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Page 189, ligne 24, au lieu de Sirgis, lisez : Syriès.
Page 210 •ligne 7, au lieu de exstrua, lisez : exstruat.
Page 249, ligne 21, au lieu de Marsus et Appellus, YiSGi.
Marsyas et Apollo. ^
16746. — Imprimerie A. Lahure, rue de Fleurus, 9.
Ht
MON JOURNAL
sous PRESSE
l'école normale
(027-1837
16746. — Paris, irapiimeiie A.Lahure, rue de Fleurus, 9.
jyMICHELET
MON
JOURNAL
1820-1823
« Los passions intellectuelles
ont dévoiti ma jeunesse. »
PARIS
G. MARPON ET FLAMMARION, ÉDITEURS
26, RUB RACINE, PRÈS l'oDÉOX
1888
Tous droits rérerv^s
k
TABLE
^
Préface
ANNÉE 1820.
Poinsot est parti. — Le voilà seul là-bas. — Nous nous
sommes revus I — M. Villemain. — Querelle inutile sur
la politique. — L'étude de l'histoire ne suffit pas. — Je
vais reprendre mes auteurs grecs. — Lettre de Michelet
à Poinsot. — But de cette correspondance. — Il faut
supprimer la peine de mort. — Fénelon. — Examen de
conscience. — Condillac. — Gomment il faut lii*e les phi-
losophes. — De l'étude religieuse des sciences naturelles.
— Benjamin Constant. — Les femmes et l'amour. — La
route de Bicêtre. ■— Lettre de Michelet à Poinsot sur
le mariage. — Ne pas revenir à Tamour. — Camille
Jordan 1
Juin.
Belle lettre de Poinsot. — Réponse de Michelet. — Les trou-
bles de Paris. — Mort de Lallemand. — Exécution de Louvel.
— Quelle est la tendance des esprits. — Belle lettre philo-
sophique de Michelet : « J'aime assez ce régime, les ma-
thématiques et l'Évangile. » — Une lettre plaisante de
Diderot. — La messe et Massillon. — Je me sens une
sorte de sécheresse. — Plusieurs lettres échangées entre
les deux amis. — La vie extérieure, et la vie du foyer.
— Examen de conscience. — c Pour conire-balancer la
douceur de saint Jean.... » 54
M 9446
TAULE.
Juillet.
Jesiïis allé hier à Bicêtre. — Bodin venait me demander
les moyens d'être éloquent. — Première leçon de mathé-
matiques. — Saint Paul que je Us en ce moment. —
Dîné hier entre deux royalistes. — Le rêveur et le roman-
tique. — Une promenade golitairé de Poinsot, le soir. —
Les joies et les bénéfices de la solitude. — Les mathéma-
tiques font Imguir le journal. — Je l'ai trouvé changé
(Poinsot). — Ce qu'on voit des hauteurs de Villejuif. —
Ce qu'on observe un jour de pluie. — a Que de fois je me
suis dit : a Biïiis dans ton âme, etc. » — Les stoïciens :
Épiçtète et Marc-Aurè e 50
Août:
Ne nous plaignons pas d'être pauvre. — Revenons aux ma-
thématiques. — J'ai vu hier Lorrain. — Classiques et ro-
mantiques. — L'Imitation. — Les pommes distribuées par
JeaurJcicque?. — Délivrance d'une grande inquiétude. —
J'ai dévoré le premier volume de Byron. — Lorsque le
sentiment religieux s'affaiblit au cœur de la femme. —
Comment on 'doit servir la vé'ité. — Hier j'ai trouvé
mon pauvre Poinsot très abattu. — Manon Lescaut. —
Tom Jones. — Parlé avec Poinsot du mariage. —
Lettre de Poinsot engageant Michelet à se marier — « Je
me sens l'àme malade. » — Puisqu'on t'a chargé de me
confesser. —' La charité chez Mlle l\ousseau. — ' 11 y a
souvent chez les gens du peuple.... — Tout est donc
changé encore une fois l 75
Septembre.
Un libertin austère. — Je reviens malgré moi sur cette
.triste conversation. — Parlé avec M. Fourcy sur les
vivions troublantes des rêves. — Je me suis acheminé
vers le Père-Lacliaise ma Bible sous le bras. — Ce que
j'aimerais à avoir sur mon tombeau. — Un orage entendu
sous la crypte du Panthéon. — Mme de Staël. — Mieux
informé de la place où on a enterré Sophie Plateau. — J'ai
vécu huit grands jours englouti dans le travail. ■— J'ai pris
TABLE. M
Delphine et suis monté à Charohne. — La lecture des
romans ne me yaut rien. — Une séance d'anatomie. —
M. Bocher voulait me parler de ses fils. — Ciel voilé. —
. C'était tout intime. — On sentait Dieu à portée. . . - . 92
Octobre.
Mon âme ce matin était sans ressort. — Le rêve de la Lat-
tière et du pot au lait. — Habitudes matinales à pren-
dre. — Son amitié m'éclaircit les ombres. — J'ai grand
besojn que. les vacances finissent. — Où est la délicieuse
mélancolie ?... — a Que dois-je être ?» — Solitaire et
sans appui. — Voici les premiers brouillards de l'au-
tomne. — Un livre à faire sur V emploi de V argent.
.— Contre la mendicité. — Le devoir de TÉtat. — Il n'y a
pour Poinsot ni Bicétre ni la Salpétrière. — Je vis un
petit garçon qui battait un cheval sur la bouche: — Ce
matin j'ai déjeuné tout seul. — La correspondance de
Voltaire 105
Novembre.
Le jour des Morts. -— Proposition faite par M. Leclerc.
— Inquiet de Poinsot. — Influence périodique des sai-
sons sur Michelet. — Le Jardin des Plantes en au-
tomne. — M. Viilemain. — Querelle avec Poret sur la
valeur de V Intention. —^ Celui qui croit la messe bonne
et n'y va pas. — Toujours des alertes. — Dieu veuille
que ces changements réussissent. — J'ai couru à Saint-
Louis. — MM. Viilemain et Dussault des Débats. — Chez
Mlle Montgolfier avec Blaoqui. — Coquetterie innée chez
la femme 115
Décembre.
l'état de Poinsot s'aggrave avec la mauvaise saison. — L'édi-
diteur Lefèvre. — J'étais bien forcé de me dire que la
littérature est le luxe de la vie. — L'aloôs du Brésil. —
Ce qu'on gagne moralement à faire des traductions. —
Poinsot que je n'avais j)u aller voir. — L'hiver déjà
si sombre, s'obscurcit de ces pensées de deuil. — Une .
leçon de philosophie prise dans mon jardin. — A quel .
a.
^
IV TABLE.
âge les grands écrivains ont donné le frait supérieur
de leui» génie. — Arrivée d'un hôte nouveau. — Por-
trait. — Je réserve maintenant l'algèbre pour le tra-
vail du soir. — Visite à Saint-Louis. — Curieux en-
tretien. — Hélas ! le mieux ne s'est pas maintenu. —
Quand donc reviendra le printemps ? — J'écris à mes
tantes de Renwez. — Le mari de la Reine. — Nouvelle
rechute de Poinsot. — Dépendance de nos âmes. — Affi-
nités mystérieuses. — Belle comparaison. — Un admirable
effet de lumière. — Deux orages autour du Panthéon.
— Leur magie 126
ANNÉE 1821.
Janvier.
Cruelles étrennes ! — Je prends la mort à partie. — Rien
que Poiosot ! — Bien que le jour des Rois soit déjà loin.
— Ces craintes d'une fin prochaine m'obsédaient. — A
quati'e heures j'étais déjà sur pied, — Le verglas. —
M. Villemain, ses questions. — C'était pour lui un jour
d'étonnement. — Pour savoir si je suis vivant ou mort,
je tâte le pouls de Poinsot. — 11 est revenu brusquement
chez sa mère. — J'ai sauvé un chien qui se noyait. —
Poinsot, grâce à Dieu, se relève. — Revenu avec la fièvre. 148
Février.
J'étais assiégé de mille tourments. — Encore huit jours
d'effacés. — Tout est fini ! — Poinsot est mort le 44. —
Le dernier jour où je l'ai vu vivant. — Écrirai-je ce qui
suivit? — Les derniers moments. — J'arrive.... C'était
trop tard. — 11 semblait dormir. — Je promis de revenir
faire la veillée. — Ce qu'il était dans la mort. — Deux
heures du matin ! — Une page du journal. — L'homme
juste ne peut périr. — Ce qui effraye dans la mort.... —
Souviens-toi du jour où à pareille date.... — A six heures,
je rentrai dans sa chambre. — De retour à la maison. —
L'enterrement. — L'église. — Le cimetière. — Ah I que
les philosophes sans entrailles!... — Ce qu'on éprouve
devant une tombe. — Dimanche, malgré le froid intense .
i— Je frémissais à l'idée de toucher ces tristes dépouilles. 151
TABLE
Mars.
Le Pére-Lachaise sera mon lieu de prédilection. — Une note
importante. — Ce matip, en suivant la longue allée. —
Pour m'arracher à moi-même. — Poinsot m'entraîne. —
C'était Lorrain ! — Travail et tristesse. — M. Bocher m'ayant
écrit.... — C'est à ces moments où ma douleur se ré-
veille.... Ah! ces heures attristées! — M. Villemain me
semble injuste pour Rabelais. —_ Rien que le travail. —
Lorsque le temps est beau. — Mes lectures favorites. —
Comment celui qui est privé de tout lit un roman. — Sa
sœ r est venue me prier de l'aider à planter un saule. —
Le soir une fièvre violente me saisissait. — J'ai dû aller
fa'rc l'esiimation de ses livres 171
Avril.
Ce matin j'ouvre ma fenêtre. — On ne pense jamais à tout.
— J'avais emporté Horace. — Pourquoi le printemps re-
venait-il ? — Où est-il maintenant ? — A qui raconter ces
songes étranges ? — Son âme erre peut-être encore. —
Nous serions de petits mondes en formation. — Les len-
demains de ces nuits où Poinsot m'apparaîl. — Long
entrelien avec M. Bocher. — En quittant cet homme heu-
reux. — Les rayons et les ombres : Paysage. — Hier
Poret est arrivé. — Je ne puis me renfermer, me murer.
— Une lecture pour la fin de la journée. — J'aime à regar-
der sur ma route les vieilles gravures. — Je lisais ce
matin une lettre de Descartes. — Le jour de Pâques. —
L'Église s'est montrée intelligente. — Pom^quoi la fêle
des Morts ne suit-elle pas la fête de la résurrection ? —
Je n'éprouve plus qu'un seul besoin, remuer des idées.
— Le roman que je voudrais écrire 185
Baptême du duc de Bordeaux. — Promené sous les aUécs
du bois de Vincennes, — Le seul moyen de tirer un bon
parti de mes lectures. — Traductions de l'Évangile. —
VI TABLF.
Enterrement de Camille Jordan. — Discours de Benjamin
rx)nstaut. — Nous sommes allés nous inscrire à la Sor-
bonne. — Cette nuit, j'ai encore revu Poinsot. — Notre
âme retenue peut-être par celle qui reste en arrière. —
Le nwt de la Bib'e . 108 .
Juin.
Mon cousin Lefebvre nous reste fidèle. — Ses hérésies en
amour m'exaspèrent. — Ce qui empêche d'y voir clair. —
L'amour est un Dieu aveugle. — Nous sommes en plein
mirage. — Ce qui advient quand l'orage linit. — La
'nature ne s'inquiète pas des droits de la morale. — .
' Former une âme ! — Tous sont partis. — Tristesse de la
maison Poinsot. — Sa sœur serait-elle en train d'aller le
rejoindre ? — L'âme pour avoir son action doit s'harmo-
niser. — C'est décidé, nous allons concourir. — Une
course à Versailles. — De la force du mariage entre
l'homme et la nature. — Bodin est venu nous demander
à dîner. — Sa théorie fausse sur la liberté de la femme.
— Que peut savoir celui qui ne l'étudié que dans les
lieux publics? — L'artiste plus exposée bue l'ouvrière. —
Je lui racontai la scène touchante que j'avais surprise...
Je remplace en quatrième M. Maugerct. — Le jour de la
Saint-Jean et Fête-Dieu. — Le Père-Lachaise englouti
sous les roses. -- Je suis allé ce matin chez M. Leclerc.
— Partout on admire mes vers grecs. — Poret rabat mon
Orgueil. — Quand je compare ce mois-ci à celui de Tan "
passé. — Rien ne m'intéresse plus, si ce n'est l'exercice
de la charité 204
JuUlet.
Comment j'ai sanctifié mon dimanche. — L'inquiétude est
au fond de la foi^ — M. Devilliers, M. Millon. — Journée
solitaire et sédentaire. — J'ai trouvé Virginie occupée à
faire des confitures. — En quittant la sœur. — Après avoir
arrosé le saule. — Ce matin, M. Villemain m'a lu ses vers
latins au roi. — Il avait gardé à déjeuner Duport et
Élio. — Le bon cœur de Mlle Rousseau. — Quand j'ai
quelque inquiétude 219
TABLE,
Août
Je fais toujours tristement la classe. — Ce matin, Mme Hor-
tense. — Je sentais mon cœur si lourd de larmes. —
J'aime ce mot qu'on entend dans les rues... langue
promenade au bois de Vincennes. — Nous nous smu^ions
à recueillir les débris de lelti*es d'amour. — Dimanche,
promené seul. — Si la Nature préfère aux fous les sages?
— Ce que fut l'humanité à son premier âge. — Victoire
de Y Homme-bête. — Aujourd'hui le pôle cérébral est vain-
queur. — Pourquoi l'homme retournerait-il eu arrière ?
^- Je suis allé faire mon journal au Père- La chaise. —
Une page du journal de Poinsot. — L'amphithéâtre. — '
Nous étions en . train de disséquer une femme vivante.
— Avant-hier matin, j'ai revu Thérèse. — J'étais parti
pour aller voir M. Leclerc. — Elle venait en sens inverse
sur le même trottoir. — Sa pâleur mortelle. — J'ai chan-
celé comme un homme ivre. — J'aurais pu retourner sur
mes pas. — Que m'importaient les intérêts de ce monde?
— J'ai couru au Jardin des Plantes. — Que Dieu me par-
donne! — Non, tout n'était pas fini. — llélas! pauvre
homme lu n'as rien du lout. — Celle qui me parlait
ainsi ... — Je ii*ai jamais tant souffert. — Toute cette se-
maine a passé comme un songe. — Si languissant que
je sois. — Près de lui. — J'ai tout perdu. — Essayé de
reprendre mes lectures dans la rue. — J'échappe un peu
ainsi à mon tourment. — Huit jours de travail achamé.
— Je viens de recevoir une lettre de Renwez. — On veut
que je iné marie. — Ce que je réponds, 225
Septembre.
Lefebvre nous a fait ses adieux. — Je suis monté au Père-
Lachaise. — J'avais lame si sombre. — Je ne courrai
jamais après la femme d'un autre. — Commencement
des examens. — Trois jours d'attente vaine. — Me voici
avec la longue perspective des vacances. — r Je pars par
un épais brouillard. — Tout en philosophant. — J'achève
Garât. -- Poret vient m'aunoncer qu'il est premier. —
Nulle envie, -r- Je me frappe de l'idée que je ne serai
pas second. — Mon indignation en apprenant qu'on m'a
TJii TABLE.
préféré Deluynes. — Il vient me proposer une sixième
chez Liaalard. — Pèlerinage à Bicêtre. — Tout changé.
— Il est impossible que nous ne nous revoyions plus!...
— Tout plein des émotions de la veille. — Il faut accuser
le manque de discipline. — Voilà Poret casé. — Quant
à moi, rien. — Attendons la rentrée 215
Octobre.
Toutes le? nominations sont faites; rien. — Je commence à
me résigner. — Les leçons me viennent. — Le 23, Dubois
m'apprend ma nomination. — Une suppléance à Charle-
magne. — Dans mes joies ou dans mes peines j'éprouve
le besoin de monter prés de lui. — Comment on doit
lire les philosophes 253
Novembre-D écembre.
Presque plus de journal. — Les leçons que je donne aux
gens du monde. — J'ai autant de goût pour la philosophie
que pour l'histoire. — Monté au Pére-Lachaise. — La
santé de Mme Hortense m'inquiète. — Amie, mère et
providence. — M. Nicolle m'a fait appeler 256
ANxNÉE 182-2.
Février- Mars.
Ma pâture philosophique pour l'hiver. — Nos lectures peu-
vent être alternées. — La Pucelle de Voltaire. — Ren-
contré Héloïse. — Sans les misères de son enfance.... Le
bien qu'on peut faire dans une adoption. — Je ferai peut-
être un petit livre. — Comment il faut entendre l'amour. —
Ce qu'il faudrait dire au jeune homme. — Du rôle de la
mère. — Oui, la femme vit, sent et souffre tout autrement
que l'homme. — Elles sentent tout dès l'épiderme. — Ce
qu'est la faiblesse chez la femme. — Que de choses à
dire ! — L'amour pour la femme est frère de la mort. —
La femme doit être la providence des femmes. Un seul
mot suftirait souvent au départ. — Qu'en résulte-t-il ?
TABLE. IX
Revenons à moh jeune homme. — Ce sera votre punition
madame. — Les cahiers de philosophie de La Romiguière.
— Le dessert avant le plat de résistance. — Je ne com-
prends que deux femmes. — Rien de plus énervant
qu'une suppléance. — J'ai dû prier le censeur d'assister
invisible à la classe. — Grande tristesse dans la maison. 261
Jain-JnlUet. .
La brutalité est une laideur chez la femme. — Je me
sentais mordu aux entrailles. — La Moite aux papelards.
— Le programme de philosophie. — Place aux jeunes —
Ce que nous devons à nos maîtres. — L'obstacle est dans
les bureaux. — Ce matin, Lefebvre entre tout ému. —
« Vous me parlez toujours de l'amour », etc. — Elles en-
seignent à rire du destin. — Rappelez-vous votre sœur.
— Pourquoi sont-elles rieuses? — A qui la faute ? — Une
lettre de Poret : la royauté des bureaux. — Le billet de
confession, — Sur les avantages de la monogamie. —
C'est l'épreuve capitale de notre Occident. — La disso-
lution du foyer précède la décadence d'un peuple. —
L'homme qui dépense tout le jour ses forces. — Depuis
que Mlle Rousseau dirige la maison.... Du rôle de la
femme dans la famille. — C'est à l'homme à gagner. —
La table a un air de fête. — La femme qui est désœuvrée.
— L'harmonie dans l'ameublement. — Du matin au soir
je lis, j'étudie, je creuse. — Chacun désire gagner de
l'argent. — Ce que je ferais si j'en avais. — Fin des clas-
ses. — En m'examinant après ce long intervalle. —
Parler des passions c'est les nourrir. — Au cimetière le
jour de la Saint-Paul. — Le commerce des hommes m'at-
triste. — Joli dialogue avec Pauline. — Grandes 7iou-
velles! — Il est question de l'enseignement de l'histoire
à Sainte-Barbe 269
Novembre.
Le jour des Morts. — Le cimetière m'est devenu si familier.
— J'ai fait amitié avec la mort. — Son odyssée. — Le
dialogue des morts. — « Ami, lu n'es pas seul. » — Après
TABLE.
les ardentes amours de l'été. — Que de choses à dire sur
les pressentiments ! — Déception et tristesse. — Saint
Virgile ! — le sentiment qui lui a inspiré sa première
églogue. — Traits charmants qui peignent le poète. —
La scène est en automne. — Suivre l'exemple du saint
que j'honore. — Accepter d'un cœir viril la destinée. . 283
JOURNAL
]U;£3S IDEES
1818. — Licence. — Essais littéraires sur les historiens
latins ^ 291
1819. -^ Doctorat. — Mes deux thèses. — Traduction des
orateurs grecs et anglais. — Projet de fondation d'une
revue. — Liste dés articles à faire. — Notes sur la phi-
losophie grecque. — Caractère des peuples, etc. . . . ." 292
1820. — Rien que des lectures ; la Grèce, la Bible, l'Évan-
gile 295
1821. — Mon inquiétude me portait sur tous les sujets à là
fois. — Reprise de mon essai : Caracièi'e des peuples '
trouvé dans leur vocabulaire. Sur l'amélioration du sort
des femmes 290
1822. — J'esquisse un essai sur la Culture de l'homme. —
Histoire philosophique du christianisme. . .• 50fi
iS2^.-^ les Études du poêle 300
1824. -:- Histoire de la littérature grecque.' — Quel cadre-
et quel titre? Tout ce qu'on peut y faire entrer. — Je
m'attaque à Vice. — Tableau chronologique de f histoire
moderne, . . .' 307
1825. — Éludes philosophiques des poètes. Ce que j'ai
trouvé dans mes lectures grecques. — Le Prométhée
d'Eschyle. — Hun discours pour la distribution des prix.
• J '
TABLE. XI
— Sur X Alliance de la littérature et de f Histoire. —
Philosophie d'Eschyle. — Philosophie de Thucydide. — ^^
• Correspondance des papes. — Je commence les Synchro-
niêtnes 500
4826. — Ançée féconde. — Traduction de Vico. — Histoire
littéraire dans ses- rapports avec V histoire politique. —
Projet d'une histoire de la Re' forme et de la Ligue. —
Tout ce que peut comprendre ce cadre. — La g^^og^raphie
m'a toujours lentê . — Monuments historiques du christia-
nisme. — Histoire de l'Église romaine 31 o
1^27. — Vico. — Maladie. — Un monde de lectui^s. — No-
mination à Y École, préparatoire. — La lettre et V esprit.
^-' Précis moderne commencé 522
1828. — Encyclopédie des chants populaires. — J'achève
le Précis. — Prépartlion à mon voyage d'Allemagne. —
Traduction de Luther commencée 525
1829. — Résumé du progrès de mes idées. — Tout ce qui
m'apparait en traduisant Luther. — Je conçois l'iJéc d'un
cours sur le treizième, le qualoriiéme et le quinzième
siècle. — Le dranie de la dissolution commence vei^ Inno-
cent IV, etc. — Recherches sur les philosophes du moyen
ûje. — Opposition entre Abeilard et Luther. — La ques-
tion de la grâce. — Saint Augustin est le point de dé-
part. — Préface de Luther. — Pourquoi j'ajourne. — Idée
de traductions diverses. — Traduction de Grimm et de
beaucoup d autres livres allemands. — Mes lectures de
repo?. — Préparation d'une suite de thèmes 524
Liste de m'^s lectures 353
Thèse du Doc orat 575
PRÉFACE
Le voici, ce second volume des Souvenirs
de Jeunesse qu'à regret j'ai dû faire attendre*.
Michelet, cette fois, nous raconte sa vie
dans son journal, et ce journal est double :
Dans l'un, il a mis ses « Sentiments et ses
Émotions » ; dans l'autre, « ses Idées ».
Le Journal intime n'a été tenu que pen-
dant trois ans. Il s'ouvre, en mai 1820, au
moment où son ami Poinsot prend le ser-
vice de l'internat à l'hôpital de Bicêtre. Il
se ferme le jour où Michelet entre dans
la chaire d'histoire, que l'Université vient
de créer pour lui, au collège Sainte-Barbe-
Rollin. Tout entier désormais à son ensei-
1. Depuis la publication de Ma Jeunesse^ mes travaux
ont été d'une autre nature, non moins utiles. J'ai donné,
pour Tusage des Écoles : Notre France y — Exlraits-histo-
riques, — Sous presse : Extraits littéraireSf — Leçons de Pa-
triotisme.
xiY PUÉFACS.
gnement, il ne jettera plus sur sa vie privée,
dans les quinze années qui vont suivre, que
de fugitifs regards !
Le Journal des Idées, commencé plus tôt,
en 1818, ne prendra fin qu'en 1829. Celui-ci
est surtout une table, à la fois analytique et
condensée, de tous les ouvrages que Michelet
mit en train pendant, ces dix années. Elle
justifie hautement l'épigraphe qui ouvre son
Journal : « Les passions intellectuelles ont
dévoré ma jeunesse ».
Cette table des matières est, en effet, tout
un monde.
Qu'est-ce pourtant, comparée au contenu
des cinq carions qui appartenaient à cette
même époque?... Cartons pleins, bondés de
notes, de traductions, d'extraits, de pro-
grammes, de fragments déjà tout rédigés.
Michelet les a détruits dans cette an-
née douloureuse où il eut le pressènliriient
d'une fin prochaine (nov. 1864). Ce sacrifice
fut fait d'une main stoïque, non sans amer-
tume, toutefois. Lorsque, dans un trouble,
extrême, nous demandions grâce au moins
pour ceci, pour cela, il nous répondait :
c<J'ai acquis, dans mon métier d'historien.
PRÉFACE. . XV
la triste expérience du mal qu'on peut faire
à un homme qui laisse après lui des manus-
crits. liOrsqu'il suffit du simple déplace-
ment d'une virgule pour dénaturer le sens
de sa pensée, qu'est-ce donc lorsqu'on se
permet des suppressions ou, qui pis est, des
. substitutions perfides?... Il me faudrait aller
jusqu'à cent ans, pour réviser tout cela et
mettre à part ce qui mériterait d'être con-
servé. L'âge m'avertit et mon Histoire me
presse. Tti peux ne pas me survivre. Dieu
sait, alors, en quelles mains pourraient tom-
ber ces ébauches juvéniles ! Le plus sage est
de tout détruire. Brûlons! brûlons! » —Ce
fut un véritable bûcher.
A la liste si intéressante des ouvrages qui
furent en projet!, nous avons cru devoir
joindre celle des lectures faites pendant ces
mêmes années 1818-1829. — On y voit, non
seulement de quels auteurs Michelet s'est
nourri, mais encore, chose curieuse, l'indi-
ieatioTî du mois et même du jour où il a lu
chaque ouvrage.
Ce ne sontpas là, il s'en faut, des lectures
xn PRÉFACE.
frivoles, faites au hasard du caprice. — Qua-
rante ans plus tard, l'historien nous dira
dans son Louis XIV (voir l'Introduction) :
« Dès mon enfance et toute ma vie, je me
suis occupé de ce règne. Ce n'est pas qu'il y
ait alors grande invention , mais que voulez-
vous, c'est une harmonie. Ces gens-là se
croyaient un monde complet et ignoraient le
reste. Il en est résulté quelque chose de
suave qui a aussi sa grandeur relative. J'étais
tout jeune que je lisais cet honnête Boileau,
ce mélodieux Racine; j'apprenais la fan-
fare peu diversifiée de Bossuet. Corneille,
Pascal, Molière, La Fontaine étaient mes
maîtres. »
Ces graves lectures que faisait l'enfant, —
Boileau, à huit ans à peine, — nous voyons
le jeune homme les reprendre dix ans après,
et combien de fois depuis!...
Michelet s'occupa avec une égale ardeur du
seizième siècle. Rien de plus curieux que son
opinion sur l'esprit de la Ligvs, jetée, à vingt-
cinq ans, dans le « Journal de ses Idées ».
Le Journal intime, que nous donnons le
PRÉFACE. XVII
premier, est l'histoire d'une âme qui se ra-
conte jour par jour, au temps où elle ignore
ses destinées futures. Il est impossible de le
faire avec plus de franchise et de simplicité.
L'absence de pose y est absolue. Celui qui
écrit, n'a pour public qu'une unique per-
sonne, son ami Poinsot. — ^ L'histoire de cette
amitié, sitôt brisée, est une des choses les
plus attachantes de ce journal. « Il me
semble, dit Michelet (page 140), qu'il voie
aussi bien que Dieu toutes mes pensées. » Il
se montrera donc à lui tel qu'il est.
Poinsot meurt en 1821. Le Journal se con-
tinue deux ans encore, « sans aucun plaisirs,
mais dans un but aussi noble qu'élevé :
« Pour l'amélioration de mon âme ».
Voilà précisément ce qui fait le caractère
tout spécial de ce livre : il met dans la main
du lecteur, l'âme même de celui qui l'a
écrit. Cela n'esta pas commun. Les auteurs
de Mémoires, le plus souvent, racontent
leurs contemporains au lieu de se raconter
eux-mêmes. De là, des récits amusants, si
l'on veut, par les anecdotes plus ou moins
sûres, mais sans aucun intérêt autobiogra-
phique.
xvifi PRÉFACE.
On a envie de crier à ces narrateurs trop
discrets : «De grâce, messieurs, tournez-vous
donc un peu, qu'on vous voie au moins de
profil. »
Cette impersonnalité, je ne la voudrais
pas, non plus, dans le livre où l'auteur n'en-
tend nous entretenir que des choses de l'es-
prit. Si l'homme se dérobe entièrement
derrière l'écrivain, s'il me laissé tout igno-
rer de sa vie intime, eh bien, j'oublie aussi,
à mon tour, que c'est une personne qui me
parle; je n'ai plus devant les yeux qu'une
machine à Pensées. On se console de cet es-
camotage, quand celui qui se le permet n'a
par lui-même qu'une mince valeur. Mais si,
au contraire, celui qui raconte t;aMf infini-
menty c'est lui tout entier qu'on vôudrail
connaître, et non ses voisins de médiocre
importance.
Un livre plein de pensées, quand on a le
bonheur de savoir comment elles sont venues
à celui qui les écrit; quand on assiste^ pour
ainsi dire, à tous les mouvements intérieurs
de son âme; quand il nous dit ou nous
laisse deviner pourquoi, hier si vaillant, au-
jourd'hui il défaille, pourquoi il est gai,
PREFACE, XIX
pourquoi il est triste, pourquoi.il hait, pour-
quoi il aime, un tel livre, tout humain, est
conime un miroir où chacun se reconnaît et
se retrouve.
Son titre même '/Mon Journal y nous dis-
penserait de dire que, pour la forme, co
livre ne peut ressembler à celui qui l'a pré-
cédé. — En ses éléments, Ma Jeunesse est
l'œuvre de l'âge mûr. C'est surtout à qua-
rante ans, cinquante ans, que Michelet.a fait
revivre, pour nous avec tant de bonheur,
et son enfance et ses quinze ans.
Dans ce Mon Journal », au contraire, c'est
un jeune. homme encore dans sa chrysalide,
qui note les événements d'une vie solitaire,
ses rares joies, ses tristesses fréquentes. Au-
cune recherche de style. S'il sq montre sé-
vère, c'est pour lui-même; si, dans ses
Examens de conscience^ il se gourmande, c'est
de valoir trop peu.
Yoilà ce qui fait encore le grand mérite
de ce livre. Qu'on songe au prix inestimable
qu'aurait aujourd'hui, pour les biographes,
un Journal ainsi tenu, par Molière, La
b
XX PRÉFACE.
Fontaine, \ollaire, Rousseau, etc., à l'âge où
l'avenir n'étaîl encore pour eux qu'une
obscure énigme; -—un journal, donnant les
prémices, les germes de telles âmesl... Un
journal enfin, écrit, comme celui-ci, dans la
plénitude du cœur (mot favori dç Michelet) et
laissant voir, réellement, le dessous, non le
masque....
Rien de tout cela n'a été retouche. Mi-
chelet indique d'un mot, l'intention de
revenir sur ces notes parfois trop brèves :
« Ce n'est qu'une clef pour mes souvenirs. »
— Quant à la forme, on y verrait plus tard.
Évidemment c'est là ce qu'il a voulu dire.
Mais ce plv^s tard n'est pas venu pour le Jour-
nal de la vingtième année; le style et les
pensées ont l'âge du siècle (1820).
Au milieu de la vie, — plus d'un l'a ob-
servé, — c'est vers l'heure qui fit éclore nos
premières émotions, que nous revenons le
plus volontiers. Que ces trop courtes années
de notre adolescence aient été heureuses ou
malheureuses, il n'importe; c'est ce qui reste
en nous de plus cher, de plus vivace.
Ces retours aussi fréquents qu'involon-
taires vers notre point de départ, ne sont-ils
• '••\. •
PRÉFACE. Mf
pas une preuve de l'unité de la vie? Bien
loin qu'elle se dissolve à son déclin, ces
rkorsi feraient plutôt croire que le cycle
ouvert à la naissance, se referme, au con-
traire, un peu avant la mort. Le vieillard,
dans un demi-sourire, tend la main à l'en-
fant qui fut lui, autrefois.
Mais revenons au Journal. S'il est trop
bref lorsqu'il ne donne que le courant ordi-
naire de la vie quotidienne, en revanche,
aux heures qui importent, on trouve ailleurs
pour le compléter, plus d'un document pré-
cieux. Ainsi, lorsqu'un entretien avec ses
Maîtres ou ses camarades a ému Michelet,
lorsqu'il est frappé d'une commotion vio-
lente ou soudaine, par exemple la mort de
Poinsot, la rencontre inopinée de Thérèse,
— alors, il écrit à part du Journal, des pages
que le trouble du cœur rend vraiment élo-
quentes. D'autrefois, c'est le brouillon d'une
lettre qu'il médite d'envoyer. Il se servait
volontiers de celte forme, lorsqu'il voulait
faire pénétrer une idée ou accepter un con-
seil. La date, ou bien encore un mot révéla-
teur, permet, presque toujours, de remettre
ces feuillets épars à leur vraie place.
^'
XXII PRÉFACE.
Que résulte-t-il de la reconstitution de cet
ensemble? Que la personnalité de Michelet,
de vingt à vingt-cinq ans, nous apparaît tout
entière, et sous des aspects aussi multiples
que variés. On a, non seulement le portrait
de rhomme dans tout son relief, mais encore
ses sentiments, et sa pensée sur toutes choses :
religion, politique, questions sociales, etc.
— On sait, en fermant le livre, qu'il était
profondément religieux, sans préoccupation
d'aucun dogme; libéral, sans être républi-
cain; — qui l'était alors?— ^ très attaché à
la Charte, peu différente, au demeurant, de
notre constitution actuelle. Monogame en
amour, on voit qu'il n'admettait ni la s^joa-
ration, ni le divorcej si préjudiciables, l'un et
l'autre, à l'avenir de l'enfant.
Telle est la valeur du legs que Michelet a
fait de lui-même à ceux que tentera une
étude approfondie de son caractère et de son
génie tout personnel. Cette étude ne se fera
pas demain, je le sais. Il est indéniable que
notre curiosité des personnes et des choses
s'avive, à mesure qu'elles reculent dans le
passé. Je ne m'en afflige pas. Ses œuvres
sont là pour témoigner, en attendant l'heure
PRÉFACE.: xxiii
équitable où la. postérité rendra' siir lui son
jugement définitif. . : ; / •
C'est à cette heure que je pense, quand je
recueille, avec un soin religieux, tout ce qui
peut rendre sa résurrection plus complète*.
Cela importe, car, si nos hommes de génie
ont, pour la plupart, exercé une action bien-
faisante pendant leur vie, combien plus,
aprè^ leur mort, « quand les temps sont
venus! »
Une fois ressuscites, c'est pour toujours!
— N'y a-t-il pas plus de deux mille ans que
l'humanité s'occupe des grands morts de
l'antiquité? Elle s'en occupe, elle en parle,
elle les discute ou les interroge, conàme s'ils
allaient se présenter pour lui répondre et
prendre leur part de l'entretien commencé.
Oui, c'est le privilège de ces immortels
conducteurs de l'humanité, de rester à ja-
mais les contemporains de tous les âges.
Chaque siècle, selon ses besoins, les inter-
prète à sa manière ; chaque génération qui
vient, reprend, avide, le travail investigateur
1. Mon troisième volume donnera les années de VÉcoîe
normale avec quelques conférences qui témoignent de la
haute valeur et de la fécondité de cet enseignement.
XXIV PRÉFACE.
de Ja génération qui finit. Et, quand ils
croient ne pouvoir plus rien trouver dans les
livres, ces chercheurs infatigables, alors
vous les voyez, comme tous ceux qui aiment
ardemment, interroger, dans leur curio-
sité inquiète, la poussière même des tom-
beaux.
C'est ainsi que vont, grandissant d*âge
en âge, les morts qui ont eu le droit de re-
vivre; c'est ainsi qu'elles montent ces figu-
res inspirées de créateurs, d'apôtres et de
prophètes, plus haut, toujours plus haut,
jusqu'à la région de Dieu.
Ce n'est pas moi qui parle ici, c'est Miche-
let, après un entretien qu'il vient d'avoir
avec son maître, M. Villemain :
Jevdi 15. — « Causé longuement des grands
génies dont le passage, en ce monde, pour-
rait être comparé à la traînée lumineuse que
les astres laissent au ciel dans leur course.
Nous en sommes éclairés et réchauffés en-
core, longtemps après qu'ils se sont enfon-
cés dans les profondeurs infinies de l'espace
pour s'y perdre à jamais. Il en est de même,
disions-nous, de nos grands hommes. Leurs
œuvres puissantes approvisionnent l'huma-
PRÉFACE. XXV
nité, — souvent pour des siècles, — de lu-
mière, de chaleur et de vie. » (Page 177.)
Et voilà que lui aussi, Michelet, a laissé à
son tour, en remontant, un puissant sillage.
Il en avait la vision, celui qui, un jour, au
pied de son tombeau, devant une foule émue,
trouva cette définition de la personnalité de
son âme : « La plus humaine de ce siècle,
qui fut incommensurablement bonne I » Mot
profond, jailli d'un grand cœur^ Il reste,
pour tout l'avenir, la plus juste, la plus belle
glorification de celui qui Ta inspiré.
M"** J. Michelet.
9 février 1888.
1. Jules Ferry : Discours d*inauguration du monument
funèbre au Père-Lachaise, le 13 juillet 1883.
.^
'V^, W\ , , -.iT •• ''*^ A '• "
ANNÉE ^820
\< ^
>^'* ' :
MON JOURNAL
MAI ^: .
Jeudi 4. — Poinsot est parti M Je Tai conduit
ce matin à Bicêtre. Se sentant des aptitudes supé-
rieures, il a quitté la pharmacie pour la médecine.
Ces deux années que nous avons vécues ensemble,
ont passé comme un songe. Emportés tous les
deux dans des voies diverses, loin de nous sentir
jamais séparés, on eût dit que cette divergence
même dans nos études, nous attirait plus forte-
ment Tun vers l'autre. Nous étions comme deux
éléments dont les affinités différentes se recher-
chent pour se compléter
Le voilà seul là-bas. Je suis seul ici. Pas une
larme en nous quittant, et cependant le cœur en
reste mutilé. Je ne crois pas que deux âmes se
soient jamais ressemblées à ce point. Nous serions
le même homme, si nous avions. été placés dans
1. Voir Ma Jeunesse^ pages 53 et 311.
4 MON JOURNAL.
les mêmes circonstances. Tachons de garder au
moins une correspondance étroite entre nos pen-
sées. A cela, les lettres pourraient servir; elles
vaudraient autant et mieux peut-être que le jour-
nal. Si nous, faisions les deux à la fois, le journal
aurait pour moi l'avantage de me rappeler, plus
.tard, mipassré qu'on oublie si facilement et de me
* fournir léè moyens de m'améliorer.
Dimanche 1. — Nous nous sommes revus!...
C est tout ce que je puis dire. Je n'en ai pas joui
pleinement. Bien moins sensible au plaisir de re-
voir ceux que j'aime, qu'à la peine de les quitter,
la vie m'apparaît une suite ininterrompue de sépa-
rations et d'adieux.
Dans la disposition mélancolique où je suis, le
Lac de Lamartine m'a fait pleurer. Je pleure plus
facilement qu'autrefois sur les maux d'autrui. J'ai
gagné, à perdre l'amour et à m'imposer de ne
plus le retrouver.
Dégagée de l'égoïsme à deux où elle enfermait le
monde, l'âme rayonne autour d'elle par ses facul-
tés aimantes qui deviennent amour de l'huma-
nité. L'amitié ne fait rien perdre à ces sentiments
élevés. Avec un ami, on arrive bientôt à se ré-
pandre, et délicieusement, sur les questions géné-
rales, ce qu'on ne fait guère avec une femme
qu'on aime. L'horizon se rétrécit bien vite à la
— ïTt^^ayA^
. MON* JOUniVAL. 5
mesure dé Tindividualité. Il faut donc tâcher de
cultiver tout ce qui peut donner le change à
l'amour.
Celui qui cherche la paix doit aussi s'abstenir
de beaucoup de choses innocentes. Point de lec-
tures qui relâchent l'esprit, et lui ôtent son acti-
vité. La rêverie où nous plongent ces lectures ne
vaut rien. Nous sommes nés pour l'action. Point
de regards sur les objets capables de nous con-
duire à établir des comparaisons fâcheuses entre
notre situation précaire et celle des gens heureux.
Ces parallèles sont un sûr moyen de ne plus jouir
de ce qu'on a, ou même, de ce qu'on avait désiré
le plus vivement. Ceignons nos reins de plusieurs
enceintes, c'est peut-être pour celui qui se sait
aisément vulnérable, le secret du bonheur.
J'ai eu hier avec M. Villemain une querelle bien
inutile sur la politique. Les disputes ne viennent
le plus souvent que de la façon différente d'envi-
sager les idées ou les objets. Si l'on y songeait
avant de parler, on ne s'emporterait pas comme
je l'ai fait sottement. Tel est ultra parce qu'il
n'étend son regard qu'aux malheurs de la famille
royale, et se croit du parti des gens tranquilles,
qui serait libéral s'il entrevoyait la moindre par-
■^.
*^-?5fc*i-' i>^ ■
6 MON JOURNAL.
lie des maux que fait la tyrannie. En tout cas, s'ir-
riter n'est pas un bon moyen pour convertir un
adversaire. La contradiction ne sert qu'à l'affirmer
dans sa manière de voir. « La colère, dit Achille,
est plus douce que le miel. » Le fruit en est amer.
Celui qui se sent irascible doit se taire ou, s'il ne
peut se dominer, quitter la place. L'agitation où
j'ai trouvé M. Yillemain m'a gagné moi-même. Ce
n'est pas une excuse. J'ai eu tort de lui tenir tète.
Je sens bien que la manifestation de mes opi-
nions politiques doit rendre ma situation de plus
en plus précaire. Il serait utile de regarder au-
tour de soi. Que ferais-je si la place que j'occupe
venait à me manquer*? Devenir le secrétaire d'un
homme de lettres me déplairait. Être attaché à lui
comme son ombre,, penser à ses heures, figurer à
sa table, au salon, y remplir un rôle, celui d'amu-
seur de la société du maître, quelle servitude,
quelle perte de temps, quelle diminution de soi-
même!... Ceci écarté, que reste-t-il à celui qui
n'a pas un métier, sa plume? mais ce serait man-
ger son blé en herbe que d'écrire trop tôt. Com-
ment, d'ailleurs, faire quelque chose de bon quand
on produit hâtivement pour vivre. Écrivons, ce-
1. Michelet était à ce moment répétitem^ pour l'histoire et la
philosophie à la pension Briand (voir Ma Jeunesse, 398). Cette
petite place et les leçons particulières qu'il commençait à donner,
le faisaient vivre, lui et les siens.
•4
/
MON JOURIHAL. 7
pendant, pour nous-mème; puis, apprenons les
mathématiques. Je viens de les commencer. Cela
sert à tout. Et d'abord, à calmer les sens.
L'étude de l'histoire ne suffit pas. Il faut y
joindre un autre travail qui nourrisse et fortifie
l'esprit pendant qu'on se remplit la mémoire de
faits et de dates. Plus on en entasse, et plus elles
s'effacent aisément du souvenir. D'ailleurs, on ne
s|iurait acquérir trop tôt les connaissances qui
forment l'entendement. Tout ce qu'on fait ensuite
doit y gagner.
Dimanche 14. — L'éloîgnement fait en amitié
le même effet qu'en amour : C'est le soufflet de la
forge. Je suis parti ce matin par un léger brouil-
lard, la tête comme le temps, lisant la lettre de
Rousseau sur les Spectacles. Ce style est orageux.
Arrivé à la barrière Fontainebleau, il m'a fallu
mettre le livre en poche. Il était trop étranger à
mes pensées. L'air si doux, la verdure nouvelle,
la vue du lieu où était mon ami, tout m'attendris-
sait....
J'avais rencontré sur la route un homme chargé
d'un paquet. Ce malheureux était sans veste, en
chemise; il s'appuyait, quoique jeune, pesamment,
V
8 MON JOURNAL.
sur un bâton. Je crus que c'était un conscrit. Je
ne puis dire combien je fus douloureusement
ému. Je le dépassai bientôt et me retournai plu-
sieurs fois, ayant grande envie de lui parler. Je
ne sais quelle honte me retenait. Enfin, je vais à
lui et m'avise de lui demander où est Villejuif.
« Je n'en sais rien, me répondit-il, je vais à huit
lieues d'ici chercher de l'ouvrage; je suis pape"
tier. » Et cela, si bien dit, sans aigreur contre la
destinée. Les gens du peuple ont, le plus souvent,
une cordialité qui me charme. Je me souviendrai
de cette rencontre.
Maintenant que je suis seul (de toute la se-
maine je ne puis voir Poinsot), je vais reprendre
la lecture de mes auteurs grecs pour me retrem-
per. Sophocle me subjugue. Ses héros sont des
hommes comme dans tout le théâtre ancien. Eu-
ripide montre aussi des hommes, mais son style
n'est point élevé; il n'y a point de contrastes. So-
phocle est d'une vigueur héroïque surtout dans
l'ouvrage de sa vieillesse : VŒdipe à Colone. En
même temps que le naturel, il y a une vivacité,
une chaleur, un pathétique qui vous entrent dans
le cœur. Il faut lire surtout deux passages : celui
où ses deux filles, Ismène et Antigone, embrassent
MON JOURNAL. * 9
leur père aveugle, et celui où elles le revoient
après que Thésée les a délivrées de Créon.
Xénophoii me choque par sa partialité pour La-
cédémonc. Il est vrai que sans parler de la recon-
naissance qu'il lui devait et de son amitié pour
Agésilas, les Lacédémoniens, en général, étaient
alors les seuls hommes de la Grèce. Il est moins
amusant qu'Hérodote; il écrit l'histoire d'un siècle
plus avancé, par conséquent, les traits originaux
sont plus effacés; les hommes et les peuples se
ressemblent davantage. N'ayant guère à raconter
des mœurs étrangères, il ne peut intéresser par
la variété ; mais il est supérieur par le sentiment
et le caractère religieux. Il paraît moins impartial
que Thucydide, peut-être parce qu'il a plus de
chaleur. Généralement, les Helléniques me sem-
blent inférieures à la retraite des Dix-Mille. Xéno-
phony est plus auteur. Sa partialité est frappante.
Il parle avec mauvaise humeur d'Iphicrate qui,
pouvant empêcher les Thébains de sortir du Pélo-
ponèse, leur donne passage au détriment de Lacé-
démone. Il loue Épaminondas, mais sèchement, le
nomme peu, abaisse ses plus grandes actions,
diminue surtout la gloire de la victoire de Manti-
née." Après avoir lu cet ouvrage, je le croirais
plus facilement capable d'avoir été jaloux de
Platon.
10 MON JOURNAL
PREMIÈRE LETTRE DE M1CHELET A POINSOT.
Dimanche de Pentecôte.
Tout seul dans ton cabinet *, 3 heures.
Mon cher ami,
Au moment où je te quitte, je trouve délicieux
de commencer la lettre que je n'ai pas voulu te
promettre. Tu sais combien peu j'aime à me con-
traindre. C'eût été diminuer le plaisir de t'écrire
que de s'engager à le faire. Notre adieu, qui
revient toujours, me fait mieux apprécier ce projet
d'une correspondance active. La vie est courte.
La mienne le sera, peut-être, plus que celle d'un
autre. Je saisis donc tous les moments où je puis
profiter de notre amitié.
Affranchi de l'amour des femmes et le redou-
tant, trop faible pour m'élever jusqu'à l'amour de
Dieu, celui de l'humanité et ta pensée, voilà ce
1. Poinsot avait occupé deux ans, chez son ami, rue de la Ro-
quette, la chambre qui fut longtemps la bibliothèque de Sedaine.
Voir Ma Jeunesse, page 379.
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MON JOURNAL. H
qui m'occupe. Je rends à ceux qui m'entourent
l'attachement qu'ils ont pour moi, mais tous dif-
fèrent de caractère et d'âge. Poret est le plus hon-
nête homme, l'âme la plus forte que je connaisse;
mais cette dernière qualité n'est pas entre lui et
moi un trait de ressemblance.
Nous seuls, nous nous ressemblons.
Cette amitié si agréablement liée aux souvenirs
de notre enfance, tire une nouvelle force de la
situation morale où je me trouve. La personne qui
me ressemble le plus après toi*, est âgée et, selon
le cours de la nature, doit vivre beaucoup moifts
que moi. Ne pouvant songer à me marier, je ne
goûterais point, dans une relation, les plaisirs de
la famille; de ce côté, encore, je serais seul. C'est
donc sur toi que se porte mon avenir.
Lorsque, pour être sage, je crois devoir enterrer
mon cœur tout vivant, la puissance d'aimer devient
philanthropie et surtout amitié.
C'est dans mes lettres encore plus que dans nos
conversations que je veux épancher tout mon
cœur. Il est mille choses qui se disent, ainsi,
mieux qu'en face ; on s'exprime avec plus de net-
teté. Un des puissants motifs qui me détermi-
neront à faire un journal, c'est l'espérance que si
je mourais avant toi, tu achèverais de me con-
1. M™« Hortense. Voir Ma Jeunesse, page 159.
12 MON JOURNAL.
naître et que je vivrais encore dans ta pensée par
une sorte de présence réelle.
Adieu.
J. MiCHELET.
P. S. Lundi de Pentecôte. — Je suis allé ce
matin chez M. Villemain, où j'ai trouvé un homme
de ses amis, élégant, spirituel, assez fat. C'était
un jeune avocat, fort libéral. Je l'ai écouté long-
temps en silence, me félicitant de n'être pas ce
brillant parleur. Je serais peu propre à ce métier-
là. J'aimerais assez la célébrité du nom, mais
l'obscurité de la personne. Au lieu d'amoindrir
son esprit dans la discussion de misérables inté-
rêts privés, mieux vaut vivre dans un petit coin,
faire quelques bonnes actions et un bon livre qui
soit encore une action meilleure.
J. M.
M. F... sort d'ici. La vive impression qu'a faite
sur lui la vue de la guillotine m'a suggéré plu-
sieurs réflexions sur la peine de mort, qu'il fau-
drait abolir. La première raison qui le commande,
c'est que l'accusé, niant le plus souvent jusqu'à la
fin, il faut, pour le condamner, s'appuyer ^ur des
preuves plus ou moins vraisemblables, mais qui
MON. JOURNAL. 45
n'ont rien de certain. S'il y a erreur, elle reste
irréparable. La seconde raison, c'est que la vue des
exécutions augmente chez le peuple les instincts
féroces, au lieu de les réprimer. Elle produit sur
ceux qui en sont témoins, une sorte de vertige, \ o.^ |j^,^
un entraînement à commettre des crimes tout] a^., (cçjh'f
semblables. On a une foule' d'exemples de cette,
contagion morale. Peut-on aussi tuer un homme"] tj} i .j->7
hors le cas de légitime défense? Ce droit est fai- W^^ ^itv- «^
blement établi même au point de vue légal. Dieu ^ *^ >> i . ' ' •
seul a droit de défaire son ouvrage. En outre, la" j ^
mort frappant le coupable, presque aussitôt après C- "^ ' '
son crime, il n'a pas eu le temps de faire entrer ,
la lumière dans sa conscience et de se repentir. ïï
s'en va donc méchant dans l'autre vie. Une der-
nière considération s'impose. Presque tous les^ 1.
meurtriers ont une faible tête et sont maniaques, l _
il devrait y avoir toujours un ou deux médecins ^
parmi les juges afin d'établir l'état mental de^
l'accusé.
C'est surtout dans les délits politiques, jugés )' ' :
avec tant de passion, que la peine de mort doit ^ ; "'
être abolie*.
1. On voit, par le mois et l'année, 1820, que Michelet, à vingt
et un ans, guidé par le sens moral et celui de la justice, com-
mença le premier, en ce siècle, le plaidoyer que d'autres devaient
reprendre plus tard avec tant d'éclat.
?". , :•> •■',.•'■- '"^'V-vf; V>7 *•> ••''^>
U MOÏ JOURNAL.
PREMIÈRE LETTRE DE POINSOT A MIGHELET\
22 mai 1820.
(Avant d'avoir reçu celle de son ami.)
Je finis mon service à onze heures ; je déjeune,
et à midi: je suis dans ma chambrette. Je prends
Condillac ; à cinq heures, je descends dîner. Sais-
tu ce que j'en ai lu en cinq heures? vingt pages !
Persuadé que quand on lit des ouvrages abstraits
et qu'il se présente des difficultés, il ne faut pas
passer outre sans les avoir levées, je me suis atta-
ché à bien comprendre tout, et ne suis pas sorti
d'une phrase tant qu'il m'est resté quelques
doutes. Cinq ou six notes que j'avais prises dans
Laromiguière m'ont été de la plus grande utilité,
car sans elles, j'aurais admis comme justes, des
principes faux et leurs conséquences. J'ai donc
cherché à concilier les manières de voir différentes
des deux auteurs, ou plutôt, j'ai réfuté l'un par
l'autre, et j'ai fait moi-même des commentaires
sur Condillac, que tu verras.
1. La correspondance entre les deux amis ayant bientôt cessé
et les lettres de Poinsot étant peu nombreuses, nous les donnons
pour que le lecteur connaisse mieux celui que Michelet a tant
aimé, qu'il allait perdre sitôt I
:'^Wi^»?P?^*rr- ^ ^ . ■.- v_^^ , ;, ..
MON JOURNAL. 15
Je crois que la métaphysique et les mathéma-
tiques sont des sciences auxquelles il faut s'adon-
ner sérieusement ou ne pas s'en mêler. Je neveux
pas dire qu'on doive les pousser loin ; mais il faut
apprendre rapidement ce qu'on veut savoir et
couper cette étude par le moins d'occupations
possibles : 1** parce que ces sciences étant une
suite de propositions dont la dernière est la consé-
quence de celle qui précède, il est important
de n'en pas rompre la chaîne ; 2** parce que ne se
rattachant pas, ainsi que la plupart des sciences
physiques, aux actions et aux circonstances de
notre vie, leurs notions s'effacent plus facilement
si elles ne sont pas serrées de près et ne se for-
tifient pas mutuellement.
La lecture de Gondillac m'a rappelé un temps
déjà loin de nous, celui où tu allais le lire à la
bibliothèque du Panthéon. Il m'arriva deux ou
trois fois de t'y accompagner; moi je lisais itfe'ropc
et Mahomet. Il me souvient que, tout en admirant
Gondillac, il t' arrivait quelquefois de bâiller des-Tf J , ■
sus. Je crois que cela venait de ce que tu envi-
sageais l'ouvrage partiellement. Il te paraissait
très beau, mais néanmoins il t'ennuyait. Tout ceci
est un peu long, un peu monotone pour un jour-
nal, mais enfin, tu le veux, le voilà.
Paul PomsoT.
/ 'if
16 MON JOURNAL.
J'aime beaucoup à varier mes lectures. En ce
moment, je mêle avec plaisir à mes auteurs grecs,
Fénelon. Dans la première partie de YExislence
de Dieuy les observations physiques me semblent
triviales et J[a_ métaphysique, souvent vague et
foible. Mais tout ce qui touche au sentiment est
admirabje. La prière qui termine est supérieure à
la belle invocation de Bernardin de Saint-Pierre.
En celui-ci, il y a une âme douce qui se console
de son isolement par la religion. Dans Fénelon,
on ne voit plus la terre, on est dans l'attente et
déjà dans les premiers ravissements de la posses-
sion de Dieu.
Nulle part il n'y a d'aigreur dans sa contro-
verse. 11 sait, il sent, il tvoue, après avoir détruit
les sophismes des Épicuriens, qu'il est homme
et peut, comme eux, se tromper.
La seconde partie du livre est incomparable-
ment supérieure à la première. Le commence-
ment, où l'analyse est si simple, si hardie, cette
belle métaphysique, interrompue par de sublimes
élans, m'a rappelé Pascal.... Ceci est à relire : De
la simplicité de Dieu.
Mardi 23 [mon examen de conscience), — Je
NON JOURNAL. 17
ne me connais guère, malgré le téte-à-tôte quoti-
dien avec moi-même. Cela tiendrait-il à la mobilité
qui, toujours, met Tâme au dehors et Tempôche de
se recueillir? Il faut pourtant essayer de se démê-
ler; sans cela aucun progrès n'est possible. Profi-
tons d'un moment de repos. « Mon cher, moi, je
veux être équitable envers vous. Eh bien, il est
vrai que vous aimez ce qui est bon et juste et que
vous prenez plaisir à le pratiquer; mais pourquoi
avez-vous tant de peine à garder pour vous ce
plaisir ? Pourquoi vous faut-il en parler? Je ne suis
pas sûr qu'il n'y ait là un peu d'ostentation. Si
même ce n'était qu'un épanchemeni du cœur, ne
vaudrait-il pas mieux contenir cette effusion et
garder entre Dieu et vous vos bonnes actions? La"^Gi>^ ^v{«^0.
jouissance, pour une nature élevée, en diminue, ^c-z-ka^iv^
quand elle n'est pas tenue secrète. >
En général, vous taisez difficilement ce qui vous
émeut. C'est peut-être là votre plus grand défaut. ' iv- 1^<.-
Tenir un journal y remédierait peut-être; vous c(jbp»,,'r 1
épancheriez ce trop-plein du cœur et de l'âme qui
vous fatigue dès que vous ne pouvez le confier. —
Ce journal, votre ami, votre confident discret,
serait aussi, au besoin, votre guide. Il vous con-
seillerait, par exemple, de vous déshabituer de
porter vos regards sur ce que vous ne pourrez
jamais posséder ou "sur ce qui passe et que vous
ne devez jamais revoir. Une cruelle expérience
i
18 MON JOURNAL.
VOUS a appris, cent fois, que de mettre ainsi la
tête à la fenêtre rend le devoir plus difficile à rem-
plir. Vous vous les êtes faits vous-mêmes, il est
vrai, ces devoirs; ils n'en sont pas moins devenus
obligatoires. Quand vous l'oubliez, le journal serait
là pour vous le rappeler.
Il vous conseillerait aussi de toujours suivre
la droite voie ; vous êtes trop faible pour vous en
écarter impunément. La sagesse et la force sont à
ce prix. Il vous dirait encore : aimez vos devoirs,
vos^ plaisirs tels qu'ils sont; lajjlujjart desjiom
Uii ^ /u^^ ]| mes n'en ont pas dj plus grands. S'ils vous sem-
ETent peu de chose, souvenez-vous que plus de
bonheur mouillerait les ailes de votre âme^.
Ce qu'il faut aussi reconnaître, bien qu'il vous
en coûte, c'est qu'il y a souvent plus de vanité que
d'envie d'être utile dans vos instructions. Vous
Iparlez trop quand vous croyez être en veine et
[pouvoir bien parler. Si vous songiez au nombre de
sottises qui doivent échaj)per et qui sont toujours
;t'[,;- .^dês sottises, lors même qu'elles ne seraient ni
y - relevées, ni même comprises, vous seriez moins
prodigue de vos paroles. Mieux vaut, les trois quarts
du temps, laisser ou faire parler les autres. Au
revoir! »
i. riatoii.
;
ij '
'^
MON JOURNAL. 19
POINSOT A MICHELET.
Mercredi 24 (7 heures du soir).
Cher ami, que vais-je te dire après la lecture
d'une lettre si touchante qui a réveillé aussi en
moi mille sentiments confus que je ne puis
exprimer ?
Je prévoyais bien que notre correspondance ne
tarderait pas à devenir une correspondance d'amis,
mais je croyais qu'elle commencerait par des
choses étrangères à notre amitié et c'est pour cela
que je t'ai écrit cette lettre lourde et insignifiante
qui ressemble si peu à la tienne. Qui dirait, en
les voyant toutes deux, qu'elles viennent d'amis
dont la pensée a été si souvent la même?
Ta lettre, au milieu de la joie qu'elle m'a fait
goûter, m'a rendu triste un moment : « La vie
est courte, dis-tu, la mienne, peut-être plus que
celle des auti'es. » Non, je l'espère bien, elle ne
sera pas plus courte que celle de quelqu'un que
tu sais bien. Que ferais-je seul au monde, s'il
fallait que je te perdisse ? Car si tu te trouves isolé
au milieu des personnes qui t'entourent, je le suis
bien autrement dans une nombreuse famille, dont
20 MON JOURNAL.
pas un ne me ressemble, pas même ceux que
Tâge rapproche de moi, — mes frères et sœurs.
Si je me marie, la femme que j'aurai, ne partagera
pas mon amitié, car est-il possible d'en rencon-
trer une qui pense comme nous? Je mê marierai
plutôt par nécessité que par goût. Je suis aussi
jaloux que tu aies mon affection à toi seul, que
je le suis d'avoir la tienne à moi seul.
Non, ce n'est pas en considérant la brièveté de
la vie que je sens l'utilité du journal; mais c'est
en me portant, par la pensée, au temps de notre
vieillesse, où nous nous lirons réciproquement au
coin du feu; ce sera un divertissement bien doux.
Voilà, je l'espère, à quoi servira ton journal et non
à te faire revivre près de moi. Triste consolation
que celle qui, en me retraçant les qualités de mon
ami, me ferait sentir plus douloureusement sa
perte!
Je t'ai bien reconnu dans l'histoire de ton jeune
avocat. J'aurais absolument pensé de môme. Mon
état, plus agréable que celui d'un plaideur, exi-
gera pourtant que je sacrifie une partie de ma vie
au monde; mais ce sera témoins possible. Adieu.
P. PoiNSOT.
y..*"
MON JOURNAL. 21
MIGHELET À POINSOT.
Jeudi 25 mai, 7 heures 1/2 du soir.
Mon cher ami, je commence trop tard pour ré-
pondre à ta seconde lettre; je te parlerai donc
seulement de la première et j'oublierai jusqu'à
demain que j'ai reçu l'autre. Une chose me frappe,
c'est que tu trouves ta lettre longue et monotone,
comme si rien pouvait être fastidieux de ce qui
regarde mon ami ! De même, tu me dis dans la
seconde, qu'elle est lourde et insignifiante. Eh!
tout n'est-il pas bon entre nous? Si je te connais-
sais moins, je prendrais cela pour une ruse d'a-
mour-propre d'auteur.
Tu me parles de Condillac et du temps que tu
mets à le lire; n'en mettrais-tu pas trop? Il faut
lire un peu vite pour bien lire, sauf à revenir en-
suite. Dans une lecture trop lente, la liaison des
idées échappe, et dans les ouvrages des grands
écrivains, les vérités découvertes ne sont quelque-
fois p^ plus utiles en elles-mêmes que ne l'est,
pour qui la suit bien, la liaison des idées.
Ce dernier mérite est particulièrement celui du
Traité des sensations. Tu crois ensuite qu'il faut
22 MON JOURNAL.
donner une application suivie à la philosophie. Si
je voulais continuer à te contredire, je répondrais
que cela peut être, si Ton veut la bien savoir;
mais que la connaissance de la philosophie même,
n'étant pas ce qu'il y a de plus utile dans les écrits
des philosophes, mais plut ôt fespriY philosophique ^ ^^à
nous devons les lire comme une nourriture, un*'^
exercice journalier. Dès lors, l'application suivie
n'est pas si nécessaire. Au reste, il y a aussi de
fortes raisons ppur ton avis. Je n'y vois plus clair,
à demain !
La chaleur de ta seconde lettre m'a bien tou-
ché. Je n'y répliquerai point. L'uniformité de nos
sentiments nous ramènera certainement souvent
sur ce sujet. Une chose qui nous en écarte et qui
m'attriste autant que la distance matérielle qui
nous sépare, c'est la diversité des carrières que
nous suivons. Cette diversité semble devoir nous
tenir, pour des années, dans un univers tout à fait
différent. C'est là ce qui me fait jeter un regard
plein d'envie et de regret sur les sciences natu-
relles; nous nous entendrions parfaitement si,
seulement, j'étais aussi instruit dans ce que tu
sais que tu l'es dans les choses que j'apprends.
Mais comment interrompre des études imnjpnses
pour lesquelles la vie est déjà trop courte?
J'ai bien des fois examiné ces deux routes. Ce
qui m'apparait surtout, en songeant à celle que tu
MON JOURNAL. 23
parcours, c'est qu'une âme de la trempe de la
tienne, doit singulièrement s'améliorer en la par-
courant. Elle éloigne des hommes ou du moins
n'en rapproche que pour les voir physiquement.
Dès lors, n'étant pas froissé par leur contact, on
peut les croire tous bons. Ces études solitaires ne
nourrissent pas seulement la philanthropie par la
bonne opinion qu'on prend de Thumariité, elles
agrandissent aussi toutes les pensées. C'est dans
la solitude que les Pythagoriciens entendaient les
concerts des astres; en effet, on ne reste guère
seul; les causes finales, si manifestes dans la
nature physique, nous rendent bientôt Dieu
présent.
Ce serait une chute de quitter ces sciences de
la nature ou plutôt de Dieu, pour les sciences de
l'homme, de la politique, de l'histoire. Plus je
pèse ces considérations, plus je vois avec terreur
la carrière qui semble s'ouvrir pour moi, celle de
l'écrivain politique. Ce sur quoi il doit agir, ce
n'est pas l'homme, ce sont les hommes, c'est-à-
dire, u ne soci ét é aujou rd'huLsiçorrompue, que le
naturel_j)u__plutôt la nature n^apparait presque
plus. C'est un je ne sais quoi de^ctka»- une im-^
mense complication d'intérêts divers, créés les'
uns par les autres, qui enveloppe les sociétés mo-
dernes et les force d'embrouiller les idées simples ,
de la justice dans une foule de lois, nécessaires
24
MON JOURNAL.
) 'J>
à la vérité, mais bien minutieuses, bien embar-
rassantes pour qui y cherche le droit.
Compare cette étude qui est la mienne*, à celle
du plus rebutant cadavre, et tu trouveras, si tu
examines bien, que la laideur morale l'emporte de
beaucoup sur la laideur physique. Les œuvres de^ ^
hommes, où apparaissent, à chaque instant, la y ''^•
bizarrerie du préjugé, Tastuce ou la tyrannie, sont '^
plus repoussantes que cette matière qui peut cho-
quer les sens, mais où la main divine est manifes-
tement empreinte.
L'histoire est plus triste, plus misérable encore ;
^les actions des hommes ont toujours été pires
I que leurs lois.
Voilà la route que je suis. Quant au but, le dis-
cours de Benjamin Constant m'y fait penser. Toutes
les ressources du talent, je dirai presque du génie,
mises en jeu pour échouer devant deux ou trois
grimauds qui vont décider du sort de la France
Il est beau et puissant, ce style qui semble tou-
jours retenir la force. Il y a de l'esprit dans ce
discours et du plus vigoureux. C'est bien là ce
que j'attendais. Il est, dans un autre genre, à la ^
hauteur de celui de Royer-Collard ; et, venant d'un
chef de parti, il a dû trouver plus d'obstacles.
i. Michelet, qui étudiait alors le droit, s'attacha bientôt à cette
étude. Elle l'achemina insensiblement vers Vico, vers Grimm et
les Origines du droit, un de ses meilleurs ouvrages. M"°« J. M.
^"^y^'j:
MON JOURNAL. 25
Tous les autres parlementaires semblent avoir
désespéré de la cause, ce qui est un moyen de la
perdre. Leurs discours s'adressent à la France.
Benjamin Constant, dans cette occasion comme
dans bien d'autres, a saisi la dernière planche de
salut. 11 s'est adressé au centre ; il a pensé, avec
raison, que plusieurs de ces hommes qui le compo-
sent, sont faibles mais honnêtes, ou du moins ne
sont pas assez pervertis pour accepter un peu d'ar-
gent, ou risquer de faire éclater une révolution
Ils ont dû lui savoir gré de ce témoignage de con-
fiance.
On dit, que si l'on eût voté après ce discours,
les libéraux auraient eu pour eux, contre la loi,
une forte majorité. Mais comment compter sur
des hommes si faibles et si changeants*!
J'ai vu ce matin Poret et je vous comparais, en
pensée, l'un à l'autre. Il est impossible que deux
hommes assez ressemblants par les qualités du
cœur, diffèrent plus par leurs manières. Mais je ne
sais si vous êtes supérieurs l'un à l'autre.
II m'a semblé moins exclusif que je ne croyais.
Il pense avec Royer-Collard et ton serviteur, qu'il
y a des ultra-libéraux, comme des ultra-royalistes,
et que ceux-là, une fois l'opposition victorieuse,
i. Le discours de Benjamin Constant portait sur la réforme de
la loi électorale; nous allons y revenir.
M»^ J. m.
2
26 MOX JOURNAL.
ne tarderaient pas à se diviser et subdiviser.
En effet, les doctrines de Royer-CoUard ne sont
pas celles de Benjamin Constant, et ce dernier ne
pense point comme Manuel. La droite est plus
compacte ; elle ne défend, généralement, que des
intérêts et les mômes. Mais les principes varient
infiniment dans les opinions des hommes.
Au revoir!
j. MiCHELET.
Revenons à nous-même. En dehors du mariage,
le plus doux des liens est pourtant un lien, je
veux dire, presque un esclavage. Il faut au prix
de quelques sacrifices, le tenir un peu lâche. Sans
cette attention, Tentourage des femmes serait
stérilisant. Si môme on est heureux,
retirer souvent en soi, ne serait-ce que
chir à son bonheur.
iiiics serait
t, il faut se'^
î pour réflé- J
U
L'union bien ménagée me semble devoir être
une source de bonne intelligence. (Abuser, sépare
au lieu d'unir] Il j a des natures près desquelles
on ne peut jyiyi^e que physiquement. Pour leur
plaire, il faut leur procurer incessamment des
MON JOURNAL. 27
jouissances extérieures. Y est-on tenu?... On n'en
a pas toujours le temps. Voici le devoir tel qu'il à t j ^
t Aif- Pm'apparaît : Servons ceux que nous aimons dans1>f^^ Y^
* «l^^ les choses importantes, mais ne nous dépensons k^^ „^^^ /j^
l pas en pièces dequalre sous. ^/>fc*^/vV*^.é{'-
En amour, souvent les plus douces attentes
sont trompées. II arrive aussi que, satisfait, on »
désire de nouvelles choses. Serait-ce que l'amour Cl^ ^ *
est une_curiosité, comme l'a dit Helvétius? Mais ^ ^^
si la curiosité attire vers une femme que Ton ne '^ !^ '
connaît pas, la jouissance morale n'est-elle pas ' '^
plus complète avec la femme que l'on a, et qu'on .^*^''
sent bien à soi? Seulement, le bonheur dans^
1 l'habitude doit être ménagé avec sagesse, si l'on \ T
M^veut assurer à l'amour sa durée.
MICHELET A rOlNSOT.
Dimanche.
C'est avùc peine, mon cher ami, que je me suis
privé de te voir aujourd'hui pour faire une course
qui m'eût trop dérangé dans la semaine. Après
28 MON JOURNAL,
avoir hésité quelque temps, je me suis raisonné
ainsi : N'habituons pas notre âme à se voir accorder^
les choses, même permises, qu'elle demande. J
Je t'envoie cette bonne maxime pour qu'elle ne
soit pas tout à fait perdue. Quant à moi, lorsqu'il
s'agit de quelqu'un que tu connais bien, je suis
sans force pour en faire usage.
Sans appuyer sur ce que je trouve à Bicêtre, la
route qui y mène, me plait infiniment*. Rien n'influe
sur moi comme les lieux que j'ai déjà vus. Tous
mes souvenirs se réveillent sur le chemin. Je suis
toujours frappé, ayant le cœur si changé, de revoir
cette belle nature qui ne change pas.
N'importe', quelque différent que je sois, ces
souvenirs d'amour et d'innocence sont délicieux.
Tout ce séjour de la rue de Buffon si varié selon
les époques, depuis le jour où j'y suis entré,
venant de perdre maman, jusqu'au jour où tu me
vins; — ce pont d'Austerlitz, témoin de nos pro-
menades du soir, quand nous nous reconduisions
l'un l'autre, et où j'improvisais avec tant d'enthou-
siasme mes châteaux en Espagne hélas! sitôt
détruits;... enfin, la vue de Bicêtre, qui se découvre
longtemps avant qu'on y arrive, la pensée que tu
es là, que tu m'attends; ce passé, ce présent, si
agréablement mêlés, tout m'émeut sans me trou-
bler.
i. Le Jardin des Plantes.
T^V^
MON JOURÎÎAL. 29
Quel dommage que notre réunion ait si peu duré
et que je n'aie pu en jouir davantage ! II a fallu
qu'elle cessât, au moment où mon intérieur mieux
organisé, se fût moins ressenti de la gêne pécu-
niaire. Le regreltoie mettrait, ici, des volumes au
bout de la plun^jp II faut savoir s'arrêter.
Adieu mon ami!
J. MlCHELET.
En pensant à cette séparation. Lorsqu'on s'est )[
fait une habitude d'une société douce, on en sent .
peu le bonheur. Mais on sent trop ce qu'elle
valait quand on en est tout à coup privé. Nil egd^
prœtulerim jucundo sanus amico * /
Hier, j'ai vu Poret, et nous avons formé le projet
de la Société des Ours, elle se donnerait pour
tâche la réforme des mœurs ou plutôt des ma-
nières.
La gaieté des personnes qui ne vivent guère
1. a Je serai assez sage pour ne rien préférer au commerce
d'un aimable ami. »
2.
iJt^Li:^ ;
50 MON JOURNAL.
que physiquement, je le remarquais ce matin,
est cent fois plus joyeuse que celle des hommes
qui pensent. - - * "t/i^/jc ^\yjL v »* v ^. j l^ «^ •' «^^^
^•,Wt M ^ ^-^^ n'^ ^' ^^
MICHELET A POINSOT.
Mercredi 51 mai.
Je prends la plume pour toi, cher ami, sans
trop savoir ce que j'ai à te dire ; mais je sens que
j'ai besoin d'écrire et de t'écrire.
J'examine l'exposition de la fenêtre de mon ca-
binet ou plutôt du tien, — car nous disons tou-
jours le cabinet de Poinsot*, — et je crois que la
ligne droite mènerait à la barrière Fontainebleau,
d'où l'on voit Bicêtre. On ne le voit pas d'ici, et
d'ailleurs, la fenêtre de ta chambre étant exposée
comme la mienne, tu me tournes le dos. Que fais- .
tu, mon ami? Lis-tu Condillac? suis-tu dans son
livre, tenui deducto filoy ou bien, tiens-tu
dans tes mains des os de mort et passes-tu, mal-
gré toi, de l'ostéologie aux réflexions qu'elle in-
spire : la brièveté de la vie, le -monde meilleur
qui vient ensuite, et Dieu?... Peut-être, sans élever
si haut tes pensées, songes-tu, tout bonnement,
1. C'était la bibliothèque de Sedaine. Voir Ma Jeunesse,
page 379.
MON' JOURNAL. 31
que de Tautre côté de Teau, un ami s'ennuie du
mauvais temps qui Tempêche d'aller te voir et
lui écris-tu pour t'en consoler?
Le temps, en effet, crève de pluie; un rayon
de soleil qui perce, je ne sais comnent, cet entas-
sement de nuages d'une vilaine couleur de suie,
éclaire là-bas Thorizon, sans l'égayer, La verdure
n'est plus rafraîchie par ces lourdes averses, elle
en est accablée, noyée. Cette tristesse de toute la
nature — les oiseaux de mon jardin se plaignent
pour leurs nids — me replie sur moi-même; je
rentre dans mes pensées favorites. Elles ne sont ni
gaies, ni bien neuves ; mais je sais que je t'inté-
resserai toujours.
En m'examinant, je me dis que je n'ai pas en-
core vingt-deux ans, et que déjà j'ai dû mourir à
l'amour, qu'il a fallu me murer. Tu voudrais pour
moi le mariage. En pareil cas, de deux choses
Tune : ou la personne que l'on épouse entre dans
toutes vos pensées, confond sa vie avec la vôtre
et alors, l'on ne fait plus qu'wn; ou bien, elle est
seulement capable de nous donner la paix domes-
tique par sa sagesse, la simplicité de ses goûts
et de nous permettre de rester pauvre. La per-
sonne à laquelle tu penses, me vaudrait cela
peut-être, mais elle me ressemble trop peu pour
espérer goûter avec elle IcB joies de l'amour dans
le mariage.
32 MON JOURNAL.
S'il m'arrive de voir un ménage heureux, j'en
détourne mon regard : « Je mourrai seul, » a dit
Pascal. Eh bien, le croirais-tu, de cet état qui
est celui d'un déshérité, naît je ne sais quel triste
bonheur. . . . Affranchi malgré moi de la seule
passion que j'aie sentie avec force, je m'élance
vers des sentiments plus généreux dans leur objet,
vers l'amitié des hommes surtout, sans souvenir
du mal qu'ils m'ont fait. Si je compare l'émotion
que donne ce sentiment satisfait par la bienfai-
sance, avec les transports de l'amour que j'ai
goûtés, alors, je ne regrette rien. 11 me semble,
que la passion m'avait plutôt resserré le cœur et
que c'est seulement depuis que je suis rentré dans
le repos que je m'attendris. Cet état de lame est
actif. C'est là mon tourment, car l'heure est si
loin où je pourrai faire le bien! Je crois que cette
impatience d'agir efficacement me maigrit. Quand
je traverse des foules, surtout la foule du peuple,
sans être regardé, je sens augmenter ce besoin
d'être utile avec une singulière vivacité. Les gens
contrefaits, les infirmes, les faibles, et même les
animaux qui souvent nous touchent de si près,
m'émeuvent. Je voudrais que tout autour de moi
fût heureux. Parfois ce sentiment d'humanité et
celui de mon impuissance est si vif qu'il va jus-
qu'à la douleur. |
Tu me croiras fou en lisant ceci. Eh bien, je \
/
MON JOURNAL 33
suis sûr que si tu n'avais pas l'amour pour dis-
traire ton âme, la porter toute dans l'avenir, tu
ferais, tu sentirais comme moi.
Il faut que je te quitte, adieu!
J. MiGHELET.
Toute cette semaine, temps triste, existence
monotone, occupations serrées qui me laissent à
peine le temps de penser. Journal négligé. Beau-
coup de lectures. Le stoïcien Arrien écrit froide-
ment, sans imagination; cependant son livre est
bien fait ; il est aussi supérieur à Quinte-Curce,
qu'il est inférieur à Plutarque.
C'est dans ce moment que l'amendement de
Camille Jordan, accepté ou rejeté, nous sauve
une révolution ou nous y abandonne*.
i. La loi électorale faite par les royalistes ministériels ayant
trompé lem's espérances, ils s'étaient unis, momentanément, aux
ultra-royalistes pour la violer. Un des articles de cette loi avait
aiTêté que la Chambre serait renouvelée tous les ans pour un
cinquième. Or, il arriva que, dès le premier renouvellement, 1818,
les libéraux gagnèrent vingt sièges. Au second renouvellement,
1819, vingt-huit sièges. On pouvait augurer qu'à la troisième
épreuve, la majorité appartiendrait à l'opinion libérale. La modi-
Jiit..^
34 MON JOURNAL.
JUIN
POINSOT A MICHELET.
Bicêtre, 2 juin.
Ce que je viens de lire dans mon journal me
fîcation de la loi pouvait seule déplacer la majorité au proGt de
l'aristocratie. Pour obtenir ce résultat, on n'admettrait plus comme
éligibles que les grands propriétaires qui, tous, appartenaient au
parti de la réaction la plus violente ; de plus, eux seuls seraient
électeurs.
C'est alors que se levèrent, dans l'intérêt même de la monar-
chie, des royalistes intègres qui voulaient la servir en défendant
l'intégralité de la loi : Royer-CoUard, le général Foy, Manuel, Ben-
jamin Constant, les uns parlant à la France, profondément trou-
blée, les autres au parti ennemi. Le maintien intégral de la loi
ne fut pas moins repoussé. Alors, on en vint aux amendements.
Camille Jordan, qui se mourait, mit au service de son pays ses
forces expirantes. Il monta à la ti'ibune, et, d'une voix brisée,
proposa l'amendement conciliateur dont vient de parler Michelet.
L'élection de tous les députés d'un département, d'après la
loi du 5 février 1817, se faisait au chef-lieu du département, en
assemblée générale. Camille Jordan, pour faire la part des ultra-
royalistes, demandait qu'il y eût subdivision, c'est-à-dire autant
de centres d'élection que de députés à élire. Les royalistes devaient
lui savoir gré de cette concession. L'élection faite par chaque
an'ondissement pourvu d'un collège électoral qui nommerait
directement ses députés, leur fournissait les moyens de travailler
les électeurs plus facilement que dans un grand cenli'e. Mais ce
qui leur déplut fort, c'est que l'amendement demandait aussi que
le cens à payer pour être électeur et éligible, ne fût pa*s augmenté.
Dans un pays où le besoin d'égalité sociale est si impérieux, cet
amendement eût été accueilli de toute la France avec enthou-
siasme. 11 fut repoussé à la majorité de dix voix. M*"* J. M.
''yw
MON JOURNAL. 55
fait prendre la plume; Timpression en est si forte
que Je ne puis m'empêcher de t'en écrire. Après
avoir été étonné de la présence d'esprit du gé-
néral Foy pour répondre à toutes les apostrophes
du côté droit et de la hardiesse insolente de M. de
Marcellus,. j'arrive à ce moment solennel où la
question est mise aux voix. Au milieu du silence
profond qui succède au bruit, chaque député
s'avance; quelques-uns montrent au peuple la
boule qu'ils vont mettre dans l'urne. Pendant
toute la durée de ce vote, je me sentais comme
le spectateur d'un combat tei'rible qui allait dé-
cider du sort de toute une nation.
Le garde des sceaux apparaît, chancelant, et
Ton sait à quel parti il se rangera*. Le général
Tarayre semble dévoré par la fièvre. Mais quelle
scène vient animer le tableau! Chauvelin, perclus,
entre, porté par Benjamin Constant.... On croit
voir un vieux guerrier qui, ayant perdu ses jambes
au combat, se fait porter sur une redoute pour la
défendre! Et quel est celui qui le porte?... Ici,
rémotion est si vive que je ne puis retenir mes
larmes. Je fais des vœux ardents pour la cause de
la liberté et ses généreux soutiens.... Enfin, le
scrutin est dépouillé. Dans mon absorption j'avais
oublié qu'il ne s'agissait plus de la loi électorale
elle-même, mais d'un amendement, et je vois :
1. H. de Serre.
36 MON JOURNAL.
boules blanches, 2S3, boules noires, 233! Ma joie
est si grande que je ris aussi involontairement
que j'ai pleuré.
Tant de nobles efforts sont donc couronnés de
succès I... Je reporte les yeux sur le journal et je
lis : « l'amendement est rejeté » . Je relis : « Tamen-
dement est rejeté!... » Jamais, je crois, plus de
circonstances ne se sont réunies pour m'émou-
voir. Et, si j'eusse prévu à ce moment qu'il me
fût possible de faire un jour quelque chose de
grand, j'aurais fait le serment de protéger la
liberté. Jamais cause ne m'a paru si belle et ses
adversaires si méprisables. Je leur disais comme
Horace dans son ode au lâche Paris : Heu quantus
sudor^.. ou plutôt, je la leur adressais tout
entière.
P. POINSOT.
MICHELET A POINSOT.
Lundi, S'»^ jour de la Révolution.
Mon ami, au moment où j'écris ceci, je me sens
saisi d'un sentiment singulier. C*est terreur, c'est
enthousiasme. J'entends venir du côté des Tuile-
1- Oh! quel effort, quelle tueur!,..
my JOURNAL. 37
ries un bruit immense, comme le cri de vingt
mille poitrines. Ce n'est point d'une bataille ni
d'une fuite; c'est un cri continu qui n'est terrible
que par sa grandeur. Celte grande voix réalise le
peuple dans mon imagination ; il se lève comme
un seul homme, indigné de la perte de sa liberté....
Je rentre de ma classe, mon père m'apprend tout.
Ils ont parcouru le faubourg ; ce sont des hommes
âgés, peut-être des demi-soldes*; ils excitent le
peuple; ils retournent par la rue Saint-Antoine;
les gendarmes, les cuirassiers courent, dit-on,
derrière eux. Cette soirée sera sanglante.
.... Six heures. — La pluie tombe à torrents;
si j'examine l'histoire des révolutions, je crois
qu'elle nous vaudra la tranquillité cette nuit. Je
sens vivement la nécessité de savoir manier un
fusiP. 'J.M. .
1. Ceux-ci, pour la plupart, étaient irrités contre le gouverne-
ment qui les laissait sans emploi ou même les persécutait.
M'-'J. M.
2. Ce n'était point seulement le rejet de l'amendement qui
avait fait éclater la Révolution; tout croulait à la fois. Plus de
sécurité. On pouvait être arrêté et détenu en vertu d'un ordre
émané de trois ministres. — La liberté de la presse n'existait
• plus. Aucun journal, aucun écrit périodique ne pouvait ^tre
publié sans l'autorisation du roi (Yaulabelle). On se saitait livré
à la rancune des hommes qui rêvaient de ramener laFr^uacé au
bon temps de 1815-1816. Dans le Midi, où les passions sont si
fiévreuses, on se battait déjà. A Paris, l'émotion était gi*ande
dans la bourgeoisie et la jeunesse des écoles. Elles suivaient avec
3 <
38 MON JOURNAL.
Après les journées. — Au milieu des con-
vulsions politiques que nous traversons, elle
serait bien forte Tâme qui conserverait la paix,
qui vivrait au dedans de soi. On est sans cesse
arraché à la réflexion par des spectacles bruyants
et menaçants pour l'avenir. Le peuple si peu pré-
paré est un terrible auxiliaire. Le sort de la
France ne peut que s'améliorer, mais la guerre
civile est le passage Quelle gloire pour la jeu-
nesse Irançaise si, seule, elle faisait cette sublime
révolution! J'entends par ces mots tous les sol-
dats de la ligne*. Tout se ferait sans intérêt privé,
anxiété les débats tumultueux de la Chambre où se décidait le
sort de la dernière de nos libertés. Le peuple ne s'était pas encore
mêlé à cette démonstration pacifique qui consistait à acclamer
énergiquement les courageux défenseurs des droits du pays. Le
seul cri était : Vive la Charte. Celte modération même contrariait
les ultra- royalistes. Il leur fallait le désordre pour autoriser
une répression sanglante. Trompés dans leur attente, ils perdi-
rent patience et se firent provocateurs. La première scène de
violence euf lieu le 2. Elle se i*enouvela le 3 et fut sanglante. Ce
lundi ddnt parle Michelet, la Chambre tenait séance. Dès midi,
la foule se porta au palais Bourbon. Le cri de mutuel défi était
d'un côté ; Vive la Charte, de l'autre : Vive le Roi. Rien ne faisait
présager une lutte sérieuse. A trois heures la cavalerie arrive,
refoule les masses de Vautre côté du pont pour empêcher les
ovations que l'on veut faire aux députés libéraux. C'est alors que
le premier cri de la Révolution est jeté: Aux faubourgs I.-.
Mille personnes s'élancent dans la direction du faubourg Saint
Antoine, d'autres les suivent. Ce sont les voix qu'on entendait
de la rue de la Roquette,
1. Les soldats de la ligne, étaient surtout les enfants de la
petite bourgeoisie, d'autant plus attachés au triomphe des idées
libérales, qu'ils avaient eu à soufl'rir cruellement des hommes
qui briguaient le retour au pouvoir. M"»* J. M.
- ■ '* ;^ Tf .'^^vN^.n%,:-> ?';;
MON JOURNAL. 59
par enthousiasme ; personne ne périrait que sur
le champ de bataille, et à jamais honneur à ceux
qui périraient!
Au moment où les chaînes tombent des mains
des patriotes espagnols*, elles vont charger celles
des députés de la France. Heureux les hommes
que le sort désigne. Ce sont les Lilliputiens qui
entraînent Gulliver. Le parti opprimé doit frémir
en pensant à son triomphe prochain. Je souhaite
qu'en se relevant il ne les écrase pas.
Mais non, quels que soient les excès des ultras,
qu'on ne se venge pas! Qu'ils périssent, s'il le
laut, sur le champ de bataille, mais qu'on ne leur
donne pas l'honneur du martyre. Cela sert même
les causes perdues. Qu'on leur pardonne !...
« Admirable jeunesse, a dit Benjamin Constant,
qui prépare à la France une génération iqui vau-
dra mieux que toutes les générations passées! »
C'est l'oraison funèbre du pauvre Lallemand. Ce
jeune homme, quoique très attaché à ses opinions,
n'en faisait pas plus que les autres.- Aucune pa-
rade. Quand la cavalerie a commencé à charger,
il a reculé avec les groupes qu'on dispersait vio-
lemment. Son crime a été de crier en fuyant :
« Vive la Charte! » Un soldat de la garde royale
l'entend, l'ajuste, l'étend raide mort. Je com-
i. Allusion au soulèvement de l'Espagne pour le rétablisse-
ment de la constitution de 1812.
^^
40 MON JOURNAL.
prends rémotion de Benjamin Conslant. Ce dévoue-
ment de la jeunesse, venue tous les jours sans
armes, sous le sabre des gendarmes pour rendre
hommage à la liberté, cela ravit et enlève*!....
jj- Pourtant cet état d'attente, quand on n'agit pas
Isoi-môme, ne vaut rien à Tâme. 11 faut chercher
^ \ quels sont le s devoirs qu e la patrie nous impose
^^ ' *\ O LlGs^iTi^ rfiji] prajUqiJç .
J'àî rencontré un prêtre qui riait. J'ai cru qu'il
riait de la ruine de la liberté et du triomphe des
ultras. Cette idée m'a saisi....
Mercredi 7. — Louvel vient d'être exécuté. Il
est mort devant un peuple indifférent, avec une
extrême fermeté. L'enthousiasme d'un principe,
quelles que soient les conséquences qu'on en tire,
a quelque chose de grand. Lo uvel a vengé Ney ....
Je ne sais si je me trompe, mais je crois voir
dans les esprits de ce siècle une pente à quitter
1. Les manifestants étaient surtout des élèves de l'École de
droit, fort irrités de la fermeture du cours de M. Baveux, Je
professeur le plus aimé de la jeunesse pour ses opinions libé-
rales et le sens très droit, très humain qu'il avait de la justice.
Les étudiants d'aujourd'hui qui tiennent à honneur de conserver
le culte des morts, devraient bien porter des^ couronnes sur ces
tombes : Lallemand, Benjamin Constant, Bavoux et tant d'autres.
M»* J. M.
t fc^jT^;, r:'y j^'^Tm/^
MON JOURNAL. 41
peu à peu les vues par[iculières,lespersonnalil
si je puis dire, pour les principes. Il n'y a ri^^n \ a'l
de noble que ce qui s*éloigne des individualités
se fait abstraction.
41
ilo^^, I
ri^^n I
ésetj
MICHELET A POINSOT.
Vendredi, 9.
(Lettre écrite à plusieurs reprises*)
Mon cher ami, nos lettres doivent différer. Les
tiennes sont ton journal, je veux dire un choix,
des réllexions,des sentiments, des études qui t'oc-
cupent. Elles sont variées; elles seront instruclives
pour moi, lorsque je serai en état de comprend? e
tes observations sur les sciences naturelles. Moi,
je ne t'écris que si j'ai besoin de m'épancher. îles
lettres ne te serviront guère; elles te troubler ont
peut-être, si tu n'en fais pas ton profit pour mo-
dérer ces malheureuses passions qui laissant
toujours des désirs et des regrets. On les a com-
parées à la vipère coupée en morceaux, dont Uîs
tronçons palpitent et sautent encore. Il faut ]>i('ii
les laisser sauter, leur laisser faire leurs derniers
mouvements, de peur de les irriter en les conte-
nant trop
... L'idée d'une privation nécessaire, élernelle,
.■^\?'t -^ff^ ~
42 MOIN JOURNAL.
est pourtant une chose accablante. C'est là ce
qui me revient vingt fois par jour et me fais sen-
tir durement les devoirs que je me suis imposés.
Quand les objets manquent, l'imagination se les
représente plus vivement. J'ai besoin alors de
toute ma force pour me gourmander, me prêcher ;
dès que j'y parviens, je m'élève insensiblement,
et le calme renaît. Je perds de vue le point d'où
j étais parti, ou je ne le vois que pour me mépri-
ser moi-môme et me dire : « N'accuse personne.
Dieu t'avait donné une âme libre et les moyens
de l'éclairer; tu as préféré employer pour ton
plaisir ce qu'on t'avait donné ^our l'ordre et le^^^ *
bien du monde. Souffre, mais tais-toi. Tu l'as^^''.
. voulu.... Les^ ravissements de l'ammir que^tuj;e- /
ï - o^tu I grettes, par quels tourments les avais-tu açher
^^ i' jés!.^ .. Tâche de tromper une passion par une
f ^viw^ autre. » Voilà ce que je me dis pour ressaisir
'^' ''' i ^^^-^J^l'équilibre. Qui sait, d'ailleurs, si cet état de tris-
tesse et d'agitation n'est pas une des puissances
de l'écrivain? Ces derniers échos des passions ont
, ^ i l inspiré les grands hommes, tandis que les pas-
'^.!^ t^ '' i sions satisfaites n'inspirent jamais.
^*7> P Je me dis encore que l'amour inutilement
^'.'V cherché a donné à Virgile la tristesse délicieuse,
"'• ^ au divin Jean-Jacques, la chaleur intense qui
, : circule dans tant de pages et vous brûle au con-
' . tact , à Bernardin de Saint-Pierre , ses regards
.■xoï'
1^\'
MON JOUftNAL. 43
attendris sur la nature et ses élans vers le ciel.
Je me cache le visage en relisant ce que je vierts
d'écrire : un esprit si lent à concevoir, si mala-
droit à exprimer, se consoler par Tiexemple de
Rousseau, de Virgile!... N'importe, mon ami,
tout pénétré que je suis de ma faiblesse, je veux
tendre au plus haut. Ce sera peut-être un moyen
de m'élever un peu au-dessus de terre. La gloire?. . .
Ah ! ce n'est pas elle seule qui me tente. J'en-
tends, à la suite d'un bon livre, les bénédictions 2pï/ ^a^^i
des foule s ; ces rêves me plaisent. Que tu mefaïs
de bien ! que je suis heureux d'avoir quelqu'un
devant qui je ne craigne pas de paraître ridicule !
Quelque enfant que j'aie été, j'ai toujours vive-
ment senti cette douceur-là dans l'amitié. 11 faut
que je connaisse toute la vivacité de la tienne
pour donner un libre cours à tout : aux décla-
mations, aux expressions forcées qui seraient
ambitieuses si tout ceci n'était écrit pour mon
ami. Je laisse courir ma plume; je ne retiem
rien. Tu me connaîtras ainsi tout entier et mieux
peut-être que je ne me connais moi-môme.
C'est un plaisir mutuel que nous nous ferons.
Ainsi nous épanchant l'un devant l'autre, nous
nous habituerons à réfléchir sur nous-mêmes, et
en ne travaillant qu'à nous peindre nous nous
améliorerons peut-être.
Montaigne dit : « J'ai fait d'abord /^s Essais sur
44 MON JOimNAL.
moi et ensuite je me suis fait sur les Essais » . Nous
profilerons encore plus, car nous ne nous ajuste-
terons pas pour le public ; nous nous raconterons
tout naïvement, chacun pour son ami, c'est-à-dire
pour lui-même. Je n'y vois plus, adieu !
J. MiCHÈLET.
Dimanche, jour de la Fête-Dieu, — J'aime assez
ce régime : les mathématiques et TÉvangile; il y
a là tout ce qu'il faut pour l'âme. Ce matin, lisant
l'Évangile de saint Jean, je me disais : « Pourquoi
ne pas admettre qu'un homme de bonne foi, exalté
peut-être par des méditations profondes, surpris
lui-même de sa sagesse et considérant que les
temps marqués par les Écritures se rapportent
assez au temps de sa naissance, ne se soit cru lui-
même le Messie? Ceci. expliquerait tous les dis-
cours du maitre, auxquels on ne peut donner un
sens allégorique. On ne peut guère non plus sup-
poser que ces discours aient été depuis falsifiés;
leur caractère est inimitable.
POINSOT A MICHÉLKT.
11 juin.
Comment supposer, cher ami, que je ne serais
• •?hrv? '
UO^ JOURNAL. 45
pas touché de tes épanchements ! Si tes lettres dif-
fèrent des miennes, c'est pour avoir sur elles
Tavantage d'intéresser. Mes conditions n'étant pas
les tiennes, il est naturel que nos pensées soient
différentes. Je ne regrette pas comme toi un bon-
heur perdu, que je n'espère plus retrouver. Celui
que j'ai senti, je le sens encore, puisqu'il est dans
notre amitié. Puis, je te l'avoue, je me suis trouvé
assez longtemps dans cet état de l'âme que tu dé-
peins si bien, pour souhaiter n'y pas retomber de
sitôt. B ien que cet P tnt dp If^pgnp.nr p1 d^ r^^v^rin |
ait quelque chose de doux^et qu'il puisse être/ / -^
utile, comme, tu le dis, à l'écrivain, jgjejcfîdmitel
en ce moment, parce^u!il^ôj£jLaiJiïiié_.d^
^i^grand Jbesoin. N'ayant guère que quatre ans
devant moi, pour apprendre ma profession, il
faut que j'évite tout ce qui pourrait entraver ma
marche. Ces entraves sont de diverses sortes, mais
enfin ce ne sont pas moins des entraves. Je veux
tâcher d'ajourner ces plaisirs, qui ont quelque
chose d'énervant, au temps où mes travaux, mes
études étant à peu près terminés, j'en pourrai
jouir à mon aise. Oui, cher ami, mon âme n'est
que trop portée aux effusions, joais c e sont les
premiers pas vers la rêverie. Je m'efforce de m'en
abstenir.
C'est bien pour cela que je redoute une maî-
tresse, car je tomberais infailliblement dans le
3.
46 MON JOURNAL.
piège que je cherche à éviter. Il n'y a pourtant
pas encore longtemps que j'er) désirais une. Oui,
j'étais très occupé de cette pensée, au point qu'im-
patienté de n'en pas trouver assez vite, j'étais
près d'aller en chercher une dans les réunions
publiques où Ton dit qu'elles se trouvent. Enfin,
une lueur de raison est venue m'éclairer et me
voilà. Je me suis remis à Condillac. Il y a, à la fin,
une lettre, bien plaisante. L'auteur en paraît être
Tabbé de l'Épée, car il était directeur des Sourds-
Muets en 1751. Il dit, entre autres choses, que
peut-ôtre Thuître dans sa coquille raisonne sur la
nature des équations et résout les problèmes algé-
briques les plus compliqués. Toi qui cherches un
maître de mathématiques, le voilà tout trouvé :
prends une huître dans sa coquille. La lettre n'est
pas longue; l'auteur y est presque toujours en
opposition avec Condillac. Je crois qu'il a tâché,
dans ses plaisanteries, d'imiter le genre de Vol-
taire.
Je te félicite de t'essayer à prendre pour exemple
et p)our modèles Virgile, Rousseau, Bernardin de
Saint-Pierre. Comme tu le dis très bien, on ne
saurait viser trop haut. Moi j'ai regardé plus haut
encore. Quand j'étais tout petit, ma première
pensée en m'éveillant, et la dernière en m'endor-
mant, étaient de conquérir et de policer, à moi
tout seul, un peuple sauvage. Tu vois que nous
. -K
MON JOURNAL. 47
avons eu, enfant, les mêmes ambitions. 11 n'y
avait pas de femmes dans mes États et mes homme»
étaient tous noirs. Depuis, mes prétentions se
sont fort accrues ; il y a deux ans, environ, je n'as-
pirais à rien moins qu'au trône de France. Au-
jourd'hui, je suis guéri, j'ai renoncé à la couronne,
mais tout en conservant cette opinion qu'il n'est
pas indigne de l'homme de concevoir de hautes
espérances.
P. PoiNSOT.
Jeudi 15. — Ce matin M™® Hortense est venue
me dire qu'elle allait à la messe et m'a demandé
un Massillon. Cet excès de dévotion m'a d'abord
surpris et affligé. Que d'erreurs, me suis-je dit, ne
va-t-elle pas accepter sans examen !. Tout à cette
pensée, je lui ai dit doucement qu'elle se con-
damnait peut-5tre à ignorer la vérité en n'écoutant
qu'un parti; je l'ai engagée à relire la Profession
de foi du vicaire savoyard^ à choisir dans la re-
ligion. Je lui ai pourtant donné ce Massillon, en
lui offrant de lui indiquer les meilleurs sermons,
afin qu'elle n'en vît guère que la partie morale et
qu'elle passât, surtout, ces pages détestables où
l'orateur emploie toutes les forces de son imagi-
nation à effrayer celle de son auditoire. Quand elle
a été partie, m'examinant moi-même, j'ai cru dé-
48 MON JOURNAL.
môler qu'il n'y avait pas seulement de Tintérêt
pour elle, dans la peine que me faisait ce change-
ment, mais plutôt un chagrin vaniteux de la voir
s'écarter de mes opinions. « Tu te fais centre, en-
core si c était ligne!,.. » J^i longuement réfléchi, | àih» *.-<>.
et je crois que jjai été un sot de lui conseill er d'ej^ ar |
minfîr^ Ce n'est pas à son âge qu'une femme peu
habituée à raisonner sur de pareilles matières
trouverait profit à faire des recherches difficiles.
Ce labeur fatigant, la dégoûterait et la rejetterait
peut-être dans une indifférence fort triste pour une
âme qui approche du terme de l'existence. La rcP
ligion naturelle ne lui présentant ni spectacles
qui émeuvent, ni pratiques fixes pour la nourrir à \
des heures marquées, la toucherait peu et lui (
échapperait bientôt. ^
Qu'elle repose donc dans la croyance dont sa
jeunesse a été préoccupée! Avec quelque attention
à la distraire des dogmes sombres et effrayants,
elle y trouvera sa consolation dans les chagrins,
un secours dans les inquiétudes de la vieillesse,
enfin, aux derniers moments, assistance et espé-
rance. N'importe, je sens d'autant plus vivement,
en pensée d'elle, la nécessité d'un livre qui serait
la nourriture habituelle d'une âme souffrante
comme l'est restée la sienne.
Je suis toujours surpris que, dans cet ordre
d'idées, on n'ait encore rien tiré des philosophes
MON JOURNAL. 40
anciens, et surtout des livres de l'Orient d'où
nous vient, en tous sens, la lumière. De ce côté,
ridée de Dieu se confond avec celle de Faction.
La Grèce, la Perse, voilà où j'aimerais à puiser,
parce que la religion de ces peuples au lieu d'en-
dormir l'esprit, le pousse vers le progrès. 11 me
semble que c'est être dans l'amitié de Dieu que
de désirer aller toujours en avant.
Le cœur est le plus souvent, chez moi, le point
de départ de mes pensées. 11 féconde mon esprit. ^' '' ' '^
MICHELET A POINSOT.
Samedi, 17 juin.
Mon ami, bien que nous soyons convenus de
ne pas nous inquiéter du style de nos lettres, je
crois devoir te dire le plaisir que m'a fait la
tienne datée du 11 Elle est très naturellement et
très négligemment écrite. Je vois que noire cor-
respondance nous fera du bien aussi de ce côté.
Celui que tu crois l'abbé de l'Épée est Diderot.
Je ne sais trop comment tu as pu croire que l'au-
teur de la Lettre sur les sourds-muets en était le
directeur. Rien ne l'indique dans la réponse de
?^r'; •
50 MOIS JOURNAL.
Condillac. Tu as trouvé, à bon droit, dans le pas-
sage cité, bien de l'esprit et de l'originalité.
Une seule observation au sujet des rêves ambi-
tieux qui ont occupé notre enfance : dans mon
île, j'étais fondateur d'une colonie, et non pas
conquérant; et puis, mes sujets^ surtout mes
sujettes, étaient très blancs. Tu vois que j'étais
plus délicat et plus pacifique que toi.
Mon Mémorial^ m'occupe passablement. Ce
sont encore des lettres que je t'écris ; et dans ce
moment même, j'en achève une qui a vingt-
quatre pages. Je reviens à la tienne; elle a une
chaleur, une rapidité, qui me touchent ; çlle s'é-
chappe du cœur et sait se faire entendre au mien.
Que le ciel soit béni de t'avoir détourné d'aller
chercher une maîtresse dans ces réunions où se
trouvent beaucoup de femmes agréables, mais si
peu faites pour nous! Si rarement que je sois allé
dans ces lieux de plaisirs*, j'en ai été amoindri.
Tantôt c'était au détriment des personnes qu'avant
je trouvais aimables; tantôt j'apprenais que
celles qui m'avaient frappé l'imagination, étaient
tout autre chose que ce que j'avais cru voir. De
tout cela, j'étais cruellement troublé.
Mon ami, toute l'illusion de l'amour consiste
1. C'est le jourral de Tenfance; je m'en suis servie pour Ma
Jeunesse.
2. Voir, dans Ma jeunesse, le chapitre: Thérèse,
BION JOURNAL. 5l
à attribuer à^un êtrefirii des perfections infinies, j
Quels mécomptes et quelle chute quand on en
vient à l'épreuve avec ce monde-là ! réfléchis là-
dessus.
Mais je ne sais comment je jase si fièrement
de ces choses, lorsque je me sens si faible, lorsque
le moindre contact fait saigner mes blessures.
N'est-ce pas par mauvaise humeur que je mora-
lise?.... Halte-là!
J. MiCHELET.
Lundi, . 19. — Hier en revenant du Père-
Lachaise, Termite de la Roquette rappelait à l'au-
tre un mot qui lui était échappé un jour qu'il
venait le voir rue de Buffon : « Je dirais volontiers
^, , à ceux que j'aime : Mourez donc pour que j'aie
w
le plaisir d'aller pleurer sur vos cendres. » —
S'appliquant à moi, je trouvais ce mot naturel.
— J'aime la mort.
Je me sens une sorte de sécheresse ; ma plume
s'arrête d'elle-même. Est-ce le bonheur Iran-
quille dont je parlais l'autre jour qui m'éteint
l'imagination, ou bien les mathématiques opé-
reraient-elles déjà? Cette étude, où je cherche
surtout l'exercice de l'esprit, me devient de plus
^7'^,
52 MON JOURNAL.
en plus attachante. Je commence à lui donner
plus de temps. Quand j'en serai aux raison-
nements pour trouver le secret des méthodes,
un maître me sera nécessaire afin de lever les
plus grandes difficultés. M. Gérard m'a conseillé
d'écrire sur les mathématiques, de démontrer au
tableau, de suivre un cours public, celui de
M. Bourdon au collège Henri IV. J'irais, en effet,
beaucoup plus vite. Une chose qu'il m'a dite, ne
m'a pas semblé exacte : c'est que les mathémati-
ques ne sont que la logique appliquée aux objets
physiques *.
romSOT A MICHELET.
23 juin.
Ton journal mérite des éloges. J'y ai trouvé
beaucoup de sagesse et de raison, moins d'arbi-
traire que je n'aurais cru ; les choses y sont tou-
jours jugées sainement. J'ai cherché quel était
Touvrage que j'ai lu, auquel je le trouve ressem-
blant; ce sont les Maximes de La Rochefoucauld.
Tu regrettes que je ne fasse pas un journal. Mais
1. Ce goût, d'une science aussi abstraite qu'étrangère à la
vocation littéraire de Michelet, est une des particularités les
plus curieusçs de sa première jeunesse. Nous le constatons
pour ses futurs biographes. M"" J. M.
-T^'^ jJ^^'^^'W" :s "^ l^^r
MON JOURNAL, 53
songe que je suis confiné à Bicêtre, que je ne vois
personne et ne change point de place. Mes occu-
pations sont toujours les mêmes; où trouverais-je
les matériaux d'un journal?
Tu vis, au contraire, au milieu de personnes
de sexe et d'âge différents, tu as intérêt à les
observer, Tune du moins, et à la mieux connaître.
Il y a là pour toi un sujet incessant de réflexions.
D'autre part, tu vois tous les jours un grand
nombre d'enfants, tu fais de longues courses
dans Paris, tu rends des visites. Ce sont autant
d'occasions de varier ta manière de voir et de te
donner des pensées nouvelles. Fais donc ton jour-
nal pour nous deux. Je suis bien sûr de m'y
retrouver, puisqu'il semble que nous ayons été
jetés dans le même moule. Écris pour moi et
pour toi; mais surtout, voyons-nous le. plus sou-
vent possible.
Adieu ! Poiksot.
MICHELET A POINSOT.
Dimanche, jour de la Saint-Jean.
Je conçois, cher ami, que tu sois étonné de me
trouver modéré dans mon journal quand je le
suis peu dans la conversation. Cela tient à plu-
sieurs causes : je parle peu facilement, je cher-
54 MON JOURNAL.
che; il est naturel que je ne cherche pas l'expres-
sion la plus faible. Or l'expression forle — ou
désirée telle — a toujours quelque chose de cas-
sant. Ensuite, dès qu'il y a deux personnes,
l'opposition surgit, et l'impatience, mon défaut
naturel, m'emporte sur-le-champ hors des limi-
tes de la modération que gardent les bons esprits
désireux de s'éclairer. Je donne des leçons à des
enfants, ce qui rend impérieux et opiniâtre. Mais
une fois rentré à la maison, ne parlant, le plus
souvent, qu'à des personnes qui n'en savent pas
aussi long que moi, j'ai peu d'occasions d'être
contredit. Dès lors, je suis calme.
Grand merci de la similitude avec La Roche-
foucauld; tu l'as probablement oublié puisque
tu lui compares le journal d'un débutant. Ces
observations rapides faites sur une âme ordinaire
ont peu de rapport avec un système entier comme
celui des Maximes.
Tu crois, à tort, que je fais beaucoup de
courses et de visites dans Paris. Je vois tous les
mois mes anciens maîtres, MM. Andrieux, Carré,
Leclerc; quelquefois M. Villemain; tous les dix
jours ou àpeu près, je vais chez Poret, et voilà tout*.
1. Poinsot avait pourtant raison. Michelet commençait à être
connu et recherché par les familles étrangères qui venaient en
France pour l'éducation de leurs enfants. C'était un champ d'ob-
servation dont il faisait son profit. Nous y reviendrons.
M«« J. M
r*'>*T"V'.;'^
MON JOURNAL. 5>5
J'ai dit que ces deux originaux (Poret et Poin-
sot) se ressemblent parce qu'ils ne se laissent pas
persuader à la légère, et que leurs principes se
rapprochent autant que leurs manières diffèrent;
ils ont même enthousiasme pour le beau et le
bon. Si je voulais marquer ce qui distingue leur
personnalité, je donnerai au philosophe (Poret)
une grande force d'âme, au physicien (Poinsot)
beaucoup de bonté naturelle, et surtout une
grande délicatesse dans l'amitié.
En ce qui concerne notre intérieur, la vie coule
dans une si grande uniformité que je ne m'a-
perçois pas de la succession des jours. C'est
comme la rivière en plaine, qui coule à petit
bruit, toujours le même, et qui vous endort. La
société de Mme Hortense et de Mlle Rousseau est
très agréable. Celle-ci a beaucoup gagné au mo-
ral depuis un an. Les femmes vont plus vite que
nous dans ce travail d'éducation sur elles-mêmes.
On parle souvent de l'ami de Bicôtre; on semble
l'aimer bien plus qu'autrefois. C'est, je t'assure,
une grande douceur pour moi de voir l'accord
entre ceux que j'aime. Souvent je me reproche
de ne pas apprécier assez les avantages de cette
existence douce et facile, mais la tendance de
l'homme n'est-elle pas de toujours désirer l'im-
possible?
Adieu! J. Michelet.
56 MON JOURNAL.
Ma lecture des historiens , déjà très avancée,
peut s'arrêter à la fin de Thistoire grecque. Il sera
temps de les reprendre comme lecture récréative
quand je connaîtrai les mathématiques élémen-
taires et que je commencerai les philosophes
en remontant par Condillac, de Gérando, à Locke,
Bacon, Descartes, Malebranche, Leibnitz, quelques
Allemands, puis les Écossais : Barclay, Dugald-
Stewart, pour revenir à Condillac. Alors j'achève-
rai le droit et j'étudierai la législation. Pour con-
tre-balancer la douceur de Saint Jean, je com-
mence Eschyle par les Choéphores *. Il y a là du
mauvais goût. C'est un génie impétueux, maîtrisé
par ses pensées, qui s'exprime avec exagération,
mais je crois, sans le chercher.
I Examen de conscience. — Tâchons de rendre
heureux ceux qui nous entourent.* Le précepte j
]â' écarter les coudas qui serait assez le^mien^né
tdoit pas prévaloir sur celurià^ La vie, d'ailleurs,
est courte. Qui sait si les occasions de faire le
1. Titre de la pièce. Choéphores (porte-libations), tire ce nom
des femmes qui allaient offrir des libations sm" le tombeau
d'Agamemnon.
^
"jc-ry;
MON JOURNAL. 57
bien se présenteront longtemps?... Nous devons
aussi ménager deux sortes de personnes : celles
que nous croyons faibles d'âme ou d'esprit, et
celles qui nous ont quelques obligations. C'est le
précepte que vous violez le plus souvent, mon
cher moi; de là, des retours humiliés, et sans
ces retours, vous seriez un barbare. Les passions
tiraillenl ces pauvres âmes, dit Montaigne. Que
d'hommes emjportés par les passions politiques,
parlent de vengeance, de sang, de massacres, à
qui le cœur manquerait s'ils voyaient l'agonie
d'un homme égorgé. Ne nous emportons donc'^
pas contre les paroles atroces. Ne les prenons^'
pas au pied de la lettre. Cherchons plutôt le côté"^
par lequel nos adversaires envisagent les choses';
par ce côté-là, ils ont peut-être raison.
JUILLET
Lundi 3. — Je suis allé hier à Bicôtre par un
temps de printemps, relisant, chemin faisant, la
Lettre sur les spectacles. Il n'y a point de mollesse
dans ce style, mais la langue y est moins origi-
nale que celle des écrivains du dix-septième siècle.
Nous nous sommes assis sur le revers de la
première des trois routes qyi partent de la bar-
58 MON JOURNAL.
rière d'Ilalie. L*air était très doux. Je ne sais
pourquoi, à la vue de cette aimable campagne,
mon âme était sans ressort. Comment caractériser
la langueur que j'éprouve depuis quelque temps?
Est-ce la chaleur nouvelle? Est-ce un affaiblisse-
ment de la conslitution? Il faudrait à ma santé
des ménagements que je ne puis prendre. J'ai
peine à me persuader que je ne mourrais pas de
consomption. Peut-être suis-je ainsi faible parce
que je n'ai pas d'occupations assez attachantes.
Je ne mène plus cette vie insensible de la fin de
l'hiver où les jours m'échappaient, où je ne sen-
tais l'existence que par les pages que j'avais lues,
où je ne vivais pas par moi-môme, mais par le
livre que je courais. Je ne sens plus ce besoin
d'épanchement qui m'a fait commencer si déli-
cieusement le journal de mon enfance. Ce que
j'éprouve, à bien regarder, est moins langueur
que vide et désœuvrement intérieur. J'ai quelques
élans d'amour des hommes, mais plus rares, moins
énergiques; je vaux moins, je me porte moins
bien.
MICHELET A POINSOT.
Mardi 4. Visite de Bodin^
Me voilà relevé de ma langueur. Je viens d'avoir
1. Neveu de M"»» MontgolÛer, il fut un des élèves de Michelet.
-' ^•'^.>T7-iir
,T
MON JOURNAL. 59
un moment de bonheur très vif. J'ai vu une âme
bien née, assez neuve, et tout ouverte aux bonnes
impressions qu*on voudra y faire naître. J'ai parlé,
peut-être trop, c'est-à-dire trop à la fois. Je suis
pourtant excusable, car ce qui dominait, c'était
bien le désir d'élever une telle âme à des pensées
un peu hautes. Ce serait une précieuse conquête
que d'incliner à l'amour de l'humanité un homme
riche.
Il venait me demander les moyens d'être élo-
quent. Voici cette conversation toute de verve :
« Sans doute vous n'entendez pas par éloquence
cette petite rhétorique qui va être sitôt passée.
Il n'y a qu'un seul bon moyen d'être éloquent,
c'est d'avoir une passion; moyen dangereux si
l'on ne sait la bien choisir.
Il y a quatre passions qui peuvent élever l'âme :
l'amour de la Femme, l'amour de la Patrie; celui
de nos semblables, enfin l'amour de Dieu. La pre-
mière passion n'élève que par secousses; elle
enivre plutôt; c'est comme l'eau-de-vie qui semble
donner beaucoup de force. On croirait casser des
barres de fer. En réalité, on est au réveil comme
Samson après que Dalila lui eut coupé sa cheve-
lure. L'amour, en dehors du mariage, diminue
réellement l'énergie physique. Lorsqu'on ne subit
plus son ivresse, on se retrouve presque mort; on
boit de nouveau, et, après plusieurs élans où l'âme
GO MON JOURNAL. '
toujours baisse de niveau, on tombe au liberti-
nage, c'est-à-dire à la mort du véritable amour.
Quant à Tamour de la Patrie, c*est autre chose;
celui-ci nous enlève! Mais les nobles illusions
dont il se nourrit existent-elles encore chez
nous? |.a base des gouvernements ji'est plus que
^^ la sécurité/ Si c'était le lieu, ici, j'essayerais de
prouver que cela doit être. Nous devons au peu-
ple qui nous a longtemps protégés un retour de
reconnaissance. Il faudrait, seulement, que l'en-
thousiasme surnageât au-dessus du point de vue
pratique. ""iCejculte n'existe glus^ Le patriotisme,
la grande passion de l'humanité, dans laquelle
toutes les autres passions devraient se perdre
comme les ruisseaux se perdent dans l'Océan,
voilà une source inépuisable d'éloquence. Elle se
nourrit, non des sentiments qui ont pour objet
l'individu, ni même une classe, mais de ceux
surtout qui ont le plus grand caraclère d'origi-
nalité. Plus on abstrait, plus on épure.
Je n'ose vous conseiller de remi)nter plus haut
que l'amour des hommes, vous vivez au milieu
d'un monde jeune, peu religieux ou inal religieux.
Trop de barrières vous séparent d'un amour plus
élevé. Il faut les franchir peu à peu. L'humanité
est le passage. L'amour de Dieu suppose plu-
sieurs idées acquises. Pour échelons, la nature a
placé en nous la pilié.
T^yr'K'T^T^^"^'
MON JOURÎN'AL. 01
Nous voilà bien loin de Véloqueiice, direz-vous.
Vous vous tromperiez; le style n'est que le mou-
vement de Tâme. Dès qu'elle aura senti une fois
le souffle de vie y pardonnez-moi l'expression,
alors, sur tout sujet elle sera capable de s'élever.
«Nos âmes, dit Platon, ont de petites ailes; les
passions humaines, le vil intérêt, mouillent ces
ailes.... » Ainsi j'ai parlé, sans beaucoup de
suite, mais c'était de la plénitude du cœur. »
iO juillet. — Première leçon de mathématiques
au lycée Henri IV. Nul esprit philosophique dans
M. Doiseuil. Routine. Peut-être, aussi, est-il de la
nature des mathématiques de former une chaîne
tellement serrée qu'on n'en puisse passer aucune
proposition? L'impatience de Poret était plaisante.
Tout autre que M. Doiseuil, me semble devoir
être le jeune maître que je viens de prendre pour
les leçons particulières. Il est fort distingué. Il
faut passer par l'atelier du père, qui est menui-
sier, pour aller au fils. Cela m'a plu. Ce père est
un bravje homme. Avant de savoir pourquoi je
venais, il m'offrait un verre de vin.
J'ai vivement senti hier, en trouvant mon pre-
mier problème d'algèbre, ce plaisir dont parle
Fontenelle, qui fait rire V esprit. La géométrie et
l'algèbre doivent se faciliter l'une l'autre.
C2 MON JOURNAL.
Saint Paul,'que je lis en ce moment, me semble
le fondateur de FÉglise, telle que nous l'avons
aujourd'hui. Celle du Christ est infiniment supé-
rieure. Saint Paul est très faible de raisonnemeiit.
^Tou jours des pétitions de principes. ^ ^
i^juillet{au matin). — J'ai trouvéhier Poinsot
sur son lit, très fatigué. Il vit trop sédentaire. Je
ne valais guère mieux. Une insomnie assez courte,
mais pleine d'inquiétude morale et physique,
m'avait tout à fait alangui. J'étais parti de bonne
heure avec la Clinique de Pinel pour lui, et mes
traductions de l'Évangile que je lisais chemin
faisant. La seule partie de la route commode pour
lire, c'est le boulevard intérieur, du pont à la
barrière Fontainebleau. Arrivé chez mon ami, et
péniblement affecté de son état d'abattement, j'ai
cherché à le relever en montrant une gaieté que
j'étais loin d'avoir au fond du cœur*. U aimait
mieux parler de choses douces. Nous sommes
revenus sur les inconvénients de la rêverie.
Comme bonne hygiène, je lui proposais de s'exercer
à passer, rapidement et sans ménagement, de ce
1. Cette langueur était le premier symptôme de la maladie de
consomption qui allait emporter Poinsot.
-•f.^??J|^:>-^-T:^'
'■f'-'u
MON JOURNAL. 65
que nous appelons la vie intérieure à des études
positives. Je sais bien que certaines lectures le dis-
trairaient trop en ce moment des sciences. Mais,
lus rarement, sobrement, les stoïciens ne donne-
raient-ils pas le change à l'amour des femmes?
Il sent, comme moi, qu'avec notre nature et notre
âge, il faut toujours un amour. J'ai surpris
quelques pages écrites à Melun sur ses mou-
vements intérieurs. Il y a en lui l'âme d'un ange.
S'il était resté dans cet état d'exaltation, sa vie
était manquée. Mais il aurait fait un ouvrage élo-
quent, de l'éloquence de JeanJacques.
Mes extraits de l'Évangile lui ont semblé admi-
rables. Ainsi traduits, ils peuvent avoir pour nous
un but pratique, celui de nous rappeler des vérités
éternelles indépendantes de tout dogme, de toute
religion établie.
Dîné hier, entre deux royalistes : MM. Fourcy et
Cléau. Rien n'est plus opposé à la santé de l'âme que
les réunions nombreuses où les opinions se heur-
tent d'une façon discordante. Je sais pourtant gré
à M. Fourcy de m'avoir fait très bien distinguer le
mélancolique, le rêveur, du romantique. Appli-
quant son raisonnement à plusieurs passages d'Ho-
mère, de Sophocle, de Virgile, il m'a conduit dou-
cement à reconnaître le côté faible de mes juge-
64 MON JOURNAL.
•menls. Ce ne sont pas là, en effet, des roman-
tiques.
Au point de vue de ses croyances religieuses, le
pauvre homme m'a laissé voir son chagrin d'avoir
perdu l'espérance de m'y convertir. Je lui sais
gré de me porter assez d'intérêt pour avoir essayé
de le faire. Lui me semble bien endormi. L'uni-
formité de ses occupations*, cette vie maritale^
ces enfants, ce bonheur physique et ces pensées
de religion qui, sans pénétrer peut-être bien
avant dans son âme, lui servent d'oreiller, tout
cela ne sert guère son activité. Il est vieux.
Si peu religieux qu'il me croie, j'amasse à ma
manière le bon grain. Ainsi, le mot de saint Marc :
\ les paroles^sortent de la plénitude du c(Bur, m'a
' vivement touché. Ce mot, pris dans un autre sens
que ne l'entendait le Christ, vaut à lui seul toutes les
rhétoriques. Comme je le disais à Bodin, on ne sau-
rait mieux exprimer la source de la véritable élo-
quence. Il faudrait ajouter que cette plénitude du
cœur ne s'obtient qu'avec le recueillement de la so-
litude et surtout la rareté des plaisirs physiques.
Les puissances de l'àme et de la volonté ne se ren-
contrent guère chez ceux qui se prodiguent. Ces
biens précieux sont les fruits du sacrifice, des
réserves de la vie, même pour les jeunes, quoiqu'ils
aient plus à dépenser.
1 . Bibliothécaire à l'École polytechnique.
i^iSfl ^AiMmtm m,
MON JOURNAL. 65
POINSOT A MICHELET.
15 juillet.
J'ai suivi ton conseil et m'en suis bien trouvé.
Aujourd'hui, après mon dîner, je suis allé faire
un tour de campagne et m'asseoir en face de
Gentilly, sur cette route, plantée de jeunes peu-
pliers et bordée d'un petit ruisseau où nous nous
sommes assis il y a environ trois semaines. Cet
endroit a déjà pris pour moi le charme du sou-
venir. J'avais un livre de médecine, mais je n'ai
pu lire qu'après m'être remémoré toute la conver-
sation que nous avons eue là sur Bonaparte.
Je regardais quelquefois devant moi, et je
voyais un homme qui mettait du foin en meule.
H avait un air de paix et de tranquillité qui me
faisait envie. De temps en temps il s'arrêtait pour
regarder son ouvrage avec une satisfaction visible.
Un silence délicieux, qui n'était troublé que par
le bruit des cigales et les derniers chants des
oiseaux, s'accordait très bien avec le calme pro-
fond de mon âme et me disposait, malgré moi, à
la rêverie. Aussi ai-je peu lu. Jamais, je crois, je
n'avais eu une impression plus agréable des dou-
ceurs de la vie champêtre....
Huit heures sonnent et la brume commence à
4.
)^"
66 MON JOURNAL.
ii flotter mollement le long du ruisseau. D'un côté,
j'entends une foule de voix; ce sont de jeunes
y blanchisseuses qui quittent le travail et s'en re-
tournent en se divertissant. De l'autre, je vois mon
homme qui prend ses outils, son chapeau et s'en
; va regardant, tous les vingt pas, derrière lui,
comme pour admirer son œuvre
La nuit tombe tout à fait, les oiseaux se sont
endormis, ce sont d'autres bruits qui s'élèvent,
la voix des nocturnes. Bientôt, je reprends moi-
i " Jh i^ même le chemin de Bicôtre. Ces plaisirs sont
ï|^^^vvVt V, doux,J)iiaisjlsne^nous valent rien,
P. POINSOT.
MICHELET A POINSOT.
Samedi soir.
Cher ami, ta lettre écrite avec tant d'abandon
et de charme me fait regretter cette soirée que
tu as passée sans moi en tête-à-tôte avec la Nature.
Il est des choses auxquelles je songe avec un
plaisir infini, surtout aux joies que procure la
solitude. Il faudra que nous examinions ensemble
le profit que nous en avons déjà retiré. Je ne sais
où j'ai lu, peut-être dans V Imitation : « Je me
suis souvent repenti d'avoir été parmi les hommes,
jamais d'être resté seul. »
. ' •;'
MON JOURNAL. 67
Sans compter le repos, Tindépendance, leaomwte,
la tranquillité intérieure, on gagne beaucoup à la
vie solitaire pour son amélioration* morale. Moins
envahie par les préjugés, Tâme voit mieux en
dehors d'elle. 11 faut se mettre à distance pour
bien voir. Elle voit mieux aussi en elle-môme,
parce que la réflexion est moins distraite par les
influences étrangères. La conscience, moins do-
minée par les intérêts extérieurs, entend mieux
la voix de la nature.
Félicitons-nous donc, mon ami, de ces goûts
simples qui nous dispenseront toujours de cher-
cher les plaisirs mondains. Ne crains pas ceux
que tu sais si bien me dépeindre. Pour toi qui vis
au fond des sciences naturelles, j'y vois, j'y
sens une harmonie de plus avec tes pensées
quotidiennes. Bien loin de L'énerver, ces jouis-
sances si saines, te facihteront la marche en avant
dans tes études. La^Nature, pour qui sait la bien
voir et Tentendiïîj. est une. bonne conseillère. Je
sens cela vingt fois le jour, en la regardant dans
mon jardin, toujours au travail. C'est un cours .
vivant de philosophie pratique qu'elle nous fait.
Écoutons-la donc.
Pour revenir à la solitude, remercions-la de ce
que nous lui devons dans le passé. C'est elle qui
nous a donné, au moins, l'amour du bien. Si notre
timidité dans le monde, notre gaucherie, parmi
A
68 my JOURNAL.
les jeunes gens de notre âge, ne nous eût long-
temps retenus, nous serions comme les autres.
Si nous avons peu gagné en restant seuls, nous
avons aussi moins perdu. Ni appauvrissement
prématuré, ni diminution de nous-mêmes par les
jouissances vulgaires. Restons donc seuls, mon
cher ami ; les faibles ne sont pas propres à vivre
parmi ceux qui n'ont que le plaisir en tête; ils
souffrent trop du contact. Un livre, ua petit coin :
ante focum sifrigus erit, simessiSf in umbra^.
Avec cela et le nécessaire, voilà ce qu'il faut
pour notre vie. Aimons les hommes, mais loin
" d'eux. f^ ^ ~^ ^^^ '
Je sens si bien, par le passé, les inconvénients
de leur commerce, que je savoure mon ourserie;
je me réjouis de pouvoir souvent m'y confiner.
Je ne méprise pas mes semblables, mais je suis
ravi de sentir que je puis très bien m'en passer
A toi,
J. MlCHELET.
23 juillet, — J'ai relevé ce matin avec trop de
raideur la façon brutale dont M. Frémion a corrigé
Gabriel Rocher. Il sait que cet enfant m'est cher
par son extrême douceur. Était-ce une manière de
me blesser moi-même? N'importe, surveillons
1. a Devant le foyer en hiver, à l'ombre pendant la moisson »
(Virgile, V" Églogue)
- v^^-^l ''
MON JOURNAL. 69
nos mouvements avec ceux que nous sentons ne
pas nous aimer. Dans ces jours où je subis l'at-
teinte de la malveillance des hommes, j'éprouve
plus fortement le besoin de revoir Poinsot, de me
retremper dans son amitié. Elle a tant de déli-
catesse que j'y sens parfois la douceur d'une
amitié de femme.
C'est une chose admirable que sa modération
et celle de Poret. Il y a quelque temps, j'étais
le plus modéré des trois. Ce changement tient
peut-être à ce que mes occupations sont moins
fixes, moins sédentaires que les leurs. DanB
ces courses quotidiennes, qu'exigent mes leçons,
les bruits du dehors me viennent et m'agitent.
Mes deux ermites restent, au contraire, souvent
toute une semaine sans bouger. L'ostéologie et
Thucydide doivent aussi calmer l'ardeur d'un
homme.
26 juillet 9 veille de la Sainte-Anne. — Les mathé-
matiques font languir le journal. Je sens de plus
en plus la nécessité d'une exactitude rigoureuse
dans les démonstrations. Mais cette méthode me
prend beaucoup de temps.
Après avoir été inutilement pour voir M. Carré,
je me suis acheminé par la place Royale, la rue
Saint-Antoine et le boulevard Bourdon, sentant
vivement, dans le chemin, le plaisir de n'avoir
I': ■■■"
I
V'
'H'
70 MON JOUBNAL.
rien à faire, de pouvoir rêver à mon aise*. Tavais
emporté Tartuffe; cela m'a gâté ma promenade.
Ce ne sont. pas ces peintures de mœurs qu'il faut
emporter dans la campagne.
Le temps était triste et le vent froid pour la
saison. La terre n'a plus l'air jeune qu'elle avait
encore il y a un mois. Les blés coupés ou près de
l'être, lui donnent une teinte uniforme. Ces vastes
champs, d'un pâle jaunâtre, me semblaient répon-
1 dre au ciel tendu de gris.
Je suis plus ému lorsque je commence à voir
Bicêtre, qu'au moment même où je revois mon
ami ; il me semble alors que je suis déjà avec lui
depuis une demi-heure.
Je l'ai trouvé changé. Ces altérations physiques
m'ont toujours surpris. Je ne sais pourquoi, je ne
puis comprendre que ceux que j'aime soient mor-
tels. Nous avons parlé sciences naturelles; je lui
exprimais le désir de suivre un cours d'anatomie
afin d'avoir en tout une langue commune avec
lui. Loin de se réjouir de mon envie, il m'a témoi-
gné la crainte qu'une fois instruit de ces sciences,
je ne lui parlasse plus d'autre chose. « Rassure-
toi, lui ai-je dit; tels que nous sommes, les
sciences physiques ne seront pour nous que des
excursions, nous aurons beau faire, nous revien-
drons toujours à nous-mêmes.
1 Les vacances des élèves de la pension Briand commençaient.
MON JOUllNAL. 71
Sortis de Bicôtre, nous sommes montés vers
Villejuif par des chemins assez agréables, et tout
en marchant, malgré son état de santé, nous bâtis-
sions des châteaux. Une pyramide qui se dressait
devant nous, nous fit gravir la pente pour lavoir
de plus près. Point d'inscription. De cette hau-
teur la vue embrasse un bassin immense. Les
tours de Notre-Dame dominent à l'horizon. La
route de Villejuif très droite, mais tracée sur un
terrain onduleux, semble un long flot tout à coup
durci. Entre le chemin qui mène d'Ivry au village
des Trois-Moulins et à la barrière Fontainebleau,
nous nous sommes assis sous un arbre touffu,
pour nous mettre à couvert d'une petite plufie
froide qui commençait à tomber. Le ciel était
très bas, les hauteurs de Charonne s'effaçaient,
noyées dans la brume. Cette pluie tranquille —
le vent s'était tout à fait apaisé — ajoutait au
calme assoupi de la campagne. L'idée du beau
temps se lie tout naturellement, dans notre esprit,
à celle du mouvement et de la joie. A travers
l'air léger, passe une lumière plus vive qui excite
les êtres animés à vivre d'une vie plus gaie, plus
bruyante. Maintes fois, j'ai observé dans mon jar-
din que les oiseaux, les insectes se taisent et se
cachent, quand le ciel s'abaisse jusqu'à toucher
l'horizon. Alors on pourrait croire la terre inhabi-
tée. Telle devait être la nature dans ses premières
72 MON JOURNAL.
évolutions, toute végétale encore, attendant, dans
le silence, la venue des animaux qui allaient lui
donner la voix et le mouvement. Selon les dispo-
sitions de notre âme, ce silence, cette solitude,
nous inspirent des pensées bien différentes. Heu-
reux, nous n'y sentons que le recueillement;
malheureux, souffrant de Tabsence des êtres
aimés qui ne sont plus ou vivent loin de nous,
cette paix devient le vide, le néant... A la bar-
rière, il a fallu se quitter. La pluie m'a recon-
duit en augmentant, jusqu'à la maison. Le soir
j'ai voulu travailler au journal de mon enfance,
mais j'avais toujours devant les yeux le visage
pâle et altéré de mon ami. Malgré moi, je reve-
nais au journal du présent....
Ne perdons jamais de vue que nous sommes
seul. Je relis les pensées de Marc-Àurèle.
Samedi 29. — Que de fois je me suis dit : Bâtis
dans ton âme un mur de séparation. Sans cela,
point de repos. Puisque tu te sais si vulnérable,
pourquoi laisser sans cesse se rouvrir ton cœur?
Relis aussi les Stoïciens et surtout Épictète :
Surgit amarum aliquid quod in ipsis floribus
angat *.
1. Lucrèce, De la Nature des choses^ liv. IV : « de la source
même des délices sort je ne sais quoi d'amer qui vous torture
parmi les fleurs. ï>
"^îi5CTiy*.--^'v^'ïk_«« »;
MON JOURNAL. 73
AOUT
Mardi V\ — En rentrant de mes leçons, j*ai
trouvé MM. Bodin et de Pry qui m'attendaient. La
conversation a été trop politique, je me suis trop
animé. L'état d'esprit de Bodin m'a conduit, après
son départ, à faire une réflexion utile : « Ne nous
plaignons pas d'être pauvre. La sagesse doit nous
faire «désirer, au contraire, de n'être jamais com-
blé des faveurs de la fortune. Pauvre, on est riche
d'un autre bien, celui d'éprouver le besoin de
penser. Qui sait même si la privation du bien-
être matériel n'est pas jusqu'à un certain point,
un aiguillon? Le génie est seul sur la terre;
mais, isolé des individus, il ne s'unit que plus
puissamment à l'humanité. » On est pénétré,
quand on songe que les grands esprits dont
l'influence a le plus servi le monde, ont été
pauvres et méprisés. J'aimerais à faire un livre
là-dessus.
Revenons aux mathématiques. Bien qu'elles me
semblent toujours admirables, je les ai négligées
depuis quelque temps pour exercer mon esprit à
des études qui occupaient aussi mon cœur. Je suis
5
I
I.
74 MON JOURNAL.
si sensible maintenant à la musique que je ferais,
je crois, quelque chose si je l'apprenais*.
Vendredi 4. — J'ai vu hier Lorrain, toujours
le même. Il m'assure pourtant avoir fait de graves
réflexions. Je crois que lui et tous ceux qui sor-
tent de' l'École normale savent plus, mais sont
moins formés que Poret et moi. Ce dernier arrive*
On n'est jamais trois sans batailler. Voilà qu'une
grande dispute s'engage sur les classiques et les
romantiques, et je m'échappe à dire : querelle
inutile; en ce moment, nous sommes tous plus^
ou moins, des romantiques. C'est une maladie
qui est dans l'air, que nous respirons. Heureux qui
s'est fait de bonne heure un acquis de bon sens et
de naturel pour réagir contre.
Dimanche 6. — Toujours inquiet de Poinsot,
je suis parti ce matin pour Bicêtre, par un temps
très beau, très chaud. J'étais allé, d'abord, chez
mon professeur de seconde, M. Carré. J'aime bien
moins sa conversation qu'autrefois. Esprit spiri-
tuellement faux et superficiel, il m'a dit que les
philosophes m'éteindraient.
Delà, j'ai suivi mon chemin habituel. J'avais
en poche Vlmitation. Ce livre est fort beau, je ne
i. Michelet venait de lire les lettres de Rousseau sur la inusi-
té française.
v>
r:
MON JOURNAL. 75
m'en dédis pas, mais il est impossible à goûter, si
l'on n'est pas très malheureux et complètement
isolé. C'est un si parfait détachement que, pour le
suivre de l'âme en le lisant, il faudrait rompre
tous les liens ; il me semble même, qu'il faudrait
encore une cellule.
J'ai été distrait de ma lecture par la rencontre
de trois jeunes gens chargés de lourds paquets;
ils suivaient aussi le boulevard. A la peine que
j'avais à marcher sans rien porter que mon livre
et un léger chapeau de paille, je sentais combien
ils devaient fatiguer. Le souvenir des pommes
distribuées par Jean-Jacques aux petits savoyards
me revenait à l'esprit. Mon intérêt a pourtant
diminué quand j'ai su que ce n'étaient pas des
conscrits.
Les nombreux vieillards qu'on rencontre sur
cette route poudreuse, changeant le cours de mes
pensées, je^ songeais pour ceux-ci aux établisse-
ments que ménagent sur les chemins de chari-
tables musulmans. Les voyageurs y trouvent le
repas, des rafraîchissements et souvent même,
de belles femmes pour les accueillir. Ce n'étaient
pas les femmes que jh souhaitais à ces pauvres
gens de Bicétre, c'était un comptoir où tous les
dimanches on leur distribuerait une boisson
rafraîchissante à peu de frais.
Arrivé chez mon ami, je l'ai trouvé mieux
76 MON JOURNAL.
portant. Il était à table avec son collègue. Quel
singulier assemblage et quel contraste I La plu-
part des femmes n'auraient pas été sensibles à la
différence. Et les hommes, quel jugement faux
n'auraient-ils pas porté d'abord à première vue !
Le babil seul les eût frappés. La pureté des moeurs^
l'héroïsme dans l'amitié, la maturité de la raison
unie à la simplicité du cœur, qui se soucie dé
cela?
Il m'est glorieux, il m'est délicieux môme, de
rendre ce témoignage à l'homme qui m'aime,
qu'il le sache ou non.
Montaigne dit quelque part, sans autre déve-
loppement: oA/ 1<» ami/. *.
Débarrassés de l'importun, nous avons traversé
la prairie de Gentilly qui longe la petite rivière,
et nous sommes allés nous asseoir dans la prairie
de la Glacière derrière une meule de foin. Quand
on se place de manière à ne pas voir les deux
extrémités du paysage, ce qu'on a devant soi est
fort beau. C'est une île de verdure entre des terres
à blé bordées de saules et de grands peupliers.
Là, il s'est dit beaucoup de belles choses sur
Vlmitation et surtout suV Marc-Aurèle. A une
citation, j*ai vu Poinsot saisi d'enthousiasme. Les
fonctions d'homme le frappaient.... Puis, sont
venues les couches de graisse calculées par Newton»
Sans le savoir, nous étions écoutés. J'ai peut-être
TjvrYH--
MON JOURNAL. ^ 77
pensé avec trop d'orgueil que nous n'avions pas à
y perdre.
Toutes ces courses à Bicêtre ont un je ne sais
quoi qui me rendra ces souvenirs bien chers. En
cela comme en tout le reste, je jouis plus en me
rappelant qu'en jouissant.
Cette amitié a quelque chose dirai-je de roman-
tique?) qui ne se trouve ordinairement que dans
l'amour. Je cherche à m'expliquer cette touchante
et singulière conformité d'âme. C'est une méprise
du Demiourgos qui a réalisé deux fois l'exemplaire
éternel de la même âme, pour parlercomme Platon.
Mardi 8. — Délivrance d'une grande inquié-
tude matérielle. Je ne serai jamais un homme
d'argent. Je préfère même rester pauvre pour
rester simple. Et pourtant, il me faudrait l'indé-
pendance de l'écrivain pour suivre, en certaines
choses, les voies de la nature. En ce moment, elles
me sont interdites. Ne gagnant que juste le néces-
saire, je dois me résigner à vivre seul.
Faisons donc des mathématiques, sans cela
l'imagination devient trop active. Relisons aussi
les Stoïciens, et surtout, méditons leurs prin-
cipes. Je me sens d'une faiblesse d'âme à faire
pitié. Pourtant j'ai fait un progrès que je veux
inscrire; cela m'aidera, peut-être, à persévérer:
Je ne grogne plus en me levant.
f-T^T»^*^*''
78 MON JOURNAL.
Mercredi 9. — Mes élèves ayant composé, hier,
pour les prix en discours français, j'ai eu congé
toute Taprès-midi. J'en ai profité pour faire des
visites. M. Bocher, M"*' Tassin et Jacob. Cette
excellente femme me voyant regarder d'un œil
curieux les œuvres de Byron, m'en a offert un
volume avec tant d'insistance, qu'il a bien fallu
l'accepter.
Je l'ai dévoré. Impossible de faire autre chose.
J*étais comme ceux qui boivent des liqueurs fortes.
Tout, après, leur parait sans goût. Outre la lan-
gueur dans laquelle jettent les romantiques, celui-
ci inspire des sentiments peu philosophiques. Tous
ses héros sont dans une situation désespérée;
cela est triste et ne sert à rien. Et cependant, je
ne pouvais lé quitter. J'aspirais à être au lende-
main pour retrouver le calme dans mes études
classiques. C'était comme ces nuits pénibles où
l'on ne rêve que de crimes.
Jeudi 10. — Tout ému de ma lecture, je cours
chez M. Villemain. Déception. 11 était absent. Je
tourne du côté de M. Andrieux. Rien de plus
triste que celte maison, ce jardin... Je le trouve
perdu dans son mysticisme. Il tenait à la main
un journal; j'oublie Byron, la discussion s'engage
et je me laisse emporter trop loin. Pourquoi dis-
cuter lorsqu'on ne peut espérer convertir? La
-■'.f^«'wnr'i -j; ;
MON JOURNAL. 79
dévotion et le raysticisme sont d'ailleurs respec-
tables chez M. Andrieux parce qu'ils sont sincères.
On ne peut lui désirer que plus de philosophie.
Le christianisme vu ainsi, lui donnerait plus de
consolation.
Chez M™® Andrieux, au contraire, la dévotion
s'est visiblement ralentie. Ici, je m'en afflige.
Lorsque le sentiment religieux s*affaiblit au cœur
de la femme, plus, isolée, moins distraite que
1 i^ l'homme par les occupations du dehors , elle
r'*l tourne aisément à la mélancolie. L'ennui vient ii
•( (ksuite, et les vapeurs, le spleen. En atlendant
que les pensées religieuses reprennent le dessus
dans cette belle âme, il serait bien à désirer que
la charité occupât son besoin d'amour.
A mon tour, maintenant, de faire mon meâ
culpâ. Si, en présence de gens intolérants en poli-
tique ou en religion, vous tenez à rendre témoi-
gnage à la vérité, faites-le franchement, hardi-
ment. Mieux vaut se taire, que die la défendre
avec des ménagements et des détours indignes
d'elle.
Il est aussi des choses vraies en elles-mêmes
qui, dites en certains lieux et dans certaines cir-
constances, deviennent mensonges. Ainsi, quand
M. Andrieux a demandé : « Qui donc a dit qu'il
se contenterait pour toute bibliothèque d'une
Bible et d'un Plutarque? » J'ai répondu: «Je
■y
80 MON JOURNAL.
ne sais, mais celui-là ce serait moi. » Il m'aura
cru dévot à sa manière.
Lundi 14. — Hier, je suis allé àBicètre comme
à mon ordinaire. J'ai trouvé mon pauvre Poinsot
très abattu. Il est urgent qu'il change d'air. Celui
de Paris ne lui vaudra guère mieux. Je venais de
m'épuiser sur mon papier, j'étais sans verve. En
pareil cas, je me contenterais devoir souvent mes
amis sans leur parler. Être ensemble ^ voilà tout.
Je suis d'ailleurs frappé du peu qu'on a à se diriH
quand on reste dans le domaine des choses utiles.J
Ifi souvenir de Byron a ranimé ma verve. « D'où
vient, disais-je à mon ami, que les choses exactes
inspirent moins la poésie et l'éloquence? Serait-ce
parce qu'on ne détermine rien avec exactitude
qu'en assignant des bornes, et que, dès lors, on
ne flatte plus ce qui est la ressource de l'imagi-
nation, ce qui peut faire croître les ailes du
poète: le sentiment de l'infini?... » Une fois en si
beau chemin, comment s'arrêter? me voilà décla-
mant contre la misérable enveloppe qui empri-
sonne nos âmes, et professant pour elle le plus
^ouverain mépris. « Ah ! si nous étions affranchis
de cette gênante gaîne, si nous n'étions qu'es-
^jjrits ! Alors, plus d'obstacles matériels limitant
nos perceptions à celles de nos sens. Tels que
nous sommes, un simple mur, la nlus mince
-'r-
MON JOURNAL. 81
cloison met entre les êtres qui s'aiment le plus,
une infranchissable barrière. Non seulement on
ne peut se voir, mais on ne peut même se pres-
sentir. Cette mortifiante pensée de la gêne des , , j
corps, me venait en apprenant la course faitèV- "^^'J^
par mon ami tout près de moi, sans que rien/' V'''^>^
m'en ait averti. y"
Vendredi 18. — Ayant fini Molière, je cher-
chais une lecture attachant^ pour me tenir com-
pagnie dans les rues en allant à mes leçons.
J'avais bien envie de prendre Clarisse Harlowe,
Tout en criant contre les livres à fictions je leur
reviens. Fort sagement, je me suis décidé pour
Tom Jones de Fielding, afin de ne point me bou-
leverser comme cela m'est encore arrivé la
semaine dernière avec Manon Lescaut. La plus
grande partie du récit m'avait peu ému malgré
l'extrême chaleur du style. La lâcheté de cet
homme qui vit du déshonneur de sa maîtresse
me révoltait. Voilà bien la différence entre la
passion et le véritable amour. L'un nous fait
meilleur, nous élève ; l'autre enfièvre le sang,
surexcite les nerfs, obscurcit la pensée, éteint la
voix de la conscience et nous entraîne sur la
pente du crime. Mais que la fin est cruelle !... J'y
étais quand Poret est entré; je ne pouvais lui
parler ; je suffoquais.
T'.;t^^i^^,-*yi5^7
82 MON JOURNAL.
Les romans, si j'en juge par nos conversations,
lui Talent mieux qu'à moi. Poinsot, ce que je
n'aurais pas cru, est dans les mêmes dispositions.
Les Confessions de Jean-Jacques n'ont fait sur
son esprit qu'une impression médiocre.
Tom Jones n'est pas dans le cas de me
tourner la tête. Cependant, il m'intéresse assez
pour que ma propre vie me semble n'avoir plus
d'autres événements que ceux de mon héros. C'est
là, pour moi, le côté dangereux des romans. Je
m'identifie trop à mes personnages, je les sens
vivre en moi et plus réels encore. Ne le regrettons
pas ici ; il y a un profit réel à tirer de Fielding.
Dans son roman, admirablement varié, ce ne sont
pas, comme dans Le Sage, des fripons, des valets
ou des intrigues amoureuses. U y a dans Tom
Jones des peintures de mœurs, des situations
touchantes, des réflexions judicieuses ou spiri-
tuelles. On y rencontre aussi plus de bonté,
d'humanilé que dans Gil Blas. M. Villemain est
de mon avis. Il m'engage à lire, dans un autre
ordre d'idéGS, Er nés tine de M"® Riccoboni. « C'est,
dit-il, un vrai bijou et un bon exemple à suivre. »
Nous verrons.
Dimanche 20. — Parlé aujourd'hui, avec Poin-
sot, d'un sujet bien grave, du mariage. Je n'a-
borde jamais cette question sans souffrance. Il y
MON JOURNAL. 85
a, immédiatement, retour sur moi-même, sur
mes propres pensées. En thèse générale, je consi-
^dère l'état où vit un hoinme avec unejemnie —
ne faisant rien contre les lois de la nature —
connne.aussi jiérieux, je dirais même aussi saimt
que s'il j^jiyajtjnariagii. Pour mon compte, la
femme qui se donnerait, n'aurait rien à craindre
^ d'un homme que ses principes attachent à ses
'. devoirs autant et plus que ne le feraient tous les
■ contrats. Mais il faut prévoir le cas d'un attiédis-
1 sèment de la part de la femme aimée, et quelque-
\fois pis hélas! p^^m ^»^^a.U'v>/<^ c^^'J^j-^, 7
Eh bien, je sens d'instinct que mon inquiétude
serait beaucoup moindre si je n'étais pas Icnu
par des liens indissolubles. Le monde, dans sa lé-
gèreté et sa sottise, tourne en ridicule un mari
trompé, tandis qu'il plaint plutôt celui que
trahit sa maîtresse. Moralement, l'inverse serait
plus looique et plus honorable. En ce qui me
touche, les vaines conventions des hommes me
laissent froid. Mais où commence le trouble, c'est
à la pensée que celui même qui sera la victime,
hésitera à rompre ses liens. S'il y a oubli du de-
voir chez la femme, l'homme d'honneur se résout
difOcilement à étaler au grand jour sa misère;
il reste plutôt rivé à sa chaîne et souffre une ago-
nie morale. Ces deux êtres que tant d'années d'u-
nion ont faits une seule et même chair, comment
84 MON JOURNAL.
demander à ce qu'ils soient séparés avec le
glaive de la loi !... Et s'il y a des enfants, des
filles surtout?... Leur éducation réclame impé-
rieusement le concours de la mère. Ainsi, au-
cun moyen d'en sortir. Le mot de Pascal me
revenait avec force dans ce long entretien ^ « Je
vivrai seul, je mourrai seul. »
POINSOT k MICHELET.
21 août.
Si tu as plaisir à écrire pour moi ton mémorial j
j'en ai bien autant à le lire. Quand j'emporte ces
feuilles chez moi, en te quittant, je me dis :
« Yoilà de quoi m'amuser demain ». Car je ne te
lis jamais le soir en rentrant. Je n'aurais pas
assez de temps pour savourer mon plaisir. Je ne
puis m'empêcher de le comparer à celui que
j'éprouvais quand, de ma pension de Corbeil,
j'allais le dimanche chez une amie de maman,
qui avait, à une demi-lieue de la ville, une belle
maison et un jardin encore plus beau. Je ne par-
tais jamais le soir, sans que l'excellente femme
ne me chargeât, l'été, de toutes sortes de fruits.
Pendant la route, je pensais à l'usage que je ferais
de mes provisions etje médisais à chaque instant,
ce que je me dis aujourd'hui en emportant ton
MON JOURNAL. 85
manuscrit : « Voilà de quoi me donner du plaisir
demain et les jours suivants! »
Mais, j'ai à te parler d'autre chose, ou plutôt,
j'ai accepté de remplir près de toi une mission
délicate. Hier, j'ai amené tout doucement notre
causerie sur le terrain du mariage, afin de te
confesser à ton insu. Tes réflexions générales ne
donnant guère prise, j'ai pensé qu'il valait mieux
l'écrire. Avant tout, je veux que tu saches que
jusqu'ici j'avais toujours évité d'aborder avec
M"* X ce sujet délicat. Au commencement de mon
séjour rue de la Roquette elle avait cherché à me
faire parler, mais chaque fois j'avais éludé ses
questions. En réalité, je n'avais pas qualité pour
lui répondre : non, et la jeter dans le chagrin. Je
ne pouvais non plus la bercer d'espérances trom-
peuses, puisque j'ignorais complètement tes dis-
positions à son égard. '
Je t'avoue qu'à celte époque j'aurais été bien
embarrassé pour te donner un conseil. Mais de-
puis, je t'ai entendu dire, maintes fois, que la
question de fortune ne serait jamais pour toi un
obstacle sérieux. Si tu n'as pas changé d'avis, je
ne crains pas de t'engager à persévérer dans cette
bonne pensée pour son intérêt et peut-être pour
le tien. Je ne développe pas les raisons qui me
font te parler ainsi, puisque c'est d'après toi et
d'après Marc-Aurèle (sajis le connaître) que je
Z'^f.- ^.^rw^^yir
86 MON JOURNAL.
plaide en faveur de notre amie. Je ne dis rien non
plus de la bonne action que Ton fait en épousant
une femme qui n'a rien, quand on a soi-même
quelque chose.
PoiNSOT.
Mardi soir, 22. — Je me sens Tâme malade et
pour des causes légères, plutôt des embarras que
de véritables épreuves. Cette perte fréquente de
l'équilibre intérieur est faite pour m'humilier beau-
coup. A quoi donc m'a servi la lecture des mora-
listes : Épictète et le divin Jésus-Christ? Tout cela
n'a pas pénétré jusqu'au cœur; je ne me suis nen
approprié. Les malheurs véritables ont un tout
autre effet que les tiraillements. Ils élèvent l'âme
au lieu de l'abattre. Souvent même, un malheur
réel nous dégage des entraves qui nous liaient à
la terre et nous montons alors très haut. Les vul-
gaires embarras matériels, au contraire, nous
prosaïsent, nous agitent et, presque toujours^
abaissent le niveau moral. J'essaye, tous les soirs,
de lire Vlmitation pour me relever, mais c'est
d'une perfection désespérante.
Poret est venu tantôt, et m'a lu dans VAlle"
magne la Fiancée de Corinthe. Il venait d'achever
Corinne et me disait que le caractère léger et
égoïste d'Orfeuil n'était pas français. J'ai répondu :
« Tous les gens que je connais ressemblent au
MOxN JOURNAL. 87
Français de IVP^ de Slaël. » J'en excepte quatre
personnes seulement, parmi lesquelles je crois
pouvoir me compter.
MICHELET A POINSOT
24 août.
Ta lettre m'a bien touché, mon ami. Sais-tu
que j'envie la simplicité avec laquelle elle est
écrite? Tu seras auteur quand tu le voudras.
Puisqu'on t'a chargé de me parler et de me con-
fesser, je vafs te répondre sans détour : Ce n'est pas
en elle qu'est Tobslacle ; il est en moi; c'est mon
invincible défiance de l'avenir qui me détourne
d'y penser. J'aime la société de M"® X et beaucoup
même. Vive comme elle l'est, elle se varie sans
cesse ; son cœur me semble être à peu prés le
mien. Elle est compatissante, elle aime autant
qu'elle le peut, autant, peut-être, qu'une femme
puisse aimer.Elleestgaie,etquoiqu'amiedu plai-
sir, pas trop dépensière. Seulement, par le be-
soin de la vie au dehors qui est si peu la mienne,
elle pourrait à chaque instant m'inquiéter. Et
faible comme je le suis, ce seraient, jelesensbien,
des angoisses que tu ne ressentiras jamais, je l'es-
père.
M"* X n'est ni belle, ni jolie même, mais gentille,
'I'%
88 i MON JOURNAL.
"^l 'attendraL^ u'dfe ne le soiL plji&y qu'elle ait ga-
gné plus d'à-plomb, que mon existence soit plus
assurée, plus indépendante. Si alors elle songe
encore à moi, je pourrai l'épouser. Ce n'est point
une décision, car il est possible que cet invincible
penchant à la défiance augmente avec Tâge. Dans
ce cas, je resterai ce que je suis, c'est-à-dire seul.
Adieu! J. Michelet.
P. S. — Fais-lui aussi comprendre qu'un ma-
riage donnerait, actuellement, à ma marraine la
. seconde place dans la maison. Depuis la mort de
j'ma mère, elle lient notre ménage, et nous a
\.'- donné tant de preuves de son dévouement!... La
^•'jdéposséder serait de l'ingratitude.
\ •
Mardi 29. — Les occasions de s'occuper des
autres ne manquent pas. Ce sont le plus souvent
des misères cachées à secourir. Hier c'était la
jeune parente de notre domestique accouchée de-
puis huit jours à peine, et qui s'est vue forcée,
pour être en mesure de payer la nourriture de son
enfant, d'aller travailler à la rivière de son métier
de blanchisseuse. La pauvre fille a été séduite et
abandonnée. Dans ces occasions délicates, le cœur
de M"® Rousseau est admirable d'ingéniosité
pour ménager la légitime fierlé de celles qu'elle
oblige.
7 A V f^^ '^rr^''^' Tîy ■
MON JOURNAL. 89
D*autre part, je vois tous les jours, en face de
mafenèlre, chez le logeur Mercourt, un jeune arti-
san à moitié poitrinaire et gagnant fort peu, si
j'en juge par la frugalité de son régime. L'autre
jour, il frottait son pain avec'une mauvaise prune.
Eh bien, le soir, sa journée faite, il lit, à ce qu'on
entend, les traductions des auteurs anciens. Il
tâche aussi d'apprendre, tout seul, la musique.
Qui sait s'il n'y a pas là un Épictète?Sa pauvreté,
sa distinction, la conformité de ses goûts avec les
miens, m'a souvent donné l'envie d'aller lui tendre
la main et lui demander en quoi je pourrais lui
être utile. Mais je n'ai aucune facilité de paroles.
Si j'allais l'humilier par maladresse! Et pourtant,
lorsqii'un homme est au-dessus des besoins indis-
pensables, il est tenu de réserver pour la charité
une part de son gain.
Il y a souvent chez les gens du peuple une déli-
catesse qui pourrait nous servir de leçon. La se-
maine dernière, allant chez M. Briand, je ren-
contre tout près de sa porte, un pauvre qui vient
à moi. Je regarde dans ma bourse, elle était vide.
Mortifié d'avoir trompé son attente, je le salue et
lui fais des excuses. Ce malheureux se confond
en remercîments ; il était tout surpris d'être en-
00 MON JOURNAL
core traité comme un homme. Cela m'a frappé.
Je reviens d'autant plus volontiers à l'idée d'un
petit livre qui aurait pour titre : Vart de faire
le bien. Si ce qu'on dit de Franklin est vrai, ce
serait bien là mon héros. Poret voudrait que ce
fût rintroduclion d'un grand ouvrage qu'il intitu-
lerait : Lart de diriger le plus utilement les fa-
cultés morales. Je préférerais ce titre court : Des
vertus actives.
J'ai fait cette remarque : Fénelon ne parle nulle
part, que je sache, de la charité comme d'une
vertu. La considérait-il comme un plaisir?...
MICHELET A POINSOT.
51 août.
Qu'est-ce qu'on m'apprend, que tu vas alterner
ton service entre Bicêtre et la Charité? Tout
change donc encore une fois? Adieu nos prome-
nades du dimanche; adieu notre correspondance;
elle aussi s'achève. Je sais bien qu'elle te faisait
perdre un temps précieux que tu dois réserver à
les éludes. N'importe, j'ai le cœur plein de re-
grets. Cette triste et prosaïque rue où l'on a loué
pour toi une chambre, si près de la rue de Buffon,
va réveiller bien des souvenirs ! Mais comment et
MON JOURNAL. 91
à quelles heures te rejoindre? Te voilà désormais
sur les routes.
Tout s'éclaircira, s'arrangera je l'espère, mais
pourquoi toujours de nouvelles séparations dans
une vie si courte? Auras-tu, au moins, de l'air,
de la lumière dans ton nouveau gîte? Je cours
m'en informer. Souviens-toi combien tu avais
pâli dans l'étroite et sombre rue des Anglais,
Ne recommençons pas l'expérience. Attends-moi
dimanche à Bicêtre. J'ai tant de choses à te dire !
J. MiCHELET.
Quand je souffre, je m'enfonce dans le tra-
vail. Je lis Job en ce moment, et je tâche de
me trouver moins malheureux en portant mes
regards sur des misères plus grandes que les
miennes.
SEPTEMBRE
Mardi 5. — J'avais trouvé dimanche mon pau-
vre ami très souffrant à Bicétre; j'en étais resté
fort inquiet. Il m'avait promis, malgré son état
92 MON JOURNAL.
d'abattement, de venir diner avec nous ce soir. Je
l'attendais avec une indicible impatience. Ne le
voyant pas venir, j'allais prendre le chemin de
Bicêtre quand mon homme est entré dans mon
cabinet et m'a complètement rassuré.
Je venais de jeter sur le papier le plan d'un
beau livre : Exhortations à mes contemporains.
\ M'adressj^nt^auiLxleux4iâllis--2^ras^ j^ssay^ais-^le
\ les ramener, réciproquement, à des idées plus
justes en morale et en politique. Un Jf^l livre écrit
avec çhaleur^onne foi et charité, pourrait foire
quelque bieiu Pendant tout le dîner j'en ai parlé
' avec une animation extrême.
Je m'attendais à voir Poinsot prendre feu à son
tour, et me donner vivement la réplique. Contre
son ordinaire, il ne m'écoutait que d'une oreille
distraite. Je voyais bien que sa pensée était ail-
leurs. Je le trouvais triste et le visage singuliè-
rement altéré. Le dîner fini, nous passons dans
mon cabinet. La porte n'est pas plutôt fermée,
qu'il me découvre l'état de son âme, le trouble
extrême, l'indignation, l'embarras où l'a jeté l'en-
tretien qu'il vient d'avoir avec M. D.... Celui-ci,
tout crûment, lui a fait l'offre cynique de lui
livrer une jeune fille pour laquelle il a du goût,
mais à la condition qu'il exercera sur elle, avant
lui, le droit du seigneur. Je gaze les termes de la
nronosition. Le tout agrémenté de conseils cor-
MON JOURNAL. 93
rupteurs. Pour lui, au point de vue du rapport
des sexes, il y a deux morales, comme il y a deux
sortes de femmes. Celle qui est pauvre a, de tous
temps, été créée et mise au monde pour l'amu-
sement du riche et le service de ses plaisirs pas-
sagers. Voilà déjà qui estraide. Mais poursuivons.
« Voyez-vous, mon ami, disait-il encore à Poinsot,
ce qui aiguise le plaisir, c'est de prendre une
femme toute neuve et de la conduire par degrés,
bien doucement, à sa chute. Il n'y a pas de plus
exquise jouissance. »
La jeune ouvrière qui est l'objet de sa con-
voitise, née de parents honnêtes, est elle-même
très sage. C'est là précisément ce qui tente ce
libertin austère. Il se soucie peu, à son âge, des
conquêtes faciles où la victime s'offre pour ainsi
dire d'elle-même. 11 faut à ce blasé, la lutte pour
réveiller l'amour. 11 déclare, qu'au demeurant, il
n'a jamais éprouvé près des femmes que des désirs.
11 conseille à Poinsot la ruse. « Jouez avec elles
la comédie de l'amour, toutes s'y laisseront pren-
dre. » Cette belle profession de foi s'est terminée
par une plaisanterie odieuse : « Je lui fais ser-
ment, à chaque rencontre, que je suis libre, et
tout prêt à l'épouser, si elle veut me donner la
preuve des preuves qu'elle n'a, elle-même, aucun
engagement. »
. Voilà, textuellement, le langage et la morale
• ^WT"^.
94 MON JOURNAL.
d'un homme supérieur à la fois, par les idées,
l'exercice du raisonnement et la place qu'il oc-
cupe dans le monde. Quel droit a-t-il, après cela,
d'exiger des étudiants en médecine le respect en-
vers sa fille ou sa sœur?... Évidemment, il ne fait
plus la différence de la chair vivante et de la
chair morte qu'il a si longtemps- maniée.
J'ai dit à Poinsot : « Il n'y a pas une heure à
perdre, il faut avertir Lucile. Mais ce n'est pas toi
qui peux faire cela, tu es trop dépendant de cet
homme. Il ne faut pas qu'il soupçonne de quel
côté a pu lui arriver l'avis. Je vais en parler à ma
marraine, elle se chargera bien de cette mission
délicate. »
Mercredi 6. — Je reviens malgré moi sur cette
triste conversation. Quel abîme pour des milliers
de créatures! On gagne si peu dans les métiers de
femme! Ce qui me surprend toujours, c'est qu'on
puisse s'approcher d'une femme sans au moins
l'aimer un peu. L'honnête homme, dans les plai-
sirs de hasard, croit ne céder qu'à la nature et
vôîla'que son cœur, à son tour, se trouve pris*
C'est là un jgéril. On peut s'apercevoir ensuite
qu'on a mal choisi pour ses goûts et ses habit
tudes. Mais il y a un malheur encore plus grand
dans la vie d'un homme, c'est de tromper une
femme honnête qui s'abandonne à sa probité.
MON JOURNAL. 95
Qiiej_ droit a-t-il, après, de_Ja mépriser? Toute
faute de la femme est aussi la sienne. En pareil
cas, s'il y a péché, il se fait toujours à deux.
Puritains et libertins qui entendez être sans misé-
ricorde, soyez au moins_ logiques. AbstenfîZiïûus
de tout en dehors du mariage.
Vendredi 8. — Parlé tantôt avec M. Fourcy des
visions troublantes qui s'offrent à nous dans les
rêves. Les beautés sans nom qui nous apparais-
sent ainsi la nuit, dans les songes, exercent sur
nous une attraction bien autrement puissante que
les beautés mortelles d'ici-bas. Nous nous rappe-
lions mutuellement ce beau passage d'Auguste
Lafontaine : « Je ne sais où je t'ai vue, mais ce
n'était pas en ce monde. » Et cet autre dans Rous-
seau (Nouvelle Héloïse) : «Ici-bas, à l'exception de l
celui qui est par lui-même, rien ii!est beau que ce
qui n'est pas. »
Samedi 9. — Le passé garde toujours ses droits.
Revu avec émotion l'impasse Saint-Louis où je
menais paître la chèvre blanche qui nourrissait
ma mère mourante. Ce sont les meilleurs sou-
venirs que ces après-midi où je lisais, rêvais si
tristement! si doucement!...
/->''*
96 MON JOURNAL.
Rousseau dit quelque part « qu'on n'éprouve
qu'éloigné de ce qu'on aime, les transports, les
attendrissements de l'amitié et de l'amour; » il
croit ce trait particulier à son caractère. Il se
trompe. Cette disposition doit être commune à
tous les hommes, puisqu'elle se rencontre dans
une âme vulgaire, qui est la mienne.
Dimanche 10. — N'allant pas à Bicêtre, j'ai
voulu cependant occuper ma journée; je me suis
acheminé vers le Père-Lachaise, ma Bible sous
le bras. Malheureusement, j'en étais au passage
fort ennuyeux du partage des villes entre les
tribus ; aussi n'ai-je lu que fort peu. Je venais cher-
cher la place où l'on a mis mon amie d'enfance,
la pauvre Sophie Plateau, morte poitrinaire sans
que j'en aie rien su*.
Je ne l'ai pas trouvée, car j'étais fort loin de l'en-
droit où elle a été inhumée. Le soleil était chaud
et le temps orageux. J'en souffrais. Je m'obstinais
cependant à chercher. On doit bien un souvenir à
celle qu'on a connue si douce, si modeste ! dont
on a serré la main, dont on eût désiré davan-
tage. Un peu plus loin que l'endroit où je
croyais trouver ma pauvre morte, j'ai vu à terre,
attachée à un morceau de papier, une petite plante
flétrie. Ce qui avait été écrit sur le papier en gros
4. Voir Ma Jeunesse, pages 43 et 137.
MON JOURNAL. 97
caractères — on eût dit d'une main d'enfant —
était devenu illisible. C'était toute Tépitaphe. Rien
autre chose n'indiquait une tombe. Quand on n'esu r.tî^ .
ainsi recouvert que de terre, les larmes doivent j/^^^^v^t.'»
bien mieux pénétrer. ■ w^-^ ^^-i
J'aimerais assez à avoir sur mon tombeau un h^^^*" '
arbre. Au bout de quelque temps, ce serait ma sub- ' ' '' . '
stancemême que mes amis embrasseraient en lui.
i''
Lundi 11. — Il m'a pris ce matin une envie
très vive d'aller voir chez Nicole, les petites édi-
tions de Scheffer. Comme je ne pouvais guère
lire dans un quartier si fréquenté, j'ai offert mon
bras à M"^ Rousseau qui allait de ce côté voir sa
tante. Je voulais lui montrer, en passant au
Luxembourg, la Mort de Socrate^. Elle est igno-
rante, mais l'intelligence est éveillée. Malgré la
lourdeur du temps, nous avons fait prestement la
route, jasant de tout et satisfaits, sans nous le
dire, de nous trouver ensemble. Au musée, je lui
ai fait tout un cours de mythologie et d'histoire.
Après d'inutiles recherches pour les Homère,
nous nous sommes réfugiés dans le Panthéon.
L'orage qui pesait depuis la veille, venait d'éclater.
J'ai profité de l'occasion pour descendre dans
les caveaux où dorment Lannes, Bougainville,
Lagrange, où ont dormi quelque temps Voltaire et
1. De David
6
^^r^i^yr,^^
08 MON JOURNAL.
Rousseau, où leur esprit plane encore. Nous leur
faisions notre visite, précisément au plus fort de
Forage. Le tonnerre grondait, roulait sous les
voûtes en ondes sonores. On eût dit la trompette
du Jugement. L'entendiez-vous, grands morts?...
Mardi 12. — Les maçons nous envahissent et
rendent tout travail impossible. Je m'indigne et
je cours à Bicêtre en commençant Delphine. Ce
sont de bons livres et féconds que ceux de M""® de
Staël. Ils me font sentir que je dois apprendre
Tallemand. Sans la connaissance des langues on
se sent isolé du reste du monde. C'est la vie
de l'huître dans sa coquille. Je me disais que
Rousseau eût peut-être moins erré s'il eût été
nourri de la philosophie anglaise et allemande.
Après le Kremlin, j'ai vu l'ami à sa fenêtre et
j'ai pressé le pas. Dans notre promenade, la pru-
dence m'a abandonné, je lui ai parlé de Lucile.
Alors, j'ai vu ce que valait cette âme. Il m'a ré- ,
pondu tout simplement : « Il faut du temps, entre 1/
Àeut cœurs honnêtes, pour franchir le rempart/^>^
qui sépare les sexes. » ^r
Jeudi 14. — Ce matin, un pauvre manœuvre a
reçu, sous mes yeux, un mauvais coup du maitre
maçon. A la vue de ce sang qui coulait de la façon
la plus douloureuse, j'ai senti frémir mes en-
,^,^,^ __,^^^^^. ,.J,^..
MON JOURNAL. 99 ^t^yt ;''
trailles. Je serais donc encorejmjiomiînie^. Ce dp
qui m'étouffait, c'était qu'un inférieur se vît lâ-'^
chement frapper par celui qui le commande, *etl
qu'il dût subir l'injure pour conserver son gagne- i>*^^^|^^\
pain. Je ne pouvais dire un mot tant mes ma- ^ "^"^j^l^'^
choîres se serraient. Dans ces occasions, M"® Rous-î;^^'' ^^
seau est admirable. Je ne sais pourquoi j'ai honte, '^i'^* ;
aussi, de montrer ma pitié.
Fuyant le bruit, la poussière, j'ai passé toute
mon après-midi au Père-Lachaise. Mieux informé
de la place où l'on a enterré Sophie, j'ai commencé
par elle. Sa tombe est si entourée d'autres sépul-
tures que, pour arriver jusqu'à elle, j'ai dû, à
mon grand chagrin, fouler aux pieds je ne sais
combien de morts.
Je me suis arrêté longtemps à cette place ! J'ai
touché les guirlandes déjà desséchées qu'on a
mises le jour de son enterrement. Les fleurs plan-
tées sur le tertre, sont aussi flétries, comme si
personne n'était venu depuis en prendre soin.
Serait-ce déjà de l'oubli?
/ Pauvre Sophie! Pauvres morts! Je reviendrai
vous voir. De cette tombe, je considérais Paris et
je l'invitais, comme à l'ordinaire, à venir chercher
le bon repos après cette longue et rude journée
qu'on appelle la vie. N'y serons-nous pas nous-
même bientôt? En attendant, travaillons à bien
mériter de l'avenir.
-TÇ^^'^î^pr;?»^^*^
100 MOiN JOURNAL.
Jeudi 21. — La semaine a été longue! Huit
grands jours sans voir personne et le journal
presque abandonné. J'ai vécu englouti dans le
travail. C'est le seul moyen d'échapper à l'ennui
d'une vie trop uniforme. L'algèbre, l'anglais, la
Bible dont je lis certains passages la plume à la
main, m'occupent si fort que la chaîne de mes
propres idées semble interrompue.
J'ai eu bien de la peine à mener jusqu'au bout
l'histoire sanglante des rois. Ce Dieu de colère est
un véritable minolaure. On a beau en tuer, il lui
en faut toujours davantage. Six cent mille hommes
"^ *'' '?! kr*jQn un jour, qu'est-ce que cela? Des montagnes de
^ "' *!^ ' chair humaine exhaussées jusqu'au ciel, voilà son
holocauste.... Les Juifs font horreur dans ces
guerres d'extermination ; mais le caractère national
est très fort. Tobie m'a dédommagé des Rois. Il n'y
a pas d'églogue plus touchante que celle de Ruth.
. ^,, . . On croirait tous ces livres écrits de la même main.
. ' " Peut-être qu'une législation si forte, imprimait un
caractère d'uniformité à tous les esprits.
Samedi 23. — J'ai vu hier M. Andrieux, c'est-à-
dire la tristesse même. Combien je me suis féli-
cité, avec mon père, de n'avoir pas les embarras
d'un pareil établissement*.
Après avoir dormi sur cette pensée, j'ai pris
Delphine sans trop savoir de quel côté je tourne
4. M. Andrieux tenait une pension de jeunes gens.
-f^TSSfWJW^^'^-'"^''"^' .^^*
510N JOURNAL.'.^ '\ : ^ : > '^:îoi }X; •..
rais. J'ai choisi la route la moins inégale et je suis
monté à Charonne. Le temps était doux, mais ce
n'était pas le ciel de ce premier dimanche où
•j'allai à Bicêtre voir mon ami. Pourquoi faut-il
que le passé soit toujours la chose charmante et
douce à faire revivre ? De Bagnolet où je me suis
approvisionné d'un biscuit, j'ai gagné les coteaux
de Montreuil. Là, j'ai eu sous les yeux un tableau
admirable. Devant moi et à ma droite, c'étaient
d'innombrables bouquets d'arbres qui se serraient,
s'épaississaient en allant vers Romainville. Toute
cette verdure déjà légèrement diaprée des teintes
de l'automne. A ma gauche, Vincennes et sa belle
route; au delà un peu de Paris, et les collines qui
montent de la Seine aux routes de Vitry et de
Choisy; elles me cachaient Bicêtre. La nature dans
cette saison est toute maternelle. Les aigreurs de
la végétation, les combats physiques de l'année,
se sont harmonisés dans une maturité féconde.
Autour de moi, ce n'étaient que vignes chargées
de beaux raisins noirs. Des paysans travaillaient
gaiement et surveillaient les promeneurs. Cet im-
mense panorama que je dominais, s'éclairait d'un
joli soleil d'automne. Il sortait doucement d'un
léger brouillard.
En rentrant en moi-même, je sentais que je
valais moins qu'au commencement de Tété. J'ad-
mirais, mais je n'étais plus saisi, touché; je lisais
6.
: < , •..;*ç.?««S''^ï' »»ÇïV»,;i»^.TJ^'
.ia2* -•' *:;•.: /-• .. mon journal.
même de temps en temps. Peut-être Tâme est-
elle fatiguée à la fin de la saison de l'essor que
lui a donné le printemps? Peut-être aussi, et cela
me semble plus probable, l'agitation générale que
donne un roman trop passionné rend-elle peu
capable de toute autre émotion. J'ai déjà remarqué
que je ne pouvais lire ces livres de fictions sans
me sentir assez sec pour les réalités.
L'amitié, l'humanité, je les sens moins en moi;
je vis tout entier dans mon drame. Ces lectures
me sont donc mauvaises. Je ne les ai jamais com-
mencées que je ne m'en sois repenti avant d'avoir
fini Touvrage,
De retour vers quatre heures, il m'a été impos-
sible de me mettre aux mathématiques. J'étais
plutôt en train d'écrire. J'ai fait un peu du Mémo-
rial, puis de l'anglais. Et tout le reste, ajourné
au lendemain.
Dimanche 24. — Parti tantôt pour Bicêtre, à
jeun. Chemin faisant, je lisais Delphine qu'il faut
bien achever. Mon ami était avec son collègue fort
occupé de la dissection d'une main. Je n'en éprou-
vais, en m'approchant, qu'un peu de dégoût à
cause de l'odeur qui était très forte. La table du
déjeuner était à deux pas, encore toute servie.
Malgré le vide de mon estomac, je ne pouvais me
décider à déjeuner près de cette pourriture. En
MON JOURNAL. 103
attendant que ce fût fini, je m'étais mis à la fe-
nêtre. Le vent qui soufflait avec force, la mollesse
de la température contribuaient à augmenter le
violent mal de tête que j'avais apporté. Je suis
reparti comme j'étais venu, sans dire un mot;
mon ami a dû me trouver bien bizarre. La fa-
tigue, la faim, la souffrance me rendaient inca-
pable de penser. Le soulèvement de cœur que j'ai
éprouvé semble devoir m'interdire pour longtemps
l'anatomie*.
Lundi et mardi. — Resté comme la tourterelle
au nid.
Mercredi 27. — Un billet de M. Bocher m'a tiré
de ma réclusion. Il voulait me parler de ses fils. Je
lui ai conseillé de ne point abréger leurs vacances
et de les laisser aux champs dans le libre exercice
de leurs forces physiques. En pareil cas, le repos
porte de bons fruits. Le corps se fortifie, le cer-
veau se dilate et la pensée s'y sent plus à l'aise.
Les vacances achevées, ils reprendront avec
plus de goût le travail. En revenant, je suis passé
chez le cher Poret que j'ai trouvé. Nous avons
parlé delà terre, du ciel et de l'onde, je veux dire,
4. Michelet y vint pourtant, mais ce ne fut qu'une vision. La
mort de son ami interrompit ces études dès leur début.
M»« J. M.
104 MON JOURNAL
morale, politique, littérature, langues, mathé-
matiques, avenir.... Sous son apparence froide et
contenue, je ne sais lequel de nous deux est le
plus passionné.
L'immensité des attributs de Dieu qui devrait
augmenter notre reconnaissance pour ses bien-
faits, la diminue au contraire, la distrait. Nous
serions tous, je crois, plus religieux si le monde
était resserré dans une étroite enceinte. Ayant,
alors, à portée de notre regard tout ce qu'il con-
tient, ridée des lois générales serait moins domi-
nante; nous verrions dans chaque bienfait une
bonté spéciale. C'est le sentiment que nous avons
des lois générales et lointaines qui nous rend in-
grats.
Ces pensées me venaient hier sur la route de
Bicôtre. Le temps était doux et sombre. La cam-
pagne triste. Un ciel gris l'enveloppait. L'horizon
immobile, sous cette teinte uniforme, semblait
pourtant, s'approcher peu à peu de la terre ; au-
cune perspective d'ailleurs, rien qui fit apprécier
les distances.
J'aurais pu croire toucher le ciel en atteignant
le bout de la route. — L'immensité qui par-
fois nous effraye en nous isolant, n'existait plus.
•JT"^''-'
MON JOURNAL. 105
C'était tout intime, on sentait Dieu à portée. On
éprouvait quelque chose de l'émotion attendrie
d'un fils qui, habituellement séparé de son père
par une distance infinie, le voit peu à peu redes-
cendre, et doucement venir à lui.
OCTOBRE
Mercredi 4. — Mon âme, ce matin, était sans res-
sort etj'attribuais cette paresse d'esprit aux études
positives dont je m'occupe. Pour me raviver, je
suis allé chez Poret, mais je l'ai trouvé endormi
tout autant que moi. Alors, j'ai tourné du côté
de Lorrain. Celui-ci était triste. Il m'a appris
qu'on allait mettre au concours les chaires de
l'Université. Je n'ai rien répliqué, mais j'ai senti,
à l'instant môme, se répandre en moi une émotion
délicieuse, celle de l'espérance. Je me voyais déjà
obtenant une de ces chaires, et par elle, l'indé-
pendance.
En revenant, mon espoir avait fait dans ma
tête si bon chemin que c'était le rêve de la Lai-
tière et du pot au lait. N'ayant rien en poche que
cet espoir incertain, me voilà décidé à faire de la
dépense. Je rentre, j'aborde mon père qui allait
106 MON JOURNAL.
débattre pour moi le prix d'un Théocrite, et je
lui dis résolument, qu'il peut y mettre les qua-
torze francs que demande le libraire. Heureuse-
ment Je l'ai rattrapé en route.... Cela m'a fait
rire de moi-même.
Jeudi 5. — Ce qui est à regretter dans l'humble
métier que je fais, c'est le temps, ce sont les
heures perdues en courses pour aller d'une leçon
à l'autre. Que me reste-t-il pour l'étude? Les jeudis,
les dimanches, les soirées? Mais presque toujours
je tombe de lassitude. Et puis, je suis né si dor-
meur! Il faudrait pourtant arriver à se lever tous
les matins dès quatre heures. J'aurais alors, ne
partant qu'à six, un moment délicieux pour le
travail*.
Dimanche 8. — Jamais je n'éprouvai autant
qu'aujourd'hui le besoin de revoir Poinsot. Son
amitié m'éclaircit les ombres. Je suis parti par un
temps charmant, le soleil encore chaud pour la sai-
son. Mais la campagile a pris un air sévère. Ce n'est
plus cet accueil aimable, engageant que nous font
1. Michelet prit, en effet, bientôt, cette bonne habitude qu'il
a gardée toute sa vie. Même âgé, il se levait bravement à cinq
heures pour travailler jusqu'à onze. Le plus dur était de s'aiTa-
cher, au cœur de l'hiver, en pleine nuit. Aussi comme on saluait
avec joie le i" janvier qui donnait l'espoir de voir croître les
jours ! M"" J. M.
MON JOURNAL. 107
les champs et les bois au moment où tout renaît
Ce sont les mélancolies de l'adieu.
A distance, je vois les rideaux de sa chambre
fermés. Les pensées les plus sinistres m'assaillent.
Je double le pas, je cours, et tout frémissant je
vais d'abord droit à Fontaine : c< Qu'a-t-il, dites-
moi? Qu'est-il arrivé?... » Lui, tout ému de mon
trouble, pourtant me rassure. J'entre, et je trouve,
en effet, mon homme sur pied, mais fiévreux, étu-
diant mal à ce qu'il dit. Nil ego prœtulerim. Il faut
encore revenir à ce vers-là. Nous .sommes sortis; il
voulait m'accompagner jusqu'au village d'Auster-
litz. Il a dû y renoncer. Je suis rentré fort sombre.
Dimanche 15. — J'ai grand besoin que les va-
cances finissent. Me voilà dans le même état que
Poinsot. Même langueur, même tristesse physique.
Libre de mon temps, je ne puis me déterminer à
rien. Suis-je mort, suis-je vivant? C'est presque
une question pour moi. Pas un sentiment vif, pas
une pensée féconde. Je me dis qu'une fois né, il
faut bien s'aider à vivre; et pourtant je n'y sau-
rais rien faire. A la peine que j'ai de porter mes
vingt ans, il me semble que je ne jne serais pas.V' '^-
du ,tout plaint de mourir entre les bras de ma ;.\l ^^'
nourrice.
Où est la délicieuse mélancolie que j'éprouvais
quand je n'étais tourmenté que de ma force et de
108 MON JOURNAL.
mon bonheur! L'état où je suis est sans charme.
Je pourrais dire avec les moralistes : Tout est
vide. C'est comme un néant en moi et autour de
moi. Est-ce l'effet de la saison déclinante, ou la
pauvreté de ma santé, ou la vue habituelle de
Poinsot si mal portant? Sans doute, tout cela
ensemble, mais qu'importe la cause... ne devrais-
je pas rougir de ma faiblesse! Non, le monde
n'est pas vide. Deux sentiments suffiraient à eux
seuls pour remplir un cœur d'homme : l'amour
de l'humanité et l'élan vers la cause inconnue
qui nous gouverne. Voilà de quoi relever une âme
virile, fût-elle comme la mienne, malade et lassée!
Jeudi 19. — Veille de la rentrée des classes.
— J'entends la cloche de Charlemagne qui sonne.
Il faut repartir.
« Quel parti prendre, où suis- je, et qui dois-je être ? »
Ce vers-là semble assez me convenir, bien que
ma position soit moins critique que celle du
Pauvre diable. Qui dois-je être? Il y a tout à pa-
rier, au train où vont les choses, que je ne serai
jamais professeur, on ne parle plus du concours.
S'ouvrirait-il, qu'avec Joutes les difficultés dont
on parle, je serais à peu près sûr d'échouer.
Malgré mes répugnances, parfois je songe au bar-
reau. Mais, outre les obstacles qui viennent de
MON JOURNAL. 109
moi — je parle si difficilement — Tordonnance
du roi est faite pour décourager. Solitaire et sans
appui, je n'ai à compter sur personne. Il y aurait
peut-être, en gardant mon métier, une carrière
à suivre, celle qù tous s'engagent bien ou mal
préparés, la carrière de l'écrivain, du journa-
liste.... Mes petits succès de collège vont-ils me
ilendre présomptueux? Yaine fumée! Unjtyle sec,
'1|écousu, sans chaleur.... Aurais-je d'ailleurs du
talent, mes opinions déplairaient bientôt en hauf
lieu et ma position, déjà si précaire, en serait
encore diminuée. Il faut y regarder lorsqu'on est
tenu de gagner pour ceux à qui l'on doit tout.
S'affranchir serait, en pareil cas, de'l'ingratitude*.
Dimanche 22. — Voici les premiers brouillards.
L'automne décidément s'attriste. J'ai trouvé Poin-
sot plus faible et plus malade que je ne l'avais
encore vu. Il s'est pourtant ranimé à l'espoir que
je lui portais d'un retour prochain. Nous faisons
des démarches pour qu'il entre à la Salpêtrière.
Outre qu'il est trop occupé à Bicêtre, le régime,
i. Il ne fut jamais ingrat. On a pu voir dans Ma Jeunesse^
p. 40, que Michelet, à l'âge où tous les enfants coûtent à leur
famille (douze ans), aidait déjà la sienne, accablée par les rigueurs
du premier Empire. Et, toujours depuis, il a continué ainsi
à soutenir les siens. — Même aux plus mauvais jours du second
Empire, qui fit table rase, il partageait avec ses enfants, petits-
enfants et vieux parents le fruit peu rémunérateur de son
travail. Il n'y eut jamais âme plus noblement généreuse....
110 MON JOURNAL.
aussi, est mauvais pour lui; Tair dans lequel il
vit est malsain : trop de cadavres ! Sa confiance cou-
rageuse m'a prouvé qu'il est convaincu de la pré-
séance que je donne à ses intérêts, et à son avance-
ment, sur tout le reste. Nous nous sommes quittés à
cinq heures et j'ai cherché du courage dans Épictète.
Heureusement pour moi, je suis repris dans
l'engrenage de mes leçons et déjà je me sens
mieux. 11 faut à la vie une discipline. J'ai aussi
repris ce bon sentiment : mes chagrins person-
nels ne me font plus oublier qu'il y a, de par le
monde, des misères plus grandes. Pour nos rudes
climats du Nord, que de maux, pendant l'hiver,
affligent l'humanité !
Ce serait le cas d'écrire un livre dont le titre
est tout trouvé : De Vemploi de Vargent. Il est
vrai que l'incertitude où l'on est de le bien placer
refroidit la charité, à tort. Si l'on est trompé,
tant pis pour le fripon. Il faut dire comme dans
la chanson de l'Aveugle :
(( Quelqu'un là-haut vous verra. »
Il serait amusant de faire un petit traité dans
le genre de celui de Plutarque, sur Le Plaisir
d'hêtre dupe.
Je ne suis cependant pas de ceux qui disent que
la mendicité est un métier qu'on peut toujours
échanger contre un autre. Ce mot métier, ainsi
MON JOURNAL. Ail
appliqué, me choque. Je comprends que lé vieillard
dont les mains débiles ne peuvent plus retenir l'in-
strument du travail, y ait recours. Tajiljque-ftaus
n'aurons pas créé ^es caisses de retraite pour
.la vieillesse^ Taumône sera sa seule et légitime
,' ressource. Hors ce cas, la mendicité doit être
interdite. Elle disparaîtrait d'elle-même, en grande
' partie, si l'État se préoccupait davantage de ce
que les parents font de leurs enfants. H ne doit
pas laisser la famille maîtresse dé les livrer au
vagabondage; il doit veiller à ce qu'ils aillent
à Ijérole d'abord, puis en apprentissage. Habi-
tués de bonne heure au travail, on ne les verrait
pas, en pleine jeunesse, en pleine vigueur, passer
leur temps à tendre la main.
V C'est le devoir de l'État de s'occuper de la
j grande famille humaine dont il est le tuteur na-
I turel, sinon le père immédiat.
Mercredi 25. — Il n'y a pour Poinsot ni Bi-
cêtre, ni Salpêtrière. H a dû venir chez sa mère>
rue d'AngouIême, pour se soigner sérieusement.
J'y ai couru par une tempête épouvantable qui a
emporté, en une fois, le vaste. toit de zinc de
notre terrasse. Sur le chemin, je vois un petit
garçon auquel un charretier avait remis son fouet
et qui battait le cheval sur la bouche de toutes
ses petites forces. Je prends le coquin au collet et
112 MON JOURNAL.
le réprimande. Son camarade qui se tenait à
quelque distance lui crie : « Que dit ce calicot? »
Mon sang s'échauffe, je tourne face et me mets à
la poursuite du drôle qui courait devant, mais
pas trop bien, car il était en sabots. Ce n'a été
qu'au bout d'une centaine de pas que la raison
m'est revenue. J'ai repris ma route, honteux d'un
emportement irréfléchi. C'était mon sang picard
qui avait pris feu. Je le gourmandais.
Arrivé chez Poinsot, je l'ai trouvé logé comme
un prince, se dorlotant dans une grande bergère.
Je le crois sauvé par ce changement de régime.
Sa mère s'est avisée de me faire de beaux remer-
ciements auxquels je n'ai trop su que répondre.
C'était comme si elle, m'eût remercié du bien que
je me fais à moi-même. Évidemment, elle ne sent
pas à quel point il est moi, ou plutôt à quel point
nous sommes un.
Dimanche 29. — Ce matin j'ai déjeuné au so-
leil, tout seul dans mon cabinet de travail, en
lisant. C'était là un des plus vifs plaisirs de mon
enfance : lire et manger tout doucement, surtout
au soleil d'hiver. « luces cœnœ quedeum!^ »
Lundi 30. — Ce soir, pendant que j'étais encore
à mes leçons, on est venu dire que Poinsot allait
1. c heures matinales, dignes des dieux! >
j
MON JOUR^AL. 113
plus mal. Je Tai trouvé, en effet, très faible et
somnolent. Ne pouvant lui parler, j'ai lu le livre
que j'avais commencé hier : la Correspondance de
Voltaire (1" volume). Le commencement vaut
moins que la fin ; il n'y a point d'esprit philoso-
phique. Il semble qu'il se soit allumé au feu des
Anglais^ Je lui ai su gré de parler avantageuse-
ment de l'abbé Prévost.
Mardi 31. — Mort de la jeune femme de notre
voisin que j'ai vue, une fois, si belle et si triste!...
Les feuilles tombent !
NOVEMBRE
Mercredi I®*". — Jour de la Toussaint. — Monté
là-haut pour faire visite à mes morts : ma mère,
Sophie Plateau, Lallemand.... Je leur ai porté à
chacun une couronne.
De là, je suis allé voir l'ermite de la rue Ménil-
montant (Poret), que j'ai trouvé en train de remon-
ter son poêle. Nous avons jasé de mille projets :
travail, lectures, etc.
Je lui ai appris la proposition que m'a faite
M. Leclerc de traduire quelques ouvrages de Cicé-
ron. « Vous serez en bonne compagnie, a-t-il
1. Voltaire était allé en Angleterre en 1734.
114 MON JOURNAL.
ajouté : MM. Burnouf, Naudet, Guéroult y tra-
vaillent. » Il m'a ensuite avoué qu'il y travaillait
lui-même. Comme j'hésitais à dire oui, sans lui
en expliquer la raison, j'ai vu mon homme se
refroidir par degré, soit qu'il voulût m'avoir à
meilleur marché, soit qu'il fût piqué de mon peu
d'empressement à mettre mon nom près du sien,
ce qui eût été, de ma part, la plus sotte des imper-
tinences et la plus déplacée.
Ce que je ne disais pas, c'était, qu'avant tout, je
voulais prendre conseil de mon ours et savoir de
lui, si, en cas de réussite, il m'autoriserait à m'em-
ployer pour le faire entrer dans notre confrérie.
Au retour, j'ai trouvé M. de Pry qui m'a fait
compliment sur ma bonne mine. Tant il est vrai
que l'espérance, môme la plus incertaine, donne
de la vie au regard, à tous les mouvements.
Le soir, étude délicieuse de la Philosophie do
M. de Gérando.
Dimanche 5. — Inquiet de Poinsot — j'étais
depuis deux jours sans nouvelles de lui — j'y
cours. Je le trouve sur pied et prêta sortir. Poret
était avec moi. Nous décidons d'aller contre vents
et marée, au musée du Louvre. Pressés par
l'heure, nous voyons tout en courant; mais l'im-
pression a été de celles qui donnent envie de
revenir. Il doit y avoir un monde prodigieux.
i
y^T^}'^
MON JOURNAL. 415
d'idées, de pensées, de sentiments dans ces œuvres
où tant d'hommes de génie ont usé leur yie, et se
sont mis eux-mêmes. La théorie de l'art, si je
l'acquiers un jour, suffira- t-elle pour me donner
la clef de cet infini mystérieux? J'irai du moins,
je chercherai.
En m'examinant, je trouve que j'ai repris une
activité singulière pour acquérir. Mais j'ai perdu
l'impérieux besoin que j'avais, cet été, d'employer
mes provisions à écrire un livre. Maintenant, je
n'en ai plus aucune envie ; il me semble même
que je n'aurais rien à dire. Ces mêmes disposi-
tions d'esprit reviennent périodiquement avec les
mêmes changements de saisons. Aussi pourrais-
je tous les ans faire d'avance mon calendrier. Au
premier printemps Famour idéal se réveille, il
devient passion au passage du printemps à Tété,
alors, je voudrais être poète. Pour me dédom-
mager, je déclame en prose. A mesure que la
saison mûrit, je pense moins à moi et aux miens,
et beaucoup plus à l'humanité en général. J'ai
toujours en tête quelque projet utile. Vers la
fin de l'automne, toute cette belle ardeur dé-
croît avec la marche des jours et le déclin de la
lumière. Le besoin de création se ralentit; la pen-
sée peu à peu s'endort. Mais en revanche, j'ai une
grande soif de savoir n'importe quoi; j'embrasse
ordinairement alors une foule d'études diverses.
410 MON JOURNAL.
Cette fièvre de travail va jusqu'au milieu de Thi-
ver. Puis, tout à coup, quand la nuit décidément
se ferme, vers la fin de décembre, mon imagi-
nation tombe si bas que je ne peux plus rien
m'assimi\er. C'est alors que je me ferais volon-
tiers traducteur, commentateur, compilateur, que
sais-je?
j'accepterai donc l'offre de M. Leclerc, je tra-
duirai dans cette saison de sommeil, le traité des
Biens et des Maux. Quoi qu'on en dise, ce n'est
pas là le style de Jean-Jacques. 11 y a dans Cicéron
d'effroyables longueurs. Enfin, j'avalerai tout.
Jeudi 16. — C'est chose convenue; l'entre-
prise plaît à mon ours. Restait à faire la démar-
che. Je me suis donc acheminé ce matin, à neuf
heures, vers la rue Saint-Hyacinthe. Beau temps
au ciel, mais dans les rues, beaucoup de boue.
N'importe, ayant du temps devant moi, j'ai pris
par le chemin des écoliers, c'est-à-dire par le Jar-
din des Plantes. Tout en cheminant, je regardais
vers le dôme de la Salpétrière qui, de son côté,
semblait me faire la conduite. Poinsot se sentant
mieux a voulu essayer de reprendre son service.
Que fait-il en ce moment, me disais-je?
J'ai trouvé le Jardin triste, mais beau. Encore des
fleurs, les dernières de la saison. Les résédas, peut-
être quelques violettes d'automne répandaient dans
MON JOURNAL. 117
l'air des émanations fugitives. Pas un promeneur.
J'avais à moi tout setil, la ' possession de cet
É^en dont j'ai fait si longtemps mes délices.... Et
c'était comme le parfum à la fois doux et vague
du souvenir que je respirais en même temps que
celui des fleui*s. Tant de choses ont passé sur ces
émotions douloureuses ou charmantes, qu'il me
semblait tout nouveau de traverser ces belles et
silencieuses allées. Je songeais, tout en cheminant,
à la vie douce que doivent mener, au milieu de
cette calme nature, les botanistes qui habitent
tout près et rôdent sans cesse dans ce jardin : les
messieurs Thouin, par exemple. Ils ont fait comme
les arbres, ils y ont pris racine.
Arrivé chez M. Leclerc, j'ai bientôt vu à qui
j'avais affaire. Défendre les intérêts du libraire
qui s'est confié à lui, à la bonne heure; mais
employer avec moi toutes ces petites ruses de
marchand!... Je suis sorti indigné.
En revenant, j'ai passé chez M. Villemain.
Un cabriolet attendait à sa porte, ce qui était d'un
mauvais présage. En effet, j'allais mettre la main
à la sonnette, quand mon homme ouvre la porte
et se présente tout habillé. — « Mon ami, me
dit-il, je suis au désespoir; on m'attend... mais
voilà un siècle qu'on ne vous a vu. Venez donc un
matin déjeuner; nous conviendrons d'une soirée
pour lire ensemble. » Et, ce disant, il m'embras-
7.
418 MON JOURNAL.
sait, me serrait dans ses bras. Si j'eusse été moins
habitué à ces démonstralSons, je l*aurais cru sen-
sible à ma fidélité. On n'entoure que les gens dn
place, et Ton oublie volontiers ceux qui ne sont
plus rien. Je restai un moment avec sa mère,
fort mélancolique de la solitude que lui fait la
disgrâce de son fils*.
Samedi 18. — Mon ours vient s'informer du
résultat de ma visite. Je lui raconte les finasseries
de M. Leclerc pour nous avoir à merci. Il rit de
ma belle indignation. — De là, nous passons aux
affaires du jour; je n'avais jamais vu Poret si vif
en politique ; mais il est tout aussi incertain que
moi sur la route à suivre. La religion a eu son
tour, et, tout en disputant, car j'étais d'humeur
batailleuse, j'ai senti, une fois de plus, que la
controverse n'a jamais converti personne.
Le sujet de notre querelle était à peu près
celui-ci : « Sera-t-on récompensé d'avoir suivi
une mauvaise religion, si l'on a eu l'intention de
plaire à Dieu? » A mon avis on le sera si l'oïi
1. On lit dans les biographies les plus accréditées que M. Ville-
main, d'abord chef de la division de l'imprimerie et de la librairie,
fut nommé maître des requêtes au conseil d'État en 1820 par
M. Decazes. Mais celui-ci tomba, précisément, aussitôt après
l'assassinat du duc de Berry, arrivé en février 1820. Il y a donc là
une en»eur. On pourrait croire, d'après ce que dit Michclet, que
M. Villemain subit le contre-coup de la disgrâce du ministre qui
'avait distingué. M*"' J. M.
MON JOURNAL. 119
admet que les intentions seules comptent au*juge-
ment. Peu importe, dès lors, que nous ayons
choqué Tordre en croyant y contribuer. Sans
doute, nous aurons du regret de nos erreurs
quand nos yeux s'ouvriront à la vérité; mais
Tamour et la droiture devront nous être comptés.
Supposez un homme placé dans un pays où règne
rhérésie, où l'autorité des anciens, et Tignorance
de toute autre religion l'empêche de s'éclairer
sur l'absurdité " de la foi qu'il pratique et d'en-
tendre les réclamations de sa consience : eh
bien, cet homme, non seulement ne peut être
puni de son erreur, mais je crois fermement, au
contraire, qu'il sera récompensé d'avoir rigou-
reusement accompli le devoir. Si l'on rejetait mon
argument comme illogique, il faudrait en venir à
cette conclusion étroite que, tous les efforts tentés
en ce monde, toutes les douleurs, les privations
souffertes, resteraient inutiles au salut, si l'on
n'avait pas eu le privilège de naître sur le petit
coin de terre où domine la religion révélée. Éten-
dons plutôt au monde entier le règne de la jus-
tice de Dieu. Ce ne sont point les jeûnes, la haire
du moine, la chaise de clous du faquir qui doi-
vent être récompensés, mais bien Vintention.
Elle Test certainement quelque part.
-:X7 T
420 MON JOURNAL.
Celui qui croit la messe bo7ine et n'y va pas est
coupable. Moi qui n'y vais pas, j'aime, dans les
jours de grande fête, à communier avec la foule
que je vois se porter aux églises ou dans les tem-
ples. Je le fais en traduisant, pour mieux m'en
pénétrer,, quelque belle page des philosophes an-
ciens ou une parabole de l'Évangile, celles surtout
qui expriment une vérité éternelle dont on peut
faire son profit à quelque religion qu'on appar-
tienne.
Parler par allégories, par images à un peuple,
n'est pas, comme on l'a dit, un signe de l'infé-
riorité de son entendement. La parabole proposée
ne tombait pas devant le peuple juif, comme un
germe de pensée ou de foi, mais plutôt comme
un fruit mûr arrivant en sa saison et tout prêt
à nourrir les âmes qui le cueillaient sur les
lèvres divines du Christ. Il le disait lui-même :
« Les temps sont venus ! » Quand une révolution
politique ou religieuse se traduit par des actes,
c'est qu'elle est déjà faite dans les esprits. Depuis,
l'humanité a marché et l'inquiétude qui est au
fond de la foi la plus sincère, a fait reculer l'ho-
rizon. Nous voulons plus ou nous voulons autre
chose. Mais n'est-il pas bon, néanmoins, de regar-
der parfois vers ce passé d'où nous venons, et de
nous réchauffer un moment le cœur au sein ma
tcrnel?....
MON JOURNAL. 121
Lundi 20. — Toujours des alertes. J'avais
admiré à la Salpêtrière F appartement de Poinsot,
simple mais spacieux. Je l'avais décidé à mêler
son travail de lectures amusantes qui serviraient,
dans cette triste saison, à lui éclaircir les ombres.
Ce régime portait déjà ses fruits; son humeur
était plus sereine. Donc, tout allait bien.... Mais
voilà qu'il a quitté la Salpêtrière! Hier j'étais
parti fort tranquillement, avec les Lettres persanes
sous le bras, pour m'égayer la route. J'entre dans
la cour de l'hospice et je vois mon homme en
compagnie d'une drôle de figure; c'était Frambois,
l'interne dont il m'a dit tant de bien. Tous deux
portaient un paquet. Poinsot me tire de ma stu-
peur; il m'apprend qu'il permute avec son cama-
rade. Dieu veuille que tous ces changements réus-
sissent! Nous sautons dans un cabriolet et nous
roulons à Saint-Louis. Là, il a fallu se quitter. Ce
mot revient toujours. Sa main que j'ai gardée un
instant dans la mienne, était chaude de fièvre. Je
suis rentré plein d'inquiétude. La saison s'enfonce
de plus en plus dans les brouillards et dans l'hi-
ver, la moindre imprudence peut lui être funeste.
Pour m'arracher à ces noires pensées, j'ai passé
ma soirée à faire une liste méthodique de toutes
mes lectures depuis 1818. Cela m'a rendu mo-
deste sur mon acquis. J'ai trop peu lu en philo-
sophie et en politique. L'antiquité et les moralistes,
422 MON JOURNAL.
depuis deux ans, m'ont absorbé. Les lectures que
mon père veut bien me faire le soir, ne soutien-
nent pas assez mon attention. Le matin, j'ai à
peu près tout oublié. Il faudra que je lise moi-
même*. Il y a d'ailleurs des livres que l'on ne
peut lire que seul. Je viens d'en achever un, bien
selon mon cœur : le Voyage sentimental de Sterne.
L'histoire de Maria, je le dis à ma honte, m'a
fait pleurer presque autant que la mort de ma
mère. Ces émotions ne sont pourtant pas éner-
vantes, elles ne provoquent aucun retour sur
moi-même. Ma vie personnelle coule comme un
songe : les mathématiques, Robertson, de Gérando,
rien autre chose. Avec les miens, si douces que
soient les chaînes de l'habitude, je ne parle
guère. Il m'est arrivé plus d'une fois de plaindre la
femme d'un homme de lettres ou du moins, d'un
homme studieux.
Jeudi 23. — Donné à la maison les deux pre-
mières leçons particulières de l'année. D'abord à
Bodin. Il a une facilité de parole qui lui a fait
prendre la meilleure opinion de lui-même. A son
âge, cela ne vaut rien. On croit tout savoir et l'on
1. M. Micheict» assis près du lit de son fils, lisait, pour lui en
épai'gner la fatigue. De temps en temps, il s'interrompait, levait
les yeux; dès qu'il voyait les paupières closes, il éteignait la
bougie, et doucement, sur la pointe des pieds, se retirait.
M»« J. M.
MON JOURNAL. 125
reste un fruit sec. Notre conversation — je ne
puis me servir d'un autre terme avec un élève qui
a presque mon âge — notre conversation, dis-je,
m'a rappelé le mot à la fois léger et spirituel de
Voltaire qu'il ne faut pas prendre au pied de la
lettre, mais qu'il est bon de retenir. « Je sacri-
fierais volontiers, dit-il, une hécatombe de sots
pour épargner un rhumatisme à un homme ai-
mable. »
Ensuite, est venu le tour de Gabriel Bocher.
Celui-ci est encore un enfant tout novice, mais
quel charme de douceur! Quand il part, je m'at-
triste de l'avoir perdu. La maison me semble, tout
à coup, toute vide. C'est le seul enfant qui ait
jusqu'ici éveillé en moi le désir de la paternité»
Dimanche 26. — J'ai couru à Saint-Louis et
j'ai trouvé l'ami au coin d'un bon feu, se réta-
blissant, peu à peu, par le régime et le repos.
Rassuré, je n'ai presque rien eu à lui dire. Je
passe ainsi d'un extrême à l'autre : tantôt tour-
.menté du besoin de me répandre au dehors, tan-
tôt concentré dans ma pensée au point de n'en
pouvoir sortir que par un. effort. Pendant que
j'étais là, son jeune frère est venu lui apporter sa
grande bergère. J'ai eu un plaisir extrême à le
revoir, non seulement pour sa bonne action, mais
parce qu'il me rappelait ce temps si beau, inou-
124 MON JOURNAL.
bliable, où nous nous élancions tous deux dans
une vie pleine d'espérance. Hélas! tout s'est
assombri. L'avenir m'effraye....
En quittant mon malade, je me suis traîné
chez M. Villemain que j'ai trouvé jasant avec le
rédacteur des Débats^ Dussault, ou plutôt, l'écou-
tant bavarder. Comme j'arrivais, on était en train
de déplorer le désintéressement des gens de let-
tres, défaut si contraire à leur fortune. De là, on
est parti pour draper de la belle manière Guvier,
l'abbé Nicolle, etc. M. Villemain, emporté par la
chaleur de la discussion, a laissé voir le fond de
sa pensée politique : « Quel que soit le gouverne-
ment des royalistes, disait-il, j'aurais plusà crain-
dre sous les libéraux, et même sous Benjamin
Constant ».
En sortant de chez lui, j'avais encore une demi-
heure à moi; j'en ai profité pour aller voir
M"^ Montgolfier dont l'esprit sans éclat, mais
doux, est pour moi un repos. Je n'ai trouvé que
sa fille. Pendant qu'elle m'engageait à m'asseoir,
je voyais errer sur ses lèvres un sourire équivoque.
Était-ce plaisir ou malice? On n'aurait su dire.
Ce sourire m'a glacé. Adieu la verve de ma der-
nière visite où j'avais trop parlé peut-être et mis
trop de complaisance à montrer mon savoir tout
nouveau. Cette fois, aucune vivacité, un terre-à-
terre à faire pitié. Jamais on ne fut plus bon-
j«ON JOURNAL. 125
homme. En dedans, j'étais exaspéré. Ah! si lesj*
femmes voulaient se donner la peine d'être bonnes
ou encourageantes pour le jeune homme que son
inexpérience tient, devant elles, timide et gauche,
comme on les bénirait. Mais pour cela, il faut
avoir beaucoup de cœur.
Au moment où je me levais pour partir, Blanqui
est entré. La curiosité m'a retenu. Je n'avais qu'à
écouter et me taire. La première partie de sa
conversation a été à peu près ceci : « A bas les
romantiques ! » Répondant ensuite, à M"® Mont-
golfier qui lui demandait des nouvelles de
M"** X... et de ses enfants, il s'est mis à disserter,
à perte de vue, sur la perversité précoce des
femmes, ou, tout au moins, sur leur coquetterie
innée. Il citait comme exemple, la petite Alice
qui a onze ans à peine : « J'entre un matin dans
le salon où je la trouve avec sa mère, et, plai-
samment, pour la traiter en grande dame, je lui
baise la main. Elle rougit et s'essuie avec son
tablier. Le lendemain j'ai l'occasion de revenir.
Cette fois, je la rencontre seule dans l'antichambre.
Elle vient à moi de l'air le plus dégagé, me tend
sa petite main et me dit : « Fais ce que tu vou-
« dras! » Moi, très empressé, derechef je la baise.
Alors, elle rentre dans le salon et, avec la con-
tenance d'une femme outragée, elle dit devant
tout le monde : « Ce polisson-là vient encore de
426 MON JOURNAL.
« me baiser la main ! » L'anecdote était piquante.
Je m'attendais à voir M*'^ Montgolfier relever le
gant avec tout le mordant de son esprit. Elle est
restée fort terre à terre. Je suis parti là-dessus, me
sentant quelque peu vengé.
DECEMBRE
Jeudi 1". — Poinsot devient de plus en plus
la pensée commune et constante de la maison.
Je l'ai trouvé aujourd'hui fort abattu au physique
et au moral. Son état s'aggrave avec la mauvaise
saison. Il ne peut presque plus sortir.
M"® Rousseau — la jeunesse et la gaieté de la
maison au milieu de tant de gens âgés — Ta
chaudement invité à venir vivre avec nous comme
par le passé. Elle l'a fait avec une gi-àce char-
mante. Je trouvais plaisir à la laisser parler :
Etjuvet in loto me nihil esse domo^.
Hélas! ce vœu que j'ai formé moi-même bien
souvent, est irréalisable. Sa famille, blessée en
son amour-propre, ne le permettrait pas. En pen-
sant à cet obstacle et à mon esclavage qui ne me
laisse que de rares moments pour aller à lui, je
me dis que l'amertume est au fond des choses les
plus douces, même au fond de cette amitié qui
i. « Et je me réjouis de n'être rien dans la maison » (Horace).
_..,- J
MON JOURNAL. 127 j i
w t"' '•
est devenue toute mon exiètence. Ah^jourguoTI '^"i j^v^^'
t^jmjours s'attacher et Jaire saigner son cœur, par y ^*^^ '^. \„ -
Jant de blessuresJL V^*'*
En le quittant, je suis allé rendre à M. Leclerc
la réponse qu'il me demandait. Je Tai trouvé en
tête-à-tête avec le poète latin François qui venait
lui soumettre son éloge de Belzunce*. Il m'a
semblé moins ridicule qu'à l'ordinaire par l'affi-
che de ses prétentions au bel esprit. M. Leclerc a
ricané au mot philanthrope que j'ai placé tout
naturellement dans la conversation. Il le proscrit
comme révolutionnaire. Quand nous avons été
seuls, il m'a engagé à aller voir le libraire Lefèvre
qu'il avait, disait-il, bien disposé pour moi. J'y
suis allé l'oreille basse, car c'était une véritable
corvée. J'ai été reçu comme un chien dans un jeu
de quilles. D'abord, il est convenu qu'on lui avait
parlé de moi et des livres grecs que je voulais
traduire pour l'usage de l'Université : Thucydide,
Xénophon. Puis, il n'a plus su ce que je voulais
lui dire, M. Leclerc ne lui ayant parlé, disait-il,
que d'un Cicéron que je m'engagerais à lui fournir
tout traduit. Un instant après, comme s'il eût
oublié ce qu'il venait de nier à propos de Thucy-
dide, il y revient brusquement et, d'un ton impé-
rieux : « Combien coûterait cette traduction? »
C'était à lui de me dire ce qu'il voulait m'en
1. Évêque de Marseille.
128 MON JOURNAL.
donner. Mais il s'en gardait bien, craignant sans
doute de m'en offrir plus que je n'oserais deman-
der. Ne voulant rien décider sans avoir consulté
mon ami, j'ai esquivé la réponse, et je suis parti
indigné, cette fois encore, de la conduite tortueuse
de ces deux faquins.
Tout en cheminant vers Poret, j'étais bien forcé
de me dire que la littérature est lé luxe de la vie et
noale gagne-pain d'un auteur inconnu. Mon ours a
ri de ma colère. Nous sommes convenus de deman-
der neuf cents francs! Va-t'en voir s'ils viennent.
En vérité, les éditeurs sont comme les femmes
du monde. Elles n'ont d'accueil et de sourires que
pour les gens arrivés. On ne peut cependant naître
et s'appeler tout de suite après, ToItâTrè,"Tt^S-
seau ou "Montaigne. 11 faut le temps, surtout pour
une génération qui a souffert et mal étudié pen-
dant les calamités de l'empire.
Dimanche 5.* — J'ai lu autrefois, à la biblio-
thèque du Muséum, l'histoire d'une plante du
Brésil; je crois que c'est l'aloès. Cette histoire
est fort curieuse. On y voit qu'il lui faut cent
ans ^ pour amasser les éléments de la fleur et
de la graine qui serviront à la perpétuer. Voilà^
il me semble, un bel exemple à donner aux im-
patients. Vouloir à vingt ans être quelqu'un, et
prétendre écrire pour les autres, quand on n'a
MON JOURNAL. 420
encore rien à dire, c'est s'exposer, par l'effort
qu'on y met, à faire éclater le cerveau comme
l'outre qui n'est enflée que de vent.
Disons-nous donc chaque matin, en nous éveil-
lant, qu'il y a une saison pour tout et qu'il faut
s'y conformer. On n'a jamais vu le fruit venir
avant la fleur.
Traduire un auteur ancien de la bonne époque
serait, je crois, un acheminement tout tracé vers la
production. Ce serait aussi un excellent moyen de
calmer cette impatience, « ces démangeaisons » *
que nous avons tous de faire un livre dès la
sortie du collège.
, Il g e^mble^ out d'^ord, qu'une traduction soit
, yn_ travail sans originalité, un asservissement à
jf IgJ^sé^ d'autrufTCe n'est là qu'une apparence.
^ Si l'auteur est fécond en idées, on peut se faire,
i par cet exercice, un fonds excellent pour l'avenir.
^ .pénétrer le génie origine/ d'un écrivain philoso-
j phe et, par lui, le génie même du peuple dont il
e^^Tinterprète, n'est pas cKose à dédaigner.
; Bien sot, cehii qui croit facile d'y réussir. Nos
traductions d'écoliers ne comptent guère. 11 faut
. mettre plus de temps, d'attention, de scrupule;
il faut creuser plus avant, plus profond, pour
bien entendre ce que ces maîtres ont voulu dire,
et pour saisir les dessous de leurs pensées.
i* Holiére, le Misanthrope.
130 MON JOURNAL.
Pendant qu'on n'est encore occupé que du sens
littéral de la phrase, qu'arrive-t-il? Que cette
étude de la valeur du mot en lui-même et de
celle qu'il tient de la place qu'il occupe dans la
phrase, livre précisément au traducteur une
chose aussi précieuse que féconde, je veux dire le
travail artistique de l'écrivain pour donner à sa
pensée, par cet agencement, la forme la plus pure,
la plus expressive et la plus vivante.
Or, la forme ici, c'est le style même d'un
Homère, d'un Sophocle, d'un Virgile, style ailé,
divin, qui toujours nous subjugue. Quelle admi-
rable leçon ! . . . Eux seuls, ces maîtres, peuvent nous
douer de ce tact délicat qu'on nomme le goût.
Cette fine fleur de l'esprit, si j'en juge par moi-
même, n'est donnée qu'à ceux qui ont vécu dans
la pratique assidue de l'antiquité grecque et
latine.
Le véritable traducteur découvre les trésors
qu'il a aquis dans cette grande société, lorsqu'il
cherche lui-même la- forme littéraire qui rappro-î
chera, autant qu'il est possible, la traductbn de
l'original. Rien ne peut rendre le bonheur que
l'on trouve dans la difficulté même d'y réussir.
Croire enfin en avoir triomphé, je veux dire,
avoir saisi l'expression, la tournure de phrase
qui rend le mieux, non seulement la pensée de
l'auteur, mais la beauté, l'élégance, la personna-
MON JOURNAL. 131
lité surtout de son style, c'est une joie, un ravis-
sement que nul mot de notre langue ne peut
rendre. La tristesse revient bientôt, car le but,
quoi qu'on fasse ici, n'est jamais atteint. Notre
langue française est si pauvre en équivalents!
Mais, à s'ingénier, à chercher entre mille tours,
avant de s'arrêter à celui qui donnera une satis-
faction au moins relative, voilà qu'on devient soi-
même, par degré, un bon écrivain. Aucun exer-
cice ne fournit, en effet, plus d'occasions de
passer en revue toutes les nuances du style pour
rendre une même pensée. On avait cru, au point
de départ, ne faire qu'une traduction, et, par le
talent, la part du moi qu'on y a mise, on a fait
une œuvre presque originale.
Vendredi 9i — Poinsot, que je n'avais pu aller
voir, tant le travail m'accable, est arrivé tantôt,
tout enfoncé dans son carrick. L'amélioration de
sa santé se marque toujours par son humeur :
elle redevient égale et enjouée dès qu'il va
mieux. Mais hélas! les traces de la fièvre et de
l'insomnie ne sont encore que trop visibles. Il a
fallu lui parler du maître d'anglais que nous
voudrions prendre pour la prononciation. Je ne
l'ai fait qu'avec une extrême répugnance, le voyant
si faible! Lui, aveuglé sur son état, n'y a vu
aucun obstacle.
432 MON JOURNAL,
En Técoutant parler de l'avenir avec cette ferme
confiance, je sentais mon cœur peu à peu se
gonfler. J'allais éclater, lorsque, fort heureuse-
ment, M"® Rousseau est entrée pour dire qu'elle
serait aussi des nôtres. Son arrivée a fait diver-
sion. Elle tenait à la main un pauvre petit oiseau
qu'elle avait arraché, sur les boulevards, aux
mains cruelles d'un enfant :
« Cet âge est sans pitié. »
Poinsot n'a pas semblé touché de sa bonne
action. Moi je lui en ai su un gré infini. Ces
pauvres petites créatures si nerveuses, sont encore
plus que nous, sensibles à la douleur.
Faisant un retour sur moi-même, après le
départ de l'ami, je me disais qu'il me faudrait
travailler davantage encore, pour échapper au
tourment qui me vient de ce côté. L'hiver, déjà si
sombre, s'obscurcit de ces pensées de deuil. —
Faisons surtout des mathématiques pour nous
mieux tenir en équilibre. Le pourrai-je tou-
jours?... N'est-ce pas comme si je disais à mon
cœur : « Cesse de vivre, ou du moins, bats moins
fort, moins vite, endors- toi. » Arriver à ce calme
parfait, voilà, il semble, un beau résultat; mais
celui qui est à peu près mort de cœur, ne l'est-il
pas aussi d'âme, d'esprit, et de tout?... Je le
crains. Restons donc bien vivant, ne devrions-
MON JOURNAL. 433
nous y gagner autre chose que de pénétrer plus
avant dans la douleur;
Mardi 13. — Hier, dans Taprès-midi, faisant
entre deux leçons, un tour dans mon jardin
par une température douce et humide, je voyais
les bourgeons de mes arbres fruitiers tout gonflés
comme s'ils étaient près d'éclore. Je leur disais
en passant : « Ne vous pressez pas de partir ;
demain la neige et la gelée vous ressaisiront.
Dormez plutôt bien tranquilles, jusqu'à ce que
l'heure du vrai réveil soit venue. » Cette impa-
tience de mes amandiers n'est pas sans rapport
avec celle que nous avons de produire. Je reve-
nais en pensée à la plante du Brésil qui, favorisée
par un été perpétuel, excitée par la chaleur à
travailler sans relâche, n'est pourtant pas si
pressée de fleurir. Il ne s'agit pas seulement, pour
elle, d'amasser la nourriture par les feuilles et
les racines, il faut encore que les principes nourri-
ciers pris dans l'air et dans la terre, soient longue-
ment triturés, élaborés par le tronc à l'intérieur,
par Técoirce et les feuilles au dehors, pour arriver
à la fleur et au fruit, cet acte final de sa destinée.
De là, ma pensée toujours cheminant, j'ai
quitté le règne végétal pour le règne animal.
Venant au nôtre, je me suis mis à rechercher à
quel âge les hommes illustres du passé ont donné
f^r.
134 MON JOURNAL.
à leur siècle, le fruit supérieur de leur génie?
Ce n*a jamais été, que je sache, au moment où
leur esprit venait d'absorber la substance conte-
nue dans les livres ou dans l'enseignement verbal
des écoles. — 11 en serait donc de la nourriture
intellectuelle, comme de l'autre, celle que nous
donnons à notre estomac. Pour que les aliments
ingérés dans cet organe deviennent assimilables,
il faut qu'ils y subissent, comme en un creuset,
des modifications profondes. Chacun de nous,
selon sa nature, y met un temps plus ou moins
long.
L'homme n'ayant pas, comme l'agave, le privi-
lège de prolonger sa jeunesse jusqu'à cent ans et
au delà, doit s'assimiler la substance cérébrale
dans un espace de temps beaucoup plus court. Si
je compte bien> c'est entre trente-cinq et cinquante
ans que le cerveau humain change en œuvres
vives, les provisions accumulées depuis 1^ sortie
du collège. Pendant ces quinze années, il est en
pleine puissance créatrice. Cette période de fécon-
dité peut se prolonger plus tard encore; nos
grands producteurs en sont la preuve. — Mais
à l'ordinaire, c'est surtout vers cinquante ans,
qu'ils ont produit leur œuvre capitale, celle qui
leur assure l'immortalité.
Est-ce à dire, qu'à cinquante ans l'homme en
ait fini avec les orages de la passion? L'histoire
MON JOURNAL. 155
dit tout le contraire. Les orages du cœur, quand
ils viennent tard, ressemblent à ceux de la fin de
Tété, ils sont les plus terribles. Heureusement,
ils sont courts comme tout ce qui est trop
violent.
On voit à la production immense de Voltaire,
Rousseau, Diderot — pour ne parler que du dix-
huilième siècle — qu'en général, à cet âge, le pôle
cérébral décidément l'emporte. Celui qui, jusque-
là avait dominé, entre dans un repos relatif. La vie
se porte surtout vers le pôle supérieur. Et c'est
alors que tombent ces fruits immortels dont l'hu-
manité, d'âge en âge, se nourrit.
Ce serait donc une grande faute que de vouloir
trop vite faire usage d'une science de fraîche
date. Sans doute, le raisin est dans la cuve et
tout ce qui fera un vin supérieur ; mais le vin
n'est ni fait, ni bon à tirer. Si vous prêtez l'oreille,
un sourd bouillonnement vous dira que ce n'est
encore que le travail de la première heure ; la ven-
dange n'est qu'en fermentation.
Le jardinier de M. Vial, me montrant, en mai
dernier, un très jeune poirier qui s'était mis en
tête de porter déjà des fruits, me disait : « Je
ne l'en félicite pas; j'aimerais tout autant qu'il
eût fait encore quelques années le paresseux.
Toute sa récolte, je n'en donnerais pas un sou.
Voyez-vous, monsieur, quand la sève n'est pas
f . -^ i-.
136 MON JOURNAL.
mûre, ça n'a ni goût, ni saveur; ce n'est que de
l'eau. »
Mercredi 14. — Aujourd'hui, notre famille
s'est augmentée et bien selon mon goût. A midi, je
revenais de mes leçons, j'entre dans la cour et je
vois à la fenêtre du salon un jeune étranger. Mon
père en m'apercevant, lui frappe sur l'épaule, il
disparaît. Je le trouve au bas de Tescalier venant
à ma rencontre, d'un grand élan. Il me saute au
cou, m'embrasse avec effusion, se nomme : c'est
Lefebvre, le frère de Célestine, ma cousine de
Renwez, celle qui fît à mon amour-propre, il y a
trois ans, une si cruelle blessure*.
Lefebvre a voulu nous surprendre. Il vient s'é-
tablir tout près de Paris pour étudier la chimie
industrielle, les procédés de teinture applicables
aux toiles d'Alsace. Une lettre de sa mère nous le
recommande vivement. C'est un blond comme sa
sœur, le regarda la fois doux, curieux, caressant,
un peu étrange, par la myopie qui est extrême et
le voile de cils, d'un blond si pâle, qu'ils en
paraissent blancs. Le teint est admirable, ce qui
témoigne toujours en faveur d'un homme. Nous
sommes du môme âge. Mon père, dans son extrême
bonté, l'adopte comme un second fils. Nous voilà
donc plutôt frères que camarades et tenus de faire
1. Voir Ma Jeunesse^ p. 284.
=:;T---inr"î%»ïr"' -v^-n. >..- ^^--j.*.
MON JOURNAL. 137
ensemble bon ménage*. II me semble bon enfant,
mais bien inflammable. On l'avait mis à table
près d'Ambroisine', et voilà que mon homme en
est déjà tout grisé.
Jeudi 15. — Je réserve maintenant l'algèbre
pour le travail du soir, afin de m'y donner tout
entier. Le matin, préoccupé de l'heure du départ,
je ne faisais rien de bon. A chaque instant, je
m'interrompais pour regarder la pendule.
Tantôt, je suis allé à Saint-Louis voir mon ma-
lade que j'ai trouvé mieux portant. Il m'a écouté
lui raconter tout ce que j'ai ruminé et écrit depuis
huit jours, sur ce travail inconscient qui se fait
dans notre cerveau et prépare notre originalité
future. Ce qui l'émerveille autant que moi, c'est
que les mêmes éléments assimilés par les mêmes
organes, produisent, selon les individus, des résul-
4. Ce bon ménage a duré toute la vie. En réalité, il n'y eut
jamais esprit plus fin, plus original, un peu brusque ; mais les
bleiM que faisaient parfois à ceux qu'il aimait le plus, certains
coups de boutoir assez rudes, les caresses d'une âme à la fois
chaude et tendre, bien vite les effaçaient. Ce n'était pas seule-
ment un homme d'esprit, c'était aussi un homme de cœur tout
vibrant d'émotion, plein de pitié pour les maux de l'humanité.
Ils sont ainsi, ces enfants de la Meuse, à deux pas de la frontière
et de l'ennemi. La France n'a pas de meilleurs Français Avec
cela, un savant des plus distingués. La chimie industrielle lui a
dû plusieurs découvertes importantes. Il a passé le premier, il
est mort, emportant, tous nos regyets.
2. Petite-fille de M"* Hortense.
138 MON JOURNAL.
lats si différents. L'un en tire surtout là richesse
du sang, Tautre en fait des muscles d'athlètç ; le
nerveux s'en sert pour augmenter ou môme exa-
gérer la puissance de ses sensations ; celui qui est
tout cérébral, s'approprie ce qui excite le travail
de la pensée. En un mot, d'un même principe et
d'un môme organe l'élaborant, éclate la prodi-
gieuse variété des manifestations de la vie. Il y
avait là de quoi faire travailler nos esprits. Auda-
cieux comme on l'est à notre âge, nous nous di-
sions que l'étude microscopique des atomes qui
composent nos organes éclairerait, sans doute,
l'obscur mystère des modes divers d'assimilation.
Les cellules de plusieurs cerveaux, par exemple,
toutes semblables au premier coup d'oeil, donne-
raient, à un examen plus attentif, des valeurs dif-
férentes d'affinités chimiques, de polarisation,
d'attraction ou de répulsion à l'égard de la sub-
stance qui leur serait offerte pour les alimenter.
Mais, comme nous nous réjouissions d'avoir peut-
être pénétré le secret des causes finales, il a bien
fallu nous apercevoir que nos raisonnements
péchaient par la base. Pour saisir le jeu de la vie,
il nous manquerait précisément l'indispensable,
c'est-à-dire la vie elle-même. Si la cellule placée
sous un verre grossissant agit encore, en tout cas,
elle ne fonctionne plus comme elle le faisait sous
'impulsion que lui donnait l'organisme tout en-
BION JOURNAL. 139
tier de Têtre vivant. Le jeu combiné d'un corps
sur un autre a cessé. L'atome, pris ainsi isolé-
ment, reste muet; le voile rétombé, le mystère
redevient impénétrable.
Nous restions attristés, mo/tifiés de notre dé-
convenue. N'importe, notre esprit avait fait bien
du chemin!
Dimanche 18. — Une lettre de Célestine vient
de nous remettre, au nom de sa famille, la sur-
veillance de son frère. 11 avait été déjà convenu
qu'il dînerait régulièrement à la maison deux
fois par semaine.
Aujourd'hui, j'ai essayé de le mettre en garde
contre les mauvaises tentations qui vont surgir à
chaque pas. Je sais bien qu'il y a des heures où
les donneurs de conseils risquent fort d'être mal
reçus. Dès la première parole, il a feint d'être
revenu de son engouement pour Ambroisine. Et
moi, pour lui prouver que je n'en croyais rien,
je lui ai fait une lecture propre à le dégriser, je
lui ai lu du Théocrite. Voilà un homme bien sur-
pris de me voir prendre plaisir à une lecture si
sérieuse. Je me suis bien gardé de lui dire que
j'avais moi-même grand besoin de mettre le mors
à ces malheureuses passions qui, toujours en
dessous, nous tiraillent. En me taisant sur mon
propre état intérieur, j'aurai plus de chances d'à-
440 ' MON JOURNAL.
voir autorité sur lui. 11 n'y a qu'avec Poinsot que
je me laisse voir tel que je suis. A quoi servirait
d'ailleurs de me dérober? On dit, que Dieu péné-
trant au moment mêmej, nos pensées les plus se-
crètes, il serait bien inutile de chercher à nous en
cacher. J'en dirai autant de mon ami. Il me semble
toujours qu'il me sait tout entier avant même que
je n'aie rien dit. Nous sommes une même per-
sonne, une môme âme. Je suis allé le voir tantôt
un inst^t. Hélas! le mieux que j'avais constaté
jeudi dernier ne s'est pas maintenu. Le temps, ce
jour-là, était superbe, ce qui influe toujours en
bien sur sa santé. Je l'avais trouvé sur pied et
beaucoup plus gai que d'habitude. Le soleil, son
entrain, le vif plaisir que nous avions de nous
retrouver et de reprendre nos longs entretiens,
tout me rappelait Bicêtre. J'avais de la peine à
croire que l'avenir fût désormais si incertain. 11 a
suffi de quarante-huit heures pour tout changer. Il
ne pouvait se tenir debout, et l'altération de ses
traits était effrayante. Pour le ranimer, je lui ai
promis de venir travailler à sa table.
Si son âme eût été moins abattue par l'affai-
blissement du corps, je lui aurais parlé philoso-
phie pour le fortifier. Mais il était sans force de
réaction, rien de plus douloureux!... Où est le
temps où je pensais m'en aller avant lui et lui
portais mon testament? Où sont les années de
ruif r
MON JOURNAL. 141
notre enfance où nous croyions tous deux à Téter-
nité de la vie, où nous nous promettions tant de
bonheur ensemble? nous avons à peine fait le
tiers du chemin, et, déjà, l'un de nous, lassé de
la route, s'arrête et dit : « Je voudrais dormir! »
Ces deux mots qui ont été son adieu, et dont il
était loin de sentir la portée funèbre, m'ont chargé
le cœur d'an toi poids, que je marchais dans la
rue comme un homme ivre.
Mardi 20. — Quand donc reviendra le prin-
temps et la montée de la sève? Tristesse, lassi-
tude d'esprit et de corps ; je me sens tout aplati.
Nos âmes seraient-elles condamnées comme l'o-
céan à l'éternelle alternative du flux et du reflux?
Quelque effort que je fasse pour me soulever, je
ne puis.... C'est l'heure du reflux.
Samedi 24. — Virginie est venue me dire, ce
matin, qu'on tourmentait déjà son frère pour qu'il
vît un prêtre. Il a dû se croire au plus mal. Si
raisonnable que Ton soit et courageux devant la
mort, les paroles maladroites dont on se sert
pour préparer les mourants au grand passage, les
mots de damnation, d'enfer, si légèrement pro-
noncés, doivent les effrayer et leur revenir la
nuit dans la fièvre, les troubler de visions funèbres.
J'ai conseillé à Virginie de dire à ces importuns
142 MOÎI JOURNAU
que j'allais entrer dans les ordres et que je me
chargerais du soin de sa conscience. Nous rirons
bien, lorsqu'il sera guéri, car je ne puis croire à
la mort pour ceux que j'aime. A quelque heui^e
d'ailleurs que Dieu l'appelle, le pauvre enfant n'a
certes rien à craiiidre. La maxime du vicaire
Savoyard a été surtout par lui, constamment
mise en pratique/ •
Dimanche y jour de Noël. — Je ne me suis pas
senti assez maître de moi pour l'aller voir aujour-
d'hui. J'ai envoyé à ma place ma marraine et
Pauline. La gaieté de celle-ci le distraira. Pen-
dant que j'étais seul, j'ai pris la plume pour
écrire à mes tantes de Renwez et les bien mettre au
vrai point de vue, sur ma situation matérielle.
Rien ne ressemble moins à une lettre. C'est trop
écrit. 11 n'y a qu'une chose de bonne dans cette
trop longue épître, c'est que tout le monde ici, est
placé à sa valeur. J'ai fait sentir là-bas, que pau-
vreté n'est pas vice. On a beau me prêcher pour
me mettre en goût d'une femme riche, c'est peine
perdue; je n'y mordrai pas. Si j'hésite au ma-
riage, l'obstacle n'est pas dans l'absence d'une
1. « Je sens Dieu dans la simplicité de mon cœur; je ne cherche
à savoir que ce qui importe à ma conduite.... Le culte essentiel
est celui du cœur. Dieu n'en rejette point l'hommage quand il
est sincère, sous quelque forme qu'il lui soit offert. »
(Emile, liv. IV.)
L
^Twr s
MON JOURNAL. 143
dot. : . . Et qui suis-je moi-même, pour prétendre
à une héritière ? Qu*aurais-je à lui donner en re-
tour de sa fortune?... Cette inégalité serait bientôt
une cause de désunion, car elle ne pourrait oublier
que tout* lui appartient, ni s'empêcher de me le
faire sentir, si je ne cédais pas assez tôt à ses ca-
prices. En pareil cas, se marier c'est se diminuée!
Tout ce qu'on accorde est considéré comme chos(
due, et, pour tout dire d'un mot, on n'est jamais
que le mari de la reine. ^
Lundi 26. — Mon malade va un peu mieux. Je
suis toujours surpris de ces brusques variations.
En le voyant aller et venir tantôt dans sa chambre,
insensiblement l'espoir me revenait. Et lui, qui
cherche toujours à lire mes pensées sur l'expres-
sion de mon visage, semblait puiser des forces
dans ma sérénité. Frambois est arrivé, je les ai
laissés ensemble et je suis allé chez M. Leclerc lui
demander quelle serait la marche à suivre pour
obtenir des livres dans les bibliothèques publi-
ques. J'ai pris, selon mon habitude, le plus long
chemin, celui du Jardin des Plantes. Et pourtant,
cet air ne vaut rien pour moi.
Jeudi 29. — Nouvelle rechute. Je viens de le
voir ; je l'ai quitté le cœur navré. Rien ne peut
rendre l'expression de ce long et pénétrant regard
(j^
144 HON JOURNAL.
qui semble, déjà, tout voir d'au delà. Il rattachait
sur moi avec une telle persistance, que j'ai failli
éclater. Ah! Nature cruelle!... Mais d'où vient
donc l'état de si grande dépendance où nous tient
l'amitié aussi bien que l'amour? Est-elle le ré-
sultat d'affinités mystérieuses qui unissent étroi-
tement les âmes, ou bien de qualités contraires
qui s'attirent et se repoussent comme le font les
astres au ciel?... Né sommes-nous pas, nous
aussi, de petites planètes, et notre destinée n'est-
elle pas d'aller aussi deux par deux?.., Une âme
entre un jour dans l'atmosphère d'une autre âme,
attirée par cette mystérieuse puissance d'attrac-
tion dont nous subissons la loi aussi bien que les
étoiles ; au même instant, la vie de chacune de
ces âmes se trouve doublée. « Ces deux qui vont
ensemble » (Dante) entraînés désormais dans le
courant rapide qui emporte les mondes, vont
comme eux, s'empruntant, se rendant sans cesse,
mais sans se confondre jamais.
Cette aimantation, ce désir ardent de s'unir,
cette poursuite? incessante des âmes comme des
astres, est saxàs doute le propre de l'amour plus
que de l'^amitié. Xai^ si le voyage, en amitié, est
plus calme, en revanche, il a plus de durée. Les
orages de la passion séparent les âmes plus sou-
vent qu'ils ne les unissent. Où sont-ils aujour-
d'hui, ces amants que je. voyais naguère de ma
MON JOURNAL. 145
fenêtre, occupés tout le jour à se lier par des
serments? Un mot fâcheux a-t-il été dit, un soup-
çon jaloux s'est-il révélé? On ne sait, mais la
rupture a été violente et sans retour. Je vois
maintenant la jeune femme toujours seule, et si
triste!....
Samedi 31. — Dans la disposition morale où
je me trouve, rien de la nature ne m'est indiffé-
rent. Je la hais ou je Tadore, comme on ferait
d'une femme. Ce matin j'ai eu un plaisir extrême
à observer de ma fenêtre un admirable effet de
lumière, à la fois doux et voluptueux à l'œil. Les
premières heures du jour avaient continué la
nuit. Un noir brouillard descendant jusqu'à terre
confondait tout dans son obscurité. Par instant,
une lueur grise passait devant mes yeux, occa-
sionnée par le déplacement qui se faisait dans la
masse confuse des vapeurs ; mais presque aussitôt
la nuit se refermait plus obscure.
A midi, au moment où je rentrais de mes le-
çons, la scène doucement a changé; la lumière,
peu à peu, a filtré à travers le brouillard, et j'ai
commencé à entrevoir au' bout de mon jardin,
mes arbres dans leur triste nudité d'hiver, non
pas enracinés au sol, mais. flottant sur une mer
de vapeurs. Insensiblement ^ la lumière augmen-
tait, sans éclat. La brume était encore trop épaisse
9
148
MON JOURNAL.
pour permettre au soleil d'envoyer directement
ses rayons. Ce n'étaient que mouvantes ondes
lumineuses; elles coloraient les objets d'un or
pâle; elles en émoussaient les angles, comme il
arrive lorsqu'on s'endort et que les yeux, sous les
paupières demi-closes, ne voient plus rien que
dans le vague et confusément.
Ces jeux lents et discrets de la lumière, dans
^une tranquille et pesante atmosphère d'hiver,
deviennent vive fantasmagorie l'été, dans le chaos
d'un ciel d'orage. Je me souviendrai toujours de
deux effets que j'ai vus, en ce genre, pendant que
j'habitais la rue de Buffon. La première fois, c'é-
tait en juillet; j'étais assis sous le cèdre du laby^
rinthe. La journée s'achevait trouble et tempé-
tueuse, l'horizon était fort sombre au couchant*
Tout à coup, brusquement, de l'amas des noirs
nuages, sortit le soleil sans transition, comme
l'éclair, d'un seul jet. Au même instant, toutes à
la fois, les grandes fenêtres du Panthéon s'illumi-
nèrent, pendant que le sommet de la coupole du
temple se- couronnait d'une auréole de gJoire.
Devant moi, dans l'espace, l'effet était tout
autre, mais aussi grandiose que saisissant. J'as-
sistais au triojnphe de la lumière jaillissant vic-
torieuse du nuage môme qui lui faisait obstacle.
Au delà de ces menaces d'orage, un ciel bleu,
dans la sérénité de la paix, conversait avec la
r^^î^?5?i:pr^^ '^'';^-îr.* f" <;» V,^ r^ ' '! — y^7*"y*K>"'
MON JOURNAL. 147
terre de pensées divines. Et c'était aussi, à travers
Tembrasement des nuées, percées, trouées, dé-
chirées de sillages lumineux, comme une mêlée
d'âmes bienheureuses. Elles semblaient sortir des
ténèbres de cette vie mortelle et s'élancer, transfi-
gurées par les clartés éternelles, aux sources
mêmes de la vérité. Je fus près de tomber à
genoux.
La seconde fois, c'était à la fin d'août et le
matin, vers cinq heures. Au milieu de la nuit un
grand orage avait éclaté. Il finissait. De lourdes
\apeurs cuivrées traînaient à l'horizon. J'étais
au niveau du quai sur Jes terrains vagues qui
s'étendent à la droite de la maison du docteur
Duchemin. De ce lieu bas, je voyais le Panthéon
trôner fièrement sur sa montagne. Autour de lui,
nulle fantasmagorie. Rien des ors chauds, ruisse-
lants, et de la pourpre du soir; rien non plus du
rayonnement divin qui m'avait saisi d'un reli-
gieux transport.
Les orages du matin ont cela de particulier,
qu'ils semblent plutôt faire éclater svir la terre
les mauvais songes conçus par la Nature dans les
ténèbres de la nuit.
Cette fois, la scène était concentrée tout entière
sous la coupole du temple. On la voyait s'éclairer
de moment en moment de froides lueurs aux-
quelles le soleil semblait rester étranger. On eût
' -ï-,'*^ #v
148 MON JOURNAL.
dit que rillurainatîon venait du dedans ; et, sous
ces reflets magiques, ce n'était plus le Panthéon ;
c'était plutôt un temple antique où se serait passée
une grande fête mystérieuse, peut-être les ter-
ribles mystères de Cérès que les dieux présents
auraient éclairés de leur propre lumière.
ANNÉE ^82^
ANNÉE ^82^
JANVIER
Lundi l'''. — Cruelles étrennes! Poinsot, ce
matin, était beaucoup plus mal. On est venu me
le dire à mon réveil. La mort maintenant se met
en tiers entre nous et je la prends à parti. Pour
moi, je dis oui ; pour ceux que j'aime, je dis non,
à cette sinistre entremetteuse. Je la sens partout
dans cette chambre qui épie et qui guette son
heure. Quand j'arrive, ce que je porte en moi de
vie et d'espérance l'éloigné, mais pas bien loin.
Et je tremble toujours qu'il ne la voie à son chevet
lui faire compagnie quand il est seul, ce qui, hélas !
n'est que trop fréquent. A part le jeudi et le di-
manche, je n'ai que des instants à lui donner.
Sept heures de leçons par jour et tout ce qui
vient après!.... Comment donc faire? Demander
un congé est chose. impossible à ce commence-
ment de l'année. Le pourrais-je que je n'en aurais
^e^/. • ' y- .- - . ■ -^ -r-v- ^-vr-T^TT^ç^-
152 MON JOURNAL.
pas le droit. D'autres aussi, ceux qui m'ont fait
ce que je suis au prix de tant de sacrifices, se
réclament de moi. Comment donc faire?
Lundi 8. — Toute une grande semaine d'écoulée
sans que rien me revienne de ma propre exis-
tence. Rien, en dehors de mes leçons et de mes
visites à Saint-Louis.
Je me souviens seulement que jeudi dernier,
après avoir vu l'ami, j'ai poussé jusqu'à la Biblio-
thèque pour savoir ce que devenaient les négocia-
tions entamées au sujet de l'emprunt des livres.
Renvoyé de M. Dacier à M. Van de Pradt, je n'ai
pu rien obtenir et je suis sorti furieux de la sé-
cheresse de ce dernier. Je cours chez M. Villemain
lui conter mes mésaventures, mais là, point d'au-
diteur. Il était sorti dès le matin. Au retour, je
trouve Bodin qui venait prendre sa leçon, et voilà
une journée finie.
Jeudi 11. — Rien que Poinsot! Il est dans un
si pitoyable état de santc} et Tâme est tellement
abattue, que j'ai fait la course, le cœur plein
d'angoisses. — Heureusement, il allait mieux. Je
constate une chose qui importe : dès que l'air est
plus léger, il semble reprendre le dessus. Que le
printemps revienne donc!....
'V
MON JOURNAL. 153
Dimanche 14. — Je me suis décidé à rendre
visite à M. Andrieux, de plus en plus triste'. Il m'a
reçu très froidement.
En rentrant, je trouve toute la famille Fourcy
qui venait nous demander à diner. Nouvelle con-
trariété. Jamais je ne fus plus maussade. Voilà
une semaine décidément mauvaise. Au milieu des
rir.es de nos convives, une chose me revenait pé-
niblement. Je m'étais bien promis, à l'occasion
du nouvel an, de reconnaître toutes les bontés
que ma marraine et M"' Rousseau ont pour mon
père. Je n'ai pu m'en tenir qu'à l'intention. Maudit
argent ! Le pis, c'est qu'elles m'auront cru indif-
férent ou avare. L'un ne vaudrait pas mieux que
l'autre. J'aurais dû m'en expliquer avec ma mar-
raine, plutôt que de paraître ingrat.
Trop d'amour-propre! c'est encore là un de ses 1,{ <^^ ** ; ^
mauvais tours. Qu'importe, en effet, d'être pauvre L Â'
d'argent, si l'on est riche de cœur et de recon- j ,, '^
naissance. C'^t ce dernier sentiment qu'il eût^
fallu savoir exprimer.
Mardi 16. — Ayant à moi, par hasard, mon
après-midi, j'avais décidé avec MJ^^ Rousseau que
nous nous retrouverions à Saint-Louis. Bien que
les Rois soient déjà loin, nous voulions donner à
Poinsot cette petite fête d'aller les tirer avec lui.
Il a eu des éclairs de gaieté, mais, hélas! il est bien
9.
^ ^.•'-T|iî-'-'»npv^^ir'
154 MON JOtJRNAL.
loin d'aller mieux. La consomption semble môme
faire en ce moment des progrès rapides.
Pendant que nous revenions, la pensée de son
isolement, jour et nuit, à toute heure, celle aussi
de ses souffrances et de la longue interruption de
ses travaux, m'affligeaient profondément. J'avais
à mon bras celle qu'il nomme sa reinCy et je ne
pouvais lui dire un mot. Lefebvre dînait avec nous.
Même silence. Surpris, affecté, il s'avise de me
demander ce qui me tient ainsi morne et muet.
Tous tes regards, je le sentais bien, me faisaient
la même question. J'aurais dû me lever de table.
Au lieu de cela, je tâche de faire bonne contenance
et veux m'en tirer par quelque réponse virile.
Mais voilà que mes dents se serrent, impossible
de dire un mot. Mon père, qui pénètre toutes mes
pensées, me dit avec douceur : « Allons, Jules, du
courage. » Cette paternelle exhortation m'achève,
J'éclate alors; comme un enfant je fonds en lar-
mes et je m'écrie : « Mais vous ne voyez donc pas
que Poinsot se meurt!... » J'ai eu honte ensuite
d'une telle explosion de douleur qui mettait à nu
ma dépendance de cette destinée.
Tous ceux qui m'entourent et dont je suis si
aimé, avaient le droit de me dire : « Et nous? »
Je le sais, je m'accuse, mais la mesure était comble
et j'étouffais.
Ces craintes d'une fin prochaine m'obsédaient
»'M
MON JOURNAL. 155
tellement, que j'en ai été poursuivi, la nuit, jusque
dans mes rêves.
A quatre heures j'étais déjà sur pied. J'ai ouvert
ma fenêtre. Quand je suis triste, je regarde vo-
lontiers vers les mondes meilleurs. Mais aucune
étoile; un ciel noir, sinistre, et la terre blanche de
neige. A six heures j'ai dû partir pour mes leçons.
J'ai fait le trajet lentement, au risque de me
casser bras et jambes. La neige, en plusieurs en-
droits, fondue, puis reprise par la gelée, s'était
changée en un affreux verglas. J'arrive enfin avec
des peines infinies au bas de la rue Saint-Gilles S
mais là, j'ai bien cru qu'il faudrait y renoncer. La
pente raide, luisait comme un miroir. Il n'y avait
qu'un moyen de la gravir, quitter ses souliers '.
C'est ce que j'ai fait, enveloppant l'un de mes
pieds dans mon mouchoir, l'autre dans ma cra-
vate, pour qu'ils ne fussent pas gelés. C'est ma
main gauche qui l'a été, pendant que j'étais oc-
cupé à cette besogne. Jamais, même au temps où
mes deux mains étaient crevées d'engelures, je
n'éprouvai une douleur si mordante.
Ne nous plaignons pas trop, cependant. La pau-
vre maîtresse d'anglais a été aussi courageuse.
Elle est venue à onze heures nous donner sa leçon.
1. La rue Saint-Gilles montait à l'institution Briand.
2. A cette époque, on constellait les souliers de clous plats, ce
<jui était l'occasion, par les temps de gelée, de chutes nom-
breuses.
156 MON JOURNAL.
Jeudi 18. — Malgré le refroidissement d'hier,
je suis allé voir M. Villemain. II m'a fait beaucoup
d'amitiés, encore plus de questions. Il m'a de-
mandé si j'avais des amis. Et comme je lui en
parlais avec chaleur, il s'est écrié : « Vous m'é-
tonnez. Je vous avoue, qu'à l'espèce de raideur de
vos manières, je vous aurais cru plutôt une âme
sèche et serrée. »
C'était pour lui un jour d'étonnement. Il a été
surpris de la façon dont j'écris le grec. Il m'a
montré lui-même un morceau de la Couronne*
qu'il venait de traduire. Mis tous deux en verve
par ces communications réciproques, nous en
sommes venus à parler politique, religion, et je
lui ai dit tout cry ce que je pensais.
De là, j'ai poussé jusqu'à la tanière de mon
ours que je néglige trop. Il ne semble pas m'en
vouloir, si j'en juge à la douceur amicale avec
laquelle il m'a demandé des nouvelles de Poinsot.
Sans doute, il se rend compte que, s'il était dans
le triste état de ce. pauvre enfant, c'est lui qui
serait au premier rang dans ma sollicitude.
Oui, pauvre enfant ! . . . Qui sait, mon Dieu ! . . . Il
€St bien vrai qu'en ce moment il n'y a que lui en
moi.
Quand je veux savoir jusqu'à quel point je suis
vivant ou mort, je tâte son pouls, et, selon qu'il
1. Discours de Démosthènes.
MON JOURNAL. 157
baisse ou se relève, je m'abats ou me remonte. Ma
vie est tellement suspendue à la sienne, que, si son
cœur cessait tout à coup de battre, je crois que le
mien, à la même seconde, s'arrêterait aussi.
Notre unité est si forte, si complète, que Tangoisse
me saisit et je sens que j'étouffe quand je le re-
trouve plus oppressé, ne respirant qu'avec effort.
Heureusement, son regard, à ces moments, n'in-
terroge pas mon visage. 11 serait trop avertï de la
gravité de son état par l'altération de mes traits.
Il faut maintenant que, pour le distraire, je lui
fasse la lecture. Parler le fatiguerait trop. Aujour-
d'hui, il ne voulait que dormir. Sa pauvre main
toute moite des sueurs de la fièvre, par moments
cherchait la mienne. Mais bientôt il retombait
dans la même prostration.
Dimanche 21. — Ce matin on est venu m'ap-
prendre que mon pauvre malade s'était brusque-
ment décidé à revenir chez sa mère. J'en ai
éprouvé une grande joie. Ce sera peut-être encore
le salut. — Son frère m'a dit : « II nous est arrivé
hier soir à l'improviste, et plein d'espoir». Le Jl,
il m'avait donné ses papiers pour lui prendre une
inscription!... Je remercie Dieu de le tenir dans
cette ignorance. Ce serait par^trop cruel de se voir
mourir à vingt ans.
Après l'avoir trouvé bien doucement installé
► -' .""lîT^wr^.
158 MON JOURNAL.
dans sa grande bergère et fort entouré, choyé,
j'ai voulu m'arracher à moi-même. Je suis allé
chez M. Leclerc, moins médisant qu'à l'ordinaire.
H m'a découragé de traduire Thucydide. Après
lui, j'ai vu M. Létendart. Celui-ci m'a fait mille
contes sur la vieille Université. J'ai tout écouté
patiemment, parce qu'à travers son bavardage je
ressaisissais l'espoir, tant de fois déçu, de voir la
nouvelle Université mettre toutes les places au
concours, et cela, très prochainement. Ce serait
peut-être enfin, pour Poret et moi, le moyen de
sortir de l'impasse où nous étouffons.
En revenant, j'ai sauvé un chien qui se noyait.
Le pauvre animal avait été jeté du haut du pont.
Il faisait de vains efforts pour remonter la berge
très glissante et pleurait lamentablement. Je l'ai
saisi et attiré, au risque de me noyer moi-môme.
Si je n'avais déjà Zémire, j'aurais adopté ce
malheureux caniche. Je l'ai pris du moins avec
moi pour le sécher devant un bon feu et le récon-
forter. M"^ Rousseau se chargera bien de lui
trouver le bon maître que son regard si humain
semble implorer.
Mardi 23. — Poinsot, grâce à Dieu, se relève.
Sa famille le soigne si bien que je lui suis beau-
coup moins nécessaire. Retournons donc à notre
seul refuge, notre seule consolation, le travail.
* ■T*"^ï7 ,.-^^- -
MON JOURNAL. 159
Mais il faut bien dire qu'on ne m'en facilite guère
les moyens. Un mot de M. Villemain m'a fait
courir chez lui avant le déjeuner. 11 était déjà
sorti. Sa mère, au courant de tout, m'a appris mes
revers à ja Bibliothèque du Roi. Point de prêt de
livres, et je n'ai pas le temps d'aller les lire sur
place. Voilà donc comment on encourage les goûts
studieux de la jeunesse. Elle n'a pour toute res-
source que les cabinets de lecture, presque tous
dépourvus de livres utiles.
M™* Yillemain, voyant ma déconvenue, s'est
mise en frais pour me distraire. Ses amis en ont
un peu souffert. Tombant sur les uns et sur les
autres, elle a drapé tout son monde avec la verve
la plus amusante et la plus comique. Celui qui
voudrait se tenir au courant de la chronique de
Paris, n'aurait qu'à fréquenter assidûment son
salon.
Samedi 27. — Revenu avec la fièvre et un
commencement de fluxion, j'ai cherché à m'éveiller
de mon demi-sommeil avec la correspondance de
Voltaire d'abord, puis avec Monsieur Botte^ de
Pigault-Lebrun. Rien de plus bête qu'un homme
à moitié souffrant.
160 MON JOURNAL.
FÉVRIER '
Jeudi ^*^ — Je m'étais arrangé ce matin pour
aller passer la plus grande partie de la journée
avec Poinsot. J'étais assiégé de mille tourments à
propos des sangsues qu'on venait de lui appliquer,
sur l'ordonnance du docteur Fouquet. Tirer du
sang à qui n'a plus que le souffle, me semblait
un meurtre Mon inquiétude était telle, qu'arrivé
rue d'Angoulême, je me suis mis à courir. II allait
mieux et m'a demandé de lui \ire^ Monsieur Botte
pour le distraire. Mais il en a eu bientôt assez.
« Il y a autre chose que je voudrais bien lire avec
toi, m'a-t-il dit assez vivement, c'est ton journal.
Que de choses pour nous régaler ensemble quand
je serai guéri! » Hélas! le verra-t-il jamais?....
Fatal hiver !
Dimanche 11. — Encore huit jours d'effacés.
Je n'ai pu rentrer seul un instant en moi. Hors de
luiy ce qui m'arrive ne laisse aucune trace. Il est fort
mal. Quand je songe à la grandeur de cette perte,
il me semble qu'en donnant tout, je ne lui donne
pas encore assez ; que mon amitié ardente est au-
dessous de ce qu'il mérite. J'y suis allé ce matin,
j'y retournerai ce soir
MON JOURNAL. 161
Mercredi 21. — Tout est fini ! Poinsot est mort
le 14. Je l'avais vu le lundi en allant à mes leçons
et j'avais été effrayé du changement survenu
pendant la nuit, de l'altération de son visage et de
son teint. Je dus m'approcher de la cheminée
pour cacher mes larmes. M"* Rousseau, qui arriva
bientôt, fut saisie de la même émotion. Je tremblais
qu'il ne la vît pleurer et je tâchais, ayant pu me
maîtriser, de conserver un œil sec, un visage serein.
Assis près de son lit, j'avais dans les mains un
livre, par contenance, mais je ne le quittais pas
des yeux. Et lui-même, toutes les fois qu'il les
ouvrait, les dirigeait sur moi. L'oppression était
extrême, il n'entendait que très difficilement.
Au moment où je partais, sa mère lui donna
une bourse. U la remerciait, lui disait qu'il la
porterait dès qu'il pourrait sortir. — Voulait-il la
rassurer, ou bien gardait-il jusqu'à la dernière
heure, comme tous les poitrinaires, un invincible
espoir?... Dieu seul le sait.
Le lendemain mardi, dernier jour où je l'ai vu
vivant, il faisait un brouillard très froid, très noir,
qui devait augmenter la gêne de sa respiration. Je
le trouvai ayant recouvré l'ouïe et je crus qu'il
était mieux. Ce n'était pas l'avis de la garde-
malade. L'oppression, en effet, n'avait pas dimi-
nué. On attendait le D' Surville. J'allai pour le
chercher. Inutilement.
^^y.^'^y^^T^y
162 MON JOURNAL.
En revenant de mes leçons, vers cinq heures,
je le vis encore quelques moments. Quand je lui
dis adieu, il me tendit la main avec assez de viva-
cité, contre sa coutume, et serra la mienne tendre-
ment. C'était pour toujours En sortant, je
demandais à sa sœur : « Croyez-vous qu'il puisse
arriver quelque chose d'ici à demain? » « Non »,
dit-elle. Jç ne pus ajouter un mot. Mon cœur débon-
dait
.... Écrirai-je ce qui suivit? Tous les détails
de cette lugubre semaine sont entrés dans ce misé-
rable cœur si profondément, qu'ils y resteront
enfoncés à jamais... Quanquam animus meminisse
horret... *.
Il y aurait pourtant une sorte de lâcheté à
éviter de rouvrir la blessure. Ce mercredi donc,
les élèves avaient congé pour, l'anniversaire du
duc de Berry. Bien malheureusement, contre
l'ordinaire, je donnais une leçon au jeune Roussel
entre huit et neuf. Pendant ce temps, on me cher-
chait partout où je n'étais pas. Ce ne fut qu'au
moment où je sortais de chez M. Briand, fort dis-
trait, que la portière me dit : « Un de vos amis
se meurt ».
Le brouillard me sembla s'épaissir, tout chan-
gea. Je cours sans m'arrêter. J'arrive.... C'était
1. Œ Bien que mon esprit ne s'en souvienne qu'avec effroi. »
/Virgile).
MON JOURNAL. 463
trop tard! Je trouve Virginie tout en pleurs. « Ahl
mon Dieu ! » Je m'élance dans la chambre, il n'y
avait plus d'ami. . . . Je vois seulement un corps qui
semblait dormir. « Ah ! monsieur, il est mort en
vous nommant. » J;e crevais. Je saisis sa main,
elle était encore flexible et tiède. Mais où était cette
âme si pure et si tendre?... « Cher enfant I Cher
enfant! » Ce nom était le seul dont je pusse
l'appeler. Et, en effet, les dernières années m'a-
vaient donné pour lui le cœur d'un père.
Je demandais à son frère aîné si on lui donne-
rait une tombe et m'offris dans le cas où cela eût Q
gêné. ligarutpiqué de mon indiscrétion. M*"** llor-
tense et Pauline arrivèrent, puis papa. Il fallait
maintenant penser à la mère ! Elle était au fau-
bourg du Temple, chez sa sœur. Nous la trou-
vâmes perdue dans les larmes. Sa douleur fît
•couler les miennes avec une nouvelle abondance.
Quand j'entrai, elle m'embrassa avec transport :
« cher ami de mon fils, vous serez le mien I »
Trois enfants, dont une sœur, ne pleuraient pas
moins que nous. Je fus plusieurs fois prêt à m'é-
lancer pour serrer ces pauvres petits dans mes
bras. Combien, en souvenir de lui, toute cette
famille allait me devenir chère I
Au retour, je pris prétexte de quelques adresses
à porter à Virginie, pour le revoir encore avant
de reprendre mes leçons particulières. Je promis
164 MON JOURNAL.
à sa sœur de revenir faire la veillée. Le soir à sept
heures, comme j'allais partir, étant presque encore
à jeun, je me sentis pris de vertige et d un tel ma-
laise que je priai mon père de me donner Tappui
de son bras. Il désirait lui-même lui dire adieu ;
ensuite, il voulut rester aussi. Pendant la pre-
mière moitié de cette nuit funèbre, mes idées se
succédèrent avec une extrême lenteur. Le phy-
sique était si accablé, le ressort moral si brisé
par la commotion du matin, que, contre mon at-
tente, je souffris moins d'abord de ma douleur.
A minuit, son père entra pour prendre notre
place, ce que je refusai comme il était juste.
Avant de se retirer il leva le drap qui recouvrait
la face, et, tous trois, nous regardâmes. Le visage
était, dans la mort, d'une éclatante beauté. La
peau, plus pâle qu'elle n'avait jamais été, en con-
traste avec les cheveux noirs, faisait une opposi-
tion si forte que, sans le calme et l'angélique
douceur des traits, cette beauté eût eu quelque
chose d'effrayant.
Lorsque je me retrouvai seul avec mon père,
j'essayai de sortir de ma torpeur. Un crucifix, un
vase plein d'eau bénite, avaient été placés sur sa
poitrine et, devant les rideaux que le père avait
refermés, brûlait un cierge. Cet appareil lugubre |',
mêlait je ne sais quelle horreur à mon affliction. [\
Ce qui m'achevait, c'est que ce pauvre corps, si
NON JOURNAL. 165
soigné tout à Theure encore, fût maintenant cou-
ché sur de la paille, dans une nuit si froide ! Pour
m'affranchir Tesprit de tant d'images lugubres, je
passai dans la pièce voisine, et là, plus maître de
moi, prenant la plume, j'écrivis à mon ami.
Deux heures du malin : — Cher enfant! je
continue ce journal que j'ai commencé pour toi.
Il m'est impossible, malgré tout cet appareil fu-
nèbre, de croire à ta mort, de renoncer à toute
espérance. L'homme juste ne peut périr tf)ut
entier. Sans doute, nous nous reverrons. Seu*
lement, comment se fait-il que deux âmes qui
n'avaient jamais pensé à part l'une de l'autre,
soient si cruellement séparées? Par quel moyen,
maintenant, me faire entendre de la tienne? Elle
existe cependant. Entends-moi donc où que tu
sois.
Ce q^ui effraye dans la mort, c'est de voir, en
pensée, celui qu'on aime, s'en aller seul devant,
et tomber dans les mains d'un juge tout-puissant,
parfait lui-même et d'autant plus sévère. Mais,
cher ami, que puis-je craindre pour toi?... En
quoi une vie si pure aurait-elle pu offenser Dieu?
Que de bonnes intentions n'as-tu pas eu à offrir
en comparaissant devant lui? L'amour du bien
dont je t'ai vu si souvent pénétré, n'a-t-il pas
compensé le peu de faiblesses qu'il aura pu re-
•.""T
lee MON JOURNAL.
prendre dans ta vîe?... Te rappelles-tu ce jour
dans la prairie de Gentilly, et cet autre, dans la
prairie de la Glacière, où nous parlions ensemble
de l'immortalité de Tâme? Quels plus dignes sa-
crifices que ces conversations si pures!... mon
ami! je te parle et tu m'entends, mais tu ne me
réponds plus!...
Ah ! pourquoi n'avoir pas mieux profité de toi,
de ton amitié, de ce passé à jamais irréparable?
Je t'avais à moi hier encore. J'aurais dû te dis-
puter à la mort et te serrer sans te lâcher jusqu'à
ce qu'elle t'eût glacé dans mes bras. Ton regard
m'a cherché à tes derniers moments. Ne me
voyant pas, tu as pu t'en aller avec cette pensée
amère que je te négligeais. Mon pauvre enfant !...
Oui, si difficile qu'il fût pour moi de rompre ma
chaîne, j'aurais dû tout quitter pour être là et te
fermer les yeux. Ah ! je ne mérite pas d'avoir qui
ferme les miens
Et ces paroles, que m'arracha l'impatience
quelques jours avant ta mort, comment les expier
jamais? Tu les connais maintenant, et ton indul-
gence me les pardonne peut-être. Moi, non. Elles
restent sur ma conscience. Je t'aimais bien, pour-
tant, si dur, si irritable que j'aie pu être. Tu sais
le mal, tu sais le bien aussi. Qu'il plaide en ma
faveur. Souviens-toi du jour où, à pareille date,
je te reconduisais de la rue des Anglais, où tu
fr^.f.
MON JOURNAL. 167
demeurais alors, — jusqu'au Pont-Marie. Mes
yeux, en te quittant, se remplirent de larmes. Le
mauvais régime altérait déjà ta santé, et j'avais au
moment môme, le triste pressentiment de je ne
sais quel malheur. Mais comment la mort a-t-elle
pu te prendre avant moi? Comment de tels liens
ont-ils pu tout à coup se briser?
« Siccine dividit amara mors*. »
A six heures, je rentrai dans sa chambre pour
le revoir une dernière fois. Sa main était devenue
dure au toucher, et froide et rigide. J'en frisson-
nai. Mais au visage, c'était bien toujours celui ^
que j'ai aimé. Je lui dis adieu tout Jiaut. Ce fut /
l'instant de la douleur la plus poignante.... Mon
père m'entraîna. Je sortis à son bras. La nuit,
noire encore, était doublée d'un brouillard glacial.
Mes larmes que je ne pouvais arrêter, se gelaient
sur mon visage.
Rentré à la maison, je me jetai sur mon lit,
espérant trouver dans le sommeil une heure d'ou-
bli. Ce fut en vain. 11 était toujours devant mes
yeux, tel que je venais de le quitter. Mille pen-
sées confuses m'agitaient. A dix heures, je vis
arriver Poret que le billet d'invitation avait seul
c vu
1 c Ainsi nous sépare la mort amère. » . (Horace.)
1(>8 MON JOURNAL.
averti de cette mort. D'autant plus, je fus touché
de son empressement.
Nous partîmes ensemble pour la rue d'Angou-
lême. La bière était déjà sous la porte et, dans la
rue, beaucoup de monde assemblé, des gens d'af-
faires qui parlaient très haut, et fort indécem-
ment, de leurs intérêts. Cette indifférence géné-
rale me navra, comme aussi, d'avoir dû laisser à
d'autres mains le soin de l'ensevelir. Et pourtant,
au milieu de cette foule, il se trouva que j'étais
le seul avec qui il fût étroitement lié. Quand le
convoi fut pour se mettre en marche, je dus
prier Poret de tenir un des coins du drap. Arrivés
devant l'église, je m'aperçus que je ne pleurais
pas seul et ce n'étaient pas ses frères qui pleu-
raient. Je sentis alors, à travers ma douleur, que
Poret hériterait de Poinsot.
Dans l'église, je fus diversement agité. Les
chants lugubres, tour à tour, chants de colère
et de supplications*, m'enfonçaient dans'~mon
deuil. Mais lorsqu'à la fin de l'office, dans le
grand silence qui succéda, tout à coup, le prêtre
leva la croix, mes larmes se séchèrent, je
i>^^ retrouvai des pensées consolantes : Dieu et
l'immortalité.
Ce ne fut qu'un court moment. A l'entrée du
cimetière, la vue des arbres hérissés de glaçons
1. Sans doute le Dies irxj le De profundiê.
■--*--'vv
MON JOURNAL. 169
me déchira de nouveau. C'était donc à cette na-
ture hostile que nous allions le remettre, l'aban-
donner pour toujours!... Comment dire mes an-
goisses pendant que nous montions lentement
cette allée funèbre? Mais l'instant le plus cruel
où je me sentis étouffé, écrasé d'une douleur
sans nom, ce fut celui de la descente dans la fosse.
La bière, mal dirigée, y tombait avec des secousses,
des heurts aux parois qui me semblaient pour ce
.* pauvre corps livré sans défense, autant de coups
et de meurtrissures.... Puis, ce fut d'entendre la
terre durcie par la gelée retomber rapidement sur
le cercueil, et, ce bruit caverneux qu'il rendait,
comme une réclamation, une plainte désolée. Le
"verset tout entier du psaume me revenait : « Du
fond de la tombe. Seigneur, j'ai crié vers toi! »
De profundis clamavi!..,.
Ah! que les philosophes sans entrailles ne nous
disent pas, pour nous consoler, que la mort est
aussi de Dieu! Ce sentiment des droils de la na-
ture empêche-t-il l'horreur du sépulcre quand il
nous prend, pour ne plus nous les rendre jamais,
ceux que nous avons aimés?....
En rentrant, je ne pouvais trouver que des
paroles cruelles pour moi-môme et pour les
autres. « Votre ami, dis-je à Pauline, a maintenant
six pieds de terre SMr le cœur. » Ah ! je les sentais
aussi peser sur mon propre cœur et l'écraser, ces
10
?î7 ■
170 MON JOURNAL.
six pieds de terre!... Il est heureux que j'aie dû
m'arrêter. Sans cela, je crois que je serais mort.
Mon sang, ma bile, violemment remués, m'ont
rendu le service de m'abattre lourdement et de
supprimer toute pensée. J'ai été huit jours comme
ne vivant pas, ou plutôt, je n'ai vécu que pour
sentir mon mal physique et rien autre chose.
Hier, quoique très faible, je me suis traîné près
de lui et j'ai bien fait. J'étais parti le cœur plein
de révolte et voilà ce que j'ai senti : lorsqu'on
s'arrête quelque temps devant la tombe d'un mort
aimé, le dialogue, brusquement interrompu par la
séparation, peu à peu se renoue et, après, il sem-
ble qu'on se soit revu. C'est un grand adoucisse-
ment à la douleur.
Dimanche 25. — Malgré un froid intense, je suis
retourné cette après-midi au cimetière. J'ai arraché
de la terre glacée une quantité de pierres suffi-
sante pour dresser une pyramide. A la pointe,
j'ai mis mes deux couronnes, l'une blanche, l'autre
rouge. Ainsi le premier monument élevé sur son
tombeau l'aura été par mes mains. J'ai voulu
aussi revoir sa chambre de la rue d'Angoulème.
J'y ai trouvé sa mère déjà raffermie. Une résigna^
"«^i.j:*=
MON JOURNAL. 171
tion si prompte m'a plus affecté que n'auraient
fait les larmes. Elle m'a prié d'aller reprendre les
effets et les livres qu'il avait laissés à Saint-Louis
dans l'espoir d'un prochain retour. Je frémissais
d'avance, à l'idée de toucher ces tristes dépouilles
encore tièdes de sa pauvre vie. Je l'ai fait pour-
tant* Rien de plus cruel. J'ai tout ramené dans
ma chambre, en attendant que la famille me le ré-
clame comme c'est son droit. Mais je garderai pour
moi la plus chère relique, son petit carnet où il a
écrit ses pensées les plus intimes, qui a reposé si
longtemps sur son cœur! Pendant que j'examinais
quelques livres mêlés à ses habits, Poret est venu
me surprendre. Je n'ai pu d'abord lui parler. Cette
émotion durera longtemps encore. Il a bien voulu
examiner avec moi Tépitaphe qui conviendrait le
mieux. II y en a de si absurdes!
MARS
Jeudi 1". — M. Dacier vient enfin d'accueillir
ma demande. Il m'a fort obligeamment donné son
domestique pour porter sa décision à M. Van de
Pradt. Les livres seront désormais mon refuge.
Dans une si courte vie, que de deuils et quelles
pertes! Maintenant qu'il n'est plus rue d'Angou-
Vi^ MON JOURNAL.
lôme, le Père-Lachaise sera mon lieu de prédilec-
tion. Là, je sentirai moins le vide de son absence.
Si sa compassion pour moi ramène son regard vers
ce monde et l'y fait un peu redescendre, moi, j'es-
sayerai de monter vers lui, et nous pourrons conti-
nuer à vivre ainsi, ensemble, entre terre et ciel*.
i. On comprendra mieux l'attraction qu'exerça sur Michelet
cette ville des morts si noblement assise sur sa haute colline, si
je dis qu'à cette époque elle était entourée de jardins, de grands
arbres qui l'enveloppaient d'ombre et de silence. A la date où
le pauvre Poinsot y vint prendre sa place, le Fère-Lachaise —
ouvert depuis vingt ans, — était un merveilleux jardin où la
mort, cachée de tous côtés sous les fleurs, ne racontait que
la vie. En soixante ans, tout a changé ; l'industrie a progres-
sivement cheminé du centre du vieux Paris vei^ les faubourgs,
elle a envahi les abords du cimetière, elle en a chassé la verdure
et les fleurs. A cela, il n'y a rien à redire. C'est le droit de la
vie de s'étendre où et comme elle peut.
Mais ce qui est contre nature et qui révolte, c'est de ne pouvoir
aller au cimetière sans rencontrer, à deux pas de ce lieu de
paix, les deux sinistres forteresses des temps modernes qu'on
appelle : La prison des jeunes délentts, et La prison des con-
damnés à mort. Une petite place les sépare. Sur cette place, se
font les exécutions. Là, on dresse l'échafaud. Dans le silence de
la nuit, les cundamnés des deux prisons peuvent entendre le
bruit du marteau ajustant les pièces de la guillotine et les cris
de la foule ameutée. On a constaté que les jeunes détenus, ainsi
avertis, sont, au réveil, plus agités et plus inquiétants. Les plus
pervers excitent leui»s camarades à une sorte de forfanterie
cynique.
Paris, soit qu'il aille conduire là-haut ses morts, soit qu'il
aille prier sur les tombes, doit forcément passer entre ces deux
geôles au regard louche et sinistre, et sur cette place hideuse-
ment funèbre. 11 n'y a pas moyen de les éviter, la rue de la
Roquette étant la seule voie qui mène à l'entrée du cimetière.
Dans combien de cœurs et de consciences s'élève, chaque jour,
une véhémente protestation ? 11 n'y a qu'à compter le nombre des
MON JOURNAL. 173
Ce matin, suivant la longue allée qui mène à sa
tombe, tout le passé me revenait : notre première
rencontre chez M. Mélot, la rapidité de notre liai-
son, comme de deux âmes qui se seraient déjà
connues ailleurs. Et le charme de ces promenades
convois multiplié par celui des fidèles qui les accompagnent,
quand ce n'est pas Paris, tout entier, qui fait cortège à l'un de
ses morts illusti-es.
Tous souffrent sans avoir nucun moyen de le dire. C'est à la
presse parisienne que doit revenir l'honneur de se faire l'inter-
prète des sentiments de la foule. Et ce sera ensuite à la ville
de Paris qu'incombera le devoir de faire droit à de si justes ré-
clamations. Puisque j'ai moi-même l'occasion de réclamer aussi,
je le ferai au nom des morts et des vivants, au nom des étran-
gers qui visitent journellement nos cimetières et s'indignent de
voir le premier de tous, celui qui contient la grande société du
siècle, notre Westminster, à nous autres Français, déshonoré par
cet odieux voisinage. Michelet, qui a dit ; « J'ai été dix ans le
plus assidu visiteur des morts » (1820-1830), écrivait en 1840 :
< La religion des tombeaux va toujours en augmentant dans le
peuple. Religion conséquente si l'on admet le maintien de l'in-
dividualité après la mort; religion utile pour continuer le foyer,
la ti'adition morale, imprimer à la vie des pensées sérieuses. »
Rouvrons donc toute gi^ande, au profit de cette religion salu-
taire, la via sacra qui menait autrefois au Père-Lachaise et par
ses beaux ombrages disposait les âmes à c des pensées douces
et fécondes i>. Mais avant tout, purifions les abords du cimetière,
abattons ces deux Bastilles du crime qui sont debout, quand
l'autre, moins odieuse, à coup sûr, depuis un siècle déjà est
tombée.
Les jeunes détenus, transplantés à la campagne, dans une
seconde colonie de Hetiray, assainiront leurs mœurs et pourroot
en sortir des hommes améliorés. Pour ce qui est des condamnés
à mort, le nombre en est, grâce à Dieu, si petit, qu'il n'est pas
besoin d'une citadelle spéciale pour les enfermer.
Toute autre prison y peut suffire. Faisons donc sans tarder
davantage cette double exécution capitale. L'honneur de Paris
le réclame et l'exige. M"* J. M.
10.
1 •.>^'''
^ ^f\n MON JOURNAL.
' ' "*wC ;' \^^y ^^ pouvant nous résoudre à nous quitter, nous
;».*^^ Inous reconduisions deux ou trois fois l'un l'autre.
La séparation faite, toujours Tun de nous, le plus
ému, s'arrêtait pour regarder l'autre s'éloigner-
Nous avions bien raison, mon Dieu, de prolon-
ger ce temps si court qui devait finir sitôt. Mon
âme n'était pas plus calme alors qu'elle ne l'est
aujourd'hui, car il semble que je ne doive jamais
coilnaître le repos. 11 écoutait avec patience, trop
peut-être pour sa tranquillité, car les passions sont
contagieuses. Mais dans cette âme pure, l'amitié
avait tant de puissance que tout autre sentiment
devenait secondaire. « Si tii pars, me disait-il
(c'était le temps où on prenait tout le monde), je
ne veux pas servir comme pharmacien ; je te sui-
vrai simple soldat. » A quelle profondeur ces
paroles s'enfoncèrent dans ma poitrine
Jeudi 8. — Pour m'arracher à moi-môme, je
vais rapporter à M. Dussault Thucydide qu'il m'a
prêté. 11 m'accable de son bavardage et me dégoûte
du métier de journaliste. M. Létendart, que je vois
ensuite, me lit les statuts de l'agrégation et me
conseille fort de concourir. Il est certain qu'il faut
reprendre le dessus par un travail assidu, opi-
niâtre. Sans cela, je le sens bien, la mort serait la
plus forte. Poinsot m'entraîne Au retour, sur
le Pont-Marie qui me rappelait tant de souvenirs
MON JOURNAL. 175
du passé, un jeune homme me croise, s'arrôle
un instant à me considérer, puis me jette ses deux
bras au cou. C'était Lorrain! Poret lui avait dit
ma peine. Son bon cœur me revenait. Nous avons
longuement parlé et nous nous sommes promis
de nous voir souvent. Mon amitié pour Poinsot
me rendait exclusif. Maintenant que le pauvre
enfant est parti, je serai peut-être plus sensible
à la sympathie que me témoignent mes anciens
camarades.
Dimanche H. — Travail et tristesse. Hier, pen-
dant que mon père était allé m'acheter chez un
bouquiniste Marc-Aurèle et Épictète, Virginie est
venue reprendre les habits de son frère. Ainsi,
tout ce qui fut lui, peu à peu m'échappe. Et c'est,
chaque fois, un nouveau déchirement.
M. Bocher m'ayant écrit qu'il avait à me parler,
je me suis acheminé tristement ce matin vers la
Madeleine, essayant de lire, comme à l'ordinaire,
, dans la rue; mais la foule encombrait déjà les
trottoirs. J'ai dû fermer mon livre, l'accueil de
cet homme aimable a été plus charmant encore,
s'il est possible, comme s'il eût su mon chagrin.
J'ai cru devoir refuser l'offre obligeante qu'il me
faisait de me recommander à M. de Corbière*.
1. H. de Corbière, nommé grand maître de l'Université en 4820,
17Ô MON JOURNAL.
Somme toute, mieux vaut ne rien devoir qu'au
concours ; on y gagne de n'être plus le jouet de
gens en place. Au retour, je me suis arrêté chez
M. Villemain, qui m'a lu un morceau de la vie de
Milon*. Au moment où je partais, il a, sans le vou-
loir, rouvert ma blessure. « Comment va votre
ami? » Cette question inattendue, et faite avec sa
brusquerie ordinaire, m'a saisi. Je n'ai pu d'abord
lui répondre. Il aura bien vu que je n'avais le
cœur ni sec, ni serré.
C'est à ces moments où ma douleur se réveille,
que je trouve irritant, cruel même, de n'avoir
pour remède à mes maux que le métier ingrat de
répétiteur. Tant d'heures, un temps si précieux
sacrifié chaque jour à des écoliers distraits qui
n'apprennent que machinalement et pour tout
oublier. En pareil cas, on travaille en pure perte ;
on sème sur terre aride, et pour ne récolter rien.
Le pis, c'est qu'au milieu de tant d'âmes imper-
sonnelles, on est d'autant plus seul, sans avoir
aucun des avantages de la vraie solitude.
Ah ! ces heures attristées et pourtant si douces,
que je savourais longuement, au fond de mon
devint ministre de l'intérieur en 1821. 11 se signala par ses-
opinions ultra-royalistes.
1. Milon, tribun de Rome et gendre de Sylla, obligé ^e s'exiler
pour avoir fait assassiner Glodius son ennemi personnel ; il revint
sous la dictature de César, voulut soulever la Campanie, la
.Grande Grèce et périt en combattant.
MON JOURNAL. 477
impasse Saint-Louis! C'est bien fini, je ne les
retrouverai plus jamais! Je suis pris dans un dur
engrenage. Ma vie, désormais, appartient aux
autres. Quand je rentre, c'est pour me remettre
à ces traductions que j'ai promises et qui ne me
charment plus, parce qu'elles ont cessé d'être le
travail dans la liberté. Si je pouvais au moins
faire la part de l'amitié, rassembler, écrire les sou-
venirs du passé, surtout ce qui fut lui! on ajourne
au lendemain, et ce lendemain nous échappe.
Dimanche 11. — Comme il m'est revenu for-
tement tantôt au Père-Lachaise ! J'avais à la main
le livre dont la lecture opéra la révolution singu-
lière qui fut le grand événement de sa vie*. Ce
cher enfant semblait réaliser lui-même le carac-
tère simple et droit que Bernardin de Saint-Pierre
prête à son jeune créole.
Sans doute, un être moral qui fut bienfaisant et
bienveillant pendant plus de vingt années vit encore
autre part que dans le cœur d'un ami. Patience
donc; patience et confiance. Jamais je n'ai cru
si fortement à la justice et à notre immortalité.
Jeudi 15. — Causé longuement avec M. Ville-
main des grands génies dont le passage en ce
monde pourrait être comparé à la traînée lumi-
1. Voir Ma Jeunesse^ page 524.
^y^T»^ ■;:nç*^
i78 MON JOURNAL.
neuse que les astres laissent au ciel dans leur
course. Nous en sommes éclairés et réchauffés
encore, longtemps après qu'ils se sont enfoncés
dans les profondeurs infinies de l'espace pour s'y
perdre à jamais. Il en est de môme, disions-nous,
de nos grands hommes. Leurs œuvres puissantes
approvisionnent l'humanité, — souvent pour des
siècles, — de lumière, de chaleur et de vie. Les
peuples auxquels appartiennent ces hommes-dieux,
se retrouvent dans leur grand livre populaire. Il
comprend à la fois leur âme et leur dialecte.
Shakespeare pourtant, qui écrivit pour la cour,
fut obligé de s'en faire entendre.
M. Villemain me semble injuste pour Rabelais.
Il faut pardonner quelque chose au cynisme de la
forme, lorsqu'il est racheté par une si grande
richesse morale. Rabelais est un conte historique-
drolatique, où la réalité se môle au songe. Dans
son livre, il y a un progrès relatif à celui de la vie
de l'auteur, et à celui de la France pendant sa vie.
Jeunesse, espérances, jouissances : Louis XII,
époque de Jean des Enlommeures.
Raffinement, intrigue, plus de maturité : Fran-
çois P% Panurge,
Sous Henri II, le poème tombe à la satire, la
satire protestante. Rabelais est lui-même, succes-
sivement, Jean des Eiitommeures et Panurge.
Depuis Henri III où Panurge veut se marier
MOW JOURNAL. 47?
et devenir sage, il n'y a plus le même empor-
tement de gaieté. Ce ne sont plus, dans le livre IV,
que géants insignifiants comme Attila, Charle-
magne, Agamemnon. Au total, c'est une récla-
mation pour l'équité, pour la nature. Au point
de vue de l'éducation, Rabelais prépare Montaigne,
qui prépare Fénelon, Rousseau, etc. Ce sont là
des entretiens qui fortifient.
Dimanche 18. — Maintenant que je n'ai plus
celui à qui je donnais mes après-midi du jeudi et
du dimanche, je vais essayer de revenir à des
lectures qui me fassent compagnie et diminuent
la tristesse de mes promenades solitaires. Je verrai,
je chercherai. Ce qui me ferait encore un indicible
plaisir, ce serait dans quelques semaines, lorsque
les feuilles auront poussé, de chercher un coin de
bois bien touffu et là, seul, bien à l'écart, dans
l'ombre, d'écrire un roman où je mettrais ce qui
m'oppresse : douleurs, regrets, les rêves aussi,
tout enfin. Celui qui dans la peine n'a d'autre
confident que son papier, ne laisse pas que de lui
parler, y trouvant encore quelque douceur.
Vendredi 23. — Rien que le travail. — J'ai
cherché dans Thucydide les morceaux que je
dois traduire avec Poret. Il est venu hier, et nous
avons réformé ensemble le commencement de
'*^
180 MON JOURNAL.
ma thèse sur Plutarque*. Mis en goût de traduc-
tion, j'ai essayé, après son départ, de rendre en
vers latins le premier chant du Paradis perdu et
de traduire le commencement de Tode : « J'ai vu
mes tristes,... »
Puis, je suis revenu vertueusement à la peste de
Thucydide et à Dugald Stewart qui me passionne*.
Jamais je ne remuai tant d'idées.
Lorsque le temps est beau, que le soleil brille,
je me sens tiré au dehors. J'ai beau vouloir m'obs-
tiner à faire avant tout la part du devoir, la ten-
tation est plus forte; je prends un livre et je pars.
Mais si le temps est gris, je trouve délicieux de
rester toute la journée enfermé dans mon cabinet,
ruminant mes projets de livres ou me délectant
dans une de ces lectures favorites que je réserve
pour les jours de congé. C'est mon luxe et ma fête
après le travail. Continuons à écarter les livres
qui nous renoueraient trop profondément. A quoi
bon s'enfiévrer le sang, se griser la tête, se gonfler
le cœur d'émotion, pour retomber ensuite tout à
plat et ne sentir que, plus péniblement, la tristesse
et le vide d'une destinée solitaire? — Celui qui a eu
son heure de bonheur en ce monde, peut ne pren-
dre un roman que par curiosité et comme une
1. Thèse du doctorat, passée en 1819.
2. Dugald stewart : philosophe écossais et continuateur de
Reid. L'ouvrage que lisait à ce moment Nichelet ayait pour titre :
Philoiophie de Vesprit humain.
MO.N JOURNAL. 181
récréation. Mais, lorsqu'on est à jeun de toutes
les joies de l'amour, c'est avec un sentiment
d'envie et comme un affamé, qu'on lit, qu'on
dévore tout. Chaque fois que j'ai commis l'impru-
dence de mettre la main sur un roman de valeur,
il m'a été impossible de m'arrêter en route. Je
vais, je vais, haletant, le cœur plein d'angoisse et
de crainte. Quel sera le dénouement?... Quand j'y
arrive, quel qu'il soit, malheureux ou heureux,
n'importe, je suis brisé, rompu. J'ai, à la lettre,
vécu mon roman, la destinée de mes héros. Avec
eux, j'ai trop aimé, trop souffert.
Mardi 27. — La famille Poinsot, à ma prière,
s'est décidée à ne mettre sur la tombe qu'une
stèle. Cela permettra de donner à ce pauvre enfant
la joie de quelques fleurs. Samedi passé, sa sœur
est venue me prier de l'aider à choisir et à planter
un saule. Nous avons fait la route ensemble, ne
parlant que de lui et des siens. Elle avait pris mon
bras; j'y trouvais quelque douceur sous ce beau
ciel, mais sans aucune idée de galanterie; mes
pensées étaient bien pures et même solennelles.
Avant-hier, dimanche, je suis remonté seul pour
l'arrosage, emportant mes manuscrits que je vou-
lais lire près de lui» Il soufflait un vent violent et
le saule d'un tombeau voisin venait, à chaque
instant, me frapper au visage. Je sentis bientôt un
il
r^XffP-
i9l MON JOURNAL.
léger frisson sans vouloir y prendre garde. Le
soir, une fièvre violente me saisissait. Heureuse-
ment, c'était hier la fête du proviseur, ce qui
donnait aux élèves un jour de congé. J'ai donc
pu me dorloter un peu, chose pour moi si rare!
Dans l'après-midi, pour oublier mon mal, j'ai
versifié, en latin, l'ode de Philomèle de La Fon-
taine.
MM. Fourcy, de Pry, Bodin, sont venus me voir.
Le vent est à la politique. On n'a guère parlé
d'autre chose. L'enthousiasme des jeunes gens est
tel, la lecture des journaux si suivie, que les
bibliothécaires sont astreints à une exactitude
rigoureuse. Je plains M. Fourcy d'être si surveillé.
Mercredi 28. — Ce matin, j'ai eu bien de la
peine à me traîner jusqu'à mes leçons. — Le
grand air m'étourdissait. J'ai pourtant dû aller
contrôler l'estimation qu'on a faite des livres de
mon pauvre ami. Je les ai trouvés épars dans un
grenier. Rien de plus triste que devoir partir ainsi
noire âme, nos livres, ces amis qui nous ont
formés ou soutenus, encouragés, préservés^ gran-
dis!... Quand je regarde les trois ou quatre plan-
ches de bois blanc qui composent toute ma biblio-
thèque, je souffre de n'avoir pas encore les
moyens de m'acheter une belle armoire vitrée où
enfermerai cette centaine de v olumes avec le
MON JOURNAL. 183
soin jaloux de Tavare qui met sous clef son trésor.
Jeudi 29. — Malgré la faiblesse persistante, tra-
vail assidu, temps pluvieux, âme triste^ Poinsot !
AVRIL
Dimanche V\ — Ce matin, j'ouvre ma fenêtre,
un soleil superbe me salue. Il entre à flots dans
ma chambre, il l'inonde de lumière et d'une douce
chaleur. Mes forces me semblent tout à coup reve-
nues. Je laisse là ma traduction de Thucydide et
je cours à Ménilmontant voir mon ours. Il m'en-
doctrine, nous partons pour le bois de Vincennes.
On ne pense jamais à tout. Notre route passait
sous les murs du Père-Lachaise. Arrivés là, tout
pour moi a changé. — Le temps délicieux, cette
première apparition du printemps, déjà dans les
prés quelques fleurs ; en haut, ce beau ciel, autour
de nous, un vent léger, doux comme une caresse.
Tous ces biens dont nous jouissons sans lui, loin
de m'égayer, m'enfonçaient plus avant dans mes
regrets. Il a fallu abréger la promenade. Dès
quatre heures, nous étions de retour.
En rentrant, je trouve toute la maison qui s'ap-
prête pour aller au spectacle. Je ne dis mot, j'es-
quive le dîner et je m'enferme avec une joie sau-
184 MON JOURNAL.
vagc dans mon antre. En pareil cas, le travail
seul me console. Mais j'avais trop souffert, pour
m'affranchir et prendre goût aux idées. Je ne
pouvais penser qu'à lui. Ah! les morts sont bien
puissants !
Jeudi 5. — Ce matin, avant de sortir, j'ai voulu
passer en revue les plans de tous les ouvrages que
j'ai médité d'écrire. Il y a là de quoi remplir la
vie d'un homme et au delà*. Ma révision achevée,
je me suis acheminé vers la montagne (le Panthéon).
Pour la première fois, depuis la mort de mon
pauvre ami, j'ai osé affronter la vue du Jardin
des Plantes et de la Salpêtrière. J'avais emporté
Horace et j'essayais de lire, tout en marchant, les
odes galantes que je connais peu. J'en ai achevé
une à peine. Les souvenirs du passé à chaque
instant se réveillaient. Je l'ai revue, du Pont-Marie,
cette route que, si longtemps, nous avons par-
courue ensemble !... Et ce jardin !... En y entrant,
j^'ai ressenti la même oppression que dans ma
promenade avec Poret. La grande allée embaumait
de l'odeur des premières violettes. Ces parfums
que tant de fois nous avons respires ensemble
avec délices, maintenant m'offusquaient. Pourquoi
le printemps revenait-il, pourquoi les arbres
1. Nous donnerons à la fin du volume tous ces projets de
livres.
MON JOURNAL. 185
reprenaient-ils leur feuillage et la terre sa parure,
puisqu'il n'était plus là pour en jouir?... Quand
nous sommes malheureux, nous personnifions
volontiers la Nature, et nous la prenons à partie.
Ce matin, elle me faisait l'effet d'une femme
cruelle qui se rit également de nos joies et de
nos pleurs. Je détournais avec irritation mes re-
gards de cette fête commencée et je les reportais
vers le ciel. Alors mes yeux se remplissaient de
larmes. Où est-il maintenant ?
Les rêves fréquents où il m'apparait, sont loin
de m'éclaircir cette troublante énigme. Mais je
ne rêve jamais de lui, sans éprouver, le lendemain,
un invincible besoin de monter au cimetière. Il
me semble qu'il m'appelle.
A qui raconter ces songes aussi étranges que
douloureux? Celui, par exemple, où je l'ai vu dans
sa bière passant la tête et me souriant, me rassu-
rant, sans me parler, par ce seul sourire. Et celui
où, m'approchant d'un caveau resté ouvert, j'aper-
cevais au fond, des membres épars jetés là sans
sépulture; ces membres, c'étaient les siens I... Et
cet autre, plus funèbre encore, où l'on me mon-
trait sous verre une face pâle en me disant :
« Voilà la tête de votre ami ! ^ » Jamais je n'éprou-
vai tant de douleur et d'horreur à la fois.
1. Ces rêves auxquels se mêlait la vision du corps, non tel
qu'il fut vivant, mais mutilé, peuvent s'expliquer par les études
186 MON JOURNAL.
Mais quelle induction tirer de ces retours de nos
morts dans les songes?... Ces visions des nuits,
même lorsqu'elles ne sont que bizarres, ne nous
fournissent-elles point la preuve que la personne
aimée, regrettée, n'est pas encore tout à fait sortie
de ce monde?... Son âme erre, peut-être, quelque
temps encore autour de nous, avant de s'affran-
chir, à jamais, de ce qui fut sa destinée pre-
mière!
Cette question que j'adresse si souvent à Poinsot
et à d'autres qui m'ont précédé, me ramenait ce
matin, tout en cheminant, à ma conversation
avec M. Yillemain. La comparaison que nous fai-
sions des grands hommes à des soleils, peut très
bien s'appliquer à toute l'humanité. Nous ne
serions, nous les humbles, que d'indécises nébu-
leuses, de petits mondes en formation, mais assu-
jettis déjà aux mêmes lois de gravitation que les
étoiles. Dès lors, nous ne pourrions nous séparer
brusquement, comme par magie, de notre atmo-
sphère terrestre. Cela se ferait peu à peu, graduel-
lement, ainsi que nous le voyons pour les comètes
qui passent devant nos yeux. Elles nous livrent,
peut-être, le secret de nos destinées futures.
que faisait Poinsot. A Bicêtre, il disséquait surtout des parties
du corps humain. M. Micbelet revient plusieurs fois, dans ses
notes, sur la sensation pénible, désagréable qu'il en éprouvait.
Cette sensation devait lui revenir dans les songes, mêlée au sou-
venir de son anii. M"»" J M
-MhTf
. «r V ■^v" ^"
MON JOURNAL. 1«7
Quoi qu'il en soit, rien ne fait revivre plus for-
tement dans nos cœurs ceux t|ue nous avons
perdus, que de les revoir en songe. Les lende-
mains de ces nuits où Poinsot m'apparaît, c'est
comme si nos deux âmes avaient communié
ensemble. Je vis comme si je l'avais retrouvé. Le
sentiment de la présence de mon ami est si fort en
moi, que je me trouble si quelqu'un frappe inopi-
nément à ma porte. Parfois, il m'arrive de me
retourner brusquement sans l'avoir voulu. 11 me
semble qu'il est là tout près, derrière moi, et qu'il
n'attend qu'un mot, qu'un signe, pour s'élancer,
se laisser tomber dans mes bras. Ah ! si vainsque
vous soyez, songes des nuits, et parfois même si
cruels, revenez pourtant, revenez, et, même en me
brisant le cœur, rendez-moi l'ami que j'ai
perdu M
C'est dans ces pensées tristes et religieuses que
je viens d'écrire des vers latins imités de ceux de
Dugald Stewart sur les songes.
Jeudi H. — Long entretien avec M. Bocher sur
ses fils. « Vous qui les voyez tous les jours, me
disait-il, quelles sont vos prévision§r sur leur ave-
nir? » Il n'est pas toujours aisé de se faire en-
1. Vair dans VOiseau.page 91 (chap. l'Aile), une variante aussi
touchante que belle de cette religieuse pensée : « Songes des
nuits, si vous étiez pourtant! s, etc.
-Jjw\-
188 MON JOURNAL.
tendre d'un père naturellement prévenu pour les
siens. Je crois pourtant m'en être tiré à mon hon-
neur, sans manquer à ma conscience, je veux
dire, sans flatterie. Au total, je suis loin d'avoir à
me plaindre de ces deux enfants. L'aîné, Gabriel,
est un véritable fils de la grâce. Le charme si lou-
chant que lui prêtent ses manières caressantes,
presque féminines, tournera plus tard en séduc-
tion. Là, sera pour lui le danger, on peut y lais-
ser ses énergies. Aujourd'hui, il est bien enfant,
bien paresseux, bien ami du plaisir, mais sensi-
ble aux reproches, et le plus souvent docile. Avec
cela, il faut prendre patience et se dire qu'il y a
tout à espérer.
Son frère Edouard, est une tout autre nature.
Sous l'enfant, l'homme déjà perce et la volonté.
Celui-ci aime le travail, il y réussit. Au fond, c'est
un passionné. Je ne serais pas surpris qu'une fois
maître de sa destinée, il n'acquît une vraie valeur.
Peut-être sera-l-il ambitieux.
En quittant cet homme heureux, j'ai pris la
clef des champs. Comme toujours, j'avais un livre
dans ma poche, mais je lisais peu. A cette pre-
mière heure du printemps, il est bien difficile de
ne pas faire la part du rêve. Le panorama qui
se déroulait devant moi attirait aussi mes re-
gards. Je remarquais surtout, combien les jeux
de la lumière sont expressifs pour marquer la
MON JOURNAL. 189
variété des accidents du paysage. Les ondes lumi-
neuses et les ombres qui s'étendent sur la cam-
pagne, par un beau jour, en indiquent aussi,
bien que le ferait un géomètre, les dépressions
et les reliefs, sans toutefois les accuser trop du-
rement.
Ainsi, Tombre fait soupçonner la vallée; la
brume légère, ou le mince filet qui ondule.comme
un ruban argenté au bas du coteau, révèle un pli
de terrain où coule un ruisseau, peut-être une
rivière entre deux rives de verdure. Vous ne voyez
pas, vous pressentez seulement, et vous voilà jeté
dans mille imaginations charmantes. Elles s'éva-
nouiraient peut-être, si vous aviez sous les yeux
la réalité. Bien souvent ce qu'on devine séduit
plus vivement que ce qu'on voit. Ainsi, la robe
flottante d'une jeune femme, tout à coup collée
sur son corps par un caprice du vent, nous émeut,
nous trouble plus que ne ferait la nudité absolue.
Mais pourquoi faut-il que quelques courbes aient
sur notre imagination tant de puissance!...
Lundi 15. — Hier, Poret est arrivé, tenant à la
main le discours de Benjamin Constant contre la
proposition de M. Sirgis de Mérinhac. 11 a beau-
coup plus de temps que moi pour s'occuper de
politique. Sans parler de tant d'heures qu'il me
faut donner à mes leçons, mon ami n'est pas
100 MON JOURNAL.
dévoré, comme moi, d'un besoin incessant de lec-
tures. Il faut céder à plus fort que soi.
Après trois grands jours de réclusion, je me
sentais avide d'air libre et de mouvement. Nous
avons fait une course immense. De Belleville où
nous sommes montés d'abord, nous avons longé
le parc Saint-Fargeau , puis, les hauteurs de Cha-
ronne.. De là, gagnant Bagnolet, Montreuil, nous
avons cheminé vers \ incennes qui nous ramenait
à Paris. Poret, tout en marchant, me lisait sa tra-
duction de VOctogénaire et les Trois Jeunes Gens,
Nous disputions sur tout avec la chaleur ordinaire,
mais rien d'intime. Lui se souvenait peut-être de
noire dernière promenade et s'arrangeait pour
que la même tristesse ne revînt pas. Eh bien, pré-
cisément parce que nous ne disions rien de nos
pensées intérieures, ni du pauvre absent, je me
sentais repris de l'indicible malaise que je porte
en moi depuis qu'il est parti. Rentré à la maison
et seul, le soir, dans mon cabinet, j'ai pleuré
comme un enfant celui à qui je disais tout, qui
me disait tout.... L'ami qui tient sa place, d'un na-
turel beaucoup plus réservé, semble, par sa discré-
tion, vouloir m'engager au silence. Bonne et utile
leçon, peut-être, mais dont je ne saurais profiter.
Les passions intellectuelles ont beau exercer sur
moi leur puissance, le cœur, lui aussi, réclame
impérieusement à ses heures.
-^f.-
MON JOURNAL. 101
Je ne puis me renfermer, me murer. Nos con-
versations interminables avec Poinsot avaient cela
de précieux qu'elles donnaient le change à d'autres
sentiments que, pour mon repos, je voudrais ne
plus retrouver.
Dans cet état d'isolement, je dois être d'autant
plus attentif à choisir les lectures qui sont ma
récréation. Les livres peuvent être pour nos mauK
une sorte de traitement. Il faut qu'il soit varié.
On ne peut viser toujours au sublime et tendre
de grandes ailes pour retomber tout à plat, piteu-
sement. Le courant habituel de la vie se compose,
à l'ordinaire, de mille riens plutôt vulgaires qui
rapetisseraient l'esprit, le sécheraient, si on ne
lui donnait, à la fin de la journée, une lecture qui
soit pour lui, ce qu'est le bain pour le corps, un
rafraîchissement. La pensée fatiguée des labeurs du
jour, reprendrait ainsi l'élasticité, la souplesse et,
pour le réveil, de nouvelles énergies. Une chose
encore me profiterait. Ce serait d'avoir le temps de
regarder sur ma route les vieilles gravures. On
trouve à les analyser, plus d'un enseignement
fécond. Quand j'ai quelques heures de liberté,
j'aime à descendre les boulevards, delà Bastille à
lu Madeleine, sans autre but que de m'arrôter
V devant les boutiques des marchands d'estampes.
^ Tout enfant, je faisais cela déjà, en allant de la rue
' de Bondy àla pension Mélot. Les gravures anglaises
,/f
'"jr-p^f*
/ 192 MON ÎJOURNAL.
^ ,^ me remuent. Si j'avais de l'argent, il y en a deux
ique j'achèterais : Félicia, une jeune femme déliant
Jes souliers d'un vieillard, et The last request\
Riche, je ne tiendrais pas à avoir un grand nombre
de tableaux, mais seulement quelques œuvres de
maîtres, de celles qui mettent les idées en mouve-
ment ou nous aident à creuser celles qui sont déjà
nées.
Mercredi 17. — Je lisais ce malin une lettre
de Descartes où il semble n'avoir ni le sens de
l'humanité, ni celui de la nature. Cette lettre est
adressée d'Amsterdam à Balzac (13 mai 1631). « Je
vais, dit-il, me promener tous les jours parmi la
confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté
et de repos que vous sauriez faire dans vos allées ;
et je n'y considère pas autrement les hommes
que j'y vois, que je ferais les arbres qui se ren-
contrent dans vos forêts ou les animaux qui y
paissent. »
Voilà un dédain bien singulier. Mais alors à quoi
se rattache-t-il?Dans le passé, on voit que les diffé-
rentes périodes parcourues par un même peuple,
ont exercé leur influence sur les pensées des grands
esprits qui sont restés pour l'humanité les repré-
sentants de ses diverses époques. Ainsi, dans
l'antiquité classique où la vie supérieure était
i. La dernière prière.
■ .^JJIP,'^.'
MON JOURNAL. 193
concentrée dans les cités, on voit les grands
hommes du temps se préoccuper, tout naturelle-
ment, beaucoup plus de l'humanité que de la
Nature. Au contraire, lorsque ce sont les races
agricoles qui jouent le grand rôle, la Nature et
l'homme se confondent dans la pensée de celui
qui en est l'interprète. Exemple, Virgile. Si, dans
les temps modernes, il est un peuple chez lequel
le sentiment de la nature semble effacé, ce peuple-
là pourrait passer pour être le continuateur de
l'antiquité classique. Mais ce n'est pas, en tout
cas, dans Descartes qu'il faudrait l'étudier. Sa
philosophie, à en juger par cette lettre, ne s'oc-
cupe ni de l'homme, ni de la nature. Ce n'est
qu'abstraction.
Dimanche, jour de Pâques. — L'Église s'est
montrée intelligente lorsqu'elle a mis cette fête
qui est un symbole de résurrection, au moment
du réveil universel de la nature. Sans doute, le blé
courageux n'a pas attendu le printemps pour
percer la dure écorce de la terre. Il a pointé dès
la fin d'octobre. Mais bientôt, saisi par les brouil-
lards morfondants de l'hiver, comme l'alouette, il
a vécu blotti au sillon. Sous le soleil de mars
déjà fort, il est reparti, et je le vois, faisant bientôt
onduler sur la plaine, la verle mer de ses épis.
. C'est avril! Dans mon jardin bas et humide.
194 MON JOURNAL.
tout éclate à la fois, les feuilles et les fleurs
resurrexit! Oui, c'est bien en effet, la fête de la
vie et la joyeuse envolée des pensées d'amour avec
l'envolée des cloches!... Mon esprit, dès le matin,
était comme tiré hors de moi. Pourtant, j'ai voulu
avant de partir, faire aussi mes Pâques à ma ma-
nière. Travailler, n'est-ce pas prier?... Je me suis
donc mis vertueusement à traduire l'éloge que
Thucydide fait de Périclès. Ma vertu n'a pas
été récompensée. Je n'ai rien fait de bon. C'était
pourtant quelque chose, de m'ôtre essayé à rem-
plir le devoir. Tout en me disant cela, je prenais
pour la première fois mes habits d'été, et je
courais chez mon ours le dénicher de sa tanière.
Désappointement! Il ne pouvait pas sortir de suite.
Quand il l'a pu, j'ai suivi, mais l'enchantement
était passé.
, Qui de nous n'a éprouvé que les plaisirs réels,
sont presque toujours au-dessous des promesses
; que nous fait l'imagination ?
Samedi 21. — Dans tous ces jours de congé
(Pâques et la distribution des prix du semestre), je
suis monté plusieurs fois là-haut, et, devant cette
tombe que le saule nouvellement planté, commence
à égayer de sa jeune verdure, je me suis demandé
pourquoi l'Église n'a pas mis aussi la fête des morts
le lendemain de la fête de Pâques? Si, d'après la
MON JOURNAL. 195
foi catholique, Christ est mort pour sauver le monde,
s'il est ressuscité pour remonter au ciel amenant
avec lui les âmes bienheureuses qu'il venait de
racheter, la fête des morls ne peut être qu'une
fête de résurrection. Elle devrait donc venir logi-
quement, non pas en novembre quand la saison
s'achève dans la mélancolie attristée d'une destinée
qui finit, mais bien mieux, au moment de l'année
où tout veut repartir, revivre, s'élancer vers la
lumière. C'est-à-dire, au printemps, à Pâques
f fleuries. Si l'Église eût fait cela, notre imagination
i au lieu de s'enténébrer de pensées de deuil, et de
chercher les morts où ils ne sont plus, n'aurait
recueilli de son culte touchant, que des pensées
consolantes et fécondes. Elle n'aurait vu dé tous
côtés, au-dessus des tombes, que des âmes en route
pour le ciel. Heureuses, celles de ces âmes qui se
seraient fait, par toutes sortes de bonnes actions,
de belles ailes rapides et légères pour monter plus
vite à Dieu. Je vois que le peuple de Paris, si exact
à visiter les cimetières, le jour de la Toussaint, y
revient de lui-même à Pâques, comme s'il voulait
associer ses morts à la joie qu'il a de sortir des
tristesses de l'hiver et de se sentir revivre. Il fau-
drait tenir compte de l'instinct des foules.
496 MON JOURNAL.
Aujouid'hui dimanche, je ne suis point sorti. Le
commencement de Tifommee/ laCouleuvre, Dugald
Slewart, quelques lignes de journal, peut-être tout
à l'heure un peu de grec, voilà ma journée. Dans
ces délicieuses études, j'oublie trop ce qui regarde
mon métier. Bodin me l'a rappelé tantôt, en me
disant qu'il avait pris un maître de philosophie.
Cela vous apprendra à être négligent, à faire le
dédaigneux . Que dirait de cela M. Carré ^ ? Je ne sais
plus quel jour de l'autre semaine, il tâchait, comme
à l'ordinaire, de me démontrer qu'il faut vivre en
brute et gagner beaucoup d'argent. Je lui en laisse
volontiers la recette.
Depuis que mon pauvre ami est mort, je
n'éprouve qu'un seul besoin, remuer mes idées;
je sens aussi» plus fréquemment que par le passé,
l'envie de produire. Si je savais mieux manier
ma pensée et mieux écrire, je ferais volontiers un
livre. Lequel? C'est là la question. Les sujets ne
manquent pas, mais il faut savoir les traiter. Je
suis encore bien novice ! Écrire une Nouvelle serait
le plus facile. J'en ai toujours au printemps la
tentation. Là, du moins, je pourrais faire la part
du cœur, et mettre tous les événements du passé
si doux au souvenir — malgré leur tristesse —
que je m'oublie à les savourer. Mon roman serait
1. M. Carré était professeur de seconde à Charlemagne ; Mi-
chelet avait été son élève.
*MON JOURNAL. 107
à peu près celui à'Ernestine : aimer ^ adopter y
respectera
1. Ce roman, de M""^ Riccoboni est une simple et touchante
histoire. Ernestine, devenue orpheline presque en bas âge encore,
est adoptée par un ménage d'artistes. Le mari, peintre en minia-
ture, apprend son art à l'enfant comme un métier afin que,
plus tard, elle puisse s'en servir et gagner sa vie honorablement.
Bientôt, l'élève dépasse les espérances du maître qui ne pense
qu'à la faire valoir près de ses clients. Ërnestine a grandi. La
jeune fille apparaît, aussi belle que modeste. Un jour qu'elle est
seule dans l'atelier, occupée à revoir les ornements d'une minia-
ture que son père adoptif a faite au dehors, un étranger, un
oiilcier entre à l'improviste. Il se nomme : a Le marquis de Clé-
mengis d. Ce portrait, c'est le sien. Ërnestine, toute à son art,
après avoir reconnu, en effet, dans le marquis l'original de la
miniature, se met à examiner, sans faux embarras, si la ressem-
blance est fidèle. Ses yeux se portent alternativement sur le
modèle et sur l'ivoire qui en reproduit les traits. On devine aisé-
ment ce qui arrive. Avant la lin de la séance, voilà un homme
épris. Pour avoir l'occasion de revenir, il trouve mille défauts à
corriger. Ërnestine, sans arrière-pensée, une si grande distance
de position et de fortune les sépare, s'abandonne à la douce
habitude de voir à peu prés régulièrement son modèle. — Alais
un matin, le cœur de la pauvre enfant brutalement l'avertit
Aimée sans le savoir, elle aime à son tour. La voilà en péril
Que tera Clémengis? car il ne peut épouser. Un oncle fort riche,
âgé, lui laisse toute sa fortune, mais à une condition, c'est qu'il
ne prendra en mariage qu'une femme de son choix. Or, ce choix
imposé est déjà l'ait. Clémengis a consenti. Il n'est donc plus
libre. Quelle sera sa conduite à l'égard de la jeune fille? Son
honneur de gentilhomme lui commande de respecter l'innocence,
lui interdit de la troubler par des paroles indiscrètes. Il se taira
donc. Mais rien ne lui défend de venir en aide à la jeune artiste
sans qu'elle le sache. Au moment rpôme où un ordre supérieur
le rappelle à l'armée, le père adoptif d'Ernestine meurt. C'est pour
elle, peut-être, le retour prochain à la pauvreté. Clémengis s'ar-
range pour que cela ne soit pas. Il s'entend secrètement avec la
veuve, lui laisse une somme importante qui mettra le sort des
deux femmes à l'abri de tout revers. Là-dessus il part rassuré,
car il ignore que M"« D... est vaniteuse et légère. Dès qu'elle
198 MON JOURNAL.
Mais pour faire comme Clémengis, pour don-
ner en secret une partie de sa fortune, il fau-
drait être riche soi-même, et je n'ai rien. Voilà
comment on est arrêté à chaque pas dans l'exer-
cice des vertus actives.
MAI
Vendredi 4. — Baptême du duc de Bordeaux ei
réjouissances. Je hais les fêtes officielles, me sou-
venant toujours de celles de mon enfance qui nous
le peut, elle quitte ses habits de deuil et se met k courir les
bals, les spectacles. Ële y mène Ërncstine. Sa grande beauté
attire tous les regards ; on veut savoir qui elle est. On s'informe
et l'on découvre l'origine réelle de sa fortime subite. La calomnie
s'en mêle. Les hommes vont perdre avec elle le respect. Heureu-
sement, une amie dévouée arrive à point de la province. Par
elle, Ernestine apprend toute la vérité. Réveil cruel mais salu-
taire. Avec autant de courage que de droiture, elle quitte d'elle-
même sa vie de plaisir et va s'enfermer dans un couvent. Le
travail bienfaisant régularise sa vie ; quelques visites à l'amie
qui l'a sauvée sont toute sa distraction. Un jour d'été qu'elle est
chez elle à la campagne, Clémengis, qui n'a plus donné de ses
nouvelles, soudainement apparaît Elle n'a pas la force de le fuir,
lui, de se vaincre. Il cède à la passion qu'il a trop longtemps
comprimée. La résistance l'irrite, sa raison s'égare, il devient
tentateur. Ernestine saisie d'effroi court à son refuge. Mais la
porte du cloître n'est pas plus tôt refermée sur elle que tout
son cœur lui échappe. Elle écrit, s'excuse, s'accuse. Elle a vu
sa pâleur, son abattement, elle ne veut pas qu'il meure. Elle
tiendra la conduite que sa réponse va lui dicter. On pense bien
que Clémengis, redevenu lui-même, ne profitera pas de sa
défaite. Il se décide même, ce qu'on regrette dans un pareil
.6
MON JOURNAL. 199
présageaient chaque fois de nouyeaux malheurs.
Rien de plus froid, d'ailleurs, lé peuple n'y com-
prenant rien. — J'ai voulu profiter de ces vacances
pour aller voir mes anciens maîtres, et d'abord,
M. yillemain. Il s'habillait pour courir précisé-
ment où je ne voulais pas aller. Je n'ai fait que
l'entrevoir. Craignant de manquer aussi MM. Lc-
clerc et Létendart, je me suis rabattu chez mon
ours, bien sûr de le trouver au gile. Lui, ne vou-
lait pas sortir du tout. Une heure après, il s'est
décidé. Que de choses ont été dites sous ces allées
du bois de Yincennes, sur nos idées, car pour nos
moment, à se marier. H espère bien en expirer de> douleur,
mais enfin il ^a épouser. Heureusement encore, la Providence
s'en mêle et change tout. Cet oncle autoritaire, ce Crésus qui
fait le malheur des amants, tombe en disgrâce, perd ses biens,
est envoyé en exil. Pour Clémengis c'est aussi la ruine. Adieu )a
riche succession, adieu aussi le mariage! Les parents de sa
fiancée ne le connaissent plus. — Ernestine au contraire, avertie
de ce double malheur, réalise le peu de bien qu'elle possède et
l'envoie sous le couvert de l'anonyme & celui qui fut un moment
son bienfaiteur. Il vit à la campagne, retiré, silencieux. Que
dirait-il à celle que, riche, il n'a pas eu le courage de préférer à
la fortune? Le chagrin, l'isolement, deux mauvais compagnons
•pour une âme malade, -ruinent sa santé. Bientôt, sa vie môme
est en péril. Ernestine l'apprend. Adieu cette fois, la sagesse*
adieu la prudence! Elle vole s'établir au chevet du lit du mou-
rant. Est-il nécessaire de dire le miracle qui se fait par l'amour
et le dénouement?... Bien que le style ait vieilli en quelques
endroits, M. Yillemain avait raison : c'est bien un petit bijou,
Michelet aussi avait raison de prendre là l'idéal de son roman
Nous offrons cette pensée de la vingtième année à la jeunesse
contemporaine; il y aura profit pour elle à s'y arrêter.
M- J. M.
i rT*r"j»T^" ^
200 MON JOURNAL.
sentiments, il semble que nous nous soyons in-
terdit d'en parler jamais. C'est peut-être un ser-
vice que me rend Poret. Son amitié m'est salu-
taire en ce qu'au besoin, elle saurait gourmander
ma faiblesse. Il faut donc toujours remercier Dieu.
Poinsot sympathisait tellement avec moi, que sa
société ne pouvait, en ce sens, m 'être utile. Par-
lant sans cesse ensemble de l'état de nos âmes,
nous ne nous quittions que plus agités. Soit que
nous parlions d'amitié ou de vertu, nous n'étions
pas plus tranquilles que si nous eussions parlé
d'amour. Cet état de l'âme était plein de poésie,
mais il avait son danger. Je ne puis cependant
m'empêcher de le regretter. Depuis que mon ami
est mort, il me semble que le monde a changé.
Dans les heures de fermeté, je me dis qu'il a
changé plutôt en mieux, que tout ce qui m'en-
toure, la nature physique et morale, doit m'ôter
le regret des enchantements du passé; et, qu'enfin,
il faut repartir. Mais à d'autres moments, il me
semble que je sacrifierais tout, pour un quart
d'heure passé avec lui!
Le seul moyen de tirer un bon parti de mes lec-
tures serait d'en faire des extraits raisonnes. J'ai
souvent pensé à me donner, pour mon usage person-
nel, un petit traité de philosophie pratique, com-
posé uniquement de pages détachées des auteurs an-
ciens et de quelques paraboles de l'Évangile, celles
MON JOURNAL. 2Ô1
qui formulent des vérités éternelles, indépendantes
de toute religion établie. Bien avant qu'un jeune et
savant rabbin eût Tidée de les réunir, elles étaient
le patrimoine des plus antiques nations, mais elles
étaient éparses. En les groupant dans le beau
livre des Évangiles, le Christ et les apôtres ont
rendu un grand service à l'humanité.
Ce matin j'ai traduit dans saint Jean la parabole :
Personne ne peut voir le royaume de Dieu s'il
ne naît de nouveau.
Et celle-ci encore : Travaillez, non pour la
nourriture qui périt, mais pour celle qui se con-
serve jusqu^à la vie étemelle.
Cela est haut, et noble, et fécond.
Jésus a dit encore : « Un câble passerait par
une aiguille plutôt qu'un riche n'entrerait dans le
royaume des cieux. » Je ne sais si la fortune
ferme à celui qui la possède les portes du paradis,
mais je sens que la seule société, le seul contact
des riches est une grande entrave pour la liberté
morale. On peut ne les voir que dans un but de
charité, pour en tirer de quoi donner aux pauvres.
Mais cela même mondanise, vulgarise ; on en vient,
insensiblemeni, à estimer l'argent plus que le
mérite.
Lundi 21. — Enterrement de Camille Jordan*.
1. Camille Jordan, élu député en 1816, après avoir été deux ans
202 MON JOURNAL.
La France s'appauvrit. Poret, plus heureux que
moi, a pu en être. Le petit discours de Benjamin
Constant m'a pénétré. Ce sont bien là les paroles,
les sentiments d'un cœur, d'une âme toute fran-
çaise. Quel profit il y aurait pour la jeunesse à
vivre dans la société de pareils hommes! Per-
sonne rie paraît songer que demain, nous entre-
rons à notre tour dans l'action, et que nous sommes
déjà l'avenir. J'entends mes camarades, car pour
moi, au train où vont les choses, je sens bien que
je ne serai jamais qu'un pauvre répétiteur.
N'importe, travaillons quand même. Que cela
serve ou non, il n'y a pas à compter. C'est le de-
voir. Je me dis aussi que c'est le seul moyen de
combler le vide que je sens en moi et autour
de moi. — Oublie donc y et pâlis sur les livres. —
J'aivécu cette semaine dans la Germania de Tacite
et dans mes auteurs grecs. La tin de Phédon m'a
fait pleurer. J'achève l'apologie de Socrate et
m'enfonce avec une joie sauvage dans la solitude,
l'abstinence absolue.
Jeudi 30. — Nous sommes allés, Poret et moi,
nous inscrire à la Sorbonne pour ce misérable
concours qui n'aura peut-être pour nous aucun
résultat. Le jardin du Luxembourg était plein de
l'appui du ministère, refusa de le suivre dans la réaction et
devint le chef de l'opposition libérale.
MON JOURNAL. 203
troupes. On jugeait les conjurés*. Il y avait dans
la masse du peuple, amené là par la curiosité, et
dans Tair, je ne sais quel ferment d'orage. « A quoi
bon nous inscrire? disais-je à Poret. Dans un pays
aussi inflammable que le nôtre, il suffira de la
moindre étincelle pour que tout de nouveau prenne
feu. Guerre? Révolution?... Peut-être les deux à la
fois. Il faut chaque matin se poser cette question :
« Qui seras-tu : scribe ou soldat? » En revenant,
nous sommes passés par le Jardin des Plantes,
nous avons suivi la poétique allée où nous lisions,
il y a six ans, la Nouvelle Héloïse. Que les temps
sont changés!. . J
Cette nuit, j'ai encore revu Poinsot. Il était
seul, assis dans une grande chambre démeublée
près de laquelle logeaient des étudiants en méde-
cine. On entendait leur conversation et leurs rires.
Saisi de le trouver là, je m'écriais : « D'où vient
que tu sois ici vivant, quand je t'ai enterré et
pleuré? » Il me répondait : « Rien de plus naturel.
Après qu'on m'a eu mis dans la terre, on est venu
tout près creuser une autre fosse. Le bruit que
faisait la pioche du fossoyeur m'a éveillé, car je
1. Sans doute la conspiration militaire du 19 août 1820, qui
avorta avant d'éclater.
204 MON JOURNAL.
n^étais pas mort, mais seulement en léthargie. Je
me suis échappé. » La maison où se passait celte
scène avait quelque chose de magique. Comme
nous en sortions, nous Voilà assaillis par une tem
pête de pluie et de grêle. Je veux prendre le bras
de mon ami, je me retourne ; il n'y avait plus d'ami.
Je le vois remonter et se perdre dans l'ouragan.
La persistance de ces apparitions nocturnes
continue à me jeter dans un monde de pensées.
Pourquoi nos morts nous reviennent-ils ainsi dans
le sommeil, quand nous flottons nous-méme entre
deux mondes? Serait-il donc vrai, que celui qui
meurt çn pleine amitié, en plein amour, ne peut
brusquement s'affranchir de l'âme attardée qui
reste en arrière et souffre de son départ? Et, ne
semble-t-il pas qu'elle retienne à celle qui la
devance, sa part la meilleure, la plus vivante?
La Bible dit : « L'Amour est fort comme la
mort ». Je crois qu'il serait mieux de dire : « LA-
mour est plus fort que la mort. » Il garde jalou-
sement le trésor qu'elle a voulu lui arracher.
JUIN
Dimanche '5. — Lefebvre, malgré trop de sujets
de distractions, nous reste pourtant fidèle et je lui
en sais gré. Au demeurant, plus je l'observe et
MON JOURNAL. 205
plus je rae retrouve en lui. Nous sommes bien de
la même race; c'est bien dans nos veines, le même
sang ardennais qu'un rien fait bouillonner ; c'est
la même curiosité ardente, la même soif de tout
savoir, de tout acquérir. Ce qui ne veut pas dire
que nous soyons toujours d'accord. 11 a, par
boutades, le goût du paradoxe et moi je le hais.
Ses hérésies, en amour, m'exaspèrent. Ce soir, il a
parlé des femmes, qu'il prétend connaître, comme
un homme qui les aurait longuement pratiquées.
A vingt et un ans!... Sans doute quelque mésa-
venture dans une relation facile qu'il n'ose avouer,
fait toute sa science et cause sa mauvaise humeur.
La mienne, m'a poussée le redresser vivement, par
une théorie toute contraire à la sienne. J'ai sou-
tenu, non sans raison, que le plus perspicace des
hommes dans les autres affaires de la vie, peut
fort bien en celle-ci, n'y voir goutte. Je lui citais
comme preuve, ceux de nos hommes de génie
dont les facultés divinatoires ont été si puissantes,
et qui, cependant, au milieu même de la vie,
lorsque toute expérience semble devoir être ac-
quise, n'ont pas moins témoigné, par des choix
malheureux, d'une singulière ignorance de la
femme, de sa vraie nature et de ce qu'on en peut
attendre. Ambroisine est survenue; il a fallu s'ar-
rêter. J'ai promis de lui achever par écrit ma
réponse. La voici :
12
-y., ,j,w^^-,y-^
206 MON JOURNAL.
ce C'est une pure vanterie de prétendre tout
savoir quand on vient de naître. Mais, outre Tinex-
périence dont pour ma part je ne me sens pas du
tout, en ceci, mortifié, il y a, à notre âge, un ob-
stacle qui nous empêchera toujours de voir clair
dans cette question en elle-même si obscure. Cet
obstacle, charmant il est vrai, c'est que nous
sommes amoureux de l'amour encore plus que
de la femme. Dans cette disposition qu'arrive-t-il?
C'est que la première jeune fille qui arrête notre
regard, nous semble presque toujours, réaliser
l'idéal que nous poursuivons dans nos rêves. Si la
déception vient vite, sommes-nous en droit de
mous plaindre?... Qu'est-ce qui nous a servi? Le
hasard. Il n'est pas responsable,
U y a autre chose encore. .L'artiste qui, le
premier, imagina de faire de l'amour un dieu
aveugle en lui mettant un bandeau sur les yeux,
cet artiste a été, à mon sens, sans le savoir peut-
êlre, un grand philosophe.
Hélas! quand elle nous tient tout entiers, cette
puissance inconnue qui nous fait à la fois si forts
et si faibles ; quand elle nous possède à ce point
qu'il n'est plus un seul mouvement, une seule de
nos pensées qui ne nous vienne d'elle et ne lui
appartienne, que pouvons-nous, dites-moi, pour dé-
mêler la vérité ? Femme ou homme — il n'y a pas
en ceci de sexe fort — nous sommes alors en plein
MON JOURNAL. . - 207
jmrage. Si nous cherchons à analyser la personne
'^aimée, nous la voyons, non pas telle qu'elle est
/>dans la réalité, mais telle qnejiotre-désir la crée.
Donnez-moi à juger là femme qu'aime mon
Yoisin, j'y viendrai peut-être. Dans le calme des
; sens, l'esprit garde sa lucidité tout entière et ses
moyens d'analyse. Mais, si c'est moi qui aime, si
, j'ai été pris brusquement, à l'improviste, adieu
alors l'analyse, adieu même la raison !
C'est pour cela qu'il faut tâcher de rester juste
dans nos défaites et de n'accuser jamais téméraire-
ment. Qui sait, d'ailleurs, si la femme que notre
légèreté condamne si aisément, n'eût pas donné
l'infini du bonheur à celui qui eût fait à son cœur
un plus sérieux appel?... Prise, jeune et novice
encore, la femme devient presque toujours ce que
nous la faisons. L'homme est son créateur natu-
rel. A lui, de savoir l'élever. Ce qu'il y faut avant
. tout, c'est d'aimer réellement. Or, peut-on dire
qu'il y ait amour, dans ces rencontres fortuites
jet passagères où Ton ne donne rien du meilleur
de soi?... Ce sontbjen moins deux âmes qui s'u-
. nissentj^ue deux corps électrisés qui fortuitement
se rencontrent. La passion, le vertige des sens
semblent les confondre, à jamais, dans l'éclair
. de l'orage. Ce n'est qu'une apparence. L'orage
V apaisé, l'étincelle électrique éteinte, la séparation
brusquement se fait, les voilà redevenus étrangers
208 *-, MON JOURNAL.
Tun à Tautre. Que dis-je étrangers! Ennemis
plutôt. La nature ne se charge pas de veiller au
au bonheur des aniants ;"etlë^ ne s'inquiète ^as"
non plus des droits de la morale. Son seul souci
est qu'on aime et que la vie continue. Elle nous
prend pour ses auxiliaires, mais elle n'a garde de
nous laisser notre libre arbitre. Elle ne le laisse pas
non plus à l'Amour. Après avoir armé de pied en
cap contre nous ce petit dieu malin et rieur, elle
s'arme à son tour contre lui de défiance. S'il
s'amusait à trier, à choisir sur sa route ; si tous
n'étaient pas ses victimes, s'il y en avait d'épar-
gnés!... Qu'il soit donc aveugle pour être cruel,
qu'il tire à tort et à travers dans la mêlée hu-
maine et que tous soient frappés. Si deux cœurs
sont atteints à la fois du même trait, tant mieux,
dit celle qui veille si âprement ; le courant de la
vie n'en ira que plus rapide.... Ainsi, de la part
de la nature, aucune moralité. Heureusement la
conscience est là ;/ c'est en elle que son droit
réclamg^ Celui qui sait l'entendre a droit à un
retour sérieux, mais celui-là seulement. Pour ceux
qui s'en moquent, et n'écoutent que Tappel du
plaisir, — s'il ne leur reste après, que la déception
amère et quelque peu le mépris de soi, —^^ c'est,
en toute justice, ce qu'ils ont mérité. »
Jeudi 7. — Ma longue épitre à Lefebvre a ré-
MON JOURNAL. 209
veillé mon désir d'une adoption. Former une
âme!... Je ne conçois pas de plus grand bonheur
en ce monde. Mais cela, hélas! ne semble pas
devoir être dans ma deslinée. Tous ceux que j'ai
aimés jusqu'ici, Dieu me les a repris. Poinsot !...
Thérèse!... Celle-ci plus que mortel Môme ma
pauvre Sophie sur laquelle j'aurais pu avoir quel-
que influence.... Tous partis! Comme si c'était
déjà le soir de la vie, je ne compte les années que
par les pertes et les deuils.
Acceptons, cependant, tout sans nous plaindre.
S'il est vrai que les fruits de la souffrance morale
soient de beaucoup supérieurs à ceux que nous
recueillons de la douleur physique, souffrons par
le cœur et sans que le monde en sache rien. Ne
laissons voir de nos larmes que celles qui tombent
sur les maux d'autrui. Ce sont peut-être, d'ail-
leurs, les seules qui soient fécondes.
Dimanche 10. — Malgré le bruit des allants et
des venants, rien de plus triste que la maison des
Poinsot*. La mère malade, dans ce même .lit, à
celte môme place!.... Virginie près d'elle, reve-
nue de la veille convalescente, mais si défaite en-
core que j'en ai été effrayé. Comme je lui deman-
1. Thérèse s'était mariée en province. Voir Ma Jeunesse,
pages 314 et suivantes.
2. Les Poinsot, venus de Vermenton, faisaient, en gros, le
négoce des vins de Bourgogne.
12.
210 MON JOURNAL.
dais dé ses nouvelles, la pauvre enfant m'a répondu
de cette voix tramante et douce qu'avait son frère
aux derniers temps de sa vie : « Oh ! merci, je ne
souffre plus ». Oui, mais c est une autre Virginie.
Ses grands yeux profonds, démesurément agran-
dis par l'amaigrissement du visage, semblent
regarder au delà, vers un monde dont ils ont déjà
la vision. Serait-ce celui où est allé son frère, et
serait-elle en train de le rejoindre^?
Comme elle lui ressemble dans son dépérisse-
ment et sa pâleur sépulcrale ! J'ai eu bien de la
peine à cacher mon émotion» Il le fallait pour ne
point l'attendrir sur elle-même. Je dois aussi me
surveiller pour que son entourage, sa sotte mère
surtout, n'aille pas prendre ma pitié pour de
l'amour.
Lundi soir 11. — Je sens de plus en plus que
l'âme pour avoir toute son action, doit s'harmo-
,niser. 11 faut donc s'interdire bien des choses
douces et innocentes qui sont comme le sourire
de h vie, mais qui rompent l'unité de la pensée
jet relâchent la discipline à laquelle on a eu tant
[de peine à s'assujettir.
Je viens, à ma grande satisfaction, d'achever
mes extraits du livre de Gérando. J'avais trop
1. Virginie mourut, en effet, comme son frère, de consomp-
tion.
MOiN JOURNAL. 211
délaissé pour lui mes auteurs grecs, qui doivent
toujours être ma principale nourriture. Je relis
mon vieil Homère, pour mieux traduire en grec
le discours que j*ai fait sur lui, dans ma dernière
année de collège, et qui m'a valu Téld^ de mes
maîtres. M. Leclerc s*est offert obligeamment à
me marquer les accents. Je me suis reproché de
l'avoir appelé : Faquin.
MM. Villemain et Létendart témoignent un si
grand plaisir à m'enlendre lire mes vers, que cela
m'encourage fort à ce genre d'exercice.
Jeudi 14. — Voilà qui est décidé, nous allons
concourir. On le doit au recteur ^ Notre ancien
condisciple Théry , qui a passé par l'école normale,
nous a invités à l'aller voir à Versailles où il est
maintenant professeur. Nous irons dimanche. En
attendant, j'extrais sa thèse de philosophie.
Le voici venu ce jour tant désiré! J'avais
1. Le recteur était l'abbé NicoUe. n avait été préfet des études
à Tancienne Sainte-Barbe avant 89. H quitta la France en 93,
passa en Russie, où il fonda d'abord un institut à Saint-Péters-
bourg, puis un collège à Odessa sous les auspices du duc de
Richelieu. En 1817 il revint en France et fonda la nouvelle
Sainte-Barbe, depuis collège Rollin. U avait refusé d'être évêque,
préférant suivre son goût très vif pour l'enseignement.
212 MON JOURNAL.
un si gros rhume que je tremblais de ne pouvoir
faire la course. A six heures, j'entends frapper
deux coups. C'est Poret!.... Je m'élance du lit,
je cours à la fenêtre.... Déception ! C'était le jardi-
nier de M. Yial. Me voilà tout refroidi par ce
désappointement. A tort, puisque le rendez-vous
avait été pris pour sept heures. L'ami est exact.
Nous partons. Tout le long de la route, il me lit
son Arion que je trouve fort beau. Rien n'excite
I plus l'expansion que le roulement rapide de la voi-
I ture dans la gaieté du matin. Il semble qu'on aille
^ la conquête d'un monde nouveau. Notre gon-
dole, bien suspendue, nous a menés comme en
rêve au terme du voyage. Théry qui nous atten-
dait avenue de Saint-Cloud, très obligeamment,
nous a offert le chocolat. Tout en le prenant,
nous lui avons demandé, non sans quelque em-
barras, ce qu'il ne nous offrait pas, ses cahiers
de philosophie. C'est un jeune homme fort esti-
mable, le ton un peu didactique. Cela est remar-
quable surtout dans la tournure des phrases. Mis
à l'aise par son obligeance, nous voilà jasant de
tout, politique, philosophie, école normale, elc.
Poret, peu à peu, s'engouait de Théry et moi, de
notre vénérable mère à tous, la vieille Université.
Sans en rien dire, je me repaissais de l'espoir
prochain de lui appartenir par des liens plus
étroits et plus durables.
MON JOURNAL. 213
Le temps était douteux, voilé, mais on sentait
la douce chaleur du soleil à travers les nuages.
Le rossignol chantait son idylle amoureuse et sa
plainte, aux plus épais fourrés du jardin du roi.
Rien de plus délicieux. Cette journée qui a fini
trop tôt, marquera dans mes souvenirs. A sept
heures, nous étions de retour. Une dame âgée,
qui avait fait la route avec nous, a paru fort tou-
chée des précautions avec lesquelles je l'aidais à
\ descendre. Les vieilles, en France, ne sont pas
\ gâtées.
Jamais, je crois, je n'avais senti, plus vive-
ment qu'aujourd'hui, la force du mariage entre
rhomme et la nature, mariage souvent incon-
scient, mais très réel et très fort. Les routes, les
bois, dans ce beau jour de juin, regorgeaient de
monde ; la joie était sur tous les visages. J'ai bien
des fois remarqué l'avidité du peuple de Paris
pour les fêtes champêtres. Il ressemble à l'en-
fant ; il prend tout avec passion, mais, comme
lui aussi, il se lasse vile. Cette foule, partie le
matin si joyeuse, rentrait chez elle sans presque
dire un mot.
■^^4%
Vendredi 22. — Hier, Bodin est venu nous
demander à dîner. 11 est bien distrait de ses
études. J'ai essayé de l'y ramener, et aussi, de le
convaincre qu'il ne rencontrera jamais l'amour
214 MQN JOURNAL.
s'il le cherche dans le changement. J'ai combattu
sa théorie fausse qui veuf que la femme soit
aussi libre que Thomme. Libre, oui, de souffrir,
de se masculiniser en se faisant ouvrier quand
l'homme lui laisse un métier à prendre. Libre
aussi, de mourir de faim, de froid, quand rou-
vrage manque, ou d'allumer un réchaud quand
celui qui l'a séduite l'abandonne. Ce sont là les
seules libertés que je lui voie. Que peut d'ail-
leurs savoir de la destinée de la femme, celui qui
ne l'étudié que dans les lieux publics?
Celles qu'on y rencontre, pour s'éviter l'oulrage,
vont parfois plus loin que l'homme dans l'audace
cynique. Ce sont des viragos déchaînées. Pour se
rendre compte de l'inégalité que la nature autant
que la société a mise entre les sexes, inégalilé
toute au préjudice du plus faible, il faut cher-
cher la femme ailleurs, ou plulôt, la surprendre à
Fimprovistc, dans la mansarde où elle est aux
prises avec toutes les difficultés de la vie : insuf-
fisance de salaire, de nourriture, fréquence des
chômages (la pauvre petite Héloïse en est un
exemple).
L'artiste-femme qui ne tire ses ressources que
d'un métier de luxe, est peut-être encore plus à
plaindre. Moins habituée que l'ouvrière aux priva-
tions, elle en souffre davantage. La fréquentation
des ateliers l'expose aussi, plus que la grisette,
' /
MON JOURNAL. 215
au péril des mauvaises rencontres. La pauvre
Marianne leur a dû sa fin tragique. En réalité, la
liberté de la femme, sa force dans la faiblesse,
n'existent pas en dehors de l'amour exclusif et
fidèle. Là, elle reprend tous ses avantages. Et c'est
alors aussi que l'homme trouve en elle, avec le
bonheur, sa véritable assiette et parfois sa fécon-
dité.
Je lui racontai à l'appui de ma thèse, la scène
touchante que j'avais surprise un soir en passant
devant la loge de notre concierge. Le mari tra-
vaille tout le jour au dehors. Elle, garde la loge,
surveille le va-et-vient des locataires, répond aux
questions des survenants, soigne le ménage et
l'enfant encore trop jeune pour aller à l'école.
Ce soir-là donc, le mari me précédait de quelques
pas. La nuit tombait. Il entre dans la loge éclai-
rée par un beau feu de cheminée, et jette avec
sa casquette ce mot bref: « Me voilà! » C'est tout
son salut: ni mollesse, ni sensiblerie, et pour-
tant, que de choses tendres pour les siens, dans
«es deux mots : « Me voilà! » Cela voulait dire :
« Enfin je vous retrouve, vous, et ma maison! »
Cet homme, évidemment, a connu la tristesse des
repas solitaires, ces repas, — j'en sais quelque
chose, — où le miel même garderait une saveur
amère. On sentait sa joie que ce temps fût passé
pour ne plus revenir. L'enfant s'était emparé de
216 MON JOURNAL.
ses genoux, et, de ses petites mains, caressait sa
rude barbe. Elle, bien plus affinée que lui visible-
ment, était sa fête. Elle allait et venait de la che-
minée à la table. 11 y avait de la grâce dans ses
moindres mouvements. Cette jolie scène d'inté-
rieur m'a rappelé le vers d'Horace : Mulier pu-
dica exstrua lignis vetustis focum sacrum] sub
adventum viri lassiK
Depuis que le concours occupe sérieusement
Vours et son compère, mille projets leur roulent
dans la tête. L'idée qui prédomine, est celle qu'ils
ruminaient ensemble il y a un an déjà : Fonder
une institution en s'associant Poinsot et Théry.
Lefebvre retenait pour lui les mathématiques.
Ce matin même, j'ai cru toucher à la réalisation
de ce rêve. Une lettre du censeur de Charle-
magne est venue m'inviter à remplacer en qua-
trième, M. Maugeret qui est malade. C'était pour
l'après-midi. J'ai dépêché ma besogne rue St-Gilles
et je suis parti très fier de me voir élevé à la
dignité de professeur. Le censeur est venu écouter
1 . « Que la femme honnête construise avec du bois le foyer
sacré ayant l'arrivée du mari fatigué. » Ces réflexions sur la
nécessité de donner à la femme un foyer stable contiennent, en
germe, les deux ouvrages que Michelet écrira pour elle, quarante
ans plus tai'd : l'Amour, la Femme, M"* J. M.
MON JOURNAL. 217
une partie de ma leçon. Il a pu se convaincre que
je sais tenir une classe.
Dimanche 24 {jour de la Saint-Jean et Fête-
Dieu). — Je suis allé ce matin prendre des nou-
velles des dames Poinsot. J*ai trouvé la mère tout
à fait remise, occupée à ses écritures, et Virginie
faisant le ménage, toujours très pâle. En les quit-
tant, je suis monté là-haut avec une couronne de
roses. Le cimetière en est lui-même rempli. Elles
font aux tombeaux, mêlées au gazon très haut à
ce moment de Tannée, la plus aimable parure.
Toutes les herbes de la SaintJean finement odo-
rantes. Au milieu de cette fête de la nature, dans
ce beau mois voluptueux plein de vie et d'amour,
la philosophie de la mort devient souriante. En
me ^promenant à travers les sépultures, j'ai fait
l'agréable découverte d'un grand réservoir plein
d'eau. Je porterai mon arrosoir poiir arroser,
non seulement les fleurs que j'ai mises sur le
tombeau de mon ami, mais encore, celles qui
souffrent de la soif sur les tombes négligées. C'est
déjà le cas pour ce pauvre Lallemand. II semble
que personne ne soit venu depuis que les rosiers
ont été plantés. Ils sont plus qu'à moitié morts.
Je suis descendu chez le concierge acheter pour
lui une belle amarante. De retour à la maison,
bien clos dans mon cabinet, j'ai fait des vers la-
13
T-^™
218 MON JOURNAL.
tins sur tout ce que je venais de voir. Ensuite,
j'ai achevé ÏAndromaque d'Euripide, puis, quel-
ques pages de Clodius, et le plus long jour de
Tannée a passé comme un rêve à la fois triste,
beau et doux. En voyant, de la fenêtre qui regarde
du côté du cimetière, descendre la nuit silen-
cieuse et s'éteindre, peu à peu, les dernières lueurs
d'un chaud crépusculCj je songeais à ceux qui
sont là-haut et me disais : « Il doit faire bon
dormir son dernier sommeil, ainsi englouti sous
les roses! »
Jeudi 28. — Je suis allé ce matin chez M. Le-
clerc reprendre mes vers grecs. Il en a été si
content qu'il les a lus successivement à Théry
et à Cousin. Celui-ci venait de sortir. J'en ai eu à
peu près toute la conversation. Il a parlé avec un
.^souverain mé^^ Encouragé par le:s
éloges d'un maître si peu prodigue de louanges,
je suis monté chez M. Villemain. Lui, sans mar-
chander, s'est fort récrié sur mon érudition
grecque. Je rentrais donc chez moi assez plein
d'orgueil. Foret, qui lisait en m'attendant ma
Mort de Pline\ m'a rendu plus modeste. Il en
trouve la rédaction franchement mauvaise, avec
raison. Sa sévérité habituelle a toujours pour
effet, au premier moment, de m'irriter \parce que
1. Sujet de prix proposé par l'Académie; il ne fut pas achevé.
MON JOURNAL, 219
je n'entrevois pas la possibilité de mieux faire. ,
Mais bientôt, plus calme, je me range à ses con-
seils et m'efforce de les mettre à profit.
Samedi 30. — Monté entre deux leçons au ci-
metière. Le -temps était selon mon cœur, triste et
pluvieux. Une couronne fraîche venait d'être dé-
posée. J'ai senti la main et le cœur d'une femme;
je lui ai su gré de ce souvenir.
Quand je compare ce moi&^i à celui de l'an
passé, il me semble que je sois mort avec lui.
Rien de la vie ne me plaît plus, rien ne m'égaye.
Même ce journal que je faisais avec tant de plai-
sir et d'entrain quand il était là pour le lire,
maintenant ne me charme plus. Si ce n'était un
devoir de l'écrire pour m'améliorer, je crois que
je l'aurais abandonné tout à fait. Une seule chose
garde pour moi tout son intérêt, l'exercice de la
charité. Je suis allé hier faubourg Saint-Jacques
porter à mes anciens pauvres, quelques billets
pour la distribution des vivres.
JUILLET
Dimanche 1". — Lu et traduit, pour sanctifier
mon dimanche, la parabole du Semeur, Écarter
l'ivraie du bon grain pour qu'il monte haut et fort,
220 MON JOURNAL.
que la moisson soit riche, et lourds les épis, voilà
où doit tendre la volonté. Je me disais encore : Si
même chez les plus croyants, ce que je ne suis
point à le preridre ainsi, l'inquiétude est au fond
de la foi, c'est là un bon tourment qui harmonise
Tesprit à la marche du monde. Il ne semble fuir
le passé que pour mieux éclairer l'avenir. Au
total, cela aussi est de Dieu. Seulement, ne serait-
il pas utile au progrès même, de regarder parfois
en arrière vers ce passé d'où nous venons, et de
nous réchauffer un moment le cœur au sein ma-
ternel? C'est ce que j'ai fait en traduisant ma pa-
rabole. Ensuite, j'ai couru chez M. Devilliers qui
devait me conduire auprès de son ami, M. Millon*.
Il était deux heures et la chaleur accablante. Mon
homme, dans un déshabillé grotesque, n'avait
d'autre envie que de s'enfoncer dans sa paresse
et de jaser. 11 a bien fallu le suivre et divaguer
avec lui. D'abord, il a décidé, sans y rien entendre,
de l'ordre dans lequel il valait mieux étudier les
sciences ; puis est venue la liaison à trouver entre
les sciences naturelles. Ceci était la grande pen-
sée de mon pauvre Boinsot. Il m'a dit que cette
étude était plus avancée que je ne croyais, qu'il y
avait déjà des cours de chimie appliquée aux
1. H. Millon était professeur au collège Gharlemagne et à la
Faculté des lettres de Paris. H eut un moment la pensée de
prendre Michelet pour son suppléant.
^^""^^IWW^-^*,
MON JOURNAL. 22i
arts, etc. Je n'ai pas voulu lui répliquer que j'envi-
sageais les choses de plus haut. A quoi bon? Je
ne sais à quel propos j'en sujs venu à parler de la
spiritualité, de l'immortalité de l'âme. Il m'a ri
au nez et m'a développé, comme il a pu, son maté-
rialisme. J'ai senti, à ma colère, qu'on ne devrait
jamais disputer.
Jeudi 5. — Vu enfin M. Millon, qui m'a paru
tenir le milieu entre Vhuître et Vhomme. C'est
l'idéjl de l'ennuyeux.
Dimanche 8. — Journée solitaire et sédentaire.
Je me suis avisé de commencer un discours fran-
çais. J'ai choisi Grégoire de Nazianze à Julien.
J'ai écrit quatre grandes pages avec une indomp-
table ardeur. Puis, est venu, le tour de la philo-
sophie avec Destutt-Tracy. Ce sont là les bons
jnoments. J'oublie tout, je ne vis plus que dans
mes pensées.
Samedi 14. — Ce matin, je suis passé chez les
les dames Poinsot. J'ai trouvé Yirginie, toujours
languissante, occupée à faire des confitures de
groseilles. Comme elle n'avait personne pour
l'aider à les tordre, je me suis offert. J'en ai encore
les mains toutes rouges. Ces jolis détails de mé-
nage intéressent. Virginie, c'était son droit, a ri
222 MON JOURNAL.
gentiment de ma maladresse. Après le rire, est
venue l'émotion. « S'il nous voyait! » Cette excla-
mation douloureuse, au même moment, nous a
échappé. J'ai craint de m'attendrir dans ce tête-
à-tête solitaire, je me suis brusquement esquivé.
En quittant la sœur — les premières compo-
sitions pour les prix ont diminué mes heures dç
leçons — je suis monté près du frère. La cou-
ronne que j'ai mise sur sa tombe le lendemain
de son enterrement est bien flétrie. Que doit-il
donc en être de ce qui est dessous? Mais mon
ami ne peut être là. Où es-tu donc? M'entends-
tu?...
Après avoir arrosé le saule, je me suis assis du
côté qui regarde la barrière du Trône et Bicêtre.
Là, j'ai lu pour la vingtième fois Paul et Vir-
ginie, et j'ai pleuré comme un enfant. Heureuse-
ment au retour, les occasions de me relever se
sont offertes. MM. de Flotte et de Pry m'atten-
daient. Le soir, M. Fourcy est venu me lire une
ode qu'il a composée sur la liberté de la Grèce.
Nous avons convenu de la traduire en grec pour
l'envoyer ensuite à Athènes.
Dimanche 15. — Ce matin, M. Yillemain m'a
reçu avec une extrême bonté. Il m'a lu ses vers
latins au roi. J'ai eu l'occasion d'observer que
c'est un mauvais moment pour lire ses propres
/
^f*' BTON JOURNAL. 223
ouvrages que celui où un auteur vient de vous
montrer les siens. Il est épi ji^é.
11 avait gardé à déjeuner deux de mes anciens
camarades : le ridicule Duport et le chagrin Élio *-
Je ne pouvais me dispenser de reconnaître ce
dernier, et le pauvre garçon en a paru touché
comme si j'avais été son supérieur. Je lui ai dit
les choses les plus honorables que j'ai pu trouver,
ce qui, en présence de M. Villemain, devait lui
faire grand plaisir.
En sortant de là, j'ai tourné vers M. Carré, qui
m'a parlé sur-le-champ du concours et a paru
désirer m'avoir après, comme auxiliaire*. Cette
perspective ne m'a pas quitté depuis. L'espoir fait
tant de bien ! Ce soir, je commence à traduire en
vers latins :
« Tel que le vieux pasteur'... »
Samedi 21. — J'ai été chargé par le censeur de
Charlemagne de remplacer de nouveau M. Mau-
geret. Le pauvre diable, que j'ai été voir, m'a fait
une peine que je ne puis rendre. Chaque parole
1 . Voir Ma Jeunesse^ page 92.
2. M. Carré était à la fois professeur à Charlemagne et chef
d'institution.
3. « Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Nérée. »
J.-B. Rousseau.
{Ode au comte du Luc.)
224 MON JOURNAL.
avait Tair de lui tant coûter! Son état m'a si fort
attendri que j'ai été sur le point de lui faire des
offres de services. Je n'ai jamais su comment lui
tourner la chose. Rentré à la maison, je conte à
Pauline mon embarras. Elle me reproche de n'a-
voir pas su m'en tirer et me dit : « S'il le faut,
j'irai pour vous. » Appréciez donc votre bien,
l'amilié d'un tel coeur.
Vendredi 27. — Me voilà depuis huit jours fai-
sant la classe à mes' marmots, essayant de les
conduire par la douceur ou la sévérité. Ce soir,
grand bruit et beaucoup de retenues. II. est in-
croyable combien une contrariété habituelle en-
durcit le cœur.
Samedi 28. — Ce naatin, comme j'entrais au
collège, je rencontre Poret qui me raconte que
Théry a eu le prix à l'Académie. On n'est jamais
maître d'un premier mouvement. J'ai appris la
chose sans jalousie et pourtant avec peine, par la
crainte du tort que ce nouvel avancement pourra
nous faire.
Dimanche 29. — Quand j'ai quelque inquié-
tude, je fais toujours des visites. Je n'ai trouvé
que M. Leclerc, peu philosophe. Il m'a beaucoup
parlé du discours de Théry. Le tableau qu'il m'a
"'^^F!ip:^:'^^"^T'
MON JOURNAL. 225
fait de ses démarches et de ses anxiétés, n'est pas
fait pour encourager à recommencer*.
AOUT.
Mercredi ^®^ — Je fais toujours tristement la
classe à Charlemagne. Poret ajoute à ma tristesse,
en me disant que la lettre que j'ai écrite à Théry
pour le féliciter, lui a semblé trop flatteuse. Lui-
même est très froid. Le ton et les paroles me
frappent désagréablement. Mon imagination s'ef-
farouche. Je perds tout le plaisir que j'emportais,
en sortant de la classe, d'en être tout à fait quitte.
Le soir, je n'y tiens plus, je cours chez mon ami
qui s'étonne de me voir. « Je veux lire cette lettre »,
lui dis-je. Il me la donne, je me rassure. Il ne
me parait pas que Théry en soit si fâché....
Samedi 4. — Journée profondément triste. Ce
matin, M°*® Hortense, qui n'était pas retournée
au cimetière depuis le jour de l'enterrement de
Poinsot, m'a prié de l'accompagner. Nous nous
sommes arrêtés devant cette tombe. Elle est restée
froide. Toute son émotion a été pour une jeune
1. n paraîtrait, d'après ce dernier mot, « recommencer », que
Michelet avait eu aussi la pensée de concourir. Nous n'avons re-
trouvé aucune trace de ce travail. M"' J. M.
13.
- ■S".'^,2^-' '
220 MON JOURNAL.
lille regrettée de sa mère. Émotion bien naturelle
quand on songe à son malheur. J'ai pourtant
souffert de son indifférence. Il me semble tou-
jours que ceux dont je suis aimé, devraient par-
tager mesjoies, mes peines et surtout mes regrets.
C'est une grande amertume, que la perte de mon
illusion me vienne d'une personne si chère !
Au milieu de mes occupations, je sentais mon
cœur si lourd des larmes qui ne pouvaient couler,
que je suis retourné ce soir près de lui. Jamais le
cimetière ne m'avait paru si triste. Le ciel était
couvert, la campagne grise et morne. Les hau-
teurs seules de Bicêtre, éclairées d'un pâle reflet
du couchant, semblaient venir à moi. Pour la
première fois, j'ai pu apercevoir sa maison et
même la porte dont j'ai si souvent franchi le
seuil. A cette vue, oubliant qu'il était à deux pas
derrière moi, j'ai laissé échapper tout haut cette
exclamation de douleur : « Cher ami! cher en-
fant! n'es-tu pas encore là-bas?... » Le sentiment
de ma solitude m'écrasait
Mardi 7. — J'aime ce mot qu'on entend fré-
quemment dans la rue pour exprimer la fran-
chise d'un homme : « Il a le cœur sur la main ».
Il est encore vrai qu'à la manière dont un ami ou
une femme vous serre la main, vous sentez immé-
diatement ce que son cœur peut donner. En
MON JOURNAL. 227
réalité, il y a deux sortes de mains : Tune sèche,
dure au toucher, véritable main de bois aussi im-
personnelle que le serait celle d'un mannequin
mise en mouvement par un ressort; — l'autre,
souple, humaine, qu'une vie généreuse anime de
sa chaleur et qu'il suffît de retenir un instant, pour
que réchange des pensées et des sentiments soit
complet. Elle entend vous parler par sa pression
silencieuse, et en effet, elle a dit tout. Et le cœur
aussi, a passé dans cette étreinte. Vous le sentez à
la douce chaleur que garde votre main.
J'aime à voir sur les tombeaux, pour toute
épitaphe et expression de l'éternellç union des
âmes à travers les vies futures; deux mains
enlacées.
Jeudi 9. — Longue promenade au bois de Vin-
cennes avec mon ours. J'avais trop de choses à
lui dire. Et d'abord, sur le livre que je voudrais
faire, dont j'ai même esquissé le plan : Histoire
d'une chaîne de causes et d'effets^ en remontant
de nos jours jusqu'à la création *.
Tout en marchant et causant dans une allée
assez retirée, nous nous amusions à recueillir les
débris de plusieurs lettres d'amour. Nous les
avons emportés pour faire chacun de notre côté
l'histoire heureuse ou malheureuse des deux
1. Voir le Journal des idées.
-î -'^V
228 MOiN JOURNAL.
amants. La mienne serait fort triste. On y voit
combien les femmes sont parfois, entre elles, per-
fides et fausses. Celle qui entre au foyer domesti-
que sous prétexte d'amitié, et fait souffrir une
autre femme dans les choses de Tamour, mérite
un châtiment.
Dimanche 12. — Promené tout seul, longue-
ment, sur les hauteurs, derrière le Père-Lachaise.
J'ai croisé d'abord une foule bruyante qui descen-
dait dans Paris, et aussi, des couples amoureux
emportés, visiblement, par la fougue de la jeunesse
et du désir. Cela m'eût plutôt refroidi. Mais qu'en
pense dame Nature? C'est là ce que je me deman-
dais en cheminant. Bien qu'elle se soit relative-
ment assagie pendant la longueur des siècles,
est-il bien sûr qu'elle préfère aujourd'hui aux
fous les sages?... Quand je dis les fous, j'en-
tends Tamour dans le vertige, l'amour aveugle
où l'animalité domine.
Celui qui en naîtra, n'en sera que plus riche
en énergies physiques. C'est là peut-être encore
son rêve, avoir des fils plus semblables à elle,
des hommes tout nature. L'humanité à son pre-
mier âge ne put être que cela, et légitimement.
Elle avait alors à prendre possession du monde
qui venait de l'enfanter; elle engageait un combat
à outrance, contre ses hôtes primitifs, poilus.
■ ',— r-»-— ,'«»j'»7^ >
MON JOURKAL. 220
griffus, dentus qui regardaient avec mépris ce
dernier-né de la création, sans poils ni griffes,
tout nu et désarmé. Dans une guerre où la puis-
sance matérielle était toute du côté des premiers
occupants, il fallut bien que le dernier venu,
pour les vaincre, eût avec eux quelques points
communs de ressemblance. Il fallut que lui aussi,
appartînt à ce monde inférieur ou plutôt, qu'il
résumât les deux natures : c'est-à-dire, qu'il fût
à la fois homme et bête, ayant de celle-ci, les
ruses instinctives aussi bien que les fureurs san-
guines, dans la colère et dans le rut.
La victoire restée, en définitive, au plus faible,
sur tant de points du globe, a prouvé, néanmoins,
sa supériorité originelle. Dans V homme-bête, do-
miné d'abord tout entier, en apparence, par les
fatalités physiques, dormait déjà, comme dans
la chrysalide, l'homme véritable qui se tient de-
bout et marche la face tournée vers le ciel. Suivant
les progrès du globe, cet homme du second âge,
s'est peu à peu dégagé de la domination tyrannique
du pôle inférieur qui, si longtemps, l'avait as-
servi; il a gravité avec les siècles, vers son entière
émancipation.
Aujourd'hui, le pôle cérébral est décidément
vainqueur. Aux lourds rêves d'un sang trouble,
aux énergies brutales qui, dans leur orage, bri-
saient plutôt qu'elles ne créaient, a succédé la
250 MON JOURNAL.
^«^^ .. ? vie nerveuse, de sensibilité délicate, intelligente,
^^ , I enfin la vie supérieure. La pensée a remplacé le
:. ~ •' ' rêve; l'âme a pris des ailes, l'homme moderne,
* par elles affranchi, s'est approché de Dieu.
jj^ \ I Pourquoi s'en éloignerait-il de nouveau et, cé-
:^ A^ "^ /dant aux sollicitations de la nature, retourne-
•^ \ ^ ^' Irait-il en arrière?... Je sais bien que la bête n'est
^ ^ '^ pas tout-à-fait morte, et que les heures troubles
ne sont encore, hélas! que trop fréquentes. Mais
si la bête sommeille en nous, tâchons que ses
, . réveils soient courts. Qui n'a à se rappeler ces
^ lamentables lendemains où, épuisés de l'orgie de
la veille sans avoir rencontré le plaisir réel, on
traîne, misérables limaces, dégoûté à la fois
^ des jouissances auxquelles on a trop donné, et
de soi-même, et de tout.... Voilà les pensées phi-
losophiques que l'on trouve en cheminant tout
seul, sur les hauteurs de Ménilmontant.
Mercredi 15. — Je suis allé aujourd'hui faire
mon journal au Père-Lachaise près de la tombe
de mon ami, mon intention était de me rendre
meilleur. J'avais emporté son précieux carnet qui
ne me quitte guère. Je me disais en le feuilletant :
« Puisse l'exemple de sa vertu ra'être bon à quel-
que chose ! »
Au lieu d'écrire mon journal, je me suis mis à
copier le sien, du moins une des pages où son
MON JOURNAL. 231
âme se révèle dans son élévation morale et son
exquise sensibilité. La voici :
« C'était le temps où je commençais à m'in-
téresser aux études anatomiques. J'étais parvenu
à vaincre la répugnance que l'odeur cadavérique
fait éprouver à tout être vivant. Mais je n'avais
pu encore dominer le frisson d'horreur qui me
glaçait toutes les fois que j'étais appelé à plonger
le fer dans un corps encore organisé, tout sem-
blable au mien. Il me semblait toujours commettre
un meurtre.
« Un matin de décembre, je m'étais rendu,
comme à mon ordinaire, à l'hôpital de la Charité
où je faisais mon premier stage. Il faisait froid et
noir. La cour était encore déserte. J'entre dans
l'amphithéâtre, je m'approche de la table de
marbre où était le cadavre tout prêt pour la leçon
d'anatomie. C'était une femme. Elle pouvait avoir
vingt-cinq ans. Le visage était noble et pur. De
longs cheveux châtains, épars autour d'elle, ba-
layaient les dalles. Je fus blessé de voir ces mem-
bres délicats ainsi exposés sans protection et sans
voiles, sur ce marbre glacé. Personne, ni mère,
ni sœur, ne l'avait donc assistée, personne n'était
venu réclamer ses pauvres restes? Une folle
jeunesse allait s'en emparer pour en faire bru-
talement un amas de chaii:s informes. Mais par
rT^w'TT*?^-*"
232 MON JOURNAL
quelle fatalité du sort était-elle venue là? Sans
doute par l'abandon?... Les hommes avaient dû
lui promettre Tamour pour obtenir d'elle le plai-
sir.... Non, ce n'était pas cela. Je lui faisais
injure. Si ses mains étaient restées délicates,
on voyait pourtant que le travail les avait dur-
cies. Elle était morte victime de la pauvreté
sans que le monde indifférent y prit garde, voilà
tout.
« Le jour, qui avait peine à venir, tombait in-
décis sur son pâle visage. Il semblait dire dans
sa douceur touchante : « J'étais résignée ».
L'heure de la leçon approchait. La cour était
maintenant pleine de voix, de rires. Je ne sais ce
que j'aurais donné pour faire taire cette gaieté
bruyante. La mort que je m'étais habitué à con-
templer d'un œil froid, était redevenue pour moi
solennelle. J'aurais voulu qu'il se fit autour un
silence religieux. Je m'éloignai un peu pour n'être
pas surpris dans ce funèbre têle-à-tôte par ces
jeunes fous. Mais de cœur, à distance, je lui fis
mon adieu : « Qui que tu sois, infortunée, si je
t'avais connue, je t'aurais soignée, sauvée peut-
être.... Sois plainte au moins une fois!... »
« Neuf heures sonnaient à Thorloge de l'hospice.
Au même moment, riant, chantant, gesticulant,
mes camarades, tous à la fois, firent irruption..
La bande, m'aperccvant immobile près de la fe-
MON JOURNAL. 235
nêtre, vint à moi, criant : « Tiens, voilà Poinsol!
Toujours le même, n'est-ce pas? toujours troublé
quand on va tailler en plein dans des chairs de
femme? ah! ah! ah! » L'entrée du prosecteur mit
fin à leurs railleries. Froid et grave, il regarda la
morte un instant, puis il prit et souleva, l'un
après l'autre, chacun des membres qui retomba
sur la dalle, avec le bruit mat et sourd particu-
lier aux choses mortes. L'épreuve étant faite, la
dissection commença.
Au premier coup de scalpel porté dans la région
supérieure de la poitrine, rien ne bougea. Le. vi-
sage resta doux et triste, mais insensible. Au
second coup, un mince filet de sang rouge se mit
à couler lentement de la blessure. La main du
prosecteur trembla : « Qu'est-ce ceci? La mort ne
serait-elle qu'une apparence?*.. » 11 redressa vive-
ment le cadavre, un râle sortit de sa poitrine,
suivi bientôt d'un brusque mouvement convulsif .
La morte n'était qu'en léthargie; nous étions en
train de disséquer une femme vivante ! »
Mettrai-je sur le papier, tout mon cœur et son
tourment*?... Avant-hier matin, j'ai revu Thérèse!
1. Ce fragment est sans date, mais le ton du journal, dans les
pages qui suivent, indique que c'est ici sa vraie place.
#
V/'^'"
254 MON JOURNAL.
i Le choc de cette rencontre imprévue a été si vio-
lent, que je ne puis, au bout de quarante-huit
heures, m'en remettre encore, ni me ressaisir, ni
me ravoir. Ce que j'éprouve est aussi douloureux
qu'étrange. Il me semble que mon âme et mon
corps, depuis ce moment, n'aillent plus en-
semble. Lui, est ici misérable; elle, mon âme, je
ne sais où, en fuite de moi, me laissant là gisant,
demi-mort. Eh ! que ne suis-je donc mort tout à
fait!...
On dit que l'homme s'appartient. Amère déri-
sion ! Chaque matin, nous sortons, nous croyant
libres, et le destin brutal nous mène où il veut.
Ainsi, j'étais parti pour aller voir M. Leclerc,
lui parler du concours. La course est longue.
J'avais pris pour me faire compagnie Virgile
(V Enéide). Arrivé rue Saint-Hyacinthe*, je ferme
mon livre et, machinalement, je regarde devant
moi. Je la vois !... Elle venait en sens inverse sur
le même trottoir. Nous étions si près l'un de
l'autre que j'aurais pu lui tendre la main- Elle
marchait les yeux baissés, dans la contenance mo-
deste de la femme honnête. Sans l'altération de
son visage et sa pâleur, j'aurais pu croire qu'elle
ne m'avait point vu. Mais c'était matériellement
impossible. Elle avait dû même me voir venir de
loin, plongé dans ma lecture, et c'est là, sans
i. La rue où demeurait M. Leclerc.
'■^,,i}^
'' 4^^ »
/ »'
MON JOURNAL. 255
doute, ce qui lui avait fait espérer pouvoir me
croiser sans être aperçue. Le trouble que trahis- \ i^^"* ,,j
sait sa pâleur, lui était venu en me voyant fermer
mon livre. Elle avait senti, dès lors, qu'elle n'é-
chapperait pas à mon regard.
Cette pâleur mortelle, voilà surtout ce qui m'a
bouleversé. Tout n'était donc pas fini entre nous ! ; . .
Mais ai-je eu le temps de me le dire?... Mon émoi
me semble avoir été indépendant de toute réflexion.
La commotion a été si soudaine et si forte, que
tout mon sang n'a fait qu'un tour ; mon cœur s'est
comme détaché de ma poitrine et j'ai cru le sentir
tomber. Avec lui, la vie a coulé, j'ai chancelé
comme un homme ivre.... Ah ! non, ce ne sont pas
là les effets de l'ivresse. La mort seule, quand
elle nous touche de son aile funèbre, peut faire
éprouver une si poignante angoisse et arracher
à l'âme un tel cri de détresse.
Lorsque j'ai su ce que je faisais, elle avait passé,
elle était déjà loin. J'aurais pu retourner sur mes
pas, la poursuivre, ou bien, agir en homme, dire
adieu au passé, à ses souvenirs décevants; j'au-
rais pu entrer chez mon maître et reprendre
pied avec lui dans le présent par des pensées vi-
riles. Mais c'était un de ces moments où l'on ne
sait plus vouloir. Un instant avait suffi pour tout
changer. Que m'importaient maintenant le con-
cours et tous les intérêts de ce monde?... Une
236 MON JOURNAL.
seule chose existait pour moi, celle hélas! que
j'avais à jamais perdue I...
Comme il arrive, après ces brusques défail-
lances qui vident le cœur, un flot de vie bouillon-
nant et chaud a remonté.
Alors, sans raisonner, d'instinct, j'ai couru au
Jardin des Plantes, à ce lieu toujours si plein d'elle,
et là, de mes deux bras ouverts, j'ai embrassé le
passé. 11 me semblait la retrouver tout entière, non
pas au labyrinthe, trop fréquenté à cette heure,
mais au fond de cette allée solitaire où, si souvent,
nous nous sommes assis, dans nos promenades du
soir!... Que Dieu me pardonne si, dans un élan
de joie sauvage, je l'ai refaite mienne, un instant,
celle qu'un autre m'a prise ! Que me faisait qu'il
eût son corps, quand je gardais le meilleur, son
âme?... Ne l'avais-je pas cueillie sur ses lèvres,
dans son premier baiser d'amour?... Et n'était-
elle pas encore à moi tout entière?... Si je ne
l'avais plus, si son cœur m'était devenu étranger,
aurait-elle ainsi pâli mortellement à ma ren-
contre?... Non, tout n'était pas fini ; Thérèse m'ai-
mait toujours! A cette pensée, un rire strident,
mauvais rire du rival vainqueur qui se sent resté
en possession, tout à coup m'a échappé.... Je l'ai
bientôt expié par la plus amère tristesse.
« Hélas ! pauvre homme, tu n'as rien du tout! »
m'a répliqué une voix que je connais bien. « Qui
MON JOURNAL. 237
a le corps a rame. Et quand tu t'abaisserais — pour
avoir la femme qui s'est donnée à un autre — à le
trahir, le tromper, à troubler la paix d'un ménage
honnête, qu'aurais-tu en retour? De misérables et
furtifs larcins, rien de plus. Cela est méprisable,
et tu ne le feras pas. »
Celle qui me parlait ainsi, ma conscience, avait
raison. L'homme qui aime réellement une femme,
a, plus qu'elle, peut-être, le souci de son honneur.
Depuis cette fatale rencontre, je me suis répété
cela vingt fois, pour m'encourager à la fuir. Mais,
' dois-je le dire à ma honte, jg^'aj jamais tant
•^ , I sou^ertjque^cette fiiisL4^d'avûir des principes et de
,./ I n'être pas né vicieux. J'jiplêm*é_ sur jna vertu
1 comme on pleure sur sa lïiisère, et je n'ai pas été
\çonsoJà.
Mardi 21 . — Toute cette semaine a passé comme
un songe désagréable. Je suis toujours blessé. Rien
de plus douloureux et parfois de plus irritant que
ce combat intérieur. Pauline, qui sans doute
. K^ m'observe, m'a dit un mot frappant : « Si vous
i. . n'êtes pas heureux comme moi, c'est que vous
';^ n'avez pas la paix de l'âme. »
Mercredi 22. — Si languissant que je sois, et
honteux de moi-même, j'ai essayé de retourner au
cimetière. Là, on retrouve les graves pensées,
258 MON JOURNAL.
non sans douceur. Je suis donc parti avec mon
écritoire. — Mais arrivé près de lui, je n'ai su
d'abord, si je devais écrire sur un sujet si profane
dans un pareil lieu? J'ai décidé que je devais à
mon ami comme autrefois, la confidence de mes
sentiments. S'ils ne sont pas dignes de lui être
racontés, je dois les extirper de mon cœur, plutôt
que de les lui cacher.
Cher enfant! qu'es-tu devenu?... Pourquoi ne
me parles-tu pas?.,. Pourquoi l'esprit des morts
ne communique-t-il plus avec nous?... Ta tombe
est muette. Que ne t'ai-je près de moi ! . . . Dans l'état
affreux où je suis, ton souvenir me revient aussi
souvent que le sien. Toi seul m'aurais fait quelque
bien. A chaque instant, ces mots s'enfoncent
dans toute leur cruauté : « Poinsot est mort, j'ai
tout perdu ! »
En rentrant, j'ai trouvé la lettre du recteur
(M. NicoUe) qui m'admet au concours d'agréga-
tion. Il doit s'ouvrir le 3 septembre. La première
épreuve sera passée au chef-lieu du Conseil royal,
rue de l'Université, 15, à huit heures du matin.
Ainsi mon sort va se décider. Que de choses à la
fois et dans un tel moment !
Jeudi 23. — Ce matin, me raisonnant un peu,
j'ai repris mes lectures dans la rue afin d'arrêter
l'imagination. Il y a huit jours, je n'aurais pu le
MON JOURNAL. 239
laire. Sa pensée m'obsédait. J'ai pris Ovide et m'en
suis bien trouvé, comme aussi, de quelques visites j /
de charité. Cela vaut mie uxjlue-deJIamfliir^ Hier, JJ^^ ''"
j'ai passé toute ma journée à faire des extraits
de Laromiguière. En travaillant ain^i avec suite,
j'échappe un peu à mon tourment. Malgré tout
ce qui m'accable, je n'ose ajourner ma pauvre maî-
tresse d'anglais. Elle a si grand besoin de ses
leçons! Nous avons lu ensemble un peu de Sterne-
ce qui m'a fait grand plaisir. La page où le sou-
venir d'Élisa le décide à ne pas aller à Bruxelles
m'a vivement touché : Founlain of happiness.
Ce qu'il faudrait écarter surtout, ce sont les vi-
sites des désœuvrés. Ils me font perdre beaucoup de
temps. Mon ours lui, reste dans sa tanière. Il est
comme moi surmené. Je l'ai vu hier. Il m'a conté
la bonne réception du directeur de Sainte-Barbe*. Il
craint que ce ne soit le legs du chanoine Sédillo à
Gil-Blas^
Ma7'di 28. — Huit jours de travail acharné. La
i. Henri Nicolle, frère du recteur.
2. « Le chanoine, devant Dieu soit son âmel pour m'engager
à me souvenir de lui toute ma vie, s'expliquait ainsi sur mon
compte par un article de son testament : « Item. Puisque Gil Blas
€ est un garçon qui a déjà de la littérature, pour achever de le
« rendre savant, je lui laisse ma hihliothéque, tous mes livres et
« mes manuscrits, sans aucune exception i>.
a ... n y avait dans la maison quelques papiers, avec cinq ou
six volumes, sur deux petits ais de sapin dans le cabinet de mon
maître : c'était là mon legs! Encore les livres ne pouvaient-ils
m'ètre d'aucune utilité. » [Gil Blas^ liv. H, chap. ii.)
•TPt'':r^" ^.'^'^T./jr '
240 MON journal;
préparation du concours m'abrutit. Lefebvre, qui
est venu nous demander à dîner, m'a trouvé dans
un état de demi-mort dont j'avais honte. Je l'ai
reconduit jusqu'au bout du pont d'Austerlitz.
Jamais la lune, faisant ondoyer sur l'eau sa lu-
mière argentée, ne m'avait paru plus belle. Il
faut, pourtant, s'arracher à la nature. Nous avons
jasé philosophie, moi du moins, car il est bien
difficile de le faire parler.
Notre causerie m'a conduit tout naturellement
à Laromiguière, dont je suis plein*. Il donne à la
France, par ses Essais ou plutôt par ses Leçons
philosophiques y ce que l'école écossaise a donné à
l'Angleterre. En mêoie temps que lui, je revois
Locke et Condillac, Aristote et Descartes. Il me
semble que je serais assez prêt maintenant à pro-
fesser la philosophie. Nous verrons ce que donnera
le concours.
Vendredi 31. — Mon père aurait-il écrit à
Renwez? Je viens de recevoir une lettre de ma
tante Hyacinthe', qui me met en garde contre les
1. Laromiguière fut un des fondateurs de l'éclectisme philoso-
phique.
% Cette tante Hyacinthe, Talnée de la famille (voir Ma Jeunesse,
p. 282 et suivantes), les régentait tous, grands et petits. Il est
curieux de lire les lettres adressées à son neveu, lettres impé-
ratives et hautaines. Quelques-unes mériteraient d'être publiées
comme spécimens d'une autorité à la Mirabeau. Autorité tyran-
nique qui entendait être en tout obéie. M**' J. M.
MON JOURNAL. 24i
dangers du célibat et me presse de songer au
mariage. On dirait qu'elle a été informée de ce
qui m'arrive. L'heure est mal choisie pour me
prêcher de la sorte. Voici, à peu près, en quels
termes je lui ai répondu :
« Si c'est toujours, chère tante, une chose grave
que de fixer sa vie, combien plus, de le faire dans
l'inconnu, je veux dire, sans presque rien savoir
de la personne à laquelle on se lie. Je souligne le
mot, car s'wnir n'est pas assez fort pour rendre
la valeur du mariage. Or, se connait-on réelle-
ment, lorsque trois mois, six mois avant d'épouser,
on ignorait l'existence même de la personne que
l'on prend? Agir ainsi, c'est avoir bien des chances
de grossir la confrérie des « mal mariés » . Vous
savez mieux que moi, comment à l'ordinaire, les
choses s'engagent : uniquement d^abord sur les
convenances entre les deux familles, égalité de
fortune, de position. Dans la société actuelle, c'est
toujours là le point capital. V essentiel ^ qui serait
avant tout de savoir si les jeunes gens sont faits
l'un pour l'autre, est le point secondaire. « Au
même pot, à la même cuillère », dit le proverbe.
Pour le reste, on se fie au temps. Quand a lieu la
première entrevue, tout est déjà à peu près réglé
entre parents. Le jeune homme et la jeune fille,
sachant ce qu'on leur veut, se composent pour la
circonstance; ils ne sont nullement eux-mêmes.
14
242 MON JOURNAL-
Si la cour est acceptée, elle se fera devant témoins.
Donc, ils ne sauront rien de leurs goûts, de leur
caractère, du fond vrai dé leur nature. Ils ne don-
neront que la surface, en prenant soin réciproque-
ment de l'embellir. En attendant que le dessous
se révèle, une chose, inévitablement, se produit.
La contrainte qu'on exige des fiancés, en les tenant
si près l'un de l'autre, éveille le désir. C'est bien
là ce qu'ont prévu les deux familles assez machia-
véliques en tout ceci.
« Qu'on ne s'avise pas alors d'avertir, de prê-
cher.... Trop tard! trop tard! cher père et chère
mère.... Si vous vouliez être écoutes, il fallait
parler plus tôt. Maintenant, la destinée sera ce
qu'elle pourra. Les marier au plus vite, c'est tout
ce qu'ils vous demandent.
« Voilà, chère tante, comment les choses m'appa-
raissent, et je crois être dans le vrai. Convenez
avec moi, que cftla n'est pas fait pour encourager.
Il faut se voir vivre, pour ainsi dire à l'insu l'un
de l'autre, ou, sans arrière-pensée, pour se bien
connaître. Alors on se donne tel q^u'on^st. Voyager
ensemble, serait bon aussi. Les voyages sont pleins
d'imprévus, souvent désagréables, qui vous sur-
prennent à l'improviste, et font saillir ^u dehors,
les qualités et les défauts. Mais on n'a pas toujours
les moyens matériels de faire ce genre d'expé-
rience. En ce qui me concerne, le temps me
MON JOURNAL. 245
lïîanque pour m'assurer le bonheur en faisant
autour de moi des études matrimoniales. Heureux
le jeune homme que le labeur quotidien dévore,
/s'il a près de lui une femme fjui, ayant été pendant
/ ,/des années son a mie, pu isse, un matin, devenir
^ sa compagne! »
SEPTEMBRE
Samedi V\ — Lefebvre vient de nous faire ses
adieux. En écoutant tomber la pluie, je lui disais
tout le parti que lui, chimiste, pourrait tirer de ce
beau titre : Histoire (Vune goutte d'eau. Après le
concours je ferai peut-ôtre cette folie. Il m'a quitté
fort ému et semble s'éloigner de Paris à regret.
Moi, je l'envie d'aller se refaire sous nos petits
bois de chênes, si riches en souvenirs. Mais peut-
être laisse-t-il ici quelque attachement. En ce cas,
le corps s'en va et l'âme reste en arrière.
Après son départ, je suis monté au Père-Lachaîse,
où je ne pourrai revenir qu'après les épreuves du
concours. Jamais le cimetière ne m'avait paru si
triste, si imposant! Jamais je ne regrettai davan-
tage mon pauvre ami. Je ne pouvais quitter cette
tombe; j'étais navré de la laisser seule à la pluie
pendant la nuit qui approchait. La plus grande
partie du ciel était découverte, mais le côté du
244 MON JOURNAL.
couchant restait voilé de noir. Mon pauvre ami!
Siccine dividit amara mors !
En rentrant, j'ai trouvé Poret qui venait s'en-
tendre avec moi pour le concours et me donner
rendez-vous. J'avais l'àme si sombre, si pleine d'une
tristesse amère, que je me suis livré à lui tout
entier. Il n'a témoigné aucune surprise. « J'avais
bien prévu, m'a-t-il dit, ce qui arriverait. L'amour
non satisfait s'alimente de ses privations. Tu
n'étais point guéri; j'en aurais juré à ta sagesse.
En retrouvant Thérèse tu devais être repris tout
entier. » — « Oui, lui ai-je répondu, et que ce soit
sans espoir, voilà ce qui empoisonne la blessure.
Rassure-toi pourtant ; je tiendrai la promesse que
je me suis faite de ne point la revoir. L'avenir res-
semblera au passé. Je ne courrai jamais après la
femme d'un autre. Ce n'est pas seulement ma
droiture qui y répugne, c'est aussi mon égoïsme,
un égoïsme jaloux. Je veux avoir mon bien à moi
seul, tout entier, sans de honteux partages. Le
courant rapide de pensées, d'action dans lequel
je serai bientôt emporté, ne me laissera plus
guère le loisir de songer à ma souffrance. Et Dieu
fera le reste pour ma guérison. »
Lundi 3. ^— Commencement des examens. Com-
position en dissertation latine. Grande chaleur!
grande fatigue!
MON JOURNAL. 245
Mardi 4. — Dissertation française.
Mercredi 5. — Composition en vers.
Jeudi 6. — Premier examen sur la philosophie
passé avec bonheur. Je réponds sur la causalité.
Vendredi 7. — Examen sur la littérature géné-
rale.
Samedi 8. — Nous tirons au sort les sujets de
la leçon.
Mercredi 12. — Trois, jours d'attente vaine. Je
suis examiné aujourd'hui. J'explique une ode
d'Horace, puis une douzaine de vers d'Hécube.
Tout se passe très bien et j'en suis quitte.
Jeudi 13. — Me voici donc avec la longue per-
spective des vacances où je pourrai travailler et
lire tout à mon aise. Cette pensée déjà me repose.
Dès ce matin, je me suis de nouveau abonné au
cabinet de lecture de la rue de Turenne où j'ai
pris les Mémoires de Suard, par Garât. Je lis avec
une ardeur fatigante jusqu'au dîner. Pour profiter
de mes lectures, je devrais juger chaque ouvrage,
soit dans le Journal de mes idées y soit dans un
cahier d'analyse.
14.
246 MON JOURNAL.
Dimanche d 6. — Je pars par un épais brouillard
pour aller voir mes juges. Je traverse le Jardin
des Plantes très beau, très silencieux. Je me sen-
tais dans le cœur, à cette heure matinale, toutes
les passions tendres. « Qu'importe, me disais-je,
ne regrettons rien ! » Et je trouvais presque doux
que ce n'eût guère été que Tamour de la rose et du
rossignol. Insensiblement, mes pensées prenaient
un autre cours. En voyant les belles fleurs d'au-
tomne dont les propriétés sont si efficaces et qui
restent pour la plupart sans usage, je songeais à
la foule de bonnes intentions que nous portons en
nous et qui, ne trouvant pas d'occasion de se pro-
duire, meurent dans le cœur où elles sont nées.
Tout en philosophant, j'arrive rue St-Hya-
cinthe et j'entre chez M. Leclerc. La froideur
de sa réception me glace. II me dénonce, sans
ménagement, l'indignation que ma manière d'é-
crire Je français a soulevée chez mes juges. Je le
quitte sans dire un mot et je cours chez M. Léten-
dart, qui m'a aussi examiné. Heureusement celui-
ci me relève et me fait douter de la sincérité île
l'autre.
Au retour, je prends la rue de Seine et je tra-
verse tout Paris en suivant le beau quai Voltaire
et les Tuileries toujours admirables. Malgré les
petites gens qui vous coudoient, il y a là, si l'on
se met en fac^ des Champs-Elysées, une grandeur
■rar*rr-
MON JOURNAL. 247
de perspective qui vous subjugue. On voudrait
que le sommet de cette montée triomphale, fût
consacré par un souvenir héroïque.
Lundi 17 — Je suis allé de bonne heure chez
mon oursy lui rendre compte des nouvelles que
j'avais recueillies la veille.
Il en résulte pour lui, Tassurance d'être reçu
dans un bon rang. J'étais charmé d'être le premier
à le lui dire.
D'après ses informations, il paraîtrait que
M. Nicolle pense à nous pour la rue des Postes.
D'un commun accord nous écrivons, afin de l'es-
quiver. Cela fait, nous sommes partis pour Saint-
Mandé. Chemin faisant, il me lisait les Mémoires
de M"™* Roland que j*écoutais par complaisance.
Cette lecture est trop orageuse pour moi. Nous
nous sommes assis sur un arbre renversé par
Forage, à la même place où nous nous étions re-
posés un mois avant le concours. Je me promet-
tais alors d'être heureux après. Et comment, mon
Dieu!... mon cœur de nouveau, est bien malade!
Vendredi ^i. — J'achève Garât : Des Mémoires
de Suard et du dix-huitième siècle. Le titre seul
jure; il faut une tête étroite pour avoir accolé
de telles choses. C'est l'adorateur des académies
et des salons. Il sent le dix-neuvième siècle.
248 MON JOURNAL.
mais il est du dix-huitième. Il a quelquefois de
Tesprit dans le tour de la phrase, jamais de l'élo-
quence. Rien de plus lent. VU n'a que d eXesprit
et^U Qavre^ toujours unejpcanajTtouchfij H y a
souvent le ton d'une coterie.
Ce ton est partout bénin ; il ne semble voir que
des extérieurs d'hommes. C'est un phénomène
curieux à observer qu'un Français qui a été dans
les affaires et dans la Révolution et qui n'est encore
qu'un académicien.
Samedi 22. — Poret est venu m'annoncer qu'il
était le premier.
En m'examinant, je crois démêler que cette
nouvelle m'a fait éprouver à la fois joie et tristesse,
mais nulle envie. Pour lui, il avait l'air plutôt
embarrassé de m'apprendre ma défaite. Soyons
vrai' et sincère : ma gaieté, pendant dix minutes
a été forcée; mais au bout de ce temps, elle est
redevenue naturelle, ce qui nous a mis l'un et
l'autre tout à fait à notre aise.
Ce premier échec était déjà une bonne leçon
pour mon amour-propre, mes ambitions exagérées.
Mais ce n'était pas assez. Poret parti, je me frappe
de l'idée que je ne serai pas le second, que j'aurai
Daveluy avant moi. Cette idée me poursuit toute
la soirée. Ce matin, elle devient certitude.
Aussi, quand M. Leclerc m'a appris tout à
MON JOURNAL. 249
l'heure que j'étais Troisième ^ il m'a semblé que
je le savais déjà. Mais mon indignation a éclaté
au nom de Deluines. Je n'ai pu m'empêcher de
dire à M. Leclerc, qui me regardait avec un malin
sourire, ce que je pensais de cette préférence.
M. Létendart que je vois ensuite, trouve qu'être
Troisième, c'est avoir du bonheur. Il me félicite.
En réalité, il était surtout occupé de ses propres
affaires et très contrarié de la supériorité dont
M. Leclerc a fait preuve dans ces examens.
Chez le proviseur qui m'a fait appeler, j'ai
joué le contentement de mon mieux. Et voilà
comment, dans la vie d'affaires, il faut changer à
chaque heure. On perd énormément de sa valeur
à faire ainsi plusieurs personnages.
Lundi 24. — Le croirait-on? En rentrant cet
après-midi, qui trouvais-je chez M"® Rousseau?
Le second de l'agrégation, Deluines!... Il venait
me proposer une Sixième chez Liautard^ Ce
polisson-là croyait me tirer quelque chose sur
mes opinions politiques!... Marsus et Appellus.
Jeudi 25. — Ah! les affaires sèchent le cœur.
Je m'en veux et ne puis me relever qu'en rentrant
dans mes souvenirs.
1. L*abbé Liautard était directeur du collège Stanislas, rue
Notre-Dame- des-Champs .
250 MON JOURNAL.
Il y a déjà plusieurs jours que j'avais arrêté
de faire un pèlerinage avant la mauvaise saison,
d'aller revoir Bicêlre et cette campagne que j'ai
tant de fois parcourue avec lui. Voilà près d'un
an que je ne l'ai revue. J'aurais aimé à faire
cette course mon journal k la main. 11 a fallu
s'en passer. En entrant, je cherche Fontaine, le
seul qui puisse prendre plaisir à causer avec moi
du passé. Inutilement. Il a quitté Bicètre. Je suis
reparti sans dire un mot. J'aurais voulu, au
moins, m'asseoir au lieu même où, il y a environ
quatorze mois, nous nous étions assis ensemble,
sur le haut chemin d'Ivry qui mène à Austerlitz,
Mais, là aussi, tout était changé. La pente s'est
dégradée, pendant que le sommet s'est encombré
d'herbes piquantes, de chardons. Ce changement
m'a plus contrarié qu'étonné. Il me semblait
plus naturel qu'il en fût ainsi. Combien moi-
même j'étais différent, lorsque je m'assis à cette
place! Combien susceptible d'affections tendres
et douces, d'amitié surtout! Je la revois, cette
place si chère, et je n'ai pas une larme. Une
partie de moi, la meilleure, est morte.... Son sou-
venir est pourtant bien vif encore; plus que vif,
je pourrais dire cuisant! Je le revois dans sa
redingote verte, l'air si négligé et si noble!
Toutes les vertus, visibles sur son visage, excepté
une seule, la force.
'Tj'v^r'
MON JOURNAL. 251
Je le vois, sur ce chemin même du village
d'Austei^litz où nous nous suivions si longtemps
du regard et où, dans les derniers temps de son
séjour, je ne le quittais que les yeux pleins de
larmes.
C'est ici même que, prenant quelques brins
d'herbes, il me faisait remarquer la force de
leurs filaments qu'il comparait aux cordes de nos
nerfs. De là, nous nous élevions aux pensées reli-
gieuses qui, si souvent, revenaient dans nos
entretiens. Ces lieux me semblent vraiment sacrés.
Non, il est impossible que celui qui tenait de tels
discours, et qui s'en est allé en pleine possession
de lui-môme, soit anéanti, que nous ne nous
revoyions plus!...
Lundi 26. — Tout plein des émotions de la
veille, j'ai voulu ce matin relire mon journal,
surtout le commencement, écrit non seulement
pour lui, mais, pour ainsi dire, avec lui. J'ai lu,
et j'ai ^u, à ma confusion, combien je vaux moins
aujourd'hui. Ah ! que Ton perd à se répandre au
dehors ! L'an passé, je menais une vie tout inté-
rieure. Et maintenant, me voilà agité de mille
soucis, troublé même, par les affaires, comme
j'aurais cru ne pouvoir Têtre jamais que par
Tamour. Mais de là ne vient pas tout le mal. Si
je ne suis plus le même au dedans, il faut en
ï^^f/T'T^j^';
252 MON JOURNAL.
accuser le manque de discipline. Insensiblement,
je me suis écarté de mon plan primitif, de la
bonne habitude que j'avais de faire de mon journal
un exercice moralisateur et non, uniquement,
une clef pour mes souvenirs. A tout prendre, ces
pensées de recueillement sont un peu partout dans
ce que j'écris, mais elles sont trop éparses pour
m'être utiles. Il y faudrait la cohésion qui fait qu'on
se revoit, à l'improviste, comme en un miroir, et
qu'on reçoit, d'un coup, une impression forte et
salutaire. Si l'on a à rougir de constater que le
temps n'a apporté que peu de profit, eh bien, on
ramasse ses forces, on repart dans le bon chemin
pour valoir mieux à la fin de l'étape....
Mercredi 28. — Voilà Poret casé. Il fera la
Seconde à Ste-Barbe. Quant à moi, rien. — Avant
le concours, M. Carré m'avait offert de m'em-
ployer. Je lui ai écrit à Gisors où il est en ce
moment, de manière qu'il sente bien que je ne
veux pas être avec lui sur un pied d'infériorité.
Il me répond que tout ce qu'il a à m'offrir, ce
sont les trois ou quatre classes du soir, c'est-à-
dire une demi-chaire, une suppléance, pas même
par moitié. Il veut un oui ou un non tout de suite-
Sans doute, si rien ne vient d'ailleurs, il faudra
bien s'accrocher à cette branche de salut. Mais
ne nous pressons pas, attendons la rentrée. Les
™îr-
MON JOURNAL. 253
conseils ne sont pas ce qui me manque. M. Leclerc
voudrait me voir tourner vers la philosophie et
Henri IV. M. Carré, du côté de Charlemagne.
M. NicoUe, qui m'a démandé des vers latins, ne
veut pas que j'accepte rien sans le consulter.
D'autre part, M""^ Millon me fait entrevoir que le
jeune Maugras pourrait bien ne pas remplacer
son mari, cette année. Cette nouvelle mé donne
un transport de joie. 11 faudrait pourtant exami-
ner, d'abord, si l'on est capable de remplir la
place qu'on désire.
OCTOBRE
Lundi 5. — Toutes les nominations sont faites.
Il n'y a rien pour moi. Je vais voir M. Devillers.
Il me dit que M. Millon me trouve trop jeune pour le
suppléer. La perte de ce dernier espoir m'a achevé.
J'ai été, un moment, abattu comme une femme.
Faisons de la philosophie, cela servira peut-être
à quelque chose. En cheminant, je me demandais
s'il ne valait pas mieux étudier d'abord les philo-
sophes les plus modernes. A l'examen j'ai conclu
pour la marche contraire; elle laisse à l'esprit
plus d'indépendance. En traversant le Jardin des
Plantes, j'observais que les couleurs opposées
254 MON JOURNAL.
sont souvent moins ennemies que les nuances
d'une même couleur. Cette réflexion m'a rappelé
le mot que l'on prête au cercle : « Passe encore
le carré, le triangle, mais l'ellipse!... »
8 octobre. — Rien ne vient. Je commence à
me résigner. M. NicoUe que j'ai rencontré, m'a, du
moins, ôté la crainte de me voir nommé à une
basse classe.
Samedi 15. — Le commencement de cette se-
maine a été cruel. Jamais mon métier ne
m'avait semblé si dur. Pour me relever, je travaille
aux extraits de Reid* avec une ardeur extrême.
Mardi 18. — Les leçons me viennent. Avant-
hier, le jeune Lecomte, qu'on voudrait me donner
comme pensionnaire. Et, par M. NicoUe (le rec-
teur), le fils du comte de Saint-Priest, — la nièce
de la comtesse Hostermann, grande dame russe
malade et malheureuse au milieu de sa fortune.
Elle a voulu assister à la première leçon. Son in-
telligence est fort éveillée. J'ai beaucoup parlé ce
matin, avec quelque plaisir de me savoir compris.
Dimanche 23. — Pendant que je déjeunais,
Dubois' est venu m'apprendre ma nomination à
1. Philosophe écossais. 1710-1796.
2. Professeur de rhétorique à Charlemagne, plus tard directeur
du Globe.
MON JOURNAL. 255
Charlemagne : Une suppléance en troisième. Je
me repose sur cette nouvelle. Dulce otiari. Je ne
vis que dans le Reid.
Mardi 25. — Quand il m'arrive quelque chose
de nouveau, soit en bien soit en mal, j'éprouve
le besoin de monter près de mon ami, comme s'il
pouvait encore partager ma joie ou ma peine. En
me dirigeant de son côté, j'ai vu faire une exhu-
mation. L'odeur en était très forte. La mort, lors-
qu'elle choque ainsi les sens, semble horrible.
Croyons d'autant plus, que tout ne gît pas dans
une fosse. L'àme affranchie, poursuit ailleurs sa
destinée.
La Toussaint approchant, je commence la toi-
lette de son tombeau. Je jette les vieilles couron-
nes. En si grand nombre, elles sont une ostenta-
tion. Un pauvre petit lézard s'était logé dans l'une
d'elles.
Vendredi 28. — Je viens de voir M. Villemain ;
il m'a fait de jolies phrases sur la philosophie
où il n'entend rien.
En faisant mes extraits de Rei^ j'ai senti que
cela ne suffisait pas, qu'il faudrait encore, pour
en garder le profit, mettre dans le Journal de
mes idées les réflexions que me suggère ma lec-
ture. On devrait toujours faire ainsi lorsqu'on lit.
256 MON JOURNAL.
non pour se distraire, mais pour s'alimenter.
En pareil cas, il importe de savoir comment
l'esprit assifïiile l'aliment qu'il a reçu. Sans cette
bonne méthode d'examen, les meilleurs de nos
travaux resteraient à peu près stériles.
NOVEMBRE
Jeudi 10. — Presque plus de journal. Je vois
déjà venir le temps où il me faudra le supprimer
tout à fait. Adieu aussi les promenades, les lon-
gues rêveries. J'entre dans Faction. Puisse-t-elle
me tenir lieu de ces examens de conscience qui
me servaient de discipline! Maintenant, il faut
appliquer aux autres le fruit de mes travaux so-
litaires. Ce ne sera point, grâce à Dieu, une routine.
Les leçons que je donne aux gens du monde, les
Hostermann, les Wolkonski, les Saint-Priest, les
EUis, ne sont pas celles qui conviennent aux
écoliers de Charlemagne, ni à ceux de la pension
Briand. Les uns me demandent une chose, les
autres une autre. S'étendre ainsi, en tous sens,
est souvent une grande fatigue; mais en somme,
c'est le seul moyen de s'assurer soi-même qu'on
possède une véritable instruction.
En ce moment, j'aurais autant de goût à ensei-
MON JOURNAL. 257
gner la philosophie que l'histoire. Celle-ci, pour
être vue d'ensemble, avant d'entrer dans le dé-
tail, demanderait de bons tableaux chronologi-
ques. C'est un travail auquel je vais m'essayer
dans mes courts moments de répit. N'y donnerais-
je qu'une heure par jour, je ferais encore uiïe
bonne besogne. J'ai remarqué, bien des fois, tout
ce qu'on obtient de l'assiduité. Un peu chaque ^ [j^,
jour, — n'est-ce pa s arnsij[ue s'.^stTâït le^monde?
■ ■ • t^'
Dimanche 20, — Monté au Père-Lachaise. Les
feuilles s'en vont et les morts viennent. La terre
les reprend dans son sein maternel. Sous le brouil-
lard qui s'abaisse, le cimetière se remplit de
silence. Les oiseaux qui nichent l'été sous les
tombes, je pense au rossignol, sont partis depuis
longtemps. Les dernières roses du Bengale, saisies
par le froid de la nuit, s'effeuillent. Tout s'assoupit,
« Dormez, dormez, chers morts! Laissez-nous les
peines et le fardeau de la vie. Dormez dans la paix. »
Mercredi 14 décembre. — La santé de M""* Hor-
tense commence à me donner de l'inquiétude.
Elle a dû renoncer à ses habitudes matinales. Il
lui a fallu céder à M"® Rousseau une part de la
surveillance qu'elle avait tenu à exercer seule
jusqu'ici. A part la perte matérielle, je ne pense
jamais sans effroi à ce que nous deviendrions, mon
C
258 MON JOURNAL.
père et moi, si la mort nous la prenait. Son acti-
vité a beau se ralentir, elle ne remplit pas moins
la maison. Amie, mère, providence, voilà ce que
Dieu m'a donné en elle. Qu'il me garde donc ce
trésor !
Jeudi 25. — M. Henri NicoUe m'a fait appeler.
Il voulait savoir comment je prenais ma sup-
pléance. « Très bien », ai-je répondu brièvement.
Sa douceur composée m'a semblé repoussante.
Son antichambre était curieuse à voir, par la va-
riété des figures toutes sérieuses et diversement
occupées de leurs pensées. En sortant de ma
courte audience, je me suis félicité de n'être pas
né ambitieux.
ANNÉE ^822
ANNÉE ^822
1" février. — Gibbon*, Deslandes', Dugald-
Stewart*, de Gérando*, voilà ma pâture philosophi-
que pour la fin de l'hiver. Mais pour tenir l'esprit
en santé, j'ai éprouvé, bien souvent déjà, qu'il faut
varier ses lectures comme on le fait pour ses
aliments. On passe des uns aux autres, — parce
sage régime, avant d'en avoir perdu la saveur et
l'envie. Nos lectures doivent donc être alternées.
11 faut qu'elles soient tantôt un travail, tantôt une
récréation. En ce moment, pour me récréer, je
lis Walter Scott, auquel je prend beaucoup de plai-
sir; mais pour ses descriptions seulement, car je
n'ai jamais compris le roman Jlistori£ue. Outre
qu'on ne sait jamais où finit la fiction et où com-
mence le réel, on y perd le goût de l'histoire vraie
1. Gibbon : Histoire de la décadence de l'empire romain.
2. Deslandes : Histoire de la philosophie,
3. Dugald-Stewart : Histoire des sciences métaphysiques ^ mo-
rales et politiques.
4. De Gérando : Des Signes et Le Visiteur du pauvre.
15.
262 MON JOURNAL.
qui, elle, ne se charge pas d'amuser l'imagination,
mais d'instruire le présent par le passé-
Dans un autre ordre d'idées, j'ai rejeté avec
dégoût un livre coupable : la PucellCy de Voltaire.
Voilà comment un homme, par une boutade, une
étourderie à la française, a tout compromis. Cela
ne lui sera jamais pardonné.
1*' mars. — Rencontré ce matin Héloïse. Elle
prend le même chemin que Sophie Plateau. Mal-
gré les travaux, les soucis de tant de sortes qui
m'accablent, cette image de douleur a vivement
réveillé le besoin que j'ai toujours eu d'une adop-
tion. Qui dit adoption^ dit éducation, protection.
Sans les misères d'une enfance à peu près aban-
donnée, elle n'en fût pas venue là. Dix-sept ans et
déjà phthisique ! La chute des feuilles l'emportera.
Cette terrible maladie qui fait tant de victimes
parmi les jeunes, n'est chez elle, on le voit, qu'un
accident. Une meilleure nourriture, plus de cha-
leur l'hiver, une robe de laine au lieu de la sèche
robe d'indienne que transperce le vent glacé ; de
bons souliers à semelles épaisses, les jours de
pluie, et ce serait aujourd'hui, non pas une mou-
rante, mais une vaillante fille, pleine de vie et
d'entrain.
A part le bien matériel qu'on peut faire à une
enfant par l'adoption, il y a aussi le bien moral.
'•.'7»^
MON JOURNAL. 263
Et, non seulement pour celle qui grandit douce-
ment sous votre aile, mais pour l'éducateur lui-
même. Ce serait un exercice quotidien de mora-
lité. Je sais bien, que la petite fille devenant
femme, les sentiments de paternité pourraient
insensiblement chaqger de nature et qu'on se-
rait exposé à tomber amoureux de sa fille adop^
tive.
Si la différence d'âge n'était pas trop grande,
s'il y avait similitude de goûts et d'humeur, rien
n'empêcherait un mariage. Dans le cas contraire,
ce serait une bonne occasion de faire effort pour
surmonter sa passion, reprendre son rôle de père,
doter sa fille et la marier.
Je ferai peut-être un petit roman où je mettrai
tout ce que j'ai en pensée sur ce sujet délicat. Si
ce livre était lu par ceux qui entrent dans la vie,
il pourrait leur donner plus d'une leçon utile.
Je n'ai pas la prétention d'être meilleur qu'un
autre; ce qui me différencie pourtant de mes
camarades, c'est l'émotion de pitié que je ressens
pour les femmes qu'ils ont à leur usage et qu'ils
traitent avec tant de légèreté. L'abstinence absolue
est chose impossible ; à noire âge, les passions
nous dominent ; leurs exigences sont tyranniques.
Tel qui se vante de pouvoir supprimer les sens,
^ gagne, à cette prétention ridicule, de tomber à la
bête pour avoir voulu trop faire l'anger Je sais
%
264 MON JOURNAL.
cela mieux que personne, hélas ! Il faut donc céder
à plus fort que soi. Mais là n'est pas la ques-
tion. Je dirai seulement, qu'aucune des fonctions
\ d'ordre [naturel c'est faite, en elle-même, pour
nous diminuer moralement , la fonction de l'amour
: . physique pas plus que les autres. Suivre le vœu
de la nature ne contrarie en rien les sentiments
élevés, tendres et reconnaissants que tout homme
, bien né doit éprouver pour celle qui lui donne
\L,J ^^^ "" ^^ bonheur. Ce st donc de notre manière d'ente adig
^ i < ''^* ^,' t>les choses que vient tout le mal . /Ce livre y ser-
tfti .fxi*'^ virait peut-être de remède.
i^
10 mars. — Ayant à moi tout mon après-midi,
je suis revenu à mon roman et j'ai senti qu'il
faudrait, au courant du récit, indiquer avec un art,
une mesure infinie, les métamorphoses successives
qui mènent l'enfance à la puberté. Le jeune
homme ne s'en doute guère. Il serait pourtant
utile qu'au moment où les désirs s'éveillent, il
sût un peu ce que c'est qu'une femme. Je ne vois
pas d'autre moyen de modérer ce que Tessor des
passions a souvent de brutal dans l'aveuglement
de la première heure. Que de maux on éloignerait
de soi, si seulement on savait l'essentiel! Et com-
ment une mère laisse-t-elle tout ignorer à son
fils?....
Je voudrais être pour lui cette mère, sans tou-
■'l?^j?TrtT-pç'r; T'
UON JOURNAL. 265
tefois me poser en fâcheux, en donneur de conseils.
Mes circonstances personnelles, les trois années
que j'ai passées rue de Buffon*, m'ont fait une
science précoce. J'ai vu, dans cette maison de
douleur, couler tant de larmes ! '.
Oui, la femme vit, sent et souffre tout autre-
ment que l'homme. La délicatesse des organes
fait celle des sensations. La nature, en affinant la
femme, — beaucoup le sont à l'excès, — a multiplié
pour elle les occasions de la souffrance. Il n'est
pas nécessaire que le trait pénètre pour qu'il y ait
blessure et souvent blessure durable. Elles sentent
tout dès l'épiderme. Jeu cruel, il semble, de la na-
ture, faisant l'un fort et tyran, l'autre faible et
victime.... Et cependant, il faudrait bien se garder
d'y rien changer. La puissance qu'a la femme sur
l'homme, lient précisément à cette faiblesse qui
demande aide et protection. Que la femme de-
vienne tout à coup virile, et tout disparaît : sa
grâce touchante, son charme indéfinissable, ce qui
émeut en elle et nous fait faibles à notre tour, pour
la mieux servir. La faiblesse chez la femme n'est
pas la maladie qui éloigne. Son mal plutôt nous
1. -Voir Ma jeunesse, p. 141.
2. Nous pensons que cela n'eût pas suffi. La science pi-écoce dont
parle Michelet, a dû beaucoup, sans aucun doute, à celle de son
ami. — Poinsot, physiologiste distingué, était à la veille de pren-
dre son grade de docteur en médecine lorsqu'il mourut.
M»« J. M.
266 MON JOURNAL.
attire; elle seule a raiman/a^ion*. Supprimez cela,
vous supprimez Tamour même....
Que de choses à dire là-dessus, touchées à peine.
Il suffirait d'éveiller une inquiétude salutaire. La
première jeunesse est ardente, mais elle est sèch e.
Le cœur ne s'attendrit chez l'homme que plus
tard. Sans le sensibiliser à l'excès, je voudrais qu'il
fût du moins un peu de la partie, c'est-à-dire, qu'il
^ devint impossible au jeune homme d'approcher
une femme sans que cette pensée moralisante lui
vînt : « Celle qui me cède et me donne l'infini du
plaisir, me remet à ce moment, plus que sa desti-
née, — sa vie même. » L'amour pour la femme, par
le seul fait de la maternitéy est frère de la mort.
Que de fois cela m'est revenu depuis que ma mar-
raine m'a raconté le malheur de sa fille!
C'est à la femme, àlamère qu'il appartient d'être
la providence des autres femmes. Toutes devraient
dire un mot de cette chose délicate à leur fils,
au point de départ dans la vie. Un seul mot, comme
elles savent les trouver quand elles veulent. Pour
beaucoup, cet avertissement suffirait. Mais elles
préfèrent tout abandonner au hasard. 11 part donc
ce fils, presque un enfant encore, ignorant l'es-
sentiel ou le sachant mal, je veux dire, brutale-
ment, cyniquement initié par ses aînés. Qu'en
résulte-t-il? C'est qu'il traite la jeune fille de sa
i. Belle pensée de Poinsot.
iVr--X
MON JOURNAL 267
première rencontre, en gamin comme lui, en
camarade, pour ainsi dire en homme, sans aucun
ménagement. Beaucoup ne voudraient pas être
traitées autrement, dira-t-on. Celles qui sentent
ainsi, — cette fâcheuse erreur de la nature peut se
rencontrer, — n'en sont pas moins femmes, au sens
littéral et tragique du mot. Il faut doncjesJraiter__,
i^omme telles
Revenons à mon jeune homme. Que gagne-
til pour l'avenir à cette déplorable habitude de
sans-gêne? Il y gagne, — et ce sera votre punition.
Madame, — de ne pas savoir, près d'une femme
honnête, ni se tenir, ni lui parler. 11 n'y a plus
entre eux de langue commune. Qu'il se marie
et soit obligé de se contraindre, je le vois bientôt
bâiller d'ennui, ne chercher qu'un prétexte pour
,rompre le tête-à-tête, prendre son chapeau et
' ^;partir. Le plus triste et le pis, c'est que plus tard,
i il ne saura pas même coniment on respecte dans
i iune femme la mère de ses enfants*
15 mars. — Poret me réclame les cahiers de
Laromiguière, dont l'École a besoin. En les lisant,
j'ai été charmé, mais c'est comme dans un beau
repas où l'on vous offre d'abord les pâtisseries.
L'estomac proteste, et les yeux cherchent sur la
table la pièce de résistance qui donnera, avant les
douceurs, l'aliment solide et nourrissant.
^^T-rTTfPWFT
208 MON JOUUNAL.
Mon ours me conte que son père dit lui avoir
trouvé une riche héritière ; cent mille francs de
dot! Nous avons bien ri. Puis, nous avons rai-
sonné sur ce grave sujet : le mariage. Pour mon
compte, je ne comprends que deux femmes : celle
qu'on peut associer à ses pensées, peut-être même
à ses travaux; ou bien, la modeste ménagère qui,
le jour, gouverne sans bruit son petit royaume.
Le soir, je la vois assise près de la table de travail.
Elle file. A deux pas, le berceau qu'elle endort au
doux ronflement de son rouel.
30 mars. — Rien de plus énervant qu'une
suppléance où il faut toujours avoir affaire à de
nouveaux élèves. A chaque instant M. Basset (le
proviseur) m'appelle pour une classe différente.
L'un est à la campagne, l'autre est malade. Celui-là
s^ marie, quand ce n'est pas sa femme qu'il enterre.
Lesméchants élèves profitent de ces changements
pour se livrer à des manifestations bruyantes.
J'ai dû prier le censeur d'assister une fois,
invisible, à la classe pour qu'il vît bien par lui-
même, qu'avec la meilleure volonté du monde,
il est impossible de se rendre maître de ces. can-
cres, autrement que par une répression sévère. Ce
soir, toute la classe a été mise par lui en retenue;
ainsi les bons payent pour les coupables. Rien
n'endurcit plus le cœur.
MON JOURNAL. 269
10 mai. — Grande tristesse dans la maison
depuis huit jours. Les infirmités de l'âge avancé
et la maladie ont élu chez nous domicile. M"** Hor-
tense décline rapidement.
Sa vieille pensionnaire et celle de M"* Rous-
seau arrivent à un état d'inconscience fort dou-
loureux à voir. Ce sont des âmes qui se défor-
ment, dont les rares réveils, ne sont plus que les
derniers battements d'ailes de la pensée, les der-
nières lueurs d'une intelligence qui s'éteint. Que
Dieu nous garde de mourir trop vieux!
il serait plus sage, dans l'état de santé où est
M"® Horlense, de les rendre à leurs familles.
Chacun y pense et personne n'a le courage de le
faire. On peut prédire, qu'elles ne nous quitte-
raient que pour tomber dans des mains merce-
naires.
Et je vois encore à l'œuvre, les gardiennes des
folles de la pension Duchemin. Celles-ci ne sont
qu'idiotes et plus faciles à soigner; mais elles
sont, en un sens, plus gênantes. Soyons donc hu-
mains ; ayons pour elles la pitié qu'on a pour l'en-
fant. Malgré l'embarras qu'elles donnent à ces
dames, et le dérangement quotidien que j'en
éprouve, je suis le premier à leur conseiller de
les garder jusqu'au bout.
Juin 4. — La brutalité est une laideur chez la
270 MON JOUr.NAL.
femme; chez la mère, c'est une monstruosité. Ce
matin, en allant au collège, j'en voyais une dans le
fond d'une cour qui remettait en ordre son enfant
qu'avait arrêté un besoin de nature. Cette femme
très violente, de mauvaise figure, l'avait fait sans
dans doute d'abord rudement, car le pauvre
petit, âgé de quatre ans à peine, s'était mis à
pleurer. De là, nouvelles violences. Il ne pouvait
se taire. A chaque coup, des pleurs éloquents qui
disaient de manière intelligible : « Ah! si toi, toi-
même, tu me bats ! . . . que deviendrai-je ? » Rien de
plus pathétique. Un désespoir, court sans doute à
cet âge, mais si profond!... Je me sentais mordu
aux entrailles. C'était comme si moi, j'eusse été
/ la vraie mère. En réalité, rien ne m'émeut plus
que les faibles, les enfants, les vieillards et aussi
les animaux, — ces muets de la création!
Aujourd'hui, en quittant le collège, j'ai voulu
revoir l'impasse Saint-Louis où je menais paître
la chèvre blanche qui nourrissait ma mère dans
les derniers temps de sa vie. Je suis passé devant
Notre-Dame et j'ai fait cette réflexion, que le clergé
de l'église métropolitaine était peu populaire au
moyen âge, si l'on en juge par le nom que le
peuple donnait au terrain légèrement élevé qui
MON JOURNAL. 271
forma de bonne heure un jardin derrière Téglise :
la Motte aux papelards.
Juin 11. — On vient d'arrêter le programme
de philosophie à Ste-Barbe. Bouillet* me Ta fait
tenir en me prévenant que Boupon? voulait y faire
insérer, à propos des témoignages humains, une
proposition qui établirait explicitement, l'autorité
de Idirévélation, M. Nicollequi, sans doute, ne veut
pas que de si grandes questions soient livrées à la
méditation des imberbes, a eu le bon esprit de
s'y opposer. Il a rejeté aussi une question rela-
tive au contrat social.
J'entends souvent dire autour de moi : Place
aux jeunes! La plupart de mes camarades se
persuadent, trop aisément, que si telle individualité
brillante disparaissait, ce serait leur tour de s'é-
lancer dans la carrière. Il y a des impatiences qui
sont louables ; elles poussent l'homme à vouloir.
Mais ce ne sont pas les anciens qui nous gênent.
Il nous tendraient plutôt une main secourable.
Et que serions-nous sans eux?... Notre vrai père
est bien moins celui qui nous a engendré selon la
chair, que le maître patient qui a mis notre cer-
1. M. Bouillet y était professeur de philosophie.
272 MON JOURNAL.
velle d'enfant en train de vivre et de penser. Ce
n'est pas de leur part que vient l'entrave, elle est
tout entière, dans le mauvais vouloir administra-
tif. Il suffit que votre visage déplaise, pour que
vous soyez impitoyablement tenu à distance. De-
puis un an, on me demande des vers grecs et
latins, des traductions, « quelques pages d'im-
provisations», sans que cela me serve à rien pour
mon avancement. J'ai fini par avoir des doutes.
Ne guette-t-on pas une phrase, un mot, pour me
faire tout au moins un procès de tendance? Je
le croirais d'autant plus volontiers, que mes quatre
années de professorat chez M. Briand ont donné la
mesure de ma capacité. L'essentiel est de marcher
droit et d'attendre, sans défaillance, des jours
meilleur^.
Que nous le voulions ou non, l'homme à
chaque âge est poussé en avant par l'évolution
des idées ; l'éternité les conduit.
Juin 21. — Ce matin, Lefebvre entre tout ému
dans mon cabinet et, pour son bonjour, me jette
ces mots : « Elles se rient de nous!... En revan-
che on s'arrange pour rire d'elles dès qu'on le
peut. C'est un diabolique plaisir qui rend profon-
MON JOURNAL. 273
dément triste! Que faire? Elles Font voulu. « Je
voyais bien qu'il était exaspéré. Mais de quoi?
Sans doute de quelque moquerie cruelle. Le rire
d'une femme peut faire de si vives blessures !
Elles ont aussi des mots terribles, qui percent l'a-
cier.... Il a repris : « Vous me parlez toujours de
l'amour comme d'une chose supérieure, et de la
femme comme d'une poésie ; mais l'amour, c'est
une guerre. iMais la femme, c'est le dragon sif-
flant 1... Elles ont le tact de se faire détester! —
Pas toutes, essayai-je doucement. — Si, si,
toutes! toutes! Aussi nulle pitié! c'est comme à la
chasse. Elles enseignent à rire du destin! Nul
ne se souvient que, selon votre mot, c'est pour
elles la vie ou la mort. » Je voulus l'arrêter là-
dessus ; il n'y avait pas moyen, c'était un torrent
débordé. « Rappelez-vous donc votre sœur, rap-
pelez-vous Célestine, lui dis-je, alors, en appuyant
fortement ma main sur son épaule. Vous traitiez
cela de bagatelle, et vous ne pouviez croire que
les railleries d'une femme, ou plutôt sa risée, pût
glacer le cœur pour toujours. J'ai pardonné pour-
tant. Faites de même. L'amour haineux est un
mauvais hôte. Sans que vous me disiez votre his-
toire, je la devine^ Il fallait mieux choisir, voilà
tout. » M'interrompant sur ce conseil, il a repris
avec un bouillonnement de colère, car il est très
sanguin : « Vous en parlez à votre aise ! Si elles ne
•^«r:-
^T . 1
274 MON JOUnNAL.
sont pas rieuses, elles sont hautaines. De celles-ci,
j'ai eu la terreur d'abord. Elles découragent. Et
puis, bonnes tout à coup, faciles... Mais avec qui?
Avec ceux qui brusquent les choses et les outra-
gent. Dites non, peut-être? » — « Mon expérience,
cher ami, n'est pas à la hauteur de la vôtre; j'en-
trevois pourtant la part de vérité de vos griefs.
A tout prendre, je crois que je préférerais encore
les rieuses aux femmes hautaines. Notez que si
les premières sont de plus en plus rieuses, ce
n'est pas toujours pour attirer, tenter, comme
vous le croyez, et se moquer ensuite. C'est aussi
pour éluder, et se défendre, sans faire trop de
peine. Ou bien encore, si elles ont été prises une
fois, c'est une revanche... A qui la faute? Ne riez-
vous pas vous-même quand la mésaventure arrive
à l'un de vos camarades?... » L'heure de la classe
nous a séparés.
Juillet 12. — Poret vient de donner raison à
ma façon de penser sur la royauté des bureaux.
Voici la lettre qu'il m'écrit au sujet d'un artiele
qu'il m'a chargé de présenter à M. Villemain.
« ... Cher ami, quel que soit le jugement du
maître, il ne l'attribuera pas à un roué littéraire.
S'il me juge incapable d'écrire dans les journaux
et spécialement dans le Journal des Débats (ce
qui est très possible), il trouvera peut-être quel-
MON JOURNAL. 275
que occasion de m'eraployer. Je t'avoue que je n'en
serai pas fâché et je te conseille aussi de songer à
toi. Dans des administrations qui n'ont pourtant
pas, comme l'Université, Thonneur d'avoir un prê-
tre pour chef, on ne peut plus obtenir de places,
qu'un billet de confession à la main, ou du moins,
cela est très difficile, même avec les plus hautes
protections. Si je te garantis ce fait, juge du reste.
Il ne faut compter que sur nous-mêmes et pas se
jeter dans le filet des dévots. »
A toi, PORET,
Juillet 18. — En songeante l'aventure que Le-
febvre m'a contée, j'ai résolu de lui écrire une
lettre sur les avantages de la monogamie. En voici
à peu près le canevas : La monogamie impose de
conquérir tout à fait. C'est un état de dépendance,
dangereux à plusieurs, utile au plus grand nom-
bre, car il nous force de résoudre le problème très
difficile de la culture à deux. — Beaucoup, de plus
en plus, se réfugient lâchement dans la vieille vie
polygamique. C'est reculer de deux mille ans;
c'est éluder l'épreuve capitale de notre Occident.
Qu'y gagnent-ils? L'épuisement, la fatigue d'es-
prit, la nullité précoce; mais surtout la perte d'un
progrès de culture intime, d'importance infinie;
car, l'éducation de la femme qui fait souvent celle
de l'homme, — passe de la mère à l'enfant, et de
276 MON JOURNAL.
l'enfant au pays. La décadence d'un peuple est
toujours précédée de la dissolution du foyer.
Avons-nous, d'ailleurs, tant que cela besoin
d'avoir plusieurs femmes à la fois, et d'aller de
l'une à l'autre pour varier nos plaisirs? L'oisit
seul peut songer à ce libertinage. L'homme qui
dépense tout le jour ses forces à des œuvres vi-
riles, ne pense guère à courir, le soir, après les
femmes. Il a suffisamment de la sienne. Voilà
mon thème. Le piquant, serait de prouver que
nous sommes en train de devenir des Orientaux,
c'est-à-dire, des propres à rien. Cette idée n'est pas
si paradoxale qu'elle en a l'air. Il n'est que trop
réel qu'une certaine couche de la société, dans
notre Occident, par suite de ces habitudes énervan-
tes, s'enfonce dans la somnolence et la sénilité.
Des eunuques, pour tout dire, sans la mutilation.
Depuis que M"® Rousseau est devenue, en quel-
que sorte, l'unique directrice de la maison, ses
qualités sérieuses se sont affirmées. Tant il est
vrai, que la femme appartient au foyer dont elle
est la suprême harmonie. En voyant combien,
mon père et moi, nous serions incapables de régler
nos affaires d'intérieur, je sens plus profondément
cette vérité, que le rôle de la femme dans la fa-
MON JOURNAL. S77
mille est, en bien des sens, celui d'une mère,
d'une providence. Pour ne parler que du côlé
matériel, prenons, par exemple, Falimentation. Eh
bien, Fhorame seul, se nourrira trois cent soixante
fois par an à peu près de la même manière. Pour-
quoi? Parce qu'il est gauche à entrer dans le dé-
tail. A moins d'être né homme-femme, c'est-à-dire
un peu vieillot, il ne voit bien que l'ensemble des
choses et s'en remet pour le menu à sa ména-
gère. Oui, c'est à l'homme de gagner et à la femme
de gouverner les affaires intimes de la commu-
nauté ; à elle, de nourrir le travailleur de manière
à relever ses forces, à les augmenter .^s femmes,
^uand elles jveulent s'en donner la peine, s'enten-
dent à merveille à administrer le régime, à le
varier pour le meilleur entretien de la santé du
corps et de l'âme. Elles seules, savent encore don-
ner à la table un air de fête. Avec quoi? Oh! bien
peu de chose. Ce n'est souvent qu'un mets mieux
présenté, une fleur sur la salade, un fruit riche-
ment coloré. Il n'en faut pas davantage pour ré-
jouir les yeux et vous mettre en appétit.
J'admire encore, çqnibien l'humeur de Pauline
est iieyeaue plus égale, depuis que son activité se
4.épense en choses utiles. La femme qui laisse tout
le soin du ménage à ses. domestitjues et resle dans
sa propre maison comme un hoTs-d' œuvre, perd
bientôt l'équilibre. Elle est prise d'ennui, elle
10
278 MON JOURNAL.
bâille ou se fâche injustement à tort et à travers,
comme il arrive chez ce pauvre T... qui n'a pas
môme son cabinet à lui, pour s'y réfugier et se
faire un peu de silence, Rien de plus triste. Une
femme désœ uvrée o u mal Qç^ujéfi^J^fî-ipii^J^vient
à peu près au même, est unjvér JtablfiJ LÉau pour
le travai lleur^ le ne saurais seul ordonner ma
maison, la parer, mais je sens très bien que Tordre,
l'harmonie dans l'ameublement est, comme dans
la toilette, une des puissances de la femme pour
enserrer l'homme, assurer sa fidélité.
Combien on doit se déraciner plus aisément
d'un amour qui n'a pas ses harmonies !
Juillet 24. — Ma vie coule, toujours la même.
Du matin au soir j'enseigne, je lis, j'étudie, je
creuse, je fais des extraits comme provisions d'a-
venir. Quand on est pauvre, on n'a que peu de
livres à soi. Les plus nécessaires sont préciseraient
ceux qui vous manquent.
Chacun désire gagner de l'argent, et chacun, à
sa manière, rêve à l'emploi qu'il en ferait. Moi, si
j'en avais, je m'achèterais d'abord une grande
belle table où j'étalerais mes papiers afin de tout
saisir d'un coup d'œil, ce qui est une grande éco-
nomie de temps. Sur une petite table tout s'en-
tasse, et, le papier dont on a besoin, est presque
toujours celui qu'on trouve le dernier.
■'■ ■ .V. '^ir
MON JOURNAL. 279
Ensuite, je m'achèterais des livres, non seule-
ment comme des outils pour le travail, mais en-
core pour me faire une société. Je les aurais
autour de moi, comme autant d'amis qui répon-
draient à mes pensées, à mes questions. Nous ne
serions pas toujours d'accord ; il y aurait discus-
sion, contradiction même, mais jamais avec ai-
greur, comme il arrive trop souvent dans les dis-
putes entre hommes. On met son amour-propre à
avoir le dernier mot et l'intérêt de la cause est
sacrifié à celui de la vanité.
Juillet 25. — Fin des classes. — Je me sens bien
heureux d'être quitte de la vie abstraite que j'ai
menée cette année, et de pouvoir causer avec moi-
même. C'est un sommeil, une mort qu'une exis-
tence où on n'a jamais le temps de jeter en arrière
un regard sur soi.
En m'examinant après ce long intervalle, je ne
me sens pas amélioré. C'est toujours cette même lan-
gueur d'âme, cette conduite flottante. Je parle tou-
jours de vertu avec enthousiasme, avec attendrisse-
ment ; je lis Marc-Aurèle et je suis faible et vicieux.
Tâchons donc d'avoir une assiette plus fixe, de
prendre quelques fermes résolutions et de les
suivre : 1** retranchons des paroles tout ce qui est
personnel. Parler des passions, c'est les nourrir.
Ne donnons rien non plus, dans nos discours, à la
280 MON JOURNAL.
jactance, à rostentation ; 2** pour ce qui est des
sens, ne leur accordons que ce que la nécessité
exige, et, hâtons s'il est possible, le moment où
nous pourrons suivre entièrement le vœu de la
nature.
Au cimetière^ le jour de la Sainl-PçiuL — « Mon
pauvre ami, si mes visites ont été plus rares que
Fan dernier, c'est que j'ai travaillé davantage,
voilà tout. Personne ne prendra jamais la place
que tu as occupée vivant dans mon cœur. J'atten-
dais les vacances pour veiïir vivre près de toi et
redevenir meilleur. Le commerce des hommes
m'attriste quand il ne me choque pas. Je ne suis
toujours rien, parce que j'ai voulu rester moi. En
ce temps, il parait que cela n'est pas permis et
chacun vous conseille d'être de votre époque. Je ne
le puis et je souffre, non pas de n'avoir aucun titre
officiel, mais d'être sans moyens d'employer mon
activité autrement qu'à faire la classe à des mar-
mots. De là, mon acharnement au travail, mes lec-
tures la plume à la main et tout l'attirail qui me re-
tenait captif à mon bureau. J'ai vécu de philosophie
avec les morts, mais surtout avec toi, cher enfant ! . . .
Tu le sais bien, en quelque lieu que tu sois. »
31 août, — Jolie conversation avec Pauline :
f^jTvj ^ KT^ -\ ï- ^TS -^r '•-■ ^-^^^n N^
MON JOURNAL. 281
Elle. — Il me semble que le plus grand bonheur
sur la terre, ce serait d'aimer toujours, non pas
doucement, à son aise, mais comme tous les
hohfimes aiment en commençant.
Moi. — D'accord ; mais pour cela, il ne faudrait
qu'une chose, être parfait comme Dieu.... Ce ne
serait pas assez ; il faudrait encore aimer un objet
parfait.
Elle. — Mais quel que soit l'objet, ne le voit-on
pas parfait quand on aime?
Moi. — Oui, d'abord; mais à mesure, on fait des
découvertes ; et puis, quand cette perfection serait
réelle, l'être imparfait qui la contemplerait, se
lasserait peut-être à la longue.
Elle. -^ Oh I je ne suis donc pas comme les au-
tres! je me sens capable d'une passion qui ne se
refroidirait jamais. Lorsque j'étais encore toute
enfant, je laissais souvent JQuer les autres, pour
me mettre dans un petit coin et penser à quel-
qu'un, je ne savais qui, que j'aimerais toujours
et d'un amour sans bornes. J'allais quelquefois
jusqu'à pleurer. Et ce n'était pas précisément, un
homme que je songeais à aimer ainsi. Non, je
m'attendrissais sur tout ce qui m'entourait, les
plantes, les animaux, le ciel, la terre, tout
enfin!.,. »
6 octobre. — La rentrée des classes s'est faite.
16
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i
•-MzZ'f-ftr^J^y
283 MON JOURNAL.
Je reste suppléant. Je vois, au contraire, avec
plaisir, que Poret monte dans l'estime et la faveur
du directeur de Sainte-Barbe. Sa lettre qui me
r annonce, est pleine de verve* :
<( Grandes nouvelles! cher ami. Je commence
par la plus claire et la plus sûre. 1"* C'est que je vais
avoir demain ou après, une chambre à moi au
t'oliège pour passer l'intervalle des classes. Je
pense que tu la connais : c'est ce joli petit cabinet
auprès de mon ancienne grand' chambre de
mémoire morfondue. Il me semble t'y avoir mené
une fois pour te chauffer pendant l'absence de
Guérin (professeur de troisième) qui l'occupait.
« Ainsi, je travaillerai avec assiduité -et sans
dérangement involontaire; ainsi, jeté l'ecevrai au
coin de non feu et tu ne me feras plus de visites
ambulan.tf- en plein champ, quand il gèle à huit
degrés.
« 2^ Ceci est plus gravé, mais aussi plus obscur :
le directeur (M. NicoUe) m'a donné à entendre
tantôt, d'une manière très enveloppée, que son
Irôre (le recteur) songeait à aider l'enseignement
de l'histoire par des répétitions faites aux meil-
leurs élèves. Je lui ai arraché le dernier mot
i. Nous donnons cette lettre pour la compréhension de la
lïhrase qui en accompagne la lecture; elle a aussi le mérite de
îùen peindre la situation. M™ J. M.
MON JOURNAL- 283
souligné qu'il n'avait pas prononcé d'abord. Il
m'a dit ensuite, mais avec aussi peu de précision
qu'à son ordinaire, qu'il nous réunirait pour en
parler. Il m'a paru que, dans cet arrangement, il
ne songeait plus à toi, quoique ton nom n'ait pas
élé prononcé. Je soupçonne du Rozoir d'être
celui sur qui se portent leurs vues. Si tu n'as pas
changé d'idée, je ne désespère pas de le ramener
à notre but. Poret. »
Je lui réponds : « Oui, mais à la condition
de n"entrer que par la grande portée »
2 novembre. — Jour des morts. — Porté des
fleurs sur la tombe de mon ami. Il y avait dans
ce bouquet où dominaient les couleurs funèbres,
une élégie tout entière.
En rentrant, Je jette sur le papier le titre d'un
beau livre: Dialogues des morts. Ce lieu m'est
devenu si familier qu'il me semble être déjà des
leurs. Les étrangers pourraient me prendre pour
leur guide. Je sais la demeure de tous les morts
illustres. Depuis que je viens ici, pour ainsi dire
journellement, à combien d'inhumations n'ai-je
pas assisté ! Combien de sépultures me sont deve-
i . M. Michelet ne voulait entrer à Sainte-Barbe qu'à la condi-
tion d'avoir une chaire. Elle fut créée, en effet, exprès pour
iui. M»« J. M.
%î*-.^''-- '3'^vvr*
284 , MON JOURNAL-
nues chères ! Je puis dire, que j'ai fait amitié avec
la mort. En retour, elle m'a livré les mystères delà
tombe. Il a suffi de l'interroger d'un cœur com-
patissant. Je pourrais donc, réellement, faire ce
livre, non comme témoin et narrateur, mais,
nouveau Lazare, en ressuscité du tombeau. Je
suis tant de fois mort par la douleur !
Donc, comme mon pauvre Poînsot, on m'aurait
enterré en février, et je serais dans la période in-
termédiaire où l'âme, ayant de la peine à quitter
ce monde, erre autour de sa sépulture. Point de
pierre sur ma tombe, rien que la terre, ce qui
faciliterait les communications avec les morts de
mon voisinage.
La première fois que je serais tiré de mon
sommeil, mon premier soin serait de chercher à
reconnaître mon nouveau gîte, non sans effroi.
Obligé d'y rester pendant le jour, chaque soir, à
l'heure où le cimetière est redevenu désert, où les
vivants s'endorment, moi, je m'échapperais de mon
funèbre domicile, pour revenir sur la terre res-
pirer un peu plus à Taise et regarder autour de
moi. Celte première fois, je n'entendrais que des
bruits légers, aucune parole. L'aube viendrait me
surprendre, je me recoucherais comme tout bon
mort doit faire, — mais non sans mélancolie, —
dans ma noire et gênante prison.
Les nuits suivantes, pluie ou brouillard : rien
■j»._
MON JOURNAL. 285
que la solitude, un grand silence. Mais une nuit,
doucement étoilée, où je suis assis tristement sur
la balustrade de mon tombeau, une voix me parle,
mais si basse, si douce, rien qu'un souffle qu'une
ombre seule peut ouïr: « Ami, tu n'es pas seul ! »
Ce serait là le point de départ. Bientôt viendraient
le printemps et le réveil dans l'amour, de ceux
que la mort a séparés en pleine jeunesse, en pleine
vie. Rien de plus poétique que la description de
ce moment idéal où le cimetière est englouti sous
les fleurs. On les verrait, ces âmes éprises, monter
deux à deux et fuir dans t'espace, non pas comme
nous les peint Dante, emportées dans la tour-
mente, mais heureuses. Ici, point d'enfer, rien
que le paradis. N'est-il pas dans le cœur de ceux
qui aiment?...
Après les ardentes amours de Tété, viendraient
les mélancolies de l'automne, la chute des feuilles
et les pensées de séparation. Tout cela, ennobli
par les grandes assemblées des morts dans l'at-
tente du jugement.
Que de choses à dire ici sur les pressentiments
de la vie future. Mon cœur autant que mon esprit
y fournirait. Je sens Dieu une mère, pour toutes
ces âmes qui vont à lui, comme les petits enfants,
en tendant les bras.... Ce livre plein d'émotion
ferait aimer la mort*.
1. Vers la fin de sa vie, M Michelet reprit cette idée féconde
286 MON JOURNAU
8 novejfnbre. — De quelque côté que je me
tourne, déception et tristesse. Je me réfugie tout
entier dans l'antiquité.
Saint Virgile! divin Homère! recevez votre
enfant.
Virgile, né au milieu des alarmes de la guerre
civile, fut attristé dès sa jeunesse par les malheurs
de la patrie, de sa famille. Il retrouva cependant
la paix et le repos. Mais cette âme douce ne
pouvait se faire un bonheur isolé ; «lie se repro-
chait d'être exceptée des malheurs du monde.
Tel est le sentiment qui a inspiré la première
églogue. Les cinq premiers vers sont une expo-
sition. Il semble que le poète s'y parle à lui-même.
Tous les sentiments humains animent successi-
vement cette églogue ; l'amour de la patrie, la
reconnaissance, la pitié, l'amour.
Il s'agissait d'émouvoir l'auteur des proscrip-
tions. C'est pour cela que les bergers sont naïfs
et simples, plus que dans une autre églogue,
crédules même : Stultus ego, non unquam gra-
vis œre. Ludere quœ vellem.... Carmina nulla
canam.
Traits charmants, qui peignent tout le poète. On
a pitié de ce pauvre berger persécuté par les
<f un livre sur la Vieillesse et la Mort, 11 en a donné la composi-
tion dans une table analytique. Après avoir écrit son beau livre :
Nos FiU (4869), il voulut, avant de momir, affirmer la vie et
l'immortalité.
MON JOURNAL 287
hommes, qui croit que les dieux s'occupent de lui.
L'attendrissement pour les animaux qui ne nous
font pas de mal et qui partagent nos travaux
revient aussi plusieurs fois.., La scène est en
automne ; les fruits, la fumée, de délicieux con-
trastes : la fumée qui monte et l'ombre qui des-
cend du haut des monts.., 11 y a de la philosophie
dans cette fin.
La mienne en est singulièrement relevée. Elle
me conseille, à l'exemple du grand saint que j'ho-
nore, de ne plus me retrancher dans un isole-
ment égoïste, mais de prendre une âme généreuse
et de l'occuper des maux de l'humanité. Que sont
les miens, mes chagrins individuels, si je les
compare? Des piqûres irritantes peut-être, mais
enfin de simples piqûres. Résignons-nous; accep-
tons d'un cœur viril la deslinée qui nous est faite ;
disons-nous chaque matin, pour nous fortifier,
que le devoir seul importe, et que tout le reste
n'est rien.
FIN
JOURNAL
DE
MES IDÉES
17
JOURNAL
DE
MES IDEES
1818-1829'
Depuis que je suis sorti du collège, mon acli-r
vite ne s'est plus ralentie.
En 1817, Le Baccalauréat.
En 1818, La Licence.
Mais tout en la préparant, j'esquissais le plan
d'un livre qui aurait eu pour titre : Essais lit-
téraires sur les historiens latins. J'avais déjà
tiré quelques remarques de Salluste, Tite-Live,
Machiavel. Mon pauvre Poinsot m'avait aidé à
copier tout cela. Mais je sentis que je n'étais
encore en état que de faire une déclamation. Je
m'arrêtai.
1. A partir de l'année 1822, le journal des idées ne se mêlera
plus à la vie intime. Celle-ci, comme je l'ai dit dans ma préface,
semble supprimée. Dans le UI* Tolume, qui aura pour titre:
r École normale, '^Ia correspondance, les Toyages, les cours eux-
mêmes me permettront, cependant, de la reconstituer en ca
qu'elle eut d'essentiel. 1*°* J. M.
292 JOURNAL
1819
Le Doctorat. Je pris pour sujet de ma thèse
française : Les grands hommes de Plularque, où
je le considérais surtout comme écrivain.
Et pour ma thèse latine, Locke.
Est-ce tout? Il s'en faut bien. Au commence-
ment de cctie même année, nous avions entre-
pris, Porel et moi, de compiler, traduire et ar-
ranger une suite de discours tirés des Orateurs
grecs et anglais pour servir d'introduction au
recueil de discours de la Tribune française à la-
quelle nous nous étions abonnés. Ce travail était
déjà fort avancé quand M. Villemain m'en fit
rougir comme d'une entreprise mercantile. Et ce-
pendanl?... Enfin j'obéis.
Est-ce tout? Pas encore. Je vois qu'en Juin,
nous avions formé l'audacieux projet de fonder
une revue. C'est-à-dire que sans rien savoir, nous
nous promettions d'être universels. Voulant faire
d'avance un fond à cette feuille périodique
(48 pages in-8, tiré à mille), je dressai une liste
des articles à faire. En voici quelques-uns :
1^ Histoire de V aristocratie.
2* Des gouvernements traîtres aux peuples.
3* La pairie en Angleterre.
1
DE MES IDÉES. 293
4** Tableau des Indes sous les Anglais : pro-
phétie.
5** Influence du commerce favorable^ en tous
temps à la liberté,
6* Tableau géographique de la liberté actuelle
du monde,
V Questions sur VÉgypte.
8** Du mondCy tel qu'il eût été si^ après la Ré-
volution^ on Veiit conquis au profil du despotisme.
9° Des limites données par la nature à chaque
pays et auxquelles on revient toujours.
10° Crise prochaine de V Angleterre.
H* La Prusse libre sous peine d'être engloutie.
l?"* Pièces historiques tirées des anciens re-
cueils (choisis surtout dans le seizième siècle).
13"* Les idées libérales qui sont dans V Évan-
gile.
14** Lettres d'un missionnaire adressées au ré-
dacteur , etc., etc.
Ma liste faite, je me mis à écrire pour le pre-
mier numéro, une déclamation contre Ferdinand
et le roi de Prusse. M. Villemain, cette fois, nous
encourageait. La Renommée qui paraissait sous
les auspices dfe Benjamin Constant nous refroidit
et nous arrêta fort heureusement.
En Juillet^ ce fut un autre projet. Nous lisions,
mon oiirs et moi, les stoïciens. Nous décidons de
lier leurs doctrines éparses et de les comparer à
l ..'*-' \.»-]
■T^.^^l^p^-
294 JOURNAL
celles du christianisme. Nous n'étions ni assez
philosophes ni assez savants. Après bien des
tâtonnements sans atteindre le but, ce projet
avorta comme l'autre, mais nous avions fait en
un sens bien du chemin.
En Aoûtj je résolus de traiter le sujet proposé
par l'Académie. La morale occupait trop alors
toutes mes idées. Au lieu de ne faire que ce
qui était demandé, c'est-à-dire une déclamation
un peu propre, j'allai creuser dans Platon,
dans Aristote, dans Rousseau, et j'arrivai à une
idée fausse, celle de faire sortir nécessairement
tous les talents de l'orateur de ses vertus. Je
m'épuisai à tracer deux ou trois esquisses, et j'en
restai là.
Septembre! Quelle voluptueuse jouissance! Le
travail toujours, mais dans la liberté. Je me vois
encore plongé dans Sophocle, jetant des noies
pressées sur la philosophie grecque. Ma pensée
s'ouvrant d'autres horizons, je projetai un livre
que je pourrais bien faire : Caractère des peu-
ples trouvé dans leur vocabulaire. Ce travail sur
les langues me conduisit à me demander pour-
quoi la nôtre n'était plus poétique? Je me pro-
posais de traiter cette question aussitôt que je
serais quitte de la correction de mes thèses. Je
n'avais pas lu encore le Paria. (Ceci a été écrit
en 1822.)
DE MES IDÉES. 295
En vérité, il y avait dans tout cet ensemble
de quoi remplir la vie d'un ht)mme. Dans cette
même année (1819) je lirai au sort et j'y tom-
bai. Le 28 décembre, jour de la révision, je
fus exempté pour la trop grande délicatesse dps
extrémités, ce qui tenait aux jeûnes de mon
enfance. Je n'avais pu ni grandir, ni me forti-
fier. L'exemption fixait ma destinée. Désormais
je n'allais plus avoir d'autres événements que
le progrès de mes idées. Pour échapper à la
monotonie, il faudrait fouiller, creuser. Lors-
qu'on va ainsi en profondeur, c'est comme pour
les sources. On n*en cherchait qu'une, et voilà
qu'il en vient d'autres et beaucoup plus abon-
dantes, sur lesquelles on n'avait pas compté.
Ainsi naît la variété dans une vie en apparence
trop uniforme.
1820
Rien que des lectures. La Grèce, la Bible,
l'Évangile. Je commence les mathématiques qui
bientôt me passionnent. Le départ de Poinsot, mes
courses à Bicêtre, les lettres fréquentes que nous
nous écrivions, le Journal et le Mémorial* que je
1. Le Journal pour le présent; le Mémorial racontait le passé,
les années de l'enfance et de la première jeunesse.
296 JOURNAL
faisais pour lui, enfin nos longs en l reliens don-
naient le change au besoin que j'avais de produc-
tion. Moins de projets de livres, mais beaucoup
de culture intérieure. La morale en a profité;
aussi ne regrettons rien.
1821
Grande amertume,, mais l'immensilé de la
science m'apparait. Poinsot meurt, mon isolement
cruel me rejette violemment du côté des idées. Je
n'échappe à la mort qu'en mourant à moi-même.
Jamais encore, je n'avais senti un tel besoin de
produire. Quoi? Je ne savais. Mon inquiétude me
portait vers tous les sujets à la fois. C'est un sûr
moyen de ne faire rien qui vaille, mais j'étais
poussé, tiré hors de moi,. tout en me plaignant de
ne pas avancer. Le concours en perspective me
tenait aussi en haleine. Que de choses vues,
revues pour être mieux préparé et qui nl)nt point
servi! Dans cette annéo de deuil, toutes mes lec-
tures sérieuses s'étaient tournées vers la méla-
physique et la logique : Dugald-Stewart, de Gé-
rando, Flotte, d'Alembert, Reid, qui me donna
l'essence de la philosophie écossaise. J'ai fait des
extraits de tous ces ouvrages.
Après l'agrégation, je revins avec un réel plai-
'■.'rîr^W'T^'
DK MES IDÉES. 297
sir au livre que j'avais voulu faire en 1819 : Ca-
ractère des peuples trouvé dans leur vocabulaire.
Tétais parti de Sophocle. Quelque respect qu'on
ait pour son public, il faut bien l'avertir de ra-
mener son attention sur une partie de la philo-
sophie trop méprisée depuis quelque temps. La
route de l'étymologie est périlleuse, mais c'est
une route aussi.
Si hypothétiques que puissent être les choses
qui y seraient contenues, peut-être ce faible essai
éveillerait-il un génie ou un esprit plus exact. A
celte date, 1819, je retrouvai mon idée en germe
dans Gibbon et je laissai là tout. Depuis, j'ai re-
pris sous des formes diverses mon premier pro-
jet; tout récemment, j'ai divisé l'ouvrage en deux
parties : la première historique, la seconde méta-
physique. Dans celle-ci, viendrait se fondre un
extrait de la Sapientia Italorum et beaucoup de
mots de la Science nouvelle. Dans la partie histo-
rique, j'aimerais assez à supposer la destruction
du monde ancien. Tout aurait péri, sauf le voca-
bulaire des principales langues européennes. Un
habitant du Nouveau-Monde, un Américain, en-
treprendrait de reconstruire toute la civilisation
avec ce vocabulaire. Ce serait là, l'Inlroduction
très piquante du grand ouvrage. Aujourd'hui
même, j'ai modifié ce dernier plan et le titre
du livre; je préférais celui-ci : Histoire des
17
298 JOURNAL
mœurs des peuples trouvée dans leur vocabu-
laire.
Cette idée est tout une genèse. Avant tout, il
faut connaître Thistoire des mœurs; puis, en gé-
néralisant, V Histoire dé la civilisation.
Quel beau monument à élever! me disais-je...
Et me voilà méditant V Histoire de V espèce comme
individu. En lisant le morceau de Dugald-Stewart
(1. m. Histoire des sciences morales et politiques)
ma pensée a fait bien du chemin*. J'ai senti que
ce titre : Histoire de Vespèce, supposerait que
l'histoire de la civilisation est déjà bien connue.
Croyant que le livre de Condorcet était une
e^uisse en ce genre, je m'étais mis à la lire.
Mais j'ai dû bien vite m'apercevoir que si l'on em-
brassait le sujet dans toute sa grandeur, l'histoire
du progrès du genre humain, telle que Condorcet
l'a esquissée, n'en serait qu'une face. Il néglige
totalement la partie historique, et surtout ce qui
regarde la religion. C'est la marche des^ sciences
qu'il a principalement suivie.
Je me suis plutôt attaché au morceau de Cou-
sin qui seul a le caractère de généralité parfaite.
i. C'est la lecture de Dugald-Stewart qui, dès cette année
même (1821), éveilla l'attention de Ilichelet sur Vico. On a dit, à
tort, que ce fut Cousin qui révéla au jeune homme l'existence du
grand philosophe juriste italien et lui donna le conseil de le
traduire. Michëlet, on le voit par le journal de ses lectures,' n'a
connu M. Cousin qu'en avril 1824. .
DE MES IDÉES. 299
Dans ce morceau*, ij y a deux choses distinctes
dont la seconde n'est qu'en germe, et qu'on pour-
rait appeler : la métaphysique de Vhistoirey c'est-
à-dire, la généralisation, la simplification dès prin-
cipales masses de faits. Ce serait là véritablement,
l'histoire de l'humanité comme individu, si tou-
tefois il est possible, sans s'éloigner de la vérité,
de réduire une chose si multiple à une parfaite
unité.
Il|y aurait aussi dans ce livre, ce qu'on pourrait
appeler la Logique de Vhistoire. Elle consisterait à
séparer, autant que possible, le régulier de VaC"
cidentel; à noter ce que la marche de l'espèce
amène de faits isolés qui accélèrent cette marche
ou lui font obstacle, car la liberté souvent capri-
cieuse de l'homme, doit produire de fréquentes
anomalies.
Cette science nouvelle est, je le sais, plus diffi*
cile qu'aucune autre science philosophique, mais
cela est fait pour tenter. Il ne s'agirait d'ailleurs,
que d'approcher le plus possible, des probabilités.
Le régulier une fois trouvé, on en chercherait les
règles. C'est alors que la science commencerait à
se former. Lorsque plusieurs générations l'au-
raient cultivée, elle deviendrait capable d'ajouter
infiniment à la certitude et à l'étendue de la pré-
1. n se trouve dans le tome UI de Dugald-Stewart qui est
cité plus haut.
300 . JOURNAL
voyance humaine. Peut-être môme, arriverait-on
à trouver le régulier bien plus sûrement qu'on
ne le croit d'abord au premier regard. Si l'on
examine un fait isolé, il reste d'abord très dou-
teux qu'il appartienne à l'individu ou à l'espèce.
Mais plus le nombre de faits embrassés d'un seul
coup d'œil est grand, plus la période historique
est longue, plus môme un seul fait a de causes
nombreuses, plus il est probable que c'est à l'es-
pèce qu'il appartient, parce qu'il est peu admis-
sible que dans un grand nombre de détermina-
tions libres^ prises dans un âge quelconque de
l'humanité, la plupart l'aient été dans un sens
contraire aux sentiments qui caractérisent cet
âge.
Ces recherches portent en elles un haut intérêt.
Il est si curieux de retrouver dans le langage,
l'image vivante des mœurs, des opinions que l'on
connaît déjà par l'histoire, la littérature, etc. Non
seulement on retrouve ce qu'on connaît, mais on
fait de nouvelles découvertes, soit dans l'histoire,
soit dans la philosophie. N'y trouverait-on même
aucun résultat positif, rien n'amuse plus Tesprit
que ces analogies variées, hypothétiques, qui
mettent souvent sur la voie de vérités plus sé-
rieuses.
Malheureusement ce genre d'études a été jus-
qu'ici assez négligé. Ilerder en dit un mot (livre X.
DE MES IDÉES. 301
chap. II à la fin). Mme de Staël dans YAllemagne\
entrevoit ce que de telles recherches auraient
d'intéressanl. Joseph de Maislre aussi [Soirées) j
mais aucun écrivain, que je sache, n'a cherché
ces rapports dans la langue grecque. Foncius et
quelques autres qui — dans leurs histoires de la
langue latine ont parlé eu passant de ces analo-
gies — étaient trop exclusivement philologues
pour sentir toute Timportance philosophique
d'une telle étude. D'ailleurs, ils n'ont guère mar-
qué que les mots techniques qui ont successive-
ment indiqué l'histoire des mœurs. Cela n'apprend
rien; c'est ce que l'histoire nous a dit déjà. Peu
importe de remarquer que le nom de César devient
un nom de dignité. Les expressions qui, sans être
techniques, ont pris l'empreinte des mœurs d'un
peuple, de la forme de son gouvernement, voilà
ce qui éclaire l'histoire.
Lorsqu'on commence à employer dans les scien-
ces une analyse plus sévère, à mesure qu'on en
connaît mieux les détails, ces sciences se détachent
les unes des autres et semblent se séparer. C'est
l'effet du premier regard; les différences frappent
d'abord. Un examen plus attentif va montrer les
ressemblances; les objets reparaîtront liés par
leurs rapports naturels. De ces rapports se forme-
ront entre les sciences acquises, des sciences ujou-
1. Tomek chap xii.
.-F'
302 JOURNAL
velles, et rhomme poursuivra, sans jamais l'at-
teindre, cette perfection de connaissances où les
sciences ne cachant plus ni différence, ni rapport,
s'appelleraient de nouveau la Science^ comme
l'ignorance complète les avait déjà nommées.
Entre ces rapports des sciences, l'un des plus
frappants, est celui de la philologie à l'histoire des
mœurs. Chaque peuple fixe dans son vocabulaire,
dans sa syntaxe, le caractère de ses mœurs et de
sa civilisation. Par un certain nombre d'exemples
bien choisis, on peut révéler le génie d'un peuple
d'après son vocabulaire ; mais pour y trouver son
histoire, il faut savoir préalablement : 1*" r Histoire
du peuple; 2** celle de la langue. Cette dernière
connaissance suppose une lecture attentive des
auteurs de tous les siècles.
Une pareille étude pourrait former une science
à part, sous ce titre : Philosophie historique des
langues. Cette science serait, en effet, un produit
de la philosophie de l'histoire et de la philologie,
comme résulte de la géométrie et de la minéralo-
gie : la Cristallographie; comme de la zoologie et
de Tanatomie : l'Anatomie comparée.
Lorsqu'on effet, les observations auraient été
répétées et recueillies dans des ouvrages spéciaux
sur un grand nombre de langues différentes, ne
pourrait-on pas classer ces observations et en
faire des formules générales, de sorte que, VHis-
DE MES IDÉES. 303
toire et les mœurs d'un peuple étant données,
on pût indiquer précisément le caractère de sa
langue?
Et que — ceci pourrait être plus utile — la
langue d'un peuple étant donnée» on pût retrouver
ces mœurs et peut-être une partie de son histoire.
Alors existerait, réellement, ce qu'on appelle une
Science. N'y a-t-il pas quelque chose là-dessus,
dans les signes de M. de Gérando?
La division viendrait ensuite. Quelle serait la
meilleure? on ne pourrait en décider qu'après
avoir rassemblé un très grand nombre d'exemples.
Cependant je crois, à priori, qu'il faudrait choisir
entre l'ordre des matières, philosophique, poli-
tique, arts, etc., on aurait ainsi sous le regard,
dans un tableau complet, tout ce qui appartient
à une nation avec des contrastes piquants.
Alors, viendrait la division par peuples. On
pourrait également faire des tableaux, mais les
objets contrastants seraient trop éloignés les uns
des autres pour avoir leur valeur. L'ordre chro-
nologique qui arriverait en troisième lieu, se rat-
tacherait nécessairement à cetle seconde division ;
mais de plus, il faudrait dans cet ordre, faire
l'histoire de chaque langue comparativement à
celle du peuple, ce qui serait bien difficile, sinon
impossible. Comment savoir toujours précisément,
à quelle époque tel mot, telle locution, a commencé
304 JUUUNAL
OU cessé d'être employée?... Peut-être pourrait-on
mêler ces trois études, c'est-à-dire, mettre dans
les premiers chapitres, par ordre de matières, les
mots, les locutions qui indiquent le rapport ou la
différence entre les modernes et les anciens :
l*" Ce qui est commun aux anciens en général;
2* Ce qui se rapporte aux Grecs seuls dans tous
les siècles. Et, à la suite, par ordre chronologique,
ce qui caractérise les changements relatifs dans
leur langue et dans leui*s mœurs.
Les Grecs n'ont jamais changé de gouverne-
ment aussi complètement que les Romains. Aussi,
peut-on tirer de leur langue le tableau de leurs
mœurs (du moins au moment où leur langue se
forme) ; mais non de leur histoire politique, ce
qui peut se faire pour celle des Romains. On pas-
serait donc à ceux-ci, et on les étudierait seuls
dans tous les siècles, etc.
Viendraient ensuite les peuples modernes :
Français, Allemands, Anglais, Italiens, etc.,
qu'on étudierait de la même manière : l"" Par ordre
de matières ; 2"* Par ordre chronologique.
M. Rinn dit très bien, que toute introduction,
tout changement dans les langues ne doit pas être
attribué au caractère, mais à mille causes diverses
souvent combinées ensemble (Voy. M. de Gérando,
passim).
Maintenant^ quelle marche à suivre serait la
DE MES IDÉES. 305
meilleure? Je crois qu'il faudrait lire d'abord les
ouvrages généraux des philosophes qui semblent
avoir rapport au sujet. C'est quand ce rapport
serait mieux connu, qu'on pourrait suivre, avec
fruit, celle marche.
Mes premières idées étaient trop étroites. Il ne
s'agit pas de multiplier les citations et de les
coudre, il faut tâcher de généraliser certaines
remarques, de se faire des principes — s'il se peut
— et déplacer des exemples, quand ils se présentent
naturellement comme confirmation. Il faut choisir
non seulement dans les vocabulaires, mais dans
les langues ; il faut tâcher de montrer les révolu-
tions qu'elles ont subies, correspondant aux révo-
lutions que subissait la société, et d'en tirer la
Preuve de l'histoire des mœurs.... Grand travail,
mais qui n'est pas au-dessus des forces de la
volonté*.
A la fin de Tannée, une circonstance particulière
me fait trouver dans mon cœur, plus que dans
mon esprit, le besoin de faire un livre où je cher-
cherais les moyens d'améliorer le sort des femmes.
1. L'esquisse qu'on vient de lire, est suivie d'un dictionnaire
où chaque mot, pris dans la langue de divers peuples, donne,
approximativement, la date de son apparition. Ce n'est qu'un
esàai, à vrai dire ; mais il indique la méthode qu'il faudrait suivre.
505 JOURNAL
1822
Au commencement de cette année, j'ai esquissé
le plan d'un essai sur la culture de Vhomme,
Pour faire un livre utile, il y faudrait plus d'expé-
rience. Je réserve cela pour mes vieux jours, ainsi
qu'une Histoire philosophique du christianisme
déjà mise sur le métier en 1819 — où l'on tache-
rait de voir ce qu'il y aurait à conserver.
Tout en continuant mes philosophes auxquels
j'ajoute Deslandes, j'éprouve le besoin de mêler
VHistoire à la philosophie. Elles se complètent
Tune l'autre,
1823
Un article de Marmontel, le Poète, m'a donné
l'idée de faire un livre que j'intitulerais : Les
études du poète. Ce serait un ouvrage littéraire
fondé sur des idées philosophiques, livre plus
éloquent que profond, car il ne peut être vraiment
utile. Au préalable, il faudrait bien connaître,
d'une part, les ouvrages généraux de littérature,
de philosophie, et de l'autre, les mémoires, les
vies des grands poètes et même des grands artistes.
Ces matériaux seraient précieux à conserver pour
le grand ouvrage sur la culture de l'homme.
Ainsi l'on voit, tout s'enchaîne.
DE MES IDÉES. 307
1824
19 avril. — Fêtes de Pag As. -r- Ce moment-ci
est décisif pour ma vie morale. Il est probable
que si j'ai du courage, je marcherai cette fois
d'un pas ferme*. Pour ce qui est de la culture de
mes facultés, je crois les conseils de M. Cousin'
excellents pour ma vie entière, et ceux de M. Vil-
lemain, bons seulement pour le moment actuel.
11 voudrait me voir faire une histoire de la litté^
rature grecque en huit ou dix volumes. On apprend
à penser en écrivant. Examinons donc ce sujet. 11
serait difficile de ne pas rencontrer sur sa route
Anacharsis, à moins de ne choisir que dans les
auteurs postérieurs à son voyage.
Faut-il un cadre?... S'il en faut un, lequel ^^ ' i
prendre? Le s Soirées d'Aspasie? Ce titre est alar- '''^'
mant, il annonce un livre de boudoir et d'ailleurs,
c'esl l'époque d'Anacharsis. Les Soirées d'Hypatia
ou de Julien? Mais ceci n'embrasse pas encore
toute la littérature grecque. Les Jardins de Médi- '
cis? Ce titre fait penser à la littérature italienne.
On ne pourrait, d'ailleurs, citer par comparaison
i . Michelet venait d'épouser Mlle Rousseau.
2. Ce fut au commencement d'avril de cette même année que,
Michelet vit M. Cousin pour la première fois. 11 lui fut présenté
par son condisciple et ami M. Poret, qui travaillait aux traduc-
tions que faisait le philosophe.
508 JOURNAL
plusieurs poètes italiens et ne rien dire des poètes
anglais, allemands, etc. Pourquoi d'ailleurs un
seul titre? 11 vaut mieux que chaque cliapitre ait
le sien. A ne prendre qu'un titre général, j'aime-
rais assez celui-ci : Les Nuits attiques.
Consultons le Spectateur, les Dialogues de Pla-
ton. Presque partout, il faudrait traduire en abré-
geant. Il y aurait désordre apparent, mais en des-
sous, un lil caché ou délié comme celui des Méta-
morphoses. Notons encore quelques sujets : Com-
paraison d'Eschyle et Shakespeare. — Homère
poète dramatique (dans les guerres tragiques et
comiques). — Mœurs des Grecs trouvées dans
leur langue. — Epiménide modelée voyageant en
Grèce (imité de Fergusson). —Les Soirées d'As^
vasie (extraits de Platon et de Xénophon). — De
la langue grecque dans Plutarque. (Ses ouvrages
sont-ils un centon?) — Homère errant de ville en
ville (tout ce qu'on sait des rapsodes; manu-
scrit grec d'Herculanum avec traduction). — Du
genre romantique chez les Grecs. — Dialogue des
morts entre Erasme. J.-C, Scaliger et M. GaiL
— Enti^e Fénelon et Barthélémy (contre le voyage
d'Anacharsis). — Extraits des cérémonies de
Constantin Porphyrogénète. — Anne Comtnène.
— Des analogies de Marc-Aurèle et Epiclète avec
VEvangile. — Souper de Julien et de Labiénus.
— VEvêque philosophe Synésius à un ami. —
DE MES IDÉES. 309
Jupiter consultatus (de Julien). — Homère et
Virgile. — Poésies sacrées (de Grégoire de Na-
zianze), etc., etc.
Il faudrait, dans la préface, annoncer Touvrage
comme d'un ami enthousiaste dont on ne partage
pas les opinions.
Juin. — Laissant reposer mes philosophes, je
m'attaque à Vico et j'en commence la traduction.
Je l'avais entrevu l'année même où j'ai pris pour
la première fois Dugald-Stewart (1821). C'est lui,
qui a éveillé mon attention sur le grand Italien.
Je lis d'un trait les cinq livres dei Principi
d'una Scienza nuovay etc. 11 me donne une
haute tentation, celle d'écrire un livre sur la
Philosophie de Vhistoire.
M. NicoUe désirerait, lui, que je fisse l'histoire
du collège Ste-Barbe*. Je verrai, j'essayerai. En
attendant, faisons une besogne plus modeste, le
Tableau chronologique de V Histoire moderne qu'on
me demande pour les classes.
1825
Mon Tableau, commencé en décembre de l'an
1. En novembre 1822, Michelet avait passé de Gharlemagne
à Ste-Barbe.
510 JOURNAL
passé, a été terminé le 3 mars et mis en vente
le 7 avril.
Mai. — Rien n'est plus fécond que la médita-
lion constante d'une même pensée. Celle que j'ai
ruminée Tan dernier en a fait surgir une autre
qui m'a séduit : Éludes philosophiques des
poètes. Surtout Virgile, Homère, et les tragiques
grecs. En 1820, où j'ai vécu tout entier dans la
Grèce, mes lectures m'avaient déjà ouvert un
monde. Ainsi, la mort de Socrate m'apprenait que
le ressort de la tragédie n'est pas la pitié, la ter-
reur, comme le veut Aristote; mais la lutte du
fini contre Vinftniy le fini se sentant des droits
que l'infini méconnaît en l'écrasant L'intérêt
de la mort du philosophe athénien vient, non de
ce qu'il est innocent, mais de ce que cette mort
offre la lutte de deux puissances morales, le sub-
jectif (l'individu) et l'objectif (l'État). Le subjectif
n'étant pas encore venu à la connaissance de soi,
n était alors qu'un principe de dissolution que
l'objectif (l'État) devait frapper.
Et, dans un autre ordre d'idées, en lisant le
Prométhée d'Eschyle, je trouvais là le Satan de
Milton ou plutôt, l'histoire de l'homme puni pour
avoir mangé le fruit de la science du bien et du
mal. Prométhée est à la fois l'homme et le dieu,
l'ancien et le nouvel Adam. La Grèce, comme
DE MES IDÉES. 311
rÉtrurie, comme la Scandinavie, n'a pu expliquer
le problème. Elles se sont révoltées et ont dit :
Les dieux mourront. Et alors, un meilleur monde
viendra.
Le christianisme lui, a dit : « Dieu est mort et
il vit; ce meilleur monde que vous demandez, il
a commencé. »
Prométhée a donné le feu et l'espérance. Il a
sauvé les mortels malgré Jupiter. Il menace le
dieu, Kant dit : « L'homme fut sauvé par sa
chute, puisqu'il fut condamné au travail, au dé-
veloppement. Ainsi, Prométhée et Satan s'identi-
fieraient. Si l'on faisait les mémoires de Satan, il
faudrait le montrer d'abord furieux, se croyant
égal à Dieu en droit et racontant l'histoire à sa
manière... puis, pâlissant, diminuant chaque
jour, se sentant plus innocent qu'il ne croit et,
s'absorbant en Dieu, dont il n'est qu'une forme?.. •.
Après les poètes de l'antiquité, viendraient Dante,
Milton, Shakespeare, etc.
En Juiriy je commence l'allemand.
Septembre, 20. — (Seul à Nogent). Il y a dans
mon discours*, pages 5 et 6, une idée qu'il serait
utile, en plusieurs sens, de développer* C'est l'al-
1. Ce discours venait d'être prononcé à la distribution des
prix du collège Sainte-Barbe en août (1825). Nous le donne*
rons comme Introduction au t. III : VÉcole normale.
• /
iV|_y^ -Trar
312 JOURNAL
liance de la Littérature et de V Histoire, Il y a là
un germe bon à cultiver. On pourrait en faire
d'abord l'objet d'un second discours, puis, tout
doucement, on acheminerait l'Université vers
cette idée d'unir l'enseignement de l'histoire
littéraire à celui de l'histoire politique. Ce serait
l'occasion de plusieurs travaux utiles. Peut-être
même, serait-il bien d'en faire l'objet d'un cours
particulier pour la rhétorique. On y résumerait
toute l'histoire, en faisant l'histoire littéraire de
l'esprit humain. La littérature y serait surtout
considérée comme expression des mœurs. Ce
serait comme un point de réunion au moyen
duquel, on ferait sentir aux élèves que, tout ce
qu'ils ont appris jusque-là, e^t une même science.
21 septembre. — Plan d'un autre livre classique
ayant pour titre : Philosophie de Thucydide. Cet
ouvrage se composerait des morceaux les plus ca-
pables de faire connaître l'esprit de l'antiquité. On
recueillerait ensuite, dans les parties qui seraient
négligées, les principaux traits caractéristiques ;
on les fondrait dans un ensemble de réflexions
démontrant par combien de points ils approchent
des idées critiques et politiques des modernes.
Thucydide, écrivain éminement pratique, est
plus utile que Tacite.
Un second volume donnerait la Philosophie
-*ro"
DE MES IDÉES. 315
d'Eschyle. Car ce serait une sorte de dissertation
où Ton ferait du dogme de la fatalité une his-
toire prolongée jusqu'au christianisme et jusqu'à
nos jours; ouvrage tout composé de citations
fondues (mais indiquées avec soin dans les notes).
On y parlerait successivement de la croyance de
chaque époque, on développerait quelquefois des
idées de Lucius, mais sérieusement, comme d'une
croyance vraie. Ce serait le livre d'un rêveur du
moyen âge qui considérerait comme réel tout ce
qu'a jamais cru la majorité du monde civilisé. A
la fin de l'ouvrage, on l'amènerait à convenir
qu'il y a bien quelque chose à dire contre son
système. Ce serait, sous un rapport, une biographie
des dieux, mourant faute d'encens y selon l'idée de
Parny. Mais la plaisanterie serait trop longue.
Mieux vaudrait, pour beaucoup de raisons, s'en
tenir à l'Olympe païen. Cela servirait pour la
suite comme formule.
30 septembre. — Je crois que pendant ces
vacances j'ai embrassé l'univers entier. Mon
journal ne donne que la centième partie de tout
ce qu'il m'a roulé de projets dans la tôte. Tout m'a
semblé possible. Comm e récréation, j'aimerais
à faire une édition française delà correspondance
desjpapes. Ce serait une grande publication dans
le genre des Chroniques Guizot. A la réflexion,
18
C'\
»>«:>>■ y;
'ijW'^'*
514 JOURNAL
j'ai senti qu'il y faudrait, ce (Juc je ne suis pas,
un savant homme dans l'histoire du moyen âge,
et passablement théologien» pour ordonner ces
matériaux, choisir les lettres, les éclaircir par
des notes ; lier le tout par des sommaires en tête
de chaque division, et, faire précéder la corres-
pondance par une ample préface qui serait l'his-
toire de la cour de Rome. Toutes ces pensées me
sont venues en lisant Sismondi qui cite l'immense
recueil des lettres d'Innocent III (16 volumes,
dont chacun contient plus de cent lettres à
Stephano Baluzio, 1682). Il faudrait encore voir
dans Raynald [Annales ecdesiastici). Il y a là des
lettres importantes.
6 octobre. — Avec la lumière décroissante mon
esprit se replie sur lui-même. J'abandonne l'idée
d'une compilation et je médite de faire un livre
qui réponde aux besoins de l'âme moderne. Celui-
ci par exemple : Étude religieuse des sciences
naturelles, dans leurs notions les plus populaires.
Voila encore un beau sujet pour des cours qui
seraient des espèces de fêtes religieuses* On
viendra à cette forme d'enseignement à la fois
simple et très variée, la seule qui serait propor-
tionnée aux diverses intelligences. On y viendra,
dis-je, à mesure que les formes religieuses elles-
mêmes se seront épurées. Les méthodes se perfec-
•>^'^r^- -^v»-..; .f 7'- '; *• 7,^ .- ■•/..•> "T"' '
DE MES IDÉES. 515
tîonnant chaque jour davantage, deviendront vrai-
ment élémentaires. Le développement de cette
idée effacerait ce qu'elle peut offrir au premier
regard de paradoxal.
7 novembre. ^— Je commence les Synchronis'
mes, La préface, et, une partie de la première sec-
tion, ont été faites pendant les vacances.
Dans ce mois j'ai esquissé une autre discours :
De VArt du style dans ses rapports avec la morale.
11 ne faudrait pas en faire, comme j y avais songé
d'abord, une satire contre les déclamations. La
méthode affirmative est plus belle et plus digne.
On ne peut dire : l'Homme vertueux est l'homme
éloquent, mais il n'y a point d'éloquence sans
bonne foi au moins momentanée. (Voir le Gorgias
de Platon.)
1826
Dans cette année féconde, mille projets m'ont
roulé dans la tète. Sans parler de Vico dont je
reprends la traduction un moment interrompue,
le besoin de produire me consume. D'abord, je
reviens à mon idée de l'an dernier, une Histoire
littéraire de France dans ses rapports avec Vhis-
toire politique. En février, ce qui me préoccupe,
■^î^^^iTm
y-^'
rU
516 JOURNAL
c'est l'unité de l'histoire du genre humain. Si Dieu
est infini (infiniment prévoyant, sage, etc.); l^histoire^
du monde est un systèmç^On partirait de l'Orient
exclusivement, et d'abord de la Grèce, flux et re-
flux des nations. Lumière partie de l'Asie et devant
retourner en Asie. D'abord Alexandre l'y reporte.
Aristote le conquérant des sciences. Tantôt la civi-
lisation va chercher les barbares (comme dans
l'expédition d'Alexandre) ; — tantôt les barbares
vont chercher la civilisation, comme dans la con
quête de la Grèce par les Romains et' de l'empire
romain par les peuples du Nord.
12 février. — En poursuivant mon second pro-
jet, j'ai cheminé jusqu'au seizième siècle. Une
histoire de la Réforme et de la Ligue me tenterait.
A la fin du seizième siècle, il y a un mouvement
de l'esprit républicain dans les deux partis en
France. J'ai lu même une note assez obscure où
M. Mazure prétend, avec Bellarmin, que la souve-
raineté du pape [à l'égard des rois, implique la
souveraineté du peuple. 11 cite pour exemple, la
Ligue.
Le seul moyen de faire connaître l'esprit d'un
d'un siècle c'est d'en donner l'histoire très dé-
taillée. Mais il faudrait un titre moins alarmant
que celui qui conviendrait pourtant assez : De
VEsprit républicain en France au seizième siècle.
DE MES IDEES. 317
On rannoncerait, par un brillant essai, en un ou
deux volumes. Puis, on fortifierait et on étendrait
ces vues, par V Histoire littéraire de France dont
une partie serait l'essai môme refondu. Enfin, on
terminerait par une Histoire de l'humanité dans
laquelle l'Histoire littéraire de France ne forme-
rait plus qu'un chapitre.
Pendant qu'on s'occuperait de la France, les
travaux en cours d'exécution sur l'Orient l'au-
raient assez débrouillée, pour qu'on pût faire cette
Histoire de l'humanité.
En y ajoutant une introduction, l'étude sur le
seizième siècle deviendrait une histoire moderne
conduite jusqu'au traité de Westphalie. Histoire
très bonne pour les classes.
En fait d'histoire de France, l'âge le plus capa-
ble d'exciter la curiosité des témoins de notre
grande Révolution politique, est, sans contredit,
celui de nos Révolutions religieuses. On montra
rait déjà les puritains d'Angleterre dans les calvi-
nistes de France. Genève tiendrait une grande place
dans ce livre. Ce serait une histoire intérieure,
quant aux guerres, — -extérieure, quant aux négo-
ciations. Le principal intérêt d'une histoire poli-
tique et littéraire de la Ligue f naîtrait de fréquents
rapprochements à faire avec l'histoire de la Révo-
lution d'Angleterre et de la Révolution française
en 89.
18.
..?. y-^^T .V
548 JOURNAL
Chose remarquable, l'Angleterre fera ses deux
révolutions dans un seul et même siècle. La
France y mettra deux siècles.
En Angleterre : Révolution religieuse (1638)*
Révolution politique (1 688) .
En France : Révolution religieuse (1589).
Révolution politique (1789).
Il est curieux de noter que la môme date mar-
que, à deux siècles de distance, les deux Révolu-
tions françaises : (1589-1789).
Dans une histoire de la Ligue, il faut en recher*
cher les causes en Espagne qui nous est cepen-
dant en partie fermée*, et constater aussi que
tous les écrivains modernes, même catholiques,
se sont montrés protestants, à cause de la barbarie
dont les catholiques se sont souillés. L'impartia-
lité serait de constater dans les catholiques, le
principe conservateur, et dans les protestants, le
principe novateur ; — l'unité et Tesprit de l'Orient ;
la division et l'esprit de l'Occident. L'autorité,
l'examen; — la communauté. Tindividualité; —
le régulier, l'accidentel, — qui lui-même est régu-*
lier. Les deux esprits sont réunis dans le chris-,
tianisme. Consummatum est. Le catholicisme est le
principe oriental et méridional ; le protestantisme,
le principe occidental et septentrional-
4. Cela s'est vérifié à la lettre, par le dépouillement des archives
de Simancas.
^:*,^T!,rWiY:y ,^*' i.k^»- '' {'^^/^t.
DE MES IDÉES.. 319
Le complément de l'ouvrage serait : 1** Une ou
plusieurs cartes géographiques et statistiques;
2** une table synchronique de l'histoire politique,
littéraire, religieuse, scientifique, de la jurispru-
dence, de Tart, etc.
La géographie et la statistique d'une époque,
peuvent seules la bien faire connaître. Elles sont
négligées par tous les historiens.
Pour me résumer, une histoire du seizième
siècle pourrait se diviser en quatre parties :
1** Tableau général de la France à cette époque;
2"* Histoire politique et littéraire de la Ligue;
3** Histoire du seizième siècle en Europe ; 4° His-
toire littéraire de France. La partie pittoresque de
ces histoires pourrait être fort curieuse : V Por-
traits des grands acteurs ; 2^* Peintures contempo-
raines de l'époque, s'il en existe. Celles-ci donne-
raient les principales scènes d'ensemble, réunions,
processions, massacres, etc. Le paysage ne devrait
pas être non plus négligé. Chacun sait que la
nature des lieux peut influer fortement sur les
pensées; 3" Les médailles; 4"* Les devises et em-
blèmes des grands seigneurs ; 5"* Les oriflammes,
les bannières ; 6° Les monuments de l'architecture
du temps; 7** La physionomie de Paris à cette
époque; 8° Une carte de France bien précise. On
voit que rien ne serait laissé à l'incertain, au
vague ou à la fantaisie, ce qui est le grand défaut
*1V.,v
o20 JOURNAL
des ouvrages illustrés qui ont passe sous mes
yeux. S'il existe des recueils de serinons, de chan-
sons, de cantiques du temps, il serait bon de les rap-
procher des discours et chansons de la Révolution.
Les Mémoires sur l'histoire de France dont j'ai
consulté l'ancienne collection, semblent, en ce qui
concerne la Ligue, renfermer beaucoup plus de
détails militaires que de détails civils et politiques.
J'en excepte ceux de Thou, Chiverny, Palma,
Cayet. Je n'ai trouvé ni Lanoue, ni le Journal de
VEstoile. Les Dames galantes de Brantôme ne
suivent pas l'histoire chronologique.
15 mars, — La géographie m'a toujours tenté.
L'histoire ne peut s'en passer. Je voudrais faire
une géographie à la fois physique et politique
pour un âge pins avancé que celui auquel s'adresse
celle de M. Letronne. Ce serait en partie, un Manuel
historique, par ordre géographique.
On y ferait le matérialisme de l'histoire, en
avertissant que cette vue est très incomplète. On
insisterait sur les circonstances physiologiques,
physiques, botaniques, zoologiques, minéralo-
giques, qui peuvent expliquer l'histoire. L'intérêt
de l'une et de l'autre de ces sciences se trouverait
ainsi doublé.
13 avriL — Monuments historiques du chris»
DE MES IDEES. 321
tianisme, traduits et publiés. — Rien que cela. —
Environ cent volumes. Voilà ce qui me vient en
tête avec le printemps. Cet immense recueil deman-
derait la division par ordre de matières : Évan-
giles, Conciles, Histoires, Lettres, Bulles, etc. Quant
aux ouvrages dogmatiques ou politiques, on ne
donnerait qu'une note de ce qu'ils contiennent
d'historique.
Les églises d'Orient y auraient aussi leur his-
toire.
Plusieurs notices donneraient le synchronisme
politique du monde à chaque époque. L'introduc-
tion en plusieurs volumes formerait une histoire
du christianisme. Ah! si j'avais sous la main une
poignée d'hommes de bonne volonté!...
18 avril. — Du christianisme, me voilà passé
à V Église romaine. J aimerais à en faire l'histoire
au moyen âge, à marquer son influence politique.
Que fera celui qui ne peut plus s'attacher à la
forme actuelle et n'en trouve pas une meilleure?
Ils ont beau parer leurs temples et leurs autels,
Dieu n'y est plus....
Le meilleur moyen d'arriver à une forme nou-
velle, c'est de bien faire connaître l'ancienne.
J'avais l'àme malade en écrivant ceci*.
1. Et, en interligne : (9 février 1827) « La traduction de Vico a
bien changé mes idées à ce sujet. » Cette traduction commencée
I
322 JOUflSAL
30 nvriL — Je reviens à mon idée d'un dis-
cours pour la distribution des prix qui aurait pour
titre /'^TistoîVe universelle*.
1827
9 février. . — Une fluxion de poitrine prise le
3 novembre a arrêté, par ses suites, tous mes tra-
vaux jusqu'à ce jour. Vico terminé le 6 décembre^
n'a pu être mis en vente que le 8 mars.
Le 3 février je reçois ma nomination à YÉcole
préparatoire (Ecole normale).
Dans ces temps d'inaction forcée, je lis énor-
mément. Ma traduction . m'avait donné l'idée
d'écrire un livre sous ce titre : La lettre et V Esprit
(certum et verum^ Vico). L'Euthyphron de Platon
m'a reporté vers ce projet.
Ce texte, banal en apparence, n'a été approfondi
par personne, mieux que par Vico, pour la juris-
prudence, et par Kant, pour la religion. L'une est
tout esprit, l'autre toute forme.
Mais le sujet est encore intact pour l'histoire de
la philosophie, pour celle de l'art?? etc. Ni l'un
ni l'autre de ces deux grands hommes, n'a par-
ie 28 juin 1824, reprise en août 1826, fut achevée daDs cette
même année, le 5 octobre, et, l'Introduction, le 6 décembre.
1. C'est en germe^ l'Introduction à VhiUoir^ universelle écrite
après les journées de Juillet.
-Tj-rn^y
DE MES IDÉES. 323
couru toute Thistoire de toutes les réformes,
celle de Socrate, de Jésus-Christ, Mahomet, Luthqr
et Descartes. On y démontrerait cette vérité para-
doxale.... (La suite manque.)
28 mai. — Commencé ie Précis d'histoire mo-
derne qui s'achève le 15 novembre.
1828
16 mars. — Je prends des notes pour faire une
Encyclopédie des chants populaires. Les chants
que j*ai si longtemps entendus la nuit dans mon
faubourg*, ont dès lors éveillé en moi Tidée de
faire ce livre. Il faudrait y introduire quelque
ordre systématique. (Voir Herder : Voix du peu-
ple dans les chants.)
15 avril. — Terminé la seconde partie du Pré-
cis moderne.
Vers le milieu de Tété, je me suis arrêté à l'idée
d'une histoire du xvi* siècle. Je lis les Niebelungen^
MuUer, von der Hagen.
Je me prépare à mon voyage en Allemagne
où j'irai surtout chercher des livres.
Novembre 10. — La traduction de Luther com-
mencée.
En décembre, Luther m'apparaît moins comme
i. Le 13 airil 1827» M. Michelet quitta la rue de la Roqoelte,
qu'il habitait depuis 1818| pour aller habiter la rue de l'Arbalète.
I
^24 JOURNAL
novateur que comme réformateur. C'est un retour
à ridentiflcation contre la liberté.
1829
Je voudrais noter le progrès de mes idées depuis
mon retour d'Allemagne (18 septembre 1828).
Mon voyage a été une préparation bibliogra-
phique et vague. A vrai dire, c'était surtout des
livres que j'allais me procurer. Au retour, pour
me reposer, je me jetai dans des lectures françaises.
D'octobre au 9 décembre, je lus Ulmann, Vol-
sunga Saga, Mittermeier, Neonder.
Du 9 décembre jusqu'au 1*' mars, rien que
Luther, dans l'idée qu'il fallait prendre le sujet au
cœur même, et d'abord marquer le but. Surtout
les Tischreden extraits presque en entier.
Puis ce furent les Meistersànger, Hans Sachs,
Murner, Brand peu féconds. Gœthe interrompu. Un
regard jeté sur la philosophie du xvi* siècle m'y
fit trouver moins d'originalité que je ne croyais.
Cette année (janvier 1829) ce qui me frappe,
c'est le caractère de la race. Identification au point
de départ et au but, de l'Inde à l'Allemagne.
Février. — Visite à M. Cousin et M. de Gérando.
Dans ce même mois, conception du plan de la
méthode. Lu Fichte et Schelling. Conception de
DE MES IDÉES. 325
cette lutte dans la race germanique, dans Tâme
de Luther, dans la Réforme.
1" mars. — Le but commence à m'apparaître
par Luther.. Il faut le chercher encore dans Calvin,
Zwingie, Érasme et Cardan. Cela fait, on pourra
reprendre la préparation avec plus de précision.
(Voir Gans, Raumer, etc.). Dans les jours gras,
tout en causant avec M. Villemain de mes tra-
vaux, je conçois l'idée d'un cours de deux années
qui se diviserait ainsi :
Première année, treizième siècle et ses antécé-
dents;
Deuxième année, quatorzième et quinzième
siècles.
Le drame de la dissolution commence vers
Innocent lY et Frédéric II, pour finir au traité de
Westphalie; des Kiebelungen à Shakespeare, de
Dante à Luther, Calvin, Montaigne. Cette méthode
est trop difficile. La marche ethnographique vaut
mieux pour moi; en la combinant avec la marche
chronologique.
Première année : L'Allemagne, l'Italie et l'Église^
surtout au treizième siècle : Principe d'unité;
Deuxième année : Le reste de l'Europe aux qua
torzième et quinzième siècles. Principe de disso-
lution.
19
-*'^."t' '
526 ' JOURNAL
Du 1" au 12 mars^ je fais des recherches bio-
graphiques sur les philosophes du moyen âge.
Le 15 mars y je sens la nécessité d'une méthode
suivie et je prends Crevier comme histoire exté-
rieure de la scolastique. Projet d'écrire quelques
morceaux détachés qui exerceraient le style :
l"" Sur les ordres monastiques; 2"* sur les écoles;
5° sur le manichéisme.
Il ne faudrait pas divaguer, mais insister sur
les temps qui précèdent immédiatement le sei-
zième siècle.
19 mars. — Noté l'opposition entre Abeilard
et Luther. Abeilard est plutôt analogae à Érasme.
Peut-être y a-t-il du Jean-Jacques Rousseau. Vie
touchante à rappeler, non seulement à propos des
questions scolastiques, mais aussi des localités
où il a vécu dans son existence errante. A l'épo-
que d'Abeilard, saint Bernard, le champion de
l'autorité, est l'homme du siècle. Au seizième
siècle, le novateur Luther est l'homme du temps.
26 mar«. — Commencé le tableau de la der-
nière Hiérarchie pontificale (droit canon, litté-
rature, art), forme extérieure de l'Église.
- Vient ensuite la Question de la grâce (forme inté-
rieure).
Puis, la question des localités et des races, re-
DE MES IDÉES. 527
vêtues chacune de Içur langue, littérature, philo-
sophie, droitt En dernier lieu, viendrait la ques-
tion des grandes individualités qui représentent
(vers 1500) les races et les idées.
Du 27 au 31 marSy maladie, sangsues, repos.
Je lis Bœhme, Crevier, Geissler et projette une
suite de lectures historiques : 1* VHistoire d'Aile^
magne; S*" d'Italie; 3** d'Espagne et de France.
Étude à faire par province pour la question des
races. Il faudrait consulter, en outre, les natura-
listes allemands.
Pour la question des doctrines, lire saint Augus-
tin, saint Thomas, Luther, Calvin.
8 avril. — Saint Augustin est le point de dé-
part ; Civitas Dei. L'idée est l'église vivante, orga-
nisée seulement par l'esprit. Saint Thomas est le
point central : l'église arrêtée dans des formes
d'École; — un livre scientifique : Summa theolo^
gica. Joignez-y les Décrétâtes.
Luther est le terme. Point de grand ouvrage.
La force, très une de son esprit, se disperse. On
sent l'époque de dissolution.
Pâques. — Interruption du travail. .
20 avril. — Je réduis mon sujet à la vie de
Luther. Ce que doit être une biographie.
328 JOURiNAL
7 mai. — J'ai pensé trop fortement tous ces
temps-ci, de là des maux de télé. Pour me reposer
et me distraire, je prends un abonnement dans un
cabinet de lecture et parcours la Revue française,
Vidocq, Thiers, Guy Mannering. — Dès que je
suis mieux, je reprends la question des races
qui m'a toujours préoccupé. Ampère me prête
Léo; culte d'Odin en Allemagne.
10 mai. — Je commence à écrire la préface
de Luther^ puis sa naissance et l'éducation. Je
suis arrêté à la question de Tidentilication de la
grâce, ce qui me force à revenir à la lecture de
Luther.
20 mai. — Je me décide à ajourner mon livre.
Il faut savoir davantage pour toucher à cette ques-
tion épineuse de la grâce qui est presque tout dans
le réformateur.
*
Zjuin. — Je prends un secrétaire (Toussenel).
Idée d'une traduction des Grands monuments épi-
ques; d'une traduction de la Vie des philosophes
italiens au seizième siècle.
D'une traduction de Raumer.
5-7 juin. — Commencé la traduction du Ueis-
tersang de Grimm .
DE MES IDÉES. 329
il '22 juillet. — Je m'arrôle, trouvant le livre
peu intéressant. Il serait bon à fondre dans un
essai sur la Vieille nationalité allemande.
Traduction du Wunderhom (Léo), i volume.
Minnelieder de Gœrres et leVolksbûcher. — Grimm,
AUdeutsche Wàlder. — Schlegel, Histoire de la
littérature. — Malte-Brun, Allemagne catholique.
— Mme de Staél, V Allemagne, Nialssaga.
20 juillet. — Visite au baron d'Eckstein. Il me
prêle Von der Hagen.
Août-septembre. — Grande fatigue. — Repos-
— Cheval. — Courses à Nogent, Chantilly, Ver-
sailles. — Beaucoup de lectures : Victor Hugo, —
Cromwell, — Orientales ^ — Fabliaux. — Monteil.
Le général Foy, — Guerres d'Espagne, — Don
Quichotte. — Reprise de la préface de Luther dont
je ne puis me détacher tout à fait.
Projet, pour la rentrée, d'un cours de morale,
d'après les Allemands et d'une Histoire de la race
allemande. Je finis la seconde édition du Précis
moderne.
22 septembre. — J'opte pour l'enseignement
de la philosophie à l'École préparatoire.
Octobre. — Préparation d'une suite de thèses
^■1
mm
TT
530 JOURNAL
à irai ter par les clcves de la seconde année, de
manière qu'on puisse trouver un cycle dans les
thèses d'une année. Je rêve aussi de travaux faits
en commun sous ma direction, par exemple ; une
traduction des Niebehmgen par plusieurs de mes
élèves. Je voudrais donner à cet le jeunesse qui
me suit d'un si grand élan, la gloire d*enrichir
la Fronce,
T'v-'V"- ■r.-f ■
r\-f'-':^'^
LISTE
DE
MES LECTURES
f , ^
» fj- ~r- ^^JP^^'i
LISTE
DE
MES LECTURES
DU 15 JUIN 1818, AU 1" JANVIER 1829
1818
Juin.
i5. Lettre sur les spectacles.
Extraits de Locke,
Sur la Révolution française, parMad. de Staël, 3.
Reprise d*un essai sur les historiens.
De Signis, de Suppliciis, secunda Pli. in Ânto-
nium.
Trois premiers livres de Tite-Live.
Lettres de Montague (anglais), Discours au Parle-
ment.
Mémoires du cardinal de Retz, t. Y.
J. César et Auguste, de Suétone.
Deux volumes de Corinne.
Dialogues et fables de Féiielon.
Orator, premier livre du De oratore.
Horace en deux fois (avec Pry. et Ed. P.).
Anarchie de Pologne, par Ruihières.
Deux volumes de l'Assemblée constituante.
19.
r.'i'^yw'ir^^^^^'^'^^^r'^''
354 LISTE
Préparation de Vexamen de droite commencée.
Discours politiques de Démosthène, en grec.
Académiciens, de Fontenelle, iv. Dialogues, Mon-
des, oracles.
Esprit des lois. L.
Agricola, Germania, De causis corr. eloquentiae.
Laromiguière, 2.
Térence.
Vies des hommes illustres (Amyol).
1819
Morceaux politiques {projet de journal) .
Premier volume de Cromwell.
Cinq livres des Annales de Tacite.
Lettre à l'archevêque de Paris.
Contrat social.
Quatorze livres de TOdyssée.
Huit livres de Tlliade.
Plusieurs Vies de Plutarque, en grec.
JuUlet
De Claris Oratoribus.
Discours de l'Académie^ commence.
Thèses.
IXtaç, 1. I.
Odyssée, 1. o. ^
Trois livres des Histoires de Tacite.
Philoctète.
Lettre de R. à Voltaire.
DE MES LECTURES. 535
De rÉconornîe politique (J.-J. Rousseau),
Enchiridion d'Epictète.
Commencement des Stoïciens.
Trois livres des Géorgiques de Virgile.
Un volume de Laroraiguière.
Extraits de Locke.
Livre III du troisième volume des Rapports, Opinions
et Discours.
Examens pour le doctorat.
AoAt.
1. Deuxième volume de Cromwell.
Premier Plan du Discours de l* Académie.
6. Premier livre des Lois de Platon.
10. De l'inégalité.
Iliade K.
16. Premier livre d'Arrien. Propos d'Epictète.
Projet de Paix perpétuelle.
Vie d'Agricola (iterùm).
Préface de l'Emile, de Rousseau.
Troisième livre du quatrième volume des Rap-
ports, etc.
25. Constitutions d'Angleterre, par Delolme, 2.
50. Un volume de la Politique d'Aristole, 1.
Odyssée, II.
Septembre.
1. Premier livre de rÉniile,
5. Iliade A,
Huitième des Confessions»
Odyssée, P.
'Wfw^mmfj^
35G LISTE
7 , N eu viêm e d e s Con fessions ,
Odyssée S.
9, Deuxième volume de la Politique d'Arislole,
12. Principes de poliriquede B. C. 1,
i, Elo^e de Montesquieu.
H, Diiieme livre des Confessions,
Î2. T, T, * de rOdyssée.
i7t. Fin de TOdyssèe.
i4. OtiziÈrae livre des Confessions.
15, Premier volume de la Vie de Cicéron,
16, Commencement des Notée sur Sophocle.
Commencement des notes sur ta Philosophie de
ta langue yrecfjue. Caractères des peuples^ trou-
véi/i dans leur vocabulaire.
17. I n sf ructi on s d e d \\ g^u essea u .
18. Douzième livre des Confessions.
1 . Essai de Be r n ardi n de Sa in l-Pi erre su r J - - J acqu es ,
25. Liste d'ouvrages à lii'e.
2fî. Iliade M.
29, Essai sur les mœurs, deuxième vol. (depuis Cau-
ses de la chute de Terapire),
51. Iliade S {iten'un).
Que la langue française nest plt^ poétique,
OcUhbr* .
1. Iliade N.
2. Second livre de TÉmile.
Quatrième et cinquième livre des Hisloireâ de
Tacite.
5, Discours de d'Aguesseau.
4. [liade T-
^^.,^-^^^- ^^
DE MES LECTURES. 537
L*Andrienne (iterùm).
5. Iliade T. {U Orateur du barreau commence).
8. Iliade *.
9. Iphigénie en Aulide, d*Euripide.
Iliade X.
10. Le Roi, la Charte et la Monarchie, par M. Ville-
main.
Iliade Y.
13. Iliade û.
13. Iliade S.
14. II. 0. (L'Orateur politique commencé).
Iliade n.
15. Troisième livre de TÉmile.
17. Toxaris, ou de TAmitié, Lucien.
Hecuba, Euripidis.
20. Première idylle de Théocrite.
25. Troisième esqume du Discours»
25. Undecimus Annalium Taciti liber.
26. Adelphi Terentii (ilerùm).
28. Platonis eclogœ.
5 1 . Plan du Discours.
4
MoTsnbre.
1. Art d'écrire (Condillac).
4. Iliade N (iterùm).
1. Iliade P (fin de la première lecture d*Homère) .
8. Tpctyr^e^iat 2o©ox>toy;.
10. ©loxptToy ît^u^^ta p, y» ^•
13. Logique de Condillac.
Duodecimus Annalium Taciti liber.
18. Phormio Terentii (iterùm).
21. Quatrième livre de TÉmile. .
538 LISTE
25. Orator (iterùm).
Discours prélitniniire de la Logique de Port-
Royal.
28. De Oratore liber secundus.
Décembre.
3. De Oratore liber tertius (le prem. livre en 1818).
6. Tr. du Sublime de Longin (traduit par Boileau).
8. Tredecimus Annaliuni Taciti liber.
10. Ëunuchus Terentii (iterùm).
15. IIpeuTOÇ 0ouxuctoou; ^lëXoç.
18. Pro Cluentio.
19. Troisième partie du discours sur l'Histoire uni-
verselle.
27. Art de Penser (Condillac).
29. Quatuordecimus Annalium Taciti- liber.
26. Conjuration de Fiesque. Sermon pour la Saint-
Louis, Avis à Mazarin.
Vœux pour la nation (Vœux d*un Solitaire). Café
de Surate.
28. Ambassade à Varsovie (dePradt). Av. et inconv.
de la critique, par Villemain.'
Contes en vers et satires, de Voltaire.
1820
Janvier*
6. Première partie du Discours sur Thistoire 'univer-
selle.
7. Heautontimorumenos Terentii (iterùm).
16. HXsxTpa ZoîpoxXcouç.
DE MES CÈCTURES. 330
19. Six derniers livres des Fables de Lafoiitaine.
22. Seconde partie du Disc, sur l'histoire universelle
(fin).
24. Tou Bxcrt/stoy Àoyoç npoç tou; vgoy;.
27. Quindeciraus Annalium Tacili liber.
28. Soixante -treize lettres de Mad. de Sévigné.
3i. Ssvft^uvToc AvaSao'eç tou Kxtpoxt ^i^ot. a, ^^ Y, ^*
Février.
2. Hecyra Tôrentii, itérùm (finis).
6. Six premiers livres des Fableade La Fontaine (fin).
6. Trislram Shandy, (JeSlern, i, 2, tr.
7. Annalium Taciti liber sextus decimus.
15. Tristram Shandy (fin).
25. Rabelais.
20. Mad. de Sévigné, 5« vol.
24. Genèse.
25. Lévite d'Ephraïm.
28. HpoàoTOU KXîtw.
1.
5.
Sextus Annalium liber (Tacili^finis).
Exode.
9.
12.
Mad.
de Sévigné, 3« val.
14.
H,oo8oT
■^^■^IWW"
-Ali tlîT-
17.
iïpa^îoTou E^strûi.
!20.
Kriîdtïç,
55,
Aïa-2<3^>')it>£0o;.
Hûoîorou lio^AJuvia,
25,
— Ou^ûïvta.
27.
— KaUiûïT^.
5L
©■^iFxyM^iu;, Y-
Avrft.
1.
Mad. de Sévijrné, ¥yo\-
5-
eovxuMov;, 5. •
TUi Livii Deciidis tertiœ Hber 1,
8.
eovity^ï^oii; 1.
i2.
Qo^jxyctÊou; ç.
16.
— ï.
Bîodore de Sicile, L 1,2,5.
17,
Bûyïiy5t5e>î>; S,
âr,.
0f/Uîtu^tÎDy; Tfî (f s^ûî) .
25,
Diodorede Sicile, 1, [V» V. Fragments
28.
Diodore, l.XI, XlUXiU,
50.
A/xr,TTç E^jpir.iSQ^^
■Al.
5. Mad. àii Sévigné, 5« volume.
Sïv^'iWT^îç Ellïjnïxwï et, p^ Yt 5*
8. Méditations poéliques» de lamarline»
12. Commencement des mathèmaUqties.
16, Diodore, l. XIV, X\\ XVI.
20. Existence de Dieu, de Fénelon.
23. AiTius. Guerres d*Alexandre.
29. Diodore, L XVII, XVllI.
50, Mad- de Sévigné, 6^ volume.
DE MES LECTURES. 541
Juin.
5. Diodore, 1. XIX, XX.
7. Fragments de Diodore.
8. Tibère de Chenicr.
6. Évangile de saint Jean.
19. Condillac. Traité des sensations.
29. Évangiles de Saint Marc, Saint Luc, Saint Mathieu.
10. T. L. Oecadis tertiae liber secundus.
Douze derniers livres de Télémaque.
Joillct.
4. Actes des apôtres.
9. Ëpître de Saint Paul aux Romains.
20. Télémaque, douze premiers livres.
8. Logique et art de Penser, de C, parcourus.
13. Lettre sur les spectacles.
19. AtT/u^oO Xoi3^o/90t.
18. Lettre sur la musique française (J.-J).
27. Misanthrope, Tartuffe, Femmes savantes.
Août.
8. Aicx;^u>oi> Avauspvuv.
17. Pensées de Marc-Aurèle, tr. par Joly.
1 1 . Lord Byron, l'"" volume.
13. Auxtavou eTOKpuoicivXoYot.
22. Tom Jones, tr. par Laplace.
20. Molière.
24. AuxiavoO vcxj9(X0i oiaXoYot.
25. Ernestine. L*.4beille. Plusieurs nouvelles de Ric-
coboni.
■^rs^
342 LISTE
25. Manon Lescaut.
28, Franklin : H on h anime lUcUard, IctmTOgaloires.
Const. de Pensylv.
5i, Jab, Le Lévitiqne,
SepICDibre,
4- Leâ Nombres,
H. Oeuléronome.
9. Josué.
H. Premier r.bapKre do TAlg* de Bourdon
11* Les Juges. Rulh.
24. Les Hois. Tobie.
17. Premier volume de Delpbine.
22. Delphine, 2»^ voK (3« jusqu'^ la L xi),
27, Judith, Esther.
29. Parai ipomènes. Eadras, Nébétnms,
Octobre.
1. Premier volume de Mad. de Sévigné (fin).
% The VïearofWakerield.
8. Les Machabêes.
18. Roder ick ilandom. 1.
27. Pierre le Grand, de YoUaire.
24, Velleius Païen- ni us.
ùO. lloderick liandom, 2.
DE MES LECTURES. 545
novembre.
17. Htsfoire des systèmes de philos, par De Gérando,
J»"" volunie*
5. A sentimental Journey. Yorick's letters to Eliza.
12. Correspondance de Voltaire, 1.
25. I^ettres persanes.
19. Roberlson's the history of America, vol. 1^
21. Correspondance de Voltaire, 2.
Décembre.
3. Roberlson's the history of America, vol. 8.
10. Histoire des systèmes, par D. ; 2 vol.
12. Correspondance de Voltaire, 3.
13. Robertson's the history of America, vol. 3.
14. Lettres provinciales.
31. Correspondance de Voltaire, 4.
19. nta-îoç, Of, p, 7, 0, 8, C, ri, (iterùm).
1821
JenTier.
1. Tableau de TÉgypte pendant le séj. des armées
françaises. Galland, 1.
3. Révolution actuelle d'Espagne, par De Pradt.
6. Mémoires de Marmontel, 1.
Shaftesbury. Inquiry concerning virtue and merit.
0soxp(Tou eiouXXta.
8. Mémoires de Marmontel, 2
li. Tableau de TÉgypte, par Galland, 2.
" !y»«a- ^ j w» »^
3W LISTE
H. Mémoires de Marmontel, 5, 4.
i8. ffistoire des systèmes, par D., 5 vol.
^4, EjtaSiî EujotTriJoyç (iterùni).
:25. Botle, 1,2.
51, M- Botte, 5, 4.
Aieyiilo^j Tlspo-xe.
PéTrier.
!>. Cartespondance de Voltaire, 5.
8, Pigault Le Brun. L'Égoïsme.
i7. Roberlson's the hist. of Charles V. A viewof Europe.
^5. Correspondance de Voltaire, 6.
5. Tr- d'économie politique. M. Say, 1.
8. ÂiJ/vkoM npoay,Osuç osa^wTïjç.
10. Tereiitii Andria, Adelphi, Phormio, Ënuchus (ter-
liùm).
1. Milton. Paradise lost, 1, 2, 3.
1 7 . Éléments de philosophie de d'Alembcrt, i^* partie.
Lucrotius, 6.
Liicanus, 1, 2.
Ma^xou AvTCi>vtyou, 1, 2, 5. 4.
Avril.
1. Persil Satyrae.
9. Diîgald Stewart. Philosophie de l'esprit humain, 1.
10. Excerpta è Plinio, 1 .
9. Metomorphoseôn, 1, 2, 3.
n. Tadli Annales, 11, 12< 15, 14, 15, 16 (iterùm).
in. Plinjî Secundi panegyricus.
m MES LECTURES. 345
7. Bossuet. Orais. fun. de la R. d'Angleterre, de la
Palatine, de le Tellier, de Condé.
16, EujDtirioou; l7r:To)»i>TOç.
21. Ivcxparcouç IIavT)yupexoc ^oyoç.
25. Slatii Thebais, i, 2, o, 4.
28. Suetonii Tiberius, Caius C.
29. Eu/sifftoouç AvSpoiioLXT.
mai.
2. Claudiani Ëpigrammata.
6. Senecae Hypolylos.
8. nXaTwvoç KpiXùitv»
9. Senecae Troas.
10. Dugaid-Stewart. Phil. de Tesprit humain, 2.
23. n^aTMvoç $ai^a>v.
62. Plauti Asinaria, Pœnulus.
25. Tacili Germania, Agricola (iterùm).
JalB.
2. Boileau.
18. EuptuiOGu; MT^^eia.
12. O/ATfj/îOu 05v<T<T»taç A, r, A.
12. Virgilii JGneidos, 7,8, 9, 10, 11, 12. 4. Georgica.
30. Ovidii Metam,, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.
29. Corneille, Horace, commenté par Volt.
Juillet.
4. Destutt de Tracy. Tables analytiques.
"27. 2o3pcx>eouç *iXoxTTfiToç (iterùm).
31. Flotte, Logique.
Desmarsais. Tropes.
"■ir^
345 IISTF.
iTt, Flotte* Métaphysique.
26. Sylv. de Sacy, Grammaii'c géaérale.
"iD, B uni ouf. Grammaire gret^qu**.
Extraits (îe philos. DSt., De Gér,^ Flotte.
18. Mémoires sur M. Suard et le xviir siècle, par
Garât, î, 2. (Agréyation).
4, Conespofidaiiee de Volt, avec le U. de Prusse
(avec Galber. 26 novembre 1770).
2. Corneille, Ginaa, commenté par Voltaire, f
15. Gicero. Pro Habirio, Pro Flacco,
nî.oy Tctpp^ç . TtuLol t9vt 5 ç p toç ,
Hovembre,
y. i'ensées de kasc^al.
Il* Shakespeare. Romeo and Juliet.
8. Duclos. Gonsidérations sur lus mœurs.
ly. Voltaire. Pucelle,
15. Larocbefoue^ult. Maximes*
25 Voltaire, Mémoires de sa vie, Zadtg, Micromégas,
50. Mi Ilot, llistoire ancienne (de Vegpasieu au temps
de Mahomet).
DE MES LECTURES. 547
Décembre,
8. Reid. Essays on the active Powers of Man.
23. At(7%u>o; E'Ttra im 0ïî6atç (tsXo;).
22. Montesquieu. Essai sur le goût.
29. Gibbon, 2° vol. (tr. de Septchênes).
1822
JeiiTier.
21. Gibbon, !«' vol.
10. Voltaire. Mélanges hist., l®' vol.
27. D. Stewart. Phil. of liuman mind, 2^ p.
Février.
9. Voltaire. Dialogues.
11. Gibbon, 3« vol.
1. Deslandes. Hist. de la philosophie (1, 2, 3).
20. Voltaire. Mélanges historiques, 2«vol.
8. Blair*s rhetoric (till the V. lecture).
15. D. Stewarl. Hist. des sciences métaph., morales et
politiques, l" vol.
27. Gibbon, 4« vol.
6. De Gérando. Des signes, 1 vol.
2. De Gérando. Le visiteur du pauvre.
15. Gibbon*s 5* vol.
548 LISTE
AvHL
4. Gibbon 's 6' voL
*î. DeGêraDdo. Des signes, 2*= toL
3. Bousseau. Hélûïsc, 4^, 5^, 6' parties,
5. Walter Scotl. Kcnilworlh.
8. J.-B* Say, De TAngleterre et des Anglais.
17. Gibbon/?* vol.
23, MiIton*s Paradise losl» 1, 2, 3, 4,5, 6-
27. [k Gérando. Dt^s si^nest 5" voK
1. Gibbon, 8' voL
17. Gibbon, ^ vol.
Rousseau. IJéloïse, t", 2*, 5« parties.
^7. Cjmteaubrîand. Alala.
Juliw
4. Gibbon, lfï« vol.
20. Vauvenargues. (Exe, le libre arbitre).
Gibbon, 11" vol.
Swift. Met'banical opiT. of spirit : battle of the
books.
7»û. Swift. A taie of a tub.
De Baranle. Littérature fr. du jevïh" siècle,
8. Fielding. Amélie, tr, par M^" de Biccoboni.
15.- Gibbon, 12" vol.
DE MES LECTURES. 349
28. Riccoboni. Lettres de Catesby, de Butlesd.
31. Gibbon, 13* vol.
Août.
9. Gibbon, 14« vol,
26. Gibbon, 15« vol.
12. Prévost. Cleveland, 1" vol.
31. Gibbon, 16« vol.
Scptcmbr*.
5. Gibbon's 17 vol.
8. Gibbon, 18« vol.
9. Walter Scott. Les Puritains, 5.
10. Walter Scott. Le Nain mystérieux. L'Officier de for-
lune, 5.
11. Walter Scott. Rob-Roy,4.
14. Walter Scott. La Fiancée de Lammermoor, 3.
17. Voltaire. Correspondance avec d'Alerabert, l«'vol.
21. Sismondi. Républiques italiennes, l"vol.
Octobre 1822 — Août 1828.
18. Voltaire. Essai sur les mœurs (du 102® chap. au
168), V. 3.
Koch. Tableau des rév. de l'Emp. (périodes 1, 2, 3,
5 et 6).
Sismondi. Hist. de France, v. 1, 2, 3.
Sismondi. Républ. italiennes, 2, 3, 12 et 13 (jusqu'au
chap. 105).
Hallam^ Europe au moyen âge, 1 vol. (exe. de la
p. 272 à 382j, 3«vol. (jusqu'à 391), 4« vol. (jusqu'à
159), 2« vol. (jusquàSl).
20
350 LISTE
Millot. Hist. d'Angleterre, 1, 2, 3.
Hume. Hist. d'Ang. (jusqu'à la raort de Guillaume. —
Règnes d'Elisabeth, de Jacques I", de Charles !«'.
Pfeffel. Abr. chron. de l'hist. d'Allem., l" vol. (jus-
qu'à la mort de Frédéric il).
Yéli. Hugues Capet, Robert, Henri, 1.
Michaud. Hist. des croisades, 2« vol. (dernière moitié),
3« vol. (1. 9 et 12), 4« vol. (1. 13, 14 et en par-
tie 15).
Heeren. De l'Influence des croisades.
Anquetil. Louis XI.
Roscoï. R. de L. X. livres 6, 7, 8 (le reste des deux
premiers vol. parcouru).
Daru. Hist. de Venise, livres 22, 23, 24.
Robertson's Hist. de Charles V (excepté l'inlrod. et ce
qui regarde l'Afrique et les Turcs).
Mallet. Cinquième volume (dernière moitié), 6« vol.
(commencement).
Sallaberry. Emp. ottoman, dernière m. du 1^'^ vol. et
première du 2« vpl.
Watson. Histoire de Philippe H, 1, 2, 3, 4.
Lacretelle. Hist. des Guerres de rel. en France, 1, 2>
3,4.
Schiller. Hist. de la Guerre de Trente Ans.
Coxe. Hist. de la Maison d'Autriche (de l'avènement de
Ferdinand P' jusqu'au 54® chap. exclus., période
suédoise).
Ancillon. (Guerres civiles de France et d'Angleterre.
— Guerrrede Trente Ans).
RoHin. Hist. rom., Hist. grecque (multa passim).
Mitford. Multa passim.
■viflir
DE MES LECTURES. 3.M
1823
Août — Septembre.
Walter Scott. Ivanhoë, 4 vol.
Walter Scott. Quentin Durward, 4 vol.
Sismondi. Républ. italiennes. 4 v.
Malte-Brun. Hist. delà géogr. (jusqu'à Pline).
Géographie de Guthrie et de Poirson (par moitié).
Millot. Hist. d'Anglet. de G. le Roux à H. VI, 1*^ vol. dr
la mort de Charles l" à George II, S»' vol.
Millot. Hist. de France, de Hugues Gapet à Jean, l^"" v.
Hallam. Eu. au moyen âge ; de TAllemagne.
Voltaire. Siècle de Louis XIV, jusqu'au chap. 26.
Voltaire. Annales de l'emp. de rad., de H. à Maximi-
lien.
Cicero; Pro Flacco, pro Sylla.
Milton. Paradise lost, 7, 8, 9.
QoyjxxtSei^nç. Dial. desMéliens. Oraison funèbre; Herma-
crate aux Siliciens.
Pindare. Olympiques, 1,2, 3.
(Longitudes et latitudes des principaux États de
l'Europe; dates de la deuxième série du moyen
âge).
Octobre — Novembre — Décembre.
Racine. Mithridate, Andromaque, Bérénice.
Voltaire. Mort de César.
Henriade, 1, 2, 3.
Regilard. Les Ménechmes. Le Légataire.
Voltaire. Corr. avec Catherine (depuis le 21 nov. 1770
jusqu'à la fin).
ty^M^w '" • '■'-'■'-"^^^■v^vîrs;^??»^^'
352 LISTE
Adam, Ant. rotiiaines, i"vol. Div. des hab. de Rome,
p. 1-04; droits publics des cit. assemblées, 94-232.
MarmonleU Kl{»m. de litt., 1*' et 4® vol. (lorsqu'on
m'a repris les deux volumes, j'allais lire et extraire
FarUcle Vérité du 4« ; j'allais lire l'article allégo-
ri(|Lie, ci je venais d'extraire l'article comique,
dans le 1*^ vol. Le reste de ces deux volumes ne
serait pas loiig à extraire.
TiÈe-Live. Première Décad., 1 livre.
Art, de vêr. les dates avant J.-G. ; Histoire sainte
Mariaaa. Livre 22, 25, 24.
Dunlos* Louis Xî, 1^' volume.
Philippe de Comines. Mémoires.
Bûbertsorrs Htst, of America, d, 2, 3, 5, 6, 8.
MitTord. Multa passim, d" vol.
Sismondi. Rép. italiennes, iO«, id«, i2* volumes, ex-
copte dans le 12^ les pages 407-445.
Rapin Thoiras, 1, i«^
Voltaire. Corresp. avec d'Alembert, 2« vol.
(], Dolavigne. Kcole des vieillards.
1824
Janvier.
D. StewarL HisL des se. m. et pol., o" vol. (où je
trouve le morceau de Cousin sur la phil. de l'his-
toire).
Las Cases. Mémorial de Sainte-Hélène, 2« vol.
Jouy et Droz. Les Hermites en prison.
Ladv Morgan, La France, J, 2.
DE MES LECTURES. 553
Condorcet. Esquisse d'un (ableau des p. de Te. h. At-
lantide.
Sismondi. Rép. ital., ^3^ 14* volumes.
FéArler,
Miss Wrigt. V. aux États-Unis en 18i8, 1819, 1820,
1,2.
Sismondi. Rép. ital., 15®, 16* vol.
Picard. Ï/Exalté, 1,2,3, 4.
Ch. Yillers. Esprit et influence de la Réformation de
Luther.
Il cardinal Bentivoglio, lettere 51 (sur 115).
Mars.
Picard. Jacques Fauvel, 1, 2, C, 4.
Fergusson. Essai sur Thist. de la société civile, 1, 2.
Bentivoglio. Délia guerra di Fiandra (jusqu'à 1572 les
5 premiers livres de la première partie (258 pages).
Ariosto. Orlando furioso, 1, 2, 4, 5, 6, 7.
Waller Scott. Les Eaux de Saint-Romans.
Le comte de Maistre. Voyage autour de ma chambre
Le Lépreux de la cité d'Aoste.
Chapelle et Bach. Voyage. — Parny, idem.
Avril.
Bocaccio. Il Decameron. Giomate 1*, 2*; — e le due
prime novelle di la terza G. — Lagriselda, e con-
clusione.
Torquato Tasso. La Gerusalemme liberata. Ganti 1% 2<»,
3% 4% 6% 70.
20.
^. ,,.., ,H.>^p»i p. ; ■ t— ■■! ■ ^^pp^mp^
554 LISTE
Simond. V. en Angleterre en 1810, 1811, — 5^ édiU
1817. — V. r
Kant. Conjectures sur le commencement de Th. du
g. humain.
AValkenaër, Essai sur i'hist, de Tespèce humain.
Lessing. Éducation du genre humain-
Guarini. 11 pastor fido, atto primo,
Auguste Comte. 3^ du Caléchisnie des industriels.
Revue encyclop. de decenib,,j,, fév,
Simond* V. en AngL, 2*= vol.
T. Tassop La G, liberata, canti ê\ 9% iO^
SJsmondi, Histoire de France, 4** vol,
Biagioli, Grammaire italienne,
ûanti. Inferno.
0}Ax^Q^ I>ia^&; t.
Kant* Idée de ce que serait liiisl. dans une v. cosmop«
Kant. Théorie de la pure religion morale (e\t par
Yillers).
Turgol, Discours sur ThisU univ* et gèogr, politique.
Goldoni. La Pupilla, il ProdigOr la Banca Rotta; c'est
le 1" voh moins une pièce,
Bi ConslanL De la religion, i" voL
Revue. Mars.
Hémoires de M'°' de LarochejacqueleiQ.
DE MES LECTURES. 35*j
Juillet.
Yico. Cinque libri de principj d'una scienza nuova
d*intorno alla commune natura délie nazioni, vol. i.
Yico, volume 11.
Smith. Richesse des nations, multa passim (peut-être
un volume.
M. Fourcy. Dialogues.
M. Eichoff.
Sisraondi.; Rép. italiennes, 5« vol.
Août — Septembre.
Yico, volume 3.
Mignet. Hist. de la Rév. française, 1, 2.
Sismondi. Rép. italiennes, 6« vol.
Octobre.
Le comte de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg
(passim).
YV. Paley. Phil. morale et politique (passim).
Milton, Paradise lost, — B. 10, 11, 12.
Novembre.
Cuoco. Yiaggio di Plalone (parcouru).
Mad. de Staél. De la littérature considérée dans ses
rapports avec les institutions sociales.
Bossuet. Disc, sur Thist. univ. (parcouru).
Yollaire. Phil. de l'hist. Essai sur les mœurs, !•' vol.
(parcouru).
Hérodote. Sept premiers livres (parcouru).
550 LISTE
T. Tasso. Gerusalemme liberata, canti 11, 12, 15, 14,
15,16,17,18,19,20.
Voltaire. Rome sauvée. Épîtres.
Décembre.
Voltaire. Ragon, Ancillon, Heeren. Art de v. les dates,
multa pasçim.
Ancillon, ¥ vol.
Voltaire. Lettre s mêlées de vers et de prose.
1825
Janvier*
Burlamaqui, commencé.
Lacretelle, xviii® siècle, l*»" vol., 2% 3® vol.
Voltaire. Siècle de Louis XV, les 120 premières pages.
Koch. Tableau des rév. de TE., 2*» vol.
Mad. Belloc. Lord Byron, l®"* vol.
FéTrier.
Lacretelle. xviii» siècle, 4% 5«, l*"" vol.
Fauriel. Chants nationaux des Grecs.
Ileeren. Intérêt continental de l'Angleterre (mélanges),
Heeren. Manuel d'hist. moderne.
lieeren. Théories delà politique dans l'Europe moderne
(mél.). Art de vérifier les dates et fastes, milita pas-
sim.
DE yiVJS LECTUIltS. 557
Shakespeare. Coriolan et Macbeth (dans la traduction).
4« vol. de Let.
Shakespeare. Macbeth (dans l'anglais jusqu'au 5** acte).
Arril.
Ségur. Hist. de Napoléon et de la grande armée en
i812, 2 vol.
Voltaire. Hist. de Charles XII.
Mitford. V^vol., ch. 24.
Béranger. Nouvelles chansons.
Mitford, vol. 6.
Mitford, vol. 7, chap. 54 et 35 (la dernière moitié du
volume).
Mitford, vol. 8, chap. 57, 58 (la première moitié).
Walter Scott. L'Antiquaire, 1, 2, 5, 4.
Mad. Roland. Mémoires, 23.
Walter Scott. L'Abbé, 1, 2, 5, 4.
Shakespeare. Le roi Lear. Hamlet (5* vol. de Letour-
neur).
Shakespeare, [.e marchand de Venise. Le songe d'été,
i5« vol.
Gillies. Hist. de la Grèce. 5? vol., ch. 53, 34, 55.
Jnln.
Shakespeare. Jules César. La Tempête, tome 2**.
Shakespeare. Richard II, (t.
n.î*-'- U\ r-''-"1(^îl*5S25^^3PK>' ■
358 LISTE
Gillies. Hist. de la Grèce, 6« vol.
Shakespeare. Othello, les Deux gentilshommes de
Vérone. Troïlus et Cressida (5* vol., édit. Guizot).
Burlamaqui. Éléments de droit naturel (achevé).
Shakespeare. 4" et 2« parties de Henri IV (9« vol. de
Letourneur).
Shakespeare. Les femmes joyeuses de Windsor, 10.
Joillet
Shakespeare. Henri V, Henri VI, 4"^ partie, 14« de
Letourneur (médiocre).
Shakespeare. Henri VI. 2« et 3« parties, 12® de Letour-
neur.
Mad. de Staél. L'Allemagne, l«'vol.
Août.
Walter Scott. Le Monastère, 1, 2, 3, 4.
Walter Scott. Waverley, 1, 2, 3, 4.
Clara Gazul. Théâtre de.
Thierry. Hist. de la c. d'Angl. par les Normands,
!•* vol.
Sîsmondi. Hist. des Français, 5® voh
Mme de Belloc. Lord Byron, 2« vol.
Septembre.
Thierry. Hist. de la conquête d*Angl. par les Norm.,
2% 3« vol.
Sismondi. Hist. des Français, 6* vol.
Shakespeare. Richard HI. Henri VIII, 45® vol. de Let.
DE MES LECTURES. 559
Shakespeare. Les Méprises. La Méchante femme,
16« vol. de Let.
Shakespeare. Beaucoup de bruit pour rien. Comme
vous Taimez. 14« vol. Let.
Herder. Idées pour... livre IX en manuscrit.
Octobre.
Vico. Scienza nuova, S*» v.
Saint-Simon. Nouveau christianisme.
Le producteur, l*»" numéro.
Janelli. Saggio sulla scienza délie cose humane.
Poirson, commencé.
B. Constant. De la religion, 2« vol.
Vico. De juris uno principio de Constantia jurispr.
opuscules. Lettres, etc., parcourus.
Jannelli. Saggio sulla scienza délia cose humane.
Novembre.
Villemain. Lascaris. Essai sur les Grecs, etc.
Vico. Scienza nuova, 1" edizione, les cent premières
pages.
Vico. Réponse au journal dltalie, de Leipsig. Notes sur
l'Art poétique.
Shakespeare. Antoine et Cléopâtre. Timon, VI" v. de
Letourneur.
Creuzer. Religions de l'antiquité, 1" partie du
!«' vol. (Inde, Perse, Egypte).
Creuzer. Religions do l'antiquité, 2« partie du I^^ voU
(notes).
"•ï-*:-^^«:iB^aRF"^'
1^ LISTE
Garnier. IVisU de France, 19«, 20«, 21% 22% 25% par-
Histoire uriiverselle. Suisses, 39* de rin-4%parc.
Laconibe. Abr. chr. de Thist. du Nord, 1", 2* vol. pas-
sira, — parcouru.
Mallet. Dan, 5^^ vol., parc.
Coxii. La fin du 1«% 2 (moins Charles 9), parc.
Pfefîd, 2^ voL, parc.
ïiénaut/2= vol., parc.
Mignot, fin du i" vol., parc.
Rapin Thoyras, fin des 4«, 5% 6% parc.
La Clève, Portugal, 4, parc.
Mariana. Fin du 4®, 5, 6, parc.
Pinkerton. Hist, of Scotland, sous les Stuarts i371-
1542 ; fin du 1«% comraenc. du 2« vol., parc.
Sismondi, 10, U, 12, 13, 14, parc.
Lévêque» ûu du 2® vol., parc.
Earamsîn, G% 7% vol.
Mably,Obs. sur l'hist. de France, 5« v.
Guizot< Essai sur Tliist. de France.
1826
Janvier.
*
Gariiier, 24* vol.
iacretolle. G. de rel., 1" vol. (à partir du massacre
de Vassi, j'ai suivi concurremment :
ÂnquetiL Esprit de la Ligue, 1«' vol.
Mably, Obs., etc., 6« vol.
DE MES LECTURES. 561
Mîgnot, 2« vol.
La Glève, 5« vol.
Solignac, 4 et 5.
Mallet, 7 (j'ai passé le 6*).
Lévêque, 3*^ (à partir de 1 555) .
Karamsin, 8«.
Sismondi, XV« et XVP.
Walson, !«', 2% 3% 4«.
Février.
Lacretelle. G. de rel., 2, 3, 4. •
Anqùetil. Esprit do la Ligue, 2, 3 (jusqu'au milieu de
Tannée 1593, et du 3« vol.).
Rapin Thoyras, 7 (Elizabeth).
Rapin Thoyras, 8 (Jacques et Gharl. P' jusqu'en 1640).
Sismondi. Hist. des Franc. 7« vol. (1226-1254).
Am. Pichot. V. en Angi., 2« vol.
Villehardouin. De la conquête de Constant, (l** vol.
de la collection Petitot.)
Malte-Brun. Géographie, 2* vol., multa passim.
De Gérando. Hist. des s. de phil. lY (Scholastiques),
multa passim.
Robertson. Hist. of America (Virginia, to the year
1688; New England, to the year 1652).
Poirson. Hist. romaine. 2« vol. (depuis le 15 mars).
Mémoires (rel. à l'h. de Fr.), 11« vol. de la collection
du Clercq. De Bayard (jusqu'à la p. 138).
Chroniques de Jean de Troyes, 1473-8 (14« de la
. coll.)
Sismondi. Hist. de France, 8« vol. (1254-1296). •
Mitford. H. of Grèece, 3« vol. (pages 774-418).
21
m
502 LISTE
AvrU.
Mitford. H. of Greece, 4« vol., 422-405 av. J.-C (p. 1-
82 et 164-392)-.
Schiller. G. de 50 ans (pour la 2« fois).
Sismondi. H. de France, 9« v. (1296-1527).
Anquetil. Hist. de France, Louis XIU.
Bougeant, l^"* vol., depuis la p. 227 (1655-1644).
Guizot Hist. de la rév.d'Anglet., 1^^ vol. (1625-1643).
De Barante. Hist. des ducs de Bourg., 9® vol. (1467-
1472).
Villemain. Cromwell, !•' vol. (jusqu'en 1649).
De Barante. Hist. des ducs de Bourg., 10® volume
(1472-1476).
Mai.
Mitford, 5« vol. (404-394).
De Barante. ^« partie du t. XI (1476-77).
De Barante. Hist des d. de Bourg, i^^ vol. (1563-85).
Fleury. Hist. ecclésiastique, l®*" vol. (1-197 ap. J.-C).
De Barante. Hist. des ducs de Bourg., 2« vol. (1385-
1404).
Juin.
Fleury. Hist. eccl., 2« vol. (198-513).
Mitford. Hist. of Greece (vol. contenant les années
358-338), ch. 39, 40.
Fourcy. Hist. de l'École polytechnique, 1. 1, 2, 3.
Sainte-Croix. Examen des hist. d'Alexandre (seulement
la partie narrative, c'est-à-dire pages 193-522,
mais la section de chronologie^ et surtout celle de
géographie, paraissent beaucoup plus curieuses).
DE HIES LECTURES. 503
Jaîllet
Fleury. Hist. ecclés., 3« vol. (513-361).
Gibbon, IV« vol., chap. 21 (hérésies).
Mme Guizot. Lettres sur Téducalion, 1, 2.
Le Globe. Juillet 1825, juin 1826.
De Barante, Hist. des ducs de Bourg., 3® vol.
Encyclopédie progressive, l'*" numéro. Guizot, Tliiers,
Broussais, B. G., Say.
Le Spectateur. Articles choisis (sous le titre d'Ency-
clopédie morale, traduits par Maizières).
Impression commencée vers le 31 juillet, 2«éditiondu
Tableau chronologique.
De Barante. Ducs de Bourgog., ¥ vol., 1404-1419.
Le B. de Trenck. — Dieudonné. Souvenirs de Berlin,
passim.
Août.
De Barante. Ducs de Bourg., 5« vol., 1419-1429.
La traduction de Vico, commencée le 28 juin 1824,
reprise en août 1826, a été terminée le 5 oct. 1826 ;
lediseours le 26 décembre.
Septembre.
De Barante, 6« vol., 1429-1437.
De Barante, 8« vol. 1453-1467.
Vico. Sciences. Opuscules, 2, 3, 4.
564 LISTE
Octobra.
Yico. De antiquissima Italorum sapienlia, 4.
Mario Pagano. Saggi polilici, i, 2, 3.
Descartes. Discours sur la méthode.
La Mennais. Essai sur [rindiffôrence en matière de
religion, i, 4, passim.
NoT«mbr«.
FliLxion de poitnne.
Mille et une nuits (1-216 nuits, formant les 6 prem.
vol. de redit, en 14 v. rn-12).
Fleury. Hist. ecclés., ¥ vol. (361-593), terminé |en
décembre.
1827
Janvier.
Fleury. Hist. ecclés., 5® vol. (393-401), seulement le
commencement, les 155 premièreis pages.
De Gérando. Hist. des syst. de pli., les 2 prem. vol.,
. passim.
Globe. Du 22 août au 23 décembre 1826.
Dugald-Stewart. Esquisses... passim, et la préface de
Jouffroi (moiiis CXXV-CXXXVIÏÏ).
Oousin. Arguments du 1*' Alcibiadc, Tlieaetète, Phi-
lebus, Gorgias (v. Il, III et Y).
Platon. 1«' Alcibiade (5« vol.), Theaetèle (2« vol.), Gor-
gias (3" vol )
Brùcker, 1^' vol., passim.
Bulhe, l«f vol., passim.
• DE MES aCTURES. 565
Février.
Arrivée de la Biographie universelle (Vie de Vico). .
Platon. Philèbe, 2« vol.; Prolagoras, 3* vol.
Hérodote. 1" livre, l*»* vol. de Larcher.
Platon, l^r vol. Eutyphron. Apologie. Crilon. Phédon.
Heyne. Opuscula (surtout le 2«vol. sur la Gr. Grèce).
Fréret. Mém. de l'Ac. (v. 47^ 1809) sur les premiers
habitants de la Grèce.
Biographie univ. M. Ange, Raphaël, Dumoulin, Cujas,
Domat, Olyraandias, Thoutmosis, Séso8thris,Longin,
Odinat, Hérodote, Meiners, Socrate, Slrabon, St-
Pierre (Bernardin)..
Meiners. Hist. des sciences, !«' vol.
Xénophon. Apologie. Entreliens, passim.
Winkelmann. Hist. de Tart, 1, 2, 3, passim.
Globe, du 25 décembre 1826 au 24 février 1827.
Mars.
Gognet. Origine des lois, 2, 3, passim.
Meiners^ 2 vol.
B. Constant. De la religion, 2« vol. (la seconde moitié).
Heyne. Opuscula.
Globe, du 24 février au 18 mars.
W. Schlegel. Littér. drani., l.vol.
Volney. Voyage en Syrie, 1, 2.
Mignot. Phénicien : 34 et 42 de TAcadémie.
Herder, 1 et 2, passim.
Abel Rémusat. Recherches sur les langues tartares.
Avril — Mai.
Pouqueville. Régénération de la Grèce, liv. V, passim.
-'*T'='^^^'v
SUS
LISTE
lifîvue eiicycl., «ptemb., octob.,novemb. 1826.
WaUei Scott. Peveriî «n «c, 1 , 2, 3, 4, 5.
Mémoiivs de T Académie des înscr,, i. Y(, 1822.
LMronne. Population deTAttique, — AmpHÉctfons.
Abel Humusat. Ju-Kiao-li, 1, 2, 3, 4.
Pausanins, 1" vol. Attiques, passim.
Bartliélemy, chap. 22, 34, 35, 36, 37, 38, 72, 73, 74,
76, T}9, 40, 41, 42, 51, 53 (partie géographique).
Cousin. Sur l'Eunape de Boissonade (Journal des Sa-
vant s).
llïiUûy. Trans. philosophiques.
Zozinie» 1' P qusedam.
Trebeîlius Pollio. Vopiscu, multa passim.
Muller. jjist. universelle.
Lingard. Ilist. d'Angl. Henry VllI, t. 6.
Mit toi d, 1 (la seconde moitié).
Mniners. Ilist. des se, 2® vol., Pythagore.
Meiriers, 3'* vol. École d*Élé. Sophistes.
Ileyne. Opuscula, 2« vol., Gr. Grèce.
Bîiniba(:JK De Mileto.
Précis d'fiist. mod., commencé le 28 mai, lundi,
1'^*' par lie terminée vers le 15 novembre 1827. —
%' (jâiiie terminée le 15 avril 1828.
Uaur.
Hume.
Liinn;ard, IL. VI, etc., t. 5.
fïe Bamiile.
Cui'ila.
Maria [ta.
Machiavel,
Comities.
Hallam.
Sismondï.
Hist. di Firenzi, Legazioni.
DE MES LECTURES. 7
Savonarole. 1
Confucius. •
Ferrerar. ]
Sepulvedn. * ]
Istuanti.
Béchet. Martinusius. ]
Pinkerton.
Bory de Saint-Vincent.
Gomecius.
Hallet, 1. Haus.
Cateau-Calleville.
Sandoval.
Sleidan.
Bosnet. Variations.
Giannone.
De Gérando. Hist., 1, 2.
De Gérando. Signes, 4* vol.
Catholique, janvier, août 1827.
Cousin. Morale. École française.
Thierry, passim.
Lingard, 6, 7.
Cantinier.
Muller.
Monlluc.
Tavannes.
Louise de Savoie.
Petitot
Lorente.
Roscoc.
M. du Bellay, passim.
B. Constant, 3« vol.
l
5C8 LISTE
1828
Janvier.
Sisraondi. Hist. de la litt.
Lingard. VIII. (Edw. VI, Marie, Eliz.)
Lanoue. Mém.
Mém. de Condé; parcouru.
Villeroi. Disc, dllenri III à la suite des mém.
Sully, !«' vol.
Février.
Schiller. Disc, sur Thist. univers.
Ileeren. Manuel d'hist. anc. et Idées.
Wachler. Handbuch.
Iselin. Table.
Goethe. Wilhelm Meister.
Encyclop. allemande. Art. Historien.
Jean-Paul. Quintus...
Mar« — Avril.
Snell. Manuel de philosophie.
Niebuhr.
fr.Eichhorn. Hist. du droit et hist. polit, de FAUem.
2% 3« vol.
Jahn. Nationalité de l'Allemagne.
Hegel. Encyclopédie philos.
nai.
Wachler. Manuel de Thist. litt.
DE MES LECTURES. 509
Gôthes Gedichte. Iphigénie. Hermann el Dor.
Muller. Suisses, 1, 2.
Las Casas.
Gortos.
Leltera rarissima di Colombo.
Codice Colombo Americano. "*
Mad. Campan.
Sismondi. Hist. de la litt.
Tbierry, passim.
Raoul Glaber.
Raymond d'Argiles.
Adalberon.
Galbert. Suger.
Guill. de Tyr.
Villehardouin et Joinville.
Choiseul d*Aillccourt. InlI. des croisades.
Lingard, 3.
Sismondi. Fr., 5, 6, 7, 8, 9.
Froissard, i, 2. Monstrelet.
Cours de Guizot et Cousin.
Juin.
Lessing. Natban, Laocoon.
Waclismutb.
De Barante.
Schiller, Ilannon. Louis II.
Niebelungen.
Von der Hagen. Herzog Ernsl.
Thierry. Lettres.
Cooper. Le Corsaire rouge.
Cooper. Le Dernier des Mohicans.
Sismondi. Bcp. ilal.
21.
rp-^, % jtrr-rfyir^r*,
570 LISTE
Sartorius.
Shœll. Peuples de l'Europe.
Mon. sépulcraux de Florence.
Galerie deFlor., 1,2.
Lenfant. Constance, i .
Lenfant. Bâle, 1, î.
Rabelais. Songes drolatiques.
JoUlet.
Bouterweck. Litt. Esp., 1, 2.
Sismondi. Litt., 5, 4.
Walter Scott. Chants popul. du midi de TÉcosse.
trad. par Artaud.
Necker de Saussure. Éduc. progressive.
Eiclîhorn. Droit publ., 3« vol.
Karamsin, 1,2.
Walter Scott. Hist. d'Ecosse.
Une foule d'ouvrages parcourus à Heidelberg et à Bonn ;
voir les notes du voyage.
A Bruxelles. — Walter Scott. La Prairie, 1, 2.
Septembre.
Am. Thierry. Gaulois, 1.
Fourcy. Se. polytechnique.
Ab. Rémusat. Gr. chinoise.
Ab. Rémusat. Deux mém.àl'Ac. sur les signes figura-
tifs, et quelques écritures syllabiques.
Fr. Schlegel. Ueber die Sprachen . Weisheit der Indier.
Sakuntala.
Wolsunga-Saga (1 du Recueil de vonderHagen).
Octobre.
Champollion. Précis des s. hier.
DE MES LECTURES. 511
Lope de Vega. !•' [vol. Perle de Séville. Le meilleur
alcade est le Roi.
Calderon, 1" vol. Le Dernier duel en Espagne. L'al-
cade de Zalamea.
Calderon, 2« vol. Le Prince Constant. Le siège de
l'Alpujarra. Louis Pérès de Galice.
Lope de Vega. Fontovéjune, etc.
Rémusat. Contes chinois.
Hittermaier. Gr. des gemeinen deutschen Privatrechts.
Hulmann. Stadtwesen, 1, 6, 2, p. 1-180.
VanderVelde. Les Anabaptistes, 1534. Les Patriciens,
1568. Les Hussites, 1628, ou les Lichtensteiner.
Novembre.
L'empereur Heraclius. Catal. hist. in-8», in-f» et in-4".
Neander. Christl. Rel.
Luther. 2 th.
Cousin. Kant.
Décembre.
Luther. Tischreden (terminés le 2 mars).
S. Brandt. Narrenschiff.
Murner. Schelmenzunft.
Hans Sachs.
1829
Janvier.
Suite de Luther. Tischereden.
Gôtz von Berlichengen.
Wunderhornn, s. b.
'wrw
■-'k^^^
372 LISTE
Montaigne,! vol. — 5.
Rixner. Handbuch, 1823, 3 b,
Bachman. Betrachtungen.
Schmidt. I[[.
EXui-Bibliolhek. (Opilz, etc.)
FéTrier.
Suite de Luther, Rixner, Bachmann.
Muller Ukert. Luthers Leben.
Gans. Erbrecht. 1 vol.
Bôhme. Les trois principes.
Crévier, L
Gieseler, 2.
« A dater de celte époque, je cessai de tenir le jour-
nal de mes lectures, parce que le choix n'en était plus
libre comme par le passé. Mes travaux historiques
m'imposaient de lire les livres spéciaux qui traitaient
eux-mêmes de l'époque dont j'étais occupé. »
FIN.
j.:^3dâaé
EXAMEN
DES VIES DES HOMMES ILLUSTRES
DE PLUTARQUE'
• (THÈSE DE DOCTORAT — 28 JUILLET 1819)
Dans l'histoire des peuples, les caractères les plus
dignes d'être remarqués sont souvent confus, parce
que les traits caractéristiques se perdent dans une
multitude de traits indifférents. N'espérons même pas
y voir l'homme tout entier ; nous n'y trouverons que
le magistrat, le conquérant, le législateur. Ne pou-
vant faire connaître que la vie publique, elle nous
montrera les hommes tels qu'ils ont voulu qu'on les
vît.
La biographie vaut bien mieux pour le moraliste;
elle lui prépare tout son travail ; elle tire de la foule
les hommes les plus utiles à étudier, elle les fait
passer devant nous dépouillés de toutes les parures
qui les cachaient.
Mais quel sera le sage que nous prendrons pour
guide dans cette utile revue? Ressemblera-t-il à l'élo-
quent écrivain qui a employé un style si spirituel, si
1. La thèse latine sur Locke reste toujours introuvable.
-^'f-' -y^^^^mii'WJê
374 THÈSE DE DOCTORAT.
énergique, à raconter la vie simple et modeste d*Agri-
cola ? J'aimerais encore mieux le froid narrateur qui
a raconté du même ton la vie de Néron et celle de
Titus ; il dit tous les faits sans choisir, et jamais il ne
les examine : au moins celui-là ne m'asservira pas à
ses idées. Mais il est sec, il est nu, il n'a amassé que
des matériaux; il nous traîne impitoyablement sur des
infamies sans utilité pour l'étude des mœurs.
Ce n'est pas encore là le véritable biographe ; pour
nous aider à le trouver, ne serait-il pas utile de fixer
les principaux caractères qu'il doit réunir? Il sera
aussi impartial que Suétone, aussi calme ; mais par-
tout on sentira dan^ ses écrits l'âme d'un homme de
bien. Il sera moins profond, moins enveloppé que
Tacite, parce qu'il doit parler pour tout le monde; il
fera connaître les hommes par leurs actions plutôt que
par d'ingénieuses conjectures; il ne voudra pas tout
expliquer. Les méchants l'occuperont peu ; la mémoire
qu'ils ont' laissée est stérile comme leur vie. C'est à la
vertu que son livre sera consacré; il nous parlera
d'elle sans cesse, et toujours d'un ton louchant, comme
on parle de ce qu'on aime. Religieux adorateur des
dieux immortels, il les rappellera à chaque instant
dans ses récits, de crainte de nous décourager en pei-
gnant si souvent le juste malheureux. J'aimerais en-
core qu'il naquît dans un siècle où il n'y eût plus de
patrie ; il perlerait plus d'impartialité dans ses juge-
ments. J'aimerais qu'il fût indulgent, qu'il ne m'apprît
pas à haïr les hommes, qu'il m'inspirât de la compas-
sion pour le malheur. Que si, malgré son enthousiasme
pour la vertu, ce sage n'était pas d'une hauteur de
principes effrayante, si cet homme de génie avait de
la simplicité, de la bonhomie, de la crédulité même,
^l v"l «CI*
THÈSE DE DOCTORVT. 575
s*il nous ressemblait au moins par des faiblesses, son
livre me plairait encore plus; ce né serait plus un
livre, ce serait un ami. On reconnaît Plutarque et les
Vies des Hommes illustres; je vais achever le portrait.
Dans un cours pratique de morale*, on doit s'at-
tendre à trouver peu de considérations politiques;
aussi, quoique ces hommes illustres n'aient pas une
vertu, pas un vire, qui n'ait influé sur le sort du
monde, et que l'étude des caractères conduise natu-
rellement ^^à réfléchir sur les révolutions qu'ils ont
amenées ou décidées, Plutarque, toujours occupé à
peindre des individus, parle rarement des peuples, et
seulement en passant; par la môme raison, les plus
grands événements ne l'arrêtent pas toujours; il nous
fait grâce de ces guerres si longuement racontées dans
la plupart des historiens. Les actions, les paroles où
l'homme se fait connaître, et qui peuvent fixer sa
physionomie, voilà ce qu'il choisit danS^ la vie poli-
tique, ce qu'il cherche dans le secret de la vie privée.
La vie privée surtout est son étude ; c'est là qu'il aime
1. Pour donner ce nom aux Viet des hommes illustres^ il faut
en retirer cinq où Pluf arque n'est qu'historien ; moins intéres-
santes parle sujet, elles attachent aussi bien moins par le style;
une d'elles, celle d'Artaxerxe, me semble même indigne de lui ;
ee ne sont guère que des récits de crimes et des descriptions de
supplices ; on ne s'y intéresse pour personne. Les Vies de Thésée
et de Romulus, curieuses peut-être pour les Grecs et les Romains
qui y retrouvaient les traditions de leur histoire, me semblent
des ouvrages de pure érudition. Celles de Galba et d'Othon sont,
à l'exception d*un morceau admirable, faiblement imitées de
Tacite (je dis imitées, car je suis porté à croire que le plus
faible est l'imitateur). En général, dans ces vies, je ne retrouve
plus le philosophe; ce n'est pas un caractère qu'il peint ; on ne
voit pas d'intention morale.
576 THÈSE DE DOCTORAT.
à voir ses personnages, qu'il les surprend sans qu'ils
y pensent, lorsqu'ils ne sont pas arrangés pour pa--
raître. Point de spectacle plus attachant; ces colosses
ijui nous effrayaient dans Thistoire, nous les voyons
réduits à leurs véritables proportions, nous reconnais-
sons des hommes; noire admiration diminue souvent,
mais elle est mieux fondée, et n*est plus stérile ni
décourageante:
Ces détails de la vie privée si intéressants, si pré-,
cieux pour Tétude des mœurs, ont été souvent omis,
et ont dû Télre par ceux des anciens qui écrivaient
rhistoire des peuples, et la délicatesse des modernes
a été effarouchée de leur bassesse. Plutarque seul
entre tous les écrivains a osé nous offrir ces naïves
peinlures; voilà ce qu'admirait Montesquieu; c'est
pour cela surtout qu'il était l'homme de Montaigne ^
« Plularque, dit Rousseau dans ÏÉmile, excelle par
ces mêmes détails dans lesquels nous n'osons plus
entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les grands
hommes dans les petites choses ; et il est si heureux
dans le choix de ses traits, que souvent un mot, ua
sourire, un geste, lui suffisent pour caractériser son
héros. Avec un mot p'aisant, Annibal rassure son
armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille
qui lui livre l'Italie ; Agésilas, à cheval sur un bâton,
me fait aimer le vainqueur du grand roi; César, tra-
versant un pauvre village, et causant avec ses amis,
décèle sans y penser le fourbe qui disait ne vouloir
qu'être l'égal de Pompée ; Alexandre avale une méde-
cine et ne dit pas un seul mot; c'est le plus beau
moment de sa vie ; Aristide écrit son propre nom sur
1. Voyez Montesquieu, Pensées diverses; Montaigne, Essais,
livre II, chapitre X; Rousseau, Emile, livre IV.
THÈSE DE POCTORAÎ. Zi:
une coquille, et justifie ainsi son surnom ; Philopœ-
men, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisint^
de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La
physionomie ne se montre pas dans les grands trait?*
ni le caractère dans les grandes actions; c'est dan^
les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses
publiques sont trop communes ou trop apprêtées, el
c'est presque uniquement à celles-ci que la dignilu
moderne permet à nos auteurs de s'arrêter. »
Ce n'est pas seulement celte fausse dignité qui rend
encore les traits originaux si rares, même dans les
plus. grands historiens; ils veulent mettre de l'uni h*
dans les caractères; toutes les actions de leurs pi-r-
sonnages partent d'un principe, forment, pour aiii^^j
dire, un système ; ces détails de la vie privée, qui sou-
vent démentent la vie publique, ne pourraient pas
toujours se placer dans ce système; ils aiment mieux
les sacrifier. Ce n'est pas là la manière de Plutarqut: ;
il connaît trop bien l'homme pour supposer beaucoup
de suite dans ses actions. Il n'eût pas fait l'ingéniens
dialogue de Sylla et d'Eucrate.
Loin de chercher à mettre de l'unité dans ce sujet
muable et changeant, il peint de préférence les nm-
ments de passion, de malheur, où les âmes les plus
fortes succombent et mollissent. Ces faiblesses for-
ment souvent un piquant contraste avec le caractèjv
des hommes à qui elles ont échappé. Au moment de
tuer César, l'épicurien Cassius s'adresse tout bas à l?i
statue de Pompée : Périclès, soupçonné d'impiété, sf
laisse, au lit de la mort, attacher un talisman : celui
qui pilla le temple dé Delphes, Sylla, sur le point dt\
perdre une bataille, invoque une petite image d'Apol-
lon qu'il portait toujours sur lui. On trouve je ne sais
378 THÈSE DE DOCTORAT.
quel plaiâir à observer ces disparates dans les hommes
extraordinaires; c*est un dédommagement pour la
malignité humaine.
Toutes les faiblesses ne sont pas honteuses ; il en
est que nous serions fâchés de ne pas trouver dans les
plus belles vies. Quand un grand homme, en suivant
son devoir, donne quelques pleurs à la nature, nous
Taimons sans moins l'admirer, nous partageons même
son attendrissement : on résiste difficilement à celui
d'une âme forte. Nous sommes profondément émus
lorsque Cratésiclée, se séparant de Gléomène, laisse
échapper quelques larmes, et que, se les reprochant,
elle essuie celles de son fils : nous le sommes lorsque
Gaton s'attendrit en priant pour ses amis, et pleure
pour la première fois. La faiblesse, qui nous fait sou-
vent aimer Thomme vertueux, nous inspire de la pitié
pour le méchant ; elle annonce parfois que son âme
n est-pas morte à la vertu. On plaint le tyran de Rome,
quand on le voit désespéré par la tristesse et le silence
du peuple, quand il se retire chez lui ne pouvant
supporter sa haine, et qu'arrachant sa robe il crie
à ses amis qu'il est prêt à tendre la gorge au premier
qui voudra frapper.
Ces traits, qui peignent si vivement ou l'homme en
général, ou les divers caractères, ne sont suivis dans
Plutarque d*aucune réflexion. La plupart des grandes
leçons morales qu'il nous offre sont aussi renfermées
dans le simple récit des événemens ; les explications
serviraient peu à celui qui ne saisirait pas l'instruction
philosophique dans les faits si bien présentés. Quel-
quefois pourtant, lorsqu'il veut faire plus vivement
ressortir quelque grande vérité, il revêt les réflexions
de formes ingénieuses et dramatiquees : tout le monde
THÈSE DE DOCTORAT. 379
sait par cœur le dialogue de Pyrrhus et de Gynéas, si
heureusement traduit par Boileau.
César et Pompée vont combattre à Pliarsale; letà*
gnol est donné, les trompette «ai saoBé k charge :
« Le grand nombre, dîl-il, ne songeait plus qu'à
(f vainci*e; mais les plus sages Romains et quelques
« Grecs, qui assistaient au combat, voyant s'approcher
« le moment terrible, considéraient en eux-mêmes
« à quelles extrémités l'ambition et Topiniâtreté de
(( deux hommes avaient amené l'empire romain, blêmes
« armes, enseignes communes, armées de frères 1 C'était
« la fleur de la patrie, et toutes les forces de Rome
« qui allaient se détï^uire elles-mêmes, et montrer
a comme la nature humaine, une fois transportée par
a la passion, devient aveugle et forcenée. »
Telles sont les réflexions que Plutarque n'exprime
pas toujours, mais qu'il inspire à chaque ligne, telles
sont les leçons dont il remplit la vie de ses héros.
Point d'auteur aussi plein, aussi substantiel : une
pensée, un fait renferme souvent, à bien l'examiner,
Je ne sais combien d'instructions diverses. On loue
l'écrivain entraînant dont on ne peut interrompre la
lecture ; Plutarque a un autre mérite, c'est celui de
forcer quiconque lit avec fruit, à poser le livre à chaque
instant.
Mais s'il abonde en grandes leçons, s'il inspire de
. grandes et salutaires pensées, c'est surtout dans le
récit des morts sublimes qui couronnent ces belles
vies, La mort, si curieusement étudiée par Montaigne,
est aussi ce que Plutarque peint avec le plus de com-
plaisance. Cest le maître jour celui-là ; ce$t le jour
juge de tous les autres (Montaigne). Avec de l'orgueil,
on peut jouer noblement le reste de la pièce ; mais on
-^rr^-^-p'wys^'^
380 THÈSE DE DOCTORAT.
a rarement le triste courage de mentir encore au
moment où va commencer la justice, et Ton ne se
soucie plus de se déguiser pour de vains éloges qu'on
n*entendrait pas.
Ces sujets si instructifs sont souvent, dans les Vies
des Hommes illustres, d'un pathétique sublime. Des
malheurs non mérités et supportés avec tant de force
d'âme émeuvent nos cœurs; un mépris sans ostenta-
tion, sans effort, de ce que le reste des hommes re-
doute, nous enlève, nous ravit en admiration. Calmes
à l'approche du départ, l'impassibilité de ces grands
hommes serait celle des dieux mômes s'ils n'avaient
pitié de leurs ennemis. Ils satisfont tranquillement
aux derniers devoirs de l'amitié ; ils accordent même
à la nature ce qu'elle demande encore. La mort ne
peut leur inspirer ni terreur ni impatience; et si
quelquefois ils préviennent le moment, c'est qu'ayant
épuisé l'espérance, ils se croient enjQn rappelés. Ver-
tueux Brutus, dites-nous si, lorsque élevant un regard,
confiant vers le ciel vous quittâtes les champs de Phi-
lippe, vous ne pensiez pas obéir aux dieux?
11 est des catastrophes bien plus terribles, des infor-
tunes bien plus déplorables, puisqu'elles sont sans
consolation, sans espérance. La vertu a en elle-même
une compensation à tous les maux ;ie passé et l'avenir
lui sourient également. Mais si les coupables nous
arrachent des larmes, elles sont amères, et notre com-
passion pour eux est douloureuse. C'est ainsi que nous
voyons avec horreur et pilié ce malheureux César se
débattre entre les.épées étincelantes, comme la bête
sauvage acculée entre les chasseurs (Vie de César), jus-
qu'à ce qu'apercevant son cher Brulus, il se voile la
tête et tombe expirant au pied de la statue de Pom-
THÈSE DE DOCTORAT. 381
pée. C'est ainsi que nous assistons, dans Plularque, à
la fin tragique d'Antoine cl de Gléopâtre, un des sujets
les plus touchants de Tautiquité ; cette compagnie de
mourans ensemble ((ruvaTroOvïîO'xopievot) , ces fètcs qui ne
sont interrompues que par les apprêts de la mort, la
scène déchirante du lombeau, CÏéopâlre qui ceint le
diadème pour expirer sur son lit funèbre; mille
oppositions effrayantes saisissent l'imagination, et
laissent l'impression la plus triste et la plus pro-
fonde.
Pour peindre si souvent le malheur et la mort, pour
reproduire tant de fois le spectacle de la vertu sous
le dernier coup de l'adversité, il fallait sans doute que
Plutarque espérât pour l'homme quelque chose de
mieux que le néant; moins persuadé de l'immortalité
de l'âme, il n'aurait pas eu le courage d'achever ses
Vies. Il fut assez heureux pour croire à celle vérité
consolante, et celte croyance rend son livre bien
moins triste que celui du sombre Tacite. Cô n'est pas
même assez pour lui de promettre à la vertu une vie
immortelle ; dans son enthousiasme pour elle, il
l'élève aux dépens de la divinité :
« Ne pas reconnaître la divinité de la vertu, ce
<( serait sans doute une impiété, une lâcheté; croyons-
« en fermement Pindare :
a II n'est point de corps qui ne meure ;
L'âme seule vit et demeure,
Image de 1 éternité. »
M L'âme est venue du ciel, et elle y retourne, non
a avec le corps, mais quand elle en est séparée et
« affranchie, quand elle est pure, sainte, et ne tient
« plus rien de la chair; alors il est à croire <jne lus
^82 THÈSfi M POCTORÂT-
« vertus et les âtues des grands hommes deviennent
« héros, de héros, génies, et, qu'enfin, après avoir été
« purifiées comme aux initiations, et avoir dépouillé
« ce qu'elles avaient de passible et de mortel, elles
« entrent au nombre des dieux, et parviennent au
< comble de la gloire et de la félicité, » (Vie de
« Romulus.)
Ces purifications successives, empruntées au sys-
tème de Platon, plaisaient aux anciens; ils croyaient
ne pouvoir proposer de trop grands prix à la vertu.
Quoique dans ce passage, Plutarque ne paraisse pas
avoir de la divinité une idée aussi sublime que plu-
sieurs autres philosophes de l'antiquité, il n'en est. pas
moins un des écrivains les plus religieux. Les dieux
reviennent à chaque instant dans ses récits, surtout
quand il s'agit d'arrêter une prospérité . insolente.
Pompée, vainqueur de Milhridate, rentrait dans
l'Italie, le plus illustre de tous les hommeS;, et se
croyait attendu par sa famille avec une vive impa-
tience ; (( mais le dieu qui a soin de mêler quelque
« mal aux plus brillantes faveurs de la fortune, lui
(( avait dressé des embûches dans sa propre maison,
« et lui avait prépai^é un triste retour ».
les hommes vertueux eux-mêmes sont frappés par
ces dieux sévères, si leur cœur s'élève un instant. Il
échappe une parole insolente à Philopœmen; elle est
entendue de Némésis, et le héros, comme l'athlète
presque vainqueur, tombe au bout de sa carrière.
Plutarque semble craindre qu'enorgueillis nous-
mêmes de tant de gloire et de vertu, nous n'oubliions
aussi une puissance invisible, mais toujours pré-
sente.
Né dans la patrie des fables, il fut de la religion de
THÈSE I>E DOCTORAt. £83
son pays» et présida même au culle d*Âpollon. Aussi
rapporte-Ml scrupuleusement tous les oracles, tous
les prodiges* ; il loue les Romains de l'importance
qu'ils attachaient aux augures ; il discute gravement
si Apollon est né à Tégyre ou à Délos, et il penche
pour Tégyre.
On trouve dans Tanliquité beaucoup d'exemples
d'une crédulité aussi surprenante; pour ne parler
que des écrivains. Tacite croyait aux présages, Sué-
tone les rapporte minutieusement. Tout ce qtie Cicéron
renvoyait aux vieilles et aux enfants, les plus grands
hommes sous les empereurs le crurent, ou du moins
ne le nièretit pas. Le triste système de la fatalité, dans
lequel seul peuvent entrer les prédictions et les pré-
sages, paraît s'être emparé des . meilleurs esprits
depuis Tibère; ce fut encore un des fruits de la
tyrannie. Cela explique pourquoi les plus grands
empereurs, s'occupant seulement du présent, ne son-
gèrent pas à donner des institutions à celte malheu-
reuse Rome, et à faire durer au delà de leur vie le
bonheur de l'empire.
Moins conséquent et plus heureux, Plutarque croit
aux oracles, sans croire à la fatalité; à quoi servirait
de proposer des modèles à la vertu, si toutes nos
actions étaient décrétées d'avance? Nulle trace, dans
les Vies des hommes illustres, de celte doctrine déses-
pérante. Les prodiges ne semblent si souvent rap-
1. Parfois ces récits sont peut-être un peu puérils. Marlus,
près d'entrer chez Fannia, de Minturoe, à qui l'on avait confié sa
garde, voit un âne qui le regarde d'une façon toute gaie et
enjouée (upoi^ki^cci tw Ma/x^w Àa/AU|09v t« x«l ygy>76ds. L'âne va
boire, et Marins en conclut qu'il se sauvera par eau plutôt que
par terre. Plut, è recensione Rualdi Lutetise, anno \Q24tipag, 428.)
584 THÈSE J)E DOCTORAT.
perlés que pour ajouter à l'effet dramatique, pour
donner une couleur poétique à ses récits, et nous
montrer ses héros toujours environnés de la main
divine ; il est païen, mais comme Homère.
Avec tant de lumières, on ne pouvait adopter une
mauvaise religion sans Tépurer; on pouvait être cré-
dule, mais non superstitieux et fanatique. La super-
stition n'est nommée qu'avec horreur dans Plutarque.
11 consacre un de ses traités à combattre cette affreuse
maladie de Tâme. Les dieux ne sont pour lui que des .
êtres bienfaisants. Il renoncerait à y croire plutôt que
de leur faire l'injure de les craindre.
« Ce ne sont pas, dit-il, les Typhons et les géants
(( qui gouvernent le monde ; c'est le père des dieux
« et des hommes. Qu'il y ait des génies qui aiment le
« meurtre et le sang, c'est sans doute une folié de le
« croire; mais quand il en existerait, il faudrait les
« regarder comme impuissants et les négliger : un
« être aussi faible que méchant peut seul être sujet
« à un caprice absurde et cruel. » (Vie de Timo-
« léon.)
Et comment aurait-il pu croire les dieux cruels et
sanguinaires, celui qui dans ses écrits laisse voir tant
d'humanité, tant de compassion pour le malheur?
Celui qui veut qu'on étende la bonté jusqu'aux ani-
maux, et qui, dit-il lui-même, n'aurait pas le cœur de
vendre un vieux bœuf qui depuis longtemps aurait
labouré sa terre. Bon maître, bon père de famille, le
cœur plein de sentiments affectueux, il croit qtie
rhorrime a un sens pour aipier comme il en a un pour
comprendre et retenir, (Vie de Selon.) Cette douceur
d'âme est tout empreinte dans ses ouvrages : ses
jugemens sur les hommes sont indulgens, et les inter-
* V".
THÈSE DE DOCTORAT. 385
prétations* qu'il donne à leurs actions rarement défa-
vorables :
<( Nous ne nous attacherons pas, dit-il, à relever
« sans pitié les fautes et les erreurs. Nous aurons
(( plutôt quelque honte et quelque ménagement pour
(( ia pauvre nature humaine, qui ne peut produire de
« vertu si pure qu'elle soit parfaite et irréprochable. »
(Vie de Gimon.)
Les méehans eux-mêmes sont épargnés; il n'en
parle pas avec amertume, et semble avoir pour eux
moins de haine que de pitié; il blâme un historien
d'insulter à la chute d'uii de ces misérables.
Tel est l'effet de cette douceur et de cette humanité
que, malgré son amour pour la liberté, les vertus
effrayantes du patriotisme antique lui inspirent quel*
quefois peu d'enthousiasme. Il ne sait s'il doit louer
lîrutus d'avoir condamné ses enfans; il croit que la
vengeance divine poursuivit tous ceux qui avaient
participé au meurtre de César. Vous diriez qu'il ne
voyait dans «es terribles sacrifices que le sang qui
avait coulé. 11 était naturel qu'on admirât moinç alors
ce qui n'était plus d'aucun usage; d'ailleurs la
tyrannie de Rome ayant effacé partout les insti-.
tulfons exclusives qui font le patriotisme, les âmes
revenaient aux sentimens de la nature. Aussi Plu-
tarque, à la grande différence de la plupart des his-
toriens de l'aniiquité, est-il exempt de toute passion
politique, dëlaché de tout préjugé social.
Mais si les victoires du patriotisme sur la nature le
touchent peu quelquefois, qu'on ne croie pas que
toutes les actions sublimes, les entreprises géné-
1. Il loue celte beUe procession à Éleu?is, par laquelle Alci-
biade voulut faire oublier la mutilation des Hermès.
22*
386 THÈSE m DOCTORAT.
reuses qu'inspira ce noble sentiment, le laissent froid et
indifférent; elles luffiiurnissent des mouvemens pleins
de chaleur : on voit qu'il ne lui manquait qu'une
patrie. Après avoir raconté qu'Aratus engagea sa vais-
selle d'or pour pouvoir délivrer Gorinthe : « Qui n'ad-
«' mirerait, s'écrie-t-il» la magnammitè de ce grand
(( homme, et qui maintenant encore n^ lui aiderait
« d'intention en le voyant acheter si cher un si grand
« danger? » Avec quel sentiment profond il déplore
les discordes des Grecs qui rappelaient AgésiUs de
l'Asie, et « laissèrent à Alexandre la gloire de s'as^
(( seoir dans le trône de Darius^ » Avec quel noblo
orgueil il exalte la bataille de Tégjre, remportée par
les Dœotiens, ses compatriotes, sur les Lacédémo-
niens :
« La bataille de Tégyre fit la première connaître
(( aux Lacédémoniens et aux autres Grecs que ce
t« n'est pas TEurotas seulement, ni le lieu qui est
(( entre les ruisseaux de Gnacion et de Babyce, qui
« porte des hommes belliqueux et d'intrépides guer-
« riefs ; mais qu'il y en a partout où Ton apprend
«( aux jeunes hommes à avoir honte de ce qui est
u honteux, à risquer leur vie pour Thonneup, et à
« craindre plus que le danger le reproche et l'inr
« famie. » (Vie de Pélopidas.)
On voit par ce peu de citations, que Plularque ne
manque dans l'occasion ni de chaleur ni d'éloquence;
dès qu'il s'anime, les mouvemens les plus heureux
lui échappent; il est vrai qu'il s'anime rarement; la
raison ne se passionne guère. Sa marche est tran-
quille, égale, jamais précipitée; la philosophie qui
règle l'âme, règle aussi le style : elle met dans celui
du sage un calme impossible à imiter. La méchant.
•fifiÇ" ^' lijfnçi ip
THÈSE DE DOCTORAT. 587
l'âme pleine de troubles et de passions, polirra
souvent être éloquent; mais il affecterait en vain ce
calme qui est uiie grâce de la vertu ; sa parole sera
toujours entrecoupée, inquiète, si j'ose le dire ; il
écrira peut-être la conjuration de Calilina; Plutarque
seul pouvait faire les Vies des hommes illustres.
Une de ces vies surtout est remarquable par ce
caractère d'égalité et de douceur tout à fait en har-
monie avec le sujet ; c'est la vie de Numa : point de
tableau plus doux, plus religieux que celui de Rome
sous ce roi pacifique; j'ai cru quelquefois lire le
divin télémaque. Comme la ville d'idoménée, Rome
par son exemple adoucit les peuples voisins; et l'a-,
mour de la paix se répandant dans toute l'Italie, it
s'insinue dans les cœurs des hommes un désir do
vivre en repos et de labourer la terre, d'élever tran-
quillement leurs enfants, et de servir et honorer les
dieux; bientôt ce ne sont plus partout que jeux,
fêtes, sacrifices et banquets. Les peuples se fré-
quentent, se mêlent les uns aux autres sans crainte,
sans danger : ainsi la sagesse de Numa est comme
une vive source de biens qui rafraîchit et féconde
toute l'Italie.
C'est une chose assez étonnante que, dans une lit-
térature en décadence, dans un siècle d'esprit cl
d'efforts, un homme soit parvenu à s'isoler ainsi, et
à rappeler par le naturel et la paix de son style Héro-
dote et Xénophon; car il ne ressemble à ses contem-
porains que par le tour énergique et figuré ; pour la
marche tranquille et égale, pour l'abondance et la
grâce antique, c'est un Grec des premiers âges.
Comme les grands écrivains de l'école d'Homère, il
est quelquefois long sans jamais devenir froid ni
- • r-.*:!f:-ir-\^7^y^^':jpt^iaa-iw^ "•
388 THÈSE DE DOCTORAT.
ennuyeux : comme eux il ne craint pas de s'écarter;
mais toujours maître de son sujet, il y revient avec
grâce et facilité.
On a reproché ces digressions aux anciens ; ils vont,
dit-on,' trop lentement au but. Les modernes sont
plus impatiens; ils veulent moins de détours : je ne
^ais s'ils ont raison; mais leur ligne droite, qu'ils
aiment tant, me semble avoir de la raideur; quoique
moins substantiels, ils fatiguent plus vite, parce qu'ils
ne s'arrêtent jamais. L^s modernes courent a un but
particulier qu'ils ont marqué d'abord; les anciens en
ont un plus général, et auquel leurs écarts mêmes les
conduisent, rinstiniclioii du lecteur. Un petit nombre
de ces digressions nous semblent ennuyeuses, princi-
palement celles où ils s'arrêtent sur les traditions
religieuses ou politiques de leurs antiquités, et celles
oiî ils recherchent les causes de quelque phénomène
naturel ; mais est-ce pour nous qu'elles ont été écrites?
Le patriotisme ne devait-il pas alors rendre avide des
premières, et l'ignorance des secondes? Les phéno-
mènes de la nature surtout, encore abandonnés aux
conjectures de la philosophie, excitaient, comme tout
mysière, une vive curiosité :
« Ces choses et d'autres semblables, dit Piutarque
(( lui-même, plairont peut être p!u> par leur singula-
a rite, qu'elles ne choqueront pjir leur fausseté. »
Sans doute il connaissait le goût de ses lecteurs.
Aussi ne craint-il pas de senîer sa roule de tout ce
que lui fournit sa vaste mémoire, et de varier, par
d'innombrables digressions, un sujet déjà si varié par
les faits. Toute l'antiquité est là non seulement avec
ses héros, ses vertus et ses vices, mois aussi avec sa
religion, ses coutumes, ses opinions, ses préjugés, sa
THESE DE DOCTORAT. S80
science, son ignorance. Qu'Alexandre entre à Baby-
lone, c'est assez pour qu'il recherche comjnent se pro-
duit le naphte dans cette contrée ; il remarque que
dans l'armée des Albaniens, qui combattirent contre
Pompée, il ne se trouva point d'amazones, et il nous
dit où habitaient les amiazones; au milieu de longs
récils de combats, il nous délasse un instant par une
riante peinture des îles Fortunées ; en décrivant tfn
champ de bataille, il examine si ce n'est pas le lieu
de la naissance d'Apollon; et toutes ces choses se
lient et s'enchaînent naturellement à mesure qu'un
fait, qu'une réflexion, qu'un mot, les rappellent au
souvenir de l'historien, sans que jamais la diversité
des matières détruise l'unité de sujet, ni que l'érudi-
tion immense refroidisse l'imagination.
En effet, si sa marche est peu rapide, il est, en
récompense, d'une admirable vivacité dans les détails;
et, toutes les fois que son sujet devient dramatique,
il s'élève, d'un style simple et familier, à la plus haute
éloquence ; le passage est si naturel, qu'on ne l'aper-
çoit qu'après avoir partagé le sentiment de l'écrivain.
11 n'est pas, dans ses récits , majestueux, imposant
comme Tacite; sa mémoire est large, mais moins
grande; sa narration n'est point mêlée de pensées
sublimes et profondes ; il pense moins, mais peint
peut-être plus vivement encore; il y a surtout, dans
ses récils, quelques circonstances toutes simples,-
toutes naturelles, mais d'un effet si frappant, si sou-
dain, qu'on est saisi, et que, devenu témoin de l'ac-
tion même, on pleure, on frissonne.
La mort de Galba est isans contredit un des plus
admirables tableaux de Tacite, un de ceux où l'on
partage le plus le sentiment qu'inspirait l'écrivain :
22.
' :^^^^}^^-^fl:^
390 THÈSE DE DOCTORAT.
on méprise, on déteste avec lui cette vile populace,
ces acclamations sans amoui% et cette cruauté sans
haine ; on frémit quand des soldats parricides se
jettent l'épée nue dans la place, foulent aux pieds de
leurs chevaux le sénat et le peuple, sans que la vue
du Capitole et le respect des autres temples qui domi-
naient le forum puissent les empêcher de commettre
un crime, toujours puni par le premier qui succède.
Hais Thistorien latin, plus occupé de Rome que de
Terapereur, raconte succinctement le meurtre de Galba :
c'est le moment que le biographe devait saisir; c'est
celui qu'il peint avec «ne effrayante vivacité :
« L'assassin ne pouvant empoigner cette tête chauve,
« il la ficha au bout d'une lance; et, semblable aux
« bacchantes furieuses, il allait secouant et agitant la
« face de ce pauvre vieillard, souverain pontife et
« consul, et tout le long de la lance dégouttait le
« sang. »
Souvent les grands sujets le transportent lui-même;
il devient poète; il peint tous les détails. S'agit-il
d'un combat» il décrit l'armure de son héros; il l'en-
courage par des oracles, le conduit dans la mêlée, et
l'entoure d'heureux présages ; car les dieux ne man-
quent jamais de prendre parti; c'est dans ces moments
de crédulité que se multiplient les prodiges : un aigle
volait à Arbelle sur la tête d'Alexandre : la victoire
de Pharsale était connue en Italie en même temps
qu'elle fut remportée en Grèce : la nuit même qui
précéda le jour où Antoine devait faire d'inutiles
efforts pour défendre Alexandrie son dernier asile, on
entendit vers minuit le bruit d'un concert d'instru-
ments, et les clameurs d'une grande multitude; c'était
comme les cœurs des bacchanales et comme les danses
THÈSE DE DOCTORAT. 301
des satyres; les danses et les chœurs traversèrent la
ville, el, se dirigeant vers le camp de César, annon-
cèrent que les dieux passaient du côté du vainqueur.
Ces récits admirables sont, comme ceux de tous les
anciens historiens, mêlés de discours. Dans Plularquo
ils sont courts, ils sont rares, toujours pleins de
naturel et d'éloquence. On voit, quand il fait parler
ses acteurs, qu'il a besoin lui-même de décharger
son âme d'un senlimertt profond. Quelquefois c'est une
leçon qui) placée dans la bouche d'un grand et ver-
tueux personnage, a bien plus de force et de gravité;
mais presque toujours, c'est un mouvement pathé-
tique qui éclate dans une situation touchante, déve-
loppe les sentiments que le récit avait inspirés, et met
le comble à l'émotion. On pleure 'S'admiration à ce
moment où Dion, la voix étouffée par la douleur, prie
avec tant de noblesse pour sa patrie qui l'a chassé ;
ou bien lorsque Chélonis, à peine revenue de Texil
où elle a suivi son père, l'implore pour son mari
tremblant au pied des autels, et que, montraùt ses
vêtements de deuil et ses cheveux épars^ elle s'écrie :
« mon père I cet habit, ces marques de douleur,
« ce n'est pas la pitié de Cléombrote qui me les a
« fait prendre; mais c'est le deuil qui m'est resto
« depuis tes maux et ton exil, etc. » (Vie d'Agés.)
L'imagination, qui inspire au grand écrivain ces
conceptions dramatiques, n'est pas la seule; il en est
une autre qui consiste seulement à revêtir la pensée
d'une forme vive et heureusement métaphorique ; celle-
là non plus n'a pas manqué à Plutarque ; il semble
digne d'être placé immédiatement au-dessous de Mon-
taigne, pour cetle manière pittoresque et hardie de
peindre ses idées : elle est chez lui infiniment variée ;
''-. V ji-^^:^-^ w^- A-
51)2 THÈSE DE DOCTORAT.
et si elle se représente moins souvent dans les Vios
que dans les Traités moraux, roccasion s'en présen-
tait moins. Toules les fois qu'il est frappé d'une
image, ou saisi d'un sentiment ou d'une pensée sou-
daine, l'expression se présenle forle et brillante.
« Lorsque Denys arriva à Corinllie, il n'y eut pas
« un Grec qui n'allât le voir: les uns y allaient par
« compassion, les aulresr par haine, comme pour aller
« le fouler aux pieds, terrassé 'qu'il était par la for-
« tune ^ ))
Quelquefois il devient aussi figuré que les poètes :
« Quand Démétrius se préparait au conibât, il
«oubliait tous les plaisirs, il n'avait point de lierre à
« sa lance *. »
Assez ordinaireîtient, il développe sa pensée par des
coniparaisons simples et familières, mais d'une admi-
rable énergie :
« A voir la phalange lacédémonienne, vous auriez
(t dit que c'était le corps d'une bête courageuse qui
« se liérissait pour combattre "\ »
Lorsqu'il ne s'agit pas de peindre, il se contente
d'être ingénieux :
^(( N'écoutons pas^ sur les défauts de Périclès, ce
(c poète Ion, qui voudrait que, de même qu'une de nos
« tragédies, la vertu eût aussi une partie satirique *. »
1. ToO Aiov'jfftou /.3CTy.7iA£J7avTo; d; K^'/5tvOov, ouSsl^ ^j E).>>7vûjv
o;û\jy^i dîiix'jOxi ItzÔOtiGvj auTov ... otov ippty.iÂi'J(ûV Or:ô Tvjs r\j'/r,i
7rar//TOvTc5, p. 242.
2. '£v ce raiç roO -no/i/iou r^apsv/.iuxX; ou/ s*X- ("^^^ £ir,[ir,rpiOM)
TÔ ^ôpo /tTTov;, p. 946.
3. *H yâAayÇ Accy£$xti/.0'jlo)V o^piv l'jyj'J ccloviSiùiç hbi Çsiou 0U-
fjLoetSoûi Ttphi où./.n^ rpino/Jii'jov xaî çjpt'ÇavTOï, p. 329.
4. Iwva, ii^Ttîp rp7'/tx'/i'> JtôaffxaXav àÇioOvra rifi^ sf-pSTii-j i^-^v tc
Txdvrcui xaè coLrspixov pipoç, Icafie^./, p. 154.
THÈSE DE HOCTOHAT. 393
Plutarque*, écrivant avec négligence sous la dictée
d'une imagination si vive, devait tomber parfois dans
le mauvais goût. Ses métaphores sont quelquefois
hasardées, outrées ; il s*abat par sa vigueur même ;
mais ces lâches sont rares. Ajoutez que, s'il est quel-
quefois recherché, il n'est jamais précieux, qu'on voit
toujours dans cette recherche un effet de sa négli-
gence, et qu'étant éloignée de toute prétention, elle
n'ôte rien à la naïveté du style.
La négligence, ce défaut, ou, si l'on veut, cette
qualité, qui donne à ses écrits l'agrément de la con-
versation, est surtout frappante dans la forme de sa
phrase ; rien de moins travaillé ; et c*est ce qui fait
qu'on le lit si longtemps sans fatigue. Ses phrases
sont pourtant longues; mais elles sont rompues, et
comme recousues de plusieurs phrases ensenîble;
elles s'allongent à mesure que les idées s'étendent :
souvent même il n'achève pas une construction, mais
en recommence une autre ; tout occupé des pensées,
il perd de vue les mots; cela rend le style moins
suivi, mais plus mobile. S'il néglige cette hanifionie
qui résulte du nombre et de la cadence, l'harmonie
des orateurs, il a souvent celle qui consiste à peindre
parle son, et qui est plus particulière aux poètes.
Cette dernière, bien plus naturelle que l'autre, est
fréquemment employée par Plutarque. Voyez dans la
Vie de César avec quels sons lugubres il peint « les
n larges portes de la guerre ouvertes, les lois de la
« patrie violées avec ses frontières, l'effroi général,
i. Je ne puis ra'erapôcher de citer ici un passage qui n'est pas
moins remarquablj et que je désespère de traduire. 11 cherche à
excuser la prodigalité de Lucullus : ûS/stïTtxîis l'/piiro tw tt/ojtw
xsLOi:tsp G'jroii ah/^ur/Xfnztti atà f^xf^Qctpoh p. 519.
jKâUb
'•■J^^.-\s^
3â4 THÈSE DE DOCTORAT.
f im tcitoyenfi, les villes, pour ainsi dire, qui s'en-
fi iiuienl épouvantés à travers toute l'Italie. » On croit,
dBosil'oitiginal, entendre k bruit d*un torrent.
Si, iaprès savoir examiné Plutarqûe comme philo-
siqpihe fit comme écrivain, nous voulons le considérer
sflus île «aul rapport historique, nous ne le trouverons
paasimoittS'jetitachant. Il est plein d'anecdotes, de par-
tioulaidtés «curieuses, de ces détails de mœurs sur-
tout qui donnent la couleur locale aux récits, et revê-
tent »le îcaraetèrc original d'un peuple mieux que les
grands événemens si uniformes dans l'histoire : quel-
quefois, pendant qu'il travaillée peindre un homme,
il l'ait connaître un peuple en passant.
:ffi an ne ^savait plus ce que c'était que Làcédémoiie,
ne dminecait-on point cette étonnante république, en
lifiaift<qu!Agésilas fut condamné à l'amende par les
éphoFfiis, « tparce qu'il s'attirait les cœurs de tous ses
CDBfiitoyens! » Ne connaît rai t-on pas cette patrie
jalouse ipance seul trait?
Kulie ipart Plutarqûe ne loue ce sentiment délicat
dssibienséances, qui distingua la seule Athènes dans
l'uoniiguifé:; il raconte seulement un fait : on faisait,
dfins toutes les maisons suspectes, la recherche des
pjfésens d'Harpalus ; on respecta la maison d'un ora-
teur qui venait de se marier et avait chez lui sa jeune
ôpousB.
Un îtrait suffit aussi pour caractériser les anciens
Romains : Camille avait promis la dîme du butin de
¥éie6:; la ville fut pillée, et il devenait difficile d'ac-
coniplir le vœu ; le sénat, confiant dans la probité des
citoyens, ordonna que chacun rapporterait le dixième
de ce qu'il avait pris.
Ces vertus durèrent longtemps : du temps des
THÈSE DB DOCTORAT. Sflfi
guerres puniques, seize parents de l'illufilDe^ fiannillc
Jl liens habitaient toua ensemble dan»^ uae aexiâe
maison, avec leurs femmes et un grand nombre dfenr
fants : un petit ohamp> faisait toui leur bien. Ce- âil
parmi euK que Paul-Emile , deiuL fois^ gobsuI^, se cbnifiit
un gendre, et jamais la. digne filk disk vainqueur ^
Persée ne rougit de la pauvreté* de son: épou». Le; pre-
mier meuble d*argent que: Ton vit danft k» maisaub
des .Elicns, fut une coupe d'argenl^ du poids de eiafii
marcs, dont Paul-Emile récompensa la valeuai de saa
gendre; « encore, dit Plularqae, n'y enina«-t-eUe <ma
(( par la voie de Thonneur et de la> vertu,;, eai) aupa^a^
« vant ni eux, ni leurs femmes,, navaientjamais ymûu.
« avoir ni or ni argent. ». (Vie de Paul-Émile.)
Outre ces détails de mœursy aussi utiles^ q^'inté'r
ressauts, les Vies des Hoinmes illuslires ren&vmeni
encore mille particularités curieuses sur lescnuiiimes
civiles^ militaires et religieuses de ces peu^ks^si loia
de nous. Nous y lisons que W Parthes, renomioés gar
la légèreté de leur cavalerie, avaient aussi' des sûldâl»
armés à peu près comme nos anciiens^ ebevialiafia^ et
chargés de cuirasses si pesantes,, qu'une fois r.en¥eiisés
ils ne pouvaient se relever. Nous* y voyons awee étoi^
nement un consul romain coui^ir tout nu auxi lu^es^
cales avec.les jeunes gens de R)(»me. Plutatsqjue a^ajoate
aucune réflexion. Cieéron, qui rappeiba la ménae pi»**
ticularité dans la deuxième phi«lîippique>9 Ui'en Mt pas
un reproche à Antoine *.
1. Il dit, au moment où Aatoine s'approche de la cliaîse de César
pour lui mettre le diadème : Ita lupercus esse debebas ut te co^h-
sulem esse meminisseg. Ger mot arinsi placé signifie- seuiement
qu'il ne devait pas- profiter de la folia de cette* l'âte poHK' faicff
une action indigne du consulat.
^Hu)^»^^?^^
^ft THÈSE DE DOCTORAT
Dans un ouvrage si intéressant sous le rapport Jiis-
torifiutV, mais où Fliistoire ne sert qu'à la philosophie,
n ost-il pas minutieux de relever quelques inexacti-
tudes 1 Je remarquerai cependant que dans les Vies
des Romains il est souvent contraire aux auteurs les
plus graves. Ainsi il donne à la légion sous Romulus
(p. 50 de rédition déjà citée) COOO fantassins et
6Ô0 cavaliers : assertion invraisemhlable et d'ailleurs
contredite par Tite-Live, selon lequel elle ne fut
portée au nombre de dix mille fantassins et de trois
cents cavaliers qu'à la guerre de Macédoine. Il prétend
que Romuliis fit l'année de douze mois (p. 72) ; et,
en cela, il est contraire à Tite-Live et à Ovide, qui
veulent que ce soit Numa qui l'ait complétée.
C, Gracchus (p. 837) ne partagea point, comme il le
dit, entre les sénateurs et les chevaliers le pouvoir de
ju^er; il le fit passer tout entier entre les mains de
ces derniers. (Velleiux^ libro II, Cicero in Verrem.
AppianuSy libro primo Belli Civilis). Sans doute ces
fautes, et d'autres encore qu'on pourrait relever, sem-
bleront légères dans un ouvrage de morale où la
vérftè des faits est d'un intérêt secondaire. On doit
d*ai fleurs excuser un Grec presque étranger à la
langue des Romains ; car il dit lui-même qu'il ne la
sut que tard et imparfaitement, quoiqu'on la parlât
dans tout l'univers, et que même on rendît la justice
en latin dans les provinces.
Cette particularité est du petit nombre de celles
que Plutarque nous a transmises sur lui-même. Sa
vie était pourtant tout entière dans ses ouvrages selon
un ancien (Eunapins^ De vitis philos, et sophisLy m
prœnuo), et c'est ce qui doit nous faire plus regretter
THÈSE DE DOCTORAT.
397
encore d'avoir perdu la moitié de ce qu'il avait écrit.
Dansée qiii nous reste de lui, on voit qu'il naquit à
Chéronée, petite ville de Béotie (probablement sous
Galigula ou sous Claude) ; qu'il allait entendre un phi-
losophe nommé Ammonius lorsque Néron vint en
Grèce (l'an 60 de J.-C. irg^t tou sv Azkvoiç, 385). Quelle
secte embrasse- t-il? ir nous l'apprend lui-même, il
était académicien; et, quand il ne l'aurait pas dit, on
le verrait à la lecture de ses ouvrages (Trept tow gv AeX-
cfotç, 387).
La philosophie, qui devait immortaliser Plutarque,
l'illustra de son vivant : bientôt célèbre dans la Grèce,
il alla chercher un plus grand théâtre et se rendit à
Rome; là, il attira à son école un concours immense
d'hommes distingués, et compta parmi ses admira-
teurs ce généreux Arulénus Rusticus, qui sous Néron
avait prié Tbraséas, accusé, de lui permettre de s'op-
posera Tacoisation en qualité de tribun, c'est-à-dire,
éemmfeir avec lui.
'Ce fut dans son séjour à Rome que Plutarque fit
son plus sublime ouvrage, qu'il éleva Trajan *, et par
cela seul mérita une place parmi les bienfaiteurs de
l'humanité. Celui qui continua le bonheur du monde,
le bon Antonin, le père du divin Marc-Aurèle, fut élevé
par un petit-fils de Plutarque, par l'orateur Fronton
(SuidaSj inlexico).
Lorsque Trajan fut empereur, Plutarque reçut de
lui le titre de consul, et fut renvoyé dans l'Illyrie
avec un pouvoir supérieur à celui de tous les magis-
i . Je suis fâché de ne trouver cette opinion que dans des écri-
vains d'une antiquité peu reculée : ils nous ont aussi conservé
en Jatin une prétendue lettre de Plutarque à Trsjan, qui me semble
l'ouvrage d'un dédamateur.
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398 THÈSE DE DOCTORAT.
trats {in Suidâ). Mais, dans la suite, craignant, comme
il le dit quelque part, que sa patrie déjà si petite ne
le fût encore plus par son absence, il y retourna et y
occupa longtemps la première magistrature. Le peu
qu on sait de sa vie privée ne lui est pas moins hono-
rable. Ce grand homme paraît avoir été un excellent
homme; il aimait tendrement sa femme; il la loue
daEis un de ses ouvrages : il écrit un de ses traités
pour la consoler de la mort d'une fille qu'ils venaient
de perdre toute jeune. Déjà sa philosophie avait été
exercée par la perte de deux fils ; il lui en resta deux
seulement qui lui survécurent : tous ses enfants
avaient été élevés dans la maison paternelle par sa
femme et par lui (itacaauSixoç, p. 608).
U ne parle de son frère qu'avec une tendre amitié :
ft De tous les bienfaits de la fortune, dit-il, celui dont
je !a remercie le plus, c'est l'amitié de mon frère
Timon. » Un grand nombre de ses ouvrages sont
dédiés à ses amis.
Un tel homme devait aimer son pays ; il a fait un
livre contre Hérodote, qui en avait parlé peu hono-
rablement (mpt xoxoïjôsta UpoBoxov), Il a écrit la vie de
Lucullus, parce qu'autrefois il avait sauvé Chéronée
(Vita Cimonis initia), et le ton de cet ouvrage ne se
lussent peut-être que trop de sa reconnaissance.
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