Skip to main content

Full text of "Voyage autour du monde par les mers de'lInde et de Chine exe?cute? sur la corvette de'le?tat la Favorite pendant les anne?es 1830, 1831 et 1832 sous le commandement de m. Laplace... /publie? par ordre de m. le vice?admiral comte de Rigny."

See other formats


VOYAGE 
AUTOUR DU MONDE 


LA FAVORITE 


PENDANT LES ANNÉES 1850, 1851.ET 185 


RE à 


VOYAGE 
AUTOUR DU MONDE 


PAR LES MERS DE L'INDE ET DE CHINE 


EXÉCUTÉ SUR LA CORVETTE DE L'ÉTAT 


LA FAVORITE 
PENDANT LES ANNÉES 1850, 1851 ET 1852 


SOUS LE COMMANDEMENT 


: : DE M. LAPLACE 


CAPITAINE DE FRÉGATE; 


PAR ms DE M. LE de AL. COMTE DE RIGNY. 


STRE DE LA MARINE ET DES COLON 


ie tte — 


TOME IL 


PARIS. 
IMPRIMERIE ROYALE. 


M DCCC XXXITT. 


Mo. Bot. Garden, 
1827 


VOYAGE 
AUTOUR DU MONDE 


PAR LES MERS DE L'INDE ET DE CHINE 


“x 


SUR LA CORVETTE 


LA FAVORITE 


PENDANT LES ANNÉES 1830, 1831 ET 1832. 
.%; 


CHAPITRE XI 


CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LA CHINE, SON GOUVERNEMENT, 
S RELATIONS AVEC LES EUROPÉENS. 


La Favorite était parvenue au terme le plus éloigné de 
son long voyage : les côtes d'Afrique, celles de l'Indos- 
tan, la presqu’ile malaise et une partie du grand archipel 
d'Asie avaient successivement passé sous nos yeux. 
Tant de pays, tant de peuples différents n'avaient point 
épuisé notre curiosité ; toujours , à travers les mers im- 
menses que nous parcourions, nos regards s'étaient 
ers. ; la Chine, et enfin les ancres de la cor- 
vette avaient pris fond sur le sol de cette contrée, plus 
curieuse que connué. 


Es 1 


2 VOYAGE 

Jusqu'alors, dans presque tous les lieux que nous 
avions visités, j'avais trouvé la civilisation européenne 
aux prises tantôt, comme dans l'Inde, avee une reli- 
gion et des institutions aussi cruelles qu'absurdes, mais 
consacrées déjà par une longue suite de siècles; tantôt, 
comme chez les indigènes des détroits et de Luçon, 
avec l'ignorance et la férocité des sociétés primitives. 
Ces derniers cependant m'avaient offert un’ spectacle 
bien doux pour le voyageur qui étudie l'espèce humaine 
et s'intéresse à son bonheur : celui de la barbarie cé- 
dant peu à peu à l'influence admirable des sciences, 
des arts et de l’industrie. 

La Chine au contraire devait me présenter un sujet 
d'observations bien différent : j'allais voir une civilisa- 
tion dont les traces se perdent dans la nuit des temps, 
et qui depuis six cents ans lutte contre le joug tartare, 
deux fois changé et deux fois rétabli. 

On ne peut douter que sous le règne de ses souve- 
rains nationaux, la Chine n'ait joui, dans les temps 
passés, d'une prospérité bien supérieure à celle que 
nous 1e piton encore maintenant; du moins tout sem- 

‘annoncer. En effet, ces travaux gigantesques, ces 


Les ea ss la province de Nankin, dont l'architecture 
hardie , quoique défigurée par leurs ruines, étonne en- 
core les Européens; les canaux navigables pendant plu- 
sieurs centaines de lieues pour d'innombrables bateaux, 
sur lesquels sont transportées les productions variées 
d'un empire i immense dont les frontières, d'un côté 
voisines de l'équateur, touchent de l'autré aux déserts 


DE LA FAVORITE. | 5 
vlacés de la Sibérie, semblent les magnifiques restes 
d'une grandeur qui a résisté en partie à deux invasions, 
et que les premiers voyageurs génois et vénitiens, dont 
chaque jour vient maintenant constater la véracité, 
n'avaient pas trop vantée à leurs ignorants et incrédules 
contemporains. 

Mais si l’on fait encore attention que la Chine, po- 
licée dès les temps les plus reculés, était alors, comme 
aujourd'hui, entourée partout de peuples féroces et 
menant une vie nomade au milieu de plaines sauvages 
où ne se voit aucun vestige d'un état social plus avancé, 
on admettra facilement l'opinion soutenue par beaucoup 
de savants que la civilisation de la Chine n’a pu lui ve- 
nir du dehors, et que cet empire doit être considéré 
comme un des plus anciens foyers des sciences et des 
arts. Seulement il est vrai de dire que chercher à sou- 
lever le voile presque impénétrable qui couvre histoire 
de ces contrées, est une entreprise où ont échoué les plus 


illustres voyageurs : tous les systèmes que l’on a bâtis 
pour aider à la solution du problème, se sont paué ainsi 


trées ont été mieux étudiées, et Fobeurte € est Mouse 
aussi profonde qu'auparavant. Cependant les annales 
chinoises depuis la première invasion des Tartares sont 
assez connues pour permettre de décider qu'à cette 
époque le céleste empire était bien moins étendu que 
maintenant : beaucoup de provinces du N. et du N. E. 
et entre autres la Corée, étaient indépendantes et four- 
nirent même les troupes guerrières qui, franchissant 
la grande muraille, renversèrent le trône des: LS ai 


é 


li VOYAGE 

du sang chinois. À V'E., la belle île Formose n’est con- 
“quise que depuis deux siècles; au S., celle d'Haynan, 
séparée de la terre ferme par un canal très-étroit, est 
tombée plus récemment sous le joug de fer des man- 
darins; enfin le vaste empire des Birmans, celui du 
Pégu , au S. O., reconnaissent la suprématie de l'em- 
pereur de la Chine, dont ils dépendent cependant moins 
que le royaume du Thibet, lequel forme la frontière 
chinoise du côté du N. O. Mais toutes ces conquêtes ne 
furent jamais, vraisemblablement, l'ouvrage du peuple 
chinois, incapable en tout temps de défendre son in- 
dépendance nationale par les armes, et plus encore 
d'aller troubler des voisins redoutables qui n'avaient 
rien à perdre et tout à gagner, et qui, franchissant 
plusieurs fois tous les obstacles qu'une timide prudence 
leur avait opposés, soumirent à leur joug ces vastes 
contrées et une population presque égale à celle qui 
couvre aujourd'hui l'Europe civilisée. Ces hordes de 
Tartares, avant de perdre leur caractère belliqueux au 
sein de délices inconnues pour eux jusqu'alors, firent 
sentir également la supériorité de leurs armes aux peu- 
ples voisins de l'empire dont ils s'étaient emparés ; ils 
offrirent des conquêtes aux Chinois vaincus comme un 
dédommagement du grand nombre de sages et pater- 
nélles institutions qu'ils abolirent, ou dont ils ne con- 
servèrent que les dehors. 

Si nous adoptons l'opinion de beaucoup de savants 
anciens et modernes, que le nord de l'Europe et de V'A- 
sie a été la source d'où les torrents de barbares se 
précipitèrent sur l'empire romain, ravagèrent pendant 


DE LA FAVORITE. ) 
plusieurs siècles et replongèrent dans l'ignorance les 
parties de l'Europe alors civilisées, il nous faudra néces- 
sairement admettre que la Chine, plus exposée par sa 
position aux mêmes malheurs que l'Occident, a dû 
subir le même sort : cette grande muraille, dont l'ori- 
gine remonte à la plus haute antiquité, semble venir 
à l'appui de notre assertion et prouver également que 
les immenses plaines de la Tartarie, que Montesquieu 
appelle la fabrique du genre humain, inspiraient des in- 
quiétudes à la Chine, bien des siècles avant que By- 
zance eût vu pour la première fois les Huns, et tant 
d’autres tribus conquérantes plus terribles encore, ve- 
nir ébranler le trône des derniers Césars. Mais dans les 
deux parties du monde, les mêmes causes n'ont pas 
amené des résultats également heureux. En Europe, 
ces essaims de barbares méêlés aux peuples vaincus ont 
formé, après quinze siècles, des nations parvenues à 
une admirable civilisation. La Chine offre un tout autre 
spectacle : celui des vainqueurs et des vaincus aussi 
distincts entre eux qu'ils l’étaient le jour de la conquête; 
celui des arts et de l'industrie luttant contre un gouver- 
nement toujours mal assuré et toujours oppresseur, et 
obligé pourtant de ménager une immense population : 
tel est le sujet sur lequel j'exposerai quelques consi- 
dérations, trop générales peut - être , Mais qui me 
serviront, ainsi qu'au lecteur, comme d'une espèce 
d'introduction au récit de ce que j'ai vu, observé ou 
entendu dire à des personnes dignes de foi, dans le seul 
coin du vaste empire de la Chine qu'il soit permis aux 
Européens de visiter. Les jésuites et les autres mis- 


6 VOYAGE 
sionnaires, plus portés, pour se faire valoir auprès de 
leurs mr -! à nr de la cour et des grands que 


rables d'un pays que, d’un autre côté, beaucoup d'Eu- 
ropéens, plus marchands qu'observateurs et plus oceu- 
pés de leurs affaires que des mœurs des habitants qui 
les entouraient, ont jugé trop sévèrement. 

Tous les renseignements de l’histoire autorisent à 
croire que l'invasion de la Chine en 1209 par les Tar- 
tares mongols, ayant à leur tête le fameux Gengis-Kan, 
est la première qui ait fait tomber du trône les empe- 
reurs chinois pour y placer une race étrangère. Trois 
siècles suflirent pour user cette nouvelle dynastie et 
faire perdre aux conquérants leur caractère guerrier : 
aussi cédèrent-ils presque sans combattre aux Tartares 
mantchous, que la soif du pillage fit descendre à leur 
tour des plaines de l'Asie septentrionale; mais ces tri- 
bus guerrières ne comptaient pas, à beaucoup près, 
autant de soldats que celles qui avaient accompagné 
Gengis-Kan dont elles venaient attaquer les descen- 
dants dégénérés : aussi les nouveaux souverains adoptè- 
rent-ils, pour affermir leur empire, une politique diffe- 
rente de celle qu'avaient suivie leurs prédécesseurs : les 
massacres , les dévastations, ces moyens de domination 
employésen Asie, n’eurent qu'une très-courte durée et 
lirent place à l'ordre et à la tranquillité ; le siége de l'em- 
pire, établi auparavant à Nankin, la plus belle ville des 
provinces du S., fut transporté dans celles du N.à Pékin, 
qui servit également de centre à la réunion des troupes 
conquérantes. De ce point, il leur fut plus facile de sur- 


DE LA FAVORITE, | 7 
veiller les ennemis que les plaines de hi T artarie pou- 
vaient vomir encore, et d'étouffer promptement les 
révoltes formidables, mais toujours inutiles, que ten- 


tèrent des chefs puissants dépossédés par les dernières 
révolutions. De nouveaux mandarins prirent la place 
des anciens, enveloppés, avec leurs maîtres détrônés, 
dans une commune ruine; les impôts ne furent pas 
augmentés; et la multitude qui avait vu tomber sans 
regrets et sans lui donner secours le gouvernement des 
Mongols, reçut avec indifférence un joug nouveau, mais 
qui n'avait rien de plus lourd que celui qu'elle portait 
auparavant. 

En apparence rien ne fut changé: même culte reli- 
gieux, même organisation intérieure, même respect 
pour les anciens usages qui plaisent à la multitude trom- 
pée, et ne sont entre les mains des conquérants tartares 
qu'un moyen de plus d’asservissement: encore aujour- 
d'hui, chaque année, l'empereur daigne toucher pen- 
dant quelques minutes, à l'exemple des anciens souve- 
rains chinois, une charrue d’or enrichie de pierreries; 
et cependant, malgré cette vaine cérémonie, les ma- 
gasins d'abondance qu'un gouvernement national et pré- 
voyant avait jadis élevés au milieu de chaque ville, 
de chaque village, pour recevoir dans les années d’a- 
bondance le riz, si nécessaire à la nourriture des classes 
pauvres, restent vides et sont presque tous abandonnés; 
les habitants des campagnes, exposés à mille vexations, 
voient la plus grande partie du prix de leurs sueurs 
passer aux mains des mêmes fonctionnaires qui les 
protégeaient autrefois. I existe, à la vérité, des lois 


8 VOYAGE 
très - sages pour défendre le faible contre le puissant, 
pour encourager l'industrie ; mais elles ne sont pas 
exécutées, ou sont rendues muettes en faveur de l'au- 
torité. | 
Tous ces vices du gouvernement chinois sont inhé- 
rents à la position où l'a placé la nécessité de ménager 
la masse de la population, qui, si elle se soulevait, étouf- 
ferait pour ainsi dire le petit nombre de ses conquérants. 
En eflet, les impôts étant très-faibles, le revenu ne peut 
sufhre à entretenir l'armée tartare qui, toujours sous les 
armes, réprime les fréquentes révoltes, garde l'empe- 
reur et veille aux frontières du N.; la même pénurie dans 


le trésor, force de n’accorder aux mandarins que des 
émoluments trop modiques relativement aux obliga- 
tions qui leur sont imposées : ainsi s'est établi, comme 
par un accord tacite entre le gouvernement et les dé- 
positaires de son pouvoir, un droit de concussion; 
chaque gouverneur de province, ayant acheté sa dignité 
à la cour, est obligé d'imposer aux peuples des taxes 
illicites pour venir à bout de remplir des engagements 
aussi onéreux que blämables, dont le fruit ne lui est 
même assuré qu'au prix de nouveaux sacrifices , renou- 
velés sans faute chaque année. Les grands mandarins 
pressurent la multitude de mandarins inférieurs, qui 
eux-mêmes pressurent la population par les plus iniques 

moyens: cette foule de petites autorités forment une 
espèce de réseau couvrant pour ainsi dire la surface du 
pays, et extrêmement lourd pour les classes riches, 
qui n'obtiennent pas toujours la tranquillité et la jouis- 
sance paisible de leurs biens par des tributs que la 


DE LA FAVORITE. 9 
protection intéressée des mandarins exige impérieuse- 
ment; mais, d’un autre côté, comme les exactions ne 
pèsent que sur la fortune, que les impôts personnels 
sont légers ou même inconnus, la masse immense de 
prolétaires vivant du travail journalier de leurs mains 
est plus libre, plus heureuse à la Chine que dans tout 
autre pays du monde : le gouvernement la traite avec 
modération, assure même sa subsistance, et éloigne 
avec soin tout ce qui pourrait mécontenter et mettre en 
mouvement cette foule innombrable ; la crainte qu’elle 
inspire est la seule barrière contre l'esprit de concus- 
sion dont les autorités de tout rang semblent animées. 
Chaque mandarin répond de la tranquillité des habi- 
tants soumis à sa surveillance et de l'exécution appa- 
rente des anciennes lois. On conçoit combien il est 
difficile à la voix de l'opprimé d'arriver jusqu’au sou- 
verain à travers les obstacles sans nombre que tant 
d'intérêts particuliers lui opposent de toutes parts. Les 
premiers officiers de la cour sont pour ainsi dire enga- 
gés à soutenir les gouverneurs des provinces et à cacher 
des méfaits dont ils partagent les indignes fruits; mais 
siles réclamations parviennent jusqu’au pied du trône, 
si une révolte ou un mouvement vient annoncer le 
mécontentement d'une province, la punition du fonc- 
tionnaire coupable où maladroit est d'autant plus ter- 
rible que le souverain y trouve encore un moyen légal 
de remplir son trésor : les têtes accusées par la voix 
publique tombent à l'ordre d'un haut tribunal de la 
capitale, chargé de faire exécuter des lois sévères et 
anciennes, mais dont malheureusement la seule justice 


10 VOYAGE 

n'a pas réclamé l'application. Les coupables, condamnés 
à la mort ou à finir leurs jours dans l'exil sur les fron- 
üères de la Fartarie, voient leurs biens réunis au do- 
maine de l'empereur et leur famille réduite en escla- 
vage; cette mesure, quelquelois inique, poursuit les 
accusés de rang en rang, br ‘à ce que le fisc ne trouve 
plus rien à récolter. 

Ne croit-on pas entendre Histoire des gouvernements 
de Europe au x siècle? Ces châtiments intéressés 
n'empêchent pas, quoiqu'ils soient fréquents, le mal 
de subsister dans toutes les provinces, la justice d'être 
vendue au plus offrant, la contrebande de se faire 
publiquement sous les yeux et même avec l’assentiment 
tacite de l'autorité locale, toujours occupée à étouffer 
les cris des opprimés et ne conservant qu'à prix d’or, 
auprès du trône, des protecteurs qui peutêtre n'ont 
pas mis ses prédécesseurs à l'abri d’un supplice mérité. 

Cependant le soin que le gouvernement prend des 
dernières classes, dont se compose la majorité de la 
population, l'espèce de repos et pour ainsi dire d’a- 
pathie où il les maintient, ne le garantiraient pas des 
attaques d'un aussi nombreux ennemi, si plusieurs 
causes qui tiennent aux localités et à la position respec- 
tive des diverses classes du peuple, ne l'en défendaient 
encore plus efficacement. En eflet, que pourraient 
contre près de deux cents millions d'habitants qui cou- 
vrent, dit-on, l'immense surface de l'empire chinois, 
une poignée de Tartares, dès longtemps ämollis par le 
luxe, par une longue paix, et concentrés autour du 
trône d’un empereur invisible pour ses sujets ? Mais les 


DE LA FAVORITE. 11 
distances énormes qui séparent les différentes parties 
de l'empire, l'aversion constante des provinces les unes 
envers les autres, et. plus encore la crainte qu'ins- 
pirent aux rangs élevés de la population les classes 
inférieures, toujours prêtes dans cette partie de l'Asie, 
comme en Europe, à profiter des troubles et des dé- 
sordres pour piller et se livrer à tous les excès, isolent 
en quelque sorte les soulèvements partiels qui ont lieu 
fréquemment dans les provinces, et les forcent ainsi à 
s'éteindre d'eux-mêmes sur les points où ils étaient nés 
sans avoir fait de grands progrès, et souvent : même 
après avoir duré plusieurs années. 

Quelquefois cependant ces révoltes dort Louis 
lantes, surtout avant que la dynastie aujourd'hui ré- 
gnante se füt affermie sur le trône; mais l'ordre fut 
toujours rétabli, soit par les armes des troupes tartares, 
soit par la trahison, qui faisait succomber les chefs livrés 
ou séduits, soit enfin par des transactions passées entre 
le gouvernement et les rebelles. C’est ainsi que pen- 
dant le siècle dernier, un fameux pirate, après avoir 
ravagé, à la tête de trente mille hommes, les côtes de 
la Chine, battu plusieurs fois les armées envoyées 
contre lui, menacé Canton et exercé sur les peuples 
les plus horribles cruautés, fut fait grand mandarin, 
obtint des terres pour ses adhérents, et rendit enfin à 
ce prix la tranquillité à sa patrie; et, chose bien rare 
en Chine, le traité fut observé des deux côtés. En 1661, 
Coseng, fils d'un prince chinois du sang impérial, 
auquel la nouvelle usurpation avait coûté la vie, fut 
moins heureux que le pirate: vaincu par les troupes 


12 : VOYAGE 
conquérantes à peine maîtresses de l'empire , il se vit 
obligé de quitter sa patrie, et à la tête d’une très-forte 
armée composée de Chinois, qui fuyaient comme lui 
le joug étranger , il alla conquérir Formose , et menacer 
les Espagnols sur les rivages de Luçon; mais la mort 
l'arrêta au milieu de sa carrière, et ses conquêtes vinrent 
ajouter encore à l'étendue de l'empire chinois. 

Ainsi dans le gouvernement de ces vastes contrées, 
une même cause fait naître des résultats bien différents ; 
él ent où sont les provinces de la capi- 
de. peuples entièrement livrés à la rapacité 
ad et met obstacle à tout progrès vers le 
bien, d'u pr Bitte côté il sert de barrière contre l'anarchie, 
et il a conservé, depuis l'avénement de la dynastie mant- 
choue, la tranquillité de l'empire. Les Chinois ignorent 
peut-être eux-mêmes quelle est la force des troupes tar- 
tares qui forment l'appui du trône de l'empereur; mais 
elles ne doivent pas être plus considérables qu’elles n’é- 
taient lors de la dernière invasion; car ces conquérants, 
toujours sous les armes depuis cette époque, occupés 
à repousser de dangereux voisins sur les frontières 
du N., en même temps qu'à étouffer les fréquentes ré- 
voltes des vaincus, et pouvant être considérés comme 
une garnison étrangère qui garde malgré ses habitants 
une place forte où elle commande, sont demeurés étran- 
gers à la population chinoise et ont conservé le sang de 
leurs aïeux dans toute sa pureté. Aussi ces Tartares 
… exercent-ils toujours, quoique amollis par les douceurs 
du luxe et de loisiveté, le même ascendant sur les 
peuples qu'ils ont soumis : des traits prononcés, la barbe 


DE LA FAVORITE. 15 
et les moustaches longues et noires, des yeux noirs, un 
regard dur et assuré, les pommettes des joues saillantes, 
le nez aquilin, une chevelure longue et crépue, une taille 


au-dessus de la moyenne, des membres çant la vi- 
gueur, enfin une attitude hautaine et guerrière, font tou- 
jours distinguer les vainqueurs des vaincus. Au pouvoir 
des premiers sont tombées toutes les hautes dignités de 
l'empire : sous le nom de mandarins de guerre, ils se 
partagent le gouvernement des provinces, possèdent 
tous les grades de l’armée, et sont l'objet de la cons- 
tante sollicitude du souverain. Les. seconds, sous le 
nom de mandarins lettrés, occupent dans les adminis- 
trations, dans les tribunaux, tous les emplois où il faut 
apporter une instruction que ne possèdent pas leurs fiers 
rivaux, plus ignorants, mais toujours maîtres et compo- 
sant une véritable aristocratie militaire, dans laquelle 
on compte treize rangs de mandarins, tandis qu'il n’y 
a que neuf classes de mandarins lettrés; ce qui n’em- 
pèche pas que cette espèce de noblesse secondaire ne 
soit recherchée de tous les riches Chinois, lesquels, 
pour en obtenir les titres, payent à la cour de Pékin 
des sommes exorbitantes. Cependant Tamour - propre 
seul retire quelque avantage d'aussi grands sacrifices, 
qui vont encore grossir les revenus de l'empereur; car 
le nouveau mandarin ne jouit d'aucune autorité ni d’au- 
cun honneur extérieur; souvent même il tremble de- 
vant des mandarins d’un rang inférieur au sien, et leur 
fait de nombreux présents pour conserver sa tranquil- 


ments de sa dignité aux yeux de ses parents et de ses 


sue 


ps 
F 


lité; mais il s’en console en faisant parade des orne- 


14 VOYAGE 
amis, qu'il est d'usage de réunir dans les grandes céré- 
monies de mariage et d’enterrement : ce sont des titres 
de noblesse que les conquérants vendent aux vaincus. 
Combien de fois, quand j'ai trouvé chez les différents 
peuples des institutions qui excitent comme celle-ci les 
observations. dédaigneuses des Européens, me suis - je 
rappelé ce vers d'Horace : Quid rides?. . . de te fabula. 

L'armée tartare est bien entretenue; la cavalerie sur- 
tout est, dit-on, fort bonne, ou du moins redouiée des 
nations qui avoisinent la Chine au S. O. et à l'O. : 
troupes sont armées de lances, d’arcs et de FRE et 
se servent d'armes à feu, mais semblables à nos plus 
anciens modèles et. d'une fabrication très-inférieure. 
Leur manière de se battre ne ressemble en rien à celle 
des Européens et indique une grande ignorance de la 
tactique militaire : les Tartares attaquent l'ennemi réunis 
en masse et en jetant de grands cris; l'air est obscurei 
de flèches et de dards ; les premiers rangs, composés des 
guerriers les plus intrépides, combattent l'ennemi corps 
à corps: de ce premier choc dépend le succès de la ba- 
taille. Malheur au parti qui en fuyant abandonne la 
victoire! car alors commencent toutes les horreurs du 
pillage et des massacres : le vaincu ne doit espérer au- 
cune pitié. Cependant jusqu'ici les souverains de la 
Chine ont toujours eu l'avantage dans leurs guerres 
contre les Birmans , le Pégu et les habitants plus belli- 
queux du Thibet. 

Mais ce n'est pas de ce côté que sont leurs ennemis les 
plus formidables : c'est au N. O. et au N. des frontières, 
du côté des plaines de la Tartarie, déjà fatales aux usur- 


DE LA FAVORITE. 15 
pateurs du trône chinois, que se prépare une nouvelle 
invasion. Plusieurs tribus de tartares que leur désunion 
et la politique astucieuse bien plus que les armes de l'em- 
pereur avaient rendues tributaires de la Chine, s'étant 
naguère réunies contre l'ennemi commun, sous la con- 
duite d'un chef renommé, repoussèrent plusieurs fois 
les troupes impériales et envahirent le territoire chinois, 
dont le gouvernement, dans ces circonstances difficiles, 
eut recours à ses moyens ordinaires : la séduction, les 
promesses, et surtout la perfidie. Celle-ci triompha 
d'abord ; le général ennemi, attiré dans la capitale pen- 
dant une trêve, pour conclure la paix et recevoir de 
grands honneurs, meurt dans les plus affreux supplices, 
sous les yeux mêmes de l'empereur, et les lambeaux de 
son corps sont envoyés à ses enfants comme une me- 
nace du traitement qui leur est réservé s'ils ne se sou- 
mettent pas sur-le-champ; mais ceux-ci, animés par la 
vengeance, et guidés par leur oncle, homme d'un grand 
caractère, recommencèrent la guerre avec une nouvelle 
fureur. Lors de mon passage à Canton, les troupes de 
l'empereur avaient été plusieurs fois battues, et lon 
prévoyait de grands événements : les Chinois rappe- 
laient d'anciennes prophéties, contraires suivant eux à 
la dynastie régnante, et témoignaient hautement leur 
haine contre elle et le désir de son prochain renverse- 
ment. Il existe en Chine, dit-on, une foule de sociétés 
secrètes, qui choisissent leurs initiés dans les hautes 
classes de la population vaincue: leur formation, entiè- 
rement politique, remonte à la dernière invasion des 
Tartares; tous leurs efforts, ou pour mieux dire tous 


16 VOYAGE 

leurs vœux, tendent à expulser les Amañres actuels de 
l'empire. Encouragés par le souvenir de la chute de la 
dynastie mongole, et accordant une entière croyance à 
de prétendues prophéties, les Chinois sont persuadés que 
la dynastie actuelle tombera du trône à son tour, pour 
l'abandonner peut-être à une nouvelle famille tartare, 
en attendant qu'une révolution plus heureuse y fasse re- 
monter le sang de leurs anciens souverains. 

Un concours singulier de circonstances semble an- 
noncer aux Chinois que si leurs vœux pour l'avenir ne 
sont pas exaucés, leur haine contre le sang tartare sera 
du moins en partie satisfaite. J'ai déjà parlé de l'ennemi qui 
ayant franchi les frontières, fortement ébranlé le trône 
de l'empereur, battu plusieurs fois ses armées, trouve, à 
mesure qu'il fait des progrès, de nombreux partisans 
parmi une population mécontente et avide de change- 
ments. Depuis le commencement de cette guerre, les 
révoltes, même dans les provinces du S., ont été nom- 
breuses et beaucoup plus alarmantes que par le passé; 
dans le sein même de la famille impériale il y a, dit-on, 
de la désunion et des germes de guerre civile. En 

.Chine, le titre de fils aîné du souverain n’est pas un 
droit au trône; et déjà plusieurs fois depuis deux siècles 
les plus jeunes fils ont succédé à leur père, mais non 
sans quelques débats dont les intérêts de la dynastie 
ont dû souffrir. L'avant-dernier empereur, qui avait été 
associé à l'empire du vivant de son père et qui lui avait 
succédé sans empêchement, était le cinquième fils. Un 
de ses derniers enfants , âgé de dix ans, qu'en mourant 
il désigna pour monter après lui sur le trône, fut moins 


e 


LI 


#- 


DE LA FAVORITE. 17 


D 
heureux : le fils aîné de l'empereur décédé, le même 


qui règne de nos jours, profitant de la jeunesse du 
favori de son père, s'empara du trône ; mais oubliant 
aujourd'hui l'exemple qu'il a donné et les droits qu'il a 
fait valoir, ce souverain veut à son tour que son troi- 
sième fils lui sucéède , au détriment de l'aîné, regardé, 
depuis l'avénement de son père au trône, comme le 
véritable héritier. Les partisans de la famille régnante , 
dont l'accord serait si nécessaire dans les circonstances 
présentes, sont divisés en plusieurs partis qui n’atten- 
dent pour en venir aux mains que la mort de l'empe- 
reur, dépourvu, si l'on en croit les Chinois, des talents 
et surtout de l'énergie nécessaires pour gouverner un 
aussi vaste empire; et en eflet les événements semble- 
raient prouver qu'ils ont raison. 

Sous son règne le relâchement des ressorts du gou- 
vernement, la démoralisation de ses agents, l'inquié- 
tude de la population, avant-coureurs de la chute des 
trônes, ont fait de grands progrès: les Chinois, dans 
ces circonstances, en annonçant hautement une révo- 
lution aux Européens, paraissent attendre ses résultats 
avec la plus grande indifférence. Tel est le sort des gou- 
vernements despotiques : les peuples ne trouvent qu’à 
gagner à leur renversement. 


ét run problème pour les voyageurs qui ont cher- 


ché à connaitre les différentes parties du gouvernement 

qui pèse actuellement sur la Chine, ses forces quand 

elles sont réunies , l'eflet de ces dernières quand elles 

réagissent les unes sur les autres, que l'existence d'une 

dynastie sans racines dans le pays, et qui règne pourtant 
IT. 2 


18 HOYAGE: ge. “ 
depuis près de trois siècles; on ne peut en trouver la 
solution que dans le pouvoir de l'habitude sur les 
Chinois, dans l'attachement invincible de ce peuple 
pour ses coutumes, dans l’égoïsme naturel aux Habitants 
de chaque province d'un empire immense soumis à un 
joug étranger, enfin dans les institutions, -consacrées par 
leur antiquité, et qui forcent pour ainsi dire chaque 
Chinois à rester-et à vivre dans la sphère où il est né. 
A l'exception des troupes tartares ou gardes de l'em- 
pereur, lesquelles sont en petit nombre comparative- 
ment à la population , l'empire n'a réellement pas de 
forces militaires ; car on ne peut donner ce nom à des 
espébes de mjices chargées de veiller dans de 


soldats présents sous les drapeaux. Ces troupes cl 14 n jises 
sont composées d'artisans, de laboureurs, d'h mimes de 
tous métiers qui, en abandonnant leur faible p paye aux 
mandarins de guerre qui les commandent, jouissent de 

- la faculté de vaquer librement à leurs professions. Mais … 
si une guerre se déclare, si les autorités de la province ; 
ou des villes voisines demandent des renfoi 
primer quelque soulèvement, de suit 
est ordonné; les misérables qui se | pi er 

reçoivent un habillement et des arraes, et sont dirigés * 
vers l'endroit menacé : leur marche jette la désolation 
dans tous les lieux. où ils passent; ces prétendus soldats 
pillent leurs compatriotes, commettent toutes sortes 
d'excès, et sont la terreur du pays qu'ils devaient pro- 
+éger. Que peuvent faire de pareilles troupes, comman- 


| DE LA FAVORITE, 19 
dées par des officiers plus indisciplinés, plus brigands 
encore que leurs soldats ? Elles fuient lâchement devant 
l'ennemi : aussi, comme je l'ai déjà dit, les révoltes du- 
rent souvent plusieurs années, sans que la cour de Pékin 
paraisse beaucoup s'en inquiéter; car les distances qui 
séparent la capitale des grandes villes et celles-ci entre 
elles, s'opposent à ce que le mal fasse des progrès. 

De pareils moyens, pour enir l'ordre dans l'in- 
térieur des provinces et parm M 8 innombrable popu- 
lation, paraîtront sans doute bien incertains: cependant 
on a lieu de supposer que les crimes ne sont pas très- 
communs à la Chine, surtout dans les parties de l’em- 
pire éloignées de Canton; car dans cette ville, centre « 
commerce avec les Européens, et généralement es 
côtes, les habitants sont plus remuants et beaucoup 
moins doux que ceux de l'intérieur; différence qui a été 

servée dans tous les pays du monde. 

si r on + ges _ aux PEU des premiers voya- 


geurs P éens qui pénét dr. æ En avant 


# 


néstrée d'une manière admirable : schraddte aVait ses 
tribunaux qui dépendaient d’une haute cour siégeant au 
cheflieu de la province ; la moindre prévarication des 
t pumie; les phiintes des derniers 
Chinois trie dcétient : jusqu'au trône ‘et étaient 
toujours écoutées : l'empereur ne se tenait pas, invisible 
pour ses sujets, renfermé dans un vaste palais gardé par 
des troupes étrangères ; les armées, ibest-vrai, étaient 


peu nombreuses, et peu redoutables peut-être pour des. 


voisins inquiets et guerriers ; mais les provinces n étaient | 


2. 


” 


% 


# 


2 
LEA 
&: 


20 VOYAGE! #4 
pas troublées par des soulèvements sans cesse renais 
sants, ni fréquemment dévastées par les troupes appe- 
lées pour rétablir l'ordre; l'état protégeait les laboureurs, 
encourageait l'agriculture : aussi les terribles famines, si 
funestes dans ces vastes contrées aux dernières classes 
-du peuple, n'y faisaient pas comme de nos ; jours de fré- 
quentes apparitions. Ce temps a été l'âge d'or de la 
Chine; l'âge de fer a commencé avec la puissance tar 
are; les institutions sont restées, mais leur ancienne 
vigueur s’est presque entièrement évanouie; les tribu- 
naux subsistent toujours et en même nombre, mais les 
affaires civiles n'ont plus de fin et sont soumises à l'in- 
fluence des richesses ou aux caprices de l'autorité. I 
n'en est pas de même cependant des affaires criminelles; 
la peine du talion est appliquée avec la plus grande sé 
vérité, et bien rarement le prévenu peut y échapper, 
quelles que soient les circonstances qui militent en sa 
faveur; car le fisc et les mandarins, pour qui cette j jus- 
tice sévère et souvent inique est une source de profits 
considérables, sacrifient au désir de trouver le coupable 
l'existence de l’innocent. Les lois criminelles en Chine - 
ont de grands rapports avec la législation mes 50 ces 
peuples du moyen âge si vantés q aux Gau 
lois et aux Bretons leur joug et se: iiies Nossieux 
ontreconquis leur liberté, mais combien n'a-t-il pas Ali: 
de ME pour que notre législation criminelle arrivât 
Join e pi où elle est Mar vs de nos jours; 


juges un leurs és devoirs, ‘et désirs dis- 
"posés, comme la loi dont ils sont les organes, à CONCI- 


à 0 


DE LA FAVORITE. 21 
lier les intérêts de la justice avec ceux de l'humanité ! 
Ce : principe si humain, aujourd'hui consacré dans tous 
nos tribunaux, «qu'il vaut mieux laisser dix coupables 
impunis que de sacrifier un innocent, » est aussi inconnu 

des Chinois qu'il l'était en Europe dans les siècles pas- 


sés ; cependant Jes magistrats de cette nation ne sont pas 


incapables d'en ‘äpprécier la beauté : un événement qui 
eut lieu en 1927 à Canton, devant tous les étrangers , 
est uné preuve-de ce que j avance, et le récit n'en 4 
raîtra peut-être pas dénué d'i intérêt. 


Vn:-havire français du commerce, fatigué par un 


long voyage et de grands mauvais temps, relàcha 
dans la baie de Tourane, principal port de la Cochin- 
chine : les avaries du bâtiment, la difliculié d'y faire 
les réparations absolument nécessaires pour reprendre 
la mer, et plus encore la mauvaise volonté calculée 
des autorités du pays, forcèrent le capitaine et l'équi- 
page de le vendre au souverain cochinchinois et de 
s'embarquer, avee ce qu'il y avait de plus précieux dans 


+ la cargaison, sur une jonque chinoise, frétée pour. 


les porter à Macao. La traversée fut courte et dura 
néanmoins assez longtemps pour que l'équipage de la 
jonque pût tramer un horrible complot contre les Fran- 
çais et le mettre à exécution. Vainement un vieux ma- 
telot chinois essaya plusieurs fois par des signes d”: attirer 
l'attention du capitaine passager, et de lui faire con- 
naître le danger dont il était menacé; celui-ci se con- 

tenta de faire veiller quelques-uns de ses iatelots 
pendant le jour et surtout pendant la nuit; mais cette 


mesure, prise avec peine, fut exécutée avec d' autantplus 


22 1 1 VOYAGE? 

de négligence que plusieurs de céès matelots, épuisés 
par les fatigues de leur navigation antérieure, avaient 
encore à lutter contre les fièvres ou la dyssenterie. Déjà 
la jonque était tirée en vue de la Grande-Ladronne, 

île élevée qui sert de point de reconnaissance pour l’en- 
“tirée de. Macao pendant la mousson du S. O.; tous les 
passagers chinois s'embarquèrent sur un bateau destiné 
pour les côtes voisines bordant la province de Fo-Kien, 
avec un empressement que les Européens n'auraient 
pas dû voir sans quelques soupçons, s'ils n ‘eussent té 
aveuglés par la plus imprudente confiance. La : nuit 
s'était écoulée tranquillement, et le jour, qui com- 
mençait à poindre, semblait annoncer aux Français une 
heureuse et prompte arrivée, mais il devait éclairer 
leur massacre. Ces infortunés, la plupart endormis, 

sont égorgés à coups de poignard ou de hache par l'équi- 
page de la jonque ; leur capitaine, assailli par les assas- 


sins dans la chambre étroite qu'il occupait avec ses offi- 


ciers, en tue plusieurs de sa main et suécombe enfin le 


dernier. Cependant un jeune matelot restait encore : #* 


è animé d’une barre de fer, il faisait, quoique blessé griè- 
vement à la tête, une résistance. désespérée ; arrivé sur 
le pont et près de succomber dans cette lutte inégale, 
il se précipite à la mer, et. paraît ainsi assurer Ps 
mort l'impunité à ses meurtriers: 

Heureusement échappé à cette catastrophe, notre 
brave compatriote nage vers le bateau de pêche le plus 
voisin , auquel il demande des secours qu'une cruelle 
prudence fait refuser ; d'autres pêcheurs plus hardis bui 
sauvent la vie et le débar quent bientôt après, de nuit 


we, # 


E.. 


DE LA FAVORITE. 23 
et furtivement , sur le rivage de Macao. Ce malheureux, 
blessé et malade, après avoir erré dans des rues, au 
milieu d'une population entièrement étrangère pour 
lui, parvint enfin jusqu'à la demeure des missionnaires 
français, qui, par leurs soins et leur douce humanité, 
lui firent perdre en peu de temps le souvenir de tous 
ses maux. Dans cet intervalle, le consul de France, 
homme de talent et d'une grande fermeté, était revenu 
de Canton à Macao. L'affaire, portée devant les auto- 

‘portugaises, fut poussée avec vigueur, et biem 
à. s mise entre les mains des mandarins chinois, qui 
en rendirent compte à l'empereur. Les hauts fonction- 
naires chinois, tout en affectant dans leur conduite et 
leurs actes publics le plus grand mépris pour les Euro- 
péens, qu’ils appellent barbares , ne paraissent pas moins 
jaloux de conserver sur eux, aux yeux du vulgaire, leur 
prétendue supériorité en sagesse et en civilisation : 
aussi, dans des circonstances aussi graves, les ordres les 
plus sévères pour arrêter et punir les auteurs du crime 


* furentils reçus promptement de Pékin. Par suite des. 


dépositions du matelot français, les passagers chinois 
qui avaient quitté la jonque la veille du massacre pour 
ne pas y prendre part, et s'étaient rendus en toute hâte 
dans leurs provinces respectiv es, furent mandés à Can- 
ton: l'on eut par eux tous les renseignements propres à 
faire connaître les coupables et leurs projets ultérieurs : 
un ordre du vice-roi mit lembargo sur tous les navires 
qui se trouvaient dans les ports des provinces de Quang 
Tong et de Fo - Kien; bientôt les meurtriers, arrêtés sur 
leur jonque et mis dans des cages de fer, furent envoyés 


24 VOYAGE 

à Canton pour y être jugés. Ge fut à leur entrée dans 
cette ville que se passa le fait que je vais raconter et 
qui intéressa beaucoup tous les Européens, devant les- 
quels, d’après les ordres précis de l’empereur , les débats 
devaient être ouverts, le jugement prononcé, et les cou- 
_ pables mis à mort. 

Parmi les nombreux Anglais spectateurs de l'entrée 
des criminels dans Canton, se trouva par un heureux 
hasard l'interprète de la compagnie pour le chinois; ce 
savant qui a poussé la Dean. © cette langue 
difficile plus loin qu'aucun Européen , la parle et l'en- 


tend très-facilement, et il a même composé un diction- 


naire anglais - chinois fort estimé de ses compatriotes. 


M. Morisson reçut dans cette circonstance une bien 
douce récompense de ses veilles et de ses travaux; il 
entendit, à travers les barreaux des cages où étaient 
renfermés ces malheureux destinés au supplice, les cris 
d'un pauvre vieillard qui, protestant de son innocence, 
demandait le matelot auquel son secours avait sauvé 
da vie et dont le témoignage devait lui faire rendre la 
liberté : l'interprète s'approche, questionne le vieux 
Chinois, prend des renseignements, et le quitte en lui 
promettant son secours devant les juges. En efet, peu 
de jours après, accompagné du Français échappé au 
massacre, il se présente devant les mandarins , plaide 
la cause de son client, fait briller à leurs yeux ce prin- 
cipe d'une admirable philanthropie : « Mieux vaut laisser 
échapper dix coupables que condamner un innocent: » 
et enfin arrache au tribunal son consentement pour la 
confrontation du matelot et de l'accusé, qui se préci- 


DE LA FAVORITE. 25 
pitent dans les bras l’un de l’autre en versant des larmes 
et attendrissent tous les spectateurs : les jages mêmes, 
étonnés des nouvelles pensées, des nouveaux principes 
de justice que M. Morisson avait développés devant eux, 
cèdent au sentiment général: le vieux Chinois est absous; 
sur quatre-vingts accusés , dix-sept seulement , condam- 
nés à mort, sont décapités, et leur chef coupé par mor- 
ceaux, en présence des étrangers alors à Canton. Leurs 
têtes, verse à Macao, furent placées le long du ri- 
vage, sur les pai de rochers les plus élevées, comme 
un sanglant témoignage de la justice sévère des Chinois, 
même en faveur des Européens. 

Une souscription ouverte parmi les négociants pro- 
duisit quinze mille francs, qui furent partagés entre 
le Français et le vieillard. Ainsi fut donné aux Chinois 
de Canton, par des hommes dont ils font si peu de cas, 

un double exemple de philanthropie et de générosité. 
Dans combien d’autres institutions de ce peuple trop 
vanté ne retrouve-t-on pas les traces de la barbarie qui 
faisait, il n’y a pas encore cent ans, la honte de l'Europe, 
et dont quelques nations, qui se croient civilisées , tra- 
nent encore après elles des lambeaux! Cette coutume 
instituée par le pouvoir arbitraire, cette peine que trans- 
mirent à nos aïeux les Romains, esclaves sous leurs em- 
pereurs, et qu'une sanglante révolution a pu seule 
extirper du so À de notre patrie, la confiscation des biens 
d’un condamné au profit du souverain, intéressé ainsi 
à trouver des coupables parmi ses sujets, est en Chine 
une loi fondamentale, exécutée avec la plus grande 
rigueur. Elle frappe également celui que l'on met à 


26 VOYAGE 

mort, et celui qu'on exile aux frontières de la Tartarie 
septentrionale, Sibérie de l'empire céleste; c’est là que 
le riche Chinois, accusé du crime de lèse-majesté, ou 
de résistance aux exactions de l'autorité, et le man- 
darin qu'une intrigue de cour a renversé, ou que ses 
concussions ont amené devant l'empereur, vont dans 
un horrible exil et comme esclaves des mandarins de 
guerre qui veillent à la frontière, mourir de désespoir 
loin de leurs familles, vendues et privées pour toujours 
de la liberté. Cette peine, toute cruelle qu'elle est, paraît 
cependant moins affreuse aux Chinois que les horribles 
tourments qui terminent les jours des condamnés ou 
les forcent à avouer des crimes que peut-être ils n’ont 
pas commis. À l'exception des bûchers, dont nous de- 
vons aux moines l'heureuse introduction en Europe, les 
Chinois connaissent tous les supplices qui étaient usités 
en France et en Angleterre, dans les temps d’esclavage 
et de barbarie; ils ont même surpassé nos ancêtres en 
cruauté, et ils varient jusqu'au raffinement d'épouvan- 
tables souffrances que les bourreaux prolongent ou 
font cesser par la mort, suivant les sacrifices plus ou 
moins grands qu’un hideux contrat impose aux familles 
désespérées. D'après l’ancien usage qui subsiste encore 
dans toute l'Asie, et qui s'est maintenu en Europe jus- 
qu'à des temps peu éloignés de nous, les supplices les 
plus affreux sont, à ce qu'il paraît , réservés en Chine 
pour les individus coupables d'offenses souvent bien 
légères envers le souverain, ou de rébellion envers l'au- 
torité des mandarins et leur insatiable cupidité: aussi 
les dix-sept assassins exécutés à Canton; n'étant cou 


DE LA FAVORITE. 27 
pables que d'un crime privé, furent tous, à l'exception 
du chef, décapités sans souffrir de tortures, mais après 
avoir été, il est vrai, enfermés dans d'étroites cages 
de fer, préliminaires dont la justice chinoise ne tient 
pas compte et auxquels elle soumet indistinctement tous 
les accusés. 

Combien 1e esse et Anglais doVéat être fiers 
de leur patrie, des lois admirables qui la gouvernent 
et assurent au dernier des citoyens une douce liberté 
et la jouissance paisible des biens de ses ancêtres ou du 
fruit de ses travaux, quand ils retrouvent chez un peuple 
dont le gouvernement était encore admiré de nos 
pères à la fin du siècle dernier, ces institutions nées 
de la barbarie qui couvrit si longtemps la plus belle 
partie de l'ancien monde, et que les lumières toujours 
croissantes ont fait disparaître entièrement ! L’esclavage, 
que le nord de l'Europe défend seul encore contre la 
civilisation , est enraciné à la Chine , où il opprime une 
grande partie des habitants. Cette coutume cependant 
n'a pas été dans ce pays, comme en Europe , le résultat 
de la conquête du sol par des armées étrangères; car 
il ne paraît pas que dans aucune de leurs invasions, 
les Tartares aient privé des populations entières de la 
liberté; en Chine l'esclavage semble avoir existé de 
temps immémorial et être inhérent aux mœurs et pour 
ainsi dire aux besoins des indigènes. Nous avons déjà 
vu que les familles des condamnés au bannissement ou 
à la mort étaient vendues et réduites en esclavage, après 
avoir été dépouillées de leurs biens au profit du trésor 
de l'empereur ; cette mesure abominable s'étend égale- 


28 VOYAGE 

ment sur les femmes et les enfants des malheureux hors 
d'état de payer au fisc les amendes qu'ils ont encourues, 
ou les dettes contractées envers des créanciers exigeants; 
cependant il est probable qu'elle ne produit qu'une très- 
petite partie de la multitude d'esclaves qui remplissent 
les maisons des riches Chinois, et dont la plupart sortent 
des dernières classes de la population, auxquelles des lois 
plus humaines qu’elles ne semblent l'être permettent 
de vendre leurs enfants. 

En eflet, sans cette tolérance bien entendue, que de- 
viendrait, dans les famines qui désolent fréquemment 
unroyaume si populeux, cette foule de petits êtres faibles 
et délaissés par leurs parents, souvent aux prises eux- 
mêmes avec les horreurs de la faim? Alors l'enfant auquel 
sa mère réduite au désespoir ne peut trouver un maître 
qui le préserve des atteintes du besoin, est abandonné 
sur le bord des fleuves, et bientôt la pauvre petite créa- 
ture, entraînée par le courant de l’eau, devient la proie 
des poissons dévorants. Ces sacrifices ne sont que trop 
communs; la superstition en déguise l'horreur aux infor- 
tunés parents, qui s'imaginent avoir rempli leurs de- 
voirs en confiant aux soins douteux de la Providence 
des créatures que la nature avait placées sous leur pro- 
tection. 

À ces époques malheureuses, les Chinois aisés arra- 
chent à la mort, en les achetant ou en les recevant par 
pitié, de petits garçons et de petites filles qui, en avan- 
çant en âge, regardent leurs maîtres comme des pro- 
tecteurs et comme leurs uniques parents : en général ce 
joug est léger, surtout pour les jeunes filles, qui sou- 


DE LA FAVORITE. 29 
vent, quand elles sont jolies, deviennent les concu- 
bines de leur maître, lui donnent des fils et obtien- 
nent ainsi pour l'avenir la liberté et une existence 
assurée. Les garçons, élevés avec bonté dans l'inté- 
rieur des maisons, et ensuite devenus artisans, vivent 
heureux sous le patronage de celui qui leur sauva la vie 
et prit soin de leur enfance. Ainsi s’est établi entre les 
classes riches et les pauvres un rapport naturel de bien- 
faisance d'un côté et d'attachement de l’autré, qui adou- 
cit l'esclavage et détermine en tout temps les familles 
du peuple, même celles qui sont à l'abri des premiers 
besoins, à vendre leurs enfants pour leur ménager un 
avenir plus heureux. Cependant, comme j'aurai bientôt 
occasion de l’expliquer, l'intérêt ou le libertinage vien- 
nent souvent jeter de tristes ombres sur le tableau con- 
solant que je viens de tracer. 

Une contrée couverte d'habitants paisibles et indus- 
trieux doit être bien cultivée; en effet, si l'on en croit 
les rapports des missionnaires, seuls Européens qui 
aient pu parcourir librement l'intérieur de l'empire, ou 
si l'on prend pour terme de comparaison les provinces 
maritimes et les environs de Canton, on ne pourra 
douter que dans l'intérieur de la Chine l'agriculture ne 
soit arrivée à une perfection que l'Europe n'a pas encore 
surpassée. Cependant, comme je l'ai déjà dit, il ne faut 
pas accorder une confiance entière aux relations de 
prêtres auxquels une longue absence avait peut - être 
fait oublier leur patrie; la considération qui jusqu'à la 
fin du siècle dernier environna en Chine les mission- 
naires catholiques, appelés alors à y jouer un rôle aussi 


ver 


30 ; VOYAGE 
brillant que nouveau pour eux, dut naturellement sé- 
duire leur amour-propre, exalter leur imagination, et les 
disposer à jeter du merveilleux dans toutes les descrip- 
tions qu'ils nous ont données de la cour du souverain, 
de sa capitale, des grandes villes de l'empire, enfin des 
mœurs et des coutumes du peuple chinois. 
L'ambassade de lord Amherst à Pékin en 1816 a pu 
isole jeter quelques clartés sur ce sujet; mais les ren- 
seignements qu'elle nous a fournis ne s'accordent pas 
toujours avec les descriptions pompeuses des un 
et des autres missionnaires européens. 

Depuis lord Macartney, qui visita la capitale de la 
Chine en 1792, et malgré les propositions fréquemment 
renouvelées du cabinet de Londres, aucun ambassadeur 
anglais n'avait pu être reçu à Pékin, ni même pénétrer 
dans l'intérieur de l'empire, dont le souverain rendu 
prudent par les troubles que les prêtres catholiques 
avaient excités dans ses États, et devenu défiant depuis 
les tentatives des maîtres de l'Inde sur le Pégu et les 
pays voisins du Thibet, avait non-seulement ‘expulsé 
tous les missionnaires du territoire chinois, mais en 
avait sévèrement défendu l'entrée aux Européens et sur- 
tout aux Anglais. Lord Amherst appela la ruse à son aide 
pour parvenir jusqu à Pékin et auprès de l'empereur; 
mais il ne réussit qu'imparfaitement : la politique chi- 
noise et l'astuce des mandarins, intéressés à étoufler 
les réclamations qu'il était chargé de porter au nom de 
la compagnie des Indes, rendirent vains tous ses efforts. 

Une frégate, accompagnée de deux corvettes, débar: 
qua lord Amherst et sa suite à l'embouchure d’un fleuve 


DE LA FAVORITE. 51 
qui passe à peu de distance de la capitale, éloignée de 
la mer d'environ trente lieues : les bâtiments recurent 
l'ordre d'appareiller sur-le-champ et de faire voile pour 
Canton; ce fut alors que l'ambassadeur fit connaître à 
la cour son arrivée, en même temps qu'il lui expri- 
mait l'intention formelle d'être présenté à l'empereur. 
Le retour des Anglais par mer était impossible, at- 
tendu le départ de leurs bâtiments : ül fallut donc que 
le souverain chinois consentit non-seulement à ce que 
lord Ambherst visitât sa capitale, mais encore qu'il lui 
permit de se rendre à Canton par l'intérieur. Une ré- 
ception magnifique cacha d'abord le mécontentement 
des mandarins, qui bientôt rompirent par leurs intri- 
gues toutes les espérances de l'ambassadeur anglais, 
auquel on soumit, peu d'heures seulement après son 
arrivée à Pékin, les conditions de sa présentation à l'em- 
pereur; ces conditions étaient inadmissibles et ne pou- 
vaient manquer d'être rejetées. Le lord anglais refusa 
de, se soumettre à toutes les humiliantes cérémonies 
exigées impérieusement et avec l'intention de le dé- 
goûter : aussi dès le lendemain de son arrivée, avant 
le lever du’ soleil, il était embarqué avec sa suite dans 
des bateaux couverts, et commençait par les canaux, 
pour aller rejoindre sa frégate au port de Canton, un 
voyage de quatre cents lieues qui devait durer quatre 
mois. ; 
Pendant ce court séjour dans la capitale de l'em- 
pire, les Anglais furent convenablement traités ; les Chi- 
nois leur laissèrent visiter une partie de la ville, le pa- 
lais de l'empereur et ses jardins, qu'ils regardaient sans 


32 * VOYAGE 
dti comme ce qu'ils avaient à montrer de plus Queer 
pour leur amour-propre national. 

Cependant les voyageurs ne virent Fa leurs pro- 
me rien de vraiment grand et qui parüt digne 
d'a à des Européens du xnx° siècle : Pékin est 
une sn immense, remplie d'une innombrable popula- 
tion; les rues en sont plus larges que celles de Canton, 
dont nous aurons bientôt occasion de parler, et les mai- 
sons bien mieux construites; ce qu'il faut attribuer au 
besoin qu'on y éprouve de résister au froid souvent 
très-vif et plus intense même qu'il ne l'est dans cer- 
taines contrées d'Europe situées sous une latitude pbis 
septentrionale ; mais les Anglais n'eurent à y conte ipler 
aucun monument comparable aux chefs-d'œuvre d'ar- 
chitecture qui ornent Londres et Paris. Le palais de 

l'empereur est très-vaste; 11 renferme dans son enceinte 


une ville, des campagnes et des bois; un nombreux 
corps de troupes est logé dans l'intérieur. L'architecture 
de ses bâtiments, ou du moins ce que les voyageurs 
purent en apercevoir, est bizarre, chargé d'ornements, 
mais ne leur offrit rien de gracieux ni d'imposant. Les 
jardins fixèrent cependant l'attention des Européens par 
la variété des fleurs, leur beauté, et la manière aussi 
curieuse que brillante dont elles étaient disposées. Cette 
partie de lhorticulture est généralement très-soignée 
chez les riches Chinois, qui la plupart en font l'objet 
d'une véritable passion et dépensent des sommes énor- 
mes pour décorer les jardins des fleurs les plus belles 
et les plus rares, dont leurs femmes aiment beaucoup 
à orner leurs cheveux. 


DE LA FAVORITE. 55 

Lorsque l'empereur sort de son immense palais, ce 
qui arrive rarement, il ést accompagné d’un magnifique 
cortège de troupes, de mandarins de guerre et de manda- 
rins lettrés; une garde avancée annonce son passage : 
les portes se ferment, les fenêtres sont closes avec soin , 
chaque habitant se retire dans la partie la plus reculée 
de sa maison pour échapper aux peines sévères portées 
contre tout individu qui a osé lever les yeux sur l’em- 
pereur, dont les fils mêmes n’approchent de leur père 
qu'en tremblant, prosternés sur les genoux et le front 
dans la poussière. Doit-on être étonné après cela de la 
_ profonde indifférence avec laquelle les Chinois virent 
renverser par les Tartares un pouvoir qu'ils considèrent 
comme entièrement étranger à leurs intérêts nationaux ? 

Ce fut dans les jardins du palais qu’eut lieu, en 1643, 
la mort tragique de l'empereur Hoay-Tsong, prince 
cruel et détesté de ses sujets, qui se soulevèrent, pri- 
rent la capitale sans livrer même de combat, et péné- 
trèrent jusqu aux portes du palais, où leur souverain, 
abandonné de ses mandarins et de ses troupes, n’atten- 
dit pas la mort ignominieuse que lui préparaient ses en- 
nemis, et mit fin lui-même à sa vie d’une manière digne 
de son règne; car il se pendit à un arbre, après avoir 
égorgé sa fille unique de ses propres mains. Avec lui 
s'éteignit la race de Gengis-Kan et la domination mon- 
gole. Mais les chefs révoltés ne jouirent pas longtemps 
de leur victoire; un prince de la famille impériale ap- 
pela les Tartares mantchous : ces formidables ennemis 
des Chinois ne se firent pas attendre ; ils renversèrent 
l'usurpateur et mirent à sa place le jeune fils de leur 

11 3 


54 VOYAGE 

roi, qui venait de mourir subitement pendant le cours 
de l'expédition. C'est ainsi que les faibles et indifférents 
Chinois passèrent du joug des Tartares mongols à celui 
des Tartares mantchous, qui, suivant toute apparence, 
ne tarderont pas à céder eux-mêmes la phoedianires 
conquérants , sai sortis des immenses pla 
du Nord. | Joe 

Les Anglais renvoyés de la capitale nd un aussi 
court séjour, trouvèrent un dédommagement dans le 
curieux voyage qu'ils firent pour aller rejoindre leurs 
bâtiments ; et 1l paraît que malgré les p précautions prises 
par un gouvernement défiant et soupçonneux, qui 
n'ayant consenti qu'à regret au retour de lord Amberst 
à Canton par l'intérieur de la Chine, employa toutes 
sortes d'expédients pour empêcher les étrangers de ju- 
ger par eux-mêmes Be. l'état de l'émpire, il paraît, dis-je, 
que les re illis dans cette circonstance 
par des savants et des observateurs sans préjugés, ont 


été considérés comme très-précieux. 

Suivant les récits de ces voyageurs, l'intérieur de la 
Chine ne présente pas tout à fait autant de sujets d'admi. 
ration que le feraient croire les relations des mission- 
naires. Nous avons déjà vu ce qu'est ce prétendu gou- 
vernement patriarcal; cependant il méritait ce beau 
titre, si on le compare au joug de fer qui pesait sur la 
plupart des peuples de l'Europe au xnr° siècle, lorsque 
Marco Polo et Oderic de Portenau vinrent faire con- 
naître la Chine à leurs incrédules concitoyens; et même 
plus tard encore, à l'époque où les Portugais ayant 
doublé le cap des Tempêtes, parurent en conquérants 


DE LA FAVORITE. 35 
sur les côtes de l'Asie, et arrachèrent enfin le voile qui, 
depuis le temps d'Alexandre, avait caché l'Inde aux 
Européens. 

Per et nous en voyons desexemples dans les 
ccidentales de l’ancien monde, plus un peuple 
eux, plus les pays qu’il occupe sont cultivés 
avec mn CS tôt il arrive à ce degré de civilisation 


Chine, l'ordre | term: ls masses et la fañquiliité dans 
l'État. H est vrai de dire pourtant que l'agriculture et 
l'industrie chinoises ne parurent aux savants attachés à 
l'ambassade anglaise, mériter les louanges outrées des 
missionnaires, que dans les provinces coupées par de 
nombreux canaux, arrosées par de grands fleuves, et 
voisines de la mer, dont les rivages fournissent égale- 
ment une subsistance abondante à la population. Mille 
ingénieux moyens d'irrigation secondaient la fertilité 
des immenses rizières dont les terrains bas sont couverts, 
tandis que sur un sol plus élevé, de vastes champs 
de blé étalaient des moissons destinées aussi à aller s'en. 
gloutir dans les grandes villes du voisinage; celles-ci ont 
vivifié peu à peu leurs environs, couverts aujourd'hui 
d'une innombrable multitude d'habitants, qui commu 
niquent entre eux par des routes unies et bien entrete- 
nues , dont l'unique défaut est d'être un peu étroites. 
Mais lorsque les voyageurs, dans leur itinéraire tracé 
avec soin par le gouvernement chinois, s'éloignèrent 
des grandes villes, un tout autre spectacle s'offrit à leurs 
regards : tantôt ils traversaient des terrains presque in- 


36 VOYAGE 
cultes qu'une population rare et misérable semblait 
habiter à regret; tantôt ils suivaient des chemins à 
peine frayés à travers une contrée montagneuse et 
presque inhabitée. Ts remarquèrent cependant, après 
avoir quitté Pékin, et en s'avançant vers le S., que 
la population augmentait graduellement, que les cul- 
tures devenaient plus belles et beaucoup plus variées. 
En effet, les provinces maritimes de Nankin et de Fo- 
Kien , ainsi que celle de Quang-Tong, sous le tropique, 
sont les plus belles, les plus riches, les plus peuplées de 
l'empire, dont elles doivent donner une haute idée aux 
étrangers, sous le double rapport de l'agriculture et du 
commerce. Ces provinces composaient, il y a huit cents 
ans, la plus grande partie de l'empire chinois propre- 
ment dit, avant que les armes des souverains tartares 
l'eussent plus que doublé par leurs conquêtes vers le 
N. et l'O.; elles sont situées à une immense distance 
des frontières de la Tartarie, et ont très-peu souffert 
dans les invasions des Mongols et des Mantchous, qui 
les considéraient/comme un trésor à conserver. 
Nankin; ancienne capitale et maintenant encore, 
assure-t-on, la plus belle ville de l'empire, n’a pas été 
aussi heureuse à l'époque de la dernière révolution, 
arrivée en 1643: le palais de l'empereur fut brülé par 
les Tartares, et une partie des habitants massacrée; 
la fameuse tour de porcelaine, autrefois tant célébrée 
par les voyageurs et placée par eux au nombre des mer- 
veilles du monde, échappa à la destruction; mais elle 
n'est maintenant pour les Européens, moins crédules , 
qu'une masse construite en briques vernissées à l'exté- 


DE LA FAVORITE. _# 
rieur, et surmontée d'une boule dorée que les mis- 
sionnaires, toujours exagtrateurs, n'ont pas ge << 8 
de transformer en globe d’or massif. 

Alors sans doute la capitale de la France n'était pas 
encore embellie de ces grands et utiles monuments qui 
en font la première ville de l'Europe et un sujet d’orgueil 
pour ses habitants; le magnifique dôme des Invalides 
ne s'élevait pas majestueusement dans les airs, et sa 
coupole dorée n'avait pas éclipsé tout ce que les rêves 
des Orientaux ont imaginé de plus brillant : car autre- 
ment les édifices chinois n’auraïent pu frapper les voya- 
geurs de notre nation que par leur structure bizarre et 
cette teinte d'originalité empreinte sur les habitants et 
les arts de ce curieux pays. 

Cependant l’orgueil européen ne doit pas oublier que 
notre civilisation, tout admirable qu'elle est, ne date 
que d'hier, en comparaison de celle des Chinois, moins 
avancée sans doute sous beaucoup de rapports et depuis 
longtemps stationnaire, mais dont les commencements 
sont antérieurs aux plus anciennes époques de lhis- 
toire. Qu'étaient au 1x° siècle notre belle France et 
l'industrieñise Angleterre? Des pays couverts en grande 
partie par d'épaisses forêts; le reste, soumis à une 
grossière culture, nourrissait à peine une misérable 
population, abrutie sous le joug de conquérants plus 
grossiers, plus féroces encore que les vaincus; tandis 
qu'à cette même époque les côtes méridionales de la 
Chine offraient déjà l'image d’un commerce florissant : 
le port d'Émouy, dans le Fo-Kien, célui de Canton, 


bien plus important, et inconnu alors, même de nom, 


38 VOYAGE 

aux marchands génois et vénitiens , recevaient une mul- 
titude de bâtiments qui transportaient dans les pays 
malais et dans les nombreux archipels de cette partie 
du monde les produits de l'industrie chinoise; les im- 
menses plaines des provinces environnantes, sillonnées 
dans tous les sens par un grand nombre de fleuves 
et de canaux, étaient aussi peuplées qu'actuellement et 
cultivées de la même manière ; tout ce pays, enfin, était 
alors ce qu'il est encore aujourd'hui, car rien n'y a 
changé sensiblement depuis trois siècles que les Euro- 
péens vinrent aborder pour la première fois sur les ri- 
vages de Macao. 

Le commerce intérieur d’un empire aussi étendu doit 
ètre immense : c'est uniquement par les fleuves navi- 
gables qui viennent de l'O. se précipiter à la mer, ou 
par les canaux que de petites rivières joignent entre 
eux du N. au S., que sont échangées les richesses des 
provinces les plus éloignées et dont quelques-unes sont 
situées sous des climats très-différents. Celles du nord 
qui entourent la capitale , tirent sans doute de la Tartarie 
les grands quadrupèdes employés à la guerre, au labou- 
rage et autres travaux de force, ou destinés:à la nour- 
riture des hommes. Celles du midi, semées d’une po- 
pulation plus considérable, et que le sol, quoique très- 
fertile, peut à peine nourrir, demeurent privées du 
secours de ces animaux bien utiles sans doute, mais qui 
consomment les fruits d'une grande étendue de terrain: 
tous les travaux sy exécutent donc par la main des 
hommes, et lesstransports s'y font par bateaux ; ainsi 
le sel embarqué près de leurs rivages arrive aux fron- 


DE LA FAVORITE. 39 
üères de l'O. les plus éloignées ; le riz et le froment ré- 
coltés dans leurs plaines que les défrichements ont to- 
talement dépouillées de forêts, sont échangés dans le 
nord contre les bois nécessaires à la construction des 
maisons et des navires; les étoffes de soie, les tissus de 
coton, le sucre, que fournissent les manufactures de 
Nankin et de Canton, portés à Pékin et dans les autres 
grandes villes du N. de l'empire , servent à payer les mé- 
taux, les riches tapis, le vernis, les cuirs, enfin les pro- 
ductions aussi variées que nombreuses des climats tem- 
pérés, toujours avidement recherchées Par les habitants 
des pays chauds. 

Maïs la principale source de prospérité pour les pro- 
vinces méridionales de la Chine et de revenus pour le 
trésor public, c'est la culture du thé, dont l'usage, au- 
trefois restreint à cet empire et à une partie du grand 
archipel d'Asie, s’est étendu jusqu’en Europe et même 
Jusqu'en Amérique. 

Cet arbuste croit principalement dans le Fo-Kien et 
le Quang-Tong; cette dernière province fournit les thés 
verts, l'autre les thés noirs, beaucoup plus estimés. On 
a fait bien des conjectures sur la préparation des diver- 
ses espèces de thés, sans que jusqu'ici on soit arrivé à 
rien de certain; il est du moins très-difficile, au milieu 
de tant de versions différentes, de choisir celle qu'il faut 
adopter (1). Pour moi, après avoir écouté sur les lieux 
mèmes l'opinion de plusieurs Européens qui se disaient 
parfaitement instruits, je suis resté dans le doute où 
Jétais auparavant: On s'accorde à dire pourtant que 
plus les feuilles étroites et pointues sont jeunes et 


10 VOYAGE 

petites, plus le thé est réputé supérieur : alors les 
soins. que l'on prend en les cueillant sont multipliés à 
l'infini. Les hommes chargés de cette tâche ont les mains 
couvertes de gants, pour que le contact échauffant de 
la peau n’enlève pas aux feuilles très-tendres l'arome 
précieux qui en fait tout le prix; mais à mesure qu'elles 
deviennent plus grandes et prennent une couleur verte 
foncée, la récolte diminue de valeur et finit par tomber 
dans les qualités les plus communes. 

. Les espèces de thé sont sans nombre et varient pour 
le goût et les prix, de même que les vins en Europe, 
suivant l'espèce des arbres, les soins donnés à leur cul- 
ture, les terrains où ils viennent, et enfin les procédés 
suivis dans les nombreuses préparations que subissent 
les feuilles avant d’être séchées et renfermées dans les 
boîtes: on concevra facilement combien les falsifica- 
tions doivent être faciles et multipliées. En effet, les 
thés inférieurs livrés à l'exportation sont mêlés avec des 
feuilles étrangères, qui leur donnent ce goût d'amertume 
que les qualités supérieures n'ont pas; mais celles-ci, 
déjà très-chères en Chine et vendues même au poids de 
Yor, reviennent à des prix exorbitants dans les pays 
lointains et ny sont que rarement transportées. Les 
thés noirs sont considérés comme les plus précieux, et 
on en fait généralement plus d'usage que des thés verts, 
très-peu employés par les Chinois, qui leur attribuent, 
ainsi que les Européens, des propriétés peu favorables 
aux nerfs. Les deux espèces proviennent d’arbustes qui 
n'offrent presque aucune différence et croissent dans les 
mêmes chimats et sur des terres tout à fait semblables ; 


DE LA FAVORITE. 4 
il paraît que la culture en est répandue dans une 
grande partie de la Chine et qu'elle ne redoute pas 
les froids ; car on dit qu’à Pékin où les thermomètres 
tombent souvent l'hiver à 24° au-dessous de zéro, on 
trouve encore des plantations de thé; mais ce ne sont 
plus que des arbres rabougris et fournissant des récoltes 
peu estimées. Les provinces de l'intérieur produisent 
sans doute aussi cette précieuse substance, dont toute la 
population chinoise sans exception fait un usage habi- 
tuel, et dont lexportation enlève chaque année de 
l'empire des quantités prodigieuses. Une partie de ce thé 
expédié à l'étranger prend le chemin de la Russie à tra- 
vers les déserts de la Sibérie, que les froids de Thiver 
ont rendus praticables; il est transporté par des cara- 
vanes composées ordinairement de plusieurs milliers de 
chameaux , et d’un grand nombre de marchands chinois 
auxquels, depuis le commencement de ce siècle, les 
Russes ont abandonné les profits de ces voyages horri- 
blement pénibles et souvent aussi longs que dangereux. 
C'est par cette voie que les États du czar reçoivent 
les denrées et les marchandises de leurs voisins, des 
étoffes de soie, de la porcelaine, des nankins et surtout 
du thé, qui n'ayant pas subi deux fois, comme celui qu'on 
transporte par mer, l'influence fatale du soleil sous l’'é- 
quateur, est très-estimé dans le N. de l'Europe et en- 
tièrement consommé, quoiqu'on le vende à très-haut 
prix. 
Ces marchandises sont payées par la Russie avec 
des fourrures et des. métaux, auxquels elle joint des 
armes et d'autres objets tirés des contrées méridio- 


42 VOYAGE 

nales de notre continent; mais les distances immenses 
que les caravanes doivent traverser, les dangers sans 
nombre qu'elles courent et qui quelquefois détruisent 
en un seul instant les fruits d'un voyage pénible, enfin 
la mésintelligence qui, malgré de nombreux traités , n’a 
Jamais cessé de régner entre les deux gouvernements, 
ont fait déjà suspendre à différentes fois ces relations 
commerciales , auxquelles, soit par politique, soit parce 
qu'elle n'en retire qu'un faible bénéfice, la Chine paraît 
tenir aussi peu qu'aux autres relations de même genre 
qu'entretiennent les Eu opéens sur les côtes orientales 
de ce vaste empire. 


La Chine, dont les immenses possessions s'étendent 
maintenant depuis le 50° degré de latitude jusque près 
e l'équateur, offre à ses industrieux habitants tous les 
trésors des tropiques et des zones tempérées; pour la 
population du nord, les fourrures, depuis l'agneau jus- 
qu'à la riche hermine, remplacent en hiver les draps et 
les autres étoffes de laine peu connues des Chinois, et 
cèdent la place dans la belle saison aux étoffes de soie et 
de coton sorties des manufactures du sud; tous les mé- 
taux tie ou précieux se trouvent dans les contrées 


centre de ni 


LLUVLIC 


par d'xvéllénts ouvriers; sleë fruits, toutes les cé- 
réales de nos climats, sont Séhighe sur les marchés de 
Pékin contre les plus belles productions des pays chauds. 

Que pouvaient donc apporter dans ces contrées, -ci- 
vilisées de temps immémorial, les marchands européens 
du xvrsièele? Is avaient , en suivant les traces des con- 
quérants espagnols et portugais sur les côtes du nou- 


DE LA FAVORITE. A5 
veau monde et des îles du grand archipel d'Asie, trouvé 
des pays sauvages auxquels ils firent acheter les bienfaits 
d'une industrie encore imparfaite, au prix de l'or, du 
sang et de la liberté de leurs habitants. Mais lorsque la 
Chine fut ouverte aux spéculations de notre commerce, 
l'Europe vint y prendre des leçons et admirer une ci- 
vilisation inconnue à ses peuples; elle ne put rien 
donner en retour de tant de produits auxquels mainte- 
nant nous n’attachons que peu de valeur, et qui furent 
cependant précieux pour nos pères et leur firent con- 
naître et goûter pour la première fois les jouissances 
du luxe intérieur des appartements. Nous avons égalé, 
surpassé même nos maîtres, qui reçoivent à leur tour 
de nos manufactures des objets de luxe ou d'utilité 
qu'ils ne peuvent imiter; mais dans ce commerce d'é- 
change, ayant à lutter contre les préventions d'un peu- 
ple pour qui ses anciennes coutumes sont tout, contre 
l'aversion même que lui inspirent la nouveauté et les 
étrangers, enfin contre l'impossibilité de pénétrer dans 
l'intérieur du pays, les marchands européens ont tou- 
Jours eu le désavantage, quelques anomalies qu'ait 
subies le commerce dans ces contrées : la quantité de 
marchandises importées en Chine est très-peu de chose 
en comparaison de celle que l'on en retire chaque année, 
et qui; payée en argent, aurait bientôt épuisé le numé- 
raire de l'Europe, si la contrebande de l’opium ne réta- 
blissait un peu la balance en faveur de nos marchands, 
sur lesquels le joug de l'exigence chinoise semble main- 
tenant devenir de plus en plus lourd et même as 
intolérable. 


Al VOYAGE 

Lorsque pendant le xvr* siècle le commerce de l'Eu- 
rope avec cette partie de l'Asie commença son cours, 
les Portugais, qui les premiers en profitèrent ; se sou- 
mirent à toutes les conditions que la prudence inquiète 
du gouvernement chinois et l'avidité des mandarins 
voulurent leur imposer; mais alors et dans le siècle 
suivant , les bénéfices énormes que faisaient le peu de 
marchands qui n'étaient pas effrayés d'aussi longs voyages 
et .de l'absence de toute protection dans ces pays loin- 
tains, décidèrent les Européens à supporter une multi- 
tude d'humiliations et d’exactions. Toutes les relations 
entre eux et les habitants furent sévèrement défendues : 
les transactions de commerce, les réclamations, les af- 
faires politiques même, durent passer par les mains d'un 
conseil nommé hong, composé dans l'origine de quatre 
négociants chinois (nombre qui s'est accru successive- 
ment jusqu’à douze), et dont les membres sont nommés 
par l'empereur, auquel ils payent fort cher ces places 
qui naguère encore étaient fort lucratives. Des droits 

PRET IPRS 7: ESS . 


q F 
dans tous leurs mouvements ; le mouillage auprès de 
Canton ne put être atteint qu’au prix d'une foule de frais 
plus ruineux les uns queles autres; le droit d'entrée dans 
le Tigre est le plus élevé et ne monte pas à moins de 
plusieurs dizaines de mille francs pour les grands bâti- 
ments. Les capitaines, les équipages ne purent obtenir 
des vivres, des provisions que par l'entremise d’une es- 
pèce de fournisseur chinois appelé comprador, dont le 
choix et l'envoi faits par les mandarins furent encore 
l'objet d’un impôt très-onéreux, mais moins cependant 


DE LA FAVORITE. 45 
que les dépenses dans lesquelles doit entraîner un agent 
le plus souvent infidèle et forcé de partager avec un pro- 
tecteur les bénéfices de son emploi. Dans tous les détails, 
même les plus petits, l’avidité insatiable mais prudente 
des mandarins prévint tout motif de collision entre les 
étrangers et les habitants ; les principales choses néces- 
saires à la vie furent taxées pour toujours et d'une 
manière absolue, trois fois au moins au-dessus du prix 
courant des marchés, sur lesquels les Européens ne 
purent paraître sans courir le risque de recevoir les 
plus grossières insultes et souvent même d'être maltraï- 
tés; aucune plainte ne put parvenir aux mandarins que 
par l'entremise d'un des membres du hong, auquel 
chaque bâtiment, pour obtenir l'entrée, devait être né- 
cessairement adressé : ce haniste seul payait les droits, 
gérait les cargaisons et devait surveiller les étrangers 
embarqués ou à terre, soumis pour ainsi dire à sa res- 
ponsabilité. Mais il dépend lui-même du vice-roi de 
Canton et de plusieurs autres grands mandarins de la 
province, qui peuvent facilement le perdre à la cour, 
et ne se servent de lui que comme d'un instrument 
pour exercer leurs indignes exactions sur le commerce 
étranger. 

Le temps et l'affluence toujours croissante des Euro- 
péens à la Chine n’ont fait qu'augmenter ces nombreux 
abus, qui puisent pour ainsi dire une nouvelle force dans 
leur ancienneté : l'avidité des mandarins n’a plus de bor- 
nes; elle impose chaque jour de nouveaux sacrifices aux 
hanistes, forcés pour y sufhire de diminuer graduelle- 
ment le prix des marchandises d'Europe, afin de trouver 


46 VOYAGE 
de plus grands bénéfices dans la vente qu'ils en font 
au commerce chinois. 

Me réservant d'entrer dans de plus géstislé détails 
sur ce sujet quand je parlerai de mon séjour à Canton, 
je m'en tiendrai pour le moment à des considérations 
générales qui m'amènent naturellement à dire quelques 
mots du commerce de ces contrées avectoutes lesnations 
de l'Occident, parmi lesquelles, à Canton comme dans 
tous les pays que j'ai visités, l'Angleterre, dont les sujets 
souffrent si impatiemment en Chine l'état d’avilissement 
où sont tenus les pers occupe encore le premier 
ous. - bi 

Les relations eines de commerce entre la 
Grande-Bretagne et la Chine sont exclusivement entre 
les mains de la compagnie des Indes, dont j'ai déjà tant 
parlé à l’occasion d’une autre partie de V'Asie : je l'avais 
vue sur les côtes de l’Indostan maîtresse absolue, com- 
mandant en souveraine et dépensant ses trésors; à Can- 
ton, je n’ai plus trouvé que les agents d’une société de 
marchands recueillant d'énormes bénéfices au prix de 
mille humiliations. Ce rôle plus que secondaire con- 
vient mieux cependant aux véritables intérêts de la 
compagnie, et jusqu'ici elle a été assez sage pour ne pas 
chercher à le changer ‘contre un autre plus brillant, 
mais bien moins conforme au but de sa première for- 
mation : sa position, la nécessité même lui commandent 
cette humilité, qui est si loin du caractère anglais ; mais 
l'avenir s'annonce devoir être pour elle bien moins pai- 
sible que le passé. 

Les Anglais, ainsi que les autres Européens, en ve- 


DE LA FAVORITE. 47 
nant à la Chine, au commencement du siècle dernier, 
partager avec les Portugais le commerce de ces con- 
trées, se soumirent également aux dures conditions 
imposées par les Chinois; et ceux-ci, loin de les exé- 
cuter fidèlement, n’ont.écouté que leur .insatiable avi- 
dité en établissant chaque année de nouveaux droits 
ou en augmentant les anciens. Nous avons déjà vu qu'en 
1816 la compagnie anglaise, voyant ses plaintes étouf- 
fées, ses réclamations rejetées et ses intérêts lésés de 
plus en plus, obtint de son gouvernement l'envoi d'un 
ambassadeur pour exposer ses justes griefs au souverain 
chinois. Lord Ambherst parvint jusqu à Pékin ; mais il 
ne put remplir sa mission, au grand regret des direc- 
teurs de la compagnie, qui eussent préféré sans doute 
sacrifier un peu de l’orgueil national au succès de leurs 
espérances. Cette tentative inutile, en assurant une nou- 
velle impunité aux premières autorités de la province de 
Canton, accrut encore leur arrogance, qui amena bientôt 
des débats très-vifs entre le vice-roi et le comité di- 
recteur de la factorerie anglaise; celui-ci, qui avait à 
venger de nombreux griefs, soit dans l'intérêt général, 
soit dans l'intérêt particulier, n’écouta pas assez peut- 
être les conseils de la modération : les esprits en vinrent 
à un tel point d'irritation, qu'un très-fort détachement 
de matelots armés, tirés des bâtiments de la compa- 
gnie mouillés sur la rade la plus voisine de Canton, 
fut débarqué, contrairement aux traités, sur le terri- 
toire chinois, pour protéger la factorerie anglaise me- 
nacée, disait-on, par les habitants; ces démonstrations 
guerrières, qui n'avaient pas obtenu l'assentiment de 


48 VOYAGE 
tous les membres du conseil, furent suivies en 1829 
d'une rupture dont les résultats auraient pu être encore 
plus contraires qu'ils ne le furent aux intérêts de la 
compagnie. Sur le refus du vice-roi de satisfaire aux 
nombreuses plaintes formées par le comité des direc- 
teurs de la factorerie, le commerce des thés fut en- 
tièrement suspendu; les vaisseaux de la compagnie, 
arrivés d'Angleterre pour prendre comme de coutume 
leurs chargements, eurent ordre de mouiller sur une 
rade à l'entrée du Tigre et d'éviter toute relation com 
merciale avec les Chinois; on dit que cette dernière 
mesure ne fut pas très-rigoureusement observée. 
Cependant les mois s'écoulaient , l'époque du départ 
des bâtiments pour retourner en Angleterre approchait, 
et le vice-roi de Canton ne voulait nullement entrer en 
arrangement ; les navires de Bombay, de Calcutta et de 
toute la côte de l'Inde, entièrement étrangers aux débats 
et aux intérêts de la compagnie anglaise, avaient re- 
monté comme les années précédentes jusqu’à Canton et 
fait paisiblement leurs affaires avec les Chinois; les Hol- 
landais et principal mentles Américains, rivaux des An- 
glais, et an les conseils n'avaient pas peu contribué à 
inspirer dans cette lutte de l'énergie aux autorités du 
pays, repartaient avec leurs chargemgats : alors les 
agents de la factorerie anglaise, qui avaient été sur le 
point d'envoyer une escadre de bâtiments armés dans 
le fleuve Jaune, espérant par cettediversion obtenir des 
conditions meilleures, furent obligés de céder à une 
résistance qu'ils étaient loin de prévoir, et surtout à la 
crainte que les bâtiments de la compagnie ne manquas- 


» DE LA FAVORITE, 49 
sent entièrement la saison de la traite du thé et Elle 
du retour en Europe. D'un autre côté, ces mesures 
violentes , prises peut-être dans un but louable, celui 
de soutenir l'honneur de la nation anglaise, et sans 
doute aussi dans la persuasion que le vice-roi de Can- 
ton, intimidé-des conséquences dangereuses que ces 
démonstrations de mécontentement pouvaient avoir 
pour lui auprès de l'empereur, réformerait une partie 
des abus, ces mesures n'avaient cependant pas obtenu 
l’assentiment unanime du conseil, mais seulement une 
faible majorité ; le président et plusieurs autres agents 
supérieurs, n'ayant pu empêcher cette levée de bou- 
cliers dont ils prévoyaient les suites fatales, s'étaient 
embarqués pour l'Europe. Non -seulement la compa- 
gnie était entraînée dans des pertes énormes, mais ses 
intérêts les plus chers se trouvaient compromis. Les 
thés, aussi nécessaires à l'Angleterre que les vins à la 
France, allaient manquer, sinon pour l’année qui finis- 
"n du moins pour la suivante ; les sommes consacrées 

à l'expédition des nombreux bâtiments alors arrêtés à 
l'embouchure du Tigre seraient dépensées en pure 
perte, et tous ces débats allafent prêter de nouvelles 
armes aux ennemis de la © compagnie, qui était sur le 
point de se présenter devant le parlement pour obtenir 
le renouvellement de sa charte. Toutes ces hautes con- 
sidérations, qui auraient dû inspirer plus de prudence 
et de ménagement aux principaux agents de la facto- 
rerie anglaise et les empêcher d'entrer dans une lutte 
dont ils ne pouvaient bien prévoir l'issue, leur firent 
déployer du moins, quand ils eurent enfin reconnu les 

II. 


Mo. Bot. Garder 
si 


50 .. VOYAGE 

dangers de la route qu'ils suivaient, une activité qui 
répara le mal en grande partie : les vaisseaux remon- 
tèrent rapidement jusqu'à Canton, sans que les Chi- 
nois triomphants eussent l'air d'y faire attention et de 
considérerles différends qui venaient d’avoir lieu autre- 
ment que comme les suites d’un caprice. Les thés furent 
embarqués .dans l’espace d’un mois, et la flotte remit à 
la voile pour mn fort peu de temps après l’époque 
accoutumée. 

Cependant l'alarme était parvenue à Londres jus- 
qu'à la cour des directeurs, dont toutes les instructions 
prescrivaient aux agents de la factorerie la patience, la 
résignation et surtout l'économie; touteë ces recomman- 
dations leur parurent, et avec quelque raison, oubliées : 
l'immense éloignement du théâtre des événements , les 
rapports de personnes mécontentes et peu disposées 
à les présenter sous un jour favorable, les plaintes 
unanimes des capitaines et: officiers des vaisseaux de 
la compagnie ainsi que d’une foule d'autres intéressés 
qui avaient été fortement lésés dans ces circonstances, 
ayant empêché de prévoir l'heureuse fin de la querelle, 
furent cause que les directeurs à leur tour agirent avec 
une trop grande précipitation : tous les membres de la 
factorerie furent changés subitement, et je rencontrai 
sous Luçon et près d'arriver à sa destination le navire 
qui portait leurs successeurs, au nombre desquels se 
trouvaient plusieurs de ceux qui, n'approuvant pas les 
mesures prises , s'étaient embarqués l'année 20665 
pour l'Europe. 


Ces changements furent un nouveau snitilé she pour 


$ 


DE LA FAVORITE. ol 
les autorités chinoises qui, malgré leur succès, redou- 
taient encore le caractère ferme et décidé du précédent 
directeur, contre lequel, dès qu'il ñe fut plus en fonc- 
tions, le vice-roi dé Canton lança une ordonnance rem- 
plie de toutes les injures dont les Chinois ne sont pas 
avares dans leurs relations officielles avec les Européens, 
et qui finissait par une injonction formelle aux manda- 
rins inférieurs d'arrêter le coupable partout où il serait 
rencontré, comme convaincu d'avoir fait envahir le 
territoire de l'empire par des troupes armées. Suivant 

l'usage, cette formidable ordonnance fut affichée sur 
tous les murs de Canton, à la porte de la faciorerie, 
envoyée à la cour de Pékin comme un témoignage de 
la fermeté du vice-roi et de son mépris pour les Euro- 
péens, mais ne fut nullement mise à exécution: l’ex-chef 
de la factorerie et ses adhérents, également Fapraciies 
se retirèrent paisiblement à Macao. 

Le conseil de la factorerie est donc changé; mais 
lanimosité qu'inspirent aux Anglais leur orgueil national 
blessé et l'insolence des Chinois ; n’en dirige pas moins 
les mesures des nouveaux membres, plus prudents sans 
doute, mais non moins disposés que leurs devanciers 

à réprimer, dès qu'ils en trouveront l'occasion favo- 
rable, l'espèce d'impunité que les grands mandarins de 
la province de Quang-Tong croient avoir obtenue par 
leurs derniers-succès. Déjà les relations politiques ont 
repris leur ancienne aigreur, et les esprits marchent 
rapidement vers un tel point d’exaspération, que tout 
semble annoncer de grands événements pour un ave- 
nir peu éloigné. 


#æ 
Lg 


52 VOYAGE 

L'impatience assez facile à comprendre avec laquelle 
les agents d'une compagnie qui, dans tout le reste de 
l'Asie, traite de souverain à souverain avec les plus 
puissants monarques , supportent les humiliations dont 
ils sont abreuvés et les exactions dont on les accable, 
n’est pas la principale cause de l sise: 56 des Chi- 
nois pour les Anglais. 

J'ai déjà dit que les guerres heureuses soutenues par 
les maîtres du Bengale contre les peuples du nord et de 
l'est de l'Indostan avaient donné des inquiétudes à à la 
défiante cour de Pékin ; mais ces inquiétudes devinrent 
bien plus vives quand le souverain des Birmans, attaqué 
et vaincu par les troupes britanniques, demanda des 
secours à l'empereur de la , qui exerce une espèce 
de suzeraineté sur ces contrées voisines de ses États. La 
politique prudente des Chinois n'osa pas irriter un en- 
nemi redoutable, et refusa sous des prétextes spécieux 
la protection demandée; mais dès lors les moindres 
démarches des Anglais furent observées avec une soup- 
çonneuse attention, et leurs continuelles et justes récla- 
mations furent présentées à la cour de Pékin par les 
mandarins, intéressés à en cacher les véritables motifs, 
comme des __——. dangereuses pour la sûreté de 
em 

D'un autre côté, souvent les luttes ou les actions 
des négociants et même des agents supérieurs de la 
compagnie ont été absolument contraires aux anciens 

règlements qui régissent les rapports des étrangers avec 
les nationaux, règlements absurdes sans doute, mais 
établis par les Chinois pour lesquels ils sont lois de 


DE LA FAVORITE. 25 
l'empire , et qui doivent être exécutés par les Européens 
comme une des conditions de leur admission dans ces 
contrées. C'est ainsi qué, | bravant la peine de mort 
qu'elle entraîne après elle, la contrebande de l'opium 
apporté par les Européens jette chaque année sur les 


côtes de la Chine des quantités énormes de cette perni- 


cieuse substance, dont, malgré tous les soins dn gouver- 
nement, l'usage et les funestes effets se répandent dans 


la population. Si l'on ajoute à ces actes répréhensibles | 


lemauvais effet queles débats continuels entre les agents 
de la compagnie et les autorités de Canton, pour des 
causes souvent injustes ou légères, doivent produire à 
la cour de Pékin déjà 
sera aisé de concévoir | 
ces derniers le souverain d’un vaste pays qui n'a nul- 


révenue contre les étrangers, il 
sloignement que montre pour 


lement besoin du commeree européen. 

Le thé, devenu absolument nécessaire à l'Angle- 
terre, ainsi qu’à une grande partie de l'Europe, et qui 
ne croît qu'en Chine, a rendu le commerce du monde 
pour ainsi dire esclave de l'Asie : nous avons vu cette 
compagnie anglaise des Indes si puissante, obligée de 
ployer sous la nécessité et de satisfaire la capricieuse 
avidité des mandarins pour assurer à l'Angleterre le 
thé nécessaire à la consommation d'une seule année : 
une position aussi précaire, aussi humiliante pour une 
grande nation pourra-t-elle subsister encore longtemps ? 
Tout annonce que non; et si la compagnie des Indes 
n’eût pas touché à un renouvéllement douteux de sa 
charte, l'embouchure-du Tigre aurait déjà été, suivant 


toute apparence , le théâtre de grands événements. 


* + 


+ 


4 +: VOYAGES 

Deux moyens se présentent à la compagnie des Indes, 
ou au commerce libre anglais qui peut-être lui succé- 
dera avant peu en Âsie, pour se soustraire au pouvoir 
arbitraire des autorités chinoises et aux droits aussi mul- 
_tipliés qu ’exorbitants que chaque année voit augmenter. 

LE. Le premier, dont on a beaucoup parlé à plusieurs re- 
prises, et qui n'en est pas moins inadmissible pour 
quiconque a vu la Chine, son immense population, la 
- version et le mépris mème des habitants pour les Euro- 

» péens, serait d envahir avec armée et de conserver 
pa la force les provinces maritimes qui fournissent 
le thé et qui sont en même temps plus riches de 
l'empire. 

Une telle entreprise est plie sans doute; l'exemple 
de l'Inde soumise au joug, le peu de popularité du gou- 
vernement chinois, le manque de courage et de dis- 
cipline de ses troupes, peuvent encourager à la tenter; 
mais si ne sen rapportant pas 


.. 
"p 


1 


à ces séduisantes appa- 
rences, on veut entrer dans les détails, on trouve des 
difficultés qui seraient sinon impossibles, du moins bien 
ialaisées à surmonter. La plus grande naîtra, non des 
troupes , elles fuiront; ni des villes, elles sont à peine 
fortifiées; ni du manque de subsistances , elles abondent 
sur tous les points ; ni enfin du-elimat, il est très-sain et 
tempéré ; mais de la force d'inertie qu’ à. ee une im- 
mense population. 

* Dans l'Inde, les Anglais ont armé les 4 des Lnidisité 

.  mêmes-et s'en servent pour contenir les classes in- 
férieures et soumettre leurs ennemis; mais en Chine, 
où le système des castes n'existe pas, où des habitants 


De. 


# 


F 


. $ è 
DE LA FAVORITE. 29 
ont le métier des armes en horreur, ce point d'appui 
manquera entièrement aux conquérants européens : il 


faudra donc, avec une armée que le grand éloignement 


de ces contrées et les frais énormes du transport par 
mer empêcheront toujours d'être très -considérable 

tenir sous lejoug des millions d'hommes , trop labo 
sans doute pour opposer dela résistance, mais qui, subi- 


0008 affranchis du joug des mandarins auquel ils sont 


bitués, se livreront infailliblement aux plus grands 


ee | . . * 
désordres, et rendront nécessaire une surveillance à la 


fois générale et partielle impossible à exercer sans un 
grand développement de forces militaires. Les Euro- 
péens auront à combattre les meilleures troupes de 
l'empire, la victoire né sera même pas incertaine : 
mais contre une grande multitude, les combats re- 
commenceront chaque jour; les soulèvements avec les 
massacres et les dévastations, leur suite ordinaire, se 
multiplieront à l'infini ; le commerce sera interrompu et 
ne pourra dédommager des excessives dépenses d’une 
semblable expédition; enfin les conquérants, non vain- 

cus, mais fatigués, perdus où pour mieux dire étouffés 
au milieu de la foule, seront obligés de se retirer sus 
bords de la mer et de s'y cantonner : alors le grand but 
de la guerre sera manqué , le gouvernement chinois fer: 
méra les communications, arrêtera toutes les relations 
commerciales-entre l'ennemi et ses sujets, et pour prix 
de son-entreprise Y'Angleterre courra le risque de man- 
quer de thé pendant plusieurs années. Je‘n’ai raisonné 
Her as ci 4 dans hypothèse où les Anglais n'auraient 
à e que les Chinois; mais estil probable-que 


ss 


æ 


56 VOYAGE 

les Hollandais et surtout les Américains, leurs rivaux 
dans les mêmes branches de commerce , restassent 
spectateurs bénévoles d'une pareille révolution, qui 
léserait si fort leurs intérêts? Non sans doute, etlAn- 
gleterre aurait de plus contre elle des ennemis sinon 
déclarés et puissants, du moins actifs, dévoués aux Chi- 
nois, qu'ils ont guidés dans leurs derniers différends 
avec la compagnie, et qui sont prêts à profiter de toute 
circonstance fatale au carRerce _… pour. le rem- 
placer. 

Il est à croire que toutes les difficultés que je viens de 
signaler ont paru fondées à la compagnie anglaise des 
Indes, car elle semble avoir tourné ses vues d’un autre 
côté; et ce second moyen d'assurer en Chine la liberté 
de son commerce, offre, comme on va voir, beaucoup 
moins de difficultés que le premier, et ne fait tort à 
aucune na ti 


ti on étrangère. 
Un g 


an d “nombre de personnes bien instruites et 
dignes de foi m'ont assuré que déjà plusieurs fois des 


ingénieurs anglais avaient parcouru, par ordre de la 
compagnie, les nombreuses îles groupées à l’entrée du 
Tigre et les canaux profonds qu'elles forment avec la 
côte du continent, afin de choisir un lieu convenable 
pour un établissement militaire et commercial en. même 
temps, dont les fortifications pussent défier les atta- 
ques des Chinois, et dont la rade pût recevoir et con- 
server en sûreté les navires anglais employés au com- 
merce de ces contrées. Suivant toute apparence, ces 
recherches ont eu de favorables résultats, car les vais- 
seaux de la compagnie retenus l'année précédente à 


DE LA FAVORITE. 57 
l'embouchure du Tigre pendant les débats dont nous 
avons déjà parlé, trouvèrent un mouillage excellent, 
parfaitement abrité et où leur présence, qui dura à peine 
quelques mois, avait déjà attiré beaucoup de marchands 
chinois, malgré les ordres et les menaces des manda- 
rins. Combien le nombre de ces marchands augmen- 
terait rapidement, si les abords de la nouvelle ville 
étaient parfaitement libres pour tous les navires du 
pays, et surtout débarrassés de la surveillance des 
jonques de guerre, qu’un seul bâtiment européen armé 
ferait fuir et disparaître pour toujours! D'abord les 
fraudeurs d'opium, substance aussi nécessaire aux habi- 
tants de la Chine que le thé l’est à ceux de la Grande- 
Bretagne, accourraient en foule pour trouver dans 
leur aventureux commerce une plus grande sécurité; 
ils montreraient la route aux marchands de thé, aux 
acheteurs des marchandises d'Europe, affranchies de 
toute espèce de droits, et bientôt un nouveau Sinca- 
pour s'élèverait sur les rivages chinois et en braverait 
le souverain. 

Les craintes qu'un pareil événement inspire au gou- 
vernement ne sont pas étrangères à l’animosité qu'il 
montre contre les Anglais, dont jusqu'ici aucune dé- 
marche ne lui a échappé. Comment pourrait-il y parer? 
En gênant par tous les moyens dont il dispose l'ar- 
rivage du thé à l'établissement qui aura été fondé et 
pourra être facilement défendu contre toutes les troupes 
de l'empire? Mais quand même les hautes autorités si 
vénales, les mandarins inférieurs si avides, auraient 
renoncé, ce qui est fort douteux, à leurs gains illicites 


58 VOYAGE. 

et feraient exécuter sévèrement les nouveaux ordres de 
la cour de Pékin contre le commerce avec les Anglais, 
ceux-ci, maitres de la mer, et bloquant l'entrée de 
Canton et des autres ports de la côte orientale, que 
leurs bâtiments pourraient tenir fermés en toute sai- 
son, n’auraient-ils pas bientôt amené le gouvernement 
chinois à des sentiments plus pacifiques et à se conten- 
tér de droits de sortie sur les thés et d'entrée sur les 
marchandises étrangères, non plus fixés comme aujour- 
d’hui suivant les caprices d'un avide favori de la cour, 
mais réglés d'une manière équitable par un pouvoir ca- 
pable de se faire respecter ? 

La ville de Macao, plutôt chinoise que Mann 
n'offrait qu'une partie des avantages désirés : elle ne 
possède pas un bon mouillage pour les grands bâti- 
ments, qui sont forcés de jeter l'ancre à une grande 
distance du rivage, entouré d’un large banc de vase. 
Cependant l'Angleterre a songé plusieurs fois à s'en 
emparer : une expédition composée de plusieurs navires 
armés fit flotter pendant la dernière guerre les couleurs 
britanniques sur ses fortifications, après en avoir chassé 
facilement les Portugais. Le gouvernement chinois prit 
fait et cause pour les premiers et faibles possesseurs de 
Macao, et rejeta avec dédain toutes les propositions que 
firent les Anglais : quatre frégates forcèrent alors l'entrée 
du Tigre malgré les batteries, et vinrent mouiller près 
de Canton ; le lendemain quinze cents hommes furent 
débarqués aux factoreries ; l'alärme régnait à la cour du 
vice-roi, qui était sur le point, disait-on, d'accorder la 
possession de Macao à l'Angleterre, quand tout # coup 


DE LA FAVORITE. 99 
les troupes débarquées remontent à bord des bâtiments, 
qui reprennent sur-le-champ la route de Inde, d'où ils 
étaient partis. On attribua cette retraite précipitée à 
de nouveaux ordres venus de Londres, ou, ce qui est 
plus probable, à la crainte quede chef de l'expédition 
conçut d’avoir dépassé ses instructions et compromis, 
en mécontentant les Chinois, la traite des thés pour 
une année. Telle est la considération majeure qui a 
forcé jusqu'ici la compagnie à se conduire si prudem- 
ment envers la cour de Pékin, et l'a décidée à ne faire 
contre elle des tentatives hostiles qu'après en avoir as- 
suré d'avance les résultats; avantage difficile à obtenir 
sur un gouvernement défiant, rusé, versé dans tous 
les secrets de la politique, et habile à profiter des ri- 
valités toujours subsistantes entre les Européens des 
différentes nations, pour connaître et déjouer les pro- 
jets de son ennemi : c’est ainsi, par exemple, que, 
dans la crainte de laisser à l'Angleterre les moyens 
de se passer plus d'une année de la Chine, et de lui 
donner ainsi le temps d'assurer les résultats d’une ex- 
pédition, les mandarins veillent avec soin à ce qu'à 
peu près la même quantité de thé soit éxportée an- 
nuellement par la compagnie, qui de son côté, chargée 
d'une responsabilité immense et pour ainsi dire natio- 
nale, assujettie de plus par sa charte à des conditions 
très-sévères, se trouve ainsi, toute puissante qu'elle est 
dans une partie de l'Asie, soumise dans l’autre au joug 
le plus humiliant. - paire 

Pendant mon sé ot si : nest les néons cher- 
chaïent avec une inquiète anxiété à prévoir les événe- 


60 VOYAGE. 

ments que pourraient entraîner la suppression presque 
probable du privilége de la compagnie des Indes, et la 
liberté illimitée du commerce avec la Chine pour tous 
les sujets anglais ; ces événements me paraissent dignes 
des méditations des hommes d'état dont l'horizon n'est 
pas borné par les frontières de leur pays ; et quoiqu'ils 
doivent se passer dans une contrée bien éloignée, les 
résultats qui en découleront n’en sont pas moins incal- 
culables pour le commerce européen. 

En effet, si après avoir considéré la position des 
marchands étrangers à l'égard des Chinois, les exactions, 
les humiliations auxquelles ils sont exposés, et combien 
la compagnie anglaise, malgré ses plus grands intérêts 
compromis et les ordres les plus positifs, a de peine à 
contenir l'irritation de ses agents, nous admettons pour 
un seul instant que le privilége de la compagnie soit 
abrogé, et que des centaines de navires du plus fort 
tonnage et armés de nombreux équipages partent de tous 
les ports de la Grande-Bretagne pour venir à la Chine 
profiter de la liberté du commerce des thés : autant de 
subrécargues, autant d'intérêts différents ; autant de ca- 
pitaines, autant de disciplines plus ou moins relâchées 
et insuffisantes pour contenirdes matelots anglais, géné- 
ralement débauchés et tapageurs. Arrivés à Canton, 
cette masse d'Européens remuants, jetés pour ainsi dire 
sans précaution au milieu de la population méchante et 
voleuse des faubourgs, amènera bientôt journellement 
des débats et des rixes sanglantes dans lesquelles des Ghi- 
nois succomberont : les autorités du pays réclameront 
les coupables pour les mettre à mort, suivant une loi 


DE LA FAVORITE. 61 
immuable de l'empire ; les Anglais refuseront de les li- 
vrer. Ces affaires étant alors communes à tout le com- 
merce de la Grande-Bretagne, deviendront une cause 
nationale , et le gouvernement anglais sera forcé d’in- 
tervenir. D'un autre côté, les armateurs, généralement 
très-économes, voudront-ils se soumettre au joug révol- 
tant de ces compradors, qui s'enrichissent aux dépens des 
bâtiments que les mandarins leur abandonnent comme 
une proie? Et ces impôts, aussi multipliés qu'arbi- 
traires, pourront - ils être facilement perçus sur une 
. foule de marchands dont la concurrence diminuera les 
bénéfices , et qui n'auront pas, comme la compagnie, 
un intérêt bien direct à maintenir la tranquillité ? 
Ainsi donc, que la compagnie, soutenue par te gouver- 
nement anglais, qui trouve à sa conservation le double 
avantage de lever sans frais chaque année, et sans 
craindre une ruineuse contrebande, les droits établis sur 
le thé, obtienne le renouvellement de sa charte : bientôt 
après un nouveau Sincapour, entouré de fortifications 
couvertés d'artillerie et défendues par une forte garni- 
son, dominera l'entrée du Tigre, et concentrera en 
peu de temps tout le commerce de la Chine dans les 
mains des Anglais, qui termineront ainsi la longue ligne 
d'établissements militaires et commerciaux échelonnés 
pour ainsi dire sur les deux rivages opposés de la pres- 
qu'ile indienne, sur les côtes malaises depuis Bombay 
jusqu'au golfe de Siam, et de ce dernier point jus- 
qu'au centre des îles qui bordent le Tigre et entourent 
Macao. 
Mais si le monopole du commerce de la Chine, avec 


62 VOYAGE 
ses priviléges, succombe devant da chambre des com- 
munes, dans la lutte terrible qui commence au sein de 
la Grande-Bretagne entre les usages anciens et les idées 
nouvelles, entre les préjugés, les privilégesides. classes 
élevées et limpatiente ambition, l'amour des change- 
ments qui fermentent dans les moyennes et les basses 
classes, quel nouveau et vaste champ de conjectures 
s'ouvre devant nous dans un temps si fertile en révo- 
lutions! À la suite des: flottes marchandes sorties de 
tous les ports d'Angleterre arriveront à Canton de 
nombreuses escadres; la force fera oublier la prudence 
et la modération: à la réforme des abus, difficilement 
obtenue, succéderont de nouvelles exigences de la pe 
du commerce mu froissements inévitables 


mépriser, causeront des troubles sérieux; enfin titi 
entre les deux nations sera la suite inévitable de.tous 
ces débats: maïs on peut croire que, les choses arrivées 
à cette extrémité, la Chine ne sera peut-être pas aban- 
donnée par les autres puissances commercçantes dont 
les navires fréquentent ses ports, et qui ont aussi un 
absolu besoin de ses Lee 
Les Anglais trouveront à Canton, comme par tout 
le monde, dans les Américains du nord, des rivaux 
qu'une animosité nationale: sur laquelle le temps n'a 
point d’eflet, et une industrie aussi active que crois- 
sante, rendent particulièrement dangereux : les navires 
des marchands de cette nation égalent presque en nom- 
bre ceux de la Grande-Bretagne; leur présence et les 
escadres qui les soutiendraient au besoin, forceraient 


DE LA FAVORITE. 65 
les Anglais à beaucoup de ménagement ét prêteraient 
en même temps un puissant secours aux Chinois. 
Ajoutons encore que les Anglo- Américains, qui ont 
déjà supplanté leurs anciens maîtres sur les marchés 
du nord de: FEurope, qu'ils fournissent de thé, pro- 
fitant avec empressement des cessations de commerce 
que dans ses démêlés avec la Chine la Grande-Bre- 
tagne pourrait éprouver, porteraient encore de plus ter- 
ribles coups à son commerce extérieur et fourniraient 
même en contrebande le thé qui manquerait à la po- 
pulation britannique. 

L'idée que je crois avoir ane de la position de 
la compagnie anglaise à la Chine et des événements 
auxquels on peut s'attendre, sile ommerce libre vient 
à remplacer son privilége, p+ sans doute bien in- 
complète: une pareille question aurait exigé de grands 
développements, qui ne pouvaient trouver place ici; 
mais je croirai avoir atteint mon but, si le lecteur adopte 
mon opinion que, quelle que soit la solution donnée 
par la chambre des communes aux affaires de la com- 
pagnie, le commerce européen avec empire chinois 
touche à un changement qui, je le pense, précédera de 
bien peu de temps, hâtera peut-être même la révolu- 
tion qui se prépare en Europe, et pendant pois il 

faut du moins l’espérer, notre France reprendra dan 
toutes les parties du monde le rang qu'elle ras 

_ autrefois comme puissance maritime et commerciale, 
et que lui ont fait perdre des fautes sans nombre et 
de grands malheurs. 

Dans la liste des puissances qui trafiquent à la Chine, 


GA VOYAGE 
la France et l'Espagne sont les dernières; la Hollande 
passe avant elles; les États-Unis d'Amérique rivalisent 
avec l'Angleterre, qui cependant tient le pur rang 
a Canton. vs 

Le commerce de la Grande-Bretagne avec la Chine se 
divise en deux routes bien distinctes: celle que suit la 
compagnie, et l'autre établie entre les comptoirs de 
l'Inde et Canton, comme la première l'est entre la 
Chine et l'Angleterre, qui obtient annuellement par cette 
voie la quantité immense de thé nécessaire à sa con- 
sommation. Chaque mousson de $. O. amène à Canton 
de vingt à vingt-cinq vaisseaux de la compagnie, armés 
chacun d'un fort équipage et de quarante canons; le 
tonnage de ces énormes bâtiments varie ordinairement 
entre onze cents et quinze cents tonneaux. Ils -appar- 
tiennent à des armateurs-constructeurs, et sont loués 
pour un nombre fixe de voyages à la compagnie, qui 
en confie le commandement à des _capitaines de sa 
marine, secondés par des officiers faisant tous partie 
d'un même corps, dans lequel il est difficile d'entrer, 
et qui est toujours parfaitement composé; cependant, 
sauf quelques conditions à remplir et qui sont les ga- 
rants de la capacité des officiers commandants ou en 
sous- ordre, tout le reste se décide à prix d'argent. 

Le capitaine doit, avant de prendre son commande- 
ment, payer à l'armateur - constructeur une somme 
très-forte, qui parfois, suivant la concurrence, dépasse 
cent mille francs; il est vrai que les avantages accordés 
par la compagnie, les fortes sommes que payent les 
passagers qui recherchent avec empressement ces na- 


DE LA FAVORITE. 65 
vires, enfin les chances peu aventureuses de ce genre 
de commerce , dédommagent grandement les capitaines 
des sacrifices qu'ils ont faits et assurent souvent leur 
fortune. ; 

Tous les bâtiments qui partent annuellement de la 
Tamise pour aller en Chine, ne suivent pas la même 
route : quelques-uns transportent les marchandises et 
les approvisionnements de la compagnie à Madras et 
à Calcutta; puis traversant les détroits, ils relâchent à 
Sincapour, et enfin arrivent sur les côtes ” la Chine en 
août ou en septembre. 

Les autres vaisseaux partis également du même point 
et qui ont pris une autre route, viennent directement 
au détroit de la Sonde et mouillent à Canton, souvent 
sans avoir relâché nulle part. 

Si dans le commerce que les Européens font avec la 
Chine, l'importation égalait l'exportation , tous ces vais- 
seaux de la compagnie pourraient contenir dans leurs 
flancs une immense quantité de marchandises fabriquées 


en Angleterre; mais ces marchandises ne Mrs 
FE * 


pas de consommateurs dans ces pays, 
tout en imposant pour ainsi dire à une grande née île 
la population de notre continent l'usage du thé et le goût 
des produits de leur industrie, n'ont voulu renoncer à 
aucune de leurs anciennes coutumes en notre faveur. 
H faut avouer cependant que, sans la concurrence des 
Américains et des Hollandais, la compagnie pourrait 
payer en marchandises une partie plus considérable des 
thés qu'elle tire de la Chine, et donner en échange 
les draps, les camelots, les toiles de coton blanches et 
1L. 


66 VOYAGE 
imprimées, le fer travaillé, l'acier, des approvisionne- 
ments pour Ja marine et d’autres articles moins impor- 
tants, provenant du sol ou des manufactures delaGrande- 
Bretagne. Mais nous verrons, quand il sera question du 
commerce des Américains, que la compagnie éprouve en 
Chine, où ses affaires sont gérées pourtant avec toute 
l'économie que permet une aussi grande masse d'intérêts 
réunis, les mêmes inconvénients que dans l'Inde ; incon- 
vénients inhérents aux grandes associations commer- 
ciales, et qui empêcheront toujours ces dernières de 
lutter avec les entreprises particulières, beaucoup plus 
économes et habituées à ne rien sacrifier aux considéra- 
tions personnelles. La compagnie, par exemple, grande 
et généreuse avec les capitaines et les officiers de ses 
navires, leur accorde la faculté d'exploiter plusieurs 
branches de commerce assez lucratives dont les béné- 
fices ne seraient pas sans quelque importance si elle 
seule les recueillait (2) : ainsi la quantité considérable 
d'objets d'Angleterre consommés à Canton et à Macao 
par les Européens et par quelques Chinois des classes 
supérieures, proviennent en grande partie de paco- 
tilles, auxquelles se joignent souvent des produits in- 
diens et malais embarqués dans les relâches, tels que 
le calin et le poivre de Sumatra; l'étain, les rotins de 
Bintang et des îles environnantes ; le camphre de Bor- 
néo; le bois de sandal, tiré des archipels de la mer du 
Sud ; enfin les nids d'oiseaux, les ailerons de requin et 
les olothuries dont les Chinois sont si friands. “ 
La vente des principales marchandises énumérées 
plus haut et dont la compagnie s’est exclusivement ré- 


+ E. + 


DE LA FAVORITE. 67 
servé limportation dans ces contrées, ne procure pas 
toujours de grands bénéfices, et donne lieu même, as- 
sure-t-on , à des pertes fréquemment renouvelées. J'en 
expliquerai plus:bâs les raisons. 

Le commerce de la seule compagnie anglaise avec la 
Chine, d'après les détails où nous venons d'entrer, doit 
paraître prodigieux; mais il est facile de voir que la ba- 
lance est toute en faveur des marchands de la Chine, qui, 
outre une immense quantité de thé, fournissent encore 
à la Grande-Bretagne de la soie brute, des nankins, de 
la cannelle, du camphre , du sucre, de l'alun, ainsi que 
de la porcelaine, mais en bien petite quantité depuis 
que les Européens ont égalé, surpassé même les pre- 
miers inventeurs dans cette riche branche d'industrie. 
Si, comme elle y fut longtemps forcée avant que le com- 
merce de l’opium entre l'Inde et la Chine eût été établi 
sur une aussi grande échelle, la compagnie avait continué 
à payer en piastres cette grande différence, les trésors 
de l'Angleterre n'auraient pu suffire à un commerce 
aussi désavantageux; mais l'active industrie de ses mar- 
chands est venue à son secours, et la passion effrénée 
des habitants de l'Asie pour une perfide substance, 
leur fait rendre en grande partie les nombreux millions 
de piastres que coûte aux Européens leur goût pour 
le thé. 

C’est le trafic considérable des grands établissements 
anglais de la presqu'île indienne avec Canton, qui four- 
nit à la compagnie le numéraire nécessaire pour payer 
une très-grande partie de la différence qui existe entre 
Vditon des marchandises anglaises en Chine et 


68 VOYAGE 

l'exportation des produits chinois. En effet, les relations 
commerciales de Bombay et de Calcutta avec ce pays, 
étant entièrement abandonnées aux entreprises particu- 
lières, ont pris, depuis le commencement de ce siècle, 
le plus rapide accroissement : entièrement étrangères 
aux affaires de la compagnie, elles n'ont éprouvé au- 
cune interruption pendant les fréquents débats de cette 
dernière avec le vice-roi de Canton. Si les nombreux 
et grands country-ships de la côte malabare ou de l'Ougly, 
qui arrivent en foule chaque année sur les rivages chi- 
nois, n'y transportaient que les cotons bruts de l'Indos- 
tan, le riz si abondant dans cette partie de la presqu'ile, 
et cent autres productions du sol indien ou des pays 
malais , leurs chargements ne seraient pas d'une grande 
valeur; mais ils apportent aux Chinois l'opium, qui 
entre dans l'empire malgré les prohibitions les plus 
sévères, et y trouve, dans la population, une multi- 
tude de consommateurs qui payent ce poison au poids 
de l'or. 

C'est ainsi qu'est arrachée du gouffre où pendant 
longtemps l'argent de l'Europe alla s'engloutir, une forte 
partie des millions de piastres que la compagnie aban- 
donne annuellement à la Chine pour le chargement de 
ses vaisseaux; l'opium est toujours payé argent comp- 
tant, même avant d'être livré aux embarcations lé- 
gères des contrebandiers qui viennent le prendre à 
bord des bâtiments de l'Inde. Cette vente monte, année 
commune, à environ cinquante millions de francs, dont 
par suite de transactions commerciales trente-cinq à peu 
près passent aux mains des agents de la compagnie ; 


DE LA FAVORITE, 69 
le reste retourne dans l'Inde sur les country-slups, ou 
sert à compléter en objets d'industrie chinoise les char- 
gements de ces navires, qui les répandent ensuite dans 
les contrées à l'E. et à l'O. du cap de Bonne-Espérance, 
dont les habitants étrangers ou indigènes en font une 
grande consommation. 

Les Américains ne cèdent que difficilement la pré- 
séance au commerce direct de la Grande-Bretagne avec 
la Chine : en effet, si leurs relations commerciales avec 
ces contrées sont moins brillantes en apparence et 
moins entourées de cette espèce de somptuosité que 
la compagnie anglaise attache à toutes ses entreprises ; 
si les marchands des États-Unis, moins hautains que 
leurs rivaux avec les Chinois, ont supporté plus pa- 
tiemment le joug des mandarins, et évité ainsi des 
démélés côntraires à leurs intérêts, ils ne le cèdent 
aux Anglais ni en richesses, ni en industrie, ni en acti- 
vité (35). 

En rompant tout à fait, à la fin du siècle passé, des 
liens que l'exigence de la mère patrie lui avait rendus 
insupportables , l'Amérique du nord n'en conserva pas 
moins les mêmes habitudes que l'Angleterre, et l'usage 
du thé y est encore aussi général que dans ce dernier 
pays. Déjà avant la révolution qui donna naissance 
aux États-Unis . les navires américains fréquentaient 
Canton, et le nombre en a rapidement augmenté de- 
puis : il était de quarante à cinquante dans les dernières 
années; celle de 1830 le vit considérablement réduit. 
Une loi nouvelle qui accorde la liberté du commerce 
des thés dans les États-Unis, pour le commencement 


70 VOYAGE 
de 1832, avait fait suspendre cette branche de com- 
merce; mais déjà lors de mon passage à Canton, le 
nombre des expéditions attendues pour cette: époque 
était énorme et bien plus grand que dans les années 
précédentes. 

L’Angleterre, en perdant ses colonies, n'eut pas à 
déplorer seulement l'abandon forcé d'une population 
formée aux dépens de la sienne, et de riches provinces 
que ses trésors avaient fondées ; bientôt elle trouva dans 
ses enfants émancipés ce génie des spéculations, cette 
activité commerciale qu'ils avaient puisés dans le sang 
_ de leurs aïeux; partout elle rencontra, établie par eux, 
une concurrence redoutable que lanimosité nationale, 
des intérêts longtemps communs , et surtout l'impulsion 
de la liberté, firent augmenter chaque jour. Les mar- 
chands, les armateurs américains, moins riches d’abord 
que ceux de la Grande-Bretagne, adoptèrent et ont tou- 
jours conservé depuis dans les opérations maritimes 
un système d'économie qui leur donna sur leurs rivaux, 
auxquels il est inconnu, un très-grand avantage : peu à 
peu les treize étoiles des États-Unis vinrent se placer 
auprès du yac anglais sur tous les points du nord de 
l'Europe, dont les marchés furent approvisionnés par 
les Américains du thé de la Chine et des productions 
de toutes les contrées éloignées. Tel est lascendant 
que. cette économie dans l'armement des navires du 
commerce et dans leur entretien a donné aux mar- 
chands des États-Unis, qu'ils peuvent non-seulement 
laisser le fret à meilleur marché que les armateurs 
d'aucune autre puissance commerçante, mais encore 


DE LA FAVORITE. : 
vendre, dans les parties du monde où ils sont reçus, 
les marchandises prises en Angleterre, au-dessous du 
prix demandé par les marchands mèmes de ce pays, 
qui cependant n'ont pas payé les droits auxquels sont 
soumis les navires étrangers dans les ports de la Grande- 
Bretagne. C’est ainsi que l'on voit chaque année des 
produits semblables, également tirés des ateliers de 
Manchester, mais venus à Canton par ces deux voies 
différentes, être mis en concurrence et vendus, les uns 
avec perte par la compagnie, les autres avec bénéfice 
par ses rivaux. 

Dans cette lutte fatale au monopole du commerce 
de la Chine, l'Angleterre, à qui elle ouvre deux grands 
débouchés pour les produits de ses manufactures, reste 
neutre : mais si la liberté du commerce obtient la 
victoire dans sa lutte actuelle contre les priviléges ; si 
à ces magnifiques vaisseaux de la compagnie qui riva- 
lisent pour la tenue et l'armement avec les bâtiments 
de guerre, succèdent d'humbles navires, aux flancs 
larges et arrondis; enfin, si les nombreux agents de la 
compagnie , si richement rétribués , sont remplacés par 
des marchands économes ; alors les Américains ne 
trouveront plus peut-être à la Chine des chances aussi 
favorables à leurs intérêts. Cependant leur commerce 
d'importation ne se borne pas aux marchandises prises 
en Angleterre; les nombreux navires des États-Unis qui 
arrivent à Canton n’ont pas tous suivi la même route ; 
plusieurs de ces navires, en quittant Philadelphie, New- 
York, ou d’autres ports américains situés plus au N. ou 
plus au S., vieunent, après avoir doublé le cap Horn, 


$ 


v 


me VOYAGE 

échanger leurs cargaisons sur les côtes du Chili, du Pé- 
rou , ou de la Californie, contre des piastres, des lingots 
d'argent et du cuivre. Ces métaux précieux ou utiles, 
transportés ensuite aux Philippines et surtout en Chine, 
assurent aux armateurs de grands avantages dans l'achat 
de leurs chargements de retour. 

Autrefois les Américains apportaient à la Chine une 
grande quantité de fourrures recueillies dans les forêts 
septentrionales du nouveau monde; mais depuis quel- 
ques années cette branche de commerce a beaucoup 
perdu de son importance. Peut-être l'usage des étoffes 
de laine fabriquées en Europe, qui prend chaque année 
plus d'extension parmi les Chinois des hautes classes, 
est-il préféré, comme moins dispendieux, à celui des 
fourrures, dont nous avons vu que la Russie et les 
frontières du nord de l'empire fournissaient les mar- 
chés de Pékin. Une autre branche de commerce, éga- 
lement formée par les produits des forêts et du sol de 
l'Amérique du nord, n’a pas subi les mêmes change- 
ments : je veux parler des approvisionnements pour la 
marine, que les Américains portent en grande quantité 
à Canton comme à Manille, et pour lesquels ils trouvent 
un grand débouché, dans ces deux pays dont les côtes 
sont assaillies par des coups de vent aussi terribles que 
fréquents. 

Dans cette navigation difficile et dangereuse, les bà- 
timents des États-Unis rivalisent avec les country-ships 
anglais, dont les intrépides capitaines arrivent à la Chine 
ou en partent sans consulter les directions des mous- 
sons : ni les {y-fongs, ni les grands mauvais temps qui 


Ê 


DE LA FAVORITE. 75 
règnent pendant presque toute l'année au N. de Lucon, 
ni les dangers dont les côtes de Palawan, de Bornéo et 
même le milieu de cette étroite mer sont hérissés, ne 
peuvent arrêter les navigateurs de ces deux nations, 
qui ont remplacé les Hollandais, autrefois si puissants 
dans ces pays, où ils ne paraissent maintenant qu'en 
petit nombre et pour ainsi dire en tremblant devant des 
rivaux que dans les temps passés ils humilièrent tant de 
fois. Ces anciens maîtres de l'Inde qui, par leur patiente 
persévérance plus encore que par leur courage, chas- 
sèrent successivement les Portugais de presque toutes 
leurs conquêtes, ont vu à leur tour leur commerce dé- 
truit dans ces contrées éloignées, par des marchands 
qui ne sont ni plus économes ni plus riches que les 
leurs, mais qui sont plus actifs et surtout plus entre- 
prenants. 

D'un autre côté, les longues guerres dont l'Europe 
a été le théâtre depuis la fin du siècle dernier jusqu'à la 
paix de 18:14, avaient dépouillé la Hollande de son 
commerce extérieur et de ses colonies; lorsque séparée 
de la France, elle rentra sous la puissance de la mai- 
son d'Orange, ses marchands, autrefois les facteurs de 
l'ancien monde et qui avaient regardé le commerce du 
nord et d’une partie du sud de notre continent comme 
leur propriété, trouvèrent partout les Anglais et les Amé- 
ricains régnant en maîtres sur les marchés ; et Amster- 
dam , déchue de son ancienne splendeur, n'eut plus re- 
cours à la Chine que pour l'achat du thé nécessaire à 
ses habitants. 

Java, dont j'aurai plus tard occasion de parler lon- 


ra 
$ 


7 VOYAGE 

guement, est dans ces mers le centre de la faible puis- 
sance des Hollandais et de leur commerce déchu. C’est 
de Batavia que part chaque année pour la Chine avec la 
mousson favorable, pour revenir avec la suivante et re- 
tourner ensuite en Europe, un petit nombre d'assez forts 
bâtiments dont la tenue et les cargaisons témoignent que 
de temps et les malheurs des révolutions ont pu détruire 
la puissance des Hollandais, mais non ce EP com- 


si 1] ". 


mercial, cette p 


is leur patrie 
à un si haut pété de Mombicisé: En eflet, la plus forte 
concurrence qu'éprouve la compagnie anglaise dans 
quelques-uns de ses articles d'importation à Canton, 
vient des manufactures hollandaises, dont les produits 
sont parvenus depuis quelques années, dans certaines 
parties, à une perfection que les Anglais ne peuvent 
imiter. Ainsi les camelots apportés d'Amsterdam sont 
plus larges, plus forts, ont plus d'éclat, et sont préférés 
par les marchands chinois aux étoffes du même genre 
confectionnées en Angleterre. Mais ce qui est également 
honorable pour les deux nations, c'est une lutte de pro- 
bité qui a inspiré aux soupçonneux Chinois une confiance 
à laquelle malheureusement tous les autres marchands 
n’ont pas autant droit de prétendre. Les bâtiments de Ba- 
tavia chargent en outre pour la Chine du riz, du girofle 
des Moluques, du cuivre du Japon, de l’'ambre jaune 
ou gris, du benjoin, de l'étain des îles de la Sonde, du 
corail, des cornes de rhinocéros pour la médecine, du 
tabac, des perles, du poivre, des rotins, des nids d’oi- 
seaux, cent autres produits des îles du grand archipel 
d'Asie, qui sont échangés à Canton contre du thé, de la 


3 


LL 


DE LA FAVORITE. 75 
soie brute ou ouvrée, des nankins et des sucres, et une 
foule d'ouvrages chinois très-estimés à Java et en Hol- 
lande. 

Dans l'état d’abaissement où est tombe Le commerce 
d'Espagne, il ne serait nullement question en Chine des 
navires de ce pays, si les Philippines n'étaient pas si VOI- 
sines de Canton. Les seuls bâtiments en effet qui mon- 
trent dans ce port le pavillon espagnol sont des caboteurs 
de Manille, apportant du riz, des bois de construction, 
du tabac, quelques perles, un peu d'or, et recevant en 
échange des étofles de soie, de la porcelaine commune, 
et tout ce qui est nécessaire pour meubler et orner les 
maisons de la population chinoise à Luçon, et même 
celles des Européens. Une partie de ces objets prend la 
route d'Espagne, sur quelques bâtiments qui retournent 
à Cadix. “ 

Quant aux Portugais, le nom de Macao et le sr 
que les Chinois veulent bien laisser flotter sur des rem- 
parts à moitié démolis, rappellent seuls dans ces contrées 
le souvenir d'un peuple qui fut autrefois la terreur des 
souverains d’une partie de l'Asie, et qui est maintenant 
avili sous la protection chinoïse, comme nous le verrons 
plus tard, quandil sera question du seul établissement 
que possèdent les Européens sur le sol du céleste empire. 

Quelle place assigner à la France dans la liste des 
nations commerçantes dont je viens de parler? La com- 
parerai-je à l'Angleterre dont les bâtiments couvrent les 
rades voisines de Canton et font trembler les Chinois, 
ou aux Américains, aussi riches et presque aussi nom- 


breux que leurs rivaux ? Puis-je établir un parallèle entre 


76 VOYAGE 
le commerce hollandais, probe, économe, bien dirigé, 
digne d'inspirer la confiance, et quatre ou cinq bâtiments 
français tout au plus, qui paraissent chaque année à la 
Chine pour y apporter, comme dans l'Inde et dans tous 
les pays que notre commerce n’a pas été forcé d'aban- 
donner, des cargaisons composées du rebut des magasins 
de nos grandes villes, de marchandises mal choisies, et 
qui, mal conditionnées, arrivent le plus souvent en 
mauvais état à leur destination ? 

Ajouterai-je que bien souvent des marchands, peu 
soucieux de l'honneur de la France et de la réputation 
qu'ils devaient laisser après eux, ont abusé indignement 
de la confiance que les autres commerçants. européens 
ont inspirée aux Chinois, et que ceux-ei accordaient 
encore au souvenir de loyauté et de grandeur que leur 
ont laissé nos marchands d'autrefois? L'usage était alors, 
comme ül l'est encore aujourd'hui parmi les Anglais et 
les Hollandais, que chaque ballot de marchandises por- 
tât dans son intérieur la facture du contenu, signée des 
manufacturiers, pour être livré au commerce chinois et 
transporté aux extrémités de l'empire sans même avoir 
été ouvert. Une basse cupidité a spéculé sur ce mode 
loyal de transactions : nombre de ballots apportés par 
des bâtiments français et reçus avec confiance ont été 
rouvés plus tard incomplets et mêlés de marchandises 
inférieures à l'échantillon, non-seulement pour la qualité, 
mais encore pour les dimensions. Ce manque de bonne 
foi a jeté, comme on peut le croire, une fatale déconsidé- 
ration sur les faibles relations commerciales qui se sont 
renouées entre la France et la Chine depuis la paix. 


# 


DE LA FAVORITE. 77 

Sans doute que notre commerce remontera un jour 
au rang brillant qu'il a occupé autrefois dans le monde; 
mais pour la Chine , il faut y renoncer; plusieurs causes 
majeures semblent de ce côté férmer son avenir. Tant 
que l'Europe fut tributaire des manufactures chinoises, 
dont les produits étaient reçus chez nous avec empres- 
sement et ne payaient que de très-modiques droits, les 
négociants français trouvèrent facilement à Canton des 
chargements d’une grande richesse et qui leur assuraient 
d'énormes profits : à cette époque les belles étofles de 
soie et les porcelaines de Nankin, les meubles en laque de 
Canton et tant d'autres objets de luxe ornaient les appar- 
tements de nos pères; mais à mesure que l'industrie fit 
des progrès, que les ouvriers de Lyon et de Nîmes tra- 
vaillèrent la soie suivant les modes adoptées par la po- 
pulation européenne, que les manufactures de porce- 
laine s’élevèrent dans plusieurs parties de la France, que 
les Indes occidentales fournirent du sucre en plus grande 
quantité, les produits de la Chine furent moins recher- 
chés ou soumis à de plus forts droits : à la fin du siècle 
dernier ils étaient presque entièrement abandonnés : le 
thé a dû l'être également, mais par des causes différen- 
tes; nos guerres désastreuses avec les Anglais et la ruine 
de notre marine marchande nous ont forcés de renoncer 
au commerce de cette substance, dont l'usage a tou- 
jours été fort peu répandu chez les Français, mais que 
nos marchands étaient jadis en possession de fournir à 
plusieurs nations du midi et du nord de l'Europe. 

Quels avantages pouvait donc offrir, après la paix de 
1814, qui trouva toutes nos relations maritimes anéan- 


D 
ue VOYAGE 


ties depuis longtemps, le commerce de la France avec 


la Chine ? Pour favoriser nos manufactures, on prohiba | 


les marchandises chinoises, ou on les assujettit à des 
droits onéreux : aussi les expéditions furent-elles très- 
peu nombreuses et presqué toutes sans résultat; ce- 
pendant le gouvernement, pour les encourager, avait 
été obligé d'accorder aux armateurs des espèces de 
petits priviléges particuliers, des primes, des diminu- 
tions de droits sur les marchandises de retour, mesures 
toujours fatales aux intérêts généraux du commerce et 
qui prouvent que notre système de pm ile besoin 
de grandes modifications. En effet, en France 


merce extérieur lutte, et malheureusem en 


Li 
te 


grand désavantage, contre une foule d'obstacles éle- | 


vés dans l'intérêt, mal compris peut-être, des co- 
lonies et des manufacturiers : les unes exigent des 
dédommagements du joug sous lequel les tient la mé- 
tropole, et s'appuyant de titres que le temps et les évé- 
nements devraient avoir effacés, veulent imposer à la 
population de la France l'obligation de ne consommer 
que leurs seuls produits; les autres, avides de privi- 
léges et sacrifant l'avenir à quelques avantages pré- 
sents, font fermer nos frontières et nos ports à toutes 
les marchandises avec lesquelles les nations voisines ou 
lointaines auraient payé les produits de notre sol ou de 
l'industrie de nos nombreux ouvriers. 

Les partisans intéressés de ce système de prohibitions 
vont chercher en Angleterre des arguments en sa faveur; 
car là aussi les prohibitions ne sont pas ménagées : mais 
avouent-ils que cette nation, étonnée de la concur- 


M. 


At 


* 


ri 
+ 


DE LA FAVORITE. 79 
rence que lui fait éprouver maintenant l'industrie des 
peuples qu'elle avait longtemps approvisionnés, revient 
pas à pas chaque année vers un système de douanes 
plus libéral, et prépare ainsi une révolution générale 
dans le commerce du monde entier? La Grande-Bre- 
tagne , il est vrai, a fermé jusqu'ici ses ports aux mar- 
chandises manufacturées et aux productions des pays 
étrangers; mais ces dernières, prises en payement des 
produits de l'industrie anglaise, sont apportées sur les 
rades de nos voisins par leurs nombreuses flottes mar- 
chandes, qui de là vont les répandre jusque dans les 
_ contréésles plus éloignées. Où sont les flottes marchan- 
des de la France pour en faire autant? Quelles sont ses 
relations cominéctiales maritimes) Éesffits que jai cités 
répondront pour moi. Dans l’abaissement où est tombé 
notre commerce extérieur, ne cherchons donc pas à 
imiter des rivaux qui commencent eux-mêmes à des- 
cendre du faîte de la prospérité et des richesses auquel 
nos malheurs les ont fait parvenir. Le commerce de la 
France au contraire renaît de ses cendres; sacrifié de- 
puis seize ans à des exigences sans nombre, il n'a que 
peu ou point grandi: mais que des mesures plus larges 
soient adoptées en sa faveur ; que la longue liste de pro- 
duits étrangers prohibés ou fortement imposés soit di- 
minuée; que les intérêts de nos manufacturiers ne soient 
pas considérés comme les seuls à ménager; que nos 
marchands, protégés et soutenus dans toutes les parties 

CA puissent plus espérer de ces concessions 


du monde, 


“particulières, sources de jalousie et de mécontentement, 
et qui nuisent toujours au bien général : alors se trou- 


0 __ VOYAGE 

veront remplies toutes les obligations du gouverne- 
ment envers le commerce extérieur, qui pourra sortir 
enfin de la mauvaise route où il s'est engagé, et sur la- 
quelle il marche avec rapidité vers son anéantissement 
total. 

Les résultats de ce nouveau système ne seront point 
spontanés; il faudra même bien du temps avant que 
le goût des spéculations aventureuses, la soif de béné- 
fices hors de proportion avec les chances ordinaires, 
enfin la mauvaise foi qui a ruiné nos relations com- 
merciales dans le Levant, en Asie et en Amérique, 
cèdent la place à un mode d’expéditions plus sage, mieux 
suivi, et à cette antique loyauté qui autrefois avait fait 
aimer partout les Français: mais on doit espérer que le 
bien naïîtra de l'excès du mal; que nos marchands, re- 
poussés de tous les marchés de l'ancien et du nouveau 
monde, seront forcés d'abandonner leur mauvais sys- 
tème; qu'ils apporteront, à l'exemple de nos rivaux, 
une stricte économie dans l'armement et les dépenses 
de leurs navires, et qu'ils finiront par comprendre l'a- 
vantage des relations suivies avec les mêmes contrées. 
Les gains seront d’abord peu considérables, mais suf- 
fisants et bientôt assurés, si les souvenirs laissés à 
chaque départ sont le garant d'une bonne réception 
pour le prochain voyage. Afin de parvenir à ce but, il 
faudra que les marchandises exportées de France soient 
de bonne qualité et confectionnées non suivant le goût 
des habitants de Paris, mais au gré des peuples qui 
doivent les payer. C’est alors que nos manufactures, 
trouvant des débouchés à leurs produits dans tous les 


DE LA FAVORITE. 81 
pays d'outre-mer, seront dédommagées avec usure des 
_ légers sacrifices que l’État aura dû leur imposer dans 
le commencement, en faveur du commerce extérieur. 

EP aurai plusieurs fois encore, dans le cours de ce 
volume, l'occasion de revenir sur un sujet aussi intéres- 
sant et d'entrer dans de plus grands détails, qui éclair- 
ciront davantage la question. 

Pourquoi les manufactures françaises ne feraient-elles 
pas les camelots, dont la vente assure en Chine de grands 
bénéfices aux Hollandais ? Pourquoi ne fourniraient-elles 
pas des draps, des toiles de coton blanches ou im- 
primées , et tant d’autres marchandises que les Anglais 
et les Américains apportent à Canton? L'’opium de Tur- 
quie, que Marseille reçoit du Levant, est très-estimé 
des Chinois et a donné de grands profits à plusieurs 
bâtiments français. Les Européens établis dans ces 
contrées font un grand usage de nos vins; notre horlo- 
gerie, généralement plus gracieuse et moins chère que 
celle d'Angleterre, était préférée par les Chinois; mais 
trompés trop souvent, ils l'ont abandonnée. Cependant, 
avec une conduite différente, nos marchands peuvent 
réparer ce dernier échec; mais pour soutenir la con- 
currence des autres nations, il faut surmonter deux 
grands obstacles : l'armement beaucoup trop dispen- 
dieux de nos bâtiments, qui influe sur le prix des objets 
composant les cargaisons , et la difficulté que trouvent 
nos marchands à former celles-ci en retour. En eflet, 
le thé, qui forme actuellement la principale branche 
‘ du commerce de la Chine avec l'Europe, n'est pas en 
France comme chez nos voisins d'un usage général; 

IT. 


82 VOYAGE 
confiné même au fond des pharmacies, dans la plupart 
de nos provinces, il n'en est tiré que commé une méde- 
cine, presque autant redoutée de la population des pe- 
ttes villes et des campagnes que la rhubarbe et le séné : 
aussi, au grand et dédaigneux'étonnement des Anglais, 
le chargement d'un seul vaisseau de la compagnie ap- 
provisionnerait pour dix années notre patrie; et jusqu'à 
ce que la mode ou l'esprit d'imitation , si puissants tous 
deux en France, aient fait adopter à nos compatriotes, 
si vifs, si impressionnables, les coutumes de nos froids 
et flegmatiques voisins, le thé ne pourra être pour les 
bâtiments français destinés aux voyages de Chine, qu'un 
objet très-peu important dans les cargaisons de retour. 
Les manufactures de Lyon tirent en grande partie les 
soies écrues dont elles ont besoin du Piémont, de l'Ita- 
lie et même du Levant; celles de la Chine, dont les ou 
vriers font de si belles étofles, ne pourraient-elles être 
également employées? On m'a assuré qu'apportées dans 
nos ports, elles avaient été promptement enlevées, mais 
que les droits et les frais d’un long voyage en faisaient 
monter le prix si haut, que les marchands avaient 
renoncé à en importer une forte quantité. Si aux deux 
articles que je viens de citer on ajoute les ouvrages 
en laque, si prisés de nos aïeux et dont leurs neveux 
commencent à reprendre le goût, la liste des objets 
de Chine qui peuvent entrer dans les ports de France 
sera à peu près terminée. 

L'ile de Bourbon expédie aussi ne année plusieurs 
petits navires pour Canton; ils y portent du girofle, 
production de cette colonie, et quelques marchandises 


DE LA FAVORITE. 83 
d'Europe; mais les dernières expéditions avaient eu 
presque toutes de mauvais résultats. Ordinairement 
ces navires font quelques voyages à Manille pour y 
prendre du riz et le porter à Macao; puis ils retournent 
à Bourbon avec le dernier chargement et quelques 
produits de l'industrie chinoise. Les bâtiments français 
ne remontent presque jamais le Tigre jusqu'auprès de 
Canton; les droits à payer, trop forts pour leurs faibles 
moyens, les forcent à rester au bas du fleuve, sur la 
rade de l'ile Lintin, mauvais mouillage pendant une 
partie de l’année et repaire des contrebandiers d’o- 
pium. 

Cependant, malgré le triste tableau que je viens de 
faire de notre commerce en Chine et l'oubli où est 
tombé le pavillon français, amené de dessus les facto- 
reries dans les dernières années du siècle passé, les 
. autorités chinoises montrent encore pour notre nation, 
dans les faibles rapports qu'elles ont avec les Français, 
une espèce de considération, si toutefois ce nom peut 
être donné à quelques concessions humiliantes faites 
par des mandarins qui méprisent tous les Européens 
sans exception, et emploient mille moyens pour inspi- 
rer au peuple le même sentiment. 

L'arrivée d’un bâtiment de guerre à l'embouchure du 
Tigre est pour le vice-roi de la province une occasion de 
déployer, dans une espèce d'ordonnance, tout le dédain 
qu'il affecte envers les étrangers : les noms de brigands 
et de voleurs ne sont pas épargnés, et la conclusion 
est une défense expresse aux sujets de l'empire de rien 
fournir au bâtiment armé, qui ordinairement est sur- 


84 VOYAGE 

veillé à très-grande distance par des jonques de la ma- 
rine impériale. Cette formalité remplie, les choses n'en 
suivent pas moins leur cours ordinaire; c'est-à-dire que 
les officiers et les matelots étrangers vont à Macao, 
font leurs achats très-paisiblement, et se rendent même 
quelquefois à Canton, sans que les mandarins, qui 
perçoivent des droits sur toutes les dépenses des visi- 
teurs, aient l'air de faire la moindre attention à leur 
présence ou à leurs actions. 

Non-seulement nous jouîimes de cette liberté sur la 
rade de Macao, mais, par une faveur signalée, l’or- 
donnance de rigueur du vice-roi m'accorda l'entrée du . 
Tigre et intima aux mandarins l'ordre de faire fournir 
par les Chinois tout ce dont la corvette aurait besoin; 
il est vrai que notre relâche était impérativement limi- 
tée à huit jours et que le nom de barbares était bien 
souvent répété. | 

Une si favorable réception étonna les Européens; 
quant à moi, je ne pus l'attribuer, et avec quelque fon- 
dement, qu'à l'inquiétude que les derniers débats avec 
les Anglais avaient laissée dans l'esprit du vice-roi. La 
politique chinoise est parfaitement instruite de ce qui 
se passe en Europe : on dit même que les gazettes an- 
glaises vont de Canton à la cour de Pékin ; et comme 
généralement elles ne traitent les Français ni en amis ni 
en alliés, et que le bruit de nos dernières et sanglantes 
guerres s'est répandu dans toute l'Asie, on peut sup- 
poser, sans peut-être beaucoup se tromper, que le 


gouvernement chinois, redoutant avec raison l'esprit 


envahissant des Anglais, n'avait pas cru, dans cette 


DE LA FAVORITE. 85 
circonstance, déroger à sa dignité en traitant avec moins 
de mépris te bâtiment de guerre d’une nation qu'ä a 
connue du temps de sa splendeur maritime, et qu'il 
‘considère encore maintenant comme la rivale de son 
ennemi. 


TARTARES, 


86 VOYAGE 


CHAPITRE XIL 


DESCRIPTION DE CANTON. —— MOEURS ET USAGES DE SES HABITANTS. 


DURS 


‘histoire fun empire comme la Chine aurait exigé 


‘de. grands développements qui ne pouvaient trouver 
place dans le cadre étroit que je me suis tracé : peut- 
être les considérations présentées dans le chapitre pré- 
cédent seront-elles trouvées trop générales ; mais elles 
sont du moins le fruit de mes propres observations, 
faites sur les lieux mêmes, et conformes au but que je 
me suis proposé : celui de donner une idée suffisante 
de ces contrées à la majorité des lecteurs, que de plus 
longs détails auraient fatigués, sans avantages pour leur 
instruction. En peignant à grands traits le commerce de 
l'Europe avec la Chine, j'ai eu à surmonter les miénies 
difficultés; mais si je suis parvenu à ouvrir les yeux 
de mes concitoyens sur l'état honteux de notre com- 
merce dans tous les pays éloignés; si j'ai réveillé l’or- 
gueil national en montrant la France riche, puissante, 
pourvue des The beaux ports du monde, couverte 
d'une population immense , industrieuse et entièrement 
homogène , et cependant repoussée avec dédain de tous 
les pays où elle régnait autrefois, par une nation rivale 


DE LA FAVORITE. 87 
qui, sans posséder les mêmes éléments de prospérité 
commerciale, doit à un gouvernement protecteur 
éclairé du commerce, et qui connaît ses véritables 
intérêts, le degré de grandeur où élle est parvenue, 
alors je croirai en avoir dit assez sur un sujet qui ne 
peut que flatter la fierté de cette nation aux dépens 
de notre belle patrie, 

Je vais remplir maintenant une autre tâche : je vais 
essayer de peindre cette foule d'objets bizarres qui se 
sont succédé rapidement sous mes yeux; de rendre 
toutes les impressions fugitives qu'ils m'ont ré. mr 
ver. Pourrai-je parcourir un aussi vaste | 
tombér dans les longueurs qu’entraînent d'orditaire 
les descriptions? 4€ ne le pense pas; mais j'espère que 
les lecteurs, dont je désire satisfaire la curiosité, me 


tiendront compte de mes efforts. 

La Favorite étant mouillée en sûreté sur la rade de 
Macao, et toutes les dispositions prises à l'effet de pro- 
curer à son équipage des vivres frais et les distractions 
qui pEupaitin lui faire oublier les fatigues de la tra- 
versée précédente, je n'eus plus à penser qu'au voyage 
de Canton, objet de ma curiosité, et où le consul de 
France m'engageait fortement à me rendre pour assu- 
rer par ma présence le succès de plusieurs négociations 
auprès du gouvernement chinois. 

Un voyage aussi intéressant excitait#vivement les 
désirs de mes jeunes officiers, qui savaient par expé- 
rience que fatigues, dangers et plaisirs, tout était com- 
mun entre eux et leur commandant ; tous cependant 
ne pouvaient m'accompagner; le sort dut en décider : 


88 VOYAGE 

il fut favorable à MM. Sholten et de Boissieu; mais 
en partageant le chagrin de leurs camarades désappoin- 
tés, je me promis bien de préparer à ces derniers un 
avenir plus agréable qu'ils n’osaient l'espérer. 

Avant 1826, aucun Européen, et surtout les of- 
ficiers des bâtiments de guerre, auxquels l'entrée du 
Tigre est sévèrement défendue, ne pouvait remonter 
à Canton sans avoir obtenu des mandarins une permis- 
sion qui coûtait fort cher; mais depuis cette époque, 
les débats continuels que ce droit, gênant pour le com- 
merce et bien souvent fraudé malgré les jonques de 
guerre , faisait naître entre les étrangers et les Chinois, 
l'ont fait abandonner : maintenant de jolies goëlettes, 
portant pavillon anglais ou américain, servent de pa- 
quebots et font ces voyages avec une grande célérité. 
Ce fut à bord d’un de ces charmants petits navires, 
frété par deux employés de la compagnie anglaise, dont 
l'hospitalité gratuite fut accompagnée de mille aimables 
procédés, que mes deux compagnons de voyage et moi 
nous quittûmes Macao dans la matinée du.2g no- 
vembre, et fimes route pour notre nouvelle desti- 
nation. 

Le ciel était “six la température assez douce pour 
la saison; mais une brise forte et contraire de N. nous 
forçait de louvoyer : je me consolai de ce contre-temps, 
qui me donna la facilité d'observer à loisir l'embou- 
chure du Tigre, les nombreuses îles dont elle est 
parsemée , et tous les objets nouveaux pour moi qui 
s'offraient à mes regards. De l'île grande et monta- 
gneuse sur laquelle est bâtie Macao à celles qui for- 


DE LA FAVORITE. 89 
ment le rivage opposé, le bras du fleuve sur lequel 
nous naviguions peut avoir trois lieues de large : c'est 
un vaste bassin qu'environnent de tous côtés des masses 
élevées, dépouillées la plupart de végétation, séparées 
entre elles par des canaux profonds, et formant un en- 
semble sauvage et sombre. Parmi les îles que nous 
laissions sur notre droite, et dont les hautes montagnes 
aux sommets noirâtres et aigus semblaient amonce- 
lées à l'horizon, celle de Lintin, qui borde le fleuve, 
est la seule peuplée, mais par la plus méchante race 
d'hommes de toute cette partie de la côte. Cette popu- 
lation est presque entièrement composée de marins 
et de contrebandiers d’opium, les seuls Chinois peut- 
être qui soient doués d'énergie et de quelque déter- 
mination : en effet ces deux qualités leur sont néces- 
saires pour échapper aux jonques de guerre chargées 
de les surveiller, et pour défendre une vie condam- 
née d'avance à finir sur l'échafaud. Les embarcations 
qui servent à ce commerce aussi lucratif que dange- 
reux sont parfaitement construites , légères, quoique 
très-longues , ordinairement sans voiles, mais armées 
d'un nombreux équipage dont les rames les font voler 
sur les eaux, lorsque la nuit, après avoir pris furtive- 
ment à bord des bâtiments européens leur chargement, 
toujours payé d'avance, elles longent sans bruit les 
rivages écartés, ou se lancent dans le milieu du courant 
le plus rapide, afin d'échapper à leurs ennemis et de 
venir débarquer l'opium à Canton même, ou dans 
quelque anse voisine et isolée. 

L'expédition terminée, ces fraudeurs, laissant leurs 


90 : VOYAGE 


bateaux amarrés contre les quais, descendent dans la 


ville, et se mêlent à la population , au milieu de laquelle 
il est cependant facile de les distinguer. J'en ai fréquem- 
ment vu chez les négociants qui font le commerce de 
l'opium : ils étaient généralement d'une taille élevée, 
leurs membres annonçaïent la vigueur et l'agilité; et 
quoique habillés de la même manière que les gens du 
peuple, ces hommes portaient dans leur tournure, sur 
leur visage bruni par le soleil et le mauvais temps, 
un air de hardiesse et de fierté qu’on retrouve rare- 
ment parmi leurs compatriotes. Les chefs de ces con- 
trebandiers inspirent cependant de la confiance aux 
Européens, qu'ils trompent rarement. Les mandarins, 
qui retirent d'eux des sommes très-fortes, les ménagent ; 
mais ils ne peuvent empêcher les jonques de guerre 
d'exercer à leur égard une surveillance d'autant plus 
grande qu'elle est intéressée ; cependant telle est la ter- 
reur que les fraudeurs inspirent aux bâtiments de la 
marine impériale, qu'il arrive rarement ” ceux-ci 
osent les attaquer. 

Nous approchämes très-près de la rade de bintin: 
elle était couverte de bâtiments européens, les uns oc- 
cupés à faire passer leurs caisses d’opium à bord de 
navires désarmés, espèces de magasins appartenant 
aux premiers négociants étrangers de Canton; les au- 
tres à recevoir des grands caboteurs arrivant de Manille 
où de Java le chargement de riz qui, d’après un édit 
de l'empereur, devait les exempter des deux tiers envi- 
ron des droïts à payer pour remonter le Tigre. Les 
résultats de cette sage mesure, déjà bien faibles si 


DE LA FAVORITE. 91 
-on les compare à la pomlctié sont en grande partie 
annulés par la rapacité des mandarins, qui font haus- 
ser ou baisser, suivant leurs intérêts, le prix de cette 
denrée, si nécessaire à la subsistance des classes pau- 
vres. Ce mouvement et un cabotage considérable entre 
Lintin et Macao, d’où sont tirées toutes les provisions 
consommées par les équipages des bâtiments, achèvent 
de jeter de laisance parmi les habitants de la petite 
ville de Lintin, bâtie sur le bord de la mer; cepen- 
dant les Européens se louent très-peu de cette popu- 
lation qu'ils font vivre; elle est remuante, insolente, 
et surtout dangereuse pour les navires jetés à la côte 
dans les fréquents mauvais temps de la mousson de 
S. O., et que lon a beaucoup de peine à garantir 
du pillage. Le mouillage, situé sous la côte O., est 
abrité de la grosse mer, pendant la mousson de N.E., 
par les terres et un banc de sable qui s’avance à grande 
distance dans le S. : l'abord en est facile, et généra- 
lement les grands bâtiments y mouillent en remontant 
à Canton ou descendant le Tigre pour venir à Macao, 
malgré la loi rendue pour leur interdire cette faculté, 
mais qui, ainsi que beaucoup d’autres, n'est exécutée 
que pour la forme par les avides mandarins. 

À une époque de l'année dont les Européens sont 
prévenus d'avance, un mandarin monte sur une ma- 
gnifiqué jonque, se rend en grande cérémonie à Lin- 
tin pour s'assurer qu’il n’y a pas de fraudeurs d'opium, 
et que les navires étrangers {qui ont eu lé soin de 
s'éloigner) exécutent les ordres du vice roi; après une 
courte visite, l'envoyé, ayant reçu des présents, re- 


92 VOYAGE 
tourne à Canton, fait un rapport qui est adressé à la 
cour de Pékin, et tout rentre dans l'état accoutumé. 

La rive opposée à Lintin, sous laquelle notre pilote 
vint chercher une mer plus douce et des courants 
moins contraires, est presque entièrement inhabitée et 
ne m'offrit pas un aspect riant: la contrée paraissait aride, 
inculte, montagneuse; les arbres étaient rares et ne se 
montraient que sur un plan éloigné ; à des terrains maré- 
cageux succédaient des élévations sans formes élégantes 
et surmontées à leur tour par un rang de montagnes 
sombres qui semblaient heurter la vue; parfois un sen- 
lier serpentait au milieu des rochers jusqu’à un amas de 
pierres formant sur le bord du rivage une espèce de pe- 
tit débarcadère, et annonçait qu'il devait se trouver près 
de là quelques cabanes de pauvres pêcheurs. Au cou- 
cher du soleil, nous n’apercevions plus les montagnes 
de Lintin que comme des masses bleuâtres; les deux 
côtés du fleuve, moins éloignés l'un de l'autre, com- 
mençaient à présenter un spectacle plus gai; quelques 
hameaux, entourés de terres encore mal cultivées et 
de rares bouquets d'arbres, annonçaient que bientôt 
nous allions trouver la fin du triste désert qui fatiguait 
nos yeux depuis le matin; mais la nuit et la marée 
contraire, qui força le pilote de mouiller pour quel- 
ques heures, nous firent remettre au lendemain l'espé- 
rance de trouver plus d'aliments à notre curiosité. 

Au lever du soleil, un autre point de vue se déploya 
sous nos yeux : le fleuve, que nous avions vu si large 
la veille, était alors resserré entre deux hautes masses 
de rochers dépouillées de végétation; mais nos re- 


DE LA FAVORITE. 95 
gards découvraient avec plaisir, dans les intervalles 
que ces rochers laissaient entre eux, de jolis villages 
dont les maisons blanches, entourées d'arbres et de 
jardins, formaient un délicieux contraste avec la 
couleur sombre et les formes sauvages des hautes 
terres qui leur servaient d’abri; une foule de bateaux 
chinois, de constructions bizarres et diverses, avec 
leurs voiles faites en rotin et auxquelles la multitude de 
petites lattes partant d’un centre fixé au mât donne la 
forme d'un éventail, profitaient, ainsi que notre petite 
goëlette, de la brise de nuit qui bientôt allait nous 
abandonner. 

Plus nous approchions du passage, plus la scène 
s’animait et occupait notre attention; enfin Bocca de 
Tigris (Bouche du Tigre) se montra devant nous. Ce 
point, où le cours rapide du fleuve rétréci par les 
rives élevées qui le dominent, est encore gêné par une 
île ronde et haute qui en occupe le milieu, a été choisi 
comme position militaire; et en effet les Chinois l'ont 
fortifié aussi bien que le permettait l'ignorance de leurs 
ingénieurs. Des deux canaux formés par l’île du milieu, 
celui de droite, en remontant, est le plus large et le 
seul fréquenté : aussi est-ce là qu'ont été prodigués les 
moyens de défense, qui n’ont pourtant rien d'imposant 
pour des Européens. 

En entrant dans le canal, les bâtiments doivent pas- 
ser d'abord sous un fort armé de plusieurs canons, 
mais que sa construction antique et le mauvais état des 
murs rendent plutôt un objet de pitié que d’effroi. La 


vaste batterie que l'on rencontre ensuite à quelque dis- 


94 VOYAGE. 
tance de la première, sur la même rive, dans la partie 
la plus étroite du passage, défendu de l'autre côté par 
île Ronde, couverte elle-même de fortifications , est 
très-blanche et probablement mieux entretenue, mais 
elle n'a rien d'effrayant. Cependant vingt canons de gros 
calibre, montés sur des blocs de bois dans lesquels ils 
sont enfoncés , paraissent à intervalles égaux au travers 
d'un mur assez épais, peu élevé et s'étendant le long 
du rivage l'espace d'environ deux cents pieds. (PI. 45.) 
Des deux extrémités de cette singulière fortification , 
placée au bas d'une colline en pente rapide, remon- 
tent deux murs qui vont se réunir près du sommet, 
et forment ainsi un vaste enclos au milieu duquel je n’ai 
rien aperçu. Là se bornent tous les moyens de défense 
que les Chinois ont pu inventer, et dont l'ensemble a 
quelque ressemblance avec une décoration d'opéra, sans 
avoir peut-être plus de solidité, comme le prouvèrent les 
canons de la frégate anglaise l’Alceste, qui en 1816, ayant 
voulu, malgré les traités et la défense du vice-roi de 
Canton, franchir Bocca de Tigris, fit dans un instant 
brèche aux murailles et mit en fuite tous les canonniers. 
C'était pendant la nuit; les Chinois, qui ne Ps M 
supposer encore qu'un bâtiment, même européen, c 
braver d'aussi formidables fortifications, avaien a- 
giné, pour inspirer sans doute plus de en: leurs 
ennemis, de placer à chaque embrasure de la batterie 
un énorme ballon en papier transparent , peint de plu- 
sieurs couleurs, qu'une lumière intérieure faisait res- 
sortir d'une manière aussi brillante que flatteuse pour 
l'amour-propre des canonniers chinois. Si leurs pré- 


Lire td 


DE LA FAVORITE. 95 
tentions s'étaient arrêtées là, rien n'eüt-été plus paci- 
fique, et l'Alceste, dont une petite. brise. favorable 
enflait les voiles, aurait dédaigné ces ridicules dé- 
monstrations ; maïs le fort commença le feu : dans un 
instant, les canons de la frégate, qui s’avançait lente- 
ment et avec précaution pour éviter les hauts-fonds, 
pointés sur les fanaux, jetèrent le désordre parmi les 
belliqueux Chinois, qui prenant pour séclairer dans 
leur fuite, à travers l'enelos et les campagnes environ- 
nantes, les mêmes lumières qui avaient servi de but à 
l'ennemi, donnèrent aux Anglais un spectacle aussi ex- 
tr naire que plaisant. La frégate arrivée le lende- 
mail. près de Canton, reçut à bord un envoyé du 
vice-roi, qui venait féliciter le capitaine anglais sur 
son heureuse entrée, et le prier d'attribuer les événe- 
ments de la nuit précédente à un malentendu. Le 
pauvre mandarin du fort reçut, pour avoir trop peu 
fait, la punition que méritait sa lâcheté. 

Il est fort douteux que ce beau fait d'armes ait beau- 
coup plu aux directeurs de la compagnie, dans le mo- 
ment même où elle payait les frais énormes de l'ambas- 
sade de lord Amberst, lequel se trouvait alors à Pékin. 
Nous avons vu quels furent les résultats de cette ten- 
ès de sa majesté chinoise, qui ne dut pas être, 


moîïns.on peut le supposer, bien disposée en faveur 
de l'ambassadeur britannique, en apprenant la con- 
duite tenue à Canton par le capitaine de la même frégate 
qui l'avait apporté sur les côtes de ses États. 

Nous passâmes auprès de plusieurs jonques de 
guerre, que font reconnaître les nombreuses bande- 


* 
Pod 


96 VOYAGE. 

roles déployées au sommet des mâts; la solitude qui 
régnait sur leurs ponts contrastait d'une manière ex- 
traordinaire avec l'activité qui de tous côtés se faisait 
remarquer sur les bâtiments chinois de différentes gran- 
deurs, forcés d'approcher pour présenter leurs billets 
de passe et peut-être aussi pour payer les droits. Les 
extrémités de ces masses flottantes sont relevées d’une 
manière très-peu gracieuse ; l'arrière surtout est lourd, 
très-enhuché, et le grand nombre de petites fenêtres 
que l'on aperçoit des deux côtés annonce les loge- 
ments du capitaine et des officiers; au milieu, qui est 
la partie la plus basse des ponts, sont rangés quelques 
canons de petit calibre rarement semblables, ayant la 
volée barbouillée de plusieurs couleurs éclatantes , 
parmi lesquelles le rouge tient le premier rang; sur 
‘avant et sur l'arrière des vrais sabords, on en voit 
d'autres bariolés des mêmes couleurs, mais qui ne 
sont que figurés. Autant que j'ai pu distinguer l'intérieur 
de ces bâtiments, il m'a paru mal tenu et en désor- 
dre ; le peu de matelots que nous apercevions étaient 
sales et avaient un air misérable. L’extérieur ne donnait 
pas une plus haute idée de la marine impériale chi- 
noise; il était peint d'une manière bizarre et grossière ; $ 
les couleurs le disputaient à la malpropreté, ce qui me 
parut d'autant plus choquant à bord des jonques de 
guerre, que celles du commerce sont généralement 
bien entretenues; mais les mandarins de la flotte imi- 
tant la rapacité des mandarins de l'armée, donnent la 
liberté à un grand nombre de leurs matelots, dont ils 
reçoivent ainsi les vivres et la solde. Dans tous les pays 


DE LA FAVORITE. 97 
les hommes m'ont paru les mêmes, et malheureuse- 
ment les progrès des lumières ne peuvent rien contre 
certains abus aussi communs que difficiles à réprimer. 

Bocca de Tigris, située à quinze lieues de la mer et 
treize environ de Macao, domine pour ainsi dire deux 
perspectives bien différentes : l'une, monotone, inhos- 
pitalière, avait attristé nos regards toute la journée pré- 
cédente; l'autre, qui se déployait devant nous à me- 
sure que le bâtiment laissait les forts de plus en plus 
loin derrière lui, commencait à justifier les espérances 
de notre impatiente curiosité; en eflet, le spectacle dont 

jouîimes alors, empreint pour ainsi dire d’une 
teinte étrangère, me fit éprouver des émotions succes- 
sives si rapides, qu'il me sera bien difficile de les faire 
partager au lecteur. 

Le fleuve, encore assez large dans cette partie, cou- 
lait paisiblement entre ses rives, sur lesquelles, aux 
rochers noirs et sombres, avaient succédé une suite 
de collines dont la pente douce et unie venait en 
mourant jusqu'au bord de l'eau; le terrain, parfaite- 
ment cultivé, était couvert de champs, que des haies 
ou de petits taillis partageaient irrégulièrement; parfois 
linelinaison plus rapide des terres, ou leurs inégalités 
plus saïllantes, formaient un contraste avec d’autres 
parties encore plus favorisées; mais elles offraient à 
nos yeux un exemple de l'industrie des Chinois et de 
la lutte des hommes contre les désavantages d’un sol 
que la nature semble avoir condamné à la stérilité. 
Dans ces petites vallées, abritées du vent de mer, 
étaient de nombreux villages; au milieu de jolies mai- 

IL. 7 


98 VOYAGE 

sons blanches, entourées de jardins et de bosquets, 
l'habitation du mandarin se faisait distinguer par son 
étendue, somtoit en pointe relevé sur les côtés, et par 
les grands arbres qui l'ombrageaient. Sur le rivage, des 
débarcadères commodes et bien entretenus recevaient 
les passagers et les marchandises que venaient y dé- 
barquer les bateaux qui à chaque instant se séparaient 
de la flotte dont nous étions entourés. Si les yeux, se 
détachant avec peine de ces tableaux si animés, se por- 
taient vers l'intérieur du pays, nos émotions perdaient 
de leur gracieux coloris pour prendre une teinte plus 
sérieuse; la vue ne rencontrait cependant pas, comme 
à Luçon et sur les côtes malaises, le vert sombre de 
majestueuses forêts couvrant des montagnes en partie 
cachées dans les nuages. Ces boïs, aussi anciens que le 
monde, ornements des pays sauvages, ont disparu en 
Chine devant la culture des terres et une innombrable 
population; les bords du Tigre n'offrent que quelques 
bouquets d'arbres, qui indiquent la place des villages; 
mais ces plaines, émaillées de couleurs aussi variées que 
leurs productions, dont les ondulations vont finir à 
des collines peu éloignées et surmontées d'obélisques 
d'une grande hauteur, formaient un coup d'œil moins 
imposant, mais plus en rapport avec la faiblesse de 
l'espèce humaine. 

Le style d'architecture de ces le qui m'ont 
paru tous être à peu près de la même dimension, à 
quelque chose de grand et de majestueux ; le monument 
se compose d’une base carrée, peu élevée, d'où s'élance 
une colonne annelée pour ainsi dire par des espèces 


DE LA FAVORITE. 99 
de corniches saillantes et à distances égales les unes des 
autres. Dans les intervalles de ces corniches sont pra- 
tiquées plusieurs fenêtres étroites qui, placées À chaque 
étage dans la même position, forment ainsi à la vue 
plusieurs bandes s'élevant de la base ; Jusqu'au sommet, 
terminé par une demi-sphère d'où s'échappent les bran- 
ches et les feuilles de petits arbrisseaux. Des ornements 
aussi éphémères m'ont paru diminuer un peu la beauté 
de ces édifices, dont, malgré mes questions multipliées, 
je n'ai pu connaître d’une manière positive la destina- 
tion. Les Européens supposent que ce sont des monu- 
ments religieux ; et comme, sans s'exposer à beaucoup 
de gets, ils ne peuvent aller s’en assurer par eux- 
mêmes, cette opinion a ressent prévalu parmi 


ee hélice, éloignés de toute habitation et si- 
tués sur le sommet des collines les plus élevées, s’a- 
perçoivent de fort loin : leur construction gigantesque 
a dû coûter de grands travaux et paraît remonter bien 
baut dans l'antiquité. Qu'on les ait érigés pour servir 
de temple à la Divinité ou pour consacrer le souvenir 
d'un événement mémorable, peut-être oublié mainte- 
nant, les Chinois ont ces monuments en vénération, 
mais n'en construisent plus de semblables. Serait - il 
donc vrai que ces masses de pierres, qui fatiguent la 
terre de leur poids, en attendant que les siècles les 
fassent rentrer dans son sein, doivent être considérées 
comme les marques de l'esclavage sous lequel ont long- 
temps gémi les peuples de l'ancien monde ? L'esclavage 
seul, en eflet, a pu réunir le nombre immense de bras 

7: 


LS 


100 VOYAGE 

nécessaires à l'achèvement de pareils travaux : la civi- 
lisation et la liberté ont renvoyé les populations à la 
culture des terres, dont les résultats, moins brillants 
peut-être pour la mémoire des souverains, sont bien 
plus utiles pour la pauvre humanité. 

Plus notre léger paquebot s'éloignait de Bocca de 
Tigris, plus sa navigation au milieu des bancs qui em- 
barrassent le cours du fleuve exigeait de précautions : 
la brise de nuit avait fait place à celle de N. E., qui nous 
était contraire, et malgré laquelle cependant une ma- 
rée favorable nous faisait avancer rapidement. Le ciel 
était clair, la température très-douce pour la saison; 
le fleuve, uni comme une glace, brillait sous les rayons 
du soleil, déjà élevé au-dessus de lhorizon; les bancs 
qui forment la seconde barre éloignée de cinq lieues 
des forts, étaient franchis; ce passage difcile est ainsi 
appelé parce que les grands bâtiments sont forcés, par 
le peu de profondeur du fleuve, de descendre jusqu’à 
cet endroit pour y compléter leurs chargements. Plu- 
‘sieurs navires européens se rendant à Macao attendaient 
la marée pour franchir les dangers, sur lesquels je vis 
échoué et dans une position critique le grand trois-mâts 
anglais dont les passagers avaient reçu de moi, sous 
Luçon, quelques provisions; mais déjà les nombreux 
moyens de la compagnie étaient à sa disposition, et il 
fut mis à flot en peu de temps. 

Généralement dans les fleuves et les rivières, comme 
sur les côtes que borde la mer, la profondeur des eaux 
est prèsque toujours annoncée par l'apparence des 
terres les plus voisines. Des bords sombres et noirä- 


DE LA FAVORITE. 101 
tres coupés à pic, hérissés même de rochers sur les- 
quels les lames se brisent avec fureur, sont moins per- 
fides aux yeux des marins que ces rives unies couvertes 
tantôt d'un sable blanc comme la neige, tantôt d’ar- 
bres touffus ou de prairies verdoyantes dont les eaüx 
viennent baigner doucement les bords, mais après avoir 
passé sur des hauts-fonds dangereux et difficiles à éviter. 

En remontant le fleuve, la scène avait pris un aspect 
de plus en plus riant : les terres hautes et rougeâtres 
avaient disparu; de beaux villages se succédaient sur 
les deux rives servant de bordure à des plaines im- 
menses, que les eaux conduites dans des canaux arti- 
ficiels arrosaient dans tous les sens; et pendant que 
le pilote inquiet redoublait d'attention pour éviter les 
bancs au milieu desquels la petite goëlette louvoyait, 
nos yeux se reposaient avec plaisir sur les vertes ri- 
zières qui allaient se perdre à l'horizon. 

Cest ainsi que nous parcourûmes les quatre lieues 
qui séparent la seconde barre de la première appelée 
Wampoa, qui peut être considérée comme la rade de 
Canton et le point où le fleuve cesse d'être navigable 
pour les grands bâtiments européens ; alors un spectacle 
d'un genre bien diflérent se déroula devant nous : au 
milieu du Tigre, large dans cet endroit comme la 
Seine devant l'hôtel des Invalides à Paris, était rangée 
une longue ligne de navires, parmi lesquels vingt 
vaisseaux de la compagnie se faisaient remarquer par 
leurs énormes proportions et leur bonne tenue : les uns, 
entièrement réparés des avaries de la traversée pré- 
cédente, couverts d'une peinture aussi nouvelle que 


102 VOYAGE 

brillante et ayant la plus grande partie de leur charge- 
ment à bord, attendaient le moment favorable pour 
descendre le fleuve et ramener dans leur patrie de 
nombreux équipages et d'impatients passagers; les 
autres, arrivés plus tard d'Europe, avaient tous leurs 
mâts abaissés, et embarquaient avec empressement les 
innombrables caisses de thé que de grands bateaux 
chinois bien couverts leur présentaient de tous les 
côtés; plus loin, des country-ships exercés depuis long- 
temps à braver les moussons contraires, tiraient de 
leurs larges flancs les énormes balles de coton indien, 
apportées nouvellement de Bombay et de Calcutta; 
quelques bâtiments hollandais de moyen tonnage, mais 
propres et bien entretenus, se disposaient à retourner à 
Java. La rade de Wampoa était veuve cette année du 
commerce américain, qui devait en 1833 la couvrir de 
ses navires. J'aperçus le pavillon espagnol, même les 
couleurs portugaises : la France seule était oubliée de- 
puis longtemps. 

Nous avancions lentement au milieu de ces bà- 
timents et d'une foule d'embarcations chinoises qui 
se croisaient dans toutes les directions; le courant, qui 
avait favorisé notre navigation jusque-là, commençait 
à devenir contraire et força le pilote à jeter l'ancre 
pour attendre la prochaine marée montante. Nos pro- 
visions n'étaient pas épuisées, mais notre séjour à bord 
et l'espérance d’une prompte arrivée nous en avaient 
dégoûtés : j'acceptai donc avec plaisir la proposition 
que me firent mes deux aimables hôtes, de me présen- 
ter à bord d'un des vaisseaux de la compagnie et d'y 


DE LA FAVORITE. 105 
faire un bon déjeuner en attendant le moment de par- 
ir ; je fus même enchanté de cette occasion de visiter in- 
térieurement un de ces bâtiments dont j'avais beaucoup 
entendu parler et-toujours avec éloges : je n’eus pas 
lieu de me repentir de ma curiosité. En effet je pus 
admirer, avant le repas impromptu qui fut préparé 
pour nous, les vastes dimensions et les emménage- 
ments de ces beaux navires; je parcourus cette longue 
file de petites chambres destinées aux passagers, ainsi 
que ces appartements plus grands, mieux aérés, voi- 
sins du logement qu'occupe le capitaine, et loués ordi- 
nalement à des personnes qui s'étant enrichies dans 
l'Inde ou à la Chine, peuvent payer jusqu'à trente et 
quarante mille francs l'avantage de voyager par mer 
aussi commodément qu'il se peut et avec la plus grande 
sécurité. Partout régnait le confortable uni à une ex- 
itrême propreté; mais je ne vis aucune trace de ce luxe 
que nos armateurs prodiguent généralement d’une ma- 
nière aussi extravagante que contraire à leurs intérêts, 
à bord de bâtiments que de nombreux matelots, une 
trop haute mâture, des formes fines et rétrécies, fe- 
raient prendre plutôt pour des corvettes de guerre que 
pour des porteurs de coton, de sucre ou de café, dont 
les propriétaires devraient au contraire chercher, par 
toutes sortes de moyens, à soutenir la concurrence des 
économes Anglais et des parcimonieux Américains. 

Je vis à bord de ce vaisseau de la compagnie une 
cale immense, véritable gouffre dans lequel allaient 
être arrimées, à l'abri de Fhumidité, des milliers de 
caisses de thé que d'ingénieux compartiments mettaient 


104 VOYAGE 
à l'abri des chocs violents du tangage et du rouhs. La 
manière dont était emménagée la batterie annonçait 
la sécurité du temps de paix. Sans doute que pendant 
la guerre elle était mieux disposée pour le combat; 
car dans quelques occasions, ces bâtiments ont fait 
une honorable résistance avant de succomber sous les 
canons de nos frégates ; parfois même leur grand 
nombre et une contenance qui pouvait faire douter du 
rôle pacifique qu'ils étaient appelés à jouer, ont inti- 
midé nos croiseurs, dont bientôt après les capitaines , 
rendus plus clairvoyants par l'expérience, enrichirent 
Bourbon et l'Ile-de-France des magnifiques dépouilles 
de la compagnie. 
Nous trouvämes, les deux officiers de la Favorite et 
moi, une gracieuse hospitalité à bord du Castle-Huntlay, 
dont le capitaine, alors à Canton, fut remplacé dans 
cette circonstance par son second, qui eut pour nous 
mille aimables procédés, et les poussa même jusqu'à 
mettre à ma disposition une embarcation légère pour 
nous porter promptement , malgré la marée contraire, à 
notre destination. À Wampoa, le Tigre se partage en 
deux branches étroites, peu profondes, qui vont se réu- 
nir encore cinq lieues plus haut et sous les murs de 
Canton; celle qu'on appelle Rivière de jonques est la plus 
fréquentée par les embarcations chinoises et par celles 
des bâtiments européens qui ont des relations: conti- 
nuelles avec la ville, d'où ils tirent leurs chargements 
et leurs provisions journalières ; les environs de la rade, 
quoique couverts de villages, n’offrent que peu ou point 
de ressources aux étrangers, qui par compensation 


DE LA FAVORITE. 105 
courent grand risque d’être rossés d'importance quand 
ils ont l'imprudence de s'aventurer, sans être bien ac- 
compagnés, au milieu d'une population qui déteste les 
étrangers, et que ses fréquents débats avec les matelots 
des navires mouillés sur la rade ne servent pas peu à 
entretenir dans d'aussi malveillantes dispositions. Mal- 
‘ heur au botaniste, à l'observateur de la belle nature, 
ou à l'étourdi qui s’est avancé dans l'intérieur un peu 
loin du rivage ! Rarement il revient à bord sans avoir 
été maltraité et dépouillé d’une partie de son habille- 
meñt, à la suite de quelque querelle dont les Chinois 
trouvent toujours facilement le sujet. La seule arme 
offensive et défensive tolérée par les lois du pays est 
le bâton, qui même à la cour de Pékin voit fréquem- 
ment les mandarins se ployer devant lui; toute autre 
arme moins pacifique, dans les mains des Européens, 
pourrait causer un homicide qui coûterait irrévocable- 
ment la tête au coupable, sans qu'aucune circonstance 
atténuante püt être admise en sa faveur. Les Chinois 
ne sont pas braves, et malgré leur mépris pour les 
étrangers, ils savent qu'à moins d'être dix contre un 
ils ne peuvent espérer avoir l'avantage; dans ce cas 
même ils emploient des ruses de guerre qui font hon- 
neur à leur ingénieuse poltronnerie : au premier eri de 
détresse d’un voisin, les Chinois accourent en foule, 
armés de très-longs bambous, et forment un cercle 
autour de l'ennemi, qui tenu ainsi à bonne distance, 
est bientôt moulu de coups, sans avoir même l'espoir 
de se venger. Rarement les mandarins, qui tous parta- 
gent le mauvais esprit de leurs administrés, donnent 


106 VOYAGE 

suite aux plaintes portées devant eux; quelquelois ce- 
pendant les battus, quand ils appartenaient à la fac- 
torerie anglaise, ont adressé au vice-roi de vives récla- 
mations; mais avant qu'à travers mille obstacles elles 
fussent parvenues jusqu'à lui, toutes les preuyes avaient 
été effacées par le temps. 

Autrefois les Français, les Hollandais, aussi bien que : 
les Anglaïs, avaient obtenu ou usurpé la jouissance d’iles 
inhabitées voisines du mouillage et qui avaient reçu 
le singulier nom de Folie suivi de celui de la nation dont 
les sujets pouvaient aller s'y promener avec quelque 
sécurité; mais soit que la population ayant beaucoup 
augmenté sur cette partie de la côte, par suite de la 
prospérité qu'un aussi grand commerce entraîne avec 
lui, ces îles aient été envahies, ou que le gouvernement 
chinois ait voulu enlever aux étrangers, dont il se défie, 
tout prétexte d'établissement, même temporaire, sur 
son territoire; soit que les Hollandais aient réellement 
tenté , du temps de leur splendeur, d'élever furtivement 
des fortifications sur la Folie hollandaise, les priviléges 
n'existent plus. Les officiers ainsi que les équipages des 
bâtiments ne descendent à terre que rarement et à 
leurs risques et périls, excepté à Canton, dans les fac- 
loreries, où ils se tiennent presque constamment. 

Nous avions été favorisés pendant la première par- 
tie de notre voyage; la dernière traversée fut encore 
plus heureuse sous tous les rapports : le temps était 
doux et magnifique, et le soleil, très-élevé encore au- 
dessus del'horizon, secondait parfaitement notre avide 
curiosité , quand nous quittûmes, dans une belle em- 


“de 
ol 


DE LA FAVORITE. 107 
barcation parfaitement armée par des matelots anglais, 
le vaisseau où nous avions trouvé une si bienveillante 
hospitalité. e 

Le bras du fleuve que nous suivions en luttant con- 
tre une faible brise et la marée contraire, est bordé 
de terrains bas, inondés, entièrement dépouillés d’ar- 
bres, couverts de rizières et traversés par de larges 
canaux dans lesquels je vis naviguer d'assez fortes em- 
barcations. Si la vue des rives était un peu monotone, 
celle du fleuve m'offrait à chaque moment de nouveaux 
sujets d'observation; tout annonçait l'approche de la 
grande ville : une foule de bateaux de toutes les gran- 
deurs, de toutes les formes, couvraient le fleuve, qu'ils 
sillonnaient dans tous les sens: des flottes chargées 
de légumes et de provisions se détachaient des deux 
bords et remontaient avec nous. Je contemplais cette 
variété infinie de bateaux, l'excessive propreté de leur 
intérieur, frotté chaque jour avec du sable fin-et lavé 
avec le plus grand soin; l'extérieur n'en est pas peint, 
mais couvert d’un vernis brillant et bien entretenu qui 
conserve au bois sa couleur et produit un effet très- 
agréable à l'œil. L'adresse des Chinois, qui malgré un 
courant rapide évitaient parfaitement les abordages, 
exCitait aussi mon étonnement; j'eus moins sujet, je 
l'avoue, de me louer de leur urbanité envers les étran- 
gers ; car si je ne compris pas d'abord les noms sans 
doute peu agréables dont ils nous gratifiaient , leurs 
mouvements inverses m'en donnèrent assez la significa- 
tion. Cependant je ne pense pas que ce manque d'é- 
gards doive faire accuser cette classe d'hommes de tur- 


x 


# 


108 VOYAGE 
bulence et de grossièreté, car je ne les ai jamais vus 
se battre ni mème se disputer fortement entre eux ; 
ils sont bruyants, mais gais et asseztinoffensifs : leur 
physionomie, généralement riante et ouverte, l'en- 
semble de leurs traits brunis par le soleil, a quelque 
chose de franc; il serait pourtant dangereux de se 
fier ici à l'apparence, car il est difficile de rencontrer 
des hommes plus fins, plus rusés et plus habiles à trom- 
per, surtout quand ils ont aflaire aux étrangers de rang 
inférieur, qui du reste, il faut en convenir, ne leur aban- 
donnent pas facilement l'avantage sous ce rapport. Leur 
costume est plus que simple, mais toujours très-propre; 
par-dessus la chemise, bien blanche, et le pantalon 
large , descend jusqu'aux genoux une vareuse assez sem- 
blable à celles que portent nos rouliers; l'ouverture, au 
lieu d'être sur le devant, est placée sur le côté droit de la 
poitrine et close avec des boutons d'un métal plus ou 
moins précieux ; les manches, très-courtes , laissent 
apercevoir des bras forts et musculeux auxquels le reste 
du corps ne le cède en rien pour la vigueur et les belles 
proportions : tous ces vêtements sont en étofles gros- 
sières de laine ou de coton et toujours d’une couleur 
sombre ; le-noir paraît réservé aux classes moins in- 
férieures; enfin la longue queue, le bonnet de laine 
brune à bords retroussés, ou, quand ïül fait chaud, le 
large chapeau de paille pointu, achèvent de donner 
aux hommes d'eau un air national, aussi singulier que 
différent de ce qu'un voyageur peut avoir observé 
dans tous. les autres pays du monde, 

Bientôt les premières maisons qui bordent les rives 


DE LA FAVORITE. 109 
auprès. de Canton, firent changer le cours de mes 
idées : aux chantiers de construction, entourés de vastes 
magasins remplis de bois que de nombreux ouvriers 
mettaient en œuvre sur le rivage où à bord des ba- 
teaux amarrés à peu de distance, succédaient peu à 
peu, le long des deux rives, des maisons en bois soute- 
nues par des pilotis, et qui faisant saillie sur le fleuve, 
en rétrécissaient de plus en plus le cours : aux fenêtres 
de celles du côté droit où sont les faubourgs, étaient une 
multitude de sirènes dont les chants et les appas très- 
faciles à comprendre et à deviner, n'avaient rien de sé- 
duisant : leurs gestes licencieux s’adressaient aux mate- 
lots, fort peu disposés cependant à s'y laisser prendre ; 
car c'est principalement sur ces dégoûtants plaisirs que 
le bas peuple chinois exerce une surveillance fort dan- 
gereuse pour les étrangers: malheur encore à celui qui 
serait surpris dans une de ces maisons équivoques ! 
Après avoir été battu et dépouillé , il est conduit, au mi- 
lieu des huées générales, devant le mandarin, puis de là 
en prison, où il reste jusqu'à ce qu’il ait payé une forte 
amende, Peu de temps avant mon arrivée, deux jeunes 
Anglais, qui étaient venus en amateurs pour visiter 
Canton, tombèrent dans le piége, perdirent tout ce 
qu'ils avaient sur eux et de plus huit mille francs que 
leurs amis furent obligés d'apporter pour les tirer de 
dessous les verrous chinois. 

On ne peut attribuer cette susceptibilité ‘excessive 
des Chinois qu'à leur aversion pour les Européens et au 
désir de les rançonner; car je ne crois pas que dans au- 
cune ville au monde les mauvais lieux soient en aussi 


110 VOYAGE 

grand nombre qu'à Canton, et le libertinage aMché 
avec une plus dégoûtante authenticité. Les malheu- 
reuses créatures condamnées à cet infäme métier étant 
toutes esclaves, sans aucune exception , et formant, 
d’après la coutume, une branche lucrative de revenu 
pour leurs propriétaires, sont multipliées à d'infini: 

elles composent plusieurs classes, dont les dernières 
ont été reléguées dans les faubourgs. Les autres passent 
leur temps à bord de grands hate) construits exprès 
pour cet usage et contenant des appartements très-pro- 
pres et convenablement ornés: ces bateaux sont tous 
réunis à l'entrée d'un des nombreux canaux que projette 
le fleuve du côté de Canton, et forment pour ainsi dire 
un quartier de la ville flottante, laquelle est, avec les 
faubourgs, autant du moins qu’il m'a paru, le seul en- 
droit où ces filles puissent exercer leur industrie; car 
Je ne les ai vues nulle autre part. Gette exclusion très- 
sage, dans un pays où les femmes, toujours renfermées, 
ne paraissent jamais dans les rues qu’en palanquin bien 
clos, ne gène pourtant pas les Chinois dans leur goût 
pour des infortunées, victimes d'un odieux pouvoir, 
et parmi lesquelles les hommes riches, sans blesser en 
rien les préjugés, choisissent souvent des concubines, 
destinées peut-être à leur donner des héritiers. Il est 
vrai que beaucoup de ces jeunes filles ont été élevées 
avec le plus grand soin pour les plaisirs de maîtres qui se 
sont bientôt dégoûtés ou qui sont morts avant d'avoir pu 
leur assurer un sort. Elles sont généralement jolies, très- 
blanches, bien faites, et parées avec autant de coquette- 
rie que de goût : leur physionomie, dans la classe supé- 


DE LA FAVORITE. 111 
rieure, de laquelle seule je veux parler, est ordinairement 
douce, gracieuse, et n'offre rien d’effronté ni d’avili, 
mais seulement un air d'indiflérence, naturel à des 
femmes condamnées par le sort, dès leur première jeu- 
nesse, à un métier dont elles ignorent peut-être l'infamie. 
Un intérêt aussi pe que barbare les prive du 
doux nom de mère, que j'ai vu, dans les pays mêmes 
les plus : sauvages , faire l'orgueil des femmes, et les 
élever à leurs propres yeux. Lestraits de la plupart de 
ces Chinoises sont fins et agréablesÿ une bouche petite 
montre, quand elle s'ouvre, de jolies dents dont des 
lèvres légèrement rougies'ayvec du carmin font ressortir 
la blancheur ; des yeux bien fendus placés horizontale- 
ment et qui ne manquent pas d'expression, ornent un 
front large, élevé, que deux mèches de cheveux en bou- 
cles, ou collées le plus souvent sur les joues, garnissent 
de chaque côté; le reste de la chevelure, relevé der- 
rière la tête, est très-adroïtement arrangé, et ferait 
honneur aux artistes les plus distingués de Paris. Je vais 
en essayer la description telle que je l'ai reçue ou pu 
étudier moi-même de loin ; car il eût été fort dangereux 
de satisfaire d’une manière plus immédiate ma curio 
sité. Un petit bâton de cinq à six pouces de longueur, 
fait en métal ou en bois, est appliqué perpendiculaire- 
ment à la partie postérieure de la tête au moyen de 
tresses qui le serrent fortement; le reste de la chevelure 
est tourné autour de ce centre, auquel se fixe une tra- 
verse en or, en argent, où en bois précieux, qui pas- 
sant en dessous du petit bâton, fait arc-boutant des 
deux côtés et contient ainsi les cheveux. La partie infé: 


112 VOYAGE. 
rieure de cette coiffure, commune aux femmes chi- 
noises de tous les rangs, prend, en descendant sur le 
cou, la forme du collet d'un casque, à quoi du reste 
elle ressemble assez bien par sa surface unie, lisse et 
frottée d’une substance gommeuse dont l'effet est de lui 
donner de la durée et un éclat que des bijoux ou des 
fleurs naturelles, toujours fraiches, et de riches pen- 
dants d'oreilles, rendent encore plus agréable à l'œil. 
Le reste de la toilette n'est pas moins original, et ne 
manque ni de grâces ni d'agréments : la robe, en belle 
étoffe de soie, richement brochée , tombe jusqu’au des- 
sous des genoux, moins bas par derrière que par devant ; 
elle est ample, légèrement fendue sur les côtés ainsi 
que sur la gorge, mais fermée d’une manière gracieuse 
au-dessus de cette dernière partie par des boutons d'or 
placés sur le sein droit; les manches sont larges, ne 
descendent que jusqu'à lavant-bras, ordinairement bien 
proportionné et à l'extrémité duquel se laisse voir une 
petite main dont la beauté naturelle est le seul: orne- 
ment. (PI. 47.) Une garniture foncée, qui fait ressortir 
la blancheur du cou, termine par le haut cette robe que 
rien ne serre autour de la taille, et qui en recouvre une 
autre tout à fait semblable, mais moins longue, dont 
'étoffe plus fine est d'une couleur également claire et 
agréable à la vue. Ces deux robes tombent sur le pan- 
talon large en satin, que termine au bas de la jambe 
* une bordure de couleur éclatante; cette bordure sert à 
cacher les nombreuses bandelettes rouges qui montent 
jusqu'au genou, après avoir fortement serré le pied ;'na- 
turellement petit et bien fait, mais devenu, au moyen 


DE LA FAVORITE. 115 
d'une opération douloureuse, commandée par l'usage 
ou conseillée par la plus inconcevable coquetterie, une 
espèce de moignon qui, malgré l'extrême petitesse du 
soulier brodé en or dans lequel il est enfermé, n’en 
inspire pas moins aux Européens un sentiment Fi peine 
et de dégoût. 

Afin d'obtenir ce résultat, qui estropie les femmes 
pour toute leur vie, les empêche de marcher, et ce- 
pendant est regardé par celles d'un certain rang comme 
un agrément absolument nécessaire à leur beauté, les 
doigts des pieds d'une fille qui ne fait à peine que de 
naître sont ployés sous l'orteil et tenus dans cette posi- 
tion douloureuse par des bandes serrées graduellement 
Jusqu'à ce qu'ils soient devenus pour ainsi dire adhé- 
rents à la plante du pied, replié ainsi sur lui-même : 
par suite de cette opération, le bas des jambes, cons- 
tamment enveloppé, ur et pepe un aspect re- 
poussant. 

Les femmes he der, À 2m qui vivent dans 
les bateaux sont gaemapies de cette mode aussi bizarre 
que cruelle, dont il m'a été impossible de découvrir 
lorigine, inconnue peut-être même aux Chinois. 

Je suis entré dans quelques détails sur l'habillement 
des femmes publiques, parce qu'il ne diffère que peu ou 
point de celui des dames du rang le plus élevé, qui 
ne peuvent être aperçues que furtivement et très-ra- 
rement par les Européens; d'un autre côté, ces in- 
fortunées, que les préjugés épargnent dans leur pays, 
sont plus à plaindre qu'à blâmer. Esclaves dès la pre- 
mière enfance, souvent livrées sans protection au liber- 

Il. 8 


Pa 
* 


on VOYAGE 

tinage et à la cupidité d’un maître dépravé, quelque- 
fois aussi vendues ou enlevées, et vivantau milieu d’une 
population qu'elles ne connaissent pas, ces pauvres 
créatures passent de. main en main comme une mar- 
chandise, “jusqu'à ce que la vieillesse ou leurs charmes 
I les fassent reléguer dans le fond de la maison 
rnier maître pour y servir comme domestiques 


| de REA concubines auxquelles un sort semblable 


est peut-être réservé. 

Depuis le départ de Macao, j'avais pu, à force d'at- 
tention, observer la plus grande partie des objets aussi 
curieux que multipliés qui avaient passé sous mes 
yeux, et dont les descriptions paraïîtront peut-être se 
suivre avec aussi peu d'ordre que mes souvenirs; mais 
quand notre chaloupe fut entrée dans l'étroit passage 
que laisse au milieu du Tigre cette foule innombrable 
d'embarcations qui forment pour ainsi dire une seconde 
ville devant Canton, les cris des marchands embarqués 
dans des milliers de petits bateaux qui leur servent 
de boutique et de demeure, pour aller vendre des 
provisions aux habitants des jonques et des grosses 
barques; le tintamarre que faisaient les restaurateurs 
flottants, en frappant sur d'énormes cimbales de cuivre, 
appelées gong, pour prévenir les habitués que l'heure 
de la distribution était arrivées enfin l'assourdissante 
musique dont les équipages des bateaux arrivants ré- 


. galaient leurs amis, auprès desquels ils passaient, 


brouillèrent toutes mes idées, et me donnèrent, avec 
un violent mal de tête, le désir bien vif de retrouver un 
moment de repos, même aux dépens de ma curiosité. 


DE LA FAVORITE. 115 

Ce fut donc avec beaucoup de plaisir que mes deux 
compagnons de voyage et moi nous nous trouvâmes à 
la muit tombante sous le toit hospitalier du consul de 
France, dont l'accueil ouvert et amical aussi bien que 
les manières distinguées justifièrent pleinement les 
éloges que j'avais entendu faire de M. Gernaert, à 
Manille et à Macao, par tous les Français et les étran- 


gers, auxquels sa protection et ses services avaient êté * 


utiles dans beaucoup d'occasions. 

Le corps et l'esprit également excédés de fatigue, et 
remettant au lendemain la suite de mes remarques, 
j'allai promptement, après le souper, chercher dans un 
appartement aussi commode qu'élégamment meublé 
le sommeil dont j'avais grand besoin; maïs je comptais 
sans mes nouveaux hôtes les Chinois, qui célébraient 
cette nuit-là même la nouvelle lune, dont chaque 
retour annonce pour eux le seul jour de repos qu'ils 
aient dans le mois: aussi ne se firent-ils pas faute de 
tapage et de plaisirs; les féux d'artifice, les pétards, 
les accords de la plus infernale musique se succédèrent 

lever du soleil; et comme les fenêtres de ma 
chambre Ménnaiènt sur le fleuve, théâtre principal de 
la fête, me fut impossible de fermer l'œil. Cependant, 
ayant oublié de bonne heure ma rancune contre les ha- 
bitants de Canton, je commencçai avec empressement 
à m'occuper d'eux, de leur ville et de la multitude 
d'objets singuliers «et nouveaux dont j'étais entouré ; 
les factoreries, au séin desquelles j'ai trouvé tant d’ai- 
mables connaissances et une si bienveillante hospi- 
talité, attirèrent mes premières observations : ce fut là 

8. 


+ + 


116 VOYAGE 

que, pendant un séjour qui s'écoula comme un éclair, 
je rapportai chaque soir le fruit de mes recherches et 
des nombreux renseignements recueillis durant la jour 
née, pour les transmettre au papier quand le silence de 
la nuit me permettait enfin de mettre un peu d'ordre 
dans mes idées. 

Le coup d'œil que sur la rive gauche m'avaient of- 
fert la veille les factoreries paraît réellement imposant 
à l'Européen qui visite ces contrées pour la première 
fois (PI. 39) : Anglais, Américain ou Hollandais, il voit 
avec orgueil le pavillon de sa nation déployé au som- 
met d'un mât élevé qui domine de beaux débarcadères, 
autour desquels se pressent une foule d’embarcations ; 
mais nos compatriotes cherchent vainement le pavillon 
français, dont les Chinois ont oublié les couleurs depuis 
bien des années. Le nouvel arrivé regarde avec plai- 
sir ces maisons magnifiques recouvertes de terrasses 
d'où la vue s'étend sur le Tigre et les faubourgs de la 
rive opposée, leurs vastes galeries couvertes, si fraiches 
pendant l'été, si agréables l'hiver pour jouir des rayons 
du soleil, et nécessaires dans toutes les saisons pour faire 
de l'exercice et conserver la santé. Ces galeries sont 
jetées comme des ponts, du premier étage, sur une rue 
parfaitement entretenue et’ qu'un haut mur ‘sépare du 
rivage, où sont débarquées les marchandises au milieu 
de grandes cours bien unies et sablées avec soin. La 
cour de la factorerie anglaise est ornée de plates-bandes 
de fleurs et de quelques arbres dont la plantation ne 
remonte pas plus haut que l'époque des derniers trou- 
bles entre les Anglais et le gouvernement chinois, auquel 


DE LA FAVORITE. H17 
ces embellissements parurent une infraction aux traités, 
et causèrent de vifs mais inutiles mécontentements. 

La façade de ces beaux édifices, bâtis sur des mo- 
dèles européens par les Chinois, qui, d'après les lois 
de l'empire, peuvent seuls en être propriétaires, n’a 
qu'un seul étage; elle est bornée à gauche par un canal 
qui senfonce dans l'intérieur de la ville, et à droite, 
par une longue suite de maisons très-larges, don- 
nant également sur le fleuve, et précédées d'un large 
quai, que les bateaux assiégent de tous côtés. Dans 
ces dernières habitations, construites avec élégance, 
logent tous les marchands étrangers et même les agents 
de la compagnie; car la belle factorerie anglaise n’est 
destinée en grande partie qu'à la représentation. Des 
appartements bien distribués, dont les petites portes 
d'entrée sont ornées d'une plaque de cuivre portant le 
nom du locataire, bordent de longs passages clairs, très- 
propres, qui aboutissent ordinairement à une cour ornée 
d’arbustes ainsi que de fleurs, et entourée par les loge- 
ments des plus riches négociants : là est le centre des 
afaires et d’un mouvement continuel. J'y ai vu chaque 
Jour de nombreux écrivains ou interprètes chinois oc 
cupés à régler des factures, à essayer et à compter des 
piastres , dont les monceaux, tirés de caves bâties en 
pierre de taille et voütées pour résister au feu, sont 
encaissés avec. >-au tant d'ordre que de soin et envoyés à 
bord des s de l'Inde, après avoir toutefois 
payé un assez fort. doit, aux mandarins. Nous avons déjà 
vu que cette énorme quantité de numéraire qui, dit-on, 
a monté quelquelois à plus de cinquante millions par 


118 VOYAGE 

an, est le produit de la vente de J'opium débarqué 
en fraude à Lintin; et comme la presque totalité des 
marchandises étrangères sont transportées dès leur dé- 
barquement dans les magasins appartenant aux mem- 
bres du hong, il arrive que les maisons dont je viens 
de faire la description ne contiennent que quelques 
boutiques et les demeures particulières des Européens. 
Partout j'ai vu le luxe et le confortable réunis, un 
ameublement somptueux, des tables sur lesquelles 
l'argent et le cristal prodigués retracent les souvenirs 
des capitales d'Europe où ils ont été façonnés. Dans 
ces dîners interminables où la tempérance ne préside 
pas toujours, les vins de France des plus recherchés, 
l'art de nos cuisiniers transplanté dans ces contrées 
lointaines et imité par leurs élèves chinois, semblent 
se prêter un mutuel appui pour faire oublier chaque 
soir aux convives les fatigues de la journée; mais au 
sein de ces belles demeures, au milieu de ces splen- 
dides festins, l'ennui et le dégoût viennent encore les 
chercher et leur faire sentir que les richesses ét l'opu- 
lence sont bien peu de chose, si elles ne sont pas em- 
bellies par la présence des femmes, qui seules peuvent 
adoucir ces durs frottements. qu'amènent entre les 
hommes l'ambition et la soif de l'or. Lés Européennes 
sont bannies de Canton par le gouvernement chinois 
avec une sévérité excessive ét qui n'a jusqu'ici éprouvé 
aucune modification, malgré les nombreux efforts ‘ten- 
tés par les Anglais pour se soustraire à cette mesure ; 
une des principales causes occultes du mécontentement 
qui existe entre des deux nations. 


4 


DE LA FAVORITE. 119 

Dès l'origine de leurs relations commerciales avec 
les Européens, les Chinois n’ont considéré ces derniers 
que comme établis temporairement à Canton; et même 
encore maintenant, à l'exception de quelques négo- 
ciants qui exercent le commerce de l’opium, et dont les 
présents font fermer les yeux aux mandarins, tous les 
étrangers sont obligés d'abandonner Canton au mois de 
mars, temps auquel les bâtiments ayant quitté Wam- 
poa, la traite du thé est terminéé. Ce départ, fixé par 
une ordonnance du vice-roi, rapporte chaque annéé de 
fortes sommes au gouvernement chinois, qui fait payer 
très-cher aux négociants et surtout aux agents des facto- 
reries l'autorisation absolument nécessaire pour des- 
cendre à Macao par les canaux de l'intérieur, seule voie 
qu'à cette époque solennelle permettent les anciens 
usages ou les traités. Cette navigation, généralement 
préférée par les Européens comme plus agréable et 
même souvent moins longue que celle du Tigre, se fait 
dans des bateaux couverts et commodes, mais dont la 
location est d'autant plus élevée qu'une grande partie de 
sa valeur passe aux mains des mandarins. Les étrangers 
attendent pour la plupart avec impatience ce moment, 
qui doit les ramener auprès de leurs familles et faire 
cesser en partié l'isolement dans lequel ils ont vécu 
pendant six longs mois. La présence des dames à Can- 
ton ferait disparaître cet empressement, et amènerait 
surtout chez les Anglais le désir de ne plus retourner 
à l'établissement portugais, dont le séjour actuellement 
très-dispendieux pour leurs familles, n'aurait plus rien 
alors qui pt les attirer. Cetté concession obtenue: des 


120 VOYAGE 
factoreries ne seraient plus abandonnées, les étrangers 
s'y établiraient en maîtres, elles deviendraient pour eux 
une nouvelle patrie, et bientôt Canton auraït subi le 
sort des plüs belles villes de l'Indostan : aussi le pru- 
dent et soupçonneux gouvernement chinois s'oppose 
de tous ses moyens à de si dangereuses innovations et 
laisse à l'ennui le soin d’éloigner pour six mois chaque 
année un ennemi déjà trop près à Macao, et dont la 
conduite envers les Birmans lui a dévoilé encore da- 
vantage les nn ee 
Toutes ces pré inutil 
ténacité Mhirénre à la politique chinoise et plus encore 
peut-être la fermeté intéressée des mandarins, les fac- 
toreries seraient devenues un lieu de distractions et de 


et sans la 


plaisirs, 

Les premiers agents de la compagnie anglaise don- 
nèrent, malgré Yavis contraire de la plupart de leurs 
compatriotes, l'exemple de faire venir leurs femmes à 
Canton : cet événement parut aux Chinois aussi extra- 
ordinaire qu'opposé aux traités; cependant ils accou- 
rurent en foule pour admirer les pins pemui 
lesquelles plusieurs pouvaient dig 
neur du beau sexe britannique. Il faut croire que le vice- 
roi craignit l'effet d'une pareille séduction sur l'esprit 
de ses sujets, car abrégeant les lenteurs ordinaires de 
sa diplomatie, il lança de suite un chop, ou ordonnance, 
dans lequel les belles Européennes étaient traitées un 
peu cavalièrement et recevaient l'injonction positive 
de quitter sur-le-champ le territoire impérial, « qui ne 
devait jamais être souillé par des coureuses et des 


DE LA FAVORITE. 121 
femmes de mauvaise vie, tolérées seulement à Macao 
pour l'usage des étrangers débauchés. » 

On pensera, et avec raison, que de pareïls procédés 
durent mettre bien des amours-propres en révolution : 
en effet, dès ce moment, l'affaire fut considérée comme 
inhérente non-seulement à l'honneur, mais encore aux 
intérêts de la compagnie, qui sans doute ne demandait 
que du thé à meilleur marché. Toutefois de nombreux 
et anciens griefs furent réveillés; les ordres du vice-roi 
restèrent sans exécution : aux menaces qui furent faites 
d’expulser les belles dames par la force, on répondit 
par le débarquement de quinze cents matelots anglais 
pour garder les factoreries; alors survinrent les événe- 
ments dont j'ai déjà parlé; les vaisseaux de la compa- 
gnie restèrent à l'embouchure du Tigre, et les héroïnes 
de l'amour conjugal à Canton. Au milieu de ces grands 
intérêts en présence, les belles dames anglaises furent 
oubliées par le gouvernement chinois, jusqu'au dé- 
part de la flotte pour l'Europe; mais bientôt après les 
plaintes recommencèrent et ne furent pas plus écoutées. 
Les choses allaient encore prendre une tournure hos- 
tile, quand les nouvelles autorités nommées par la cour 
des directeurs à Londres arrivèrent, et quelques-uns des 
plus aimables sujets de la guerre suivirent les disgraciés 
à Macao; mais le cours de la vengeance chinoise ne fut 
pas arrêté par cette victoire. Pendant mon séjour à 
Canton, une dame y était encore, et son cœur résistait 
courageusement aux vexations que les mandarins fai- 
saient éprouver aux Chinois attachés à son mari, et 
répoussait mème les supplications de toute la famille 


122 VOYAGE 
d'un haniste, qui fut mis en prison jusqu'à ce que les 
ordres du gouvernement eussent été exécutés; mais 
enfin l'indignation générale des Européens mitun terme 
à cette résistance déplacée sous tous les rapports. 
D’après un tel état de choses, il est facile de conce- 
voir combien doit être monotone l'existence des Euro- 
péens à Canton. Quelles douces, quelles agréables 
relations peuvent exister entre des hommes éloignés 
de tous les êtres qui leur sont chers; privés des soins, 
des consolations d'un sexe qui seul peut adoucir nos 
peines et nous faire oublier nos chagrins? Les réu- 
nions entre des négociants livrés au même génre d'af- 
faires, et courant vers le même but, ne doivent ja- 
mais être intimes ni bien franches : aussi sont -elles 
sans abandon; l'étiquette, les tracasseries, l'animosité 
mème, viennent s'asseoir au milieu de ces banquets, qui 
commencent avec une froide réserve, et finissent sou- 
vent par des excès. Les étrangers, parmi lesquels on 
compte eepéndant bon nombre de négociants aussi re- 
commandables par leurs talents qu'estimables par leur 
noble loyauté, se jalousent au dieu de se réunir. Non: 
seulement la différence des nations trace dans ces con- 
trées si lointaines une ligne insurmontable de démar- 
cation entre les individus, mais l'intérêt en établit de 
plus fortes peut-être encore entre les enfants d'un même 
Pays, et surtout entre les agents de la compagnie anglaise 
êtleurs compatriotes qui font le commerce particulier ; 
ceux-ci voient d'un œil d'envie les autorités de la facto- 
rerie tenir la tête du commerce, marcher d'un pas aussi 
rapide qu'assuré vers la fortune et vivre au sein du 


DE LA FAVORITE. 125 
luxe, que leur permettent de soutenir d'énormes ap- 
pointements, quand eux-mêmes aux prises depuis la 
paix avec une active concurrence, voient chaque an- 
née leurs bénéfices diminuer et leurs dépenses augmen- 
ter par le goût d'ostentation ” fait continuellement de 
nouveaux progrès.  : 

La factorérie anglaise Héinë l'exemple de cette peu 
sage prodigalité ; tous les agents vivent ensemble, ilest 
vrai, mais leur table est servie avec une recherche, 
une splendeur dont je fus ébloui; les appartements sont 

ifiquement décorés ; j'en ai visité un qui renferme 
une fort belle bibliothèque servant de lieu de réunion 
à tous les convives, ainsi qu'aux capitaines et'aux of 
- ficiers de la compagnie, envers lesquéls cette dernière 
exerce une généreuse hospitalité. 

Les frais énormés que doit entraîner nécessairement 
une pareille représentation montent, dit-on, annuelle- 
ment à plus de cinq cent mille francs, qui sont pré- 
levés sur les appointements de tous les agents, en 

proportion du ne » r -chacun d'eux occupe dans la 
factorerie. Lies re chef du comité et du second 
président peuvent s Mere année commune, à plu- 


sieurs centaines de mille francs; les autres facteurs 
sont rétribués avec une magnificence proportionnée. 
Le jeune homme arrivant d'Angleterre et admis à faire 
partie de cette administration, reçoit, m'a-t-on assuré, 
d'abord sept mille deux cents francs d'appointements 
fixes qui augmentent chaque année de deux mille cinq 
cents francs; ils sont portés, après cinq ans de service, 


à vingt-cinq mille francs; après dix ans, à soixante et 


124 VOYAGE 

quinze mille, Jusqu'à ce que son ancienneté ou la pro- 
tection des directeurs à Londres, l'élève aux premières 
places de la factorerie, dont le président actuel n’a que 
trente-deux ans. Toutes ces dépenses, auxquelles d’au- 
tres presque aussi considérables viennent se joindre, 
n'ayant paru bien onéreuses pour la compagnie, je 
pris des renseignements sur la manière dont elle les 
supporte : mon étonnement fut grand quand on n'as- 
sura que deux et demi pour o/o sur la seule vente des 
thés en Angleterre couvraient tous les frais et audelà. 
Que l'on juge, d'après ce simple aperçu, des immenses 
résultats du privilége de la compagnie, et de l'impor- 
tance que peut avoir pour le commerce ps: sa 
presque inévitable dissolution. 

J'ai entendu assurer que la compagnie ins si 
elle est dépouillée du commerce exclusif avec la Chine, 
et qu'elle abandonne au gouvernement le sceptre de 
l'Indostan , est décidée à soutenir la concurrence contre 
les entreprises particulières qui s’établiront; mais alors 
elle apportera sans doute plus d'économie dans ses ar- 
mements et n'accordera plus à ses facteurs les mêmes 
avantages. Cependant, quelque excessifs que ces avan- 
tages doivent paraître , je les considère comme le juste 
dédommagement de l'espèce d’exil dans lequel ces An- 
glais passent ordinairement un grand nombre d'années, 
avant d'arriver aux hautes fonctions qui ont assuré de 
tout temps et qui assurent encore maintenant la fortune 
des individus. Pendant l'hiver, saison de la traite, qui 
retient à Canton tous les étrangers, ceux-ci, presque 
toujours renfermés dans leurs appartements ou leurs 


DE LA FAVORITE. 125 
comptoirs, sont privés du plaisir de la promenade, dont 
leur genre de vie semblerait leur faire un besoin; mais 
la foule qui remplit les rues, et l'insolence de la popu- 
lation des campagnes, sont des obstacles si repoussants 
pour les Européens, que plusieurs d'entre eux m'ont 
assuré n'être jamais sortis des factoreries, si ce n'est pour 
retourner à Macao. Parmi les autres, quelques-uns plus 
jeunes s'amusent à manœuvrer eux-mêmes chaque soir, 
sur le Tigre, de belles embarcations apportées à grands 
frais d'Angleterre. Hs débarquent sur la rive droite du 
fleuve, dans des endroits dont les habitants sont intéres- 
sés à leurs visites, puis ces marins improvisés rentrent 
chez eux après avoir fait un exercice un peu fatigant, 
mais très-favorable à leur santé. 

Un pareil genre de vie serait donc insupportable, si 
des gains énormes ne donnaient au négociant l'espoir 
de trouver un jour dans sa patrie, au sein de lopu- 
lence , le dédommagement de ses ennuis passés : aussi 
chaque année plusieurs Européens quittent la Chine 
avec des capitaux considérables , gagnés le plus souvent 
dans le commerce de l'opium , pendant douze à quinze 
ans d’exil. Mais depuis la paix, le nombre des mar- 
chands ayant considérablement augmenté, les profits 
ont diminué en proportion, et les départs sont devenus 
moins fréquents. L'amour du luxe et de l'ostentation, 
cet ennemi du commerce, a également fait à Canton 
de sensibles progrès dans la plupart des maisons eu- 
ropéennes, qui se livrent-à des dépenses hors de pro- 
portion avec leurs revenus; et malheureusement, là 
comme dans la plupart de nos grandes villes de com- 


126 VOYAGE. 

merce d'Europe, l'usage l'exige et empêche même les 
gens sages d'agir autrement. En effet, quel système 
d'économie est-il possible de suivre dans une maison 
avec ce comprador, intendant imposé par les manda- 
rins, et auprès duquel ceux de nos grands seigneurs 
d'autrefois n'auraient été que des novices en fait de ruse 
et d'avidité ? Lui seul achète et fournit tout; ses mé- 
moires ne peuvent être soumis à aucun contrôle ; car les 
prix sont fixés d'avance par une réunion de compradors, 
et approuvés par le mandarin, qui partage les béné- 
fices et repousse toute réclamation d’un maître indi- 
gnement trompé. Les domestiques chinois, dont les 
étrangers sont obligés de se servir exclusivement , for- 
ment une espèce de corporation soumise aveuglément 
au pouvoir des compradors, auxquels ils ne le cèdent ni 
en astuce ni en friponnerie. Le vol est pour ainsi dire 
organisé publiquement; des recéleurs chinois se char- 
gent, sans y mettre aucun secret, de vous livrer les vins 
et les liqueurs de la maison où vous avez dîné la veille: 
ils ne demandent que le temps nécessaire pour les faire 
apporter chez eux par les domestiques mêmes de l'hôte 
qui vous a traité : les Européens, ne pouvant s'opposer 
au mal, sont les premiers à ee de ces | séanda- 
leuses dilapidations. 

Ces domestiques sont les espions de Pantoéité, qui 
tient ainsi les étrangers dans une surveillance conti- 
nuelle, et peut d'un seul ordre les isoler entièrement 
dans leurs maisons. Mais ces hommes, faux, menteurs, 
rarement susceptibles d'attachement pour leurs maîtres, 
rachètent une partie de ces vices inhérents à leur classe, 


DE LA FAVORITE. 127 
par des qualités que l’on trouve beaucoup moins com- 
munément chez les domestiques des autres pays : ils 
sont d'une propreté parfaite, sobres, soumis, empres- 
sés, très-intelligents, et servent avec une promptitude 
et une adresse si séduisantes qu'elles font fermer les 
yeux sur leurs nombreux défauts. 

Leur costume est le même que celui de M" classe 
aisée : la tête rasée, couverte d’une calotte noire en 
étoffe de crin ; la queue descendant jusqu'aux talons, et 
ornée à son extrémité de rubans de soie mêlés quelque- 
fois dans les tresses des cheveux ; le cou nu; la robe en 
soie noire tombant au-dessous des genoux, fendue sur 
la poitrine, mais boutonnée sur le côté droit: les man- 
ches pendantes et d’une grande ampleur ; le pantalon, 
large depuis la ceinture jusqu'aux genoux, est ensuite 
serré et boutonné comme des guêtres jusqu'aux pieds, 
lesquels sont couverts de bas de coton et renfermés dans 
des souliers à épaisses semelles; ajoutez à cela une 
taille généralement élevée et bien prise, un bel em- 
bonpaint considéré dans ces pays comme l'apanage de 

aisance et de la considération, une figure large, 1 
front découvert, les yeux allongés et assez Lillints, 
mais peu ouverts, le nez petit, aplati dans sa partie 
supérieure, la bouche grande et généralement bien meu- 
blée, des oreilles larges et plates, une physionomie 
grave et rusée en mème temps, et vous aurez une idée 
assez juste du bourgeois de Canton aussi bien que d’un 
serviteur chinois. Quoique très- fortement rétribués, 
et employés en grand nombre dans les maisons euro- 
péennes , ces domestiques s'occupent exclusivement 


128 VOYAGE 

du détail intérieur des appartements, qu'ils entretien- 
nent, ilest vrai, dans une admirable propreté. Les 
travaux de force, tels que l'embarquement et le dé- 
barquement des marchandises, les transports des far- 
deaux même légers, sont dévolus dans ce pays, où 
chaque classe a son genre d'industrie, aux hommes d’eau, 
ou habitants de la ville flottante, dont l'intéressante 
population m'occupera plus tard, et qui, pour être 
placée aux derniers rangs de la société, n'en est pas 
moins digne d'observation. 

Canton est partagé en deux villes également grandes 
et immensément peuplées, mais cependant bien dis- 
tinctes pour l'Européen : lune, sijuée à quelque dis 
tance des bords du fleuve, est, comme toutes les cités 
chinoises, ceinte de murs peu élevés dans lesquels 
on n’a pratiqué qu'un très-petit nombre de portes dont 
l'entrée est sévèrement défendue aux étrangers, qui 
s'exposeraient aux plus grandes insultes, s'ils osaient 
franchir pour un seul instant cette barrière opposée par 
la défiance à leur curiosité : tel est l'ancien Canton, 
qui renferme, dit-on, cinq cent mille âmes, et une 
multitude de maisons à un seul étage, construites en bois 
ou en pierre, entourées de jardins et séparées entre elles 
par des rues étroites, tortueuses, mais d’une grande 
propreté. Les manufactures ÿ sont en grand nombre: 
cependant il paraît que toute l’activité du commerce 
s'est portée dans la nouvelle ville, que sa position sur 
les bords du Tigre, entre Canton qu’elle touche d’un 
côté et les factoreries qu’elle environne de l'autre, fait 
supposer ne devoir sa fondation qu'à la présence des 


DE LA FAVORITE. 129 
Européens : supposition qu'onne peut APPUyEr cepen- 
dant sur aucune des observations qu'offrirait l'agrandis- 
sement successif des divers quartiers ; car en admettant 
que la vaste étendue de: ce nouveau Canton n'oppo- 
serait pas à cette recherche des obstacles presque in- 
surmontables ; lincendie affreux qui le consuma en- 
tiérement il y a quelques années et n'en fit qu'un 
monceau de décombres, doit avoir anéanti tous les 
vestiges des anciennes constructions. Cet effrayant dé- 
“sastre, entièrement réparé maintenant, a laissé aux 
habitants de bien cruels souvenirs. 

Le feu se déclara pendant la nuit dans un des quar- 
tiers les plus populeux: en peu d'heures, l'inéendie 
excité par une ferte brise de N., eut embrasé les nom- 
breux magasins remplis de matières combustibles, et 
couvert la ville d'un torrent de flammes; les métaux 
mèmes les plus précieux coulaient au milieu des rués : 
bientôt cette population, la veille encore si riche, offrit 
un spectacle d'horreur et de désolation : les femmes 
et des enfants que le feu avait chassés des maisons . 

jusque-là leur unique patrie, les uns incapables de mar- 
LR les autres se traînant avec peine, étaient étouffés 
au milieu d'une multitude livrée au plus effrayant dé- 
sordre,; ou tombaïent au pouvoir de malfaiteurs dont 
les bandes s'étaient organisées en un moment: 

Les habitants de l'ancien Canton, craignant pour leurs 
propriétés, avaient fermé les portes de la ville à des com- 
patriotes malheureux: Sur le Tigre,les bateaux qu'une 
seule étincelle pouvait embraser, avaient fui de l'autre 
côté du fleuve, ou s'étaient éloignés avec la marée : les 

II, 9 


150 VOYAGE 

petites embarcations seules, plus faciles à manœuvrer, 
vinrent offrir des secours, mais à prix d'or, à la foule 
qui, poursuivie par l'incendie, se pressait sur les quais ; 
mais ces malheureux, que la frayeur aveuglait, sur- 
chargeaient les bateaux et se noyaient par milliers dans 
les eaux du fleuve. Plusieurs Européens, témoins de 
cette scène d'horreur, frémissaient encore en me la ra- 


‘ contant. Pendant trois jours, les décombres fumants 


furent le théâtre de tout ce que la soif du pillage et la 
férocité peuvent inspirer de forfaits les plus odieux. 
Les pauvres habitants, cherchant au milieu des ruines 
leurs femmes, leurs enfants, quelques vestiges de leurs 
richesses passées, étaient égorgés par les brigands at- 
troupés comme des oiseaux de proie sur les restes de 
Canton. Enfin, après une longue attente, trente mille 
hommes de troupe vinrent rétablir l’ordre et rendreaux 
habitants l'emplacement deleurs propriétés : le nombre 
des victimes était considérable; bien des familles avaient 
entièrement disparu ; toutes déploraient la perte de 
jeunes fillés ou d'enfants ensevelis sous les décombres 
ou entrainés au loin dans un esclavage éternel. Mais 
quels désastres le temps et l'industrie n’effacent-ils pas 
au milieü d'une nombreuse populati: n? Le Canton eu- 
ropéen sortit plus beau, plus brillañt de ses cendres ; 
les factoreries, rebâties sur des plans plus vastes, fu- 
rent augmentées et entourées de ces magnifiques bâti- 
ments dont j'ai déjà fait la description, et formèrent 
ainsi le long du Tigre un beau quartier, bordé de quais 
larges et bien construits. Les maisons se relevèrent de 
tous côtés comme par enchantement; et quoique à mon 


à 


DE LA FAVORITE. 151 
passage en Chine peu d'anntse fussent écoulées de- 
puis cet effrayant incendie, toutes les traces en étaient 
disparues. J 

La nouvelle ville, rebâtie sur ses anciennes fonda- 
tions, est située au bord d'une plaine-qu’elle couvte de 
ses nombreux quartiers; elle n'a pas de clôture : aussi 


les Chinois la considèrent-ils comme formant de ce côté 


les faubourgs de Canton, dont elle n’est qu'ûne copie. 


-Si, laissant les factoreries sur la droite et le fleuve der- 


 rière soi, on entre dans la ville, on trouve partout 
l'image de l'activité et de l'industrie; les rues, il est 
vrai, sont étroites, tortueuses, mais longues, très-unies 
et d’une admirable propreté ; les maisons, construites 
la plupart en bois avec une galerie couverte au pre- 
mier étage, ont un air d’aisance agréable à la vue : la 
forme particulière du toit qui fait saillie sur le devant, 
les ornements bizarres dont il est garni, les couleurs 
brillantes qui couvrent la façade, forment un spectacle 
difficile à rendre. Chaque corps de métier ant un 
quartier particulier, les boutiques de chaque rue ont 
une apparence uniforme, mais qui devient de plus en 
plus brillante, à mesure qu'elles sont plus voisines des 
factoreries. 
Dans cette partie de la: ville, les magasins ont pris 
pour ainsi dire une apparence européenne, et les deux 
rues principales, qui ont recu les noms anglais de New- 
China-Street et de China-Street ; ne dépareraient pas, sous 
le rapport de la symétrie, de l'élégance des boutiques 
et de la manière dont les marchandises sont disposées 
pour tenter les chalands, les plus beaux quartiers mar 
LE 


. 


152 VOYAGE 
chands de Londres ou dé Paris. Ces espèces de passages 
pavés avec des dalles toujours très-propres, et qu'une 
tente défend contre les rayons du soleil, sont bordés de 
petites maisons contiguës , bien peintes et portant écrit 
en léîtres d’or le nom du marchand : c'est là que sont 
exposés les objets qui trouvent en Europe tant d'ache- 
teurs; que brillent tous ces meubles en laque aux formes 
; singulière aux dessins plus bizarres encore, dont notre 
industrie, dépourvue des matériaux que la Chine et le 
Japon seuls produisent, n'a pu encore égaler la per- 
%  fection. Nos ouvriers n'ont pas remplacé ce bois au 
grain spongieux et fin auquel s'attache si solidement le 
vernis, qu'une composition métallique, inconnue jus- 
qu'ici aux Européens, couvre des plus brillantes cou- 
leurs. À côté se faisaient remarquer, par leur blancheur 
et le fini admirable dustravail, une foule d'ouvrages 
d'ivoire , chefs-d'œuvre de la patience chinoise. Plus. 
loin de vastes bols à punch en porcelaine blanche, des- 
tinés peèe des clubs d'Angleterre, me prouvaient que 
si les premiers inventeurs de cette précieuse et. utile 
matière avaient été surpassés par les Français, leur 
supériorité était encore intacte dans la confection des 
vases qui ont le mérite d'offrir de grandes dimensions, 
de pouvoir être donnés à bas prix, et de résister par- 
faitement au feu. 

J'éprouvais un mouvement d'envie en voyant dans 
d'immenses magasins ces beaux crépons de nankin aux 
couleurs, si variées, parmi lesquelles le rouge, l'em- 
porte par,son brillant et sa solidité; ces belles écharpes 
de soie, brodées avec tant de magnificence ; des satins 


* 


% 


DE LA FAVORITE. _. 155 
épais et lustrés, et tant d'autres étoffes de soie, toutes 
destinées pour les paÿs lointains que la France appro- 
visionnait autrefois. 

Nos manufactures de Lyon ont sans doute égalé, sur- 
passé même les Chinois dans la confection des tissus 
qu'admiraient nos pères; mais elles ne peuvent lutter 
pour la main-d'œuvre étle prix des matières premières, 


1 * LE] . 
avec un peuple aussi sobre qu'économe et dont le s 
P dont le pays. 


produit de la soie en abondance : c'est'ainsi que les 
étoffes de soie travaillées à Canton et surtout à Nankin } 
ayant un poids et une force que celles de France, 
quoique plus chères, n'offrent pas, ont obtenu sur les 
marchés de l'Amérique du Sud, où nos bâtiments 
mêmes en transportent de fortes quantités, une préfé- 
rence qui achève de ruiner nos marchands. La patience, 
l'esprit d'imitation naturels aux Chinois, exploités par 
les négociants étrangers, viennent encore porter chaque 
jour de nouveaux et terribles coups à la seule branche 
d'industrie que nos malheurs ont laissée au ecommerce 
français. Ces objets de luxe, dont le goût et d'adresse 
des ouvriers parisiens font tout le prix, et que l'Europe 
entière recherche avec empressement, imités promp- 
tement à Canton, et livrés à des prix inférieurs dans 
lInde et sur les marchés du nouveau monde, sont 
encore partout préférés. Cette aptitude des ouvriers 
chinois se montre aussi dans la manière parfaite dont 
ils copient tous les modèles en orfévrerie qui leur sont 
présentés. L'économie que trouvent les étrangers dans 
ce genre d'industrie a fait naître une branche de 
commerce très-lucralive pour Canton, par la quantité 


+ 


154 VOYAGE 

d'argenterie annuellement exportée sur les bâtiments 
anglais. La bijouterie même n’est pas à dédaigner : j'ai 
vu des parures d'un très-grand prix, dont les perles et 
les diamants étaient montés fort délicatèment, Celles 
de filigrane d'or ou d'argent sont admirées dans les 
capitales d'Europe pour leur fini et leur légèreté. 

Au milieu de ces deux longues suites de boutiques, 
dans lesquelles brillaient les produits de l'industrie 

“elinoe mes yeux parcouraient tout avec une avide 
curiosité, et partout je trouvais des marchands qui se 
faisaient un plaisir de répondre à toutes mes questions. 
La plupart d’entre eux parlaient une espèce d'anglais 
dont l'accent nasal chinois a fait une langue particulière, 
mais qu'avec beaucoup d'attention et un peu d'habi- 
tude, je finis par comprendre passablement. 

Mais lorsque m'éloïignant des deux beaux passages 
qui m'avaient offert tant de sujets d'observation , je pé- 
nétrai plus avant dans l'intérieur de la ville, alors je 
retrouvai-la véritable couleur chinoise originale, sans 
aucune teinte européenne, et le secours aussi gracieux 

+  quempressé du consul de France devint absolument 
nécessaire pour me guider et satisfaire ma curiosité. 
En effet, au milieu de ces rues étroites, d’une longueur 
interminable , et remplies d’une foule d'hommes affai- 
rés, il serait imprudent pour le nouveau débarqué de 
saventurer sans guide à quelque distance des facto- 
reries, seul endroit où les étrangers jouissent d’un peu 
de considération; celle-ci disparaît entièrement et fait 
place à Faversion du bas peuple pour les Européens , 
à mesure que l'on avance au miliéu des quartiers éloi- 


DE LA FAVORITE. 155 
gnés du fleuve et formés en grande partie par les habi- 
tations particulières des marchands, dont les boutiques 
sont situées dans la partie de la ve : où se concentre 
le commerce. , 

Le malheureux qui s’est égaré ne voit rien de ras- 
surant sur les physionomies des hommes qui l'en- 
tourent en see avec un air mécontent : des rires 
grossiers et méprisants seront la seule réponse que 
ses signes obtiendront : malheur à lui si, entendant 
les cris répétés des porteurs du palanquin où est ren- 
fermée une dame chinoise, l'imprudent ne trouve pas 
une rue de traverse pour éviter cette fatale rencontre ; 
car alors, obligé de fuir par-la crainte d'être maltraité, 
son embarras devient de plus en plus grand, et ne 
cesse que quand, après bien des courses inutiles et les 
poches vidées par d’adroits filous, il parvient enfin à 
retrouver le point d'où il était parti. À cela près de 
quelques mouchoirs qui me furent enlevés avec beau- 
coup d'adresse, j'échappai assez heureusement à toutes 
les tribulations que je viens de décrire et auxquelles 
mes recherches m'ont plusieurs fois exposé. 

Dans cette ville immense tout semble avoir été sa- 
erifié au commerce : les rues sont bordées de deux 
longues files de magasins, toujours très-propres, et dis- 
posés à peu près comme ceux de nos petites villes de 
France. Un vaste comptoir bien simple en occupe le 
fond, où sont rangées les marchandises sur des plan- 
ches et dans des cases; derrière la boutique est une 
petite chambre où les hommes prennent leurs repas. 
J'ai déjà dit que les femmes, toujours enfermées , lo- 


ee 

156 VOYAGE 

geaient ailleurs, loin des yeux de leurs parents. Au- 
dessus de la boutique se trouve l'appartement rempli 
de marchandises, où restent les commis, que la pru- 
dence commande d'y laisser la nuit, car le maître re- 
tourne chaque soir à la maison particulière, qu'habitent 
ses femmes et ses enfants. S 

Le marchand, ordinairement assisià la porte de sa 
- boutique, attend, en fumant gravement sa pipe au 
long tuyau, la venue des chalands, dont il accepte ou 
refuse les offres avec un imperturbable sang-froid. Les 
marchandises sont exposées suivant les désirs de l’ache- 
teur; mais à peine quelques mots viennent-ils en faire 
valoir la qualité ou le bon marché. 

L'aspect des rues varie suivant les corps de métiers 
qui les occupent exclusivement ; les plus bruyants et les 
moins élévés dans l'échelle de l'industrie m'ont paru 
relégués dans les quartiers éloignés des factoreries, près 
desquelles généralement les boutiques sont plus vastes, 
mieux ornées, les marchands plus avenants et moins 
taciturnes : ce fut donc là que par prudence je me dé- 
cidai à établir le centre de mes observations. 

Je tins cette résolution avec d'autant plus de facilité 
que la ville de Canton, celle du moins que les Eu- 
ropéens peuvent parcourir, ne possède point de mo- 
numents curieux; tout y annonce l'industrie la plus 
active, mais On n'y remarque aucun vestige de grandeur 
ni de goût pour les beaux-arts. De cé côté du fleuve 
les pagodes sont petites, mal entrelenues et pour ainsi 
dire abandonnées. J'entrai dans une des-plus grandes, 
où tous les objets du culte semblaient disposés pour une 


= 


, DE LA FAVORITE. 57 
cérémonie ; au milieu de la cour et presque dans le 
sanctuaire, une foule d'ouvriers préparaient bruyam- 
ment des ballots de camphre et de plusieurs autres 
espèces de marchandises , destinées sans doute à être 
embarquées. 

Les demeures des premiers mandarins et des ha- 
nistes sont de grandes maisons en pierre ou en bois 
sans ornements e. un seul étage, qu'environnent de 
vastes cours ceintes de hauts murs; les portes, mas- 
sives e& grossières, ont plutôt l'air de fermer des pri- 
sons que des palais. Je voulus voir la principale entrée 
de la ville chinoise, le nec plus ultrà des Européens : 
elle est petite, basse, et je pus à peine distinguer 
les maisons situées de l'autre côté, lesquelles du reste 
me parurent ressembler tout à fait à celles qu'il m'était 
permis d'examinér sans danger. Mais ce qi, dans 
cette porte, avait excité particulièrement ma curio- 
sité, c'est le grand rôle.qu'elle joue dans les débats 
continuels des étrangers avec les mandarins: il arrive 
souvent que les premiers, fatigués , outrés même de ne 
recevoir aucune réponse à leurs fréquentes réclama- 
tions, et supposant avec raison qu'elles n'ont pas été 
envoyées au vice-roi, se réunissent au nombre d'une 
vingtaine , puis armés de bâtons, comme armes défen- 
sives , ils vont à l'entrée de la ville chinoise, s’aventu- 
rent quelques pas en dedans, frappent sur-les boutiques 
environnantes Afont le plus grand tapage possible, jus- 
qu'à ce qu'un mandarin inférieur vienne leur demander 
la cause d’un pareil scandale : le nouveau placet lui est 
remis; alors les conquérants ayant rempli leur but, s'en 


158. VOYAGE ? 
retournent avec l'espérance que le grand mandarin, in 
formé de leur expédition par là voix publique, recevra 
la pétition. 

Ce mode de réclamation est parfois dangereux ; car, 
si les Chinois sont prévenus d'avance ou se trouvent 
en nombre sur les lieux voisins, les pétitionnaires sont 
reçus durement, et peuvent être rossés d'importance 
quand leur force numérique ou uné retraite précipitée 
ne les sauvent pas des mains dé leurs ennemis : c'est 
ainsi que se traitent lés intérêts commerciaux des na- 
tions les plus puissantes du monde, et cependant elles 
ont à Canton des factoreries et des consuls ! 

En vain j'ai cherché à établir quelques points de si- 
militude entre l'ensemble ou les différentes parties des 
scènes qui attiraient constamment mon attention par 
leur Le Sp variété, et ce qu'on voit dans les 
grandes villes d'Europe: au moment où je croyais avoir 
saisi quelque rapprochement qui pût servir de base à 
une description, la certitude que tout était nouveau 
pour moi, que tous ces objets curieux et bizarres qui 
frappaient mes. yeux, formaient pour ainsi dire une 
chaîne dont un seul anneau ne pouvait être arraché 
utile ; me faisait désespérer d'arriver au but vers 
lequel tendaient tous mes efforts. 

En effet quelle ressemblance peuvent avoir avec nos 
habitations, construites solidement et sur des plans ré- 
guliers, ces maisons chinoises dont les toits aplatis 
sont ornés d’une multitude de boules pendantes, ba- 
riolées de mille couleurs, et couvrent des fenêtres 
étroites et des galeries où le peu de largéur des rues 


F 


DE LA FAVORITE. 159 

empêche le jour de pénétrer librement? (PL 46.) 
Comment rendre l'effet que produit la vue de ces en- 
.seignes qui, placées perpendiculairement et faisant 
saillie en dehors, des deux côtés de chaque boutique, 
sont couvertes de rouge et de caractères chinois dorés ? 
Cependant, si les apparences étaient différentes, je 
retrouvais les traces de ces coutumes que les progrès 
de la civilisation font naître également chez tous les 
peuples : ainsi à Canton, les murs des petités places 
sont couvérts d'affiches qui annoncent sans doute au 
public les ordres du gouvernement; plus loin des mai- 
sons qu'une bruyante société occupait et que de nou- 
veaux arrivants tenaient constamment pleines, étaient 
des auberges, annoncées du reste suffisamment par les 
individus un peu sales, auxquels un large couteau passé 
à la céinture donnait l'air d'importance ordinaire aux 
gens de leur métier dans tous les pays du monde. Is 
faisaient pour ainsi dire partie d'un étalage fort peu 
ragoûtant, au milieu duquel on me fit remarquer, et 
comme une chose consacrée par l'usage, des restes de 
chiens, de chats et même de rats, que les Chinois du 
peuple mangent sans aucune répugnance. Parmi cette 
immense population, dont la plus grande partie est 
condamnée à ne vivre que de riz et d'eau, et à la- 
quelle même cette chétive nourriture manque souvent, 
la faim peut porter les hommes à des excès qui doivent 
paraitre aussi horribles que dégoûtants aux peuples plus 
heureux. N'ai-je pas vu les infortunés parias dévorer 
lés cadavres impurs d'animaux morts de maladie! On 
prétend que si cette dépravation est.moins commune 


” 
110 VOYAGE 
dans les provinces du sud de la Chine que dans l'Inde, 
cest que les occasions de sy livrer sont moins fré- 
quentes, à cause de la rareté des grands quadrupèdes.. 
Dans les rues de Canton on ne voit ni charrettes, 
ni voitures, ni aucune bête de trait; rarement l'aboie- 
ment d’un chien ou le cri d’un autre animal domes- 
tique se fait-il entendre; et si des courriers à cheval, 
apportant les ordres du gouvernement, n'arrivaient 
parfois de la capitale ou des grandes villes voisines, on 
serait porté à croire que dans ces contrées les quadru- 
pèdes ont entièrement disparu. À toutes ces différences 
de Canton et de nos cités d'Europe, ajoutons l'absence 
totale des femmes, et nous concevrons plus facilement 
que la vue de tous les objets renfermés dans cette ville, 
objets très-curieux sans doute pour l'observateur nou- 
vellemeént arrivé, doit après quelque temps devenir 
monotone et inspirer même du dégoût aux étrangers 
forcés de résider longtemps dans les factoreries. 
Cependant ces passages, ces petites places publiques, 
ces rues qui retentissent dusbruit des marteaux, sont 
remplis, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, 
des flots d'un peuple qui fait un tapage assourdissant : 
il faut de grandes précautions pour circuler sain et sauf 
au milieu de cette multitude de marchands ambulants 
qui annoncent leurs marchandises par des cris difé- 
rents, mais également durs et baroques. La manière 
dont ils portent leurs fardeaux est très-ingénieuse, et 
malgré les dangers qu’elle semble faire courir aux pas- 
sants, les abordages sont très-rares et toujours évités 
avec une grande dexiérité. (PL. 48.) Ges hommes, dont 


DE LA FAVORITE. 141 
un simple calecon compose tout l'habillement, portent 
sur leur large dos, qu'ombragent seulement les bords 
. d’un grand chapeau de paille pointu, un morceau de 
bois plat, flexible, mis en travers derrière le cou, puis 
assuré sur les deux épaules au moyen des bras, passés 
par-dessus, de manière à tenir toujours en équilibre 
les poids suspendus par des cordes aux deux extrémi- 
tés. Tantôt ces cordes soutiennent des baquets dont 
l'eau claire conserve des poissons encore vivants; tan- 
tôt elles ploient sous le faix de vastes paniers remplis 
de légumes et de provisions que les habitants des bou- 
tiques environnantes ont bientôt achetées ; tantôt enfin 
elles servent à porter des ballots de märchandises, dont 
la circulation a lieu sans accident au milieu de passages 
étroits qui, dans nos grandes villes, seraient considérés 
comme à peine praticables pour la foule des piétons. 
Tous ces portefaix paraissent être d'une grande vigueur : 
leurs membres, leur poitrine, qu'une chemise bleue 
recouvre quand la température est froide, annoncent 
la santé. Ils sont pauvres, mais toujours propgés ; leur 
physionomie, contractée par la fatigue et brunie par de 
soleil, n'a cependant rien de dur ni dé grossier : elle 
exprime la résignation jointe à la gravité. On ne voit 
jamais des luttes sérieuses, et on n'entend que rare- 
ment des débats bruyants, parmi cette multitude d'in- 
dividus des dernières classes; on remarque même chez 
eux une certaine urbanité, cet appui mutuel, qui prou- 
vent une civilisation aussi ancienne qu'avancée; et si 
parfois les Européens ‘ont à se plaindre de quelques 
procédés insolents, il faut attribuer ces procédés aux 


ds , de 
142 VOYAGE 

préjugés de la population, que le gouvernement lui- 
même entretient de tout son pouvoir. Chacun exerce 
paisiblement son industrie : le marchand de comestibles 
pour les classes inférieures installe sa cuisine portative 
où il croit trouver le plus de chalands; à chaque coin 
de rue, un barbier, auprès de sa boutique en plein vent, 
passe sur la tête tondue de ses pratiques un rasoir trian: 
gulaire, avec autant de calme que s’il était dans une 
salle à l'abri des interruptions et des chocs dange: 
reux. (P1. 48.) Que l'on se figure un perruquier faisant 
la barbe à ses Eee au milieu des rues de Londres 
ou de Paris! 

Mais déjà à Cânton; dois cette dernière classe d’ar- 
tisans, l'effet des occupations moins grossières com- 
mence à se faire remarquer : leur costume, quoique 
très-simple, n'est point celui des porteurs : le chapeau 
de paille est remplacé par la calotte noire, annonçant 
un rang moins inférieur, et qui cache la longue et 
incommode. queue, roulée ordinairement sur le som: 
met del tête; la robe chinoise, en étoffe de soie ou 
de coton, mais toujours de couleur foncée ; couvre le 
pantalon qui descend sur des jafhbes terminées par 
de larges pieds nus : c'est ainsi que le costume change 
graduellement en Chine, à mesure que les individus 
s'approchent des classes élevées ; qui seules peuvent 
employer, dans leur habillement, des couleurs claires , 
à l'exception du jaune, réservé uniquement à l'empe- 
reur et à sa famille, et porter des bottes ainsi que d'au- 
tres attributs de leur rang ou de leurs dignités, dont 
J'aurai plus tard occasion de parler en détail. (PL 4.) 

.,» 


'. 
ea 


DE LA FAVORITE. 145 
J'ai cru remarquer que dans la classemoyenne où mar- 
chande, l'élégance du costume était sacrifiée au con- 
fortable : des vêtements, en bonnes et fortes -étoffes de 
laine, défendent les Chinois aisés contre les variations 
de l'atmosphère, auxquelles ils paraissent très-sensibles, 
si l'on en juge par la quantité de vestes et de robes 
qu'ils entassent successivement sur leuf dos, à mesure 
que le froid devient plus vif; de manière qu'à Canton 
on ne demände pas de combien de dégrés le thermo- 
mètre est au-dessous de zér6, mais quel nombre de. 
vestes on porte dans ce moment : alors les marchands, 
assis dans le fond de leurs boutiques, ont plutôt l'air 
de ballots que d'êtres animés. Mais dans d'autre: saison 
leurs dimensions ont considérablement diminué; la 
robe que l'on porte à cette époque est en soie de cou- 
leur sombre, le plus souvent noîre, ornée de boutons 
en métal précieux; sous des manches larges et pen- 
dantes sont ordinairement croisées et ensevelies des 
mains armées d'ongles très-longs, attribut des occupa: 
tions libérales dans les classes moyennes comme dans 
les rangs les plus élevés de la société. Le on en 
étofle de soie ou de coton, suivant la nee 
tombe à longs plis jusqu'aux genoux; puis il serre les 
jambes en se boutonnant sur les côtés comme des guê- 
tres, et vient se joindre à des souliers de cuir noir, garnis 
d'épaisses semelles en liége ou en bois, que l'humidité 
peut difficilement pénétrer. Ces précautions pour la 
santé du corps, nécessaires dans des boutiques ordinai- 
rement sombres et humides, où les cheminées sont 
très-imparfaitement remplacées par des réchauds, de- 


Un VOYAGE 

vraient être bien plus grandes encore pour la tête, qui 
est toujours rasée avec beaucoup de soin. Je n'ai pu 
trouver à cette mode générale en Chine, quoique 
souvent nuisible, d'autre raison que le soin de la pro- 
preté, à laquelle cependant les longues queues ne sont 
pas toujours favorables. 

On rencontré dans les rues de Canton un grand 
nombre d'aveugles mendiants : ne pourrait-on pas 
supposer que cette cruelle infirmité qui afflige la popu- 
lation des provinces méridionales de la Chine, comme 
celle de tous les pays voisins des tropiques, est causée 
par l'impression d'une température très-variable, sur 
une partie dépouillée de l'abri et de lornement que la 
nature, toujours sage, lui avait accordés ? Les Chinois 
aisés cherchent à suppléer dans l'hiver au manque de 
cheveux par des bonnets de laine brune , ayant la forme 
d'une sphère, et dont les bords retroussés forment un 
bourrelet autour des oreïlles et du front. Cette coiffure, 
qui souffre encore quelques modifications, suivant le 
rang des individus, est aussi nationale que la calotte 
noire, à laquelle on reviént quand les chaleurs com- 
mencent ; cependant, malgré. re ces soins, j'ai remar- 
inde aintancac 
és Fes ee pres même les _ életée. 

Plus j'avance dans la tâche que je me suis imposée 
de donner une idée de la Chine, plus les difficultés 
samoncellent autour de moi: j'ai pu dessiner à grands 
traits les habitudes et la vie des Européens transplantés 
dans les pays éloignés de leur patrie, l'effet de la civi- 
lisation sur des naturels sauvages et féroces, dont les 


pr rmr0 oc 


ES Air 


DE LA FAVORITE. 145 
mœurs , les coutumes n’offraient qu'un champ circons- 
crit à mes observations; mais à Canton, un tout autre 
spectacle se déployait devant moi : j'avais sous les yeux 
un peuple immense parvenu longtemps avant nous au 
plus haut point d'industrie et de commerce, et qui ce- 
pendant, on pourrait le dire, n’a de commun avec les 
Européens que l'hémisphère qu'il habite. Décrire avec 
détails des mœurs, des coutumes si étrangères à nos 
sociétés; peindre des caractères si éloignés de nos 
idées , exigerait plusieurs volumes et aurait demandé un 
long séjour dans ces curieuses contrées : je n'ai done 
pu que glaner, et avec la plus grande circonspection. 
J'ai vu et observé pendant une courte relâche, autant 
que mes faibles moyens me l'ont permis: les objets les 
plus différents passaient si rapidement sous mes yeux, 
il était si difficile d'obtenir des renseignements véridi- 
ques et surtout exempts de prévention, que ce que j'ai 
écrit ne peut être considéré que comme une suite de 
lueurs de la vérité. Combien de fois n'ai-je pas effacé le 
soir ce que j'avais écrit le matin, pour le modifier en- 
core le lendemain, suivant les éclaireissements qu’ob- 
tenaient mes recherches! Quels obstacles ne m'a pas 
opposés l’inconcevable ignorance des Européens sur les 
mœurs et les coutumes du peuple au milieu duquel ils 
passent leur vie! Enfoncés dans leurs spéculations de 
commerce, tout ce qui n'a pas rapport au thé ou à 
l'opium leur est étranger, leur est même inconnu: ce fut 
donc aux Chinois eux-mêmes que j'eus recours, et c’est 
d'eux que je tiens la plus grande partie des détails que 
j'ai pu donner. Cependant ces détails eussent été encore 


15. 10 


146 VOYAGE 

bien incomplets sans l’aimable obligeance de M. Ger- 
naert, qui voulut bien abandonner ses propres affaires 
pour m'accompagner partout où il crut que ma curio- 
sité pouvait être intéressée : il a été pour moi un guide 
aussi complaisant qu'éclairé. 

Si un Chinois, attiré par le commerce à Malaille 
ou à Bordeaux, voulait se former une opinion générale 
sur les mœurs des Français, d'après celle que ses rela- 
tions mercantiles lui auraient fait prendre de la classe 
inférieure, généralement peu considérée dans ces deux 
grandes villes sous le rapport de la moralité, serait-il 
plus ridicule que les Européens qui, ayant vécu pour 
ainsi dire isolés au milieu d’un peuple très-retiré dans 
sa vie domestique, peu communicatif, méfiant à l'égard 
des étrangers, et dont le langage leur est entièrement 
inconnu, ont calomnié toutes les classes d'une im- 
mense population? Sans doute que la ville de Canton 
présente d'abord à l'observateur vulgaire bien des cou- 
tumes, bien des usages qui heurtent nos goûts et nos 
préjugés : la multiplicité, la publicité même des lieux 
de prostitution; la coutume de vendre de petits enfants 
ou de les exposer sur les eaux, où ils deviennent la pâ- 
ture des poissons; l'incroyable facilité avec laquelle les 
bandes de brigands s'organisent aussitôt que le feu se 
déclare dans un quartier quelconque de la ville, peuvent 
donner une mauvaise idée de la moralité de ses habi- 
tants; convenons même que le bas peuple y est voleur, 
dépourvu de tout sentiment de probité : soustraire dans 
les maisons ou dans les poches des passants ce qu'il 
peut atteindre est pour lui un succès aussi cher à son 


DE LA FAVORITE. 147 
amour-propre que favorable à ses intérêts ; mais existe- 
t-il moins de dépravation et de corruption dans la po- 
pulace de nos grandes cités, qui sont ordinairement 
les sentines de tout ce que renferment de plus vicieux, 
de plus débauché les provinces environnantes, comme 
Canton est le réceptacle de tout ce qu'il y a de pis 
dans le Fo -Kien et le Quang- Tong? Combien la nou- 
veauté, en aiguisant l'esprit de critique, ne peut-elle 
pas faire exagérer une foule d'abus, aussi communs 
pourtant dans notre patrie, mais sur lesquels l'habi- 
tude nous fait fermer les yeux! Combien encore de 
commerçants étrangers, trompés dans des espérances 


1! 


de gains ps illicites, n'ont -ils pas été portés À 
juger sévè hands chinois, si clairvoyants 
pour leurs intérêts et qu'on ne trompe jamais deux 
fois! J'ai questionné des personnes recommandables, 
que leurs relations commerciales et un long séjour en 
Chine avaient mises parfaitement au fait du caractère 
des marchands avec lesquels elles étaient fréquemment 
en relation , et toutes leurs assertions ont été conformes 
à ce que ma propre expérience m'avait appris, que 
les commerçants chinois sont dignes d'obtenir la même 
confiance dont jouissent auprès d'eux les étrangers qu'ils 
connaissent, et que leur loyauté est au moins égale à 
celle des marchands de Londres et de Paris. 

Telles sont cependant les premières apparences qui 
frappent l'Européen nouvellement débarqué sur les ri- 
vages chinoïs ; mais si, fermant les yeux sur la vénalité, 
la rapacité des mandarins, et sur les désagréments qu'é- 
prouve un étranger dans toutes les villes où'il aborde 

10. 


148 VOYAGE 

pour la première fois, il cherche à observer les mœurs, 
le caractère des habitants de la Chine, leurs bonnes 
qualités lui paraîtront l'emporter sur leurs défauts. 

Le Chinois ; en effet, possède des qualités essentielles 
qui pourraient faire de ce peuple la première nation du 
monde s'il était bien gouverné. Il est patient, labo- 
rieux , intelligent, porté au commerce et fort industrieux ; 
il vit sobrement et se nourrit de riz, de poisson, de 
volaille et de végétaux; il fait très-peu d'usage des li- 
queurs fortes, et l'ivresse est un vice qu'il ne connaît 
pas; il entretient dans sa maison et sur sa personne une 
propreté parfaite. En Chine l'union, la tranquillité 
règnent dans l'intérieur des familles; les femmes légi- 
times gardent fidèlement la foi conjugale; le respect et 
l'attachement des enfants pour leurs parents est sans 
bornes ; enfin les classes pauvres trouvent de l'humanité 
et de la bienfaisance dans les rangs supérieurs de la 
société : les deux extrêmes de la population sont unis 
par des rapports de générosité et de reconnaissance. 

On accuse les Chinois d’être poltrons, défiants «et 
soupconneux; on leur reproche d’avoir été aussi sou- 
vent asservis gratiaqués pe les en mais ces 
mêmes barbares t e ré : beaucoup 
plus grande, quand ils éitalivent le Bas -Empire et 
soumirent nos aieux, presque sans combattre, à leur 
joug féodal? Dans ces temps reculés l'industrie, la ci- 
vilisation ont toujours cédé à la force brutale: le temps, 
les événements, plus que la violence, nous ont fait con- 
quérir notre liberté ; mais ces Chinois sont restés soumis 


A 


à leurs vainqueurs, à un gouvernement qui n’a dans 


DE LA: FAVORITE. 149 
sa conduite aucun principe de loyauté, et dont les 
agents ne vivent que de rapines et tiennent courbée sous 
un réseau de fer la population de ces vastes contrées, 
où l'observateur étonné trouve le singulier contraste 
de la barbarie de l'Europe au xrm° siècle, exploitant 
pour ainsi dire une civilisation qui pourrait faire hon- 
neur à ce xm° siècle dont nous sommes si fiers. Aussi 
quels sentiments nobles et élevés: peut-on attendre 
d'hommes ainsi gouvernés depuis six cents ans ? Quelle 
importance le Chinois d'un rang”inférieur peut-il atta- 
cher ‘aux injures et même aux coups, quand il voit 
fréquemment les premiers mandarins de l'empire fla- 
gellés par les ordres de l'empereur? 

Chez un peuple privé absolument de toute idée de 
gloire et d'honneur et de ces sentiments élevés qu'en- 
fante la liberté, les femmes ne pouvaient jouer qu'un 
rôle secondaire et même absolument passif. En eflet, 
l'influence morale des femmes est nulle, en Chine; 
elles sont condamnées à la réclusion, comme dans le 
reste de l'Asie, mais jamais à des traitements cruels. 
Les concubines, qui n’ont cependant d'autre appui au- 
près de leur maître que l'affection qu'elles ont pu lui 
inspirer, expient leurs fautes, quelquefois nombreuses, 
par un nouvel esclavage, mais non par une fin tragique, 
comme en Perse ou en Turquie. Les femmes légitimes, 
même ‘coupables, ce qui est extrèmeément rare, sont 
protégées ne ue rss me mr à leurs familles, 


>. 11. 4e SR 5 
qu'elles ‘ont , ces mal végètent 
dans la honite-et lefepehtir np Serie 


- L'existence entière d'une dame chinoise paraîtrait à 


150 VOYAGE 

nos Françaises, si heureuses, si gaies, si adorées, un 
supplice continuel. La Chinoise, née dans la réclusion, 
doit y vivre et y mourir; cependant, comme elle ne 
connaît pas un sort plus heurewx , elle est contente du 
sien, Soumise en naissant à une cruelle mutilation, la 
jeune fille s’accoutume ensuite facilement à la vie sé- 
dentaire, qui devient pour elle un besoin : son édu- 
cation, entièrement dirigée vers les arts d'agrément, tels 
que le chant et la musique, lui donne tous les moyens 
de plaire qui doivent-captiver son futur époux; l'épo- 
que du mariage, souvent voisine de l'enfance, peut en 
être indéfiniment éloignée par l’exiguité de la dot; car 
en Chine, comme dans notre patrie, la fortune est né- 
cessaire pour trouver un mari; mais les Chinois, plus 
prudents, évitent l'obligation de compléter parde nou- 
veaux trésors les charmes qui manquent à la nouvelle 
épouse, en ne la laissant voir que lorsque les regrets 
seraient aussi irréparables que superflus. Celle-ci, tenue 
Jusqu'au moment solennel dans une retraite absolue et 
loin de tous les yeux, paraît alors, couverte d’un voile 
épais, devant ses futurs parents : les yeux de la partie 
la plus intéressée au marché qui vient de-se conclure, 
chercheraient en vain à pénétrer l'obstacle qui s’op- 
pose à sa curiosité; enfin le voile est enlevé, et le 
premier coup d'œil fixe le sort à venir de la pauvre 
jeune fille, sacrifiée souvent aux désits d'un vieux 
et dégoûtant mari. IL est- probable que toutes. .ces 
coutumes éprouvent dans quelques circonstances. des 
modifications, suivant que les familles contractantes y 
trouvenbleur intérêt. Si par exemple. la jeune fille: est 


DE LA FAVORITE. 151 
très-belle, sans doute que le secret est beaucoup moins 
sévèrement gardé, et la dot plus facilement acceptée. 
1 faut convenir que nous ne sommes pas encore ar- 
rivés en Europe à un aussi haut degré de civilisation , 
ce que, je pense, nos compatriotes jolies ou laides ne 
regretteront pas; cependant, quel que soit le genre de 
sentiments qu'éprouvent l’un pour l'autre les nouveaux 
mariés, leurs noces n’en sont pas moins célébrées avec 
toute la solennité que les Chinois déploient également 
à la naissance d'un enfant mâle ou à la mort de leurs 
parents; cet appareil est nécessaire dans un pays où 
l'état civil, les notaires sont également inconnus, et 
où , à l'exception des espèces de contrats que les parties 
échangent entre elles et gardent soigneusement, tous les 
actes sont pour ainsi dire confiés au souvenir du quar- 
tier et des voisins. 

Les Chinois, ordinairement économes et même in- 
téressés , étalent dans ces cérémonies un luxe, une pro- 
fusion souvent hors de proportion avec leurs moyens . 
Un hasard heureux me fit rencontrer le cortége de la 
nouvelle épouse du fils d’un haniste, au moment où elle 
allait prendre possession du logis conjugal ; en tête 
marchait une troupe d'hommes en uniformes aussi bi- 
zarres que brillants, et armés de lances ainsi que de 
boucliers. Ils étaient suivis d’une longue file de porteurs 
couverts de velours et d’étofles de soie brodées en or, 
qui soutenaient sur leurs épaules des chapelles couvertes 
d’anges et d’idoles dorés, et des jardins garnis de ma- 
gots plus laïids les uns que les autres, dont les têtes 
branlantes saluaient constamment la foule descurieux ; 


152 VOYAGE 

venait ensuite une musique composée de flûtes, de 
tam-tams et de gongs, dont les accords discordants dé- 
chiraient les oreilles, mais ne dérangeaient nullement 
l'imperturbable gravité des acteurs, tous tirés de la 
classe du peuple pour jouerdes rôles dans la céré- 
monie. Après l'orchestre venait une bande d'hommes 
déguisés en exécuteurs des hautes œuvres; ils portaient 
d'énormes sabres, des instruments de torture , attributs 
et accompagnements ordinaires des mandarins, mais 
qui, dans cette circonstance, étaient figurés comme in- 
signes de cette dignité, dont le père du nouveau marié 
n'avait que le titre honorifique ; telle était la singulière 
société qui entourait le palanquin de la belle Chinoise, 
qu'un double rideau de soie, fermé avec soin, ne me 
permit pas même de distinguer. On me dit qu'elle res- 
semblait à ses deux petites sœurs, qui suivaient le cor- 
tége sous la conduite d'une vieille femme. Je pus les 
voir de très-près; leurs figures étaient charmantes , 
d'une éblouissante blancheur, et légèrement frottées 
avec de la farine de riz, moyen usité dans le pays pour 
conserver la fraîcheur de la peau. Leurs cheveux chà- 
tains pendaient sans aucune entrave : dans quelques 
années ils devaient être mis en tresses; et enfin, plus 
tard, relevés sur le derrière de la tête, quand la 
jeune fille aura subi à son tour l'épreuve du voile en- 
levé. La visite que le mari, jeune ou vieux, rend pour 
la première fois à sa femme, n'est pas moins dispen- 
dieuse : ilest accompagné d’une foule de domestiques 
portant lameublement aussi riche que complet de da 
maison qu'il doit habiter; mais l'usage exige que ces 


DE LA FAVORITE. 155 
meubles soient distribués aux parents de la jeune 
épouse. Toutes ces cérémonies extérieures, ét plu- 
sieurs autres semblables dont quelques circonstances 
m'empêchèrent d'être témoin, ne forment encore qu'un 
épisode de la noce, dans laquelle la vanité des deux 
familles se montre aux yeux de leurs amis et de leurs 
voisins; ceux-ci furent réunis au nombre de plus de 
mille à un somptueux > : pour lequel je vis pro- 
mener en grande pompe, suivant l'usage,-sur des bran- 
cards dorés queportaient des hommes magnifiquement 
habillés pour la circonstance, plusieurs centaines de 
pores entiers rôtis, avec une multitude d'oies et de 
canards également prêts pour être : mangés ; enfin da 
marche était fermée par vingt-cinq jarres contenant 
une espèce de liqueur peu capable d’enivrer, faite avec 
du riz fermenté et que les Chinois appellent camchou, 
liqueur dont les classes élevées seules font usage et 
toujours très-modérément. 

Ces somptueuses fêtes, auxquelles les femmes ne 
peuvent assister, ne sont pas encore finies, et déjà la 
nouvelle épouse a commencé le genre de vie qu'elle 
doit toujours mener. Ses journées, que la coutume 
consacre à l'oisiveté, sont partagées entre les soins de 
sa toilette et le plaisir de fumer dans une pipe légère 
et brillante du tabac très-doux, dont la provision est 
renfermée dans la bourse richement travaillée, que les 
élégantes chinoises portent toujours pendue à la cein- 
ture comme un-bijou aussi nécessaire à leur parure que 
les colliers, tes pendants d'oreilles et les bracelets dont 


elles sont chargées. Tous ces ornements néanmoins ne 


154 _ VOYAGE 
sont pas destinés à ne briller que dans de vastes appar- 
tements ou au milieu d'un jardin dont l'approche est 
défendue même aux plus proches parents; la réclusion 
des dames chinoises n'est pas-absolue : les amies se font 
des visites ; mais alors leur arrivée, annoncée d'avance, 
éloigne le maître de la maison où elles vont. Cette pré- 
caution, à laquelle les hommes se soumettent sâns 
balancer, est presque inutile, car la plupart des Chinois 
ne passent que la nuit dans la maison de leurs femmes; 
aussi dès que le coucher du soleil a marqué la fin des 
travaux de la journée, ils remontent dans leurs palan- 
quins et vont se reposer au sein de leurs familles, mais 
pour les quitter encore le lendemain à la naissance 
du jour. 

Ordinairement, dans les hautes classes, la femme 
légitime n’est pas seule maîtresse au logis; 


leur commande pas. Celles-ci, toujours plus jeunes et 
souvent plus jolies, emploient tous leurs moyens de 
séduction pour obtenir de l’ascendant sur l'esprit d'un 

maître de qui dépend entièrement leur état à venir, Tant 
de prétentions opposées troublent souvent la tranquil- 
lité intérieure des familles et forcent de loger les rivales 
jalouses dans des maisons séparées. Si la femme légi- 
tüme est mère d'un fils, celui-ci, après la mort du père, 
devient chef de la famille, et arbitre du sort de ses 
sœurs et de leurs mères; car les concubines, ainsi que 
les filles, n'ont aucun droit à la succession; mais ordi- 
nairement leur sort a été assuré par un testament. Dans 
le cas contraire, le fils ainé est tenu, d'après les cou- 


DE LA FAVORITE. 155 
tumes , de soutenir convenablement les concubines de 
son père, et de marier ses sœurs suivant le rang de la 
famille. S'il manque à ce devoir, elles peuvent en ap- 
peler à l'autorité des mandarins ; mais ces circonstances 
sont très-rares. Les enfants mâles, légitimes ou non, 
partagent les biens. Quand faîné est fils légitime, il 
a deux fois autant que chacun de ses autres frères, et sa 
mère reçoit une part égale à la sienne. S'il est né d’une 
concubine, il ne peut prétendre à cet avantage. Les filles 
légitimes ne sont pas mieux traitées que leurs sœurs ; 
seulement elles reçoivent des dots plus fortes et con- 
servent la protection des parents de leur mère. 

On concevra facilément combien toutés ces femmes 
aspirent à donner des héritiers à leur mari : elles s’as- 


& surent ainsi dés droits à son affection et un soutien pour 


l'a car, en Chine, le respect et l'attachement des 
fils poûr leur mère sont portés jusqu'à l'idolâtrie. La 
mort serait un supplice trop doux pour l'homme qui 
manquerait d'une manière grossière à celle qui lui a 
donné le jour. Cependant les veuves peuvent se re- 
marier; mais, à moins qu'elles n'aient pas d'enfants 
mâles, très-rarement on les voit profiter de cette faculté : 
l'état de veuvage a sans doute quelque chose de res- 
pectable pour les Chinois, car la plupart des monu- 
ments, souvent très-beaux, que l'on rencontre dans 
ces contrées, ont été élevés en l'honneur de veuves fi- 
dèles à leur premier mari: Je n'ai pu savoir si, dans 
cette dernière position, et sans enfants mâles, elles 
avaient la jouissance de leurs biens par un droit po- 
sitif ou par suite d'un testament. 


156 VOYAGE 

Tant d'avantages qui peuvent rendre pour les Chi- 
noises le veuvage supportable, sont entièrement enlevés 
à la femme divorcée; elle est privée de tous ses droits 
comme épouse et comme mère : cette condamnation 
est prononcée par les deux familles réunies: Aussi de 
pareils exemples sont très-rares; mais il n'en est pas 
de même pour les concubines, dont la sagesse, mise 
trop souvent à l'épreuve par les Lovelaces chinois, ne 
sait pas toujours résister; leurs ruses pour échapper à 
la surveillance d'un vieux jaloux, ne figureraient pas 
mal dans Boccace ou dans la Fontaine. Cependant l’exis- 
tence intérieure de ces jeunes filles est àtpeu près la 
même que celle de la femme légitime : plaire au maître, 
captiver son attention, chanter, fumer ou broder, se 
promener languissamment appuyée sur deux esclaves 
dans un jardin solitaire, telle est la triste ôceüpation 
d'une concubine, que le caprice ou la jalousie d'un 
maître peuvent abandonner au sort le plus affreux, celui 

‘être vendue comme esclave. Car nous avons vu que 
la plupart de ces pauvres recluses achétées dans la pre- 
mière jeunesse , et élevées pour les plaisirs des hommes 
riches, sortaient -des dernières classes du peuple, et 
levenaient tout à fait étrangères à leurs familles, dont 
elles sont séparées par une ligne de démareation aussi 
tranchée que bizarre aux yeux de l'observateur. 

Dans les contrées asiatiques les __— des classes 
supérieures seulement sont soumises à la réclusion: 
celles du peuple échappent par leur pauvreté à des pré- 
cautions très -dispendieuses : mais en Chine, où les 
femmes, quelle que soit leur condition, ne peuvent 


DE LA FAVORITE. 157 
paraître librement en public, que deviennent, comment 
vivent celles des derniers rangs de la société ? Je serais 
porté à croire que leur nombre est inférieur à celui des 
hommes, et que, parmi ces derniers, beaucoup ne sont 
pas mariés et ne prennent des femmes que lorsqu'ils 
ont les moyens de les entretenir convenablement. La 
grande quantité des lieux de prostitution, surtout pour 
le bas peuple; l'habitude qu'ont les Chinois émigrés de 
vivre dans le célibat; cette loi qui défend aux femmes 
de quitter leur patrie, et à laquelle on ne se soumettrait 
pas avec autant de facilité, si-elle n'était que politique, 
sembleraient justifier ce que j'avance. Cependant Can- 
ton offre une exception, qui tient sans doute aux loca- 
lités et à la multitude d'ouvriers qu'un immense com- 
merce a rassemblés sur les bords du Tigre. On estime 
à plus dé quatre-vingt mille âmes la population que 
contient la ville flottante, où l'on remarque de nou- 
veaux usages, de nouvelles mœurs et, pour ainsi dire, 
une autre espèce d'habitants. Là , chaque famille pos- 
sède un bateau de forme gracieuse et d'une propreté 
parfaite ; l'intérieur, recouvert au milieu par un léger 
toit de nattes imperméables à l'eau, est partagé en deux 
compartiments : l'un sert aux nombreux passagers qui 
traversent le fleuve; l'autre est l’étroite cabane où sont 
entassés:une mère, son mari et plusieurs petits enfants. 
Tous ces êtres bien pauvres, attendent du travail de 
chaque jour la subsistance du lendemain ; maïs, doux, 
sobres, industrieux, contents de leur sort, étrangers à 
l'aisiveté, ces pauvres gens sont plus heureux peut-être 
que les hautes classes dont ils sont méprisés. Les 


* 


158 VOYAGE | 
femmes, ayant conservé l'usage de leurs pieds, sont 
actives, alertes, conduisent elles-mêmes le bateau avec 
une adresse particulière, soit pour transporter des pas- 
sagers d'une rive à Fautre, soit pour aller offrir les 
marchandises de leur petite boutique aux équipages 
des gros bateaux. Pendant la journée, les hommes réu- 
mis sur les quais ou dans les principales rues de la ville, 
travaillent pour les négociants européens ou chinois, 
“portent les fardeaux, font les commissions ; parfois, as- 
pirant à une plus haute branche d'industrie, ils se font 
marchands ambulants, vendent du poisson, des pro- 
visions , et viennent rapporter chaque soir le fruit de 
leurs pénibles travaux à leurs femmes et à leurs enfants. 

Combien de fois, fatigué de mes courses dans la ville, 
ne suis-je pas venu jouir des scènes animées et piquantes 
qu'offraient les quais devant les factoreries! C'était V'é- 
poque où les navires européens ayant terminé leurs 
chargements, quittent la Chine pour retourner en Eu- 
rope ou dans lInde: j'observais avec curiosité tous 
les mouvements des nombreux douaniers, auxquels un 
usage peut-être plus sage que le nôtre a interdit toute 
marque distinctive qui pourrait les faire reconnaître 
par les contrebandiers, au nombre desquels lés mate- 


Lis 


récalcitrants. Ceux-ci ayant trop fêté le départ, et ob- 
sédés par des Chinois aussi rusés que fripons, avaient 
bien de la peine à sauver des mains de tant d'ennemis 
et à mettre enfin en sûreté dans les canots de leurs b4- 
timenis les marchandises curieuses qu'ils avaient payées 
sans doute dix fois au-dessus de leur véritable prix, mais 


DE LA FAVORITE. 159 
qu'ils destinaient peut-être à des parents, àdes personnes 
aimées dont le souvenir était encore présent à leurs 
cœurs dans ces contrées éloignées. Plus loin je voyais 
les Indiens plus sobres et plus défiants des country-ships 
de Bombay et de Calcutta, transportant avec peine jus- 
qu’au rivage d'énormes coffres qui, d’après la coutume 
autrefois en vigueur à bord de ces navires, n'auraient 
dû contenir que des effets d'habillement et quelques 
provisions, mais qui renferment maintenant de petites 
cargaisons dont la vente dans l'Inde ne laisse pas de faire 
tort aux intérêts de l'armateur. Généralement les doua- 
niers chinois, connaissant par silent la difficulté de 
faire entendre raison à d bi ts beau- 
coup plus disposés à faire le coup de poing qui payer 
les droits, réservent toute leur surveillance pour les ri- 
ches pacotilles des capitaines et des officiers des vais- 
seaux de la compagnie , ainsi que de leurs opulents pas- 
sagers. J'ai dit ailleurs que les autorités, aussi craintives 
que défiantes, ont cherché à éviter tout contact immédiat 
avec les étrangers, dont elles redoutent, peut-être avec 
raison, le caractère impatient et entreprenant. C'est 
-_ principalement dans la manière dont les droits sur l’en- 
trée ou la sortie des marchandises sont prélevés que ces 
prudentes précautions ont été prodiguées. Les sommes 
dues pour les cargaisons sont payées au gouvernement 
par les hanistes, qui en sont solidairement responsables 
et peuvent seuls être chargés des affaires des bâtiments. 
Mais ce système ne pouvait être appliqué à l'énorme 
quantité d'objets de curiosité exportés chaque année de 
la Chine, et qui forment-une des branches de com- 


160 VOYAGE 

merce les plus lucratives pour Canton. Le moyen em- 
ployé pour les soumettre aux droits, qui ne vont pas 
à moins de 20 pour 0/0 du prix d'achat, est ingénieux 
et remplit le but des mandarins. Chaque marchand qui 
vend un objet pour l'exportation, est obligé de com- 
prendre le droit dans le prix de vente en l'annonçant 
à l'acheteur, et remet à celui-ci, avec la marchandise, 
un billet ou chop signé des autorités de la douane, et 
qui doit être présenté à l'embarquement. 

Les difficultés qu'entraine le manque de ces forma- 
lités sont facilement levées au moyen d'arguments irré- 
sistibles auprès des Chinois. Cependant il ne faudrait pas 
entièrement s'y fier, surtout si la valeur de la capture 
devait être plus forte que le prix de la séduction. Du 
reste, dans l'un et l'autre cas, les douaniers jouissent 
des mêmes priviléges que leurs chefs, avec lesquels sans 
doute ils partagent les bénéfices. Ces fonctions sont re- 
gardées à Canton comme les plus lucratives, et la place 
de hoppo ou directeur des douanes est enviée de tous les 
favoris de l'empereur. 

Nul peuple au monde ne s'entend mieux peut-être 
à frauder que les Chinois; en cela du moins ils ressem- 
blent à nos populations maritimes toujours en guerre 
avec les douaniers. Quand mes regards se tournaient 
vers le Tigre, je ne concevais pas comment cette mul- 
titude de bâtiments pouvait être surveillée; en effet, telle 
était l'affluence des embarcations, que le rivage sem- 
blait se confondre avec la surface du fleuve, qui présen- 
tait alors l'image d'une ville traversée par une grande 
rue, à laquelle venaient aboutir des passages plus ou 


DE LA FAVORITE. 161 
moins étroits. Ce Canton flottant, qui reçoit par les ca- 
naux et les rivières les produits des provinces les plus re- 
culées de l'empire, m’offrait un spectacle aussi curieux 
que varié : je ne pouvais compter les différentes espèces 
de bateaux qui, rangées sur les côtés du fleuve, tournaient 
doucement à chaque marée. Les uns, destinés à porter 
du sel dont le commerce est si considérable entre les 
bords de la mer et l’intérieur de la Chine, m'’étonnaient 
autant par leurs vastes dimensions que par l'éclat bril- 
lant du vernis qui couvrait leurs parois, en laissant au 
bois sa couleur naturelle ; les autres, aussi bien entre- 
tenus mais moins grands, avaient apporté des thés 
ainsi que d'autres productions de la Chine, et se pré- 
paraient à repartir pour les provinces de l'ouest, avec 
des chargements de marchandises étrangères. 

Tous ces vastes bateaux renferment des familles nom- 
breuses dont ils sont pour ainsi dire l'unique patrie; car 
les hommes s’en éloignent rarement, et les femmes ja- 
mais; celles-ci appartiennent à la dernière classe du 
peuple, et ont conservé à ce titre le libre exercice de 
leurs pieds, qui sont toujours nus, mais petits et bien 
faits. Elles ont un costume très-simple : leur robe taillée 
suivant la mode chinoise , est en étoffe brune et grossière, 
de laine ou dé coton, et couvre une chemise de toile | 
blanche qui descend également au-dessous des genoux, 
sur un large pantalon de même étofle, plissé à son extré- 
mité ; leurs cheveux, relevés par derrière de la même 
façon que ceux des femmes d'un rang plus élevé, sont 
arrangés avec beaucoup de soin, et découvrent des traits 
brunis il est vrai par le soleil, mais souvent agréables 


11 


162 * VOYAGE 

et gracieux : une physionomie douce et paisible, des 
membres délicats, quelque chose de moelleux dans la 
taille et dans tous les mouvements, forment un en- 
semble qui plaît dans ces femmes et donne une idée 
avantageuse de celles de la classe supérieure, qui du 
reste, comme nous l'avons dit, viennent de la même 
origine; car la famine et les autres fléaux de l'espèce 
humaine qui pèsent principalement sur cette partie la 
plus pauvre comme la plus nombreuse de la popula- 
tion, la forcent souvent de vendre les petits enfants, 
pour les sauver de la mort ou dans l'espoir de leur 
assurer un avenir plus heureux. Fermons les yeux sur 
l'horrible coutume d'exposer ces faibles créatures sur le 
bord des fleuves, et en nous félicitant d’habiter des con- 
trées plus favorisées, plaignons celles qu'une trop grande 
masse d'habitants condamne à la nécessité de se débar- 
rasser violemment du surcroît de population qu'elles ne 
ss nourrir. 

‘éprouvais ce sentiment en considérant la fourmi- 
lière d'êtres humains que le commerce avait réunis et 
faisait vivre dans un espace où quelques milliers d'Eu- 
_ropéens se trouveraient gènés; cependant la plus grande 
tranquillité, une parfaite harmonie règnent parmi cette 
population aquatique : tous ces bateaux de formes, de 
dimensions si variées, circulent paisiblement : jamais 
de querelles ni même de débats. Chaque bateau, por- 
tant des passagers ou des marchandises, conduit par 
une femme entourée de ses petits enfants, trouve par- 
toùt une bienveillante protection, grâce à laquelle, mal- 

€ le courant rapide du fleuve, les accidents sont extré- 


DE LA FAVORITE. 165 
mement rares. Quelle leçon pour les classes inférieures, 
si brutales, si grossières, chez des peuples qui préten- 
dent cependant être les mieux policés du monde! En 
Chine, les mêmes sciences, les mêmes arts qui ont fait 
faire de si grands progrès à l'industrie de la France et 
de l'Angleterre, sont peut-être ce qu'ils étaient en Eu- 
rope il y a plus d'un siècle; mais, je le répète, les 
Chinois nous sont bien supérieurs dans la véritable 
civilisation, celle qui dépouille espèce humaine de 
cette grossièreté , de cette ignorance qui, chez beaucoup 
de nations européennes, fait descendre les derniers rangs 
de la société au niveau des plus féroces animaux. 

L'aspect de cette ville de bateaux est bien différent 
de celui que présentent les rues de Canton. H règne dans 
ces dernières autant de mouvement, autant d'activité 
que sur le Tigre; les marchands ambulants y font au- 
tant de bruit; cependant une teinte uniforme dont les 
beaux-arts ne viennent pas rompre la monotonie ne 
tarde pas à fatiguer l'attention : on voit un peuple in- 
dustrieux, occupé, mais nulle apparence d’agréables 
distractions. Le fleuve au contraire offre un spectacle 
attrayant. Mes yeux parcouraient avec curiosité cette 
file inégale de vastes bateaux dont l'apparence rappelait 
à mon souvenir les bains que l'on voit sur la Seine à 
Paris: les dorures dont ils sont couverts extérieure- 
ment, les peintures, les lustres, que de larges fenêtres, 
ornées souvent elles-mêmes de figures fort dangereuses 
pour la vertu des passants, laissent facilement aperce- 
voir, les font tout de suite reconnaître pour des lieux 
consacrés au plaisir : c'est là que chaque soir, après le 

LES 


164 VOYAGE 
coucher du soleil, se rend une partie des habitants de 
Canton. Lorsque les rues si bruyantes, si populeuses 
pendant les heures de la Journée, sont presque désertes 
et rentrent dans un profond repos, que toutes les bou- 
tiques sont fermées avec soin, et que les veilleurs de 
nuit, placés dans des belvéders qui dominent chaque 
quartier, veillent à la sûreté publique et au feu; alors 
le Tigre se couvre d'une multitude infinie de lumières , 
les salles de festin brillamment éclairées retentissent 
des sons baroques de la musique chinoise, et sont bien- 
tôt remplies par les visiteurs qu'apportent de tous les 
points des deux rives la foule de ces petits bateaux de 
passage, qu'une seule lumière annonce et fait ressem- 
bler pendant l'obscurité à des feux qui parcourent la 
surface de l'eau. Mais c'est principalement la nuit où la 
nouvelle lune fait sa première apparition que le Tigre 
offre un spectacle aussi extraordinaire que brillant : tous 
les bateaux sont illuminés ; les Chinois se rassemblent 
dans les lieux de plaisir; les gongs, frappés à coups 
redoublés, mêlent leurs sons rauques et sombres, qui 
ressemblent à un tonnerre lointain, avec le bruit d’une 
multitude d'instruments et les clameurs de la foule, 
dont les bords du fleuve sont couverts. D'élégants feux 
d'artifice éclatent de tous les côtés et lancent dans l'air 
des feux de mille couleurs : le jour seul peut mettre un 
terme à ces bruyantes réjouissances, qui avaient troublé 
mon repos la première nuit de notre séjour à Canton. 
Cependant les plaisirs des Chinois ne se bornent pas 
à ces solennités; parfois les principaux quartiers de la 
ville sortent de leur monotonie habituelle : une troupe 


DE LA FAVORITE. 165 
d'acteurs vient en distraire les habitants, offrir un point 
de réunion aux curieux, et par conséquent attirer de 
nombreux acheteurs. De tous les arts que l'Europe a 
cultivés avec le plus de succès, l'art dramatique est 
celui où les Chinois sont restés le plus en arrière de 
nous; il est même encore chez eux au-dessous de ce 
qu'il était en France avant Corneille et Molière. Mais si 
l'on fait attention que dans ces contrées, le théâtre était 
dès longtemps sans doute parvenu au point où il est 
maintenant, à l'époque où les sauvages et féroces habi- 
tants des Gaules et de la Grande-Bretagne n'avaient pour 
tout spectacle, au mitieu de leurs sombres forêts, que 
les sanglants sacrifices des druides, peut-être, à mon 
exemple, les juges sévères deviendront -ils des admira- 
teurs. D'un autre côté, la coutume et les préjugés, qui 
défendent absolument aux femmes de paraître en pu- 
blic, sont-ils les seuls obstacles aux progrès de la 
scène chez les Chinois? On doit supposer que non, 
car il en était de même chez les Grecs et les Romains, 
et cependant Eschyle et Sophocle succédèrent à Thes- 
pis, servirent de modèles à Térence, et n'ont pu être 
surpassés que par les poëtes français. Quelle est donc 
la raison qui empêche le peuple chinois, si avancé en 
civilisation, d'avancer aussi dans les arts et dans les 
sciences et semble le condamner au seul génie de l'i- 
mitation? Le commerce et l'industrie perfectionnés se- 
raient-ils donc peu favorables aux beaux-arts, qui ne 
fleurissent qu'à la faveur du luxe et de la grandeur, 
comme les sciences ne peuvent prospérer qu'à l or 
de la liberté ? 


+: 
166 VOYAGE 

Les comédiens chinois sont ambulants et s'installent 
. dans le lieu le. plus convenable du quartier dont les 
babitants réunis payent leurs talents. En peu d'heures 
s’élève en plein air un théâtre formé de toile et de plan- 
ches peintes avec soin; la scène, large de vingt pieds 
environ sur quinze de hauteur, est élevée au-dessus du 
sol, -de manière que la foule des spectateurs qui n’ont 
pu trouver place aux fenêtres des maisons voisines, puis- 
sent jouir du spectacle ; lequel se compose d'une seule 
pièce , qu'on joue ordinairement plusieurs fois depuis le 
lever du soleil jusqu'à son coucher. Condamné à ne com- 
prendre ni la pièce ni le langage des acteurs, je me bor- 
nai à observer les gestes de ces derniers, pour en tirer 
quelques renseignements sur le sujet, qui ne me parut 
ni bien clair ni bien édifiant. Les décorations retra- 
çaient avec assez de vérité l'intérieur d'un appartement, 
dont le fond était double et servait à cachér les acteurs . 
lorsque, suivant leurs rôles, ils changeaient de costume 
ou quittaient la scène. Dis la représentation à laquelle 
J'assistai, les personnages étaient vêtus de longues robes 
blanches ; plusieurs convenaient assez bien, pour les 
iraits et le reste de l'habillement, aux rôles de femmes 
qu'ils remplissaient : leurs figures jeunes, pleines et im- 
berbes aidaient. parfaitement à l'illusion. L'intrigue de 
la pièce, autant que j'en pus juger par la pantomime, 
roulait sur, les ruses d’une jeune femme, concubine 
sans doute, trompant un: mari vieux el jaloux, en fa- 
veurdun jeuné homme qui finit, comme de--raison , 
par osser et mettre à la porte le maître du logis: 

Les auteurs chinois, comme on voit, ont puisé à la 


—. 


DE LA FAVORITE. 167 
ième source que leurs confrères européens; ils ont 
mème devancé nos auteurs les plus modernes, en fait 
de hardiesse et d'innovations; car dans la comédie 
que je vis Jouer. et qui semblait causer un très -vif 
plaisir aux nombreux assistants, une femme, ou le 
Jeune acteur qui remplissait ce rôle au naturel, nous fit 
parcourir successivement tous les événements de sa vie 
un peu scandaleuse, depuis le moment où elle aban- 
donne l'état de fille, coram populo, jusqu'à celui où elle 
devient mère, sans que ses nouveaux cris et ses gé- 
missements parussent inspirer aux auditeurs un autre 
sentiment qu'une bruyante et très-peu morale gaieté. 
Ces bouflonneries, parfois aussi sales que choquantes, 
étaient accompagnées d'une musique dont les accords 
aigres et discordants pour tout autre qu'un Chinois, de- 
venaient plus ou moins vifs, suivant que les événements 
qui se passaient sur la scène excitaient plus ou moins 
l'attention et les rires de laudijgire, dont les cris témoi- 
gnaient la satisfaction. Une espèce de guitare, dont 
quelques acteurs jouaient tour à tour, et les petits cris 
aigus et nasillards qu'ils. faisaient entendre, probable- 
ment pour imiter la voix douce des femmes , me firent 
supposer que la pièce Mit entremèlée de couplets, et 
que j'avais sous les yeux un véritable vaudeville chi- 
nois, dont l'existence date peut-être de plusieurs milliers 
d'années; tandis qu'à Paris, malgré une forte dose d'es- 
prit, de bonne musique et beaucoup de scandale, un 
vaudeville vit à peine un mois! 

Les plaisirs du spectacle ne se bornèrent pas là; à 


peine. la pièce était-elle terminée, que les mêmes ac- 


168 VOYAGE 

teurs, je crois, reparurent avec un costume beaucoup 
plus commode pour leurs nouveaux rôles, et composé 
d'une simple chemise, courte et sans manches, tombant 
sur un caleçon exigu. Un de ces hommes avait des formes 
colossales, et bientôt nous vimes des preuves de sa force 
extraordinaire. Debout et les jambes légèrement écar- 
tées, il reçut successivement sur sa large poitrine, portée 
en avant, tous les sauteurs, qui après avoir fait cette 
espèce de bond se rejetaient en arrière et tombaïent 
sur leurs pieds. Parmi les tours de force qui furent 
faits devant les spectateurs, le dernier me donna une 
grande idée de la vigueur du colosse et de l'agilité de 
ses Compagnons : quatre de ceux-ci, formant un cercle, 
les figures tournées en dehors, entrelacèrent fortement 
leurs bras autour du cou et des épaules du héros de 
la troupe, qui s'étant d'abord accroupi, les tint sus- 
pendus quand il se releva; trois autres sauteurs prirent 
sur ce premier groupe une semblable position; enfin un 
jeune homme vint former le sommet de cette pyramide 
vivante, dont toutes les parties se trouvèrent, après 
une culbute, promptement sur leurs pieds. 

De semblables fêtes, qui commencent ordinairement 
avec les solennités de la nouvelle lune, ne se renou- 
vellent pas souvent dans le même quartier; ce sont 
des espèces de foires qui donnent un moment de dis- 
traction aux ouvrièrs, et en même temps procurent 
une vente plus active aux marchands. J'observais les 
figures de ces derniers, qui garnissaient les fenêtres 
situées au-dessus de leurs boutiques, et à l'une des- 
quelles j'avais été parfaitement placé. Mes voisins con- 


DE LA FAVORITE. 169 
servèrent durant le spectacle leur air de gravité, inhé- 
rent-en Chine non-seulement à l'âge mûr, mais encore 
à la fortune et aux rangs un peu élevés. La foule, qui 
se pressait au-dessous de nous sur la place, témoignait 
au contraire les sensations qu'elle éprouvait par de 
bruyantes exclamations. Le coup d'œil singulier que 
m'offrit ce champ de têtes rasées et dans un mouve- 
ment continuel, m’amusa pour le moins autant que les 
bouflonneries et les gambades des acteurs. 

Parmi les agréables connaissances que je dus aux 
bons soins de notre consul, celle d'un des principaux 
membres du hong; vieillard encore vert, d’une humeur 
gaie, d'un caractère aimable, qualités rares chez les 
Chinois, me fut extrêmement précieuse : je dois à cet 
excellent homme, qui m'a comblé d’attentions, beau- 
coup d’utiles renseignements, et un avantage que les 
Européens obtiennent avec beaucoup de peine, celui 
d'étudier dans son intérieur la haute classe de cette cu- 
rieuse population. 

Chaque jour j'allais causer avec ce bon Chinois, 
homme d'esprit, de moyens, et parlant passablement 
l'anglais : la franchise et l'abandon naturels au carac- 
tère de notre nation, et qui lui font pardonner si facile- 
ment sa prétendue légèreté, avaient entièrement dissipé 
la défiance de mon nouvel ami : par lui j'eus quelques 
ER sur la compagnie dont il faisait partie, sur la 
pros périté dont elle a joui, sur l'abaissement où elle est 
tombée par suite de l'avidité toujours croissante de la 
cour et principalement des hauts mandarins de la pro- 
vince, qui se servent du hong comme d'un instrument 


# 


170 #: VOYAGE 

pour pressurer par les plus iniques mesures le com- 
merce. étranger. Depuis le commencement. du siècle, 
ce système de concussions est devenu si intolérable que 
sur les douze hanistes, plusieurs ont fait banqueroute 
de sommes-énormes dont, suivant les règlements de la 
société, le remboursement est resté à la charge de celle- 
ci; et comme la cour de Pékin ne répond à leurs de- 
mandes de retraite que par la menace d’un exil sur les 
frontières de la Tartarie, peine qui entraîne avec elle 
l'esclavage dep niiasi et la: confiscation de tous les 
biens, ces n ts voient le plus souvent 
arriver leur ruine sans ee l'éviter. Chaque année 
augmente la somme d’avanies auxquelles ils sont soumis : 


le chnngèragate es vice-roi où er hoppo, un mage ou 
1, 


INA de pe rEG 
La 


sise occasions de Rae le hong ne peut 
refuser sans s'exposer aux plus cruelles persécutions. 
Peu de temps avant mon passage à Canton, un haniste 
exaspéré et presque ruiné par les exigences continuelles 
des grands mandarins, refusa de payer sa part du sacri- 
fice d’un. million , auquel la compagnie venait.d'être 
engagée par le vice-roi; il osa même dire qu'il.en ap- 
pellerait à la justice .de l'empereur. Un pareïlexemple 
de caractère pouvait être dangereux pour les intérêts 
des autorités chinoises : aussi s'entendirent-elles parfai- 
tément pour étouffer d'une manière terrible ce germe 
de liberté. Les troubles entre les Ang lais 


malheureux haniste , accusé auprès de l'empereur 
d avoir pris täeitement parti pour: des: ennemis, ne 


DE LA, FAVORITE. 171 
put se défendre; ses réclamations furent étouflées, et 
après avoir été pendant plusienrs mois au moment de 
porter sa tête sur l'échafaud, il obtint comme une grâce 
insigne d'aller mourir de misère et de désespoir sur les 
frontières de la Tartarie. 

: D'un autre côté les Européens, auxquels les hanistes 
sérvent d'intermédiaires aüprès du gouvernement chi- 
nois, font'tomber sur eux toute leur animadversion; ils 
les accusent d'être, de connivénce avec les mandarins 
pour atigmenter chaque année les droits et diminuer 
le prix des marchandises européennes. Toutes ces: récla- 
mations, dont aucune jusqu'ici n'a “pi arriver jusqu 
l'empereur, à travers tant d'obstacles éle l'intérêt 
sont bien fondées sans doute; Pre “at bit dk 
hong n'ont aucun pouvoir pour Ÿ faire droit : à peine 
osent-ils. même les transmettre. au vice-roi, arbitre 
de leur fortune et de leur vie. C'est ainsi que les 
grands, mandarins, de Canton sont parvenus à éviter 
toute responsabilité exprès: de Jeu séYeraus et peu 
vent affecter la plus g nombreux 
griefs. des , rétrômgersà avec ANNEE n'ont. jamais 
de relation. Placés dans. üne. position aussi difficile 
et qui exige lés plus grands ménagements, les hanistes 
sont forcés à beaucoup de circonspection dans, leurs 
jet avec les Européens ; mais soit que mon brave 


de me de denrées démélés aÿec/nos 


æ 


172 VOYAGE 

rivaux les Anglais, toutes les précautions ordinaires 
furent un peu mises de côté en ma faveur, et je pus 
satisfaire ma curiosité sur plusieurs points qui, sans 
cette circonstance, me fussent restés tout à fait in- 
connus. 

Les officiers qui m'avaient accompagné, mon ai- 
mable et complaisant guide M. Gernaert et moi. 
nous fümes invités à un grand diner chinois, et l'on 
devinera facilement quel dut être notre empressement 
à profiter d’une si heureuse occasion : je me rendis donc, 
ainsi que les autres convives, à la maison de notre hôte, 
immense bâtiment à un seul étage, bâti en pierre et en 
brique, et situé au milieu de plusieurs petites cours, en- 
tourées elles-mèmes de murs élevés et de vastes maga- 


_ sins remplis de marchandises; toutes ces constructions 


avaient un air triste et mal entretenu qui témoignait assez 
que, pour notre visite seulement, la maison occupée 
par les bureaux du haniste avait été transformée en lieu 
de réception. Nous y arrivâmes au commencement de 
la nuit, et fûmes reçus d'abord dans une petite salle 
par le maître de la maison et son frère, avec une ai- 
sance de manières et une bonhomie qui auraient fait 
honneur à l'amphitryon le plus distingué de Paris. Après 
quelques instants de conversation, nous entrâmes dans 
la salle du festin, qui me parut n'avoir d'extraordinaire 
qu'une quantité de grandes lanternes de papier bizar- 
rement peint et sur lequel étaient tracés de gros carac- 
tères noirs; les côtés d’une table carrée offraient à peine 
assez de place pour contenir les dix chaises de rotin 
dont elle était entourée, et qui furent occupées par les 


DE LA FAVORITE. 175 
deux Chinois et notre société, à laquelle s'étaient jointes 
plusieurs personnes de la connaissance du consul de 
France, attirées comme nous par la curiosité. 

Le premier service se composait d’une grande quan- 
tité de soucoupes en porcelaine coloriée, contenant des 
mets froids excitants, des vers de terre salés, cuits et 
séchés, mais si menus que je ne pus savoir, heureuse- 
ment, ce que c'était que lorsque je les eus mangés; du 
poisson salé ou fumé et du jambon, coupés l'un et l'autre 
en morceaux très -minces ; enfin du cuir du Japon, es- 
pèce de peau noirâtre, dure, coriace, ayant un goût fort, 
très-peu agréable, et qui paraissait avoir été mise long- 
temps à macérer dans l’eau. Toutes ces espèces de hors- 
d'œuvre, ainsi que plusieurs autres ingrédients, au 
nombre desquels je reconnus le s0ya, liqueur faite avec 
une fève que fournit le Japon, et dont les gourmets 
d'Europe ont adopté l'usage depuis longtemps pour ré- 
veiller leur appétit ou leur goût blasé, étaient employés 
comme assaisonnement d'une foule de mets contenus 
dans des bols qui se succédaient sans interruption. 
Toutes les viandes sans exception nageaient dans la 
sauce. D'un côté figuraient des œufs de pigeon cuits 
dans du jus de viande, des canards et des poulets cou- 
pés par morceaux très-petits, noyés dans un liquide noi- 
râtre; de l'autre, des boulettes faites avec des ailerons 
de requin, des œufs fermentés à la chaleur, dont l'odeur 
et le goût nous parurent également repoussants, d'é- 
normes vers, des holothuries, des crabes et des che- 
vrettes écrasées. 

Placé à la droite de notre excellent amphitryon, 


+ 


174 VOYAGE 

j'étais l'objet de tous ses soins; cependant je n’en res- 
tais pas moins fort embarrassé des deux petits bâtons 
d'ivoire garnis d’or, qui, avec un couteau à lame lon- 
gue, étroite et mince, composaient tout le matériel de 
mon couvert, J'avais beaucoup de peine à saisir ma 
proie dans tous ces bols remplis de sauce;'en vain 
je cherchais à tenir, comme mon voisin, cette espèce 
de fourchette entre le pouce etles deux premiers doigts 
de la mäin droite; à chaque moment les maudits bâ- 
tons m'échappaient et avec eux le pauvre petit mor- 
ceau que je convoitais. ILest vrai que le maître de la 
maison venait au secours de mon inexpérience, qui 
l'amusait beaucoup, avec ses deux instruments, dont 
les bouts avaient touché, deux minutes auparavant, 
une bouche à laquelle les ans, l'usage du tabac et de la 
pipe avaient cruellement enlevé sa fraicheur. Je me se- 
rais bien passé d’un pareil auxiliaire, car mon estomac 
ne supportait déjà qu'avec beaucoup de peine tous les 
ragoûts plus extraordinaires les uns que les autres, 
dont bon gré, mal gré, j'avais dû goûter; je parvins 
toutefois à manger assez proprement une soupe faite 
avec les fameux nids d'oiseaux dont les Chinois sont si 


_ friands (4). Cette substance ainsi préparée est réduite en 


filaments très - minces , transparents comme de la colle 
de poisson : elle ressemble au vermicelle et- n’a que 
peu ou point de goût. Au premier moment je fus fort 
en peine de savoir comment avec nos bâtons nous 
pourrions goûter de toutes les sauces différentes qui 
composaient une grande partie du diner : déjà-le sou- 
venir de la fable du Renard et la Cigogne m'était re- 


DE LA FAVORITE. 175 
venu à l'esprit, quand nos deux hôtes, en puisant à 
même dans les bols avec la tasse placée à côté de cha: 
que convive; nous montrèrent le moyen de sortir 
d’embarras. 

Pour des jeunes gens, naturellement fort gais, tant 
de nouveautés offraient des sujets inépuisables de plai- 
santeries ; quoique inintelligibles pour le bon haniste et 
son frère, ces plaisanteries n'en paraissaient pas moins 
les rendre heureux : aussi le camchou circulait à Ja 
ronde et les toasts se succédaient fréquemment. Cette 
liqueur, à laquelle je n'ai rien trouvé d'agréable, se boit 
toujours chaude; elle ressemble assez dans cet état au 
Madère pour la couleur et un peu pour le goût; mais 
ele ne peut enivrer que bien difficilement, car malgré 
la nécessité où je me trouvai de faire souvent raison à 
mon voisin, ma tête ne s'en ressentit nullement. On 
boit ce vin dans de petites tasses de métal précieux, 
ayant la forme d’une coupe antique, avec deux anses 
parfaitement travaillées, et que tiennent constamment 
pleines des domestiques chargés d'énormes cafetières 
d'argent. La manière chinoise de trinquer est assez 
singulière, mais elle a cependant quelque analogie avec 
celle des Anglais : la personne qui désire faire cette 
prévenance à un ou plusieurs convives, les fait prévenir 
par un domestique; ensuite elle prend la tasse pleine 
avec les deux mains, l'élève à la hauteur de sa bouche, 
et après avoir fait un petit signe de tête assez comique, 
en avale le contenu; puis elle attend que les parties 
intéressées aient imité ce qu'elle vient de faire; après 
quoi elle répète encore son premier signe de tête, mais 


176 VOYAGE 
cette fois en tenant la tasse renversée en avant, pour 
prouver qu'elle est entièrement vide. 

À tous ces mets, servis un à un, et dont je vis avec 
plaisir arriver le dernier, succéda le second service, 
qui fut précédé par une petite cérémonie dont le but 
ma paru être de s'assurer si l'appétit des convives 
est satisfait : sur quatre bols, disposés en carré, on 
en mit trois autres également pleins de jus de viande, 
et surmontés d'un huitième, formant ainsi le sommet 
d'une pyramide, à laquelle l'usage est de ne pas tou- 
cher, malgré l'invitation du maître de la maison. Sur 
le refus des convives, tout disparut, et la table se 
couvrit de pâtisseries et de sucreries, au milieu des- 
quelles figuraient une salade faite avec de jeunes reje- 
tons de bambous et des carafes d'eau préparée, exhalant 
une odeur infecte. 

Jusque-là les hors-d'œuvre dont j'ai déjà parlé avaient 
été les seuls accompagnements de tous lés ragoûts qui 
s'étaient succédé ; ils servirent encore à assaisonner les 
bols de riz que les domestiques placèrent alors pour la 
première fois devant chacun des convives. Je consi- 
dérais d’un air fort embarrassé les deux baguettes avec 
lesquelles, malgré l'expérience acquise depuis le com- 
mencement du diner, il était fort douteux que je par- 
vinsse à manger mon riz grain à grain, comme l'on 
croit dans nos contrées que les Chinois ont coutume de 
faire : j'attendis donc que mon voisin commençât pour 
suivre son exemple, prévoyant d'avance que céte fois 
encore une nouvelle découverte viendrait nous 
l'inquiétude vraiment risible que nous moi 


irer de 
tous. 


1 


ta S: 
Lee El 
5 


DE LA FAVORITE. 177 
En effet nos deux Chinois, Joignant adroitement les deux 
extrémités de leurs baguettes, qu’ils enfoncèrent dans 
le bol de riz, élevé au niveau de la bouche, ouverte 
de toute sa grandeur, y firent entrer facilement les 
grains, nON un à un, mais par milliers : ainsi mis au 
fait, j'aurais pu les imiter ; mais je préférai me dédom- 
mager sur les friandises du peu d’attrait qu'avait eu 
pour moi le premier service; le second dura beaucoup 
moins longtemps. Les domestiques enlevèrent tous les 
mets: avec la nappe qui portait les preuves de notre 
lresse et peut-être aussi du peu de soin des deux 


Chinois : bientôt la table fut jonchée de fleurs, plus 


brillantes les unes que les autres; de jolies corbeilles, 

remplies de fruits, alternaient avec des plateaux garnis 
de cent espèces de confitures délicieuses ainsi que de 
gâteaux, dont les formes étaient aussi ingénieuses que 
variées. Ce mélange de productions de la nature et de 
l'industrie flattait également les yeux et le goût des 
convives : l'orange, à la forme arrondie, à la peau fine 
et délicate, rivalisait avec la petite mandarine écarlate, 
si douce , si sucrée; à côté de la jaune banane se trou- 


vait le litchi, dont la peau -dure, inégale et d'un rouge 


éclatant, défend un noyau enveloppé d'une pulpe blan- 
châtre, à laquelle pour son goût fin et aromatique, 
bien peu de fruits des tropiques peuvent être compa- 
rés. Indigène dans les contrées qui bordent la mer de 
Chine, le litchi nouvellement cueilli offre à leurs ha- 
bitants un manger sain et délicieux pendant la belle 
saison, et forme, quand ik est sec, une précieuse pro- 
vision. pour l'hiver. Avec ces fruits des pays chauds 


JT. 12 


178 VOYAGE 


\ 


étaient mêlés ceux des zones tempérées, apportés à 
grands frais des provinces du nord de l'empire : les 
noix, les marrons, plus petits et moins bons que ceux 
de France ; les pommes, les raisins, les poires de Pé- 
kin; ces dernières, dont les vives couleurs et l'odeur 
suave séduisaient d'abord, n'avaient aucune saveur et 
conservaient même toute l’âcreté des fruits sauvages. 
En Chine, où la pratique de l’agriculture est poussée 
au moins aussi loin que dans quelque pays du monde 
que ce soit, les fruits des régions tempérées sont géné- 
ralement mauvais. Je serais porté à croire, d’après ce 
que j'ai observé à Canton et à Macao, que l'art de 
greffer est ignoré des Chinois, ou qu'ils ne veulent pas 
l'employer. Tous les autres fruits qui couvraient la 
table, particuliers à la Chine et au grand archipel d'Asie, 
m'étaient la plupart inconnus, et me parurent plus 
curieux que séduisants. 

La conversation, fréquemment i jatéranipue pendant 
la première partie du repas, par la nécessité de faire 
honneur aux nombreux toasts de nos hôtes et à tous 
les prodiges de cuisine chinoise, qu'on avait réunis de- 
vant nous, devint générale et très-bruyante. Mon voisin 
surtout, peu habitué à une gaieté aussi expansive, était 
enchanté, et témoignait sa joie par de gros rires, aux- 
quels se mêlaient presque à tout moment les récla- 
mations sonores de son estomac un peu trop chargé. 
Suivant l'usage reçu dans le beau monde chinois, j'au- 
rais dû imiter cet exemple, comme témoignage d'un 
appétit plus que satisfait ; mais mon désir de complaire 


à notre excellent amphitryon ne put aller jusque-là. 


DE LA FAVORITE. 179 
Cette habitude, qui semblerait plus qu’extraordinaire 
en France, n'avait rien cependant de nouveau pour 
moi; je l'avais déjà remarquée dans les meilleures so- 
ciétés de Manille: devais-je donc être étonné de trouver 
les Chinois aussi peu scrupuleux dans leurs habitudes 
de table, quand nos proches voisins les Espagnols n'ont 
pas encore secoué ce reste d’usages grossiers des anciens 
temps ? 

Enfin nous passämes dans le salon à côté pour 
prendre le thé, début et clôture obligés de toutes les 
visites et de toutes les cérémonies chez les Chinois. 
Suivant la coutume , les domestiques le présentèrent 
dans des tasses de porcelaine, couvertes chacune d’une 
soucoupe qui empêche l'arome de s'évaporer ; l'eau 
bouillante avait été versée sur les feuilles, réunies au 
fond de la tasse; l'infusion, à laquelle jamais les Chinois 
ne mêlent de sucre, exhalait une odeur aromatique 
délicieuse dont les meilleurs thés apportés en Europe 
peuvent à peine donner une idée; celui-ci, que la 
vanité chinoise du bon haniste avait choisi exprès, était 
aussi rare que précieux, ou pour mieux dire n'avait 
pas de prix. Du reste, la différence qui fait varier d’une 
manière énorme la valeur des thés de même espèce, 
étant soumise au goût, devient tout à fait hypothé- 
tique, donne un grand avantage aux négociants chi- 
nois, et pourrait causer de fréquentes contestations, 
si pour les préyenir et soumettre autant que possible 
une chose aussi incertaine que le goût à un arbitrage 
positif, le commerce étranger n’entretenait des goûteurs 
et, éprouveurs jurés de thés, aux décisions desquels 


12. 


180 VOYAGE 
on sen rapporte généralement. Leur manière de pro- 
céder est assez simple : ils mettent des quantités de thé 
égales et pesées avec une sévère exactitude, dans de 
très-petites tasses faites exprès pour cette opération; ils 
versent sur les feuilles de l'eau, portée à un certain degré 
d'ébullition, et qui n'y reste qu'un nombre fixe de se- 
_ condes comptées sur une montre d'un excellent travail : 
ensuite la liqueur est décantée, mise à part, puis goù- 
tée quand elle est refroïdie : le plus ou le moins d’arome 
qu'elle contient sert de base pour déterminer le prix 
du thé et sa qualité. Il y a sans doute quelque chose 
d’arbitraire et d’incertain dans de pareilles décisions, 
quoiqu'elles soient prononcées par des hommes d’une 
expérience et d'une probité reconnues; mais comme les 
Européens n'achètent que des thés de qualités infé- 
“rieures et qu’ils connaissent bien, les discussions sont 
très-rares, et le sont d'autant plus que les hanistes appor- 
tent dans ces sortes d'affaires beaucoup de loyauté. Sur 
un certificat signé à Londres, par des personnes con- 
nues, et attestant que des caisses de thé ont été trouvées 
falsifiées ou en mauvais état, les mêmes quantités ont 
toujours été remplacées à Canton sans le moindre débat. 
La soirée était assez avancée, et cependant j'eus de 
la peine à obtenir de mon hôte la permission de nous 
retirer: la connaissance était faite ; à la défiance ayait 
succédé une espèce d'abandon que l'absence de tout 
intérêt de commerce rendait assez naturel; la scène que 
formaient mes jeunes officiers, entourant le bon vieux 
Chinois, auquel ils adressaient des questions si singu- 
lières qu'elles excitaient les interminables éclats de rire 


DE LA FAVORITE. 181 
des deux parties, me faisait faire d’agréables réflexions 
surd'accueil que le caractère gai et ouvert de notre 
nation avait assuré à l'état major de la Favorite dans tous 
les pays que nous avions visités. La complaisance du 
brave haniste n’eut plus de bornes : il nous engagea à 
venir voirle lendemain sa maison particulière, ainsi que 
le jardin de son frère, tous deux situés dans le faubourg 
sur l'autre rive du fleuve ,'et la société se sépara, non 
sans beaucoup de témoignages mutuels d'amitié. 

H fallut, pour retourner aux factoreries, traverser 
une partie de la ville : nous étions accompagnés par des 
serviteurs portant des lanternes de papier peint, dont 
les différents reflets produisaient un singulier effet en 
donnant successivement sur les côtés de ces rues si 
animées quelques heures auparavant, maintenant som- 
bres, désertes, silencieuses, et dans lesquelles on n'aper- 
cevait d’autres lumières que celles de notre cortège. 

Le lendemain avant midi nous étions disposés pour 
la visite dont notre curiosité attendait de si agréables 
résultats; en effet, cette journée et la suivante furent 
pour moi les plus intéressantes de toutes celles que je 
HER à Canton. 

+ Un Chinoïs, qu'à son air digne et. insbgetinis je re- 
connus pour un des intendants du haniste, vint me 
prendre, ainsi que mes compagnons, dans un bateau 
élégamment décoré qui nous débarqua sur l'autre rive 
du Tigre, en face des factoreries. La plus grande circons- 
pection fut recommandée par notre guide, sous la pro- 
tection duquel nous étions; et je crus remarquer en 
effet que la prudence n’était pas inutile, au milieu de ces 


182 VOYAGE 

rues, où les étrangers ne paraissent presque jamais, 
et où les hommes du peuple nous lançaïent des regards 
de mécontentement : quelques-uns même prononcè- 
rent sans doute des mots malveillants, car notre Chi- 
nois s'approcha d'eux et leur imposa silence d'un air 
d'autorité. Cette circonstance, aussi bien que plu- 
sieurs autres que je remarquai également bientôt après, 
acheva de me persuader que les mandarins avaient au- 
torisé notre visite dans ces quartiers. 

Cette partie des faubourgs m'a paru plus gaie et non 
moins vivante que les autres quartiers de Canton; elle 
est traversée par plusieurs canaux, bordés de beaux 
quais et de magasins, devant lesquels de grands ba- 
teaux chargeaient ou déchargeaient des marchandises. 
Des rues étroites, mais assez aérées, sont bordées de 
maisons solidement bâties, parmi lesquelles jen vis 
plusieurs qui ressemblaient tout à fait à de vastes cou- 

vents bien clos; il est vrai qu'elles renférment les 
femmes des riches négociants et des mandatins. Celle 
où nous fümes introduits n'avait pas une autre appa- 
rence : la première porte était voûtée et soigneusement 
fermée; un seul passage nous conduisit au point de 
réunion de plusieurs couloirs, dont quelques-uns sans 
doute menaïent aux appartements des femmes. Les 
suivantes n'étaient pas séquestrées sévèrement, car j'en 

aperçus plusieurs qui nous examinaient À travers les 
_ portes de communication, légèrement entr'ouvertes ; 
peut-être leurs maîtresses, cachées dans un coin, à abri 
de nos regards, satisfaisaient -elles aussi leur curiosité. 
Quelque vive que fût la mienne, je ne découvris que 


DE LA FAVORITE. 185 
des femmes vieilles et bien laides, qui certainement ne 
nous donnèrent aucune velléité de manquer même par 
pensées aux devoirs de lhospitalité. Enfin, après plu- 
sieurs détours dans d'étroits passages formés par de 
petites maisons contigués les unes aux autres, toutes 
très - propres, et qui, je crois, sont des bâtiments de 
servitude, nous arrivämes à lhabitation principale, 
où le bon haniste nous reçut comme mue _con- 
naissances. 

Cette slltétion était bâtie en pierres et en briques, 
et-n’avait qu'un seul étage abrité contre la pluie et les 
rayons du soleil par un toit très-avancé. Je traversai 
plusieurs massifs de belles fleurs, qui entouraient des 
volières élégamment construites et peuplées d'oiseaux 
du plumage le plus brillant. Le luxe des appartements 
répondait à l'extérieur; l'ameublement était somptueux, 
commode même, mais il manquait d'ordre et de goût : 
les ornements, entassés sans discernement, se nuisaïent 
les uns aux autres; les murs, tendus d’étoffes de soie de 
différentes couleurs, étaient couverts de très-belles gla- 
ces, sorties des manufactures françaises, mais montées 
par des ouvriers chinois et de tableaux dont les sujets 
me semblèrent assez mal choisis. Dans toutes les salles 
des pendules, la plupart de grand prix, placées sur des 
espèces d'entablements ayant assez de ressemblance 
avéc des dessus de cheminée, jouaient les airs français 
les plus connus; et comme à mesure que nous quittions 
une salle, on les remontait à l'instant, le concert con- 
tinua pendant la durée entière de notre visite. 

La première pièce où nous étions entrés m'avait pari 


184 VOYAGE 

destinée à la représentation : en face de la porte et ap- 
puyée contre la cloison, était une estrade peu élevée 
au-dessus du sol et recouverte de tapis très-fins, mais 
moins précieux cependant que celui qui ornait la table 
sur laquelle se servent le thé et la collation, lorsque, 
dans les solennités de famille, le maître de la maison ; 
ses parents et ses amis sont mollement assis sur de riches 
coussins, les jambes croisées à la façon des Orientaux. 
À l'exception des derniers ornements que je viens de 
décrire, les autres salles ne différaient pas beaucoup de 
celle d'entrée; elles communiquaient entre elles par 
des ouvertures que leur forme tout à fait ronde faisait 
paraître larges, mais qui cependant ne donnaient pas- 
sage qu'à une seule personne à la fois. Aux tableaux 
étaient substituées des sentences écrites sur les murs en 
caractères rouges ou dorés. La bibliothèque attira par- 
ticulièrement mon attention et me sembla témoigner 
en faveur de l'instruction du propriétaire. J'y vis des 
manuscrits parfaitement conservés. Quoique les Chinois 
connaissent l'imprimerie, ils n’ont que peu ou point 
de livres : aussi, malgré la bizarre configuration de leurs 
caractères, écrivent-ils généralement avec une parfaite 
netteté, au moyen d'un petit pinceau trempé dans une 
substance très-noire , que l’on obtient en frottant de 
l'encre de la Chine légèrement mouillée , sur un mor- 
ceau de marbre ou de pierre précieuse. Cette espèce 
d'encrier que je vis sur la table de la bibliothèque était 
d'agate garnie d'or; le milieu de la face supérieure ; 
d'environ trois pouces carrés, offrait un creux circulaire 
portant encore les traces du bâton d'encre de la Chine 


DE LA FAVORITE. 185 
placé à côté, lequel, pour le grain et le brillant, était 
bien supérieur à tout ce que l’on apporte en Europe 
dans ce genre. Les Chinois écrivent beaucoup, et font 
un cas tout particulier de cette substance; il est pour- 
tant très-difficile de s’en procurer de bonne à Canton. 

Le papier sur lequel l'encre de la Chine sert à tracer 
des caractères, est jaunâtre, uni et doux au toucher, 
facile à déchirer, et souvent de dimensions auxquelles 
nos manufactures ne peuvent atteindre qu'avec peine: 
les Chinois en font un très-grand usage dans les arts de 
l'industrie et dans ameublement des maisons. L'Europe 
a cherché à limiter, mais n'y est pas encore parvenue ; 
aussi en tire-t-on chaque année de Canton une forte 
quantité pour les gravures et les lithographies. Les Chi- 
nois fabriquent aussi une autre espèce de papier dont 
on ignore même la composition : la blancheur en est 
parfaite, et le tissu si compacte qu'il ne peut être plié 
sans se rompre; les feuilles de ce papier sont petites, 
mais elles .ont un velouté qui donne aux peintures d'oi- 
seaux et de fleurs un coloris, une fraicheur +5 20 nos 
artistes n’ont pu encore égaler. 

À côté de ces vieux manuscrits, que le maître de la 
maison me dit, avec un air qui fit honneur à son respect 
fiial, être pour la plupart l'ouvrage de son père, homme 
très-savant, je remarquai une foule de raretés placées 
avec ordre sur des tablettes et contre les cloisons, 
et particulièrement des bois fossiles bien conservés, 
entre autres un tronc d'arbre coupé par le milieu dans 
le sens de sa longueur; la pétrification était complète; 
le marbre changeait de couleur suivant les veines du 


186 VOYAGE 

bois. Plus loin, je distinguai de petites statues en bronze 
de la plus haute antiquité ainsi que des sculptures 
en relief, les unes et les autres ouvrages des Chinois, 
délicatement travaillés et d’un dessin assez correct. En 
France, dans la Grande-Bretagne et au sein de la Germa- 
nie, les antiquités témoignent d’un état de barbarie qui 
heureusement ne subsiste plus ; à la Chine au contraire 
elles attestent d'une manière positive un génie et des 
connaissances qui n’ont pu survivre à la liberté. Cette 
nation, dont les archives renferment des séries de calculs 
et d'observations d'éclipses qui remontent jusque dans 
la nuit des temps, se sert depuis deux cents ans d’alma- 
nachs calculés par des missionnaires chrétiens, con- 
servés et entretenus pour ce seul emploi à la cour de 
lempereur. Parmi les mandarins lettrés, dont la classe 
_ était, dit-on, si savante autrefois, on en voit bien peu 
maintenant qui aient quelques connaissances dans la 
géographie du globe, et qui ne soïent persuadés, comme 
le reste de leurs compatriotes, que la Chine occupe le 
milieu du monde, et que les pays qui commercent avec 
elle sont de petits satellites jetés autour de sa masse 
comme des points presque imperceptibles sur la mer 
immense qui lenvironne de tous les côtés. De là vient 
la haute estime des Chinois pour leur patrie, et leur 
mépris pour les Européens, que la cour de Pékin repré- 
sente dans tous ses actes comme des barbares, des 
hommes d’une espèce inférieure, turbulents, sans foi, 
mais possédant le courage et la férocité des bêtes de 
proie : et pourtant les Chinois ignorent peut-être encore 
l'histoire des croisades en Asie, la conquête de l'Amé- 


DE LA FAVORITE. 187 
rique par les Espagnols, les guerres des meme et des 
Français dans l'Indostan. 

Notre excellent hôte, habitué à vivre au ris dés 
étrangers, paraissait les avoir jugés moins sévèrement 
et attacher même quelque prix à notre opinion sur son 
opulence et son savoir. [l me fit examiner dans le plus 
minutieux détail une foule d'objets du Japon, que les 
Chinois prisent beaucoup et payent fort cher, tels que 
des boîtes et dés meubles en laque bien supérieur, pour 
le vernis ainsi que pour l'éclat des couleurs métalliques, 
à ce que font dans le même genre les manufactures de 
Canton, Enfin nous montâmes dans les appartements 
supérieurs, formés d’une suite de pièces, qu’au désordre 
des meubles je reconnus facilement pour la demeure 
habituelle du maître de la maison pendant la saison 
froide, dans laquelle nous étions alors. En effet les 
vastes appartements inférieurs, dépourvus de chemi- 
nées et entourés de beaux jardins que je ne pus aper- 
cevoir qu'à la dérobée par les croisées, sont aussi hu- 
mides que froids depuis décembre jusqu'en mars, mais 
aussi le séjour doit en être délicieux le reste dé l'année ; 
ils sont, suivant toute apparence, destinés seulement à 
la représentation, car il s’en fallait béaucoup que les 
autres offrissent le même luxe d'ameublement. Je comiptai 
cinq ou six chambres garnies chacune d'un lit; ét en 
réponse à ma question , si elles étaient occupées par ses 
enfants, le Chinois me montra en souriant un escalier 
dérobé, voisin d'un lit plus grand que les autres et fermé 
de rideaux. Peut-être ce mystère est-il nécessaire pour 
prévenir les débats d'une jalousie bien naturelle entre 


188 VOYAGE 

plusieurs femmes vivant sous le même toit et soumises 
aux caprices d'un seul maître. Îl est vrai qu'en consi- 
dérant la figure ridée, le corps cassé et sans grâces du 
vieillard que j'avais sous les yeux, je ne pouvais guère 
concevoir des sentiments passionnés pour un tel mari 
chez des femmes jeunes et sans doute belles; mais elles 
ne voient que lui, et le désir d'avoir des enfants mâles 
qui assurent leur sort à venir peut fort bien leur inspirer 
cette jalousie intéressée. Généralement les jeunes Chi- 
noïs qui ont de la fortune, adonnés de très-bonne heure 
au libertinage, sont usés avant l’âge mûr et ont rarement 
beaucoup d'enfants. Notre haniste avait trois fils, dont 
il me présenta les deux aînés quand nous descendimes 
dans la salle de réception, obunecollation était préparée. 
Les sucreries et les ss jouent un rôle important 
que des Chinois; elles sont les 
wthé, que lon ne manque ja- 
mais de vous offrir dès votre entrée dans une maison ; 

cette boisson est d’un usage d'autant plus habituel qu’elle 
remplace non-seulement le camchou , dont les habitants 
aisés ne boivent qu'à leurs repas, mais même l'eau pure, 
qui est considérée sans doute comme malsaine par les 
Chinois de tous les rangs, car “elle approche très-rarement 
de leurs lèvres. 

Dans cette chébilinet: du thé délicieux servit à 
étancher la soif que nous donnèrent des confitures de 
centespèces différentes, qui couvraient plusieurs larges 
plateaux, partagés en une infinité de compartiments, 
au milieu desquels la main de chaque convive, armée 
d'un poinçon d'argent, errait incertaine du choix. Comme 


DE LA FAVORITE. 189 
au dessert du diner précédent, les fleurs et les fruits 
garnissaient la table et charmaient en même temps 
l'odorat et le goût. Notre bon haniste était enchanté: 
la société, moins nombreuse que la veille, et réduite 
au consul de France et aux officiers de la Favorite, lui 
laissait encore plus de liberté: aussi il répondit d’une 
manière ouverte à toutes nos questions et nous montra 
même avec empressement son grand costume de man- 
darin de deuxième classe, titre purement honorifique 
pour lui, que cependant il avait payé près d'un million à 
la cour de Pékin, sans pour cela être moins exposé aux 
vexations des autorités et à leurs ruineuses et arbitraires 
demandes d'argent, 

Le costume consistait en une robe verte, très-ample, 
qui descendait jusqu'au-dessous des genoux et avait une 
légère fente de chaque côté, pour laisser au corps la 
facilité des mouvements, que les manches, longues et 
larges, ne gênaient nullement; l'étoffe, forte et épaisse, 
était de soie brochée, dont les vives couleurs for- 
maient des dessins très -bizarres, mais qui avaient 
entre eux une certaine harmonie; sur le devant, à la 
bauteur de la poitrine, au milieu d'une grande ro- 
sace, paraissaient deux griffons d'environ dix pouces 
de long, placés horizontalement, face à face, et à se 
toucher; plus bas, des broderies très-riches représen- 
taient un édifice de construction singulière et sans 
doute symbolique, environné à sa base d’une multitude 
d’arcs de cercle qui simulaient des nuages d'où sem- 
blaient sortir des griffons et d’autres figures encore plus 
baroques, dont toute cette partie de la robe était cou- 


190 VOYAGE 

verte; des fleurs, parfaitement imitées, ornaient le côté 
opposé ; des bottes de cuir noir, avec des semelles d’un 
pouce d'épaisseur et légèrement recourbées en avant, 
serraient jusqu'aux genoux le bas d’un très-large pantalon 
de soie de couleur claire pour l'hiver, ou de toile de 
coton fine et blanche pour la belle saison. Les plis de ce 
dernier vêtement retombaient sur les revers des bottes, 
qui étaient garnis de velours noir. 

Le chapeau de mandarin, partie très-importante dé 
costume, est de feutre bleu-violet, également garni de 
velours noir ; il ressemble beaucoup à un bateau évasé ; 
la forme en est ronde et plus élevée que les bords; des 
fils de soie rouge pendent du sommet, surmonté d'une 
boule légèrement assujettie à une monture d’or artis- 
tement travaillée. La couleur de ce dernier ornement, 
gros comme un œuf de pigeon, désigne le rang des 
mandarins : il est rose pour la première classe, rouge 
pour la deuxième, bleu pour la troisième et toutes les 
autres classes inférieures : notre hôte ne pouvait se parèr 
que de cette dernière couleur devant le vice-roi, quoi- 
qu'il eût acheté fort cher le droit de porter la boule 
rouge. Les mandarins chinois ne quittent jamais cette 
marque d'honneur, qui surmonte leur bonnet ou leur 
calotte, et que l'on peut comparer aux crachats et aux 
rubans qui font distinguer les grands personnages euro- 
péens, alors même que ces derniers n'ont pas tous les 
autres insignes de leurs dignités. Ceux des mandarins ne 
se bornent pas au chapeau et à la robe que je viens de 
déerire; il y faut joindre encore le collier, qui se com- 
pose de pierres précieuses bleues, vertes et roses, 


DE LA FAVORITE. 191 
taillées en olive, et séparées entre elles à distances 
égales par quatre pierres de même espèce, formant des 
plaques® ovales enchâssées dans de l'or. Une de ces 
dernières, plus large que les autres et dont la couleur 
verte était rehaussée par un double entourage de dia- 
mants et de perles, tombait jusque sur la poitrine; une 
autre plaque semblable , mais moins brillante, descen- 
dait par derrière, au milieu du dos; plusieurs médail- 
lons d’agate et d'améthyste, d'énormes dimensions, 
soutenus par des cordons de soie jaune, faisaient le 


tour du cou et pendaient avec une certaine symétrie 
| au-déssus du plus riche des deux colliers. 

L'ensemble du costume que je viens de décrire ne 
manque ni d'éclat ni de grandeur ; les Chinois le portent 
bien : il sied à leur maintien sérieux et posé. Un man- 
darin, revètu de toutes les marques de son rang, et 
assis dans son fauteuil de cérémonie, doit avoir un air 
imposant, d'autant plus que, malgré les révolutions, 
l'usage est resté chez les Chinois de n'honorer de ces 
importantes fonctions que des hommes d'un âge mür, 
et qui ordinairement n'y parviennent qu'après de longs 
services militaires ou civils. Avec sa nomination, le 
mandarin des premières classes reçoit de l'empereur 
une espèce de bâton de commandement, fait de bois 
très-précieux, et incrusté quelquefois d'or et de pier- 
reries; ce bâton a la forme d’une $, dont les extrémités 
sont aplaties et représentent un trèfle sculpté délica- 
tement; au milieu est la poignée, garnie de velours 
rouge brodé en or. Cette marque d'une haute dignité 
est placée sous un bocal de verre, dans la partie la plus 


192 VOYAGE L 
apparente de la salle de cérémonie, et le bon haniste ; 


ont un costume particulier pour les grandes circons- 
tances, et qu’elles jouissent de quelques priviléges dans 
les réunions de famille, seules solennités auxquelles il 
leur soit permis d'assister. On concevra facilement com- 
bien des femmes condamnées à vivre entre elles-et loin 
des yeux de l'autre sexe, doivent tenir à ces prérogatives : 
il paraît en effet que leur amour-propre est pour beau- 
coup dans les énormes sacrifices que font les riches Chi- 
nois pour obtenir un titre qui, ainsi que je l'ai déjà dit, 
ne confère aucun privilége. De l'habillement des man- 
darines je n’ai pu voir que les parures ; celles que nous 
montra notre ami chinois, qui dans le fond ne fut pas 
fâché, je crois, de nous les faire admirer, étaient ma- 
gnifiques et faisaient honneur à sa fortune et à sa gé- 
nérosité ; l'écrin, me dit-il, valait plus de deux cent 
mille francs. Parmi un grand nombre de bracelets et 
de boucles d'oreilles d’or, garnis de perles d’une très- 
belle eau et parfaitement travaillés, je remarquai des 
bijoux ayant absolument la même forme que l'orne- 
ment appelé sévigné par nos dames, et se plaçant éga- 
lement sur le milieu du front; celui qui attira le plus 
notre attention pouvait avoir un pouce de large sur 
deux de long; au milieu étincelait un très-gros dia- 
mant entouré de belles pierres; le tout tenait à une 
chaine de diamants, destinée sans doute à le fixer au- 
tour de la tête. Le collier de mandarine était à peu 
près semblable à celui de mandarin , moins massif peut 


DE LA FAVORITE. 195 
être, mais plus éclatant.-Une partie de ces bijoux avait 
_ été donnée en dot par les parents de la femme ; le reste 
provenait des présents du mari. J'appris alors que dans 
aucune circonstance les concubines ne peuvent riva- 
liser pour le-luxe et la considération avec les femmes 
légitimes de leur maître. 

Le bon haniste avait promis de nous faire voir les 
petites filles de son fils aîné, mais la mère n'y voulut 
jamais consentir : alors, pour nous en dédommager, 
son second fils, jeune homme d'une figure assez agréa- 
ble, grand, bien fait, quoique un peu replet, joua, sur 
l'invitation de son père et sans montrer aucune répu- 
gnance, quelques airs chinois sur un instrument formé 
d'un morceau de bois creusé, qui pouvait avoir trois 
pieds de long et huit pouces de large. Cet instrument 
présentait sur sa partie convexe cinq cordes de diffé- 
rentes grosseurs, tendues au moyen de clefs semblables 
à celles d’une guitare, avec laquelle du reste il m'a paru 
avoir quelque analogie. Notre musicien l'ayant mis à 
plat sur la table, en pinça les cordes avec le pouce et 
l'index de la main droite, tandis que la gauche les pres- 
sait successivement avec une dextérité aussi fatigante 
que difficile, pour leur faire rendre des sons qui, mal- 
gré l'entraînement auquel le jeune Chinois, que lon 
nous assura être un amateur distingué, semblait s'aban- 
donner, nous firent éprouver un médiocre plaisir. Il 
exécuta quelques morceaux assez variés et tous notés; 
l'un de ces morceaux nous rappela même un air fran- 
cais; mais au résumé cet échantillon de la musique chi- 
noise ne m'en donna pas une haute idée. Les Chinois, 


II. 13 


194 VOYAGE a 
même dans les classes les plus inférieures , sont géné- 
ralement graves et flegmatiques : la danse paraît leur 
être inconnue et la musique vocale n'avoir que très-peu 
de charmes pour eux : ils chantent sur un ton aigre et 
en fausset qui varie fort peu et déchire les oreilles. Les 
orchestres que j'ai entendus dans les cérémonies pu- 
bliques et surtout aux fêtes des nouvelles lunes, se com- 
posaient de plusieurs espèces de flûtes dont les mu- 
siciens tiraient des sons durs et criards qui, mêlés au 
bruit des gongs et d’un gros tambour, produisaient un 
abominable charivari. Après tout, cependant, il est 
possible que dans l'intérieur des familles et parmi des 
femmes élevées uniquement pour plaire à un maitre, 
la musique soit cultivée d'une manière moins impar- 
faite que ne le pensent généralement les étrangers, les 
quels ne peuvent en juger que sur des apparences 
souvent trompeuses. 

La journée était trop avancée quand nous termi- 
nâmes notre longue visite, pour nous permettre d’al- 
ler voir le jardin du frère de notre complaisant Chinois, 
ainsi qu'un couvent de bonzes, situé de ce même côté 
du fleuve, et doublement remarquable par son archi- 
lecture et son antiquité; mais le lendemain, sous la 
protection bien nécessaire du même guide qui nous 
avait conduits la veille, je pus examiner à loisir ces deux 
curiosités. Nous parcourûmes cette fois une autre partie 
du faubourg : j'y retrouvai une population aussi nom- 
breuse, aussi active et aussi mal disposée pour les 
étrangers : le vieil intendant chinois fut encore obligé 


re 
d'interposer son autorité pour faire cesser les réflexions 


DE LA FAVORITE. 195 
peu agréables pour nous que faisaient les habitués de 
plusieurs jolis marchés couverts, à travers lesquels nous 
passâmes pour arriver à la maison que nous allions vi- 
siter, et qui était abandonnée depuis un mois par le 
propriétaire, désespéré de la mort d’une femme qu'il 
adorait; cependant tout yftait encore dans le meilleur 
ordre. Des accidents de terrain eréés à grand'peine 
occupaient la majeure partie du jardin; de longues et 
étroites terrasses, qui communiquaient entre elles par 
de petits ponts; des kiosques, aux formes bizarres, 
qu'ombrageaient et cachaient des bouquets d'arbres ; 
enfin, les domestiques chinois, dont les figures singu- 
lières achevaient de donner une couleur pittoresque 
au tableau, me retracèrent parfaitement les vues re- 
présentées sur les paravents que nos pères recevaient 
de la Chine, et les dessins qui ornent les ouvrages en 
laque, auxquels la mode en France attache aujourd'hui 
tant de prix. Assez généralement les peintures chinoises, 
qui commencent de nouveau à se répandre en Europe, 
sont copiées d'après nature, et donnent de ces contrées 
curieuses une idée plus exacte que ne pourraient le faire 
les descriptions les plus détaillées. | 

Entre la maison et les terrasses était un parterre 
immense divisé en plates-bandes que séparent des allées 
très-étroites , tantôt droites, tantôt circulaires, sans om- 
brage, et garnies non de sable fin, comme celles de 
nos jardins, mais de dalles très -unies, ou de briques 
très-bien jointes entre elles et enduites d'un vernis de 
plusieurs couleurs, dont la surface, sur laquelle l'eau 
ne peut séjourner, permet aux pauvres recluses de se 


196 VOYAGE 

promener, ou pour mieux dire de se trainer, malgré 
les pluies de la mauvaise saison. L'horticulture est un 
goût répandu en Chine dans les hautes classes et coûte 
des sommes énormes aux riches Chinois; celui dont 
nous admirions le jardin avait réuni à grands frais les 
fleurs les plus rares et les plus belles des quatre parties 
du monde; malheureusement pour notre curiosité la 
saison était avancée, et la plupart de ces plantes atten- 
daient à l'abri le retour des beaux temps. Les fleurs, 
les arbustes mêmes des parterres sont contenus dans 
des pots; sous le climat plus froid des provinces sep- 
tentrionales de l'empire, on les réunit pendant l'hiver 
dans de magnifiques galeries entourées de châssis de 
verre, où les dames chinoises passent une grande partie 
de leur journée; c’est là qu'elles choisissent, pour orner 
leurs cheveux, les fleurs aux nuances si belles, si bril- 
lantes, enlevées aux plaines désertes de la Tartarie. 
Ces plantes peuvent sans doute obtenir par leur rareté 
la préférence aux yeux des fleuristes ; mais comme la 
plupart n'ont aucun parfum, leur éclat seul ne peut 
faire oublier au voyageur européen la majestueuse rose, 
l’humble violette, et tant d’autres charmantes fleurs qui 
viennent chaque année orner sans frais nos champs et 
nos jardins. 

Dans les jardins le ceux du moins que j'ai par- 
courus, il règne une monotone symétrie : partout la 
belle nature paraît flétrie par les travaux de l'art. Au 
milieu de ces bouquets d'arbres qui semblent regretter 
la liberté, et de ces kiosques au toit pointu, surmonté 
d'une boule et entouré de sonnettes dorées, bizarres 


DE LA FAVORITE. 197 
conceptions d'artistes sans goût et sans génie, l'œil 
cherche en vain quelque chose de noble et de grand. 

Cependant l'éclat des fleurs, la multitude de vases de 
porcelaine blanche et bleue, les jets d'eau qui retom- 
bent légèrement dans des bassins dont les eaux suivent 
en murmurant les étroits canaux qui bordent les allées, 
plaisent un instant aux yeux et témoignent en même 
temps de la fortune et peut-être aussi de la folie du 
maître de la maison. D’autres objets vinrent éloigner 
ces philosophiques réflexions ; nous entrâmes dans un 
grand pavillon, contigu au principal corps de logis et - 
donnant sur le jardin; cinq petits garçons, fils ou petits- 
fils du propriétaire, y étaient réunis sous la surveillance 
d'un vieux Chinois, à la figure longue et blème, au cos- 
tume un peu négligé , à l'air enfin d’un véritable pédant 
de collège; les petits élèves, assis chacun à une table 
séparée , prenaient leur leçon d’après la méthode de l'en- 
seignement mutuel. Dédaigneux Européens, qui croyez 
avoir trouvé -quelque chose de nouveau, soyez per- 
suadés, comme l'ont dit inhiques savants sages et mo- 
destes, que nous pouvons p 
humain, qui tourne depuis bien des ins ondes 


dans la sphère où il est renferme, fait maintenant bien 
peu de découvertes que nos devanciers n'aient devinées 
ou indiquées. 

Ces enfants, dont le plus âgé pouvait avoir douze 
ans, étaient charmants : leurs yeux vifs, leurs physio- 
nomies éveillées, la gaieté qui se peignait sur leurs. fi- 
gures blanches et roses, -contrastaient d’une manière 
aussi plaisanté que singulière avec les traits amaigris 


198 VOYAGE 
et patibulaires du précepteur, qui parut peu content de 
notre visite et des caresses que nous fimes au plus 
jeune de ses élèves : lui seul ne se leva pas à notre 
arrivée; mais je sus depuis que le haniste en ayant été 
informé , lui avait adressé des reproches très-vifs. Gé- 
néralement en Chine les enfants qui appartiennent à 
des familles opulentes reçoivent une éducation soignée ; 
quoique, suivant toute apparence, leur instruction se 
borne à peu près à parler et écrire correctement leur 
langue, elle n'en exige pas moins plusieurs années de 
‘travail. En Chine il y a deux langues bien distinctes, 
celle que parle le peuple, et celle des mandarins, qui 
est employée dans les sciences, dans la diplomatie, et 
connue seulement des classes élevées; l’une et l'autre 
s'écrivent, et les noms qu'elles donnent aux mêmes 
choses ne se ressemblent nullement. Du reste, ne re- 
trouve-t-on pas cette différence entre la langue sacrée 
et la profane, dans l'Inde et VÉgypte, antiques berceaux 
de la civilisation? Mais si nous, considérons les diverses 
religions suivies par les habitants de l'empire de la 
Chine, nous remarquerons encore d’autres points de 
rapprochements beaucoup plus intéressants. 

La religion qu'établit Confucius cinq siècles enviro 
avant Jésus-Christ, est professée encore par les classes 
éclairées de la population, mais non sans avoirsubi l'in- 
fluence du temps et des événements; car lé livre qui 
renfermait les maximes religieuses de ce premier dégis- 
lateur des Chinois ayant été brûlé, deux cents ans avant 
notre ère, par ordre de l'empereur Chi-Hoang-Ti, ne 
fut écrit de nouveau que longtemps après, sur les ren- 

ee 


# 


DE LA FAVORITE. 199 
seignements que put fournir la mémoire d'un vieillard. 
Ce fut postérieurement à cette dernière époque que la 
religion de Fo, mélange des superstitions indiennes mé- 
lées à celles des sectateurs de Bouddha et du grand 
lama, s'introduisit en Chine à la suite des guerres avec 
les Tartares du Thibet et avec les Birmans. 

La religion du Tien, la même sans doute que celle 
qu’enseigna Confucius, véritable déisme, ou croyance 
d'un seul Dieu, était trop pure, trop élevée, pour être 
bien comprise et surtout conservée par la partie igno- 
rante du peuple : aussi ces magnifiques obélisques élevés 
sur les hauts lieux en l'honneur de la Divinité, furent- 
ils abandonnés pour des superstitions grossières, que le 
gouvernement, aussi bien que les rangs supérieurs de 
la population, a été obligé d'adopter en apparence et 
de ménager avec soin. Voilà pourquoi, plusieurs fois 
dans l'année, les premières autorités de Canton vont, 
accompagnées d'une foule nombreuse, visiter la grande 
pagode , qu'avec la protection de notre excellent D. <a 
nous pümes voir en détail. 

La porte principale, par laquelle nous entrâmes dans 
la première cour fermée de hautes murailles, était 
” très-simple; mais nous ne parvinmes à l'enceinte inte- 
rieure qu'en passant sous une haute voüte pratiquée 
au milieu d'un bâtiment carré, bâti en pierres grises. 
L'architecture en était antique, massive et dans le 
goût indien. À l’intérieur s’élevaient dé chaque côté deux 
statues de bois, d'environ vingt pieds de haut et bien 
proportionnées ; toutes quatre étaient assises dans d'im- 
nienses fauteuils, mais avaient des mines bien diflé- 


sh + 


” 


200 VOYAGE 
rentes. Celles de gauche en entrant, qui représentaient 
sans doute les génies du mal pour l’un et l’autre sexe, 
offraient un aspect vraiment repoussant. L'homme, 
dans un costume bizarre, où la couleur du sang était 
prodiguée, avait dans sa main un sabre énorme, qu'il 
tenait levé d’une manière menaçante. La figure répon- 
dait à la contenance; je n’ai jamais rien vu de plus 
hideux : des cheveux longs, hérissés comme des ser- 
pents, des yeux larges et sanglants, une effroyable 
moustache noire , une bouche immense et armée de dé- 
fenses de sanglier au lieu de dents, qui donnait passage 
à une langue horrible par sa longueur et sa couleur; 
enfin, des joues barbouillées de rouge complétaient la 
physionomie du plus abominable monstre que la peur 
du diable ait jamais pu faire inventer. La robe, sur 
laquelle on avait peint, sans doute comme signes sym- 
boliques, toutes sortes d'animaux dégoüûtants, laissait 
paraître d'énormes bottes rouges. La compagne de ce 
mauvais génie, aussi gigantesque et aussi affreuse que 
lui, grinçait des dents, roulait les yeux comme une sor- 
cière au sabbat. Autant ces deux idoles avaient l'air 
furieux et méchant, autant les deux autres paraissaient 
douces, bénignes et comme effrayées d'une si mauvaise 
société. C’étaient deux vieillards, homme et femme, 
les yeux baïssés, les mains sur les genoux; leur costume 
était de couleur tendre; enfin ils ressemblaient à ces 
bonnes gens que l’on peut offenser sans crainte, et qui 
sont toujours disposés à pardonner : de là je supposai, 
et'avec raison, que ce devaient être deux bons génies. 
Dans le fond de l'enceinte intérieure , et en face de 


DE LA FAVORITE. 201 
la porte d'entrée, se trouve la principale pagode, es- 
pèce de grand hangar carré; la base en est bâtie en 
pierres et peut avoir cent pieds de long. De nombreux 
poteaux joints entre eux par un double rang de nattes 
pour servir de cloisons, soutiennent le toit, dont la 
forme est celle d’une pyramide quadrangulaire tronquée 
aux deux tiers de sa hauteur, et dont les bords infé- 
rieurs, ornés de sonnñettes et de boules dorées, saillent 
fortement en dehors, pour mettre le bâtiment à l'abri 
de la pluie; les quatre arêtes de cette pyramide, re- 
vêtue de tuiles vernissées, sont couvertes à intervalles 
très-rapprochés d'animaux de porcelaine, et terminées à 
leur extrémité par des figures de dauphins. Au-dessus 
de ce toit, et comme suspendu à une hauteur de plu- 
sieurs pieds, un second toit en pointe, orné des mêmes 
animaux et surmonté d'une énorme girouette, couvre 
le vide du premier. L'espace qui les sépare, destiné sans 
doute à faciliter la circulation de l'air, est fermé seule- 
ment par un treillis de bois peint en rouge-brun comme 
tout le reste de l'édifice, et qui donne à ce genre d’ar- 
chitecture quelque chose de pittoresque et d’aérien. 

L'intérieur de la pagode était triste et désert ; à peine 
un demi-jour l'éclairait; au milieu, et vis-à-vis d'une 
large porte , était le principal autel, que de nombreux 
chandeliers de cuivre garnis de cierges peints, des 
. vases remplis de fleurs artificielles, enfin une espèce 
de tabernacle, faisaient étonnamment ressembler au 
maître autel de nos églises catholiques du second ordre. 
Gelui-ci étaisdominé par une statue dorée, représentant 
un homme de grandeur naturelle assis, les mains éten- 


202 VOYAGE 

dues sur les genoux, et dont l'attitude, le costume, 
les traits, qui n'avaient rien de chinois, rappelaient 
à notre souvenir les statues égyptiennes. La sculpture 
attestait l'enfance d'un art dans lequel les Chinois sont 
beaucoup plus avancés. Les ornements prodigués au- 
tour de l'idole étaient absolument semblables à ceux 
que j'avais observés dans la pagode de Pondichéry, 
et je trouvai dans ce temple de Canton des bannières 
aux mêmes couleurs et en aussi grand nombre qu'à 
la cérémonie du feu chez les Indous. L’énorme tam- 
bour, accompagnement nécessaire des fêtes de Bra- 
ma, n'avait pas été oublié par les Chinois; je l'aperçus 
exhaussé sur un brancard richement décoré, et au mi- 
lieu d’une multitude de grosses lanternes dé papièr, des- 
tinéés aussi à paraître dans les fêtes de la nouvelle lune. 

* À cette époque, les fidèles viennent en foule dans le 
temple et entourent l'autel, sur lequel le bonze, revêtu 
d'üne étole, fait plusieurs cérémonies en chantant des 
prières que Îles assistants à genoux répètent en chœur, 
absolument comme aux grandes messes célébrées dans 
les “Aglises catholiques, à ce que m'ont assuré plusieurs 
‘uropéens. La plupart des rites chrétiens n’ontils pas 
été empruntés du paganisme, dont les premiers fonda- 
teurs furent les prêtres égyptiens, imifateurs eux-mêmes 
des Indous, de qui les Chinois ont reçu en grande partie 
leur religion ? 

0 Aux extrémités du patislies que je viens 18 de décrire 
és voyait deux autres pagodes semblables, mais plus 
petites et moins ornées. L'une, située sur la gauche, 
contenait seulément un autel à quatre faces , au-dessus 


DE LA FAVORITE. 203 
duquel s’élevaient de petites statues également dans le 
genre égyptien : l'autre était encore plus simple; les 
bannières, les instruments bruyants ne figuraient pas 
autour de son humble autel abandonné, sur lequel 
était placée une statue de marbre blanc, de grandeur 
naturelle, représentant une jeune vierge assise, aux traits 
doux et gracieux, aux yeux-baiïssés, à la contenance mo- 
deste, dont la charmante physionomie, non plus que 
l'habillement formé d’une longue tunique, n'avait rien 
de chinois, ‘ét dont l'ensemble enfin me rappelait les 
statues chrétiennes. Nous la laissâmes seule, isolée sur 
son piédestal; et quañid nous repassämes devant les 
deux horribles idoles, leurs prêtres, occupés à recevoir 
les offrandes, ne pouvaient suffire aux demandes de la 
foule des dévots empressés de présenter leurs vœux 
écrits en caractères d'or sur des morceaux de papier 
rouge, qui étaient déposés ensuite sur l'autel, aux pieds 
des statues. Pauvres mortels, votre religion n'est donc 
le plus souvent que de la peur! 

Sur lés derrières de cés pagodes, où nous } 
par plusieurs passagés, nos guides nous firent voir, 
comme üne curiosité, les cochons sacrés; en eflet, je 
n'avais pas éncore vu des animaux de cétte espèce d'une 
si énorme grosseur, et surtout dans un état de santé si 
flôrissant. Ma première pensée fut qu'ils étaient réservés 
aux sacrifices, où à dédommager parfois les moines de 
leur régime sévère ; Pass > pas 855 les pauvres 


EE RIRE 4 


bonzes : ces cochons CC V AICHIL oUUES 105 seuls 


coups du témps, ét vivre grassément jusqu'à leur dernier 


jour, aux frais des donateurs. 


204 VOYAGE | 

Plusieurs, surchargés de graisse et d'années, pou- 
vaient à peine se trainer dans la cour basse et entourée 
de murs, où ils étaient entretenus, sans doute comme 
un sujet de mortification pour les religieux, car la chair 
de porc est si estimée des Chinois, qu’elle n’est mangée 
que dans les grandes circonstances. J'aurais voulu pé- 
uétrer plus loin dans l’intérieur; mais les fidèles, déjà 
_ mécontents de notre curiosité, s’opposèrent à ce qu'elle 

fût plus amplement satisfaite. 3 
Des deux côtés de l'enceinte, et faisant des angles 
roits avec les pagodes, s’étendaient de longs bâtiments 
struits en pierres, peu élevés, sans ornements, 
Pbhis extérieurement, et divisés en petites cellules 
de huit pieds environ en carré, qui recevaient l'air et le 
jour par une porte très-basse, et à travers une étroite 
lucarne : le mauvais grabat, les images grossièrement 
enlumiñées , la table supportant une idole de bois peint, 
qui composaient tout ameublement de ces cellules, 
excitèrent moins ma pitié que leur malpropreté ne m'ins- 
pira le dégoût. Un de ces bâtiments renfermait une vaste 
salle ayant à chaque extrémité un petit autel plus que 
simplement orné, et dans laquelle je vis plusieurs 
longues tables et des bancs de bois à peine dégrossi. 
Un passage conduisait à la cuisine, dont une immense 
chaudière de fer, maçonnée sur un fourneau ‘et des- 
tinée à la cuisson du riz, occupait une partie; quel- 
ques grossiers ustensiles de cuivre ou de terre cuite 
étaient pendus à des murs d’une construction aussi s0- 
lide qu'antique. Le couvent, qui renferme, dit-on, plu- 


sieurs centaines de religieux, était désert, ee jour - là 


_. DE LA FAVORITE. 205 
étant consacré à la quête; car, ainsi que les ordres men- 
diants en Espagne et en Italie, ces bonzes vivent d’au- 
mônes. La ressemblance entre ces moines, si différents 
de pays et de religion, ne se borne pas là. Plusieurs 
de ceux que je vis à la porte de leurs cellules, occupés 
à lire ou à travailler, sans que notre présence parût le 
moins du monde attirer leur attention, portaient une 
longue robe de laine blanche, sans capuchon et sans col; 
les manches, larges et pendantes, étaient retroussées 
au-dessus des poignets; un cordon de cuir faisait plu- 
sieurs fois le tour de la ceinture et pendait jusqu'a aux 
pieds, chaussés de sandales mal travaillées. Les 
de ces religieux, rasées et entièrement découvertes. 
donnaient à leur figure, calme et tranquille, un air 
vénérable que j'ai rarement observé dans les couvents 
européens; au lieu de cette corpulence qui annonce 
la paresse et l'oisiveté, ou de ces regards sans expres- 
sion, suite ordinaire de l'abrutissement du cloître, on 
remarquait chez eux une santé robuste, résultat du tra- 
vail et surtout d'une grande sobriété. Un grand jardin 
que ces bonzes cultivent fournit les légumes dont se 
compose uñiquement leur nourriture; des quêtes fré- 
quentes obtiennent des fidèles le riz nécessaire pour leur 
subsistance et l’étoffe commune qui sert à leur habille- 
ment, seuls besoins de ces pauvres religieux, entiè- 
rement étrangers aux idées d'ambition et à la soif du 
pouvoir, cachées si souvent en Europe sous la haire et 
le capuchon. 

Les bonzes ne jouissent en Chine de Pope aucune 
influence : ils n'ont guère ‘de relations qu'avec les der- 


206 VOYAGE 
nières classes de la population, qu'ils entretiennent dans 
une dégoûtante mais en même temps très- inoffensive 
superstition, dont vous retrouvez partout les traces : 
dans chaque boutique de Canton , une idole barbouillée 
de rouge et couverte de dorures, tantôt seule, tantôt 
placée-entre ses deux enfants, aussi bizarrement habillés 
que leur père, semble toujours présider le comptoir 
dans l'intérêt du marchand, qui entretient une lampe 
nuit et jour allumée devant son dieu domestique. Il n’y 
a point sur le Tigre de bateau, si petit qu'il soit, qui 
n'ait également son idole, comme en Jitalie il aurait eu 
sa madone. Sans doute chaque dévot chinois choisit 
son saint et l'habille à son gré; car il est difficile d'en 
rencontrer deux qui se ressemblent. Cependant toutes 
ces idoles sont généralement fort laides et l'objet d'une 
multitude de pratiques absurdes, mais qui du moins 
n'inspirent- pas ‘au peuple, eomme dans beaucoup de 
pays, une dangereuse et fanatique superstition. 

Dans ces contrées, les mahométans sont en trop pe- 
tit nombre pour mériter d'être comptés : aussi, quoique 
la Chine eût éprouvé bien des révolutions, les troubles 
ME #4 y: avaient ue inconnus jusqu'à l'époque où 


portugais 
iutréfiirent, À peine un férquact tde siècle s'était écoulé, 
que déjà des rixes avaient eu lieu entre les nouveaux 
chrétiens et les autres habitants, irrités d'entendre chaque 
jour blasphémer sans aucun ménagement leur antique 
religion. À ces premiers ferments de discorde se joi- 
gnirent bientôt de coupables intrigues de la part des 
prêtres européens, pour obtenir des richesses et une 


DE LA FAVORITE. 207 
plus grande influence à la cour de l'empereur, dont ils 
séduisirent de proches parents pour les mettre à la tête 
des chrétiens, et se faire ainsi un parti dans V'État. Un 
parti de ce genre, quoique peu nombreux et presque 
entièrement recruté dans les classes inférieures de la 
population, mais devenu un instrument entre les mains 
de prêtres fanatiques et intrigants, aurait pu être dan- 
gereux pour la tranquillité de l'empire. Heureusement 
pour la Chine que bientôt la discorde se mit parmi 
tous ces prêtres chrétiens de différentes nations, ri- 
vaux d'ambition et plus occupés de leurs intérêts que 
dévoués à ceux de la religion qu'ils étaient venus en- 
seigner. Les seuls jésuites français, qui s'étaient rendus 
utiles à la cour de Pékin par leurs connaissances et 
leurs talents, restèrent pour la plupart neutres dans 
ces débats : aussi furent-ils seuls tolérés en Chine, 
lorsque le dernier empereur, fatigué d’abord des scan- 
daleuses discussions des missionnaires entre eux, puis 
rendu inquiet par les soulèvements et les séditions san- 
glantes auxquels la nouvelle religion donna lieu dans 
plusieurs provinces, décida enfin l'expulsion de ces 
dangereux étrangers; mais l'inobservation de cette sage 
mesure ayant causé de nouveaux troubles au commen- 
cement de ce siècle, les chrétiens furent persécutés, 
et la peine de mort portée contre tout missionnaire 
chinois ou européen convaincu d'avoir prèêché la re- 
ligion chrétienne : la loi fut et est encore sévèrement 
exécutée. Deux années environ avant mon passage À 
Canton, un prêtre catholique, trouvé en contraven- 
tion à l'édit du souverain, avait été décapité publique 


208 VOYAGE 

ment à Pékin : aussi le nombre des chrétiens, si l'on 
peut donner ce nom à des malheureux que la misère 
et l'intérêt ont convertis beaucoup plus qu'une religion 
qu'ils mêlent à toutes les pratiques superstitieuses de 
leur pays, a considérablement diminué, et aura entiè- 
rement disparu avant peu d'années, malgré les efforts 
et le dévouement de nos missionnaires, dont j'aurai 
occasion de parler quand il sera question de Macao, 
seul endroit où ils puissent résider en süreté. 

Au milieu de tant de curieux sujets d'observation, 
les jours, bien employés, s'écoulaient rapidement ; 
l'hospitalité franche et empressée dont j'étais l'objet de 
la part de presque tous les négociants étrangers, ame- 
nait chaque soir de nouvelles et toujours agréables 
distractions. Les officiers qui m'avaient accompagné 
étaient retournés à bord remplacer MM. Eydoux, Paris 
et Serval, que j'avais appelés auprès de moi pour leur 
faire partager à leur tour les plaisirs de Canton. Les 
gracieuses attentions dont nous fùmes tous comblés 
par M. Gernaert et ses amis, parmi lesquels le consul 
de Hollande a des droits particuliers à notre reconnais- 


ve ont laissé à mes compagnons €t à MOI un sou- 


agréable et quiss sera de longue durée. J'avais 


anglaise et des négoi É 

accueil généreux qui “avait ‘signalé nos relâches sur les 
côtes | e l'Indostan, et je trouvai dans les capitaines des 
vaisseaux de la maîtresse de l'Inde la bienveillante et 
cordiale assistance que je devais attendre d'aussi dignes 
et braves officiers, qui ont pour la plupart acquis 


DE LA FAVORITE. 209 

dans la marine militaire leur expérience et leurs talents. 
Tout semblait s'être réuni pour rendre mon séjour 
en Chine aussi favorable à mon instruction qu'à ma 
santé : nous avions joui d'un temps toujours clair et 
très-beau , mais froid, et le thermomètre était souvent 
descendu de plusieurs degrés au-dessous de zéro : 
aussi les Chinois, peu habitués à une pareille tempéra- 
ture, avaient épuisé leurs garde-robes et restaient dans 
leurs boutiques, comme des marmottes endormies 
par lhiver. Cependant des froids aussi vifs ne sont 
pas rares dans cette partie de la Chine, et, comme par 
compensation , les étés y sont excessivement chauds; 
mais ces extrêmes durent peu, et la température est 
délicieuse le reste de l'année. Les pluies, rarement 
abondantes et de longue durée, tombent depuis juin 
jusqu’en novembre, époque à laquelle le soleil ramène 
les orages sur les pays situés entre l'équateur et le tro- 
pique N., et cause ces terribles {y-fongs dont heureuse- 
ment Canton, éloigné de la mer, ne ressent que 
très-peu les funestes effets. Mais lorsque, dans l'avant- 
dernier mois de l'année, la chaude et pluvieuse mousson 
de S. O. a cédé tout à fait à l'influence du vent de 
N.E.; le ciel devient clair et le temps agréable, à moins 
que la brise tournant au N., ne souflle trop fortement, 
comme elle le fit pendant la relâche de la Favorite à 
Macao. Sous un aussi beau climat et dans une contrée 


couverte d'une population immense il est vrai, mais 


très-sobre et généralement propre, les maladies épidé- 
miques ne doivent pas être communes. En effet, la 
peste et le terrible choléra ÿ sont inconnus; mais la 


HI. 14 


210 VOYAGE 

petite vérole y exerce fréquemment ses ravages, sur- 
tout dans les provinces N. de l'empire, dont l'atmos- 
phère froide est plus contraire au rétablissement des 
malheureux que la maladie a frappés, et qui pour la 
plupart en portent de profondes traces sur leur visage. 

Les marchés de Canton sont approvisionnés de toutes 
les productions des contrées équatoriales et d'une partie 
de celles de nos climats; les légumes d'Europe s y trou- 
vent presque tous; la beauté en est remarquable et fait 
honneur à l'industrie des jardiniers chinois. Les bœufs, 
les moutons, élevés seulement pour la consommation 
des étrangers, sont excellents et comparables à ce que 
la France peut offrir de meilleur; mais ce luxe de table, 
inconnu aux habitants, coûte exorbitamment cher aux 
Européens. 

Dans un pays où la culture des terres a fait dispa- 
raître les forêts, le gibier doit être extrèmement rare ; et 
en eflet, le peu qu’on en trouve à Canton vient des îles 
inhabitées qui environnent l'embouchure du Tigre. 
Mais, en récompense, la mer, les rivières et les cours 
d’eau fournissent une grande quantité de poissons, dont 
la population fait sa principale nourriture. 

Cependant j'attendais, pour retourner à Macao, la 
réponse du vice-roi, auquel j'avais écrit, d'après les 
avis du consul de France, pour le remercier de la juste 
punition des meurtriers de l'équipage du navire fran- 
çais le Navigateur, et pour lui demander que certains 
droits imposés sur les bâtiments français fussent ré- 
duits au même taux que ceux que payent les Anglais. 
Les relations diplomatiques sont fort lentes dans tous 


DE LA FAVORITE. 211 
les pays, même les moins civilisés; en Chine, elles 
ne finissent plus: les dépêches des étrangers doivent 
passer par les mains des hanistes, puis dans celles de 
plusieurs mandarins ; qui ont soin de retrancher, en 
les traduisant, tout eéqui pourrait être contraire à leurs 
intérêts auprès dela première autorité, qui reçoit enfin 
la pièce officielle tronquée et souvent même falsifiée. 
C'est ainsi que les réclamations des Européens, écrites 
ordinairement d'un style ferme et positif, arrivent tou- 
Jours au vice-roi non-seulement tout à fait affaiblies, 
mais encore chargées des expressions les plus basses, 
les plus rampantes que le peuple le plus esclave de 
l'Asie ait jamais pu inventer; et c'est dans cet état 
qu'elles sont livrées à la connaissance des Chinois. 

J'ai déjà parlé des scènes bruyantes que les étrangers 
vont faire à la porte de Canton quand ils veulent que 
leurs réclamations parviennent directement au vice-roi ; 
je ne me souciais nullement d’ employer ce moyen, aussi 
dangereux pour l'échine des députés qu'indigne de notre 
nation, et dont le succès est au moins très-incertain ; 
je priai donc le consul, pour éviter les longueurs, de 
faire traduire ma lettre en chinois, et de la remettre au 
conseil des hanistes. Mais cette manière de traiter les 
affaires n'étant pas conforme à l'usage reçu, ma missive 
fut renvoyée et dut suivre la marche ordinaire. Enfin, 
après dix-huit jours, la rép arriva (5); elle parut 
écrite d'un styleét , qui excita même 
la jalousie dés autres éiraigèrs; hahisisén, suivant toute 
parines à ne dre pre re ei la __. .— 


+ 


AARIANFEUTLODe 


Fe 


L2 


212 VOYAGE 
Pour moi, loin d’en être enchanté, je fis de pénibles ré- 
flexions sur lhumiliant abaissement où sont tenues à 
Canton les deux plus puissantes nations du monde. 
La France, il est vrai, peu occupée de ses relations 
avec ces contrées éloignées, à oublié que son pavillon 
flotta autrefois à Canton auprès des couleurs anglaises, 
hollandaises et américaines. La factorerie française a dis- 
paru avec notre prospérité commerciale, et si le gou- 
vernement veut que nos couleurs nationales prennent à 
Canton la place qu'elles y doivent tenir pour l'honneur 
de notre patrie et l'avantage de son commerce, il faut 
que, se débarrassant des entraves d’une étroite et aveugle 
parcimonie , il traite son représentant avec une noble 
grandeur, et que le titre de consul de France: et de pro- 
tecteur des Français se montre environné de l'éclat qui 
lui convient, aux yeux de nos rivaux et des Chinois (6). 
Le 14 décembre au matin, je quittai Canton et 
toutes les agréables connaissances dont j'avais reçu un 
si gracieux accueil. M. Gernaert voulut bien m’accom- 
pagner, et nous nous mîmes, ainsi que mes trois COM- 
pagnons ; en route pour Macao, par les canaux de f'in- 
térieur. Ce voyage de retour, auquel les convenances 
eurent au moins autant de part que la curiosité, devait 
compléter la faible somme de connaissances que j'avais 
pu acquérir sur la Chine pendant un si court séjour. 
Le soleil n’était pas encore levé quand notre bateau 
couvert, parfaitement installé pour ce genre de service, 
quitta les factoreries; nous remontâmes le fleuve l’espace 
de deux milles environ, puis laissant à gauche une 
pointe basse et avancée, nous entrâmes dans le canal 


DE LA FAVORITE. 215 
naturel qui, après avoir fait cent détours à travers une 
plaine magnifique, va Gas le Tigre au milieu des 
îles qui entourent Macao. 

* Au froid et aux fortes brises de N. des jours précé- 
dents, avaient me * ? le calme et une température 
douce; le soleil levant vint éclairer un ciel presque 
sans nuages et nous faire jouir d'une vue délicieuse. 
Déjà une multitude de petites embarcations sillon- 
naient le fleuve; chargées de provisions de toute es- 
pèce, elles se dirigeaient vers la ville, sous la conduite 
des femmes, dont les maris commencçaient en même 
temps sur les quais et dans les rues leurs travaux de 
la journée. Les grands bateaux de passage se déta- 
chaient en foule des deux rives et faisaient route avec 
nous. Îls n'avaient point de voiles, et les vigoureux 
matelots qui en couvraient le pont, cherchaient dans 
leurs bruyantes conversations avec les passants une dis- 
traction à la pénible nécessité de tenir sans cesse deux 
énormes rames en mouvement. Une troisième rame, 
placée sur l'arrière , et qui servait à gouverner l'embar- 
cation ainsi qu'à en accélérer la marche, occupait quatre 
hommes, dont les épaules larges et nues, les traits 
_ pleins, la physionomie gaie et ouverte, annonçaient la 
force et la santé. Les nombreux passagers entassés sous 
le pont supérieur allongeaient à l'envi leurs têtes rasées 
par les fenêtres, pour respirer l'air frais du matin. Si 
je tournais les yeux du côté du rivage, je n'apercevais 
dans le plat pays au travers duquel nous passions, que 
des terres dépouillées d'arbres; et dans l'éloignement, 
qu'une montagne haute et isolée, située de l'autre côté 


214 VOYAGE 

de Canton, dont aucune tour, aucun dôme au sommet 
aigu n'indiquait la place, quoiqu'il ne füt voilé que par 
un léger nuage de vapeur. Cependant à mesure que 
nous avancions, la scène changeait à chaque instant. 
Les bords du canal que suivait lentement notre bateau 
étaient revêtus de gazon et formaient des talus que sou- 
tenaient deux rangs de müriers blancs; des espèces de 
tranchées travaillées avec soin allaient, en serpentant, 
porter au loin l'eau et la fertilité au milieu des champs, 
tapissés d’une nappe de verdure, et que des haies 
d'euphorbe à feuilles de laurose séparaient entre eux. 
Tantôt un grand village entouré de bouquets d'arbres 
venait animer le second plan du tableau et en rompre 
l'uniformité; tantôt une foule de jolies habitations 
blanches, bien construites, se groupaient autour d'un 
débarcadère charte passagers et de marchandises, 
que des bateaux embarquaient ou débarquaient à la 
hâte, pour venir se joindre à la flotte, qu'un faible 
courant de marée favorable entrainait avec nous; par- 
tout sur les deux rives nos yeux rencontraiïent le spectacle 
de l'activité et de l’aisance, sans ce contraste de hideuse 
misère que les plus belles campagnes d'Europe offrent 
à chaque pas. Parfois j'apercevais, à l'extrémité d'un 
étroit chemin dont les sinuosités se dessinaient sur des 
terrains inondés par le fleuve, un hameau composé de 
quelques cases bien humbles, mais propres et couvertes 
avéc soin; et dans un petit champ voisin , des bananiers 
aux feuilles longues et vertes , et quelques plates-bandes 
de légumes en plein rapport. Là, un pauvre cultivateur 
chinois s’acheminait vers son jardin, courbé sous le poids 


DE LA FAVORITE. 215 
de deux seaux d’eau puisée au rivage. Plus loin un autre, 
dont la chaumière était mieux située, arrosait son champ 
au moyen d'un grand panier doublé de toile et suspendu 
à l'extrémité d'une longue perche, tenue elle-même en 
équilibre par son milieu sur un montant élevé. Le 
panier, plongé dans le canal et rempli d’eau, était enlevé 
par la Les appliquée à ae rase de | ag et 


 < 
dont l'eau Se ensuite se sure diet des dis 


211 


PR RE À 


bandes. C'est ainsi que, par 
gation, dont plusieurs ont exigé dest travaux unis; les in- 
dustrieux Chinois sont parvenus, sans le secours d’un seul 
quadrupède domestique, à cultiver de vastes plaines et 
même à entretenir des rizières assez loin des cours d’eau. 
Dans l'après-midi, nous touchâmes à un gros bourg, 
résidence d’un mandarin qui devait viser les papiers du 
bateau et recevoir un certain droit de passage; car en 
Chine chaque autorité augmente ainsi son revenu, le 
plus souvent arbitrairement, sans être pour cela plus 
disposée à dédommager les voyageurs par de la com- 
plaisance et de la célérité. Un des prédécesseurs du 
- mandarin auquel nous avions affaire dans ce moment, 
"avait été puni de son insolence et de sa paresse d'une 
manière assez singulière : M. Gernaert voulut bien me 
raconter cette histoire pour nous faire prendre patience 
et nous consoler de la nécessité où nous étions ” 
rester consignés à bord de notre bateau. * 
Un négociant anglais, appelé subitement à Maé 
par des affaires très-pressées et d'une importance ma- 
jeure, fut forcé comme nous de relâcher au même 


216 VOYAGE 

village et pour la même cause; le moindre retard pouvait 
lui causer un grand préjudice , et cependant le mandarin 
refusait de signer le permis de passer, sous prétexte 
qu'il n'avait pas le temps et qu'il se reposait : après 
plusieurs tentatives inutiles auprès du nonchalant fonc- 
tionnaire, l'Anglais, excité par l'impatience et la nécessité 
de continuer son voyage, saute à terre, force l'entrée 
de la maison du mandarin, et le trouve mollement 
étendu sur son divan, fumant de lopium. Le Chinois, 
brusquement interrompu dans ses contemplations, se 
lève furieux et menace grossièrement son visiteur im- 
promptu; mais un vigoureux soufflet le couche sur le 
sol, au milieu des débris de la pipe qui l'absorbait 
tout entier quelques minutes auparavant. Pendant le 
tumulte, lAnglais rembarque, continue sa route et 
arrive heureusement à sa destination, où il attendit en 
sûreté les résultats des poursuites du mandarin. En 
effet, une plainte avait-été adressée au vice-roi, qui, 
après une ample information et les témoins entendus, 
demanda à la factorerie anglaise que le coupable lui fût 
livré pour être jugé; mais bientôt de nouveaux rapports 
constatérent que le plaignant fumait de l'opium et était 
protshienens ivre, Rose ke ns avait … commis : 


| LA à 3204 
does 


sa cause, ft éassé de sa doisé, et reçut bon ni) 
de coups de rotin. Sans cebe heureuse issue du procès, 
l'impatient étranger aurait été forcé d'abandonner la 
Chine pour toujours, ou u%le rester longtemps sous les 
verrous, même après avoir payé une forte amende. 
L'histoire dont je ne donne ici -que les principaux 


DE LA FAVORITE. 217 
détails était déjà finie que la permission de continuer 
notre route n'était pas encore accordée : nous eûmes 
donc tout le temps d'examiner la demeure du mandarin, 
ainsi que les objets environnants. L’habitation de ce 
fonctionnaire était voisine du rivage et séparée du bord 
de l'eau par un jardin enclos d’arbustes taillés en forme 
de haie; au milieu du parterre qui ornaït le devant de 
la maison s'élevait un mât surmonté d’une petite plate- 
forme, d'où pendaient des pavillons de plusieurs cou- 
leurs, remplacés la nuit, dans les solennités, par des 
lanternes de papier coloré. Sans doute que ces orne- 
ments sont les insignes extérieurs de la dignité des 
mandarins des classes moyennes, car ils m'ont paru 
très-multipliés dans tous les quartiers de Canton, et 
appartenir également, sauf peut-être quelque diffé- 
rence, aux possesseurs titulaires ou honoraires de cette 
dignité, objet de l'envie de tous les Chinois. 

La maison, construite en bois, n'avait qu'un seul 
étage peu élevé, surmontant une galerie extérieure qui 
faisait le tour du bâtiment, dont le toit attira notre 
attention par sa forme chinoise et ses bizarres orne- 
ments; les portes et les fenêtres, étroites et fermées 
par des treillis de rotin peints en vert, étaient ombra- 
gées par les hautes branches de plusieurs tamariniers; - 
et principalement de lauriers-camphres, dont le beau 
bois sert: également pour la charpenterie et la menui- 
serie , et dont les racines fournissent l'essence à laquelle 
l'arbre doit son nom. Plusieurs commis du mandarin, 
tous en robe de soie noire, costume de rigueur en Chine 
comme en Europe pour tout individu qui fait métier 


218 VOYAGE 

d'écrire, paraissaient fort occupés à percevoir les droits 
que payaient une foule de bateaux chargés de marchan- 
dises et de passagers pour la même destination que nous. 

Sur notre droite, à très-peu de distance de nous, 
s'étendait le long du rivage un jardin qui se terminait 
en terrasse; Cest de ce côté que se tournèrent bien- 
tôt nos regards pour jouir de la vue d’une jolie Chi- 
noise qui, profitant sans doute du lieu et de la circons- 
tance, donnait libre carrière à sa curiosité. Son costume 
était simple, mais propre et élégant; ses cheveux, rele- 
vés par derrière et arrangés avec beaucoup de soin, 
embellissaient des traits fins et délicats. Une peau blan- 
che, des yeux grands et doux, de belles dents, une 
bouche petite, mais légèrement rougie, suivant l’ usage 
des dames chinoises, un gracieux abandon dans la taille 
et dans tous les mouvements, le jeu fort coquet d'un 
éventail qu’un mouchoir de soie rouge remplaçait suc- 
cessivement dans chaque main rendue au repos, ache- 
verent d'inspirer à mes jeunes compagnons de voyage, 
pour la charmante recluse, un très-vif intérêt, qu'elle- 
même , je dois en convenir, semblait également é éprou- 
ver. Heureusement que le départ fit cesser cette pan- 
tomime, à laquelle les habitants réunis en grand 
_ nombre sur le rivage auraient bien pu trouver une 
galanterie fort peu de leur goût. 

La marée contraire força notre bateau de rester à 
l'ancre une partie de la nuit. Pendant la journée sui- 
vante, nous traversâmes une contrée aussi belle, aussi 
bien cultivée que celle que nous avions vue la veille : 
des villages très-rapprochés, des débarcadères assiégés 


4 


DE LA FAVORITE. 219 
par des flottes de bateaux, nous parurent des indices 
certains d’un commerce actif, Maïs déjà le canal s’élar- 
gissait peu à peu aux dépens des vastes rizières inondées 
qui s'étendaient sur la rive droite à perte de-vue. La 
rive opposée offrait toujours des sites charmants ; mais 
plus pittoresques que ceux dont nous avions admiré la 
beauté au commencement du voyage : les terres parais- 
saient plus hautes, moins unies, et des masses de rochers 
répandus çà et là annonçaient l'approche de Fembou- 
chure du Tigre et des îles arides dont elle est semée. 

: Parmi les nombreuses embarcations de toute forme 
et de toute grandeur qui se pressaient sur les deux rives, 
les unes faisant route pour Canton, les autres se ren- 
dant au comptoir portugais, je remarquai les bateaux à 
canards, flanqués d'immenses cages qui se projetaient 
un peu au-dessus de la surface du canal, dont le 
. courant venait doucement se briser contre les façons 
larges et plates du bateau, que les eris de milliers de 
canards annonçaient toujours de loin. Nous prenions 
plaisir à regarder avec quel empressement ces pauvres 
prisonniers se précipitaient du petit pont abaissé des 
cages sur la rive, pour aller courir dans les prairies 
voisines jusqu'au coucher du soleil, et rentrer ensuite 
au logis sous la conduite de quelques vieux canards 
tenant la tête du troupeau et veillant avec un instinct 
étonnant à ce que les plus jeunes de la bande ne s’écar- 
tassent pas étourdiment. Tous-ces canards proviennent 
d'œufs éclos dans des fours, seul moyen de suffire à 
énorme consommation qu'en font les Chinois, qui 
non-seulement les mangent dans leurs festins par cen- 


220 VOYAGE 
taines bouillis ou rôtis, mais encore les font fumer 
pour leur provision d'hiver. 

Souvent dans notre route, emportés par le courant, 
nous avions de la peine à éviter une autre espèce de 
bateau, non moins utile et qui fait autant d'honneur à 
l'industrie des Chinois. Sur les côtés d’un vaste réservoir 
que ses formes arrondies et ses extrémités en pointe per- 
mettent de changer de place facilement, sont adaptées 
à l'extérieur deux roues que le courant fait mouvoir, 
et qui renouvellent sans cesse l'eau renfermée dans 
intérieur, où sont conservés beaucoup de poissons dé- 
licieux, dont généralement en Chine les cours d'eau 
contiennent une grande quantité. Ces machines sont 
trés-ingénieuses, sans cependant pouvoir être comparées 
à ce que nous voyons dans le même genre en Europe; 
mais, si lon réfléchit que le peuple qui s’en sert les a 
inventées il ya peut-être vingt siècles, elles inspireront 
un grand étonnement .. auquel succédera un sentiment 
d'orgueil, si on reporte sa pensée sur les progrès im- 
menses qu'ont faits depuis deux cents ans, dans nos 
contrées, l'industrie et le bien-être des populations. 

Nous passämes la nuit à l'ancre devant un bourg con- 
sidérable (PI. 43), où nous étions arrivés trop tard pour 
payer les droits et obtenir la permission de continuer 
notre voyage. Le lendemain matin j'eus tout le loisir, 
avant que le mandarin fût visible, de m'occuper dé 
nouveaux sujets d'observations. Nous avions dépassé 
les terres du continent; celles qui environnaient le 
petit port devant lequel notre bateau était mouillé of- 
fraient une tout autre apparence; c'étaient de grandes 


DE LA FAVORITE. 221 
îles que traversaient des montagnes rougeâtres et pe- 
lées, sur lesquelles je voyais les traces des grandes 
brises de mer et des terribles ty-fongs. . 

Au milieu du canal, rétréci par les rochers élevés, 
le rapide courant de la marée amenait auprès de nous 
de grandes embarcations qui arrivaient de la mer : 
les manœuvres, les cris des matelots chinois, qu'une 
forte brise intimidait, formaient un spectacle aussi 
animé que bruyant. Mais bientôt des objets plus gra- 
cieux vinrent occuper notre attention : plusieurs de 
ces petits bateaux de passage, sur lesquels vivent des 
familles entières, s'étaient réunis autour de notre em- 
barcation, et pendant qu'ils attendaient l'occasion d'être 


employés par les nombreux arrivants, les femmes qui les 
montaient sollicitaient notre générosité d'une manière 
si douce, si décente, qu'il était difficile de refuser ce 
qu'elles demandaient. Elles n'avaient point cet air misé- 
rable, avili, parfois même insolent de nos mendiants 
d'Europe : une innocente séduction formait leur seul 
moyen de réussite. La plupart étaient mères et entou- 
rées de petits enfants, objets d’une sollicitude d'autant 
plus naturelle que ces petits êtres, courant sans aucun 
appui sur des planches étroites, au niveau de l'eau, 
doivent y tomber souvent; mais le secours des pa- 
rents, avertis par leurs cris, et une précaution aussi 
ingénieuse que singulière, empêchent presque toujours 
que ces accidents n’aient des suites malheureuses : au 
col de chaque enfant en bas âge est pendue une cale- 
basse qui fait, pour ainsi dire, partie de son habille- 


ment; de manière que s'il tombe dans le fleuve, le 


222 * VOYAGE 

corps flottant soutient sa bouche hors de l'eau et lui 
permet ainsi de faire entendre des cris de détresse. Un 
évédement de ce genre se passa sous nos yeux et nous 
fournit un touchant exemple du sentiment de bienveil- 
lance qui, dans cette classe pauvre et méprisée, lie les 
familles entre elles. Le choc de deux bateaux fit tomber 
à l'eau un pauvre enfant ; sans-la calebasse protectrice 
i était englouti par le courant; à l'instant toutes les em- 
barcations voisines furent en mouvement et le naufragé 
rendu sain et sauf à sa mère. Avec quelle joie on le 
reçut! De combien de caresses, de soins ne fut-il pes 
comblé par toutes les femmes dont nous étions envi- 
ronnés, et qui, renonçant à l'espérance de nos pro- 
chaines largesses, se pressaient autour de lui! guy 

Je vis alors une cérémonie que la mère, après avoir 
réchauffé son enfant et changé ses humbles vêtements, 
fit pour remercier le bon ou peut-être le mauvais génie. 
Avec-un morceau de papier doré, couvert de signes 
magiques, et que la petite créature, encore tout elfarée, 
avait mouillé de sa salive, elle lui frotta le visages D 
ayant renfermé dans ce papier quelques grains di 
cuit, elle l'attacha sur deux légers bâtons, et nhendoisie 
le tout au courant du ae age bien des patins 
des génuflexions. 

Cette cérémonie paraîtra bien innocente sans dois 
mais qu'on se rappelle que, mûs par les mêmes supers- 
ütions, ces parents, qui montrent une si vive sollici- 
tude pour leurs enfants, les exposent souvent - à une 
mort cértaine, en croyant obéir aux arrêts de la Divinité. 

Nos yeux se dédommageaient alors de l'éloignement 


DE LA FAVORITE. 223 
dans lequel la jalousie des Chinois et leur aversion pour 
les étrangers tiennent le beau sexe. Peut-être croira- 
t-on qu'une aussi cruelle prohibition embellissait à nos 
yeux les femmes qui nous entouraient en ce moment : 
je n'oserais soutenir le contraire, mais j'assurerai qu'elles 
pouvaient, quoiqu'elles appartinssent aux dernières elas- 
ses, donner une idée avantageuse des grandes dames 
de Canton, dont je n'avais entrevu qu'un très- petit 
nombre; car je remarquai, sous la robe d’étoffe brune 
de plusieurs de nos voisines, des tournures et des 
grâces dignes de la mousseline et du satin. Un pan- 
talon large et fermé par le bas laissait voir des pieds 
nus, mais petits et bien faits, dont le libre usage, 
enlevé aux autres Chinoises, donne à celles-ci une viva- 
cité de mouvements qui plaît d'autant plus qu’elle n’est 
accompagnée d'aucune licence et d'aucune grossièreté. 
Ces femmes, quoique bien pauvres, recevaient et par- 
tageaient nos dons entre elles avec décence et sans le 
méingre débat; lesplos jolies nbievaigni de nous la pré- 

| Ro LE LEE EE | 


L "7 = LE" 
FE n PA a: J} . 


es, 


Po: écoutées. Il est vrai A de footes ces tes 
nous ne comprenions que le mot camcha, qui veut dire 

présent; mais prononcé doucement par une bouche petite 
et meublée de belles dents, avec un air suppliant auquel 
de jolis yeux, des traits réguliers donnaient un nouveau 
prix, ce mot valait à lui seul toutes les longues et mono- 
tones litanies dont les mendiants se servent dans nos 


Les petites pièces de monnaie que nous distribuions 


224 VOYAGE 

à ces pauvres familles, et que recevaient le plus souvent 
de jolis petits enfants, n'étaient pas demandées comme 
aumônes , mais comme un témoignage d'intérêt pour un 


sexe faible, de la part d'étrangers dont ces bonnes gens é 


téprouvé la générosité. Leurs vêtements, leurs 
halorses surtout sont d'une excessive propreté : : le prix que À 
les hommes retirent de leurs travaux à terre, l'argent # 
que gagnent les femmes en transportant des passagers, 
les font vivre bien portants et satisfaits de leur sort. 
Cependant , au milieu de toutes ces observations, la 
matinée savançait et l'heure fixée pour la visite que 
devaient faire à bord les commis du mandarin était 
depuis longtemps écoulée; la nécessité d'arriver avant 
la nuit à Macao avait réveillé notre impatience, cage 
jusque-là par les rapports trompeurs de plusieurs mes- 
sagers : aussi, lorsque enfin les visiteurs montèrent à 
our remplir leurs fonctions et profiter de la 
petite collation que, suivant l'usage, le patron chinois 
avait préparée: pour eux, le consul, outré de la 5 
insolente dont ils reçurent ses plaintes, les cha 
bateau, et je ne pus m'empêcher de rire en 
l'air déconcerté des robes noires qui jetaient en yat 
un dernier regard sur le thé qu'ils étaient forcés d'a- 
bandonner; mais rendus au rivage, au milieu de leurs 
administrés, qui paraissaient enchantés de l'événement, 
ils oublièrent leur frayeur, et changeant d’attitude, com- 
mencèrent sur un ton menaçant des discours dont les 
éclats ne parvinrent bientôt plus j dors ’à notre bateau, 


J'ai rapporté ce petit épisode de notre yoyage comme 


ë 


DE LA FAVORITE. 225 
un exemple des froissemenis continuels qui entretien- 
nent une aversion mutuelle entre les autorités chi- 

_noises de second ordre, accoutumées à gouverner des- 
potiquement la population, et les étrangers qui affectent 


= de les mépriser et saisissent avec empressement toutes 


‘les occasions de les humilier; ce qu'ils peuvent faire 
avec d'autant plus d'impunité que les mandarins ayant 
toujours à craindre que leurs criantes.concussions n’ar- 
rivent enfin à la connaissance de l'empereur, et ne 
soient punies par l'exil, toujours suivi de la confisca- 
tion des biens, évitent prudemment le scandale; mais 

.ces fonctionnaires s’en vengent sur le commerce d'une 
manière, sinon flatteuse pour leur vanité, du moins 
très- -avantageuse à leurs intérêts. 


% Plus nous approchions de la mer, plus le pays chan- 


geait d'aspect, et bientôt il n'offrit à nos regards que des 
terres arides, hautes et désertes : nous étions parvenus au 
milieu des îles qui forment de ce côté, comme de l'autre, 
l'embouchure du ue” Tantôt notre bateau franchissait 
PRESS dominés par des masses 
ls la marée se préci- 
k le rivage pour trou- 


, nous _apercevions sur notre 
droite la haute mer agitée par la mousson de N. E. 
De longues pêcheries construites en bambous enfoncés 
dans la vase marquaient la place des bancs, et formaient 
des canaux sinueux au milieu desquels quelques jonques 
de guerre stationnaient à grande distance les unes des 
autres, pour effrayerles pirates, arrêter la contrebande, 
visiter les jonques du commerce et empêcher l'émigra- 


IL. 19 


226 VOYAGE 

tion; mais les capitaines qui les commandent fuient au 
contraire lâchement devant l'ennemi, rançonnent les 
malheureux pêcheurs et sont la terreur des marchands 
qu'ils devraient protéger. Ces bâtiments armés font 
partie de la flotte chinoise toujours en station dans le 
port de Macao, devant lequel nous arrivâmes avant la 
nuit. Une embarcation m'attendait, et Je me trouvai 
quelques instants après, avec un plaisir difficile à expri- 
mer, au milieu de l'équipage de la Favorite et de ses offi- 
ciers dont j'étais séparé depuis vingt-deux jours. 


GROTTE DE CAMOËNS. 


s DE LA FAVORITE. 227 


CHAPITRE XIII. 


MACAO. — DESCRIPTION DE CET ÉTABLISSEMENT PORTUGAIS. — DÉPART 
POUR LA COCHINCHINE. — ARRIVÉE DANS LA BAIE DE TOURANE. 


Lorsque, vers le commencement du ivr° siècle, les 
intrépides Portugais conduits par les Albuquerque et les 
 Ataïde faisaient trembler les plus puissants souverains 
de l'Asie, et croyaient rendre immortel, à force d'ex- 
ploits, le nom de leur patrie maintenant presque oublié 
dans ces contrées, les flottes de cette petite nation, qui 
était alors la dep PRE maritime du ke 5 


les Cbtés depuis la mer Réugé jusqu + Pégu, chi. 
rent les détroits sous la conduite de pilotes arabes, fon- 
dèrent Malaca, et abordèrent enfin, après bien des 
tentatives malheureuses, sur les rivages de la Chine, 
dont les marchands portugais avaient déjà trouvé les 
curieuses marchandises répandues she tous les pays 
malais qu'ils avaient visités. 

Les nouveaux arrivants furent reçus d abord sans dé- 
fiance par les Chinoï, et admis à partager les bénéfices 
du commerce immense dont le port de Canton et celui 

12. 


228 VOYAGE & 
d'Émouy, situé plus au nord sur la côte du Fo-Kien, 
étaient le centre dès longtemps avant cette époque re- 
culée. Bientôt la route tracée fut suivie par un grand 
nombre d'aventuriers qui vinrent, à travers des mers 
orageuses, hérissées de dangers, puiser des richesses à 
une source nouvellement découverte, et rapporter à 
l'Europe encore barbare le luxe et les commodités de 
ces pays, dont quelques années auparavant le nom était 
à peine connu. Alors le gouvernement chinois, redou- 
tant l'affluence de ces étrangers guerriers et entrepre- 
nants, dont la renommée publiait les victoires rempor- 
tées sur les peuples de l'Inde, et qui déjà avaient établi 
leur puissance dans le grand archipel d'Asie, sur les 
Moluques et les îles de la Sonde, ferma l'entrée du Tigre 
aux bâtiments portugais, et leur accorda seulement, 
comme point de relâche nécessaire après une aussi 
longue navigation, l'extrémité orientale de Négao-Men, 
île très-étroite, longue de dix lieues environ, située à 
la partie S. de l'embouchure du Tigre, et dont la sur- 
face est montueuse et aride : les Portugais l'occupèrent 
sur-le-champ, et Macao fut fondé. 

_ Cette possession n’était rien par elle-même; mais 
son heureuse position, un port et une rade défendus 
de la grande mer par de petites îles, assurèrent long- 
temps au commerce portugais dans ces contrées une 
grande supériorité sur celui des autres nations euro- 
péennes. | 

Bientôt la rade du nouvel établissement se couvrit 
chaque année de nombreuses flottes, dont une partie 


reprenait, au commencement de la mousson de N. E., 


* DE LA FAVORITE: 229 
la route de Malaca et de l'Inde, tandis que l'autre en- 
trait dans le port de la Typa, que son peu d'étendue et 
les hautes montagnes dont il est environné mettent à 
l'abri des mauvais temps et surtout des ty-fongs. Ces 
avantages, que malgré la jalousie des Portugais les au- 
tres Européens vinrent peu à peu partager, firent ar- 
river rapidement Macao à un haut point de prospérité : 
des forts et des couvents couronnèrent toutes les hau- 
teurs d’une petite presqu'ile formée de rochers élevés, 
et dont les pentes rapides et inégalés furent couvertes 
de magasins et de belles maisons, qui composent , pour 
ainsi dire, la ceinture d’une anse de sable blanc, à la- 
quelle des quais larges et bien construits donnent en- 
core maintenant un air de grandeur et de richesse. Les 
Chinois accoururent en foule, s’établirent dans le voisi- 
nage des fortifications, et furent les seuls ouvriers de la 
colonie, dont tout le petit commerce tomba entre leurs 
mains : ils rendirent même nes x gorges des mon- 
tagnes voisines, dépouillé de toute végétation. 
C'est ainsi que Mseuo devint une cville considérable, dont 
le nom servit à désigner la Chine à la majeure partie des 
habitants de notre continent. Mais la fin du xvrr° siècle 
vit cette splendeur s'éclipser et suivre rapidement la 
décadence du Portugal. 

À cette époque, où la construction navale et l'art de 
là navigation avaient déjà fait d'immenses progrès, les 
Européens arrivèrent en plus grand nombre à la Chine; 
mais leurs bâtiments, beaucoup plus grands que ceux 
qu'on avait employés jusque-là comme seuls propres à 
naviguer le long de côtes dangereuses, furent forcés, 


230 VOYAGE . 

par le peu de profondeur de la mer devant Macao, de 
prendre, à plusieurs lieues de terre, un mouillage sans 
abri contre les mauvais temps : alors ils remontèrent le 
fleuve; la rade de Wampoa se couvrit d'une multitude 
de bâtiments, et Macao se vit peu à peu abandonné au 
seul commerce portugais expirant. 

Une autre révolution, qui devait l'amener au point 
de détresse où il est arrivé aujourd'hui, s’opérait peu 
à peu au sein même de l'établissement. Tant que ses 
maîtres furent puissants en Asie et purent entretenir 
dans la ville une garnison forte et bien composée, les 
Chinois attirés par le commerce et établis en dehors 
des fortifications restèrent tranquilles et contribuèrent 
activement à la prospérité de Macao; mais quand les 
Hollandais, les Anglais et les Français se furent partagé 
les anciennes possessions des conquérants de l'Inde sur 
les côtes de Malabar et de Coromandel ainsi que dans 
le grand archipel d'Asie, Goa, seul reste d'une grandeur 
détruite, et presque délaissé lui-même par la mère 
patrie, à peine libérée du joug espagnol, n’envoya plus 
pour défendre le pavillon portugais sur les bords du 
Tigre que quelques Indiens, au lieu de soldats euro- 
péens, et pour fonctionnaires que des mulâtres, dont 
tout le mérite se bornait peut-être au souvenir des hauts 
faits qui avaient illustré les grands hommes dont ils por- 
taient les noms. Alors les remuants Chinois, excités peut- 
être par les autorités de la province de Quang-Tong, 
ne voulurent plus obéir à des maîtres trop faibles pour 
se faire respecter. Les gouverneurs portugais, intimi- 
dés par plusieurs révoltes, demandèrent au vice-roi 


DE LA FAVORITE. 251 
de Cantéé des mandarins pour gouverner cette foule 
d'hommes, écume de la population des pays environ- 
nants; mais déjà, soit pusillanimité ou imprévoyance 
intéressée de la part des maîtres de Macao, beaucoup 
de ces dangereux voisins s'étaient établis dans la ville, 
où jusqu'alors ils n'avaient pu entrer de nuit. Bientôt 
les mandarins, sous le prétexte de rendre la justice, 
les y suivirent, et les Portugais virent dès-lors s'échap- 
per peu à peu de leurs mains les restes d’une puis- 
sance dont les nouveaux magistrats s are entiè- 
rement. 

Le revenu des douanes, celui des she furent 
perçus par les mandarins, qui exercèrent sur le gou- 
verneur européen une très-grande prépondérance. 

Tel est l'état d'abaissement où j'ai trouvé Macao: 
le pavillon portugais flotte encore sur ses murailles, 
mais il n’a pour soutien qu'une poignée de soldats in- 
diens, méprisés même des Chinois, et fussent-ils Eu- 
ropéens, ils ne pourraient se soustraire aux précau- 
tions sans nombre que les astucieux mandarins ont 
prises pour prévenir toute tentative contre leur pou- 
voir. Ainsi un simple ordre peut suspendre tout le com- 
merce; une surveillance exacte empêche des provisions 
de vivres d'entrer dans les forts où la garnison pour- 
rait se retirer; et au moindre mouvement hostile, la 
population chinoise pillerait les maisons des habitants 
et se porterait contre-eux aux plus horribles excès , sans 
que l'intervention des mandarins mêmes püt l'arrêter. 
Un terrible exemple de ce dont est capable cette mul- 
titude forcenée avait eu lieu très-peu de temps avant 


252 VOYAGE 
notre arrivée, et depuis lors l'autorité portugaise a été 
tout à fait avilie. 

Un Arabe, soldat de la garnison, tourmenté aude 
longtemps par un ulcère, était en proie à des douleurs 
affreuses qui le jetaient quelquefois dans des accès de 
fureur. Parmi ses camarades, tous ennemis jurés des 
Chinois, se trouvait un prétendu sorcier qui lui per- 
suada que la chair d’un de ces derniers, appliquée sur 
la plaie, calmerait de suite ses souffrances. L'Arabe, 
aveuglé par la superstition et le désespoir, choisit sa 
victime, se précipite sur elle pendant la nuit, et armé 
d'un couteau préparé à l'avance, lui fait presque entiè- 
rement la section de la cuisse; maïs la foule attirée par 
les cris de la victime, qui expire un instant après, force 
l'assassin à fuir et à se réfugier dans la caserne. Bien- 
tôt l'exaspération est à son comble parmi les Chinois : 
le mandarin demande que le coupable lui soit livré ; 
le gouverneur portugais, alléguant les traités qui veu- 
lent que les sujets de chaque nation soient jugés par 
leurs compatriotes, s'y refuse, et n'obtient qu'après 
beaucoup de difficultés l'observation de cette clause; 
enfin l'assassin fut condamné à être décapité. Pendant 
la procédure, qui dura plusieurs mois, les esprits s’é- 
taient échauffés encore davantage : les bruits les plus 
absurdes avaient trouvé facilement créance parmi les 
Chinois, persuadés que le coupable serait épargné; 
tout enfin annonçait une crise aussi terrible que pro- 
chaine. La veille de l'exécution, le gouverneur, retiré 
depuis plusieurs jours dans la citadelle, espèce de fort 
suspendu pour ainsi dire au-dessus de la ville, convoque 


DE LA FAVORITE. 235 
auprès de lui, sous le prétexte de tenir conseil, tous 
les principaux habitants sujets du Portugal, lesquels, à 
peine réunis en dedans du pont-levis, qui fut aussitôt 
levé derrière eux, apprennent, mais trop tard et à leur 
grand désappointement , qu'ils doivent servir de gardes 
à leur gouverneur jusqu'à la fin des événements. Leurs 
réclamations restèrent sans effet, et ces malheureux 
furent ainsi forcés d'abandonner leurs familles et leurs 
propriétés sans défense à la fureur d'une populace qu’ils 

avaient déjà appris à redouter. 
| A on%e heures du matin, la plus grande partie dé la 
garnison vint se ranger sur une esplanade au bord de 
la mer, en dehors de la ville; elle y fut accompagnée 
d'une immense foule de Chinois, préludant déjà par des 
cris furieux aux excès qu'ils devaient commettre plus 
tard. Bientôt le mandarin parut lui-même, au milieu 
de son cortége et suivi du condamné, que l'on ne fit 
‘arriver au lieu du supplice qu'avec une extrême dif- 
culté, à travers la multitude, que les troupes ne pou- 
vaient contenir : la frayeur fit presser l'exécution du 
criminel. On l'avait à peine terminée que le désordre 
fut porté à son comble :1e mandarin , accusé de partialité 
en faveur des étrangers, est renversé de son fauteuil, 
maltraité cruellement et laissé pour mort sur le terrain. 

Le commencement du tumulte avait été le signal 
de la déroute complète des troupes portugaises, qui 
auraient dû l'empêcher. Les soldats s'étaient débandés 
en jetant leurs armes et avaient pris la fuite par tous 
les chemins: les officiers eux-mêmes donnèrent, dit-on, 
les premiers l'exemple de cette infäme lâcheté , sous les 


254 VOYAGE 

yeux de leur digne gouverneur, qui des remparts du fort 
jugeait des coups, et n'était pas, malgré cet abri, entiè 
rement exempt de la terreur générale. Il put montrer 
un instant après, à ses pauvres administrés qui l'en- 
touraient, leurs maisons pilkées par les Chinois et leurs 
familles exposées aux derniers outrages. L'ordre ne fut 
rétabli que plusieurs jours après : alors la justice reprit 
son cours, et dix-sept mutins payèrent de leur tête les 
blessures, heureusement peu dangereuses, faites au 
mandarin. 

C'est cependant à une population de huit mille âmes 
que les Chinois, tremblant partout ailleurs devant les 
Européens, inspirent de si grandes terreurs et font 
éprouver de si indignes avanies. Mais aussi les descen- 
dants des Portugais forment la race la plus avilie, la 
plus paresseuse, enfin la plus laide que puissent offrir 
les colonies européennes dans les deux mondes; car, à 
l'exception de deux ou trois familles, dont le sang lusita- 
nien n'est pas mêlé, elle ne se compose que de mulâtres, 
d'Indiens de Goa et de nègres, plus ou moins noirs, plus 
ou moins éloignés de leur espèce originelle, mais tous 
Joignant aux vices inhérents pour ainsi dire aux hommes 
de cette couleur, l'orgueil et eme de l'oisiveté natu- 
rels à la nation dont ils prét t descen dre. Cette pein- 
ture, peu flatteuse, mais très-vraie, peut s'appliquer à 
tous les anciens établissements fondés par les Portugais 
et auxquels le voisinage d'Europe n'a pas fait éprouver 
des modifications. Ce peuple, malgré son orgueil natio- 
nal, n'apporta dans les pays lointains aucun de ces pré- 
jugés si défavorables aux indigènes et si contraires, au- 


DE LA FAVORITE. 235 
jourd'hui surtout, à la prospérité et même au salut des 
colonies européennes. Soit politique, soit que le Portu- 
gal ne pût fournir un assez grand nombre de colons à ses 
immenses possessions, les conquérants s’allièrent aux ha- 
bitants devenus chrétiens, et donnèrent ainsi naissance à 
une race qui, fière du sang qui coule dans ses veines et 
libre du joug honteux sous lequel gémissent presque par- 
tout ailleurs les hommes de couleur, est toujours restée 
fidèle et dévouée à ceux qu’elle considère et respecte 
comme des parents. Ces hommes furent les sens rat 


compagnons des Portugais dans leurs 
de l'Asie : beaucoup d’entre eux dilastelnsté au siège de 
Diu et dans cent autres combats héroïques dont le sou- 
venir frappe encore d'admiration. Si cette race eût ap- 
partenu à une puissante nation qui se füt affranchie de la 
domination des moines, ses services auraient été sinon 
plus signalés, au moins de plus longue durée; mais tant 
de courage, de si belles qualités s'éteignirent avec la 
gloire et l'énergie du peuple portugais; et en voyant les 
hommes qui végètent dans les établissements où com- 
mande encore la cour de Lisbonne, jamais l'observateur 
ne pourrait trouver même un souvenir de ce que furent 
leurs ancêtres : à cet esprit chevaleresque, aventureux, 
qui fit faire tant de grandes choses à une si petite nation, 
l'orgueil qu'inspire le souvenir d'un passé glorieux, et 
une horreur invincible pour tout travail des mains, ont 
seuls survéeu parmi eux, comme pour rendre plus ré- 
voltants encore leur lâcheté, le relâchement de leurs 
mœurs et leur grossière superstition : tel est le tableau 
que présente au voyageur la population portugaise de 


236 VOYAGE 

Macao, population incapable de travail, dépourvue de 
toute industrie, et vouée à la misère, suite naturelle de 
la paresse et de l'oisiveté. 

Cependant les hommes m'ont paru bien faits, d'une 
taille élevée, et d’une forte constitution : sous la cou- 
leur plus ou moins foncée de leur peau, on découvre 
des traits réguliers, des yeux noirs qui ne sont pas 
sans expression ; mais une attitude de mollesse et un air 
d'ennui, unis presque toujours à la malpropreté, sur- 
tout dans les classes inférieures, inspirent un profond 
sentiment de dégoût. Leur costume est un bizarre mé- 
lange de modes européennes, indiennes ou chinoises, 
suivant que les individus sont plus ou moins rapprochés 

de ces différentes races, dont ils ont eu soin de con- 
_ server tous les vices etrarement les qualités. L'autre sexe 
n’a rien de plus attrayant : il ne possède aucune de ces 
grâces qui, dans les colonies, embellissent les mulä- 
tresses aux yeux des Européens. Les femmes de Macao 
se traînent péniblement sur deux larges pieds, renfer- 
més dans des pantoufles de maroquin de différentes 
couleurs; une chemise serrée autour de la ceinture par 
un pagne qui descend jusqu'au bas des jambes, com- 
pose tout leur habillement. Malheur à l'étourdi qui, 
apercevant devant lui dans les rues une de ces belles 
dames suivie de quatre ou cinq esclaves déguenillées, 
croit trouver un agréable objet pour sa curiosité! Quel 
pénible désappointement quand, sous la mantilla espa- 
gnole, tantôt de mousseline blanche et légère, tantôt 
d'étofle de laine richement travaillée, il découvre des 
traits le plus souvent d’une laideur repoussante, une 


Ÿ di — 
+ 


DE LA FAVORITE. 237 
peau jaune, un nez épaté, une bouche énorme et mal 
meublée dont les grosses lèvres portent les traces peu 
séduisantes que la pipe y a laissées, enfin des yeux sans 
presque aucune expression et que surmonte un front 
bas sur lequel sont amassés des cheveux noirs et crépus! 

Je n’ai trouvé sur la figure d'aucune de ces dona por- 
t s ni la fraîcheur ni la santé, apanage ordinaire 
de la jeunesse : toutes semblent vieilles et entièrement 
dépourvues de ce désir de plaire que j'ai retrouvé chez 
les femmes des pays mêmes les plus sauvages. Cepen- 
dant cette extraordinaire abnégation d'amour - propre 
féminin que du reste la laideur semblerait devoir justi- 
fier, n’est pas un garant bien positif de la vertu de ces 
dames; car on dit que la dépravation des mœurs est 
portée très-loin à Macao. Elle est même devenue une 
espèce de commerce fort lucratif, dont les bénéfices tom- 
bent en grande partie aux mains d'une certaine classe de 
femmes, moins fières sans doute, mais plus gracieuses 
et beaucoup moins laides que leurs rivales, qui ne cè- 
dent pourtant qu'à repré leur … aux E'nénoniteilte 
étrangers. 

Parmi ces Etes drétéeniete assez se bien 
faites, d'une grande propreté et mises avec quelque goût, 
plusieurs sont nées de Chinoises et d'Européens ; mais 
la plupart d'entre elles proviennent de la multitude d’en- 
fants vendus par leurs parents aux habitants portugais, 
qui en font des chrétiens aussi misérables qu'eux. Les 
filles, condamnées presque toutes au libertinage par 
la misère ou par la cupidité de leurs maitres, vivent 


dans un commerce libre avec les étrangers; d’autres, 


238 VOYAGE 
plus heureuses, achetées par les Chinois, deviennent 
leurs concubines et mères d'enfants mâles qui assurent 
leur avenir; d’autres enfin sont conduites dans les pro- 
. vinces voisines, pour y servir aux dégoûtants plaisirs de 
la population. Celles qui, à Macao, suivent la carrière 
du vice, jouissent d'une certaine réputation, même 
parmi les Chinois, pour leurs talents de séduction : 
ce sont elles qui, dans les parties de débauche, pré- 
parent adroïtement l'opium aux fumeurs; ceux-ci, cou- 
chés sur des divans et mollement étendus sur le dos, 
s'enivrent peu à peu et avec délices, en aspirant par un 
court tuyau la fumée que produit le grain d’opium qu'on 
a roulé et introduit avec une aiguille d'argent dans l'o- 
rifice très-étroit pratiqué au sommet d’une pipe de terre 
rouge et de forme conique. Approchée de la flamme 
très-vive d'une lampe, la matière noirâtre et visqueuse 
s'enflamme sur-le-champ; une seule forte aspiration la 
consume, et cette opération est répétée jusqu'à ce que 
les sens tombent dans une espèce de délire qui doit être 
bien agréable , si on en juge par la passion que mon- 
trent les fumeurs pour ce genre d'ivresse, dont les suites 
sont également funestes à la raison et à la santé. I faut 
croire que, pour a RSS l'effet de l'opium, on doit en 
avoir fait t'usag , car bon nombre 
d "Européens qui, par curiosité, en avaient plusieurs fois 
tenté l'épreuve, en y joignant tous les accessoires re- 
quis, m'ont assuré n'avoir ressenti aucune excitation 
morale ni physique. 

Canton est regardé par les Chinois comme le refuge 
de tous les mauvais sujets des pays voisins, et Macao 


# 


DE LA FAVORITE. 239 
comme la sentine de Canton. En effet, l'espèce de conflit 
qui subsiste continuellement entre les autorités des deux 
nations, et les priviléges dont jouissent les étrangers, 
s'opposent à ce que la surveillance nécessaire au mi- 
lieu de tant d'individus, la plupart émigrés, puisse être 
exercée convenablement. Quoique la population chi- 
noise soit d’un caractère plus turbulent que celle qui vit 
sous la protection portugaise, elle est aussi démoralisée. 
que cette dernière, aussi intéressée, et portée à tromper 
dans toutes les occasions. Cependant c'est, suivant toute 
apparence, à l'industrie des Chinois, à leur patience, à 
leur amour du gain que Macao doit le grand nombre de 
belles maisons qui couvrent la presqu'île jusqu'à son 
sommet, et offrent du côté de la rade une si belle pers- 
pective. (PI. 42.) 

Lorsqu'on arrive au mouillage devant la vilie, on a 
sur la droite une côte sombre, rougeâtre, bordée de ro- 
chers sur lesquels la mer brise constamment ; devant 
soi, au fond d'une baie de sable, la muraille qui séparait 
autrefois les territoires des deux nations et que les Chi- 
nois ont franchie, mais qu'un étranger ne dépasserait 
pas impunément; et sur la gauche, à l'extrémité d'une 
pointe de rochers assez élevés, une batterie plus blanche 
que solide, surmontée du pavillon portugais, et armée 
de plusieurs canons qui n’ont servi depuis bien long- 
temps qu'à faire des saluts; cérémonie pacifique à la- 
quelle les modernes Portugais tiennent généralement 
beaucoup. Un peu au-dessus de ces fortifications, on 
reconnaît à ses hautes murailles et aux grands arbres qui 
l'entourent , le couvent de la Guia, où réside l'évêque, 


240 _. VOYAGE 

première autorité de fait de l'établissement, et pour le- 
quel les Chinois superstitieux ont une espèce de vénéra- 
tion; mais à l'époque où je visitai Macao, le siége était 
vide, et le nouveau prélat devait arriver incessamment 
de Goa. 

Ce couvent (PL ho), qui fut le plus riche de Macao 
au temps de sa splendeur, ne renferme plus qu'un très- 
petit nombre de moines, dont les mœurs et la réputation 
n'ont rien d’édifiant : son étendue est considérable ; un 
bel escalier conduit à l'église, qui est petite et ornée sans 
goût ; l'ensemble se ressent des ravages du temps et du 
manque de soins. À côté est un couvent de femmes, 
presque entièrement abandonné. Si les regards s'élèvent 
dans cette direction jusqu'au sommet de la montagne, 
ils rencontrent la citadelle, ouvrage entouré de fossés 
et d’un mur capable peut-être de résister à des Chinois, 
mais qui pourrait tenir à peine quelques minutes contre 
des troupes européennes. L'intérieur ne répond pas à 
l'extérieur qui, blanchi avec de la chaux, a de loin 
quelque apparence. Les magasins pour les munitions 
de guerre sont vides et tombent en ruine; quelques 
bâtiments servent à contenir une partie de la. garnison 
et donnent asile au gouverneur et à ses principaux ofli- 
ciers quand les Chinois leur causent une trop grande 
frayeur. 

Entre ce fort, le couvent de la Guia et un autre mo- 
nastère situé sur la gauche, au sommet d’une colline 
entièrement rougeûtre et pelée, qui forme l'extrémité 
de la presqu'île, est comprise la ville qui s'étend en 
amphithéâtre depuis le bord de la mer jusqu'à la crête 


DE LA FAVORITE. 241 
des rochérs. La demeure du gouverneur, maison d’as- 
sez belle apparence, mais plus que simplement ornée 
intérieurement, et la longue file d'élégantes construc- 
tions, occupées par les négociants étrangers dont j'aurai 
plus tard occasion de parler, bordent les quais et ont 
une vue magnifique. Sous leurs fenêtres, une multi- 
tude d'embarcations chinoises ou européennes de toute 
grandeur, de toute espèce, s’agitent, se croisent dans 
tous les sens. Des pêcheurs qui arrivent du large à 
pleines voiles, en doublant la pointe du couvent de la 
Guia, viennent vendre le produit de leur pêche, et 
prendre de nouvelles provisions pour aller encore à la 
mer jouir de leur liberté, loin des mandarins. Dans une 
autre partie de la petite anse, de légers paquebots anglais 
ou américains, aux formes gracieuses, semblent attendre 
impatiemment, en tournant doucement sur leurs an- 
cres, le moment où leurs maîtres retourneront à Can- 
ton. Les pavillons nationaux hissés au sommet des 
mâts de ces charmantes embarcations, aussi bien que 
les flammes aux couleurs brillantes qui servent à faire 
reconnaître l'armateur, tantôt mollement balancés par 
une faible brise, tantôt déployés par le vent des mous- 
sons, annoncent aux marins le temps qu'il fait en dehors. 

Quel aspect animé présentent tous ces bâtiments! 
Les uns approchant du mouillage, viennent y chercher 
un refuge contre le mauvais temps; les autres partant 
de la Chine pour les pays lointains, déploient toutes leurs 
voiles aux brises légères afin de sortir de la rade. Enfin 
la scène est terminée par les îles dont la chaîne, à peine 
séparée de l'extrémité de la presqu'île par un canal con- 

16 


II, à 


242 ‘VOYAGE 

duisant à la Typa, s'étend ensuite circulairement pour 
former le fond de la baie de Macao et lui servir d’abri 
contre la grande mer; mais cette barrière ne peut arrêter 
les coups de vent qui désolent souvent les côtes de la 
Chine. À cette époque de l'année où le soleil, après avoir 
échauffé l'hémisphère N. , est sur le point de franchir de 
nouveau l'équateur, et lorsque la mousson de S. O. ex- 
pirante cède à regret aux premiers souflles du vent de 
N.E., le terrible ty- fong fait son apparition redoutée. 
Alors un spectacle à la fois majestueux et sinistre jette la 
terreur parmi les habitants de l'établissement portugais: 
l'ouragan souffle en un instant de plusieurs points oppo- 
sés, arrache les arbres, renverse les maisons: la mer, 
soulevée par un vent d'une violence inconnue en Eur 
rope, et refoulée dans le fond de la baïe de Macao, roule 
des lames monstrueuses qui viennent se briser-sur la 
côte d'une manière effrayante , et engloutissent les em- 
barcations trop fortes pour être halées à terre loin du 
rivage, sur lequel les grands navires, après avoir eu 
leurs mâts rompus en morceaux, viennent souvent dis- 
paraître au milieu des rochers, sans qu'aucun secours 
puisse être donné aux malheureux naufragés. L’écume 
des lames scintillantes, emportée par le vent, forme 
une brume épaisse qui couvre la surface de la mer. 
Parfois des nuages sombres et épais, se roulant sur eux- 
mêmes, voilent les sommets des montagnes ; une obs- 
eurité profonde succède au jour, et semble vouloir en- 
lever aux marins tout espoir de salut; cependant cette 
nuit lugubre, qui précède de quelques instants le cou- 
cher du soleil, est de moins mauvais augure qu'un ciel 


DE LA FAVORITE. 245 
pur et brillant, qui annonce presque toujours un sur- 
croît de violence dans le ty-fong et de nouveaux désas- 
tres, dont le port de la side lui-même n'est pas tou- 
jours affranchi. 

+ Un canal, bordé par une île élevée qui longe celle de - 
Négao-Men, forme cette espèce de port, très - long, 
étroit, assez: profond, et dont-les deux sorties condui- 
sent, l'une à la rade de Macao, l'autre aux passages obs- 
trués de bancs que nous avions franchis en revenant 
de Canton. Lorsque je le visitai, quelques navires espa- 
gnols, portugais où anglais y étaient amarrés : les uns 
se réparaient des avaries éprouvées dans un ouragan 
qui avait causé de grands désastres, au mois de sep- 
tembre précédent; les autres s’occupaiént à débarquer 
leurs cargaisons ou se disposaient à reprendre la mer. 
La plupart de ces bâtiments appartenaient à la classe 
des grands caboteurs de Manille et de l'Inde; parmi ces 
derniers, je comptai deux country-ships anglais en répa- 
ration. Quoique tous ces navires ne fussent que de 
moyen tonnage, ils avaient tous été forcés de s'alléger 
pour franchir le grand banc de vase dont la rade est 

_obstruée, et le haut-fond de sable qui ferme l'entrée du 
port. 

La Typa offrait sans doute autrefois une tout autre 
apparence de commerce que celle que jy observai, et 
cependant rien sur ses rives et dans les établissements 
de marine qui les bordent, n’annonçait une ‘activité 
présente ni même une grandeur évanouie. Le revers 
de. la presqu'île opposé à celui dont je viens de faire 
la description est également en pente rapide et couvert 

10. 


PAT VOYAGE 

de maisons généralement petites et sales, comme les 
rues qu’elles bordent. Des quais mal construits, en- 
core plus mal entretenus, et interrompus sur plusieurs 
points ; quelques ateliers en désordre et presque dé- 
serts; de grands magasins où gisait une très-petile quan- 
tité de mâtures et de bois de construction; tout enfin 
présentait l'image de la misère et de l'abandon : les seuls 
ouvriers chinois (car les Portugais de la ville semblent 
ignorer qu'elle ait un port), avec les matelots indiens 
occupés à charger ou armer leurs bâtiments pour Goa 
ou Bombay, animaient un peu le tableau. Sur le bord 
du rivage se pressaient de jolis petits bateaux de pas- 
sage; un léger toit de paille tressée garantissait à la fois 
du soleil et de la pluie deux cabines étroites, mais dont 
la netteté aurait sufhi pour attirer les passagers, si les 
sollicitations, les agaceries même des femmes, seuls 
pilotes de ces embarcations pendant l'absence de leurs 
maris, occupés à terre comme portefaix, ne les avaient 
pas déjà entraînés. Dans la contenance de ces matelots 
féminins, je remarquai l'influence des mœurs relâchées 
de Macao : quelques-unes conservaient les traits agréa- 
bles, la propreté et une partie des autres charmes que 
j'avais observés avec plaisir dans cette classe de femmes 
quelques jours auparavant; mais elles ne possédaient 
plus cet air de douceur et de modestie, ce son de voix 
qui m avaient séduit, et que je trouvais remplacés par 
une hardiesse de maintien et une effronterie choquante; 
enfin les batelières de Macao me parurent mériter, 
grâce à la civilisation européenne, leur mauvaise répu- 
tation. 


# 


DE LA FAVORITE. 245 
Les Portugais ne sont pas plus maîtres de la Typa 
que de la ville qu'ils ont fondée. Toute la partie du 
port voisine de la rade est occupée par les Chinois, 
et offre un spectacle de mouvement et d'activité que 
je ne me lassai pas de considérer : près du rivage, de 
nombreux et immenses bateaux à sel, chargés de ce 
tribut de la côte, allaient retourner à Canton et dans 
l'intérieur de empire par les canaux; plus loin, un 
double rang de jonques de guerre occupait le milieu 
du port; elles n'étaient ni mieux tenues ni moins dé- 
sertes que celles qui gardaient Bocca de Tigris; plu- 
sieurs longues bannières de différentes couleurs pen- 
daient à chacun de leurs mâts courts et massifs ; un seul 
pavillon jaune, chargé de deux bâtons de mandarin en 
croix, désignait l'amiral. Cette division, qui compose la 
station de l'embouchure :du Tigre, aurait dû être pres- . 
que constamment à la voile en dehors, mais elle ne 
quittait jamais la côte ni même le port. 

Quand un marin a vu cette espèce de bâtiments, 
leurs formes rondes et enhuchées, surtout aux extrémi- 
tés, la position des mâts, l'état du gréement , il ne peul 
qu'approuver la prudence des commandants chinois, 
dont les jonques, si elles tombaient, par une de ces 
circonstances trop ordinaires dans notre métier, sous le 
vent de terre, ne pourraient jamais remonter contre les 
grandes brises , et seraient obligées d'aller attendre dans 
quelque port éloigné que la mousson commencäât à souf- 
fler du côté opposé. 

La navigation chez les Chinois est, comme on voit, 
encore dans son enfance, et vraisemblablement ce qu’elle 


246 - VOYAGE 

était il y a plusieurs milliers d'années. On ne peut attri- 
buer au manque d'industrie cette longue stagnation 
dans un art si nécessaire à un peuple qui possède des 
côtes très-étendues, et dont les innombrables bateaux 
de pêche pourraient être comparés à nos embarcations 
de même genre pour la construction et la marche; ainsi 
que ses matelots pourraient rivaliser avec les nôtres 
sous le rapport de la hardiesse et de l'habileté. 

Mais sous un gouvernement qui défend à ses sujets 
les navigations lointaines et l’expatriation , la marine n'a 
pu faire que peu ou poiñt de progrès : le moindre 
changement dans le mode de construction suivi de 
temps immémorial pour les navires, exposerait le no- 
vateur aux persécutions des mandarins, qui cependant, 
malgré les ordres de l'empereur, ferment les yeux sur 
de, nombreuses infractions aux lois, et laissent partir 
annuellement pour tous les points de la mer de Chine, 
et même pour Java, une multitude de jonques, qui 
rentrent ensuite paisiblement, moyennant de forts pré- 
sents à l'autorité- 

Ces voyages, toujours faits avec les moussons, qui 
favorisent alternativement tous les six mois l'aller et le 
retour, ne demandent pas de grands talents en naviga- 
tion. Rarement les marins chinois perdent de vue pen- 
dant plusieurs jours de suite les terres, qu'une vieille 
expérience leur fait toujours reconnaître facilement ; 
cependant, malgré cette précaution, les jonques pos- 
sèdent si peu de bonnes qualités à la mer, tét sont $i 
mal dirigées qu'il sen perd un grand nombre; et que 
souvent elles sont rencontrées au large égarées de leur 


DE LA FAVORITE. 247 
roule, avec leurs équipages et leurs nombreux pas- 
sagers livrés à toutes les horreurs de la soif et de da 
faim. 

J'ai vu dans le port de Macao plusieurs de ces bâti- 
ments qui portaient jusqu'à mille tonneaux, et une foule 
d'autres moins considérables : les différentes couleurs 
de leur peinture désignaient la ___. à laquelle ils 
appartenaient. 

La plupart étaient du port denis centre du com- 
merce chinois pour les provinces méridionales; car Can- 
ion ne reçoit presque que des Européens. L'installation 
intérieure de ces énormes navires paraît aussi singu- 
lière que leur construction. La cale est partagée en 
une multitude de compartiments, séparés par d'épaisses 
cloisons calfatées avec soin, de manière à pouvoir con- 
tenir toute espèce de marchandises, même de l'indigo . 
liquide, qui forme une branche de commerce considé- 
rable entre la Ghine et ses voisins. Chaque 
ces est ess. æ ” ssngspren où à des RES qu 


X 


la  < d' entse eux ne petrvant payer assez cher pour 
être logés entre les ponts, sont pendant toute la traver- 
sée exposés aux intempéries de l'air. Parmi ces caravanes 
navigantes, chaque individu porte ses vivres avec lui; et 
comme généralement les provisions sont faites avec la 
parcimonie qui caractérise les Chinois, peu sensibles 
d’un autre côté à l'amour du prochain, il arrive souvent 
que les contrariétés causent à bord, en allongeant les tra- 


versées, des famines affreuses, auxquelles viennent se 


joindre des épidémies produites par la malpropreté, 


aus EC" VOYAGE 
inséparable d'une nombreuse ‘réunion d'hommes dans 
un espace aussi étroit. 

Malgré tous ces dangers, le nombre des jonques 
qui font les voyages des Philippines et de la Cochin- 
chine est considérable : souvent les cargaisons montent 
à de grandes valeurs. Les marchands de Macao ne 
prennent à ce trafic qu'une très-petite part, qui com- 
pose à peu près toutes les relations commerciales de 
cette ville, autrefois riche et puissante. Si, aux toiles 
communes de coton, aux étofles de soie, à la porce- 
laine grossière, fabriquée dans les provinces voisines de 
Canton, aux fruits secs apportés du nord de l'empire, 
toutes marchandises échangées à Manille contre du riz, 
de l'or, du sucre, de l'indigo liquide et des bois de cons- 
truction, nous ajoutons quelques autres produits de la 
. Chine, exportés par les bâtiments portugais ou étran- 
gers qui mouillent devant la ville ou stationnent sur la 
rade de Lintin, nous aurons terminé, en y comprenant 
les énormes dépenses occasionnées par les réparations 
que les mauvais temps forcent souvent les navires de 
venir faire dans la Typa, le tableau des branches de 
commerce de quelque importance que possède Macao. 
Il n'y a que peu d'années encore que l'opium apporté 
de l'Inde était mis en entrepôt à bord d'un bâtiment 
mouillé à l'entrée du port, de manière que les contre- 
bandiers pussent venir y prendre avec sécurité les char- 
gements de leurs légères embarcations: mais les man- 
darins , après s'être emparés du pouvoir dans Yétablis- 
sement, trouvant que l'infraction des ordres sévères de” 
l'empereur, quoique avantageuse à leurs intérêts, était 


DE LA FAVORITE. er ‘2h49 
trop patente et pouvait les compromettre, ont fait entiè- 
rement cesser ce commerce lucratif, dont les revenus 
formaient la seule ressource du gouvernement portu- 
gais. Celui de Goa, réduit aux mêmes extrémités, par 
suite de l'abandon qu'a fait dernièrement la compagnie 
anglaise du monopole de lopium dans ses comptoirs 
sur la côte malabare, ne peut venir à son secours; et 
telle est la détresse du seul établissement que les Eu- 
ropéens ont à la Chine, que les employés sont à peine 
payés de leurs modiques appointements : les moyens 
violents, iniques même, ont été épuisés; et si quel- 
ques changements, peu probables, danssla position 
actuelle du Portugal, ne viennent pas améliorer le sort 
des autorités de Macao, pressées entre la misère et le 
joug intolérable des mandarins, le pavillon portugais, 
qui flotte depuis trois cents ans à l'embouchure du 
Tigre, sera bientôt tout à fait abandonné. 

La Typa chinoise est le rendez-vous et le point de 
relâche des jonques qui viennent d'Émouy et de Nan- 
kin, ou qui, parties du nord de la Chine, se rendent 
dans les contrées plus proches de l'équateur : aussi cette 
partie de la ville offre-t-elle une activité, un mouvement 
qui contraste avec le repos, la tranquillité du côté op- 
posé. Les quais, bordés de mille bateaux de diverses 
formes, sont couverts d’une foule de matelots venus de 
toutes les parties de l'empire : un teint blanc, un air dur 
et déterminé, des membres d’athlète, habitués au froid 
et couverts de légers vêtements, font reconnaître facile- 
_ ment les hommes qui ont souvent bravé les mauvais 
temps des côtes voisines de Pékin; tandis que les autres 


250 VOYAGE 

matelots, plus soignés dans leur costume, d’une taille 
aussi élevée, mais amollie par la chaleur, dont les traces 
sur des traits brunis laissent cependant paraître une 
physionomie fine et rusée, offrent, comparés aux pre- 
miers, la même différence qu'on observe dans notre 
continent entre les habitants des contrées froides et 
ceux des zones tempérées. En Chine, comme en Europe, 
les marins sont soumis aux mêmes superstitions, qui 
semblent dans tous les pays du monde être inhérentes 
à notre périlleux métier; mais ces superstitions ont 
toujours quelque chose de tendre et d’affectueux, et ces 
matelois, aux apparences si dures, si grossières, viennent 
déposer leurs vœux pour l'avenir et leurs remerciments 
pour des dangers évanouis, aux pieds de l'image gra- 
cieuse et révérée d’un être faible, d'une jeune fille, 
comme S'ils sentaient, plus que tous les autres hommes, 
combien est précieuse la douce et bienveillante solli- 
citude d'un sexe dont rious sommes condamnés à vivre 
presque toujours éloignés. 

Les bords de la Typa sont ornés de plusieurs pagodes 
construites et entretenues avec les ‘offrandes des équi- 
pages des jonques : tous les matériaux sont étrangers. 
La plus remarquable et en même temps la plus renom- 

’ 


nid sil OR Li sas À 


mée mité de la presqu’ilè; dans cet en- 
droit, le rocher a été taillé peu à peu et avec des peines 
infinies par les dévots navigateurs : à force de soins et de 
dépenses ils sont parvenus à faite pousser dans les-exca- 
vdtions-des rochers des arbres touffus qui ombragent 
plusieurs pétites chapelles bâties sur d'énormes-blocs de - 
pierre ; autour-desquels ciréulent des sentiers sablés avec 


DE LA FAVORITE. 251 
soin, et conduisant à la pagode principale; d'où l'on 
jouit d’une magnifique vue de la rade et de la, mer. Là 
encore j'ai remarqué, comme dans le couvent des bonzes 
à Canton, des tableaux, des statues représentant de 
jeunes filles assises, dont les traits, le costumé n'avaient 
rien de chinois: mais les autels de ces idoles étaient 
chargés de présents et de fleurs ; de tous côtés mes yeux 
rencontraient de longués inscriptions ; qui exprimaient 
les vœux, les remerciments et contenaient même les 
noms des donateurs. Toutes ces chapelles qui ressem- 
blent'à-des kiosques, et dont là plus grande m'a paru 
avoir quinze pieds en carré, sont bâties en briques et en 
bois. Au pied du rocher est un-mur qui longe le quai, 
et dont la face extérieure porte üné longue süîte de jolies 
sculptures en relief, sur marbre ou pierre blanche, qui 
représentent une procession et servent d'ornements à la 
porte de la pagode. Un peu en dedans et sur la droite de 
cette entrée principale, on trouvé plusieurs grands bâ- 
timents, précédés d’une tonnelle formée par le feuillage 
de cent arbustes, tous plantés dans des pots de porce- 
laine blanche et bleue. Les salles sont consacrées à des 
cérémonies religieuses, dont les festins font toujours 
partie, comme témoignages de joie ou de regrets, et 
auxquels, suivant l'usage, les bonzes logés à côté, et qui 
desservent la pagode, viennent prendre part. Les ban- 
nières, les gros tambours, les cierges, les lanternes de 
papier peint, composent un coup d'œil aussi riant que 
singulier, et qui, à ce que m'ont assuré plusieurs Chi- 
uois, donne une juste idée des pagodes de l'intérieur de 


Y empire. 


252 VOYAGE 

Au moment où, ayant terminé mes observations, je 
quittais ce temple des marins, une procession allait 
y entrer (P1.44A) : en tête marchaient quatre hommes 
dans le costume ordinaire, portant deux grandes lan- 
ternes éteintes, fixées chacune au bout d’un long bâton, 
et deux bannières jaunes et rouges; venait ensuite une 
bande de musiciens armés de clarinettes chinoises, dont 
les sons aigus se mariaient, d'une manière désolante 
pour nos oreilles, avec ceux de plusieurs museites, 
qu'accompagnaient des tam-tams et des gongs, frappés 
à coups redoublés; puis s'avançaient, sur des bran- 
cards garnis d'étoffes précieuses, et portés chacun par 
quatre hommes, six petits autels peints en rouge et ri- 
chement décorés, ainsi que les toits pointus qui les 
surmontaient et sous lesquels j'aperçus des fleurs et des 
fruits arrangés avec beaucoup de symétrie. Enfin des 
acteurs habillés de deux couleurs différentes tenaient la 
queue du cortège; ils marchaient sur deux rangs, et 
l'air de recueillement qu'ils conservaient malgré le tapage 
infernal de l'orchestre et les cris des spectateurs, avait 
quelque chose de fort édifiant. Le cortége se dirigea 
vers deux grandes tentes momentanément dressées con- 
tre le mur extérieur de la pagode; le dedans de ces tentes 
était décoré de lustres et de lanternes de papier, orne- 
ments nécessaires le jour comme la nuit dans toutes les 
solennités chinoises. Il eût été imprudent pour un 
Européen d'approcher du sanctuaire : aussi, plus que 
satisfait d'avoir entendu pendant quelques minutes le 
bacchanal qui en sortait, je m'acheminai vers la ville, 
en remontant au sommet de la presqu'île, à l'extrémité 


DE LA FAVORITE. 255 
de laquelle nous étions. Après avoir passé près d'une 
batterie construite sur le rivage (PL. 41), à peu de 
distance de la pagode, et entourée par les jonques de 
guerre , NOUS arrivames à un couvent situé sur une 
colline aride entièrement dépouillée de végétation; ce 
séjour doit être affreux pendant les mauvais temps de 
l'hiver et les chaleurs excessives de la mousson de 
S. O. : nul abri contre les ouragans ni contre les rayons 
du soleil, réfléchis par des murs de pierre, blanchis à 
la chaux. C'était autrefois, m’a-t-on dit, un lieu de péni- 
tence pour les moines portugais; mais soit que leur 
nombre ait considérablement diminué, soit qu'ils ne 
fassent plus pénitence, tant y a que le couvent est vide 
et à peu près abandonné. De ce point élevé on a une 
vue qui domine la rade et les îles environnantes, que 
des canaux étroits et profonds, mais infréquentés, sépa- 
rent entre elles. Sur la gauche, nous apercevions dans 
l'éloignement les gros vaisseaux de la compagnie an- 
glaise chargés de voiles, poussés rapidement hors des 
passes par une brise favorable, et mettant le cap vers 
les heureuses contrées d'Europe que la Favorite et son 
équipage ne devaient revoir que bien longtemps après. 
Sur un plan plus rapproché, un grand nombre de cabo- 
teurs européens et des jonques de toute grandeur, avec 
leurs voiles en éventail, gonflées par le vent arrière, 
venaient passer à nos pieds et mouiller dans la Typa. 
Derrière nous, et au delà des grandes excavations d'où 
les Chinois tirent les pierres dont ils bâtissent leurs 
maisons, paraissaient les premières habitations de la 
ville, dont ce peuple actif, jaloux de son territoire et se 


254 VOYAGE 

portant en foule partout où le commerce lui promet 
quelques bénéfices, recule chaque jour les limites , qui 
bientôt, suivant toute apparence, M plus le 
pavillon portugais. 

Macao est vraisemblablement redevable aux Chinois 
de ses marchés couverts, si propres, si bien aérés, dont 
l'emplacement a été conquis sur la montagne à force de 
travaux: Toutes les provisions S'y présentent disposées 
de manière à tenter les acheteurs : les légumes du pays, 
la plupart de ceux d'Europe, s'y trouvent à profusion, 

“et sont généralement de bien meilleure qualité que les 
fruits originaires de nos contrées, qui ne peuvent pros- 
pérer ni à Macao ni aux environs de Canton, malgré 
l'industrie des jardiniers chinois. Les îles voisines ren- 
ferment quelques variétés de gibier, et les canaux qui 
les séparent fournissent aux pêcheurs plusieurs espèces 
de poissons aussi abondantes que recherchées, dont se 
compose la principale nourriture des habitants chinois 
où portugais. 

Négao-Men ne possédant aueun pâtürage, les bœuls 
et les moutons, tirés à grands frais de Canton, coûtent 
fort cher, et cependant la viande de boucherie, consom- 
_mée par les seuls étrangers, est généralement peu 
estimée. Les pores, la volaille de toute espèce abondent 
sur les marchés de Macao, et peuvent être comparés , 
pan la grosseur et la manière soignée dont ils sont 
s, à ceux que fournit l'intérieur. Mais de combién 
tion et même d'expérience les étrangers n'ont -ils 
pas besoin: ‘pour échapper aux ruses et à la friponnerie 


des marchands chinois, qui, ne vendant pas ici comme 


DE LA FAVORITE. 255 
à Canton par l'entremise d'un comprador, ont recours, 
pour s'emparer de tous les bénéfices, aux moyens les 
plus révoltants! La substitution d’une marchandise de 
qualité inférieure à la place de celle qui vient d'être 
payée, des différences énormes dans le poids, passent 
pour des tours d'adresse ordinaires, qui ne font qu’ex- 
citer le rire du marchand quand ïls sont découverts, 
et dont l'Européen peut trouver bien des exemples 
sans aller voyager si loin; mais il en est d’autres aussi 
lucratifs et bien plus difficiles à éviter. Les volailles, 
vendues suivant l'usage, au poids, quoique vivantes, - 
ont été d'avance, bon gré, mal gré, farcies de petits 
cailloux; et les pauvres cochons forcés d’avaler une 
grande quantité d’eau, à laquelle toutes les voies desortie 
sont exactement fermées, prennent une apparence de 
santé qui séduit l'acheteur marin, bientôt désappointé 
après le départ de son bâtiment. 

Toutes les rues de Macao sont étroites , tortueuses, 
plus ou moins en pente, suivant le terrain inégal qu'elles 
parcourent ; mais la propreté des beaux quartiers 
témoigne en faveur de l'ascendant que les habitudes 
chinoises ont pris sur celles des Portugais, si sales, ‘si 
négligents dans la plupart de leurs établissements. Les 
rues de Macao sont généralement entretenues avec 
soin, et bordées de petites maisons de pierre bien 
bâties, la plupart à un seul étage; mais la chaux très 
blanche dont elles sont enduites leur donne extérieu- 
rement une pue à laquelle bien certainement le 


constructions qui loves rs quai du côté de la rade, 


256 VOYAGE 

on voit encore, dans la partie la plus haute de la ville, 
de belles maisons, d'autant plus agréablement placées, 
qu'à une vue superbe elles joignent l'avantage précieux 
de jouir d’un peu de fraîcheur, lorsque dans les grandes 
chaleurs de l'été le soleil, échauffant les dalles des rues, 
rend insupportable le séjour des quartiers inférieurs : 
aussi est-ce là que j'ai trouvé le peu de verdure que peut 
offrir l'intérieur de Macao; quelques arbustes, quelques 
fleurs luttant avec peine tantôt contre les fortes brises, 
tantôt contre de longues sécheresses. Si l'un de ces 
tristes jardins n'avait contenu la grotte où l'illustre au- 
teur de la Lusiade écrivit son ouvrage, ils n'auraient eu 
qu'un bien faible prix à mes yeux. Cette grotte est com- 
posée de deux énormes blocs de rochers de formes irré- 
gulières, laissant entre eux un vide haut de six pieds : 
environ et large de trois, et d'un troisième qui forme 
le toit et supporte un petit kiosque, érigé sans doute 
longtemps après que le Camoëns eut abandonné ce 
monde, où il avait été si malheureux. Un art maladroit 
a taillé les rochers, et a ravi ainsi à la grotte son aspect 
triste et sauvage qui inspira peut-être au poëte portu- 
gais la sombre énergie de ses vers. De cette retraite 
solitaire , le Camoëns voyait à ses pieds la Typa, alors 
couverte d’une foule de bâtiments, spectacle bien beau, 
bien flatteur pour l'orgueil d’un Portugais des anciens 
temps; et ses regards se tournant ensuite vers la mer, 
allaient chercher de fortes inspirations au milieu de 
ces îles désertes, toujours battues par les lames du 
large et les mauvais temps, auxquels la nature les a 
opposées comme des barrières, pour protéger contre 


DE LA FAVORITE. 257 
leur fureur les côtes basses et sablonneuses du con- 
tinent. 

À cette époque, la ville, à peine fondée, ne couvrait 
pas encore de ses quartiers les hauteurs, alors solitaires 
et hérissées de rochers, où le Camoëns, presque ignoré, 
élevait un monument immortel à la gloire de sa patrie 
et de ses compagnons. Maintenant le voyageur y cher- 
cheraïit en vain un souvenir du grand poëte, tout est 
changé. J'y ai vu une habitation occupée par des fa- 
milles anglaises, et un jardin dont les allées, tracées 
avec symétrie, serpentent au milieu de plates-bandes 
de fleurs desséchées, autour de bosquets sans fraîcheur 
et de bassins qui ne sont remplis pour quelques instants 
que par les pluies de la mauvaise saison. 

Si, quittant ces lieux et laissant la citadelle sur la 
gauche, on descend du côté de la rade à travers des 
rues bordées de jolies boutiques chinoises, où les mar- 
chandises d'Europe et d'Asie sont étalées avec autant 
d'art que de propreté, les yeux rencontreront d’abord 
plusieurs petites églises catholiques dont l'architecture 
rappelle le caractère sévère et élégant à la fois que les 
jésuites ont imprimé à tous les monuments qu'ils ont 
construits : plus bas encore on trouvera la porte de la 
ville qui est située très-près du couvent de la Guia, 
et donne sur une assez grande étendue de terrain en- 
touré presque de tous côtés par des montagnes rou- 
geûtres. Ces masses garantissent des ouragans et des 
fortes brises plusieurs beaux “villages chinois dont les 

à force de patience et d’in- 
dustrie, à tirer d'un sol natarellement aride et sablon- 


5 RE 17 


258 VOYAGE 

neux toutes sortes de fort bons légumes , que les facto 
reries de Canton consomment presque entièrement. 
Sur le penchant rocailleux des collines, je remarquai 
un grand nombre de tombeaux chinois absolument 
semblables à ceux de Malaca; plusieurs de ces tom- 
beaux, qu'entourent des arbustes, s’avancent jusque 
dans la plaine et forment le premier plan d’un tableau 
imposant et pittoresque, dont le fond est une haute 
terre au sommet de laquelle s'élève une tour conique 
que les Chinois ont nouvellement construite, proba- 
blement pour faire des signaux, et dont la blancheur 
se détachait agréablement d’un ciel sans nuages. De 
nombreuses sources arrosent les champs et fournissent 
de l’eau à des rizières qui pourraient être dangereuses 
pour la santé des habitants dont les cases couvrent les 
environs, si les vents opposés des deux moussons n’as- 
suraient pas à cette partie de Négao-Men, même au 
milieu des chaleurs excessives de l'été, un air très-sain 
que les malades de l'Inde viennent respirer pour re- 
couvrer la santé. Cependant les froids assez vifs et les 
brusques changements de température qui arrivent sou- 
vent plusieurs fois en un même jour dans cette île, de 
même que dans tous les lieux voisins de la mer, ren- 
dent les rhumes et les catarrhes assez fréquents, mais 
les transpirations abondantes les font promptement 
disparaître. La eécité causée par la blancheur des mai- 
sons et la brûlante réverbération des rayons du soleil 
sur les rochers arides, est “un mal fort commun à Ma- 
cao; mais, à l'exception de la petite vérole dont les 
ravages ont été terribles à plusieurs époques, les ma- 


DE LA FAVORITE. 259 
ladies épidémiques y sont à peu près inconnues : Ty 
retrouvai pourtant, à mon arrivée des Philippines, 
celle qui avait attaqué la majeure partie des habitants 
de Manille, ainsi que les officiers et les matelots de 
la Favorite; mais le redoutable choléra ne vint pas à sa 
suite. 

Jusqu'ici Je ne me suis occupé que des populations 
portugaise et chinoise de Macao , qui soutiennent entre 
elles une lutte inégale, dont l'issue ne peut être éloi- 
gnée. Il en est une troisième moins considérable sans 
doute que les deux premières, mais qui leur inspire 
une crainte respectueuse par ses richesses ainsi que 
par son caractère ferme et indépendant. Je veux parler 
des étrangers qui, forcés d'abandonner Canton à la fin 
de la traite du thé, viennent passer six mois dans l’éta- 
blissement européen, auprès de leurs familles, et vi- 
vent parfaitement libres au milieu des Portugais, qu'ils 
ne voient même pas, et des mandarins qui les redou- 
tent et cherchent toutes sortes de moyens pour se venger 
de leurs mépris. 

Les plus jolies maisons de Macao sont entre les 
mains de ces négociants ; les agents des factoreries an- 
glaises, hollandaises et américaines occupent une grande 

‘partie des belles habitations qui bordent le quai, et 
dont l'intérieur est orné avec un luxe qui répond à 
la fortune ou aux forts émoluments des propriétaires. 
Qui ne croirait qu'après un véritable exil de six mois 
passés à Canton, loin de leurs familles, les Européens 
revenus à Macao se livrent à tous les plaisirs, à toutes 
les distractions dont ils ont été privés si longtemps? Il 
1 7- 


260 VOYAGE 

n'en est rien cependant; et la société, quoiqu'elle soit 
ornée de femmes charmantes venues d'Europe à la suite 
de leurs maris ou de leurs parents, est presque aussi 
triste, aussi divisée qu'à Canton. La plupart des négo- 
ciants apportent dans leur nouveau séjour les mêmes 
sentiments de jalousie et les mêmes griefs souvent ima- 
ginaires ; ils ne se réunissent que dans les repas de cé- 
rémonie, et passent le reste du temps enfermés dans 
leur intérieur. En vain les femmes des premiers agents 
de la compagnie anglaise ont donné des soirées que 
leurs grâces et leur amabilité auraient dû faire trouver 
agréables : ces tentatives ont été sans succès, et Macao 
est resté triste pendant toute l'année. 

Il est encore un autre genre de plaisirs qui convien- 
draient mieux, il est vrai, à des hommes échappés 
pour ainsi dire à la réclusion des factoreries, et qui 
viennent respirer loin de la foule un air plus pur et 
plus frais. Mais les mandarins, trop lâches pour satis- 
faire leur animosité d'une manière ouverte, qui pour- 
rait compromettre leurs revenus, s'en dédommagent 
par des mesures vexatoires dirigées contre le bien-être 
et les plaisirs des étrangers. Il y a peu de temps encore 
que ceux-ci parcouraient en palanquin les rues étroites 
et tortueuses de Macao, où les équipages sont inutiles 
et même inconnus : mais l'autorité chinoise, devenue 
maîtresse dans cette ville, a mis en vigueur les règle- 
ments humiliants qui privent à Canton les étrangers de 
ce mode de transport aussi nécessaire qu'agréable. 
Gomme une pareille mesure ne pouvait être mise À 
exécution par la force sans causer de vifs débats, dans 


DE LA FAVORITE. 261 
lesquels l'avantage ne serait peut-être pas resté aux 
Chinois, qui auraient eu à lutter cette fois contre des 
rivaux déterminés, que les classes inférieures de la 
population, mécontentes de se voir enlever une source 
abondante de profits, auraient favorisés, les mandarins 
employèrent des moyens détournés pour arriver plus 
sûrement à leur but; ils défendirent aux porteurs de 
leur nation, sous les peines les plus sévères, de conti- 
nuer à servir les étrangers, qui, malgré les offres d’un 
fort salaire, n'ont pu trouver à les remplacer parmi la 
paresseuse population portugaise. 

Cependant l'autorité chinoise obtint moins de succès 
dans ses tentatives pour empêcher les Anglais de se 
promener à cheval dans l'étroit espace compris entre 
les fortifications de la ville et la muraille qui sépare les 
deux territoires. Les courses sur les glacis extérieurs 
furent défendues, sous le prétexte illusoire du danger 
qui en résultait pour la foule des Chinois; on n'en tint 
aucun compte. Des fossés furent creusés pendant la 
nuit, les matelots européens les comblèrent pendant le 
jour. Enfinÿ après bien des difficultés, la victoire resta 
aux Anglais, peut-être déjà fatigués d’un plaisir très- 
borné et extrêmement dispendieux. Îl est encore pour 
eux un délassement que la rade permet dans les beaux 
jours, et sur lequel les jaloux mandarins ne peuvent 
exercer leur animosité. De belles embarcations appor- 
tées d'Angleterre et des États-Unis, de jolis bateaux de 
plaisance; ornés et installés à l'intérieur avec le plus 
grand soin, transportent légèrement , après le coucher 
du soleil, dans les différentes parties de la baie etrau 


F$ 


262 VOYAGE 
milieu des bâtiments mouillés sur la rade, les familles 
des riches négociants qui viennent respirer la fraîcheur 
du soir, La musique, les collations rendent ces parties 
très-agréables pour des dames que plusieurs longues 
traversées ont affranchies du mal de mer, et pour des 
hommes auxquels le métier de marin offre un attrait 
tout particulier. Cependant sous un climat que le voi- 
sinage de la mer rend inconstant, sur des côtes avan- 
cées et qui voient souvent de très- fortes brises suc- 
céder rapidement au calme, trop de hardiesse ou le 
manque d'expérience doivent causer parfois des mal- 
beurs, et en eflet les sociétés de Macao se souviennent 
encore de la fin tragique de plusieurs jeunes gens qu'on 
a généralement regrettés. 

C'est principalement dans les traversées de Macao 
à Lintin, où le commerce de l’opium attire fréquem- 
ment les Européens pendant la mousson de N. E., que 
les nanfrages ont lieu : à cette époque de l’année les 
vents sélèvent subitement et soufflent avec une grande 
violence pendant plusieurs jours de suite; la mer de- 
vient très-grosse et ne laisse que peu d'espoir aux pe- 
tes embarcations surprises par le mauvais temps et 
entrainées au large, de rejoindre les îles ou le conti- 
nent. Telle est la position affreuse où s'était trouvée, 
quelques mois avant notre arrivée, une chaloupe armée 
par des matelots indiens et: portant quatre gentlemen 
que leurs affaires appelaient à Lintin. Un ciel clair 
annonçait que la brise déjà fraiche augmenterait en- 
core avee la nuit; mais les trop intrépides voyageurs 
comptaient franchir, avant le mauvais temps, les cinq 


DE LA FAVORITE. 265 
lieues qui les séparaient de leur destination : bientôt 
le terrible vent de N. E. se déclare avec sa violence 
accoutumée, et la nuit arrive pendant que la chaloupe 
lutte en vain, pour rejoindre Macao, contre les vagues 
qui menacent à chaque moment de l'engloutir et l'en- 
traînent rapidement vers la haute mer. Déjà les mal- 
heureux, excédés de fatigue et glacés par le froid, 
avaient vu disparaître successivement dans l'obscurité 
ou derrière le nuage que les lames scintillantes élevaient 
autour d'eux, les dernières îles du groupe qui entoure 
l'embouchure du Tigre ; un rocher isolé , assaïlli de tous 
les côtés par des lames eflrayantes, restait encore der- 
rière eux; ils veulent y chercher leur salut et échapper 
au sort affreux qui les attend au large, mais leur cruelle 
destinée devait s'accomplir. Trois jours après, un ba- 
teau de pêche qui approcha du rocher recueillit à son 
bord deux matelots indiens épuisés de fatigue et de faim, 
au moment où ils allaient périr aussi misérablement que 
leurs compagnons, dont les cadavres ae on la mer 
gisaient autour d'eux. 

Le peu de distractions que les étrangers de 
irouver à Macao, sont même ignorées des missionnaires 
français ou espagnols , qui, chassés de la Chine et réfu- 
giés dans l'établissement portugais, ont retrouvé au 
sein du malheur toutes les vertus qu'ils avaient ou- 
bliées dans'la prospérité. Au milieu de cette population 
portugaise dépravée et avilie, de cette multitude de 
Chinois voleurs et méchants, nos pauvres prêtres, pres- 
qué sans ressources, et délaissés pour ainsi dire par 
leur.patrie , donnent un doux exemple de bienfaisance 


264 VOYAGE | 

et d'humanité. Avec leurs richesses et ia faveur dont 
ils avaient joui à la cour de Pékin s'est évanouie leur 
influence sur les Chinois; le nombre des chrétiens a 
diminué à Macao dans la même proportion que dans 
l'intérieur de l'empire, où notre religion est presque 
tout à fait tombée, malgré le dévouement admirable 
des missionnaires, qui bravant les supplices et des 
fatigues inouies, vont porter des consolations à leurs 
frères persécutés. À Macao où ils peuvent encore exer- 
cer sans crainte leur saint ministère, leurs bienfaits 
vont chercher les pauvres et les malheureux : ce sont 
eux qui en les achetant sauvent de la mort un grand 
nombre de petits enfants mâles vendus par leurs pa- 
rents : tous ces enfants sont élevés dans le christianisme; 
les plus intelligents reçoivent les ordres et sont envoyés 


‘dans les provinces intérieures; les autres apprennent 


des métiers, deviennent artisans, mais forment une 
classe toujours disposée à imiter l'exemple des Portu- 
gais, C'est-à-dire à vivre dans da misère et l'oisiveté. 
À ces demi-chrétiens se joint une autre espèce de néo- 
phytes moins nombreuse peut-être, mais plus active et 
aussi astucieuse : elle se compose des Chinois que leurs 
friponneries ont forcés à fuir de Canton ou des villes 
voisines, et qui en se faisant chrétiens obtiennent la 
protection des consuls étrangers ; les bons missionnaires 
jaloux de sauver d'aussi vilaines âmes et d'augmenter 
leur troupeau, n'épargnent ni soins ni dépenses pour 
convertir ces Chinois, qui profitent de ces charités 
Jusqu'à ce que le temps ou quelques circonstances aient 
arrangé leurs affaires et fait oublier leurs méfaits : alors 


DE LA FAVORITE. Fi 265 
ils retournent chez eux moins disposés que jamais à 
suivre la bonne voie. Cependant on assure que, mêlant 
anciennes et nouvelles superstitions, ces néophytes, 
d'un genre particulier, règlent d'une manière assez 
singulière leurs comptes avec la religion qu'ils crai- 
gnent tout en l'abandonnant; chaque transfuge, en tra- 
versant le fleuve pour s'éloigner de Macao, fait un 
grand nombre de génuflexions devant la petite image 
de la Vierge qu’il reçut au moment de sa conversion , 
lui donne le baiser de paix, puis la jette dans le Tigre 
en l’engageant à retourner à l’église d'où elle était sortie. 

Je trouvai dans le chef'des missions françaises un 
homme de talent, instruit, d'un caractère aimable et 
ferme en même temps, digne enfin de représenter le 
clergé de notre nation. La plus touchante concorde 
régnait entre lui et les jeunes prêtres dont il était le 
chef. Les officiers de la Favorite et moi-même nous 
eûmes mille raisons de nous louer de leurs procédés 
aussi aimables qu'empressés, et ce fut avec un senti- 
ment de plaisir auquel l’orgueil national eut une grande 
part que je remarquai la considération dont la bonne 
conduite, la charité, le désintéressement de nos mis- 
sionnaires les faisaient jouir parmi la population entière 
de Macao. 

Plusieurs de ces ecclésiastiques arrivés de France 
depuis quelques années et ayant appris la langue et les 
usages chinois, se disposaient à parcourir l'intérieur 
du pays. Ils comptaient arriver au centre de l'empire 
en se cachant dans les villages chrétiens, où des guides 
sûrs devaient les conduire. J’admirai d'abord le zèle, ou 


266 VOYAGE 

pour mieux dire le fanatisme religieux qui engagéait 
ces jeunes gens à braver un long exil et peut-être l'écha- 
faud ; mais bientôt, en y regardant de plus près, je crus 
reconnaitre qu une telle abnégation de tout intérêt per- 
sonnel prenait sa source bien moins dans la croyance 
religieuse que dans cette inquiétude , cette soif d'émo- 
tions fortes naturelle aux âmes énergiques, qui entraîna 
tant de croisés en Asie , fit découvrir ét conquérir une 
quatrième partie du monde, et qui maintenant encore 
fait embrasser avec joie à tant de jeunes gens notre 
aventureux métier. 

Nous vimes dans le respectable P. Amyot, vieil- 
lard très-avancé en âge et accablé sous le poids des in- 
lirmités, suite des persécutions ainsi que d’un long et 
honorable apostolat, le seul reste de ces missionnaires 
jésuites qui avaient joui de la protection du dernier 
empereur. Îl avait beaucoup souffert pour da foi, et ce- 
pendant son seul désir, le seul but de toutes ses sollici- 
tations auprès de la cour de Pékin, qui , en lui rendant 
les biens de son ordre, l'avait mis cependant à mème 
de.vivre dans un honorable repos, étaient d'aller mou- 
rir au milieu du peuple dont il portait le costume et 
avait adopté tous. les usages. Le bon père, éloigné de 
la France depuis quarante ans, regardait la Chine 
comme la plus belle contrée ‘du. mondé : mais la vue 
de ses compatriotes, la langue de son ancienne patrie, 
avalent rajeuni ses vieux souvenirs, réveillé dans son 
cœur cet orgueil, cet amour de son pays qui ne s'éteint 
jamais ; il voulut absolument , malgré la fatigue et les 
embarras: d'une traversée sur la rade , visiter un bâti- 


DE LA FAVORITE. 267 
ment de guerre monté par des enfants de la France, et 
l'empressement de tout l'équipage fit couler des yeux du 
vénérable vieillard des larmes d’attendrissement. 

: Ces bons missionnaires nos compatriotes avaient fait 
tous leurs efforts pour rendre agréable à mes jeunes 
officiers le. séjour: du triste établissement portugais, 
presque entièrement déserté par les négociants étran- 
gers qui étaient alors à Canton pour la traite du thé. 
Cependant malgré la courte durée de mon séjour à 
Macao, je pus former parmi ces derniers quelques liai- 
sons d'amitié, dont le souvenir sera Dion agréable 
a mon cœur. M. Beal, négociant ang 
notre consul, me fit toutes sortes de prévenances et me 
combla d’attentions. Sa maison fut pour moi et pour les 
officiers de la Favorite le séjour de la plus: gracieuse 
hospitalité, et sa conversation agréable et instructive à 
la fois une source précieuse où ont été puisés en partie 
les renseignements dont je me suis servi pour décrire, 
mais malheureusement d'une manière bien incomplète, 
ces curieuses contrées qu'une très-longue résidence 
avait fait connaître parfaitement à ce _—— obser- 


vateur, 

Dans le jardin que M. Beal faisait entretenir avec le 
plus grand soin, je vis réunies les plantes les plus rares, 
les fleurs les plus brillantes d'Europe et d'Asie; ‘entre 
autres le superbe -hortensia maintenant naturalisé en 
Europe; l'élégante quamoclit de l'Inde, et le camélia, 
rival de la rose: Une vaste volière renfermait les plus 
curieux oiseaux de la Ghine et du grand archipel d'Asie: 
le faisan argenté, et le beau faisan doré; le courageux 


268 VOYAGE 
coq de bruyère, si fier de son éclatant plumage; le 
doux et tendre canard mandarin, aux plumes bizarre- 
ment bariolées des nuances les plus vives. Ce dernier 
oiseau, véritable modèle de constance conjugale, ne 
peut survivre à sa femelle, que cependant la nature a 
privée de tous les avantages extérieurs. J'observai éga- 
lement avec curiosité un oiseau de paradis, le seul peut- 
être dans le monde que l'on conserve aujourd'hui vi- 
vant loin de son pays natal. Il avait été apporté de 
la Nouvelle-Guinée, pays sauvage, situé à l'est et non 
loin des îles Moluques, et d'où nous viennent les dé- 
pouilles de ces beaux oiseaux, dont il est difficile d'ap- 
précier, dans l'état de mort, le magnifique plumage, 
les formes élancées et gracieuses, et surtout la longue 
queue, qui toute fanée qu'elle est, brille encore au 
milieu des perles et des diamants, sur la tête de nos 
dames. a 

Mon hôte, aussi généreux que complaisant, me forca 
d'accepter une charmante collection de peintures re- 
présentant les plus belles fleurs de son jardin et la 
plupart des oiseaux curieux renfermés dans sa volière, 
admirablement peints sur papier de riz par des ar- 
tistes chinois formés par lui et travaillant sous ses 
yeux. a au 
Cependant le terme de notre relâche et le moment 
de faire nos adieux à nos nouvelles et aimables con- 
naissances étaient arrivés : la Favorite, plus gracieuse, 
plus brillante que jamais, et constamment remplie 
de visiteurs , semblait, ainsi que son équipage, avoir 
oublié les fatigues et les mauvais temps de la tra- 


DE LA FAVORITE. 269 
versée précédente. Des vivres frais en abondance, de 
fréquentes promenades à terre, source inépuisable de 
distractions et de gais souvenirs pour les traversées 
sans nombre qui nous attendaient encore, avaient par- 
faitement rétabli les malades et ranimé chez mes 
Jeunes matelots, comme chez leurs officiers, la soif 
de nouvelles émotions et le désir de voir de nouveaux 
pays. 

Ces dispositions si favorables à la mission que j'avais 
à remplir, et dont la partie la plus épineuse allait bien- 
tôt commencer, reçurent encore un surcroit d'énergie 
par la nouvelle de la prise d'Alger, qu'un bâtiment amé- 
ricain arrivant d'Europe laissa sourdement circuler ; 
avec quel avide empressement nous ane 
peu de détails que nous pûmes obtenir sur cette belle 
expédition où la marine et l'armée de terre avaient 
rivalisé de courage et de dévouement! Nous étions fiers 
de la France, ses enfants partageaient sa gloire aux 
yeux des étrangers. O vous qui prétendez que ce nom 
de patrie ést un vain mot, que le sentiment d'orgueil 
qu'il inspire e$t moins fort dans les cœurs des Francais 
que dans ceux de leurs voisins, vous eussiez vu les 
nôtres palpiter de plaisir quand nous apprîmes le succès 
de ce brillant fait d'armes, et y trouver le dédomma- 
gement | des cruelles inquiétudes qu'un an passé sans 
er a vuvelle de nos familles et la certitude de n’en 
pas recevoir au milieu des pays sauvages que nous 
‘allions parcourir, devaient leur faire naturellement 
éprouver. 
Le 18 décembre 1830, dans lamatinée, la Favorite 


279 VOYAGE 

leva l'ancre par un temps clair et beau (7). La mousson 

de N. E; qui avait soufllé fortement à plusieurs reprises 

depuis le. commencement du mois, et rendu souvent 

aificijes nos communications avec la terre, s'élevait 
avec une nouvelle violence et me força de faire 
endre plusieurs ris aux huniers avant d'avoir dépassé 

l'ile. Fr Grande-Ladronne, qui. +. de point de re- 


connaissance dans le sud pour l'enti 


du Tigre, comme 
] Lemma et Piedra blanca font reconnaitre les 


ses le nord; cette ile fut ainsi nommée par les 
premidié: navigateurs portugais à cause des forbans chi- 
_ nois qui en avaient fait leur repaire. 
” «de Évpution] ique je venais de prendre ne fut pas 
inutile, car bientôt la Favorite ayant quitté Yabri des 
“terres, se trouva encore une fois aux prises avec la 
dans toute sa violence et au milieu d’une mer 
2 ÉSétero st e. Mais les cconétänoes 
n'étaient plus les es e dans la précédente tra- 
versée; cette fois nous courions a ayant le cap 
sur les côtes de la Cochinchine, v ve Jeéuelles un 
vent favorable poussait rapidement {a° Favorite, qui 
devait trouver dans la baie de Tourane un «excellent 
Depuis Macao, la-côte de an court à l'ouest p Po 


chant un peu vers: 1 


et de bancs de sable qui.s en dent au large de À 


ces parages dangereux pour les navigatéurs ; puis se di- 
rigeant brusquement vers le sud, elle forme une longue 
et “étilite presqu file dont l'extrémité n’est séparée de la 


igs 
eg 
er 


dé 
es 
+ 


DE LA FAVORITE. 271 
grande île d'Haynan que par un passage: tfés-étroit , 
rempli de hauts-fonds et de bancs de sable : un de ces 
derniers qui environne dans une immense étendue la 


‘partie E. de la presqu'île, ne donne panregiepes ps 


caboteurs ou à des bateaux de pêche, dont la 
appartiennent aux man ports de ces rivages, qu'l habite 


le départ, et au jour les hautes montagnes d'Haynan 
parurent devant nous. Quelle perspective peu rassu- 
rante m'offrit cette côte, que je fis longer à moïns de 
deux milles jusqu'au coucher du soleil! Aucune trace 
de végétation ne se montre sur ces terres que la mous- 
son de N. E. semble avoir frap de stérilité, et. 
dont la couleur noire ou rougeâtre ressort ps ma- 


nière tristement pittoresque sur le vert soi 
forêts qui couvrent les montagnes de l'intérie ar. Partout 
‘mes bizarres et aiguës, arrachés sans 

gecpar la mer durant le laps des siècles, 
luttent contre de grandes lames blanches ais ‘dans leur 


. bruyante fureur, semblent vouloir les € 


Le soleil se couchait quand nous passâmes à moins 
d’un demi-mille des petites îles Tinosa , mal placées sur 
les cartes, et dont la position fut rectifiée avec soin. Le 
tumt du vent et de la mer sur ses rochers dépouillés, 
mes assiégeaient de toutes parts avec un bruit 
effrayant ; Ja sombre horreur qui les entoudtié nous 
Aisient éprouver un sentiment indéfinissable d'effroi, 
mêlé d'admiration et de curiosité. Je pouvais changer 
de route à mon gré, mais cette vue n'attachait, et jé 


me 


272 VOYAGE 

prenais plaisir à voir /a Favorite, sillonnant la mer 
comme un poisson, s'approcher à chaque moment da- 
vantage des rochers, puis les ayant déparsss s’en éloi- 
gner aussi rapidement. 

L'ile d'Haynan peut avoir cinquante lieues du N. E. 
au S. O., direction de sa plus grande longueur. La côte 
forme un arc de cercle assez régulier, dont la partie 
convexe , tournée vers le S. E., est éloignée d'environ 
vingt-cinq lieues de l'autre côté de l'ile, tracé en 
ligne droite sur les cartes, mais à peu près inconnu. 
Dans la partie S.O., que les terres élevées abritent 
contre la violente mousson de N. E., et que garantit 

* dela mousson opposée la côte de Cochinchine, éloignée 
seulement de cinquante lieues, on trouve une suite 
de baies vastes et sûres, dont en 1817 le capitaine 
de vaisseau Kergariqu. commandant la frégate fran- 
çaise la Cybèle, en mission dans ces. mers, dressa des 


les mauvais temps où le ésoin. de. virräti ford de 
relâcher sur cette terre inhospitalière sont reçus avec 


autant de di Mic alté que de défiance, et ordinairement ne 
peuvent rien ob enir; et cependant leur sort est bien 
moins à plaindre que celui des bateaux cochinchinois, 
dont les équipages, après avoir été presque entièrement 
dépouillés, ne peuvent. retourner dans leur patrie 
que sur des jonques chinoises. C’est ainsi que les man- 
darins empêchent toute relation entre les étrangers 
et File qu'ils oppriment.au nom de l'empereur de la 

» depuis environ un siècle. Les places lucra- 
tivel % peu de commerce qu'on ÿ fait, sont entière- 


ÉeTA “ie 


<é 


Ë 


DE LA FAVORITE. 2735 
ment aux mains des conquérants, qui tiennent les in- 
digènes dans l'esclavage et la plus indigne abjection. 
Telle a été dans toutes les parties du monde, et même 
aux temps les plus reculés, la condition à laquelle ont 
été réduits les peuples sauvages, conquis par les na- 
tions policées. 

L'intérieur d'Haynan est couvert de forêts, au tra- 
vers desquelles les nâturels ont tracé des sentiers pour 
établir des communications entre quelques villages qui 
probablement sont en petit nombre ; car une population 


‘aussi misérable ne peut être nombreuse. 


Les Européens ont toujours trouvé les habitants des 
côtes hospitaliers et confiants envers eux, mais défiants 
et craintifs à l'égard des mandarins, qui s'emparent ar- 
bitrairement du fruit de leurs travaux. Le pays sur le- 
quel pèse un semblable gouvernement à cependant reçu 
de | ve tous les avantages nécessaires pour Île 


pe bois superbes, leds our la c 
des navires et des maisons; du riz ,.des.bœufs, des vo- 
lailles; une grande quantité de cannelfé très-estimée 
pour faire de l'essence. Ges branches de commerce et 
cent autres encore , auxquelles le voisinage de la Cochin- 
chine et la présence des Européens pourraient donner 
tant d'extension, sont anéanties par un gouvernement 
qui étouffe toute industrie, arrête toute civilisation, et qui 
Pense sans doute longtemps l'enfance de ce + se 


aT: 18 


" 
3 
FE 


274 . VOYAGE 


car rien ne fait prévoir de révolution favorable pour lui, 


à moins qu'on ne suppose que les Anglais, ayant fondé 


un nouveau Sincapour à l'embouchure du Tigre, et 
voulant, : d'après leur politique accoutumée!, le joindre 
à l'ancien par une | chaîne d'étlbissements secondaires, 
viendront donner à ces malheureux insulaires des maî- 
tres plus doux , réveiller leur industrie par le commerce, 
et leur apporter une nouvelle civilisation, qui vaudra 
toujours mieux, quelles qu'en soient les suites, que Je 
joug de fer imposé par les Chinois. re 


f 


Déjà, en courant vers le S., nous commencions. Ps 


trouver dés changements dans le temps: le ciel, si clair, 
si brillant à notre départ de Macao, s'était peu à peu 
couvert de nuages qui, poussés par la mousson, alors 


_ * constamment très-forte, venaient couronner les hautes 


& 


montagnes d’'Haynan, que la nature semble ay “hr pla- 


cées devant le golfe du Tunquin, comme une : 
contré le terrible vent de N. E., qui, sans cet un. 
en rendrait les côtes inabordables durant six mois de 
l'année. 


Pendant la seconde nuit de notre Gselahé et la ma- 


tinée du 20, je fis contourner la partie S. O. d'Haynan, 
dont les cû élevées étaient toujours en vx 
abritaient ha en plus contre le vent et la mer. Les 
courants très - forts éprouvés les jours précédents, et 
qui, d'après les renseignements des pratiques, portent 


également sur da pôle de Cochinchine, dont la corvette | 


n'était éloignée. 
dèrent à faire 


# 
Fe + y 
+ : s 


di que détrente-cinq lieues, me déci- 
“por franchir le canal , de manière 


DE LA FAVORITE. 275 

à ne prendre que le lendemain , après le lever du soleil , 
connaissance du continent, dont après une nuit rendue 
irès-fatigante par vie mer terrible et un vent très-vio- 
lent, les hautes terres furent aperçues à de heures 
du matin. # 
‘éprouvai un moment de vive ingéiétude , quand 
arrivés assez près du rivage pour voir la mer briser 
avec fureur sur les rochers qui le bordent, nous ne 
pûmes reconnaître les terres, couvertes alors d'une 
SE brume épaisse qui les cachait entièrement, ou ne les 
laissait apercevoir que comme de grandes ombres pa- 
raissant et s'évanouissant tour à tour. L'effet des cou- 
rants, qu'il avait été impossible d'apprécier depuis la 


veille ; la mauvaise apparence du temps; la force du | 


" vent; aa, portait, ainsi qu'une mer très-grosse, sur la 
côte, d'où en cas d'erreur ül aurait été bien difficile de se 
relever, rendaieñt notre position très-critique, d'autant 
du côté de l'O. est un enfoncement dange- 
reux qui ressemble beaucoup à l'entrée de Tourane, 
et que plus à l'E., c'est-à-dire vers le large, le courant, 
se dhiriges tau S. le long de la côte, est si rapide pen- 
dant la mousson de N. E,, que les navires qu'il entraine 
ne peuvent plus, tant qu'il dure, remonter vers le N. 
L à midi, la Mtitude observée et le résultat des 
s horaires pris le matin fixèrent tous mes doutes; 
À né était devant nous: je fis tou donner dans la 


baie à travers la brume; et à trois beut de l'après- 
midi, la Favorite, après avoir arrondi } longues 
ee ainsi qu'une petite île couverte bois et sur- 
: 16. 
#: « 
$ Æ 
% + si 


Mrs 
* sk 


276 * VOYAGE ,° 


. montée d’une humble pagode, mouilla près du rivage, 
dans une jolie anse, parfaitement abritée des vents et 
de la mer du large par les hautes montagnes qui l’en- 


tourent de à côtés. és: 


+ 


DE LA FAVORITE. 277 


CHAPITRE XIV. 


DESCRIPTION DE LA COCHINCHINE. — MOEURS ET COUTUMES DE SES 
HABITANTS. — GONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LE COMMERCE FRANÇAIS 
DANS CES CONTRÉES. 


Si les lecteurs qui ont bien voulu suivre jusqu'ici 
les traces de la Favorite, jettent les yeux sur la carte 
d'Asie, ils remarqueront que dans la partie orientale de 
ce vaste continent, la côte de Chine, après avoir formé, 
sous le 20° degré de latitude, une presqu'ile étroite, 
assez longue, et séparée d'Haynan , comme nous l'avons 
déjà vu, par un canal très-étroit, revient brusquement 
sur elle-même dans le N. O., pour former ensuite, en 
arrôndissant j jusqu'au S. E. le golfe du Tunquin; alors, 
après avoir contourné à environ quarante lieues de 
distancé la partie méridionale d'Haynan, elle se dirige 
directement au S. et au S. O., et approche du 8* degré 
au N. de l'équateur. C'est là que le Gamboge confine à 
l'extrémité $. de la Cochinchine, qui, vers le N.0. bien 
près du 17° degré, a pour frontière le royaume du 
Tunquin. 

Ce grand développement de côtes annoncerait un 


+ 
de 
+ 


278 VOYAGE. à 
empire puissant par son étendue ; cependant il n’en 
est rien : car une longue chaine de montagnes très- 
élevées et presque inaccessibles, qui bordent cette par- 
tie du continent l’espace de cent lieues, presse pour ainsi 
dire, entre elle et la mer, une bande de terre de vingt 
lieues d’étendue dans sa plus grande largeur, à laquelle 
était borné autrefois le royaume de la Cochinchine, 
que ses belliqueux habitants ont considérablement 
agrandi, depuis soixante années, aux dépens de leurs 
voisins du nord et du sud. 

L'origine des Cochinchinois, comme celle des peuples 
qui conquirent les grandes îles de l'archipel d'Asie, est 
restée jusqu'ici enveloppée d'une profonde obscurité; 
cependant quelque similitude dans la religion, dans les 
coutumes des deux peuples, et surtout dans ces pré- 
jugés, ces goûts qui se perpétuent dans les classes in- 
_férieures et résistent au temps et aux événements, pour- 
rait faire supposer que les Cochinchinois descendent des 
Chinois chassés de leur patrie par les invasions succes- 
sives des Tartares : dans cette hypothèse, les émigrants 
seraient venus, soit par mer, soit par terre en traversant 
le Tunquin, s'établir sur les rivages de la Cochin- 
chine, où ils peuvent avoir perdu, sous un climat 
différent et par leur mélange avec quelques tribus ma- 
laises, qui peut-être les avaient précédés, le caractère 
et même une grande partie des traits distinctifs de leur 
race primitive. ; + 

* IL est à croire que leseexilés ne conquirent pas facile- 
ment leur nouvelle patrie, qu'ils trouvèrent au pouvoir 
d'une population noire, nombreuse , guerrière, et aussi 


& DE LA FAVORITE. 279 
sauvage que celle dont les Maures ont exterminé une 
partie et confiné le reste dans les forêts des Philippines 
et de Bornéo. Ces nègres , appelés Moyes, ne furent pas 
plus heureux : forcés de céder les bords de la mer, 
dont suivant toute apparence la nature les avait faits les 
premiers possesseurs, ils se retirèrent, mais non sans 
avoir opposé une résistance désespérée, dans les mon- 
tagnes du Laos, du profond desquelles, il n'y a pas en- 
core longtemps, ces tribus féroces descendaient comme 
un torrent sur les basses terres de la côte, incendiaient 
les villages, ravageaient les campagnes , et massacraient 
les habitants, auxquels cependant ils inspirent plus 
d'aversion que de frayeur. 

Les hommes de cette race sont plus grands, plus forts 
que les nègres de Luçon , avec lesquels du reste il paraît 
qu'ils ont une grande analogie pour le caractère et la 
barbarie. Quoique maîtresse des deux versants des mon-« 
tagnes et même de quelques plaines du côté de l'O. cette 
population est horriblement misérable : tout son com- 
merce, son industrie se bornent à récolter et à vendre 
les boïs précieux que renferment les forêts immenses 
qu'elle parcourt. Soumise dans ces contrées au même 
joug qui pèse partout sur la malheureuse race noire, 
elle fournit aux habitants des côtes des esclaves assez 
estimés pour leur force et leur patience dans le travail : 


ce sont de pauvres victimes de JÉS guerre, où des enfants 


véndus par leurs parents dans les temps de famine, dont 


parfois les suites sont affreuses parmi les nègiés dés 


montagnes du Laos. és 
: Vers le milieu du siècle dernier, les Cochinchinoïs 


#e 


# 


280 VOYAGE 

n'étaient pas encore beaucoup supérieurs en  civili- 
sation aux tribus qu’ils avaient vaincues: leurs côtes 
n'offraient aucune sécurité aux bâtiments européens, 
dont souvent les équipages avaient été massacrés ou 
réduits en esclavage par cette population toute mari- 
time et adonnée alors à la piraterie (9). Mais à cette 
époque commença une longue suite de révolutions san- 
glantes qui, au lieu d'épaissir encore dans ces contrées 
les ténèbres de la barbarie, y firent luire au contraire 
les premières étincelles de la civilisation. 

A l'extrémité méridionale de la chaîne des montagnes 
du Laos, par le 1 5° degré delatitude N., estleroyaumede | 
Tsiampa : la mer en borde les rivages, tantôt élevés et 
d'un aspect sombre, tantôt bas et inondés par des fleu- 
ves. Sa population, maintenant tout à fait semblable à 
celle des provinces de la Cochinchine, avait autrefois 


. une grande analogie avec les Malais, dont les pays avoi- 


sinent le Tsiampa vers le S. : elle était plus industrieuse, 
plus avancée en navigation que les Cochinchinois, mais 
ne leur cédait en rieñ pour la perfidie et pour le goût 
du brigandage, qui les avaient rendus également l'effroi 
des navigateurs. La paix et des alliances firent tom- 
ber, après de longues guerres, la couronne du Tsiampa 
sur la tête du roi de la Cochinchine; celui-ci, fier de sa 
nouvelle puissance, voulut encore l’augmenter en pro- 
fitant des troubles qui agitaient le Tunquin, pour le 
ppindre à ses possessions. Ce royaume était en proie 

à la guerre civile que se faisaient, pour disputer le 
trône, les deux fils du dernier souverain. Sous le pré- 
texte de soutenir le plus jeune, le nouveau roi du 


“& 


% 


‘ 

” DE LASFAVORITE. ” si 
Fsiampa , qui espérait les écraser tousyles deux, dé- 
clara la guerre à l'aîné; il fut cruellement trompé dans 
son attente : les Tunquinoïis, dès longtemps ennemis 
implacables des Cochinchinois, se réunirent contre 
eux, les vainquirent dans plusieurs batailles, s'empa- 
rerent de leur capitale, puis enfin de tout leur pays, 
dont ils forcèrent le roi à se réfugier dans le Tsiampa, 
que sa population guerrière et nombreuse M avec 
succès contre l'ennemi victorieux. 

La Cochinchine resta soumise aux de doi le 
souverain la fit gouverner par son frère cadet, première 
cause des hostilités, et qui régna, dit-on, fort sagement, 
Le roi vaincu mourut bientôt, laissant à son fils Gya- 
Long un trône’chancelant et un royaume épuisé par des 
guerres continuelles contre des voisins puissants. Le nou- 
veau prince , dans la force de l'âge, rempli de courage 
et d'énergie, assura d’abord les frontières en repoussant 
les Tunquinois dans plusieurs sanglantes rencontres, 
avec des succès qui ranimèrent l'énergie de ses adhé- 
rents. La tranquillité ainsi garantie à l'extérieur, il s'oc- 
cupa de la prospérité de l'intérieur; la piraterie, ré- 
primée sévèrement , n'inquiéta plus le commerce eu- 
ropéen ni celui des Chinois, qui furent principalement 
attirés dans la capitale Saï-Gong. Cette ville, située à 
quinze lieues de la mer, sur les bords d’une grande 
rivière , navigable pour les plus gros bâtiments, devint 
une place forte, entourée de magnifiques fortifications 
construites d'après les plans et sous la direction d'un 
colonel de génie français, que la générosité et la bril- 
lante réputation du roi de Tsiampa avaient détaché, ainsi 


LES L 4 


_” 
282 * VOYAGEL M + 
que d'autres officiers ses compatriote 
notre compagnie des Indes , alors ex irant. 
- La culture des terres et les mine) encoura- 


gées donnèrent des revenus qui rétablirent les finances; 


une grande quantité de galères, destinées à porter des 


troupes exercées à combattre également bien sur terre 


et sur mer, furent construites sous la direction des offi- 


ciers français qui ‘devaient commander les flottes; des 


bâtiméfits marchands achetés aux Européens reçurent 
des canons et de forts équipages. 

_ Tous ces prépafalifs terminés, les hostilités recom- 
mencèrent avec une nouvelle fureur et des chances 
moins favorables aux Tunquinois, peu habitués à la 
nouvelle manière de faire la guerre. qu'employaient 
léurs ennemis. En effet ceux-ci, montés sur des flottilles 
nombreuses, attaquaient à la fois plusieurs points des 
côtes, S'emparaient des villes, détruisaient celles qu'ils 


| ne pouvaient conserver, et augmentaient leurs forces 


de la Population soumise , qui revenait avec empresse- 
ment sous la puissance de ses anciens souverains; ce- 


pendant , malgré tous ces avantages, le courage des 


Tünquinois ft durer la guerre pendant dix ans; enfin * 


le roi Gya- Long rentra en vainqueur dans Hué-Fou, 
capitale de la Cochinchine , et dont les habitants virent 
peu d'années après tomber en même temps la tête de 
l'asurpateur et celle de son frère, souverain du Tun- 
quin, pays que Gya- Long réunit à ses États. 
Leroyaume de la Cochinchine était don devenu plus 
vasie, plus puissant qu'il n'avait jamais été; son armée, 
victorieuse et redoutée des pays voisins, soumit encore 


". 


Ld DE LA FAVORITE. 285 
le Camboge, dont le roi dut payer un Print annuel 
de Hué-Fou; mais les provinces étaient dévastées , dé- 
peuplées même par les guerres civiles; la plupart des 


villes avaient été brûléess la population , depuis LA 


. temps sous les armés, avait abandonné la culture 


terres pour courir au pillage et au combat. Tel était le 
malheureux état dans lequel le roi de la Cochinchine 
retrouva le royaume de son père; mais bientôt les lu- 
mières "et les avis de ses mandarins européens, qu'il 

r et aimer au sein de la bonne fortune comme 
au be de l'adversité, rétablirént la tranquillité et 
firent connaître à ce pauvre peuple une civilisation et 
même un bien-être qui pop: les traces des mal- 


heurs passés. 

Le système de gouvernement qui fut alors établi 
offre un singulier mélange de nos anciennes institu- 
tions avec l'arbitraire d’un pouvoir absolu. De mêmé 


qu'en Chine, tous les fonctionnaires publics nt die 
À et les” 


visés en deux classes : les mandarins de guer 
mandarins lettrés. Les premiers gouvernent les  pro- 
Winces comme autorités Militaires, commandent les 
places fortes et les bâtiments du roi, occupent tous les 
grades dans les corps de troupes organisées qui, au 
nombre de dix mille soldats d'infanterie disciplinés à 
l'européenne et de quinze cents artilleurs environ, 
forment la garnison de Hué-Fou et la garde du sou- 
verain. Ces sôldats sont choisis dans les milices, com- 
posées de tous les habitants , qui doivent, fans auc 

exception , seize années de leur vie au service _. roi, 


# 


284 VOYAGE 
et recoivent, quand ils sont appelés, une espèce d'uni- 
forme, du riz pour vivre et une très - modique paye. 
C'est par eux que sont remplis tous les services publics: 
surveillance des villes et des campagnes; construction 
des places fortes et des monuments; entretien de la 
grande et belle route qui traverse le royaume dans toute 
sa longueur du N. au $. Ce sont encore les milices qui 
fournissent les postes placés de distance en distance sur 
les chemins pour veiller à leur sûreté, et pour porter 
-de nuit comme de jour les palanquins des mandarins 
envoyés en mission par ordre du roi. Cette manière de 
voyager, dans un pays montagneux où les chevaux sont 
en très-petit nombre, est fort prompte, mais incom- 
mode; car ces prétendus palanquins ne sont autre chose 
que des hamacs couverts, suspendus par les deux extré- 
mités à un long bâton que portent sur leurs épaules six 
hommes, dont les mouvements n'ont rien du tout de la 
mollesse ou pour mieux dire de la cadence des porteurs 
indiens. Ceux de la Cochinchine ont encore une autre 
fonction à remplir : ils sont courriers des dépêches de 
la cour, et la manière aussi rapide qu'ingénieuse dont 
ce service est fait, montre un degré de civilisation qui 
était ignoré de nos pères il y a moins.de deux siècles, 
mais dont cependant, si l'on en croit les historiens, 
quelques traces ont été retrouvées chez les Mexicains 
au temps de la conquête de ce peuple parles Espagnols, 
alors moins policés peut-être que les vaincus. 
| Chaque courrier, # son départ de Hué-Fou ou de Saï- 
Gong, les deux capitales de l'empire, recoit du grand 
mandarin un bâton court, rond et creux, dans lequel 


4. 


DE LA FAVORITE. 285 
la dépêche est enfermée sous le sceau ske roi : le Cochin- 
chinois part en courant et EE 1 de 


grelots fixés à l'objet dont il est porteur, et qui ne doit lui 
être arraché qu'avec la vie. À ce bruit connu, un homme 
du poste voisin, éloigné seulement de deux lieues , 
se prépare, prend ses armes, reçoit promptement le 
bâton avec un papier sur lequel l'heure de son départ 
est inscrite, et continue la mission avec la même 

vitesse; jusqu'à ce qu'il soit remplacé, deux lieues plus 
loin, de la même manière : par ce moyen, les ordres 
sont transmis, malgré les msi distances, avec une 
célérité incontevabite 

La peine très-sévère dont est passible tout habitant 
qui, ayant rencontré un courrier blessé ou hors d'état 
de continuer sa route 5 n'aura pas pris sa place sur-le- 
champ, rend les retards extrêmement rares. Si à ces 
moyens de communication, toujours à la disposition 
des mandarins gouverneurs de provinces ou chefs de 
districts, on äjoute celui que fournissent les bûchers 
entretenus avec soin au sommet de hautes montagnes, 
pour donner par leur embrasement, la nuit et même 
le jour, avis du débarquement de lennemi ou de 
quelque autre événement dangereux pour la sûreté de 
l'État, on accordera que le gouvernement cochinchinois 
est aussi prévoyant qu sacs lligéeie 

‘Le service des milices ne se borne pas aux red 
tions que je viens d'énumérer, car en outre, elles doi-. 
vent non-seulement cultiver les immenses propriétés 
du roi, mais encore chaque mandarin de guerre ou 
léttré a droit, suivant'son rang, à un certain nombre de 


À : 


RU A 
Es : 


286 VOYAGE 


miliciens pour le servir dans sa maison, faire valoir les 


terres dont la jouissance lui est accordée par l'État, enfin 


pour accompagner dans les cérémonies publiques. à 


ï y 


de détails à remplir ont dû nécessiter la format 
état militaire considérable; aussi le gouvernement oùE 
il obligé de tenir toujours sur pied cinquante mille 
hommes de milices distribués dans le royaume; mais 
cette espèce d'armée permanente , divisée en régiments 
eten compagnies, dont les chefs prennent des noms 
analogues à ceux de colonels et de capitaines, ne paraîtra 
plus aussi disproportionnée pour une puissance secon- 
daire, quand ;’ j'aurai dit que tout Cochinchinois, arrivé 
à l'âge de dix-huït ans, est soldat, et doit, comme nous 
l'avons déjà vu, seize années de sa vie à | tat ; cepen- 
dant il peut se faire remplacer par opera déjà 
fait son temps de service. - cs 
Cette institution, qui sembl c dpiée sur nos anciennes 
milices, et à 1 ont été } jointes les corvées que l'on 
imposait autr aux habitants de nos campagnes, est 
cependant, toi tyrannique qu'elle paraîtra, devenue 
par ses conséquences un des plus grands bienfaits 
que le roi Gya-Long ait répandus sur ses sujets. En 
eflet, l'esclavage était établi dans ces contrées sur les 
mêmes "+ qu'en- Chine : une multitude d'enfants, 
vendus par leurs parents, perdaient presqu’en nais- 
sant la liberté pour toujours. Chez un peuple civilisé , 
cette coutume offrirait peut-être quelques avantages 
consolants pour l'hümanité; mais parmi une po- 
pulation à peine sortie de la barbarie et de guerres 
civiles aussi longues que sanglantes, elle devait être la 


DE LA FAVORITE. 287 
source de mille odieux abus. Une loi qu'un souverain 
victorieux seul pouvait mettre à exécution, déelara tout 
€ inois libre à dix-huit ans, époque à laquelle, 
Tai déjà dit, chaque habitant est enrôlé dans 
L'autre sexe fut également appelé à jouir de 
lar même faveur : u une jeune fille esclave depuis l'enfance 

a le droit de réclamer sa liberté à dix-huit ans, quand 
elle espere faire un mariage avantageux, circonstance qui 
se présente assez fréquemment dans les mœurs du pays; 
mais le plus souvent ces pauvres créatures sans appui 
deviennent concubines de leurs maîtres, et ne peuvent 
plus sortir de la famille: Les hommes rendus à la Hberté 
ne brisent que rarement les liens qui les unissent à 
leurs sale À maîtres, auprès desquels ils retournent 
ordinairement quanc Je temps du service militaire est 
terminé. Me 
© Le nombre des nés: letirés n'est pas moins 
considérable que celui des mandarins de guerre, et leurs 
fonctions sont aussi importantes, surtout en temps de 
paix. Ces deux autorités, indépendantes l'une de l’autre, 
et cependant réunies dans les villes et les villages, 
se jalousent presque toujours, comme du reste cela se 
voit dans toutes les contrées du monde; car il n’est 
que trop vrai que les hommes, ‘quels que soi ient leur 
pays, leur couleur ou leurs usages, ont oujours les 
mêmes passions, souvent les mêmes pégé et + sont 
müûs par les mêmes intérêts. 
Les mandarins lettrés remplissent toutes de places 
de l'administration intérieure du royaume, et perçoivent 
les droits sur le commerce étranger, ainsi que les impôts 


288 VOYAGE 
sur les terres; ces derniers sont payés en nature et ne 
dépassent pas, dit-on, du moins légalement, 10 P. o/0. 
Ce sont encore les mandarins lettrés qui composent 
les tribunaux où se rend la justice, à laquelle le souve- 
rain législateur donna tous ses soins. Un certain nombre 
de eg a par le roi pure me 


s civils ou criminels; HARAS auquel 


assistent les premières autorités de la ville voisine 
sont publiques, les décisions doivent être gratuites , et 
b. & + 


roi, à l'approbation duquel sont soumises les condam- 
nations à mort ou à l'exil. Chaque individu a la faculté 
de E * lui - même son innocence où sa pro- 
priété , | et peut même espérer une justice impartiale , si 
toutefois la personne ou les intérêts du souverain 4 
sont pas compromis dans la cause, car alors l'arbitraire 
asiatique reprend le dessus , et tout poauipes de légalité 
est oublié. 

La peine de tchrest) “pour dus crimes est peu 
où point usitée en Cochinchine, et des tourments qui 
font horreur n’accompagnent pas, comme chez les Chi- 
nois, le supplice des criminels condamnés à mort; mais 
la confiscation des biens, au profit de la couronne, 
était trop lucrative pour qu'elle fût omise ; et comme 


Je roi s'est réservé, à ce qu'il paraît, le droit de juger 


lui-même tous les dépositaires dé son autorité (attribut 
assez naturel d'un souverain qui peut, au gré de ses 
caprices, faire surgir des derniers rangs de da société 
un haut fonctionnaire, et l'y faire rentrer dans an ins- 


DE LA FAVORITE. 289 
tant}, il arrive que les mandarins des classes élevées 
ne meurent pas toujours are à ni possesseurs 
de. la tune. qu'ils ont > as 


télé metite une  ontrenbiie pater- 
ë cour de HuéFou, dans laquelle 


tion se et cruelle, qui met qplanlois le pauvre 


+: 


patient dans un p état mois. 
C'est en vain que nan choisit à faire mon racine 
aux institutions des peuples libres et policés sur un sol 
couvert d'üne population ignorante et esclave; la ci- 
_#wilisation doit croître graduellement, affaiblir peu à 
peu les préjugés, ainsi que les erreurs qui aveuglent les 
masses, et faire naître enfin ce sentiment d'honneur, le 
plus puissant mobile des s actions; autrement elle 
fera à l'espèce humaine plus de mal que de bien. Nous 
verrons plus loin que toutes ces institutions copiées en 
partie sur celles qui régissaient la France il y a soixante 
ans, et établies par un souverain plus avast. que son 
peuple, sont devenues, entre les mains de pote 
successeur, des instruments de tyrannie et des barrières 
inutiles contre la rapacité des mandarins.æ 
Cependant sous un règne qui fut long, paisible et 
prospère, la Cochinchine oublia non-seulement ses 
désastres passés, mais parvint à un point de D a 


Là 


éd. 


290 VOYAGE 
inconnu pour elle jusqu'alors. La capitale Hué-Fou, 
Située sur les bords d'une rivière assez profonde qui 
arrose des plaines étendues et bien cultivées, avait êté 
détruite pendant les, guerres civiles : elle fut repeuplée 
et entourée de fortifications, construites sous la direc- 
tion d’un ingénieur français et d'après le plan, dit-on, 
de celles de Strasbourg. L'immense palais du roi, dont 
la rivière baigne en partie les murailles hérissées de ca- 
nons, reçut de nombreux embellissements et renferma 
dans sa vaste enceinte des casernes et de trbbétux ; jar- 
dins, dont un vaste étang entouré d’élégants édifices 
occupe le milieu. Le port, situé devant la ville à une 
lieue de l'embouchure de la rivière, fut creusé et mis 
en état de contenir plusieurs centaines de galères sinon 
légères et de formes élégantes, du moins solidement 
construites et pouvant chacune porter facilement cent 
soldats. Des ouvriers étrangers, attirés par les libéra-* 
lités du souverain, vinrent instruire les Cochinchinois 
dans tous les arts mécaniques; bientôt des canons de 
bronze, de la poudre, des armes blanches sortirent d’un 
arsenal bien approvisionné et que des chefs habiles di- 
rigèrent avec soin. Les rues de la ville furent tracées ré- 
gulièrement et bordées de maisons bâties la plupart en 
pierres dans un genre à peu près européen, pour servir 
de demeure aux mandarins qui avaient vieilli dans l'exil 
avec le roi, et versé leur sang dans les combats pour le 
replacer sur le trône Le souverain heurreux ne fut pas 
ingrat, et des bienfaits sans nombre enrichirent ses 
vieux compagnons, parmi lesquels les Français qui 
l'avaient si bién servi jouirent toujours de sa confiance 


DE LA FAVORITE. 291 
et furent une des principales causes de la prospérité du 
paye: 

Malgré son heureuse position, si favorable à l'expor- 
tation de ses troie par mer, la Cochinchine propre- 


ne produisait encore, à la s guerres civiles, que ce 
qui était absolument Me à à la subsistance de ses 
pauvres habitants. Quelques champs de pistaches et d'i- 
gnames, dont les animaux sauvages venaient disputer 
la possession aux cultivateurs, entouraient de misé- 
rables villages. Des plaines fertiles, traversées par 
une multitude de petites rivières, qu'une pente douce 
amène de montagnes peu éloignées et couvertes de 
belles forêts, restaient en friche sous un climat déli- 
cieux et favorable à toutes les productions des tropi- 
ques. Mais, sous le sage gouvernement du roi Gya- 
Long, tout changea de face en peu d'années; les champs 
autrefois incultes se couvrirent de cannes à sucre, 
dont les produits, quoiqu'on les obtint par des moyens 
bien imparfaits, trouvèrent cependant de nombreux 
acheteurs à bord des navires européens et des jonques 
chinoises que les avantages du commerce et la protec- 
tion qui leur était assurée attirèrent dans les ports du 
royaume; une belle route, construite à grands frais, 
franchit la branche de hautes terres qui sépare, en ve- 
nant jusqu'au bord de la mer, la province de Hué-Fou 
ou Quan-Haï de celle de Tourane ou Quan-Ham. Cette 
dernière, quoiqu'elle soit pressée par les montagnes du 
Laos, qui dans cette partie semblent menacer la mer 
19- 


292 VOYAGE 

de leurs masses sauvages et majestueuses, n'est pas 
moins productive cependant que sa voisine. Son terri- 
toire, dentelé pour ainsi dire par la mer, est très-étroit, 
mais bien arrosé, parfaitement cultivé, et nourrit un 
grand nombre de bœufs et de buffles qui sont égale- 
ment employés au labourage et aux travaux de force. 
Cette province fournit du riz et principalement du 
sucre, dont une partie est embarquée à Tourane sur les 
bâtiments français ; le reste, acheté par les Chinois et 
transporté à Fai-Fou, résidence du gouverneur de la 
province, prend sur des jonques la route de Canton et 
d'Emouy. 

La ville de Faï-Fou est assez grande, bien bâtie et 
presque entièrement habitée par les Chinois, qui en ont 
fait le centre d’un grand commerce; sa position sur la 
côte, à l'embouchure d’une rivière assez profonde pour 
recevoir les caboteurs, lui assure des avantages qui 
augmentent chaque année, surtout maintenant que la 
baie de Tourane ne recoit plus que très-peu de bâti- 
ments européens. Chaque mousson favorable voit ar- 
river sur ce point de la côte de Cochinchine, ainsi 
que dans le port de Hué-Fou, une multitude de jonques 
venant de la Chine, d’où elles apportent du thé dont les 
Cochinchinois font autant d'usage que leurs voisins, de 
la porcelaine commune, des étoffes de soïe, des confi- 
tures, des fruits secs, qui sont échangés contre du sucre, 
du riz, des bois de construction, de l'or, de l'argent, 
enfin contre deux espèces de cannelle également in- 
connues à nos marchands : une est très-épaisse, hui- 
leuse et donne beaucoup d'essence; l'autre plus fine et 


DE LA FAVORITE. 295 
supérieure même, dit-on, à celle de Ceylan, coûte ex 
trèmement cher et se trouve, comme la première, dans 
les forêts où les Chinois vont en caravane, à certaines 
époques de l'année, acheter une grande quantité de 

cette précieuse écorce aux sauvages noirs du Laos. Mais 
la partie la plus riche du chargement de ces jonques, 
qui s’en retournent ordinairement en juin ou en juillet 
avec la mousson de S. O., est composée de nids d'oi- 
seaux dont j'ai déjà parlé et que les indigènes récoltent 
sur les rochers élevés de la côte et des nombreuses îles 
qui entourent Fai-Fou, parmi lesquelles le seul groupe 
de Cham-Colao en livre au roi douze cents livres comme 
tribut annuel. 

Pendant longtemps les épaisses forêts qui descendent 
jusqu'au pied des montagnes du Laos servirent de re- 
traites inaccessibles aux nègres, qui en sortaient à l'im- 
proviste pour ravager les plaines voisines et massacrer 
les habitants; mais la guerre d'extermination que leur 
ont faite les Cochinchinoïis il y a quelques années, en a 
si fort diminué le nombre et tellement effrayé le reste, 
que depuis cette époque ils n'ont plus reparu qu'en pe- 
tites troupes et seulement pour commercer. Mais ces 
mêmes forêts servent aussi de repaires à d’autres enne- 
mis dont il est encore plus difficile de se défendre et qui 
portent la désolation parmi de pauvres cultivateurs: ce 
sont les animaux sauvages qui, malgré la plus grande 
surveillance, déciment les troupeaux et ravagent les 
plantations. Les champs de pistaches et d’ignames sont 
souvent bouleversés d’une manière incompréhensible , 
et que la charrue pourrait à peine imiter, par des troupes 


294 VOYAGE 
de gros sangliers : une multitude de singes de la grande 
espèce ravagent les champs de cannes à sucre avec une 
désolante effronterie, que ni les piéges, ni les cadavres 
de pillards qui ont été attrapés et pendus aux arbres, 
ne peuvent réprimer. Tous ces différents ennemis com-. 
mettent leurs déprédations avec d'autant plus d'impu- 
nité que les habitants ne possèdent point d'armes à feu, 
et que les milices mêmes n'ont que des sabres et des 
lances, défenses bien faibles contre de nombreuses 
bandes d'éléphants, les plus grands que l'on connaisse 
au monde, et qui dévastent les campagnes, dépouillent 
les arbres, font disparaître dans une nuit les plus belles 
moissons, et se retirent ensuite dans les forêts avant le 
Cependant, malgré tant de raisons de redouter ces 
monstrueux quadrupèdes, les Cochinchinois montrent 
pour eux une espèce de respectueuse prédilection , ins- 
pirée probablement par l'intelligence extraordinaire de 
ces animaux , et par les grands services qu'ils rendent 
dans l'état de domesticité, auquel bien moins par force 
que par adresse on les réduit facilement. Tantôt les chas- 
seurs ayant reconnu, à certaines traces, l'arbre contre 
lequel un éléphant sauvage s'appuie la nuit pour dor- 
mir, le scient presque entièrement par le pied; le soir, 
l'animal sans défiance vient prendre son gite accoutumé, 
iltombe, et pendant qu'il fait de vains efforts pour se re- 
lever, on parvient à le placer, solidement attaché , entre 
deux femelles dont les forces réunies et les coups de 
trompe ont bientôt dompté sa fureur. Tantôt l'éléphant 
sauvage, tombé dans une grande fosse recouverte de 


DE LA FAVORITE. 205 
feuilles, ne reçoit à manger que lorsque épuisé par-un 
long jeûne, il s'est laissé enchaîner et que deux femelles 
l'ont conduit jusqu'à la prochaine écurie. Alors com- 
mence pour le captif un nouveau genre de vie : après 
quelques jours de repos il reçoit les soins d’un cornac, 
dont les leçons, données avec douceur, captent en peu 
de temps son affection. Le Cochinchinois monté sur le 
large cou de son docile élève, qu'il lui est défendu d’a- 
bandonner un seul instant, le mène hors de l'écurie 
et dans les pâturages désignés. Par combien de témoi- 
gnages d'atiachement et de preuves d'un instinct aussi 
doux qu'admirable, celui-ci ne dédommage-t-il pas son 
cornac des peines et des rares moments d'inquiétude 
qu'il peut lui donner! Voyez-le dans tous les instants 
de la journée, quand il sent son conducteur assoupi 
par la fatigue ou par la chaleur, adoucir ses mouve- 
ments, respirer sans bruit dans la crainte de l'éveiller : 
d’autres fois, après avoir brisé les jeunes branches des 
arbres, il les lui présente pour se construire un abri 
contre les rayons du soleil. La bienveillance de l'éléphant 
s'étend même sur ses compagnons , qui employés à leur 
tour aux travaux, n'ont pu venir paître dans les champs ; 
il ramasse avec adresse et place sur son dos autant 
d'herbe et de feuilles qu'il peut en porter, et revient le 
soir à l'écurie, heureux d’avoir fait une bonne action , 
et annonçant son retour par des cris joyeux. 

Généralement cet animal, qui ne se multiplie pas en 
Cochinchine dans l'état d'esclavage , a gagné presque 
toujours, quand il est pris dans les forêts, son entier dé- 
veloppement. Son corps, quelquefois haut de plus de 


296 VOYAGE 

douze pieds, est court, ramassé, sans grâce , recouvert 
d'une peau noirâtre, écaillée, raboteuse et salie par 
la boue ou la poussière que l'animal y jette constam- 
ment pour la garantir du soleil; mais sous ces formes 
grossières, l'éléphant cache une grande agilité et des 
forces prodigieuses dont son instinct sait parfaitement 
se servir. Cependant à une certaine époque de l'an- 
née, l'usage quil peut faire de ces mêmes forces 
exige une très-grande surveillance; car il entre par- 
fois tout à coup dans des accès de fureur effrayants, 
arrache les plus gros arbres, renverse les maisons, 
écrase les habitants et même son cornac, dont il ne 
connaît plus la voix. Mais celui-ci, responsable sous 
des peines très-sévères de la conduite de sa monture, 
veille à ce que de pareils malheurs soient prévenus ; 
aux premiers symptômes d'impatience, les femelles sont 
encore appelées et calment le rebelle amoureux, non 
par leurs caresses , mais par des coups de trompe aussi 
nombreux que durement appliqués. Si ces précautions 
n'ont pu être prises à temps, le cornac tue l'éléphant 
en lui enfonçant dans la partie supérieure du crâne un 
fort poinçon de fer, dont il est toujours armé et qui 
dans les circonstances ordinaires lui sert ne Res 
pour presser la marche de sa monture. 

Le gouvernement seul entretient à grands frais pour 
son service ces énormes animaux, qu'il emploie à porter 
l'artillerie et les bagages à la suite des armées: peut- 
être combattaient-ils comme chez les anciens, avant 
que les C hinchinoi tles armes à feu; mais 
maintenant, d'après ce que l'on m'a dit, leurs fonctions 


DE LA FAVORITE. 297 
sont beaucoup plus pacifiques, et réunis en un certam 
nombre dans chaque province ils font partie de sa gar- 
nison. Celle de Quan-Ham en possède vingt auxquels 
on fait parcourir successivement pendant-l'année diffé- 
rentes stations, afin de trouver facilement la grande 
quantité de pâturages nécessaire à leur nourriture. Un 
pareil voisinage est redouté des habitants, dont ces 
animaux privilégiés dévastent souvent les propriétés, 
et dont les réclamations ne seraïent pas plus écoutées 
que ne le sont en Europe celles des fermiers dont les 
champs avoisinent les parcs royaux. Les écuries, du 
moins celle que je visitai auprès de Tourane, n’ont 
rien de cette magnificence dont parlent les histo- 
riens orientaux. C’est un immense hangar d’une grande 
hauteur, entouré de gros murs: de terre, et coùvert 
avec des feuilles de bananier : de l'un et de l’autre côté, 
je comptai dix compartiments que séparent entre eux 
de fortes poutres disposées à peu près comme dans 
nos écuries d'Europe, et dans chacun desquels le ter- 
rain forme un talus dont le sommet se termine par un 
renflement qui sert à l'animal pour reposer sa tête quand 
il est couché, et de point d'appui pour se relever, ce 
qu'il ne parviendrait pas à faire sans cette précaution, 
car, outre la difficulté qu'éprouve la bête à se remettre 
sur ses jambes, elle porte au cou une forte chaîne de 
fer fixée à un énorme poteau enfoncé profondément 
dans la terre. Je n'ai remarqué dans l'édifice ni gran- 
deur ni propreté; en dedans le sol était raboteux et aussi 
sale que les murs, sur lesquels on voyait les traces des 
pluies ; en dehors une mare infecte recevait les immon- 


298 VOYAGE 

dices que plusieurs tranchées profondes y conduisaient. 
Tous les environs me parurent dévastés, les arbres dé- 
pouillés de leur feuillage et les champs de ia verdure; 
du reste, les-habitants soumis passivement à ce fléau, 
semblaient ne redouter que fort peu leurs voisins, dont 
sans doute ils avaient souvent éprouvé la douceur. Ce- 
pendant cette dernière qualité s'accorde mal avec un 
genre de fonction réservé par la coutume aux éléphants, 
qui s'en acquittent le plus souvent avec une répugnance 
marquée; il faut que les cornacs les excitent pour 
qu'ils brisent avec leur trompe ou écrasent sous leurs 
pieds les malheureux condamnés à ce supplice destiné 
aux meurtriers obscurs et principalement aux femmes, 
dont souvent les cris et les supplications attendrissent 
le compatissant animal. 

Les seuls éléphants mâles sont appelés à remplir 
dans les deux capitales du royaume un rôle plus con- 
(orme à leur force et surtout à leur courage. On les 
fait combattre contre de grands tigres sauvages, dans 
le vaste cirque construit, depuis peu d'années, au 
milieu de Hué-Fou. Le roi, entouré de toute la cour, 
assiste à ce spectacle : devant lui et dans l'arène se 
üient son bel éléphant blanc qu'avant d’être  souve- 
rain il nourrissäit de sa main, et qui maintenant encore 
vient chaque matin faire ses génuflexions devant lui. 
Le superbe animal , objet de la vénération du peuple, 
semble: orgueilleux de la faveur dont il jouit; il est 
fier de or qui couvre ses défenses dont un acier 
brillant arme les extrémités, et des housses superbes 
sur Lésauellés son cornac est assis. Plus loin les élé- 


DE LA FAVORITE. 299 
phants de la province rangés sur une seule ligne et 
excités par les acclamations de la foule, attendent 
impatiéemment le signal du combat : à l'autre extré- 
mité du cirque paraît leur féroce adversaire, dont une 
prudence peut-être injuste a raccourci les terribles 
grilles et limé les dents; une grosse corde fort longue , 
attachée à la partie postérieure de son corps et fixée 
à un poteau par l'autre bout, l'empêche de se précipiter 
sur les spectateurs ou de fuir ses rivaux. Ceux-ci vien- 
nent successivement le combattre; les cris, la fureur 
de Féléphant irrité par les blessures et par son aver- 
sion naturelle pour le tigre, les bonds prodigieux, les 
affreux hurlements de la bête sauvage réduite à une ré- 
sistance désespérée, offrent un spectacle effrayant. Enfin 
le tigre succombe dans ce combat inégal, mais non sans 
vengeance, et il expire déchiré par les défenses de ses 
implacables ennemis qui foulent avec fureur son ca- 
davre sous leurs pieds. 

Au milieu d'une de ces luttes itiniitéé 6 tigre étant 
parvenu à rompre sa corde, menaçait de tourner sa 
rage contre les assistants. Les éléphants étonnés par les 
cris de la multitude qui fuyait de tous les côtés, re- 
fusaient d'attaquer l'ennemi, intimidé lui-même et ne 
profitant pas de sa liberté. Le moment était critique: 
sur-un signe du roi, le superbe favori court au tigre . 
l'attaque avec courage, le met à mort après un combat 
acharné, et revient fièrement recevoir les caresses de 
son maître au milieu des 2646 applaüéisements 
des spectateurs. 

L'horreur que le tigre inspire à l'éléphant est behies 


300 VOYAGE 

ment mise à profit pour habituer ce dernier à l'explo- 
sion de l'artillerie ; une petite pièce de canon est cachée 
sous la peau de la bête féroce empaillée, dont l'énorme 
gueule vomit à grand bruit du feu et de la fumée au 
moment où le novice combattant vient l’attaquer avec 
fureur. Gelui-ci effrayé recule d'abord en jetant de 
grands cris; mais ramené plusieurs fois contre l'objet 
de sa frayeur, il se familiarise avec l'apparence du dan- 
ger et finit par déchirer le mannequin. 

Ces tigres de la grande espèce sont tirés des forêts 
qui couvrent les flancs des montagnes du Laos, d'où 
ils descendent par bandes dans la plaine pour dévorer 
les bestiaux. Les ravages qu'ils causent ont été parfois 
si grands que le roi, assez indifférent d'ordinaire aux 
intérêts de ses sujets, accorde à présent une récompense 
de quinze piastres (77 francs) par tête de tigre, et une 
somme beaucoup plus forte quand l'animal est amené 
vivant pour paraître dans le cirque contre les éléphants, 
ou pour combattre les criminels, genre de supplice bar- 
bare imité peut-être de ces peuples anciens dont on 
nous vante tant les gouvernements et les mœurs. 

La manière de prendre cet animal redoutable est assez 
ingénieuse. Un passage étroit et obscur formé de bran- 
ches d'arbres, mène à une cage au milieu de laquelle est 
attachée une chèvre. Aux cris de la victime le tigre se 
précipite vers elle et franchit la porte, qui n'étant 
retenue que par un faible obstacle, se ferme der- 
rière lui et le livre ainsi au pouvoir des chasseurs. Mal- 
gré la récompense dont une bonne partie, il est vrai, 
reste aux mains des mandarins chargés de la délivrer, 


DE LA FAVORITE. s0L 
le nombre des tigres diminue fort peu, et il diminue 
d'autant moins que les Gochinchinois paraissent les re- 
douter beaucoup. Gependant, comme je l'ai déjà dit, 
ce peuple est courageux et guerrier; la conduite qu'il a 
tenue dans les dernières guerres et la crainte qu'il ins- 
pire à ses voisins, semblent le prouver d'une manière 
incontestable ; mais la civilisation qui, dans la plupart 
des contrées d'Europe, a fait conquérir à l'homme la 
propriété du sol sur les bêtes sauvages, est concentrée 
en Cochinchine dans les villes, et entièrement étran- 
gère au reste de la population qui est encore aux prises 
avec la misère et la barbarie. Les villages sont composés 
d’un amas de cases construites en bois et en terre, di 
malpropreté dégoütante et qui mettent lêurs habitants 
à peine à couvert des injures de l'air. Ces demeures 
qui ne sont pas, comme celles des Malais, élevées sur 
des pieux au-dessus du sol pour être à l'abri de l'humi- 
dité dans un pays où il pleut continuellement pendant 
six mois de l’année, sont infestées d'insectes dangereux 
et de pets dont la rapacité cause les plus grands dom- 
mages. L'intérieur des cases est, divisé par des nattes, 
seuls produits de l'industrie des indigènes, en plusieurs 
pièces qui n'ont pour ustensiles de ménage que des 
vases de bois ou de porcelaine commune de la Chine, 
et pour ameublement, qu'un grabat formé par des bam- 
bous, et recouvert de plusieurs grossières étofles de 
coton. Les ornements ne sont pas plus recherchés; ils 
se bornent à une image représentant d'une manière in- 
forme les traits d’un être humain de grandeur naturelle, 
avec une bouche, une langue et des yeux teints en 


302 VOYAGE 

rouge, des cheveux hérissés, une longue barbe et des 
moustaches noires; hideux portrait d'un mauvais génie, 
le même vraisemblablement que celui des Chinois, car 
il ressemble parfaitement à la plupart des hideuses pein- 
tures que j'ai remarquées à Canton. Tel est à peu près, 
je crois, le seul point de similitude que les Cochinchi- 
nois aient conservé avec leurs ancêtres les Chinois, si 
toutefois ils ont la même origine, et je suis forcé de con- 
venir qu'il y a sous beaucoup de rapports une dissem- 
blance complète entre les deux nations. Les sujets du cé- 
leste-empire ne jouissent pas, il est vrai, de la réputation 
d'être braves et belliqueux, mais ils sont beaux hommes, 
industrieux et surtout d'une grande propreté, qualités 
que leurs voisins ne possèdent certainement pas; car 
parmi tous les habitants de notre globe il n’en est pas 
de plus laids, de plus sales que les individus des deux 
sexes chez ce pauvre peuple qui semble avoir pris 
plaisir à se rendre repoussant. 

Les Cochinchinoiïs sont généralement d’une taille au- 
dessous de la moyenne, ils ont les membres maigres 
et grêles; un turban de soie noire ou de coton bleu 
couvre leurs têtes garnies de longs cheveux; des yeux 
assez grands mais rarement bien ouverts, des pom- 
mettes saillantes, un nez large et court, un teint cui- 
vré, une bouche énorme rougie par le bétel et garnie 
de dents noires et malpropres, composent des figures 
fort vilaines, mais qûi, au moins dans les classes 
moyennes ou inférieures, offrent quelque chose de 
doux et de résigné, lorsque au contraire la défiance 
et la fausseté empreintes sur la physionomie de la plu- 


DE LA FAVORITE. 305 
part des mandarins leur donnent un air encore plus 
hideux. ” 

L'habillement des hommes est simple et resilide 
beaucoup à celui des Chinois (PI. 55): la robe, ordi- 
nairement de même étoffe et de même couleur que le 
turban, n’a pas de collet, se boutonne sur le côté gau- 
che et tombe plus bas que les genoux par-dessus un 
pantalon large qui descend jusqu'aux pieds, ordinaire- 
ment nus; Car il n’y a que les mandarins auxquels il 
soit permis de porter une chaussure, et seulement de- 
vant leurs égaux ou leurs inférieurs. Diraï-je, pour ter- 
miner ce portrait avec la même vérité, que ces vêtements 
qui doivent tomber de vétusté sans avoir été jamais 
abandonnés un seul instant avant d'être remplacés, 
donnent asile à des myriades d'insectes dont les femmes 
disputent par gourmandise aux hommes le soin toujours 
renaissant de les débarrasser ! 

Ce goût extraordinaire est commun à tous les Cochin- 
chinois, même à ceux du plus haut parage; et refuser 
à un fonctionnaire le don qu'il vous fait d’une partie 
de ses richesses serait commettre une grande faute dont 
les Européens, qui ne sont nullement disposés à par- 
tager un semblable festin, ont souvent eu lieu de se 
repentir. 

Le beau sexe n'est pas mieux partagé au snba 
et n’a rien de séduisant même pour des marins auxquels 
une longue réclusion a fait oublier les femmes de leur 
pays. La Cochinchinoise va toujours nu-tête, ou mo- 
mentanément coiffée d'un grand chapeau de paille, abri 
nécessaire contre un soleil brûlant. Ses longs cheveux 


304 VOYAGE 
sont relevés avec peu de soin et fixés sur le derrière 
de la tête au moyen d'un cordon et d'une longue ai- 
guille de métal plus ou moins précieux. Les traits de 
sa figure, la forme de ses vêtements, absolument sem- 
blables à ceux des hommes, n'ont rien d'agréable à 
l'œil. Cependant la nature n'a pas tout à fait déshé- 
rité ces pauvres créatures des attraits qui nous plai- 
sent dans les femmes de presque tous les pays. Un 
regard doux et bienveïllant, une taille bien prise à 
laquelle des seins conservés avec soin et légèrement 
couverts achèvent de donner un air de mollesse en- 
trainant, enfin des pieds petits et des mains délicates 
: pourraient faire surmonter la sensation pénible que fait 
éprouver la malpropreté qui voile ces charmes, si la 
vue d’une bouche bordée de grosses lèvres pendantes, 
d’où le jus rougeâtre du bétel découle constamment, 
et qui laissent apercevoir jusqu'à leur racine des dents 
entièrement noires et souvent corrodées par le contact 
de la chaux, n'inspirait un invincible dégoût. Les in- 
dividus des deux sexes, pour donner à leurs dents cette 
couleur qu'ils considèrent comme une grande beauté, 
les frottent pendant plusieurs jours avec du citron; 
puis quand elles sont suffisamment amollies par l'acide 
et qu'elles ne tiennent plus que très-peu dans leurs alvéo- 
les, ils les noircissent au moyen de caustiques tirés de 
certaines plantes, assez communes dans le pays. 
Quels avantages les Cochinchinoiïs ainsi que la plu- 
part des insulaires malais retirent-ils de cette diabo- 
lique opération qui les condamne à mille souffrances 
aiguës et à une abstinence sévère durant plusieurs 


DE LA FAVORITE. 505 
mois? Pressés de questions, ils répondent que c’est la 
mode et que c'est beau. Quelle autre réponse auraient 
faite nos mères couvertes de rouge, de mouches et de 
faux cheveux, et quelle autre feraient maintenant nos 
élégantes et même nos élégants presque étouffés dans 
leurs corsets? 

La teinte de tristesse répandue sur les physionomies 
des femmes de la Cochinchine, leur éloignement pour la 
danse et pour tous les plaisirs bruyants, ne proviennent 
nullement de leur position, car, du moins dans les 
classes moyennes, elles jouissent, surtout avant d’être 
mariées, d'une liberté très-étendue et exercent beau- 
coup d'influence sur l’autre sexe, qu'elles surpassent en 
aptitude pour les affaires et le commerce ; aussi sont-elles 
ordinairement, dit-on, maîtresses au logis. De leur côté 
les hommes déploient dans les travaux des champs une 
intelligence qui prouve que ce peuple bien gouverné 
marcherait à grands pas dans la carrière de l'industrie. 
J'ai admiré souvent l'adresse avec laquelle les pauvres 
cultivateurs ménagent l'irrigation de leurs rizières, le soin 
avec lequel ils élèvent et entretiennent une multitude 
de petites digues pour contenir les eaux, enfin leur per- 
sévérance dans les fatigues qu'exigent les cultures au 
milieu de plaines inondées. 

La douceur de caractère du Cochinchinois paraît 
encore dans les soins qu'il prend des buffles compagnons 
de ses travaux; jamais il ne les maltraite, et l'animal, 
logé auprès de son maître, montre pour lui une affection 
qui développe son instinct d'une manière étonnante et 
double son utilité. 

LS 11. 


Li 


506 ; VOYAGE 

La Cochinchine étant située sur les bords de la mer 
qui offre aux habitants une nourriture ‘abondante, 
aurait une population d'autant plus nombreuse, si les 
enfants ne mouraient par milliers de la petite vérole, 
que l'émigration est défendue sous des peines très- 
sévères. Je faisais observer à un mandarin le grand 
nombre de ces petits êtres. «Il y en a beaucoup sans 
«doute, mais il en mourra une partie quand il fera 
«chaud,» me répondit le fonctionnaire avec autant 
de sang-froid que s'il eût parlé de la pluie où du beau 
temps. 

Il y a peu d'années qu’un missionnaire introduisit la 
vaccine en Cochinchine, les expériences eurent un plein 
succès; mais le roi, après avoir fait vacciner ses enfants 
et quelques-uns de ses parents, défendit au bon prêtre 
de répandre davantage ses bienfaits. Quelles raisons 
purent déterminer ce souverain à repousser lheureux 
moyen de préserver ses sujets d’une affreusé maladie? 
La crainte sans doute que la masse des habitants n’aug- 
mentât trop et ne devint plus difficile à gouverner, ou 
peut-être encore cet égoisme qui paraît inhérent aux ins- 
titutions dé peuples de l'Asie, et dont on pourrait re- 
trouverdes traces dans celles de plusieurs autres parties 
de l'ancien monde : c'est lui qui porteles rangs élevés de 
la populition de ces contrées à considérer le trop grand 
aceloissament dès classes inférieures comme ne 


ent si souvent comme une conséquence néces- 
saire de la marche de la nature, ” moins fière que 


DE LA FAVORITE 507 
entre la race humaine et les différentes espèces d’ani- 
maux, l'empêche également de trop se multiplier et de 
dépasser ainsi les bornes que, use sa sagesse, elle lui 
a fixées. 

Une très-grande sobriété met le Gobisichinoté à 
l'abri de la plupart des maladies suites ordinaires de 
l'intempéranee : l'usage de l'opium lui est à peu près in- 
connu; il mange fort peu, ne se nourrit que de poisson, 
de riz, d’ignames, de pistaches et d’une espèce de pois 
très-petits mais assez bons. Les habitants moins pau- 
vres joignent à ces aliments bien simples, du porc 
qui ne paraît que dans les grands repas, et des canards 
dont ils élèvent une prodigieuse quantité sans employer 
de moyens artificiels pour leur multiplication; mais ils 
partagent l’aversion des Chinois et de la majeure partie 
des insulaires du grand archipel d'Asie contre les poules, 
dont cependant ils conservent l'espèce pour avoir des 
œufs, que, par un goût bien extraordinaire , ils préfèrent 
couvés ou fermentés. Hs ne mangent pas les bœufs ni 
les autres grands quadrupèdes domestiques, dont les 
peaux forment cependant une branche considérable de 
commerce avec Émouy, et ils laissent multiplier paisi- 
blement les chiens et les chats, pour lesquels leurs 
voisins montrent un goût si décidé. Les vaches ne ser- 
vent qu'à la reproduction, et leur lait inspire aux mdi- 
gènes une répugnance à laquelle, je crois, la supers- 
tition a quelque-part, car, malgré des offres les lus 
séduisantes;-noûs n'avons jamais pu en obtenir p 
dant nôtre relâche: à Tourane. D'où peut provenir 
nt qu'éprouve ce peuple-pour le lait de ses 


20: 


W 


508 VOYAGE 
troupeaux et pour la chair de plusieurs animaux qui, 
partout ailleurs, servent à la nourriture de l'homme, 
lorsque au contraire le corps de l'éléphant tué par les 
chasseurs est partagé entre plusieurs villages et devient 
la cause de nombreux festins? Malgré toutes mes re- 
cherches, je n’ai rien appris de satisfaisant à ce sujet. 

Le Cochinchinois est naturellement triste, ne danse 
pas et ne chante jamais; il n’est ni bruyant ni verbeux 
dans la conversation, à laquelle une espèce de cadence 
dans le langage, un accent qui semble venir du nez, 
donnent quelque chose de monotone et de désagréable 
pour loreille d’un étranger, Cependant à l'époque où 
commence l'année cochinchinaise, ce qui arrive alter- 
nativement après la douzième ou la treizième lune, cette 
population si paisible et qui semble végéter, se réveille 
pour ainsi dire; tous les travaux sont suspendus; les 
amis, les parents se rassemblent ; la plus misérable case 
prend un air de fête; chaque famille tue son cochon, 
ses canards, et dévore dans le court espace de trois jours 
les économies de toute l'année; la tempérance ordinaire 
est mise de côté, et les hommes passent les nuits à boire 
une liqueur semblable au camchou des Chinois, mais 
qu'ils mêlent avec de leau-de-vie appelée rack, dont. 
la saveur est désagréable et l'ivresse presque mortelle 
pour les Européens. 

Cette solennité, ces jours d’intempérance ne -sont 

tant pas tout à fait les seules circonstances où les 

inchinois semblent oublier leur tristesse accoutu- 
mée et le ; joug de fer qui pèse sur eux. Les mariages et 
surtout les enterrements sont encore des occasions-de 


DE LA FAVORITE. 309 
longs repas, que la présence des mandarins, convives 
de rigueur, n'empêche pas d’être souvent accompagnés 
de débauches qui durent toute la nuit. 

En langage cochinchinois, ces réunions sont dési- 
gnées par une expression qui veut dire faire un cochon, 
en l'honneur sans doute de la principale pièce du festin. 

Les indigènes du Tsiampa ne diffèrent que très- 
peu du reste de la population du royaume, avec la- 
quelle ils sont mêlés depuis fort longtemps. Cepen- 
dant, soit que le voisinage des peuples malais et des 
établissements européens sur les îles de la Sonde ou 
dans le détroit de Malaca leur ait fait faire de plus 
grands progrès en civilisation , soit que leur patrie, dont 
les dernières guerres civiles n'ont point troublé le repos 
intérieur, ait beaucoup profité du gouvernement sage 
et éclairé du dernier souverain, les indigènes de cette 
province sont plus industrieux et un peu moins mal- 
propres que les Cochinchinois. H est vrai que leur pays 
n'est pas aussi montueux que l'autre partie du royaume, 
et qu'il s'étend davantage en largeur à mesure qu'il s’a- 
vance vers le S. Les villages sont plus considérables, 
mieux bâtis, et liés entre eux par des communications 

+ plus faciles. Les plaines, qu'entrecoupent de nombreuses 
rivières, produisent une immense quantité de riz, prin- 
cipale richesse de la contrée; les forêts fournissent du 
bois d’aloès, de la gomme-gutte et des bois de cons- 
truction aussi es que : teck de l'Inde. Toutes ces 
différentes p tées à Saï-Gong, chef-lieu 
de la province et centre dun grand commerce que les 
Chinois, seuls étrangers auxquels la jalouse défiance du 


le à 
Re 2 


510 VOYAGE 

roi permet d'habiter ses possessions, tiennent presque 
entièrement entre leurs mains. Cette capitale est bien 
bâtie, ornée de plusieurs beaux monuments, et ren- 
ferme dans ses fortifications une armée considérable 
et bien exercée, de nombreux éléphants de guerre, 
enfin un arsenal maritime qui contient la flotte de 
galères toujours prête à prendre la mer pour attaquer 
ou repousser l'ennemi, et pour protéger les caboteurs 
dont le port est rempli. Tout cela est l'ouvrage du 
vice-roi Tacoun, eunuque de naissance, homme sage, 
prudent, beaucoup plus éclairé que la plupart de ses 
compatriotes, aimant les Européens et surtout les Fran- 
çais avec lesquels il a longtemps combattu pour re- 
mettre sur le trône le roi Gya-Long, dont il était l'ami 
et le meilleur général. Ce prince avait une si haute 
opinion de lui, qu'il déclara par une loi que « Tacoun 
« était trop vertueux pour pouvoir jamais devenir 
«coupable. » Le vieux guerrier a justifié cette noble 
confiance ; quoiqu'il soit adoré du peuple aussi bien 
que de l'armée, et plus puissant peu -être que son 


donne sa position, qu'en fa eur de la jus 
grandeur de sa patrie. Mais ue Tacoun- 
est très-âgé, et avant peu d’ années sa mort, en délivrant 
le souverain de la chinchine dust sujet trop puissant 
pour ne pas être craint et par conséquent haï, fera 
tomber le gouvernement du Tsiampa aux mains de 
quelque obscur favori, et cette province si belle main- 
tenant verra disparaître rapidement sa prospérité. 

Le Camboge , qui occupe une des extrémités les plus 


LS 


DE LA FAVORITE. 511 
méridionales de l'Asie, forme la frontière S. du Tsiampa, 
et s'étend l’espace de soixante lieues le long de la côte 
S. E. du golfe de Siam. 

Les habitants de ce royaume étaient trop pacifiques 
pour résister à des voisins belliqueux; aussi sont-ils 
tributaires des Cochinchinoïs, plus braves qu'eux sans 
doute, mais moins industrieux. Leur pays est très-plat; 
une multitude de ruisseaux répandent la fertilité dans 
des plaines parfaitement cultivées, qui produisent en 
abondance du riz, de la cannelle, de la gomme-gutte, 
du cardamome très-estimé, ainsi que plusieurs plantes 
médicinales de grand prix, enfin du coton qui, trans- 
formé en étofles grossières, est vendu dans les pays 
environnants. 

Le Cambogien est d'une haute taille, et fortement 
constitué ; ses traits n'ont rien de repoussant; et tel est 
le caractère: doux et timide de cette nation, que mal- 
gré l'attachement qu +: + ss à son roi, elle n'a pas 
tenté une seule: fois de se Pouer #e joug de la cour de 


Hué-Fou. h rai que pour tomber sous 
la dépendar L di celle de Siam, , qui probablement au- 
rait dé] la conqu cette riche contrée, sans 
Ja crainte que lui i t les Cochinchinois. 


Non-seulement la - a donné au Camboge un 
sol fertile que couvrent de riches r moissons et des pro- 
ductions très-variées, mais encore elle l'a pourvu d'un 
bon port qui lui permet de les exporter par mer. En 
effet, ce royaume possède la rivière de Cambosa, dont 
l'embouchure, située quinze lieues au S. de Sai-Gong, 


offre aux plus grands navires un bon mouillage, d'aw 


512 VOYAGE 

tant plus précieux qu'à l'exception du petit port de 
Cancao, sur le golfe de Siam, et dans lequel les cabo- 
teurs peuvent seuls pénétrer, toute la côte de Camboge, 
depuis ce port jusqu'à l'entrée du fleuve qui conduit à 
la capitale du Tsiampa, est basse, inondée, très-difficile 
à apercevoir, et bordée de bancs dangereux pour les 
bâtiments, auxquels une mer très-grosse, des brises pres- 
que toujours fortes et un ciel sombre font redouter 
ces parages pendant l'une et l'autre mousson. 

Le premier abri que les navigateurs trouvent sur la 
côte de Cochinchine, en remontant de la rivière de 
Cambosa vers le N., est donc Saï-Gong, que des terres 
d'alluvion séparent de la mer. Pour y entrer, le cap 
Saint-Jacques, terre haute et avancée, sert de point de 
reconnaissance aux pilotes du pays, qui sont toujours 
en station, par l'ordre du vice-roi, sur l'île de Poulo- 
Condor, que les grands navires doivent prudemment 
reconnaître avant d'approcher du continent. Un peu 
plus au N., par 10° de latitude, commence la longue 
suite de beaux ports et de bons mouillages que possède 
la Cochinchine. I n'est pas de pays au monde que la 
nature ait plus favorisé sous le rapport de la navigation : 
partout des pointes ou des côtes élevées forment des 
baies parfaitement abritées contre tous les vents; mais 
ces avantages si précieux sont restés inutiles jusqu'ici aux 
bâtiments européens, qui n’en profitent que très-peu, et 
seulement à la suite des mauvais temps. Cependant ces 
côtes sont couvertes d’une grande quantité de villages, 
où relâchent les nombreux bateaux qui vont d'une 
capitale à l'autre, suivant la direction des moussons. 


“hui. 


DE LA FAVORITE. 515 
Parmi ces caboteurs, les uns chargent du sel dans 
les vastes salines qui entourent le cap Pandaran; les 
autres échangent le riz, les toiles de coton du Tsiampa 
et du Camboge, contre le sucre, les bois de construc- 
tion, les étofles de soie des provinces du N., et les 
marchandises européennes ou chinoises, apportées à 
Tourane et à Faï-Fou. Mais c'est principalement en 
mars que la navigation est le plus animée sur ces rivages : 
alors la mousson de N. E. ayant perdu de sa violence, 
laisse la mer plus tranquille et permet aux beaux temps 
de reparaître peu à peu; une foule de pêcheurs s'élancent 
au large pour aller prendre possession des nombreux 
rochers qui furent pendant longtemps effroi de nos 
navigateurs, et qui maintenant encore, quoiqu'ils soient 
mieux connus, assistent à bien des naufrages. Ces em- 
barcations, à peine pontées, dont la plupart ont jusqu'à 
cinquante pieds de long, sont construites grossièrement ; 
souvent une espèce de treillis d’osier très-serré, et en- 
duit de plusieurs couches de résine mêlée avec de la 
chaux, en forme seulement la carène; le rotin ‘rem- 
place les clous pour joindre les bordages, et des voiles 
de nattes font ployer les mâts de bambous. On voit 
pourtant qu'une longue expérience, que cette indus- 
trie qui, chez tous les peuples, a précédé les arts et 
leur sert souvent de guide, ont présidé à la construc- 
tion des bateaux cochinchinois, auxquels leurs extré- 
mités pointues et relevées, ainsi que l'énorme balan- 
cier qui les soutient de chaque côté, permettent de 
braver les grosses mers, sur lesquelles, emportés par 
trois voiles en pointe et parfaitement taillées, ils re- 


314 VOYAGE 
montent avec une étonnante rapidité contre le vent. 

Cest en vain que j'ai cherché chez les pêcheurs 
cochinchinois cette propreté, cet air d’aisance et de 
santé qui mavaient tant charmé dans les équipages 
des bateaux dont les côtes de la Chine sont pour ainsi 
dire peuplées. Ici des corps maigres et fatigués couverts 
de haillons dégoûtants, annonçaient la misère et l’ab- 
jection : je ne retrouvais pas dans ces yeux ternes, 
sur ces physionomies lâchement résignées, ce regard 
assuré , cet air de hardiesse, cette mobilité d'imagina- 
tion, caractère distinctif du marin; et cependant, à 
l'empressement que ces malheureux mettaient à s'éloi- 
gner pour quelques mois des côtes de leur patrie, on 
voyait que leurs cœurs n'étaient point fermés entière- 
ment à l'amour de la liberté, En effet, les privations 
auxquelles ils sont soumis pendant plusieurs mois de 
l'année sur des récifs, ou sur de petites îles désertes, 
arides et dépourvues d’eau douce, doivent leur paraître, 
quelque cruelles qu’elles soient, moins dures que les 
vexations des mandarins; mais il faudra au mois de 
juin, quand la mousson de S. O. ramènera les mauvais 
temps, revenir encore sous le joug, et livrer à des tyrans 
subalternes la plus grande partie du fruit de longs et 
dangereux travaux, | ; 

La quantité de poisson salé et d'holothuries que ces 
pêcheurs rapportent en Cochinchine est très -considé- 
rable, et forme une branche lucrative de commerce 
dont les revenus ne sont pourtant pas supérieurs à 
ceux que la pêche journalière , à laquelle la plupart des 


“ habitants-doivent leur subsistance, donne au roi et prin- 


DE LA FAVORITE. 515 
cipalement aux mandarins, qui, après avoir prélevé les 
droits imposés sur chaque bateau, s'emparent de ce 
qu'il y a de meilleur dans le chargement. 

En remontant toujours au N. et inclinant un peu 
vers lO., nous trouverons d’abord les ports de Quin- 
Hone et de Niatrang, villes fortifiées, ayant une garni- 
son et des galères sous les ordres de mandarins que l'on 
peut appeler à juste titre le fléau de la population des 
côtes; puis Faï-Fou, dont nous avons déjà parlé, avec 
son bon mouillage, que forme un groupe d'îles dont 
plusiéurs sont habitées; enfin nous arriverons, à quinze 
lieues environ de la capitale, dans la baie de Tourane, 
seul point du royaume ouvert aux navires européens , et 
par laquelle se termine la longue chaîne d'excellents ports 
qui tôt ou tard attireront l'attention des puissances de 
l'Europe, leurs armes et leurs pavillons. 

Les nombreuses embarcations appartenant à tous 
ces ports doivent employer, comme on voit, beaucoup 
de matelots; et si l'on fait attention que le transport 
des voyageurs et des marchandises se fait presque exclu- 
sivement par mer sur une foule de caboteurs, on ne 
sera plus étonné de la facilité avec laquelle Gya-Long 
était parvenu à faire combattre les Cochinchinois sur 
terre et sur mer avec une égale supériorité. 

Tel est le royaume que ce prince avait arraché, après 
de longues guerres, aux Tunquinois, puissamment se- 
condé , dans cette lutte, par ses fidèles sujets et surtout 
par l'évêque Dadran, missionnaire français auquel il 
avait confié l'éducation de son fils aîné, qui par ses 
belles qualités donnait les espérances les plus brillantes. 


L 1 


516 VOYAGE 
Ge fut ce missionnaire qui détermina Gya-Long à en- 
voyer ce Jeune prince en France, pour solliciter des 
secours auprès du gouvernement de ce pays. L’héritier 
du trône parut en eflet, accompagné de son mentor, à 
la cour de Louis XVI en 1789, et signa un traité par 
lequel la France s'engageait, moyennant une cession de 
territoire et des avantages pour son commerce, à fournir 
au roi de la Cochinchine, alors seulement maître du 
Tsiampa, des troupes et des vaisseaux pour reconquérir 
son royaume. Ensuite le négociateur retourna dans sa 
patrie, accompagné de plusieurs officiers français, qui 
eurent une grande part aux succès de Gya-Long. La ré- 
volution, qui bientôt après éclata en France, empêcha 
les deux parties de remplir toutes les conditions du traité. 
Pendant la guerre, qui recommencça avec ‘une nou- 
velle violence peu de temps après le retour du jeune 
prince à Saï-Gong, l’infatigable évêque Dadran rendit les 
plus grands services. Excités par lui, les chrétiens, très- 
nombreux dans le Tsiampa, prirent les armes et com- 
battirent pour leur roi avec un courage et une persévé- 
rance admirables; ceux des provinces envahies vinrent 
augmenter l'armée à mesure que les Tunquinois furent 
repoussés vers le N. Le digne missionnaire, qu’une 
étroite amitié liait avec Tacoun , quoique celui-ci n'eût 
pas voulu abandonner la religion de ses pères, à laquelle 
le fils de son maître était aussi, dit-on, resté fidèle, as- 
Sura aux Français une grande influence dans le conseil 
des mandarins. 
L'évêque Dadran conserva longtemps auprès du roi 
de la Cochinchine , devenu paisible possesseur de son 


DE LA FAVORITE. 217 
royaume, la considération que méritaient ses longs et 
importants services. Les chrétiens, dont le nombre 
avait considérablement augmenté, furent récompensés 
et jouirent du libre exercice de leur religion. Nos mar- 
chands obtinrent de grands priviléges, et si la France 
avait su profiter des circonstances, elle pouvait non- 
seulement s'assurer le monopole du commerce de ces 
contrées, mais encore obtenir la presqu'ile de Tou- 
rane, dont la cession formait une des clauses du traité 
de 1789. Des fautes sans nombre, un incroyable oubli 
des convenances affaiblirent de si favorables disposi- 
tions, et l’occasion fut perdue pour toujours. 

Une lettre de Louis XVIIT, accompagnée de présents 
peu dignes de la grande nation qui les donnait, fut 
portée au roi de la Cochinchine par le capitaine d'un 
. bâtiment marchand que le commerce du sucre attirait 
dans ce pays. Aussi lorsque plus tard, après l'avénement 
du nouveau souverain , nos frégates et même plusieurs 
bâtiments de guerre réunis ont visité la Cochinchine, 
les chefs d'expédition ont été tenus éloignés de la capi- 
tale, et les lettres dont ils étaient chargés par le ministre 
des relations extérieures en France sont restées sans 
réponse. 

L'évêque Dadran n'eut pas la douleur de voir ainsi 
détruites les espérances qu'il avait conçues pour l'avan- 
tage de son ancienne patrie; la triste fin de son élève, 
qui était mort d'une cruelle maladie, hâta la sienne. Il 
termina sa carrière en 1817, dans un âge très-avancé, 
universellement regretté des Cochinchinoïs, et surtout 
de Gya- Long, dont la reconnaissance lui éleva un ma- 


318 VOYAGE 
gnifique tombeau, qui est le monument le plus curieux 
de la ville de Hué-Fou. 

Bientôt les événements firent sentir aux deux jeunes 
fils que l'héritier du trône avait laissés en mourant, 
combien ils devaient déplorer la perte de l us: 
Dadran ; leur protecteur et leur soutien. 

Le vieux roi, constamment préoccupé du désir d’ef- 
facer les traces des guerres civiles et du soin de contenir 
le caractère belliqueux de ses sujets, crut assurer la paix 
et la tranquillité du royaume en nommant pour son 
suceesseur au trône, à l'exclusion du légitime héritier, 
le second. de ses fils, nommé Migues-Man, né d'une 
concubine, jeune prince adonné aux sciences, et qui 
a composé en chinois, seule langue dans laquelle écri- 
vent les habitants de la Cochinchine, plusieurs ouvrages 
dont les’ mandarins lettrés font, à ce qu'on prétend: 
très-grand cas. :: à 

- Cette résolution, contraire aux coutumes suivies jus- 
qu'alors, trouva une grande opposition dans le conseil, 
surtout parmi les anciens mandarins de guerre, qui 
connaissaient le naturel vindicatif et tyrannique du 
futur souverain, et portaient de l'attachement aux en- 
fants du prince que si souvent ils avaient vu combattre 
au milieu d'eux. Cette opposition, qui du reste fut inu- 
tile, ‘alla si loin, qu'un des principaux:officiers de la 
couronne ayäntdônné son opinion avec une noble fran- 
chise qui déplut au roi, la renouvela par écrit et s'em- 


 poisonna. 


En 819 Migues-Man monta sur le trône; et nai 
en peu de temps les craintes que son caractère avait 


Nu 


# 


D à: 4 
Pa. 


æ 


"” 


DE LA FAVORITE. 319 
inspirées : tous les mandarins anciens compagnons de 
son père, dont ils avaient partagé la mauvaise fortune , 
tombèrent en disgrâce; les Français que le temps et la 
guerre avaient épargnés eurent le même sort, et re- 
tournèrent dans leur patrie (10): ils furent remplacés 

par des hommes sans talents, sans importance, ins- 
truments faciles à briser et toujours disposés à obéir 
aveuglément aux caprices du maître. Les chrétiens, 
soupçonnés peut-être avec raison d'être peu favorables 
au nouvel ordre de choses, éprouvèrent des persé- 
cutions, et les missionnaires, après avoir été éloignés 
du royaume sous différents prétextes, nepurent plus y 
rentrer. Les sages institutions établies sous: le règne 
précédent et favorables au peuple, tombèrent. en dé: 
suétude ; les magasins destinés dans chaque grand 


_ village à recevoir, dans les années d'abondance, le riz 
_ nécessaire pour nourrir les classes inférieures, pendant 


heresse, furent en- 


les famines qu'amène souvent 
levés à leur destination ; et les appro 
sortirent que pour être échanges : avec d'énormes gains, 
contre le sucre des pauvres cultivateurs, dont les ré- 
coltes tombèrent entre les mains du prince, devenu 
ainsi le seul possesseur de la principale branche de 
commerce qui attire les Européens dans ses États. 
Les droits aussi forts qu'arbitraires qui les marchands 
étrangers durent payer, servirent à augmenter encore 
les immenses trésors que l'avarice du souverain amasse 


dans un lieu retiré du palais, qui, dit-on, renferme | 


plus de quarante-cinq millions de franes, auxquels 


viennent se joindre annuellement les produits des ri- 


320 VOYAGE 

ches mines d'or et d’argent du Tunquin. L'étain, que 
fournit également cette dernière province, transformé 
en monnaie, les revenus des terres de la couronne, 
cultivées par les milices, enfin les impôts perçus sur les 
propriétés particulières, payent non - seulement toutes 
les dépenses du gouvernement, mais encore les dispen- 
dieuses fantaisies d'un despote capricieux. Arrivé au 
pouvoir contre les vœux de la plupart de ses princi- 
paux sujets, le prince, en suivant une pareille route, 
n'a pas dû diminuer le nombre des mécontents; 
il est en eflet considérable et augmente encore chaque 
jour : la plupart se retirent dans le Tsiampa, auprès du 
vice-roi, protecteur déclaré des chrétiens. La haine du 
peuple, l'esprit inquiet des Tunquinois, le peu de 
confiance que lui inspirent sa garde et sa cour, forcent 
ce malheureux prince à se tenir renfermé au fond de 
son palais, véritable citadelle toujours munie de deux 
ans de vivres, et dans laquelle il fait tenir, à ce qu'on 
prétend, des éléphants toujours prêts pour le trans- 
porter à la première alarme, avec ses trésors, dans 
les montagnes voisines ; et la crainte d'être poursuivi 
dans sa fuite l'a décidé même à faire venir de Calcutta 
un cheval anglais de grande taille, qui pût dépasser à 
la course les chevaux les plus vites du pays. 

Le bâtimeut cochinchinois chargé de cette intéres- 
sante mission fut forcé, par la mousson contraire, d'en- 
trer dans le port de Sai-Gong, et le voyage du précieux 
animal devint pour les habitants le sujet d'innombra- 
bles vexations : on le mit dans une énorme cage, et 
l'on établit, à des distances très-rapprochées, des relais 


DE LA FAVORITE. 321 
de cent hommes, pour le porter jusqu à Hué-Fou, à 
travers un pays difficile et montagneux. Un aussi fat- 
gant trajet ne dut pas rétablir la santé de l'illustre voya- 
eur, qu'une longue traversée par mer avait déjà mis en 
assez mauvais état; aussi n'avait-il que la peau sur les 
os quand il arriva auprès du roi, qui en le voyant fut 
d'abord grandement désappointé, mais eut, quelques 
mois après, la satisfaction de voir son coursier, auquel 
les forces étaient entièrement revenues, laisser loin 
derrière lui dans sa course les chevaux et les éléphants. 
Cependant jusqu'ici rien n'a justifié ces précautions , 
et même la fortune semble vouloir afflermir de plus en 
plus le trône du roi de la Gochinchine : car non-seu- 
lement une formidable révolte des Tunquinois a été 
heureusement réprimée par les troupes, sous les ordres 
du vieux Tacoun, que le danger imminent avait fait ap- 
peler, mais des ennemis bien plus à craindre encore 
ont consommé eux-mêmes leur : ruine. 

Les deux jeunes princes petits - fils du précédent 
roi, et légitimes héritiers de la couronne, étaient le 
centre autour duquel se ralliaient tous les mécontents : 
l'ainé mourut d'une maladie de 4 ar, suite de ses 
débauches; bientôt après, son frère, aceusé et convaincu 
d'intimités criminelles avec sa propre mère, fut con- 
damné à une prison perpétuelle ainsi qu'à la perte de 1 
son rang et de ses honneurs; sa complice, enfermée 
dans une étroite cage de fer et plongée dans la rivière, 
expira sous les yeux de toute la population de Hué-Fou. 
La même solennité avait été mise dans le procès et le 


jugement, auxquels assista en personne le vice-roi du 
2 1 


Lu 


3522 VOYAGE 

Tsiampa, que les Cochinchinoïis considèrent généra- 
lement comme: Je protecteur de cette famille infortunée. 
C'est ainsi que “de souverain actuel a été débarrassé de 
deux compétiteurs dangereux; mais aux soucis que lui 
donnent toujours des sujets remuants et dont il redoute 
avec raison les entreprises, vient se joindre une cause 
d'inquiétudes plus alarmante encore : je veux parler 
du système d’envahissement que les Anglais suivent 
sans interruption dans cette partie du monde, et qui 
fera tomber en leur pouvoir les principaux points mari- 
times de la Cochinchine, quand ils le jugeront utile à 
leur politique ou à leurs intérêts. 

En effet, le maître de Hué - Fou, auquel les succès 
des Anglais dans leurs guerres contre les Birmans ont 
inspiré autant de frayeur qu'à ses voisins, a vu depuis 
cette époque ces redoutables ennemis s'approcher cha- 
que année davantage de ses possessions, que mainte- 
nant ils pressent pour ainsi dire par les deux extrémités : 
au N., ils sont, comme nous l’ayons déjà dit, sur le 
point de s'établir militairement à l'embouchure du 
Tigre, d’où leurs flottes domineront sur toutes les côtes 
environnantes; au S., le royaume de Siam, voisin du 
Tsiampa, et entièrement soumis à l'influence de Sin- 
capour, est pour l'Angleterre un allié dont elle dirige la 
politique à son gré. Déjà, en 1829, la mésintelligence 
a été poussée très-loin entre la cour de Hué-Fou et 
célle de Siam, dont les sujets avaient égorgé sur les 
frontières du Camboge un mandarin cochinchinois avec 
toute sa suite : un semblable attentat, dont la réparation 
a été aussi tardive qu'imparfaite, aurait, dans d'autres 


DE LA FAVORITE. 325 
circonstances, amené une guerre terrible; mais le roi 
de la Cochinchine est arrêté dans ses-projets de ven- 
geance contre un ennemi trop faible pour lui résister, 
par la crainte de fournir aux maîtres de Sincapour un 
prétexte d'offrir leur médiation, qui deviendrait bientôt 
également fatale aux deux parties. 

L'état politique du royaume est donc aussi critique 
à l'extérieur que peu rassurant à l'intérieur, et doit cau- 
ser au souverain des craintes très-vives , qui ont peut- 
être influé sur son caractère et sur sa manière de gou- 
verner. En effet, ce prince, qui paraît insensible aux 
souffrances de son peuple, dur envers les mandarins, 
et sans cesse occupé du soin d'augmenter ses richesses, 
est, dit-on, affable et bon au sein de sa famille, aime 
à s'instruire, se fait traduire par un missionnaire fran- 
çais nos ouvrages de sciences, et possède même quel- 
ques connaissances en géographie. Avant d'arriver au 
trône, il a donné plusieurs fois des preuves d'une grande 
intrépidité : un jour il monta sur son éléphant favori, 
et s'exposa au danger le plus imminent, pour sauver 
la vie d'un de ses officiers, qui était sur le point d’être 
dévoré par un tigre monstrueux; enfin, juste admirateur 
du courage et du dévouement, jusque dans les derniers 
de’ses sujets, il fit colonel un simple soldat qui avait 
attaqué corps à corps et tué un tigre au moment où 
l'animal furieux, échappé du cirque, faisait fuir la mul- 
titude devant lui. 
Le roi aime la justice et punit avec une grande sévé- 
rité les plus légères prévarications; mais renfermé dans 


son palais et entouré de mandarins intéressés à lui ca- 
A2: 


324 _ VOYAGE 
cher la vérité, peut-être ignore-t-il, eomme la plupart 
des souverains d'Asie, les vexations sous le poids des- 
quelles ses sujets gémissent ; car il faut convenir que 
tous les détails du gouvernement auxquels sa surveil- 
lance peut atteindre sont dirigés avec une activité et üne 
persévérance qui sembleraient justifier le choix qe son 
père a fait de lui pour son successeur. 
La marine militaire n'était encore vies il y a 
es années, que de grands bateaux et de galères 
dôné les derniers combats avaient fait sentir la faiblesse 
et les défauts ; l'arsenal de Hué - Fou manquait de chan- 
tiers, d'ouvriers et même d'une partie des matériaux les 
plus nécessaires pour construire des bâtiments sembla 
bles à ceux des Européens; cependant le roi voulut 
avoir des corvettes de guerre, et tous les obstacles furent 
surmontés : un navire bordelais, coulant bas, vint s'é- 
chouer dans la baie de Tourane; on démonta sa coque 
pièce à pièce; les morceaux, apportés par mer dans 
la capitale, furent imités parfaitement; et bientôt, sous 
les yeux du roi et par les soins d’un maître charpen- 
tier français , les ouvriers cochinchinois construisirent 
un beau trois -mâts, qui ne peut sans doute être com- 
paré à son modèle pour la grâce ni pour les instal- 
enr intérieures, mais qui est aussi solide et possède 
à peu près les mêmes qualités. Les mines de la Co- 
chinchine et du Tunquin avaient fourni le fer et le 
cuivre; les forêts donnèrent de beaux bois de cons- 
truction, et le Tsiampa offrit des mâtures dont les jon- 
ques chinoises connaissaient depuis longtemps tout le 
prix; enfin une plante indigène des provinces du 5. 


DE LA FAVORITE. 525 
servit à faire des cordages qui sont aussi forts que les 
nôtres; mais comme ils ne prennent pas le goudron, 
l'humidité les détruit promptement. Un essai aussi heu- 
reux ne pouvait être le dernier : aussi compte-t-on main- 
tenant dans le port de Hué-Fou douze trois-mâts et vingt 
bricks, armés de canons de fer ou de bronze, mais qui 
sont peu redoutables entre les mains d'hommes mal 
dressés et commandés par des mandarins de guerre en- 
tièrement étrangers à la manœuvre de leurs bâtiments, 
dont la direction, quand ils prennent la mer, est ton- 
fiée à des marins européens, loués à Sincapour ou à 
Batavia. 

Cependant le roi avait eu, peu de temps avant notre 
passage à Tourane, la fantaisie de faire paraître dans 
les ports de France des navires de sa nouvelle ma- 
rine ; mais son amour - propre a craint, et je crois 
avec raison, que la vue de leurs équipages ne donnât 
en Europe une triste idée de la mine ainsi que de la pro- 
preté de ses sujets; et l'espèce de réprobation dont fut 
frappée dans le port de Calcutta une de ses préten- 
dues corvettes, dont la hideuse saleté fit craindre qu'elle 
n’eût la peste à bord, acheva de le détourner de son 
projet. 
Mais les marines militaires des puissances de l'Europe 
ont-elles eu des commencements plus brillants? Les 
bâtiments de guerre espagnols ou portugais sont - ils, 
même à présent, beaucoup mieux tenus, plus propres 
que ceux de la Cochinchine ? Je ne le pense pas, et ces 
derniers ont de plus l'avantage d'être armés par des 
matelots sobres, agiles, endureis à la fatigue et aux 


; ”, L2 
326 VOYAGE 
privations , et joignant le courage et la résolution à la 
douceur et à l'obéissance : avec le temps et de pareils 
éléments, la marine cochinchinoise, déja redoutée des 
nations voisines, pourra jouer un plus grand rôle dans 
ces mers. 

Les troupes de terre et leur armement ont égale- 
ment eu part à la sollicitude du prince : les dix mille 
hommes de garde royale sont tous uniformément ha- 
billés; leur costume a quelque chose qui plait dans sa 
bizarrerie : il est composé d’une espèce de blouse sans 
col et sans manches, d’étoffe de coton jaune, dont la 
bordure assez large et d’une couleur tranchante, sert à 
désigner le régiment ; ainsi que d'un pantalon, de toile 
bleue ou blanche, qui descend à peine au - dessous 
des genoux; enfin un petit chapeau de paille tressée, 
pointu et terminé au sommet par des plumes rouges et 
jaunes réunies en panache, un fusil français de mu 
nition, une giberne noire fermant à clef, achèvent de 
donner un air presque martial au soldat cochinchi- 
nois. (PL 54.) 

Mais c'est principalement sur l'arsenal que le roi 
semble avoir tourné ses soins : le nombre des ouvriers 
nationaux ou chinois a été considérablement augmenté, 
et les ouvrages en tout genre qui sortent de leurs 
mains, quoique imités pour la plupart, frappent d'éton- 
nement par le fini du travail. Le subrécargue d’un bâti- 
. ment français qui faisait depuis plusieurs années le 
. commerce avec la Cochinchine, avait apporté à ce prince 
un fusil à quatre coups et à piston, richement monté, 
ouvrage curieux d'un des meilleurs armuriers de Paris: 


DE LA FAVORITE. 527 
à peine deux mois s'étaient-ils écoulés qu'un mandarin 
rapporta au marchand français le même fusil, avec sa 
copie, si parfaitement exécutée , qu'elle ne fut que dif- 
ficilement reconnue, Petit triomphe auquel, à ce qu'il 
paraît, lamour-propre du souverain tenait beaucoup. 
On peut conjecturer cependant que les ateliers 
royaux ne fabriquent les armes à feu qu'en petite quan- 
tité et à grands frais; car les quarante mille fusils qui 
sont tenus en réserve dans l'intérieur du palais ont été 
vendus par les négociants français, lesquels fournis- 
sent encore maintenant à la cour de Hué-Fou tous les 
objets de luxe et ce qui est nécessaire à l'armement des 
troupes; mais ces deux branches d'importation ont beau- 
coup diminué depuis qu'elles sont soumises aux ca- 
prices du roi, qui seul à présent leur donne quelque 
activité. Ç 
. Lorsqu'en 1815 la paix ouvrit de nouveau la route 
des pays éloignés à nos bâtiments de commerce, quel- 
ques armateurs, guidés sans doute par de bons ren- 
seignements, alièrent à la Cochinchine, et y furent favo- 
Lil é ie I hand: »] FRE 


g ! ÿ à 
n'avaient jamais paru ou étaient oubliées depuis bien 
longtemps dans ces contrées, dont les habitants ne 
commerçaient qu'avec les Chinois: mais à cette époque, 
le royaume commençait à éprouver l'heureuse influence 
de la paix et d’un bon gouvernement ; le vieux roi paya 
de ses trésors tout ce dont son armée, ainsi que ses arse- 
aux, était dépourvue; et la cour, qui depuis quel- 
ques années seulement avait quitté la vie des camps, 
voulut jouir des douceurs du luxe et d'une civilisation 


328 ” VOYAGE 

avancée. L'honorable opinion que les mandarins français 
avaient donnée de leurs compatriotes, la grande in- 
fluence qu'ils exerçaient sur la population, firent accorder 
la préférence aux produits de notre industrie sur ceux 
des autres nations européennes, et assurèrent une pro- 
tection particulière à nos marchands. Aussi les expédi- 
tions furent heureuses et les cargaisons s'écoulèrent 
promptement : ces dernières étaient composées de fusils 
et d'effets d'équipement pour l’armée; de meubles pour 
les appartements; d'armes de prix; de quincaillerie; 
de cuivre, de fer et d'acier ouvrés; enfin d’une grande 
quantité de soufre pour fabriquer de la poudre, ainsi 
que de cent autres approvisionnements nécessaires dans 
les arsenaux. À tous ces différents objets, tirés de nos 
manufactures ou fournis par notre sol, se joignaient 
encore beaucoup d’étoffes communes de laine ou de 
coton, dont la consommation s’accrut rapidement dans 
les classes inférieures, trop pauvres pour payer les 
soieries de la Chine ou du Tunquin. 

En échange de leurs cargaisons, tes bâtiments fran- 
çais reçurent du sucre d’une qualité très-estimée pour 
les raffineries, et qui pourtant leur était livré à un prix 
d'autant plus modéré, que d'année en année les récoltes 
augmentaient, et en même temps la consommation des 
marchandises qu'elles devaient payer; l'or et principa- 
lement l'argent entraient pour une petite partie dans les 
retours, et offraient quelques avantages aux marchands. 

De si favorables commencements semblaient an- 
noncer que la France avait enfin trouvé une contrée où 
les produits de son industrie n'auraient point à redouter 


DE LA FAVORITE. 329 
la concurrence de rivaux qu'elle retrouve partout ; mais 
cette incompréhensible fatalité qui semble présider aux 
destinées de notre commerce maritime, et s'attacher 
à toutes ses entreprises, est venue d'abord affaiblir 
de si belles espérances, puis les faire disparaître presque 
entièrement. 

Les nouvelles lois qui en 1825 imposèrent d'énormes 
droits sur les sucres de Manille, à leur entrée en France, 
dans l'intérêt peut-être mal entendu de nos petites co- 
lonies, firent sentir, comme nous l'avons déjà vu, 
leur effet désastreux au commerce de la Cochinchine, 
commerce exclusivement basé sur cette denrée : au lieu 
de cinq ou six navires qui arrivaient autrefois annuel- 
lement dans la bâie de Tourane, il n'y en paraït au- 
jourd’hui qu'un seul tous les deux ans; et encore l'ar- 
mateur, qui est forcé d'élever beaucoup le prix de ses 
marchandises pour compenser les pertes auxquelles il 
doit s'attendre, à son retour en France, sur la vente des 
sucres qu'il a reçus en payement, se défait difficilement 
de sa cargaison. Cet abandon commence à avoir des con- 
séquences fatales pour nos relations avec ce pays, car le 
roi, qui exerce, comme je l'ai déjà expliqué, une espèce 
de monopole sur les sucres, et qui en outre a planté 
de cannes une immense surface de terrain, ne sachant 
plus comment se défaire des produits dont ses magasins 
sont encombrés depuis plusieurs années, s'est décidé à 
envoyer ses bâtiments porter à Java, à Sincapour et 
même dans l'Inde des chargements de sucre qui, heu- 
reusement pour nos marchands, ont été mal vendus, 
ou échangés à grand'perte contre des diamants et d’au- 


330 VOYAGE 

tres pierres précieuses, pour lesquelles ce prince montre 
depuis quelque temps un goût aussi prononcé que dis- 
pendieux : mais ces tentatives, que nos rivaux encoura- 
seront sans aucun doute, finiront par obtenir un plein 
succès , et les établissements anglais fourniront alors la 
Cochinchine des marchandises qu’elle recevait de nous 
auparavant. Ainsi donc la France laisse encore échap- 
per cette heureuse occasion de ranimer son commerce 
maritime , par les mêmes fautes qui depuis dix-sept an- 
nées de paix lui en ont fait perdre tant d'autres; fautes 
qu'ont fait commettre la partialité ou l'ignorance qui 
semblent avoir présidé jusqu'ici à la rédaction d'une 
foule de lois de douanes que chaque année voit mettre 
à exécution et l’année suivante rapporter. 

Un jour sans doute, et cette époque n’est peut-être 
pas éloignée, le commerce entre les différents peuples 
ne sera plus que l'échange libre des produits de leur 
territoire et de leur industrie; mais en attendant cette 
révolution, dont les résultats tendront à rapprocher 
les nations agricoles et les manufacturières , la France 
a bien des intérêts à ménager : celui de sa nombreuse 
population, celui de ses manufactures, celui de son 

» Commerce maritime, et enfin, le moins important de 
tous, celui de ses colonies : c'est entre ces partis Op- 
posés qu'est engagé dans ce moment un débat auquel 
les manufactures ne prennent qu'une part secondaire, 
et dont le commerce des sucres est le sujet intéres- 

Trenté millions de consommateurs attendent que le 
prix de cette derirée, qui est maintenant de première né- 


e 


DE LA FAVORITE. 351 
cessité, soit abaissé ; quelques milliers de colons exigent 
au contraire que les produits de leurs habitations soient 
soutenus à une haute valeur; enfin notre commerce 
maritime expirant sollicite de l'occupation, mais en 
craignant d'être mis en concurrence avec des marines 
étrangères dont les bâtiments naviguent à beaucoup 
meilleur marché que les siens. Quelle que soit la solu- 
tion d’une aussi importante question, elle lésera sans 
doute bien des intérêts; mais il me semble que ceux de 
notre commerce extérieur doivent-et peuvent être mé- 
uagés. À n'envisager la question que sous ses rapports 
généraux, il est aisé de voir que le seul moyen de faire 
baisser le prix du sucre en France est de recevoir celui 
qui vient des pays étrangers. Mais cette mesure présente 
deux cas: les sucres seront-ils importés chez nous par 
les bâtiments étrangers concurremment avec les nôtres ? 
ou bien ceux-ci auront-ils seuls le droit d'y introduire 
cette denrée, quel que soit le pays d'où elle proviendra ? 
En admettant le premier cas, qu'arrivera-til? Les An- 
glais, et principalement les Américains, se précipite- 
ront dans nos ports; et telle est l'économie que ces 
étrangers mettent dans leurs armements et la préférence 
accordée dans tout le monde à leurs marchandises sur 
les nôtres, qu'ils pourront, malgré tous les droits dont 
on aura pu frapper raisonnablement les sucres apportés 
par eux, livrer au même prix que les armateurs natio- 
naux cetté denrée, prise peut-être par les uns et les 
autres à la même source. D'un autre côté, nos colonies, 
que le nouvel ordre de choses aura affranchies néces- 
sairement, et peut-être à leur grand regret, du monopole, 


332 VOYAGE 

assurément fort illusoire, que la métropole exerce sur 
elles, vendront leurs productions aux marchands étran- 
gers. alors les bâtiments français, que la concurrence re- 
poussera des deux côtés, seront réduits à une condition 
pire que celle sous laquelle ils gémissent maintenant. 
Mais si la France, adoptant l’autre système, reçoit 
uniquement les sucres des Philippines et de la Cochin- 
chine importés par des bâtiments français, elle donnera, 
suivant toute apparence, de l’activité à son commerce 
maritime, à ses manufactures des débouchés qui pren- 
dront avec le temps une grande extension, et aux con- 
sommateurs le sucre à meilleur marché ; enfin nos co- 
lonies, quoiqu'elles soient sacrifiées à l'intérêt général, 
n'auront pas à craindre une concurrence que leur per- 
mettront de soutenir des droits bien balaneés et établis 
sur la connaissance certaine de la valeur du fret pour 
Manille et Tourane et du prix d'achat des sucres dans 
ces deux places. 

J'ai déjà montré, so il a été question de nos 
relations avec Manille, combien il était ficheux que 
la France eût négligé les avantages certains qu'offraient 
les Philippines; l'abandon dans lequel a été laissée la 
. Cochinchine doit aussi inspirer des regrets d'autant 
plus amers que des essais heureux promettaient de beaux 
résultats pour l'avenir, et que tout semble conspirer 
maintenant pour détruire même les NE que l'on 
aurait pu conserver. 

En effet les circonstances , si favorables d'abord pour 
nos marchands, ont beaucoup changé depuis quelques 
années, et nos infatigables rivaux cherchent à nous enle- 


DE LA FAVORITE. 333 
ver un trésor dont nous n'avons pas su profiter. Depuis 
la fondation de Sincapour, qui, semblable à un phare 
élevé, projette sa clarté sur tous les pays environnants, 
les Anglais ont vu les avantages commerciaux que pou- 
vait leur offrir la Cochinchine , et dès lors ils ont cher- 
ché à les obtenir. Mais leurs marchands avaient à vaincre 
la défiance et la crainte qu'inspirent les maîtres de l'Inde 
aux souverains malais : aussi toutes les tentatives qu'ils 
firent pour s’introduire à Tourane ou à Saï-Gong furent 
déjouées ; les bâtiments, bien reçus en apparence, ne 
purent vendre leurs cargaisons et ne trouvèrent aucune 
production du pays à acheter. Le gouvernement de 
Sincapour ne fut pas dupe de ces ruses et adressa de 
très - vives réclamations à la cour de Hué-Fou contre la 
protection spéciale qu’elle accordait aux bâtiments fran- 
cais; ces réclamations n'ayant eu aucun résultat favo- 
rable, le gouverneur général du Bengale envoya en 
1822 un de ses principaux officiers au souverain ac- 
tuel de la Cochinchine pour lui présenter une lettre et 
de très - beaux présents. L’Anglais débarqua à Tou- 
rane et fut admis dans la capitale, où il reçut un 
magnifique accueil; cependant, malgré ses instantes sol- 
licitations, il ne put voir le roi, en la présence du- 
quel, d'après l'usage, l'envoyé d’un souverain peut seul 
être admis. Les dépèches furent ouvertes par le man- 
darin des étrangers, qui du reste accorda, au nom 
de son lltre les demandes qu’elles contenaient, ex- 
cepté la plus importante pour les Anglais et la plus 
dangereuse par ses conséquences pour la cour de Hué- 
Fou, celle dont le but était l'admission d’un consul 


354 y 7: VOYAGE 
britannique dans le royaume , et qui fut repoussée sous 
différents prétextes, dont le plus plausible était que la 
France avait précédemment éprouvé le même refus. 
Tous les résultats de l'ambassade se bornèrent à la pro- 
messe faite aux Anglais de n’exiger d'eux que les droits 
que payaient les Français : promesse dérisoire, car 
nos rivaux n'en reçurent pas un meilleur accueil dans 
les ports du royaume ; mais ce qui dut les ‘en consoler, 
c'est qu'elle fit perdre beaucoup à nos marchands, pour 
lesquels ces mêmes droits qui, jusqu'alors, avaient été 
assez équitablement fixés d’après le tonnage des na- 
vires, n'eurent plus d'autre tarif que les caprices ou 
les intérêts du roi et souvent des mandarins. Notre com- 
merce avec les habitants fut soumis à mille entraves et à 
des exactions sans nombre; enfin la cour de Hué- 
Fou englobant tous les étrangers dans sa haine contre 
les Anglais , et craignant par - dessus tout de donner 
encore lien aux plaintes du gouverneur de Sincapour, 
éloigne maintenant les Européens et s'oppose de tout 
son pouvoir à leur séjour sur le sol de la Cochinchine. 
Tel était, quand la Favorite parut dans la baie de 
Tourane, l'état peu riant de nos affaires, et que des 
éhenemegits ue es se venus compli- 
quer Au lieu du navire de e Bordeaux le Saint- 
Michel, dont mes instructions annonçaient la présence 


x un naufrage terrible comme par miracle, sséiiiaot de 
tout, en proie aux maladies et à toutes sortes de pri- 
vations, restait livré à l'insolence des autorités du pays. 


DE LA FAVORITE. 555 
Notre arrivée changea la position de ces pauvres nau- 
fragés, qui trouvèrent dans les officiers et les matelots 
de la corvette des compatriotes et des amis, dont ils 
vinrent partager presque tous, pendant le reste de la 
campagne, l'existence aventureuse et les dangers. 1 
est triste d'ajouter que, malgré les soins multipliés 
dont ils furent l'objet, plusieurs d’entre eux succom- 
bèrent aux suites des souffrances essuyées précédem- 
ment ou aux maladies contractées dans un pays malsain; 
les autres ont rivalisé de zèle et de dévouement avec 
leurs camarades de la Favorite, et je les ai toujours 
comptés parmi nos meilleurs matelots. 

Le consul, que le Saint-Michel apportait de France. 
avait subi le même sort que les autres passagers + ilétait 
comme eux réduit au dernier dénûment et habillé à la 
mode du pays. De semblables circonstances devaient 
être fort peu favorables au succès de son voyage, en- 
trepris dans le but de se faire accréditer auprès du sou- 
verain cochinchinois : aussi M, Chaigneau avait été ac- 
cueilli avec peu d'égards par le mandarin des étrangers, 
qui avait rejeté ses lettres de créance et ne tolérait 
qu'impatiemment son séjour à Tourane. 

Pour un gouvernement aussi défiant , aussi soup- 
soneux ue celui de la Cochinchine, pol Rens *: la 


, armée d'un à pot Ar devait être 
a -de vives inquiétudes; en eflet j'eus bientôt 
r re à démêler avec toute la diplomatie des 
mandarins , qui sans doute me soupçonnaient d'avoir 
des. re belliqueux, lorsque nous ne demandions que 


356 VOYAGE 

du repos, un peu de liberté et surtout d'abondantes pro- 
visions ; ce fut justement cette dernière et bien inno- 
cente demande qui m'attira une multitude de tracas- 
series auxquelles notre départ seul put mettre un terme. 

J'ai déjà dit que les Cochinchinois mangent fort peu 
et ne vivent ordinairement que de riz et de poisson : 
quel dut donc être leur étonnement quand ils virent le 
grand nombre de bœufs, de cochons et de canards 
achetés chaque semaine au marché pour nourrir cent 
quatre-vingt-cinq Français de bon appétit! En peu 
de jours les villages voisins furent épuisés : il fallut 
avoir recours à Faïi-Fou, et cette énorme consomma- 
tion. persuada aux autorités que la Favorite contenait 
une armée. 

Ce bruit une fois propagé, et, suivant la coutume, 
exagéré encore à la cour par une suite de rapports 
journaliers, nos moindres démarches devinrent l’ob- 
jet d'un espionnage continuel; en vain nous évitions 
avec soin de donner le plus léger motif de plainte ou 
même d'inquiétude à nos surveillants, chaque jour 
n'en amenait pas moins de nouvelles vexations : fantôt 
les marchands, secrètement menacés par les manda- 
rins, refusaient, à leur grand regret, de nous vendre 
les provisions dont nous avions besoin; tantôt, sous 
quelque prétexte dénué de fondement, l'entrée du 
me: de Tourane, qui avait été interdite re 


sur lequel dominaient nos canons, il était suivi on 
à 


de 
&. 


 F 


DE LA FAVORITE 557 
sieurs soldats, qui parfois, devenant plus audacieux, le 
forçaient à revenir sur ses pas. En vain je portai des 
plaintes très-vives au mandarin de guerre et à son con- 
frère le lettré (PL 56), pauvres diables qui n'étaient 
ni guerriers ni savants, mais que les petits présents dont 
je les comblais | en secret avaient disposés en notre 
faveur; il est vrai que, surveillés eux-mêmes et tou- 
jours trémlilints: leur bonne volonté se bornait : à des 
promesses stériles. 

Enfin, après une ne attente, je reçus l'avis ofi- 
ciel qu'un grand mandarin favori du roi était arrivé 
lourane pour conférer avec moi sur les motifs de 
ma relâche en Cochinchine. Un vaste hangar cons: 
truit en bois et environné de nattes, espèce de n 
commune qui occupe le centre de presque tous les vil. 
lages cochinchinois, fut désigné pour le lieu de l'entre- 
vue et entouré de troupes que lon avait fait venir de 


plusieurs points de la province pour servir de garde 


d'honneur à envoyé du souverain. 

De mon côté, je fis mettre à terre soixante matelots 
en uñiforme des équipages de ligne, le casque en tête, 
le fusil au bras, et tous sans exception dans une brillante 
tenue. Ils formèrent la haie en dedans de la foule des 
soldats cochinchinois, depuis la maison commune jus- 
qu'au rivage, sur lequel je débarquai dans l'après- 
midi, entouré de ‘état major de la Favorite. (PI. 51.) 
darin fit la moitié du chemin pour ve- 
> moi, me présenta la main, et nous 
s cortéges sous le hangar, où nous trou- 


räipéune o echo servie sur une longue table, autour 
22 


358 VOYAGE | 
de laquelle tous les assistants prirent place ; et tandis que 
chacun d'eux, assis durement sur un banc de bois gros- 
sièrement travaillé, faisait avec beaucoup de gravité hon- 
neur aux confitures chinoises et au thé qu'offraient de 
sales domestiques, je fis connaissance avec la figure 
de mon diplomate, qui m'avait placé auprès de lui: 
ses traits étaient réguliers et composaient une physio- 
nomie qui, au premier coup d'œil, paraissait impas- 
sible et dépourvue de toute expression; mais une plus 
grande attention faisait découvrir dans les yeux quelque 
chose de faux et de rusé; quoique jeune encore, son 
corps maigre et fatigué n'annonçait ni la vigueur ni la 
santé. L’auguste personnage portait sur sa tête le bon- 
net de grand mandarin, espèce de calotte noire, ornée 
par devant d’une plaque d’or longue de plusieurs pouces, 
sur laquelle était écrit le nom du roi en caractères chi- 
nois, et garnie de chaque côté d’une aile de neuf pouces 
environ de hauteur, beaucoup plus large à son extré- 
mité qu'à sa base, et faite de gaze noire tendue sur “un 
fil de laiton. Une robe de soie verte brochée, sem- 
blable pour la forme à celle des mandarins chinois, 
et un pantalon de soie unie, dont le rouge éclatant 
faisait ressortir d'une manière peu agréable la couleur 
noirâtre des pieds.que des babouches semblaient conte- 
nir à regret, achevaient la composition de ce costume 
nie qui non-seulement n’avait rien d'imposant 
ni de gracieux, mais portait même l'empreinte d'une 
malpropreté que trahissaient tout à fait es parties du 
corps découvertes, et surtout les mains dont les ongles 
très-longs avaient une couleur qui inspirait plus que du 


* DE LA FAVORITE. 559 
dégoût. (PI. 55.) Les autres grands fonctionnaires pré- 
sents, parmi lesquels était le gouverneur de Faï-Fou 
semblaient avoir cherché à faire briller, par l'excessive 
simplicité de leur habillement, la magnificence du fa- 
vori de leur souverain. 

Au bout de quelques instants je témoignai à l'envoyé 
du roi le désir que la conférence fût secrète; de son 
côté, il exigea l'éloignement de mes officiers : cette me- 
sure excita visiblement la mauvaise humeur des assis- 
tants cochinchinois, et principalement de la première 
autorité de Faï-Fou, dont l'air mécontent fit éprouver au 
diplomate un mouvement d’orgueil satisfait; mais ce ne 
fut qu'un éclair, et sa physionomie reprit mé à 
son impassibilité. LA 

Le mandarin avait conservé auprès de lui un indi- 
vidu négligemment vêtu, à la figure patibulaire, à la 
physionomie douteuse, au regard hautain et scrutateur, 
sans. doute un barbier du roi, car pendant la confé- 
rence, un seul mot de lui, dit à voix basse, changeait 
un instant. Son interprète était un jeune Co- 
chinchingh qu avait vécu plusieurs années à Bordeaux, 
d'où il était revenu sachant très-peu le français, mais 
passé maître en ruse et en friponnerie. Ce scélérat, qui 
fut chargé de nous espionner durant notre séjour à 
Tourane, empochait, très-secrètement toutefois, les 
présents que je lui faisais, et en échange nous rendait 
toutes sortes de mauvais offices auprès du souverain, 
dont il était l'âme damnée. Cependant, au sein de la 
faveur, le souvenir de la France le poursuivait : la par- 


eimonie de son maître, la crainte continuelle des coups 
gi 4 7 


340 VOYAGE 
de rotin, lui faisaient regretter amèrement le jour où il 
était rentré dans sa patrie. ù 

De mon côté, je gardai avec moi M. Chaigneau, con- 
sul de France, que j'étais chargé de faire reconnaître en 
cette qualité, ainsi que le subrécargue du Saint-Michel, 
M. Borel, homme sage, prudent, de beaucoup de 
moyens, ayant fait plusieurs voyages à la Cochinchine, 
dont il connaissait parfaitement la langue, la politique 
et les usages. 

J'avais déjà acquis quelque expérience de la manière 
dont les mandarins chinois ou cochinchinoïis agissent 
dans les affaires: de leurs ruses, de leurs lenteurs cal- 
culées, que le caractère généralement impatient et im- 
périeux des Européens ne peut supporter longtemps. 
Ces diplomates, auprès desquels nos grands politiques 
sont des philanthropes et des anges de bonne foi, ont 
toujours conservé jusqu'à présent l'avantage dans leurs 
relations avec les étrangers et même avec les Anglais, 
qui, ainsi que nous l'avons déjà vu, ont oublié plusieurs 
fois, dans leurs différends avec le vice-roi de Canton, 
leur prudence accoutumée. 

La cour de Hué-Fou ne le cède en rien sous ce rap- 
port à celle de Pékin : même défiance, même mauvaise 
foi. Le grand mandarin des étrangers n'agit, ne parle 
que d'après les ordres secrets du roi, qui se réserve 
par ce moyen la faculté d'approuver ou: de désavouer 
les négociations de son ministre, suivant que les intérêts 
de sa politique le commandent; ce dernier, placé ainsi 
entre la crainte de se compromettre et le danger de 
déplaire à son souverain, auquel il est périlleux de dire 


| DE LA FAVORITE. 541 
la vérité, et qui pourtant veut tout savoir, ne traite, au- 
tant qu'il le peut, les aflaires que de vive voix, ne recoit 
que très-rarement les lettres, n'écrit jamais et redoute 
par-dessus tout, de même que ses collègues, les événe- 
ments extraordinaires dont le bruit pourrait parvenir 
jusqu'au fond du palais. 

- J'eus donc à lutter contre une foule d'obstacles : à la 
ruse et à la duplicité, j'opposai la franchise et la fer- 
meté; mais comme la situation politique du roi de la 
Cochinchine envers les Anglais, situation dont j'ai parlé 
plus haut, était un obstacle insurmontable au succès 
de mes négociations, toutes les considérations que je 
pus mettre en avant n'eurent d'autre résultat que d'in- 
quiéter davantage la cour de Hué-Fou sur un danger 
présent, sans la décider en faveur d’une nation dont 
elle ignore la puissance, et qui par le fait, trop faible 
encore dans ces mers éloignéés, ne pourrait lui a 
que des secours tardifs et insuflisants. 

Dans les conférences ultérieures que j'eus avec d'au- 
tres grands mandarins, je reconnus de plus en plus 
chez eux une excessive crainte des Anglais, et même de 
tous les Européens en général : de là je conclus que si 
la France n’a pas l'intention de faire valoir d'anciens 
droîts, pour s'assurer sur les côtes de ces contrées un 
point militaire et commercial à la fois, propre à offrir, 
en temps de guerre, un abri à ses escadres, elle doit 
abandonner en Cochinchine ses marchands à leurs pro- 
pres forces, car toute apparence de protection, en ex- 
citant la défiance d’un prince soupçonneux, ne pourra 
que faire du tort à leurs relations avec les’ habitants. 


342 VOYAGE 

L'entrevue dut se terminer assez froidement, car 
aucune des deux parties n'était satisfaite; cependant, 
. pour éloigner tout soupçon de mécontentement de ma 
part, j'acceptai les bœufs, les cochons, les volailles, 
ainsi que les jarres de vin du pays, qui me furent offerts 
de la part du roi; et prévenu depuis le matin que le 
mandarin , se conformant à l'étiquette cochinchinoise et 
peut-être aussi aux ordres de son maître, avait l'inten- 
tion de me faire une visite à bord de la Favorite, je l'in- 
vitai à s'y rendre, et le précédai pour lui en faire les 
honneurs. 

Après deux heures d'attente, nous vimes enfin 
sortir lentement de la rivière de Tourane une galère 
que mettaient avec peine en mouvement deux rangs 
de nombreux rameurs, tous soldats de la garde, dont 
l'uniforme jaune, les chapeaux pointus, surmontés 
de plumets jaunes et rouges, formaient un eoup d'œil 
auquel lenvoyé de la cour, gravement assis à la mode 
turque, au milieu de sa suite, sur une plate-forme 
qui dominait l'arrière de lembarcation, achevait de 
donner quelque chose de vraiment singulier. Après 
avoir été salué de neuf coups de canon à son arrivée, 
le grand mandarin, toujours accompagné de son aco- 
lyte de la conférence, se reposa quelques instants dans 
mon appartement, où javais fait préparer une collation, 
après quoi il visita l'intérieur de la corvette, dont tout 
l'équipage était aux postes de combat : ni l'éclat des ar- 
mes, ni l'imposant appareil d'un bâtiment de guerre dis- 
posé pour le combat, spectacle tout à fait nouveau pour 
eux, ne purent déranger la gravité étudiée de leurs 


DE LA FAVORITE. 545 
physionomies; cependant ils observaient tout et sem- 
blaient compter les hommes; et comme mes deux es- 
pions en virent dans l'entrepont un bon nombre dont . 
l'emploi dans cette partie du bâtiment leur était in- 
connu, je suis persuadé qu'ils partirent avec la con- 
viction que la cale, qui était close, renfermait le reste 
de l’armée; car bientôt après leur retour à Hué-Fou, 
de nouveaux ordres de la cour vinrent restreindre le 
peu de liberté dont nous avions joui jusqu'alors, nos 
démarches furent soumises à une inquisition plus ty- 
rannique encore qu'auparavant, et l'abord de la plus 
grande partie des rives de la baie nous fut sévèrement 
défendu; il est vrai que leur éloignement et le peu 
d'intérêt qu'elles offraient à nos promenades rendirent, 
heureusement pour les miliciens qui gardaient la côte, 
cette marque d’inhospitalité fort indifférente à mes 
jeunes gens. 

En effet la côte dé droite, en entrant dans la baie de 
Tourane, est formée d'une ceinture de montagnes qui, 
entassées les unes sur les autres, semblent dans leur 
sombre majesté monter du rivage jusqu'au ciel, et dont 
les sommets aux formes aiguës, blanchis par les neiges et 
les pluies, se perdent dans les nuages une grande partie 
de l'année; les flancs de ces masses énormes sont cou- 
verts d’épaisses forêts aussi anciennes que le monde, et 
dont les éléphants, les tigres et les sangliers se disputent 
la propriété: Rae les bêtes féroces attendent les 
urs t se et escarpée qui, franchis- 


oyag 
sant la crête des montagnes, barrières naturelles entre 
les deux provinces, conduit de Tourane à Hué - Fou: 


# 


544 VOYAGE 
Cette route, seule communication existante entre Fai- 
Fou et la capitale, est fermée dans sa partie la plus 
élevée par une forte muraille que, dans son inquiète 
prudence, le roi fait garder par de nombreux soldats, 
et que pas un Cochinchinois ne peut franchir, s'il ne 
présente au mandarin un passe-port indiquant son nom, 
son état et le but de son voyage, certifiés par les auto- 
rités de la ville ou du village d’où il est parti : c'est ainsi 
que le despotisme et l'anarchie peuvent se rencontrer 
dans le choix des moyens propres à assurer leur durée. 
Quand la route est descendue au pied des monta- 
gnes du côté de Tourane, elle passe d'abord au milieu 
de plusieurs misérables villages, situés sur les bords 
arides et rocailleux de cette partie de la baie; ensuite 
trav se des plaines dépouillées d’ ns couverles 


nstruites en terre et en paille, sur le terrain fan- 
geux dont est bordé le fond de la baïe et à l'embou- 
chure d'une petite rivière, mieux défendue par des 
bancs qui ne laissent entre eux qu'un passage étroit et 
très-peu profond , que par deux forts sur lesquels flotte 
verai cochinchinois, et que 
les pluies viennent détruire en partie à chaque mau- 
vaise saison. La rive droite de cette rivière est: moins 
souvent inondée que celle de gauche et commence à se 
ressentir du voisinage de la mer du large, dont elle 
n'est séparée que par un isthme très-étroit, d’où la vé- 
gétation a presque entièrement disparu, pour faire place 
à des dunés mouvantes que les grandes brises remuent 


Là 


DE LA FAVORITE 345 
sans cesse. Cet isthme joint au continent la presqu'île 
qui formant le côté oriental de la baie, défend celle-ci 
des vents du large, et en fait un mouillage excellent. 
Quoique irrégulière, la forme de cette presqu'île res- 
semble un peu à celle d’une étoile dont les rayons par- 
tent d'un groupe de trois montagnes escarpées et cou- 
vertes de bois épais depuis le rivage jusqu'au sommet. 
Du côté qui regarde la baïe , de petites rizières, arrosées 
par les torrents, et des champs de pistaches auprès 
desquels on voit quelques cabanes de bâcherons, at- 
testent que la possession de cette terre n’est pas en- 
tièrement abandonnée aux sangliers, dont les bandes 

rs 
remplissent les bois et dévastent les plantations. 

En vain dans ce pays sauvage l'œil du. voyageur 
cherche ces points de vue délicieux sur lesquels il 
aime à se reposer; ces villages, dont les blanches mai- 
sons semblent se cacher derrière les bosquets; ces 
belles habitations qui, situées sur le penchant des col- 
lines, dominent la mer et annoncent au marin in fatigué 
par une longue traversée, qu’il va bientôt trouver des 
amis et un agréable repos au sein duquel il pourra 
blier pour quelques moments sa lointaine patrie. Détous 
les côtés où nous portions nos regards, nous n'aperce- 
vions que de tristes forêts ou de misérables villages 
habités par une race d'hommes dont la langue’et les ha- 
bitudes nous étaient également étrangères. Nous éprou- 
vions, en outre , tous les inconvénients de la mauvaise 
saison : le temps était presque toujours couvert et plu- 
vieux; les coups de vent se. succédaient sans interrup- 
tion et duraient souvent plusieurs jours; mais l'abon- 


je 


ë 


0h 


546 : VOYAGE 

dance des vivres frais, la pêche, les courses sur la pres- 
qu'ile , entretenaient le contentement et la santé parmi 
mes jeunes matelots, dont les officiers, entre lesquels 
régnait constamment une parfaite harmonie, jouissaient 
aussi avec gaieté du repos présent , en ns les fa- 
tigues dont nous menaçait l'avenir. 

* Le premier jour de l'an 1830 avait été fêté un peu 
winerent sur les côtes d'Espagne; nous célébrâmes le 
1° janvier 1831 bien loin de notre belle France : 
mais la moitié de la campagne était à peu près écoulée ; 
nos cœurs avaient abandonné les souvenirs du départ 
pour les douces espérances du retour; et chacun de 
nous, en sOngeant aux épreuves heureusement termi- 
nées, en voyant la Favorite aussi solide, aussi brillante 
que jamais, ne douta plus qu'elle ne düt le nr 
sain et sauf auprès des siens. 

Dans T'anse de sable où nous goûtions une japan 
reuse tranquillité, la mer était toujours calme et pai- 
sible, alors même que le bruit des lames du large, 
qui brisaient sur la presqu'île, nous était apporté par 
des grains violents dont les hautes montagnes mettaient 
la corvette à l'abri. Ce petit mouillage, si solitaire, si 
désert avant l'arrivée de la Favorite, avait changé tout 
à fait d'aspect (PL 53): d'un côté, les pêcheurs que 

l'espérance de vendre leur poisson attirait bien plus que 
la dévotion à la pagode construite au sommet de la 
petite île de l'Observatoire, sur eme, j'avais fait es 
blir notre forge dont la fumée cour 
les arbres et les rochers voisins; de l'autre; nos embar- 
cations qui, toujours chargées de monde, arrivaient à 


+ 


DE LA FAVORITE. 547 
bord ou retournaient à la plage; les chasseurs qui par- 
couraient les sentiers étroits et escarpés de la montagne ; 
les baigneurs rassemblés sur le bord de l'eau; plus haut, 
le linge mis au sec, dont la blancheur contrastait avec 
le vert foncé des arbustes sur lesquels il était étendu, 
offraient, à certaines heures de la journée, une suite 
de scènes très-animées , auxquelles les miliciens cochin- 
chinois, que leurs casaques bleues et leurs plumets 
rouges faisaient facilement distinguer au milieu de nos 
matelots groupés sur le rivage, ajoutaient quelque chose 
de singulièrement pittoresque. (PI. 54.) Ces pauvres mi- 
liciens chargés de nous surveiller s'étaient familiarisés 
en peu dé temps avec les Français, dont le caractère 
gai et généreux en eut bientôt fait des amis, malgré les 
défenses du petit mandarin, qui succomba bientôt lui- 
mêmé aux tentations que je lui fis éprouver, et finit 
par nous laisser jouir d'un peu plus de liberté dans nos 
promenades. 

Cette faveur n’était pas d’un grand prix à nos yeux, car 
à terre les distractions étaient bien peu nombreuses, et 
nous eûmes bientôt exploré tous les endroits praticables 
de la presqu'île ; cependant chaque jour, pour faire de 
l'exercice, j'allais en pèlerinage à une chétive pagode 
qu’un pieux bûcheron avait fondée sur le sommet de la 
montagne, au milieu des bois où sans doute il avait pé- 
niblement travaillé toute sa vie. Le modeste édifice, dont 
chaque coup de vent emportait un débris, les nattes qui 
l'environnaient, Fidole grossière barbouiïllée de rouge 
et ornée de moustaches noïres, tout se ressentait de 
lhumbie condition du fondateur. 


548 VOYAGE 

Je m'amusais à regarder les grimaces, les bonds, la 
fuiteet le retour d’une multitude de singes, à la robe d'un 
gris brillant, à la culotte couleur marron, qui peuplent 
ces épais fourrés; je tâchais de suivre de l'œil des fa- 
milles entières sautant d'arbre en arbre avec autant de 
vitesse que d’agilité, pour venir enfin se grouper sur un 
rocher élevé d’où elles surveillaient mes moindres mou- 
vements. Quelquefois , assis sur le tronc d’un vieil arbre 
renversé par le temps, j'observais avec une sorte d'at- 
tendrissement l'affection qui paraissait unir entre eux 
tous ces pauvres animaux : les caresses dont le père et 
la mère comblaient leurs petits, la “ne gs qu'ils 
montraient pour eux durant leur course à travers les 
taillis , l'appui qu'ils prêtaient aux plus jeunes pour fran- 
chir les ravins, me faisaient sentir mon isolement et me 
jetaient dans la rêverie. Mais bientôt, au bruit éloigné 
d'un coup de fusil, la troupé fugitive disparaissait, etje 
continuais mon chemin. 

La végétation qui m’entourait, quoique riche, n'était 
pourtant pas très-variée, et jeus promptement mis 
dans ma collection la plupart des espèces de plantes 
qu'offre la presqu'île; les médecins de la Favorite en 
trouvèrent pourtant plusieurs fort curieuses que je n’a- 
vais pas remarquées. 

Les arbres, généralement rabougris et viciés, ne 
donnaient asile qu'à un petit nombre d'oiseaux, dont 
le plumage était aussi triste, aussi sombre que le feuil- 
lage au sein duquel ils restaient cachés. Parfois cepen- 
dant, lorsque le beau temps et le soleil reparaissaient , 
quelques oiseaux-mouches aux ailes flamboyantes, avec 


DE LA FAVORITE. 349 
une foule innombrable de brillants papillons, se jouaient 
au-dessus des fleurs qui émaillaient le fond des ravins, 
et qui pour la plupart ne répandaient point de parfum, 
mais dont les couleurs éclatantes et les formes diver- 
sifiées récréaient la vue. 

Pendant une grande partie de l’année la baie de Tou- 
rane n’est pas saine : les bois épais qui, du sommet des 
montagnes, descendent jusqu'au bord de la mer, entre- 
tiennent durant la saison chaude une humidité délé- 
tère ; les rizières et les marais exhalent, sous les rayons 
d’un soleil brûlant, un air méphitique également dan- 
gereux pour les habitants et pour les Européens, qu'un 
long séjour à terre expose aux fièvres intermittentes 
pernicieuses et à la cruelle dyssenterie. Bien des vic- 
times, dont rien ne rappelle la mémoire, gisent ense- 
velies dans le sable de ces rivages isolés : la croix de 
bois, dernière et bien frêle marque de souvenir qu'a- 
vant de retourner dans sa patrie, laissa sur la tombe 
de chacune d'elles un ami ou un compagnon, a été 
bientôt brisée par les coups de vent et emportée par 
les pluies d’un seul hiver. | 

Combien de fois, dans mes promenades au milieu 
des dunes qui bordent le mouillage, me suis-je arrêté 
auprès d’un tombeau solitaire, sans ornements, sans 
pierre, et que le sable apporté par le vent avait déjà 
presque éntièrement englouti! Sur une croix de bois 
inclinée vers la terre et que l'oubli semblait presser de 
tout son horrible poids, je lus avec difficulté le nom du 
général Martinez, dernier capitaine général des Philip- 
pines, victime des révolutions de sa patrie et de l'injus- 


Fe 
«43 
Pr 


350 VOYAGE 
tice de son souverain. Il mourut de chagrin à bord d'un 
bâtiment français retournant en Europe; et les restes 
d'un homme qui fut admiré, qui défendit avec gloire 
l'indépendance de Espagne, et donna dans les plus 
hautes fonctions des preuves d’une grande fermeté 
ainsi que l'exemple du plus noble désintéressement, 
abandonnés sur des bords sauvages, échapperaient sans 
doute maintenant aux recherches de ses enfants. 
Notre isolement fut encore augmenté par le dé- 
part du capitaine, du subrécargue et des officiers du 
Saint-Michel, parmi lesquels mon état major avait trouvé 
plusieurs aimables compagnons; et pour mon propre 
compte , je regrettai vivement M. Borel, dont le carac- 
tère doux, les bonnes manières et la conversation ins- 
tructive m'avaient fait souvent passer d'agréables ins- 
tants. Îls quittèrent Tourane pour se rendre à Sincapour 
sur une corvette du roi de la Cochinchine, qui dut 
s'estimer d'autant plus heureux de la faire naviguer sous 
d'aussi bons guides, que plusieurs de ses bâtiments, 
n'ayant pu probablement retrouver leur chemin au mi- 
lieu des détroits, ne reparaissaient plus. Celui-ci devait 
échanger à Batavia sa cargaison de sucre contre des dia- 
manis , des perles, et, s’il était possible, contre un bateau 
à vapeur, nouvelle fantaisie du roi qui , d'après les rap- 
ports de ses mandarins voyageurs, avait imaginé ce 
moyen de faire traîner plus rapidement de Hué-Fou à 
Tourane, et sur les autres parties des côtes du royaume, 
son harem flottant, espèce d'arche de Noé où il enferme 
ses femmes quand elles le suivent dans ses excursions 


DE LA FAVORITE. | 351 

Les préparatifs de départ du bâtiment royal, son ap- 
pareillage, les manœuvres du mandarin-capitaine, qui 
en était alors à son second voyage, et que la vue de la 
terre rendait assez hardi pour lui faire repousser les 
avis des passagers européens, nous procurèrent une 
journée entière d'amusantes distractions; mais dès le 
lendemain notre genre de vie reprit une uniformité plus 
monotone encore qu'auparavant, et que je voulus 
rompre en faisant la partie d'aller déjeuner, avec tous 
les officiers et les élèves de la Favorite, aux Montagnes 
de marbre, nom pompeux donné à cinq rochers situés 
au milieu de la bande de sable qui joint la presqu'ile 
au continent, et que l’on considère avec raison comme 
la seule curiosité du pays. 

Nos dispositions faites dans le plus sol secret, 
afin que les autorités de Tourane n'étant prévenues 
de nos projets qu'au moment même de leur exécution, 
n'eussent pas le temps de demander des ordres à la 
cour, qui, je le savais d'avance, s ÿ serait opposée, nous 
quittâmes de bon matin la corvette dans deux embar- 
cations bien armées et munies de toutes les provisions 
nécessaires pour notre champêtre repas, auquel M. Chai- 
gneau voulut bien venir 7” part, comme inter- 
prète de l'expédition. 

Notre partie de plaisir faillit commencer par un évé- 
nement tragique : la brise était forte, et quoique le temps 
fût très-beau, la mer brisait avec tant de violence sur 
les bancs situés à l'embouchure de la petite rivière dans 
laquelle il fallait entrer pour arriver à notre destination, 
que mon canot, surpris par deux grosses lames, fut à 


352 VOYAGE 

moitié boisé et sur le point de sombrer; heureuse- 
ment que nous en fûmes quittes, mes compagnons et 
moi, pour une relâche au village de Tourane, où 
nous séchâmes nos habits. Cependant, malgré la pré- 
caution que nous avions prise de cacher avec soin les 
armes des chasseurs, un si grand nombre de visiteurs 
mit tout le village en émoi. Aussi le mandarin de guerre 
et son confrère le savant arrivèrent-ils bientôt en grande 
hâte pour savoir quelles étaient mes intentions, et ne 
parurent nullement disposés, quand le consul de France 
leur en eut fait part, à les laisser mettre à exécution. 
Mais ce que j'avais prévu arriva : pris au dépourvu, 
manquant d'instructions de la cour, et craignant d'ail- 
leurs d'amener une rupture avec des étrangers qu'ils 
avaient l'ordre de beaucoup ménager, les deux fonc- 
tionnaires acceptèrent, après bien des difficultés, la 
proposition que je leur fis de nous accompagner ; mais 
le lettré, dont l'expérience prévit que cette transaction 
coûterait des coups de rotin à la justice royale, trouva 
moyen de se dispenser de venir avec nous. 


La rivière, que nous remontions malgré un courant 


rapide, n'offrait aucun agréable point de vue. Sur la 
rive gauche , nous distinguions, à travers quelques-bou- 
quets de bananiers et de citronniers, des cases basses 
et malpropres, au delà desquelles s’étendaient de mai- 
gres champs de pistaches, dont le terrain ne semblait 


pas susceptible d'une culture plus soignée. Sur l'autre 


rive, des falaises blanches et coupées à pic nous ca- 
chaient la mer, dont nous entendions les grandes lames 
se dérouler sur la plage avec un bruit sourd et mono- 


#3 


ty 


LA 
Le 


à, ms, 


vi 


DE LA FAVORITE. : 495 
tone. Quelques petites îles, qui rétrécissaient le cours 
de la rivière et en diminuaient la profondeur en plu- 
sieurs ‘endroits, étalaient parfois une verdure dont là 
couleur réjouissait nos yeux, fatigués de la blancheur 


=. éclatante des sables, sur lesquels donnaient les rayons 


du soleil, et de l'aspect uniforme des vastes marais que 
les pluies avaient formés dans la plaine le long du ri- 
vage opposé: 

À mesure que nous approchions des Moinisigue de 
marbre, qui se montraient dans l'éloignement, la ri- 
vière devenait dé plus en plus étroite; nous aperce- 
vions dans l'intérieur des terres les circuits de plusieurs 
canaux naturels, que sillonnaient de petits bateaux. 
Notre guide nous fit remarquer de pauvres cabanes si- 
tuées sur des rochers, et de petites pagodes construites 
au fond de jolies grottes dont le courant venait baigner 
le pied, comme des indices qui annonçaient le terme 
de notre voyage (PI. 50); enfin, après deux heures de 
navigation, que la chaleur étouffante du soleil nous 
avait rendues fort pénibles, les embarcations abordè- 


_rent dans une anse formée par des rochers surmontés 
d'une pagode, à lombre-de laquelle le déjeuner fut 


dressé, sur le sable, auprès de la case du gardien co- 
chinchinois. di 

Après le repas, sud nain convive fit banale 
de manière à épouvanter le brave mandarin et sa nom- 
breuse suite, toute la bande se disposa à franchir les 


hautes dunes qui nous cachaient le but du voyage. Notre 


surveillant, auquel le vin blanc avait fait oublier enfin 
ses inquiétudes et le désir de nous garder, se retira 
23 


IT. 


354 VOYAGE Le 

pour dormir dans un coin. Bientôt nous parvinmes à 1 

plaine sablonneuse du sein de laquelle les cinq rochers 
de marbre semblent surgir comme des sommets de 
montagnes englouties : alors le guide dirigea notre 
course vers le plus grand, dans lequel se trouve une 
grotte qui est un objet de curiosité pour les étrangers 
et de vénération religieuse pour tous les Cochinchinois. 
Nous marchions sur un terrain aride, sans aucune trace 
de végétation, et couvert dans beaucoup d’endroits de 
débris d’une substance calcaire blanche, brillante et 
dure comme le marbre, mais n'ayant pour le grain et 
la couleur aucune analogie avec la masse de pierre noi- 
‘ râtre volcanisée , auprès de laquelle nous arrivämes en 
peu d’instants. La base de cette masse énorme, haute 
de plusieurs centaines de pieds, est oblongue et offre, du 
côté opposé à la mer, une cavité circulaire dans laquelle 
on a pratiqué une rampe, longue et rapide, mais unie 
et assez large, au haut de laquelle nous nous assimes, 
pour reprendre haleine, sur des bancs taillés dans le 
roc. Au-dessus de nos têtes étaient amoncelés des blocs 
grisâtres, couverts d'arbrisseaux et de plantes grim- 
pantes , qui formaient des massifs de feuillage, d'où une 
multitude de petits singes, possesseurs paisibles de ce 
lieu sacré, nous faisaient impunément les plus drôles 
grimaces. Devant nous se déployait une scène magni- 
fique : les quatre autres rochers, dont la couleur sombre 
perçait à travers la verdure qui en recouvrait la surface, 
se dessinaient à nos pieds sur la nappe de sable, que 
le soleil faisait briller d'un blanc éclatant ; plus loin, les 
yeux, franchissant la rivière, allaient se reposer sur une 


DE LA FAVORITE. 555 
vaste plaine bien cultivée, arrosée de nombreux ca- 
naux, et que les hautes montagnes qui bornaient l’ho- 
rizon, un peu brumeux dans ce moment, semblaient 
vouloir écraser. 

Après un court moment de repos, nous entrâmes 
dans une gorge que forment les deux principaux som- 
mets du rocher, et dont le creux était occupé par de 
petits jardins, au milieu desquels s’élevaient plusieurs 
édifices ornés de peintures et de sculptures, et destinés 
sans doute à recevoir les dévots visiteurs de haut pa- 
rage. Quand nous eûmes traversé cet espace resserré 
mais assez riant, nous entrâmes dans un passage étroit, 
bordé de cellules construites en brique et en plâtre, qui 
aboutit à la partie N. du rocher : de là notre guide fit 
prendre à la bande voyageuse un sentier que des ar- 
bustes couvraient de leur épais feuillage; enfin, après 
avoir franchi plusieurs étroites issues, descendu un 
long couloir taillé dans le roc, et dont quelques mar- 
ches, placées de distance en distance, adoucissaient la 
pente rapide, nous arrivämes, au milieu de l'obscurité 
la plus complète, devant la grotte, où un effet vraiment 
magique étonna tout à coup nos yeux. (PI. 40.) 

Cette excavation, à laquelle la main de l’homme 
semble avoir fait éprouver de grands changements, 
peut avoir cinquante pieds de long sur quarante de 
large, et à peu près quarante-cinq en hauteur. De la 
porte, que flanquent de chaque côté deux statues de 
pierre colossales, représentant un être humain bizar- 
rement habillé et un animal féroce fabuleux, on des- 
cend par un escalier rapide jusqu'au fond de la grotte, 

23. 


556. VOYAGE 

qui reçoit le jour par une ouverture naturelle placée au 
milieu de laYoûte, d’où pendent en festons des lianes 
couvertes de feuilles et de fleurs, dont l'éclat produit 
un admirable contraste avec les couleurs variées et 
brillantes des rochers. Vis-à-vis l'entrée et dans un en- 
foncement élevé, auquel mène un petit chemin de bri- 
ques que terminent plusieurs marches, est placé le 
grand autel, orné de cierges rouges, ainsi que les chan- 
deliers qui les supportent; quelques autres ornements 
aussi simples entourent une statue de bois, de trois pieds 
de haut, représentant un homme assis, qui n'a pour les 
traits et l'habillement aucune ressemblance avec les 
Cochinchinois ni avec les Chinois, ni même avec les 
idoles de ces derniers : la forme de sa tunique, son 
casque pointu, ses pieds joints et posés à plat, ses 
mains étendues sur les cuisses, rappellent les idoles 
birmanes ou celles de la religion de Bouddha, qui a 
fourni aux Cochinchinois une grande partie de leurs 
grossières superstitions, et dont on retrouve encore 
dans ces contrées des monuments d’une antiquité re- 
culée. Ces superstitions exercent encore leur empire 
sur la cour de Hué-Fou, où les dogmes de Confucius 
sont à peu près inconnus, et dont les premiers manda- 
rins, aussi ignorants que le peuple qu'ils gouvernent, 

croient aux sorciers, au diable, aux bons et aux maur- 
vais génies, nourrissent enfin toutes les croyances ridi- 
eules dont nos pères eurent tant de | peine à se débar- 
raser, et qu'aujourd'hui même, dans certaines pro- 
vinces de France, beaucoup de leurs descendants n'ont 
pas encore abandonnées. # 


DE LA FAVORITE. . 397 

Pour un Cochinchinois, les os de tigre mis en poudre, 
la cendre des cornes d’un cerf, enfin la cervelle d'élé- 
phant, ont des propriétés admirables : l'une donne du 
courage au poltron; l'autre rend le lourdaud léger à la 
course ; et la dernière, bien plus précieuse encore, 
peut faire d'un imbécile un mandarin lettré. Il est cent 
autres recettes aussi infaillibles que les Gochinchinoïs 
tiennent sans douté de leurs voisins les Chinois, qui 
pourraient très-bien les avoir transmises à des popu- 
lations beaucoup moins éloignées de Londres et de 
Paris. ; 

Partout l'espèce humaine est la même : aveugle, 
‘superstitieuse , aimant le merveilleux. Heureuse encore 
lorsque, comme en Cochinchine, les hommes qui ex- 
ploitent ses faiblesses à leur profit n'ont ni pouvoir ni 
considération! Aussi je pardonnais de bon cœur l'état 
un peu négligé où je voyais ces petites pagodes, peintes 
en rouge, qu'on avait nichées pour ainsi dire partout 
où les parois de la grotte offraient des cavités; une des 
principales était couverte d'une toile grossière, qui n'a- 
vait pas empêché le dieu de bois d'atiraper, sur son 
trône doré, la pluie que dans la mauvaise saison l'ou- 
verture de la voûte laisse entrer quelquefois avec le 
jour. Dans une excavation que le travail de l'homme 
avait rendue régulière, je trouvai une petite source 
dont l'eau claire et limpide découlait goutte à goutte 
dans un bassin naturel : nous en bûmes avec délices; 
elle devait être sacrée, car un pareil bienfait de la 
nature, au milieu de sables arides et brûlants, an- 
nonce, bien plus que les temples et les pagodes, un 


358 - VOYAGE 
dieu dont la sollicitude s'étend également sur tous les 
êtres animés. 

Notre guide nous fit remarquer, au milieu d’un cercle 
peint en noir sur la voûte, à trente pieds environ du 
sol, quelque chose de brillant incrusté dans le roc : 
c'était un lingot d'or, dont le roi, dans son dernier 
pèlerinage, avait fait présent au lieu saint. Qu'importe 
la manière dont les offrandes sont faites ou présentées, 
quand elles n'ont pas pour objet le soulagement des 
malheureux! 

Nous vimes bientôt des preuves que cette visite solen- 
nelle avait fait donner une grande extension aux embel- 
lissements de la pagode, car, après notre sortie de la 
grotte, nous entrâmes par deux portes voûtées, gros- 
sièrement construites, dans un assez grand espace cir- 
culaire nouvellement travaillé, que dominait de tous 
les côtés un mur de hauts rochers couronnés d'arbres, 
et dont quelques-uns étaient taïllés comme des dia- 
mants; On aurait cru voir des restes de ces ouvrages 
gigantesques que les peuples anciens nous ont laissés. 
Plus loin, dans une espèce de caverne assez profonde 
que de récentes-excavations avaient considérablement 
agrandie, chacun de nous put écrire son nom sur les 
rochers, à côté de ceux de nos amis les officiers de la 
frégate la Thétis et de la corvette l'Espérance, que la 
curiosité avait amenés comme nous dans ces lieux, dix 
ans auparavant. Je lus aussi, sur ces murailles souter- 
raines, de doux souvenirs, que la pierre conservait en- 
core : ils déposaient en faveur de la constance si calom- 
niée des marins. Je laisse à ceux de nos camarades qui 


DE LA FAVORITE. 359 
suivront, aux Montagnes de marbre, les traces des ofli- 
ciers de la Favorite, le soin de faire pour les mêmes rai- 
sons un aussi juste éloge de nous. 

Mais lorsque, franchissant le sommet du rocher, 
notre guide nous eut menès, par un chemin étroit et 
rocailleux, sur le revers opposé à celui que nous ve- 
nions de gravir, le spectacle qui s’offrit à nos regards 
ramena chacun de nous à des réflexions moins riantes: 
à nos pieds, la mer, agitée par la mousson, venait se 
briser avec fureur et un bruit effrayant .sur la plage 
étroite qui la séparait de nous. Ces masses d’eau, dé- 
chirées par les écueils dont les têtes noirâtres repa- 
raissaient toujours au milieu des flots d'écume blanche 
qui semblaient devoir les engloutir; plus au large et 
presque cachés dans l'horizon embrumé, des bateaux 
de pêche et des caboteurs, battus par le mauvais temps 
et regagnant avec peine, à travers de longues bandes 
de récifs, le port de l'île Cham-Calao, qui se distin- 
guait à peine dans le lointain, rappelèrent à mes com- 
pagnons et à moi que nous avions encore une tâche 
difficile à remplir, et qu'avant peu de jours la Favorite 
devait la commencer. 

Le chemin par lequel nous descendiîmes passe auprès 
de plusieurs jolies habitations bien entretenues, ornées 
d’arbustes et de fleurs, et près desquelles coulait une 
source d’eau limpide : c'était là qu’une vieille princesse, 
sœur du roi, passait une grande partie de sa vie dans 
des pratiques de dévotion. Plus bas je vis des tombeaux, 
qui me parurent à peu près semblables à ceux des Chi- 
nois. Enfin, arrivés au pied des Montagnes de marbre, 


560 VOYAGE 
nous rejoignimes les eml ti ès d Îles at 


tendait notre mandarin, dégrisé et sent à ses srétilots 
frayeurs : il croyait que les voyageurs allaient prendre 
ur er à Tourane la même route qu'ils avaient 
yen ir jusque-là; mais ce n'était pas notre 
1p e. et entrant malgré lui dans un des canaux forinés 
par. a ri ière, nous commençâmes à parcourir la vaste 
plaine que du haut du rocher nos yeux avaient admirée. 
Plus ph embarcations, que suivait la pirogue de 
notre surveillant, avançaient à travers les canaux, plus 
nous trouvions les champs bien cultivés et couverts 
d'une belle végétation: le riz, le maïs, les pistaches se 
partageaient les terrains que les plantations de cannes 
à sucre n'occupaient pas. Je remarquai plusieurs jolies 
habitations entourées de bananiers chargés de fruits 
mûrs, de citronniers et d'orangers qui promettaient une 
prochäine récolte; je vis des ananas presque en matu- 
rité, et d'autres espèces de fruits des tropiques ; mais en 
vain je cherchai l'arbre qui porte le lombou ou fruit du 
roi. Ce fruit, indigène à la Cochinchine, est de la gros- 
seur d'une noix, pend par grappes et ne se mange que 
frais; sa peau, très-dure et de couleur jaune, renferme 
une substance blanche, à côtes, très-saine, d'un goût 
délicieux et qui rivalise avec celui du mangoustan. Mais 
malheureusement le lombou est fort rare : aussi chaque 
année des mandarins vont, accompagnés de soldats, 
marquer dans les forêts les arbres qui le portent, et 
dont la récolte appartient dès ce moment au souverain, 
sans que le propriétaire, qui en devient responsable, 
ait droit à aucun dédommagement. 


DE LA FAVORITE. 36! 

Dans plusieurs jardins fermés de haies vives, nous 
reconnümes quelques légumes potagers d'Europe; et 
déjà je craignais d’avoir jugé trop sévèrement les culti- 
vateurs du pays, lorsqu'un des maîtres de « S “jardins, 
amené par la curiosité sur le bord de la ri se <a 
reconnaître pour Chinois. J'ai su depuis 1e pi 
toutes les belles plantations que l'on voit a 
Tourane, comme dans le voisinage de la ca 
de Faï-Fou, appartiennent aux individus dec lee indus 


trieuse nation. 

D'après des renseignements qui se trouvèrent faux, 
j'avais supposé que les éléphants de la province étaient 
dans une de leurs écuries, située à peu de distance 
de Tourane et du côté que nous parcourions; peu au 
fait des localités ainsi que des nombreux détours de la 
rivière, et avançant toujours malgré le mandarin, dont 
la présence empêchait les habitants de nous indiquer 
‘le chemin, nous fimes de longues recherches dont 
les résultats furent fort peu satisfaisants : car les élé- 
phants, objet de notre curiosité, étaient dans ce mo- 
ment au cheflieu de la province, et l'écurie, comme 
on a pu en juger par la description que j'en ai donnée . 
plus haut, ne dut nous offrir qu'un très-faible dédom- 
magement de nos peines. La journée cependant était 
avancée, et le soleil allait se coucher; je fis gouverner 
sur Tourane, puis sur la Favorite, à bord de laquelle, 
malgré une forte brise contraire, nous arrivâmes avec 
ja nuit, fatigués, mourant de faim, mais enchantés de 
notre journée et des derniers souvenirs de ces contrées 
que nous venions de recueillir. J'ajouterai qu'un peu 


362 VOYAGE 

plus tard, avant de quitter tout à fait la Cochinchine, 
nous apprimes avec regret que le pauvre mandarin 
notre compagnon de voyage, appelé à Hué-Fou, avait 
reçu, pour prix de sa condescendance, un peu obligée 
il est vrai, cinquante coups de rotin, en présence de 
son très-juste et très-clément souverain. 


Re s = 
ds GAVENNE. 
CANOT FRANCHISSANT LA BARRE DE TOURANE. 


DE LA FAVORITE. 365 


CHAPITRE XV. 


DÉPART DE LA COCHINCHINE ET VOYAGE D'EXPLORATION DANS LE GOLFE 
DU TUNQUIN. — RETOUR A TOURANE. — TRAVAUX HYDROGRAPHIQUES 
DANS LA MER DE CHINE. — DESCRIPTION DES ARCHIPELS NATUNAS ET 
ANAMBAS. — ARRIVÉE A JAVA. 


Le mois de janvier touchait à sa fin : les intervalles 
de beau temps entre les coups de vent étaient plus 
longs ; aux fortes brises de N. E. qui soufflaient ordinai- 
rement le jour; succédaient quelquefois le soir celles de 
S. E. et de S. O., toujours faibles, et que le calme rem- 
plaçait durant le reste de la nuit. Le ciel, beaucoup 
moins nuageux, laissait voir les pics élevés des plus 
hautes montagnes; déjà les bateaux du Tunquin arri- 
vaient; la côte se couvrait de pêcheurs; enfin tout an- 
nonçait que nous allions entrer dans la belle saison. 

La relâche n'avait pas été uniquement consacrée au 
repos: par les soins de mon second, les pièces à eau 
avaient été remplies, la provision de bois à brûler em- 
barquée ; enfin la corvette et son équipage, également 
prêts à prendre la mer, me semblaient être un garant 
de succès assuré pour l'avenir. 

M. Paris, dont je devais bientôt apprécier encore 


# 


364 VOYAGE 

davantage les talents en hydrographie, venait de ter- 
miner le plan de la baie de Tourane, travail aussi beau 
qu'exact , auquel M. de Boissieu , toujours présent où il 
pouvait être utile, avait beaucoup contribué. Les mau- 
vais temps, non moins que les changements subits de 
l'atmosphère, avaient fait varier les chronomètres, et 
ce ne fut que dans les derniers jours de la relâche que 
M. Serval, profitant avec une infatigable persévérance 
de toutes les circonstances favorables, put déterminer 
la marche de ces instruments, par huit jours d’obser- 
vations consécutives, qui donnèrent pour la position de 
l'observatoire, placé sur la petite île voisine du mouil- 
lage, 16° 7° 21" de latitude N. et 105° 54° 59” de lon- 
gitude E., même résultat, à une très-petite différence 
près, que celui qu'ont obtenu lord re et plu- 
sieurs hydrographes anglais. 

Tous nos préparatifs de départ étant ainsi terminés 
et rien ne retenant plus la Favorite au mouillage de 
Tourane, elle appareïlla le 24 janvier dans la matinée 
pour le golfe du Tunquin, parages presque inconnus 
aux Européens, et dont j'avais l'intention de faire en 
grande partie la carte pendant le mois de février, seul 
espace de temps que ma mission me permit de consa- 
crer à ces travaux; mais malheureusement des obstacles 
insurmontables s'opposèrent à ce que nous pussions 
achever ce travail qui aurait pu être si utile à la navi- 
gation, et je ny renonçai que lorsque des coups _de 
vent qui firent courir à la corvette les plus grands 
risques sur des côtes sauvages, m'eurent enlevé toute 
espérance de réussir. 


DE LA FAVORITE. 365 


°1] ap | s > pl ! 


La journée de l'ar 
à sortir de la baïe F à déterminer rs frolinte qui 
devaient servir de premières bases au travail que nous 
commencions. Le temps, clair et beau le matin, était 
devenu nuageux dans l'après-midi; les montagnes se 


-voilaient d’une brume épaisse; la brise, molle et in- 


Al 


certaine, abandonna plusieurs fois la corvette à une 
très-petite distance des rochers. Les inquiétudes que 
nous éprouvâmes dans cette circonstance, la grosse mer 
et les violents courants, contre lesquels nous eûmes à 
lutter pendant la nuit et la journée suivante, eurent 
le bon eflet de nous habituer dès le commencement 
aux dangers et aux contrarictés accompagnement or- 
dinaire du genre de navigation dans lequel nous débu- 
tions, et à la patience, qualité absolument nécessaire 
pour les surmonter. 

Le golfe du Tunquin, dont le nom est à peine connu 
même des marins, est d'une forme irrégulière, mais 
qui ressemble assez à une demi-circonférence, dont la 
partie concave, ouverte au S. E., peut avoir soixante 
lieues de profondeur, et quatre-vingt-dix d'ouverture 
du N. E. au S. O., c'est-à-dire depuis l'entrée de la baie 
de Tourane jusqu'à l'extrémité de létroite presqu'ile 
chinoise qui n’est séparée d'Haynan, comme je l'ai déjà 
dit, que par un canal. 

Cette dernière île semble destinée par la nature à 
servir de barrière à cette partie du continent contre la 
mousson de N. E., qui sans cela la rendrait inabordable 
pendant plus de six mois de lannée. Cependant cette 
barrière dont, à cause de sa position, une partie de la 


566 VOYAGE 

côte de Cochinchine, voisine du Tunquin, ne tire au- 
cun avantage, n'empêche pas qu'il ne règne souvent 
dans le fond du golfe depuis décembre jusqu’en avril de 
grands mauvais temps, qui en rendent la navigation 
très-difhicile pour les bateaux du pays, principalement 
sur la côte N., où jamais les Européens n’ont pénétré, 
et que les Chinois, peut-être intéressés à exagérer la 
vérité, assurent être hérissée de bancs et de rochers 
extrêmement dangereux. Les habitants de ces rivages, 
disent-ils encore, sont méchants, adonnés à la pira- 
terie, et fréquentent les groupes de petites îles situées 
au large, d'où ils guettent les jonques que le commerce 
attire sur la côte S. 

La partie méridionale du golfe fut le premier point 
vers lequel je dirigeai nos travaux, que j'avais eu d'a- 
bord l'intention de commencer dès Tourane; mais les 
grosses mers, et surtout la brume qui couvrait cons- 
tamment les terres, me décidèrent à quitter ces parages, 
où jespérais trouver à mon retour, c'est-à-dire un mois 
plus tard, des temps moins contraires, et à remonter le 
long de la côte vers le N. O., jusqu'à ce que l'abri 
d'Haynan se fit sentir. 

Le 28 janvier nous étions à trente lieues .# point de 
départ: la côte ne présentait plus le même aspect que 
dans le voisinage de Tourane : aux montagnes cou- 
vertes de nuages avaient succédé des plaines unies et 
de hautes terres qui se perdaient à l'horizon; un sable 
très-blanc couvrait le rivage, sur lequel les lames ve- 
naient doucement se briser; de distance en distance 
paraissaient des villages, tantôt élevés sur les dunes, 


. à & 
d'est 


DE LA FAVORITE. 367 
tantôt groupés au bord de la mer, dont de nombreuses 
pirogues de pêche franchissaient le ressac le matin pour 
aller au large, et le soir, afin de trouver sur la plage un 
abri pour la nuit. Ges pauvres pêcheurs, intimidés à la 
vue d'un grand bâtiment armé, qu'ils prenaient dans 
leur frayeur pour une corvette de leur souverain, s’en- 
fuyaient afin d'échapper aux exactions ordinaires des 
capitaines cochinchinois; mais après que nos matelots 
leur eurent fait, bon gré mal gré, plusieurs visites, et 
payé généreusement leur poisson, nos nouvelles con- 
naissances ne se firent plus prier pour monter à bord, 
lorsque le calme ou les opérations hydrographiques for- 
çaient la Favorite de s'arrêter. 

Plusieurs fois nous passâmes auprès de bourgs con- 
sidérables, que les fortifications dont ils étaient ceints, 
les casernes pour les milices et les vastes écuries pour les 
éléphants bâties dans leur intérieur, ainsi qu'un grand 
pavillon jaune déployé au sommet d'un mât, faisaient 
reconnaître pour des chefslieux de provinces ou pour 
des places frontières; ils étaient toujours situés à l'em- 
bouchure d'une petite rivière, vers laquelle se pres- 
saient des € caboteurs, qu ’à leurs formes massives et sans 
grâces, aidsi qu’à leurs voiles en éventail, on reconnais- 
sait aisément pour des bateaux tunquinois. 

Le gouverneur d'une de ces forteresses envoya à 
bord de la Favorite, comme elle passait à petite distance 
du rivage, un de ses officiers, auprès duquel M. Chai- 
gneau, devenu mon compagnon de voyage jusqu'à 
Java, me servit d'interprète avec une obligeance dont 
j'ai eu souvent à me louer. Le visiteur fit beaucoup 


p.” 


Fe 


La 


368 VOYAGE 
de questions, ne répondit à aucune des miennes, exa- 
mina tout, puis retourna à terre; mais les renseigne- 
ments que j'obtins des hommes de sa suite me furent 
de quelque utilité pour connaitre une côte sur laquelle 
nous naviguions, on peut le dire, absolument à tâtons. 

Ainsi tout réussissait au gré de mes désirs ; le temps 
était constamment clair et beau; des brises légères ét 
favorables, la rapidité du travail de M. Paris, nous per- 
mettaient de relever un grand espace de côtes, de- 
puis le lever du soleil jusqu'à la nuit, moment où je 
faisais mouiller jusqu’au lendemain matin. La sonde 
et les hommes en vigie au sommet des mâts nous gui- 
daient le long du rivage et souvent au milieu des bancs 
et des écueils : c'est ainsi que je fis passer la corvette 
entre le continent et une petite île peu élevée et ar 
appelée ile du Tigre par les pêcheurs cochinchi 


qui : viennent de la côte voisine s'y établir temporaire- 


ment et trouvent beaucoup de poisson au milieu des 
brisants dont ce rocher: est hérissé de presque tous les 
côtés. Plus loin nous contournâmes de la res ma- 


| nière un autre rocher nommé Sud-W aicher sux v ne ca 


hypothétique du golfe; mais la position : 
place est tout à fait différente de celle que nos © 
vations lui ont assignée. a en. 
Huit jours après le départ nous Éniilitnne sous un 
gros ee appelé Boung - Quiona par les Cochinchinois. 
J'expédiai dans le canot major M. de Boissieu pour son- 
der un assez bon mouillage que forment à l'extrémité 
de ce cap trois îlots, dont le moins peti à 
l'explorateur. J'y allai moi-même dans mo: É 


L 


1 


DE LA FAVORITE. 369 
visitai la côte, que je trouvai déserte, sablonneuse, 
bordée de récifs, et qui me parut entièrement dépour- 
vue d’eau douce ; cependant j'en fis dresser un croquis, 
auquel les capitaines que les circonstances obligeraient 
à mouiller dans cetendroit pourront accorder une pleine 
confiance. 
= Depuis la vale: le temps et la côte avaient égale- 
ment changé d'aspect : le ciel était redevenu nuageux ; 
la brise, qui soufflait constamment du N., et parfois 
avec violence, forçait la corvette de louvoyer; les hautes 
montagnes s'étaient rapprochées de la mer, et leurs 


flancs couverts de bois bordaient le triste rivage que 


“nous longions de très-près, et sur lequel nos yeux n’a- 
percevaient aucun vestige d'habitations. Dans le S. E. 


Thorizon restait clair; dans le N. O. au contraire, vers 


quel j je dirigeais notre route, il paraissait voilé d'une 
vapeur, qui par moments se roulait horizontalement sur 
les sommets des hautes terres, et les cachait tout à fait 
à nos regards; ce qui me fit penser que la corvette avait 
bis l'abri d'Haynan et que la mousson de N. E. ar- 
t jus ua à nous par-dessus la partie N. du golfe, dont 
er faisaient varier vers le N. et le N. O.: bien- 
tôt aprè : n° eus que trop lieu de reconnaître combien 
ma supposition était fondée. 
Pendant plusieurs jours nous luttämes contre toutes 
ces contrariétés, auxquelles étaient encore venus se 


foire un courant pue portant au S. NP oe 


Le 5 fév eize jours ésblernes soie le départ, 
nous étions à. ati re-vingts lieues de Tourané; alors la 
nu. : 24 

. 
é à 


L À 


570 VOYAGE 

côte se couvrit d’une brume si épaisse que, ne pouvant 
plus la distinguer, je fis mouiller à deux milles du rivage, 
dans l'espérance que le lendemain le temps serait moins 
contraire à nos travaux; mais là devaient échouer tous 
nos efforts et mes projets. (PI. 52.) hs ee 


Dans la nuit, le vent de N. commenca à soufiler avee 
force : la course rapide des nuages, la sombre apparence 


de l'horizon, l'agitation des baromètres, annonçaient le 
très-mauvais temps qui ne tarda pas à se déclarer. Le 
jour vint éclairer notre fâcheuse situation : la pluie tom- 
bait par torrents ; des lames courtes et élevées inon- 
daient souvent nos ponts, puis allaient se briser avec 
une fureur effrayante sur les rochers que le rivage pré- 
sentait de toutes parts dati nous, et dont nous ne 


LA 


can mer était trop grosse pour permettre à la Favorite, 
malgré ses excellentes qualités, de s'élever au vent; et 
quand même cet obstacle eût pu être surmonté; ke -cou- 
rant qui portait sur un groupe d’iles et de r s que 
nous relévions à l'E, aurait rendu toutes nos tentatives 
non-seulement inutiles, mais mê re très-dangereuses, 
en m'obligeant peut-être à prendre un nouveau mouil- 
lage plus près de terre et pire encore que | le premier. 
Je confiai donc les destinées de la F avorité À Lun de 


ses câbles-chaînes, et tins l'autre tout prêt à le remplacer 


au besoin. Combien de fois, dans le cours de la cam- 
pagne et principalement dans nos travaux hydr 


n'avons -nous pas béni le marin es le 2 


ke de substituer les chaînes de. fe 
# pe Ceux -ci, le plus souvent & 


à 
de nous éloigner en mettant sous voiles, ; 


DE LA FAVORITE. 371 
un long séjour à bord, exposent aux plus grands dan- 
gers, dans les mauvais temps, l'équipage du navire 
mouillé sur un fond tapissé de pierres ou de coraux 
tnabants; tandis que les autres, au contraire, tou- 

urs en bon état, opposent aux rochers un métal qu'ils 

le peuvent entamer, et aux efforts du vent et de la mer 
une amarre d'autant plus forte qu’elle ne se tend jamais. 

Mais la Favorite s était trouvée déjà tant de fois dans 
des circonstances difficiles, que nous y étions presque 
habitués; et quoique notre existence füt confiée à la 
solidité de chaque anneau d'une longue chaîne, notre 
unique crainte était que ces contrariétés ne fussent de 
longue durée. 

17 février, la mer était plus calme et le vent 
môins violent : j'en profitai pour aller mouiller plus 
loin de la côte, dont le mauvais temps précédent 
nous get encore rapprochés. Cette précaution ne fut 
, car le soir même les graïns reprirent avec 
une- nouvelle intensité; mais alors la rupture de nos 
amarres n'aurait eu d'autre inconvénient que celui de 
nous forcer d appareiller pour aller au large. Il.est 
vrai que, dans ce dernier cas, les rochers et les bancs 
de sable dont, si lon en croit les Cochinchinois, le 
milieu du golfe est parsemé, eussent fait courir à la 
corvette, pendant les nuits obscures, un danger pour 
le moins aussi grand que celui auquel elle échappait. 

Nôus eûmes donc tout le loisir d'observer la côte 
- de laquelle la Favorite était arrètée : ces hautes 
montagnes, dont chaque matin nous venions chercher 
en vain les pies élevés , que cachait alors une brume im- 

24. 


ME VOYAGE 
mobile, appartiennent au royaume du Tunquin , man- 
tenant oublié de nos navigateurs, mais que les mar- 


chands européens et principal t les français fréquen- 
taient beaucoup il n'y a guère plus d'un siècle : à cette 
époque les navires, guidés par des renseignements dont 
le temps a effacé toutes les traces, longeaient sans acci- 
dent les rivages que nous parcourions en explorateurs. 
Profitant des brises de S. E., qui règnent dans ces pa- 
rages pendant la mousson de S. O., ils se rendaient en 
peu de jours de Tourane à la capitale du Tunquin, si- 
tuée au fond du golfe et à l'embouchure d'un fleuve, sur 
les rives d'une baïe qui sépare, du côté de la mer, la 
Chine du territoire tunquinois. Le commerce qu'ils fai- 
saient dans ce port était très-lucratif : les étofles de soie, 
l'or, l'argent, le cuivre, l'étain du royaume, payaiént 
le fer, les draps, les armes que notre industrie, alors 
peu avancée, pouvait fournir à ces contrées éloignées. 
Quelles furent les causes de l'anéantissement de ces 
relations commerciales, c'est ce que je n’ai pu appro- 
fondir. Cependant on pourrait les trouver peut-être 
dans la crainte qu'inspirèrent à des marchands, trop 
peu nombreux pour faire respecter leurs propriétés, les 
révolutions qui agitèrent la Chine au xvn° siècle et du- 
rent se faire sentir dans le Tunquin, alors tributaire du 
céleste empire d'où, sans aucun doute, ses premiers 
habitants étaient venus. En effet si l'on considère la 
position de ce royaume, les mœurs, les habitudes et 
surtout le genre d'industrie de sa population, on sera 
bientôt persuadé que cette dernière descend des Chi- 
nois; mais l'on retombe dans le doute si l'on cherche 


DE LA FAVORITE. , 375 
dans quélles circonstances, à quelle époque ces émi- 
grants vinrent s'établir dans un pays montueux, qui ne 
peut produire assez pour nourrir ses habitants, car une 
grande partie de sa surface est dépourvue, dit-on, de 
sources. et de rivières. Et l’on n’est guère plus avancé, 

si l'on cherche à savoir comment ce peuple a pu secouer 
le joug de ses anciens maîtres, dont il n'est cepen- 
dant pas défendu par des montagnes plus bautes ni plus 
escarpées que celles qui séparent le Tunquin de la 
Cochinchine, deux irréconciliables ennemis, dont les 
guerres continuelles et sanglantes composent presque 
toute l'histoire connue. 

Nous avons vu que, dans le siècle dernier, le souve- 
rain de Hué-Fou , ayant voulu intervenir dans la guerre 
civile qui déchirait le Tunquin, vit lui-même les habi- 
tants de ce royaume s'emparer de sa capitale, et bientôt 
après de son empire tout entier. Si les vainqueurs ont 
été depuis non-seulement chassés de leurs conquêtes, 
mais encore soumis au joug d’un ennemi ulcéré par ses 
défaites passées, ils n’en montrèrent pas moins un grand 
courage qui ne céda qu'à la supériorité d'une flottille 
redoutable, manœuvrée et conduite au combat par des 
Européens. Maintenant encore, malgré une possession 

‘qui date de trente années, et quoique tous les mandarins 
vaincus aient été remplacés par des mandarins de guerre 
cochinchinois, dont les troupes occupent toutes les 
places fortes du Tunquin, ce pays n'en est pas moins le 
théâtre de fréquentes révoltes, + sont difhicilement 
étouffées. 

Un grand mandarin de la cour de Hué-Fou réside 


Es 


374 * - VOYAGE 

dans la capitale du Tunquin, et prend le titre de vice- 
roi; mais l'avarice et la jalouse défiance de son maître 
le laissent sans richesses et sans autorité. Tous les actes 
un peu importants de son gouvernement doivent être 
soumis à l'approbation du roi, qui en même temps 
s'empare des revenus de la province et grossit annuel- 
lement ses trésors des sommes immenses que rappor- 


+: 


tent les mines d'or et d'argent qu’elle renferme. Ces mé- 
taux précieux sont transformés sur les lieux mêmes en 
petits lingots de trois pouces de long sur neuf à dix 
lignes dans les autres dimensions. À une extrémité de la 
face supérieure dont les arêtes ont été arrondies est em- 
preinte la première lettre du nom du prince, et sur 
l'autre on lit le nom du directeur de la fonderie. Le lingot 
d'or vaut à peu près trois mille francs, celui d'argent n’en 
vaut que soixante et dix. Ces espèces de monnaie, dont 
le titre est très-fin, ne sont mises que peu ou point en 
circulation ; car les troupes et la majeure partie des em- 
ployés du gouvernement ne reçoivent pour leur solde 
que de petites plaques d'étain appelées sapecs, de la gros- 
seur d'une pièce de deux francs, et portant les mêmes 
marques que les lingots. Chaque plaque est percée au 
milieu pour pouvoir être enfilée, avec beaucoup d’autres, 
sur un morceau de rotin, et composer ainsi de petites 
sommes, bien suffisantes pour les besoins d’une aussi 
malheureuse population. 

Malgré toutes les précautions prises pour tenir sous le 
joug lés Funquinois, le caractère belliqueux de ce peuple 
donne toujours beaucoup d'inquiétude au roi de la Go- 
chinchine , qui non content de faire garder par ses trou- 


… 


DE LA FAVORITE 379 
pes lous les points fortifiés du Tunquin , et de dépouiller 
le pays de ses richesses, a défendu à sés habitants toute 
relation avec les étrangers, excepté avec les Chinois. 
Un bâtiment européen qui mouillerait devant la capi- 
tale de ce royaume, courrait le risque d'être confis- 

“qué. J'avais pourtant l'intention d'y conduire la Favorite, 
et la perte des renseignements curieux que j'aurais pro- 
bablement obtenus n'augmerita pas médiocrement mes 
regrets de voir tous mes projets renversés par le maur- 
vais temps. g 

Le Tunquin ne fait donc qu'un commerce très-borné,; 
il recoit du thé, de la porcelaine et quelques autres 
marchandises chinoises, par les jonques, qui prennent 
en échange de la soie brute et des bois de construction. 
I recoit encore, des caboteurs cochinchinois, des toiles 
de coton, du sucre et principalement du riz, qu'il paye 
avec des étoffes de soie communes qui servent à l'habil- 
lement des classes élevées de la population cochinchi- 
noise. SELS :L : 
Le Tunquinois est ge: éralement d'une taille élevée : il 
est-moins laid, moins cuivré et surtout moins malpro- 
pre que son voisin du sud , auquel il ressemble du reste 
tout à fait pour les habitudes et pour l'habillement. Les 
femmes jouissent même parmi le beau sexe de Hué- 

Fou d'une grande réputation de beauté et de coquette- 

rie; enr effet elles sont bien faites et assez blanches, leurs 
traits ne manquent pas d’une certaine régularité , mais 
elles mâchent du bétel, fument du tabac et se noircis- 

sent les dents. © + 

Lies hommes ont encore un autre genre d'avantage 


di 


376 VOYAGE 

sur les Cochinchinois: ils sont plus doux, mieux policés 
que ces derniers; leur caractère fin et rusé les rend éga- 
lement plus propres au commerce. Cependant ils ne 
se livrent que peu à la navigation; ce qu'il faut sans 
doute attribuer à la position de leurs côtes, battues par 
les mauvais temps une partie de l'année, et dépour- 
vues de bons mouillages et de ports. L'intérieur du 
pays est, dit-on, très-peuplé, couvert de beaux villages 
bâtis dans le genre chinois, et communiquant entre 
eux par dès routes bien entretenues; enfin il paraît, 
suivant tous les renseignements qui m'ont été donnés, 
que cette contrée est supérieure à la Cochinchine en 
industrie et en civilisation ; mais les marchands euro- 
péens doivent attendre, avant de se présenter dans le 
Tunquin, qu'une nouvelle révolution l'ait rendu à la 
liberté. 

Cependant l'espoir que j'avais concu de faire des 
cartes qui eussent rendu facile pour nos marins la na- 
vigation de ces parages quand des circonstances plus 
penpress y ramèneront les navires français, était presque 

ent anéanti; nous avions à peine achevé la 
nbièié de ce travail entrepris avec tant d’empresse- 
ment, et déjà le mois de février touchait à sa fin; les 
jours s'écoulaient avec une désolante rapidité, et n’ame- 
naient dans le temps aucun changement favorable : par- 
fois le vent tombait sur le soir, et nous concevions 
quelque espérance pour le lendemain; mais le soleil, 
en se levant rouge et terne, pouvait à peine percer le 
large rideau de brume qui enveloppant l'horizon, cou- 
vrait les montagnes depuis leurs sommets jusqu’au bord 


. 


DE LA FAVORITE. 577 
de la mer, et rendait également impossibles les obser- 
vations et les travaux hydrographiques. 

Enfin le 21 février, après avoir vu dix-sept fois notre 
attente cruellement trompée, je me décidai avec un 
bien vif regret à revenir vers le S., abandonnant ainsi 
une entreprise dont le succès, s’il eût été complet, au- 
rait jeté un grand lustre sur notre expédition. D'un autre 
côté , il ne restait à bord que pour cinquante jours de 
vivres; la relâche où je pouvais les remplacer était 

- éloignée, et nous avions à exécuter dans la mer de Chine 
d’autres travaux non moins importants. 

Nous dépassâines rapidement le cap Boung-Quioua, 
où nos interminables contrariétés avaient commencé, et 
peu d'heures après que la corvette eut laissé derrière 
elle cette limite des mauvais temps, le ciel redevint 
clair, une température douce fit disparaître l'humidité 
des parties basses du bâtiment et permit de faire sécher 
les effets de l'équipage, que les lames et la gs avaient 
tenus constamment mouillés jusque-là. 

Notre navigation était redevenue paisible et pédils 
mais lente : nous revimes les mêmes terres que nous 
avions relevées vingt jours auparavant; la corvette 
franchit de nouveau le canal de l'île du Tigre, et quel- 
ques lieues plus au S., M. Paris commença la carte de 
la partie de un 20 les brumes et la grosse mer nous 

t forcé d dès les premiers jours après 
notre départ de Tourane. Mais la saison était plus avan- 
cée, et nous trouvions un ciel clair et des brises favo- 
rables le long de ces rivages si dangereux encore un 
mois auparavant, lorsque le vent de N. E. auquel ils 


Lu 


378 VOYAGE 

sont exposés faisait lever des lames terribles sur les 
écueils et sur les longues plages de sable qui les bor- 
dent, et au milieu desquels les caboteurs surpris par 
le mauvais temps viennent se briser par centaines. Aussi 
une loi du royaume défend-elle aux Cochinchinois de 
naviguer dans ces parages depuis octobre jusqu'en mars; 
précaution qui hé pèche pas que des flottes entières 
de bateaux chargés de sapecs du Tunquin pour Hué- 
Fou ne se perdent très-fréquemment. 

Le 25 février nous étions devant les forts qui dé- 
fendent l'entrée de la rivière sur laquelle est bâtie la 
capitale de la Cochinchine : le spectacle que le soleil 
levant vint éclairer satisfit agréablement notre curiosité. 
Aux deux extrémités de la barre, qui se déroulait alors 
doucement et imitait les brillantes ondulations d’une 
nappe argentée, s'élevaient sur la plage deux ouvrages 
circulaires, armés de nombreux canons : les blanches 
murailles de ces fortifications étaient surmontées de 
bouquets de bananiers et de hauts cocotiers, dont le 
vert feuillage , qui se découpait sur un horizon lointain 
et bleuâtre, formait au milieu de sables blancs comme 
la neige deux oasis sur lesquelles les yeux s'arrêtaient 
avec plaisir ; la mer, unie comme une glace, était cou- 
verte de pirogues que des pêcheurs empressés faisaient 
voguer vers le large pour profiter du beau temps; au- 
tour de nous une multitude de caboteurs, poussés par 
les premiers souflles de la brise qui arrondissait leurs 
voiles, hâtaient avec de longues rames leur marche 
lente vers le port. D'autres sortaient de la rivière, et, 
après avoir franchi la barre , sen éloignaient rapide- 

” J 


f 


DE LA FAVORITE. 379 
ment comme pour jouir de leur liberté: je eroyais voir 
d'industrieuses abeilles qui se pressaient pour apporter 
dans leur ruche les dépouilles des champs, ou qui al- 
laient chercher au loin un nouveau butin. 

Notre présence fit bientôt flotter sur les forts le pa- 
villon cochinchinoiïs, et au mo où, les opérations 
hydrographiques sur ce point étant achevées, la cor- 
vette allait continuer sa route, un mandarin arriva près 
du bord et monta sur le pont. À sa demande, faite d'un 
air douteux, si je voulais entrer dans la rivière, je ré- 
pondis que mon intention était d'aller à Tourane : il 
parut désirer savoir aussi d'où nous venions ; mes ré- 
ponses évasives ne le satisfirent pas; il se retira de fort 
mauvaise humeur, et alla probablement rendre compte 
de sa mission à celui qui l'avait envoyé. 

En dedans des forts la rivière forme deux nl: 
l'une remonte directement dans l'intérieur des terres 
jusque devant la ville : l'autre, que la main de l'homme 
a creusée en partie, se dirige vers le S. E. l'espace de 
plusieurs lieues, en longeant la mer, avec laquelle elle 
se joint par une tranchée, à endroit où les hautes 
terres qui entourent Tourane dans TO. succèdent aux 
falaises dont la blancheur éclatante fait reconnaître la 
côle qui avoisine Hué-Fou. 

Ce canal a été creusé, suivant toute apparence, pour 
assurer pendant la mauvaise saison les relations par mer 
de la capitale avec Faiï-Fou , et pour faire franchir avec 
sécurité aux bateaux cette partie où la côte est plus dan- 
gereuse que partout ailleurs. Plus loin, les hautes terres 
qui bordent le rivage offrent aux caboteurs, à des dis- 


380 VOYAGE 

tances très-rapprochées, d'excellents abris que nous 
visitâmes tous pour en déterminer exactement la posi- 
tion; enfin le 27 février, jour où nous reprîimes sur la 
rade de Tourane notre ancien mouillage, nous avions 
terminé l'hydrographie de quatre-vingts lieues de côtes 
du Tunquin. Les deux cartes que nous avons dressées 
montreront le chemin du golfe aux bâtiments de guerre 
qui suivront un jour les traces de la Favorite dans ces 
mers: elles font suite à celles de la partie orientale de 
la Cochinchine, que M. Dayot, ancien officier de la 
marine royale de France, et depuis mandarin à la cour 
de Hué-Fou, a levées avec un talent et une exactitude 
d'autant plus remarquables qu’il était privé de montres 
marines et livré à ses seuls moyens. 

La tournée de la corvette dans le N., dont j'avais ce- 
pendant prévenu officiellement le grand mandarin dans 
mon entrevue avec lui, et principalement notre nou- 
velle relâche, avaient mis tous les fonctionnaires civils 
et militaires de Tourane en révolution : la garnison des 
forts, ainsi que les postes de milices sur toutes les parties 
de la presqu'île, fut doublée. Toutes ces démonstrations 
de frayeur ou de malveillance m'inquiétèrent fort p: 
car le seul but de mon retour était de faire de leau,du 
bois et surtout des provisions fraîches dont nous man- 
quions absolument depuis plusieurs semaines. Les deux 
premiers articles, que la presqu'île fournissait, étaient 
à notre disposition ; mais le troisième, qu'il fallait pren- 
dre au marché de Tourane, devint, bien plus encore que 
par le passé, le sujet de mille sourdes vexations de la 
part des nouveaux mandarins envoyés par le roi pour 


DE LA FAVORITE. 581 
nous surveiller : les marchands reçurent l'ordre de ne 
rien apporter; il fut défendu, sous différents prétextes, 
de nous vendre des bœufs et des cochons. Mes plaintes, 
ou plutôtleurs propres intérêts, engagèrent les autorités 
à se relâcher bientôt de cette sévérité; mais alors elles 
défendirent à leurs pauvres administrés de recevoir nos 
piastres, sur lesquelles le Chinois désigné arbitrairement 
par le mandarin pour les recevoir en payement, nous 
fit perdre sur le change le tiers au moins de leur valeur. 

Cependant, malgré cet énorme sacrifice, nos mai- 
tres d'hôtel ne trouvaient rien au marché, et l'équipage 
manquait des rafraichissements si nécessaires à sa santé 
après les fatigues du voyage précédent. Tant d'indignités 
mirent enfin un terme à ma longue patience, qui peut- 
être avait enhardi tous ces mandarins aussi lâches que 
fripons : je leur déclarai que si dans les vingt - quatre 
heures toutes les provisions dont je leur fis remettre la 
note n'étaient pas livrées, à un prix équitable, aux agents 
des vivres et aux maîtres d'hôtel de la Favorite, je me ren- 
drais devant Hué-Fou et enverrais un de mes officiers 
au roi : à l'instant même j'ordonnai de faire les prépa- 
ratifs pour appareiller. Une telle menace était effrayante 
pour des misérables qui sans nul doute trompaient leur 
souverain; aussi produisit-elle sur-le-champ l'effet que 
jen attendais : les bœufs,. les cochons, les canards 
arrivèrent en abondance, et le 5 mars, quatre jours 
seulement après notre retour, nous mimes sous voiles, 
quittant sans regrets une relâche où nous avions essuyé 
beaucoup de désagréments et goûté de rares et très- 
courts instants d'agréables distractions. 


ès 


382 VOYAGE 

La mer de Chine s'ouvrait encore une fois devant 
la Favorite ; mais cette fois les mois d'avril et de mai, 
seule époque où règnent les beaux temps dans ces pa- 
rages orageux, approchaient rapidement : déjà la mous- 
son avait abandonné les deux côtés du canal et ne faisait 
plus sentir qu’au large son influence; ces mers si terribles 
quelques semaines auparavant tombaient peu à peu; les 
navires, guidés par des observations qu'un soleil alors 
rarement couvert accordait journellement, couraient 
comme nous à pleines voiles vers le S. et redoutaient 
moins les courants , aussi dangereux que rapides, qui, 
trompant tous les calculs de l'expérience, font souvent 
trouver aux marins une fin ignorée sur de longues ban- 
des de brisants ou au milieu de chaînes de rochers dont 
la plupart.sont encore inconnus. Sur notre gauche était 


le perfide Paracel , labyrinthe de récifs et de coraux, sur 


lesquels le Saint-Michel, entraîné hors de sa route par les 
courants variables , s'était perdu pendant la nuit ; plus à 
lE.; les marins trouvent le grand bane de Maclesfeld, 
qu'un heureux hasard semble avoir placé à pour les di- 
riger au milieu de tant de dangers et pendant les mauvais 
temps de la mousson de N. E. Le plomb, en tombant sur 


un fond connu, indique d’une manière certaine la posi- ci 


tion du bâtiment, qui parfois, cependant, battu par-une 
mer affreuse et forcé de fuir devant le temps, ne peut 
manœuvrer pour sonder, et poursuit rapidement une 
route incertaine, que peuvent arrêter subitement les 
roches qui entourent Poulo-Sapata. 

Cette petite île aride, peu élevée, forme l'extrémité 
de la chaîne d'ilots et de bancs que le Tsiampa projette 


MR ce 


DE LA FAVORITE. 385 
au large, par 10° de latitude, auprès du cap Panda- 
ran. Les deux courants opposés qui règnent alterna- 
tivement dans cette mer, comme les moussons dont ils 
sont le résultat naturel, semblent redoubler de violence 
sur cette partie de la côte de Cochinchine, pour ar- 
rêter les marins qui voudraient braver les saisons con- 
traires. Ges parages sont d'autant plus périlleux pour 
les navires pendant les nuits sombres et les orages, qu'à 
quarante lieues au large de Poulo-Sapata commence 
une multitude de récifs dont chaque nom rappelle un 
naufrage, et qui vont pour ainsi dire se grouper sur les 
rivages pans l'ile de Palawan et du N. de 
Bornéo. 

C'est là que la nature semblait avoir opposé une jen 
rière insurmontable à l'esprit entreprenant des naviga- 
teurs européens; mais que ne peut l'audace guidée par 
l'expérience et excitée par l'amour du gain! Ni l'exemple 
de mille naufrages, ni la crainte de la mort ou d’un escla- 
vage mille fois plus affreux encore, au milieu de la race 
d'hommes la plus atroce de la terre, n’ont pu arrêter des 
Anglais ni les Américains , qui profitant de petites brises 


__ favorables de terre, remontent jusqu’en Chine par cette 
% route tortueuse, hérissée d'écueils, en __— contre la 


mousson de N. E : 

Ces traversées sont moins top sans dé que 
celles des navigateurs plus prudents qui se rendent à 
Canton par le N. des Philippines, après avoir passé à 
VE. du grand archipel d'Asie. Mais par combien de 
cruelle$nquiétudes cette célérité n'est-elle pas achetée! 
Tantôt le bâtiment, environné tout à coup de réeifs 


384 VOYAGE 

dont l’eflrayante blancheur perce l'obscurité de la nuit, 
laisse tomber son ancre pour attendre le jour qui arri- 
vera peut-être trop tard pour lui; tantôt #sailli près. des 
côtes par un coup de vent terrible, il n'échappe au 
naufrage qu'après avoir fait de grandes avaries qui le 
forcent à retourner à Java ou à Sincapour. 

Dans ces parages dangereux, que le grand archipel 
d'Asie borde à l'E. , et la presqu'ile du Camboge à l'O. 
la mer de Chine a soixante lieues de large; mais plus 
au S. la côte de Bornéo, en se dirigeant vers le S. O., 
et la presqu'ile malaise en se projetant dans le S. E. 
comme une pointe avancée, la rétrécissent considéra- 
blement. Au milieu de cet espace sont semés plusieurs 
petits archipels peu ou point connus des navigateurs 
européens, auxquels les brisants qui les environnent 


st de toutes parts inspirent un éloignement d’autant plus 


fondé que, malgré leur proximité de l'équateur, ces 
archipels n'en sont pas moins sujets à de fréquents mau- 
vais temps à l'époque où l’une et l’autre mousson souf- 
flent avec le plus de violence. Celui des Natunas prin- 
cipalement, le plus avancé vers le N., a souvent de 
novembre en avril ses rivages battus par une grosse 


mer et ses montagnes cachées dans les nuages, comme 


“% 


nous eûmes bientôt lieu de nous en assurer, car ce fut 
vers ce groupe d'îles, où jamais bâtiment européen n'a- 
vait pénétré avant la Favorite, qe je dirigeai notre route 
en quittant Tourane. 

Les calmes, les brises faibles et contraires, retinrent 
la corvette pendan plusieurs j jours sur la côte de Cochin- 
chine ; mais ayant retrouvé au large la mousson encore 


DE LA FAVORITE. 385 
forte, elle avança rapidement vers sa nouvelle desti- 
nation. 

Le 12 mars dans la matinée, par un temps nuageux, 
les vigies aperçurent vers le S. une terre longue et 
étroite qui s’étendait dans le S. O. : c'était le Natunas du 
N., près duquel la corvette, poussée par une forte brise 
et la grosse mer, arriva en peu de temps. Ce début n’a- 
vait rien d'attrayant : nous avions devant nous, à très- 
petite distance, la pointe N. E. de l'ile que terminait 
un monticule au pied duquel la mer brisait sur des ro- 
ches avec une bruyante fureur; de ce point, la côte, 
formée de collines peu élevées et garnies de bois, se diri- 
geait d’une manière irrégulière vers le S. O. l'espace en- 
viron de trois lieues, et était bordée dans toute son éten- 
due par un cordon de récifs qui s'éloignait peu à peu 


du rivage pour venir contourner à deux milles environ 


la dernière pointe, qu'il dépassait ensuite de trois lieues 
dans le S. O.; puis, après avoir formé un large coude, 
ces mêmes récifs allaient rejoindre ceux dont fautre 
côté de l'ile était également hérissé. 

Nous suivimes lentement cette espèce de muraille que 
les lames couvraient d'une immense nappe d'écume, 


_ jusqu'au moment où M. Paris eut terminé lhydro- 


graphie de la partie N. O. de l'ile ; mais alors la journée 
était très-avancée, le vent avait redoublé de force 3; 
nous ne pouvions, sans courir de grands risques, passer 
la nuit sous voiles au milieu de ces parages remplis 
de récifs, sur lesquels porte un courant rapide et dont 
cependant la corvette ne devait p $ s'éloigner : aussi je 
me décidai, quelques instants av nt le coucher du s0- 


II. 25 


+6 


586 VOYAGE 
leil, à laisser tomber l'ancre par trente-six brasses d'eau 
(180 pieds), lorsque, après avoir contourné l'extrémité 
de la bande de brisants dont j'ai parlé plus haut, je l'eus 
mise entre le vent et nous, pour servir à la Favorite d’a- 
bri contre la grosse mer, qui augmenta encore pendant 
la nuit; par bonheur que, malgré le grand fond, l'ancre 
et la chaîne résistèrent parfaitement. Au point du jour, 
une brume épaisse, qui tombait en pluie fine, cachait 
entièrement la terre; et si le bruit sourd et lointain des 
récifs ne nous avait pas été apporté par le vent, on aurait 
pu croire que la corvette était mouillée en pleine mer. 

Cette journée, que nous passâmes tout entière dans 
une inquiétante position, était pourtant le mardi gras, 
époque de plaisirs dans notre patrie et que nos familles 
célébraient sans doute en pensant à nous. De semblables 
souvenirs sont trop chers aux pauvres exilés pour être 
négligés par eux : aussi le dernier jour du carnaval fut-il 
fêté, à bord de la Favorite, sur la côte inconnue et ora- 
geuse d'une île de la mer de Chine, avec une gaieté qui 
ne se ressentit nullement des tristes objets qui nous en- 
vironnaient : les provisions fraîches et le vin que je fis 
distribuer à l'équipage durent empêcher les réflexions 
tristes d'approcher des cœurs de mes jeunes matelots, 
et J'eus le plaisir de réunir autour de moi tout l'état 
major à un dîner où les santés ne furent pas épargnées. 

Le lendemain, au lever du soleil, le ciel étant clair, 
nous appareillâmes , quoique la brise fût encore forte, 
pour continuer nos travaux. 

Le Natunas du N. a la forme d'un triangle irrégulier, 
dont le sommet se dirige vers le N. E., et dont la base, 


DE LA FAVORITE. 387 
large d'une lieue environ, regarde le S. O. Cette der- 
nière partie est probablement la seule peuplée; car, à 
l'exception d’un hameau devant lequel nous aperçûmes 
quelques bateaux caboteurs au mouillage en dedans du 
grand récif, tout le reste de l'ile m'a paru inculte et à 
peu près dénué d'habitations. 

Nous laissâmes à bonne distance sur la droite un 
rocher rond entouré de brisants, et situé à six lieues 
dans le S. O. du Natunas du N.; puis, quand tous les 
points eurent été déterminés, je donnai la route au S. 
pour aller reconnaître la plus grande île de l'archipel, 
dont nous n'étions séparés que par un canal de huit 
lieues, au milieu duquel s'étend un vaste banc de corail 
extrêmement dangereux. 

Plus la corvette approchaït du grand Natunas, plus 
il prenait un aspect inquiétant pour nous. En effet, à 
partir de l'extrémité N. de la grande pointe sur la- 
quelle nous gouvernions, la côte orientale de l'ile, que 
voilait une brume épaisse et que la mer couvrait d'é- 
cume, fuyait dans le S. S. E. jusqu'à un gros morne, 
après lequel la terre ne paraissait plus dans cette partie, 
tandis que du côté de l'O., le rivage, bas et sablon- 
neux, revenait brusquement à l'O. S. O., après avoir 
formé un large enfoncement, pour se diriger ensuite 
vers le S., qu'un sombre rideau de nuages arrêtés par 
le sommet des montagnes dérobait presque entièrement 
à nos yeux. Cependant, dans cette même direction, 
nous apercevions au loin une multitude de rochers et 
d'ilots qui obstruaient le canal formé par une île élevée, 
longue de plusieurs milles, et par la partie occidentale 

29. 


388 VOYAGE 
du grand Natunas, que pour plusieurs raisons, dont la 
suite prouva heureusement la justesse, je me décidai 
à attaquer par ce côté. Mais cette résolution ne fut pas 
exécutée sans quelque difficulté, car au moment où 
courant vent arrière, le cap au S. O., nous passions très- 
près de la pointe N., les vigies crièrent : Brisants dans 
toutes les directions devant nous! Le moment était critique : 
du parti que j'allais prendre dépendait l'accomplis- 
sement du travail commencé, et auquel, d'après mes 
instructions, je devais attacher une grande importance. 
Si, intimidé par les nombreux obstacles qui se présen- 
taient, je courais au large pour ÿ passer la nuit alors 
peu éloignée, le rapide courant que nous éprouvions, 
la brise très -forte et la grosse mer auraient imman- 
quablement porté le bâtiment sous le vent de l'archipel 
avant le jour, et détruit ‘tout espoir d'y revenir; si au 
contraire je persistais à suivre la même route, les bancs 
de coraux pouvaient fermer tout passage à la corvette 
et me forcer à la mouiller dans une position très-dan- 
gereuse et sans abri, d'où il aurait été bien difficile de 
la retirer; mais les avis unanimes de mes braves of- 
ficiers achevèrent de me er, et la Favorite donna 
au milieu des brisants. 
Le passage que M. de Dotsies en vigie au sommet 
du mât de misaine, signalait comme le seul qu'il crût 
praticable, était formé d’un côté par des récifs qui 
longeaient la côte à deux milles du rivage, et de 
l'autre par un immense plateau de brisants qui s éten- 
daïent à perte de vue; la mer, poussée par une forte 
brise dans cet étroit espace, se levait en lames énormes 


DE LA FAVORITE. 389 
qui, se déroulant sur les écueils les plus voisins, sem- 
blaient vouloir dévorer tout ce qui s’opposait à leur 
furie. Le moment où la Favorite donna dans les passes 
eut quelque chose d’imposant qui le fixa pour toujours 
dans notre souvenir : le silence profond que gardait 
‘équipage, disposé pour la manœuvre et attentif à mes 
commandements, n’était troublé que par les voix so- 
nores des sondeurs, qui annonçaient alternativement 
de deux minutes en deux minutes la profondeur de 
l'eau. Cependant le fond diminuait peu à peu, et chaque 
fois qu'il était annoncé, l'anxiété se peignait sur les 
physionomies et tous les yeux se tournaient vers moi. 
Il y eut même un instant où le plomb ne rapporta que 
trente pieds. 

. Un seul de ces blocs de corail que l'on voit fréquem- 
ment grandir à l'écart pouvait crever la corvette et la 
faire couler sur-le-champ; mais elle échappa encore 
à cette épreuve, et le fond, qui augmenta ensuite rapi- 
dement, fit évanouir toutes les inquiétudes. En effet, 
nous trouvämes bientôt, en arrondissant la côte, un 
abri contre le vent : la mer, brisée par les longues 
bandes de coraux, était devenue parfaitement tran- 
quille , et les petites îles au milieu desquelles mouilla la 
corvette, au soleil couchant, nous semblèrent, quoi- 
qu'elles fussent stériles, des lieux enchantés. 

J'ai toujours trouvé, au milieu des circonstances les 
plus difficiles de notre longue campagne, dans mon état 
major et dans l'équipage, cet ensemble, ce dévouement, 
cette bonne volonté qui rend tout possible au comman- 
dant d'un bâtiment de guerre; et jamais, sans un si 


590 VOYAGE 

ferme appui, celui de la Favorite n'aurait osé tenter une 
semblable entreprise au milieu de pays inhospitaliers, 
avec un bâtiment isolé, portant cent quatre-vingt-cinq 
hommes, dont la moitié seulement aurait pu être, en 
cas de malheur, sauvée par les embarcations. 

Ce canal dangereux reçut le nom de la Favorite. 

Dès lors la corvette naviguant à l'abri d’une terre très- 
élevée, nos travaux n’eurent plus rien de pénible du- 
rant plusieurs jours. Les lignes bleuâtres dont la mer, 
unie comme une glace, était sillonnée, indiquaient 
d'avance aux vigies la présence des coraux, que nous 
venions ensuite déterminer, et la sonde servait de 
guide dans les passages très-étroits que forment entre 
elles les petites îles dont est garnie jusqu'à plusieurs 
lieues au large la côte O. et S. O. du grand Natunas. 
De tous les côtés s'offraient à nosyeux des scènes pit- 
toresques : tantôt nous passions auprès de l’île du Pic, 
que son sommet aigu doit faire reconnaître de fort loin, 
et dont les rivages couverts de bois épais et parsemés de 
troncs d'arbres énormes, apportés par la mer, avaient 
quelque chose de sauvage et de solitaire; tantôt du sein 
des coraux que recouvrait à peine un sable très-blanc s'é- 
lançaient des bouquets de cocotiers chargés de fruits, 
auprès desquels nos embarcations ne pouvaient parve- 
nir qu'en franchissant les bandes de récifs que ces ilots 
projettent dans tous les sens et sur lesquels l'écume des 
petites lames traçait un cordon argenté qui en trahis- 
sait facilement la présence à notre inquiète attention, 

d la mousson de S. O. souffle à son tour, ces 
brisants, que nous trouvions si paisibles, deviennent 


DE LA FAVORITE. 391 
effrayants et servent de défense contre le ressac aux ri- 
vages bas et sablonneux de cette partie de la grande 
île , dont l'intérieur est formé de hautes montagnes. 

Jusque-là nous avions navigué au milieu d’une soli- 
tude profonde : sur les côtes, aucun vestige d'habitations, 
et sur la mer, pas une embarcation, pas une pirogue de 
pêcheur ne s'étaient offerts à nos regards. Enfin le 15, 
un peu avant la nuit, nous aperçümes à deux lieues de 
distance plusieurs feux sur une île dont la riante appa- 
rence nous avait charmés : des grains violents et des 
nuages épais m'empêchèrent d'en approcher, en me 
forcant de laisser tomber l'ancre pour attendre le len- 
demain : à peine étions-nous mouillés que plusieurs 
petits bateaux vinrent nous observer de très-près, mais 
nos signes ne purent décider les hommes qui les mon- 
taient à s'approcher davantage; ils retournèrent à terre 
pour y passer la nuit. 

Peu d'heures après le lever du soleil, la corvette 
mouilla à un mille de l'île qui formait depuis la veille 
l'objet de tous nos désirs; et quoique la réalité ne ré- 
pondit pas, ainsi qu'il arrive souvent, aux tableaux 
séduisants qu'avaient créés de jeunes imaginations, la 
nouvelle terre n’en fut pas moins appelée ile Belle, et 
j'accordai la journée entière à la curiosité, au repos et 
à l'exploration de la côte voisine, vers laquelle MM. de 
Boissieu et Paris se dirigèrent de bonne heure dans 
deux canots. M. Serval alla d’un autre côté sonder les 
environs du mouillage ainsi qu'un canal par lequel nous 
devions passer le lendemain, et je donnai son nom à un 
plateau de corail isolé dont il détermina la position. 


392 VOYAGE 

‘ile Belle est très-étroite et peut avoir une lieue 
et demie dans sa plus grande longueur, c'est-à-dire du 
N.O. auS. E.; de chacune de ses extrémités et même de 
son milieu s’avancent des pointes dont une se projette 
vers le S. O. et forme une petite baie dont le fond est 
rempli de bancs de corail sur lesquels nous fûmes obli- 
gés, M. Chaïigneau et moi, de débarquer assez loin du ri- 
vage quand nous allâmes, avant midi, rendre visite au 
raja, qui réside dans un village situé au milieu des 
arbres, sur la partie la plus resserrée de l'île et à peu 
de distance du bord de la mer, où nous attendaient un 
grand nombre d'individus dont les mines inspirèrent à 
mon compagnon et à moi de fort peu tranquillisantes 
réflexions. En effet les figures de ces hommes à demi 
sauvages me rappelaient exactement les féroces Malais 
que j'avais observés sur leurs pros dans le port de Sin- 
capour : mêmes traits hideux, même air de force, 
même fausseté peinte dans les regards; enfin un cos- 
tume, absolument semblable, achevaït de rendre la 
similitude trop parfaite pour ne pas me faire éprouver 
quelque inquiétude de nous être aventurés si loin de 
tout secours : et j'avouerai que, pendant notre court 
trajet au milieu des curieux dont le nombre augmentait 
à chaque pas, pour aller jusqu'à l'habitation du chef, 
les histoires tragiques que d’Après et Horsburgh racon- 
tent des Malais de Bornéo et des archipels voisins vin- 
rent en foule se retracer à ma mémoire. Heureusement 
le raja, prévenu de mon arrivée, vint au-devant de moi 
et me conduisit à son palais, véritable cage élevée en l'air 
sur des pieux, et dans laquelle nous entrâmes par une 


DE LA FAVORITE. 395 
échelle faite de bambous dont l'élasticité n'avait rien de 
rassurant. L'intérieur de l'édifice répondait à la simpli- 
cité de l'extérieur : rien de superflu dans lameublement, 
qui consistait seulement en plusieurs bancs de bois gros- 
__ sièrement travaillés; le toit de feuilles de bananier, la 
charpente en morceaux de cocotier, liés entre eux par 
des cloisons de rotin, n’offraient certainement rien de 
somptueux, mais plaisaient par une certaine élégance et 
par leur grande propreté. Le plancher, formé de lat- 
tes très-rapprochées les unes des autres, était couvert de 
nattes assez fines, sur lesquelles je fus invité à m'as- 
seoir les jambes croisées, au milieu d'une partie de 
l'aimable société qui m'avait reçu à mon débarque- 
ment. Au moyen de beaucoup de signes et de quelques 
mots malais que mon compagnon connaissait, la con- 
versation se soutint assez bien; et comme mes hôtes 
n'avaient rien à perdre avec moi, et qu'ils espéraient 
au contraire avec raison que cette visite leur vaudrait 
quelques présents, la meilleure intelligence régna bien- 
tôt entre nous, le raja lui-même prit un air moins 
défiant, sans sortir toutefois de la gravité inhérente au 
rang qu'il tenait parmi les assistants, dont son costume 
et ses manières l'auraient fait du reste toujours distin- 
guer. I portait deux pagnes blancs bordés de rouge: l'un 
faisait le tour de la ceinture et tombait jusqu'aux pieds, 
renfermés dans des pantoufles ; l'autre flottait sur les 
épaules que couvrait une chemise blanche dont les 
manches courtes laissaient voir des bras vigoureux : sa 
taille assez élevée et bien prise quoique un peu replète, 
ses traits pleins et réguliers, annonçaient un homme 


394 VOYAGE 

entre trente et quarante ans. Îl portait sur sa tête, que 
garnissaient de longs et noirs cheveux, un chapeau de 
paille de forme conique aplatie, recouvert d’une étoffe 
vernissée et peinte de plusieurs couleurs éclatantes. Cette 
coiffure était également celle de plusieurs assistants, qui . 
me parurent être les parents ou les conseillers du chef; 
mais le reste de leur.habillement, semblable en tout à 
celui de la plupart de leurs compatriotes, ne se com- 
posait que de deux pagnes bleus de coton, dont l'un 
cachait à peine la partie supérieure du corps, tandis 
que l'autre qui servait de ceinture et tombait au-des- 
sous des genoux, enveloppait dans ses plis deux longs 
crits dont les énormes poignées réunies sur la poitrine 
formaient un redoutable ornement. 

Plus la séance se prolongeait, plus la conversation 
devenait bruyante; car, parmi ces insulaires, il n’en 
était pas un seul qui ne crût s'assurer des droits cer- 
tains à ma générosité en m'étourdissant des noms de 
Batavia et de Sincapour, comme preuves qu'il connais- 
sait les Européens; et tel était leur désir à tous de fixer 
mon attention, que l'arrivée des cocos frais, du lait de 
buflle et des morceaux de cannes à sucre que l'on ser- 
vit en guise de rafraîchissements, put à peine inter- 
rompre pour quelques instants le tapage qui m'assourdis- 
sait, et dont je ne fus délivré que lorsque le raja et moi 
nous nous acheminâmes lentement, bras dessus bras 
dessous, vers la baie, pour aller ensemble dans mon 
canot à bord de la corvette, que ma nouvelle connais- 
sance devenue tout à fait confiante désirait visiter. 

Le village, que je pus alors observer à loisir, est 


DE LA FAVORITE. 595 
agréablement situé au milieu des cocotiers, des bana- 
niers et d’autres arbres des tropiques qui ombragent 
plusieurs rangs de cases bien construites et élevées sur 
des pieux comme celles des Philippines. Le raja me 
. montra en passant sa demeure particulière, composée de 
plusieurs grandes cases, qu'un mur de nattes renfermait 
dans un seul enclos, et qui se groupaient, ainsi que plu- 
sieurs autres habitations moins considérables, devant 
une espèce de petit port formé par les récifs, dont les 
longues lignes coupaient dans tous les sens le canal qui 
sépare l’île Belle du grand Natunas. Je remarquai sur le 
rivage plusieurs grands pros en construction ou en ré- 
paration, dont les formes me parurent admirables et 
les bois parfaitement travaillés. La fréquente répétition 
du nom de Sincapour, par lequel les Malais croyaient ré- 
pondre à toutes mes questions, me fit penser avec quel- 
que fondement que ces belles embarcations étaient des- 
tinées pour l'établissement anglais. Cependant je crois 
que la rencontre de caboteurs de cette espèce est tou- 
jours à redouter pour un navire marchand. 

Tous les insulaires que la curiosité rassemblait sur 
notre passage étaient armés de crits, et leur air traître 
et féroce décelait, ainsi que leur tournure, des hom- 
mes plus habitués au brigandage qu'aux travaux de la 
pêche ou des champs (PI. 35) : une taille au-dessus de 
la moyenne, des membres gros et musculeux, des poi- 
trines larges, feraient de ces insulaires, s'ils étaient dé- 
terminés, des forbans très à craindre pour les bâtiments 
européens; mais à peine peuvent-ils se garantir eux- 
mêmes des attaques auxquelles ils sont constamment 


396 VOYAGE 

exposés de la part des Maures de Bornéo, qui viennent 
pour les piller, et pour les faire esclaves. Peut - être 
devra-t-on attribuer aux inquiétudes continuelles que 
leur donne un aussi mauvais voisinage, la coutume 


car j'ai remarqué dans: FA archipels situés plus à l'O. 
que les habitants, quoiqu'il soient de la même race et 


soumis au même souverain, portaient rarement des 
poignards et paraïissaient moins brigands. 

Je n'aperçus pas une seule jeune femme; elles s'étaient 
toutes retirées; les petites filles mêmes se cachaient 
à notre approche, et probablement il aurait été im- 
prudent d'y faire attention, car chez ce peuple jaloux et 
méchant, un coup de crit punit la plus innocente li- 
berté prise avec un sexe pour lequel cependant il ne 
montre que très-peu d'égards et qu'il traite même sour- 
vent avec une révoltante inhumanité. 

Nous arrivâmes à l'endroit où attendait mon canot, 
dans lequel le raja sembarqua sans hésiter; mais au 
même moment une multitude de pirogues chargées de 
Malais poussèrent également de la côte et formèrent 
notre cortège jusqu à la corvette, dont je trouvai à mon 
arrivée le pont encombré de visiteurs, qu'il avait été 
d'autant plus difficile d'empêcher de monter à bord que 
ces hommes à peine civilisés se considèrent tous comme 
chargés de la garde de leur chef: je fis prendre les pré- 
cautions que la prudence commandait, mais en secret, 
car avec de pareils hôtes, toujours disposés à profiter des 
circonstances et de leur nombre pour piller, l'apparence 
de la crainte peut amener de grands malheurs. Heureu- 


DE LA FAVORITE. 397 
sement que la plus parfaite tranquillité régna jusqu'à la 
fin; le raja et les principaux personnages de sa suite s’ins- 
tallèrent dans mon appartement, et reçurent les présents 
que je leur réservais et pour lesquels ils montraient une 
convoitise mal dissimulée : le chef eut en partage un 
beau sabre richement doré, et des colliers de corail pour 
ses femmes; les autres Malais furent également bien 
traités suivant leur rang, et tous parurent enchantés; 
mais comme le nombre des arrivants augmentait sans 
cesse, j'abrégeai la séance, et bientôt nous fûmes débar- 
rassés de ces dangereux visiteurs. 

île Belle, située par 3° 44° 4o" de latitude N. et 
105° 4o' 36” de longitude E., offre de bons mouillages 
pendant la mousson de N. E.; mais dans l’autre saison 
les bâtiments n’y trouveraient aucun abri contre le vent 
de S. O., et quoique les indigènes prétendent que ce 
vent ne souffle jamais avec force, je pense que ce serait 
une grande imprudence de s’y fier. 

Un peu sur la droite de la grosse pointe devant la- 
quelle la corvette était mouillée, nous découvrimes plu- 
sieurs petits ruisseaux qui fournirent en peu de temps 
une quantité d’eau douce suflisante pour notre consom- 
mation journalière et pour remplir nos pièces vidées 
depuis le départ de Tourane : dans les environs, le 
rivage n'était garni que de cocotiers; mais les, hautes 
terres me parurent couvertes d'arbres très-bons pour 
faire du bois à brûler. Le reste de l'île est fort peu 
cultivé, et je n'ai aperçu que quelques champs de riz 
et d'ignames qui ne doivent pas suflire à la subsistance 
des habitants, lesquels, suivant toute apparence, tirent 


398 VOYAGE 
des vivres de la grande île voisine. Cependant nos 
maitres d'hôtel se procurèrent à des prix assez modérés 
un bon nombre de poules, de canards et quelques ca- 
bris dont une partie fut distribuée aux matelots, que 
des travaux continuels sous un soleil brûlant, et une 
chaleur excessive la nuit comme le jour, avaient rendus 
malades. J'aurais vivement désiré pouvoir y joindre des 
citrons, des oranges, des bananes et des mangoustans 
dont l'ile produit une grande abondance, mais tous ces 
fruits ne devaient être mûrs que deux mois plus tard. 
Ainsi donc cette petite relâche peut offrir de l’eau, du 
bois et des rafraîchissements; cependant il serait im- 
prudent à un navire faiblement armé de s'arrêter non- 
seulement à l'île Belle, mais même dans les environs. 
Dans la soirée, MM. de Boissieu et Paris revinrent de 
leur exploration; ils n'avaient découvert aucun passage 
dans le vaste enfoncement que forme la côte du grand 
Natunas et devant lequel sont placés l'ile Belle et plu- 
sieurs îlots. Toute cette partie de l'archipel est sillonnée 
de bancs de corail à fleur d’eau, à peine praticables 
pour les pirogues, et qui finiront sans doute par lier 
un jour toutes ces terres séparées entre elles maintenant. 
J'accordai encore la journée du 1 7 au repos dont l'é- 
quipage avait besoin, aux explorations que MM. de 
Boissieu et Paris n'avaient pu terminer qu'imparfai- 
tement la veille, enfin aux observations astronomiques 
nécessaires pour déterminer d'une manière certaine la 
position de toutes les terres qui entouraient le mouillage. 
Le lendemain à la pointe du jour nous mîmes sous voiles 
par un temps superbe, et je fis gouverner pour donner 


DE LA FAVORITE. 399 
dans le canal, large de deux milles, qui sépare la pointe 
S. O. du grand Natunas d'un groupe d'îles que je nommai 
îles Daperré en l'honneur de l'amiral qui venait d’illus- 
trer de nouveau la marine française au siége d'Alger ; 
et comme les pêcheurs malais m'avaient averti que cette 
partie de l'archipel était embarrassée de bancs et de pà- 
tés de corail, une embarcation alla en avant pour explo- 
rer la route que nous suivions au milieu d’une foule de 
récifs. Nous laissâmes sur notre droite le plateau Serval, 
qui brisait faiblement; et sur notre gauche une chaîne 
d'ilots, de rochers et de coraux, auprès de laquelle la 
sonde diminua plusieurs fois rapidement ; enfin la Favo- 
rite entra dans le canal que j'avais depuis le matin l'in- 
tention de franchir, et auquel les officiers voulurent 
bien donner mon nom. 

Le coup d'œil dont nous jouîmes alors avait quelque 
chose de pittoresque êt d'imposant : des deux côtés 
se montraient des terres très-élevées, et les bois épais 
qui en couvraient les pentes rapides jusqu'au rivage 
formaient des voûtes obscures sur le bord de l'eau : 
l'une et l’autre rive offraient également l'aspect d'une 
solitude sauvage dont aucun oiseau ne troublait le si- 
lence. La mer, aussi calme que dans un étang, cédait 
doucement le passage à la corvette, dont une faible brise 

enflait les hautes voiles, et les échos ne répétaient que 
| le bruit monotone des rames de nos canots qui étaient 
occupés à sonder les passes ou à chercher des aiguades 
le long de la côte, où ils découvrirent deux petits ruis- 
seaux sur les bords d’une des iles Duperré, dans le voi- 
sinage de quelques cases abandonnées. 


A00 VOYAGE 

Ce canal, au milieu duquel nous naviguions si paisi- 
blement par un fond qui ne variait que de seize à 
vingt-deux brasses, peut avoir deux lieues de long du 
S. E. au N. O., et deux milles dans sa plus grande lar- 
geur. Au N. E: et au S. O., de hautes terres le met- 
tent à l'abri des deux moussons et en font un mouillage 
très-sûr pour les plus grands bâtiments. Un seul récif, 
que M. Verdier sonda et qui reçut son nom, exige des 
précautions; mais un peu de surveillance le fera faci- 
lement apercevoir des marins, auxquels cependant Je 
ne conseille pas de naviguer de nuit dans ces parages 
hérissés de coraux. 

Nous sortimes de ce canal par un passage extrême- 
ment étroit, mais très-profond, qui le termine à son 
extrémité S., et qui se trouve sur une ligne S. E. et 
N. O. avec celui que la corvette avait pris pour entrer. Ce 
passage est formé du côté droit par un petit îlot de corail 
surmonté de cocotiers et qu'une ligne de brisants sem- 
blables à un cordon argenté unit aux îles Duperré. Cette 
verdure, sortant pour ainsi dire de la mer, formait un 
singulier contraste avec le côté gauche, d’où se proje- 
tait une pointe noire coupée à pic, haute de plusieurs 
centaines de pieds, et de laquelle nous passâmes si 
près que les rochers semblèrent un instant suspendus 
sur nos mâts. Nous étions alors parvenus à l'extrémité 
la plus méridionale du grand Natunas, que nous com- 

mençâämes à contourner vers l'E. 
La partie la plus dangereuse des travaux hydrogra- 
phiques de l'archipel était achevée; mais celle qui 


restait encore à faire pouvait offrir des difficultés insur- 


DE LA FAVORITE. AO1 
montables. En eflet, nous retrouvions la mousson de 
N. E. sans aucun abri entre elle et nous; et si elle 
eût été forte, jamais la corvette n'aurait pu remonter 
contre le vent et le courant réunis : heureusement que 
les circonstances nous furent plus favorables que je 
n'aurais osé lespérer. 

La corvette, entraînée par un courant rapide, dé- 
passa dans un instant une belle baie ouverte au S. et 
abritée par deux grosses pointes : l’une, dont je viens de 
parler, s'avance dans le S. O.; l’autre est coupée carré- 
ment et regarde le S. E. Après cette dernière pointe, 
la côte, que borde constamment à deux milles de dis- 
tance une ligne non interrompue de brisants, remonte 
rapidement dans le N. E. l'espace de trois lieues, jusqu’à 
des terres basses et inondées par de petites rivières; 
puis elle se dirige vers le N. l'espace de cinq lieues jus- 
qu'au gros morne de l'Est que nous avions aperçu plu- 
sieurs jours auparavant, au moment où la corvette 
allait donner dans le passage difficile qui porte son 
nom. 

Après une nuit passée paisiblement à louvoyer sous 
petites voiles, je fis reprendre, au lever du soleil, l'ex- 
ploration des terres : le temps était clair et magnifique; 
à la brise de N. E., qui soufllait encore la veille, avait 
succédé une légère fraîcheur venant du S., au moyen 
de laquelle nous côtoyämes lentement les récifs pour 
déterminer avec soin toutes les sinuosités du rivage 
et plusieurs petits îlots; c'est ainsi que nous recon- 
nûmes, à quatre milles dans le S. du morne de l'Est, 

l'embouchure d'uné petite rivière les Malais assu- 


II. 26 


402 VOYAGE 

rent être assez profonde pour recevoir des pros, mais 
dont labord est très-dangereux pour de plus grands 
bâtiments. 

Cette partie de l’île présente une surface assez unie, 
sur laquelle je distinguai, à l'ombre des cocotiers qui 
bordaiïent la mer, plusieurs petits villages et quelques 
pirogues halées sur le sable ; dans les environs des habi- 
tations, les terres paraissaient assez bien cultivées et 
parsemées de bouquets d'arbres et de plantations agréa- 
blement entremêlés. Au point du jour je fislever l'ancre, 
que le calme et le courant contraire nous avaient forcés 
de laisser tomber la veille au soir; et un peu avant 
midi, dans un moment où la brise de S. O. faisait à 
peine remuer les voiles de la corvette, nous vimes trois 
hommes, montés sur une pirogue , franchir les récifs, 
se diriger vers nous et venir à bord : ils furent récom- 
pensés de leur confiance, car non-seulement ils ven- 
dirent très-avantageusement tous les cocos qu'ils avaient 
apportés, mais encore ils reçurent une foule de petits 
présents, en échange desquels jobtins, il est vrai, 
quelques bons renseignements sur la côte. Ensuite ces 
pauvres insulaires, qui probablement étaient des es- 
claves, sempressèrent de-nous quitter, afin de revenir 
avec un nouveau chargement; mais la brise avait un 
peu fraichi, et bientôt villages et pirogues eurent dis- 
paru derrière les pointes que nous dépassions successi- 
vement. 

Cependant ce fut au moment où, habitués tout à fait 
aux dangers de la navigation aventureuse dont les pre- 
miers essais dataient du golfe du Tunquin, nous pen- : 


D" 


DE LA FAVORITE. 405 
, sions qu'il n'était plus d'obstacle capable d'arrêter la 
Favorite, qu'elle courut les plus grands dangers. Nous 
avions doublé à deux milles de distance un ilot rond 
et entouré de .brisants, et déjà la pointe N. du 
grand Natunas nous laissait voir à cinq lieues le cou- 
ronnement de nos travaux, quand l'élève de première 
classe de Mieulle, alors placé au sommet du mât de 
misaine, cria: Brisants à tribord, presque à toucher la 
corvelte! En effet, à peine avais -je fait changer la 
route qu'un vaste plateau de récifs se déploya à nos 
yeux; il brisait faiblement, et les rayons du soleil, ré- 
fléchis par l'eau, avaient empêché de voir plus tôt le 
changement de couleur de la mer. M. Paris alla dans 
un canot sonder ce banc, sur lequel il ne trouva que 
quelques pieds d'eau, et qui reçut le nom de récif 
de Miealle. 

Je m'empressai de saisir cette occasion de témoigner 
aux élèves de la Favorite, dans la personne d'un de 
leurs camarades, combien j'étais satisfait du zèle et de 
la persévérance qu'ils montraient dans le service très- 
pénible que ma confiance en eux leur avait donné à 
remplir : celui de veiller en vigie, chacun à leur tour, 
pendant nos travaux hydrographiques, au salut du bà- 
timent. 

À partir du morne de l'Est, la côte est noirâtre, éle- 
vée, bordée de récifs, et court au N. O. pour former la 
pointe de l'ile, au N. de laquelle on voit encore, à deux 
milles de distance, un îlot allongé, lié à la grande terre 
par deux bancs de brisants qui contribuent à rendre ina- 
bordable toute cette partie du grand Natunas, couverte 

26. 


404 VOYAGE 

presque entièrement de hautes montagnes gänies de ) 
forêts jusqu'à leur sommet, et parmi lesquelles le 
morne du Milieu et celui de l'Est peuvent être, quand 

le ciel est clair, aperçus de fort loin. 

Le 20 au soir, la brise, en reprenant au N. E., avait 
ranimé le courant, qui nous aurait fait perdre penidant 
la nuit ce que nous avions gagné le jour précédent, si 
jé ne m'étais décidé à laisser tomber l'ancre dans le N. E. 
de la pointe la plus septentrionale de l'ile : aussi le len- 
demain, favorisés par un ciel clair et une petite brise, 
nous pûmes explorer le grand récif dont M. Paris avait 
déjà déterminé la position dans la matinée qui -suivit 
notre départ du Natunas du N. Comme le temps était 
très-beau , je conduisis la corvette le long des brisants, 
auprès desquels la sonde rapporta dix brasses d’eau. 
L'hydrographe anglais Horsburgh regarde comme plus 
que douteux ce danger qu'aperçut il y a plusieurs années 
le Succès, qui allait à la Chine à contre-mousson'; et pour- 
tant les relèvements donnés par le capitaine de ce bâti- 
ment du commerce sont d’une exactitude parfaite. Telle 
est l’incertitudé dans laquelle se trouvent constamment 
les marins qui s'occupent d'hydrographie : ou de couvrir 
les cartes d’une multitude d'îles , de rochers ou de récifs 
qui n'ont jamais existé que dans l'imagination frappée 
de quelques capitaines; ou bien, par trop de défiance, 
de ne point croire à l'existence de dangers qui ne sont 
pourtant que trop réels. 

En voyant ces longues lames blanches se déroüler 
avec fureur, quoiqu'il fit presque calme, sur des récifs à 
peine connus et dont les térribles brisants s'étendaient 


\ 


DE LA FAVORITE. 405 
à perte de vue, au milieu d’un passage fréquenté par 
beaucoup de bâtiments qui vont à la Chine pendant les 
gros temps et les nuits sombres de la mousson N. E. , je 
ne pus me défendre de. pénibles pensées : une seule 
auit, un seul instant pouvaient faire rentrer dans le néant 
le beau navire, le nombreux équipage si courageux, si 
dévoué, dont les destinées m'étaient confiées. Mais bien- 
tôt la corvette, poussée rapidement vers l’île la plus re- 
culée au N. O. de l'archipel, qu'elle côtoya de très-près, 
m'arracha à mes réflexions sur un avenir incertain pour 
me rappeler au moment présent. Nous revimes du 
large la passe de la Favorite, l'ile Belle et les petits 
ilots que nous avions quittés depuis peu de jours; 
enfin, après avoir découvert encore plusieurs bancs 
de coraux et achevé de déterminer la position de toutes 
les îles Duperré, j'abandonnai les Natunas le 22 mars 
au soir, et donnai la route à l'O. 1/4-N. O. pour al- 
ler-reconnaître l'archipel des Anambas, dont nous de- 
vions également faire l'hydrographie. 

Le grand Natunas, dont la forme présente - 
analogie avec celle d’une poire, peut avoir treize lieues 
dans sa plus grande longueur du N. au S., et huit lieues 
de large, depuis le.morne de l'Est jusqu au côté occi- 
déntal de File. 

Si l'on accorde quelque confiance aux assertions silles 
Malais, qui rarement disent la vérité, eet archipel serait 
assez peuplé. Je vis, il est vrai, un assez grand nombre 
d'habitants sur l'ile Belle; mais la présence du raja pou- 
vait très-bien les y avoir attirés, et encore les esclaves 
m'ont paru composer une partie considérable dela po- 


. 


406 VOYAGE 

pulation. Ces pauvres misérables qui ont été arrachés 
par les forbans aux iles du grand archipel d'Asie, ou 
capturés sur mer, cultivent les terres, exécutent tous 
les travaux de force et vont à la pêche pendant que 
leurs maîtres se reposent dans les cases où mènent 
à fin quelque entreprise de piraterie. 

Le commerce de ces îles se borne à des échanges de 
peu de valeur; les pros portent à Sincapour une grande 
quantité de cocos pour faire de l'huile, du poisson salé, 
et des holothuries pêchées sur les bancs de récifs, puis 
séchées au soleil. Les produits de ces deux derniers 
genres d'industrie, dont l'exploitation exige un grand 
nombre de bateaux et beaucoup d'esclaves, appartien- 
nent aux rajas ou au sultan de Rhio, maître des Natu- 
nas, et sont achetés par des marchands chinois ou étran- 
gers, qui les payent avec de la quincaillerie, un peu 
d'opium, du riz, enfin avec des étolfes communes de 
coton dont généralement les Malais font un grand 
usage pour leur habillement. 

Les commerçants de cet archipel portent aussi dans 
les établissements européens peu éloignés des fruits 
délicieux , qui sont pourtant venus sans aucune cul- 
ture, et des tortues de mer, parmi lesquelles on en 
trouve fréquemment d’une espèce particulière dont l'é- 
caille est précieuse pour la tabletterie. 

Ces différentes espèces de pêches, ainsi que le cabo- 
tage des îles entre elles et avec Sincapour, n’ont lieu 
que pendant intervalle de beau temps qui sépare les 
moussons; mais alors les bateaux ont à craindre des 
ennemis bien plus redoutables encore que les vents et 


À ne. 


x 


DE LA FAVORITE. 107 
les grosses mers; je veux parler des pirates, qui font au 
commerce malais une guerre continuelle et l'empèche- 
ront toujours de prendre une grande extension, à moins 
qué les Européens n'interviennent pour empêcher un 
pareil brigandage, dont les progrès se font sentir davan- 
tage chaque année, et auquel il est d'autant plus dif- 
ficile de mettré un terme maintenant que, sous le 
prétexte de leur propre sûreté, tous les pros sont armés, 
et que leurs équipages se livrent, suivant les circons- 
tances , au double métier de marchands et de forbans. 

L'archipel des Anambas, situé à l'O. des Natunas, 
n'en est séparé que par un canal de quarante lieues, 
que les Malais de deux caboteurs que je visitai dans 
ces parages m'ont assuré être très-sain : la corvette 
le franchit avec une petite brise qui ne nous permit de 
voir les hautes montagnes des Anambas que dans la 
matinée du 23: mais comme le vent de N. E. vint à frai- 
chir un péu, nous n'étions plus, à quatre heures du 
soir, qu'à une lieue d’un groupe de petits îlots appelés 
Anambas du Nord-Est. Dans le S. se montraïent plusieurs 
iles, entre lesquelles je distinguai principalement vers 
VE. uné multitude de rochers et de bancs de corail 
qu'avait explorés en 1825 le baron de Bougainville, ca- 
pitaine de vaisseau, qui ne craignit pas d'engager la fré- 
gate et la corvette placées sous son commandement 
dans des passes étroites, inconnues et hérissées de bri- 
sants, pour faire de cette partie orientale de l'archipel 
une carte que j'avais alors sous les yeux. Je devais suivre 
un.si bel exemple , “et continuer les travaux hydrogra- 
phiques auxquels la saison avancée et d'autres circons- 


ee 


108 VOYAGE 

tances contraires avaient empêché cette expédition de 
donner un plus grand développement; nous commen- 
çâmes donc à faire la reconnaissance des îles du centre 
et de la partie occidentale de l'archipel, où jamais Eu- 
ropéen n'avait pénétré avant nous. 

Ce nouveau travail offrait des obstacles semblables à 
ceux que j'avais surmontés avec tant de bonheur dans 
nos Opérations hydrographiques des Natunas : il fallait 
naviguer de manière qu'au moment où, après avoir 
déterminé la position des îles de l'O. et du S. O., nous 
serions descendus dans le S. de l'archipel, la corvette 
pût remonter vers le N. contre le vent et le courant 
pour relever les terres situées dans cette direction. 

Le soir, avant le coucher du soleil, les positions de 
toutes les terres les plus avancées versle N. étaient déter- 
minées, et le lendemain matin, après une nuit employée 
à lutter contre un fort courant qui portait au S. O., la 
Favorite, laissant à gauche la route suivie par le capitaine 
Bougainville, donna avec une belle brise et un temps 
clair au milieu des îles, les unes basses, petites et envi- 
ronnées de brisants, les autres élevées et assez grandes, 
qui, sur des plans plus ou moins éloignés, semblaient se 
grouper devant nous. 

Déjà la corvette avait doublé plusieurs pointes, très- 
près desquelles la sonde ne rapportait que de grands 
fonds, lorsque l'élève en vigie apercut deux pirogues ca- 
chées derrière une charmante petite île couverte d'une 
espèce de saules pleureurs, d'où quelques pêcheurs 
nous observaient : je fis gouverner pour en passer à 
petite distance, et enfin, après bien des hésitations, 


+ 


DE LA FAVORITE. 409 
les Malais s'embarquèrent et vinrent m'apporter une 
douzaine de cocos. Des miroirs, des couteaux , des ver- 
roteries et surtout des mouchoirs eurent bientôt trans- 
formé nos défiants visiteurs en amis dévoués : aussi 
s'empressèrent-ils de nous donner toute sorte de ren- 
seignements pour me décider à venir mouiller devant 
leurs habitations; je me rendis sans peine à leurs solli- 
citations un peu intéressées, et bientôt après nous aper- 
cûmes, au fond d’une baie que forment les extrémités 
de trois îles très-rapprochées l'une de l'autre un assez 
grand village, devant lequel nos pilotes mouillèrent la 
corvette dans l'après-midi. 

Un semblable bâtiment dans ces parages devait pa- 
raître une grande curiosité aux habitants : aussi avant 
même que l'ancre füt au fond, étions -nous entourés 
d'une multitude de pirogues dont je ne me lassais pas 
d'admirer les formes gracieuses et la vélocité : la plupart 
avaient quatorze pieds de long sur deux de large et 
se recourbaient lésèrement à leurs extrémités. La blan- 
cheur du bois des bordages, cousus parfaitement en- 
semble avec du rotin, était agréablement relevée par 
une large bande de bois rouge qui faisait le tour de la 
pirogue et l'exhaussait de près d'un pied au-dessus de 
l'eau. Chacune de ces jolies petites embarcations était 
gouvernée par un homme armé de sa pagaie et par un 
enfant, qui sans doute apprenait le métier de marin 
sous la conduite de son père; dans tous les cas, la 
douceur avec laquelle celui-ci donnait ses leçons m'ins- 
pira tout d’abord une bonne opinion du caractère de 
ces pauvres gens, qui avaient, ilest vrai, les mêmes 


410 VOYAGE 
traits, le même costume que les Malais des Natunas, 


L1 


maissans leur 


t pour tout le reste : 
une tournure mâle, un regard hautain et soupconneux, 
des membres forts et musculeux, la coutume de porter 
constamment des armes, trahissent dans ceux-ci les 
inclinations guerrières d'hommes adonnés au brigandage 
ét habitués à être souvent aux prises avec l'ennemi; les 
autres, au contraire, montraient dans leur ton, dans 
leurs manières, quelque chose de pacifique, de confiant 
même, qu'ils devaient probablement au voisinage de 
Sincapour, que la plupart d'entre eux avaient visité au 
moins une fois. C’est ainsi que l'établissement anglais, 
quoiqu'il ne soit fondé que tout nouvellement, a déjà 
répandu au loin parmi ces peuplades sauvages, par la 
seule impulsion du commerce libre, les bienfaits d'une 
civilisation dont elles avaient à peine une idée il y a 
encore peu d'années; car ces mêmes habitants, que je 
trouvais tranquilles, bienveïllants, désarmés, étaient 
signalés autrefois aux bâtiments européens comme des 
pirates dangereux. Espérons que d’aussi heureux chan- 
gements s'opéreront un jour dans les mœurs des féroces 
insulaires de Bornéo et des îles situées à l'E. de Java. 
En attendant, il serait à désirer que les Anglais, qui ont 
hérité de la grandeur des Hollandais dans ces mers, les 
eussent également remplacés dans la terreur salutaire 
qu'inspirait autrefois aux forbans la sévère surveillance 
de cette nation. | 

Malgré la mine très-rassurante de mes nouveaux hôtes 
et les offres de service que le raja me fit faire par un de 
ses principaux officiers, je pensai que la soirée était trop 


DE LA FAVORITE. A1 
avancée pour descendre à terre, et je remis ma visite 
au lendemain. 

Au point du ÿ jour, la rebsiaupe rent à sil 
elle désituée en face du village, 
et dont l'onss dairée et Ltnide descend de la montagne 
à la mer par un bassin naturel que les embarcations 
peuvent approcher sans s'échouer. Au même moment, 
MM. Paris et de Boissieu païtirent dans des canots pour 
explorer les environs; enfin, à peine la propreté ordi- 
naire du bâtiment était - elle terminée, que déjà une 
foule-de pirogues, chargées comme la veille de poules, 


de canards, de cabris et de fruits, nous entouraient de 


les 


tous côtés; mais comme la multiplicité des demandes 
et l'inspection des cages vides avaient révélé à ces rusés 
marchands le secret de nos besoins, les provisions 
étaient devenues plus chères, et tous les petits objets 
‘échange, si prisés par eux auparavant, ne comptaient 
plus pour rien dans les marchés, que les piastres seules 
pouvaient conclure promptement. À ces ruses mércan- 
tiles près, dont probablement ces bons Malais avaient 
trouvé de nombreux exemples parmi les Européens de 
Siñcapour, ñous n’eûmes pas la moindre plainte à por- 
ter contre leur probité ni contre leur tranquillité. [ls 
parlaient tous à la fois, il est vrai, mais je ne remar- 
quai aucune dispute entre eux, pas même quand flar- 
rivée un peu brusque d’une nouvelle pirogue mettait 
toute la légère flottille en mouvement. 
Cette activité, qui animait les alentours de la cor- 
vette, s'était répandue dans toute la baie, dont le coup 
d'œil: avait alors quelque chose de vraiment enchan- 


h12 VOYAGE 

teur pour des marins fatigués de la vue d'îles désertes 
ou arides, et de brisants qui n’offraient rien de bien 
attrayant à leur imagination. Sur la droite, un cap élevé 
qui s’avance en crochet du côté du mouillage, auquel il 
sert d’abri contre la mousson de $S. O., forme un petit 
enfoncement bordé de rochers, auprès desquels un 
grand nombre de pêcheurs prenaient d'excellents pois- 
sons qui nous étaient destinés; plus en dedans de la 
baie est une grosse pointe, que sa couleur rougeâtre 
faisait contraster. d’une manière agréable avec le vert 
tendre des bananiers et les rameaux des cocotiers, au 
milieu desquels on apercevait le village dont les cases, 
suspendues sur des pieux au bord de l'eau, formaient 
la ceinture d’une anse de sable blanc, parsemée de pâtés 
de coraux entre lesquels on trouve un passage profond. 
Derrière ces habitations, la montagne, coupée presque 
à pic et garnie de bois épais, semble s'être ouverte 
pour protéger de sa masse cet endroit retiré. Si nos 
regards laissaient encore sur la droite un canal, fermé à 
VO. par des récifs et qui termine le fond de la baie, ils 
venaient se reposer avec plaisir sur un massif d'arbres 
+ le feuillage nos pi fruits défendait du soleil 

1 Ns) 


ei LL 


ho marin AC de notre 


chaloupe: puisaient Jun ce oral: le linge, lavé par 
les matelots et mis au sec sur les arbustes voisins, les 
Malais que la curiosité ou l'intérêt avaient attirés en 
grand nombre auprès d’eux, faisaient pour ainsi dire de 
ce lieu, désert auparavant, le pe du wings situé 
vis-à-vis. 

Toute cette partie plis de la baie est smhabitéc: 


DE LA FAVORITE. A15 
seulement , au fond de petites anses de sable blanc, on 
distinguait , sous des cocotiers ; de misérables cases de 
pêcheurs. La tranquillité profonde qui régnait sur ces 
rivages écartés, lorsqu'au même moment nos yeux, en 
franchissant un large et profond canal formé de ce même 
côté par deux îles, pouvaient apercevoir au loin la mer 
battue par la brise de N. E., nous faisait sentir tout le 
prix du mouillage où nous étions. 

L'ile sur laquelle est bâti le village s'appelle Sian- 
tann, et présente une surface très -irréguliére qui peut 
avoir deux lieues dans sa plus grande dimension S. E. 
et N. O.; les côtes, ainsi que l'intérieur, ne présentent 
que des terres élevées, tantôt dépouïillées de végétation, 
tantôt couvertes de forêts, et qui toutes semblent avoir 
été déchirées par des convulsions souterraines. 

Au N. de Siantann se trouvent deux îles étroites, 
allongées dans la direction du N. au S., et qui forment 
entre leurs rivages, hauts et coupés à pic, le canal 
dont je viéns de parler et dans lequel le vent de N. s’en- 
gouffre avec tant de violence que, lorsqu'en décembre 
et janvier il souffle de cette partie, le village de Sian- 
tann, qui est situé devant louverture de ce canal, est 
pendant des semaines entières exposé à des tourbillons 
d'une violence terrible, qui renversent les cases, em- 
pêchent d'allumer du feu, et forcent les habitants à 
se réfugier de l’autre côté de l'ile, après avoir mis les 
pros et les pirogues à l'abri sur le rivage opposé de la 
baie, auprès de l’aiguade, devant laquelle est, je crois, 
pour les grands bâtiments, le meilleur mouillage à toutes 
les époques de l'année. 


aka VOYAGE 

La plus orientale de ces deux îles est appelée Poulao- 
Mata; elle a cinq lieues de long, et une seulement 
dans sa plus grande largeur ; elle paraît montagneuse et 
n'a que peu ou point d'habitants. Sa voisine, Poulao- 
Mobour, est beaucoup moins longue et plus étroite; 
mais elle a l'avantage de posséder une petite baie ou- 
verte seulement au S. E., parfaitement abritée de tous 
les autres vents, et au fond de laquelle les navires des 
plus grandes dimensions pourraient facilement abattre 
en carène. Ce port a reçu le nom de M. Paris, qui en a 
dressé le plan; juste ga du zèle et de l'activité 
de cet officier. 

. ATE. du groupe dont je viens de faire la descrip- 
tion se trouve l’amas d'ilots et de bancs de corail au 
travers desquels la frégate la Thétis et la corvette l'Espé-. 
rance se frayèrent un passage en 1825. A l'O., au S. O. 
et au S. sont situées lés autres parties principales de 
l'archipel, dans l'exploration desquelles je fus guidé non- 
seulement par de très-bons renseignements obtenus des 
Malais, mais encore par un pratique que me donna le 
raja de Siantann.  : 

J'allai de bonne heure à terre, accompagné de 
M. Chaigneau et de plusieurs officiers , faire ma visite 
à la première autorité, dont le beau-frère était venu 
à bord pour me servir de guide au débarquement. Je 
trouvai le raja gravement assis sous une galerie cou- 
verte qui formait le devant d'une grande case, espèce 
de hangar construit en bois et en nattes et suspendu sur 
des pieux, dans lequel j'entrai par une échelle faite de 


bambous liés ensemble avec du rotin. L’ameublement 


DE LA FAVORITE. 415 
en était un peu moins exigu que celui de la salle d’au- 
dience de l'île Belle; car une table grossière, garnie 
de bancs et recouverte d’un mauvais tapis qui jadis 
avait été vert, ornait le milieu de la galerie. Mais tout 
ce luxe européen ne pouvait compenser à mes yeux la 
propreté et surtout l'originale simplicité de la demeure 
du chef des Natunas; je regrettai même le lait de buffle, 
les cocos, les cannes à sucre si rafraîchissantes, quand 
je vis servir la collation de rigueur, dans laquelle, pro- 
bablement à mon intention, figurait en place de thé, 
auprès des confitures chinoises, une espèce de café que 
sa couleur équivoque et une matière huiïleuse qui sur- 
nageaïit au-dessus de sa surface-rendaient également re- 
poussant : je me dispensai d'en boire, malgré les solli- 
citations de mon hôte, dont les manières annonçaïent 
un homme qui avait vécu avec les Européens; en effet, 
il était neveu du sultan de Rhio, maître des Natunas et 
des Anambas, que les membres de la famille de ce 
prince, créature des Hollandais, viennent gouverner 
tour à tour. La bonne mine de ma nouvelle connais- 
sance, ses traits assez réguliers, sa physionomie moins 
douteuse que celle de la plupart des chefs malais, me 
prévinrent en sa faveur : aussi, après quelques instants, 
je lui offris le présent que j'avais apporté avec moi pour 
en disposer suivant les circonstances. Il consistait en 
une fort belle paire de pistolets dorés, qui étaient renfer- 
més , ainsi que leurs ustensiles, dans une boîte d'acajou. 

Un pareil don devait paraître brillant au raja de 
Siantann, et cependant il ne le reçut pas comme je m'y 
attendais, et ne montra presque aucune apparence de 


416 VOYAGE 

plaisir. Il est vrai que, le soir précédent, un personnage 
de sa suite avait témoigné à M. Chaigneau; qui toujours 
nous servait d'interprète avec la plus aimable complai- 
sauce, que son maître désirait ardemment une montre; 
mais malheureusement il n’était pas en mon pouvoir de 
contenter. la fantaisie du pacifique gouverneur des 
Anambas. 

La conversation Se es car notre répertoire de 
mots malais avait été bientôt épuisé : je témoignai donc, 
pour terminer l'entrevue, le désir de parcourir le vil- 
lage ; mais mon hôte, qui mettait sans doute de l'orgueil 
à nous montrer ses possessions, voulut m'accompagner, 
et la promenade n'eut pour moi rien de plus gai que la 
visite. 

Vues de près, toutes ces cases, la blupert misérables 
et mal construites, perdirent beaucoup de leur prix à 
nos yeux. Elles étaient rangées sur la plage, presque 
au milieu du ressac, dont lécume blanchissait leurs 
faibles pilotis, et séparées du pied de la montagne par 
un espace sablonneux et resserré. Dans un endroit où 
les rochers s'éloignaient un peu du rivage , nous vimes 
la mosquée, vaste hangar carré dont la base, assez 
élevée et bâtie en pierres de taille, soutenait de forts 
montants peints en rouge, sur lesquels un toit de paille 
était posé si légèrement qu'il semblait comme suspendu 
en l'air. À l'extrémité opposée à la porte principale 
figurait une espèce de chaire grossièrement travaillée, 
qui me parut être le seul ornement intérieur de cet 
édifice, dont l'extérieur n'avait non plus rien de remar- 
quable. 


DE LA FAVORITE. A17 

Cependant nous visitâmes avec plaisir le joli bassin 
destiné aux ablutions des fidèles, dans lequel coule sans 
cesse l'eau fraîche et limpide d'un petit ruisseau que 
laissent échapper les bois voisins; très-près de là passe 
la petite rivière qui sépare le village en deux parties, 
l'une desquelles est habitée exclusivement par quelques 
Chinois, dont les cases annoncent l’aisance et la pro- 
preté : ces étrangers, qui aux Anambas comme partout 
ailleurs dans ces contrées, sont marchands, cultivateurs 
et manufacturiers, font des étoffes de soie très - fines, 
dont le travail ne peut certainement être comparé à ce 
que nos manufactures fabriquent dans ce genre; mais 
celles.ci pourraient -elles en livrer de semblables aux 
mêmes prix? 

À ces étofles, dont l'exportation est très-peu considé- 
rable, les insulaires des Anambas joignent d'autres pro- 
duits de leur industrie ou de leur sol, tels que des co- 
cos, du poisson salé, des holothuries séchées au soleil, et 
une grande quantité de sagou, qui sont échangés contre 
des toiles de coton d'Europe, des porcelaines communes 
de la Chine, de la quincaillerie , et enfin contre du riz, 
dont ces iles ne produisent pas assez pour la nourriture 
de leur population. Celle-ci cependant est si peu nom- 
breuse que le village de Siantann, chef-lieu de la partie 
occidentale de archipel, ne contient pas plus de trois à 
quatre cents habitants, dont la plupart sont esclaves et 
appartiennent presque tous, comme dans les Natunas, 
au sultan de Rhio, pour lequel ils vont à la pêche, 
quand la saison est favorable, et cultivent des terres : 
pendant le reste de l'année. Ces malheureux forment 


IT. 37 


A18 VOYAGE 

une classe vouée au mépris et aux privations; ils vivent 
sur les bateaux ou dans de mauvaises cabanes, et ne 
peuvent rien posséder. Combien de fois avons -nous 
vu ces pauvres créatures cacher avec soin ce qu'elles 
obtenaient de notre pitié, pour le soustraire à la rapa- 
cité d’un maître qui un instant après venait le leur 
arracher! 

Dans l'espèce de port formé par les récifs devant le 
village, je ne vis pas, comme aux Natunas, de ces ma- 
gnifiques pros dont la destination m'avait paru suspecte; 
nous eûmes pourtant du plaisir à compter un assez 
grand nombre de caboteurs qui se disposaient à partir 
pour Sincapour; ils étaient petits, et pontés seulement 
avec des nattes étendues sur les barrots: mais leurs 
formes gracieuses et légères, leurs deux jolies voiles 
carrées, soutenues par des mâts de bambous, la cabine 
du patron sur l'arrière, enfin une extrême propreté, 
les faisaient paraître à nos yeux de charmantes embar- 
cations. 

Ces petits pros doivent bien marcher; mais combien le 
beau temps ne leur est-il pas nécessaire pour franchir 
le canal de quarante-huit lieues qui les sépare de leur 
destination! Il est vrai qu’ils font rarement plus de 
deux voyages par an; ils partent avec les dernières 
brises d’une mousson pour revenir avec les premiers 
souffles de l'autre, avant que les mauvais temps aient 
commencé. Cette manière de naviguer est suivie dans 
toute la mer de Chine, dont les côtes occidentales prin- 
. cipalement sont couvertes dans la belle saison d'ûne 
multitude de bateaux, auxquels l'éloignement de Bornéo 


DE LA FAVORITE. 419 
et des autres grandes îles de l'E, toutes infestées de for- 
bans, et plus encore la présence d'un grand nombre 
de bâtiments européens qui vont à la Chine ou viennent 
chercher les détroits, assurent une certaine sécurité. 

Ma curiosité ne trouvait cependant pas assez d'ali- 
ments pour me faire braver longtemps le soleil, dont les 
rayons, alors perpendiculaires sur nos têtes, étaient ré- 
fléchis par les rochers voisins et le sable dans lequel nous 
marchions : aussi étais -je revenu de bonne heure à l'en- 
droit du rivage où mon canot m'attendait. Le brave raja 
et son principal conseiller s'embarquèrent avec moi; 
les autres individus de sa n vinrent sant des pirogues. 
Je remarquai que l'arrivée de tous ce 
ne dérangea en rien les Malais sé sur nie pont de 
la corvette ou le long du bord, à vendre leurs mar- 
chandises : cette circonstance acheva de me convaincre 
que le raja était plutôt une espèce d'intendant du sul- 
tan de Rhio qu'une autorité civile ou militaire. Dans 
tous les cas, les présents que je lui avais faits le matin, 
ceux que je lui fis encore de ne ne les principaux 
habitants qui l , quoique 
absentes, eurent ét établirent entre nous un étage 
de bons procédés; aussi me promit-il deux pratiques 
pour le moment de l'appareillage, que j'avais fixé au 
lendemain matin. 

Après une collation composée de pâtisseries, de con- 
fitures, ainsi que de liqueurs douces, dont mes visiteurs 
burent avec grand plaisir, quoique mahométans, le 
raja retourna au rivage, mais non sans m'avoir fait les 
plus belles offres de service, marchandise qui, dans 


27- 


420 VOYAGE 

aucun pays, ne coûte cher, et qui nulle part n'est épar- 
. gnée. Cependant, dans l'après-midi, une pirogue m ap- 
porta de sa part quelques poules et deux cabris, comme 
un témoignage de son amitié. 

Un peu avant le coucher du soleil, je descendis avec 
plusieurs officiers pour faire de l'exercice et conti- 
nuer plus à notre aise les observations du matin : ayant 
trouvé facilement un cicerone, nous parcourûmes le 
village, puis la montagne au pied de laquelle il est situé. 
En circulant au milieu de ces cases dont une échelle 
étroite et branlante est la seule issue, nos yeux, un 
peu ‘aux aguets, apercevaient de temps à autre de pe- 
tites figures qui n'avaient rien de masculin, et que la 
curiosité et peut-être un peu de coquetterie faisaient 
apparaître aux portes à demi fermées, ou aux fenêtres, 
closes par un treillis de rotin : de grands yeux noirs et 
doux, des traits gracieux, un front élevé, des cheveux 
arrangés avec soin sur le derrière de la tête, une gorge 
bien placée et légèrement voilée, charmes qu embellis- 
sait encore ce désir de plaire si naturel aux femmes de 
tous les pays, même les plus sauvages, formaient un 
ensemble que le souvenir des Cochinchinoises et deux 
mois d'isolement nous firent trouver séduisant. 

Les pauvres recluses, de leur côté, ne parurent pas 
trop fâchées de la petite distraction que le hasard leur 
offrait. La plupart d’entre elles portaient les colliers de 
corail que j'avais donnés le matin à leurs maris, et 
chacun de leurs regards était peut-être un remerciment. 
Mais comme un pareil langage, tout innocent qu'il pa- 
raissait à mes jeunes compagnons, aurait pu être fort 


DE LA FAVORITE. 421 
mal compris par les maitres et seigneurs des princesses, 
j'entrainai la bande joyeuse dans la montagne, au mi- 
lieu de boïs épais où nous trouvâämes des sujets d’obser- 
vations moins attrayants sans doute, mais aussi beaucoup 
moins dangereux. 

Ces bois, au travers desquels serpentait un chemin 


escarpé, paraissaient aussi anciens que le monde : à 


» Fee LA E, 4 l # 
LOIIDAIIL 


chaque pas nous fi 
de vétusté ou renversés par les torrents, et qui formaient 
encore avec les faisceaux de lianes qu'ils portaient au- 
paravant des voütes sombres, d'où s'échappaient, à 
notre approche, des troupes de singes, lesquels parta- 
geaient avec une multitude de cochons sauvages la 
possession paisible de la forêt. 

Le sentier dont nous suivions les capricieux détours 
conduisait de l’autre côté de l'ile, que la pente plus douce 
des montagnes a permis de cultiver, et où sont quel- 
qués petits villages habités seulement pendant la pêche 
des holothuries, à laquelle se livre toute la population. 
Je désirais aller jusque-là; mais la nuit, qui approchait, 
nous força de revenir sur nos pas. En descendant vers 
le village, je remarquai les lits de plusieurs torrents qui, 
dans la saison des pluies, remplissent les ravins en se 
précipitant vers la mer: ils étaient alors presque à sec. 
En général, le terrain manquait d'eaux courantes : quel- 
quefois, cependant, un petit ruisseau, descendant du 
haut des montagnes, se glissait en murmurant à travers 
mille obstacles, et lorsque épuisé parune longue course, 
il était sur le point d’expirer dans quelque cavité pro- 
fonde, la prévoyante industrie d'un Malais avait pré- 


122 VOYAGE 

senté à ses eaux un long canal de bambou qui les con- 
duisait ainsi de rochers en rochers, par une pente 
adoucie, jusqu'au bord de la mer, où elles se parta- 
geaient dans plusieurs autres tuyaux plus petits, faits 
également de bambous et légèrement suspendus sur de 
hautes perches, pour aller se distribuer dans chaque 
case et servir aux besoins des habitants. 

Après le cocotier, le bambou est le don le plus pré- 
cieux que la bienveillante nature ait fait aux contrées 
voisines de l'équateur. Le Malais du grand archipel 
d'Asie, comme le sauvage de la mer du Sud, n’éprou- 
vant aucune inquiétude sur l'avenir et dédaignant les 
douceurs d’une civilisation inutile pour lui, ne se cons- 
truit que des habitations fragiles, et ne se fabrique que 
des instruments simples comme ses besoins. Si le coco- 
ter le nourrit, le désaltère avec son fruit, lui donne son 
écorce pour faire des lignes de pêche ou les cordages 
nécessaires à la manœuvre de sa pirogue, le bambou lui 
fournit pour. celle-ci des mâts et un balancier : son bois 
dur, léger et couvert d’un vernis brillant que l'humidité 
_etles vers rongeurs ne peuvent attaquer, sert non-seule- 


ment à construire les cases, mais il en forme presque 


tout l'ameublement; le tronc, creux et divisé, par des 
anneaux, en cavités d'inégale grandeur, offre pour les 
usages domestiques. des vases de toute dimension. H sert 
également à confectionner la couche grossière du pauvre 
esclave et les meubles légers et élégants qui, en sortant 
des-mains des ouvriers chinois, vont orner les vastes 
demeures des sultans malais. C’est encore dans ces belles 
touffes de bambous dont les tiges élancées balancent 


DE LA FAVORITE, 425 
mollement leur feuillage gracieux sur le bord des eaux, 
que les pêcheurs vont prendre des bâtons pour tendre 
leurs filets, ou choisir, pour faire des perches, des jets 
d'une longueur si prodigieuse, que malgré la profon- 
deur des rivières dans le lit desquelles leur pied est en- 
foncé, leur sommet surmonte la surface des eaux, et 
semble annoncer des hauts-fonds. 

Dans tous les pays qui possèdent le bambou, et 
que la Favorite a visités, j'ai vu cet arbre offrir diflé- 
rentes propriétés à l'instinct du sauvage ou à l'in- 
dustrie des peuples civilisés. Le Tagal lui dérobe le 
papier sur lequel il écrit; le Chinois, en le faisant 
servir à la fabrication de cette infinité de meubles si 


commodes dans les pays chauds, a rendu la partie po- 


licée du grand archipel d’Asie , l'Inde entière, ainsi que 
les établissements européens, tributaires de son adroite 
industrie. Aux Anambas, des bambous forment au milieu 
de la forêt un léger et gracieux aquéduc, que l'aile d’un 
oiseau renverserait; tandis qu'à Java, on prépare avec 


les sommités de leurs jeunes branches un manger sain 


et délicat. 


En arrivant à bord, je trouvai MM. de Boissieu et à, 
Paris de retour de leur exploration; ils étaient parvenus 


à réunir en aussi peu de temps, à force de soins et d’ac- 
tivité, tous les matériaux nécessaires pour dresser un 
plan du mouillage et de ses environs. Les pièces à eau 
avaient été remplies ; une assez grande quantité de pro- 
visions, vendues par les Malais, assurait pour quelque 
temps des rafraîchissements aux hommes malades; enfin 
la corvette était parfaitement disposée pour mettre sous 


C0] 


42% VOYAGE 

voiles; aussi, après une nuit belle et tranquille, pen- 
dant laquelle les pratiques malais se rendirent à bord, 
nous appareïllâmes au soleil levant, avec un temps clair 
et une jolie brise de N. E. 

Ce mouillage, où nous avions goûté de trop courts 
instants de repos, reçut le nom de baie Tupinier. Cette 
marque de considération que tous les officiers de la 
Favorite réunis voulurent donner à mon beau-frère, 
conseiller d'état, membre de l'amirauté, directeur des 
ports et arsenaux, dont la bienveillante sollicitude s'était 
étendue sur tout ce qui pouvait assurer le succès de 
l'expédition, fut doublement douce à mon cœur, parce 
que j'y vis non-seulement une preuve d’attachement 
pour moi, mais encore un honorable souvenir d’une 
personne à laquelle je suis uni par les liens du sang et 
par les sentiments de la plus vive affection. 

La baïe Tupinier, située par 3° 15’ de latitude N. et 
103° 28’ de longitude orientale, offre pendant lune et 
l'autre mousson un excellent mouillage aux plus grands 
bâtiments; ils y trouveront en abondance du bois, de 
cafe u et pour les malades de très-bons rafraïchissements. 
ae pense même que si Fe séjour était un Rs PE 


5 EM 1 


FR tf 1 des F ù 

en assez géidé quantité pour un équipage nombreux. 
Cette baïe est d'un abord facile en tout temps et de 
presque tous les côtés, car les îles élevées qui l'entou- 
rent à grande distance dans plusieurs directions sont 
très - retoRRaIsSables et peuvent être approchées sans 
danger. 


Les habitants nous ont paru doux. hospitaliers et 


DE LA FAVORITE. 425 
favorablement disposés à l'égard des Européens. Cepen- 
dant, malgré ces apparences séduisantes, je ne conseil- 
lerais pas à un bâtiment marchand faiblement armé de 
séjourner longtemps dans ces îles, car il serait à craindre 
que la vue d’une proie facile ne réveillât chez ces Malais 
le goût de la piraterie, qui est pour ainsi dire inhérent 
au caractère de leur nation. 

Après avoir doublé la pointe la plus sie de 
la baie Tupinier, nous aperçümes dans le S. O. trois 
groupes, dont les îles paraissaient plus grandes et plus 
élevées à mesure que nous nous éloignions de Siantann. 
Le premier, composé de quelques rochers arides , fut 
laissé sur la gauche, et nous donnâmes dans un canal 
large de deux lieues qui le sépare du second, ,remar- 
quable par les formes coniques de ses îles, dont la plus 
grande reçut le nom d’ile du Pic; elle est couverte de 
bois et inhabitée, ainsi que ses voisines, qui forment avec 
elle des canaux profonds. 

Nous contournâmes par le S. ces îles à un mille de 
distance, puis je donnai la route au N. O. pour aller 
prendre connaissance de la pointe la plus septentrionale 
d’une grande île, à laquelle je conservai son nom malais., , 
de Djimadja et qu'un passage de trois lieues de large en-. 
viron sépare de l'île du Pic. Mais le soleil venait de se 
coucher, la chaleur avait été étouffante pendant le jour, 
et les petites brises variables, en nous contraignant à ma- 
nœuvrer sans cesse, avaient beaucoup fatigué l'équi- 
page; je laissai donc tomber l'ancre pour attendre le 
lendemain. 

La nuit fut calme; au point du jour je fis mettre à la 


4 VOYAGE 

voile et gouverner pour passer dans le canal formé par 
la pointe N. de Djimadja et plusieurs autres îles, dont 
la moins petite s'appelle Poulao-Bessar. 

Le temps était magnifique; une jolie petite brise 
poussait la corvette au milieu d'un bassin formé par 
plusieurs iles d'aspects différents dont le soleil com- 
mençait à éclairer les sommets élevés, sans que ses 
rayons, cependant, pussent encore percer la brume qui 
nous cachait. le fond d’une grande baie de Djimadja, 
devant laquelle nous passions lentement. Toute cette 
partie de l’île offre un coup d'œil sombre et sévère; par- 
tout on voit des traces de la terrible mousson de N. E.; 
les plages sont semées de pierres et d'arbres apportés 
par la mer, lorsque dans les coups de vent elle roule 
ses longues lames sur ces rivages sans abri. 

À mesure que la corvette approchait de Djimadja, 
le canal se rétrécissait de plus en plus, et les deux côtés 
prenaient une apparence moins triste : aux rochers noirs 
et arides succédaient peu à peu des anses bordées de 
cocotiers chargés de fruits; le rivage de Poulao-Bessar 
présentait une ceinture de bananiers dont le vert tendre 
adoucissait les teintes plus foncées des bois qui cou- 
vraient l'intérieur de l'ile ; dans une charmante petite 
baie environnée de hautes terres, nous vimes des ba- 
teaux échoués sur le sable, à peu de distance de quel- 
ques cabanes, délicieusement situées très-près d’un ruis- 
seau, au milieu des arbres, sous lesquels était groupé 
un troupeau de cabris, que leurs gardiens avaient aban- 
donnés pour venir au bord de l'eau regarder la Favorite 
qui franchissait alors à leur grand étonnement la partie 


b & 
oi. 


DE LA FAVORITE. 427 
la plus étroite du passage, dont ses vergues semblaient 
toucher les deux rives. 

Comment rendre les émotions que ressent le com- 
mandant d'un bâtiment de guerre lorsqu'il franchit un 
canal inconnu et dangereux, dans lequel le moindre 
changement de vent ou un courant inattendu, et tant 
d’autres accidents que dans notre aventureux métier 
la prudence même n'ose prévoir, peuvent amener 
une issue malheureuse aux plus sages combinaisons! À 
l'anxiété qu'il éprouve se mêle quelque chose de noble 
et d’élevé : il grandit avec le danger ; il fait partager aux 
officiers, à l'équipage la confiance dont il est animé, et 
leur inspire ce dévouement qui fait surmonter tous les 
obstacles. Ce sentiment de sa propre force, cette per- 
suasion qu'arrivé à des distances immenses de sa patrie, 
son expérience seule doit préparer, créer même des 
ressources pour le bâtiment et l'équipage confiés à ses 
soins, forment la plus belle prérogative de l'officier de 
la marine militaire et le seul dédommagement de tant 
d’inquiétudes et de soucis. 

Deux mois de travaux hydrographiques nous avaient 
déjà habitués, les officiers et moi, à naviguer, de nuit 
comme de jour, au milieu des rochers et des récifs. 
Les matelots eux-mêmes, familiarisés avec le danger, 
savaient parfaitement reconnaître les moments où leur 
présence sur le pont et leurs efforts réunis pouvaient 
ètre nécéssaires au salut commun : placés en vigie, leur 
attention était continuelle, et jamais je n’ai vu de na- 
vire où ce service si intéressant fût rempli avec plus 
de zèle et d'activité; aussi, dans le canal de Djimadija, 


à 
4 


sn. VE à 
2 


128 VOYAGE 

étais-je beaucoup plus occupé des grimaces singulières 
que faisaient nos pratiques malais, épouvantés de voir 
un grand navire engagé, malgré leurs. conseils trop pru- 
dents, dans des passes aussi étroites, que des risques 
auxquels pouvait être exposée la Favorite, qui dépassait 
doucement les unes après les autres une foule de petites 
pointes, comme pour nous laisser le temps de jouir des 
tableaux changeants que la nature sauvage présentait à 
chaque instant autour de nous. . 

Cependant, lorsque après avoir contourné la pointe 
basse et allongée qui termine Djimadja vers le N., j'eus 
fait gouverner quelque temps au $., le rivage offrit un 
aspect moins désert : la corvette passa devant une baie 
profonde, ouverte à l'O., mais abritée des vents de cette 
partie par plusieurs grands ilots, et au fond de laquelle 
nous aperçûmes un village, résidence du raja, qui in- 
formé probablement de ma-générosité envers son con- 
frère de Siantann, m'envoya un de ses affidés pour me 
promettre beaucoup de provisions si je voulais mouiller. 
Comme le temps n’avait pas une apparence rassurante, 
et que je voulais terminer tout de suite l'hydrographie 
Es es partie de l'ile, ces offres séduisantes ne firent 


Lis 


Aussi le soir nous laissâmes 
toi Lan au “es de la pit la plus méridionale 
de Djimadja. 

Cette île, la plus brmale de archipish, pin avoir 
cinq lieues dans sa plus grande longueur du N. O. au 
S. E:, et trois de large du N. E. au S. O.; mais sa forme 
irrégulière et très-allongée vers le N., ainsi que des 


baies profondes, diminuent considérablement sa surface, 


DE LA FAVORITE. 429 
qui en outre est inégale et élevée. Cependant du côté 
occidental, les collines ont une pente beaucoup moins 
rapide vers la mer: aussi les environs du village dont 
j'ai parlé sont-ils bien cultivés et couverts de plantations 
de cannes à sucre et de maïs. Mais la plus précieuse pro- 
duction de Djimadja, c'estle sagou, qui compose la prin- 
cipale nourriture des habitants, et forme encore une 
branche lucrative de commerce avec les pays voisins. 
Cette substance blanchâtre et glutineuse provient d'un 
arbre de la famille des palmiers, dont le tronc droit et 
légèrement annelé parvient souvent à une grande hau- 
teur. On le coupe par tronçons : alors l'écorce, quoique 
unie et très-épaisse , se détache facilement et laisse voir 
une moelle blanche que les Malais réduisent en poudre, 
après l'avoir fait sécher au soleil; cuite ensuite à la va- 
peur, cette espèce de farine devient grumeleuse comme 
de la grosse semoule et peut se conserver longiemps à 
l'abri de l'humidité. Le sagou de Java est plus fin, plus 
blanc, mieux préparé; mais il m'a paru moins nOUrTIS - 
sant que celui des Anambas et même des Natunas, 
car toutes ces îles en produisent plus ou moins. 

Les rivages de Djimadja présentent de petites chaines 
d’écueils et d'ilots dans plusieurs parties; mais ils sont 
généralement accores et rarement bordés de coraux. 
Les deux grandes baies dont j'ai parlé sont les seuls 
mouillages de l'ile + la première, ouverte au ME. 
formeune bonne rade dans la mousson de S. O.; l'autre 
offre un excellent abri lorsque soufllent des. vents de 
N. E., et les bâtiments y trouveront de l'eau, du bois.et 
des provisions en abondance. Il est vrai qu ‘ils. seront 


150 VOYAGE 

obligés de se touer au milieu de passes étroites et si- 
nueuses; mais cette opération pe. . je crois, aucun 
danger. 

Le 28 au matin, après une nuit pendant laquelle le 
temps avait été à l'orage et d’une chaleur excessive, je 
fis mettre sous voiles afin d'achever l’hydrographie de 
la partie S. E. de Djimadja. Mon intention était de re- 
monter ensuite, en passant par le milieu de l'archipel 
pour en déterminer toutes les terres et les rochers, jus- 
qu'au N. du groupe de Siantann; de là je comptais 
revenir encore vers le S., et finir nos travaux par 
l'exploration du côté oriental du groupe de petites îles 
que la Thétis et l'Espérance avaient traversé. Malheureu- 
sement, dans l'exécution de ce projet, nous ne fümes 
pas aussi favorisés que nous l’avions été dans les Natunas; 
car à peine la pointe S. de Djimadja eut-elle été dou- 
bléé que la brise de N. E. se fit sentir et le temps devint 
nuageux et se mit à grains. Cependant nous parvinmes à 
faire entièrement dans cette journée l'hydrographie du 
groupe du milieu de l'archipel, auquel je donnai le 
nom d'îles de Rigny, en Yhonneur de l'amiral sous les 
ordres duquel combattirent les forces navales françaises 
à Navarin, et dont l'habileté à tant contribué à rendre 
à notre marine militaire son ancien éclat. 

Nous étions obligés de lutter contre le courant et le 

, également contraires; et comme la brise, ordinai- 

t faible durant le jour, ne reprenait que le soir, 
gagner au vent je faisais louvoyer sous toutes voi- 
pendant la nuit, par des temps souvent douteux, au 
safe des:flots et des récifs : et cependant telle était la 


DE LA FAVORITE. A51 
surveillance qu'exerçaient les officiers de quart et l'expé- 
rience qu'ils avaient acquise, que je pouvais goûter 
quelque repos, après les longues fatigues de la journée. 

Le 30 mars au soir, nous avions fait assez de chemin 
vers le N. pour pouvoir distinguer parfaitement, dans 
le S. E., la baie Tupinier, dont les terres semblaient 
alors deux collines isolées. 

Plus nous avancions dans la même direction, plus 
nous avions à lutter contre une mer grosse, des brisées 
fortes et un courant qui arrêtait notre route. Cepen- 
dant lorsque la Favorite fut parvenue près des îles si- 
tuées au N. de Siantann, elle trouva un faible courant 
de marée qui portait au N. E. pendant douze heures : 
grâce à ce précieux auxiliaire elle put doubler, le 31 
au soir, le rocher auquel sa forme ronde et élevée de 
quelques pieds au-dessus de la mer a fait donner le 
nom de Guérite par le capitaine Bougainville. Get écueil, 
placé à une lieue au N. de Poulao-Mata, est très-ac- 
core; mais son isolement et son peu de hauteur le 
rendent dangereux la nuit pour les bâtiments. 

Enfin, le 1° avril dans là matinée, après un lou- 
voyage long et pénible, la corvette doubla les îlots du 
N. E., qu'elle avait déjà rangés de très-près le soir où 
nous primes pour la première fois connaissance des 
Mapa: je fis arriver sr vers le S., RS ON 


lieè d'un hassiet formé par ist g Darmé des- 


# 


452 VOYAGE 
quelles il en est une qui reçut le nom d'ile aux Cocos. 
La pêche des holothuries, appelées trépan par les Ma- 
lais, se fait principalement dans cette partie des Anam- 
bas, où je vis, au fond des petites baies voisines du 
mouillage, un grand nombre d'embarcations qui atten- 
daient les beaux temps d'avril et de mai pour commen- 
cer les travaux. Cette pêche exige une grande patience 
et beaucoup de dextérité : le Malais, penché sur l'avant 
du bateau, tient, dans ses mains plusieurs longs bam- 
bous, disposés pour s'adapter les uns au bout des autres, 
et dont le dernier est garni d'un crochet acéré; ses yeux 
exercés percent la profondeur des eaux, alors unies 
comme .une glace, et aperçoivent aisément, quelque- 
fois à une profondeur de cent pieds, l'holothurie accro- 
chée aux coraux ou aux rochers : alors le harpon, 
descendant doucement, va saisir sa proie qui, ramenée 
à fleur d’eau, tombe ainsi au pouvoir du pêcheur. Rare- 
ment celui-ci manque son coup; mais la rareté du trépan 
qui, dans certaines années, se retire loin des côtes, 
et quelquefois le peu de durée des calmes, rendent les 
produits de cetie branche d'industrie fort incertains. 
Cependant on m'a assuré que la vente annuelle des ho- 
lothuries aux marchands chinois rapporte un assez gros 
revenu au sultan de Rhio et aux rajas chargés de veiller 
à ses intérêts. 
Je profitai du coin pour aller le lendemain , un ins- 
le lever du soleil, visiter l'ile aux Cocos. 
er . nom; car sa surface est entièrement 


DE LA FAVORITE. 153 
tune pour les habitants de Siantann, entre lesquels ils 
doivent être d'autant pie exactement partages qu'ils sont 
sans doute d’un ra PP ort CC nsi idérable, si j'en juge par la 
somme assez forte que les gardiens exigèrent en paye- 
ment des fruits que. je fis acheter pour nos matelots, 
auxquels un semblable rafraîchissement faisait grand 
plaisir durant la chaleur excessive de la journée. 

La brise, qui se déclara de bonne heure, nous permit 


de lever l'ancre avant midi, et je fis gouverner vers le 
S. : alors, comme la corvette allait s'éloigner de plus en 
plus de Siantann , je renvoyai les pratiques , après les 
avoir récompensés au delà même de ce qu'ils espéraient ; 
et le patron de leur bateau, pauvre esclave qui avait 
été par le fait notre véritable pilote, fut également 
comblé de présents : l'embarras que lui causaient tant 
de richesses, le soin qu'il prenait pour les cacher, nous 
amusèrent beaucoup, et je fis promettre aux deux Ma- 
lais qu'il n'en serait pas dépouillé. 

Les forbans maures, ainsi que les pros qui reviennent 
de Sincapour à Bornéo ou à Palawan, visitent quelque- 
fois les petites îles au milieu desquelles nous étions, 


et cherchent à en surprendre les habitants, qu'une fuite 


précipitée et l'abandon de leurs bateaux ne peuvent pas 
toujours sauver de l'esclavage ou de la mort : aussi, à 
l'exception des bois de cocotiers, où des gardiens sont 
toujours établis à demeure, ces rivages ne sont habités 
es lépaque de = EE du trépan , pend elle 


ie, qui, ot ces iéoiniqus + 
jours quelques-uns. 
Il. 28 


à 


454 VOYAGE 

À deux heures, la grosse pointe noirâtre et d’un aspect 
sauvage qui termine la partie méridionale de Siantann 
restait derrière nous. La corvette explora les îlots dé- 
tachés qui sont situés dans le S. de l'archipel, et le soir 
elle mouilla sur la côte de Poulao-Riabou, île monta- 
gneuse et couverte de bois, la principale des îles de Ri- 
gny; enfin le lendemain au soir, tous les travaux hydro- 
graphiques sur les Anambas étant terminés, nous fimes 
route pour les géroits qui conduisent dans la mer de 
Java (11). 

Les cartes “4 deux es à faites avec le alle 
grand soin, doivent être d'autant plus exactes que, 
depuis le départ de Tourane, la marche des cinq mon- 
tres marines a été d'une précision admirable : ainsi les 
soins et les talents réunis de MM. Serval et Paris ont 
élevé au souvenir du passage de la Favorite dans ces 
mérs éloignées, un monument qui sera peut-être un 
jour précieux pour les navigateurs. 

Plus nous approchions de l'équateur, plus le temps 
devenait beau et le ciel clair; mais les brises diminuaient 
de plus en plus, et la corvette avançait bien lentement 
vers le S. : cependant nous n’avions plus que pour douze 
jours de vivres à bord; et Java, où je comptais relà- 
cher, restait.encore à cent soixante lieues. - 

Le 5 avril, nous primes connaissance d’une suite dé 
petites îles, parmi lesquelles était Saint-Julien, dont 
ues navigateurs français ont contesté l'existence et 
rai néanmoins très-bien placée sur les cartes 
avais l'intention de faire l'hydrographie du 
xipel du Saint-Esprit, situé par 0° .4o' de latitude 


DE LA FAVORITE. 455 
N.; mais les courants au S. nous en éloignèrent si ra- 
pidement pendant le calme, que je fus forcé de renoncer 
à mon projet. La nuit suivante, la Favorite franchit 
l'équateur pour la troisième fois depuis son départ de 
Toulon, et entra, avec un beau temps et une jolie 
brise favorable, dans l'hémisphère austral. 

Déjà nous avions laissé sur notre droite le détroit 
de Sincapour et les grandes îles de Bintang, Bantam et 
Lingen, dont les côtes forment , avec celles de Suma- 
tra, des passages très-fréquentés par les bâtiments eu- 
ropéens qui se rendent dans la mer de Java, où ils 
n'arrivent toutefois qu'après avoir passé par le détroit 
long et sinueux auquel Banca donne son nom. Cette 
grande île abrite des vents de N. E. l'entrée d'une rivière 
profonde, sur le bord de laquelle est bâtie la ville de 
Palembang , où résidait autrefois un des plus puissants 
souverains de Sumatra. 

Longtemps les pros de guerre de ce sultan malais 
furent la terreur du commerce et isolèrent pour ainsi 
dire les côtes de ses États: mais le gouvernement de 
Batavia punit enfin tant de méfaits avec sa sévérité 
ordinaire. Des forces considérables parurent, en 1 Bai, 
devant la capitale du sultan de Palembang, qui, après 
avoir vu ses flottes détruites, ses troupes battues et dis- 
persées par les Hollandais, alla expier dans l'exil, aux 
Moluques, les brigandages de ses sujets. 

Malgré un si terrible exemple, ces parages n’er 
pas moins restés des repaires de forbans qui itta 
pendant le calmé les bâtiments faiblement able: ou 
attendent que des événements malheureux fassent tom- 

25. 


sont 
nt 


436 VOYAGE 
ber entre leurs mains, c’est-à-dire livrent à la plus hor- 
rible servitude ét au pillage, les équipages et les car- 
gaisons des navires qui se perdent ‘sur les nombreux 
écueils dont ces parages sont hérissés. Tel était le sort 
affreux que cette abominable race d'hommes réservait 
probablement à l'équipage de la frégate anglaise lAlcéste, 
qui fit naufrage en 1816 sur un rocher inconnu dans 
de détroit de Gaspar, situé par le 3° degré de latitude 
S., entre Banca et l’île Bülliton, lorsqu'elle s'en retour- 
nait de la Chine à Londres, avec l'ambassadeur lord 
Ambherst à son bord. Les naufragés avaient été forcés 
d'abandonner leur bâtiment et de se réfugier sur une 
île déserte; mais bientôt ils y furent assaillis par les 
Malais accourus des rivages environnants, et dont le 
grand nombre, qui allait toujours croissant, leur ins- 
pirait des inquiétudes d'autant plus cruelles qu'ils crai- 
gnaient pour le sort de la chaloupe dans laquelle lord 
Amherst était parti dès l’échouage pour Batavia. Ce- 
pendant les Anglais, quoiqu'une grande partie d'entre 
eux n'eussent pas d'armes, parvinrent par leur bonne 
contenance à en imposer à ces brigands, jusqu'au mo- 
mage. où plusieurs navires envoyés par le gouverneur 

e Java vinrent heureusement les tirer de cette dan- 

reuse situation. x 

La plupart de ces pirates: diet sortis des îlots et 
des rochers qui bordent la côte circulaire de Billiton, 
et la rendent presque inabordable pour les bâtiments 
européens. Cependant cette île sert de point de recon- 
naissance aux marins qui veulent aller de la mer de 
Chine dans celle de Java. Elle sépare deux détroits : à 


DE LA FAVORITE. 457 
l'O. celui de Gaspar, par lequel passent ordinairement 
les navires ; et à l'E. celui de Carimata, large de qua- 
rante lieues, mais que les navigateurs fréquentent fort 
peu à cause des bancs et des récifs dont il est rempli. 

L’espérance de rendre encore quelques services à 
Thydrographie me décida pour ce dernier détroit : aussi, 
dès que nous eûmes franchi l'équateur, je fis gouverner 
au S. E., pour aller prendre connaissance de Carimata, 
île montagneuse, habitée par des Malais, et qui a donné 
son nom au passage devant lequel elle est placée. 
Nous laissions sur notre gauche, à vingt-cinq lieues 
de distance, la côte de Bornéo, qui se dirige au S. l'es- 
pace de quatre-vingts lieues, depuis le 1‘ degré de 
latitude N. jusqu'au 3° degré environ de latitude S. : 
là elle tourne brusquement à TE., et court ensuite 
parallèlement aux terres de Java. Gette longue étendue 
de rivages est sillonnée par un grand nombre de ri- 
vières qui ont leurs bords couverts de villages dont les 
féroces habitants obéissent à des rajas ” traitres, plus 
méchants encore que leurs sujets. 

H n'y a pas longtemps encore que ces Sn: 
montés sur de grands pros armés de forts canons, ré- 
pandaient la terreur dans les détroits et les pyauts 
environnants; mais les Anglais, après la prise de 
Java, et plus tard les Hollandais, ont plusieurs fois 
détruit les asiles fortifiés où ils se retiraient. Cepen- 
dant, malheur encore aujourd'hui au capitaine euro- 
péen ou chinois qui mouille son navire à l'embouchure 
d'une des rivières dont je viens de parler ! L'appât de 
bénéfices considérables, les plus séduisantes promesses, 


458 VOYAGE 

tous les moyens de la plus insigne perfidie nu em- 
ployés par les chefs malais pour attirer dans leur will 
la victime sans défiance et obtenir le dé Fa 

d'une grande partie de la cargaison. ‘Ces di x points 
importants une fois gagnés, et au moment où p 
abusé croit avoir fait un voyage très-lucratif, il to: 
le poignard du iraître raja, après avoir souvent contri- 
bué lui-même, dans l'espoir de racheter sa vie, à la cap- 
ture de son bâtiment et à la perte de ses compagnons. 

Les Hollandais entretiennent pourtant sur trois points 
de cette partie des côtes de Bornéo des résidents pour 
surveiller la conduite des sultans voisins, . et protéger 
les caboteurs qui viennent y trafiquer; mesure pru- 
dente, mais inutile. La principale de ces résidences est 
Sambas, gros bourg situé par 1° de latitude N., :à 

l'embouchure d'une assez forte rivière, dont les bords, 

naturellement inondés pendant presque toute l'année, 
produisent d'immenses récoltes de riz. Cette denrée 
précieuse pour les populations malaises se trouve éga- 
lement en abondance dans la rivière de Pontiana, sous 
l'équateur, et enfin à Succadana, village situé deux 
degrés plus au S.:, au fond d'une baie dans laquelle 
plusieurs ruisseaux viennent se jeter, 

Pendant longtemps les marchands de Fe avaient 
exploité seuls le commerce de ces trois établissements; 
mais depuis quelques années les Chinois, qui sont venus 
sy établir en foule, leur ont enlevé presque entièrement 
cette source de richesses, et envoient à Sincapour-la 
grande quantité d'or, de diamants et d’autres marchan- 
dises précieuses qu'ils tirent de l'intérieur de Bornéo. 


DE LA FAVORITE. 439 
ement le gouvernement de Batavia n’a pu em- 
u'ici ces étrangers remuants et industrieux 
nsi au commerce hollandais, déjà si fort 
ns ces, pays par les Anglais, mais encore il 


de tire alone de Bornéo : car les Chinois, 
après y avoir été reçus sans défiance, se sont révoltés, 
et ils tenaient encore, lors de mon passage à Java, leurs 
anciens maîtres bloqués dans les endroits fortifiés. : 

. Les Européens n’ont presque aucune notion certaine 
sur l'intérieur de cette grande île; dont les parties ma- 
ritimes sont inondées pendant neuf mois de l’année par 
des pluies continuelles qui en rendent le climat horri- 
blement meurtrier. Les Hollandais prétendent que plu- 
sieurs voyageurs de leur nation: sont parvenus très- 
loin dans les terres, où ils ont trouvé des lacs im- 
menses, des mines d’or et de pierres précieuses, enfin 
une population noire anthropophage , chez laquelle un 
homme ne peut se marier qu'après avoir mis aux pieds 
de sa future les têtes d’un certain nombre d'ennemis 
qu'il a dévorés. Mais toutes ces relations ressemblent 
trop à celles des voyageurs du. xu° siècle pour être 
facilement adoptées : bornons-nous à espérer que l'in- 
fluence du commerce européen, qui s'étend rapidement 
sur ces contrées barbares, finira par soulever tout 
à fait le voile qui les couvre encore maintenant. - 

Le 7 avril nous dépassâmes l'ile Carimata , dont nous 
avions la veille aperçu le pic élevé à vingt lieues de 
distance, et la corvette donna dans le détroit : le temps 
était magnifique , la mer unie comme une glace, et la 


440 VOYAGE 

brise, qui se soutenait , avait varié au N. O. Nous mar- 
chions guidés par la sonde, avec une ancre toujours 
prête à tomber si les vigies eussent signalé quelque 
danger, et pendant la nuit la lune alors dans son plein 
éclaira notre route au loin devant nous. Dans l'E., nous 
distinguions les hautes terres de Bornéo, qui servent de 
point de reconnaissance pour diriger les navires au 
milieu des bancs. Ces parages, alors si calmes, de- 
vaient devenir dangereux deux mois plus tard par l'effet 
des grains violents et des temps sombres de la mousson 
de S. O. Déjà même, à mesure que nous avancions, 
la brise halait l'O. et l'horizon se montrait, par inter- 
valles, orageux du côté du S., mais le courant conservait 
toujours sa force vers le S. E, 

Le jour suivant, la brise fut très-faible et nous poussa 
lentement : je profitai de ce calme pour faire peindre 
la corvette à l'extérieur, et avant la nuit, les ravages 
du soleil et des mauvais temps avaient disparu sous 
une peinture brillante, qui rendit à la Favorite tout son 
éclat et la mit en état de soutenir dignement la réputa- 
tion de notre marine militaire sur la rade de Sourabaya. 

Le 9 avril au matin, nous entrâmes dans la mer de 
Java, sans avoir apercu depuis la veille les terres de 
Bornéo, qui sont très-basses dans cette partie et bor- 
dées de bancs extrêmement à craindre pour les navires; 
mais comme dans le détroit la profondeur de l’eau ne 
varie que de seize à vingt brasses, fond de vase, les bâ 
timents ont la faculté de mouiller toutes les fois que le 
temps où l'obscurité leur donnent quelque . 
sur leur position. 


DE LA FAVORITE. al 

La mer de Java, longue: et étroite, est soumise, 
comme celle de Chine, à l'influence de deux moussons 
oppéiles: Lorsque cette dernière mer est tourmentée 
par les vents de N. E., les navires trouvent dans l'autre 
de grandes brises d'O.; et quand la mousson de S. O. 
s'établit sur les côtes de Luçon, les vents d'E. com- 
mencent sur les rivages de Java. 

Il faut, je pense, attribuer cette différence entre deux 
mers si voisines, à leur direction : l'une est allongée 
du N. E. au S. O., l'autre de l'E. à l'O. : aussi, à mesure 
que nous approchions de la sortie du détroit de Ca- 
rimata, les vents, fixés d’abord au N. E., puis au N., 
tournaient peu à peu à O.S. O., et la brise annon- 
çait, en soufflant mollement, la fin de la mousson d'O. 

Le:ciel était devenu orageux, et quelquefois il tom: 
bait de la pluie : nous éprouvions une chaleur étouf- 
fante ; la brise variait sans cesse; pendant la nuit, et 
principalement à l'approche des grains, la mer, sil- 
lonnée par une multitude de poissons qui se jouaient 
dans le sillage brillant de la corvette, semblait une im- 
mense nappe d'argent; pendant le jour, un grand nom- 
bre d'oiseaux différents volaient autour de nous pour 
attraper des insectes de rase des demoiselles, dont 
nos agrès étaient couverts. 

Le 12 avril, les hautes terres de Java, dont nous 
étions alors à plus de vingt lieues, furent aperçues 
dans le S. E. par les vigies. J'avais donné la route au 
S. E. 1/4 S., pour atterrir sur la pointe Panka, qui 
forme un côté de l'entrée de Sourabaya. Mais comme les 
vents varièrent plusieurs fois vers le S. E., avec des 


142 VOYAGE 

rafales auxquelles le calme succédait, nous ne primes 
connaissance de la côte que le lendemain et plus à l'O. 
que je n'aurais voulu. La nuit suivante je fis longer 
la terre, sur laquelle les vigies distinguaient un grand 
nombre de feux; et enfin à la pointe du jour, je recon- 
nus les montagnes voisines de Sourabaya, auxquelles 
des formes allongées, rondes et parallèles ont fait don- 
ner par les marins le nom de Cofiins ( cercueils). Cette 
analogie ne m'a pas semblé frappante; cependant, 
comme elles sont à peu près les seules hautes terres 
voisines de la mer dans cette partie, les navigateurs les 
reconnaissent facilement. 

À six heures du matin, la corvette se trouvait à 
deux lieues de terre; une foule de bateaux de diverses 
formes l'entouraient : les uns allaient pêcher au large; 
les autres , dont une brise favorable hâtait la marche, 
cherchaient à suivre la Favorite, qui, couverte de voiles, 
les dépassait rapidement. 

Le ciel s'était éclairci peu à peu, et le soleil levant 
nous montra Java dans toute sa splendeur : quel ma- 
gnifique spectacle! La côte s'élevait insensiblement, 
et de hautes montagnes paraissaient, dans l'intérieur, 
sur un plan éloigné; le rivage, que nous longions dou- 
cement à très- petite distance, offrait à nos yeux des 
tableaux enchanteurs ; une multitude de blanches ha- 
bitations, groupées sur des monticules ou disséminées 
sur le bord de la mer, occupaient des sites délicieux 
_ qu'embellissaient de mombreux bouquets d'arbres, 

chargés des fruits des tropiques. Plus loin, la vue se 
reposait sur des villages d’une jolie apparence et sur 


DE LA FAVORITE. 443 
des champs très-bien cultivés: nous distinguions aussi 
de vastes rizières et des plantations de cannes à sucre 
dont les différentes teintes, qui allaient s'unir au vert 
sombre des hautes terres, formaient un admirable con- 
traste avec la nature sauvage, réfugiée dans les majes- 
tueuses montagnes amoncelées au milieu de l'ile 

Les forêts vierges et leurs solitudes, en faisant sentir 
à l'homme sa faiblesse et son néant, peuvent lui inspi- 
rer une respectueuse admiration; mais la vue de la 
nature cultivée, récompensant par mille bienfaits les 
travaux de l'espèce humaines est bien plus douce, plus 
consolante pour l'âme du voyageur. 

L'approche de la pointe basse et sablonneuse de 
Panka nous fut annoncée par le pavillon hollandais, qui 
flotte à son extrémité. À une heure, la corvette ran- 
geait de 3 un ed Je es les canons défendent 
la passe : la sonde rappo t vingt à vingt- 
cinq pieds, fond de vase, et j'allais faire mouiller, quand 
le pilote, que le pavillon bleu et blanc déployé au som- 
met du mât de misaine et plusieurs coups de canon 
avaient prévenu de notre arrivée, vint à bord et fit 
gouverner la corvette pour sa destination. 

Le canal que nous suivions est formé par les îles de 
Madura et de Java, qui le resserrent beaucoup dans cer- 
taines parties, où les bancs de vase dont les deux côtés 
sont bordés viennent jusqu'au milieu des passes et en 
diminuent considérablement la profondeur, car plu- 
sieurs fois la corvette passa sur un fond qui n'avait 
guère plus de quinze pieds; mais la vase cédait facile- 
ment. La marée, devenue contraire, nous força de 


A4 VOYAGE DE LA FAVORITE. 
laisser tomber l'ancre, au soleil couchant, devant un 
grand village javanais appelé Gressy, et à peu de dis- 
tance du fort d'Orange, construit sur le sommet d'un 
banc, et dont les fortifications, élevées autrefois par 
les Français, portèrent notre pavillon jusqu'à la prise 
de l'ile par les Anglais, en 1811. 

Le lendemain au point du jour nous remimes sous 
voiles par un beau temps, et deux heures après, la Fa- 
vorite mouilla devant la ville de Sourabaya. 


NOTES. 


Note 1, page 39. 


M. Eydoux, chirurgien major de la Favorite, s'est occupé d'une 
manière spéciale, pendant son s jour à Canton'et à Macao, de 
recueillir sur le thé tous les renseignements que pouvaient lui 
procurer les nombreux négociants européens avec lesquels nous 
étions liés ; et comme je ne doute pas que M. Eydoux n'ait choisi, 
au milieu de tant d'opinions différentes sur la préparation de 
cette substance, celle qui est le plus généralement admise, je 
joins ici la note qu'il a bien voulu extraire de son journal et me 
communiquer. 


NOTE SUR LE THÉ. 


Il est une chose digne de remarque et de fixer surtout l'at- 
tention du voyageur philosophe et observateur : c'est le soin avec 
lequel chaque peuple a cherché dans le règne végétal une subs- 
tance qui, mêlée à l'eau et convertie en boisson, pût flatter son 
palais et devenir _— a son jé journalier , un nouveau 


besoin. ET ti sav de recours au froit dun cafer; 


les Chinois, les Gapémnie et, ja suite de leurs relations commer- 
ciales avec ces deux peuples, les habitants du N. de l'Europe et 
de YAmérique, aux feuilles du thé; les peuplades sauvages de 
l'Océanie, à la racine du cava; les habitants de l'Amérique du S., 
aux feuilles du mathé, etc. ete... Enfin il n’est aucun peuple, 
on peut l'avancer hardiment, qui n'ait payé et ne paye cetle 
sorte dé tribut au règne végétal. Ce simple usage d’une boisson, 
devenu par l'habitude une nécessité, pourrait offrir aux yeux du 
philosophe un vaste champ d'observations. 1 serait, en eflet, 


EUTH NOTES. 
tout à la fois curieux et intéressant de remonter à la cause de 
ces usages; au but que chaque peuple s’est proposé en les adop- 
tant ; d'étudier leur eflet sur l'organisation, tant sous le rapport 
médical que sous le point de vue moral , et leur influence sur la 
société. Qui sait même, à une époque où le besoin de classifications 
en tout genre se fait sentir d'une manière si impérieuse, qui 
sait, dis-je, si un observateur habile ne parviendrait pas à s’en 
servir avantageusement pour établir la base d’une classification 
nouvelle des peuples ?... . 
toutes les substances consacrées ainsi au goût souvent 

bizarre des hommes, celle du thé, sans contredit, est une des 
plus généralement employées. L'arbrisseau qui la fournit, classé 
par Linné dans la palyandrie monogynie, vient naturellement 
en Chine et au Japon, où l'on donne cependant de grands soins 
à sa culture. 11 croît lentement et n'atteint son développement 
qu'au bout de six ou huit ans; à cette époque, son élévation 
est ordinairement de trois, quatre, ou cinq pieds au plus. en est 
toujours vert et se plaît dans les plaines basses, sur les 
et les revers de montagnes qui jouissent d’une température douce, 
quoiqu'on le cultive dans certaines provinces de la Chine où le 
froid se fait sentir d’une manière assez vive. 

Je ne parlerai ass ici sas ne er de _— 
seau à thé, ni de la m li le récolte 


mis: FE 4 P: FE ee. Li her aftreé 


y : ce PR 
mliuuinuec Disinie entier même parmilei Eusopéine-é 
sident à Canton, une grande divergence d'opinions sur l'origine 
des deux espèces de thé, le vert et le noir, je rapporterai seulement 
ce qui m'a été dit à ce sujet par des personnes dignes de foi et 
qu'un long séjour en Chine a mises à même de recueillir des ren- 
seignements sur tout ce qui concerne l'histoire du thé. 
Les thés noir et vert sont fournis par le même arbrisseau. 
Le mode seul de dessiccation apporte les différences que l'on 
remarque entre ces deux espèces. Pour obtenir la première, on 
expose quelque temps à l'humidité les feuilles qu'on a cueillies ; 
bientôt elles entrent en fermentation et perdent leur sq cou- 


NOTES. h47 
leur verte pour revêtir celle d’un brun noirâtre ; puis on les fait 
sécher sur une grande plaque de fer, légèrement chauffée par 
du feu qui est entretenu au-dessous. Pour la préparation du thé 
vert, au contraire, les feuilles sont séchées presque immédia- 
tement après avoir été cueillies ; mais alors, au lieu de se servir 
d’une plaque de fer, on fait usage d'une plaque de cuivre. 

Je ne sais jusqu'à quel point la nature de la plaque métallique 
peut influer sur la coloration de ces feuilles, ainsi qu'on le pré- 
tend dans le pays : une action chimique qui se passerait sur la 
surface du métal pourrait seule en rendre compte ; mais je pense 
que le thé noir ne doit son changement de couleur qu'à l'espèce 
de fermentation qu'on lui fait subir préalablement; et d'ailleurs, 
ne voit-on pas le même phénomène avoir lieu sur toutes les 
feuilles soumises à cette opération ? 

La différence entre ces deux espèces de thé ne consiste donc 
point, comme on l’a cru longtemps, et comme beaucoup de per- 
sonnes le croient encore, dans l'existence de deux arbrisseaux 
différents, mais bien dans la fermentation que l'on fait subir au 
thé noir, et peut-être aussi dans l'emploi divers de la plaque de 
métal dont on se sert pour opérer la dessiccation. 

Dans ns et r anire de ee deux oepèee de ées rt snt foule 
de qu LE à 
ont aBecté-u un nom. Ces variétés jirovisoneut de là nature du ter- 
rain ou de son exposition ; de la partie de la plante où les feuilles 
sont cueillies (celles de la sommité de l'arbrisseau donnent les 
meilleures ); enfin elles résultent principalement de l'époque à 
laquelle on a fait la récolte : ainsi, lorsqu'on recueille les feuilles 
aumoment où le bourgeon d'où elles naissent vient de s'épanouir, 
on obtient un thé de première qualité; et plus on laisse ces feuilles 
grandir-et atteindre, pour ainsi dire, leur ri moins le thé 
qu'on en retire est bon. 


Note », page 66. 


Non-seulement le capitaine, mais les officiers mêmes de chaque 


A8 NOTES. 

vaisseau de la compagnie, ont le droit d'embarquer à bord une 
certaine quantité de marchandises ; ceux d’entre eux qui préfe- 
rent un profit certain aux chances hasardeuses du commerce , 
cèdent à des négociants d'Angleterre ce port permis pour une 
forte somme d'argent; les autres tentent la fortune et font parfois 
d'assez grands bénéfices. Mais on m'a assuré que depuis quelques 
années la compagnie ; forcée d'apporter de l'économie dans toutes 
ses dépenses, a diminué ces priviléges , et que les places de capi- 
taine et d'officier de ses bâtiments sont beaucoup moins lucra- 
tives qu'autrefois. 

Cependant telle était encore en 1829 la pue de marchan- 
dises embarquées ainsi à bord de ces navires, qu'à l'époque où 
les démêlés entre les Chinois et les Anglais forcèrent la flotte 
de ces derniers de rester à l'embouchure du Tigre, les pacotilleurs 
furent obligés, pour ne pas être entièrement ruinés par ce retard, 
de fréter un country-ship de trois cents tonneaux qu'ils chargèrent 
entièrement de leurs marchandises et expédièrent pour Canton. 
Nous avons vu qu'ils n'en portèrent pas moins de très-vives 

clamations auprès de la cour es teurs à Londres. 


R est vrai qu'une re Lacs 1 NY SE SOA 
Fr 


: see ae rcielieniafé 


de la compagnie a également beaucoup din je 

veux parler des nombreux passagers qui trouvaient à bord de ces 

navirés toutes les recherches du luxe et du confortable, et les 

payaient exorbitamment cher; mais depuis 1814, les prix des 

passages ayant considérablement baissé, à cause de l’économie à 

laquelle nos rivaux, moins heureux que. pif g: passé dans si 
nt forcés d 


nents a également diminué à bord 
des vaisseaux de la ri du reste jouissent toujours , et 
à juste Run “mA Seth d'être bien manœæuvrés , parfaite- 
ment tenus, et de pouvoir servir de modèles aux bâtiments mar- 
chands pour la décence et le bon ton, qui sont sévérement main- 
tenus à leur bord parmi les 


#5 
A 


NOTES. hA9 
Note 3, page 69. 


Lorsqu à propos du commerce européen aux Philippines, il a 
été question de celui des Américains avec ces contrées, j'ai com- 
mis une erreur que je m empresse de réparer ici , et dans laquelle 
m'avait fait tomber l'usage adopté par les Espagnols de donner éga- 
lement le nom d’'Anglais aux négociants de la Grande-Bretagne 
et a ceux de l'Amérique du Nord. 

J'ai dit que les affaires commerciales de ces derniers à Luçon 
étaient de peu d'importance en comparaison de celles de leurs 
rivaux ; je me trompais , car les armateurs des États-Unis, qui ont 
été les premiers étrangers admis au commencement de ce siècle 
dans Manille , sont encore à la tête du commerce de cette colonie, 
que non-seulement ils approvisionnent de produits des manufac- 
tures ou du sol de leur patrie, mais encore à laquelle ils portent 
les marchandises que leurs bâtiments vont prendre dans les ports 
de l'Angleterre, dont les marchands retrouvent ainsi à Luçon, de 
même qu ‘à la Chine, des concurrents qui, par leur excessive éco- 
nomie et leur grande activité dans les expéditions maritimes, 
obtiennent une supériorité incontestable sur tous les marchés 
des pays où ils sont reçus. 


Note 4, page 174. 


Ces nids précieux, dont la forme ovale a beaucoup de res- 
semblance avec celle d’une écaille d’huiître un peu profonde, se 
trouvent principalement sur les côtes de la Cochinchine. et des 
iles du grand archipel d'Asie. L'oiseau qui les construit, espèce 
d'hirondelle de mer au plumage noir, à l'air sauvage , au vol 
rapide et saccadé, fréquente les lieux isolés et situés près de la 
mer; et comme s’il cherchait à se mettre encore plus à l'abri 
des poursuites de l'homme, il se retire sur les rochers les plus 
hauts et les plus escarpés, € ire lesquels il colle pour ainsi dire, 
par un point de la FER Re son nid, dont il a choisi, dit-on, 


IL. 29 


F4 


4150 NOTES. 

les matériaux au milieu de l'écume de la mer. Mais que peuvent 
les précautions du pauvre oiseau contre l'audace d'un ennemi que 
l'espoir de s'emparer d'une proie qu'il vend au poids de l'or dé- 
cide à confier sa vie à une corde dont l'appui incertain lui fait 
braver les plus effrayants précipices! Alors le propriétaire dépos- 
sédé s'enfuit, mais revient bientôt se rebâtir une nouvelle de- 
meure qui, l'année suivante, lui sera sans doute enlevée de nou- 
veau , pour aller satisfaire la gourmandise de quelque riche Chi- 
nois. 

Cette substance si recherchée doit subir bien des prépa- 
rations avant de pouvoir être employée dans les festins, dont elle 
forme un des principaux mets et en même temps un des plus 
dispendieux. Dans son état primitif, elle est couverte d’un enduit 
noirâtre, grossier, qu'un long séjour dans l'eau tiède peut seul 
détacher de la partie blanche et transparente , laquelle ne devient 
telle qu'après avoir été épluchée avec un soin minutieux : alors 
on la divise sans peine en filaments très-minces, qui sont vendus 
au poids et à un prix exorbitant. La manière de les “employer 
dans la cuisine est cependant peu variée, car on les fait | où 
tout simplement dans une espèce de consommé, qui prend : 
une grande ressemblance avec notre potage au vermicelle, sans 
pouvoir lui être comparé pour le goût, du moins suivant l'avis 
de la plupart des Européens. Mais je serais porté à croire que les 
qualités aphrodisiaques dont les Chinois prétendent que ces nids 
sont doués, en font tout le prix à leurs yeux. é&. 


Note 5, page 211. 


Je donne ici la traduction de la réponse du vice-roi de Can- 
ton à la lettre que je lui avais adressée , pour mettre les lecteurs 
à même de juger du style diplomatique des mandarins chinois. 

traduction, bien plus complète que celle qui avait été faite 
par le révérend P. Amyot, ancien missionnaire jésuite à la cour 
de Pékin et résidant aujourd’hui à Macao , est l'ouvrage du savant 
orientaliste M. Klaproth. 


Se 


NOTES, 451 

« Le cinquième des ministres d'état, président du département 
de la guerre et gouverneur général des deux Kouang {c'est-à-dire 
des provinces de Kouangtoung et de Kouangsi ), adresse cet ordre 
aux marchands hanistes, ete., pour leur faire savoir qu'il lui a 
été présenté le vingt-sixième jour de la dixième lune de la dixième 
année de Tao-Kouang , un placet de Tchi-na-cul (Gernaert), consul 
de France , dans lequel il expose que l’année dernière le brigand 
Ou-Kuen et autres ont tué plusieurs hommes de son pays. Après 
avoir scrupuleusement examiné cette aflaire, le gouverneur géné- 
ral a ordonné de saisir les criminels et de les faire juger selon 
les lois. 

«Comme les lois et les institutions du céleste empire sont 
sublimes et claires, elles ne permettent pas que des b igands et 
des vagabonds échappent au châtiment : le gouverneur général 
a agi selon son devoir et d'après les règles de la saine raison. H 
n'y avait donc aucune nécessité que ledit royaume en remerciât 

Pa eV PR et que son roi envoyät un bâtiment à Can- 

ur rendre des es actions de grâces. Au reste, on s'aperçoit, par 
‘circonstance, qu'on reconnaît avec respect la vertu et là 
ne. du grand et auguste empereur. Une telle démarche 
indique beaucoup d'intelligence. Du reste, La-pa-sse, capitaine de 
ce vaisseau étranger, n'avait qu'à annoncer ce motif: il n'était pas 
nécessaire qu'il vint à Canton dt témoigner sa reconnaissance 
en personne. 

« Quant aux vaisseaux marchands de son pays qui entrent dans 
la baie de Canton, il demande qu'ils payent les droits de ton- 
nage de la même manière que les vaisseaux anglais, hollandais 
et américains de la même dimension. 11 demande en outre qu'on 
traite ces bâtiments de même que tous les autres qui entrent dans 
ce port, pour ce qui concerne les droits d’ amarrage et autres. À ce 
sujet, le gouverneur général déclare qu'il a été $tatué par les or 
donnances impériales que les bâtiments de toutes les nations doi- 
vent être partagés en égories, et payer les droits en 
conséquence : ainsi ls valisemux de chaque royaumé doivent 
payer les mêmes sommes que les vaisseaux anglais de la même 


# 20. 


152 NOTES. 
grandeur. Ceci sera aussi le cas pour ce qui regarde les droits des 
compradors et ce qu'on paye pour les droits du port. Le soin de 
tout cela regarde le hoppo de Canton. 

« Cette ordonnance doit être transmise aux marchands hanistes 
pour qu'ils la communiquent aux étrangers en question. Qu'on 
la respecte et qu'on ne s’avise pas de l'enfreindre. 


« Tao-Kouang, 10° année, 10° lune, 27° jour. » 


Note 6, page 212. 


J'ai dépeint le luxe et la grandeur au milieu desquels vivent 
les chefs et même les agents de la compagnie, qui représentent | 
à la Chine le gouvernement et le commerce de la Grande-Bre- 
tagne. Nous avons vu que les États-Unis disputent dans ces con- 
trées , à l'Angleterre, le premier rang en richesses et en activité, 
mais non en splendeur et en représentation ; et si cependant cette 
république parcimonieuse n’a pas une factorerie aussi magnifique 
que celle de ses rivaux , elle n'en pen pe moins à son D Fgu 
des émoluments qui lui p WE r t 


soutenir UC 


convenable et sheet nécessaire pour inspirer du respéét aux 
Chinois. 

Mais c'est principalement dans la manière généreuse avec la- 
quelle l'économe Hollande traite son représentant à Canton, que 
l'on trouve une bien forte preuve de l'importance que devrait avoir 
cette dernière considération aux yeux des gouvernements dont 
les sujets trafiquent avec la Chine; car cette nation, qui n'envoie 
qu'un nombre très-borné de bâtiments dans le Tigre, donne qua- 
rante mille francs < d'appointements à son eonsul, auquel d’autres 
avantages permettent, de doubler cette somme chaque année. Si 
une petite puissance a jugé devoir agir ainsi par orgueil national 
et dans l'intérêt de ses marchands , que n'aurait-on pas à attendre 
de la France, si grande , si riche , et qui devrait employer tous les 
moyens pour faire revivre son commerce dans les pays où il fut 
si respecté autrefois? Elle n'a rien fait, et son consul en Chine 
ve reçoit annuellement que douze mille francs, somme à peine 


NOTES. 455 
suflisante pour lui assurer un abri à Macao. Répéterai-je encore 
que cet esprit de parcimonie, qui fait attaquer chaque ; jour l'exis- 
tence des employés du gouvernement ; qui étend ses funestes 
eflets jusque sur les armées de terre et de mer, et diminue sans 
cesse le prix des services présents ainsi que la récompense des 
services passés, est encore bien plus fatal à l'honneur et aux 
intérêts de notre patrie dans les contrées lointaines, dont les ha- 
bitants, beaucoup moins avancés en civilisation que les Euro- 
péens, ne comprennent pas les principes qui nous régissent 
maintenant, et ne peuvent séparer la richesse de la considéra- 
tion ? Pour eux une nation n'est grande qu'autant qu'elle est 
représentée avec grandeur, et nous avons vu que toutes les puis- 
sances maritimes se sont soumises à celte manière de voir : la 
France seule croit, malheureusement pour ses marchands, pou- 
voir la braver, et, méconnaissant même tout à fait les véritables 
intérêts de son commerce, elle adopte aveuglément, comme 
moins dispendieux, l'usage suivi par ses voisins, de prendre pour 
consuls de simples négociants ; mais ceux-ci, toujours choisis par 
la Grande-Bretagne parmi les riches Anglais, sont entourés et 
soutenus par leurs compatriotes , et présentent ainsi à leur gou- 
vernement comme aux étrangers une honorable garantie. Peut-il 
en être de même de ces chargés de consulats de France, qui le 
plus souvent ne sollicitent ce litre que comme un moyen de ga 
gner de l'argent ou de rétablir de mauvaises aflaires, et qui, 
étant presque toujours les seuls commerçants français dans les 
pays où ils résident, manquent également d'appui et de considé- 
ration ? 

Plus un commerce est faible, plus il a besoin d’être protégé 
matériellement et surtout moralement : que le nôtré trouve dans 
toutes les parties du monde des bâtiments de guerre pour le dé- 
fendre et le soutenir; que des consuls bien choisis, noblement 

tribués, lui assurent dans les pays les plus éloignés l'appui de 
la considération dont ils auront su s’entourer par leur conduite 
et principalement par une digne représentation, et bientôt les 
chambres de commerce de nos ports remercieront les représen- 


A5 NOTES. 


tants de la nation cles légers sacrifices qu'un objet aussi se - 
tant aura 


Note 7, page 270. 


QUELQUES RENSEIGNEMENTS SUR LES MOUILLAGES DE MACAO, DE 
LINTIN, ET SUR CELUI QUI EXISTE EN DEHORS DES PORTS DE 
BOCCA DE TIGRIS. — TRAVERSÉE DE MACAO À TOUBANE. 


(Extrait de mon journal.) 


Dès que l’on est sorti du canal de Lantoa pour entrer dans la 
branche du Tigre qui conduit à Canton, le fond diminue si ra- 
pidement qu'à trois lieues de Macao il n'est plus que de cinq 
brasses, fond de vase. Les grands bâtiments mouillent ordinaire- 
ment là, pour se rendre ensuite, soit à Wampoa, soit à l'établis- 
sement portugais, dont la rade ne peut convenir, et seulement 
pendant la mousson de N. E,, qu'à des navires tirant au plus 
quinze pieds d'eau. Dans ce dernier cas, ils pourront laisser cou- 
rir jusqu'à ce qu'ils relèvent le fort Blanc (San Francisco), qui 
est placé sur la gauche de Macao , au N. 62° O.; Cow-Point, au 
S. 16° E., et la plus septentrionale des deux îles au N. 36° E 
alors ils seront par quatre brasses à marée haute, et par trois et 
dernie seulement à basse mer ; mais les capitaines pourront laisser 
tomber l'ancre sans inquiétude, parce que la yase qui tapisse le 
fond a au moins une brasse de profondeur. Dans cette position , 
les. bâtiments seront encore à une lieue au moins de Macao, dont 
un banc de sable dur, sur lequel il n’y a que quinze pieds d'eau, 
les empêchera d'approcher davantage; cependant ils pourront 
franchir cet obstacle en s’allégeant : alors ils trouveront devant 
la ville un bon mouillage et quatre brasses d’eau; mais s'ils 
veglent entrer dans la Typa, ils devront se déjauger considéra- 
blement ; pour passer sur le haut-fond qui s'étend devant l'entrée 
de ce port et la ferme entièrement. Là seulement les navires sont 

à l'abri des ty-fongs, auxquels ils sont exposés dans toutes les 
autres parties de la baie pendant la mousson de S. O. Lorsque 


NOTES. 455 
règne l'autre saison , le mouillage est moins dangereux sans doute, 
mais les navires éprouvent beaucoup de désagréments : les cou- 
rants de marée sont très-rapides, surtout le jusant, quand les 
vents de N. E. soufflent avec violence; et la lutte de ceux-ci 
contre le flot qui porte au N. E., c'est-à-dire dans une direction 
opposée à celle que suit le jusant, fait lever une mer courte et 
très-dangereuse pour les embarcations, qui souvent pendant plu- 
sieurs jours ne peuvent communiquer avec la terre. 

La rade de Macao peut donc être considérée comme un assez 
mauvais mouillage pour tous les bâtiments en général : aussi, 
parmi ces derniers, ceux qui ne sont pas destinés pour Canton, 
vont mouiller devant Lintin, où ils se rendent directement en 
sortant du canal de Lantoa, sous la conduite du pilote de la 
Grande-Lemma. Cette navigation n'est pas difficile; cependant il 
faut prendre des précautions pour éviter l'extrémité d'un grand 
banc qui s'étend au large de la pointe méridionale de Lintin ; 
et les nombreux bâtiments à l'ancre dans le S. O. de l'ile pen- 
dant la mousson de N. E. , et dans le N. E. pendant que soufllent 
les vents de S. O., indiqueront parfaitement le mouillage. Géné- 
ralement les navires sont sur ces deux rades à l'abri des mauvais 
temps; cependant ils doivent être munis de bonnes amarres et 
principalement de chaînes de fer, car quelquelois il sort des ca- 
naux formés par les grandes îles environnantes des rafale pus 
violentes que subites. 

Malgré tous les avantages que présentent les mouillage à de 
Lintin, je pense que les bâtiments de guerre doivent éviter d'y 
faire un séjour un peu prolongé, parce qu'ils seraient exposés, 
sans même avoir le droit de s'en plaindre, aux vexations et à 
l'insolence des autorités de la province voisine, qui regardent 
cette île comme un repaire de contrebandiers d'opium, et parce 
qu'en même temps la surveillance dont ils seraient l’objet de la 
part des j jonques de guerre pourrait faire un grand tort aux af 
faires des armateurs de leur nation, et à celles des Européens en 
général. 

I est un troisième point de relâche où j'aurais conduit la Fa- 


456 NOTES. 

vorite, si j avais mieux connu les localités; je veux parler d’une 
rade excellente, abritée de tous les vents, et sur laquelle les ty- 
Jfongs parviennent rarement, qui est située en dehors et très-près 
des forts de Bocca de Tigris. Plusieurs fois les frégates anglaises 
et américaines ont fait d'assez longues stations dans cet endroit, à 
toutes les époques de l'année, et toujours leurs relations avec 
Canton, d'où elles tiraient leurs approvisionnements, ont été 
facilement entretenues au moyen des canots , qui choisissaient le 
flot pour remonter jusqu'aux factoreries, et revenaient avec le 
jusant. Le voyage n'offre aucun danger, si l'on ne débarque nulle 
part, excepté à Canton. Cette précaution est d'autant plus néces- 
saire que la préserice d’un bâtiment de guerre aussi près des forts 
ne laissera pas de donner de l'inquiétude aux autorités chinoises, 
lesquelles , il est vrai, n'auront rien à dire, parue le bâtiment 
sera en dehors ef sf ss Tigris, mais qui n'en feront sur- 
veiller que plus sé moindres démarches des étrangers. 


Quid le fleuve soit des et à peu près débarrassé de bancs 
jusqu'à ce mouillage, le trajet depuis Lantoa exigera cependant 
une grande attention , car généralement les pilotes chinois ne doi- 
vent inspirer que peu de confiance ; on fera même bien de consul- 
ter continuellement les plans dressés par les hydrographes anglais, 
et avec lesquels on pourrait au besoin se passer des Eee chinois, 
qu'un bâtiment de guerre qui voudrait remonter jusqu'à Bocca de 
Tigris n’obtiendrait peut-être pas des mandarins de Macao, aux- 
quels il est d'usage de les faire demander par le bateau pilote 
de l'ile Lemma , aussitôt que l’on est mouillé par les cinq brasses, 
comme je l'ai dit plus haut. Dans le cas très-présumable où les 
autorités chinoises refuseraient les pratiques, et où le capitaine, 
ne connaissant pas assez le Tigre, n'oserait le remonter avec les 
plans seuls pour guides, on trouvera facilement dans l'établisse- 
ment portugais, ES les Éit des paquebots européèss 

d'excellents pilotes, ts anglais ot + “es s'em 
presseront de péccuer avec une né st complai " 

À Canton, aussi bien que dans l ablissémnent portugais, les 
approvisionnements de tout genre pour les navires, et princi- 


NOTES. 457 
palement les vivres, sont exorbitamment chers; le vin, dont 
les équipages français ne peuvent se passer, ne s’y trouve qu’en 
très-petite quantité, parce qu'il n'y est jamais transporté en bar- 
riques et que les habitants n'en font aucun usage. 

Le 18 décembre dans la matinée, la Favorite appareïlla de la 
rade de Macao pour la Cochinchine, par un temps clair, mais 
avec une brise de N. E. très-fraiche. Comme je pensais que nous 
retrouverions au large la mousson dans toute sa force, je fis 
prendre deux ris aux huniers avant de dépasser la Grande-La- 
dronne, qu’à huit heures nous relevions dans l'E. , à trois lieues 
environ de distance, et qu'avant midi nous avions tout à fait 
perdue de vue. 

Déjà le ciel avait changé d'apparence; de brillant qu'il était 
le matin, il était devenu peu à peu sombre et nuageux, et en 
même temps le vent et la mer avaient considérablement aug- 
menté. À quatre heures, toutes les îles au S. de Macao restaient 
derrière nous : je donnai la route au S. O. pour aller reconnaître 
les îles Taya, dont est bordée l'extrémité N. E. d'Haynan ; mais 
à minuit, craignant que le courant, qui portait avec violence 
au S. S. O., n’entraînât trop rapidement la corvette sur la terre, 
que par un temps aussi mauvais nous n'aurions pu distinguer 
durant la nuit, je fis changer la route et gouverner au S. 33° O., 
jusqu’au jour : alors nous mimes le cap au S. 55° 0. ; et à 
huit heures , les vigies aperçurent, dans le N. N. O., une haute 
terre qui terminait la partie méridionale d'Haynan, et que sa 
forme élevée au milieu et en pente douce de tous les côtés me 
fit reconnaître facilement pour une des montagnes que les 
Anglais appellent téte d'Haynan. À dix heures, nous la relevions 
au N. 1/4 N. O., et la sonde rapportait quarante-cinq brasses, 
fond de vase noire. 

La corvette, poussée par une brise très-forte et une mer hou- 
leuse, avançait sed aussi à onze heures et demie distin- 
guait on p nt la côte d'Haynan fuyant dans le S. S. O. et 
_ bordée’de pligés de sable blane, sur lesquelles les lames se bri- 


saient avec fureur. À midi, nous étions par 19° 16° de latitude N. 


158 NOTES. 

et 108 28° de longitude orientale observée. Le temps était 
nuageux et sombre comme la veille, et une mer très-mauvaise 
fatiguait la corvette; les terres, que nous longions à très-petite 
distance, disparaissaient parfois entièrement derrière la brume. 
Bientôt nous passâmes à l'O. et à moins d'un mille de False 
Tinosa, rocher aride, très-accore et qui, étant séparé de la grande 
erre par un canal d’une lieue de large, peut servir de point de 
reconnaissance. À six, milles dans le S. S. O. est située Tinosa, 
aussi nue que False Tinosa, mais plus grande et servant d’abri 
contre une houle terrible et le vent de N.E, à une petite baie, au 
fond de laquelle nous aperçümes quelques caboteurs et des ba- 
teaux de pêche. 

Ces deux iles sont placées quatorze minutes fr au N, sur les 
cartes d’ Horsburgh , édition de 1815; mais cette erreur a été 
corrigée sur l'édition de 182 7- D'après nos observations, False 
Tinosa est par 19° 0’ de latitude N, et 108° 21’ de longitude E.. 
et Tinosa par 18° 55’ de latitude N. et 108° 20° de longe 
orientale. 

Entre ces deux îles, la côte d'Haynan paraît haute et aride a 
jusque sur les bords de la mer. “. 

- Au coucher du soleil, le temps avait mauvaise apparence: je fis 
reprendre aux huniers le second ris qui avait été largué dans la 
matinée, et je me décidai à longer la terre jusqu'au lendemain ma- 

» comptant faire-route alors pour franchir le canal qui sépare 
Haynan de Ja Cochinchine.. Quelques instants après, je donnai le 
cap au S. 330 L». pour nous éloigner un peu de la côte, que mg. 
avions rangée jusque-là à à moins d’une demi-lieue ; et quand nous 
eûmes couru vingt-deux milles, je fis gouverner au S. 68 O., afin 
d'aller passer à einq lieues environ de la pointe la plus SE. 
de l'ile, dont je voulais prendre connaissance au lever‘du soleil. - 
À dix heures, le vent avait augmenté de violence, et la corvelte 
filant huit nœuds sous ses huniers seulement, je fis prendre le 
troisième ris; et deux heures après, quoique le temps fût obscur, 
les vigies aperçurent la terre dans le N. N. O.. à petite distance : ‘ 

alors je changeai la route, et nous mîmes de cap au $. 6° 0 


1 » À 


NOTES. 159 
Mais comme, malgré son peu de voilure, la Favorite filait en- 
core constamment huit nœuds , je supposai qu'à quatre heures elle 
devait être N. et S. avec la pointe la plus méridionale d'Haynan : 
je is mettre alors le cap au N. 68° O., pour contourner la côte, 
que j'estimai être à cinq lieues de nous, et dont bientôt és 
devions éprouver l'abri contre le vent de N. E.; en eflet, à six 
heures nous étions presque en calme, et je fus hist de mettre 
toutes les voiles dehors pour pouvoir faire gouverner la corvette 
contre la forte houle qui la maîtrisait et la fatiguait beaucoup . À 
six heures et demie, quand le jour fut arrivé, on découvrit au loin 
dans l'O. N. O. l'île d'Haynan, dont pendant la nuit le courant 
nous avait considérablement écartés : alors nous tinmes le vent 
tribord , et mîmes le cap au N. 40° O., pour aller reconnaître la 
terre, que nous apercevions ; mais comme la brise qui avait halé 
# N. talk si 2 faible et la sp rs. nous es mes pes de 
à midi, 
notré position 17° 51’ de latitude et 107° 23° Er Mn F7 
quis la certitude que les terres en vue formaient l'entrée de la 
baie de Sichew, dont nous étions éloignés de dix lieues environ , et 


que, dans les dernières vingt-quatre heures , le courant nous avait 


entraînés de trente-six milles dans l'O. S. O., différence énorme et 
à laquelle je devais d'autant auoine m'attendre, qu'Horsburgh 
assure que, dans les parages où nous étions, les courants ne sont 
violents qu'à la suite d'un coup de vent ou pu ty-fong, Kanès 
n'avions éprouvé ni l’un ni l’autre. … Le | 

Cette nouvelle circonstance me décide à a ea de grandes 
précautions pour atterrir à la côte de Cochinchine, sur laquelle je 
ls gouverner en mettant le cap au S. 73° E.; mais le calme et 

la houle ne nous permirent de faire que très-peu de chemin jus- 
qu'à huit heures du soir : alors nous perdimes sans doute l'abri 
d'Haynan, car le vent reprit en peu de temps toute sa force de 
la veille, x, à corvette avança rapidement. Cependant, coname 
elle n'était plus qu'à trente-trois lieues de Tourane , et que je 
devais supposer, d’après l'expérience des dernières vingt-quatre 
heures, que le courant nous ferait faire une partie du trajet, toutes 


460 NOTES. 
les voiles furent serrées, excepté les huniers, qui restèrent avec 
trois ris pris; malgré cette précaution, la Favorite fila constam- 
ment neuf à dix nœuds jusqu'à une heure du matin, que je 
lis mettre en travers, bäbord amures : le temps s'était éclair- 
ci; le vent soufllait du N. par rafales violentes, et les lames, 
courtes et élevées, brisaient avec tant de bruit et faisaient rouler 
la corvette avec tant de violence, que par moments nous aurions 
pu croire être au milieu d’une barre. J’attribuai cet effet à la ren- 
contre du grand courant venant du N. E. avec celui qui sort du 
golfe du Tunquin , rencontre où ces deux masses d’eau perdent 
sans doute leur impulsion, comme nous en eûmes la preuve le 
lendemain au point du jour ; car si le courant au S. S. O. eût été 
aussi fort que la veille, nous aurions aperçu, à septheures du matin, 
la côte de Cochinchine ; et loin de là, à huit heures les vigies n'a- 
vaient encore rien découvert : alors jugeant , et avec raison, que 
les courants étaient nuls, je donnai la route au S. pour aller re- 
connaître l'entrée de la baie de Tourane : le ciel avait pris un 
aspect ménaçant , les baromètres baïissaïent sans cesse, enfin tout 
annonçait un grand mauvais temps et rendait très-critique notre 
situation sur une côte battue perpendiculairement par le vent et 
par une mer 

H fallait chili trouver un abri pour la corvette qui , si elle 
fût restée au large, aurait été entraînée dans le S., sans aucun 
espoir de pouvoir remonter vers le N.: je me décidai donc à lais- 
ser courir sur la terre pour la reconnaître Pen ce qui 
n'était point facile , car l'horizon n'offrait de tous côtés qu’un large 
rideau de brume. sg à onze SLA et demie, on aperçut vague- 

ti S. 5. E., et au même instant on 

la distingua dans le S. O: es deux masses pointues et élevées 
qui s’étendaient du N.O. au S.E., et au pied desquelles la mer bri- 
sait violemment sur une pointe de rochers. La terre vue dans le 
S. S, E. avait une autre apparence : c'était un gros morne arrondi 
au sommet et formant le premier plan d’un tableau dont une 
chaîne de montagnes très-hautes , et qui paraissaient comme des 
ombres, formaient le dernier plan. 


NOTES. a6l 
Cependant nous avancions toujours rapidement, et déja l'on 
distinguait sans peine les lames qui brisaient sur la côte, dont 
les nuages couvraient toutes les parties élevées : alors je fis 
mettre en travers pour attendre le résultat des observations de 
midi. La latitude observée fut de 16° 15' N.; et comme elle con- 
cordait parfaitement avec les relèvements pris sur les terres les 
plus proches, je ne doutai plus que Tourane ne füt devant nous: 
je laissai donc arriver, et bientôt nous donnâmes dans la baie. 
Le gros morne aperçu d'abord dans leS. S. E. n'était pas autre 
chose que la petite île de Calao-Ham , que la brume faisait paraître 
beaucoup plus haute et plus éloignée du continent qu'elle ne l'est 
en eflet ; et les montagnes poiatues relevées au S. O., qui forment la 
presqu'île de Tourane, étaient voilées tellement par la brume, que 
les terres semblaient avoir une direction toute différente de celle 
qu'elles suivent réellement. Nous passämes très-près de la pointe 
de rochers sur laquelle la mer brisait avec tant de violence, et 
qu'il faut laisser sur bâbord pour entrer dans la baie; puis, après 
avoir successivement contourné à petite distance plusieurs autres 
pointes de la presqu'île, nous arrondimes une île auprès de la- 
quelle je fis mouiller par quatre brasses fond de vase, à environ 
un mille du rivage, dans une anse parfaitement abritée de tous les 
vents. Pendant la nuit , le temps qui devint très-mauvais augmenta 
encore à mes yeux le prix de la magnifique baie où nous étions , 
et sur laquelle je donnerai tous les renseignements nécessaires 
dans l'explication qui doit accompagner l'atlas des cartes du 
voyage de la Favorite. 


Note 8, page 305. 


Plusieurs voyageurs ont assuré que, dans l'intérieur de l'Afri- 
que, les nègres représentent le diable avec une peau blanche; par 
la même raison les Chinois barbouillent de rouge leur mauvais 


génie et lui mettent des moustaches noires, pour le rendre plus 
effrayant et plus hideux. Une e découverte n'a rien de bien 


flatteur pour les habitants du nord de l'Europe, qui sont si fiers 
de leur teint et surtout de leurs brillantes couleurs. 


162 NOTES. 

Combien avait raison notre bon la Fontaine, quand il disait 
«qu'il n'y a point d'être animé au monde qui ne croie être sorti 
« parfait des mains du Créateur, et qui voulût rien changer à sa 
« forme ou à sa couleur!» Dans quel pays la vanité ou les caprices 
de notre pauvre espèce ne ra nt-ils pas la fable de la Besace, 
et ne he pas ss Rs 4 Æ lui-même paye aussi son 
tribut à l'humaine faiblesse ? Le noir habitant de l'Afrique ne peut 
concevoir que nous attachions quelque prix à notre chevelure fine 
et longue, et que nous n'admirions pas la toison rude et crépue 
qui couvre son crâne, durci par le soleil. La favorite d'un prince 
indien ou d'un sultan malais, à laquelle sa mère a fait acquérir, 
par mille expédients et au prix de mille supplices, un embon- 
point qui a pour ainsi dire confondu tous ces appas que les femmes 
de nos contrées sont si jalouses de conserver longtemps, régarde 
avec mépris la taille fine et élancée, la charmante tournure et les 
traits délicats de la Française transplantée en Asie. La Chinoise, 
toujours portée sur les bras de deux esclaves, compare avec orgueil 
son pied: brisé et informe au pied si gracieux, si bien fait d'une 
Parisienne, que, dans sa pitié, elle plaint de pouvoir marcher. 
Enfin , il n’est pas jusqu'au hideux Cochinchinois qui n’admire 
avec complaisance son nez large et aplati, sa bouche énorme et 
dégoûtante de jus de bétel, et même ses dents noires, sales et à 
demi rongées par la chaux , comme des avantages qi composent 
le suprême degré de beauté : à ses yeux, un nez long est une 
monstruosité, une aberration de la nature; des dents blanches 
et bien rangées, une peau dont la couleur le dispute au lis et 
à la rose ;1'obtiennent de lui qu un regard de dégoût et de pitié. 

Un des phincipaux officiers du gouverneur général du Ben- 
gale fut envoyé en 1821 en ambassade auprès du souverain de 
la Cochinchine, et emmena sa femme avec lui à Tourane. L’arri- 
vée de l’Européenne, jeune et jolie Anglaise, fut, comme on le 
pense bien, un grand événement pour les deux sexes eochin- 
chinois ; et partout où la belle étrangère, qui n'avait pu suivre 
son mari à la cour de Hué-Fou, allait se promener, la foule des 
curieux se pressait sur sès pas. Enfin le bruit en vint jusqu'aux 


L1 


NOTES. 165 
oreilles du roi, qui, ne pouvant satisfaire lui-même sa curiosité, 
expédia sous quelques prétextes un de ses favoris à Tourane, 
pour voir la jolie Anglaise et savoir si elle pouvait être comparée 
aux beautés cochinchinoïses. 

L'envoyé revint bientôt auprès de son maître, auquel il fit de 
l'Européenne un portrait qui était, comme on le pense bien, 
tout en faveur de ses compatriotes ; enfin le barbare le termina en 
disant , avec un air de profond dédain , «que l'étrangère avait des 
« dents de chien (blanches), et un teint de fleurs de patate (blanc 
«et rose). » Que l'on dise après cela qu'il y a des types de beauté! 


Note 9, page 280. 


Notre ancien et illustre hydrographe d’Après de Mannevillette, 
qui a laissé sur les mers de la Chine des documents auxquels 
ses successeurs, même les plus modernes , n'ont trouvé que peu 
de chose à changer où à ajouter, raconte, pour faire connaître 
les mœurs des habitants du Tsiampa et afin de donner une idée 
de leur caractère traître et méchant ,-ce qui arriva , au commen 
cement du siècle dernier, à une frégate française que le besoin 
d’eau et de rafraïchissements avait forcée de relâcher sur ces ri- 
vagés , alors inhospitaliers. 

J'ai copié textuellement le récit de d'Après, afin de lui con- 
server la teinte de naïveté et surtout de vérité dont tous les écrits 
de cet auteur sont empreints, et qui, j'en suis persuadé, plaira aux 
lc Qurs. 

« La côte entre l'île Vache de celle du Tigre forme une grande 
baie ou ae fr dans lequel se déchargent be ri- 
vières. 

« Ce fut en cet-endroit do. en 1720, la édite la Ga- 
latée, appartenant à la compagnie de France : elle était comman- 
dée par M. le Gaec, qui fut contraint d'entrer dans cette baie , où 
il espérait trouver de l'eau et des rafraïchissements. Il envoya à 
terre le canot du vaisseau avec deux officiers, demander aux 
habitants la permission de faire de l’eau et de traiter de quelques 


NOTES. 

4. En approchant du rivage, ceux - ci, en grand nombre, 
parurent disposés à leur rendre service ; ils leur envoyèrent une 
pirogue pour les conduire à l'entrée d'une belle rivière d'eau 
douce ; dans laquelle il y avait plusieurs bateaux et de petites 
galères : c'était le seul endroit de la côte ou l'on pouvait aborder 
facilement. n se présenta encore là une troupe d'habitants, qui 
témoignèrent, par différents signes, souhaiter qu'on abordât et 
qu'on miît pied à terre. Les deux officiers y descendirent , après 
avoir ordonné au patron du canot et à l'équipage de rester jus- 
qu'à nouvel ordre, sans entrer plus avant dans la rivière. 

«Les principaux de ces habitants conduisirent ces officiers dans 
un village, composé de plusieurs cases ou maisons bâties sur le 
bord de cette rivière. Une heure après , un grand nombre d'Indiens 
vinrent, par des démonstrations , demander au canot de leur livrer 
les armes. Le patron les refusa ; et, sur ce qu'il aperçut qu’un des 
principaux montrait au peuple, avec des exclamations de joie , les 
épées des deux officiers dont il s'était emparé, craignant d'être 
surpris, il se disposa à retourner à bord du vaisseau, pour y faire 
le rapport de ce qu'il venait. de voir. Aussitôt deux grands bateaux 
armés sortirent de la rivière pour lui FRS cs RSR: mais il 
eut l'adresse de les éviter. 

« À cette nouvelle, M. le Gac fut d'avis d’ envoyer w 7 et 
le canot avec quelques troupes, pour obliger ces insulaires à rendre 
ses deux officiers. Au moment qu'on se préparait à exécuter ce 
dessein, on vit paraître deux bateaux , qui n’approchèrent qu'à la 
portée. du canon. Les deux officiers se montrèrent , et l'on envoya 

pt arler. Dè fat à la portée de la voix, | s lui 


wt RUE * 


| et de cacher les armes, parce qu'au 
moindre mouvement qu'il ferait, on menaçait de les poignarder. 
En eflet, ils étaient liés, et avaient t chacun auprès d'eux un In- 
dien, avec un poignard nu à Ja main. Îls dirent qu'étant des- 
cendus à terre, on les avait dépouillés, et qu'après plasieurs 
_ mauvais traitements , on leur avait fait passer la nuit au sep: 
Après cel entretien , terbuste s’en retournèrent à terre. 

1 Espèce de: pilori. à ca Fi aue we 


NOTES. 465 

«Le lendemain ils reparurent , et l'on apprit que le roi du pays, 
à qui l'on avait mandé l’arrivée de ce vaisseau , envoyait un mis- 
sionnaire pour s'informer de ce que c'était. 

«Deux jours après , le sieur Gouge, Français de nation , né en 
Picardie , et prêtre missionnaire , arriva de la part du roi. Il était 
venu en cette contrée en 1685, sur l'escadre de M. de Chaumont, 
et il y était demeuré depuis ce temps. Ce bon ecclésiastique mé- 
riterait ici un éloge particulier : son zèle ardent à rendre service 
aux deux prisonniers , le danger qu'il courut en s'exposant au 
ressentiment des habitants du pays, marquent le caractère d’un 
homme de bien , et digne de son état. 

« Le lendemain le fils du roi arriva au village. Informé du mau- 
vais traitement qu'on avait fait aux deux officiers, il venait s’en 
faire rendre compte : il écouta leurs plaintes, et promit de leur 
rendre justice , mais il voulut que le capitaine du vaisseau , ou son 
second, descendit à terre. On ne crut pas devoir se refuser à 
demande : M. Gravé de la Bellière, capitaine en second , se AA 
auprès de lui. Ce prince le reçut honorablement, et lui apprit que 
le roi son père l'avait envoyé pour s'informer des insultes que les 
étrangers avaient reçues , et leur en faire faire une réparation con- 
venabl ; et ite il les fit tous conduire chez un mandarin , où 
on eur servit un diner, qui fut suivi d'une comédie, le tout à la 
manière du pays. 

« Le spectacle fini, Lies furent conduits à lndiosé de 
prince, pour être témoins du châtiment des coupables. On les 
50 sep au cou ; et on les fit asseoir le dos tourné devant 
ne" NE et ie EP Nora 
de bambou” sur les reins. 

« Après “cette exécution , M. ts eut permission Ért re- 
tourner, sous Piece cependant qu il reviendrait le lendemain , 


ettait de ttre les Miciers et de lui donner 


at 
FR ALIC 


1 Cette somme vaut 35 4 écus 4 notre! méniie. 
2 Gros roseau très-durs 
11. 30 


466 NOTES. 
des rafraïichissements qu'on faisait venir. On permit aussi à la cha- 
loupe de faire de l'eau. 

«M. Gravé ne crut pas devoir s'opposer à ce qu'on exigeait de 
lui : il partit, et revint le jour suivant auprès du prince , qui le 
reçut fort civilement , et l’invita , avec les deux officiers , à diner 
chez lui. Après le repas, on joua la comédie , qui fut interrompue 
par un mandoye ou courrier du roi, chargé d'une lettre adressée au 
prince, contenant en substance, que l'intention de sa majesté était 
“que le vaisseau levât l'ancre de la rade où il avait mouillé, pour 
« ans un meilleur port, et entrer dans une grande rivière , 
« éloignée de huit ou neuf lieues au delà ; que souhaitant voir les 

« Officiers ; il voulait qu'ils fussent conduits par terre jusqu'à Féne- 
« rie, où il faisait sa résidence. » 

« Cette lettre fut un motif au prince pour ne pas tenir da pro- 
messe qu’il avait faite le jour précédent. On eut même beaucoup 
de peine à obtenir de lui la permission d'envoyer à bord du vais- 
seau un des ofhciers informer le capitaine des nouveaux ordres du 
roi. I ne l'accorda qu'à condition que celui qu'on dépècherait 
reviendrait le même jour; mais pour ne pas se démentir de la 
bonne intention qu'il avait d'abord marquée, il envoya deux 
buflles , quelques cochons , et o'anirer rafraichissements. 


IH nèt-tod. OM de, by + JAoccoimn 
« 11 SL aise Ge VOIT 


% s'emparer du vaisseau, en l'attirant dn: un endroit d'où il 

eùt pas eu la liberté de prendre le large ; mais M. le Gac était 
per prudent pour donner dans le piége : il s'en excusa, sous pré- 
texte des vents contraires, et de quelques inconvénients qu'il fit 
sien Danger son qhissohe Sos jupes: il attendit pour 
voir où aboutiraient les menées de ces peuples ; et il ne voulut 
abandonner qu'à da dernière extrémité des ofhciers qui s'étaient 
sacrifiés pour le service et les besoins de tous. 

«On ne put pas de même éluder de voyage de Fénerie : il fallut 
s'y disposer et essuyer des fatigues incroyables; néanmoins le 
manque de vivres, les chemins presque impraticables , les incom- 
modités d’un climat brülant , ne leur furent pas si sensibles que la 
dureté et l'insolence de leurs conducteurs. Ces misérables eurent 


NOTES. A67 
pour eux des façons si barbares, qu'ils furent plusieurs fois forcés 
d'en porter leurs plaintes au prince qui venait aÿec eux. 

«Après neuf jours de marche, ils arrivèrent enfin à Fénerie. Hs 
mirent plus de temps qu'il n'en fallait pour s'y rendre, parce qu'ils 
furent retardés sous différents prétextes : on les obligeait quelque- 
fois de retourner sur leurs pas , ou de s'écarter du vrai chemin ; 
on les conduisait aussi sur le rivage pour communiquer différents 
ordres , ou donner des avis à bord du vaisseau. 

« À leur arrivée , ils allèrent descendre dans la maison du mis- 
sionnaire, qui n'épargna rien pour les bien recevoir. Il leur pro- 
curatous les secours qui dépendirent de lui, jusqu'à se priver de 
son nécessaire. Plusieurs chrétiens du pays les vinrent visiter, et 
leur apportèrent des vivres pendant le séjour qu'ils firent. 

« Le lendemain , le roi leur envoya dire par un officier qu'il 
souhaitait les voir le même jour. Hs parurent, accompagnés du 
missionnaire, et passèrent à cheval une rivière étroite, mais pro- 
fonde de dix pieds. Is trouvèrent à l'autre bord une nombreuse 
populace, que la curiosité y avait attirée : de là ils furent conduits 
à la salle d'audience. L'édifice n’offrait rien qui pût charmer les 
yeux; in: fait relevé ni par l'architecture, ni par la richesse des 
ornements : | t une espèce de halle, composée de 

corp de bâtiments, sans étages, soutenus par des 
coliiianda is rouge fort simples. Le trône ou le roi était assis 
ne se ressenlait en rien de l'éclat et de la magnificence de ceux de 
ces rois orientaux, dont plusieurs voyageurs ont laissé de si pom- 
peuses descriptions. C'était un simple marchepied , élevé et cou- 
vert d’un tapis ; derrière il y avait un paravent de vernis de la 
Chine. L'habillement du roi consistait en une robe de damas 
noir, brodée d'or mêlé de nacre, avec des agrafes, et au-dessus 
une toile de coton fort fine, garnie par le bas d'une frange 
d'or, surmontée d'un petit galon d'or. Sa couronne était de drap 
rouge, sans piérreries, bordée seulement d'un petit galon d'or 
du Japon: H avait pour chaussure de petites bottines : j'obser- 
verai qu'il n'y a que lui à qui, dans le royaume, il soit porn 
d'être chaussé. 


30. 


468 NOTES. 

«La garde qui l'environnait était composée de douze hommes, 
vêtus de soie rouge, avec un turban de la même couleur. Cha- 
cun d'eux tenait un sabre, dont la poignée était garnie d'or. À 
sa gauche, on voyait quatre mandarins ou loyes, habillés comme 
le roi, à l'exception des bottines , et qui avaient aussi des gardes. 
À sa droite, un mandarin de la Cochinchine, ensuite plusieurs 
autres mandarins, placés chacun selon son rang, avec environ 
deux cents ofliciers, tous mis fort proprement. 

«On fit placer les étrangers et le missionnaire à l'entrée de la 
salle. Le roi, après les avoir considérés quelque temps, leur fit 
présenter le bétel , et leur fit dire qu’il était ravi de voir des Fran- 
çais, et charmé de faire plaisir aux sujets d’un roi dont la gran- 
deur, la puissance et la réputation s'étendaient jusque dans ses 
États. Leur réponse, qui marquait la reconnaissance qu'ils auraient 
de ses bontés, fut interprétée au roi : il leur témoigna sa satis- 
faction par une inclination de tête, et se retira avec sa suite. 

« Peu de temps après, on les introduisit dans la salle à manger. 
Le roi et sa cour étaient déjà à table. On en avait préparé une 
pour eux, servie de quatre quartiers de cochon, deux rôlis et 
deux bouillis, de quelques poules, et d’autres mets à ka mode du 
pays. Ce premier service fut relevé par des blancs de poules ha- 
chés, avec quelques confitures. Le roi leur fit donner de sa bois- 
son, qu'ils trouvèrent bonne; après quoi on joua la comédie. 

«A la fin du spectacle, un des principaux mandarins envoya 
demander à M. Gravé trente nécunes , qui font quatre cent vingt 
piastres d'Espagne. Il alléguait que cette somme était pour fournir 
le vaisseau de rafraichissements, et que l'usage chez eux était de 
payer d'avance. Sur ce qu'on lui montra que cette somme était 
exorbitante, il la réduisit à cinq, c'est-à-dire à soixante et dix pias- 
tres; mais M. Gravé ayant dit jai n'était pas alors en état d'y 
satisfaire, on lui permit d'envoyer à bord du vaisseau un oflicier 
chercher de l'argent. Dans cet intervalle, le roi lui fit demander 

s'il voulait voir son palais, qui n’était qu'à un quart de lieue; nl 
le remércia de l'honneur de cette offre, et se retira avec Îles 
autres. s 


NOTES. 469 
: «Pendant ces feintes politesses, kassandarins linrent un couseil, 


où ils résolurent de faire venir da 8 un mandarin sl 
sols Lis 


menté dans la guerre, mn 

sieurs galères qu'ils enlever le vaisseau. Ils front à 
cet eflet défiler Je long: Fe côtes phases troupes, qui devaient 
se rendre à l cette expédition. Heu- 
reusement que quelques chrétiens donnèrent avis dù ce dessein 
au missionnaire, qui le communiqua à M. Gravé, et en informa 
le capitaine du vaisseau, à bord duquel il eut ordre de se rendre 
avec l'officier chargé d'aller chercher les soixante et dix piastres 
dont on était convenu : M. le Gac la-dessus songea à prendre:ses 
mesures. Sa première idée était de lever l'ancre; mais il eut honte 
d'abandonner ses officiers : d’ailleurs , un départ précipité eùt été, 
même pour le sieur Gouge , d'une fàächeuse conséquence. Ce mis- 
sionnaire représenta qu’ils étaient exposés à être dépouillés ; que 
lui-même ne serait pas épargné sur le soupçon d'avoir donné lieu 
à l'évasion; qu'alors abandonnés et errant dans le pays, non- 
seulement la misère les y accablerait , mais que la populace , 
maligne et umpiogabie exercerait sur eux mille cruautés , comme 
il était arrivé à l'équipage d'un vaisseau hollandais qui avait péri 
sur la côte, sans que son malheur eût pu toucher en rien ces 
harhaess E 


tnperdei ie que pen pe un tel récit dans 
des bein qui PA à blohls da ger Au 
retour du sieur Gouge et de l éfécies, M. Gravé et ses compagnons 
firent de nouveaux efforts pour leur liberté. Ils allèrent trouver le 
prince, dans l'intention de lui faire de fortes remontrances sur les 
mauvais procédés qu’on tenait à leur égard, contre le droit des 
gens et la bonne foi. Le missionnaire ne les y accompagna pas, 
jugeant qu'il était plus prudent de. se faire demander. La chose 
arriva ces il le pps hat Le prince, qui ne put comprendre 
‘ils lui disaient ieur Gouge, qui lui fit un discours 


eq 
pathétique pour QE. leurs raisons. H répondit que le roi, les 
mandarins.et lui n’étaient pas de même avis ; que cependant leurs 
intérêts lui étaient chers; mais qu'il les priait de ne plus le voir, 


470 NOTES. 

parce qu'il ne voulait pas se compromettre avec les mandarins du 
conseil. I les reçut, au surplus , avec beaucoup de franchise, les 
fit boire et manger chez lui, et poussa la galanterie jusqu'à leur 
offrir des femmes , dont ils le rémercièrent. 

« Le même jour, vers le soir, le missionnaire eut ordre du pre- 
mier mandarin d'aller à bord du vaisseau , demander de sa part 
les trente nécunes ou quatre cent vingt piastres qu'il avait deman- 
dées en premier lieu , et de faire en sorte que le capitaine montât 
avec son équipage à une lieue au-dessus de l'embouchure de la 
rivière Baria. Il ne s’acquitta de cetté commission qu'avec bien 
du regret : M. Gravé et les deux officiers lé chargèrent d'une lettre 
pour M. le Gac. Ils lui mandaient que, « désespérant de sortir des 
« mains de ces barbares ; il pouvait appareiller quand il voudrait, 
«qu'ils étaient déterminés à souffrir tous les maux qu'entraîne 
« après soi la captivité. » M. le Gac, pénétré d’une vive douleur, 
pria le sieur Gouge de proposer aux mandarins le rachat de ses 
officiers, pour la somme qu'ils demandaient; qu'il leur laissait 
quatre jours pour réfléchir sur ses offres ; que ce temps expiré, il 


mettrait à la voie ++ 
Ces ; » ET _ Joue Andes AéSl 2 muni Ni ah 


village vis-à-vis duquel était le vaisseau, pour en conférer avec les 
autres mandarins ; et en même temps, il fit partir pour le même 
endroit le sieur Gouge, M. Gravé et les deux officiers , faisant es- 
pérer de renvoyer de là les trois derniers à bord du vaisseau : niais 
le missionnaire apprit, par des chrétiens bien informés , que le 
mandarin allait dans ce village pour faire attaquer le vaisseau, 


L J Le] Lo] E : 

le prêtre et les trois officiers chacun dans une galère; et que si le 
vaisseau faisait la moindre résistance, ou que si quelqu'un des 
siens füt tué, il les sacrifierait à sa vengeance. 

« Is sé mirent donc en chemin, après s'être recommandés à 
Dieu , et ils allèrent coucher le même jour à une lieue du village 
où se méditait l’entreprise. Ils y trouvèrent le prince, qu'ils saluè- 
rent et dont ils implorérent la protection. 1 les assura qu'il 
_assistérait au conseil, qu'il y prendrait leurs intérêts, et qu'il 


NOTES. 471 
tâcherait de rompre les desseins des mandarins. M. Gravé lui fit 
présent de son épée, sur l'envie qu'il en marqua ; mais ce prince, 
en l'acceptant , le pria de n’en point parler aux "FH parce 
qu'il avait des mesures à garder avec eux 

« Le lendemain aû matin, on éntéidié tirer un coup de canon 
du vaisseau, Le conseil fit demander à M. Gravé ce que cela signi- 
fiait : il répondit que c'était le signal du départ; dans le moment , 
les mandarins entrèrent en composition; de sorte qu'après plu- 
sieurs conférences de part et d’autre, le zélé missionnaire répondit 
sur sa tête de la sûreté des conventions ; savoir : que les trois 
officiers seraient embarqués dans un bateau avec huit nageurs ; él 
que le sieur Gouge les accompagnerait à bord de leur vaisseau 
pour recevoir les quatre cent vingt piastres de rançon. On fit aussi 

un second bateau, sous prétexte d’escorle, avec dix ou 
douze hommes armés de sabres et de lances , qui suivaient le pre- 
mier. Is arrivèrent à sept heures du soir prés du vaisseau : la 
chaloupe vint les recevoir. On fit au missionnaire mille remerci- 
ments pour les soins qu’il avait pris dans une affaire si épineuse , 
et pour l'heureux succès de sa négociation: on lui compta les 
quatre cent xibet piastres, et il s’en retourna à terre. 

« Le len au matin , le sieur Gouge revint à bord du vais- 
seau de la part des mandarins , demander la chaloupe pour faire 
transporter des buflles ; des cochons, des poules et autres rafrai- 
chissements qu'ils offraient. M. le Gac répondit qu'il les recevrait, 
si les mandarins voulaient les lui envoyer dans un bateau du 
pays; mais que pour lui, il n'était plus d'humeur de risquer 
désormais à leur caprice sa chaloupe ni personne de son équi- 
page Le missionnaire l'approuva, et, après avoir reçu de nou- 
velles marques d'amitié, il prit congé. A l'instant le vaisseau 
appareilla pour se rendre à Poulo-Condor, où il avait ordre de 
toucher avant d'aller à la Chine. La détention des officiers le fit 
rester trente jours à la côte de Tstampa. » 


A72 NOTES. 
Note 10, page 319. 


Parmi ls deg qui combattirent pour remettre le roi Gya- 
Long sur le trône de Cochinchine, MM. Dayot, Chaigneau et 
Vannier se firent particulièrement distinguer, non-seulement par 
leur courage et leurs talents, mais encore par une conduite sage 
et mesurée qui leur valut l'amitié et la protection particulière de 
leur nouveau souverain. À la môrtde celui-ci, qui arriva en 1819, 
deux seulement de ces mandarins français existaient encore : 
M. Dayot s'était noyé, peu d'années auparavant, sur la côte entre 
Tourane et Hué-Fou , alors qu'il commençait une nouvelle carte, 
qui devait compléter les superbes travaux hydrographiques exé- 
cutés par lui sur la côte orientale de la Cochinchine. Il périt vic- 
time de son désir de donner à la France les cartes de ces contrées 
peu connues. 

Quelques années avant la paix de 1814, M. Ghélpéois obtint 
du vieux roi Gya-Long la permission de faire un voyage dans la 
patrie qu'il avait quittée depuis tant d'années. Le dévouement et 
l'aflection dont, au milieu de la faveur qui l’entourait à la cour de 
Hué-Fou, il avait toujours donné des preuves à ses compatriotes, 
lui assuraient d'avance une honorable réception à Paris : aussi 
lorsqu'en 1821 M. Chaigneau retourna en Cochinchine ; il fut in- 
vesti du titre de consul de France dans ce royaume. Un pareil 
choix tombé sur un pe me | ns et d’une grande 
loyauté, À LE 


TE AE 


Ale oranrlie avantaves 
eràn g ges dans 


£ L ss ! 1 at 


conçues furent détruites me pue sù trône Fa souverain 


lequel ent hi +ÔH 


1 mé “ému " de son 


en faveur de la __— ” none en sr ” M. Chai- 


gneau, qui, à 


anciens 
mandarins ses compagnons d'armes, ete eut à lutter contre la dé- 
fiance et la jalousie des favoris du nouveau prince. Cependant sa 
protection fut encore d'un grand appui pour nos armateurs; mais 
enfin ayant perdu tout espoir de regagner à la cour son ancienne 


"+ 5 & 
F : af; # 
RE 


NOTES. 475 
influence , qu'il avait compté employer pour les intérêts de sa pa- 
trie, M. Chaigneau , accompagné de M. Vannier, dont les impor- 
tants services ab ul également payés d'ingratitude par le 

, abandonna pour PR cette con- 


sb en 1823. 
Ces deux Français, 3 ont noblement er pendant de 
san dae ré andesl2f0 d'une 


erre 
civile sanglante, la réputation de ge et de fidélité . «54 
de la France, et duquel leurs ‘compatriotes sont redevabl 
la considération dont ils jouissent en Cochinchine, - 1eme 
retirés à Lorient, leur ville natale, y goûtent un repos honorable, 
au sein de l’aisance, fruit de leurs travaux. 


Note 11, page 434. 
TRAVERSÉE DEPUIS LES ANAMBAS JUSQU'A JAVA. 
(Extrait de mon journal. ) 

Le 4 avril dans l'après-midi, toutes les opérations hydrogra- 
phiques sur l'archipel des Anambas étant terminées, je fis gou- 
verner au S. E. pour aller chercher le détroit de Carimata. J'avais 
l'intention de vérifier la position d'une partie des petites îles 
dont ces parages sont semés, et parmi lesquelles Saint-Julien a 


désirais en outre faire la carte du petit archipel du Saint-Esprit; 
mais la violence du courant qui nous entraînait dans le S., et 
la faiblesse des brises, me forcèrent d'y renoncer. 

En effet, le lendemain au point du jour, les vigies aperçurent 
à toute vue dans l'E. Saint-Julien, dont la corvette aurait dù, 
d'après la route que nous suivions, passer à petite distance. 
Cette île, qui m'a paru peu élevée, est bien placée sur les cartes 
anglaises d'Horsburgh. 

À midi, nous étions par 0° 44! de latitude N. et 104° 2’ de 
longitude orientale : la sonde rapportait trente-huit brasses , fond 


de vase; le courant nous avait portés de trente milles au S. O., l'ile l 


Saint-Julien restait au N. 48° E., et la plus considérable des îles 


A74 NOTES. 
du Saint-Esprit, à grande distance dans le N. 48° E. Nous dé- 
passâmes également, avec une brise faible de N. E. et de N., qui 
ne me permit pas de les approcher, les îles Victori et Barren, 
ainsi que l'ile Barbe, plus grande que les deux autres, et qui, à 
six heures du soir, paraissait encore dans le S. 6o° E.-Au même 
moment, on relevait au N. 48° E. la plus grande ile de l'archipel 
du Saint-Esprit : alors le ciel était couvert et orageux. Nous eùmes 
le spectacle d'une trombe qui se forma au milieu d'un grain, 
mais elle dura trop peu de temps pour nous donner de l'inquié- 
tude; la brise était constamment faible et variable; enfin tout 
annonçait le hs der ses ss nous franchimes dans la 
nuit, etau S. d duquel us t es 1 i tin, 6 avril, 
au lever du soleil, un ciel dde host sans nuages et une jolie 
petite brise de N. E. À midi, nous étions déjà par o° 47° de lati- 
tude S. et 105° 19’ de longitude orientale : la sonde rapportait de 
trente à trente-cinq brasses ; nous gouvernions au S. 56° E., pour 
aller reconnaître l'ile de Carimata, dont les vigies aperçurent le 
pie à six heures , quoiqu'il füt encore éloigné de vingt lieues. Au 
jour, on relevait ce pic au N. 83° E., et la pointe la plus occi- 
dentale de Survol “île située à l'O. et très-près de Carimata, 
au S.610E 

ra en PI it pl ingt-sept b s, fond de vase, 

et déjà nous éprouvions des chimpenal isa dans le vent et dans la 

direction du courant. Celui-ci, qui d'abord avait porté au S. ©. 
s'était dirigé ensuite peu à peu vers le S.; en augmentant de force 
à mesure que nous approchions de l'entrée du détroit de Cari- 
mata; et enfin, lorsque nous donnâmes dans ce dernier, il se di- 
rigea vers le S. E.; mais dès lors il ne conserva plus constamment 
la même rapidité; ce que j'ai attribué à l'influence des marées ou 
des rivières qui viennent se jeter à la mer sur cette partie des 
côtes de Bornéo. Les brises souflaient de plus en plus mollement 
et variaient depuis le N. jusqu'à l'O. ; le temps était incertain 
etse couvrait plusieurs fois dans la même journée, puis redeve- 
nait serein; enfin tout annonçait la transition de la moussou de 
N. E., que nous quittions, à celle d'O. qui régnait encore dans 


NOTES. 475 
la mer de Java , mais qui touchait à sa fin ; autrement cette tran- 
sition aurait été beaucoup plus brusque et ace0paguée de 
grains très-violents, d’orages et de torrents de pluie. à 

La violence du courant, qui nous porta au S. E. dès que nous 
fûmes près de Carimiata, me força de faire gouverner successi- 
vement depuis le S. 56° E. jusqu'au S. 33° E., afin de pouvoir 
laisser cette dernière île à l'E. Nous en passämes très-près, ainsi 
que de Souroutou. La première est montagneuse et très-élevée ; 
l'autre est assez unie et n'offre de collines que dans sa partie mé- 
ridionale, qui est couverte de bois, ainsi que tout le reste de l'ile. 
Le canal qui la sépare de sa voisine m'a paru très-sain. : 

À midi, nous passions très-près de ces deux terres : le temps 
était magnifique, les nuages avaient disparu, la brise soufllait 
faiblement du S. O. et de l'O. et agitait à peine la mer. A la nuit, 
on releva la pointe la plus occidentale de Carimata au N. 33° O.; 
celle de l'E., au N. 13° O. ; le pic, au N. 5° E. Le plomb rapportait 
quinze brasses, vase. 

Généralement toutes ces terres sont bien placées sur les cartes 
anglaises ; cependant nous avons trouvé qu'Horsburgh met Cari- 
mata cinq minutes trop à l'E. A cinq heures nous relevions cetté 
dernière île au N. 5° E. : alors je fis mettre le cap au S. 67° E. 
pour aller reconnaître la côte de Bornéo , le long de laquelle les 
sondes sont régulières, au lieu que de l’autre côté du détroit, il 
existe une foule d'écueils que rien n’annonce, et parmi lesquels 
il faut compter le banc de l'Ontario. Nous en passâmes, vers six 
heures du soir, à environ trois lieues. Dans ce moment, le cou- 
rant nous entrainait avec une vitesse de trois milles à l'heure : 
aussi, quoiqu'il fit presque calme, nous dépassions les terres rapi: 
dement ; une ancre était toujours prête à tomber, car dans ces 
parages , il y a plusieurs dangers qui sont à peine connus, mais 
nous n’aperçümes rien : le fond ne varia que de seize à vingt 
brasses , vase. La lune éclaira notre route pendant la nuit, qui fut 
belle, mais d'une chaleur étouffante. Au jour, les vigies distin- 
guèrent une haute montagne située sur les côtes de Bornéo, et 
marquée sur les cartes comme point de reconnaissance. À midi, 


476 NOTES. 
nous la relevions au N. 81° E., à environ douze lieues de .dis- 
. tance : la sonde rapportait quatre brasses , fond de vase ; et comme 
le courant était beaucoup moins fort que la veille, et que, malgré 
le calme, la corvette gouvernait parfaitement, je me décidai à 
faire route toute la nuit, le cap au S., pour franchir les trente 
lieues qui nous séparaient de l'ile du Rendez-vous, et aller voir 
cette terre qui, placée sur la côte de Bornéo et entourée de sondes 
itement connues, sert de point de reconnaissance. Le plomb 
fut jeté à des intervalles très-rapprochés, et nous trouvâmes cons- 
tamment dix-neuf à vingt brasses, vase. 

Le 8 avril, au lever du soleil, la brise soufilait à peine et 
variait du N. O0. à l'O. : le ciel était couvert et orageux; cepen- 
dant les vigies découvrirent sur la côte de Bornéo une haute 
montagne, que j'ai supposé être High Peak, marquée sur les 
cartes anglaises, mais dont la position n'est pas assez bien dé- 
terminée pour servir aux relèvements. 

À onze heures du matin, un temps plus clair nous permit de 
prendre connaissance de Rendez-vous-island, éloignée de huit 
lieues dans ce moment, et dont il ne paraissait que les parties les 
plus hautes. À midi, nous étions par 4° 10" de latitude S. et 
107° 32" de longitude orientale : alors, ; jugeant que notre position 
était bonne pour éviter les dangers qui s'étendent à l'E. et à l'O. 
du canal, je donnai la route au S. pour en passer à égale distance, 
et la sonde augmenta à mesure que nous fimes du chemin. À 
cinq heures, elle rapportait vingt-huit brasses, fond de vase, et 
nous avions dépassé la plupart des dangers. A six heures, les 
vigies reconnurent l'ile Basse et Poulao-Mancab , situées au S. 
de Rendez-vous-island et le long de la côte de Bornéo, qui est si 
basse dans cette partie qu’elle ne paraissait nullement. Les relè- 
vemenis pris sur ces petites îles et le résultat des angles horaires 
observés dans l'après-midi m’ayant donné la certitude que nous 
n'avions été portés ni à l'E, ni à l'O. par les courants, je fis con- 
tinuer de courir au S., afin de passer au milieu du canal, formé 

par les écueils et les bancs qui environnent la pointe S. O. de 
Borne et par les nombreux récifs que projetle à une 1e grande 


fe 


NOTES. 477 
distance vers l'E. la côte dangereuse de Billiton. Nous eûmes 
pendant la nuit un peu de brise, et à quatre heures du matin, 
l'estime nous mettant par le travers du récif le plus avancé vers 
le S., nous gouvernâmes au S. 33° E., et la corvette entra dans 
la mer de Java. 

Je me suis borné à donner les routes que nous avons suivies 
dans le détroit de Carimata, non-seulement parce que mes ob- 
servations n'auraient pas été appuyées sur une assez grande 
connaissance de ces parages, mais encore parce que les instruc- 
tions d'Horsburgh sur la mer de Chine, et la belle carte dressée 
par les capitaines anglais Ross et Maughan ne laissent rien à dé- 
sirer sous tous les rapports. Ces deux officiers de la marine de la 
compagnie ont parfaitement déterminé toute la côte de Bornéo 
depuis l'équateur jusqu'au 9° degré de latitude méridionale, 
ainsi qu'une partie des dangers dont le détroit de Carimata est 
ma pen il ve en a encore beaucoup qui ont échappé 

he que, dans ces parages , 
la mer étant presque toujours rule on n'aperçoit les neo 
ou les récifs que très-difficilemen 

Il y a peu de temps encore es un bâtiment éntéosin a décou- 
vert un banc dans le S. O. et à peu de distance de Souroutou , sur 
la route même que suivent ordinairement la plupart des navires 
qui franchissent le détroit de Carimata : aussi les capitaines, inti- 
midés par la perte de plusieurs bâtiments, qui ont fait naufrage 
sur le récif l'Ontario et sur d’autres écueils voisins de Souroutou, 
préfèrent le détroit de Gaspar, quoique plus étroit, plus dange- 
reux même que celui de Carimata , mais qui est mieux connu. 

Je désirais vivement faire la carte de la côte orientale de Bil- 


elle est hérissée et de la multitude de forbans ion 
de repaire; mais le peu de vivres qui nous eee - 
ADR conan Dre PAU 

“Leg avril, à sept heures du matin, les vigies n'ayant aperçu 


la terre dans aucune direction , je donnai la route au S. 43 E. 


178 NOTES. 

pour aller reconnaître la pointe Panka , qui forme un des côtés de 
l'entrée du détroit de Madura , dans lequel est situé Sourabaya, 
où je comptais relâcher. 

À midi, nous nous trouvions : par 4° 10° de latitude S. et 
107° 32° de longitude E. : la chaleur se faisait sentir d'une ma- 
nière accablante; le ciel était sombre et pluvieux; la brise-d'O. 
soufflait par intervalles ; enfin tout annonçait que nous allions 
lutter contre la mousson d'O. expirante : aussi n'étions-mous, 
le 10 avril àmidi, que par 3° 15’ de latitnde S. et 108° 56° de 
longitude orientale. Cependant nous eommencions à apercevoir 
qüelques bâtiments européens et même des caboteurs, qui fai- 
saiént, comme la Favorite, route pour Java, et profitaient de la 
brise favorable ou louvoyaient contre les vents d'E. et de S.E., 

qui ordinairement amenaient des grains de pluie, auxquels suc- 
cédait une bonne brise de N. O., qui malheureusement ne du- 
rait pas plus de deux heures. Cependant le courant au S. se 
soutenait toujours; ce qui me fait supposer qu'il doit être bien 
violent pendant la force de l’une et de l’autre mousson, quoiqu'il 
suive des directions diamétralement opposées ; car, lorsque le vent 
de N. E. souffle dans la mer de Chine, il court au S. 0., S. et 
8. E.5 et-au contraire, pendant la mousson de S, O., il porte au 
N. E., N. et N. O. Mais dans cette dernière saison les vents d'E. 
régnent sur les côtes de Java, et à mesure que les bâtiments re- 
montent vers le N., ils trouvent des coups de vent et des orages 
de plus en plus fréquents, qui rendent parfois fort dangereuse la 

ÈS AL EE MT PE D S D NÉ LE : < "LE où ft: 


Le 12 avril à midi, la latitude était de 5° 43° S..et 109° 18’ de 
longitude orientale: la pluie tombait par torrents; la brise va- 
riait du $. au N. E. par 10.; mais le temps s'éclaircit un peu 
dans la soirée, et les vigies aperçurent les terres de Java, dont 

nous SE alors à viigfcinq lieues environ : ‘je: lis gonvermer fu 


ir 8 E;, troie mme PA 54e 0. 
et dans le S. 24° O. 


NOTES. 479 

Le jour suivant nous ne fûmes pas plus favorisés par la brise 
que la veille : elle resta toujours faible et varia du S. E: à l'E. 
À midi, nous nous trouvionss par 6° 18° S. et par 10g° 40’ de 
longitude orientale. Lubek restait au N. 48° E., et Java s'é- 
tendait de l'O. S. O. au S. : le temps était assez clair, et comme 
j'avais l'intention de faire route toute la nuit suivante, si la brise 
devenait favorable, je fis gouverner au S. 44° E., pour lon- 
ger la côte, et nous metre à même de doubler la pointe Panka 
avec le vent d'E. , que je devais redouter pour le lendemain , d'a. 
près l'expérience que j'en avais acquise le jour précédent. 

La brise se soutint jusqu'à minuit au N. et au N.E., puis elle 
fit place au calme, auquel succédèrent des grains dans toutes les 
parties de l'horizon ; un seul, qui vint du N.:0:, donna du vent, 
et nous en profitâmes pour avancer rapidement vers le S. E.; 
mais bientôt la corvette alla trop vite pour la sonde, et comme 
les feux que nous distinguions parfaitement à terre étaient une 
preuve certaine que nous en étions à très-pelite distance, je dis 
mettre en travers pendant une heure : l'horizon paraissait en- 
flammé par les éclairs ; le tonnerre se faisait entendre dans toutes 
les directions ; la chaleur était étouffante. 

À quaire heures je fis remettre en route: la brise avait varié 
au $. O. et se soutenait : aussi étions-nous , ns Ê à deux lieues 
de terre et à Jon environ de e se à Panka. 


ra FER À | gs 


par 
on des soin terres élevées , mais cles sénédins Vin 

rieur. Je n'ai vu près du rivage aucun point assez ee 
pour pouvoir servir d'amers; j aperçus seulement sur le bord de 
la mer une dune qui présente quelque ressemblance avec un fort 
crénelé. De cette dune à Panka, il y a six lieues environ; dans 
cet espace la côte est basse et uniforme; seulement on remarque 
la grande montagne auprès de laquelle est située Sourabaya, et à 


peu de distance de la mer on reconnait plusieurs collines placées ie 


parallèlement et d’une forme allongée. Elles sont appelées Cf. 
fins ( ils) par des marins hollandais et servent de reconnais- 


sance pour attirer sur cette partie de l'ile. 


2 


480 NOTES. 

À une heure, le pavillon hollandais, déployé sur un petit fort, 
nous fit reconnaître la pointe basse et sablonneuse de Panka, 
que nous contournâmes à très-petite distance; et au moment où, 
la relevant au S. O., j'allais faire mouiller près du fort, par 
quatre brasses, le pilot, que le pavillon bleu et blanc déployé 
au mât de misaine et pléioues coups de canon avaient prévenu 
de notre arrivée, monta à bord. La manière singulière dont les 
mâts et le corps de son embarcation étaient peints, la rendaient 
très-reconnaissable : c’est un bariolage noir et blanc qui se voit 
de fort loin; ce qui, du reste, est assez inutile, car la crainte des 
pirates malais empêche ces pilotes de venir prendre les navires 
au large; ils les attendent toujours à l'entrée des passes. 

Dans les environs de la pointe Panka les sondes sont très-fai- 
bles, mais diminuent à à mesure que l'on approche 
de son extrémité. Dans l'O., et à deux milles de terre, le plomb 
rapportait | huit brasses, vase ; plus au large, nous en avions trouvé 
vingt et vingt- deux dans des endroits où la carte en porte de 
trente à trente-cinq; en dedans de la pointe, on trouve encore 
moins de profondeur, car à trois heures nous franchîimes un banc 
de vase sur lequel il y avait pas plus de quinze pieds d’eau , et 
qui est situé à à la partie la plus resserrée du détroit : nous étions 
alors entourés d'une foule de caboteurs qui faisaient la même 
sv qe ls Favorite. . 

et demie âmes un banc de sable, 
sur de milieu duquel est bâti le fort d' rs qui défend la passe 
et n’est séparé de Java que par un cañal très-étroit et peu pro- 
fond. C'est dans cette partie du détroit que l’île de Madura m'a 
paru se rapprocher le plus de Java. 

Vis-à-vis Panka les deux terres sont à cinq lieues environ l'une 
de l’autre; et devant le fort d'Orange, à peine sont-elles séparées 
par un passage de deux milles; mais à mesure que l'on avance 


= vers le S., le fond augmente. Cependant le pilote n’osa pas enga- 


_ger la corvette dans ces passes étroites, avec la nuit qui commen- 
cait à devenir obscure : il demanda à mouiller, et l'ancre tomba 
par neuf brasses, fond de vase. 


NOTES. * 481 

Nous relevions le fort d'Orange au N.; à trois milles environ. 
Les terres qui bordent les deux côtés du détroit sont très-basses , 
surtout celle de Madura, sur laquelle on n'aperçoit pas même une 
colline; mais dans l'intérieur de Java on voit de très-hautes 
montagnes. an 

Les rivages de l une et de l'autre ile sont couverts de villages , 
où beaucoup de pirogues, bien faites et blanchies à la chaux, 
qui re" le détroit, ne parviennent qu'après avoir passé sur 
des bancs de vase dont les bords s'étendent beaucoup au large et 
rendent les passes si étroites et si peu profondes , qu'à peine une 
frégate du second rang peut remonter jusqu’à Sourabaya. 

Pendant la ruit le temps fut orageux et très-sombre, mais il 
ne plut pas. Au jour, la brise souflait de l'O. et le flot commen- 
çait : alors le pilote fit appareiller la corvette. Nous passämes ra- 
pidement devant le village de Gressy, situé sur la côte de Java. 
Sa rade était couverte de caboteurs, parmi lesquels j'en remar- 
quai un bon nombre d'européens. On dit que cet endroit est le 
centre d’un commerce considérable et que les réparations des 
navires s’y font à meilleur marché que dans aucun autre port de 


Gressy est à environ deux lieues de Sourabaya , devant lequel 
nous mouillâmes à huit heures du matin, te huit brasses d’eau, 
au milieu de plusieurs grands navires, et à ” de distance d’une 
corvette hollandaise. 


FIN DU TOME SECOND. 


TABLE. 


dé Pages, 
* Cnaritre x. Considérations générales sur la Chine, somgouver- : 
nement, ses relations avec les Européens. FR 1 
CnapitRe x11. Description de Canton. Mœurs et usages de ses 
: DORA RE: Re ris, Lit 86 


CHAPITRE xu1. Macao. Description de cet établissement portugais! 
Départ pour la Cochinchi Arrivée dans la baie 
dé té ses de. 227 


de OMAND 45.8, 
CHaprrRe x1V. Description de la Cochinchine. Mœurs et coutumes 
de ses habitants. Considérations générales sur le 

commerce français dans ces contrées... ...,,.. 277 
CuapitRe xY. Départ de la Cochinchine et voyage d'exploration 
_ dans le golfe du Tunquin. Retour à Tourane. 
Travaux hydrographiques dans la merde Chine. 
Description des archipels Natunas et Añambas. 

363 


DR ses 32 nn Das ose Eu Cie 40 


Arrivée à Java. ee Sie der à ta