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Full text of "Mémoires, ou, Essais sur la musique"

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Presented  to  the 
LiBRARY  ofthe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Prof.  Robert  Finch 


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MEMOIRES, 

o  u 
ESSAIS 

SUR    LA    MUSIQUE. 


TOME     PREMIER, 


Se  trouve  à   PARIS, 

Chez  l'Auteur,  boulevart  de  la  Comédie  italienne, 
ou  Opéra-comique  national ,  N,°  340; 

Chez    Vente,    libraire  ,    même   numéro    que 
l'Auteur  ; 

Chez    Charles    Pougens,   libraire ,  rue 
Thomas-du-Louvre  ,  N."   zj^6  ; 

Ht  chez  P  LAS  s  AN,  imprimeur-libraire,  rue  du 
Cimetière-Saint- André-des-Arcs ,  N."  10. 


MEMOIRES, 

o   u 

ESSAIS 
SUR    LA   MUSIQUE; 

Par  le   C"  GRÉTRY, 

Membre  de  l'Institut  national  de  France , 
Inspecteur  du  Conservatoire  de  Musique  ;  de 
l'Académie  des  Philharmoniques  de  Bologne, 
de  la  Société  d'émulation  de  Liège. 

TOME     PREMIER. 


Qui  nisi  sint  veri ,  ratio  quoque  falsa  fit  cmnis. 
Si  les  sens  ne  sont  vrais ,  toute  raison  est  fausse. 
Lucrèce,    Liv.    i  v. 


A     PARIS, 

DE    L'IMPRIMERIE     DE     LA     RÉPUBLIQUE. 


Pluviôse,  an  V. 


C^E  premier  volume  a  déjà  paru  en  ij8 ç  : 
on  y  a  fait  quelques  changemens  et  addi- 
tions. Comme  il  forme  une  Introduction 
essentielle  aux  deux  volumes  suivans ,  le 
Gouvernement  a  jugé  nécessaire  d'en 
ordonner  la  réimpression. 


TOME    I, 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

Univërsity  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/mmoiresouessa01gr 


A  V  ANT-PRO  PO  S. 


Je  n'ai  écrit  ces  Réflexions  sur  la  musique, 
que  pour  me  délasser  de  mon  travail  habi- 
tuel. Il  seroit  injuste  de  prétendre  qu'un 
artiste  ait  dans  son  style  la  correction 
et  Téiégance  qu'on  a  droit  d'exiger  de 
l'homme  de  lettres.  J'ai  mis  par  écrit  ce 
que  m'a  révélé  le  sentiment  même  de  l'art 
pendant  mon  travail ,  et  je  serai  content 
si  je  me  suis  fait  entendre.  Je  l'ai  entrepris, 
parce  que  l'artiste  seul  pouvoit  le  faire  :  s* 
j'y  joins  quelques  circonstances  des  diffé- 
rentes époques  de  ma  vie  ,  ce  n'est  que 
pour  servir  de  liaison  à  ce  qui  a  rappxort 
à  la  musique.  Au  reste  ,  ce  qui  paroîtra 
puérile  à  bien  des  gens ,  ne  le  sera  pas 
pour  le  jeune  artiste  qui,  souvent  repoussé 
de  toutes  parts ,  ne  peut  parvenir  à  se  faire 
connoître  :  il  verra  que  ceux  même  qui 


a  z 


iv  AVANT-PROPOS, 

ont  eu  le  bonheur  de  percer  dans  la  car- 
rière des  arts ,  ont  eu ,  comme  lui ,  mille 
obstacles  à  vaincre  ;  et  cette  lecture  peut 
ranimer  son  courage  abattu.  Je  voulois 
iaisser  ces  papiers  à  mes  enfans  ;  je  ne 
voulois  pas  me  faire  imprimer  ;  et  ce  que 
je  dis  est  vrai  ;  mais  on  m'a  fait  entendre 
que ,  n'y  eût-il  qu'une  vérité  bien  établie 
dans  cet  ouvrage  ,  je  devois  le  rendre 
public.  On  m'a  dit  encore  que  ,  parlant 
sans  cesse  de  mon  art ,  et  communiquant 
sans  réserve  dans  la  conversation  le  peu 
d'idées  qui  peuvent  m'appartenir,  je  cou- 
rois  les  risques  dans  vingt  ans  de  paroître 
moi-même  plagiaire  ,  et  de  ne  conserver 
que  le  cadre  qui  les  enchaîne.  Je  me  suis 
rendu  à  ces  deux  raisons  :  la  première  inté- 
resse l'art  ;  la  seconde  intéresse  l'homme 
qui  veut  jouir  de  ce  qui  lui  appartient. 

Cent  fois   j'ai   été  tenté   de  prendre 
la  plume  ,  lorsque  mille  brochures  sur  la 


AVANT-PROPOS.  v 

musique  ont  bien  plus  fomenté  de  dissen- 
tions entre  les  artistes,  qu*eiles  n'ont  servi 
aux  progrès  de  l'art.  Chacun  prêchoitpour 
son  saint  ;  on  ignoroit  qu'il  est  un  saint 
pour  tout  le  monde.  Il  falloit  dire,  par 
exemple ,  qu'il  existe  une  musique  vague , 
rfiétaphysique  pour  bien  des  hommes  , 
mais  qui  Test  moins  pour  la  plupart  des 
femmes  ;  que  si  Ton  a  une  organisation 
dure,  on  n'y  entend  rien  ;  si  on  l'a  foible 
et  trop  sensible  ,  on  comprend  trop  :  cette 
musique  prête  au  désœuvrement  tout  le 
charme  de  la  dispute ,  avec  l'avantage  de 
n'éclaircir  jamais  la  question.  Il  falloit  dire 
qu'il  est  une  musique  qui ,  ayant  pour  base 
la  déclamation  des  paroles ,  est  vraie  comme 
les  passions.  J'anticiperois  sur  mon  sujet, 
si  j'en  disois  davantage. 

Des  réflexions  isolées  et  des  préceptes 
arides  sur  un  art,  ne  peuvent  guère  inté- 
resser que  ceux  qui    en   font  une  étude 


vj  AVANT-PROPOS. 

particulière;  et  la  musique  est  peut-être 
celui  de  tous  les  beaux-arts  qui  prouve  le 
mieux  cette  vérité.  J'ai  cru  qu'en  joignant 
à  cet  Essai  quelques  anecdotes  sur  des 
pièces  dramatiques  que  la  nation  a  daigné 
accueillir,  il  seroit  d'un  intérêt  plus  général, 
et  pourroit  être  lu,  même  des  gens  du 
monde. 


TABLE 


DES    OBJETS    CONTENUS    DANS    CE  VOLUME. 


A.VERTJSS£AIENTj 

Avant  -propos , 

LIVRE      PREMIER. 


Page  î 
..      iij 


Voyage  de  l'auteur  en  Italie , 
De  la  musique  d'église ,  .  .  . 


Page 


I 

73 


LIVRE     DEUXIEME. 


Séjour  de  l'auteur  a  Genève,  et  son  arrivée  h  Paris,   i  27 


Le  Huron  ,  comédie  en  deux  actes , 

Lucile ,  comédie  en  un  acte , 

Le  Tableau  parlant , 

Sylvain  ,  comédie  en  un  acte , 

Les  Deux  Avares ,  comédie  en  deux  actes, 
L'Amitié  à  l'épreuve,  comédie  en  deux  actes, 
Zémire  et  A^or,  pièce  en  quatre  actes,  »  .  . 
L'Ami  de  la  maison ,  comédie  en  trois  actes , 
Le  Alagnifque ,  drame  en  trois  actes,  .... 
Zû  Rosière  de  Salenci ,  comédie  pastorale , 
La  Fausse  Alagie ,  comédie  en  deux  actes , 
Céphale  et  Procris ,  tragédie  en  trois  actes. 
Les  Mariages  samnites,  drame  en  trois  actes, 


I  60 

173 
181 

197 
2. 1  2, 
218 
22 1 

22(> 
247 
25^ 
259 
279 
287 


viij  TABLE. 

Alatroco ,  drame  burlesque  en  quatre  actes,  Page  2po 

Le  Jugement  de  Aiidas,  comédie  en  trois  actes, ...  2^6 

L'Amant  jaloux  ,   comédie  en  trois  actes ,  ...  307 

Les  Èvénemens  imprévus,  comédie  en  trois  actes,  .  .  326 
Les  Afœurs  antiques,  ou  les  Amours  d'Aucassin  et 

Nicolette ,  drame  en  trois  actes , 335 

Andromaque  ,  tragédie  en  trois  actes, 342 

Colinette  à  la  cour,  comédie  en  trois  actes ,  ...  357 

L'Embarras  des  richesses,  comédie  en  ^  actes,  .  .  358 

La  Caravane ,  comédie  en  trois  actes, ibid. 

L 'Epreuve  villageoise ,  comédie  en  deux  actes,  ...  361 

Richard  Cœur-de-Iion ,  comédie  en  trois  actes,  .  .  3  67 

Punurge   dans   l'île   des    Lanternes,  poème   en  trois 

actes  , -  .  . '^'77 

Le  Mariage  d'Antonio ,  comédie  en  un  acte ,  ...  381 

Le  Comte  d'Albert ,  drame  en  deux  actes  ,  et  sa  Suite 

en  un  acte , 398 

RÉCAPITULATION , 418 

Fin  de  la  Table, 


N.  B.  Les  ouvrages  indiqués  dans  la  Table  ci-dessus , 
et  ceux  que  l'Auteur  a  faits  depuis ,  sont  rassemblés  dans 
une  Liste  générale  que  l'on  trouvera  à  la  fin  du  troisième 
volume. 


ESSAIS 


ESSAIS 

SUR 

LA     MUSIQUE, 

LIVRE     PREMIER. 


Oi  je  dois  mon  existence  morale  à  la  musique; 
je  lui  dois  aussi  mon  existence  physique. 

Jean  -  Noé  G  R  et  ry,  mon  grand  -  père , 
après  avoir  vendu  ou  substitué  les  biens  qu'il 
possédoit  à  Gretry  * ,  épousa ,  sans  consen- 
tement de  parens ,  une  jeune  Allemande , 
Dieu  -  Donnée  Campitiado.  Après  quelques 
années ,  ies  parens  de  ma  grand'mère  lui 
pardonnèrent  ce  mariage  :  son  oncle ,  le  prélat 
Delviktte  **  ,  vint  la  voir  à  Biegnez,  en  allant 
siéger  au  chapitre  de  la  cathédrale  de  Liège, 
en   qualité    de   commissaire  de   l'empereur  ; 

*  Hameau  proche  Bouian  ,  terre  de  l'Empire,  diocèse 
de  Liège. 

**  Tréfoncier  de  Notre-Dame  de  Prcsbourg  ,  aprè» 
avoir  été  instituteur  de  l'empereur  Joseph  /."' 
TOME    I,  A 


1  ESSAIS 

il  la  trouva  aussi  heureuse  au  milieu  de 
son  ménage  champêtre ,  que  si  elle  fût  née 
paysanne.  C'étoit  un  dimanche  après  vêpres. 
Mon  grand-père  jouoit  du  violon  pour  faire 
danser  les  paysans  qui  venoient  boire  sa  bière 
et  son  eau-de-vie  ,  que  des  disgrâces  multi- 
pliées l'avoient  réduit  à  vendre.  Mon  père,  âgé 
de  sept  ans,  racloit  à  ses  côtés.  Le  prélat,  après 
avoir  demeuré  quelques  jours  chez  sa  nièce  , 
qu'il  aimoit  tendrement,  fit  ses  efforts  pour 
emmener  mon  père  à  Presbourg ,  où  il  vouloit 
iui  donner  un  bénéfice  ;  mais  l'amour  de  la 
musique  avoit  déjà  séduit  le  cœur  du  jeune 
homme  ;  ses  pleurs,  ses  cris  forcèrent  ses  parens 
à  lui  laisser  suivre  son  penchant.  La  place  de 
premier  violon  de  Saint-Martin  à  Liège  étant 
devenue  vacante ,  et  proposée  au  concours ,  il 
n'hésita  pas,  tout  jeune  qu'il  étoit,  d'entrer  en 
lice ,  et  remporta  te  prix  à  l'âge  de  douze  ans. 
A  vingt-trois  ans,  il  épousa  Âdarte-Jeanne  des 
Fossés  :  elle  avoit  peu  de  fortune  ,  ainsi  que 
mon  père  ;  et  sa  famille ,  alliée  à  d'excellentes 
maisons  de  Liège  (  i  ) ,  s'opposa  quelque  temps 
à  ce  mariage;  mais,  sensible  aux  charmes  de  la 


SUR    LA     MUSIQUE.  3 

musique  qu'il  lui  enseignoit ,  ma  mère  voulut 
récom^- jnser  son  maître  en  lui  donnant  sa  main. 

Je  fus  le  second  fruit  de  leur  union.  Je  suis 
né  à  Liège,  le  i  i  février  1741. 

Un  accident  qui  m'arriva  à  l'âge  de  quatre 
ans ,  et  dont  j'ai  conservé  quelque  souvenir , 
prouve  que  je  puis  dater  de  ce  temps  pour  y 
fixer  l'époque  de  ma  raison  naissante,  et  que 
déjà  j'étois  sensible  au  mouvement  ou  rhythme 
musical.  La  première  leçon  de  musique  que  je 
reçus ,  faillit  à  me  coûter  la  vie  :  j'étois  seul  ; 
le  bouillonnement  qui  se  faisoit  dans  un  pot 
de  fer  ,  fixa  mon  attention  ;  je  me  mis  à  danser 
au  bruit  de  ce  tambour  ;  je  voulus  voir  ensuite 
comment  ce  roulis  périodique  s'opéroit  dans 
le  vase  ;  je  le  renversai  dans  un  feu  de  charbon 
de  terre  très-ardent,  et  l'explosion  fut  si  forte, 
que  je  restai  suffoqué  et  brûlé  presque  par  tout 
le  corps.  Après  cet  accident,  qui  me  rendit 
pour  toujours  la  vue  foible,  je  fus  atteint  d'une 
maladie  de  langueur.  Ma  grand'mère  maternelle 
voulut  prendre  soin  de  moi  ;  elle  m'emmena 
chez  elle  ,  à  une  demi-lieue  de  la  ville ,  où 
son  mari  étoit  contrôleur  d'un  bureau  du  prince 

A  2 


4  ESSAIS 

Jean -Théodore ,  cardinal  de  Bavière.  Je  me 
rétablis  en  peu  de  temps  :  on  m'y  laissa  environ 
deux  années  ;  elles  ont  été  les  plus  belles  de 
ma  vie;  c'est  pourquoi  j'aime  à  me  les  rappeler. 

Tout  étoit  nouveau  pour  moi;  je  m'éiançois 
vers  chaque  objet  ;  je  mettois  les  chaises  sur 
les  tables  ;  je  grimpois  dessus  ;  je  touchois  à 
tout ,  et  on  me  laissoit  faire  ;  car  on  avoit 
remarqué  que  j'étois  prudent ,  même  dans  mes 
étourderies. 

Lorsque  ces  mouvemens  impétueux  se 
développent ,  il  n'est  pas ,  je  crois  ,  de  con- 
trainte plus  dure  polir  un  enfant,  que  d'être 
obligé  d'étouffer  les  premiers  élans  de  la  nature. 
Surveiller  trop  un  enfant,  est,  ce  me  semble, 
le  meilleur  moyen  d'en  faire  un  imbécille;  car 
s'il  est  imprudent ,  il  trouve  une  punition  dans 
sa  propre  imprudence  ;  et  les  leçons  qu'on  se 
donne  valent  mieux  que  celles  qu'on  reçoit. 
C'est  une  victoire  que  de  se  corriger  soi-même, 
et  l'on  rougit  à  tout  âge  d'avoir  été  corrigé. 

Le  temps  que  je  passai  à  la  campagne  fut 
bien  employé,  comme  on  se  l'imagine;  tou- 
jours courant  par  monts  et  par  vaux,  me  faisant 


SURLA    MUSIQUE.  5 

chérir  de  tous  les  habitans;  et  cela  devoit  être; 
car  mes  caresses ,  l'efFusion  de  mon  ame  se 
portoieiit  sur  tous  les  objets  animés  et  inanimés 
de  ia  nature.  Qui  le  croiroit  !  rien  cependant  de 
plus  véritable  :  à  l'âge  de  six  ans ,  le  sentiment 
de  l'amour  se  fit  sentir  en  moi,  et  l'emporta 
bientôt  sur  toutes  mes  affections  ;  sentiment 
vague ,  à  la  vérité ,  et  qui  s'étendoit  en  même 
temps  à  plusieurs  personnes  :  mais  déjà  j'aimois 
trop  pour  oser  le  dire  à  aucune  d'elles;  je 
gardois  le  silence  par  timidité.  Ce  ne  fut  que 
long  -  temps  après,  à  l'âge  de  dix -huit  ans, 
dans  un  pays  éloigné ,  que  cette  passion  me 
fît  sentir  tout  son  pouvoir  :  j'osai  alors  faire  le 
premier  aveu  ,  et  j'eus  le  bonheur  de  voir 
couler  des  larmes  pour  réponse. 

Que  l'on  doit  craindre  à  tout  âge  de  risquer 
ce  premier  aveu  !  rien  n'est  perdu  ,  et  l'on 
peut  encore  vous  aimer,  si  vous  ne  l'avez  pas 
dit  formellement.  Mais  si  vous  dites  Je  vous 
ame  un  jour  trop  tôt  ,  on  ne  vous  aimera 
peut-être  jamais.  L'homme  qui ,  par  son  carac- 
tère, ne  ressent  que  les  secousses  légères  ài^s 
passions,  a  mille  manières  de  s'exprimer  sans 

A  3 


6  ESSAIS 

courir  aucun  risque;  mais  il  n'en  est  qu'une 
pour  celui  qui,  profondément  agité,  concentre 
la  flamme  dans  son  cœur  ;  et  malheur  à  lui , 
5'il  est  rebuté  après  s'être  fait  connoître. 

Qu'on  me  pardonne  ces  réflexions  étrangères** 
à  mon  sujet,  et  qui  m'ont  écarté,  pour  un 
moment ,  de  cet  asile  champêtre  dont  j'aime 
à  me  retracer  le  souvenir.  Ma  grand'mère 
vouloit  m'y  retenir  ;  mais  il  fallut  quitter 
ce  séjour  heureux  pour  retourner  à  la  ville. 
Mon  père ,  qui  étoit  venu  nous  voir ,  avoit 
annoncé  qu'il  vouloit  me  donner  à^s  maîtres 
de  musique,  et,  si  j'avois  de  la  voix,  me  faire 
enfant-de-chœur  à  la  collégiale  de  Saint-Denis, 
où  il  étoit  alors  premier  violon.  Je  frémis  en 
apprenant  ce  qu'il  vo^jloit  faire  de  nioi  :  les 
maîtres  de  musique  ne  m'épouvantoient  pas , 
au  contraire  ;  mais  être  enfant-de-chœur  me 
paroissoit  l'état  le  plus  cruel ,  et  je  ne  me 
trompois  point. 

Depuis  qu'il  existe  i^^^s  enfans  malheureux 
sur  la  terre  ,  aucun  ne  le  fut  autant  que  moi , 
dès  que  je  fus  abandonné  au"  pouvoir  du  maître 
de  musique  le  plus  barbare  qui  fut  jamais. 


I 


SUR    LA    MUSIQUE.  7 

II  n'y  eut  donc  plus  de  plaisir  pour  moi , 
dès  que  je  sus  les  intentions  de  mon  père;  le 
deuil  se  répandit  sur  chaque  objet  qui ,  la 
veille  encore ,  avoit  charmé  tous  mes  sens. 
Mon  ame  pressentoit  tous  les  coups  dont  elle 
alloit  être  atteinte  ,  et  cette  prévoyance  mal- 
heureuse porta  le  trouble  et  l'inquiétude  au  sein 
même  du  bonheur.  Peut-on  jouir  du  présent 
en  redoutant  l'avenir  ?  C'est  pour  bien  des 
gens  un  miracle  de  la  nature  ,  auquel  je  ne 
participai  jamais. 

Je  partis  après  la  visite  de  mon  père  ;  il 
s'occupa  quelque  temps  de  ma  voix,  qui  étoit 
belle  et  très-étendue  ;  il  me  conduisit  chez  le 
maître  de  musique  de  sa  collégiale.  Je  ne  pus 
former  un  son.  Etes-vous  sûr  qu'il  ait  de  la 
voix  !  lui  dit  le  maître. — Oui  sans  doute,  reprit 
mon  père  en  me  regardant  de  travers  ;  venez 
chez  moi ,  il  sera  moins  timide,  et  vous  l'en- 
tendrez. — 11  y  vint  quelques  jours  après  ;  il 
m'entendit,  et  je  fus  reçu. 

Je  ne  me  rappelle  qu'avec  peine  tout  ce 
que  j'ai  souffert  pendant  le  temps  que  j'ai  été 
attaché  à  l'église  de  Saint-Denis  ;  mais  il  est 


8  ESSAIS 

possible  que  quelques  fragmens  de  cet  écrit 
passent  un  jour  entre  les  mains  de  personnes 
qui  confient  trop  légèrement  la  jeunesse  à  des 
mains  dignes  tout  au  plus  d'exploiter  les 
mines  du  pays  :  le  désir  seul  d'adoucir  les 
peines  de  ces  innocentes  victimes ,  me  fait 
entrer  dans  le  détail  suivant. 

Quoique  né  d'un  tempérament  fort  délicat, 
les  peines  physiques  n'ont  jamais  diminué  mon 
courage  ;  mes  forces  semblent  s'augmenter 
avec  le  besoin  qui  les  fait  naître.  Le  moral , 
au  contraire  ,  est  chez  moi  très-susceptible,  et 
toutes  les  puissances  physiques  sont  anéanties 
quand  mon  cœur  est  oppressé. 

Je  faisois  six  voyages  par  jour,  environ  d'un 
mille,  pour  me  rendre  aux  trois  offices  :  j'eusse 
fait  ce  trajet  avec  joie  ;  mais  j'avois  vu  punir 
rigoureusement  la  moindre  négligence ,  même 
involontaire,  et  la  crainte  de  subir  un  pareil 
traitement  me  rendoit  mes  devoirs  insuppor- 
tables :  ce  que  je  craignois  arriva.  Un  jour  que 
ia  pendule  de  mon  père  s'étoit  arrêtée,  j'arrivai 
trop  tard  aux  matines ,  qui  se  chantoient  entre 
cinq  et  six  heures  du  matin.  Je  fus  puni  pour 


SUR    LA    MUSIQUE.  9 

la  première  fois  ;  on  me  fît  tenir  deux  heures 
à  genoux  au  milieu  de  la  classe.  Que  de 
mauvaitses  nuits  je  passai  ensuite  I  cent  fois  le 
sommeil  fermoit  mes  yeux,  et  cent  fois  la 
frayeur  m'éveiiloit.  Je  prenois  enfin  mon  parti; 
et  sans  consulter  ni  l'heure,  ni  le  temps,  je  me 
mettois  en  route  souvent  dès  trois  heures  du 
matin  ,  à  travers  les  neiges  et  les  frimas  : 
j'allois  m'asseoir  à  la  porte  de  l'église ,  tenant 
sur  mes  genoux  ma  petite  lanterne ,  à  laquelle 
je  réchaufFois  mes  doigts.  Je  m'endormois 
alors  plus  tranquillement;  j'étois  sûr  qu'on  ne 
pourroit  ouvrir  la  porte  sans  m'éveiller. 

L'heure  de  la  leçon  offroit  un  champ  vaste 
aux  cruautés  du  maître  de  musique  :  il  nous 
faisoit  chanter  chacun  à  notre  tour  ,  et  à  la 
moindre  faute ,  il  assommoit  de  sang  froid  le 
plus  jeune  comme  le  plus  âgé.  Il  inventoit  des 
tortures  dont  lui  seul  pouvoit  s'amuser  ;  tantôt 
il  nous  mettoit  à  genoux  sur  un  gros  bâton 
court  et  rond  ,  et  au  plus  léger  mouvement 
nous  faisions  la  culbute.  Je  l'ai  vu  affubler 
la  tête  d'un  enfant  de  six  ans  d'une  vieille  et 
énorme  perruque ,  Taccrochei-  en  cet  état  contre 


10  ESSAIS 

la  muraille,  à  plusieurs  pieds  de  terre ,  et  là  il  le 
forçoit  à  coups  de  verges  de  chanter  sa  musique, 
qu'il  tenoit  d'une  main  ,  et  de  battre  la  mesure 
de  l'autre.  Ce  pauvre  enfant,  quoique  très-joli 
de  figure  ,  ressembloit  à  une  chauve  -  souris 
clouée  contre  un  mur,  et  perçant  l'air  de  ses 
cris.  C'étoit  toujours  en  notre  présence  qu'il 
accabloit  de  coups  le  premier  qui  avoit  trans- 
gressé ses  lois  barbares.  De  pareilles  scènes  , 
qui  étoient  journalières  ,  nous  faisoient  tous 
frémir;  mais  ce  que  nous  redoutions  le  plus, 
c'étoit  de  voir  terrasser  le  malheureux  sous  ses 
coups  redoublés  ;  car  alors  nous  étions  sûrs 
de  le  voir  s'emparer  d'une  seconde ,  d'une 
troisième,  d'une  quatrième  victime,  coupages 
ou  non  ,  qui  devenoient  tour-à-tour  la  proie 
de  sa  férocité  ;  c'étoit  là  sa  manie.  Il  croyoit 
nous  consoler  l'un  par  l'autre ,  en  nous  rendant 
tous  malheureux.  Et  lorsqu'il  n'entendoit  plus 
que  soupirs  et  sanglots ,  il  croyoit  avoir  bien 
rempli  ses  devoirs. 

Que^on  juge  de  ce  que  j'ai  dû  souffrir  pen- 
dant quatre  ou  cinq  années  que  j'ai  passées  dans 
cette  horrible  inquisition.  J'ai  été  long-temps 


SUR    LA    MUSIQUE.  ii 

le  plus  jeune  ,  ie  plus  foible  ,  le  pius  sen- 
sible ,  et  cependant  le  moins  maltraité  ;  mais 
malgré  tous  mes  efforts  pour  lui  plaire,  malgré 
les  progrès  rapides  que  je  faisois  dans  la 
musique ,  il  saisissoit  la  moindre  circonstance 
pour  me  ranger  dans  la  classe  commune.  J'étois 
ia  victime  sans  tache  réservée  pour  les  grandes 
occasions  ,  et  mes  larmes  avoient  le  droit  de 
sécher  celles  du  plus  malheureux.  J'eus  beau 
employer  la  douceur,  le  travail,  la  soumission, 
rien  ne  put  me  mériter  un  traitement  plus  doux. 
La  seule  bienveillance  que  je  méritai  (du  moins 
la  regardois-je  comme  telle),  ce  fut  d'être  choisi 
par  lui  tous  les  deux  jours  pour  aller  chez 
le  marchand  de  tabac.  J'avois  soin  d'ajouter 
quelques  pièces  de  monnoie  de  mes  petites 
épargnes  ,  pour  que  sa  tabatière  fût  mieux  rem- 
plie ;  j'obtenois  pour  toute  récompense  un 
coup  d'ceil  d'approbation  ,  et  je  me  croyois 
trop  heureux.  Croira-t-on  cependant ,  et  c'est 
une  bizarrerie  inconcevable  ,  que  jamais  je  n'ai 
dit  un  mot  à  mes  parens  des  peines  que  j'ai 
souffertes  !  Mon  père ,  qui  étoit  considéré  du 
chapitre  et  craint  du  maître  de  musique,  fauroit 


ri  ESSAIS 

perdu  sans  ressource ,  s'il  avoit  soupçonné  ma 

situation. 

Si ,  pendant  ces  misérables  années ,  je  n'ai 
pas  tout-à-fait  perdu  mon  temps ,  si  j'ai  fait 
quelques  progrès  dans  la  musique,  si  j'ai  acquis 
quelques  foibies  connoissances  ,  je  n'obtins 
point  cet  avantage  par  les  leçons  de  l'insti- 
tuteur ,  mais  malgré  ses  leçons  ;  car  si  quelque 
chose  avôit  été  capable  de  détruire  en  moi  ce 
goût  inné  ,  cet  instinct  qui  m'entraînoit  vers 
ia  musique,  j'ose  affirmer  que  c'étoit  la  manière 
même  dont  on  s'y  prenoit  pour  me  l'enseigner. 

Je  dois  ici  parler  d'un  accident  qui ,  je  crois, 
a  influé  sur  mes  organes  ,  relativement  à  la 
musique.  Je  puis  être  dans  l'erreur  ;  mais  ii 
est  sûr  que  nul  homme  n'oseroit  affirmer  le 
contraire. 

Dans  mon  pays  c'est  un  usage  de  dire  aux 
enfans,  que  Dieu  ne  leur  refuse  jamais  ce  qu'ils 
lui  demandent  le  jour  de  leur  première  com- 
munion.  J'avois  résolu  depuis  long-temps  de 
lui  demander  qu'il  me  fît  mourir  le  jour  de 
cette  auguste  cérémonie,  si  je  n'étois  destiné  à 
être  honnête  homme ,  et  un  homme  distingué 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  13 

dans  mon  état  :  ie  jour  même,  je  vis  ia  mort  de 
près. 

Étant  allé  l'après- dîner  sur  les  tours  pour 
-voir  frapper  les  cloches  de  bois  *  dont  je 
n'avois  nulle  idée,  il  me  tomba  sur  ia  tête  une 
solive  qui  pesoit  trois  ou  quatre  centj  livres. 
Je  fus  renversé  sans  connoissance. 

Le  marguillier  courut  à  l'église  chercher 
l'extrême-onction.  Je  revins  à  moi  pendant  ce 
temps,  et  j'eus  peine  à  reconnoître  ie  lieu  où 
j'étois  ;  on  me  montra  le  fardeau  que  j'avois 
reçu  sur  la  tête.  Allons ,  dis-je  en  y  portant  la 
main ,  puisque  je  ne  suis  pas  mort ,  je  serai 
donc  honnête  homme  et  bon  musicien.  On 
crut  que  mes  paroles  étoient  une  suite  de 
mon  étourdissement.  Je  parus  ne  pas  avoir  de 
blessure  dangereuse;  mais  en  revenant  à  moi, 
je  m'étois  trouvé  la  bouche  pleine  de  sang. 
Le  lendemain  je  remarquai  que  le  crâne  étoii 
enfoncé  ,  et  cette  cavité  subsiste  encore. 


*  Espèce  de  bruit  que  l'on  substitue  à  celui  de» 
cloches  ordinaires  pendant  la  semaine-sainte,  et  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  les  crécelles  en  usage  à  Paris  et 
ailleurs. 


14-  ESSAIS 

J'étois  peut  -  être  arrivé  à  l'époque  où  le 
caractère  change  ;  mais  ii  est  certain  que  je 
devins  tout- à -coup  rêveur  d'habitude;  ma 
gaieté  dégénéra  en  mélancolie  ;  la  musique 
devint  un  baume  qui  charmoit  ma  tristesse  ; 
mes  idf  es  furent  plus  nettes ,  et  ma  vivacité  ne 
me  reprit  plus  que  par  accès. 

Lorsque  je  travaille  long  -  temps  ,  il  me 
semble  que  ma  tête  a  conservé  quelque  chose 
de  l'étourdissement  que  je  sentis  après  le  coup 
dont  j'ai  parlé. 

Lorsqu'il  fut  question  de  chanter  au  chœur, 
je  m'en  acquittai  très-mal  ;  la  timidité  m'en 
ôtoit  les  moyens  :  on  prit  patience  quelque 
temps;  mais  comme  personne  ne  se  chargeoit 
de  me  rassurer ,  ma  crainte  ne  diminua  point  ; 
et  après  quelques  essais  également  infructueux, 
il  fut  résolu  qu'on  prieroit  mon  père  de  me 
reprendre. 

Je  cessai  d'aller  à  l'école  de  chant  et  aux 
offices  ,  mais  je  conservai  ma  place.  Mon  père 
me  donna  un  m.aître  ,  nommé  M.  Leclerc , 
aujourd'hui  maître  de  musique  à  Strasbourg  : 
il  étoit  doux  et  bon  ;  je  profitai  de  ses  leçons. 


SUR    LA    MUSIQUE.  15 

11  arriva  dans  ce  temps  une  troupe  de 
chanteurs  italiens  qui  s'établit  à  Liège  :  elle 
représentoit  les  opéra  de  Pergoîeie ,  de  Bura- 
tiello  ,  Sic,  Mon  père  pria  ie  directeur,  nommé 
Resta ,  de  me  donner  mon  entrée  à  l'orchestre; 
il  y  consentit.  J'assistai  pendant  un  an  4  toutes 
les  représentations  ,  souvent  même  aux  répé- 
titions :  c'est  là  où  je  pris  un  goût  passionné 
pour  la  musique. 

Mon  père  ,  qui  avoit  suivi  mes  progrès , 
sentit  qu'il  étoit  temps  de  reparoître  à  Saint-r 
Denis.  Il  alla  trouver  le  maître  de  musique , 
ie  •  pria  de  me  laisser  chanter  un  motet  ie 
dimanche  suivant.  Le  maître  lui  représenta 
qu'il  étoit  dangereux  de  m'exposer  une  seconde 
fois  ,  d'autant  plus  que  les  chanoines  preii- 
droient  sûrement  le  parti  de  me  renvoyer 
tout-à-fait ,  si  je  ne  réussissois  pas  mieux.  J'y 
consens  ,  dit  mon  père,  s'il  ne  chante  pas  mieux 
que  tous  les  musiciens  de  votre  collégiale.  — 
Ce  ton  d'assurance  fit  accepter  la  proposition  , 
sans  toutefois  inspirer  une  grande  confiance  au 
maître  de  musique.  Le  grand  jour  arrive  enfin, 
mon  père  me  conduit  à  l'église.  Je  me  rappelle 


i6  ESSAIS 

qu'en  chemin  il  me  dit  :  Vous  voyez ,  mon  fils, 
cette  tabatière;  c'est  la  plus  belle  que  j'aie  ,  et 
je  vous  la  donne  si  vous  chantez  bien.  —  Ma 
bonne  mère  se  rendit  aussi  à  l'église  en 
tremblant.  L'amour- propre  de  toute  la  famille 
àvoit  été  humilié ,  et  j'allois  tout  réparer  en /un 
moment,  ou  confirmer  l'opinion  établie  dans 
ie  bas-chœur,  que  je  n'étois  pas  né  pour  être 
musicien. 

J'arrive  ;  tout  le  monde  me  regarde  avec 
pitié ,  on  sourit  ,  on  ricanne.  Le  maître  de 
musique  me  dit  :  Te  voilà  donc  î  mais  tu  nés 
pas  changé.  —  Il  nen  falioit  pas  davantage  pouf 
me  rendre  toute  ma  timidité  ;  mais  j'avois  un 
soutien  qui  n'étoit  connu  que  de  moi.  J'avois  ^ 
depuis  un  an ,  une  dévotion  à  la  Vierge  ,  qui 
âllôit  jusqu'à  l'idolâtrie  *  ;  je  venois  de  iâire 
une  neuvaine  pour  implorer  son  secours;  et  la 
protection  du  ciel  me  sembioit  plus  sûre  que 


*  Les  hommes  qui  connoissent  le  cœur  humain  ne 
trouveront  point  étrange  que  dans  un  pays  où  les  opinions 
religieuses  ont  conservé  beaucoup  d'empire ,  un  enfant 
timide  et  très-sensible  prenne  ainsi  le  change  dans  le 
premier  développement  des  senùmens  de  son  cœur. 

la 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  17 

la,  prédiction  du  maître  de  musique.  Cette 
persuasion  me  sauva. 

Le  motet  que  je  chantai  étoit  un  air  italien, 
traduit  en  latin ,  sur  ces  paroles  à  la  Vierge  : 
Non  semper  super  prata  casta  jlorescit  rosa. 
J'eus  à  peine  chanté  quatre  mesures  ,  que 
l'orchestre  s'éteignit  jusqu'au  pianissimo ,  de 
peur  de  ne  pas  m'entendre  (2).  Je  jetai  dans  ce 
moment  un  coup  d'œil  vers  mon  père,  qui  me 
répondit  par  un  sourire.  \jàs  enfans-de-chœur 
qui  m'entouroient  se  reculèrent  par  respect  ; 
\qs  chanoines  sortirent  presque  tous  de  leurs 
formes ,  et  ils  n'entendirent  pas  la  sonnette  qui 
annonçoit  le  lever-dieu. 

Dès  que  le  motet  fut  fini ,  chacun  félicita 
mon  père  :  on  parloit  si  haut,  que  l'office auroit 
été  interrompu  si  le  maître  de  musique  n'eût 
imposé  silence.  J'aperçus  dans  ce  moment  ma 
bonne  mère  dans  l'église  ;  elle  essuyoit  ses 
•larmes ,  et  je  ne  pus  retenir  les  miennes. 

Après  la  messe  je  fus  entouré  de  tout  le 
chapitre.  M.  de  Harki  sur  -  tout ,  qui  étoit 
grand  musicien  ,  me  promit  ses  bontés,  qu  il 
m'a  toujours  conservées;  j'en  parlerai  dans  ia 

TOME    !♦  B 


i8  ESSAIS 

suite.  On  faisoit  mille  questions  à  mon  père  : 
quel  est  donc  ce  miracle!  où  a-t-il  pris  ce 
goût  de  chant  !  il  chante  aussi  purement  dans 
ie  goût  italien ,  que  nos  meilleures  chanteuses 
de  l'opéra.  Mon  père  dit  alors  qu'il  me  con- 
duisoit  avec  lui  à  toutes  les  représentations. 

Mon  petit  triomphe  fit  du  bruit  :  les  cha- 
noines en  parlèrent  à  la  représentation  du 
soir  *.  Le  dimanche  suivant,  je  chantai  encore, 
par  ordre  du  chapitre.  J'avois  un  nombreux 
auditoire;  et  ce  qui  me  fîattoit  le  plus,  c'étoit 
d'y  voir  toute  la  troupe  italienne,  femmes  et 
hommes  :  chacun  d'eux  me  regardoit  comme 
son  élève. 

Je  chantai  le  même  morceau  qu'on  avoît 
redemandé.  J'eus  l'adresse  d'y  ajouter  quel- 
ques tournures  plus  italiennes;  mon  succès  fut 
complet.  Il  signor  Resta  déclara  qu'il  donnoit 
les  entrées  de  son  spectacle  à  tous  les  enfans- 
de-chœur  de  la  ville  ;  aussi  vit  -  on  chaque 
jour  une  troupe  de  petits  abbés  qui  venoient 


*   Le  prince  -  évêque   assiste    au   spectacle  ,  et  par 
conséquent  le  cler£;é. 


1 


SUR    LA    MUSIQUE.  i<? 

apprendre  à  louer  Dieu  à  la  salle  de  la  comédie. 

On  est  curieux  peut-être  de  savoir  ce  que 
me  dit  le  maître  de  musique  dans  ces  circons- 
tances; pas  grand'chose.  11  changea  de  conduite 
à  mon  égard  ;  il  me  traita  comme  un  grand 
garçon.  Le  jour  même  que  je  chantai  mon 
premier  motet,  il  me  présenta  la  main,  que  je 
jerrai,  et  il  me  dit,  sans  me  tutoyer  comme 
auparavant  :  Quoique  vous  n'ayez  pas  réussi 
comme  enfant- de-chœur,  je  prédis  que  vous 
serez  bon  musicien.  — Je  le  remerciai ,  et  lui 
pardonnai  dans  le  fond  de  mon  cœur  toutes 
ies  cruautés  dont  il  avoit  empoisonné  mes 
premières  années...  Il  mourut  pendant  mon 
séjour  à  Rome.  Sa  femme  chercha  à  me  voir 
au  premier  voyage  que  je  fis  à  Liège  ,  je  ne 
pus  me  résoudre  à  aller  chez  elle  ;  je  n'aurois 
pu  lui  parler  que  de  son  mari,  et  son  souvenir 
auroit  flétri  le  bonheur  dont  je  jouissois  au  sein 
de  ma  patrie,  qui  m'accabloit  de  bienfaits. 

Après  deux  ou  trois  ans ,  ma  voix  ne  tarda 
pas  à  se  ressentir  du  tumulte  des  passions  qui 
s'élevoient  en  moi.  Mon  trouble  étoit  d'autant 
plus  violent,  que  je  le  cachois  à  tout  le  monde, 

B     2 


20  ESSAIS 

et  sur-tout  au  sexe  qui  en  étoit  l'objet.  Toujours 
seul  confident  de  mes  désirs ,  je  m'enfermois 
dans  ma  chambre  pour  me  livrer  à  mon  délire, 
et  souvent  au  désespoir  de  ne  pouvoir  toucher 
le  cœur  de  quelque  beauté ,  qui  it'existoit  que 
dans  mon  imagination.  Ce  n'étoit  point  ia 
femme  que  je  voyois  distinctement  qui  me 
frappoit  le  plus  ;  c'étoit  celle  que  je  n'avois 
qu'entrevue.  La  timidité  avec  laquelle  je  suis 
né ,  me  faisoit  préférer  des  êtres  fantastiques  à 
des  êtres  réels.  Cette  timidité  est  dangereuse , 
je  l'avoue  ;  elle  concentre  le  foyer  des  passions  ; 
elle  excite  un  feu  qui  ne  pourroit  que  s'affoiblir 
en  se  répandant  au-dehors  ;  mais  elle  sert  peut- 
être  à  préparer  l'ame  d'un  jeune  artiste  qui  doit 
peindre  les  passions.  Le  génie  se  relâche  par  la 
jouissance  ;  il  s'échauffe  par  les  désirs. 

Il  eût  fallu  dans  cet  instant  m'interdire  le 
chant.  On  n'eut  pas  cette  prudence  ;  chacun 
.vouloit  m'entendre  et  jouir  le  plus  iong-temps 
qu'il  se  pourroit  des  restes  de  ma  voix ,  que 
l'âge  devoit  bientôt  détruire  ou  changer,  er 
moi-même  je  me  dissimulois  les  efforts  que 
j'étois  obligé  de  faire.  J'en  fus  puni;  je  vomis 


I 


s  U  R    L  A    M  us  I  Q  U  E.  zï 

le  sang  en  sortant  d'un  concert ,  où  j'avois 
chanté  un  air  fort  haut  de  Galuppî.  Quoiqu'il 
se  soit  passé  environ  vingt  -  cinq  ans  depuis 
cet  accident ,  je  n'en  suis  pas  guéri  ;  il  s'est 
renouvelé  à  chaque  ouvrage  que  j'ai  fait.  J'en 
ai  une  si  grande  habitude;  j'ai  été  traité  à  Liège , 
à  Rome,  à  Genève,  à  Paris ,  de  tant  de  manières 
différentes  ,  que  les  personnes  qui  en  sont 
atteintes  me  sauront  gré  sans  doute  si  je  leur 
fais  part  du  régime  qui  m'a  le  mieux  réussi. 

Si  j'avois  pu  renoncer  à  toute  espèce  de 
composition,  j'aurois  obtenu  probablement  une 
guérison  complète;  mais  rien  n'a  pu  m'arrcter, 
pas  même  la  crainte  de  payer  de  ma  vie  le 
plaisir  de  me  livrer  à  mon  goût  pour  l'étude. 

Je  me  rappelle  une  conversation  que  J'eus 
à  Paris  avec  le  docteur  Tronch'iiu  Je  vois,  me 
disoit  -  il ,  comment  vous  vivez  ;  vous  t\!^s 
sobre ,  vous  suivez  le  régime  que  je  vous  ai 
prescrit  :  pourquoi  donc  ces  rechutes  conti- 
nuelles î  11  faut  que  vous  me  disiez  comment 
vous  faites  voire  musique. —  Mais  ,  comme  on 
fait  des  vers ...  un  tableau; ...  je  lis  ,  je  relis 
vingt  fois  les  paroles  que  je  veux  peindre  avec 


zz  ESSAIS 

Jes  sons  ;  il  me  faut  plusieurs  jours  pour 
échauffer  ma  tête  :  enfin  je  perds  l'appétit,  mes 
yeux  s'enflamment  ,  l'imagination  se  monte,' 
alors  je  fais  un  opéra  en  trois  semaines  ou  un 
mois.  —  OIi  I  ciel  I  dit  Tronchin  ,  laissez  -  là 
votre  musique ,  ou  vous  ne  guérirez  jamais.  — 
Je  le  sens ,  lui  dis  -  je  ;  mais  aimez  -  vous 
mieux  que  je  meure  d'ennui  ou  de  chagrin  \ 

Voici  les  conseils  que  je  donnerois  à  ceux 
qui,  travaillant  comme  moi,  sont  sujets  à  cette 
maladie. 

Ne  vous  faites  point  saigner  pendant  l'hé- 
morragie ,  sans  la  plus  grande  nécessité  ;  j'ai 
vomi  jusqu'à  six  ou  huit  palettes  de  sang  en 
djfîérens  accès,  qui  revenoient  périodiquement 
deux  fois  par  jour  et  deux  fois  par  nuit  ;  tout 
5e  calme  à  la  fin  ,  en  buvant  un  peu  d'orgeat 
dans  de  l'eau  de  graine  de  lin  :  la  saignée 
habituelle  ,  en  affaiblissant  les  vaisseaux,  pré- 
pare de  nouvelles  hémorragies. 

Après  le  dernier  accès ,  je  reste  deux  fois 
vingt -quatre  heures  couché  sur  le  dos,  sans 
parler  et  sans  remuer  :  un  assez  gros  volume  de 
5ang  grumelé ,  que  l'on  expectore  d'ordinaire 


SUR    LA    MUSIQUE.  23 

pendant  cet  intervalle,  annonce  que  la  cicatrice 
est  formée  ;  il  faut  alors  une  huitaine  de  jours 
pour  reprendre  des  forces. 

Quant  au  régime  habituel,  purgez-vous  au 
printemps  et  à  l'automne  avec  une  médecine 
douce.  On  a  voulu  m'interdire  l'usage  des 
purgatifs;  mais  j'ai  remarqué  que  la  fermen- 
tation des  humeurs  me  donnoit  le  crachement 
de  sang;  ou  au  bout  de  deux  ans  j'avois  pis 
encore,  une  fièvre  tierce  ou  putride  ;  alors,  au 
lieu  de  quatre  médecines  que  j'avois  évitées , 
îl  en  failoit  prendre  autant  que  la  maladie 
i'exigeoit. 

La  vie  sédentaire  d'un  homme  de  cabinet 
échauffe  et  tient  en  stagnation  l'humeur,  qu'il 
faut  nécessairement  expulser  avec  précaution. 

Prenez  le  matin  une  tasse  d'infusion  de  fleurs 
d'ortie  rouge  ;  faites-y  fondre  un  petit  morceau 
de  colle  de  peau  d'âne. 

Si  votre  poitrine  est  échauffée,  ce  que  l'or^ 
aperçoit  par  une  petite  toux  sèche ,  prenez  d\i 
sirop  de  vinaigre  dans  beaucoup  d'eau.  Si  votre 
estomac  est  trop  rafraîchi,  prenez  un  verre  de 
vin  de  Bordeaux  après  le  repas.  L'excès  des 

B  4 


24  ESSAIS 

rafraichissemens  m'a  donné  une  fois  mon  cra- 
chement de  sang.  Mon  médecin  *  ne  put 
l'arrêter  au  bout  de  cinq  jours  qu'avec  des 
toniques.  Je  pris  six  fois  de  la  confection  de 
jacinthe,  après  quoi  l'hémorragie  cessa. 

Garantissez-vous  contre  l'humidité  des  pieds 
pendant  l'hiver;  couchez-vous  de  bonne  heure; 
mettez  vos  jambes  dans  l'eau  tiède ,  si  votre  tétç 
s'échauffe  trop  pendant  le  travail;  choisissez  des 
alimens  sains  et  de  facile  digestion ,  et  laissez 
les  mets  trop  échauf^ns.  Prenez  un  remède 
d'eau  froide  tous  les  matins  ;  faites-la  dégourdir 
pendant  l'hiver.  Ne  buvez  pas  de  vin  sans  eau 
habituellement;  ne  travaillez  jamais  après  le 
repas  :  l'imagination  est  facile  après  la  digestion 
du  dîner  ;  mais  travaillez  rarement  le  soir , 
si  vous  voulez  une  bonne  nuit  et  un  bon 
lendemain.  « 

Voiii  ce  que  l'expérience  m'a  appris  ;  voilà 
le  régime  que  j'ai  tenu ,  et  probablement  je 
lui  dois  une  existence  sur  laquelle  on  n'auroit 
pas  dû  compter  beaucoup  il  y  a  vingt  ans.  ïi 

.. ..i . k : . 


SUR    LA    MUSIQUE.  25 

est  aisé  à  observer  ;  mais  il  y  faut  ajouter  une 
règle  ,  sans  laquelle  tout  régime  est  inutile. 
Je  dirai  au  jeune  homme  fougueux  et  plein 
d'imagination ,  qui  s'abandonneroit  à-Ia-fois  à 
l'impulsion  de  son  génie  et  à  celle  des  passions 
de  son  âge  :  «  Si  tu  veux  te  livrer  aux  charmes 
"  de  l'étude  ,  renonce  aux  plaisirs  des  sens , 
»  sinon  la  mort  est  ton  partage  ». 

Mon  crachement  de  sang  fut  l'époque  où 
j'abandonnai  le  chant.  J'avois  déjà  commencé 
à  m'occuper  de  la  composition,  sans  règles  ni 
principes  ;  j'avois  même  composé  un  motet  en 
chœur  à  quatre  parties ,  et  une  fugue  instru- 
mentale, aussi  à  quatre  parties  :  je  m'y  étois 
pris  d'une  manière  si  nouvelle  pour  faire  ces 
deux  morceaux  qu'un  habile  maître  n'auroit 
pas  désavoués ,  que  je  dois  la  rapporter ,  ne 
fût-ce  que  pour  prouver  combien  l'émulation 
donne  de  courage  et  rend  ingénieux.  J'avois 
commencé  par  la  fugue,  parce  qu'on  m'avoit 
dit  que  cette  composition  étoit  la  plus  difficile: 
or  û  je  débute  par  une  fugue,  me  disois-je  en 
moi-même ,  j'étonnerai  bien  du  monde  ,  et  cela 
fut  vrai.  J'avais  une  fugue  en  pai'tiiion  et  à 


i6  ESSAIS 

quatre  parties  ;  elle  étoit  très-bien  faîte ,  fort 
claire,  quoique  très-rigoureuse.  Je  i'étudiai  au 
point  que  j'en  savois  toutes  les  parties  par 
cœur.  Mille  fois  dans  mon  lit  je  me  figurois 
entendre  exécuter  ce  morceau ,  et  je  l'entendois 
'  réellement. 


■-^ 


^^E^ffif^r  I  rgp^ 


m 


Tel  étoi-t  le  sujet. 

Voici  celui  que  je  pris,  mais  un  ton  plus 
haut,  pour  mieux  tromper  l'auditoire. 


ë^^^S^^^^^TrfiTr^^ 


J'eus  la  patience  de  travailler  la  fugue  entière 
de  cette  manière  ;  c'est-à-dire  ,  qu'en  faisant 
toujours  le  contraire  de  mon  modèle ,  je  le 
suivois  en  tout  point.  On  me  crut  un  prodige, 
et  je  n'étois  qu'un  adroit  plagiaire.  Le  motet 
que  je  fis  ensuite  ne  m'appartenoit  pas  plus  que 
ia  fugue.  Je  suivis  un  autre  procédé. 

J'avois  environ  cent  motets  en  chœur  ,  im- 
primés avec  les  parties  séparées.  Je  m'emparai 
d'abord  de  la  basse  chantante  dQS  cent  motets; 


SUR    LA    MUSIQUE.  27 

et  en  les  parcourant ,  je  pris  tantôt  une  phrase, 
tantôt  une  demi-phrase,  selon  que  mes  paroles 
l'exigeoient.  Transposer  les  tons  ,  ajouter  ou 
diminuer  un  temps  dans  une  mesure ,  n  étoit 
rien  pour  ma  patience  :  j'avois  soin  d'écrire 
sur  un  papier  à  part  la  page  et  ia  ligne  où 
j'avois  pris  cette  basse ,  après  quoi  je  feuilletois 
chaque  cahier  pour  y  prendre  les  parties  :  si  la 
haute-contre  sortoit  de  son  diapason,  je  savois 
bien  l'échanger  avec  la  taille  ;  enfin  le  motet 
fut  fait,  fut  trouvé  harmonieux  ,  et  ne  fut  pas 
reconnu.  Je  conviens  qu'il  n'étoit  guère  possible 
qu'il  le  fût. 

Ma  conscience  me  reprochoît  cependant 
cette  manière  de  composer  en  mosaïque  ;  j'étois 
moins  content  que  ceux  qui  m'entendoient  ; 
mais  enûn  j'avois  pris  un  engagement  avec  les 
musiciens ,  il  falloit  continuer  et  faire  mieux. 

Je  demandai  un  maître  de  clavecin  à  mon 
père.  Il  me  donna  M.  Renekin  -,  célèbre  orga- 
niste de  Saint-Pierre  à  Liège.  Je  pris  de  lui, 
pendant  deux  ans  ,  des  leçons  d'harmonie  dont 
je  profitai  bien  :  cet  homme  étoit  en  tout 
l'opposé  de  mon  premier  maître;  il  avoit  autant 


28  ESSAIS 

Je  douceur,  de  patience  et  d'aménité  avec  ses 
élèves ,  que  l'autre  afFectoit  de  morgue  et  d'in- 
flexibilité. On  desiroit  ses  leçons  autant  que 
l'on  redoutoit  celles  du  pédant  orgueilleux 
et  barbare.  Je  me  rappellerai  toujours  avec 
tendresse  et  reconnoissance  ce  que  je  lui  dois , 
et  combien  je  jouissois  en  m'instruisant  avec  lui 
dans  une  science  que  chacun  trouve  abstraite 
et  ennuyeuse  î 

Il  m'apprit  la  règle  ordinaire  de  l'octave , 
par  le  renversement  des  trois  accords  primitifs, 
l'accord  parfait ,  la  septième  de  dominante  et 
la  septième  de  seconde  ;  ce  qui  fut  fait  et  mis 
en  pratique  en  deux  mois  de  leçons.  Il  me 
donna  un  livre  de  basses  chiffrées  ,  qu'il  avoit 
fait  et  écrit  lui-même  ;  tous  les  écarts  ,  les 
surprises ,  toutes  les  ressources  de  l'harmonie 
ctoient  rassemblées  et  mises  en  ordre  dans 
ce  manuscrit ,  dont  je  regrette  beaucoup  la 
perte.  Sa  manière  d'enseigner  mérite  peut-être 
quelque  attention  :  il  mettoit  autant  d'ardeur, 
il  prenoit  autant  de  part  à  la  leçon,  que  s'il 
avoit  fait  pour  lui-même  autant  de  découvertes 
que  j'en  faisois  pour  mon  compte.  Il  m'arrctoit 


SURLAMUSIQUE.  29 

tout  -  à  -  coiip   sur  un   accord  dissônnant  de 

septième  diminuée Ne  bougez  pas ,  mon 

ami,  ne  bougez  pas ,  me  disoit-il;  vous  allez  de 
cette  note  sensible,  portant  accord  de  septième 
diminuée,  à  l'accord  parfait  mineur,  un  demi- 
ton  plus  haut.  —  Oui. — ^Ne  pourriez -vous 
pas  me  renvoyer  bien  loin  !  —  Oui ,  Monsieur, 
je  puis  prendre  une  des  quatre  notes  de  l'accord 
pour  sensible  ,  et  en  prenant  la  tierce  j'irois 
dans  ce  ton.  —  Il  se  levoit  alors  transporté  de 
joie  ;  il  marchoit  à  grands  pas  par  toute  la 
chambre ,  en  riant  de  toutes  ses  forces  ;  je  iô 
iiuivois  en  riant  comme  lui  ,  et  nous  étions 
souvent  pendant  cinq  minutes  dans  cette  espèce 
d'enthousiasme  ,  sans  pouvoir  nous  retenir  : 
c'étoit  par  inclination  qu'il  enseignoit ,  et  le 
paiement  n'étoit  qu'accessoire. 

Cet  homme  aimable ,  avec  lequel  j'aurois 
voulu  passer  ma  vie  ,  et  que  la  mort  a  trop  tôt 
enlevé  ;  cet  homme  ,  dis-je  ,  rempli  d'esprit , 
dé  connoissances  et  de  candeur  ,  avoit  l'art 
d'enti"aîner  son  élève  ,  par  l'intérêt  qu'il  prenoit 
lui-même  à  la  chose;  et  je  puis  dire  avec  vérité 
que  chaque  leçon  qu'il  mê  donna  pendant  ces 


I 


jo  ESSAIS 

cîeux  années ,  fut  pour  moi  un  véritable  diver- 
tissement. 

Ce  que  je  viens  Je  dire  mérite  d'être  consi- 
déré par  ies  maîtres  en  tout  genre  ;  et  je  leur 
promets  qu'ils  seront  très-recherchés ,  qu'ils  se 
feront  honneur  de  leurs  élèves ,  et  qu'enfin  ils 
mériteront  les  éloges  dus  aux  habiles  maîtres , 
si  ,  possédant  bien  clairement  les  principes 
de  leur  art,  ils  suivent  les  traces  du  célèbre 
Renek'm, 

C'est  à  cette  époque  que  je  dois  rapporter 
la  véritable  origine  de  tous  les  progrès  que  j'ai 
pu  faire  dans  la  musique.  C'est  alors  que  Aes 
soins  convenables  développèrent  très -sensi- 
blement un  germe  qu'une  mauvaise  culture 
avait  failli  d'étouffer.  Mon  exemple  prouvera 
avec  cent  autres ,  que  la  première  qualité  d'un 
maître ,  en  quelque  genre  que  ce  soit ,  est  de 
s'attirer  d'abord  la  bienveillance  de  son  élève; 
et  que  sans  le  talent  de  s  en  faire  aimer,  tous 
les  autres  deviennent  inutiles.  Il  est  indubitable 
que  l'aspect  toujours  sévère  de  la  plupart  des 
instituteurs ,  le  ton  despotique  ,  les  mauvais 
traitemens  sont  diamétralement  contraires  au 


SUR    LA    MUSIQUE.  51 

but  de  l'institution  ;  car  i'efïèt  le  plus  commun 
de  tels  moyens ,  est  d'inspirer  à  presque  to.uj 
les  enfans  un  dégoût  invincible  pour  l'étude. 
L'image  de  l'étude  et  celle  du  maître  s'iden- 
tifient dans  leur  esprit,  et  ils  en  conçoivent 
pour  tous  deux  une  sorte  d'horreur  (3). 

Il  en  étoit  tout  autrement  de  M.  Renckin  : 
il  redoubloit  mon  ardeur  ;  j'étois  tout  occupé 
de  mon  harmonie  ;  elle  me  rendoit  heureux , 
grâce  à  ses  soins. 

Cependant  mon  père ,  qui  avoit  été  émer- 
veillé de  mes  deux  premiers  morceaux  de 
composition ,  vint  me  trouver  un  jour  dans 
ma  chambre.  Mon  fils,  me  dit-il ,  je  ne  sais 
comment  vous  vous  y  êtes  pris  pour  faire 
votre  fugue  et  votre  motet.  —  Je  le  sais  bien , 
moi,  lui  dis-je  en  riant.  — Eh  bien,  ajouta-t-il> 
à  présent  que  vous  connoissez  l'harmonie ,  je 
doute  encore  que  vous  puissiez ,  sans  vous 
épuiser  de  fatigue ,  écrire  correctement  les 
choses  dont  vous  connoissez  la  marche  har- 
monique. Je  vois,  continua- 1- il ,  tous  les 
jours  dans  le  monde  àçs  hommes  instruits 
dont  l'éloquence   entraîjie  et  persuade;  s'ils 


32  ESSAIS 

s'avisoient  d'écrire  ce  qu'ils  disent  si  bien ,  peut- 
être  ne  ies  entendroit-on  plus.  Or  donc  (c'étoit 
son  expression  favorite  )  il  en  est  de  même 
d'improviser  sur  un  clavier  ,  ou  d'écrire  cor-^ 
reetement  en  musique  :  croyex-moi ,  mon  fils , 
il  vous  faut  un  maître  de  composition ,  et  j'ai 
fait  choix  de  notre  ami  Moreau ,  maître  de 
musique  de  Saint- Paul  *;  je  lui  ai  parlé  de 
vous,  il  vous  recevra  avec  plaisir. 

Dès  le  lendemain  je  courus  chez  Moreau.  Je 
lui  portai  une  messe  que  je  commençois.  Oh  î 
doucement,  me  dit-il,  vous  allez  trop  vite. — 
{  11  me  rendit  ma  partition  sans,  la  regarder, 
et  il  m'écrivit  cinq  ou  six  rondes  sur  un  papier.) 
Ajoutez  une  partie  de  chant  à  cette  basse,  6t 
vous  me  l'apporterez,  sur -tout  ne  composer 
plus  de  messe.  —  Je  partis  un  peu  humilié.  Je 
me  disois  en  chemin  :  «  Mon  père  aV^oit  bien 
raison.  «  Je  lui  portai  sa  basse  ornée  de  trois  ou 
quatre  chants  différens.  Vous  allez  encore  trop 
vite,  me  dit-il;  je  vous  avois  demandénote 
pour  note  sur  cette  basse ,  et  par  mouvement 

»    ♦  II  vient  d'être  nommé  associé  de  rinstitut  natibnaï. 

contraire , 


SUR    LA    MUSIQUE.  35 

contraire ,  Dominus  vobiscum.  Séparez  et  rap- 
prochez les  mains  ;  voilà  ce  que  les  parties 
doivent  faire. — Je  sortis  en  me  disant  :  «  Voilà 
"  deux  leçons  dont  je  n'ai  guère  profité.  Mais 
»>  allons  doucement  ,  je  vois  bien  que  mon 
V  défaut  est  d'aller  trop  vite.  »> 

Je  n'eus  pas  assez  de  patience  pour  m'en 
tenir  à  mes  leçons  de  composition  ;  j'avois 
mille  idées  de  musique  dans  la  tête  ,  et  le 
besoin  d'en  faire  usage  étoit  trop  vif  pour  que 
je  pusse  y  résister.  Je  fis  six  symphonies  ;  elles 
furent  exécutées  dans  notre  ville  avec  succès. 
M.  le  chanoine  cîe  Harlei  me  pria  de  les  lui 
porter  à  son  concert;  il  m'encouragea  beau- 
coup ,  me  conseilla  d'aller  étudier  à  Rome , 
et  m'offrit  sa  bourse.  Mon  maître  de  compo- 
sition regarda  ce  petit  succès  comme  pouvant 
nuire  à  l'étude  du  contre-point  qui  m'étoit 
si  nécessaire  :  il  ne  me  parla  point  de  mes 
symphonies  *.  Il  n'en  fut   pas   de  même  de 

*  Je  n'étendrai  point  ici  mes  idées  sur  l'art  d'enseigner, 
ni   sur   les    différentes    manières   que    l'instituteur    doit 
•adopter,  selon  le  génie  plus  ou  moins  actif  de  son  élève: 
eet  objet  intéressant  mérite  d'Être  traité  séparément. 
TOME    ï>  C 


34  E   .S   S   A   I   S 

M.  Renekin  :  j'arrive  un  jour  pour  prendre 
ma  leçon  d'harmonie;  ii  m'embrasse,  me  fait 
asseoir  dans  un  fauteuil,  se  met  à  son  clavecin, 
exécute  un  morceau  de  mes  symphonies  qu'il 
savoit  par  cœur,  revient  à  moi,  en  me  criant: 
Bravo!  bravo!  mon  ami;  ah!  je  suis  d'une  joie... 
Je  veux  les  jouer  toutes  sur  mon  orgue. — Trop 
digne  et  trop  aimable  homme  !  tu  sentois  les 
défauts  de  mon  foibie  ouvrage;  mais  au  moins, 
en  m'encourageant  par  ton  suffrage  ,  tu  prépa- 
rois les  semences  qui  dévoient  un  jour  germer , 
et  faire  naître  des  productions  plus  dignes  de 
l'émulation  que  tu  m'inspirois  ! 

Le  projet  d'aljer  étudier  à  Rome  ne  me  quitta 
plus ,  et  pour  décider  le  chapitre  à  me  laisser 
partir,  je  finis  la  messe  dont  j'ai  parlé.  Je  la 
fis  voir  à  M.  Moreau ,  en  lui  disant  :  Je  con- 
viens ,  Monsieur ,  qu'un  écolier  de  ma  sorte 
ne  doit  pas  entreprendre  un  ouvrage  si  consi- 
dérable ;  mais  je  suis  décidé  à  aller  étudier  à 
Rome  :  mes  parens  s'y  opposent,  vu  ma  foibie  ^ 
$anté  ;  mais  dussé-je  y  aller  à  pied  et  demander 
la  charité  sur  les  chemins,  mon  parti  est  pris, 
je  ie  suivrai.  Voyez  donc  cette  messe,  je  vous 


SUR    LA    MUSIQUE.  jj 

en  prie;  je  veux,  s'il  est  possible,  engager  ie 
chapitre  à  reconnoître  mes  services  ,  et  ne  pas 
priver  mon  père  d'une  somme  dont  sa  nom- 
breuse famille  a  besoin.  —  Il  vit  ma  messe  en 
quatre  ou  cinq  séances  ;  il  corrigea  beaucoup 
de  fautes  de  composition,  et  il  n'en' trouva 
aucune  contre  l'expression. 

Je  me  rappelle  qu'il  étoit  revenu  plusieurs 
fois  au  verset  Qui  tollïs  peccaîa  munJi ,  &Cm 
Comment  le  trouvez-vous  !  lui  dis-je. — Je  vous 
conseille  de  ne  pas  le  laisser,  me  dit-il.  —  Pour- 
quoi donc  !  —  On  ne  croira  pas  qu'il  soit  de 
vous.  —  Cela  m'est  égal;  j'espère  que  vous  êtes 
persuadé  qu'il  est  de  moi,  et  cela  me  suffit. 

Ce  que  je  dis  prouve  assez  que  c'est  à  la 
nature  à  faire  les  premiers  dons  à  l'homme  qui 
se  destine  aux  arts  d'imagination. 

Quelle  est,  me  dira-t-on,  la  nature  que  doit 
suivre  le  musicien  !  la  déclamation  juste  des 
paroles.  Je  ne  parle  pas  des  effets  physiques , 
tels  que  la  pluie,  les  vents,  la  grêle,  le  chant 
èi^s  oiseaux,  les  tremblemens  de  terre,  &c. 
Quoiqu'il  y  ait  du  mérite  à  bien  rendre  ces 
difFérens  effets,  ie  plus  souvent  ils  me  font  une 

C     2 


3^  ESSAIS 

sorte  de  pitié.  C'est  comme  quand  on  voit  un 
buste  colorié  ou  habillé  ,  on  recule  d'effroi  ; 
c'est  ia  nature  trop  servilement  rendue  ;  elie 
n'a  plus  de  charmes. 

Je  n'aime  pas  davantage  les  récits  de  com- 
bats ,  de  tempêtes  mis  en  musique  ;  c'est ,  j^ 
crois ,  la  faute  de  nos  poètes ,  qui  rassemblent 
tant  d'images  dans  un  même  morceau,  que  le 
musicien  devient  confus  pour  vouloir  tout 
rendre  :  le  récit  dans  ie  Huroti ,  celui  de  la 
tempête  dans  le  Tableau  parlant ,  ne  me  satis- 
font point;  la  chasse  de  Tom- Jones  a  les  mêmes 
défauts,  quoi  qu'en  dise  l'auteur  du  mélodrame: 
îi  ne  trouve  rien  de  comparable  à  l'endroit  qui 
dit  en  parlant  du  cerf  :  Enfin  tombe .  .  .  Cette 
expression  musicale  me  paraît  exagérée,  lors- 
qu'il est  question  de  peindre  un  cerf  presque 
mort  de  fatigue  avant  de  succomber  *.  Le 

*  On  peut  objecter  qu'en  pareil  cas,  c'est  le  chasseur 
qui  exagère;  voilà  peut-être  l'excuse  du  musicien.  Au 
reste,  soit  que  j'approuve  ou  que  je  critique,  l'on  me 
permettra  de  prendre  mes  exemples  chez  les  autres  , 
lorsque  je  ne  les  trouve  pas  dans  mes  ouvrages.  La 
franchise  avec  laquelle  je  me  critique  moi-même,  prouve 
que  je  n'ai  en  vue  que  l'avantage  de  l'art. 


SURLAMUSIQUE.  37 

récit  que  j'ai  fait  dans  T Amant  jaloux ,  Victime 
infortunée .  .  .  n'a  pas  le  défaut  de  la  surabon- 
dance ,  et  je  crois  que  les  réflexions  àts  deux 
femmes  qui  écoutent  Isnhelle ,  ne  contribuent 
pas  peu  à  l'effet  de  ce  morceau  ,  qui  auroit 
peut-être  pris  une  tournure  gigantesque ,  si 
ces  réflexions  n'en  eussent  séparé  les  images, 
^inexpérience  s'aperçoit  davantage  dans  \t% 
compositions  trop  surchargées  et  produisant 
peu  d'efl'et ,  que  dans  celles  où  règne  trop  de 
simplicité  et  même  un  certain  vide.  Voyez  la 
musique  de  Pergolèie.  Le  chant  t^t  un  dessin 
pur  qui  suit  la  déclamation  ;  quelques  notes 
d'accompagnement  lui  ont  suffi  pour  compléter 
son  tableau.  On  pourroit  sans  doute  multiplier 
les  accompagnemens  sans  nuire  à  l'ensemble; 
c'est  ce  que  fait  le  musicien  qui  écoute.  Je  n'ai 
jamais  entendu  la  Servante  maîtresse  ,  sans 
faire  dans  ma  tête  quelques  parties  satisfai- 
santes ,  et  j'étois  enchanté  que  l'auteur  m'eût 
laissé  ce  plaisir. 

J'entends  souvent  les  musiciens  de  la  comédie 
italienne  ajouter  quelques  notes  par-ci,  par-là^ 
à  mes  accompagnemens;  ce  qu'ils  ajoutent  est 

c  3 


5»  ESSAIS 

bien  ,  mais  j'aimerois  mieux  qu'ils  ie  laissassent 
faire  aux  spectateurs ,  qu'il  faut  aussi  amuser. 
Si  chaque  exécutant  avoit  la  même  envie,  que 
seroit-ce  qu'un  tel  ensemble!  Le  musicien  exé- 
cutant qui  passe  les  bornes  de  son  devoir  , 
non-seulement  fait  la  leçon  au  compositeur , 
mais  il  se  donne,  à  l'égard  de  ses  confrères,  un 
ton  de  docteur,  qui ,  à  la  longue ,  nuit  singu- 
lièrement à  sa  réputation.  Si  les  comédiens 
donnent  un  jour  un  pouvoir  moins  limité  à 
l'habile  artiste  (M.  Je  la  Hoiissaye),quï  conduit 
l'orchestre  ,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  réprime 
cet  abus. 

M.  le  chanoine  Je  Harîei  fit  part  au  chapitre 
de  l'envie  que  j'avois  d'aller  étudier  à  Rome, 
et  il  prit  ses  ordres  pour  faire  exécuter  ma 
messe  à  la  prochaine  fête  solennelle,  qui  n'étoit 
pas  éloignée. 

Allons  ,  dit  un  chanoine  ,  faisons  ce  que 
désire  ce  jeune  homme;  mais  je  vous  avertis, 
Messieurs,  que  s'il  nous  quitte  une  fois,  nous 
le  perdons  pour  toujours.  —  On  m'accorda 
une  gratification. 

Je  portai  ma  messe  à  l'abbé  J***,  alors 


SUR    LA    MUSIQUE.  39 

maître  de  musique,  qui  crut,  ainsi  que  mon 
maître  de  composition ,  qu'elle  n'étoit  pas  de 
moi  *  ;  cependant  il  fallut  obéir  et  battre  la 
mesure  ,  ce  qu  il  fit  d'assez  mauvaise  grâce  ; 
mais  mon  père,  premier  violon,  étoit  aimé  de 
ses  confrères  :  ils  remarquèrent  que  le  maître 
de  musique  mettoit  peu  de  soin  à  l'exécution, 
et  cela  leur  suffit  pour  redoubler  leur  zèle. 
Aussi  jamais  ouvrage  ne  fut  exécuté  avec  plus 
de  chaleur. 

La  messe  fît  plaisir  ;  et  l'on  se  disoit  dans  la 
ville  :  Nous  avons  entendu  les  adieux  du  jeune 
Grétry. 

Il  n'est  pas  indifférent  qu'un  maître  de 
musique,  c'est-à-dire,  celui  qui  bat  la  mesure, 
soit  aimé  des  musiciens  qui  exécutent  sous  lui. 
Le  moindre  geste,  le  plus  petit  coup  de  son  bâton 
ou  de  son  pied ,  est  saisi  par  tout  le  monde  : 
c'est  un  fluide  qui  se  communique  dans  tous 
les  coins  d'un  orchestre,  quelque  grand  qu'il 
5oit;  mais  je  ne  connois  rien  de  plus  sot  qu'un 


*  J'atteste  cependant  qu'elle  étoit  mon  ouvrage,  et  que 
)c  n'avois  pour  cette  fois  usé  d'aucun  stratagème. 

C    4 


4©  ESSAIS 

batteur  de  mesure  qui  n'inspire  pas  de  con- 
fiance :  il  frappe ,  il  s'agite  et  ne  produit  rien. 
Une  autre  fois ,  il  fait  le  signe  pour  commencer, 
il  frappe  majestueusement;  mais  les  musiciens 
rebelles  se  sont  donné  le  mot ,  et  personne  ne 

^   commence Il  reste  tout  étonné,  et  il  voit 

que  son  bâton  de  mesure,  sans  le  secours  des 
exécutans,  est  un  instrument  de  fort  peu  d'effet. 
Excepté  dans  les  grands  chœurs ,  où  je  le  crois 
nécessaire  au  théâtre,  il  nuit  à  la  bonne  exé- 
cution ,  et  voici  pourquoi  :  chaque  musicien 
est  obligé  d'avoir  l'œil  sur  l'acteur  chantant; 
c'est  la  seule  manière  de  bien  accompagner  : 
il  en  est  dispensé  quand  on  lui  frappe  chaque 
mesure;  car  il  ne  peut  et  ne  doit  pas  suivre  deux 
personnes  à -la -fois.  D'ailleurs  ,  l'expression 
entraîne  hors  de  mesure  tout  récitant ,  soit 
vocal  ou  instrumental  :  malheur  à  celui  que  ce 
défaut  ne  surprend  jamais. 

Il  est  donc  clair  que  les  symphonistes  de- 
viennent froids  et  indifferens  ,  quand  ils  ne 
suivent  pas  directement  l'acteur;  le  bâton  qui 
les  dirige  les  humilie ,  leur  ôte  l'émulation 
naturelle  à  tout  homme  qui ,  pouvant  obéir  à 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  41 

son  principal  guide ,  se  voit  contraint  de  suivre 
la  loi  d'un  tiers. 

Le  bâton  de  mesure  est  cependant  nécessaire 
au  théâtre  de  l'Opéra,  où  souvent,  dans  la 
coulisse  ,  on  exécute  de  grands  chœurs ,  quand 
la  situation  dramatique  l'exige.  Il  ne  faut  pas 
croire  qu'un  groupe  de  chanteurs  ainsi  éloigné 
puisse  entendre  l'orchestre,  quelque  nombreux 
qu'il  soit  :  chacun  chante  à  l'oreille  de  son 
voisin,  et  je  me  suis  quelquefois  surpris  chan- 
tant contre  mesure  et  conduisant  <à  faux  le 
chœur  qui  m'environnoit.  Le  maître  des  chœurs 
peut  s'avancer  et  jeter  un  coup  d'œil  sur  le 
bâton,  direz-vous;  c'est  ce  qu'il  fait  :  mais  si 
c'est  un  chœur  dansé  et  chanté  ;  si  une  foule 
de  danseurs  occupent  l'avant-scène  ,  le  bâton 
n'est  plus  visible.  Le  batteur  de  mesure  frappe 
alors  sur  son  pupitre ,  ce  qui  est  très  -  désa- 
gréable à  entendre  ;  car  il  vous  rappelle  sur- 
le-champ  que  vous  êtes  à  la  comédie  (4).  J'ai, 
souvent  songé  aux  moyens  de  remédier  à  cet 
inconvénient  ;  je  crois  qu'on  le  pourroit ,  en 
plaçant  quelques  gros  tuyaux  d'orgues  derrière 
la  scène,  ou  sous  le  théâtre  même,  en  ouvrant 


42  ESSAIS 

Je  plancher  par  des_  trous  aux  endroits  des 
tuyaux  ;  le  clavier  seroit  dans  l'orchestre ,  un 
organiste  y  toucheroit  pour  accompagner  , 
pour  guider  les  chœurs  et  les  empêcher  de 
sortir  du  ton. 

D'ailleurs ,  ces  excellentes  basses  de  vingt- 
quatre  pieds ,  en  renforçant  l'harmonie ,  ajou- 
teroient  singulièrement  à  l'effet. 

L'on  cherche  les  moyens  de  diriger  les 
aérostats;  cherchons  donc  aussi  à  perfectionner 
le  plus  beau  ,  le  plus  noble  instrument  de 
musique  que  nous  ayons.  L'orgue  en  effet 
seroit  à  lui  seul  un  orchestre  superbe ,  si  l'on 
pouvoit  donner  au  son  la  gradation  du  doux 
au  fort ,  à  la  volonté  de  l'organiste.  J'en  ai  parlé 
à  M.  Charles ,  et  il  n'a  pas  cru  cette  découverte 
impossible  :  c'est ,  lui  ai  -  je  dit ,  l'étude  de 
l'organe  humain  qui  peut  vous  y  conduire. 
La  manière  dont  nous  formons  les  sons  ,  le 
développement  ou  le  rétrécissement  que  nous 
observons  naturellement  pour  nuancer  léchant, 
la  manière  dont  un  joueur  d'instrument  à 
vent  modifie  les  sons  par  les  mouvemens  des 
lèvres   et  le  ménagement   du  souffle  ,   &c. , 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  43 

sont  ce  qu'il  faut  approfondir  et  imiter  pour 
y  parvenir  *. 

Je  ne  puis  supporter  long-temps  le  meilleur 
orgue,  touché  par  le  plus  habile  organiste: 
j'ai  cherché  la  cause  de  cet  ennui;  il  provient 
sans  doute  de  l'uniformité  des  sons;  l'artiste  a 
beau  changer  de  jeu ,  il  retrouve  par-tout  des 
sons  pleins  et  sans  nuances. 

Un  parleur  monotone  peut  avoir  un  bei 
organe  et  dire  de  bonnes  choses  ;  il  vous  fait 
éprouver  à  la  longue  un  mal -aise  insuppor- 
table. J'ai  remarqué ,  comme  tout  le  monde  , 
plusieurs  sortes  de  monotonies  ;  celle  qui  est 
produite  par  un  son  filé  sans  nuances  ;  celle 
qu'occasionne  la  lecture  des  grands  vers,  où  le 
sens  suspendu  à  l'hémistiche,  finit  trop  souvent 
à  la  fin  du  vers  :  il  vous  reste  dans  la  tête , 
après  une  longue  lecture  de  vers  égaux ,  un 
mouvement  involontaire  de  la  quantité  de 
syllabes ,  qui  est  presque  aussi  désagréable  que 
le  cochemar.  Je  crois  même  qu'un  mouvement 


*  Voyez  le  Chapitre  intitulé  :  Quelques  prédictions  sur 
ce  que  sera  la  musique ,  troisième  volume. 


44  ESSAIS 

iong-temps  répété ,  agit  sur  îa  circulation  du 

sang. 

Peut-être  tous  les  hommes  n'obtiendroient 
point  le  résultat  d'une  expérience  que  j'ai  faitç 
souvent  sur  moi-même. 

Je  mets  trois  doigts  de  la  main  droite  sur 
l'artère  du  bras  gauche  ,  ou  sur  toute  autre 
artère  de  mon  corps  ;  je  chante  intérieurement 
un  air  dont  le  mouvement  de  mon  sang  est  la 
mesure  :  après  quelque  temps,  je  chante  avec 
chaleur  un  air  d'un  mouvement  différent;  alors 
je  sens  distinctement  mon  pouls  qui  accélère 
ou  retarde  son  mouvement ,  pour  se  mettre 
peu-à-peu  à  celui  du  nouvel  air. 

Après  cela,  dira-t-on  que  les  anciens  avoient 
tort  de  dire  que  la  musique  rendoit  furieux  , 
ou  calmoit  les  individus  bien  organisés  et 
passionnés  pour  cet  art  *  l 

Le  printemps  approchoit  ;  mais  ses  douces 
influences   n'inspiroient  à  ma  famille  qu'une 

*  Le  mouvement  ou  le  rhythme  agit  plus  puissamment 
sur  i'ame,  que  la  mélodie  ou  l'harmonie.  On  pourroit 
dire  qu'il  est  pour  l'oreille^  ce  que  la  symétrie  est  pour 
J«s  yeux. 


s  U  R    L  A    iM  us  I  QU  E.  45 

sombre  tristesse.  On  ne  croyoit  pas  que  j'eusse 
assez  de  force  pour  supporter  ia  fatigue  d'un 
voyage  de  quatre  à  cinq  cents  iieues  que  j'ailois 
faire  à  pied.  Ma  bonne  mère  eut  le  courage,  en 
répandant  des  larmes,  de  travailler  elle-même 
aux  petites  nippes  qui  m'étoient  nécessaires. 
J'étois  le  seul  de  la  famille  qui  parût  avoir 
conservé  de  la  gaieté  :  j'étois  résolu ,  et  j'avois 
raison  de  paroître  tel  ;  c'étoit  le  seul  moyen 
d'obtenir  le  consentement  de  mes  parens.  Je 
fus  passer  une  journée  à  Coronmeuse,  chez 
ma  grand'mère.  Ses  adieux  étoient  pour  moi 
les  plus  cruels  de  tous  ;  car  son  grand  âge  ne 
me  laissoit  pas  l'espérance  de  la  revoir  jamais: 
sa  contenance  à  mon  égard  n'est  jamais  sortie 
de  ma  mémoire.  Elle  me  parla  long-temps  de 
mes  devoirs  envers  Dieu ,  me  recommanda 
beaucoup  le  soin  de  ma  santé.  Elle  remarqua 
sans  doute  avec  plaisir  le  courage  que  j'affec- 
tois  ;  et  dans  la  crainte  de  l'afFoiblir  ,  elle 
s'efForçoit  de  me  montrer  une  physionomie 
ïiante,  dans  le  temps  que  ses  pleurs  la  tra- 
hissoient. 

L'exhortation  que  me  fit  son  second  mari 


4.6  ESSAIS 

fut  d'un  genre  tout  différent  :  après  dîner  il 
me  conduisit  dans  son  jardin  ;  il  commença 
par  m'enfoncer  son  chapeau  sur  ma  tête>  en 
me  disant  :  Eh  bien ,  Rodrigue ,  as-tu  du  cœur! 
— Oui,  vraiment,  mon  grand-papa. — Tiens  , 
me  dit-il  en  fouillant  dans  sçs  poches  ,  voilà  le 
présent  que  je  te  fais. —  Il  sort  en  même  temps 
deux  pistolets,  qu'il  me  présente:  Prends  garde, 
dit-il,  ils  sont  chargés;  n'en  abuse  pas,  mon 
fils  ,    je   t'en    coujure  ;    mais    si    quelqu'un 

t'attaque —  Oui,  oui,  mon  grand-papa, 

je  saurai  bien  me  défendre. Allons,  voyons; 

je  suppose  que  cet  arbre  est  un  voleur  qui  te 
demande  la   bourse  ou  la  vie,  que  feras- tu  \ 

Je  lui  dirai  :  Monsieur  ,  si  vous  êtes  dans 

le  besoin  ,  je  peux  bien  vous  offrir  quelque 
secours  ;  mais  ma  bourse  toute  entière ,  dans 
ia  situation  où  je  me  trouve,  c'est  ma  vie 
elle-même.  —  Non  ,  me  répond  mon  grand- 
père  en  me  montrant  l'arbre,  c'est  tout  ce  que 
tu  possèdes  que  je  veux  avoir.  — Pan —  Je 
tire  un  coup  de  pistolet  contre  l'arbre. — Il  met 
le  sabre  à  la  main ,  s'écrie  mon  grand-père  — 
et  je  lâche  mon  second  coup.  Ma  grand'mère 


SUR    LA    MUSIQUE.  47 

effrayée ,  accourt  à  la  fenêtre  en  criant  :  Au 
nom  de  Dieu ,  que  faites-vous  là  î  — Je  tue  les 
voieurs  ,  ma  grand'maman ,  lui  répondis-je. — 
Son  mari  mit  les  deux  pistolets  dans  ma  poche, 
et  nous  rentrâmes. 

J'appris ,  en  arrivant  chez  mon  père ,  que 
le  messager  qui  devoit  me  conduire  étoit  venu 
à  la  maison  ,  et  avoit  fixé  son  départ  pour 
Rome  à  huitaine.  C'étoit  à  la  fin  de  mars  175^, 
et  j'avois  par  conséquent  dix  -  huit  ans.  Je 
ne  doutois  pas  que  mon  guide  n'eût  été  bien 
caressé ,  et  qu'on  ne  lui  eût  promis  une  récom- 
pense s'il  prenoit  soin  de  moi  sur  la  route. 

Cet  homme  s'appeloit  Remacle  ;  et  quoique 
âgé  de  soixante  ans ,  il  faisoit  par  année  deux 
voyages  de  Liège  à  Rome,  et  de  Rome  à  Liège: 
il  en  faisoit  quelquefois  trois.  11  étoit  trèj- 
honnête  homme  avec  les  jeunes  gens  qu'il 
conduisoit  ou  ramenoit  ;  mais  il  étoit  bien  le 
plus  fin  di^s  contrebandiers  :  il  portoit  en  Italie 
les  plus  belles  dentelles  de  Flandre,  et  les  jeunes 
étudians  qu'il  conduisoit  n'étoient  qu'un  pré- 
texte pour  cacher  son  commerce.  Il  rapportoit 
de  Rome  des  reliques  et  de  vieilles  pantoufles 


48  ESSAIS 

du  Pape  ;  il  en  fournissoit  tous  les  couvens  de 
religieuses  de  la  Flandre  et  des  Pays-Bas.  II  en 
tiroit  de  l'argent ,  des  dentelles ,  des  présens 
de  toute  espèce.  Cet  homme  étoit  riche  et 
avare;  nous  lui  disions  souvent  :  Veux-tu  donc 
mourir  sur  les  grands  chemins  ,  Remack  f — II 
nous  répondoit  avec  son  air  juif:  Hélas  I  je  ne 
5uis  pas  aussi  riche  que  l'on  croit;  d'ailleurs 
quand  je  ne  fais  qu'un  voyage  par  année,  je 
fais  une  maladie  en  automne ,  et  j'aime  mieux 
voyager. 

Son  trafic  l'obligeoit  de  faire  d'immenses 
détours  pour  éviter  les  endroits  où  il  étoit 
soupçonné  ;  de  manière  que  pour  conserver  sa 
santé,  selon  lui,  il  faisoit  environ  deux  mille 
lieues  par  année ,  portant  plus  de  cent  livres 
sur  le  dos. 

Le  jour  de  mon  départ  arrive  enfin  ;  je 
ie  desirois  impatiemment.  Je  ne  voyois  que 
larmes ,  je  n'entendois  que  soupirs  depuis  huit 
jours.  Le  terrible  Remacle  arriva  au  jour  fixé  : 
il  entra  chez  mon  père  sans  se  faire  annoncer; 
il  étoit  une  heure  après  dîner.  Son  apparition 
fut  un  coup  de  foudre  pour  ma  famille.  Je  ne 

lui 


SURLA    MUSIQUE.  49 

iuî  donnai  pas  le  temps  de  parler  :  je  saute  sur 
ma  valise,  que  je  mets  sur  mon  dos;  je  me 
jette  à  genoux,  les  mains  jointes, pour  demander 
la  bénédiction  de  mon  père  et  de  ma  mère. 
Que  Dieu  te  bénisse,  mon  cher  enfant,  me  dirent- 
ils  ;  et  j'avois  disparu. 

Le  voisinage  étoit  aux  portes  pour  me  voir 

partir  ;   je   fis    signe  à   chacun    de   ne  point 

m'arrêter  ;  et  mon  vieux  mentor  leur  disoit  en 

-courant  après   moi  :   Soyez  tranquilles,  j'en 

aurai  soin. 

Que  les  larmes  de  ma  mère  et  sur-tout  de 
mon  père  me  firent  une  vive  impression!  leurs 
physionomies  respectables ,  où  étoit  répandue 
la  pâleur  de  la  mort ,  leurs  bras  élevés  vers  le 
ciel  pour  l'implorer  en  ma  faveur;  ce  tableau 
pieux  me  fit  une  sensation  que  je  ne  puis 
rendre. 

Lorsque  je  fus  en  état  de  me  reconnoître , 
je  sentis  mes  larmes  couler ,  et  je  dis  ;  «  O  mon 
>^  Dieu  !  permets  que  ta  pauvre  créature  soit  un 
"  jour  le  soutien  et  la  consolation  de  ses  infor- 
^'  tu  nés  parens.  » 

L'amour  patçrnel  et  l'amour  filial  résident 

TOME    I.  D 


50  ESSAIS 

sans  doute  dans  tous  les  cœurs,  même  fespfu^ 
endurcis  ;  rrîais  que  les  gens  de  haut  parage  sont 
loin  de  savoir  combien  ce  sentiment  respectable 
est  plus  vif  chez  les  honnêtes  bourgeois,  sur- 
tout dans  les  pays  où  le  luxe  et  la  débauche 
n'ont  pas  mis  de  barrières  entre  les  pères  et 
leurs  enfans.  L'habitude  de  vivre  ensemble , 
de  se  chauffer  au  même  feu  ,  de  boire  au  même 
vase,  de  manger  au  même  plat,  répugneroit 
sans  doute  à  la  nature  factice  du  beau  monde; 
mais  cependant  avec  quelles  délices  je  me 
rappelle  ce  cher  et  bon  vieux  temps!  J'ai  puisé 
dans  cette  intimité  l'amour  éternel  que  je  porte 
aux  auteurs  de  mes  jours.  Eh  I  quel  est  le  père 
qui  ne  se  contraigne,  quand  il  vit  et  agit 
toujours  sous  les  yeux  de  ses  enfans  !  Quel 
est  l'enfant  qui  puisse  compter  sur  l'amour 
paternel,  au  point  de  s'oublier  souvent  en  sa 
présence!  Un  gouverneur,  direz -vous,  jouit 
de  l'autorité  d'un  père  :  oui ,  mais  l'enfant 
accorde- 1- il  au  maître  cette  autorité  que  la 
nature  ne  lui  a  pas  donnée!  La  nature  ne  perd 
pas  ses  droits  ,  et  à  sept  ans  un  enfant  se 
dit  :  i<.  11  faut  que  j'obéisse  à  un  maître  que  l'on. 


SUR    LA    MUSIQUE.  ^r 

»>  paie  pour  avoir  soin  de  moi;  c'est  pour  lui- 
»  même  ,  c'est  pour  sa  fortune  et  sa  réputation, 
"  qu'il  lui  importe  que  Je  remplisse  mes  devoirs; 
»>  il  n'a  pas  d'autre  intérêt  :  mais  mon  père  est 
»  mon  Dieu  sur  la  terre  ;  je  suis  ce  qu'il  aime 
«  le  plus  dans  ce  monde;  ses  volontés  sont  pures, 
j>  et  je  sens  que  sa  raison  doit  être  ma  loi  ». 

L'obéissance  naturelle  fait  des  hommes  ; 
l'obéissance  forcée  fait  des  esclaves  :  et  je  n'es- 
time guère  plus  l'homme  qui  n'est  honnête  que 
parce  qu'il  tremble  à  l'aspect  des  lois ,  que  le 
coupable  qui  les  enfreint.  • 

Mon  vieux  mentor  me  conduisit  dans  son 
village  ,  à  trois  lieues  de  Liège ,  où  je  trouvai 
deux  étudians  qui  nous  attendoient  pour  faire 
route  ensemble  :  l'un  étoit  abbé  ;  il  me  parut 
.'^Ible  et  languissant,  et  je  sentis  un  retour  de 
courage  sur  moi-même  à"  l'aspect  de  ce  frêle 
voyageur  :  l'autre  étoit  un  jeune  chirurgien; 
il  éioit*gai,  vif,  sans  souci;  je  le  jugeai  un 
compagnon  de  voyage  fort  amusant ,  et  je  ne 
me  trompai  pas. 

Je  témoignai  à  ces  jeunes  gens  combien 
j'avois  été  fâché  de  ne  m'être  point  trouvé  chez 

D    2 


52,  ESSAIS 

mon  père  lorsqu'ils  y  étoient  venus  pour  faire 
connoissance  avec  moi.  Nous  fûmes  bientôt 
amis  ,  sur-tout  le  jeune  chirurgien  et  moi.  Il 
me  dit  à  i'oreilie  que  ce  pauvre  abbé ,  à 
ia  mine  aiongée ,  ne  feroit  que  vingt  -  cinq 
]ieues  de  son  pied  mignon.  J'avois  remarqué, 
ainsi  que  lui,  que  notre  abbé  avoit  le  pied 
d'une  longueur  démesurée.  Quant  à  vous  , 
ajouta -t- il  en  souriant,  vous  n'en  ferez  que 
cinquante,  et  j'en  suis  fâché  ;  car  je  vous  aime 
déjà.  —  Nous  verrons  cela ,  lui  dis-je. 

Nous  partîmes  donc  le  lendemain  à  cinc| 
heures  du  matin.  Le  vénérable  Remacle,  l'abbé, 
ie  chirurgien  et  moi ,  et  un  gros  garçon  cham- 
penois nommé  Baptiste ,  associé  honoraire  de 
Remacle ,  voilà  ce  qui  composoit  notre  cara- 
vane. On  nous  fit  faire  dix  lieues  ce  jour-là, 
à  travers  les  bruyères  et  les  forêts  des  Ardennes. 
Notre  abbé  ne  mangea  pas  le  soir  ;  le  petit 
chirurgien  et  moi  nous  dévorâmes.  Tout  en 
soupant  il  me  disoit  :  Je  serois  fâché  que  notre 
abbé  ne  fît  pas  ses  vingt-cinq  lieues,  car  j'ai 
prédit  qu'il  les  feroit. 

Le  lendemain,  mcme  promenade  que   la 


I 


s  U  R    L  A    Aï  U  s  r  Q  U  E.  53 

veîile.  Notre  arrière-garde,  c'est-à-dire,  notre 
pauvre  abbé ,  arriva  au  gîte  long-temps  après 
nous.  J'en  étois  inquiet  :  je  voulus  sortir  pour 
aller  à  sa  rencontre  ;  mais  le  petit  espiègle  , 
suppôt  d'Hippocrate,  me  retint,  en  m'assurant 
que  l'abbé  aimoit  à  marcher  lentement ,  et 
qu'il  n'y  avoit  pas  d'humanité  à  moi  de  vouloir 
presser  sa  marche. 

Il  arrive  enfin  ,  se  tramant  à  peine.  Après 
qu'il  se  fut  reposé ,  il  nous  dit  en  versant  des 
larmes  ,    qu'il   n'avoit  pas   la  force   de  nous 
suivre  ;    qu'il    resteroit   quelques   jours    dans 
l'auberge  pour  guérir  les  plaies  qu'il  avoit  aux 
pieds ,  et  qu'il  retourneroit  ensuite  chez  son 
père.    Nous  approuvâmes    tous    son   projet  , 
excepté  le  chh'urgien  qui  ne  dit  mot.  Les  larmes 
de  ce  pauvre  abbé  redoublèrent,  lorsqu'il  parla 
de  la  surprise  que   son  apparition  causeroit 
à    son  père  et    à   ses   parens  ,    qui   l'avoient 
tous  comblé   de   présens   et    de   bénédictions 
au  moment  de  son  départ ,  et  devant  lesquels 
il   n'oseroit.  se  montrer  sans   honte.  Remaclc 
le   consola,   en,    lui    apprenant   qu'il    n'étoit 
pas  le   premier   jeune  homme   iiéojeois    qui 


54  E  S  S  A  I  5 

i'abandonnoît  sur  la  route,  etii  lui  en  nomma 
plusieurs.  Notre  petit  espiègle ,  qui  ne  parloit 
pas  depuis  long  -  temps ,  demande  enfin  au 
messager  combien  nous  avions  fait  de  lieues. — 
Hier  dix  ,  aujourd'hui  autant  ,  et  si  vous 
comptez  les  trois  lieues  de  votre  ville  à  mon 
village  ,  cela  fait  vingt  -  trois  lieues.  —  Il 
s'approche  de  mon  oreille  en  me  disant  :  11  en 
manque  deux;  je  suis  furieux. — Tais-toi, 
barbare  ,  lui  dis-je.—  On  alla  se  coucher. 

Croira- t- on  que  notre  chirurgien  suivit 
î'abbé  dans  sa  chambre ,  et  parvint  à  lui  per- 
suader qu'il  devoit  se  remettre  en  marche  le 
lendemain.  Il  visita  ses  pieds  ,  lui  pansa  ses 
plaies  ;  et  lorsque  nous  fûmes  le  lendemain 
matin  dans  la  chambre  de  l'abbé  ,  croyant  le 
trouver  au  lit ,  nous  le  vîmes  tout  habillé,  le 
paquet  sur  son  dos  ,  et  le  petit  drôle  qui 
lui  donnoit  le  bras  pour  descendre  l'escalier. 
Malheureux,  lui  dis-je,  tu  veux  donc  voir 
périr  ce  pauvre  abbé  !  —  Oh  que  non ,  que 
non ,  me  dit-il  ;  il  a  prié  Dieu  cette  nuit  , 
M.  l'abbé  :  tu  es  un  impie,  toi,  tu  ne  crois  pas 
aux  miracles. 


( 


SUR    LA    MUSIQUE.  5; 

Le  pauvre  garçon  fit  encore  trois  lieues ,  aidé 
par  le  petit  camarade  qui  le  soutenoit  ;  mais 
une  fois  arrivé  à  l'endroit  où  nous  devions 
déjeuner ,  il  perdit  le  reste  de  ses  forces  avec 
l'espoir  de  nous  suivre.  Je  me  mis  en  colère 
contre  le  chirurgien.  Ne  te  fâche  pas,  me  dit-il, 
il  a  fait  vingt-cinq  lieues,  et  je  ne  veux  pas 
qu'il  aille  plus  loin.  —  L'abbé  se  mit  au  lit ,  et 
nous  le  quittâmes  en  lui  conseillant,  après 
qu'il  se  seroit  bien  reposé  ,  de  louer  un  cheval 
pour  se  rendre  chez  lui. 

Nous  continuâmes  notre  route.  Je  m'a- 
perçus vers  le  soir  de  la  même  journée ,  que 
notre  brave  lui  -  même  restoit  en  arrière ,  et 
qu  il  faisoit  d'inutiles  efforts  pour  ne  pas  boiter: 
je  le  guettois  souvent;  je  lui  vis  porter  son 
mouchoir  à  ses  yeux  après  avoir  regardé  le 
ciel  avec  fureur.  Je  m'assis  un  instant  pour 
l'attendre.  Des  qu'il  fut  près  de  moi  ,  je  lui 
criai  :  Allons,  courage,  M.  l'abbé  1  —  Qu'ap- 
peiles-tu  ,  M.  l'abbé  !  —  Il  voulut  me  sauter 
aux  yeux;  je  levai  mon  gros  bâton.  Oh  !  hé  ! 
jeune  homme ,  lui  dis-je ,  sais-tu  que  tu  n'es 
peut-être  pas  ici  le  plus  fort ,  si  ce  n'est  en 

D  4 


5^  ESSAIS 

méchanceté  ! — Il  me  regarda  fixement ,  et  puis 
prenant  son  parti  :  Allons ,  me  dit-il  ,  je  suis 
un  chien  ,  j'en  conviens  ;  mais ,  dis  -  moi  , 
comment  te  trouves-tu  !  —  Pas  trop  bien ,  je 
l'avoue.  —  Pour  moi ,  je  souffre  horriblement , 

continua-t-il,  et  je  peux  à  peine  me  traîner. 

J'ai  souffert  autant  que  toi  ce  matin ,  lui  dis-je; 
je  me  suis  efforcé  d'aller ,  et  maintenant  je  me 
trouve  mieux  ;  suis  mon  exemple  ;  efforce-toi, 
la  même  chose  ne  tardera  pas  à  t'arriver  :  allons, 
marchons.  —  Je  voulus  lui  donner  le  bras. 
Jamais ,  jamais ,  me  dit-il  en  s'éloignant. 

Le  lendemain  fut  encore  pénible  pour  nous; 
mais  dès  que  nous  fûmes  arrivés  à  Trêves , 
nous  nous  trouvâmes  aguerris ,  faits  à  la  fatigue 
et  aux  injures  du  temps. 

Un  jour  en  entrant  dans  une  auberge  pour 
ia  dînée ,  une  grosse  Allemande  ,  maîtresse  du 
îogis,  me  témoigna  une  tendresse  toute  parti- 
culière. Mon  camarade  me  dit  :  Vois-tu,  mon 
beau  garçon,  comme  tu  vas  faire  des  conquêtes 
en  chemin.  —  Dès  que  nous  fûmes  à  table , 
cette  femme  vint  m'ôter  mon  couvert  pour  en 
substituer  un  autre  d'argent;  elle  m'apporta 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  57 

ensuite  un  morceau  de  pâtisserie  très- délicate . 
j'en  offris  à  mes  compagnons  ,  et  le  5uppôt 
d'Esculape  continuoit  à  me  faire  mille  plaisan- 
teries. Au  dessert  ,  elle  revient  avec  un  verre 
de  liqueur,  qu'elle  me  porte  elle-même  à  la 
bouche.  Que  signifie  cela ,  dis-je  au  messager! — 
Je  n'en  sais  rien ,  me  dit-il. —  Nous  nous  levons 
enfin  pour  partir.  La  maîtresse  du  logis  vient 
à  moi  les  bras  ouverts ,  me  presse  contre  son 
sein  en  fondant  en  larmes  et  me  disant  mille 
choses  en  allemand ,  que  je  n'entendois  point.  • 

Je  sors  avec  mon  espiègle,  qui  rioit  comme 
un  fou  :  je  ne  riois  point ,  cette  femme  m'avoit 
attendri.  Bientôt  nous  fûmes  suivis  du  messager 
que  nous  attendions  avec  impatience  ;  il  nou^ 
apprit  que  cette  bonne  femme  étoit  mère  d'un 
jeune  homme  auquel  je  ressemblois  ,  et  qui 
étoit  parti  depuis  quelques  jours  pour  aller 
faire  sts  études  à  Trêves  :  il  nous  dit  aussi 
qu'elle  avoit  absolument  refusé  le  paiement  de 
notre  dîner  ;  qu'elle  m'avoit  beaucoup  recom- 
mandé à  lui ,  et  s'étoit  informée  si  j'avois  de 
l'argent  pour  aller  jus'qu'à  Rome. 

Quant  à  notre  pauvre  abbé ,  il  avoit  suivi 


58  ESSAIS 

le  conseil  qUe  nous  lui  avions  donné.  Après 
quelques  jours  de  repos ,  ii  avoit  acheté  un 
cheval  pour  se  rendre  chez  lui.  Ma  mère 
(  qui  m'a  conté  ce  détail  depuis  )  étoit  à  la 
grand'messe  de  notre  paroisse,  aux  fêtes  de 
Pâques  :  dans  l'instant  où  elle  n'offroit  des 
vœux  au  ciel  que  pour  un  fiis  qu'elle  aimoit 
et  qu'elle  croyoit  trop  foible  pour  soutenir  la 
fatigue  d'un  si  pénible  voyage  ;  l'imagina- 
tion frappée  des  rêves  de  toute  une  famille 
alarmée  qui  me  voyoit  sans  cesse  abymé  de 
fatigue,  pâle  ,  déchiré  et  respirant  à  peine  dans 
le  coin  d'un  cabaret  ;  c'est  dans  ce  moment 
qu'elle  aperçoit  l'abbé.  Ses  yeux  cherchent 
par-tout  son  fils ,  qui  doit  être  avec  lui  :  la 
foule  l'empêche  d'approcher  ;  mais  elle  ne  le 
quitte  pas  de  vue  un  instant  :  elle  parvient 
enfin  à  lui  faire  dire  qu'elle  désire  lui  parler  : 
Quoi ,  Monsieur ,  c'est  vous  î  où  est  mon  fils  ! 
comment  se  porte-t-il  !  —  Il  lui  apprit  que  je 
continuois  courageusement  ma  route,  et  il  lui 
raconta  sa  déplorable  histoire. 

Ma  mère  l'entraîna  à  dîner  chez  elle,  où  il 
fut  bien  caressé;  mais  la  condition  étoit  rude: 


4 


s  U  R    L  A    jAI  us  I  QU  E.  59 

il  itiilut  entrer  dans  les  plus  petits  détails  d'un 
voyage  qui  blessoit  son  amour-propre. 

Cependant  nous  cheminions  vers  notre  but 
assez  péniblement  ;  mais  le  chirurgien  faisoit 
souvent  diversion  à  nos  fatigues  par  ses  espiè- 
gleries :  en  voici  une  qui  me  parut  un  peu 
forte. 

Nous  étions  dans  les  environs  de  Trente. 
Pendant  que  nous  nous  reposions  en  attendant 
le  souper ,  il  étoit  allé,  comme  à  son  ordinaire, 
fureter  dans  toutes  les  chimbres ,  et  embrasser 
toutes  les  filles  de  l'auberge.  S'il  n'eût  fait  que 
cela ,  il  eût  été  pardonnable  :  cependant  nous 
soupons  et  l'on  nous  sert  des  mets  quç  le 
messager  n'avoit  pas  demandés;  ensuite  plu- 
sieurs bouteilles  de  très-bons  vins  étrangers  : 
ie  petit  chirurgien  avoit  l'air  d'être  du  secret , 
et  il  plaisantoit  beaucoup  ,  en  disant  qu'il 
ressembloit,  trait  pour  trait,  à  un  jeune  mari 
que  notre  hôtesse  venoit  de  perdre. 

Nous  étions  curieux,  le  messager  et  moi, 
de  savoir  ce  que  cela  signifioit  ;  et ,  après  le 
souper,  nous  allâmes  nous  en  informer.  Nous 
trouvâmes  l'hôtesse  avec  son  mari ,   âgé   de^ 


6o  ESSAIS 

quatre-vingts  ans,  auquel  ie  chirurgien  avoît 
arraché  deux  dents  ;  il  avoit  saigné  la  femme, 
qui  n'étoit  guère  plus  jeune  ;  il  avoit  saigné  une 
jeune  hlle  qui  avoit  la  jaunisse.  Abominable 
homme,  lui-dis-je,  sais-tu  assez  ton  métier 
pour  oser  porter  la  main  sur  un  vieillard,  une 
vieille  femme  près  de  descendre  au  tombeau! — 
C'est  pour  cela  qu'il  n'y  a  rien  à  craindre  ^ 
me  dit-il  ;  ne  faut-il  pas  que  je  m'exerce?  — 
Tais-toi,  bourreau,  lui  dis-je,  et  souviens-toi 
que  si  tu  continues  à  t' exercer  de  la  sorte, 
nous  t'abandonnerons. 

Nous  avions  déjà  parcouru  une  partie  àes 
états  que  possède  la  maison  d'Autriche  dans  le 
voisinage  des  Alpes  ,  lorsqu'un  jour  notre 
messager  nous  persuada  de  faire  un  détour  de 
deux  lieues,  pour  nous  procurer,  disoit-il,  la 
vue  d'un  superbe  monastère  dont  je  ne  me 
rappelle  point  le  nom.  Son  empressement  à 
nous  donner  ce  plaisir  me  parut  suspect,  et  je 
crus,  non  sans  raison,  que  son  intérêt  marchoit 
à  côté  de  sa  complaisance. 

Arrivés  dans  le  couvent,  Rcmach  nous  dit 
devoir  l'église,  les  édifices  et  les  jardins,  et 


SURLA    MUSIQUE.  (Tr 

qu'il  nous  rejoindroît  dans  une  grande  salle 
qu'il  nous  montra,  et  où  j'aperçus  beaucoup 
de  personnes  des  deux  sexes.  On  exerce  ici 
l'hospitalité ,  me  dit  le  chirurgien ,  et  c'est 
probablement  ce  qui  y  attire  RemacJe.  —  Oui, 
repondis  -  je ,  et  sans  doute  aussi  quelques 
commissions  pour  ces  moines ,  qui  me  semblent 
fort  riches ,  mais  nous  pouvons  nous  dispenser 
de  mani^er  le  pain  des  pauvres.  —  Je  suis  de 
votre  avis ,  dit  mon  compagnon ,  mais  nous 
irons  voir  comment  on  les  traite. 

Nous  revînmes  en  effet  dans  cette  salle  où 
la  charité  chrétienne  s'exerçoit  d'une  manière 
si  étrange,  que  je  n'aurois  pu  y  ajouter  foi, 
sans  en  avoir  été  témoin  oculaire.  On  faisoif 
ime  distribution  d'alimens  ;  un  gros  moine  très- 
brutal,  qui  y  présidoit,  frappoit  les  hommes, 
poussoit  rudement  les  femmes  et  les  enfans, 
et  avoit  l'air  de  vouloir  exterminer  son  monde 
plutôt  que  de  l'aider  à  vivre.  Il  venoit  de  mal 
mener  un  malheureux  français  qui  imploroit 
:;on  secours ,  lorsqu'il  nous  aperçut  et  nou5 
aborda,  en  disant  en  français  :  Vous  avez  bien 
l'air  de  n'ctre  attires  ici  que  par  la  curiosité.— 


ia  ESSAIS 

II  est  vrai,  lui  dis-je,  mon  révérend,  que  ce 
n'est  pas  ia  nécessité  qui  nous  y  amène  ;  mais 
la  beauté  de  votre  monastère,  et  sur-tout  le 
désir  de  contempler  l'asile  où  le  malheureux 
voyageur  est  reçu  ayec  tant  d'humanité,  nous 
ont  fait  détourner  de  notre  route.  Faites-vous 
chaque  jour,  lui  dis-je,  autant  d'heureux  que 
j'en  aperçois  dans  ce  moment!  votre  emploi 
est  celui  de  l'ange  consolateur,  et  toutes  ces 
victimes  de  la  misère  doivent  bénir  le  fondateur 
qui  ^ous  a  si  richement  dotés,  et  vous  sur-tout, 
mon  père,  qui  remplissez  ses  vues  avec  une 
douceur  si  édifiante. 

Le  moine  en  courroux  interrompit  ce 
persiflage ,  en  nous  priant  de  sortir  de  ia  salle. 
Echauffé  à  mon  tour  par  ses  menaces,  je  lui 
dis  en  élevant  la  voix  :  Il  est  évident,  mon 
père ,  que  la  mince  portion  de  vos  richesses , 
que  vous  donnez  aux  pauvres  avec  tant  de 
regrets,  est  une  charité  forcée,  et  que  vous 
êtes  persuadé  que  secourir  d'une  main  en 
soufflettant  de  l'autre,  est  le  plus  sûr  moyen 
d'éluder  l'ordre  du  fondateur  et  d'écarter  ces 
malheureux  ;  mais  craignez  que  cette  conduite 


SUR    LA    MUSIQUE.  6^ 

n'attire  à  la  fin  sur  vous  quelques  malédictions 
dont  ie  pauvre  se  rejouira. 

Ces  paroles  véhémentes  avoient  excité 
i'attention  des  pauvres  voyageurs,  qui,  sans 
doute ,  applaudirent  à  ma  colère.  Je  m'ea 
aperçus  au  silence  qui  se  fit  tout-à-coup  dans 
la  salle  ,  et  à  la  confi-ision  du  moine. 

Je  sortis  alors  avec  mon  compagnon,  qui 
me  dit  :  Bravo  î  bravo,  mon  ami  !  je  voudrois 
que  le  maître  de  ces  moines  t'eût  entendu  , 
ta  prédiction  ne  seroit  peut-être  pas  vaine  *. 
Je  gagerois  bien,  ajouta-t-il,  que  tu  me 
permettrois  d'arracher  à  ce  drôle-là  cinq  ou  six 
dents.  —  Oh  !  tant  que  tu  voudrois,  lui  dis-je. 

RemacJe  ,  très  -  mécontent  de  notre  visite 
chez  les  moines ,  se  hâta  de  regagner  la  grande 
route. 

Nous  traversâmes  le  Tiroi.  Les  aval  anges 
(  on  nomme  ainsi  la  chute  des  neiges  amon- 
celées, qui  s'écroulent  du  haut  à^s  montagnes) 
formoient    un    bruit    semblable    à    celui    du 

*  J'ignore  si  ce  monastère  se  trouve  au  nombre  dci 
couvens  supprimés  long-temps  après,  dans  les  états  de 
l'empereur. 


6.J.  ESSAIS 

tonnerre,  que  vingt  échos  rendoient  presque 
continuel.  Tout  me  parut  original  et  roman- 
tique dans  ce  pays  montueux. 

Les  femmes  me  parurent  charmantes  ;  elles 
ont  les  traits  jEns  et  délicats ,  une  espèce  de 
turban  fort  gros  couvre  leurs  têtes,  et  diminue 
encore  les  plus  jolies  petites  mines  que  l'on 
puisse  voir.  J'avois  peine  à  leur  pardonner  leurs 
énormes  bas  de  laine  qui  avoient  l'apparence 
de  bottes  fortes  ;  mais  lorsqu'on  sait  que  cette 
chaussure  sert  à  garantir  du  froid  une  jambe 
de  cerf  et  blanche  comme  l'hermine ,  on 
envieroit  le  sort  des  Tirolois ,  qui  seuls  ont 
l'honneur  d'assister  au  débotté.  Leur  taille  est 
élégante  :  d'ailleurs ,  les  deux  extrémités  du 
corps ,  le  gros  turban  et  les  grosses  bottes  , 
contribuent  à  les  faire  paroître  si  sveltes,  que 
ce  qui  paroît  d'abord  les  défigurer,  devient  un 
raffinement  de  coquetterie...  Tel  est  l'empire 
de  la  beauté ,  nul  costume  n'en  obscurcit  le 
charme. 

Un  petit  événement  accrut  beaucoup  alors 
dans  l'esprit  de  notre  guide  la  considération 
qu'il  me  témoignojjt.  A  l'approche  d'un  petit 

bourgs 


SUR    LA    MUSIQUE.  (^5 

bourg,  je  m'aperçus  par  ses  gestes  et  l'altération 
de  son  visage,  qu'il  étoit  troublé  de  quelques 
craintes.  Je  lui  en  demandai  le  sujet.  Ah  î 
me  dit-il,  que  je  voudrois  être  à  demain  ! — Je 
pénétrai  la  cause  de  ses  inquiétudes,  et  je  vis 
qu'il  avoit  besoin  en  ce  moment  de  toute  sa 
prudence  et  de  la  nôtre.  Il  m'exhorta  à  répondre 
laconiquement  aux  questions  qu'on  pourroit 
me  faire  sur  son  compte  dans  le  bourcj ,  et  à 
J^e  point  parler  des  détours  de  notre  route. 
Soyez  tranquille,  lui  dis-je,  si  nous  babillons, 
ce  ne  sera  pas  pour  vous  nuire. 

Nous  arrivons  cependant  dans  le  lieu  tant 
redouté  ;  on  nous  fait  entrer  dans  une  grande 
salle  basse,  autour  de  laquelle  beaucoup  de 
voyageurs  étoient  assis  sur  des  bancs.  Leur 
silence,  leur  ennui,  l'aspect  du  lieu  rcndoient 
Ja  scène  très -lugubre.  Remûck  prit  sa  place 
dans  un  coin,  posant  à  ses  pieds  son  énorme 
bissac.  Bientôt  après  je  vois  entrer  quatre  espèces 
d'alguasils  de  finance,  que  la  mine  de  Remacle 
m'auroit  fait  juger  tels ,  si  je  ne  les  eusse 
appréciés  d'avance.  L'un  d'eux  va  droit  au 
paquet  de  notre  guide  et  le  soulève  en  marquant 

T  o  M  E   i .  E 


€6  ESSAIS 

qu'il  le  trouve  bien  lourd.  RemacJe  se  lève 
le  chapeau  à  la  main ,  et  lui  dit  en  allemand , 
qu'il  etoit  le  conducteur  de  ces  deux  jeunes 
gens  qui  alloient  étudier  à  Rome.  L'archer 
vient  aussitôt  à  moi,  et  me  dit  :  Vous  ctçs 
bien  jeune  et  bien  maigre,  Me'inherr,  pour  faire 
un  si  grand  voyage.  —  Ah  !  le  courage  ,  lui 
répondis-je,  supplée  à  la  force,  et  j'ai  bonne 
envie  de  m'instruire. — Dans  quelle  science! — - 
Je  suis  compositeur  de  musique ,  Meinherr ,  et 
assez  connu  déjà  dans  le  pays  de  Liège.  — 
Diable  !  dit-il  en  souriant  et  en  s'asseyant  près 
de  moi.  Ses  confrères  s'approchèrent  en  même 
temps ,  et  me  firent  d'autres  questions  auxquelles 
je  fis  àti  réponses  risibles  qui  les  occupèrent 
assez  pour  donner  le  temps  à  Remacle  de  se 
rassurer.  11  se  sentit  même  la  force  de  payer 
d'audace  et  de  faire  un  coup  de  maître.  Il  ouvre 
son  sac  aux  yeux  de  tous,  en  tire  à^s  bardes, 
du  linge  ;  puis  une  moitié  de  bas  de  laine 
garnie  d'aiguilles  à  tricoter,  et  d'une  très-grosse 
pelote  de  laine  qu'il  pose  sur  sts  genoux,  et 
voilà  mon  homme  qui  tricote  d'un  air  tranquille. 
Sç^^  genoux  apparemment  ne  l'étoient  point. 


SUR    LA    MUSIQUE.  67 

car  la  pelote  tombe  et  s'en  va  roulant  dans  les 
jambes  des  commis.  Remacle  fit  une  grimace 
effroyable.  Je  me  lève  très  -  lestement ,  et 
d'un  coup  de  pied  je  lui  renvoie  sa  pelote  ,  en 
leur  présentant  une  bouteille  de  vin  ,  dont 
je  proposai  à  ces  messieurs  de  goûter,  ce 
qu'ils  acceptèrent  sans  façon.  Pour  achever  la 
diversion,  j'appelai  le  petit  chirurgien  que  je 
leur  présentai  comme  un  garçon  déjà  très-habile 
dans  son  art.  Cherchant  toujours  à  exercer  sts 
talens ,  il  leur  offrit  en  effet  son  petit  ministère 
pour  eux,  leurs  femm.es  et  leurs  enfans;  mais 
ils  n'en  usèrent  pas  comme  de  mon  vin.  La 
bouteille  vidée ,  ces  messieurs  sortirent  sans 
avoir  chagriné  personne,  et  répétant  dans  leur 
baragouin,  moitié  allemand,  moitié  françois , 
que  nous  étions  de5  jeunes  gens  beaucoup 
iiimahles. 

Remacle  vint  aussitôt  à  moi ,  me  serra  la 
main  et  me  témoigna,  par  i^ts  regards,  combien 
il  étoit  reconnoissant.  Il  commanda  un  excellent 
souper  et  du  meilleur  vin,  et  ne  cessa,  tout 
c:*  mangeant ,  de  vanter  ma  prudence.  A  la 
lia  du  repas,  je  lui    di^•  :  Eh  bien!  Remacle, 

E   2 


6  s  ESSAIS 

vous  voyez  que  nous  sammes  vos  amis  ;  vous 
ne  refuserez  pas  à  présent  de  nous  dire  ce  que 
c'est  que  cette  mystérieuse  pelote  de  iaine. — 
Vous  allez  le  savoir,  dit- il,  je  n'aurai  plus 
rien  de  caché  pour  vous.  —  Il  déroule  environ 
un  pouce  de  laine  qui  étoit  à  la  superficie , 
et  nous  fait  voir  de  superbes  dentelles  de 
Flandre  destinées  à  orner  les  rochets  des 
cardinaux.  Ahî  mon  ami ,  me  dit-il,  si  j'avais 
vu  ma  pelote  entre  les  mains  des  archers,  je 
crois  que  je  serois  tombé  roide  mort.  —  Cela 
étant,  dis- je,  je  me  tiens  fort  heureux  de  vous 
avoir  sauvé  la  vie  d'un  coup  de  pied. 

Nous  nous  .levâmes  le  lendemain  avec 
alégresse  après  une  bonne  nuit,  et  nous  avions 
déjà  fah, .'trois  lieues  au  lever  du  soleil. 

Peu  de  jours  après,  nous  arrivâmes  dans 
l'Italie.  Plus  de  rochers  ,  plus  de  frimas  ;  la 
nature  avoit  changé  de  face  en  un  moment. 
Avec  quel  plaisir  je  me  trouvai  lout-à-coup 
dans^une  prairie  émaillée  de  fleurs  !  On  eût  dit 
qu'un  génie  bienfaisant  nous  avoit  transportés 
de  la  terre  aux  cieux.  Je  priai  le  messager  de 
me  laisser  jouir  un  moment  de  ce  délicieux 


4» 


SUR    LA    MUSIQUE.  6ç) 

aspect;  mais  quei  fut  mon  ravissement,  lorsque 
j'entendis,  et  pour  la  première  fois,  \es  chants 
italiens  !  c'étoit  une  voix  de  femme,  une  voix 
charmante,  qui  me  transporta  par  ses  accens 
mélodieux.  Ce  fut  la  première  leçon  de  musique 
que  je  reçus  dans  un  pays  où  je  courois 
m'instruire. 

Cettevoixdouceetsensible,  ces  accens  presque 
toujours  douloureux,  qu'inspire  l'ardeur  d'un 
soleil  brûlant,  ce  charme  de  l'ame  enhn  que 
j'allois  chercher  si  loin ,  et  pour  lequel  j'avois 
tout  quitté,  je  les  trouvai  dans  une  simple 
villageoise. 

Il  ne  nous  arriva  rien  de  remarquable  en 
traversant  l'Italie.  Les  campagnes  du  Milanez 
me  ravirent  par  leur  richesse  et  leur  variété. 
La  ville  de  Florence  me  parut  un  séjour 
délicieux.  La  nature  est  animée  différemment 
dans  les  pays  chauds,  et  l'homme  du  nord  qui 
s'y  transporte  pour  la  première  fois,  ne  peut 
se  refuser  à  l'admiration. 

Les  contrées  septentrionales  de  l'Europe 
n'ont  guère  produit  d'artiste  distingué  qui  n'ait 
fait  un  séjour  plus  ou  moins  long  en  Italie. 

E  3 


70  ESSAIS 

Il  semble  que  c'est  un  tribut  qu'il  doit  payer 
à  ce  climat  privilégié,  qui  en  récompense  assure 
sa  réputation.  Ceux  qui  ne  peuvent  acquérir 
que  de  l'esprit  n'ont  rien  à  faire  en  Italie.  La 
logique  des  pays  chauds  est  l'action  même  du 
génie,  qui  dédaigne  la  forme  et  la  subtilité.  Que 
l'homme  du  nord,  qui  s'est  vu  au  milieu  de 
ces  têtes  bouillantes ,  dise  s'il  ne  s'est  pas  senti 
entraîné  par  elles,  et  s'il  ne  leur  doit  pas  le 
foyer  qu'il  rapporte  en  sa  patrie,  et  auquel  il 
devra  ses  succès  ! 

A  trente  ou  quarante  milles  de  Rome  le  » 
messager  nous  dit  qu'il  falloit  nous  quitter ,  qu'il 
avoit  beaucoup  d'affaires  dans  les  environs  de 
cette  capitale  où  il  n'arriveroit  que  huit  jours 
après  nous.  Présentez-vous  le  plutôt  que  vous 
pourrez  au  collège,  nous  dit-il,  car  je  ne  vous 
ai  pas  informés  que  deux  de  vos  compatriotes 
sont  partis  de  Liège  avant  nous;  on  dit  qu'il 
n'y  a  que  deux  places  vacantes ,  et  vous  savez 
qu'elles  appartiennent  à  ceux  qui  arrivent  les 
premiers. —  Nous  prîmes  une  voiture  et  nous 
partîmes. 

Je  fus  ravi  du  spectacle  qui  s'ofîiût  à  nos  yeux 


I 


SUR    LA    MUSIQUE.  71 

en  entrant  dans  Rome  ;  c'étoit  un  dimanche , 
"vers  quatre  heures  après  midi ,  et  ie  printemps 
répandoit  dans  l'air  une  chaleur  douce  qui 
invitoit  à  la  mélancolie.  Ajoutez  à  cela  l'appareil 
d'un  nombre  infini  de  voitures  remplies  de 
belles  dames,  qui  chantoient  sans  doute  l'italien 
bien  mieux  que  ma  petite  villageoise.  Mon 
imagination  étoit  dans  un  délire  charmant, 
et  souvent,  pendant  mon  séjour  à  Rome,  je 
3uis  retourné  à  la  porte  du  Peuple,  pour  me 
rappeler  le  plaisir  que  j'avois  eu  en  voyant 
cet  endroit  pour  la  première  fois. 

Nous  fûmes  admis  au  collège,  le  chirurgien, 
moi ,  et  les  deux  jeunes  gens  dont  le  messager 
nous  avoit  parlé,  qui  arrivèrent  deux  jours 
après  nous.  Remacle  avoit  raison,  il  n'y  avoit 
que  deux  places  vacantes ,  mais  nous  avions 
de  si  bonnes  recommandations ,  qu'on  nous 
reçut  tous  les  quatre ,  en  nous  mettant  deux 
dans  une  chambre  (  5  ).  Je  parcourus  tous  \çs 
palais  et  les  églises  de  Rome,  avec  l'ardeur  d'un 
jeune  homme  qui  voit  àçs  chef-d'œuvres  dont 
la  renommée  avoit  frappé  depuis  long-temps 
son  imagination.  J'allois  chaque  jour  entendre 

E  4 


72  ESSAIS 

les  offices  en  musique  dans  les  églises.  Casali, 
Orisicc/iio,  Y  cihhé  Ltistrini,  Joaiiinî  Jel  vioIonceJlo , 
étoient  les  maîtres  de  chapelle  les  plus  en  vogue. 

Je  trouvai  à  Casali  beaucoup  de  grâces  et 
de  facilité ,  et  sur-tout  une  figure  aimable  ;  je 
conçus  de  l'estime  pour  lui,  et  je  me  promis 
de  le  prendre  pour  maître. 

Onsiccliio  étoit  plus  soigné  dans  ses  com- 
positions ,  plus  vrai  dans  l'expression  ;  mais 
l'air  grave  et  important  qu'il  affectoit  en 
faisant  exécuter  ses  ouvrages ,  me  fit  préférer 
Casait. 

L'abbé  Lustnni  avoit  du  mérite  aussi  ;  élève 
à'Orisicehio ,  il  en  avoit  pris  le  style,  et  avoit 
conservé  à  la  musique  d'église  l'austérité  et  la 
noblesse  que  l'on  ne  devroit  jamais  abandonner  ; 
mais  il  faut  plaire ,  même  à  l'église  :  on  entend 
ime  rumeur  sourde  lorsqu'un  morceau  plaît 
ou  déplaît;  la  séduction  gagne  les  maîtres  de 
chapelle,  et  ils  finissent  par  confondre  le  genre 
de  musique  d'église  et  celui  du  théâtre. 

A  la  fin  du  règne  de  Benoît  XIV,  les 
abus  furent  portés  si  loin,  que  le  Pape,  qui 
n'étoit  rien   moins    que  cagot,  fut  oblige  de 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  73 

faire  transférer  le  Saint- Sacrement  dans  une 
chapelle  latérale,  pour  empêcher  l'irrévérence 
des  Romains,  qui,  tout  attentifs  et  les  yeux 
fixés  sur  les  musiciens  ,  tournoient  le  dos  au 
maître-autel.  Il  défendit  aussi  les  tymballes  et 
toutes  sortes  d'instrumens  à  vent,  et  ordonna 
aux  maîtres  de  chapelle ,  sous  peine  d'amende , 
de  finir  les  offices  de  l'après-dîner  avant  la  fin 
du  jour.  Les  ordres  du  pontife  subsistoient 
encore  pendant  mon  séjour  à  Rome ,  et 
c'étoit,  je  crois,  la  seconde  année  du  règne 
de  Clément  XI 1 1  (Rejjonko  ). 


DE    LA    MUSIQUE   D'ÉGLISE. 


Un  corripositeur  qui  travaille  pour  l'église 
devroit-  êjre  très-sévère ,  et  ne  rien  mcler  dans 
ses  compositions  de  tout  ce  qui  appartient  au 
théâtre. 

Quelle  différence  en  effet  entre  le  sentiment 
qui  règne  dans  les  pseaumes ,  \çs  antiennes  , 
les  hymnes,  &.c.  et  la  véhémence  des  passions  de 


74  ESSAIS 

l'amour  et  de  la  jalousie  !  L'amour,  proprement 
dit,  ne  doit  avoir  aucun  rapport  avec  l'amour 
de  Dieu,  lors  même  qu'il  en  tient  la  place 
dans  le  cœur  d'une  jeune  femme.  Tous  les 
sentimens  qui  s'élèvent  vers  la  Divinité  doivent 
avoir  un  caractère  Yague  et  pieux.  Tout  ce 
"  qui  n'est  pas  à  la  portée  de  nos  connoissances 
nous  force  au  respect  ;  les  extases  même 
qu'éprouvèrent  certains  personnages  pieux 
dont  parlent  les  légendaires  ,  seroient  indignes 
de  la  Divinité,  si  elles  n'avoient  que  ies 
caractères  de  l'amour  profane. 

Le  Sidbat  de  Pergolèie  me  paroît  réunir 
tout  ce  qui  doit  caractériser  la  musique  d'église 
dans  le  genre  pathétique;  la  scène  est  trop 
longue  cependant,  et  l'on  sent  que  Pergolèie, 
malgré  ses  efforts ,  n'a  pu  trouver  encore  assez 
de  couleurs  pour  varier  son  tableau  sans  sortir 
de  la  vérité.  Si  l'auteur  de  cet  œuvre  sacré 
avoit  fait  parler  les  larrons  présens  à  la  scène 
du  calvaire  ;  si  Magdeîeine  avoit  dit  à  la  Mère 
de  Dieu  :  «  Vous  pleurez  votre  fils,  ô  Marie  ; 
»  mais  ce  fils  esi  un  Dieu  qui  consent  à  souffrir  ; 
»  sa  gloire  est  immortelle  comme  la  vôtre  : 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  75 

»  mais  moi,  malheureuse  pécheresse,  je  gémis 
'ï  sur  mes  fautes  passées  ;  le  remords  et  la 
»  crainte  habitent  dans  mon  cœur ,  tandis 
>ï  qu'une  douleur  plus  tendre  fait  couler  vos 
"  larmes....  "  Alors  le  musicien  auroit  fait  un 
ouvrage  parfait,  qu'il  n'a  pu  faire  en  voulant 
exprimer  toujours  au  naturel  plusieurs  strophes 
qui  ont  entre  elles  trop  de  rapports.  On  sent 
bien  que  cette  observation  est  pour  l'auteur 
des  paroles  plus  que  pour  celui  de  la  musique. 
Il  étoit  possible  sans  doute  de  jeter  plus  de 
variété  dans  la  musique  du  Stahat ,  tel  qu'il 
QSt\  mais  je  crois  que  c'eût  été  aux  dépens 
de  la  vérité. 

Un  musicien  qui  se  voue  à  la  musique 
d'église  ,  est  heureux  cependant  de  pouvoir  à 
son  gré  se  servir  de  toutes  les  richesses  du 
contre-point ,  que  le  théâtre  permet  rarement. 
La  musique  d'une  expression  vague  a  un 
charme  plus  magique  peut-être  que  la  musique 
déclamée;  et  c'est  pour  les  paroles  saintes  qu'on 
doit  l'adopter. 

La  musique  profane  peut  employer  quelques 
formes  consacrées  à  l'église;  on  ne  risque  jamais 


y6  ESSAIS 

rien  en  ennoblissant  les  passions  qui  tiennent 

à  l'ordre  et  au  bonheur  à^^  hommes. 

La  première  se  dégrade  si  elle  sort  de  ses 
limites  ;  la  seconde  s'enrichit  en  s'ennoblissant 
des. traits  de  sa. rivale. 

L'étude  de  l'harmonie,  le  beau  idéal  harmo- 
nique ,  est  spécialement  ce  que  doit  chercher  le 
compositeur  dans  le  genre  sacré.  Le  Stahat  du 
6i\m  Pergolèie.  a  bien  plus,  il  réunit  souvent 
le  beau  idéal  de  l'harmonie  et  de  la  mélodie. 
Je  dis  donc  encore  que  tout  ce  qui  n'est  point 
à  portée  de  notre  conipréhension ,  soit  mystère 
ou  révélation,  nous  force  au  respect ,  et  exclut 
par  cette  raison  toute  expression  directe. 

Vouloir  faire  sortir  la  musique  d'église  du 
vague  mystérieux  qui  lui  est  propre ,  est ,  je 
crois  J  une  erreur. 

Laissons  à  la  musique  de  théâtre  les  avan- 
tages qui  lui  sont,  propres ,  et  croyons  que  le 
musicien  qui  se  destine  à  l'église,  est  heureux 
de  se  servir  dans  ce  cas  et  à  propos  ,  de  la 
métaphysique  du  langage  musical. 

Au  théâtre  il  faut  l'expression  exacte  de  la 
situation  et  àçs  paroles ,  parce  qu'elles  ont  un 


s  U  R    1,  A    M  U  s  I  Q  U  E.  yy 

sens  déterminé  ,  et  que  l'expression  vraie  de  la 
musique  fortifie  la  situation,  et  fait  entendre  les 
paroles  même  à  travers  ies  accompagnemens. 
Voici  ce  que  j'observe,  autant  qu'il  m'est 
possible,  dans  mes  compositions  théâtrales: 
je  commence  presque  toujours  chaque  morceau 
par  un  chant  déclamé,  afin  qu'ayant  un  rapport 
plus  intime  avec  le  drame,  le  début  s'imprime 
dans  la  tête  des  auditeurs.  Je  déclame  de  même 
tout  ce  qui  constitue  le  caractère  du  personnage; 
j'abandonne  au  chant  tout  ce  qui  n'est  qu'asjré- 
ment  ou  arrondissement  de  la  phrase  poétique  ; 
la  mélodie  nuiroit  aux  mots- techniques  ,  elle 
embellit  tout  le  reste.  Si  un  mot  a  besoin  d'être 
bien  entendu  pour  l'intelligence  de  la  phrase, 
que  ce  soit  une  bonne  note  qui  le  porte.  Si  vous 
établissez  un  forte  d'une  ou  plusieurs  mesures 
dans  votre  orchestre,  que  ce  soit  sur  des  paroles 
déjà  entendues  ;  car  un  mot  nécessaire ,  perdu 
dans  l'orchestre  ,  peut  dérober  entièrement 
le  sens  d'un  morceau.  Si  l'auteur  du  drame  , 
entraîné  par  le  besoin  de  rimer,  vous  a  donne 
quelques  vers  inutiles  ou  nuisibles  à  l'expres- 
sion ;  si  vous  craignez  un  vers  de  mauvais  goût 


78  ESSAIS 

qui  peut  révolter  le  parterre ,  dans  ce  cas  rendez 
service  au  poëte,  en  couvrant  les  paroles  d'un 
forte.  II  est  difficile,  je  l'avoue  ,  d'appliquer  ces 
préceptes  par  la  seule  réflexion;  il  faut  que  la 
nature  nous  serve  pour  être  simple  ,  riche  et 
vrai  en  les  pratiquant.  Mais  si  après  avoir 
médité  une  Poétique  on  étoit  poëte,  qui  ne 
voudroit  être  un  Boileau!  11  ne  suffit  pas  au 
théâtre  de  faire  de  la  musique  sur  les  paroles  , 
il  faut  faire  de  la  musique  avec  les  paroles. 

Il  reste  encore  au  musicien  harmoniste  un 
champ  vaste  pour  la  musique  d'église  ,  s'il  n'a 
pas  un  génie  actif;  il  reste  encore  à  celui  qui 
est  doué  d'une  tournure  d'esprit  originale, 
mais  qui  n'a  pas  le  goût,  le  tact  nécessaires  pour 
bien  classer  à^s  pensées  neuves  et  piquantes, 
en  s'astreignant  par-tout  à  l'expression  et  à  la 
prosodie  de  la  langue  ;  il  lui  reste ,  dis  -  je , 
le  talent  de  faire  la  symphonie  :  et  quoi 
qu'en  ait  dit  Fontenelle ,  nous  savons  ce  que 
nous  veut  une  bonne  sonate ,  et  sur-tout  une 
symphonie  de  Haydn  ou  de  Gossec, 

J'ai  commencé  un  De  profuiuîis  selon  les 
idées  que  j'ai  de  la  musique  d'cglise;  j'y  travaille 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  79 

rarement,  et  lorsque  je  ne  suis  pas  pressé  par 
mes  ouvrages  dramatiques.  J'ai  d'ailleurs,  je 
l'espère  du  moins  ,  le  temps  de  le  finir  ;  car  je 
ne  veux  pas  qu'il  soit  exécuté  de  mon  vivant. 
Quand  il  sera  tel  que  je  le  désire,  je  le  mettrai 
sous  enveloppe ,  avec  cette  inscription  :  Pour 
être  exécuté  à  mes  funérailles.  Cette  idée  n'est 
pas  triste  pour  l'homme  qui  désire  d'être 
regretté.  Que  celui  qui  a  le  moins  d'amour- 
propre  dise  s'il  ne  voudroit  pas  l'être  ;  et  si 
de  toute  manière  cette  idée  est  sombre,  j'en 
ai  besoin  pour  traiter  mon  sujet. 

Ma  façon  de  vivre  en  Italie  ne  fut  pas  celle 
que  devroit  avoir  tout  homme  du  nord  qui  se 
transporte  dans  les  pays  chauds  ;  sur-tout  ceux 
qui,  comme  moi,  sont  d'une  complexion 
foible.  Mon  délire  étoit  si  violent,  que  je  me 
rappelle  d'avoir  écrit  à  ma  mère ,  dans  le  mois 
de  décembre  suivant,  que  je  couchois  couvert 
d'un  seul  drap  de  lit.  J'attribuois  ce  phénomène 
à  la  chaleur  du  climat ,  et  toute  cette  chaleur 
étoit  dans  mon  sang  et  dans  ma  tête. 

La  fatigue  de  mon  voyage,  les  courses  que 
je  faisois    dans   les  environs  de  Rome   pour 


8o  ESSAIS 

connoître  les  restes  précieux  de  l'antiquité  , 
m'échaufFèrent  au  point  que  la  fièvre  me  prit. 
A  la  seconde  visite  du  médecin  du  collège,  un 
vieux  hibou,  nommé  Piieîli,  me  dit  d'un  ton 
grave  :  Bisogna  confessarsi ,  il  faut  vous  con- 
fesser. —  Je  me  mis  en  colère  en  lui  soutenant 
que  je  n'étois  pas  malade  au  point  de  craindre 
la  mort.  Il  sortit  furieux  en  disant  que  les 
Liégeois  avoient  tous  des  têtes  de  fer.  Le  recteur 
vint  me  voir  ensuite,  pour  me  dire  que  les 
médecins  de  Rome  étoient  obligés,  sous  peine 
d'excommiUnication ,  de  faire  confesser  leurs 
malades  lorsqu'ils  leur  trouvoient  de  la  fièvre 
deux  jours  de  suite  :  cet  usage  est  louable, 
en  ce  que  le  malade  n'est  point  affecté  à 
l'approche  du  confesseur  ,  dont  l'aspect  produit 
très-souvent  des  suites  fâcheuses  quand  la 
maladie  est  devenue  plus  grave.  J'eus  la  fièvre 
tierce  pendant  deux  mois.  Je  brûlois  de 
commencer  mes  études.  Je  n'avois ,  d'après 
l'institution  du  collège ,  que  cinq  ans  à  y 
demeurer  ,  et  deux  mois  de  perdus  me 
sembloîent  une  perte  irréparable. 

Le  jeune  chirurgien  qu'on  m'avoit   donné 

pour 


SURLA    MUSIQUE.  8t 

pour  camarade ,  étoit  insoutenable  ;  notre 
chambre  étoit  un  cimetière,  et  ii  me  disoit 
d'un  air  tendre  :  Ah  !  mon  ami ,  j'ai  perdu 
mon  tibia;  et  si  tu  meurs  tu  voudras    bien 

permettre Je  m'arrangeai  pour  ne  pas  lui 

rendre  ce  service. 

Je  fis  ia  connoissance  d'un  organiste,  quî 
me  dit  avoir  fait  de  bons  élèves  pour  le  clavecin 
et  pour  ia  composition.  Je  le  pris  pour  maître 
sans  trop  de  réflexion  ;  il  m'enseigna  pendant 
six  ou  huit  mois ,  et  je  n'étois  guère  content 
de  lui  :  son  doigter  n'étoit  pas  naturel ,  sa 
manière  de  corriger  mes  leçons  de  composition 
me  sembloit  pédante  et  sèche;  il  acheva  de 
me  déplaire  un  jour  en  me  parlant  avec  dureté: 
je  lui  répondis  vivement  ;  il  se  leva  pour  aller 
tout  conter  à  sa  femme  qui,  je  ne  sais  pourquoi, 
me  combla  de  caresses  depuis  ce  jour.  Je  mis 
bien  dans  ma  tête  que  je  quitterois  cet  homme; 
mais,  me  disois-je,  il  conservera  de  moi  un 
triste  souvenir ,  et  il  va  croire ,  dans  l'état  où 
je  suis ,  que  je  ne  puis  cesser  d'être  un  ignorant; 
ii  faut  lui  donner  àes  regrets.  Je  m'avisai  de 
lui  écrire  que  je  m'étois  foulé  un  pied.  Je 
JOME    I.  F 


82  ESSAIS 

restai  enfermé  dans  ma  chambre  pendant  six 

semaines,  jouant  du  clavecin  ou  écrivant  des 

fugues  depuis  le  matin  jusqu'au  soir.   J'avois 

un  recueil  de  fugues  du  célèbre  Durante ,  que 

je  jouois  sans  cesse  et  que  je  cherchois  à  imiter 

dans  celles  que  je  faisois.  Enfin ,  je  me  rendis 

chez  mon  maître. . . .  Oh  !  mon  pauvre  ami, 

me  dit-il,  vous  avez  perdu  bien  du  temps  ;  il 

nous  faudra  recommencer  5ur  nouveaux  frais. — 

Je  ne  le  crois  pas,  lui  dis -je;  j'ai  eu  mal  au 

pied ,  mais  ma  tcte  étoit  saine.  Voilà  un  cahier 

de  sonates  de  Durante  ,  que  j'ai  bien  étudiées , 

et  voilà  trois  fugues  fort  longues  que  j'ai  écrites 

avec  soin. II, fit  un  éclat  de  rire.  Voyons 

d'abord  notre  clavecin.  —  Je  jouai  toutes  les 

sonates  de  suite  sans  m'arrêter,  et  il  s'écrioit  à 
chaque  instant  :  Bravo  I  bravo ,  tnonsïoul  bravo, 
signor  Andréa  !  Il  se  lève  sans  me  rien  dire ,  il 
va  chercher  sa  femme,  sa  fille  et  son  fils.  Venez, 
leur  dit- il,  être  témoins  d'un  prodige  ;  il  joue 
du  clavecin  à  merveille ,  et  il  ne  savoit  rien.  II 
n'y  a  que  la  Madonna  santissïma  qui  ait  pu  faire 
ce  miracle.  Jouez ,  signor  Andréa  ;  écoutez ,  ma 
femme,  mes  enfans,  —  Et  je  recommence  le 


SUR    LA    M  USI  QUE.  Sj 

morceau  que  j'aimois  le  mieux.  La  sîgnora 
me  fit  des  révérences,  son  fils  m'embrassa. 
Voyons,  voyons,  dit  mon  maître,  voyons  les 
fugues,  c'est-Ià  le  difficile.^ Oui,  monsieur,  lui 
dis-je  ,  mais  j'ai  tant  étudié  Durante ,  que  j'ose 
espérer  qu'il  m'en  est  resté  quelque  chose. — 
Il  prend  mon  cahier  ;  croira  -  t  -  on  que  mes 
fugues  étoient  sans  fautes!  Et  ce  pauvre  homme, 
les  yeux  pleins  de  larmes ,  disoit  ;  O  Dio  /  .  .  , 

ô  Dio  santissimo quesîo  è  un  proJiggio 

da  vero. 

Je  sortis  bien  content  de  chez  lui ,  et  bien 
résolu  de  n'y  plus  rentrer.  On  croira  peut-être 
que  mes  progrès  étoient  une  suite  naturelle 
des  leçons  qu'il  m'avoit  données;  non  :  secondé 
par  la  nature,  j'avois  au  contraire  été  oblige 
de  faire  àes  efforts  terribles  pour  oublier  ce 
qu'il  m'avoit  appris. 

Je  me  suis  ressenti  toute  ma  vie  de  ses 
mauvais  principes  sur  le  doigter,  chose  bien 
importante  pour  les  élèves  de  clavecin.  J'ai 
d'ailleurs  contracté ,  depuis ,  l'habitude  d'essayer 
souvent  mes  idées  sur  le  clavier,  en  tenant 
une  prise  de  tabac  dans  mes  doigts;  je  n'ai 

F    2 


S4  ESSAIS 

Jonc  que  trois  doigts  de  la  main  droite,  et 
lorsque  je  m'en  donne  deux  de  plus ,  je  ne 
sais  qu'en  faire.  On  dit  cependant  que  j'exécute 
rna  musique  mieux  que  personne  ;  c'est  sans 
doute  la  vérité  de  l'expression  qui  supplée  à 
ia  foiblesse  de  l'exécution. 

On  accorde  à  bien  des  gens  le  talent 
jd' exécuter  parfaitement  à  livre  ouvert:  je  n'ai 
jamais  rencontré  ce  phénomène,  à  moins  que 
ia  musique  ne  soit  aisée  ou  ressemblante  à 
d'autre  musique.  Je  sais  que  l'homme  qui  veut 
soutenir  la  gloire  d'exécuter  à  la  première  vue, 
montre  toute  la  hardiesse  de  l'homme  qui  est 
sûr  de  son  fait:  mais  c'est  l'auteur  lui-même 
qu'il  faudroit  satisfaire  dans  ce  cas,  et  non  des 
auditeurs  qui  ignorent  l'expression  juste  d'un 
ouvrage  qu'ils  ne  connoissent  pas,  et  qu'ils 
croient  bien  reridu  ,  parce  qu'on  le  leur  exé- 
cute hardiment.  Je  rencontrai  jadis  à  Genève 
im  enfant  qui  exécutoit  tout  à  la  première 
vue  ;  son  père  me  dit  en  pleine  assemblée  : 
Pour  qu'il  ne  reste  aucun  doute  sur  le  talent 
de  mon  fils  ,  faites  -  lui  ,  pour  demain  ,  un 
morceau  de  sonate  très-difficile. — -Je  lui  .fis  un 


SUR    LA    MUSIQUE.  Sj 

aîlegro  en  mî-bémol ,  difficile  sans  affectation; 
il  l'exécuta ,  et  chacun  ,  excepté  moi ,  cria 
au  miracle.  L'enfant  ne  s'étoit  point  arrêté; 
mai^  ,  en  suivant  les  modulations,  il  avoit 
substitué  une  quantité  de  passages  à  ceux  que 
j'avois  écrits. 

Je  ne  tardai  guère  à  me  faire  présenter  au 
sîgnor  Ccjsali.  Le  titre  d'élève  de!  signor*** 
ne  fut  pas  bien  pompeux  à  ses  yeux.  II  me  fit, 
et  pour  la  troisième  fois ,  recommencer  les 
premiers  élémens  de  la  composition. 

Lorsqu'un  élève  change  de  maître,  il  fait 
bien  de  recommencer  ses  premiers  principes, 
pour  se  mettre  au  fait  de  la  nouvelle  manière 
qu'il  va  suivre  ;  il  marche  très-vite  lorsqu'on 
iui  fait  faire  les  choses  qu'il  connoît;  mais  sur 
la  route  il  rencontre  des  procédés  qui  lui  sont 
nécessaires  pour  bien  comprendre  son  nouveau 
maître. 

J'ai  souvent  pensé  qu'on  ne  doit  pas  garder  le 
même  maître  pendant  le  cours  d'une  éducation 
quelconque;  nous  ne  savon5  que  fort  tard  à 
quoi  la  nature  nous  a  destinés  ;  et  c'est  en  se 
meublant  la  tête  de  plusieurs  manières  et  de 

F  3 


8^  ESSAIS 

diffërens  principes,  que  le  germe  du  talent  peut 
se  déveiopper.  Notre  génie  (  car  chacun  a  le 
sien)  n'indique  pas  toujours  ce  qu'il  aime;  mais 
ofFrez-Iui  des  objets ,  fût-ce  par  hasard ,  il  saisit 
avidement  ceux  qui  ont  le  rapport  le  plus  intime 
avec  son  organisation  et  sa  manière  d'être. 

L'élève  tire  donc  avantage  de  tout ,  même 
des  erreurs  qu'un  maître  ignorant  veut  lui  ins- 
pirer. Il  est  plus  sûr  d'ailleurs  qu'il  deviendra 
original,  que  s'il  avoit  suivi  le  faire  d'un  seul 
homme.  En  effet  ,  qu'a  -  t  -  on  gagné  ,  lors- 
qu'on est  devenu  presqu'aussi  habile  que  son 
maître  ,  et  que  de  loin  ou  de  près  on  lui 
ressemble  en  tout  !  Quelque  chose  sans  doute 
pour  l'individu ,  mais  rien  pour  le  progrès 
de  l'art. 

J'ajouterai  que  l'élève  déjà  avancé  ne  doit 
pas  être  étonné  lorsqu'en  changeant  de  maître, 
celui-ci  semble  faire  peu  de  cas  du  savoir  qu'if 
n'a  pas  communiqué  ;  son  mécontentement 
vient  sur-tout  de  ce  que  l'élève  n'a  point  sa 
manière  :  mais  il  a  visé  au  même  but,  quoiqu'il 
ait  pris  une  route  différente  pour  y  parvenir, 
et  le  maître  et  l'élève  ne  tarderont  point  à 


J 


SUR    LA    MUSIQUE.  87 

s'entendre  et  à  être  contens  l'un  de  l'autre. 

Ce  fut  pour  moi  une  vraie  jouissance  que 
le  cours  de  composition  que  je  fis  sous  Cas  ait, 
le  seul  maître  que  j'avoue ,  et  sous  lequel  mes 
idées  ont  commencé  à  se  développer. 

Sa  manière  de  composer  étoit  la  même  que 
celle  dont  il  se  ser voit  pour  m'expliquer  et 
corriger  mes  leçons.  Toujours  àes  effets  simples 
découlant  naturellement  du  sujet  de  fugue  qu'il 
m'avoit  donné,  et  me  permettant  avec  tel  sujet, 
ce  qu'il  auroit  condamné  avec  tout  autre  :  il 
m'enseignoit  en  homme  qui  raisonne  et  qui 
saisit  toujours  l'esprit  de  la  chose. 

II  me  conduisit  de  fugues  en  fugues  à  deux, 
à  trois  et  à  quatre  parties  ,  en  me  défendant 
bien  de  me  livrer  à  d'autre  composition  moins 
sévère.  Je  vois  bien,  me  disoit-il ,  que  vous 
avez  des  idées  qui  vous  tourmentent ,  et  que 
vous  brûlez  d'en  faire  usage  ;  mais  si  malheu- 
reusement vous  faites  une  bonne  scène ,  on 
vous  applaudira  ,  et  vous  ne  pourrez  plus 
revenir  à  d'ennuyeuses  fugues. — Je  lui  promis 
de  ne  faire  autre  chose,  et  lui  tins  parole,  à 
un  essai  près  qui  ne  me  réussit  pas  ;  le  fait 

F4 


88  ESSAIS 

est  assez  singulier  pour  que  Je  le  rappelle. 

Je  mourois  d'envie  de  voir  Piccimii ,  dont 
la  réputation  étoit  bien  méritée.  Il  avoit  donné 
depuis  deux  ans  au  théâtre  d'Aiiberti  ,  la 
Bonne  Fille ,  et ,  chose  rare  dans  ce  pays , 
depuis  deux  ans  l'on  chantoit  sans  cesse  cette  • 
belle  production.  Un  abbé  de  mes  amis  m'offrit 
de  me  conduire  chez  lui  ;  il  me  présenta  comme 
un  jeune  homme  qui  donnoit  des  espérances. 
Picc'mni  fit  peu  d'attention  à  moi;  et  c'est , 
à  dire  vrai ,  ce  que  je  méritois.  Je  n'avois 
heureusement  pas  besoin  d'émulation  ;  mais  que 
le  moindre  encouragement  de  sa  part  m'eût 
fait  de  plaisir  !  Je  contemplois  s^s  traits  avec  un 
sentiment  de  respect  qui  auroit  dû  le  flatter , 
si  ma  timidité  naturelle  avoit  pu  lui  laisser 
voir  ce  qui  se  passoit  au  fond  de  mon  cœur. 

Qu'une  ame  sensible  est  à  plaindre  I  elle 
fait  faire  toujours  gauchement  ce  qu'on  désire 
le  plus  ;  si  vous  ne  lui  donnez  un  lende- 
main ,  vous  ne  la  connoîtrez  jamais.  O  grands 
hommes!  ô  hommes  en  réputation  !  accueillez, 
encouragez  les  jeunes  gens  qui  cherchent  à 
s'approcher  de  vous  ;  un  mot  de  votre  bouche 


SURLAMUSIQUE.  8? 

peut  faire  éclore  dix  ans  plutôt  un  grand  talent. 
Dites-leur  que  vous  n'êtes  que  des  hommes,  à 
peine  le  croient-ils  ;  dites-leur  que  vous  avez 
erré  long- temps  avant  de  découvrir  les  secrets 
de  votre  art ,  et  l'art  de  vous  servir  de  vos  idées  ; 
mais  qu'enfin  il  vient  un  instant  où  le  chaos 
se  débrouille  ,  et  où  l'on  est  tout  étonné  de  se 
trouver  homme. 

Piccinni  se  remit  au  travail  ,  qu'il  avoit 
quitte  un  instant  pour  nous  recevoir.  J'osai  lui 
demander  ce  qu'il  composoit  ;  il  me  répondit  : 
Un  orûtorio.  Nous  demeurâmes  une  heure 
auprès  de  lui.  Mon  ami  me  fit  signe ,  et  nous 
partîmes  sans  être  aperçus. 

Je  rentrai  sur-le-champ  dans  mon  collège  ; 
et ,  après  avoir  fermé  ma  porte ,  je  voulus 
faire  tout  ce  que  j'avois  vu  chez  Picci/ini.  La 
petite  table  à  côté  du  clavecin ,  un  cahic*  de 
papier  rayé  ,  un  oratorio  imprimé  ,  lire  les 
paroles,  porter  les  mains  sur  le  clavier,  tirer 
de  grandes  barres  de  partition  ,  écrire  de  suite 
sans  rature,  passer  lestement  d'une  partie  à 
l'autre;  tout  cela  me  paroissoit  charmant,  et 
mon  délire  dura  deux  ou  trois  heures  ;  jamais 


r)o  ESSAIS 

je  n'avois  été  plus  heureux  ;  je  me  croyois 
Piccintii,  Cependant  mon  air  étoit  fait;  je  le 
mis  sur  le  clavecin  et  l'exécutai...  O  douleur  I 
Il  étoit  détestable;  je  me  mis  à  pleurer  à  chaudes 
larmes ,  et  le  lendemain  je  repris  en  soupirant 
mon  cahier  de  fugues. 

Je  continuai  de  prendre  mes  leçons  pendant 
deux  ans  ;  je  vis  enfin  que  mon  maître  ne 
trouvoit  plus  tant  à  corriger  :  il  me  dit  que 
d'autres  ,  à  ma  place  ,  se  contenteroient  de 
savoir  faire  une  bonne  fugue  à  quatre  parties  ; 
mais  qu'il  me  conseilloit  de  faire  quelques 
motets  à  six  ou  huit  parties  ;  que  c'étoit  le  iiec 
plus  ultra  de  la  composition  :  il  auroit  dû  ajouter 
que  quatre  parties  sont  suffisantes  lorsqu'on 
veut  les  faire  chanter ,  et  même  je  dirai  qu'il  y 
en  aura  une  des  quatre  qui  ne  sera  que  le 
complément  de  l'harmonie.  Je  fis  cependant  un 
Mûgnificat  à  huit  parties  :  mon  maître  eut 
autant  de  peine  à  le  revoir ,  que  j'en  avois  eu 
pour  arranger  les  huit  parties  sans  unisson. 

Bientôt  après  cet  essai ,  Casait  jugea  que  je 
pouvois  me  passer  de  sts  leçons ,  et  m'exhorta 
à  travailler  de  moi-mcme.  Je  cessai  malgré  moi 


SUR    LA    MUSIQUE.  91 

d'être  son  élève,  mais  sans  cesser  de  conserver 
pour  lui  la  plus  tendre  amitié  et  la  plus  vive 
reconnoissance.  J'étois  heureux  quand  je  trou- 
vois  occasion  de  lui  rendre  quelque  petit 
service  ,  comme  de  le  remplacer  de  temps  à 
autre  dans  les  églises  de  Rome  où  l'on  exécutoit 
sa  musique  :  cela  fit  croire  aux  musiciens  que 
j'avois  dessein  de  devenir  maître  de  chapelle 
de  cette  ville  ;  mais  je  n'eus  jamais  cette  idée. 
II  falloit,  pour  parvenir  à  ces  places  ,  subir 
l'examen  des  maîtres  de  chapelle ,  ou  ctre  reçu 
compositeur  à  l'académie  des  Philarmoniques 
de  Bologne.  Quelques-uns  de  mes  camarades 
m'ayant  fait  sentir  qu'il  y  auroit  de  la  témérité 
à  moi  d'y  prétendre,  j'eus  honte  d'ctre  soup- 
çonné incapable  de  remplir  une  place  dont 
mon  maître  paroissoit  me  croire  digne;  et  c'est 
ce  qui  me  détermina,  quelques  années  après  ,  à 
me  présenter  à  l'académie  des  Philarmoniques, 
qui  me  reçut  au  nombre  de  ses  membres ,  dans 
.un  âge  où  il  est  rare  même  d'oser  y  aspirer. 
Le  fameux  père  Martini  me  donna  en  celte 
occasion  des  marques  particulières  de  bonté  et 
d'attachement.  Suivant  les  statuts  de  l'académie, 


ça  ESSAIS 

le  genre  de  composition ,  pour  être  reçu  maître 
de  chapelle  et  admis  dans  le  corps ,  étoit  de 
fuguer  un  verset  d-  plain-chant  pris  au  hasard, 
en  quoi  j'étois  assurément  très-peu  versé.  Mais 
les  bons  avis  du  père  Martini  sur  ce  genre  de 
composition  ,  m'en  donnèrent  bientôt  une 
connoissance  suffisante,  et  furent  ia<:ause  pre- 
mière de  mon  succès. 

Me  voilà  donc  livré  à  moi-même ,  ia  tête 
remplie  de  toutes  les  formes  harmoniques; 
sachant  renverser  sens  dessus  dessous  toutes 
les  parties  ;  trouvant  toujours  le  moyen  de 
leur  donner  une  espèce  de  chant ,  et  ne  les 
faisant  jamais  rentrer  après  la  moindre  pause, 
que  par  une  imitation  déjà  établie,  ou  qui 
sera  suivie  âiQs  autres  parties ,  si  l'une  d'elles 
présente  quelque  trait  nouveau;  d'ailleurs  trop 
plein  de  la  mécanique  de  l'art,  et  du  fond  de 
la  science  harmonique  pour  trouver  àes  chants 
aimables  :  mais  je  suis  persuadé  qu'on  ne  peut 
être  simple ,  expressif,  et  sur -tout  correct , 
sans  avoir  épuisé  les  difficultés  du  contre-point. 
C'est  au  milieu  d'un  magasin  qu'on  peut  se 
choisir   un  cabinet.    L'homme  qui   sait ,   se 


su  R    L  A    M  us  IQUE.  95 

reconnoît  aisément  :  on  entend  dans  ses  com- 
positions les  plus  légères,  quelques  notes  de 
basse  que  ion  sent  ne  pouvoir  appartenir 
à  l'harmoniste  superficiel. 

C'est  la  basse  sur-tout  qui  distingue  l'homme 
qui  a  renversé  long-temps  l'harmonie.  Que 
cette  partie  est  belle  et  noble  !  Elle  donne 
i'ame  à  tout  ce  qui  repose  sur  elle;  marchant 
gravement  et  par  intervalles  de  quintes  ou 
de  quartes  lorsqu'elle  doit  inspirer  le  respect , 
et  devenant  plus  chantante  et  moins  fière 
lorsqu'elle  accompagne  un  chant  vif  et  léger. 

11  n'appartient  pas  à  tout  le  monde  de  bien 
apprécier  le  charme  d'une  belle  basse  ;  il  faut 
avoir  entendu  long-temps  la  bonne  musique 
pour  savoir  descendre  dans  son  empire.  Le 
commun  des  hommes  n'entend  d'abord  que 
le  chant  •  avec  plus  d'habitude  ,  il  entend 
le  second-dessus;  enfin  s'il  est  bien  organisé, 
il  trouve  dans  la  basse  tout  ce  qu'il  avoit 
entendu  dans  les  parties  supérieures. 

Il  est  essentiel  de  faire  long-temps  la  fugue 
à  deux  parties  pour  se  familiariser  avec  les 
règles  de  la  fugue  en  général,  et  sur-tout  pour 


94  ESSAIS 

apprendre  à  lier  les  phrases.  L'on  peut  par 
instinct  lier  entre  elles  les  phrases  de  chant 
ou  de  mélodie  ;  mais  i'éiude  seule  de  la  fugue 
apprend  à  lier  les  phrases  harmoniques.  C'est 
la  syntaxe  du  musicien. 

En  réfléchissant  sur  les  peines  que  donne 
à  l'élève  cette  première  étude,  j'ai  cherché  un 
moyen  de  lui  apprendre  plus  aisément  la 
marche  ou  le  dessein  de  la  fugue.  J'ai  vu 
qu'en  ne  faisant  qu'une  seule  partie  ,  en  passant 
tour-à-tour  de  la  basse  au  dessus ,  sauf  après 
cela  à  changer  quelques  notes  en  remplissant 
les  vides ,  c'étoit  le  vrai  moyen  d'arriver  plutôt 
au  même  but  avec  infiniment  moins  de  peine.  ; 

Ex EMPLE  du  dessein  de  la  fugue. 


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SUR    LA    MUSIQUE. 


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En  ajoutant  ensuite  une  taille  ,  et  puis 
une  haute -contre  ,  on  devient  harmoniste. 
Cependant  ce  n'est  pas  là  le  difficile  ;  le  voici: 
il  faut  faire  une  fugue  à  deux  parties;  ensuite 
y  ajouter  une  seconde  basse,  puis  une  troisième. 
Cette  combinaison  est  trcs-cpineuse  ;  mais 
après  une  étude  de  six  mois ,  la  tête  s'habitue 
au  renversement  de  l'harmonie,  si  bien  qu'en 
écoutant  un  chant  ,  ou  une  basse  ,  votre 
imagination  y  ajoute  tout  ce  qui  lui  manque 
avec  une  facilité  qui  étonne. 


9^  ESSAIS 

On  croira  peut-être  que  l'organiste  parvient 
au  même  point  que  ie  compositeur  ;  point  du 
tout.  11  a  fugué  sur  un  orgue  ;  il  connoît  sans 
doute  la  règle  des  imitations  et  celle  des 
modulations  ;  mais  il  ne  chante  que  sur  son 
clavier ,  et  ne  pourroit  bien  écrire  ce  qu'il 
joue  qu'après  une  assez  longue  habitude. 

J'étois  donc ,  comme  je  l'ai  dit,  sans  guide; 
il  falloit  débrouiller  le  chaos  énorme  que  mon 
maître  avoit  mis  dans  ma  tète.  Ce  n'étoit  plus 
des  fugues,  des  imitations,  dont  il  étoit  question  ; 
il  falloit  oublier  le  contre- point  et  attendre 
que  ces  formes,  ces  règles,  vinssent  me  trouver 
dans  l'occasion  pour  fortifier  l'expression  de 
la  parole.  J'aimois  la  musique  des  Buranello , 
Piccinni ,  Sacchini .  Mdio  ,  Terradellas ,  mais 
j'aimois  davantage  celle  de  Pergolèse  ;  c'étoit 
vers  son  genre  que  la  nature  m'appeloit  :  j'étois 
persuadé  que  je  ne  parviendrois  jamais  à  faire 
de  bonne  musique,  de  théâtre  sur-tout,  si  je 
ne  prenois  la  déclamation  pour  guide. 

La  musique  proprement  dite  sera  tous  les 
dix  ou  quinze  ans  le  jouet  de  la  mode;  une 
chanteuse  douée  d'une  sensibilité  particulière  , 

un 


s  U  R    L  A     M  U  s  I  Q  U  E.  97 

un  compositeur  d(»nt  ie  génie  s'écartera  de  la 
route  commune»  une  espèce  de  fou,  dont  ies 
écarts  réveilleront  la  multitude  toujours  avide 
de  nouveautés;  les  roulades  si  favorables  pour 
certains  chanteurs  ,  et  presque  toujours  nui- 
sibles à  l'expression  ;  les  cadences  ,  les  points 

d'orgues tout  ce  luxe  musical  périra  et 

renaîtra  peut-être  dans  un  même  siècle  ;  mais 
ces  changemens  ne  font  pas  une  révolution 
importante  pour  le  fond  de  l'art. 

La  vérité  est  le  sublime  de  tout  ouvrage  : 
la  mode  ne  peut  rien  contre  elle.  Un  brillant 
étourdi  peut  éclipser  un  instant  le  mérite 
des  habiles  gens  ;  mais  bientôt  en  silence , 
on  rougit  d'avoir  été  trompé,  et  l'on  rend  un 
nouvel  hommage  à  la  vérité. 

On  objectera ,  sans  doute ,  que  l'accent  de 
la  langue  française  a  changé  sous  les  deux 
derniers  règnes;  que  la  cour  de  Louis  XIV 
ctoit  galante  et  avoit  un  ton  chevaleresque; 
que  sous  Louis  XV  on  imitoit  foiblement  les 
manières  nobles  et  les  grâces  de  l'ancienne 
cour ,  qu'enfin  le  langage  d^ds  courtisans  de 
nos  jours  n'est  presque  point  accentué  i  et  que 
TOME    I,  G 


98  ESSAIS 

le  bon  ton  consiste  à  n'en  a#jir  aucun.  Doit-on 

inférer  de-là  que  la  musique  a  dû  changer  avec 

l'accent  !  Non  ;  le  cri  de  la  nature  ne  change 

point,   et  c'est    lui    qui  constitue   la    bonne 

musique. 

Le  roi  Henri  juroit  d'aimer  toujours  la 
belle  Gahrielle ,  et  le  juroit  avec  l'accent  de 
l'homme  passionné  de  nos  jours. 

On  dit  que  la  chanson  Charmante  Gahrielle , 
fut  composée,  paroles  et  musique,  par  ce  roi; 
je  ne  sais  si  c'est  une  illusion  ,  mais  j'y  crois 
retrouver  l'ame  sensible  de  ce  prince. 

Je  dirai  donc  que  l'accent  du  langage  suit 
\qs  mœurs  :  il  doit  être  faux,  factice,  grimacier 
parmi  les  peuples  corrompus  ;  mais  que  la 
nature  se  soit  ré^^'vé  le  cœur  d'un  seul  homme, 
celui-là  seul  trouvera  \^%  vrais  accens.  D'ailleurs 
quelles  que  soient  sts  mœurs ,  l'homme  est 
rarement  factice  lorsqu'il  est  subjugué  par 
\qs  passions  violentes. 

Je  fis  un  travail  si  prodigieux  et  si  obstiné, 
pour  me  servir  à  propos  et  avec  sobriété  à^s 
élémens  dont-  ma  tcte  étoit  pleine ,  que  je 
faillis  succomber.  L'expérience  ne  m'avoit  pas 


SUR    LA    MUSIQUE.  pr)" 

encore  appris  que  l'art  (hs  sacrifices  distingue 
le  bon  artiste.  J'avois  beau  chercher  à  être 
5imple  et  vrai ,  une  foule  d'idées  venoient 
obscurcir  mon  tableau.  Quand  j'adoptois  le 
tout ,  j'étois  mécontent ,  et  lorsque  je  retran- 
chois,  c'étoit  au  hasard,  et  j'étois  plus  mécontent 
encore.  Ce  combat  entre  le  jugement  et  la 
science  ,  c'est-à-dire ,  entre  le  goût  qui  veut 
choisir  et  l'inexpérience  qui  ne  sait  rien  rejeter, 
ce  combat,  dis-je,  fut  si  vif,  que  je  perdis 
le  reste  de  ma  santé. 

Je  me  mis  au  lit  avec  la  fièvre  ;  mon  cra- 
chement de  sang  me  reprit ,  je  fus  alité  pendant 
six  mois  ,  et  je  ne  songeois  à  la  musique  que 
comme  l'on  pense  à  une  maîtresse  ingrate 
qu'on  n'a  pu  fléchir.  Plusieurs  morceaux  dçs 
grands  maîtres  me  rouloient  dans  l'imagi- 
nation. Un  sur  -  tout  étoit  l'objet  auquel 
je  comparois  mes  idées  informes:  Tremate , 
tremate  ,  mosîri  dï  crudcltà  !  ma  il  figlio ,  h 
sposo ,  &c.  ce  morceau  de  Ternidellas  me 
sembloit  renfermer  tout  ce  qui  constitue  le 
vrai  beau. 

Dès  que  je  pus  marcher,  j'allai  me  promener 

G  ^ 


îoo  ESSAIS 

dans  les  environs  de  Rome.  Me  trouvant  un 
jour  sur  la  montagne  de  Millini,  j'entrai  cliez 
un  hermite  que  je  trouvai  bon  homme ,  quoi- 
qu'italien  ;  je  lui  parlai  de  la  maladie  que  je 
venois  d'essuyer,  il  me  conseilla  de  m'établir 
dans  son  hermitage  pour  y  respirer  un  air  pur, 
qui  seul  me  rendroit  des  forces.  J'acceptai  ses 
offres,  et  je  devins  son  compagnon  de  retraite 
pendant  trois  mois. 

Ce  petit  pèlerinage  ne  paroîtra  sans  doute 
aux  yeux  des  lecteurs  qu'une  circonstance 
indifférente,  qui  ne  méritoit  pas  d'ttre  rap- 
portée ;  cependant  je  dois  dire  que  ,ce  fut  chez 
cet  hermite  que  j'éprouvai  la  plus  douce 
satisfaction  de  ma  vie.  La  révolution  s'étoit 
opérée  s.eule  dans  mes  organes,  et  je  l'ignorois , 
lorsqu'un  jour  je  m'avisai  de  composer  un  air 
sur  des  paroles  de  Metdstasïo,  Quel  fut  mon 
ravissement,  lorsque  je  vis  mes  idées  nettes 
et  pures  se  classer  selon  mes  désirs  !  sachant 
ajouter  ou  retrancher  sans  nuire  à  l'objet 
principal,  que  je  voyois  s'embellir  à  chaque 
procédé  :  iion ,  je  le  répète ,  je  n'eus  jamais 
de  moment  plus  délicieux. 


SUR    LA    MUSIQUE.  loi 

Ah  !  fra  Mûuro ,  disob-je  à  mon  hermite, 
je  me  souviendrai  de  vous  tant  que  je  vivrai. 

Ne  vous  découragez  donc  pas,  jeunes 
artistes;  car  en  supposant  même  que  la  nature 
vous  ait  faits  pour  produire  à^s  chef-d'œuvres , 
ce  nçst  qu'en  cherchant  long-temps  des  lefFets 
fuojitifs  dans  ie  vague  de  votre  imagination, 
que  vous  parviendrez  à  les  fixer  au  gré  de 
vos  désirs.  Mais  il  faut  auparavant  que  vous 
ayez  parcouru  un  cercle  immense  d'idées 
bizarres  et  incohérentes  qui ,  toujours  renais- 
santes et  sans  cesse  rejetées  ,  vous  laisseront 
apercevoir  enfin  la  vérité  que  vous  cherchez. 

Il  est  cependant  un  point  de  perfection 
au-delà  duquel  il  ne  vous  tst  pas  permis 
d'atteindre.  Qu'un  sentiment  secret  vous 
marque  la  mesure  de  vos  facultés  ;  sachez 
alors  vous  arrêter ,  car  c'est  à  d'autres  que 
vous  qu'il  est  permis  de  faire  mieux.  Si  cette 
idée  est  triste ,  il  est  bien  consolant  de  sentir 
qu'on  a  sçu  se  servir  de  tous  les  ressorts  de 
son  intelligence. 

Deux  procédés  me  semblent  nécessaii*es 
pour  faire  bien  ;  l'un  est  physique ,  l'autre  est 

G  3 


102  ESSAIS 

moral.  C'est  l'imagination  qui  crée ,  c'est  ie 
goût  qui  rejette ,  adopte  ou  rectifie.  Gardez - 
vous  ,  en  travaillant  ,  de  refroidir  votre 
imagination  par  des  réflexions  précoces  ;  on 
ne  dirige  point  un  torrent  rapide ,  iaissez-Ie 
couler  avec  les  matières  brutes  qu'il  entraîne, 
il  ne  vous  en  marque  pas  moins  la  route 
simple  et  vraie  que  vous  devez  suivre.  Revenez 
ensuite  sur  vos  pas,  et  que  le  goût  et  le  dis- 
cernement réparent  froidement  les  écarts  de 
votre  imagination  trop  exaltée. 

Il  n'appartient  qu'à  l'artiste  expérimenté 
de  saisir ,  quelquefois ,  la  vérité  du  premier 
coup.  En  doit-il  être  vain  !  Non ,  il  jouit  du 
fruit  de  sçs  premières  erreurs ,  qu'il  a  long- 
temps combattues. 

Je  n'ai  rien  à  dire  à  l'artiste  qui,  travaillant 
sans  cesse,  est  toujours  content  de  lui;  il  est 
né  pour  l'erreur,  et  l'ignorant  l'applaudira. 

Dès  que  j'eus  fait  entendre  à  Rome  quelques 
scènes  italiennes  et  quelques  symphonies ,  je 
vis  avec  plaisir  que  l'on  se  promettoit  quelque 
chose  de  moi.  Je  fus,  le  carnaval  suivant,  choisi 
par  les  entrepreneurs  du  théâtre  d'Aliberti  , 


SUR    LA    MUSIQUE.  105 

pour  mettre  en  musique  deux  intermèdes 
intitulés  :  Les  Vendangeuses.  Les  jeunes  maîtres 
de  musique  du  pays  crièrent  au  scandale  en  ' 
leur  voyant  préférer  un  jeune  abbc  du  collège 
de  Liège.  Mille  bruits  se  répandirent  dans  les 
cafés  ,  mais  ils  m'étoient  favorables  :  à  Rome, 
comme  ailleurs ,  on  élève  l'étranger  pour 
humilier  les  nationaux. 

Je  commençois  à  m'occuper  de  mes  inter- 
mèdes, lorsque  les  entrepreneurs  vinrent  chez 
moi  pour  me  dire  que  l'ouvrage  qu'on  répétoit 
depuis  quinze  jours,  ne  répondant  point  à  leur 
attente,  ils  avoient  engagé  le  musicien  à  retirer 
et  corriger  sa  musique ,  et  qu'il  me  falloit 
absolument  prendre  sa  place.  Y  pensez-vous , 
messieurs  ,  leur  dis-je  !  c'est  dans  huit  jours 
l'ouverture. —  Oui,  dans  huit  jours. —  Ils  me 
firent  beaucoup  de  complimens ,  vrais  ou  faux, 
sur  l'impatience  que  le  public  témoignoit  de 
m'entendre;  je  travaillai  pendant  les  huit  jours 
et  les  huit  nuits ,  entouré  de  copistes  et  de 
mes  acteurs  ;  on  répétoit  le  lendemain  ce  que 
j'avois  composé  la  veille  ;  on  fit  deux  répétitions 
générales.    Le   bruit   de   ma  témérité   s'étoit 

G  4 


104  ESSAIS 

répandu  ,  et  l'affluence  fut  si  grande  ,  qu'on 

força  la  garde  à  la  seconde  répétition. 

Ce  qui  me  coûta  ie  plus ,  fut  de  tenir  le 
clavecin  aux  trois  premières,  représentations  ; 
mais  je  ne  pus  m'en  dispenser.  Les  entrepre- 
neurs me  dirent  que  mon  jeune  âgeintéresseroit 
le  public  et  contribueroit  à  mon  succès. 

Je  me  rappelle  qu'étant  au  premier  clavecin, 
prêt  à  faire  commencer  l'ouverture  ,  j'entendis 
un  hautbois  qui  n'étoit  pas  juste.  Je  le  lui  fis 
dire  ;  il  s'approcha  de  moi  pour  s'accorder,  et 
il  me  dit  à  l'oreille  :  J'ai  vu  à  la  place  où  vous 
êtes  les  BurajieUi,  les  JomeJli  ;  mais  je  vous, 
assure  qu'au  moment  d'une  premi^e  repré- 
sentation ,  ils  ne  s'apercevoient  pas  si  un 
•  instrument  n'étoit  pas  parfaitement  d'accord. 
Allons  ,  courage  ,  s'ignor  maestro  ,  me  dit -il , 
notre  opéra  réussira;  —  et  en  effet  la  prédiction 
fut  vraie. 

Le  public  fît ,  malgré  moi ,  répéter  un  air. 

La  vérité  bien  saisie  plaît  dans  tous  les  pays; 
et  le  peuple  italien  que  l'on  croit  n'aimer 
qu'une  ariette  ,  seroit  aussi  sensible  que  les 
Français   à   la   musique   dramatique  ,   i'il   ia 


s  U  R  L  A  M  U  s  I  Q  U  E.  105 
connoissoit.  Voici  la  situation  dont  il  s'agit. 

Un  seigneur  aîmoit  une  vendangeuse  ;  son 
amant  en  étoit  jaloux.  Il  vient  trouver  le 
seigneur  et  lui  dit  :  Ce  n'est  pas  vous  qui  êtes 
aimé  de  Lisette.  —  Eh  I  qui  donc!  iui  dit  le 
seigneur.  —  C'est  un  jeune  homme  fait  pour 
plaire,  &c.  —  et  il  lui  fait  i'énumération  des 
qualités  du  jeune  homme.  Il  quitte  la  scène 
brusquement  après  son  ariette  ,  et  se  cache 
pour  observer.  Il  revient  à  pas  de  loup  après 
un  silence ,  et  lui  dit  :  Ne  m'entendez-vous 
pas  !  celui  dont  je  parle ,  c'est  moi.  Lisette  est 
l'objet  que  j'adore,  et  Lisette  est  toute  à  moi. — 
Jl  sort  brusquement  une  seconde  fois.  Cette 
situation  parut  plaisante  :  le  public  sentit  que 
les  deux  sorties  de  l'acteur ,  et  la  seconde  partie 
de  l'air  déclamée  sans  chant ,  étoient  des  idées 
du  jeune  musicien.  J'eus  beau  faire,  il  fallut 
recommencer  ce  morceau  ;  l'orchestre  partit 
sans  mon  ordre,  et  l'acteur  suivit. 

II  faut  convenir  que  dans  les  pays  chauds  , 
où  les  passions  sont  impérieuses ,  on  aime  la 
musique  avec  bien  plus  d'abandon  que  sous 
lin  ciel  tempéré,  où   l'on  raisonne  trop  ses 


io6  .  ESSAIS 

plaisirs.  Un  compositeur  en  Italie  est  d'abord 
un  homme  aimé  ,  par  la  raison  seule  qu'il  se 
dévoue  à  l'art  enchanteur  qui  nourrit  les  coeurs 
mélancoliques  ,  et  ils  ne  sont  pas  rares  à  Rome. 
Pendant  les  jeux  du  carnaval ,  le  compositeur 
dont  on  exécute  les  ouvrages  aux  théâtres^  est 
remarqué  des  Romains,  autant  que  celui  dont 
auroit  dépendu  le  bonheur  public.  S'il  n'a  pas 
eu  de  succès ,  on  le  montre  comme  une  mal- 
heureuse victime  ;  s'il  a  réussi ,  c'est  un  dieu. 
Il  y  eut  gala  le  lendemain  dans  notre  collège, 
à  l'occasion  de  mon  succès.  Les  tambours  de  la 
ville  vinrent  m'é veiller  ,  en  m'annonçant  /^ue 
ce  jour  étoit  un  grand  jour  pour  moi*  Pendant 
que  nous  étions  rassemblés  dans  le  réfectoire 
pour  déjeûner ,  je  reçus  ordre  de  me  transpor- 
ter sur-le-champ  au  palais  du  gouvernement. 
Monseigneur  le  gouverneur  me  reprocha  de 
n'avoir  pas  observé  la  loi  qui  défend  de 
recommencer  aucun  morceau  de  musique  au 
théâtre ,  sous  peine  d'amende  *  ,  à  moins  que 


*   L'amende    étoit,    je   crois,    de   cent    scquins ,   ou 
cinquante  louis. 


SUR  LA  MUSIQUE.  107 
îe  gouverneur  ou  son  représentant  ne  l'autorise 
en  laissant  descendre  un  mouchoir  bianc  sur 
le  bord  de  sa  loge. 

Hélas  I  monseigneur  ,  lui  dis-je  ,  j'étois  si 
loin  de  croire  mériter  les  honneurs  du  mou- 
choir ,  que  je  n'y  ai  pas  regardé. — II  se  mit  à 
rire,  et  j'entendis  dire  aux  Liégeois  qui  avoient 
voulu  m'accompagner  :  Bon ,  nous  ne  paierons 
point  l'amende.  —  Il  me  fit  plusieurs  questions 
que  je  reconnus  appartenir  aux  bruits  qui 
s'étoient  répandus  sur  mon  compte  dans  les 
cafés.  J'y  répondis  simplement  en  retranchant 
les  exagérations  du  public.  Observez-vous ,  me 
dit-il ,  depuis  plusieurs  années  un  régime  aussi 
austère  qu'on  le  dit  !  —  Non,  monseigneur. — 
Mais  l'on  m'assure  que  vous  avez  une  ma- 
nière de  vivre  toute  particulière. —  Je  l'assurai 
que  je  dînois  comme  les  autres  au  réfectoire, 
mais  que  depuis  long- temps  je  soupois  avec 
une  livre  de  figues  sèches  et  un  verre  d'eau. 
Ce  régime  me  plaît ,  ajoutai-je  ,  la  nature  me 
l'a  indiqué,  et  j'imagine  que  c'est  un  baume 
excellent  pour  une  poitrine  fatiguée. — Allons, 
me  dit-il ,  en  secouant  sa  sonnette ,  je  ne  veux 


io8  ESSAIS 

point   qu'une   amende    vienne    Iroublei*    vos 

plaisirs;  soyez  plus  exact  par  la  suite. 

J'aurois  dû  payer  cher  les  fatigues  que 
j-avois  essuyées  en  composant  mon  opéra  ; 
mais  la  joie  d'un  premier  succès  est  un  si 
puissant  remède  ,  que  je  ne  fus  nullement 
incommodé. 

Je  me  rappelle  une  aventure  qui  m'arriva 
quelques  jours  après ,  et  qui  auroit  pu  devenir 
tragique.  En  faisant  le  soir  une  visite  à  (ïçs 
dames  voisines  du  collège ,  je  fus  assailli  dans 
l'escalier  de  plusieurs  coups  d'épée,  dont  un 
perça  mon  habit  d'abbé  de  part  en  part  sur  la 
poitrine.  J'oubliai  dans  cet  instant  que  j'étois 
à  Rome  ;  je  parlai  et  jurai  à  la  française  en 
courant  après  mon  assassin  qui  disparut. 

Je  retournai  au  collège  pour  conter  mon 
aventure;  mes  amis  étoient  persuades  que  le 
succès  de  ma  pièce  avoit  porté  quelques  ennemis 
à  cette  atrocité  ,  et  ils  résolurent  de  ne  pas 
me  quitter.  Ils  me  faisoient  assurément  trop 
d'honneur ,  et  j'étois  loin  de  me  croire  capable 
d'exciter  la  jalousie.  Cependant ,  comme  les' 
Liégeois  sont  reconnus  braves  et  peu  enduruns, 


SUR    LA    MUSIQUE.  109 

ie  père  de  l'imprudent  qui  m'avoit  attaqué , 
arbora  dès  le  lendemain  les  armes  du  cardinal 
Albûtii  sur  la  porte  de  sa  maison,  qui  ctoit 
celle  où  j'avois  été  attaqué.  11  vint  trouver 
notre  recteur  ,  à  qui  il  détailla  l'aftaire  de  son 
fils,  qui  m'avoit  pris ,  à  ce  qu'il  dit ,  pour  i\\\ 
abbé  avec  lequel  il  avoit  eu  querelle.  Ce  petit 
événement  n'eut  pas  d'autre  suite. 

Uûhbdte  Nicolo  qui  m'avoit  conduit  quelque 
temps  auparavant  chez  Piccîtiui,  vint  me  dire 
qu'ils  avoient  assisté  ensemble  à  une  de  mes 
représentations ,  et  que  ce  célèbre  compositeur 
avoit  dit  publiquement  qu'il  étoit  content  de 
mon  ouvrage ,  parce  que  je  ne  suivois  pas  la 
route  commune. 

Quelques  jours  après  j'eus  une  petite 
jouissance  qui  ne  me  flatta  pas  moins.  Je  fus 
suivi  à  la  promenade  par  une  troupe  de  per- 
ruquiers *  qui  chantoient  en  chœur  et  avec 

*  Le  bas  peuple  de  Rome  a  une  manière  toute  parti- 
culière de  psalmodier  ses  chansons  en  s'accompagnant 
d'une  grande  guittarc  nommée  calachone  ;  mais  les  artisans  , 
plus  rapprochés  de  la  bonne  société  ,  chantent  avec  le 
goût,  l'expression  et  la  précision  que  les  autres  peuples 
admirent  dans  les  Italiens.  . 


iTo  ESSAIS 

beaucoup  de  goût,  plusieurs  morceaux  démon 

opéra. 

J'étois  rappelé  depuis  long-temps  par  mes 
parens  ;  pour  réponse  je  leur  avois  envoyé  le 
pseaume  Confitebor  tiln  Domine ,  &c.  (  que  je 
n'ai  jamais  entendu),  que  j'avois  composé 
pour  concourir  à  une  place  de  maître  de  cha- 
pelle qui  vaquoit  dans  le  pays  de  Liège.  J'obtins 
la  place,  à  ce  qu'ils  me  mandèrent,  mais  je  ne 
partis  pas.  Ce  fut  pour  une  autre  circonstance 
que  je  quittai  l'Italie,  où  je  pouvois  demeurer 
avec  agrément  ;  car  l'on  m'avoit  proposé  de 
faire  pour  le  carnaval  suivant,  des  intermèdes 
pour  les  théâtres  di  Tonlïnona  et  délia  Pace. 
Je  fus  instruit  par  le  public  que  milord  A. . . 
amateur  de  musique,  et  jouant  fort  bien  de  la 
flûte  traversière,  avoit  demandé  plusieurs  fois 
à<ès  concerto  de  flûte  aux  compositeurs  les  plus 
distinguas  ;  mais  que  ne  les  trouvant  jamais  à 
son  gré,  il  leur  renvoyoit  ia  partition  avec  un 
présent  magnifique  pour  le  pays.  J'eus  mon 
tour  ,  et  je  fus  prié  de  faire  un  concerto  de 
flûte.  Je  répondis  que  ne  connoissant  point  les 
talens  de  milord  ,  je  ne  pouvois  rien  faire  qu'au 


SUR    LA    MUSIQUE.  m 

hasard.  Je  fus  invité  à  déjeuner  ;  milord  joua 
iong-temps  de  la  flûte.  Quelques  jours  après 
je  lui  envoyai  un  concerto  qui  étoit  bien  plus 
de  sa  composition  que  de  la  mienne,  car  j'avois 
mis  en  ordre  presque  tous  les  passages  que  je 
lui  avois  entendu  faire  en  préludant  :  il  m'en- 
voya un  beau  présent ,  et  m'offrit  une  pension 
annuelle  si  je  voulois  lui  envoyer  d'autres 
concerto  par-tout  où  il  seroit.  J'acceptai  sa 
proposition. 

Le  maître  de  flûte  de  milord,  W^ehs*, 
aussi  excellent  dans  son  art,  qu'aimable  et 
honnête  homme,  me  prit  en  amitié  et  m'en- 
gagea à  venir  à  Genève ,  où  il  étoit  établi. 
Melon  **,  attaché  à  l'ambassade  de  France 
à  Rome ,  m'avoit  montré  une  partition  de  Rose 
et  Colas,  qui  m'avoit  fait  naître  le  désir  de 
travailler  à  Paris.  Je  partis  donc  de  Rome  et 
laissai  tous  mes  pseaumes ,  mes  messes  et  mes 
leçons    de   composition    dans   les    mains    à&s 

*  Il  s'est  depuis  établi  à  Londres ,  où  ses  talens  sont 
dignement  récompensés. 

*♦  II  s'est  brûlé  la  cervelle  à  Paris  pendant  le  règne 
affreux  de  Robespierre. 


112  ESSAIS 

Liégeois.  Mon  intention  en  allant  à  Genève 
étoit  de  faire  quelques  épargnes  pour  me 
mettre  en  état  d'aller  à  Paris  chercher  à  me 
faire  connoître. 

Je  ne  dois  point  quitter  le  beau  pays  qui 
a  servi  de  berceau  à  mes  foibles  talens ,  sans 
jeter  un  coup  d'œil  sur  la  musique  théâtrale 
et  actuelle  des  Italiens.  S'il  en  coûte  à  ma 
reconnoissance  de  réprouver  quelquefois  la 
mère- musique ,  mon  enthousiasme  pour  ses 
beautés  devient  un  plus  pur  hommage. 

L'école  italienne  tsi  la  meilleure  qui  existe, 
tant  pour  la  composition  que  pour  le  chant. 
La  mélodie  des  Italiens  est  simple  et  belle  ; 
jamais  il  n'est  permis  de  la  rendre  dure  et 
baroque.  Un  trait  de  chant  n'est  beau  que 
lorsqu'il  s'est  placé  de  lui-même  et  sans  aucun 
effort.  Dans  le  genre  sérieux  comme  dans  le 
comique  ,  leurs  récitatifs  obligés  ,  les  airs 
d'expression  ou  cantahïle ,  les  duo  ,  les  cavu- 
tines ,  qui  coupent  si  heureusement  le  récitatif, 
les  airs  de  bravoure,  les  finals,  ont  servi  de 
modèle  à  toute  l'Europe. 

Il  est  inutile  de  leur  faire  un  mérite  de  la 

justesse 


SUR    LA    MUSIQUE.  t  t  3 

justesse  de  la  prosodie,  car  il  est  presqu'im- 
possible  d'y  manquer,  tant  leur  langue  est 
accentuée  et  libre  par  les  élisions  fréquentes 
des  voyelles.  Le  public  d'ailleurs  ne  critique 
jamais  le  musicien  sur  ce  point.  J'ai  entendu 
un  air  d'un  grand  maître,  qui  commençoit 
par  le  mot  amor,  et  quoique  ïa  soit  bref,  il 
étoit  soutenu  pendant  plusieurs  mesures  à 
quatre  temps,  sans  que  personne  y  fit  attention. 
L'Italien  aime  trop  la  musique  pour  lui  donner 
d'autres  entraves  que  celles  de  ses  règles.  11 
sacrifie  volontiers  sa  langue  aux  beautés  du 
chant. 

La  langue  italienne  est  elle-même  si  amou- 
reuse de  la  mélodie,  qu'elle  se  prête  à  tout, 
même  aux  extravagances  du  musicien,  sans 
que  jamais  ses  grammairiens  lui  fassent  le 
moindre  reproche. 

«  Qu'importe ,  semble  dire  la  nation ,  que 
"  pour  produire  un  trait  de  chant  neuf,  il  faille 
'»  estropier  la  prosodie  et  même  le  sens  des 
»  paroles,  le  chant  n'en  est  pas  moins  trouvé, 
>^  et  d'autres  paroles  se  prêteront  à  sa  contexture 
;>  originale.  »  La  France  un  jour  pourra  penser 

TOME    I.  H 


ÏI4  ESSAIS 

de  même  :  mais  alors  elle  aimera  passionnément 
la  musique,  et  le  sentiment  aura  remplacé  la 
manie  d'épiloguer  et  d'analyser  ses  plaisirs. 

Que  manque-t-ii  donc  aux  Italiens  pour 
avoir  un  bon  opéra  sérieux  !  car  pendant  les 
neuf  à  dix  années  que  j'ai  habité  dans  Rome , 
je  n'en  ai  vu  réussir  aucun.  Si  quelquefois 
i'on  s'y  portoit  en  foule ,  c'étoit  pour  entendre 
tei  ou  tel  chanteur  ;  mais  lorsqu'il  n'étoit  plus 
sur  la  scène ,  chacun  se  retiroit  dans  sa  loge 
pour  jouer  aux  cartes  et  prendre  des  glaces, 
tandis  que  le  parterre  bâilloit. 

D'anciens  professeurs  m'ont  assuré  cepen- 
dant que  jadis  les  poëmes  d'Aposto/o  Zeno 
et  ceux  de  Meîastasio ,  avoient  obtenu  àçi 
succès  réels;  et  après  les  avoir  interrogés  sur 
la  manière  dont  ils  étoient  traités  par  les 
musiciens  de  ce  temps ,  j'ai  su  qu'ils  faisoient 
ies  airs  moins  longs  qu'aujourd'hui ,  moins 
de  ritournelles ,  presque  point  de  roulades , 
ni  de  répétitions.  N'allons  pas  chercher  ailleurs 
d'où  peut  naître  la  langueur  et  le  peu  d'intérêt 
Aes  opéra  italiens  ;  car  si  en  effet  on  s'amusoit 
à  retrancher  d'une  partition  \çs  répétitions,  \qs 


SUR  LA  MUSIQUE.  115 
roulades  et  les  ritournelles  inutiles ,  je  pose 
en  fait  qu'on  en  retrancheroit  les  deux 
tiers ,  et  que  par  conséquent  l'action  étant 
ainsi  rapprochée,  intéresseroit  davantage.  Les  * 
opéra-comiques  sont  moins  sujets  à  ces  défauts; 
la  langueur  vient  presqu'entièrement  de  la 
mauvaise  construction  du  poëme.  Les  musi- 
ciens italiens  finiront  cependant  par  être 
dramatiques  :  je  sais  que  nos  partitions  fran- 
çaises circulent  dans  les  conservatoires  de 
Naples,  et  qu'on  les  étudie  sous  ce  point  de 
vue. 

J'ai  remarqué  un  autre  inconvénient ,  qu'on 
peut  appeler  contre  -  sens  Jramûtique,  Le 
meilleur  chanteur  n'est  pas  toujours  chargé 
du  rôle  le  plus  important  dans  l'action  du 
drame ,  parce  que  souvent  \es  airs  de  demi- 
caractère,  par  exemple,  lui  conviennent,  et 
qu'ils  se  trouvent  dans  les  rôles  secondaires  : 
cependant,  soit  par  son  talent,  soit  parce  que 
le  compositeur  s'est  plu  à  soigner  son  rôle  , 
il  répand  un  charme  si  puissant  sur  tout  ce 
qu'il  chante ,  qu'il  devient  rôle  principal , 
malgré  l'intention  du  poème.  L'on  comprend 

H  2 


ii6  ESSAIS 

aiscment  que  l'intérêt  du  drame  ainsi  renversé, 
jette  le  spectateur  dans  une  incertitude  acca- 
blante ,  et  que  le  meilleur  chanteur  cesse  d'être 
acteur,  du  moment  qu'il  intéresse  aux  dépens 
du  rôle  vraiment  intéressant  par  ses  situations. 
La  tragédie  offre  sans  doute  moins  de  variétés 
aux  musiciens  que  la  comédie ,  parce  que 
tous  les  personnages  sont  nobles;  mais  il  n'est 
pas  nécessaire  que  le  mucisien  n'ait  que  trois 
formules  d'air  dans  la  tête  pour  peindre  toutes 
les  passions  d'un  drame  tragique.  Il  existe 
tant  de  nuances  pour  différencier  chaque 
caractère,  sans  s'assujettir  à  ne  savoir  produire 
qu'un  air  de  bravoure,  pathétique  ou  de  demi- 
caractère  I  Voyez  d'ailleurs  tous  les  airs  de 
bravoure  que  renferme  un  opéra  italien  ,  et 
vous  trouverez  par-tout  un  même  caractère , 
la  même  manière  ,  et  presque  les  mêmes 
roulades  ,  quoiqu'ils  soient  tous  dans  des 
situations  différentes.  Comment  ne  pas  s'en- 
nuyer de  cette  uniformité  ,  et  comment 
empêcher  le  public  de  se  rejeter  sur  un  excellent 
chanteur  qui  a  le  talent  de  lui  faire  oublier 
l'opéra  î 


SUR  LA  MUSIQUE.  117 
L'on  convient  généralement  que  la  musique 
instrumentale  des  Italiens  est  foibie  ;  comment 
pourroit-eile  prétendre  à  tenir  un  rang  parmi 
les  bonnes  compositions  !  II  n'y  a  presque 
jamais  de  mélodie,  parce  qu'ils  veulent,  dans 
ce  cas,  courir  après  des  effets  d'harmonie;  et 
l'on]  yj  trouve  peu  d'harmonie  ,  parce  qu'ils 
ignorent  l'art  de  moduler.  L'on  comprend 
cependant,  qu'abstraction  faite  de  ces  deux 
agens,  il  ne  reste  que  du  bruit.  Les  chœurs 
5ont  nuls  du  côté  des  effets  ;  et  en  cela  on  doit 
peut-être  moins  les  accuser,  parce  qu'il  existe 
chez  eux  un  préjugé  qui  bannit  les  fugues 
du  théâtre,  et  tout  ce  qui  y  auroit  trop  de 
rapport.  11  n'est  pourtant  pas  d'autre  moyen 
que  celui  de  la  fugue,  plus  ou  moins  sévère, 
pour  rendre  avec  vérité  les  chœurs  des  prêtres , 
les  conspirations,  et  tout  ce  qui  a  trait  à  la 
magie  :  ce  préjugé  mal  entendu  les  a  jetés  dans 
un  relâchement  et  une  pauvreté  d'harmonie 
impardonnables.  Leurs  airs  de  danses  sont 
pitoyables  en  général  ,  car  ils  ne  sont  ni 
dansans ,  ni  chantans  ,  ni  harmonieux  ;  le 
récitatif  simple  est  pris  de  l'accent  de  la  langue; 

H  3 


îi8  ESSAIS 

mais  la  longueur  des  scènes  et  fe  peu  d'énergie 
des  hommes  énervés  qui  le  chantent ,  le  rendent 
soporifique  au  pkis  haut  degré. 

Convenons  ensuite  qu'il  y  a  de  la  sécheresse 
et  peu  de  variété  dans  les  compositions  ita- 
liennes ;  ce  défaut  provient  encore  de  l'oubli 
de  l'harmonie.  Cette  reine  de  la  musique  est 
trop  négligée  par  les  élèves  même  de  Durante, 
qui  la  possédoit  à  un  si  haut  degré. 

Une  modulation  nouvelle  se  trouve  par  un 
procédé  de  l'art ,  et  le  génie  peut  trouver  un 
trait  de  chant  neuf  que  cette  harmonie  ren- 
fermoit  ;  sans  cela  nous  ne  connoissons  point 
de  procédé  pour  créer  un  trait  de  chant. 

Mais  au  défaut  de  procédé  mécanique , 
la  sensibilité  naturelle  aux  habitans  des  pays 
chauds ,  est  la  véritable  source  du  chant 
mélodieux  ,  et  c'est  en  quoi  les  Italiens 
excellent.  {î^oyei  le  chapitre  de  la  sensibilité. 
Tome  IL  ) 

Que  faudroit-il  pour  perfectionner  l'opéra 
italien  \  Diminuer  les  scènes  trop  longues, 
resserrer  l'action  en  élaguant  les  ritournelles 
oiseuses ,    les  roulades ,    les    répétitions    qui 


SUR  LA  MUSIQUE.  rip 
deviennent  si  ennuyeuses ,  sur  -  tout  lorsque 
l'action  est  pressée  ;  rendre  les  chœurs  plus 
dramatiques,  plus  harmonieux,  plus  modulés, 
$wivre  les  François  et  ies  Allemands  pour  la 
partie  instrumentale,  c'est-à-dire,  les  ouvertures, 
les  marches  et  les  danses  ;  alors  l' intérêt  naîtra 
du  fond  du  poëme,  et  le  chanteur,  malgré  lui, 
deviendra  acteur.  11  ne  lui  sera  plus  permis, 
comme  nous  l'avons  vu,  de  quitter  la  scène 
pour  sucer  une  orange  pendant  que  son  inter- 
locuteur lui  parle  comme  s'il  étoit  présent. 

Un  opéra  fait  comme  je  viens  de  le  dire , 
exécuté  même  par  des  chanteurs  médiocres, 
peut  réussir.  Si  les  chanteurs  sont  d'habiles 
gens,  le  succès  sera  complet;  mais  j'ose  assurer, 
sans  craindre  d'avancer  un  paradoxe ,  qu'un 
fameux  chanteur  au  talent  duquel  on  a  tout 
sacrifié ,  devient  le  destructeur  de  l'intérêt 
général ,  sur-tout  s'il  n'est  entouré  que  de 
gens  médiocres  qu'il  anéantit. 

Les  Romains  font  la  dépense  nécessaire 
pour  avoir  un  grand  chanteur ,  et  ils  négligent 
tout  le  reste. 

Mais  tous  les  chanteurs,  fussent-ils  excellens, 

H  4 


r20  ESSAIS 

anéantiront  l'effet  de  l'ensemble ,  si  ie  musî-i 
cien  s'assujettit  à  servir    chacun  d'eux   à  sa 
manière.  C'est  à  la  manière  du  poëme   qu'il 
faut  faire  la  musique,  en  s' assujettissant,  autant 
que  faire  se  peut ,  aux  moyens  du  chanteur. 
Les    amateurs     exclusifs    de    la    musique 
italienne  ont  dit  cent  fois  qu'il  seroit  affreux 
de  renoncer  à  tout  ce  qui   peut  faire  briller 
un   bon  chanteur.    Je  veux  qu'on   chante  à 
l'Opéra ,   disent-ils ,   et  qu'on  nous  donne  la 
tragjédie,  sans  musique,  sur  un  autre  théâtre.-— 
Si  la  musique  pouvoit  se  soutenir  d'elle-même 
5ans  l'intérêt  du  drame ,  d'accord  ;  mais  l'Opéra 
italien,  votre  idole  enfin,  vous  ennuie,  et  vous 
n'osez   en  convenir.    Cent  fois ,    en   ouvrant 
une  bouche  énorme,  je  vous  ai  entendu  dire: 
Ah,  que  c'est  beau  î  — Capitulons  donc. 

Je  ne  voudrois  pas  que  les  Italiens  adop- 
tassent la  tragédie  de  Gluck  dans  toute  sa 
ricaneur ,  parce  que  leurs  chanteurs  sont 
d'habiles  gens,  et  que,  sans  nuire  à  l'intérêt, 
Ton  peut,  ce  me  semble,  être  moins  pressé, 
moins  déclamé,  mioins  dramatique. 

La  mélodie,  rendue  avec  art  et  sensibilité» 


SUR  LA  MUSIQUE.  izt 
non -seulement  permettroit  ce  léger  retard 
dans  l'action  ,  mais  elle  ajouteroit  im  charme 
de  plus ,  en  séparant  un  peu  les  cruautés 
tragiques ,  sur  lesquelles  elle  répandroit  un 
baume  salutaire. 

Pourquoi  donc  Gluck,  en  arrivant  à  Paris, 
ne  Ta-t-il  pas  fait  !  Parce  qu'il  a  composé  pour 
la  France,  et  non  pour  l'Italie.  Si  la  nature  iie 
nous  avoit  privés  trop  tôt  du  génie  de  ce  grand 
homme  * ,  auroit  -  il  vu  les  talens  de  Lais 
et  de  Rousseau  se  perfectionner  chaque  jour, 
sans  vouloir  en  profiter  \  Lorsque  j'entendis 
le  premier  ouvrage  de  Gluck ,  je  crus  n'être 
intéressé  que  par  l'action  du  drame ,  et  je  disois 
comme  vous  :  il  n'y  a  point  de  chant  ;  mais 
que  je  fus  heureusement  détrompé ,  en  sentant 
que  c'étoit  la  musique,  elle-même,  qui  étoit 
devenue  l'action  qui  m'avoit  ébranlé  î 

Qu'importe  que  ce  soit  l'harmonie  ou  la 
mélodie  qui  prédomine,  pourvu  que  lamusique 
produise  sur  nous  tout  son  effet!  Vous  avez  le 


*   Gluck  venoit  d'essuyer  une   maladie  ,    dont  il  est 
tnort  quelques  années  après. 


,122  ESSAIS 

courage  d'oublier  que  vous  êtes  musicien  pour 
être  poëte ,  me  disoit  le  Prince  Henri  de  Prusse, 
en  sortant  d'une  représentation  de  Richard 
Cœur~de-lion.  C'est  sur-tout  à  Gluck  qu'un  tel 
compliment  auroit  pu  s'adresser.  Qui  mieux 
que  lui  a  senti  qu'il  n'est  point  d'intérêt  sans 
vérité ,  et  point  de  vérité  sans  sacrifice  ! 

NOTES. 

XAGE  2.  (i)  Les  d^Udiken  ,  les  Blav'ier ,  les 
Blistin ,  les  Delchef ,  les  Borle^^ ,  les  Orval ,  les 
Xhenemont,  toutes  familles  distinguées,  qui  ont  tou- 
jours occupé,  dans  {e  pays  ,  des  places  honorables. 
C'est  un  des  Fossés  (  nom  de  ma  mère  )  ,  ci- 
devant  tréfoncier  de  Liège  ,  qui  fonda  les  Capucins 
de  Spa ,  et  qui  leur  fit  don  du  terrain  immense 
qu'ils  occupent.  Ils  ont,  par  reconnoissance,  placé 
son  portrait  et  ses  armoiries  au  frontispice  de  leur 
église ,  et  dans  l'endroit  le  plus  apparent  de  leur 
•  réfectoire,  où  ses  parens  ont  encore  le  plaisir  de  le 
voir  avec  l'habit  de  St.  François;  avantage  qu'on 
ne  pouvoit  sans  doute  trop  payer. 

Page  ij.  (2)   L'on  pourroit  dire  aux  chanteurs 
qui  se  plaignent  qu'on  les  accompagne  trop  tort  : 


SUR    LA    MUSIQUE.        123 

Chantez  bien  et  vous  serez  bien  accompagne's .  .  .  . 
Nous  n'entendons  point  par  -  là  justifier  les  abus 
auxquels  des  orchestres  mai  dirigés  ne  se  livrent  que 
trop  souvent,  ni  infirmer  cette  règle  indispensable, 
que  les  instrumens  en  général  ne  doivent  accom- 
pagner les  voix  qu'avec  le  demi  -  jeu  ;  lequel 
a  tous  ses  degrés  et  ses  nuances  comme  le  jeu  plein. 
On  doit  les  sentir  dans  un  grand  choeur  même  , 
ainsi  que  dans  une  ariette.         , 

Page  ^i.  (3)  Dans  un  moment  où  l'adminis- 
tration, mettant  à  profit  les  progrès  des  lumières  , 
s'occupe  des  moyens  de  perfectionner  la  société 
par  des  changemens  qui  tendent  au  bonheur  des 
hommes ,  peut-être  s'occupera-t-on  aussi  de  l'édu- 
cation de  la  jeunesse  ;  peut-être  sentira-t-on  qu'il 
est  temps  d'interdire  absolument  dans  les  collèges 
et  pensions  toutes  les  punitions  corporelles  ;  puni- 
tions que  la  loi  doit  seule  infliger  aux  citoyens  , 
et  dont  elle  n'use  même  que  pour  des  crimes  d'un 
certain  degré.  Si,  dans  plusieurs  états  de  l'Europe, 
on  a  tenté ,  et  peut-être  avec  succès ,  d'atténuer  le 
mal  fiiit  à  la  société  par  les  grands  criminels ,  en 
les  livrant  à  des  supplices  utiles  à  cette  même 
société  qu'ils  avoient  blessée  ,  ne  pourroit-on  pas , 
à  plus  forte  raison  ,  rendre  utile  aux  enfans  la 
punition  même  de  leurs  fautes,  qui,  d'ordinaire, 
»ie  font  tort  qu'à  eux-mêmes  î  II  en  est  cent  moyens 


124-  ESSAIS 

dans  lesquels  il  est  inutile  d'entrer  ici.  Observons 
seulement  que  ce  nouveau  régime  des  collèges 
influeroit  aussi  sur  les  pères  et  mères ,  qui ,  sur-tout 
chez  le  petit  peuple  ,  prodiguent  très  -  injustement 
des  coups  à  leurs  enfans  ,  et  en  font  souvent  de 
mauvais  sujets.  Nous  avons  vu  et  nous  ne  pouvons 
retracer  cette  image  sans  gémir;  nous  avons  vu 
des  mères  ,  fatiguées  des  pleurs  de  leurs  enfans 
encore  à  la  manïelle  ,  les  frapper  au  point  de 
fracturer  leurs  petits  membres  ,  et  de  les  rendre 
impotens  pour  le  reste  de  leur  vie. 

Page  ^i.  (4)  Le  public  ne  sait  pas  qu'il  doit 
souvent  tous  ses  plaisirs  ,  et  la  parfaite  exécution 
de  nos  grands  opéra  les  plus  difficiles ,  aux  talens 
de  deux  artistes  cachés  à  ses  yeux.  J'ose  dire  que  les 
citoyens  Rey  et  La  Su-^e  méritent  la  reconnoissance 
du  public  autant  que  l'acteur  le  plus  en  évidence. 
Le  premier,  impétueux  et  sage,  suit  l'acteur  ou  le 
danseur,  en  conduisant  un  nombreux  orchestre  dont 
il  a  mérité  la  confiance.  Il  sait  que  tel  chanteur  ou 
danseur  ralentira  le  mouvement  dans  tel  endroit,  et 
que  l'instant  d'après  il  faudra  le  presser  pour  suivre 
tel  autre.  Les  premières  ré{>étitions  d'un  opéra 
seroient  souvent  im  chaos ,  si  ses  talens  ou  son 
activité  n'en  éclaircissoient  l'exécution.  L'auteur 
musicien  n'a  que  deux  mots  à  lui  dire,  et  soudain 
ses  volontés  sont  exécutées.   Cet  artiste  estimal^Ie 


SUR  LA  MUSIQUE.  125 
m'a  sauvé  mille  fatigues  que  j'eusse  supportées  diffi- 
cilement; et  si  l'existence  des  compositeurs  est  chère 
au  public  ,  c'est  au  citoyen  Rey ,  plus  qu'à  leurs 
médecins,  qu'il  la  doit.  Le  second  a  l'inspection 
des  chœurs  et  des  acteurs  lorsqu'ils  sont  dans  la 
coulisse.  L'instant  où  ils  doivent  paroître  sur  la 
scène  ,  le  peu  de  minutes  qu'ils  ont  quelquefois 
pour  changer  d'habits ,  il  a  tout  calculé  :  l'acteur 
peut  sans  crainte  rêver  à  son  rôle  ;  La  Su^e  veille 
pour  tout  le  inonde.  L'homme  qui  obtient  un 
succès  est  toujours  l'homme  qu'il  aime  :  son 
enthousiasme  pour  le  bien  de  la  chose  est  porté  au 
point  que  ,  par  les  traits  de  son  visage,  on  devine, 
après  la  représentation ,  si  tout  à  été  au  gré  de 
ses  désirs. 

Page  y  I.  {5)  Le  collège  de  Liège ,  à  Rome, 
a  été  fondé  par  un  Liégeois  nommé  Darcis ,  et  c'est 
à  ce  bon  fondateur  que  la  ville  de  Liège  doit 
presque  tous  les  bons  artistes  qu'elle  a  possédés , 
et  qu'elle  possède  encore. 

Tout  Liégeois  a  le  droit  d'y  dejneurer  cinq 
années ,  pourvu  qu'il  se  présente  avant  l'âge  de 
3  o  ans  ;  il  faut  être  né  à  Liège  ou  dans  l'enceinte 
de  trois  lieues  aux  environs  de  la  ville  :  cependant 
le  quartier  d'outre  Meuse  est  exclus ,  parce  qu'il 
règnoit ,  dans  le  temps  de  la  fondation ,  une  guerre 
civile  entre  les  deux  quartiers  de  la  ville Ne 


ti6  E  S  S  A  I  S,  &c. 

pourroit-on  pas  abolir  cette  exclusion ,  puisque  ïa 
concorde  est  rétablie!  ....  Si  j'étois  né  deux  ans 
plus  tard,  j'avois  part  à  l'exclusion..  .  .  Les  parens 
du  testateur ,  s'il  s'en  présente ,  ont  des  prérogatives. 
Le  collège  est  situé  in  pia^^a  monte  d'Oro , 
yiccîno  a  san  Carlo ,  al  Corso,  ...  Il  y  a  dix -huit 
chambres  pour  les  étudians  en  droit,  en  médecine, 
chirurgie  ,  musique  ,  peinture  ,     architecture    et 

sculpture On  y  est  entretenu  de  tout,  excepté 

qu'il  faut  se  procurer  ses  maîtres  en  ville  ,  et 
s'habiller  en  abbé. .  .  Les  Liégeois  les  plus  notables , 
domiciliés  à  Rome,  en  sont  les  proviseurs;  un 
prêtre  liégeois  en  est  le  recteur  et  demeure  dans 
le  collège. 

Fin  du  Livre  premier. 


ESSAIS 

SUR 

LA     MUSIQUE. 
LIVRE     SECOND. 


Jean-Jac(iues  Rousseau  dit  qu'il  faut 
voyager  à  pied  pour  s'instruire,  en  jouissant 
tout-à-la-fois  d'une  bonne  santé  et  àes  sen- 
sations délicieuses  qu'offre  à  chaque  instant 
ie  spectacle  varié  de  la  nature.  Je  partis  de 
Rome  le  i ."  janvier  1 7  ^7  ;  je  ne  vis  rien  sur 
ma  route,  je  n'eus  ni  plaisir  ni  peine,  j'étois 
dans  une  bonne  voiture. 

Arrivé  à  Turin,  j'y  retrouvai  un  baron 
allemand  que  j'avois  connu  à  Rome  ;  il  me 
proposa  de  faire  route  ensemble  pour  Genève: 
il  étoit  pressé,  et  nous  partîmes  le  lendemain. 
Dès  que  nous  fûmes  sortis  de  la  ville,  je 
voulus  lui  dire  :  Ah  M.  le  baron  que  je  suis 
enchanté  de ...  .  Il  m'interrompit  et  me  dit 
brusquement  :  Monsieur,  je  ne  parle  point  en 


128  ESSAIS 

voiture.— Fort  bien,  lui  dis-je.— Etant  descendu 
le  soir  dans  l'auberge,  ii  fît  faire  grand  feu, 
passa  sa  robe  -  de -chambre  et  vint  à  moi  les 
bras  ouverts  en  me  disant  ;  Ah  ,  mon  cher 
anïi,  que  je  suis  aise  de. .  .  .  Je  l'interrompis 
à  mon  tour  pour  lui  dire  d'un  ton  sec:  Mon- 
sieur ,  je  ne  parle  point  dans  les  auberges.  — 
Il  se  mit  à  rire  comme  un  fou  ,  et  me  lit 
le  détail  d'une  cruelle  maladie  dont  il  étoit 
atteint  ,  et  se  plaignit  amèrement  du  beau 
sexe  romain  ,  qui  l'avoit,  disoit-il,  traité  sans 
indulgence. 

Le  jour  suivant  nous  passâmes  le  Mont- 
Cénis.  Des  porteurs  se  chargèrent  de  nous  en 
montant  ;  je  leur  demandai  ce  que  signifioit  une 
croix  rouge  que  j'aperçus  dans  un  précipice  ; 
paix,  me  dit- on,  ne  parlez  pas.  —  Comment 
donc,  me  disois-je  en  moi-même,  rencontre- 
rai-je  par  tout  des  barons  allemands  !  Etant 
arrivé  sur  la  montagne ,  mes  porteurs  m'ap- 
prirent que  le  son  ,  ou  l'écho  seul  du  son  de  la 
voix  ,  pouvoit  déterminer  la  chute  des  neiges 
amoncelées  et  suspendues  sur  la  tète  des  voya- 
geurs. La  descente  de  la  montagne  m'amusa 

infuiiment. 


SUR    LA    MUSIQUE.  12.7 

infiniment.  Je  proposai  à  mon  baron  de  la 
remonter  pour  avoir  le  piaisir  de  ia  redescendre. 
Il  me  refusa  et  me  fit  de  nouveaux  éloges  du 
beau  sexe  romain. 

La  manière  dont  nous  descendîmes  la 
montagne,  s'appelle  la  rainasse»  II  faudroit  trois 
heures  pour  faire  cette  descente  à  pied  ou  sur 
un  mulet ,  et  peu  de  minutes  sufiisent  quand 
on  se  fait  ramasser.  On  remet  sa  vie  entre  les 
mains  d'un  petit  savoyard;  le  mien  n'avoit  pas 
plus  de  dix  à  onze  ans.  On  çst  assis  sur  une 
espèce  de  traîneau  ;  le  petit  conducteur  est  sur 
le  devant  ;  il  vous  fait  glisser  de  roc  en  roc  , 
tandis  que  de  ses  petites  jambes  il  dirige  la 
voiture  :  on  est  presque  suffoqué  par  les  pre- 
mières chutes  ;  mais  en  se  couvrant  la  bouche, 
cette  manière  d'aller  est  très-supportable. 

Je  quittai  mon  baron  à  Genève,  et  je  m'en 
consolai ,  sachant  que  j'y  verrois  Voltaire.  Après 
que  j'eus  été  présenté  dans  les  meilleures 
maisons  par  mon  ami  Weiss,  je  me  trouvai 
avoir  accepté  vingt  femmes  pour  écolières. 
J'avois  été  précédé  d'un  peu  de  réputation  , 
et  les  magistrats  me  permirent  d'outre-passer 

TOME    I.  I 


130  ESSAIS 

le  prix  des  ieçons  ordonné  par   le  gouver- 
nement. 

Le  métier  de  maître  à  chanter  ne  me  plaisoît 
point ,  outre  qu'il  fatiguoit  ma  poitrine  ;  mais 
îi  falioit  me  préparer  aux  dépenses  qu'entraîne 
le  séjour  de  Paris. 

La  querelle  entre  ies  représentans  et  les 
négatifs  étant  alors  dans  toute  sa  force ,  MM.  les 
ambassadeurs  de  France ,  de  Zurich  et  de 
Berne,  arrivèrent  en  qualité  de  médiateurs  : 
la  République  fit  bâtir  une  salle  de  spectacle 
pour  amuser  leurs  excellences  et  le  peuple 
révolté.  J'entendis  des  opéra  comiques  fran- 
çais pour  la  première  fois.  Tom  -  Jones ,  le 
Maréchûl ,  Rose  et  Colas ,  me  firent  grand 
plaisir,  lorsque  j'eus  pris  l'habitude  d'entendre 
chanter  le  français,  ce  qui  m'avoit  d'abord  paru 
désagréable. 

Ii  me  fallut  encore  quelque  temps  pour 
m'habituer  à  entendre  parler  et  chanter  dans 
une  même  pièce  ;  cependant  je  sentois  déjà 
qu'il  est  impossible  de  fiire  un  récitatif 
intéressant  lorsque  le  dialogue  ne  l'est  point. 
Le  poëte  a  une  exposition  à  faire,  des  scènes 


SUR     LA    AtUSIQUE.  131 

à  filer,  s'il  veut  établir  ou  développer  un 
caractère.  Que  peut  alors  le  récitatif!  fatiguer 
par  sa  monotonie,  et  nuire  à  la  rapidité  du 
dialogue.  Il  n'y  a  que  les  jeunes  poë'tes  qui 
pressent  trop  leurs  scènes  de  peur  d'être  longs  ; 
i'homme  qui  connoît  mieux  la  nature,  sait 
qu'on  ne  produit  des  effets  qu'en  les  préparant 
et  les  amenant  doucement  jusqu'à  leurs  plus 
hauts  degrés.  Laissons  donc  parler  la  scène. 
Formons  à-la-fois  des  comédiens  déclamateurs 
et  des  musiciens  chanteurs,  sans  quoi  nos 
ouvrages  dramatiques  perdront  le  mérite  qu'ils 
ont  et  celui  qu'ils  peuvent  encore  acquérir. 
Je  désirerois  mettre  en  musique  une  vraie 
tragédie  où  le  dialogue  seroit  parlé  :  j'imagine 
qu'elle  produiroit  un  plus  grand  effet  que  nos 
opéra  chantés  d'un  bout  à  l'autre. 

J'eus  bientôt  envie  d'essayer  mes  talens  sur 
la  langue  française,  et  cet  essai  n'étoit  pas 
inutile ,  avant  de  songer  à  la  capitale  de  la 
France.  Je  demandois  par-tout  un  poème; 
jnais  ,  quoiqu'il  y  ait  beaucoup  de  gens 
d'esprit  à  Genève,  on  étoit  trop  occupé  des 
affaires  publiques  pour  donner  audience  aux 

1   z 


Î32  ESSAIS 

Muses.  Je  pris  le  parti  d'écrire  à  Voltaire,  à  peu 

près  dans  ces  termes  : 

Monsieur, 

«  Un  jeune  musicien  arrivant  d'Italie ,  et 

«  établi    depuis    quelque    temps   à   Genève , 

»  voudroit  essayer  ses  foibles  talerîs  sur  une 

»  langue  que  vous   enrichissez  chaque  jour 

«  de  vos  productions  immortelles  ;  je  demande 

«  en  vain  aux  gens  d'esprit  de  votre  voisinage 

«  de  venir  au  secours  d'un  jeune  homme  plein 

»  d'émulation  ,    les    Muses    ont    fui  devant 

»  Bellone  ;  elles  sont  sans  doute  réfugiées  chez 

>»  vous ,  monsieur,  et  j'implore  votre  protection 

»  auprès  d'elles,  persuadé  que  si  j'obtiens  de 

>'  vous  cette  grâce ,  elles  me  seront  favorables 

"  dans  cet   instant,   et  ne  m'abandonneront 

»  jamais  ».. 

Je  suis  avec  respect ,  &c. 

Voltaire  me  fit  dire  par  la  personne  qui 
s'étoit  chargée  de  ma  lettre  ,  qu'il  ne  me  répon- 
doit  pas  par  écrit,  parce  qu'il  étoit  malade  et 


SUR  LA  MUSIQUE.  135 
qu'il  vouloit  me  voir  chez  lui  le  plutôt  qu'il 
me  seroit  possible. 

Je  lui  fus  présenté  le  dimanche  suivant  par 
madame  Cramer  son  amie.  Que  je  fus  flatté 
de  l'accueil  gracieux  qu'il  me  fit  !  Je  voulus 
m'excuser  sur  la  liberté  que  j'avois  prise  de 
lui  écrire. Comment  donc,  monsieur,  me  dit-il, 
en  me  serrant  la  main  (  et  c'étoit  mon  cœur 
qu'il  serroit  ) ,  j'ai  été  enchanté  de  votre  lettre  : 
l'on  m'avoit  parlé  de  vous  plusieurs  fois  ;  je 
désirois  vous  voir.  Vous  êtes  musicien  et  vous 
avez  de  l'esprit  1  cela  est  trop  rare,  monsieur, 
pour  que  je  ne  prenne  pas  à  vous  le  plus  vif 
intérêt. — Je  souris  à  l'épigramme,  et  j-e  remer- 
ciai Voltaire.  Mais,  me  dit -il,  je  suis  vieux 
et  je  ne  connois  guère  l'opéra  comique  qui 
aujourd'hui  est  à  la  mode  à  Paris ,  et  pour  lequel 
on  abandonne  Zaïre  et  Mahomet,  Pourquoi, 
dit-il  en  s'adressant  à  madame  Cramer,  ne  lui 
feriez-vous  pas  un  joli  opéra  ,  en  attendant 
qlie  l'envie  m'en  prenne  !  car  je  ne  vous  refuse 
pas ,  monsieur. —  H  a  commencé  quelque  chose 
de  moi,  lui  dit  cette  dame,  mais  je  crains  que 
cela  ne  5oit  mauvais.  — Qu'csî-ce  que  c'est  î  — 

1 3 


T34  *  ESSAIS 

Le  Savetier  philosophe.  —  Ah  !  c'est  comme  sî 
l'on  disoit  Fréron  ie  philosophe.  Eh  bien ,  mon- 
sieur, comment  trouvez-vous  notre  langue!  — 
Je  vous  avoue,  monsieur,  lui  dis- je ,  que  je  suis 
embarrassé  àks  le  premier  morceau  :  dans  ce 
vers 

Un  philosophe  est  heureux  , 

que  je  voudrois  rendre  dans  ce  sens  ,  et  je 
lui  chantai 

Un  philosophe  ! 
Un  philosophe  1 
Un   philosophe  est  heureux 


\e  muet  sans  éiision  de  la  voyelle  suivante, 
me  paroît  insupportable.  —  Et  vous  avez 
raison,  me  dit-il;  retranchez  tous  ces  e,  tous 
c^s  phe ,  et  chantez  hardiment  un  philosof. 

Le  grand  poëte  avoit  raison  dans  un  sens, 
mais  il  se  seroit  expliqué  différemment  s'il  eût 
été  musicien.  \le  muet  de  philosophe  est  un 
^^s  plus  durs  de  la  langue;  mais  il  faut  une 
note  pour  \e  muet  sans  éiision  dans  tous  les 
cas  ;  c'est  au  musicien  à  le  faire  tomber  sur 
un  son  inutile  dans  la  phrase  musicale  :  voyez , 


SUR  LA  MUSIQUE.  135 
par  exemple  :  Dans  quel  canton  est  l'Hurom-e  ! 
est-ce  en  Turqui-e  I  en  Arahi-e  ! 


i^ 


£ 


f=F=f=^ 


t 


^ 


Dans  quei  can  -  ton  esti'Muro  -  ni-e  î  est- ce  en  Tur- 


B=f!: 


r=r« 


^fc=£ 


^fEÊ 


3 


1 


^ 


qui  -  e  J 


en  A-ra  -    bi-e  î   Hé!  non,  non  ,  non. 


Toutes  les  notes  qui  portent  Ye  muet  sont  sans 
conséquence  ,  et  l'on  pourroit  les  retrancher 
sans   nuire  au  chant. 

Voici  comment  iV  muet  est  mal  placé. 
Dans  le  duo  de  ia  Rosière  de  Salenci,  Après 
l'orage,   &c,    l'amotireu-se   Cécile, 


■^^^^^m^ 


L'a-moureu- se       Ce   -    ci  -  -   le. 

le  se  est  placé  sur  une  bonne  note  et  fait  un 
mauvais  effet. 

J'aurois   pu  ohanter  de  cette  manière  : 


i 


L'a  -  mcu  -  rcu-sc   CO  -  ci  - 


1* 


i3<)  ESSAIS 

Mais  je  me  suis  hissé  entraîner  par  le  chant, 
en  cette  occasion  comme  en  plusieurs  autres; 
je  ne  manque  pas  de  m'en  repentir  lorsque 
j'entends  chanter  mes  opéra. 

Voltaire  me  dit  ensuite  qu'il  falloit  me 
hâter  d'aller  à  Paris  ;  c'est-là ,  dit-il ,  que  l'on 
vole  à  l'immortalité.  —  Ah  !  monsieur ,  lui 
dis-je,  que  vous  en  parlez  à  votre  aise  î  Ce 
mot  charmant  vous  est  familier  comme  la 
chose  même. —  Moi,  me  dit-il,  je  donnerois 
cent  ans  d'immortalité  pour  une  bonne  diges- 
tion.—  Disoit-il  vrai? 

Ayant  été  si  bien  accueilli  de  Voltaire,  j'y 
retournai  souvent  ;  j'allois  faire  chez  lui  mon 
apprentissage  de  cette  aisance,  de  cette  ama- 
bilité française ,  que  l'on  trouvoit  chez  lui 
plus  qu'à  Genève.  Voltaire ,  quoiqu'éloigné 
de  Paris  depuis  long- temps,  n'étoit  rien  moins 
que  rouillé  par  la  solitude;  il  sembloit,  au 
contraire,  avoir  transféré  à  Fernay  le  centre 
de  la  France.  La  correspondance  continuelle 
qu'il  entretenoit  avec  les  gens  de  lettres  , 
étoit  le  journal  qui  l'instruisoit  chaque  jour 
àçs  mouvemens  de  la  capitale  ,  et  l'opinion 


SUR  LA  MUSIQUE.  137 
suspendue  sembioit  attendre  pour  se  fixer  ,  que 
le  législateur  du  bon  goût  eût  prononcé  sur  elle. 

Genève,  et  sur  -  tout  les  leçons  que  j'y 
donnois ,  m'ennuyoient  davantage  quand  je 
sortois  de  Fernay  ;  tout  m'enchantoit  dans  ce 
lieu  charmant  :  les  parterres,  les  bosquets,  les 
animaux  les  plus  rustiques  me  sembloient 
différens  sous  un  tel  maître. 

L'opulence  d'un  grand  seigneur  peut  nou5^ 
humilier  ,  exciter  notre  envie  ;  mais  celle  d'un 
grand  homme  contente  notre  ame.  Chacun  , 
doit  se  dire  :  c'est  par  des  travaux  immenses, 
c'est  en  m'éclairant,  c'est  en  charmant  mes 
ennuis,  en  me  sauvant  du  désespoir  peut-être, 
qu'il  est  parvenu  à  la  fortune;  il  m'a  donc  payé 
son  bien  par  un  bien  plus  précieux  encore, 
pourquoi  le  lui  envierois-je! 

Ses  vassaux  obtenoient  de  lui  tous  lés  encou- 
ragemens  possibles  ;  chaque  jour  on  bâtissoit 
de  nouvelles  maisons,  et  Fernay  seroit  devenu 
le  bourg  le  plus  considérable,  le  plus  considéré 
de  la  France,  si  Voltaire  s'y  fût  retiré  vingt 
ans  plutôt. 

J'ai  entendu  dire  cent   fois   depuis ,   qu'il 


138  ESSAIS 

étoit  satirique  ,  méchant  ,  envieux  de  toute 
réputation.  J'ose  croire  que  si  on  ne  l'eût 
combattu  qu'avec  des  armes  dignes  de  lui  ; 
Voltaire,  la  politesse,  la  galanterie  même, 
sachant  respecter  le  mérite,  pour  être  lui-même 
respecté;  bon,  humain,  infatigable  à  protéger 
l'innocence;  non,  Voltaire  n'eût  jamais  paru 
dans  l'arène  fangeuse  où  l'envie  et  la  satire 
l'ont  fait  descendre. 

Il  avoit  ses  défauts  sans  doute;  mais  songeons 
que  les  défauts  de  l'homme  célèbre  suivent 
par-tout  sa  réputation  ,  tandis  que  ceux  de 
i'homme  obscur  ne  sortent  pas  du  cercle  étroit 
qui  l'environne.  Songeons  que  l'on  ne  par- 
dionne  rien  aux  grands  hommes  qui  nous 
humilient  plus  ou  moins  ,  en  nous  forçant  à 
l'admiration.  L'amour-propre  blessé  est  si  adroit 
à  nuire  !  il  est  le  mobile  du  monde  moral, 
comme  je  crois  le  soleil  celui  du  monde 
physique.  Quand  tous  les  moralistes  réunis 
ne  seroient  occupés  pendant  un  siècle  qu'à 
développer  les  replis  de  l'amour-propre ,  je 
doute  qu'ils  parvinssent  à  pénétrer  le  fond  de 
son  labyrinthe  ténébreux. 


SUR  LA  MUSIQUE.  139 
Rîen  de  plus  noble  sans  doute,  que  de 
mépriser  la  critique  injuste;  mais  la  nature 
en  créant  l'homme  de  génie,  commence  par 
le  rendre  vif,  sensible,  passionné,  et  rarement 
assez  pacifique  pour  résister  au  plaisir  d'une 
juste  vengeance.  L'on  n'outrage  ni  Dieu,  ni 
la  nature  impunément  ;  comment  oser  espérer 
davantage  de  l'homme  le  plus  parfait  !  Qui 
sait  d'ailleurs  si ,  pour  être  ce  qu'il  étoit , 
Voltaire  n'avoit  pas  besoin  d'être  quelquefois 
contrarié  \  Son  génie  s'allumoit  à  l'aspect  d'une 
feuille  de  Fréron  ;  si  cet  aiguillon  lui  eût 
manqué,  sa  tête  qui  cherchoit  sans  cesse  à 
s'enflammer,  eût  trouvé  d'autres  causes  pour 
produire  les  mêmes  effets. 

Au  Cid  persécuté  Cinna   doit  sa  naissance. 
Et  peut-être  ta  plume  au  censeur  de  Pyrrhus 
Doit  les  plus  nobles  traits  dont  tu  peignis  Burrhus. 

^  B  O  I  L  E  A  u. 

Un  habile  peintre  de  mes  amis,  Metmgeot, 
étoit  souffrant  ;  il  s'adresse  à  un  médecin,  heu- 
reusement homme  d'esprit,  qui,  après  l'avoir 
interrogé ,  nous  dit  en  sortant  de  l'atelier  :  Je 
me  garderai  bien  de  le  guérir  avant  qu'il  ait  fini 


Ï4.0  ESSAIS 

son  tableau.  —  Sa  maladie  ctoit  effectivement 
produite  par  la  grande  fermentation  du  sang 
et  des  humeurs,  et  Menûgeot\\e\Jit  pas  achevé 
avec  la  même  force  son  superbe  tableau  de  la 
mort  de  Léonard  de  Vinci,  si  un  médecin  igno- 
rant eût  calmé  à -la -fois  son  imagination  et 
l'effervescence  de  son  sang. 

Mon  opéra  avec  madame  Cramer  n'avançoit 
qu'à  pas  lents ,  et  c'est  presque  toujours  un 
mauvais  signe  ,  quant  aux  ouvrages  d'esprit 
et  d'imagination.  Les  comédiens  de  Genève 
donnèrent  alors  l'opéra  ^Isabelle  et  Gertriide, 
qu'on  avoit  représenté  depuis  peu  au  théâtre 
italien  de  Paris.  Le  poëme  fit  plaisir,  mais  la 
musique  parut  foible.  Je  résolus  de  faire  mon 
premier  essai  sur  ce  poëme  de  Favart.  Je 
n'éprouvai  pas  trop  de  difficulté  ;  il  est  vrai 
que  je  ne  connoissois  pas  la  rigidité  de  la 
langue ,  et  que  j'employois  toutes  les  voyelles 
pour  faire  à.Qs  roulades.  J'ignorois  qu'il  faut 
attendre  une  chaîne,  un  vol ,  un  ramage,  un 
triomphe  ,  &c.  pour  s'y  livrer.  Je  sentis  cepen- 
dant en  travaillant,  que  la  langue  française étoit 
aussi  susceptible  d'accent  qu'aucune  autre. 


s  U  R  L  A  M  U  s  I  QU  E.  141 
Je  n'entends  pas  par  accent  une  certaine 
manière  de  chanter  les  vers  en  déclamant;  cet 
accent  n'engendreroit  qu'une  musique  mono- 
tone; il  faut  au  musicien  une  déclamation  plus 
forte  :  si  les  intervalles  du  poëte  qui  récite  sont 
de  I  à  2  ,  il  faut  que  ceux  du  musicien  soient 
de  I  à  5  ;  il  y  a  au  moins  cette  différence  entre 
ia  parole  et  le  chant. 

Si  l'on  disoit  que  le  chant  ne  peut  imiter 
la  parole  ,  parce  que  la  parole  n'est  pas  un 
chant ,  je  dirois  que  la  parole  est  un  bruit  où 
le  chant  est  renfermé,  c'est-à-dire,  qu'au  lieu 
de  frapper  un  son ,  la  parole  en  frappe  plusieurs 
à- la-fois.  Déclamez  ,  oii  vais-je !  en  élevant 
l'organe  ,  ce  qui  est  naturel  pour  marquer 
l'exclamation  ou  l'interrogation  ,  vous  trou- 
verez ut  re  mi  frappés  ensemble  pour  ou  ;  et 
mi  fa  sol  pour  vais-je;  voilà  du  bruit ,  puisque 
chaque  syllabe  porte  trois  sons.  Que  fait  alors 
le  musicien  !  Il  prend  un  des  trois  sons  pour 
chaque  syllabe  ,  et  il  dit  : 
Ut         Sol 


-<<• 


Où  vaij  -  je  ; 


1^2  ESSAIS 

Je  me  rappelle  ie  premier  trait  où  je  crus 
saisir  ia  nature  et  la  vraie  déclamation.  Cette 
découverte  (  que  d'autres  avoient  faite  avant 
moi  )  me  fit  concevoir  des  espérances  flatteuses 
pour  l'avenir  ;  c'est  pourquoi  je  la  rapporte. 
Dorlïs ,  parlant  à  son  oncle  ,  dit  de  madame 
Gertrude  qu'il  veut  couvrir  d'un  léger  ridicule  : 

II  faut  ia  voir  cette  dame  Gertrude 

Avec   son  grand  mouchoir 


fêS: 


ruTB 


iË"=3=? 


& 


H    faut      la 


voir    cette    dame  Ger  -    tru  -  de 


fê 


1 


3^ 


£ 


ï 


^<'4€- 


avec         son     grand       mouchoir       noir  ! 

On  voit  que  l'expression  est  naturelle  et 
vraie ,  et  que  j'avois  singulièrement  mis  en 
usage  le  précepte  àes  e  muets  que  m'avoit  donné 
Voltaire;  l'on  voit  aussi  que  je  ne  les  retran- 
chois  pas  tous  ,  mais  seulement  lorsqu'ils 
m'embarrassoient. 

Ce  premier  opéra  François  eut  un  succès 
encourageant  pour  moi  :  le  public  s'y  porta 
avec  affluence   pendant  six  représentations; 


SUR  LA  MUSIQUE.  145 
et  c'est  beaucoup  pour  une  petite  ville  telle 
que  Genève. 

Un  musicien  de  l'orchestre ,  maître  à  danser , 
vint  chez  moi  pour  me  dire  que  les  jeunes 
gens  deda  ville,  pour  suivre  l'usage  de  Paris  , 
m'appelleroient  après  la  pièce.  Je  n'ai  ,  lui 
dis-je ,  jamais  vu  cela  en  Italie.  —  Vous  le  verrez , 
me  dit-il,  et  vous  serez  le  premier  auteur  qui 
ait  reçu  cet  honneur  dans  notre  république.  — 
J'eus  beau  me  défendre  ,  il  voulut  absolument 
m'enseigner  à  faire  une  révérence  avec  grâce. 
Dès  que  l'opéra  fut  fini ,  on  me  demanda  effec- 
tivement à  plusieurs  reprises  ,  et  je  fus  obligé 
de  paroître  pour  remercier  le  public  ;  mon 
homme  dans  son  orchestre  me  crioit  :  Ce  n'est 
pas  cela....  point  du  tout....  mais  allez  donc... 
Qu'as-tu  donc,  lui  dirent  ^es  confrères!  —  Je 
suis  furieux  ;  j'ai  été  exprès  chez  lui  ce  matin 
pour  lui  apprendre  à  se  présenter  noblement, 
voyez  si  l'on  peut  ctre  plus  gauche  et  plus  bcte. 

Je  sentis  qu'il  étoit  temps  d'aller  à  Paris. 
Je  fus  prendre  congé  de  Voltaire  ;  je  le  vis 
s'attendrir  sur  mon  sort  et  il  paroissoit  l'envier 
tout-à- la-fois.  Je  renouvelois  sans  doute  dans 


1^4  ESSAIS 

son  ame  le  temps  de  sa  jeunesse,  lorsqu'il  se 

jeta  dans  la  carrière  des  arts ,  où  l'on  trouve 

quelquefois   la  gloire  avec  la  fortune  ;   mais 

bien  plus  souvent  le  découragement  suivi  du 

désespoir. 

Il  me  dit:  Vous  ne  reviendrez  plus  à  Genève, 
monsieur  ,  mais  j'espère  encore  vous  voir  à 
Paris. 

Je  n'entrai  pas  dans  cette  ville  sans  une 
émotion  dont  je  ne  me  rendis  pas  compte  ; 
elle  étoit  une  suite  naturelle  du  plan  que  j'avois 
formé  de  n'en  pas  sortir  sans  avoir  vaincu  tous 
les  obstacles  qui  s'opposeroient  au  désir  que 
j'avois  d'y  établir  ma  réputation.  Ce  ne  fut 
pas  l'ouvrage  d'un  jour  ;  car  pendant  près 
de  deux  ans,  j'eus  à  combattre,  comme  tant 
d'autres ,  l'hydre  à  cent  têtes  qui  s'opposoit 
par-tout  à  mes  efforts. 

On  écrivit  à  Liège,  que  j'étois  venu  à  Paris 
pour  lutter  contre  les  PhilUor,  les  Duni  et  les 
Monsigni;  les  musiciens  de  Liège  reprochèrent 
à  mes  parens  l'excès  de  ma  témérité  ;  cette 
menace  ne  me  découragea  pas;  au  contraire, 
elle  enflamma  mon  émulation,  et  je  me  disois: 

«  Si 


SUR  LA  MUSIQUE.  145 
€«  Si  je  peux  approcher  de  ces  trois  habiles 
'>  musiciens ,  j'aurai  ie  plaisir  de  surpasser  les 
5'  compositeurs  iiégeois  qui  s'en  rgconnoisseat 
«  très-éioignés  «. 

Je  fus  deux  fois  à  l'Opéra ,  craignant  de 
m'étre  trompé  la  première;  mais  je  n'en  com- 
pris pas  davantage  la  musique  française.  On 
donnoit  Dardanus  de  Rameau;  j'étois  à  côté 
d'un  homme  qui  se  mouroit  de  plaisir,  et  je 
fus  obligé  de  sortir ,  parce  que  je  me  mourois 
d'ennui.  J'ai  découvert  depuis  à^s  beautés  dans 
Rameau;  mais  j'avois  alors  la  tête  trop  pleine 
de  la  musique  italienne  et  de  s^s  formes,  pour 
pouvoir  me  reculer  tout-à-coup  à  la  musique 
du  siècle  précédent.  Je  croyois  entendre  certains 
airs  italiens  qui  avoient  vieilli ,  et  dont  Casait 
mon  maître  me  rappeloit  quelquefois  les  tour- 
nures triviales ,  pour  me  montrer  les  progrès  de 
son  art.  Je  m'en  rappelle  deux  motifs;  les  voici  : 


^^^ 


ip-'-^£=M=-^^=f=P=F=t=^^^^=^^ 


La     ci  -  -  -  vet  -  ta  gra-zio  -    set  -  ta   gra-zio- 


^5%z^^HM=F-1g 


-ttir 


set -la--- -- 

TOME    I,  K 


1^6  ESSAIS 

Il  faut  avouer  que  cette  chute  est  bien  niaise. 
Voici  ie  motif  de  l'autre  : 


E^;Farrf=^=n3^^^m 


fê 


Se    ne --ro- ne  mi    vuol     morto. 


Ce  morto  /lo ,  ho,  est  bien  mauvais. 
Je  fus  tout  au  plus  quatre  fois  aux  Italiens  ; 
j'en  connoissois  les  meilleures  pièces ,  et  c'étoit 
uniquement  pour  connoître  les   talens  et  les 
voix   àts  acteurs.    L'étendue   de   la  voix  de 
Caîlleau  me  surprit.  Je  le  vis  dans  la  nouvelle 
troupe  ;  l'acteur  se  présente  comme  chantant 
la  haute-contre ,  la  taille  et  la  basse ,  et  effecti- 
vement ,  il  auroit  pu  remplir  les  trois  emplois 
également  bien.  C'est  cette  première  impression 
de  l'organe  de  Caîlleau,  qui  me  fit  composer 
le  rôle  du  Huron  dans  un  diapason  trop  élevé. 
On  trouvera  peut-être  extraordinaire  que   le 
théâtre   français  fut  celui   que    je  fréquentai 
assidûment.    Je  ne  voulois   faire  la  musique 
de  personne  ;  aussi  me  gardai- je  bien  d'étudier 
aucun    àçis   compositeurs    que  j'ai   cités.    I^ 
déclamation   àts   grands   acteurs   me    sembla 
ie  seul  guide  qui  rae  convînt,  et  je  crois  qu'un 


SUR  LA  MUSIQUE.  T47 
jeune  musicien  peut  être  fier  d'avoir  eu  cette 
idée,  la  seule  qui  pût  me  conduire  au  but 
que  je  m'étois  proposé;  c'est-à-dire,  d'être  moi, 
en  suivant  la  belle  déclamation. 

Cependant ,  pour  travailler ,  il  me  falloit 
un  poëme,  et  pour  le  trouver,  j'allois  frapper 
à  toutes  les  portes  ;  je  ne  manquois  aucune 
occasion  de  me  lier  avec  les  auteurs  drama- 
tiques. Si  l'un  d'eux  me  faisoit  la  lecture  d'un 
opéra,  j'osois  avouer  franchement  que  j'étois 
en  état  de  l'entreprendre ,  de  les  étonner  peut- 
être;  mais  on  dissimuloit  avec  moi,  et  j'ap- 
prenois  sans  étonnement  qu'on  m'avoit  préféré 
quelque  musicien  connu.  Philidor  et  Duni 
s'occupoient  cependant  de  bonne -foi  à  me 
faire  avoij  un  poëme  :  les  habiles  gens  sont 
naturellement  bons  et  honnêtes  ;  l'homme 
instruit  voit  avec  tant  d'intérêt  ce  qu'il  en 
coule  au  vrai  talent  pour  se  faire  connoître, 
que  la  crainte  même  de  protéger  son  rival, 
ne  peut  l'empêcher  d'agir  en  sa  faveur. 

Philïdor  m'annonce  enfin  qu'il  a  répondu 
de  moi,  et  qu'un  poëte  veut  bien  me  confier 
l'ouvrage  qu'on  lui  destinoit.  Je  me  rends  chez 

K   i 


148  ESSAIS 

lui  au  jour  indiqué  ;  l'auteur  lit  :  à  chaque 
scène  ma  tête  s'exaltoit  au  point  que  je  trou- 
vois  à  l'instant  ie  motif  et  le  caractère  qui 
convenoit  à  chaque  morceau;  je  réponds  que 
cet  ouvrage  n'eût  pas  été  le  plus  mauvais  des 
miens.  Lorsqu'après  de  longues  études  ,  i'ame 
commande  avec  cette  mipétuosité,  elle  ne  laisse 
pas  à  l'esprit  le  temps  de  s'égarer.  Je  ne  trouvai 
ie  pocme  que  médiocre  et  froid  ;  mais  la  flamme 
qui  me  brûioit  eût  pu  le  réchauffer.  J'embrassai 
l'auteur  ;  comment  ne  vit-il  pas  dans  mes  yeux 
qu'une  si  belle  ardeur  ne  seroit  pas  inutile 
à  son  succès  !  Non,  il  ne  le  vit  pas  :  car  trois 
jours  après,  au  lieu  de  recevoir  le  manuscrit 
Philidor  m'apprit  que  l'auteur  avoit  changé 
d'avis.  Il  me  permettoit  cependant  de  travailler 
à  son  poëme ,  pourvu  que  ce  fût  avec  Philidor, 
si  cela  nous  convenoit  à  tous  deux.  Allons, 
courage,  mon  ami,  me  dit  cet  honnête  homme, 
je  ne  crains  pas  de  joindre  ma  musique  à  la 

vôtre Je  dois  le  craindre,  moi ,  lui  dis-je  , 

car  si  la  pièce  réussit ,  elle  sera  de  vous  ;  si 
elle  toinbe,  le  publie  ne  verra  que  moi. 
Philidor  donna,  un  an  après,  son  Jardinier 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  14^^ 

de  Stdon ,  et  l'on  sait  qu'il  eut  peu  de  succès. 

Je  fus  quelques  jours  après  me  présenter  de 
moi-même  à  un  acteur  de  la  Comédie  italienne; 
il  ne  dissimula  pas  combien  il  me  seroit  diffi- 
cile de  réussir  à  côté  des  trois  musiciens  qui 
travailloient  pour  leur  théâtre.  Il  me  chanta 
(toute  entière)  la  romance  de  Monsigni,  Jusques 
dans  la  moindre  chose  ,  &c.  Voilà  du  chant, 
monsieur,  me  dit-il;  voilà  ce  qu'M  faudroic 
faire  ;  mais  cela  est  bien  difficile.  — Je  sortis  de 
chez  lui  en  composant  des  chants  de  romance 
que  je  comparois  aux  chants  de  Monstgnï. 

Je  fis  la  connoissance  d'un  jeune  poë'te  , 
homme  du  beau  monde  ,  passant  les  nuits  à 
jouer',  et  les  jours  à  fliire  àts  vers.  Je  lui 
démandai  en  grâce  de  me  faire  un  poë'me  ;  il 
me  le  promit  sans  hésiter.  J'allai  lui  faire  trente 
visites  pour  l'encourager  à  cette  bonne  œuvre; 
et  comme  les  aimables  libertins  ont  souvent  un 
bon  cœur ,  il  se  laissa  toucher  et  travailla. 

Les  Mariages  Sammtes  *  furent  le  sujet  qu'iî 


*  Cette  pièce  n'étoit  pas  ceile  qui   fut  donnte  sous 
ïc  même  titre  en  1776,  dont  il  sera  parlé  ci-après. 


Ï50  ESSAIS 

choisit.  J'allois  chaque  matin  m'informer  de  la 
santé  de  mon  auteur  ;  il  me  iisoit  ce  qu'il  avoit 
fait;  je  le  iuiarrachois  scène  par  scène,  et  j'en 
faisois  aussitôt  la  musique.  H  me  fallut  attendre 
long-temps;  mais  n'importe,  Tenvie  que  j'avois 
de  travailler  me  donnoit  une  patience  à  toute 
épreuve. 

Je  connoissois  Suard  et  l'abbé  Arnaud,  Je 
îeur  fis  entendre  ce  que  j'avois  fait  à^s  Ma- 
riages Samnites,  Ces  citoyens  me  jugèrent 
avantageusement  ;  l'abbé  Arnaud,  sur  -  tout , 
m'applaudit  avec  l'enthousiasme  de  l'homme 
instruit  qui  n'a,  nul  besoin  du  jugement  à^s 
autres  pour  oser  approuver. 

Si  je  fus  flatté  de  ce  succès ,  mon  poëte 
ïi'en  fut  pas  moins  encouragé  à  finir  sa  pièce. 
Ces  citoyens  m'annoncèrent  chez  les  gens  de 
lettres,  et  je  fus  peu  de  jours  après  invité  à  un 
dîner  chez  le  comte  de  Creuîi,  alors  envoyé 
de  Suède.  J'y  exécutai  les  principales  scènes 
démon  opéra;  j'entendis,  pour  la  première 
fois,  parler  de  mon  art  avec  infiniment  d'es- 
prit ;  j'en  fus  frappé  ,  car  j'avois  remarqué , 
pendant  mon  séjour  à  Rome ,  que  les  Italiens 


SUR    LA    MUSIQUE.  151 

sentent  trop  vivement  pour  raisonner  long- 
temps. Un  0  D'io  !  en  posant  la  main  sur  leur 
cœur,  ^%t  ordinairement  le  signe  flatteur  de 
leur  approbation.  C'est  dire  beaucoup ,  sans 
doute;  mais  si  un  soupir  dans  ce  cas,  renferme 
une  rhétorique;  ii  faut  convenir  qu'elle  est 
peu  instructive. 

Parmi  les  gens  de  lettres  qui  étoient  de  ce 
dîner ,  je  remarquai  que  Suard  et  l'abbé  Arnaud 
parloient  sur  la  musique  avec  ce  sentiment 
vrai ,  que  l'artiste  qui  a  tout  senti  pendant  son 
travail ,  sait  si  bien  apprécier.  Ver  net  me  parla 
comme  s'il  eût  composé  de  la  musique  toute 
sa  vie.  Je  vis  qu'il  eût  été  le  musicien  de  la 
nature,  s'il  n'en  eût  été  le  peintre. 

Qu'importe  d'ailleurs  la  route  que  l'on 
prenne ,  soit  les  yeux  ou  les  oreilles ,  pourvu 
qu'on  arrive  au  cœur  ! 

Qu'il  me  soit  permis  d'examiner  pourquoi 
\es  gens  qui  ont  le  plus  d'esprit  ,  ne  sont 
pas  ceux  qui  savent  le  mieux  apprécier  un 
trait  de  chant ,  une  note  de  basse  ,  &:c. 
Lorsque  j'exécute  ma  musique  auprès  d'eux, 
je    remarque    qu'ils    éprouvent    l'inquiétude 

K  4. 


152  ESSAIS 

qu'avoît  sans  doute  Fotitenelle ,  lorsqu'il  disoit 
Sonate  ,  '  que  me  veux  -  tu  !  tandis  qu'une 
femme,  un  enfant  sont  doucement  agités  de 
sensations  agréables. 

Je  ne  donnerai  ici  mes  idées ,  que  comme 
un  foible  aperçu,  qui  ne  peut  résoudre  un 
problème  aussi  métaphysique,  et  trop  au-dessus 
de  mes  forces. 

Voyons  d'abord  quel  est  le  travail  habituel 
de  l'homme  de  lettres  en  général  :  soit  qu'il 
écrive  ou  qu'il  parle ,  c'est  le  plus  souvent  d'or- 
ner àits  grâces  de  l'esprit  la  simple  vérité,  qui 
n'a  besoin  d'aucune  parure  étrangère.  Pourquoi 
donc  ne  pas  la  présenter  à  nos  yeux  simple  et 
naturelle!  Parce  que  les  hommes  de  génie  sont 
rares,  et  qu'elle  ne  se  montre  qu'à  eux  seuls. 
L'homme  de  génie  laisse  après  lui  une  foule 
d'imitateurs  ,  qui ,  n'osant  plus  dire  de  la  même 
manière  ce  qui  a  déjà  été  dit,  sont  obligés  de 
déguiser  la  vérité  sous  le  charme  des  grâces. 
J'avoue  même  que  souvent  l'illusion  est  A 
parfaite ,  si  séduisante ,  qu'on  est  tenté  de 
prendre  l'apparence  pour  la  vérité  elle-même. 

Plus  on  a  écrit  sur  un  même  sujet,  plus  il 


SUR    LA    MUSIQUE.  153 

devient  difficile  à  traiter  ;  et  comme  ii  est 
impossible  de  rien  ajouter  à  la  vérité ,  il  faut 
que,  chaque  jour,  l'esprit  fasse  de  nouveaux 
efforts  ,  pour  lier  entre  elles  des  idées  inco- 
hérentes ,  dont  les  rapports  deviennent  enfin 
si  déliés,  si  subtils,  si  délicats,  que  l'esprit 
même  s'égarant  dans  son  vaste  empire,  perd 
la  dernière  étincelle  du  flambeau  de  la  vérité. 

La  musique  n'ayant  besoin ,  pour  être  bien 
sentie,  que  de  eet  heureux  instinct  que  donne 
la  nature ,  il  sembleroit  que  l'esprit  nuit  à 
l'instinct,  que  l'on  n'approche  de  l'un  qu'en 
s'éloignant  de  l'autre,  et  qu'enfin,  plus  vous 
aurez  de  facilité  à  combiner  et  à  rapprocher 
plusieurs  idées ,  plus  vous  affoiblirez  le  tact 
naturel  qui  ne  sent  qu'une  chose  à-la-fois  ,  et 
c'est  assez  pour  bien  sentir.  L'homme  livré  à  la 
simple  nature ,  reçoit  sans  résistance  la  douce 
émotion  qu'on  lui  donne.  L'homme  d'esprit, 
au  contraire,  veut  savoir  d'où  lui  vient  le 
plaisir,  et  avant  qu'il  parvienne  à  son  cœur, 
il  est  évanoui.  Le  sentiment  est  volatil  comme 
l'essence  renfermée  dans  un  vase,  que  le  contact 
de  l'air  fuit  évaporer  ;  de  même  une  sensation 


154  ESSAIS 

est  perdue ,  si  elle  frappe  des  organes  habitués 

à  analyser  pour  sentir. 

Tout  le  monde,  cependant,  veut  avoir  l'air 
d'aimer  la  musique  ;  chacun  sait  qu'elle  est  un 
éfan  de  i'ame ,  le  langage  du  cœur  ;  convenir 
que  cette  langue  nous  est  étrangère ,  seroit  faire 
un  aveu  d'insensibilité  ;  l'on  se  donne  donc 
pour  connoisseur  :  on  dit ,  ûh  !  que  c'est  déli- 
cieux !  avec  une  mine  à  la  glace.  Si  l'on  ^it 
homme  de  lettres,  on  se  dépêche  d'écrire  une 
brochure  sur  la  musique  ;  on  y  dit  que  les 
musiciens  sont  des  bêtes  qui  ne  savent  que 
sentir ,  et  à  force  de  raisonnemens ,  l'on  s'établit 
musicien  à  leur  place. 

Voudra-t-on  inférer  de  ce  que  je  viens  de 
dire,  qu'il  faudra  pour  avoir  le  sentiment  de 
la  musique ,  n'être  ni  poëte ,  ni  historien , 
ni  orateur  ,  ni  homme  d'esprit  enfin  î  Non 
sans  doute,  mais  il  faut,  je  crois,  tenir  de  la 
nature  elle-même  une  de  ces  qualités,  ou 
toutes  (  s'il  étoit  possible  )  ,  et  il  ne  suffit  pas 
de  jes  avoir  acquises  par  un  travail  forcé 
d'érudition ,  de  compilation ,  qui  peut  sans 
doute  ouvrir  un  chemin  neuf  à  l'homme  bien 


SUR    LA    MUSIQUE.  155 

né,  mais  qui  ne  donne  à  l'homme  ordinaire 
que  le  désespoir  de  ne  jamais  approcher  de 
ses  modèles. 

Voulez -vous  savoir  si  un  individu  quel- 
conque est  né  sensible  à  la  musique  !  Voyez 
seulement  s'il  a  l'esprit  simple  et  juste  ;  si 
dans  ses  discours,  ses  manières,  ses  vêtemens 
il  n'a  rien  d'affecté  ;  s'il  aime  les  fleurs  ,  les 
enfans;  si  le  tendre  sentiment  de  l'amour  le 

domine Un  tel  être  aime  passionnément 

l'harmonie  et  la  mélodie  qu'elle  renferme , 
et  n'a  nul  besoin  de  composer  une  brochure 
d'après  les  idées  des  autres,  pour  nous  le 
prouver. 

Tout  se  disposoit  au  gré  de  mes  désirs  ;  il 
ne  me  restoit  plus  qu'à  trouver  dans  mes 
acteurs,  des  juges  aussi  indulgens  que  les 
hommes  célèbres  dont  je  venois  d'obtenir 
l'approbation  ;  je  cherchois  les  moyens  de  leur 
faire  entendre  ma  musique ,  quand  mon  poëte 
m'apprit  que  notre  pièce  avoit  été  refusée. 
11  fut  résolu  que  l'ouvrage  seroit  refondu  et 
arrangé  pour  l'Opéra  ,  car  les  comédiens ,  et 
5ur-tout  Cci'illeaii ,  l'avoient  jugé  trop    noble 


15^  ESSAIS 

pour  leur  théâtre,  et  ils  avoient  raison.  Un 
mois  suffit  au  poète  et  à  moi  pour  cette  méta- 
morphose. Les  protecteurs  de  mon  talent  (  et 
il  en  faut  à  Paris  quand  on  n'est  pas  connu  ) 
avoient  parlé  de  mon  ouvrage  au  feu  Prince 
de  Conîï ,  qui  ordonna  à  Trial ,  directeur  de 
sa  musique  et  de  l'Opéra,  de  faire  exécuter 
chez  lui  les  Mariages  Samnîtes.  J'en  fis  moi- 
même  presque  toute  la  copie ,  ma  fortune  ne 
me  permettant  pas  d'en  faire  la  dépense. 
Lorsque  le  jour  qui  alloit  décider  de  mon  sort 
fut  arrivé ,  Trial  me  fit  dire  de  me  trouver  le 
matin  au  magasin  de  l'Opéra  pour  la  répétition 
à^s  chœurs.  C'est  ici  qu'il  faudroit  une  plume 
exercée  pour  décrire  tout  ce  que  j'entrevis  de 
fâcheux  sur  lamine  des  musiciens  rassemblés; 
un  froid  glacial  régnoit  par-tout  :  si  je  voulois, 
pendant  l'exécution ,  ranimer  de  ma  voix  ou  de 
mes  gestes  cette  masse  indolente,  j'entendois  rire 
à  mes  côtés,  et  l'on  ne  m'écoutoit  pas.  Je  frémis 
davantage  le  soir  en  voyant  chez  le  Prince  rie 
Conti ,  toute  la  cour  de  France  rassemblée 
pour  méjuger;  depuis  l'ouverture  (qui,  aujour- 
d'hui, est  en  partie  celle  de  Sylvain)  jusqu'à 


SUR    LA    MUSIQUE.  157 

la  fin  de  l'opéra,  rien  ne  produisit  le  moindre 
effet  ;  l'ennui  fut  si  universel ,  que  je  voulus 
fuir  après  le  premier  acte  ;  un  ajni  me  retint; 
l'abbé  Arnaud  me    serra   la    main  ,    il   avoit 
fair  furieux  ;  il  me  dit  :  Vous  n'êtes  pas  juge 
ce   soir  ;    il   semble    que   tous    \qs    musiciens 
s'entendent  pour  vous  écorcher  ;    mais    vous 
vous  relèverez  de-là,  je  vous  le  jure  sur  mon 
honneur. — Le  Prince  eut  l'extrême  bonté  de  me 
dire  :  Je  n'ai  pas  trouvé  exactement  ce  que  vos 
amis  m'avoient  annoncé ,  mais  je   suis    fâché 
que  personne  n'ait  applaudi  une  marche  que 
j'ai  trouvée  charmante.  —  C'étoit  celle  que  j'ai 
placée  ensuite  dans  le  Huron.  Je  dois  ici  rendre 
justice  à  un  de  mes  chanteurs,  qui,  au  milieu 
de  l'exécution  la    plus  soporifique ,    déploya 
toute  l'énergie  du  grand  talent  et  de  la  probité. 
Si  son  rôle  eût  été  plus  considérable ,  ou ,  pour 
mieux  dire,  s'il  eût  à  lui  seul  chanté  tout  l'opéra, 
j'eusse  obtenu  un  swqcqs  ;  mais  l'ennui  s'étant 
déjà  emparé  de  l'auditoire,  quand  il  commença, 
il  ne  put  parvenir  à  le  tirer  de  sa  léthargie.  Cet 
artiste  distingué ,  qui  n'avoit  jamais  eu ,  sans 
doute ,    i'ame  assez  basse  pour   s'opposer  au 


158  ESSAIS 

succès  des  talens  naissans,  c'est  Géliote.  On  se 
figure  aisément  dans  quel  état  je  rentrai  chez 
moi  après  cette  répétition  ;  (nais  ce  que  l'on  ne 
se  figurera  pas,  c'est  l'effet  que  produisit  sur 
mon  esprit  déjà  abattu ,  la  lecture  de  deux 
lettres  que  je  trouvai  en  rentrant  chez  moi  ;  la 
première  étoit  anonyme  ;  elle  contenoit  ces 
mots  consoians  :  «  Vous  croyez  donc,  honnête 
»  Liégeois  ,  venir  figurer  parmi  les  grands 
»  talens  de  cette  capitale  1  Désabusez  -  vous  , 
w  mon  cher,  pliez  bagage;  retournez  chez  vos 
^  compatriotes ,  et  leur  faites  entendre  votre 
3'  musique  baroque,  qui  n'a  ni  sens  ni  raison». 
L'autre,  datée  de  Londres,  étoit  de  mylord  A... 
dont  j'ai  parlé  ci-devant;  il  m'écrivoit  «  qu'il 
»  ne  jouoit  plus  de  la  flûte,  et  qu'il  supprimoit 
3>  ma  pension  ". 

Je  n'osai  pas  ,  comme  on  peut  le  penser , 
demander  au  directeur  Trial  ^  si  l'on  donneroit 
mon  opéra  ;  cette  demande  aurait  été  ridicule. 
Les  gens  de  lettres  qui  s'intéressoient  à  moi , 
voyant  que  je  projetois  de  partir  ,  engagèrent 
Marmontel  à  me  faire  un  poëme.  Il  vint  me 
trouver  ;  il  m'avoua  franchement  qu'il  avoir 


SUR    LA    MUSIQUE.  159 

Jonné  une  pièce  aux  Italiens  (  la  Bergère  des 
Alpes ) j  et  que  malgré  son  peu  de  succès,  il 
alioit  travailler  sur  un  conte  de  Voltaire ,  qu'on 
venoit  de  publier  (l'Ingénu  ou  le  Huron).  Vous 
me  rendez  la  vie  !  lui  dis  -  je  ,  car  j'aime  ce 
charmant  pays  où  l'on  me  traite  si  mal. 

Cet  ouvrage  fut  fait ,  paroles  et  musique , 
en  moins  de  six  semaines.  L'Envoyé  de  Suède, 
qui  s'étoit  déclaré  mon  plus  zélé  partisan ,  même 
après  mon  désastre,  pria  Caïlleau  de  venir  dîner 
chez  lui  pour  entendre  un  ouvrage  dans  lequel 
on  lui  destinoit  un  grand  rôle;  il  m'a  dit  depuis , 
qu'il  fut  sur  le  point  de  refuser  l'invitation , 
s'étant  déjà  si  souvent  compromis  pour  de  mau- 
vais ouvrages.  11  n'accepta  que  par  égard  pour 
l'Envoyé  de  Suède  et  pour  Alarmontel.  11  écouta 
avec  défiance  les  premiers  morceaux  ;  mais 
dès  que  je  lui  chantai,  Dans  quel  canton  est 
l'Huronie  !  il  marqua  le  plus  grand  contente- 
ment ;  il  nous  dit  qu'il  se  chargeoi:  de  tout , 
et  que  nous  serions  joués  incessamment.  «C'est 
»  donc  là,  dit-il,  cet  homme  dont  j'entends  si 
«  horriblement  déchirer  les  talens  !  » 

D'après  ce  que  je  viens  de  dire,  le  jeune 


1^0  JE  s  s  A  I  s 

compositeur  sentira  combien  il  est  important 
de  soigner  en  tout  point  le  premier  essai ,  qui 
va  le  faire  connoître  ou  reculer  ses  progrès 
pour  plusieurs  années.  Un  jeune  peintre  est 
cent  fois  plus  heureux  que  lui  ;  un  tableau  est 
aisément  placé  dans  sa  véritable  perspective  ; 
mais  l'exécution  de  la  musique  exige  des  atten- 
tions préliminaires  qu'on  n'accorde  guère  à  un 
artiste  peu  connu. 


LE     H  U  R  O  N, 

Comédie  en  deux  actes  ,  en  vers  ,  paroles  de 
Adidrmontel  ;  représenté  pour  la  première  fois 
par  les  Comédiens  italiens,  le  20  août  i/i)^. 

Caille  AU  me  conduisit  chez  madame  La 
Rueîte ,  où  je  trouvai  les  principaux  comédiens 
rassemblés  ;  j'exécutai  seul  au  clavecin  toute 
la  musique  de  cet  ouvrage  :  nous  fîmes  une 
répétition  au  théâtre  quelques  jours  après  ; 
'lorsque  Caïileau  chanta  l'air ,  Dans  quel  canton 
est  ÏHuronie,  et  qu'il  dit,  Messieurs,  messieurs, 

en 


s  U  R  LA  M  U  s  I  Q  U  E.  i^r 
en  Huronie.,.,  les  musiciens  cessèrent  de  jouer 
pour  iui  demander  ce  qu'il  vouioit.  Je  chante 
mon  rôle,  leur  dit-il.  —  On  rit  de  ia  méprise, 
et  l'on  recommença  le  morceau.  Les  répétitions 
5e  firent  avec  zèle ,  et  je  sentis  renaître  l'espoir 
de  réussir  à  Paris.  Le  jour  de  la  première 
représentation,  j'étois  dans  une  telle  perplexité, 
que  trois  heures  à  peine  étant  sonnées ,  je 
fus  me  poster  au  coin  de  la  rue  Mauconseil  ; 
là ,  mes  regards  se  fixoient  sur  \qs  voitures ,  et 
sembloient  attirer  les  spectateurs  ,  et  solliciter 
leur  indulgence.  Je  n'entrai  dans  la  salle 
que  lorsque  la  première  pièce  fut  jouée;  et 
lorsque  je  vis  qu'on  ailoit  commencer  l'ou- 
verture du  Hiirofi ,  je  descendis  à  l'orchestre. 
Mon  intention  étoit  de  me  recommander  au 
premier  violon  (  Lebel).  Je  le  trouvai  prêt  à 
frapper  le  premier  coup  d'archet  ;  ses  yeux 
ctoient  enflammés  ,  les  traits  de  son  visage 
changés  au  point  qu'on  auroit  pu  le  mécon- 
noître  :  je  me  relirai  sans  mot  dire ,  et  je  fus 
saisi  d'un  mouvement  de  reconnoissance  dont 
je  n'ai  jamais  perdu  le  souvenir.  J'ai  depuis 
obtenu  qu'il  fût  nommé  musicien  dii  roi,  avec 
TOME    I,  L 


i6z  ESSAIS 

douze  cents  francs  de  pension  *.  Le  public  fit 
comme  C aille  au ,  il  écouta  le  premier  morceau 
avec  défiancé  ;  il  me  croyoit  Italien  parce  que 
mon  nom  se  termine  en  i  :  j'ai  su  depuis  que  le 
parterre  disoit  :  «Nous  allons  donc  entendre  des 
»  roulades  et  dts  points  d'orgue  à  ne  jamais 
«  finir  ».  Il  fiit  trompé,  et  me  dédommagea  de  la 
prévention  :  le  duo ,  N^e  vous  rebute^  pas ,  &€■• 
détruisit  le  préjugé  ;  Cailleau  parut,  fit  aimer  le 
charmant  Huron,  qu'on  a  long-temps  regretté 
à  la  Comédie  italienne.  Madame  Larueîte  chanta 
ie  rôle  de  mademoiselle  de  Saint- Yves,  avec  sa 
sensibilité  toujours  si  décente;  Larueîte  déploya 
dans  celui  de  Gilotin  sa  pantomime  comique 
sans  charge;  l'excellent  acteur  Clairval ,  tou- 
jours animé  du  désir  d'être  utile  à  ses  camarades 
et  aux  arts,  ne  dédaigna  pas  de  se  charger  du 
petit  rôle  de  l'Ofiicier  fi'ançars  :  le  succès  fut 
décidé  après  le  premier  acte ,  et  confirmé  à  la 
fin  du  second  ;  on  demanda  les  auteurs  :  Clairval 


*  Depuis  plusieurs  années  il  suivoit  les  comédien.'- 
italiens  lorsqu'ils  jouoient  à  la  cour,  et  n'avoit  aucua 
traitement. 


SUR    LA    MUSIQUE.  i6^ 

me  nomma,  et  dit  que  l'auteur  des  paroles  étoit 
anonyme. 

Si  j'ai  jamais  passé  une  nuit  agréable ,  ce  fut 
celle  qui  suivit  cet  heureux  jour.  Mon  père 
m'apparut  en  songe  ;  il  me  tendoit  les  bras  ;  je 
mélançois  vers  lui,  en  faisant  un  cri  qui  dissipa 
un  si  doux  prestige.  Cher  auteur  de  mes  jours, 
qu'il  fut  douloureux  pour  moi  de  penser  que 
tu  ne  jouirois  pas  de  mon  premier  succès  ! 
Dieu  ,  qui  lit  au  fond  des  cœurs ,  sait  que  le 
désir  de  te  procurer  l'aisance  qui  te  manquoit , 
fut  le  premier  mobile  de  mon  émulation.  Mais 
dans  l'instant  même  où  je  luttois  contre  l'orage 
avec  quelque  espoir  de  succès  ;  quand  des 
amis  cruels  faisoient  entendre  à  ce  malheureux 
père ,  combien  mes  efforts  étoient  téméraires  ; 
lorsque  en(ïn  j'étois  l'unique  objet  de  ses 
inquié tildes,  et  que  d'une  voix  presque  éteinte, 
il  disoit  :  Je  ne  verrai  plus  mon  fis!  Réussira-t-il  ! 
la  mort  vint  terminer  des  jours  menacés  depuis 
long-temps ,  et  que  j'aliois  rendre  plus  heureux. 

Un  peintre  de  mes  amis  vint  me  trouver  le 
lendemain;  je  veux,  me  dit -il,  te  montrer 
quelque  chose  qui  te  fera  plaisir.  —  Allons,  lui 

L     2 


1^4  ESSAIS 

dis-je,  car  je  suis  fatigué  d'entendre  des  lectures 
de  pièces.  —  Comment ,  déjà  !  —  Bon  î  Tu 
vois  un  homme  auquel  depuis  ce  matin  on  a 
offert  cinq  pièces  reçues  aux  Italiens.  Tout  ou 
rien  est  un  adage  qui  se  réalise  sur-tout  à  Paris. 
Les  poètes  qui  m'ont  honoré  de  leurs  visites, 
sont  ceux  que  j'avois  sollicités  vainement  pour 
avoir  un  ouvrage.  Ah  !  me  dit  mon  ami,  j'ai 
bien  ri  hier  à  l'amphithéâtre  :  j'étois  entouré  de 
ces  messieurs ,  et  à  la  fin  de  chaque  morceau, 
ils  s'écrioient:  Ah  I  il  fera  ??ia  pièce ,  vousverre^, 
îfiessieurs ,  l' ouvrage  que  je  lui  destine  I  Si  l'on 
linissoit  un  air  comique  :  Ah  !  j'ai  aussi  de  la 
gaieté  dans  mon  ouvrage  ;  hravo  !  bravo  !  c'est 
mon  homme.  Enfin,  poursuivit  le  peintre,  as-tu 
accueilli  quelques-uns  de  ces  messieurs!  — 
Non  :  je  leur  ai  dit  que  Marmontel  méritoit 
la  préférence ,  puisqu'il  avoir  bien  voulu  se 
hasarder  avec  moi. 

Je  sortis  avec  mon  ami  ;  il  me  conduisît 
dans  une  petite  rue  derrière  la  Comédie  ita- 
lienne; puis  m'arrêtant  vis-à-vis  une  boutique; 
je  vis  Au  grand  Huron,  N.  marchand  de  tabac* 
J'entrai ,  j'en  pris  une  livre ,  parce  que  je  le 


SUR    LA    MUSIQUE.  16^ 

trouvai ,  comme  de  raison ,  meilleur  que  par- 
tout ailleurs. 

Si  je  fus  enchanté  de  la  réussite  du  Huron , 
je  ne  ie  fus  pas  moins  d'un  autre  événement 
auquel  j'étois  bien  loin  de  m'attendre.  Eût-on 
pu  croire,  en  effet ,  que ,  dans  le  temps  de  mon 
arrivée  à  Paris ,  lorsque  je  quêtois  infructueuse- 
ment dans  cette  grande  ville ,  àçs  poëmes  à 
mettre  en  musique,  et  que  je  n'avois  effective- 
ment aucun  titre  pour  inspirer  beaucoup  de 
confiance  aux  Parisiens  ,  le  premier  poëte  de 
ia  France  et  de  son  siècle.  Voltaire  me  tenoit 
la  parole  qu'il  m'avoit  donnée,  sur  laquelle 
je   n'osois   compter  ,  et  faisoit  pour  moi  àes 
opéra  comiques!  A  ia  vérité,  il  avoit  marqué; 
ainsi  que  madame  Denis ,  sa  nièce ,  beaucoup 
d'indulgence   pour  les  morceaux  que  j'avois 
exécutés  devant  lui  à  Fernay;  mais  quelques 
airs  détachés,  et  la  musique  que  j'avois  refaite 
sur  l'opéra  à^  Isabelle  et  GertruAe  de  Favart ,  me 
paroissoient  àQ%  titres  insufîîsans  pour  exciter 
l'attention  d'un  homme  tel  que  Voltaire ,  et 
pour  mériter  ^^i  encouragemens.  Quand,  pour 
me  déterminer  à  venir  à  Piuris ,  il  m'assuroit 


j66  essais 

qu'il  travailleroit  pour  moi ,  je  crus  qu'il  pîaî- 
saiitoit,  et  je  fus  loin  d'imaginer  que  Voltaire 
pût  quitter  quelques  momens  le  sceptre  de 
Melpomène  pour  \es  grelots  de  Momus.  Il  le 
fit  pourtant,  et  composa,  en  se  jouant,  le  Baron 
d'Otrante ,  et  les  Deux  tonneaux.  Je  reçus  le 
premier  pendant  qu'on  jouoit  encore  le  Huron 
dans  sa  nouveauté.  Le  conte  de  Voltaire  /mXÏXulé 
\'£jucation  d'un  prince ,  lui  fournit  le  sujet  du 
Baron  d'Otrante.  Je  fus  chargé  de  présenter  la 
pièce  aux  comédiens  italiens,  comme  l'ouvrage 
d'un  jeune  poète  de  province.  Le  sujet  parut 
comique  et  moral,  et  les  détails  agréables;  mais 
ils  ne  voulurent  point  recevoir  cet  ouvrage  à 
moins  que  l'auteur  n'y  fît  à^s  changemens.  Ce 
qui  les  choqua,  peut-être,  c'est  que  l'un  des 
principaux  rôles  ,  celui  du  corsaire ,  est  écrit 
en  italien ,  et  tous  \çs  autres  en  français.  Ce 
mélange  àes  deux  idiomes  n'étoit  point  rare 
sur  leur  théâtre  dans  les  comédies  dites  ita^ 
Hennés:  mais  c'étoit  une  nouveauté  dans  l'opéra 
comique,  et  ils  ne  voulurent  point  la  hasarder , 
sur-tout  n'ayant  pas  de  chanteur  italien.  Cepen- 
dant ils  voy oient   très  -  bien   dans  le  Baron 


SUR    LA    MUSIQUE.  r6y 

^Otrante,  un  talent  qui  poiivoit  leur  être  utile, 
et  ils  m'engagèrent  à  faire  venir  le  jeune  auteur 
anonyme  à  Paris.  Je  leur  promis  d'y  faire  mes 
efforts.  On  peut  croire  que  la  proposition  fit 
rire  Voltaire ,  et  qu'il  se -consola  facilement  du 
refus  des  comédiens.  Pour  moi,  je  fus  très- 
fâché  de  ce  contre-temps  qui  me  fit  renoncer  à 
mettre  sa  pièce  en  musique ,  comme  il  renonça 
de  son  côté  à  l'opéra  comique. 

Le  public  ne  tarda  pas  à  me  mettre  au  rang 
des  compositeurs  dignes  de  ses  encouragemens; 
mais  on  m'accordoit  trop  ,  ou  pas  assez  :  on 
commença  par  me  refuser  le  genre  comique  , 
quoiqu'il  y  eût  du  comique  dans  le  Huron. 
D'autres  cherchèrent  à  arranger  mes  chants  sur 
le  système  de  la  basse  fondamentale ,  et  elle 
ou  moi  nous  nous  trouvcimes  quelquefois  en 
défaut. 

J'ai ,  me  dit  un  homme  ,  cherché  vainement 
ia  basse  fondamentale  de  la  note  du  cor  , 
dans  le  récitatif  obligé  de  mademoiselle  de 
Sdint-Yvcs ,  au  second  acte.  Quelle  raison  me 
donneriez-vous  de  cette  sortie  d'un  ton  à  l'autre, 
sans  rapport  entre  \es  harmonies  ! 

L  4 


ï69  ESSAIS. 

La  voîcî,  lui  dis-je  :  c'est  parce  que  ïe  Huron, 
dont  mademoiselle  de  Saint  -  Yves  s'imagine 
entendre  les  accens,  est  trop  éloigné  du  lieu 
de  la  scène  pour  savoir  dans  quel  ton  l'on  y 
chante.  —  Et  si  la  basse  fondamentale  ne  peut 
justifier  cet  écart  !  —  Tant  pis  pour  elle.  — 
Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'on  ne 
peut  chanter  un  duo  en  tierces ,  lorsqu'on  est 
à  une  demi-lieue  l'un  de  l'autre.  • — La  raison  est 
bien  pour  vous,  me  dit-il,  mais  la  règle?...  Je 
rencontrai  mon  homme  quelque  temps  après  : 
Soyez  tranquille,  me  dit-il,  j'ai  trouvé  la  basse 
fondamentale  de  votre  note. 

Malheur  à  l'artiste  qui,  trop  captivé  par  la 
règle,  n'ose  se  livrer  à  l'essor  de  son  génie;  il 
faut  àts  écarts  pour  pouvoir  tout  exprimer  ;  il 
doit  savoir  peindre  l'homme  sensé  qui  passe 
par  la  porte,  et  le  fou  qui  saute  par  la  fenêtre. 

Si  vous  ne  pouvez  être  vrai  qu'en  créant 
une  combinaison  inusitée ,  ne  craignez  point 
d'enrichir  la  théorie  d'une  règle  de  plus  ; 
d'autres  artistes  placeront  peut-être  encore  plus 
à  propos  la  licence  que  vous  vous  êtes  permise, 
et  forceront  les  plus  sévères  à  l'adopter.  Le 


SUR    LA    MUSIQUE.  169 

précepte  a  presque  toujours  suivi  l'exempie.  Ce 
n'est  cependant  qu'à  l'homme  familiarise  avec 
la  règle ,  qu'il  est  quelquefois  permis  de  la 
violer  ,  parce  que  lui  seul  peut  sentir  qu'en 
pareil  cas  la  règle  n'a  pu  suffire. 

Tâchons  de  voir  maintenant  pourquoi  ma 
musique  s'est  établie  doucement  en  France, 
sans  me  faire  des  partisans  enthousiastes ,  et 
5ans  exciter  de  ces  disputes  puériles ,  telles 
que  nous  en  avons  vu.  C'est,  je  crois,  à 
mes  études  et  à  la  manière  que  j'ai  adoptée  , 
que  je  dois  cet  avantage. 

J'entendois  beaucoup  raisonner  sur  la 
musique ,  et  comme ,  le  plus  souvent ,  je 
n'étois  de  l'avis  de  personne,  je  prenois  le 
parti  de  me  taire.  Cependant  je  me  demandoi> 
à  moi-même,  n'est-il  point  de  moyen  pour 
contenter  à-peu-près  tout  le  monde  l  II  faut 
être  vrai  dans  la  déclamation,  medisois-je, 
à  laquelle  le  Français  est  très-sensible.  J'avois 
remarqué  qu'une  détonation  affreuse  n'alté- 
roit  pas  le  plaisir  du  commun  des  auditeurs 
au  Spectacle  lyrique,  mais  que  la  moindre 
inflexion  fausse  au  Théâtre  français ,  causoii 


170  ESSAIS 

une  rumeur  générale.  Je  cherchai  donc  la 
vérité  dans  la  déclamation  ,  après  quoi ,  je 
crus  que  le  musicien  qui  sauroit  le  mieux  la 
métamorphoser  en  chant ,  seroit  le  plus  habile. 
Oui  c'est  au  Théâtre  français  ,  c'est  dans  la 
bouche  des  grands  acteurs  ,  c'est  -  là  que 
la  déclamation  accompagnée  des  illusions 
théâtrales ,  fait  sur  nous  des  impressions  inef- 
façables ,  auxquelles  les  préceptes  les  mieux 
analysés  ne  suppléeront  jamais. 

C'est-là  que  le  musicien  apprend  à  interroger 
les  passions ,  à  scruter  le  cœur  humain ,  à  se 
rendre  compte  de  tous  les  mouvemens  de  i'ame. 
C'est  à  cette  école  qu'il  apprend  à  connoître 
et  à  rendre  leurs  véritables  accens ,  à  marquer 
leurs  nuances  et  leurs  limites.  Il  est  donc 
inutile,  je  le  répète  ,  de  décrire  ici  les  senti  mens 
dont  l'action  nous  a  frappés  ;  si  la  sensibilité  ne 
les  conserve  au  fond  de  notre  ame ,  si  elle  n'y 
excite  les  orages  et  ne  ramène  le  calme,  toute 
description  est  vaine.  Le  compositeur  froid , 
l'homme  sans  passions  ne  sera  jamais  que 
l'écho  servile  qui  répète  des  sons  ;  et  la  vraie 
sensibilité  qui  i'écoutera,  n'en  sera  point  émue. 


SUR    LA    jM  US  I  QU  E.         ïjx 
Persuadé    que   chaque   interlocuteur  avoit 
son  ton ,  sa  manière ,  je  m'étudiai  à  conserver 
à  chacun  son  caractère. 

Bientôt  je  m'aperçus  que  la  musique  avoit 
des  ressources  que  la  déclamation  ,  étant  seule, 
.  n'a  point.  Une  fille ,  par  exemple ,  assure  à  sa 
mère  qu'elle  ne  connoît  point  l'amour  ;  mais 
pendant  qu'elle  affecte  l'indifFérence  par  un 
chant  simple  et  monotone ,  l'orchestre  exprime 
le  tourment  de  son  cœur  amoureux.  Un  nigaud 
veut-il  exprimer  son  amour,  ou  son  courage! 
s'il  est  vraiment  animé ,  il  doit  avoir  les 
accens  de  sa  passion  ;  mais  d'orchestre ,  par 
sa  monotonie ,  nous  montrera  le  petit  bout 
d'oreille.  En  général,  le  sentiment  doit  être 
dans  le  chant;  l'esprit,  les  gestes,  les  mines  . 
doivent  être  répandus  dans  les  accompa- 
gnemens. 

Telles  furent  mes  réflexions  et  mes  études. 
Je  ne  dirai  pas  que  les  acteurs  que  je  trouvai 
à  Paris,  étoient  plus  acteurs  que  chanteurs, 
et  que  je  devois,  par  cette  raison,  adopter  le 
système  de  la  déclamation  musicale  ;  non  :  je 
serai  plus  vrai;  je  dirai  que  la  musique  de 


172  ESSAIS 

Pergûlèse  m*ayant  toujours  plus  vivement 
afîècté  que  toute  autre  musique ,  je  suivis  mon 
instinct  ;  ii  se  trouva  conforme  à  celui  de 
cette  partie  du  public  qui,  dans  ia  jouissance 
même  de  sts  plaisirs,  aime  à  pouvoir  s'éciairer 
du  flambeau  de  ia  raison.  Le  sexe  qui  reçut 
la  sensibilité  en  partage  ,  fut  mon  premier 
partisan  ;  le  jeune  étourdi  me  trouva  de  l'en- 
jouement et  de  la  finesse;  l'homme  sévère  dit 
que  ma  musique  étoit  parlante  ;  les  vieux 
partisans  de  Lulli  et  de  Rameau,  trouvèrent 
dans  mon  chant  certains  rapports  avec  celui  de 
leurs  héros.  Mais  lorsqu'on  veut  bien  applaudir 
aux  efforts  d'un  artiste,  qu'il  est  loin  d'être 
satisfait  de  son  travail  !  Tantôt  il  sent  que  la 
déclamation  se  perd  dans  les  chants  vagues  et 
suaves ,  ou  qu'une  belle  mélodie  exclut  une 
harmonie  complète  ;  que  c'est  toujours  en 
sacrifiant  une  partie  qu'il  en  fait  ressortir  une 
autre.  Il  voit ,  en  travaillant ,  la  source  dts 
différens  systèmes ,  et  àts  querelles  qu'ils  font 
naître;  mais  oubliant  l'opinion,  il  ne  doit  être 
guidé  que  par  le  sentiment  qui  le  maîtrise. 


SUR    LA    MUSIQUE.         173 
L  U  C  I  L  E, 

Comédie  en  un  a^e  ,  en  vers ,  paroles  de  Alarmontel; 
représentée  pour  la  première  fois  par  les  Comé- 
diens italiens,  le  5  janvier  176^. 

Cette  pièce  fut  attendue  avec  impatience  : 
mon  premier  ouvrage  avoit  été  jugé  avec  indul- 
gence, mais  le  public  ne  vouloit  m'accorder 
un  second  succès  qu'avec  plus  de  retenue  : 
cette  comédie,  où  je  trouvai  de  quoi  déployer 
la  sensibilité  domestique ,  si  naturelle  à  l'homme 
né  dans  le  pays  àes  bonnes  gens  (  i  ),  réveilla, 
j'ose  le  dire ,  ce  sentiment  précieux. 

Où  peut-on  être  mieux  qu'au  sein  de  sa  famille! 

fît  couler  les  larmes  ^qs  spectateurs ,  surpris 
d'être  émus  par  de  nouveaux  ressorts  dans  le 
pays  de  la  galanterie. 

Ce  morceau  de  musique  a  servi,  depuis  qu'il 
est  connu,  pour  consacrer  ies  fêtes  de  famille. 
Un  jeune  homme ,  dont  je  devrois  savoir  le 
nom ,  étant  à  la  première  représentation  de  cette 
pièce,  aperçut  le  duc  à' Orléans  essuyant  ses 
yeux  pendant  le  quatuor   :  il  se  présente  le 


1 74  ESSAIS 

lendemain  avec  confiance  au  prince,  qui  ne  îe 
connoissoit  pas  :  «  Monseigneur,  dit-il  en  se 
»  jettant  à  ses  genoux ,  j'ai  vu  pleurer  votre 
M  altesse ,  hier,  au  quatuor  de  Lucile.  y  aime 
»  éperdument  une  demoiselle  qui  appartient  à 
'>  un  gentilhomme  de  votre  maison  ;  il  refuse 
''  de  nous  unir  parce  que  ma  fortune  ne  répond 
>'  pas  à  la  sienne ,  et  j'implore  votre  protection  ". 
Le  prince  lui  promit  de  s'instruire  de  l'état  des 
choses ,  et  le  mariage  fut  fait  peu  de  temps 
après.  Je  demande  si  à  cette  noce  on  chanta  le 
quatuor!  Je  me  trouvai  moi-même  quelque 
temps  après  chez  un  homme  qui  s'étoit  opposé 
infructueusement  au  mariage  de  son  frère  ; 
la  jeime  épouse  ,  belle  comme  Venus  ,  se 
présente  chez  le  frère  de  son  mari;  elle  y  est 
reçue  très-poliment ,  c'est-à-dire  froidement  : 
cependant,  comme  j'aperçus  que  les  caresses 
de  la  dame  jettoient  du  trouble  dans  le  cœur 
de  son  beau -frère ,  je  les  engageai  à  s'approcher 
du  piano;  je  chantai  le  quatuor  avec  effusion  de 
cœur ,  et  j'eus  le  plaisir  de  voir,  après  quelques 
mesures  ,  le  frère  et  la  sœur  s'entrelacer  de 
leurs  bras  en  répandant  des  larmes  si  douces , 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  175 

celles  de  la  réconciliation.  S'il  est  permis  de 
joindre  l'épigramme  à  ce  que  le  sentiment  a  de 
plus  précieux  ,  je  rapporterai  l'anecdote  sui- 
vante :  Des  officiers  de  judicat^re,  créés  sous  les 
auspices  d'un  ancien  ministre  dont  les  opéra- 
tions n'av oient  pas  eu  l'approbation  publique , 
assistoient ,  dans  leur  loge ,  à  un  spectacle  de 
province  ;  on  représentoit  la  tragi-comédie  de 
Samson.  Arlequin  luttoit  sur  la  scène  avec  un 
dindon  qui,  s'étant  échappé,  se  réfugia  dans 
la  loge  de  -ces  officiers  ;  aussitôt  le  parterre  se 
mit  à  chanter  en  chœur  :  Oà  peut-on  être  mieux 
qu'au  sein  de  sa  famille  ! 

La  Comédie  italienne  n'avoit,  jusqu'à  cette 
époque,  donné  aucune  pièce  dans  laquelle  le 
sentiment  prédominât  :  aussi  dès  que  le  quatuor 
fut  fini ,  les  spectateurs  reçurent  Cailleau  avec 
des  éclats  qui  sembloient  dire  :  -.cNous  allons  rire 
?5  avec  le  bon  nourricier  de  Lucilc^^.  Cailleau  fixa 
le  parterre  avec  un  regard  douloureux,  et  dit  : 

Je  viens  dans  la  douleur  , 
Et  j'apporte  ici  le  malheur. 

Le  monologue  de  Biaise  Ah!  ma  femme , 


jy6  ESSAIS 

qiî avei-vous  fait  !  fut  chanté  et  joué  par  cet 
acteur  inimitabie ,  d'une  manière  subiime  :  et 
je  dirai ,  pour  faire  son  éloge,  qu'il  parut  court, 
li  a  souvent  paru  long  depuis.  Le  poëte 
et  le  musicien  avoient  pressenti  les  taJens  de 
Cailleau  en  faisant  ce  monologue. 

Son  organe  commençoit  à  s'affoibiir ,  mais 
chaque  jour  il  se  montroit  pius  grand  comédien. 
Pour  se  costumer  avec  plus  de  naturel ,  il  avoit 
arrêté  un  paysan  dans  les  rues  de  Paris ,  en  le 
priant  de  lui  prêter  son  habit;  il  parut  sur  la 
scène  les  pieds  poudreux,  et,  pour  la  première 
fois ,  avec  la  tcte  chauve.  Chacun  le  félicitoit 
sur  son  courage  à  s'être  fait  raser  la  tête ,  pour 
être  mieux  dans  son  rôle,  lorsqu'il  nous  apprit 
qu'il  n'avoit  fait  que  la  moitié  du  sacrifice , 
c'est-à-dire,  qu'il  portoit  depuis  long-temps 
\m  faux  toupet  que  personne  n'avoit  reconnu. 

Les  paroles  et  la  musique  eurent  un  succès 
égal.  L'on  demanda  les  auteurs;  Clairva/ vint, 
comme  au  Hiirou ,  me  nommer,  en  ajoutant 
quG  l'auteur  des  paroles  étoit  anonyme.  H  a 
tort,   dit   une   voix   forte,  et  toute  ia  salle 

applaudit. 

Qu'il 


SUR    LA    MUSIQUE.  177 

Qu'il  me  soit  permis  de  m'arrêter  un  instant 
pour  examiner  le  monologue  de  Biaise ,  que 
bien  àes  gens  ont  nommé,  mal- à -propos , 
récitatif. 

Ah  I  ma  femme,  qu*avez-vous  fait? 

Ce  début  Qst  de  pure  déclamation. 

Méchante   mère  , 

Les  notes  pointées  indiquent  l'indignation. 

De   la  misère 
Voilà  l'effet. 

II  ne  faut  pas  tout  déclamer  ;  la  mélodie  prend 
ici  la  place  de  la  déclamation.  Des  flûtes  accom- 
pagnent ce  trait  ;  pourquoi  \  Biaise  semble 
dire  :  «  Hélas  ,  ayez  pitié  de  ma  misère ,  c'est 
«  elle  qui  suggéra  le  crime  dont  ma  femme  s'est 
»  rendue  coupable  ». 

Elle  aime  un  amant  qui  l'adore. 

Pourquoi  n'ai- je  pas  élevé  la  voix  sur  amant, 
mais  sur  ces  mots ,  {jui  l'adore  !  Parce  que  le 
pronom  qui  désigne  Lucile ,  y  est  compris  , 
et  qu'elle  est  la  victime  intéressante  pour  ks 
spectateurs. 

TOM.E    I,  M 


ïyS  ESSAIS 

Un   jour  de  plus.... 

Ces  quatre  notes  dont  le  sens  reste  suspendu, 
sont,  je  crois,  d'une  grande  vérité. 

Un  jour  encore. 
Ils  alloient  être  unis. 
Hélas  I  fille  trop  chère  , 
Du  crime  de  ta  mère. 
C'est  toi  que  je  punis. 

Il  falioit  appuyer  sur  toi,  cela  est  incontes- 
table, et  aucun  musicien,  aucun  déciamateur 
n'y  auroit  manqué. 

Quitter  ses  beaux  habits , 
Retourner  au  village, 

Y  presser  mon  laitage, 

Y  garder  mes  brebis. 

Ces  quatre  vers  portent  un  chant  de  musette. 
L'opposition  du  crime  avec  les  chants  de 
i'innocence  du  premier  âge  ,  forment  un 
contraste  qu'on  n'a  pas  dû  négliger. 

La  pauvre  enfant,  quelle  pitié  I 
Elle  a  pour  moi  tant  d'amitié  I 
Et  moi  je  viens  lui  percer  l'ame! 

Ce  dernier  vers  doit  être  appuyé  par  l'or* 
chestre,  c'est  lui  qui  marque  la  cruauté  de 


SUR    LA    MUSIQUE.  179 

Biaise  :  if  falloir  aussi  employer  des  sons 
graves ,  pour  rendre  l'exclamation  suivante 
plus  sensible  : 

Ah  I  ma  femme  I  ,  . , 

On  ne  sait  rien  si  je  me  tais  ! 

Ma  fille  est  à  son  aise. 

Et  son  cœur  est  en  paix. 

La  modulation  est  heureuse  ;  c'est  la  première 
fois  que  Biaise  songe  à  cacher  le  crime  commis  : 
aussi  le  ton  de  ré  he'mol  ne  s'est -il  pas  fait 
entendre  dans  tout  ce  qui  a  précédé. 

Que  dis -tu,  Biaise  ! 
Que  je   me  taise  I 

II  y  auroît  eu  de  l'ignorance  à  mettre  en  chant 
CQs  deux  vers  qui  sont  indiqués  pour  être  en 
récitatif. 

Non  ,  non  ,  jamais. 
Non  ,  non  ,  jamais. 

Le  repos  après  cet  éclat  est  d'un  he\  effet. 

On  ne  sait  rien  si  je  me  tais  I 

Ma  femme  est  morte 

Eh  bien  ,  qu'importe  î 
Je  le  sais,  moi  ; 
JLa  bonne  foi , 
Voilà  ma  loi. 

M  z 


i8o  ESSAIS 

Tous  ceux  qui  avoient  intérêt  à  l'ouvrage  , 
vouloient  absolument  me  faire  changer  la 
musique  du  vers 

Je  le  sais  moi. 

li  failoit,  disoit-OR,  des  sons  élevés  et  forts 
pour  rendre  ce  vers.  Je  soutiens  que  c'étoit 
le  contraire ,  et  que  Blaïse  sembloit  dire  ,  Je 
le  sais  moi  (  dans  le  fond  de  mon  cœur  ),  et 
éclater  ensuite  sur 

La  bonne  foi 
Voilà  ma  loi. 

C'est  dire,  ma  bonne  foi  va  faire  éclater 
ie  secret  que  mon  cœur  renferme. 

Le  public  sentit  comme  moi  sans  doute , 
puisqu'il  interrompit ,  par  des  applaudisse- 
mens,  l'acteur  qui  le  fixoit  en  disant  d'une 
voix  grave  :  «  Je  le  sais  moi  ". 

Ce  monologue,  le  seul  peut-être  que  je 
ferai  dans  ce  genre,  où  la  déclamation,  l'har- 
monie et  la  mélodie  concourent  à  l'expression, 
m'a  paru  mériter  d'être  analysé.  On  m'a 
demandé  cent  fois ,  si  je  préférois  ce  morceau 
au  quatuor  \  je  dirai  qu'il  faut  un  sentiment 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  i8i 

plus  profond,  une  plus  grande  connoissance 
du  cœur  humain,  pour  faire  ce  monologue, 
et  qu'un  instant  d'inspiration  a  suffi  pour 
produire  le  quatuor. 

Le  public,  en  accordant  un  plein  succès  à 
cet  ouvrage  ,  se  confirma  cependant  dans 
i'idée  que  le  genre  gai  m'ctoit  refusé  :  les 
journaux  répétèrent  ce  que  le  public  avoit  dit, 
et  l'on  me  reprocha  de  faire  pleurer  à  l'opéra- 
comique.  Je  répondis  à  ce  reproche  par  la  pi^ce 
suivante. 


LE    TABLEAU    PARLANT, 

Paroles    à^Anseaume;    représenté    à    Paris   par   les 
Comédiens  italiens,  le  20  septembre  1769. 

Cette  pièce  me  parut  Id  meilleure  réponse 
que  je  pusse  faire  au  public.  Deux  succès  de 
suite  m'avoient  rendu  ma  gaieté  naturelle , 
que  j'aurois  eu  bien  de  la  peine  à  exciter  dans 
ie  temps  que  je  fis  le  Hiiron. 

C'est  dans  les  beaux  jours  du  printemps 
que  je  composai  le  Tableau  parlant  :  et  je  puis 
dire  que  pendant  deux  mois ,  chanter  et  rire 

M  3 


i82  ESSAIS 

fut  toute  mon  occupation  (2);  j'étois  si  plein 
de  mon  sujet,  qu'un  jour  après  le  dîner  je  fis, 
chez  l'ambassadeur  de  Suède,  quatre  morceaux 
de  musique  sans  interruption. 

Le    i/""  Pour  tromper  un  pauvre  vieillard,  &c. 

Le  2.^   Vous  étiez  ce  que  vous  n'êtes  plus. 

Le    3.*   La   tempête  de  Pierrot. 

Le  4..'   Le  duo  :  Je  brûlerai  d'une  ardeur  éternelle. 

Cette  fertilité  m'étonna  moi  -  même  :  elle 
seroit  dangereuse  pour  l'ignorant ,  ou  pour 
l'homme  qui  se  livre  rarement  au  travail  ; 
mais  l'artiste  qui  passe  les  nuits  à  réfléchir, 
doit  profiter  àts  prodigalités  de  la  nature. 

Je  finis  cet  opéra  à  Croix-Fontaine  :  on  y 
ût  la  lecture  du  Tableau  parlant ,  et  l'on 
plaignit  le  malheureux  musicien.  Le  Duc  de 
^*  *  *  y  fit  de  légers  changemens  que  je  com- 
muniquai ensuite  à  Anseaume ,  et  qu'il  adopta. 
Voilà  pourquoi  le  public  ,  après  le  succès  , 
attribua  ce  poëme  au  Duc  de  N***. 

Je  m'appliquai  sur- tout,  dans  cet  ouvrage, 
à  ennoblir,  autant  que  faire  se  pouvoit  sans 
blesser  la  vérité,   le  genre  de  la  parade;  et 


SUR    LA    MUSIQUE.  i8j 

c'est  une  attention  très-nécessaire  à  tout  com- 
positeur qui  traite  un  sujet  trivial. 

Une  des  premières  régies  dans  les  beaux 
arts,  est  de  donner  de  ia  noblesse  à  tout  ce 
qui  en  est  susceptible ,  en  imitant  la  nature , 
souvent  même  en  peignant  les  mœurs;  et  l'ar- 
tiste feroit  sagement  de  rejeter  tout  sujet  qui 
ne  peut  être  ennobli.  Cependant,  si  ce  procédé 
est  nécessaire ,  il  est  des  sujets  nobles  par  eux- 
mêmes  qui  exigent  une  attention  opposée.  Je 
n'entends  pas  que  l'artiste  dégrade  ceux  qui 
sont  nobles  ou  sublimes  ;  mais  il  doit  craindre 
que  l'exagération  ne  prenne  la  place  du  natu- 
rel ,  lorsqu'il  met  sur  la  scène  ou  les  dieux 
de  la  fable  ou  les  héros.  Les  artistes  grecs  et 
romains  n'avoient  pas  autant  que  nous  cet 
ccueil  à  redouter  :  alors  tout  étoit  grand  et 
nob^e  ;  ils  peignoient  d'après  leurs  modèles  , 
et  ne  redoutoient  point  de  n'être  pas  entendus, 
ni  de  paroître  gigantesques. 

Quand  j'entends  dire  que  les  arts  sont  dégé- 
nérés ,  j'entends  que  les  hommes  ne  sont  plus 
les  mêmes.  Si  l'on  jette  un  coup  d'œil  sur  les 
moeurs  actuelles ,  en  les  comparant  à  celles  que 

M  4 


i94  ESSAIS 

l'artiste  ne  peut  plus  peindre  qu'à  travers  une 
perspective  d'environ  deux  mille  ans,  qu'aper- 
çoit -  on  !  la  femme  plus  coquette  à  mesure 
qu'elle  avance  en  âge  *,  faire  passer  sa  fille  de 
son  sein  chez  une  nourrice,  et  de  là  dans  un 
couvent,  d'où  elle  ne  sortira  que  pour  rece- 
voir l'époux  qu'on  lui  donne  sans  la  consulter. 
Jadis  on  voyoit  la  femme  ,  belle  de  sa  vertu , 
fière  de  la  destruction  de  ses  charmes  ,  lors- 
qu'elle pouvoit  montrer  la  nombreuse  famille 
qui  lui  devoit  le  jour ,  ou  le  héros  dont  elle 
étoit  mère. 

Aujourd'hui,,  pour  faire  toujours  le  contraire 
des  anciens  ,  l'homme  de  génie  n'obtient  des 
éloges  qu'éiprês  décès.  On  encourage  les  morts, 
on  décourage  les  vivans;  les  gens  à  talens ,  pour 
forcer  la  multitude  à  les  admirer  seuls  ,  se 
déchirent  tous  mutuellement  ;  tandis  que  jadis 
l'homme  plus  fier  de  la  puissance  de  son  ctre 
que  de   son  mérite  personnel  ,    respectoit  le 


*  Quel  âge  a  madame  la  marquise  \  demandoit  un  de 
nos  rois.  —  Sire,  j'ai  quarante  ans.  —  Et  vous!  dit-il 
ensuite  au  fils  de  la  dame.  —  J'ai  le  même  âge  que  ma 
mère^   sire,  répond-il. 


\ 


SUR    LA    MUSIQUE.  185 

talent  par-tout  où  il  étoit,  et  jouissoit  des  chef- 
d'œuvres  des  hommes  ,  en  songeant  qu'il  étoit 
homme  lui-même.  Celui  qu'on  vouloit  recon- 
noître  pour  le  premier  de  son  état,  avouoit 
qu'il  n'étoit  que  le  second  ,  quand  son  rivai 
lui  avoît  fourni  les  idées  qu'il  avoit  mises  dans 
un  plus  grand  ordre. 

Les  hommes  de  génie  se  respectant  ainsi , 
forçoient  la  multitude  à  les  admirer.  Si  les  mu- 
siciens de  nos  jours  étoient  jugés  par  l'esprit  qui 
caractérisoit  les  anciens ,  l'on  nommeroit  Gluck 
et  Phil'uîor,  pour  la  force  de  l'expression  har- 
monique; Sacchini  et  Piccimii,  pour  la  tendre 
et  belle  expression  idéale;  Paîsiello,  Ciinarosa, 
pour  la  fraîcheur  des  idées  ;  Monsigny ,  pour 
les  chants  heureux;  Deiaide ,  pour  les  airs 
champêtres  ;  Haydn,  ^owx  la  richesse  des  compo- 
sitions instrumentales,  &c.  Mais  aujourd'hui, 
pour  tout  embrouiller,  l'on  compare  entre  eux 
àes  talens  qui  n'ont  que  de  légers  rapports , 
et  qui  ne  peuvent  en  avoir  de  plus  intimes 
sans  s'anéantir ,  en  rentrant  dans  le  tronc  dont 
ils  ne  sont  que  les  branches.  Les  Romains  gens 
de  lettres  eussent  dit,  d'une  voix  forte,  à  ces 


i8^  ESSAIS 

corrupteurs  de  la  vérité  :  «  Bêtes  brutes!  ne  voyez- 
3>  vous  pas  qu'il  faut  la  fraîcheur  de  l'eau  vive 
»  pour  peindre  ce  feuillage  ,  et  que  le  feu  du 
»  Tartare  n'est  pas  trop  ardent  pour  exprimer 
5i  la  fureur  du  héros  !  Laissez  donc  ces  rappro- 
»  chemens  ineptes;  cessez  de  tout  détruire ,  en 
»  confondant  ce  qui  doit  être  séparé  ». 

Que  manque-t~il  cependant  à  ce  dix-hui- 
tième siècle  pour  devenir  peut-être  le  plus  beau 
de  tous!  ce  siècle  de  lumière,  où  à^s  hommes 
rares,  en  tous  genres,  savent  mieux  que  jamais 
rapprocher  et  analyser  toutes  les  productions 
humaines  dont  ils  profitent,  et  dont  ils  écartent 
les  défauts  et  les  préjugés;  que  lui  manque-t-il, 
dis-je  \  une  seule  chose  ;  que  chaque  homme 
qui  pense ,  dise  :  «  Je  ne  dissimulerai  jamais 
«  la  vérité  que  j'aurai  sentie  au  fond  de  mon 
»  cœur  ».  Si  le  Français  ne  se  presse  d'être  juste 
autant  qu'il  est  instruit ,  l'Anglais ,  son  rival , 
lui  donnera ,  peut-être  ,  les  regrets  de  n'être 
qu'imitateur  dans  la  plus  sublime  des  vertus  *. 

Laissons  donc  à  chacun  le  genre  qui  lui  est 

♦  On  sait  que  ce  i/'yolume  a  paru  avant  la  révolution. 


SUR  LA  MUSIQUE.  187 
propre,  et  n'écoutons  plus  l'amateur  exclusif 
qui  vou droit  que  chacun  sacrifiât  à  son  idole. 
Qui  oseroit  décider  si,  en  musique,  l'harmonie 
doit  l'emporter  sur  la  mélodie!  Tout  dépend, 
je  crois ,  de  la  manière  de  les  employer.  Du 
reste  ,  s'il  faut  chercher  à  plaire  au  plus  grand 
nombre  des  spectateurs  ,  remarquons  qu'un  air 
de  chant  qui  se  rencontre  dans  un  ouvrage 
sévère,  peu  chantant,  mais  très-harmonieux, 
cause  un  délire  universel  ;  et  qu'au  contraire , 
un  morceau  aussi  harmonieux  que  sévère , 
placé  dans  un  ouvrage  dont  la  fraîcheur  et 
le  chant  font  le  caractère,  ne  produit  pas  le 
même  effet. 

Je  reviens  au  Tableau  parlant.  La  déclaration 
de  Cas  sandre,  Cet  aveu  charmant,  élo'ily  disoit- 
on ,  d'un  style  trop  aimable  ;  mais  je  connoissoi5 
l'acteur ,  et  je  savois  que  sa  voix  offriroit  le 
contraste  plaisant  que  je  désirois.  Cette  pièce 
n'eut  pas  d'abord  un  succès  aussi  décidé  que 
les  deux  précédentes.  Je  vis  Duni  après  la 
première  représentation  ;  je  lui  demandai  s'il 
étoit  toujours  content  de  r*oi  :  il  me  répondit 
qu'il  avoit  entendu  un  bon  duo.  Une  prude 


i88  ESSAIS 

dit  le  soir  au  souper  du  duc  de  ChoîseuJ ,  que 
l'on  ne  pouvoit  pas  entendre  deux  fois  cet 
opéra  ,  parce  que  les  accompagnemens  étoient 
d'une  indécence  outrce  :  Choiseul  invita  sa 
société  à  y  retourner  pour  s'en  convaincre.  Je 
fus  remercier  ce  ministre  de  la  protection  qu'il 
accordoit  à  mon  ouvrage ,  et  je  lui  en  offris  la 
dédicace. 

Le  succès  augmenta  avec  les  représentations. 
Les  acteurs ,  qui  d'abord  n'avoient  pas  osé  se 
livrer  à  la  gaieté  de  ce  genre,  finirent  par  y 
être  charmans.  ClairvaU  dans  le  rôle  de  Pierrot, 
et  madame  Laruette,  dans  celui  de  Colombiiie , 
furent  inimitables,  parce  qu'ils  surent  unir  la 
décence  et  la  grâce  à  la  gaieté  la  plus  folle. 

On  a  vu  quelquefois  des  écrivains  et  à^s 
artistes  médiocres  qui ,  n'ayant  pu  faire  tomber 
un  ouvrage  accueilli  du  public ,  ont  voulu  en 
dépouiller  le  véritable  auteur  pour  l'attribuer 
à  d'autres  ;  c'est  ce  qui  est  arrivé  au  Tableau 
-parlant. 

Un  musicien  italien  ,  aussi  ignorant  que 
mal-honnête  ,  voulut  me  contester  la  musique 
de  cet   ouvrage  ;   il  en  paria  d'abord  d'une 


SUR  LA  MUSIQUE.  189 
manière  équivoque  devant  une  nombreuse 
compagnie ,  dans  un  château  des  environs  de 
Paris  *.  On  le  força  de  s'expliquer;  c'étoit  ce 
qu'il  vouloir.  Il  avoua  donc  ,  avec  l'air  de  la 
répugnance,  qu'il  avoit  dans  son  porte-feuille 
presque  tous  les  airs  italiens  que  j'avois ,  disoit- 
il ,  fait  parodier.  On  conclut  de-là  que  mes 
ouvrages  précédens  n'étoient  pas  plus  de  moi 
que  le  Tableau  parlant  :  cependant  la  maîtresse 
du  logis  et  sa  sœur,  qui  prenoient  intérêt  à  mes 
succès  ,  en  étoient  affligées.  Elles  le  furent  bien 
davantage  lorsque  l'honncte  sig/ior  descendit 
son  porte-feuille ,  où  l'on  trouva ,  en  italien  , 
les  airs , 

Pour  tromper  un  pauvre  vieillard, .  .  .  dcls'ignor  Galluppi ; 

li  est  certains  barbons,  •..>,•.  „ 

ydel  signer  Pergoiè:^e; 
Vous  étiez  ce  que  vous  n'êtes  plus, , . .  i 

le  duo  , 

Je  brûlerai  d'une  ardeur  éternelle , .  .  .  del  signor  Trajetta, 

Ces  darnes  chantèrent  mes  airs  en  italien , 
non  sans    quelque   chagrin  ,    mais    il    fallut 

*  A  Montigni,  chez  madame  de  Trudaine. 


ipo  ESSAIS 

se  rendre  à  Tévidence  :  j'étois  un  fripon  en 
musique,  et  rien  de  plus.  Le  lendemain,  en 
se  promenant  dans  ie  parc  ,  la  conversation 
retomba  sur  moi  :  ces  dames  se  rappeioient 
tout  ce  que  leur  avoit  dit  l'ambassadeur  de 
Suède,  du  plaisir  qu'il  avoit  à  me  voir  com- 
poser. Avec  quelle  facilité ,  disoit  la  dame  du 
château ,  il  fit  ces  jours  derniers  ,  en  notre 
présence  ,  la  musique  sur  les  couplets  de 
Metastasio , 

Ecco  quel  fiero  instante. 
Addio  mia  nice,  addio  *  ; 

je  croîs  que  cet  Italien  nous  en  impose.  Pen- 
dant que  tout  le  monde  se  promène,  allons 
visiter  sa  chambre ,  peut-  être  découvrirons 
nous  quelques  indices. — Elles  y  furent  effecti- 
vement; ces  dames  trouvèrent  àçs  lambeaux  de 
papier  de  musique  en  quantité;  elle  ramassèrent 
tout ,  et  l'emportèrent  dans  leur  appartement 
avec  plusieurs  volumes  de  Metastasio ,  dont  ic 

*   L'on   a  depuis  parodié  cet    air  en  français,    dans 
V Amitié  à  répreuve. 

A  quels  maux  II  me  livre  '.  < 

Nelion  ,    Nelson,   «Stc, 


SUR    LA    MUSIQUE.  ipx' 

sîgnor  s'étoit  muni  pour  s'amuser  à  la  campagne 
en  me  rendant  ce  petit  service.  Ces  dames 
eurent  le  courage  de  rassembler  tous  ces  lam- 
beaux; elles  n'y  trouvèrent  absolument  que  des 
brouillons  des  airs  du  Tableau  parlant  sur  des 
paroles  de  Métastasio  ;  le  même  air  se  trouvoit 
avoir  été  essayé  sur  deux  ou  trois  sortes  de  vers 
difFérens.  La  compagnie  rentra ,  l'on  se  mit  à 
table  ;  ces  dames  affectèrent  de  parler  de  moi 
avec  peu  d'estime  pour  mes  talens  :  mais  au 
milieu  de  la  jouissance  du  signor,  elles  firent 
apporter  les  fragmens  rapprochés  les  uns  des 

autres Notre  Italien  fut  couvert  de  honte  ; 

et,  ne  trouvant  nul  subterfuge  pour  justifier 
sa  fourberie ,  il  avoua  que  le  besoin  l'avoit 
déterminé  à  parodier  mes  airs  qu'il  comptoit 
faire  graver ,  en  leur  prêtant  de%  noms  célèbres  : 
cette  excellente  excuse  n'empêcha  pas  qu'il  ne 
fût  chassé. 

J'ai  dit  plus  haut,  que  je  fis  quatre  morceaux 
de  musique  du  Tableau  parlant  en  une  séance  ; 
l'on  ne  peut  croire  combien  le  comte  de  Creut^, 
par  son  amour  pour  l'art  et  ses  bontés  encou- 
rageantes pour  l'artiste ,  excita  mon  zèle  et 


192  ESSAIS 

multiplia   mes  foibles    productions ,   pendant 

environ  huit  années  qu'il  voulut  bien  m'ho- 

norer  de  l'attachement  le  plus  pur  et  le  plus 

vrai. 

Né  d'un  caractère  tendre,  distrait  et  mélan- 
colique, instruit  dans  toutes  les  sciences,  auteur 
d'excellentes  poésies  très-estimées  à  Stockolm, 
la  musique,  qu'il  aimoit  de  passion,  sans  être 
musicien  ,  faisoit  le  bonheur  de  sa  vie. 

II  aimoit  sur-tout  à  me  voir  composer  ;  cinq 
ou  six  heures  de  travail  s'écouloient  en  un 
instant  pour  lui  comme  pour  moi.  Si  je  trouvois 
un  motif  convenable ,  il  le  sentoit  aussitôt , 
et  marquoit,  par  ses  exclamations,  combien  il 
étoit  satisfait.  Lorsqu'il  s'apercevoit  que  je 
tenois  la  bonne  veine ,  il  s'éloignoit  de  moi , 
de  peur  de  me  troubler,  et  il  m'applaudissoit  de 
loin  à  voix  basse.  J'étois  souvent  étonné  d'avoir 
passé  une  matinée  chez  moi,  sans  avoir  été 
dérangé  par  personne  ;  mes  domestiques  m'ap- 
prenoient  que  l'ambassadeur  leur  avoit  donné 
des  ordres  et  de  l'argent.  Si  j'étois  peu  disposé 
au  travail,  il  usoit  de  mille  petites  ruses 
pour   m'y   engager  ;    tantôt   il   piquoit  mon 

amour-propre^ 


SUR  LA  MUSIQUE.  193 
amour-propre,  en  disant  que  le  morceau  qui 
m'occupoit  étoit  d'une  difficulté  horrible  à 
mettre  en  musique  ;  tantôt  il  supposoit  que 
je  n'avois  pas  pris  garde  à  une  réminiscence 
que  j'avois  laissé  échapper  la  veille  ;  je  passois 
vite  à  mon  piano  pour  m'en  assurer  ,  et  dès 
qu'il  m'y  tenoit  c'étoit  pour  long-temps ,  et  il 
falloit  travailler.  Il  n'est  sorte  de  moyen  qu'il 
n'employât  pour  faire  sourire  mon  imagi- 
nation. 

Si  dans  quelques  sociétés  je  rencontrois 
en  préludant  quelque  trait  de  chant  qui  lui 
plût,  il  disparoissoit  un  instant,  et  m'apportoit 
du  papier  où  il  avoit  tracé  lui  -  même  des 
lignes  parallèles.  Ecrivez  vite  ce  trait  ,  me 
disoit-il,  il  peut  vous  servir.  —  Il  assistoit 
à  toutes  mes  répétitions  ;  si  l'impatience  me 
faisoit  parler  à  quelque  acteur  avec  trop  de 
chaleur,  mon  aimable  Comte  raccommodoit 
tout. 

L'on  connoissoit  si  bien  l'intérêt  qu'il  pre- 
noit  à  ma  musique,  que  fréquemment  sur  le 
théâtre  ,  après  quelque  ouvrage  nouveau  ,  ce 
n'étoit  pas  moi  qu'on  fclicitoit  :  de  Creuti  étcit 

TOME    I.  N 


ip^  ESSAIS 

entoure  ,  et  c'est   iui  qui  recevoît  les  corn- 

plimens. 

Parlerai -Je  de  ses  distractions?  Elles  m'é- 
toient  si  précieuses  ,  que  je  ne  puis  guères 
résister  au  plaisir  de  m'en  entretenir  un  ins- 
tant. Un  distrait  ne  peut  être  ,  je  crois ,  ni 
méchant ,  ni  dissimulé  :  la  crainte  de  se  faire 
trop  connojtre  ,  le  corrigeroit  bientôt.  Les 
femmes  qui ,  par  leur  constitution  physique 
et  leur  éducation  ,  ont  plus  besoin  que  nous 
de  dissimulation ,  me  semblent  en  effet  moins 
sujettes  à  ces  sortes  d'absences.  D'ailleurs,  les 
distractions  du  comte  de  Creutiy  ne  compro- 
mirent jamais  le  secret  de  l'état  ;  je  crois  même 
qu'il  a  pu  s'en  servir  quelquefois  pour  lui  être 
fidèle. 

On  lui  parloit  un  jour  en  ma  présence  de 
la  révolution  de  Suède,  en  le  pressant  de 
communiquer  son  avis  sur  les  démarches  ulté- 
rieures que  devoit  faire  la  cour  de  Stockolm 
auprès  de  celle  de  Versailles.  II  écouta  patiem- 
ment, et  profita  peut-être  des  avis  del'homnie 
d'esprit  qui  lui  parloit;  puis  tout-à-coup,  nie 
prenant  par  la  main  :  Vous  ne  connoissez  pas 


SUR  LA  MUSIQUE.  195 
sa  musique,  dit-il ,  si  vous  n'avez  pas  entendu 
ie  morceau  qu'il  ût  hier. 

II  gronde  un  de  ses  amis,  parce  qu'il  porte 
un  habit  de  drap  en  automne,  il  ie  renvoie 
chez  lui  pour  en  prendre  un  de  soie,  en  lui 
assignant  le  rendez -vous  de  chasse  où  il  va 
se  rendre  lui-même  ;  il  y  va  effectivement , 
mais  en  habit  de  drap  et  en  pelisse. 

Il  accroche  et  emporte,  sans  le  savoir,  avec 
la  garde  de  son  épée ,  la  perruque  du  vieux 
maréchal  de  Richelteu ,  qui  étoit  assis  plus  bas 
que  lui  au  spectacle  :  on  a  beau  crier,  il  n'en- 
tend rien ,  et  va  gravement  se  promener  dans 
les  foyers ,  jusqu'au  moment  où  on  lui  fait 
remarquer  son  nœud  d'épée. 

Il  tire  toutes  ses  sonnettes  à  trois  heures 
du  matin;  son  valet-de-chambre  accourt  tout 
effrayé.  —  Allez  vite  chercher  le  Baron  :  le 
Secrétaire  d'ambassade  arrive  :  —  Ah  !  mon 
ami,  vous  étiez  hier  chez  Grétry ,  ne  pourriez- 
vous  pas  vous  rappeler  un  trait  que  je  ne 
puis  retrouver  l 

II  a  l'honneur  d'annoncer  au  roi  le  mariage 
d'un  prince  de  i)uède,  Aprèi  avoir  fouillé  dans 

N  i 


19^  ESSAIS 

sa  poche ,  il  présente  sa  main  au  roi ,  mais  les 

lettres  de  sa  cour  sont  restées  chez  lui. 

Il  entre  dans  la  loge  de  madame  Laniette» 
Dépêchez -vous ,  madame,  on  va  commencer 
l'ouverture;  —  il  sort ,  ferme  la  porte  à  double 
tour ,  emporte  la  clé  et  rentre  dans  la  salle. 

Tel  étoit  cet  homme  rempli  de  candeur  et 
d'esprit  :  son  rang  étoit  le  seul  obstacle  qui 
m'empêchât  de  me  livrer  à  mon  penchant  pour 
lui.  Vous  me  félicitez  bien  froidement,  mon 
ami ,  me  disoit  -  il  un  jour ,  àes  bontés  dont 
mon  roi  vient  de  m'honorer.  —  Ah  !  lui  dis-je, 
vos  cordons  et  vos  titres  vous  éloignent  de 
moi ,  comment  voulez-vous  que  je  les  aime!  — 
Son  roi  le  fit  premier  ministre  ;  il  partit  :  mais 
bientôt  un  violent  accès  de  goutte  le  fit  périr 
à  f âge  d'environ  cinquante  ans.  Il  conserva 
jusqu'à  son  dernier  soupir  la  tranquillité  d'une 
ame  aussi  forte  que  pure. 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.         1 97 
SYLVAIN, 

Comédie  en  un  acte ,  en  vers ,  mêlée  d'ariettes  , 
paroles  de  Afarmontel ;  représentée  par  les 
Comédiens  italiens  ,  en  1 770, 

Quoique  le  public  paroisse  ne  désirer  au 
Théâtre  italien  que  des  opéra  comiques ,  l'on 
voit  qu'il  accorde  un  succès  constant  aux  pièces 
d'intérêt.  II  préfère  cependant  les  drames  tou- 
chans  dans  lesquels  ie  comique  est  naturellement 
lié  à  l'action  principale. 

Au  théâtre ,  plus  que  par-tout  ailleurs  ,  la 
variété  est  l'antidote  de  l'ennui  :  il  ne  faut 
cependant  exclure  aucun  genre.  Quelquefois 
l'ouvrage  le  plus  bizarre  renferme  le  germe 
d'un  ouvrage  excellent,  et,  par  des  changemens 
heureux,  il  deviendra  peut-être  un  modèle. 

Ce  n'est  pas  au  théâtre,  sans  doute,  qu'il 
faut  d'abord  montrer  ces  essais  ,  il  faut  obtenir 
la  sanction  des  gens  de  goût ,  ou  faire  mieux 
encore,  travailler  soi-même  jusqu'à  ce  que 
l'on  parvienne  à  n'avoir  plus  aucun  doute, 
aucune  incertitude  sur  toutes  les  parties  et  sur 

N  i 


ipS  ESSAIS 

les  détails  qui  par   leur  réunion  forment  un 

tout  :  il  en  est  de  même  pour  le  musicien. 

Par  exemple ,  je  promène  mes  idées  sur 
huit  vers  que  je  veux  mettre  en  musique  ;  ils 
ont  une  suite  et  des  rapports  entre  eux,  puis- 
qu'ils forment  une  même  strophe.  Après  en 
avoir  fait  la  musique ,  ion  se  voit  loin  du  but 
où  l'on  croyoit  parvenir  ;  faut  -  il  pour  cela 
rejeter  ce  qu'on  a  fait  !  pas  toujours  ;  mais 
bouleversez  en  tous  sens  ces  premiers  maté- 
riaux ,  jetez  le  commencement  à  la  fin  ,  la  fin 
au  milieu,  le  milieu  au  commencement;  soit 
hasard ,  ou  plutôt  un  sentiment  secret  qui 
opère  en  nous  ,  ainsi  que  la  nature  lorsqu'elle 
rassemble  des  matières  homogènes ,  vous  vous 
trouverez  peut-être  satisfait.  Tout  existoit 
dans  le  premier  jet  sans  doute,  mais  la  com- 
binaison nouvelle  vous  a  donné  des  formes , 
des  nuances,  des  oppositions,  une  gradation 
telle  enfin  qu'il  ne  vous  reste  souvent  rien 
à  désirer. 

L'artiste  le  plus  habile  est  donc  celui  qui 
sait  le  mieux  rectifier  ies  écarts  de  son  ima- 
gination ,  en  donnant  à  son  ouvrage  un  tour 


SUR    LA    MUSIQUE.  199 

naturel ,  qui  souvent  n'est  que  .le  fruit  d'un 
travail  pénible. 

Après  cela  soyons  fiers  de  nos  talens ,  foibles 
créateurs ,  qui  ne  formons  presque  jamais  que 
des  êtres  contrefaits  pour  les  rectifier  ensuite! 
La  création  est  fille  de  la  liberté ,  la  perfection 
est  le  produit  des  difficultés  vaincues. 

Avant  les  répétitions  de  Sylvain ,  Je  fus 
prié  de  me  rendre  à  l'assemblée  des  comédiens; 
j'appris  que  les  actrices  chargées  de  leraploi 
des  mères  ,  mettoient  opposition  à  la  repré- 
sentation de  la  pièce,  parce  que  le  xoled! Hélène 
ieur  appartenoit,  et  non  à  madame  Laruette  à 
qui  nous  l'avions  confié.  Ce  délai  auroit  été 
long  s'il  avoit  fallu  faire  intervenir  des  ordres 
supérieurs.  Je  pris  le  parti  d'approuver  leur 
réclamation  ,  et  je  donnai  sur-le-champ  ce  rôle 
ù  la  plus  ancienne  des  mères;  elle  sentit,  par  la 
manière  dont  le  rôle  étoit  fait,  que  c'étoit  une 
épigramme.  On  nous  laissa  faire. 

Si  Sylvain  eût  été  mon  pren»ier  ouvrage, 
il  est  probable  que  j'eusse  essuyé  bien  d'autres 
difficultés;  et  peut-être  le  j'envoi  de  la  pièce. 

Alolière  étoit  maître  de  sa  troupe;  combien 

N  4. 


S.00  "     ESSAIS 

de  sacrifices  n'eût -il  pas  été  obligé  Je  faire  au 
préjudice  de  son  art ,  s'il  eût  comme  nous  tra- 
vaillé pour  des  acteurs  maîtres  de  leur  théâtre , 
et  des  pièces  qu'on  y  représente  *  l 

La  première  répétition  de  ia  musique  de 
Sylvain  ne  fit  point  d'effet;  j'en  sortis  chagrin. 
Le  monologue ,  Je  puis  braver  les  coups  du  sort , 
ne  m'avoit  fait  nulle  impression  ;  àhs  le  soir 
même  j'en  fis  un  autre.  Ce  travail  fut  pénible, 
,  car  je  croyois  avoir  saisi  le  sens  juste  de  la 
situation  et  des  paroles.  Il  falloit  changer  de 
système  ;  je  retournois  en  vain  mes  idées  de 
mille  manières ,  rien  ne  pouvoit  me  contenter. 
Cailleau  vint  fort  heureusement  chez  moi ,  ii 
jeta  mon  nouvel  air  au  feu,  et  jamais  sacrifice 
ne  me  parut  plus  doux. 

Les  répétitions  suivantes  firent  plus  d'efièt 
à  mesure  que  chaque  acteur  se  pénétra  de  son 
rôle  ;  ce  qui  prouve  que  plus  une  composition 
est  sévère ,  plus  il  faut  de  temps  pour  bien 
l'apprécier.  Fendant  les  répétitions  d'A/ceste 
de  Gluck ,  je  sais  qu'il  fut  question  à  l'Opéra 

*  Voyez  la  préface  du  Théâtre  de  Cailhava, 


SUR  LA  MUSIQUE.  2ot 
d'assembler  un  comité  pour  y  délibérer  si  l'on 
donneroit  au  public  cette  belle  production. 

Marmontel  me  conduisit  chez  mademoiselle 
Clairon  ;  j'exécutai  le  duo  ,  Dans  le  sein  d'un 
père,  dont  elle  parut  contente ,  à  quelques  vers 
près  qu'elle  ne  trouvoit  pas  assez  déclamés  :  je 
ia  priai  de  me  les  indiquer  ;  elle  déclama  ;  et 
voyant  que  je  copiois  ,  en  chantant ,  ses  intona- 
tions, sts  intervalles  et  ses  accens, — Comment, 
disoit-elle  ,  le  chant  a  ce  pouvoir?  J'avoue  que 
jusqu'à  ce  jour  je  i'avois  ignoré.  —  Ce  furent 
ces  vers , 

Sa  voix  gémissante 
Dira  j'ai  promis,... 
Te  soit  toujours  chère.,,., 

dont  je  corrigeai  la  musique  d'après  la  décla- 
mation de  la  célèbre  Clairon, 

La  représentation  de  Sylvain  eut  le  même 
succès  que  Lucile;  le  dénouement  fit  un  grand 
effet  ;  un  accident  qui  arriva  à  Cailleau^  y  con- 
tribua. En  se  jetant  aux  genoux  de  son  père , 
il  voulut  les  embrasser  ;  celui-ci  recula  mal- 
adroitement, et  fit  perdre  l'équilibre  à  Caillean, 
qui ,  se  sentant  chanceler ,  sut  tirer  parti  de 


2.QZ  ESSAIS 

l'accident ,  en  se  jetant  la  face  contre  terre. 
L'attitude  parut  naturelle  et  la  situation  déchi- 
rante. Ce  dénouement  eut  un  succès  complet  ; 
mais  l'effet  n'en  eût  pas  été  senti  ,  et  des 
éclats  de  rire  eussent  remplacé  peut-être  les 
applaudissemens ,  sans  la  présence  d'esprit  de 
l'acteur. 

Le  même  homme  qui  avoit  joué  le  rôle  de 
père  de  Sylvain  à  Paris ,  fut  ensuite  en  province 
jouer  celui  de  Sylvain;  pour  imiter  Cailleau  il 
se  jeta  par  terre,  mais  si  mal-adroitement  qu'il 
fît  tomber  son  père,  qui,  dans  sa  chute,  en- 
traîna Baille.  Ils  s'en  relevèrent  tous  cependant, 
et  le  père  de  Sylvain ,  continuant  son  rôle  , 
dit  :  «  De  quinze  ans  de  chagrin ,  voilà  donc 
^^  la  vengeance  >'  ! 

Les  gens  instruits  remarquèrent  que  \q% 
chants  àes  deux  époux ,  Sylvain  et  Hélène , 
portoient  un  caractère  de  tendresse  moins 
passionnée  que  celle  dei  amans  que  l'hymen 
n'a  point  encore  unis. 

Ces  nuances  sont  délicates  ;  elles  existent 
cependant  ;  c'est  sur-tout  dans  le  duo ,  Dans 
h  sein  d'un  père ,  où  j'ai  cherché  à  nuancer  le 


SUR  LA  MUSIQUE.  aoj 
sentiment  de  i'amour  avec,  si  j'ose  le  dire,  Ja 
sainteté  du  nœud  qui  unit  les  époux. 

Ce  sont  les  plaintes  de  la  raison  offensée ,  et 
non  les  cris  des  passions  contrariées.  La  prière 

O  ciel  de  nos  vœux  tu  vois  l'innocence,  &c. 

a  mouillé  mes  yeux  à  l'instant  où  j'en  trouvai 
la  mélodie;  pourquoi  rougirois-je  de  le  dire! 
Lorsque  la  musique  de  cet  ouvrage  fut  gravée, 
l'on  me  fit  remarquer  une  faute  dans  le  récitatif 
^Hélène ,  après  ce  vers , 

Mes  enfans  sont  les  tiens,  ne  punis  que  leur  mère. 

11  falloît  quelques  notes  d'orchestre  pour  mieux 
amener  le  vers  suivant  : 

En  les  voyant  il  les  plaindra. 

Je  prie  les  actrices   de  faire  un  repos  à  cet 
endroit,  pour  suppléer  à  ce  que  j'ai  omis. 
Puisque   j'ai  touché  l'article   Aqs  fautes    à 
i  corriger  ,  en  voici  encore  une ,  sans  compter 

celles  que  j'ignore.  Dans  le  duo, 

J'ai  fait  une  grande  folie....  (  de  YAm't  de  la  maison  ). 
Cliton  dit  : 


jgaxxz^ïu' t^  M  Ni! 


i)ou-vcnt     le     plus     sa  -  -  -  gc  s'ou  -  -  bli  -  c. 


204  ESSAIS 

Célicoiir  répond  ; 


Sou  -  vent    le    plus    ru se  s'ou  -  bli-e. 

Pour  mieux  déclamer  j'auroîs  voulu  : 


Sou-  vent    le    plus     ru  -  -  se  s'ou  -  bli-e. 

Quoi  !  diront  mes  critiques,  toujours  parler 
des  fautes  de  déclamation ,  et  pas  un  mot  de 
celles  contre  l'harmonie  !  —  Je  sais  que  j'en 
fais  quelquefois  ,  mais  je  veux  les  faire. 

Qu'on  dise  qu'un  écrivain  ne  parle  pas  sa 
langue ,  lorsque  %qs  phrases  sont  entortillées  > 
et  qu'il  se  sert  d'expressions  impropres  ;  mais 
celui  qui  crée  un  mot  pour  rendre  son  idée,  a 
raison  ;  nulle  expression  à  son  gré  ne  peut 
remplacer  celle  qu'il  s'est  permise. 

Il  en  est  de  même  quand  on  se  permet  un 
accord  ou  une  combinaison  de  sons ,  peu  ou 
point  usitée  :  c'est  à  la  sensibilité  à  juger  son 
effet  respectivement  à  la  situation  où  elle  est 
employée  ;  c'est  à  la  théorie  à  la  consacrer 
ensuite  comme  règle.  Le  sentiment  rejette  mille 


SUR    L  A    MUSIQU  E.  205 

fois  ce  que  la  docte  combinaison  des  sons  veut 
lui  donner  comme  une  découverte;  mais  jamais 
la  règle  ne  s'est  trouvée  en  défaut  lorsque  la 
vérité  d'expression  a  forcé  le  compositeur  à 
étendre  les  limites  des  combinaisons. 

Une  licence  n'est  donc  pas  une  faute  :  mais 
tel  maître  doit  sagement  défendre  à  son  élève 
ce  qu'il  fera  lui-même  l'instant  d'après  ;  j'en  ai 
dit  les  raisons  ailleurs. 

Il  y  aura  dans  tous  les  temps  une  mésin- 
telligence physique  entre  l'homme  ardent  qui 
5e  permet  une  licence  ,  et  l'homme  froid 
qui  la  critique.  Ce  sont  les  deux  extrêmes 
de  la  nature,  qui  cherchent  en  vain  à  se  rap- 
procher. 

Dans  les  chœurs  où  domine  la  mélodie, 
je  conseille  de  faire  chanter  les  tailles  ,  ou 
plutôt  les  haute-contres  avec  les  dessus ,  en 
rejetant  dans  l'orchestre  le  complément  de 
l'harmonie,  car  il  n'est  point  d'oreille  délicate 
qui  ne  soit  désagréablement  affectée  lorsque 
ces  parties  de  haute- contres  psalmodient  sur 
deux  ou  trois  notes  aiguës,  où  elles  semblent 
clouées. 


2o<?  ESSAIS 

Les  chœurs  plus  sévères  doivent  être  com- 
plets ;  il  seroit  impardonnable  de  manquer 
d'harmonie,  lorsque  la  mélodie  n'asservit  le 
compositeur  que  jusqu'à  un  certain  point. 

Croire  cependant  que  l'on  puisse  toujours 
joindre  aux  grâces  de  l'expression  la  correction 
sévère  de  i'harmonie ,  est  une  erreur.  Soyons 
persuadés    qu'une    sévérité    trop    rigoureuse 
dans  les    beaux  arts ,  efîraie  les   grâces.   Les 
Italiens  ne  remplissent  pas  tous  les  accords, 
et  c'est  le  goût  qui  les  guide  dans  ces  omissions. 
Non ,  il  ne  faut  pas  tout  employer  à-la-fois  ; 
nous  avons  plus  que  jamais  de  quoi  choisir. 
Que  les  musiciens  disent  combien  de  combi- 
naisons harmoniques  on  emploie  aujourd'hui , 
qui  n'existoient  pas  et  qui  auroient  révolté  les 
puristes  il  y  a  trente  ans  :  les  ouvrages  à^ Haydn 
en  offrent  mille  exemples.  Elles  ne  sont  pas 
épuisées  ces  combinaisons  ;  la  gamme  chro- 
matique renferme  douze  sons,  qui   donnent 
douze  gammes  à  combiner,  et  que  le  sentiment 
combine  plus  souvent  que  l'art  *. 

*   Je  ne  parle  que  du  mode  majeur  ;  car  en  changeant 
ies  modes  j  on  auroit  vingt-quatre  gammes. 


SUR    LA    MUSIQUE.  207 

Je  dis  donc  que  tout  est  permis  à  l'artiste 
qui  saisit  la  nature  sur  le  fait  :  les  vingt-quatre 
gammes  ne  sont  que  la  palette  du  peintre  ; 
vouloir  lui  prescrire  le  rapprochement  de  ses 
couleurs  est  une  sottise  :  c'est  lui  défendre  d'ctre 
original. 

L'ancien  contre-point,  malgré  sa  sévérité, 
ne  dit  presque  rien  à  l'imagination. 

Pourquoi  recherche-t-on  davantage  le  plus 
petit  dessin  de  Raphaël ,  qu'un  morceau  de 
fugue  d'un  grand  maître!  Parce  que  l'harmonie 
ne  représente  rien  ou  peu  de  chose.  Un  dessin, 
quel  qu'il  soit ,  représente  toujours  un  objet 
déterminé,  ne  fût-ce  qu'un  œil,  une  oreille, 
la  feuille  d'un  arbre,  &:c.  Voilà  pourquoi 
chacun  s'amuse  en  dessinant ,  tandis  que  les 
élèves  en  musique  s'ennuyent  en  faisant  des 
fugues.  Mais  que  l'harmonie  chante  ou  peigne 
à  son  tour ,  aussi-tôt  elle  devient  active  et 
acquiert  une  valeur  réelle.  Quelquefois ,  je 
l'avoue ,  la  mélodie  est  vag^ie  :  c'est  un  de 
s^  avantages  ;  et  si  l'harmonie ,  pour  être 
appréciée,  exige  une  connoissance  approfondie 
des  règles ,  la  mélodie  demande    une  oreille 


£o8  ESSAIS 

délicate,  et  sur-tout  une  ame  tendre  et  sensible* 
Cependant  un  beau  chant,  quoique  vague  pour 
bien  des  gens ,  ne  l'est  pas  pour  tout  le  monde« 
Si  le  compositeur  a  été  affecté  en  le  créant,  tôt 
ou  tard  il  trouvera  une  anie  qui  éprouvera 
la  même  sensation.  Quelquefois  après  dix 
années  ,  on  m'a  parlé  d'un  trait  que  je  croyois 
n'avoir  été  senti  que  de  moi. 

Il  doit  y  avoir  un  tourment  secret  pour 
l'homme  médiocre  qui  veut  rendre  des  sen- 
sations qu'il  n'a  pas,  car  l'homme  qui  est. 
persuadé  d'avoir  bien  fait,  d'avoir  senti  juste, 
éprouve  une  satisfaction  qu'on  ne  peut  lui 
ravir.  Je  pense  même  que  la  musique  donne 
des  jouissances  supérieures  à  celles  des  autres 
arts ,  parce  que  les  sons  toujours  mélodieux 
ou  harmonieux  dont  se  repaît  le  musicien , 
agissent  plus  directement  sur  les  nerfs.  L'on 
a  demandé  dans  un  journal  de  Paris,  s'il  étoit 
vrai  que  les  musiciens  vécussent  plus  long- 
temps que  les  autres  hommes ,  et  quelle  en 
étoit  la  cause.  Peut-être  viens-je  de  répondre 
à  ces  questions. 

Par  une  erreur  involontaire,  un  homme  de 

lettres 


SUR    LA    MUSIQUE.  20^ 

lettres  très-estimable  a  imprime  dans  le  Mer- 
cure de  France,  que  Marmontel  avoit  parodie 
les  paroles  du  duo  , 

Dans  le  sein  d'un  père  ,  &c. 

sur  ma  musique  déjà  faite  :  les  musiciens  ne 
voulurent  pas  le  croire  ;  mais  comme  tout  le 
monde  n'est  pas  musicien  ,  je  me  crus  oblige 
de  relever  publiquement  cette  fausse  assertion. 
Très-peu  de  gens  de  lettres  ont  assez  de  con- 
noissance  du  langage  et  de  la  ponctuation 
musicale,  pour  réussir  en  ce  genre  de  travail, 
qui  favoriseroit  la  musique  en  donnant  des 
entraves  à  la  poésie.  Jusqu'à  ce  jour,  l'on  a 
fait  des  vers  sur  un  air  de  danse  ,  sur  \\\\ 
vaudeville  ,  sur  un  chant  dont  les  phrases 
symétriques  font  sentir  fortement  le  rhythme 
et  la  cadence  ;  mais  une  scène  pathétique  où 
chaque  note  d'expression  doit  rencontrer  la 
syllabe  qui  doit  être  exprimée ,  est  d'une  bien 
plus  grande  difficulté.  Cependant  la  musique 
fait  chaque  jour  des  progrès  parmi  les  gens  de 
lettres.  Qui  mieux  qu'un  pcëte  doit  sentir  les 
rapports  intimes  d'un  chant  expressit  avec  la 
parole  à  laquelle  il  doit  sa  naissance  ! 

TOME     I.  ,0 


210  ESSAIS 

J'ai  assez  souvent  eu  lieu  d'admirer  avec 
combien  de  facilité  Marmontel  a  mis  en  paroles 
plusieurs  morceaux  de  musique  qui  se  trouvent 
dans  nos  opéra ,  pour  croire  que  cet  art  peut 
se  perfectionner  au  point  de  parodier  les  mor- 
ceaux de  musique  les  plus  difficiles. 

Ah!  que  tu  m'attendris.  .  .  .    ^dans  le  Hiiron) 

étoit  un  chant  que  j'avois  dans  la  tête,  et  dont 
Afarmontel  ût  un  duo.  Le  premier  air  de  Lucile, 

Qu'il  est  doux  de  dire  en  aimant.  .  .  . 

a  été  en  partie  fait  sur  la  musique,  et  je  dirai 
pourquoi. 

Les  paroles  de  cet  air  qui  commençoit  de 
même  par 

Qu'il  est  doux  de  dire  en  aimant.  .  .  . 

étoient  par  hasard  absolument  les  mêmes ,  pour 
le  nombre  des  syllabes  et  des  vers  ,  que  l'air 
du  Huron , 

Si  jamais  je  prends  un  époux.  .  .  , 

Cette  ressemblance  que  j'aperçus  mal- 
heureusement ,  me  fit  composer  un  air  qui 
ressembloit  à  celui  du  Huron.  Je  voulus  lutter 


s  U  R    L  A    iM  U  s  I  0  U  E.  2  t  t 

contre  les  obstacles  ;  mais ,  fatigue  de  mon 
travail ,  je  donnai  l'essor  à  mon  imagination 
en  abandonnant  souvent  les  paroles ,  espérant 
que  Marmonîel  me  tireroit  de  l'embarras  dans 
lequel  il  m'avait  mis ,  ce  qu'il  fit  en  changeant 
la  mesure  des  vers,  et  les  adaptant  à  la  musique 
faite.  Le  petit  duo, 

Avec  ton  cœur  s'il  est  fidèle.  ... 

dans  le  Sylvain; 

Toi,  Zémire,  que  j'adore.... 

fut  aussi  parodié  ;  mais  CQ'i  deux  morceaux 
avoient  été  composés  sur  des  paroles ,  ce  qui 
diminue  considérablement  le  travail  du  paro- 
diste  :  ils  étoient  dans  les  Mariages  Samnites 
exécutés  chez  le  prince  de  Conti, 

Sylvain  est  un  àas  poëmes  que  j'ai  le  plus 
travaillés  :  pourquoi  ne  pas  faire  toujours  de 
même  ,  dira-t-on  !  parce  qu'un  travail  obstiné 
nuiroit  à  telle  production  ,  autant  qu'il  con- 
vient à  telle  autre. 

Croit -on  que  les  combinaisons  multipliées 
A^s  accompagnemens  soient  ce  qu'il  y  a  de 
plus  difficile  à  faire  î  On  se  trompe  :  c'est  la 

O   2 


£12  ESSAIS 

juste  mesure  de  ce  qu'il  faut ,  qui  est  difficile 
à  saisir.  Pour  bien  écrire  en  vers  ou  en  prose, 
il  ne  faut  pas  tout  dire  :  c'est  la  même  chose 
en  musique  ;  il  est  des  pédans  de  tout  genre.  • 
}  :  Quand  votre  chant  est  significatif,  je  veux 
dire  d'une  mélodie  bien  déclamée ,  gardez- 
vous  de  surcharger  vos  accompagnemens.  Si  le 
chant  n'est  pas  l'ame  de  votre  composition  , 
faites  un  bon  quatuor  instrumental  dessus,, 
bien  compliqué  ,  bien  syncopé  ;  au  défaut  des 
âmes  sensibles ,  les  savans  vous  applaudiront. 
La  première  manière  est  celle  qui  me  plaît;  je 
garde  la  seconde  pour  occuper  ma  y i^iile^se, 

no:)  t)jj  .':'■• 
-^ 

LES    DEUX    AVARES, 

Comédie   en    deux   actes,    paroles   de    FcnouH/ot- 

.    ■      • 1. 

Fdlbaîre;  repre'sentce    à   Fontainebleau    le    17 

octobre   1 770 ,  et  à  Paris  le   6  de'cenibre  de  fa 

ïnême  année. 

Cet  ouvrage  n'a  pas  eu  un  brillant  succès 
dans  l'origine  ,  cependant  on  l'a  depuis  repré- 
senté plus  souvent  que  mes  précédentes  pièces  ; 


SUR    LA    MUSIQUE.  21- 

i'originaïité  du   sujet  et   la  facilité  de  l'éxe- 
cution en  général  y  ont  sans  doute  contribué. 
J'estime  l'air 

Sans  cesse  auprès  de  mon  trésor.... 

et  le  duo 

Prendre  ainsi  cet  or,  ces  bijoux..  ». 

Cependant,  je  dois  dire  que  le  bas  comique 
n'est  pas  le  genre  qui  flatte  mon  imagination. 
J'avois  pris  plaisir  à  ennoblir  Colomhine  et 
Pierrot  dans  ie  Tableau  parlant  ;  mais  pou- 
Yois-je,  sans  invraisemblance ,.  faire  de  mcme 
pour  Martiu  et  Cr'ipon  !  Les  amoureux  de  la 
parade  nous  présentent  la  charge  de  la  vraie 
galanterie;  elle  peut  même  se  parer  d'une  teinte 
de  noblesse  ;  mais  on  ne  peut,  sans  blesser  la 
vérité ,  ennoblir  àes  caractères  vils.  L'avarice 
est  cependant  une  passion  dont  \ts  nuances 
peuvent  être  saisies  :  l'inquiétude,  la  joie,  le 
chagrin  de  l'avare  ont  un  caractère  qui  leur 
est  propre;  il  est  ridicule  en  tout,  puisque  sa 
passion  est  hors  de  nature. 

La  défiance,  le  soupçon  donnent  une  couleur 

o  ^ 


214  ESSAIS 

sombre  à  toutes  ses  actions ,  que  le  musicien 
peut  saisir.  Pourquoi  cette  passion  existe-t-eiie  ? 
pourquoi  l'homme  devient-il  économe  et  avare, 
lorsqu'il  va  quitter  la  vie!  croit-il  que  la  nature 
fera  un  miracle  en  sa  faveur  !  Une  pierre  peut- 
elle  s'arrêter  au  milieu  de  sa  chute  ! 

La  philosophie  la  plus  éclairée  donneroit  à 
peine  les  raisons  de  la  démence  puérile  de  celui 
qui  veut  tout  conserver  à  l'instant  de  son 
anéantissement. 

La  mauvaise  exécution  en  musique  peut 
défigurer  les  meilleures  choses  :  la  Marche  des 
Janissaires  en  est  un  exemple  frappant.  Je 
i'avois  faite  depuis  long-temps  à  la  sollicitation 
d'un  colonel  qui  m'en  demandoit  une  pour  son 
régiment,  je  la  lui  envoyai:  on  l'exécuta;  elle 
parut  détestable.  Cette  même  marche ,  em- 
ployée dans  les  Deux  avares,  eut  un  plein  succès. 
Presque  tous  les  régimens  se  l'approprièrent , 
et  le  colonel  qui  l'avoit  rejetée,  ne  fut  pas  le 
dernier  à  l'adopter. 

Il  est  pernicieux  pour  l'artiste  qui  cherche 
des  succès ,  de  se  livrer  aux  con-ipiaisances 
de  société  :  le  cercle   à^ts  idées  prescrit  par 


SUR    LA    MUSIQUE.  215 

fa  nature  s'épuise  rapidement ,  et  il  semble 
que  l'homme  qui  s'occupe  souvent  d'objets 
détachés,  perd  les  facultés  nécessaires  pour  pro- 
duire un  ensemble  tel  que  l'exige  un  ouvrage 
important. 

Je  n'ai  jamais  entendu  le  Chœur  des  Jams- 
s  air  es , 

Ali  I  qu'il  est  bon  ,  qu'il  est  divin  I .  . . 

sans  une  peine  extrême  ;  les  tourmens  que  ce 
morceau  m'a  fait  souffrir  en  le  composant ,  eu 
sont  la  cause. 

J'étois  conduit-aux  portes  du  tombeau  par  de 
violens  accès  de  fièvre  que  j'éprouvois  depuis 
un  mois  ,  lorsque  l'auteur  ^es  Deux  avares  se 
présenta  chez  moi  ;  on  lui  dit  que  j'étois  très- 
mal  :  cependant ,  comme  je  fus  le  premier  à 
lui  parler  de  l'ouvrage  que  nous  venions  de 
terminer ,  il  glissa  sous  mon  chevet  une  lettre 
cachetée  ,  en  me  recommandant  de  ne  point 
l'ouvrir  que  ma  santé  ne  fût  rétablie.  Tout 
le  monde  connoît  l'inquiétude  que  donne 
•un  paquet  cacheté  ;  je  l'ouvris  derrière  mes 
rideaux,  et  je  trouvai  le  Chœur  Jcs  Janissaires , 

O  4 


i>i6  ESSAIS 

que  l'auteur  disoit  nécessaire  à  sa  pièce ,  et 
qu'il  me  prioit  de  mettre  en  musique  ie  piuiôt 
possible.  11  fut  obéi  ;  dans  l'instant  j'y  travaillai 
malgré  moi.  Je  crus  ,  après  m'cire  débarrassé 
de  ce  fardeau  ,  retrouver  le  repos  qui  m'étoit 
si  nécessaire  ;  mais  non  ,  la  crainte  d'oublier 
ce  que  je  venois  de  faire,  me  poursuivit  pen- 
dant quatre  jours  et  quatre  nuits.  J'eiilt-ndois 
exécuter  ce  chœur  avec  toutes  ses  parties  ; 
i'avois  beau  me  dire  qu'il  étoit  impossible  que 
je  l'oubliasse  ;  j'avois  beau  m'occuper  forte- 
ment de  quelqu  autre  objet  pour  me  distraire  ; 
j'entrois  inutilement  dans  les  détails  d'une 
partition,  en  me  disant,  les  violons  feront  ce 
trait,  les  bassons  soutiendront  cette  note,  les 
cors  donneront  ou  ne  donneront  pas ,  &c. 
après  quelques  minutes ,  un  orchestre  infernal 
recommençoit  encore 

Ah  1  qu'il   est  bon  ,  qu'il  est  divin  !  .  . .. 


Mon  cerveau  étoit  comme  le  point  central 
autour  duquel  tournoit  sans  cesse  ce  morceau 
de  musique  sans  que  je  pusse  l'arrêter.  Si 
l'enfer  ne  connoît  pas  ce  genre  de  supplice. 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  217 

il  pourroit  l'adopter  pour  punir  les  mauvais 
musiciens.  Pour  me  préserver  d'un  délire  mor- 
tel ,  je  crus  qu'il  ne  me  restoit  d'autre  remède 
que  d'écrire  ce  que  j'avois  dans  la  tête;  j'enga- 
geai mon  domestique  à  m'apporter  quelques 
feuilles  de  papier  ;  ma  femme ,  qui  étoit  sur  un 
lit  de  repos  à  mes  côtés ,  s'éveilla ,  et  me  crut 
agité  d'un  délire  semblable  à  celui  que  j'avois 
eu  quelques  jours  auparavant;  j'eus  peine  à  lui 
persuader  l'horreur  de  ma  situation ,  et  les 
fruits  que  j'attendois  de  mon  travail  :  j'achevai 
la  partition  au  milieu  de  ma  famille  muette, 
après  quoi  je  rentrai  dans  mon  lit  où  je  trouvai 
le  repos. 

.Après  un  assoupissement  aussi  long  que 
salutaire  ,  le  plus  beau  réveil  contribua  sans 
doute  il  hâter  ma  convalescence.  Une  mère 
adorée,  que  j'avois  quittée  avec  tant  de  regrets, 
fut  l'objet  qui  frappa  ma  vue.  Inquiète  de  ce 
qu'on  lui  avoit  écrit  de  ma  santé,  sa  tendresse 
l'avoit  fait  voler  auprès  d'un  fils  qui  la  pressoît 
de  venir  s'établir  à  Paris.  Elle  fut  témoin  des 
soins  touchans  que  prenoit  de  moi  ma  jeune 
épouse  ;   étonnée  de   voir  une  jeune  Icmme 


îiiff  ESSAIS 

française  se  livrer ,  avec  plaisir ,  aux  travaux 
les  plus  durs  ,  elle  l'aima  autant  que  son  fils , 
et  nous  promit  de  ne  jamais  nous  quitter  :  elle 
est  aujourd'hui  âgée  de  quatre-vingts  ans 
passés ,  et  jouit  de  la  meilleure  santé. 


L'AMITIÉ    A    L'ÉPREUVE, 

Comédie  en  deux  actes,  en  vers,  remise  ensuite 
en  trois  actes  ,  par  Favart  ;  représentée  à  Fon- 
tainebleau ,  le  13  novembre  1770 ,  et  à  Paris, 
le   17  janvier  1771. 

Avant  d'avoir  essuyé  la  maladie  dont  je 
viens  de  parler ,  et  après  avoir  fait  la  musique 
àts  Deux  avares,  je  composai  celle  de  ï Amitié 
à  l'épreuve.  Aucun  de  mes  ouvrages  ne  m'a 
coûté  tant  de  peine ,  et  jamais  il  ne  me  fut  plus 
difficile  d'exalter  mon  imagination  au  point 
convenable  (  3  )  ;  mes  forces  diminuoient  de 
telle  manière  en  composant  la  musique  de  ce 
poëme  ,  que  je  fus  au  moins  huit  jours  à  cher- 
cher et  à  trouver  enfin  le  coloris  que  je  voulois 
donner  au  trio, 

Remplis  nos  cccurs ,  dor.ce  amitié. 


SUR    LA    MUSIQUE.  219 

Ce  fut,  pour  ainsi  dire ,  la  crise  et  ies  derniers 
efforts  de  mon  ame  languissante. 

Lorsque  ce  morceau  fut  entendu  à  Fontaine- 
bleau ,  il  me  réconcilia  avec  les  surintendans  de 
la  musique  du  roi,  qui ,  sans  le  dire  ,  me  regar- 
doient  comme  un  innovateur  sacrilège  envers 
l'ancienne  musique  française.  RebeleiFrancœur 
me  dirent  que  c'ctoit-là  le  véritable  genre  que 
je  devois  adopter.  Je  voulus  faire  entendre 
à  ces  messieurs  ,  qu'autant  les  couleurs  dont 
je  m'étois  servi  convenoicnt  au  sentiment 
pieux  de  l'amitié ,  autant  elles  siéroient  mal 
aux  passions  profanes  que  l'on  met  plus 
souvent  en  jeu  sur  la  scène.  Mais  à  soixante 
2^v\s  les  anciennes  impressions  sont  les  seule.s 
que  l'on  ressente  encore  foiblement  ;  et  la 
dureté  des  organes  se  refuse  à  toute  impression 
nouvelle. 

Cette  pièce  parut  froide  à  Fontainebleau  ;  et 
elle  n'eut  que  douze  représentations  à  Paris. 
Je  suggérai  ù  l'auteur  du  poëme  d'ajouter  un 
rôle  comique,  qui  jetteroit  de  la  variété  dans 
son  sujet.  Elle  reparut  en  1786  ,  avec  àes 
changemens  considérables.  Une  aclricc  douée 


220  ESSAIS 

d'une  voix  flexible  ,  et  chantant  d'une  ma- 
nière exquise  (mademoiselle  Renaud ^  aujour- 
d'hui madame  à'Avrigny  ) ,  reprit  le  rôle  de 
Corail ,  que  j'arrangeai  selon  sts  moyens  ; 
Trial ,  l'acteur  le  plus  zélé  et  le  plus  infa- 
tigable qu'on  vit  jamais  ,  fut  chargé  d'un 
rôle  de  nègre  qu'il  rendit  avec  vérité  ;  enfin, 
cette  reprise  eut  plus  de  succès ,  et  le  public 
satisfait  des  longs  efforts  àes  auteurs ,  les 
appela  peur  leur  témoigner  son  contentement. 

Quoique  le  public  appelle  trop  fréquemment 
ies  auteur?  de  productions  éphémères  ;  quoiqu'il 
soit  peu  glorieux  de  partager  àids  couronnes 
si  souvent  prodiguées;  quoiqu'on  n'ignore  plus 
le  manège  dont  on  se  sert  pour  les  obtenir , 
je  crus  devoir  présenter  au  public  l'auteur  octo- 
génaire de  tant  d'ouvrages  estimables  ,  qui , 
hors  d'état  par  sa  cécité  de  se  présenter  lui- 
même  ,  avoit  besoin  d'un  guide  pour  aller 
recevoir  du  public  attendri ,  un  des  derniers 
fleurons  de  sa  couronne. 

Tel  est  l'empire  àes  circonstances  :  après 
avoir  critiqué  l'abus  des  roulades  où  les  Italiens 
se  sont  laissés  enti'aîner ,  je  suis  moi  -  nicnie 


s  UR    L  A    MUSIQUE.  zn 

repréhensible  pour  ce  mcme  défaut.  L'air  que 
Corali  chante  pour  prendre  sa  leçon,  peut  être 
aussi  difficile  qu'on  voudra,  puisqu'il  est  pro- 
portionné au  talent  de  l'élève  ;  mais  celui  qui 
commence  le  troisième  acte  nuit  à  l'action, 
et  m'a  paru  de  plus  en  plus  déplacé  :  c'est 
pourquoi  je  l'ai  retranché.  Dès  que  Corali  a 
eu  le  cœur  déchiré  par  la  fuite  de  Nelson , 
eiie  ne  doit  plus  se  livrer  à  ce  luxe  musical  ;• 
il  revient,  il  est  vrai,  mais  accompagné  de 
Blanfort ,  futur  époux  de  Corali ,  dont  l'ame 
alors  doit  être  troublée. 


ZÉMIRE     ET    A20R, 

Pièce  en  quatre  actes ,  en  vers  libres ,  par  JVIarmentel ; 
représentée  à  Fontainebleau  le  ^  novembre  1 7-^  i , 
et  à  Paris  le  1  o  décembre  de  la  même  année. 

J'ÉTOis  rendu  à  la  vie,  la  nature  étoit 
neuve  pour  mes  organes  débarrassés,  lorsque 
je  commençai  cet  ouvrage.  Une  féerie  étoit  ce 
qui  convenoit  le  mieux  à  ma  situation.  Qui 
n'a  pas  éprouvé  combien  l'équilibre  dans  ce  qui 


222  ESSAIS 

constitue  notre  existence  ,  nous  rapproche  du 

merveilleux  !  L'ame  pure  et  libre  ,  pour  ainsi 

dire ,  de  toute  entrave  ,  semble  avoir  ,  s'il  est 

permis  de  le  dire ,  des  rapports  avec  des  êtres 

surnaturels  ,  que  le  noir  chagrin  ne  connut 

jamais. 

Cet  ouvrage  m'occupa  pendant  l'hiver  de 
1770;  j'eus  une  jouissance  presque  continuelle 
tn  y  travaillant  ,  parce  que  je  sentois  que 
cette  production  étoit  à-Ia^fois  d'une  expression 
vraie  et  forte  :  il  me  paroît  même  difficile  de 
rcunir  plus  de  vérité  d'expression,  de  mélodie 
et  d'harmonie  *. 

Je   ne   dis    pas    que  ces    trois    agens,   qui 


*  Il  est  nécessaire  de  m'expliqucr  :  lorsque  je  parlé 
ainsi  de  mes  propres  ouvrages  ,  je  n'entends  pas  que 
d'autres  musiciens  ne  puissent  faire  ,  n'ayent  déjà  fait ,  ou 
ne  fassent  mieux  que  moi  ;  mais  je  l'ai  dit  ailleurs^  l'artiste 
le  plus  consommé  est  celui  qui  sent  qu'il  a  tire  tout  le 
parti  possible  de  ses  facultés:  chaque  maître  a  sa  manière, 
qtril  n'adopte  qu'après  avoir  essayé  toutes  ses  forces;  dès 
qu'il  est  arrivé  à  ce  point,  il  ne  dépend  plus  de  lui  de 
changer  de  style;  s'il  quittoit  sa  manière  pour  adopter 
celle  de  ses  rivaux,  même  supcricurs.  il  auroit  tort,  car 
il  cesscroil  d'être  original. 


SUR    LA    MUSIQUE.  225 

constituent  tous  les  genres  de  musique,  soient 
portés  au  même  degré  dans  cet  ouvrage  ; 
cette  réunion  est  peut-être  ce  qu'on  ne  verra 
jamais  ,  car  ce  sera  toujours  aux  dépens  des 
deux  autres ,  qu'on  en  fera  valoir  un.  Si  vous 
saisissez  la  vérité  de  l'expression ,  la  mélodie 
et  l'harmonie  lui  seront  suboi'données  ;  voilà 
je  crois  la  musique  dram.atique.  Si  cette  vérité 
d'expression  vous  est  refusée  par  la  nature  , 
si  les  chants  heureux  se  présentent  rarement  à 
votre  imagination ,  c'est  sans  doute  dans  les 
modulations  des  accords  que  vous  trouverez 
encore  de  quoi  faire  une  composition  estimable  ; 
voilà  la  musique  d'église  ,  celle  des  chœurs 
qui  conviennent  au  théâtre  tragique ,  et  la  clé 
pour  faire  la  symphonie. 

Si  l'on  vouloit  mettre  en  musique  la  haute 
poésie,  qui  porte  avec  elle  toute  son  harmonie, 
et  nous  présente  des  tableaux  achevés,  ce  seroit 
encore  l'harmonie  musicale  seule  qu'il  faudroit 
adopter  ;  car  lorsque  le  poëte  a  tout  dit  et  tout 
fait  sentir ,  tout  se  détruiroit  en  y  ajoutant 
encore.  Nous  reviendrons  sur  cet  objet  dans 
la  suite  de  cet  ouvraae. 


224  ESSAIS 

Si  vous  donnez  trop  à  la  mélodie ,  la  vérité 
d'expression  se  perdra  dans  le  vague  charmant 
de  son  empire  idéal ,  et  l'harmonie  ne  sera 
plus  que  son  piédestal  ;  voilà  la  musique  de 
concert.  Celle  qui  plaît  à  l'imagination  exaltée 
qui  veut  créer  elle-même  ses  fantômes  ;  voilà 
la  musique  des  anges ,  et  peut  -  être  celle  de 
la  nature. 

Je  dis  donc  que  la  nature  seule  donne  le  sen- 
timent et  le  goût  qui  nous  rendent  maîtres  de 
l'expression  jointe  à  plus  ou  moins  de  mélodie 
ou  d'harmonie  ;  c'est  elle  encore  qui  favorise 
certains  individus  ,  en  leur  prodiguant  les 
chants  les  plus  simples  et  les  plus  suaves. 

Une  étude  profonde  des  modulations ,  fait 
le  bon  harmoniste  :  il  n'est  cependant  point, 
comme  les  autres ,  enfant  de  la  nature  ;  mais 
enfant  d'adoption. 

L'idée  de  faire  bâiller  Ali,  dans  le  duo, 

Le  temps  est  beau  ,  &c. 

tn'étoît  venue  en  faisant  la  première  ritour- 
nelle, où  le  bâillement  est  indiqué  par  les  notes 
tenues  du  basson.  Le  bâillement  d'un  esclave 

qui 


SUR    LA    MUSIQUE.  22; 

qui  s'endort  dans  les  fumées  du  vin,  a  son 
caractère,  comme  un  oui  ou  un  non  articulé 
dans  différentes  situations  et  par  différens 
personnages ,  a  le  sien. 

En  cherchant  le  bâillement  convenable  ^ 
je  m'aperçus  que  je  faisois  bâiller  réellement 
toute  ma  famille  qui  m'environnoit.  Je  lui  fis 
entendre  mon  duo  pour  la  rassurer  sur  l'ennui 
qu'elle  me  supposoit.  J'ai  souvent  vu  bâiller 
au  théâtre  pendant  l'exécution  de  ce  morceau, 
et  j'ai  osé  espérer  que  ce  n'étoit  pas  d'ennui. 

Je  fis  de  trois  manières  le  trio  : 

Ah  !   laissez-moi  la  pleurer. 

J'avois  fait  ce  morceau  deux  fois ,  lorsque 
Diderot  vint  chez  moi;  il  ne  fut  pas  content, 
sans  doute,  car,  sans  approuver  ni  blâmer,  il 
se  mit  à  déclamer  ainsi  ; 


Ah!   lais  -  scz  -  moi,  iais-scz  -  moi     la    pieu-  rcr. 


Je  substituai  des  sons  au  bruit  déclamé  de 
ce  début ,  et  le  reste  du  morceau  alla  de  ^uite. 
Il  ne  falloit  pas  toujours  écouter  ni  Diderot, 

TOM£    I,  P 


2i6  ESSAIS 

ni  l'abbé  Arnaud,  lorsqu'ils  donnoient  carrière 

à  leur  imagination  :  mais  le  premier  élan  de 

ces  deux  hommes  brûlans ,  étoit  d'inspiration 

divine. 

Je  n'analyserai  aucun  morceau  de  cet 
ouvrage  ;  c'est  à  l'instant  même  du  travail , 
qu'il  faudroit  tracer  mille  idées  que  présente 
l'objet  qu'on  vient  d'observer  sous  toutes  les 
faces  ;  dans  cet  instant  un  seul  morceau  produi- 
roit  un  volume,  si  l'on  vouloit  rendre  compte 
^QS  sensations  que  le  sentiment  produit  ;  mais 
ce  travail  inutile  pour  celui  qui  sent ,  l'est 
encore  davantage  pour  celui  qui  ne  sent  point. 
Il  me  suffira  donc  ,  dans  cet  examen  de  mes 
pièces,  d'analyser  un  seul  morceau  de  chaque 
caractère. 

Xémire  et  Aior  fut  donné  îî  Fontainebleau , 
pendant  l'automne  de  1770.  Le  succès  fut 
extraordinaire.  Clairval  fut  chargé  du  rôle 
d'y4^or.  Depuis  plusieurs  années  Cdil/cau  avo'it 
été  en  possession  des  grands  rôles;  Clciirval , 
par  une  complaisance  rare,  avoit  consacré  ses 
talens  à  faire  briller  ceux  de  CaïlleaUy  en  jouant 
ù  ses  cotés  des  rôles  presque  accessoires.  S'il 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  227 

me  fut  doux  de  iui  confier  ,  avec  l'aveu  de 
Aîarmoutel ,  le  principal  rôle  dans  nne  pièce 
en  quatre  actes  ,  que  le  succès  couronna  ;  le 
charme  qu'il  répandit  dans  ce  rôle ,  et  le  succès 
qu'il  y  obtint,  nous  récompensa  largement  :  il 
sut  attirer  tous  les  cœurs  à  lui ,  en  chantant 

Ah  1  quel  tourment  d'être  sensible  I 

Il  sut  montrer  la  plus  noble  énergie  dans  la 
seconde  partie  de  cet  air  : 

La  beauté  timide  et  tremblante 
S'alarme  et  s'enfuit  devant  moi. 

Il  sut  enfin  nous  montrer  toute  la  sensibilité 
d'un  amant  craintif,  dans  l'air 

Du  moment  qu'on   aime  ,  .  .  .  . 

On  pouvoit  justement  lui  appliquer  ces  deux 
vers  de  la  pièce  : 

Vit-on  jamais,  sous  des  traits  plus  hideux. 
Un  naturel  plus  tendre  ! 

J'ai  toujours  cru  que  le  physique  charmant 
de  cet  acteur,  apprécié  d'avance  àts  spectateurs, 
avoit  contribué  à  l'illusion  qu'il  produisit  dans 
ce  rôle. 

Clairval  étoît  en  effet  le  jeune  prince  dont 

P  z 


Z2.S  ESSAIS 

Ja   monstruosité  cachoit  des   traits  charmans 

qu'on  (!.■%  inoit  à  travers  son  masque. 

Cette  pièce  eut  autant  de  succès  dans  les 
provinces  de  la  France ,  qu'à  ia  cour  et  à  Paris  ; 
elle  rétablit  les  finances  de  plusieurs  directions 
prêtes  à  échouer  ;  elle  fut  traduite  dans  presque 
toutes  les  langues  :  un  Français  nous  dit  avoir 
assisté  à  trois  spectacles  où  l'on  jouoit ,  le  même 
jour,  Xénùre  et  Aior,  en  fîamiand,  en  allemand 
et  en  françï:is  *  ;  c'étoit  à  une  foire  d'Allemagne. 
A  Londres,  on  la  traduisit  en  italien;  on  y 
ajouta  un  seul  rondeau  qui  n'étoit  pas  des 
auteurs  :  le  public ,  après  l'avoir  entendu  , 
cria  :  «  Plus  de  rondeau ,  il  n'est  pas  de  la  pièce  ». 

Lorsque  les  auteurs  d'un  ouvrage  ont  su 
faire  naître  l'unité  de  la  variété  même ,  on  a 
tort  de  croire  que  l'on  peut  encore  enrichir 
l'ensemble  par  de  nouvelles  beautés.  En  ras- 
semblant les  traits  de  trois  jolies  femmes  , 
croiroit-on  faire  une  beauté  parfaite!  Non; 
l'artiste ,  il  est  vrai ,  réunit  souvent  de  beaux 


*  Laborde  a  rapporté  cette  anec4ote  4ans  ion  Essai  sur 
la  musique. 


'V 


s  U  R    L  A    M  U  s  T  Q  U  E.  229 

traits  épars  pour  faire  une  belle  tête;  mais  ii 
diminue  ou  augmente  chaque  chose  en  détail 
pour  les  approprier  à  son  sujet,  et  pour  faire 
un  tout. 

Une  beauté  inutile  est  donc  une  beauté 
nuisible.  La  place  que  doit  occuper  chaque 
chose  ,  est  le  grand  procédé  des  arts  ;  la  nature 
seule ,  en  se  jouant,  opère  par-tout  ce  prodige. 


L'AMI    DE    LA    MAISON, 

Comédie  en  trois  actes  et  en  vers,  par  yl-fûrmonte! ; 
représentée  à  Fontainebleau,  le  26  octobre  lyyiy. 
et  à  Paris,  le  14  mars  1772.. 

On  pourroit  croire,  avec  quelque  raison, 
quune  comédie  proprement  dite,  d'un  genre 
où  le  comique  ne  domine  point,  qui  n'est  pas 
ce  qu'on  appelle  une  comédie  d'intrigue,  étoit 
peu  faite  pour  la  musique.  C'étoit  l'opinion 
de  plusieurs  gens  de  lettres  que  je  pourrois 
citer.  Le  succès  qu'eut  cette  pièce  à  Fontaine- 
bleau fut  au  moins  équivoque.  De  retour  à 
Paris ,  nous  débarrassâmes  l'action  de  plusieurs 
morceaux  de  musique. 

p  3 


230  ESSAIS 

J'eus  cette  fois,  comme  en  beaucoup  d'au- 
tres occasions ,  le  courage  de  retrancher  les 
morceaux  qui  ,  en  société  et  aux  répéti- 
tions particulières  ,  avoient  produit  ie  plus 
à'effet. 

Telle  musique  enchante  lorsqu'elle  est 
exécutée  au  piano ,  par  le  compositeur  ;  elle 
subit  une  première  métamorphose,  lorsqu'on 
entend  l'orchestre  et  les  chanteurs ,  qui  ne  peu- 
vent être  tous  pénétrés  de  l'esprit  de  l'ouvrage , 
et  qui  ne  le  seront  jamais.  Lorsque  l'on  joint 
l'action  du  drame  à  la  musique ,  c'est-là  qu'on 
est  étonné  de  voir  se  dégrader  les  morceaux 
qu'on  avoit  le  plus  admirés.  Chaque  morceau 
devoit  trouver  une  place  favorable ,  et  embellir 
ia  situation  qui  l'amène  ;  mais  si  le  drame  est 
mal  conçu ,  si  l'acteur  devoit  se  taire  lorsqu'il 
chante ,  ah  !  pauvre  musique ,  le  charme  de 
ton  éloquence  doublera  les  fautes  du  poëte,  en 
prolongeant  ou  en  exagérant  ce  qui  auroit  dû 
être  supprimé  1  L'artiste  le  plus  consommé  ne 
peut  pas ,  dans  le  fond  de  son  cabinet,  se 
faire  une  image  parfaite  de  la  scène;  en  voici 
quelques  raisons.  D'abord  il  peut  exister  dans 


SUR    LA    MUSIQUE.  231 

ie  poëme  des  invraisemblances  qui  ne  paroissent 
qu'à  la  scène;  2.°  l'auteur  lisant  sa  pièce,  le 
musicien  chantant  sa  musique  ,  exécutent  éga- 
lement bien  tous  les  rôles  ;  cependant  les  rôles 
moins  transcendans  sont  toujours  confiés  aux 
acteurs  qui  ont  le  moins  de  talent.  De  -  là 
naissent  les  longueurs  insupportables  ;  on  les 
retranche;  alors  les  situations  capitales  ne  sont 
pas  assez  préparées.  Voilà ,  je  crois,  une  partie 
des  difficultés  qui  rendent  l'art  dramatique  si 
arbitraire  :  il  faut  réunir  tous  les  arts  dans  un 
5eul  cadre  ;  ils  doivent  se  faire  des  sacrifices 
mutuels  ,  et  concourir  à  un  ensemble  que 
l'expérience  la  plus  consommée  ne  saisit  encore 
que  foiblement. 

Malgré  le  succès  de  Zémire  et  A^or  qui  se 
soutenoit  toujours,  celui  de  ÏAmi  de  la  maison 
augmenta  avec  les  représentations. 

Cette  gradation  de  succès  étoit  naturelle 
àiws  une  comédie  de  cette  nature.  La  finesse 
et  l'esprit  ne  sont  pas  toujours  saisis  par  \es 
acteurs  ni  par  le  public.  Cette  musique  sou- 
vent parlante,  quoique  d'un  genre  assez  élevé, 
n'avoit  été  traitée,  je  crois,  par  aucun  musicien. 

P4 


232  ESSAIS 

La  musique  noble  de  la  tragédie  en  impose  à 
l'auditeur ,  tandis  qu'une  musique  simple  le 
laisse  juger  de  sang  -  froid  :  ii  est  donc  plus 
difficile  à  séduire  ,  et  il  n'en  sent  pas  tout  de 
suite  la  difficulté  ni  le  mérite ,  par  la  raison 
qu'elle  est  simple  et  naturelle. 

Je  vais  analyser  l'air  suivant,  pour  prouver, 
si  je  le  puis  ,  que  la  déclamation  caractérise 
souvent  la  musique  dans  cette  pièce. 

Je  suis  de  vous  très -mécontente  , 
Très-mécontente,  entendez-vous,  .... 

Si  j'avois  appuyé  sur  un  autre  mot  que  sur 
très ,  j'aurois  manqué  le  caractère  de  l'air. 

Eh  quoi  1   sans  cesse  suivre  mes  pas  \ 
Ritournelle,  ^E^^^Ep^ 

L'actrice  qui  ne  fera  pas  quelques  signes  de 
pitié  ironique ,  sur  ces  quatre  notes  de  ritour- 
nelle, n'entend  pas  ma  musique. 

Chercher  mes  yeux,  me  parler  bas. 
Et  me  sourire  avec  finesse  ; 
Belle  finesse  1 

Siu*  ces  deux  derniers  mots,  j'ai  indiqué,  je 


SUR    LA    MUSIQUE.  233 

croîs ,  l'ironie  ,  et  ils  ont  rapport  à  la  petite 
ritournelle  que  je  viens  de  citer. 

Vous  croyez  qu'on  ne  vous  voit  pas,  .  .  . 

L'ironie  se  trouve  encore  dans  le  chant  rendu 
doucereux ,  par  les  notes  liées  deux  à  deux 
pour  une  syllabe ,  et  cela  prépare  la  vivacité 
des  vers  suivans. 

Des  vivacités 
Sans  fin   et  sans  nombre  I 
Vous  vous  dépitez  , 
Vous  devenez  sombre. 

Le  chant  est  grave  et  sombre  effectivement.  II 
est  permis  de  jouer  sur  le  mot  quand  on  n'a 
qu'un  instant  pour  être  vrai  ,  et  sur  -  tout 
quand  le  sentiment  est  factice.  Personne  ne 
doiite  qu'Agathe  ne  gronde  son  petit  cousin, 
parce  qu'elle  l'aime,  et  qu'elle  veut  le  rendre 
prudent  et  sage. 

Vous  ne  me  quittez 

Non  plus  que  mon  ombre. 

Le  musicien  qui  auroit  voulu  peindre  le  petit 
cousin  suivant  par  tout  l'ombre  de  sa  cousine, 


234-  ESSAIS 

auroit  été  sorcier ,   ou   pour  mjeux   dire   un 


Ignorant. 


Toujours  assis  à  mes  côtés. 

J'ai  répété  ce  vers  plusieurs  fois  ;  c'étoît  peut- 
être  la  seule  manière  d'indiquer  qu'il  est 
toujours ,  toujours  assis  à  côté  de  sa  cousine. 

Avant  de  passer  à  la  ponctuation  musicale , 
je  voudrois  parler  un  instant  de  ia  règle  la 
plus  importante  pour  le  compositeur  de  mu- 
sique vocale  ,  je  veux  dire  de  la  nécessité 
non-seulement  de  déclamer  \ts  vers  avant  de 
les  mettre  en  musique,  pour  qu'il  soit  conduit 
au  véritable  chant  que  doit  recevoir  ia  parole; 
mais  sur-tout  pour  qu'il  remarque  les  syllabes 
essentielles  qui  doivent  être  appuyées  par  le 
chant ,  qui  alors  s'identifie  avec  la  parole. 

Pour  parler  distinctement  en  prose  ou  en 
vers,  on  appuie  naturellement  sur  \^s  syllabes 
les  plus  nécessaires  ,  en  afîoibiissant  l'inflexion 
sur  celles  qui  le  sont  moins.  La  musique  étant 
un  second  langage  que  l'on  joint  au  premier, 
le  compositeur  doit  donc  donner  la  bonne 
note  de  la  phrase  musicale,  à  la  syilube  qui 


s  UR  L  A  M  U  s  I  QU  E.  235 
Joit  être  appuyce  ;  sans  celte  attention  ,  il 
résulte  un  contre-sens  affreux  entre  ces  deux 
langages. 

exemple: 

Rien  ne  plaît  tant  aux  yeux  des  belles. 

En  récitant  ce  vers  ,   l'on  doit  sentir  que  ia 
bonne  note  doit  porter  sur  tant. 


3â77nTri!=3|^^ 


Rien    ne  plai;      tant. 
Que  le  courage  des  guerriers. 

La  bonne  note  doit  être  sur  va. 


fe 


^- 


^ 


Qu'iii  soient  vail lan». 

La  bonne  note  sur  lans. 
Si  j'avois  fait 


^*^^È 


^S 


Qu'ils  soient  vail lans  , 


j'aurois   fait  une  faute   contre   le  bon   s^\\s>  ; 
descendre  d'une  octave,  n'indique  pas  le  guerrier 


23<^  ESSAIS 

qui  s'élève  à  la  gloire.  J'ai  vu  quelquefois  le 
musicien  faire  le  contraire  de  ce  qu'indique 
la  parole,  de  peur  d'être  soupçonné  d'avoir 
joué  sur  le  mot;  c'est  commettre  une  ineptie 
pour  éviter  une  faute  qui  n'en  est  pas  toujours 
une  *.  Qu'ils  soient  fidèles ,  la  bonne  note  sur 
dèles, 

A  leur  retour  je  réponds  d'elles  , 
L'Amour  sous  les  lauriers. 
N'a  point  vu  de  cruelles. 

Ces  deux  derniers  vers  sont  abandonnés  au 
chant  ;  ils  dévoient  l'être ,  je  crois ,  parce  qu'ils 
font  image.  Les  accompagnem.ens  liés  et  sou- 
tenus ,  forment  pour  ainsi  dire  la  chaîne  de 
i'amour. 

Sous  les  drapeaux  quand  la  trompette  sonne. 

II  n'est  pas  nécessaire  de  faire  remarquer  le 
rhythme  que  prennent  ici  les  cors  de  chasse. 
Avant  de  recommencer  l'air  ,  Dolmont  dit  : 

11  a  raison ,   i'amour  l'attend. 

II  falloit  mettre  ce  vers  en  récitatif;  ce  n'est 

■  ■  '  ' 

*  J'ai  remarqué  que  les  compositeurs  à  la  fleur  de 
l'âge,  se  servent  souvent  de  phrases  ascendantes,  tandis 
que  ceux  qui  sont  fatigués  font  le  contraire. 


SUR    LA    MUSIQUE.  237 

plus  l'ancien  guerrier  qui  parle,  c'est  le  père  de 
Céîicourt.  Si  dans  la  seconde  partie  de  cet  air 
j'ai  remplacé  la  trompette  par  le  cor,  c'est 
parce  que  l'orchestre  du  Théâtre  italien  en. 
étoit  alors   dépourvu. 

L'emploi  A^î>  instrumens  à  vent,  si  bien  senti 
paries  Allemands,  par  rapport  à  l'harmonie , 
mérite  d'ctre  considéré  par  les  compositeurs 
dramatiques.  Lorsque  la  musique  ne  déclamoit 
point ,  une  flûte  traversière  ,  une  trompette  , 
«n.cor,  vouloient  âixQ.  amour ,  gloire ,  ou  la 
chasse.  Il  faut  à  présent  que  ces  divers  instru- 
jnens  concourent  à  l'expression. 

On  peut  regarder  ces  instrumens  accom- 
pagnateurs du  chant  sous  deux  rapports ,  celui 
delà  voix  qu'ils  accompagnent,  et  le  sentiment 
âts  paroles  que  la  musique  expririie.  Le  basson 
est  lugubre,  et  doit  être  employé  dans  lé  pathé- 
tique ,  lors  même  qu'on  veut  n'en  faire  sentir 
qu'une  nuance  délicate;  il  me  paroît  un  contre-^ 
sens  dans  tout  ce  qui  est  de  pure  gaieté.  La 
clarinette  convient  à  la  douleur  ,  moins  pathé- 
tique cependant  que  le  basson  :  lorsqu'elle 
exécute  à^s  airs  gais ,  elle  y  mêle  encpre  une 


238  ESSAIS 

teinte  de  tristesse.  Si  l'on  dansoît  dans  une 
prison,  je  voiidrois  que  ce  fût  au  son  de  la 
clarinette.  Le  hautbois ,  champêtre  et  gai ,  sert 
aussi  à  indiquer  un  rayon  d'espoir  au  milieu 
des  tourmens.  La  flûte  traversière  est  tendre 
et  amoureuse  ;  la  douceur  de  ses  sons  aigrit  la 
plus  belle  voi>t  de  femme ,  qui  ne  peut  guère 
se  soutenir  à  côté  de  la  flûte  ;  elle  accompagne 
plus  avantageusement  les  voix  d'hommes  et 
ies  instrumens  dont  le  son  n'est  pas  soutenu. 

Les  deux  airs  de  ÏAmi  de  la  maison  ,  Je 
suis  de  vous  tr€s  -  mécontente  —  et  Rien  ne 
fiait  tant  aux  yeux  des  belles ,  que  je  viens 
d'analyser,  devroient  suffire  pour  prouver  que 
les  accens  de  la  parole  peuvent  être  copiée 
par  les  sons  de  la  gamme.  Je  sais  néanmoins 
que  ce  que  j'ai  cru  prouver  sera  dédaigné  par 
bien  des  gens  ;  mais  je  ne  m'en  afflige  pas  : 
ou  si  je  m'en  affligeois  ,  ce  seroit  pour  ies 
plaindre. 

Un  homme  de  lettres  qui  m'avoit  entendu 
parler  sur  la  possibilité  de  noter  toutes  \es 
inflexions  de  la  parole  ,  et  qui  nioit  cette  pos- 
sibilité ,  me  pria  ,  en  souriant ,  de  le  recevoir 


s  U  R    L  A    M  U  s  r  Q  U  E.  239 

chez  moi  pour  parler  plus  à  fond  sur  cette 
matière. 

Eu  entrant  dans  mon  cabinet ,  il  me  dit 
en  me  saluant,  avec  un  petit  ton  de  protection: 
Bon  jour ,  monskur. 

Je  note  ici  s^s  inflexions. 


Bon    jour,  mon- sieur. 

Je  lui  chantai  à  l'instant,  sur  le  mérhe  ton, 
ut  soi,  sol  ut ,  et  il  fut  à  moitié  converti. 

11  seroil  assez  plaisant  de  faire  une  Nomen- 
clature de  tous  les  bon  jour ,  monsieur,  pu  lK)n 
jour,  mon  cher ,  mis  en  musique  avec  l'intonation 
juste;  l'on  verroit  combien  l'amour-propre  est 
un  puissant  maître  de  mUsîqué ,  et  comme  la 
gamme  change  loVsque  l'hoïtime  en  place  cesse 
d'y  être.  .-jlt.au. 

Un  bon  jour ,  monsieur ,  me  suffit,  presque 
toujours,  pour  apprécier  en  gros  les  prétentions 
ou  la  simplicité  d'un  hamme  :  la  politesse 
ou  la  fausseté  nous  cache  l'homme  dans  sus 
discours  ;  mais  il   n'a  pas  encore  appris  à  se 


i4ô  ESSAIS 

cacher  tout-à-fait  dans  ses  intonations.  Je  croîs 

faire  ici  l'éloge  de  l'humanité. 

La  même  phrase  prononcée  par  difîerens 
personnages  ,  et  dans  des  circonstances  difFé-, 
rentes  ,  reçoit  donc  toujours  de  nouvelles 
inflexions ,  et  la  vérité  de  déclamation  peut 
seule  faire  de  la  musique  un  art  qui  a  ses 
principes  dans  la  nature  *. 

Il  faut  sur-tout  soigner  la  ponctuation  musi- 
cale ,  de  laquelle  ressortira  cette  vérité  de 
déclamation.  Les  rapports  mathématiques  qui 
existent  entre  les  sons ,  sont  bien  aussi  dans  la 
nature ,  comme  les  proportions  physiques  du 
corps  humain;  mais  c'est  l'attitude ,  l'expression, 
la  passion,  qui  animent  une  statue;  de  même 
que  la  déclamation  anime  les  sons.  Quel  champ 
vaste  pour  le  musicien  ! 

J'ai  dit  qtie  la  musique  est  un  discours;  elle 
a  donc ,  comme  les  vers  et  la  prose ,  les  repos 


^  .C'est  cette  vérité  que  j'avois  sentie  dans  le  temps 
que  je  fis  ce  volume,  que  j'ai  développée  dans  les  deux 
volumes  suivans.  L'analyse  des  passions,  des  caractères 
des  sensations  de  l'homme,  suivie  d'une  application- à 
l'art;  telle  estlatâdie  immense  que  j'ai  cherché  à  remplir. 

et 


SUR    LA    MUSIQUE.  241 

et  les  inflexions  de  la  virgule ,  dQs  deux  points , 
du  point  d'exclamation ,  d'interrogation  et  du 
point  final. 

Le  musicien  qui  y  manque,  ou  n'entend  pas 
sa  musique ,  ou  ne  comprend  pas  les  paroles. 
Comment  dans  les  intervalles  de  douze  demi- 
tons  qU6  renferme  la  gamme  chromatique  , 
tous  les  repos  et  les  accens  de  la  ponctuation 
n  existeroient-ils  pas  !  L'exemple  suivant  prou- 
vera combien  il  est  aisé  de  prolonger ,  par  des 
repos ,  le  sens  du  point  final. 


j^r^-fH^^S'^^g^^^ 


fê= 


■■    wTo  !  P 


1^ 


-.»- 


Si  ces  vers  de  six  syllabes  étoient  en  inter- 
rogations ,  ne  peut-on  pas  tourner  la  même 
phrase  de  cette  manière  î 


t. 


TOME    I. 


24-2  ESSAIS 

Des  musiciens  français  ont  souvent  employé 
cette  phrase ,  qui  désigne  ie  point  d'interro- 
gation : 


fer 


P=?: 


g^E^ 


lorsque  le  sens  des  paroles  exigeoit  ie  point 
final  : 


1^ 


^£^^^^^=^1 


cette  faute  impardonnable,  sur -tout  dans  le 
récitatif  où  le  musicien  n'éprouve  point  de 
gêne,  provient,  je  crois ,  de  ce  que  les  musiciens 
français  entendirent  jadis  la  musique  des  bouf- 
fons italiens ,  sans  comprendre  leur  langue. 

On  aura  beau  dire  et  beau  faire ,  la  musique 
vocale  ne  sera  jamais  bonne ,  si  elle  ne  copie 
les  vrais  accens  de  la  parole  ;  sans  cette  qualité, 
elle  n'est  qu'une  pure  symphonie. 

Lorsque  j'entends  un  opéra  qui  ne  me  satisfait 
pas  entièrement ,  je  me  dis  que  le  compositeur 
ne  comprend  point  sa  langue,  je  veux  dire 
le  langage  musical.  L'harmonie ,  ou  le  trait 


SUR  LA  MUSIQUE.  245 
de  chant  dont  il  s'est  servi  pour  rendre  un 
sentiment,  me  semble  propre  à  une  autre  ex- 
pression. SI  l'on  ne  me  chantoit  point  de  paroles , 
j'en  substituerois  qui  rendroient  le  morceau  de 
musique  excellent  à  mon  gré.  H  faut  donc  que 
ie  compositeur  sache  bien  sa  langue  musicale, 
pour  qu'il  puisse  y  adapter  des  paroles ,  qu'il 
doit  aussi  entendre  parfaitement  :  c'est  de 
l'union  de  ces  deux  idiomes ,  que  résulte  la 
bonne  musique  vocale. 

On  peut  exprimer  juste  ,  avec  beaucoup 
d'harmonie ,  un  grand  travail  d'orchestre  et 
un  chant  souvent  accessoire,  ou  une  déclama- 
tion peu  chantante;  c'est  ce  qu'eu  générai  a 
fait  Gluck. 

On  peut  exprimer  juste ,  en  faisant  sortir 
de  la  déclamation  un  chant  pur  et  aisé  dont 
l'orchestre  ne  sera  qu'un  accompagnement 
accessoire;  c'est  généralement  ce  que  j'ai  cherché 
à  faire. 

On  peut  faire  un  chant  plus  pur  et  plus 
suave  encore ,  qui ,  en  ne  peignant  point ,  n'a 
cependant  pas  d'intention  contraire  à  l'expres- 
sion des  paroles  ;  c'est  ce  qu'a  fait  Sacchini, 

Q  2 


2^^  ESSAIS 

Tant  qu'on  fera  de  la  musique,  îi  faudra  rentrer 

dans  ies  trois  manières  que  je  viens  d'indiquer. 

La  musique  de  Haydn  peut  être  regardée 
comme  un  modèle  dans  le  genre  instrumental , 
soit  pour  la  fécondité  àts  motifs  de  chant 
ou  celle  dts  modulations.  L'abondance  àes 
moyens  le  rendroit  peut-être  abstrait,  s'il  ne 
me  sembloit  observer  une  espèce  de  régime , 
qui  consiste  à  conserver  long-temps  le  même 
trait  de  chant ,  s'il  module  beaucoup  ;  mais  il 
est  riche  en  mélodie  lorsqu'il  module  moins. 

Il  me  semble  que  le  compositeur  drama- 
tique peut  regarder  les  œuvres  innombrables 
de  Haydn,  comme  un  vaste  dictionnaire  où 
il  peut  sans  scrupule  puiser  des  matériaux , 
qu'il  ne  doit  reproduire  cependant,  qu'accom- 
pagnés de  l'expression  intime  àes  paroles.  Le 
compositeur  de  la  symphonie  est,  dans  ce  cas, 
comme  le  botaniste  qui  fait  la  découverte 
d'une  plante  en  attendant  que  le  médecin  en 
découvre  la  propriété. 

S'il  est  vrai ,  comme  je  l'ai  dit,  que  le 
compositeur  vocal  doive  sentir  les  différentes 
nuances  qui  constituent  un  discours  dans  toutes 


I 


SUR  LA  MUSIQUE.  24.5 
ses  parties ,  pour  pouvoir  ensuite  faire  un 
rapprochement  tel  qu'il  unisse  son  idiome 
musical  au  langage  ordinaire ,  combien  est-ii 
absurde  d'ajouter  foi  à  un  vain  préjugé  qui 
voudroit  nous  faire  accroire  que  Ton  peut 
joindre  un  grand  talent  à  l'ineptie. 

Qu*on  ne  dise  pas  que  mille  fois  ies  bons 
musiciens  ont  commis  des  fautes  d'ignorance  ; 
l'homme  ignorant  ne  peut  être  qu'un  détes- 
table musicien ,  et  c'étoit  i'avis  de  Voltaire 
lorsqu'on  lui  parloit  àes  prétendues  inepties  des 
hommes  distingués  par  un  talent  quelconque. 

On  rapporte  que  Carie  Vanloo  ne  vouloit 
pas  recevoir  douze  cents  francs  pour  un 
tableau  qu'il  venoit  d'achever,  parce  qu'il 
étoit  convenu  qu'on  lui  payeroit  cinquante 
louis.  Cette  ignorance  me  paroît  sublime  dans 
un  grand  artiste.  Elle  prouve  que  plus  l'homme 
porte  toutes  ses  facultés  vers  une  seule  chose, 
moins  il  doit  être  instruit  de  toutes  les  autres. 
On  ignore  combien  de  grandes  choses  pour  le 
commun  des  hommes,  paroissent  minutieuses 
pour  l'artiste  qui ,  tout  entier  à  son  objet ,  vit 
pour  ainsi  dire  avec  la  nature. 

Q  3 


24:6  ESSAIS 

Mille  petites  facultés  nécessaires  pour  avoir 
seulement  le  sens  commun,  se  détruisent  pour 
fortifier  une  faculté  majeure.  Aussi  l'homme  ^ 
occupé  d'un  grand  objet  avec  tous  ses  rapports, 
devient  indifférent  sur  beaucoup  d'autres,  pour 
se  livrer  à  celui  qui  l'occupe  fortement. 

La  nature  ne  nous  ayant  donné  qu'une 
certaine  portion  de  force  répandue  dans  l'in- 
dividu, nous  laisse  les  maîtres,  par  un  exercice 
habituel,  de  fortifier  un  de  nos  organes  aux 
dépens  des  autres.  Telles  sont  les  jambes  du 
danseur  et  du  maître  en  fait  d'armes  ;  la  main 
gauche  du  joueur  de  violon;  la  poitrine  du 
chanteur  ;  la  tête  du  savant  ;  les  organes  du 
sentiment  pour  le  poëte,  le  peintre,  le  musicien 
et  tout  homme  de  génie.  Ne  jugeons  donc 
point  légèrement  l'homme  qui  fait  une  chose 
mieux  que  tout  autre  ;  et  souvenons-nous  qu'un 
jeune  étourdi  avoit  répondu  dix  fois  à  une 
question,  pendant  que  J.  J.  Rousseau  restoit 
taciturne  en  y  cherchant  une  réponse. 


SUR    LA     MUSIQUE.        247 
LE    MAGNIFIQUE, 

Drame  en  trois  actes  ,  par  Sedalne  ;   représenté  à 
Paris  par  ies  Comédiens  italiens ,  le  4  mars  i  jy^ . 

A  mesure  que  j'acquérois  les  connoissances 
propres  au  théâtre,  je  désirois  de  mettre  eu 
musique  un  poëme  de  Sedaîne,  qui  me  sembloit 
l'homme  par  excellence,  soit  pour  Tinvention 
dts  caractères ,  soit  pour  ie  mérite  si  rare 
d'amener  ies  situations  d'une  manière  à  produire 
àQS  effets  neufs ,  et  cependant  toujours  dans  la 
nature. 

Le  Magnifique  me  fut  offert  par  madame 
de  la  Live  d'Epinay ,  l'amie  intime  de  J.  J, 
Rousseau;  c'est  assez  faire  son  éloge.  La  scène 
de  la  rose  me  séduisit,  quoique  je  sentisse  la 
difficulté  de  faire  un  morceau  de  musique, 
le  plus  long  qui  ait  jamais  été  tenté  au  théâtre. 
Quant  au  reste  de  la  pièce  ,  je  m'en  rapportai 
plus  à  la  réputation  de  fauteur,  qu'à  mon 
propre  jugement. 

Il  étoit  écrit  à  la  tête  du  poëme  :  «  Pendant 
»  l'ouverture,  on  verra  passer  derrière  la  scène 

Q  4 


24-8  ESSAIS 

'»  une  procession  de  captifs  ;  on   entendra  le 

«  chant  des  prêtres  ». 

C'est  d'après  cet  avis  de  l'auteur,  que  je 
commençai  l'ouverture  par  une  espèce  de  fugue, 
ou  musique  de  motet  un  peu  mitigée.  Faire 
entendre  ensuite  un  contre -point  désignant 
absolument  les  chants  d'église,  me  sembloit 
périlleux  à  l'Opéra-comique.  Que  faudroit-il 
faire  passer  dans  l'ame  des  spectateurs ,  me 
disois-je ,  pour  que  ,  sans  étonnement ,  ils 
pussent  entendre  des  cantiques  !  L'air  de 
Henri  IV  me  vint  heureusement  à  l'esprit; 
je  saisis  cette  idée  (4)  ,  et  sur  l'air 

Vive  Henri   quatre. 
Vive  ce  roi  vaillant ,  .  . . 

j'ajoutai  un  second  air  chantant ,  pour  qu'il  y 
eût  quelque  chose  du  compositeur  ;  les  prêtres 
se  présentèrent  ensuite  et  furent  très  -  bien 
reçus  du  public.  J'ai  toujours  été  curieux  des 
cérémonies  d'église ,  lorsqu'elles  sont  observées 
avec  toute  la  décence  et  la  dignité  qu'elles 
exigent.  L'artiste  seul  a  intérêt  de  considérer 
de  près  la  nature.  Pendant  qu'une  procession 


SUR    LA    MUSIQUE.        249 
passoît,  j'avois  observé  une  espèce  de  caco- 
phonie, naturelle  lorsqu'on  entend  plusieurs 
chants  à-la-fois;  des  prêtres  sont  à  votre  droite, 
un  orchestre  d'instrumens  à  vent  est  à  votre 
gauche  ;  qnelques  trompettes  et  timbales  plus 
éloignées  se  joignent  encore  aux  deux  premiers 
chœurs  de  chant  ;  ce  qui  forme  dans  l'éloigne- 
ment  un  ensemble  caractéristique,    quoique 
désagréable  à  l'oreille.  Peu  de  personnes ,  je 
crois  ,   ont  remarqué  ce  mélange  dans    l'ou- 
verture  du   Mûgnifi^ae.   Les  trompettes  font 
quelques  éclats;  on  entend  une  phrase  de  la 
marche  qui  va  suivre  ;   le  chant  des  prêtres 
s'y  joint;  ils  jouent  tous  ensemble;  ils  finissent 
l'un  après  l'autre;  un  silence  général  succède; 
enfin  la  musique  militaire ,  qui  est  censée  être 
arrivée  à  l'endroit  des  spectateurs ,  commence 
avec  force  la  marche  suivante  : 


^^^^^^^^m 


Alors  on  n'entend  plus  que   cette  marche 
qui  absorbe  tout  le  reste. 

Si  je  disois  qu'en  faisant  la  musique  de  ce 


250  ESSAIS 

drame,  j'ai  éprouvé  ies  mêmes  agrémens  et 
la  même  facilité  qu'en  composant  sur  les  poèmes 
de  Marmontel ,  ce  seroit  une  fausseté  palpable, 
que  \^s  connoisseurs  reconnoîtroient  aisément  ; 
mais  qu'importe  la  peine  ou  le  plaisir  de  l'ar- 
tiste ,  si  son  ouvrage  peut  être  utile  à  l'art  ! 
•Le  ton  qui  règne  dans  le  poëme  du  Magnifique ^ 
n'a  nul  rapport  avec  ceux  que  j'ai  composés 
précédemment;  il  ne  faut  donc  pas,  me  suis-je 
dit,  qu'on  y  retrouve  la  musique  de  Xémire  et 
A^or,  ni  celle  de  Sylvain. 

C'est  en  étudiant  le  poëme  et  non  les  paroles 
de  chaque  ariette ,  que  le  musicien  parvient 
à  varier  ses  tons;  c'est  sur-tout  en  saisissant 
ie  caractère  des  premiers  morceaux  que  chante 
chaque  acteur ,  qu'il  s'impose  la  loi  de  les 
suivre  en  leur  donnant  à  chacun  une  physio- 
nomie particulière. , Sans  cette  étude,  on  ne 
reconnoît  par  tout  que  le  musicien  ;  ce  sont 
toujours  ies  mêmes  traits  de  chant  qui  se 
représentent  pour  tout  exprimer ,  avec  la  diffé- 
rence puérile  d'une  trompette  désignant  la 
fierté  du  guerrier  ,  '  ou  d'une  flûte  exprimant 
la  tendresse  de  l'amour.  Je  voudrois  cependant. 


SUR  LA  M  us  I  Q  U  E.  251 
pour  que  le  musicien  obtînt  une  pleine  satis- 
faction de  ses  travaux,  que  les  paroles  destinées 
à  la  musique  fussent  toujours  soignées. 

Dans  les  temps  les  plus  reculés  ,  la  musique 
ne  fut  employée  qu'à  consacrer  des  paroles 
dignes,  de  passer  à  la  postérité  ;  c'étoit  par 
des  chants  que  les  peuples  anciens  honoroient 
leurs  dieux  ,  leurs  parens,  leur  patrie.  Aujour- 
d'hui l'on  dit  :  «  Si  les  paroles  sont  mauvaises , 
'>  faites  les  mettre  en  musique  ,  on  les  trouvera 
»  bonnes.  »  Je  dis  le  contraire  ;  on  les  trouvera 
détestables.  J'entends  chaque  jour  des  vers  que 
le  public  permet  dans  le  dialogue  parlé  ,  et 
qu'il  rejetteroit  s'ils  étoient  mis  en  musique 
de  manière  à  être  entendus.  Le  langage  musical 
n'existe  que  dans  l'accent  plus  fort  que  celui  de" 
la  déclamation  ordinaire.  Il  est  donc  filair  que 
plus  vous  déclamerez  ,  plus  vous  accentuerez , 
plus  vous  ferez  sentir  la  platitude  des  vers  , 
plus  vous  dégraderez  les  paroles  et  la  musique. 

Voyez  avec  combien  de  retenue  un  acteur 
adroit  débite  des  vers  qu'il  croit  mauvais  :  il 
éteint  toute  déclamation;  il  passe  rapidement 
et  presque  sans  accent  les  endroits  suspects.  Le 


252  ESSAIS 

musicien  éprouve  la  même  gêne  en  composant  ; 
il  rencontre  mille  difficultés  presqu'insurmon- 
tabies  ;  ce  vers  est  de  huit  syllabes ,  le  suivant 
n'en  a  que  trois ,  l'autre  en  a  dix  ,  &c.  Il  faut 
trouver  un  dessin  régulier ,  dans  l'irrégularité 
même.  C'est  bien  pis  si  les  idées  qui  forment 
la  strophe  sont  incohérentes  ;  pour  surcroît  de 
malheur,  il  y  aura  des  mots  prosaïques  ou 
triviaux ,  qu'il  faut  passer  rapidement ,  pour 
qu'ils  soient  peu  entendus  et  que  les  spec- 
tateurs croient  s'être  trompés. 

Voilà  l'abrégé  des  peines  que  l'on  impose 
au  musicien  ,  lorsqu'on  lui  donne  des  paroles 
peu  soignées.  —  Mais  il  faut  une  coupe  de 
vers  propre  à  la  musique  ;  mais  il  faut  des  petits 
vers.  — Eh  non!  messieurs,  il  ne  faut  rien  de 
tout  cela  ;  il  faut  des  vers  analogues  au  senti- 
ment que  vous  peignez;  des  vers  alexandrins 
ou  des  vers  de  six  syllabes,  sont  les  mêmes  pour 
la  musique.  Soyez  corrects,  symétriques;  ne 
faites  pas  des  phrases  trop  longues  avec  de 
grands  vers  de  dix  ou  douze  syllabes  ,  dont 
les  hémistiches  soient  liés  par  des  voyelles  , 
parce  que  physiquement  le  chant  ne  marche 


SUR    LA    MUSIQUE.  253 

pas  si  vîte  que  la  parole ,  et  qu'il  faut  respirer 
enfin.  Souvenez-vous  qu'il  faut  pressentir  le 
mouvement  de  l'air  que  Ton  fera  sur  vos 
paroles  :  huit  vers  sur  un  mouvement  lent  , 
prendront  plus  de  temps  que  trente  sur  un 
mouvement  rapide. 

Ne  répétez  pas  les  mêmes  mots  dans  un 
même  vers ,  ou  que  ce  soit  pour  embellir  votre 
idée  ;  c'est  une  ressource  pour  le  musicien  , 
lorsqu'il  veut  arrondir  son  chant ,  mais  dont 
il  n'a  pas  toujours  besoin  ;  si  vous  le  faites 
d'avance ,  vous  le  gênez  ,  parce  que  vous  ne 
pouvez  pas  deviner  quand  il  en  aura  besoin. 
11  sera  peut  -  être  forcé ,  par  la  tournure  du 
chant,  de  répéter  les  mots  que  vous  n'avez 
pas  répétés  ;  de  sorte  que  vos  répétitions  et  les 
siennes  seront  fastidieuses. 

J'ai  toujours  cru  que  le  prétexte  spécieux 
de  servir  le  musicien  ,  en  pareil  cas  ,  n'étoit 
autre  chose  que  le  besoin  de  compléter  le 
nombre  des  syllabes,  pour  faire  des  vers  de 
même  mesure. 

Évitez  la  morale ,  parce  que  ses  images 
sont  froides  ,  excepté  peut  -  être  en  amour. 


±54-  ESSAIS 

Sentiment,  ironie,  passion,  monotonie  même 
lorsqu'elle  est  caractère,  tout  est  du  ressort 
de  la  musique ,  excepté  les  mauvais  vers. 

Chaque  auteur  dramatique  se  plaint  des 
sacrifices  qu'il  est  obligé  de  faire  à  son  musi- 
cien. Semaine  en  parle  dans  son  discours  de 
réception  à  l'académie  française.  Cependant 
je  défie  les  poètes  avec  lesquels  j'ai  travaillé  , 
de  citer  un  bon  vers  sacrifié  à  ma  musique. 

Quoique  la  digression  précédente  se  trouve 
à  l'article  du  Magnifique ,  je  suis  loin  d'avoir 
voulu  faire  une  critique  particulière  des  paroles 
de  ce  drame.  Si  Sedaine  n'est  pas  le  poëte  qui 
soigne  le  plus  les  vers  destinés  au  chant ,  les 
situations  qu'il  amène,  et  non  pas  qu'il  trouve , 
comme  disent  ses  envieux,  sont  si  impérieuses, 
qu'elles  forcent  le  musicien  à  s'y  attacher  pour 
les  rendre.  Il  dit  presque  toujours  le  mot 
propre  ,  et  il  se  croit  dispensé  de  l'embellir 
par  des  tours  poétiques.  Il  force  donc  le 
musicien  à  prendre  d^s  formes  neuves  pour 
rendre  s^s  caractères  originaux.  La  facilité 
dans  le  travail  n'est  guère  possible  en  pareil 
cas;  mais  souvenons-nous  que  l'habitude  d'un 


SUR  LA  MUSIQUE.  25^ 
travail  facile  est  dangereuse  ,  si  eiie  n'est  le 
fruit  d'une  longue  étude.  Après  avoir  fait  la 
musique  d'un  poëme  avec  facilité ,  j'aime  à  en 
rencontrer  un  qui  me  force  à  un  travail  plus 
obstiné  ;  celui  -  ci  me  donne  à  son  tour  des 
idées  pour  en  faire  un  troisième  aussi  faci- 
iement  que  le  premier. 

Le  Magnifique  n'eut  pas  un  succès  éclatant, 
mais  ce  qu'on  appelle  un  succès  d'estime  ;  il  est 
resté  au  théâtre.  L'on  me  disoit  :  Je  viens  pour 
la  scène  de  la  rose. — Je  répondois  :  C'est  pour 
cette  scène  que  l'auteur  a  fait  la  pièce. — Elle 
produisit  un  effet  non  équivoque  aux  premières 
représentations.  Pour  faire  l'éloge  de  la  scène 
et  de  l'acteur  Claïrval ,  je  rapporterai  qu'une 
dame  impatiente  de  voir  tomber  la  rose  àts 
mains  de  la  pudeur,  ouvrit  ses  doigts  charmaus , 
laissa  tomber  son  éventail  sur  le  théâtre,  et 
fut  aussi  déconcertée  de  sa  défaite ,  que  le  fut 
Clémentine  l'instant  d'après. 


^56  ESSAIS 

LA   ROSIERE   DE  SALENCI  , 

Comédie  pastorale ,   en  vers ,  paroles  de   Peiai  ; 
représentée  à  Fontainebleau  ,  en  quatre  actes , 

le ;   et   à   Paris ,   en  trois  actes  ,   le   28 

février   1777. 

Lorsque  l'artiste  ne  confond  pas  tous  les 
genres  dans  un  même  ouvrage,  il  reste  une  cou- 
leur pour  chacun  d'eux.  La  pastorale ,  qui  tient 
de  si  près  à  la  simple  nature ,  offre  cependant 
des  difficultés ,  parce  que  la  candeur,  la  douceur 
de  ses  accens  ne  présentent  pas  des  contrastes 
assez  frappans  ,  ni  des  couleurs  assez  vives 
pour  l'optique  du  théâtre.  Je  voulois  faire  une 
pastorale  en  ma  vie  ;  on  m'offrit  la  Rosière  de 
Salenci,  dont  tout  le  monde  aimoit  le  sujet. 
Ce  ne  fut  qu'après  mille  changemens  que  cette 
pièce  fut  fixée  au  répertoire  (5).  Pour  monter 
ma  tête  au  ton  de  la  pastorale ,  \es  poésies  de 
Gestier  m'occupèrent  pendant  tout  le  temps 
que  j'employai  à  composer  la  musique  de  la 
Rosière.  Je  crois  même  que  l'on  doit  remarquer 
ie  fruit  de  cette  lecture  par  la  douceur,  et  j'ose 

dire 


SUR    LA    MUSIQUE.  2^7 

dire  la  piété  des  chants  qui  caractérisent  cet 
ouvrage. 

Le  duo 

Colin,  quel  est  mon  crime! 

a  toujours  été  estimé ,  sans  produire  d'effet  au 
théâtre  ;  je  ne  puis  en  deviner  ia  cause,  à  moins 
que  ce  ne  soit  les  raisons  que  je  viens  de  dire. 

L'air 

Ma  barque  légère , 

mérite  peut-être  quelque  attention ,  par  la 
gaieté  &  le  peu  d'importance  que  semble  mettre 
Jean  Gau  à  ia  belle  action  qu'il  a  faite.  Le 
plaisir  d'avoir  sauvé  Colin  est  la  seule  idée  qui 
l'occupe  pendant  son  récit  ;  il  parcourt  tous 
\ts  détails  d'un  naufrage ,  sans  songer  à  en 
faire  une  image  effrayante  ;  il  devient  par-là 
plus  généreux  et  plus  aimable.  Les  musiciens 
prennent  trop  souvent  au  sérieux  \gs  récits  qui 
ne  sont  que  .satisfaisans  ,  quand  le  danger 
n'existe  plus ,  et  que  le  plaisir  du  succhs  doit 
l'avoir  en  partie  fait  oublier  ;  c'est  encore  dans 
ces  sortes  de  cas  que  la  musique  a  un  pouvoir 
TOME    I.  R 


b 


25S  ESSAIS 

dont  la  parole  et  le  geste  ne  peuvent  qu'appro- 
cher; car  dans  le  temps  que  l'orchestre  peint 
les  flots  en  courroux ,  l'acteur,  enivré  du  plaisir 
d'avoir  sauvé  un  jeune  et  joli  garçon,  chante 
gaiement  ; 

Ma  barque  s'engage , 
S'échappe  en  débris  ; 
L'écho  du  rivage 
Repousse  mes  cris  .... 

Au  reste  ,  cette  règle  n'est  pas  générale  :  il  faut 
toujours  considérer  le  personnage  qui  parle;  ce 
qui  sied  à  Jean  Gau ,  paysan  jeune  et  gaillard , 
îie  siéroit  pas  à  un  paysan  d'un  autre  caractère. 
Un  tiers  qui  parle  est  toujours  moins  affecte 
que  si  c'étoit  la  personne  même  qui  fît  le  récit 
de  SQS  malheurs. 

Sans  s'y  porter  en  foule ,  le  public  a  toujours 
vu  avec  satisfaction  les  représentations  de  la 
Rosière  ;  il  a  repoussé  les  actrices  dont  les  mœurs 
étoient  peu  régulières  ,  lorsqu'elles  se  sont  pré- 
sentées pour  remplir  le  rôle  de  Cécile  ;  celles 
(lu  contraire  dont  la  sagesse  embellissoit  le 
talent ,  ont  reçu  <S.ts  applaudissemens  flatteurs , 
syr-tout  à  l'instant  du  couronnement;  ce  qui 


SUR    LA    MUSIQUE.         259 

prouve  que  les  hommes  rassemblés  aiment  la 

vertu,  quoiqu'ils  ne  voulussent  pas  toujours  se 

charixer  de  rendre  l'actrice  vertueuse, 
o 


LA     FAUSSE     MAGIE, 

Comédie  en  deux  actes  ,  en  vers ,  mêlée  d'ariettes  , 
par  Alarmonîel  ;  représentée  par  les  Comédiens 
italiens,  le  premier  février  1775. 

On  m'a  souvent  demandé  auquel  de  mes 
ouvrages  je  donnois  la  préférence;  j'ai  toujours 
été  embarrassé  dans  ma  réponse.  Je  yiqw  quitte 
aucun  sans  en  être  content ,  sans  y  avoir  mis 
tout  ce  qui  dépend  de  moi ,  sentant  bien  en. 
même  temps  ce  qu'il  faudroit  pour  faire  mieux; 
mais  ce  que  j'ajouterois  de  plus,  ne s'accorderoit 
pas  avec  ce  qui  est  fait;  cette  raison  suffit  pour 
avertir  l'artiste  qu'il  doit  s'arrêter.  L'ouvrage 
qui  colite  peu  d'étude  et  de  peine,  est  un  enfant 
gâté  qui  semble  plus  appartenir  à  l'heureux 
clan  qui  l'a  produit,  qu'à  l'homme  même.  Il 
chérit  son  enfant ,  il  lui  sourit,  et  n'ose  presque 
s'en  croire  le  père.  L'ouvrage  au  contraire 
qui   a  sollicité  vivement  tous  \qs  ressorts  de 

R  2 


2(îo  E  5   S   A   I   S 

l'imagination,  est  ie  véritable  fruit  du  travail; 
jamais  on  ne  ie  revoit  qu'en  songeant  aux  peines 
qu'il  a  coûtées;  c'est  celui  qu'on  défend  avec  plus 
de  chaleur,  parce  qu'il  nous  appartient  de  plus 
près  ;  si  le  premier  nous  flatte,  le  second  nous 
attendrit.  La  mère  de  plusieurs  enfans  pourroit 
mieux  que  nous  expliquer  les  divers  sentimens 
que  nous  font  éprouver  nos  productions  ,  selon 
qu'elles  sont  plus  ou  moins  heureuses. 

Le  premier   acte  de   la  Fausse  Magie  est 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  estimable  dans 
mes  ouvrages  :  en  n'écoutant  que  ie  chant  de  cet 
acte,  on  est    tenté  de  le  mettre  au  rang  à^s 
compositions  faciles  ;  mais  le  travail  à^s  accom- 
pagnemens  ,    les    routes    harmoniques    qu'ils 
parcourent ,  arrêtent  ie  jugement  trop  préci- 
pité; et  l'on  sent  enfin  que  le  caractère  distinctif 
de  cette  production  vient  d'un  certain  équi- 
libre entre  la  mélodie  et  l'harmonie.  L'équilibre 
dont    je   parle   ne  consiste   pas   à    appliquer 
beaucoup  d'harmonie  sur  un  chant  heureux  ; 
il  faut  que   les  accompagnemens  eux-mêmes 
ayent   le   caractère   de  la  vérité.   11  y  a   ^^s 
trouvailles  d'harmonie  comme  de  mélodie  ,  et 


s  U  R    L  A    M  U  s  î  Q  U  E.  i^t 

ce  n'est  pas  la  difficulté  vaincue ,  ni  le  rappro- 
chement subit  Je  deux  gammes  éloignées  qui  en 
constituent  le  mérite;  c'est  parce  que  cette  har- 
monie, elie-mcme,  est  vraie  et  expressive,  que 
je  la  trouve  heureuse.  Un  compositeur  savant 
sait  toujours  faire  une  composition  savante; 
mais  il  n'est  pas  toujours  heureux  dans  sa 
science.  L'équilibre  dans  les  organes  du  senti- 
ment est,  je  crois,  désirable  pour  produire  une 
semblable  composition.  J'ai  souvent  commencé 
un  morceau  de  musique  sous  les  auspices  les 
plus  favorables  ;  un  chagrin ,  une  inquiétude 
survenoit,  je  sentois  alors  mes  dispositions  s'al- 
térer ,  et  le  morceau  heureusement  commencé 
prenoit  une  forme  différente  dont  je  n'étois  pas 
aussi  content. 

Le  second  acte  ne  présentoit  plus  qu'une 
action  invraisemblable ,  à  laquelle  les  spec» 
tateurs  ne  se  prêtent  point ,  sur-tout  après 
un  premier  acte  qui  annonce  une  comédie. 
Si,  dès  le  commencement  de  la  pièce,  l'auteur 
eût  montré  le  vieux  crédule  entouré  de  pré- 
tendus sorciers,  la  pièce  auroit  eu  de  l'unité, 
tn  finissant  comme  elle  avoit  commencé.  Les 

R  3 


\ 


5.6%  ESSAIS 

premiers  objets  qui  frappent  \q$  spectateurs, 
sont  ceux  qui  restent  dans  son  imagination , 
et  tout  ce  qui  en  est  la  suite  est  bien  reçu. 
Sedaïne  étoit  fâché  de  commencer  le  poëme 
de  Richard  Cœur- de-Lion,  par  ies  paysans  qui 
chantent  le  Bon  ménage  ;  il  auroit  d'abord 
voulu  fixer  l'attention  sur  Blondel  ;  mais  la 
nécessité  de  préparer  le  divertissement  du 
troisième  acte  l'y  a  forcé  ;  aussi  Blondel ,  en 
arrivant,  dit  à  son  petit  conducteur:  J'entends, 
je  crois  ,  chanter  !  —  Ce  n'est  rien  ,  répond 
l'enfant,  ce  sont  les  paysans  qui  rentrent  après 
l'ouvrage  àça  champs. — Ce  n'est  rien,  n'a  pas 
été  mis  sans  intention. 

Après  quelques  représentations  de  la  Faussa 
.Magie,  cet  ouvrage  ne  se  soutint  pas  long- 
temps; je  sollicitai  le  début  d'une  jeune  actrice, 
mademoiselle  Dérouville ,  qui  chanta  supérieu- 
rement dans  cette  pièce,  et  ne  fut  pas  reçue 
parce  qu'elle  chantoit  trop  bien  ;  mais  la  Fausse 
J\4agie  resta  au  théâtre  avec  succès. 

Vous  auriez  à  faire  à  moi ,  .  .  .  . 

étoit  un  air  et  non  un  trio  ;  les  accens  de  la 
basse  me  parurent   si  vrais ,    que  je  ne   pus 


s  U  R  L  A  M  us  I  Q  U  E.  2(^3 
résister  au  désir  de  demander  à  Marmontel 
les  paroles  qu'elle  sembloit  appeler.  Les  notes 
soutenues  du  jeune  homme  furent  une  suite 
naturelle  de  celte  basse.  Ce  morceau  heureux, 
où  les  trois  acteurs  ,  en  formant  àes  chants 
différens ,  soutiennent  leurs  caractères ,  n'est 
point  apprécié  au  théâtre  de  Paris  ;  je  crois 
qu'il  est  de  trop  à  la  scène;  j'ai  moi -même 
toujours  senti  une  satiété  de  musique  à  cet 
endroit.  Les  vrais  connois^seurs  en  musique 
composent  le  petit  nombre  de  spectateurs  ;  eux 
seuls  applaudissent  ce  morceau  de  musique 
à  trois  sujets  :  si  le  poëte  t'eût  fait  avant  moi, 
il  est  probable  qu'il  eût  été  au-dessous  de  ce 
qu'il  est;  mais  un  hasard  heureux  l'a  produit, 
et  les  morceaux  de  ce  genre  ne  devroient  ctre 
faits  que  de  cette  manière. 

J'en  connois  peu  de  bons,  excepté  le  duo 
de  Toin  Joues , 

Que  les  devairs  que  tu  m'imposes ,  .  .  .  . 

Faire  deux  ou  trois  chants  l'un  sur  l'autre , 
est  un  tour  de  force  qui  prouve  presque  tou- 
jours qu'on  a  voidu  trop  entreprendre.  Les 
sacrifices    y  sont   plus   remarquables    que  le 

R   4. 


2^4  ESSAIS 

produit.  Si  les  trois  parties  sont  chantantes 
chacune  en  particulier  ,  l'ensemble  est  em- 
brouillé; si  elles  ne  chantent  point,  pourquoi 
5e  donner  tant  de  peines  ! 

La  musique  parlante  du  duo  des  vieillards» 

Quoi  I  c'est  vous  qu'elle  préfère ,  .  .  .  , 

fit  un  effet  extraordinaire  à  la  première  repré- 
sentation ;  le  chant  en  est  si  près  de  la  déclama- 
tion, qu'on  le  confond  avec  la  parole.  D'ailleurs 
ce  morceau  est  syllabique  ,  et  d'un  mouvement 
continu;  cette  sorte  de  musique  a  un  empire 
prodigieux  sur  tous  les  spectateurs. 

Les  anciens  ont  beaucoup  parlé  de  l'empire 
du  rhythme  ou  du  mouvement  ;  il  opère  plus 
puissamment  que  la  mélodie  et  l'harmonie  ; 
mais  lorqu'il  y  est  réuni ,  son  empire  est  irré- 
sistible. Lorsqu'un  air  marqué  et  symétrique 
s'empare  d'un  auditoire,  on  entend  les  pieds, 
les  cannes  frapper  la  mesure  ;  tout  est  subjugué 
et  contraint  de  suivre  le  mouvement  donné. 
J'ai  usé  souvent  d'un  stratagème  singulier  pour 
ralentir  ou  accélérer  la  marche  de  la  personne 
que  j'accompagnois  à  la  promenade  ;  dire  à 


s  UR    L  A    M  us  I  QU  E.  26^ 

quelqu'un  vous   marchez  trop  vite,   ou  trop 
lentement ,  est  une  espèce  de  despotisme  peu 
décent,  excepté  avec  son  ami  :  mais  -rhanter 
sourdement  un  air  en  forme  de  marche,  d'abord 
à  la  mesure  de  la  marche  du   compagnon  , 
ensuite  la  lui  ralentir  ou  l'accélérer,  en  chan- 
geant insensiblement  le  mouvement  de  l'air , 
est  un  stratagème  aussi  innocent  que  commode. 
Quoique  musicien  ,  j'ai  toujours  cru  que  les 
trop  vives  sensations  produites  par  un  morceau 
de  musique,   nuisent  à   l'effet    général    d'un 
ouvrage,  à  moins  que  ce  morceau  ne  soit  la 
catastrophe  du  poëme.  Les  gens  véritablement 
sensibles  à  la  vérité  dramatique ,  ont  dû  sentir 
qu'après  un  air  de  bravoure  vivement  applaudi, 
il  en  résulte  une  lacune  qui  suspend  l'attention 
et  laisse  à  peine  l'envie  d'entendre  ce  qui  suit  : 
au  reste,   un  auteur,  quel  qu'il  soit,  souffre 
avec  plaisir  des  invraisemblances  si  flatteuses. 
L'acteur  qui  a  le  plus  de  tact ,  se  gardera  bien , 
dans  toute  composition  semblable  au  duo  dont 
je  viens  déparier,  de  surcharger  l'expression; 
cette  musique  est  elle-même  si  près  de  la  parole, 
que  pour  peu  qu'on  néglige  l'intonation ,  ii 


zf>6  ESSAIS 

lie  reste  que  la  parole  même  avec  accompa- 
gnement, li  n'appartient  qu'aux  exécutans 
qui  ont  le  plus  de  goût ,  de  sentir  combien 
il  faut  être  modéré  dans  les  ouvrages  où 
règne  la  vérité  d'expression  et  de  déclamation. 
Cette  musique,  qui  ^hi  d'un  grand  secours  pour 
les  talens  médiocres,  est  peut-être  ennemie  à^s 
talens  supérieurs  ;  elle  leur  prescrit  trop  juste 
ce  qu'ils  doivent  faire  :  ils  se  trouvent  mieux , 
lorsque  le  musicien  ,  n'ayant  pu  qu'effleurer  la 
vérité ,  leur  laisse  un  champ  libre  pour  déve- 
lopper leur  jeu  brillant.  Au  reste,  c'est  à  l'acteur 
intelligent  à  sentir  jusqu'à  quel  point  il  peut 
se  livrer  à  l'expression  ;  il  vaut  mieux  rester 
un  peu  au-dessous  que  d'y  atteindre.  Rien 
n'est  si  près  de  la  dégradation ,  que  ce  qui  ne 
peut  plus  acquérir  ;  et ,  pour  ce  qui  regarde 
le  sentiment  sur  -  tout  ,  il  vaut  mieux  laisser 
quelque  chose  à  désirer  que  de  satisfaire  plei- 
nement un  auditeur,  qui  ne  tarderoit  guère  à 
sentir  que  l'éiat  le  plus  accablant  est  celui  qui 
ne  laisse  plus  de  chemin  au  désir. 

Ce  que  je  vais  dire  prouve  physiquement 
ce   que  je  viens   d'avancer.    La  plupart  (kfi% 


s  U  R    L  A    M  us  I  QU  E.         2^7 

hommes  en  ont  éprouvé  les  effets ,  sans  en 
Gonnoître  Ja  cause.  Rameau  et  J,  J.  Rousseau 
n'en  ont  développé  que  ce  qui  regarde  le  phy- 
sique àes  sons. 

Il  est  deux  manières  d'accorder  les  instru- 
mens  à  cordes  ;    le  piano  ,   par  exemple  ,    en 
faisant   une  suite   de  quintes  justes ,   tout   le 
monde  sait  que  les  octaves  deviennent  trop 
fortes,   et  que  tout-à-coup  on  est  forcé  de 
diminuer  les  sons  pour  rejoindre  le  point  d'où 
l'on  est  parti.  Rien  de  plus  funeste  à  l'effet  de 
la  musique  que  cette  manière  d'accorder  ;   je 
ne  dis  pas  seulement  à  l'endroit  où  l'on  est 
obligé  de  tempérer  les  sons ,  mais  sur-tout  sur  la 
partie  du  clavier  où  les  quintes  sont  justes;  car 
on  éprouve  une  satiété  désespérante ,   chaque 
accord  portant  avec  soi  une  âpreté  qui  repousse 
le  sentiment  et  effuouche  les  grâces.  Altérez, 
au  contraire ,  foiblement  toutes  vos  quintes  ; 
alors  un  désir  involontaire  d'arriver  au  point 
imperceptible   de   la  perfection  ,    à   ce  point 
mathématique  qu'on   ne   se  soucie  guère  de 
calculer  quand    on   l'a   senti  ,    soutient  votre 
attention  ;   chaque  accord   prend   une  teinte 


2^8  ESSAIS 

moelleuse ,  et  vous  fait  éprouver  un  charme 
séduisant.  Quel  chanteur  n'a  pas  senti  son  ame 
se  développer  ou  se  rétrécir  en  s'accompagnantî 
Un  fameux  chanteur  que  j'ai  vu  à  Rome  , 
Giiiîello  ,  envoyoit  son  accordeur  dans  ies 
maisons  où  ii  vouioit  montrer  sqs  talens ,  non- 
seulement  de  crainte  que  le  clavecin  ne  fût  trop 
haut,  mais  aussi  pour  la  perfection  de  l'accord» 
N'avons-nous  pas  entendu  à^s  femmes  dont 
i'organe  foible  caplivoit  nos  sens  dans  la  con- 
versation !  Quelle  voix  sonore ,  mais  ferme  et 
plus  sûre  de  ses  accens ,  vous  a  jamais  fait  le 
même  plaisir!  Souvent  j'ai  quitté  mon  piano, 
parce  qu'il  me  déplaisoit ,  et  ne  me  renvoyoit 
pas  mes  idées  telles  que  je  les  concevois  :  c'est 
après  bien  àes  années  que  je  me  suis  aperçu 
que  l'accord  à^s  quintes  trop  justes  en  étoit 
la  cause.  On  voit  qu'une  belle  production 
dépend  plus  qu'on  ne  pense  de  l'accordeur. 

Il  n'est  guère  moins  essentiel  d'observer  une 
espèce  de  régime  en  musique  pour  en  jouir 
Jong-temps.  Peu  de  musiciens  entendent  moins 
de  musique  que  moi  ;  si  j'allois  aux  spectacles 
lyriques  tous  les  jours ,  si  j'assistois  à  tous  ie§ 


s  U  R  L  A  M  U  s  I  QU  E.  2(^9 
concerts  où  je  serois  admis ,  si  enfin  je  ne 
fuyois  ia  plupart  des  occasions  d'entendre  de 
la  musique,  la  satiété  m'auroit  souvent  donné 
un  dégoût  que  je  n'ai  jamais  éprouvé.  Tout 
est  iimité  dans  la  nature;  le  matin,  je  ne  touche 
mon  piano  avec  plaisir ,  que  parce  que  la  veille 
je  n'ai  pas  entendu  de  la  musique  pendant 
quatre  heures  :  dès  que  le  plaisir  se  tourne  en 
habitude  ou  en  manie,  il  cesse  d'être  piquant. 
Un  amateur  peut  ainsi  occuper  son  temps  , 
mais  l'homme  qui  veut  produire  doit  l'éviter. 

Le  compositeur  qui  se  repaît  trop  de  ses 
ouvrages ,  doit  se  répéter  aisément  ;  il  doit 
craindre  aussi  l'impression  que  lui  laissera  un 
de  ses  morceaux  qui  aura  réussi  généralement  : 
il  peut ,  s'il  n'est  pas  sur  ses  gardes,  le  répéter 
toute  sa  vie  par  des  réminiscences  impercep- 
tibles pour  lui  seul. 

Je  vais  peu  aux  premières  représentations 
qui  ne  m'intéressent  pas  personnellement  ;  je 
préfère  de  laisser  fixer  l'opinion  publique,  que 
je  compare  alors  avec  plaisir  à  la  mienne. 

Je  sens  un  mouvement  de  reconnoissance 
pour  les  musiciens  qui  exécuten:  au  théâtre 


lyo  ESSAIS 

celles  de  mes  pièces  qui  ont  été  le  plus  sou- 
vent représentées  ;  l'attention ,  la  chaleur  qu'ils 
mettent  à  exécuter  ce  qu'ils  savent  par  cœur 
depuis  long-temps ,  me  semble  une  grâce  d'état. 
Je  ne  pense  pas  de  même  de  l'acteur ,  parce 
qu'il  est  immédiatement  sous  les  regards  du 
public  ,  qui  lui  impose  la  loi  d'être  toujours 
attentif,  et  lui  donne  chaque  jour  une  ému- 
lation nouvelle. 

Lorsque  j'entends  mes  ouvrages  bien  rendus, 
ils  me  rappellent  les  sensations  agréables  que 
j'ai  éprouvées  en  les  composant. 

J'aime  aussi  à  me  rappeler  que  ce  fut  à 
une  représentation  de  la  Fausse  Magie ,  que 
l'on  me  présenta  à  J.  J.  Rousseau,  J'entendis 
quelqu'un  qui  disoit  :  «  M.  Rousseau ,  voilà 
>»  Grétry  que  vous  nous  demandiez  tout-à- 
5J  l'heure  «.  Je  volai  auprès  de  lui ,  je  le  con- 
sidérai avec  attendrissement. —  Que  je  suis  aise 
de  vous  voir ,  me  dit-il  ;  depuis  long-temps 
je  croyois  que  mon  cœur  s'étoit  fermé  aux 
douces  sensations  que  votre  musique  me  fait 
encore  éprouver.  Je  veux  vous  connoître  , 
monsieur ,  cax  ,   pour   mieux   dire  ,   je  vous 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  271 

connois  déjà  par  vos  ouvrages  ;  mais  je  veux 
être  votre  ami.  — Ah  !  monsieur!  lui  dis-je, 
ma  plus  douce  récompense  est  de  vous  plaire 
par  mes  taiens.  — Etes-vous  marié  î  — Oui.  — 
Avez- vous  épousé  ce  qu'on  appelle  une  femme 
d'esprit  l  —  Non.  —  Je  m'en  doutois  !  — 
C'est  une  fille  d'artiste  ;  elle  ne  dit  jamais  que 
ce  qu'elle  sent ,  et  la  simple  nature  est  son 
guide. — Je  m'en  doutois  :  oh!  j'aime  les  artistes, 
ils  sont  enfans  de  la  nature.  Je  veux  coniioître 
votre  femme,  et  je  veux  vous  voir  souvent. — 
Je  ne  quittai  pas  Rousseau  pendant  le  spectacle: 
il  me  serra  deux  ou  trois  fois  la  main  pendant 
ia  Fausse  Afagie  ;  nous  sortîmes  ensemble  : 
j'étois  loin  de  penser  que  c'étoit  la  première  et 
ia  dernière  fois  que  je  lui  parlois  !  En  passant 
par  la  rue  Française  ,  il  voulut  franchir  des 
pierres  que  les  paveurs  avoient  laissées  dans  la 
rue  ;  je  pris  son  bras,  et  lui  dh  :  Prenez  garde, 
M.  Rousseau.  —  U  le  retira  brusquement  ,  en 
disant  :  Laissez-moi  me  servir  de  mes  propres 
forces. — Je  fus  anéanti  pcir  ces  paroles  ;  les  voi- 
tures nous  séparèrent,  il  prit  son  chemin,  moi 
le  mien,  et  jamais  depuis  je  ne  lui  ai  parlé. 


272  ESSAIS 

Si  j'avois  moins  aimé  Rousseau,  àhs  le  len- 
demain je  l'aurois  visité;  mais  la  timidité, 
compagne  fidèle  de  mes  désirs  les  plus  vifs , 
m'en  empêcha.  Toujours  la  crainte  d'être 
trompé  dans  mes  espérances ,  m'a  fait  renoncer 
à  ce  que  je  souhaite  le  plus  ;  si  cette  manière 
d'être  expose  à  moins  de  regrets ,  elle  contrarie 
sans  cesse  l'espérance,  cette  douce  illusion  des 
mortels. 

J'étois  un  jour  dans  la  voiture  de  l'ambas- 
sadeur de  Suède  avec  un  homme  de  lettres  ; 
je  vis  Rousseau  qui  cheminoit  avec  sa  grosse 
canne  sur  les  trottoirs  du  pont  Royal,  résistant 
avec  peine  aux  secousses  du  vent  et  de  la  pluie; 
je  fis  un  mouvement  involontaire,  en  m'enfon- 
çant  dans  la  voiture  comme  pour  me  cacher. 
Qu'avez-vous  !  me  dit  mon  compagnon.— Voilà 
Jean- Jacques,  lui  dis -je.-  Bon,  me  dit  le  philo- 
sophe ,  il  est  plus  fier  que  nous.— Il  disoit  vrai; 
mais  il  avoit  la  fierté  que  donne  le  talent  naturel , 
et  non  cette  morgue  insolente  que  l'on  remarque 
dans  ceux  qui,  par  un  travail  pénible  ou  un 
hasard  heureux,  ont  su  prendre  une  place  que 
la  nature  ne  leur  destinoit  pas.  Un  enfant,  le 

plus 


SUR  LA  MUSIQUE.  275 
pîus  petit  insecte,  la  feuille  d'un  arbre ,  auroient 
suffi  pour  amuser  et  arrêter  les  idées  de  Rous^ 
seau,  parce  que  toutes  ces  choses  sont  vraies; 
mais  tout  ce  qui  tenoit  aux  conventions  mo- 
rales ,  tout  ce  qui  avoit  l'empreinte  de  la  main 
des  hommes  lui  étoit  suspect.  Il  se  chagrinoit  du 
bien  qu'on  lui  vouloit.  faire,  parce  que,  né  libre 
et  sensible,  il  devoit  s'élever  en  lui  un  combat 
entre  l'homme  naturel  et  l'homme  social ,  dont  le 
premier  sortoit  toujours  vainqueur.  Un  tel  être, 
sans  doute,  devoit  exciter  l'envie  des  hommes 
riches  et  puissans  ;  Ton  couroit  après  la  recon- 
noissance  de  Rousseau ,  avec  la  même  ardeur 
que  l'on  veut  moissonner  la  fleur  qui  se  cache 
sous  le  voile  de  la  pudeur  :  mais  son  unique 
bien  étoit  l'indépendance;  si  eHe  eût  été  l'effet  de 
la  vanité ,  on  la  lui  eût  ^ .  .^e,  et  nous  l'eussions 
vu  esclave  :  c'étoit  par  sentiment  qu'il  étoit 
libre;  toutes  \qs  ruses  des  hommes  ont  échoué. 

D'ailleurs  Rousseau  repoussoit  peut-être  le 
bien  qu'on  vouloit  lui  faire,  dans  la  crainte 
d'être  ingrat;  et  il  auroit  dû  l'être  par  la  faute 
même  de  ceux  qui  cherchoieHt  à  l'obliger  avec 
trop  de  chaleur.  Pour  ne  pas  courir  \qs  risquer 

TOME    ï.  s 


274  ESSAIS 

de  l'ingratitude,  il  faudroit  apprendre  à  obliger 
noblement,  mais  froidement,  et  ne  jamais  trop 
se  lier  avec  ceux  qu'on  oblige.  J'ai  toujours 
remarqué  que  j'avois  obtenu  la  reconnoissance 
de  ceux  que  je  n'avois  obligés  qu'indirectement, 
et  que  tous  ceux  qui  ont  été  à  portée  de  voir 
combien  j'avois  de  joie  à  leur  rendre  quelques 
services ,  se  sont  presque  toujours  dispensés 
d'être  reconnoissans  ;  sans  doute  parce  qu'ils 
jugeoient  trop  clairement  que  j'étois  assez 
récompensé  par  la  jouissance  même  du  bien 
que  je  leur  avois  fait. 

J'entends  souvent  dire  que  le  cœur  de 
l'homme  est  un  labyrinthe  impénétrable.  C'est 
peut-être  à  la  faveur  de  mon  ignorance  que 
je  ne  suis  pas  de  cet  avis.  Je  n'ai  jamais  vu 
que  deux  hommes:  celui  qui  se  conduit  d'après 
SQS  sensations ,  et  celui  qui  n'agit  que  d'après 
les  autres  ;  le  premier  est  toujours  vrai ,  même 
dans  ses  erreurs  ;  l'autre  n'est  que  le  miroir  où 
se  réfléchissent  les  objets  de  la  scène  du  monde. 
Voilà  l'homme  de  la  nature ,  l'homme  esti- 
fnable,  et  l'homme  de  la  société. 

Lorsque  Rousseau  eut  écarté  la  foule  quî 


SUR    LA    MUSIQUE.  275 

cherchoit  à  i'obiiger ,  et  qui,  selon  lui,  cher- 
choit  à  lui  nuire ,  parce  qu'on  vouloit  le  forcer 
à  renoncer  à  son  indépendance  (  car  un  bienfait 
oblige  celui  qui  le  reçoit ,  quoique  le  donateur 
ne  l'exige  pas  )  ;  lorsque  Rousseau ,  dis-je ,  eut 
lui  -  même  élevé  la  barrière  qui  le  séparoit  du 
reste  des  hommes ,  il  dut  se  trouver  encore 
plus  malheureux  que  lorsqu'il  combattoit  ;  car 
alors  il  vivoit  de  ses  triomphes  ;  mais  livré  à 
lui-même ,  accablé  d'infirmités  et  de  vieillesse, 
ayant  usé  les  ressorts  puissans  de  son  ame 
altière  ,  il  redevint  homme  ordinaire  :  il  reçut 
enfin  l'asyle  que  lui  offrit  Girardin ,  et  mourut 
peut-être  de  regret  de  l'avoir  accepté.  Un  tel 
homme  est  rare ,  mais  il  est  dans  la  nature.  On 
dit  qu'il  se  contredit  sans  cesse  dans  %^s  écrits  : 
je  croirai  à  cette  accusation ,  lorsqu'on  m'aura 
prouvé  qu'une  même  cause,  sur-tout  au  moral, 
peut  se  montrer  deux  fois  sans  être  accom- 
pagnée de  circonstances  et  d'effets  différens. 

On  n'a  pu  ravir  à  Rousseau  ni  sa  liberté ,  nî 
1^%  ouvrages  littéraires  ;  la  première  étoit  son 
apanage  ;  v'itam  împenJere  vero,  S^s  ouvrages 
étoient  à  lui,  parce  que  nul  homme  n'a  pu 


iy6  ESSAIS 

être  mis  à  sa  place;  mais  on  voulut  lui  contester 
5on  Devin  du  Village  ;  s'il  eût  menti  une  seule 
fois  en  face  du  public  ,  i'apôtre  de  la  vérité 
n'étoit  en  tout  qu'un  imposteur,  et  il  perdoit 
son  premier  droit  à  l'immortalité.  Comment  un 
tel  homme  eût-il  pu  forger  et  soutenir  un  tel 
mensonge!  J'ai  examiné  la  musique  du  Devin 
du  Village  avec  la  plus  scrupuleuse  attention  ; 
par  tout  j'ai  vu  l'artiste  peu  expérimenté,  auquel 
le  sentiment  révèle  les  règles  de  l'art. 

Si  Rousseau  eût  choisi  un  sujet  plus  compli- 
qué ,  avec  ài^s  caractères  passionnés  et  moraux , 
ce  qu'il  n'avoit  garde  de  faire ,  il  n'auroit  pu 
le  mettre  en  musique  ;  car  en  ce  cas  toutes  les 
ressources  de  l'art  suffisent  à  peine  pour  rendre 
ce  qu'on  sent.  Mais  en  homme  d'esprit,  il  a 
voulu  assimiler  à  sa  muse  novice ,  de  jeunes 
amans  qui  cherchent  à  développer  le  seiîtiment 
de  l'amour.  Souvent  gêné  par  la  prosodie,  il 
i'a  sacrifiée  au  chant ,  comme 


g^^g^Ej^S^E^^^i 


J'ai   pcr  -  -  du  mon       scr      vi   -      leur. 

L'avant  dernière  syllabe  du  vers  est  brève  , 


s  U  R   L  A    M  U  s  I  Q  U  E.         ^77 

et  il  est  impossible  de  la  faire  telle  ,  sans  nuire 
au  chant. 


ï 


35SË3 


i 


J'y    son  -  -  ge       î>in$     cci  -  -   -  se. 

LV  muet  du  mot  songe ,  tombe  d'aplomb  sur 
la  meilleure  note  de  la  phrase  musicale  ;  il 
auroit  pu  dire 


^^^=^^^^^=1^ 


y-i 


son-gc     sans 


CCS  —  se. 


mais  il  aimoit  mieux  le  premier  chant.  C'est 
sans  doute  après  avoir  éprouvé  les  difficultés 
infinies  que  présente  la  langue  française  ,  et 
avoir  bien  senti  qu'il  ne  les  avoit  pas  toutes 
vaincues,  qu'il  a  dit  :  «Les  Français  n'auront 
y*  jamais  de  musique  «.  Si  j'eusse  pu  devenir 
l'ami  de  Rousseau;  si  nous  n'eussions  pas  trouvé 
à^s  pierres  dans  notre  chemin  ;  si  Rousseau , 
en  me  voyant  au  travail ,  voyant  avec  quelle 
promptitude  j'essaye  tour-à-tour  la  mélodie  , 
l'harmonie  et  la  déclamation ,  pour  rendre  ce 
que  je  sens  (  je  dis  avec  promptitude,  car  il 

s  3 


278  ESSAIS 

ne  faut  qu'un  instant  pour  perdre  i'unîté  en 
s'appesantissant  sur  un  détail  ) ,  peut  -  être  ii 
eût  dit  alors  :  «  Je  vois  qu'il  faut  être  nourri 
'>  d'harmonie  et  de  chants  musicaux ,  autant 
»  que  je  ie  suis  des  écrits  des  anciens,  pour 
3'  peindre  en  grand  et  avec  facilité  ». 

Homme  subiime,  ne  dédaigne  pas  l'hom- 
mage d'un  artiste  qui,  comme  toi,  occupe  ses 
loisirs,  en  s' essayant,  par  cet  ouvrage,  dans 
une  carrière  étrangère  à  ses  vrais  taiens.  Tu 
fus  bien  malheureux,  mais  ton  ame  sensible 
ne  devoit-eile  pas  pressentir  à  l'instant  même 
de  tes  malheurs  ,  que  des  larmes  éternelles 
couleroient  de  tous  les  yeux  pour  te  plaindre! 
Que  ne  m'est-il  permis  de  te  dire  :  «  O  mon 
»  illustre  confrère ,  tu  reçus  jadis  un  outrage 
»  des  musiciens  que  tu  honorois,  outrage  que 
^•»  leurs  successeurs  désavouent  avec  indigna- 
»  tion  ;  puissent  mon  respect  et  mon  admiration 
»  pour  tes  vertus  et  tes  taiens ,  expier  un  crime 
>?  qui  n'étoit  que  celui  du  temps  *  »  I 


*  Lorsque  Rousseau  fit  rt'péter  son  Devin  du  Village , 
il  témoigna  son  mécontentement  aux  exécutans  :  ceux-ci. 


SUR    LA    MUSIQUE.         279 
CÉPHALE    ET    PROCRIS, 

Tragédie  en  trois  actes,  en  vers,  par  Aîarmontel ; 
représente'e  à  Versailles  en  1773,  et  à  Paris 
le  2  mai   1775. 

Cet  opéra  fut  donné  Tannée  du  mariage 
(du  comte  à' Artois;  il  n'eut  qu'un  médiocre 
succès ,  tant  à  Versailles  qu'à  Paris.  Dans  ce 
temps,  il  étoit  reçu  qu'excepté  les  chœurs  et 
les  danses,  il  ne  devoit  point  y  avoir  de  mesure 
à  l'Opéra.  Si  quelques  vers  de  récitatif  étoient 
expressifs,  l'acteur  y  mettoit  la  prétention 
dont  un  air  pathétique  Qst  susceptible.  Si  les 

pour  se  venger  ,  le  pendirent  en  effigie.  Rousseau  en  fut 
instruit,  et  dit  à  ce  sujet  :  «  Je  ne  suis  pas  surpris  qu'on 
3>  me  pende  ,  après  m'avoir  mis  si  long  -  temps  à  la 
»  question  ». 

L'on  ne  peut  imaginer  quel  esprit  de  travers  régnoit 
alors  parmi  les  sujets  de  l'Opéra;  il  subsistoit  encore 
lorsque  je  donnai  Céphale  et  Pro cris.  Tiers' d^ être  applaudis 
par  les  partisans  de  l'ancienne  musique,  humiliés  par  la 
critique  continuelle  des  gens  de  goût,  ne  sachant  plus 
s'il  falloit  révérer  ou  abandonner  leur  antique  idole ,  la 
fierté  de  l'ignorance  et  la  dissimulation  occupoient  la 
place  des  talens  et  du  zèle. 

S  4 


S.B9  E  5  s  A  I  s 

accompagnemens  le  forçoient  à  suivre  un 
mouvement  marqué,  ce  n'étoit  qu'en  courant 
après  l'orchestre  qu'il  l'atteignoit  :  il  résultoit 
de-là  un  choc,  un  contre-point,  une  syncope 
perpétuelle,  dont  je  laisse  à  deviner  Tefîèt. 

On  interrompit  une  des  répétitions  par  ie 
dialogue  suivant,  qui  peut  laire  juger  de  l'état 
des  choses. 

l'a  c  t  r  1  c  e  t  sur  le  théâtre. 

Que  vei.t  donc  dire  ceci ,  monsieur?  II  y  a, 
je  crois ,  de  la  rébellion  dans  votre  orchestre  î 

LE  BATTEUR  DE  MESURE,  dans  l' orchestre. 

Comment ,  mademoiselle ,  de  la  rébellion  ? 
Nous  sommes  tous  ici  pour  le  service  du 
roi ,  et  nous  le  servons  avec  zèle. 

l'a  C  T  R  I  C  E. 

Je  voudrois  le  servir  de  même  ,  mais 
votre  orchestre  m'interloque ,  et  m'empêche 
de  chanter. 

LE     BATTEUR     DE     MESURE. 

Cependant ,  mademoiselle  ,  nous  allons  de 
mesure. 


SUR    LA   MUSIQUE.         x9t 

l'a  C  T  R  I  C  E. 

De  mesure!  Quelle  bête  est-ce  là!  Suivez» 
moi,  monsieur,  et  sachez  que  votre  symphonie 
est  la  très-humbie  servante  de  l'actrice  qui  récite. 

LE     BATTEUR     DE     MESURE. 

Quand  vous  récitez,  je  vous  suis  ,  made- 
moiselle ;  mais  vous  chantez  un  air  mesuré , 
très-mesuré. 

l'  A  c  T  R  I  c  E. 

Allons,  laissons  toutes  ces  folies,  et  suivez- 
moi. 

Les  airs  de  danse  obtinrent  l'estime  des 
danseurs.  Le  duo 

Donne-la  moi  dans  nos  adieux. ...  ' 

ne  fut  connu  qu'après  avoir  couru  les  sociétés. 
Après  les  représentations  de  Paris ,  je  pro- 
posai les  changemens  suivans  : 

LA  VENGEANCE  DE  DIANE, 
^//  trois  actes. 

Diane  commençoit  la  pièce  par  la  réception 


aSz  ESSAIS 

d'une  nymphe  nouvelle  ;  elle  appeloît  ensuite 
ia  Jalousie ,  iui  faisoit  part  de  ia  désertion  de, 
Procris,  séduite  par  ie  chasseur  Céphale ,  et 
ia  chargeoit  de  sa  vengeance.  C'étoit  une 
leçon  terrible  pour  la  nymphe  novice.  Cette 
action  ,  mêlée  de  danses  et  de  pantomime  , 
\es  chœurs  àes  nymphes  implorant  Diane  eji 
faveur  de  Procris,  auroient  fourni  un  acte 
assez  long ,  en  préparant  l'intérêt. 

DEUXIÈME      ACTE. 

C  É  P  H  A  L  E,    seul. 
De  mes  beaux  jours  que  le  partage  est  doux  I  . . . 

Je  retranchois  absolument  le  rôle  de  Y  Aurore, 
qui  produit  une  double  action  peu  intéressante. 
Les  hommes  rassemblés  n'aiment  pas  à  voir  une 
femme  dédaignée,  et  cette  femme  est  l'Aurore , 
plus  belle  que  le  jour.  La  Jalousie  ^  déguisée  en 
nymphe ,  auroit  pris  sa  place  ;  ensuite  Procris 
avec  Ce'phale  auroient  terminé  le  second  acte, 
comme  il  est  dans  le  poëme. 

Le  troisième  acte  resteroit  tel  qu'il  est. 
C'étoit  la  Jalousie  qui  s'emparoit  tour-à-tour 


s  UR  LA  M  us  r  QU  E.  28; 
de  Céphale  et  de  Procris ,  dans  le  second  et 
le  troisième  acte. 

De  cette  manière  ,  l'action  étoit  une  ,  et 
devenoit  plus  forte  et  pius  rapide.  L'auteur 
ne  voulut  pas  adopter  ces  changemens  ,  et 
l'opéra  n'a  pas  été  joué  depuis. 

Gluck  assista  à  deux  de  mes  répétitions; 
à  Versailles.  La  musique  du  troisième  acte 
dut  lui  paroître  aussi  dramatique  qu'elle  l'est 
en  effet.  Si  Gluck  n'eût  été  qu'amateur  désin- 
téressé ,  il  m'eût  dit  sans  doute  ce  qu'un  artiste 
consommé  a  le  droit  de  dire  à  un  jeune  homme 
de  trente  ans  : 

«  Le  chant  mesuré ,  tel  que  vous  l'avez 
>»  fait,  ne  convient  pas  à  vos  acteurs  ;  il  faut 
»  que  votre  poëte  vous  mette  à  même  de  jeter 
"  plus  de  chaleur  et  d'intérêt  dans  vos  deux 
»  premiers  actes  ;  il  faut  qu'il  retranche  \gs 
>»  airs  auxquels  il  vous  a  trop  assujetti  ,  et 
«  qu'il  vous  laisse  le  maître  de  faire  du  chant 
3>  mesuré  quand  il  vous  plaira  ;  alors  vous 
»  choisirez  les  endroits  qui  sont  susceptibles 
»>  d'une  musique  telle  qu'elle  puisse  convenir 
«  à  vos  chanteurs  »  ; 


a84  ESSAIS 

Mais  Gluck  préparoit  Iphigénie  en  AulUe , 
et  il  étoit  plus  naturel  qu'il  profitât  de  mes 
erreurs  'que  de  m'en  tirer. 

Je  suis  loin  de  croire  que  j'eusse  fait  une 
tragédie  comme  Gluck;  je  suis  entraîné  vers 
ie  chant  auquel  l'harmonie  sert  de  base  ,  autant 
qu'il  est  lui-même  commandé  par  l'harmonie 
expressive  de  son  orchestre,  à  laquelle  il  joint 
un  chant  souvent  accessoire,  ou  ne  faisant 
que  la  seconde  moitié  du  tout. 

Tel  est  l'empire  de  la  nature  :  l'Italie  fournit 
cent  mélodistes  et  un  harmoniste;  l'Allemagne 
tout  le  contraire. 

Tous  les  génies  italiens  n'ont  pu  produire 
une  ouverture  telle  que  celle  àilphigénie  en 
Aul'ide,  Toute  la  force  du  génie  allemand  ne 
nous  présente  pas  un  air  pathétique  aussi 
délectable  que  ceux  de  Sacchin'u  La  France, 
offrant  une  température  mixte  entre  l'Italie 
et  l'Allemagne,  semble  devoir  un  jour  produire 
les  meilleurs  musiciens ,  c'est-à-dire ,  ceux  qui 
sauront  se  servir  le  plus  à  propos  de  la  mélodie 
unie  à  l'harmonie ,  pour  faire  un  tout  parfait. 
Ils  auront ,  il  est  vrai ,  tout  emprunté  de  leurs 


s  U  R    L  A    M  us  I  QU  E.         285 

voisins ,  ils  ne  pourront  prétendre  au  titre  de 
créateurs  ;  mais  le  pays  auquel  la  nature  accorde 
le  droit  de  tout  perfectionner  ,  peut  être  fier 
de  son  partage. 

Le  Français  n'en  est  pas  moins  celui  de 
tous  ies  peuples  qui  a  reçu  de  la  nature  le 
moins  de  dispositions  pour  la  musique.  Né 
dans  un  climat  tempéré  ,  il  doit  avoir  les 
passions  douces  ;  né  vif,  spirituel  et  galant,  la 
danse  et  les  disputes  d'esprit  doivent  lui  plaire; 
tout  ce  qui  l'occupe  profondément  le  rebute. 

Lorsque  les  gens  de  lettres,  sur -tout  les 
demi-  savans  ,  se  disputent  sur  quelqu  objet, 
ne  croyons  pas  que  la  cour  ,  les  jolies  femmes, 
les  petits  maîtres ,  soient  sérieusement  de  la 
partie.  Ce  qu'on  peut  appeler  le  beau  monde, 
s'amuse  de  tout.  Le  sujet  le  plus  grave  est 
un  motif  de  plaisanterie,  ou  le  sujet  d'une 
chanson  *. 


*  Madame,  disoit  un  ]o\it  d'Alcitiibert ,  nous  avong 
jibattu  une  forêt  de  préjugés.  —  Je  ne  suis  plus  étonnée, 
reprend  la  dame  ,  si  vous  nous  débitez  tant  de  fagots. 
Par  la  suite,  il  faut  en. convenir,  ces  fagots  ont  produit 
un  terrible  incendie. 


Z$4  ESSAIS 

Dès  que  Paris  est  resté  trois  mois  sans  révo- 
lution ,  n'importe  alors  ou  Lekain  ou  Jeannot; 
il  court  où  la  nouveauté  l'appelle  ;  et  l'on  ne 
sait  distinguer  s'il  s'amuse  davantage  d'une 
chose  ridicule ,  ou  d'une  chose  digne  d'admira- 
tion. Cependant,  au  milieu  de  mille  frivolités, 
le  temps  met  tout  à  sa  place  ;  et  si  le  Français 
actuel  croit  à  peine  qu'on  ait  eu  la  fureur  àes 
pantins ,  il  aime  à  jamais  les  chef-d'oeuvres  de 
Racine» 

L'Italie ,  depuis  long-temps,  veut  en  vain  le 
séduire  par  ^^s  chants  toujours  tendres  et  mélo- 
dieux ;  l'Allemagne  veut  en  vain  le  subjuguer 
par  i^s  accords  nerveux  ;  trop  énergique  encore 
pour  craindre  la  séduction  de  l'Italie ,  trop 
foible  pour  adopter  des  accords  qui  le  blessent, 
ie  Français  danse,  en  attendant  qu'il  ait  adopté, 
de  l'un  et  l'autre  de  s^s  voisins  ,  la  portion  qui 
lui  est  propre ,  et  qu'il  ne  veut  recevoir  que 
de  la  main  ài^i  grâces,  du  plaisir  et  du  "bon 
goût. 

L'on  verra  dans  la  suite  de  cet  ouvrage , 
combien  ia  musique  du  jour  ,  la  musique 
bruyante  qu'on  peut  appeler  révolutionnaire , 


s  U  R  LA  M  us  I  QUE.  zîy 
*st  ioîn  de  ceile  qui  est  propre  au  caractère 
du  Français;  preuve  incontestable  qu'en  tout 
pays  la  musique  suit  les  mœurs. 


LES    MARIAGES    SAMNITES. 

Drame  en  trois  actes ,  en  vers   * ,  par  Durosoy  ; 
donné   aux  Italiens,  le  22  juin  1776. 

L'auteur  de  ce  poè'me  reçti  avec  accla- 
mation par  les  comédiens,  vint  m'ofFrir  son 
ouvrage  *  *;  je  n'eus  pas  besoin  de  lui  dire  que 
j'avois  travaillé  jadis  sur  le  même  sujet,  il  le 
savoit  ;  il  me  pria  seulement  de  lui  laisser  lire 
l'ancien  poè'me  des  Afariages  Sammtes  ;  après 
quoi,  il  remarqua  que  le  fond  des  deux  ou- 
vrages étoit  absolument  le  conte  de  Marmonîel , 

*  II  étoit  d'abord  en  prose,  et  c'est  ainsi  qu'il  a  été 
gravé. 

*  *  Le  premier  poëme  des  Mariages  Samnites  avoit  été 
refusé  unanimement,  et  il  étoit  bien  écrit.  Pourquoi  le 
second  fut-il  accepté!  l'auteur  venoit  de  donner  Henri IV 
on  la.  Bataille  d'Ivri,  qui  avoit  du  succès.  Les  comédiens 
ont  ordinairement  trop  de  confiance  dans  l'auteur  qui 
vient  de  réussir,  et  trop  de  défiance  s'il  n'a  pas  réussi. 


a88  ESSAIS 

mis  en  action  ;  que  les  situations  étant  par  tout 
ies  mêmes ,  ma  musique  pouvoit  servir ,  et  que 
je  n'avois  que  peu  de  morceaux  à  faire  pour 
ie  rôle  à^El'iane ,  qui  étoit  de  son  invention. 
Je  lui  laissai  donc  parodier  ma  musique ,  après 
quoi  je  fis  une  revue  générale  de  l'ouvrage 
pour  rendre  la  prosodie  plus  exacte  *.  Cet 
ouvrage  ne  réussit  point;  peut-être  que  le 
préjugé  y  contribua  ;  les  spectateurs  ne  vou- 
lurent pas  s'habituer  à  voir  sous  le  casque,  les 
acteurs  qu'ils  voyoient  chaque  jour  dans  àt% 
rôles  comiques. 

Les  comédiens  durent-iîs  être  ofîènsés  de  ce 
jugement!  Non,  car  je  suis  sûr  que  PréviîU 
lui-même ,  paroissant  sur  la  scène  en  guerrier 
héroïque,  causeroit  des  envies  de  rire,  que  son 
grand  talent  ne  pourroit  réprimer.  Dans  les 
provinces  cet  inconvénient  ne  subsiste  point, 
parce  que  l'on  y  est  accoutumé  de  voir  paroître 

♦  Lorsque  les  poètes  parodient,  ils  croient  qu'un  vers 
de  huit  syllabes  doit  remplacer  un  vers  de  huit ,  et 
ainsi  àcs  autres;  cependant,  comme  les  notes  expressives 
doivent  rencontrer  les  bonnes  syllabes,  rien  n'est  moins 
»ur  que  leur  calcul.  ' 

successivement 


SUR  LA  MUSIQUE.  289 
successivement  le  même  homme,  dans  la  tra- 
gédie, la  comédie  et  l'opéra  comique.  Aussi 
cette  pièce ,  dont  je  ne  fais  cependant  pas 
i'apologie,  y  a  été  souvent  représentée.  J'ai 
toujours  cru  qu'elle  auroit  eu  du  succès  à  Paris , 
si  l'auteur  avoit  mis  en  opposition  au  rôle  de 
la  fière  Éliane ,  un  rôle  de  petite  fille  espiègle, 
qui  auroit  eu  bien  des  naïvetés  à  dire  sur  la 
manière  dont  les  Samnites  traitoient  l'amour. 
Sans  cela  il  n'y  a  point  de  contraste  dans  cet 
ouvrage. 

Les  arts  n'existent  que  par  les  contrastes  ; 
mais  il  ne  faut  pas  que  l'artiste  montre  l'inten- 
tion de  les  faire ,  car  alors  il  devient  maniéré  ; 
par  exemple ,  plusieurs  phrases  alternatives  , 
douces  et  fortes  ,  deviennent  monotonie  et  ne 
forment  point  opposition  réelle  ,  parce  que 
leur  retour  symétrique  l'a  détruite.  La  nature 
est  une ,  et  nous  offre  cependant  mille  con- 
trastes dans  toutes  %qs  parties;  c'est  elle  qu'il 
faut  imiter. 


TOM&    î.  T 


2^0  ESSAIS 

M  A  T  R  O  C  O, 

Drame  burlesque ,  en  quatre  actes  ,  en  vers ,  par 
Laujeon  ;  représenté  à  Fontainebleau  i'année 
1777,  et  à   Paris  le  2^    février    1778. 

'J' A  VOIS  peu  d'envie  de  mettre  en  musique 
ce  poème  bien  écrit ,  mais  rassemblant,  sans 
intérêt,  toutes  les  métamorphoses ,  les  combats 
de  nains  ,  de  géants ,  enfin  les  forfanteries  de 
tous  les  romans  de  la  chevalerie.  La  musique 
y  faisoit  à  chaque  instant  épigramme  ,  et  i'épi- 
gramme  sortoit  d'un  air  de  vaudeville ,  telle 
qu'on  peut  en  voir  l'imitation  dans  Renaud 
d'Ast.  L'ouverture  étoit  composée  d'airs  con- 
nus et  parlans,  qui  expliquoient  le  sujet  de 
la  pièce. 

Les  musiciens  ont  souvent  remarqué  com- 
bien les  bons  airs  de  vaudeville  sont  susceptibles 
d'une  belle  basse  et  d'une  bonne  harmionie. 
L'on  pourroit  inférer  de -là  que  la  mélodie 
donne  plus  souvent  l'harmonie  que  celle-ci  ne 
donne  le  chant.  Voici  un  vau  de  ville,  remai'- 
quable  qui  ctoit  dans  cette  ouverture. 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.         291 


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J'ai  entendu  faire  cette  basse  chromatique 
sur  la  seconde  partie  de  l'air. 

Charmante  Gabrielle.  .  .  , 


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Le  premier  air  de  Matroco  disoit  : 

Ah  songe  affreux  !  Mais  quand  j'y  songe  I 
Pourquoi  m'alarmer  d'un  songe  1 

L'orchestre  jouoit  l'air  connu  sous  ces  pa- 
roles : 

Ah  I  ce  sont  voi  rats , 
Qui  font   que  vous  ne  dormez  pas. 

Toute  la  pièce  étoit  composée  dans  ce  genre. 
Les  musiciens  sentirent  combien  de  difficultés 
j'avois  eu  à  vaincre  pour  former  un  ensemble 
de  ces  anciens  airs  et  d'une  musique  nouvelle; 


SUR  LA  MUSIQUE.  293 
maïs  qu'espérer  d'un  pareil  travail!  qu'espérer 
de  cette  manière  de  composer  en  logogriphesî 
Les  airs  connus  de  nos  vaudevilles  sont  presque 
tous  triviaux ,  et  il  auroit  fallu  faire  un  rappro- 
chement tei  qu'ils  ne  fissent  qu'un  seul  corps 
avec  des  airs  noblement  exagérés.  Le  succès 
d'une  production  de  ce  genre  sera  toujours , 
selon  moi ,  presque  impossible.  Lorsque  l'air 
d'un  vaudeville  se  présente  naturellement  pour 
faire  épigramme  dans  quelques  situations  co- 
miques, Je  consens  que  le  compositeur  l'adopte; 
mais  je  suis  assuré  qu'une  pièce  entière  et  en 
quatre  actes,  composée  dans  ce  genre,  est 
un  délire  d'imagination  capable  d'user  les 
facultés  intellectuelles  d'un  artiste.  Dans  une 
telle  pièce,  tout  doit  être  boursouflé  et  gigan- 
tesque, puisque  les  personnages  sont  tels;  des 
moeurs  à  rebours  du  bon  sens  doivent  être 
peintes  de  même  par  le  musicien.  Cet  ouvrage 
étoit  original  ;  et,  malgré  son  peu  de  succès, 
il  ne  peut  diminuer  en  rien  la  réputation  de 
l'élégant  auteur  d'Égle  et  de  ï Amoureux  Je 
cjuinie  ans.  Peut-être  que  la  singularité  du 
sujet  auroit  inspiré  à  d'autres   compositeurs 


294-  ESSAIS 

des  ressources  plus  heureuses  que  je  n'en 
trouvai  dans  mon  talent  ;  mais  j'aime  mieux 
apprendre  aux  jeimes  artistes  à  se  défier  de 
tout  sujet  hors  de  nature.  Je  fis  cet  opéra  pour 
ia  cour  ,  et  par  complaisance  :  il  fut  joué  à 
Paris  malgré  moi  ,  et  la  flamme  a  dévoré  cette 
production  monstrueuse  ,  en  expiation  dç 
l'atteinte  que  j'avois  donnée  au  bon  goût. 

Le  spectacle  se  terminoit  par  cetie  marche 
conforme  à  la  pièce ,  et  dont  je  retranche  une 
partie  des  accompagnemens, 


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296  ESSAIS 


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Un  musicien  ,  homme  d'esprit  * ,  trouva 
piaisant  qu'une  autre  marche  du  même  opéra 
fut  exécutée  dans  le  mode  majeur ,  lorsque  les 
guerriers  croyoient  voler  à  la  victoire  ;  et 
qu'ensuite,  étant  vaincus,  ils  s'en  retournassent 
tristement  sur  la  même  marche  exécutée  dans 
ie  mode  mineur. 


LE   JUGEMENT  DE   MIDAS, 

Comédie  en  trois  actes,  mêlée  d'ariettes, par ^'i/t'/<f; 
représentée  sur  le  théâtre  de  la  Comédie  italienne , 
ie  27  juin  1778. 

Des  poëmes  écrits  par  ie  même  auteur, 
fussent-ils  toujours  bien  faits  ,  bien  écrits  et 

*  Rodolpha. 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  297 

de  genres  difîérens ,  ne  me  semblent  pas  moins 
présenter  un  éciieii  au  musicien.  Chaque 
écrivain  a  sa  manière  d'écrire  qu'il  lui  seroit 
difficile  de  déguiser,  s'il  vouloit  le  faire  ;  et 
qui  est  bien  aisée  à  reconnoître  ,  lorsqu'il  laisse 
couler  sa  plume  au  gré  de  ses  pensées.  Le 
musicien  qui  subit  la  même  loi,  doit  se  varier 
plus  aisément  en  composant  sur  les  paroles 
de  difFérens  auteurs.  J  admirerois  davantage 
la  fécondité  d'un  symphoniste  que  celle  d'un 
compositeur  dramatique  ;  le  premier  tire  ses 
idées  du  néant,  ou  d'un  sentiment  vague;  le 
second  les  trouve  dans  les  paroles  qu'il  exprime. 
Le  premier,  il  est  vrai,  a  la  liberté  de  créer 
au  gré  de  son  imagination  :  tout  est  bon  s'il 
forme  un  bel  ensemble  ;  mais  le  compositeur 
dramatique  est  assujetti  au  genre,  à  l'action  , 
à  la  prosodie  qui  lui  défend  souvent  une  note 
d'expression  qui  donneroit  la  vie  à  un  trait  de 
chant.  Toutes  ces  difficultés  rendent  son  travail 
phis  important.  En  s'unissant  avec  la  parole, 
il  peint  d'après  nature  ;  sa  production  est  im- 
muable comme  elle  ;  tandis  que  le  langage  de  la 
symphonie  est  vague  comme  le  sentiment  qui 


apS  ESSAIS 

i'a  produit.  Je  parlerai  dans  un  autre  article 
du  mérite  réel  des  bonnes  compositions  instru- 
mentales ,  et  de  la  manière  dont  on  pourroit  les 
faire  tourner  au  profit  de  l'art  dramatique. 

D'Hele  me  fut  adressé  par  Suard  :  il  me  le 
recommanda  comme  un  homme  de  beaucoup 
d'esprit,  qui  joignoit  à  un  goût  très-sain,  de 
l'originalité  dans  les  idées.  Cet  Anglais,  que  la 
perte  de  sa  fortune  avoit  engagé  à  venir 
cacher  son  indigence  à  Paris  ,  et  qui  savoit 
parfaitement  notre  langue ,  s'appeloit  Haïes , 
que  les  Anglais  prononcent  comme  Iiéles  ;  nos 
journaux  ont  transformé  ce  nom  en  celui  de 
dHele,  sous  lequel  cet  écrivain  est  connu. 
Il  me  lut  les  poëmes  du  Jugement  de  Midas  et 
de  ï Amant  jaloux  ;  il  manquoit  ,  il  est  vrai, 
quelque  chose  à  la  charpente  du  dernier.  II 
avoit  conduit  sur  la  scène  un  vieillard  asthma- 
tique, tuteur  à' Isabelle ,\ec^\\G\  ne  pouvoit  dire 
mi  mot  sans  tousser ,  ce  qui  ne  l'empêchoit  pas 
cependant  d'être  très-amoureux  de  sa  pupille. 
11  prit  enfin  le  parti  de  retrancher  cet  épisode. 
Les  morceaux  destinés  à  être  mis  en  musique, 
de  l'une  et  de  l'autre  de  ces  pièces ,  étoient 


s  U  R    L  A    M  us  I  QU  E.  299 

ccrits  en  prose,  mais  d'un  style  si  clair,  qu'il 
n'y  inanquoit  que  la  rime.  11  me  disoit  qu'un 
vers  lui  coûtoit  plus  qu'une  scène.  Nous 
choisîmes  Anseaume ,  secrétaire  de  la  Comédie 
italienne,  pour  versifier  la  partie  lyrique  du 
Jugement  ^e  AJidas,  Cet  ouvrage  étant  achevé, 
resta  deux  ans  dans  mon  porte-feuille.  Même 
en  lisant  le  poé'me,  on  ne  voutoit  pas  croire 
qu'un  Anglais  fût  en  état  de  faire  une  bonne 
pièce  française  ;  celle-ci  me  fut  renvoyée  de 
la  cour,  où  elle  fut  condamnée ,  et  les  comédiens 
qui  i'avoient  reçue,  attendoient,  sans  se  presser, 
que  son  tour  arrivât  *. 

J'en  parlai  chez  madame  de  ,Af***  :  le 
duc  ^Orléans  voulut  l'entendre ,  et  le  chevalier 
de  ^***  en  fit  la  lecture  avec  autant  de  chaleur 
que  si  l'ouvrage  eût  été  le  sien. 

11  fut  représenté  chez  cette  dame;  les  acteurs 
de  la  Comédie  italienne  y  vinrent,  et  ne  furent 

*  Lorsqu'une  pièce  étoit  agréée  par  les  premiers  gen- 
tilshommes de  la  chambre,  et  qu'elle  avoit  été  jouée  à  la 
cour  ,  clic  avoit  le  droit  de  passer  incontinent  à  Paris  ,  et 
presque  toutes  les  miennes  ont  été  dans  ce  cas.  Sans 
cet  ..vantagc  ,  les  pièces  (  de  même  qu'aujourd'hui  ] 
n'étoient  données  que  suivant  la  date  de  leur  réception. 


300  ESSAIS 

pas  plus  prévenus  en  faveur  de  l'ouvrage. 
Madame  de  yl^***  avoit  rempli  le  rôle  de  Chloé 
avec  autant  de  grâce  que  de  naturel  ;  mais 
plusieurs  rôles  avoient  été  joués  et  chantés 
comme  ils  le  sont  ordinairement  en  société. 

On  parla ,  dit-on ,  avec  peu  d'estime  de  cette 
représentation  à  une  séance  de  l'académie  fran- 
çaise; le  jugement  de  l'orateur  se  répandit  dans 
ie  public  ,  d'Hele  le  sut  et  lui  dédia  le  Jugement 
de  M'uias ,  dans  une  épitre  très-plaisante ,  que 
j'eus  bien  de  la  peine  à  lui  faire  supprimer. 

On  donna  enfin  cette  pièce  à  Paris  :  l'assem- 
blée étoit  peu  nombreuse ,  mais  chacun  sortit 
content  du  spectacle,  excepté  les  clercs  de 
procureurs  ,  sans  doute ,  car  le  lendemain  je 
reçus  ce  billet  imprimé  : 

c<  Messieurs  les  clercs  de  procureurs  vous 
5>  invitent  à  venir  siffler  demain  la  seconde 
>'  représentation  du  Jugement  de  Adidas ,  dans 
"  laquelle  pièce  ils  se  trotivent  insultés  ». 

La  seconde  représentation  fut  en  effet  un  peu 
orageuse;  mais  les  clercs  perdirent  leur  procès. 

Cet  opéra  fut  la  satire  la  plus  mordante 
contre  l'ancienne  musique ,  ou  pour  mieioc 


s  U  R  LA  M  U  s  I  QUE.  301 
dire,  contre  la  manière  traînante  dont  on  la 
chantoit.  Si  cette  triste  psalmodie ,  aujourd'hui 
reléguée  dans  quelques  coins  du  marais,  n'étoit 
nécessaire  pour  l'exécution  des  rôles  de  Midas 
et  deMarsyas,  il  seroit  inutile  de  dire  qu'il  faut 

1°  Chanter  les  airs  très-lentement  et  sans 
mesure  ; 

2."  Faire  de  longues  cadences  tant  qu'on  en 
trouve  l'occasion  *; 

3.°  Dqs  ports-de-voix  bien  appuyés  comme 

très-ïent. 


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A mants. 


4.°  Des  martellemens  bien  longs  comme 


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ip=F=^mr 


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Qui     vous    plaî gnez. 

j.**  Chevroter  les  roulades. 


*  Je  crois  que  l'origine  de  la  cadence  ou  trille,  nous 
vient  par  ancienne  tradition  des  organistes,  qui,  de  tous 
les  temps,  pour  avertir  les  chantre»  du  choeur,  font  un 
battement  de  pluiieurs  îons  sur  l'avant  dernière  note  da 
verset. 


302  ESSAIS 

Prenez  avec  cela  une  physionomie  presque 
riante ,  même  dans  les  airs  tristes  ;  tirez  toute 
l'expression  de  la  mâchoire  inférieure,  que  vous 
avancerez  un  peu  pour  vous  donner  un  certain 
air  bancal ,  et  vous  chanterez  le  vieux  français 
comme  du  temps  des  Rehel  et  Francœur. 

L'abbé  Arnaud  disoit  aux  peintres,  «Ne  pei- 
»  gnez  pas  le  soleil  ".  Je  voudrois  dire  à  mon  tour 
aux  musiciens  ,  «  Ne  faites  pas  chanter  Apollon 
«  ni  Orphée  ".  Les  auditeurs  sont  trop  prévenus 
en  faveur  de  ces  iihistres  personnages  de  la  fable. 
Les  prodiges  que  décrivejit  les  poètes  sont  un 
écueil  infaillible  pour  celui  qui  croira  exécuter 
en  chant  ce  que  leur  imagination  brillante  a 
décrit.  Il  est  en  effet  bien  plus  aisé  de  raconter 
àts  miracles  ,  que  de  les  mettre  en  action. 

La  colère  ai  Achille  ,  décrite  par  Homère , 
nous  transporte  dans  le  camp  àes  Grecs.  Ou 
frissonne  aux  cris  de  ce  héros  formidable.  En 
est- il  ainsi,  par  exemple,  de  la  colère  à' Achille , 
exprimée  en  musique  dans  \' Jph'igénïe  en  Aa- 
lide  de  GlucP^  !  L'air  que  chante  le  héros  est 
une  espèce  de  marche  assez  commune  ,  dont 
le  chant  pourroit  s'adapter  également  à  toutes 


SUR    LA    MUSIQUE.  305 

sortes  de  fêtes.  Le  bruit  général  de  l'orchestre 
semble  faire  seui  tout  le  mérite  du  tableau. 
Sans  doute  i'habile  artiste  avoit  senti  l'impos- 
sibilité d'atteindre  la  vérité  ;  et  sagement  il  s'est 
abstenu  de  vains  efforts  qui  n'eussent  montré 
que  l'insuffisance  de  l'art,  en  l'écartant  davan- 
tage de  son  but. 

Lorsque  j'entendis,  à  la  première  répétition; 
l'air  ô^  Apollon  ; 

Doux  charme  de  la  vie  , 
Divine  mélodie  ,  .  .  .  . 

je  ne  pus  m'empêcher  de  dire  que  cet  air  me 
paroissoit  triste  et  insuffisant  pour  le  dieu  de 
l'harmonie,  et  je  me  confirmai  déplus  en  plus 
dans  cette  opinion.  A  la  seconde  répétition, 
d'Hele  avoit  ajouté  quelques  mots  à  la  prose 
qui  précède  cet  air,  et  faisoit  dire  à  Apollon  : 
«  Je  suis  d'une  lassitude  et  d'une  tristesse  I . ." — 
Fort  bien  d'Hele,  lui  dis-je,  je  vous  remercie. — 
L'auteur  àes  paroles  sentant  que  je  n'avois  pu 
atteindre  à  la  sublimité  ai  Apollon ,  s'efforçoir, 
en  homme  d'esprit ,  de  le  rabaisser  jusqu'à 
moi.    Lorsqu'(^/jy///<?  veut  forcer  le  Tenare  , 


-^Qjy  ESSAIS 

Tair  de  Cluck  ne  satisfait  pas  davantage  les 
spectateurs  ,  qui  attendent  un  prodige  inoui  en 
musique  ;  cet  air  paroît  froid ,  et  le  seroit  effec- 
tivement, si  les  démons  ne  le  réchaufFoient 
par  leurs  cris.  Ce  sont  donc  les  diables  qui 
opèrent  fortement  sur  les  spectateurs ,  et  non 
Orphée  :  il  fait  naître ,  il  est  vrai ,  les  oppo- 
sitions qui  frappent;  mais  ne  devroit-il  pas 
frapper  lui  -même  pour  être  acteur  principal  \ 

Dans  les  finales  du  Jugement  de  Midas ,  il 
étoit  difficile  de  créer  un  ensemble ,  en  conser- 
vant tout  à  la  fois  l'ancienne  musique  française 
faisant  épigramme,  le  vaudeville ,  et  la  musique 
de  la  pièce. 

Qu'on  ne  croie  pas  que  ce  que  je  dis 
actuellement  soit  contradictoire  avec  ce  que 
j'ai  dit  ci- devant  en  parlant  de  la  musique  de 
Matroco,  Ici  tout  est  de  nouvelle  création , 
ce  qui  donne  à  l'artiste  la  facilité  de  former 
un  ensemble.  Dans  Matroco ,  les  airs  de  vau- 
devilles sont  donnés ,  et  doivent  être  conservés 
sans  altération.  C'est  comme  une  tête  antique 
trouvée  sous  ^es  ruines ,  pour  laquelle  il  faut 

reproduire  un  corps. 

Les 


SUR    L  A    M  UST  QU  E.  305 

Les  amateurs    de   i'ancienne  musique  me 

surent  sjré  de  n'avoir  pas  cherche  à  la  dénigrer 

en  la  faisant  m.auvaise.  On  peut  sentir  en  effet 

que  l'air  de  Marsyas , 

Amans  qui  vous  plaignez,.... 

exécuté  par  un  bon  chanteur  et  sans  charge, 
Qst  naturel  et  très-expressif  Le  ridicule  en 
appartient  tout  entier  à  l'exécution  forcée.  Je 
suis  persuadé  même  qu'un  air  pathétique  de 
Burauello  ou  de  JomelH,  chanté  sans  mesure,  et 
revêtu  d'accompagnemens  de  l'ancienne  facture, 
seroit  de  la  vraie  musique  française;  et  que, 
par  la  même  raison  ,  des  chants  choisis  de 
Lulîy  et  de  Rameau  ,  ornés  d'accompagnemens 
de  la  bonne  école ,  et  sur-tout  chantés  par 
d'habiles  artistes,  seraient  de  la  bonne  musique 
de  tout  pays ,  à  l'exception  de  quelques  finales 
et  de  l'abus  de  ces  tournures  qu'on  nomme 
rosa/ies  *. 

*  J'ignore  l'étymoiogie  de  ce  mot.   Est-ce  le  nom  de 
l'auteur  qui  les  a  le  premier  employées  !  est-ce  celui  de 
l'actrice  qui  les  a  mises  jadis  à  la  mode  î 
TOME    J.  V 


^o6  ESSAIS 

Exemple  de  la  finale  : 


^pEgg^^^^^_|LJ?jL4JF^g 


Vous    au  -  riez  dû      la     cou  -  sul  -  -  ter. 


Exemple  de  la  rosalie  : 


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^1 


ff 


»SiP= 


C'est  à  i'occasion  des  difFérens  succès  du 
Jugement  de  M'idas ,  que  Voltaire  fit  ce  qua- 
train que  me  donna  sa  nièce,  madame  Denis  .* 

La  cour  a  dénigré  te?  chants 
Dont  Paris  a  dit  des  merveilles  J 
Grétry,  les  oreilles  des  grands 
Sont  souvent  de  grandes  oreilles. 


s  U  R    L  A    M  us  I  QU  E.         307 
L'AMANT     JALOUX, 

Comédie  en  trois  actes,  paroles  de  d" Hele  (*); 
représentée  à  Versailles  le  20  novembre  1778, 
et  à  Paris  le  23  décembre  de  la  même  année. 

Plus  on  travaille  et  plus  on  tourmente  son 
imagination,  plus  il  est  difficile  de  poursuivre 
sa  carrière.  II  est  douloureux  de  n'acquérir 
l'expérience  qui  mûrit  ie  jugement,  qui  établit 
Tordre  dans  les  idées ,  qui  sait  faire  beaucoup 
avec  peu  de  chose ,  qu'en  perdant  cette  fraî- 
cheur ,  cette  facilité  que  donne  l'abondance 
même  Ats  idées.  On  dira  peut-être  qu'il  faut 
conserver  par  écrit  celles  qui,  rejetées  à  présent, 
peuvent  devenir  précieuses  pour  l'avenir.  Je 
ne  conseille  à  personne  de  faire  ce  magasin  ; 
je  crois  que  l'imagination  se  nourrit  des  idées 
qu'on  écarte,  en  attendant  qu'elles  conviennent 
;\  un  autre  sujet  ;  mais  les  écrire  seroit  en 
débarrasser  la  mémoire  ,  et  par  conséquent 
l'appauvrir. 

(*)  La  partie  lyrique  a  été  versifiée  par  Levasseur , 
ûticicn  capitaine  de  dragons. 

V     2 


3o8  ESSAIS 

Les  fibres  du  cerveau  conservent  long-temps 
les  impressions  que  le  sentiment  a  produites  ; 
et  quoiqu'elles  semblent  éteintes,  soyons  sans 
inquiétude  :  des  qu'un  sujet  analogue  les  rap- 
pellera, vous  serez  sûr  alors  qu'elles  ne  se 
représenteront  que  pour  se  placer  mieux  que 
la  première  fois ,  puisque  c'est  au  sentiment 
qui  vous  domine  qu'elles  devront  une  seconde 
existence ,  que  l'on  pourroit  regarder  comme 
une  résurrection.  Qui  ne  se  rappelle  d'avoir 
senti  l'inquiétude  que  donne  un  sentiment 
presque  évanoui,. mais  dont  il  reste  cependant 
assez  pour  exciter  le  regret  de  l'avoir  perdu  ! 
Voici  l'expédient  dont  je  me  suis  servi  pour 
me  rappeler,  avec  pleine  intelligence,  un  trait 
de  chant  presque  oublié.  Si  je  puis  me  souvenir 
dans  quelle  situation  physique  ou  morale  j'étois 
alors  ;  si ,  par  exemple  ,  j'étois  à  la  campagne, 
travaillant,  un  beau  jour  d'été,  seul  dans  ma 
chambre,  jouissant  d'une  perspective  agréable; 
si  je  puis,  dis  -  je  ,  me  rappeler  qu'en  une 
semblable  situation  j'ai  créé  un  trait  de  chant 
que  j'ai  perdu  ensuite,  c'est  en  me  transportant 
en  réalité  ou  en  idée ,  dans  un  lieu  de  môme 


I 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  UE.  307 

aspect  ,  que  je  suis  certain  de  retrouver  le 
trait  que  je  chercherois  peut-être  en  vain  dans 
tout  autre  lieu.  D'autres  que  moi  ont  éprouvé 
sans  doute  que  l'on  retrouve  ,  même  invo- 
lontairement ,  les  idées  qui  semblent  perdues , 
lorsque  l'ame  est  affectée  ainsi  qu'elle  l'éloit 
à  la  première  création. 

Quand  l'esprit  cherche  à  produire  ,  il  m'a 
semblé  n'avoir  que  deux  manières  d'opérer. 

Si  vous  ne  trouvez  que  des  idées  ancien- 
nement conçues  pour  rendre  ce  que  vous  sentez 
actuellement  ;  s'il  vous  semble  que  ce  n'est 
qu'au  défaut  d'idées  plus  intimes  à  votre  sujet 
que  vous  vous  servez  des  anciennes,  vous  ne 
ferez  qu'une  production  médiocre.  Mais  si  tel 
que  la  fable  nous  dit  que  Afincrve  sortit  du 
cerveau  Aq  Jupiter,  votre  sujet  présent  réveille 
tout-;i-coup  une  idée  dans  votre  imagination  > 
et  que,  sans  retranchement,  sans  amplilication, 
ni  modification  quelconque  ,  vous  sentiez  ce 
sujet  clairement  expliqué  ,  c'est  alors  qu'un 
mouvement  de  satisfaction  vous  dit  que  vous 
ne  pouvez  mieux  faire.  Ce  sentiment  intérieur 
est  une  inspiration  qu'il  ne  faut  pas  combattre  ; 

V  3 


3IO  ESSAIS 

car  après  avoir  résisté,  il  se  laisse  vaincre,  et 
c'est  toujours  au  préjudice  de  nos  productions. 
Quoique  je  n'aye  pas  dit  la  centième  partie  de 
tout  ce  qu'on  pourroit  dire  sur  le  chapitre  des 
idées  ,  parce  que  je  crois  qu'il  est  bon  d'être 
sobre  lorsqu'on  traite  de  pareilles  matières  , 
et  qu'il  est  prudent  de  ne  pas  trop  tendre  le 
fil  qui  nous  guide  dans  ce  labyrinthe  métaphy- 
sique, l'on  doit  penser  que  c'est  de  la  situation 
où  j'étois  en  faisant  ÏAmûtit  jaloux ,  dont  j'ai 
voulu  parler.  L'abondance  àçs  idées  ne  me 
gênoitplus,  et  j'adoptois  sans  indécision  celles 
qui  se  présentoient  à  mon  imagination  ,  soit 
qu'elles  fussent  d'ancienne  date  ,  ou  que  les 
paroles  les  fissent  naître. 

La  seule  inquiétude  qui  reste  lorsqu'on  a 
beaucoup  travaillé ,  est  de  se  rappeler  si  les 
traits  qui  s'ofFrent  à  l'esprit  ont  déjà  été  em- 
ployés dans  quelques  ouvrages  ;  une  personne 
tierce  le  sait  souvent  mieux  que  nous ,  et  peut 
ctre  d'un  grand  secours. 

On  a  observé,  sans  doute,  que  le  petit  air 
pillïcato ,  qui  est  au  milieu  de  l'ouverture, 
indique   d'avance   la   sérénade    que    Florival 


SUR  LA  MUSIQUE.  jit 
donne,  au  second  acte,  à  la  prétendue  Léonore ; 
mais  on  n'a  peut-être  pas  remarque  que  les 
couplets 

Tandis  que  tout  sommeille  , .  .  .  . 

peuvent  ctre  chantés  sur  ce  même  air. 
La  première  ariette, 

Qu'une  fille  de  quinze  zm , 

étoit  difficile  à  ponctuer  en  musique  ;  voyez 
combien  de  vers  il  faut  chanter  en  ne  faisant 
que  le  repos  de  virgule  : 


^^^afe^^ 


fê=4 


Qu'-UHe         fil  -  ie     de      quinze      ans,  (virgule) 

quoique  la  dernière  note  de  la  phrase  soit 
tonique  ,  ce  repos  n'est  que  d'une  virgule , 
parce  que  cette  note  n'a  pas  été  précédée  de  la 
dominante  qui  marqueroit  essentiellement  le 
repos  final. 


— V \—l — H-rt- 


u 


'-tïl— 


tSt: 


^B 


A       i'om-brc    du    mys  -  -  -  tè  -  -  re  ,  (virgule)  Sans 

V  4 


'312 


ESSAIS 


è^^^^Ê^^^^ 


1^ k.*"! ^■' 


con  -  su!  -  -  ter    son  pè  -  -  -  re,  (virgule)  E 


l> 


fê: 


cou -te  les       ten  -   dres     ser  -  -  mens  De    l'ob- 


\> 


^m^^m 


-F-g  ■■  p 


mzjT. 


tr-t^ — gs= 


jet      qui 


sait 


lui 


plai re  ; 


Le  chant  repose   sur   la  quinte  de  la  domi- 
nante ;  ce  qui  indique  point  et  virgule. 


g^4.M::f^^y^^:^p 


A  quinze  ans         je      pas 


cet-  te      foi 


fIbËzz-tezffi 


fcfc^^ 


ir 


bies  -    se ,    f  virgule) 


C'est      le         prin- 


B — Ë — ^z=a 


g=^^ 


ÎÈ 


temps ,   c'est       la  sai  —  -   son     de      la     ten  - 


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dres  :- se,  (virgule)       C'est     le      prin-tcmps,  (virgule f 


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SUR    LA    MUSIQUE.  315 


son ,    c'est      la        sai  - 


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son  de        la       ten dres  -  -  -  -  se  : 

C'est  la  saison  de  la  tendresse, 

est  un  repos  sur  la  dominante  elle-même ,  ce 
qui  fait ,  en  musique ,  exactement  les  deux 
points. 

Lorsqu'on  répète  un  vers,  il  n'y  a  pas  de 
mal ,  je  crois ,  sur-tout  dans  un  cas  semblable 
à  celui-ci ,  de  faire  le  repos  de  virgule  d'abord, 
et  puis  le  repos  final  la  dernière  fois.  C'est 
comme  si  l'on  disoit  avec  indécision, 


Oui,   j'irai  vous  voir.  .  .  . 

et  puis  affirmativement, 

Oui ,  j'irai  vous  voir. 

De  même , 

C'est  le  printemps  de  la  jeunesse.  .  .  . 
Oui,  c'est  le  printemps  de  la  jeunesse. 


5i4  ESSAIS 

L'en  droit  qui  me  paroît  le  mieux  saisi  dans 
i'air  suivant, 

Plus  de  sœur ,  plus  de  frère» 

est  la  suspension  menaçante  après  ces  vers  r 

Mais  si  quelque  confidente- 
Malicieuse,  impertinente  y 
Cherchoit  à  tromper  mon  attente,  .  .  . 

Les  deux  notes  suivantes  que  fait  l'orchestre 

en  montant  par  semi-tons ,  expriment  la  mine 

que   doit  faire   Lopei  ;  j'aurois   pu  lui  faire 

chanter  cts  deux  notes  sur  une  exclamation 

^  oh  !  mais  le  silence  est  plus  cloquent. 

A  propos  de  silence,  je  me  rappelle  qu'étant 
un  jour  au  spectacle  de  Bruxelles  où  j'ceoutois 
la  Fausse  Magie,  j'entendis  un  trait  de  flûte 
semblable  au  ramage  du  rossignol ,  qui  avoit 
été  mis  par  l'illustre  docteur  qui  battoit  la 
mesure.  C'est  à  l'endroit  du  duo  àts  Vieillards  , 

Vous  î  —  Moi.  —  Vous  qu'elle  aime  !  —  Oui ,  moi. 

Le  repos  total  après  ces  mots ,  qui  veut  dire  Je 
reste  stupéfait,  tst,  je  crois,  bien  senti.  Cepen- 
dant la  flûte  faisoit  un  fort  beau  ramage  pour 


SUR  LA  MUSIQUE.  315 
occuper  le  repos  que  j'avois  Indiqué  ,  ensuite 
le  chanteur  disoit  : 

C'est  à  quoi  l'on  ne  s'attend  gucrc. 

li  sembloit  parler  du  trait  de  flûte. 

J'ai  remarqué  assez  généralement  que  les 
mouvemens  indiqués  pour  chaque  morceau 
de  musique,  s'exécutent  plus  lentement  vers 
le  nord  de  la  France ,  et  plus  vivement  dans 
les  provinces  méridionales.  Il  ne  faut  pas  croire 
cependant  que  plus  on  avancera  dans  les  pays 
chauds ,  plus  les  m.ouvemens  seront  accélérés. 

On  exécute  plus  lentement  à  Rome  qu'à 
Paris  ;  et  sans  doute  plus  lentement  encore 
dans  les  régions  brûlantes  ;  mais  on  ralentira 
toujours,  je  crois,  en  approchant  vers  le  nord. 
Dans  ce  cas ,  comme  dans  beaucoup  d'autres , 
les  extrêmes  produisent  les  mêmes  effets;  l'ex- 
trême chaleur  du  climat  donne  la  foiblesse , 
comme  la  congélation  produit  la  stupidité. 

Un  homme  respectable,  de  mes  amis,  Gode- 
froi  de  Viltaneuse  >  amateur  zélé  àes  beaux 
arts,  me  parloit,  depuis  dix  ans ,  d'établir  un 
rhythmomctre  propre  à  fixjrr,  d'une  manière 


^î6  ESSAIS 

invariable,  les  mouvemens  en  musique,  lors- 
qu'un prospectus  nous  annonça  l'exécution  de 
cette  me'canique. 

Mais  est-il  nécessaire  ce  rhythmomètre!  Ne 
convient -il  pas  plutôt  de  laisser  prendre  à 
chaque  peuple,  à  chaque  province,  le  mouve- 
ment vif,  tempéré  ou  lent,  que  lui  inspire  son 
naturel  !  Je  suis  sûr  que ,  même  en  fixant  les 
mouvemens  de  chaque  morceau  de  musique  sur 
les  vibrations  déterminées  du  pendule ,  chaque 
pays  d'une  température  différente  n'en  tiendroit 
pas  compte,  et  iroit  toujours  selon  son  allure. 

On  n'exécute  plus  ni  Lu//i  ni  Rameûii  dans 
les  vrais  mouvemens ,  disent  nos  vieillards  ; 
cette  altération  a  plusieurs  causes.  Si  l'on  pré- 
cipite la  mesure  de  certains  morceaux ,  c'est 
parce  qu'aujourd'hui  l'on  a  plus  de  connois- 
sances  et  plus  d'exécution  en  musique;  c'est 
parce  que  l'on  comprend  rapidement  ce  que 
jadis  on  ne  concevoit  que  lentement.  L'imagina- 
tion se  précipite  lorsqu'elle  agit  sans  obstacles. 
On  nous  dit  encore  que  Lulli  faisoit  débiter 
son  récitatif;  et  qu'après  lui,  c'est-à-dire,  il 
y  a  vingt  ou  trente  ans,  on  le  prolongeoit 


su  R    L  A    M  U  s  r  Q  U  E.  317 

Infiniment.  Ce  n'est  plus  par  la  raison  que  je 
viens  d'indiquer,  que  ce  changement  a  eu  lieu; 
c'est  parce  que  les  chants  italiens  sont  alors 
parvenus  en  France ,  et  que  les  chanteurs  fi-an- 
çais   cherchant  la  mélodie  où  il  n'y  en  avoit 
que    très  -  peu ,  se  sont  avisés  de  chanter  et 
d'orner  leur  récitatif  de  tous  les  agrémens  qui 
ne  convenoient  qu'au  chant  mesuré. 
.    «  Dans    \es  pays  froids ,  on  aura  peu   de 
»  sensibilité  pour  les  plaisirs ,  dit  Adontesquieu'^ ; 
•>*  dans  les  pays  tempérés  elle  sera  plus  grande; 
»  dans   les  pays   chauds ,    elle   sera   extrême. 
'>  Comme   on    distingue  les  climats  par    les 
"  degrés  de  latitude,  on  pourroitles  distinguer, 
'>  pour  ainsi  dire ,  par  les  degrés  de  sensibilité. 
»  J'ai  vu  les  opéra  d'Angleterre  et  d'Italie  : 
"  ce  sont  les  mêmes  pièces  et  les  mêmes  acteurs; 
>'  mais  la  même  musique  produit  des   effets 
>'  si  différens  sur  les  deux  nations,  l'une  est  si 
»  calme  et  l'autre  si  transportée,  que  celaparoît 
»  inconcevable  ». 


*   Voyei  /"Esprit  des  Loix,  tome  second,  livre  XIV, 
ehap.  II. 


3i8  ESSAIS 

Si  des  musiciens  anglais,  avec  leur  caime, 
eussent  exécuté  les  opéra  de  l'Italie ,  on 
ne  doit  pas  douter  que ,  pour  assimiler  cette 
musique  à  leur  caractère,  ils  n'en  eussent, 
avec  raison,  ralenti  les  mouvemens. 

Le  trio 

Victime  infortunée , 

dont  j'ai  déjà  parlé ,  est  un  morceau  heureux , 
en  ce  que  l'abondance  des  objets  qu'il  falloit 
peindre  ,  n'a  pas  obscurci  le  dessin  général  *. 
En  voulant  tout  exprimer ,  souvent  l'on 
exprime  trop  ;  et  rien  de  plus  humiliant  pour 
l'artiste,  que  de  produire  un  morceau  très- 
froid  ,  précisément  pour  y  avoir  voulu  mettre 
beaucoup    de   chaleur  ;    rester   au-dessous  de 

*J'a^fertis,  une  fois  pour  toutes,  qu'en  parlant  d'un 
morceau  de  musique  heureusement  trouve ,  c'est  autant 
au  hasard  ,  à  la  fortune  du  moment ,  que  je  l'attribue  ,  qu'à 
la  réflexion  qui  n'appartient  qu'à  l'homme.  Dire  donc, 
(c  Je  fus  heureux  cette  fois  >> ,  c'est  iViire  l'aveu  qu'on  ne  l'a 
pas  toujours  été;  il  seroit  par  conséquent  injuste  d'accuser 
d'amour-propre  l'artiste  de  bonne  foi  qui ,  pour  l'utilité 
de  l'art,  entre  dans  l'analyse  de  divers  morceaux  de  ses 
ouvrages  qui  lui  paroissent  mériter  quelque  attention. 


SUR  LA  MUSIQUE,  319 
5on  sujet,  seroit  préférable.  En  n'exprimant 
point  assez,  la  musique  reste  au-dessous  des 
paroles  qui  semblent  exiger  davantage  ;  et 
en  exprimant  moins  encore  pour  conserver 
un  plan  unique ,  ce  n'est  plus  alors  qu'une 
symphonie  vague  où  le  chant  n'est  qu'acces- 
soire. 

Les  poëtes  italiens  n'ont  jamais  donné  de 
longs  récits  à  mettre  en  musique  :  six  ou  huit 
vers  que  le  musicien  chante  d'abord  d'une 
manière  simple,  et  qu'il  répète  ensuite  avec 
plus  d'énergie,  me  semblent  la  bonne  manière 
de  faire  ces  sortes  de  récits  : 

Victime  infortunée, 

Vers  l'autel  entraînée. 
Je  cédois  à  ma  destinée  , 
Et  je  ne  demandois ,  hélas  1 
Que  le  trépas. 

Ce  chant  n'est  qu'une  plainte;  les  trois  notes 
en  forte  de  l'accompagnement ,  expriment ,  si 
l'on  veut,  les  cloches  qui  annoncent  le  funeste 
hyménée  ô! Isahelle ,  o\\  la  force  qui  commande 
il  la  foibiesse.  Le  contraste  de  la  situation  est» 


320  ESSAIS 

rendu  par  la  douceur  du  chant  et  les  forte  de 

l'orchestre  : 

Quand  tout-à-coup  une  voix  inconnue.  .  .. 

La  voix  qui  crie  est  dans  les  bassons  et  le 
cor.  N'est-ce  pas  jouer  sur  le  mot  !  n'est-ce 
pas  une  intention  de  mauvais  goût  l  Non  : 
et  voici,  à  ce  que  je  crois,  la  règle  pour  juger 
ce  point  délicat  qui  se  présente  si  souvent  dans 
la  musique  déclamée  :  il  faut  d'abord  que  la 
clarté  se  trouve  dans  le  chant  et  dans  le  dessin 
des  accompagnemens  ;  il  n'y  a  jamais  de  raison 
d'exclure  cette  règle,  à  moins  qu'on  ne  peigne 
le  chaos. 

Voyez  ensuite  si  le  trait  ou  la  note  qui  rend 
l'expression  est  nécessaire  à  l'harmonie ,  à  la 
mélodie  et  à  l'effet  général  :  si  vous  pouvez 
l'ôter  sans  y  perdre,  c'est  une  preuve  de  sur- 
abondance ,  et  il  faut  dans  ce  cas  retrancher 
quelqu'autre  chose ,  pour  rendre  nécessaires 
les  notes  qui  concourent  à  l'expression.  Le 
vers 

Je  suis  Français.  . . . 

est  exprimé ,  je  crois ,  comme  il  devoît  l'ctre. 

li 


s  U  R    L  A    M  us  I  QU  E.  321 

Il  faut  toujours  supposer  de  l'esprit  aux  per- 
sonnages qu'on  fait  chanter,  à  moins  qu'on  ne 
peiajne  des  imbécilles.  Isabelle  parle  d'un  Fran- 
çais, elle  devoit  employer  un  grand  intervalle. 
Si  elle  avoit  dit  :  Je  suis  Anglais ,  je  ne  l'au- 
vois  pas  dit  de  même.  Je  suis  Italien ,  vouloit 
encore  une  expression  différente.  Le  Français 
^st  impétueux,  l'Anglais  est  modéré,  mais  avec 
autant  d'énergie. 

Ah  I  que  j'aime  ce  Français  ! .  .  .  , 

Ce  petit  trio  fait  voir  que  le  danger  n'existe 
plus:  il  sépare  heureusement,  comme  je  l'ai 
dit ,  \es  images  effrayantes  qui  auroient  été 
trop  rapprochées. 

Mais  quoi  !  vous  aggravez  l'outrage  ! ,  .  .  . 

Ces  deux  vers  mis  en  récit ,  indiquent  une 
suspension  dans  l'action. 

Alors  avec  fureur 

11  court  briser  ma  chaîne.  .  .  , 

Je  vole  vers  ces  lieux. 

Je  ne  me  serois  pas  permis  la  petite  roulade 

TOME    I,  X 


|as  ESSAIS 

5ur  vole,  SI  Isabelle  n'eût  été  hors  de  Jauger j 

c'est  pour  i'iiKliquer  encore  que  je  i'ai  mise.    , 

Quelle  reconnoissancc! .  .  .  . 
Ce  n'est  point  de  la  reconnoissancc  3 
Un  sentiment  plus  doux 
Sera  sa  récompense. 

Le  temps  de  menuet  est  bien  employé  ici; 
îe  menuet  est  une  danse  d'origine  française  : 
c'est  la  première  danse  qui  ouvre  ies  festins 
de  noces ,  c'est  l'épithalame  tacite  à! Isabelle  et 
de  son  amant. 

Je  regarde  la  finale  qui  termine  cet  acte, 
comme  une  des  meilleures  que  j'aye  faites;  elle 
est  variée  sans  profusion ,  et  d'un  caractère 
vrai. 

Vous  qui  rebutez  les  galan» .... 

es.t  le  motif  de  l'air 

Qu'une  fille  de  quinze  ans.  .  ,  , 

c'est  une  manière  fine  de  reprocher  ù  la  sou» 
brette  sa  mauvaise  foi ,  en  se  servant  de  ses 
^ccens. 

L'air  de  bravoure  qui  commence  le  second 
acte,  n'est  pai>  çû\x\  que  d'Hele  ni  moi  avions 


SUR    LA   MUSIQUE.  525 

destiné  à  cet  endroit  :  l'ancien  air  n'ctoit  qu'en 
demi-caractère ,  comme 
Si  quelquefois  tu  sais  ruser,  (  de  VAmî  de  la  maison.  ) 

et  c'étoit  celui  qui  convenoit  à  la  situation; 
mais  l'envie  de  faire  briller  le  plus  bel  organe 
que  la  nature  forma  jamais  ;  l'envie  de  con- 
.tenter  la  plus  douce  ,  la  plus  honnête ,  la 
moins -capricieuse  des  actrices,  madame  Triai, 
nous  fît  consentir  à  ce  contre  -  sens  drama- 
tique ,  que  les  journaux  nous  reprochèrent 
avec  raison. 

On  n'imaginera  pas  que  l'espèce  de  dicton 
que  chante  Lopei , 

Le  mariage  est  une  envie.  .  ,  , 

m'a  plus  tourmenté  qu'aucun  morceau  de 
cette  pièce.  Je  ne  savois  qu'en  faire  ;  vingt 
fois  je  projetai  d'en  demander  la  suppression 
à  l'auteur.  Ces  paroles  ne  pouvoient  comporter 
qu'un  air  trivial ,  une  espèce  de  vaudeville 
qui  n'auroit  eu  aucun  rapport  avec  le  reste 
de  la  partition.  Mais  la  fin  du  couplet 

Mais  ce  seroit  une  folie.  .  .  . 

et  la  scène  placée  en  Espagne,  me  suggérèrent 


544  "ESSAIS 

l'idée  de  faire  un  air  chantant,  qui  eût  pour 
accompagnement  l'air  des  folies  d'Espagne,  de 
Corelli  *.  L'intention  fut  sentie  àhs  la  première 
fois  par  le  public. 

Il  est  inutile  de  faire  l'éloge  de  la  comédie 
de  ÏAniû/it  Jûloux ;  le  public  n'a  cessé,  depuis 
que  cette  pièce  est  au  théâtre ,  de  la  regarder 
comme  le  modèle  des  pièces  de  ce  genre. 
Tout  y  est  en  opposition  ,  et  bien  ordonné. 
Un  jaloux  fougueux  avec  Léoiiore ,  douce  , 
tendre  et  indécise;  un  Lopei,  homme  d'ordre, 
comme  sont  les  bons  négocians  ,  avec  une 
soubrette  dégourdie  ;  un  jeune  Français  bien 
vif,  avec  Donna  Isabelle  qui  a  toute  la  gra- 
vité espagnole.  Chaque  acte  amène  d'ailleurs 
une  situation  remarquable.  Au  premier  ,  la 
fuite  ^Isahelîe  ,  après  s'être  cachée  dans  le 
cabinet  ;  au  second  ,  la  sérénade  de  Fïorival ; 
au  troisième,  la  scène  du  jaloux,  qui  trouve 
Flonval  dans  le  jardin  ,  et  le  père  arrivant  en 
bonnet  dé  nuit  pour  les  séparer:  les  équivoques 


*  A-t-on  remarqué  que  le  dchut  du  Sîahat  du  diviii 
Per^Qlise  suit  les  modulations  des  folies  d'Espagne  \ 


s  U  R    L  A    M  us  r  Q  UE.  315 

sont  d'ailleurs  si  adroitement  placées  dans  le 
courant  du  dialogue,  que  l'esprit  est  toujours 
occupé  agréablement. 

l^  Amant  jaloux  tomba  à  la  répétition  générale 
que  l'on  en  fît  à  Versailles,  le  jour  même  de  la 
première  représentation.  L'on  étoit  si  sûr  de  sa 
chute,  qu'on  ne  fut  occupé  qu'à  m'en  consoler 
pendant  le  dîner  du  premier  gentilhomme  de  la 
chambre,  où  j'étois  :  je  le  priai  d'aller  demander 
au  roi  la  permission  de  commencer  le  spectacle 
par  cette  pièce ,  au  lieu  de  Rose  et  Colas ,  où 
CaiUeau  venoit  encore  quelquefois  recueillir  de 
nombreux  applaudissemens  après  sa  retraite. 

Le  roi  y  con.sentit ,  et  je  fis  changer  lej 
décorations  à  cinq  heures  passées.  Le  sort  de 
\ Amant  jaloux  changea  à  la  représentation  : 
j'avoue  que  cette  transition  d'une  chute  parfaite 
.1  un  plein  succès  ,  pendant  un  si  court  inter- 
valle, fut  pour  fi' Hele  et  pour  m.oi  un  moment 
délicieux.  Que  de  réflexions  ne  peut-on  pas 
faire  sur  les  révolutions  qu'éprouve  \\\\  ouvrage 
avant  qu'il  ait  été  représenté  et  jugé  î  sur  l'in- 
certitude où  sont  les  auteurs  qui  peuvent  le 
plu5  compter  sur  leur  expérience  ! 


32<5  ESSAIS 

Racine  est  mort  sans  avoir  joui  du  succès 
d'Athalie  ;  qui  sait  s'il  ne  s'est  pas  repenti 
d'avoir  fait  son  chef-d'œuvre  l 


LES  ÉVÉNEMENS  IMPRÉVUS. 

Comédie  en  trois  actes,  paroles  de  d'Hele ;  repre'- 
sentée  à  Versailles  le  i  i  novembre  i  jy^ ,  et  à 
Paris  le   13  du  même  mois. 

Cette  comédie  d'intrigue  est  la  dernière  qui 
soit  sortie  de  la  piume  de  l'auteur  du  Jugement 
Je  Adidas  et  de  Y  Amant  jaloux.  J'ai  dû  regretter 
plus  que  personne  un  talent  aussi  précieux.  Si 
ia  mort  n'eût  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge  un  àts 
ïiommes  de  ce  monde  qui  a\  oit  le  plus  de  jus- 
tesse dans  les  idées,  et  qui  éclaircissoit  le  mieux 
celles  àes  autres  ,  plusieurs  ouvrages ,  sans 
iloute,  auroierit  suivi  de  près  ceux  que  j'ai  cités. 

D'Hele  avoit  passé  sa  jeunesse  au  service 
«le  la  marine  anglaise ,  où  vraisemblablement 
les  excès  des  liqueurs  lortes,  et  sur-tout  un 
accident  dont  il  m'a  rendu  compte,  avoient 
afFoibli  sa  poitrine.  Étant  à  bord ,  il  s'enivra 


s  UR    L  A    M  U5  IQUE.         527 

Je  pnnch  avec  quelques  ofFiciers  ;  son  altéra- 
tion fut  si  grande  pendant  la  nuit ,  qu'il  porta 
à  sa  bouche  une  bouteille  d'eau  forte,  que  ie 
roulis  du  vaisseau  avoit  amenée  auprès  de  lui. 
II  vivoît  très-sobrement  à  Paris;  tous  les  goûts, 
toutes  les  passions  sembioient  s'être  anéanties 
chez  hii  pour  ranimer  celle  de  l'amour.  Une 
femme  de  Paris  lui  dissipa  le  reste  de  sa  for- 
tune ;  c'est  alors  qu'il  s'occupa  du  théâtre ,  et 
qu'il  fréquenta  assidûment  le  café  du  Caveau 
au  palais  royal.  D'HeJe  parloit  peu ,  mais  tou- 
jours bien  ;  il  ne  se  donnoit  pas  la  peine  de 
dire  ce  que  l'on  doit  savoir  ,  et  il  interrom- 
poit  les  bavards ,  en  disant  d'un  ton  sec ,  c'est 
imprimé.  Lorsqu'il  approuvoit  ,  c'étoit  d'un 
iéger  coup  de  tête  ;  si  on  l'impatientoit  par  des 
bêtises  ,  ii  croisoit  ses  jambes  en  les  serrant  de 
toutes  SGS  forces ,  il  humoit  du  tabac  qu'il  avoit 
toujours  dans  sqs  doigts ,  et  regardoit  ailleurs. 
Le  jugement  qu'il  portoit  àes  pièces  nouvelles 
étoit  irrévocable  :  et  c'étoit  d'après  les  conjec- 
tures qu'il  formoit  sur  les  affaires  politiques , 
que  les  nouvellistes  ouvroient  souvent  des  paris. 
Je  n'examinerai  pas  û ,  après  avoir  parcouru  le 

X  4. 


52?  ESSAIS 

cercle  immense  des  Gonnoissances  humaines  ^ 
l'horame  qui  a  Ihabitude  Je  réfléchir  et  de 
penser  juste ,  peut  cire  heureux.  Je  croirois 
assez  que  les  préjugés ,  les  folies  humai. les ,  les 
prétentions  des  sots,  affectent  plus  desagi'éa- 
blement  l'homme  d'esprit ,  qu'il  ne  tire  de 
consolation  de  ses  propres  lumières;  car,  si 
parmi  des  hommes  insatiables ,  ambitieux ,  et 
aspirant  au  même  but ,  la  possession  des  uns 
doit  être  la  privation  des  autres ,  la  somme 
des  maux  surpasse  celle  du  bien ,  et  malheur  à 
celui  dont  l'esprit  fin  et  subtil  sait  le  mieux 
lire  au  fond  des  cœurs.  II  est  aisé  de  croire 
que  JHele  exigeoit  des  hommes  la  préci- 
sion d'esprit  qu'il  avoit  lui- même  ;  et  qu'on 
remarque  dans  ses  pièces.  Il  n'inventoit  point*  ; 
mais  il  étoit  peu  de  chose  quil  ne  pût  per- 
fectionner. 11  étoit  lent  dans  ses  productions-; 
je  ne  dirai  pas  qu'il  fût  paresseux,  on  ne  peut 
i'être  en  réfléchissant  toujours  ;  mais  il  avoit 

*  Le  Jvjyement  de  AliJas  est  une  pièce  anglaise,  que 
d'Hele  a  singulièrement  perfectionnée.,  Je  crois  que  le 
fond  de  sç%  deux  autres  pièces  a  été  également  puise 
dans  une  source  étrangère. 


s  UR    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  529 

au  fond  du  cœur ,  cette  voix  terrible ,  et  cou- 
5oiante  cependant,  qui  crie  mille  fois  noii-, 
avant  de  dire  c'est  bieiu 

Beaucoup  de  gens  i'ont  cite,  et  le  citent 
encore  comme  un  modèle  d'ingratitude;  mais 
je  crois  qu'absorbé  dans  sçs  idées ,  il  n'oublioit 
ses  bienfaiteurs,  que  parce  qu'il  auroit  lui-même 
oublié  sçs  bienfaits.  Forcé  de  se  battre  avec 
l'homme  qui  l'insulte ,  après  lui  avoir  prêté  de 
l'argent  qu'il  ne  peut  rendre ,  d'Hele  lui  fait 
sauter  son  épée,  et  lui  dit  avec  tout  le  flegme 
anglais  :  «c  Si  je  n'étois  votre  débiteur  je  vous 
»>  tuerois  ;  si  nous  avions  diQs  témoins  je  vous 
>•  blesserois  ;  nous  sommes  seuls  je  vous  par- 
>'  donne  ". 

Peu  de  temps  après ,  je  lui  envoyai  une  . 
•  somme  d'argent  de  la  part  du  duc  ^OrJédiis , 
chez  qui  j'avois  donné  le  Ju^j^cmcnt  de  Mïdas  :. 
il  ne  répondit  pas  à  mon  billet,  il  dit  à  mon 
domestique  :  C'est  hotu  Après  l'avoir  rencontré 
vingt  fois ,  je  lui  dis  enfin  :  Vous  avez  sans 
doute  reçu  ....  —  Oui ,  me  dit-il  :  et  je  ne 
fus  pas  étonné  qu'il  n'y  ajoutât  pas  un  mot 
de  remerciment. 


53©  ESSAIS 

H  m'écrivît  ce  bîiiet  à  six  heures  Ju  matin, 
le  jour  de  la  première  représentation  de  ÏAnuint 
jaloux ,  à  Paris  ;  «  Il  ne  m'eot  pas  permis  d'aller 
»  chez  vous  ;  venez  donc  chez  moi  tout  de 
»  suite  ,  et  apportez  environ  dix  louis ,  sans 
5>  quoi  je  vais  au  fort  1  Eve  que  ,  au  lieu  d'aller 
»»  ce  soir  aux  Italiens  >». 

Son  lit  étoit  entouré  d'huissiers.  D'Hele 
s'étoit  laissé  condamner  par  défaut ,  à  l'ins- 
tance de  la  femme  qui  lui  avoit  dépensé  le 
reste  de  sa  fortune  ,  et  qui  exigeoit  encore  le 
loyer  de  la  chambre  qu'elle  lui  avoit  donnée 
chez  elle.  C'étoit  avec  la  mêm.e  confiance  et 
la  même  tranquillité,  qu'un  jour  étant  chez  un 
de  SQS  amis ,  il  se  revêtit  d^'une  nippe  dont  ii 
avoit  besoin  et  sortit.  Son  ami  rentre  ,  et  en 
5*habillant  ne  trouve  pas  tout  ce  qu'il  lui  falloit; 
d'Hek  seul  étoit  entré  dans  l'appartement,  mais 
on  n'osoit  le  soupçonner  ;  cependant  le  soir  au 
Caveau ,  le  monsieur ,  en  posant  la  main  sur  la 
cuisse  de  d'Hek ,  lui  dit  :  Ne  sont-ce  pas  là  mes 
culottes  \ —  Oui ,  dit-il,  je  n'en  avois  point. 

Je  suis  loin  de  vouloir  jeter  un  ridicule  sur 
le  caractère  d'un  tel  homme.  11  ne  pouvoit 


SUR    LA    MUSIQUE.  531. 

rougîr  de  ses  actions ,  qui  dérivoient  des  prin- 
cipes qu'il  s'étoit  formés  et  dans  lesquels  il 
ctoit  inébranlable. 

Je  l'ai  vu  long  -  temps  presque  nu  ;  il 
n'înspiroit  pas  la  pitié  ,  sa  noble  contenance,  sa 
tranquillité  scmbloient  dire  :  «  Je  suis  homme , 
>»  que  peut-il  me  manquer  «  ! 

Si  le  dernier  période  d'une  maladie  lente , 
peu  douloureuse,  mais  qui  ne  pardonne  point 
à  ses  victimes,  eût  été  reculé  de  quinze  jours 
seulement ,  d'Hele  nous  eût  laissé  un  ouvrage 
de  plus ,  et  cet  ouvrage  lui  eût  procuré  l'aisance 
due  au  vrai  talent  (^).  Il  étoit  destiné  pour  le 
théâtre  dl*  Trian on  ;  peut -être  avec  le  temps 
nous  auroit-il  été  permis  de  le  donner  au 
public  :  mais  nous  ne  devions  d'abord  consulter 
que  les  taiens  de  cette  société  ,  qui  avoit  senti 
le  désavantage  de  jouer  et  de  chanter  des  rôles 
non  proportionnés  aux  organes  des  acteurs  *". 

*  Lorsqu'on  fait  un  rôle  pour  un  acteur  ,  on  doit  le 
proportionner  à  ses  facultés;  le  double  a  donc  le  désa- 
grément de  s'approprier  ce  qui  est  fait  pour  un  antre  ;  il 
KO  joue  d'ailleurs  qu'un  rôle  créé  ;  et  à  moins  que  l'acteur 
♦n  premier  ne  se  joit  trompé,  il  lui  est  impossible  d'être 
original. 


33â  E  S  5  A  ï  S 

D'Hcle  se  traîna  chez  moi  quelques  jours  avant 
sa  mort;  J'étois  au  lit  à  cause  de  mon  crache- 
ment de  sang;  il  me  consola,  et  me  dit  qu'il 
se  sentoit  mieux  de  jour  en  jour  ,  qu'il  ne 
tardéroit  pas  à  écrire  la  pièce  destinée  pour 
Trianon ,  qu'il  étoit  pressé  de  la  finir,  parce 
qu'il  vouloit  aller  à  Venise.  D'HcIc  n'écrivoit 
rien  qu'il  n'eût  dans  sa  tête  l'ensemble  de  son 
ouvrage.  J'avois  remarqué  à  ses  pièces  précé- 
dentes que  lorsqu'il  m.e  disoitf  fdi  fini,  il  ne 
lui  rcstcit  aucun  doute  sur  les  situations ,  ni 
sur  la  manière  de  les  amener.  Je  puis  donc 
être  sûr  que  l'ouvrage  -  que  je  regrette,  étoit 
absolument  terminé;  et,  comme  disoit  le  grand 
Rûci/ie ,  il  ne  fidloit  plus  que  l'écrire.  —  Quel 
est  le  genre  de  votre  pièce  ,  lui  dis-je  l  —  C'est 
un  sujet  portugais  et  en  quatre  actes ,  me  dit-il  ; 
vous  serez  content.  —  Cependant  ii  expira  peu 
de  jours  après ,  en  songeant  aux  situations  de 
5a  pièce,  bien  plus  qu'à  sa  propre  situation.  II 
avoit  dans  ses  mains  le  livre  des  postes  ;  il 
ailoit  rejoindre  l'objet  de  ses  amours  *,  et. 


*  La  signora  Liuiich'i. 


SUR  LA  M  U  o  I  Q  U  E.  335 
CÎierchant  à  éviter  les  montagnes  trop  élevées, 
il  se  choisissoit  une  route ,  lorsqu'il  prît  tran- 
quillement celle  oià  aboutit  l'humanité. 

Si  la  musique  des  Êvénemens  imprévus  ne 
ressemble  point  à  celle  de  Y  Amant  jaloux ,  il 
est  bon  que  je  dise  quelles  furent  mes  réflexions 
afin  d'éviter  les  ressemblances  qu'auroient  pu 
faire  naître  deux  comédies  d'intrigue  écrites  par 
le  même  auteur ,  et  données  de  suite.  U Amant 
jaloux  est  un  caractère  sombre  et  fougrueux  :  il 
'^  n'y  a  rien  de  semblable  dans  la  secojide  pièce. 
La  scène  de  ï Amant  jaloux  est  en  Espagne , 
les  caractères  avoient  dû  prendre  une  teinte 
romanesque  qu'inspirent  les  mœurs,  les  amours 
nocturnes  et  les  romans  de  cette  nation.  Dans 
\qs  Evénemens  imprévus ,  Philinte  est  Français  ; 
et  d'après  les  mœurs  Jouces  et  honnêtes  de  feu 
le  président  son  père,  les  mœurs  si  l'on  veut 
dits  honnêtes  magistrats  du  marais  ,  011  l'on 
conserve,  plus  que  dans  tout  autre  quartier  de 
Paris ,  les  anciens  usages ,  j'ai  cru  bien  faire 
en  donnant  au  premier  air  de  Philinte , 

Qu'il  est  cruel  d'aimer  ,  .  .  .  . 

une   nuance  de  l'ancien   chant  fran'^-ais.  J'aJ 


334  ESSAIS 

remarqué  ailleurs  combien  il  çst  essentiel  qu*uii 
premier  morceau  que  chante  l'acteur,  nous 
peigne  son  caractère  ;  parce  que  les  premières 
impressions  sont  celles  qui  restent  pendant 
toute  la  pièce  dans  l'esprit  des  spectateurs ,  et 
que  l'artiste  lui-même  ayant  une  fois  atteint 
la  ressemblance  d'un  personnage  ,  est  forcé 
de  la  conserver.  Les  compositeurs  italiens  ne 
font  guère  attention  à  ce  que  je  dis  :  on  voit 
communément  des  finales  très-longues ,  où , 
sur  un  accompagnement  contraint,  la  jeune  * 
jfille  de  quinze  ans  et  le  vieillard  de  quatre- 
vingts  chantent  de  même  ;  l'unité  d'un  mor- 
ceau, quelque  long  qu'il  soit  ,  est  bien  aisée  à 
conserver  quand  on  n'observe  ni  les  moeurs, 
ni  la  vérité. 

Les  chants  du  marquis  de  Versac ,  quoiqu'un 
peu  français ,  sont  plus  maniérés  ;  parce  que 
tel  est  le  caractère  du  petit  -  maître  et  de 
l'homme  à  bonnes  fortunes. 

L'air 

Dans  le  siècle  où  nous  sommes,  .... 

ne  me  coûta  ^ue  le  temps  de  le  chanter ,  en 


SUR    LA    MUSIQUE.         5:55 
lisant  les  paroles  ;  mais  je  ne  Ten  estime  pas 

moins. 

C'est  dommage  en  vérité. 

est  passé  en  proverbe.  Pourquoi  la  nature  est- 
eile  si  avare  de  ces  traits  heureux,  cjui  portent 
l'empreinte  de  sa  faveur!  Pourquoi  trpuve-t-ori 
dans  un  instant  ce  qu'un  jour  de  réflexions 
ne  donne  pas  !  Pourquoi  sommes- nous  de 
frêles  machines  ,  qui  ne  marchent  qu'aux 
ordres  de  la  nature,  dont  les  premiers  principes 
sont  si  loin  de  nos  foibies  conceptions  l 


LES  MŒURS  ANTIQUES, 

o  u 

LES    AMOURS    D'AUCASSIN 

ET    NICO  LETTE, 

Drame  en  trois  actes,  par  Sedaïm ;  représenté 
à  Versailles  le  30  décembre  177^  ,  et  à  Paris 
le  3  janvier  1780. 

Le  titre  de  cette  pièce  indiquoit  au  musicien 
le  genre  qu'il  devoît  prendre;  mais  en  adoptant 
une   musique  antique ,  U    falloit  plaire  juX 


33^  ESSAIS 

modernes ,  car  l'on  ne  sait  gvé  à  l'artiste  d'avoir 
été  vrai ,  qu'autant  qu'il  amuse. 

Bien  des  gens  trouvent  dans  les  mœurs  de 
îios  aïeux  je  ne  sais  quoi  de  religieux,  qui  les 
transporte  dans  ces  siècles  où  régnoient  fran- 
chement les  préjugés ,  les  vices  et  les  vertus. 
Ceux  -  là  aiment  singulièrement  la  pièce  et  la 
musique  diAucassin  et  Nicoletîe  ;  d'autres  s'y 
ennuient,  parce  qu'ils  n'ont  pas  ces  sentimens  ; 
ils  sont  tout  à  eux  et  à  leur  siècle;  ils  ignorent 
que  \qs  tendres  regrets  du  passé  constituent  le 
bonheur  présent ,  presqu'autant  que  l'espoir 
d'un  doux  avenir.  L'ouverture  d'Aucûssi/i  doit 
reculer  d'un  siècle  ses  auditeurs.  Dans  le  cou- 
rant, de  l'ouvrage,  je  n'ai  pas  cherché  à  mettre 
par  tout  les  chants  antiques,  ou  les  vieilles  mo- 
dulations que  nous  ont  transmis  l'ancien  opéra 
français  et  la  musique  d'église  ;  mais  j'ai  mis  en 
opposition  l'antique  avec  le  moderne,  ce  qui 
donne  plus  de  saillant  à  la  composition  géné- 
rale de  l'ouvrage;  d'ailleurs  les  chants  anciens 
dévoient  être  pour  les  paroles  gothiques  qui  se 
trouvent  répandues  dans  le  poème,  comme: 

Nicoicttc,  ma  douce  amie,  ,  ,  ,  • 

La 


SUR    LA    MUSIQUE.  337 

La  repétition  générale  que  l'on  fit  à  Ver- 
sailles, et  à  laquelle  assista  la  famille  royale, 
ût  l'effet  d'une  parodie.  On  rioit  aux  éclats, 
dans  les  endroits  que  Se  daine  et  moi  avions 
crus  \çs  plus  touchans.  La  représentation  du 
soir  produisit  à-peu-près  le  même  effet.  Après 
quelques  retranchemens ,  le  public  de  Paris  se 
fit  plus  aisément  illusion.  On  dit  commu- 
nément que  les  pièces  qui  tombent  à  la  cour 
réussissent  à  Paris.  Je  ne  partage  point  ce 
préjugé  ;  je  crois  au  contraire  que  la  cour 
doit  être  exempte  de  cabale,  dans  àçs  objets 
si  peu  importans  pour  elle  ;  mais  que  les 
pièces  éprouvent  une  métamorphose  après  leur 
chute ,  soit  par  les  changemens  qu'on  y  fait , 
soit  par  la  perfection  du  jeu  àts  acteurs,  que 
ie  moindre  revers  intimide  devant  la  cour,  et 
dans  une  salle  qui,  par  son  peu  d'étendue, 
nuit  à  l'illusion. 

Quelquefois  l'impatience  de  jouir  lui  fait 
préconiser  l'homme  à  talens  dont  elle  attend 
de  nouveaux  plaisirs;  mais  malheur  à  lui  s'il 
n'entretient  pas  le  délire  qu'il  a  trop  tôt  excité  ! 
Sachute,  aussi  subite  que  son  succès ,  l'éveillera, 
TOME    I.  Y 


538  ESSAIS 

comme  au  milieu  d'iui  rêve  délicieux,  pour 
lui  montrer  le  néant  où  il  va  se  replonger. 
C'est  la  nation  entière  qui  donne  la  réputation; 
des  ennemis  puissans  peuvent  enlever  à  l'artiste 
les  récompenses  qu'il  mérite  ;  mais  la  plus 
douce  consolation  de  l'homme  qui  a  reçu  son 
talent  de  la  nature  ,  est  de  sentir  qu'elle  seule 
en  est  dispensatrice. 

Ce  fut  après  qu'on  eut  entendu  souvent 
ia  musique  d'AucûssiN ,  que  les  musiciens 
qui  travaillent  pour  le  théâtre  des  Italiens , 
adoptèrent  des  chants  anciens  dans  les  pièces 
villageoises  modernes.  Ce  n'est  point  un  contre- 
sens ;  mais  pourquoi  ne  pas  laisser  à  chaque 
chose  sa  couleur!  Pourquoi  épuiser  ses  moyens 
sans  nécessité!  Que  feroient-ils  s'ils  travailloient 
sur  un  poëme  dont  les  mœurs  fussent  vraiment 
surannées  ! 

I)  seroit  encore  à  désirer  que  l'on  ne  ras- 
semblât pxis,  comme  on  le  fait,  tous  les  genres 
de  musique  dans  un  même  ouvrage.  Les  effets 
prodigieux  que  faisoit  la  musique  sur  les 
anciens,  provenoient  sans  doute  de  la  différence 
marquée  des  modes,  dçs  ions,  dvs  modulations 


s  UR    LA    MUS  I  QU  E.  339 

et  sur  -  tout  du  rhythme  qu'on  employoit 
scrupuleusement  pour  chaque  genre  (7)  :  mais 
aujourd'hui,  le  luxe  règne  par  tout.  De  même 
que  Ton  rassemble  les  productions  dts  quatre 
parties  du  monde  pour  orner  un  salon  ou 
pour  donner  un  repas  ,  la  poésie  a  forcé  la 
musique  d'accumider  tous  les  genres  dans  une 
même  composition.  Et  soyons  justes;  cette 
(Variété  suffit  à  peine  pour  fixer  l'attention  d'un 
auditoire  qui  a  joui  de  tout  jusqu'à  la  satiété. 
C'est  cependant  lorsque  le  luxe  s'est  introduit 
outre  mesure  dans  les  arts,  qu'ils  ont  besoin 
de  modération.  J'ai  parlé  ci-devant  d'une  sorte 
de  régime  aucjuel  le  musicien  compositeur 
doit  s'astreindre  pour  ne  pas  se  dégoûter  de 
son  art ,  qu'il  doit  aimer  et  qu'il  doit  pratiquer 
toujours  avec  un  nouveau  plaisir.  Ce  n'est  pas 
de  ce  régime  dont  il  est  à  présent  question  , 
c'est  d'user  avec  sobriété  des  richesses  des 
instrumens  et  des  effets  d'harmonie  dont  nous 
abusons  :  c'est  peut-être  de-là  qu'est  née  cette 
satiété ,  cette  difficulté  de  plaire  aux  auditeurs  : 
en  effet,  dès  l'ouverture  d'un  opéra,  et  dans 
presque  tous  les  morceaux  de  force,  on  introduit 

Y  2 


54<*  ESSAIS 

timbales  ,  trompettes ,  cors ,  hautbois ,  cîarî^ 
nettes,  flûtes,  petites  flûtes,  bassons  ,  violes, 
basses  et  violons  ;  tout  enfin  a  été  employé ,  et 
dès  qu'une  occasion  favorable  demande  essen- 
tiellement un  de  ces  instrumens  ,  l'effet  qu'il 
devroit  produire  n'est  plus  aussi  sensible  ,  à 
beaucoup  près,  que  s'il  n'avoit  pas  été  entendu; 
mais  tel  est  le  préjugé.  L'on  diroit  qu'une 
ouverture  est  maigre  ,  si  on  n'y  plaçoit  la 
plus  forte  partie  des  instrumens  qui  composent 
l'orchestre.  Cependant  j'aurai  le  courage  , 
quelque  jour,  d'user  du  régime  qui  me  semble 
nécessaire  et  qu'on  adoptera  sans  doute,  lors- 
qu'on en  aura  reconnu  les  bons  effets.  Je  veux 
dire  que  i."  les  timbales  et  trompettes  ne 
doivent  être  employées  que  dans  des  sujets 
héroïques;  et  quelques  sons  sufiiroient  dans 
l'ouverture  ,  afin  de  ne  point  rassasier  tout 
d'un  coup  les  oreilles  des  spectateurs  ; 

2.°  Les  violons,  les  violes  et  les  basses ,  doi- 
vent être  regardés  comme  l'accompagnement 
général  de  tout  ouvrage  en  musique;  et .  fallût- 
il  laisser  en  repos  tous  les  instrumens  à  vent 
pendant  un  acte  entier,  je  n'eji  ferois  entendre 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  ^^.r 

aucun.  Mai5  dès  que  l'occasion  arrivera  où  ils 
seront  d'absolue  nécessité  ,  on  sentira  le  fruit 
de  ce  régime ,  et  l'applaudissement  de  la  salle 
consolera  le  compositeur  de  ses  épargnes.  Alors, 
étant  arrivé  vers  la  fin  du  drame  ,  si  quelque 
mouvement  violent  dans  son  action  indique 
au  compositeur  qu'il  faut  tout  employer  pour 
produire  un  effet  terrible  ,  c'est  alors  que,  dé- 
ployant toutes  les  facultés  de  son  orchestre,  il 
fera  trembler  ses  auditeurs ,  étonnés  d'un  effet 
qu'ils  ne  connoissoient  pas ,  et  qu'ils  ne  soup- 
çonnoient  pas  être  dans  l'orchestre.  Soyons  de 
bonne  foi,  nos  tragédies  en  musique  n'ont-elles 
pas  produit  presque  tout  leur  eftet  musical 
après  le  premier  acte  !  Et  si  l'action  du  drame 
jie  nous  attachoit  aux  actes  suivans,  peut-être  le 
dégoût  s'empareroit-il  des  auditeurs,  au  point 
qu'ils  désireroient  de  ne  pins  rien  entendre^ 


34-  ESSAIS 

A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E, 

Tragédie  en  trois  actes  ,  en  vers  ;  représentée  par 
l'Académie  royale  de  xMusique,Ie  6  juin  i  780. 

L'harmonie  peut  étendre  son  empire 
dans  ie  tragique ,  autant  que  ia  mélodie  trou- 
vera toujours  de  nouvelles  ressources  dans  tous 
les  autres  genres. 

Le  plus  habile  musicien,  après  avoir  composé 
deux  ou  trois  tragédies  ,  sera  forcé  ,  s'il  veut 
varier  ses  chants  ,  d'abandonner  les  formes 
larges  et  nobles  qui  s'épuisent  rapidement  , 
pour  avoir  recours  à  la  nature  non  exagérée, 
qui  est  inépui  able  ,  parce  qu'elle  peut  s'em- 
parer sans  risque  de  l'accent  vrai  des  passions. 
L'on  voit  qu'il  cessera  d'être  tragique ,  s'il 
devient  naturel ,  ou  qu'il  se  répétera  sans  cesse, 
s'il  veut  fournir  une  longue  carrière.  Comment 
éviteroit  -  il  long  -  temps  l'un  ou  l'autre  de 
ces  écueils  !  Dans  la  tragédie,  tous  les  person- 
nages doivent  être  nobles,  jusqu'au  scélérat  qui 
trahit  sa  patrie.  La  fausseté  d'un  traître  pourroit 
fournir  à  l'artiste  dçs  rciicences  variées  ;  mais 


s  U  R    L  A    M  U  s  î  Q  U  E.  34.5 

à  la  longue  ,  elles  deviendroient  ignobles  ,  et 
il  est  forcé  de  leur  prêter  la  fermeté  tragi- 
ique.  Lu  fureur  n'a  qu'un  accent,  te  désespoir 
qu'un  caractère;  l'amour  y  est  presque  tou- 
jours malheureux;  la  jalousie,  si  elle  ne  devient 
fureur ,  dégénère  en  foiblesse  ;  le  dépit ,  l'iro- 
nie sont  presque  des  taches  dans  un  sujet 
noble  ,  à  moins  que  ces  mouvemens  de  l'ame 
ne  passent  rapidement.  La  tragédie  n'ayant 
donc  que  peu  d'accens  pour  chaque  passion , 
étant  obligée  de  donner  encore  de  la  noblesse 
aux  accens  accessoires  qui  conduisent  à  la 
fureur  et  ramènent  au  calme ,  l'on  sent  que 
5a  déclamation  a  perdu  ses  droits  à  la  variété, 
et  que  le  musicien  est  forcé  de  reproduire 
souvent  les  mêmes  chants,  avec  une  harmonie 
différente. 

Autant  la  vraie  nature  est  vaste ,  autant  la 
nature  factice  embrasse  un  cercle  étroit.  II 
n'existe  point  de  rois  qui  ressemblent  à  ceux 
de  la  tragédie;  si  quelques-uns  en  approchent, 
ils  sont  plus  fastueux  que  nobles  ,  plus  factices 
que  naturels. 

On  dit,  je  le  sais,  qu'un  poëte  de  vingt  an> 


344  ESSAIS 

peut  faire  une  bonne  tragédie  ;  mais  qu'il  faut 
connoître  le  monde ,  qu'il  faut  avoir  quarante 
ans  pour  produire  une  bonne  comédie.  C'est 
donc  ie  contraire  en  musique  ,  car  je  crois  que 
l'âge  mûr  du  musicien  est  celui  qui  convient  à  la 
tragédie.  Si  la  fraîcheur,  les  chants  nombreux, 
les  nuances  fines  sont  épuisés  à  cet  âge,  peu 
importe ,  il  eil  a  peu  de  besoin.  S'il  a  dans  sa 
jeunesse  fait  de  bonnes  études,  les  ressources  ds 
l'harmonie  lui  restent,  et  il  peut  encore  exceller 
dans  le  genre  tragique.  L'artiste  ressemble  alors 
à  la  fleur  de  l'automne ,  qui ,  plus  noble  que 
celle  du  printemps ,  n'exhale  aucun  parfum. 

Les  Allemands ,  dès  leur  tendre  jeunesse , 
étudient  savamment  l'harmonie.  Les  douze 
gammes  que  renferme  l'octave  chromatique , 
leur  sont  présentées  sous  toutes  les  faces  , 
c'est-à-dire  ,  qu'en  tenant  un  accord  sous  ses 
doigts  ,  l'Allemand  voit  d'un  coup  d'œil  à 
combien  d'accords  il  conduit.  Leurs  marches  en 
sont  souvent  dures  ;  mais  ils  s'y  accoutument» 
et  cessent  de  les  trouver  telles.  L'Italien ,  au 
contraire,  semble  craindre  de  s'initier  dans  le 
secret  des  accords;  la  sensibilité  lui  donne  ses 


SUR    L  .\    MUSTQU  E.  54.5 

chants ,  et  il  craint  de  les  perdre  dans  le  laby- 
rinthe harmonique.  II  veut  que  l'expression 
aille  chercher  l'accord  dissonant ,  et  l'Alle- 
mand la  trouve ,  au  contraire ,  dans  l'accord 
même. 

Il  est  aisé  de  voir  pourquoi  le  chevalier 
Gluck  sera  long-temps  le  modèle  de  la  tragédie 
lyrique.  Pour  bien  faire,  il  faudra  l'imiter,  et 
jamais  imitateur  ne  fut  cité  pour  lui-même. 

Lorsque  les  auteurs  à^s  paroles  à' Orphée  et 
d'AIceste  conçurent  en  Allemagne  le  projet 
de  donner  un  grand  mouvement  à  la  tragédie 
lyrique  ;  lorsqu'après  eux  le  bailli  du  Rollet 
renferma  dans  trois  petits  actes  une  action  dont 
les  développemens  en  avoient  exigé  cinq  au 
divin  Racine  ,  ces  auteurs  anéantirent  d'avance 
les  longueurs  dont  la  tragédie  lyrique  étoit 
surchargée.  Les  scènes  en  récitatifs  simples  , 
devenoient  des  récitatifs  obligés  :  les  chœurs, 
toujours  en  action  au  lieu  d'être  immobiles  » 
devenoient  partie  constitutive  du  drame  ;  les 
divertissemens  eux-mêmes  tenoient  à  la  chose  ^ 
et  ne  pouvoient  plus  se  prolonger  à  volonté. 

II  est  juste   de  croire  que  ces  poètes  sont 


34^  ESSAIS 

vcritablemeiit  les  restaurateurs  du  drame  lyrico- 
tragique;  mais  après  avoir  vu  de  quelle  manière 
Gluck  s'est  emparé  de  leurs  poè'mes  ;  en  voyant 
avec  quel  courage  il  franchit  rapidement  les 
accessoires  de  l'action  pour  se  développer  tout 
entier,  lorsqu'elle  est  parvenue  à  son  dernier 
période ,  on  est  tenté  de  croire  qu'il  a  lui- 
même  suggéré  le  plan  dont  il  s(isi  rendu  maître. 
Oui  ,  l'on  est  poëte  et  musicien  en  opérant 
comme  Gluck  ;  de  même  qu'on  s'approprie  une 
idée  lorsqu'on  l'embellit. 

Il  est  évident  que  la  musique  a  fait  un  bel 
emploi  de  sqs  forces ,  en  s'assujettissant  à  l'ac- 
tion d'un  drame  vigoureux  et  pressé  ;  n'a-t-elle 
pas  aussi  fait  àes  sacrifices  que  \ts  amateurs 
de  la  mélodie  ont  droit  de  regretter  \  sans 
doute.  Comment  développer  uji  motif  heu- 
reux ,  si  toujours  le  musicien  est  cominandé  et 
pressé  par  l'action  !  Comment  développer  un 
bel  organe  par  àes  traits  mélodieux  ou  briilans, 
si  la  vérité  crie  de  ne  point  s'arrêter!  Voilà 
pourquoi  àes  hommes  injustes  en  apparence  , 
ont  dit  que  Gluck  avoit  reculé  les  progrès  de 
l'art,  Soyons  plus  justes  ;  il  a  créé  un  nouveau 


SUR  LA  MUSIQUE.  347 
genre;  son  harmonie  a  osé  tout  peindre,  et 
les  accens  de  sa  dcclamation  ont  exprimé  les 
passions. 

Cette  déclamation  musicale  n'est  pas  tou- 
jours, il  est  vrai ,  le  chant  par  excellence;  elle 
n'est  que  le  premier  coup  de  crayon  de  Raphaël, 
sur  lequel  il  nuancera  mille  couleurs  diverses, 
qui  subjugueront  alors  l'ame  et  la  raison. 

La  musique  peut  parler  en  prose  comme  en 
vers.  Si  le  chant  pris  séparément  avec  sa  note 
de  basse  ne  vous  fait  pas  le  plaisir  délectable 
qu'on  éprouve  en  chantant  un  bel  air  de 
Sacchïni ,  ou  en  lisant  les  vers  de  Racine,  de 
Chénier  ,  cie  de  Lille ,  de  Lebrun ,  de  Hojman , 
croyez  alors  que  le  chant  n'est  qu'un  produit 
harmonique  ;  c'est  de  la  prose ,  et  non  pas 
ini  élan  de  l'ame  ,  toujours  accompagné  des 
charmes  de  la  pocsie. 

Je  hasarderai  ici  quelques  idées  sur  un 
nouveau  moyen  de  composer  la  musique  dra- 
matique. 

Ne  pourroit-on  pas  donner  à  la  musique 
la  liberté  de  marcher  d'un  plein  essor  ,  de 
faire  àes  tableaux  achevés ,  où  ,  jouissant  de 


34.8  ESSAIS 

tous  ses  avantages ,  elle  ne  seroît  plus  con- 
trainte de  suivre  la  poésie  dans  ses  nuances 
diverses  ,  et  jusque  dans  les  moindres  détails 
des  syllabes  longues  ou  brèves  î  Quel  amateur 
de  musique  n'a  été  saisi  d'admiration ,  en  écou- 
tant les  belles  symphonies  (X Haydn  !  Cent  fois 
je  leur  ai  prêté  les  paroles  qu'elles  semblent 
demander.  Eh  î  pourquoi  ne  pas  les  leur 
donner  !  Pourquoi  faut  -  il  que  le  musicien  , 
toujours  captif,  ne  se  voie  pas  une  fois  libre 
dans  sa  création  ,  et  ne  recevroit-il  pas  ensuite 
les  paroles  qui  exprimeront  ses  accens!  Peut-on 
décider  lequel  dçs  deux  arts,  de  la  poésie  ou  de 
la  musique,  peut  se  prêter  plus  aisément  à  cette 
servitude!  Enfin,  pourquoi  ne  mettroit-on  pas 
la  musique  en  paroles,  comme  l'on  met  depuis 
long-temps  les  paroles  en  musique  l  La  prodi- 
gieuse facilité  de  Ainrmontel  dans  ce  travail  , 
m'assure  du  succès.  Pénétré  de  mes  accens  que 
je  lui  répétois,  il  ne  se  contentoit  pas  de  rendre 
ma  musique,  il  l'embellissoit. 

L'air 

Toi,  Zéniiic,  que  j'adore.  .  .  . 

en  est  la  preuve  :  cet  air  est  de  la  partition 


^ 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  349 

ancienne  des  Mariages  Samnite^,  et  les  paroles 
de  Marmotitel  rendent  mieux  ia  musique  que 
\q%  vers  originaux  sur  lesquels  la  musique  avoit 
d'abord  été  faite. 

La  musique  dramatique  tronquée,  hachée, 
sans  retour  de  phrases,  sans  périodes  arrondies, 
sans  da  capo ,  sans  ritournelles ,  abandonnant 
presque  toutes  les  formes  qui  constituent  la 
mélodie  ,  ne  réclame- t-el le  pas  contre  la  servi- 
tude qu'elle  voue  à  la  poésie!  Les  sociétés 
d'amateurs ,  les  concertans  privés  des  cinq 
sixièmes  d'un  opéra,  n'ont-ils  pas  quelques 
droits  de  se  plaindre!  Ce  que  je  vais  proposer 
promet  encore  une  révolution  dramatique , 
dont  toute  la  gloire  rejaillira  sur  la  poésie.  Elle 
peut  enrichir  ia  scène  en  lui  donnant  tous  les 
habiles  compositeurs  symphonistes  allemands, 
français,  qui  égalent  en  mérite,  et  qui  sur- 
passent peut-être  aujourd'hui  les  compositeurs 
dramatiques ,  et  qui ,  sans  son  secours  ,  n'ob- 
tiendront jamais  qu'une  gloire  peu  solide.  Ne 
croyons  pas  que  le  musicien  qui  a  passé  la 
moitié  de  sa  vie  à  faire  des  symphonies,  puissç 
chajiger  de  système,  et  s'assujettir  aux  paroles: 


35^  ESSAIS 

on  ne  peut  devenir  esclave  après   avoir   été 

iibre;  ie  contraire  est  plus  facile.  Ils  feront  des 

tableaux  magnifiques  lorsqu'ils  ne  composeront 

pas  sur  des  paroles;  si  vous  leur  en  donnez, 

ils    feront  ce  que  les   peintres  appellent  des 

croûtes. 

Procédés  du  Poëte, 

Le  poëte ,  après  avoir  conçu  son  pian,  ne 
doit  versifier  que  les  endroits  qui  lui  paroîtront 
de  pure  déclamation ,  et  devant  servir  au  réci- 
tatif; des  qu'il  sentira  sa  verve  s'animer  et  de- 
mander du  chant  mesuré ,  il  faut  qu'il  écrive  en 
prose.  Si  c'est  un  père,  par  exemple,  qui  exige 
de  sa  fille  le  sacrifice  de  son  amour,  il  écrira  : 
«  Fille  cruelle  !  tu  veux  donc  ma  mort!  quoi  î 
"  l'ami  le  plus  tendre,  qui  sauva  les  jours  de 
»  ton  père;  à  qui  je  promis  ton  cœur,  comme 
5>  la  seule  récompense  qui  puisse  égaler  le  bien- 
»>  fait ,  tu  le  refuses;  tu  refuses  de  m'obéir! 
'^  Fille  cruelle  I  tu  veux  donc  ma  mort  \  » 

Les  duos ,  les  trios ,  les  quatuors ,  les  choeurs , 
doivent  tire  écrits  de  même.  Envoyez  ce 
canevas   à  Haydn,  sa  verve  s'échauffera  sur 


SUR    LA    MUSIQUE.  351 

chaque  morceau  ;  il  n'en  suivra  que.  le  senti- 
ment général,  et  sera  libre  dans  sa  composition, 
pourvu  qu'il  ne  sorte  pas  du  genre,  et  prévoie, 
à  quelques  égards ,  le  diapason  de  la  voix  à 
laquelle  le  morceau  est  destiné.  Qu'il  se  garde 
bien  de  croire  que  les  paroles  feront  passer  un 
morceau  que  sans  elles  il  rejetteroit  comme 
médiocre  :  non  ;  il  faut  que  chaque  morceau 
de  symphonie  soit  tel ,  qu'il  n'y  désire  plus 
rien  pour  l'effet ,  l'unité  ,  la  fraîcheur  et  la  nou- 
veauté des  idées.  Le  frein  dont  on  le  dégage , 
lui  impose  la  loi  de  bien  faire  :  on  ne  le  rend 
libre ,  on  ne  brise  ses  fers ,  que  pour  avoir  un 
résultat  supérieur  à  celui  du  compositeur  qui 
travaille  sur  les  paroles ,  et  qui  a  mille  diffi- 
cultés à  vaincre. 

Procédés  du  Musicien . 

Le  musicien  ayant  fait  sa  partition,  et  ayant 
laissé  les  lignes  en  blanc  pour  recevoir  la  partie 
ou  les  parties  du  chant ,  fera  exécuter  son 
ouvrage  à  grand  orchestre;  les  morceaux  qui 
n'obtiendront  pas  l'applaudissement,  seront 
refaits.  Encore  une  fois,  il  ne  lui  doit  pas  tire 


352  ESSAIS 

permis  Je  rien  faire  de  médiocre.  L'on  fera 
aiors  une  seconde  répétition  de  son  ouvrage  ; 
ie  poëte  lira  ie  sens  des  paroles  après  chaque 
morceau ,  et  souvent  les  spectateurs  doivent  se 
dire  :  «  Je  l'avois  deviné  » ,  ou  «  Je  Tavois  senti  ». 

Procédés  du  Poëte  avec  le  Musicien, 

J'ai  ME  ROIS  qu'une  ou  deux  personnes 
choisies  fussent  auprès  du  poëte  et  du  musicien, 
lorsqu'ils  travailleront  à  faire  les  vers  que  doit 
recevoir  la  musique.  Souvent  l'on  s'obstine  à 
vouloir  trouver  mieux  que  ce  qui  est  bien;  un 
homme  de  goût  décide  en  ce  cas ,  et  empêche 
la  chaleur  de  se  ralentir.  D'ailleurs,  le  musicien 
prévenu  sur  ses  tableaux ,  leur  ayant  déjà  sup- 
posé des  paroles ,  indécis  sur  celles  que  lui 
présente  le  poëte,  se  rend  à  l'avis  d'un  tiers 
qui  aplanit  tout,  et  fait  avancer  le  travail. 
Le  musicien  se  gardera  bien  d'exiger  que 
chaque  note  porte  une  syllabe  ;  il  ne  doit 
conserver  en  entier  que  les  traits  de  chant 
heureux  :  du  reste ,  toutes  les  parties  qui  com- 
posent sa  partition  instrumentale  ,  serviront 
tour-à-tour  pour  former  son  chant.  Si  le  poëte 

trouve 


SUR    LA    MUSIQUE.  355 

trouve  un  vers  heureux,  c'est  au  musicien  de 
l'employer  avec  quelques  sacrifices  pour  la 
mélodie.  De  quelque  manière  qu'il  travaille,  et 
qu'il  fasse  au  poëte  plus  ou  moins  de  sacrifices, 
je  le  défie  de  rendre  sa  musique  mauvaise  , 
puisque  d'avance  elle  est  excellente  et  qu'il  ne 
doit  point  déranger  l'ensemble  de  la  partition  : 
il  peut  même  dessiner  son  chant  avant  de  tra- 
vailler avec  le  poëte  ;  pourvu  qu'il  soit  simple 
et  d'une  belle  mélodie,  la  poésie  trouvera  mille 
ressources  pour  exprimer  ses  accens. 

Alors  chaque  morceau  de  musique  aura  une 
couleur  différente;  ils  auront  une  unité  parfaite 
et  serviront  tous  dans  les  concerts. 

Les  morceaux  mutilés  de  notre  musique 
dramatique  sont  tels ,  parce  que  le  poëte  n'ayant 
rien  destiné  particulièrement  au  chant  mesuré, 
le  musicien  saisit  deux  ou  trois  vers  qui  lui 
conviennent  :  mais  bientôt  il  est  arrêté  et  forcé 
de  recourir  au  récit ,  parce  que  le  sens  des 
paroles  l'exige.  Que  l'on  ne  croie  pas  que 
cette  manière  soit  l'unique,  ni  même  la  meil- 
leure :  elle  est,  il  est  vrai ,  exempte  de  lenteur; 
mais   combien   de    fois   ne  voudroit  -  on  pas 

TOME    I.  Z 


5  54"  "ESSAIS 

entendre  la  suite  d'un  air  interrompu,  si  le 

chant  en  est  heureux  ! 

Je  ne  parle  pas  de  la  peine  qu'aura  le  poëte 
en  faisant  les  paroles  sur  la  musique  ;  ii  en 
aura  sans  doute  :  mais  à  ne  considérer  que  l'art 
poétique  en  iui-rnême,  que  perdrons-nous  dans 
ie  style  !  quelques  airs  ou  duos ,  qui  seront 
peut-être  écrits  avec  moins  d'élégance  :  mais 
quant  aux  trios  ,  quatuors  ,  chœurs ,  &c.  que 
sont ,  le  plus  souvent ,  les  paroles  de  tels  mor- 
ceaux! des  mots  enfilés  qui  ne  valent  pas  la 
peine  qu'ils  donnent  au  musicien.  Laissez-lui 
donc  former  son  tableau  d'après  la  situation; 
des  paroles  si  communes  viendront  aisément 
se  ranger  sous  sa  musique. 

Un  tel  travail,  ne  dût-il  pas  réussir,  doit  être 
essayé  ;  mais  il  réussira ,  et  au-delà  de  ce  qu'on 
imagine.  Je  n'en  ferai  pas  l'essai ,  et  je  ne  le 
conseille  à  aucun  compositeur  de  musique 
vocale  :  s'ils  sont  d'aussi  bonne  foi  que  moi, 
ils  diront  qu'une  symphonie  leur  coûte  souvent 
plus  de  peine  que  la  scène  la  plus  difficile  : 
j'indique  aux  compositeurs  de  musique  instru- 
mentale, ie  moyen  de  nous  égaler  et  de  nous 


SUR  LA  MUSIQUE.  555 
surpasser,  peut-être,  dans  l'art  dramatique  *. 
Aucun  ouvrage  ne  m'a  coûté  moins  de  peine 
que  la  musique  àl Andromaque  :  trente  jours 
ont  suffi  pour  faire  et  écrire  la  partition.  II  est 
vrai  que ,  contre  mon  habitude ,  je  composois 
le  soir ,  et  j'écrivois  le  lendemain  matin.  L'au- 
teur àes  paroles  ,  Pitra ,  ne  me  quitta  pas  un 
instant  **.  Toujours  entraîné  par  la  beauté  et 

*  Ce  premier  volume  fut  publié  en  1789.  Ce  que  je 
viens  de  dire  sur  la  manière  de  composer  la  musique  ,  en 
prenant  pour  base  principale  la  partie  instrumentale  , 
n'a-t-il  pas  été  pris  trop  à  la  lettre  par  plusieurs  com- 
positeurs !  II  est  vrai  qu'ils  font  leur  muiique  sur  les 
paroles  déjà  faites  :  mais  si  cette  musique  est  une  espèce 
de  symphonie  à^ Haydn  ;  si  la  partie  du  chant  est  moins 
obligée  que  celle  de  l'alto,  cst-ce-là  ce  que  j'avois  indi- 
qué î  non  :  un  chant  pris  à  volonté  dans  toute  une 
partition  ,  peut  et  doit  être  un  chant  aimable  ;  mais  il 
faut,  comme  je  l'ai  dit,  qu'il  soit  fait  avant  les  paroles, 

**  Qu'on  ne  croie  pas  que  P'itra  ait  eu  la  moindre 
prétention  en  faisant  ce  po'éme  ;  il  ne  touchoit  aux  vers 
du  divin  Racine ,  qu'avec  respect ,  et  parce  que  la  musique 
exigeoit  des  coupures.  L'envie  qu'il  avoit  de  me  voir 
essayer  mes  forces  sur  un  sujet  tragique  ,  lui  fît  entre- 
prendre cet  ouvrage,  qu'il  m'apporta  comme  un  canevas 
à  être  exécuté  par  un  poëte.  Mais  n'en  connoissant  aucun 
qui  dût  se  charger  d'une  si  terrible  tâche,  il  fut  forcé  par 
moi  d'en  courir  les  risque». 

Z  z 


35^  ESSAIS 

la  rapidité  de  i'action ,  cet  ouvrage  fut  fait  d'un 

5eul  jet;  il  pèche  peut-être  par  trop  de  chaleur, 

même  en  musique ,  et  je  conseille  à  ceux  qui 

la  feront  exécuter  de  n'en  pas  presser  les  mou- 

v^mens. 

C'est ,  je  crois,  la  première  fois  qu'on  a  eu 
l'idée  d'adopter  les  mêmes  instrumens  pour 
accompagner  par  tout  le  récitatif  d'un  rôle 
qu'on  veut  distinguer.  Lorsque  Androma^ue 
récite ,  elle  est  presque  toujours  accompagnée 
de  trois  flûtes  traversières  qui  forment  har- 
monie. 

Plus  j'eus  de  facilité  à  traiter  ce  genre,  plus 
je  me  persuadai,  qu'il  n'y  avoit  qu'une  manière 
de  le  faire.  J'en  fus  convaincu,  lovsqu'après 
avoir  travaillé  sur  un  très-bon  poëme ,  intitulé 
Electre  ,  que  je  n'ai  pas  encore  offert  à  l'Opéra , 
quoique  l'ouvrage  soit  achevé  ,  je  sentis  que 
l'harmonie  seule  pouvoit  donner  des  couleurs 
différentes  aux  mêmes  accens  tragiques. 

Ce  travail  ne  peut  contenter  que  le  musicien 
qui  n'a  pas  reçu  de  la  nature  diQs  chants  assez 
variés  pour  se  prêter  à  tous  les  tons  de  la  décla- 
mation. 


s  UR  L  A  M  U  s  T  O  U  E.  557 
La  tragédie  ^ AnAromaque  eut,  à  deux  re- 
prises, environ  vingt-cinq  représentations ,  qui 
furent  interrompues  par  l'incendie  de  la  salle 
du  palais  royal.  M."*^  Levasseur  joua  le  rôie 
d' A/iJromûque  avec  distinction  :  M."^  Lûgiierre , 
dont  l'organe  ravissant  retentit  encore  dans 
nos  cœurs ,  le  chanta  en  double ,  et  sembloit 
avoir  emprunté  les  accens  même  de  la  veuve 
d'Hector,  Laiiiei  y  joua  le  rôle  de  PïnJius  en 
double ,  en  montrant  aux  spectateurs  qu'il 
devoit  un  joiu'  créer  les  plus  grands  rôles. 
Larrivée ,  acteur  inimitable  pour  la  netteté  de 
sa  prononciation ,  et  qui ,  pendant  sa  longue 
carrière  au  théâtre ,  n'a  peut-ctre  pas  dérobé 
ime  syllabe  aux  spectateurs  ,  se  montra  aussi 
noble,  que  dans  ^qs  plus  beaux  rôles,  en  rem^ 
plissant  celui  ai  Or  este. 


COLINETTE    A    LA    COUR, 

Comédie  en  trois  actes,  en  vers,  par  de  J"***; 
repre'sentée  par  l'Académie  royale  de  musique-, 
le  premier  janvier  1782. 

z  j 


3  5  8  ESSAIS 

L'EMBARRAS  DES  RICHESSES, 

Comédie  en  trois  actes,   en  vers,  par  de  J"***, 
ie  26  novembre  1782. 


LA     CARAVANE," 

Come'die    en  trois   actes,  en  vers,  par  Aforel  de 
Chedeville ,  le  30  octobre  1783. 

L'Opéra  de  Paris  est,  en  tout  sens,  le  pays 
âes  illusions;  la  moindre  innovation  y  est  un 
crime  pour  sqs  habitués.  II  fallut  combattre 
Ion£f-temps  pour  que  Rameau  remplaçât  Lulli; 
et,  de  nos  jours,  il  a  fallu  dans  cent  écrits, 
avertir  les  Français  que  l'on  chantoit  en  mesure 
dans  toutes  les  cours  de  l'Europe ,  et  que  la 
psalmodie  dont  ils  étoient  idolâtres ,  étoit  relé- 
guée dans  les  couvens. 

Quel  courage  ne  faut  -  il  pas  pour  com- 
battre àts  illusions  qui  constituent  le  bonheur 
d'un  grand  nombre  de  spectateurs  ?  Écoutez 
le  bon  vieillard  qui ,  après  vous  avoir  chanté 


SUR    LA    MUSIQUE.  359 

pesamment   quelqu'air  à -peu -près    dans    ce 
genre , 

lentcnent. 


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VOUS  dit  :  «  Avouez  que  cçt  air  est  plein  de 
»  grâces.  Ah  !  si  vous  aviez  vu  M."^  ***  dansant 
w  cet  air  charmant  ! .  .  .  .  Quel  charme  dans 
«  tous  ses  pas  I  Non,  vous  ne  reverrez  plus  ce 
M  temps -ià  ».  C'est  en  essuyant  ses  yeux,  qii'ii 
se  rappelle  celui  de  sa  jeunesse  et  de  ses  amours. 
Dans  ce  cas ,  la  sensation  qui  nous  rappelle  un 
objet  aimé  devient  en  quelque  sorte  le  plaisir 
même,  quoiqu'il  n'en  soit  que  la  réminiscence: 
les  plus  douces  sensations  ne  sont  jamais  que 
àts  souvenirs.  La  première  fois  que  l'on  sent, 
c'est  peu  de  chose;  mais,  dans  les  beaux  arts 
sur-tout,  le  plaisir  se  multiplie  autant  que  la 
même  sensation  se  renouvelle,  parce  qu'elle 
entraîne  avec  elle  les  accessoires  agréables,  qui 
chaque  fois  l'ont  accompagnée.  Pour  preuver 

Z  4. 


3<^o  ESSAIS 

la  nullité  de  l'expression  en  musique,  n'a-t-on 
pas  osé  dire  que  i'air  avec  iequei  nous  avons 
été  bercés ,  quel  qu'il  puisse  être ,  nous  fait 
éprouver  des  sensations  délicieuses!  Mais  l'air 
en  pareil  cas  n'est  point  un  agent  exclusif; 
car  un  meuble,  un  objet  quelconque  semblable 
à  celui  de  notre  nourrice ,  doit  aussi  nous 
rappeler  le  temps  précieux  de  notre  innocence. 
Lorsque  je  portai  la  comédie  lyrique  sur  ia 
scène  de  l'Opéra ,  je  fus  aussi  regardé  comme 
ini  novateur  repréhensible  *.  Cependant  je 
voyois  le  public  fatigué  de  la  tragédie  qui  ne 
quiîtoit  pas  la  scène.  J'entendois  les  nombreux 
partisans  de  la  danse  murmurer  en  la  voyant 
réduite  à  jouer  un  rôle  accessoire  et  souvent 
inutile  dans  la  tragédie  **.  Je  voyois  l'admi- 
nistration ,  cherchant  la  variété ,  reprendre 
5ans  succès ,  des  fragmens ,  ou  des  pastorales 


*  Le  Seigneur  Bienfaisant  avoit  paru  avec  succès  avant 
les  ouvrages  dont  je  parle  ;  mais  je  demande  si  la  partie 
vocale  y  étoit  traitée  par  le  musicien  d'une  manière  à 
faire  époque  ! 

**  La  danse  de  l'Opéra  mérite  à  tous  égards  ses  nom- 
breux partisans  par  la  perfection   où  clic  est  portée. 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  ou  E.  3<?t 

anciennes;  je  disois  par  tout  que  deux  genres 
toujours  en  opposition ,  se  prétoient  des  charmes 
mutuels;  que  les  Comédiens  français  donnoient 
alternativement  h  tragédie  et  la  comédie  ,  et 
que,  si  on  les  obligeoit  à  renoncer  à  un  des 
deux  genres  ,  ils  ne  sauroient  se  décider.  Enfin 
ces  trois  ouvrages,  et  «ir-tout  la  Carûvane , 
donnés  en  très-peu  de  temps,  fixèrent  l'opinion 
publique  sur  la  nécessité  d'établir  la  comédie 
lyrique  à  ce  spectacle. 


L'ÉPREUVE    VILLAGEOISE. 

Comédie  en  deux  actes  ,   en  vers,  par  Desforges ; 
représentée  aux  Italiens,  le  24  juin  178^. 

Ce  petit  ouvrage  doit  son  existence  à  la 
chute  complète  d'un  plus  grand  ouvrage  inti- 
tulé ,  Théodore  et  Paulin,  en  trois  actes  ,  et  à 
double  intrigue.  J'avois  remarqué  à  la  première 
et  dernière  représentation  de  cette  pièce ,  que 
i'ennui  et  le  plaisir  se  peignoient  alternati- 
vement sur  la  physionomie  des  spectateurs  : 
i'ennui   étoit  toujours   causé   par    les   acteurs 


3<?2  ESSAIS 

nobles ,  et  les  paysans  ramenoient  chaque  fois 
la  gaieté.  Je  partageai  tellement  les  sentimens 
du  public,  que,  maigre  les  sollicitations  des 
comédiens  ,  je  refusai  une  seconde  représen- 
tation qui  auroit  produit  ie  même  efièt.  Je 
proposai  à  l'auteur  des  paroles  un  plan  qui 
excluoit  ies  personnages  nobles  :  il  l'adopta , 
et  fit  de  Théodore  et  Paulin  une  pièce  en  deux 
actes,  sous  le  titre  de  l'Epreuve  villageoise.  La 
fugue  qui  termine  le  premier  acte , 


II  a  déchiré   mon   billet. 


sera  sans  doute  un  obstacle  à  ce  que  ce  petit 
ouvrage  soit  joué  dans  les  sociétés  où  il  devroit 
être  singulièrement  adopté.  J'ai  placé  une 
fugue  dans  cette  pièce  pour  encourager  un 
élève  qui ,  ennuyé  de  faire  àes  fugues ,  me  disoit 
qu'il  ne  regretteroit  pas  sa  peine ,  si  elles  pou- 
voient  servir  à  quelque  chose  ;  la  fugue ,  lui 
dis-je  ,  vous  apprendra  à  écrire  correctement, 
La  nature  donne  la  mélodie,  il  est  vrai;  mais  la 
fugue  est  la  réthorique  qui  apprend  au  musicien 
à  faire  et  à* lier  les  phrases  harmoniques.  J'em- 
ployai donc  alors  pour  la  finale  qui  m'occupoit 


s  UR    LA    M  us  r  QUE.  3^5 

une  fugue  que  j'avois  faite  anciennement.  Ce- 
pendant je  conseille  rarement  l'emploi  ée  cette 
composition ,  dont  le  parterre  ne  sait  aucun 
gré  au  musicien  ,  et  qui  pour  les  acteurs  est 
trop  difficile  à  retenir. 

Voici  les  retranchemens  que  j'ai  faits  à  ce 
morceau  pour  en  faciliter  l'exécution  dans  un 
spectacle  de  société. 

Lorsqu'on  arrive  à  l'endroit 

Hé  bien^  Denise,  et  mon  billet! 
DENISE. 
Votre   billet  î 

dites  ce  qui  suit  en  dialogue  parlé  : 

DENISE. 

II  a  déchiré   vot'  billet. 

LA       FRANCE. 

II   a  déchiré   mon   billet! 

ANDRÉ. 

Oui  j'ai  déchiré  vot'  billet  , 
Et  par  la  morgue  j'ai  bien  fait. 


3^4  "ESSAIS 

Reprenez  ensuite  ces  trois  accords  : 


«* — #- 
Premier  Violon, 

La  France  chante , 

Mais  du  moins  vous  l'aurez  pu  lire.  ,  . . 

Après  le  récit 

J'avois  écrit  oui,  hé  bien  I   hé  bien  I 

dites  encore  en  dialogue  parlé  : 

LA       FRANCE. 

Il  a  déchiré  mon  billet. 

ANDRÉ. 
Oui  j'ai  déchiré  le  billet. 

Madame    h   u   b   E   R  T. 

M.  André ,  c'est  fort  mal  fait  , 
J'devrois  punir  cette  insolence  ; 
Mais  j'prétends  vous  accorder  tous. 
Qu'elle  prenne  pour  sa  vengeance 
M.  d'La  France  pour  époux. 


SUR    LA    MUSIQUE. 

ANDRÉ. 
Oh  I  jarnigoi  quelle  indulgence  ! 

DENISE,^  part. 

Queu  désespoir  pour  mon  jaloux. 
J'adopte  la   vengeance. 

Allez  ensuite  à  cet  endroit  : 


3«î 


^^^^^^ 


Premier  Violon,  page  6\  de  la  Partition. 
Va,  tu  me  l'payeras. 

en  chœnr  jusqu'à  la  fin  de  l'acte.  Si  l'on  n'a 
point  de  chœur,  l'on  peut  encore  retrancher 
une  partie  du  morceau  d'ensemble  de  la  fin  du 
deuxième  acte,  sans  nuire  à  l'action  du  poëme. 
Lorsque  La  France,  en  entrant  sur  la  scène, 
a  chanté 

Allons  rendons  Iiomniage 
A  l'objet  qui  m'engage; 
,  C'est  l'honneur  du  village. 

C'est  un  objet  charmant. 

pendant  ce    temps    André  baise   la  main  de 


^66  ESSAIS 

De/lise  ;  La  France  le  voit  et  saute  à  la  fin  du 
morceau  en  chantant 

Que   fais-tu   là  \ 
Que   fais-tu   là  ! 

André  répond  : 

Moi ,  je  rends  hommage 
A  l'objet  qui  m'engage, ..  ,  , 

Ce  retranchement  devroit  même  être  adopté 
dans  les  spectacles  publics ,  parce  qu'il  termine 
rapidement  l'action. 

J'ai  soigné  d'autant  plus  ce  petit  ouvrage, 
que  l'exiguité  du  sujet  m'en  imposoit  la 
nécessité.  Un  poëme  qui  comporte  un  puissant 
intérêt ,  en  a  moins  besoin ,  et  l'on  sent 
pourquoi  ;  j'ose  dire  même  qu'il  faut  s'abstenir 
de  trop  rechercher  la  composition  musicale 
d'un  drame  compliqué,  de  crainte  que  cette 
double  complication  ne  fatigue  les  spectateurs. 

Les  couplets 

Bon  dieu,  bon  dieu!  comme  à  c'te  fête.  .  . 

furent   incontinent  chantés    dans   \t^  rues  et 
dansés  par  tout,  même  sur  le  théâtre  de  l'Opéra, 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  3^7 

J'avoue  que  ce  genre  de  succès,  que  bien  des 
compositeurs  semblent  dédaigner,  me  fit  un 
sensible  plaisir.  C'ctoient  les  premiers  jolis  cou- 
plets dont  je  faisois  la  musique,  et  je  n'avois 
pas  grande  opinion  de  moi  pour  ce  genre  de 
con.position.  Cette  pièce  n'a  pas  quitté  la 
scène  ,  depuis  le  jour  où  elle  y  a  reparu. 
Elle  acheva  la  réputation  d'une  actrice  *,  qui 
par  les  grâces  d'une  heureuse  tournure ,  sait 
réveiller  l'indifférence ,  et  se  faire  souvent 
préférer  à  la  beauté. 


RICHARD    CŒUR-DE-LÎON, 

Comédie  en  trois  actes  ^    par  Sedahie ;  représentée 
par  les  Comédiens  italiens,  le  2  5  octobre  1785. 

Jamais  sujet  ne  fut  plus  propre  à  la  musi- 
que, a-t-on  dit,  que  celui  de  Richard  Cœiir-de- 
Lioti.  Je  suis  de  cet  avis,  quant  à  la  situation 
principale  de  la  pièce ,  je  veux  dire  celle  où 
Blotidel  chante  la  romance 

Une  fièvre  brûlante.  ... 
*   Mademoiselle  Add'inc. 


3^8  ESSAIS 

mais  il  faut  convenir  que  le  sujet  en  général 
n'appelle  pas  davantage  la  musique  qu'aucun 
autre  ;  je  dis  plus  :  la  pièce  devoit  n'être  que 
déclamée  ;  car  alors  la  romance  devant  être 
essentiellement  chantée ,  rien  ne  devoit  l'être 
que  ce  seul  morceau ,  qui  eût  produit  ei.core 
plus  d'effet  :  je  me  rappelle  d'avoir  été  tenté 
de  ne  faire  précéder  la  romance  au  second 
acte,  par  aucun  morceau  de  musique,  uni- 
quement pour  cette  raison  ;  mais  faisant 
réflexion  qu'on  avoit  chanté  dans  chaque 
situation  du  premier  acte,  j'abandonnai  cette 
première  idée ,  ne  doutant  point  d'ailleurs 
que  les  spectateurs ,  se  faisant  illusion ,  n'écou- 
tassent cette  romance  comme  si  elle  eût  été 
ie  seul  morceau  en  musique  dans  l'ouvrage  (8  ). 
Ces  mêmes  réflexions  m'engagèrent  à  la  faire 
dans  le  vieux  style,  pour  qu'elle  tranchât  sur 
tout  le  reste.  Y  ai-je  réussi!  Il  faut  le  croire, 
puisque  cent  fois  l'on  m'a  demandé  si  j'avois 
trouvé  cet  air  dans  le  fabliau  qui  a  procuré 
ie  sujet. 

Semaine  y  en  me  communiquant  son  manus- 
crit, mç  disoit  :  «  J'ai  déjà  confié  ce  pocme 


SUR    LA    MUSIQUE.  3^9 

»  à  un  musicien  ;  il  ne  i'a  point  accepté,  parce 
«  qu'ii  croit  ne  pouvoir  pas  faire  assez  bierf 
»  une  romance  qui  s'y  trouve.  Lisez,  décidez- 
'i  vous ,  et  point  de  complaisance  de  votre 
«  part  ". 

Si  j'acceptai  sans  hésiter  ce  bel  oeuvre 
dramatique ,  j'avoue  que  la  romance  m'in- 
quiétoit  de  même  que  mon  confrère  :  je  la  fis 
de  plusieurs  manières ,  sans  trouver  ce  que 
je  cherchois,  c'est-à-dire  le  vieux  style  capable 
de  plaire  aux  modernes.  La  recherche  que  je 
fis  pour  choisir ,  parmi  toutes  mes  idées  ,  le 
chant  qui  existe ,  se  prolongea  depuis  onze 
heures  du  soir,  jusqu'au  lendemain  à  quatre 
heures  du  matin  *.  Nous  confiâmes  le  rôle  de 
Richard ,  à  Philippe  qui  n'en  avoit  pas  encore 
créé,  et  qui,  depuis  ce  succès,  a  mérité  de 
plus  en  plus  les  applaudissemens  du  public. 
A  plusieurs  répétitions,  la  beauté  delà  situation, 
la  sensibilité  de  l'acteur ,  jointes  au  désir  de 


*  Je  me  rappelle  qu'ayant  sonné  pendant  la  nuit  pour 
demander  du  feu. — Vous  devez  avoir  froid,  me  dit  mon 
domestique  ;  vous  êtes  toujours  là  à  ne  rien  faire. 

TOME    I.  A  a 


370  ESSAIS 

bien  remplir  son  rôle,  exaltoient  son  imagi- 
nation, au  point  que  ses  larmes  l'ctoufFoient 
lorsqu'il  vouloir  répondre  à  Blondel , 

Un   regard  de  ma  belle.  .  .  . 

Le  jour  de  la  première  représentation ,  cet 
acteur  ,  plein  d'ardeur  et  de  zèle ,  fut  attaqué 
subitement  d'une  extinction  de  voix  ;  il  n'éioit 
plus  temps  de  changer  le  spectacle ,  la  salle 
étoit  pleine  ;  il  me  fit  appeler  dans  sa  loge. — 
Voyons ,  chantez-moi  votre  romance.  Il  arti- 
cula quelques  sons  avec  peine.  —  C'est  bien 
là  ,  lui  dis-je  ,  la  voix  d'un  prisonnier  ;  vous 
produirez  l'efFet  que  je  désire  ;  chantez  ,  et 
soyez  sans  inquiétude. 

Clairval  remplit  le  rôle  de  Blondel  d'une 
manière  inimitable.  La  noblesse  d'un  chevalier, 
la  finesse  d'un  aveugle  clair-voyant  qui  conduit 
une  grande  intrigue  :  il  sut  employer  tonr-à- 
tour  toutes  ces  nuances  délicates ,  avec  un  goût 
exquis.  Jamais  un  rôle  ne  périclite  dans  \ç's- 
mains  de  cet  acteur  ;  il  sait  se  retenir  dans  \qs 
endroits  douteux,  ou  trop  neufs  pour  le  public  ; 
mais  à  mesure  qu'on  s'y  accoutume ,  l'acieur 


SUR    LA    MUSIQUE.  371 

déploie  toute  l'énergie  dont  son  rôle  est  sus- 
ceptible. Le  comédien  -  machine  est  le  même 
chaque  jour ,  il  ne  redoute  que  l'enrouement  ; 
mais  C/ûirvn/na  pas  ie  malheur  d'être  le  même 
à  chaque  représentation  ;  la  perfection  de  son 
jeu  dépend  de  la  situation  de  son  ame ,  et  il 
sait  encore  nous  plaire  ,  lorsqu'il  n'est  pas 
content  de  lui. 

La  musique  de  R'icliarA ,  sans  avoir  à  ia 
rigueur  le  coloris  ancien  d'Aucassin  et  Nicolette, 
en  conserve  des  réminiscences.  L'ouverture 
indique,  je  crois,  assez  bien  que  l'action  n'est 
pas  moderne.  Les  personnages  nobles  prennent 
à  leur  tour  un  ton  moins  suranné ,  parce  que  les 
moeurs  des  villes  n'arrivent  que  plus  tard  dans 
\es  campagnes.  Le  musicien ,  par  ce  moyen , 
peut  employer  divers  tons ,  qui  concourent  à 
la  variété  générale. 

L'air 

O  Richard  I  ô  mon  roi  ! 

est  dans  le  style  moderne ,  parce  qu'il  est  msé 
de  croire  que  le  poète  Bloiulel  anticipoit  sur 
son  siècle ,  par  le  goût  et  les  connoissances. 

A  a  2 


372  ESSAIS 

Le  trio 

Quoi  I  de  ia  part  du  gouverneur  I 

reprend  une  forme  de  contre-point  convenable 
à  sirlfilliûms*  Blonde/,  toujours  attentif  à  saisir 
ie  ton  de  chacun  ,  se  vieillit  dans  les  traits  de 
musique  ,  où  il  dit  : 

La  paix,  la  paix,  mes  bons  amis. 

Ces  traits  qui  ne  sont  rien  en  eux-mêmes ,  et 
que  Duni  avoit  employés  si  souvent ,  attirent 
l'applaudissement ,  parce  qu'ils  sont  vrais  ;  je 
répéterai  donc  que  rien  ne  doit  être  exclu 
de  la  musique  ,  et  que  tout  dépend  de  mettre 
un  trait  de  chant  dans  sa  véritable  place. 

On  n'a  peut-être  pas  remarqué  combien 
de  fois  l'air  de  la  romance  est  entendu  dans 
le  courant  de  la  pièce  ,  soit  en  entier  ou  en 
partie.  Il  l'est  dans  les  endroits  suivans  : 

PREMIER       ACTE. 

i.°  Lorsque  Biondel  veut  fixer  sur  lui  l'at- 
temion  de  A4arguerite  ; 

2."^  Lorsqu'elle  le  prie  de  jouer  souvent  cet 
air  ,  il  le  recommence  ; 


5  U  R    L  A    M  us  I  Q  U  E.  573 

DEUXIÈME       ACTE.. 

3  ."^  La  ritournelle  de  la  scène  avec  Richard; 
4.°  Un  couplet; 

5°  Un  autre  couplet,  avec  refrain; 
6.°  Il  joue  l'air  avec  fracas  pour  se  faire 
arrêter  ; 

TROISIÈME      ACTE. 

7.°  Lorsqu'il  chante  dans  la  coulisse  pour 
être  introduit  devant  Marguerite  ; 
8."  Dans  le  morceau  d'ensemble 

Oui ,  Chevaliers ...  ; 

Q."  Dans  le  dernier  chœur. 

H  étoit  aisé  de  fatiguer  les  spectateurs ,  en 
répétant  si  souvent  le  même  air;  mais  il  faut 
remarquer  que  la  première  fois  il  est  joue 
sans  accompagnement  ;  la  seconde  fois ,  avec 
variation;  la  troisième,  avec  accompagnement; 
les  quatrième  et  cinquième  ,  avec  les  paroles  ; 
la  sixième ,  joué  seulement  avec  variation  à 
doubles  cordes  ,  pour  indiquer  qu'il  veut 
faire  beaucoup  de  bruit  ;  la  septième,  il  chante, 
sans    accompagnement ,  la  moitié  du  refrain 

Aa  3 


374  ESSAIS 

seulement  ;  la  huitième ,  dans  le  morceau  d'en- 
semble 

Oui,  Chevaliers .  .  .  , 

îl  chante  son  air  sur  une  mesure  différente , 


tes 


l^^^^^^i^^ 


VOIX    a         pe  -  ne  -  tre  mon      a  -     me  , 


i 


EË^f=!^ 


trn: 


ÎSEÉ 


-^^ 


Je       la      con   -  nois ,   oui,  oui     Ma-  -   da- me. 

n'est  -  ce  pas  comme  s'il  disoit ,  «  Sa  voix  a 
■>•>  pénétré  mon  ame  ,  en  chantant  l'air  qu'il  fit 
5'  pour  vous  »  l  La  neuvième  fois ,  enfin  ,  dans 
le  dernier  chœur  ,  où  cet  air  est  chaîné  en  trio. 

Sans  doute  il  falioit  présenter  cet  air  sous 
autant  de  formes  différentes  ,  pour  oser  le 
répéter  si  souvent  :  cependant  ,  je  n'ai  pas 
entendu  dire  qu'il  fût  trop  répété  ,  parce  que 
le  public  a  senti  que  cet  air  étoit  le  pivot  sur 
lequel  tournoit  toute  la  pièce,  ' 

L'air 

Si  l'univers  entier  m'oublie.  .  .  . 

qui  précède  la  romance,  a  montré  une  chose 


il 


SUR  LA  MUSIQUE.  375 
neuve.  Les  trompettes  et  timbales  voilées  ont 
semble  rappeler  avec  douleur  la  gloire  du 
hcros  ;  cet  effet  a  paru  bien  senti.  Le  chœur 
qui  termine  le  second  acte  , 

j   Sciis-tu  \   connois-tu  ! .  .  .  . 

est  dans  le  ton  du  vieux  contre  -  point  ;  les 
soldats  de  ce  temps  revenant  de  la  terre  sainte  , 
Jes  idées  qu'on  se  fait  de  ce  temps  religieux, 
m'ont  suggéré  ce  genre  de  musique. 

Ricluird  parut  d'abord  en  trois  actes  ,  mais 
le  troisième  n'étoit  pas  celui  que  l'on  joue 
actuellement  :  l'on  engageoit  le  gouverneur  à 
rendre  Richard  ;  il  cédoit  par  raison  ,  et  quoi- 
qu'il dît  à  Laurette  que  son  amour  pour  elle^n'y 
avoit  point  de  part,  les  spectateurs  le  croyoient, 
et  blâmoient  le  gouverneur  qui  manquoit  à 
son  devoir.  Se  daine ,  en  abrégeant  le  troisième 
acte  ,  en  lit  un  quatrième.  Le  gouverneur 
ayant  refusé  de  rendre  Richard ,  étoit  retenu 
prisonnier  chez  Wdliams  ;  Blondel  se  trouvoit 
dans  le  même  souterrain ,  sous  prétexte  que 
le  père  de  Laiireîte  avoit  découvert  qu'il  servoit 
le  gouverneur  et  sa  fille  dans  leurs  amours. 

A  a  4 


37<5  ESSAIS 

Blotulel  se  faisoit  donner  un  écrit  du  gou- 
verneur ,  assez  équivoque  pour  qu'on  lui  remît 
Richard  ;  quoique  ie  gouverneur  n'eût  pensé 
qu'à  sa  propre  délivrance  ,  Richard  paroissoit 
dans  la  prison  au  grand  étonnement  du  gou- 
verneur. 

Cette  manière  déplut  encore  plus  que  la 
première  :  cependant,  les  représentations  se 
continuoient  toujours  avec  la  même  affluence, 
grâce  au  second  acte. 

Les  habitans  de  Paris  avoient  une  telle  envie 
de  voir  terminer  cet  ouvrage  d'une  manière 
agréable,  que  chaque  société  m'envoyoit  un  dé- 
nouement pour  Richard.  Enfin  Sedaine  adopta 
îe  siège  qui  concilie  tout ,  qui  laisse  intacte  la 
conduite  du  gouverneur,  et  qui  présente  un 
beau  spectacle  ,  seule  ressource  qui  restoit 
après  avoir  intéressé  aussi  vivement  dans  le 
second  acte.  Il  est  inutile  de  parler  du  succès  de 
cette  pièce  ;  il  paroît  que  cent  représentations, 
toujours  extrêmement  nombreuses ,  suffiront  à 
peine  à  l'empressement  du  public. 


SUR    LA     MUSIQUE.        377 

P  A  N  U  R  G  E 
DANS   l'Île  des    lanternes, 

Poëme  en  trois  actes  ,  en  vers ,  par  Alorel  de 
Chedeville  ;  représenté  à  l'Opéra  ie  2.5  janvier 
1785. 

Pan  U  R  GE  est  le  premier  ouvrage  entière- 
ment comique ,  qui  ait  paru  avec  succès  sur 
le  théâtre  de  i' Opéra ,  et  j'ose  croire  qu'il  y 
servira  de  modèle.  Le  sujet  en  est  simple ,  la 
pompe  y  est  inhérente  ,  et  les  divertissemens 
sont  nécessaires.  La  tempête  du  premier  acte , 
qui  amène  le  héros  de  la  pièce  sur  ie  théâtre , 
est  une  idée  neuve. 

Oui,  vous  serez  heureux, 
Si  par  un  orage 
Un  étranger  jeté  sur  ce  rivage  .... 

Après  l'accomplissement  de  cette  prédiction 
du  grand  prêtre,  la  joie  au  peuple,  les  fanfares, 
en  contraste  avec  le  bruit  du  tonnerre  ,  sont 
d'un  bon  effet.  Ce  comique  ,  tiré  de  la  chose 
même ,  me  semble  digne  de  Molière, 

Panur^e  et  Arlequin  sont  des  caractères  dont 


37^  ESSAIS 

l'effet  est  certain  sur  l'esprit  Jii  peuple,  et  de 
tous  ceux  qui  se  permettent  de  rire.  En  effet, 
ie  moral  d'un  ctre  qui  ne  rcflccliit  ni  sur  le 
passé ,  ni  sur  l'avenir  ; 

Ne  te  souvie-nt-il  plus  que  tu  fus  marié  î 
■ —  O  ciel  I  En  voyageant  je  l'avois  oublié. 

un  être  que  le  présent  seui  occupe,  qui, 
toujours  prévenu  de  son  petit  mérite  ,  jouit 
même  des  plaisanteries  qu'on  lui  adresse;  ce 
caractère  est  immanquable  au  théâtre,  et  peut- 
être  chaque  homme  dans  la  société  devroit 
désirer  le  moral  de  Pdnun>e ,  si  l'amour-propre 
n'étoii  révolté  par  l'idée  d'être  dupe  pour  être 
heureux. 

Si  le  disciple  de  Socrnte  eût  composé  sa 
république  de  sujets  du  caractère  de  PcinurgCy 
ie  bonheur  général  n'eût  pas  été  douteux  avec 
un  chef  tel  que  Platon.  L'ouverture  de  cette 
pièce  indique  les  caractères  nobles  et  comiques 
qui  vont  paroître  sur  la  scène.  La  phrase  sui- 
vante 


SUR    LA    MUSIQUE.  jjc; 


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H-ëi^Ê. 


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est  une  des  plus  longues  qu'on  ait  faite  en  mu- 
sique; j'aurois  également  adopté  cette  phrase, 
sans  doute,  si  la  scène  n'eût  pas  ctc  dans  le 
pays  des  Lanternes  ou  des  Lanternois.  «  Dans 
»  ce  pays  l'on  n'est  jamais  pressé»  dit  le  poëme; 
mais  j'aime  mieux  qu'elle  soit  à  l'opéra  de 
Panurge.  Cette  ouvrM'ture  servit  ii  développer 
les  talens  rares  des  danseurs  et  danseuses  de 
l'Opéra.  L'idée  de  la  proposer  comme  musique 
de  danse,  ne  m'est  venue  que  deux  jours  avant 
la  première  représentation  ;  j'étois  fiiché  de  voir 
que  la  danse  finale  des  opéra  n'étoit  presque 
jamais  que  le  signal  du  départ ,  et  que  les  loges 
étoient  vides  lorsque  la  toile  tomboit.  Je  jouai 


380  ESSAIS 

cette  ouverture  à  Gardel  i'aîné ,  en  lui  faisant 
remarquer  les  contrastes  qui  s'y  trouvent  ;  il 
i'adopta  d'autant,  plus  volontiers ,  qu'il  étoit 
l'inventeur  de  ce  qu'on  appelie^/;^/^  de  danse  : 
la  réussite  a  si  bien  répondu  à  notre  attente,  que 
ies  ennemis  des  auteurs  n'ont  pas  fait  difficulté 
d'attribuer  le  succès  constant  de  cet  ouvrage,  à 
i'ouverture  reprise  avec  danse  à  la  fiiî  de 
l'opéra;  mais  qu'on  me  montre  un  ouvrage 
qui  réussisse  par  le  charme  A^i  dix  dernières 
minutes  de  sa  durée  ,  et  je  les  en  croirai. 

Le  récitatif  de  Panurgc  est,  je  crois,  vrai, 
sans  être  trivial  ;  il  doit  moins  ennuyer  que  le 
récitatif  noble  ,  parce  que  les  inflexions  y  sont 
plus  multipliées.  Sans  l'intérêt  de  la  scène ,  je 
doute  qu'un  récitatif  noble  pût  se  soutenir  par 
5a  déclamation.  Les  morceaux  de  chant  de  cet 
opéra  peuvent  presque  tous  se  détacher  pour 
être  exécutés  dans  les  concerts;  cet  avantage 
n'est  pas  à  négliger ,  quand  on  le  peut  sans 
nuire  à  l'intérêt  dramatique  (  Voyei  l'article 
Andromaque).  Lais,  qui  nous  parut  doué 
de  toutes  X^^  qualités  nécessaires  au  rôle  de 
Patiurge ,  y  a  établi  sa  réputation.  S'il  a  perdu 


SUR    LA    MUSIQUE.  381 

par  ce  succès  i'espoir  d'être  cite  comme  le 
premier  acteur  tragique  de  l'Opéra ,  il  ne  doit 
point  en  être  fâché;  c'est  ie  publie  qui  lui  a 
assigné  sa  véritable  place  ;  trop  heureux  l'acteur 
qu'il  prend  sous  son  aile.  Quand  ce  même 
public  se  rappelle  les  talens  de  LeP.ain  et  de 
Préville ,  on  ne  voit  guère  de  quel  côté  ses 
regrets  font  pencher  la  balance. 


LE   MARIAGE   D'ANTONIO, 

Comédie  en  un  acte,  représentée  aux  Italiens  le  29 
juillet  1786. 

J  E  commencerai  cet  article  en  rapportant  la 
lettre  que  j'écrivis  aux  auteurs  du  Journal  de 
Paris,  le  samedi  25)  juillet  178^. 

«  Mes  sieurs, 

«  Prétendre  garder  l'anonyme  en  donnant 
»  au  public  une  pièce  de  théâtre,  m'a  toujours 
»  paru  une  inconséquence ,  d'autant  qu'on  doit 
»  être  sûr  que  le  secret  ne  sera  point  gardé, 
>»  Peut-être  même  seroit-il  difficile  de  prouver 


582  ESSAIS 

»  que  c'est  par  une  vcritable  modestie,  qit'eri 

>'  pareil  cas  on  cherche  à  se  cacher. 

"  J'ai  donc  i'honneur  de  vous  annoncer  que 
»  la  petite  pièce  en  un  acte,  intitulée  ieAfûriûge 
''  d'Antonio ,  qu'on  donne  aujourd'hui  aux  Ita- 
55  liens ,  a  été  mise  en  musique  par  une  de  mes 
«  filles ,  âgée  de  treize  ans.  Mais  comme  je  ne 
»  veux  point  altérer  la  candeur  de  son  âge ,  en 
«  excitant  en  elle  une  présomption  menson- 
"  gère,  je  dois  dire  qu'ayant  elle-même  composé 
»  tous  les  chants  avec  leur  basse  et  un  léger 
»>  accompagnement  de  harpe  ,  j'ai  écrit  la  par- 
«  tition,  qu'elle  n'étoit  pas  en  état  de  faire.  Les 
«  morceaux  d'ensemble  ont  été  rectifiés  par 
>»  moi  ;  cette  composition  exigeant  une  con- 
w  noisance  du  théâtre  que  je  serois  bien  fâche 
"  qu'elle  eût  acquise. 

"  Si  ses  chants  sont  quelquefois  déclamés 
w  avec  vérité ,  celar^rovient  sans  doute  de  la 
"  manière  dont  je  l'instruis ,  et  qu'il  n'est  pas 
»  inutile  ,  peut-être,  de  faire  connoître. 

"  Lorsqu'elle  m'apporte  un  morceau  que  je 
^'  juge  n'ctre  pas  saisi  musicalement  dans  le  sqws 
»>  des  paroles ,  je  ne  lui  dis  pas,  Votre  chant  est 


s  U  R    L  A    M  U  s  r  QU  E.  38} 

•'^mauvais;  mais  Voici,  lui  clis-je,  ce  que  vous 
^'  avei  exprimé.  Alors  je  chante  5011  air  sur  des 
'>  paroles  que  j'y  crois  analogues ,  et  je  donne 
"  une  vérité  d'expression  à  ce  qui  n'étoit  que 
:"  vague  ou  à  contre-sens. 

»  Cette  méthode  d'éducation  m'a  paru  la 
«  meilleure  ;  car  pourquoi  rejeter  ,  comme 
M  mauvais ,  ce  qui  en  certains  cas  ,  auroit  pu 
>>  être  bon  l  En  se  perfectionnant  dans  l'art 
«  Aqs  modulations  avec  un  excellent  maure , 
»  Tapray ;  en  apprenant  avec  moi  i'brt  d'écrire 
»  le  contre-point ,  je  ne  juge  pas  -inutile  de 
'>  l'accoutumer  à  se  servir  de  l'expression  juste. 
«  Cette  habitude  doic  être  prise  de  bonne 
^'  heure;  car  le  langage  musical,  énigmatique 
»  pour  bien  des  gens ,  est  en  effet  aussi  vrai  , 
"  aussi  varié  que  la  déckunation  :  je  lui  enseigne 
->^  àQ?>  vérités  dont  je  suis  persuadé. 

"  L'étude  d'un  compositeur  est  celle  de  la 
»  déclamation ,  comme  le  dessin  d'après  nature 
»  est  celle  d'un  peintre.  Il  faut  consulter  lâge, 
'>  l'état ,  les  mœurs  ,  la  situation  du  personnage 
»  qu'on  veut  faire  chanter.  Quand  on  a  saisi 
"  ces  rapports  et  i:et  ensemble,  c'est  à  la  nature 


384  ESSAIS 

»  à  faire  le  reste  ;  c'est-à-dire  que  c'est  à  elle  à 
»  former  un  chant  agréable ,  né  de  la  déclama-  . 
-^  tion.  Si  au  contraire  vous  ne  faites  qu'un 
"  chant  vague,  vous  ne  contentez  que  i'oreilie  ; 
"  si  vous  déclamez  seulement ,  vous  ne  con- 
»  tentez  que  le  bon  sens  ;  mais  chanter  et  dé- 
»  clamer  sont  les  secrets  du  génie  et  de  la  raison. 

"  Je  dis  à  ma  fille  ce  que  je  voudrois  qu'elle  fît 
«  un  jour,  et  ce  que  je  voudrois  faire  moi-même. 

»  C'est  à  titre  d'encouragement  que  je  lui  ai 
»  permis  cet  essai  ;  mais  le  public  seul  peut  lui 
»  permettre  de  continuer.  C'est  à  lui  d'encou- 
«  rager  un  sexe  qui ,  né  pour  démêler  peut-être 
»  mieux  que  nous  les  nuances  du  sentiment  et 
»  les  finesses  de  la  comédie  ,  pourroit  trouver 
'>  à-la-fois  la  gloire  et  l'aisance  honnête,  dont  les 
5>  chemins  lui  sont  par  tout  fermés.  La  peinture 
'>  se  glorifie  àts  talens  supérieurs  de  madame 
«  Lebrun  et  de  madame  Guiard  ;  pourquoi  la 
»  musique  n'auroit-elie  pas  un  jour  A^s  maîtres 
w  du  même  sexe,  dans  l'art  de  nous  charmer 
»  par  ài^s  compositions  musicales  \  « 

J'ajouterai  à  cette  lettre ,  que  pour  former 

un 


SUR     LA    MUSIQUE.  385 

un  clève,  il  est  essentiel  de  lui  faire  com- 
prendre avec  précision  l'exacte  ponctuation 
de  la  musique. 

On  pourroit  sans  doute  assigner  quelle 
doit  être  à  la  rigueur  la  note  de  la  gamme  qui 
doit  se  rapporter  à  tel  signe  de  la  ponctuation 
du  discours  ;  marquer  une  différence  entre  le 
point  d'exclamation  et  d'interrogation  ;  une 
entre  les  deux  points  ou  le  point  et  virgule; 
mais  ce  seroit  mettre  des  entraves  au  senti- 
ment, dont  il  s'écarteroit  sans  cesse.  Le  meilleur 
lecteur  ou  déclamateur,  est  celui  qui  fait  le 
mieux  sentir  ce  qu'il  dit  ;  il  en  est  de  même 
du  musicien;  une  sorte  de  liberté  doit  de  toute 
nécessité  exister  dans  les  arts  ;  l'ignorant  en 
abuse,  mais  l'homme  de  génie  en  profite. 

Voici  encore  un  moyen  peu  usité  qui  m'a 
réussi.  Nous  prenons  de  la  bonne  musique 
instrumentale,  et  en  jouant  ou  en  solfiant  la 
partie  chantante ,  nous  cherchons  tous  les 
signes  connus  de  la  ponctuation  ;  cependant, 
comme  je  l'ai  dit,  l'exclamation  et  l'interro- 
gation se  prennent  aisément  l'une  pour  l'autre, 
de  même  que  le  point  et  virgule  et  les  deux 

TOME    ].  B  b 


38^  ESSAIS 

points  ;  la  différence  n'existe  guère  que  dans 

le  signe,  et  peu  dans  i'accent  de  ia  voix. 

Cet  exercice  accoutume  l'élève  à  être  précis  , 
et  à  rejeter  les  phrases  équivoques  relativement 
aux  paroles.  La  musique  vocale  qui  ennuie, 
est  presque  toujours  phrasée  et  ponctuée  à 
contre-sens,  et  c'est  le  plus  grand  tourment 
que  puisse  éprouver  une  oreille  sensible. 

J'ai  donné  plusieurs  maîtres  de  musique 
à  ma  fille ,  et  j'en  changerai  encore.  Je  sais 
qu'elle  n'en  tirera  aucun  parti ,  si  elle  n'est 
destinée  qu'à  être  un  compositeur  du  commun. 
Je  sais  qu'elle  s'embrouillera  dans  les  difFérens 
systèmes  que  ses  maîtres  lui  présenteront  ;  que 
m'importe  !  J'aime  mieux  qu'elle  s'égare  et 
reste  ensevelie  dans  cette  surabondance,  que 
si  elle  devenoit  la  copie  d'un  seul  homme. 
Mais  si  ia  nature  l'a  destinée  à  être  quelque 
chose  par  elle-même,  elle  aura  de  quoi  choisir, 
et  saura  mettre  à  profit  jusqu'aux  contradic- 
tions qui  existent  entre  tel  et  tel  système. 

L'élève  doit  tout  voir,  tout  connoître,  tout 
comparer;  c'est  de  ce  chaos  qu'il  se  forme  un 
genre  et  un  style.  C'est  ainsi  que,  tenant  tout 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.  3  87 

cîe  ses  maîtres,  la  nature  doit  tout  rectifier  en 
lui  pour  ie  rendre  original. 

Les  maîtres  d'harmonie  n'enseignent  à  ma 
fille  que  des  phrases  harmoniques ,  moi  seul 
je  lui  dis  où  et  comment  elles  doivent  être 
employées. 

Je  lui  répète  souvent  les  principes  répandus 
dans  ces  essais  ;  je  l'encourage  en  lui  disant 
qu'il  est  une  mélodie  vers  laquelle  elle  est 
appelée  ;  que  la  jeunesse  a  mille  sensations  à 
nous  révéler  par  la  mélodie,  tandis  que  l'artiste, 
quoiqu'expérimenté ,  mais  fatigué  ou  glacé  par 
i'âge  ,  n'a  presque  plus  rien  à  nous  dire  dans 
ce  charmant  langage. 

Il  est,  lui  dis- je,  deux  sortes  de  mélodie: 
la  première  est  celle  que  donne  la  sensibilité , 
qui  ne  subsiste  qu'avec  elle  et  comme  elle  ; 
je  veux  dire  que  la  sensibilité  puérile  du 
vieillard  n'aura  plus  aucun  des  charmes  de 
celle  du  bel  âge. 

Cependant  cette  fleur  si  belle  a  besoin  d'une 
tige  pour  la  soutenir  ;  cette  tige  est  l'harmonie 
qu'on  n'acquiert  que  par  l'étude  de  la  combi- 
naison des  sons. 

Rb   2 


3S8  ESSAIS 

La  seconde  est  une  sorte  de  mélodie  scho- 
lastique  ,  que  i'on  apprend  à  faire  par  l'étude  du 
contre-point  et  de  l'harmonie.  Celle-ci ,  toujours 
correcte,  est  ce  qu'on  appelle  la  musique  bien 
faîte ,  qui  n'a  qu'un  certain  nombre  de  parti- 
sans ;  mais  la  première  plaît  à  tout  le  monde , 
quoiqu'elle  rejette  souvent  les  entraves  d'une 
règle  trop  sévère. 

On  pourroit  aussi  regarder  l'harmonie  sous 
deux  rapports.  Il  est,  en  effet,  une  harmonie 
qui  charme  notre  ame  ;  mais  n'est-ce  pas 
parce  qu'elle  est  produite  par  la  mélodie 
qu'elle  renferme!  L'autre  n'est  qu'une  suite  de 
sons  placés  méthodiquement ,  dont  l'artiste  se 
sert  cependant  quelquefois  pour  ombrer  son 
tableau ,  en  ménageant  des  repos  à  la  sensibilité 
des  auditeurs,  qu'il  faut  se  garder  d'épuiser. 

J'ai  dit  quelque  part ,  qu'un  accord  se 
trouve  par  un  procédé  de  l'art ,  mais  que  nous 
ne  connoissions  pas  de  procédé  pour  créer  un 
trait  de  chant.  L'homme  qui  possède  le  talent 
de  faire  des  chants  heureux ,  pourroit  cependant 
former,  dans  cet  art  enchanteur,  un  élève  déjà 
favorisé  de  la  nature. 


SUR    LA    MUSIQUE.  389 

Examinons  un  instant  cette  partie,  la  plus 
délicate  de  i'art  musical,  et  qu'on  n'a  jusqu'à 
présent  enseignée  que  respectivement  à  l'har- 
monie ;  car ,  on  apprend  bien  à  l'élève  à  faire 
chanter  entre  elles  les  parties  qui  constituent 
le  contre-point  ou  la  fugue  ;  mais  ici  il  n'est 
point  question  d'harmonie,  il  s'agit  d'accou- 
tumer l'élève  à  choisir  dans  quelques  notes 
de  la  gamme,  celles  qui  auront  le  plus  de 
charmes  dans  leurs  combinaisons,  pour  former 
un  chant  à  voix  seule.  Ce  chant  heureux 
sera  sans  doute  susceptible  d'une  basse,  ou  de 
plus  ou  moins  d'harmonie  de  remplissage  ; 
mais  c'est  d'abord  à  ce  chant  seul  qu'il  faut 
tout  sacrifier. 

N'avons-nous  pas  remarqué,  que  les  airs 
les  plus  courus  sont  ceux  qui  embrassent  le 
moins  d'espace,  le  moins  de  notes,  le  plus 
court  diapason!  Voyez  presque  tous  les  airs 
que  le  temps  a  respectés  ;  ils  sont  dans  ce  cas. 
Il  faudroit  donc  prescrire  ù  l'élève ,  en  le  laissant 
maître  du  mouvement,  de  faire  des  chants 
avec  quatre,  cinq  ou  six  notes.  La  septième 
note  de  la  gamme  est   dure,  à  moins  qu'on 

Bb  3 


390  ESSAIS 

ne  fasse  succéder  les  sons  comme  nous  l'ont 

indiqué  les  anciens. 


Avec  un  maître  sensible  à  ia  mélodie,  je  ne 
doute  pas  qu'un  élève  bien  choisi  ne  s'accou- 
tume à  faire  de  ces  chants  heureux ,  dont  on 
ne  peut  se  rendre  raison ,  mais  qui  cependant 
nous  ravissent.  Qu'on  ne  croie  pas  cette  occu- 
pation sèche  et  minutieuse;  il  est  si  flatteur  de 
faire  beaucoup  avec  peu  de  chose  I  Racine,  en 
rassemblant  quelques  mots  communs  pour  tout 
le  monde  ,  jouissoit  sans  doute  en  faisant  un 
vers  immortel.  Au  reste  ,  un  trait  de  chant 
heureux  est  presque  toujours  un  élan  de  l'ame 
qu'il  faut  savoir  saisir ,  en  se  donnant  néan- 
moins la  peine  de  le  chercher.  Le  compositeur 
qui  sait  son  métier,  peut  faire  ,  dans  une  ma- 
tinée ,  douze  ou  quinze  mesures  d'harmonie  à 
l'abri  de  toute  critique  ;  mais  je  ne  conseille 
à  personne  de  prometti'e  en  huit  jours  un  air 
assez  heureux  pour  qu'il  soit  saisi  par  tout  le 
monde ,  et  chanté  dans  les  rues. 

.Un  habile  instituteur  ,  je  veux  dire  celui  qui 


s  UR    L  A    AI  U  SI.<^U  E.  59T 

suit  la  nature  et  n'a  point  de  routine,  doit 
étudier  chaque  élève  qu'il  veut  former.  S'il 
est  vif,  5'il  a  la  mémoire  aisée  ,  il  retiendra 
mieux  les  choses  que  les  mots  qui  les  repré- 
sentent. Gardez-vous ,  dans  ce  cas ,  de  faire  de 
vains  efforts  pour  classer  méthodiquement  dans 
son  cerveau  les  règles  que  vous  prescrivez. 
Gardez-vous  de  le  comprimer  dans  une  sphère 
trop  bornée,  en  voulant  lui  inculquer  une  seule 
chose.  Les  impulsions  doivent  être  légères  , 
toujours  différentes  et  proportionnées  à  la  foi- 
blesse  de  l'organe  qui  les  reçoit.  Présentez-lui 
des  idées  toujours  à  sa  portée;  faites  disparoître 
les  mots  techniques.  Quand  vous  lui  aurez 
montré  souvent  les  élémens  de  la  partie  de  l'art 
que  vous  traitez  ,  c'est  lui  -  même  qui  leur 
donnera  Tordre  qu'ils  doivent  avoir  ;  il  y  par- 
viendra tôt  ou  tard,  et  ne  l'oubliera  jamais.  La 
première  idée  appellera  la  seconde ,  celle-ci  la 
troisième ,  &c. 

Un  jour  je  vis  une  jeune  demoiselle  qui 
pleuroit  ;  sa  mère  me  dit  avec  chagrin ,  que 
le  maître  de  musique  de  sa  fille  ne  pouvoit, 
depuis  trois  mois ,  lui  apprendre  la  valeur  des 

Bb  4 


^^z  ESSAIS- 

notes.  -  Cela  est  cependant  bien  aisé ,  clis-je  à  ia 
demoiselle.  Avez -vous  de  l'argent  dans  votre 
bourse!  —  Oui ,  monsieur.  —  Donnez-le  moi. 
Comment  appelez  -  vous  cela  !  —  C'est  un 
sou. — Bon.  Je  le  mis  sur  la  table.  —  Donnez-moi 
à  présent  un  sou  en  deux  pièces  de  mon- 
noie.  —  Elle  me  regarde  et  dit  :  Ce  sont  deux 
demi-sous  que  vous  demandez!  —  Oui: — les 
voilà.  Je  les  mis  sous  la  pièce  d'un  sou. —  Qui  a 
ie  plus  de  valeur,  lui  dis-je,  de  ce  sou  ,  ou  de 
ces  deux  demi-sous! — Ahl  quelle  plaisanterie, 
me  dit-elle  ;  mais  c'est  la  même  chose.  —  Il  est 
vrai,  lui  dis-je.  Donnez-moi  à  présent  un  sou, 
que  je  veux  donner  à  quatre  petits  enfans  bien 
pauvres.  —  Un  sou  pour  quatre  petits  enfans! 
quatre  liards  vaudroient  mieux,  ils  en  auroient 
chacun  un.  —  Vous  avez  raison.  Je  les  pose 
50US  les  autres  pièces  de  monnoie.  Il  y  a  bien 
encore  huit  petits  enfans  dans  une  autre  mai- 
son ,  mais  je  ne  veux  leur  donner  qu'un  sou 
à  partager  entre  eux ,  et  cela  me  paroît  diffi- 
cile.—  Oui,  très-difficile  ,  me  dit-elle;  car  cela 

ne  se  peut  pas et  voilà  sa  tête  qui  travaille. 

— Eh  bien,  donnons  un  liard  pour  deux  enfans. 


SUR    LA    MUSIQUE.  393 

— Oui,  luidis-je  ;  mais  chacun  voudra  le  garder 
dans  sa  poche:  ils  se  querelleront.  —  Cela  est 
vrai  ;  pourquoi  n'a  -  t  -  on  pas  fait  des  demi- 
liards  aussi  !  —  Il  y  en  a  dans  mon  pays  ,  lui 
dis -je.  — Eh  bien  ,  faites-en  venir. —  Oui ,  et 
en  attendant  mettons  sur  la  table  des  petits 
morceaux  de  papier  pour  les  remplacer. 

La  bonne  mère  sourioit  pendant  la  leçon. 
— Allons  ,  mademoiselle,  dis-je  à  sa  fille,  vous 
savez  la  valeur  des  notes  aussi-bien  que  votre 
maître  ;  j'ai  changé  leurs  noms  ,  parce  qu'ils 
etoient  trop  difficiles  à  retenir  ;  prenez  du 
papier ,  et  écrivez  ce  que  je  vais  vous  dicter. 

La  ronde  s'appelle  un  sou ,  la  blanche  un 
demi-sou ,  et  il  faut  deux  demi-sous  pour  faire 
un  sou.  La  noire  s'appelle  un  liard  ;  il  en  faut 
deux  pour  un  demi-sou  ,  et  quatre  pour  faire 
un  sou.  La  croche  s'appelle  un  demi-liard;  il 
faut  deux  demi-liards  pour  faire  un  liard,  il  faut 
quatre  demi-liards  pour  faire  deux  liards ,  et 
huit  demi-liards  pour  quatre  liards. 

Ce  détail  est  puérile  ,  mais  il  faut  qu'il  le 
soit  pour  l'enfant  de  quatre  à  cinq  ans. 

Avant  d'assujettir  les  sons  à  des  valeurs 


59^^  ESSAIS 

qiieleonques ,  on  exerce  ies  élèves  sur  l'into- 
îialion  seulement ,  c'est-à-dire ,  qu'on  leur  fait 
chanter  des  notes  avant  de  battre  la  mesure. 
Je  demande  s'il  ne  seroit  paMrès-utile  de  leur 
apprendre  ce  qu'ils  ne  savent  pas  ,  par  une 
chose  qu'ils  savent  déjà ,  c'est-à-dire  ,  de  leur 
faire  solfier  les  petits  airs  qu'ils  savent  par 
cœur  l  Je  connois  une  jeune  demoiselle  * 
qui ,  étant  obligée  de  partir  pour  la  campagne , 
après  avoir  pris  quelques  mois  de  leçons  ,  et 
ne  sachant  guère  plus  que  sa  gamme,  s'avisa^ 
sans  que  personne  le  lui  eût  inspire,  de  solfier 
les  contre-danses  qu'elle  dansoit  ies  dimanches 
et  fêtes.  De  retour  à  Paris ,  son  maître  ,  très- 
étonné ,  fut  loin  de  croire  qu'elle  eût  perdu  son 
temps.  Remarquons  que  les  premiers  solfèges 
qu'on  donne  aux  enfans,  ne  sont  que  des  notes 
prises  presqu'au  hasard  :  on  leur  donne ,  même 
exprès,  des  chants  insignifians,  de  peur  que  leur 
oreille  ne  les  guide  plutôt  que  leur  intelligence; 
mais  ce  moyen  les  ennuie ,  et  au  contraire  en 
ieur  faisant  noter  et  solfier  d'eux-mêmes  l'air 

^  Mademoiselle  de  Corancc, 


SUR    LA    MUSIQUE.  59 j 

qu'Us  savent  par  cœur ,  et  qiii  leur  rappelle 
le  plaisir  de  la  danse  ,  c'est  un  moyen  bien  plus 
sûr  de  les  instruire ,  en  les  amusant. 

La  connoissance  de  toutes  les  clés  est  encore 
d'une  très-grande  difficulté  pour  les  enfans  et 
pour  tous  les  élèves  en  musique.  Après  s'être 
accoutumé  à  une  clé  ,  il  en  coûte  presque 
autant  de  peine  pour  s'accoutumer  à  une  autre. 

Clé  d'ut  sur  la  première  ligne,  sur  la  troi- 
sième ,  sur  la  quatrième  ;  clé  de  fa  sur  la 
quatrième  ligJie,  clé  dei"o/sur  la  seconde,  &c. 
11  faut  quinze  ans  pour  qu'un  musicien  les 
connoîsse  toutes ,  et  jamais  également  bien. 

On  auroit  dû  goûter  le  projet  d'un  musicien 
qui  proposa  l'unité  de  clés.  Mais  le  diapason 
réel  de  chaque  voix  ,  dira  -  t  -  on  ,  celui  de 
chaque  instrument  ,  seront  confondus  ;  quel 
renversement  pour  l'harmonie  !  Je  n'en  vois 
aucun.  Supposons  qu'on  adopte  la  clé  de  sol 
sur  la  deuxième  ligne  pour  toutes  les  voix  et 
les  instrumens ,  excepté  la  basse ,  à  laquelle  je 
voudrois  conserver  sa  clé  de  fa  sur  la  qua- 
trième ligne,  ainsi  que  la  viole  qui  joue  souvent 
avec  elle ,  voici  alors  ce  qu'il  faudroit  taire  : 


39^  ESSAIS 

Clé  de  sol  pour  les  dessus ,   les  violons , 
hautbois ,  ûu.iQs ,  Slc. 


m 


Clé  de  sol  pour  les  haute  -  contres  et  les 
tailles.  Sa  forme  eût  indiqué  qu'elle  étoit  à  l'oc- 
tave basse  de  celle  du  dessus,  du  violon,  &c. 


m 


La  clé  de  fà  sur  la  quatrième  ligne ,  servant  à 
la  viole  ,  auroit  eu  cette  forme  ,  ou  toute  autre  : 


^^ 


Cela  auroit  dit  que  la  viole  joue  naturel- 
lement l'octave  haute  de  la  basse. 

En  solfiant  par  transposition  ,  c'est-à-dire  , 
en  appelant  ut  la  tonique  de  chaque  ton  ,  je 
sais  que  l'unité  de  clés  devient  inutile  ;  mais 
ne  chantons  plus  par  transposition ,  car  dans 
tous  les  cas  il  vaut  mieux  laisser  apercevoir  à 
l'élève  que  dans  tel  ton  il  faut  tant  de  dièses 
ou  de  bémols  pour  retrouver  la  gamme  natu- 
relle. On  dira  que  les  différentes  clés  marquent 
au  juste  l'étendue  ou  le  diapason  de  chaque 


SUR  LA  MUSIQUE.  397 
voix,  en  commençant  sous  la  première  ligne, 
et  en  finissant  au-dessus  de  la  cinquième;  mais 
cela  n'est  bon  que  dans  les  chœurs  ,  encore 
la  clé  d'ut  sur  la  troisième  ligne  ne  convient 
guère  aux  haute -contres  de  l'Italie,  à  cause 
de  leur  étendue  (p).  On  dira  encore  que  pour 
trouver  ïut  sur  la  seconde  ligne,  il  y  faudroit 
une  clé ,  et  qu'alors  ut  se  trouveroit  sur  toutes 
les  lignes  et  les  entre-lignes.  S'est -on  jamais 
aperçu  que  cette  clé  manquoit  à  la  musique! 

Quant  aux  récitans  ,  la  nature  ne  leur  donne 
presque  jamais  deux  voix  semblables  par  leur 
étendue.  D'ailleurs  chaque  musicien  se  pique 
de  prendre  un  toil  au-dessus  de  son  confrère;  les 
chanteuses  italiennes,  et  mademoiselle  Renaud, 
brochant  sur  le  tout ,  entonnent  déjà  la  moitié 
de. la  triple  octave  ;  il  faudra  cependant  bien 
<jue  cela  finisse,  et  qu'on  retourne  à  la  nature. 

Si  votre  élève  est  d'une  complexion  forte, 
taciturne,  s'il  n'est  point  enjoué,  il  est  probable 
qu'il  a  de  l'embarras  ,  de  l'engcrgement  an 
cerveau.  Vous  le  perdrez ,  si  vous  vouiez  le^ 
forcer  à  comprendre;  c'est  vouloir  remplir  le 
trop  plein.  Que  faut-il  dans- ce  cas!  ne  lui  rien 


598  ESSAIS 

apprendre  ,  mais  enseigner  les  autres  enfans 
devant  lui ,  et  les  récompenser  à  ses  yeux.  II 
voudra  s'en  mêler  quelque  jour  ;  il  vous  in- 
terrogera ,  reprendra  et  quittera  cent  fois  ses 
occupations  ;  et  les  petites  impulsions  volon- 
taires qu'il  donnera  aux  fibres  de  son  cerveau , 
ie  guériront  probablement  de  sa  maladie ,  et 
en  feront  peut-être  un  homme  d'esprit,  au 
lieu  qu'une  éducation  forcée  en  eût  fait  cer- 
tainement un  imbéciile. 


LE    COMTE    D 'A  L  B  E  R  T  , 

Drame  en  deux  actes  ,  et  la  suite  en  un  acte,  par 
Semaine,  de  l'Académie  française;- représentés  à 
Fontainebleau ,  le  i  3  novembre  1786;  et  à  Paris , 
le  8  février  1787. 

Le  sujet  du  Comte  d'Albert  m'a  paru  original. 
Secidine  est  un  de  cçs  hommes  heureusement 
nés, pour  qui  la  nature  n'auroit  pointde  charmes, 
s'ils  ne  la  soisissoient  dans  tous  ses  rapports  les 
plus  vrais  :  il  n'adopte  une  situation,  que  parce 
qu'il  est  siir  qu'elle  produira  tel  effet.  Pen- 
dant ks  répétitions ,  je  respecte  ses  moindres 


SUR  LA  MUSIQUE.  ^09 
volontés  ;  s'il  tourne  une  chaise  ,  c'est  parce 
qu'il  prévoit  que  l'actrice  vue  de  profil ,  fera 
l'effet  qu'il  désire  ;  mais  il  a  peut  -  être  encore 
plus  senti  que  raisonné  ses  situations. 

Aussi  l'a-t-on  vu  fondre  en  larmes  à  la  repré- 
sentation de  la  scène  de  Bloiuiel  avec  Richard; 
preuve  incontestable  que  le  sentiment  le  guide 
dans  sts  compositions  ,  et  que  la  scène  mise 
en  action  le  saisit  lui-même  autant  que  nous. 
De  combien  de  sentimens  ,  de  combien  de 
contrastes  n'est  -  on  pas  affecté  à  la  scène  du 
deuxième  acte  d'Albert  !  C'est  par  reconnoif- 
sahce  qu'un  malheureux  porte-clé  devient  le 
dieu  tutélaire  d'une  famille  respectable.  Un 
grand  seigneur  se  revêt  des  guenilles  de  cet 
homme.  «  Prenez  mon  habit ,  prenez  ces  plats, 
»  ces  assiettes  ;  prenez  ce  panier,  mettez  ma  per- 
«  ruque  .  .  ^  »  Tous  ces  mots  les  plus  communs 
sont  ennoblis  par  la  situation  :  avec  quel  art  il 
rend  l'issue  de  la  prison  difficile  !  «  Vous  mon- 
'>  terez  trois  marches,  vous  en  descendrez  six\ 
»  au  fond  d'une  allée  obscure,  vous  trouverez 

»  un  escalier  qui  tourne »  Ne  semble-t-il  pas 

avoir  mis  l'escaliçr  qui  tourne,  pour  nous  faire 


400  11  S  S  A  I  S 

craindre  qu'un  vertige  ne  trouble  ie  comte 
à' Albert!  «  Prenez  tel  son  de  voix,  baissez  votre 
"  tête;  croyez  être  moi,  vous  êtes  sauvé  ».  Ces 
mots ,  dignes  de  Shakespear ,  ne  sont  jamais 
entendus,  parce  que  les  spectateurs  ne  se  con- 
tiennent point.  Remarquez  encore  dans  cette 
scène ,  la  comtesse  assise  par  terre  ,  foulant 
^ux  pieds  un  riche  habit,  maniant  de  ses  doigts 
délicats  les  guêtres  du  porte-faix  pour  revêtir 
l'époux  qu'elle  adore.  Antoine  se  déshabille 
presque  nu  devant  cette  dame  vertueuse;  mais 
qu'on  est  loin  de  songer  à  l'indécence  î 

Cependant,  à  travers  mille  sentimens  d'in- 
térêt dont  le  spectateur  est  agité ,  qui  le  croiroit  ! 
on  voit  dans  les  mêmes  personnes  des  bouches 
convulsivement  ouvertes  par  le  rire ,  pendant 
qu'un  torrent  de  larmes  semble  expier  ce  crime 
involontaire.  Remarquons  d'ailleurs  comme 
toujours  les  effets  les  plus  puissans  sont  produits 
par  de  petites  causes;  il  n'est  pas  surprenant 
qu'une  grande  cause  produise  un  grand  efîèt, 
mais  le  contraire  étonne.  Dans  Richard,  Blondel 
délivre  son  roi  ;  Blondel  sq  présente  comme  un 
pauvre  aveugle  ,  jouant  du  violon. 

Son 


SUR    LA    MUSIQUE.  401 

Son  déserteur  est  arrêté  ;  c'est  une  noce  de 
village  qui  produit  la  catastrophe  la  plus  tra- 
gique: on  lui  fait  croire,  à  la  vérité,  que  c'est 
la  noce  de  Louise  ,  sa  maîtresse  ;  mais  il  ne 
i'auroit  pas  cru  ,  s'il  n'avoit  vu  cette  noce  et 
entendu  les  violons.  C'est  un  pont -neuf  que 
l'on  joue. 


izî: 


-^^m^^m 


^^^i^a 


Depuis  que  je  connois  le  De'serteur,  cet  air 
de  guinguette  me  fait  frémir  ^  et  malgré  moi 
je  verrois  à  regret  une  noce  de  village  se  servir 
de  cet  air  pour  aller  à  l'église. 

Je  connois  une  femme  qui  n'a  plus  voulu 
qu'on  frappât  à  sa  porte,  depuis  l'impression 
que  lui  ont  faite  les  coups  de  marteau  dans  le 
Philosophe  sans  le  savoir,  et  qui,  pour  cet  efîet, 
y  a  fait  mettre  une  sonnette. 

Antoine  ,  du  Comte  d' Albert ,  est  renversé  , 
et  fait  tomber  un  jeune  officier  dans  la  boue  ; 

TOME    I.  Ce 


402  ESSAIS 

la  suite  de  cet  accident,  si  commun  à  Paris , 
et  q^iii  fait  souvent  rire  les  témoins,  est  l'origine 
de  îa  terrible  situation  du  second  acte.  II  y 
avoit  ,  je  le  sais  ,  ^  mille  autres  manières  de 
rendre  Antoine  reconnoissant  envers  le  comte  ; 
mais  celle  que  Sedaine  a  choisie  ,  étoit  celle 
qu'il  falloit  pour  produire  ce  qu'il  a  produit. 

Je  crois  cependant  que  cet  ouvrage  ne  restera 
pas  tel  qu'il  est  ;  on  a  vu  avec  quelle  constance 
Sedaine  et  moi  nous  avons  cherché  à  perfec- 
tionner le  dénouement  de  Richard  :  c'est  après 
avoir  mis  l'un  et  l'autre  plus  de  trente  ouvrages 
au  théâtre,  que  nous  nous  sommes  obstinés  à 
nous  servir  de  notre  expérience  pour  mettre 
la  dernière  main  à  cette  production.  Le  Comte 
d'Albert  ir\t  toui-mente,  quoiqu'il  soit  bien  vu 
du  public  ;  la  situation  du  second  acte  mérite 
un  cadre  qui  l'enveloppe  d'une  manière  plus 
complète. 

La  musique  du  Comte  d* Albert  a  été  com- 
posée très-rapidement.  Dès  que  le  poëme  fut 
entendu  ,  l'on  me  pressa  de  le  mettre  en  mu- 
sique pour  pouvoir  le  donner  à  Fontainebleau  , 
et  il  ne  restoit  qu'un  mois.  L'ouverture  est 


SUR  LA  MUSIQUE.  405 
estimée  des  musiciens  :  elle  fait  peu  d'effet  sur 
le  parterre,  accoutumé  depuis  quelque  temps  à 
n'entendre  que  des  contre-danses  en  forme  d'ou- 
verture ,  toujours  accompagnées  de  la  petite 
flûte.  Le  morceau  d'ensemble, 

Arrêtez,  ciel  I  qu'allez-vous  faire! 
Pourquoi  tuer  ce  malheureux  ! 

a  perdu  l'intention  que  je  lui  avois  donnée.  Je 
dois  dire  que  la  comtesse  paroissoit  au  premier 
acte ,  suivie  d'un  de  ses  gens-qui  portoit  un  sac 
de  velours  ,  elle  alloit  par  conséquent  à  l'église; 
et,  pour  indiquer  d'avance  que  la  comtesse 
verroit  arrêter  son  mari ,  la  basse  contrainte , 
qui  accompagne  tout  le  morceau  ,  annonçoit 
la  fin  des  offices  divins  par  le  son  des  cloches. 


^E 


m^^IpIII^gg^^ 


Cette  idée ,  je  le  sais ,  auroit  échappé  à  presque 
tous  les  spectateurs;  mais  dans  les  arts  d'ima« 
gination ,  l'on  peut  parler  à  l'imagination  seule. 
Lorqu'on  se  dit  en  écoutant  de  la  bonne  mu- 
sique ,  «  Je  ne  sais  pourquoi  ce  morceau  me  fait 
>'  un  effet  extraordinaire  »  ,  c'est  effectivement 

C  c    2 


4-04  ESSAIS 

parce  qu'il  y  a  quelques  rapports  cachés  qu'oïl 

ne  démêle  pas  tout  de  suite. 

Cependant  le  sac  de  velours  ût  rire  à  la 
première  représentation  ;  on  ne  le  porta  plus  ^ 
et  le  morceau  de  musique  est  resté.  La  finale 
qui  suit  auroit  pU  être  traitée  de  ma  part  avec 
un  plus  grand  emploi  d'harmonie  et  de  modu- 
lations ,  si  le  temps  m'eût  permis  d'attendre  et 
de  chercher  ;  mais  les  traits  répétés  alternati- 
vement par  le  hautbois  et  par  le  basson; 


^^^^^jgjg^^gj 


Hautbois.  Basson, 

ces  plaintes  réciproques  sont,  je  crois,  heu- 
reuses et  d'une  grande  sensibilité.  Le  hautbois 
parle  pour  les  enfans ,  le  basson  pour  la  mère 
évanouie. 

Je  ne  me  suis  jamais  dissimulé  que  chanter 
en  déclamant ,  et  ne  point  quitter  la  même 
gamme,  soit  assez  pour  faire  bien.  Les  modu- 
lations tiennent  à  la  déclamation  autant  que  le 
chant  ;  ne  pas  changer  de  mode  ou  de  ton  à 
propos,  est  une  faute,  comirre  d'en  changer  sans 


SUR    LA    MUSIQUE.  40 5 

nccesshé.  Les  musiciens ,  en  générai ,  aiment 
trop  les  modulations,  ils  les  approuvent  sou- 
vent sans  examiner  si  le  sens  des  paroles  y  a 
conduit  le  compositeur.  Lorsque  j'entends  un 
contre-sens  de  modulation,  je  ne  puis  m'em- 
pccher  de  chercher  à  l'instant  de  quelle  manière 
ce  contre-sens  pourroit  cesser  de  l'ctre. 

C'est  ainsi  que  Vernet  voit  un  nuage  ou  un 
caillou  ;  ces  objets  sont  les  mêmes  pour  tout  le 
monde  ,  et  peu  d'hommes  savent  leur  assigner 
leur  place;  c'est  pourquoi  le  même  fait,  raconté 
par  différentes  personnes ,  devient  charmant 
ou  ennuyeux. 

Tant  que  le  monde  durera,  le  travail  obstiné 
fera  6.qs  savans ,  et  l'organisation  seule  fait  les 
artistes  de  la  nature. 

Le  duo  des  enfans ,  au  second  acte , 

Quoi  1  mon  papa  I  quoi  I  déjà  vous  quitter  ! 

est  en  contraste  avec  la  couleur  générale  de 
cet  acte.  Un  ton  clair ,  un  mouvement  de 
six  huit,  conviennent  à  l'enfance,  qui  ne  se 
pénètre  jamais  vivement  de  la  situation  la  plus 
tragique ,  qu'en  proportion  de  ses  forces  et  tie 
son  peu  de  prévoyance  sur  l'avenir. 

C  c    j 


^o6  ESSAIS 

Le  petit  trio  de  Sylvain , 

Venez  vivre  avec  nous .... 

est  dans  le  genre  de  ce  duo ,  quoiqu'ils  ne  se 
ressemblent  point  par  la  mélodie.  Le  choix  du 
ton  et  du  mouvement  est  presque  toujours 
indiqué  par  le  caractère  de  la  scène  et  des 
paroles  :  mais  prétendre  donner  là-dessus  une 
théorie,  seroit  mettre  de  cruelles  entraves  au 
génie. 

Le  rhythme  de  nos  vers  français  est  peu 
sensible  ;  c'est  du  sentiment  des  paroles  que  le 
musicien  doit  tirer  son  mouvement  ;  car  ,  à 
moins  que  le  poëte  n'y  ait  fait  la  plus  grande 
attention  ,  les  longues  et  les  brèves  d'un  vers 
ne  correspondent  point  à  celles  des  vers  sui- 
vans  :  et  quand  même  la  poésie  établiroit  un 
rhythme  permanent,  ce  seroit  ui\inconvénient 
d'être  forcé  de  le  suivre  ;  car ,  à  la  longue ,  je 
crois  que  le  même  mouvement  continu  doit 
engendrer  une  monotonie  insoutenable.  J'ai 
dit  ailleurs  que  le  chant  syllabique  continue 
sur  un  même  mouvement,  avoit  un  empire 
puijsant  sur  i'ame  des  spectateurs  ;  mais  il  n'eu 


SUR    LA    MUSIQUE.  407 

est  pas  moins  vrai  que  si  un  opéra  entier  étoit 
fciit  dans  ce  système,  il  seroit  aussi  ennuyeux 
que  monotone  ,  quoique  les  rhythmes  fussent 
aussi  variés  qu'ils  peuvent  l'être. 

Je  plains  les  musiciens  de  l'Italie ,  qui  sont 
obligés  de  remettre  jusqu'à  quatre  ou  cinq  fois 
en  musique  le  même  poëme  d'ApostoIo-Zeno , 
ou  de  Aletastasio,  Dès  que  le  sentiment  a 
indiqué  juste  le  ton,  le  mouvement  et  le  carac- 
tère 4' un  air,  comment  se  varier!  Si  Ton  peut 
trouver  deux  fois  la  vérité  pour  dire  une  même 
chose ,  l'une  doit  être  préférable  à  l'autre. 

Le  duo  suivant  , 

Oui,  mon  devoir  est  de  mourir. 

reprend  le  style  de  l'acte,  dont  on  étoit  sorti  utt 
moment.  Les  traits  de  chant  lés  plus  îsensibles 
de  ce  morceau  sont  sur  les  vers , 

Cher  objet  de  ma  tendresse. 
Quoi  !  tu  voudrois  mourir  î 
De  ma  famille  si  chère , 
Quoi  1  n'es-tu  donc  plus  la  mère  \ 
Qui,  sans  toi,  l'élèvera! 
C'est  par  toi  qu'elle  vivra. 

Le  sens  est  toujours  suspendu ,  et  marque  bien 

C  c  4. 


4o8  ESSAIS 

i'interrogatîon.  Dans  l'allégro  qui  termine  le 
même  duo,  l'on  peut,  je  crois,  remarquer  le 
chant  que  porte  le  vers 

Eh  I  que  m'importe  la  vie  ! 

le  dédain  ,  la  sensibilité,  le  désespoir ,  la  décla- 
mation et  le  chant  y  sont  réunis.  Le  dernier  vers 

Tu  vivras  pour  nos  en  fans. 

est  estropié  par  la  valeur  des  notes  :  à  moins 
qu'on  ne  dise  que  le  déchirement  de  l'ame 
autorise  quelquefois  à  déchirer  les  paroles ,  if 
n'y  a  point  d'excuse. 

Les  Italiens  qui  composent  sur  les  paroles 
françaises ,  sans  connoître  la  langue  ,  com- 
mettent cette  faute  à  chaque  instant. 

J'ai  dit  que  les  Italiens  aiment  trop  la  mu- 
sique pour  lui  donner  d'autres  entraves  quç 
celles  de  ses  propres  règles;  c'est-à-dire,  qu'ils 
font  de  la  charmante  musique,  souvent  aux 
dépens  de  la  prosodie.  L'expérience  m'a  con- 
vaincu que  le  chant  détériore  la  langue  à 
mesure  qu'il  devient  italien.  Les  tournures 
du  plus  beau  chant  se  présentent  d'abord  à 
l'imagination  en  composant  sur  des  paroles 


SUR  LA  MUSIQUE.  4or> 
françaises  ;  on  aperçoit  ensuite  des  incor- 
rections dans  le  langage  ,  nécessitées  par  la 
tournure  de  ce  chant  :  on  ies  rectifie ,  alors  le 
chant  n'est  plus  le  même  ;  il  est ,  si  l'on  veut , 
plus  rapproché  du  chant  français.  Je  dirai  donc 
que  le  point  où  l'on  doit  s'arrêter  ne  peut  être 
fixé  que  par  la  précision  de  la  prosodie.  Nous 
n'aurons  donc  jamais  de  musique,  dirons-nous 
avec  J.  J.  Rousseau!  Nous  en  avons  une ,  mais 
elle  ne  peut  être  absolument  celle  d'un  peuple 
qui  ne  parle  pas  notre  langue.  Au  reste,  ne 
soyons  pas  plus  sévères  que  les  musiciens 
italiens,  même  lorsqu'ils  chantent  leur  langue, 
çt  notre  musique  emploiera  tout  le  luxe  de  la 
mélodie  italienne ,  et  de  l'harmonie  <ie$  Alle- 
mands. 

Voyez  l'air  charmant  de  Saccliint , 


të=^ 


?« — I — ■•*^- 


Bar  -  ba   -   re  a   -  mour 


H  eût  fallu  chanter  ensuite 


fê: 


^^^. 


Ty 


coeurs. 


4IO 

ear  ty  est  bref  par  1 


ESSAIS 
par  l'usage;  mais 


r[tfirr.E^ 


Ty  -  ran     des         cœurs. 

a  plus  de  grâce  ;  et  voilà  la  règle  générale  des 
compositeurs  italiens. 

Dans  un  morceau  de  Chimène  vous  trouverez 


1^ 


SE^^EË 


iCuTipzig^ 


Et         que     le     poi  -  gnard     de    la        hai-ne. 

Gluck  eût  fait  (  car  il  sâvoit  fe  français  )  , 


^^^^E^^^^^ 


^ 


t^ 


Et      que     le     poi  -    gnard   d~e       la  hai  -  ne. 

et  il  n'eûf  pas  appuyé  sur  (jue. 

Les  partitions  des  Italiens  fourmillent  de 
fautes  de  cette  espèce  ;  ils  se  corrigent  cepen- 
dant par  un  long  séjour  dans  la  capitale;  alors 
leurs  enthousiastes  insensés  disent  qu'ils  se  sont 
francisés ,  et  ont  gâté  leur  style. 

C'est  dhs  le  commencement  d'une  carrière 
brillante  qu'il  faudroit  engager  les  compositeurs 


i 


SUR    LA    MUSIQUE.  411 

Italiens  à  scjourner  en  France.  En  nous  appor- 
tant une  mélodie  suave,  ils  auroient  le  temps 
d'apprendre  à  s'en  servir  d'après  les  règles  de 
l'art  dramatique,  qui,  de  leur  aveu,  n'est  connu 
qu'à  Paris.  Sacchini  m'a  dit  n'avoir  fait  qu'à 
Londres  des  recherches  sur  l'harmonie.  Les 
derniers  ouvrages  de  Jortîelli  attestent  qu'il 
ne  fit  un  véritable  emploi  de  ses  forces  har- 
moniques que  pour  plaire  aux  Allemands.  II 
ne  faut  pas  croire  cependant  que  l'on  puisse 
toujours  étudier  et  employer  une  harmonie 
nombreuse  ;  il  est  un  âge  où  notre  cerveau  ne 
nous  rend  plus  que  le  reste  des  idées  ancien- 
nement conçues.  On  aperçoit  bien  la  bonne 
intention  de  certains  musiciens  qui ,  pour 
imiter  les  Allemands  ,  veulent  donner  à  leurs 
compositions  le  nerf  qu'ils  n'ont  pas  ;  croient- 
ils  nous  en  imposer  par  quelques  unissons 
chromatiques  ,  ou  par  quelques  transitions 
subites  qu'ils  ont  saisies  comme  à  la  volée  î 
non;  ils  ressemblent  à  ce  joli  enfant  qui  croit 
nous  faire  peur  parce  qu'il  se  grossit  la  voix 
en  nous  faisant  dçs  grimaces.  Si  j'étois  assez 
heureux  pour  concourir  selon  mes  désirs  aux 


412  ESSAIS 

progrès  de  mon  art  ;  si  je  pouvois  disposer  de 
dix  mille  livres  par  année  pour  cet  objet ,  j'en- 
verrois ,  dès-à-présent,  dix  jeunes  gens  bien 
choisis,  dans  les  conservatoires  de  Naples ,  cinq 
chanteurs  et  cinq  compositeurs  :  les  premiers 
n'y  resteroient  que  deux  ans ,  les  seconds  quatre. 
Ils  apporteroient  et  entretiendroient  à  Paris 
cette  simplicité,  cette  fraîcheur  de  chant  qu'un 
sentiment  mélancolique  n'inspire  que  dans  les 
pays  chauds  ;  mais  bientôt,  ayant  respiré  l'air 
natal  ,  ils  donneroient  des  bornes  à  leur  imagi- 
nation exaltée.  ; 

Je  reviens  au  Comte  J' Albert. 

La  prière 

O  mon  Dieu  je  vous  implore. 

offre  une  hardiesse  que  j'ai  hésité  d'employer* 
mais  mon  cœur  Tapprouvoit ,  et  le  public  Ta 
confirmée.  Lorsque  la  comtesse  ,  après  avoir 
répété 

O  mon  Dieu  je  vous  implore. 

tombe  à  genoux,  l'orchestre  joue  seul  une  prière 
sourde,  en  contre-point  d'église.  Qu'on  ne  dise 
point  que  c'est  mêler  le  sacré  avec  le  profane. 


SUR    LA    MUSIQUE.  413 

Est-îi  rien  de  plus  sacré  dans  ce  monde  que  le 
véritable  amour  conjugal  ! 

Avec  combien  plus  d'avantage  encore  ne  se 
serviroit-on  pas  àes  chants  d'église,  s'ils  étoient 
tels  qu'ils  devroient  être  ! 

C'est  par  les  sens  que  nous  aimons  toute 
chose  :  la  musique  doit  contribuer  à  faire  aimer 
la  religion  et  les  cérémonies  religieuses;  mais > 
excepté  quelques  hymnes ,  les  chants  pieux 
ont  besoin  d'une  réforme  presque  générale.  La 
mélodie  en  est  si  peu  sensible  ,  que  les  orga- 
nistes qui  les  accompagnent ,  sont  presque 
toujours  obligés  de  transporter  le  chant  à  la 
basse,  parce  qu'ils  ne  pourroient  faire  qu'une 
mauvaise  basse  sur  certains  chants.  On  n'a  pas 
même  observé  de  se  servir  des  tons  majeurs 
pour  les  chants  d'alégresse.  Le  Te  Deum  est 
composé  presque  entièrement  en  mineur  ;  le 
Requiem ,  au  contraire,  est  dans  un  ton  majeur. 
Il  semble  que  Saint- Grégoire  et  d'autres  com- 
positeurs du  chant  d'église,  ignoroient  l'empire 
du  mode. 

Que  veulent  dire  encore  ces  traînées*  de 
notes  sur  une  syllabe!  Elles  ne  servent  qu'à 


4T/}.  ESSAIS 

impatienter  ceux  qui  écoutent,  et  les  chantres 
qui  ies  exécutent.  Si  l'office  est  double  ou 
triple,  duplex  vel  triplex ,  c'est  aiors  qu'on  en- 
tend alternativement ,  sur  les  cinq  voyelles  , 
des  fusées  qui  n'ont  point  de  fin.  Cependant  si 
les  chants  doivent  être  syllabîques ,  comme  je 
le  pense,  c'est  sur -tout  dans  ies  fêtes  solem- 
nelles  qu'ils  doivent  être  nobles ,  simples , 
et  non  ornés  de  ces  colifichets.  Ce  n'est  pas 
l'harmoniste  savant  qu'il  faudroit  charger  de 
remplir  cette  tâche ,  plus  importante  qu'on  ne 
croit  pour  faire  révérer  la  religion  ;  c'est  aux 
musiciens  qui  auroient  le  plus  de  chant  dans 
la  tête  qu'on  devroit  la  confier.  Peu  de  notes , 
un  chant  simple  et  analogue  à  la  chose ,  sus- 
ceptible d'une  belle  basse  et  d'une  bonne 
harmonie,  est  ce  qu'il  faudroit.  Alors  chacun, 
selon  son  organe ,  pourroit  ajouter  une  partie 
de  remplissage.  L'impression  de  ces  chants , 
toujours  simples  ,  variés  et  mesurés  pour  que 
l'ensemble  fût  plus  aisé  à  saisir ,  resteroit  dans 
l'ame  àiÇ.s  hdcles ,  et  ils  courroient  louer  Dieu 
dans  les  temples  ,  sans  risque  d'être  fatiguée 
par  une  ennuyeuse  psalmodie. 


SUR    LA    MUSIQUE.         415 
Nous  avons  des  airs  anciens  qui  pourroient 
servir    de  modèles  aux  chants   religieux ,  tel 
par  exemple  celui-ci,  qui,  je  crois,  a  fait  im- 
pression sur  tous  ceux  qui  l'ont  entendu  : 


E^i 


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S 


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•»e- 


È 


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' — V 


Re  -  i|Lii  -  em   x  -  -  ter  -  nam  do-  na        e  -  is 


«p   •      p '■ "-^4^^ô^ 


1^ 


Do- 


ini  -  -  -  ne. 


Quel  homme ,  après  avoir  assisté  aux  funé- 
railles de  sa  femme,  de  sa  fille,  de  son  ami,  ne 
garderoit  de  tels  chants  dans  son  ame  !  Cher- 
chons ,  cherchons  les  sensations  délicieuses , 
mais  honnêtes  et  pures;  nous  ne  sommes  heu- 
reux que  par  elles  :  et  jamais  l'homme  sensible, 
qui  aime  l'attendrissement ,  ne  fut  redoutable 
pour  ses  semblables. 

Dans  le  Comte  d'Albert ,  comme  dans  beau- 
coup d'autres  pièces ,  essayer  de  faire  l'éloge 
de  madame  Dugaion  ,  c'est  vouloir  expliquer 
la  nature  :  elle  entraîne  par  ses  beautés,  et 
nous  force  au  silence.  Cette  femme  admirable 


4.i<r  ESSAIS 

ne  sait  point  la  musique  ;  son  chant  n'est  nî 
italien  ni  français,  mais  celui  de  la  chose.  Elle 
m'oblige  à  lui  enseigner  les  rôles  que  je  lui 
destine ,  et  j'avoue  que  c'est  en  tremblant  que 
je  lui  indique  mes  inflexions,  de  peur, qu'elle 
ne  les  substitue  à  celles  que  lui  inspire  un  plus 
grand  maître  que  moi.  Lorsqu'un  heureux 
instinct  favorise  un  individu ,  on  doit  le  laisser 
agir.  L'on  m'a  dit  cent  fois  que  Garât  seroit 
le  meilleur  chanteur  de  l'Europe ,  s'il  savoit  la 
musique,  et  s'il  consultoit  les  maîtres  à  chanter. 
J'ai  toujours  cru  qu'on  se  trompoit  :  il  est  élève 
de  la  nature  ;  et  s'il  connoissoit  le  danger  de 
manquer  aux  règles  de  l'art,  nous  perdrions, 
ce  qu'on  trouve  rarement,  les  élans  d'un  heu- 
reux instinct,  pour  gagner  ce  que  l'on  entend 
par  tout,  les  accens  de  convention. 

En  terminant  ici  le  catalogue  de  mes  pièces , 
je  passe  sous  silence  les  Méprises  par  ressent^ 
blance ,  le  Prisonnier  anglais ,  le  Rival  confident, 
Amphitryon  ,  Barbe  bleue  et  Aspasie,  parce  que 
plusieurs  de  ces  pièces  n'ont  pas  été  gravées. 

Je  m'aperçois  d'ailleurs  que  les  réflexions 
sur  la  mwsique ,  qui  se  prcsentoient  aisément 

à 


SUR  LA  M  us  I  QU  E.  417 
à  ma  pensée  au  commencement  de  cet  écrit , 
deviennent  plus  rares. 

C'est  donc  ici  que  je  dois  finir,  car,  comme 
je  l'ai  dit  dans  i'avant-propos  ,  je  n'ai  rapporté 
ies  époques  de  ma  vie  ,  je  n'ai  donné  la  liste 
de  mes  ouvrages ,  que  pour  être  conduit  natu- 
rellement à  ces  réflexions.  Je  sais  qu'elles  sont. 
loin  d'être  épuisées  ;  au  reste ,  c'est  dans  ce 
cadre  que  je  pourrai  les  continuer,  si  les  ou- 
vrages que  je  viens  de  citer  et  ceux  dont  je 
m'occuperai  probablement  à  l'avenir ,  m'en 
fournissent  ies  moyens. 

Jetons  à  présent  un  coup  -  d'œil  sur  les 
succès  qu'obtient  le  musicien  dans  la  carrière 
du  théâtre  ;  ils  sont  tous  difFérens ,  quoique 
nombreux.  Chaque  succès  tient  à  quelques 
circonstances  qui  lui  sont  particulières ,  et  tel 
ouvrage  qui  réussit  plus  que  tel  autre,  ne  doit 
pas  pour  cela  satisfaire  autant  le  compositeur. 
D'où  peuvent  venir  ces  différences  que  le  public 
en  générai  n'aperçoit  guère  ?  Parce  que  tel  fait 
une  excellente  musique  sur  un  mauvais  drame, 
et  paroît  rester  enseveli  sous  ses  ruines  :  cepen- 
dant quoique  l'ouvrage  soit  retiré  du  théâtre, 
TOME    I.  D  d 


4rS  ESSAIS 

ia  partition  est  gravée  ,  les  çonnoisseiirs  a,p- 
précient  l'œuvre  du  musicien  ,  et  répandent 
sourdement  sa  réputation.  Tel  iait  au  contraire 
une  musique  médiocre  ,  où  tout  est  imité  , 
contourné  ,  posé  sur  une  harmonie  super- 
ficielle. Peu  de  vérité  dramatique,  point  de 
connoissance  du  cœur  humain;  la  gaieté  y  sera 
tristement  rendue ,  l'esprit  y  sera  grimacier  : 
cependant ,  si  cette  musique  est  SQutenue  par 
im  bon  poëme,  ie  succès  couronnera  l'œuvre. 
Mais  ensuite  on  exécute  cette  musique  dans 
les  concerts  ,  là  elle  paroît  seule  ;  le  poëte  , 
l'actrice  en  réputation  ,  la  décoration ,  tout  a 
disparu  ;  alors  le  géant  devient  imin  ,  et  il 
gémit  après  ses  succès,  .en  se  voyant  méconnu 
des  gens  de  l'art ,  qui  d'avance  ont  rayé  son 
nom  du  catalogue  des  bons  compositeurs  où 
il  se  croyoit  inscrit. 

RÉCAPITULATION. 

Il  n'existe  point  de  livre  de  mi)siqi.]e  qui 
parle  moins  que  ceiui-çi  des  règles  de  l'ai't. 
Un  essai  sur  l'esprit  de  la  musique  ne  devoit 
pas  ctre  un  livre  technique  ;  mais ,  cherchant 


SUR    LA    MUSIQUE.  41^ 

à  développer  le  sentiment  même  d'un  art  tel 
qu'il  frappe  sans  cesse  les  organes  de  l'artiste 
pendant  son  travail,  c'est  révéler  le  secret  qui 
a  précédé  la  règle ,  et  qui  presque  toujours  l'a 
fdh  naître. 

C'est  après  avoir  lu  les  Traités  d'harmonie 
de  Tart'uii ,  de  Z,arlin ,  de  Rameau ,  de  d Alem- 
hert ,  que  je  me  suis  dit  :  «  Voilà  bien  assez 
«parler  théorie».  Avant  que  la  pratique  ait 
épuisé  toutes  ces  règles  et  ces  immenses 
calculs  ,  il  y  a  de  quoi  occuper  les  artistes 
pendant  plusieurs  siècles.  Puisse  seulement 
cet  amas  d'érudition  nous  donner  un  trait  de 
chant  qui  réveille  une  sensation  douce  et  con- 
solante pour  les  âmes  sensibles  ! 

11  est  démontré  cependant  que  les  sciences 
mathématiques  sont  la  source  des  combinaisons 
harmoniques,  et  qu'elles  donnent  une  vajeur 
certaine  aux  sons  de  la  gamme ,  en  les  assu- 
jettissant à  des  calculs  sûrs  pour  la  règle  , 
f'ils  le  sont  peu  pour  le  plaisir.  J'ai  lu  aussi 
J.  J.  Rousseau:  il  a  dit  beaucoup,  sans  doute; 
et  s'il  eû-t  fait  autant  d'opéra  que  d'oeuvres 
de  littérature ,  sq^  réflexions   plus  générales  , 

Dd  2 


420  ESSAIS 

plus   multipliées   et  appuyées   de   nombreux 

exemples,  m'eussent  dispensé  d'écrire  sur  mon 

art. 

Combien  de  temps  ies  hommes  n'ont -ils 
pas  erré  en  m-usique  ,  comme  dans  toutes  ies 
sciences ,  avant  d'arriver  au  vrai  beau  ;  tantôt 
en  se  livrant  à  une  simplicité  puérile ,  tantôt 
à  une  complication  fastueuse  et  désordonnée! 
D'abord  les  chants  les  plus  simples  ,  formés  de 
quatre  ou  cinq  notes ,  ont  suffi  pour  exprimer* 
la  joie  ou  la  douleur  dès  hommes  simples  et 
abandonnés  à  la  nature  *.  L'art  naissant  de  la 
mélodre  s'est  enrichi;  les  chants  se  sont  mul- 
tipliés à  mesure  que  les  idées  physiques  ou 
morales  se  sont  développées.  Ecouteii  chanter 
l'hômrrie  de  la  nature ,' son  chant  sera  le  miroir 
de  son  ame.  Si  pliisièuts  homirit^s  -dhah^ent^ 
tour- à -tour  le  îrtéhle'^îr ,  ïls  vous  révèlent 
leur  caractère  ;   il  y  îa'  des  èx:cepti6ns  ,  rnais 

;    •  ;        ,;:'.,,'.,■■  i   ■  •  '    .  ■  :  •  , 

*  L'érifanf  <Ie  la' nature  cTiantc  ses  mâîix  et'Vés  plaisirs: 

!es  complaintes ,  les^'Yôlîlances  nous  viennejit.<fes  amans 

et  en  général  des,cùe«rS;pas&ionpés  ;  jl  njy,  ?  que  les 

âmes  stupides   qui  trouvent  ridicule' ^*on   chante   ses 

■njallieurs,  '    '  .   .   .  .  ^.- 


«      s  UR    LA    MUS  I  QUE.         421; 
elles  ne  sont  pas  pour  t'homme  dont  je  parle. 

Quand  les  histoires  anciennes  nous  parlent 
des  prodiges  opérés  par  la  musique ,  je  ne  les 
révoque  pas  même  en  doute  ;  elle  devoit  avoir 
un  empire  absolu  siu:  des  cœurs  non  corrompus. 
L'homme  de  ia  nature  est  un  ;  ie  caractère  de 
i'homme  de  nos  jours  est  un  peu  de  tout. 
La  musique  des  anciens  appliquoit  et  conser- 
voit  scrupuleusement  une  mélodie,  et  sur-tout 
un  rhythme  pour  chaque  chose.  Le  peuple 
étoit  sûr  q-ue  Ton  céiébroit  ia  fête  de  Vénus 
ou  de  Junon ,  lorsqu'il  entendoit  les  chants 
qui  les  désignoient.  Chaque  air  faisoit  une 
impression  distincte  ;  chaque  famille  chan- 
toit  s>es  lois  dans  le  sein  de  la  retraite  ,  et 
certes  on  ne  chantoit  pas  de  même  Honore  les 
auteurs  de  tes  jours ,  ou  Verse  ton  sang  pour  la 
patrie, 

La  mélodie  dut  donner  naissance  à  f  har- 
monie. On  s'aperçut  qu'après  avoir  monté 
sept  notes  ,  la  première  renaissoit  dans  la 
huitième.  Les  savans  virent  des  rapports  entre 
tel  et  tel  son  ;  l'harmonie  une  fois  soumise 
au  calcul  ,  dut  augmenter  les  progrès  de   la 

Dd  3 


422  ESSAIS 

mélodie,  qui  ne  marchoit  qu'à  l'aide  des  nou-' 

velies  sensations  qui  i'inspiroient. 

Si  nous  passons  au  siècle  dernier,  c'est  chez 
les  Romains  modernes  qu'il  faut  voir  combien 
la  mélodie  avoit  encore  peu  de  rapport  avec 
là  déclamation. 

Voyez  cet  air  de  Vinci  :  (  Artaserse  di 
Metdstasio ,  sceiia  XIII  y  atto  primo  )  : 


Allegro. 


jr^-'V^=-^  p  ■  > 


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— !■  I    r  rf  py^ 


'■^ 


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pir:-^. 


Tor-na  in  -  no      ccn-te,  e        poi  t'as  -  col  -  te- 


TT — m 


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la 


3=E 


it 


ro     poi ,      poi ,  poi  ,         tut  -  to     per       te         fa  - 


=i=F 


I 


rt 


m 


It 


Voici  la  fn  de   l'air  .-  Tor  -  na , 


J^     ^      P      ^"~|      P"~j|"^^ô:^ 


U 


tor-na,    t'as -coi  r  te - 


Que  veulent  dii^è  tes  tùrna ,  torna  répétés  , 
sans  dire  iimo'cehte  /•«"*'''*■' 

Dans  la   bouche  de  la  princesse  ,  sœur 


s  UR    L  A    M  us  I  QU  E.         425 

^'Ars^ce ,  cet  air  de  gigue  devoit  être  ce  que 
nous  appelons  air  de  fureur.  Un  noble  courroux 
peut  intéresser ,  lors  même  qu'il  est  injuste  ; 
2nais  la*  colère  non  ennoblie  est  toujours  dé- 
goLitanie.  L'opposition  la  plus  triviale  étoit 
donc  de  faire  un  air  de  danse  gai,  pour  ex- 
primer la  fureur  ;  c'est ,  si  l'on  veut ,  la  colère 
de  Polichïnel. 

Les  accompagnemens  de  ce  morceau  sont 
d'ailleurs  d'un  sautillant  et  d'une  gaieté 
incroyables.  Combien  cet  air  est  loin  de  Ko 
■  solcûiido  du  même  auteur?  Dans  ce  dernier,  le 
chant,  et  sur-tout  les  accompagnemens,  appar- 
tiennent absolument  aux  paroles  ;  c'est  le 
premier  tableau  qu'on  ait  fait  en  musique;  c'est 
le  premier  rayon  de  lumière  vers  la  vérité.  Les 
Romains  entrèrent  dans  un  délire  inexpri- 
mable lorsqu'ils  entendirent ,  pour  la  première 
fois ,  cîette  réunion  sublime  à^s  sons  avec  l'ex- 
pression juste  des  paroles. 

Vinci  fut  donc  le  premier  inspiré,  à  ce  que 
disent  les  anciens  professeurs  de  Rome ,  et , 
comme  créateur,  il  mérita  la  statue  qu'on  lui 
érigea  dans  le  Panthéon. 

Dd  4 


4.24»  ESSAIS 

Si  le  génie  de  Vinci  sentit  le  premier  que 
les  sons  poavoient  peindre  les  agitations  d'un 
cœur  qui  compare  ses  mouvemens  divers  à 
ceux  d'un  vaisseau  tourmenté  par  la  tempête , 
l'air 

Torna  innocente  .... 

que  je  viens  de  citer  ,  prouve  qu'il  n'avoît 
pas  senti  que  la  mélodie  a  autant  de  pouvoir , 
et  plus  encore  que  l'harmonie  ;  c'est-à-dire , 
qu'elle  peut  descendre  dans  le  fond  du  cœur 
pour  y  puiser  et  exprimer  tous  les  sentimens 
moraux ,  en  suivant  les  nuances  infinies  de  la 
déclamation.  Oui ,  même  après  le  chef-d'œuvre 
dont  je  viens  de  parler ,  on  ignoroit  encore  en 
Italie  que  la  déclamation  fût  la  source  de  la 
bonne  musique. 

Pergolèie  naquit,  et  la  vérité  fut  connue. 
L'harmonie  a  depuis  fait  àes  progrès  étonnans 
dans  ses  labyrinthes  infinis  ;  les  exécutans ,  en 
se  perfectionnant ,  ont  permis  aux  compositeurs 
de  déployer  la  richesse  des  accompagnemens; 
mais  Pergolèie  n'a  rien  perdu  ;  la  vérité  de 
déclamation  qui  constitue  ses  chants,  est  indes- 
tructible comme  la  nature.  C'est  sans  doute 


SUR    LA    MUSIQUE.  425 

un  malheur  irréparable  pour  l'art,  que  ce  divin 
artiste  ait  fini  sa  carrière  à  la  fleur  de  l'âge.  Ce 
ne  fut  pas  sans  un  plaisir  extrême  que ,  pen- 
dant mon  séjour  à  Rome,  j'appris  de  plusieurs 
musiciens  âgés ,  que  ma  taille ,  ma  physionomie 
leur  rappeloient  Pergolèz^  i  ils  m'apprirent  que 
la  même  maladie  menaçoit  aussi  sqs  jours, 
chaque  fois  qu'il  se  livroit  au  travail.  Vertieî, 
qui  avoit  connu  et  aimé  Pergolèie ,  me  con- 
firma la  même  chose  à  Paris. 

Duni ,  dont  j'ai  toujours  aimé  la  musique  , 
parce  qu'elle  meparoît  simple,  naïve  et  vraie, 
m'a  dit  qu'il  sortit  jeune  encore  d'un  conser- 
vatoire de  Naples,  pour  aller  à  Rome  composer 
un  opéra  au  théâtre  de  Tordinona.  Pergolèie 
étoit  cette  année  chargé  du  premier  opéra , 
et  Duni  du  second.  PergoJèie  avoit  obtenu 
àts  succès ,  par  conséquent  il  avoit  des  enne- 
mis ;  son  opéra  ne  réussit  point  :  on  osa 
fui  jeter  une  orange  sur  la  tête  pendant  qu'il 
étoit  au  clavecin  pour  conduire  son  ouvrage  ; 
le  chagrin  renouvela  son  crachement  de  sang  ; 
il  se  retira  du  côté  de  Naples ,  chez  le  duc  de 
Mondragoiia  dont  il  étoit  aimé  ;  il  languit  et 


J^2.6  ESSAIS 

s'éteignit  doucement  en  composant  le  Stabdt, 

d'autres  disent  un  Miserere, 

En  arrivant  à  Rome,  Dutiî  s'étoit  présenté 
à  lui ,  en  lui  disant  :  ce  Mon  maître ,  je  ne  sais 
>'  quel  sort  m'attend ,  mais  je  suis  sûr  que  mon 
"  ouvrage  entier  ne  vaut  pas  un  seul  air  de 
"  votre  opéra  si  mai  accueilli  «.  Celui  de  Dutii 
eut  du  succès;  celui  de  Pergolèie  fut  repris 
et  chanté  avec  délices  l'année  suivante  sur  tous 
les  théâtres  d'Italie  ;  mais  l'ange  créateur  étoit 
descendu  dans  le  tombeau. 

Avant  le  règne  de  Pergolèie ,  LtiHi ,  déjà 
établi  à  Paris,  avoit  quelques  pressentimens 
de  la  musique  déclamée;  son  récitatif  le  prouve; 
mais  il  ne  sut  que  noter  la  déclamation,  et 
non  chanter  en  déclamant. 

Rameau  lui  succéda;  il  étoit  moins  sensible, 
mais  plus  savant  et  plus  riche  d'harmonie;  il 
connoissoit  la  musique  des  Vinci,  Pergolèie , 
Léo  ,  Terradellas  ,  Buranello  ;  mais  il  avoit 
commencé  fort  tard  à  travailler  pour  le  théâtrej 
il  fut  contraint  de  suivre  sa  manière  qu'il  ne 
regardoit  pas  comrne  la  rncilleure. 

«  Si  j'avois  trente  ans  de  moins ,  disoit  -  il 


SUR  LA  M  us  I  QU  E.  427 
i>  à  Tabbé  Arnaud,  j'irois  en  Italie,  Pergolèie 
»  seroit  mon  modèle  ;  j'assujettirois  mon  har- 
3>  monie  à  cette  vérité  de  déclamation  qui  doit 
>»  être  le  seul  gUide  A^s  musiciens  ;  mais  à 
"  soixante  ans ,  l'on  sent  qu'il  faut  rester  ce 
»  que  l'on  çsi.  L'expérience  dit  assez  ce  qu'il 
'>  faudroit  faire;  mais  le  génie  refuse  d'obéir  ». 

Cet  aveu  ne  peut  être  que  celui  d'un  grand 
homme;  en  effet,  Rameau  fut  un  des  plus 
•grands  harmonistes  de  notre  siècle.  Il  fît  des 
chœurs  magnifiques,  où  l'harmonie  non-seu- 
lement est  savante ,  mais  très-expressive.  Son 
monologue 

Tristes   apprêts,   pâles   flambeaux 

dans  Castor  et  Pollux ,  est  vrai,  sur -tout  à 
l'endroit 

Non,   non,   je  ne  verrai  plus.  .  .  . 

Cet  endroit  est  digne  de  Pergolèie.  Sts  airs  de 
danse  sont  variés ,  fort  adaptés  à  la  chose ,  et 
sur^tout  fort  dansans.  Les  tournures  de  son 
*chant  ont  vieilli  ;  mais  tel  sera  le  sort  de 
toute  mélodie  vague.  Son  harmonie  servira 
de  modèle ,  parce  que  le  cachet  du  maître  y  est 


428  ESSAIS 

empreint,  et  que  toute  expression,  à  part  la 

bonne  harmonie,  a  un  mérite  réel. 

L'Itaiie  ne  conserva  pas  long- temps  k 
mélodie  simple  et  vraie  de  Pergolèie  ;  de  jour 
en  jour  elle  abandonna  les  vraisemblances 
dramatiques,  pour  faire  briller,  ses  chanteurs. 
.  Pendant  ce  temps ,  la  France  étaloit  la  pompe 
la  plus  brillante  dans  \q$  opéra  de  Quinauty  et 
s'amusoit  à  chanter  délicieusement  les  récitatifs 
de  Lulli  et  de  Rameau,  avec  toute  la  prétention 
(  à  la  mesure  près  )  d^s  airs  pathétiques. 

L'Allemagne,  de  son  côté,  se  fortifioit  de 
plus  en  plus  àes  ressources  de  l'harmonie. 
C'est  alors  que  les  bouffons  italiens  arrivèrent 
en  France.  Les  gens  de  goût  n'eurent  qu'un 
cri  pour  approuver  cette  musique  expressive  et 
pittoresque  (  i  o).  Le  reste  de  la  nation  résista: 
mais  elle  fut  obligée  de  céder  à  l'empire  de  la 
raison  et  de  l'ennui.  La  France,  toujours  accou- 
tumée à  perfectionner  ce  qui  lui  vient  de  ses 
voisins,  tenant  le  milieu  entre  l'Italie  et  l'Alle- 
magne, adopta  la  mélodie  italienne  qu'elle  unit 
à  l'harmonie  allemande;  c'est  ce  que  Philtdw 
exécuta  dans  plusieurs  chef-d'œuvres. 


SUR  LA  MUSIQUE.  429 
En  arrivant  à  Par'is  je  donnai  successivement 
le  Huron ,  Luâle ,  le  Tableau  parlant ,  Sylvain, 
\  Amitié  à  F  épreuve ,  \çs  Deux  Avares,  Xémire 
et  A^or,  l'Ami  de  la  maison  ^  Céphale  et  Procris, 
la.  Rosière  de  Salenci.  C'est  à  cette  époque 
de  ma  carrière,  que  le  chevaiier  Gluck  nous 
apporta  la  massue  ^Hercule,  dont  il  terrassa 
sans  retour  la  vieille  idole  française,  déjà  foible 
des  coups  que  lui  avoient  portés  les  bouffons 
italiens,  ensuite  Duni,  Philidor  et  A4onsigm. 

Nous  devons  beaucoup ,  sans  doute ,  au 
chevalier  Gluck  pour  les  chef- d'oeuvres  dont 
il 'a  enrichi  notre  théâtre;  c'étoit  à  son  génie 
vraiment  dramatique  ,  qu'il  falloit  confier 
l'administration  d'uîi  spectacle  qu'il  avoit  fait 
renaître  par  ses  imrhortelles  productions ,  et 
délit  il  auroit  maintenu  l'ordre  et  la  vigueur 
par  ses  lumières,  et  par  cette  transcendance  que 
donne  la  supériorité  des  talens.  C'est  sur-tout 
en'èncourageant  les  gens  de  lettres ,  en  se  faisant 
remettre  les:  diffërens  poèmes  qu'ils  composent^ 
(ju^il  serok  àî^  à  un  directeur,  tel  que  Gluck\ 
d'pQcuper  chaxjue  musicien  dans  le  genre  qui 
lui  est  propre,   Un  jeune  compositeur.,  un 


43»  ESSAIS 

exécutant,  perdent  souvent  plusieurs  années  ^ 
et  quelquefois  leur  vie  entière,  à  chercher  ce 
qui  leur  convient ,  tandis  qu'en  un  instant  ils 
pourroient  être  fixés  *. 

Je  sais  que  la  subordination  est  difficile 
à  établir  parmi  des  sujets  qui  nous  subjuguent 
par  le  charme  des  plaisirs  ;  mais  le  peu  de  mc- 
rite  de  ceux  qui  les  commandent,  est  souvent 
la  véritable  source  de  leur  découragement. 

Si  là  nature  eût  doué  Lu/Ii  du  génie  créateur 
de  Gluck ,  de  quel  éclat  n'eût-il  pas  fait  briller 
l'Opéra  de  Paris  àhs  sa  naissance,  étant  cprnblé 
à.es  faveurs  directes  de  Louis  XIV!  Mais  qe 
roi,  ami  des  arts  utiles  et  consolateurs,  ne 
pouvoit  rnieux  choisir ,  puisque  Lulli  étoijt  Iç 
premier  musicien  de  son  temps.  C'est  à  lui 
q:u'il  fut  permis  de  créer  une  Académie  royale 
de  musique,  dont  il  fut  l'unique  directeur.,.  , 

Sans  doute  que  dès -lors  les  courtisans  y<>u^ 
lurent  s'emparer  de  l'autorité  sur  les  spectacles; 
autorité  funeate^  qui  séduit  bien  plus  souv^nl 
l'amateur  du  s,exe,  que  jçelul  des  ar,ts  :  m^ks 

*  .,; \ -; — !- — ; — ' — • — -; : ~ ^ 

*    Voye'-l\tc\\iYi<\'ç.l^tV INSTRUCTION  PVBLiqàE^ 

relativemmit  à  ia  musique;  ^J  \'ol\Ui'ie,  _    .:•. 


SUR  LA  MUSIQUE.  431 
que  pouvoient-ils  contre  un  artiste  qui  avoit 
l'honneur,  ainsi  que  Molière ,  d'approcher  de 
son  maître  pour  ie  consulter  sur  $ts  plaisirs. 
On  dit ,  je  ie  sais,  qu'il  règne  parmi  les  artistes 
trop  de  jalousie  pour  'qu'on  doive  confier  à 
l'un  d'eux  un  pouvoir  trop  étendu.  Vains 
préjugés ,  vains  mensonges ,  doat  on  se  sert 
pour  éloigner  l'homme  de  talent  de  sa  véritable 
place.  Le  musicien  médiocre,  une  fois  parvenu 
par  SQS  importunes  sollicitations  et  ses  bas- 
sesses ,  tremblera ,  sans  doute ,  à  l'aspect  des 
vrais  talens ,  quil  éloignera  par  les  dégoûts; 
lïiais  faites  choix^  d'un  artiste  dont  la  juste 
réputation  vous  réponde  d'un  noble  désinté- 
ressement ;  dont  la  célébrité,  ce  phantôme 
charmant ,  repousseroit  l'envie  et  la  cupidité 
si  elles  osoieiat  le  tenter;  faites  choix  de  l'artiste 
qui,  après  de  nombreux  succès,  aime  encore 
à  prolonger  sa  gloire ,  en  éclairant  \qs  jeunes 
iatensi  de  son  expérience;  faites  choix  de 
i'homme  enfin,. qui  a  ie  droit  dédire  à  l'homme 
célèbre,  son  égad  :  g^; Votre  génie  a  smvous  buvrii? 
»  en  Italie  une  route  nouvelle  pour  arriver  au 
■»  vrai;  pourquoi  vous  perdre  dan$  le  chemin 


432  ESSAIS 

«  brillant  que  vous  avez  tracé  à  vos  émules ,  en 
«  courant  après  le  genre  auquel  vous  ne  pouvez 
"  atteindre!  Laissez-là  ces  chœurs  terribles,  ces 
"  airs  de  danse  dont  la  nature  vous  a  caché  les 
5'  ressorts  ;  ne  privez  pas  l'Europe  des  scènes 
"  touchantes  que  vous  produisez  sans  efforts.  « 
II  dira  à  cet  autre  :  «  Votre  mélodie  est  noble  et 
»  pure  ;  vous  ne  produirez  plus  ces  chants 
»  suaves  et  pathétiques  ,  si  vous  cherchez  à 
>'  peindre  avec  trop  de  vérité  et  d'énergie.  «  — 
«  Vous ,  toujours  correct  et  fier  ,  mais  n'ayant 
"  qu'un  style  inflexible ,  qui  ne  peut  se  prêter 
'>  aux  nuances  infinies  des  passions ,  vous  ne 
'>  devez  peindre  qu'en  grand,  et  sur  des  paroles 
3'  d'un  sens  vague  ».  Enfin  Gluck  m'eût  dit  à 
moi-même  :  «  La  nature  vous  donna  le  chant 
»  propre  à  la  situation;  mais  c'est  aux  dépens 
>>  d'une  harmonie  plus  sévère  et  plus  çompli- 
»  quée  que  ce  talent  vous  fut  donné.  »  "'<  à 
Ce  n'est  qu'avec  des  efforts  qu'on  parvient 
quelquefois ,  avec  succès ,  à  sortir  du  genté 
auquel  nous  sommes  appelés  ;  mais  le  plus 
souvent  alors  on  passe  le  but,  ou  l'on  reste 
au-dessous,  et  c'est  commettre  la  même  faute.  ' 

L'ignorance 


SUR  LA  MUSIQUE.  435 
L'ignorance  révoiteroit  i'amour-propre  si  elle 
cherchoit  à  prendre  ce  iangage  ;  mais  la  vérité, 
présentée  avec  intérêt  par  l'homme  instruit , 
fut  toujours  bien  reçue  des  vrais  talens,  sur-tout 
lorsque,  pour  bien  remplir  sa  place,  les  succès 
d'autrui  intéressent  le  directeur. 


NOTES. 

XAGE  ij^.  (i)  En  appelant  ainsi  le  pays  de 
Liège,  j'éprouverai  sans  doute  de^  contradictions  : 
i'on  pourroit  à  plus  juste  titre  appeler  ce  pays,  plus 
qu'aucun  autre ,  celui  des  vertus  et  des  vices.  En 
effet ,  dans  le  temps  de  ma  jeunesse  ,  la  vertu  s'y 
montroit  sans  ostentation ,  et  le  vice  sans  hypocrisie. 
Qu'il  me  seroit  doux  d'y  voir  fleurir  le  commerce 
et  les  arts ,  autant  qu'il  m'en  paroît  susceptible  par 
sa  position  et  le  génie  de  ses  habitans  !  par  tout 
environné  de  nations  aussi  commerçantes  que  for- 
midables ,  dont  il  sépare  les  limites ,  il  devroit  jouir 
de  tous  les  avantages  de  la  liberté  et  de  ia  neutralité. 
Si  l'artiste  y  trouvoit  de  l'encouragement,  combien 
de  têtes  vigoureuses  sortiroient  du  petit  pays  de 
Liège  ! 

On  en  peut  juger  par  Gaspart  Laîresse  ,  sur- 
uommé   le  Raphaël  hollandais  ;  Bertholet   Flémal  ; 

T  O  M  E   I .  E  e 


434  ESSAIS 

Jean  Warin ,  médailliste  ;  Renekiriy  inventeur  de  la 
machine  hydraulique  de  Marly ,  dans  un  temps 
où  cette  partie  de  la  physique  e'toit  au  berceau  ; 
Démarteau ,  inventeur  de  la  gravure  à  la  manière 
du  crayon  ;  Grandjean ,  oculiste ,  aussi  célèbre  par 
le  succès  de  ses  opérations  ,  que  par  sa  piété  envers 
les  pauvres;  Paschal  Task'in  ,  luthier,  seul  héri- 
tier du  génie  des  Ruchers;  Fassin  et  Desfrance, 
dont  ies  tableaux  acquièrent,  chaque  jour,  un  plus 
grand  prix.  Feu  le  chanoine  Hamal ,  dont  les  ou- 
vrages en  musique  ne  sont  pas  assez  connus  ;  et 
si  je  ne  craignois  de  blesser  la  modestie  du  plus 
respectable  magistrat ,  de  l'homme  constamment 
aimé  du  peuple ,  et  dont  Anacharsîs  nous  eût  trans- 
mis les  vertus  s'il  fût  né  parmi  les  Grecs ,  ne 
citerois  -  je  pas  Fahry  l 

Le  caractère  du  Liégeois  est  un;  il  aime  la  vérité; 
et  il  est  inébranlable  ,  obstiné,  lorsqu'il  croit  suivre 
ses  traces  :  mais  il  devient  docile  lorsqu'avec  dou- 
ceur on  lui  montre  ses  égaremens.  Secondé  par 
une  imagination  forte ,  le  travail  le  plus  obstiné  ne 
le  décourage  pas.  Bon  père,  bon  mari,  bon  fils, 
bon  soldat,  il  a  reçu  tous  ces  dons  de  la  nature. 
On  trouve  le  Liégeois  dans  les  armées  de  toutes  les 
puissances;  mais  il  sera  bientôt  déserteur  s'il  n'est 
pas  reconnu  pour  le  meilleur  soldat  de  son  régi- 
ment.   Sa   tête   s'exalte   aisément  pour  le   bien  , 


SUR    LA    MUSIQUE.  435 

quelquefois  pour  le  mal  ,  quelquefois  imbécille  à 
l'excès  ,  il  semble  qu'il  n'y  a  que  la  médiocrité 
qui  lui  soit  refusée.  Faut-il  être  surpris  que  parmi 
ce  peuple  il  naisse  quelquefois  un  monstre  qui  , 
étonnant  l'Europe  de  ses  forfaits ,  déshonore  une 
nation  qui  joint  la  franchise  helvétienne  à  l'énergie 
du  peuple  anglais  ,  qui  attend  avec  impatience 
l'instruction  que  les  chefs  de  laRépublique  devroient 
ïui  faciliter.  Ce  monstre  qui  la  déshonore  est-il  si 
dangereux  !  non  :  il  ne  connoît  pas  l'hypocrisie  ; 
il  marche  en  plein  jour ,  la  tête  levée ,  et  le  glaive 
de  la  justice  saura  l'abattre. 

Que  les  états  de  Liège  ayent  la  force  d'être 
unis ,  non  pas  lorsqu'il  est  question  de  leurs  droits 
honorifiques  ou  lucratifs  ,  mais  seulement  lorsqu'il 
s'agit  du  bien  public  ;  qu'ils  sachent  d'une  voix 
inianime  protéger  le  commerce  ,  récompenser 
publiquement  le  citoyen  homme  de  génie  ou  in- 
dustrieux; qu'ils  sachent  établir  des  manufactures, 
soit  pour  la  tannerie,  soit  pour  le  fer,  soit  pour 
l'exploitation  du  charbon  de  terre  ;  dès  qu'elles 
seront  en  activité  et  en  rapport ,  qu'on  en  fasse  la 
concession  à  des  particuliers  dignes  de  récompense, 
qui  s'enrichiront  encore  en  payant  aux  états  la  rente 
des  premiers  capitaux  ;  que  le  prince  ,  si  connu 
par  sa  bonté  et  par  l'amour  qu'il  porte  à  son  peuple , 
daigne,  par  quelques  distinctions  flatteuses ,  engager 

E  e   2 


4  3^  ESSAIS 

tour- à -tour  les  riches  monastères  à  suivre  cet 
exemple  ;  il  ne  faudra  pas  cinquante  ans  pour  voir 
disparoître  les  masures  et  les  haillons  des  habitans 
d'outre  Meuse.  Ce  n'est  pas  dans  une  note  sans 
doute  ,  ni  par  un  musicien,  que  doit  être  traité  un 
sujet  aussi  important;  mais  il  m'est  bien  doux  ,  quoi- 
qu'éloigné  de  ma  patrie  depuis  mon  bas  âge  ,  de 
!ui  prouver  que  je  n'ai  pas  cesse'  d'être  citoyen. 

P^ige  182,  (2)  J'ai  remarque'  en  ge'ne'ral  que  les 
ouvrages  que  j'ai  composés  dans  la  belle  saison  ,  se 
ressentent  de  son  influence  :  leHuron,  le  Tableau 
parlant,  VAmi  de  la  maison,  la  Fausse- Alagie  ,  la 
Rosière ,  Colinette  à  la  Cour,  la  Caravane  et  Panurge , 
sont  ceux  qui  me  semblent  avoir  une  certaine  fraî- 
cheur qui  les  distingue.  Si  les  circonstances  s'y 
prêtoient  ,  je  travaillerois  pendant  l'été  sur  uii 
poëme  aimable  ,  et  l'hiver  sur  une  pièce  plus 
sérieuse  et  plus  intriguée.  Au  reste  ,  en  tout  temps. 
Je  bonheur  dont  l'artiste  jouit,  influe  infinimenl 
sur  ses  productions. 

Page  2  I  8 .  [i)  Lorsque  les  sens  sont  trop  calmes, 
j'ai  souvent  éprouvé  que  l'imagination  se  refuse  à 
ce  qu'on  veut  en  arracher  ;  il  est  dangereux  alors 
d'en  forcer  les  ressorts  :  dans  ce  cas  il  est  utile 
de  faire  un  peu  d'exercice  ,  soit  en  se  promenant 
à   grands    pas    ou    en    s'agitant    de   quelqu'autre 


^  U  R    L  A    M  U  s  I  QU  E.  437 

manière  ;  après  quoi  l'on  est  souvent  e'tonné  de 
trouver  le  point  juste  qui  fait  naître  et  apprécier  les 
idées.  Le  contraire  est  souvent  nécessaire  lorsque 
l'imagination  trop  exaltée  fait  perdre  la  mesure 
et  le  jugement  :  alors  une  lecture  étrangère  d'un 
quart  d'heure  ,  une  visite  dans  un  appartement 
voisin ,  enfin  une  diversion  quelconque  ,  vous 
rend  ce  que  j'ai  appelé  le  point  juste ,  exempt  de 
langueur  ou  d'exagération. 

Page  248 .  (4)  On  dira  que  Henri  ne  fut  point 
un  prince  remarquable  par  ses  semimens  religieux. 
A  quoi  donc  attribuer  l'idée  dont  je  parle  î  elle 
est  juste  puisqu'elle  a  réussi.  C'est  peut  -  être  par 
les  rapports  intimes  qu'ont  entre  eux  tous  les 
sentimens  honnêtes.  Henri  étoit  bon,  donc  il  étoit 
aimé  de  Dieu  et  des  hommes. 

Page  2^6.  (5)  Jamais  je  ne  fus  plus  tourmenté 
par  les  changemens  continuels  que  faisoit  l'auteur. 
Dorât,  son  ami,  en  lui  critiquant  la  tournure  de 
ses  vers  ,  substituoit  sans  cesse  le  clinquant  de 
l'esprit  à  la  sensibilité  qu'exige  la  pastorale.  J'avois 
beau  dire  que ,  sur-tout  dans  ce  genre ,  le  mieux 
étoit  l'ennemi  du  bien  ;  chaque  jour  amenoit  la 
réforme  de  ce  qu'on  avoit  fait  la  veille.  Je  me 
promis  bien  de  ne  plus  jamais  m'associer  avec 
des  têtes  légères  ,  qui  suivent  tour  -  à  -  tour  les 

Ee   5 


438  ESSAIS 

impulsions  qu'on  leur  donne ,  sans  savoir  où  il  faut 

s'arrêter. 

Page  jj'j/.  (  <j  )  Les  Princes  ne  récompensent 
les  taiens  médiocres  ,  que  parce  qu'ils  savent 
mettre  leur  personne  en  évidence.  Pendant  que 
l'homme  de  mérite  se  consume  dans  son  cabinet , 
l'ignorant  emploie  son  temps  à  captiver  le  valet 
qui  a  l'oreille  du  maître;  et  ce  n'est  pas  avec  la 
fierté  du  vrai  talent  que  l'on  peut  intéresser  l'homme 
qui  n'est  riche  que  du  fruit  de  ses  bassesses  ;  il 
craint  et  éloigne  le  mérite  qui  l'éclipseroit.  O 
grands  de  la  terre  !  si  vous  n'appelez  directement 
à  vous  les  hommes  que  la  renommée  vous  montre  , 
renoncez  à  savoir  la  vérité  ,  et  craignez  que  de  vils 
esclaves  ne  vous  fassent  commettre  des  injustices , 
que  les  siècles  à  venir  ne  vous  pardonneront  point. 
Sachez  que  l'ignorant  porte  en  son  cœur  une 
secrète  envie  de  se  venger  des  taiens.  J'ai  vu  de 
près  le  manège  de  l'envie;  et  sous  le  voile  de  l'in- 
térêt ,  je  me  suis  vu  noircir  en  votre  présence. 

Page  s 3 9'  (z)  ^^  répéterai  encore  que  le 
rhythme  ou  le  mouvement  est  si  impérieux  qu'on 
pourroit  croire  avec  raison  qu'il  décide  souvent 
à  lui  seul  de  l'effet  de  la  musique.  Lorsqu'un 
mouvement  est  bien  saisi ,  bien  marqué  ,  lorsque 
les  phrases  sont  bien  symétriques  ,  essayons ,  par 


s  U  R    L  A    M  U  s  I  Q  U  E.         439 

exemple  ,  d'en  changer  l'intonation  ,  l'effet  n'en 
sera  pas  détruit.  Conservez  au  contraire  l'intona- 
tion ,  en  lui  substituant  un  autre  mouvement,  tout 
est  anéanti  au  point  que  Ton  croira  entendre  un 
autre  morceau  de  musique.  La  symétrie  entre 
les  phrases  est  nécessaire  pour  rendre  la  musique 
dansante.  Dans  la  musique  vocale  il  n'est  pas 
moins  utile  au  chant  de  rendre  les  phrases  quarrées 
autant  qu'on  le  peut.  Il  faudroit  en  quelque  sorte 
au  compositeur,  un  prote  musicien  qui  se  chargeât 
de  cette  ennuyeuse  analyse;  de  même  que  le  prote 
d'imprimerie  avertit  souvent  l'homme  de  lettres 
qui ,  sans  le  savoir  ,  a  versifié  sa  prose.  En  ajoutant , 
en  retranchant  une  mesure  de  ritournelle ,  en  alon- 
geant  une  note  portant  sur  une  syllabe  longue  ,  on 
ctabliroit  toujours  une  symétrie  que  j'ai  moi- 
même  quelquefois  négligée.  Cette  attention  minu- 
tieuse échappe  souvent  à  l'artiste  qui  est  entraîné 
par  le  sentiment  :  elle  ne  coûte  pas  moins  à  celui 
qui ,  ne  trouvant  jamais  le  chant  propre,  ne  travaille 
qu'avec  des  accords.  Au  reste  la  symétrie  entre 
ies  phrases  sera  toujours  plus  exacte  si  l'on  cviie 
les  mouvemens  vifs  où  plusieurs  mesures  peuvent 
se  mettre  dans  une  seule  ,  en  indic^uant  un  mou- 
vement plus  lent. 

Page  ^6 S.   (8)  Quoique  l'on  chante  souvent 


44-0  ESSAIS 

dans  l'opéra  comique ,  l'on  ne  chante  pas  toujours. 
Il  y  a  chanter  pour  parler  ,  et  chanter  pour  chanter. 
Dans  Isabelle  et  Gertrude ,  par  exemple,  Isabelle 
chante  Quel  air  pur!  avec  tous  les  accompagnemens 
de  l'orchestre:  sa  mère,  qui  est  dans  le  pavillon  ,  ne 
l'entend  point.  Survient  Dorlis  qui  la  tire  par  sa 
jupe ,  elle  fait  un  petit  cri ,  la  mère  se  lève  effraye'e. 
Il  faut  que  les  hommes  aiment  singulièrement  le 
plaisir,  pour  se  prêter  ainsi  aux  illusions  théâtrales  : 
ils  font  bien  ;  car  plus  de  sévérité  détruiroit  l'art 
dramatique. 

Page  ^  çy-  (9)  En  France  et  en  Allemagne  les 
hommes  chantent  la  haute-contre,  et  ce  n'est  pas 
sans  peine  ;  en  Italie  ,  ce  ne  sont  pas  même  les 
femmes ,  auxquelles  la  nature  accorde  souvent  un 
superbe  bas  -  dessus  ,  qui  est  la  véritable  haute- 
contre,  mais  les  malheureuses  victimes  que  l'avarice 
et  la  barbarie  des  parens  ont  fait  mutiler,  après 
avoir  chanté  le  dessus  ,  deviennent  bas-dessus  ou 
haute  -  contre  à  l'âge  de  trente  ou  quarante  ans. 
Si  l'Italie  savoit  de  quel  œil  le  reste  de  l'Europe 
voit  cet  attentat  envers  l'humanité  ,  elle  auroit 
depuis  long-temps  réprimé  cet  abus  horrible  qui 
déshonore  un  des  arts  les  plus  nobles.  Je  sais  que 
ritalie  ne  peut  se  passer  de  musique ,  ni  la  musique 
des  voix  de  dessus  et  de  haute-contre;  mais  les 


s  U  R    L  A    M  us  I  QU  E.         441 

enfans  de  chœur  sont  la  vraie  pépinière  qui  four- 
niroit  à  tout.  Et  quel  mal  y  auroit-il ,  quand,  dans 
quelques  e'tats  de  l'Italie,  on  laisseroit  chanter  les 
femmes  sur  les  théâtres  î  aucun.  Peut  -  être  au 
contraire  on  déracineroit  deux  crimes  à-la-fois,  eC 
qui  sont  également  contre  nature. 

Page  /f.2  8.  (10)  Lacombe  fit  imprimer  en  1758, 
c'est-à-dire,  avant  les  disputes  sur  la  musique  et 
les  ouvrages  qu'elles  occasionnèrent,  le  Spectacle 
des  beaux  arts  ,  où  il  donne  les  vrais  principes  de 
la  bonne  musique,  et  indique  la  source  du  chant^ 
dont  les  motifs ,  dit-il ,  sont  dans  ia  déclamation. 

Fi  N  du  premier  Volume, 


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