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/P'^y^jr ôs
Presented to the
LiBRARY ofthe
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Prof. Robert Finch
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MEMOIRES,
o u
ESSAIS
SUR LA MUSIQUE.
TOME PREMIER,
Se trouve à PARIS,
Chez l'Auteur, boulevart de la Comédie italienne,
ou Opéra-comique national , N,° 340;
Chez Vente, libraire , même numéro que
l'Auteur ;
Chez Charles Pougens, libraire , rue
Thomas-du-Louvre , N." zj^6 ;
Ht chez P LAS s AN, imprimeur-libraire, rue du
Cimetière-Saint- André-des-Arcs , N." 10.
MEMOIRES,
o u
ESSAIS
SUR LA MUSIQUE;
Par le C" GRÉTRY,
Membre de l'Institut national de France ,
Inspecteur du Conservatoire de Musique ; de
l'Académie des Philharmoniques de Bologne,
de la Société d'émulation de Liège.
TOME PREMIER.
Qui nisi sint veri , ratio quoque falsa fit cmnis.
Si les sens ne sont vrais , toute raison est fausse.
Lucrèce, Liv. i v.
A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE LA RÉPUBLIQUE.
Pluviôse, an V.
C^E premier volume a déjà paru en ij8 ç :
on y a fait quelques changemens et addi-
tions. Comme il forme une Introduction
essentielle aux deux volumes suivans , le
Gouvernement a jugé nécessaire d'en
ordonner la réimpression.
TOME I,
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
Univërsity of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/mmoiresouessa01gr
A V ANT-PRO PO S.
Je n'ai écrit ces Réflexions sur la musique,
que pour me délasser de mon travail habi-
tuel. Il seroit injuste de prétendre qu'un
artiste ait dans son style la correction
et Téiégance qu'on a droit d'exiger de
l'homme de lettres. J'ai mis par écrit ce
que m'a révélé le sentiment même de l'art
pendant mon travail , et je serai content
si je me suis fait entendre. Je l'ai entrepris,
parce que l'artiste seul pouvoit le faire : s*
j'y joins quelques circonstances des diffé-
rentes époques de ma vie , ce n'est que
pour servir de liaison à ce qui a rappxort
à la musique. Au reste , ce qui paroîtra
puérile à bien des gens , ne le sera pas
pour le jeune artiste qui, souvent repoussé
de toutes parts , ne peut parvenir à se faire
connoître : il verra que ceux même qui
a z
iv AVANT-PROPOS,
ont eu le bonheur de percer dans la car-
rière des arts , ont eu , comme lui , mille
obstacles à vaincre ; et cette lecture peut
ranimer son courage abattu. Je voulois
iaisser ces papiers à mes enfans ; je ne
voulois pas me faire imprimer ; et ce que
je dis est vrai ; mais on m'a fait entendre
que , n'y eût-il qu'une vérité bien établie
dans cet ouvrage , je devois le rendre
public. On m'a dit encore que , parlant
sans cesse de mon art , et communiquant
sans réserve dans la conversation le peu
d'idées qui peuvent m'appartenir, je cou-
rois les risques dans vingt ans de paroître
moi-même plagiaire , et de ne conserver
que le cadre qui les enchaîne. Je me suis
rendu à ces deux raisons : la première inté-
resse l'art ; la seconde intéresse l'homme
qui veut jouir de ce qui lui appartient.
Cent fois j'ai été tenté de prendre
la plume , lorsque mille brochures sur la
AVANT-PROPOS. v
musique ont bien plus fomenté de dissen-
tions entre les artistes, qu*eiles n'ont servi
aux progrès de l'art. Chacun prêchoitpour
son saint ; on ignoroit qu'il est un saint
pour tout le monde. Il falloit dire, par
exemple , qu'il existe une musique vague ,
rfiétaphysique pour bien des hommes ,
mais qui Test moins pour la plupart des
femmes ; que si Ton a une organisation
dure, on n'y entend rien ; si on l'a foible
et trop sensible , on comprend trop : cette
musique prête au désœuvrement tout le
charme de la dispute , avec l'avantage de
n'éclaircir jamais la question. Il falloit dire
qu'il est une musique qui , ayant pour base
la déclamation des paroles , est vraie comme
les passions. J'anticiperois sur mon sujet,
si j'en disois davantage.
Des réflexions isolées et des préceptes
arides sur un art, ne peuvent guère inté-
resser que ceux qui en font une étude
vj AVANT-PROPOS.
particulière; et la musique est peut-être
celui de tous les beaux-arts qui prouve le
mieux cette vérité. J'ai cru qu'en joignant
à cet Essai quelques anecdotes sur des
pièces dramatiques que la nation a daigné
accueillir, il seroit d'un intérêt plus général,
et pourroit être lu, même des gens du
monde.
TABLE
DES OBJETS CONTENUS DANS CE VOLUME.
A.VERTJSS£AIENTj
Avant -propos ,
LIVRE PREMIER.
Page î
.. iij
Voyage de l'auteur en Italie ,
De la musique d'église , . . .
Page
I
73
LIVRE DEUXIEME.
Séjour de l'auteur a Genève, et son arrivée h Paris, i 27
Le Huron , comédie en deux actes ,
Lucile , comédie en un acte ,
Le Tableau parlant ,
Sylvain , comédie en un acte ,
Les Deux Avares , comédie en deux actes,
L'Amitié à l'épreuve, comédie en deux actes,
Zémire et A^or, pièce en quatre actes, » . .
L'Ami de la maison , comédie en trois actes ,
Le Alagnifque , drame en trois actes, ....
Zû Rosière de Salenci , comédie pastorale ,
La Fausse Alagie , comédie en deux actes ,
Céphale et Procris , tragédie en trois actes.
Les Mariages samnites, drame en trois actes,
I 60
173
181
197
2. 1 2,
218
22 1
22(>
247
25^
259
279
287
viij TABLE.
Alatroco , drame burlesque en quatre actes, Page 2po
Le Jugement de Aiidas, comédie en trois actes, ... 2^6
L'Amant jaloux , comédie en trois actes , ... 307
Les Èvénemens imprévus, comédie en trois actes, . . 326
Les Afœurs antiques, ou les Amours d'Aucassin et
Nicolette , drame en trois actes , 335
Andromaque , tragédie en trois actes, 342
Colinette à la cour, comédie en trois actes , ... 357
L'Embarras des richesses, comédie en ^ actes, . . 358
La Caravane , comédie en trois actes, ibid.
L 'Epreuve villageoise , comédie en deux actes, ... 361
Richard Cœur-de-Iion , comédie en trois actes, . . 3 67
Punurge dans l'île des Lanternes, poème en trois
actes , - . . '^'77
Le Mariage d'Antonio , comédie en un acte , ... 381
Le Comte d'Albert , drame en deux actes , et sa Suite
en un acte , 398
RÉCAPITULATION , 418
Fin de la Table,
N. B. Les ouvrages indiqués dans la Table ci-dessus ,
et ceux que l'Auteur a faits depuis , sont rassemblés dans
une Liste générale que l'on trouvera à la fin du troisième
volume.
ESSAIS
ESSAIS
SUR
LA MUSIQUE,
LIVRE PREMIER.
Oi je dois mon existence morale à la musique;
je lui dois aussi mon existence physique.
Jean - Noé G R et ry, mon grand - père ,
après avoir vendu ou substitué les biens qu'il
possédoit à Gretry * , épousa , sans consen-
tement de parens , une jeune Allemande ,
Dieu - Donnée Campitiado. Après quelques
années , ies parens de ma grand'mère lui
pardonnèrent ce mariage : son oncle , le prélat
Delviktte ** , vint la voir à Biegnez, en allant
siéger au chapitre de la cathédrale de Liège,
en qualité de commissaire de l'empereur ;
* Hameau proche Bouian , terre de l'Empire, diocèse
de Liège.
** Tréfoncier de Notre-Dame de Prcsbourg , aprè»
avoir été instituteur de l'empereur Joseph /."'
TOME I, A
1 ESSAIS
il la trouva aussi heureuse au milieu de
son ménage champêtre , que si elle fût née
paysanne. C'étoit un dimanche après vêpres.
Mon grand-père jouoit du violon pour faire
danser les paysans qui venoient boire sa bière
et son eau-de-vie , que des disgrâces multi-
pliées l'avoient réduit à vendre. Mon père, âgé
de sept ans, racloit à ses côtés. Le prélat, après
avoir demeuré quelques jours chez sa nièce ,
qu'il aimoit tendrement, fit ses efforts pour
emmener mon père à Presbourg , où il vouloit
iui donner un bénéfice ; mais l'amour de la
musique avoit déjà séduit le cœur du jeune
homme ; ses pleurs, ses cris forcèrent ses parens
à lui laisser suivre son penchant. La place de
premier violon de Saint-Martin à Liège étant
devenue vacante , et proposée au concours , il
n'hésita pas, tout jeune qu'il étoit, d'entrer en
lice , et remporta te prix à l'âge de douze ans.
A vingt-trois ans, il épousa Âdarte-Jeanne des
Fossés : elle avoit peu de fortune , ainsi que
mon père ; et sa famille , alliée à d'excellentes
maisons de Liège ( i ) , s'opposa quelque temps
à ce mariage; mais, sensible aux charmes de la
SUR LA MUSIQUE. 3
musique qu'il lui enseignoit , ma mère voulut
récom^- jnser son maître en lui donnant sa main.
Je fus le second fruit de leur union. Je suis
né à Liège, le i i février 1741.
Un accident qui m'arriva à l'âge de quatre
ans , et dont j'ai conservé quelque souvenir ,
prouve que je puis dater de ce temps pour y
fixer l'époque de ma raison naissante, et que
déjà j'étois sensible au mouvement ou rhythme
musical. La première leçon de musique que je
reçus , faillit à me coûter la vie : j'étois seul ;
le bouillonnement qui se faisoit dans un pot
de fer , fixa mon attention ; je me mis à danser
au bruit de ce tambour ; je voulus voir ensuite
comment ce roulis périodique s'opéroit dans
le vase ; je le renversai dans un feu de charbon
de terre très-ardent, et l'explosion fut si forte,
que je restai suffoqué et brûlé presque par tout
le corps. Après cet accident, qui me rendit
pour toujours la vue foible, je fus atteint d'une
maladie de langueur. Ma grand'mère maternelle
voulut prendre soin de moi ; elle m'emmena
chez elle , à une demi-lieue de la ville , où
son mari étoit contrôleur d'un bureau du prince
A 2
4 ESSAIS
Jean -Théodore , cardinal de Bavière. Je me
rétablis en peu de temps : on m'y laissa environ
deux années ; elles ont été les plus belles de
ma vie; c'est pourquoi j'aime à me les rappeler.
Tout étoit nouveau pour moi; je m'éiançois
vers chaque objet ; je mettois les chaises sur
les tables ; je grimpois dessus ; je touchois à
tout , et on me laissoit faire ; car on avoit
remarqué que j'étois prudent , même dans mes
étourderies.
Lorsque ces mouvemens impétueux se
développent , il n'est pas , je crois , de con-
trainte plus dure polir un enfant, que d'être
obligé d'étouffer les premiers élans de la nature.
Surveiller trop un enfant, est, ce me semble,
le meilleur moyen d'en faire un imbécille; car
s'il est imprudent , il trouve une punition dans
sa propre imprudence ; et les leçons qu'on se
donne valent mieux que celles qu'on reçoit.
C'est une victoire que de se corriger soi-même,
et l'on rougit à tout âge d'avoir été corrigé.
Le temps que je passai à la campagne fut
bien employé, comme on se l'imagine; tou-
jours courant par monts et par vaux, me faisant
SURLA MUSIQUE. 5
chérir de tous les habitans; et cela devoit être;
car mes caresses , l'efFusion de mon ame se
portoieiit sur tous les objets animés et inanimés
de ia nature. Qui le croiroit ! rien cependant de
plus véritable : à l'âge de six ans , le sentiment
de l'amour se fit sentir en moi, et l'emporta
bientôt sur toutes mes affections ; sentiment
vague , à la vérité , et qui s'étendoit en même
temps à plusieurs personnes : mais déjà j'aimois
trop pour oser le dire à aucune d'elles; je
gardois le silence par timidité. Ce ne fut que
long - temps après, à l'âge de dix -huit ans,
dans un pays éloigné , que cette passion me
fît sentir tout son pouvoir : j'osai alors faire le
premier aveu , et j'eus le bonheur de voir
couler des larmes pour réponse.
Que l'on doit craindre à tout âge de risquer
ce premier aveu ! rien n'est perdu , et l'on
peut encore vous aimer, si vous ne l'avez pas
dit formellement. Mais si vous dites Je vous
ame un jour trop tôt , on ne vous aimera
peut-être jamais. L'homme qui , par son carac-
tère, ne ressent que les secousses légères ài^s
passions, a mille manières de s'exprimer sans
A 3
6 ESSAIS
courir aucun risque; mais il n'en est qu'une
pour celui qui, profondément agité, concentre
la flamme dans son cœur ; et malheur à lui ,
5'il est rebuté après s'être fait connoître.
Qu'on me pardonne ces réflexions étrangères**
à mon sujet, et qui m'ont écarté, pour un
moment , de cet asile champêtre dont j'aime
à me retracer le souvenir. Ma grand'mère
vouloit m'y retenir ; mais il fallut quitter
ce séjour heureux pour retourner à la ville.
Mon père , qui étoit venu nous voir , avoit
annoncé qu'il vouloit me donner à^s maîtres
de musique, et, si j'avois de la voix, me faire
enfant-de-chœur à la collégiale de Saint-Denis,
où il étoit alors premier violon. Je frémis en
apprenant ce qu'il vo^jloit faire de nioi : les
maîtres de musique ne m'épouvantoient pas ,
au contraire ; mais être enfant-de-chœur me
paroissoit l'état le plus cruel , et je ne me
trompois point.
Depuis qu'il existe i^^^s enfans malheureux
sur la terre , aucun ne le fut autant que moi ,
dès que je fus abandonné au" pouvoir du maître
de musique le plus barbare qui fut jamais.
I
SUR LA MUSIQUE. 7
II n'y eut donc plus de plaisir pour moi ,
dès que je sus les intentions de mon père; le
deuil se répandit sur chaque objet qui , la
veille encore , avoit charmé tous mes sens.
Mon ame pressentoit tous les coups dont elle
alloit être atteinte , et cette prévoyance mal-
heureuse porta le trouble et l'inquiétude au sein
même du bonheur. Peut-on jouir du présent
en redoutant l'avenir ? C'est pour bien des
gens un miracle de la nature , auquel je ne
participai jamais.
Je partis après la visite de mon père ; il
s'occupa quelque temps de ma voix, qui étoit
belle et très-étendue ; il me conduisit chez le
maître de musique de sa collégiale. Je ne pus
former un son. Etes-vous sûr qu'il ait de la
voix ! lui dit le maître. — Oui sans doute, reprit
mon père en me regardant de travers ; venez
chez moi , il sera moins timide, et vous l'en-
tendrez. — 11 y vint quelques jours après ; il
m'entendit, et je fus reçu.
Je ne me rappelle qu'avec peine tout ce
que j'ai souffert pendant le temps que j'ai été
attaché à l'église de Saint-Denis ; mais il est
8 ESSAIS
possible que quelques fragmens de cet écrit
passent un jour entre les mains de personnes
qui confient trop légèrement la jeunesse à des
mains dignes tout au plus d'exploiter les
mines du pays : le désir seul d'adoucir les
peines de ces innocentes victimes , me fait
entrer dans le détail suivant.
Quoique né d'un tempérament fort délicat,
les peines physiques n'ont jamais diminué mon
courage ; mes forces semblent s'augmenter
avec le besoin qui les fait naître. Le moral ,
au contraire , est chez moi très-susceptible, et
toutes les puissances physiques sont anéanties
quand mon cœur est oppressé.
Je faisois six voyages par jour, environ d'un
mille, pour me rendre aux trois offices : j'eusse
fait ce trajet avec joie ; mais j'avois vu punir
rigoureusement la moindre négligence , même
involontaire, et la crainte de subir un pareil
traitement me rendoit mes devoirs insuppor-
tables : ce que je craignois arriva. Un jour que
ia pendule de mon père s'étoit arrêtée, j'arrivai
trop tard aux matines , qui se chantoient entre
cinq et six heures du matin. Je fus puni pour
SUR LA MUSIQUE. 9
la première fois ; on me fît tenir deux heures
à genoux au milieu de la classe. Que de
mauvaitses nuits je passai ensuite I cent fois le
sommeil fermoit mes yeux, et cent fois la
frayeur m'éveiiloit. Je prenois enfin mon parti;
et sans consulter ni l'heure, ni le temps, je me
mettois en route souvent dès trois heures du
matin , à travers les neiges et les frimas :
j'allois m'asseoir à la porte de l'église , tenant
sur mes genoux ma petite lanterne , à laquelle
je réchaufFois mes doigts. Je m'endormois
alors plus tranquillement; j'étois sûr qu'on ne
pourroit ouvrir la porte sans m'éveiller.
L'heure de la leçon offroit un champ vaste
aux cruautés du maître de musique : il nous
faisoit chanter chacun à notre tour , et à la
moindre faute , il assommoit de sang froid le
plus jeune comme le plus âgé. Il inventoit des
tortures dont lui seul pouvoit s'amuser ; tantôt
il nous mettoit à genoux sur un gros bâton
court et rond , et au plus léger mouvement
nous faisions la culbute. Je l'ai vu affubler
la tête d'un enfant de six ans d'une vieille et
énorme perruque , Taccrochei- en cet état contre
10 ESSAIS
la muraille, à plusieurs pieds de terre , et là il le
forçoit à coups de verges de chanter sa musique,
qu'il tenoit d'une main , et de battre la mesure
de l'autre. Ce pauvre enfant, quoique très-joli
de figure , ressembloit à une chauve - souris
clouée contre un mur, et perçant l'air de ses
cris. C'étoit toujours en notre présence qu'il
accabloit de coups le premier qui avoit trans-
gressé ses lois barbares. De pareilles scènes ,
qui étoient journalières , nous faisoient tous
frémir; mais ce que nous redoutions le plus,
c'étoit de voir terrasser le malheureux sous ses
coups redoublés ; car alors nous étions sûrs
de le voir s'emparer d'une seconde , d'une
troisième, d'une quatrième victime, coupages
ou non , qui devenoient tour-à-tour la proie
de sa férocité ; c'étoit là sa manie. Il croyoit
nous consoler l'un par l'autre , en nous rendant
tous malheureux. Et lorsqu'il n'entendoit plus
que soupirs et sanglots , il croyoit avoir bien
rempli ses devoirs.
Que^on juge de ce que j'ai dû souffrir pen-
dant quatre ou cinq années que j'ai passées dans
cette horrible inquisition. J'ai été long-temps
SUR LA MUSIQUE. ii
le plus jeune , ie plus foible , le pius sen-
sible , et cependant le moins maltraité ; mais
malgré tous mes efforts pour lui plaire, malgré
les progrès rapides que je faisois dans la
musique , il saisissoit la moindre circonstance
pour me ranger dans la classe commune. J'étois
ia victime sans tache réservée pour les grandes
occasions , et mes larmes avoient le droit de
sécher celles du plus malheureux. J'eus beau
employer la douceur, le travail, la soumission,
rien ne put me mériter un traitement plus doux.
La seule bienveillance que je méritai (du moins
la regardois-je comme telle), ce fut d'être choisi
par lui tous les deux jours pour aller chez
le marchand de tabac. J'avois soin d'ajouter
quelques pièces de monnoie de mes petites
épargnes , pour que sa tabatière fût mieux rem-
plie ; j'obtenois pour toute récompense un
coup d'ceil d'approbation , et je me croyois
trop heureux. Croira-t-on cependant , et c'est
une bizarrerie inconcevable , que jamais je n'ai
dit un mot à mes parens des peines que j'ai
souffertes ! Mon père , qui étoit considéré du
chapitre et craint du maître de musique, fauroit
ri ESSAIS
perdu sans ressource , s'il avoit soupçonné ma
situation.
Si , pendant ces misérables années , je n'ai
pas tout-à-fait perdu mon temps , si j'ai fait
quelques progrès dans la musique, si j'ai acquis
quelques foibies connoissances , je n'obtins
point cet avantage par les leçons de l'insti-
tuteur , mais malgré ses leçons ; car si quelque
chose avôit été capable de détruire en moi ce
goût inné , cet instinct qui m'entraînoit vers
ia musique, j'ose affirmer que c'étoit la manière
même dont on s'y prenoit pour me l'enseigner.
Je dois ici parler d'un accident qui , je crois,
a influé sur mes organes , relativement à la
musique. Je puis être dans l'erreur ; mais ii
est sûr que nul homme n'oseroit affirmer le
contraire.
Dans mon pays c'est un usage de dire aux
enfans, que Dieu ne leur refuse jamais ce qu'ils
lui demandent le jour de leur première com-
munion. J'avois résolu depuis long-temps de
lui demander qu'il me fît mourir le jour de
cette auguste cérémonie, si je n'étois destiné à
être honnête homme , et un homme distingué
s U R L A M U s I Q U E. 13
dans mon état : ie jour même, je vis ia mort de
près.
Étant allé l'après- dîner sur les tours pour
-voir frapper les cloches de bois * dont je
n'avois nulle idée, il me tomba sur ia tête une
solive qui pesoit trois ou quatre centj livres.
Je fus renversé sans connoissance.
Le marguillier courut à l'église chercher
l'extrême-onction. Je revins à moi pendant ce
temps, et j'eus peine à reconnoître ie lieu où
j'étois ; on me montra le fardeau que j'avois
reçu sur la tête. Allons , dis-je en y portant la
main , puisque je ne suis pas mort , je serai
donc honnête homme et bon musicien. On
crut que mes paroles étoient une suite de
mon étourdissement. Je parus ne pas avoir de
blessure dangereuse; mais en revenant à moi,
je m'étois trouvé la bouche pleine de sang.
Le lendemain je remarquai que le crâne étoii
enfoncé , et cette cavité subsiste encore.
* Espèce de bruit que l'on substitue à celui de»
cloches ordinaires pendant la semaine-sainte, et qui n'a
rien de commun avec les crécelles en usage à Paris et
ailleurs.
14- ESSAIS
J'étois peut - être arrivé à l'époque où le
caractère change ; mais ii est certain que je
devins tout- à -coup rêveur d'habitude; ma
gaieté dégénéra en mélancolie ; la musique
devint un baume qui charmoit ma tristesse ;
mes idf es furent plus nettes , et ma vivacité ne
me reprit plus que par accès.
Lorsque je travaille long - temps , il me
semble que ma tête a conservé quelque chose
de l'étourdissement que je sentis après le coup
dont j'ai parlé.
Lorsqu'il fut question de chanter au chœur,
je m'en acquittai très-mal ; la timidité m'en
ôtoit les moyens : on prit patience quelque
temps; mais comme personne ne se chargeoit
de me rassurer , ma crainte ne diminua point ;
et après quelques essais également infructueux,
il fut résolu qu'on prieroit mon père de me
reprendre.
Je cessai d'aller à l'école de chant et aux
offices , mais je conservai ma place. Mon père
me donna un m.aître , nommé M. Leclerc ,
aujourd'hui maître de musique à Strasbourg :
il étoit doux et bon ; je profitai de ses leçons.
SUR LA MUSIQUE. 15
11 arriva dans ce temps une troupe de
chanteurs italiens qui s'établit à Liège : elle
représentoit les opéra de Pergoîeie , de Bura-
tiello , Sic, Mon père pria ie directeur, nommé
Resta , de me donner mon entrée à l'orchestre;
il y consentit. J'assistai pendant un an 4 toutes
les représentations , souvent même aux répé-
titions : c'est là où je pris un goût passionné
pour la musique.
Mon père , qui avoit suivi mes progrès ,
sentit qu'il étoit temps de reparoître à Saint-r
Denis. Il alla trouver le maître de musique ,
ie • pria de me laisser chanter un motet ie
dimanche suivant. Le maître lui représenta
qu'il étoit dangereux de m'exposer une seconde
fois , d'autant plus que les chanoines preii-
droient sûrement le parti de me renvoyer
tout-à-fait , si je ne réussissois pas mieux. J'y
consens , dit mon père, s'il ne chante pas mieux
que tous les musiciens de votre collégiale. —
Ce ton d'assurance fit accepter la proposition ,
sans toutefois inspirer une grande confiance au
maître de musique. Le grand jour arrive enfin,
mon père me conduit à l'église. Je me rappelle
i6 ESSAIS
qu'en chemin il me dit : Vous voyez , mon fils,
cette tabatière; c'est la plus belle que j'aie , et
je vous la donne si vous chantez bien. — Ma
bonne mère se rendit aussi à l'église en
tremblant. L'amour- propre de toute la famille
àvoit été humilié , et j'allois tout réparer en /un
moment, ou confirmer l'opinion établie dans
ie bas-chœur, que je n'étois pas né pour être
musicien.
J'arrive ; tout le monde me regarde avec
pitié , on sourit , on ricanne. Le maître de
musique me dit : Te voilà donc î mais tu nés
pas changé. — Il nen falioit pas davantage pouf
me rendre toute ma timidité ; mais j'avois un
soutien qui n'étoit connu que de moi. J'avois ^
depuis un an , une dévotion à la Vierge , qui
âllôit jusqu'à l'idolâtrie * ; je venois de iâire
une neuvaine pour implorer son secours; et la
protection du ciel me sembioit plus sûre que
* Les hommes qui connoissent le cœur humain ne
trouveront point étrange que dans un pays où les opinions
religieuses ont conservé beaucoup d'empire , un enfant
timide et très-sensible prenne ainsi le change dans le
premier développement des senùmens de son cœur.
la
s U R L A M U s I Q U E. 17
la, prédiction du maître de musique. Cette
persuasion me sauva.
Le motet que je chantai étoit un air italien,
traduit en latin , sur ces paroles à la Vierge :
Non semper super prata casta jlorescit rosa.
J'eus à peine chanté quatre mesures , que
l'orchestre s'éteignit jusqu'au pianissimo , de
peur de ne pas m'entendre (2). Je jetai dans ce
moment un coup d'œil vers mon père, qui me
répondit par un sourire. \jàs enfans-de-chœur
qui m'entouroient se reculèrent par respect ;
\qs chanoines sortirent presque tous de leurs
formes , et ils n'entendirent pas la sonnette qui
annonçoit le lever-dieu.
Dès que le motet fut fini , chacun félicita
mon père : on parloit si haut, que l'office auroit
été interrompu si le maître de musique n'eût
imposé silence. J'aperçus dans ce moment ma
bonne mère dans l'église ; elle essuyoit ses
•larmes , et je ne pus retenir les miennes.
Après la messe je fus entouré de tout le
chapitre. M. de Harki sur - tout , qui étoit
grand musicien , me promit ses bontés, qu il
m'a toujours conservées; j'en parlerai dans ia
TOME !♦ B
i8 ESSAIS
suite. On faisoit mille questions à mon père :
quel est donc ce miracle! où a-t-il pris ce
goût de chant ! il chante aussi purement dans
ie goût italien , que nos meilleures chanteuses
de l'opéra. Mon père dit alors qu'il me con-
duisoit avec lui à toutes les représentations.
Mon petit triomphe fit du bruit : les cha-
noines en parlèrent à la représentation du
soir *. Le dimanche suivant, je chantai encore,
par ordre du chapitre. J'avois un nombreux
auditoire; et ce qui me fîattoit le plus, c'étoit
d'y voir toute la troupe italienne, femmes et
hommes : chacun d'eux me regardoit comme
son élève.
Je chantai le même morceau qu'on avoît
redemandé. J'eus l'adresse d'y ajouter quel-
ques tournures plus italiennes; mon succès fut
complet. Il signor Resta déclara qu'il donnoit
les entrées de son spectacle à tous les enfans-
de-chœur de la ville ; aussi vit - on chaque
jour une troupe de petits abbés qui venoient
* Le prince - évêque assiste au spectacle , et par
conséquent le cler£;é.
1
SUR LA MUSIQUE. i<?
apprendre à louer Dieu à la salle de la comédie.
On est curieux peut-être de savoir ce que
me dit le maître de musique dans ces circons-
tances; pas grand'chose. 11 changea de conduite
à mon égard ; il me traita comme un grand
garçon. Le jour même que je chantai mon
premier motet, il me présenta la main, que je
jerrai, et il me dit, sans me tutoyer comme
auparavant : Quoique vous n'ayez pas réussi
comme enfant- de-chœur, je prédis que vous
serez bon musicien. — Je le remerciai , et lui
pardonnai dans le fond de mon cœur toutes
ies cruautés dont il avoit empoisonné mes
premières années... Il mourut pendant mon
séjour à Rome. Sa femme chercha à me voir
au premier voyage que je fis à Liège , je ne
pus me résoudre à aller chez elle ; je n'aurois
pu lui parler que de son mari, et son souvenir
auroit flétri le bonheur dont je jouissois au sein
de ma patrie, qui m'accabloit de bienfaits.
Après deux ou trois ans , ma voix ne tarda
pas à se ressentir du tumulte des passions qui
s'élevoient en moi. Mon trouble étoit d'autant
plus violent, que je le cachois à tout le monde,
B 2
20 ESSAIS
et sur-tout au sexe qui en étoit l'objet. Toujours
seul confident de mes désirs , je m'enfermois
dans ma chambre pour me livrer à mon délire,
et souvent au désespoir de ne pouvoir toucher
le cœur de quelque beauté , qui it'existoit que
dans mon imagination. Ce n'étoit point ia
femme que je voyois distinctement qui me
frappoit le plus ; c'étoit celle que je n'avois
qu'entrevue. La timidité avec laquelle je suis
né , me faisoit préférer des êtres fantastiques à
des êtres réels. Cette timidité est dangereuse ,
je l'avoue ; elle concentre le foyer des passions ;
elle excite un feu qui ne pourroit que s'affoiblir
en se répandant au-dehors ; mais elle sert peut-
être à préparer l'ame d'un jeune artiste qui doit
peindre les passions. Le génie se relâche par la
jouissance ; il s'échauffe par les désirs.
Il eût fallu dans cet instant m'interdire le
chant. On n'eut pas cette prudence ; chacun
.vouloit m'entendre et jouir le plus iong-temps
qu'il se pourroit des restes de ma voix , que
l'âge devoit bientôt détruire ou changer, er
moi-même je me dissimulois les efforts que
j'étois obligé de faire. J'en fus puni; je vomis
I
s U R L A M us I Q U E. zï
le sang en sortant d'un concert , où j'avois
chanté un air fort haut de Galuppî. Quoiqu'il
se soit passé environ vingt - cinq ans depuis
cet accident , je n'en suis pas guéri ; il s'est
renouvelé à chaque ouvrage que j'ai fait. J'en
ai une si grande habitude; j'ai été traité à Liège ,
à Rome, à Genève, à Paris , de tant de manières
différentes , que les personnes qui en sont
atteintes me sauront gré sans doute si je leur
fais part du régime qui m'a le mieux réussi.
Si j'avois pu renoncer à toute espèce de
composition, j'aurois obtenu probablement une
guérison complète; mais rien n'a pu m'arrcter,
pas même la crainte de payer de ma vie le
plaisir de me livrer à mon goût pour l'étude.
Je me rappelle une conversation que J'eus
à Paris avec le docteur Tronch'iiu Je vois, me
disoit - il , comment vous vivez ; vous t\!^s
sobre , vous suivez le régime que je vous ai
prescrit : pourquoi donc ces rechutes conti-
nuelles î 11 faut que vous me disiez comment
vous faites voire musique. — Mais , comme on
fait des vers ... un tableau; ... je lis , je relis
vingt fois les paroles que je veux peindre avec
zz ESSAIS
Jes sons ; il me faut plusieurs jours pour
échauffer ma tête : enfin je perds l'appétit, mes
yeux s'enflamment , l'imagination se monte,'
alors je fais un opéra en trois semaines ou un
mois. — OIi I ciel I dit Tronchin , laissez - là
votre musique , ou vous ne guérirez jamais. —
Je le sens , lui dis - je ; mais aimez - vous
mieux que je meure d'ennui ou de chagrin \
Voici les conseils que je donnerois à ceux
qui, travaillant comme moi, sont sujets à cette
maladie.
Ne vous faites point saigner pendant l'hé-
morragie , sans la plus grande nécessité ; j'ai
vomi jusqu'à six ou huit palettes de sang en
djfîérens accès, qui revenoient périodiquement
deux fois par jour et deux fois par nuit ; tout
5e calme à la fin , en buvant un peu d'orgeat
dans de l'eau de graine de lin : la saignée
habituelle , en affaiblissant les vaisseaux, pré-
pare de nouvelles hémorragies.
Après le dernier accès , je reste deux fois
vingt -quatre heures couché sur le dos, sans
parler et sans remuer : un assez gros volume de
5ang grumelé , que l'on expectore d'ordinaire
SUR LA MUSIQUE. 23
pendant cet intervalle, annonce que la cicatrice
est formée ; il faut alors une huitaine de jours
pour reprendre des forces.
Quant au régime habituel, purgez-vous au
printemps et à l'automne avec une médecine
douce. On a voulu m'interdire l'usage des
purgatifs; mais j'ai remarqué que la fermen-
tation des humeurs me donnoit le crachement
de sang; ou au bout de deux ans j'avois pis
encore, une fièvre tierce ou putride ; alors, au
lieu de quatre médecines que j'avois évitées ,
îl en failoit prendre autant que la maladie
i'exigeoit.
La vie sédentaire d'un homme de cabinet
échauffe et tient en stagnation l'humeur, qu'il
faut nécessairement expulser avec précaution.
Prenez le matin une tasse d'infusion de fleurs
d'ortie rouge ; faites-y fondre un petit morceau
de colle de peau d'âne.
Si votre poitrine est échauffée, ce que l'or^
aperçoit par une petite toux sèche , prenez d\i
sirop de vinaigre dans beaucoup d'eau. Si votre
estomac est trop rafraîchi, prenez un verre de
vin de Bordeaux après le repas. L'excès des
B 4
24 ESSAIS
rafraichissemens m'a donné une fois mon cra-
chement de sang. Mon médecin * ne put
l'arrêter au bout de cinq jours qu'avec des
toniques. Je pris six fois de la confection de
jacinthe, après quoi l'hémorragie cessa.
Garantissez-vous contre l'humidité des pieds
pendant l'hiver; couchez-vous de bonne heure;
mettez vos jambes dans l'eau tiède , si votre tétç
s'échauffe trop pendant le travail; choisissez des
alimens sains et de facile digestion , et laissez
les mets trop échauf^ns. Prenez un remède
d'eau froide tous les matins ; faites-la dégourdir
pendant l'hiver. Ne buvez pas de vin sans eau
habituellement; ne travaillez jamais après le
repas : l'imagination est facile après la digestion
du dîner ; mais travaillez rarement le soir ,
si vous voulez une bonne nuit et un bon
lendemain. «
Voiii ce que l'expérience m'a appris ; voilà
le régime que j'ai tenu , et probablement je
lui dois une existence sur laquelle on n'auroit
pas dû compter beaucoup il y a vingt ans. ïi
.. ..i . k : .
SUR LA MUSIQUE. 25
est aisé à observer ; mais il y faut ajouter une
règle , sans laquelle tout régime est inutile.
Je dirai au jeune homme fougueux et plein
d'imagination , qui s'abandonneroit à-Ia-fois à
l'impulsion de son génie et à celle des passions
de son âge : « Si tu veux te livrer aux charmes
" de l'étude , renonce aux plaisirs des sens ,
» sinon la mort est ton partage ».
Mon crachement de sang fut l'époque où
j'abandonnai le chant. J'avois déjà commencé
à m'occuper de la composition, sans règles ni
principes ; j'avois même composé un motet en
chœur à quatre parties , et une fugue instru-
mentale, aussi à quatre parties : je m'y étois
pris d'une manière si nouvelle pour faire ces
deux morceaux qu'un habile maître n'auroit
pas désavoués , que je dois la rapporter , ne
fût-ce que pour prouver combien l'émulation
donne de courage et rend ingénieux. J'avois
commencé par la fugue, parce qu'on m'avoit
dit que cette composition étoit la plus difficile:
or û je débute par une fugue, me disois-je en
moi-même , j'étonnerai bien du monde , et cela
fut vrai. J'avais une fugue en pai'tiiion et à
i6 ESSAIS
quatre parties ; elle étoit très-bien faîte , fort
claire, quoique très-rigoureuse. Je i'étudiai au
point que j'en savois toutes les parties par
cœur. Mille fois dans mon lit je me figurois
entendre exécuter ce morceau , et je l'entendois
' réellement.
■-^
^^E^ffif^r I rgp^
m
Tel étoi-t le sujet.
Voici celui que je pris, mais un ton plus
haut, pour mieux tromper l'auditoire.
ë^^^S^^^^^TrfiTr^^
J'eus la patience de travailler la fugue entière
de cette manière ; c'est-à-dire , qu'en faisant
toujours le contraire de mon modèle , je le
suivois en tout point. On me crut un prodige,
et je n'étois qu'un adroit plagiaire. Le motet
que je fis ensuite ne m'appartenoit pas plus que
ia fugue. Je suivis un autre procédé.
J'avois environ cent motets en chœur , im-
primés avec les parties séparées. Je m'emparai
d'abord de la basse chantante dQS cent motets;
SUR LA MUSIQUE. 27
et en les parcourant , je pris tantôt une phrase,
tantôt une demi-phrase, selon que mes paroles
l'exigeoient. Transposer les tons , ajouter ou
diminuer un temps dans une mesure , n étoit
rien pour ma patience : j'avois soin d'écrire
sur un papier à part la page et ia ligne où
j'avois pris cette basse , après quoi je feuilletois
chaque cahier pour y prendre les parties : si la
haute-contre sortoit de son diapason, je savois
bien l'échanger avec la taille ; enfin le motet
fut fait, fut trouvé harmonieux , et ne fut pas
reconnu. Je conviens qu'il n'étoit guère possible
qu'il le fût.
Ma conscience me reprochoît cependant
cette manière de composer en mosaïque ; j'étois
moins content que ceux qui m'entendoient ;
mais enûn j'avois pris un engagement avec les
musiciens , il falloit continuer et faire mieux.
Je demandai un maître de clavecin à mon
père. Il me donna M. Renekin -, célèbre orga-
niste de Saint-Pierre à Liège. Je pris de lui,
pendant deux ans , des leçons d'harmonie dont
je profitai bien : cet homme étoit en tout
l'opposé de mon premier maître; il avoit autant
28 ESSAIS
Je douceur, de patience et d'aménité avec ses
élèves , que l'autre afFectoit de morgue et d'in-
flexibilité. On desiroit ses leçons autant que
l'on redoutoit celles du pédant orgueilleux
et barbare. Je me rappellerai toujours avec
tendresse et reconnoissance ce que je lui dois ,
et combien je jouissois en m'instruisant avec lui
dans une science que chacun trouve abstraite
et ennuyeuse î
Il m'apprit la règle ordinaire de l'octave ,
par le renversement des trois accords primitifs,
l'accord parfait , la septième de dominante et
la septième de seconde ; ce qui fut fait et mis
en pratique en deux mois de leçons. Il me
donna un livre de basses chiffrées , qu'il avoit
fait et écrit lui-même ; tous les écarts , les
surprises , toutes les ressources de l'harmonie
ctoient rassemblées et mises en ordre dans
ce manuscrit , dont je regrette beaucoup la
perte. Sa manière d'enseigner mérite peut-être
quelque attention : il mettoit autant d'ardeur,
il prenoit autant de part à la leçon, que s'il
avoit fait pour lui-même autant de découvertes
que j'en faisois pour mon compte. Il m'arrctoit
SURLAMUSIQUE. 29
tout - à - coiip sur un accord dissônnant de
septième diminuée Ne bougez pas , mon
ami, ne bougez pas , me disoit-il; vous allez de
cette note sensible, portant accord de septième
diminuée, à l'accord parfait mineur, un demi-
ton plus haut. — Oui. — ^Ne pourriez -vous
pas me renvoyer bien loin ! — Oui , Monsieur,
je puis prendre une des quatre notes de l'accord
pour sensible , et en prenant la tierce j'irois
dans ce ton. — Il se levoit alors transporté de
joie ; il marchoit à grands pas par toute la
chambre , en riant de toutes ses forces ; je iô
iiuivois en riant comme lui , et nous étions
souvent pendant cinq minutes dans cette espèce
d'enthousiasme , sans pouvoir nous retenir :
c'étoit par inclination qu'il enseignoit , et le
paiement n'étoit qu'accessoire.
Cet homme aimable , avec lequel j'aurois
voulu passer ma vie , et que la mort a trop tôt
enlevé ; cet homme , dis-je , rempli d'esprit ,
dé connoissances et de candeur , avoit l'art
d'enti"aîner son élève , par l'intérêt qu'il prenoit
lui-même à la chose; et je puis dire avec vérité
que chaque leçon qu'il mê donna pendant ces
I
jo ESSAIS
cîeux années , fut pour moi un véritable diver-
tissement.
Ce que je viens Je dire mérite d'être consi-
déré par ies maîtres en tout genre ; et je leur
promets qu'ils seront très-recherchés , qu'ils se
feront honneur de leurs élèves , et qu'enfin ils
mériteront les éloges dus aux habiles maîtres ,
si , possédant bien clairement les principes
de leur art, ils suivent les traces du célèbre
Renek'm,
C'est à cette époque que je dois rapporter
la véritable origine de tous les progrès que j'ai
pu faire dans la musique. C'est alors que Aes
soins convenables développèrent très -sensi-
blement un germe qu'une mauvaise culture
avait failli d'étouffer. Mon exemple prouvera
avec cent autres , que la première qualité d'un
maître , en quelque genre que ce soit , est de
s'attirer d'abord la bienveillance de son élève;
et que sans le talent de s en faire aimer, tous
les autres deviennent inutiles. Il est indubitable
que l'aspect toujours sévère de la plupart des
instituteurs , le ton despotique , les mauvais
traitemens sont diamétralement contraires au
SUR LA MUSIQUE. 51
but de l'institution ; car i'efïèt le plus commun
de tels moyens , est d'inspirer à presque to.uj
les enfans un dégoût invincible pour l'étude.
L'image de l'étude et celle du maître s'iden-
tifient dans leur esprit, et ils en conçoivent
pour tous deux une sorte d'horreur (3).
Il en étoit tout autrement de M. Renckin :
il redoubloit mon ardeur ; j'étois tout occupé
de mon harmonie ; elle me rendoit heureux ,
grâce à ses soins.
Cependant mon père , qui avoit été émer-
veillé de mes deux premiers morceaux de
composition , vint me trouver un jour dans
ma chambre. Mon fils, me dit-il , je ne sais
comment vous vous y êtes pris pour faire
votre fugue et votre motet. — Je le sais bien ,
moi, lui dis-je en riant. — Eh bien, ajouta-t-il>
à présent que vous connoissez l'harmonie , je
doute encore que vous puissiez , sans vous
épuiser de fatigue , écrire correctement les
choses dont vous connoissez la marche har-
monique. Je vois, continua- 1- il , tous les
jours dans le monde àçs hommes instruits
dont l'éloquence entraîjie et persuade; s'ils
32 ESSAIS
s'avisoient d'écrire ce qu'ils disent si bien , peut-
être ne ies entendroit-on plus. Or donc (c'étoit
son expression favorite ) il en est de même
d'improviser sur un clavier , ou d'écrire cor-^
reetement en musique : croyex-moi , mon fils ,
il vous faut un maître de composition , et j'ai
fait choix de notre ami Moreau , maître de
musique de Saint- Paul *; je lui ai parlé de
vous, il vous recevra avec plaisir.
Dès le lendemain je courus chez Moreau. Je
lui portai une messe que je commençois. Oh î
doucement, me dit-il, vous allez trop vite. —
{ 11 me rendit ma partition sans, la regarder,
et il m'écrivit cinq ou six rondes sur un papier.)
Ajoutez une partie de chant à cette basse, 6t
vous me l'apporterez, sur -tout ne composer
plus de messe. — Je partis un peu humilié. Je
me disois en chemin : « Mon père aV^oit bien
raison. « Je lui portai sa basse ornée de trois ou
quatre chants différens. Vous allez encore trop
vite, me dit-il; je vous avois demandénote
pour note sur cette basse , et par mouvement
» ♦ II vient d'être nommé associé de rinstitut natibnaï.
contraire ,
SUR LA MUSIQUE. 35
contraire , Dominus vobiscum. Séparez et rap-
prochez les mains ; voilà ce que les parties
doivent faire. — Je sortis en me disant : « Voilà
" deux leçons dont je n'ai guère profité. Mais
»> allons doucement , je vois bien que mon
V défaut est d'aller trop vite. »>
Je n'eus pas assez de patience pour m'en
tenir à mes leçons de composition ; j'avois
mille idées de musique dans la tête , et le
besoin d'en faire usage étoit trop vif pour que
je pusse y résister. Je fis six symphonies ; elles
furent exécutées dans notre ville avec succès.
M. le chanoine cîe Harlei me pria de les lui
porter à son concert; il m'encouragea beau-
coup , me conseilla d'aller étudier à Rome ,
et m'offrit sa bourse. Mon maître de compo-
sition regarda ce petit succès comme pouvant
nuire à l'étude du contre-point qui m'étoit
si nécessaire : il ne me parla point de mes
symphonies *. Il n'en fut pas de même de
* Je n'étendrai point ici mes idées sur l'art d'enseigner,
ni sur les différentes manières que l'instituteur doit
•adopter, selon le génie plus ou moins actif de son élève:
eet objet intéressant mérite d'Être traité séparément.
TOME ï> C
34 E .S S A I S
M. Renekin : j'arrive un jour pour prendre
ma leçon d'harmonie; ii m'embrasse, me fait
asseoir dans un fauteuil, se met à son clavecin,
exécute un morceau de mes symphonies qu'il
savoit par cœur, revient à moi, en me criant:
Bravo! bravo! mon ami; ah! je suis d'une joie...
Je veux les jouer toutes sur mon orgue. — Trop
digne et trop aimable homme ! tu sentois les
défauts de mon foibie ouvrage; mais au moins,
en m'encourageant par ton suffrage , tu prépa-
rois les semences qui dévoient un jour germer ,
et faire naître des productions plus dignes de
l'émulation que tu m'inspirois !
Le projet d'aljer étudier à Rome ne me quitta
plus , et pour décider le chapitre à me laisser
partir, je finis la messe dont j'ai parlé. Je la
fis voir à M. Moreau , en lui disant : Je con-
viens , Monsieur , qu'un écolier de ma sorte
ne doit pas entreprendre un ouvrage si consi-
dérable ; mais je suis décidé à aller étudier à
Rome : mes parens s'y opposent, vu ma foibie ^
$anté ; mais dussé-je y aller à pied et demander
la charité sur les chemins, mon parti est pris,
je ie suivrai. Voyez donc cette messe, je vous
SUR LA MUSIQUE. jj
en prie; je veux, s'il est possible, engager ie
chapitre à reconnoître mes services , et ne pas
priver mon père d'une somme dont sa nom-
breuse famille a besoin. — Il vit ma messe en
quatre ou cinq séances ; il corrigea beaucoup
de fautes de composition, et il n'en' trouva
aucune contre l'expression.
Je me rappelle qu'il étoit revenu plusieurs
fois au verset Qui tollïs peccaîa munJi , &Cm
Comment le trouvez-vous ! lui dis-je. — Je vous
conseille de ne pas le laisser, me dit-il. — Pour-
quoi donc ! — On ne croira pas qu'il soit de
vous. — Cela m'est égal; j'espère que vous êtes
persuadé qu'il est de moi, et cela me suffit.
Ce que je dis prouve assez que c'est à la
nature à faire les premiers dons à l'homme qui
se destine aux arts d'imagination.
Quelle est, me dira-t-on, la nature que doit
suivre le musicien ! la déclamation juste des
paroles. Je ne parle pas des effets physiques ,
tels que la pluie, les vents, la grêle, le chant
èi^s oiseaux, les tremblemens de terre, &c.
Quoiqu'il y ait du mérite à bien rendre ces
difFérens effets, ie plus souvent ils me font une
C 2
3^ ESSAIS
sorte de pitié. C'est comme quand on voit un
buste colorié ou habillé , on recule d'effroi ;
c'est ia nature trop servilement rendue ; elie
n'a plus de charmes.
Je n'aime pas davantage les récits de com-
bats , de tempêtes mis en musique ; c'est , j^
crois , la faute de nos poètes , qui rassemblent
tant d'images dans un même morceau, que le
musicien devient confus pour vouloir tout
rendre : le récit dans ie Huroti , celui de la
tempête dans le Tableau parlant , ne me satis-
font point; la chasse de Tom- Jones a les mêmes
défauts, quoi qu'en dise l'auteur du mélodrame:
îi ne trouve rien de comparable à l'endroit qui
dit en parlant du cerf : Enfin tombe . . . Cette
expression musicale me paraît exagérée, lors-
qu'il est question de peindre un cerf presque
mort de fatigue avant de succomber *. Le
* On peut objecter qu'en pareil cas, c'est le chasseur
qui exagère; voilà peut-être l'excuse du musicien. Au
reste, soit que j'approuve ou que je critique, l'on me
permettra de prendre mes exemples chez les autres ,
lorsque je ne les trouve pas dans mes ouvrages. La
franchise avec laquelle je me critique moi-même, prouve
que je n'ai en vue que l'avantage de l'art.
SURLAMUSIQUE. 37
récit que j'ai fait dans T Amant jaloux , Victime
infortunée . . . n'a pas le défaut de la surabon-
dance , et je crois que les réflexions àts deux
femmes qui écoutent Isnhelle , ne contribuent
pas peu à l'effet de ce morceau , qui auroit
peut-être pris une tournure gigantesque , si
ces réflexions n'en eussent séparé les images,
^inexpérience s'aperçoit davantage dans \t%
compositions trop surchargées et produisant
peu d'efl'et , que dans celles où règne trop de
simplicité et même un certain vide. Voyez la
musique de Pergolèie. Le chant t^t un dessin
pur qui suit la déclamation ; quelques notes
d'accompagnement lui ont suffi pour compléter
son tableau. On pourroit sans doute multiplier
les accompagnemens sans nuire à l'ensemble;
c'est ce que fait le musicien qui écoute. Je n'ai
jamais entendu la Servante maîtresse , sans
faire dans ma tête quelques parties satisfai-
santes , et j'étois enchanté que l'auteur m'eût
laissé ce plaisir.
J'entends souvent les musiciens de la comédie
italienne ajouter quelques notes par-ci, par-là^
à mes accompagnemens; ce qu'ils ajoutent est
c 3
5» ESSAIS
bien , mais j'aimerois mieux qu'ils ie laissassent
faire aux spectateurs , qu'il faut aussi amuser.
Si chaque exécutant avoit la même envie, que
seroit-ce qu'un tel ensemble! Le musicien exé-
cutant qui passe les bornes de son devoir ,
non-seulement fait la leçon au compositeur ,
mais il se donne, à l'égard de ses confrères, un
ton de docteur, qui , à la longue , nuit singu-
lièrement à sa réputation. Si les comédiens
donnent un jour un pouvoir moins limité à
l'habile artiste (M. Je la Hoiissaye),quï conduit
l'orchestre , je ne doute pas qu'il ne réprime
cet abus.
M. le chanoine Je Harîei fit part au chapitre
de l'envie que j'avois d'aller étudier à Rome,
et il prit ses ordres pour faire exécuter ma
messe à la prochaine fête solennelle, qui n'étoit
pas éloignée.
Allons , dit un chanoine , faisons ce que
désire ce jeune homme; mais je vous avertis,
Messieurs, que s'il nous quitte une fois, nous
le perdons pour toujours. — On m'accorda
une gratification.
Je portai ma messe à l'abbé J***, alors
SUR LA MUSIQUE. 39
maître de musique, qui crut, ainsi que mon
maître de composition , qu'elle n'étoit pas de
moi * ; cependant il fallut obéir et battre la
mesure , ce qu il fit d'assez mauvaise grâce ;
mais mon père, premier violon, étoit aimé de
ses confrères : ils remarquèrent que le maître
de musique mettoit peu de soin à l'exécution,
et cela leur suffit pour redoubler leur zèle.
Aussi jamais ouvrage ne fut exécuté avec plus
de chaleur.
La messe fît plaisir ; et l'on se disoit dans la
ville : Nous avons entendu les adieux du jeune
Grétry.
Il n'est pas indifférent qu'un maître de
musique, c'est-à-dire, celui qui bat la mesure,
soit aimé des musiciens qui exécutent sous lui.
Le moindre geste, le plus petit coup de son bâton
ou de son pied , est saisi par tout le monde :
c'est un fluide qui se communique dans tous
les coins d'un orchestre, quelque grand qu'il
5oit; mais je ne connois rien de plus sot qu'un
* J'atteste cependant qu'elle étoit mon ouvrage, et que
)c n'avois pour cette fois usé d'aucun stratagème.
C 4
4© ESSAIS
batteur de mesure qui n'inspire pas de con-
fiance : il frappe , il s'agite et ne produit rien.
Une autre fois , il fait le signe pour commencer,
il frappe majestueusement; mais les musiciens
rebelles se sont donné le mot , et personne ne
^ commence Il reste tout étonné, et il voit
que son bâton de mesure, sans le secours des
exécutans, est un instrument de fort peu d'effet.
Excepté dans les grands chœurs , où je le crois
nécessaire au théâtre, il nuit à la bonne exé-
cution , et voici pourquoi : chaque musicien
est obligé d'avoir l'œil sur l'acteur chantant;
c'est la seule manière de bien accompagner :
il en est dispensé quand on lui frappe chaque
mesure; car il ne peut et ne doit pas suivre deux
personnes à -la -fois. D'ailleurs , l'expression
entraîne hors de mesure tout récitant , soit
vocal ou instrumental : malheur à celui que ce
défaut ne surprend jamais.
Il est donc clair que les symphonistes de-
viennent froids et indifferens , quand ils ne
suivent pas directement l'acteur; le bâton qui
les dirige les humilie , leur ôte l'émulation
naturelle à tout homme qui , pouvant obéir à
s U R L A M U s I QU E. 41
son principal guide , se voit contraint de suivre
la loi d'un tiers.
Le bâton de mesure est cependant nécessaire
au théâtre de l'Opéra, où souvent, dans la
coulisse , on exécute de grands chœurs , quand
la situation dramatique l'exige. Il ne faut pas
croire qu'un groupe de chanteurs ainsi éloigné
puisse entendre l'orchestre, quelque nombreux
qu'il soit : chacun chante à l'oreille de son
voisin, et je me suis quelquefois surpris chan-
tant contre mesure et conduisant <à faux le
chœur qui m'environnoit. Le maître des chœurs
peut s'avancer et jeter un coup d'œil sur le
bâton, direz-vous; c'est ce qu'il fait : mais si
c'est un chœur dansé et chanté ; si une foule
de danseurs occupent l'avant-scène , le bâton
n'est plus visible. Le batteur de mesure frappe
alors sur son pupitre , ce qui est très - désa-
gréable à entendre ; car il vous rappelle sur-
le-champ que vous êtes à la comédie (4). J'ai,
souvent songé aux moyens de remédier à cet
inconvénient ; je crois qu'on le pourroit , en
plaçant quelques gros tuyaux d'orgues derrière
la scène, ou sous le théâtre même, en ouvrant
42 ESSAIS
Je plancher par des_ trous aux endroits des
tuyaux ; le clavier seroit dans l'orchestre , un
organiste y toucheroit pour accompagner ,
pour guider les chœurs et les empêcher de
sortir du ton.
D'ailleurs , ces excellentes basses de vingt-
quatre pieds , en renforçant l'harmonie , ajou-
teroient singulièrement à l'effet.
L'on cherche les moyens de diriger les
aérostats; cherchons donc aussi à perfectionner
le plus beau , le plus noble instrument de
musique que nous ayons. L'orgue en effet
seroit à lui seul un orchestre superbe , si l'on
pouvoit donner au son la gradation du doux
au fort , à la volonté de l'organiste. J'en ai parlé
à M. Charles , et il n'a pas cru cette découverte
impossible : c'est , lui ai - je dit , l'étude de
l'organe humain qui peut vous y conduire.
La manière dont nous formons les sons , le
développement ou le rétrécissement que nous
observons naturellement pour nuancer léchant,
la manière dont un joueur d'instrument à
vent modifie les sons par les mouvemens des
lèvres et le ménagement du souffle , &c. ,
s U R L A M U s I Q U E. 43
sont ce qu'il faut approfondir et imiter pour
y parvenir *.
Je ne puis supporter long-temps le meilleur
orgue, touché par le plus habile organiste:
j'ai cherché la cause de cet ennui; il provient
sans doute de l'uniformité des sons; l'artiste a
beau changer de jeu , il retrouve par-tout des
sons pleins et sans nuances.
Un parleur monotone peut avoir un bei
organe et dire de bonnes choses ; il vous fait
éprouver à la longue un mal -aise insuppor-
table. J'ai remarqué , comme tout le monde ,
plusieurs sortes de monotonies ; celle qui est
produite par un son filé sans nuances ; celle
qu'occasionne la lecture des grands vers, où le
sens suspendu à l'hémistiche, finit trop souvent
à la fin du vers : il vous reste dans la tête ,
après une longue lecture de vers égaux , un
mouvement involontaire de la quantité de
syllabes , qui est presque aussi désagréable que
le cochemar. Je crois même qu'un mouvement
* Voyez le Chapitre intitulé : Quelques prédictions sur
ce que sera la musique , troisième volume.
44 ESSAIS
iong-temps répété , agit sur îa circulation du
sang.
Peut-être tous les hommes n'obtiendroient
point le résultat d'une expérience que j'ai faitç
souvent sur moi-même.
Je mets trois doigts de la main droite sur
l'artère du bras gauche , ou sur toute autre
artère de mon corps ; je chante intérieurement
un air dont le mouvement de mon sang est la
mesure : après quelque temps, je chante avec
chaleur un air d'un mouvement différent; alors
je sens distinctement mon pouls qui accélère
ou retarde son mouvement , pour se mettre
peu-à-peu à celui du nouvel air.
Après cela, dira-t-on que les anciens avoient
tort de dire que la musique rendoit furieux ,
ou calmoit les individus bien organisés et
passionnés pour cet art * l
Le printemps approchoit ; mais ses douces
influences n'inspiroient à ma famille qu'une
* Le mouvement ou le rhythme agit plus puissamment
sur i'ame, que la mélodie ou l'harmonie. On pourroit
dire qu'il est pour l'oreille^ ce que la symétrie est pour
J«s yeux.
s U R L A iM us I QU E. 45
sombre tristesse. On ne croyoit pas que j'eusse
assez de force pour supporter ia fatigue d'un
voyage de quatre à cinq cents iieues que j'ailois
faire à pied. Ma bonne mère eut le courage, en
répandant des larmes, de travailler elle-même
aux petites nippes qui m'étoient nécessaires.
J'étois le seul de la famille qui parût avoir
conservé de la gaieté : j'étois résolu , et j'avois
raison de paroître tel ; c'étoit le seul moyen
d'obtenir le consentement de mes parens. Je
fus passer une journée à Coronmeuse, chez
ma grand'mère. Ses adieux étoient pour moi
les plus cruels de tous ; car son grand âge ne
me laissoit pas l'espérance de la revoir jamais:
sa contenance à mon égard n'est jamais sortie
de ma mémoire. Elle me parla long-temps de
mes devoirs envers Dieu , me recommanda
beaucoup le soin de ma santé. Elle remarqua
sans doute avec plaisir le courage que j'affec-
tois ; et dans la crainte de l'afFoiblir , elle
s'efForçoit de me montrer une physionomie
ïiante, dans le temps que ses pleurs la tra-
hissoient.
L'exhortation que me fit son second mari
4.6 ESSAIS
fut d'un genre tout différent : après dîner il
me conduisit dans son jardin ; il commença
par m'enfoncer son chapeau sur ma tête> en
me disant : Eh bien , Rodrigue , as-tu du cœur!
— Oui, vraiment, mon grand-papa. — Tiens ,
me dit-il en fouillant dans sçs poches , voilà le
présent que je te fais. — Il sort en même temps
deux pistolets, qu'il me présente: Prends garde,
dit-il, ils sont chargés; n'en abuse pas, mon
fils , je t'en coujure ; mais si quelqu'un
t'attaque — Oui, oui, mon grand-papa,
je saurai bien me défendre. Allons, voyons;
je suppose que cet arbre est un voleur qui te
demande la bourse ou la vie, que feras- tu \
Je lui dirai : Monsieur , si vous êtes dans
le besoin , je peux bien vous offrir quelque
secours ; mais ma bourse toute entière , dans
ia situation où je me trouve, c'est ma vie
elle-même. — Non , me répond mon grand-
père en me montrant l'arbre, c'est tout ce que
tu possèdes que je veux avoir. — Pan — Je
tire un coup de pistolet contre l'arbre. — Il met
le sabre à la main , s'écrie mon grand-père —
et je lâche mon second coup. Ma grand'mère
SUR LA MUSIQUE. 47
effrayée , accourt à la fenêtre en criant : Au
nom de Dieu , que faites-vous là î — Je tue les
voieurs , ma grand'maman , lui répondis-je. —
Son mari mit les deux pistolets dans ma poche,
et nous rentrâmes.
J'appris , en arrivant chez mon père , que
le messager qui devoit me conduire étoit venu
à la maison , et avoit fixé son départ pour
Rome à huitaine. C'étoit à la fin de mars 175^,
et j'avois par conséquent dix - huit ans. Je
ne doutois pas que mon guide n'eût été bien
caressé , et qu'on ne lui eût promis une récom-
pense s'il prenoit soin de moi sur la route.
Cet homme s'appeloit Remacle ; et quoique
âgé de soixante ans , il faisoit par année deux
voyages de Liège à Rome, et de Rome à Liège:
il en faisoit quelquefois trois. 11 étoit trèj-
honnête homme avec les jeunes gens qu'il
conduisoit ou ramenoit ; mais il étoit bien le
plus fin di^s contrebandiers : il portoit en Italie
les plus belles dentelles de Flandre, et les jeunes
étudians qu'il conduisoit n'étoient qu'un pré-
texte pour cacher son commerce. Il rapportoit
de Rome des reliques et de vieilles pantoufles
48 ESSAIS
du Pape ; il en fournissoit tous les couvens de
religieuses de la Flandre et des Pays-Bas. II en
tiroit de l'argent , des dentelles , des présens
de toute espèce. Cet homme étoit riche et
avare; nous lui disions souvent : Veux-tu donc
mourir sur les grands chemins , Remack f — II
nous répondoit avec son air juif: Hélas I je ne
5uis pas aussi riche que l'on croit; d'ailleurs
quand je ne fais qu'un voyage par année, je
fais une maladie en automne , et j'aime mieux
voyager.
Son trafic l'obligeoit de faire d'immenses
détours pour éviter les endroits où il étoit
soupçonné ; de manière que pour conserver sa
santé, selon lui, il faisoit environ deux mille
lieues par année , portant plus de cent livres
sur le dos.
Le jour de mon départ arrive enfin ; je
ie desirois impatiemment. Je ne voyois que
larmes , je n'entendois que soupirs depuis huit
jours. Le terrible Remacle arriva au jour fixé :
il entra chez mon père sans se faire annoncer;
il étoit une heure après dîner. Son apparition
fut un coup de foudre pour ma famille. Je ne
lui
SURLA MUSIQUE. 49
iuî donnai pas le temps de parler : je saute sur
ma valise, que je mets sur mon dos; je me
jette à genoux, les mains jointes, pour demander
la bénédiction de mon père et de ma mère.
Que Dieu te bénisse, mon cher enfant, me dirent-
ils ; et j'avois disparu.
Le voisinage étoit aux portes pour me voir
partir ; je fis signe à chacun de ne point
m'arrêter ; et mon vieux mentor leur disoit en
-courant après moi : Soyez tranquilles, j'en
aurai soin.
Que les larmes de ma mère et sur-tout de
mon père me firent une vive impression! leurs
physionomies respectables , où étoit répandue
la pâleur de la mort , leurs bras élevés vers le
ciel pour l'implorer en ma faveur; ce tableau
pieux me fit une sensation que je ne puis
rendre.
Lorsque je fus en état de me reconnoître ,
je sentis mes larmes couler , et je dis ; « O mon
>^ Dieu ! permets que ta pauvre créature soit un
" jour le soutien et la consolation de ses infor-
^' tu nés parens. »
L'amour patçrnel et l'amour filial résident
TOME I. D
50 ESSAIS
sans doute dans tous les cœurs, même fespfu^
endurcis ; rrîais que les gens de haut parage sont
loin de savoir combien ce sentiment respectable
est plus vif chez les honnêtes bourgeois, sur-
tout dans les pays où le luxe et la débauche
n'ont pas mis de barrières entre les pères et
leurs enfans. L'habitude de vivre ensemble ,
de se chauffer au même feu , de boire au même
vase, de manger au même plat, répugneroit
sans doute à la nature factice du beau monde;
mais cependant avec quelles délices je me
rappelle ce cher et bon vieux temps! J'ai puisé
dans cette intimité l'amour éternel que je porte
aux auteurs de mes jours. Eh I quel est le père
qui ne se contraigne, quand il vit et agit
toujours sous les yeux de ses enfans ! Quel
est l'enfant qui puisse compter sur l'amour
paternel, au point de s'oublier souvent en sa
présence! Un gouverneur, direz -vous, jouit
de l'autorité d'un père : oui , mais l'enfant
accorde- 1- il au maître cette autorité que la
nature ne lui a pas donnée! La nature ne perd
pas ses droits , et à sept ans un enfant se
dit : i<. 11 faut que j'obéisse à un maître que l'on.
SUR LA MUSIQUE. ^r
»> paie pour avoir soin de moi; c'est pour lui-
» même , c'est pour sa fortune et sa réputation,
" qu'il lui importe que Je remplisse mes devoirs;
»> il n'a pas d'autre intérêt : mais mon père est
» mon Dieu sur la terre ; je suis ce qu'il aime
« le plus dans ce monde; ses volontés sont pures,
j> et je sens que sa raison doit être ma loi ».
L'obéissance naturelle fait des hommes ;
l'obéissance forcée fait des esclaves : et je n'es-
time guère plus l'homme qui n'est honnête que
parce qu'il tremble à l'aspect des lois , que le
coupable qui les enfreint. •
Mon vieux mentor me conduisit dans son
village , à trois lieues de Liège , où je trouvai
deux étudians qui nous attendoient pour faire
route ensemble : l'un étoit abbé ; il me parut
.'^Ible et languissant, et je sentis un retour de
courage sur moi-même à" l'aspect de ce frêle
voyageur : l'autre étoit un jeune chirurgien;
il éioit*gai, vif, sans souci; je le jugeai un
compagnon de voyage fort amusant , et je ne
me trompai pas.
Je témoignai à ces jeunes gens combien
j'avois été fâché de ne m'être point trouvé chez
D 2
52, ESSAIS
mon père lorsqu'ils y étoient venus pour faire
connoissance avec moi. Nous fûmes bientôt
amis , sur-tout le jeune chirurgien et moi. Il
me dit à i'oreilie que ce pauvre abbé , à
ia mine aiongée , ne feroit que vingt - cinq
]ieues de son pied mignon. J'avois remarqué,
ainsi que lui, que notre abbé avoit le pied
d'une longueur démesurée. Quant à vous ,
ajouta -t- il en souriant, vous n'en ferez que
cinquante, et j'en suis fâché ; car je vous aime
déjà. — Nous verrons cela , lui dis-je.
Nous partîmes donc le lendemain à cinc|
heures du matin. Le vénérable Remacle, l'abbé,
ie chirurgien et moi , et un gros garçon cham-
penois nommé Baptiste , associé honoraire de
Remacle , voilà ce qui composoit notre cara-
vane. On nous fit faire dix lieues ce jour-là,
à travers les bruyères et les forêts des Ardennes.
Notre abbé ne mangea pas le soir ; le petit
chirurgien et moi nous dévorâmes. Tout en
soupant il me disoit : Je serois fâché que notre
abbé ne fît pas ses vingt-cinq lieues, car j'ai
prédit qu'il les feroit.
Le lendemain, mcme promenade que la
I
s U R L A Aï U s r Q U E. 53
veîile. Notre arrière-garde, c'est-à-dire, notre
pauvre abbé , arriva au gîte long-temps après
nous. J'en étois inquiet : je voulus sortir pour
aller à sa rencontre ; mais le petit espiègle ,
suppôt d'Hippocrate, me retint, en m'assurant
que l'abbé aimoit à marcher lentement , et
qu'il n'y avoit pas d'humanité à moi de vouloir
presser sa marche.
Il arrive enfin , se tramant à peine. Après
qu'il se fut reposé , il nous dit en versant des
larmes , qu'il n'avoit pas la force de nous
suivre ; qu'il resteroit quelques jours dans
l'auberge pour guérir les plaies qu'il avoit aux
pieds , et qu'il retourneroit ensuite chez son
père. Nous approuvâmes tous son projet ,
excepté le chh'urgien qui ne dit mot. Les larmes
de ce pauvre abbé redoublèrent, lorsqu'il parla
de la surprise que son apparition causeroit
à son père et à ses parens , qui l'avoient
tous comblé de présens et de bénédictions
au moment de son départ , et devant lesquels
il n'oseroit. se montrer sans honte. Remaclc
le consola, en, lui apprenant qu'il n'étoit
pas le premier jeune homme iiéojeois qui
54 E S S A I 5
i'abandonnoît sur la route, etii lui en nomma
plusieurs. Notre petit espiègle , qui ne parloit
pas depuis long - temps , demande enfin au
messager combien nous avions fait de lieues. —
Hier dix , aujourd'hui autant , et si vous
comptez les trois lieues de votre ville à mon
village , cela fait vingt - trois lieues. — Il
s'approche de mon oreille en me disant : 11 en
manque deux; je suis furieux. — Tais-toi,
barbare , lui dis-je.— On alla se coucher.
Croira- t- on que notre chirurgien suivit
î'abbé dans sa chambre , et parvint à lui per-
suader qu'il devoit se remettre en marche le
lendemain. Il visita ses pieds , lui pansa ses
plaies ; et lorsque nous fûmes le lendemain
matin dans la chambre de l'abbé , croyant le
trouver au lit , nous le vîmes tout habillé, le
paquet sur son dos , et le petit drôle qui
lui donnoit le bras pour descendre l'escalier.
Malheureux, lui dis-je, tu veux donc voir
périr ce pauvre abbé ! — Oh que non , que
non , me dit-il ; il a prié Dieu cette nuit ,
M. l'abbé : tu es un impie, toi, tu ne crois pas
aux miracles.
(
SUR LA MUSIQUE. 5;
Le pauvre garçon fit encore trois lieues , aidé
par le petit camarade qui le soutenoit ; mais
une fois arrivé à l'endroit où nous devions
déjeuner , il perdit le reste de ses forces avec
l'espoir de nous suivre. Je me mis en colère
contre le chirurgien. Ne te fâche pas, me dit-il,
il a fait vingt-cinq lieues, et je ne veux pas
qu'il aille plus loin. — L'abbé se mit au lit , et
nous le quittâmes en lui conseillant, après
qu'il se seroit bien reposé , de louer un cheval
pour se rendre chez lui.
Nous continuâmes notre route. Je m'a-
perçus vers le soir de la même journée , que
notre brave lui - même restoit en arrière , et
qu il faisoit d'inutiles efforts pour ne pas boiter:
je le guettois souvent; je lui vis porter son
mouchoir à ses yeux après avoir regardé le
ciel avec fureur. Je m'assis un instant pour
l'attendre. Des qu'il fut près de moi , je lui
criai : Allons, courage, M. l'abbé 1 — Qu'ap-
peiles-tu , M. l'abbé ! — Il voulut me sauter
aux yeux; je levai mon gros bâton. Oh ! hé !
jeune homme , lui dis-je , sais-tu que tu n'es
peut-être pas ici le plus fort , si ce n'est en
D 4
5^ ESSAIS
méchanceté ! — Il me regarda fixement , et puis
prenant son parti : Allons , me dit-il , je suis
un chien , j'en conviens ; mais , dis - moi ,
comment te trouves-tu ! — Pas trop bien , je
l'avoue. — Pour moi , je souffre horriblement ,
continua-t-il, et je peux à peine me traîner.
J'ai souffert autant que toi ce matin , lui dis-je;
je me suis efforcé d'aller , et maintenant je me
trouve mieux ; suis mon exemple ; efforce-toi,
la même chose ne tardera pas à t'arriver : allons,
marchons. — Je voulus lui donner le bras.
Jamais , jamais , me dit-il en s'éloignant.
Le lendemain fut encore pénible pour nous;
mais dès que nous fûmes arrivés à Trêves ,
nous nous trouvâmes aguerris , faits à la fatigue
et aux injures du temps.
Un jour en entrant dans une auberge pour
ia dînée , une grosse Allemande , maîtresse du
îogis, me témoigna une tendresse toute parti-
culière. Mon camarade me dit : Vois-tu, mon
beau garçon, comme tu vas faire des conquêtes
en chemin. — Dès que nous fûmes à table ,
cette femme vint m'ôter mon couvert pour en
substituer un autre d'argent; elle m'apporta
s U R L A M U s I Q U E. 57
ensuite un morceau de pâtisserie très- délicate .
j'en offris à mes compagnons , et le 5uppôt
d'Esculape continuoit à me faire mille plaisan-
teries. Au dessert , elle revient avec un verre
de liqueur, qu'elle me porte elle-même à la
bouche. Que signifie cela , dis-je au messager! —
Je n'en sais rien , me dit-il. — Nous nous levons
enfin pour partir. La maîtresse du logis vient
à moi les bras ouverts , me presse contre son
sein en fondant en larmes et me disant mille
choses en allemand , que je n'entendois point. •
Je sors avec mon espiègle, qui rioit comme
un fou : je ne riois point , cette femme m'avoit
attendri. Bientôt nous fûmes suivis du messager
que nous attendions avec impatience ; il nou^
apprit que cette bonne femme étoit mère d'un
jeune homme auquel je ressemblois , et qui
étoit parti depuis quelques jours pour aller
faire sts études à Trêves : il nous dit aussi
qu'elle avoit absolument refusé le paiement de
notre dîner ; qu'elle m'avoit beaucoup recom-
mandé à lui , et s'étoit informée si j'avois de
l'argent pour aller jus'qu'à Rome.
Quant à notre pauvre abbé , il avoit suivi
58 ESSAIS
le conseil qUe nous lui avions donné. Après
quelques jours de repos , ii avoit acheté un
cheval pour se rendre chez lui. Ma mère
( qui m'a conté ce détail depuis ) étoit à la
grand'messe de notre paroisse, aux fêtes de
Pâques : dans l'instant où elle n'offroit des
vœux au ciel que pour un fiis qu'elle aimoit
et qu'elle croyoit trop foible pour soutenir la
fatigue d'un si pénible voyage ; l'imagina-
tion frappée des rêves de toute une famille
alarmée qui me voyoit sans cesse abymé de
fatigue, pâle , déchiré et respirant à peine dans
le coin d'un cabaret ; c'est dans ce moment
qu'elle aperçoit l'abbé. Ses yeux cherchent
par-tout son fils , qui doit être avec lui : la
foule l'empêche d'approcher ; mais elle ne le
quitte pas de vue un instant : elle parvient
enfin à lui faire dire qu'elle désire lui parler :
Quoi , Monsieur , c'est vous î où est mon fils !
comment se porte-t-il ! — Il lui apprit que je
continuois courageusement ma route, et il lui
raconta sa déplorable histoire.
Ma mère l'entraîna à dîner chez elle, où il
fut bien caressé; mais la condition étoit rude:
4
s U R L A jAI us I QU E. 59
il itiilut entrer dans les plus petits détails d'un
voyage qui blessoit son amour-propre.
Cependant nous cheminions vers notre but
assez péniblement ; mais le chirurgien faisoit
souvent diversion à nos fatigues par ses espiè-
gleries : en voici une qui me parut un peu
forte.
Nous étions dans les environs de Trente.
Pendant que nous nous reposions en attendant
le souper , il étoit allé, comme à son ordinaire,
fureter dans toutes les chimbres , et embrasser
toutes les filles de l'auberge. S'il n'eût fait que
cela , il eût été pardonnable : cependant nous
soupons et l'on nous sert des mets quç le
messager n'avoit pas demandés; ensuite plu-
sieurs bouteilles de très-bons vins étrangers :
ie petit chirurgien avoit l'air d'être du secret ,
et il plaisantoit beaucoup , en disant qu'il
ressembloit, trait pour trait, à un jeune mari
que notre hôtesse venoit de perdre.
Nous étions curieux, le messager et moi,
de savoir ce que cela signifioit ; et , après le
souper, nous allâmes nous en informer. Nous
trouvâmes l'hôtesse avec son mari , âgé de^
6o ESSAIS
quatre-vingts ans, auquel ie chirurgien avoît
arraché deux dents ; il avoit saigné la femme,
qui n'étoit guère plus jeune ; il avoit saigné une
jeune hlle qui avoit la jaunisse. Abominable
homme, lui-dis-je, sais-tu assez ton métier
pour oser porter la main sur un vieillard, une
vieille femme près de descendre au tombeau! —
C'est pour cela qu'il n'y a rien à craindre ^
me dit-il ; ne faut-il pas que je m'exerce? —
Tais-toi, bourreau, lui dis-je, et souviens-toi
que si tu continues à t' exercer de la sorte,
nous t'abandonnerons.
Nous avions déjà parcouru une partie àes
états que possède la maison d'Autriche dans le
voisinage des Alpes , lorsqu'un jour notre
messager nous persuada de faire un détour de
deux lieues, pour nous procurer, disoit-il, la
vue d'un superbe monastère dont je ne me
rappelle point le nom. Son empressement à
nous donner ce plaisir me parut suspect, et je
crus, non sans raison, que son intérêt marchoit
à côté de sa complaisance.
Arrivés dans le couvent, Rcmach nous dit
devoir l'église, les édifices et les jardins, et
SURLA MUSIQUE. (Tr
qu'il nous rejoindroît dans une grande salle
qu'il nous montra, et où j'aperçus beaucoup
de personnes des deux sexes. On exerce ici
l'hospitalité , me dit le chirurgien , et c'est
probablement ce qui y attire RemacJe. — Oui,
repondis - je , et sans doute aussi quelques
commissions pour ces moines , qui me semblent
fort riches , mais nous pouvons nous dispenser
de mani^er le pain des pauvres. — Je suis de
votre avis , dit mon compagnon , mais nous
irons voir comment on les traite.
Nous revînmes en effet dans cette salle où
la charité chrétienne s'exerçoit d'une manière
si étrange, que je n'aurois pu y ajouter foi,
sans en avoir été témoin oculaire. On faisoif
ime distribution d'alimens ; un gros moine très-
brutal, qui y présidoit, frappoit les hommes,
poussoit rudement les femmes et les enfans,
et avoit l'air de vouloir exterminer son monde
plutôt que de l'aider à vivre. Il venoit de mal
mener un malheureux français qui imploroit
:;on secours , lorsqu'il nous aperçut et nou5
aborda, en disant en français : Vous avez bien
l'air de n'ctre attires ici que par la curiosité.—
ia ESSAIS
II est vrai, lui dis-je, mon révérend, que ce
n'est pas ia nécessité qui nous y amène ; mais
la beauté de votre monastère, et sur-tout le
désir de contempler l'asile où le malheureux
voyageur est reçu ayec tant d'humanité, nous
ont fait détourner de notre route. Faites-vous
chaque jour, lui dis-je, autant d'heureux que
j'en aperçois dans ce moment! votre emploi
est celui de l'ange consolateur, et toutes ces
victimes de la misère doivent bénir le fondateur
qui ^ous a si richement dotés, et vous sur-tout,
mon père, qui remplissez ses vues avec une
douceur si édifiante.
Le moine en courroux interrompit ce
persiflage , en nous priant de sortir de ia salle.
Echauffé à mon tour par ses menaces, je lui
dis en élevant la voix : Il est évident, mon
père , que la mince portion de vos richesses ,
que vous donnez aux pauvres avec tant de
regrets, est une charité forcée, et que vous
êtes persuadé que secourir d'une main en
soufflettant de l'autre, est le plus sûr moyen
d'éluder l'ordre du fondateur et d'écarter ces
malheureux ; mais craignez que cette conduite
SUR LA MUSIQUE. 6^
n'attire à la fin sur vous quelques malédictions
dont ie pauvre se rejouira.
Ces paroles véhémentes avoient excité
i'attention des pauvres voyageurs, qui, sans
doute , applaudirent à ma colère. Je m'ea
aperçus au silence qui se fit tout-à-coup dans
la salle , et à la confi-ision du moine.
Je sortis alors avec mon compagnon, qui
me dit : Bravo î bravo, mon ami ! je voudrois
que le maître de ces moines t'eût entendu ,
ta prédiction ne seroit peut-être pas vaine *.
Je gagerois bien, ajouta-t-il, que tu me
permettrois d'arracher à ce drôle-là cinq ou six
dents. — Oh ! tant que tu voudrois, lui dis-je.
RemacJe , très - mécontent de notre visite
chez les moines , se hâta de regagner la grande
route.
Nous traversâmes le Tiroi. Les aval anges
( on nomme ainsi la chute des neiges amon-
celées, qui s'écroulent du haut à^s montagnes)
formoient un bruit semblable à celui du
* J'ignore si ce monastère se trouve au nombre dci
couvens supprimés long-temps après, dans les états de
l'empereur.
6.J. ESSAIS
tonnerre, que vingt échos rendoient presque
continuel. Tout me parut original et roman-
tique dans ce pays montueux.
Les femmes me parurent charmantes ; elles
ont les traits jEns et délicats , une espèce de
turban fort gros couvre leurs têtes, et diminue
encore les plus jolies petites mines que l'on
puisse voir. J'avois peine à leur pardonner leurs
énormes bas de laine qui avoient l'apparence
de bottes fortes ; mais lorsqu'on sait que cette
chaussure sert à garantir du froid une jambe
de cerf et blanche comme l'hermine , on
envieroit le sort des Tirolois , qui seuls ont
l'honneur d'assister au débotté. Leur taille est
élégante : d'ailleurs , les deux extrémités du
corps , le gros turban et les grosses bottes ,
contribuent à les faire paroître si sveltes, que
ce qui paroît d'abord les défigurer, devient un
raffinement de coquetterie... Tel est l'empire
de la beauté , nul costume n'en obscurcit le
charme.
Un petit événement accrut beaucoup alors
dans l'esprit de notre guide la considération
qu'il me témoignojjt. A l'approche d'un petit
bourgs
SUR LA MUSIQUE. (^5
bourg, je m'aperçus par ses gestes et l'altération
de son visage, qu'il étoit troublé de quelques
craintes. Je lui en demandai le sujet. Ah î
me dit-il, que je voudrois être à demain ! — Je
pénétrai la cause de ses inquiétudes, et je vis
qu'il avoit besoin en ce moment de toute sa
prudence et de la nôtre. Il m'exhorta à répondre
laconiquement aux questions qu'on pourroit
me faire sur son compte dans le bourcj , et à
J^e point parler des détours de notre route.
Soyez tranquille, lui dis-je, si nous babillons,
ce ne sera pas pour vous nuire.
Nous arrivons cependant dans le lieu tant
redouté ; on nous fait entrer dans une grande
salle basse, autour de laquelle beaucoup de
voyageurs étoient assis sur des bancs. Leur
silence, leur ennui, l'aspect du lieu rcndoient
Ja scène très -lugubre. Remûck prit sa place
dans un coin, posant à ses pieds son énorme
bissac. Bientôt après je vois entrer quatre espèces
d'alguasils de finance, que la mine de Remacle
m'auroit fait juger tels , si je ne les eusse
appréciés d'avance. L'un d'eux va droit au
paquet de notre guide et le soulève en marquant
T o M E i . E
€6 ESSAIS
qu'il le trouve bien lourd. RemacJe se lève
le chapeau à la main , et lui dit en allemand ,
qu'il etoit le conducteur de ces deux jeunes
gens qui alloient étudier à Rome. L'archer
vient aussitôt à moi, et me dit : Vous ctçs
bien jeune et bien maigre, Me'inherr, pour faire
un si grand voyage. — Ah ! le courage , lui
répondis-je, supplée à la force, et j'ai bonne
envie de m'instruire. — Dans quelle science! — -
Je suis compositeur de musique , Meinherr , et
assez connu déjà dans le pays de Liège. —
Diable ! dit-il en souriant et en s'asseyant près
de moi. Ses confrères s'approchèrent en même
temps , et me firent d'autres questions auxquelles
je fis àti réponses risibles qui les occupèrent
assez pour donner le temps à Remacle de se
rassurer. 11 se sentit même la force de payer
d'audace et de faire un coup de maître. Il ouvre
son sac aux yeux de tous, en tire à^s bardes,
du linge ; puis une moitié de bas de laine
garnie d'aiguilles à tricoter, et d'une très-grosse
pelote de laine qu'il pose sur sts genoux, et
voilà mon homme qui tricote d'un air tranquille.
Sç^^ genoux apparemment ne l'étoient point.
SUR LA MUSIQUE. 67
car la pelote tombe et s'en va roulant dans les
jambes des commis. Remacle fit une grimace
effroyable. Je me lève très - lestement , et
d'un coup de pied je lui renvoie sa pelote , en
leur présentant une bouteille de vin , dont
je proposai à ces messieurs de goûter, ce
qu'ils acceptèrent sans façon. Pour achever la
diversion, j'appelai le petit chirurgien que je
leur présentai comme un garçon déjà très-habile
dans son art. Cherchant toujours à exercer sts
talens , il leur offrit en effet son petit ministère
pour eux, leurs femm.es et leurs enfans; mais
ils n'en usèrent pas comme de mon vin. La
bouteille vidée , ces messieurs sortirent sans
avoir chagriné personne, et répétant dans leur
baragouin, moitié allemand, moitié françois ,
que nous étions de5 jeunes gens beaucoup
iiimahles.
Remacle vint aussitôt à moi , me serra la
main et me témoigna, par i^ts regards, combien
il étoit reconnoissant. Il commanda un excellent
souper et du meilleur vin, et ne cessa, tout
c:* mangeant , de vanter ma prudence. A la
lia du repas, je lui di^• : Eh bien! Remacle,
E 2
6 s ESSAIS
vous voyez que nous sammes vos amis ; vous
ne refuserez pas à présent de nous dire ce que
c'est que cette mystérieuse pelote de iaine. —
Vous allez le savoir, dit- il, je n'aurai plus
rien de caché pour vous. — Il déroule environ
un pouce de laine qui étoit à la superficie ,
et nous fait voir de superbes dentelles de
Flandre destinées à orner les rochets des
cardinaux. Ahî mon ami , me dit-il, si j'avais
vu ma pelote entre les mains des archers, je
crois que je serois tombé roide mort. — Cela
étant, dis- je, je me tiens fort heureux de vous
avoir sauvé la vie d'un coup de pied.
Nous nous .levâmes le lendemain avec
alégresse après une bonne nuit, et nous avions
déjà fah, .'trois lieues au lever du soleil.
Peu de jours après, nous arrivâmes dans
l'Italie. Plus de rochers , plus de frimas ; la
nature avoit changé de face en un moment.
Avec quel plaisir je me trouvai lout-à-coup
dans^une prairie émaillée de fleurs ! On eût dit
qu'un génie bienfaisant nous avoit transportés
de la terre aux cieux. Je priai le messager de
me laisser jouir un moment de ce délicieux
4»
SUR LA MUSIQUE. 6ç)
aspect; mais quei fut mon ravissement, lorsque
j'entendis, et pour la première fois, \es chants
italiens ! c'étoit une voix de femme, une voix
charmante, qui me transporta par ses accens
mélodieux. Ce fut la première leçon de musique
que je reçus dans un pays où je courois
m'instruire.
Cettevoixdouceetsensible, ces accens presque
toujours douloureux, qu'inspire l'ardeur d'un
soleil brûlant, ce charme de l'ame enhn que
j'allois chercher si loin , et pour lequel j'avois
tout quitté, je les trouvai dans une simple
villageoise.
Il ne nous arriva rien de remarquable en
traversant l'Italie. Les campagnes du Milanez
me ravirent par leur richesse et leur variété.
La ville de Florence me parut un séjour
délicieux. La nature est animée différemment
dans les pays chauds, et l'homme du nord qui
s'y transporte pour la première fois, ne peut
se refuser à l'admiration.
Les contrées septentrionales de l'Europe
n'ont guère produit d'artiste distingué qui n'ait
fait un séjour plus ou moins long en Italie.
E 3
70 ESSAIS
Il semble que c'est un tribut qu'il doit payer
à ce climat privilégié, qui en récompense assure
sa réputation. Ceux qui ne peuvent acquérir
que de l'esprit n'ont rien à faire en Italie. La
logique des pays chauds est l'action même du
génie, qui dédaigne la forme et la subtilité. Que
l'homme du nord, qui s'est vu au milieu de
ces têtes bouillantes , dise s'il ne s'est pas senti
entraîné par elles, et s'il ne leur doit pas le
foyer qu'il rapporte en sa patrie, et auquel il
devra ses succès !
A trente ou quarante milles de Rome le »
messager nous dit qu'il falloit nous quitter , qu'il
avoit beaucoup d'affaires dans les environs de
cette capitale où il n'arriveroit que huit jours
après nous. Présentez-vous le plutôt que vous
pourrez au collège, nous dit-il, car je ne vous
ai pas informés que deux de vos compatriotes
sont partis de Liège avant nous; on dit qu'il
n'y a que deux places vacantes , et vous savez
qu'elles appartiennent à ceux qui arrivent les
premiers. — Nous prîmes une voiture et nous
partîmes.
Je fus ravi du spectacle qui s'ofîiût à nos yeux
I
SUR LA MUSIQUE. 71
en entrant dans Rome ; c'étoit un dimanche ,
"vers quatre heures après midi , et ie printemps
répandoit dans l'air une chaleur douce qui
invitoit à la mélancolie. Ajoutez à cela l'appareil
d'un nombre infini de voitures remplies de
belles dames, qui chantoient sans doute l'italien
bien mieux que ma petite villageoise. Mon
imagination étoit dans un délire charmant,
et souvent, pendant mon séjour à Rome, je
3uis retourné à la porte du Peuple, pour me
rappeler le plaisir que j'avois eu en voyant
cet endroit pour la première fois.
Nous fûmes admis au collège, le chirurgien,
moi , et les deux jeunes gens dont le messager
nous avoit parlé, qui arrivèrent deux jours
après nous. Remacle avoit raison, il n'y avoit
que deux places vacantes , mais nous avions
de si bonnes recommandations , qu'on nous
reçut tous les quatre , en nous mettant deux
dans une chambre ( 5 ). Je parcourus tous \çs
palais et les églises de Rome, avec l'ardeur d'un
jeune homme qui voit àçs chef-d'œuvres dont
la renommée avoit frappé depuis long-temps
son imagination. J'allois chaque jour entendre
E 4
72 ESSAIS
les offices en musique dans les églises. Casali,
Orisicc/iio, Y cihhé Ltistrini, Joaiiinî Jel vioIonceJlo ,
étoient les maîtres de chapelle les plus en vogue.
Je trouvai à Casali beaucoup de grâces et
de facilité , et sur-tout une figure aimable ; je
conçus de l'estime pour lui, et je me promis
de le prendre pour maître.
Onsiccliio étoit plus soigné dans ses com-
positions , plus vrai dans l'expression ; mais
l'air grave et important qu'il affectoit en
faisant exécuter ses ouvrages , me fit préférer
Casait.
L'abbé Lustnni avoit du mérite aussi ; élève
à'Orisicehio , il en avoit pris le style, et avoit
conservé à la musique d'église l'austérité et la
noblesse que l'on ne devroit jamais abandonner ;
mais il faut plaire , même à l'église : on entend
ime rumeur sourde lorsqu'un morceau plaît
ou déplaît; la séduction gagne les maîtres de
chapelle, et ils finissent par confondre le genre
de musique d'église et celui du théâtre.
A la fin du règne de Benoît XIV, les
abus furent portés si loin, que le Pape, qui
n'étoit rien moins que cagot, fut oblige de
s U R L A M U s I Q U E. 73
faire transférer le Saint- Sacrement dans une
chapelle latérale, pour empêcher l'irrévérence
des Romains, qui, tout attentifs et les yeux
fixés sur les musiciens , tournoient le dos au
maître-autel. Il défendit aussi les tymballes et
toutes sortes d'instrumens à vent, et ordonna
aux maîtres de chapelle , sous peine d'amende ,
de finir les offices de l'après-dîner avant la fin
du jour. Les ordres du pontife subsistoient
encore pendant mon séjour à Rome , et
c'étoit, je crois, la seconde année du règne
de Clément XI 1 1 (Rejjonko ).
DE LA MUSIQUE D'ÉGLISE.
Un corripositeur qui travaille pour l'église
devroit- êjre très-sévère , et ne rien mcler dans
ses compositions de tout ce qui appartient au
théâtre.
Quelle différence en effet entre le sentiment
qui règne dans les pseaumes , \çs antiennes ,
les hymnes, &.c. et la véhémence des passions de
74 ESSAIS
l'amour et de la jalousie ! L'amour, proprement
dit, ne doit avoir aucun rapport avec l'amour
de Dieu, lors même qu'il en tient la place
dans le cœur d'une jeune femme. Tous les
sentimens qui s'élèvent vers la Divinité doivent
avoir un caractère Yague et pieux. Tout ce
" qui n'est pas à la portée de nos connoissances
nous force au respect ; les extases même
qu'éprouvèrent certains personnages pieux
dont parlent les légendaires , seroient indignes
de la Divinité, si elles n'avoient que ies
caractères de l'amour profane.
Le Sidbat de Pergolèie me paroît réunir
tout ce qui doit caractériser la musique d'église
dans le genre pathétique; la scène est trop
longue cependant, et l'on sent que Pergolèie,
malgré ses efforts , n'a pu trouver encore assez
de couleurs pour varier son tableau sans sortir
de la vérité. Si l'auteur de cet œuvre sacré
avoit fait parler les larrons présens à la scène
du calvaire ; si Magdeîeine avoit dit à la Mère
de Dieu : « Vous pleurez votre fils, ô Marie ;
» mais ce fils esi un Dieu qui consent à souffrir ;
» sa gloire est immortelle comme la vôtre :
s U R L A M U s I QU E. 75
» mais moi, malheureuse pécheresse, je gémis
'ï sur mes fautes passées ; le remords et la
» crainte habitent dans mon cœur , tandis
>ï qu'une douleur plus tendre fait couler vos
" larmes.... " Alors le musicien auroit fait un
ouvrage parfait, qu'il n'a pu faire en voulant
exprimer toujours au naturel plusieurs strophes
qui ont entre elles trop de rapports. On sent
bien que cette observation est pour l'auteur
des paroles plus que pour celui de la musique.
Il étoit possible sans doute de jeter plus de
variété dans la musique du Stahat , tel qu'il
QSt\ mais je crois que c'eût été aux dépens
de la vérité.
Un musicien qui se voue à la musique
d'église , est heureux cependant de pouvoir à
son gré se servir de toutes les richesses du
contre-point , que le théâtre permet rarement.
La musique d'une expression vague a un
charme plus magique peut-être que la musique
déclamée; et c'est pour les paroles saintes qu'on
doit l'adopter.
La musique profane peut employer quelques
formes consacrées à l'église; on ne risque jamais
y6 ESSAIS
rien en ennoblissant les passions qui tiennent
à l'ordre et au bonheur à^^ hommes.
La première se dégrade si elle sort de ses
limites ; la seconde s'enrichit en s'ennoblissant
des. traits de sa. rivale.
L'étude de l'harmonie, le beau idéal harmo-
nique , est spécialement ce que doit chercher le
compositeur dans le genre sacré. Le Stahat du
6i\m Pergolèie. a bien plus, il réunit souvent
le beau idéal de l'harmonie et de la mélodie.
Je dis donc encore que tout ce qui n'est point
à portée de notre conipréhension , soit mystère
ou révélation, nous force au respect , et exclut
par cette raison toute expression directe.
Vouloir faire sortir la musique d'église du
vague mystérieux qui lui est propre , est , je
crois J une erreur.
Laissons à la musique de théâtre les avan-
tages qui lui sont, propres , et croyons que le
musicien qui se destine à l'église, est heureux
de se servir dans ce cas et à propos , de la
métaphysique du langage musical.
Au théâtre il faut l'expression exacte de la
situation et àçs paroles , parce qu'elles ont un
s U R 1, A M U s I Q U E. yy
sens déterminé , et que l'expression vraie de la
musique fortifie la situation, et fait entendre les
paroles même à travers ies accompagnemens.
Voici ce que j'observe, autant qu'il m'est
possible, dans mes compositions théâtrales:
je commence presque toujours chaque morceau
par un chant déclamé, afin qu'ayant un rapport
plus intime avec le drame, le début s'imprime
dans la tête des auditeurs. Je déclame de même
tout ce qui constitue le caractère du personnage;
j'abandonne au chant tout ce qui n'est qu'asjré-
ment ou arrondissement de la phrase poétique ;
la mélodie nuiroit aux mots- techniques , elle
embellit tout le reste. Si un mot a besoin d'être
bien entendu pour l'intelligence de la phrase,
que ce soit une bonne note qui le porte. Si vous
établissez un forte d'une ou plusieurs mesures
dans votre orchestre, que ce soit sur des paroles
déjà entendues ; car un mot nécessaire , perdu
dans l'orchestre , peut dérober entièrement
le sens d'un morceau. Si l'auteur du drame ,
entraîné par le besoin de rimer, vous a donne
quelques vers inutiles ou nuisibles à l'expres-
sion ; si vous craignez un vers de mauvais goût
78 ESSAIS
qui peut révolter le parterre , dans ce cas rendez
service au poëte, en couvrant les paroles d'un
forte. II est difficile, je l'avoue , d'appliquer ces
préceptes par la seule réflexion; il faut que la
nature nous serve pour être simple , riche et
vrai en les pratiquant. Mais si après avoir
médité une Poétique on étoit poëte, qui ne
voudroit être un Boileau! 11 ne suffit pas au
théâtre de faire de la musique sur les paroles ,
il faut faire de la musique avec les paroles.
Il reste encore au musicien harmoniste un
champ vaste pour la musique d'église , s'il n'a
pas un génie actif; il reste encore à celui qui
est doué d'une tournure d'esprit originale,
mais qui n'a pas le goût, le tact nécessaires pour
bien classer à^s pensées neuves et piquantes,
en s'astreignant par-tout à l'expression et à la
prosodie de la langue ; il lui reste , dis - je ,
le talent de faire la symphonie : et quoi
qu'en ait dit Fontenelle , nous savons ce que
nous veut une bonne sonate , et sur-tout une
symphonie de Haydn ou de Gossec,
J'ai commencé un De profuiuîis selon les
idées que j'ai de la musique d'cglise; j'y travaille
s U R L A M U s I Q U E. 79
rarement, et lorsque je ne suis pas pressé par
mes ouvrages dramatiques. J'ai d'ailleurs, je
l'espère du moins , le temps de le finir ; car je
ne veux pas qu'il soit exécuté de mon vivant.
Quand il sera tel que je le désire, je le mettrai
sous enveloppe , avec cette inscription : Pour
être exécuté à mes funérailles. Cette idée n'est
pas triste pour l'homme qui désire d'être
regretté. Que celui qui a le moins d'amour-
propre dise s'il ne voudroit pas l'être ; et si
de toute manière cette idée est sombre, j'en
ai besoin pour traiter mon sujet.
Ma façon de vivre en Italie ne fut pas celle
que devroit avoir tout homme du nord qui se
transporte dans les pays chauds ; sur-tout ceux
qui, comme moi, sont d'une complexion
foible. Mon délire étoit si violent, que je me
rappelle d'avoir écrit à ma mère , dans le mois
de décembre suivant, que je couchois couvert
d'un seul drap de lit. J'attribuois ce phénomène
à la chaleur du climat , et toute cette chaleur
étoit dans mon sang et dans ma tête.
La fatigue de mon voyage, les courses que
je faisois dans les environs de Rome pour
8o ESSAIS
connoître les restes précieux de l'antiquité ,
m'échaufFèrent au point que la fièvre me prit.
A la seconde visite du médecin du collège, un
vieux hibou, nommé Piieîli, me dit d'un ton
grave : Bisogna confessarsi , il faut vous con-
fesser. — Je me mis en colère en lui soutenant
que je n'étois pas malade au point de craindre
la mort. Il sortit furieux en disant que les
Liégeois avoient tous des têtes de fer. Le recteur
vint me voir ensuite, pour me dire que les
médecins de Rome étoient obligés, sous peine
d'excommiUnication , de faire confesser leurs
malades lorsqu'ils leur trouvoient de la fièvre
deux jours de suite : cet usage est louable,
en ce que le malade n'est point affecté à
l'approche du confesseur , dont l'aspect produit
très-souvent des suites fâcheuses quand la
maladie est devenue plus grave. J'eus la fièvre
tierce pendant deux mois. Je brûlois de
commencer mes études. Je n'avois , d'après
l'institution du collège , que cinq ans à y
demeurer , et deux mois de perdus me
sembloîent une perte irréparable.
Le jeune chirurgien qu'on m'avoit donné
pour
SURLA MUSIQUE. 8t
pour camarade , étoit insoutenable ; notre
chambre étoit un cimetière, et ii me disoit
d'un air tendre : Ah ! mon ami , j'ai perdu
mon tibia; et si tu meurs tu voudras bien
permettre Je m'arrangeai pour ne pas lui
rendre ce service.
Je fis ia connoissance d'un organiste, quî
me dit avoir fait de bons élèves pour le clavecin
et pour ia composition. Je le pris pour maître
sans trop de réflexion ; il m'enseigna pendant
six ou huit mois , et je n'étois guère content
de lui : son doigter n'étoit pas naturel , sa
manière de corriger mes leçons de composition
me sembloit pédante et sèche; il acheva de
me déplaire un jour en me parlant avec dureté:
je lui répondis vivement ; il se leva pour aller
tout conter à sa femme qui, je ne sais pourquoi,
me combla de caresses depuis ce jour. Je mis
bien dans ma tête que je quitterois cet homme;
mais, me disois-je, il conservera de moi un
triste souvenir , et il va croire , dans l'état où
je suis , que je ne puis cesser d'être un ignorant;
ii faut lui donner àes regrets. Je m'avisai de
lui écrire que je m'étois foulé un pied. Je
JOME I. F
82 ESSAIS
restai enfermé dans ma chambre pendant six
semaines, jouant du clavecin ou écrivant des
fugues depuis le matin jusqu'au soir. J'avois
un recueil de fugues du célèbre Durante , que
je jouois sans cesse et que je cherchois à imiter
dans celles que je faisois. Enfin , je me rendis
chez mon maître. . . . Oh ! mon pauvre ami,
me dit-il, vous avez perdu bien du temps ; il
nous faudra recommencer 5ur nouveaux frais. —
Je ne le crois pas, lui dis -je; j'ai eu mal au
pied , mais ma tcte étoit saine. Voilà un cahier
de sonates de Durante , que j'ai bien étudiées ,
et voilà trois fugues fort longues que j'ai écrites
avec soin. II, fit un éclat de rire. Voyons
d'abord notre clavecin. — Je jouai toutes les
sonates de suite sans m'arrêter, et il s'écrioit à
chaque instant : Bravo I bravo , tnonsïoul bravo,
signor Andréa ! Il se lève sans me rien dire , il
va chercher sa femme, sa fille et son fils. Venez,
leur dit- il, être témoins d'un prodige ; il joue
du clavecin à merveille , et il ne savoit rien. II
n'y a que la Madonna santissïma qui ait pu faire
ce miracle. Jouez , signor Andréa ; écoutez , ma
femme, mes enfans, — Et je recommence le
SUR LA M USI QUE. Sj
morceau que j'aimois le mieux. La sîgnora
me fit des révérences, son fils m'embrassa.
Voyons, voyons, dit mon maître, voyons les
fugues, c'est-Ià le difficile.^ Oui, monsieur, lui
dis-je , mais j'ai tant étudié Durante , que j'ose
espérer qu'il m'en est resté quelque chose. —
Il prend mon cahier ; croira - t - on que mes
fugues étoient sans fautes! Et ce pauvre homme,
les yeux pleins de larmes , disoit ; O Dio / . . ,
ô Dio santissimo quesîo è un proJiggio
da vero.
Je sortis bien content de chez lui , et bien
résolu de n'y plus rentrer. On croira peut-être
que mes progrès étoient une suite naturelle
des leçons qu'il m'avoit données; non : secondé
par la nature, j'avois au contraire été oblige
de faire àes efforts terribles pour oublier ce
qu'il m'avoit appris.
Je me suis ressenti toute ma vie de ses
mauvais principes sur le doigter, chose bien
importante pour les élèves de clavecin. J'ai
d'ailleurs contracté , depuis , l'habitude d'essayer
souvent mes idées sur le clavier, en tenant
une prise de tabac dans mes doigts; je n'ai
F 2
S4 ESSAIS
Jonc que trois doigts de la main droite, et
lorsque je m'en donne deux de plus , je ne
sais qu'en faire. On dit cependant que j'exécute
rna musique mieux que personne ; c'est sans
doute la vérité de l'expression qui supplée à
ia foiblesse de l'exécution.
On accorde à bien des gens le talent
jd' exécuter parfaitement à livre ouvert: je n'ai
jamais rencontré ce phénomène, à moins que
ia musique ne soit aisée ou ressemblante à
d'autre musique. Je sais que l'homme qui veut
soutenir la gloire d'exécuter à la première vue,
montre toute la hardiesse de l'homme qui est
sûr de son fait: mais c'est l'auteur lui-même
qu'il faudroit satisfaire dans ce cas, et non des
auditeurs qui ignorent l'expression juste d'un
ouvrage qu'ils ne connoissent pas, et qu'ils
croient bien reridu , parce qu'on le leur exé-
cute hardiment. Je rencontrai jadis à Genève
im enfant qui exécutoit tout à la première
vue ; son père me dit en pleine assemblée :
Pour qu'il ne reste aucun doute sur le talent
de mon fils , faites - lui , pour demain , un
morceau de sonate très-difficile. — -Je lui .fis un
SUR LA MUSIQUE. Sj
aîlegro en mî-bémol , difficile sans affectation;
il l'exécuta , et chacun , excepté moi , cria
au miracle. L'enfant ne s'étoit point arrêté;
mai^ , en suivant les modulations, il avoit
substitué une quantité de passages à ceux que
j'avois écrits.
Je ne tardai guère à me faire présenter au
sîgnor Ccjsali. Le titre d'élève de! signor***
ne fut pas bien pompeux à ses yeux. II me fit,
et pour la troisième fois , recommencer les
premiers élémens de la composition.
Lorsqu'un élève change de maître, il fait
bien de recommencer ses premiers principes,
pour se mettre au fait de la nouvelle manière
qu'il va suivre ; il marche très-vite lorsqu'on
iui fait faire les choses qu'il connoît; mais sur
la route il rencontre des procédés qui lui sont
nécessaires pour bien comprendre son nouveau
maître.
J'ai souvent pensé qu'on ne doit pas garder le
même maître pendant le cours d'une éducation
quelconque; nous ne savon5 que fort tard à
quoi la nature nous a destinés ; et c'est en se
meublant la tête de plusieurs manières et de
F 3
8^ ESSAIS
diffërens principes, que le germe du talent peut
se déveiopper. Notre génie ( car chacun a le
sien) n'indique pas toujours ce qu'il aime; mais
ofFrez-Iui des objets , fût-ce par hasard , il saisit
avidement ceux qui ont le rapport le plus intime
avec son organisation et sa manière d'être.
L'élève tire donc avantage de tout , même
des erreurs qu'un maître ignorant veut lui ins-
pirer. Il est plus sûr d'ailleurs qu'il deviendra
original, que s'il avoit suivi le faire d'un seul
homme. En effet , qu'a - t - on gagné , lors-
qu'on est devenu presqu'aussi habile que son
maître , et que de loin ou de près on lui
ressemble en tout ! Quelque chose sans doute
pour l'individu , mais rien pour le progrès
de l'art.
J'ajouterai que l'élève déjà avancé ne doit
pas être étonné lorsqu'en changeant de maître,
celui-ci semble faire peu de cas du savoir qu'if
n'a pas communiqué ; son mécontentement
vient sur-tout de ce que l'élève n'a point sa
manière : mais il a visé au même but, quoiqu'il
ait pris une route différente pour y parvenir,
et le maître et l'élève ne tarderont point à
J
SUR LA MUSIQUE. 87
s'entendre et à être contens l'un de l'autre.
Ce fut pour moi une vraie jouissance que
le cours de composition que je fis sous Cas ait,
le seul maître que j'avoue , et sous lequel mes
idées ont commencé à se développer.
Sa manière de composer étoit la même que
celle dont il se ser voit pour m'expliquer et
corriger mes leçons. Toujours àes effets simples
découlant naturellement du sujet de fugue qu'il
m'avoit donné, et me permettant avec tel sujet,
ce qu'il auroit condamné avec tout autre : il
m'enseignoit en homme qui raisonne et qui
saisit toujours l'esprit de la chose.
II me conduisit de fugues en fugues à deux,
à trois et à quatre parties , en me défendant
bien de me livrer à d'autre composition moins
sévère. Je vois bien, me disoit-il , que vous
avez des idées qui vous tourmentent , et que
vous brûlez d'en faire usage ; mais si malheu-
reusement vous faites une bonne scène , on
vous applaudira , et vous ne pourrez plus
revenir à d'ennuyeuses fugues. — Je lui promis
de ne faire autre chose, et lui tins parole, à
un essai près qui ne me réussit pas ; le fait
F4
88 ESSAIS
est assez singulier pour que Je le rappelle.
Je mourois d'envie de voir Piccimii , dont
la réputation étoit bien méritée. Il avoit donné
depuis deux ans au théâtre d'Aiiberti , la
Bonne Fille , et , chose rare dans ce pays ,
depuis deux ans l'on chantoit sans cesse cette •
belle production. Un abbé de mes amis m'offrit
de me conduire chez lui ; il me présenta comme
un jeune homme qui donnoit des espérances.
Picc'mni fit peu d'attention à moi; et c'est ,
à dire vrai , ce que je méritois. Je n'avois
heureusement pas besoin d'émulation ; mais que
le moindre encouragement de sa part m'eût
fait de plaisir ! Je contemplois s^s traits avec un
sentiment de respect qui auroit dû le flatter ,
si ma timidité naturelle avoit pu lui laisser
voir ce qui se passoit au fond de mon cœur.
Qu'une ame sensible est à plaindre I elle
fait faire toujours gauchement ce qu'on désire
le plus ; si vous ne lui donnez un lende-
main , vous ne la connoîtrez jamais. O grands
hommes! ô hommes en réputation ! accueillez,
encouragez les jeunes gens qui cherchent à
s'approcher de vous ; un mot de votre bouche
SURLAMUSIQUE. 8?
peut faire éclore dix ans plutôt un grand talent.
Dites-leur que vous n'êtes que des hommes, à
peine le croient-ils ; dites-leur que vous avez
erré long- temps avant de découvrir les secrets
de votre art , et l'art de vous servir de vos idées ;
mais qu'enfin il vient un instant où le chaos
se débrouille , et où l'on est tout étonné de se
trouver homme.
Piccinni se remit au travail , qu'il avoit
quitte un instant pour nous recevoir. J'osai lui
demander ce qu'il composoit ; il me répondit :
Un orûtorio. Nous demeurâmes une heure
auprès de lui. Mon ami me fit signe , et nous
partîmes sans être aperçus.
Je rentrai sur-le-champ dans mon collège ;
et , après avoir fermé ma porte , je voulus
faire tout ce que j'avois vu chez Picci/ini. La
petite table à côté du clavecin , un cahic* de
papier rayé , un oratorio imprimé , lire les
paroles, porter les mains sur le clavier, tirer
de grandes barres de partition , écrire de suite
sans rature, passer lestement d'une partie à
l'autre; tout cela me paroissoit charmant, et
mon délire dura deux ou trois heures ; jamais
r)o ESSAIS
je n'avois été plus heureux ; je me croyois
Piccintii, Cependant mon air étoit fait; je le
mis sur le clavecin et l'exécutai... O douleur I
Il étoit détestable; je me mis à pleurer à chaudes
larmes , et le lendemain je repris en soupirant
mon cahier de fugues.
Je continuai de prendre mes leçons pendant
deux ans ; je vis enfin que mon maître ne
trouvoit plus tant à corriger : il me dit que
d'autres , à ma place , se contenteroient de
savoir faire une bonne fugue à quatre parties ;
mais qu'il me conseilloit de faire quelques
motets à six ou huit parties ; que c'étoit le iiec
plus ultra de la composition : il auroit dû ajouter
que quatre parties sont suffisantes lorsqu'on
veut les faire chanter , et même je dirai qu'il y
en aura une des quatre qui ne sera que le
complément de l'harmonie. Je fis cependant un
Mûgnificat à huit parties : mon maître eut
autant de peine à le revoir , que j'en avois eu
pour arranger les huit parties sans unisson.
Bientôt après cet essai , Casait jugea que je
pouvois me passer de sts leçons , et m'exhorta
à travailler de moi-mcme. Je cessai malgré moi
SUR LA MUSIQUE. 91
d'être son élève, mais sans cesser de conserver
pour lui la plus tendre amitié et la plus vive
reconnoissance. J'étois heureux quand je trou-
vois occasion de lui rendre quelque petit
service , comme de le remplacer de temps à
autre dans les églises de Rome où l'on exécutoit
sa musique : cela fit croire aux musiciens que
j'avois dessein de devenir maître de chapelle
de cette ville ; mais je n'eus jamais cette idée.
II falloit, pour parvenir à ces places , subir
l'examen des maîtres de chapelle , ou ctre reçu
compositeur à l'académie des Philarmoniques
de Bologne. Quelques-uns de mes camarades
m'ayant fait sentir qu'il y auroit de la témérité
à moi d'y prétendre, j'eus honte d'ctre soup-
çonné incapable de remplir une place dont
mon maître paroissoit me croire digne; et c'est
ce qui me détermina, quelques années après , à
me présenter à l'académie des Philarmoniques,
qui me reçut au nombre de ses membres , dans
.un âge où il est rare même d'oser y aspirer.
Le fameux père Martini me donna en celte
occasion des marques particulières de bonté et
d'attachement. Suivant les statuts de l'académie,
ça ESSAIS
le genre de composition , pour être reçu maître
de chapelle et admis dans le corps , étoit de
fuguer un verset d- plain-chant pris au hasard,
en quoi j'étois assurément très-peu versé. Mais
les bons avis du père Martini sur ce genre de
composition , m'en donnèrent bientôt une
connoissance suffisante, et furent ia<:ause pre-
mière de mon succès.
Me voilà donc livré à moi-même , ia tête
remplie de toutes les formes harmoniques;
sachant renverser sens dessus dessous toutes
les parties ; trouvant toujours le moyen de
leur donner une espèce de chant , et ne les
faisant jamais rentrer après la moindre pause,
que par une imitation déjà établie, ou qui
sera suivie âiQs autres parties , si l'une d'elles
présente quelque trait nouveau; d'ailleurs trop
plein de la mécanique de l'art, et du fond de
la science harmonique pour trouver àes chants
aimables : mais je suis persuadé qu'on ne peut
être simple , expressif, et sur -tout correct ,
sans avoir épuisé les difficultés du contre-point.
C'est au milieu d'un magasin qu'on peut se
choisir un cabinet. L'homme qui sait , se
su R L A M us IQUE. 95
reconnoît aisément : on entend dans ses com-
positions les plus légères, quelques notes de
basse que ion sent ne pouvoir appartenir
à l'harmoniste superficiel.
C'est la basse sur-tout qui distingue l'homme
qui a renversé long-temps l'harmonie. Que
cette partie est belle et noble ! Elle donne
i'ame à tout ce qui repose sur elle; marchant
gravement et par intervalles de quintes ou
de quartes lorsqu'elle doit inspirer le respect ,
et devenant plus chantante et moins fière
lorsqu'elle accompagne un chant vif et léger.
11 n'appartient pas à tout le monde de bien
apprécier le charme d'une belle basse ; il faut
avoir entendu long-temps la bonne musique
pour savoir descendre dans son empire. Le
commun des hommes n'entend d'abord que
le chant • avec plus d'habitude , il entend
le second-dessus; enfin s'il est bien organisé,
il trouve dans la basse tout ce qu'il avoit
entendu dans les parties supérieures.
Il est essentiel de faire long-temps la fugue
à deux parties pour se familiariser avec les
règles de la fugue en général, et sur-tout pour
94 ESSAIS
apprendre à lier les phrases. L'on peut par
instinct lier entre elles les phrases de chant
ou de mélodie ; mais i'éiude seule de la fugue
apprend à lier les phrases harmoniques. C'est
la syntaxe du musicien.
En réfléchissant sur les peines que donne
à l'élève cette première étude, j'ai cherché un
moyen de lui apprendre plus aisément la
marche ou le dessein de la fugue. J'ai vu
qu'en ne faisant qu'une seule partie , en passant
tour-à-tour de la basse au dessus , sauf après
cela à changer quelques notes en remplissant
les vides , c'étoit le vrai moyen d'arriver plutôt
au même but avec infiniment moins de peine. ;
Ex EMPLE du dessein de la fugue.
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SUR LA MUSIQUE.
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En ajoutant ensuite une taille , et puis
une haute -contre , on devient harmoniste.
Cependant ce n'est pas là le difficile ; le voici:
il faut faire une fugue à deux parties; ensuite
y ajouter une seconde basse, puis une troisième.
Cette combinaison est trcs-cpineuse ; mais
après une étude de six mois , la tête s'habitue
au renversement de l'harmonie, si bien qu'en
écoutant un chant , ou une basse , votre
imagination y ajoute tout ce qui lui manque
avec une facilité qui étonne.
9^ ESSAIS
On croira peut-être que l'organiste parvient
au même point que ie compositeur ; point du
tout. 11 a fugué sur un orgue ; il connoît sans
doute la règle des imitations et celle des
modulations ; mais il ne chante que sur son
clavier , et ne pourroit bien écrire ce qu'il
joue qu'après une assez longue habitude.
J'étois donc , comme je l'ai dit, sans guide;
il falloit débrouiller le chaos énorme que mon
maître avoit mis dans ma tète. Ce n'étoit plus
des fugues, des imitations, dont il étoit question ;
il falloit oublier le contre- point et attendre
que ces formes, ces règles, vinssent me trouver
dans l'occasion pour fortifier l'expression de
la parole. J'aimois la musique des Buranello ,
Piccinni , Sacchini . Mdio , Terradellas , mais
j'aimois davantage celle de Pergolèse ; c'étoit
vers son genre que la nature m'appeloit : j'étois
persuadé que je ne parviendrois jamais à faire
de bonne musique, de théâtre sur-tout, si je
ne prenois la déclamation pour guide.
La musique proprement dite sera tous les
dix ou quinze ans le jouet de la mode; une
chanteuse douée d'une sensibilité particulière ,
un
s U R L A M U s I Q U E. 97
un compositeur d(»nt ie génie s'écartera de la
route commune» une espèce de fou, dont ies
écarts réveilleront la multitude toujours avide
de nouveautés; les roulades si favorables pour
certains chanteurs , et presque toujours nui-
sibles à l'expression ; les cadences , les points
d'orgues tout ce luxe musical périra et
renaîtra peut-être dans un même siècle ; mais
ces changemens ne font pas une révolution
importante pour le fond de l'art.
La vérité est le sublime de tout ouvrage :
la mode ne peut rien contre elle. Un brillant
étourdi peut éclipser un instant le mérite
des habiles gens ; mais bientôt en silence ,
on rougit d'avoir été trompé, et l'on rend un
nouvel hommage à la vérité.
On objectera , sans doute , que l'accent de
la langue française a changé sous les deux
derniers règnes; que la cour de Louis XIV
ctoit galante et avoit un ton chevaleresque;
que sous Louis XV on imitoit foiblement les
manières nobles et les grâces de l'ancienne
cour , qu'enfin le langage d^ds courtisans de
nos jours n'est presque point accentué i et que
TOME I, G
98 ESSAIS
le bon ton consiste à n'en a#jir aucun. Doit-on
inférer de-là que la musique a dû changer avec
l'accent ! Non ; le cri de la nature ne change
point, et c'est lui qui constitue la bonne
musique.
Le roi Henri juroit d'aimer toujours la
belle Gahrielle , et le juroit avec l'accent de
l'homme passionné de nos jours.
On dit que la chanson Charmante Gahrielle ,
fut composée, paroles et musique, par ce roi;
je ne sais si c'est une illusion , mais j'y crois
retrouver l'ame sensible de ce prince.
Je dirai donc que l'accent du langage suit
\qs mœurs : il doit être faux, factice, grimacier
parmi les peuples corrompus ; mais que la
nature se soit ré^^'vé le cœur d'un seul homme,
celui-là seul trouvera \^% vrais accens. D'ailleurs
quelles que soient sts mœurs , l'homme est
rarement factice lorsqu'il est subjugué par
\qs passions violentes.
Je fis un travail si prodigieux et si obstiné,
pour me servir à propos et avec sobriété à^s
élémens dont- ma tcte étoit pleine , que je
faillis succomber. L'expérience ne m'avoit pas
SUR LA MUSIQUE. pr)"
encore appris que l'art (hs sacrifices distingue
le bon artiste. J'avois beau chercher à être
5imple et vrai , une foule d'idées venoient
obscurcir mon tableau. Quand j'adoptois le
tout , j'étois mécontent , et lorsque je retran-
chois, c'étoit au hasard, et j'étois plus mécontent
encore. Ce combat entre le jugement et la
science , c'est-à-dire , entre le goût qui veut
choisir et l'inexpérience qui ne sait rien rejeter,
ce combat, dis-je, fut si vif, que je perdis
le reste de ma santé.
Je me mis au lit avec la fièvre ; mon cra-
chement de sang me reprit , je fus alité pendant
six mois , et je ne songeois à la musique que
comme l'on pense à une maîtresse ingrate
qu'on n'a pu fléchir. Plusieurs morceaux dçs
grands maîtres me rouloient dans l'imagi-
nation. Un sur - tout étoit l'objet auquel
je comparois mes idées informes: Tremate ,
tremate , mosîri dï crudcltà ! ma il figlio , h
sposo , &c. ce morceau de Ternidellas me
sembloit renfermer tout ce qui constitue le
vrai beau.
Dès que je pus marcher, j'allai me promener
G ^
îoo ESSAIS
dans les environs de Rome. Me trouvant un
jour sur la montagne de Millini, j'entrai cliez
un hermite que je trouvai bon homme , quoi-
qu'italien ; je lui parlai de la maladie que je
venois d'essuyer, il me conseilla de m'établir
dans son hermitage pour y respirer un air pur,
qui seul me rendroit des forces. J'acceptai ses
offres, et je devins son compagnon de retraite
pendant trois mois.
Ce petit pèlerinage ne paroîtra sans doute
aux yeux des lecteurs qu'une circonstance
indifférente, qui ne méritoit pas d'ttre rap-
portée ; cependant je dois dire que ,ce fut chez
cet hermite que j'éprouvai la plus douce
satisfaction de ma vie. La révolution s'étoit
opérée s.eule dans mes organes, et je l'ignorois ,
lorsqu'un jour je m'avisai de composer un air
sur des paroles de Metdstasïo, Quel fut mon
ravissement, lorsque je vis mes idées nettes
et pures se classer selon mes désirs ! sachant
ajouter ou retrancher sans nuire à l'objet
principal, que je voyois s'embellir à chaque
procédé : iion , je le répète , je n'eus jamais
de moment plus délicieux.
SUR LA MUSIQUE. loi
Ah ! fra Mûuro , disob-je à mon hermite,
je me souviendrai de vous tant que je vivrai.
Ne vous découragez donc pas, jeunes
artistes; car en supposant même que la nature
vous ait faits pour produire à^s chef-d'œuvres ,
ce nçst qu'en cherchant long-temps des lefFets
fuojitifs dans ie vague de votre imagination,
que vous parviendrez à les fixer au gré de
vos désirs. Mais il faut auparavant que vous
ayez parcouru un cercle immense d'idées
bizarres et incohérentes qui , toujours renais-
santes et sans cesse rejetées , vous laisseront
apercevoir enfin la vérité que vous cherchez.
Il est cependant un point de perfection
au-delà duquel il ne vous tst pas permis
d'atteindre. Qu'un sentiment secret vous
marque la mesure de vos facultés ; sachez
alors vous arrêter , car c'est à d'autres que
vous qu'il est permis de faire mieux. Si cette
idée est triste , il est bien consolant de sentir
qu'on a sçu se servir de tous les ressorts de
son intelligence.
Deux procédés me semblent nécessaii*es
pour faire bien ; l'un est physique , l'autre est
G 3
102 ESSAIS
moral. C'est l'imagination qui crée , c'est ie
goût qui rejette , adopte ou rectifie. Gardez -
vous , en travaillant , de refroidir votre
imagination par des réflexions précoces ; on
ne dirige point un torrent rapide , iaissez-Ie
couler avec les matières brutes qu'il entraîne,
il ne vous en marque pas moins la route
simple et vraie que vous devez suivre. Revenez
ensuite sur vos pas, et que le goût et le dis-
cernement réparent froidement les écarts de
votre imagination trop exaltée.
Il n'appartient qu'à l'artiste expérimenté
de saisir , quelquefois , la vérité du premier
coup. En doit-il être vain ! Non , il jouit du
fruit de sçs premières erreurs , qu'il a long-
temps combattues.
Je n'ai rien à dire à l'artiste qui, travaillant
sans cesse, est toujours content de lui; il est
né pour l'erreur, et l'ignorant l'applaudira.
Dès que j'eus fait entendre à Rome quelques
scènes italiennes et quelques symphonies , je
vis avec plaisir que l'on se promettoit quelque
chose de moi. Je fus, le carnaval suivant, choisi
par les entrepreneurs du théâtre d'Aliberti ,
SUR LA MUSIQUE. 105
pour mettre en musique deux intermèdes
intitulés : Les Vendangeuses. Les jeunes maîtres
de musique du pays crièrent au scandale en '
leur voyant préférer un jeune abbc du collège
de Liège. Mille bruits se répandirent dans les
cafés , mais ils m'étoient favorables : à Rome,
comme ailleurs , on élève l'étranger pour
humilier les nationaux.
Je commençois à m'occuper de mes inter-
mèdes, lorsque les entrepreneurs vinrent chez
moi pour me dire que l'ouvrage qu'on répétoit
depuis quinze jours, ne répondant point à leur
attente, ils avoient engagé le musicien à retirer
et corriger sa musique , et qu'il me falloit
absolument prendre sa place. Y pensez-vous ,
messieurs , leur dis-je ! c'est dans huit jours
l'ouverture. — Oui, dans huit jours. — Ils me
firent beaucoup de complimens , vrais ou faux,
sur l'impatience que le public témoignoit de
m'entendre; je travaillai pendant les huit jours
et les huit nuits , entouré de copistes et de
mes acteurs ; on répétoit le lendemain ce que
j'avois composé la veille ; on fit deux répétitions
générales. Le bruit de ma témérité s'étoit
G 4
104 ESSAIS
répandu , et l'affluence fut si grande , qu'on
força la garde à la seconde répétition.
Ce qui me coûta ie plus , fut de tenir le
clavecin aux trois premières, représentations ;
mais je ne pus m'en dispenser. Les entrepre-
neurs me dirent que mon jeune âgeintéresseroit
le public et contribueroit à mon succès.
Je me rappelle qu'étant au premier clavecin,
prêt à faire commencer l'ouverture , j'entendis
un hautbois qui n'étoit pas juste. Je le lui fis
dire ; il s'approcha de moi pour s'accorder, et
il me dit à l'oreille : J'ai vu à la place où vous
êtes les BurajieUi, les JomeJli ; mais je vous,
assure qu'au moment d'une premi^e repré-
sentation , ils ne s'apercevoient pas si un
• instrument n'étoit pas parfaitement d'accord.
Allons , courage , s'ignor maestro , me dit -il ,
notre opéra réussira; — et en effet la prédiction
fut vraie.
Le public fît , malgré moi , répéter un air.
La vérité bien saisie plaît dans tous les pays;
et le peuple italien que l'on croit n'aimer
qu'une ariette , seroit aussi sensible que les
Français à la musique dramatique , i'il ia
s U R L A M U s I Q U E. 105
connoissoit. Voici la situation dont il s'agit.
Un seigneur aîmoit une vendangeuse ; son
amant en étoit jaloux. Il vient trouver le
seigneur et lui dit : Ce n'est pas vous qui êtes
aimé de Lisette. — Eh I qui donc! iui dit le
seigneur. — C'est un jeune homme fait pour
plaire, &c. — et il lui fait i'énumération des
qualités du jeune homme. Il quitte la scène
brusquement après son ariette , et se cache
pour observer. Il revient à pas de loup après
un silence , et lui dit : Ne m'entendez-vous
pas ! celui dont je parle , c'est moi. Lisette est
l'objet que j'adore, et Lisette est toute à moi. —
Jl sort brusquement une seconde fois. Cette
situation parut plaisante : le public sentit que
les deux sorties de l'acteur , et la seconde partie
de l'air déclamée sans chant , étoient des idées
du jeune musicien. J'eus beau faire, il fallut
recommencer ce morceau ; l'orchestre partit
sans mon ordre, et l'acteur suivit.
II faut convenir que dans les pays chauds ,
où les passions sont impérieuses , on aime la
musique avec bien plus d'abandon que sous
lin ciel tempéré, où l'on raisonne trop ses
io6 . ESSAIS
plaisirs. Un compositeur en Italie est d'abord
un homme aimé , par la raison seule qu'il se
dévoue à l'art enchanteur qui nourrit les coeurs
mélancoliques , et ils ne sont pas rares à Rome.
Pendant les jeux du carnaval , le compositeur
dont on exécute les ouvrages aux théâtres^ est
remarqué des Romains, autant que celui dont
auroit dépendu le bonheur public. S'il n'a pas
eu de succès , on le montre comme une mal-
heureuse victime ; s'il a réussi , c'est un dieu.
Il y eut gala le lendemain dans notre collège,
à l'occasion de mon succès. Les tambours de la
ville vinrent m'é veiller , en m'annonçant /^ue
ce jour étoit un grand jour pour moi* Pendant
que nous étions rassemblés dans le réfectoire
pour déjeûner , je reçus ordre de me transpor-
ter sur-le-champ au palais du gouvernement.
Monseigneur le gouverneur me reprocha de
n'avoir pas observé la loi qui défend de
recommencer aucun morceau de musique au
théâtre , sous peine d'amende * , à moins que
* L'amende étoit, je crois, de cent scquins , ou
cinquante louis.
SUR LA MUSIQUE. 107
îe gouverneur ou son représentant ne l'autorise
en laissant descendre un mouchoir bianc sur
le bord de sa loge.
Hélas I monseigneur , lui dis-je , j'étois si
loin de croire mériter les honneurs du mou-
choir , que je n'y ai pas regardé. — II se mit à
rire, et j'entendis dire aux Liégeois qui avoient
voulu m'accompagner : Bon , nous ne paierons
point l'amende. — Il me fit plusieurs questions
que je reconnus appartenir aux bruits qui
s'étoient répandus sur mon compte dans les
cafés. J'y répondis simplement en retranchant
les exagérations du public. Observez-vous , me
dit-il , depuis plusieurs années un régime aussi
austère qu'on le dit ! — Non, monseigneur. —
Mais l'on m'assure que vous avez une ma-
nière de vivre toute particulière. — Je l'assurai
que je dînois comme les autres au réfectoire,
mais que depuis long- temps je soupois avec
une livre de figues sèches et un verre d'eau.
Ce régime me plaît , ajoutai-je , la nature me
l'a indiqué, et j'imagine que c'est un baume
excellent pour une poitrine fatiguée. — Allons,
me dit-il , en secouant sa sonnette , je ne veux
io8 ESSAIS
point qu'une amende vienne Iroublei* vos
plaisirs; soyez plus exact par la suite.
J'aurois dû payer cher les fatigues que
j-avois essuyées en composant mon opéra ;
mais la joie d'un premier succès est un si
puissant remède , que je ne fus nullement
incommodé.
Je me rappelle une aventure qui m'arriva
quelques jours après , et qui auroit pu devenir
tragique. En faisant le soir une visite à (ïçs
dames voisines du collège , je fus assailli dans
l'escalier de plusieurs coups d'épée, dont un
perça mon habit d'abbé de part en part sur la
poitrine. J'oubliai dans cet instant que j'étois
à Rome ; je parlai et jurai à la française en
courant après mon assassin qui disparut.
Je retournai au collège pour conter mon
aventure; mes amis étoient persuades que le
succès de ma pièce avoit porté quelques ennemis
à cette atrocité , et ils résolurent de ne pas
me quitter. Ils me faisoient assurément trop
d'honneur , et j'étois loin de me croire capable
d'exciter la jalousie. Cependant , comme les'
Liégeois sont reconnus braves et peu enduruns,
SUR LA MUSIQUE. 109
ie père de l'imprudent qui m'avoit attaqué ,
arbora dès le lendemain les armes du cardinal
Albûtii sur la porte de sa maison, qui ctoit
celle où j'avois été attaqué. 11 vint trouver
notre recteur , à qui il détailla l'aftaire de son
fils, qui m'avoit pris , à ce qu'il dit , pour i\\\
abbé avec lequel il avoit eu querelle. Ce petit
événement n'eut pas d'autre suite.
Uûhbdte Nicolo qui m'avoit conduit quelque
temps auparavant chez Piccîtiui, vint me dire
qu'ils avoient assisté ensemble à une de mes
représentations , et que ce célèbre compositeur
avoit dit publiquement qu'il étoit content de
mon ouvrage , parce que je ne suivois pas la
route commune.
Quelques jours après j'eus une petite
jouissance qui ne me flatta pas moins. Je fus
suivi à la promenade par une troupe de per-
ruquiers * qui chantoient en chœur et avec
* Le bas peuple de Rome a une manière toute parti-
culière de psalmodier ses chansons en s'accompagnant
d'une grande guittarc nommée calachone ; mais les artisans ,
plus rapprochés de la bonne société , chantent avec le
goût, l'expression et la précision que les autres peuples
admirent dans les Italiens. .
iTo ESSAIS
beaucoup de goût, plusieurs morceaux démon
opéra.
J'étois rappelé depuis long-temps par mes
parens ; pour réponse je leur avois envoyé le
pseaume Confitebor tiln Domine , &c. ( que je
n'ai jamais entendu), que j'avois composé
pour concourir à une place de maître de cha-
pelle qui vaquoit dans le pays de Liège. J'obtins
la place, à ce qu'ils me mandèrent, mais je ne
partis pas. Ce fut pour une autre circonstance
que je quittai l'Italie, où je pouvois demeurer
avec agrément ; car l'on m'avoit proposé de
faire pour le carnaval suivant, des intermèdes
pour les théâtres di Tonlïnona et délia Pace.
Je fus instruit par le public que milord A. . .
amateur de musique, et jouant fort bien de la
flûte traversière, avoit demandé plusieurs fois
à<ès concerto de flûte aux compositeurs les plus
distinguas ; mais que ne les trouvant jamais à
son gré, il leur renvoyoit ia partition avec un
présent magnifique pour le pays. J'eus mon
tour , et je fus prié de faire un concerto de
flûte. Je répondis que ne connoissant point les
talens de milord , je ne pouvois rien faire qu'au
SUR LA MUSIQUE. m
hasard. Je fus invité à déjeuner ; milord joua
iong-temps de la flûte. Quelques jours après
je lui envoyai un concerto qui étoit bien plus
de sa composition que de la mienne, car j'avois
mis en ordre presque tous les passages que je
lui avois entendu faire en préludant : il m'en-
voya un beau présent , et m'offrit une pension
annuelle si je voulois lui envoyer d'autres
concerto par-tout où il seroit. J'acceptai sa
proposition.
Le maître de flûte de milord, W^ehs*,
aussi excellent dans son art, qu'aimable et
honnête homme, me prit en amitié et m'en-
gagea à venir à Genève , où il étoit établi.
Melon **, attaché à l'ambassade de France
à Rome , m'avoit montré une partition de Rose
et Colas, qui m'avoit fait naître le désir de
travailler à Paris. Je partis donc de Rome et
laissai tous mes pseaumes , mes messes et mes
leçons de composition dans les mains à&s
* Il s'est depuis établi à Londres , où ses talens sont
dignement récompensés.
*♦ II s'est brûlé la cervelle à Paris pendant le règne
affreux de Robespierre.
112 ESSAIS
Liégeois. Mon intention en allant à Genève
étoit de faire quelques épargnes pour me
mettre en état d'aller à Paris chercher à me
faire connoître.
Je ne dois point quitter le beau pays qui
a servi de berceau à mes foibles talens , sans
jeter un coup d'œil sur la musique théâtrale
et actuelle des Italiens. S'il en coûte à ma
reconnoissance de réprouver quelquefois la
mère- musique , mon enthousiasme pour ses
beautés devient un plus pur hommage.
L'école italienne tsi la meilleure qui existe,
tant pour la composition que pour le chant.
La mélodie des Italiens est simple et belle ;
jamais il n'est permis de la rendre dure et
baroque. Un trait de chant n'est beau que
lorsqu'il s'est placé de lui-même et sans aucun
effort. Dans le genre sérieux comme dans le
comique , leurs récitatifs obligés , les airs
d'expression ou cantahïle , les duo , les cavu-
tines , qui coupent si heureusement le récitatif,
les airs de bravoure, les finals, ont servi de
modèle à toute l'Europe.
Il est inutile de leur faire un mérite de la
justesse
SUR LA MUSIQUE. t t 3
justesse de la prosodie, car il est presqu'im-
possible d'y manquer, tant leur langue est
accentuée et libre par les élisions fréquentes
des voyelles. Le public d'ailleurs ne critique
jamais le musicien sur ce point. J'ai entendu
un air d'un grand maître, qui commençoit
par le mot amor, et quoique ïa soit bref, il
étoit soutenu pendant plusieurs mesures à
quatre temps, sans que personne y fit attention.
L'Italien aime trop la musique pour lui donner
d'autres entraves que celles de ses règles. 11
sacrifie volontiers sa langue aux beautés du
chant.
La langue italienne est elle-même si amou-
reuse de la mélodie, qu'elle se prête à tout,
même aux extravagances du musicien, sans
que jamais ses grammairiens lui fassent le
moindre reproche.
« Qu'importe , semble dire la nation , que
" pour produire un trait de chant neuf, il faille
'» estropier la prosodie et même le sens des
» paroles, le chant n'en est pas moins trouvé,
>^ et d'autres paroles se prêteront à sa contexture
;> originale. » La France un jour pourra penser
TOME I. H
ÏI4 ESSAIS
de même : mais alors elle aimera passionnément
la musique, et le sentiment aura remplacé la
manie d'épiloguer et d'analyser ses plaisirs.
Que manque-t-ii donc aux Italiens pour
avoir un bon opéra sérieux ! car pendant les
neuf à dix années que j'ai habité dans Rome ,
je n'en ai vu réussir aucun. Si quelquefois
i'on s'y portoit en foule , c'étoit pour entendre
tei ou tel chanteur ; mais lorsqu'il n'étoit plus
sur la scène , chacun se retiroit dans sa loge
pour jouer aux cartes et prendre des glaces,
tandis que le parterre bâilloit.
D'anciens professeurs m'ont assuré cepen-
dant que jadis les poëmes d'Aposto/o Zeno
et ceux de Meîastasio , avoient obtenu àçi
succès réels; et après les avoir interrogés sur
la manière dont ils étoient traités par les
musiciens de ce temps , j'ai su qu'ils faisoient
ies airs moins longs qu'aujourd'hui , moins
de ritournelles , presque point de roulades ,
ni de répétitions. N'allons pas chercher ailleurs
d'où peut naître la langueur et le peu d'intérêt
Aes opéra italiens ; car si en effet on s'amusoit
à retrancher d'une partition \çs répétitions, \qs
SUR LA MUSIQUE. 115
roulades et les ritournelles inutiles , je pose
en fait qu'on en retrancheroit les deux
tiers , et que par conséquent l'action étant
ainsi rapprochée, intéresseroit davantage. Les *
opéra-comiques sont moins sujets à ces défauts;
la langueur vient presqu'entièrement de la
mauvaise construction du poëme. Les musi-
ciens italiens finiront cependant par être
dramatiques : je sais que nos partitions fran-
çaises circulent dans les conservatoires de
Naples, et qu'on les étudie sous ce point de
vue.
J'ai remarqué un autre inconvénient , qu'on
peut appeler contre - sens Jramûtique, Le
meilleur chanteur n'est pas toujours chargé
du rôle le plus important dans l'action du
drame , parce que souvent \es airs de demi-
caractère, par exemple, lui conviennent, et
qu'ils se trouvent dans les rôles secondaires :
cependant, soit par son talent, soit parce que
le compositeur s'est plu à soigner son rôle ,
il répand un charme si puissant sur tout ce
qu'il chante , qu'il devient rôle principal ,
malgré l'intention du poème. L'on comprend
H 2
ii6 ESSAIS
aiscment que l'intérêt du drame ainsi renversé,
jette le spectateur dans une incertitude acca-
blante , et que le meilleur chanteur cesse d'être
acteur, du moment qu'il intéresse aux dépens
du rôle vraiment intéressant par ses situations.
La tragédie offre sans doute moins de variétés
aux musiciens que la comédie , parce que
tous les personnages sont nobles; mais il n'est
pas nécessaire que le mucisien n'ait que trois
formules d'air dans la tête pour peindre toutes
les passions d'un drame tragique. Il existe
tant de nuances pour différencier chaque
caractère, sans s'assujettir à ne savoir produire
qu'un air de bravoure, pathétique ou de demi-
caractère I Voyez d'ailleurs tous les airs de
bravoure que renferme un opéra italien , et
vous trouverez par-tout un même caractère ,
la même manière , et presque les mêmes
roulades , quoiqu'ils soient tous dans des
situations différentes. Comment ne pas s'en-
nuyer de cette uniformité , et comment
empêcher le public de se rejeter sur un excellent
chanteur qui a le talent de lui faire oublier
l'opéra î
SUR LA MUSIQUE. 117
L'on convient généralement que la musique
instrumentale des Italiens est foibie ; comment
pourroit-eile prétendre à tenir un rang parmi
les bonnes compositions ! II n'y a presque
jamais de mélodie, parce qu'ils veulent, dans
ce cas, courir après des effets d'harmonie; et
l'on] yj trouve peu d'harmonie , parce qu'ils
ignorent l'art de moduler. L'on comprend
cependant, qu'abstraction faite de ces deux
agens, il ne reste que du bruit. Les chœurs
5ont nuls du côté des effets ; et en cela on doit
peut-être moins les accuser, parce qu'il existe
chez eux un préjugé qui bannit les fugues
du théâtre, et tout ce qui y auroit trop de
rapport. 11 n'est pourtant pas d'autre moyen
que celui de la fugue, plus ou moins sévère,
pour rendre avec vérité les chœurs des prêtres ,
les conspirations, et tout ce qui a trait à la
magie : ce préjugé mal entendu les a jetés dans
un relâchement et une pauvreté d'harmonie
impardonnables. Leurs airs de danses sont
pitoyables en général , car ils ne sont ni
dansans , ni chantans , ni harmonieux ; le
récitatif simple est pris de l'accent de la langue;
H 3
îi8 ESSAIS
mais la longueur des scènes et fe peu d'énergie
des hommes énervés qui le chantent , le rendent
soporifique au pkis haut degré.
Convenons ensuite qu'il y a de la sécheresse
et peu de variété dans les compositions ita-
liennes ; ce défaut provient encore de l'oubli
de l'harmonie. Cette reine de la musique est
trop négligée par les élèves même de Durante,
qui la possédoit à un si haut degré.
Une modulation nouvelle se trouve par un
procédé de l'art , et le génie peut trouver un
trait de chant neuf que cette harmonie ren-
fermoit ; sans cela nous ne connoissons point
de procédé pour créer un trait de chant.
Mais au défaut de procédé mécanique ,
la sensibilité naturelle aux habitans des pays
chauds , est la véritable source du chant
mélodieux , et c'est en quoi les Italiens
excellent. {î^oyei le chapitre de la sensibilité.
Tome IL )
Que faudroit-il pour perfectionner l'opéra
italien \ Diminuer les scènes trop longues,
resserrer l'action en élaguant les ritournelles
oiseuses , les roulades , les répétitions qui
SUR LA MUSIQUE. rip
deviennent si ennuyeuses , sur - tout lorsque
l'action est pressée ; rendre les chœurs plus
dramatiques, plus harmonieux, plus modulés,
$wivre les François et ies Allemands pour la
partie instrumentale, c'est-à-dire, les ouvertures,
les marches et les danses ; alors l' intérêt naîtra
du fond du poëme, et le chanteur, malgré lui,
deviendra acteur. 11 ne lui sera plus permis,
comme nous l'avons vu, de quitter la scène
pour sucer une orange pendant que son inter-
locuteur lui parle comme s'il étoit présent.
Un opéra fait comme je viens de le dire ,
exécuté même par des chanteurs médiocres,
peut réussir. Si les chanteurs sont d'habiles
gens, le succès sera complet; mais j'ose assurer,
sans craindre d'avancer un paradoxe , qu'un
fameux chanteur au talent duquel on a tout
sacrifié , devient le destructeur de l'intérêt
général , sur-tout s'il n'est entouré que de
gens médiocres qu'il anéantit.
Les Romains font la dépense nécessaire
pour avoir un grand chanteur , et ils négligent
tout le reste.
Mais tous les chanteurs, fussent-ils excellens,
H 4
r20 ESSAIS
anéantiront l'effet de l'ensemble , si ie musî-i
cien s'assujettit à servir chacun d'eux à sa
manière. C'est à la manière du poëme qu'il
faut faire la musique, en s' assujettissant, autant
que faire se peut , aux moyens du chanteur.
Les amateurs exclusifs de la musique
italienne ont dit cent fois qu'il seroit affreux
de renoncer à tout ce qui peut faire briller
un bon chanteur. Je veux qu'on chante à
l'Opéra , disent-ils , et qu'on nous donne la
tragjédie, sans musique, sur un autre théâtre.-—
Si la musique pouvoit se soutenir d'elle-même
5ans l'intérêt du drame , d'accord ; mais l'Opéra
italien, votre idole enfin, vous ennuie, et vous
n'osez en convenir. Cent fois , en ouvrant
une bouche énorme, je vous ai entendu dire:
Ah, que c'est beau î — Capitulons donc.
Je ne voudrois pas que les Italiens adop-
tassent la tragédie de Gluck dans toute sa
ricaneur , parce que leurs chanteurs sont
d'habiles gens, et que, sans nuire à l'intérêt,
Ton peut, ce me semble, être moins pressé,
moins déclamé, mioins dramatique.
La mélodie, rendue avec art et sensibilité»
SUR LA MUSIQUE. izt
non -seulement permettroit ce léger retard
dans l'action , mais elle ajouteroit im charme
de plus , en séparant un peu les cruautés
tragiques , sur lesquelles elle répandroit un
baume salutaire.
Pourquoi donc Gluck, en arrivant à Paris,
ne Ta-t-il pas fait ! Parce qu'il a composé pour
la France, et non pour l'Italie. Si la nature iie
nous avoit privés trop tôt du génie de ce grand
homme * , auroit - il vu les talens de Lais
et de Rousseau se perfectionner chaque jour,
sans vouloir en profiter \ Lorsque j'entendis
le premier ouvrage de Gluck , je crus n'être
intéressé que par l'action du drame , et je disois
comme vous : il n'y a point de chant ; mais
que je fus heureusement détrompé , en sentant
que c'étoit la musique, elle-même, qui étoit
devenue l'action qui m'avoit ébranlé î
Qu'importe que ce soit l'harmonie ou la
mélodie qui prédomine, pourvu que lamusique
produise sur nous tout son effet! Vous avez le
* Gluck venoit d'essuyer une maladie , dont il est
tnort quelques années après.
,122 ESSAIS
courage d'oublier que vous êtes musicien pour
être poëte , me disoit le Prince Henri de Prusse,
en sortant d'une représentation de Richard
Cœur~de-lion. C'est sur-tout à Gluck qu'un tel
compliment auroit pu s'adresser. Qui mieux
que lui a senti qu'il n'est point d'intérêt sans
vérité , et point de vérité sans sacrifice !
NOTES.
XAGE 2. (i) Les d^Udiken , les Blav'ier , les
Blistin , les Delchef , les Borle^^ , les Orval , les
Xhenemont, toutes familles distinguées, qui ont tou-
jours occupé, dans {e pays , des places honorables.
C'est un des Fossés ( nom de ma mère ) , ci-
devant tréfoncier de Liège , qui fonda les Capucins
de Spa , et qui leur fit don du terrain immense
qu'ils occupent. Ils ont, par reconnoissance, placé
son portrait et ses armoiries au frontispice de leur
église , et dans l'endroit le plus apparent de leur
• réfectoire, où ses parens ont encore le plaisir de le
voir avec l'habit de St. François; avantage qu'on
ne pouvoit sans doute trop payer.
Page ij. (2) L'on pourroit dire aux chanteurs
qui se plaignent qu'on les accompagne trop tort :
SUR LA MUSIQUE. 123
Chantez bien et vous serez bien accompagne's . . . .
Nous n'entendons point par - là justifier les abus
auxquels des orchestres mai dirigés ne se livrent que
trop souvent, ni infirmer cette règle indispensable,
que les instrumens en général ne doivent accom-
pagner les voix qu'avec le demi - jeu ; lequel
a tous ses degrés et ses nuances comme le jeu plein.
On doit les sentir dans un grand choeur même ,
ainsi que dans une ariette. ,
Page ^i. (3) Dans un moment où l'adminis-
tration, mettant à profit les progrès des lumières ,
s'occupe des moyens de perfectionner la société
par des changemens qui tendent au bonheur des
hommes , peut-être s'occupera-t-on aussi de l'édu-
cation de la jeunesse ; peut-être sentira-t-on qu'il
est temps d'interdire absolument dans les collèges
et pensions toutes les punitions corporelles ; puni-
tions que la loi doit seule infliger aux citoyens ,
et dont elle n'use même que pour des crimes d'un
certain degré. Si, dans plusieurs états de l'Europe,
on a tenté , et peut-être avec succès , d'atténuer le
mal fiiit à la société par les grands criminels , en
les livrant à des supplices utiles à cette même
société qu'ils avoient blessée , ne pourroit-on pas ,
à plus forte raison , rendre utile aux enfans la
punition même de leurs fautes, qui, d'ordinaire,
»ie font tort qu'à eux-mêmes î II en est cent moyens
124- ESSAIS
dans lesquels il est inutile d'entrer ici. Observons
seulement que ce nouveau régime des collèges
influeroit aussi sur les pères et mères , qui , sur-tout
chez le petit peuple , prodiguent très - injustement
des coups à leurs enfans , et en font souvent de
mauvais sujets. Nous avons vu et nous ne pouvons
retracer cette image sans gémir; nous avons vu
des mères , fatiguées des pleurs de leurs enfans
encore à la manïelle , les frapper au point de
fracturer leurs petits membres , et de les rendre
impotens pour le reste de leur vie.
Page ^i. (4) Le public ne sait pas qu'il doit
souvent tous ses plaisirs , et la parfaite exécution
de nos grands opéra les plus difficiles , aux talens
de deux artistes cachés à ses yeux. J'ose dire que les
citoyens Rey et La Su-^e méritent la reconnoissance
du public autant que l'acteur le plus en évidence.
Le premier, impétueux et sage, suit l'acteur ou le
danseur, en conduisant un nombreux orchestre dont
il a mérité la confiance. Il sait que tel chanteur ou
danseur ralentira le mouvement dans tel endroit, et
que l'instant d'après il faudra le presser pour suivre
tel autre. Les premières ré{>étitions d'un opéra
seroient souvent im chaos , si ses talens ou son
activité n'en éclaircissoient l'exécution. L'auteur
musicien n'a que deux mots à lui dire, et soudain
ses volontés sont exécutées. Cet artiste estimal^Ie
SUR LA MUSIQUE. 125
m'a sauvé mille fatigues que j'eusse supportées diffi-
cilement; et si l'existence des compositeurs est chère
au public , c'est au citoyen Rey , plus qu'à leurs
médecins, qu'il la doit. Le second a l'inspection
des chœurs et des acteurs lorsqu'ils sont dans la
coulisse. L'instant où ils doivent paroître sur la
scène , le peu de minutes qu'ils ont quelquefois
pour changer d'habits , il a tout calculé : l'acteur
peut sans crainte rêver à son rôle ; La Su^e veille
pour tout le inonde. L'homme qui obtient un
succès est toujours l'homme qu'il aime : son
enthousiasme pour le bien de la chose est porté au
point que , par les traits de son visage, on devine,
après la représentation , si tout à été au gré de
ses désirs.
Page y I. {5) Le collège de Liège , à Rome,
a été fondé par un Liégeois nommé Darcis , et c'est
à ce bon fondateur que la ville de Liège doit
presque tous les bons artistes qu'elle a possédés ,
et qu'elle possède encore.
Tout Liégeois a le droit d'y dejneurer cinq
années , pourvu qu'il se présente avant l'âge de
3 o ans ; il faut être né à Liège ou dans l'enceinte
de trois lieues aux environs de la ville : cependant
le quartier d'outre Meuse est exclus , parce qu'il
règnoit , dans le temps de la fondation , une guerre
civile entre les deux quartiers de la ville Ne
ti6 E S S A I S, &c.
pourroit-on pas abolir cette exclusion , puisque ïa
concorde est rétablie! .... Si j'étois né deux ans
plus tard, j'avois part à l'exclusion.. . . Les parens
du testateur , s'il s'en présente , ont des prérogatives.
Le collège est situé in pia^^a monte d'Oro ,
yiccîno a san Carlo , al Corso, ... Il y a dix -huit
chambres pour les étudians en droit, en médecine,
chirurgie , musique , peinture , architecture et
sculpture On y est entretenu de tout, excepté
qu'il faut se procurer ses maîtres en ville , et
s'habiller en abbé. . . Les Liégeois les plus notables ,
domiciliés à Rome, en sont les proviseurs; un
prêtre liégeois en est le recteur et demeure dans
le collège.
Fin du Livre premier.
ESSAIS
SUR
LA MUSIQUE.
LIVRE SECOND.
Jean-Jac(iues Rousseau dit qu'il faut
voyager à pied pour s'instruire, en jouissant
tout-à-la-fois d'une bonne santé et àes sen-
sations délicieuses qu'offre à chaque instant
ie spectacle varié de la nature. Je partis de
Rome le i ." janvier 1 7 ^7 ; je ne vis rien sur
ma route, je n'eus ni plaisir ni peine, j'étois
dans une bonne voiture.
Arrivé à Turin, j'y retrouvai un baron
allemand que j'avois connu à Rome ; il me
proposa de faire route ensemble pour Genève:
il étoit pressé, et nous partîmes le lendemain.
Dès que nous fûmes sortis de la ville, je
voulus lui dire : Ah M. le baron que je suis
enchanté de ... . Il m'interrompit et me dit
brusquement : Monsieur, je ne parle point en
128 ESSAIS
voiture.— Fort bien, lui dis-je.— Etant descendu
le soir dans l'auberge, ii fît faire grand feu,
passa sa robe - de -chambre et vint à moi les
bras ouverts en me disant ; Ah , mon cher
anïi, que je suis aise de. . . . Je l'interrompis
à mon tour pour lui dire d'un ton sec: Mon-
sieur , je ne parle point dans les auberges. —
Il se mit à rire comme un fou , et me lit
le détail d'une cruelle maladie dont il étoit
atteint , et se plaignit amèrement du beau
sexe romain , qui l'avoit, disoit-il, traité sans
indulgence.
Le jour suivant nous passâmes le Mont-
Cénis. Des porteurs se chargèrent de nous en
montant ; je leur demandai ce que signifioit une
croix rouge que j'aperçus dans un précipice ;
paix, me dit- on, ne parlez pas. — Comment
donc, me disois-je en moi-même, rencontre-
rai-je par tout des barons allemands ! Etant
arrivé sur la montagne , mes porteurs m'ap-
prirent que le son , ou l'écho seul du son de la
voix , pouvoit déterminer la chute des neiges
amoncelées et suspendues sur la tète des voya-
geurs. La descente de la montagne m'amusa
infuiiment.
SUR LA MUSIQUE. 12.7
infiniment. Je proposai à mon baron de la
remonter pour avoir le piaisir de ia redescendre.
Il me refusa et me fit de nouveaux éloges du
beau sexe romain.
La manière dont nous descendîmes la
montagne, s'appelle la rainasse» II faudroit trois
heures pour faire cette descente à pied ou sur
un mulet , et peu de minutes sufiisent quand
on se fait ramasser. On remet sa vie entre les
mains d'un petit savoyard; le mien n'avoit pas
plus de dix à onze ans. On çst assis sur une
espèce de traîneau ; le petit conducteur est sur
le devant ; il vous fait glisser de roc en roc ,
tandis que de ses petites jambes il dirige la
voiture : on est presque suffoqué par les pre-
mières chutes ; mais en se couvrant la bouche,
cette manière d'aller est très-supportable.
Je quittai mon baron à Genève, et je m'en
consolai , sachant que j'y verrois Voltaire. Après
que j'eus été présenté dans les meilleures
maisons par mon ami Weiss, je me trouvai
avoir accepté vingt femmes pour écolières.
J'avois été précédé d'un peu de réputation ,
et les magistrats me permirent d'outre-passer
TOME I. I
130 ESSAIS
le prix des ieçons ordonné par le gouver-
nement.
Le métier de maître à chanter ne me plaisoît
point , outre qu'il fatiguoit ma poitrine ; mais
îi falioit me préparer aux dépenses qu'entraîne
le séjour de Paris.
La querelle entre ies représentans et les
négatifs étant alors dans toute sa force , MM. les
ambassadeurs de France , de Zurich et de
Berne, arrivèrent en qualité de médiateurs :
la République fit bâtir une salle de spectacle
pour amuser leurs excellences et le peuple
révolté. J'entendis des opéra comiques fran-
çais pour la première fois. Tom - Jones , le
Maréchûl , Rose et Colas , me firent grand
plaisir, lorsque j'eus pris l'habitude d'entendre
chanter le français, ce qui m'avoit d'abord paru
désagréable.
Ii me fallut encore quelque temps pour
m'habituer à entendre parler et chanter dans
une même pièce ; cependant je sentois déjà
qu'il est impossible de fiire un récitatif
intéressant lorsque le dialogue ne l'est point.
Le poëte a une exposition à faire, des scènes
SUR LA AtUSIQUE. 131
à filer, s'il veut établir ou développer un
caractère. Que peut alors le récitatif! fatiguer
par sa monotonie, et nuire à la rapidité du
dialogue. Il n'y a que les jeunes poë'tes qui
pressent trop leurs scènes de peur d'être longs ;
i'homme qui connoît mieux la nature, sait
qu'on ne produit des effets qu'en les préparant
et les amenant doucement jusqu'à leurs plus
hauts degrés. Laissons donc parler la scène.
Formons à-la-fois des comédiens déclamateurs
et des musiciens chanteurs, sans quoi nos
ouvrages dramatiques perdront le mérite qu'ils
ont et celui qu'ils peuvent encore acquérir.
Je désirerois mettre en musique une vraie
tragédie où le dialogue seroit parlé : j'imagine
qu'elle produiroit un plus grand effet que nos
opéra chantés d'un bout à l'autre.
J'eus bientôt envie d'essayer mes talens sur
la langue française, et cet essai n'étoit pas
inutile , avant de songer à la capitale de la
France. Je demandois par-tout un poème;
jnais , quoiqu'il y ait beaucoup de gens
d'esprit à Genève, on étoit trop occupé des
affaires publiques pour donner audience aux
1 z
Î32 ESSAIS
Muses. Je pris le parti d'écrire à Voltaire, à peu
près dans ces termes :
Monsieur,
« Un jeune musicien arrivant d'Italie , et
« établi depuis quelque temps à Genève ,
» voudroit essayer ses foibles talerîs sur une
» langue que vous enrichissez chaque jour
« de vos productions immortelles ; je demande
« en vain aux gens d'esprit de votre voisinage
« de venir au secours d'un jeune homme plein
» d'émulation , les Muses ont fui devant
» Bellone ; elles sont sans doute réfugiées chez
>» vous , monsieur, et j'implore votre protection
» auprès d'elles, persuadé que si j'obtiens de
>' vous cette grâce , elles me seront favorables
" dans cet instant, et ne m'abandonneront
» jamais »..
Je suis avec respect , &c.
Voltaire me fit dire par la personne qui
s'étoit chargée de ma lettre , qu'il ne me répon-
doit pas par écrit, parce qu'il étoit malade et
SUR LA MUSIQUE. 135
qu'il vouloit me voir chez lui le plutôt qu'il
me seroit possible.
Je lui fus présenté le dimanche suivant par
madame Cramer son amie. Que je fus flatté
de l'accueil gracieux qu'il me fit ! Je voulus
m'excuser sur la liberté que j'avois prise de
lui écrire. Comment donc, monsieur, me dit-il,
en me serrant la main ( et c'étoit mon cœur
qu'il serroit ) , j'ai été enchanté de votre lettre :
l'on m'avoit parlé de vous plusieurs fois ; je
désirois vous voir. Vous êtes musicien et vous
avez de l'esprit 1 cela est trop rare, monsieur,
pour que je ne prenne pas à vous le plus vif
intérêt. — Je souris à l'épigramme, et j-e remer-
ciai Voltaire. Mais, me dit -il, je suis vieux
et je ne connois guère l'opéra comique qui
aujourd'hui est à la mode à Paris , et pour lequel
on abandonne Zaïre et Mahomet, Pourquoi,
dit-il en s'adressant à madame Cramer, ne lui
feriez-vous pas un joli opéra , en attendant
qlie l'envie m'en prenne ! car je ne vous refuse
pas , monsieur. — H a commencé quelque chose
de moi, lui dit cette dame, mais je crains que
cela ne 5oit mauvais. — Qu'csî-ce que c'est î —
1 3
T34 * ESSAIS
Le Savetier philosophe. — Ah ! c'est comme sî
l'on disoit Fréron ie philosophe. Eh bien , mon-
sieur, comment trouvez-vous notre langue! —
Je vous avoue, monsieur, lui dis- je , que je suis
embarrassé àks le premier morceau : dans ce
vers
Un philosophe est heureux ,
que je voudrois rendre dans ce sens , et je
lui chantai
Un philosophe !
Un philosophe 1
Un philosophe est heureux
\e muet sans éiision de la voyelle suivante,
me paroît insupportable. — Et vous avez
raison, me dit-il; retranchez tous ces e, tous
c^s phe , et chantez hardiment un philosof.
Le grand poëte avoit raison dans un sens,
mais il se seroit expliqué différemment s'il eût
été musicien. \le muet de philosophe est un
^^s plus durs de la langue; mais il faut une
note pour \e muet sans éiision dans tous les
cas ; c'est au musicien à le faire tomber sur
un son inutile dans la phrase musicale : voyez ,
SUR LA MUSIQUE. 135
par exemple : Dans quel canton est l'Hurom-e !
est-ce en Turqui-e I en Arahi-e !
i^
£
f=F=f=^
t
^
Dans quei can - ton esti'Muro - ni-e î est- ce en Tur-
B=f!:
r=r«
^fc=£
^fEÊ
3
1
^
qui - e J
en A-ra - bi-e î Hé! non, non , non.
Toutes les notes qui portent Ye muet sont sans
conséquence , et l'on pourroit les retrancher
sans nuire au chant.
Voici comment iV muet est mal placé.
Dans le duo de ia Rosière de Salenci, Après
l'orage, &c, l'amotireu-se Cécile,
■^^^^^m^
L'a-moureu- se Ce - ci - - le.
le se est placé sur une bonne note et fait un
mauvais effet.
J'aurois pu ohanter de cette manière :
i
L'a - mcu - rcu-sc CO - ci -
1*
i3<) ESSAIS
Mais je me suis hissé entraîner par le chant,
en cette occasion comme en plusieurs autres;
je ne manque pas de m'en repentir lorsque
j'entends chanter mes opéra.
Voltaire me dit ensuite qu'il falloit me
hâter d'aller à Paris ; c'est-là , dit-il , que l'on
vole à l'immortalité. — Ah ! monsieur , lui
dis-je, que vous en parlez à votre aise î Ce
mot charmant vous est familier comme la
chose même. — Moi, me dit-il, je donnerois
cent ans d'immortalité pour une bonne diges-
tion.— Disoit-il vrai?
Ayant été si bien accueilli de Voltaire, j'y
retournai souvent ; j'allois faire chez lui mon
apprentissage de cette aisance, de cette ama-
bilité française , que l'on trouvoit chez lui
plus qu'à Genève. Voltaire , quoiqu'éloigné
de Paris depuis long- temps, n'étoit rien moins
que rouillé par la solitude; il sembloit, au
contraire, avoir transféré à Fernay le centre
de la France. La correspondance continuelle
qu'il entretenoit avec les gens de lettres ,
étoit le journal qui l'instruisoit chaque jour
àçs mouvemens de la capitale , et l'opinion
SUR LA MUSIQUE. 137
suspendue sembioit attendre pour se fixer , que
le législateur du bon goût eût prononcé sur elle.
Genève, et sur - tout les leçons que j'y
donnois , m'ennuyoient davantage quand je
sortois de Fernay ; tout m'enchantoit dans ce
lieu charmant : les parterres, les bosquets, les
animaux les plus rustiques me sembloient
différens sous un tel maître.
L'opulence d'un grand seigneur peut nou5^
humilier , exciter notre envie ; mais celle d'un
grand homme contente notre ame. Chacun ,
doit se dire : c'est par des travaux immenses,
c'est en m'éclairant, c'est en charmant mes
ennuis, en me sauvant du désespoir peut-être,
qu'il est parvenu à la fortune; il m'a donc payé
son bien par un bien plus précieux encore,
pourquoi le lui envierois-je!
Ses vassaux obtenoient de lui tous lés encou-
ragemens possibles ; chaque jour on bâtissoit
de nouvelles maisons, et Fernay seroit devenu
le bourg le plus considérable, le plus considéré
de la France, si Voltaire s'y fût retiré vingt
ans plutôt.
J'ai entendu dire cent fois depuis , qu'il
138 ESSAIS
étoit satirique , méchant , envieux de toute
réputation. J'ose croire que si on ne l'eût
combattu qu'avec des armes dignes de lui ;
Voltaire, la politesse, la galanterie même,
sachant respecter le mérite, pour être lui-même
respecté; bon, humain, infatigable à protéger
l'innocence; non, Voltaire n'eût jamais paru
dans l'arène fangeuse où l'envie et la satire
l'ont fait descendre.
Il avoit ses défauts sans doute; mais songeons
que les défauts de l'homme célèbre suivent
par-tout sa réputation , tandis que ceux de
i'homme obscur ne sortent pas du cercle étroit
qui l'environne. Songeons que l'on ne par-
dionne rien aux grands hommes qui nous
humilient plus ou moins , en nous forçant à
l'admiration. L'amour-propre blessé est si adroit
à nuire ! il est le mobile du monde moral,
comme je crois le soleil celui du monde
physique. Quand tous les moralistes réunis
ne seroient occupés pendant un siècle qu'à
développer les replis de l'amour-propre , je
doute qu'ils parvinssent à pénétrer le fond de
son labyrinthe ténébreux.
SUR LA MUSIQUE. 139
Rîen de plus noble sans doute, que de
mépriser la critique injuste; mais la nature
en créant l'homme de génie, commence par
le rendre vif, sensible, passionné, et rarement
assez pacifique pour résister au plaisir d'une
juste vengeance. L'on n'outrage ni Dieu, ni
la nature impunément ; comment oser espérer
davantage de l'homme le plus parfait ! Qui
sait d'ailleurs si , pour être ce qu'il étoit ,
Voltaire n'avoit pas besoin d'être quelquefois
contrarié \ Son génie s'allumoit à l'aspect d'une
feuille de Fréron ; si cet aiguillon lui eût
manqué, sa tête qui cherchoit sans cesse à
s'enflammer, eût trouvé d'autres causes pour
produire les mêmes effets.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance.
Et peut-être ta plume au censeur de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
^ B O I L E A u.
Un habile peintre de mes amis, Metmgeot,
étoit souffrant ; il s'adresse à un médecin, heu-
reusement homme d'esprit, qui, après l'avoir
interrogé , nous dit en sortant de l'atelier : Je
me garderai bien de le guérir avant qu'il ait fini
Ï4.0 ESSAIS
son tableau. — Sa maladie ctoit effectivement
produite par la grande fermentation du sang
et des humeurs, et Menûgeot\\e\Jit pas achevé
avec la même force son superbe tableau de la
mort de Léonard de Vinci, si un médecin igno-
rant eût calmé à -la -fois son imagination et
l'effervescence de son sang.
Mon opéra avec madame Cramer n'avançoit
qu'à pas lents , et c'est presque toujours un
mauvais signe , quant aux ouvrages d'esprit
et d'imagination. Les comédiens de Genève
donnèrent alors l'opéra ^Isabelle et Gertriide,
qu'on avoit représenté depuis peu au théâtre
italien de Paris. Le poëme fit plaisir, mais la
musique parut foible. Je résolus de faire mon
premier essai sur ce poëme de Favart. Je
n'éprouvai pas trop de difficulté ; il est vrai
que je ne connoissois pas la rigidité de la
langue , et que j'employois toutes les voyelles
pour faire à.Qs roulades. J'ignorois qu'il faut
attendre une chaîne, un vol , un ramage, un
triomphe , &c. pour s'y livrer. Je sentis cepen-
dant en travaillant, que la langue française étoit
aussi susceptible d'accent qu'aucune autre.
s U R L A M U s I QU E. 141
Je n'entends pas par accent une certaine
manière de chanter les vers en déclamant; cet
accent n'engendreroit qu'une musique mono-
tone; il faut au musicien une déclamation plus
forte : si les intervalles du poëte qui récite sont
de I à 2 , il faut que ceux du musicien soient
de I à 5 ; il y a au moins cette différence entre
ia parole et le chant.
Si l'on disoit que le chant ne peut imiter
la parole , parce que la parole n'est pas un
chant , je dirois que la parole est un bruit où
le chant est renfermé, c'est-à-dire, qu'au lieu
de frapper un son , la parole en frappe plusieurs
à- la-fois. Déclamez , oii vais-je ! en élevant
l'organe , ce qui est naturel pour marquer
l'exclamation ou l'interrogation , vous trou-
verez ut re mi frappés ensemble pour ou ; et
mi fa sol pour vais-je; voilà du bruit , puisque
chaque syllabe porte trois sons. Que fait alors
le musicien ! Il prend un des trois sons pour
chaque syllabe , et il dit :
Ut Sol
-<<•
Où vaij - je ;
1^2 ESSAIS
Je me rappelle ie premier trait où je crus
saisir ia nature et la vraie déclamation. Cette
découverte ( que d'autres avoient faite avant
moi ) me fit concevoir des espérances flatteuses
pour l'avenir ; c'est pourquoi je la rapporte.
Dorlïs , parlant à son oncle , dit de madame
Gertrude qu'il veut couvrir d'un léger ridicule :
II faut ia voir cette dame Gertrude
Avec son grand mouchoir
fêS:
ruTB
iË"=3=?
&
H faut la
voir cette dame Ger - tru - de
fê
1
3^
£
ï
^<'4€-
avec son grand mouchoir noir !
On voit que l'expression est naturelle et
vraie , et que j'avois singulièrement mis en
usage le précepte àes e muets que m'avoit donné
Voltaire; l'on voit aussi que je ne les retran-
chois pas tous , mais seulement lorsqu'ils
m'embarrassoient.
Ce premier opéra François eut un succès
encourageant pour moi : le public s'y porta
avec affluence pendant six représentations;
SUR LA MUSIQUE. 145
et c'est beaucoup pour une petite ville telle
que Genève.
Un musicien de l'orchestre , maître à danser ,
vint chez moi pour me dire que les jeunes
gens deda ville, pour suivre l'usage de Paris ,
m'appelleroient après la pièce. Je n'ai , lui
dis-je , jamais vu cela en Italie. — Vous le verrez ,
me dit-il, et vous serez le premier auteur qui
ait reçu cet honneur dans notre république. —
J'eus beau me défendre , il voulut absolument
m'enseigner à faire une révérence avec grâce.
Dès que l'opéra fut fini , on me demanda effec-
tivement à plusieurs reprises , et je fus obligé
de paroître pour remercier le public ; mon
homme dans son orchestre me crioit : Ce n'est
pas cela.... point du tout.... mais allez donc...
Qu'as-tu donc, lui dirent ^es confrères! — Je
suis furieux ; j'ai été exprès chez lui ce matin
pour lui apprendre à se présenter noblement,
voyez si l'on peut ctre plus gauche et plus bcte.
Je sentis qu'il étoit temps d'aller à Paris.
Je fus prendre congé de Voltaire ; je le vis
s'attendrir sur mon sort et il paroissoit l'envier
tout-à- la-fois. Je renouvelois sans doute dans
1^4 ESSAIS
son ame le temps de sa jeunesse, lorsqu'il se
jeta dans la carrière des arts , où l'on trouve
quelquefois la gloire avec la fortune ; mais
bien plus souvent le découragement suivi du
désespoir.
Il me dit: Vous ne reviendrez plus à Genève,
monsieur , mais j'espère encore vous voir à
Paris.
Je n'entrai pas dans cette ville sans une
émotion dont je ne me rendis pas compte ;
elle étoit une suite naturelle du plan que j'avois
formé de n'en pas sortir sans avoir vaincu tous
les obstacles qui s'opposeroient au désir que
j'avois d'y établir ma réputation. Ce ne fut
pas l'ouvrage d'un jour ; car pendant près
de deux ans, j'eus à combattre, comme tant
d'autres , l'hydre à cent têtes qui s'opposoit
par-tout à mes efforts.
On écrivit à Liège, que j'étois venu à Paris
pour lutter contre les PhilUor, les Duni et les
Monsigni; les musiciens de Liège reprochèrent
à mes parens l'excès de ma témérité ; cette
menace ne me découragea pas; au contraire,
elle enflamma mon émulation, et je me disois:
« Si
SUR LA MUSIQUE. 145
€« Si je peux approcher de ces trois habiles
'> musiciens , j'aurai ie plaisir de surpasser les
5' compositeurs iiégeois qui s'en rgconnoisseat
« très-éioignés «.
Je fus deux fois à l'Opéra , craignant de
m'étre trompé la première; mais je n'en com-
pris pas davantage la musique française. On
donnoit Dardanus de Rameau; j'étois à côté
d'un homme qui se mouroit de plaisir, et je
fus obligé de sortir , parce que je me mourois
d'ennui. J'ai découvert depuis à^s beautés dans
Rameau; mais j'avois alors la tête trop pleine
de la musique italienne et de s^s formes, pour
pouvoir me reculer tout-à-coup à la musique
du siècle précédent. Je croyois entendre certains
airs italiens qui avoient vieilli , et dont Casait
mon maître me rappeloit quelquefois les tour-
nures triviales , pour me montrer les progrès de
son art. Je m'en rappelle deux motifs; les voici :
^^^
ip-'-^£=M=-^^=f=P=F=t=^^^^=^^
La ci - - - vet - ta gra-zio - set - ta gra-zio-
^5%z^^HM=F-1g
-ttir
set -la--- --
TOME I, K
1^6 ESSAIS
Il faut avouer que cette chute est bien niaise.
Voici ie motif de l'autre :
E^;Farrf=^=n3^^^m
fê
Se ne --ro- ne mi vuol morto.
Ce morto /lo , ho, est bien mauvais.
Je fus tout au plus quatre fois aux Italiens ;
j'en connoissois les meilleures pièces , et c'étoit
uniquement pour connoître les talens et les
voix àts acteurs. L'étendue de la voix de
Caîlleau me surprit. Je le vis dans la nouvelle
troupe ; l'acteur se présente comme chantant
la haute-contre , la taille et la basse , et effecti-
vement , il auroit pu remplir les trois emplois
également bien. C'est cette première impression
de l'organe de Caîlleau, qui me fit composer
le rôle du Huron dans un diapason trop élevé.
On trouvera peut-être extraordinaire que le
théâtre français fut celui que je fréquentai
assidûment. Je ne voulois faire la musique
de personne ; aussi me gardai- je bien d'étudier
aucun àçis compositeurs que j'ai cités. I^
déclamation àts grands acteurs me sembla
ie seul guide qui rae convînt, et je crois qu'un
SUR LA MUSIQUE. T47
jeune musicien peut être fier d'avoir eu cette
idée, la seule qui pût me conduire au but
que je m'étois proposé; c'est-à-dire, d'être moi,
en suivant la belle déclamation.
Cependant , pour travailler , il me falloit
un poëme, et pour le trouver, j'allois frapper
à toutes les portes ; je ne manquois aucune
occasion de me lier avec les auteurs drama-
tiques. Si l'un d'eux me faisoit la lecture d'un
opéra, j'osois avouer franchement que j'étois
en état de l'entreprendre , de les étonner peut-
être; mais on dissimuloit avec moi, et j'ap-
prenois sans étonnement qu'on m'avoit préféré
quelque musicien connu. Philidor et Duni
s'occupoient cependant de bonne -foi à me
faire avoij un poëme : les habiles gens sont
naturellement bons et honnêtes ; l'homme
instruit voit avec tant d'intérêt ce qu'il en
coule au vrai talent pour se faire connoître,
que la crainte même de protéger son rival,
ne peut l'empêcher d'agir en sa faveur.
Philïdor m'annonce enfin qu'il a répondu
de moi, et qu'un poëte veut bien me confier
l'ouvrage qu'on lui destinoit. Je me rends chez
K i
148 ESSAIS
lui au jour indiqué ; l'auteur lit : à chaque
scène ma tête s'exaltoit au point que je trou-
vois à l'instant ie motif et le caractère qui
convenoit à chaque morceau; je réponds que
cet ouvrage n'eût pas été le plus mauvais des
miens. Lorsqu'après de longues études , i'ame
commande avec cette mipétuosité, elle ne laisse
pas à l'esprit le temps de s'égarer. Je ne trouvai
ie pocme que médiocre et froid ; mais la flamme
qui me brûioit eût pu le réchauffer. J'embrassai
l'auteur ; comment ne vit-il pas dans mes yeux
qu'une si belle ardeur ne seroit pas inutile
à son succès ! Non, il ne le vit pas : car trois
jours après, au lieu de recevoir le manuscrit
Philidor m'apprit que l'auteur avoit changé
d'avis. Il me permettoit cependant de travailler
à son poëme , pourvu que ce fût avec Philidor,
si cela nous convenoit à tous deux. Allons,
courage, mon ami, me dit cet honnête homme,
je ne crains pas de joindre ma musique à la
vôtre Je dois le craindre, moi , lui dis-je ,
car si la pièce réussit , elle sera de vous ; si
elle toinbe, le publie ne verra que moi.
Philidor donna, un an après, son Jardinier
s U R L A M U s I Q U E. 14^^
de Stdon , et l'on sait qu'il eut peu de succès.
Je fus quelques jours après me présenter de
moi-même à un acteur de la Comédie italienne;
il ne dissimula pas combien il me seroit diffi-
cile de réussir à côté des trois musiciens qui
travailloient pour leur théâtre. Il me chanta
(toute entière) la romance de Monsigni, Jusques
dans la moindre chose , &c. Voilà du chant,
monsieur, me dit-il; voilà ce qu'M faudroic
faire ; mais cela est bien difficile. — Je sortis de
chez lui en composant des chants de romance
que je comparois aux chants de Monstgnï.
Je fis la connoissance d'un jeune poë'te ,
homme du beau monde , passant les nuits à
jouer', et les jours à fliire àts vers. Je lui
démandai en grâce de me faire un poë'me ; il
me le promit sans hésiter. J'allai lui faire trente
visites pour l'encourager à cette bonne œuvre;
et comme les aimables libertins ont souvent un
bon cœur , il se laissa toucher et travailla.
Les Mariages Sammtes * furent le sujet qu'iî
* Cette pièce n'étoit pas ceile qui fut donnte sous
ïc même titre en 1776, dont il sera parlé ci-après.
Ï50 ESSAIS
choisit. J'allois chaque matin m'informer de la
santé de mon auteur ; il me iisoit ce qu'il avoit
fait; je le iuiarrachois scène par scène, et j'en
faisois aussitôt la musique. H me fallut attendre
long-temps; mais n'importe, Tenvie que j'avois
de travailler me donnoit une patience à toute
épreuve.
Je connoissois Suard et l'abbé Arnaud, Je
îeur fis entendre ce que j'avois fait à^s Ma-
riages Samnites, Ces citoyens me jugèrent
avantageusement ; l'abbé Arnaud, sur - tout ,
m'applaudit avec l'enthousiasme de l'homme
instruit qui n'a, nul besoin du jugement à^s
autres pour oser approuver.
Si je fus flatté de ce succès , mon poëte
ïi'en fut pas moins encouragé à finir sa pièce.
Ces citoyens m'annoncèrent chez les gens de
lettres, et je fus peu de jours après invité à un
dîner chez le comte de Creuîi, alors envoyé
de Suède. J'y exécutai les principales scènes
démon opéra; j'entendis, pour la première
fois, parler de mon art avec infiniment d'es-
prit ; j'en fus frappé , car j'avois remarqué ,
pendant mon séjour à Rome , que les Italiens
SUR LA MUSIQUE. 151
sentent trop vivement pour raisonner long-
temps. Un 0 D'io ! en posant la main sur leur
cœur, ^%t ordinairement le signe flatteur de
leur approbation. C'est dire beaucoup , sans
doute; mais si un soupir dans ce cas, renferme
une rhétorique; ii faut convenir qu'elle est
peu instructive.
Parmi les gens de lettres qui étoient de ce
dîner , je remarquai que Suard et l'abbé Arnaud
parloient sur la musique avec ce sentiment
vrai , que l'artiste qui a tout senti pendant son
travail , sait si bien apprécier. Ver net me parla
comme s'il eût composé de la musique toute
sa vie. Je vis qu'il eût été le musicien de la
nature, s'il n'en eût été le peintre.
Qu'importe d'ailleurs la route que l'on
prenne , soit les yeux ou les oreilles , pourvu
qu'on arrive au cœur !
Qu'il me soit permis d'examiner pourquoi
\es gens qui ont le plus d'esprit , ne sont
pas ceux qui savent le mieux apprécier un
trait de chant , une note de basse , &:c.
Lorsque j'exécute ma musique auprès d'eux,
je remarque qu'ils éprouvent l'inquiétude
K 4.
152 ESSAIS
qu'avoît sans doute Fotitenelle , lorsqu'il disoit
Sonate , ' que me veux - tu ! tandis qu'une
femme, un enfant sont doucement agités de
sensations agréables.
Je ne donnerai ici mes idées , que comme
un foible aperçu, qui ne peut résoudre un
problème aussi métaphysique, et trop au-dessus
de mes forces.
Voyons d'abord quel est le travail habituel
de l'homme de lettres en général : soit qu'il
écrive ou qu'il parle , c'est le plus souvent d'or-
ner àits grâces de l'esprit la simple vérité, qui
n'a besoin d'aucune parure étrangère. Pourquoi
donc ne pas la présenter à nos yeux simple et
naturelle! Parce que les hommes de génie sont
rares, et qu'elle ne se montre qu'à eux seuls.
L'homme de génie laisse après lui une foule
d'imitateurs , qui , n'osant plus dire de la même
manière ce qui a déjà été dit, sont obligés de
déguiser la vérité sous le charme des grâces.
J'avoue même que souvent l'illusion est A
parfaite , si séduisante , qu'on est tenté de
prendre l'apparence pour la vérité elle-même.
Plus on a écrit sur un même sujet, plus il
SUR LA MUSIQUE. 153
devient difficile à traiter ; et comme ii est
impossible de rien ajouter à la vérité , il faut
que, chaque jour, l'esprit fasse de nouveaux
efforts , pour lier entre elles des idées inco-
hérentes , dont les rapports deviennent enfin
si déliés, si subtils, si délicats, que l'esprit
même s'égarant dans son vaste empire, perd
la dernière étincelle du flambeau de la vérité.
La musique n'ayant besoin , pour être bien
sentie, que de eet heureux instinct que donne
la nature , il sembleroit que l'esprit nuit à
l'instinct, que l'on n'approche de l'un qu'en
s'éloignant de l'autre, et qu'enfin, plus vous
aurez de facilité à combiner et à rapprocher
plusieurs idées , plus vous affoiblirez le tact
naturel qui ne sent qu'une chose à-la-fois , et
c'est assez pour bien sentir. L'homme livré à la
simple nature , reçoit sans résistance la douce
émotion qu'on lui donne. L'homme d'esprit,
au contraire, veut savoir d'où lui vient le
plaisir, et avant qu'il parvienne à son cœur,
il est évanoui. Le sentiment est volatil comme
l'essence renfermée dans un vase, que le contact
de l'air fuit évaporer ; de même une sensation
154 ESSAIS
est perdue , si elle frappe des organes habitués
à analyser pour sentir.
Tout le monde, cependant, veut avoir l'air
d'aimer la musique ; chacun sait qu'elle est un
éfan de i'ame , le langage du cœur ; convenir
que cette langue nous est étrangère , seroit faire
un aveu d'insensibilité ; l'on se donne donc
pour connoisseur : on dit , ûh ! que c'est déli-
cieux ! avec une mine à la glace. Si l'on ^it
homme de lettres, on se dépêche d'écrire une
brochure sur la musique ; on y dit que les
musiciens sont des bêtes qui ne savent que
sentir , et à force de raisonnemens , l'on s'établit
musicien à leur place.
Voudra-t-on inférer de ce que je viens de
dire, qu'il faudra pour avoir le sentiment de
la musique , n'être ni poëte , ni historien ,
ni orateur , ni homme d'esprit enfin î Non
sans doute, mais il faut, je crois, tenir de la
nature elle-même une de ces qualités, ou
toutes ( s'il étoit possible ) , et il ne suffit pas
de jes avoir acquises par un travail forcé
d'érudition , de compilation , qui peut sans
doute ouvrir un chemin neuf à l'homme bien
SUR LA MUSIQUE. 155
né, mais qui ne donne à l'homme ordinaire
que le désespoir de ne jamais approcher de
ses modèles.
Voulez -vous savoir si un individu quel-
conque est né sensible à la musique ! Voyez
seulement s'il a l'esprit simple et juste ; si
dans ses discours, ses manières, ses vêtemens
il n'a rien d'affecté ; s'il aime les fleurs , les
enfans; si le tendre sentiment de l'amour le
domine Un tel être aime passionnément
l'harmonie et la mélodie qu'elle renferme ,
et n'a nul besoin de composer une brochure
d'après les idées des autres, pour nous le
prouver.
Tout se disposoit au gré de mes désirs ; il
ne me restoit plus qu'à trouver dans mes
acteurs, des juges aussi indulgens que les
hommes célèbres dont je venois d'obtenir
l'approbation ; je cherchois les moyens de leur
faire entendre ma musique , quand mon poëte
m'apprit que notre pièce avoit été refusée.
11 fut résolu que l'ouvrage seroit refondu et
arrangé pour l'Opéra , car les comédiens , et
5ur-tout Cci'illeaii , l'avoient jugé trop noble
15^ ESSAIS
pour leur théâtre, et ils avoient raison. Un
mois suffit au poète et à moi pour cette méta-
morphose. Les protecteurs de mon talent ( et
il en faut à Paris quand on n'est pas connu )
avoient parlé de mon ouvrage au feu Prince
de Conîï , qui ordonna à Trial , directeur de
sa musique et de l'Opéra, de faire exécuter
chez lui les Mariages Samnîtes. J'en fis moi-
même presque toute la copie , ma fortune ne
me permettant pas d'en faire la dépense.
Lorsque le jour qui alloit décider de mon sort
fut arrivé , Trial me fit dire de me trouver le
matin au magasin de l'Opéra pour la répétition
à^s chœurs. C'est ici qu'il faudroit une plume
exercée pour décrire tout ce que j'entrevis de
fâcheux sur lamine des musiciens rassemblés;
un froid glacial régnoit par-tout : si je voulois,
pendant l'exécution , ranimer de ma voix ou de
mes gestes cette masse indolente, j'entendois rire
à mes côtés, et l'on ne m'écoutoit pas. Je frémis
davantage le soir en voyant chez le Prince rie
Conti , toute la cour de France rassemblée
pour méjuger; depuis l'ouverture (qui, aujour-
d'hui, est en partie celle de Sylvain) jusqu'à
SUR LA MUSIQUE. 157
la fin de l'opéra, rien ne produisit le moindre
effet ; l'ennui fut si universel , que je voulus
fuir après le premier acte ; un ajni me retint;
l'abbé Arnaud me serra la main , il avoit
fair furieux ; il me dit : Vous n'êtes pas juge
ce soir ; il semble que tous \qs musiciens
s'entendent pour vous écorcher ; mais vous
vous relèverez de-là, je vous le jure sur mon
honneur. — Le Prince eut l'extrême bonté de me
dire : Je n'ai pas trouvé exactement ce que vos
amis m'avoient annoncé , mais je suis fâché
que personne n'ait applaudi une marche que
j'ai trouvée charmante. — C'étoit celle que j'ai
placée ensuite dans le Huron. Je dois ici rendre
justice à un de mes chanteurs, qui, au milieu
de l'exécution la plus soporifique , déploya
toute l'énergie du grand talent et de la probité.
Si son rôle eût été plus considérable , ou , pour
mieux dire, s'il eût à lui seul chanté tout l'opéra,
j'eusse obtenu un swqcqs ; mais l'ennui s'étant
déjà emparé de l'auditoire, quand il commença,
il ne put parvenir à le tirer de sa léthargie. Cet
artiste distingué , qui n'avoit jamais eu , sans
doute , i'ame assez basse pour s'opposer au
158 ESSAIS
succès des talens naissans, c'est Géliote. On se
figure aisément dans quel état je rentrai chez
moi après cette répétition ; (nais ce que l'on ne
se figurera pas, c'est l'effet que produisit sur
mon esprit déjà abattu , la lecture de deux
lettres que je trouvai en rentrant chez moi ; la
première étoit anonyme ; elle contenoit ces
mots consoians : « Vous croyez donc, honnête
» Liégeois , venir figurer parmi les grands
» talens de cette capitale 1 Désabusez - vous ,
w mon cher, pliez bagage; retournez chez vos
^ compatriotes , et leur faites entendre votre
3' musique baroque, qui n'a ni sens ni raison».
L'autre, datée de Londres, étoit de mylord A...
dont j'ai parlé ci-devant; il m'écrivoit « qu'il
» ne jouoit plus de la flûte, et qu'il supprimoit
3> ma pension ".
Je n'osai pas , comme on peut le penser ,
demander au directeur Trial ^ si l'on donneroit
mon opéra ; cette demande aurait été ridicule.
Les gens de lettres qui s'intéressoient à moi ,
voyant que je projetois de partir , engagèrent
Marmontel à me faire un poëme. Il vint me
trouver ; il m'avoua franchement qu'il avoir
SUR LA MUSIQUE. 159
Jonné une pièce aux Italiens ( la Bergère des
Alpes ) j et que malgré son peu de succès, il
alioit travailler sur un conte de Voltaire , qu'on
venoit de publier (l'Ingénu ou le Huron). Vous
me rendez la vie ! lui dis - je , car j'aime ce
charmant pays où l'on me traite si mal.
Cet ouvrage fut fait , paroles et musique ,
en moins de six semaines. L'Envoyé de Suède,
qui s'étoit déclaré mon plus zélé partisan , même
après mon désastre, pria Caïlleau de venir dîner
chez lui pour entendre un ouvrage dans lequel
on lui destinoit un grand rôle; il m'a dit depuis ,
qu'il fut sur le point de refuser l'invitation ,
s'étant déjà si souvent compromis pour de mau-
vais ouvrages. 11 n'accepta que par égard pour
l'Envoyé de Suède et pour Alarmontel. 11 écouta
avec défiance les premiers morceaux ; mais
dès que je lui chantai, Dans quel canton est
l'Huronie ! il marqua le plus grand contente-
ment ; il nous dit qu'il se chargeoi: de tout ,
et que nous serions joués incessamment. «C'est
» donc là, dit-il, cet homme dont j'entends si
« horriblement déchirer les talens ! »
D'après ce que je viens de dire, le jeune
1^0 JE s s A I s
compositeur sentira combien il est important
de soigner en tout point le premier essai , qui
va le faire connoître ou reculer ses progrès
pour plusieurs années. Un jeune peintre est
cent fois plus heureux que lui ; un tableau est
aisément placé dans sa véritable perspective ;
mais l'exécution de la musique exige des atten-
tions préliminaires qu'on n'accorde guère à un
artiste peu connu.
LE H U R O N,
Comédie en deux actes , en vers , paroles de
Adidrmontel ; représenté pour la première fois
par les Comédiens italiens, le 20 août i/i)^.
Caille AU me conduisit chez madame La
Rueîte , où je trouvai les principaux comédiens
rassemblés ; j'exécutai seul au clavecin toute
la musique de cet ouvrage : nous fîmes une
répétition au théâtre quelques jours après ;
'lorsque Caïileau chanta l'air , Dans quel canton
est ÏHuronie, et qu'il dit, Messieurs, messieurs,
en
s U R LA M U s I Q U E. i^r
en Huronie.,., les musiciens cessèrent de jouer
pour iui demander ce qu'il vouioit. Je chante
mon rôle, leur dit-il. — On rit de ia méprise,
et l'on recommença le morceau. Les répétitions
5e firent avec zèle , et je sentis renaître l'espoir
de réussir à Paris. Le jour de la première
représentation, j'étois dans une telle perplexité,
que trois heures à peine étant sonnées , je
fus me poster au coin de la rue Mauconseil ;
là , mes regards se fixoient sur \qs voitures , et
sembloient attirer les spectateurs , et solliciter
leur indulgence. Je n'entrai dans la salle
que lorsque la première pièce fut jouée; et
lorsque je vis qu'on ailoit commencer l'ou-
verture du Hiirofi , je descendis à l'orchestre.
Mon intention étoit de me recommander au
premier violon ( Lebel). Je le trouvai prêt à
frapper le premier coup d'archet ; ses yeux
ctoient enflammés , les traits de son visage
changés au point qu'on auroit pu le mécon-
noître : je me relirai sans mot dire , et je fus
saisi d'un mouvement de reconnoissance dont
je n'ai jamais perdu le souvenir. J'ai depuis
obtenu qu'il fût nommé musicien dii roi, avec
TOME I, L
i6z ESSAIS
douze cents francs de pension *. Le public fit
comme C aille au , il écouta le premier morceau
avec défiancé ; il me croyoit Italien parce que
mon nom se termine en i : j'ai su depuis que le
parterre disoit : «Nous allons donc entendre des
» roulades et dts points d'orgue à ne jamais
« finir ». Il fiit trompé, et me dédommagea de la
prévention : le duo , N^e vous rebute^ pas , &€■•
détruisit le préjugé ; Cailleau parut, fit aimer le
charmant Huron, qu'on a long-temps regretté
à la Comédie italienne. Madame Larueîte chanta
ie rôle de mademoiselle de Saint- Yves, avec sa
sensibilité toujours si décente; Larueîte déploya
dans celui de Gilotin sa pantomime comique
sans charge; l'excellent acteur Clairval , tou-
jours animé du désir d'être utile à ses camarades
et aux arts, ne dédaigna pas de se charger du
petit rôle de l'Ofiicier fi'ançars : le succès fut
décidé après le premier acte , et confirmé à la
fin du second ; on demanda les auteurs : Clairval
* Depuis plusieurs années il suivoit les comédien.'-
italiens lorsqu'ils jouoient à la cour, et n'avoit aucua
traitement.
SUR LA MUSIQUE. i6^
me nomma, et dit que l'auteur des paroles étoit
anonyme.
Si j'ai jamais passé une nuit agréable , ce fut
celle qui suivit cet heureux jour. Mon père
m'apparut en songe ; il me tendoit les bras ; je
mélançois vers lui, en faisant un cri qui dissipa
un si doux prestige. Cher auteur de mes jours,
qu'il fut douloureux pour moi de penser que
tu ne jouirois pas de mon premier succès !
Dieu , qui lit au fond des cœurs , sait que le
désir de te procurer l'aisance qui te manquoit ,
fut le premier mobile de mon émulation. Mais
dans l'instant même où je luttois contre l'orage
avec quelque espoir de succès ; quand des
amis cruels faisoient entendre à ce malheureux
père , combien mes efforts étoient téméraires ;
lorsque en(ïn j'étois l'unique objet de ses
inquié tildes, et que d'une voix presque éteinte,
il disoit : Je ne verrai plus mon fis! Réussira-t-il !
la mort vint terminer des jours menacés depuis
long-temps , et que j'aliois rendre plus heureux.
Un peintre de mes amis vint me trouver le
lendemain; je veux, me dit -il, te montrer
quelque chose qui te fera plaisir. — Allons, lui
L 2
1^4 ESSAIS
dis-je, car je suis fatigué d'entendre des lectures
de pièces. — Comment , déjà ! — Bon î Tu
vois un homme auquel depuis ce matin on a
offert cinq pièces reçues aux Italiens. Tout ou
rien est un adage qui se réalise sur-tout à Paris.
Les poètes qui m'ont honoré de leurs visites,
sont ceux que j'avois sollicités vainement pour
avoir un ouvrage. Ah ! me dit mon ami, j'ai
bien ri hier à l'amphithéâtre : j'étois entouré de
ces messieurs , et à la fin de chaque morceau,
ils s'écrioient: Ah I il fera ??ia pièce , vousverre^,
îfiessieurs , l' ouvrage que je lui destine I Si l'on
linissoit un air comique : Ah ! j'ai aussi de la
gaieté dans mon ouvrage ; hravo ! bravo ! c'est
mon homme. Enfin, poursuivit le peintre, as-tu
accueilli quelques-uns de ces messieurs! —
Non : je leur ai dit que Marmontel méritoit
la préférence , puisqu'il avoir bien voulu se
hasarder avec moi.
Je sortis avec mon ami ; il me conduisît
dans une petite rue derrière la Comédie ita-
lienne; puis m'arrêtant vis-à-vis une boutique;
je vis Au grand Huron, N. marchand de tabac*
J'entrai , j'en pris une livre , parce que je le
SUR LA MUSIQUE. 16^
trouvai , comme de raison , meilleur que par-
tout ailleurs.
Si je fus enchanté de la réussite du Huron ,
je ne ie fus pas moins d'un autre événement
auquel j'étois bien loin de m'attendre. Eût-on
pu croire, en effet , que , dans le temps de mon
arrivée à Paris , lorsque je quêtois infructueuse-
ment dans cette grande ville , àçs poëmes à
mettre en musique, et que je n'avois effective-
ment aucun titre pour inspirer beaucoup de
confiance aux Parisiens , le premier poëte de
ia France et de son siècle. Voltaire me tenoit
la parole qu'il m'avoit donnée, sur laquelle
je n'osois compter , et faisoit pour moi àes
opéra comiques! A ia vérité, il avoit marqué;
ainsi que madame Denis , sa nièce , beaucoup
d'indulgence pour les morceaux que j'avois
exécutés devant lui à Fernay; mais quelques
airs détachés, et la musique que j'avois refaite
sur l'opéra à^ Isabelle et GertruAe de Favart , me
paroissoient àQ% titres insufîîsans pour exciter
l'attention d'un homme tel que Voltaire , et
pour mériter ^^i encouragemens. Quand, pour
me déterminer à venir à Piuris , il m'assuroit
j66 essais
qu'il travailleroit pour moi , je crus qu'il pîaî-
saiitoit, et je fus loin d'imaginer que Voltaire
pût quitter quelques momens le sceptre de
Melpomène pour \es grelots de Momus. Il le
fit pourtant, et composa, en se jouant, le Baron
d'Otrante , et les Deux tonneaux. Je reçus le
premier pendant qu'on jouoit encore le Huron
dans sa nouveauté. Le conte de Voltaire /mXÏXulé
\'£jucation d'un prince , lui fournit le sujet du
Baron d'Otrante. Je fus chargé de présenter la
pièce aux comédiens italiens, comme l'ouvrage
d'un jeune poète de province. Le sujet parut
comique et moral, et les détails agréables; mais
ils ne voulurent point recevoir cet ouvrage à
moins que l'auteur n'y fît à^s changemens. Ce
qui les choqua, peut-être, c'est que l'un des
principaux rôles , celui du corsaire , est écrit
en italien , et tous \çs autres en français. Ce
mélange àes deux idiomes n'étoit point rare
sur leur théâtre dans les comédies dites ita^
Hennés: mais c'étoit une nouveauté dans l'opéra
comique, et ils ne voulurent point la hasarder ,
sur-tout n'ayant pas de chanteur italien. Cepen-
dant ils voy oient très - bien dans le Baron
SUR LA MUSIQUE. r6y
^Otrante, un talent qui poiivoit leur être utile,
et ils m'engagèrent à faire venir le jeune auteur
anonyme à Paris. Je leur promis d'y faire mes
efforts. On peut croire que la proposition fit
rire Voltaire , et qu'il se -consola facilement du
refus des comédiens. Pour moi, je fus très-
fâché de ce contre-temps qui me fit renoncer à
mettre sa pièce en musique , comme il renonça
de son côté à l'opéra comique.
Le public ne tarda pas à me mettre au rang
des compositeurs dignes de ses encouragemens;
mais on m'accordoit trop , ou pas assez : on
commença par me refuser le genre comique ,
quoiqu'il y eût du comique dans le Huron.
D'autres cherchèrent à arranger mes chants sur
le système de la basse fondamentale , et elle
ou moi nous nous trouvcimes quelquefois en
défaut.
J'ai , me dit un homme , cherché vainement
ia basse fondamentale de la note du cor ,
dans le récitatif obligé de mademoiselle de
Sdint-Yvcs , au second acte. Quelle raison me
donneriez-vous de cette sortie d'un ton à l'autre,
sans rapport entre \es harmonies !
L 4
ï69 ESSAIS.
La voîcî, lui dis-je : c'est parce que ïe Huron,
dont mademoiselle de Saint - Yves s'imagine
entendre les accens, est trop éloigné du lieu
de la scène pour savoir dans quel ton l'on y
chante. — Et si la basse fondamentale ne peut
justifier cet écart ! — Tant pis pour elle. —
Mais il n'en est pas moins vrai que l'on ne
peut chanter un duo en tierces , lorsqu'on est
à une demi-lieue l'un de l'autre. • — La raison est
bien pour vous, me dit-il, mais la règle?... Je
rencontrai mon homme quelque temps après :
Soyez tranquille, me dit-il, j'ai trouvé la basse
fondamentale de votre note.
Malheur à l'artiste qui, trop captivé par la
règle, n'ose se livrer à l'essor de son génie; il
faut àts écarts pour pouvoir tout exprimer ; il
doit savoir peindre l'homme sensé qui passe
par la porte, et le fou qui saute par la fenêtre.
Si vous ne pouvez être vrai qu'en créant
une combinaison inusitée , ne craignez point
d'enrichir la théorie d'une règle de plus ;
d'autres artistes placeront peut-être encore plus
à propos la licence que vous vous êtes permise,
et forceront les plus sévères à l'adopter. Le
SUR LA MUSIQUE. 169
précepte a presque toujours suivi l'exempie. Ce
n'est cependant qu'à l'homme familiarise avec
la règle , qu'il est quelquefois permis de la
violer , parce que lui seul peut sentir qu'en
pareil cas la règle n'a pu suffire.
Tâchons de voir maintenant pourquoi ma
musique s'est établie doucement en France,
sans me faire des partisans enthousiastes , et
5ans exciter de ces disputes puériles , telles
que nous en avons vu. C'est, je crois, à
mes études et à la manière que j'ai adoptée ,
que je dois cet avantage.
J'entendois beaucoup raisonner sur la
musique , et comme , le plus souvent , je
n'étois de l'avis de personne, je prenois le
parti de me taire. Cependant je me demandoi>
à moi-même, n'est-il point de moyen pour
contenter à-peu-près tout le monde l II faut
être vrai dans la déclamation, medisois-je,
à laquelle le Français est très-sensible. J'avois
remarqué qu'une détonation affreuse n'alté-
roit pas le plaisir du commun des auditeurs
au Spectacle lyrique, mais que la moindre
inflexion fausse au Théâtre français , causoii
170 ESSAIS
une rumeur générale. Je cherchai donc la
vérité dans la déclamation , après quoi , je
crus que le musicien qui sauroit le mieux la
métamorphoser en chant , seroit le plus habile.
Oui c'est au Théâtre français , c'est dans la
bouche des grands acteurs , c'est - là que
la déclamation accompagnée des illusions
théâtrales , fait sur nous des impressions inef-
façables , auxquelles les préceptes les mieux
analysés ne suppléeront jamais.
C'est-là que le musicien apprend à interroger
les passions , à scruter le cœur humain , à se
rendre compte de tous les mouvemens de i'ame.
C'est à cette école qu'il apprend à connoître
et à rendre leurs véritables accens , à marquer
leurs nuances et leurs limites. Il est donc
inutile, je le répète , de décrire ici les senti mens
dont l'action nous a frappés ; si la sensibilité ne
les conserve au fond de notre ame , si elle n'y
excite les orages et ne ramène le calme, toute
description est vaine. Le compositeur froid ,
l'homme sans passions ne sera jamais que
l'écho servile qui répète des sons ; et la vraie
sensibilité qui i'écoutera, n'en sera point émue.
SUR LA jM US I QU E. ïjx
Persuadé que chaque interlocuteur avoit
son ton , sa manière , je m'étudiai à conserver
à chacun son caractère.
Bientôt je m'aperçus que la musique avoit
des ressources que la déclamation , étant seule,
. n'a point. Une fille , par exemple , assure à sa
mère qu'elle ne connoît point l'amour ; mais
pendant qu'elle affecte l'indifFérence par un
chant simple et monotone , l'orchestre exprime
le tourment de son cœur amoureux. Un nigaud
veut-il exprimer son amour, ou son courage!
s'il est vraiment animé , il doit avoir les
accens de sa passion ; mais d'orchestre , par
sa monotonie , nous montrera le petit bout
d'oreille. En général, le sentiment doit être
dans le chant; l'esprit, les gestes, les mines .
doivent être répandus dans les accompa-
gnemens.
Telles furent mes réflexions et mes études.
Je ne dirai pas que les acteurs que je trouvai
à Paris, étoient plus acteurs que chanteurs,
et que je devois, par cette raison, adopter le
système de la déclamation musicale ; non : je
serai plus vrai; je dirai que la musique de
172 ESSAIS
Pergûlèse m*ayant toujours plus vivement
afîècté que toute autre musique , je suivis mon
instinct ; ii se trouva conforme à celui de
cette partie du public qui, dans ia jouissance
même de sts plaisirs, aime à pouvoir s'éciairer
du flambeau de ia raison. Le sexe qui reçut
la sensibilité en partage , fut mon premier
partisan ; le jeune étourdi me trouva de l'en-
jouement et de la finesse; l'homme sévère dit
que ma musique étoit parlante ; les vieux
partisans de Lulli et de Rameau, trouvèrent
dans mon chant certains rapports avec celui de
leurs héros. Mais lorsqu'on veut bien applaudir
aux efforts d'un artiste, qu'il est loin d'être
satisfait de son travail ! Tantôt il sent que la
déclamation se perd dans les chants vagues et
suaves , ou qu'une belle mélodie exclut une
harmonie complète ; que c'est toujours en
sacrifiant une partie qu'il en fait ressortir une
autre. Il voit , en travaillant , la source dts
différens systèmes , et àts querelles qu'ils font
naître; mais oubliant l'opinion, il ne doit être
guidé que par le sentiment qui le maîtrise.
SUR LA MUSIQUE. 173
L U C I L E,
Comédie en un a^e , en vers , paroles de Alarmontel;
représentée pour la première fois par les Comé-
diens italiens, le 5 janvier 176^.
Cette pièce fut attendue avec impatience :
mon premier ouvrage avoit été jugé avec indul-
gence, mais le public ne vouloit m'accorder
un second succès qu'avec plus de retenue :
cette comédie, où je trouvai de quoi déployer
la sensibilité domestique , si naturelle à l'homme
né dans le pays àes bonnes gens ( i ), réveilla,
j'ose le dire , ce sentiment précieux.
Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille!
fît couler les larmes ^qs spectateurs , surpris
d'être émus par de nouveaux ressorts dans le
pays de la galanterie.
Ce morceau de musique a servi, depuis qu'il
est connu, pour consacrer ies fêtes de famille.
Un jeune homme , dont je devrois savoir le
nom , étant à la première représentation de cette
pièce, aperçut le duc à' Orléans essuyant ses
yeux pendant le quatuor : il se présente le
1 74 ESSAIS
lendemain avec confiance au prince, qui ne îe
connoissoit pas : « Monseigneur, dit-il en se
» jettant à ses genoux , j'ai vu pleurer votre
M altesse , hier, au quatuor de Lucile. y aime
» éperdument une demoiselle qui appartient à
'> un gentilhomme de votre maison ; il refuse
'' de nous unir parce que ma fortune ne répond
>' pas à la sienne , et j'implore votre protection ".
Le prince lui promit de s'instruire de l'état des
choses , et le mariage fut fait peu de temps
après. Je demande si à cette noce on chanta le
quatuor! Je me trouvai moi-même quelque
temps après chez un homme qui s'étoit opposé
infructueusement au mariage de son frère ;
la jeime épouse , belle comme Venus , se
présente chez le frère de son mari; elle y est
reçue très-poliment , c'est-à-dire froidement :
cependant, comme j'aperçus que les caresses
de la dame jettoient du trouble dans le cœur
de son beau -frère , je les engageai à s'approcher
du piano; je chantai le quatuor avec effusion de
cœur , et j'eus le plaisir de voir, après quelques
mesures , le frère et la sœur s'entrelacer de
leurs bras en répandant des larmes si douces ,
s U R L A M U s I QU E. 175
celles de la réconciliation. S'il est permis de
joindre l'épigramme à ce que le sentiment a de
plus précieux , je rapporterai l'anecdote sui-
vante : Des officiers de judicat^re, créés sous les
auspices d'un ancien ministre dont les opéra-
tions n'av oient pas eu l'approbation publique ,
assistoient , dans leur loge , à un spectacle de
province ; on représentoit la tragi-comédie de
Samson. Arlequin luttoit sur la scène avec un
dindon qui, s'étant échappé, se réfugia dans
la loge de -ces officiers ; aussitôt le parterre se
mit à chanter en chœur : Oà peut-on être mieux
qu'au sein de sa famille !
La Comédie italienne n'avoit, jusqu'à cette
époque, donné aucune pièce dans laquelle le
sentiment prédominât : aussi dès que le quatuor
fut fini , les spectateurs reçurent Cailleau avec
des éclats qui sembloient dire : -.cNous allons rire
?5 avec le bon nourricier de Lucilc^^. Cailleau fixa
le parterre avec un regard douloureux, et dit :
Je viens dans la douleur ,
Et j'apporte ici le malheur.
Le monologue de Biaise Ah! ma femme ,
jy6 ESSAIS
qiî avei-vous fait ! fut chanté et joué par cet
acteur inimitabie , d'une manière subiime : et
je dirai , pour faire son éloge, qu'il parut court,
li a souvent paru long depuis. Le poëte
et le musicien avoient pressenti les taJens de
Cailleau en faisant ce monologue.
Son organe commençoit à s'affoibiir , mais
chaque jour il se montroit pius grand comédien.
Pour se costumer avec plus de naturel , il avoit
arrêté un paysan dans les rues de Paris , en le
priant de lui prêter son habit; il parut sur la
scène les pieds poudreux, et, pour la première
fois , avec la tcte chauve. Chacun le félicitoit
sur son courage à s'être fait raser la tête , pour
être mieux dans son rôle, lorsqu'il nous apprit
qu'il n'avoit fait que la moitié du sacrifice ,
c'est-à-dire, qu'il portoit depuis long-temps
\m faux toupet que personne n'avoit reconnu.
Les paroles et la musique eurent un succès
égal. L'on demanda les auteurs; Clairva/ vint,
comme au Hiirou , me nommer, en ajoutant
quG l'auteur des paroles étoit anonyme. H a
tort, dit une voix forte, et toute ia salle
applaudit.
Qu'il
SUR LA MUSIQUE. 177
Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant
pour examiner le monologue de Biaise , que
bien àes gens ont nommé, mal- à -propos ,
récitatif.
Ah I ma femme, qu*avez-vous fait?
Ce début Qst de pure déclamation.
Méchante mère ,
Les notes pointées indiquent l'indignation.
De la misère
Voilà l'effet.
II ne faut pas tout déclamer ; la mélodie prend
ici la place de la déclamation. Des flûtes accom-
pagnent ce trait ; pourquoi \ Biaise semble
dire : « Hélas , ayez pitié de ma misère , c'est
« elle qui suggéra le crime dont ma femme s'est
» rendue coupable ».
Elle aime un amant qui l'adore.
Pourquoi n'ai- je pas élevé la voix sur amant,
mais sur ces mots , {jui l'adore ! Parce que le
pronom qui désigne Lucile , y est compris ,
et qu'elle est la victime intéressante pour ks
spectateurs.
TOM.E I, M
ïyS ESSAIS
Un jour de plus....
Ces quatre notes dont le sens reste suspendu,
sont, je crois, d'une grande vérité.
Un jour encore.
Ils alloient être unis.
Hélas I fille trop chère ,
Du crime de ta mère.
C'est toi que je punis.
Il falioit appuyer sur toi, cela est incontes-
table, et aucun musicien, aucun déciamateur
n'y auroit manqué.
Quitter ses beaux habits ,
Retourner au village,
Y presser mon laitage,
Y garder mes brebis.
Ces quatre vers portent un chant de musette.
L'opposition du crime avec les chants de
i'innocence du premier âge , forment un
contraste qu'on n'a pas dû négliger.
La pauvre enfant, quelle pitié I
Elle a pour moi tant d'amitié I
Et moi je viens lui percer l'ame!
Ce dernier vers doit être appuyé par l'or*
chestre, c'est lui qui marque la cruauté de
SUR LA MUSIQUE. 179
Biaise : if falloir aussi employer des sons
graves , pour rendre l'exclamation suivante
plus sensible :
Ah I ma femme I , . ,
On ne sait rien si je me tais !
Ma fille est à son aise.
Et son cœur est en paix.
La modulation est heureuse ; c'est la première
fois que Biaise songe à cacher le crime commis :
aussi le ton de ré he'mol ne s'est -il pas fait
entendre dans tout ce qui a précédé.
Que dis -tu, Biaise !
Que je me taise I
II y auroît eu de l'ignorance à mettre en chant
CQs deux vers qui sont indiqués pour être en
récitatif.
Non , non , jamais.
Non , non , jamais.
Le repos après cet éclat est d'un he\ effet.
On ne sait rien si je me tais I
Ma femme est morte
Eh bien , qu'importe î
Je le sais, moi ;
JLa bonne foi ,
Voilà ma loi.
M z
i8o ESSAIS
Tous ceux qui avoient intérêt à l'ouvrage ,
vouloient absolument me faire changer la
musique du vers
Je le sais moi.
li failoit, disoit-OR, des sons élevés et forts
pour rendre ce vers. Je soutiens que c'étoit
le contraire , et que Blaïse sembloit dire , Je
le sais moi ( dans le fond de mon cœur ), et
éclater ensuite sur
La bonne foi
Voilà ma loi.
C'est dire, ma bonne foi va faire éclater
ie secret que mon cœur renferme.
Le public sentit comme moi sans doute ,
puisqu'il interrompit , par des applaudisse-
mens, l'acteur qui le fixoit en disant d'une
voix grave : « Je le sais moi ".
Ce monologue, le seul peut-être que je
ferai dans ce genre, où la déclamation, l'har-
monie et la mélodie concourent à l'expression,
m'a paru mériter d'être analysé. On m'a
demandé cent fois , si je préférois ce morceau
au quatuor \ je dirai qu'il faut un sentiment
s U R L A M U s I QU E. i8i
plus profond, une plus grande connoissance
du cœur humain, pour faire ce monologue,
et qu'un instant d'inspiration a suffi pour
produire le quatuor.
Le public, en accordant un plein succès à
cet ouvrage , se confirma cependant dans
i'idée que le genre gai m'ctoit refusé : les
journaux répétèrent ce que le public avoit dit,
et l'on me reprocha de faire pleurer à l'opéra-
comique. Je répondis à ce reproche par la pi^ce
suivante.
LE TABLEAU PARLANT,
Paroles à^Anseaume; représenté à Paris par les
Comédiens italiens, le 20 septembre 1769.
Cette pièce me parut Id meilleure réponse
que je pusse faire au public. Deux succès de
suite m'avoient rendu ma gaieté naturelle ,
que j'aurois eu bien de la peine à exciter dans
ie temps que je fis le Hiiron.
C'est dans les beaux jours du printemps
que je composai le Tableau parlant : et je puis
dire que pendant deux mois , chanter et rire
M 3
i82 ESSAIS
fut toute mon occupation (2); j'étois si plein
de mon sujet, qu'un jour après le dîner je fis,
chez l'ambassadeur de Suède, quatre morceaux
de musique sans interruption.
Le i/"" Pour tromper un pauvre vieillard, &c.
Le 2.^ Vous étiez ce que vous n'êtes plus.
Le 3.* La tempête de Pierrot.
Le 4..' Le duo : Je brûlerai d'une ardeur éternelle.
Cette fertilité m'étonna moi - même : elle
seroit dangereuse pour l'ignorant , ou pour
l'homme qui se livre rarement au travail ;
mais l'artiste qui passe les nuits à réfléchir,
doit profiter àts prodigalités de la nature.
Je finis cet opéra à Croix-Fontaine : on y
ût la lecture du Tableau parlant , et l'on
plaignit le malheureux musicien. Le Duc de
^* * * y fit de légers changemens que je com-
muniquai ensuite à Anseaume , et qu'il adopta.
Voilà pourquoi le public , après le succès ,
attribua ce poëme au Duc de N***.
Je m'appliquai sur- tout, dans cet ouvrage,
à ennoblir, autant que faire se pouvoit sans
blesser la vérité, le genre de la parade; et
SUR LA MUSIQUE. i8j
c'est une attention très-nécessaire à tout com-
positeur qui traite un sujet trivial.
Une des premières régies dans les beaux
arts, est de donner de ia noblesse à tout ce
qui en est susceptible , en imitant la nature ,
souvent même en peignant les mœurs; et l'ar-
tiste feroit sagement de rejeter tout sujet qui
ne peut être ennobli. Cependant, si ce procédé
est nécessaire , il est des sujets nobles par eux-
mêmes qui exigent une attention opposée. Je
n'entends pas que l'artiste dégrade ceux qui
sont nobles ou sublimes ; mais il doit craindre
que l'exagération ne prenne la place du natu-
rel , lorsqu'il met sur la scène ou les dieux
de la fable ou les héros. Les artistes grecs et
romains n'avoient pas autant que nous cet
ccueil à redouter : alors tout étoit grand et
nob^e ; ils peignoient d'après leurs modèles ,
et ne redoutoient point de n'être pas entendus,
ni de paroître gigantesques.
Quand j'entends dire que les arts sont dégé-
nérés , j'entends que les hommes ne sont plus
les mêmes. Si l'on jette un coup d'œil sur les
moeurs actuelles , en les comparant à celles que
M 4
i94 ESSAIS
l'artiste ne peut plus peindre qu'à travers une
perspective d'environ deux mille ans, qu'aper-
çoit - on ! la femme plus coquette à mesure
qu'elle avance en âge *, faire passer sa fille de
son sein chez une nourrice, et de là dans un
couvent, d'où elle ne sortira que pour rece-
voir l'époux qu'on lui donne sans la consulter.
Jadis on voyoit la femme , belle de sa vertu ,
fière de la destruction de ses charmes , lors-
qu'elle pouvoit montrer la nombreuse famille
qui lui devoit le jour , ou le héros dont elle
étoit mère.
Aujourd'hui,, pour faire toujours le contraire
des anciens , l'homme de génie n'obtient des
éloges qu'éiprês décès. On encourage les morts,
on décourage les vivans; les gens à talens , pour
forcer la multitude à les admirer seuls , se
déchirent tous mutuellement ; tandis que jadis
l'homme plus fier de la puissance de son ctre
que de son mérite personnel , respectoit le
* Quel âge a madame la marquise \ demandoit un de
nos rois. — Sire, j'ai quarante ans. — Et vous! dit-il
ensuite au fils de la dame. — J'ai le même âge que ma
mère^ sire, répond-il.
\
SUR LA MUSIQUE. 185
talent par-tout où il étoit, et jouissoit des chef-
d'œuvres des hommes , en songeant qu'il étoit
homme lui-même. Celui qu'on vouloit recon-
noître pour le premier de son état, avouoit
qu'il n'étoit que le second , quand son rivai
lui avoît fourni les idées qu'il avoit mises dans
un plus grand ordre.
Les hommes de génie se respectant ainsi ,
forçoient la multitude à les admirer. Si les mu-
siciens de nos jours étoient jugés par l'esprit qui
caractérisoit les anciens , l'on nommeroit Gluck
et Phil'uîor, pour la force de l'expression har-
monique; Sacchini et Piccimii, pour la tendre
et belle expression idéale; Paîsiello, Ciinarosa,
pour la fraîcheur des idées ; Monsigny , pour
les chants heureux; Deiaide , pour les airs
champêtres ; Haydn, ^owx la richesse des compo-
sitions instrumentales, &c. Mais aujourd'hui,
pour tout embrouiller, l'on compare entre eux
àes talens qui n'ont que de légers rapports ,
et qui ne peuvent en avoir de plus intimes
sans s'anéantir , en rentrant dans le tronc dont
ils ne sont que les branches. Les Romains gens
de lettres eussent dit, d'une voix forte, à ces
i8^ ESSAIS
corrupteurs de la vérité : « Bêtes brutes! ne voyez-
3> vous pas qu'il faut la fraîcheur de l'eau vive
» pour peindre ce feuillage , et que le feu du
» Tartare n'est pas trop ardent pour exprimer
5i la fureur du héros ! Laissez donc ces rappro-
» chemens ineptes; cessez de tout détruire , en
» confondant ce qui doit être séparé ».
Que manque-t~il cependant à ce dix-hui-
tième siècle pour devenir peut-être le plus beau
de tous! ce siècle de lumière, où à^s hommes
rares, en tous genres, savent mieux que jamais
rapprocher et analyser toutes les productions
humaines dont ils profitent, et dont ils écartent
les défauts et les préjugés; que lui manque-t-il,
dis-je \ une seule chose ; que chaque homme
qui pense , dise : « Je ne dissimulerai jamais
« la vérité que j'aurai sentie au fond de mon
» cœur ». Si le Français ne se presse d'être juste
autant qu'il est instruit , l'Anglais , son rival ,
lui donnera , peut-être , les regrets de n'être
qu'imitateur dans la plus sublime des vertus *.
Laissons donc à chacun le genre qui lui est
♦ On sait que ce i/'yolume a paru avant la révolution.
SUR LA MUSIQUE. 187
propre, et n'écoutons plus l'amateur exclusif
qui vou droit que chacun sacrifiât à son idole.
Qui oseroit décider si, en musique, l'harmonie
doit l'emporter sur la mélodie! Tout dépend,
je crois , de la manière de les employer. Du
reste , s'il faut chercher à plaire au plus grand
nombre des spectateurs , remarquons qu'un air
de chant qui se rencontre dans un ouvrage
sévère, peu chantant, mais très-harmonieux,
cause un délire universel ; et qu'au contraire ,
un morceau aussi harmonieux que sévère ,
placé dans un ouvrage dont la fraîcheur et
le chant font le caractère, ne produit pas le
même effet.
Je reviens au Tableau parlant. La déclaration
de Cas sandre, Cet aveu charmant, élo'ily disoit-
on , d'un style trop aimable ; mais je connoissoi5
l'acteur , et je savois que sa voix offriroit le
contraste plaisant que je désirois. Cette pièce
n'eut pas d'abord un succès aussi décidé que
les deux précédentes. Je vis Duni après la
première représentation ; je lui demandai s'il
étoit toujours content de r*oi : il me répondit
qu'il avoit entendu un bon duo. Une prude
i88 ESSAIS
dit le soir au souper du duc de ChoîseuJ , que
l'on ne pouvoit pas entendre deux fois cet
opéra , parce que les accompagnemens étoient
d'une indécence outrce : Choiseul invita sa
société à y retourner pour s'en convaincre. Je
fus remercier ce ministre de la protection qu'il
accordoit à mon ouvrage , et je lui en offris la
dédicace.
Le succès augmenta avec les représentations.
Les acteurs , qui d'abord n'avoient pas osé se
livrer à la gaieté de ce genre, finirent par y
être charmans. ClairvaU dans le rôle de Pierrot,
et madame Laruette, dans celui de Colombiiie ,
furent inimitables, parce qu'ils surent unir la
décence et la grâce à la gaieté la plus folle.
On a vu quelquefois des écrivains et à^s
artistes médiocres qui , n'ayant pu faire tomber
un ouvrage accueilli du public , ont voulu en
dépouiller le véritable auteur pour l'attribuer
à d'autres ; c'est ce qui est arrivé au Tableau
-parlant.
Un musicien italien , aussi ignorant que
mal-honnête , voulut me contester la musique
de cet ouvrage ; il en paria d'abord d'une
SUR LA MUSIQUE. 189
manière équivoque devant une nombreuse
compagnie , dans un château des environs de
Paris *. On le força de s'expliquer; c'étoit ce
qu'il vouloir. Il avoua donc , avec l'air de la
répugnance, qu'il avoit dans son porte-feuille
presque tous les airs italiens que j'avois , disoit-
il , fait parodier. On conclut de-là que mes
ouvrages précédens n'étoient pas plus de moi
que le Tableau parlant : cependant la maîtresse
du logis et sa sœur, qui prenoient intérêt à mes
succès , en étoient affligées. Elles le furent bien
davantage lorsque l'honncte sig/ior descendit
son porte-feuille , où l'on trouva , en italien ,
les airs ,
Pour tromper un pauvre vieillard, . . . dcls'ignor Galluppi ;
li est certains barbons, •..>,•. „
ydel signer Pergoiè:^e;
Vous étiez ce que vous n'êtes plus, , . . i
le duo ,
Je brûlerai d'une ardeur éternelle , . . . del signor Trajetta,
Ces darnes chantèrent mes airs en italien ,
non sans quelque chagrin , mais il fallut
* A Montigni, chez madame de Trudaine.
ipo ESSAIS
se rendre à Tévidence : j'étois un fripon en
musique, et rien de plus. Le lendemain, en
se promenant dans ie parc , la conversation
retomba sur moi : ces dames se rappeioient
tout ce que leur avoit dit l'ambassadeur de
Suède, du plaisir qu'il avoit à me voir com-
poser. Avec quelle facilité , disoit la dame du
château , il fit ces jours derniers , en notre
présence , la musique sur les couplets de
Metastasio ,
Ecco quel fiero instante.
Addio mia nice, addio * ;
je croîs que cet Italien nous en impose. Pen-
dant que tout le monde se promène, allons
visiter sa chambre , peut- être découvrirons
nous quelques indices. — Elles y furent effecti-
vement; ces dames trouvèrent àçs lambeaux de
papier de musique en quantité; elle ramassèrent
tout , et l'emportèrent dans leur appartement
avec plusieurs volumes de Metastasio , dont ic
* L'on a depuis parodié cet air en français, dans
V Amitié à répreuve.
A quels maux II me livre '. <
Nelion , Nelson, «Stc,
SUR LA MUSIQUE. ipx'
sîgnor s'étoit muni pour s'amuser à la campagne
en me rendant ce petit service. Ces dames
eurent le courage de rassembler tous ces lam-
beaux; elles n'y trouvèrent absolument que des
brouillons des airs du Tableau parlant sur des
paroles de Métastasio ; le même air se trouvoit
avoir été essayé sur deux ou trois sortes de vers
difFérens. La compagnie rentra , l'on se mit à
table ; ces dames affectèrent de parler de moi
avec peu d'estime pour mes talens : mais au
milieu de la jouissance du signor, elles firent
apporter les fragmens rapprochés les uns des
autres Notre Italien fut couvert de honte ;
et, ne trouvant nul subterfuge pour justifier
sa fourberie , il avoua que le besoin l'avoit
déterminé à parodier mes airs qu'il comptoit
faire graver , en leur prêtant de% noms célèbres :
cette excellente excuse n'empêcha pas qu'il ne
fût chassé.
J'ai dit plus haut, que je fis quatre morceaux
de musique du Tableau parlant en une séance ;
l'on ne peut croire combien le comte de Creut^,
par son amour pour l'art et ses bontés encou-
rageantes pour l'artiste , excita mon zèle et
192 ESSAIS
multiplia mes foibles productions , pendant
environ huit années qu'il voulut bien m'ho-
norer de l'attachement le plus pur et le plus
vrai.
Né d'un caractère tendre, distrait et mélan-
colique, instruit dans toutes les sciences, auteur
d'excellentes poésies très-estimées à Stockolm,
la musique, qu'il aimoit de passion, sans être
musicien , faisoit le bonheur de sa vie.
II aimoit sur-tout à me voir composer ; cinq
ou six heures de travail s'écouloient en un
instant pour lui comme pour moi. Si je trouvois
un motif convenable , il le sentoit aussitôt ,
et marquoit, par ses exclamations, combien il
étoit satisfait. Lorsqu'il s'apercevoit que je
tenois la bonne veine , il s'éloignoit de moi ,
de peur de me troubler, et il m'applaudissoit de
loin à voix basse. J'étois souvent étonné d'avoir
passé une matinée chez moi, sans avoir été
dérangé par personne ; mes domestiques m'ap-
prenoient que l'ambassadeur leur avoit donné
des ordres et de l'argent. Si j'étois peu disposé
au travail, il usoit de mille petites ruses
pour m'y engager ; tantôt il piquoit mon
amour-propre^
SUR LA MUSIQUE. 193
amour-propre, en disant que le morceau qui
m'occupoit étoit d'une difficulté horrible à
mettre en musique ; tantôt il supposoit que
je n'avois pas pris garde à une réminiscence
que j'avois laissé échapper la veille ; je passois
vite à mon piano pour m'en assurer , et dès
qu'il m'y tenoit c'étoit pour long-temps , et il
falloit travailler. Il n'est sorte de moyen qu'il
n'employât pour faire sourire mon imagi-
nation.
Si dans quelques sociétés je rencontrois
en préludant quelque trait de chant qui lui
plût, il disparoissoit un instant, et m'apportoit
du papier où il avoit tracé lui - même des
lignes parallèles. Ecrivez vite ce trait , me
disoit-il, il peut vous servir. — Il assistoit
à toutes mes répétitions ; si l'impatience me
faisoit parler à quelque acteur avec trop de
chaleur, mon aimable Comte raccommodoit
tout.
L'on connoissoit si bien l'intérêt qu'il pre-
noit à ma musique, que fréquemment sur le
théâtre , après quelque ouvrage nouveau , ce
n'étoit pas moi qu'on fclicitoit : de Creuti étcit
TOME I. N
ip^ ESSAIS
entoure , et c'est iui qui recevoît les corn-
plimens.
Parlerai -Je de ses distractions? Elles m'é-
toient si précieuses , que je ne puis guères
résister au plaisir de m'en entretenir un ins-
tant. Un distrait ne peut être , je crois , ni
méchant , ni dissimulé : la crainte de se faire
trop connojtre , le corrigeroit bientôt. Les
femmes qui , par leur constitution physique
et leur éducation , ont plus besoin que nous
de dissimulation , me semblent en effet moins
sujettes à ces sortes d'absences. D'ailleurs, les
distractions du comte de Creutiy ne compro-
mirent jamais le secret de l'état ; je crois même
qu'il a pu s'en servir quelquefois pour lui être
fidèle.
On lui parloit un jour en ma présence de
la révolution de Suède, en le pressant de
communiquer son avis sur les démarches ulté-
rieures que devoit faire la cour de Stockolm
auprès de celle de Versailles. II écouta patiem-
ment, et profita peut-être des avis del'homnie
d'esprit qui lui parloit; puis tout-à-coup, nie
prenant par la main : Vous ne connoissez pas
SUR LA MUSIQUE. 195
sa musique, dit-il , si vous n'avez pas entendu
ie morceau qu'il ût hier.
II gronde un de ses amis, parce qu'il porte
un habit de drap en automne, il ie renvoie
chez lui pour en prendre un de soie, en lui
assignant le rendez -vous de chasse où il va
se rendre lui-même ; il y va effectivement ,
mais en habit de drap et en pelisse.
Il accroche et emporte, sans le savoir, avec
la garde de son épée , la perruque du vieux
maréchal de Richelteu , qui étoit assis plus bas
que lui au spectacle : on a beau crier, il n'en-
tend rien , et va gravement se promener dans
les foyers , jusqu'au moment où on lui fait
remarquer son nœud d'épée.
Il tire toutes ses sonnettes à trois heures
du matin; son valet-de-chambre accourt tout
effrayé. — Allez vite chercher le Baron : le
Secrétaire d'ambassade arrive : — Ah ! mon
ami, vous étiez hier chez Grétry , ne pourriez-
vous pas vous rappeler un trait que je ne
puis retrouver l
II a l'honneur d'annoncer au roi le mariage
d'un prince de i)uède, Aprèi avoir fouillé dans
N i
19^ ESSAIS
sa poche , il présente sa main au roi , mais les
lettres de sa cour sont restées chez lui.
Il entre dans la loge de madame Laniette»
Dépêchez -vous , madame, on va commencer
l'ouverture; — il sort , ferme la porte à double
tour , emporte la clé et rentre dans la salle.
Tel étoit cet homme rempli de candeur et
d'esprit : son rang étoit le seul obstacle qui
m'empêchât de me livrer à mon penchant pour
lui. Vous me félicitez bien froidement, mon
ami , me disoit - il un jour , àes bontés dont
mon roi vient de m'honorer. — Ah ! lui dis-je,
vos cordons et vos titres vous éloignent de
moi , comment voulez-vous que je les aime! —
Son roi le fit premier ministre ; il partit : mais
bientôt un violent accès de goutte le fit périr
à f âge d'environ cinquante ans. Il conserva
jusqu'à son dernier soupir la tranquillité d'une
ame aussi forte que pure.
s U R L A M U s I Q U E. 1 97
SYLVAIN,
Comédie en un acte , en vers , mêlée d'ariettes ,
paroles de Afarmontel ; représentée par les
Comédiens italiens , en 1 770,
Quoique le public paroisse ne désirer au
Théâtre italien que des opéra comiques , l'on
voit qu'il accorde un succès constant aux pièces
d'intérêt. II préfère cependant les drames tou-
chans dans lesquels ie comique est naturellement
lié à l'action principale.
Au théâtre , plus que par-tout ailleurs , la
variété est l'antidote de l'ennui : il ne faut
cependant exclure aucun genre. Quelquefois
l'ouvrage le plus bizarre renferme le germe
d'un ouvrage excellent, et, par des changemens
heureux, il deviendra peut-être un modèle.
Ce n'est pas au théâtre, sans doute, qu'il
faut d'abord montrer ces essais , il faut obtenir
la sanction des gens de goût , ou faire mieux
encore, travailler soi-même jusqu'à ce que
l'on parvienne à n'avoir plus aucun doute,
aucune incertitude sur toutes les parties et sur
N i
ipS ESSAIS
les détails qui par leur réunion forment un
tout : il en est de même pour le musicien.
Par exemple , je promène mes idées sur
huit vers que je veux mettre en musique ; ils
ont une suite et des rapports entre eux, puis-
qu'ils forment une même strophe. Après en
avoir fait la musique , ion se voit loin du but
où l'on croyoit parvenir ; faut - il pour cela
rejeter ce qu'on a fait ! pas toujours ; mais
bouleversez en tous sens ces premiers maté-
riaux , jetez le commencement à la fin , la fin
au milieu, le milieu au commencement; soit
hasard , ou plutôt un sentiment secret qui
opère en nous , ainsi que la nature lorsqu'elle
rassemble des matières homogènes , vous vous
trouverez peut-être satisfait. Tout existoit
dans le premier jet sans doute, mais la com-
binaison nouvelle vous a donné des formes ,
des nuances, des oppositions, une gradation
telle enfin qu'il ne vous reste souvent rien
à désirer.
L'artiste le plus habile est donc celui qui
sait le mieux rectifier ies écarts de son ima-
gination , en donnant à son ouvrage un tour
SUR LA MUSIQUE. 199
naturel , qui souvent n'est que .le fruit d'un
travail pénible.
Après cela soyons fiers de nos talens , foibles
créateurs , qui ne formons presque jamais que
des êtres contrefaits pour les rectifier ensuite!
La création est fille de la liberté , la perfection
est le produit des difficultés vaincues.
Avant les répétitions de Sylvain , Je fus
prié de me rendre à l'assemblée des comédiens;
j'appris que les actrices chargées de leraploi
des mères , mettoient opposition à la repré-
sentation de la pièce, parce que le xoled! Hélène
ieur appartenoit, et non à madame Laruette à
qui nous l'avions confié. Ce délai auroit été
long s'il avoit fallu faire intervenir des ordres
supérieurs. Je pris le parti d'approuver leur
réclamation , et je donnai sur-le-champ ce rôle
ù la plus ancienne des mères; elle sentit, par la
manière dont le rôle étoit fait, que c'étoit une
épigramme. On nous laissa faire.
Si Sylvain eût été mon pren»ier ouvrage,
il est probable que j'eusse essuyé bien d'autres
difficultés; et peut-être le j'envoi de la pièce.
Alolière étoit maître de sa troupe; combien
N 4.
S.00 " ESSAIS
de sacrifices n'eût -il pas été obligé Je faire au
préjudice de son art , s'il eût comme nous tra-
vaillé pour des acteurs maîtres de leur théâtre ,
et des pièces qu'on y représente * l
La première répétition de ia musique de
Sylvain ne fit point d'effet; j'en sortis chagrin.
Le monologue , Je puis braver les coups du sort ,
ne m'avoit fait nulle impression ; àhs le soir
même j'en fis un autre. Ce travail fut pénible,
, car je croyois avoir saisi le sens juste de la
situation et des paroles. Il falloit changer de
système ; je retournois en vain mes idées de
mille manières , rien ne pouvoit me contenter.
Cailleau vint fort heureusement chez moi , ii
jeta mon nouvel air au feu, et jamais sacrifice
ne me parut plus doux.
Les répétitions suivantes firent plus d'efièt
à mesure que chaque acteur se pénétra de son
rôle ; ce qui prouve que plus une composition
est sévère , plus il faut de temps pour bien
l'apprécier. Fendant les répétitions d'A/ceste
de Gluck , je sais qu'il fut question à l'Opéra
* Voyez la préface du Théâtre de Cailhava,
SUR LA MUSIQUE. 2ot
d'assembler un comité pour y délibérer si l'on
donneroit au public cette belle production.
Marmontel me conduisit chez mademoiselle
Clairon ; j'exécutai le duo , Dans le sein d'un
père, dont elle parut contente , à quelques vers
près qu'elle ne trouvoit pas assez déclamés : je
ia priai de me les indiquer ; elle déclama ; et
voyant que je copiois , en chantant , ses intona-
tions, sts intervalles et ses accens, — Comment,
disoit-elle , le chant a ce pouvoir? J'avoue que
jusqu'à ce jour je i'avois ignoré. — Ce furent
ces vers ,
Sa voix gémissante
Dira j'ai promis,...
Te soit toujours chère.,,.,
dont je corrigeai la musique d'après la décla-
mation de la célèbre Clairon,
La représentation de Sylvain eut le même
succès que Lucile; le dénouement fit un grand
effet ; un accident qui arriva à Cailleau^ y con-
tribua. En se jetant aux genoux de son père ,
il voulut les embrasser ; celui-ci recula mal-
adroitement, et fit perdre l'équilibre à Caillean,
qui , se sentant chanceler , sut tirer parti de
2.QZ ESSAIS
l'accident , en se jetant la face contre terre.
L'attitude parut naturelle et la situation déchi-
rante. Ce dénouement eut un succès complet ;
mais l'effet n'en eût pas été senti , et des
éclats de rire eussent remplacé peut-être les
applaudissemens , sans la présence d'esprit de
l'acteur.
Le même homme qui avoit joué le rôle de
père de Sylvain à Paris , fut ensuite en province
jouer celui de Sylvain; pour imiter Cailleau il
se jeta par terre, mais si mal-adroitement qu'il
fît tomber son père, qui, dans sa chute, en-
traîna Baille. Ils s'en relevèrent tous cependant,
et le père de Sylvain , continuant son rôle ,
dit : « De quinze ans de chagrin , voilà donc
^^ la vengeance >' !
Les gens instruits remarquèrent que \q%
chants àes deux époux , Sylvain et Hélène ,
portoient un caractère de tendresse moins
passionnée que celle dei amans que l'hymen
n'a point encore unis.
Ces nuances sont délicates ; elles existent
cependant ; c'est sur-tout dans le duo , Dans
h sein d'un père , où j'ai cherché à nuancer le
SUR LA MUSIQUE. aoj
sentiment de i'amour avec, si j'ose le dire, Ja
sainteté du nœud qui unit les époux.
Ce sont les plaintes de la raison offensée , et
non les cris des passions contrariées. La prière
O ciel de nos vœux tu vois l'innocence, &c.
a mouillé mes yeux à l'instant où j'en trouvai
la mélodie; pourquoi rougirois-je de le dire!
Lorsque la musique de cet ouvrage fut gravée,
l'on me fit remarquer une faute dans le récitatif
^Hélène , après ce vers ,
Mes enfans sont les tiens, ne punis que leur mère.
11 falloît quelques notes d'orchestre pour mieux
amener le vers suivant :
En les voyant il les plaindra.
Je prie les actrices de faire un repos à cet
endroit, pour suppléer à ce que j'ai omis.
Puisque j'ai touché l'article Aqs fautes à
i corriger , en voici encore une , sans compter
celles que j'ignore. Dans le duo,
J'ai fait une grande folie.... ( de YAm't de la maison ).
Cliton dit :
jgaxxz^ïu' t^ M Ni!
i)ou-vcnt le plus sa - - - gc s'ou - - bli - c.
204 ESSAIS
Célicoiir répond ;
Sou - vent le plus ru se s'ou - bli-e.
Pour mieux déclamer j'auroîs voulu :
Sou- vent le plus ru - - se s'ou - bli-e.
Quoi ! diront mes critiques, toujours parler
des fautes de déclamation , et pas un mot de
celles contre l'harmonie ! — Je sais que j'en
fais quelquefois , mais je veux les faire.
Qu'on dise qu'un écrivain ne parle pas sa
langue , lorsque %qs phrases sont entortillées >
et qu'il se sert d'expressions impropres ; mais
celui qui crée un mot pour rendre son idée, a
raison ; nulle expression à son gré ne peut
remplacer celle qu'il s'est permise.
Il en est de même quand on se permet un
accord ou une combinaison de sons , peu ou
point usitée : c'est à la sensibilité à juger son
effet respectivement à la situation où elle est
employée ; c'est à la théorie à la consacrer
ensuite comme règle. Le sentiment rejette mille
SUR L A MUSIQU E. 205
fois ce que la docte combinaison des sons veut
lui donner comme une découverte; mais jamais
la règle ne s'est trouvée en défaut lorsque la
vérité d'expression a forcé le compositeur à
étendre les limites des combinaisons.
Une licence n'est donc pas une faute : mais
tel maître doit sagement défendre à son élève
ce qu'il fera lui-même l'instant d'après ; j'en ai
dit les raisons ailleurs.
Il y aura dans tous les temps une mésin-
telligence physique entre l'homme ardent qui
5e permet une licence , et l'homme froid
qui la critique. Ce sont les deux extrêmes
de la nature, qui cherchent en vain à se rap-
procher.
Dans les chœurs où domine la mélodie,
je conseille de faire chanter les tailles , ou
plutôt les haute-contres avec les dessus , en
rejetant dans l'orchestre le complément de
l'harmonie, car il n'est point d'oreille délicate
qui ne soit désagréablement affectée lorsque
ces parties de haute- contres psalmodient sur
deux ou trois notes aiguës, où elles semblent
clouées.
2o<? ESSAIS
Les chœurs plus sévères doivent être com-
plets ; il seroit impardonnable de manquer
d'harmonie, lorsque la mélodie n'asservit le
compositeur que jusqu'à un certain point.
Croire cependant que l'on puisse toujours
joindre aux grâces de l'expression la correction
sévère de i'harmonie , est une erreur. Soyons
persuadés qu'une sévérité trop rigoureuse
dans les beaux arts , efîraie les grâces. Les
Italiens ne remplissent pas tous les accords,
et c'est le goût qui les guide dans ces omissions.
Non , il ne faut pas tout employer à-la-fois ;
nous avons plus que jamais de quoi choisir.
Que les musiciens disent combien de combi-
naisons harmoniques on emploie aujourd'hui ,
qui n'existoient pas et qui auroient révolté les
puristes il y a trente ans : les ouvrages à^ Haydn
en offrent mille exemples. Elles ne sont pas
épuisées ces combinaisons ; la gamme chro-
matique renferme douze sons, qui donnent
douze gammes à combiner, et que le sentiment
combine plus souvent que l'art *.
* Je ne parle que du mode majeur ; car en changeant
ies modes j on auroit vingt-quatre gammes.
SUR LA MUSIQUE. 207
Je dis donc que tout est permis à l'artiste
qui saisit la nature sur le fait : les vingt-quatre
gammes ne sont que la palette du peintre ;
vouloir lui prescrire le rapprochement de ses
couleurs est une sottise : c'est lui défendre d'ctre
original.
L'ancien contre-point, malgré sa sévérité,
ne dit presque rien à l'imagination.
Pourquoi recherche-t-on davantage le plus
petit dessin de Raphaël , qu'un morceau de
fugue d'un grand maître! Parce que l'harmonie
ne représente rien ou peu de chose. Un dessin,
quel qu'il soit , représente toujours un objet
déterminé, ne fût-ce qu'un œil, une oreille,
la feuille d'un arbre, &:c. Voilà pourquoi
chacun s'amuse en dessinant , tandis que les
élèves en musique s'ennuyent en faisant des
fugues. Mais que l'harmonie chante ou peigne
à son tour , aussi-tôt elle devient active et
acquiert une valeur réelle. Quelquefois , je
l'avoue , la mélodie est vag^ie : c'est un de
s^ avantages ; et si l'harmonie , pour être
appréciée, exige une connoissance approfondie
des règles , la mélodie demande une oreille
£o8 ESSAIS
délicate, et sur-tout une ame tendre et sensible*
Cependant un beau chant, quoique vague pour
bien des gens , ne l'est pas pour tout le monde«
Si le compositeur a été affecté en le créant, tôt
ou tard il trouvera une anie qui éprouvera
la même sensation. Quelquefois après dix
années , on m'a parlé d'un trait que je croyois
n'avoir été senti que de moi.
Il doit y avoir un tourment secret pour
l'homme médiocre qui veut rendre des sen-
sations qu'il n'a pas, car l'homme qui est.
persuadé d'avoir bien fait, d'avoir senti juste,
éprouve une satisfaction qu'on ne peut lui
ravir. Je pense même que la musique donne
des jouissances supérieures à celles des autres
arts , parce que les sons toujours mélodieux
ou harmonieux dont se repaît le musicien ,
agissent plus directement sur les nerfs. L'on
a demandé dans un journal de Paris, s'il étoit
vrai que les musiciens vécussent plus long-
temps que les autres hommes , et quelle en
étoit la cause. Peut-être viens-je de répondre
à ces questions.
Par une erreur involontaire, un homme de
lettres
SUR LA MUSIQUE. 20^
lettres très-estimable a imprime dans le Mer-
cure de France, que Marmontel avoit parodie
les paroles du duo ,
Dans le sein d'un père , &c.
sur ma musique déjà faite : les musiciens ne
voulurent pas le croire ; mais comme tout le
monde n'est pas musicien , je me crus oblige
de relever publiquement cette fausse assertion.
Très-peu de gens de lettres ont assez de con-
noissance du langage et de la ponctuation
musicale, pour réussir en ce genre de travail,
qui favoriseroit la musique en donnant des
entraves à la poésie. Jusqu'à ce jour, l'on a
fait des vers sur un air de danse , sur \\\\
vaudeville , sur un chant dont les phrases
symétriques font sentir fortement le rhythme
et la cadence ; mais une scène pathétique où
chaque note d'expression doit rencontrer la
syllabe qui doit être exprimée , est d'une bien
plus grande difficulté. Cependant la musique
fait chaque jour des progrès parmi les gens de
lettres. Qui mieux qu'un pcëte doit sentir les
rapports intimes d'un chant expressit avec la
parole à laquelle il doit sa naissance !
TOME I. ,0
210 ESSAIS
J'ai assez souvent eu lieu d'admirer avec
combien de facilité Marmontel a mis en paroles
plusieurs morceaux de musique qui se trouvent
dans nos opéra , pour croire que cet art peut
se perfectionner au point de parodier les mor-
ceaux de musique les plus difficiles.
Ah! que tu m'attendris. . . . ^dans le Hiiron)
étoit un chant que j'avois dans la tête, et dont
Afarmontel ût un duo. Le premier air de Lucile,
Qu'il est doux de dire en aimant. . . .
a été en partie fait sur la musique, et je dirai
pourquoi.
Les paroles de cet air qui commençoit de
même par
Qu'il est doux de dire en aimant. . . .
étoient par hasard absolument les mêmes , pour
le nombre des syllabes et des vers , que l'air
du Huron ,
Si jamais je prends un époux. . . ,
Cette ressemblance que j'aperçus mal-
heureusement , me fit composer un air qui
ressembloit à celui du Huron. Je voulus lutter
s U R L A iM U s I 0 U E. 2 t t
contre les obstacles ; mais , fatigue de mon
travail , je donnai l'essor à mon imagination
en abandonnant souvent les paroles , espérant
que Marmonîel me tireroit de l'embarras dans
lequel il m'avait mis , ce qu'il fit en changeant
la mesure des vers, et les adaptant à la musique
faite. Le petit duo,
Avec ton cœur s'il est fidèle. ...
dans le Sylvain;
Toi, Zémire, que j'adore....
fut aussi parodié ; mais CQ'i deux morceaux
avoient été composés sur des paroles , ce qui
diminue considérablement le travail du paro-
diste : ils étoient dans les Mariages Samnites
exécutés chez le prince de Conti,
Sylvain est un àas poëmes que j'ai le plus
travaillés : pourquoi ne pas faire toujours de
même , dira-t-on ! parce qu'un travail obstiné
nuiroit à telle production , autant qu'il con-
vient à telle autre.
Croit -on que les combinaisons multipliées
A^s accompagnemens soient ce qu'il y a de
plus difficile à faire î On se trompe : c'est la
O 2
£12 ESSAIS
juste mesure de ce qu'il faut , qui est difficile
à saisir. Pour bien écrire en vers ou en prose,
il ne faut pas tout dire : c'est la même chose
en musique ; il est des pédans de tout genre. •
} : Quand votre chant est significatif, je veux
dire d'une mélodie bien déclamée , gardez-
vous de surcharger vos accompagnemens. Si le
chant n'est pas l'ame de votre composition ,
faites un bon quatuor instrumental dessus,,
bien compliqué , bien syncopé ; au défaut des
âmes sensibles , les savans vous applaudiront.
La première manière est celle qui me plaît; je
garde la seconde pour occuper ma y i^iile^se,
no:) t)jj .':'■•
-^
LES DEUX AVARES,
Comédie en deux actes, paroles de FcnouH/ot-
. ■ • 1.
Fdlbaîre; repre'sentce à Fontainebleau le 17
octobre 1 770 , et à Paris le 6 de'cenibre de fa
ïnême année.
Cet ouvrage n'a pas eu un brillant succès
dans l'origine , cependant on l'a depuis repré-
senté plus souvent que mes précédentes pièces ;
SUR LA MUSIQUE. 21-
i'originaïité du sujet et la facilité de l'éxe-
cution en général y ont sans doute contribué.
J'estime l'air
Sans cesse auprès de mon trésor....
et le duo
Prendre ainsi cet or, ces bijoux.. ».
Cependant, je dois dire que le bas comique
n'est pas le genre qui flatte mon imagination.
J'avois pris plaisir à ennoblir Colomhine et
Pierrot dans ie Tableau parlant ; mais pou-
Yois-je, sans invraisemblance ,. faire de mcme
pour Martiu et Cr'ipon ! Les amoureux de la
parade nous présentent la charge de la vraie
galanterie; elle peut même se parer d'une teinte
de noblesse ; mais on ne peut, sans blesser la
vérité , ennoblir àes caractères vils. L'avarice
est cependant une passion dont \ts nuances
peuvent être saisies : l'inquiétude, la joie, le
chagrin de l'avare ont un caractère qui leur
est propre; il est ridicule en tout, puisque sa
passion est hors de nature.
La défiance, le soupçon donnent une couleur
o ^
214 ESSAIS
sombre à toutes ses actions , que le musicien
peut saisir. Pourquoi cette passion existe-t-eiie ?
pourquoi l'homme devient-il économe et avare,
lorsqu'il va quitter la vie! croit-il que la nature
fera un miracle en sa faveur ! Une pierre peut-
elle s'arrêter au milieu de sa chute !
La philosophie la plus éclairée donneroit à
peine les raisons de la démence puérile de celui
qui veut tout conserver à l'instant de son
anéantissement.
La mauvaise exécution en musique peut
défigurer les meilleures choses : la Marche des
Janissaires en est un exemple frappant. Je
i'avois faite depuis long-temps à la sollicitation
d'un colonel qui m'en demandoit une pour son
régiment, je la lui envoyai: on l'exécuta; elle
parut détestable. Cette même marche , em-
ployée dans les Deux avares, eut un plein succès.
Presque tous les régimens se l'approprièrent ,
et le colonel qui l'avoit rejetée, ne fut pas le
dernier à l'adopter.
Il est pernicieux pour l'artiste qui cherche
des succès , de se livrer aux con-ipiaisances
de société : le cercle à^ts idées prescrit par
SUR LA MUSIQUE. 215
fa nature s'épuise rapidement , et il semble
que l'homme qui s'occupe souvent d'objets
détachés, perd les facultés nécessaires pour pro-
duire un ensemble tel que l'exige un ouvrage
important.
Je n'ai jamais entendu le Chœur des Jams-
s air es ,
Ali I qu'il est bon , qu'il est divin I . . .
sans une peine extrême ; les tourmens que ce
morceau m'a fait souffrir en le composant , eu
sont la cause.
J'étois conduit-aux portes du tombeau par de
violens accès de fièvre que j'éprouvois depuis
un mois , lorsque l'auteur ^es Deux avares se
présenta chez moi ; on lui dit que j'étois très-
mal : cependant , comme je fus le premier à
lui parler de l'ouvrage que nous venions de
terminer , il glissa sous mon chevet une lettre
cachetée , en me recommandant de ne point
l'ouvrir que ma santé ne fût rétablie. Tout
le monde connoît l'inquiétude que donne
•un paquet cacheté ; je l'ouvris derrière mes
rideaux, et je trouvai le Chœur Jcs Janissaires ,
O 4
i>i6 ESSAIS
que l'auteur disoit nécessaire à sa pièce , et
qu'il me prioit de mettre en musique ie piuiôt
possible. 11 fut obéi ; dans l'instant j'y travaillai
malgré moi. Je crus , après m'cire débarrassé
de ce fardeau , retrouver le repos qui m'étoit
si nécessaire ; mais non , la crainte d'oublier
ce que je venois de faire, me poursuivit pen-
dant quatre jours et quatre nuits. J'eiilt-ndois
exécuter ce chœur avec toutes ses parties ;
i'avois beau me dire qu'il étoit impossible que
je l'oubliasse ; j'avois beau m'occuper forte-
ment de quelqu autre objet pour me distraire ;
j'entrois inutilement dans les détails d'une
partition, en me disant, les violons feront ce
trait, les bassons soutiendront cette note, les
cors donneront ou ne donneront pas , &c.
après quelques minutes , un orchestre infernal
recommençoit encore
Ah 1 qu'il est bon , qu'il est divin ! . . ..
Mon cerveau étoit comme le point central
autour duquel tournoit sans cesse ce morceau
de musique sans que je pusse l'arrêter. Si
l'enfer ne connoît pas ce genre de supplice.
s U R L A M U s I QU E. 217
il pourroit l'adopter pour punir les mauvais
musiciens. Pour me préserver d'un délire mor-
tel , je crus qu'il ne me restoit d'autre remède
que d'écrire ce que j'avois dans la tête; j'enga-
geai mon domestique à m'apporter quelques
feuilles de papier ; ma femme , qui étoit sur un
lit de repos à mes côtés , s'éveilla , et me crut
agité d'un délire semblable à celui que j'avois
eu quelques jours auparavant; j'eus peine à lui
persuader l'horreur de ma situation , et les
fruits que j'attendois de mon travail : j'achevai
la partition au milieu de ma famille muette,
après quoi je rentrai dans mon lit où je trouvai
le repos.
.Après un assoupissement aussi long que
salutaire , le plus beau réveil contribua sans
doute il hâter ma convalescence. Une mère
adorée, que j'avois quittée avec tant de regrets,
fut l'objet qui frappa ma vue. Inquiète de ce
qu'on lui avoit écrit de ma santé, sa tendresse
l'avoit fait voler auprès d'un fils qui la pressoît
de venir s'établir à Paris. Elle fut témoin des
soins touchans que prenoit de moi ma jeune
épouse ; étonnée de voir une jeune Icmme
îiiff ESSAIS
française se livrer , avec plaisir , aux travaux
les plus durs , elle l'aima autant que son fils ,
et nous promit de ne jamais nous quitter : elle
est aujourd'hui âgée de quatre-vingts ans
passés , et jouit de la meilleure santé.
L'AMITIÉ A L'ÉPREUVE,
Comédie en deux actes, en vers, remise ensuite
en trois actes , par Favart ; représentée à Fon-
tainebleau , le 13 novembre 1770 , et à Paris,
le 17 janvier 1771.
Avant d'avoir essuyé la maladie dont je
viens de parler , et après avoir fait la musique
àts Deux avares, je composai celle de ï Amitié
à l'épreuve. Aucun de mes ouvrages ne m'a
coûté tant de peine , et jamais il ne me fut plus
difficile d'exalter mon imagination au point
convenable ( 3 ) ; mes forces diminuoient de
telle manière en composant la musique de ce
poëme , que je fus au moins huit jours à cher-
cher et à trouver enfin le coloris que je voulois
donner au trio,
Remplis nos cccurs , dor.ce amitié.
SUR LA MUSIQUE. 219
Ce fut, pour ainsi dire , la crise et ies derniers
efforts de mon ame languissante.
Lorsque ce morceau fut entendu à Fontaine-
bleau , il me réconcilia avec les surintendans de
la musique du roi, qui , sans le dire , me regar-
doient comme un innovateur sacrilège envers
l'ancienne musique française. RebeleiFrancœur
me dirent que c'ctoit-là le véritable genre que
je devois adopter. Je voulus faire entendre
à ces messieurs , qu'autant les couleurs dont
je m'étois servi convenoicnt au sentiment
pieux de l'amitié , autant elles siéroient mal
aux passions profanes que l'on met plus
souvent en jeu sur la scène. Mais à soixante
2^v\s les anciennes impressions sont les seule.s
que l'on ressente encore foiblement ; et la
dureté des organes se refuse à toute impression
nouvelle.
Cette pièce parut froide à Fontainebleau ; et
elle n'eut que douze représentations à Paris.
Je suggérai ù l'auteur du poëme d'ajouter un
rôle comique, qui jetteroit de la variété dans
son sujet. Elle reparut en 1786 , avec àes
changemens considérables. Une aclricc douée
220 ESSAIS
d'une voix flexible , et chantant d'une ma-
nière exquise (mademoiselle Renaud ^ aujour-
d'hui madame à'Avrigny ) , reprit le rôle de
Corail , que j'arrangeai selon sts moyens ;
Trial , l'acteur le plus zélé et le plus infa-
tigable qu'on vit jamais , fut chargé d'un
rôle de nègre qu'il rendit avec vérité ; enfin,
cette reprise eut plus de succès , et le public
satisfait des longs efforts àes auteurs , les
appela peur leur témoigner son contentement.
Quoique le public appelle trop fréquemment
ies auteur? de productions éphémères ; quoiqu'il
soit peu glorieux de partager àids couronnes
si souvent prodiguées; quoiqu'on n'ignore plus
le manège dont on se sert pour les obtenir ,
je crus devoir présenter au public l'auteur octo-
génaire de tant d'ouvrages estimables , qui ,
hors d'état par sa cécité de se présenter lui-
même , avoit besoin d'un guide pour aller
recevoir du public attendri , un des derniers
fleurons de sa couronne.
Tel est l'empire àes circonstances : après
avoir critiqué l'abus des roulades où les Italiens
se sont laissés enti'aîner , je suis moi - nicnie
s UR L A MUSIQUE. zn
repréhensible pour ce mcme défaut. L'air que
Corali chante pour prendre sa leçon, peut être
aussi difficile qu'on voudra, puisqu'il est pro-
portionné au talent de l'élève ; mais celui qui
commence le troisième acte nuit à l'action,
et m'a paru de plus en plus déplacé : c'est
pourquoi je l'ai retranché. Dès que Corali a
eu le cœur déchiré par la fuite de Nelson ,
eiie ne doit plus se livrer à ce luxe musical ;•
il revient, il est vrai, mais accompagné de
Blanfort , futur époux de Corali , dont l'ame
alors doit être troublée.
ZÉMIRE ET A20R,
Pièce en quatre actes , en vers libres , par JVIarmentel ;
représentée à Fontainebleau le ^ novembre 1 7-^ i ,
et à Paris le 1 o décembre de la même année.
J'ÉTOis rendu à la vie, la nature étoit
neuve pour mes organes débarrassés, lorsque
je commençai cet ouvrage. Une féerie étoit ce
qui convenoit le mieux à ma situation. Qui
n'a pas éprouvé combien l'équilibre dans ce qui
222 ESSAIS
constitue notre existence , nous rapproche du
merveilleux ! L'ame pure et libre , pour ainsi
dire , de toute entrave , semble avoir , s'il est
permis de le dire , des rapports avec des êtres
surnaturels , que le noir chagrin ne connut
jamais.
Cet ouvrage m'occupa pendant l'hiver de
1770; j'eus une jouissance presque continuelle
tn y travaillant , parce que je sentois que
cette production étoit à-Ia^fois d'une expression
vraie et forte : il me paroît même difficile de
rcunir plus de vérité d'expression, de mélodie
et d'harmonie *.
Je ne dis pas que ces trois agens, qui
* Il est nécessaire de m'expliqucr : lorsque je parlé
ainsi de mes propres ouvrages , je n'entends pas que
d'autres musiciens ne puissent faire , n'ayent déjà fait , ou
ne fassent mieux que moi ; mais je l'ai dit ailleurs^ l'artiste
le plus consommé est celui qui sent qu'il a tire tout le
parti possible de ses facultés: chaque maître a sa manière,
qtril n'adopte qu'après avoir essayé toutes ses forces; dès
qu'il est arrivé à ce point, il ne dépend plus de lui de
changer de style; s'il quittoit sa manière pour adopter
celle de ses rivaux, même supcricurs. il auroit tort, car
il cesscroil d'être original.
SUR LA MUSIQUE. 225
constituent tous les genres de musique, soient
portés au même degré dans cet ouvrage ;
cette réunion est peut-être ce qu'on ne verra
jamais , car ce sera toujours aux dépens des
deux autres , qu'on en fera valoir un. Si vous
saisissez la vérité de l'expression , la mélodie
et l'harmonie lui seront suboi'données ; voilà
je crois la musique dram.atique. Si cette vérité
d'expression vous est refusée par la nature ,
si les chants heureux se présentent rarement à
votre imagination , c'est sans doute dans les
modulations des accords que vous trouverez
encore de quoi faire une composition estimable ;
voilà la musique d'église , celle des chœurs
qui conviennent au théâtre tragique , et la clé
pour faire la symphonie.
Si l'on vouloit mettre en musique la haute
poésie, qui porte avec elle toute son harmonie,
et nous présente des tableaux achevés, ce seroit
encore l'harmonie musicale seule qu'il faudroit
adopter ; car lorsque le poëte a tout dit et tout
fait sentir , tout se détruiroit en y ajoutant
encore. Nous reviendrons sur cet objet dans
la suite de cet ouvraae.
224 ESSAIS
Si vous donnez trop à la mélodie , la vérité
d'expression se perdra dans le vague charmant
de son empire idéal , et l'harmonie ne sera
plus que son piédestal ; voilà la musique de
concert. Celle qui plaît à l'imagination exaltée
qui veut créer elle-même ses fantômes ; voilà
la musique des anges , et peut - être celle de
la nature.
Je dis donc que la nature seule donne le sen-
timent et le goût qui nous rendent maîtres de
l'expression jointe à plus ou moins de mélodie
ou d'harmonie ; c'est elle encore qui favorise
certains individus , en leur prodiguant les
chants les plus simples et les plus suaves.
Une étude profonde des modulations , fait
le bon harmoniste : il n'est cependant point,
comme les autres , enfant de la nature ; mais
enfant d'adoption.
L'idée de faire bâiller Ali, dans le duo,
Le temps est beau , &c.
tn'étoît venue en faisant la première ritour-
nelle, où le bâillement est indiqué par les notes
tenues du basson. Le bâillement d'un esclave
qui
SUR LA MUSIQUE. 22;
qui s'endort dans les fumées du vin, a son
caractère, comme un oui ou un non articulé
dans différentes situations et par différens
personnages , a le sien.
En cherchant le bâillement convenable ^
je m'aperçus que je faisois bâiller réellement
toute ma famille qui m'environnoit. Je lui fis
entendre mon duo pour la rassurer sur l'ennui
qu'elle me supposoit. J'ai souvent vu bâiller
au théâtre pendant l'exécution de ce morceau,
et j'ai osé espérer que ce n'étoit pas d'ennui.
Je fis de trois manières le trio :
Ah ! laissez-moi la pleurer.
J'avois fait ce morceau deux fois , lorsque
Diderot vint chez moi; il ne fut pas content,
sans doute, car, sans approuver ni blâmer, il
se mit à déclamer ainsi ;
Ah! lais - scz - moi, iais-scz - moi la pieu- rcr.
Je substituai des sons au bruit déclamé de
ce début , et le reste du morceau alla de ^uite.
Il ne falloit pas toujours écouter ni Diderot,
TOM£ I, P
2i6 ESSAIS
ni l'abbé Arnaud, lorsqu'ils donnoient carrière
à leur imagination : mais le premier élan de
ces deux hommes brûlans , étoit d'inspiration
divine.
Je n'analyserai aucun morceau de cet
ouvrage ; c'est à l'instant même du travail ,
qu'il faudroit tracer mille idées que présente
l'objet qu'on vient d'observer sous toutes les
faces ; dans cet instant un seul morceau produi-
roit un volume, si l'on vouloit rendre compte
^QS sensations que le sentiment produit ; mais
ce travail inutile pour celui qui sent , l'est
encore davantage pour celui qui ne sent point.
Il me suffira donc , dans cet examen de mes
pièces, d'analyser un seul morceau de chaque
caractère.
Xémire et Aior fut donné îî Fontainebleau ,
pendant l'automne de 1770. Le succès fut
extraordinaire. Clairval fut chargé du rôle
d'y4^or. Depuis plusieurs années Cdil/cau avo'it
été en possession des grands rôles; Clciirval ,
par une complaisance rare, avoit consacré ses
talens à faire briller ceux de CaïlleaUy en jouant
ù ses cotés des rôles presque accessoires. S'il
s U R L A M U s I Q U E. 227
me fut doux de iui confier , avec l'aveu de
Aîarmoutel , le principal rôle dans nne pièce
en quatre actes , que le succès couronna ; le
charme qu'il répandit dans ce rôle , et le succès
qu'il y obtint, nous récompensa largement : il
sut attirer tous les cœurs à lui , en chantant
Ah 1 quel tourment d'être sensible I
Il sut montrer la plus noble énergie dans la
seconde partie de cet air :
La beauté timide et tremblante
S'alarme et s'enfuit devant moi.
Il sut enfin nous montrer toute la sensibilité
d'un amant craintif, dans l'air
Du moment qu'on aime , . . . .
On pouvoit justement lui appliquer ces deux
vers de la pièce :
Vit-on jamais, sous des traits plus hideux.
Un naturel plus tendre !
J'ai toujours cru que le physique charmant
de cet acteur, apprécié d'avance àts spectateurs,
avoit contribué à l'illusion qu'il produisit dans
ce rôle.
Clairval étoît en effet le jeune prince dont
P z
Z2.S ESSAIS
Ja monstruosité cachoit des traits charmans
qu'on (!.■% inoit à travers son masque.
Cette pièce eut autant de succès dans les
provinces de la France , qu'à ia cour et à Paris ;
elle rétablit les finances de plusieurs directions
prêtes à échouer ; elle fut traduite dans presque
toutes les langues : un Français nous dit avoir
assisté à trois spectacles où l'on jouoit , le même
jour, Xénùre et Aior, en fîamiand, en allemand
et en françï:is * ; c'étoit à une foire d'Allemagne.
A Londres, on la traduisit en italien; on y
ajouta un seul rondeau qui n'étoit pas des
auteurs : le public , après l'avoir entendu ,
cria : « Plus de rondeau , il n'est pas de la pièce ».
Lorsque les auteurs d'un ouvrage ont su
faire naître l'unité de la variété même , on a
tort de croire que l'on peut encore enrichir
l'ensemble par de nouvelles beautés. En ras-
semblant les traits de trois jolies femmes ,
croiroit-on faire une beauté parfaite! Non;
l'artiste , il est vrai , réunit souvent de beaux
* Laborde a rapporté cette anec4ote 4ans ion Essai sur
la musique.
'V
s U R L A M U s T Q U E. 229
traits épars pour faire une belle tête; mais ii
diminue ou augmente chaque chose en détail
pour les approprier à son sujet, et pour faire
un tout.
Une beauté inutile est donc une beauté
nuisible. La place que doit occuper chaque
chose , est le grand procédé des arts ; la nature
seule , en se jouant, opère par-tout ce prodige.
L'AMI DE LA MAISON,
Comédie en trois actes et en vers, par yl-fûrmonte! ;
représentée à Fontainebleau, le 26 octobre lyyiy.
et à Paris, le 14 mars 1772..
On pourroit croire, avec quelque raison,
quune comédie proprement dite, d'un genre
où le comique ne domine point, qui n'est pas
ce qu'on appelle une comédie d'intrigue, étoit
peu faite pour la musique. C'étoit l'opinion
de plusieurs gens de lettres que je pourrois
citer. Le succès qu'eut cette pièce à Fontaine-
bleau fut au moins équivoque. De retour à
Paris , nous débarrassâmes l'action de plusieurs
morceaux de musique.
p 3
230 ESSAIS
J'eus cette fois, comme en beaucoup d'au-
tres occasions , le courage de retrancher les
morceaux qui , en société et aux répéti-
tions particulières , avoient produit ie plus
à'effet.
Telle musique enchante lorsqu'elle est
exécutée au piano , par le compositeur ; elle
subit une première métamorphose, lorsqu'on
entend l'orchestre et les chanteurs , qui ne peu-
vent être tous pénétrés de l'esprit de l'ouvrage ,
et qui ne le seront jamais. Lorsque l'on joint
l'action du drame à la musique , c'est-là qu'on
est étonné de voir se dégrader les morceaux
qu'on avoit le plus admirés. Chaque morceau
devoit trouver une place favorable , et embellir
ia situation qui l'amène ; mais si le drame est
mal conçu , si l'acteur devoit se taire lorsqu'il
chante , ah ! pauvre musique , le charme de
ton éloquence doublera les fautes du poëte, en
prolongeant ou en exagérant ce qui auroit dû
être supprimé 1 L'artiste le plus consommé ne
peut pas , dans le fond de son cabinet, se
faire une image parfaite de la scène; en voici
quelques raisons. D'abord il peut exister dans
SUR LA MUSIQUE. 231
ie poëme des invraisemblances qui ne paroissent
qu'à la scène; 2.° l'auteur lisant sa pièce, le
musicien chantant sa musique , exécutent éga-
lement bien tous les rôles ; cependant les rôles
moins transcendans sont toujours confiés aux
acteurs qui ont le moins de talent. De - là
naissent les longueurs insupportables ; on les
retranche; alors les situations capitales ne sont
pas assez préparées. Voilà , je crois, une partie
des difficultés qui rendent l'art dramatique si
arbitraire : il faut réunir tous les arts dans un
5eul cadre ; ils doivent se faire des sacrifices
mutuels , et concourir à un ensemble que
l'expérience la plus consommée ne saisit encore
que foiblement.
Malgré le succès de Zémire et A^or qui se
soutenoit toujours, celui de ÏAmi de la maison
augmenta avec les représentations.
Cette gradation de succès étoit naturelle
àiws une comédie de cette nature. La finesse
et l'esprit ne sont pas toujours saisis par \es
acteurs ni par le public. Cette musique sou-
vent parlante, quoique d'un genre assez élevé,
n'avoit été traitée, je crois, par aucun musicien.
P4
232 ESSAIS
La musique noble de la tragédie en impose à
l'auditeur , tandis qu'une musique simple le
laisse juger de sang - froid : ii est donc plus
difficile à séduire , et il n'en sent pas tout de
suite la difficulté ni le mérite , par la raison
qu'elle est simple et naturelle.
Je vais analyser l'air suivant, pour prouver,
si je le puis , que la déclamation caractérise
souvent la musique dans cette pièce.
Je suis de vous très -mécontente ,
Très-mécontente, entendez-vous, ....
Si j'avois appuyé sur un autre mot que sur
très , j'aurois manqué le caractère de l'air.
Eh quoi 1 sans cesse suivre mes pas \
Ritournelle, ^E^^^Ep^
L'actrice qui ne fera pas quelques signes de
pitié ironique , sur ces quatre notes de ritour-
nelle, n'entend pas ma musique.
Chercher mes yeux, me parler bas.
Et me sourire avec finesse ;
Belle finesse 1
Siu* ces deux derniers mots, j'ai indiqué, je
SUR LA MUSIQUE. 233
croîs , l'ironie , et ils ont rapport à la petite
ritournelle que je viens de citer.
Vous croyez qu'on ne vous voit pas, . . .
L'ironie se trouve encore dans le chant rendu
doucereux , par les notes liées deux à deux
pour une syllabe , et cela prépare la vivacité
des vers suivans.
Des vivacités
Sans fin et sans nombre I
Vous vous dépitez ,
Vous devenez sombre.
Le chant est grave et sombre effectivement. II
est permis de jouer sur le mot quand on n'a
qu'un instant pour être vrai , et sur - tout
quand le sentiment est factice. Personne ne
doiite qu'Agathe ne gronde son petit cousin,
parce qu'elle l'aime, et qu'elle veut le rendre
prudent et sage.
Vous ne me quittez
Non plus que mon ombre.
Le musicien qui auroit voulu peindre le petit
cousin suivant par tout l'ombre de sa cousine,
234- ESSAIS
auroit été sorcier , ou pour mjeux dire un
Ignorant.
Toujours assis à mes côtés.
J'ai répété ce vers plusieurs fois ; c'étoît peut-
être la seule manière d'indiquer qu'il est
toujours , toujours assis à côté de sa cousine.
Avant de passer à la ponctuation musicale ,
je voudrois parler un instant de ia règle la
plus importante pour le compositeur de mu-
sique vocale , je veux dire de la nécessité
non-seulement de déclamer \ts vers avant de
les mettre en musique, pour qu'il soit conduit
au véritable chant que doit recevoir ia parole;
mais sur-tout pour qu'il remarque les syllabes
essentielles qui doivent être appuyées par le
chant , qui alors s'identifie avec la parole.
Pour parler distinctement en prose ou en
vers, on appuie naturellement sur \^s syllabes
les plus nécessaires , en afîoibiissant l'inflexion
sur celles qui le sont moins. La musique étant
un second langage que l'on joint au premier,
le compositeur doit donc donner la bonne
note de la phrase musicale, à la syilube qui
s UR L A M U s I QU E. 235
Joit être appuyce ; sans celte attention , il
résulte un contre-sens affreux entre ces deux
langages.
exemple:
Rien ne plaît tant aux yeux des belles.
En récitant ce vers , l'on doit sentir que ia
bonne note doit porter sur tant.
3â77nTri!=3|^^
Rien ne plai; tant.
Que le courage des guerriers.
La bonne note doit être sur va.
fe
^-
^
Qu'iii soient vail lan».
La bonne note sur lans.
Si j'avois fait
^*^^È
^S
Qu'ils soient vail lans ,
j'aurois fait une faute contre le bon s^\\s> ;
descendre d'une octave, n'indique pas le guerrier
23<^ ESSAIS
qui s'élève à la gloire. J'ai vu quelquefois le
musicien faire le contraire de ce qu'indique
la parole, de peur d'être soupçonné d'avoir
joué sur le mot; c'est commettre une ineptie
pour éviter une faute qui n'en est pas toujours
une *. Qu'ils soient fidèles , la bonne note sur
dèles,
A leur retour je réponds d'elles ,
L'Amour sous les lauriers.
N'a point vu de cruelles.
Ces deux derniers vers sont abandonnés au
chant ; ils dévoient l'être , je crois , parce qu'ils
font image. Les accompagnem.ens liés et sou-
tenus , forment pour ainsi dire la chaîne de
i'amour.
Sous les drapeaux quand la trompette sonne.
II n'est pas nécessaire de faire remarquer le
rhythme que prennent ici les cors de chasse.
Avant de recommencer l'air , Dolmont dit :
11 a raison , i'amour l'attend.
II falloit mettre ce vers en récitatif; ce n'est
■ ■ ' '
* J'ai remarqué que les compositeurs à la fleur de
l'âge, se servent souvent de phrases ascendantes, tandis
que ceux qui sont fatigués font le contraire.
SUR LA MUSIQUE. 237
plus l'ancien guerrier qui parle, c'est le père de
Céîicourt. Si dans la seconde partie de cet air
j'ai remplacé la trompette par le cor, c'est
parce que l'orchestre du Théâtre italien en.
étoit alors dépourvu.
L'emploi A^î> instrumens à vent, si bien senti
paries Allemands, par rapport à l'harmonie ,
mérite d'ctre considéré par les compositeurs
dramatiques. Lorsque la musique ne déclamoit
point , une flûte traversière , une trompette ,
«n.cor, vouloient âixQ. amour , gloire , ou la
chasse. Il faut à présent que ces divers instru-
jnens concourent à l'expression.
On peut regarder ces instrumens accom-
pagnateurs du chant sous deux rapports , celui
delà voix qu'ils accompagnent, et le sentiment
âts paroles que la musique expririie. Le basson
est lugubre, et doit être employé dans lé pathé-
tique , lors même qu'on veut n'en faire sentir
qu'une nuance délicate; il me paroît un contre-^
sens dans tout ce qui est de pure gaieté. La
clarinette convient à la douleur , moins pathé-
tique cependant que le basson : lorsqu'elle
exécute à^s airs gais , elle y mêle encpre une
238 ESSAIS
teinte de tristesse. Si l'on dansoît dans une
prison, je voiidrois que ce fût au son de la
clarinette. Le hautbois , champêtre et gai , sert
aussi à indiquer un rayon d'espoir au milieu
des tourmens. La flûte traversière est tendre
et amoureuse ; la douceur de ses sons aigrit la
plus belle voi>t de femme , qui ne peut guère
se soutenir à côté de la flûte ; elle accompagne
plus avantageusement les voix d'hommes et
ies instrumens dont le son n'est pas soutenu.
Les deux airs de ÏAmi de la maison , Je
suis de vous tr€s - mécontente — et Rien ne
fiait tant aux yeux des belles , que je viens
d'analyser, devroient suffire pour prouver que
les accens de la parole peuvent être copiée
par les sons de la gamme. Je sais néanmoins
que ce que j'ai cru prouver sera dédaigné par
bien des gens ; mais je ne m'en afflige pas :
ou si je m'en affligeois , ce seroit pour ies
plaindre.
Un homme de lettres qui m'avoit entendu
parler sur la possibilité de noter toutes \es
inflexions de la parole , et qui nioit cette pos-
sibilité , me pria , en souriant , de le recevoir
s U R L A M U s r Q U E. 239
chez moi pour parler plus à fond sur cette
matière.
Eu entrant dans mon cabinet , il me dit
en me saluant, avec un petit ton de protection:
Bon jour , monskur.
Je note ici s^s inflexions.
Bon jour, mon- sieur.
Je lui chantai à l'instant, sur le mérhe ton,
ut soi, sol ut , et il fut à moitié converti.
11 seroil assez plaisant de faire une Nomen-
clature de tous les bon jour , monsieur, pu lK)n
jour, mon cher , mis en musique avec l'intonation
juste; l'on verroit combien l'amour-propre est
un puissant maître de mUsîqué , et comme la
gamme change loVsque l'hoïtime en place cesse
d'y être. .-jlt.au.
Un bon jour , monsieur , me suffit, presque
toujours, pour apprécier en gros les prétentions
ou la simplicité d'un hamme : la politesse
ou la fausseté nous cache l'homme dans sus
discours ; mais il n'a pas encore appris à se
i4ô ESSAIS
cacher tout-à-fait dans ses intonations. Je croîs
faire ici l'éloge de l'humanité.
La même phrase prononcée par difîerens
personnages , et dans des circonstances difFé-,
rentes , reçoit donc toujours de nouvelles
inflexions , et la vérité de déclamation peut
seule faire de la musique un art qui a ses
principes dans la nature *.
Il faut sur-tout soigner la ponctuation musi-
cale , de laquelle ressortira cette vérité de
déclamation. Les rapports mathématiques qui
existent entre les sons , sont bien aussi dans la
nature , comme les proportions physiques du
corps humain; mais c'est l'attitude , l'expression,
la passion, qui animent une statue; de même
que la déclamation anime les sons. Quel champ
vaste pour le musicien !
J'ai dit qtie la musique est un discours; elle
a donc , comme les vers et la prose , les repos
^ .C'est cette vérité que j'avois sentie dans le temps
que je fis ce volume, que j'ai développée dans les deux
volumes suivans. L'analyse des passions, des caractères
des sensations de l'homme, suivie d'une application- à
l'art; telle estlatâdie immense que j'ai cherché à remplir.
et
SUR LA MUSIQUE. 241
et les inflexions de la virgule , dQs deux points ,
du point d'exclamation , d'interrogation et du
point final.
Le musicien qui y manque, ou n'entend pas
sa musique , ou ne comprend pas les paroles.
Comment dans les intervalles de douze demi-
tons qU6 renferme la gamme chromatique ,
tous les repos et les accens de la ponctuation
n existeroient-ils pas ! L'exemple suivant prou-
vera combien il est aisé de prolonger , par des
repos , le sens du point final.
j^r^-fH^^S'^^g^^^
fê=
■■ wTo ! P
1^
-.»-
Si ces vers de six syllabes étoient en inter-
rogations , ne peut-on pas tourner la même
phrase de cette manière î
t.
TOME I.
24-2 ESSAIS
Des musiciens français ont souvent employé
cette phrase , qui désigne ie point d'interro-
gation :
fer
P=?:
g^E^
lorsque le sens des paroles exigeoit ie point
final :
1^
^£^^^^^=^1
cette faute impardonnable, sur -tout dans le
récitatif où le musicien n'éprouve point de
gêne, provient, je crois , de ce que les musiciens
français entendirent jadis la musique des bouf-
fons italiens , sans comprendre leur langue.
On aura beau dire et beau faire , la musique
vocale ne sera jamais bonne , si elle ne copie
les vrais accens de la parole ; sans cette qualité,
elle n'est qu'une pure symphonie.
Lorsque j'entends un opéra qui ne me satisfait
pas entièrement , je me dis que le compositeur
ne comprend point sa langue, je veux dire
le langage musical. L'harmonie , ou le trait
SUR LA MUSIQUE. 245
de chant dont il s'est servi pour rendre un
sentiment, me semble propre à une autre ex-
pression. SI l'on ne me chantoit point de paroles ,
j'en substituerois qui rendroient le morceau de
musique excellent à mon gré. H faut donc que
ie compositeur sache bien sa langue musicale,
pour qu'il puisse y adapter des paroles , qu'il
doit aussi entendre parfaitement : c'est de
l'union de ces deux idiomes , que résulte la
bonne musique vocale.
On peut exprimer juste , avec beaucoup
d'harmonie , un grand travail d'orchestre et
un chant souvent accessoire, ou une déclama-
tion peu chantante; c'est ce qu'eu générai a
fait Gluck.
On peut exprimer juste , en faisant sortir
de la déclamation un chant pur et aisé dont
l'orchestre ne sera qu'un accompagnement
accessoire; c'est généralement ce que j'ai cherché
à faire.
On peut faire un chant plus pur et plus
suave encore , qui , en ne peignant point , n'a
cependant pas d'intention contraire à l'expres-
sion des paroles ; c'est ce qu'a fait Sacchini,
Q 2
2^^ ESSAIS
Tant qu'on fera de la musique, îi faudra rentrer
dans ies trois manières que je viens d'indiquer.
La musique de Haydn peut être regardée
comme un modèle dans le genre instrumental ,
soit pour la fécondité àts motifs de chant
ou celle dts modulations. L'abondance àes
moyens le rendroit peut-être abstrait, s'il ne
me sembloit observer une espèce de régime ,
qui consiste à conserver long-temps le même
trait de chant , s'il module beaucoup ; mais il
est riche en mélodie lorsqu'il module moins.
Il me semble que le compositeur drama-
tique peut regarder les œuvres innombrables
de Haydn, comme un vaste dictionnaire où
il peut sans scrupule puiser des matériaux ,
qu'il ne doit reproduire cependant, qu'accom-
pagnés de l'expression intime àes paroles. Le
compositeur de la symphonie est, dans ce cas,
comme le botaniste qui fait la découverte
d'une plante en attendant que le médecin en
découvre la propriété.
S'il est vrai , comme je l'ai dit, que le
compositeur vocal doive sentir les différentes
nuances qui constituent un discours dans toutes
I
SUR LA MUSIQUE. 24.5
ses parties , pour pouvoir ensuite faire un
rapprochement tel qu'il unisse son idiome
musical au langage ordinaire , combien est-ii
absurde d'ajouter foi à un vain préjugé qui
voudroit nous faire accroire que Ton peut
joindre un grand talent à l'ineptie.
Qu*on ne dise pas que mille fois ies bons
musiciens ont commis des fautes d'ignorance ;
l'homme ignorant ne peut être qu'un détes-
table musicien , et c'étoit i'avis de Voltaire
lorsqu'on lui parloit àes prétendues inepties des
hommes distingués par un talent quelconque.
On rapporte que Carie Vanloo ne vouloit
pas recevoir douze cents francs pour un
tableau qu'il venoit d'achever, parce qu'il
étoit convenu qu'on lui payeroit cinquante
louis. Cette ignorance me paroît sublime dans
un grand artiste. Elle prouve que plus l'homme
porte toutes ses facultés vers une seule chose,
moins il doit être instruit de toutes les autres.
On ignore combien de grandes choses pour le
commun des hommes, paroissent minutieuses
pour l'artiste qui , tout entier à son objet , vit
pour ainsi dire avec la nature.
Q 3
24:6 ESSAIS
Mille petites facultés nécessaires pour avoir
seulement le sens commun, se détruisent pour
fortifier une faculté majeure. Aussi l'homme ^
occupé d'un grand objet avec tous ses rapports,
devient indifférent sur beaucoup d'autres, pour
se livrer à celui qui l'occupe fortement.
La nature ne nous ayant donné qu'une
certaine portion de force répandue dans l'in-
dividu, nous laisse les maîtres, par un exercice
habituel, de fortifier un de nos organes aux
dépens des autres. Telles sont les jambes du
danseur et du maître en fait d'armes ; la main
gauche du joueur de violon; la poitrine du
chanteur ; la tête du savant ; les organes du
sentiment pour le poëte, le peintre, le musicien
et tout homme de génie. Ne jugeons donc
point légèrement l'homme qui fait une chose
mieux que tout autre ; et souvenons-nous qu'un
jeune étourdi avoit répondu dix fois à une
question, pendant que J. J. Rousseau restoit
taciturne en y cherchant une réponse.
SUR LA MUSIQUE. 247
LE MAGNIFIQUE,
Drame en trois actes , par Sedalne ; représenté à
Paris par ies Comédiens italiens , le 4 mars i jy^ .
A mesure que j'acquérois les connoissances
propres au théâtre, je désirois de mettre eu
musique un poëme de Sedaîne, qui me sembloit
l'homme par excellence, soit pour Tinvention
dts caractères , soit pour ie mérite si rare
d'amener ies situations d'une manière à produire
àQS effets neufs , et cependant toujours dans la
nature.
Le Magnifique me fut offert par madame
de la Live d'Epinay , l'amie intime de J. J,
Rousseau; c'est assez faire son éloge. La scène
de la rose me séduisit, quoique je sentisse la
difficulté de faire un morceau de musique,
le plus long qui ait jamais été tenté au théâtre.
Quant au reste de la pièce , je m'en rapportai
plus à la réputation de fauteur, qu'à mon
propre jugement.
Il étoit écrit à la tête du poëme : « Pendant
» l'ouverture, on verra passer derrière la scène
Q 4
24-8 ESSAIS
'» une procession de captifs ; on entendra le
« chant des prêtres ».
C'est d'après cet avis de l'auteur, que je
commençai l'ouverture par une espèce de fugue,
ou musique de motet un peu mitigée. Faire
entendre ensuite un contre -point désignant
absolument les chants d'église, me sembloit
périlleux à l'Opéra-comique. Que faudroit-il
faire passer dans l'ame des spectateurs , me
disois-je , pour que , sans étonnement , ils
pussent entendre des cantiques ! L'air de
Henri IV me vint heureusement à l'esprit;
je saisis cette idée (4) , et sur l'air
Vive Henri quatre.
Vive ce roi vaillant , . . .
j'ajoutai un second air chantant , pour qu'il y
eût quelque chose du compositeur ; les prêtres
se présentèrent ensuite et furent très - bien
reçus du public. J'ai toujours été curieux des
cérémonies d'église , lorsqu'elles sont observées
avec toute la décence et la dignité qu'elles
exigent. L'artiste seul a intérêt de considérer
de près la nature. Pendant qu'une procession
SUR LA MUSIQUE. 249
passoît, j'avois observé une espèce de caco-
phonie, naturelle lorsqu'on entend plusieurs
chants à-la-fois; des prêtres sont à votre droite,
un orchestre d'instrumens à vent est à votre
gauche ; qnelques trompettes et timbales plus
éloignées se joignent encore aux deux premiers
chœurs de chant ; ce qui forme dans l'éloigne-
ment un ensemble caractéristique, quoique
désagréable à l'oreille. Peu de personnes , je
crois , ont remarqué ce mélange dans l'ou-
verture du Mûgnifi^ae. Les trompettes font
quelques éclats; on entend une phrase de la
marche qui va suivre ; le chant des prêtres
s'y joint; ils jouent tous ensemble; ils finissent
l'un après l'autre; un silence général succède;
enfin la musique militaire , qui est censée être
arrivée à l'endroit des spectateurs , commence
avec force la marche suivante :
^^^^^^^^m
Alors on n'entend plus que cette marche
qui absorbe tout le reste.
Si je disois qu'en faisant la musique de ce
250 ESSAIS
drame, j'ai éprouvé ies mêmes agrémens et
la même facilité qu'en composant sur les poèmes
de Marmontel , ce seroit une fausseté palpable,
que \^s connoisseurs reconnoîtroient aisément ;
mais qu'importe la peine ou le plaisir de l'ar-
tiste , si son ouvrage peut être utile à l'art !
•Le ton qui règne dans le poëme du Magnifique ^
n'a nul rapport avec ceux que j'ai composés
précédemment; il ne faut donc pas, me suis-je
dit, qu'on y retrouve la musique de Xémire et
A^or, ni celle de Sylvain.
C'est en étudiant le poëme et non les paroles
de chaque ariette , que le musicien parvient
à varier ses tons; c'est sur-tout en saisissant
ie caractère des premiers morceaux que chante
chaque acteur , qu'il s'impose la loi de les
suivre en leur donnant à chacun une physio-
nomie particulière. , Sans cette étude, on ne
reconnoît par tout que le musicien ; ce sont
toujours ies mêmes traits de chant qui se
représentent pour tout exprimer , avec la diffé-
rence puérile d'une trompette désignant la
fierté du guerrier , ' ou d'une flûte exprimant
la tendresse de l'amour. Je voudrois cependant.
SUR LA M us I Q U E. 251
pour que le musicien obtînt une pleine satis-
faction de ses travaux, que les paroles destinées
à la musique fussent toujours soignées.
Dans les temps les plus reculés , la musique
ne fut employée qu'à consacrer des paroles
dignes, de passer à la postérité ; c'étoit par
des chants que les peuples anciens honoroient
leurs dieux , leurs parens, leur patrie. Aujour-
d'hui l'on dit : « Si les paroles sont mauvaises ,
'> faites les mettre en musique , on les trouvera
» bonnes. » Je dis le contraire ; on les trouvera
détestables. J'entends chaque jour des vers que
le public permet dans le dialogue parlé , et
qu'il rejetteroit s'ils étoient mis en musique
de manière à être entendus. Le langage musical
n'existe que dans l'accent plus fort que celui de"
la déclamation ordinaire. Il est donc filair que
plus vous déclamerez , plus vous accentuerez ,
plus vous ferez sentir la platitude des vers ,
plus vous dégraderez les paroles et la musique.
Voyez avec combien de retenue un acteur
adroit débite des vers qu'il croit mauvais : il
éteint toute déclamation; il passe rapidement
et presque sans accent les endroits suspects. Le
252 ESSAIS
musicien éprouve la même gêne en composant ;
il rencontre mille difficultés presqu'insurmon-
tabies ; ce vers est de huit syllabes , le suivant
n'en a que trois , l'autre en a dix , &c. Il faut
trouver un dessin régulier , dans l'irrégularité
même. C'est bien pis si les idées qui forment
la strophe sont incohérentes ; pour surcroît de
malheur, il y aura des mots prosaïques ou
triviaux , qu'il faut passer rapidement , pour
qu'ils soient peu entendus et que les spec-
tateurs croient s'être trompés.
Voilà l'abrégé des peines que l'on impose
au musicien , lorsqu'on lui donne des paroles
peu soignées. — Mais il faut une coupe de
vers propre à la musique ; mais il faut des petits
vers. — Eh non! messieurs, il ne faut rien de
tout cela ; il faut des vers analogues au senti-
ment que vous peignez; des vers alexandrins
ou des vers de six syllabes, sont les mêmes pour
la musique. Soyez corrects, symétriques; ne
faites pas des phrases trop longues avec de
grands vers de dix ou douze syllabes , dont
les hémistiches soient liés par des voyelles ,
parce que physiquement le chant ne marche
SUR LA MUSIQUE. 253
pas si vîte que la parole , et qu'il faut respirer
enfin. Souvenez-vous qu'il faut pressentir le
mouvement de l'air que Ton fera sur vos
paroles : huit vers sur un mouvement lent ,
prendront plus de temps que trente sur un
mouvement rapide.
Ne répétez pas les mêmes mots dans un
même vers , ou que ce soit pour embellir votre
idée ; c'est une ressource pour le musicien ,
lorsqu'il veut arrondir son chant , mais dont
il n'a pas toujours besoin ; si vous le faites
d'avance , vous le gênez , parce que vous ne
pouvez pas deviner quand il en aura besoin.
11 sera peut - être forcé , par la tournure du
chant, de répéter les mots que vous n'avez
pas répétés ; de sorte que vos répétitions et les
siennes seront fastidieuses.
J'ai toujours cru que le prétexte spécieux
de servir le musicien , en pareil cas , n'étoit
autre chose que le besoin de compléter le
nombre des syllabes, pour faire des vers de
même mesure.
Évitez la morale , parce que ses images
sont froides , excepté peut - être en amour.
±54- ESSAIS
Sentiment, ironie, passion, monotonie même
lorsqu'elle est caractère, tout est du ressort
de la musique , excepté les mauvais vers.
Chaque auteur dramatique se plaint des
sacrifices qu'il est obligé de faire à son musi-
cien. Semaine en parle dans son discours de
réception à l'académie française. Cependant
je défie les poètes avec lesquels j'ai travaillé ,
de citer un bon vers sacrifié à ma musique.
Quoique la digression précédente se trouve
à l'article du Magnifique , je suis loin d'avoir
voulu faire une critique particulière des paroles
de ce drame. Si Sedaine n'est pas le poëte qui
soigne le plus les vers destinés au chant , les
situations qu'il amène, et non pas qu'il trouve ,
comme disent ses envieux, sont si impérieuses,
qu'elles forcent le musicien à s'y attacher pour
les rendre. Il dit presque toujours le mot
propre , et il se croit dispensé de l'embellir
par des tours poétiques. Il force donc le
musicien à prendre d^s formes neuves pour
rendre s^s caractères originaux. La facilité
dans le travail n'est guère possible en pareil
cas; mais souvenons-nous que l'habitude d'un
SUR LA MUSIQUE. 25^
travail facile est dangereuse , si eiie n'est le
fruit d'une longue étude. Après avoir fait la
musique d'un poëme avec facilité , j'aime à en
rencontrer un qui me force à un travail plus
obstiné ; celui - ci me donne à son tour des
idées pour en faire un troisième aussi faci-
iement que le premier.
Le Magnifique n'eut pas un succès éclatant,
mais ce qu'on appelle un succès d'estime ; il est
resté au théâtre. L'on me disoit : Je viens pour
la scène de la rose. — Je répondois : C'est pour
cette scène que l'auteur a fait la pièce. — Elle
produisit un effet non équivoque aux premières
représentations. Pour faire l'éloge de la scène
et de l'acteur Claïrval , je rapporterai qu'une
dame impatiente de voir tomber la rose àts
mains de la pudeur, ouvrit ses doigts charmaus ,
laissa tomber son éventail sur le théâtre, et
fut aussi déconcertée de sa défaite , que le fut
Clémentine l'instant d'après.
^56 ESSAIS
LA ROSIERE DE SALENCI ,
Comédie pastorale , en vers , paroles de Peiai ;
représentée à Fontainebleau , en quatre actes ,
le ; et à Paris , en trois actes , le 28
février 1777.
Lorsque l'artiste ne confond pas tous les
genres dans un même ouvrage, il reste une cou-
leur pour chacun d'eux. La pastorale , qui tient
de si près à la simple nature , offre cependant
des difficultés , parce que la candeur, la douceur
de ses accens ne présentent pas des contrastes
assez frappans , ni des couleurs assez vives
pour l'optique du théâtre. Je voulois faire une
pastorale en ma vie ; on m'offrit la Rosière de
Salenci, dont tout le monde aimoit le sujet.
Ce ne fut qu'après mille changemens que cette
pièce fut fixée au répertoire (5). Pour monter
ma tête au ton de la pastorale , \es poésies de
Gestier m'occupèrent pendant tout le temps
que j'employai à composer la musique de la
Rosière. Je crois même que l'on doit remarquer
ie fruit de cette lecture par la douceur, et j'ose
dire
SUR LA MUSIQUE. 2^7
dire la piété des chants qui caractérisent cet
ouvrage.
Le duo
Colin, quel est mon crime!
a toujours été estimé , sans produire d'effet au
théâtre ; je ne puis en deviner ia cause, à moins
que ce ne soit les raisons que je viens de dire.
L'air
Ma barque légère ,
mérite peut-être quelque attention , par la
gaieté & le peu d'importance que semble mettre
Jean Gau à ia belle action qu'il a faite. Le
plaisir d'avoir sauvé Colin est la seule idée qui
l'occupe pendant son récit ; il parcourt tous
\ts détails d'un naufrage , sans songer à en
faire une image effrayante ; il devient par-là
plus généreux et plus aimable. Les musiciens
prennent trop souvent au sérieux \gs récits qui
ne sont que .satisfaisans , quand le danger
n'existe plus , et que le plaisir du succhs doit
l'avoir en partie fait oublier ; c'est encore dans
ces sortes de cas que la musique a un pouvoir
TOME I. R
b
25S ESSAIS
dont la parole et le geste ne peuvent qu'appro-
cher; car dans le temps que l'orchestre peint
les flots en courroux , l'acteur, enivré du plaisir
d'avoir sauvé un jeune et joli garçon, chante
gaiement ;
Ma barque s'engage ,
S'échappe en débris ;
L'écho du rivage
Repousse mes cris ....
Au reste , cette règle n'est pas générale : il faut
toujours considérer le personnage qui parle; ce
qui sied à Jean Gau , paysan jeune et gaillard ,
îie siéroit pas à un paysan d'un autre caractère.
Un tiers qui parle est toujours moins affecte
que si c'étoit la personne même qui fît le récit
de SQS malheurs.
Sans s'y porter en foule , le public a toujours
vu avec satisfaction les représentations de la
Rosière ; il a repoussé les actrices dont les mœurs
étoient peu régulières , lorsqu'elles se sont pré-
sentées pour remplir le rôle de Cécile ; celles
(lu contraire dont la sagesse embellissoit le
talent , ont reçu <S.ts applaudissemens flatteurs ,
syr-tout à l'instant du couronnement; ce qui
SUR LA MUSIQUE. 259
prouve que les hommes rassemblés aiment la
vertu, quoiqu'ils ne voulussent pas toujours se
charixer de rendre l'actrice vertueuse,
o
LA FAUSSE MAGIE,
Comédie en deux actes , en vers , mêlée d'ariettes ,
par Alarmonîel ; représentée par les Comédiens
italiens, le premier février 1775.
On m'a souvent demandé auquel de mes
ouvrages je donnois la préférence; j'ai toujours
été embarrassé dans ma réponse. Je yiqw quitte
aucun sans en être content , sans y avoir mis
tout ce qui dépend de moi , sentant bien en.
même temps ce qu'il faudroit pour faire mieux;
mais ce que j'ajouterois de plus, ne s'accorderoit
pas avec ce qui est fait; cette raison suffit pour
avertir l'artiste qu'il doit s'arrêter. L'ouvrage
qui colite peu d'étude et de peine, est un enfant
gâté qui semble plus appartenir à l'heureux
clan qui l'a produit, qu'à l'homme même. Il
chérit son enfant , il lui sourit, et n'ose presque
s'en croire le père. L'ouvrage au contraire
qui a sollicité vivement tous \qs ressorts de
R 2
2(îo E 5 S A I S
l'imagination, est ie véritable fruit du travail;
jamais on ne ie revoit qu'en songeant aux peines
qu'il a coûtées; c'est celui qu'on défend avec plus
de chaleur, parce qu'il nous appartient de plus
près ; si le premier nous flatte, le second nous
attendrit. La mère de plusieurs enfans pourroit
mieux que nous expliquer les divers sentimens
que nous font éprouver nos productions , selon
qu'elles sont plus ou moins heureuses.
Le premier acte de la Fausse Magie est
peut-être ce qu'il y a de plus estimable dans
mes ouvrages : en n'écoutant que ie chant de cet
acte, on est tenté de le mettre au rang à^s
compositions faciles ; mais le travail à^s accom-
pagnemens , les routes harmoniques qu'ils
parcourent , arrêtent ie jugement trop préci-
pité; et l'on sent enfin que le caractère distinctif
de cette production vient d'un certain équi-
libre entre la mélodie et l'harmonie. L'équilibre
dont je parle ne consiste pas à appliquer
beaucoup d'harmonie sur un chant heureux ;
il faut que les accompagnemens eux-mêmes
ayent le caractère de la vérité. 11 y a ^^s
trouvailles d'harmonie comme de mélodie , et
s U R L A M U s î Q U E. i^t
ce n'est pas la difficulté vaincue , ni le rappro-
chement subit Je deux gammes éloignées qui en
constituent le mérite; c'est parce que cette har-
monie, elie-mcme, est vraie et expressive, que
je la trouve heureuse. Un compositeur savant
sait toujours faire une composition savante;
mais il n'est pas toujours heureux dans sa
science. L'équilibre dans les organes du senti-
ment est, je crois, désirable pour produire une
semblable composition. J'ai souvent commencé
un morceau de musique sous les auspices les
plus favorables ; un chagrin , une inquiétude
survenoit, je sentois alors mes dispositions s'al-
térer , et le morceau heureusement commencé
prenoit une forme différente dont je n'étois pas
aussi content.
Le second acte ne présentoit plus qu'une
action invraisemblable , à laquelle les spec»
tateurs ne se prêtent point , sur-tout après
un premier acte qui annonce une comédie.
Si, dès le commencement de la pièce, l'auteur
eût montré le vieux crédule entouré de pré-
tendus sorciers, la pièce auroit eu de l'unité,
tn finissant comme elle avoit commencé. Les
R 3
\
5.6% ESSAIS
premiers objets qui frappent \q$ spectateurs,
sont ceux qui restent dans son imagination ,
et tout ce qui en est la suite est bien reçu.
Sedaïne étoit fâché de commencer le poëme
de Richard Cœur- de-Lion, par ies paysans qui
chantent le Bon ménage ; il auroit d'abord
voulu fixer l'attention sur Blondel ; mais la
nécessité de préparer le divertissement du
troisième acte l'y a forcé ; aussi Blondel , en
arrivant, dit à son petit conducteur: J'entends,
je crois , chanter ! — Ce n'est rien , répond
l'enfant, ce sont les paysans qui rentrent après
l'ouvrage àça champs. — Ce n'est rien, n'a pas
été mis sans intention.
Après quelques représentations de la Faussa
.Magie, cet ouvrage ne se soutint pas long-
temps; je sollicitai le début d'une jeune actrice,
mademoiselle Dérouville , qui chanta supérieu-
rement dans cette pièce, et ne fut pas reçue
parce qu'elle chantoit trop bien ; mais la Fausse
J\4agie resta au théâtre avec succès.
Vous auriez à faire à moi , . . . .
étoit un air et non un trio ; les accens de la
basse me parurent si vrais , que je ne pus
s U R L A M us I Q U E. 2(^3
résister au désir de demander à Marmontel
les paroles qu'elle sembloit appeler. Les notes
soutenues du jeune homme furent une suite
naturelle de celte basse. Ce morceau heureux,
où les trois acteurs , en formant àes chants
différens , soutiennent leurs caractères , n'est
point apprécié au théâtre de Paris ; je crois
qu'il est de trop à la scène; j'ai moi -même
toujours senti une satiété de musique à cet
endroit. Les vrais connois^seurs en musique
composent le petit nombre de spectateurs ; eux
seuls applaudissent ce morceau de musique
à trois sujets : si le poëte t'eût fait avant moi,
il est probable qu'il eût été au-dessous de ce
qu'il est; mais un hasard heureux l'a produit,
et les morceaux de ce genre ne devroient ctre
faits que de cette manière.
J'en connois peu de bons, excepté le duo
de Toin Joues ,
Que les devairs que tu m'imposes , . . . .
Faire deux ou trois chants l'un sur l'autre ,
est un tour de force qui prouve presque tou-
jours qu'on a voidu trop entreprendre. Les
sacrifices y sont plus remarquables que le
R 4.
2^4 ESSAIS
produit. Si les trois parties sont chantantes
chacune en particulier , l'ensemble est em-
brouillé; si elles ne chantent point, pourquoi
5e donner tant de peines !
La musique parlante du duo des vieillards»
Quoi I c'est vous qu'elle préfère , . . . ,
fit un effet extraordinaire à la première repré-
sentation ; le chant en est si près de la déclama-
tion, qu'on le confond avec la parole. D'ailleurs
ce morceau est syllabique , et d'un mouvement
continu; cette sorte de musique a un empire
prodigieux sur tous les spectateurs.
Les anciens ont beaucoup parlé de l'empire
du rhythme ou du mouvement ; il opère plus
puissamment que la mélodie et l'harmonie ;
mais lorqu'il y est réuni , son empire est irré-
sistible. Lorsqu'un air marqué et symétrique
s'empare d'un auditoire, on entend les pieds,
les cannes frapper la mesure ; tout est subjugué
et contraint de suivre le mouvement donné.
J'ai usé souvent d'un stratagème singulier pour
ralentir ou accélérer la marche de la personne
que j'accompagnois à la promenade ; dire à
s UR L A M us I QU E. 26^
quelqu'un vous marchez trop vite, ou trop
lentement , est une espèce de despotisme peu
décent, excepté avec son ami : mais -rhanter
sourdement un air en forme de marche, d'abord
à la mesure de la marche du compagnon ,
ensuite la lui ralentir ou l'accélérer, en chan-
geant insensiblement le mouvement de l'air ,
est un stratagème aussi innocent que commode.
Quoique musicien , j'ai toujours cru que les
trop vives sensations produites par un morceau
de musique, nuisent à l'effet général d'un
ouvrage, à moins que ce morceau ne soit la
catastrophe du poëme. Les gens véritablement
sensibles à la vérité dramatique , ont dû sentir
qu'après un air de bravoure vivement applaudi,
il en résulte une lacune qui suspend l'attention
et laisse à peine l'envie d'entendre ce qui suit :
au reste, un auteur, quel qu'il soit, souffre
avec plaisir des invraisemblances si flatteuses.
L'acteur qui a le plus de tact , se gardera bien ,
dans toute composition semblable au duo dont
je viens déparier, de surcharger l'expression;
cette musique est elle-même si près de la parole,
que pour peu qu'on néglige l'intonation , ii
zf>6 ESSAIS
lie reste que la parole même avec accompa-
gnement, li n'appartient qu'aux exécutans
qui ont le plus de goût , de sentir combien
il faut être modéré dans les ouvrages où
règne la vérité d'expression et de déclamation.
Cette musique, qui ^hi d'un grand secours pour
les talens médiocres, est peut-être ennemie à^s
talens supérieurs ; elle leur prescrit trop juste
ce qu'ils doivent faire : ils se trouvent mieux ,
lorsque le musicien , n'ayant pu qu'effleurer la
vérité , leur laisse un champ libre pour déve-
lopper leur jeu brillant. Au reste, c'est à l'acteur
intelligent à sentir jusqu'à quel point il peut
se livrer à l'expression ; il vaut mieux rester
un peu au-dessous que d'y atteindre. Rien
n'est si près de la dégradation , que ce qui ne
peut plus acquérir ; et , pour ce qui regarde
le sentiment sur - tout , il vaut mieux laisser
quelque chose à désirer que de satisfaire plei-
nement un auditeur, qui ne tarderoit guère à
sentir que l'éiat le plus accablant est celui qui
ne laisse plus de chemin au désir.
Ce que je vais dire prouve physiquement
ce que je viens d'avancer. La plupart (kfi%
s U R L A M us I QU E. 2^7
hommes en ont éprouvé les effets , sans en
Gonnoître Ja cause. Rameau et J, J. Rousseau
n'en ont développé que ce qui regarde le phy-
sique àes sons.
Il est deux manières d'accorder les instru-
mens à cordes ; le piano , par exemple , en
faisant une suite de quintes justes , tout le
monde sait que les octaves deviennent trop
fortes, et que tout-à-coup on est forcé de
diminuer les sons pour rejoindre le point d'où
l'on est parti. Rien de plus funeste à l'effet de
la musique que cette manière d'accorder ; je
ne dis pas seulement à l'endroit où l'on est
obligé de tempérer les sons , mais sur-tout sur la
partie du clavier où les quintes sont justes; car
on éprouve une satiété désespérante , chaque
accord portant avec soi une âpreté qui repousse
le sentiment et effuouche les grâces. Altérez,
au contraire , foiblement toutes vos quintes ;
alors un désir involontaire d'arriver au point
imperceptible de la perfection , à ce point
mathématique qu'on ne se soucie guère de
calculer quand on l'a senti , soutient votre
attention ; chaque accord prend une teinte
2^8 ESSAIS
moelleuse , et vous fait éprouver un charme
séduisant. Quel chanteur n'a pas senti son ame
se développer ou se rétrécir en s'accompagnantî
Un fameux chanteur que j'ai vu à Rome ,
Giiiîello , envoyoit son accordeur dans ies
maisons où ii vouioit montrer sqs talens , non-
seulement de crainte que le clavecin ne fût trop
haut, mais aussi pour la perfection de l'accord»
N'avons-nous pas entendu à^s femmes dont
i'organe foible caplivoit nos sens dans la con-
versation ! Quelle voix sonore , mais ferme et
plus sûre de ses accens , vous a jamais fait le
même plaisir! Souvent j'ai quitté mon piano,
parce qu'il me déplaisoit , et ne me renvoyoit
pas mes idées telles que je les concevois : c'est
après bien àes années que je me suis aperçu
que l'accord à^s quintes trop justes en étoit
la cause. On voit qu'une belle production
dépend plus qu'on ne pense de l'accordeur.
Il n'est guère moins essentiel d'observer une
espèce de régime en musique pour en jouir
Jong-temps. Peu de musiciens entendent moins
de musique que moi ; si j'allois aux spectacles
lyriques tous les jours , si j'assistois à tous ie§
s U R L A M U s I QU E. 2(^9
concerts où je serois admis , si enfin je ne
fuyois ia plupart des occasions d'entendre de
la musique, la satiété m'auroit souvent donné
un dégoût que je n'ai jamais éprouvé. Tout
est iimité dans la nature; le matin, je ne touche
mon piano avec plaisir , que parce que la veille
je n'ai pas entendu de la musique pendant
quatre heures : dès que le plaisir se tourne en
habitude ou en manie, il cesse d'être piquant.
Un amateur peut ainsi occuper son temps ,
mais l'homme qui veut produire doit l'éviter.
Le compositeur qui se repaît trop de ses
ouvrages , doit se répéter aisément ; il doit
craindre aussi l'impression que lui laissera un
de ses morceaux qui aura réussi généralement :
il peut , s'il n'est pas sur ses gardes, le répéter
toute sa vie par des réminiscences impercep-
tibles pour lui seul.
Je vais peu aux premières représentations
qui ne m'intéressent pas personnellement ; je
préfère de laisser fixer l'opinion publique, que
je compare alors avec plaisir à la mienne.
Je sens un mouvement de reconnoissance
pour les musiciens qui exécuten: au théâtre
lyo ESSAIS
celles de mes pièces qui ont été le plus sou-
vent représentées ; l'attention , la chaleur qu'ils
mettent à exécuter ce qu'ils savent par cœur
depuis long-temps , me semble une grâce d'état.
Je ne pense pas de même de l'acteur , parce
qu'il est immédiatement sous les regards du
public , qui lui impose la loi d'être toujours
attentif, et lui donne chaque jour une ému-
lation nouvelle.
Lorsque j'entends mes ouvrages bien rendus,
ils me rappellent les sensations agréables que
j'ai éprouvées en les composant.
J'aime aussi à me rappeler que ce fut à
une représentation de la Fausse Magie , que
l'on me présenta à J. J. Rousseau, J'entendis
quelqu'un qui disoit : « M. Rousseau , voilà
>» Grétry que vous nous demandiez tout-à-
5J l'heure «. Je volai auprès de lui , je le con-
sidérai avec attendrissement. — Que je suis aise
de vous voir , me dit-il ; depuis long-temps
je croyois que mon cœur s'étoit fermé aux
douces sensations que votre musique me fait
encore éprouver. Je veux vous connoître ,
monsieur , cax , pour mieux dire , je vous
s U R L A M U s I QU E. 271
connois déjà par vos ouvrages ; mais je veux
être votre ami. — Ah ! monsieur! lui dis-je,
ma plus douce récompense est de vous plaire
par mes taiens. — Etes-vous marié î — Oui. —
Avez- vous épousé ce qu'on appelle une femme
d'esprit l — Non. — Je m'en doutois ! —
C'est une fille d'artiste ; elle ne dit jamais que
ce qu'elle sent , et la simple nature est son
guide. — Je m'en doutois : oh! j'aime les artistes,
ils sont enfans de la nature. Je veux coniioître
votre femme, et je veux vous voir souvent. —
Je ne quittai pas Rousseau pendant le spectacle:
il me serra deux ou trois fois la main pendant
ia Fausse Afagie ; nous sortîmes ensemble :
j'étois loin de penser que c'étoit la première et
ia dernière fois que je lui parlois ! En passant
par la rue Française , il voulut franchir des
pierres que les paveurs avoient laissées dans la
rue ; je pris son bras, et lui dh : Prenez garde,
M. Rousseau. — U le retira brusquement , en
disant : Laissez-moi me servir de mes propres
forces. — Je fus anéanti pcir ces paroles ; les voi-
tures nous séparèrent, il prit son chemin, moi
le mien, et jamais depuis je ne lui ai parlé.
272 ESSAIS
Si j'avois moins aimé Rousseau, àhs le len-
demain je l'aurois visité; mais la timidité,
compagne fidèle de mes désirs les plus vifs ,
m'en empêcha. Toujours la crainte d'être
trompé dans mes espérances , m'a fait renoncer
à ce que je souhaite le plus ; si cette manière
d'être expose à moins de regrets , elle contrarie
sans cesse l'espérance, cette douce illusion des
mortels.
J'étois un jour dans la voiture de l'ambas-
sadeur de Suède avec un homme de lettres ;
je vis Rousseau qui cheminoit avec sa grosse
canne sur les trottoirs du pont Royal, résistant
avec peine aux secousses du vent et de la pluie;
je fis un mouvement involontaire, en m'enfon-
çant dans la voiture comme pour me cacher.
Qu'avez-vous ! me dit mon compagnon.— Voilà
Jean- Jacques, lui dis -je.- Bon, me dit le philo-
sophe , il est plus fier que nous.— Il disoit vrai;
mais il avoit la fierté que donne le talent naturel ,
et non cette morgue insolente que l'on remarque
dans ceux qui, par un travail pénible ou un
hasard heureux, ont su prendre une place que
la nature ne leur destinoit pas. Un enfant, le
plus
SUR LA MUSIQUE. 275
pîus petit insecte, la feuille d'un arbre , auroient
suffi pour amuser et arrêter les idées de Rous^
seau, parce que toutes ces choses sont vraies;
mais tout ce qui tenoit aux conventions mo-
rales , tout ce qui avoit l'empreinte de la main
des hommes lui étoit suspect. Il se chagrinoit du
bien qu'on lui vouloit. faire, parce que, né libre
et sensible, il devoit s'élever en lui un combat
entre l'homme naturel et l'homme social , dont le
premier sortoit toujours vainqueur. Un tel être,
sans doute, devoit exciter l'envie des hommes
riches et puissans ; Ton couroit après la recon-
noissance de Rousseau , avec la même ardeur
que l'on veut moissonner la fleur qui se cache
sous le voile de la pudeur : mais son unique
bien étoit l'indépendance; si eHe eût été l'effet de
la vanité , on la lui eût ^ . .^e, et nous l'eussions
vu esclave : c'étoit par sentiment qu'il étoit
libre; toutes \qs ruses des hommes ont échoué.
D'ailleurs Rousseau repoussoit peut-être le
bien qu'on vouloit lui faire, dans la crainte
d'être ingrat; et il auroit dû l'être par la faute
même de ceux qui cherchoieHt à l'obliger avec
trop de chaleur. Pour ne pas courir \qs risquer
TOME ï. s
274 ESSAIS
de l'ingratitude, il faudroit apprendre à obliger
noblement, mais froidement, et ne jamais trop
se lier avec ceux qu'on oblige. J'ai toujours
remarqué que j'avois obtenu la reconnoissance
de ceux que je n'avois obligés qu'indirectement,
et que tous ceux qui ont été à portée de voir
combien j'avois de joie à leur rendre quelques
services , se sont presque toujours dispensés
d'être reconnoissans ; sans doute parce qu'ils
jugeoient trop clairement que j'étois assez
récompensé par la jouissance même du bien
que je leur avois fait.
J'entends souvent dire que le cœur de
l'homme est un labyrinthe impénétrable. C'est
peut-être à la faveur de mon ignorance que
je ne suis pas de cet avis. Je n'ai jamais vu
que deux hommes: celui qui se conduit d'après
SQS sensations , et celui qui n'agit que d'après
les autres ; le premier est toujours vrai , même
dans ses erreurs ; l'autre n'est que le miroir où
se réfléchissent les objets de la scène du monde.
Voilà l'homme de la nature , l'homme esti-
fnable, et l'homme de la société.
Lorsque Rousseau eut écarté la foule quî
SUR LA MUSIQUE. 275
cherchoit à i'obiiger , et qui, selon lui, cher-
choit à lui nuire , parce qu'on vouloit le forcer
à renoncer à son indépendance ( car un bienfait
oblige celui qui le reçoit , quoique le donateur
ne l'exige pas ) ; lorsque Rousseau , dis-je , eut
lui - même élevé la barrière qui le séparoit du
reste des hommes , il dut se trouver encore
plus malheureux que lorsqu'il combattoit ; car
alors il vivoit de ses triomphes ; mais livré à
lui-même , accablé d'infirmités et de vieillesse,
ayant usé les ressorts puissans de son ame
altière , il redevint homme ordinaire : il reçut
enfin l'asyle que lui offrit Girardin , et mourut
peut-être de regret de l'avoir accepté. Un tel
homme est rare , mais il est dans la nature. On
dit qu'il se contredit sans cesse dans %^s écrits :
je croirai à cette accusation , lorsqu'on m'aura
prouvé qu'une même cause, sur-tout au moral,
peut se montrer deux fois sans être accom-
pagnée de circonstances et d'effets différens.
On n'a pu ravir à Rousseau ni sa liberté , nî
1^% ouvrages littéraires ; la première étoit son
apanage ; v'itam împenJere vero, S^s ouvrages
étoient à lui, parce que nul homme n'a pu
iy6 ESSAIS
être mis à sa place; mais on voulut lui contester
5on Devin du Village ; s'il eût menti une seule
fois en face du public , i'apôtre de la vérité
n'étoit en tout qu'un imposteur, et il perdoit
son premier droit à l'immortalité. Comment un
tel homme eût-il pu forger et soutenir un tel
mensonge! J'ai examiné la musique du Devin
du Village avec la plus scrupuleuse attention ;
par tout j'ai vu l'artiste peu expérimenté, auquel
le sentiment révèle les règles de l'art.
Si Rousseau eût choisi un sujet plus compli-
qué , avec ài^s caractères passionnés et moraux ,
ce qu'il n'avoit garde de faire , il n'auroit pu
le mettre en musique ; car en ce cas toutes les
ressources de l'art suffisent à peine pour rendre
ce qu'on sent. Mais en homme d'esprit, il a
voulu assimiler à sa muse novice , de jeunes
amans qui cherchent à développer le seiîtiment
de l'amour. Souvent gêné par la prosodie, il
i'a sacrifiée au chant , comme
g^^g^Ej^S^E^^^i
J'ai pcr - - du mon scr vi - leur.
L'avant dernière syllabe du vers est brève ,
s U R L A M U s I Q U E. ^77
et il est impossible de la faire telle , sans nuire
au chant.
ï
35SË3
i
J'y son - - ge î>in$ cci - - - se.
LV muet du mot songe , tombe d'aplomb sur
la meilleure note de la phrase musicale ; il
auroit pu dire
^^^=^^^^^=1^
y-i
son-gc sans
CCS — se.
mais il aimoit mieux le premier chant. C'est
sans doute après avoir éprouvé les difficultés
infinies que présente la langue française , et
avoir bien senti qu'il ne les avoit pas toutes
vaincues, qu'il a dit : «Les Français n'auront
y* jamais de musique «. Si j'eusse pu devenir
l'ami de Rousseau; si nous n'eussions pas trouvé
à^s pierres dans notre chemin ; si Rousseau ,
en me voyant au travail , voyant avec quelle
promptitude j'essaye tour-à-tour la mélodie ,
l'harmonie et la déclamation , pour rendre ce
que je sens ( je dis avec promptitude, car il
s 3
278 ESSAIS
ne faut qu'un instant pour perdre i'unîté en
s'appesantissant sur un détail ) , peut - être ii
eût dit alors : « Je vois qu'il faut être nourri
'> d'harmonie et de chants musicaux , autant
» que je ie suis des écrits des anciens, pour
3' peindre en grand et avec facilité ».
Homme subiime, ne dédaigne pas l'hom-
mage d'un artiste qui, comme toi, occupe ses
loisirs, en s' essayant, par cet ouvrage, dans
une carrière étrangère à ses vrais taiens. Tu
fus bien malheureux, mais ton ame sensible
ne devoit-eile pas pressentir à l'instant même
de tes malheurs , que des larmes éternelles
couleroient de tous les yeux pour te plaindre!
Que ne m'est-il permis de te dire : « O mon
» illustre confrère , tu reçus jadis un outrage
» des musiciens que tu honorois, outrage que
^•» leurs successeurs désavouent avec indigna-
» tion ; puissent mon respect et mon admiration
» pour tes vertus et tes taiens , expier un crime
>? qui n'étoit que celui du temps * » I
* Lorsque Rousseau fit rt'péter son Devin du Village ,
il témoigna son mécontentement aux exécutans : ceux-ci.
SUR LA MUSIQUE. 279
CÉPHALE ET PROCRIS,
Tragédie en trois actes, en vers, par Aîarmontel ;
représente'e à Versailles en 1773, et à Paris
le 2 mai 1775.
Cet opéra fut donné Tannée du mariage
(du comte à' Artois; il n'eut qu'un médiocre
succès , tant à Versailles qu'à Paris. Dans ce
temps, il étoit reçu qu'excepté les chœurs et
les danses, il ne devoit point y avoir de mesure
à l'Opéra. Si quelques vers de récitatif étoient
expressifs, l'acteur y mettoit la prétention
dont un air pathétique Qst susceptible. Si les
pour se venger , le pendirent en effigie. Rousseau en fut
instruit, et dit à ce sujet : « Je ne suis pas surpris qu'on
3> me pende , après m'avoir mis si long - temps à la
» question ».
L'on ne peut imaginer quel esprit de travers régnoit
alors parmi les sujets de l'Opéra; il subsistoit encore
lorsque je donnai Céphale et Pro cris. Tiers' d^ être applaudis
par les partisans de l'ancienne musique, humiliés par la
critique continuelle des gens de goût, ne sachant plus
s'il falloit révérer ou abandonner leur antique idole , la
fierté de l'ignorance et la dissimulation occupoient la
place des talens et du zèle.
S 4
S.B9 E 5 s A I s
accompagnemens le forçoient à suivre un
mouvement marqué, ce n'étoit qu'en courant
après l'orchestre qu'il l'atteignoit : il résultoit
de-là un choc, un contre-point, une syncope
perpétuelle, dont je laisse à deviner Tefîèt.
On interrompit une des répétitions par ie
dialogue suivant, qui peut laire juger de l'état
des choses.
l'a c t r 1 c e t sur le théâtre.
Que vei.t donc dire ceci , monsieur? II y a,
je crois , de la rébellion dans votre orchestre î
LE BATTEUR DE MESURE, dans l' orchestre.
Comment , mademoiselle , de la rébellion ?
Nous sommes tous ici pour le service du
roi , et nous le servons avec zèle.
l'a C T R I C E.
Je voudrois le servir de même , mais
votre orchestre m'interloque , et m'empêche
de chanter.
LE BATTEUR DE MESURE.
Cependant , mademoiselle , nous allons de
mesure.
SUR LA MUSIQUE. x9t
l'a C T R I C E.
De mesure! Quelle bête est-ce là! Suivez»
moi, monsieur, et sachez que votre symphonie
est la très-humbie servante de l'actrice qui récite.
LE BATTEUR DE MESURE.
Quand vous récitez, je vous suis , made-
moiselle ; mais vous chantez un air mesuré ,
très-mesuré.
l' A c T R I c E.
Allons, laissons toutes ces folies, et suivez-
moi.
Les airs de danse obtinrent l'estime des
danseurs. Le duo
Donne-la moi dans nos adieux. ... '
ne fut connu qu'après avoir couru les sociétés.
Après les représentations de Paris , je pro-
posai les changemens suivans :
LA VENGEANCE DE DIANE,
^// trois actes.
Diane commençoit la pièce par la réception
aSz ESSAIS
d'une nymphe nouvelle ; elle appeloît ensuite
ia Jalousie , iui faisoit part de ia désertion de,
Procris, séduite par ie chasseur Céphale , et
ia chargeoit de sa vengeance. C'étoit une
leçon terrible pour la nymphe novice. Cette
action , mêlée de danses et de pantomime ,
\es chœurs àes nymphes implorant Diane eji
faveur de Procris, auroient fourni un acte
assez long , en préparant l'intérêt.
DEUXIÈME ACTE.
C É P H A L E, seul.
De mes beaux jours que le partage est doux I . . .
Je retranchois absolument le rôle de Y Aurore,
qui produit une double action peu intéressante.
Les hommes rassemblés n'aiment pas à voir une
femme dédaignée, et cette femme est l'Aurore ,
plus belle que le jour. La Jalousie ^ déguisée en
nymphe , auroit pris sa place ; ensuite Procris
avec Ce'phale auroient terminé le second acte,
comme il est dans le poëme.
Le troisième acte resteroit tel qu'il est.
C'étoit la Jalousie qui s'emparoit tour-à-tour
s UR LA M us r QU E. 28;
de Céphale et de Procris , dans le second et
le troisième acte.
De cette manière , l'action étoit une , et
devenoit plus forte et pius rapide. L'auteur
ne voulut pas adopter ces changemens , et
l'opéra n'a pas été joué depuis.
Gluck assista à deux de mes répétitions;
à Versailles. La musique du troisième acte
dut lui paroître aussi dramatique qu'elle l'est
en effet. Si Gluck n'eût été qu'amateur désin-
téressé , il m'eût dit sans doute ce qu'un artiste
consommé a le droit de dire à un jeune homme
de trente ans :
« Le chant mesuré , tel que vous l'avez
>» fait, ne convient pas à vos acteurs ; il faut
» que votre poëte vous mette à même de jeter
" plus de chaleur et d'intérêt dans vos deux
» premiers actes ; il faut qu'il retranche \gs
>» airs auxquels il vous a trop assujetti , et
« qu'il vous laisse le maître de faire du chant
3> mesuré quand il vous plaira ; alors vous
» choisirez les endroits qui sont susceptibles
»> d'une musique telle qu'elle puisse convenir
« à vos chanteurs » ;
a84 ESSAIS
Mais Gluck préparoit Iphigénie en AulUe ,
et il étoit plus naturel qu'il profitât de mes
erreurs 'que de m'en tirer.
Je suis loin de croire que j'eusse fait une
tragédie comme Gluck; je suis entraîné vers
ie chant auquel l'harmonie sert de base , autant
qu'il est lui-même commandé par l'harmonie
expressive de son orchestre, à laquelle il joint
un chant souvent accessoire, ou ne faisant
que la seconde moitié du tout.
Tel est l'empire de la nature : l'Italie fournit
cent mélodistes et un harmoniste; l'Allemagne
tout le contraire.
Tous les génies italiens n'ont pu produire
une ouverture telle que celle àilphigénie en
Aul'ide, Toute la force du génie allemand ne
nous présente pas un air pathétique aussi
délectable que ceux de Sacchin'u La France,
offrant une température mixte entre l'Italie
et l'Allemagne, semble devoir un jour produire
les meilleurs musiciens , c'est-à-dire , ceux qui
sauront se servir le plus à propos de la mélodie
unie à l'harmonie , pour faire un tout parfait.
Ils auront , il est vrai , tout emprunté de leurs
s U R L A M us I QU E. 285
voisins , ils ne pourront prétendre au titre de
créateurs ; mais le pays auquel la nature accorde
le droit de tout perfectionner , peut être fier
de son partage.
Le Français n'en est pas moins celui de
tous ies peuples qui a reçu de la nature le
moins de dispositions pour la musique. Né
dans un climat tempéré , il doit avoir les
passions douces ; né vif, spirituel et galant, la
danse et les disputes d'esprit doivent lui plaire;
tout ce qui l'occupe profondément le rebute.
Lorsque les gens de lettres, sur -tout les
demi- savans , se disputent sur quelqu objet,
ne croyons pas que la cour , les jolies femmes,
les petits maîtres , soient sérieusement de la
partie. Ce qu'on peut appeler le beau monde,
s'amuse de tout. Le sujet le plus grave est
un motif de plaisanterie, ou le sujet d'une
chanson *.
* Madame, disoit un ]o\it d'Alcitiibert , nous avong
jibattu une forêt de préjugés. — Je ne suis plus étonnée,
reprend la dame , si vous nous débitez tant de fagots.
Par la suite, il faut en. convenir, ces fagots ont produit
un terrible incendie.
Z$4 ESSAIS
Dès que Paris est resté trois mois sans révo-
lution , n'importe alors ou Lekain ou Jeannot;
il court où la nouveauté l'appelle ; et l'on ne
sait distinguer s'il s'amuse davantage d'une
chose ridicule , ou d'une chose digne d'admira-
tion. Cependant, au milieu de mille frivolités,
le temps met tout à sa place ; et si le Français
actuel croit à peine qu'on ait eu la fureur àes
pantins , il aime à jamais les chef-d'oeuvres de
Racine»
L'Italie , depuis long-temps, veut en vain le
séduire par ^^s chants toujours tendres et mélo-
dieux ; l'Allemagne veut en vain le subjuguer
par i^s accords nerveux ; trop énergique encore
pour craindre la séduction de l'Italie , trop
foible pour adopter des accords qui le blessent,
ie Français danse, en attendant qu'il ait adopté,
de l'un et l'autre de s^s voisins , la portion qui
lui est propre , et qu'il ne veut recevoir que
de la main ài^i grâces, du plaisir et du "bon
goût.
L'on verra dans la suite de cet ouvrage ,
combien ia musique du jour , la musique
bruyante qu'on peut appeler révolutionnaire ,
s U R LA M us I QUE. zîy
*st ioîn de ceile qui est propre au caractère
du Français; preuve incontestable qu'en tout
pays la musique suit les mœurs.
LES MARIAGES SAMNITES.
Drame en trois actes , en vers * , par Durosoy ;
donné aux Italiens, le 22 juin 1776.
L'auteur de ce poè'me reçti avec accla-
mation par les comédiens, vint m'ofFrir son
ouvrage * *; je n'eus pas besoin de lui dire que
j'avois travaillé jadis sur le même sujet, il le
savoit ; il me pria seulement de lui laisser lire
l'ancien poè'me des Afariages Sammtes ; après
quoi, il remarqua que le fond des deux ou-
vrages étoit absolument le conte de Marmonîel ,
* II étoit d'abord en prose, et c'est ainsi qu'il a été
gravé.
* * Le premier poëme des Mariages Samnites avoit été
refusé unanimement, et il étoit bien écrit. Pourquoi le
second fut-il accepté! l'auteur venoit de donner Henri IV
on la. Bataille d'Ivri, qui avoit du succès. Les comédiens
ont ordinairement trop de confiance dans l'auteur qui
vient de réussir, et trop de défiance s'il n'a pas réussi.
a88 ESSAIS
mis en action ; que les situations étant par tout
ies mêmes , ma musique pouvoit servir , et que
je n'avois que peu de morceaux à faire pour
ie rôle à^El'iane , qui étoit de son invention.
Je lui laissai donc parodier ma musique , après
quoi je fis une revue générale de l'ouvrage
pour rendre la prosodie plus exacte *. Cet
ouvrage ne réussit point; peut-être que le
préjugé y contribua ; les spectateurs ne vou-
lurent pas s'habituer à voir sous le casque, les
acteurs qu'ils voyoient chaque jour dans àt%
rôles comiques.
Les comédiens durent-iîs être ofîènsés de ce
jugement! Non, car je suis sûr que PréviîU
lui-même , paroissant sur la scène en guerrier
héroïque, causeroit des envies de rire, que son
grand talent ne pourroit réprimer. Dans les
provinces cet inconvénient ne subsiste point,
parce que l'on y est accoutumé de voir paroître
♦ Lorsque les poètes parodient, ils croient qu'un vers
de huit syllabes doit remplacer un vers de huit , et
ainsi àcs autres; cependant, comme les notes expressives
doivent rencontrer les bonnes syllabes, rien n'est moins
»ur que leur calcul. '
successivement
SUR LA MUSIQUE. 289
successivement le même homme, dans la tra-
gédie, la comédie et l'opéra comique. Aussi
cette pièce , dont je ne fais cependant pas
i'apologie, y a été souvent représentée. J'ai
toujours cru qu'elle auroit eu du succès à Paris ,
si l'auteur avoit mis en opposition au rôle de
la fière Éliane , un rôle de petite fille espiègle,
qui auroit eu bien des naïvetés à dire sur la
manière dont les Samnites traitoient l'amour.
Sans cela il n'y a point de contraste dans cet
ouvrage.
Les arts n'existent que par les contrastes ;
mais il ne faut pas que l'artiste montre l'inten-
tion de les faire , car alors il devient maniéré ;
par exemple , plusieurs phrases alternatives ,
douces et fortes , deviennent monotonie et ne
forment point opposition réelle , parce que
leur retour symétrique l'a détruite. La nature
est une , et nous offre cependant mille con-
trastes dans toutes %qs parties; c'est elle qu'il
faut imiter.
TOM& î. T
2^0 ESSAIS
M A T R O C O,
Drame burlesque , en quatre actes , en vers , par
Laujeon ; représenté à Fontainebleau i'année
1777, et à Paris le 2^ février 1778.
'J' A VOIS peu d'envie de mettre en musique
ce poème bien écrit , mais rassemblant, sans
intérêt, toutes les métamorphoses , les combats
de nains , de géants , enfin les forfanteries de
tous les romans de la chevalerie. La musique
y faisoit à chaque instant épigramme , et i'épi-
gramme sortoit d'un air de vaudeville , telle
qu'on peut en voir l'imitation dans Renaud
d'Ast. L'ouverture étoit composée d'airs con-
nus et parlans, qui expliquoient le sujet de
la pièce.
Les musiciens ont souvent remarqué com-
bien les bons airs de vaudeville sont susceptibles
d'une belle basse et d'une bonne harmionie.
L'on pourroit inférer de -là que la mélodie
donne plus souvent l'harmonie que celle-ci ne
donne le chant. Voici un vau de ville, remai'-
quable qui ctoit dans cette ouverture.
s U R L A M U s I Q U E. 291
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sur la seconde partie de l'air.
Charmante Gabrielle. . . ,
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sazia:
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5
Le premier air de Matroco disoit :
Ah songe affreux ! Mais quand j'y songe I
Pourquoi m'alarmer d'un songe 1
L'orchestre jouoit l'air connu sous ces pa-
roles :
Ah I ce sont voi rats ,
Qui font que vous ne dormez pas.
Toute la pièce étoit composée dans ce genre.
Les musiciens sentirent combien de difficultés
j'avois eu à vaincre pour former un ensemble
de ces anciens airs et d'une musique nouvelle;
SUR LA MUSIQUE. 293
maïs qu'espérer d'un pareil travail! qu'espérer
de cette manière de composer en logogriphesî
Les airs connus de nos vaudevilles sont presque
tous triviaux , et il auroit fallu faire un rappro-
chement tei qu'ils ne fissent qu'un seul corps
avec des airs noblement exagérés. Le succès
d'une production de ce genre sera toujours ,
selon moi , presque impossible. Lorsque l'air
d'un vaudeville se présente naturellement pour
faire épigramme dans quelques situations co-
miques, Je consens que le compositeur l'adopte;
mais je suis assuré qu'une pièce entière et en
quatre actes, composée dans ce genre, est
un délire d'imagination capable d'user les
facultés intellectuelles d'un artiste. Dans une
telle pièce, tout doit être boursouflé et gigan-
tesque, puisque les personnages sont tels; des
moeurs à rebours du bon sens doivent être
peintes de même par le musicien. Cet ouvrage
étoit original ; et, malgré son peu de succès,
il ne peut diminuer en rien la réputation de
l'élégant auteur d'Égle et de ï Amoureux Je
cjuinie ans. Peut-être que la singularité du
sujet auroit inspiré à d'autres compositeurs
294- ESSAIS
des ressources plus heureuses que je n'en
trouvai dans mon talent ; mais j'aime mieux
apprendre aux jeimes artistes à se défier de
tout sujet hors de nature. Je fis cet opéra pour
ia cour , et par complaisance : il fut joué à
Paris malgré moi , et la flamme a dévoré cette
production monstrueuse , en expiation dç
l'atteinte que j'avois donnée au bon goût.
Le spectacle se terminoit par cetie marche
conforme à la pièce , et dont je retranche une
partie des accompagnemens,
yi^arche jinale,
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SUR LA MUSIQUE. 295
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296 ESSAIS
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Un musicien , homme d'esprit * , trouva
piaisant qu'une autre marche du même opéra
fut exécutée dans le mode majeur , lorsque les
guerriers croyoient voler à la victoire ; et
qu'ensuite, étant vaincus, ils s'en retournassent
tristement sur la même marche exécutée dans
ie mode mineur.
LE JUGEMENT DE MIDAS,
Comédie en trois actes, mêlée d'ariettes, par ^'i/t'/<f;
représentée sur le théâtre de la Comédie italienne ,
ie 27 juin 1778.
Des poëmes écrits par ie même auteur,
fussent-ils toujours bien faits , bien écrits et
* Rodolpha.
s U R L A M U s I Q U E. 297
de genres difîérens , ne me semblent pas moins
présenter un éciieii au musicien. Chaque
écrivain a sa manière d'écrire qu'il lui seroit
difficile de déguiser, s'il vouloit le faire ; et
qui est bien aisée à reconnoître , lorsqu'il laisse
couler sa plume au gré de ses pensées. Le
musicien qui subit la même loi, doit se varier
plus aisément en composant sur les paroles
de difFérens auteurs. J admirerois davantage
la fécondité d'un symphoniste que celle d'un
compositeur dramatique ; le premier tire ses
idées du néant, ou d'un sentiment vague; le
second les trouve dans les paroles qu'il exprime.
Le premier, il est vrai, a la liberté de créer
au gré de son imagination : tout est bon s'il
forme un bel ensemble ; mais le compositeur
dramatique est assujetti au genre, à l'action ,
à la prosodie qui lui défend souvent une note
d'expression qui donneroit la vie à un trait de
chant. Toutes ces difficultés rendent son travail
phis important. En s'unissant avec la parole,
il peint d'après nature ; sa production est im-
muable comme elle ; tandis que le langage de la
symphonie est vague comme le sentiment qui
apS ESSAIS
i'a produit. Je parlerai dans un autre article
du mérite réel des bonnes compositions instru-
mentales , et de la manière dont on pourroit les
faire tourner au profit de l'art dramatique.
D'Hele me fut adressé par Suard : il me le
recommanda comme un homme de beaucoup
d'esprit, qui joignoit à un goût très-sain, de
l'originalité dans les idées. Cet Anglais, que la
perte de sa fortune avoit engagé à venir
cacher son indigence à Paris , et qui savoit
parfaitement notre langue , s'appeloit Haïes ,
que les Anglais prononcent comme Iiéles ; nos
journaux ont transformé ce nom en celui de
dHele, sous lequel cet écrivain est connu.
Il me lut les poëmes du Jugement de Midas et
de ï Amant jaloux ; il manquoit , il est vrai,
quelque chose à la charpente du dernier. II
avoit conduit sur la scène un vieillard asthma-
tique, tuteur à' Isabelle ,\ec^\\G\ ne pouvoit dire
mi mot sans tousser , ce qui ne l'empêchoit pas
cependant d'être très-amoureux de sa pupille.
11 prit enfin le parti de retrancher cet épisode.
Les morceaux destinés à être mis en musique,
de l'une et de l'autre de ces pièces , étoient
s U R L A M us I QU E. 299
ccrits en prose, mais d'un style si clair, qu'il
n'y inanquoit que la rime. 11 me disoit qu'un
vers lui coûtoit plus qu'une scène. Nous
choisîmes Anseaume , secrétaire de la Comédie
italienne, pour versifier la partie lyrique du
Jugement ^e AJidas, Cet ouvrage étant achevé,
resta deux ans dans mon porte-feuille. Même
en lisant le poé'me, on ne voutoit pas croire
qu'un Anglais fût en état de faire une bonne
pièce française ; celle-ci me fut renvoyée de
la cour, où elle fut condamnée , et les comédiens
qui i'avoient reçue, attendoient, sans se presser,
que son tour arrivât *.
J'en parlai chez madame de ,Af*** : le
duc ^Orléans voulut l'entendre , et le chevalier
de ^*** en fit la lecture avec autant de chaleur
que si l'ouvrage eût été le sien.
11 fut représenté chez cette dame; les acteurs
de la Comédie italienne y vinrent, et ne furent
* Lorsqu'une pièce étoit agréée par les premiers gen-
tilshommes de la chambre, et qu'elle avoit été jouée à la
cour , clic avoit le droit de passer incontinent à Paris , et
presque toutes les miennes ont été dans ce cas. Sans
cet ..vantagc , les pièces ( de même qu'aujourd'hui ]
n'étoient données que suivant la date de leur réception.
300 ESSAIS
pas plus prévenus en faveur de l'ouvrage.
Madame de yl^*** avoit rempli le rôle de Chloé
avec autant de grâce que de naturel ; mais
plusieurs rôles avoient été joués et chantés
comme ils le sont ordinairement en société.
On parla , dit-on , avec peu d'estime de cette
représentation à une séance de l'académie fran-
çaise; le jugement de l'orateur se répandit dans
ie public , d'Hele le sut et lui dédia le Jugement
de M'uias , dans une épitre très-plaisante , que
j'eus bien de la peine à lui faire supprimer.
On donna enfin cette pièce à Paris : l'assem-
blée étoit peu nombreuse , mais chacun sortit
content du spectacle, excepté les clercs de
procureurs , sans doute , car le lendemain je
reçus ce billet imprimé :
c< Messieurs les clercs de procureurs vous
5> invitent à venir siffler demain la seconde
>' représentation du Jugement de Adidas , dans
" laquelle pièce ils se trotivent insultés ».
La seconde représentation fut en effet un peu
orageuse; mais les clercs perdirent leur procès.
Cet opéra fut la satire la plus mordante
contre l'ancienne musique , ou pour mieioc
s U R LA M U s I QUE. 301
dire, contre la manière traînante dont on la
chantoit. Si cette triste psalmodie , aujourd'hui
reléguée dans quelques coins du marais, n'étoit
nécessaire pour l'exécution des rôles de Midas
et deMarsyas, il seroit inutile de dire qu'il faut
1° Chanter les airs très-lentement et sans
mesure ;
2." Faire de longues cadences tant qu'on en
trouve l'occasion *;
3.° Dqs ports-de-voix bien appuyés comme
très-ïent.
^=T-
^m
A mants.
4.° Des martellemens bien longs comme
:è
ip=F=^mr
m
Qui vous plaî gnez.
j.** Chevroter les roulades.
* Je crois que l'origine de la cadence ou trille, nous
vient par ancienne tradition des organistes, qui, de tous
les temps, pour avertir les chantre» du choeur, font un
battement de pluiieurs îons sur l'avant dernière note da
verset.
302 ESSAIS
Prenez avec cela une physionomie presque
riante , même dans les airs tristes ; tirez toute
l'expression de la mâchoire inférieure, que vous
avancerez un peu pour vous donner un certain
air bancal , et vous chanterez le vieux français
comme du temps des Rehel et Francœur.
L'abbé Arnaud disoit aux peintres, «Ne pei-
» gnez pas le soleil ". Je voudrois dire à mon tour
aux musiciens , « Ne faites pas chanter Apollon
« ni Orphée ". Les auditeurs sont trop prévenus
en faveur de ces iihistres personnages de la fable.
Les prodiges que décrivejit les poètes sont un
écueil infaillible pour celui qui croira exécuter
en chant ce que leur imagination brillante a
décrit. Il est en effet bien plus aisé de raconter
àts miracles , que de les mettre en action.
La colère ai Achille , décrite par Homère ,
nous transporte dans le camp àes Grecs. Ou
frissonne aux cris de ce héros formidable. En
est- il ainsi, par exemple, de la colère à' Achille ,
exprimée en musique dans \' Jph'igénïe en Aa-
lide de GlucP^ ! L'air que chante le héros est
une espèce de marche assez commune , dont
le chant pourroit s'adapter également à toutes
SUR LA MUSIQUE. 305
sortes de fêtes. Le bruit général de l'orchestre
semble faire seui tout le mérite du tableau.
Sans doute i'habile artiste avoit senti l'impos-
sibilité d'atteindre la vérité ; et sagement il s'est
abstenu de vains efforts qui n'eussent montré
que l'insuffisance de l'art, en l'écartant davan-
tage de son but.
Lorsque j'entendis, à la première répétition;
l'air ô^ Apollon ;
Doux charme de la vie ,
Divine mélodie , . . . .
je ne pus m'empêcher de dire que cet air me
paroissoit triste et insuffisant pour le dieu de
l'harmonie, et je me confirmai déplus en plus
dans cette opinion. A la seconde répétition,
d'Hele avoit ajouté quelques mots à la prose
qui précède cet air, et faisoit dire à Apollon :
« Je suis d'une lassitude et d'une tristesse I . ." —
Fort bien d'Hele, lui dis-je, je vous remercie. —
L'auteur àes paroles sentant que je n'avois pu
atteindre à la sublimité ai Apollon , s'efforçoir,
en homme d'esprit , de le rabaisser jusqu'à
moi. Lorsqu'(^/jy///<? veut forcer le Tenare ,
-^Qjy ESSAIS
Tair de Cluck ne satisfait pas davantage les
spectateurs , qui attendent un prodige inoui en
musique ; cet air paroît froid , et le seroit effec-
tivement, si les démons ne le réchaufFoient
par leurs cris. Ce sont donc les diables qui
opèrent fortement sur les spectateurs , et non
Orphée : il fait naître , il est vrai , les oppo-
sitions qui frappent; mais ne devroit-il pas
frapper lui -même pour être acteur principal \
Dans les finales du Jugement de Midas , il
étoit difficile de créer un ensemble , en conser-
vant tout à la fois l'ancienne musique française
faisant épigramme, le vaudeville , et la musique
de la pièce.
Qu'on ne croie pas que ce que je dis
actuellement soit contradictoire avec ce que
j'ai dit ci- devant en parlant de la musique de
Matroco, Ici tout est de nouvelle création ,
ce qui donne à l'artiste la facilité de former
un ensemble. Dans Matroco , les airs de vau-
devilles sont donnés , et doivent être conservés
sans altération. C'est comme une tête antique
trouvée sous ^es ruines , pour laquelle il faut
reproduire un corps.
Les
SUR L A M UST QU E. 305
Les amateurs de i'ancienne musique me
surent sjré de n'avoir pas cherche à la dénigrer
en la faisant m.auvaise. On peut sentir en effet
que l'air de Marsyas ,
Amans qui vous plaignez,....
exécuté par un bon chanteur et sans charge,
Qst naturel et très-expressif Le ridicule en
appartient tout entier à l'exécution forcée. Je
suis persuadé même qu'un air pathétique de
Burauello ou de JomelH, chanté sans mesure, et
revêtu d'accompagnemens de l'ancienne facture,
seroit de la vraie musique française; et que,
par la même raison , des chants choisis de
Lulîy et de Rameau , ornés d'accompagnemens
de la bonne école , et sur-tout chantés par
d'habiles artistes, seraient de la bonne musique
de tout pays , à l'exception de quelques finales
et de l'abus de ces tournures qu'on nomme
rosa/ies *.
* J'ignore l'étymoiogie de ce mot. Est-ce le nom de
l'auteur qui les a le premier employées ! est-ce celui de
l'actrice qui les a mises jadis à la mode î
TOME J. V
^o6 ESSAIS
Exemple de la finale :
^pEgg^^^^^_|LJ?jL4JF^g
Vous au - riez dû la cou - sul - - ter.
Exemple de la rosalie :
Tfri
n^^^^m
^1
ff
»SiP=
C'est à i'occasion des difFérens succès du
Jugement de M'idas , que Voltaire fit ce qua-
train que me donna sa nièce, madame Denis .*
La cour a dénigré te? chants
Dont Paris a dit des merveilles J
Grétry, les oreilles des grands
Sont souvent de grandes oreilles.
s U R L A M us I QU E. 307
L'AMANT JALOUX,
Comédie en trois actes, paroles de d" Hele (*);
représentée à Versailles le 20 novembre 1778,
et à Paris le 23 décembre de la même année.
Plus on travaille et plus on tourmente son
imagination, plus il est difficile de poursuivre
sa carrière. II est douloureux de n'acquérir
l'expérience qui mûrit ie jugement, qui établit
Tordre dans les idées , qui sait faire beaucoup
avec peu de chose , qu'en perdant cette fraî-
cheur , cette facilité que donne l'abondance
même Ats idées. On dira peut-être qu'il faut
conserver par écrit celles qui, rejetées à présent,
peuvent devenir précieuses pour l'avenir. Je
ne conseille à personne de faire ce magasin ;
je crois que l'imagination se nourrit des idées
qu'on écarte, en attendant qu'elles conviennent
;\ un autre sujet ; mais les écrire seroit en
débarrasser la mémoire , et par conséquent
l'appauvrir.
(*) La partie lyrique a été versifiée par Levasseur ,
ûticicn capitaine de dragons.
V 2
3o8 ESSAIS
Les fibres du cerveau conservent long-temps
les impressions que le sentiment a produites ;
et quoiqu'elles semblent éteintes, soyons sans
inquiétude : des qu'un sujet analogue les rap-
pellera, vous serez sûr alors qu'elles ne se
représenteront que pour se placer mieux que
la première fois , puisque c'est au sentiment
qui vous domine qu'elles devront une seconde
existence , que l'on pourroit regarder comme
une résurrection. Qui ne se rappelle d'avoir
senti l'inquiétude que donne un sentiment
presque évanoui,. mais dont il reste cependant
assez pour exciter le regret de l'avoir perdu !
Voici l'expédient dont je me suis servi pour
me rappeler, avec pleine intelligence, un trait
de chant presque oublié. Si je puis me souvenir
dans quelle situation physique ou morale j'étois
alors ; si , par exemple , j'étois à la campagne,
travaillant, un beau jour d'été, seul dans ma
chambre, jouissant d'une perspective agréable;
si je puis, dis - je , me rappeler qu'en une
semblable situation j'ai créé un trait de chant
que j'ai perdu ensuite, c'est en me transportant
en réalité ou en idée , dans un lieu de môme
I
s U R L A M U s I Q UE. 307
aspect , que je suis certain de retrouver le
trait que je chercherois peut-être en vain dans
tout autre lieu. D'autres que moi ont éprouvé
sans doute que l'on retrouve , même invo-
lontairement , les idées qui semblent perdues ,
lorsque l'ame est affectée ainsi qu'elle l'éloit
à la première création.
Quand l'esprit cherche à produire , il m'a
semblé n'avoir que deux manières d'opérer.
Si vous ne trouvez que des idées ancien-
nement conçues pour rendre ce que vous sentez
actuellement ; s'il vous semble que ce n'est
qu'au défaut d'idées plus intimes à votre sujet
que vous vous servez des anciennes, vous ne
ferez qu'une production médiocre. Mais si tel
que la fable nous dit que Afincrve sortit du
cerveau Aq Jupiter, votre sujet présent réveille
tout-;i-coup une idée dans votre imagination >
et que, sans retranchement, sans amplilication,
ni modification quelconque , vous sentiez ce
sujet clairement expliqué , c'est alors qu'un
mouvement de satisfaction vous dit que vous
ne pouvez mieux faire. Ce sentiment intérieur
est une inspiration qu'il ne faut pas combattre ;
V 3
3IO ESSAIS
car après avoir résisté, il se laisse vaincre, et
c'est toujours au préjudice de nos productions.
Quoique je n'aye pas dit la centième partie de
tout ce qu'on pourroit dire sur le chapitre des
idées , parce que je crois qu'il est bon d'être
sobre lorsqu'on traite de pareilles matières ,
et qu'il est prudent de ne pas trop tendre le
fil qui nous guide dans ce labyrinthe métaphy-
sique, l'on doit penser que c'est de la situation
où j'étois en faisant ÏAmûtit jaloux , dont j'ai
voulu parler. L'abondance àçs idées ne me
gênoitplus, et j'adoptois sans indécision celles
qui se présentoient à mon imagination , soit
qu'elles fussent d'ancienne date , ou que les
paroles les fissent naître.
La seule inquiétude qui reste lorsqu'on a
beaucoup travaillé , est de se rappeler si les
traits qui s'ofFrent à l'esprit ont déjà été em-
ployés dans quelques ouvrages ; une personne
tierce le sait souvent mieux que nous , et peut
ctre d'un grand secours.
On a observé, sans doute, que le petit air
pillïcato , qui est au milieu de l'ouverture,
indique d'avance la sérénade que Florival
SUR LA MUSIQUE. jit
donne, au second acte, à la prétendue Léonore ;
mais on n'a peut-être pas remarque que les
couplets
Tandis que tout sommeille , . . . .
peuvent ctre chantés sur ce même air.
La première ariette,
Qu'une fille de quinze zm ,
étoit difficile à ponctuer en musique ; voyez
combien de vers il faut chanter en ne faisant
que le repos de virgule :
^^^afe^^
fê=4
Qu'-UHe fil - ie de quinze ans, (virgule)
quoique la dernière note de la phrase soit
tonique , ce repos n'est que d'une virgule ,
parce que cette note n'a pas été précédée de la
dominante qui marqueroit essentiellement le
repos final.
— V \—l — H-rt-
u
'-tïl—
tSt:
^B
A i'om-brc du mys - - - tè - - re , (virgule) Sans
V 4
'312
ESSAIS
è^^^^Ê^^^^
1^ k.*"! ^■'
con - su! - - ter son pè - - - re, (virgule) E
l>
fê:
cou -te les ten - dres ser - - mens De l'ob-
\>
^m^^m
-F-g ■■ p
mzjT.
tr-t^ — gs=
jet qui
sait
lui
plai re ;
Le chant repose sur la quinte de la domi-
nante ; ce qui indique point et virgule.
g^4.M::f^^y^^:^p
A quinze ans je pas
cet- te foi
fIbËzz-tezffi
fcfc^^
ir
bies - se , f virgule)
C'est le prin-
B — Ë — ^z=a
g=^^
ÎÈ
temps , c'est la sai — - son de la ten -
SB
i^^i^^^
fê==;i
dres :- se, (virgule) C'est le prin-tcmps, (virgule f
t^:
SUR LA MUSIQUE. 315
son , c'est la sai -
fâ-
Î=EÈ
pç^_^
i:
=!Ç=pi:
4=
^^
-«SI F^'-
son de la ten dres - - - - se :
C'est la saison de la tendresse,
est un repos sur la dominante elle-même , ce
qui fait , en musique , exactement les deux
points.
Lorsqu'on répète un vers, il n'y a pas de
mal , je crois , sur-tout dans un cas semblable
à celui-ci , de faire le repos de virgule d'abord,
et puis le repos final la dernière fois. C'est
comme si l'on disoit avec indécision,
Oui, j'irai vous voir. . . .
et puis affirmativement,
Oui , j'irai vous voir.
De même ,
C'est le printemps de la jeunesse. . . .
Oui, c'est le printemps de la jeunesse.
5i4 ESSAIS
L'en droit qui me paroît le mieux saisi dans
i'air suivant,
Plus de sœur , plus de frère»
est la suspension menaçante après ces vers r
Mais si quelque confidente-
Malicieuse, impertinente y
Cherchoit à tromper mon attente, . . .
Les deux notes suivantes que fait l'orchestre
en montant par semi-tons , expriment la mine
que doit faire Lopei ; j'aurois pu lui faire
chanter cts deux notes sur une exclamation
^ oh ! mais le silence est plus cloquent.
A propos de silence, je me rappelle qu'étant
un jour au spectacle de Bruxelles où j'ceoutois
la Fausse Magie, j'entendis un trait de flûte
semblable au ramage du rossignol , qui avoit
été mis par l'illustre docteur qui battoit la
mesure. C'est à l'endroit du duo àts Vieillards ,
Vous î — Moi. — Vous qu'elle aime ! — Oui , moi.
Le repos total après ces mots , qui veut dire Je
reste stupéfait, tst, je crois, bien senti. Cepen-
dant la flûte faisoit un fort beau ramage pour
SUR LA MUSIQUE. 315
occuper le repos que j'avois Indiqué , ensuite
le chanteur disoit :
C'est à quoi l'on ne s'attend gucrc.
li sembloit parler du trait de flûte.
J'ai remarqué assez généralement que les
mouvemens indiqués pour chaque morceau
de musique, s'exécutent plus lentement vers
le nord de la France , et plus vivement dans
les provinces méridionales. Il ne faut pas croire
cependant que plus on avancera dans les pays
chauds , plus les m.ouvemens seront accélérés.
On exécute plus lentement à Rome qu'à
Paris ; et sans doute plus lentement encore
dans les régions brûlantes ; mais on ralentira
toujours, je crois, en approchant vers le nord.
Dans ce cas , comme dans beaucoup d'autres ,
les extrêmes produisent les mêmes effets; l'ex-
trême chaleur du climat donne la foiblesse ,
comme la congélation produit la stupidité.
Un homme respectable, de mes amis, Gode-
froi de Viltaneuse > amateur zélé àes beaux
arts, me parloit, depuis dix ans , d'établir un
rhythmomctre propre à fixjrr, d'une manière
^î6 ESSAIS
invariable, les mouvemens en musique, lors-
qu'un prospectus nous annonça l'exécution de
cette me'canique.
Mais est-il nécessaire ce rhythmomètre! Ne
convient -il pas plutôt de laisser prendre à
chaque peuple, à chaque province, le mouve-
ment vif, tempéré ou lent, que lui inspire son
naturel ! Je suis sûr que , même en fixant les
mouvemens de chaque morceau de musique sur
les vibrations déterminées du pendule , chaque
pays d'une température différente n'en tiendroit
pas compte, et iroit toujours selon son allure.
On n'exécute plus ni Lu//i ni Rameûii dans
les vrais mouvemens , disent nos vieillards ;
cette altération a plusieurs causes. Si l'on pré-
cipite la mesure de certains morceaux , c'est
parce qu'aujourd'hui l'on a plus de connois-
sances et plus d'exécution en musique; c'est
parce que l'on comprend rapidement ce que
jadis on ne concevoit que lentement. L'imagina-
tion se précipite lorsqu'elle agit sans obstacles.
On nous dit encore que Lulli faisoit débiter
son récitatif; et qu'après lui, c'est-à-dire, il
y a vingt ou trente ans, on le prolongeoit
su R L A M U s r Q U E. 317
Infiniment. Ce n'est plus par la raison que je
viens d'indiquer, que ce changement a eu lieu;
c'est parce que les chants italiens sont alors
parvenus en France , et que les chanteurs fi-an-
çais cherchant la mélodie où il n'y en avoit
que très - peu , se sont avisés de chanter et
d'orner leur récitatif de tous les agrémens qui
ne convenoient qu'au chant mesuré.
. « Dans \es pays froids , on aura peu de
» sensibilité pour les plaisirs , dit Adontesquieu'^ ;
•>* dans les pays tempérés elle sera plus grande;
» dans les pays chauds , elle sera extrême.
'> Comme on distingue les climats par les
" degrés de latitude, on pourroitles distinguer,
'> pour ainsi dire , par les degrés de sensibilité.
» J'ai vu les opéra d'Angleterre et d'Italie :
" ce sont les mêmes pièces et les mêmes acteurs;
>' mais la même musique produit des effets
>' si différens sur les deux nations, l'une est si
» calme et l'autre si transportée, que celaparoît
» inconcevable ».
* Voyei /"Esprit des Loix, tome second, livre XIV,
ehap. II.
3i8 ESSAIS
Si des musiciens anglais, avec leur caime,
eussent exécuté les opéra de l'Italie , on
ne doit pas douter que , pour assimiler cette
musique à leur caractère, ils n'en eussent,
avec raison, ralenti les mouvemens.
Le trio
Victime infortunée ,
dont j'ai déjà parlé , est un morceau heureux ,
en ce que l'abondance des objets qu'il falloit
peindre , n'a pas obscurci le dessin général *.
En voulant tout exprimer , souvent l'on
exprime trop ; et rien de plus humiliant pour
l'artiste, que de produire un morceau très-
froid , précisément pour y avoir voulu mettre
beaucoup de chaleur ; rester au-dessous de
*J'a^fertis, une fois pour toutes, qu'en parlant d'un
morceau de musique heureusement trouve , c'est autant
au hasard , à la fortune du moment , que je l'attribue , qu'à
la réflexion qui n'appartient qu'à l'homme. Dire donc,
(c Je fus heureux cette fois >> , c'est iViire l'aveu qu'on ne l'a
pas toujours été; il seroit par conséquent injuste d'accuser
d'amour-propre l'artiste de bonne foi qui , pour l'utilité
de l'art, entre dans l'analyse de divers morceaux de ses
ouvrages qui lui paroissent mériter quelque attention.
SUR LA MUSIQUE, 319
5on sujet, seroit préférable. En n'exprimant
point assez, la musique reste au-dessous des
paroles qui semblent exiger davantage ; et
en exprimant moins encore pour conserver
un plan unique , ce n'est plus alors qu'une
symphonie vague où le chant n'est qu'acces-
soire.
Les poëtes italiens n'ont jamais donné de
longs récits à mettre en musique : six ou huit
vers que le musicien chante d'abord d'une
manière simple, et qu'il répète ensuite avec
plus d'énergie, me semblent la bonne manière
de faire ces sortes de récits :
Victime infortunée,
Vers l'autel entraînée.
Je cédois à ma destinée ,
Et je ne demandois , hélas 1
Que le trépas.
Ce chant n'est qu'une plainte; les trois notes
en forte de l'accompagnement , expriment , si
l'on veut, les cloches qui annoncent le funeste
hyménée ô! Isahelle , o\\ la force qui commande
il la foibiesse. Le contraste de la situation est»
320 ESSAIS
rendu par la douceur du chant et les forte de
l'orchestre :
Quand tout-à-coup une voix inconnue. . ..
La voix qui crie est dans les bassons et le
cor. N'est-ce pas jouer sur le mot ! n'est-ce
pas une intention de mauvais goût l Non :
et voici, à ce que je crois, la règle pour juger
ce point délicat qui se présente si souvent dans
la musique déclamée : il faut d'abord que la
clarté se trouve dans le chant et dans le dessin
des accompagnemens ; il n'y a jamais de raison
d'exclure cette règle, à moins qu'on ne peigne
le chaos.
Voyez ensuite si le trait ou la note qui rend
l'expression est nécessaire à l'harmonie , à la
mélodie et à l'effet général : si vous pouvez
l'ôter sans y perdre, c'est une preuve de sur-
abondance , et il faut dans ce cas retrancher
quelqu'autre chose , pour rendre nécessaires
les notes qui concourent à l'expression. Le
vers
Je suis Français. . . .
est exprimé , je crois , comme il devoît l'ctre.
li
s U R L A M us I QU E. 321
Il faut toujours supposer de l'esprit aux per-
sonnages qu'on fait chanter, à moins qu'on ne
peiajne des imbécilles. Isabelle parle d'un Fran-
çais, elle devoit employer un grand intervalle.
Si elle avoit dit : Je suis Anglais , je ne l'au-
vois pas dit de même. Je suis Italien , vouloit
encore une expression différente. Le Français
^st impétueux, l'Anglais est modéré, mais avec
autant d'énergie.
Ah I que j'aime ce Français ! . . . ,
Ce petit trio fait voir que le danger n'existe
plus: il sépare heureusement, comme je l'ai
dit , \es images effrayantes qui auroient été
trop rapprochées.
Mais quoi ! vous aggravez l'outrage ! , . . .
Ces deux vers mis en récit , indiquent une
suspension dans l'action.
Alors avec fureur
11 court briser ma chaîne. . . ,
Je vole vers ces lieux.
Je ne me serois pas permis la petite roulade
TOME I, X
|as ESSAIS
5ur vole, SI Isabelle n'eût été hors de Jauger j
c'est pour i'iiKliquer encore que je i'ai mise. ,
Quelle reconnoissancc! . . . .
Ce n'est point de la reconnoissancc 3
Un sentiment plus doux
Sera sa récompense.
Le temps de menuet est bien employé ici;
îe menuet est une danse d'origine française :
c'est la première danse qui ouvre ies festins
de noces , c'est l'épithalame tacite à! Isabelle et
de son amant.
Je regarde la finale qui termine cet acte,
comme une des meilleures que j'aye faites; elle
est variée sans profusion , et d'un caractère
vrai.
Vous qui rebutez les galan» ....
es.t le motif de l'air
Qu'une fille de quinze ans. . , ,
c'est une manière fine de reprocher ù la sou»
brette sa mauvaise foi , en se servant de ses
^ccens.
L'air de bravoure qui commence le second
acte, n'est pai> çû\x\ que d'Hele ni moi avions
SUR LA MUSIQUE. 525
destiné à cet endroit : l'ancien air n'ctoit qu'en
demi-caractère , comme
Si quelquefois tu sais ruser, ( de VAmî de la maison. )
et c'étoit celui qui convenoit à la situation;
mais l'envie de faire briller le plus bel organe
que la nature forma jamais ; l'envie de con-
.tenter la plus douce , la plus honnête , la
moins -capricieuse des actrices, madame Triai,
nous fît consentir à ce contre - sens drama-
tique , que les journaux nous reprochèrent
avec raison.
On n'imaginera pas que l'espèce de dicton
que chante Lopei ,
Le mariage est une envie. . , ,
m'a plus tourmenté qu'aucun morceau de
cette pièce. Je ne savois qu'en faire ; vingt
fois je projetai d'en demander la suppression
à l'auteur. Ces paroles ne pouvoient comporter
qu'un air trivial , une espèce de vaudeville
qui n'auroit eu aucun rapport avec le reste
de la partition. Mais la fin du couplet
Mais ce seroit une folie. . . .
et la scène placée en Espagne, me suggérèrent
544 "ESSAIS
l'idée de faire un air chantant, qui eût pour
accompagnement l'air des folies d'Espagne, de
Corelli *. L'intention fut sentie àhs la première
fois par le public.
Il est inutile de faire l'éloge de la comédie
de ÏAniû/it Jûloux ; le public n'a cessé, depuis
que cette pièce est au théâtre , de la regarder
comme le modèle des pièces de ce genre.
Tout y est en opposition , et bien ordonné.
Un jaloux fougueux avec Léoiiore , douce ,
tendre et indécise; un Lopei, homme d'ordre,
comme sont les bons négocians , avec une
soubrette dégourdie ; un jeune Français bien
vif, avec Donna Isabelle qui a toute la gra-
vité espagnole. Chaque acte amène d'ailleurs
une situation remarquable. Au premier , la
fuite ^Isahelîe , après s'être cachée dans le
cabinet ; au second , la sérénade de Fïorival ;
au troisième, la scène du jaloux, qui trouve
Flonval dans le jardin , et le père arrivant en
bonnet dé nuit pour les séparer: les équivoques
* A-t-on remarqué que le dchut du Sîahat du diviii
Per^Qlise suit les modulations des folies d'Espagne \
s U R L A M us r Q UE. 315
sont d'ailleurs si adroitement placées dans le
courant du dialogue, que l'esprit est toujours
occupé agréablement.
l^ Amant jaloux tomba à la répétition générale
que l'on en fît à Versailles, le jour même de la
première représentation. L'on étoit si sûr de sa
chute, qu'on ne fut occupé qu'à m'en consoler
pendant le dîner du premier gentilhomme de la
chambre, où j'étois : je le priai d'aller demander
au roi la permission de commencer le spectacle
par cette pièce , au lieu de Rose et Colas , où
CaiUeau venoit encore quelquefois recueillir de
nombreux applaudissemens après sa retraite.
Le roi y con.sentit , et je fis changer lej
décorations à cinq heures passées. Le sort de
\ Amant jaloux changea à la représentation :
j'avoue que cette transition d'une chute parfaite
.1 un plein succès , pendant un si court inter-
valle, fut pour fi' Hele et pour m.oi un moment
délicieux. Que de réflexions ne peut-on pas
faire sur les révolutions qu'éprouve \\\\ ouvrage
avant qu'il ait été représenté et jugé î sur l'in-
certitude où sont les auteurs qui peuvent le
plu5 compter sur leur expérience !
32<5 ESSAIS
Racine est mort sans avoir joui du succès
d'Athalie ; qui sait s'il ne s'est pas repenti
d'avoir fait son chef-d'œuvre l
LES ÉVÉNEMENS IMPRÉVUS.
Comédie en trois actes, paroles de d'Hele ; repre'-
sentée à Versailles le i i novembre i jy^ , et à
Paris le 13 du même mois.
Cette comédie d'intrigue est la dernière qui
soit sortie de la piume de l'auteur du Jugement
Je Adidas et de Y Amant jaloux. J'ai dû regretter
plus que personne un talent aussi précieux. Si
ia mort n'eût enlevé à la fleur de l'âge un àts
ïiommes de ce monde qui a\ oit le plus de jus-
tesse dans les idées, et qui éclaircissoit le mieux
celles àes autres , plusieurs ouvrages , sans
iloute, auroierit suivi de près ceux que j'ai cités.
D'Hele avoit passé sa jeunesse au service
«le la marine anglaise , où vraisemblablement
les excès des liqueurs lortes, et sur-tout un
accident dont il m'a rendu compte, avoient
afFoibli sa poitrine. Étant à bord , il s'enivra
s UR L A M U5 IQUE. 527
Je pnnch avec quelques ofFiciers ; son altéra-
tion fut si grande pendant la nuit , qu'il porta
à sa bouche une bouteille d'eau forte, que ie
roulis du vaisseau avoit amenée auprès de lui.
II vivoît très-sobrement à Paris; tous les goûts,
toutes les passions sembioient s'être anéanties
chez hii pour ranimer celle de l'amour. Une
femme de Paris lui dissipa le reste de sa for-
tune ; c'est alors qu'il s'occupa du théâtre , et
qu'il fréquenta assidûment le café du Caveau
au palais royal. D'HeJe parloit peu , mais tou-
jours bien ; il ne se donnoit pas la peine de
dire ce que l'on doit savoir , et il interrom-
poit les bavards , en disant d'un ton sec , c'est
imprimé. Lorsqu'il approuvoit , c'étoit d'un
iéger coup de tête ; si on l'impatientoit par des
bêtises , ii croisoit ses jambes en les serrant de
toutes SGS forces , il humoit du tabac qu'il avoit
toujours dans sqs doigts , et regardoit ailleurs.
Le jugement qu'il portoit àes pièces nouvelles
étoit irrévocable : et c'étoit d'après les conjec-
tures qu'il formoit sur les affaires politiques ,
que les nouvellistes ouvroient souvent des paris.
Je n'examinerai pas û , après avoir parcouru le
X 4.
52? ESSAIS
cercle immense des Gonnoissances humaines ^
l'horame qui a Ihabitude Je réfléchir et de
penser juste , peut cire heureux. Je croirois
assez que les préjugés , les folies humai. les , les
prétentions des sots, affectent plus desagi'éa-
blement l'homme d'esprit , qu'il ne tire de
consolation de ses propres lumières; car, si
parmi des hommes insatiables , ambitieux , et
aspirant au même but , la possession des uns
doit être la privation des autres , la somme
des maux surpasse celle du bien , et malheur à
celui dont l'esprit fin et subtil sait le mieux
lire au fond des cœurs. II est aisé de croire
que JHele exigeoit des hommes la préci-
sion d'esprit qu'il avoit lui- même ; et qu'on
remarque dans ses pièces. Il n'inventoit point* ;
mais il étoit peu de chose quil ne pût per-
fectionner. 11 étoit lent dans ses productions-;
je ne dirai pas qu'il fût paresseux, on ne peut
i'être en réfléchissant toujours ; mais il avoit
* Le Jvjyement de AliJas est une pièce anglaise, que
d'Hele a singulièrement perfectionnée., Je crois que le
fond de sç% deux autres pièces a été également puise
dans une source étrangère.
s UR L A M U s I Q U E. 529
au fond du cœur , cette voix terrible , et cou-
5oiante cependant, qui crie mille fois noii-,
avant de dire c'est bieiu
Beaucoup de gens i'ont cite, et le citent
encore comme un modèle d'ingratitude; mais
je crois qu'absorbé dans sçs idées , il n'oublioit
ses bienfaiteurs, que parce qu'il auroit lui-même
oublié sçs bienfaits. Forcé de se battre avec
l'homme qui l'insulte , après lui avoir prêté de
l'argent qu'il ne peut rendre , d'Hele lui fait
sauter son épée, et lui dit avec tout le flegme
anglais : «c Si je n'étois votre débiteur je vous
»> tuerois ; si nous avions diQs témoins je vous
>• blesserois ; nous sommes seuls je vous par-
>' donne ".
Peu de temps après , je lui envoyai une .
• somme d'argent de la part du duc ^OrJédiis ,
chez qui j'avois donné le Ju^j^cmcnt de Mïdas :.
il ne répondit pas à mon billet, il dit à mon
domestique : C'est hotu Après l'avoir rencontré
vingt fois , je lui dis enfin : Vous avez sans
doute reçu .... — Oui , me dit-il : et je ne
fus pas étonné qu'il n'y ajoutât pas un mot
de remerciment.
53© ESSAIS
H m'écrivît ce bîiiet à six heures Ju matin,
le jour de la première représentation de ÏAnuint
jaloux , à Paris ; « Il ne m'eot pas permis d'aller
» chez vous ; venez donc chez moi tout de
» suite , et apportez environ dix louis , sans
5> quoi je vais au fort 1 Eve que , au lieu d'aller
»» ce soir aux Italiens >».
Son lit étoit entouré d'huissiers. D'Hele
s'étoit laissé condamner par défaut , à l'ins-
tance de la femme qui lui avoit dépensé le
reste de sa fortune , et qui exigeoit encore le
loyer de la chambre qu'elle lui avoit donnée
chez elle. C'étoit avec la mêm.e confiance et
la même tranquillité, qu'un jour étant chez un
de SQS amis , il se revêtit d^'une nippe dont ii
avoit besoin et sortit. Son ami rentre , et en
5*habillant ne trouve pas tout ce qu'il lui falloit;
d'Hek seul étoit entré dans l'appartement, mais
on n'osoit le soupçonner ; cependant le soir au
Caveau , le monsieur , en posant la main sur la
cuisse de d'Hek , lui dit : Ne sont-ce pas là mes
culottes \ — Oui , dit-il, je n'en avois point.
Je suis loin de vouloir jeter un ridicule sur
le caractère d'un tel homme. 11 ne pouvoit
SUR LA MUSIQUE. 531.
rougîr de ses actions , qui dérivoient des prin-
cipes qu'il s'étoit formés et dans lesquels il
ctoit inébranlable.
Je l'ai vu long - temps presque nu ; il
n'înspiroit pas la pitié , sa noble contenance, sa
tranquillité scmbloient dire : « Je suis homme ,
>» que peut-il me manquer « !
Si le dernier période d'une maladie lente ,
peu douloureuse, mais qui ne pardonne point
à ses victimes, eût été reculé de quinze jours
seulement , d'Hele nous eût laissé un ouvrage
de plus , et cet ouvrage lui eût procuré l'aisance
due au vrai talent (^). Il étoit destiné pour le
théâtre dl* Trian on ; peut -être avec le temps
nous auroit-il été permis de le donner au
public : mais nous ne devions d'abord consulter
que les taiens de cette société , qui avoit senti
le désavantage de jouer et de chanter des rôles
non proportionnés aux organes des acteurs *".
* Lorsqu'on fait un rôle pour un acteur , on doit le
proportionner à ses facultés; le double a donc le désa-
grément de s'approprier ce qui est fait pour un antre ; il
KO joue d'ailleurs qu'un rôle créé ; et à moins que l'acteur
♦n premier ne se joit trompé, il lui est impossible d'être
original.
33â E S 5 A ï S
D'Hcle se traîna chez moi quelques jours avant
sa mort; J'étois au lit à cause de mon crache-
ment de sang; il me consola, et me dit qu'il
se sentoit mieux de jour en jour , qu'il ne
tardéroit pas à écrire la pièce destinée pour
Trianon , qu'il étoit pressé de la finir, parce
qu'il vouloit aller à Venise. D'HcIc n'écrivoit
rien qu'il n'eût dans sa tête l'ensemble de son
ouvrage. J'avois remarqué à ses pièces précé-
dentes que lorsqu'il m.e disoitf fdi fini, il ne
lui rcstcit aucun doute sur les situations , ni
sur la manière de les amener. Je puis donc
être sûr que l'ouvrage - que je regrette, étoit
absolument terminé; et, comme disoit le grand
Rûci/ie , il ne fidloit plus que l'écrire. — Quel
est le genre de votre pièce , lui dis-je l — C'est
un sujet portugais et en quatre actes , me dit-il ;
vous serez content. — Cependant ii expira peu
de jours après , en songeant aux situations de
5a pièce, bien plus qu'à sa propre situation. II
avoit dans ses mains le livre des postes ; il
ailoit rejoindre l'objet de ses amours *, et.
* La signora Liuiich'i.
SUR LA M U o I Q U E. 335
CÎierchant à éviter les montagnes trop élevées,
il se choisissoit une route , lorsqu'il prît tran-
quillement celle oià aboutit l'humanité.
Si la musique des Êvénemens imprévus ne
ressemble point à celle de Y Amant jaloux , il
est bon que je dise quelles furent mes réflexions
afin d'éviter les ressemblances qu'auroient pu
faire naître deux comédies d'intrigue écrites par
le même auteur , et données de suite. U Amant
jaloux est un caractère sombre et fougrueux : il
'^ n'y a rien de semblable dans la secojide pièce.
La scène de ï Amant jaloux est en Espagne ,
les caractères avoient dû prendre une teinte
romanesque qu'inspirent les mœurs, les amours
nocturnes et les romans de cette nation. Dans
\qs Evénemens imprévus , Philinte est Français ;
et d'après les mœurs Jouces et honnêtes de feu
le président son père, les mœurs si l'on veut
dits honnêtes magistrats du marais , 011 l'on
conserve, plus que dans tout autre quartier de
Paris , les anciens usages , j'ai cru bien faire
en donnant au premier air de Philinte ,
Qu'il est cruel d'aimer , . . . .
une nuance de l'ancien chant fran'^-ais. J'aJ
334 ESSAIS
remarqué ailleurs combien il çst essentiel qu*uii
premier morceau que chante l'acteur, nous
peigne son caractère ; parce que les premières
impressions sont celles qui restent pendant
toute la pièce dans l'esprit des spectateurs , et
que l'artiste lui-même ayant une fois atteint
la ressemblance d'un personnage , est forcé
de la conserver. Les compositeurs italiens ne
font guère attention à ce que je dis : on voit
communément des finales très-longues , où ,
sur un accompagnement contraint, la jeune *
jfille de quinze ans et le vieillard de quatre-
vingts chantent de même ; l'unité d'un mor-
ceau, quelque long qu'il soit , est bien aisée à
conserver quand on n'observe ni les moeurs,
ni la vérité.
Les chants du marquis de Versac , quoiqu'un
peu français , sont plus maniérés ; parce que
tel est le caractère du petit - maître et de
l'homme à bonnes fortunes.
L'air
Dans le siècle où nous sommes, ....
ne me coûta ^ue le temps de le chanter , en
SUR LA MUSIQUE. 5:55
lisant les paroles ; mais je ne Ten estime pas
moins.
C'est dommage en vérité.
est passé en proverbe. Pourquoi la nature est-
eile si avare de ces traits heureux, cjui portent
l'empreinte de sa faveur! Pourquoi trpuve-t-ori
dans un instant ce qu'un jour de réflexions
ne donne pas ! Pourquoi sommes- nous de
frêles machines , qui ne marchent qu'aux
ordres de la nature, dont les premiers principes
sont si loin de nos foibies conceptions l
LES MŒURS ANTIQUES,
o u
LES AMOURS D'AUCASSIN
ET NICO LETTE,
Drame en trois actes, par Sedaïm ; représenté
à Versailles le 30 décembre 177^ , et à Paris
le 3 janvier 1780.
Le titre de cette pièce indiquoit au musicien
le genre qu'il devoît prendre; mais en adoptant
une musique antique , U falloit plaire juX
33^ ESSAIS
modernes , car l'on ne sait gvé à l'artiste d'avoir
été vrai , qu'autant qu'il amuse.
Bien des gens trouvent dans les mœurs de
îios aïeux je ne sais quoi de religieux, qui les
transporte dans ces siècles où régnoient fran-
chement les préjugés , les vices et les vertus.
Ceux - là aiment singulièrement la pièce et la
musique diAucassin et Nicoletîe ; d'autres s'y
ennuient, parce qu'ils n'ont pas ces sentimens ;
ils sont tout à eux et à leur siècle; ils ignorent
que \qs tendres regrets du passé constituent le
bonheur présent , presqu'autant que l'espoir
d'un doux avenir. L'ouverture d'Aucûssi/i doit
reculer d'un siècle ses auditeurs. Dans le cou-
rant, de l'ouvrage, je n'ai pas cherché à mettre
par tout les chants antiques, ou les vieilles mo-
dulations que nous ont transmis l'ancien opéra
français et la musique d'église ; mais j'ai mis en
opposition l'antique avec le moderne, ce qui
donne plus de saillant à la composition géné-
rale de l'ouvrage; d'ailleurs les chants anciens
dévoient être pour les paroles gothiques qui se
trouvent répandues dans le poème, comme:
Nicoicttc, ma douce amie, , , , •
La
SUR LA MUSIQUE. 337
La repétition générale que l'on fit à Ver-
sailles, et à laquelle assista la famille royale,
ût l'effet d'une parodie. On rioit aux éclats,
dans les endroits que Se daine et moi avions
crus \çs plus touchans. La représentation du
soir produisit à-peu-près le même effet. Après
quelques retranchemens , le public de Paris se
fit plus aisément illusion. On dit commu-
nément que les pièces qui tombent à la cour
réussissent à Paris. Je ne partage point ce
préjugé ; je crois au contraire que la cour
doit être exempte de cabale, dans àçs objets
si peu importans pour elle ; mais que les
pièces éprouvent une métamorphose après leur
chute , soit par les changemens qu'on y fait ,
soit par la perfection du jeu àts acteurs, que
ie moindre revers intimide devant la cour, et
dans une salle qui, par son peu d'étendue,
nuit à l'illusion.
Quelquefois l'impatience de jouir lui fait
préconiser l'homme à talens dont elle attend
de nouveaux plaisirs; mais malheur à lui s'il
n'entretient pas le délire qu'il a trop tôt excité !
Sachute, aussi subite que son succès , l'éveillera,
TOME I. Y
538 ESSAIS
comme au milieu d'iui rêve délicieux, pour
lui montrer le néant où il va se replonger.
C'est la nation entière qui donne la réputation;
des ennemis puissans peuvent enlever à l'artiste
les récompenses qu'il mérite ; mais la plus
douce consolation de l'homme qui a reçu son
talent de la nature , est de sentir qu'elle seule
en est dispensatrice.
Ce fut après qu'on eut entendu souvent
ia musique d'AucûssiN , que les musiciens
qui travaillent pour le théâtre des Italiens ,
adoptèrent des chants anciens dans les pièces
villageoises modernes. Ce n'est point un contre-
sens ; mais pourquoi ne pas laisser à chaque
chose sa couleur! Pourquoi épuiser ses moyens
sans nécessité! Que feroient-ils s'ils travailloient
sur un poëme dont les mœurs fussent vraiment
surannées !
I) seroit encore à désirer que l'on ne ras-
semblât pxis, comme on le fait, tous les genres
de musique dans un même ouvrage. Les effets
prodigieux que faisoit la musique sur les
anciens, provenoient sans doute de la différence
marquée des modes, dçs ions, dvs modulations
s UR LA MUS I QU E. 339
et sur - tout du rhythme qu'on employoit
scrupuleusement pour chaque genre (7) : mais
aujourd'hui, le luxe règne par tout. De même
que Ton rassemble les productions dts quatre
parties du monde pour orner un salon ou
pour donner un repas , la poésie a forcé la
musique d'accumider tous les genres dans une
même composition. Et soyons justes; cette
(Variété suffit à peine pour fixer l'attention d'un
auditoire qui a joui de tout jusqu'à la satiété.
C'est cependant lorsque le luxe s'est introduit
outre mesure dans les arts, qu'ils ont besoin
de modération. J'ai parlé ci-devant d'une sorte
de régime aucjuel le musicien compositeur
doit s'astreindre pour ne pas se dégoûter de
son art , qu'il doit aimer et qu'il doit pratiquer
toujours avec un nouveau plaisir. Ce n'est pas
de ce régime dont il est à présent question ,
c'est d'user avec sobriété des richesses des
instrumens et des effets d'harmonie dont nous
abusons : c'est peut-être de-là qu'est née cette
satiété , cette difficulté de plaire aux auditeurs :
en effet, dès l'ouverture d'un opéra, et dans
presque tous les morceaux de force, on introduit
Y 2
54<* ESSAIS
timbales , trompettes , cors , hautbois , cîarî^
nettes, flûtes, petites flûtes, bassons , violes,
basses et violons ; tout enfin a été employé , et
dès qu'une occasion favorable demande essen-
tiellement un de ces instrumens , l'effet qu'il
devroit produire n'est plus aussi sensible , à
beaucoup près, que s'il n'avoit pas été entendu;
mais tel est le préjugé. L'on diroit qu'une
ouverture est maigre , si on n'y plaçoit la
plus forte partie des instrumens qui composent
l'orchestre. Cependant j'aurai le courage ,
quelque jour, d'user du régime qui me semble
nécessaire et qu'on adoptera sans doute, lors-
qu'on en aura reconnu les bons effets. Je veux
dire que i." les timbales et trompettes ne
doivent être employées que dans des sujets
héroïques; et quelques sons sufiiroient dans
l'ouverture , afin de ne point rassasier tout
d'un coup les oreilles des spectateurs ;
2.° Les violons, les violes et les basses , doi-
vent être regardés comme l'accompagnement
général de tout ouvrage en musique; et . fallût-
il laisser en repos tous les instrumens à vent
pendant un acte entier, je n'eji ferois entendre
s U R L A M U s I QU E. ^^.r
aucun. Mai5 dès que l'occasion arrivera où ils
seront d'absolue nécessité , on sentira le fruit
de ce régime , et l'applaudissement de la salle
consolera le compositeur de ses épargnes. Alors,
étant arrivé vers la fin du drame , si quelque
mouvement violent dans son action indique
au compositeur qu'il faut tout employer pour
produire un effet terrible , c'est alors que, dé-
ployant toutes les facultés de son orchestre, il
fera trembler ses auditeurs , étonnés d'un effet
qu'ils ne connoissoient pas , et qu'ils ne soup-
çonnoient pas être dans l'orchestre. Soyons de
bonne foi, nos tragédies en musique n'ont-elles
pas produit presque tout leur eftet musical
après le premier acte ! Et si l'action du drame
jie nous attachoit aux actes suivans, peut-être le
dégoût s'empareroit-il des auditeurs, au point
qu'ils désireroient de ne pins rien entendre^
34- ESSAIS
A N D R O M A Q U E,
Tragédie en trois actes , en vers ; représentée par
l'Académie royale de xMusique,Ie 6 juin i 780.
L'harmonie peut étendre son empire
dans ie tragique , autant que ia mélodie trou-
vera toujours de nouvelles ressources dans tous
les autres genres.
Le plus habile musicien, après avoir composé
deux ou trois tragédies , sera forcé , s'il veut
varier ses chants , d'abandonner les formes
larges et nobles qui s'épuisent rapidement ,
pour avoir recours à la nature non exagérée,
qui est inépui able , parce qu'elle peut s'em-
parer sans risque de l'accent vrai des passions.
L'on voit qu'il cessera d'être tragique , s'il
devient naturel , ou qu'il se répétera sans cesse,
s'il veut fournir une longue carrière. Comment
éviteroit - il long - temps l'un ou l'autre de
ces écueils ! Dans la tragédie, tous les person-
nages doivent être nobles, jusqu'au scélérat qui
trahit sa patrie. La fausseté d'un traître pourroit
fournir à l'artiste dçs rciicences variées ; mais
s U R L A M U s î Q U E. 34.5
à la longue , elles deviendroient ignobles , et
il est forcé de leur prêter la fermeté tragi-
ique. Lu fureur n'a qu'un accent, te désespoir
qu'un caractère; l'amour y est presque tou-
jours malheureux; la jalousie, si elle ne devient
fureur , dégénère en foiblesse ; le dépit , l'iro-
nie sont presque des taches dans un sujet
noble , à moins que ces mouvemens de l'ame
ne passent rapidement. La tragédie n'ayant
donc que peu d'accens pour chaque passion ,
étant obligée de donner encore de la noblesse
aux accens accessoires qui conduisent à la
fureur et ramènent au calme , l'on sent que
5a déclamation a perdu ses droits à la variété,
et que le musicien est forcé de reproduire
souvent les mêmes chants, avec une harmonie
différente.
Autant la vraie nature est vaste , autant la
nature factice embrasse un cercle étroit. II
n'existe point de rois qui ressemblent à ceux
de la tragédie; si quelques-uns en approchent,
ils sont plus fastueux que nobles , plus factices
que naturels.
On dit, je le sais, qu'un poëte de vingt an>
344 ESSAIS
peut faire une bonne tragédie ; mais qu'il faut
connoître le monde , qu'il faut avoir quarante
ans pour produire une bonne comédie. C'est
donc ie contraire en musique , car je crois que
l'âge mûr du musicien est celui qui convient à la
tragédie. Si la fraîcheur, les chants nombreux,
les nuances fines sont épuisés à cet âge, peu
importe , il eil a peu de besoin. S'il a dans sa
jeunesse fait de bonnes études, les ressources ds
l'harmonie lui restent, et il peut encore exceller
dans le genre tragique. L'artiste ressemble alors
à la fleur de l'automne , qui , plus noble que
celle du printemps , n'exhale aucun parfum.
Les Allemands , dès leur tendre jeunesse ,
étudient savamment l'harmonie. Les douze
gammes que renferme l'octave chromatique ,
leur sont présentées sous toutes les faces ,
c'est-à-dire , qu'en tenant un accord sous ses
doigts , l'Allemand voit d'un coup d'œil à
combien d'accords il conduit. Leurs marches en
sont souvent dures ; mais ils s'y accoutument»
et cessent de les trouver telles. L'Italien , au
contraire, semble craindre de s'initier dans le
secret des accords; la sensibilité lui donne ses
SUR L .\ MUSTQU E. 54.5
chants , et il craint de les perdre dans le laby-
rinthe harmonique. II veut que l'expression
aille chercher l'accord dissonant , et l'Alle-
mand la trouve , au contraire , dans l'accord
même.
Il est aisé de voir pourquoi le chevalier
Gluck sera long-temps le modèle de la tragédie
lyrique. Pour bien faire, il faudra l'imiter, et
jamais imitateur ne fut cité pour lui-même.
Lorsque les auteurs à^s paroles à' Orphée et
d'AIceste conçurent en Allemagne le projet
de donner un grand mouvement à la tragédie
lyrique ; lorsqu'après eux le bailli du Rollet
renferma dans trois petits actes une action dont
les développemens en avoient exigé cinq au
divin Racine , ces auteurs anéantirent d'avance
les longueurs dont la tragédie lyrique étoit
surchargée. Les scènes en récitatifs simples ,
devenoient des récitatifs obligés : les chœurs,
toujours en action au lieu d'être immobiles »
devenoient partie constitutive du drame ; les
divertissemens eux-mêmes tenoient à la chose ^
et ne pouvoient plus se prolonger à volonté.
II est juste de croire que ces poètes sont
34^ ESSAIS
vcritablemeiit les restaurateurs du drame lyrico-
tragique; mais après avoir vu de quelle manière
Gluck s'est emparé de leurs poè'mes ; en voyant
avec quel courage il franchit rapidement les
accessoires de l'action pour se développer tout
entier, lorsqu'elle est parvenue à son dernier
période , on est tenté de croire qu'il a lui-
même suggéré le plan dont il s(isi rendu maître.
Oui , l'on est poëte et musicien en opérant
comme Gluck ; de même qu'on s'approprie une
idée lorsqu'on l'embellit.
Il est évident que la musique a fait un bel
emploi de sqs forces , en s'assujettissant à l'ac-
tion d'un drame vigoureux et pressé ; n'a-t-elle
pas aussi fait àes sacrifices que \ts amateurs
de la mélodie ont droit de regretter \ sans
doute. Comment développer uji motif heu-
reux , si toujours le musicien est cominandé et
pressé par l'action ! Comment développer un
bel organe par àes traits mélodieux ou briilans,
si la vérité crie de ne point s'arrêter! Voilà
pourquoi àes hommes injustes en apparence ,
ont dit que Gluck avoit reculé les progrès de
l'art, Soyons plus justes ; il a créé un nouveau
SUR LA MUSIQUE. 347
genre; son harmonie a osé tout peindre, et
les accens de sa dcclamation ont exprimé les
passions.
Cette déclamation musicale n'est pas tou-
jours, il est vrai , le chant par excellence; elle
n'est que le premier coup de crayon de Raphaël,
sur lequel il nuancera mille couleurs diverses,
qui subjugueront alors l'ame et la raison.
La musique peut parler en prose comme en
vers. Si le chant pris séparément avec sa note
de basse ne vous fait pas le plaisir délectable
qu'on éprouve en chantant un bel air de
Sacchïni , ou en lisant les vers de Racine, de
Chénier , cie de Lille , de Lebrun , de Hojman ,
croyez alors que le chant n'est qu'un produit
harmonique ; c'est de la prose , et non pas
ini élan de l'ame , toujours accompagné des
charmes de la pocsie.
Je hasarderai ici quelques idées sur un
nouveau moyen de composer la musique dra-
matique.
Ne pourroit-on pas donner à la musique
la liberté de marcher d'un plein essor , de
faire àes tableaux achevés , où , jouissant de
34.8 ESSAIS
tous ses avantages , elle ne seroît plus con-
trainte de suivre la poésie dans ses nuances
diverses , et jusque dans les moindres détails
des syllabes longues ou brèves î Quel amateur
de musique n'a été saisi d'admiration , en écou-
tant les belles symphonies (X Haydn ! Cent fois
je leur ai prêté les paroles qu'elles semblent
demander. Eh î pourquoi ne pas les leur
donner ! Pourquoi faut - il que le musicien ,
toujours captif, ne se voie pas une fois libre
dans sa création , et ne recevroit-il pas ensuite
les paroles qui exprimeront ses accens! Peut-on
décider lequel dçs deux arts, de la poésie ou de
la musique, peut se prêter plus aisément à cette
servitude! Enfin, pourquoi ne mettroit-on pas
la musique en paroles, comme l'on met depuis
long-temps les paroles en musique l La prodi-
gieuse facilité de Ainrmontel dans ce travail ,
m'assure du succès. Pénétré de mes accens que
je lui répétois, il ne se contentoit pas de rendre
ma musique, il l'embellissoit.
L'air
Toi, Zéniiic, que j'adore. . . .
en est la preuve : cet air est de la partition
^
s U R L A M U s I Q U E. 349
ancienne des Mariages Samnite^, et les paroles
de Marmotitel rendent mieux ia musique que
\q% vers originaux sur lesquels la musique avoit
d'abord été faite.
La musique dramatique tronquée, hachée,
sans retour de phrases, sans périodes arrondies,
sans da capo , sans ritournelles , abandonnant
presque toutes les formes qui constituent la
mélodie , ne réclame- t-el le pas contre la servi-
tude qu'elle voue à la poésie! Les sociétés
d'amateurs , les concertans privés des cinq
sixièmes d'un opéra, n'ont-ils pas quelques
droits de se plaindre! Ce que je vais proposer
promet encore une révolution dramatique ,
dont toute la gloire rejaillira sur la poésie. Elle
peut enrichir ia scène en lui donnant tous les
habiles compositeurs symphonistes allemands,
français, qui égalent en mérite, et qui sur-
passent peut-être aujourd'hui les compositeurs
dramatiques , et qui , sans son secours , n'ob-
tiendront jamais qu'une gloire peu solide. Ne
croyons pas que le musicien qui a passé la
moitié de sa vie à faire des symphonies, puissç
chajiger de système, et s'assujettir aux paroles:
35^ ESSAIS
on ne peut devenir esclave après avoir été
iibre; ie contraire est plus facile. Ils feront des
tableaux magnifiques lorsqu'ils ne composeront
pas sur des paroles; si vous leur en donnez,
ils feront ce que les peintres appellent des
croûtes.
Procédés du Poëte,
Le poëte , après avoir conçu son pian, ne
doit versifier que les endroits qui lui paroîtront
de pure déclamation , et devant servir au réci-
tatif; des qu'il sentira sa verve s'animer et de-
mander du chant mesuré , il faut qu'il écrive en
prose. Si c'est un père, par exemple, qui exige
de sa fille le sacrifice de son amour, il écrira :
« Fille cruelle ! tu veux donc ma mort! quoi î
" l'ami le plus tendre, qui sauva les jours de
» ton père; à qui je promis ton cœur, comme
5> la seule récompense qui puisse égaler le bien-
»> fait , tu le refuses; tu refuses de m'obéir!
'^ Fille cruelle I tu veux donc ma mort \ »
Les duos , les trios , les quatuors , les choeurs ,
doivent tire écrits de même. Envoyez ce
canevas à Haydn, sa verve s'échauffera sur
SUR LA MUSIQUE. 351
chaque morceau ; il n'en suivra que. le senti-
ment général, et sera libre dans sa composition,
pourvu qu'il ne sorte pas du genre, et prévoie,
à quelques égards , le diapason de la voix à
laquelle le morceau est destiné. Qu'il se garde
bien de croire que les paroles feront passer un
morceau que sans elles il rejetteroit comme
médiocre : non ; il faut que chaque morceau
de symphonie soit tel , qu'il n'y désire plus
rien pour l'effet , l'unité , la fraîcheur et la nou-
veauté des idées. Le frein dont on le dégage ,
lui impose la loi de bien faire : on ne le rend
libre , on ne brise ses fers , que pour avoir un
résultat supérieur à celui du compositeur qui
travaille sur les paroles , et qui a mille diffi-
cultés à vaincre.
Procédés du Musicien .
Le musicien ayant fait sa partition, et ayant
laissé les lignes en blanc pour recevoir la partie
ou les parties du chant , fera exécuter son
ouvrage à grand orchestre; les morceaux qui
n'obtiendront pas l'applaudissement, seront
refaits. Encore une fois, il ne lui doit pas tire
352 ESSAIS
permis Je rien faire de médiocre. L'on fera
aiors une seconde répétition de son ouvrage ;
ie poëte lira ie sens des paroles après chaque
morceau , et souvent les spectateurs doivent se
dire : « Je l'avois deviné » , ou « Je Tavois senti ».
Procédés du Poëte avec le Musicien,
J'ai ME ROIS qu'une ou deux personnes
choisies fussent auprès du poëte et du musicien,
lorsqu'ils travailleront à faire les vers que doit
recevoir la musique. Souvent l'on s'obstine à
vouloir trouver mieux que ce qui est bien; un
homme de goût décide en ce cas , et empêche
la chaleur de se ralentir. D'ailleurs, le musicien
prévenu sur ses tableaux , leur ayant déjà sup-
posé des paroles , indécis sur celles que lui
présente le poëte, se rend à l'avis d'un tiers
qui aplanit tout, et fait avancer le travail.
Le musicien se gardera bien d'exiger que
chaque note porte une syllabe ; il ne doit
conserver en entier que les traits de chant
heureux : du reste , toutes les parties qui com-
posent sa partition instrumentale , serviront
tour-à-tour pour former son chant. Si le poëte
trouve
SUR LA MUSIQUE. 355
trouve un vers heureux, c'est au musicien de
l'employer avec quelques sacrifices pour la
mélodie. De quelque manière qu'il travaille, et
qu'il fasse au poëte plus ou moins de sacrifices,
je le défie de rendre sa musique mauvaise ,
puisque d'avance elle est excellente et qu'il ne
doit point déranger l'ensemble de la partition :
il peut même dessiner son chant avant de tra-
vailler avec le poëte ; pourvu qu'il soit simple
et d'une belle mélodie, la poésie trouvera mille
ressources pour exprimer ses accens.
Alors chaque morceau de musique aura une
couleur différente; ils auront une unité parfaite
et serviront tous dans les concerts.
Les morceaux mutilés de notre musique
dramatique sont tels , parce que le poëte n'ayant
rien destiné particulièrement au chant mesuré,
le musicien saisit deux ou trois vers qui lui
conviennent : mais bientôt il est arrêté et forcé
de recourir au récit , parce que le sens des
paroles l'exige. Que l'on ne croie pas que
cette manière soit l'unique, ni même la meil-
leure : elle est, il est vrai , exempte de lenteur;
mais combien de fois ne voudroit - on pas
TOME I. Z
5 54" "ESSAIS
entendre la suite d'un air interrompu, si le
chant en est heureux !
Je ne parle pas de la peine qu'aura le poëte
en faisant les paroles sur la musique ; ii en
aura sans doute : mais à ne considérer que l'art
poétique en iui-rnême, que perdrons-nous dans
ie style ! quelques airs ou duos , qui seront
peut-être écrits avec moins d'élégance : mais
quant aux trios , quatuors , chœurs , &c. que
sont , le plus souvent , les paroles de tels mor-
ceaux! des mots enfilés qui ne valent pas la
peine qu'ils donnent au musicien. Laissez-lui
donc former son tableau d'après la situation;
des paroles si communes viendront aisément
se ranger sous sa musique.
Un tel travail, ne dût-il pas réussir, doit être
essayé ; mais il réussira , et au-delà de ce qu'on
imagine. Je n'en ferai pas l'essai , et je ne le
conseille à aucun compositeur de musique
vocale : s'ils sont d'aussi bonne foi que moi,
ils diront qu'une symphonie leur coûte souvent
plus de peine que la scène la plus difficile :
j'indique aux compositeurs de musique instru-
mentale, ie moyen de nous égaler et de nous
SUR LA MUSIQUE. 555
surpasser, peut-être, dans l'art dramatique *.
Aucun ouvrage ne m'a coûté moins de peine
que la musique àl Andromaque : trente jours
ont suffi pour faire et écrire la partition. II est
vrai que , contre mon habitude , je composois
le soir , et j'écrivois le lendemain matin. L'au-
teur àes paroles , Pitra , ne me quitta pas un
instant **. Toujours entraîné par la beauté et
* Ce premier volume fut publié en 1789. Ce que je
viens de dire sur la manière de composer la musique , en
prenant pour base principale la partie instrumentale ,
n'a-t-il pas été pris trop à la lettre par plusieurs com-
positeurs ! II est vrai qu'ils font leur muiique sur les
paroles déjà faites : mais si cette musique est une espèce
de symphonie à^ Haydn ; si la partie du chant est moins
obligée que celle de l'alto, cst-ce-là ce que j'avois indi-
qué î non : un chant pris à volonté dans toute une
partition , peut et doit être un chant aimable ; mais il
faut, comme je l'ai dit, qu'il soit fait avant les paroles,
** Qu'on ne croie pas que P'itra ait eu la moindre
prétention en faisant ce po'éme ; il ne touchoit aux vers
du divin Racine , qu'avec respect , et parce que la musique
exigeoit des coupures. L'envie qu'il avoit de me voir
essayer mes forces sur un sujet tragique , lui fît entre-
prendre cet ouvrage, qu'il m'apporta comme un canevas
à être exécuté par un poëte. Mais n'en connoissant aucun
qui dût se charger d'une si terrible tâche, il fut forcé par
moi d'en courir les risque».
Z z
35^ ESSAIS
la rapidité de i'action , cet ouvrage fut fait d'un
5eul jet; il pèche peut-être par trop de chaleur,
même en musique , et je conseille à ceux qui
la feront exécuter de n'en pas presser les mou-
v^mens.
C'est , je crois, la première fois qu'on a eu
l'idée d'adopter les mêmes instrumens pour
accompagner par tout le récitatif d'un rôle
qu'on veut distinguer. Lorsque Androma^ue
récite , elle est presque toujours accompagnée
de trois flûtes traversières qui forment har-
monie.
Plus j'eus de facilité à traiter ce genre, plus
je me persuadai, qu'il n'y avoit qu'une manière
de le faire. J'en fus convaincu, lovsqu'après
avoir travaillé sur un très-bon poëme , intitulé
Electre , que je n'ai pas encore offert à l'Opéra ,
quoique l'ouvrage soit achevé , je sentis que
l'harmonie seule pouvoit donner des couleurs
différentes aux mêmes accens tragiques.
Ce travail ne peut contenter que le musicien
qui n'a pas reçu de la nature diQs chants assez
variés pour se prêter à tous les tons de la décla-
mation.
s UR L A M U s T O U E. 557
La tragédie ^ AnAromaque eut, à deux re-
prises, environ vingt-cinq représentations , qui
furent interrompues par l'incendie de la salle
du palais royal. M."*^ Levasseur joua le rôie
d' A/iJromûque avec distinction : M."^ Lûgiierre ,
dont l'organe ravissant retentit encore dans
nos cœurs , le chanta en double , et sembloit
avoir emprunté les accens même de la veuve
d'Hector, Laiiiei y joua le rôle de PïnJius en
double , en montrant aux spectateurs qu'il
devoit un joiu' créer les plus grands rôles.
Larrivée , acteur inimitable pour la netteté de
sa prononciation , et qui , pendant sa longue
carrière au théâtre , n'a peut-ctre pas dérobé
ime syllabe aux spectateurs , se montra aussi
noble, que dans ^qs plus beaux rôles, en rem^
plissant celui ai Or este.
COLINETTE A LA COUR,
Comédie en trois actes, en vers, par de J"***;
repre'sentée par l'Académie royale de musique-,
le premier janvier 1782.
z j
3 5 8 ESSAIS
L'EMBARRAS DES RICHESSES,
Comédie en trois actes, en vers, par de J"***,
ie 26 novembre 1782.
LA CARAVANE,"
Come'die en trois actes, en vers, par Aforel de
Chedeville , le 30 octobre 1783.
L'Opéra de Paris est, en tout sens, le pays
âes illusions; la moindre innovation y est un
crime pour sqs habitués. II fallut combattre
Ion£f-temps pour que Rameau remplaçât Lulli;
et, de nos jours, il a fallu dans cent écrits,
avertir les Français que l'on chantoit en mesure
dans toutes les cours de l'Europe , et que la
psalmodie dont ils étoient idolâtres , étoit relé-
guée dans les couvens.
Quel courage ne faut - il pas pour com-
battre àts illusions qui constituent le bonheur
d'un grand nombre de spectateurs ? Écoutez
le bon vieillard qui , après vous avoir chanté
SUR LA MUSIQUE. 359
pesamment quelqu'air à -peu -près dans ce
genre ,
lentcnent.
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VOUS dit : « Avouez que cçt air est plein de
» grâces. Ah ! si vous aviez vu M."^ *** dansant
w cet air charmant ! . . . . Quel charme dans
« tous ses pas I Non, vous ne reverrez plus ce
M temps -ià ». C'est en essuyant ses yeux, qii'ii
se rappelle celui de sa jeunesse et de ses amours.
Dans ce cas , la sensation qui nous rappelle un
objet aimé devient en quelque sorte le plaisir
même, quoiqu'il n'en soit que la réminiscence:
les plus douces sensations ne sont jamais que
àts souvenirs. La première fois que l'on sent,
c'est peu de chose; mais, dans les beaux arts
sur-tout, le plaisir se multiplie autant que la
même sensation se renouvelle, parce qu'elle
entraîne avec elle les accessoires agréables, qui
chaque fois l'ont accompagnée. Pour preuver
Z 4.
3<^o ESSAIS
la nullité de l'expression en musique, n'a-t-on
pas osé dire que i'air avec iequei nous avons
été bercés , quel qu'il puisse être , nous fait
éprouver des sensations délicieuses! Mais l'air
en pareil cas n'est point un agent exclusif;
car un meuble, un objet quelconque semblable
à celui de notre nourrice , doit aussi nous
rappeler le temps précieux de notre innocence.
Lorsque je portai la comédie lyrique sur ia
scène de l'Opéra , je fus aussi regardé comme
ini novateur repréhensible *. Cependant je
voyois le public fatigué de la tragédie qui ne
quiîtoit pas la scène. J'entendois les nombreux
partisans de la danse murmurer en la voyant
réduite à jouer un rôle accessoire et souvent
inutile dans la tragédie **. Je voyois l'admi-
nistration , cherchant la variété , reprendre
5ans succès , des fragmens , ou des pastorales
* Le Seigneur Bienfaisant avoit paru avec succès avant
les ouvrages dont je parle ; mais je demande si la partie
vocale y étoit traitée par le musicien d'une manière à
faire époque !
** La danse de l'Opéra mérite à tous égards ses nom-
breux partisans par la perfection où clic est portée.
s U R L A M U s I ou E. 3<?t
anciennes; je disois par tout que deux genres
toujours en opposition , se prétoient des charmes
mutuels; que les Comédiens français donnoient
alternativement h tragédie et la comédie , et
que, si on les obligeoit à renoncer à un des
deux genres , ils ne sauroient se décider. Enfin
ces trois ouvrages, et «ir-tout la Carûvane ,
donnés en très-peu de temps, fixèrent l'opinion
publique sur la nécessité d'établir la comédie
lyrique à ce spectacle.
L'ÉPREUVE VILLAGEOISE.
Comédie en deux actes , en vers, par Desforges ;
représentée aux Italiens, le 24 juin 178^.
Ce petit ouvrage doit son existence à la
chute complète d'un plus grand ouvrage inti-
tulé , Théodore et Paulin, en trois actes , et à
double intrigue. J'avois remarqué à la première
et dernière représentation de cette pièce , que
i'ennui et le plaisir se peignoient alternati-
vement sur la physionomie des spectateurs :
i'ennui étoit toujours causé par les acteurs
3<?2 ESSAIS
nobles , et les paysans ramenoient chaque fois
la gaieté. Je partageai tellement les sentimens
du public, que, maigre les sollicitations des
comédiens , je refusai une seconde représen-
tation qui auroit produit ie même efièt. Je
proposai à l'auteur des paroles un plan qui
excluoit ies personnages nobles : il l'adopta ,
et fit de Théodore et Paulin une pièce en deux
actes, sous le titre de l'Epreuve villageoise. La
fugue qui termine le premier acte ,
II a déchiré mon billet.
sera sans doute un obstacle à ce que ce petit
ouvrage soit joué dans les sociétés où il devroit
être singulièrement adopté. J'ai placé une
fugue dans cette pièce pour encourager un
élève qui , ennuyé de faire àes fugues , me disoit
qu'il ne regretteroit pas sa peine , si elles pou-
voient servir à quelque chose ; la fugue , lui
dis-je , vous apprendra à écrire correctement,
La nature donne la mélodie, il est vrai; mais la
fugue est la réthorique qui apprend au musicien
à faire et à* lier les phrases harmoniques. J'em-
ployai donc alors pour la finale qui m'occupoit
s UR LA M us r QUE. 3^5
une fugue que j'avois faite anciennement. Ce-
pendant je conseille rarement l'emploi ée cette
composition , dont le parterre ne sait aucun
gré au musicien , et qui pour les acteurs est
trop difficile à retenir.
Voici les retranchemens que j'ai faits à ce
morceau pour en faciliter l'exécution dans un
spectacle de société.
Lorsqu'on arrive à l'endroit
Hé bien^ Denise, et mon billet!
DENISE.
Votre billet î
dites ce qui suit en dialogue parlé :
DENISE.
II a déchiré vot' billet.
LA FRANCE.
II a déchiré mon billet!
ANDRÉ.
Oui j'ai déchiré vot' billet ,
Et par la morgue j'ai bien fait.
3^4 "ESSAIS
Reprenez ensuite ces trois accords :
«* — #-
Premier Violon,
La France chante ,
Mais du moins vous l'aurez pu lire. , . .
Après le récit
J'avois écrit oui, hé bien I hé bien I
dites encore en dialogue parlé :
LA FRANCE.
Il a déchiré mon billet.
ANDRÉ.
Oui j'ai déchiré le billet.
Madame h u b E R T.
M. André , c'est fort mal fait ,
J'devrois punir cette insolence ;
Mais j'prétends vous accorder tous.
Qu'elle prenne pour sa vengeance
M. d'La France pour époux.
SUR LA MUSIQUE.
ANDRÉ.
Oh I jarnigoi quelle indulgence !
DENISE,^ part.
Queu désespoir pour mon jaloux.
J'adopte la vengeance.
Allez ensuite à cet endroit :
3«î
^^^^^^
Premier Violon, page 6\ de la Partition.
Va, tu me l'payeras.
en chœnr jusqu'à la fin de l'acte. Si l'on n'a
point de chœur, l'on peut encore retrancher
une partie du morceau d'ensemble de la fin du
deuxième acte, sans nuire à l'action du poëme.
Lorsque La France, en entrant sur la scène,
a chanté
Allons rendons Iiomniage
A l'objet qui m'engage;
, C'est l'honneur du village.
C'est un objet charmant.
pendant ce temps André baise la main de
^66 ESSAIS
De/lise ; La France le voit et saute à la fin du
morceau en chantant
Que fais-tu là \
Que fais-tu là !
André répond :
Moi , je rends hommage
A l'objet qui m'engage, .. , ,
Ce retranchement devroit même être adopté
dans les spectacles publics , parce qu'il termine
rapidement l'action.
J'ai soigné d'autant plus ce petit ouvrage,
que l'exiguité du sujet m'en imposoit la
nécessité. Un poëme qui comporte un puissant
intérêt , en a moins besoin , et l'on sent
pourquoi ; j'ose dire même qu'il faut s'abstenir
de trop rechercher la composition musicale
d'un drame compliqué, de crainte que cette
double complication ne fatigue les spectateurs.
Les couplets
Bon dieu, bon dieu! comme à c'te fête. . .
furent incontinent chantés dans \t^ rues et
dansés par tout, même sur le théâtre de l'Opéra,
s U R L A M U s I Q U E. 3^7
J'avoue que ce genre de succès, que bien des
compositeurs semblent dédaigner, me fit un
sensible plaisir. C'ctoient les premiers jolis cou-
plets dont je faisois la musique, et je n'avois
pas grande opinion de moi pour ce genre de
con.position. Cette pièce n'a pas quitté la
scène , depuis le jour où elle y a reparu.
Elle acheva la réputation d'une actrice *, qui
par les grâces d'une heureuse tournure , sait
réveiller l'indifférence , et se faire souvent
préférer à la beauté.
RICHARD CŒUR-DE-LÎON,
Comédie en trois actes ^ par Sedahie ; représentée
par les Comédiens italiens, le 2 5 octobre 1785.
Jamais sujet ne fut plus propre à la musi-
que, a-t-on dit, que celui de Richard Cœiir-de-
Lioti. Je suis de cet avis, quant à la situation
principale de la pièce , je veux dire celle où
Blotidel chante la romance
Une fièvre brûlante. ...
* Mademoiselle Add'inc.
3^8 ESSAIS
mais il faut convenir que le sujet en général
n'appelle pas davantage la musique qu'aucun
autre ; je dis plus : la pièce devoit n'être que
déclamée ; car alors la romance devant être
essentiellement chantée , rien ne devoit l'être
que ce seul morceau , qui eût produit ei.core
plus d'effet : je me rappelle d'avoir été tenté
de ne faire précéder la romance au second
acte, par aucun morceau de musique, uni-
quement pour cette raison ; mais faisant
réflexion qu'on avoit chanté dans chaque
situation du premier acte, j'abandonnai cette
première idée , ne doutant point d'ailleurs
que les spectateurs , se faisant illusion , n'écou-
tassent cette romance comme si elle eût été
ie seul morceau en musique dans l'ouvrage (8 ).
Ces mêmes réflexions m'engagèrent à la faire
dans le vieux style, pour qu'elle tranchât sur
tout le reste. Y ai-je réussi! Il faut le croire,
puisque cent fois l'on m'a demandé si j'avois
trouvé cet air dans le fabliau qui a procuré
ie sujet.
Semaine y en me communiquant son manus-
crit, mç disoit : « J'ai déjà confié ce pocme
SUR LA MUSIQUE. 3^9
» à un musicien ; il ne i'a point accepté, parce
« qu'ii croit ne pouvoir pas faire assez bierf
» une romance qui s'y trouve. Lisez, décidez-
'i vous , et point de complaisance de votre
« part ".
Si j'acceptai sans hésiter ce bel oeuvre
dramatique , j'avoue que la romance m'in-
quiétoit de même que mon confrère : je la fis
de plusieurs manières , sans trouver ce que
je cherchois, c'est-à-dire le vieux style capable
de plaire aux modernes. La recherche que je
fis pour choisir , parmi toutes mes idées , le
chant qui existe , se prolongea depuis onze
heures du soir, jusqu'au lendemain à quatre
heures du matin *. Nous confiâmes le rôle de
Richard , à Philippe qui n'en avoit pas encore
créé, et qui, depuis ce succès, a mérité de
plus en plus les applaudissemens du public.
A plusieurs répétitions, la beauté delà situation,
la sensibilité de l'acteur , jointes au désir de
* Je me rappelle qu'ayant sonné pendant la nuit pour
demander du feu. — Vous devez avoir froid, me dit mon
domestique ; vous êtes toujours là à ne rien faire.
TOME I. A a
370 ESSAIS
bien remplir son rôle, exaltoient son imagi-
nation, au point que ses larmes l'ctoufFoient
lorsqu'il vouloir répondre à Blondel ,
Un regard de ma belle. . . .
Le jour de la première représentation , cet
acteur , plein d'ardeur et de zèle , fut attaqué
subitement d'une extinction de voix ; il n'éioit
plus temps de changer le spectacle , la salle
étoit pleine ; il me fit appeler dans sa loge. —
Voyons , chantez-moi votre romance. Il arti-
cula quelques sons avec peine. — C'est bien
là , lui dis-je , la voix d'un prisonnier ; vous
produirez l'efFet que je désire ; chantez , et
soyez sans inquiétude.
Clairval remplit le rôle de Blondel d'une
manière inimitable. La noblesse d'un chevalier,
la finesse d'un aveugle clair-voyant qui conduit
une grande intrigue : il sut employer tonr-à-
tour toutes ces nuances délicates , avec un goût
exquis. Jamais un rôle ne périclite dans \ç's-
mains de cet acteur ; il sait se retenir dans \qs
endroits douteux, ou trop neufs pour le public ;
mais à mesure qu'on s'y accoutume , l'acieur
SUR LA MUSIQUE. 371
déploie toute l'énergie dont son rôle est sus-
ceptible. Le comédien - machine est le même
chaque jour , il ne redoute que l'enrouement ;
mais C/ûirvn/na pas ie malheur d'être le même
à chaque représentation ; la perfection de son
jeu dépend de la situation de son ame , et il
sait encore nous plaire , lorsqu'il n'est pas
content de lui.
La musique de R'icliarA , sans avoir à ia
rigueur le coloris ancien d'Aucassin et Nicolette,
en conserve des réminiscences. L'ouverture
indique, je crois, assez bien que l'action n'est
pas moderne. Les personnages nobles prennent
à leur tour un ton moins suranné , parce que les
moeurs des villes n'arrivent que plus tard dans
\es campagnes. Le musicien , par ce moyen ,
peut employer divers tons , qui concourent à
la variété générale.
L'air
O Richard I ô mon roi !
est dans le style moderne , parce qu'il est msé
de croire que le poète Bloiulel anticipoit sur
son siècle , par le goût et les connoissances.
A a 2
372 ESSAIS
Le trio
Quoi I de ia part du gouverneur I
reprend une forme de contre-point convenable
à sirlfilliûms* Blonde/, toujours attentif à saisir
ie ton de chacun , se vieillit dans les traits de
musique , où il dit :
La paix, la paix, mes bons amis.
Ces traits qui ne sont rien en eux-mêmes , et
que Duni avoit employés si souvent , attirent
l'applaudissement , parce qu'ils sont vrais ; je
répéterai donc que rien ne doit être exclu
de la musique , et que tout dépend de mettre
un trait de chant dans sa véritable place.
On n'a peut-être pas remarqué combien
de fois l'air de la romance est entendu dans
le courant de la pièce , soit en entier ou en
partie. Il l'est dans les endroits suivans :
PREMIER ACTE.
i.° Lorsque Biondel veut fixer sur lui l'at-
temion de A4arguerite ;
2."^ Lorsqu'elle le prie de jouer souvent cet
air , il le recommence ;
5 U R L A M us I Q U E. 573
DEUXIÈME ACTE..
3 ."^ La ritournelle de la scène avec Richard;
4.° Un couplet;
5° Un autre couplet, avec refrain;
6.° Il joue l'air avec fracas pour se faire
arrêter ;
TROISIÈME ACTE.
7.° Lorsqu'il chante dans la coulisse pour
être introduit devant Marguerite ;
8." Dans le morceau d'ensemble
Oui , Chevaliers ... ;
Q." Dans le dernier chœur.
H étoit aisé de fatiguer les spectateurs , en
répétant si souvent le même air; mais il faut
remarquer que la première fois il est joue
sans accompagnement ; la seconde fois , avec
variation; la troisième, avec accompagnement;
les quatrième et cinquième , avec les paroles ;
la sixième , joué seulement avec variation à
doubles cordes , pour indiquer qu'il veut
faire beaucoup de bruit ; la septième, il chante,
sans accompagnement , la moitié du refrain
Aa 3
374 ESSAIS
seulement ; la huitième , dans le morceau d'en-
semble
Oui, Chevaliers . . . ,
îl chante son air sur une mesure différente ,
tes
l^^^^^^i^^
VOIX a pe - ne - tre mon a - me ,
i
EË^f=!^
trn:
ÎSEÉ
-^^
Je la con - nois , oui, oui Ma- - da- me.
n'est - ce pas comme s'il disoit , « Sa voix a
■>•> pénétré mon ame , en chantant l'air qu'il fit
5' pour vous » l La neuvième fois , enfin , dans
le dernier chœur , où cet air est chaîné en trio.
Sans doute il falioit présenter cet air sous
autant de formes différentes , pour oser le
répéter si souvent : cependant , je n'ai pas
entendu dire qu'il fût trop répété , parce que
le public a senti que cet air étoit le pivot sur
lequel tournoit toute la pièce, '
L'air
Si l'univers entier m'oublie. . . .
qui précède la romance, a montré une chose
il
SUR LA MUSIQUE. 375
neuve. Les trompettes et timbales voilées ont
semble rappeler avec douleur la gloire du
hcros ; cet effet a paru bien senti. Le chœur
qui termine le second acte ,
j Sciis-tu \ connois-tu ! . . . .
est dans le ton du vieux contre - point ; les
soldats de ce temps revenant de la terre sainte ,
Jes idées qu'on se fait de ce temps religieux,
m'ont suggéré ce genre de musique.
Ricluird parut d'abord en trois actes , mais
le troisième n'étoit pas celui que l'on joue
actuellement : l'on engageoit le gouverneur à
rendre Richard ; il cédoit par raison , et quoi-
qu'il dît à Laurette que son amour pour elle^n'y
avoit point de part, les spectateurs le croyoient,
et blâmoient le gouverneur qui manquoit à
son devoir. Se daine , en abrégeant le troisième
acte , en lit un quatrième. Le gouverneur
ayant refusé de rendre Richard , étoit retenu
prisonnier chez Wdliams ; Blondel se trouvoit
dans le même souterrain , sous prétexte que
le père de Laiireîte avoit découvert qu'il servoit
le gouverneur et sa fille dans leurs amours.
A a 4
37<5 ESSAIS
Blotulel se faisoit donner un écrit du gou-
verneur , assez équivoque pour qu'on lui remît
Richard ; quoique ie gouverneur n'eût pensé
qu'à sa propre délivrance , Richard paroissoit
dans la prison au grand étonnement du gou-
verneur.
Cette manière déplut encore plus que la
première : cependant, les représentations se
continuoient toujours avec la même affluence,
grâce au second acte.
Les habitans de Paris avoient une telle envie
de voir terminer cet ouvrage d'une manière
agréable, que chaque société m'envoyoit un dé-
nouement pour Richard. Enfin Sedaine adopta
îe siège qui concilie tout , qui laisse intacte la
conduite du gouverneur, et qui présente un
beau spectacle , seule ressource qui restoit
après avoir intéressé aussi vivement dans le
second acte. Il est inutile de parler du succès de
cette pièce ; il paroît que cent représentations,
toujours extrêmement nombreuses , suffiront à
peine à l'empressement du public.
SUR LA MUSIQUE. 377
P A N U R G E
DANS l'Île des lanternes,
Poëme en trois actes , en vers , par Alorel de
Chedeville ; représenté à l'Opéra ie 2.5 janvier
1785.
Pan U R GE est le premier ouvrage entière-
ment comique , qui ait paru avec succès sur
le théâtre de i' Opéra , et j'ose croire qu'il y
servira de modèle. Le sujet en est simple , la
pompe y est inhérente , et les divertissemens
sont nécessaires. La tempête du premier acte ,
qui amène le héros de la pièce sur ie théâtre ,
est une idée neuve.
Oui, vous serez heureux,
Si par un orage
Un étranger jeté sur ce rivage ....
Après l'accomplissement de cette prédiction
du grand prêtre, la joie au peuple, les fanfares,
en contraste avec le bruit du tonnerre , sont
d'un bon effet. Ce comique , tiré de la chose
même , me semble digne de Molière,
Panur^e et Arlequin sont des caractères dont
37^ ESSAIS
l'effet est certain sur l'esprit Jii peuple, et de
tous ceux qui se permettent de rire. En effet,
ie moral d'un ctre qui ne rcflccliit ni sur le
passé , ni sur l'avenir ;
Ne te souvie-nt-il plus que tu fus marié î
■ — O ciel I En voyageant je l'avois oublié.
un être que le présent seui occupe, qui,
toujours prévenu de son petit mérite , jouit
même des plaisanteries qu'on lui adresse; ce
caractère est immanquable au théâtre, et peut-
être chaque homme dans la société devroit
désirer le moral de Pdnun>e , si l'amour-propre
n'étoii révolté par l'idée d'être dupe pour être
heureux.
Si le disciple de Socrnte eût composé sa
république de sujets du caractère de PcinurgCy
ie bonheur général n'eût pas été douteux avec
un chef tel que Platon. L'ouverture de cette
pièce indique les caractères nobles et comiques
qui vont paroître sur la scène. La phrase sui-
vante
SUR LA MUSIQUE. jjc;
-g •
;E=?e=r=.
msmi^^^
H-ëi^Ê.
I- I '■■ \ ^! — |- -\ ' ■»—
:zs:
È^i^.^-
est une des plus longues qu'on ait faite en mu-
sique; j'aurois également adopté cette phrase,
sans doute, si la scène n'eût pas ctc dans le
pays des Lanternes ou des Lanternois. « Dans
» ce pays l'on n'est jamais pressé» dit le poëme;
mais j'aime mieux qu'elle soit à l'opéra de
Panurge. Cette ouvrM'ture servit ii développer
les talens rares des danseurs et danseuses de
l'Opéra. L'idée de la proposer comme musique
de danse, ne m'est venue que deux jours avant
la première représentation ; j'étois fiiché de voir
que la danse finale des opéra n'étoit presque
jamais que le signal du départ , et que les loges
étoient vides lorsque la toile tomboit. Je jouai
380 ESSAIS
cette ouverture à Gardel i'aîné , en lui faisant
remarquer les contrastes qui s'y trouvent ; il
i'adopta d'autant, plus volontiers , qu'il étoit
l'inventeur de ce qu'on appelie^/;^/^ de danse :
la réussite a si bien répondu à notre attente, que
ies ennemis des auteurs n'ont pas fait difficulté
d'attribuer le succès constant de cet ouvrage, à
i'ouverture reprise avec danse à la fiiî de
l'opéra; mais qu'on me montre un ouvrage
qui réussisse par le charme A^i dix dernières
minutes de sa durée , et je les en croirai.
Le récitatif de Panurgc est, je crois, vrai,
sans être trivial ; il doit moins ennuyer que le
récitatif noble , parce que les inflexions y sont
plus multipliées. Sans l'intérêt de la scène , je
doute qu'un récitatif noble pût se soutenir par
5a déclamation. Les morceaux de chant de cet
opéra peuvent presque tous se détacher pour
être exécutés dans les concerts; cet avantage
n'est pas à négliger , quand on le peut sans
nuire à l'intérêt dramatique ( Voyei l'article
Andromaque). Lais, qui nous parut doué
de toutes X^^ qualités nécessaires au rôle de
Patiurge , y a établi sa réputation. S'il a perdu
SUR LA MUSIQUE. 381
par ce succès i'espoir d'être cite comme le
premier acteur tragique de l'Opéra , il ne doit
point en être fâché; c'est ie publie qui lui a
assigné sa véritable place ; trop heureux l'acteur
qu'il prend sous son aile. Quand ce même
public se rappelle les talens de LeP.ain et de
Préville , on ne voit guère de quel côté ses
regrets font pencher la balance.
LE MARIAGE D'ANTONIO,
Comédie en un acte, représentée aux Italiens le 29
juillet 1786.
J E commencerai cet article en rapportant la
lettre que j'écrivis aux auteurs du Journal de
Paris, le samedi 25) juillet 178^.
« Mes sieurs,
« Prétendre garder l'anonyme en donnant
» au public une pièce de théâtre, m'a toujours
» paru une inconséquence , d'autant qu'on doit
» être sûr que le secret ne sera point gardé,
>» Peut-être même seroit-il difficile de prouver
582 ESSAIS
» que c'est par une vcritable modestie, qit'eri
>' pareil cas on cherche à se cacher.
" J'ai donc i'honneur de vous annoncer que
» la petite pièce en un acte, intitulée ieAfûriûge
'' d'Antonio , qu'on donne aujourd'hui aux Ita-
55 liens , a été mise en musique par une de mes
« filles , âgée de treize ans. Mais comme je ne
» veux point altérer la candeur de son âge , en
« excitant en elle une présomption menson-
" gère, je dois dire qu'ayant elle-même composé
» tous les chants avec leur basse et un léger
»> accompagnement de harpe , j'ai écrit la par-
« tition, qu'elle n'étoit pas en état de faire. Les
« morceaux d'ensemble ont été rectifiés par
>» moi ; cette composition exigeant une con-
w noisance du théâtre que je serois bien fâche
" qu'elle eût acquise.
" Si ses chants sont quelquefois déclamés
w avec vérité , celar^rovient sans doute de la
" manière dont je l'instruis , et qu'il n'est pas
» inutile , peut-être, de faire connoître.
" Lorsqu'elle m'apporte un morceau que je
^' juge n'ctre pas saisi musicalement dans le sqws
»> des paroles , je ne lui dis pas, Votre chant est
s U R L A M U s r QU E. 38}
•'^mauvais; mais Voici, lui clis-je, ce que vous
^' avei exprimé. Alors je chante 5011 air sur des
'> paroles que j'y crois analogues , et je donne
" une vérité d'expression à ce qui n'étoit que
:" vague ou à contre-sens.
» Cette méthode d'éducation m'a paru la
« meilleure ; car pourquoi rejeter , comme
M mauvais , ce qui en certains cas , auroit pu
>> être bon l En se perfectionnant dans l'art
« Aqs modulations avec un excellent maure ,
» Tapray ; en apprenant avec moi i'brt d'écrire
» le contre-point , je ne juge pas -inutile de
'> l'accoutumer à se servir de l'expression juste.
« Cette habitude doic être prise de bonne
^' heure; car le langage musical, énigmatique
» pour bien des gens , est en effet aussi vrai ,
" aussi varié que la déckunation : je lui enseigne
->^ àQ?> vérités dont je suis persuadé.
" L'étude d'un compositeur est celle de la
» déclamation , comme le dessin d'après nature
» est celle d'un peintre. Il faut consulter lâge,
'> l'état , les mœurs , la situation du personnage
» qu'on veut faire chanter. Quand on a saisi
" ces rapports et i:et ensemble, c'est à la nature
384 ESSAIS
» à faire le reste ; c'est-à-dire que c'est à elle à
» former un chant agréable , né de la déclama- .
-^ tion. Si au contraire vous ne faites qu'un
" chant vague, vous ne contentez que i'oreilie ;
" si vous déclamez seulement , vous ne con-
» tentez que le bon sens ; mais chanter et dé-
» clamer sont les secrets du génie et de la raison.
" Je dis à ma fille ce que je voudrois qu'elle fît
« un jour, et ce que je voudrois faire moi-même.
» C'est à titre d'encouragement que je lui ai
» permis cet essai ; mais le public seul peut lui
» permettre de continuer. C'est à lui d'encou-
« rager un sexe qui , né pour démêler peut-être
» mieux que nous les nuances du sentiment et
» les finesses de la comédie , pourroit trouver
'> à-la-fois la gloire et l'aisance honnête, dont les
5> chemins lui sont par tout fermés. La peinture
'> se glorifie àts talens supérieurs de madame
« Lebrun et de madame Guiard ; pourquoi la
» musique n'auroit-elie pas un jour A^s maîtres
w du même sexe, dans l'art de nous charmer
» par ài^s compositions musicales \ «
J'ajouterai à cette lettre , que pour former
un
SUR LA MUSIQUE. 385
un clève, il est essentiel de lui faire com-
prendre avec précision l'exacte ponctuation
de la musique.
On pourroit sans doute assigner quelle
doit être à la rigueur la note de la gamme qui
doit se rapporter à tel signe de la ponctuation
du discours ; marquer une différence entre le
point d'exclamation et d'interrogation ; une
entre les deux points ou le point et virgule;
mais ce seroit mettre des entraves au senti-
ment, dont il s'écarteroit sans cesse. Le meilleur
lecteur ou déclamateur, est celui qui fait le
mieux sentir ce qu'il dit ; il en est de même
du musicien; une sorte de liberté doit de toute
nécessité exister dans les arts ; l'ignorant en
abuse, mais l'homme de génie en profite.
Voici encore un moyen peu usité qui m'a
réussi. Nous prenons de la bonne musique
instrumentale, et en jouant ou en solfiant la
partie chantante , nous cherchons tous les
signes connus de la ponctuation ; cependant,
comme je l'ai dit, l'exclamation et l'interro-
gation se prennent aisément l'une pour l'autre,
de même que le point et virgule et les deux
TOME ]. B b
38^ ESSAIS
points ; la différence n'existe guère que dans
le signe, et peu dans i'accent de ia voix.
Cet exercice accoutume l'élève à être précis ,
et à rejeter les phrases équivoques relativement
aux paroles. La musique vocale qui ennuie,
est presque toujours phrasée et ponctuée à
contre-sens, et c'est le plus grand tourment
que puisse éprouver une oreille sensible.
J'ai donné plusieurs maîtres de musique
à ma fille , et j'en changerai encore. Je sais
qu'elle n'en tirera aucun parti , si elle n'est
destinée qu'à être un compositeur du commun.
Je sais qu'elle s'embrouillera dans les difFérens
systèmes que ses maîtres lui présenteront ; que
m'importe ! J'aime mieux qu'elle s'égare et
reste ensevelie dans cette surabondance, que
si elle devenoit la copie d'un seul homme.
Mais si ia nature l'a destinée à être quelque
chose par elle-même, elle aura de quoi choisir,
et saura mettre à profit jusqu'aux contradic-
tions qui existent entre tel et tel système.
L'élève doit tout voir, tout connoître, tout
comparer; c'est de ce chaos qu'il se forme un
genre et un style. C'est ainsi que, tenant tout
s U R L A M U s I Q U E. 3 87
cîe ses maîtres, la nature doit tout rectifier en
lui pour ie rendre original.
Les maîtres d'harmonie n'enseignent à ma
fille que des phrases harmoniques , moi seul
je lui dis où et comment elles doivent être
employées.
Je lui répète souvent les principes répandus
dans ces essais ; je l'encourage en lui disant
qu'il est une mélodie vers laquelle elle est
appelée ; que la jeunesse a mille sensations à
nous révéler par la mélodie, tandis que l'artiste,
quoiqu'expérimenté , mais fatigué ou glacé par
i'âge , n'a presque plus rien à nous dire dans
ce charmant langage.
Il est, lui dis- je, deux sortes de mélodie:
la première est celle que donne la sensibilité ,
qui ne subsiste qu'avec elle et comme elle ;
je veux dire que la sensibilité puérile du
vieillard n'aura plus aucun des charmes de
celle du bel âge.
Cependant cette fleur si belle a besoin d'une
tige pour la soutenir ; cette tige est l'harmonie
qu'on n'acquiert que par l'étude de la combi-
naison des sons.
Rb 2
3S8 ESSAIS
La seconde est une sorte de mélodie scho-
lastique , que i'on apprend à faire par l'étude du
contre-point et de l'harmonie. Celle-ci , toujours
correcte, est ce qu'on appelle la musique bien
faîte , qui n'a qu'un certain nombre de parti-
sans ; mais la première plaît à tout le monde ,
quoiqu'elle rejette souvent les entraves d'une
règle trop sévère.
On pourroit aussi regarder l'harmonie sous
deux rapports. Il est, en effet, une harmonie
qui charme notre ame ; mais n'est-ce pas
parce qu'elle est produite par la mélodie
qu'elle renferme! L'autre n'est qu'une suite de
sons placés méthodiquement , dont l'artiste se
sert cependant quelquefois pour ombrer son
tableau , en ménageant des repos à la sensibilité
des auditeurs, qu'il faut se garder d'épuiser.
J'ai dit quelque part , qu'un accord se
trouve par un procédé de l'art , mais que nous
ne connoissions pas de procédé pour créer un
trait de chant. L'homme qui possède le talent
de faire des chants heureux , pourroit cependant
former, dans cet art enchanteur, un élève déjà
favorisé de la nature.
SUR LA MUSIQUE. 389
Examinons un instant cette partie, la plus
délicate de i'art musical, et qu'on n'a jusqu'à
présent enseignée que respectivement à l'har-
monie ; car , on apprend bien à l'élève à faire
chanter entre elles les parties qui constituent
le contre-point ou la fugue ; mais ici il n'est
point question d'harmonie, il s'agit d'accou-
tumer l'élève à choisir dans quelques notes
de la gamme, celles qui auront le plus de
charmes dans leurs combinaisons, pour former
un chant à voix seule. Ce chant heureux
sera sans doute susceptible d'une basse, ou de
plus ou moins d'harmonie de remplissage ;
mais c'est d'abord à ce chant seul qu'il faut
tout sacrifier.
N'avons-nous pas remarqué, que les airs
les plus courus sont ceux qui embrassent le
moins d'espace, le moins de notes, le plus
court diapason! Voyez presque tous les airs
que le temps a respectés ; ils sont dans ce cas.
Il faudroit donc prescrire ù l'élève , en le laissant
maître du mouvement, de faire des chants
avec quatre, cinq ou six notes. La septième
note de la gamme est dure, à moins qu'on
Bb 3
390 ESSAIS
ne fasse succéder les sons comme nous l'ont
indiqué les anciens.
Avec un maître sensible à ia mélodie, je ne
doute pas qu'un élève bien choisi ne s'accou-
tume à faire de ces chants heureux , dont on
ne peut se rendre raison , mais qui cependant
nous ravissent. Qu'on ne croie pas cette occu-
pation sèche et minutieuse; il est si flatteur de
faire beaucoup avec peu de chose I Racine, en
rassemblant quelques mots communs pour tout
le monde , jouissoit sans doute en faisant un
vers immortel. Au reste , un trait de chant
heureux est presque toujours un élan de l'ame
qu'il faut savoir saisir , en se donnant néan-
moins la peine de le chercher. Le compositeur
qui sait son métier, peut faire , dans une ma-
tinée , douze ou quinze mesures d'harmonie à
l'abri de toute critique ; mais je ne conseille
à personne de prometti'e en huit jours un air
assez heureux pour qu'il soit saisi par tout le
monde , et chanté dans les rues.
.Un habile instituteur , je veux dire celui qui
s UR L A AI U SI.<^U E. 59T
suit la nature et n'a point de routine, doit
étudier chaque élève qu'il veut former. S'il
est vif, 5'il a la mémoire aisée , il retiendra
mieux les choses que les mots qui les repré-
sentent. Gardez-vous , dans ce cas , de faire de
vains efforts pour classer méthodiquement dans
son cerveau les règles que vous prescrivez.
Gardez-vous de le comprimer dans une sphère
trop bornée, en voulant lui inculquer une seule
chose. Les impulsions doivent être légères ,
toujours différentes et proportionnées à la foi-
blesse de l'organe qui les reçoit. Présentez-lui
des idées toujours à sa portée; faites disparoître
les mots techniques. Quand vous lui aurez
montré souvent les élémens de la partie de l'art
que vous traitez , c'est lui - même qui leur
donnera Tordre qu'ils doivent avoir ; il y par-
viendra tôt ou tard, et ne l'oubliera jamais. La
première idée appellera la seconde , celle-ci la
troisième , &c.
Un jour je vis une jeune demoiselle qui
pleuroit ; sa mère me dit avec chagrin , que
le maître de musique de sa fille ne pouvoit,
depuis trois mois , lui apprendre la valeur des
Bb 4
^^z ESSAIS-
notes. - Cela est cependant bien aisé , clis-je à ia
demoiselle. Avez -vous de l'argent dans votre
bourse! — Oui , monsieur. — Donnez-le moi.
Comment appelez - vous cela ! — C'est un
sou. — Bon. Je le mis sur la table. — Donnez-moi
à présent un sou en deux pièces de mon-
noie. — Elle me regarde et dit : Ce sont deux
demi-sous que vous demandez! — Oui: — les
voilà. Je les mis sous la pièce d'un sou. — Qui a
ie plus de valeur, lui dis-je, de ce sou , ou de
ces deux demi-sous! — Ahl quelle plaisanterie,
me dit-elle ; mais c'est la même chose. — Il est
vrai, lui dis-je. Donnez-moi à présent un sou,
que je veux donner à quatre petits enfans bien
pauvres. — Un sou pour quatre petits enfans!
quatre liards vaudroient mieux, ils en auroient
chacun un. — Vous avez raison. Je les pose
50US les autres pièces de monnoie. Il y a bien
encore huit petits enfans dans une autre mai-
son , mais je ne veux leur donner qu'un sou
à partager entre eux , et cela me paroît diffi-
cile.— Oui, très-difficile , me dit-elle; car cela
ne se peut pas et voilà sa tête qui travaille.
— Eh bien, donnons un liard pour deux enfans.
SUR LA MUSIQUE. 393
— Oui, luidis-je ; mais chacun voudra le garder
dans sa poche: ils se querelleront. — Cela est
vrai ; pourquoi n'a - t - on pas fait des demi-
liards aussi ! — Il y en a dans mon pays , lui
dis -je. — Eh bien , faites-en venir. — Oui , et
en attendant mettons sur la table des petits
morceaux de papier pour les remplacer.
La bonne mère sourioit pendant la leçon.
— Allons , mademoiselle, dis-je à sa fille, vous
savez la valeur des notes aussi-bien que votre
maître ; j'ai changé leurs noms , parce qu'ils
etoient trop difficiles à retenir ; prenez du
papier , et écrivez ce que je vais vous dicter.
La ronde s'appelle un sou , la blanche un
demi-sou , et il faut deux demi-sous pour faire
un sou. La noire s'appelle un liard ; il en faut
deux pour un demi-sou , et quatre pour faire
un sou. La croche s'appelle un demi-liard; il
faut deux demi-liards pour faire un liard, il faut
quatre demi-liards pour faire deux liards , et
huit demi-liards pour quatre liards.
Ce détail est puérile , mais il faut qu'il le
soit pour l'enfant de quatre à cinq ans.
Avant d'assujettir les sons à des valeurs
59^^ ESSAIS
qiieleonques , on exerce ies élèves sur l'into-
îialion seulement , c'est-à-dire , qu'on leur fait
chanter des notes avant de battre la mesure.
Je demande s'il ne seroit paMrès-utile de leur
apprendre ce qu'ils ne savent pas , par une
chose qu'ils savent déjà , c'est-à-dire , de leur
faire solfier les petits airs qu'ils savent par
cœur l Je connois une jeune demoiselle *
qui , étant obligée de partir pour la campagne ,
après avoir pris quelques mois de leçons , et
ne sachant guère plus que sa gamme, s'avisa^
sans que personne le lui eût inspire, de solfier
les contre-danses qu'elle dansoit ies dimanches
et fêtes. De retour à Paris , son maître , très-
étonné , fut loin de croire qu'elle eût perdu son
temps. Remarquons que les premiers solfèges
qu'on donne aux enfans, ne sont que des notes
prises presqu'au hasard : on leur donne , même
exprès, des chants insignifians, de peur que leur
oreille ne les guide plutôt que leur intelligence;
mais ce moyen les ennuie , et au contraire en
ieur faisant noter et solfier d'eux-mêmes l'air
^ Mademoiselle de Corancc,
SUR LA MUSIQUE. 59 j
qu'Us savent par cœur , et qiii leur rappelle
le plaisir de la danse , c'est un moyen bien plus
sûr de les instruire , en les amusant.
La connoissance de toutes les clés est encore
d'une très-grande difficulté pour les enfans et
pour tous les élèves en musique. Après s'être
accoutumé à une clé , il en coûte presque
autant de peine pour s'accoutumer à une autre.
Clé d'ut sur la première ligne, sur la troi-
sième , sur la quatrième ; clé de fa sur la
quatrième ligJie, clé dei"o/sur la seconde, &c.
11 faut quinze ans pour qu'un musicien les
connoîsse toutes , et jamais également bien.
On auroit dû goûter le projet d'un musicien
qui proposa l'unité de clés. Mais le diapason
réel de chaque voix , dira - t - on , celui de
chaque instrument , seront confondus ; quel
renversement pour l'harmonie ! Je n'en vois
aucun. Supposons qu'on adopte la clé de sol
sur la deuxième ligne pour toutes les voix et
les instrumens , excepté la basse , à laquelle je
voudrois conserver sa clé de fa sur la qua-
trième ligne, ainsi que la viole qui joue souvent
avec elle , voici alors ce qu'il faudroit taire :
39^ ESSAIS
Clé de sol pour les dessus , les violons ,
hautbois , ûu.iQs , Slc.
m
Clé de sol pour les haute - contres et les
tailles. Sa forme eût indiqué qu'elle étoit à l'oc-
tave basse de celle du dessus, du violon, &c.
m
La clé de fà sur la quatrième ligne , servant à
la viole , auroit eu cette forme , ou toute autre :
^^
Cela auroit dit que la viole joue naturel-
lement l'octave haute de la basse.
En solfiant par transposition , c'est-à-dire ,
en appelant ut la tonique de chaque ton , je
sais que l'unité de clés devient inutile ; mais
ne chantons plus par transposition , car dans
tous les cas il vaut mieux laisser apercevoir à
l'élève que dans tel ton il faut tant de dièses
ou de bémols pour retrouver la gamme natu-
relle. On dira que les différentes clés marquent
au juste l'étendue ou le diapason de chaque
SUR LA MUSIQUE. 397
voix, en commençant sous la première ligne,
et en finissant au-dessus de la cinquième; mais
cela n'est bon que dans les chœurs , encore
la clé d'ut sur la troisième ligne ne convient
guère aux haute -contres de l'Italie, à cause
de leur étendue (p). On dira encore que pour
trouver ïut sur la seconde ligne, il y faudroit
une clé , et qu'alors ut se trouveroit sur toutes
les lignes et les entre-lignes. S'est -on jamais
aperçu que cette clé manquoit à la musique!
Quant aux récitans , la nature ne leur donne
presque jamais deux voix semblables par leur
étendue. D'ailleurs chaque musicien se pique
de prendre un toil au-dessus de son confrère; les
chanteuses italiennes, et mademoiselle Renaud,
brochant sur le tout , entonnent déjà la moitié
de. la triple octave ; il faudra cependant bien
<jue cela finisse, et qu'on retourne à la nature.
Si votre élève est d'une complexion forte,
taciturne, s'il n'est point enjoué, il est probable
qu'il a de l'embarras , de l'engcrgement an
cerveau. Vous le perdrez , si vous vouiez le^
forcer à comprendre; c'est vouloir remplir le
trop plein. Que faut-il dans- ce cas! ne lui rien
598 ESSAIS
apprendre , mais enseigner les autres enfans
devant lui , et les récompenser à ses yeux. II
voudra s'en mêler quelque jour ; il vous in-
terrogera , reprendra et quittera cent fois ses
occupations ; et les petites impulsions volon-
taires qu'il donnera aux fibres de son cerveau ,
ie guériront probablement de sa maladie , et
en feront peut-être un homme d'esprit, au
lieu qu'une éducation forcée en eût fait cer-
tainement un imbéciile.
LE COMTE D 'A L B E R T ,
Drame en deux actes , et la suite en un acte, par
Semaine, de l'Académie française;- représentés à
Fontainebleau , le i 3 novembre 1786; et à Paris ,
le 8 février 1787.
Le sujet du Comte d'Albert m'a paru original.
Secidine est un de cçs hommes heureusement
nés, pour qui la nature n'auroit pointde charmes,
s'ils ne la soisissoient dans tous ses rapports les
plus vrais : il n'adopte une situation, que parce
qu'il est siir qu'elle produira tel effet. Pen-
dant ks répétitions , je respecte ses moindres
SUR LA MUSIQUE. ^09
volontés ; s'il tourne une chaise , c'est parce
qu'il prévoit que l'actrice vue de profil , fera
l'effet qu'il désire ; mais il a peut - être encore
plus senti que raisonné ses situations.
Aussi l'a-t-on vu fondre en larmes à la repré-
sentation de la scène de Bloiuiel avec Richard;
preuve incontestable que le sentiment le guide
dans sts compositions , et que la scène mise
en action le saisit lui-même autant que nous.
De combien de sentimens , de combien de
contrastes n'est - on pas affecté à la scène du
deuxième acte d'Albert ! C'est par reconnoif-
sahce qu'un malheureux porte-clé devient le
dieu tutélaire d'une famille respectable. Un
grand seigneur se revêt des guenilles de cet
homme. « Prenez mon habit , prenez ces plats,
» ces assiettes ; prenez ce panier, mettez ma per-
« ruque . . ^ » Tous ces mots les plus communs
sont ennoblis par la situation : avec quel art il
rend l'issue de la prison difficile ! « Vous mon-
'> terez trois marches, vous en descendrez six\
» au fond d'une allée obscure, vous trouverez
» un escalier qui tourne » Ne semble-t-il pas
avoir mis l'escaliçr qui tourne, pour nous faire
400 11 S S A I S
craindre qu'un vertige ne trouble ie comte
à' Albert! « Prenez tel son de voix, baissez votre
" tête; croyez être moi, vous êtes sauvé ». Ces
mots , dignes de Shakespear , ne sont jamais
entendus, parce que les spectateurs ne se con-
tiennent point. Remarquez encore dans cette
scène , la comtesse assise par terre , foulant
^ux pieds un riche habit, maniant de ses doigts
délicats les guêtres du porte-faix pour revêtir
l'époux qu'elle adore. Antoine se déshabille
presque nu devant cette dame vertueuse; mais
qu'on est loin de songer à l'indécence î
Cependant, à travers mille sentimens d'in-
térêt dont le spectateur est agité , qui le croiroit !
on voit dans les mêmes personnes des bouches
convulsivement ouvertes par le rire , pendant
qu'un torrent de larmes semble expier ce crime
involontaire. Remarquons d'ailleurs comme
toujours les effets les plus puissans sont produits
par de petites causes; il n'est pas surprenant
qu'une grande cause produise un grand efîèt,
mais le contraire étonne. Dans Richard, Blondel
délivre son roi ; Blondel sq présente comme un
pauvre aveugle , jouant du violon.
Son
SUR LA MUSIQUE. 401
Son déserteur est arrêté ; c'est une noce de
village qui produit la catastrophe la plus tra-
gique: on lui fait croire, à la vérité, que c'est
la noce de Louise , sa maîtresse ; mais il ne
i'auroit pas cru , s'il n'avoit vu cette noce et
entendu les violons. C'est un pont -neuf que
l'on joue.
izî:
-^^m^^m
^^^i^a
Depuis que je connois le De'serteur, cet air
de guinguette me fait frémir ^ et malgré moi
je verrois à regret une noce de village se servir
de cet air pour aller à l'église.
Je connois une femme qui n'a plus voulu
qu'on frappât à sa porte, depuis l'impression
que lui ont faite les coups de marteau dans le
Philosophe sans le savoir, et qui, pour cet efîet,
y a fait mettre une sonnette.
Antoine , du Comte d' Albert , est renversé ,
et fait tomber un jeune officier dans la boue ;
TOME I. Ce
402 ESSAIS
la suite de cet accident, si commun à Paris ,
et q^iii fait souvent rire les témoins, est l'origine
de îa terrible situation du second acte. II y
avoit , je le sais , ^ mille autres manières de
rendre Antoine reconnoissant envers le comte ;
mais celle que Sedaine a choisie , étoit celle
qu'il falloit pour produire ce qu'il a produit.
Je crois cependant que cet ouvrage ne restera
pas tel qu'il est ; on a vu avec quelle constance
Sedaine et moi nous avons cherché à perfec-
tionner le dénouement de Richard : c'est après
avoir mis l'un et l'autre plus de trente ouvrages
au théâtre, que nous nous sommes obstinés à
nous servir de notre expérience pour mettre
la dernière main à cette production. Le Comte
d'Albert ir\t toui-mente, quoiqu'il soit bien vu
du public ; la situation du second acte mérite
un cadre qui l'enveloppe d'une manière plus
complète.
La musique du Comte d* Albert a été com-
posée très-rapidement. Dès que le poëme fut
entendu , l'on me pressa de le mettre en mu-
sique pour pouvoir le donner à Fontainebleau ,
et il ne restoit qu'un mois. L'ouverture est
SUR LA MUSIQUE. 405
estimée des musiciens : elle fait peu d'effet sur
le parterre, accoutumé depuis quelque temps à
n'entendre que des contre-danses en forme d'ou-
verture , toujours accompagnées de la petite
flûte. Le morceau d'ensemble,
Arrêtez, ciel I qu'allez-vous faire!
Pourquoi tuer ce malheureux !
a perdu l'intention que je lui avois donnée. Je
dois dire que la comtesse paroissoit au premier
acte , suivie d'un de ses gens-qui portoit un sac
de velours , elle alloit par conséquent à l'église;
et, pour indiquer d'avance que la comtesse
verroit arrêter son mari , la basse contrainte ,
qui accompagne tout le morceau , annonçoit
la fin des offices divins par le son des cloches.
^E
m^^IpIII^gg^^
Cette idée , je le sais , auroit échappé à presque
tous les spectateurs; mais dans les arts d'ima«
gination , l'on peut parler à l'imagination seule.
Lorqu'on se dit en écoutant de la bonne mu-
sique , « Je ne sais pourquoi ce morceau me fait
>' un effet extraordinaire » , c'est effectivement
C c 2
4-04 ESSAIS
parce qu'il y a quelques rapports cachés qu'oïl
ne démêle pas tout de suite.
Cependant le sac de velours ût rire à la
première représentation ; on ne le porta plus ^
et le morceau de musique est resté. La finale
qui suit auroit pU être traitée de ma part avec
un plus grand emploi d'harmonie et de modu-
lations , si le temps m'eût permis d'attendre et
de chercher ; mais les traits répétés alternati-
vement par le hautbois et par le basson;
^^^^^jgjg^^gj
Hautbois. Basson,
ces plaintes réciproques sont, je crois, heu-
reuses et d'une grande sensibilité. Le hautbois
parle pour les enfans , le basson pour la mère
évanouie.
Je ne me suis jamais dissimulé que chanter
en déclamant , et ne point quitter la même
gamme, soit assez pour faire bien. Les modu-
lations tiennent à la déclamation autant que le
chant ; ne pas changer de mode ou de ton à
propos, est une faute, comirre d'en changer sans
SUR LA MUSIQUE. 40 5
nccesshé. Les musiciens , en générai , aiment
trop les modulations, ils les approuvent sou-
vent sans examiner si le sens des paroles y a
conduit le compositeur. Lorsque j'entends un
contre-sens de modulation, je ne puis m'em-
pccher de chercher à l'instant de quelle manière
ce contre-sens pourroit cesser de l'ctre.
C'est ainsi que Vernet voit un nuage ou un
caillou ; ces objets sont les mêmes pour tout le
monde , et peu d'hommes savent leur assigner
leur place; c'est pourquoi le même fait, raconté
par différentes personnes , devient charmant
ou ennuyeux.
Tant que le monde durera, le travail obstiné
fera 6.qs savans , et l'organisation seule fait les
artistes de la nature.
Le duo des enfans , au second acte ,
Quoi 1 mon papa I quoi I déjà vous quitter !
est en contraste avec la couleur générale de
cet acte. Un ton clair , un mouvement de
six huit, conviennent à l'enfance, qui ne se
pénètre jamais vivement de la situation la plus
tragique , qu'en proportion de ses forces et tie
son peu de prévoyance sur l'avenir.
C c j
^o6 ESSAIS
Le petit trio de Sylvain ,
Venez vivre avec nous ....
est dans le genre de ce duo , quoiqu'ils ne se
ressemblent point par la mélodie. Le choix du
ton et du mouvement est presque toujours
indiqué par le caractère de la scène et des
paroles : mais prétendre donner là-dessus une
théorie, seroit mettre de cruelles entraves au
génie.
Le rhythme de nos vers français est peu
sensible ; c'est du sentiment des paroles que le
musicien doit tirer son mouvement ; car , à
moins que le poëte n'y ait fait la plus grande
attention , les longues et les brèves d'un vers
ne correspondent point à celles des vers sui-
vans : et quand même la poésie établiroit un
rhythme permanent, ce seroit ui\inconvénient
d'être forcé de le suivre ; car , à la longue , je
crois que le même mouvement continu doit
engendrer une monotonie insoutenable. J'ai
dit ailleurs que le chant syllabique continue
sur un même mouvement, avoit un empire
puijsant sur i'ame des spectateurs ; mais il n'eu
SUR LA MUSIQUE. 407
est pas moins vrai que si un opéra entier étoit
fciit dans ce système, il seroit aussi ennuyeux
que monotone , quoique les rhythmes fussent
aussi variés qu'ils peuvent l'être.
Je plains les musiciens de l'Italie , qui sont
obligés de remettre jusqu'à quatre ou cinq fois
en musique le même poëme d'ApostoIo-Zeno ,
ou de Aletastasio, Dès que le sentiment a
indiqué juste le ton, le mouvement et le carac-
tère 4' un air, comment se varier! Si Ton peut
trouver deux fois la vérité pour dire une même
chose , l'une doit être préférable à l'autre.
Le duo suivant ,
Oui, mon devoir est de mourir.
reprend le style de l'acte, dont on étoit sorti utt
moment. Les traits de chant lés plus îsensibles
de ce morceau sont sur les vers ,
Cher objet de ma tendresse.
Quoi ! tu voudrois mourir î
De ma famille si chère ,
Quoi 1 n'es-tu donc plus la mère \
Qui, sans toi, l'élèvera!
C'est par toi qu'elle vivra.
Le sens est toujours suspendu , et marque bien
C c 4.
4o8 ESSAIS
i'interrogatîon. Dans l'allégro qui termine le
même duo, l'on peut, je crois, remarquer le
chant que porte le vers
Eh I que m'importe la vie !
le dédain , la sensibilité, le désespoir , la décla-
mation et le chant y sont réunis. Le dernier vers
Tu vivras pour nos en fans.
est estropié par la valeur des notes : à moins
qu'on ne dise que le déchirement de l'ame
autorise quelquefois à déchirer les paroles , if
n'y a point d'excuse.
Les Italiens qui composent sur les paroles
françaises , sans connoître la langue , com-
mettent cette faute à chaque instant.
J'ai dit que les Italiens aiment trop la mu-
sique pour lui donner d'autres entraves quç
celles de ses propres règles; c'est-à-dire, qu'ils
font de la charmante musique, souvent aux
dépens de la prosodie. L'expérience m'a con-
vaincu que le chant détériore la langue à
mesure qu'il devient italien. Les tournures
du plus beau chant se présentent d'abord à
l'imagination en composant sur des paroles
SUR LA MUSIQUE. 4or>
françaises ; on aperçoit ensuite des incor-
rections dans le langage , nécessitées par la
tournure de ce chant : on ies rectifie , alors le
chant n'est plus le même ; il est , si l'on veut ,
plus rapproché du chant français. Je dirai donc
que le point où l'on doit s'arrêter ne peut être
fixé que par la précision de la prosodie. Nous
n'aurons donc jamais de musique, dirons-nous
avec J. J. Rousseau! Nous en avons une , mais
elle ne peut être absolument celle d'un peuple
qui ne parle pas notre langue. Au reste, ne
soyons pas plus sévères que les musiciens
italiens, même lorsqu'ils chantent leur langue,
çt notre musique emploiera tout le luxe de la
mélodie italienne , et de l'harmonie <ie$ Alle-
mands.
Voyez l'air charmant de Saccliint ,
të=^
?« — I — ■•*^-
Bar - ba - re a - mour
H eût fallu chanter ensuite
fê:
^^^.
Ty
coeurs.
4IO
ear ty est bref par 1
ESSAIS
par l'usage; mais
r[tfirr.E^
Ty - ran des cœurs.
a plus de grâce ; et voilà la règle générale des
compositeurs italiens.
Dans un morceau de Chimène vous trouverez
1^
SE^^EË
iCuTipzig^
Et que le poi - gnard de la hai-ne.
Gluck eût fait ( car il sâvoit fe français ) ,
^^^^E^^^^^
^
t^
Et que le poi - gnard d~e la hai - ne.
et il n'eûf pas appuyé sur (jue.
Les partitions des Italiens fourmillent de
fautes de cette espèce ; ils se corrigent cepen-
dant par un long séjour dans la capitale; alors
leurs enthousiastes insensés disent qu'ils se sont
francisés , et ont gâté leur style.
C'est dhs le commencement d'une carrière
brillante qu'il faudroit engager les compositeurs
i
SUR LA MUSIQUE. 411
Italiens à scjourner en France. En nous appor-
tant une mélodie suave, ils auroient le temps
d'apprendre à s'en servir d'après les règles de
l'art dramatique, qui, de leur aveu, n'est connu
qu'à Paris. Sacchini m'a dit n'avoir fait qu'à
Londres des recherches sur l'harmonie. Les
derniers ouvrages de Jortîelli attestent qu'il
ne fit un véritable emploi de ses forces har-
moniques que pour plaire aux Allemands. II
ne faut pas croire cependant que l'on puisse
toujours étudier et employer une harmonie
nombreuse ; il est un âge où notre cerveau ne
nous rend plus que le reste des idées ancien-
nement conçues. On aperçoit bien la bonne
intention de certains musiciens qui , pour
imiter les Allemands , veulent donner à leurs
compositions le nerf qu'ils n'ont pas ; croient-
ils nous en imposer par quelques unissons
chromatiques , ou par quelques transitions
subites qu'ils ont saisies comme à la volée î
non; ils ressemblent à ce joli enfant qui croit
nous faire peur parce qu'il se grossit la voix
en nous faisant dçs grimaces. Si j'étois assez
heureux pour concourir selon mes désirs aux
412 ESSAIS
progrès de mon art ; si je pouvois disposer de
dix mille livres par année pour cet objet , j'en-
verrois , dès-à-présent, dix jeunes gens bien
choisis, dans les conservatoires de Naples , cinq
chanteurs et cinq compositeurs : les premiers
n'y resteroient que deux ans , les seconds quatre.
Ils apporteroient et entretiendroient à Paris
cette simplicité, cette fraîcheur de chant qu'un
sentiment mélancolique n'inspire que dans les
pays chauds ; mais bientôt, ayant respiré l'air
natal , ils donneroient des bornes à leur imagi-
nation exaltée. ;
Je reviens au Comte J' Albert.
La prière
O mon Dieu je vous implore.
offre une hardiesse que j'ai hésité d'employer*
mais mon cœur Tapprouvoit , et le public Ta
confirmée. Lorsque la comtesse , après avoir
répété
O mon Dieu je vous implore.
tombe à genoux, l'orchestre joue seul une prière
sourde, en contre-point d'église. Qu'on ne dise
point que c'est mêler le sacré avec le profane.
SUR LA MUSIQUE. 413
Est-îi rien de plus sacré dans ce monde que le
véritable amour conjugal !
Avec combien plus d'avantage encore ne se
serviroit-on pas àes chants d'église, s'ils étoient
tels qu'ils devroient être !
C'est par les sens que nous aimons toute
chose : la musique doit contribuer à faire aimer
la religion et les cérémonies religieuses; mais >
excepté quelques hymnes , les chants pieux
ont besoin d'une réforme presque générale. La
mélodie en est si peu sensible , que les orga-
nistes qui les accompagnent , sont presque
toujours obligés de transporter le chant à la
basse, parce qu'ils ne pourroient faire qu'une
mauvaise basse sur certains chants. On n'a pas
même observé de se servir des tons majeurs
pour les chants d'alégresse. Le Te Deum est
composé presque entièrement en mineur ; le
Requiem , au contraire, est dans un ton majeur.
Il semble que Saint- Grégoire et d'autres com-
positeurs du chant d'église, ignoroient l'empire
du mode.
Que veulent dire encore ces traînées* de
notes sur une syllabe! Elles ne servent qu'à
4T/}. ESSAIS
impatienter ceux qui écoutent, et les chantres
qui ies exécutent. Si l'office est double ou
triple, duplex vel triplex , c'est aiors qu'on en-
tend alternativement , sur les cinq voyelles ,
des fusées qui n'ont point de fin. Cependant si
les chants doivent être syllabîques , comme je
le pense, c'est sur -tout dans ies fêtes solem-
nelles qu'ils doivent être nobles , simples ,
et non ornés de ces colifichets. Ce n'est pas
l'harmoniste savant qu'il faudroit charger de
remplir cette tâche , plus importante qu'on ne
croit pour faire révérer la religion ; c'est aux
musiciens qui auroient le plus de chant dans
la tête qu'on devroit la confier. Peu de notes ,
un chant simple et analogue à la chose , sus-
ceptible d'une belle basse et d'une bonne
harmonie, est ce qu'il faudroit. Alors chacun,
selon son organe , pourroit ajouter une partie
de remplissage. L'impression de ces chants ,
toujours simples , variés et mesurés pour que
l'ensemble fût plus aisé à saisir , resteroit dans
l'ame àiÇ.s hdcles , et ils courroient louer Dieu
dans les temples , sans risque d'être fatiguée
par une ennuyeuse psalmodie.
SUR LA MUSIQUE. 415
Nous avons des airs anciens qui pourroient
servir de modèles aux chants religieux , tel
par exemple celui-ci, qui, je crois, a fait im-
pression sur tous ceux qui l'ont entendu :
E^i
£
S
£
pzrfc
•»e-
È
tt
' — V
Re - i|Lii - em x - - ter - nam do- na e - is
«p • p '■ "-^4^^ô^
1^
Do-
ini - - - ne.
Quel homme , après avoir assisté aux funé-
railles de sa femme, de sa fille, de son ami, ne
garderoit de tels chants dans son ame ! Cher-
chons , cherchons les sensations délicieuses ,
mais honnêtes et pures; nous ne sommes heu-
reux que par elles : et jamais l'homme sensible,
qui aime l'attendrissement , ne fut redoutable
pour ses semblables.
Dans le Comte d'Albert , comme dans beau-
coup d'autres pièces , essayer de faire l'éloge
de madame Dugaion , c'est vouloir expliquer
la nature : elle entraîne par ses beautés, et
nous force au silence. Cette femme admirable
4.i<r ESSAIS
ne sait point la musique ; son chant n'est nî
italien ni français, mais celui de la chose. Elle
m'oblige à lui enseigner les rôles que je lui
destine , et j'avoue que c'est en tremblant que
je lui indique mes inflexions, de peur, qu'elle
ne les substitue à celles que lui inspire un plus
grand maître que moi. Lorsqu'un heureux
instinct favorise un individu , on doit le laisser
agir. L'on m'a dit cent fois que Garât seroit
le meilleur chanteur de l'Europe , s'il savoit la
musique, et s'il consultoit les maîtres à chanter.
J'ai toujours cru qu'on se trompoit : il est élève
de la nature ; et s'il connoissoit le danger de
manquer aux règles de l'art, nous perdrions,
ce qu'on trouve rarement, les élans d'un heu-
reux instinct, pour gagner ce que l'on entend
par tout, les accens de convention.
En terminant ici le catalogue de mes pièces ,
je passe sous silence les Méprises par ressent^
blance , le Prisonnier anglais , le Rival confident,
Amphitryon , Barbe bleue et Aspasie, parce que
plusieurs de ces pièces n'ont pas été gravées.
Je m'aperçois d'ailleurs que les réflexions
sur la mwsique , qui se prcsentoient aisément
à
SUR LA M us I QU E. 417
à ma pensée au commencement de cet écrit ,
deviennent plus rares.
C'est donc ici que je dois finir, car, comme
je l'ai dit dans i'avant-propos , je n'ai rapporté
ies époques de ma vie , je n'ai donné la liste
de mes ouvrages , que pour être conduit natu-
rellement à ces réflexions. Je sais qu'elles sont.
loin d'être épuisées ; au reste , c'est dans ce
cadre que je pourrai les continuer, si les ou-
vrages que je viens de citer et ceux dont je
m'occuperai probablement à l'avenir , m'en
fournissent ies moyens.
Jetons à présent un coup - d'œil sur les
succès qu'obtient le musicien dans la carrière
du théâtre ; ils sont tous difFérens , quoique
nombreux. Chaque succès tient à quelques
circonstances qui lui sont particulières , et tel
ouvrage qui réussit plus que tel autre, ne doit
pas pour cela satisfaire autant le compositeur.
D'où peuvent venir ces différences que le public
en générai n'aperçoit guère ? Parce que tel fait
une excellente musique sur un mauvais drame,
et paroît rester enseveli sous ses ruines : cepen-
dant quoique l'ouvrage soit retiré du théâtre,
TOME I. D d
4rS ESSAIS
ia partition est gravée , les çonnoisseiirs a,p-
précient l'œuvre du musicien , et répandent
sourdement sa réputation. Tel iait au contraire
une musique médiocre , où tout est imité ,
contourné , posé sur une harmonie super-
ficielle. Peu de vérité dramatique, point de
connoissance du cœur humain; la gaieté y sera
tristement rendue , l'esprit y sera grimacier :
cependant , si cette musique est SQutenue par
im bon poëme, ie succès couronnera l'œuvre.
Mais ensuite on exécute cette musique dans
les concerts , là elle paroît seule ; le poëte ,
l'actrice en réputation , la décoration , tout a
disparu ; alors le géant devient imin , et il
gémit après ses succès, .en se voyant méconnu
des gens de l'art , qui d'avance ont rayé son
nom du catalogue des bons compositeurs où
il se croyoit inscrit.
RÉCAPITULATION.
Il n'existe point de livre de mi)siqi.]e qui
parle moins que ceiui-çi des règles de l'ai't.
Un essai sur l'esprit de la musique ne devoit
pas ctre un livre technique ; mais , cherchant
SUR LA MUSIQUE. 41^
à développer le sentiment même d'un art tel
qu'il frappe sans cesse les organes de l'artiste
pendant son travail, c'est révéler le secret qui
a précédé la règle , et qui presque toujours l'a
fdh naître.
C'est après avoir lu les Traités d'harmonie
de Tart'uii , de Z,arlin , de Rameau , de d Alem-
hert , que je me suis dit : « Voilà bien assez
«parler théorie». Avant que la pratique ait
épuisé toutes ces règles et ces immenses
calculs , il y a de quoi occuper les artistes
pendant plusieurs siècles. Puisse seulement
cet amas d'érudition nous donner un trait de
chant qui réveille une sensation douce et con-
solante pour les âmes sensibles !
11 est démontré cependant que les sciences
mathématiques sont la source des combinaisons
harmoniques, et qu'elles donnent une vajeur
certaine aux sons de la gamme , en les assu-
jettissant à des calculs sûrs pour la règle ,
f'ils le sont peu pour le plaisir. J'ai lu aussi
J. J. Rousseau: il a dit beaucoup, sans doute;
et s'il eû-t fait autant d'opéra que d'oeuvres
de littérature , sq^ réflexions plus générales ,
Dd 2
420 ESSAIS
plus multipliées et appuyées de nombreux
exemples, m'eussent dispensé d'écrire sur mon
art.
Combien de temps ies hommes n'ont -ils
pas erré en m-usique , comme dans toutes ies
sciences , avant d'arriver au vrai beau ; tantôt
en se livrant à une simplicité puérile , tantôt
à une complication fastueuse et désordonnée!
D'abord les chants les plus simples , formés de
quatre ou cinq notes , ont suffi pour exprimer*
la joie ou la douleur dès hommes simples et
abandonnés à la nature *. L'art naissant de la
mélodre s'est enrichi; les chants se sont mul-
tipliés à mesure que les idées physiques ou
morales se sont développées. Ecouteii chanter
l'hômrrie de la nature ,' son chant sera le miroir
de son ame. Si pliisièuts homirit^s -dhah^ent^
tour- à -tour le îrtéhle'^îr , ïls vous révèlent
leur caractère ; il y îa' des èx:cepti6ns , rnais
; • ; ,;:'.,,'.,■■ i ■ • ' . ■ : • ,
* L'érifanf <Ie la' nature cTiantc ses mâîix et'Vés plaisirs:
!es complaintes , les^'Yôlîlances nous viennejit.<fes amans
et en général des,cùe«rS;pas&ionpés ; jl njy, ? que les
âmes stupides qui trouvent ridicule' ^*on chante ses
■njallieurs, ' ' . . . . ^.-
« s UR LA MUS I QUE. 421;
elles ne sont pas pour t'homme dont je parle.
Quand les histoires anciennes nous parlent
des prodiges opérés par la musique , je ne les
révoque pas même en doute ; elle devoit avoir
un empire absolu siu: des cœurs non corrompus.
L'homme de ia nature est un ; ie caractère de
i'homme de nos jours est un peu de tout.
La musique des anciens appliquoit et conser-
voit scrupuleusement une mélodie, et sur-tout
un rhythme pour chaque chose. Le peuple
étoit sûr q-ue Ton céiébroit ia fête de Vénus
ou de Junon , lorsqu'il entendoit les chants
qui les désignoient. Chaque air faisoit une
impression distincte ; chaque famille chan-
toit s>es lois dans le sein de la retraite , et
certes on ne chantoit pas de même Honore les
auteurs de tes jours , ou Verse ton sang pour la
patrie,
La mélodie dut donner naissance à f har-
monie. On s'aperçut qu'après avoir monté
sept notes , la première renaissoit dans la
huitième. Les savans virent des rapports entre
tel et tel son ; l'harmonie une fois soumise
au calcul , dut augmenter les progrès de la
Dd 3
422 ESSAIS
mélodie, qui ne marchoit qu'à l'aide des nou-'
velies sensations qui i'inspiroient.
Si nous passons au siècle dernier, c'est chez
les Romains modernes qu'il faut voir combien
la mélodie avoit encore peu de rapport avec
là déclamation.
Voyez cet air de Vinci : ( Artaserse di
Metdstasio , sceiia XIII y atto primo ) :
Allegro.
jr^-'V^=-^ p ■ >
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Voici la fn de l'air .- Tor - na ,
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tor-na, t'as -coi r te -
Que veulent dii^è tes tùrna , torna répétés ,
sans dire iimo'cehte /•«"*'''*■'
Dans la bouche de la princesse , sœur
s UR L A M us I QU E. 425
^'Ars^ce , cet air de gigue devoit être ce que
nous appelons air de fureur. Un noble courroux
peut intéresser , lors même qu'il est injuste ;
2nais la* colère non ennoblie est toujours dé-
goLitanie. L'opposition la plus triviale étoit
donc de faire un air de danse gai, pour ex-
primer la fureur ; c'est , si l'on veut , la colère
de Polichïnel.
Les accompagnemens de ce morceau sont
d'ailleurs d'un sautillant et d'une gaieté
incroyables. Combien cet air est loin de Ko
■ solcûiido du même auteur? Dans ce dernier, le
chant, et sur-tout les accompagnemens, appar-
tiennent absolument aux paroles ; c'est le
premier tableau qu'on ait fait en musique; c'est
le premier rayon de lumière vers la vérité. Les
Romains entrèrent dans un délire inexpri-
mable lorsqu'ils entendirent , pour la première
fois , cîette réunion sublime à^s sons avec l'ex-
pression juste des paroles.
Vinci fut donc le premier inspiré, à ce que
disent les anciens professeurs de Rome , et ,
comme créateur, il mérita la statue qu'on lui
érigea dans le Panthéon.
Dd 4
4.24» ESSAIS
Si le génie de Vinci sentit le premier que
les sons poavoient peindre les agitations d'un
cœur qui compare ses mouvemens divers à
ceux d'un vaisseau tourmenté par la tempête ,
l'air
Torna innocente ....
que je viens de citer , prouve qu'il n'avoît
pas senti que la mélodie a autant de pouvoir ,
et plus encore que l'harmonie ; c'est-à-dire ,
qu'elle peut descendre dans le fond du cœur
pour y puiser et exprimer tous les sentimens
moraux , en suivant les nuances infinies de la
déclamation. Oui , même après le chef-d'œuvre
dont je viens de parler , on ignoroit encore en
Italie que la déclamation fût la source de la
bonne musique.
Pergolèie naquit, et la vérité fut connue.
L'harmonie a depuis fait àes progrès étonnans
dans ses labyrinthes infinis ; les exécutans , en
se perfectionnant , ont permis aux compositeurs
de déployer la richesse des accompagnemens;
mais Pergolèie n'a rien perdu ; la vérité de
déclamation qui constitue ses chants, est indes-
tructible comme la nature. C'est sans doute
SUR LA MUSIQUE. 425
un malheur irréparable pour l'art, que ce divin
artiste ait fini sa carrière à la fleur de l'âge. Ce
ne fut pas sans un plaisir extrême que , pen-
dant mon séjour à Rome, j'appris de plusieurs
musiciens âgés , que ma taille , ma physionomie
leur rappeloient Pergolèz^ i ils m'apprirent que
la même maladie menaçoit aussi sqs jours,
chaque fois qu'il se livroit au travail. Vertieî,
qui avoit connu et aimé Pergolèie , me con-
firma la même chose à Paris.
Duni , dont j'ai toujours aimé la musique ,
parce qu'elle meparoît simple, naïve et vraie,
m'a dit qu'il sortit jeune encore d'un conser-
vatoire de Naples, pour aller à Rome composer
un opéra au théâtre de Tordinona. Pergolèie
étoit cette année chargé du premier opéra ,
et Duni du second. PergoJèie avoit obtenu
àts succès , par conséquent il avoit des enne-
mis ; son opéra ne réussit point : on osa
fui jeter une orange sur la tête pendant qu'il
étoit au clavecin pour conduire son ouvrage ;
le chagrin renouvela son crachement de sang ;
il se retira du côté de Naples , chez le duc de
Mondragoiia dont il étoit aimé ; il languit et
J^2.6 ESSAIS
s'éteignit doucement en composant le Stabdt,
d'autres disent un Miserere,
En arrivant à Rome, Dutiî s'étoit présenté
à lui , en lui disant : ce Mon maître , je ne sais
>' quel sort m'attend , mais je suis sûr que mon
" ouvrage entier ne vaut pas un seul air de
" votre opéra si mai accueilli «. Celui de Dutii
eut du succès; celui de Pergolèie fut repris
et chanté avec délices l'année suivante sur tous
les théâtres d'Italie ; mais l'ange créateur étoit
descendu dans le tombeau.
Avant le règne de Pergolèie , LtiHi , déjà
établi à Paris, avoit quelques pressentimens
de la musique déclamée; son récitatif le prouve;
mais il ne sut que noter la déclamation, et
non chanter en déclamant.
Rameau lui succéda; il étoit moins sensible,
mais plus savant et plus riche d'harmonie; il
connoissoit la musique des Vinci, Pergolèie ,
Léo , Terradellas , Buranello ; mais il avoit
commencé fort tard à travailler pour le théâtrej
il fut contraint de suivre sa manière qu'il ne
regardoit pas comrne la rncilleure.
« Si j'avois trente ans de moins , disoit - il
SUR LA M us I QU E. 427
i> à Tabbé Arnaud, j'irois en Italie, Pergolèie
» seroit mon modèle ; j'assujettirois mon har-
3> monie à cette vérité de déclamation qui doit
>» être le seul gUide A^s musiciens ; mais à
" soixante ans , l'on sent qu'il faut rester ce
» que l'on çsi. L'expérience dit assez ce qu'il
'> faudroit faire; mais le génie refuse d'obéir ».
Cet aveu ne peut être que celui d'un grand
homme; en effet, Rameau fut un des plus
•grands harmonistes de notre siècle. Il fît des
chœurs magnifiques, où l'harmonie non-seu-
lement est savante , mais très-expressive. Son
monologue
Tristes apprêts, pâles flambeaux
dans Castor et Pollux , est vrai, sur -tout à
l'endroit
Non, non, je ne verrai plus. . . .
Cet endroit est digne de Pergolèie. Sts airs de
danse sont variés , fort adaptés à la chose , et
sur^tout fort dansans. Les tournures de son
*chant ont vieilli ; mais tel sera le sort de
toute mélodie vague. Son harmonie servira
de modèle , parce que le cachet du maître y est
428 ESSAIS
empreint, et que toute expression, à part la
bonne harmonie, a un mérite réel.
L'Itaiie ne conserva pas long- temps k
mélodie simple et vraie de Pergolèie ; de jour
en jour elle abandonna les vraisemblances
dramatiques, pour faire briller, ses chanteurs.
. Pendant ce temps , la France étaloit la pompe
la plus brillante dans \q$ opéra de Quinauty et
s'amusoit à chanter délicieusement les récitatifs
de Lulli et de Rameau, avec toute la prétention
( à la mesure près ) d^s airs pathétiques.
L'Allemagne, de son côté, se fortifioit de
plus en plus àes ressources de l'harmonie.
C'est alors que les bouffons italiens arrivèrent
en France. Les gens de goût n'eurent qu'un
cri pour approuver cette musique expressive et
pittoresque ( i o). Le reste de la nation résista:
mais elle fut obligée de céder à l'empire de la
raison et de l'ennui. La France, toujours accou-
tumée à perfectionner ce qui lui vient de ses
voisins, tenant le milieu entre l'Italie et l'Alle-
magne, adopta la mélodie italienne qu'elle unit
à l'harmonie allemande; c'est ce que Philtdw
exécuta dans plusieurs chef-d'œuvres.
SUR LA MUSIQUE. 429
En arrivant à Par'is je donnai successivement
le Huron , Luâle , le Tableau parlant , Sylvain,
\ Amitié à F épreuve , \çs Deux Avares, Xémire
et A^or, l'Ami de la maison ^ Céphale et Procris,
la. Rosière de Salenci. C'est à cette époque
de ma carrière, que le chevaiier Gluck nous
apporta la massue ^Hercule, dont il terrassa
sans retour la vieille idole française, déjà foible
des coups que lui avoient portés les bouffons
italiens, ensuite Duni, Philidor et A4onsigm.
Nous devons beaucoup , sans doute , au
chevalier Gluck pour les chef- d'oeuvres dont
il 'a enrichi notre théâtre; c'étoit à son génie
vraiment dramatique , qu'il falloit confier
l'administration d'uîi spectacle qu'il avoit fait
renaître par ses imrhortelles productions , et
délit il auroit maintenu l'ordre et la vigueur
par ses lumières, et par cette transcendance que
donne la supériorité des talens. C'est sur-tout
en'èncourageant les gens de lettres , en se faisant
remettre les: diffërens poèmes qu'ils composent^
(ju^il serok àî^ à un directeur, tel que Gluck\
d'pQcuper chaxjue musicien dans le genre qui
lui est propre, Un jeune compositeur., un
43» ESSAIS
exécutant, perdent souvent plusieurs années ^
et quelquefois leur vie entière, à chercher ce
qui leur convient , tandis qu'en un instant ils
pourroient être fixés *.
Je sais que la subordination est difficile
à établir parmi des sujets qui nous subjuguent
par le charme des plaisirs ; mais le peu de mc-
rite de ceux qui les commandent, est souvent
la véritable source de leur découragement.
Si là nature eût doué Lu/Ii du génie créateur
de Gluck , de quel éclat n'eût-il pas fait briller
l'Opéra de Paris àhs sa naissance, étant cprnblé
à.es faveurs directes de Louis XIV! Mais qe
roi, ami des arts utiles et consolateurs, ne
pouvoit rnieux choisir , puisque Lulli étoijt Iç
premier musicien de son temps. C'est à lui
q:u'il fut permis de créer une Académie royale
de musique, dont il fut l'unique directeur.,. ,
Sans doute que dès -lors les courtisans y<>u^
lurent s'emparer de l'autorité sur les spectacles;
autorité funeate^ qui séduit bien plus souv^nl
l'amateur du s,exe, que jçelul des ar,ts : m^ks
* .,; \ -; — !- — ; — ' — • — -; : ~ ^
* Voye'-l\tc\\iYi<\'ç.l^tV INSTRUCTION PVBLiqàE^
relativemmit à ia musique; ^J \'ol\Ui'ie, _ .:•.
SUR LA MUSIQUE. 431
que pouvoient-ils contre un artiste qui avoit
l'honneur, ainsi que Molière , d'approcher de
son maître pour ie consulter sur $ts plaisirs.
On dit , je ie sais, qu'il règne parmi les artistes
trop de jalousie pour 'qu'on doive confier à
l'un d'eux un pouvoir trop étendu. Vains
préjugés , vains mensonges , doat on se sert
pour éloigner l'homme de talent de sa véritable
place. Le musicien médiocre, une fois parvenu
par SQS importunes sollicitations et ses bas-
sesses , tremblera , sans doute , à l'aspect des
vrais talens , quil éloignera par les dégoûts;
lïiais faites choix^ d'un artiste dont la juste
réputation vous réponde d'un noble désinté-
ressement ; dont la célébrité, ce phantôme
charmant , repousseroit l'envie et la cupidité
si elles osoieiat le tenter; faites choix de l'artiste
qui, après de nombreux succès, aime encore
à prolonger sa gloire , en éclairant \qs jeunes
iatensi de son expérience; faites choix de
i'homme enfin,. qui a ie droit dédire à l'homme
célèbre, son égad : g^; Votre génie a smvous buvrii?
» en Italie une route nouvelle pour arriver au
■» vrai; pourquoi vous perdre dan$ le chemin
432 ESSAIS
« brillant que vous avez tracé à vos émules , en
« courant après le genre auquel vous ne pouvez
" atteindre! Laissez-là ces chœurs terribles, ces
" airs de danse dont la nature vous a caché les
5' ressorts ; ne privez pas l'Europe des scènes
" touchantes que vous produisez sans efforts. «
II dira à cet autre : « Votre mélodie est noble et
» pure ; vous ne produirez plus ces chants
» suaves et pathétiques , si vous cherchez à
>' peindre avec trop de vérité et d'énergie. « —
« Vous , toujours correct et fier , mais n'ayant
" qu'un style inflexible , qui ne peut se prêter
'> aux nuances infinies des passions , vous ne
'> devez peindre qu'en grand, et sur des paroles
3' d'un sens vague ». Enfin Gluck m'eût dit à
moi-même : « La nature vous donna le chant
» propre à la situation; mais c'est aux dépens
>> d'une harmonie plus sévère et plus çompli-
» quée que ce talent vous fut donné. » "'< à
Ce n'est qu'avec des efforts qu'on parvient
quelquefois , avec succès , à sortir du genté
auquel nous sommes appelés ; mais le plus
souvent alors on passe le but, ou l'on reste
au-dessous, et c'est commettre la même faute. '
L'ignorance
SUR LA MUSIQUE. 435
L'ignorance révoiteroit i'amour-propre si elle
cherchoit à prendre ce iangage ; mais la vérité,
présentée avec intérêt par l'homme instruit ,
fut toujours bien reçue des vrais talens, sur-tout
lorsque, pour bien remplir sa place, les succès
d'autrui intéressent le directeur.
NOTES.
XAGE ij^. (i) En appelant ainsi le pays de
Liège, j'éprouverai sans doute de^ contradictions :
i'on pourroit à plus juste titre appeler ce pays, plus
qu'aucun autre , celui des vertus et des vices. En
effet , dans le temps de ma jeunesse , la vertu s'y
montroit sans ostentation , et le vice sans hypocrisie.
Qu'il me seroit doux d'y voir fleurir le commerce
et les arts , autant qu'il m'en paroît susceptible par
sa position et le génie de ses habitans ! par tout
environné de nations aussi commerçantes que for-
midables , dont il sépare les limites , il devroit jouir
de tous les avantages de la liberté et de ia neutralité.
Si l'artiste y trouvoit de l'encouragement, combien
de têtes vigoureuses sortiroient du petit pays de
Liège !
On en peut juger par Gaspart Laîresse , sur-
uommé le Raphaël hollandais ; Bertholet Flémal ;
T O M E I . E e
434 ESSAIS
Jean Warin , médailliste ; Renekiriy inventeur de la
machine hydraulique de Marly , dans un temps
où cette partie de la physique e'toit au berceau ;
Démarteau , inventeur de la gravure à la manière
du crayon ; Grandjean , oculiste , aussi célèbre par
le succès de ses opérations , que par sa piété envers
les pauvres; Paschal Task'in , luthier, seul héri-
tier du génie des Ruchers; Fassin et Desfrance,
dont ies tableaux acquièrent, chaque jour, un plus
grand prix. Feu le chanoine Hamal , dont les ou-
vrages en musique ne sont pas assez connus ; et
si je ne craignois de blesser la modestie du plus
respectable magistrat , de l'homme constamment
aimé du peuple , et dont Anacharsîs nous eût trans-
mis les vertus s'il fût né parmi les Grecs , ne
citerois - je pas Fahry l
Le caractère du Liégeois est un; il aime la vérité;
et il est inébranlable , obstiné, lorsqu'il croit suivre
ses traces : mais il devient docile lorsqu'avec dou-
ceur on lui montre ses égaremens. Secondé par
une imagination forte , le travail le plus obstiné ne
le décourage pas. Bon père, bon mari, bon fils,
bon soldat, il a reçu tous ces dons de la nature.
On trouve le Liégeois dans les armées de toutes les
puissances; mais il sera bientôt déserteur s'il n'est
pas reconnu pour le meilleur soldat de son régi-
ment. Sa tête s'exalte aisément pour le bien ,
SUR LA MUSIQUE. 435
quelquefois pour le mal , quelquefois imbécille à
l'excès , il semble qu'il n'y a que la médiocrité
qui lui soit refusée. Faut-il être surpris que parmi
ce peuple il naisse quelquefois un monstre qui ,
étonnant l'Europe de ses forfaits , déshonore une
nation qui joint la franchise helvétienne à l'énergie
du peuple anglais , qui attend avec impatience
l'instruction que les chefs de laRépublique devroient
ïui faciliter. Ce monstre qui la déshonore est-il si
dangereux ! non : il ne connoît pas l'hypocrisie ;
il marche en plein jour , la tête levée , et le glaive
de la justice saura l'abattre.
Que les états de Liège ayent la force d'être
unis , non pas lorsqu'il est question de leurs droits
honorifiques ou lucratifs , mais seulement lorsqu'il
s'agit du bien public ; qu'ils sachent d'une voix
inianime protéger le commerce , récompenser
publiquement le citoyen homme de génie ou in-
dustrieux; qu'ils sachent établir des manufactures,
soit pour la tannerie, soit pour le fer, soit pour
l'exploitation du charbon de terre ; dès qu'elles
seront en activité et en rapport , qu'on en fasse la
concession à des particuliers dignes de récompense,
qui s'enrichiront encore en payant aux états la rente
des premiers capitaux ; que le prince , si connu
par sa bonté et par l'amour qu'il porte à son peuple ,
daigne, par quelques distinctions flatteuses , engager
E e 2
4 3^ ESSAIS
tour- à -tour les riches monastères à suivre cet
exemple ; il ne faudra pas cinquante ans pour voir
disparoître les masures et les haillons des habitans
d'outre Meuse. Ce n'est pas dans une note sans
doute , ni par un musicien, que doit être traité un
sujet aussi important; mais il m'est bien doux , quoi-
qu'éloigné de ma patrie depuis mon bas âge , de
!ui prouver que je n'ai pas cesse' d'être citoyen.
P^ige 182, (2) J'ai remarque' en ge'ne'ral que les
ouvrages que j'ai composés dans la belle saison , se
ressentent de son influence : leHuron, le Tableau
parlant, VAmi de la maison, la Fausse- Alagie , la
Rosière , Colinette à la Cour, la Caravane et Panurge ,
sont ceux qui me semblent avoir une certaine fraî-
cheur qui les distingue. Si les circonstances s'y
prêtoient , je travaillerois pendant l'été sur uii
poëme aimable , et l'hiver sur une pièce plus
sérieuse et plus intriguée. Au reste , en tout temps.
Je bonheur dont l'artiste jouit, influe infinimenl
sur ses productions.
Page 2 I 8 . [i) Lorsque les sens sont trop calmes,
j'ai souvent éprouvé que l'imagination se refuse à
ce qu'on veut en arracher ; il est dangereux alors
d'en forcer les ressorts : dans ce cas il est utile
de faire un peu d'exercice , soit en se promenant
à grands pas ou en s'agitant de quelqu'autre
^ U R L A M U s I QU E. 437
manière ; après quoi l'on est souvent e'tonné de
trouver le point juste qui fait naître et apprécier les
idées. Le contraire est souvent nécessaire lorsque
l'imagination trop exaltée fait perdre la mesure
et le jugement : alors une lecture étrangère d'un
quart d'heure , une visite dans un appartement
voisin , enfin une diversion quelconque , vous
rend ce que j'ai appelé le point juste , exempt de
langueur ou d'exagération.
Page 248 . (4) On dira que Henri ne fut point
un prince remarquable par ses semimens religieux.
A quoi donc attribuer l'idée dont je parle î elle
est juste puisqu'elle a réussi. C'est peut - être par
les rapports intimes qu'ont entre eux tous les
sentimens honnêtes. Henri étoit bon, donc il étoit
aimé de Dieu et des hommes.
Page 2^6. (5) Jamais je ne fus plus tourmenté
par les changemens continuels que faisoit l'auteur.
Dorât, son ami, en lui critiquant la tournure de
ses vers , substituoit sans cesse le clinquant de
l'esprit à la sensibilité qu'exige la pastorale. J'avois
beau dire que , sur-tout dans ce genre , le mieux
étoit l'ennemi du bien ; chaque jour amenoit la
réforme de ce qu'on avoit fait la veille. Je me
promis bien de ne plus jamais m'associer avec
des têtes légères , qui suivent tour - à - tour les
Ee 5
438 ESSAIS
impulsions qu'on leur donne , sans savoir où il faut
s'arrêter.
Page jj'j/. ( <j ) Les Princes ne récompensent
les taiens médiocres , que parce qu'ils savent
mettre leur personne en évidence. Pendant que
l'homme de mérite se consume dans son cabinet ,
l'ignorant emploie son temps à captiver le valet
qui a l'oreille du maître; et ce n'est pas avec la
fierté du vrai talent que l'on peut intéresser l'homme
qui n'est riche que du fruit de ses bassesses ; il
craint et éloigne le mérite qui l'éclipseroit. O
grands de la terre ! si vous n'appelez directement
à vous les hommes que la renommée vous montre ,
renoncez à savoir la vérité , et craignez que de vils
esclaves ne vous fassent commettre des injustices ,
que les siècles à venir ne vous pardonneront point.
Sachez que l'ignorant porte en son cœur une
secrète envie de se venger des taiens. J'ai vu de
près le manège de l'envie; et sous le voile de l'in-
térêt , je me suis vu noircir en votre présence.
Page s 3 9' (z) ^^ répéterai encore que le
rhythme ou le mouvement est si impérieux qu'on
pourroit croire avec raison qu'il décide souvent
à lui seul de l'effet de la musique. Lorsqu'un
mouvement est bien saisi , bien marqué , lorsque
les phrases sont bien symétriques , essayons , par
s U R L A M U s I Q U E. 439
exemple , d'en changer l'intonation , l'effet n'en
sera pas détruit. Conservez au contraire l'intona-
tion , en lui substituant un autre mouvement, tout
est anéanti au point que Ton croira entendre un
autre morceau de musique. La symétrie entre
les phrases est nécessaire pour rendre la musique
dansante. Dans la musique vocale il n'est pas
moins utile au chant de rendre les phrases quarrées
autant qu'on le peut. Il faudroit en quelque sorte
au compositeur, un prote musicien qui se chargeât
de cette ennuyeuse analyse; de même que le prote
d'imprimerie avertit souvent l'homme de lettres
qui , sans le savoir , a versifié sa prose. En ajoutant ,
en retranchant une mesure de ritournelle , en alon-
geant une note portant sur une syllabe longue , on
ctabliroit toujours une symétrie que j'ai moi-
même quelquefois négligée. Cette attention minu-
tieuse échappe souvent à l'artiste qui est entraîné
par le sentiment : elle ne coûte pas moins à celui
qui , ne trouvant jamais le chant propre, ne travaille
qu'avec des accords. Au reste la symétrie entre
ies phrases sera toujours plus exacte si l'on cviie
les mouvemens vifs où plusieurs mesures peuvent
se mettre dans une seule , en indic^uant un mou-
vement plus lent.
Page ^6 S. (8) Quoique l'on chante souvent
44-0 ESSAIS
dans l'opéra comique , l'on ne chante pas toujours.
Il y a chanter pour parler , et chanter pour chanter.
Dans Isabelle et Gertrude , par exemple, Isabelle
chante Quel air pur! avec tous les accompagnemens
de l'orchestre: sa mère, qui est dans le pavillon , ne
l'entend point. Survient Dorlis qui la tire par sa
jupe , elle fait un petit cri , la mère se lève effraye'e.
Il faut que les hommes aiment singulièrement le
plaisir, pour se prêter ainsi aux illusions théâtrales :
ils font bien ; car plus de sévérité détruiroit l'art
dramatique.
Page ^ çy- (9) En France et en Allemagne les
hommes chantent la haute-contre, et ce n'est pas
sans peine ; en Italie , ce ne sont pas même les
femmes , auxquelles la nature accorde souvent un
superbe bas - dessus , qui est la véritable haute-
contre, mais les malheureuses victimes que l'avarice
et la barbarie des parens ont fait mutiler, après
avoir chanté le dessus , deviennent bas-dessus ou
haute - contre à l'âge de trente ou quarante ans.
Si l'Italie savoit de quel œil le reste de l'Europe
voit cet attentat envers l'humanité , elle auroit
depuis long-temps réprimé cet abus horrible qui
déshonore un des arts les plus nobles. Je sais que
ritalie ne peut se passer de musique , ni la musique
des voix de dessus et de haute-contre; mais les
s U R L A M us I QU E. 441
enfans de chœur sont la vraie pépinière qui four-
niroit à tout. Et quel mal y auroit-il , quand, dans
quelques e'tats de l'Italie, on laisseroit chanter les
femmes sur les théâtres î aucun. Peut - être au
contraire on déracineroit deux crimes à-la-fois, eC
qui sont également contre nature.
Page /f.2 8. (10) Lacombe fit imprimer en 1758,
c'est-à-dire, avant les disputes sur la musique et
les ouvrages qu'elles occasionnèrent, le Spectacle
des beaux arts , où il donne les vrais principes de
la bonne musique, et indique la source du chant^
dont les motifs , dit-il , sont dans ia déclamation.
Fi N du premier Volume,
I
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i
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