nuit
à l'effet général, ou si elle est dépourvue d’agrément,
doit être changée , doit être omise. C’est une loi que
tous les poètes reconnaissent et observent. Homère
n’a pas ces scrupules, il en a d’autres. Examinez
cette plaine de Troie, illustrée par les exploits d'Achille :
un autre imaginerait de peindre ce fleuve dont les
colères vont jeter le désordre dans la mêlée, cette
ville défendue par des rochers escarpés, ces tours où
les veillards et les femmes montent pour suivre du
regard les vicissitudes du combat , et, du côté de la
plaine, cet endroit faible d’où Andromaque ne vou-
drait pas qu'Hector s’écartât. Virgile, si curieux de
recueillir les antiques traditions, aurait nommé aussi
les tombeaux des rois et les monuments qui rap-
pellent l’histoire des premiers âges. Mais voici des dé-
tails que Lamothe devait trouver bien inutiles, que
Fénelon n’aurait pasinventés, et que Virgile lui-même
aurait négligés sans doute. La description du poète ne
gagne rien , ni pour l'agrément ni pour la clarté, à ce
qu’il place auprès des portes Scées un hêtre qu’il
ne décrit pas, et nomme tantôt les collines auprès
desquelles on combat, tantôt les tertres d’où les espions
examinent les mouvements de l’ennemi ; la poétique
ordinaire renverrait au géographe le soin d’ap-
prendre que la forme des lieux a changé, et à l’histo-
rien celui d'indiquer, à mesure que le combat menace la
ville ou les vaisseaux, à quelle aile, sur quelle
rive du fleuve les chefs se signalent ; et surtout, lors-
que Priam, en proie au désespoir qui lui fait mé-
236 HOMÈRE
priser la vie, porte au meurtrier d’Hector la rançon
de son cadavre , qui s’arrêterait à mesurer les dis-
tances de la route, et songerait à dire qu’au déclin
du jour le vieillard fit boire ses mules près du tom-
beau d’Ilus, et franchit le gué du Scamandre ? Des
traits semblables se rencontrent , en grand nombre ,
dans la description de Schérie, dans celle d’Ithaque ;
pourquoi Homère les admet-il dans ses vers, sinon
parce qu'ayant sans cesse sous les yeux le théâtre de
l’action , qui n’est pas purement idéal , il veut , lors-
qu'il fait mouvoir ses personnages , se représenter ,
de quelque facon, la route qu’il leur fait parcourir
et les lieux où il les conduit ?
Ce n’est pas qu’il soit toujours facile de les suivre
par la pensée; et ceux qui contestent l’exactitude
d’Homère et la réalité des lieux qu’il a décrits,
comptent les distances parcourues, les combats livrés
du matin au soir , et il se trouve que les vingt-quatre
heures d’une journée de l’Ihade ne suffisent pas plus
que celles d’une tragédie classique à tous les faits qui
s’y pressent ; pour que Jupiter voie de l’Ida ce qui
se passe à Troie, il faut en changer l'emplacement ;
pour que Mars fasse entendre sa voix, pour qu'Hé-
lène de ses yeux reconnaisse les chefs, il faut
que la ville soit plus voisine de la mer ; pour qu’Eu-
mée fasse deux fois, en un seul jour, la route qui
conduit de sa demeure à celle de son maitre , il faut
que l’uve et l’autre ne soient pas situées aux deux
extrémités d’une île assez longue. Tous ces arguments
sont rigoureux ; ils n’ont, en vérité, qu’un défaut : leur
rigueur même, A les prendre au pied de la lettre
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 291
la marche de l’action est, en effet, peu compatible avec
état des lieux; mais qu'est-ce qui s'éloigne de la
réalité? L'action. C’est l'imagination seule du poète
qui assiste à ces péripéties; elle les multiplie ; elle
les précipite ; bientôt, le temps est abstrait et la vi-
tesse est idéale; tout un mois tient dans une journée ;
songez que les habitants de l’Olympe sont descendus
dans la mêlée, et que les hommes eux-mêmes, ces
hommes d'autrefois, sont des demi-dieux. Il n’y a
qu'une chose dans la bataille qui soit réelle, et que
le poète ait pu voir: c’est précisément le champ où
elle s’est livrée.
Toutes les obscurités même, et les contradictions
qu’on relève dans le texte ( on les exagère , mais elles
existent) m'en fourniraient une nouvelle preuve. Il
n’est rien de plus aisé que de rétablir, lorsqu'elle est
l’œuvre d’un beau génie , une description imaginaire ;
elle est assez vague pour que les yeux puissent, sans
aucune infidélité , se la représenter diversement; bor-
née à peu de traits, elle échappe à la confusion ;
et, comme chacun de ces traits a sa place marquée
d'avance par les convenances du sujet et se rencontre
précisément là où la raison le chercherait , on n’est
jamais arrêté par aucune incertitude. Sans une carte,
l'ilinéraire que trace un poète est clair, mais celui
que trace un géographe demeure obscur ; et si lon
peut discuter, depuis tant de siècles, sur l’objet des
descriptions d’Homère , je crois que cela tient aux ef-
forts mêmes que le poète fait pour qu’elles soient
exactes ; elles ne sont compliquées que parce qu’elles
veulent tenir compte de tous les accidents de la réalité.
238 HOMÈRE
il aurait fallu seulement n’oublier jamais que l’exac-
titude d’Homère n’est pas, ne peut pas être celle qu’ob-
servent les géographes de notre âge. L'expérience de
ces temps primitifs ne soupçonne même pas qu’une
science , appuyant sur des calculs rigoureux ses
déductions , viendra un jour , non-seulement coordon-
ner et dépasser, mais corriger et démentir les impres-
sions successives de la vue. Les yeux fixés sur l’ho-
rizon , il m'est arrivé plus d’une fois, en Grèce, et
sans que j'aie pu n’en défendre , d'admirer l’ingénuité
des savants qui retrouvent chez Homère une rose
des vents , et des mots qui déterminent précisément,
dans un sens ou dans l’autre , les points cardinaux.
Homère nomme les vents et les parties du ciel
comme fait l’usage , à peu près: d’un côté, les vents
qui soufflent les frimas; et, de Pautre , ceux dont
l’haleine féconde est favorable aux moissons ; ici , les
régions lumineuses de l’aurore et du soleil ; et là, les
régions des ténèbres; mais comment saurait-il que,
sur cette route que le soleil parcourt du matin au soir,
et dont le point de départ, comme le point d’arrivée ,
change du jour au lendemain , il y a des lignes abs-
traites qui marquent d’une façon certaine, immuable ,
les limites de l’aurore et du couchant ? Et comment,
lorsque la direction des côtes modifie celle des vents,
et que les vents qui viennent des ténèbres , ceux de
Thrace , peuvent soufler du Nord-Est dans l’Helles-
pont, du Nord-Ouest dans la mer Ionienne , com-
ment prétendrait-on orienter, d’une facon rigou-
reuse , d’après les vents, ou d’après le soleil , une
contrée homérique ? :
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 239
Les yeux nous trompent plus gravement encore sil
s’agit de déterminer , non les divisions du ciel, mais
celles de la terre habitée, la configuration des ri-
vages , les frontières des royaumes , la position rela-
tive des villes , la longueur et la direction des routes.
La carte même et la boussole à la main , combien
de fois n’y est-on pas trompé ? Si c’est du navire qu’on
regarde au loin des côtes, quel nom donner à ce qu’on
voit ? Quelle est cette cime enveloppée de vapeurs ?
Ces lignes bleues, est-ce une île ou le rivage du con-
tinent ? Ces brumes qui se confondent avec le ciel et
la mer, est-ce un détroit, un golfe, ou une côte basse?
Mais, au centre du pays, la confusion est à son
comble ; le sentier tourne et l'horizon change ; voici
le col franchi : quelle ligne a-t-on suivie ? Quelle est
la forme générale des contrées que l’on traverse ? Il est
rare que les regards se les figurent comme le compas
les trace. Or, Homère, s’il les a connues , n’a pu les
connaître qu’ainsi.
Demandez-vous d’ailleurs ce qu’a pu voir le voya-
geur des premiers âges : les ports, surtout ceux des
îles , telles qu'Ithaque et la Crète, et, sur le conti-
nent , quelques grandes villes, lorsque, comme Pylos
et Athènes, elles sont voisines du rivage; ou que leurs
richesses , le commerce, les armes leur ont donné,
comme à Orchomènes, comme à Mycènes et Sparte, le
premier rang. Mais, à mesure qu’il s'éloigne de l’hori-
zon des côtes les plus fréquentées, sur les mers loin-
taines de l'Occident , comme dans l’intérieur des terres,
ses souvenirs ou les récits le trompent; il divise mal
la Thessalie, et confusément le Péloponèse ; un
2h0 HOMÈRE
voyage imaginaire met en ligne droite les sommets
d’un triangle; la route coupe , sans que le poète s’en
doute , des montagnes que les chars n’ont jamais fran-
chies. En sera-t-on surpris lorsqu'on sait quelles cartes
fantastiques ont dessinées les géographes jusqu’à la
fin du moyen-âge, plus de vingt siècles après Homère ?
Ainsi, Homère connaît peu la Grèce, il la connaît
mal, et les descriptions qu’il nous en a laissées
ne sauraient être acceptées , d'aucune manière , comme
la représentation exacte de la réalité. Elles sontexactes
cependant, je l'ai affirmé, mais dans la mesure où
elles pouvaient l’être, c’est-à-dire qu’elles repro-
duisent fidèlement la Grèce telle qu'Homère a pu la
voir ; à défaut de notions plus précises, elle a laissé
dans l’esprit du poète des images, et il les a si naï-
vement relracées que ses vers semblent encore les
meltresous nos yeux. Il y a loin , sans doute , de quel-
ques images, souvent confuses, presque toujours
incohérentes , à une description de la terre , à un sys-
tème du monde; et l’autorité d'Homère , qu’on a vo-
lontiers étendue au-delà de toutes limites, se trouve
ainsi bien restreinte; mais, dans les bornes où nous
l'avons renfermée, elle sera plus solide et difficile à
contester. Il restera même , de sa géographie , plus
qu'il ne reste «le celle des géographes qui vinrent après
lui, En effet , les géographes ont dit ce qu’ils croyaient
savoir , et leurs hypothèses les avaient trompés; du
jour où les progrès de la science ont rendu leurs théo-
ries inutiles, elles n’intéressent plus que ceux qui
voudraient écrire l’histoire des erreurs de l'esprit hu
main. Mais les descriptions d’Homère. ont toujours la
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 241
valeur qu’elles avaient pour ses contemporains ; ce ne
sera plus, si l’on veut, qu’une sorte de géographie
pittoresque , et très-incomplète, mais toujours pré-
cieuse à consulter; car, comme les progrès de la
science , en renouvelant la carte de la Grèce, n’ont
changé ni les yeux, ni la nature , les images qu'Homère
a laissées des lieux n’ont point perdu leur vérité, et
suffisent souvent pour que le voyageur les reconnaisse.
J'en ai fait l’épreuve après tant d’autres, et deux
fois, à quelques années d'intervalle, je me suis plu à
comparer aux lieux qu'Homère a aécrits la descrip-
tion qu’il en a faite ; mais, fidèle au principe que je
viens de poser , je n’ai point poussé , aussi loin qu’on
l'avait fait, ce rapprochement; lorsqu'Homère nomme
les lieux , sans ajouter à leur nom un seul mot qui en
indique le caractère, il m'a semblé peu important,
et assez peu sûr , de prétendre les retrouver ; cette
tâche délicate appartient plutôt à ceux qui voudraient
savoir d’Homère quel fut létat de la Grèce aux temps
héroïques , qu’à ceux qui, comme moi, interrogent la
Grèce actuelle pour savoir d'elle quel est le caractère
des descriptions d’Homère. Je ne cherchais point à
replacer sur la carte tous les noms qu’il énumère ,
mais à reconnaître , dans la nature, la réalité dont
ses images représentent l’apparence.
On sait assez, par le témoignage unanime des voya-
geurs , quelle est lexactitude des épithètes qu’il
joint au nom des villes. Elles sont quelquefois assez
communes pour qu’il les ait appliquées lui-même à
plusieurs villes différentes, et pour qu’on puisse les
appliquer à bien d’autres, Combien , même de celles
16
242 HOMÈRE
qu'Homère n’a pas citées, méritent, en même temps
que Tirynthe, Mycènes, Athènes, qu’on rappelle
leurs fortes murailles ! Combien sont situées, comme
Hélos , au bord de la mer ; comme Aulis, sur des
rochers ; comme Haliarte, dans les pâturages, ou fleu-
ries, comme Pvrase, où aimables, comme Mantinée !
Ce n’est pas à Epidaure seulement qu’il faut chercher
des vignes ; à Orchomènes , des moutons, ou à Thisbé,
des colombes. De même , l’Axios ne roule pas seul de
belles eaux; ni le Xanthe , des eaux impétueuses; ni
le Pénée , des flots d'argent. On ne doit pas s’attendre
à ce que ces traits rapides conviennent uniquement à
la ville ou au fleuve qu’ils désignent ; c’est assez qu'ils
leur appartiennent aussi, et les désignent presque
toujours mieux que d’autres ne l'auraient fait. Ge
mérite est rare ,et, quoique le temps ait fait perdre
à plusieurs cimes verdoyantes leurs ombrages, à quel-
ques vallées leurs prairies, et même à quelques
acropoles leurs ruines, on ne peut pas le contester à
Homère.
Mais si, des lieux qu'Homère nomme et désigne
d’un mot , nous passons à ceux qui servent de théâtre
à quelque épisode important ou à l’action principale
de ses poèmes, cette exactitude, qu’il a cherchée
partout, doit être plus scrupuleuse encore : elle l’est
en effet ; et comme ici le poète, à mesure que lPac-
tion se développe, ajoute quelque trait à la descrip-
tion du lieu de la scène , on parvient, sans trop de
peine, en réunissant ces traits épars, à en restituer
une image à peu près complète. Et cette image,
lorsqu'elle est assez précise pour qu’on puisse réelle-
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 243
ment se la figurer dans l'esprit, et chercher des veux
les objets auxquels elle. ressemble, la Grèce nous en
apprend aussi la vérité.
Ainsi, je ne suis pas bien sûr de savoir laquelle des
trois Pylos de Strabon est Pylos la Sablonneuse , où
régna Nestor ; ni où est Phères et la demeure hospita-
lière de Dioclès , petit-fils de l’Alphée ; ni surtout par
où un char peut aller de Pylos à Phères, et de Phères
à Sparte; Homère, s’il la su, ne nous l’a pas dit
clairement. Mais, assurément, j'ai vu, au pied du
Taygète neigeux , la vallée creuse, profonde , où, sur
une terre noire, fertile en lotos, en ache, en orge,
en blé, en épeautre, s'élève la divine , la vaste , Pai-
mable Lacédémone, chère à Junon, comme Argos,
et comme Phthie, célèbre par la beauté de ses femmes
et la vitesse de ses coursiers.
Je ne sais pas où est, sur la plage de Sigée, la
place du vaisseau d'Ulysse; ni où s'élèvent, dans la
vallée , Callicolone et la colline des figuiers, voisine
du Hétre; ni auquel de ces tertres , disséminés sur les
deux rives du fleuve, il faut assigner le nom d’Æsyétès ,
auquel celui de Myrrhine; mais je sais où campaient
les Grecs; je sais quels sont, aux deux ailes, ces
tombeaux que les navigateurs saluent de loin en en-
trant dans l’Hellespont ; j'ai visité, au centre de la
plaine, le tombeau d’Ilos, qui la domine ; j’ai reconnu
Pergame sur ses rochers escarpés , et Iion battue des
vents, et les sources du divin Scamandre. C’est en
vain que la nouvelle Ilion, dont les ruines informes
couvrent ce plateau , a fait, depuis Alexandre, rival
d'Achille , jusqu’à Gésar, qui descend d’Enée, et jus-
24h HOMÈRE <
qu’à Virgile, qui le chanta, tant de dupes et tant de com-
plices de ses mensonges intéressés ; c’est en vain que
Strabon s’en rapporte au témoignage de Démétrius de
Scepcis, un indigène; c’est en vain que Mac-Laren et
Webb subtilisent ; sans doute , il y aura loin des vais-
seaux à la porte Scée ; il n'est pas bien prouvé que
des deux sources du fleuve il coule encore une eau
tiède à côté d’une eau glacée , et lestraces d’habitations
sont rares sur les hauteurs désertes de Bounar-Bachi ;
mais, dussé-je prendre ma part des dédains prodi-
gués à Choïiseul depuis une vingtaine d’années, ni la
nouvelle Ilion , ni les Ilions de Strabon et de Webb
ne répondent aux descriptions de l’Iliade : c’est celle
de Cloiseul qui est celle d’'Homère.
Enfin, je n’ai cherché dans l’île d’fthaque (1) ni le jar-
din de Laerte, ni le verger de Pénélope, ni le lit
nuptial où Le Chevallier trouve si plaisamment la preuve
que l'Odyssée doit être l'ouvrage d'Ulysse, ni la colline
de Mercure et tous les détours du chemin qui con-
duit Ulysse des étables d’'Eumée à la ville, ni même
(s’il faut l'avouer) les pierres du palais dont Schreiber
a donné un plan complet. Mais j'ai vu, à n’en pou-
voir douter , près du rocher du Corbeau et de la
source Aréthuse, sur un plateau qui domine la mer,
les lieux où le poète place l'habitation du fidèle por-
cher; j'ai vu le Nérite, qui se montre de loin aux re-
gards des navigateurs, et la ville au pied du Néïon,
dont Gell a fait une acropole inaccessible; et ce port
(4) CF. ma thèse intitulée : De Ulyssis Ithaca. Paris, Lahure,
À 854,
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 245
de Phorcys, fermé à tous les vents, que Virgile,
d’après les règles d’une autre poétique , ne se fait
point scrupule de transporter sur le rivage de la Li-
bye; et la groite des Nymphes où les philosophes
d'Alexandrie ne voient , comme dans la caverne de
Platon , qu’une allégorie. On a contesté , on contes-
tera encore l'emplacement de la ville, et même Piden-
tité de l’île. Il n'importe: les noms perpétués à travers
les âges , les ruines , les traditions plus ou moins an-
ciennes, les témoignages contradictoires d’écrivains
postérieurs, ont sans doute leur autorité, et il faut
les consulter. Mais les descriptions d’Homère en ont
davantage, lorsqu'elles sont formelles, et les lieux
qui leur répondent d’une façon frappante , sont bien,
quoi qu’on fasse, ceux qu'Homère a voulu décrire,
A Ithaque même, les descriptions prennent un carac-
tère particulier d’exactitude ; le poète y insiste assez
pour qu’elles soient à peu près complètes . et l'ile
est assez petite pour qu’on l’embrasse d’un coup-
d'œil et la voie réellement telle qu'elle est. Ainsi,
l'image n’est plus seulement fidèle, elle est exacte ;
avec les dessins d’un peintre et les cartes d’un géo-
graphe , on ne reconnaîtrait pas plus sûrement le
rivage où les Phéaciens déposèrent Ulysse endormi.
IT.
DES PEINTURES D’HOMÈRE.
À mesure que , passant du Péloponèse à la plaine
de Troie , de Troie à Ithaque, de l’île entière à cha-
246 HOMÈRE
cune de ses parties, je resserrais l'horizon et le ra-
menais à des lignes plus simples ; les descriptions
d'Homère , d’abord confuses , incomplètes , inexactes,
devenaient plus fidèles : si bien qu’au terme, lors-
que la géographie se rapproche du paysage, rien ne
manque plus à la vérité du tableau. Quel peintre füt
aussi habile qu'Homère à reproduire les formes , les
couleurs et la vie de la nature ?
I ne faut pas venir en Grèce pour soupçonner la
raison de cette supériorité ; mais, pour apprécier tout
ce que valent ces inimitables peintures, pour savoir
parfaitement d’où vient qu’elles sont si belles, une
heureuse fortune nous a donné un avantage immense,
à nous, qui les avons comparées de nos yeux avec la
réalité qu’elles représentent.
Jusqu’à ce jour , non-seulement nous avions lu Ho-
mère sous un ciel qui n’est pas le ciel dont il a parlé;
mais peut-être encore élions-nous trop indifférents à
ce spectacle. Recueillis en nous-mêmes, ou tout en-
tiers à l’action, les habitudes de relations sociales plus
compliquées ne laissent à notre vie aucune analogie
apparente, aucun lien saisissable avec la vie des
animaux et les phénomènes de la nature. Entre ces
deux mondes, c’est beaucoup de saisir des rapports
inoraux comme les allégories de La Fontaine et les
allusions de Buffon , ou des harmonies indécises comme
en rêve Bernardin de Saint-Pierre.
Les comparaisons directes se présentent à l'esprit
plus rarement; elles semblent moins naturelles; ce
sont les ornements que l’on prodigue encore pour
ne laisser à Homère aucun genre de supériorité , ou
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 247
égayer, par quelques images, la sécheresse du récit >
mais on y sent l’apprêt , et aucun art ne peut rajeunir
ces beautés d'emprunt qui, en passant par trop de
mains , ont perdu toute leur fraîcheur.
Homère ne décrit guère que lorsqu'il compare : ne
trouvant plus entre l’image et l’action les rapports
qui le frappaient, nous avons dû mettre à côté l’un de
l’autre, comme deux éléments isolés de l'intérêt, la
description et le récit, Mais nos descriptions même sont
inexactes; car, depuis que nous ne nous cherchons
plus dans la nature, nous ne la voyons plus aussi bien.
Combien de poètes ne l’ont jamais regardée ! S'ils
ont besoin, par aventure, qu’elle leur fournisse, comme
aux peintres d'histoire, un fond de scène, il faudra qu'ils
prennent à leur tour dans le champ banalla mer , le
ciel et la tempête de tout le monde; ou, s’ils franchis-
sent la terrasse et le seuil du parc, sans aucun modèle
à copier, comme ils vont assortir des couleurs dispa-
rates, confondre les heures du jour et les saisons de
l’année ! Rousseau voulait que son élève püût, d’après
la hauteur du soleil, retrouver sa route: cela suffit à
l'originalité d'Emile , s’il est appelé à vivre dans l’en-
ceinte fermée d’une de nos villes.
Lorsqu'ils ne verront plus dans la comparaison qu’un
contre-sens , et dans la description qu’un hors-d’œuvre,
il est juste que les plus fermes esprits , sans souci des
traditions de l’école , ne laissent pas à la nature, dans
le tableau qu’ils nous font de la vie, plus de place
qu’elle n’en a gardé dans la vie elle-même. Sur le
théâtre des anciens , à côté des péripéties les plus
pathétiques de Sophocle, et jusqu’au milieu des plus
248 HOMÈRE
cyniques plaisanteries d’Aristophane , elle ne se laissait
guère oublier ; on l’entrevoyait, derrière les per- .
sonnages , dans les plaintes des mourants comme dans
les chants du chœur, Notre scène n’admet que des sen-
timents et des actions; ur trait, emprunté à la nature,
nous ferait sortir du sujet du drame ; Corneille n’est
plus un peintre : c’est un orateur et un moraliste.
Pour oublier ces traditions de la littérature qui nous
est le plus familière , ce n’est pas trop de perdre quel-
que temps de vue l'horizon du pays natal, ces villes
closes, ce pâle soleil. Nous apprendrons de l’Orient
ce que doivent à la nature les poésies primitives, sur-
tout celle de la Bible et celle d’'Homère. Là, rien n’a pu
briser les liens qui l’unissaient à l’homme ; l’activité so-
ciale elle-même ne se substituera jamais complète-
ment aux béatitudes de la contemplation, Il est im-
possible que les regards ne rencontrent pas toujours
le monde extérieur ; si grande que soit une ville, il
n'arrive guère que d'incommodes barrières lui dé-
robent l’imposant spectacle de l’orage qui s’amasse sur
les montagnes , de la tempête qui gronde, ou du ciel
serein qui brille sur la mer. Tout le monde reconnaît
chaque saison à ses fleurs et à ses fruits ; les anémones
précèdent les feuilles ; l’orge tombe en même temps
que les fleurs du laurier-rose; les premières figues
avec celles du myrte, et l’asphodèle s’ouvre comme
la grappe mäûrit, vers les Lénéennes.
C’est sur le ciel que tous les regards sont fixés # les
soleil mesure les occupations de chaque jour, comme
les mois de l’année ; la lune est attendue comme ‘une
bienfaitrice qui donne à la nuit une clarté aussi ai-
La
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 249
mable que les lueurs de l’aube; on sait quelles sont
les étoiles les plus belles et les plus brillantes , celles
qui se couchent tard, s’il en est qui ne se baignent
pas dans les flots de l’Océan , quand les constellations
déclinent, et quand la voie lactée blanchitle ciel.
Mais surtout comme les yeux s’accoutument vite à
aimer cette lumière limpide, qui est l’auréole de la
nature, le charme de la vie, la vie elle-même! On a
besoin de la voir autant que de respirer l'air; elle est
sacrée ; c’est la joie; c’est le salut qui succède aux
dangers du combat et de la tempête ; c’est le fils qu’on
retrouve après avoir pleuré sa perte.
On commence par admirer la création dans ses
splendeurs ; bientôt on s’accoutume à l’observer , à
l’aimer aussi dans les moindres choses, et le dédain
qu’on éprouvait pour quelques-unes s’efface avec les
préjugés qui en étaient la source. On se rappelle les
comparaisons d’Homère : les plus simples, les plus
basses, celles qu’on trouvait fausses et n’osait tra-
duire. On voit les animaux domestiques user paisi-
blement des mêmes droits que dans cette complaisante
république dont parlait Platon : qu'il est aisé de s’ex-
pliquer comment les héros, dans le camp des Grecs,
et même les Dieux, sur l’Olympe, se reprochaient
limpudente audace du chien! Et vraiment on peut ,
sans manquer d’égards, ni pour la royauté du lion,
ni pour l'honneur du vaillant Ajax, comparer leur
opiniâtreté à celle de l'âne. Tous les traducteurs re-
culent , ils songent au baudet que La Fontaine envoie
au moulin , l'oreille basse; l’âne d’Ionie a des allures
altières ; il est noble comme le cheval ; le ciel a parlé
250 HOMÈRE
par sa bouche comme par celle du coursier d'Achille ;
et Jacob veut aussi donner l’idée d’un héros lorsqu'il
compare à un âne vigoureux son fils Issachar.
Lorsqu'on vit en présence de la nature, préoccupé
d’elle seule, on remonte bientôt au-delà des fausses
délicatesses du langage; on découvre quelque chose
d’élevé, de saisissant, dans les plus humbles phéno-
mènes. Pour nous , comme pour l’épopée antique, il
n'ya plus rien qui soit petit , qui soit vulgaire : le mou-
rant sera la fleur qui penche sa tête, tout aussi bien
que le pin que la cognée abat sur la montagne ; lar-
deur acharnée des combattants fera penser, non-seu-
lement aux lions courroucés , aux chiens intrépides ,
mais aux mouches qu’attire le lait nouveau, aux abeilles
qui défendent leur ruche attaquée par des enfants.
Nommons jusqu’à la chenille, jusqu’à laraignée;
quelle image que celle de ces ombres effrayées, pa-
reilles aux chauves-souris qui volent en tremblant dans
les ténèbres d’une grotte , et, parce que la frayeur les
tient serrées l’une contre l’autre, suivent toutes dans
sa chute la première qui tombe !
Dès qu’on s’accoutume à les comparer à la nature
de la Grèce ,on doit conclure, de lexactitude des
images et des comparaisons qu’il a répandues dans ses
poèmes, que, si Homère a connu Ilion, que, sil a
‘traversé Ithaque, il a surtout et sans cesse vécu au
milieu de la nature qu’il nous à peinte. Toutes ses
peintures sont des souvenirs : de ses yeux, il à vu
plus d’une fois les scènes paisibles de la vie rustique
et pastorale , les moutons qui suivent le bélier, les
moissonneurs qui marchent au-devant l’un de lPautre,
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 251
jonchant de nombreux épis le champ de l’homme riche,
etle bûcheron, à qui l'heure du soir, lorsqu'il a rassasié
ses mains à couper de grands arbres, fait désirer la
douce nourriture. Il connaîtces chasses terribles qui
ressemblent aux combats des héros, et où les chiens
intrépides , sans lâcher pied, poursuivent , parmi les
broussailles déracinées , le sanglier qui aiguise ses
dents meurtrières, et le lion magnanime qui veut
mourir ou vaincre. Les hasards de la vie errante lui
ont montré tous ces spectacles presque inconnus aux
poètes des villes : la biche qui fuit, haletante et cou-
verte de sueur , tandis que le lion ôte à ses jeunes faons
leur faible vie ; la flamme qui dévore la forêt , le vent
qui ébranle les chênes élevés, le torrent qui se pré-
cipite des flancs de la montagne. La mer surtout lui
est familière : azurée sous un ciel sans nuages ; blanche,
lorsqu’elle écume; violette , lorsqu'elle s’agite ; noire,
comme la nuit, comme le vin, comme la poix, lors-
que la tempête s’amasse; il en sait toutes les couleurs;
il en a écouté toutes les voix, le frémissement , le
murmure , les gémissements et Les colères.
Ces images ont été bien prodiguées , mais au basard ;
ici, elles ont gardé leur charme, parce qu’elles se
montrent à leur place et parce qu'elles sont vraies.
S'il en reste quelques-unes qui nous surprennent en-
core , c’est qu’il ne suffit pas, pour retrouver Homère,
de parcourir les pays qu’il a chantés, il faut encore
(mais où l’imagination le pourrait-elle plus aisément
qu’au milieu des ruines de la Grèce?) remonter jus-
qu’au siècle de l’Iliade. À cette origine des sociétés,
pour représenter la vie, le poète n’a point à pénétrer
252 HOMÈRE
dans les obscurités de la conscience ; les actions n’ont
guère d’autre principe que l'instinct; on songe rare-
ment à les cacher, et cette vie, presque tout exté-
rieure , a des rapports plus naturels avec la vie des
animaux. Déjà ces rapports s’effacent peu à peu dans
l'Odyssée, parce que la conduite d'Ulysse est moins
spontanée, moins simple et plus purement humaine ;
mais leshéros del’Iliade sont vraiment des aigles rapides,
des sangliers infatigables, des loups sans pitié; Achille:
a vraiment le cœur comme il a les mouvements im-
pétueux du lion; la majesté d’Agamemnon est celle du
taureau plein d’orgueil qui marche à la tête du trou-
peau; et Héré, naïve comme un enfant , peut avoir
les grands yeux sans expression de la génisse,
La Grèce nous apprend combien les peintures de la
poésie homérique sont sincères , el c’est assez pour
qu’elles nous séduisent ; mais ce souvenir des âges
passés nous explique , comme si ce n’était pas assez
de plaire, pourquoi elles nous émeuvent. En face de
cette belle nature , nous la contemplons en specta-
teurs curieux , et l'admiration seule arrache quelque-
fois notre âme à son indolente sérénité ; les poètes
nous avaient ôté d’avance jusqu’au trouble de la sur-
prise. Il n’y a plus là, pour nous , ni périls, ni mys-
tères qui fassent trembler nos membres et pâlir notre
visage, Tout au plus avons-nous acheté de quelques-
unes de ces nuits sans sommeil où , sur la couche im-
portune , on supplie la divine Aurore de remonter sur
son beau trône, le plaisir de dire, après avoir beaucoup
vu: Je suis allé ici ; j'étais la. Homère a connu toutes
les misères d’une vie sans asile, toutes les exigences
ET LA GPRÈCE CONTEMPORAINE. 253
de la faim cruelle, £mporté par le vent, à contre-
cœur, loin de ses amis, il a, du vaisseau, regardé
avec tristesse le feu du berger qui brillait dans la mon-
tagne ; après le calme, il a vu la mer rougir, et, les
yeux fixés sur les flots muets, il a, comme les mate-
lots, attendu, immobile et plein d’anxiété, que Jupiter
choisit, parmi les vents sonores , celui qui mène au
port ou qui en écarte ; lorsque la vague écumante
couvrait le navire tout entier , lorsque le souffle du
vent mugissait dans les voiles , il a tressailli en voyant,
entre la mort et lui, si peu de chose |
L'homme de ces temps-là vit en proie à la crainte;
si, en regardant la nature , sa joie va jusqu’au trans-
port, c’est que ses incertitudes vont jusqu'aux plus
vives terreurs; il tremble devant cette puissance mys-
térieuse , immense, fatale : mère prodigue et marâtre
avare , qui donue la vie et la mort. Il faut exposer ses
jours pour lui dérober chacun de ses secrets. Tout dé-
pend d’elle : en pleine mer , la tempête brise les na-
vires aux parois solides ; sur le rivage , l'air et la forêt
sont peuplés de monstres; les lions qu’imaginent les
sculpteurs du siècle de Périclès, il est aisé de recon-
naître qu'Homère les avait sous les yeux lorsqu'il les
peignit. Tout le fruit des pénibles travaux de l’homme,
le pont jeté sur les rochers, la digue qui défend les
plaines verdoyantes, ces beaux ouvrages, ces riches
moissons , un caprice du torrent les emporte; et , si
la neige malfaisante est envoyée par Jupiter irrité, la
mer, la mer inféconde, la repousse, et les plaines
fertiles lui sont livrées en proie. Homère assistait à
ce combat, Il a combattu et souffert comme les autres.
254 HOMÈRE
C’est le souvenir qui anime ses peintures. Lorsqu’Achille
tient tête au fleuve et qu’Ulysse résiste à la tempête,
le fleuve et la mer sont des êtres vivants comme les
héros ; si la victoire est sublime , c’est que, des deux
côtés, la lutte est volontaire , acharnée; et, pouren
revenir aux peintures du poète, c’est leur moindre
mérite d’être vraies ; elles pourraient l’être et ne nous
point toucher ; d’autres le sont aussi; mais, dans les
peintures d’'Homère, le paysage a un rôle dans lac-
tion , et la nature elle-même est pathétique.
III,
DES FICTIONS D'HOMÈRE.
Il semblerait jusqu’à présent, à voir comme les
‘descriptions d’Homère reproduisent l'apparence pit-
toresque, sinon la réalité essentielle des choses, que
cette poésie primitive fût simplement un miroir où
se réfléchissait la nature. Ici, nous voyons qu’elle se
passionne à ce spectacle ; mais la passion anime une
peinture sans en altérer la vérité On pourrait
dire, au contraire, qu’elle la rend plus fidèle; car,
sans elle, on s’arrêterait aux formes, à l’image;
par elle, on pénètre jusqu’à la vie.
Est-ce à dire que ces peintures soient toujours
sincères, et que la fiction, partout sensible dans le
récit, ne se glisse jamais dans les descriptions ? Gela
west point probable, à une époque où lon aime
tant (c’est Homère qui le confesse) le nouveau,
l'imaginaire, le mensonge mêlé à la vérité, donné
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 255
et accepté pour elle. Mais il faut mettre plus de
discrétion à dénaturer les lieux que les faits; car,
si les faits passent et s’oublient, les lieux restent,
et la description, soumise à un contrôle facile , de-
meure exposée à un démenti qui lui ôterait le prin-
cipal mérite auquel elle prétende. Et toutefois, nous
savons que le Scamandre avait un nom à Troie et
un sur l’Olympe; les Immortels pénètrent dans la
grotte d’Ithaque par une porte inaccessible aux hom-
mes, et les Naïades y tissent des manteaux de pierre ;
Achille combat un fleuve débordé, et ce fleuve est
uu Dieu, comme le fleuve clément, dont Ulysse,
prêt à périr , embrasse les genoux.
Avant de chercher plus loin ce qu'Homère mêle
d’imaginaire à la description de la réalité, et de réel
à la description du monde imaginaire ou surnaturel,
on peut lui demander à lui-même quel est le carac-
tère habituel de ses fictions
On rencontre dans l’Iliade et surtout dans l'Odyssée
bien des mensonges qu’il donne pour tels: Mercure
trompe Priam, Minerve trompe Ulysse, Ulysse trompe
tout le monde. La plupart de ces mensonges sont
pleins de grâce et d’une entière naïveté. La fable
qu'imagine Mercure , ce Dieu ami des hommes, pour
rassurer le père d’Hector, fait plus d’honneur à la déli-
catesse de son cœur qu’à la fertilité de son imagiua-
tion ; Miverve n’a pas cherché loin ce qu’elle dit
auprès du port de Phorcys; mais Ulysse y met plus
d’art. Lorsqu'il raconte à Eumée les aventures du
Crétois pour lequel il veut passer , que de longueurs
étudiées ! Combien de détours il fait pour que l’on
256 HOMÈRE
perde sa trace! Quel air de candeur, et quelle adresse !
Néanmoins, dans ce labyrinthe, il y a ua fil qui nous
guide , et le Crétois, sous les traits duquel Ulysse
se déguise , joue d'autant mieux son personnage qu’il
garde beaucoup des traits d'Ulysse. Il est le fils d’un
homme riche; riche lui-même, grâce à des expé-
ditions nombreuses, marié à une femme riche , parce
qu’il était brave, il n’a pu refuser d’aller au siége
de Troie ; là , il combat dix ans avec les autres chefs,
et, parmi eux, c’est à lancer le javelot qu’il se dis-
tingue. Plus tard, arrivé avec tous ses vaisseaux sur
des rivages fertiles qu’il veut piller , il survit seul à
ses compagnons que leur folie a perdus malgré ses
conseils; d’autres malheurs l’attendaient, tout l’écarte
de sa patrie; une fois, il l’a entrevue, mais une
tempête terrible la rejeté bien loin dans la mer;
neuf jours entiers , il a erré au gré des vents, sans
autre soutien qu’un débris de navire; poussé par les
flots, non loin de Schérie, aux rivages des Thes-
protes, il succombait au froid , à la fatigue, lorsque
le fils d’un roi hospitalier lui donna des vêtements et
le conduisit dans la demeure de son père. Ici la
fable se complique ; car Ulysse était, en même temps
que le Crétois, chez les Thesprotes, comblé, comme
lui, de présents, et à la veille d’être ramené par ses
hôtes. 4
Que cet art est différent du nôtre ! Chez les mo-
dernes , l'idéal n’aspire qu’à s’écarter du monde qui
nous entoure; le fantastique aime à paraître impos-
sible ; le merveilleux aurait mis, s’il l’avait pu , entre
la terre et le ciel, l'infini. Chez Homère, tout est pos-
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 297
sible, réel, humain ; la poésie, dans ses fictions,
comme l’homme, dans ses mensonges , ne veut inspi-
rer que la confiance; si haut qu’elle aille, dans ses
rêves les plus hardis , elle aura toujours cherché à pro-
duire l'illusion ; et, loin de cacher avec effort qu’elle
a pris dans la réalité son point de départ, on dirait
qu’elle se plaît à montrer les liens qui l’y rattachent.
C’est par là qu’elle est assurée de plaire, même dans
la fable ; elle ne soupçonne pas encore qu’il y ait quel-
que chose de plus intéressant que ce qui est vraisem-
blable, ni de plus vraisemblable que ce qui est vrai.
-Cherchons donc, en Grèce, des traces même du
fantastique et du merveilleux d’Homère; après nous
avoir montré combien les peintures du poète ressem-
blaient à la réalité, la Grèce nous apprendra encore
combien ses fictions en étaient voisines.
Schérie peut être considérée comme la transition du
monde réel au monde imaginaire et fabuleux. Placée
sur la limite qui les sépare , on a presque toujours
voulu l’arracher de cette position intermédiaire, pour
la faire violemment rentrer dans l’un ou dans l’autre.
Combien de voyageurs se flattent de connaitre l’île des
Phéaciens aussi bien qu’Ithaque elle-même ! Ils ontre-
trouvé le fleuve, les lavoirs, les ports et le jardin d’Alci-
noùs, et l'emplacement, tout au moins, de ce palais que
gardaient deux chiens de bronze animés. En revanche,
la critique hardie qui recule Ithaque vers l'Occident ,
rejette Hyperée, berceau des Phéacïens , au-dela de la
terre que nous connaissons, et Schérie , leur seconde
demeure , dans les espaces imaginaires. Schérie est
une Atlantide comme celle de Platon; une ile des
17
258 HOMÈRE ù
bienheureux, comme celle de Pindare; peut-être même
un fantôme perdu dans les brouillards de la poésie du
Nord; tout enfin, plutôt que la Corcyre de Thucydide,
C’est pousser trop loin ou la crédulité ou le scep-
ticisme, et, des deux parts, lire Homère avec une
certaine légèreté.
Il est évident que l’imagination du poète a prêté
quelque chose à cette terre généreuse, qui ne connaît
point le changement des saisons, et ne cesse jamais
de cueillir les fruits de la vigne. Des relations étroites
avec l’industrieuse Sidon n’eussent point suffi pour lui
fournir les moyens de bâtir cette brillante demeure,
où, sans parler de ce qu’a fait Vulcain, l’airain des murs
est revêtu d’étain, où les portes d'or sont soutenues par
des montants d'argent, et les torches allumées dans les
mains des statues d’or. Sur cette terre, et dans ce palais,
la vie qu’on mène tient aussi du prodige : douze rois,
semblables aux douze grands dieux, et présidés par
un souverain plus sage que Jupiter, rendent la justice ;
une femme apaise, d’un geste, toutes les querelles;
tous les jours sont des jours de fête; les danses y
sont telles qu’elles inspirent une surprise mêlée de
respect, et aucun des aèdes de la Grèce n’y dispute-
rait à Démodocus le prix du chant. Si l’ambroisie cou-
lait des amphores dans les coupes, ce seraient les fêtes
divines de l’Olympe.
C’est que les Phéaciens ne sont pas des hommes
comme les autres hommes : parents des Cyclopes,
fils, comme eux, de Neptune, plus faibles, mais
plus dignes, par leurs vertus, d’une céleste origine,
Homère a pour eux seuls un mot (&yyideor), qui dit
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 259
qu’ils approchent de la divinité plus que les rois,
nourrissons de Jupiter, et que les héros semblables
aux Immortels. Aussi habitent-ils à l’extrémité du
monde, et n’ont-ils aucun commerce avec les autres
peuples; ils ignorent les fureurs de la guerre et ses
misères ; les seuls hommes qu’ils connaissent sont les
malheureux que la tempête pousse dans leur île. Ils
les accueillent comme les envoyés de Jupiter hos-
pitalier ; ils les comblent de présents ; ils les ren-
voient dans leur patrie, malgré Neptune et quelle
que soit la distance. Car ce père, qu’ils irritent quel-
quefois en abusant de ses faveurs, avait fait de ses
enfants les premiers des navigateurs ; les vaisseaux,
qu'il leur a donnés, volent sur la mer sans le secours
du vent et plus vite que la pensée; cachés aux re-
gards , comme les dieux, par des nuées, aucun pilote
humain ne les guide; ils se gouvernent eux-mêmes,
savent toutes les routes, tous les ports ; ils peuvent
aller jusqu’en Eubée et revenir à Schérie, le même
jour, sans aucune peine.
Et cependant Schérie existe ; elle est la dernière des
terres que l’on connaisse, mais une terre pourtant, bien
réelle , dont toute l’antiquité sait la route et le nom;
Ulysse n’est pas le seul héros que les légendes primitives
fassent aborder sur ces rivages ; elle est citée ailleurs
que dans les poèmes; si l’on n’en croit pas Apollonius,
Virgile, Ovide, de quel droit refusera-t-on d’ajouter
foi au témoignage des Corcyréens eux-mêmes, et de
Thucydide qui ne leur conteste pas leurs prétentions ?
Il ne faut point chercher dans l’île la ville homérique ;
à défaut du palais, qui est retourné dans la région des
260 HOMÈRE
songes, et des murailles dont la dernière pierre a
disparu , on ne pourrait la reconnaître qu’à ses deux
ports , voisins d’un fleuve , et aux jardins d’Alcinoüs ;
mais le fleuve, les deux ports, et le vaisseau changé
en rocher, se retrouvent sur trois points à la fois,
et les jardins d’Alcinoüs, partout. L'ile, du moins, ne
nous est pas seulement indiquée par une multitude
de témoignages formels ; à cela près qu’elle con-
nait les saisons, elle est bien l’ile féconde, aimable,
hospitalière, qu'Homère à célébrée. Il en cite plus
d’une fois la position dans la mer : sans voisins ,
parce qu’on connaît fort peu le continent et la mer
au-dessus de Leucade , c’est de ce continent, l'Épire,
qu’elle tire ses esclaves ; elle est à une nuit d’Ithaque,
du même côté que Phidon, roi des Thesprotes. Ho-
mère connaît son passé, l’origine d’Alcinoüs et d’Arété,
les noms de leurs enfants, ceux de dix-sept Phéa-
ciens , choisis parmi les premiers du peuple; il fait
allusion à des légendes locales, ne fût-ce qu’à celle
de cette haute montagne qu’un jour, c’est-à-dire vers
l’époque indécise des derniers soulèvements, le dieu
qui ébranle la terre, plaça, comme un rideau in-
commode , à l'horizon de la ville coupable.
On sent qu’il parle d’une terre qui existe et d’un
peuple qu'il connaît, et même, en y regardant de plus
près, on s’effraie moins de la distance qui sépare le
fantastique de la pure réalité. Ce peuple de demi-dieux
a ses faiblesses comme les autres peuples : Minerve
peut craindre qu’il w’outrage un étranger , et Alcinoüs
recommande à Ulysse de bien fermer le coffre auquel
il a confié ses richesses, Ulysse admire la danse des
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 261
Phéaciens ,et ne leur disputerait point le prix de la
course ; mais il l’emporterait sur eux dans tous les
nobles exercices qui font la gloire des guerriers. A
Sparte aussi , les palais élincellent comme le soleil, et
jusque dans la pauvre Ithaque, pour la durée des festins,
qu’envierait-on à Schérie? Phémius sait aussi chanter,
et il ne manque à Laerte aucun des arbres qui ornent
ces jardins tant célébrés d’Alcinoüs. Enfin, si nous
entr'ouvrons le nuage qui cache ces divins vaisseaux ,
Homère ne nous permet pas d’y chercher un gouver-
pail, mais il nous y montre lui-même cinquante-deux
longues rames aux mains de matelots habiles.
Ainsi, toujours les couleurs les plus brillantes de
la poésie nous déguisent à peine la réalité. On peut
croire que le poète de l'Odyssée connut Schérie, et
peut-être son héros parle-t-il un peu pour lui, lorsqu'il
remercie d’une manière si touchante les hôtes qui l'ont
sauvé. Mais ce fut pour lui la limite : au-delà, vers
l'Occident, il ne connaît que d’après des fables confuses
et grossières, tous les rivages qu'Ulysse décrit aux
Phéaciens. Il fallait tout le prestige de l'inconnu,
toute l'autorité que donne à des mensonges absurdes
la peur unie à l'ignorance, et tout le charme de ce
langage , pour que le peuple grec, au milieu d'un
poème dont les peintures sont si exactes, s’oubliât
à écouter des récits dont l’incohérence n’échappe point
à des enfants. Et, cependant encore, jusque dans ces
fables naïves , on retrouve Homère fidèle à son génie;
à côté des fictions et des allégories, il garde un fond
de vérité, et il a été, même au-delà de Charybde et de
Scylla , aussi véridique qu’il pouvait l'être. On s’at-
262 HOMÈRE
tend bien que je n’irai pas chercher, de la terre des Lo-
tophages à l’île de Circé , le théâtre de tant d'aventures.
De tels problèmes n’'offrent plus qu’un intérêt mé-
diocre , et la solution n’en sera jamais trouvée. C'est
assez pour moi que Strabon ait pu la chercher, et
que, tandis que Welcker ne trouve à Schérie qu’un
rêve, toute l’antiquité ait vu, même au-delà , dans
cette région des chimères, de véritables peintures.
Si la région des chimères a sa place dans ce monde,
pourquoi n’y chercherions-nous pas la demeure des
dieux ? En effet, qu'est-ce que les dieux d’Homère ?
Des images de l’humanité. Jupiter est un roi comme
Agamemnon. Des querelles s'élèvent entre ses con-
vives comme entre les chefs de l’Jiade et les préten-
dants de l'Odyssée. Ces dieux ont nos corps, nos pas-
sions, du sang et des larmes qui coulent comme les
nôtres, tous nos vices et toutes nos misères. Unis
aux hommes par les liens de la famille, souvent ils
les combattent, et il leur arrive d’être vaincus et
blessés. Quelles que soient leur taille, leur force, la
rapidité de leur course, la beauté de leur visage,
l'immortalité est le seul privilége qui les élève au-
dessus de la terre.
Cependant, l’homme tremble devant la nature dont
il ignore les lois terribles; les dieux sont ces lois
elles-mêmes. Ce sont les dieux qui commandent aux
éléments , soulèvent les flots, ébranlent la terre, lui
envoient la rosée bienfaisante, la foudre vengeresse ,
la douce lumière du jour, les rayons meurtriers du
soleil. Ici, des attributs immuables tendent à effacer
la personne vivante sous le type abstrait. Bientôt les
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 263
abstractions du monde moral s’assiéront à la table
de Jupiter comme les forces cachées du monde vi-
sible : Mars ne sera plus que la guerre , et Vénus la
volupté. Déjà, on peut compter dans Homère un
certain nombre d’allégories; il suffit de se rappeler
celle du Sommeil , frère de la Mort, ou des Prières
boiteuses, qui marchent trop lentement pour réparer
tous les maux qu’a faits l’Injure rapide. Je ne con-
testerai pas à Eustathe que les étables de Circé et
l’'antre d’Eole soient des figures , et il ne me déplaît
nuilement que la ceinture de Lencothée représente
Espérance. Dans l'Odyssée enfin, 8,5
encore, ni la Raison des philosophes , ni ie Men-
tor de Fénelon , peut personnifier la souveraine Sa-
gesse. Le symbolisme est en germe dans la mytho-
logie d'Homère ; mais elle à gardé ce caractère que,
parmi les immortels, ceux même auxquels il est le
plus facile de donner un nom abstrait , ne savent pas
encore sacrifier à la dignité de leur rôle les pas-
sions individuelles par lesquelles ils appartiennent à
la vie et à l’humanité.
Ainsi, qu’elles soient ou simplement des hommes, ou
des formes vivantes empruntées à notre horizon, sous
lesquelles se cache, soit une loi de la nature, soit
même une vérité morale, toutes ces divinités doivent
habiter notre monde. EHes en ont fait le partage : dans
les grottes de la mer azurée, sur les montagnes, à
la voûte du ciel , on peut chercher le royaume de cha-
cune d’elles comme celui de Priam et celui d'Ulysse.
La demeure commune, c'était l’Olympe : les dieux
y mènent , dans un palais d’airain et d’or , bien sem-
264 “HOMÈRE
blable à ceux d’ici-bas, une vie presque terrestre. Ce
séjour éternel des dieux sera bientôt transporté au-
delà du ciel étoilé; quelquefois, dans Homère même,
c’est une cime idéale qui n’est jamais battue des vents,
mouillée par la pluie, ni couverte de neige ; il y cir-
cule un air sans nuages; une blanche lumière l’envi-
ronne; là, comme dans le ciel invisible de Lucrèce ,
on passe à se réjouir , les jours faciles d’une vie heu-
reuse. Mais, s’il faut parler sans voiles, ce sont les
cimes de l’Olympe , nombreuses, élevées, vastes,
brillantes, neigeuses ; des célestes hauteurs de l'Em-
pyrée, Homère nous a ramenés en Thessalie.
L'empire des dieux souterrains a les mêmes liens
avec le monde. L'enfer est aux extrémités ou dans les
entrailles profondes de la terre. Mais, s’il suffit, pour
trouver le ciel, de remonter à la lumière éternelle
qu’on rêve à la cime des hautes montagnes, derrière
les nuages qui les enveloppent, l’enfer est aussi bien
près de nous , au Couchant , au Nord, là où com-
mence la nuit obscure ; en Epire, où coule le fleuve
Achéron ; à Ténare, où s’ouvre la porte béante; chez
es Cimmériens, dans leurs habitations ténébreuses ;
jusque dans l’aimable Arcadie, aux lieux où d’un
rocher élevé coule , goutte à goutte , l’eau odieuse du
Styx, qui donne la mort.
On peut voir, aux simples rayons du soleil, le
sombre royaume d’Adès , comme le palais de Neptune
à Ægues, et celui de Jupiter sur l’Olympe ; on voit les
dieux eux-mêmes parcourir leur empire. Dans cette
Grèce heureuse, le ciel est voisin de la terre; une
lumière limpide rapproche des hommes les dieux, qui
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 265
se mêlent volontiers à leurs fêtes ; et la précision des
phénomènes explique les attributs et justifie les formes
que la poésie primitive leur a donnés. Il n’y a rien
de plus réel, de plus exact que ces images : le trône
d’or de la lumineuse Aurore, son voile jaune, ses
doigts de rose appartiennent à la fiction sous notre
ciel, et sont, sous le ciel de la Grèce , les premiers
mots qu’on trouverait sur ses lèvres pour parler de la
Déesse; Apollon, qui voit et entend tout, lance au
loin les traits de son carquois d’argent; Artémis à un
fuseau d’or; la Nuit est rapide; Neptune ne cesse
point de soulever ces révolutions mystérieuses qui
ébranlent le monde jusqu’à sa base; ni Jupiter,
d’effrayer les hommes en amassant les nuages et en
faisant gronder la foudre.
J'ai vu de mes yeux les lieux qu’habitent les dieux
d'Homère, les choses qu’ils font, tous les déguise-
ments qu’ils empruntent pour se rapprocher des
hommes sans en être reconnus ; je les ai vus errer au
sommet des montagnes qui leur sont consacrées,
glisser sur la mer, traverser le monde , enveloppés
de ces nuages transparents , vapeurs obscures ou lu-
mineuses, qui prennent souvent les formes précises
d’une draperie, qui semblent obéir à une volonté
cachée , et qui parfois dérobent aux regards profanes
l’homme que les dieux admettent à pénétrer leurs
secrets, comme les dieux à demi-visibles qui portent
sur la terre, ou l’orage , ou la mort inattendue, ou
les paroles maternelles qui adoucissent les inconso-
lables douleurs.
Cependant, la mythologie d'Homère est une sorte
266 HOMÈRE
d’énigme dont l’histoire demande le mot aux obscurs
monuments de la Phénicie et de l'Egypte, et la philo-
sophie , aux analyses de la conscience. Tout y serait
emprunt ou symbole. Les noms grecs déguisent des
mythes d’origine étrangère, et surtout les images
servent d'expression figurée à des vérités morales. Que
de mystères n’ont pas éclaircis les Alexandrins, Eustathe
et les érudits de la fin du moyen-âge ! Mais la palme est
restée à Porphyre pour l'étrange traité où il retrouve,
dans la grotte des Nymphes, une théorie complète du
monde. L’admiration trop naïve de M”, Dacier s'y
laisse prendre à demi, et voit, dans cet ouvrage, en effet
« très-merveilleux », les mers, les pôles , les corps qui
naissent du limon , les âmes qui descendent sur laterre
et celles qui retournent au ciel. Ce résumé de tous les
mystères n’était pourtant, je l’ai déjà dit, qu’une petite
grotte d’Ithaque, décrite presque sans figures: Homère
n'avait fait, comme dit M"°. Dacier elle-même, « que
son métier de peintre. » IlLenest de l'Olympe comme de
la grotte des Nymphes. Pourquoi interroger les idoles
de l'Egypte et les abstractions de la poésie sacerdo-
tale ? C’est précisément la poésie homérique qui,
donnant à la Grèce la conscience de son véritable gé-
nie , lui apprit à substituer aux objets inanimés et
mystérieux de son culte, des dieux vivants , des dieux
visibles ; elle n’eut dès-lors à les chercher qu’en elle-
même ; et tout ce que la mythologie épique n’a pu em-
prunter directement à l’homme , il faut le demander
à la nature et par conséquent à la Grèce.
Cette origine toute profane explique pourquoi
ces fables formaient une religion grossière , mais la
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 267
plus charmante des poésies. Plus tard, on s’élèvera à
des croyances plus pures ; une mythologie idéale ,
substituant le symbole à l’image, brisera ces liens trop
étroits qui unissaient le ciel à la terre. Ce sera un grand
progrès pour la philosophie, pour l’humanité. Mais
la poésie en aura fait les frais; Virgile en sera la pre-
mière victime, Une mythologie abstraite est morte;
le pathétique des éternelles douleurs suffira encore
pour intéresser à la peinture du monde souterrain ;
mais le ciel des poètes sera vide et respirera le plus
profond ennui. Le merveilleux tombe, bien qu’il garde
les noms des divinités d’Homère, dans les allégories de
la Henriade | aussi froides que celles du Roman de la
Rose, Sur l’Olympe d’Homère , on retrouvait , avec les
imperfections de la nature humaine , les émotions du
drame et le charme du paysage.
IN
DES RUINES DE L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE.
Les ruines devaient être moins instructives que
l'aspect des lieux et l’étude de la nature. Cela ne
tient point au caractère de la poésie d’Homère; au
contraire , tandis qu’un trait lui suffit presque toujours
pour peindre l'horizon , l'heure du jour et les phéno-
mènes les plus sensibles du monde physique , il est
prolixe , à la façon de Nestor , pour donner une idée
exacte du moindre ouvrage où se fait admirer l’industrie
de l’homme ; il est même porté, sans qu’on soupçonne
jamais la sincérité de son admiration, à en exagérer
268 HOMÈRE
l’artifice ; et je ne songe ici, ni aux statues animées de
Vulcain, ni à l’armure d'Achille qui s'adapte à ses
membres comme des ailes, ni aux merveilles du palais
d’Alcinoüs : je veux rester dans les limites de la réalité.
Homère parle peu de l’ensemble des constructions
des villes, et ne loue guère, lorsqu'il s’y arrête,
que les avantages de leur position militaire, leurs
larges rues et leurs fortes murailles. Mais, sur les
demeures, particulièrement sur les palais des rois ,
son langage est beaucoup plus explicite, et le poète
choisit ses expressions de façon à nous laisser conce-
voir une sorte de magnificence. Les unes sont vagues
et trahissent l’hyperbole : comme les chansons kleph-
tiques, comme les complaintes de tous les pays,
l'Iliade et Odyssée parlent trop souvent d’or et d’ar-
gent; tout ce qui brille, tout ce qui est beau. c’est de
l'or. On pense bien qu’il en faut rabattre quelque
chose; ce qu’il faut prendre au propre, c’est l’effet
que produisaient la richesse et l'éclat d’un palais,
tel que celui de Ménélas , sur les contemporains d’Ho-
mère. Ces demeures étaient spacieuses, élevées, so-
lides , construites avec un certain art. Le dessin en est
compliqué, et prévoit presque toutes les nécessités de
la vie; la cour, bien close, est entourée d’une galerie,
et conduit au vestibule ; l’étable est séparée de la de-
meure ; l'appartement des femmes, distinct de celui des
hommes ; de solides traverses , qu’on retient avec des
courroies et qu’on soulève avec ce qu’on appelle des
clefs, renferment les vins précieux gardés pour le
maître , les trésors et les armes. Les corps d'habitation
se développent les uns derrière les autres, etilya
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 269
même, au-dessus de la vaste salle, où la table hospi-
talière attend toujours les convives et les étrangers,
un étage supérieur auquel on monte par une échelle
ou un escalier.
La facon dont la demeure est ornée et meublée
marque un art plus raffiné; c’est peu des portes bien
faites, des hautes colonnes , des métaux brillants qui
cachent la pierre ou le bois des parois : que de chefs-
d'œuvre le tourneur, le potier , le forgeron imaginent
ct créent pour que le palais des rois, fils de Jupiter,
ressemblent à ces palais divins décorés par Vulcain
lui-même ! Les lits, les tables, les siéges et les rouets
des reines méritent que le poète s'arrête à les dé-
crire, et quelquefois immortalise l’ouvrier célèbre
qui les a tournés. La ciselure orne de fleurs, comme
un manteau ou un voile, le char , le trépied et jus-
qu’à la chaudière, tout en argent. L’ivoire se marie à
l’argent, à l’or. Les coupes prennent des formes va-
riées, et se couvrent de scènes animées qui font déjà
songer à l'art de ce Mentor, tant célébré par les poètes
du siècle d’Auguste ; Nestor en a une qui n’est pas in-
digne du bouclier d’Achille. Et vraiment on pour-
rait être fier encore des parures et des armes qui
rehaussent , dans l’Iliade et l'Odyssée , la beauté des
femmes et la dignité des rois.
Malheureusement toutes ces merveilles étaient bien
fragiles : le bois a péri, le métal a été refondu par les
ouvriers de l’âge postérieur ; à tant de siècles d’inter-
valle, la pierre et le marbre seuls gardent quelquefois
la forme et la place que la main de l’homme leur
avait données, Or, on ne doit pas penser que les de-
270 HOMÈRE
meures des rois fussent construites de manière à du-
rer long-temps ; elles sont solides contre un orage
et contre un coup de main, mais non contre l'effort
des siècles. Le mur qui ferme les abords est de pierre,
comme celui des forteresses ; rien ne dit que le reste
des constructions, même dans le palais d'Ulysse, of-
frit autre chose que du bois et du métal. Tous ces
édifices avaient disparu de bonne heure; déjà les
voyageurs anciens n’en cherchent plus même les ves-
tiges , et la Grèce , sur ce point, ne saurait rien
ajouter à la glose des scoliastes ; à moins qu’on n’aille,
avec la spirituelle hypothèse de Thiersch, chercher
dans un des derniers chefs-d’œuvre du siècle de Pé-
riclès , les divisions de la maison bien bâtie d’Erech-
thée. A la vérité, même dans ces termes, au lieu
d’une ruine homérique , ce n’est qu’un commentaire
éloigné d'Homère, qu’on peut demander à l’Erechtheum
d'Athènes.
Les monuments qui appartiennent en propre à
l'époque d’Homère , ou de ses héros, sont excessi-
vement rares. Aucun temple n’atteste, d’une facon
certaine, une aussi vénérable origine. On peut ad-
mettre que l'architecture et la sculpture religieuses
n'étaient pas nées encore ; Dédale, à qui la légende
en attribuait les premiers ouvrages , n’est célébré dans
l'Iliade que pour avoir fait la danse crétoise : que peut-
on conclure de termes aussi vagues? Homère, du
reste, a cité bien des sanctuaires et des autels ; il n’a
pas décrit un temple. Il a nommé bien des divinités
auxquelles on adresse des prières et des sacrifices ;
on ne peut pas dire s’il a vu, de ses yeux, une seule
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 2711
statue. Il imagine aisément une forme animée; l’es-
prit le plus simple conçoit , sans effort , la reproduc-
tion littérale de la vie , telle que la sculpture sait la
mettre sous les yeux ; et, dès que la mythologie trans-
porte à des êtres invisibles la forme et les mouve-
ments du corps humain, la poésie les peut prêter à
l'argile, au boiset au marbre, matière inerte que
l'art anime : ainsi, Vulcain sculpte comme il forge.
Mais, dans la sphère humaine et réelle , quoique le
poète parle des genoux de la Pallas Iliaque , à peine
peut-on dire si ce simulacre était autre chose qu’un
de ces blocs informes et vêtus comme Pausanias en
rencontre encore; ou si déjà la partie supérieure a
pris la forme d’une tête, si les yeux se sont ouverts,
si les traits et l'expression du visage font distinguer le
sexe, et si une ligne a séparé les deux jambes de la
statue assise et immobile,
C’est un problême que la Grèce ne résout pas,
Nous avons vu, à fleur de terre, transporté dans
un autre édifice, sacré aussi, le sexl de pierre de
Delphes , qui était à la fois un temple et un trésor,
comme les constructionssouterraines de Mycènes furent,
on peut le croire , un trésor et un tombeau; car il est
naturel qu’on ait placé, tour à tour, les objets les plus
exposés à la convoilise, sous la sauve-garde de ce
que les peuples avaient de plus sacré, les cendres
de leurs chefs et les images de leurs dieux. On peut
regretter qu'Homère n'ait point parlé formellement des
Trésors de Minyas et d’Agamemnon ; du moins, on re-
trouve cesmonumentsdignes d’admiration dans les villes
qu'il a désignées clairement comme les deux plus riches
279 HOMÈRE
de la Grèce : Mycènes, où l'or abonde, et Orchomènes,
qui le dispute à la capitale de l’opulente Egypte. Il
est hors de doute qu’ils existaient de son temps; sil
les avait décrits, nous aurions un témoignage de plus
de l’exactitude de ses peintures; malgré son silence,
il montre encore avec quel soin il étudia la Grèce,
et assigne à chaque ville les épithètes qui la dis-
tinguent le plus nettement des autres. Rien ne pour-
rait nous donner une idée plus haute du développe-
ment de la civilisation à l’époque où vécut Homère ;
un peuple est sorti de l’enfance lorsqu'il sait don-
ner à ses œuvres ce double caractère de force et
d'élégance, et l’art attique, pour tailler les pierres
d’un mur, aligner les assises et arrondir une voûte,
n'eut presque pas à faire mieux.
Lorsque l’architecture en est ainsi venue à poursuivre
autre chose que la satisfaction des plus impérieuses
nécessités , qu’elle atteint à la solidifé sans effort et
à la beauté des proportions sans gaucherie, le temps
approche où la sculpture lui viendra en aide pour
rompre la monotonie des lignes et atténuer, par la
variété des reliefs, la nudité des surfaces. De même
que l'architecture , dans les voûtes coniques des tom-
beaux et les colonnades des temples doriques, qui
suivirent d'assez près l’âge d’Homère , reproduit sim-
plement les formes les plus élémentaires, celle du
tertre , que les guerriers amoncellent sur les cendres
d’un compagnon d'armes , et celle de l’abri grossier
que les bergers construisent avec les arbres de la
montagne , la sculpture commencera aussi par limi-
tation maladroite , mais littérale , de la nature. Avant
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 275
de donner à l'argile les formes et la vie humaines,
comme la tradition veut que lait fait Dibutade de
Sicyone, elle s’essaie avec les formes et les mouve-
ments plus simples des animaux. A défaut des chiens
qu’un dieu avait donnés à Alcinoüs , on voit les deux
lions qui, dressés face à face et appuyés sur la même
colonnette, gardent le seuil de Mycènes. On n’est pas
surpris de voir la ville héroïque défendue par l'animal
vigoureux et fier auquel Homère compare si souvent
les combattants. I1 ne faut rien chercher dans ces tà-
tonnements d'un art encore nouveau, qui approche de
la perfection que nous avons observée dans les pein-
tures du poète. Mais déjà, quelle que soit la raideur
des formes, et si mauvaises qu’on suppose les têtes
que le temps n’a pas respectées, il y a dans ce re-
lief si simple quelque chose de nerveux, l'instinct du
mouvement et de la vérité. Pour être plus grossière
que la poésie d’Homère , la sculpture grecque , à son
berceau, n’en procède pas moins du même principe.
Ce qui reste du temps de l’Iliade et de son poète,
ce sont des murailles; partout on sent encore combien
la vie était peu sûre, et quelles craintes inspiraient aux
peuples la cupidité ou les représailles de leurs voi-
sins. Les demeures étaient fragiles, mais protégées
par des citadelles indestructibles. Plus on remonte
vers l’origine de la société, plus les ruines étonnent.
Ces hommes, dont l’industrie était si imparfaite ,
trouvent , lorsqu'il s’agit d’entourer leur ville, le
moyen de soulever des quartiers de roc que des mu-
lets ne traîneraient pas; sans les tailler , on les en-
tasse ; ils se soutiennent par leur masse même; des
18
274 HOMÈRE
pierres moindres remplissent les interstices ; et le ja-
velot ne peut atteindre au sommet du mur , ni le bé-
lier en ébranler la base. :
C’est à des étrangers que les Grecs attribuent leurs
plus anciennes murailles , comme la plupart des beaux
vases ou des belles étoffes dont Homère nous a parlé.
Ces étrangers , l'admiration des peuples en a fait des
demi-dieux. On croit presque à cette intervention des
Cyclopes en parcourant les murailles gigantesques qui
entourent la colline de Prætus à Tirynthe. Une ga-
lerie souterraine, près de la porte, sert de retraite et
d’avant-poste. Deux pierres inclinées, qui s'appuient
l’une sur l’autre à leur sommet, laissent çà et là une
issue sur la plaine, et ces portes , simplement angu-
laires , conviennent à cette expression d’Homère :
« Des portes solides , pareilles aux ailes déployées de
l'aigle. »
Bientôt , l’homme, instruit à l’école des Cyclopes,
construit à leur exemple , et mieux qu’eux: les pierres
sont moins grosses , mais plus égales ; on sait les choi-
sir , les tailler, les agencer comme les pièces d’une
mosaïque ; ces appareils polygonaux serpentent avec
plus de liberté autour des rochers de lAcropole ; des
tours défendent les angles, couvrent les portes,et per-
mettent de surveiller les mouvements de l'ennemi.
Les linteaux de la porte fléchissaient sous le poids :
on écarte, au point où ils se rencontraient, et on
redresse sur leur base les deux côtés de l’angle:
une architrave transversale s'appuie sur les montants
devenus parallèles , et soutient, sans céder, avec le
mur supérieur , le sommet de l'angle, que la tradi-
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 275
tion conserve, qui sert à dissimuler les formes trop
lourdes d’une porte basse , et que l’architecture ré-
serve à l’écusson sculpté.
Telles subsistent en maint endroit de la Grèce les
villes bien bâties d'Homère. Troie et ses ruines même
ont péri ; mais Mycènes est debout comme Tirynthe,
et il est intéressant de retrouver aussi, là où Homère
invitait à les chercher, les ruines militaires les plus
considérables de l’époque primitive. Si d’ailleurs l’ima-
gination se plaisait à réunir toutes les murailles célè-
bres ou obscures qui datent de l’Iliade et de l'Odyssée,
sous }impression d’un tel spectacle, on aimerait à
entendre le vieux Nestor parler de ces hommes que
les hommes d’à-présent n’égalent pas; on se figu-
rerait les héros soulevant ces roches énormes , far-
deau digne des Gyclopes ; et surtout, en voyant qu’à
côté de tant de pierres entassées par la peur , c’est à
peine s’il est resté, de la même époque, quelques
tombeaux , un bas-relief, pas un palais et pas un
temple , les censeurs les plus moroses n’accuseraient
point Homère de sommeiller, lorsqu'il raconte, sans se
lasser jamais, tant de combats. C'était hélas! toute la
vie, et l’{liade est bien le poème d’une génération dont
il ne nous est, avec elle, absolument rien resté que des
forteresses. Mais à ces forteresses, comme à ce poème,
les âges suivants n’ont rien qui ressemble ; on les me-
sure avec surprise; on se croirait transporté dans le
monde des fables ; et il semble que , depuis ce temps,
nous qui profitons des labeurs et des progrès de trente
siècles, nous soyons , en effet , comme le dit Nestor ,
moins grands que les Cyclopes qui ont bâti ces murs,
276 HOMÈRE
que les géants qui ont livré ces éternelles batailles ,
et que le demi-dieu qui a confié à la mémoire des
rhapsodes ces récits guerriers auxquels on n’en a
jamais osé comparer d’autres.
V.
DES MOEURS HOMÉRIQUES , EN GRÈCE, À L'ÉPOQUE DE
LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE.
Au-delà, c’est en vain que l’on compterait sur le
témoignage des ruines : les monuments ont disparu ,
pierre par pierre. Mais le peuple survit à leurs débris;
et, en Grèce , le peuple n’a guère plus changé que la
pature.
11 a vieilli comme elle vieillissait. S’il manque aux
plaines arides, aux montagnes dépouillées, les belles
eaux qui les ont fécondées, les vertes forêts qui leur
ont servi de parure à la jeunesse du monde, le peuple
a perdu , plus complètement encore, cette énergie que
donnent à des sociétés nouvelles l’immensité de leurs
espérances et le pressentiment divin de la grandeur qui
les attend.
Mais, de même que ces altérations des formes du
paysage s’effacent dans l'éloignement de l'horizon , et
que ces beaux lieux célébrés par les anciens poètes
n’ont pas cessé d'offrir les mêmes lignes sous la même
lumière ; ainsi, courbée sous les outrages d’une ser-
vitude séculaire , réduite à reconquérir son humble
place au soleil, elle qui fut le flambeau du monde,
celte nation renaît telle que ses historiens et ses ar-
tistes nous l’ont fait connaître. Les fils ont encore les
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 271
traits de leurs pères, et quelque chose de leur génie.
Il a fallu , pour ce miracle, deux choses : l’influence
du climat de l’Orient et le caractère particulier de la
race grecque.
Le climat de l'Orient paraît avoir, à la différence
du nôtre, cette vertu : qu’il exerce sur l’homme une
influence plus directe et plus sensible. La vie tout en-
tière, même celle de l’âme , en semble dépendre. Des
besoins bornés , des conditions d’existence uniformes,
la rendent plus simple et plus régulière. L'activité
volontaire s’y développe dans un cercle plus étroit :
aussi s’arrête-t-elle plus vite et plus loin du terme, dans
la carrière du progrès. Les mœurs doivent , par consé-
quent, varier moins selon les races et selon les âges ;
et c’est pourquoi on peut retrouver bien des traits des
mœurs homériques chez les Turcs comme chez les
Grecs , chez les Grecs d’aujourd’hui comme chez les
Grecs d'autrefois.
Parmi toutes les races qui sont nées ou qui se sont dé-
veloppées sous le ciel oriental, la race grecque s’est
précisément distinguée par la mobilité de son génie et
la conscience qu’elle avait de sa liberté; elle atteignit
plus vite au premier rang ; elle sut aller plus loin pour
avoir pris une autre route; mais, lorsqu'elle eut à
son tour fourni sa carrière, elle fut, comme les autres,
impuissante à se renouveler. Tandis qu’un sang nou-
veau régénérait les nations de l'Occident, la Grèce con-
tinua seule à parler sa langue , et, seule , demeura ce
qu’elle avait été. Ge fut là sa misère et sa gloire. Au-
tour d’elle , on périssait pour renaître. La Grèce sur-
vécut aux autres et à elle-même.
278 HOMÈRE
Il fut donné à elle seule de subir et d'accepter, sans
s’abdiquer elle-même , tous les jougs : celui du glaive
et celui de la foi. Punie de ses désordres par la ser-
vitude , consolée de la servitude par l'Evangile, elle
avait oublié ses dieux, perdu ses lois. Mais c’est vaine-
ment qu’elle devint romaine, franque , turque, et que,
dans l'intervalle , elle s'était faite chrétienne; subju-
guée et convertie, comme au temps de son idolâtrie et
de son indépendance , la Grèce fut encore la Grèce.
On dirait qu’elle réalisait la belle fable de son Pro-
méthée ; tandis que les hommes oubliaient leur bien-
faiteur sur son rocher , et que le vautour dévorait ses
entrailles, patiemment il attendait le Dieu libérateur.
Des siècles se sont passés; mais, lorsqu’enfin le Dieu
est venu , Prométhée respirait encore et n’avait point
courbé la tête.
Autrefois la race grecque se vantait d’être née sur
le sol qu’elle habitait, et que personne n’avait habité
avant elle. On cst tenté d’applaudir à ses prétentions
en l'y retrouvant encore , impérissable dans son éter-
nelle patrie.
Cette perpétuité est si peu vraisemblable qu’on Pa
niée ; on a compté avec soin les maîtres et les voisins
qui s'étaient mêlés aux habitants primitifs , et la sta-
tistique n’a pas reculé devant ce paradoxe que c’est à
peine s’il y a des Grecs en Grèce. Cela est presque vrai
si l’on cherc e à y retrouver, dans toute leur pureté,
le sang et le type du peuple ; et, sans doute, il y a
peu de Grecs qui n’aient eu quelque Barbare au nombre
de leurs ancêtres. Ils sont Grecs néanmoins, car ces
Barbares l’étaient devenus, Le ciel du pays, lesang du
ET LA GPRÈCE CONTEMPORAINE. 279
peuple s'emparèrent successivement des usurpateurs de
la Grèce , comme le génie de ses poètes et de ses ar-
tistes avait conquis jadis les neveux du rude Mummius.
Ce fut pour tous comme une nécessité fatale. Les co-
lons romains , les bergers bulgares ou valaques , les
soldats albanais sont restés, parce qu'ils s'étaient laissé
absorber par la population indigène. Les Turcs, comme
les Franks , pour avoir vécu en maîtres dans l’isole-
ment, sans aller d'eux-mêmes à un peuple qu’on ne
peut pas faire venir à soi, durent quitter un jour le
sol de Sparte et d'Athènes. Ils règnent encore par le
fer sur une partie de la Grèce; je suis persuadé que
le fer les en chassera. La Grèce, comme autrefois,
reçoit, adopte des hôtes ; mais il faut qu’on accepte
d’elle ce droit de cité : ceux qu’elle n’absorbe pas , sa
faiblesse peut les subir momentanément, mais sa haine
implacable les menace toujours.
Ainsi l'étranger devient Grec, 6 64p6apos EAnvibe, et le
Grec, comme le Juif, ne sait pas devenir autre chose.
Contraste étrange : aucun peuple n’a , dans tous les
temps, compté plus d’exilés volontaires, ni plus de
traîtres ; le Grec peut quitter sa patrie , il a pu la
vendre, il sait la sacrifier à l’ambition des aventures, à
l'or d’un ennemi ou d’un maître ; mais, sous tous les
déguisements de ce Protée insaisissable et cette in-
comparable versatilité, il y a quelque chose que rien
n’efface, qui survit à l’exil, à la trahison , à l’apostasie ;
laissons l'air du visage et des paroles : au fond du
cœur , en tous lieux , en tous temps, le Grec est Grec.
Ce que je dis n’est point nouveau et n’a point besoin
d’être démontré; il y a chez chaque peuple un té-
280 HOMÈRE
moin irrécusable qui révèle ce qu’il est depuis les pre-
miers jours de son histoire : c’est la langue. Si deux
peuples se rapprochent, leurs langues se mêlent ; s'ils
s'unissent et se confondent, de ce mélange de deux
idiômes il naît une langue nouvelle, dont l’unité atteste
Punité du nouveau peuple, aussi bien que la diversité
des éléments qui le composent lui rappelle la diversité
de ses origines. Les langues étrangères ont laissé quel-
ques mots dans la langue grecque, mais ils ne l’ont pas
altérée; elle ne s’est pas laissé absorber plus que le
peuple. Est-ce un bonheur ? On en peut douter, quoique
le Grec vulgaire ait ses admirateurs sincères, La langue
latine est morte, pour l’usage ; mais , en mourant, elle
a donné naissance à d’autres langues qui ont eu déjà
le temps de devenir illustres comme elle. La langue
d’Homère et de Platon a dégénéré; je n’ai qu’une
chose à constater ici, c’est qu’elle vit encore.
Elle vit, et, sous certains rapports , il semble qu’elle
ne se soit point corrompue. Le vocabulaire a fait beau-
coup d'emprunts, beaucoup de pertes ; souvent, les
mots qu’il a conservés ont changé de forme; mais, là
même où l’on est réduit à chercher les consonnes et les
voyelles du mot ancien , on retrouve toujours l'accent
à sa place. Tant la race grecque avait, pour les sons
comme pour les mouvements, le sentiment profond du
rhythme ! Jusqu’aujourd’hui, ses danses manquent de
grâce , ses chants de mélodie , mais jamais de mesure.
Et ceux même qui ne comprennent plus les mots et la
syntaxe d’Homère , sentent encore et font sentir l’har-
monie de ses vers. Nous le comprenions davantage ,
mais nous le lisions sans l'entendre. Une prononciation
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 281
tout-à-fait arbitraire effaçait les nombres ou les déna-
turait. La prononciation des Grecs les restitue ; elle
nous enlève ainsi quelques illusions traditionnelles ;
là, où les flots grondaient à nos oreilles, elle nous
apprend qu’ils murmurent et caressent le rivage. Mais
pardonnons-lui cette déconvenue , car elle conserve
au dialecte ionien sa douceur que nous admirions sur
parole ; elle rend à l’aède sa lyre, qu'Erasme avait
brisée, et à la versification monotone, ce mélange so-
nore de syllabes accentuées , brèves et longues , qui
fait de la poésie homérique une musique, tout aussi
bien que la vérité des images en faisait tout à l'heure
une peinture,
Il est aisé de comprendre qu’'habitués à ne retrouver
dans d’autres pays, également'historiques, ni les peuples
anciens, ni leurs usages, ni leur langue, les voyageurs
éprouvent quelque surprise et quelque charme à re-
trouver en Grèce des Grecs qui parlent grec. Ce qui
les frappe alors, plus que les différences, c’est l’ana-
logie ; ravis de saisir cette tradition vivante de l’anti-
quité classique , ils la poursuivent jusque dans les
moindres détails. Les lecteurs qui n’ont pas vules lieux
sourient de cette complaisance à retrouver toujours ce
qu’on cherchait, et mettent ces rapprochements sur le
compte de l’imagination ou de la crédulité de ceux
qui les ont faits. Les ressemblances qu’on leur signale
sont trop frappantes pour qu’ils les croient exactes. Et
elles le sont. Ailleurs, la réalité fait un contraste avec
les fictions des poètes : en Grèce , les poètes ont été
des peintres si fidèles qu’on retrouve les lieux tels
qu'ils les ont chantés, et que les yeux admirent dans la
282 HOMÈRE
uature ce que l'imagination admirait dans leurs vers ;
ailleurs , le passé a plusieurs fois disparu sans laisser
de traces : en Grèce, le passé revit en toutes choses.
Sur ce point, les témoignages deviendront si nombreux
qu’ils feront foi. Je ne craindrai point d’ajouter le mien
aux autres ; je le dois et je le puis plus que personne.
Guys et M. Ampère eussent dû faire cette remarque, que
tout le monde fait en les lisant : c’est que, de tous les
âges de la Grèce ancienne, il en est un que la Grèce
nouvelle rappelle bien plus souvent que tous les autres,
et par des traits plus fidèles, c’est l’âge homérique.
Sans doute , au temps de l'oppression, les traditions
de servilité du Bas-Empire rappelaient les sarcasmes
dont les Romains accablaient ces hommes dégénérés ,
Græculi , qui avaient tant de ressources dans l'esprit et
si peu de dignité dans le caractère. Après les luttes
héroïques de l'indépendance, dès les premières assem-
blées nationales, comme dans les conseils que la Con-
stitution de 1843 appelle à remplacer les sénats anti-
ques, on à vu reparaitre quelques-unes de ces misères
de la vie politique que Thucydide , Aristophane et Dé-
mosthène nous ont fait si bien connaître. Plutarque eût
trouvé en revanche, parmi les grands citoyens qui sa-
crifièrent à la patrie leur vie ou leur fortune, quelques
portraits dignes de ceux qu’il nous a laissés; et Miaoulis
mérite une place auprès de Thémistocle et d’Aristide,
comme Androutzos a pu, sans trop d’injustice, être
comparé à Léonidas. Mais ces rapprochements sont
rares et doivent l'être : sans une armée et sans un champ
de bataille, comment se développerait le génie d’un
capitaine ? La destruction de la cité ne laisse plus de
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 283
place aux difficiles vertus du citoyen ; l’art ne peut
fleurir au milieu de l'ignorance et de la misère ; et la
servitude avait réduit la Grèce à une condition qui ne
saurait, à aucun titre, rappeler les splendeurs de l’âge
de Périclès. Dans les montagnes où les tribus les moins
dégénérées ont trouvé contre elle un dernier refuge , la
nécessité les a ramenées à toute la simplicité de la vie
primitive. Les devoirs de la famille , la chasse ou la
pêche, de pauvres cultures , un peu de commerce près
des rivages et dans les îles , remplissent les jours de
paix. Si la tribu prend les armes, c’est pour mettre à
rançon le voisinage ou pour se venger des affronts d’un
maître, mais par des luttes isolées , des embuscades,
de petits combats; et , si parfois il s’y manifeste une
audace de héros, pour retrouver un héroïsme de cette
nature, il faut remonter au-delà des récits des histo-
riens, jusqu'aux chants de l’épopée primitive.
Cette analogie a été rendue sensible surtout par un
livre dont il ne faut pas méconnaître l'intérêt, quoi-
qu’on l'ait exagéré : c’est le recueil de Chants popu-
laires, commencé par Fauriel, et continué tout récem-
ment par M. de Marcellus. On a commencé par comparer
non-seulement les deux sociétés, mais les deux poésies.
Certes , il ne faut hasarder un tel rapprochement
qu'avec une extrême réserve , et, s’il nous amène à
quelque conclusion, ce n’est pas à celle de l’école aven-
tureuse qui voit sous le nom d’Homère, comme les vé-
ritables auteurs des poèmes qui portent ce nom, toute
une famille d’aèdes , interprètes directs du peuple lui-
même. Quand le peuple grec aurait eu dans ces âges
héroïques une imagination féconde , exaltée jusqu’à
284 HOMÈRE
l'inspiration par le spectacle d’une nature comme lui
dans toute la vigueur de sa jeunesse , et par le senti-
ment de sa grandeur naissante, il a pu rencontrer d’in-
stinct de fiers accents, de grandes images, des traits
sublimes ; mais ce ne sont que des éclairs dans le cré-
puscule, ce n’est pas la lumière du jour; entre ces
éléments épars, nul, fussent Solon, les grammairiens
de Pisistrate ou Aristarque lui-même , ne peut rétablir
un lien qui n’existe pas , et, de ces chants incohérents
de la muse populaire à l’unité d’un poème, il reste un
abîme , il reste Homère.
Quoi qu’il en soit , les chants de la Grèce moderne
(je parle de ceux que le peuple a vraiment faits et sus
par cœur , et non de ceux que le bel-esprit a mis sur
son compte , et dont la rusticité affectée a trompé la
sagacité des éditeurs) peuvent, dans une certaine me-
sure , indiquer à quelle source Homère a puisé, et ce
que furent quelques-uns des aèdes obscurs qui chan-
tèrent avant lui et pour lui. L’imagination semble gar-
der les mêmes habitudes ; elle cherche la vraisem-
blance du témoignage , plus que les agréments de la
fiction. Le berger que Charon , après une lutte achar-
née qui dure du matin au soir, va ravir à sa veuve et
à ses petits enfants, elle ne nous attendrira pas sur
sa jeunesse et sur sa beauté; mais elle l'a vu, et,
comme Homère parlait des belles cnémides, des cui-
rasses d’airain, des longues aigrettes, elle s'arrêtera
à ces détails visibles , souvent indifférents, qu’on a
long-temps appelés les épithètes homériques; et, avec
une négligence qu’on croirait affectée , elle nous dira
qu’il avait, comme aurait pu l'avoir tout le monde,
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 285
son fez de côté et des cheveux nattés. Si elle s’oublie
à sortir de la sécheresse pleine de réticences du simple
récit , c’est aux procédés les plus naturels qu’elle re-
court ; elle exagère les nombres, la vigueur et la vitesse;
elle prête des sentiments à la nature, une voix aux
animaux familiers, à l'oiseau danslair qui épie le danger
et pleure les victimes, au cheval, compagnon du klephte,
qui parle à son maître, comme Xanthe au fils de Pé-
lée ; et à qui sa belle et bonne maîtresse donne à
manger dans les plis de son tablier, donne à boire
dans le creux de sa main, comme Andromaque se
plaisait à nourrir les chevaux d’Hector.
Ce désir ardent de revoir la patrie qui tourmenta
pendant dix ans le divin Ulysse, et, d’autre part,
ce besoin de chercher au loin la fortune, ou de con-
naître des terres nouvelles; de rapporter, fût-ce au
prix des amertumes de l'exil, la connaissance des
pays et l'expérience des hommes: double sentiment
commun presque à tous les Grecs, et qui explique
pourquoi l'Odyssée fut aussi populaire que lIliade ,
inspire aux aèdes nouveaux quelques chansons dont
la poésie n’est pas sans charme , malgré son excessive
monotonie. Les myriologues rappellent les larmes
versées sur les restes d’Hector. La Reconnaïssance ,
que M. Ampère a reproduite, offre quelques traits
effacés de celle d'Ulysse et de Pénélope. Laerte s’y
retrouve aussi, cultivant la vigne de l’Abandon, la
vigne des sombres douleurs, tandis qu’on donne à un
autre celle que son fils aimait, qu'avec un autre 6n la
bénit , qu'avec un autre on la couronne! Et l’on recon-
naîtrait bien quelque chose de ce singulier mélange
286 HOMÈRE
de naïve pureté et de délicatesse ingénieuse, qui dicte
les paroles de Nausicaé à Ulysse , dans ces mots tou-
chants qu’adresse le pâtre à GCharon, lorsque Cha-
ron vient, au nom de Dieu , pour enlever son âme:
« Laisse-moi, Charon , laisse-moi, je t’en supplie ,
vivre encore. J’ai une femme toute jeune , et à une
jeune femme le veuvage ne sied pas. Si elle marche
vite, on dit qu’elle cherche un mari; si elle marche
lentement, on dit qu’elle fait la fière !... »
Toutefois , il est aisé de reconnaître que les analo-
gies sur lesquelles on essaie d’établir une compa-
raison entre les formes de la poésie klephtique et
celles de l'épopée primitive, sont fugitives et super-
ficielles ; et c’est de très-loin que l’une ressemble à
l’autre. Il faut pénétrer, sous les formes de la langue
et du style, jusque dans les pensées et les sentiments
qu’elles expriment , jusqu'aux faits qui sont le sujet de
la narration , et chercher, entre les deux sociétés, des
ressemblances qui soient plus réelles et plus profondes.
Notre savant Fauriel s’est fait illusion lorsqu'il a voulu
retrouver Homère lui-même dans les chants obscurs
de la Grèce nouvelle ; ce qu’il eût mieux fait peut-être
d'y chercher, et ce que j'y retrouve assurément à
chaque page, c’est l’image d’une société pareille à
celle qu’Homère a chantée.
Il serait trop long et parfois puéril de poursuivre,
dans les moindres détails, une comparaison rigoureuse
entre les mœurs de la Grèce homérique et les mœurs
de la Grèce contemporaine. Guys l’a fait le premier
avec esprit, mais tant de minutie, que l’excès con-
duit vite à Ja satiété, D'ailleurs, on l’a si souvent
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 287
copié sans le dire ou imité sans le savoir, que, pour
tous les traits qui touchent à la vie matérielle et exté-
rieure, il suffit de rappeler sommairement les prin-
cipaux.
Ceux qui cherchent dans les habitants actuels de
la Grèce les modèles dont Phidias et Praxitèle se sont
inspirés, se plaignent de perdre souvent leurs peines.
J’ai rappelé quels mélanges s'étaient faits dans le sang ;
le génie de la population primitive, l'identité de la
race et l’unité de la langue ont pu résister à cette
épreuve ; mais le type s’est nécessairement altéré, et
il est probable, qu’à ce sujet, Winckelmann aurait
"perdu , à Athènes , une partie de ses illusions. Si les
Grecs n’ont guère plus gardé qu’ils ne la comprennent
la beauté telle que l’aima Phidias, la beauté qu'ils ont
gardée et qu’ils admirent , n'est-ce pas celle qu’admi-
raient déjà , en eux-mêmes et autour d’eux, les héros
de l’Iliade et de l'Odyssée ?
Les vers d’Homère ne laissent sur ce point aucune
obscurité. Les Grecs adorent déjà la beauté; la laideur
et la faiblesse sont méprisées ; il y a plus, elles sont
ridicules. En revanche, si, pour Hélène, on combat
dix ans , ce n’est pas seulement parce qu’elle est
l’épouse enlevée ; si les vieillards l’admirent, si Hector
la protège , et si Ménélas lui a pardonné, c’est parce
qu’elle est la plus belle des femmes.
Mais si les Grecs ont le sentiment confus et le culte
instinctif de la beauté, ils doivent se méprendre encore
sur ses véritables caractères. On n’est pas beau sans
être grand : Achille est le plus grand des Grecs; Ajax
est le seul dont il pût mettre la cuirasse, et Ajax dépasse
288 HOMÈRE
tous les Grecs de la tête et des épaules; Priam est
grand ; Minerve et Mars sont grands et beaux : l’union
de ces deux mots est presque un pléonasme; on lit
dans les regards de Ménélas la douceur de son âme ,
toujours ouverte à la pitié; mais il est plus petit et
moins beau qu'Agamemnon. A défaut de la taille, il faut
au moins les autres signes de la santé, de la vigueur ,
et voilà déjà le type de l’Hercule antique, ce type que
Phidias n’eût pas sculpté : de larges épaules , un cou
épais, de fortes mains. C’est ainsi qu’on plaît, parmi les
danseurs comme parmi les combattants. Minerve veut
qu’Ulysse soit beau d’une beauté surhumaine ; le héros
a les cheveux blonds et les yeux pleins de feu : la déesse”
verse sur sa tête et sur ses épaules une grâce divine,
mais elle le rend plus grand, plus gros, plus fort; alors
il paraît, et Nausicaé désire un pareil époux, et le
peuple d’Ithaque révère son roi semblable aux Immor-
tels. Les femmes auront aussi le charme du regard, la
douceur du sourire ; mais la belle Pénélope a la main
virile , et c’est surtout aux cheveux , aux joues, à la
ceinture, à la blancheur des bras, à la taille, qu’on
distingue les plus belles des femmes et des déesses.
Cette beauté-là , elle est vulgaire : les Grecs ont
encore ces pieds rapides, ces membres souples, ces
formes et ces attitudes qui annoncent la vigueur, même
lorsqu'elles manquent de grâce; cette vivacité du re-
gard qui révèle au moins, sur les visages les plus or-
dinaires , toutes les ressources de l'intelligence,
Le ciel a peu changé et l’industrie a fait peu de pro-
grès; avec le même goût, les mêmes besoins et les
mêmes ressources , les Grecs ont conservé en partie
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 289
l'antique facon de se vêtir et de se parer. Dans la mon-
tagne, le Klephte portait la cnémide qui soutient la
jambe , la ceinture qui soutient les reins, et le manteau
de peau de bête, le beau manteau d’une seule pièce
qu'on agrafe et qui protège le sommeil contre le froid
des ndits d’automne. Les femmes ont gardé aussi la
ceinture , les longs voiles brodés de leurs mains, les
pierres et l’or , et jusqu’à ces fausses couleurs sous les-
quelles la fidèle Pénélope consentait parfois à déguiser
sa pâleur. L'homme tient à l’éclat des vêtements ,
comme les frères de Nausicaé ; mais son principal or-
nement, ce sont encore les armes. Toujours prêt à at-
“aquer ou à se défendre, soigneux que la ruse d’un
ennemi ou la tentation d’un coup hardi ne le prenne
pas au dépourvu, il ne sait point s’en séparer. Quand
ce n’est plus pour sa sauvegarde, c’est pour marquer
son rang et rendre témoignage de ses exploits passés,
qu'il porte le couteau que portait Agamemnon, son
long glaive, l’épée aux clous d'argent du beau Pâris,
ou celle dont Achille serre en frémissant la poignée ,
au milieu d’une assemblée pacifique.
Tel est le premier aspect ; voici davantage. L’hospi-
talité est demeurée la vertu de l'Orient : c’est encore
un souvenir d’Homère, chez qui elle est tant célébrée et
se montre à la fois si solennelle et si discrète, L’hospi-
talité ouvre la porte de la demeure , "et , après le cos-
tume, laisse entrevoir les mœurs. A quoi bon décrire
encore et les maisons et les repas; peindre, d’après
les chansons klephtiques et la vie de chaque jour, cette
tente d'Achille où le héros coupe lui: même à ses hôtes
les viandes qu’il a rôties et salées ? Des renseignements
19
290 HOMERE
minutieux , complets, auraient une certaine valeur
pour les archéologues, en éclaircissant peut-être quel-
ques points sur lesquels les explications vagues des
lexiques et la rareté des débris laissent des doutes ; ils
mériteraient une petite place dans les notes d’une tra-
duction d'Homère , et fourniraient à la traduction elle-
même quelques termes dont la justesse lui a échappé.
Pour moi, je ne m’égarerai point à relever ici, une à
une , toutes ces petites particularités qu’on observe
dans la forme des constructions rustiques, ou les meu-
bles qui ornent la demeure des riches et les ustensiles
très-grossiers dont se sert encore tout le monte. Le
spectacle de cette vie intérieure nous apprend néan*
moins, d’une façon toute simple, à comprendre et à
traduire, le plus facilement du monde, maint passage
qui effarouchait la délicatesse de notre goût. Dans
des pays où les soins donnés à la vie matérielle sont
relégués dans l'ombre et où le luxe a multiplié les
merveilles dans les plus petites choses , la plume refuse
même d’écrire le nom des objets usuels; et le mot qui
est naturel dans Homère, familier au moyen-âge, de-
vient trivial pour les puristes, à dater du XVII°. siècle,
et nous effraie nous-mêmes, quoi que nous puissions
faire (nous qui sommes revenus de tant de préjugés),
comme il effravait les précieuses, contemporaines de
Me. Dacier.
Mais , dans les montagnes de la Grèce, à mesure
qu’on s'éloigne de la capitale, où l’on a pris les mœurs
de tout le monde, et des rivages, où le commerce ap-
porte encore quelques-uns des moindres produits de
l'industrie européenne , on est pauvre comme aux
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 291
temps homériques , et si dénué des commodités les plus
ordinaires de Ja vie, que le voyageur s’y habitue à se
figurer les rois eux-mêmes tournant l'olivier pour s’en
faire un lit, et à entendre les poètes énumérer , avec
une complaisance si naïve et si éloignée de notre
temps , les ouvrages les plus vulgaires sortis des mains
d’un charpentier ou d’un forgeron. Alors on ne cher-
che plus à ennoblir Homère ou à l’abréger. Chaque
mot a son sens, sa valeur, comme souvenir d’une
époque et comme expression d’un sentiment facile à
comprendre ; dès-lors , tout aussi bien qu’on parle du
bouclier d'Achille et du voile où Hélène brodait les
combats livrés pour elle, on ose parler sans périphrases
des maisons bien solides et bien couvertes , des siéges
polis et tournés avec art , des belles corbeilles et des
belles coupes posées sur la table hospitalière , des
beaux lits et des belles baignoïres ; et, dût-on rencon-
trer sur son chemin le grand fumier qui doit fertiliser
le royal domaine , on ne craint plus de montrer tout
simplement les fils de Priam prenant dans l’étable bien
polie, au bois planté dans la muraille , le joug de buis
arrondi , les rênes qui s’y adaptent bien , la courroie de
neuf coudées qui attache le joug au timon; puis ame-
nant enfin à leur père irrité la belle voiture neuve aux
bonnes roues, sur laquelle Mercure tout à lheure va
sauter d’un bond, en saisissant de ses mains divines
les rênes et le fouet. Voilà bien des mots qui dépare-
raient une belle infidèle, à la facon des traductions de
Perrot d’Ablancourt; et cependant, c’est sur le seuil
de la tente d’Achille , au moment de s’attendrir sur les
pathétiques douleurs de l’ami de Patrocle et du père
292 HOMÈRE
d’Hector, qu'Homère entre naïvement dans ces détails.
Is reproduisent la vie réelle , et c’est assez pour
qu'ils tiennent leur place dans ses récits; mais ils le
touchent aussi, parce que chacun de ces mots, chacun
de ces objets, si vulgaires pour nous, rappelle une des
conquêtes récentes de l’industrie humaine sur la ma-
tière; et, pour ceux qui voient la Grèce, revenue à cette
misère des premiers âges, il estcertain que de sembla-
bles digressions n’étaient indifférentes ni à la curiosité,
ni à l’orgueil des contemporains d'Homère : cette écurie
bien polie et cette belle voiture aux bonnes roues, on
ne les retrouverait ni à Ilion, ni à Pylos, ni à Sparte.
Durant la servitude , les arts utiles n'avaient pas fait
plus de progrès que le luxe. C'était en toutes choses le
même dénûment. Si les chars ont presque disparu
comme les routes taillées pour eux dans les rochers,
et si le chariot même, destiné à descendre le bois ou
la pierre de la montagne, est devenu une rareté, le la-
boureur cultive la terre à la sueur de son front avec la
même maladresse et des instruments aussi imparfaits ;
la vigne manque des échalas si bien alignés sur le bou-
clier d'Achille ; à peine le métayer sait-il, comme dans
la demeure d'Ulysse, garder le fumier des bœufs et des
mulets , pour rendre à la terre fatiguée sa fécondité.
La charrue est celle d’Hésiode et des Géorgiques ; c’est
une richesse que le fer brut, promis en récompense aux
héros de l’/liade dans les jeux célébrés pour les funé-
railles de Patrocle ; et, quand les chants populaires
parlent si souvent d’or et d’argent, on peut s'étonner
qu'ils ne parlent pas aussi avec une sorte de vénération
du fer travaille.
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 293
La navigation n’a pu reculer ainsi : le Grec est plus
“marin et plus soldat que laboureur ; or, le laboureur
enchaîné au sol natal et nourri par lui, si peu qu’il
fasse , car la terre est généreuse , perd le double en-
seignement de la nécessité et de l'exemple; le marin
convaît le danger et connaît le monde. Aussi est-il
impossible ici de poursuivre cette comparaison litté-
rale. Il y a loin des trente-six gros navires, armés par le
pauvre rocher d’Ithaque, aux douze barques qu'Ulysse
conduisait au siége de Troie : encore Céphallonie avait-
elle , sur le nombre , fourni les siennes. Mais, à côté
de ces vaisseaux plus parfaits, ceux d'Ulysse n’ont
pas cessé de sillonner en tous sens les eaux de lAr-
chipel. Comme Ulysse, le charpentier a taillé à la
hache , sans art, mais d’une main sûre et que guide
un œil expérimenté , les parois, rouges ou noires, et le
mât qui peut s’abaisser au port. A défaut de port,
ces petits navires touchent à tous les rivages hospita-
liers ; on les traîne quelquefois d’une mer à l’autre, au
Diolcos de Corinthe , à l’isthme de Leucade; si la plage
n’est pas abritée, on peut les tirer à terre, et, dans les
gros temps de lhiver, les attacher avec des câbles et
les exhausser sur des poutres, pour que l'humidité n’en
pourrisse pas la carène. Trop légers pour résister à la
tempête , ils évitent la pleine mer, rasent les côtes, et
ne redoutent pas moins que les pilotes de Ménélas ou
de Nestor, Capharée et Malée, promontoires si fu-
nestes aux premiers navigateurs. Et cependant, comme
ils sont encore conduits par les mêmes matelots, la pau-
vreté , la curiosité , une sorte de confiance téméraire
dans le vent el les étoiles décident les patrons à renou-
294 | HOMÈRE
veler les longs voyages des Argonautiques et de l'Odyssée.
Plusieurs fois, le vaisseau d'Ulysse a bravé les mers
inconnues, et, mesurant aux astres la distance et la
direction de la route, il s’est aventuré, bien au-delà de
Charybde et des colonnes d’Hercule, jusqu’à ces terres
nouvelles dont la géographie fabuleuse des aèdes n’avait
point réservé la place dans le cercle étroit où le fleuve
Océan resserrait un monde, déjà trop plein de mystères.
La vie intime elle-même ajouterait à ce commen-
taire les indications les plus précieuses. Oublions Euri-
pide et Aristophane, qui ont poursuivi les femmes de
tant d’outrages et de sarcasmes ; oublions Thucydide,
qui les écarte avec tant de sévérité, même dans les jours
de deuil ; oublions aussi Lycurgue, dont les lois in-
flexibles avaient forcé leur nature , pour ne nous sou-
venir ici encore que d’Homère, qui peignit les femmes,
chacun le sait , dans ses poèmes, avec une délicatesse
où Virgile et Racine, les plus délicats des poètes, n’ont
pas toujours atteint,
Pénélope vit renfermée dans la partie la plus secrète
de ses appartements, et personne ne sait la forme de
sa couche. Nausicaé craint les propos des médisants;s
Ulysse ne la suit que de bien loin; elle ne lui parle
que du seuil de la porte; et les songes même n’entrent
que par la serrure et sous la forme de jeunes filles, dans
la chambre virginale. Andromaque ne sort que pour
aller chez ses belles-sœurs au beau voile , et au temple
avec les nobles Troyennes; ou, si elle veut suivre des
yeux le combat dans la plaine, c’est accompagnée d’une
nourrice et sous la sauvegarde de son fils, cet-enfant qui
règnera sur Troie, qu’elle monte sur une tour isolée.
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 295
Les femmes s’effacent d’elles-mêmes dans l'ombre ;
elles se cachent et se voilent aux regards indiscrets ;
mais, lorsqu'elles paraissent, nul ne leur refuse la place
qui convient à la mère, à l'épouse , à la jeune fille;
Hector protège Hélène, et les Grecs d’Argos plaindraient
la veuve d’Hector, s'ils la voyaient puiser l’eau à la
fontaine. Même dans l'ivresse des festins , les préten-
dants d’Ithaque n’ont jamais outragé l'épouse d'Ulysse.
C'est dans ce milieu de réserve et de liberté que
vivent les Grecques chrétiennes. La femme n'appartient
point à la vie extérieure ; elle s’y dérobe, mais d’elle-
même ; si elle y doit paraître, elle n’y rencontre que
le respect ; elle partage dans la famille l'autorité de
l'époux et du père. Aussi nulle part n'est-elle plus
digne qu’en Grèce et dans Homère. La dignité est
dégradée dans la servitude du gynécée ; elle est com-
promise par la liberté sans frein du monde. Ce qui ia
fait et la garde, c’est cette pudeur, vertu homé-
rique et vertu chrétienne, cette réserve dans l’usage
d'une liberté qui ne semble guère avoir d’autres
bornes.
Le christianisme, qui a chassé les mystères des siècles
intermédiaires et toutes les orgies consacrées à des di-
vinités impudiques , n’avait pas à changer les fêtes
pures des âges primitifs. Ge sont encore ces rondes au
rhythme accentué, monotone, qu’on voyait sur le
bouclier ; les jeunes garçons et les jeunes vierges qui
se suivent , La main sur la main; les jeunes filles ont
des tuniques luisantes comme l'huile , des couronnes ou
des voiles légers sur leurs cheveux ; les jeunes gens,
des couteaux suspendus à des ceintures d’argent ; au
296 HOMÈRE
milieu du chœur, ou à sa tête, un danseur agile fait
admirer , sinon la grâce, du moins la hardiesse des
pas qu’il forme au son des instruments, comme les.
danseurs de Crète, les fils de Priam et ceux d’Alci-
noüs. Le jour des noces rustiques , les femmes, de-
bout sur le seuil , regardent , avec des yeux curieux ,
les jeunes garcons danser au son des flûtes ; et le cor-
tége nuptial parcourt le bourg en faisant retentir les.
chants d’hyménée.
Mais , parmi ces fêtes, consacrées par la tradition ,
celle qui rappelle, de la facon la plus frappante, les
usages de l’antiquité homérique , c’est la suprême et
triste fête des funérailles. Elle est demeurée aussi so-
lennelle. Il n’y a point de malheur égal à celui
de demeurer privé de sépulture, et, de tous les
devoirs de l’épouse, le plus sacré est de fermer les
yeux du mourant. Laissez là le bûcher, la cendre
recueillie dans des urnes, les jeux guerriers et les
sanglantes offrandes ; voici encore le cadavre placé
sur un lit d’apparat; le visage et les pieds sont tour-
nés vers la porte entr’ouverte ; on l’a revêtu de ses
plus beaux habits, orné de ses armes, couronné de
fleurs et quelquefois de chevelures , dernière offrande
de la tendresse en deuil; les hommes l’entourent , le
regardent, lui disent adieu en déposant sur ses lèvres
pâlies le baiser fraternel , et pleurent ; mais leur dou-
leur est silencieuse. C’est aux femmes qu’il convient
de pleurer avec bruit , d’adresser à l'ombre satisfaite
les dernières paroles ; la mère ou l’épouse commence,
et le chœur des gémissements répond à ce lugubre
signal; puis, celles qui doivent sentir le plus vivement
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 297
la perte commune, prononcent des plaintes; elles
disent tout ce qu’elles ont perdu , le courage et les
vertus de celui qui n’est plus, l'abandon de ceux
qui survivent; c’est ainsi que Briséis pleurait Patrocle,
qu'Andromaque, Hécube, Hélène, tenant la tête d’Hec-
tor entre leurs mains , disaient sa gloire et leur infor-
tune , tandis que les guerriers ne répondaient à leurs
cris que par des larmes muettes. Une fois le seuil
franchi , c’est à eux de suivre les dépouilles inani-
mées et de les ensevelir sous la terre.
Lorsqu'on pénètre au fond du cœur, et dans les se-
crets de la vie intime , à moins que la sincérité du sen-
timent n’ait disparu, étouffée par les aberrations pas-
sagères de l'esprit du jour , il ne faut pas être surpris
de retrouver l’homme, toujours et partout , assez sem-
blable à lui-même. Tout change sans doute , en nous
comme autour de nous , avec les années; ce qui
change le moins, c'est notre cœur. La jeunesse fuit,
la maturité s'approche, la décrépitude viendra; nous
r’avons et nous n’aurons jamais, à y regarder de près,
que les passions de notre enfance. Ainsi, dans Phis-
toire des nations, les relations de la vie privée et do-
mestique sont celles qui subissent les altérations les
moins rapides , les moins profondes, parce que ce
sont les instincts ,les sentiments, parce que c’est la
nature elle-même qui les a réglées.
Il n’en est pas ainsi des relations sociales ; chaque
siècle à son tour modifie, d’une manière plus ou moins
sensible, les idées, les lois, la forme des institu-
tions politiques , et les conventions par lesquelles
l'usage achève de déterminer l’état des personnes, Ges
298 HOMÈRE
différences deviennent plus remarquables à mesure:
que la vie publique se développe et que les ressorts.
en deviennent plus compliqués ; mais, chez un peuple
long-temps asservi, qui ressaisit à peine sa liberté,
elle est d’une simplicité si grande que l’on se croirait
volontiers ramené à la constilution primitive des so-
ciétés naissantes. Telle était la Grèce, il y a trente aus.
Sur beaucoup de points, dans les mœurs publiques,
aussi bien que dans les conditions extérieures et ma-
térielles de l’existence, et dans les usages de la vie
privée , il n’était que trop facile d’y retrouver le sou-
venir d’Homère et les analogies que je poursuis.
. Le caractère du génie grec, dans tous les temps,
c'est le sentiment de l’individualité. Aucun homme
n'oublie jamais ce qu’il vaut; si petit qu’il soit, il
n’acceptera pas volontiers l’idée qu’on puisse res-
treindre sa place au soleil, Il se sent homme, libre,
et né pour l'égalité.
De cet égoisme réfléchi, qui fit la grandeur des
Grecs, peuple d'hommes et d’hommes libres , à côté
de tant de races volontairement courbées sous le
sceptre de fer ou prosternées avec frayeur devant
l'idole stupide, naissent deux défauts éternels : l’or-
gueil et la cupidité.
Le Grec est naïvement orgueilleux. Il veut qu’on
l'estime ce qu'il s’estime , un peu plus que ie bar-
bare, et souffre impatiemment jusqu’à l’apparence
d’une supériorité, quelle qu’elle soit, même celle
qu’on doit accorder à la vertu, et surtout celle que
donnent les bienfaits.
Le Grec est naïvement cupide. Il faut qu'il soit
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 299
non-seulement considéré , mais riche comme les
autres, puisque la richesse est la condition du bon-
heur , surtout du bonheur qu’on montre et qui ajoute
encore quelque chose à la dignité personnelle.
Dans l’/liade, cette superbe produit sans cesse la dis-
corde : Achille ne veut pas de maître; Agamemnon
ne veut pas d’égal. Chacun a ses révoltes d’amour-
propre ; et il est des heures où Thersite même pré-
tend se grandir au niveau des plus éloquents et des
plus braves. Ces colères de J’orgueil remplissent l’his-
toire des guerres de l'Indépendance; et il est impos-
sible de rien trouver qui rappelle mieux l’armée
d’Agamemnon que les relations du palikare avec
l’armatole , et des capitaines entre eux. Ce sont les
mêmes liens ; le chef a le crédit que donnent un nom
déjà illustre, le courage , la bonne mine et la richesse ;
mais ces prérogatives sont précaires ; il faut qu’il dis-
cute son autorité, et se la fasse incessamment par-
donner à force de concessions qui, du même coup,
la confirment et l’amoindrissent ; pour une parole, on
l’outrage , et, pour une injustice, on l’abandonne; on
se renferme dañs sa tente , on retourne dans ses foyers.
Entre les chefs, les droits du commandement sont
plus mal réglés encore. Que de prétentions rivales !
Que de complots contre la patrie elle-même ! Quelle
résistance obstinée à la discipline, seule condition de
la liberté ! Mais les combattants loublient; il n’y a
qu'une loi, qu'un jugé, et chacun, vantant ses ser-
vices , en appelle à son épée.
Cependant, sous tous ces désordres (et c’est l’ac-
cord de ces deux sentiments inconciliables qui fait la
300 HOMÈRE
principale originalité du peuple grec ), s’il est un ins-
tinct profondément gravé dans tous les cœurs, c’est
celui de la hiérarchie. « Il n’est pas bon d’avoir plu-
sieurs chefs; ji n’en faut qu’un seul, un roi, qui com-
mande au nom de Dieu. » La constitution nouvelle le
veut comme Homère. Chez cette nation, si jalouse de
l'égalité, partout où il y a deux hommes, il y en a
un qui commande et un qui obéit; non sans réplique:
la pratique de l’obéissance est pénible, et souvent
l’orgueil se révolte contre les lois qu’il avait accep-
tées. Mais Minerve lui dit de dévorer sa colère; et,
devant l'autorité , la rébellion finit presque toujours
par s’incliner.
Cette contradiction apparente ne cache au fond
qu'une loi naturelie. Chacun veut demeurer quelque
chose, si humble que soit sa condition; et chacun sait
que l’inégalité des conditions est dans la nature. Par
là, on échappe tout ensemble à lanarchie et au
despotisme. C’est l'égalité dans les mœurs qui corrige
et rachète l'inégalité des conditions. Le roi règne,
mais il consulte; il est sévère parfois dans sa justice ;
mais , lorsqu'il n’a pas à punir, c’est un père plein de
mansuétude. Les degrés de la hiérarchie sont nette-
ment marqués du roi aux vieillards, et des vieillards
au peuple ; mais c’est la hiérarchie de la famille.
L’égoïsme étant légitime, on comprend la cupidité ,
et on l’accepte, Il est naturel que chacun obéisse à
ses intérêts comme à ses passions, et que chacun
cherche à posséder , comme à être, le plus qu’il peut.
Le désir d'acquérir autorise la ruse (qui est plus rusé
qu’Ulysse ?), le mensonge (Minerve mentiraelle-même),
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 301
et jusqu’à la violence. De là, cette mauvaise foi et ces
brigandages, dont on se plaint encore aujourd’hui. On
s’en plaint , et quelquefois on les réprime : c’est en
vain ; les plaintes sont stériles et les armes sont impuis-
santes. Le mépris seul ferait des coupables prompte
et entière justice ; mais on n’a jamais songé à les mé-
priser. Au temps d’Homère , on demande ingénument ,
à l'étranger qu’on recoit au nom de Jupiter , sil est
un de ces hommes qui vont au loin dépouiller les autres
hommes. C’est presque une honte d’être marchand et
un honneur d’être pirate. Le pirate et le klephte sont
honorés encore. Ils se faisaient craindre , et la peur ne
méprise pas. On se prenait à les envier, parce qu'ils
pe connaissaient pas la pauvreté ; à les admirer, parce
qu’ils étaient courageux et libres. Cette morale, est-
il besoin de l’observer ? était plutôt celle d'Homère que
celle de l'Evangile. Mais il y avait alors sous ces sen-
timents un instinct confus qui les excusait, qui ne les
excuserait plus : ces pirates furent les marins de Miaou-
lis ; ces klephtes furent les héros de l’indépendance.
L’orgueil et l’avidité sont deux sources de courage ;
?
pour échapper à la honte et à la pauvreté, on ose;
;
on à , pour braver la colère des flots et le fer des en-
nemis , le cœur d’airain dont parle Horace. Les Grecs
l'avaient, et ils l'ont gardé. Matelots, pour s'enrichir ,
ils s’exposent aux aventures incertaines ; soldats, pour
s'enrichir ou pour s’illustrer, ils combattent, comme
ils combattaient , contre le nombre. Leur courage est
sans entraînement ; le soldat et le matelot ont calculé
le danger , le résultat et leurs forces. Agiles , rusés,
prompts à concevoir, préparés même aux incidents les
302 HOMÈRE
plus imprévus , leur courage brille surtout là où l’es-
prit peut déployer toutes ses ressources; le poste
d'honneur c’est l’embuscade, où le guerrier, presque
isolé , n'ayant avec lui que son adresse et son audace,
doit se suflire. Là, le succès est bien plus honorable
que dans la mêlée ; il est moins sujet aux caprices du
hasard ; on n’en partage ni le bénéfice, ni la gloire.
Lorsqu'on lit Homère sans prévention, on fait né-
cessairement cette remarque, que ses héros ne se font
pas du courage la même idée que nous. Il faut, pour
les apprécier ce qu'ils valent, oublier deux choses;
qui ont fait chez nous tant de héros, restés trop sou-
vent dans l’ombre : le devoir et le point d'honneur.
Le point d'honneur ne recule pas; il cherchera la
mort avec joie; ilne la fuira point, même par néces-
sité; il dédaigne la prudence jusqu’à l’héroïsme et
jusqu’à la folie : c'estle courage des paladins,
La discipline fait davantage ; elle fait que le derrier
des soldats sacrifie sa vie au drapeau, sans penser
même qu’il demeurera ignoré après la mort comme
après la victoire. Dans cette abnégation absolue de sa
personne , il marche, intrépide et calme, sans aucune
arrière-pensée, là où son chef le lui ordonne. Ce
courage obscur est le courage véritable; c’est celui
des légionnaires et de nos soldats,
Un guerrier d’Homère, un Grec d'aujourd'hui, est
brave autrement. Il s’effacera plus difficilement sous la
discipline ; s’il ne doit pas avoir les honneurs de la
victoire , il refusera volontiers le premier rang devant
le danger. Seul, soutenu par sa fierté , il aura l’audace
d’une action d'éclat, et, cette audace, il la perdra
dans les rangs où il fait nombre.
.e
LÉ £.+
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 303
?
Ia, du reste, moins d’orgueil encore que de pru-
dence, et, quant au point d'honneur, il re le soup-
çonne même pas. Il ne rougira point d’être cruel dans
la victoire. Si les armes loyales ne suffisent pas , il en
prend d’autres. Si la ruse même le laisse plus faible,
il fuit. Le but du combat, c’est la victoire. Gelui qui
meurt, déserte; celui qui fuit, peut vaincre encore.
De tels principes se prêtent à couvrir bien des lâche-
tés. Mais au fond, ici, comme ailleurs, le Grec vit selon
la nature; c’est elle qui le conduit et le justifie. fl n’a
jamais su ce que c’est que le mépris de la vie, qui est
le dernier degré de l'abattement comme de lexalta-
tion. Il sait ce qu’elle vaut, et il l'aime. Au moment, à
l’idée seule de la perdre , il a pour elle des plaintes et
des larmes ; pour la conserver, il compte ses ennemis,
et il recule sur un champ de bataille. Ce n’est que par
exception qu’il la sacrifie à sa passion ou à son devoir :
encore sa résolution sera-t-elle précédée d’incertitudes
et suivie de regrets. Mais il vient une heure où il est
impossible , où il serait déshonorant de reculer. Le
Grec le voit. Ici son courage se montre sous son véri-
table jour. Oh ! quand tout est perdu , nul ne sait se
résigner plus noblement : Ulysse tient tête à tous les
Troyens d’Hector ; Katzantonis, dont le marteau broie
les genoux , laisse échapper un cri de douleur, et son
frère en rougit pour lui. Quand un klephte meurt ,ila
le sourire sur les lèvres ; il parle aux oiseaux, messa-
gers de la triste nouvelle, et semble n'avoir qu'une
peur , qu’une pensée, celle de dérober son corps aux
outrages de ses ennemis. Entre la mort et la vie, il
choisirait la vie ; entre la mort d’une femme et celle
304 HOMÈRE
L
d’un héros, comment hésiterait-il ? La gloire ne vaut
pas la vie. Mais elle en est la dernière consolation.
Cette sérénité de l’agonie rabaisse la joie du vainqueur.
Elle est pour le mourant comme un reflet de la victoire
qui a trahi son espérance.
Si, lorsque la Grèce se régénère, les descendants
rappellent , avec une fidélité quelquefois étrange , les
principaux traits de leurs pères , tels que la poésie
nous les représente à l’origine de la société héroïque,
j'ai déjà dit que cela ne tenait pas seulement à la
perpétuité de la race, car la race s’est altérée,
mais davantage peut-être à la configuration du pays,
aux conditions du climat, à toutes les influences de la
nature extérieure, qui a moins changé que les hommes
eux-mêmes. Il faut bien l’admettre, car on ne reconnaît
pas seulement, dans la Grèce et les Grecs en général,
le p:ys et le peuple d’autrefois; mais , dans ce type
commun , les provinces ont jusqu'à un certain point
gardé les physionomies distinctes qu’elles avaient dès
l’Iliade comme au temps de Thucydide.
On a remarqué avant moi que les deux personnages
principaux des épopées homériques caractérisent en-
core les deux parties principales de la population
grecque. Le Grec du continent, plus violent qu’adroit,
reproche à l’insulaire , formé par la mer et par le
commerce, courageux , mais ivsinuant, plein de subti-
lité dans les transactions comme de ressources dans
les dangers, de ressembler encore au héros de l'Odys-
sée ; et sous ces sarcasmes se perpéiue celte singulière
impopularité d'Ulysse, en qui la Grèce eût dû se recon-
naître, et qu’elle a toujours haï et méprisé. Il san
LE
#
Ca
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 305
trouvé d’ailleurs que l’insulaire était, aux jours de la
lutte, le seul qu’elle ne prit pas à l’improviste , celui
qui tenait en réserve , pour les mettre au service de la
cause commune, des richesses péniblement acquises ,
des conseils lentement müûris, et que, si Troie fut
prise encore une fois, la Grèce le dut moins à l'épée
d'Achille qu'aux vaisseaux d'Ulysse. Quant à Achille
lui-même, avec ses armes invincibles, son ardeur que
rien ne dompte, et ses jalouses colères, c’est le klephte
des montagnes du Nord , tel qu’il vint de l’Olympe et
de Souli, comme le thessalien Achille, l’étolien Dio-
mède , Ajax, de Locride, et Ajax, de Salamine , ap-
portant dans les combats une bravoure indisciplinée ,
et dans les conseils son implacable orgueil. Mais on
lui pardonna ses excès, parce qu’il sut, comme le
héros de Larisse , payer de son sang la victoire.
A ces deux personnages, pourquoi n’en a-t-on pas
ajouté un troisième, qui tient dans les poèmes d’Ho-
wère une grande place, et qui, dans la vie actuelle de la
Grèce , ne se laisse jamais oublier ? A côté d'Ulysse et
d'Achille , il y a, dans }’Jliade, un homme qui est
brave et sage, mais moins sage que l’un et moins
brave que l’autre. Cependant il commande en maître
à tous deux. Celui-là se souvient toujours de son rang
et de ses intérêts. I1 lui faut la captive d’Achille et le
prix que disputait Mérion. Tandis qu'Ulysse et Achille
le réjouissent par leurs discordes, il a derrière lui
deux hommes dévoués à maintenir , quoi qu’il arrive,
son aulorité : l’un donne l’exemple de l’obéissance
et ne prétend jamais à l'égalité, quoiqu'il soit
[+ >
ue 4 _ x
Fa son frère ; l’autre , dont on respecte les cheveux
20
306 HOMÈRE
blancs et dont on aime la parole persuasive , apaise et
concilie les esprits, que révolterait la hauteur de ce
maître altier. Et ainsi le roi de Crète, qui règne sur
cent villes et commande à quatre-vingts vaisseaux , se
contente du second rang ; Ajax oublie que Télamon est
frère de Pélée ; Diomède reçoit, sans murmurer, les
injures qu’il ne mérite pas; et Achille lui-même remet
son épée dans le fourreau. Ce personnage a toujours
existé. Dans l’{liade, Nestor, de Pylos, et Ménélas, de
Sparte, familiers d’Agamemnon, roi de Mycènes, c’est
déjà le Péloponèse qui s’isole et aspire au souverain
pouvoir. Il s’enfermera derrière une muraille ; au-delà
de ses limites, d’autres combattront, pour les couvrir ;
il aura les prérogatives du commandement, le choix
du poste, l'honneur du dernier coup et les fruits de la
victoire. Ainsi le voulurent, après Agamemnon, Eury-
biade , Pausanias , Agésilas, qui jouait aussi au roi des
rois. Ainsi le veut la Morée, qui se croit la tête et le
cœur de la Grèce, sinon la Grèce entière, Elle ne con-
naît point les héros du dehors, elle exalte et grandit
les siens. A l'entendre, c’est elle qui a tout souffert et
tout fait. Et, lorsqu’après tant de sacrifices, la Grèce
eut enfin conquis son indépendance, pour lui com-
plaire, on poussa l’égoïsme et l’ingratitude jusqu’à re-
fuser une part égale des droits de cité aux provinces
héroïques qui avaient fraternellement plus risqué et plus
perdu qu’elle , pour une liberté dont l’injuste caprice
des nations les exclut. Ah! la Grèce a, de deux côtés,
des ennemis : ceux qui la rêvent couvrant le monde et
| renouvelant l'impuissance du Bas-£mpire ; ceux qui la
renferment dans les étroites limites, au-delà desquelles
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 307
Agamemnon ne comptait que des tributaires, et Agésilas
que des ennemis.
Après Achille, Ulysse, Agamemnon, je n’aurais
garde , sans doute , d’énumérer ies autres chefs de
l’Iliade. 11 en est un pourtant que je tiens à citer en-
core, parce qu'Homère lui a donné, dans son poème,
une physionomie originale, et parce que je l’ai très-
souvent rencontré en Grèce. Souvent même j'ai inter-
rogé ses souvenirs, et une partie de ce que je rap-
porte s'appuie sur son témoignage. Lorsqu'on ren-
contre Nestor, il est facile de le reconnaître à ses
cheveux blancs, et surtout à l’autorité de sa parole.
Le cercle se forme autour de lui ; on écoute avec re-
cueillement les conseils qu’il aime à donner, et auxquels
il n’oublie guère de mêler le récit de ses exploits,
l'éloge des demi-dieux dont il a été le compagnon. Et
les jeunes gens , qui ont entendu leurs pères parler de
son courage aussi bien que de sa prudence, permettent
volontiers cette jactance aux nombreuses années de
Virritable vieillard.
Je la lui pardonne facilement aussi; car j’aime Nes-
tor et je le respecte. Quoiqu'il se vante un peu trop
peut-être, les exploits dont il se glorifie ne sont pas
imaginaires ; ila vécu avec des héros; à leurs côtés,
il a noblement combattu lui-même pour l'honneur,
pour la liberté de son pays. Lui arrivât-il même d’ou-
blier ce que l’œuvre commune doit à la faveur divine
et à des secours étrangers, je voudrais qu’on ne lui
reprochât pas trop amèrement l'illusion où il se com-
plaît. S’il n’a pas tout fait lui-même , il a fait beaucoup :
ne lui refusons pas cette justice.
308 HOMÈRE
En la lui refusant, on l’a aigri. Réduit à se défendre
lui-même , en prenant parti pour le passé, il est de-
vepu , à son tour, injuste pour le présent ; il n’en a
pas compris les exigences. Le jour où la lutte
engagée pour l'indépendance eut cessé , des temps
nouveaux avaient commencé pour la Grèce. Protégée
contre les ennemis du dehors, elle n’avait plus à s’oc-
cuper que d'elle-même; il fallait qu’elle réglât en paix
sa liberté. Nestor a voulu garder ses arnres, son om-
brageuse fierté, le droit de vivre à sa mode, comme
il avait vécu dans les camps; l'honneur de donner son
avis sur toutes les affaires publiques; le privilége de
faire la loi, sans s’y soumettre.
De semblables prétentions devaient être funestes à la
Grèce. Toutes ces résistances, d'autant plus difficiles à
vaincre qu’elles puisaient leur force dans des souve-
nirs populaires et se recommandaient de nomsillustres,
arrêtaient le jeu des institutions que la Grèce nouvelle
s'était données. Bientôt, ces lenteurs, et des désordres,
sans cesse renaissants, émurent l’Europe. Elle accusa
la Grèce de n’avoir pas rompu tout d’un coup avec le
passé, et de ne pas montrer assez vite, dans l'exercice
des droits que nous l’avions aidée à reconquérir, la
sagesse et les vertus qu’on réclame, au XIX°, siècle,
d’une nation policée qui se gouverne elle-même.
L'Europe a été sévère. Si Nestor n’avait voulu rien
oublier , l’Europe , en revanche, oubliait une chose :
c’est que la guerre de l'Indépendance avait été faite
par les héros de l’Iliade; c’est qu’à l’âge de Nestor,
et lorsqu’on est fier de soi, comme il avait le droit
d’être fier de lui-même, on ne dépouille pas le vieil
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 309
homme facilement ; on ne conçoit même pas la néces-
sité d’un tel sacrifice. Il est un courage qu’on ne saurait
avoir : c’est le courage de se souvenir en silence et de
se laisser oublier.
Nestor a donc vieilli sans changer d'humeur. On a
eu des ménagements pour son âge et pour ses ser-
vices; c'était équitable et nécessaire. Patience : il va
céder la place à d’autres, qui déjà , sous ses yeux, et
malgré les éloges qu’il ne cesse de donner à ceux &’au-
trefois , ont commencé, par leurs exemples, par leurs
efforts, à renouveler l’esprit et les mœurs de la Grèce,
à pratiquer d’autres vertus, à mettre en usage une
autre sagesse que les vertus et la sagesse du temps qui
n’est plus.
A mesure que l'esprit moderne , qui avait commencé
par dicter des lois, pénètre aussi dans les idées et
dans les mœurs, on voit peu à peu s’effacer toutes les
analogies que Nestor m’aidait à relever. Bientôt on ne
trouvera plus que dans les livres , comme toutes les
exégèses des érudits, ce commentaire vivant de la poé-
sie primitive, dont j'ai pris tant de plaisir à réunir les
traits. Laissons-le, sans trop de regrets, disparaître. A
ce prix, la Grèce sera plus heureuse, plus justement
fière d'elle-même, plus digne encore de toutes les
sympathies de l'Europe. Homère y aurait-il perdu quel-
que chose ? J’en doute moi-même. A tout hasard, je
me consolerais d'avance par cette pensée que, si les
usages de la vie ordinaire, et si les mœurs publiques
cessent d'expliquer Homère , la Grèce se couvre
d'écoles, où on lit, où on étudie ses poèmes. Le com-
mentaire nouveau viendra de là,
310 HOMÈRE
CONCLUSION.
Il faut finir et conclure. Tandis que je m’oubliais,
avec complaisance, aux derniers détours de la route,
le moment était venu de fermer le livre et de dire adieu
à la Grèce.
Au terme d’une telle lecture, et d’un tel voyage,
tout le monde sentira combien il serait plus doux de
s’abandonner à ses souvenirs qu’il n’est aisé de s’en
rendre compte. Toutefois, c’est encore un des mérites
de la Grèce, que les impressions qu’on y éprouve,
même en face de la nature, sont bien souvent aussi
formelles qu’elles sont profondes, et finissent presque
par atteindre à la précision d’une idée. N'est-ce point
à cause de cette raison qu’on a pu prendre pour une
philosophie, déjà pleine d’abstractions et de symboles,
la poésie même d’Homère , où je n’ai guère retrouvé
que des images?
La Grèce apprend d’abord, et ce n’est pas l’œuvre
d’un seul jour , à oublier complètement , lorsqu’on lit
l'Odyssée et V’Iliade , le monde où nous sommes accou-
tumés à vivre, les habitudes de notre esprit, et des
règles qu’il ne vaut rien d’appliquer à la poésie d’Ho-
mère, précisément parce qu’elles conviennent à la
nôtre.
La Grèce fait sentir plus vivement la différence
qui sépare l’une de l’autre, et elle l’explique. On l’a
vu : dès que j'ai rapproché les poèmes d’Homère de
leur berceau, à chaque pas, les lieux qu’il a décrits,
le paysage , les ruines qui datent de cette époque, les
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 311
hommes même, qui rappellent par quelques traits la
société héroïque , tous ces témoignages nous appre-
naient que le principal caractère de son art, c’est la
sincérité ; qu’à ses yeux la poésie est une peinture , et
que, comme il n’a mis ses efforts qu’à reproduire ou à
imiter ce qui est, tout ce qu’il rappelle, et même ce
qu’il imagine, appartient en propre à son temps et à
son pays.
Il n’est pas sans utilité qu’on en soit bien convaincu,
particulièrement en France, où, à aucune époque,
depuis la renaissance des lettres, on n’a cessé de juger,
de traduire et d’imiter Homère.
Je ne veux dire qu’un mot de ses juges. Assurément,
après les longs débats dont ses ouvrages furent l’objet,
il faut donner raison à ceux qui l’ont défendu plutôt
qu’à ceux qui l’attaquèrent avec tant de légèreté ; mais,
de part et d’autre, on devait se tromper souvent, parce
que, sans tenir aucun compte de l’histoire , on oubliait
de changer de poétique en remontant de la Jerusalem
délivrée et de l'Enéide à l'Iliade et à l'Odyssée. Il est
nécessaire sur toutes choses, et j'espère l’avoir montré,
à mon tour, que la critique, placée à un autre point
de vue que celui du XVII°. siècle, se souvienne de la
Grèce et de la société homérique, si elle prétend com-
prendre, si elle veut juger sans parti pris, sans injustice,
une poésie qui en est l’image exacte.
Parmi les traducteurs d’'Homère, il y en eut, sans
nul doute, qui connaissaient la langue grecque, qui
saväient écrire, et même qui avaient senti que, pour
rendre Homère , la condition indispensable , c’est
d’être simple, Et, cependant , la familiarité, un peu
312 HOMÈRE
vulgaire, de M°. Dacier, ne s'éloigne pas moins que
l’élégance soutenue de Dugas-Montbel, des véritables
couleurs du style original.
Les imitateurs réussirent plus mal encore toutes les
fois qu'émules imprudents de leurs maîtres, ils con-
çurent l'ambition de donner à la France une lliade.
Mais Homère a porté bonheur à ceux qui suivirent ses
traces sans élever jusque-là leurs prétentions. Il fut un
des maîtres de La Fontaine et de Bossuet; il a inspiré
à Racine , à Chénier, à Châteaubriand, à M. Lebrun, à
M. Ingres, de belles pages où respire le parfum de
l'antiquité ; et Fénelon a fait, au IV°, livre de l'Odyssée,
une suite, qui est devenue, et qui restera aussi po-
pulaire que l'Odyssée elle-même.
Jamais on n’avait étudié Homère avec plus d’ardeur
qu'aujourd'hui. Depuis un petit nombre d'années, en
vers, en prose, on ne l’a pas traduit moins de quatre
fois. On a essayé de joindre , à l’une de ces versions,
un commentaire pittoresque. Enfin, à de très-courts
intervailes, nous venons de voir la sculpture, la poésie,
Ja musique même, s'inspirer de l'Odyssée, et les talents
les plus sérieux de la génération nouvelle, M. Cavelier,
M. Ponsard, M. Gounod, obtenir de légitimes succès
avec des ouvrages que n’ont pu compromettre des rap-
prochements inévitables, et les noms, lourds à porter,
de Pénélope et d'Ulysse. Ces exemples seront peut-
être suivis, et, si ardues que paraissent de semblables
tentatives, il faut, sans doute, fatigués, comme nous le
sommes, du précieux et de l'étrange, encourager les
arts à s’éprendre de la candeur des maîtres primitifs ,
comme à s'inspirer de l’étude directe de la nature.
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 313
En présence de ce retour à des traditions oubliées ,
un commentaire, tel que celui-ci, pourrait se flatter
d’être venu à propos, s’il achevait de faire nettement
sentir à ceux qui prennent Homère pour modèle , et
à ceux qui le traduisent , que leurs tâches sont entière-
ment différentes, et qu’on s'éloigne également d’'Ho-
mère par une imitation servile, et par une interpré-
tation inexacte.
11 faut avoir bien mal compris cet inimitable poète
pour espérer qu’on luiressemblera en le copiant. Chaque
mot de cette étude démontre que, si Homère estsimple,
c’est parce que ses peintures sont la reproduction lit-
térale de ce qu’il a vu. Tout ce qui rappelle ou ses im-
pressions personnelles , ou la nature et la société qui
les lui inspirèrent, a son prix dans ses poèmes. Mais
il faut l'y laisser , nous qui vivons en face d’un autre
monde, et n’emprunter à ce modèle, comme à tous
les autres , que ce qui peut encore paraître vrai dans
notre pays et dans notre temps et ce qui est beau
d’une beauté absolue. Quant à ce qui change, loin de
faire du tableau qu'Homère nous a laissé de ce qui
n’est plus , une copie inanimée , apprenons de lui l’art
de peindre, avec la même ingénuité ,une émotion aussi
sincère et des couleurs aussi vraies, lanatureet la société
que nous avons sous les yeux. A ce seul prix, on peut
être simple à sa manière.
Mais si, également loin de la Grèce et de l’âge hé-
roïque , l’on transporte sur notre scène etles horizons
qu'Homère a décrits, etles personnages qu’il a chantés,
et jusqu'aux moindres particularités du caractère et
du iangage qu’il leur prête, cette copie pourra char-
344 HOMÈRE
mer les érudits à qui la poésie antique est familière ;
mais, quel qu’en soit le mérite, elle ne touchera per-
sonne ; ainsi présenté hors de sa place, ce qui émou-
vait , surprend ; ce qui était vrai, devient étrange; ce
qui était naturel, paraît cherché , pédantesque. L'art
doit se défier de ce vain prestige de la couleur locale ,
qui pique mal à propos la curiosité, et détourne l'at-
tention sur des incidents accessoires qu’il eût été de sa
dignité de laisser dans lombre. Rien n’est plus faux
que la minutieuse exactitude du pastiche, et la simpli-
cité dont on fait montre , Gans la reproduction de ces
détails dénués d'intérêt, esi la pire des affectations.
Au contraire, n’eussent-ils pour les lecteurs ordi-
paires aucun intérêt , ni même à nos yeux aucune va-
leur littéraire , tous ces détails qui appartiennent à la
Grèce et à la société homérique, toutes ces nuances
qui font l’exactitude des peintures d’Homère , sont sa-
crées pour le traducteur : qu’il se garde d’en modifier
ou d’en passer sous silence un seul mot. Homère, abrégé
etembelli, pourrait plaire autant, et davantage ; maïs ce
ne serait plus Homère. Grâces au ciel, on saitaujourd’hui
qu’une traduction doit reproduire la véritable physio-
nomie du texte,et que, par conséquent, elle n’a pas à en
dissimuler les défauts. La Grèce achève de faire com-
prendre tout le prix qu’ont dans Homère chaque trait
qu’on estimait oiseux , chaque image que l’on croyait
inexacte, et toutes ces énumérations, et tous ces lam--
beaux d’antiques légendes où La Motte ne voulait voir
que de fastidieusés digressions.
Or, la carrière demeure ouverte ; malgré tant d’ef-
forts, la France , qui possède un Plutarque et un
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 315
Platon, et à qui l'on promet un Pindare, n’a pas
encore un Homère dont elle puisse être complètement
satisfaite. L’honneur de combler cette lacune peut ten-
ter un érudit et un écrivain. Sans doute , l’œuvre nou-
velle devra être lentement méditée sur le texte et au
milieu des commentaires. Mais , ainsi faite , elle sera
pareille à ces portraits qu'un peintre essaie de faire
après la mort. Lorsque, même au témoignage d’un ami,
d’un frère, on ne saurait plus rien ajouter à la fidélité de
la ressemblance, ah ! si un fugitif rayon de vie éclairait
tout-à-coup ce visage inanimé et pâli, que de choses
le peintre voudrait changer à son ouvrage! Tant de
siècles ont fait d’une partie des poèmes d’Homère une
lettre-morte. Le rayon qui les anime d’une vie fugitive,
c’est le soleil de la Grèce. On peut donc commencer
en France, entre les quatre murailles et dans le demi-
jour du cabinet, cette traduction depuis si long-temps
attendue ; mais, pour qu'elle soit tout-à-fait fidèle , je
sens qu'au moment d’y mettre la dernière main, il
faudrait la revoir quelques instants en face du texte
éclairé par cette lumière.
(Iles Ioniennes, mai et juin 1857.)
FRAGMENT
D'UN
VOYAGE DANS LA HAUTE-ARMÉNIE ;
Par M. LOTHIN DE LAVAL,
Chargé d'une mission par le Gouvernement, pendant les années
1843, 1844, 1845, 1846 [*).
——— “cm5 QE © e———
Vers la fin d’août 1844, j'arrivai à Erzeroum, où se
trouvaient alors réunis les commissaires chargés de la
délimitation des frontières turco-persanes. Un homme
d’une grande finesse mêlée à la plus solide instruction
représentait la Russie : c’était M. le colonel Daïnèse,
d’origine grecque; Mirza-Teki-Khan (1), le type achevé
du faste oriental, défendait les intérêts très-menacés
de la Perse ; et l’Angleterre , toujours prévoyante,
avait envoyé là le lieutenant-colonel du Génie Wil-
liams, celui qui devait, onze ans plus tard , défendre
Kars avec tant d’héroïsme, sous le nom de Williams-
Pacha,
(*) L’auleur, membre correspondant de l’Académie, a lu ce
morceau dans la séance du 27 novembre 1857.
(4) Lors de l'avènement du roi actuel, Nassir-ed din Schah, et
après la fuite à Kerbèlah de Mirza-Aga-Si le Sadri-Azem , il le rem-
plaçca comme premier ministre, épousa la sœur de son jeune el ter-
rible maître et péril bientôt de la façon la plus funeste.
VOYAGE DANS LA HAUTE-APMÉNIE 317
Pour moi, c'était une circonstance heureuse , et je
pus former des relations qui devaient tourner au profit
de la science. Ayant besoin, pour mes études géogra-
phiques ultérieures, d’embrasser d’un coup-d’æil, pour
ainsi dire, le grand plateau de l'Arménie orientale , je
résolus de faire l'ascension du Palenteuken-dagh , pic
immense dominant , au Sud, la ville et la plaine
d’Erzeroum. Ce n’était ni facile ni commode ; mais l’un
des plénipotentiaires leva toutes les difficultés maté-
rielles, et poussa la courtoisie jusqu’à vouloir m’ac-
compagner. La saison était exceptionnelle ; il faisait
chaud , et l'hiver, d'ordinaire si précoce en ces con-
trées alpestres, semblait attardé dans des régions
moins clémentes ; l’air était sec, et l'atmosphère d’une
pureté comparable à celle de la Perse ; il fallait se
hâter. — Nous partimes donc, le lendemain matin.
avant le lever du soleil.
Noustraversâmes au galoplesquelqueslieuesde plaine
qui séparent Erzeroum des derniers contreforts du Pa-
lenteuken, et bientôt il fallut se contenter d’une allure
moins rapide. Après une ascension d’environ trois ou
quatre mille pieds, j aperçus, dans une profonde coupure
faisant face au Nord , une nappe de neige resplendis-
sante que sillonnait une source d’eau délicieuse, Des
flacons de nos vins les plus exquis tachetaient de noir
la pelouse neigeuse , et sur un petit plateau, à vingt
pas, s'élevait la tente de campagne du colonel, et plus
loir celle de ses gens occupés à préparer, sur ces som-
mités glacées de l'Arménie , ‘un festin que nos grands
centres de civilisation auraient pu envier.
Nos chevaux restèrent là aux mains des domestiques
318 FRAGMENT D'UN VOYAGE
persans; puis, sans perdre une minute, nous poursui-
vimes notre excursion qui fut des plus rudes. Le colo-
nel et nos autres amis marchèrent au Sud, pour incli-
per ensuite vers l'Est, malgré mes représentations :
c'était, disaient-ils, la ligne directe. Peu convaincu,
je me dirigeai seul en-dessous du cône par le Nord-
Est , franchissant des crêtes rocheuses et des déclivités
effrayantes sur les plans les plus grandioses, J'avais
bien compris la topographie de la montagne, car j’ar-
rivai sur le point culminant vingt minutes avant mes
compagnons ; mais, soit à cause de la raréfaction de
l'air , soit que je me fusse trop hâté, vaillantise inhé-
rente à la fougue des jeunes années, j’eus des éblouis-
sements, je tombai à vingt pas du pic, épuisé , avec
une prostration totale des forces et un crachement de
sang. Quand mes compagnons arrivèrent , le malaise
avait cédé en partie, et la magie du spectacle qui se
déroulait sous nos yeux l’eut bientôt effacé.
Un petit réduit de pierres sèches , établi selon toute
apparence par les pâtres turkomans, couronne le faîte
du Palenteuken, dont l’élévation est d'environ 11,000
pieds au-dessus du niveau de la mer Noire; de là,
sans nul doute , on jouit d’un des plus curieux et des
plus vastes panoramas du globe; j’ai visité, dans mes
nombreux voyages, une grande partie du monde-an-
cien , et jamais ensemble aussi imposant ne m’ap-
parut.
Sous nos pieds, l’importante ville d’Erzeroum sem-
blait une mince bourgade avec ses dômes écrasés et
ses minarets gris ; l'ombre de la montagne, bleuâtre ,
gigantesque, l’enveloppait au Septentrion, et se termi-
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 319
pait dans Ja plaine en une large et sombre traînée.
Les cent bourgs ou villages de cette riche plaine
s’émaillaient au soleil comme des points blancs, et le
Maï-Mansour, la plus faible branche de l’Euphrate,
la sillonnait comme un liseré d’argent jeté sur une
nappe d’or. La grande chaîne arménienne encadrait
ce tableau, massive, écrasée, mais éblouissante de
lumière , et au-delà les pics aigus du Lazistan aux
tons fins, violacés, la dominaient. Au fond, vers l'Ouest,
la plaine se terminait en ellipse vers les monts de
l’Arménie-Mineure et de la Cappadoce. Au Sud-Ouest,
dans une atmosphère lumineuse, le gigantesque
Taurus découpait majestueusement ses cimes dentelées
sur l’azur éclatant du ciel, masqué à sa base par les
masses noires, peu accessibles, du Kirman ou Petit-
Kurdistan. Sous mes pieds, des escarpements abruptes,
des ravins admirables, mouchetés de neige, de verdure
et de profonds abimes. Au Nord-Est, Hassan-Kaleh,
couronné par sa ruine démantelée , s’avançant comme
un blane promontoire dans le riant pays de Pasin
(l'antique Phasiane ), arrosé par le Petit-Phase et par
l’Araxe dont les mille sources { bin bounar ) descendent
de Bingueil à travers la haute chaîne du Kusch-dagbh (1)
laissant deviner derrière elle, dans une vapeur
bleuâtre , le grand cours d’eau du Mourad-tchaï, le
véritable Euphrate, qui va mêler ses eaux à l’Océan
Indien , tandis que son voisin court, en sens opposé,
(4) Il serait peut-être plus ratiannel d’écrire Kouch-dagh (la
montagne des oiseaux }, cette partie de la Haute-Arménie abondant
en oiseaux de proie, Je ne propose pas cette étymologie, je me borne
simplement à émettre une opinion qui m'a paru vraisemblable.
320 FRAGMENT D'UN VOYAGE
se précipiter dans la mer Caspienne (1). Au fond, les
dernières ramifications du Caucase méridional vers
(4) M. Hommaire de Hell, dans son récent Voyage en Turquie
et en Perse, t. II, p. 414 et 445, a fait une confusion regrettable
à l'endroit du Mourad-tchaï, qu'il a vu seulement à Pignan et dans
la contrée d’Eguin ; il veut faire du Mourad un affluent, et de la
branche Nord qu'il nomme Phrat , le véritable fleuve. Cette déter-
mination géographique appartient au général Juchereau de St.-Denis ;
c’est lui qui le premier a émis cetle idée fausse, en disant que
PEupkrate reçoit dans la plaine de Palou l’affluent qui vient du
mont Ararat et que l’on nomme Mourad-tchaï ( Hist, de l’'Emp.
ottoman ,t.I,p. 203). Les eaux de l’Ararat et de toute la contrée
de l’Ararat ont par l’Araxe et le Kour leur déversoir dans la mer
Caspienne; il est superflu de s'étendre sur ce sujet. M. Huot,
l'habile continuateur de Malte-Brun, a fait la même confusion à
propos du Frat qui, selon lui, se forme sous les murs d’Erzeroum.
L'infortuné voyageur a donc été trompé, et nous allons de visu
rétablir la vérité: la branche que M. Hommaire de Hell nomme à
tort Phrat, prend sa source à 9 ou 10 lieues au Nord d’Erzeroum à
Guzel-Kilissa (la belle église), et 30 minutes plus bas à Kara-djebel
(la montagne noire). J'ai étudié cette question sur lesslieux avec
trop de soin pour qu'il y ait désormais aucun doute. Il y a quatre
sources principales jaillissant à plus de 7,000 pieds au-dessus du
niveau de la mer Noire; l’eau en est glacée et délicieuse, Ces eaux,
grossies par d’autres rameaux, prennent dans la plaine d’Erzeroum
le nom de Maï-Mansour (l’eau ou la rivière de Mansour). Quant au
Mourad-tchaï, son point de départ est beaucoup plus éloigné'et son
cours plus long, malgré l’asserlion contraire de M. de Hell. Sa
première artère jaillit des monts Abus, vers Diadin, l’antique Dau-
dyana dans l’Est-Sud, et même plus haut, ét devient vite considérable
par l’adjonction du Tcharboor qui se joint à lui dans un défilé
précédant la vaste plaine de Mouch, et par le Kara-Sou (le Teleboës
de Xénophon, Anabase, lib. VI, cap. 1v) dont j'ai aussi visité la
magnifique source à l'extrémité de la Moxoène, à Tchoukour-bachi,
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE, 321
Kars et ie gouvernement d’Akaltzick; puis, en remon-
tant à l'Est , les pics de l'Alaguëz ( Géorgie russe), et,
dans la plus lointaine perspective , pour couronner ce
gigantesque tableau , les deux cimes neigeuses de
l’Ararat confondues dans les vapeurs légères et dia-
phanes du matin.
De prime abord, cela a l’air d’un rêve ; la magie de
ces noms, la plupart remontant aux origines de l’his-
toire sacrée et profane ; l’immensité de la scène, les
splendeurs de ces montagnes et de ces fleuves, tout
ce vaste ensemble peut provoquer le doute de ceux
qui n’ont pas vu; c’est la réalité cependant. On em-
brasse du regard , instantanément, l'extrémité de cette
ville Seldjoukide ruinée, au pied du mont Nimrod. C'esr Le ParaT
YÉRITABLE, qui n’a rien de commun avec l’Arsanias, c’est l’Euphrate
signalé par Corbulon dans la grande guerre des Parthes. On sait
que l’illustre général avait le gouvernement de la Syrie, et, dans son
expédition contre Artaxata, il dut passer et repasser dix fois le
Mourad-Tchaï, puisque sa route la plus directe, je dirai presque
son uniqueroute, était par la Moxoène , que continuait le district de
Caranitis , mentionné par Domilius Cornelius et par Pline ( Hist.
natur., liber V, cap. xx1v). Près de là sont, en effet, les sources-
mères du Phrat ou Mourad-Tchaï. Les Arméniens et les Kurdes de
Mouch-d’Arons , de Kenous-Kalch, d’Akvéran, où j'ai trouvé d’au-
tres sources, l’appellent indistinctement des deux noms : Phrat ou
Mourad, Tchaï. — Cette contrée étant à peine connue, j'ai dû insister
sur ces inexactiludes ; il y a bien d’autres rectifications à faire sur
les cartes, dans l'intérêt de la géographie. J'ai visité ces contrées
lointaines il y a quatorze ans, et des circonstances, tristes pour
moi, et bien indépendantes de ma volonté, ne m'ont point permis
de faire profiter la science de mes observations et de mes découvertes
dans un voyage de quatre années, bien autrement difficile à exécuter
alers qu'aujourd'hui, où les princes Kurdes sont soumis ou exilés.
21
322 FRAGMENT D'UN VOYAGE
froide et ambitieuse Russie qui va , qui va toujours
vers le soleil; puis, les confins de la Perse , le grand
plateau arménien, le gigantesque Taurus qui laisse
deviner la brûlante Syrie. Quatorze ans se sont écoulés
depuis qu’il m’a été permis d'admirer cette page su-
blime de la nature , et je la vois toujours sous toutes
ces faces resplendissantes , comme si je fusse encore
sur la cime du Palenteuken-dagh.
Revenu à Erzeroum, j’eus le loisir de parcourir et
d'étudier cette capitale moderne de l’Arménie (1). C’est
une grande et triste ville, bâtie en amphithéâtre sur un
mamelon dominant une plaine dont on ne peut se faire
une idée dans notre France. Elle a cent bourgs ou
villages, mais pas un arbre; les Russes du prince
Paskewitsch ont tout détruit.
La ville est sale, traversée par un torrent empoi-
sonné, qui sert en même temps de voirie et d’abat-
toirs. Les maisons ont un aspect misérable ; bâties en
pierres grises avec des poutres transversales , ou en
simple torchis, avec leurs rares fenêtres garnies de
papier huilé à cause de la cherté da verre, leurs ter-
rasses uniformes , leurs portes lourdes et massives, je
ne sache rien qui puisse donner une idée plus com-
plète de la tyrannie. — Parfois, au seuil de la porte,
on aperçoit une bande d’enfants avec leurs costumes
bizarres, tout maculés et déchirés, leurs longs cheveux
teints en rouge garance (2); et, à côté de cela, une
(4) J'ai adopté l'orthographe vulgaire, mais l’on devrait écrire :
Arz-Roum, qui signifie, en langue arménienne, forteresse des
Romains.
(2) Hommaire de Hell, ne se rendant pas compte de ce raffinement,
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 323
femme voilée, généralement vêtue d’habits sordides.
Le hasard iv’a fait pénétrer dans quelques-unes de ces
demeures ; si les salles du rez-de-chaussée, accessibles
à tout musulman brutal et indiscret, ont l'apparence de
la misère, en revanche, les appartements de l’étage su-
périeur , inviolable asile des femmes, vous font parfois
ressouvenir des descriptions des Mille-et-une-Nunts.
Ces femmes que j'avais vues la veille si déguenillées et
si sales, je les retrouvais , dans une chambre haute,
vêtues de brocart d’or de l'Inde, ou de soieries écla-
tantes de Brousse , d'Alep ou de Lyon , nonchalamment
couchées sur des divans d’'Emesse, la tête couverte de
sequins et de pierreries. Des plafonds en bois, peints
en rouge et en vert, couleurs sacrées des musulmans,
et par cela même interdites aux raïas, assombrissent
encore ces beaux appartements si peu éclairés ; mais
ils leur donnent un grand caractère, D’ailleurs, ils sont
surchargés d’arabesques sculptées avec une rare élé-
gance, et dorées, argentées et rechampies avec des tons
riches et même un peu violents; aussi l’effet aux lu-
mières ‘est-il très-beau. Une cheminée conique, un
vrai bijou de dentelle de pierre, de plâtre et d’or,
occupe invariablement le fond de la salle, Des encoi-
gnures ravissantes , aussi sculptées à jour, dissimulent
les angles disgracieux et perdus; là , ils sont utilisés et
reçoivent les vases aux formes capricieuses de l’ex-
trême Orient. Les lambris sont également sculptés,
dorés et rechampis de couleurs très-brillantes ; puis,
a témoigné sa surprise de trouver tant de cheveux rouges sur le
plateau arménien.
324 FRAGMENT D'UN VOYAGE
au commencement de chaque grande salle existe une
sorte de narthex , un compartiment soutenu par de
frêles colonnettes incrustées de nacre, d’ébène et
d'ivoire ; aux temps de la prospérité de l'Empire,
on l'ornait sans doute de portières , et les serviteurs
ou les esclaves attendaient silencieusement l'ordre du
maître , comme je l’ai vu encore dans quelques con-
trées plus reculées de l’Asie. Tel est l'aspect extérieur
et intérieur d’une grande maison arménienne , à Erze-
roum. L’apparence misérable de ces maisons fait la
sécurité de leurs propriétaires, qui possèdent souvent
de grandes richesses ; cela était surtout nécessaire
sous le règne des anciens sulthans ; aujourd’hui cette
dissimulation tend à disparaître ; j’ai vu cependant
qu’il fallait encore prendre des précautions, car la
soldatesque est terrible; durant les Conférences, deux
consuls et des dames furent insultés par des soldats,
un complot se trama pour égorger le pacha et douze
on quinze Européens résidant à Erzeroum ; mais Ismaïl
le sérasquier fit une justice si prompte, qu’il coupa le
mal dans son germe, et nous en fâmes quittes pour des
appréhensions
On a, ce nous semble, beaucoup exagéré la popu-
lation d’Erzeroum, évaluée de 70 à 100,000 âmes. En
18h44, je ne crois pas que le chiffre total dépassât
50,000. Les fortifications étaient à peu près nulles:
un mur dégradé, masqué, au Nord, pair le fau-
bourg servant de résidence à tous les consuls, n’arrê-
terait guère un ennemi audacieux. La citadelle, Ak-
Kaleb , si l’on peut donner ce nom à l’enceinte murée,
flanquée de bastions, située au centre de la ville , ren-
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 3259
‘ fermant elle-même une seconde ville, n’empêcherait
nullement l'assaillant de brûler les faubourgs et de se
loger dans la cité. Cependant il serait facile de la cou-
vrir et d’y organiser une défense désespérée, en con-
struisant quelques ouvrages avancés dans la plaine.
Erzeroum est un grand centre commercial ; c’est
par excellence une ville de caravanes. Servant de trail-
d’union entre Constantinople et la Perse, elle voit ar-
river dans ses entrepôts les produits du Kurdistan, de
la Perse-Occidentale , de la Géorgie , de la Mésopo-
tamie, de la Syrie, de l’Europe et même du Nouveau-
Monde. Les Russes, les Anglaiset les Persans. appréciant
sa haute importance, y sonttrès-habilement représentés
par des agents politiques et cn même temps agents
commerciaux. La France , depuis une quinzaine d’an-
nées , y entretient un consul; mais le commerce fran-
çais n’y est pas représenté, ce qui est fort préjudiciable
à notre pays.
Pour l’archéologue , Erzeroum est une ville presque
pulle. Sauf quelques blocs antiques de la forteresse où
j'ai vu les restes effacés d’une aigle impériale, rien ne
subsiste de l’Arze d’Anatolius, son fondateur. Sa grande
mosquée , aux cinq nefs dissemblables, est beaucoup
trop vantée. Il y a deux ravissants tombeaux près de la
porte du Kurdistan, qui appartiennent à la brillante
architecture des Seldjoukides ; leurs portes à arcs
trilobés, et leurs élégants toits coniques, sont constellés
d’arabesques. Non loin de l'antique église de St.-
Etienne, se dressent les ruines d’une mosquée, re-
montant à la grande époque architectonique des mu-
sulmans. Sur le minaret de briques, une inscription
326 FRAGMENT D'UN VOYAGE
d’émail bleu , en beaux caractères kufiques , s’enroule
autour du fût, et une autre couronne l’imposte du
monument. Voici la traduction de ces deux inscriptions.
que je crois inédites.
MINARET :
« Que les serviteurs de Dieu qui lisent ces lignes
apprennent que, pendant le khalifat du sulthan Melik-
Khan-Khalled-Allah (que son règne soit éternel!) , je
quittai la ville de Kharzem et me dirigeai vers le pays
de Roum. — Arrivé à Arz-Roum, je résolus de ny
fixer. Dans un moment fortuné, l’idée d’élever un
monument qui püt faire bénir ma mémoire par la
postérité, me vint à l'esprit — En conséquence, je
fis construire une mosquée et un médressé (école),
composé de plusieurs chambres, afin que les gens
studieux en fissent leur demeure; de plus, je voulus
que, si cet édifice venait à être détruit, on le réédifiât,
et que, pour subvenir aux frais, on prit le revenu des
sept boutiques qui en dépendent et celui des terrains
qui les environnent ; — enfin , qu’à l’avenir , il perçüût,
chaque année , le dixième des legs du sulthan Melik-
Khan. »
IMPOSTE :
« Je choisis pour muderris ( professeur ) du susdit
médressé, le savant et vertueux cheick Fekkan-ed-
Din. — Je lui abandonnai, en outre, trois villages
dont le revenu annuel était de trois mille cinq cents
agtchi. — Le cheick demanda au maître des mondes
qu’il étendiît sa miséricorde sur quiconque s’efforcerait
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 327
de conserver et d’embellir ce Khatounié, mais, au
contraire, qu’il fit périr tous ceux qui chercheraient
à le ruiner.
« Ce monument a été construit dans l’an trois cent
cinquante et un de l’Hégire. »
Le 20 septembre 1844 , je quittai Erzeroum pour me
diriger vers Kars; j'allai préalablement à la forteresse
chercher mon cuisinier, Mohammed , égyptien de Man-
fallout , gisant dans les cachots depuis vingt jours pour
avoir poignardé le domestique d’un consul de mes
amis ; pris au dépourvu, et, d’ailleurs , l'agression
étant venue du grec, force me fut bien de garder à
mon service cet homme, dangereux à certaines heures.
Je le trouvai dans une salle voûtée, parallèle à la
grande cour de service; une odeur infecte s’exhalait
de ce lieu sinistre, faisant ressouvenir de l’Enfer du
Dante ; mille cris horribles, s’échappant de cet antre
empoisonné, venaient se mêler au bruit strident du
fer ; des centaines de voleurs, d’assassins , de soldats
déserteurs et même de beys kurdes, hurlaient à qui
mieux mieux. Sur l’ordre du pacha, je pris mon homme
et m’enfuis épouvanté. Revenu au Consulat, comme
j'allais monter à cheval, le grec Théodoris, caché
derrière une porte, s’élança , le kandjar à la main,
sur mon domestique, et sans ma promptitude à le dé-
sarmer , il y aurait eu mort d'homme. Voilà un des
accidents journaliers de la molle vie asiatique.
Nous primes la route de’ l’Est, à travers la cam-
pagne nue et sombre : un soulèvement de la plaine
nous força de traverser une gorge favorable à une
328 FRAGMENT D'UN VOYAGE
embuscade et j armai prudemment mon fusil; la con-
trée devenait peu sûre, et, la nuit précédente, Kiamil-
Pacha, sérasquier d'Arménie, avait dû envoyer quatre
cents cavaliers, dans toutes les directions, à la poursuite
des kurdes qui avaient dévasté deux villages et assassiné
trois voyageurs. Ma caravane était peu imposante ;
j'étais accompagné par mon jeune ami , M. de G...,
notre fameux cuisinier, Mohammed, et un kurde, sou-
roudji de la poste. Après deux heures de grande
marche au milieu d’un pays désolé, nous fimes un in-
stant reposer nos chevaux au sommet d’une colline do-
minant une vaste contrée, enserrée entre deux chaînes
de montagnes , admirables de forme et d’une couleur
splendide; c’est le pays le plus accidenté du monde,
mais il n’y a pas un arbre pour reposer l’œil. Là , toute
culture se borne à l’orge et au blé qu’on moissonne
à la fin de septembre, et dont les maigres épis donnent
douze à seize grains. En revanche, il y a de beaux
et riches pâturages; çà et là, bien loin de la-route,
j'apercus queiques rares villages, d'apparence chétive,
adossés aux rochers et se confondant avec leurs masses
grises et rugueuses. La plupart des maisons sont à
moitié sous terre avec des toits blindés; il faut être
dessus pour les apercevoir. C’est une nécessité de ce
climat glacé, qui est souvent fatale aux voyageurs (1).
(1) Un médecin distingué, notre compatriote, M. Barbier, qui se
rendait en Perse, périt, celte même année, à peu de distance des
murs d’Erzeroum, dans une rafale de neige, malgré l’extrême solli-
citude du digne Kiamil-Pacha, qui fit tirer le canon jusqu’au soir,
toutes les cinq minutes, pour lui indiquer la direction de la ville d’où
il était parti; plus de quatre-vingts personnes périrent de la même
manière, aux environs d’Erzeroum, durant cet hiver.
à oh CE.
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 329
En face de moi, dans la chaîne des Moschiques , à peu
de distance , se trouvent les sources du Maï-Mansour ,
tributaires du golfe Persique ; et je viens de traverser
les modestes ruisseaux du Petit-Phase, un des affluents
de l’Araxe qui va, dans le sens inverse , porter ses eaux
dans la mer Caspienne, Là, nous rencontrâmes trois
beaux cavaliers kurdes armés jusqu'aux dents; mais
payant, sous ce rapport, rien à leur envier, ils nous
regardèrent passer d’un air farouche , nous prenant
sans doute pour des officiers supérieurs du Nizam,
dont nous portions le costume ; à neuf heures du soir,
nous arrivâmes à Hassan-Kaleh.
Hassan-Kaleh (le château de Hassan) est bâti au
Nord, sur le versant d’une colline dominant le cours du
Phasis Minor , qui baigne les murs de la ville , tandis
que l’Araxe coule au loin, vers le Sud, au pied de la
chaîne du Kush-dagh ; de riches moissons d’orge et
de blé sont l’apanage de cette vallée, mais vainement
on cherche un arbre pour arrêter la vue ; — des blés
jaunis, le sillon argenté du fleuve, et, à l'horizon , de
gigantesques montagnes bleuâtres avec des pics nei-
geux : tel est l'aspect de cette Phasiane, qui fut célèbre
sous la domination byzantine.
Le nom primitif d’Hassan-Kaleh était ésaina,
comme cet autre ville de la Mésopotamie, située entre
les monts Sindjar et le Chaboras (1). Elle l’échangea ,
plus tard . contre celui de Theodosiopolis, à cause de
Théodose-le-Grand , qui la rétablit, selon les uns, et,
selon d’autres, y construisit une forteresse. Il en fit la
(1) Aujourd’hui Raz-el-Aïn {la tête de la rivière).
330 FRAGMENT D'UN VOYAGE
capitale du Pont-Polémoniaque, après le partage de
l'Arménie avec les Sassanides, et ce royaume, ou
mieux, cette grande province, prit le nom d’Arménie
prenuère. C'était une position importante, protégeant
et dominant à la fois cette riche contrée , tout le cours
du Haut-Araxe et les vallées profondes d’Oltée et
de Tortoum , seules localités où, dans un rayon de
deux cents milles, on trouve des arbres fruitiers et
des forêts. Durant les nombreuses invasions qu’eut à.
supporter la Haute-Arménie, Théodosiopolis subit la loi
commune, et fut tour à tour l'apanage des Sassanides ,
des Pagratides, des Khalifes, des Seldjoukides, de
l’Empire Byzantin et des Persans, jusqu’à sa réunion
définitive avec l’Empire Ottoman. Les Seldjoukides de
la seconde époque y bâtirent l’importante forteresse (1)
ruinée par les Russes durant la guerre de 1828, et
qui, toute démantelée qu’elle est, semble encore
menaçante. Assise sur des rochers noirâtres, elle do-
mine la ville au Nord-Est, s’avançant dans la vallée
comme un promontoire. Au milieu de la cour prin-
cipale, j'ai trouvé une énorme masse granitique ,
taillée de forme bizarre, ayant à sa base un étroit ori-
fice. J’ignore à quel usage elle a pu servir.
Quant à la population moderne d’Hassan-Kaleh ,
évaluée à 25 ou 30,000 habitants par Malte-Brun,
c’est une exagération tout orientale, car elle ne
compte guère plus de trois cents maisons , et, sur les
(1) Ou plutôt ils la rebâtirent avec des débris anciens; car, sur
une des assises, on voit une courte inscriplion en caractères cunéi-
formes.
DANS LA HAUTI-ARMÉNIE. 331
lieux, et d’après des renseignements aussi précis que
possible, j'ai évalué la population à 4,000 âmes.
appartenant aux races turque, kurde et arménienne (1).
Hassan-Kaleh n’a pas de commerce , et tout y atteste
une extrême pauvreté ; ses maisons sont, pour la plu-
part , effondrées, et quelques échoppes portent le nom
pompeux de bazar ; il n’y a pas de khans, ce qui me
forca de prendre gîte dans un mauvais café turc,
ouvert à tous les vents. Des bains, son nom et sa for-
teresse représentent seuls son antiquité.
Sous le rapport de la numismatique , cette contrée
est excessivement pauvre en médailles romaines; à
de rares intervalles , on trouve des monnaies grecques,
des Sassanides , et des Seldjoukides en plus grand nom-
bre; mais, si l'ignorance et lapathie des Turcs
étaient moins grandes en ces matières, on peut pré-
sumer que des fouilles faciles, dirigées avec intelli-
gence, auraient d'excellents résultats.
Je continuai ma marche vers l'Est. Partout la même
nudité ; pas un arbre, ni un buisson, ni une fleur, ni
un brin d'herbe ! Tout y est silence et mort! C’est
d’une désolation effrayante ; — et pourtant là coulent
deux beaux fleuves, qui déverseraient l’abondance sur
cette contrée si la sécurité y régnait, et si désormais
elle était habitée par des races plus industrieuses.
À Kopri-Keui (2), village arménien dont le vaste
(4) Sous les murs de la forteresse, à l'Orient de la ville, on voit
deux tumuli de grandes dimensions : là reposent les soldats du maré-
chal Paskewitsch. En 1828, Hassan-Kaleh fut le théâtre d’une
bataille terrible,
(2) C’estune corruption du mot turc £eupru, keupri ou koupri,
392 FRAGMENT D'UN VOYAGE
cimetière , couvert de belles pierres tombales atteste
une assez haute antiquité, j'ai trouvé un monument
ruiné d'un très-bon style. L'intérieur a trois nefs sé-
parées par douze belles colonnes, en calcaire rou-
geâtre, soutenant de larges ogives. On voit à gauche
du narthex, ou porche intérieur , deux petites cham-
bres à voûtes sur pendentifs, dont les angles forment
des niches dentelées , à encorbellements arabo-persans
(M Karnass). Une croix arménienne décore la façade,
et six tourelles rondes flanquaient cet édifice; mais il
ne porte la trace d'aucune inscription. Je le crois du
IX°. au X°. siècle , et je pense qu’à son origine c'était
une église, transformée plus tard en khan, ou caravan-
sérail, IL est probable que cette transformation eut lieu
quand les bandes turcomanes, conduites par Togrul-
Beg, premier sultan seldjoukide, vinrent saccager
Arze et massacrer tous ses habitants.
A une heure de Kopri-Keui, à l'extrémité Nord-Est
de la vaste pleine , existe encore un pont , d’architec-
ture arméno-persane, jeté dans un lieu désert, à la
jonction du Petit-Phase et de l’Araxe. Sa structure est
du plus grand style, et ses sept arches hardies, à
larges ogives , sont ornées, ainsi que les contreforts,
d’arabesques d’une finesse et d’un caprice exquis. Une
inscription, en anciens caractères arméniens, indique
sans doute le nom de celui qui le fit édifier ; mais la
profondeur du fleuve ne me permit pas de la relever.
Tout porte à croire que Kopri, bâti sur une colline
qui signifie pont ; Kopri-Keuï, le village du pont. Les rapports
russes el les journaux ont singulièrement dénaturé tous ces noms
pendant la guerre de 1855,
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 539
dont le sol primitif semble accru d’une facon considé-
rable , avec sa belle et imposante ruine, sa vaste né-
cropole , sa jolie rivière qui va se mêler aux ondes du
Phasis Minor , la plaine fertile qu'il domine, et ce
beau pont pour communiquer avec la Péninsule formée
par les deux fleuves, tout porte à croire , dis-je , que
Kopri ne fut pas toujours un misérable village, et
qu’il subit la loi commune lors de la marche dévasta-
trice des premières tribus seldjoukides.
La dernière arche du Nord-Est a été déchirée par la
mine , et quelques troncs d’arbres , jetés sur de faibles
étais, ont rétabli la communication en déshonorant ce
chef-d'œuvre. Cette destruction, au moins inutile ,
paraît toute nouvelle , et nous croyons qu’on doit l’at-
tribuer aux pachas réunis à Hassan-Kaieh pendant la
guerre de 1828-1829 , lorsque le prince Paskewistch
s’avançait en vainqueur à travers l’Arménie.
J'ai suivi le cours de l’Araxe pendant une demi-
heure : il s’élance brusquement au Sud-Est et va ron-
ger des collines calcaires. Il n’en a pas toujours été
ainsi : à une époque diflicile à déterminer, il suivait
la pente Nord de la chaîne; et son large lit, surface
plate toute sablonneuse, est bien visible, ainsi que
ses traces sur les bancs de rochers qui bordent par-
fois la route. Ce changement est-il l’œuvre capricieuse
du fleuve, ou appartient-il aux hommeslors des grandes
opérations militaires qui ont si souvent désolé cette
terre antique ? Je l’ignore , et nulle apparence de
digue, aucun reste de muraïlles ne se trouvent, dans
la vallée, à la hauteur du lit abandonné. A peu de dis-
tance, sur la berge élevée du fleuve, apparaît une
grosse bourgade nommée Koraçan.
334 FRAGMENT D'UN VOYAGE
Le 22 septembre , après avoir payé d’avance mes
cinq chevaux de relais, selon la coutume prudente de
ce pays barbare , nous partimes par un temps froid,
mais superbe , suivant toujours la rive gauche de
l’Araxe; bientôt. nous tournâmes brusquement au
Nord-Nord-Est, et la route s’engagea dans des mon-
tagnes d’une hauteur el d’une aridité désespérantes.
Une nation plus prévoyante que la Turquie aurait
bâti là un fort, et sa grande vallée de l’Araxe eût été
facilement couverte. J’ai traversé le Tcherck , un des
affluents du grand fleuve , sur le bord duquel on aper-
çoit les ruines d’un village occupé par un campement
de Kurdes cultivateurs.
Dans une gorge de la haute chaîne que j’explorais
depuis cinq heures, j’ai trouvé une petite ville , Zivin,
dominée par de gigantesques rochers à pic, que cou-
ronpe , comme une aire d’aigle, un pittoresque et im-
posant château de l’époque des Seldjoukides. Quant à
Zivin , il est impossible d’imaginer rien de plus laid,
de plus gris et de plus sale : ce doit être le séjour de
la misère. L’Arménie est , par exceilence , une contrée
triste, sévère et inclémente; de là, sans doute, la
propension qu'ont ses enfants les plus intelligents à
émigrer.
Plus loin , dans cette même gorge, auprès d’un gros
village kurde, j'ai vu , dans la direction Est-Sud, au
sommet d’une montagne élevée, un cône considé-
rable de pierres amoncelées comme un de ces trophées
dont parle Xénophon. A quelque distance, au bord
d’une rivière sans nom, se trouve un reste de muraille
qui m’a aussi paru d’une très-haute antiquité ; sur
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 335
l'autre rive on voit des ruines éparses, mais sans au-
cun caractère ; et plus haut, à peu de distance de la
région neigeuse, un château arménien avec un village
abandonné.
Dans les montagnes , sur un plateau plus riant,
mais aussi dénudé, Yéni-Keui (le nouveau village)
atteste une culture plus avancée que tout ce que j'ai
vu depuis Erzeroum ; là, j'ai trouvé des moissons su-
perbes; les épis renfermaient de quarante à quarante-
six grains; je crois avoir trouvé le secret de cette
fertilité fabuleuse pour la région alpestre de l’Armé-
nie : d’abord le sol est neuf, puis il est mêlé de cal-
caire marneux, ce qui le rend plus friable, plus
léger, plus facile à s’échauffer , par conséquent plus
hâtif que le sol gras et lourd de la Phasiane , qui est
cependant bien moins élevée,
Au-delà de Yéni-Keuiï, toute végétation cesse; le
sentier s'engage dans de vastes steppes glacés, servant
de pacages à quelques maigres troupeaux. Une chose
qui wa beaucoup frappé , dans cette excursion , c’est
la grande quantité de vastes cimetières que l’on ren-
contre, sans voir les villes ou les villages qui les ont
si long-temps alimentés. Les générations ont passé ;
les demeures où elles vécurent se sont écroulées ; —
seul , le champ de la mort subsiste : — triste et dou-
loureux enseignement !
Au coucher du soleil, nous sommes parvenus à l’ex-
trémité du plateau de cette région neigeuse ; une
vallée profonde comme celle du Grindelwald, dans
l'Oberland , mais plus étroite, gisait sous nos pieds;
une petite ville, semblant un point blanchâtre , re-
336 FRAGMENT D'UN VOYAGE
posait au bord d’un torrent , dont l’écume nacrée se
dessinait sur le sombre feuillage d’une ligne dei beaux
arbres; un sentier à pic, longeant les escarpements de
la montagne , conduit du haut plateau à cette ville
appelée Baldès. Quarante artilleurs et cinquante zoua-
ves sufliraient là pour arrêter une armée russe.
Nous voilà presque sur l'extrême frontière : c’est
l’ancienne contrée des Taoches de Xénophon, et le
gouvernement d’Akaltzick n’est pas loin. Le pays est
dangereux ; l’on m’a reccmmandé d'aller dorénavant
avec une prudence extrême, et de ne pas voyager
après le coucher du soleil : cependant il fait nuit noire,
et Baldès est loin encore ; mais il y a des cas de
force majeure qu’on ne peut toujours prévoir. Nous
arrivâmes néanmoins sans encombre, et le mussaphir-
oda nous fut ouvert.
Les contrées orientales ont, en général, une cer-
taine sollicitude pour ceux que la religion, le com-
merce ou la fantaisie poussent à chercher des aven-
tures lointaines ; l’Arabie, ou plutôt quelques parties de
l'Arabie, la Syrie , l’'Anatolie et les villes ont leurs.
khans; la Perse a ses caravansérails ; sur le plateau
arménien et même dans le Kurdistan, chaque bourg
ou village a son mussaphir-oda (1). C’est généralement
upe petite maison n'ayant qu’une seule pièce, avec une
estrade en terre ou en bois, sur laquelle chacun étend
son tapis ; il est de ces maisons avec cheminée, il en est
qui en manquent ; dans la partie inférieure sont les
chevaux, afin que les voyageurs puissent mieux veiller
(4) Littéralement : chambre du voyageur ou de l'hôte.
+
#
v
Æ
À Fe.
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 337
à leur sûreté , ce qui est précieux dans un pays où le
bien d’aatrui est fort convoité. Au point de vue de la
liberté, rien n’est plus commode. Fe mussaphir-oda est
toujours dans l'apanage du chiaya du village , espèce
d’adjoint au maire ( aga ). On fait appeler cet homme
qui, moyennant un bakchich (étrenne), vous fait déli-
vrer, à prix débattu, les provisions nécessaires pour vous
et pour vos montures; j'ai vu de ces oda qui étaient
des fontations pieuses ; le plus grand nombre sont la
propriété des villages. Gertes , il y a loin de là à nos
hôtels, à nos auberges d'Europe ; mais en Orient, où
tout est précaire, on s’estime fort heureux de trouver
de pareils giles ; sans cela, il faudrait, à cause des
mœurs musulmanes , coucher le plus souvent dans la
boue ou dans la neige , accident qui m'est arrivé bien
des fois quand je voyageais sans tente,
Si le mussaphir-oda est une bonne fortune pour
l'Européen aventureux, il n’est pas moins cher aux
indigènes ; c’est un terrain neutre où chacun est ad-
mis : tous les soirs il était encombré de gens inté-
ressés à venir me souhaiter la bienvenue. Ayant quel-
ques notions de médecine, science indispensable à
tout voyageur sérieux, ne fût-ce que pour lui-même,
possédant en outre une pharmacie convenablement
pourvue, j'étais, bien malgré moi, trausformé en
savant docteur (hékim-iachi }, ct j'ai la conscience
de n'avoir pas tu@plus de gens que la plupart de mes
savants confrères. Il est vrai de dire que le cercle des
maladies étaifort restreint ; cela variait entre Ja
fièvre, les refroidissements, les ophthalmies et les bles-
sures; les coups de sabre et de lance surtout abon-
22
>. c
338 FRAGMENT D'UN VOYAGE
daient dans ces contrées où tout homme est armé et
plus ou moins voleur. J’opérai une belle cure à Bal-
dès, un peu sans m’en douter, et l’honnête bandit
qui me la devait vint quelque temps après me remer-
cier à Kars et me demander de l'argent pour regagner
son pays. En Turquie , un médecin européen doit être
humain et riche,
Au lever du soleil, je parcourus Baldès , situé au
bord d’un ravin très-pittoresque ; un vieux donjon dé-
mantelé des premiers temps de l'Empire Ottoman, bâti
sur des ruines byzantines , domine le torrent rapide,
et une ancienne mosquée , d'un joli style, surmonte
trois cents maisons de terre et de pierre d’assez pauvre
aspect. La chambre du mussaphir est ornée d’une
charmante porte byzantine , qui semble en ce lieu un
véritable hors-d’œuvre. J’ai tout lieu de croire que
Baldès est une station de la fin du Haut-Empire. Les
femmes sont très-farouches, très-laides , très-sales, et
ne sont guère moins voilées que dans les pays plus favo-
risés. Dans le voisinage de la ville existent de riches
winerais de fer, qui ailleurs seraient une source de ri-
chesses ; mais là tout est infécond,
Je remontai le torrent de Baldès, et gravis de hautes
montagnes couvertes de sapins et de bouleaux. Un des
pitons est parsemé d’énormes blocs de jais; la forêt
de sapins est gaspillée , incendiée. Dans cette partie
de l’Empire Otloman, la terre semble appartenir à
tous : chacun dilapide à son gré, et ce pauvre Empire
s’en va, lambeau par lambeau. Les troncs des sapins
sont expédiés à Kars par un aflluent de lArpa-
Tchaï (l’ancien Harpasus ). Au bas du défilé, dont je
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 339
ve pus savoir le nom (1), une vaste contrée s’offrit à
nos regards : le sol arable était noir, profond, d’une
fertilité prodigieuse, et l’on apercevait quelques rares
villages et de beaux pâturages. Après une marche de
six heures, je trouvai, sur le revers d’une petite colline
adossée à l’une des ramifications du Tichmé-dagh , un
pan de muraille antique d’un bel appareil avec plu-
sieurs voies pavées de larges dalles, une grande quan-
tité de pierres, et, dans plusieurs directions, des fonde-
ments de constructions épaisses, liées par un mortier
d’une dureté excessive ; évidemment il a existé là une
ville, et ces restes, qui n’ont jamais été signalés, sont
par les 40° 20/ 4/ latitude N.-E. , et 41° 10’ longitude
Nord.
A une heure de là se trouve le village de Kurdi-
Keuï ; en le quittant, j’apercus dans l'Est la cime
neigeuse et arrondie du mont Ararat dont nous appro-
chions d’une manière sensible. La culture de la plaine
est bonne, mais jamais un arbre! Près d’Ardjivali,
dans le Sud-Est, existe un beau monument arménien
d’un grand caractère , quelque monastère sans doute ;
j'arrivaienfin sur les bords du Kars-Tchaï; nous chemi-
nions au petit trot de nos chevaux épuisés, par un
clair de lune splendide , quand , au sortir d’un pli de
terrain, un Kurde, armé jusqu'aux dents, selon la
coutume de ce peuple féroce , se précipite vers moi
+
(1) Tout porte à croire que c’est le Soghanly-dagh des rapports
russes.
3h40 FRAGMENT D'UN VOYAGE EN HAUTE-ARMÉNIE.
en me demandant impérieusement du pain; c'était le
temps du Ramatan, et le pauvre diable dut se ré-
signer à cheminer jusqu’au premier village, car nous-
mêmes étions à jeun depuis Baldès. La soirée était
fort avancée quand nous arrivâmes à Kars.....…
LA
MÉNIPPÉE LATINE :
Par M. de GOURNAY,
Membre correspondant.
La Ménippée latine, suivant le témoignage de
Cicéron , était un poème élégant et varié de presque
toute mesure de vers (1). Elle accusait des nombres
innombrables, à l'exemple des comédies de Plaute.
Varron avait quatre-vingts ans (2), lorsqu'il composa
cet ouvrage étendu, curieux et piquant, qui était une
sorte de satire générale, une revue critique des
hommes et des choses, un vaste recueil de pièces
diverses, mêlé de prose et de vers. Là s’embrassaient
amicalement le grec et Ie latin, le génie de la philo-
sophie et l'esprit du monde; là perçaient les traits
originaux , et abondaient les moralités jointes à des
railleries inoffensives. « J'ai la fantaisie, disait le
« savant écrivain, de faire des épigrammes, et,
comme je ne rappelle aucun nom, je mettrai tout
ensemble ce qui me viendra à l'esprit. »
(1) Queæst, academ., lib. I.
(2) En l’année 716 de la fondation de Rome. Varron était né
4’an de Rome 636, et mourut l’an 726, à l’âge de 90 ans.
342 LA MÉNIPPÉE LATINE.
Libet me epigrammata facere, et quoniam nomina
non memini , quod insolum muhri venerit, ponam.
Cette immense satire, composée de plus de cent
pièces différentes, obtint le suffrage de Cicéron, de
P. Nigidius Figulus, et d’autres savants contemporains
et postérieurs. Cicéron en a cité divers passages,
comme l’ont fait ensuite Aulu-Gelle, Nonius , Lactance,
Servius, Macrobe , Acron, Porphyrien, Priscien et
saint Augustin lui-même. Ce qui étonne le plus , à la
lecture des titres de quelques-unes de ces pièces, c’est
le grand nombre de connaissances que l’exécution de
la Ménippée exigeait (1).
Mais, par malheur, il n’en survit que des lambeaux
épars et qui en donnent une idée très-incomplète.
Toutefois, on peut en conclure qu’elle n’eut pas le
caractère d’un pamphlet ni d’un libelle, et c’est en
(1) Parmi les titres de pièces , il en est qui annoncent le juris-
consulte, à savoir, La loi Menia et le Testament; d’autres, le
médecin ou physiologiste, comme {es Aliments et la Pédopée ;
d’autres, le théologien, comme la Fin du Monde, les Choses divines ,
etc. ; d’autres, l’antiquaire, comme les Médailles et les Antiquités ;
d’autres, le mythologue, comme Méléagre, les Euménides , etc. ;
d’autres , le physicien, comme le Tonnerre; d’autres, l’érudit,
comme les fêtes appelées Vinalia et Quinquatriæ ; d’autres, l’ancien
soldat et marin, comme le Combat dans l'ombre, l'Amour de la
victoire ; d’autres, le philosophe, comme les Mystères, le Tombeau
de Ménippe, Connaïs-toi toi-méme ; d’autres, le littérateur et le
critique, comme les Vieillards deux fois enfants ; les Mulets s’en-
tregraltant ; Tu ne sais pas ce que le soir te réserve; Il fuit bien
loin celui qui nous fuit ; le Cygne brûlant sur le bûcher ; Gardez-
vous du Chien, elc.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 343
cela qu’elle diffère essentiellement de la Ménippée
française (1).
Ces deux pièces de longue haleine naquirent, lune
et l’autre, à des heures de trouble et d’orage, mais
elles n’eurent que cela de triste et de semblable.
« Nous. sommes maintenant , disait Varron, en pleine
« révolution, La torche d'incendie est allumée. »
Nunc sumus in rutuba. Adest fax involuta incendi.
Après la bataille de Philippes et l’anéantissement
du parti républicain, le second triumvirat était à peine
maître de Rome, que la discorde s'élevait entre les
triumvirs. La guerre allait éclater entre Octavien et
Marc-Antoine , quand Varron composait sa célèbre
satire.
Plus tard , la Ménippée française vit aussi le jour au
milieu de grandes dissensions, celles de la Ligue ;
mais elle fut plus spécialement un ouvrage politique,
lorsque son aînée avait été plutôt une production litté-
raire : le même esprit n’inspira point ces deux com-
positions mémorables.
Du reste, Varron eût-il, dans son poème, pris part
au grand drame historique de son temps, qu’il serait
inutile d’interroger ce document, mutilé au point
d’être méconnaissable. On ne peut qu’en regretter la
perte , car il y avait là une veine railleuse et un sens
droit qui devancaient les qualités éminentes de la cri-
tique d’Horace , peut-être avec plus d'indépendance
et de liberté.
(4) Etude sur la Ménippée française, publiée-par moi dans le
journal de Caen, L'Ordre et la Liberté, en l’année 1851.
3hl LA MÉNIPPÉE LATINE.
L'auteur vénérable que le temps semblait avoir ou-
blié, était l’antiquaire, la tête encyclopédique de
Fépoque (1). « Nous étions , avant vos écrits, lui
« écrivait un jour Cicéron, comme des voyageurs
« égarés et presque des étrangers dans notre propre
«a ville, etc. (2). »
Grâce à de patientes dispositions à l’étude et malgré
ses occupations agronomiques , Marcus Terentius
Varro , né à Rome, d’une ancienne et opulente famille
de chevaliers, cultivait tous les arts el toutes les
sciences. Il lui eût été pourtant difficile, au milieu de
tant de travaux, d’avoir un mouvement de curiosité
journalière , un coup-‘’œil incessamment scrutateur ,
pour pénétrer dans les secrets de l’âme et les dévoiler
sur la scène. Aussi, quoiqu'il eût beaucoup d’esprit,
joint à un prodigieux savoir , il ne paraît pas qu'il se
fût essayé pour le théâtre. Aucune biographie ne le
fait supposer, et l’on ne peut tirer cetle conséquence
du quatrain suivant qui lui est attribué :
Vosque in theatro , qui voluptatem auribus
Huc aucupatum concurristis domo ,
Adeste, et a me que feram ignoscite (noscite) ,
Domum ut feratis e theatro litteras,
« Vous qui, ailant de vos maisons au théâtre, cou-
« rez à la chasse des voluptés de l'oreille, venez et
« apprenez ce que je me propose de vous raconter,
(1) Quintil., Institut. orat., lib. X et XII. —Plutarch., ir Romulo,
= Lactant., Instit., lib. I.
(2) Quaæst. acad,, Üb. I.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 345
« afin de remporter de la scène chez vous quelque
« instruction littéraire. »
Malgré cette réclame, Varron n’attirait vraisembla-
blement que de rares lecteurs à sa grande satire , qui
contenait plusieurs comédies en germe. Sa morale
- élait pure et belle; c’était la fleur de la philosophie
athénienne , c'était la vérité qu’il représentait la tête
blanche, cana (1), afin d’inspirer plus de respect pour
elle ; mais son langage était trop plein de distinction,
pour captiver le commun des hommes. Le menu peuple
qui courait aux spectacles du Cirque, laissait vide la
scène muette de Varron, et répondait probablement à
son appel par cette phrase d’une des pièces satiriques :
Erras, Marce, accusare nos : ruminaris antiquitates.
« Tu te trompes, Marcus, en nous censurant ; {u rêves
« tes antiquailles. »
Quoi qu’il en soit, Varron eut le mérite de natura-
liser dans le monde lettré de Rome une imitation de la
satire de Ménippe , philosophe cynique auquel l’inven-
tion en est due. Les connaisseurs durent sourire à ce
tableau , d’un dessin si exact et d’un coloris si frais.
L'âge , en effet , n’avait point amorti la verve ni terni
le style du littérateur qui disait: « Forge ta vie à
« coups de lecture et d'écriture. » Legendo et scri-
bendo vitam procudito.
Ses voyages comme marin, son expérience et ses
longues études , en avaient fait un vieillard intéressant
Ü
(4) Ecce de improviso ad nos accedit cana veritas, atticæ phi-
losophiæ alumna.
346 LA MÉNIPPÉE LATINE.
et aimable, qui enseignait aussi bien le savoir-vivre
que l’agriculture et la langue latine. La Ménippée nous
l'offre , en effet, comme un lettré de bon ton et d’un
goût épuré en toute chose, aussi curieux de la forme
que du fond.
I.
A la lecture d’un passage de cette satire, rapporté
par Aulu-Gelle, et ayant pour titre : Vous ne savez pas
ce que le soir vous garde, on a l’idée de la belle hu-
meur et des bonnes manières de l’auteur ; on prévoit
que la lecture de ses écrits ne sera pas sans agrément.
C’est la lecture d’un repas charmant , du nombre des
convives, et de la manière dont tout doit se passer à
table et des choses qu’on y doit servir.
« Le nombre des conviés, dit Varron, doit au
« moins égaler celui des Grâces et ne point excéder
« celui des Muses (1). »
Quatre choses ensuite sont indispensables à l’agré-
ment du repas: des convives de bonne humeur , un
local choisi, une heure convenable , un service soigné.
Des discoureurs sans fin et des rêveurs taciturnes y
seraient également déplacés. Il faut laisser l’éloquence
et les discussions au barreau, comme les rêveries au
cabinet. La salle ne doit retentir que de propos riants
et gracieux , que d’entretiens amusants qui mêlent
(4) Il y avait trois lits autour de la table des Romains, ce qui
faisait donner le nom de triclinium à la salle à manger. Sur chaque
lit se posaient trois convives.
à
LA MÉNIPPÉE LATINE. 347
l’agréable à l’utile. Pour cela, il faut s’entretenir fami-
lièrement des choses qui ont rapport au commerce
ordinaire de la vie, et dont on ne peut s’occuper ni
au barreau , ni dans le cours des affaires.
Là, Varron devient tout-à-fait maître en savoir-
vivre , et descend jusqu’à l’ordonnance du service de
table. Il ne tient pas précisément à ce que les mets
soient exquis; mais il préfère ceux qui flattent le
goût sans nuire à la santé. Il compose enfin le dessert,
et parmi les fruits , il choisit, comme les plus hygié-
niques, ceux dont la saveur naturelle n’a point été
corrompue par quelque condiment étranger.
Ainsi, voilà le plus docte des Romains, surpris en
pleine gastronomie, traitant de l’art de diner, ce qui
n’est pas chose indifférente, même pour les savants.
Dans une autre pièce, intitulée : L’eau a la glace,
il indique la vertu des vins noir , blanc et jaune ou
ambré. « Le premier, dit-il, est fortifiant , le second
« diurétique, le troisième digestif. Le nouveau ra-
« fraîchit, l’ancien échauffe, l’intermédiaire est bon
« pour un repas de dogues. »
Dans la partie où il traite des repas, il Gécrit tous
les raffinements du luxe et de la délicatesse, tous les
mets rares et exquis que Ja gourmandise recherchait
sur terre et sur mer (1).
(1) Les gastronomes du temps estimaient le paon de Samos, le
faisan de Phrygie, la grue de l’île de Mélos, le chevreau d’Am-
bracie, le thon de Chalcédoine, la murène de Tartèse, la morue de
Pessinunte, l’huître de Tarente, le pétoncle de Chio, l’esturgeon de
Rhodes, le poisson de Cilicie, la noix grecque, le fruit des palmiers
d'Egypte, et l’aveline d’Ibérie.
348 LA MÉNIPPÉE LATINE.
Voyez aussi le fragment d’une de ses compositions,
ayant pour titre : Des aliments ; il s'y plaint de la perte
de temps causée par la gourmandise :
« Si vous aviez donné, dit-il, à l’étude de la philo-
« sophie la douzième partie du temps que vous avez
« employé à vous former un boulanger, vous seriez
« depuis long-temps un excellent homme de bien. Ceux
« qui seront instruits des talents de celui-là en offriront
« cent mille as (1,750 fr. }, et ceux qui vous connais-
« sent ne donneront pas de vous cent as (1 fr. 75). »
Dans le Tombeau de Ménippe, il se fâche davantage
en disant: « Tu ne vois pas, à la nuit close, les caba-
« rets que le peuple, dans ses promenades, engraisse
« comme des sillons de terre. — Si Numa Pombpilius
« apprenait cette conduite , il ne reconnaîtrait aucune
« trace de ses institutions. »
Non vides in publica nocte tabernas quas populus am-
bulando perinde ut in arato porcas reddit. — Haæc Numa
Pompilius fieri si viderit, sciet suorum institutorum nec
volant nec vestigium apparere.
Enfin, dans un autre fragment , il quitte le ton
piaisant et s’emporte comme le fit Juvénal long-temps
après lui: « Maintenant, dit-il, quel enfant de dix
« ans, non-seulement ne congédie son père, mais
« ne le tue par le poison ? » Nunc quis patrem decem
annorum nalus non modo aufert, sed tollit, nisi veneno?
Aigsi, lorque la satire franche et libre n’était plus
admise au théâtre , elle se faisait lire au foyer domes-
tique , et remplissait agréablement , non moins qu'uti-
lement, les heures de loisir; car on pouvait s’en
amuser comme d’une comédie et, de plus, en profiter
comme d’une bonne leçon de morale.
LA MÉNIPPÉE LATINE, 349
IT.
En effet, la philosophie mise au jour dans la Mé-
nippée était puisée aux meilleures sources de la Grèce.
L'ancien marin, le vainqueur des pirates, honoré
d’une couronne rostrale et justement estimé de Pompée
pour être monté le premier à l’abordage, suivait la
doctrine de Platon. Il était le favori de la Fortune,
mais il n’en était point l’esclave. Son épigramme sur
l’avare est une des meilleures qui aient été composées
sur ce sujet:
« Bref, quel sens a l’avare ? — Il amasse un trésor.
a — Mais, si du monde entier tu le supposes maître ,
« Aiguillonné du mal qui tourmente son être,
« Il ira se voler pour amasser encor. »
- . - Déniqueravarus
Quid sanus ? cui si stat terra et traditur orbis,
Furando tamen et morbo stimulatus eodem,
Ex sese aliquid quærat cogatque peculi.
Juvénal a imité cette jolie épigramme, sans en
égaler la finesse et sans en saisir le trait qui est dans
les mots furando et quærat peculi. Un avare qui finit
par se voler, parce qu’il croit amasser et faire du
profit , présente à l’esprit une idée neuve et originale,
en supposant qu'aucun poète grec ne l'ait trouvée au-
paravant. L'imitation suivante de Juvénal, est le cuivre
à côté de l’or :
Crescit amor nummi quantum îpsa pecunia crescit ,
Et minus hanc optet qui non habet.
350 LA MÉNIPPÉE LATINE.
« Des écus croît l'amour autant qu’en croît le nombre ,
« Et tel qui n’en a pas en soubaite le moins. »
C’est là le fond de la pensée de Varron, mais sans
ornement, sans éclat; c’est la fleur blême auprès de
la rose vermeille.
L'auteur , quoique riche , réduisait aussi les richesses
à leur valeur. Il ne se faisait aucune illusion là-dessus,
car il disait :
« Ni les trésors, ni l’or que la Fortune verse,
« Ne brisent les liens des folles passions ;
e « Les palais de Crassus, les montagnes de Perse,
« N'ôtent point les soucis, les superstitions. »
Non fit thesauris, non auro pectu’ solutum ;
Non demunt animis curas ac relligiones
Persarum montes , non atria diviti Crassi (A).
Varron faisait ainsi la part des grands biens que le
vulgaire admire, et après lesquels l'humanité court à
toute vitesse. Plein de droiture et de sagesse , il s’ex-
primait aussi justement sur la vertu :
« Dieu fit de la vertu le fonds propre aux humains,
« Et le reste en commun fut placé par ses mains. »
Nam virtutem propriam mortalibus fecit ;
Cœtera promiscuc voluit communia habere.
Ces idées nettes et vraies ne s’accordaient pas avec
la brigue des ambitieux du temps. C’est pourquoi,
dans sa composition Sur la vie du peuple romain , il
ajoutait :
(4) Horace semble avoir puisé dans ces vers l’idée de son ode à
Grosphus.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 351
« Le désir des honneurs qui dévore la plupart des
« Romains est si grand, qu’ils souhaiteraient même la
« chute du ciel, pour peu qu'ils obtinssent une
« charge. »
Tanta porro invasit cupiditas honorum plerisque, ut
vel cœlum ruere, dummodo magistratum adipiscantur ,
exoptent.
Toutefois cette haine vigoureuse du vice se main-
tenait dans les généralités et n’offensait personne. Elle
portait haut la voix , et je ne sais trop pourquoi saint
Augustin remarque que Cicéron loue Varron « comme
« un homme d’un esprit pénétrant et d’un savoir pro-
« fond, mais non comme un homme fort disert et fort
« éloquent. »
Cet argument négatif n’a guère de force par lui-
même, et d’ailleurs ne peut combattre l’évidence con-
traire, en certains cas.
Varron avait aussi composé un morceau Sur le devoir
du mari.
Dans les temps chevaleresques, il eût été le brave
champion des femmes opprimées. Voici, du reste, un
assez curieux fragment de ses principes à cet endroit :
« Corrige ou souffre au moins les défauts de ta femme,
« Car en les corrigeant meilleure tu la fais ;
« Ou bien en supportant les taches de son âme,
« Tu te rends plus aimable et meilleur que tu n'es. »
Vitium uxoris tollendum , aut ferendum :
Qui tollit vitium , uxorem commodiorem præstat :
Qui fert , sése meliorem facit,
Ainsi , la femme, communément maltraitée dans la
992 LA MÉNIPPÉE LATINE.
comédie latine, trouvait un défenseur dans ce vieil
écrivain dont le style était aussi noble que l'avait été
son épée. Vivant en bonne intelligence avec Fundania,
son épouse , il faisait dire à je ne sais quel personnage
introduit dans la pièce du Sesqu Ulysses :
a Est-il rien au monde qu’un homme doive envi-
« sager d’un meilleur œil que sa belle moitié! »
Quid enim est quod homo masculus lubentius videre
debeat quam bella uxorem !
Cette exclamation faisait honneur au paganisme ,
qui ne se montrait pas toujours orné de cette fleur de
foi conjugale.
La justice n’était pas moins bien appréciée et décrite
par Varron:
« La loi sans haine étreint l'honneur qu’elle soupçonne,
« Et jamais par amour au crime ne pardonne. »
Lex neque innocenti propter simultatem obstringillat ,
Neque nocenti propter amicitiam ignoscit,
Voilà une sentence dont la vérité n’a point vieilli, et
qu’on pourrait faire graver en lettres d’or au fron-
tispice de tous les palais-de-justice.
L'auteur de maximes si pures et si justes ne prenait
pas toujours l'air grave et le ton magistral. Il lui arri-
vait de dérider le front, et de s’amuser de temps en
temps. Par exemple, il frondait ainsi le charlatanisme
des sophistes :
« Un malade ne rêve une grosse sollise,
« Que quelque philosophe à son tour ne la dise, »
Postremo nemo ægrotus quidquam somniat
Tam infandum, quod non aliquis dicat philosophus.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 353
L'esprit du vieillard tournait volontiers à lépi-
gramme ; mais les flèches de son carquois ne faisaient
aucune plaie au cœur , elles piquaient et aiguillonnaient
seulement lesprit. Les citations suivantes confirment
mon assertion :
« Coquille semble perle à l’œil de l’ignorant. »
Imperito nonnunquam concha videtur margaritu,
La Fontaine a dit, dans le même sens :
De telles gens il est beaucoup,
Qui prendraient Vaugirard pour Rome,
Et qui, caquetant au plus dru,
Parlent de tout et n’ont rien vu.
Après l'ignorance, Varron se moque de la fatuité :
« Nous sommes à nos yeux beaux, plaisants, pleins d’attraits,
« Quand nous sommes du bouc de ressemblants portraits, »
Omnes videmur nobis esse belli, festivi, saperdæ,
Quum simus #4 PO.
Notre grand fabuliste à dit de l’homme aveugle sur
son compte, autant au moral qu’au physique :
Lynx envers nos pareils et taupes envers nous, -
Nous nous pardonnons tout et rien aux autres hommes.
Puis il nous reproche le même aveuglement au sujet
du corps :
e + + +. .! La commune loi
Qui veut qu’on trouve son semblable
Beau, bien fait el sur tous aimable.
23
354 LA MÉNIPPÉE LATINE.
La maxime suivante rappelle encore la belle fable
intitulée : Démocrite et Les Abdéritains :
« La jaunisse fail voir jaunes tous les visages ;
« C’est ainsi que le fou voit des fous dans ies sages, »
Nam ut arquatis et veternosis, quæ lutea non sunt
Æque ut lutea videntur, sic insanis sani et furiosis
Videntur esse insani.
On se rappelle, à cette occasion, les beaux vers de
La Fontaine sur le vulgaire et sur l’insensé :
Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui,
Varron paraît avoir eu (le la répugnance pour une
locomotion rapide; il ne se doutait pas des prodiges
futurs de la vapeur. Voici ce qu'il dit de la course
ordinaire des chevaux :
« Le char qui vous transporte au pas accéléré,
a Vaut-il mieux que cet autre au train doux, modéré? »
An qui gradu tolutili, te melius, quam tute molliter
Vectus, cite relinquat ?
Le même écrivain était riche; mais il savait que le
basard préside à l’origine de beaucoup de richesses.
« Tel à faire une fosse est à peine occupé,
« Que d’un coffre plein d’or son regard est frappé. »
Qui dum administrant in scrobe fodiendo, inveniunt arcam.
La Fontaine a dit de la Fortune :
Ne cherchez point cette déesse,
Elle vous cherchera : son sexe en use ainsi,
LA MÉNIPPÉE LATINE, 21395)
Son sere en use ainsi ! voilà un trait de malice qu’on
ne trouve point dans Varron, qui peut-être avait trop
de courtoisie pour attribuer aux dames romaines l’es-
prit de contradiction que, dans la Femme noyée, La
Fontaine moins galant a supposé aux françaises.
J'ignore ce que Varron pensait de l’esclavage , mais
sa droiture me fait présumer qu’il blâmait cette dé-
gradation d’une partie de l’espèce humaine. Du reste,
il fait dire à une esclave ces mots qui en demande-
raient d’autres, pour compléter le sens de la phrase :
« Filer la laine, avoir à la fois l’œil au guet,
« De crainte que ne brûle un potage qu'on fait. »
Simul manibus trahere lanam, necnon simul oculis
Observare ollam pultis, ne aduratur.
Cette plainte d’une femme appartenant à la condition
servile ou bien mariée à quelque tyran domestique,
semble sous-entendre ces mots : « notre ennemi , c’est
notre maître. »
Les mauvais poètes pullulaient à l’époque de la
Ménippée. Varron se moque de l’un d’entre eux en
employant un nom supposé, suivant sa méthode :
a Quand Claudius sans art fait tant de comédies,
« Moi, je ne polirais aucun petil écrit ! »
Quum Claudius tot comædias sine ulla
Fecerit musa, ego nullum libellum edolem !
Un brocard semblable avait été lancé par Ennius
contre les métromanes de son temps.
En résumé , ce qui précède prouve que Varron ne
fut pas un moraliste chagrin. Sa philosophie fut, au
356 LA MÉNIPPÉE LATINE.
contraire , souriante et légèrement ironique, comme
celle de Socrate.
II.
L'auteur de la Ménippée ne fut pas seulement un
homme sociable et un bon philosophe; il fut encore un
écrivain pur et élégant. On peut lui reprocher certaines
tournures trop scientifiques, des archaïsmes, des titres
et des mots grecs employés avec quelque prétention;
mais, en revanche, on peut le féliciter de sa latinité
correcte et choisie, et de quelques belles formes de
style. Parle-t-il du trésor des espérances où l’homme
peut puiser, il dit avec quelque malice :
Quibus suam delectet ipse amicam , et sese speribus lactet suis (4).
« Qu'il s’allaite lui-même des espérances dont il
« veut nourrir Sa bien-aimée. »
Allaier d’espérances, c’est là une locution neuve et
fraîche. L’ablatif pluriel de spes n’est pas moins digne
de remarque, à un autre point de vue (2).
Le goût trouve encore un choix de mots délicats
dans le fragment du Prométhee :
« Chrysosandalus appelle sa petite amie un bloc de
« lait, une cire de Tarente recueillie de toute espèce
« de fleurs par les abeilles de Milet, sans os ni nerfs,
(1) Dans la pièce de L’Ane a la lyre.
(2) On voit spes sollicitæ dans l’Hercules Furens de Sénèque. On
trouve aussi spes au pluriel dans Salluste, Tite-Live, Plaute, Ho-
race, etc., mais seulement au nominatif, à l’accusatif et au vocatif.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 357
« sans peau ni poil , nette, pure, grande, brillante,
« fraîche, jolie. »
Chrysosandalos vocat sibi amiculam de lacte, et ceram
Tarentinam , quam apes Milesiæ coegerint, ex omnibus
floribus libantes, sine osse et nervis, sine pelle, sine
pilis, puram, putam, proceram , candidam , teneram,
formosam.
Ce portrait a je ne sais quoi de jeune et de frais.
Dans un fragment de la Fin du monde, on remarque
également ces locutions gracieuses :
« Donnez l’essor à la belle humeur, pendant que le
« vent de son souffle calme vous porte vers la douce
« patrie. »
Detis habenas animæ leni, dum ventus vos flamine sudo
Suavem ad patriam perducat.
Enfin, dans Parmenon , il disait :
Pectore tristes
Dimittis curas cantu castaque poesi.
Ces mots casta poesi venaient à propos sous la plume
d’un écrivain qui montrait la poésie chaste et pure,
comme elle le fut jadis pour l’honneur de ses premiers
jours. Le chant et la poésie sont indiqués comme la
panacée de l’âme en souffrance. Mais comment chanter
et versifier, quand l'esprit a perdu toute sa liberté,
quand le chagrin lui a coupé les ailes et que les soucis
pèsent sur lui de tout leur poids? Le poète n’a entendu
vraisemblablement parler que des soins ordinaires de
la vie.
Du reste , la forme de cette poésie et de cette prose
358 LA MÉNIPPÉE LATINE.
réfute l’opinion de La Harpe sur le style de l’auteur
de la Ménippée :
« C'était, dit-il, un homme d’une érudition im-
« mense, mais dont on a loué le jugement et les
« connaissances beaucoup plus que le style et le
« talent (1). »
Avant de juger un écrivain célèbre, il paraît con-
venable de le lire tout entier, et de ne prononcer sur
le degré de son mérite qu’en parfaite connaissance de
cause.
IV.
Il me reste à dire un mot de Varron comme érudit
ou philologue dans les fragments de sa grande satire,
dont tous les passages n'étaient pas faciles à com-
prendre. Un jour, Aulu-Gelle demandait à un soi-
disant docteur, qu’il lui expliquât le sens d’une partie
obscure de la Ménippée ; mais le pauvre homme, à la
vue d’un cercle qui s'était formé dans la boutique du
libraire où la scène se passait, ne pouvant donner
l'explication désirée, se leva et sortit brusquement en
disant: « Ce que vous demandez là n’est pas peu de
« chose, et je n’enseigne pas cela gratis. » C’était une
facon d’avouer son insuflisance.
Le temps et l’altération qui en est la suite, ont
augmenté les difficultés d'interprétation, et certains
fragments réclament la glose et le commentaire. La
collection de Robert Estienne est très-faulive, et,
(4) Cours de littérature , t. IV, p. 401.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 359
malgré le texte meilleur de Nonius, qui a colligé le
plus grand nombre des fragments de la Ménippée, on
désirerait encore quelquefois que la lumière se fit.
Varron, contemporain de Cicéron et vivant à une
époque où le latin était formé, avait pourtant con-
servé l’idée de retour à la vieille langue qu’on ne
parlait plus. Il se sentait des velléités d’antiquaire, et
se plaisait à suivre les traces du docte Ennius. Toutefois,
il se faisait remarquer par la pureté et l’élégance de
son style, et de plus il était clair quand il le voulait.
Mais son langage eût-il été le plus transparent du
monde, que les années l’eussent obscurci en le corrom-
pant. Je n’ose donc trop accuser l’inadvertance d’un
aussi savant homme, quand je mets en regard ses
deux pièces des Mystères et du Testament. Voici le
passage de la première :
« Nous naissons plus difficilement que nous ne
«“ mourons : un couple d’humains façonne à peine un
« enfant en dix mois; au contraire, une épidémie,
« une bataille fait des monceaux Ge morts en un
4 instant. »
Nascimur enim spissius quam emorimur : vix duo
homines decem mensibus edolatum unum reddunt puerum ;
contra, una pestilentia , hostica acies puncto temporis
immanes acervos facil.
Voici le passage de la pièce du Testament :
« Si un ou plusieurs enfants w’arrivent au dixième
« mois, ce sont des ânes à la lyre (1), je les déshé-
« rite, »
+
(4) Anes à La lyre, c’est-à-dire êtres indifférents dont on ne s’in-
quiète pas et qu'on dédaigne.
360 LA MÉNIPPÉE LATINE.
Si quis mihr filius unus aut plures in decem mensibus
gignuntur, à si erunt ôvor \üpaç, exhæredes sunto.
Cependant Varron avait assuré, dans son livre des
Choses divines, qu’un enfant pouvait demeurer onze
mois dans le sein de sa mère, Il ajoutait même que,
aux yeux des anciens Romains, les accouchements qui
arrivaient au neuvième ou au dixième mois, mais non
pas au-delà, étaient regardés comme très-naturels.
Pourquoi donc voulait-il déshériter l'enfant qui naïîtrait
au dixième mois? Il est difficile de concilier ces diffé-
rents textes qui, s'ils n’ont pas été défigurés par le
temps , mettent l’auteur en contradiction flagrante.
Quoi qu’il en soit, la Ménippée latine laisse des
fragments dignes de respect et d’éloge. Pour en faire
l'étude , j'ai cherché à y mettre un peu d’ordre en
les rassemblant avec soin. Je n’ai pu reconstituer
l’œuvre entière avec aussi peu d'éléments, ni tout
expliquer avec des textes parfois inconciliables. Tou-
tefois, j’en ai dit assez, ce me semble, pour que l’on
ait un aperçu de ce grand travail et qu’on mesure
l'étendue de la perte. Puis, en explorant attentivement
les débris d’un monument unique en son genre, j'ai
ressenti quelque plaisir à consacrer cet essai à un des
écrivains de l'antiquité les plus remarquables par
l'esprit, la science et la vertu.
cs
4:
LES
SALONS DE PARIS
AU XVIII. SIÈCLE
Par M. HIPPEAU,
Membre de l’Académie,
Rien ne serait plus intéressant, rien ne serait plus
utile , qu’une bonne histoire des salons de Paris au
XVIII. siècle. C’est là qu’il faut aller chercher, pour
le connaître à fond , le caractère de l'esprit français
sous un de ses aspects les plus aimables; c’est là
qu'ont été jetées et discutées toutes les questions d’art,
de philosophie et de politique, qui devaient, bientôt
après , faire invasion dans les journaux et dans les
livres ; c’est là que le génie national, dans toute sa
finesse et sa gaîté, dans tout l’éclat de sa critique
pénétrante , mais généreuse, malgré sa légèreté appa-
rente, a recu sa plus complète expression.
L'art de causer est un talent tout français. Chez les
autres nations on se réunit, on disserte, on discute,
on pérore; en France seulement on cause.
Réunir dans un salon une société spirituelle et polie,
des femmes joignant à l’éclat de la beauté, de la
jeunesse ou du rang, cet invincible attrait qu'y
ajoute le prestige d’une raison cultivée ; des hommes
362 LES SALONS DE PARIS
portant sur le front la marque du talent, et quelquefois
l’auréole du génie ; mettre aux prises tous ces nobles
esprits disciplinés par la grâce, excités par le besoin
de plaire, et se donnant mutuellement le spectacle
des luttes pacifiques de l'intelligence excitée par
l’opposition ou animée par la sympathie, c’est remplir
une noble tâche, et la science qu’elle suppose semble
appartenir en propre aux femmes françaises,
C’est un hommage que leur ont rendu, sans hésiter,
les étrangers qu’attirèrent en France, au XVIF°. et au
XVIITI'. siècles , le désir de voir de près une nation sur
laquelle le génie de sesécrivains répandait un si viféclat.
Ils considérèrent alors comme le plus doux souvenir
qu’ils pussent en rapporter, le bonheur d’avoir été
admis dans des cercles ouverts à tout ce qui excite
l'admiration ou commande le respect. Alors aussi,
quelque chose eût manqué à l’éducation de la jeu-
nesse européenne, si elle ne fût pas venue recevoir,
dans les salons français, quelque chose de cette
exquise politesse et de cette distinction suprême que
leur fréquentation seule pouvait communiquer.
Long-temps avant que MM“. de Lambert , de
Tencin , du Deffand , Geoffrin et Necker eussent fait de
leurs salons le rendez-vous de toutes les célébrités de
la France, et de Paris la capitale de l’Europe, l’art de
tenir un salon et le talent de causer avaient été con-
sidérés comme un privilége tout français. Le carac-
tère de sociabilité qui distingue les habitants de la
France, leur amabilité, leur goût prononcé pour les
jouissances intellectuelles, avaient fondé la légitime
influence qu'y exercent les femmes.
AU XVIII. SIÈCLE. 363
Quand, sous le sceptre glorieux et paternel de
Henri IV, la France pacifiée s’occupa de réparer les
désastres causés par les guerres civiles et religieuses ;
quand , en vertu de cette puissance de vitalité qui l’a
fait si souvent sortir plus brillante que jamais de
l’abime où on la croyait engloutie, elle put se relever
et se remettre en marche, ce fut dans le salon formé
par une femme, aussi distinguée par le cœur que par
l'esprit, M. de Rambouillet, que se manifestèrent
les premiers symptômes ‘le l’adoucissement des mœurs
et du retour à la politesse et à la concorde sociale.
Aux gens de lettres appartient l'honneur de cette
transformation éclatante.
Les grands seigneurs appelèrent chez eux les gens
de lettres ; en leur donnant la distinction , ils reçurent
d’eux le goût des nobles plaisirs de l’esprit. Dans la
première phase de ce mutuel échange, au début de
ce développement intellectuel, dû à la conversation
des salons, l'excès et l’abus ne manquèrent pas de
précéder l’usage modéré et discret. L'esprit fut plus
que jamais en honneur; mais, comme toutes les puis-
sances que l’on flatte , il s’élança au-delà des bornes
que lui prescrivaient la raison et le bon goût.
Dans les cercles où brillèrent, auprès de la marquise
de Rambouillet et de la belle Julie d’Angennes, sa fille,
les Montbazon , les Chevreuse , les Sablé, les Longue-
ville , et d’autres femmes célèbres par le charme de
leur esprit, célèbres aussi par leurs tendres faiblesses,
un sujet mis à la mode par les tendances générales de
la société polie, à cette époque, devint le thème obligé
de tous les entretiens.
364 LES SALONS DE PAkIS
Toute la subtilité de l'esprit , toute la puissance de
l'imagination, tous les efforts même du génie furent
employés à reproduire sous mille formes les nuances
les plus variées du sentiment.
L'amour désintéressé et pur, les charmes'de la
sympathie , les communications mystiques des âmes,
les généreux dévouemerts, les nobles héroïsmes ,
revinrent sans cesse dans les conversations de ce
monde d'élite, où brillèrent les Balzac, les Sarrasin,
les Voiture, et que M'. de Scudéry à reproduites dans
ses romans, admirable miroir cù, sous un voile à demi-
transparent, la société fut heureuse de se reconnaître.
Dans cette première période qui embrasse le règne
de Louis XIIT et la régence d'Anne d’Autriche, le cœur
fut encore plus grand que l'esprit. Il y eut de nobles
actions et des entretiens frivoles, et chez le plus
illustre poète de l’époque, des fadeurs et des subtilités
du plus mauvais goût, à côté des traits sublimes
d’héroïsme et de grandeur morale qu'aucun de ses
successeurs n’a pu atteindre.
Avec Louis XJV et sous l'influence d’un gouverne-
ment régulier et fort, auquel président l'élévation et
le bon sens, la société présente le spectacle de l’ordre
dans la grandeur, et les œuvres de l'esprit réalisent le
merveilleux accord de la justesse dans la perfection
et du bon goût dans la hardiesse. L'esprit des salons
participe à cette heureuse métamorphose , et le style
précieux , xidiculisé par Molière , ne se maintient plus
que dans quelques cercles bourgeois et dans quelques
réunions du grand monde dont le goût est en retard.
C’est un moment admirable dans lhistoire de nos
AU XVIII. SIÈCLE. 365
salons, que celui où l'esprit français atteint cette
précision charmante, cet élégant abandon, cette
simplicité gracieuse et ce savant atticisme que leur
communique l'influence de M, de Sévigné, de M.
de La Fayette et de M"°, de Maintenon.
Les défauts si sévèrement reprochés à la société,
faconnée par l'hôtel de Rambouillet, n’avaient point
disparu complètement , malgré le progrès accompli
dans les hautes régions sociales. La Bruyère qui, comme
tous les moralistes, se plaît à présenter de préférence
le côté grossissant du miroir aux travers et aux vices,
ne se montre pas plus indulgent pour les conversations
de son temps que pour les petitesses ridicules ou les
bassesses révoltantes, que son œil perçant découvre
sous le brillant vernis d’une civilisation perfectionnée,
ou sous le voile hypocrite de vertus mensongères.
Son chapitre De la conversation peint avec des cou-
leurs bien vives les ridicules de certains causeurs de
salon, ennuyeux à force d’esprit, vains, légers, familiers,
délibérés, qui sunt toujours dans une compagnie ceux
qui parlent et qu’il faut que les autres écoutent ; et
ces gens maladroits pour lesquels parler et offenser
est précisément la même chose; et ces pesants érudits
qui ne parlent jamais de la France ou de Versailles,
mais se plaisent à vous entretenir de la Tour de Babel
ou des hauts faits des peuples les plus oubliés. Il donne
sur cet art de parler , dout les abus le choquent, les
préceptes les plus sages. Il ne voudrait pas que l’on
parlât pour parler, comme on ne le fait que trop
souvent , et il a raison : « Un homme habile, dit-il,
doit savoir se taire juste au moment oüil diroit quelque
366 LES SALONS DE PARIS
chose de trop. Mais, pour réussir à captiver l’attention
d’un cercle composé de femmes d’esprit et d'hommes
de goût, c’est-à-dire pour badiner avec grâce et ren-
contrer heureusement sur les plus futiles sujets, il
faut beaucoup de politesse et de fécondité. C’est créer
que de railler ainsi, c’est faire quelque chose de rien. »
Il existait encore, au temps de La Bruyère , dessalons
où , comme dans ceux des hôtels de Richelieu, d’Albret
et de Brancas, se conservaient les traditions de ce
langage affecté, et prétentieux, dont se moquait, ainsi
que lui, M. de Caylus, l’aimable héritière de ce style
gracieux dans sa précision, qui distinguait son illustre
tante. *
Ce n’est pas que M"*. de Maintenon fût demeurée
toujours étrangère au genre esprit qui avait fleuri
à l'hôtel de Rambouillet.
Louis XIV, effrayé de la réputation que s’y était
faite la femme qu’une tendre sympathie devait plus
tard élever jusqu’à lui, n’avait-il pas d’abord éprouvé
pour elle une sorte de répulsion ?
« Je n'aime pas votre bel-esprit, disait-il quelquefois
à M, de Montespan. » Il ne l’aima que trop, lors-
qu’il l’eut connue , malheureusement pour cette altière
Vasthi, que Racine a eu le triste courage d’irsulter
après sa disgrâce, et qui possédait, dans toute sa justesse
élégante, ce que l’on a appelé l’esprit des Mortemart.
Quels étaient les caractères de cette langue que par-
lèrent les salons, où Louis XIV, secondé par quelques
femmes d'élite, réussit à substituer ce qu’il appelait
le bon esprit au bel espru? C'était cette absence de
toute recherche, de toute recette d’art, de toute
AU XVIII‘. SIÈCLE. 367
emphase , de toute prétention; c’étaient cette pro-
priété dans les termes, cette simplicité, cette netteté, et
en même temps cette aisance et cette familiarité qui ne
sont rien autre chose que la langue française elle-même
arrivée à son plus haut degré de perfection. Ge beau
style, si savant et si naturel à la fois, La Bruyère le
cherchait en vain dansles entretiens de quelques salons
de son temps, où dominait le langage affecté et pré-
tentieux que recherchaient encore certains beaux-
esprits, à la tête desquels il trouvait Fontenelle.
C'est Fontenelle en effet qui, « après avoir relevé
sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts,
.débite gravement des pensées quintessenciées et des
raisonnements sophistiques. Fade discoureur , il n’a
pas mis plus tôt le pied dans une assemblée, qu'il
cherche quelques femmes auprès de qui il puisse
s’insinuer, se parer de son bel-esprit ou de sa philo-
sophie , et mettre en œuvre ses belles conceptions. »
Le futur auteur des Entretiens sur la pluralté des
mondes composait alors ses Lettres galantes, triste
échantillon des frivolités qui charmaient ses auditeurs :
« Ne sauriez-vous , » écrivait-il, à Me, V....., au
sujet d’un cheveu blanc qui avait eu l’audace de se
montrer sur sa Lêle, « ne sauriez-vous avoir un peu de
passion sans blanchir aussitôt? L'amour est fait pour
mettre un nouveau brillant dans vos yeux, pour
peindre vos joues d’un nouvel incarnat, mais non pas
pour répandre des neiges sur votre tête. Son devoir
est de vous embellir. Ce seroit grand'pitié qu’il vous
vieillit, lui qui rajeunit tout le monde.
« Arrachez de votre tête ce cheveu blanc et, en
368 LES SALONS DE PARIS
même temps, arrachez la racine qui est dans votre
cœur, »
Mais l’homme d’un esprit si distingué, le discoureur
universel qui a vécu cent ans, n’a pas toujours été ce
sieur de Fontenelle , dont Racine s'était moqué avant
La Bruyère, Il a eu le singulier privilége d’assister ,
après avoir été le témoin et l’un des auteurs de la
décadence du grand siècle, à la transformation de
l'esprit français, se portant avec une impétuosité, dont
le préserva sa prudence, sur tous les sujets livrés,
après une longue contrainte, à toutes les témérités du
libre examen. F
Jamais, sans doute, il ne se dépouillera entièrement
de cette préoccupation du bien-dire, qui l’avait en-
traîné si loin du naturel. Mais, lorsqu’après le progrès
incontestable de son savoir et de son goût, il sera
appelé aux fonctions importantes de secrétaire de
l’Académie des Sciences, il pourra faire servir à popu-
lariser les grandes découvertes du génie humain, ce
bel esprit de salon auquel il conquerra alors une
influence utile et sensée, prélude de celle que les
savants les plus illustres n’ont pas depuis dédaigné
d'exercer,
Comme intermédiaire entre la réserve des cercles
du XVII. siècle et la liberté croissante de ceux du
XVIII. , le salon ouvert, en 1710, par la marquise de
Lambert, appelle d’abord lattention.
Les qualités qui recommandent les ouvrages d’édu-
cation que nous a laissés M", de Lambert, c’est-à-
dire une grande élévation morale, une rare délicatesse
d’esprit, une tendance un peu exagérée vers les
AU XVIII®. SIÈCLE. 369
recherches du langage et des jeux brillants de l'esprit,
la dirigèrent dans le choix qu’elle fit des hommes
célèbres, dont sa maison devint le rendez-vous , pen-
Gant vingt-trois ans. L’asile ouvert par cette femme
estimable à la conversation, au badinage ingénieux et
aux graves discussions , au milieu du débordement de
la Régence, lui ont mérité la reconnaissance des
hommes de lettres. Autour de Fontenelle, président
naturel de ce cercle délicat et poli, s’étaient groupés :
La Motte, Mairan, d’Argenson, l’abbé de Choisy,
Sacy et le président Hénault. Si l’on en croit ce
dernier, il y avait chez M”, de Lambert, indépendam-
ment de ces soirées littéraires, des soupers offerts
surtout aux gens du monde , et dans lesquels « elle
prêchait la belle galanterie à des personnes qui
allaient un peu au-delà. » Le président , si indiscret,
en sa qualité d’ami intime, s’accuse d’avoir été des
deux ateliers; comme les hôtes de la marquise, il
dogmatisait le matin et il chantait le soir.
Déjà les salons entraient en possession du privilége
qu’ils ont souvent eu depuis, de dispenser la gloire
littéraire et même les distinctions académiques. C’est
par le salon de M”°. de Lambert que dut passer plus
d’un académicien de ce temps-là.
Fontenelle vante la maison de la marquise de Lam-
bert comme la seule qui se fût préservée de la maladie
épidémique du jeu. On aimait à s’y trouver, dit-il,
pour se parler raisonnablement et même avec esprit,
selon l’occasion. Aussi, ceux qui avaient leurs raisons
pour trouver mauvais qu’il y eût de la conversation
quelque part, lançaient-ils, quand ils le pouvaient,
24
370 LES SALONS DE PARIS
quelques traits malins contre sa maison. « Elle était
un peu trop sensible aux critiques dont ses écrits ou
son salon étaient l’objet. Un de ses meilleurs amis,
M. de La Rivière, gendre de Bussy-Rabutin, la con-
damoait sur ce point avec un rigorisme que ne désarma
pas toujours sa bonté affectueuse et indulgente (4).
En pénétrant, à la suite d’une autre femme de
l'esprit le plus judicieux , d’un écrivain plein de sel,
de finesse et d'agrément, Mie, de Launay, devenue plus
tard M, de Staal, chez la duchesse du Maine et dans
sa petite cour de Sceaux, nous nous trouvons en a,
sence d’un monde plus agité , plus bruyant, mais proz
fessant encore hautement le culte des arts et des lettres.
Pendant les dernières années de Louis XIV, le duc
et la duchesse du Maine avaient voulu que le château
de Sceaux rivalisât avec ceux de Chantillys de Marly
et de Versailles ; et ils ne se distinguèrent d’abord que
par leur goût pour la dissipation et le plaisir, pour
les folles joies et les fêtes splendides. C’est à cette
époque qu’eurent lieu ces nuits blanches de Sceaux.
qui contrastaient d’une manière si fâcheuse avec les
calamités de la France. Mais après la disgrâce qui
frappa la fille du grand Condé, complice, ainsi que son
mari, de la conspiration de Cellamare , les hôtes de
Sceaux furent conviés à prendre part avec eux à une
vie moins folle et moins désordonnée.
Une société aimable s’y réunit et la duchesse put
(1) La petite-fille de M°, de Lambert, Thérèse-Eulalie Beaupoil
de Saint-Aulaire, épousa Anne-Pierre, marquis de Beuvron et
h:, duc d'Harcourr.
AU XVIII. SIÈCLE. BYE
lui transmettre les traditions de ce langage précis,
brillant , net et juste, que lui avait légué le monde
dans lequel elle avait été élevée. Les révélations de
M, de Staal et les récits du président Hénault per-
mettent de se faire une idéee exacte de ces réunions
où furent appelées tour à tour les célébrités contempo-
raines.
Le Président ne connut la duchesse du Maine et la
société que dans cette seconde période. Il s’y trouva
avec M°, de Charost, depuis duchesse de Luynes, le
cardinal de Polignac, le marquis de Saint-Aulaire,
M, Dreuillet, l’académicien Malézieu, l’homme im-
portant de cette petite cour, le factotum de la du-
chesse. Il y passa près de vingt ans, pendant lesquels
il éprouva, dit-il, des hauts et des bas, des contradic-
tions et des contraintes; et il espère que Dieu lui par-
donnera les fadeurs prodiguées par lui aux maîtres de
la maison, dans de très-médiocres poésies, Ce n’est pas
sans plaisir cependant qu’il se rappelle les promenades
sur l’eau et les réveillons, d’où sortaient les spirituel-
les chansons Ge M". Dreuillet (1), de M. de Saint-
Aulaire et de M”°. du Maine. M. le duc de Polignac
était, selon lui, le plus beau parleur de son temps. Il
devait être fort agréable , en effet, lorsqu'il n’insistait
pas trop pour lire des fragments de son Anti-Lucrèce.
M, du Maine racontait avec une gaîté infinie, mais
M. le Duc effaçait tous les autres par son extrême
vaiveté. La veille de Noël , on se rassemblait , sur les
huit heures, dans les salons de Sceaux. La symphonie
(1) À 70 ans, elle en composait encore de charmantes.
12 LES SALONS DE PARIS
commençait par jouer une suite d’airs de Noëls, et puis
chacun des invités devait chanter des couplets com-
posés soit sur les événements du jour , soit à propos
des plaisanteries faites dans la société (1).
Voltaire , qui trouva un asile dans le château de
Sceaux, en 1746, y demeura caché pendant quelque
temps, dans un appartement écarté et dont les volets
restaient fermés tout le jour. Il y composa Zadig,
qu’il lisait à la princesse pendant la nuit. Nous l'y
trouverons encore, en 1750 , remplissant le rôle de
Cicéron, dans le quatrième acte de sa Rome sauvée.
Le Kaïin, présenté par lui à la duchesse, fit alors ses
premières armes sur le théâtre de Sceaux, dans le
rôle de Lentulus-Sura , et le célèbre acteur qui nous a
conservé le souvenir de cette soirée, assure qu’il était
impossible de rien entendre de plus vrai et de plus
pathétique que M. de Voltaire dans ce rôle pour le-
quel il avait, comme on le sait, une prédilection
marquée. Voltaire écrivait de Berlin, en 1752, en par-
lant de la duchesse, alors âgée de 76 ans: « C’est une
âme prédestinée : elle aimera la comédie jusqu’au
(1) En voici un, composé sur l'air : Quoi ! ma voisine, es-tu
f'âchée? par M. le duc du Maine :
Ceite chanson sera mauvaise,
Voici pourquoi :
C’est que, Messieurs, ne vous déplaise,
Elle est de moi,
En vain j'ai voulu vous déduire
Mon embarras,
On s’est contenté de me dire :
Tu chanteras!
AU XVII‘. SIÈCLE. 373
dernier moment; et quand elle sera malade, je vous
conseille de lui faire administrer quelque belle pièce
au lieu de l’extrême-onction : on meurt comme on a
vécu. »
Ce goût prononcé pour les plaisirs dans lesquels lin-
telligence avait la meilleure part, et faisait dire à la
princesse qu’elle voulait que la joie eût de l'esprit, s’al-
liait en elle à l'amour du mouvement et du bruit, au
besoin d'échapper à l’ennui dont sont atteints ceux qui
ne savent pas vivre seuls. Les hôtes aimables de la du-
chesse du Maine n'étaient, il faut l'avouer , les bien-
venus chez elle qu’autant qu'ils contribuaient à em-
bellir et à égayer sa vie. « Son commerce, a dit M°".
de Staal, est un esclavage; sa tyrannie est à dé-
couvert. Elle dit ingénûment qu’elle a le malheur de
ne pouvoir se passer des personnes dont elle ne se
soucie point (1). On la voit apprendre avec indifférence
la mort de ceux qui lui faisaient verser des larmes lors-
qu’ils se trouvaient un quart d'heure trop tard à une
partie de jeu ou de promenade. » « Dans un souper
qu’elle donnait à l’Arsenal, dit encore le président
Hénault, elle proposa à M”*. Dreuillet de chanter,
ce qui était l’ordinaire. Mais, ce soir-là, comme elle
pe se portait pas bien, la princesse la fit chanter dès
le potage. Je représentai à M°. du Maine que,
(1) Mme, d'Estaing avait manqué de venir. Elle se désespérait,
elle pleurait, elle était hors d'elle, — Mais, mon Dieu, lui dit
Mme. de Charost, je ne croyais pas que V. A. se souciât Lant de
Mme, d'Estaing. — Moi? Point du tout; mais je serais bien heureuse
si je pouvais me passer des choses dont je ne me soucie pas.
(Mém. du président Hénault. )
374 LES SALONS DE PARIS
devant rester quatre ou cinq heures à table, M”.
Dreuillet ne pourrait pas aller jusqu’au bout. —« Vous
avez raison , Président , répondit-elle , mais ne voyez-
vous pas qu’il n’y a pas de temps à perdre, et que
cette femme peut mourir au rôti! » Le Président dut
se rendre à une aussi belle raison, et put se faire
une idée du genre d’intérêt que prenaient les princes
aux gens de lettres qu’ils daignaient admettre dans
leur intimité.
Une femme bien supérieure à la duchesse du Maine,
la marquise du Deffand , après avoir été un des hôtes
les plus assidus de cette cour de Sceaux, réunit elle-
même plus tard une cour non moins brillante et plus
complète encore. Mais avant de parler de ce cercle
célèbre et de cette femme d’un esprit si distingué et si
fin , il faudra s'arrêter quelques instants dans le salon
où Me, de Tencin, la sœur du cardinal de ce nom, et
non moins ambitieuse que son frère, reçut avec un
grand nombre d’hommes distingués , l’éternel Fonte-
nelle, Montesquieu, Marivaux, Pont de Veyle, Mairan
et Helvétius, tout jeune encore. Marmontel, admis
pendant quelque temps dans cette réunion, nous fera
connaître et la maîtresse du logis et le monde qui se
rassemblait chez etle.
Suard , d’accord avec Marmontel , vante la subtilité
de son esprit et la force de son caractère. Enveloppée
dans son extérieur de bonhommie et de simplicité,
elle avait plutôt l’air de la ménagère que de la
maîtresse de la maison. Jamais on n’eut plus de justesse
dans le coup-d’æil avec plus de simplicité dans le ton,
ni plus d'adresse dans la conduite avec des manières
bé
AU XVIII®. SIÈCLE. 375
plus naturelles. M, de Tencin, très-babile politique,
ne chercha pas uniquement , il faut bien le dire, dans
la composition de son salon, les plaisirs de la conver-
sation.
Elle conseillait à M°, Geoffrin, destinée à lui suc-
céder plus tard (et elle s'était probablement donné
auparavant ce conseil à elle-même), de ne rebuter
jamais aucun homme : « Quand même, disait-elle,
neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine
pour vous, le dixième peut vous devenir un ami
utile. » Elle savait, comme le fait observer Suard,
tirer parti du sot comme de l’homme d’esprit. C’étaient ,
on peut le croire, les hommes d’esprit qui se trouvaient
en majorité dans son salon, quoiqu’elle les appelât
ses bêtes.
Sous l'inspiration sans doute de la maîtresse de la
maison , ils y arrivaient trop préparés à jouer un rôle;
et le désir d’entrer en scène, de poser, comme on le
dirait aujourd'hui , ne laissa pas toujours à la conver-
sation son cours facile et naturel. C’est Marmontel
qui fait cette remarque. Dans Marivaux, l’impatience
de faire preuve de finesse perçait visiblement ; Mon-
tesquieu , avec plus de calme, attendait que la balle
vint à lui, mais il l’attendait; Mairan guettait l’occa-
sion ; Fontenelle seul la laissait venir sans la chercher;
Helvétius, attentif et discret, recueillait pour semer un
jour. M, de Tencin ne parvint pas toujours à mo-
dérer cette exubérance d'esprit , d’où naissent l’affec-
tation et l’obscurité, bien qu’elle déconcertât plus
d’une fois ceux de ses amis qui, comme Marivaux,
étaient sujets à ce défaut, par des observations dont
376 LES SALONS DE PARIS
l'extrême naturel dissimulait la justesse. On lisait un
jour chez elle un couplet de Collé, composé dans le
goût de cette rhétorique prétentieuse. Fontenelle
l’entend et veut le faire recommencer pour le com-
prendre mieux : — Eh! grosse bête, lui dit M”, de
Tencin , ne vois-tu pas que ce couplet n’est que du
galimatias ?—11 ressemble si fort,répliqua Fontenelle,
à tous les vers que j'entends lire et chanter ici, qu’il
n’est pas étonnant que je me sois mépris.
Quel aimable esprit que ce Fontenelle, surtout
lorsqu’arriva le moment où le XVIIIe. siècle allait
prendre son essor de hardiesse philosophique, et
attaquer , sans perdre sa gaîté, la partie sérieuse de
son œuvre!
Que de fines réparties, que de grâce et de justesse !
Ge qui subsistait encore chez lui de la grâce maniérée
et des affectations du bel-esprit se dissipait de jour
en jour. Il subissait, sans le savoir, sans doute, comme
tous ses contemporains, l'influence du merveilleux
esprit qui, dès ses premières productions, avait
donné l'exemple de ce langage clair, naturel , précis ,
pétillant d'agrément et de grâce, que trouvait en
même temps que lui l’auteur des Lettres persanes.
Cette langue allait être le partage de la marquise du
Deffaud , devenue à son tour reine d’un de ces salons,
non moins célèbre par le mérite de celle qui y pré-
sidait que par la renommée des hommes qui le fré-
quentaient.
Les lettres de M‘. du Deffand brillent de tout
l'éclat que peuvent donner cette justesse, cet à-propos
de raison, cette netteté d'imagination et ce naturel
AU XVIII‘, SIÈCLE. 377
dans la noblesse, qu'ont vantés tous ceux qui ont pu
l’approcher. Son esprit, dit M". de Staal (qui,
soit dit en passant, mérite précisément les mêmes
éloges) n’employait ni tour, ni figure, ni tout ce qui
s'appelle invention. Frappé vivement des objets, il les
rendait comme la glace d’un miroir réfléchit sans
ajouter , sans omettre, sans rien changer, Son style
serait celui de Voltaire, qui lui a adressé ses lettres
les plus charmantes , si elle eût possédé cette chaleur
et cette flamme pénétrante qui animaient l’auteur de
Zaire et de l’Essai sur Les Mœurs.
Dans le salon de M. du Deffand, déjà constitué
vers 1740 , nous trouvons , avec le président Hénault,
qui occupe dans la maison une position exceptionnelle,
d’Alembert, Chastellux , Turgot; Brienne , le futur
cardinal; Boisgelin, archevêque d’Aix; l’abbé de Bois-
mont, Formont, et plus tard l'anglais Walpole.
Ce qui donnait plus d’attrait et d'importance à son
cercle , c’est qu'avec les hommes de lettres et les phi-
losophes elle y réunissait les femmes du plus haut
rang et les hommes les plus distingués du grand monde.
Elle avait eu pour grand'mère une duchesse de
Choiïiseul, et se trouvait ainsi parente des ministres
Choiseul et Brienne, Une de ses tantes, la duchesse de
Luynes, fut la constante amie de Marie Leczinska,
l'épouse délaissée de Louis XV. Dans son salon,
fréquenté par MM". de Mirepoix, d’Aiguillon, de
Boufllers, de Crussol, de Jonzac, de Beauveau, de Saint-
Pierre, de tout ce qu’il y avait de plus élevé dans
l'aristocratie française, les philosophes et les hommes
de lettres se confondaient avec les grands-seigneurs.
378 LES SALONS DE PARIS
Ils habituèrent ceux-ci à entendre fronder et à fronder
eux-mêmes les titres, les rangs, les préjugés, les abus
qui constituaient une grande partie de leur existence,
et à préparer par leurs plaisanteries et leurs épi-
grammes la Révolution dont ils devaient être victimes.
Avec quel intérêt, avec quelle curiosité ne suit-on pas
dans leurs conversations animées, dans leurs saillies,
dans leur ardeur pour la vérité, dans leur goût non
moins prononcé pour le paradoxe , tant d’esprits émi-
pents, tant de caractères et de talents divers! Que
d'idées jetées en courant sur toutes les questions que
pouvaient soulever les littérateurs, les artistes, les
économistes, les publicistes et les philosophes! Et
quel jour la connaissance de ces conversations ne jette-
t-elle pas sur les œuvres littéraires de cette époque,
sur ces improvisations écrites, écloses au feu des im-
provisations parlées; ayant comme elles l’entrain, la
fougue éloquente et la passion comimunicative, mais ne
possédant plus, comme les œuvres du siècle précédent,
cette beauté de la forme, fruit de la réflexion qui
médite et du travail qui perfectionne !
Cette ardeur et cet enthousiasme, M"°. du Deffand
ne les partagea pas toujours. Après avoir, comme
tant d’autres femmes célèbres du temps, cueilli trop
hâtivement la fleur de jeunesse et de beauté qui avait
attiré sur ses pas une foule d’adorateurs, elle éprouva
les déceptions amères qu’amène à sa suite la perte
des premières illusions. Un malheur immense la frappa:
à l’âge de cinquante-cinq ans, elle perdit la vue (1).
(4) Voltaire écrivait à ce sujet : « Les yeux de Mr°, du Deffand
AU XVIII. SIÈCLE. 379
Refoulée alors , pour ainsi dire, en elle-même, livrée
tout entière à l’amertume de ses pensées, elle ne put
que sourire tristement à toutes les espérances dont
elle entendait autour d’elle le retentissement.
Elle vécut assez long-temps pour survivre à la
plupart de ses amis; et c’est un triste spectacle que
celui qu’offrent la vie et les écrits de cette femme,
douée d’une raison supérieure , appliquant toutes ses
facultés à dépeindre les tristesses de son âme, et
l’inconsolable mélancolie de son cœur.
Le motif principal du soin qu’elle avait pris de
composer un salon, venait de ce profond ennui qui la
saisit de bonne heure, et dont elle chercha le remède
dans les distractions du monde,
Sa correspondance avec Walpole nous montre deux
esprits également pénétrants et judicieux , échangeant
- leurs impressions sur les hommes et les choses de leur
temps. La marquise du Deffand avait atteint l’âge de
70 ans lorsqu'elle s’éprit pour le froid et dédaigneux
anglais d’une vive et persistante affection, dont il fut
souvent beaucoup plus embarrassé que satisfait. On
souffre de voir jusqu’à quel point l’amour-propre et
la crainte du ridicule le rendent amer et injuste à
l'égard de Ja vieille amie à laquelle il ne pardonnait
pas sans doute sa supériorité. Presque tous les per-
sonnages marquants du XVIII. siècle ont posé devant
ces deux juges , habiles à saisir les ridicules, et dis-
étaient autrefois bien brillants et bien beaux : pourquoi faut-il qu’on
soit puni par où l’on a péché? Quelle rage a la nature de gâter ses
plus beaux ouvrages! Du moins, Me, du Deffand conserve son
esprit, qui est encore plus beau que ses yeux. »
380 LES SALONS DE PARIS
posés à rechercher et à dévoiler les plus mauvais côtés
de la nature humaine. Dans ce monde si brillant qui
se presse dans son salon, M. du Deffand n’a que des
connaissances, et ne compte pas un seul ami, « Elle
n’y trouve, dit-elle, aucune personne à qui elle puisse
confier ses peines, sans lui donner une maligne joie et
sans s’avilir à ses yeux. Raconte-t-on ses plaisirs et
ses succès ? on fait naître de la haine. Faites-vous du
bien? la reconnaissance pèse et l’on trouve des raisons
pour s’en affranchir, Faites-vous quelques fautes? ja-
mais elles ne s’effacent, rien ne peul les réparer.
Voyez-vous des gens d’esprit? ils ne seront occupés
que d'eux-mêmes, ils voudront vous éblouir et ne se
donneront pas la peine de vous éclairer. Avez-vous
affaire à de petits esprits? ils sont embarrassés de
leur rôle, ils vous sauront mauvais gré de leur stérilité
et de leur peu d'intelligence. Trouve-t-on, au défaut de
l'esprit, des sentiments? Aucuns, ni de sincères ni de
constants.
Elle ne se montre pas plus indulgente pour les phi-
losophes dont elle partage le scepticisme, mais dont elle
raille sans ménagement les défauts. On les vantait un
jour devant elle d’avoir abattu une forêt de préjugés :
« N'est-ce pas depuis ce temps , dit-elle, qu'on nous
débite tant de fagots? »
Une longue et intime liaison avec le président Hé-
nault et Pont-de-Veyle à pu se présenter aux yeux
du monde avec tous les dehors d’une vive et sincère
affection. Ils n'étaient cependant pour elle que deux
connaissances de cinquante ans. Le soir où mourut le
dernier, elle alla souper en grande compagnie chez
AU XVIII‘, SIÈCLE. 381
M, de Marchais. On s’empresse de lui parler de la
perte qu’elle vient de faire : « Hélas, dit-elle, il est
mort ce soir à six heures ! sans cela, vous ne me verriez
pas ici. »
On a cité un de ses derniers entretiens avec ce
vieil et intime ami: « Pont-de-Veyle ?—Madame ? — Où
êtes-vous ? — Au coin de votre cheminée, —- Couché,
les pieds sur les chenêts, comme à votre ordinaire ?
— Oui, Madame. — [1 faut convenir qu'il est peu de
liaisons aussi anciennes que la nôtre. — Cela est vrai.
— Il y à cinquante ans, —- Oui, cinquante ans passés.
— Et dans ce long intervalle, aucun nuage, pas même
l'apparence d’une brouillerie, — C’est ce que j'ai tou-
jours admiré. — Mais, Pont-de-Veyle , cela ne vien-
drait-il pas de ce qu’au fond nous avons été fort in-
différents l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien,
Madame (1). »
Pour échapper au vide fatal et à la nuit où lavait
plongée la perte de ses yeux, elle voulut s'attacher
une compagne dont l’esprit, lamabilité et la grâce,
réservés uniquement pour son délassement personnel,
lui rendissent moins insupportables les moments où elle
ne trônerait pas dans son salon. M'k, de L’Espinasse
fut vouée à cette pénible tâche, Faite pour remplir le
premier rôle, la jeune femme ne pouvait long-temps
rester dans l’ombre. Devenue célèbre à son tour par
son esprit, et surtout par celte vivacité passionnée ,
(4) Pont-de-Veyle, auteur du Fat puni, du Complaisant , et de
quelques jolis contes, était frère cadet du comte d’Argental , l'ami
de Voltaire. Leur mère, Me, de Ferrioles, était sœur de Mr°. de
Tencin.
382 LES SALONS DE PARIS
qui fit le malheur de sa vie, elle se sépara de son
impérieuse amie , et elle entraîna à sa suite, dans son
propre salon, une grande partie du personnel dont
s'était composé celui de M, du Deffand.
Nous trouverons chez M'e, de L’Espinasse une
société nombreuse et au premier rang d’Alembert,
dont le nom est devenu inséparable du sien, d’Alem-
bert qu’elle sacrifia successivement à deux hommes
bien inférieurs à lui, avec cette cruelle insouciance
qui porte les femmes les plus tendres à se détacher de
ceux qui les aiment et qu’elles n’aiment pas, pour
courir au-devant de ceux qui ne les aiment pas et
qu’elles aiment. La teinte romanesque jetée sur le
salon de Me, de L’Espinasse, les lettres si éloquem-
ment passionnées qu’elle nous a laissées , donnent un
charme tout particulier à son histoire.
Pour faire le tour de ce monde d’artistes, de poètes,
de penseurs ou d'hommes d’Etat qui brillent dans les
cercles du XVIII, siècle, il ne faudrait oublier ni
Me. de Pompadour et ses petits appartements; ni
M°°, Doublet, dont le salon fut latelier des gazettes
et des anecdotes scandaleuses qui passèrent dans les
Mémoires secrets de Bachaumont ; ni Me, Filleul,
vantée pour son habileté par Marmontel; ni Me.
d’Epinay qui nous a laissé des détails si curieux et si
intimes sur Duclos, J.-J, Rousseau, Grimm, Saint-
Lambertet M". d’Houdetot ; ni M”. Dupin, la fille de
Samuel-Bernard , ni M. Grafigny, l’auteur des.
Lettres d'une Péruvienne , riches en révélations sur les
sociétés de Paris.
Mais ces salons et une foule d’autres d’une moindre
AU XVIII SIÈCLE. 383
importance qui, dans une revue complète, ne man-
queraient pas de trouver leur place, sont éclipsés par
celui qui porte le nom de M°. Geoffrin. Voilà dans
tout son éclat, dans toute son importance, dans son
expression la plus complète, le vrai salon du XVIIF:.
siècle ! Quelle femme que M". Geoffrin! Quelle admi-
rable société que celle de tous ces personnages
illustres, dont la vie et les œuvres ont laissé sur leur
siècle une glorieuse et ineffaçable empreinte ! Mo-
rellet , Caylus , d’Alembert, Mairan , Marivaux,
Chastellux , Saint-Lambert, Helvétius , Thomas,
Diderot , et avec les célébrités de la France l'élite
des célébrités de l’Europe: Hume, Caraccioli, et
cette merveille de l'improvisation et du conte , l’abbé
Galiani ; et les artistes tels que Carle Vanloo, Vernet,
Soufllot, Boucher, Lemoine, La Tour ! Que l’on place au
milieu de ces hommes, si brillants d’esprit ou de génie,
les comtesses de Brionne et d’Egmont, et la marquise
de Duras , ces trois beautés que Marmontel compare
un peu trop mythologiquement aux trois déesses du
mont Ida, et dont le Pâris s’appelait le prince Louis
de Rohan, et M, de Harenc, et M°. des Tournielles,
et Mw°, d’'Hérouville, et Ml. Clairon, reine dans les
salons comme sur la scène, et l’on pourra se faire
aisément une idée du charme qui attiraitl et retenait
dans de pareilles réunions tous ces esprits d'élite.
J.-J. Rousseau, qui les entrevit à peine et qui avait
de si bonnes raisons pour s’y trouver mal à l'aise, en
a cependant mieux que personne saisi le caractère.
« Le ton de la conversation y est coulant et na-
turel ; il n’est ni pesant ni frivole; il est savant sans
584 LES SALONS DE PARIS
pédanterie, gai sans tumulte , poli sans affectation ,
galant sans fadeur, badin sans équivoque. Ce ne sont
ni des dissertations ni des épigrammes; on y raisonne
sans argument ; On y plaisante sans jeu de mots; on
y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes
et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie et
la morale austère. On y parle de tout, pour que
chacun ait quelque chose à dire; on n’y approfondit
point les questions, de peur d’ennuyer ; on les propose
comme en passant; on les traite avec rapidité; la
précision mène à l’élégance; chacun dit son avis et
appuie en peu de mots; nul w’attaque avec chaleur
celui d'autrui; nul ne défend opiniâtrement le sien;
on discute pour s’éclairer , on s'arrête avant la dis-
pute; chacun s’instruit, chacun s'amuse; tous s’en
vont contents, et le sage même peut rapporter de ces
entretiens des sujets dignes d’être médités en si-
lence (1). »
Il est impossible d'offrir une image plus exacte et
plus séduisante de ces causeries de salon, si juste-
ment vantées. Mais cette brillante médaille a son
revers ; et c’est encore au philosophe de Genève,
habitué à jeter sur chacune des deux faces opposées
de chaque question un jour si éclatant, qu’il faudrait
demander ce qu’au fond l’on pouvait apprendre dans
ces conversations si charmantes. On n’y apprenait
que trop, il faut bien en convenir avec lui , à piaider
avec art la cause du mensonge aussi bien que celle
(4) Voir les Lettres de Saint-Preux à Julie sur les salons et les
femmes de Paris.
AU XVIII. SIÈCLE. 385
de la vérité, et à colorer de sophismes subtils ses
passions ou ses préjugés, et de donner à l’erreur un
certain tour à la mode , selon les maximes du jour.
Il ne faudrait pas examiner de trop près, et au point
de vue de la morale, tous ces entretiens si amusants
et si spirituels, pas plus qu’il ne faudrait pénétrer trop
avant dans la vie intime de la plupart des femmes qui
eurent la gloire d’y présider. La société de ce temps,
indulgente et facile, avait oublié promptement tout ce
qui, dans l’histoire peu édifiante assurément de M”. de
Tencin ou de M". du Deffand, avait précédé l’époque
où l’on ne trouve plus en elles que des femmes d’un
esprit supérieur, donnant le ton aux gens de lettres et
aux gens du grand monde, unis à leur égard dans un
sentiment commun d’admiration et de respect.
Elève de M, de Tencin, avec un cœur plus tendre,
plus bienfaisant et plus généreux, M. Geoffrin
posséda au plus baut degré le talent d’assembler et de
maintenir dans une entière harmonie les hommes
que divisait partout ailleurs la rivalité des amours-
propres (1). Personne ne sut mieux donner à cette
machine qu’on appelle un salon des rouages plus
doux, plus insensibles, entretenus avec un soin plus
continuel et plus savant.
Ce qui distinguait M"°, Geoffrin, c'était un esprit
actif, descendant aux moindres détails ; l’adresse
infinie qu’elle apportait dans le ménagement et l’éco-
(4) Mme, de Tencin avait bien prévu que Mme. Geoffrin lui suc-
cèderait, Un jour qu’elle recevait sa visite, elle dit à ses amis :
« Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? Elle vient voir ce
qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. »
Lo]
Qt
386 LES SALONS DE PARIS
nomie du petit empire qu’elle avait si largement
conçu. Elle cachait son habileté savante sous les dehors
de la politesse et de la simplicité, ne causant elle-même
que quand il le fallait, ne prenant le dé que pour le
passer immédiatement à un autre. Quand elle inter-
venait au milieu des causeries qu’animait sa présence
et que dirigeait sa sagesse, c'était pour y placer quel-
ques maximes de morale ou raconter quelque his-
toire propre à jeter du jour sur la question du moment;
elle contait avec une grâce qu’on admirait, mais qu’on
aurait en vain cherché à imiter. Elle le savait bien,
car elle disait elle-même : «Je n’aime pas qu’on prêche
mes sermons, que l’on conte mes contes, ni que l'on
touche à mes pincettes. »
M. Geoffrin brillait cependant beaucoup plus par
la sagacité de son esprit que par la solidité de son in-
structiou. Sans être née avec le goût des arts et des
lettres, dit Suard, elle aimait le mouvement que la
conversation de ceux qui les cultivaient répandait autour
d'elle ; elle y trouvait un aliment pour son esprit; elle
y avait vu surtout un moyen de se donner, dans sa
vieillesse , une amusante société et une existence ho-
norable, Les diners du lundi étaient pour les artistes ;
ceux du mercredi, pour les gens de lettres. Marmontel
trouvait en elle un caractère singulier, difficile à saisir
et à peindre, tout en demi-teintes et en nuances,
bien décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits
marquants par où le naturel se distingue et se définit.
« Elle était bonne , mais peu sensible ; bienfaisante ,
mais sans aucun des charmes de la bienveillance ; im-
patiente de secourir les malheureux, mais sans les
AU XVII SIÈCLE. 387
voir, de peur d’en être émue; sûre et fidèle amie
et même officieuse, mais timide, inquiète , observant
ses amis, dans la crainte de compromettre ou son
crédit ou son repos. Elle était simple dans ses goûts,
dans ses vêtements, dansses meubles, mais recherchée
dans sa simplicité ; ayant, jusqu’au raffinement, les déli-
catesses duluxe, mais rien de son éclat ni de ses vanités;
modeste dans son air , dans son maintien, dans ses
manières, mais avec un fond de fierté et même un
peu de vaine gloire. Rien ne la flattait plus que son
commerce avec les grands. Chez eux elle les voyait
peu ; elle y était mal à son aise; mais elle savait les
attirer chez elle avec une coquetterie imperceptible-
ment flatteuse , et, dans l'air aisé, naturel, demi-
respectueux et demi-familier dont ils y étaient re-
çus, je croyais voir une adresse extrême. »
Son salon, devenu célèbre dans toute l’Europe, était
devenu le rendez-vous des étrangers de distinction, qui
tous briguaient l'honneur d’y être invités et de prendre
place à sa table. C’était ces jours-là surtout que Mr.
Gcoffrin déployait tous les charmes de son esprit, et
qu’elle disait à ses habitués : 4 Soyons aimables. »
On vit jusqu’à quel point les nations voisines s’in-
téressaient à tout ce qui pouvait concerner la société
francaise, lorsque M”°. Geoffrin, cédant au désir du roi
de Pologne, Stanislas Poniatowski , se rendit à Var-
sovie. C'était en 1766 , et elle était alors âgée de 67
ans. Sa réputation de protectrice et de bienfaitrice
des philosophes et des gens de lettres l'avait précé-
dée sur la longue route qu’elle eut à parcourir, et on
lui rendit partout les plus grands honneurs, L'Empe-
388 LES SALONS DE PARIS
reur, curieux de voir la célèbre Française, était allé à sa
rencontre, incognito ; à Vienne, elle dîna avec l’Impé-
ratrice mère ; presque toute la noblesse de Pologne vint
au-devant de l’amie du souverain à une grande dis-
tance de Varsovie. Elle était un peu comme les ency-
clopédistes, dont l'intimité avec elle avait contribué
beaucoup à sa renommée, et qui furent toujours plus
en faveur auprès des gouvernements étrangers qu’au-
près de celui de Versailles.
Le piquant de son esprit consistait surtout à rendre
des idées ingénieuses par des images triviales. On
louait en sa présence les vertus d’une dame dont la
jeunesse avait été orageuse : « Je me tais, dit-elle, car
je l’ai vue poire. Je suis comme ce paysan qui ne pou-
vait se résoudre à faire la prière aux pieds de la nou-
velle image d’un saint faite d’un bois qui auparavant
portait des poires. »
Elle disait de l’abbé Trublet : « C’est une bête
frottée d'esprit, à la vérité on lui a mis de cette écume
partout; » du fermier-général Buret, possesseur d’une
maison dont on lui vantait la magnificence : « Je n’y
trouverais rien à redire, si Buret en était le frotteur ; »
du maréchal de Richelieu et de labbé de Voisenon :
« Ces deux hommes-là ne sont que les épluchures des
grands vices. » Il y avait plus de délicatesse dans les
paroles qu’elle adressa à Mairan, un jour que, cau-
sant avec la marquise du Châtelet, il allait s'engager,
sur une quéstion de physique, dans un combat en
forme, avec un emportement trop vif: « Ne vovez-
vous pas qu'on se moquera de vous, si vous tirez
votre épée contre un éventail? »
AU XVIII‘. SIÈCLE. 389
L'expérience lui avait appris que la vanité est
le mobile de la plupart des causeurs de salon. Elle
p’aimait pas les bavards. Lord Chesterfield écrivait
à son fils: « Ne paraissez jamais ni plus sage ni
plus savant que ceux avec qui vous êtes. Portez votre
savoir comme votre montre, que vous ne tirerez
point et que vous ne ferez point sonner uniquement
pour faire voir que vous en avez une, » Il lui dit
ailleurs : « Payez votre écot, mais ne payez jamais
pour toute la compagnie. » M"*°, Geoffrin était de cet
avis. « Je m’accommode assez des bavards, disait-elle,
pourvu que ce soit des bavards tout court, qui ne
veulent que parler et qui ne demandent pas qu’on leur
réponde. Mon ami Fontenelle qui leur pardennaït quel-
quefois, disait qu’ils reposaient sa poitrine. Ils me font
encore un autre bien : leur bourdonnement est pour
moi comme le bruit des cloches, qui n'empêche point
de penser et qui souvent y invite. Je voudrais, ajou-
tait-elle en parlant de l’un d’eux ( et il ÿ avait dans
ce souhait une grande bonté d’âme }, que, lorsqu'il
me parle, Dieu me fit la grâce d’être sourde, sans qu’il
le sût ; il parlerait et croirait que je l'écoute , nousse-
rions contents tous deux. » l
Sa prudence égalait son esprit. « £lle n’aimait point,
dit Suard, que l’on frondât devant elle le gouverne-
ment ; il fallait se contenter des faits et de peu de ré-
flexions. Elle aimait encore moins qu’on parlât légère-
ment de la religion en sa présence. Elle lui rendait
hommage dans les jours de solennité, et elle aurait
bien voulu que les philosophes , ses amis, lui eussent
rendu les mêmes respects; mais elle ne put jamais
l'obtenir d’eux. »
390 LES SALONS DE PARIS
On ne saurait trop admirer la prudence dont elle
avait eu besoin, pour contenir dans des bornes assez
sévères un cercle d'hommes, qui ne se distinguaient
pas précisément par la modestie et la retenue , et qui
se soumettaient néanmoins sans difficulté à une auto-
rité tempérée par la grâce.
Avec un seul mot : Voila qui est bien ! elle arrêtait
les conversations qui allaient s’égarer sur des sujets
hasardeux (1).
Ce n’est point chez le baron d’Holbach , cet aimable
maître-d’hôtel de la philosophie du XVII. siècle,
que l’on aurait trouvé, quoi qu’en ait dit Mar-
wontel , la même sagesse el la même circonspection.
Là , les discussions avaient leurs coudées franches, et
la liberté des convives ne s’arrêtait point devant de
timides scrupules. Tout le personnel de M”*°. Geoffrin
s’y retrouvait. Jean-Jacques Rousseau n’y parut quel-
que temps que pour en rapporter des impressions trop
vivement manifestées dans ses sorties fréquentes contre
ce qu’il appela la coterie Holbachique.
Buffon , se souciant assez peu de prendre sa part de
la défaveur qui pesait sur l’école encyclopédique , et
accoutumé ailleurs à des marques de respect et de dé-
férence qu’il ne recevait pas toujours dans ce cercle de
libres discoureurs , rompit aussi avec cette société phi-
losophique , après l’avoir quelque temps fréquentée.
(1) Marmontel, à ce sujet, applique à M®°. Geoffrin ce que Vir-
gile dit des abeilles :
Hi molus animorum atque hæe certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent,
AU XVII. SIÈCLE. 391
D’Alembert , après sa brouillerie avec Diderot , s’en
éloigna.
Aux soupers du baron d’Holbach , l'abbé Galiani,
le conteur par excellence, qui se vantait de n’avoir
jamais raconté deux fois une anecdote devant le même
auditoire et en présence de la même personne, s’aban-
donnait sans contrainte à toute la fougue de son
imagination puissante et originale, Mais au milieu des
convives du baron, c’est Diderot qui occupe, sans con-
tredit, la première place. Tous semblent illuminés par
le rayonnement de son géuie. Son front, large et dé-
couvert, portait l'empreinte d’un esprit vaste, lumineux
et fécond. « L'ensemble de son profil, dit un écrivain
contemporain . se distinguait par un caractère de
beauté mâle et sublime. Le contour de sa paupière
supérieure était plein de délicatesse; l'expression
habituelle de ses yeux, sensible et douce; mais,
lorsque sa tête commençait à s’échauffer, on les
trouvait étincelants de feu. Sa bouche respirait un
mélange intéressant de finesse, de grâce et de bon-
homie. »
L'opulent Mécène n’eut pas seulement les charges
de ces assemblées, tenues par lui avec une certaine
magnifcence ; il sut faire son profit de tout ce qui se
disait chez lui; et sa facile hospitalité fut largement
payée par le tribut d'idées neuves , originales, hardies
(c’était ces dernières qu’il recueillait de préférence),
que prodiguaient, avec l’insouciante libéralité de la
richesse, quelques-uns de ses convives, Galiani ou
Diderot, par exemple. Tout ce qui s’échappait de ces
cerveaux ardents, électrisés par leur mutuel contact,
392 LES SALONS DE PARIS
devait plus tard retomber en lourds aphorismes dans
le livre ennuyeux qui a pour titre : Le système de la
nature.
Le baron d’Holbach valait certainement mieux que
son système de la nature appelé par Voltaire un péché
contre nature. Diderot, qui nous fournira des détails si
piquants sur Jui, sur sa femme, sur M”°. d’Aine, sa
belle-mère, sur son ami, l’écossais Hoop , sur toute sa
société intime enfin, ne permet pas de douter de la
générosité avec laquelle il faisait les honneurs de sa
fortune. On cite de lui des mots dont il faut lui tenir
compte pour les sentiments élevés qu’ils attestent :
« Je me contente, disait-il, du titre sec de bienfai-
teur quand on m'y réduit ; je ne cours pas après mon
argent; mais un peu de reconnaissance me fait plaisir ,
quand ce ne serait que pour trouver les autres tels que
je les désire. » M”°. d’Houdetot avait fait placer dans
son jardin un buste de Fénelon , et proposait d’y mettre
cette inscription :
FUIS, MÉCHANT, FÉNELON TE VOIT.
« Madame, dit d’Holbach, Fénelon ne devait pas
faire fuir le méchant ; il devait le ramener. »
Une lettre de Diderot nous apprend quel était, vers
l’année 1767, le personnel dont se composait la so-
ciété du baron ; quels étaient du moins ceux de ses ha-
bitués qu’il recevait avec le plus de plaisir , soit dans
son hôtel à Paris , soit dans son riant château de Grand-
Val. Diderot est de retour à Paris et il a été chargé de
recruter , pour les envoyer aux maîtres qui s’ennuient,
quelques-uns de ces hôtes aimables auxquels est tou-
AU XVIII‘. SIÈCLE. 393
jours réservé le plus gracieux accueil. Voici ce qu’il
écrit à Mi, Voland :
« Je cours , j'écris de droite , de gauche, pour leur
envoyer quelqu'un qui les secoure ; mais l’abbé aime
la ville où il est perpétuellement en spectacle; le doc-
teur Gatti est l’ombre de M". de Choiseul; d’Alin-
ville marque des loges à Fontainebleau ; Grimm s’en-
nuie par bienséance à la Briche ; quand l’abbé Morellet
n’est pas à Vorrey, il est sur le chemin : la belle dame
Helvétius le fait trotter comme un Basque; notre Or-
phée est à Isle-Adam ; Suard està tant de femmes qu’il
ne songe plus guère à M. de ***. J’ai prêché inutile-
ment M. Le Romain qu’on aurait grand plaisir à avoir,
mais que sa mélancolie retient dans l’obscurité de sa
cahute , où il aime mieux broyer du noir dont il puisse
barbouïller toute la nature, que d’aller jouir des
charmes de la campagne. On débaucherait aisément ce
gros Bergier ; mais on ne s’en soucie pas, parce qu’il
est triste, muet, dormeur , et d’un commerce sus-
pect. Damilaville a toujours le prétexte de ses affaires
qu’il ne fait point. Naigeon mourrait d’ennui s’il n’al-
lait pas assidûment chez le Vanloo, où ilest sûr de
trouver M”°. Blondel qu’il n’aime point et dont il parle
toujours, et s’il n’avait pas fait sa tournée au Palais-
Royal à l'heure précise où il s’y promène. L'abbé
Raynal est mal à son aise partout où il ne pérore pas
colonies, politique et commerce. M. de Saint-Lam-
bert est arrivé à Montmorency. Mon fils d’Aine court à
toutes jambes après l’intendance d’Auch qu’il dédaigne,
comme le renard les raisins verts. Le baron de Glei-
chen aimerait mieux être au fond des fouilles d’Hercu-
394 LES SALONS DE PARIS
lanum que dans les plus beaux jardins du monde. L’ami
Le Roy vit pour lui, et ne va jamais dans aucun en-
droit qu’il n’espère s’y amuser plus qu'ailleurs; et
puis, voici le temps de la chasse qu’il aime de passion.
M. de Croismare a trop besoin de variété pour s’asseoir
plus d’un jour ; celui-ci n’a jamais mis son bonnet de
nuit dans sa poche , et perdu de vue le quai de la Fer-
raille, les bouquinistes et les brocanteurs , sans le motif
le plus important et le plus honnête. Nous aurions bien
des femmes ; mais nous n’en voulons point, parce qu’il
est troprare que ce soient des hommes. Le docteur Roux
cherche des malades. Le docteur Gem court toujours
après son cheval, Le docteur d’Arcet est peut-être en-
fermé sous clef par le comte de Lauraguais , jusqu’à
ce qu’il lui ait faitune découverte. Le comte de Creutz
est en extase devant ses tableaux , ou devant la femme
du peintre, qui est jolie et plus galante encore. Helvé-
tius, la tête enfoncée dans son bonnet, décompose des
phräses, et s'occupe. à sa terre, à prouver que son
valet de chiens aurait tout aussi bien fait le livre de
l'Esprit que lui. Wilkes n’est plus en faveur, parce
qu’incessamment il sera ruiné , et que, sans nous en
apercevoir, nous prenons les dévants avec le malheur,
et que nous rompons avant qu'il soit arrivé, parce qu’il
serait malhonnête de rompre après. Le chevalier de
Chastellux est cloué quelque part; et, quand on est
jeune , ce clou-là tient bien fort. La baronne dit que
l'abbé Boyer est du miel de Narborne tourné, qu’il ne
faut le lui envoyer. Il y a près de soixante ans que le
chevalier de Valory faitle rôle du chien de Jean-de-Ni-
velle, Voilà presque toute la société ; vous la connaissez
NN
AU XVII, SIÈCLE. 395
presque aussi bien que moi. Je viens, au milieu de
notre disette, &e lui dépêcher le juif Berlise ; c’est le
secrétaire de mon fils aîné et l’intendant de sa mère. Il
joue, il déraisonne , on s’en moque; il se fâche , et
l’on s’en moque bien davantage. »
Tous ces sceptiques avides de savoir, tous ces ma-
térialistes si amoureux des choses intellectuelles , tous
ces sensualistes épris d’art, tous ces épicuriens qui,
sobres à table, ne s’y enivraient que d’idées, échap-
paient, malgré eux, dans leurs causeries, aux bornes
étroites où les emprisonnaient leurs mauvais systèmes.
Dans leur profession de foi au progrès, dans leurs
plans de réforme, dans leurs aspirations vers un
avenir où devaient régner l'humanité et la justice, n'y
avait-il pas, à leur insu, tout un souflle spiritualiste
qui se faisait jour , au milieu de leur parti-pris de se
croire et de se proclamer matérialistes et athées ?
Du reste, les temps étaient bien changés, depuis
l’époque où l’art de parler , considéré surtout comme
une affaire de forme, consistait à savoir renfermer
une pensée délicate dans un tour net et précis, et
discourir noblement sur les sujets peu importants,
d’ailleurs, que pouvait aborder la conversation. Les
causeries étaient devenues des discours, les entretiens
des plaidoyers, et plus d’une fois le fauteuil du
salon put ressembler à uve tribune,
Une femme, dont le nom seul annonce que nous
sommes arrivés sur le seuil d’un autre monde et nous
fait pressentir l’avènement d’une société nouvelle,
M®. Necker, ouvrait alors son salon aux gens de
lettres, plus ou moins entraînés par le courant du
396 LES SALONS DE PARIS
siècle vers les hardiesses philosophiques. La belle et
pieuse Génevoise avait confié le soin de fonder son
salon littéraire à l’abbé Arnaud, à l'abbé Raynal, à
l'abbé Morellet, qui n'avaient guère d’abbés que le
nom , et qui tenaient fort bien leur place au milieu de
cette foule de beaux-esprits, galants et incrédules,
qu’ils amenèrent chez elle à leur suite, et entre autres,
Thomas, Buffon, Galiani, Diderot, Rivarol, Grimm,
Chamfort.
Je viens de nommer Rivarol : de tous les causeurs
célèbres du XVII. siècle, ce fut lui, on le sait, qui
posséda au plus haut degré ces facultés puissantes , ces
saillies d’esprit, ces soudainetés de génie, qui font les
improvisateurs.
Au milieu de la vie dissipée et mondaine qu’il avait
menée, depuis son arrivée à Paris, et qui avait usé
son corps de bonne heure, il était demeuré toujours
jeune , par sa pétulance et la vivacité de son intel-
ligence. Bien que dégoûté de la vie, comme tous les
hommes de plaisir qui se croient en droit de se plaindre
de tout, parce qu’ils ont abusé de tout, il assurait
souvent que sa vie était un drame aussi ennuyeux que
s’il avait été composé par Mercier. Une fois que sa
verve était excitée, rien ne pouvait plus l'arrêter.
On n’a pas oublié avec quelle admiration Chêne-
dollé, le poète de Vire, a parlé de Rivarol.
M. et M“, Necker faisaient convenablement, mais
un peu froidement , les honneurs de leur salon. M”*.
du Deffand a dit du premier : « Au milieu de toutes
ses qualités, il lui en manque une, et celle qui rend
le plus agréable , une certaine facilité qui donne, pour
AU XVIII, SIÈCLE. 397
ainsi dire , de l'esprit à ceux avec qui l’on cause. Il
n’aide point à développer ce que l’on pense, et l'on
est plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul ou avec
d’autres. » M°. Necker aimait, à ce qu’elle disait,
les philosophes , mais n’aimait point leur philosophie.
C’est dans son salon, cependant , qu’en 1770 fut conçu
le projet d’élever une statue à Voltaire (1).
Du reste , ce n’était pas précisément pour les gens
de lettres, ou pour les philosophes, qu’elle avait songé
à créer un salon; c'était pour son mari. Elle voulait
le faire connaître, le mettre en évidence . lui concilier
les esprits et faire parler avantageusement de lui dans
le monde, préparant ainsi les hautes destinées aux-
quelles aspirait déjà sans doute son ambition. Ces
préoccupations donnaient nécessairement un peu trop
d’apprêt aux réceptions de M". Necker. et la peine
même qu'elle prenait pour ranimer la conversation,
lorsqu'elle la voyait languir, devait lui enlever laban-
don et ja grâce qui en font tout le charme.
Me, de Genlis raconte quele chevalier de Chastellux,
dînant un jour chez M"°. Necker, arriva le premier,
et de si bonne heure, que la maîtresse de la maison
n’était pas encore dans le salon. Il y trouva un petit
livre sur lequel M"°. Necker avait écrit d'avance tout
(1) On sait que le modèle de la statue, exposé par Pigalle,
représentait Voltaire, assis tout nu, ce qui donna lieu au couplet
suivant , sur l’air de l’Alleluia :
| Voici l’auteur de l'Ingénu,
Monsieur Pigal nous l'offre nu,
Monsieur Fréron le drapera,
Alleluia.
398 LES SALONS DE PARIS
ce qu'elle devait dire aux personnes invitées les plus
remarquables ; elle devait, ce jour-là, parler au che-
valier de Chastellux de la félicité publique et d’Agathe ;
à M. d’Angeviller sur l'amour , ct élever une dis-
cussion littéraire entre MM. Guibert et Marmontel.
Nous sommes loin des conversations de M"°, du Def-
fand et des soupers du baron d’Holbach !
Marmontel nous nommera quelques-uns des con-
vives qu’il trouvait à la table de M”*. Necker : « Ray-
nal, le plus affectueux , le plus animé des vieillards ;
Silésia, ce Génois philosophe qui ressemblait à Vau-
venargues; Barthélemy, qui, dans nos promenades,
faisait penser à celles de Platon avec ses disciples ;
Bréquigny, qui avait aussi de cette aménité et de cette
sagesse antiques ; Maury, plus fier de nous divertir par
un conte plaisant, que de nous étonner par un trait
d’éloquence, et qui, dans la société, nous faisait ou-
blier l’homme supérieur pour ne montrer que l’homme
aimable ; de Sèze, qui vint donner à nos entretiens
encore plus d’essor et de charmes. »
Mais bientôt les esprits ne furent plus assez calmes
pour se contenter de cet échange de pensées, qui con-
stitue , à proprement parler, la conversation.
Fontenelle, dans ses dernières années, s'était féli-
cité de sortir d’un monde où l’on ne savait plus écou-
ter. Qu'aurait-il dit d’une époque où la plupart des
causeurs (et c'est le reproche que Voltaire adresse à
Diderot) ne connaissaient plus que le monologue ?
Dans le salon de M. Necker, comme dans tous
ceux du même temps, les entretiens firent place, en
effet, plus d’une fois, au monologue et à la décla-
AU XVIII‘, SIÈCLE. 39%
mation. La société, que tourmentait un malaise uni-
versel , se sentait poussée vers des destinées inconnues
par un besoin fiévreux d'innovation. Au milieu des
discussions et des luttes de paroles que contenaient
encore, dans de certaines limites, une respectueuse
déférence pour les nobles vertus et la haute moralité
des maîtres de la maison, une jeune fille prêtait une
oreille attentive aux discours ardents et aux graves
entretiens. C’est sous l'influence de ces premières im-
pressions que se forma l'esprit viril de M, de Staël,
qui devait, après le naufrage de l’ancien monde, en
recueillir les souvenirs et les traditions les plus purs,
pour les déposer, comme un patrimoine sacré , sur Île
seuil du XIX°. siècle. Elle assistait aux derniers beaux
jours de cette société si vive, si spirituelle , si ardente,
si généreuse, malgré sa légèreté et sa licence trop
cruellement expiécs.
C’est par M"°. Necker que se terminera notre Revue.
1789 approche : les salons se ferment, les conver-
sations cessent, les causeurs se retirent devant les
journalistes , et la parole est à la Révolution.
DISCOURS SUCCINCT
SUR
LES PROGRÈS DE L'HOMME
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE ;
PAR M. L. PUISEUX,
Membre titulaire de l’Académie.
« S'il est une science digne du philosophe, assuré-
ment, dit Strabon, c’est celle de la géographie. La
variété d'instruction nécessaire au parfait géographe
ne saurait appartenir qu’à celui qui observe cet en-
semble des choses divines et humaines, dont la
pleine connaissance constitue la vraie philosophie.
La géographie fournit des renseignements si précieux
pour se conduire dans la vie civile et dans les af-
faires du gouvernement, elle nous apprend si bien
tout ce qui concerne les phénomènes célestes, les
animaux terrestres et aquatiques, les plantes , les
productions de la terre et les propriétés de chaque
contrée , que, cultiver cette science, c’est, par
cela même, se montrer occupé du grand art de
vivre et d’être heureux. Ce sont en effet les terres
et les mers où nous habitons , qui fournissent des
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 01
«a théâtres à toutes nos actions, petits pour les pe-
« tites, grands pour les grandes... Il est donc évident
« que la géographie doit entrer dans les spéculations
« et les opérations des hommes d’État, puisque ,
« mieux instruits de la disposition des continents
a et des mers, tant intérieures qu’extérieures, de
« l’étendue et de la situation de chaque pays, de la
« variété du sol et du climat, ils administreront bien
« mieux les affaires publiques (1). »
Ces judicieuses réflexions que l’illustre géographe
inscrivait , il y a dix-huit siècles , en tête de l’impé-
rissable monument qu’il nous a légué , s’adressaient à
une société dont l’action n’embrassait qu’un sixième
au plus de la terre habitable, dont les relations étaient
difficiles et restreintes, et où la cité antique , se suffi-
sant à elle-même, pourvoyant elle-même à presque
tous ses besoins, s’enfermait dans un horizon borné,
que perçaient seules la guerre et l'invasion. Combien
plus vraies seront-elles , et plus applicables à notre
époque, où les races civilisées, obéissant à une force
irrésistible d'expansion , vont demander à toutes les
parties du globe l’apaisement de leurs besoins , le
contentement de leur luxe , comme aussi les satisfac-
tions de la domination et de la science !
Jamais, en effet, l’homme ne fut si puissamment
en possession de la nature et de ses forces. Jamais il
n'eut tant de moyens de mesurer la terre, de la par-
courir et de la décrire ; de mettre en communication
rapide , instantanée, les contrées les plus distantes.
(4) Strabon, Géographie, |. 1,
26
402 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
Nul âge n’a su rattacher les peuples entre eux par
des liens plus serrés et toujours renouvelés; par la
politique , par la navigation, par l'échange des produits
et, ce qui vaut mieux encore, par la circalation de la
pensée.
Mais si la géographie est née de ce besoin incessant
de communication entre les hommes , elle a aussi une
source plus élevée et des mobiles plus divins dans les
ineffables jouissances que procurent l’étude et la con-
templation de la nature. Est-il en effet une science qui
offre à l’homme un théâtre plus vaste et plus varié ?
Quelle scène plus animée que ce globe avec ses terres
et ses eaux, sa végétation infinie , ses espèces innom-
brables d'animaux , avec cette race humaine, à la fois
une et multiple, avec tous ces êtres enfin, que la sa-
gesse du Créateur a distribués dans un ordre merveil-
leux ? Si les cieux, dans leur magnificence, racontent la
gloire de Dieu, la terre, dans sa modeste structure,
dans le plus humble des êtres qui s’agitent à sa sur-
face, dans le brin d'herbe qui s’épanouit au fond de la
vallée , célèbre le témoignage sans cesse renouvelé de
sa providence et de sa bonté infinie.
Qui ne s’est senti, à de certaines heures, pénétré
d’une mystérieuse et solennelle émotion en présence
des spectacles de la nature ? Tantôt, c’est la grandeur
des masses ou la lutte des éléments déchaïnés qui nous
frappe d’étonnement. Tantôt, c’est la sauvage fécon-
dité du sol vaincu par la charrue qui nous captive; ce
sont les forêts ombreuses ou les champs couverts de
moissons , c’est l’habitation de l’homme, suspendue au
coteau sous un soleil riant, ou baignant son pied dans
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 103
l’eau du fleuve : tous ces tableaux sont pour nous la
source de jouissances que notre imagination embellit
encore en les idéalisant.
Mais si , nous élevant encore au-dessus de ces im-
pressions personnelles, nous comparons les limites
étroites de notre être avec cette image de l'infini qui se
manifeste dans tout, dans les géants neigeux des
Alpes, dans les plaines sans bornes du désert, dans
l'horizon vaporeux de l'Océan; si nous appliquons à
l’ensemble des êtres visibles ce besoin d’harmonie
qui est une loi de notre nature, alors nous sen-
tirons en nous comme la révélation d’un ordre su-
prême et de lois éternelles qui règlent les forces de
l'univers.
L’antiquité paienne, moins attentive et moins sensible
que nous, peut-être, au langage mystérieux de la na-
ture, n’est point restée pourtant étrangère à cette haute
intuition. Pline parle avec une sorte d'enthousiasme de
la majesté de la nature, et Cicéron, avant lui, faisait
naître l’idée de Dieu de la contemplation de l’univers.
Mais ce fut le christianisme surtout qui instruisit
l’homme à trouver, dans la beauté de la création , les
signes de l'excellence du Créateur ; à s'élever , suivant
la belle expression de saint Basile, des choses visibles
aux choses invisibles.
Ce sentiment des harmonies du monde physique a ,
dans tous les temps, fait battre le cœur des hommes
auxquels la science géographique a dû ses plus
glorieuses conquêtes. Avec quelle fraicheur d’en-
thousiasme Christophe Colomb, ce rude marin, cui-
rassé par l’adversité et par les périls, décrit les
04 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
splendeurs de ce monde tropical qui s'ouvre pour
la première fois devant lui! Notre savant et infa-
tigable Dumont-d’Urville , cet homme austère , a
des accents vraiment poétiques lorsqu'il raconte les
nuits embaumées et radieuses des archipels Océaniens,
ou les fantastiques mirages des solitudes glacées du
Pôle. Et quel amant passionné de la nature que ce
patriarche de la science du globe , cet illustre Hum-
boldt qui, à 80 ans, écrivait, il y a quelques années,
le livre du Cosmos, véritable monument d’admiration
et d'amour élevé à la déesse qui eut toute sa vie et
toute son âme.
De ces régions contemplatives d’où le philosophe,
le parfait géographe de Strabon, plane sur notre monde,
descendons aux applications pratiques de la science.
Nous voyons celle-ci dessiner à grands traits la confi-
guration du globe terrestre, étudier la répartition des
masses continentales et des océans dans les deux
hémisphères, la direction des chaînes des montagnes
et des fleuves, la distribution irrégulière des climats:
c’est le domaine de la géographie physique, avec ses
annexes , l’orographie , l’hydrographie et la climato-
logie. Ailleurs, sœur et émule de l’histoire, s'étendant
à travers les siècles comme tout à l’heure sur l’espace,
elle suit l’homme dans toutes les contrées qu’il habite
ou qu’il a habitées ; tantôt elle retrouve , sous le sol
jonché des débris de tant de générations, les couches
successives des empires détruits; et tantôt reproduit
l’état actuel des sociétés humaines, avec leurs limites,
leurs gouvernements , leur condition morale et leurs
moyens d’action : c’est la géographie politique , accom-
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h05
pagnée de ses auxiliaires, la géographie historique ,
l’ethnographie et la statistique.
La géographie physique a tous les caractères d’une
science positive ; ses résultats, une fois bien consta-
tés sont immuables comme le globe qui en est l’objet.
Si des lacunes et des erreurs s’y rencontrent, elles sont
le propre de l'intelligence humaine qui, à la longue,
se complète et se corrige. Rien de plus variable, au
contraire , que la géographie politique. Non-seulement
de nouveaux peuples apparaissent chaque jour, ousont
encore à étudier ; mais les contrées les mieux connues,
les plus anciennement civilisées , subissent de telles
métamorphoses qu’au bout de quelques années leur
description a cessé d’être exacte; la guerre ou la di-
plomatie remanient la carte; les royaumes se font
républiques; les républiques, empires. La civilisation
change de lit ; elle quitte des bords qu’elle avait long-
temps arrosés pour aller fertiliser des déserts ; le soc
heurte ici les ruines d’une capitale ensevelie , tandis
que, là, des villes, des États sortent, comme par en-
chantement du sein des forêts vierges. Au milieu même
de notre vieille Europe, une route nouvelle, un chemin
de fer, une usine détermine la formation importante
d’un centre Ge population ; ce noyau sera bientôt une
bourgade , et dans quelques années une cité florissante.
Ainsi le monde politique , nouveau Protée , se trans-
forme sans cesse sous l’œil de l'observateur. Si rapide
que soit le progrès des découvertes géographiques, et
lors même que la nature aurait livré le secret de ses
montagnes les plus inaccessibles, de ses fleuves les
plus mystérieux, de ses écueils les plus cachés, la
h06 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
tâche du géographe ne serait pas finie ; l’œuvre achevée
sera toujours à refaire , la carte politique du globe à
recommencer ; ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera
plus demain et n’aura plus d'existence que dans les ar-
chives incessamment accumulées de la géographie his-
torique. à
IT.
Après le besoin de se connaître soi-même, qui a
enfanté la philosophie et l’histoire, le désir le plus
naturel , le plus impérieux chez l’homme, est celui de
connaître sa demeure; or, cette demeure, c’est notre
globe. Nulle part, plus que dans les investigations géo-
graphiques , nous ne verrons se déployer avec énergie
et persévérance , cette immense soif de savoir que Dieu
a mise dans notre âme comme le mobile de tous nos
progrès. Mais que de siècles écoulés , que de courses
vagabondes, que d’erreurs acceptées, abandonnées,
reproduites. depuis le jour où l'homme, j'entends
homme civilisé, a percé les ténèbres de son
horizon primitif, jusqu’à notre époque où il se pro-
mène victorieusement d’un pôle à l’autre; depuis le
moment où les poètes grecs représentaient le monde
comme un disque de sept à huit cents lieues de dia-
mètre , dont la montagne de Delphes était le centre ,
jusqu’à celui où Dumont-d’Urville accomplissait ses
trois voyages de circumnavigation, qui forment en-
semble un parcours de plus de 70,000 lieues! Il a
fallu, pour amener ce résultat, les efforts accumulés
de trente siècles.
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 07
_ Pendant long-temps la géographie en fut réduite
aux hypothèses. En dehors de ce qu’on pouvait toucher
de la main et de l’œil, elle se contentait de supposer
des espaces inconnus : « Nous tous, disait Platon,
qui remplissons l’espace compris entre le Phase et les
colonnes d’Hercule, groupés autour de la Méditer-
ranée, comme des fourmis ou des grenouilles autour
d’un marais, nous ne possédons qu’une petite partie
de la terre. » La guerre et le commerce voyageaient
alors plus que la science : c’est la guerre, c’est le
. commerce qui ont défriché avant elle le champ de la
géographie.
Les conquêtes de Sémiramis, de Sésostris, de Cy-
rus-le-Grand, ouvrirent aux nations civilisées les routes
de l'Asie centrale et de l'Afrique orientale, les côtes
de la mer Rouge, de l'Océan Indien et de la mer Cas-
pienne. Pendant ce temps, les Phéniciens , s’avançant
d’île en île , comme par autant de ponts jetés sur la
Méditerranée , semaient leurs comptoirs sur les rivages
de cette mer, colonisaient l'Afrique septentrionale et
l'Espagne ; puis, franchissant le détroit de Gadès, per-
çaient les mystères de l'Océan Atlantique, visitaient
les îles de l’Étain (Sorlingues), l’île sacrée des Hi-
berniens (Irlande), et accomplissaient peut-être la
circumnavigation de l’Afrique. Plus tard , les fils et les
héritiers de Tyr, les Carthaginois , s’élancaient sur les
voies frayées par leurs ancêtres , trouvaient les Açores
et les Canaries, d’où est sortie peut-être la fabuleuse
Atlantide , et s’avançaient jusqu'au Sénégal. Mais ces
hardis marchands cachaient avec un soin jaloux la
trace de leurs pas ,et la plupart de leurs progrès furent
L08 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
perdus pour la science. Les Grecs ne vinrent qu'après
eux ; mais plus généreux , et noblement épris de tout
ce qui agrandissait l'esprit, ce peuple éminemment
artiste et philosophe chanta, dans ses poèmes, ses
voyages et ses découvertes , consigna, dans ses récits
historiques, ses observations sur les lieux, sur les
races d'hommes et sur les empires. Alors les armes et
le trafic ne furent plus les seuls guides de la géogra-
phie : la science eut son tour.
Treize siècles avant notre ère , les Argonautes re-
connurent les flots inhospitaliers de la mer Noire , et
les Grecs contemplèrent, pour la première fois, les
sommets éternellement glacés du Caucase, Un siècle
plus tard , la guerre de Troie donna le signal d’un ébran-
lement général qui jeta des essaims de colonies hellé-
niques sur tous les rivages de la Méditerranée. Colœus
de Samos, conduit par une main divine , découvrit une
secontle fois les colonnes d’Hercule, et pénétra dans
cet Océan Atlantique réputé ténébreux et innavigable.
Le philosophe voyageur Pythéas, de Marseille , par-
courut et découvrit toutes les côtes de l’Europe depuis
l'embouchure du Don jusqu’à la lointaine Thulé (l’une
des Shetland, la Norwège ou l'Islande) et ses compa-
triotes allèrent chercher l’étain de la Grande-Bretagne
et l'ambre de la Baltique. En même temps, les colonies
Milésiennes répandues dans la mer Noire allaient de-
mander , aux contrées glacées et ténébreuses des Hy-
perboréens, cet or que versent aujourd’hui les mines de
Sibérie ; pendant qu'Hérodote enseignait, le premier,
que la Caspienne est une mer fermée, dressait pour ainsi
dire la carte de l'Asie jusqu’à l’Indus et jusqu'aux mon-
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 409
tagnes du Thibet, et sondait l’intérieur de l’Afrique,
Les connaissances géographiques atteignaient alors,
dans cet impénétrable continent africain. des limites
qu’on n’a guère dépassées avant les temps modernes :
on soupconnait l’existence du Niger, dont la révélation
date d’hier ; on cherchait déjà les sources mystérieuses
du Nil, qui, aujourd’hui encore, semblent reculer sans
cesse devant les plus intrépides explorateurs.
Toutes ces notions à la vérité étaient éparses, con-
fuses , mêlées d’erreurs. Deux grands faits, qui ont
exercé une influence considérable sur les destinées
humaines , sont venus leur donner un corps, un ordre
méthodique et le caractère d’un enseignement pratique
et profond : je veux parler de l'expédition d'Alexandre
en Asie et de la conquête du monde ancien par les
Romains.
L'expédition d'Alexandre est un de ces moments
privilégiés , comme nous n’en retrouverons point avant
le grand mouvement de découvertes de la fin du XV°.
siècle. Par un admirable concours &e circonstances,
un peu plus de trois siècles avant notre ère, au mo-
ment où le conquérant macédonien se préparait à faire
pénétrer au fond du continent asiatique les armes et
le génie civilisateur de la Grèce, Aristote fixait les lois
de l’expérimentation physique, guidait les esprits dans
les voies de la spéculation et donnait le modèle d’une
langue scientifique dont la précision s’accommodait à
toutes les nuances de la pensée. Pendant que le maître
immortel, du fond de sa retraite, donnait une notion
plus exacte de la forme de la terre, son victorieux
disciple lui en dessinait à grands coups d’épée la confi-
L10 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
guration. La conquête macédonienne fut, avant tout,
une œuvre civilisatrice, une grande expédition scienti-
fique. Il semble qu’Alexandre n’ail voulu conquérir le
monde que pour le livrer à la connaissance du genre
humain. Comme, plus tard , le glorieux vainqueur des
Pyramides, qui à inauguré la réconciliation de l'Orient
avec l'Occident et déposé partout des germes de civili-
sation dans les sillons que creusait sa puissante épée,
Alexandre abritait sous ses drapeaux un cortége
choisi d'hommes versés dans toutes les sciences et dans
tous les arts, Ses philosophes notaient au pas de course
les phénomènes de la nature et les caractères des
races humaines; ses ingénieurs, Diogenètes et Béton,
mesuraient les marches de son armée, traçaient la carte
ds lieux et dressaient des itinéraires d’une remar-
qu: ble exactitude , où tous les géographes anciens ont
puisé; son amiral Néarque décrivait les bords de l’In-
dus et relevait les côtes de la mer Érythrée et du golfe
Persique, Bientôt les établissements grecs, jetés par
luida ns l'extrême Orient, ouvrirent des relations avec
les peuples encore inconnus du Turkestan, du Thibet
et du bassin du Gange. L'Inde, avec les grandeurs
étranges de sa nature physique , avec ses castes immo-
biles et sa civilisation fossile, apparut pour la première
fois aux hommes de la mobile et perfectible Europe.
Mais le point du monde, où se réalisa, avec sa plus
complète expression, la grande pensée d’Alexandre, ce
fut Alexandrie. Placée , avec une admirable intuition
de l'avenir, à la jonction des deux grandes masses con-
tinentales de l’ancien monde, communiquant par la mer
Rouge avec l'Arabie, avec l'Océan Indien , et envoyant
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 11
ses marins et ses marchands jusqu’à Ceylan , jusqu'aux
temples brahmaniques du cap Comorin; plongeant par
le Nil et par les oasis du désert dans l’intérieur de
l'Afrique; touchant à la Méditerranée et rayonnant par
cette mer sur la Syrie, l’Asie-Mineure, l’Europe du
Midi et l'Afrique du Nord, cette ville était comme
l’entrepôt et le rendez-vous où se vinrent échanger
toutes les productions, toutes les idées, comme aussi
toutes les notions géographiques de l’ancien monde.
C’est là que les Ptolémée, en rouvrant le canal ina-
chevé de Néchao et de Darius, préludaient à cette
grande entreprise de Suez que notre génération verra
certainement s’accomplir, et qui unira par des liens
non interrompus l'Orient à l'Occident.
Toutes ces entreprises du génie grec, qu’elles aient
eu pour mobiles la conquête, le commerce ou la
science, reposaient toujours sur une pensée grande
et originale. C'était une aspiration incessante vers le
lointain et l’universel ; un immense désir de rattacher
par un lien commun les éléments épars de l'humanité ;
le besoin enfin de grouper dans un vaste système scien-
tifique les aperçus nouveaux sur le monde physique et
sur les races humaines.
Un autre peuple allait venir qui, avec des motifs
moins désintéressés et des vues moins spéculatives ,
mais avec des moyens plus puissants et cette imper-
turbable croyance, surtout, que les limites de son do-
maine, c’étaient celles du monde, devait fournir à la
géographie une inépuisable récolte de matériaux. Sur
les routes que leur avaient frayées les navigateurs,
les guerriers , les savants de Tyr, de Carthage, de
B12 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
l'Égypte , de la Grèce, les légions romaines plantèrent
les jalons du plus vaste système administratif qui aît
jamais été fondé. Pour la première fois on vit, réunies
dans une alliance étroite, les contrées les plus fertiles
de la terre habitée. On y retrouvait tous les phéno-
mènes naturels, toutes les productions, toutes les
races, toutes les nuances de la civilisation et de la
barbarie. Du milliaire d’or Au Forum, de grandes voies
ramifiées à l'infini s’allongèrent dans toutes les direc-
tions, à travers les forêts vierges, les déserts, les mon-
tagnes inaccessibles ; le globe fut rendu praticable ,
pervius orbis. Ces routes, artères vivifiantes, firent
circuler une même vie, une même volonté dans toutes
les parties de ce vaste corps. Alors dans le monde il
»’y eut plus que Rome; l'immobile rocher du Capitole
fut comme l'unique clef de voûte de la charpente du
globe, et le nom romain devint celui du genre humain :
Humanumque genus communi nomine fovits
C’est alors qu'à la suite des généraux et des préfets,
le compas du géographe put se promener sans obstacles
dans la plus grande partie de notre hémisphère. Dans
le premier siècle de notre ère, Germanicus parcourut
la Germanie jusqu’à l’Elbe ; une flotte romaine doubla
la presqu'île du Jutland et s’avanca dans la Baltique
jusqu’au golfe de Finlande ; un chevalier romain, en-
voyé par Néron, pénétrait par terre jusqu’à l'embou-
chure de la Vistule et y fondait un établissement pour
le commerce de l’ambre; le pacificateur de la Bre-
tagne, Agricola, faisait faire à sa flotte le tour de cette
île et reconnaissait les Orcades et les Hébrides. Au
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h13
widi, les expéditions de Cornelius Balbus dans le Fez-
zan actuel , de Suetonius Paullinus au-delà du mont
Atlas, de Septimius Flaccus dans le pays des Gara-
mantes, et de Julius Materuus dans la contrée d’Agy-
zimba , fournirent de nouvelles lumières sur l’intérieur
de l'Afrique. A l'Est, Gallus et, plus tard, Trajan fai-
saient pénétrer les aigles romaines en Éthiopie, dans
PArabie , sur les rivages du golfe Persique et sur ceux
de l'Océan Indien.
Les pouvoirs publics se chargèrent eux-mêmes de
centraliser et de coordonner les notions anciennes et
les notions nouvelles. Jules César, après avoir, dans
ses Commentaires, tracé des descriptions si nettes de
toutes les contrées qu’il avait visitées, l’épée à la main,
fit commencer un cadastre général de l’Empire , qu’Au-
guste termina : de ce travail sortit la carte célèbre
qu’Agrippa exposa sous le grand portique. Un siècle
et demi plus tard, l’Jtinéraire d’Antonin fit connaître
les routes , les distances et les mesures de l’Empire;
enfin, au IV°. siècle, l’auteur de la Table Theodo-
sienne les fixa sur une image immobile,
Mais au-delà des limites du monde romaio , le com-
mwerce et la politique étendirent leurs relations jus-
qu'aux pays que l’épée n’avait pu atteindre. Ces mar-
chands, que méprisait Horace, pénétraient par-delà
le Gange jusqu'aux contrées de la soie et des riches
épices ; le marchand Titianus fit dans la Haute-Asie
et dans la Sérique, un voyage dont il écrivit la rela-
tion ; le marin grec Hippalos, observant la propriété
des moussons , osa cingler droit de la côte d'Afrique à
celle de l’Indeustan, à travers l'Océan Indien; des en-
h14 SUR LES PROGRÈS DE L’IOMME
voyés d’un petit roi de Ceylan vinrent à Rome, sous
le règne de Claude ; et sous Marc-Aurèle, l'Antoun
des historiens chinois, des ambassadeurs romains pa-
rurent à la cour de l’empereur de la Chine,
Dépassant même les bornes de l'univers connu , les
savants et les poètes, dans leurs hardies hypothèses,
supposaient l’existence d’autres terres et d’autres
hommes. Pomponius Méla et Manilius placçaient au-
delà de la zône torride, et au midi de l’Équateur ,
un continent austral habité par les Aruichtones. « Il est
très-possible, disait Strabon, qu’en suivant à travers
l'Océan Atlantique le parallèle de Rhodes et de Thinæ,
on trouve encore, dans cette zône tempérée, un ou
plusieurs mondes peuplés par des races d’hommes dif-
férentes de la nôtre. » On connaît l’étonnante vision
de la Médée de Sénèque : « Un jour viendra , dans les
siècles reculés, où, brisant le sceau qui cache les
mystères de l'Océan, le navigateur découvrira de nou-
veaux mondes : alors apparaîtra un immense conti-
nent, et Thulé ne sera plus la dernière des terres (1): »
Ces prophétiques avertissements ne furent pas com-
pris, et l’antiquité ne connut rien au-delà de notre hé-
misphère.
Tout ce que les anciens ont pu savoir sur la forme
(4) 1.61. 41 0Venrantanmms
Secula seris, quibus Oceanus
Vincula rerum laxet, et ingens
Pateat tellus, Tiphysque novos
Detégat orbes; nec sit terris
Ultima Thule,
Sénèque, Médée, acte 11, chœur,
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. A5
de la terre , sur ses différentes parties et sur leurs di-
mensions, Ptolémée l’a résumé vers le milieu du I°.
siècle, daus son Almageste, monument colossal que
tous les cosmographes et les géographes du moyen-
âge ont copié, et que l’on regardait encore, au XV°.
siècle, comme le guide infaillible, comme le livre de
la loi et le miroir fidèle du monde, alors que le monde
entier s'était renouvelé.
IT.
La domination romaine s’écroula sous les coups
des barbares, et entraîna dans ses ruines la poésie,
les arts, toutes les connaissances humaines. Les écoles
se turent, les livres furent dispersés ou se fermèrent,
et des ténèbres épaisses s’étendirent sur l'esprit hu-
main. La science, à la vérité, ne périt pas tout en-
tière ; du moins s’endormit-elle d’un sommeil lourd
et profond. Si quelque chose parut vivre encore, as-
surément ce fut la géographie. L’invasion ne fut pour
elle ni tout-à-fait désastreuse, ni entièrement stérile.
Les races vovageuses et conquérantes qui dépecè-
rent le grand Empire , venues des quatre points de
l'horizon , apportèrent avec elles des notions sur leurs
patries primitives , ouvrirent des relations avec des
contrées inconnues ; notions précieuses, recueillies par
d’obscurs compilateurs et mises en réserve pour la
science à venir.
De ces peuples barbares , trois surtout ont puissaim-
ment contribué aux progrès de la géographie, les
Francs , les Arabes et les Normands. Les guerres de
&16 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME |
Charlemagne en Germanie, si rude et si sanglante
que se montre la politique de ce restaurateur de l'Em-
pire d'Occident, ont été pourtant des conquêtes de
l'esprit humain. Ses missionnaires et ses guerriers ini-
tièrent à la fois au christianisme et à la civilisation les
sauvages contrées qui s’étendaient entre la mer du
Nord, la Baltique, la Vistule et le Danube. Au sein
des forêts défrichées de la Germanie, s'élevèrent des
églises, des manufactures, de florissantes cités; de
nouvelles nations se formèrent et illustrèrent, par de
nouveaux noms , leurs montagnes, leurs fleuves , leurs
lacs , auparavant obscurs ou ignorés, Le domaine de
la géographie s’accrut, et les petits-fils de Charle-
magne purent faire dresser, à Verdun , en 843 , une
carte de l'Occident.
A la même époque, les tribus obscures et nomades
de l'Arabie, sans relations jusque-là avec le reste du
monde, sortaient , à la voix du prophète de l’Islam, de
leur long sommeil et de leur isolement séculaire. Dans
le premier âge de leur enthousiasme, ces fougueux
néophytes s’élancèrent à la fois sur l’Asie, sur l’Afrique
et sur l’Europe, écrasant sous les pieds de leurs rapides
coursiers tous les peuples de l’ancien monde. En un
siècle , ils avaient conquis ou parcouru, le sabre dans
une main et le Koran dans l’autre, toutes les contrées
comprises entre les colonnes d’Hercule et les montagnes.
du Thibet, et ne s’arrêtaient qu'aux rives du Gange et
à celles de la Loire. Puis, se reposant enfin de leurs
courses prodigieuses , ils se mirent à faire le recense-
ment de leur immense Empire . qui s’étendait sur uhe
longueur de 1,800 lieues. De là sont sorties successi-
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 47
vement les grandes compilations géographiques d’Ebn-
Haukal, d’Edrissi, d’Aboul-Féda, de Léon l’Africain,
qui malheureusement n’eurent pi la clarté ni la préci-
sion des Grecs. Les Arabes ouvrirent des relations avec
le Nord de l’Europe, où l’on retrouve les monnaies
de leurs plus anciennes dynasties ; avec Madagascar
et les côtes orientales de l'Afrique; avec l’Inde et la
Chine, et même avec les îles de l'Océarie. Les péleri-
nages à la Mecque , que le Koran impose aux fidèles
croyants, devinrent une source féconde de rensei-
gnements pour la géographie. Et la guerre, le com-
merce , la religion . ne furent pas les seuls mobiles de
celte activité. Le désir de connaître fit accomplir par
terre des voyages immenses par des individus isolés ,
par de simples savants. Dès le 1X°. siècle, deux voya-
geurs mahométans , dont nous avons la relation,
parcoururent le vaste Empire de la Chine; des ex-
plorations laborieuses furent entreprises depuis les
Canaries et les contrées märécageuses de l'Afrique inté-
rieure, jusqu'aux rivages de Océan Atlantique. C'est
aux Arabes , traducteurs et continuateurs des Grecs ,
que l’Europe chrétienne emprunta presque tout ce
qu’elle put savoir sur la géographie de l’Afrique et de
l'Asie , et sur la configuration du globe,
A l’autre bout du monde, un peuple plus ignoré
encore et qui, lui aussi, ne s'était annoncé que par
d’effroyables ravages, réalisa les plus surprenantes dé-
couvertes. C’étaient les Northmans de la Scandinavie.
Poussés , non plus par l'amour du pillage, mais par
la passion des aventures et par le désir de l'inconnu,
bravant les tempêtes et les fatigues de l'Océan avec
27
L18 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
une sorte d’'héroïsme chevaleresque , nous les voyons,
ces fils de la mer , ces obscurs pêcheurs, jalonner , à
travers les brumes etles glaces flottantes du cercle po-
laire, la route de l'Amérique du Nord. Et cela , cinq
siècles avant Colomb et Sébastien Cabot, neuf siècles
avant Parry et Frauklin. En 863, ils colonisent l'Is-
lande ; en 877, le Groënland; encore un pas et, en
986, ils abordent au continent américain. Bientôt une
fièvre d’émigration s'empare des pauvres habitants de
la Norwège et de l'Islande. Hommes et femmes s’aven-
turent sur de frêles navires, pour aller former de pré-
caires colonies sur les côtes de Terre-Neuve, de la
Nouvelle-Écosse et de la Nouvelle-Angleterre ; les
plus hardis iront fonder des pêcheries au fond des ca-
vaux glacés qui débouchent dans la mer polaire; et,
comme la foi chrétienne devait s'associer à toutes les
grandes entreprises accomplies au moyen-âge , quand
elle ne les précédait pas, nous voyons « des hommes
vêtus de blanc, portant bannières et chantant des
prières à haute voix,» des prêtres de l'Évangile ,
accompagner les Scandinaves, demi-barbares eux-
mêmes , pour instruire les sauvages habitants de ces
contrées. Un évêque. Erik , quitte son église de Gar-
dar , au Groënland , pour aller le premier , en 1121,
planter la croix et mourir dans les forêts incultes du
Wiuland.
Pendant près de trois siècles, des relations actives se
continuèrent entre la Scandinavie et l'Amérique. Puis,
tout à coup , la grande peste noire de 1348 s'abattit
sur l'Islande , le Groënland et leurs colonies de l'Ouest,
et balaya de son souffle mortel les établissements nais-
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, h19
sants. Toutes les communications furent rompues entre
les deux hémisphères. Le souvenir même s’en perdit ;
et l'Amérique, comme autrefois l’Atlantide de Platon ,
rentra , pour un siècle et demi, dans la puit profonde
de l'Océan.
A ce moment même, un autre rameau de cette race
entreprenante préludait, également inaperçue, et sous
des latitudes opposées, aux grandes découvertes ma-
ritimes des temps modernes, Les Normands-Français ,
de Dieppe et de Rouen, guidés par la boussole, ce mer-
veilleux instrument qu’un poète de leur pays, Guillaume
le Normand , a le premier décrit, franchirent la ligne
bien avant les Portugais. Dès 1364 , ils visitèrent, sur
les côtes de Guinée , les pays de l'or et de l'ivoire; ils
y créèrent des comptoirs, dont Villaut de Bellefonds ,
au XVII‘. siècle, a retrouvé les traces, et y jetèrent
les fondements d’un commerce lucratif, Quelques an-
nées plus tard, un chevalier normand, Jean de Bé-
thencourt , faisait la conquête des Canaries, cette pre-
mière étape de Christophe Colomb,
Mais les préoccupations de l’Europe étaient ailleurs.
Le grand mouvement des Croisades avait tourné tous
les regards vers l'Orient. Au milieu du XI, siècle,
les moines Carpini, Ruysbroek, Ascelin, missionnaires
et diplomates , allèrent au fond de l'Asie porter les
messages des papes et de saint Louis aux fils de Djen-
jiz-Khapn, et pénétrèrent jusqu’à Karakorum, la fameuse
capitale de l'empire du Kathay. L'Europe étonnée ap-
prit que des peuples nombreux et de vastes territoires
occupaient cette partie du globe que les géographes
avaient couverte des eaux de l'Océan. L’Eoûs, cette
420 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME.
mer fabuleuse, disparut pour toujours, et des hordes
sauvages, des nations puissantes et belliqueuses sor-
tirent tout à coup de ses eaux imaginaires. Quelques
années après, un joaillier de Venise, Marco Polo,
pénétra par terre jusqu'aux extrémités orientales de
l'Asie, parcourut la Chine, entrevit le Japon, dont,
le premier, il révéla l’existence à l’Europe, et revint
en visitant les îles de la Sonde et les ports de l’inde.
Les récits merveilleux qu’il rapporta de ces pays
étranges, les prodigieuses richesses dont il se plaisait
à accumuler les chiffres (on ne l’appelait plus que 2
signor Millione) furent d’abord accueillis par une in-
crédulité générale, Mais bientôt les relations de Marco
Polo, confirmées , amplifiées même au XIV°. et au
XV°. siècle par celles d’'Orderic de Portenau et de
John Mandeville , qui pénétrèrent dans l’Inde et dans
la Chine; de Pegoletti, que son commerce condui-
sit à Pékin ; du bavarois Sbildberger et de l'espagnol
Clavijo, qui visitèrent Samarkand , excitèrent un en-
thousiasme , une agitation extraordinaires. Il y avait,
dans ces immenses el mystérieuses contrées , de l'or,
des diamants, mille richesses à conquérir , des mois-
sons scientifiques à récolter, des millions d’infidèles à
convertir. Les Indes! telle fut la Jérusalem de la nou-
velle croisade; le Vénitien Marino Sanuto en fat le
Pierre l’Ermite ; Colomb, Gama , Magellan, ep furent
les Godefroi de Bouillon et les Tancrède.
XY.
Ce fut comme un réveil universel, Pendant que la
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 421
foule s’achemine sur la vieille route de l'Orient par
l'Égypte , l'Abyssinie ou la Perse, les Portugais cher-
chentsilencieusement une voie nouvelle en contournant
l'Afrique; et cette grande entreprise imprimant un
essor général à toutes les espérances, à toutes les hypo-
thèses , des essaims d’intrépides marins se répandent
dans toutes les directions, sondent au nord, au midi,
à l’ouest l’immensité de l'Océan. Les frères Zeni, de
Venise , fréquentent dans les mers septentrionales des
terres qu’on croit être les Shetland ou le Groënland ;
un matelot portugais découvre Madère; Barthélemy
Diaz s’avance jusqu’au cap de Bonne-Espérance, pointe
extrême de l'Afrique ; Christophe Colomb se lance
droit vers l'Ouest à travers l'Océan Atlantique. L’im-
mortelle découverte du navigateur génois repose sur
deux erreurs : d’abord une mesure inexacte de la
circonférence de la terre, dont il réduisait singuliè-
rement l’étendue, ensuite un prolongement exagéré
de l’Asie vers l'Orient, de façon à mettre les Indes
à 1,500 lieues de la côte occidentale de l'Afrique ;
erreurs fécondes qui ont révolutionné la géographie
du globe.
Tout à coup le voile se déchire; presqu’aû même
instant Colomb, le livre de Marco Polo à la main,
découvre l'Amérique en cherchant les Indes et le Ca-
thay (1492) ; Vasco de Gama ouvre, par le cap de
Bonne-Espérance , la vraie route maritime des Indes
(1498). En six ans le monde est doublé. C’est vrai-
ment une époque privilégiée entre toutes que la fin de
ce XV°, siècle, un magnifique moment pour la géo-
graphie, Un horizon sans bornes s’ouvre dès-lors pour
1422 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
cette science : chaque jour fait tomber une nouvelle
barrière, ajoute une conquête nouvelle.
Sur les pas de Colomb s’élance une vaillante cohorte
de conquérants, de voyageurs, de savants. Entre cette
Amérique, dont l'existence individuelle est bientôt
constatée , et les véritables bords de l'Asie orientale,
ils apercoivent un nouvel et immense Océan, peuplé
d'innombrables archipels. Quatre mille lieues séparent
les deux rivages. Magellan s’aventure dans ces eaux
vierges, dans cet espace que personne avant lui n’a
wesuré. Il périt sur la route ; mais son vaisseau le Vic-
toria rentrait en Espagne , trois ans après son départ,
portant pour emblême un globe terrestre avec cette
glorieuse devise : Primus circumdedisti me. Le pre-
mier voyage autour du monde était accompli ; la pre-
mière démonstration physique de la sphéricité de Ja
terre était donnée ; la solution du grand problême
était trouvée. |
Dès-lors les découvertes succèdent aux découvertes ;
les mers et les continents s’ouvrent sur tous les points
au commerce , à la conquête armée, à la colonisa-
tion, à l’observation scientifique ; les limites du monde
connu reculent de siècle en siècle. Sur les traces
d’obscurs marins portugais, l’espagnol Torrès, au
XVI°. siècle, le hollandais Tasman, au XVII, , et
vingt autres, reconnurent l'existence d’un troisième
continent , l’Australie, et les îles sans nombre qui
forment le monde maritime. Mais ces découvertes ,
soigneusement cachées par des compagnies et des gou-
vernements jaloux, furent long-temps comme non ave-
nues pour la science.
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 123
Le XVIII, siècle fut l’âge des explorations scienti-
fiques, des grands voyages entrepris au nom des in-
térêts généraux de l’humanité., A l'Angleterre et à la
France en appartient la glorieuse initiative. Mention-
nons les navigations des anglais Byron, Wallis et
Cook; des français Bougainville , La Pérouse , d’En-
trecasteaux , tous héros ou martyrs de la géographie,
qui découvrirent ou déterminèrent scientifiquement la
_ position des myriades d’iles qui peuplent l'Océan Pa-
cifique.
Notre siècle a continué cette grande œuvre , avec
des vues de plus en plus désintéressées, avec les procé-
dés de plus en plus parfaits de la science. Les côtes,
les passes , les détroits , les moindres écueils ont été
relevés avec une merveilleuse précision ; dé magnifiques
cartes marines ont été dressées par les Freycinet , les
Dupetit-Thouars, les Laplace. A la tête de ces explo-
rateurs se place notre compatriote , l’infatigable Du-
mont-d’Urville, dont les travaux et les relations forment
un monument complet , où tout ce qui concerne le
monde océanique, la géographie, l’hydrographie, l’eth-
nographie, l’histoire naturelle de ces terres nouvelles,
se trouve étudié, rassemblé, classé dans un ordre
admirable. Enfin, n’est-ce pas lui qui le premier foula
et baptisa, au nom de la France , les terres désolées
du pôle antarctique, et fit surgir, pour ainsi dire,
du sein des glaces éternelles, ce continent austral
dont on avait tant de fois, et depuis si long-temps,
affirmé hypothétiquement ou nié l’existence ?
Qu’on le remarque bien: ce ne sont plus ici les
courses. vagabondes de trafiquants à la recherche d’un
h24 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
marché lucratif, ou d’aventuriers en quête d’un heu-
reux harsard ; ce sont encore moins les promenades de
touristes désœuvrés , avides de pittoresque et de si-
tuations imprévues ; ce sont des expériences sérieuses
sur la nature, longuement méditées, coordonnées avec
les tentatives analogues, entreprises avec tous les
moyens que le savoir a mis au service de l’homme. Le
caractère de ces expéditions , depuis le milieu du der-
nier siècle , est, je le répète, éminemment scientifique.
Il n’est plus nécessaire dès-lors de rattacher, comme
par le passé, les progrès de la géographie soit à la
fortune , soit à quelque grand événement politique.
C’est en vertu de sa propre force que désormais l’in-
telligence humaine, appliquée à cette science, produira
de grandes choses.
Certes, les travaux des hommes illustres, dont j'ai
cité les noms, ont fourni au commerce des marchés
nouveaux , à l’industrie des: matières premières , à la
colonisation des champs à fertiliser, à la navigation
des routes plus faciles et plus sûres. Ce sont là des
résultats précieux pour le bien-être des sociétés et
pour la civilisation. Mais leur but était plus élevé en-
core : c'était d'ajouter de nouveaux chaïînons à ce lien
harmonique qui unit tous les êtres ; c'était d'arriver à
une plus complète connaissance du monde.
L'œuvre avance; elle marche à pas de géant, parce
qu'elle ne repose plus sur des efforts individuels, parce
que le perfectionnement des moyens de transport a
rendu le monde plus praticable, plus rapide aussi la
comparaison des parties qui le composent. Voyez
comme , aujourd’hui, l’homme se promène en roi sur
PA 7 EUR “4
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 425
Ja terre; avec quelle vitesse, à l’aide de ses puissants
steamers , de ses innombrables voies ferrées, il la par-
court , devancé encore par sa pensée qui, transmise à
d'énormes distances et perçue aussitôt qu’exprimée ,
franchit les continents et les mers, et traversera bientôt
l'Océan lui-même !
V.
Le champ des découvertes se resserre de plus en
plus ; le vaste Océan n’a plus de terres nouvelles à
nous révéler et les profondeurs centrales des continents
s'ouvrent de toutes parts. Nous touchons au moment
où pas un point du globe ne restera iuexploré. La
science n'aura rien voulu laisser à l’inconnu, ni les
peuples qui se cachent derrière le cahos des colossales
montagnes de l'Asie, ni les solitudes marécageuses du
continent de l'Australie, ni cette Afrique intérieure
qu’une ceinture de déserts et les ardeurs d’un soleil
équatorial protégent en vain contre notre curiosité ;
pas même ces ténébreuses contrées du pôle arctique ,
où la nature expire et qu’un voile de glaces semblait
nous cacher à jamais. Ce sont là les grands problèmes
géographiques de notre siècle, L'un vient d’être résolu,
il y a cinq ans; les autres sont bien près de l’être.
Déjà l’un de ces vaillants missionnaires qui , tout en
poursuivant les sublimes conquêtes de l’apostolat ca-
tholique, sont aussi les pionniers de la science et de la
civilisation, le P. Huc a franchi les monts et les gla-
ciers de la Mongolie, auprès desquels nos Alpes ne
sont que des collines. Au prix de fatigues inouïes, il a
426 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
pénétré jusqu’à Lassa , la métropole religieuse du Thi-
bet, le mystérieux sanctuaire du culte de Boudha. La
défiance jalouse du gouvernement chinois l’a expulsé,
enlevé à son œuvre ; d’autres l’ont reprise. Les PP.
Krick et Bourg ont attaqué le Thibet par un autre
côté, par les montagnes de l'Inde. Le martyre les atten-
dait à l'entrée. Denouveaux apôtres les suiventsur cette
voie ensanglantée, où la mort peut arrêter, mais n’effraie
jamais. D’intrépides voyageurs , ceux-là humbles
missionnaires de la science, ont aussi sondé l’inté-
rieur de cette Asie centrale, plus barbare, plus inhos-
pitalière et certainement moins connue de nos jours
qu’au temps de Marco Polo , alors que le grand cou-
rant du commerce de l’extrême Orient passait par le
désert de Cobi et les contrées de l’Oxus et de la Cas-
pienne.
On sait quel flot d’émigrants la fièvre de l’or a jetés
sur les rivages de l'Australie. Les explorations de ces
avides pionniers ont répandu de nouvelles lumières sur
les grandes chaînes parallèles qui, comme des gradins
gigantesques, bordent les côtes de l'Est et du Sud. Mais
l’intérieur n’avait pas de si puissants attraits : des pla-
teaux monotones et sablonneux, des landes stériles,
des fleuves allant se perdre dans des marécages, et
peut-être une grande mer centrale dont les bords sont
rendus inaccessibles par des forêts de joncs et d’inter-
minables bas-fonds ; une végétation uniforme et chétive,
des animaux bizarres et d’une génération ambiguë,
productions d’une nature qui semble s’essayer ; enfin,
une population clair-semée de misérables et sauvages
créatures, qui présentent le type de l'espèce humaine
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 427
descendue au dernier terme de l’abrutissement physique
et moral. Une pareille terre n’appelle ni les colons, ni
les chercheurs d’or. Il n’y a là de séductions que pour la
science. Déjà les docteurs Mitchell et Leichardt, et bien
d’autres après eux, ont sondé cette masse inexplorée ;
Leichardt a péri en essayant de traverser, sur une
longueur de mille lieues, de l'Est à l'Ouest et d’une
mer à l’autre , le continent australien. Jusqu’à présent
la bande tropicale a résisté à toutes les tentatives , el
tout le centre de l’Australie est encore une terre in-
connue.
est avec un intérêt bien plus vif, avec des efforts
bien plus soutenus , que la curiosité des voyageurs et
du monde savant s’est portée depuis cinquante ans vers
l’intérieur de lAfrique. Ce vaste continent a été atla-
qué à la fois par les quatre points cardinaux : d’infati-
gables caravanes de voyageurs se sont sans cesse re-
layées dans ces contrées dévorantes, où la nature, aussi
bien que l’homme, est impitoyable pour l’Européen. Que
de progrès accomplis cependant, depuis le moment où
l’héroïque Mungo-Park baignait le premier ses pieds
dans le large lit du Niger , où notre compatriote René
Caillé visitait l’antique et mystérieuse cité de Tombouc-
tou. Dans ces contrées, long-temps réputées inhabi-
tables, on a trouvé des peuples nombreux, des em-
pires , des villes commerçantes ; de grands lacs,
véritables mers intérieures, ont été explorés; le cours
entier du Niger a été reconnu ; le Nil a été remonté
jusqu’au 2°. degré de latitude, presque sous l’Équa-
teur , et les sources du fleuve sacré, après avoir de-
puis si long-temps reculé devant les voyageurs et
L28 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
sur nos atlas, vont bientôt sans doute livrer leur
secret.
La carte de l’Afrique centrale est tout entière à re-
faire. Le géographe qui, du fond de son cabinet, suit
les courses intrépides de nos modernes voyageurs ,
voit, chaque jour , tomber ses vieux préjugés, et
marche de surprise en suprise. Le désert du Sahara,
que l’on considérait comme l’ancien lit d’un golfe de
l'Océan , est un immense plateau plus élevé que le
Soudan : celui-ci, que l’on couvrait d’une énorme
chaîne montagneuse, dut être autrefois le lit d’une
grande nappe d’eau, dont les lacs Tchad et Tubori
sont les derniers vestiges ; les fameux monts de la
Lune des anciennes cartes se sont évanouis comme
un mirage fantastique , ou se trouvent relégués à
plus de cent lieues vers le Sud.
Dirai-je les incroyables labeurs de Richardson , de
Vogel, d’Overweg , ces victimes récentes de la géogra-
phie africaine? Le docteur Barth, leur compagnon et
leur héritier, après trois années d'épreuves, après avoir
échappé à une mort trois fois annoncée, vient de rap-
porter une description et une carte complète du Soudan
et du bassin du lac Tchad. A PEst , le missionnaire an-
glais Rebmann a découvert,sur cette terre brûlante, un
peu au-dessous de l’Équateur, une montagne couverte
de neiges éternelles , le Kilimandjaro , dont la hauteur
égale celle des cimes les plus élevées du Nouveau-
Monde. Plus au Sud, un autre missionnaire, le doc-
teur Livingstone , après avoir parcouru , sur les traces
du naturaliste et chasseur d’éléphants Vahlberg, les
forêts de l’Afrique australe, traversait tout récemment
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 129
le continent d’une mer à l’autre, déterminait le cours
du Zambèse et admirait les cataractes de ce fleuve ,
égales en magnificence à celles du Niagara: il consta-
tait enfin, par le Sud, l'existence d’une immense nappe
d’eau, que Rebmann avait signalée par le Nord, et qui
s’étend entre le 5°. et le 10°. degré de latitude aus-
trale, sur une longueur de 250 lieues et une largeur
de plus de 150. C’est la grande mer Uniameésti, dont
le monde n'avait jamais oui parler, et dont les lacs
Maravi et N’gami , inconnus eux-mêmes il y a moins
de dix ans, ne sont peut-être que des golfes et des
prolongements. Dès-lors, il ne reste plus à con-
naître , dans l’intérieur de l'Afrique, que la contrée
complètement inexplorée qui s'étend des sources du
Zambèse et du Congo jusqu’au bassin du lac Tchad.
Enfin, à l'Ouest, le gouverneur Faidherbe, re-
montant le Sénégal, fait pénétrer les armes et la
civilisation de la France vers le bassin du Niger.
Cette grande question géographique est surtout une
question française. Par l'Algérie , par le Sénégal,
comme par deux têtes de pont, nous plongeons
dans l’intérieur de lAfrique, et le jour n’est pas
loin où nos deux colonies pourront se donner la
main.
VI.
Mais la grande entreprise géographique de notre
temps, celle qu'accompagnèrent pendaut ces dernières
années les sympathies anxieuses du monde entier; à
laquelle n’ont fait défaut ni les incidents dramatiques,
L30 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
ni les héroïques sacrifices, ni les puissants moyens
dont la science et les gouvernements disposent, c’est
la découverte du fameux passage du Nord-Ouest, c’est-
à-dire, d’une communication de l'Océan Atlantique
avec le Grand-Océan, par le Nord de l'Amérique. El y
a là, à mon avis, la plus belle et la plus complète dé-
monstration de ce que peuvent produire ensemble
l’amour désintéressé de la science et le dévouement
à l'humanité.
Préoccupés des détours immenses qu'il fallait faire
pour aller de l’Europe, soit aux Grandes-Indes en
coptournant J'Afrique, soit à la Chine en doublant
la pointe extrême de l'Amérique, les navigateurs ont
long-temps cherché une route plus abrégée. Au XIX°.
siècle, nous tranchons le nœud à la façon d'Alexandre :
à droite, un chemin de fer à travers l’isthme de Panama ;
à gauche , dans l’isthme de Suez, une large coupure
qui livrera passage aux grands navires. Ni Ja situation
politique des sociétés, ni les forces mécaniques que
l’on possédait , ne permettaient ni ne laissaient devi-
ner à nos devanciers une solution pareille ; il en fallut
chercher une autre,
Ya-t-il, entre je continent américain et les glaces
du Pôle, une voie praticable et continue pour aller
d’un Océan dans l’autre ? L’Angleterre se posa cette
question, il y a près de trois cents ans. Elle cherchait
alors une route pour aller disputer aux Espagnols et
aux Portugais les richesses du Pérou et des Indes. Da-
vis, en 1585, et bientôt après lui Hudson et Baffin
découvrirent et nommèrent les larges avenues qui con-
duisent au labyrinthe de l'archipel polaire. Depuis,
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h31
et à diverses époques , l'Angleterre a poursuivi ce but
avec cette persévérance passionnée, ce courage pa-
tient, mais indomptable, qui sont les traits caracté-
ristiques de son génie. Ce sont des noms anglais qui
couvrent les cartes arctiques, et plus d’un marque la
place d’un tombeau. Après nombre de tentatives et de
catastrophes, il fallut bien se convaincre que le pas-
sage, existât-il, obstrué par un réseau inextricable
d’îles et de bancs de glace, ne serait jamais une route
commerciale. La question n’eut plus alors qu’un inté-
rêt scientifique et d'honneur national. Ramenée à ces
termes, disons-le à la gloire de notre temps, elle
n’en eut que plus de grandeur et ne fut abordée qu’a-
vec plus d’émulation et de persévérance.
Ce sont les vrais fils du navigateur au cœur d’ai-
rain qu’admirait Horace , que ces hommes qui pen-
dant trente-cinq ans, de 1818 à 1857, se sont
succédé sans relâche dans ces solitudes glacées,
environnées de mystère et de terreur, où la mort
se présente avec le hideux cortége du froid et de la
faim. Est-ce l'amour de l'or qui les sollicite ? Les
uns obéissent aux nobles convoitises de la science
et à l'ambition des découvertes ; les autres, modestes
soldats du devoir, se dévouent à l'honneur du pa-
villon; d’autres, plus héroïques encore, pour re-
trouver leurs devanciers perdus, courent voiontai-
rement au-devant des dangers : légion glorieuse, dont
la liste, commencée avec Parry et John Ross, ter-
minée par Kellet et Mac-Clure , compte deux illustres
martyrs : Franklin et l’un des nôtres, le français Bellot.
Je ne connais rien de plus émouvant que ces prodi-
L32 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
gieuses odyssées , rien qui donne une plus haute idée
de la puissance et de la dignité de l’homme luttant
contre la nature. Aussi ne puis-je résister au désir
d’en indiquer au moins les traits généraux. Tantôt le
navire se glisse, en tâtonnant, au milieu d’un archipel
mouvant d'îles de glace. A chaque instant, quelqu’une
de ces montagnes d’albâtre, détachée des glaciers du
Groënland et flottant au hasard, menace de broyer
dans sa rencontre la frêle machine dont les mâts attei-
gnent à peine le tiers de sa hauteur. Tantôt il faut
cheminer pendant des jours, des semaines, entre deux
longues falaises de glace qui menacent sans cesse de se
rapprocher. Ailleurs, surpris par des tempêtes de
neige, ou enseveli dans une brume impénétrable à
l'œil , le navigateur semble errer dans ces espaces in-
créés que l’imagination de Milton a placés sur les
limites de la vie et de la mort. Cependant des terres
apparaissent, terres basses, éternellement désolées,
couvertes d’un linceul de neige , où se détachent seu-
lement quelques oasis de mousses et de lichens. Ge
sont les îles de l'archipel arctique. Entre leurs bords
s’ouvrent de nombreux canaux : là, sans doute, est le
passage tant désiré! Le navire sonde toutes les ouver-
tures ; il s’y engage : tout à coup une langue de terre
ou de glace lui barre la route. Il faut alors le remor-
quer à force de bras, lui tailler à la hache et et à la
scie dans l’épaisseur de la banquise un chenal de deux,
de trois, de quatre kilomètres de longueur. Au-delà, la
mer estlibre et l’on recommence à voguer. Tout à coup,
en une nuit, la surface des eaux se transforme en une
immense plaine de glace, En vain la proue fend et
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 133
brise ces entraves naissantes, la nature triomphe et le
navire est captif. Alors commencent pour les voyageurs
les misères d’un hiver arctique.
Là , toutes les conditions ordinaires de la vie sont
renversées. La succession bienfaisante des jours et des
nuits n'existe plus. Ce soleil, qui naguère décrivait son
cercle entier au-dessus de l’horizon et vous fatiguait
par la persistance même de sa iumière, fait place main-
tenant à des ténèbres de trois, de quatre mois. Le
thermomètre oscille entre 30 et 45 degrés au-dessous
de zéro. On l’a vu descendre jusqu’à 54. Il n’est pas
jusqu’au baromètre qui n’ait changé de langage, s’abais-
sant pour annoncer le beau temps et s’élevant pour le
mauvais.
Il faut renoncer à peindre les souffrances des ma-
rins enfermés dans des huttes faites de blocs de neige,
ou dans la coque calfeutrée de leur navire , combat-
tant un froid auquel rien ne résiste et les longs ennuis
de ces nuits sans malin, Il ne faut pas croire que le cœur
vienne à leur faillir. Les compagnons de Ross ont des
lectures communes , une école d'écriture où les plus
vieux matelots font d’étonnants progrès. Ceux de Parry
publient une chronique hebdomadaire , organisent un
théâtre royal et jouent des vaudevilles, par un froid
intérieur de 25 degrés. Telle est l’énergique vitalité
de l’homme , quand it est soutenu par la conscience
d’un grand devoir à remplir, d’un grand but à at-
teindre.
Les mois d’été reviennent : nouveaux périls. L’im-
mense plaine solide , sous l’action des rayons solaires
et des tièdes haleines du Midi , ondule, chancelle et se
28
L3h SUR LES PROGRÈS DE L'ilOMME
brise avec des bruits terribles. Ses fragments se heur-
tent avec furie, se dressent en longs obélisques ou
s’entassent en tables gigantesques , images du chaos.
A ce prix, la mer est libre, et les voyageurs peuvent
continuer leurs recherches ou songer au retour. Mais
souvent les étés succèdent aux hivers , les hivers aux
étés, et le vaisseau reste enchaîné dans sa prison de
glace. Cependant les provisions s’épuisent, le scorbut
décime les équipages. Alors il faut dire adieu au na-
vire, cette seconde patrie du marin; charger les ba-
gages sur des traineaux; traverser, sur un espace de
plusieurs centaines de lieues, les ponts de glace qui
unissent le pôle au continent américain. On parvient
ainsi, à grand’peine , à gagner quelque baie visitée
par les pêcheurs de baleines, ou les chétifs établisse-
ments que la Compagnie d'Hudson a jetés aux extré-
mités de la terre habitable. Telle fut, entre autres, la
destinée de ce vétéran des explorations arctiques, de
John Ross, qui, enseveli pendant quatre ans, de 1829
à 1833, par-delà le 74°. parallèle, et depuis long-temps
réputé pour mort, eut peine à se faire reconnaître par
un navire qu'il avait autrefois commandé lui-même.
EL pourtant ces misères sont légères en comparaison
de ce qu’eurent à souffrir ceux qui, comme Franklin,
ont tenté la découverte du passage en suivant par terre
la côte septentrionale de l'Amérique. Parcourir sur la
neige des espaces inconnus et sans bornes, s'étendre
sur celte froide couche sans autre abri qu’une tente de
peau, franchir les cataractes, traîner les embarcations
d’un fleuve à l’autre; être réduit à une famine telle
que les fragments de leurs chaussures, quelques os
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, h35
calcinés et broyés furent pendant des semaines l’unique
nourriture des voyageurs ; l’esprit reste confondu en
songeant que des créatures humaines ont pu résister à
de pareilles épreuves. Eh bien! après les avoir endu-
rées , Franklin entreprend un second voyage par
terre ; puis, pour compléter par mer les grandes dé-
couvertes qui le rapprochent de son but, il s’embarque
en 1845, certain de trouver enfin le mystérieux pas-
sage. Du mois de juillet de cette année datent les der-
nières nouvelles qui sont venues de lui. Trois années
se passent, et un silence de mort se fait sur la destinée
de Franklin et de ses compagnons.
Alors une anxiété semblable à celle qui avait ému
la France au temps de la disparition de La Pérouse,
s’empara non-seulement de l'Angleterre, mais de
l'Amérique , mais de la France et de tout le monde
civilisé. Le gouvernement anglais fit appel à ses
marins les plus expérimentés. Ses meilleurs navires
et 26 millions furent, pendant six ans, consacrés
à la recherche de lhéroïque victime. Les États-
Unis mélèrent leurs efforts à ceux de Ia mère-
patrie; la France prêta, pour cette œuvre vraiment
universelle, deux de ses plus brillants officiers , M. de
Bray et le jeune et à jamais regrettable Bellot.
Les dévouements privés ne restèrent point en ar-
rière des efforts publics. L'Europe a admiré cette noble
femme, lady Franklin, équipant à ses frais des vais-
seaux, prodiguant l’or à toutes les tentatives et les
soutenant de son pieux espoir. Voyez, dans cette nou-
velle croisade, le capitaine Austin et ses sept officiers,
vaillants chevaliers de l’humanité et de la science , ar-
h36 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
borer leurs couleurs et leurs bannières où se lisaient
ces belles devises :
Nil desperandum.
Notre espoir est en Dieu.
Le cœur ne peut faillir pour autrui.
et celte autre :
Pour un et pour tous!
Puis ils partirent dans sept directions différentes. Tant
d’efforts ont échoué! Des renseignements postérieurs
ont donné au sort tragique de Franklin, et de ses com-
pagnons, le triste caractère de la certitude. Restait,
il est vrai, à élever à sa mémoire un monument digne
de lui. C'était d’achever son œuvre, de résoudre le pro-
blême auquel il avait voué son génie et sacrifié sa
vie, Cet honneur était réservé au capitaine Mac-Clure.
Parti du détroit de Behring , et marchant à l'Est,
Mac-Clure , après avoir passé deux hivers dans les
glaces , atteignit enfin, en 1852, les points extrêmes
auxquels Parry avait touché trente ans auparavant en
partant du détroit de Davis et en naviguant à l'Ouest.
Dès-lors, les deux sections de la route étaient soudées ;
le problème était résolu, sinon pour la pratique , du
moins pour la science. Ce fut, pour ces hardis marins,
un moment solennel de joie et d’orgueil. Mais il semble
que la nature ait voulu leur disputer la révélation de ses
mystères ; un troisième hiver les emprisonne dans les
glaces ; les vivres vont manquer ; une distance énorme
les sépare du reste du monde. Leur secret va périr avec
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h37
eux peut-être, lorsque , le 6 avril 1853 , le hasard,
ou mieux la Providence, conduit jusqu’à eux un offi-
cier du capitaine Kellet, venu par le point opposé.
Avec quels transports ces frères s’embrassèrent ! Leur
rencontre , ce n’était pas seulement le salut, le retour
dans la patrie... c'était le triomphe de la science.
VII.
Quelle n’eût pas été la joie du savant géographe
Malte-Brun , s’il eût vécu jusqu’à nos jours, lui, qui
consignait en tête de son grand ouvrage ces ardentes
espérances :
« Que nous vous portons envie, disait-il, à vous qui,
« le télescope et le compas à la main, irez achever la
« découverte de notre monde! C’est pour vous que ,
parmi ses Alpes mystérieuses, l’Asie centrale garde
« ces antiques trésors de connaissances, nécessaires
« pour compléter l’histoire de notre espèce. Elle s’ou-
« vrira pour vous cette redoutable enceinte de la Nou-
« velle-Hollande, où tant de fleuves ignorés, tant de
« monts inconnus attendent encore des noms et des
« maîtres. Pour votre courage, pour votre génie,
« l'Équateur est sans feux et le Pôle est sans glaces.
« Vous saurez si l'Amérique voit son immense lon-
« gueur se terminer aux bords d’une mer polaire. Vous
« déploierez vos pavillons sur ce fleuve qui arrose les
vallons de la Nigritie, et le Nil étonné verra ses
« sources enfin connues s’ombrager de vos éten-.
dards. »
_
2
=
Les explorateurs modernes ont vaillamment répondu
138 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
à cet appel. Les vœux de Malte-Brun sont exaucés , ou
peu s’en faut. Le moment approche en effet où l'homme
pourra se dire vraiment en possession du globe. Est-ce
à dire que la tâche du géographe soit terminée ? Non;
l'heure du repos n’est pas venue pour lui; elle ne
viendra jamais. Et c’est tant mieux: car si la pleine
connaissance des choses a des félicités sereines , il y
a une jouissance plus vive et plus saisissante, c’est
d'apprendre , de pénétrer au sein de l'inconnu. Dans
les limites conquises, il restera long-temps des espaces
inexplorés, et partout des notions à recueillir, tou-
jours de nouveaux problèmes à résoudre.
Que d’années s’écouleront encore avant que ces
masses intérieures de l’Asie, de l’Afrique , de l’Amé-
rique et de l'Australie soient librement ouvertes au
commerce, à la civilisation et à la science! Quand
est-ce que dans ces contrées, gardées par une poli-
tique jalouse , par des peuples féroces ou par une na-
ture inclémente , le naturaliste et le géographe ne
seront plus obligés de payer du risque de leur vie les
moindres parcelles scientifiques? Que de travaux en-
core, jusqu’à ce que toutes les tribus humaines aient
été nombrées et classées, toutes les couches z0olo-
. giques analysées, toutes les espèces animales et végé-
tales déterminées; avant que toutes ces montagnes,
tous ces fleuves et ces lacs, inconnus ou entrevus à
peine, tous les accidents du globe enfin, aient été ex-
plorés, décrits et figurés sur nos cartes ! A l’égard des
lieux mêmes que nous croyons depuis long-temps con-
naître, nous n'avons le plus souvent que des notions
sommaires eterronées. Est-ce que la Chine et le Japon
. DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, L39
nous ont livré leurs secrets? Est-ce que toutes les bar-
rières de la Russie sont tombées devant l’observateur ?
Est-ce qu’à nos portes, pour ainsi dire, la géographie
de la Turquie est faite? On sait ce qu’un seul de nos
départements , point imperceptible sur le globe, a de-
mandé d’observations et de travaux. Que l’on calcule
ce qu’il faudra de temps et de travaux pour apporter,
dans la carte du monde entier, cette précision et cette
perfection dont nous trouvons, dans la carte de France,
un si admirable modèle.
Le théâtre d’ailleurs se transforme à chaque instant.
Les phénomènes naturels et l’industrie de l’homme ne
sauraient influer essentiellement, je lai dit plus haut
et je le répète, sur la constitution géologique, sur Ja
géographie physique du globe, et n’altèrent point
d’une manière appréciable les formes générales des
terres et les contours des mers. Depuis la naissance
des sociétés humaines, ce sont toujours les mêmes
golfes et les mêmes caps , les terres sont toujours sé-
parées par les mêmes détroits, réunies par les mêmes
isthmes , partagées par les mêmes chaînes de mon-
tagnes, arrosées par les mêmes fleuves. Cette loi ce-
pendant n’est point absolue. Nous voyons des trem-
blements de terre dessécher des lacs , changer le cours
des eaux, bouleverser des montagnes ; des volcans
s’allumer et s’éteindre , et la terre, dans ses enfante-
ments titaniques , projeter soudainement des îles nou-
velles à la surface des mers, tandis que des myriades
de zoophytes élèvent lentement du fond de lOcéan
d’autres îles et des écueils redoutables. Ailleurs la mer
ronge ses côtes, ensable et comble ses baies ; ailleurs
hh0 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
encore le limon que charrient les fleuves , forme à
leur embouchure des terrains solides ou de douteux
marécages.
L'homme lui-même altère et modifie les grands traits
de la nature. De vastes contrées cachées sous d’épaisses
forêts , surchargées de végétaux agrestes, d’herbes
épineuses, de roseaux ou de mousses , sont éclaircies
par la hache, purifiées par le feu, sillonnées par la
charrue et se couvrent de moissons et de vergers ; des
campagnes nues et stériles se parent d’arbres majes-
tueux et d’ombrages salutaires; des marécages , des
bras de mer sont desséchés et convertis en pâturages ;
des plantes , des animaux sont échangés entre les dif-
férents points du globe ; l’industrie fait jaillir des en-
trailles de la terre des sources nouvelles, resserre et
dirige les fleuves, creuse des carrières, des mines et
des ports ; le sol se couvre de cités que relie entre
elles un réseau de plus en plus serré de routes, de ca-
naux et de chemins de fer. Domptée et soumise , la
terre dépouille sa rude et sauvage grandeur pour se
montrer avec les ornements de la culture, attestant
ainsi la puissance de l’homme en société et l'empire de
l'intelligence sur la nature.
Je me résume : les grandes découvertes que nous
attendons encore et les enseignements nouveaux qui
en sortiront , l'étude plus approfondie des parties du
globe que nous croyons connaître, les changements
perpétuels que font subir à sa surface les phénomènes
naturels et l’industrie humaine , l'instabilité de la con-
dition sociale des races et de leur distribution sur la
terre, voilà autant de sources qui , pendant’un avenir
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. hl1
indéfini , fourniront des matériaux inépuisables à la
géographie,
Dans cette œuvre commune des nations civilisées la
France a occupé et gardera toujours un rang illustre.
C’est à elle qu’appartiennent les plus belles décou-
vertes et les explorations les plus complètes de notre
siècle dans l'Océan Pacifique et dans les mers australes.
Les relevés hydrographiques exécutés par les officiers
de sa marine dans l'Océanie, sur les côtes du Japon ,
de la Chine et de la Tartarie, la carte de l'Algérie
dressée par ses ingénieurs militaires , sont des chefs-
d’œuvre que l’Europe savante nous envie. Le gouverne-
ment fort et glorieux qui la dirige a popularisé les no-
tions géographiques, en donnant à cet enseignement
une plus large part dans nos lycées, en montrant
jusqu’à quelles jlointaines contrées atteignent l’in-
fluence et l’épée de la France, en plantant notre
drapeau dans les oasis du Sahara , sur les bords du
Haut-Sénégal , sur les rivages de la Nouvelle-Calé-
donie , sur les murs de Bomarsund, de Sébastopol et
de Canton. Un prince français , un Bonaparte, ajoutait,
il y a moins de deux ans , son nom à la liste des ex-
plorateurs du pôle arctique. Enfin, remontant le cours
des siècles , et voulant que rien de ce qui touche aux
destinées passées de notre pays, comme à sa grandeur
présente, ne reste dans l’ombre, l'Empereur vient de
convier tous les archéologues et toutes les compagnies
savantes de la France à une grande enquête géogra-
phique sur la Gaule romaine et la Gaule mérovin-
gienne. Cette auguste sollicitude suffirait seule à prou-
ver la haute importance des travaux géographiques.
42 PROGRÈS DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE.
Si donc, dans cette rapide esquisse, je suis parvenu
à mettre en relief les caractères et les progrès de Ja
géographie et les vaillants efforts des hommes qui ont
mis à son service leur vie , leur puissance et leur génie,
on reconnaitra sans hésiter que, de toutes les branches
des connaissances humaines, il n’en est pas une qui
puisse revendiquer une plus large part dans les desti-
nées du monde. Non-seulement c’est une vaste statis-
tique , un guide indispensable pour le navigateur, le
commerçant , l'industriel, pour l’homme d’État et pour
l’homme de guerre : dans ces termes, la démonstration
est facile et banale. Mais la géographie est aussi et
surtout une science spéculative, qui se lie aux plus
hautes considérations de l’histoire, aux problêmes les
plus intéressants de la physique du globe; une science
qui agrandit l'esprit, élève l’âme vers Dieu et enfante
les grands courages.
NOUVEL APPENDICE
A L'ARTICLE
SUR ANTOINE HALLEY.
Par le Secrétaire de l’Académie.
Depuis que l’article sur Halley est imprimé , p. 173
et suiv. de ce volume, nous avons eu connaissance d’un
manuscrit qui appartient aujourd’hui à la bibliothèque
publique de Caen, et qui est la copie, en assez mau-
vaise écriture, généralement très-fine, d’un ouvrage
inédit du célèbre professeur. Nous allons entrer dans
quelques détails, afin de prévenir , s’il est possible, la
destruction d’autres copies du même manuscrit, et
d’avertir, sil y a lieu, les personnes entre les mains
desquelles tomberait par hasard , l'original autographe
d'Antoine Halley.
L’exemplaire que nous avons sous les yeux est de
format in-8°. , et se compose de trois parties princi-
pales, dont chacune a sa pagination particulière : la
première, de 140 pages; la deuxième, de 132; la
troisième de 91. On, lit à la fin de cette troisième par-
tie : « Hæc summorum Historia Pontificum data est a
D. Domino Antonio Haliæo , Sylvani cadomensis Aca-
demiæ collegii moderatore dignissimo , et scripta a
Joanne Jembeliu cadomæo, tune philosophiæ candi-
dato , 1666, »
All NOUVEL APPENDICE.
Ce sont les dictées d’un professeur qui a voulu fa-
ciliter la connaissance de l’histoire par des vers tech-
niques en latin, et qui s’arrête fréquemment pour don-
ner en prose des éclaircissements.
On vient de voir, par la note finale de l’écolier Jem-
belin , que la troisième partie du manuscrit avait pour
objet l’Histoire des Papes; la deuxième est consacrée
aux Empereurs romains; la première, aux Rois de
France.
A quelle époque remonte la composition de l’ou-
vrage? Rien ne l'indique ; mais on voit, au commen-
cement de la première partie, qu’elle fut offerte au
duc de Montausier, qui vint en entendre la lecture au
collége du Bois, en octobre 1663. La dédicace est en
vers latins : Ad allustrissimum Marchionem Montause-
rium. Impossible qu’il en fût autrement, à moins que
Halley ne manquât à ses habitudes.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette Histoire
de France en vers techniques, qui remonte poéti-
quement au fils d'Hector et va jusqu’à Louis XIV,
c’est que les explications, les développements histo-
riques et géographiques sont en français. La prose
est en latin, comme les vers, dans les deux autres
parties.
La difficulté de lire l'ouvrage dans le manuscrit de
Jembelin nous a vite rebuté, et nous n’avons pu que
parcourir les trois séries de lignes scandées , dans les-
quelles Halley renferma les Rois de France, les Em-
pereurs romains et les Papes. Nous présumons seule-
ment que le professeur a le mérite de l'exactitude,
POÉSIES.
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L'ART D'ÉCOUTER ;
Secrétaire de l’Académie,
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Il est un art que je voudrais chanter.
On dit chanter ; c’est le mot d'habitude,
Quand, à renfort de fatigue et d'étude,
Plus ou moins mal on parvient à jeter
Au moule étroit d’un vers plus ou moins rude
Ce qu’on veut dire ; ainsi je vais chanter,
L'art de prêter une oreille docile
Même aux discours d’un orateur débile,
Aux froids morceaux d’un lecteur inhabile
{Pénible effort! ), le grand art d'écouter.
Sur tout on parle... on parle trop en France!
Entre causeurs s'élève maint conflit ;
Le jugement s'éclipse, mais l'esprit
Coule de source et roule en abondance,
Sage auditeur en tire son profit,
Et ce profit est le prix du silence.
Que si parfois un conteur ingénu
Dont le bon sens, le sens commun n’émonde
En aucun cas la prolixe faconde,
Sans nul égard, de son jet continu
Bat nos tympans, se flattant de nous plaire,
Sans doute à nous permis de l’éviter.
Si l’on ne peut, que reste-t-il à faire ?
Laisser passer le torrent et se taire.
hh8 L'ART D'ÉCOUTER.
Se taire est bien, mais savoir écouter
Est mieux encor ; le plus sot personnage
Du péroreur y gagne le suffrage.
Ce péroreur, si tu peux supporter
Le flux sans fin de son plat verbiage,
Il est à Loi ; de ton muet hommage,
Quand tu voudras, tu pourras profiter.
De ton esprit oserait-il douter,
Puisque le sien lui semble ton ouvrage ?
L’attention dont tu sais l’enchanter
Le rend heureux ; il ne peut se défendre
Du doux plaisir de longuement s'étendre
Sur un sujel qu’il traite avec amour ;
De ses pensers suis le moindre contour,
Feins-le du moins... sauf à ne pas entendre!
Mais, diras-tu, quel étrange penchant
Entraine ainsi l’homme le plus frivole,
Le moins savant, à prendre la parole ?
Sans fonds d'esprit, tel a le ton tranchant;
Tel, qu’il faudrait renvoyer à l’école,
Sur tout sujet fait à tous la leçon ;
Boufli d’orgueil, tel autre, sans facon,
Enfle sa voix et monte à l’hyperbole,
C’est, je l'avoue, un énorme travers.
Je le voudrais corriger ; mais, en somme,
Qu’y pouvons-nous ? Le Dieu de lunivers
S'imagina de construire ainsi l’homme.
Prenons-le donc comme il est ; supportons
Ses grands défauts, son amour-propre immense ;
Rions parfois de ses prétentions ;
Mais pour l'excès de sa sotte jactance,
Pour les écarts de sa folle arrogance,
Regardons-les avec indifférence :
Chacun de nous a ses illusions,
Chacun de nous a besoin d’indulgence,
L'ART D'ÉCOUTER. kh9
Si, las du vice, indignés, un matin
‘Nous voulons rompre avec le genre humain,
Rompre en visière, à l’exemple d’Alceste,
À la bonne heure ! ailons vivre au désert ;
Contre le monde un asile est ouvert
À qui veut fuir ce monde qu'il déteste.
Mais si, prudents, avec l'humanité
Nous voulons vivre en bonne intelligence,
N'aflichons pas cette sévérité ;
Soyons discrets, et que ja tolérance
Elève en paix son drapeau dans nos cœurs :
Prêtons l'oreille aux stériles penseurs,
Aux discoureurs sur toutes les matières,
Aux confidents de frivoles mystères,
Aux lourds faiseurs de stupides récits,
Aux longs discours, surtout aux longs écrits.
Avec raison l'homme à l’humeur grondeuse
Vit à l'écart, on fuit son âpreté ;
L'homme facile, au contraire, est vanté,
Bien que pour tous sa valeur sait douteuse ;
Certain vernis de rare habileté
Lui vient souvent d’une âme généreuse,
Et son mérile est d’avoir écouté!
Oh! si ma plume était mieux affermie,
Et si mon vers, qui provoque au sommeil,
En mâles sons frappait un bon conseil,
Je tenterais, même à l’Académie,
De le donner ce conseil excellent
D'écouter mieux. — Une oreille attentive
Peut rassurer une muse craintive ;
Un doux regard anime le talent
Que déconcerte un bruyant voisinage,
Le voyez-vous ce confrère tremblant à
11 est encore à sa première page,
Et près de lui, causeur intempestif,
h50 L'ART D'ÉCOUTER,
Un sien confrère à son nerf auditif
Laisse arriver le fatal témoignage
Qu’à la lecture il est inattentif.
La causerie alors est un outrage.
A votre esprit le sujet ne plaît pas ?
J’en suis fâché; mais un autre en fait cas,
Et que de temps a coûté cet ouvrage !
Pour découvrir les erreurs qu’autrefois
L'historien entassa sans critique,
Notre confrère, écrivain véridique,
Sur un passage a pâli tout un mois.
Tel professeur, descendu de sa chaire,
Pensant à nous, sous son Loil solitaire,
Modestement élabore un morceau ;
Par cette pièce, œuvre de son cerveau ,
Que prétend-il ? Il désire nous plaire ?
Sur le silence il a droit de compter
En apportant le tribut de ses veilles ;
Notre devoir, à nous, c’est d'écouter.
Faut-il prouver des maximes pareilles ?
Quand richement il voulut nous doter,
Dieu nous donna soudain, sans hésiter,
La langue... unique et le double d'oreilles
Pour écouter beaucoup et parler peu.
Enseignement perdu ! Dans toute affaire,
Vous le voyez, l’homme fait le contraire
Par ignorance : il n’a pas compris Dieu !
Et cependant quel sûr moyen de plaire
Que de prêter, auditeur débonnaire,
Attention à qui parle avec feu !
Comme on est sûr de gagner le suffrage
D'un grand parleur ou d’un lecteur maudit,
L'ART D'ÉCOUTER. h51
Si du regard, du geste on l’encourage,
Et si jamais le placide visage
Ne laisse voir la trace du dépit!
Silence heureux ! muette flatterie !
Vous l’écoutiez ?... A vous tout son amour.
Ayez besoin de sa bourse, un beau jour,
Il vient lui-même, il vous l’ouvre, il vous prie,
D'y largement puiser ; — votre âme aigrie
Sent-elle un poids qui l’accable ? ses pleurs
Par sympathie allègent vos douleurs ;
— Ou s’il apprend qu’un malheur vous menace,
Il le conjure et votre cause embrasse ;
— Ou s’il vous sait l’un des solliciteurs
Que le désir d’une brillante place
Fait soupirer, au-devant des faveurs
Pour vous il court, et brigue les honneurs,
Et son crédit fait pencher la balance.
L'art d'écouter a donc son importance.
Suivons ses lois : auditeurs affermis,
Quand d’un écrit on nous fat confidence,
De nos dédains comprimons la licence ;
N'oublions pas que par la complaisance ,
Dans tous les temps, on se fait des amis.
L'indifférence est mortelle ; j'ajoute :
Ecoutons bien, afin qu’on nous écoule.
Mais c’est assez, et je vais m'arrêter.
11 ne faut pas que cet art 55 3 era
D'être attentif, le grand art d'écouter,
Grâce à mes vers, soit un art impossible.
LE NATUREL ;
Par M. MICHAUX (Clovis };
Membre correspondant.
Îl est doux de charmer un public gracieux
Dont nul, sans frissonner, ne voit briller les yeux:
Qui donc aura jamais au cœur assez de flamme,
D'esprit dans le cerveau , de puissance dans l’âme,
Pour tenter, sans effroi, de régner un instant
Sur ce juge muet qui pense en écoulant ?
Heureux cent fois qui sait conquérir son suffrage,
Ou par les traits légers d’un piquant badinage,
Ou par ces lraits touchants qui vont chercher le cœur !
Mais, frappant à coup sûr, l’art suprême et vainqueur,
Plus puissant que la force ou la grâce oraloire,
Le Naturel partout enchante un auditoire.
Ce charme, qui ravit les esprits délicats,
On le reçoit du ciel, il ne s’enseigne pas,
Il est, à son insu , le secret de l’enfance.
La femme le possède en sa fleur d’innocence ;
C'est aussi son secret , et c’est le mieux gardé,
Par sa mère, voyez l'enfant réprimandé
Doucement, tendrement ; voyez son œil humide,
Dont une larme rend le regard plus limpide,
Chercher eu suppliant le regard maternel ;
Quel suave lableau ! quel divin naturel!
Qui donc résisterait à de semblables charmes ?
L'enfant ne pleure pas pour afficher ses larmes.
LE NATUREL. L53
Peu soigneux de poser sous l’œil des regardants,
S'il sourit, ce n’est pas pour vous montrer ses dents.
Ce qu’il pense, il le dit ; ce qu'il sent, il l’exprime
Ou par des mots heureux, ou par sa pantomime.
Tranquille ou pétulant, taciturne ou bavard,
Il nous captive enfin par l'absence de l’art,
Par une grâce, en lui, naïve et spontanée.
Mais qu’arrivent les jours de la huitième année,
Cette grandeur s’éclipse , hélas ! et quel regret !
Le vain désir de plaire en détruit le secret,
Pour le reconquérir, non dans sa plénitude,
Plus tard, qu’il faut de temps, et de soins et d'étude!
Quel effort continu , sous l’aisance voilé !
Et que d'art, avec art toujours dissimulé,
Jusqu’au point où, parfois, cette habile imposture
Devient une seconde et charmante nature !
Le public aux auteurs passe mille défauts,
Mais un seul le révolte : il a l’horreur du faux.
Soyez donc, avant tout, simple et vrai pour lui plaire,
D'une simplicité choisie , et non vulgaire,
Et d’une vérilé, qui trempe son pinceau
Dans les couleurs du prisme, et non dans le ruisseau.
Parmi nous, deux auteurs (entre eux le cœur balauce)
Ont possédé surtout ce don par excellence.
L'un est ce fablier , le premier des conteurs,
Qui prend le ton, l'esprit, la voix de ses acteurs ;
Dont les vers sont gravés dans toutes les mémoires,
Et que la France compte au nombre de ses gloires.
Son riche écrin présente, ouvert à tout hasard,
Un précepte de vie , un modèle de l’art.
C’est un de ces auteurs qu’on chérit, qu’on dévore,
Et qu'on feint d’oublier pour les relire encore,
Pourtant un grand poète a naguère songé,
Que tant d'honneur était un honteux préjuge,
454 LE NATUREL,
Dans l’auteur il n’a vu qu’un hardi plagiaire ,
Indigne mille fois d’un renom séculaire ;
Un prétendu poète, aux vers boiteux , obscurs ,
Buroques , disloqués , prosaïques et durs ,
Homme dont {a routine honore le génie,
Et qu’elle a surnommé le Bon, par ironie (1).
Il l’a dit !... gémissons de ces cruels mépris
Jetés d’un ton si fier aux plus brillants esprits.
Grand poète, justice au moins au plus aimable,
Etrange imitateur, nommé l’inimitable !
À ta précoce enfance il sembla puéril :
Mais l’avais-tu relu dans ton âge viril,
Avant de fulminer ton superbe anathème ?
Ou bien t’a-t-il choqué par son naturel même,
Par ce bon sens naïf qui, trouvant sous sa main
Le mot juste, le lance et poursuit son chemin,
Sans affectation, sans effort, sans emphase,
Ainsi qu’un clair ruisseau laissant couler sa phrase,
Dont le cristal se brise en jets éblouissants,
Avec un doux babil qui ravit les passants ?
Comment ton goût si pur, sous l’humble fabuliste,
N'’a-t-il pas reconnu, senti le grand artiste,
Et dans ses fins portraits, peintures sur émail ,
Plus d’un petit chef-d'œuvre, enfant d’un long travail,
Où la grâce , le tour, l'expression hardie
S’accordent, sans jamais blesser la mélodie ?
Tant d’art exquis n’a pu désarmer ta rigueur |
Ses animaux , dis-tu, te soulévent le cœur.
Es-tu donc resté froid à la verve touchante
Qui mit dans vingt tableaux sa chaleur éloquente,
(4) Toutes ces expressions, appliquées à La Fontaine, sont textuelle-
ment extraites du Conseiller du Peuple, par M. de Lamartine, numéro de
janvier 4850, et de son Cours familier de Littérature, 8°, entretien,
page 126.
LE NATUREL,
Fit parler un barbare en plein sénat admis,
Chanta les deux pigeons, peignit les deux amis,
De la vertu changea l’humble chaume en un temple,
Et qui, du dévoûment donnant le saint exemple,
Pour son patron déchu, captif, dans l’abandon,
Au pied du trône osa faire appel au pardon ?
Pourquoi donc souflleter cette figure aimée !.…
Deux siècles ont passé devant sa renommée ;
Deux siècles ont jeté mille fleurs, en passant,
Sur ce nom glorieux qui croît en vieillissant,
Le tien doit vivre aussi par-delà bien des âges,
Pour ce long avenir promis à tes ouvrages,
Poète bourguignon, fais un vœu toutefois ;
Souhaite de survivre au conteur champenois.
Du naturel parfait qu’il puisa dans son âme,
L'autre excellent modèle est, chez nous, une femme.
Celle-là , sans jamais prétendre au nom d'auteur,
Est morte sans ce nom, dans toute sa candeur.
Elle n’a pas goûté l’honneur ou la faiblesse
De se voir, tout humide au sortir de la presse,
Sous un accoutrement d’abord assez mesquin ,
Puis de se contempler vêtue en maroquin.
Pourtant le monde lit et savoure les pages
De cet illustre auteur qui n’a point fait d'ouvrages,
Qui traça pour l’oubli ces vifs épanchements,
De l’amour maternel fragiles monuments
Destinés à périr entre des mains mortelles,
Mais que la Gloire un jour recueillit sur ses ailes,
La Gloire qui, pour elle allumant son flambeau,
En soupirant ne put couronner qu’un tombeau.
Comment assez louer cette femme charmante,
Mère, qui pour sa fille eut les yeux d’une amante,
Ce style ému, piquant, plein de ris et de pleurs,
Frais comme un doux matin et pur comme les fleurs,
L55
456 LE NATUREL.
Et ces élans si vrais ; ces grâces non cherchées,
Et ces cordes du cœur si tendrement touchées ?
Comment ne pas aimer, malgré ses deux cents ans,
Cette femme si jeune en attraits séduisants ?
D'amour et de bonté ravissant assemblage,
Elle n’aiguisa point le dard du persiflage.
Même quand sa gaîté décoche un trait moqueur ,
On sent que son esprit a passé par son cœur.
Sans concevoir l’orgueil de s'offrir pour modèle,
Elle rendait au vrai l'hommage digne d'elle,
Quand elle-même, un jour , à sa fille écrivait :
« Gardez le naturel, c’est le style parfait. »
Femmes, à votre école, heureux qui peut l’apprendre !
A votre âme mobile, ingénieuse et tendre,
Le Ciel a départi bien des dons, mais surtout
L'instinct de l’à-propos et le sens du bon goût.
Si la mode parfois, ce despote en cornette,
Vous impose, dit-on, des écarts de toilette,
Ecrivains, vous rentrez bien vite au droït chemin.
Toute femme du monde, une plume à la main,
Peut défier tout homme, eût-il pour nom Voltaire;
Au combat singulier du style épistolaire.
Près de vous, cachant mal leur labeur évident,
Balzac n’est qu’un rhéteur et Voiture un pédant.
Ils vont chercher bien loin un trait subtil et rare
Que leur arc, trop tendu, loin de son but égare,
Tandis que sous vos doigts mille traits enchanteurs
Naissent, vont toucher l’âme, et ravir vos lecteurs.
Qu'est tout l'esprit viril, près des grâces naïves ,
Qu’exhalent pour le cœur vos intimes missives,
Près de ce naturel, dont le charme à grands pas
Fujt qui le cherche, et court à qui n’y songe pas ?
NONNETS ;
Par M. Alphonse LE FLAGUAIS ,
Membre titulaire,
D © 0 e—
A M. ALFRED DE VIGNY, EN LUI ADRESSANT LE
POÈME DE MARCEL.
A toi ces humbles vers qui cherchent un refuge
Sous le royal manteau d’un élu glorieux ;
Ils veulent un soutien, ils auraient peur d’un juge :
Sur leur jeune infortune abaisse un peu les yeux.
Ils voguent avec peine au milieu du déluge
De ces livres hardis que l’on fête en tous lieux.
Méprisant des lauriers que le scandale adjuge,
D'un plus noble succès ils sont ambitieux.
Quel serait leur bonheur si l’accueil sympathique
De l'esprit le plus pur et le plus poétique,
Ainsi qu'un diamant, rayonnait sur leur deuil !
A ton front lumineux il est assez d'étoiles,
Pour qu’une s’en détache et sauve de l’écueil
Marcel , aventuré sur un vaisseau sans voiles !
L58
SONNETS,
II.
A UN AMI.
Le Seigneur vous soumet à de rudes épreuves ;
Il vous a prodigué les peines, les douleurs.
Mais ces adversités sont-elles pas des preuves
Qu'il vous comptait parmi ses enfants les meilleurs ?
C’est aux cœurs afiligés, c’est aux pieuses veuves
Qu'il réserve le miel de ses divines fleurs.
Dans son sein paternel se déversent les fleuves
Gonflés par nos soupirs et grossis par nos pleurs.
Ami, sur votre seuil la Mort s’est présentée,
Réclamant une proie à ses mains disputée ;
Frère, consolez-vous : c'était au nom de Dieu.
Mais rester seul, tout seul, près du lit de sa mère [...
Ah ! si le ciel est beau, que la vie est amère!
Et combien de douleur dans un dernier adieu !
III,
A UNE TRÉS-JEUNE MUSE.
Enfant, tout à la fois si gentille et si belle,
Ton àme s’est ouverte aux maternels concerts.
Tu gazcuilles déjà, dans la langue immortelle,
Des bonheurs éprouvés et des chagrins soufferts.
A tes jeux innocents reste toujours fidèle,
Fauvette vagabonde entre les rameaux verts,
Et n’eflleure jamais que du bout de ton aile
Le fleuve de la vie empli de flots amers.
SONNÉTS. hn9
Dans nos terribles jours , tu n’as point à connaître,
L'orage dissipé, ni celui qui va naître :
Non, ton âme ingénue a des soins plus charmants.
Chère enfant, rejeton du laurier de famille,
Déjà, la Poésie en tes grands yeux pétille ;
N’en connais que la gloire et jamais les tourments !
IV.
A UNE DAME.
J'aime un groupe d'enfants entourant une mère ;
C’est le plus doux tableau que présente aux regards
Le triste et long parcours de cette vie amère ;
Il parle à l’âme émue, il inspire les arts.
Le bonheur n’est souvent qu’une vaine chimère ,
La gloire et le succès sont le jeu des hasards ;
La plus belle des fleurs toujours passe éphémère 8
Sa tige voit tomber ses pétales épars.
Mais une jeune mère, ange que Dieu protége,
D'un riant avenir a l’heureux privilége ;
La vertu lui promet les grâces du Seigneur,
C’est là votre destin, poétique Louise !
La noble Cornélie, ah ! vous l’avez comprise :
Vos enfants sont pour vous la gloire et le bonheur.
UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE,
f L
LEGIE ;
Par M. P.—A. VIEILLARD,
Membre correspondant.
cs © 4 © ——
Champètre asile où tout sommeille,
Terre, où fleurit seul le cyprès,
Que de souvenirs, de regrets,
Ta vue en mon âme réveille !
Ici, tout parle au cœur, tout attriste les sens ;
Comme un souflle de mort, le vent soupire et pleure
Aux rameaux des ifs gémissants...
Quels mânes désolés, du sein de leur demeure,
Exhalent ces plaintifs accents ?
Accusent-ils l’oubli qui laisse solitaire
Ce tombeau qui vient de s'ouvrir,
Dôme orgueilleux, dont l'hôte a passé sur la terre,
Pour briller un jour et mourir !
Il était riche... le plaisir
Marquait le cours de ses journées :
L’illusion , dans l’avenir,
Ne lui montrait qu’un doux loisir
Et que des heures fortunées.
Le via ne tarissait jamais
Dans ses coupes étincelantes ;
Un essaim de beautés brillantes
L'’éblouissail par ses attrails.
Pressant le vol du temps en sa courte carrière,
UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE,
De joyeux compagnons à toute heure entouré,
De l’indigent l’humble prière
N'avait monté jamais à son oreille altière ,
Dans son cœur jamais pénétré,
En ses festins, les clameurs de l'ivresse
Ne laissaient point d'accès aux cris de la détresse ;
Tant qu’il vécut on ne vit point jaillir
De larmes de ses yeux, de son cœur, un soupir.
Tout à coup, la mort est venue ,.…
Et, tout à coup, de ce palais en deuil,
La foule a déserté le seuil.
Toi, qui voyais, hier, une foule assidue,
Ces femmes, ces flaiteurs s’enivrer de tes vins,
Où sont-ils, ombre infortunée ?
Ailleurs, ils vont chercher la joie et les feslins,
Et ta tombe est abandonnée !
Mais quelle est cette croix où la douleur suspend
Une couronne virginale ?
Une femme, une mère, à genoux et pleurant,
Devance l’aube matinale ;
En sanglots sa douleur s'exhale :
« Chère fille, dit-elle, ange de mon bonbeur,
« Pourquoi si tôt m’as-tu quiliée ?
Sans toi qui les charmais, au séjour de labeur.
« Que feront tes parents de leur vie attristée ?
« À travers leurs baisers, la tienne , chère enfant,
« Apparaissail et si belle et si pure |!
« En rêvant l'avenir, contente du présent,
&« Tu souriais aux dons de la nature...
« Et quand se lève avec le jour
« ‘Ton dix-huitième anniversaire,
« Mes larmes humectent la terre
« Qui l’a prise à moi sans retour.
* Quand du jour nuptial pour consacrer la fête,
AGT
462 UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE.
« Des fleurs de l’oranger s’apprêtait le bandeau ,
« Je devais donc orner la tête
« Des pâles roses du tombeau !
« Anges qui la guidiez, elle était votre image |!
« Sur son front, jamais un nuage !
“ Vos yeux n’ont pas, Ô saints anges gardiens,
« De regards si doux que les siens!
« En l’écoutant, touchée, émue,
« Je croyais voir les cieux ouverts,
« Et sa voix, qui tenait mon âme suspendue,
« Etait un chaste écho de vos divins concerts.
« Anges qui l’avez prise, à qui je la réclame,
« Par un suprême et vain effort, -
« Ah! pourquoi faut-il que la mort
« Ait si vite prêté vos ailes à son àme ? »
O mort! rien ne peut te fléchir,
Rien ne peut arrêter la course ;
Toujours, lorsque le temps s'apprête à la tarir,
De nos pleurs, Lu rouvres la source.
Ce tertre qui recouvre, en coupole arrondi,
Le front d’un arbuste modeste ;
Ce froid berceau , gardien du plus précieux reste,
Combien de fois déjà, depuis un jour funeste,
Aux souflles du printemps n’a-t-il pas reverdi ?
D'un père il engloutit la joie et l’espérance,
Après un rêve de sept ans;
Et du fils, qui n’est plus, les traits toujours vivants
Sont du cœur paternel le charme et la souffrance.
De mille coups déjà ce cœur meurtri
Semblait de la douleur avoir atteint le terme;
Mais quelle amertume renferme
La perle d’un enfant chéri !...
Naguère, il était là, plein de vie et de charmes.
UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE. 63
Le cœur , les yeux noyés de larmes,
Qui, désormais , ne doivent plus le voir,
Le contemplaient, matin et soir.
Vous dont, au seuil de la vieillesse,
La naissance d’un fils fait la joie ici-bas,
En lui, des derniers jours vous voyez la promesse...
Garder-le bien !.. la mort peut le prendre en vos bras!
Pourquoi plaindre pourtant ceux dont la destinée
Se compose de peu de jours,
Dont le trajet se borne au cours
- Que mesure une matinée ?
Heureux navigateurs, rapides passagers,
Ils touchent un riant rivage,
Sans avoir connu les dangers,
Les fatigues d’un long voyage;
Pour les enfants, pour les vieillards,
Le lLerme est prompt des peines de la vie;
La plus agitée est suivie
D'un repos, d’une paix à l'abri des hasards.
Sans accuser du sort la rigueur salutaire,
Par un soin patient sachons la surmonter !
Elle est de l'avenir le gage tutélaire,
Et qui souffre le plus sait le mieux mériter !
43 juin 4857.
LE SCARABÉE ET LE HANNETON,
FABLE ;
Par M. DES ESSARS ,
Membre résidant,
Au pied d’un sable fin qui se dresse en monceau,
De sa robe azurée étalant les richesses,
Nouveau-né dans un monde où tout lui semble beau,
Du ciel un Scarabée épuise les caresses.
Un Hanneton volant , de ce pic orgueilleux
( Par sa propre hauteur chacun toise les cieux),
Dépasse le sommet en bourdonnant sa gloire.
— J'admire ce vilain, dit l’insecte éclatant,
Moi si riche en rubis, aisément on peut croire,
Quand il monte si haut, que j'en dois faire autant! —
Tout fier, le Scarabée aussitôt s'évertue,
Son écaille en vain se remue,
Son aile se refuse aux élans de son cœur,
(Quel affront pour un grand seigneur |)
— Si je ne puis voler, mes pattes sont agiles,
Laissons mes ailes indociles !
Montons! — Et le voilà qui veut gravir le tas.
Le sable était mouvant ; lorsqu'il a fait trois pas,
De son troisième, au moins, il sent fuir l'avantage.
La patience est forte : il ne perd pas courage ;
Avant la fin du jour, au prix de ses labeurs,
Après mille détours, mainte dégringolade,
Poursuivant sa rude escalade,
Notre insecte, au sommet, arbore ses couleurs,
rie
LE SCARABÉE ET LE HANNETON.
— À mon tour j'ai monté! — cria sa voix vibrante.
Il en saute de joie... et le saut fut fatal,
Le sable s'écroula, l'imprudent suit la pente...
Pleurez sur le pauvre animal !
Avant la chute meurtrière,
Le Hanneton, déjà, de vieillesse était mort !
Qu'on plane dans les airs, qu’on rase la poussière,
Où vient aboutir notre effort ?
Hanneton, Scarabée, entendrez-vous ma fable ?
Avant tout accident, accordez un coup-d’'œil
À quelque gros monceau de sable...
L'un sera moins jaloux, l’autre aura moins d’orgueil.
—— D —— —
30
46
OUVRAGES OFFERTS À L'ACADÉMIE.
EE DOESSS———
MM.
ADELUS. Satires et poésies satiriques.
BERVILLE, Les jardins de Paris, — Epiître à M. Bignan.
— Un mot sur Boileau, à propos d’un jugement de
Voltaire.
BLANCHET ( Le docteur )}. Moyens d’universaliser
l'éducation des sourds-muets sans les séparer de la
famille et des parlants, mémoire lu à l’Académie des
sciences morales et politiques, le 20 septembre 1856.
BORDEAUX (Raymond). Philosophie de la procédure
civile, mémoire sur la réformation de la justice , cou-
ronné par l’Académie des sciences morales et poli-
tiques dans sa séance du 25 juin 1853.
BOUCHER DE PERTHES. Du vrai dans les mœurs et les
caractères. Les masques. Discours prononcé dans la
séance du 29 mai 1856 de la Société impériale d’ému-
lation d’Abbeville. — Antiquités celtiques et antédilu-
viennes. — Nouvelles. — Petit Glossaire, traduction de
quelques mots financiers, esquisses de mœurs adminis-
tratives. — Hommes et choses , alphabet des passions
et des sensations ; esquisses de mœurs faisant suite au
Petit Glossaire. — Petites solutions de grands mots,
faisant suite au Petit Glossaire administratif, — Sujets.
dramatiques.
OUVRAGES OFFERIS A L'ACADÉMIE. h67
BOUILLET. Dictionnaire universel des sciences, des
lettres et des arts.
BOUILLIER, L'Académie de Lyon au XVII, siècle,
BouLLer. Recherches sur les produits de la réduc-
tion des dérivés nitriques de lacide benzoïque et de
ses homologues.
CALIGNY (Anatole de). Note sur les appareils et les
principes nouveaux d’hydraulique de M. A. de Caligny.
CANTU (César). Histoire universelle, traduite par
MM. Aroux et Léopardi (19 vol. in-8&°. ).
CARLIER. Reflections on society.
CASTORANI. Mémoire sur les causes de la cataracte
lenticulaire. — Fixateur de l’œil.
CHARLOT. Notice sur les pucerons et autres insectes
nuisibles aux végétaux.
CHAUVET. Mémoire sur le traité de Galien, intitulé:
Des dogmes d’Hippocrate et de Platon,
CoRBLET (L'abbé). Discours sur la destruction de
l'Empire d'Orient. -— Notice historique et liturgique
sur les cloches,
Dansin (Hippolyte). Histoire du gouvernement de
168 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE.
la France pendant le règne de Charles VII. — Discours
prononcé , le 16 mars 1858 , à l'ouverture du cours
d'histoire de la Faculté des lettres de Caen.
DE CAUMONT. Rapport verbal fait à la Société fran-
çaise d’archéologie pour la conservation et la descrip-
tion des monuments, dans les séances des 20 novembre
1855 et 2 septembre 1856, sur divers monuments et
sur plusieurs excursions archéologiques. — Congrès
scientifique de France, 22°. session, t. If. — Annuaire
de l’Institut des provinces , année 1858.
DECORDE (l’abbé). Essai historique et archéologique
sur le canton de Forges-les-Eaux. — Pavage des églises
dans le pays de Bray. — Le coq des clochers.
DELACODRE. Le ciel, première partie. Astronomie
spéculative et religieuse. — L'âme et Dieu. Aperçus
de philosophie pratique. -— De la grandeur morale et
du bonheur.
DE La Quérière. Des logements insalubres.
DELAU jeune. Paralysie produite à volonté dans un
cas de lésion de l'oreille moyenne.
DELISLE (Léopold). Mémoire sur une lettre inédite
adressée à la reine Blanche par un habitant de la Ro-
chelle. — Notice sur un sacramentaire de l’église de
Paris. — Mémoire sur les actes d’Innocent IIT, suivi
de l’Itinéraire de ce pontife.
OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 69
Du PUGET (M'*, Rosalie). La vie de famille dans le
Nouveau-Monde ; lettres écrites pendant un séjour de
deux années dans l'Amérique du Sud et à Cuba, par
M'e, Frédérika Bremer ; trad. du suédois.
DU VIVIER DE STREEL (l’abbé Ch.). La Cinéide, ou la
vache reconquise, poème national héroï-comique en
24 chants.
EGGEr. Observations sur quelques fragments de po-
terie antique, provenant d'Egypte , et qui portent des
inscriptions grecques. — Mémoire sur un document
inédit pour servir à l’histoire des langues romanes.
FÉVRIER. Discours de rentrée prononcé à l’audience
solennelle de la Cour impériale de Nîmes , le 3 nov.
1854. — Discours sur la transportation pénitentiaire,
prononcé à l'audience solennelle de rentrée de la
Cour impériale de Caen, le 4 novembre 1856.
FLOQUET. Etudes sur la vie de Bossuet.
FOUCHER DE CAREIL. Nouvelles lettres et opuscules
inédits de Leibnitz, précédés d’une introduction.
GANDAR. Ronsard considéré comme imitateur d’'Ho-
mère et de Pindare. — Les évêques de Paris, par
M. Maréchal (article extrait de deux numéros de
l'Union des arts). — Athènes, son génie et ses desti-
nées. — Discours prononcé, le 8 mai 1856, pour l’ou-
verture du cours de littérature étrangère. — Etudes
470 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE.
sur Gæthe. Conclusion. Lecon prononcée le 17 juillet
1856. —- Dante. Discours d'ouverture prononcé le
jeudi 20 novembre 1856.
GARNIER. Rapports sur les travaux de la Société des
antiquaires de Picardie, pendant les années 1855 à
4856. — Rapport sur les {nscriptiones Helveticæ de
M. Momsen.
GIRARDIN et MORIÈRE. Excursion agricole à Jersey.
GIRAULT. Eléments de géométrie appliquée à la
la transformation du mouvement dans les machines.
HippEAU. Les écrivains normands au XVII°, siècle (Du
Perron, Malherbe, Bois-Robert, Sarrasin, P. du Bosc,
Saint-Evremond ).
JoLy. Etude sur J. Sadolet , 1477-1547.
JOURDAIN (Charles). Un ouvrage inédit de Gilles de
Rome, précepteur de Philippe-le-Bel, en faveur de la
papauté.
LAMBERT. Bibliothèque publique de Bayeux, 1%.
article. — Notice nécrologique sur M. V.-E. Pillet.
LATROUEITE. L’ermitage Ste,-Anne, près de Dom-
front.
LAURENT (L'abbé). Notice historique sur l’abbaye
OUVRAGES OFFERTS À L’ACADÉMIE. 471
royale de Ste.-Claire d’Argentan , pour faire suite à
l'Histoire de Marguerite de Lorraine , religieuse et
fondatrice de ce monastère.
LE BRETON (Th.). Biographie normande , t. I*.
LE CHANTEUR DE PONTAUMONT. Recherches biogra-
phiques sur M. Deshayes. — Histoire mystérieuse du
château de Tourlaville. — Souvenirs de l’abbaye de
Cherbourg au temps du duc d'Harcourt. — Origine de
l’église Notre-Dame-du-Vœu. |
LE COEUR. Discours prononcé à la séance solennelle
de la rentrée des Facultés, le 15 novembre 1856.
LE FLAGUAIS ( Alphonse). OEuvres complètes, t. IT.
LESGUILLON. La musique , poème lyrique.
MANCEL (Georges). Département du Calvados : les
côtes , apercu statistique.
MaurY (Alfred). Rapportfait,le 27 novembre 1857,
à la seconde assemblée générale annuelle de la Société
de géographie, sur ses travaux et sur les progrès des
sciences géographiques depuis le 49 décembre 1856.
MÉNANT (Joachim). Zoroastre. Essai sur la philoso-
phie religieuse de la Perse.
MILLEZ DE SAINT-PIERRE, Quelques chiquenaudes.
h72 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE.
MORIÈRE. Le département du Calvados à l’'Exposi- .
tion universelle de Paris en 1855.
MORIÈRE et G. VILLERS. Etudes sur l’origine, les
transformations, le desséchement et la mise en culture
de la baie des Veys.
MUNARET (Le docteur). Lettre sur l’hippophagie.
PEZET. Bayeux à la fin du XVIII. siècle, études
historiques.
PIQUET. Des services de manutention de l’armée.
PIERRE. Considératious chimiquessur l'alimentation du
bétail, au point de vue de la production du travail, de la
viande, de la graisse, de la laine et du lait ; résumé des
lecons faites à la Faculté des sciences de Caen pendant
l’année scolaire 1855-1856. — Recherches analytiques
sur lacomposition de diverses plantes nuisibles,suscep-
tibles d’être avantageusement employées pour l’alimen-
tation du bétail , et sur l'emploi, comme fourrage , des
feuilles d’orme, de lierre, de chêne et de peuplier.
RENARD. Jeanne d’Arc était-elle française ? 3°, et
dernière réponse à M. Lepage.
RICQUE (Camille). Etudes sur l’île de la Guadeloupe.
SAUVAGE. Mortainais historique et monumental. Cou-
louvray-Boisbenâtre, Isigny-les-Bois et Juvigny-le-
OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. 173
Tertre, — Bibliographie normande , n°. 1°, — Foires
anciennes et marchés anciens de l’arrondissement de
e. LA
Mortain.
SELLIER. Notice historique sur la compagnie des ar-
chers ou arbalétriers et ensuite des arquebusiers de la
ville de Châlons-sur-Marne, et sur la fête donnée par
elle en 4754. — Rapport sur les travaux du Congrès
des délégués des Sociétés savantes de France en avril
1857.
SOMER (J. de). Comédies et contes , scènes de la
vie de bord , poésies diverses.
TaéryY. Histoire de l’éducation en France.
TRAVERS (Julien). Annuaire du département de la
Manche, 29°. année, 1857. — Fontaines publiques de
la ville de Caen. — Biographie de M. V.-E, Pillet. —
Biographie de M. Anselme Delaporte. — Biographie
de M. Narcisse Vieillard. — Le Phénix qui renaît , ou
la rénovation de l’âme par la retraite et par les exer-
cices spirituels; ouvrage récemment édité du cardinal
Bona , précédé d’une préface par M. Auguste Nicolas,
et approuvé par NN. SS. les Evêques de Bayeux et de
Coutances.
VAN LEUWEN (Jean). Octaviæ querela. — Lycidas,
ecloga, et Musæ invocatio.
VIEILLARD (P.-A.). Deuils de famille.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES,
QUI ADRESSENT LEURS PUBLICATIONS A L'ACADÉMIE
DE CAEN...
Académie française.
Académie des sciences morales et politiques.
Académie nationale , agricole, manufacturière et
commerciale , et de la Société française de statistique
universelle , à Paris.
Athénée des arts, à Paris.
Comité des travaux historiques et des Sociétés sa-
vantes , à Paris.
Société philotechnique , à Paris.
Société de géographie , à Paris.
Société des antiquaires de France , à Paris.
Société de l'histoire de France , à Paris.
Société de la morale chrétienne, à Paris.
Société impériale d’émulation d’Abbeville.
Société impériale d’émulation et d’agriculture de
l'Ain , à Bourg.
Société d’émulation de l'Allier, à Moulins.
Société des antiquaires de Picardie , à Amiens.
Société d'Arras pour l’encouragement des sciences ,
des lettres et des arts.
Société Eduenne , à Autun.
Société des sciences, d'agriculture et arts du Bas-
Rhin, à Strasbourg.
Société des sciences , lettres et arts des Basses-
Pyrénées, à Pau.
Athénée du Beauvaisis, à Beauvais.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, h75
Société archéologique de Béziers.
Société des sciences et belles-lettres de Blois.
Société impériale des sciences, etc. , de l’Aisne , à
St.-Quentin.
Société impériale d’agriculiture , sciences et arts
d'Angers. -
Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bor-
deaux.
Société d'agriculture , des sciences et des arts de
Boulogne-sur-Mer.
Société d'agriculture et de commerce de Caen.
Société de médecine de Caen.
Société linnéenne de Normandie, à Caen.
Société des antiquaires de Normandie, à Caen.
Société philharmonique du Calvados, à Caen.
Société d’horticulture du Calvados, à Caen.
Association normande , à Caen.
Institut des provinces, à Gaen.
Société française d'archéologie pour la conservation
et la description des monuments historiques, à Caen,
Société vétérinaire de la Manche et du Calvados , à
Caen.
Société d'archéologie , de littérature, sciences et
arts des arrondissements d’Avranches et de Mortain, à
Avranches.
Société d'agriculture, sciences , arts et belles-letttres
de Bayeux.
Société d’émulation de Cambrai,
Société d'agriculture, arts et commerce de la Cha-
rente, à Angoulême.
Société impériale académique de Cherbourg.
76 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES.
Société impériale des sciences nat. de Cherbourg.
Société des sciences naturelles et d’antiquités de la
Creuse , à Guéret.
Académie impériale des sciences, arts et belles-
lettres de Dijon.
Société médicale de Dijon.
Société impériale et centrale d'agriculture , sciences
et arts de Douai.
Société impériale des sciences , lettres et arts du
Doubs , à Besancon,
Société d’études scientifiques et archéologiques de
la ville de Draguignan.
Société Dunkerquoise pour l’encouragement des
sciences , des lettres et des arts.
Société libre d’agriculture , sciences , arts et belles-
lettres du département de l'Eure , à Evreux.
Société académique , agricole , industrielle et d’in-
struction de l’arrondissement de Falaise.
Académie impériale du Gard, à Nîmes.
Commission des monuments historiques de la Gi-
ronde , à Bordeaux.
Société Havraise d’études diverses, au Havre.
Société d'agriculture , sciences , arts et belles-lettres
du département d’Indre-et-Loire , à Tours.
Société d’émulation du département du Jura , à
Lons-le-Saulnier,
Société académique de Laon.
Société impériale des sciences, de l’agriculture et
des arts, à Lille.
Société d'agriculture , sciences et arts de Limoges.
Société d’émulation de Lisieux.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 477
Société académique de la Loire-Inférieure , à Nantes.
Académie impériale des sciences , belles-lettres et
arts de Lyon.
Société impériale d'agriculture , etc. , à Lyon.
Comice horticole de Maine-et-Loire , à Angers.
Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire
naturelle du département de la Manche, à St. -Lo.
Société d'agriculture , sciences et arts du Mans.
Société d'agriculture , commerce , sciences et arts
de la Marne , à Châlons.
Académie -impériale de Marseille.
Société de statistique de Marseille.
Académie impériale de Metz. -
Société d'histoire naturelle du département de la
Moselle , à Metz.
Société industrielle de Mulhouse.
Société impériale des sciences, lettres et arts de
Nancy.
Société académique de Nantes.
Académie impériale des sciences , belles-lettres et
arts, à Orléans.
Société d’agriculture , sciences et arts de Poitiers.
Société d'agriculture , sciences, arts et commerce
de la Haute-Loire , au Puy.
Société agricole , scientifique et littéraire des Py-
rénées-Orientales , à Perpignan.
Académie impériale des sciences, belles-lettres et
arts, à Clermont-Ferrand.
Académie de Reims.
Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de
Rochefort,
478 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES,
Académie impériale des sciences, belles-lettres et
arts de Rouen.
Société libre d’émulation, du commerce et de l’in-
dustrie de la Seine-lnférieure , à Rouen.
Société centrale d'agriculture du département de la
Seine-Inférieure , à Rouen.
Société libre des pharmaciens de Rouen.
Société impériale d'agriculture , industrie, sciences,
arts et belles-lettres du département de la Loire , à
St-Etienne,
Société impériale d’agriculture , sciences et belles-
lettres de Saône-et-Loire , à Mâcon.
Société des sciences morales, des lettres et des arts
de Seine-et-Oise , à Versailles.
Académie des sciences, agriculture , commerce ,
belles-lettres et arts du département de la Somme , à
Amiens.
Académie des Jeux-Floraux, à Toulouse.
Académie impériale des sciences, inscriptions et
belles-lettres de Toulouse.
Société des sciences, belles-lettres et arts du dépar-
tement du Var, à Toulon.
Société d’émulation du département des Vosges, à
Epinal.
Académie d'archéologie de Belgique, à Anvers.
Société royale des beaux-arts et de littérature de
sand.
institut lambard , à Milan.
Historic Society of Lancashire and Cheshire.
Société littéraire et philosophique de Manchester.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, 179
Société d'archéologie et de numismatique de St.-
Pétersbourg.
Académie royale des sciences, à Amsterdam.
Institution Smithsonnienne , à Washington.
Société d’agriculture de PEtat de Wisconsin { Amé-
rique ).
Académie américaine des arts et sciences de Boston.
Institut libre des sciences de Philadelphie.
Académie des sciences de St.-Louis ( Amérique },
————— ri ER
RÉGLEMENT
DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES,
ARTS ET BELLES-LETTRES
DE CAEN.
ART. [°.— L'Académie des sciences, arts et belles-
lettres de Caen se compose de membres honoraires ,
de membres titulaires, et d’associés résidants ou cor-
respondants.
ART. II. — Le nombre des membres honoraires n’est
pas limité. Ils ont rang immédiatement après le bu-
reau, et jouissent des mêmes droits que les membres
titulaires.
ART. III, — Le nombre des membres titulaires est
de trente-six.
ART. IV. — Celui des associés résidants ou corres-
pondants est illimité. Ils prennent place parmi les
membres titulaires, dans les séances publiques ou par-
ticulières, mais sans avoir voix délibérative.
ART. V. — Toute nomination de membre honoraire
RÉGLEMENT. AS1
est précédée d'une présentation faite par écrit, signée
par un membre honoraire ou titulaire, et remise ca-
chetée au Président ou au Secrétaire. Tout membre
titulaire qui en fait la demande devient de droit membre
honoraire.
Les membres titulaires ne peuvent être pris que
parmi les associés résidants.
Toute nomination d’associé résidant ou correspon-
dant est précédée d’une présentation dans les mêmes
formes que lorsqu'il s’agit d’an membre honoraire :
elle doit être, en outre, accompagnée d’un ouvrage
imprimé ou manuscrit, composé par le candidat,
La présentation et les pièces à l’appui sont renvoyées
à l’examen de la Commission d’impression, qui fait, à
la séance suivante, un rapport sur les titres du can-
didat. Dans le cas où la Commission conclut au rejet
du candidat, elle doit en informer le membre qui a
présenté. Celui-ci peut retirer sa présentation.
Les lettres de convocation annoncent s’il doit y avoir
des élections ou des nominations.
ART. VI. — L'Académie , après avoir entendu le rap-
port de la Commission, procède immédiatement aux
nominations, ou les renvoie à une autre séance qu’elle
détermine.
ART. VII, — Lorsqu'il s’agit d’un membre titulaire ,
l'élection a lieu au scrutin et par bulletins nominatifs.
— S'il s’agit de la nomination d’un membre honoraire,
d’un associé résidant ou correspondant, il est voté par
oui Où par on sur chaque candidat proposé.
31
462 RÊGLEMENTI.
Pour être élu ou nommé, il faut avoir obtenu la
majorité absolue des suffrages exprimés et le tiers au
moins des voix des membres titulaires composant
l’Académie.
Si des membres honoraires prennent part auscrutin,
il faut, pour être élu ou nommé, obtenir, en sus du
nombre de suffrages qui vient d’être exprimé, un
nombre de voix égal à la moitié au moins de celui
des membres honoraires ayant pris part au scrutin.
En cas d'élection d’un membre titulaire, si le pre-
mier tour de scrutin ne donne pas de résultat, immé-
diatement l’Académie procède à de nouveaux scrutins,
ou reuvoie à une séance ultérieure qu’elle détermine.
En cas de nomination d’un membre honoraire, d’un
associé résidant ou correspondant, il faut, pour qu’il
y ait lieu à un second tour de scrutin , que le candidat
ait obtenu la majorité des suffrages exprimés.
ART. VIIL — Les officiers de l’Académie sont : un
Président, un Vice-Président , un Secrétaire , un Vice-
Secrétaire et un Trésorier. à
Ces dignitaires sont indéfiniment rééligibles, à
l'exception du Président, qui ue peut être réélu
qu'après un an d'intervalle ; il devient de droit Vice-
Président.
ART. IX. — Il sera créé une Commission d'impression
composée de six membres titulaires nommés à cet effet,
auxquels seront adjoints le Président et le Secrétaire
de l’Académie.
La Commission ainsi composée choisit dans son sein
RÉGLEMENT. h83
un Président et un Secrétaire ; elle se réunit sur la
convocation de son Président. En cas de partage , son
Président a voix prépondérante.
Ses fonctions sont d’examiner et de faire connaître ,
par des rapports ou par des lectures, les titres des
candidats, les travaux offerts à l’Académie , les ma-
nuscrits que renferment les archives ; d'établir avec les
Sociétés savantes de la France et de l'Etranger les
relations qu’elle croira utiles aux sciences, aux arts
et aux lettres ; de prononcer sur Îles travaux qui pour-
ront être lus en séance publique, ou imprimés dans
les Mémoires de l’Académie.
Tous les membres sont invités à déposer, dans la
bibliothèque de la Compagnie, un exemplaire de
chaque ouvrage qu’ils ont publié ou qu’ils publieront.
Aucun rapport ne sera fait, dans les séances , sur les
travaux imprimés ou manuscrits, offerts par les mem-
bres titulaires et par les membres associés résidants.
ART. X. — De nouveaux membres pourront être
temporairement adjoints à la Commission d'impression,
et des Commissions spéciales être créées toutes les
fois que l’Académie le jugera convenable.
ART, XI. —-- Les membres du Bureau sont renouvelés
chaque année dans la séance de novembre , à la ma-
jorité absolue des suffrages des membres présents. Si
la majorité n’est pas acquise aux deux premiers tours
de scrutin, il est procédé à un scrutin de ballottage
entre les deux membres qui ont obtenu le plus de
voix au second tour. En cas de partage égal des voix ,
le plus âgé obtient la préférence.
L84 RÉGLEMENT.
Les six membres de la Commission d'impression sont
nommés pour deux ans, au scrutin, par bulletins de
liste, à la majorité absolue des suffrages des membres
présents; et, dans le cas de non-élection au premier
tour de scrutin, la pluralité des suffrages décide au
second. Ils sont renouvelés par moitié tous les ans, à
la première séance de novembre. Les membres sortant
ue sont rééligibles qu'après un an d'intervalle.
ART. XII. — Toutes les nominations se font au scrutin;
les autres délibérations se prennent de la même ma-
nière , à moins que le Président ne propose d'y pro-
céder à haute voix sans qu’il y ait réclamation.
ART. XIIL — L'Académie tient ses séances le
quatrième vendredi de chaque mois, à sept heures
précises du soir ; le jour et l'heure des séances peuvent
être changés. Elle prend vacances pendant les mois
d'août, de septembre et d'octobre,
ART. XIV. — L'Académie tient, en outre, des séances
publiques. Le jour, l'heure, le lieu et l’objet de ces
séances sont fixés par une délibération.
ART, XV. — Les fonds dont dispose l’Académie pro-
viennent des cotisations qu’elle s'impose, des subven-
tions qui peuvent lui être accordées par le Gouverne-
ment , le Conseil général ou tout autre corps adminis-
tratif, et des dons et legs faits par des particuliers.
Ces fonds sont consacrés aux fonds de service de la
Compagnie , à l'impression de ses Mémoires, aux prix
qu’elle décerne , et à toutes dépenses imprévues,
RÉGLEMENT. 485
Le Trésorier est chargé des recettes et des dépenses.
Il acquitte les mandats à payer, sur les signatures
du Président et du Secrétaire. Chaque année, il rend
un compte détaillé de sa gestion à une Commission
spéciale de trois membres, nommée dans la séance
de rentrée, et qui fait son rapport sur l’état de la
caisse dans la séance suivante.
ART. XVI. — Une cotisation annuelle est imposée
aux membres titulaires et aux membres associés
résidants. Elle est de dix francs pour les premiers, de
cinq francs pour les seconds , et se paie dans le mois
de janvier.
A quelque époque de l’année qu’un membre soit élu
ou nommé , il doit immédiatement la cotisation im-
posée à son titre, et la paie en recevant son diplôme.
ART. XVII, — Tous les membres titulaires sont tenus
d'assister au moins à cinq séances dans l’année.
Il est distribué des jetons de présence , dont l’Aca-
démie détermine la forme et la valeur. Le prix en est
perçu, indépendamment de la cotisation fixée par
l’art. XVI.
- ART. XVIII — Les membres titulaires qui auraient
laissé passer une année sans paraître à aucune séance,
ou deux années sans présenter aucun travail, et ceux
qui auraient cessé de résider à Caen, deviennent de
droit membres associés. Il sera pourvu sans retard à
leur remplacement.
LISTE
DES MEMBRES HONORAIRES , TITULAIRES , ASSOCIÉS
RÉSIDANTS ET ASSOCIÉS CORRESPONDANIS DE
L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DES SCIENCES, ARTS
ET BELLES-LETTRES DE CAEN, AU
15 MAI 1858.
bureau
POUR L'ANNÉE 18597-18358.
MM.
TONNET , président.
FRANCOIS , vice-président.
TRAVERS, secrétaire.
**X, pice-secrétaire.
CHAUVIN, cresorier- bibliothécaire.
L'ouuméaton À AURAS
MM.
TONNET,
TRAVERS, | membres de droit.
HIPPEAU,
GIRAULT ,
PUISEUX ,
DEMIAU DE CROUZILHAC ,
CHAUVIN,
BERTRAND,
membres élus.
LISTE DES MEMBRES DE L'ACADÉMIE, h87
Mbeumbres Bonotaitee.
MM.
DIDIOT , évêque de Bayeux.
MÉRITTE-LONGCHAMP , membre de la Société des
antiquaires de Normandie.
ROBERGE , de la Société linnéenne de Normandie.
DAN DE LA VAUTERIE, de la Société de médecine.
BLANCHARD , ancien ingénieur.
BONNAIRE , professeur honoraire de la Faculté des
sciences.
ROGER , professeur honoraire d’histoire à la Faculté
des lettres.
Abeaubres Htulairec.
MM.
. EUDES-DESLONGCHAMEPS , doyen de la Faculté
des sciences.
LE CERF, professeur honoraire de Droit civil.
DE CAUMONT , correspondant de l’Institut.
BERTRAND , doyen de la Faculté des lettres.
LE FLAGUAIS (Alphonse), homme de lettres.
TRAVERS , professeur honoraire de littérature
latine à la Faculté des lettres.
DES ESSARS, conseiller à la Cour impériale.
VASTEL, directeur de l'Ecole de médecine.
DE FORMEVILLE , conseiller à la Cour impériale.
CHARMA , professeur de philosophie à la Faculté
des lettres.
188
44,
42.
13.
14.
15.
16.
LT:
18.
19.
20.
21.
22%
23.
24,
29:
26.
217:
28.
29.
30.
31.
32.
33.
SR
35.
36.
LISTE DES MEMBRES
MANCEL , bibliothécaire de la ville de Caen.
GUY, architecte.
PUISEUX , professeur d'histoire au Lycée.
CHAUVIN, professeur à la Faculté des sciences.
GERVAIS, de la Société des antiquaires.
TROLLEY, professeur à l'Ecole de Droit.
PIERRE, professeur de chimie à la Faculté des
sciences.
HIPPEAU, professeur de littérature française à la
Faculté des lettres.
DESBORDEAUX , de la Société d’agriculture et de
commerce.
LATROUETTE , docteur ès-lettres.
LEBOUCHER , professeur de physique à la Faculté
des sciences.
MORIÈRE , secrétaire de l’Association normande.
THOMINE, ancien professeur à la Faculté de Droit.
RABOU , procureur-général.
BERTAULT , professeur à l'Ecole de Droit.
DE GUERNON-RANVILLE, ancien ministre.
GIRAULT, professeur à la Faculté des sciences.
TONNET, préfet du Calvados.
BESNARD, professeur à l’Ecole de Droit.
FRANÇOIS, ancien recteur de l’Académie.
DEMIJIAU DE CROUZILHAC, conseiller à la Cour.
CAUVET,, professeur à l'Ecole de Droit.
DU MONCEL , membre de plusieurs Sociétés sa-
vantes.
LE COEUR, professeur à l’Ecole de médecine.
MÉGARD, premier-président de la Cour impériale.
GANDAR, professeur de littérature étrangère à la
Faculté des lettres.
DE L'ACADÉMIE, A89
ir 7e
AMbenbees XddOCLES testdauté,
MM.
DELACODRE , notaire honoraire.
MOUNIER , ancien ingénieur en chef.
LE BASTARD-DELISLE, conseiller à la Cour impériale.
GAUTIER , professeur de langues vivantes.
CHAUVET, professeur de philosophie au Lycée,
BOUET, peintre, de la Société des antiquaires.
COURTY, de la Société des antiquaires.
VAUTIER (Abel), député au Corps législatif.
DUPRAY-LAMAHÉRIE , substitut du proc.-impérial.
LE PRESTRE , professeur à l’Ecole de médecine.
ROULLAND , professeur à l'Ecole de médecine.
MELON , président du Consistoire.
VARIN, curé de Vaucelles.
CHATEL, archiviste du Calvados.
TRÉBUTIEN, professeur à l'Ecole de Droit.
ROGER , professeur de seconde au Lycée.
RENAULT, conseiller à la Cour impériale.
FÉVRIER , avocat-général.
MAHEUT , professeur à l’Ecole de médecine.
LE FLAGUAIS (Auguste), membre de la Société des
beaux-arts.
LIÉGARD fils, professeur à l'Ecole de médecine.
PIQUET , conseiller à la Cour impériale.
DESCLOZEAUX , recteur de l’Académie.
DANSIN, professeur @histoire à la Faculté des lettres.
L90 LISTE DES MEMBRES
Mbebres assis cottespondauteo .
MM.
BOULLAY , membre de l’Ac. de médecine, à Paris.
DE TILLY (Adjutor), ancien député, à Villy.
VIGNÉ, médecin, à Rouen.
JACQUELIN-DUBUISSON , médecin , à Paris.
DE MAIMIEUX , homme de lettres , à Paris.
GUITTARD , docteur en médecine , à Bordeaux.
DE LA RUE, ancien juge de paix, à Breteuil.
VIEILL ARD (P.-A.), bibliothécaire du Sénat.
LE TERTRE, bibliothécaire , à Coutances.
DE SURVILLE , ingénieur.
BOURDON , de l’Académie de médecine , à Paris.
LONDE, id. id.
BOYELDIEU , avocat, id.
POLINIÈRE , médecin des hospices , à Lyon.
ARTUR , professeur de mathématiques , à Paris.
DE BEAUR EPAIRE , à Louvagny, près Falaise.
JOLIMONT , peintre , à Paris.
DIEN, id. , id,
SERRURIER , docteur en médecine, id.
DE VENDEUVRE,, ancien préfet, à Vendeuvre.
ELIE DE BEAUMONT, ingénieur des mines, à Paris.
GIBON , maître de confér. à l’Ecole normale, id.
LAMBERT, conservateur de la Bibliothèque, à Bayeux.
DUPIN (Charles), sénateur , à Paris.
DE MONTLIVAULT, ancien officier de marine, à Blois.
DESNOYERS (Jules), naturaliste, à Paris.
COUEFFIN, ancien ingénieur-géographe, à Bayeux.
DE L'ACADÉMIE. 491
PETITOT , statuaire, à Paris.
CHESNON , ancien principal du collége , à Evreux.
COUEFFIN (M*°. Lucie), à Bayeux.
GIRARDIN , doyen de la Faculté des sciences de
Rouen.
GATTEAUX , graveur et sculpteur, à Paris.
DELAMARE , évêque de Luçon.
WOLF (Ferdinand), à Vienne.
TOLLEMER (l'abbé), à Valognes.
REY, homme de lettres, à Paris.
LE NOBLE, id., id.
MARTIN, doyen de la Faculté des lettres, à Rennes.
MASSON, agrégé près la Faculté des sciences de Paris.
LE BRETON (‘Théodore ), bibliothécaire , à Rouen.
GUILLAUME , juge au tribunal de Besançon.
A, BOULLÉE , ancien magistrat, à Paris.
BOUCHER DE PERTHES , président de la Société
d’émulation d’Abbeville.
MOLCHNEET ( Dominique), sculpteur, à Paris.
ROCQUANCOURT , ancien directeur de l'Ecole mili-
taire de St.-Cyr.
SIMON-SUISSE , ancien professeur de philosophie à la
Faculté des lettres de Paris.
BATTEMAN , jurisconsulte anglais.
DE BRÉBISSON , naturaliste , à Falaise.
DE LA FRESNAYE, id. id.
BOULATIGNIER , membre du Conseil-d’Etat, à Paris.
DE TOCQUEVILLE , membre de l’Ac. française, id.
LE PREVOST, correspondant de l’Institut, à Bernay.
VÉRUSMOR , homme de lettres, à Cherbourg.
DE LAMARTINE , membre de l’Ac, française, à Paris.
92 LISTE DES MEMBRES
DOYÈRE, prof, d’hist. nat. au lycée Henri IV, à Paris.
BEUZEVILLE , homme de lettres, à Rouen.
RAVAISSON, membre de l’Institut, à Paris.
DE LA SICOTIÈRE , avocat , à Alencon.
HOUEL { Ephrem), inspecteur des haras, à St.-Lo.
MUNARET, docteur en médecine, à Lyon.
BAILHACHE, professeur de seconde au lycée du Mans.
HUREL, professeur de rhétorique au collége de Falaise.
VINGTRINIER , docteur en médecine, à Rouen.
LAISNÉ , ancien principal du collége d’Avranches.
DUMÉRIL ( Edelestand ), homme de lettres, à Paris.
PEZET , président du tribunal civil de Bayeux. |
BELLIN , avocat, à Lyon.
ANTONY-DUVIVIER , homme de lettres, à Nevers.
SAISSET , professeur au Collége de France.
BERGER , prof. de rhétorique au lycée Charlemagne.
VIOLLET , ingénieur, à Paris.
SCHMITH , inspecteur de l’Académie, à Marseille.
DESAINS , prof. de physique au lycée Bonaparte.
SANDRAS, ancien recteur de l’Académie de Rennes.
RICHARD , préfet du Finistère.
PORCHAT , ancien recteur, à Lausanne.
QUATREFAGES, naturaliste, à Paris.
LALOUEL, ancien professeur de langue anglaise,
MAIGNIEN, doyen de la Fac. des lettres de Grenoble.
ROSSET , homme de lettres, à Lyon.
DE ROOSMALEN , prof. d’action oratoire, à Paris,
CAP, directeur du Journal de pharmacie, id.
CASTEL, agent-voyer chef, à St.-Lo.
JAMIN, professeur au lycée Louis-le-Grand.
FAURE , professeur à l'Ecole normale de Gap.
DE L'ACADÉMIE. 193
DELACHAPELLE , secrét. de la Soc. acad, de Cherbourg.
DANJOU , organiste de la métropole, à Paris.
AMIOT, professeur au lycée SL. -Louis.
DE LIGNEROLLES, docteur en médecine, à Planquery.
DUMONT, avocat, à St.-Mihiel.
À. DELALANDE, avocat , à Valognes.
MAGU, à Lizy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne ).
STIÉVENART , doyen de la Faculté des lettres, à Dijon.
DÉZOBRY (Ch.), homme de lettres, à Paris.
DE BANNEVILLE , diplomate.
TÜRQUETY ( Edouard), homme de lettres, à Rennes.
CHARPENTIER, directeur de l’'Ec. normale d’Alencon.
JAMES (Constantin), docteur en médecine, à Paris.
LE HÉRICHER, prof. de rhétorique , à Avranches.
LE VERRIER , sénateur, directeur de l'Observatoire.
HUE DE CALIGNY, lauréat de l’Ac. des sc., à Versailles.
EGGER , membre de l'Institut, à Paris.
DELAVIGNE , prof. à la Fac. des lettres, à Toulouse.
MAILLET-LACOSTE , professeur honoraire de la Fa-
culté des lettres de Caen, à Paris.
BOCHER , &ncien préfet du Calvados , à Paris.
GASTAMBIDE, procureur-général , à Toulouse.
EDOM , ancien recteur de l’Académie de la Sarthe.
SORBIER , 1‘. président de la Cour impériale d'Agen.
CAMARET , ancien recteur de l’Ac. de Caen, à Douai.
RIOBÉ , substitut , au Mans.
BOUILLET, inspecteur de l’Académie de Paris.
BORDES , conservateur des hypothèques, à Pont-
l'Evêque.
ENDRÈS, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, à Tou-
louse,
494 LISTE DES MEMBRES
LE CHANTEUR DE PONTAUMONT , trésorier-archi-
viste de la Société académique de Cherbourg.
LEPEYTRE, ancien procureur-général.
Me. QUILLET , à Pont-l’Evêque.
Mi. Rosalie DU PUGET, à Paris.
MOREL, lauréat de l’Académie de Caen, id.
DE KERCKHOVE , à Anvers.
MÉNANT, juge au tribunal de Lisieux.
HOCDÉ, officier d’Académie , à Paris.
COCHET , membre de plusieurs Sociétés savantes.
BLANCHET , docteur en médecine, membre de plu-
sieurs Sociétés savantes , à Paris.
HOLLAND , homme de lettres, à Tubingen,
DELISLE ( Léopold), membre de l’Académie des in-
scriptions et belles-lettres, à Paris.
CHASSAY (l'abbé), prof, à la Fac. de fhéol., id.
CHÉRUEL , inspecteur de l’Académie de Paris.
POTTIER ( André} , bibliothécaire, à Rouen.
BOUILLIER , doyen de la Fac. des lettres , à Lyon.
DE BUSSCHER , secrétaire de la Soc. royale de Gand.
HALLIWELL (James-Orchard ), antiquaire. à Londres.
ROACH-SMITH (Charles), id. id,
Me. Eugène D’'HAUTEFEUILLE , à Luc.
M. DE MONTARAN , à Paris.
DUVAL-JOUVE , inspect de l’inst. pub. , à Strasbourg.
GURNEY (Daniel), à North-Runcton (Norfolk).
LE BIDARD DE THUMAIDE, procureur du roi, à
Liége.
LE GRAIN, peintre, à Vire.
DE GIRARDOT , antiquaire , à Bourges.
CGLOGENSON , ancien préfet de l'Orne.
DE L’ACADÉMIE. 95
DANIEL, évêque de Coutances et d’Avranches.
DEVALROGER, professeur à l'Ecole de Droit de Paris.
WALRAS, insp. de linstruct. publique, à Pau.
MERGET , professeur au lycée de Bordeaux.
QUENAULT-DESRIVIÈRES , proviseur , à Nimes.
LEROUX ( Eugène), dessinateur-lithographe , à Paris.
DE CHENNEVIÈRES, inspecteur des musées, id.
CHOISY, bibliothécaire de la ville de Falaise,
DECORDE , curé de Bures (Seine-Inférieure ).
SIRAUDIN , à Bayeux,
TARDIF (Adolphe), chef de bureau au Ministère de
l'instruction publique et des cultes.
TARDIF (Jules), de l'Ecole des chartes , à Paris.
LUNEL ( Benestor }, homme de lettres, id,
DE SOUZA BANDEIRA (Herculano), professeur de
philosophie à l’Académie des arts, à Fernambouc.
VALLET DE VIRIVILLE , prof, à l'Ecole des chartes.
LOUANDRE (Charles), homme de lettres, à Paris.
DE SOULTRAIT , antiquaire , à Mâcon.
HAURÉAU , homme de lettres, à Paris.
MORISOT , ancien préfet du Calvados, id.
Me, Amélie BOSQUET, à Rouen.
LE NORMANT (René), naturaliste, à Vire.
LAMBERT, inspecteur des écoles, à Nogent-sur-Seine.
DE BEAUREPAIRE ( Eug.), substitut, à Avranches.
DES ROZIÈRES , professeur à l'Ecole des chartes.
BORDEAUX (Raymonti), avocat, à Evreux.
MICHAUX (Clovis), juge d'instruction , à Paris.
DAVID (Jules-A.), orientaliste, à Joigny.
HÉBERT-DUPERRON, inspecteur d’Académie.
LOTTIN DE LAVAL, homme de lettres, près Bernay.
h96 LISTE DES MEMBRES de:
WRIGHT (Thomas), corr. de l’Institut, à Londres.
PETTIGREW , antiquaire , à Londres.
AKERMAN , sec. de la Soc. roy. des antiq. de Londres.
MAURY, bibliothécaire de l’Institut, à Paris.
Me, PIGAULT , peinire, id.
ENAULT (Louis), homme de lettres, id.
DESROZIERS , inspecteur près la Fac. des sciences , id.
LANDOIS , inspecteur de l’Académie de Paris.
JALLON , conseiller à la Cour de cassation.
CAUSSIN DE PERCEVAL, 1%. présid. , à Montpe lier.
SUEUR-MERLIN , de plusieurs Soc. sav. , à Abbeville.
LE PELLETIER , substitut, à Lourdes (Hautes-Pyr. ).
BOVET , bibliothécaire, à Neuchatel (Suisse).
GARNIER , sec. dela Soc. des antiq. de Picardie.
DUPONT, procureur impérial, à Mortagne.
LEBRUN (Isid.) homme de lettres, à Paris.
SAUVAGE , avocat, à Mortain. |
THÉRY , recteur de l’Académie de Clermont.
MITTERMAIER , à Heidelberg (duché de Bade ).
DE GENS, secr. de la Soc. d’archéologie de Belgique.
DE PONGIBAUD (César), à Fontenay.
LIAIS (Emmanuel), astronome, à Paris.
LE JOLIS ( Auguste) , naturaliste, à Cherbourg.
LE SIEUR , chef de la 1", division au Ministère de
l'instruction publique.
LECADRE,, docteur en médecine , au Havre.
DU BREUIL DE MARSAN , à la Brousse-Briantais, près
de Matignon (Côtes-du-Nord).
PETIT (J.-L), antiquaire , à Londres,
POGODINE (Michel), à Moscou.
RAYNAL , avocat-général à la Cour de on
DE L'ACADÉMIE, 197
ENGELSTOET, évêque de Fionie.
SICK , à Odensée.
DARU, ancien vice-président de l’Assemblée législa-
tive , à Chiffrevast.
LAFFETAY, chanoine , à Bayeux.
CUSSON , secrétaire de Ja mairie de Rouen.
GISTEL, professeur , à Munich.
ALLEAUME , de l'Ecole des chartes, à Paris.
DIGARD DE LOUSTA , à Cherbourg.
BER VPELE , président de chambre à la Cour impériale
de Paris.
REINVILLIER , docteur en médecine , à Paris.
LAURENT , curé de St.-Martin, près de Condé-sur-
Noireau.
SCHWEIGHÆUSER , archiviste départemental, à
Colmar.
MARCHAND, pharmacien, à Fécamp.
TOSTAIN insp. génér. des ponts-et-chaussées. à Paris.
LARTIGUE , capitaine de vaisseau, à Paris.
LEVAVASSEUR , homme de lettres, à Argentan.
BESNOU, pharmacien de la Marine, à Cherbourg.
RENÉE (Amédée), homme de lettres, député du dé-
partement du Calvados, à Paris.
RICHOMME ( Florent) , à Château-du-Loir (Sarthe).
DE LA FERRIÈRE-PERCY, membre de la Société des
antiquaires de Normandie,
MAYER , de la Soc. des ant. de Londres, à Liverpool.
FABRICIUS (Adam), professeur d’hist., à Copenhague.
NICOT , secrétaire de l’Académie du Gard, à Nîmes.
ROELANDT, président de la Société royale des beaux-
arts de Gand,
32
h98 LISTE DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE.
GUÉRIN DE LITTEAU , homme de lettres, à Paris.
LE TELLIER , inspecteur en retraite, à Paris.
JARDIN (Edelestand), aide-commissaire de la Marine,
à Cherbourg.
FRANÇOIS, maître des requêtes au Conseil-d’Etat.
FOUCHER DE CAREIL , homme de lettres, à Paris.
CANTU (César), historien, à Milan.
LIVET (Charles) , homme de lettres , à Montmartre.
DE BOUIS, membre de plusieurs Soc. savantes, # Paris.
FLOQUET, membre correspondant de l’Institut; à For-
mentin.
FEUILLET (Octave), homme de lettres , à St.-Lo.
JOLY , professeur de littérature française à la Fa-
culté des lettres d’Aix.
Re —
TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
DA BRELIMINAIRE" 50, MONS Là, \
PRIX LE SAUVAGE. Mépaizce D'or DE 2,000 Fr.
CL UN LR RARE :vir
MÉMOIRES.
Cazcuc DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
ET DES ONDES CIRCULAIRES FORMÉES A LA SUR-
Li
FACE DE L'EAU: par M. Ch. GiRAULT. . . .
RECHERCHES EXPÉRIMENTALES SUR LES VARIA—
TIONS DE LA VITESSE PENDANT LA MARCHE; par
RS ns Bag à Me ot eee ll
NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE DES CONTRAC—
TIONS MUSUULAIRES ; par le MÊME. . . . . 24
RECHERCHES ANALYTIQUES SUR LA VALEUR COM-—
PARÉE DE PLUSIEURS DES PRINCIPALES VARIÉTES
DE BETTERAVES ET SUR LA DISTRIBUTION DES
MATIÈRES AZOTÉES DANS LES DIVERSES PARTIES
DE CETTE PLANTE, par M.Is. PIERRE. . . . 29
MÉMoiRE SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, INTITULÉ :
Que les mœurs de l'âme suivent le tempérament
du corps; par M. Emmanuel Cæauver. . . 75
Jean Bronon; par M. Léopold Deuisre. . . . 127
UNE viLLE ARTISTIQUE ALLEMANDE ; par M. Jules
AR nr ie ete AP SN + 102
Jeux SCÉNIQUES À Rome. Chœurs de danse avec
gestes, dialogues , vers fescennins , satires, atel-
lanes , etc.; par M. DE Gournax . . . . . 152
500
TABLE BES MATIÈRES,
ANTOINE HazLey ; par M. Victor-Evremont PiLLEr.
AgpEnüice. W',.) 20. LAEUL EEE
HomÈRE ET LA GRECE CONTEMPORAINE; par M.
Bantbas 0e 0e. OC TORRES
Préliminaires. . . PRET |
I. De la géographie Prpnuns Ge CR
IX, Des peintures d'Homère . . . . . .
III. Des fictions d'Homère. . . . . . .
IV. Des ruines de l’époque homerique. …
V. Des mœurs homériques, en Grèce, an
l'epoque de la querre de l'Indépendance. .
Conclusion. . + . 2. RE
FRAGMENT INÉDIT D'UN VOYAGE DANS LA HAUTE-
ARMÉNIE ; par M. LorriN DE Lavaz. . .
La MÉNiPPÉE LATINE ; par M. De GourNay
Les saons DE Paris au XVIII®. siëcLE ; par
M, Erepraë. . 4 . COOE
PROGRÈS DE L'HOMME DANS LA CONNAISSANCE DU
éLo8e; par M. Léon Puiseux . . . . .
NOUVEL. APPENDICE A L'ARTICLE SUR ANTOINE
Hazcey; par M. Julien TRAVERS . . . .
POÉSIES.
L'Arr p'ÉCOUTER; par M. Julien Travers. . .
Le Narurez; par M. Micnaux (Clovis). . .
Soxxers ; par M. Alphonse Le FraGuais. .
ELÉG1e ; par M. P.-A. VIEILLARD . .
FAaBLe; par M. Des Essars. . 4 . . . .
Ouvrages offerts à l’Académie. . . . . .
Sociétés correspondantes. . . . . : -
kéglement .
Liste des membres de |’ Aa
mébleides matieres MN AC CRUE
Pages,
173
217
225
Id.
233
245
254
267
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(architecture religieuse ); par M. DE CAUMONT.
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(architectures civile et militaire) ; par le Même.
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BULLETIN MONUMENTAL, ou collection de mé-
moires et de renseignements pour servir à la con-
fection d’une statistique de monuments de Ja
France, classés chronologiquement , publié par
M. DE CAUMONT. 4’°. série, 10 volumes in-8°. :
2e. série, 10 vol. in-8°.; 3°. série , le 4°. volume
est sous presse, Tous ces volumes sont ornés d’un
(4) On trouve également tous ces ouvrages, à Paris, chez
Derache, rue du Bouloy ; Dentu, Palais-Royal; Didron, rue
St.-Dominique-St,-Germain, 23.
_ 942
grand nombre de planches. Prix de chacun : 42 fr.
Une remise est accordée à celui qui prend une série
entière.
Ce recueil, qui a conquis depuis 23 ans un rang si dis-
tingué parmi les publications archéologiques de Ja
France et de l'Étranger, paraît tous les deux mois , par
livraisons ornées d’un grand nombre de figures.
COURS D’'ANTIQUITÉS MONUMENTALES , pro-
fessé à Caen, en 1830, par M. DE CAUMONT.
6 vol. in-8. et 6 atlas in-4°., br.
Le premier volume traite de monuments attribués aux
Celtes et antérieurs à la conquête de la Gaule par les
Romains.
Le second et le troisième volumes traitent des antiquités
gallo-romaines.
Dans le quatrième volume on trouve l’histoire de l’archi-
tecture religieuse, depuis la chute de l’Empire romain,
jusqu’au XVII: siècle.
Le cinquième volume offre l’histoire de l'architecture
militaire aux mêmes époques, sujet neuf que personne
n'avait encore abordé en France, en Angleterre ni en
Allemagne.
Le sixième volume, orné d’un grand nombre de vignettes
sur bois, comprend des notions générales sur les sépul-
tures , les fonts baptismaux, les autels, sur l’état de la
peinture sur verre, de l’orfévrerie et de plusieurs autres
arts aux différents siècles du moyen-âge.
Chaque partie, ou volume, se vend séparément au prix de
42 francs. Cet important ouvrage a le premier, et lors-
que l’on n’y songeait point encore, enseigné par quels
principes on peut classer chronologiquement les monu-
ments nationaux, |
s 2
HISTOIRE SOMMAIRE DE L'ARCHITECTURE
RELIGIEUSE , MILITAIRE ET CIVILE AU
MOYEN-AGE; par M. DE CAUMONT. 1 vol. in-8°. , br.
avec planches intercalées dans le texte. . 8 fr.
Ouvrage au moyen duquel on peut reconnaître sans diffi-
culté à quelle époque les monuments ont été élevés et
leur ancienneté relative.
CARTES GÉOLOGIQUES DU CALVADOS, DE LA
MANCHE SUPÉRIEURE ET DE LA MANCHE
INFÉRIEURE ; par M. DE CAUMONT. 2 fr. 50
chacune.
STATISTIQUE Monte TALE DU CALVADOS ;
par M nx GauMONT. À vol, in-8°. br. —1%. vol. :
cantons de Caen, d'Evrecy, de Villers-Bocage , de
Tilly, de Creully et de Douvres; 2°. vol. : cantons
de ‘Troarn , Bourguébus , Bretteville-sur-Laize ,
Coulibœuf , Falaise et Harcourt; 3°. vol. : arrondis-
sements de Bayeux et de Vire; le 4°. vol. com-
prendra les arrondissements de Lisieux et de Pont-
l'Evêque.
Chaque volume se vend séparément . . -. : 40 fr.
STATISTIQUES ROUTIÈRES DE LA BASSE-
NORMANDIE; par M. DE GAUMONT. 1 vol. in-
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CONGRÈS ARCHÉOLOGIQUE DE FRANCE. Chaque
année , il paraît un vol. in-8°. orné de figures.
ANNUAIRE DE L'INSTITUT ET DES CONGRÈS
SCIENTIFIQUES. 1 vol. in-42, br. . . 5fr.
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paru ; chaque tome se vend séparément.
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L’ANCIENNE NORMANDIE, publié par l'Asso-
ciation normande. 4 vol. in-8°. br. . . 5fr.
ARCHÉOLOGIE APPLIQUÉE A LA DÉCORATION
DES ÉGLISES ; par M. R. BORDEAUX. . Gfr.
ICONOGRAPHIE CHRÉTIENNE , ou étude des
sculptures, peintures, etc. , qu'on rencontre Sur
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l'abbé CROSNIER. 4 vol. in-8. . . . . 5fr.
CAEN. PRÉCIS DE SU: uSTOIRE ET DE SES
MONUMENTS ; par M. TREBUTien. 4 val. in-16,
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Normandie, comme les villes remarquables d’icelle,
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Caen; par Charles DE BOURGUEVILLE, sieur DE
Bras. Nouvelle édition. 1 vol. in-8°. br. 40 fr.
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LA MANCHE ; par M. DE GERVILLE. . . 3 fr.
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D'AVRANCHES ; par M. l'abbé DESROCHES. 1 vol.
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Guillaume DE SAINT-PAIR, poète anglo-normand
du XIIe, siècle, publié pour la première fois par
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de France, publiées par M. LAINÉ. 41 vol. in-8°.,
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mande ; par M. le comte Hector DE LA FERRIÈRE-
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et les exercices de ; Ouvrage posthume e£ récemment €
“du cardinal Bona, traduit par M. Julien Travers, et précédé « d'
À ets par M. Nicolas, auteur des Etudes philosophiques sur!
et de Coutances ). A Caen, chez Chenel, libraire-éditeur
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