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MONNA VANNA
Ouvrages de MAURICE MAETERLINCK
La Sagesse et la Destinée (36" mille). (Fas-
quelle, édit.) '6 fr. 50
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Paris. — L. Marethkux, imprimeur. 1, rue Cassette. — 1470.
MAURICE MAETERLINCK
MONNA VANNA
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée au théâlre de « VŒuvre », le 17 Mai 1902
{Scène du Nouveau-Théâtre, direction de lAirjné-Poe)
/ TREN
TE ET UNIEME MILLE
PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, H
-1909
Tous droit» (le reproduction, de traduction et de ropri-ientation réservés pour tous pny»,
j compri» le Dauoluark, la Suède et la Norvège.
1>
PERSONNAGES
GUIDO cbliON^A'^ commandant de la
garnison pisane MM. Jean Froment.
MARCO GOLONNA, père de Guide . . Lugné-Poé.
PRINZIVALLE, capitaine à la solde de
Florence Darmont.
TIUVULZIO, commissaire de la Répu-
blique florentine Robert Lisbr.
BORSO, lieutenant de Guide Gérard.
TORELLO, lieutenant de Guido .... Ropiquet.
VEDIO, secrétaire de Prinzivalle . . , Gribouval.
GIOVANNA (MONNA VANNA), femme
de Guido M™* G. Leblanc.
Seigneurs, Soldats, Paysans, Hommes et Femmes du peuple, etc.
,'iC premier et le troisième actes à Pisef
le deuxième devant la Ville,
{Fin du xv« siècle.)
MONNA VANNA
ACTE PREMIER
Une salle dans le palais de Guido Golonna.
SCÈNE PREMIÈRE
GUIDO et ses lieutenants, BORSO et TORELLO
près d'une fenêtre ouverte, d'où l'on voit la campagne
pisane.
GUIDO.
L'extrémité où nous sommes réduits a forcé la Sei-
gneurie à m'avouer des désastres qu'elle nous avait
longtemps cachés. Les deux armées que Venise envoyait
à notre aide sont elles-mêmes assiégées par les Floren-
tins, l'une à Bibbiena, l'autre à Elci. Les passages de
la Vernia, de Chiusi et de Montalone, Arezzo et tous les
débouchés du Casentin, sont aux mains de l'ennemi.
I
2 MONNA VANNA
i.^us sommes isolés du reste de la terre, et livrés sans
défense à la haine de Florence, qui ne pardonne pas
lorsqu'elle ne tremble plus. Nos soldats et le peuple
ignorent encore ces défaites; mais des bruits de plus en
plus inquiétants se répandent. Que feront-ils quand ils
sauront la vérité?... Leur colère et leurs terreurs déses-
pérées retomberont sur nous et sur la Seigneurie... Ils
sont exaspérés et conduits au délire par trois mois de
siège, d'héroïsme inutile, de famine et de souffrances
telles que peu de villes en ont jusqu'ici supportées.
L'unique espoir qui maintenait encore leur obéissance
irritée va s'écrouler sur eux; ce sera la révolte, l'ir-
ruption de Tennemi et puis la fin de Pise...
BORSO.
Mes hommes n'ont plus rien ; plus une flèche, plus
une balle; et l'on retournerait en vain tous les ton-
neaux des souterrains pour y trouver encore quelques
onces de poudre.
TORELLO.
J'ai lancé avant-hier notre dernier boulet contre les
batteries de Santo-Antonio et de la tour de Stampacé;
et, n'ayant plus que leurs épées, les Stradiotes mêmes
refusent de se rendre aux remparts.
BORSO.
Yoyez d'ici la brèche que les canons de Prinzivallo
ont achevé de faire aux murs que défendaient les
auxiliaires vénitiens... Elle a cinquante brasses; un
froupeau de moutons y passerait sans crainte... Per-
-jonne n'y peut tenir; et les fantassins romagnols,
ACTE PREMIER, SCÈNE PREMIÈRE 3
les Esclavons et les Albanais m'ont déclaré qu'ils déser-
teront tous si la capitulation n'est pas signée ce soir.
GUI DO.
Depuis dix jours, à trois reprises, la Seignearie a
envoyé trois anciens du collège pour traiter de la capi-
tulation; nous ne les avons pas revus...
TORELLO.
Prinzivalle ne nous pardonne pas le meurtre de son
lieutenant Antonio Reno, massacré dans nos rues par
les paysans furieux. Florence en profite pour nous
mettre hors la loi, et compte nous traiter en barbares.
GUIDO.
J'ai envoyé mon propre père pour expliquer et excu-
ser l'erreur d'une foule affolée que nous n'avions pu
contenir. C'était un otage sacré; il n'est point revenu...
BORSO.
Voilà plus d'une semaine que la ville est ouverte de
toutes parts, que nos murs sont en ruine et nos canons
silencieux. Pourquoi donc Prinzivalle ne donne-t-il pas
l'assaut? Redoute-t-il quelque piège? Munque-t-il de
courage, ou bien Florence a-t-elle transmis des ordres
mystérieux?
GUIDO.
Les ordres de Florence sont toujours mystérieux;
mais ses desseins sont clairs. Depuis trop longtemps
4 MONNA VANNA
Pise est Talliée fidèle de Venise el donne aux petites
villes de la Toscane un exemple alarmant... Il faut que
la république pisane disparaisse. c. Peu à peu, savam-
ment et sournoisement, on a envenimé celte guerre,
en y provoquant des cruautés et des perfidies innaccou-
tumées, afin de justifier une vengeance prochaine. Ce
n'est pas sans raison que je soupçonne ses émissaires
d'avoir poussé nos paysans à massacrer Reno. Ce n'est
pas non plus sans raison qu'elle a lancé contre nous le
plus barbare de .ses mercenaires, ce sauvage Prinzi-
valle, qui s'illustra sinistrement au sac de Plaisance, où,
après avoir exterminé, par mégarde, a-t-on dit, tous
hs hommes armés, il mit en vente, comme esclaves,
c nq mille femmes libres.
BORSO.
On se trompe sur ce point. Ce n'est pas Prinzivalle,
mais les commissaires de Florence qui ont ordonné
le massacre et la vente. Je n'ai jamais vu Prinzivalle,
mais un de mes frères l'a connu. Il est d'origine bar-
bare; son père était Basque ou Breton, paraît-il, et avait
ouvert à Venise une boutique d'orfèvrerie. Il est de
petite naissance c'est certain, mais n'est pas le
sauvage que l'on croit. On le dit violent, fantasque,
débauché, dangereux, mais loyal; et je lui remettrais^
sans crainte mon épée...
GUIDO.
Ne la remettez pas tant qu'elle peut vous défendre.
Nous le verrons à l'œuvre, et nous saurons alors qui de
nous a raison. En attendant, il nous reste à tenter la
dernière chance de ceux qui ne veulent pas se laisser
ACTE PREMIER, SCÈNE II 5
égorger sans redresser la tête et sans lever le bras. II
faut d'abord apprendre aux soldats, aux citoyens, aux
paysans réfugiés, l'entière vérité. Il faut qu'ils sachent
bien qu'on ne nous offre pas de capitulation; qu'il ne
g'agit plus d'une de ces guerres pacifiques où deux
grandes armées combattaient de l'aurore au coucher du
soleil pour laisser trois blessés sur le champ de
bataille ; ni d'un de ces sièges fraternels où le vainqueur
devenait bientôt l'hôte et l'ami le plus cher du vaincu.
C'est une lutte sans merci où la vie et la mort restent
seules en présence, où nos femmes, nos enfants...
SCENE II
Les Mêmes, MAUCO.
[Entre Marco, Guido Vaperçoit et court à sa rencontre
pour r embrasser.)
GUIDO.
Mon pèrel... Par quel bonheur dans notre grand
malheur, par quel miracle heureux étes-vous revenu
qaand je n'espérais plus!... Vous n'êtes pas blessé?
Vous marchez avec peine... Vous ont-ils torturé?..
Avez-vous échappé?... Que vous ont-ils donc fait?...
MARCO.
IlienI Dieu merci! ce ne sont point des barbares...
Ils m'ont accueilli comme on accueille un hôle qu'on
vénère. Prinzivallc avait lu mes écrits; il m'a parlé des
trois dialogues de Platon que j'ai retrouvés et traduits.
1.
6 MONNA VANNA
Si je marche avec peine, c'est que je suis bien vieux et
reviens de bien loin... Savez-vous qui j'ai rencontré
sous la tente de Prinzivalle?
GUIDO.
Je m'en doute : les commissaires impitoyables de
Florence...
MARCO.
Oui, c'est vrai; eux aussi, ou l'un d'eux; car je n'en
ai vu qn*un... Mais le premier que l'on m'ait nommé là,
c'est Marcille Ficin, le maître vénéré qui révéla Platon...
Marcille Ficin, c'est l'âme de Platon reparue sur la
terre!... — J'aurais donné dix ans de ma vie pour le
voir avant de m'en aller où s'en vont tous les hommes. . .
Nous étions comme deux frères qui se retrouvent
enfin... Nous parlions d'Hésiode, d'Aristote et d'Ho-
mère... Il avait découvert, dans un bois d'oliviers, près
du camp, sur les bords de l'Arno,. enfoui dans le sable,
un torse de déesse si étrangement beau que, si vous le
voyiez, vous oublieriez la guerre... Nous avons creusé
plus avant: il a trouvé un bras; j'ai déterré deux mains
si pures et si fines qu'on les croirait formées pour
créer des sourires, répandre la rosée et caresser l'au-
rore... L'une d'elles avait la courbe que prennent les
doigts légers quand ils effleurent un sein, l'autre serrait
encore le manche d'un miroir...
GUIDO.
Mon père, n'oublions pas qu'un peuple meurt de faim,
et qu'il n'a que faire de mains fines et de torses de
bronze...
ACTE PREMIER, SCÈNE U 7
MARCO.
C'est un torse de marbre...
GUIDO.
Soit, mais parlons plutôt des trente mille vies, qu'une
imprudence, une minute de retard peuvent perdre; ou
qu'une parole adroite, une bonne nouvelle vont peut-
être sauver... — Ce n'est pas pour un torse ou des
mains mutilées que vous êtes allé là... Que vous ont-ils
appris? — Florence ou Prinzivalle, que vont-ils faire
de nous? — Dites vite... Qu'attendent-ils? — Entendez-
vous ces malheureux qui crient sous nos fenêtres? —
Us se disputent l'herbe qui pousse entre les pierres...
MARCO.
C'est juste. J'oubliais que vous faites la guerre,
quand renaît le printemps, quand le ciel est heureux
comme un roi qui s'éveille, quand la mer se soulève
comme une coupe de lumière qu'une déesse d'azur
tend aux dieux de l'azur, quand la terre est si belle et
aime tant les hommes!... Mais vous avez vos joies: je
parle trop des miennes. Puis, vous avez raison; et
j'aurais dû vous dire tout de suite la nouvelle (|ue j'ap-
porte... Elle sauve trente mille vies pour en affliger
une; mais elle offre à celle-ci la plus noble occasion
de se couvrir d'une gloire qui me semble plus pure que
les gloires de la guerre... L'amour pour un seul être
est heureux et louable; mais l'amour qui grandit est
meilleur... La pudeur vigilante et la fidélité sont de
bonnes vertus; mais il j a des jours où elles semblent
8 MOiNNA VANNA
petites quand on regarde ailleurs... Voici... Mais n'allei
pas vous perdre aux premiers mots, vous couper la
retraite, et faire de ces serments qui enchaînent la
raison qui voudrait revenir sur ses pas...
GUIDO, faisant un geste pour congédier les officiers.
Laissez-nous...
MARCO.
Non, restez... C'est notre sort à tous qui va se déci-
der... Je voudrais, au contraire, que la salle débordât
de toutes les victimes que nous épargnerons; et que les
malheureux que nous allons sauver écoutassent aux
fenêtres pour recueillir ainsi et fixer à jamais le salut
que j'apporte : car j'apporte le salut, si la raison l'ac-
cepte; et dix milles raisons balanceront à peine une
erreur très pesante, et dont je crains le poids d'autant
plus que moi-même...
GUIDO.
Mon père, je vous en prie, laissons là ces énigmes.
Qu'est-ce donc qui demande tant de mots? Nous pou-
vons tout entendre, et nous touchons aux heures où
rien n'étonne plus...
MARCO.
Donc, j'ai vu Prinzivalle et je lui ai parlé. Que l'image
d'un homme peinte par ceux qui le craignent est étrange
et trompeuse!... J'allais comme Priam sous la tente
d'Achille... Je croyais rencontrer une sorte de barbare,
arrogant et stupide, toujours couvert de sang ou
ACTE PREMIEH, SCENE II 9
plongé dans l'ivresse; une espèce de fou comme on le
représente, dont le génie avait, sur les champs de
bataille, des éclairs foudroyants, venant on ne sait
d'où... Je croyais affronler le démon des combats
aveugle, incohérent, cruel et vaniteux, perfide et débau
ché...
GUIDO.
Et Prinzivalle est tel, sauf qu'il n'est pas perfide.
BORSO.
C'est juste, il est loyal, bien qu'il serve Florence, et
n^us Ta prouvé par deux fois.
MARCO.
Or, j'ai trouvé un homme qui s'est incliné devant
moi comme le disciple ému s'incline devant le maître.
Il est lettré, disert, soumis à la sagesse et avide de
science. 11 sait écouter longuement, et se montre sen-
sible à toutes les beautés. H sait sourire avec intelli-
gence; il est doux et humain, et n'aime pas la guerre.
11 cherche la raison des passions et des choses. Il sait
regarder en lui-même; il est plein de conscience et de
sincérité, et sert à contre-cœur une république perfide.
Les hasards de la vie, peut-être le destin, l'ont tourné
vers les armes, et l'enchaînent encore à une gloire
qu'il déteste et qu'il veut délaisser; mais pas avant
d'avoir satisfait un désir; un funeste désir, comme en
ont certains hommes qui sont nés, semble-t-il, sous
l'étoile dangereuse d'un grand amour unique et irréa-
lisable.»
10 MOiNiXA VANNA
GUIDO.
Mon père, n'oubliez point combien Taltente est
lourde à ceux qui nicurenl de faim. Passons ces qua-
lités dont nous n'avons que faire; et dites-nous eullu
la parole de salut que vous avez promise.
MARCO.
C'est vrai, je la retarde peut-être sans motif; et
quoiqu'elle soit cruelle aux deux êtres que j'aime le
plus sur cette terre...
GUIDO.
J'en prends déjà ma part, mais pour qui sera Tautre?
MARCO.
Ecoutez-moi, je vais... En arrivant ici, cela semblait
étrange et difficile ; mais d'un autre côté, la chance de
salut était si prodigieuse...
GUIDO.
Parlez!...
MARCO.
Florence a résolu de nous anéantir. Les décemvirs de
guerre l'ont jugé nécessaire, et la Seigneurie approuve
leur décret. L'arrêt est sans recours. Mais Florence,
hypocrite et prudente, ne voudrait pas porter aux yeux
du monde qu'elle civilise, le blâme d'une victoire trop
sanglante. Elle soutiendra que Pise a refusé la capitula-
ACTE PREMIER, SCENE II 11
tion clémente qu'elle offrait. La ville sera prise d'assaut.
On lancera contre elle les mercenaires espagnols et
allemands. Il est superflu de donner à ceux-ci des ordres
spéciaux quand il s'agit de viols, de pillage, d'incendies,
de massacre... Il suffit qu'ils échappent au bâlon de
leurs chefs, et leurs chefs, ce jour-là, auront soin de
paraître impuissants. Voilà le sort qu'on nous réserve;
et la ville au lys rouge, si le désastre est plus cruel
qu'elle n'ose l'espérer, le déplorera la première, et
l'attribuera tout entier à l'indiscipline imprévue de sol-
dats de hasard qu'elle licenciera avec des gestes de
dégoût, lorsqu'après notre ruine elle pourra se passer
de leur aide...
GUIDO.
Je reconnais Florence.
MARCO.
Voilà les instructions verbales et secrètes que les
commissaires de la République ont transmises àPrinzi-
valle. Depuis huit jours ils le pressent de livrer cet
assaut décisif. Jusqu'ici, il l'a retardé sous divers pré-
textes. D'autre part, il a intercepté des lettres où les
commissaires, qui épient tous ses gestes, l'accusent de
trahison devant la Seigneurie. Pise détruite et la guerre
terminée, le jugement, la torture et la mort l'attendent
à Florence, comme ils y attendirent plus d'un général
dangereux. Il connaît donc son sort.
GUIDO.
Bien. Que propose-t-il ?
12 MONNA VANNA
MARCO.
Il répond, — autant du moins qu'on peut répondre
des sentiments de ces sauvages ondoyants, — il répond
d'une partie des archers, que lui-même enrôla. En tout
cas, il est sûr d'une garde de cent hommes qui formera
le noyau de sa troupe, et lui est entièrement dévouer.
Il vous propose donc de faire passer dans Pise, pour
la défendre contre l'armée qu'il abandonne, tous ceux
qui voudront bien le suivre.
GUIDO.
Ce ne sont pas les hommes qui nous manquent; et
nojis n'avons pas besoin de ces dangereux auxiliaires.
Qu'on nous donne des balles, de la poudre et des vivres...
MARCO.
BienI II a prévu que vous rejetteriez une offre qui
peut sembler suspecte. 11 s'engagera donc à introduire
dans la ville un convoi de trois cents chariots de muni-
tions et de vivres qui vient d'arriver dans son camp.
GUIDO.
Gomment fera-t-il?
MARCO.
Je ne sais. — Je n'entends rien aux ruses de la
guerre et de la politique. — Mais il fait ce qu'il veut.
Malgré les commissaires de Florence, il est l'unique
maître dans son camp, tant que la Seigneurie ne l'a
point révoqué. — Et elle n'oserait le révoquer à la
ACTE PREMIER, SCÈNE II 13
veille d'une victoire, au milieu d'une armée qui tient
déjà sa proie, et a confiance en lui. Il faut donc qu'elle
attende son heure...
GUIDO.
SoitI Je comprends qu'il nous sauve pour se sauver
lui-même et se venger d'avance. Mais il pourrait le
faire d'une manière plus éclatante ou plus habile. Quel
intérêt a-t-il à combler ses ennemis? Où ira-t-il et que
deviendra-t-il? Que demande-t-il en échange?...
MARCO.
Voilà l'instant, mon fils, où les mots sont cruels et
puissants I... Voilà l'instant, mon fils, où deux ou trois
paroles, empruntent tout à coup la force du destin, et
choisissent leurs victimes... Je tremble quand je pense
que le son de ma voix, la manière de les dire, peut
causer tant de morts ou sauver tant de vies...
GUIDO.
Je ne devine pas... Les mots les plus cruels ajoutent
peu de chose à des malheurs réels...
MARCO.
Je vous l'ai déjà dit : Prinzivalle parait sage ; il est
raisonnable et humain... Mais quel est l'homme sage
qui n'ait pas sa folie ; et quel est l'homme bon qui n'ait
jamais nourri une idée monstrueuse?... A droite est la
raison, la pitié, la justice; à gauche, c'est autre chose,
le désir, la passion, que sais-je? la démence où nous
1
14 MONNA VAN .A
tomt>ons sans cesse... J'y suis tombé moi-môme, vous
y tomberez peut-être et j'y retomberai... Car l'homme
est ainsi fait... Une douleur qui ne devrait pas être une
douleur humaine ; est sur le point de vous atteindre...
Et moi, qui vois si clairement qu'elle ne sera pas
proportionnée au mal qu'elle représente, j'ai fait de
mon côté une promesse plus folle encore que cette
douleur qui sera folle... Et cette promesse folle sera
tenue très follement par le sage que je voudrais être
et qui vient vous parler au nom de la raison... J'ai
promis, si vous rejetez l'offre, de retourner au camp,
de Fennemi,.. Que m'arrivera-t-il?... Il est probable
que la torture et la mort seront la récompense d'une
loyauté stupide... Et néanmoins j'irai... J'ai beau me
dire que c'est un reste de folie que j'habille de pourpré
pour me faire illusion; je ferai la folie que je blâme
car je n'ai pas non plus la force nécessaire pour suivre
ma raison... Mais je ne vous dis pas... Ah! tenez, je
me perds; j'entrelace des phrases, j'accumule des moti
pour reculer un peu le moment qui décide... Maij
peut-être ai-je tort de tant douter de vous!... Eh bien
ce grand convoi, ces vivres que j'ai vus ; des cha-
riots qui débordent de blé, et d'aulres pleins de vin,
de fruits et de légumes ; des troupeaux de moutons
et des troupeaux de bœufs, de quoi nourrir un peuple
pendant des mois entiers, tous ces tonneaux de poudre
et ces lingots de plomb, de quoi vaincre Florence et
faire refleurir Pise ; tout cela entrera dès ce soir dans
la ville, si vous envoyez en échange, pour la livrer à
Prinzivalle, durant une seule nuit, car il la renverra
aux prt^mièrfts lueurs de l'aurore, mais il exige en signe
de victoire et d'abandon, qu'elle vienne seule et nue
sous son manteau...
ACTE PREMIER, SCÈNE II 15
GUIDO.
Qui? Mais qui donc doit venir?...
MARCO.
Giovanna...
GUIDO.
Qui?.., Ma femme?... Vanna?...
MARCO.
Oui ; ta Giovanna... Je Tai dit!....
GUIDO.
Jîfais pourquoi ma Vanna, s'il a de tels désirs?.. Il y
mille femmes...
MARCO.
C'est qu elle est la plus belle et qu'il l'aime...
GUIDO.
Il l'aime?... Où l'a-t-il vue?... Il ne la connaît pas...
MARCO.
Il l'a vue, la connaît; mais n'a pas voulu dire depuis
quand ni comment...
GUIDO.
Mais elle, l'a-t-clle vu?... Où l'a-t-il rencontrée?...
16 MONNA VANx\A
MARCO.
Elle ne l'a jamais vu ; ou ne s'en souvient pas..»
GUIDO.
Comment le savez-vous ?
MARCO.
Elle-même me Fa dit.
GUIDO.
Quand ?
MARCO.
Avant que je vinsse vous trouver *
GUIDO.
Et vous lui avez dit?...
MARCO.
Tout.
GUIDO.
Tout?... Quoi?... Tout le marché infâme?... El vous
avez osé?...
MARCO.
Oui.
GUIDO.
Et qu'a-t-ells répondu?...
ACTE PREMIER, SCÈNE II 47
MARCO.
Elle n'a pas répondu. Elle est devenue pâle et s'est
éloignée sans parler.
GUIDO.
Oui, j'aime mieux celai... Elle aurait pu bondir, vous
cracher au visage ou tomber à vos pieds... Mais j'aime
mieux cela... Pâlir et s'éloigner!... Les anges Tauraient
fait... Je reconnais Vanna. Il ne fallait rien dire; et
rous, à notre tour, nous ne parlerons plus... Nous
reprendrons bientôt notre poste aux remparts ; et, s'il
faut y mourir, nous y mourrons du moins sans salir la
«1 faite...
MARCO.
Mon fils, je vous comprends, et l'épreuve est pour moi
presque aussi tragique que pour vous. Mais le coup est
porté; laissons à la raison le temps de remettre à leur
place notre douleur et nos devoirs.
GUIDO.
Il n'y a qu'un devoir devant cette offre abominable;
et toute réflexion ne fera qu'ajouter à l'horreur qu'elle
inspire...
MARCO.
Pourtant, demandez-vous si vous avez le droit de
livrer à la mort un peuple tout entier, pour retarder
de quelques tristes heures un mal inévitable; car
brsque la ville sera prise, Vanna sera livrée au pouvoir
du vainqueur...
î.
18 MONNA VANNA
GUIDO.
Non... Ceci me regarde...
MARCO.
Soit; mais des milliers de vies, dites- vous que c'est
beaucoup! que c'est trop peut-être; et que ce n'est
pas juste... Si votre bonheur seul dépendait de ce
choix, vous choisiriez la mort et je le comprendrais;
bien que moi, arrivé au terme d'une vie qui a vu bien
des hommes et, par conséquent, bien des douleurs
humaines, je trouve qu'il n'est pas sage de préférer la
mort, l'horrible et froide mort, avec son silence éternel,
à n'importe quelle souffrance physique ou bien morale
qui la peut retarder... Mais, il s'agit ici de milliers d'exis-
tences; il s'agit de frères d'armes, de femmes et
d'enfants... Faites ce qu'un insensé vous demande et
ce qui vous paraît monstrueux paraîtra héroïque à
ceux qui survivront, et qui verront votre acte d'un œil
plus apaisé et d'un regard plus juste et plus humain...
Croyez-moi, rien ne vaut une vie que l'on sauve, et
toutes les vertus, tout l'idéal des hommes, tout ce qu'on
nomme honneur, fidélité, que sais-je? n'est qu'un jeu
puéril en face de cela... Vous voulez rester pur dans
une affreuse épreuve et la traverser en héros ; mais
c'est un tort de croire que l'héroïsme n'a d'autre som-
met que la mort. L'acte le plus héroïque est l'acte le
plus pénible ; et la mort est souvent moins dure que la
vie.
GUIDO.
Êtes-vousmon père?...
ACTE PREMIER, SCÈNE II 1^
MARCO.
Et je suis fier de l'être... Si je lutte aujourd'hui contre
tous, je lutte aussi contre moi-même; et vous aimerais
moins si vous cédiez trop vite...
GUIDO.
Oui, vous êtes mon père et vous l'avez prouvé: car
vous aussi vous choisirez la mort; et puisque je rejette
abominable pacte, vous allez retourner au camp de
Tennemi, pour y subir le sort que Florence vous ré-
serve...
MARCO.
Mon fils, il n'est ici question que de moi-même, un
vieillard assez inutile, qui n'a plus guère à vivre, qui
n'importe à personne... C'est pourquoi je me dis que
ce n'est pas la peine de combattre en moi une vieille
folie, et de lutter longtemps pour élever ce qu'il me
faudrait faire à la hauteur de ce qui serait sage... Je
ne sais pourquoi j'irai là... Mon âme dans mon vieux
corps est demeurée trop jeune; et je suis d'une époque
trop éloignée encore de l'âge de la raison... Mais je
déplore que tant de forces du passé m'empêchent de
violer une promesse folle...
GUIDO.
Je suivrai votre exemple.
MARCO.
Que voulez-vous dire?...
20 MONNA VANNA
GUIDO.
Quo je ferai conme vous, que je serai fidèle à ces
Corces du passé qui vous semblent absurdes, mais qui
iijreusement, vous dominent encore...
MARCO.
Elles ne me dominent plus quand il s'agit des autres;
et s'il vous faut, pour éclairer votre âme, le pauvre
sacrifice de ma vieille parole, je renonce en mon cœur à
tenir ma promesse, et, quoi que vous fassiez, je n'irai
pas là-bas...
GUIDO.
Mon père, c'est assez. Je vous dirais des mots qu'un
fils ne doit pas dire à son père qui s'égare.
MARCO.
Mon fils, dites-moi tous les mots que l'indignation
soulève en votre cœur. Je les accueillerai comme les
témoignages d'une juste douleur... L'amour que j'ai
pour vous ne dépend pas des mots que vous pourrez
me dire... Mais, en me maudissant, laissez donc la
raison et la bonne pitié remplacer dans votre âme les
injures qui la quittent...
GUIDO.
Que ceci nous suffise. Je n'écouterai pas davantage.
Réfléchissez; et représentez-vous ce que vous voulez
me faire faire. C'est vous, en ce moment, qui manquez
de raison, de raison haute et noble, et la crainte de la
mort trouble votre sagesse. Pour moi, je regarde cette
ACTE PREMIER, SCENE 21
mort avec moins d'inquiétude, el sais me souvenir des
leçons de courage que vous m'avez données avant que
les années et la vaine étude des livres eussent affaibli
le vôtre. Nous sommes seuls dans cette salle. Personne
ne fut témoin de votre défaillance, et mes deux lieute-
nants garderont avec moi un secret que nous n'aurons,
hélas! pas à porter bien loin. Que ceci soit enseveli dans
nos cœurs, et parlons maintenant de la dernière lutte..
MARCO.
Non, mon fils, cela ne peut s'ensevelir, car les années
et les vaines étude> m'ont appris qu'il n'est jamais per-
jiiis, pour aucune raison, d'ensevelir ainsi une seule vie
l'homme. Si vous croyez que je n'ai plus le courage que
vous honorez seul, il m'en demeure un autre, moins
éclatant peut-être et moins célébré par les hommes, car
il fait moins âe mal, et les hommes vénèrent ce qui les
fait souffrir.. Il me permettra d'accomplir le reste de
mon devoir.
GUIDO.
Et quel est donc ce reste?
MARCO.
Je vais achever ce que j'ai vainement commencé.
Vous étiez un des juges, vous n'êtes point le seul; et
tous ceux dont la vie ou la mort se décide à cette heure
ont droit à connaître leur sort et de quoi dépend leur
salut...
GUIDO.
Je ne comprends pas bien ; du moins, j'espère ne pas
comprendre encore... Vous dites?...
22 MONNA VAi\i\A
MARCO.
Je dis qu'au sortir de celle salle, j'irai faire part au
peuple de l'offre que vous fait Prinzivalle et que vous
rejetez.
GUIDO.
C'est bien, celte fois j'ai compris. Je regrette que
[es mots inutiles nous aient entraînés là; et je regrette
aussi que votre égarement me force à manquer au res-
pect que je dois à votre âge. Mais le devoir d'un fils est
de protéger contre lui-même son père qui se trompe.
Du reste, tant que Pise est debout, j'y demeure le
maître et suis gardien de son honneur. Borso et Torello,
je vous confie mon père; vous veillerez sur lui jus-
qu'à ce que sa conscience s'éclaire. Il ne s'est rien
passé. Personne ne saura rien. Mon père, je vous
pardonne. Vous me pardonnerez lorsque la dernière
heure réveillera en vous le souvenir des jours où vous
m'avez appris à devenir un homme sans crainte et sans
faiblesse volontaire.
MARCO.
Mon fils, je vous pardonne avant la dernière heure.
J'aurais fait comme vous. Vous m'emprisonnerez; mais
mon secret est libre ; il est déjà trop tard pour étouffer
ma voix.
GUIDO.
Qu'est-ce à dire ?
MARCO.
Qu'en ce moment même, la Seigneurie délibère sur
la proposition de Prinzivalle.
ACTE PREMIER, SCÈNE II 23
GUIDO.
La Seigneurie?... Qui lui a donc fait part?...
MARCO.
Moi-même, avant de vous apprendre...
GDIDO.
Non I II n'est pas possible que la crainte de la mort,
et les ravages que la vieillesse ont faits dans votre cœur,
aient pu vous affoler jusqu'à livrer ainsi mon unique
bonheur, tout mon amour, toute la joie et toute la
pureté de notre double vie, à des mains étrangères qui
s'en vont le peser et le mesurer froidement, comme
elles pèsent le sel, comme elles mesurent Thuile au fond
de leurs boutiques!... Je n'y crois pas encore... Je n'y
croirai vraiment que lorsque j'aurai vu... Et lorsque
j'aurai vu, je vous regarderai, vous, mon pauvre vieux
père que j'aimais, que je croyais connaître, auquel je
m'efforçais de ressembler un peu, je vous regarderai
avec plus de surprise, avec autant d'horreur, que je
regarderais le monstre obscène et lâche qui nous plonge
aujourd'hui dans toutes ces ordures 1...
MARCO.
Vous dites vrai, mon fils, vous ne me connaissiez
pas. assez; et c'est un tort dont je m'accuse. Lorsque
la vieillesse est venue, je ne vous fis point part de ce
qu'elle m'apprenait chaque jour sur la vie, sur l'amour,
sur la douleur et le bonheur des hommes... On vit sou-
vent ainsi, tout près de ceux qu'on aime, sans leur dire
24 MON.NA VANNA
les seules choses qu'il importe de dire... On va, bercé
par le passé; on croit que tout se transformô en même
temps que soi; et quand un malheur vous réveille, on
voit avec étonnement qu'on est bien loin les uns des
autres... Si je vous avais dit plus tôt tout ce qui chan-
geait en mon cœur, toutes les vanités qui s'en déta-
chaient une à une, toutes les réalités qui s'ouvraient à
leur place, je ne me trouverais pas aujourd'hui devant
vous comme un malheureux inconnu que vous êtes sur
le point de haïr...
GUIDO,
Je suis heureux de vous avoir connu si tard... Pour
le reste, tant pis. Je sais d'avance ce que la Seigneurie
choisira. Il est en vérité trop facile de se sauver ainsi
aux dépens d'un seul homme; et c'est une tentation à
laquelle de plus nobles courages que ceux de ces bour-
geois qui regrettent leurs comptoirs ne résisteraient
point. Mais je ne leur dois pas cela ! Je ne dois cela à
personne. Je leur ai donné mon sang et mes veilles;
toutes les fatigues, toutes les souffrances de ce long
siège ; c'est assez, et c'est tout. Le surplus m'appartient;
je n'obéirai pas; et je me souviendrai que je commande
encore. 11 me reste du moins mes trois cents Stradiotes
qui n'entendent que ma voix et n'écouteront pas les
conseils des lâches!... •
MARCO.
Mon fils, vous vous trompez. La Seigneurie de Pise,
ces bourgeois que vous méprisez avant de savoir ce
qu'ils décideront, ont donné, au contraire, dans la dé-
tresse, un admirable exemple de noblesse et de fermeté.
ACTE PREMIER. sCENE II 2o
Ils n'ont pas voulu que leur salut dépendît du sacrifice
imposé à la pudeur et à l'amour d'une femme; et au
moment où je les quittais pour venir vous trouver, ils
appelaient Vanna pour lui dire qu'ils mettaient en ses
mains le sort de la cité.
GUIDO.
Comment !... Ils ont osé! quand je n'étais pas là, ils
ont osé répéter devant elle les immondes paroles de ce
satyre forcenél... Ma Vanna!... Quand je pense à son
tendre visage qu'un regard fait rougir ; où toutes les
pudeurs vont et viennent sans cesse, comme pour ra-
fraîchir l'éclat de sa beauté!... Ma Vanna devant eux,
vieillards aux yeux luisants et petits marchands pâlos
au sourire hypocrite, qui avaient peur d'elle comme
d'une chose sainte... Ils vont donc lui redire : « Va là-
bas, seule et nue comme il l'a demandé... » Va lui livrer
ce corps que personne n'effleurait d'un désir, tant il
paraissait vierge, et que moi, son époux, je n'osais
dévoiler qu'en priant mes deux mains, en suppliant
mes yeux, de rester purs et chastes de peur de le ternir
d'un frisson défendu... Et pendant que je parle, ils sont
là qui lui disent... Ils sont fermes et nobles; ils ne
l'obligent point à partir malgré elle... Comment donc
feraient-ils tant que je serai là?... Ils ne demandent
rien que son consentement... Et mon consentement,
qui me l'a demandé?...
MARCO.
N'est-ce pas moi, mon fils? Si je ne l'obtiens point
ils viendront à le»r tour...
26 MONNA VANNA
GUIDO.
Ils n'ont que faire de venir; et Vanna leur aura
répondu pour nous deux.
MARCO.
Je Tespère, si vous acceptez sa réponse.
GUIDO.
Sa réponse!... Vous en doutez donc? Et vous la con-
naissez; et vous l'avez vue tous les jours, depuis la
première heure, où toute couverte encore des fleurs et
du sourire de son unique amour, elle a franchi le seuil
de cette même salle où vous venez la vendre, où vous
osez douter de la seule réponse qu'une femme puisse
faire à un père qui s'oublie jusqu'à souhaiter que sa
fille...
MARCO.
Mon fils, chacun voit dans un être ce qu'il voit en
lui-même; et chacun le connaît d'une façon différente,
et jusqu'à la hauteur de sa propre conscience...
GUIDO.
Oui, c'est pourquoi, sans doute, je vous connaissais
mal... Mais si mes yeux devaient s'ouvrir ainsi, à deux
reprises, sur deux erreurs aussi cruelles, j'aimerais
mieux, mon Dieu! les fermer pour toujours 1...
MARCO.
Ils s'ouvriraient, mon fils, à des clartés plus
grandes... Et si je parle ainsi, c'est que j'ai vu en elle
ACTE PREMIER, SCÈNE III 27
une sorte de force que vous n'avez pas vue, qui fait que
je ne doute pas de sa réponse...
GUIDO.
Si vous n'en doutez pas, je n'en doute pas non plus.
Sa réponse, je l'accepte, ici même et d'avance, aveuglé-
ment, obstinément, irrévocablement. Si elle n'est pas
la même que la mienne, c'est que nous nous sommes
trompés l'un et l'autre, depuis la première heure
jusqu'à ce dernier jour. C'est que tout notre amour
n'était qu'un grand mensonge qui s'efTondre, c'est que
tout ce que j'adorais en elle ne se trouvait qu'ici, dans
cette pauvre tête trop crédule et qui deviendrait folle,
dans ce malheureux cœur qui n'avait qu'un bonheur et
n'aurait aimé qu'un fantôme I...
SCENE III
Les Mêmes, VANNA.
{On entend le murmure d'une foule qui répète au dehors le
nom de « iMonna Vanna ». La porte dtt fond s'owy?'e, et
Vanna, seule et pâle, s'avance dans la salle, tandis que
sur le seuil se pressent, en se dissimulant, des hommes
et des femmes qui n osent pas entrer.)
GUiDO ayant aperçu Vanna, il s'élance au-devant d'elle,
lui prend les mains, lui caresse le visage et Cemhrasse
avec une ardeur fiévreuse.
Ma Vanna î... Qu'ont-ils fait*^... Non, non, ne redis pas
les choses qu'ils ont dites!... Laisse-moi voir ton front el
28 MONNA VANNA
plonger dans tes yeux... Ahl tout est resté pur et loyal
comme l'eau où se baignent les anges!... Ils n'ont rien
pu souiller de tout ce que j'aimais; et toutes leurs
paroles tombaient comme des pierres qu'on lance vers
le ciel sans troubler un instant la clarté de Tazur!
Quand ils ont vu ces yeux, ils n'ont rien demandé, j'en
suis sûr... Ils n'ont pas exigé de réponse; leur clarté
répondait. Elle mettait un grand lac de lumière et
d'amour que rien n'eût pu franchir entre leurs pensées
rt la tienne... Mais maintenant, regarde, approche-toi...
Il y a un homme ici que j'appelle mon père... Vois, il
baisse la tête; ses cheveux blancs le cachent... Il faut
lai pardonner; il est vieux et se trompe... Il faut avoir
pitié; il faut faire un effort; tes yeux ne suffisent pas à
le dissuader, tant il est loin de nous... Il ne nous con-
naît plus; notre amour a passé sur sa vieillesse aveugle
comme une pluie d'avril sur un rocher crayeux... Il n'a
Jamais saisi un seul de ses rayons; il n'a jamais surpris
un seul de nos baisers... Il croit que nous aimons
comme ceux qui n'aiment pas... Il lui faut des paroles
pour comprendre. 11 lui faut la réponse... Va, dis-lui
ta réponse.
VANNA s'approchant de Marco,
Mon père, j'irai ce soir.
MARCO la baisant au front»
Ma fille, je savais...
GTJIDO.
Quoi?... Que lui as-tu dit?... Parles-tu pour lui ou
pour moi?...
ACTE PREMIER, SCÈNE III 29
VANNA.
Pour toi aussi, Guido... J'obéirai ce soir...
GUIDO.
tfais à qui? Tout est là, je ne sais pas encore...
VANNA.
rirai ce soir au camp de Prinzivalle.
GUIDO.
Pour te donner à lui comme il l'a demandé?
VANNA.
Oui.
GUIDO.
Pour mourir avec lui?... Pour le tuer avant?... Je
n avais pas songé... Cela, du moins cela, et je com-
prendrai tout...
VANNA.
Je ne le tuerai pas; la ville serait prise...
GUIDO.
Quoi?.... C'est toi!... Mais tu l'aimes? tu Taimais...
Depuis quand l'aimes-tu?...
VANNA.
Je ne le connais pas; je ne l'ai jamais vu...
30 MONI^A VANNA
GUIDO.
Mais tu sais comme il est?... Sans doute ils ont
parlé... Ils ont dit qu'il était...
VANNA.
Quelqu'un m'a dit tantôt que c'était un vieillard, je
ne sais rien de plus...
GUIDO.
Ce n'est pas un vieillard !... Il est jeune, il est
beau... Bien plus jeune que moi... Mais pourquoi
n'a-t-il pas demandé autre chose 1... Je serais allé \\
les mains jointes, à genoux, pour sauver notre ville...
Je serais parti seul, seul et pauvre avec elle, pour
errer jusqu'au bout et demander l'aumône par les che-
mins déserts... Mais cet ignoble rêve d'un barbare!...
Jamais, dans aucun temps ni dans aucune histoire,
le vainqueur n'eût osé... {S' approchant de Vanna et
l'enlaçant.) Ohl Vanna! ma Vanna!... Je n'y crois pas
encore!... Ce n'est pas toi qui parles!... Je n'ai rien
entendu et tout est réparé... C'est la voix de mon père
qui sortait des murailles... Dis-moi que je me trompe
et que tout notre amour et toute ta pudeur disaient
non, criaient non, puisqu'il fallait braver la honte
d'un tel choix!... Je n'ai rien entendu qu'un écho
attardé... C'est un silence vierge que tu vas déchirer.
Vois, tout le monde écoute ; personne ne sait rien ; et tu
dois encore dire la première parole... Dis-la vite. Vanna,
pour qu'ils te reconnaissent; dis-la vite, Vanna, pour
qu'ils sachent notre amour, pour dissiper le songe...'
Dis celle que j'attends et qui doit être dite, pour sou-
tenir eniin tout ce qui croule en moil...
ACTE PREMIER, SCÈNE lU 31
VANNA.
Je le sais bien, Guido, que tu portes la part la plus
lourde...
GUIDO Vécartant instinctivement.
Mais je la perle seul! et c'est celui qui aime qui porte
tout le poids!... Tu ne m'as pas aimé... Cela ne coûte
rien à ceux qui n'ont pas d'âme,.. C'est de l'inattendu...
C'est peut-être une fête... Ah! mais je saurai bien
empêcher cette fête! .. Je suis le maître encore, quoi
qu'on dise, quoi qu'on fasse!... Et que dirais-tu donc si
je me révoltais?... Si je t'enfermais là, dans la bonne
prison, dans la prison bien chaste et les cachots bien
frais qui sont sous cette salle, avec mes Stradiotes
devant toutes les grilles, et si j'attendais là que ton feu
s'élei^^nît et que ton héroïsme fût un peu moins
ardent?... Allez donc, prenez-la, j'ai dit, j'ai donné
Tordre... Allez, obéissez I...
VANNA.
Guido, tu le sais bien...
GUIDO.
Ils n'obéissent pas?... Personne ne l'a fait?... Toi,
Borso, Torello, vos bras sont-ils de pierre?... Ma voix
ne s'entend plus?... Et vous, là-bas, les autres, qui
écoutez aux portes, enlendez-vous ma voix?... Je crie
à fendre un rocl... Entrez donc, prenez-la, elle est à
tout le monde!... Je comprends, ils ont peur... Ahl c'est
qu'ils veulent vivre!... Us vivent et moi je meurs I...
32 MOiNNA VANNA
SeigneurI c'est trop facile! ... Un seul contre la foule!...
Un seul qui paie pour tous!... Pourquoi moi et non
vous?... Vous avez tous des femmes!... [Tirant à moitié
son épée et s'approchant de Vanna.) Et si je préférais ta
mort à notre honte?... Tu n'avais pas pensé... Mais si
mais si, regarde... Il ne faut plus qu'un geste...
VANNA.
Guido, tu le feras si Famour te l'ordonne...
GUIDO.
Si l'amour te l'ordonne!... Parle donc de l'amour
que tu n'as pas connu!... Tu n'as jamais aimé!... Je te
vois aujourd'hui plus sèche qu'un désert où j'ai tout
englouti... Rien!... Pas même une larmel... Je ne fus
qu'un refuge dont on avait besoin... Si durant une
minute...
VANNA.
Guido, tu le vois bien, je ne peux plus parler...
Regarde mon visage... Je me raidis, je meurs...
GUiDO la prenant brusquement dans ses bras.
Viens dans mes bras. Vanna... C'est là que tu vas
vivre...
VANNA s'écartant et se raidissant.
Non, non, non, non, Guido... Je sais... Je ne puis
dire... Toute ma force tombe si je dis un seul mot...
Je ne peux pas... Je veux... J'ai réfléchi, je sais, je
ACTE PREMIER, SCÈNE lîl 33
t'aime, je te dois tout... Je suis peut-être horrible... Et
cependant j'irai! j'irai! j'irai!...
GUIDO la repoussant.
C'est bien, va-t-en, va-t-en, éloigne-loi, vas-y, je
donne tout, vas-y, je t'abandonne...
VANNA lui saisissant les mains.
Guide...
GUIDO la repoussant.
Ah! ne me reliens pas de tes mains chaudes et
molles... Mon père avait raison ; il te connaissait
mieux... Mon père, la voici... Mon père, c'est votre
œuvre... Achevez-la, votre œuvre, allez donc jusqu'au
bout!... Menez-la sous la tente... Je resterai ici; je vous
verrai partir... Mais ne croyez donc pas que je prendrai
ma part du pain et de la viande qu'elle va lui payer!...
Il me reste une chose, et vous saurez bientôt...
VANNA s'atlachant à lui.
Guide, regarde-moi... Ne cache pas tes yeux... C'est
la seule menace... Regarde... Je veux voir...
GUIDO la regardant et Vécarlant plus froidemem.
Regarde... Éloigne-loi, ie ne te connais plus... Le
temps presse, il atlend, le soir tombe... N'aie pas peur,
ne crains rien... Ai-je les yeux d'un homme qui va faire
des folies?... On ne meurt pas ainsi sur l'amour qui
s'effondre... C'est pendant que l'on aime que la raison
chancelle... La mienne est raffermie... J'ai vu ram')Ur
34 MONNA VANNA
à fond, Tamour et la pudeur... Je n'ai plus rien à dire-
Non, non, ouvre les doigts... Ils ne retiendront pas un
amour qui s'éloigne... C'est fini, bien fini... Il n'en reste
pas trace... Tout le passé s'abîme et l'avenir aussi...
Ah 1 oui, ces petits doigts, ces yeux purs et ces lèvres...
J'y ai cru dans le temps... Il ne me reste rien... {Repous-
sant chacune des mains de Vanna.) Rien, plus rien, moins
que rien... Adieu, Vanna, va-t-en, adieu... Tu vas
là-bas?...
VANNA.
Oui...
GUIDO,
Tu ne reviendras pas?...
VANNA.
Si...
GUIDO.
Nous verrons... Ah! c'est bien... Nous verrons... Qui
m'eût dit que mon père la connût mieux que moi?...
(// chancelle et se retient à U7ie des colonnes de marbre.
Vanna sort seule et lentement^ sans le regarder.)
fllt DU PREMIER ACTI
ACTE DEUXIÈME
La tente de Prinzivalle. Désordre somptueux. Tentures de
soie et d'or. Armes, amas de fourrures précieuses, grands
coffres entr'ouverts, débordants de bijoux et d'étoffes res-
plendissantes. Au fond, l'entrée de la tente fermée par une
portière en tapisserie.
SCENE PREMIERE
PRINZIVALLE debout près d'une table^ range
des parchemins^ des plans et des armes. Entre VEDIO.
VEDIO.
Voici une lettre du commissaire de la République.
PRINZIVALLE.
De Trivulzio?
VEDIO.
Oui. Messer Maladura, le second commîssaîre, n>st
pas encore revenu,
PRINZIVALLE.
Il faut croire que l'armée vénitienne qui menace Flo-
36 MONNA VANNA
rence par le Casentin ne se laisse pas vaincre aussi faci-
lement qu ils l'avaient espéré... Donne la lettre. (//
I reyid la lettre et lit.) 11 me transmet, pour la dernière
fois, sous peine d'arrestation immédiate, Tordre formel
de tenter l'assaut dès l'aurore... Bien, la nuit m'ap-
partient... Arrestation immédiate !... Ils ne doutent de
rien!... Ils s'imaginent d'onc qu'on épouvante encore,
à l'aide de vieux mots, Thomme qui attend l'heuie
unique de sa vie... Menace, arrestation, délation, juge-
ment, quoi encore?... je sais ce que cela veut dire...
Voilà longtemps qu'ils m'auraient arrêté, s'ils pou-
vaient, s'ils osaient...
VEUlO.
Messer Trivulzio, en me remettant l'ordre, m'a dit
qu'il me suivait pour venir vous parler.
PRINZIVALLE.
Il s'y résout enfin?... Ce sera décisif, et le petit scribe
chafouin, qui représente ici toute la puissance occulte
de Florence, et n'ose pas me regarder en face, le petit
homme blême qui me hait plus profondément que la
mort, passera une nuit qu'il n'avait pas prévue... Il
faut que les ordres soient graves pour qu'il vienne
affronter le monstre dans sa cage... Quels gardes sont
^ ma porte?
VEDIO.
Ce sont deux vieux soldats de votre bande de Galice.
II m'a semblé reconnaître Hernando; et l'autre est, je
crois, Diego...
ACTE 11, SCÈNE PREMIÈRE 37
PRINZIVALLE.
C'est bien; ils m'obéiraient même si je leur ordonnais
d'enchaîner Dieu le Père... Le jour baisse. Fais allamei
les lampes. Quelle heure est-il?
VEDIO.
Neuf heures passées.
PRINZIVALLE.
Marco Colonna n'est pas revenu?.,.
VEDIO.
Jai donné ordre aux sentinelles de vous l'amener
di^s qu'il franchirait le fossé.
PRINZIVALLE.
Il devait être ici avant neuf heures si l'on repoussait
oiïre... -C'est Theure qui décide... et ma vie tient en
elle, comme ces grands navires aux voiles éployées que
lîs prisonniers introduisent, en même temps que leurs
songes, dans une bulle de verre... C'est étrange que
l'homme puisse mettre son destin, sa raison et son
cœur, son bonheur, son malheur, dans une chose aussi
frêle que l'amour d'une femme... J'en sourirais moi-
même, si ce n'était plus fort que mon sourire... Marco
ne revient pas.... C'est qu'elle doit venir... Va voir
si le fanal qui m'annonce qu'on dit oui; va voir si
la lumière qui précède dans le ciel les pas tremblante
de celle qui se donne pour tous, et qui vient me
sauver en même temps que son peuple... Ah! non, j'y
4
n MONNA VAÎW'VA
vais moi-même... Il ne faut point que d'autres yeux.
même des yeux amis, sachent avant les miens, retar-
dent d'une minute, le bonheur que j'attends depuis les
premiers jours de ma première enfance... (// va à Ven-
trée de la tente, soulève la jiortière, et regarde dans la
nuit.) La lumière, Vedio !... Regarde, elle resplendit, elle
éblouit la nuit!... C'est bien le campanile qui devait la
porter... Il se penche sur l'ombre... C'est la seule lumière
qui brille sur la ville... Ah! Pise n'a jamais élevé vers
Tazur une fleur plus splendide, plus longtemps attendue
ni plus inespérée I... Ah! mes braves Pisans! vous
fêterez ce soir une heure inoubliable, et j'aurai plus de
joie que si j'avais sauvé ma cité maternelle!...
VEDIO lui saisissant le bras.
Rentrons sous la tente. Messer Trivulzio s'avance de
ce côté...
PRINZIVALLE rentrant.
C'est juste! il faut encore... L'entretien sera bref...
{Allant à la table et remuant les papiers qui s'y trouvent.)
As-tu ses trois lettres?...
VEDIO.
Il n'y en a* que deux...
PRINZIVALLE.
Les deux que j'ai saisies et l'ordre de ce soir...
VEDIO.
Voici leê deux premières, et voilà la dernière que
vous avez froissée...
ACTE II, SCÈNE U 39
PRINZIVAIiLE.
Afi l'entends. ..
(Un garde soulève la portière. Entre Trivulzio.)
SCÈNE II
Les Mêmes, TRIVULZIO.
TRIVULZIO.
Avez-vous remarqué la lumière insolite qui lance des
signaux du haut du campanile?...
PRINZIVALLE.
fous croyez que ce sont des signaux?.,,
TRIVULZIO.
Je n'en doute pas... J'ai à vous parler, Prinzivalle...
PRINZIVALLE.
Je vous écoute. Laisse-nous Vedio; mais ne t'éloign©
Das. J'aurai besoin de toi...
(Sort Vedio.)
TRIVULZIO.
Vous savez, Prinzivalle, l'estime où je vous tiens. Je
TOUS en ai donné plus d'une preuve que vous devez
connaître; il en est beaucoup d'autres que vous igno-
rez, car la politiane de Florence, qu'on appelle perlide
iO MONNA VANNA
et (jui n'est que prudente, exige que bien des choses
demeurent longtemps cachées, à ceux même qu'elle met
dans ses plus intimes secrets. Nous obéissons tous à
ses ordres profonds, et il faut que chacun supporte
avec courage le poids de ses mystères qui sont la
force intelligente de la patrie. Qu'il vous suffise de
savoir que je ne fus jamais étranger aux décisions qui,
coup sur coup, malgré votre jeunesse et votre origine
inconnue, vous choisirent pour vous mettre à la tête
des plus belles armées de la République. On n'eut du
reste pas à regretter ce choix. Mais, depuis quelque
temps, un parti s'est formé contre vous. Je ne sais
si, en vous révélant ce qui se trame, l'amitié très
réelie que je vous ai vouée n'empiète pas un peu sur
mon devoir étroit. Mais le devoir étroit est souvent
plus funeste que la générosité la plus téméraire. Je
vous confierai donc qu'on accuse âprement vos len-
teurs et vos hésitations. Quelques-uns doutent même
de votre loyauté. Des délations précises sont venues
confirmer leurs soupçons. Elles ont produit une impres-
sion fâcheuse sur une partie de l'assemblée qui vous
était déjà défavorable. On alla jusqu'à délibérer de
votre arrestation et de votre mise en jugement.
Heureusement, on me prévint à temps. Je partis pour
Florence, et je n'eus pas de peine à opposer des preuves
aux preuves qu'on offrait. J'ai répondu de vous. Main-
tenant, c'est à vous de justifier ma confiance, qui n'eut
jamais le moindre doute; car nous sommes perdus, si
vous n'agissez pas. Mon collègue, Messer Maladura, est
tenu en échec à Bibbiena par les troupes du provéditeur
vénitien. Une autre armée est en marche sur Florence
par le Nord. Il y va du salut de la ville. Tout peut se
-•éparer si vous livrez demain cet assaut qu'on espère.
ACTE II, SCENE II 41
Il nous rendra notre meilleure armée et le seul capi-
taine que la victoire ait toujours couronné; et il nous
permettra de rentrer dans Florence, la tête haute, au
milieu de la pompe d'un triomphe qui fera de vos
ennemis d'hier les plus fervents de vos admirateurs
et de vos partisans...
PRINZIVALLE.
Vous avez dit tout ce que vous aviez à me dire?...
TRIVULZIO.
A peu près; bien que j'aie passé sous silence l'affec-
tion très sincère qui, depuis que je vous connais, n'a
fait que s'affermir en moi... Elle a su s'affermir malgré
la situation difficile où nous mettent souvent des lois
presque contradictoires, qui veulent que le pouvoir du
général en chef soit parfois balancé, aux moments
dangereux, par la mystérieuse puissance de Florence,
dont je suis, en ce jour, l'humble représentant, parmi
l'éclat des armes...
PRINZIVALLE.
L'ordre que voici, et que je viens de recevoir, est
bien de votre main?...
TRIVULZIO.
Oui.
PRINZIVALLB.
C'est bien votre écriture?
é.
42 MONNA VANNA
, TRIVULZIO.
Incontestablement; pourquoi en doutez-vous?
PRINZIVALLE.
Et ces deux lettres-ci, les reconnaissez-vous?
TRIVULZIO.
Peut-être... Je ne sais. .. Que contiennent-elles donc?.
11 me faudrait savoir...
PRINZIVALLE.
C'est inutile, je sais.
TRIVULZIO.
Ce sont donc les deux lettres que vous avez intercep-
tées comme je le désirais?... Je vois que l'épreuve était
bonne.
PRINZIVALLE.
Vous n'avez pas affaire à un enfant. N'usons pas
entre nous d'aussi rtiisérables défaites, et, ne prolon-
geons pas un entretien que j'ai hâte de finir, pour rece-
voir enfin une récompense qu'aucun triomphe dans
Florence n'égalera jamais!... Vous dénoncez là tous
mes actes, bassement, faussement, sans motif avouable,
uniquement pour le plaisir de nuire, et pour fournir
d'avance l'excuse indispensable à l'avarice ingrate de
Florence, qui craint une fois de plus que sa reconnais-
sance envers un mercenaire victorieux ne lui coûte
ACTE II, SCENE II i3
trop cher... Tout y est travesti avec une habileté
si perfide que j'en viens par instants à douter de
ma propre innocence!... Tout y est déformé, avili.,
empesté par votre envie débile et clignotante, par votre
haine affreuse, depuis la première semaine de ce siège
jusqu'à l'heure bienheureuse où j'ai ouvert les yeux, et
où je veux enfin justifier vos soupçons. J'ai fait copier
soigneusement ces lettres ; je les ai envoyées à Florence
J'ai surpris les réponses. On vous croit sur parole. On
vous croit d'autant mieux qu'on vous avait fourni le
thème de vos accusations. On me juge sans m'entendre
et me condamne à mort... Je sais qu'après cela, quand
je serais couvert de l'innocence des archanges, je
n'échapperais pas aux preuves qui m'accablent... C'est
pourquoi je bondis, je brise vos petites chaînes et je
prends les devants... Je n'ai pas trahi jusqu'ici; mais
depuis les deux lettres je prépare votre ruine... Ce soir,
je vais vous vendre, vous et vos tristes maîtres, aussi
cruellement, aussi mortellement que je le pourrai faire. • •
Je croirai ne jamais avoir accompli dans ma vie un acte
plus salutaire qu'jen abaissant ainsi, autant qu'il est en
moi, la seule ville qui mette la perfidie au nombre des
vertus civiques et veuille que la ruse, l'hypocrisie, l'in-
gratitude, la vilenie et le mensonge gouvernent l'uni-
vers!... Dès ce soir, grâce à moi, votre ennemie sécu-
laire, celle qui vous empêche et vous empêchera, tant
qu'elle sera debout, de sortir de vos murs pour
corrompre le monde, dès ce soir, gn\ce à moi, Pise
sera sauvée et se redressera pour vous braver encore...
Oh! ne vous levez pas, ne faites pas de gestes inutiles...
Mes mesures sont prises, tout est inévitable; vous êtes
en mon pouvoir, et, de même que je vous tiens, il me
semble tenir le destin de Florence...
44 MONNA VANNA
TRIVULZIO tirant sa dague et en portant un coup rapiae
à Prinzivalle.
Pas encore... Tant que mes mains sont libres...
PRINZIVALLE en parant le coup, dHnstinct^ avec le bras,
il a relevé la lame. Elle Vaiieint au visage. Il saisit le
poignet de Trivulzio.
Ahl ceci!... Je ne m'attendais pas à ce sursaut de la
terreur... Vous voilà dans mes mains, vous sentez que
Tune d'elles vaut toute votre personne... Et voici votre
dague... Je n'ai qu'à l'abaisser... On dirait que d'elle-
même elle cherche votre gorge. . . Vous ne sourcillez pas. ..
Vous n'avez donc pas peur?...
TRIVULZIO froidement.
Non, enfoncez la dague, vous en avez le droit. J'avais
donné ma vie...
PRINZIVALLE relâchant son étreinte.
Ah! vraiment?... Mais alors, c'est curieux, ce que
vous avez fait... Et c'est même très rare... 11 n'en est
pas beaucoup parmi nos hommes d'armes qui eussent
été capables de se jeter ainsi à la tête de la mort, et je
ïi'aurais pas cru que dans ce petit corps...
TRIVULZIO.
Vous autres qui portez sans cesse l'épée nue, vous
croyez volontiers qu'il n'est d'autre courage que celui
qui éclate au bout d'une longue lame...
ACTE II, SCÈNE II 45
PRINZIVALLE.
Vous avez peut-être raison... C'est bien... vous n'êtes
pas libre, mais il ne vous sera fait aucun mal... Nous
servons des dieux différents... {Essuyant le sang qui
lui coule sur la face). Ahl je saigne... Le coup
n'était pas malhabile... Un peu précipité, mais assez
vigoureux... C'est égal, il s'en est fallu de bien peu...
Et vous, que feriez-vous si vous teniez ainsi celui qui
eût failli vous envoyer d'un bond dans un monde où
personne n'a le désir d'aller?...
TBIVULZIO.
Je ne l'épargnerais point.
PRINZIVALLE.
Je ne vous comprends pas... vous êtes bien étrange...
Avouez que vos lettres étaient d'ignobles choses...
J'avais versé mon sang dans trois grandes batailles; je
faisais de mon mieux, tout vous appartenait, je servais
bravement ceux qui m'avaient choisi, sans qu'une seule
pensée déloyable pénétrât dans mon cœur... Vous
devez le savoir, puisque vous m'épiiez... Et pourtant,
dans vos lettres, par haine, par envie ou par économie,
vous travestissez tous les actes qui ne tendaient qu'à
vous sauver, vous trompez sciemment, vous accumulei
les mensonges...
TRIVULZIO.
Les faits étaient menteurs; cela n'importe guère. Ce
qu'il fallait saisir, c'est l'heure dangereuse où le soldat
enflé de deux ou trois victoires — le nombre varie peu
46 MONNA VANNA
— ne va plus obéir aux maîtres qui l'emploient et qui
ont une mission plus haute que la sienne. Cette heure
avait sonné, celle-ci me le prouve. Le peuple de Flo-
rence vous aimait déjà trop. C'est è nous d'écarter les
idoles qu'il se forme. 11 nous en veut un peu sur le
moment, mais il nous a créés pour contrarier ainsi ses
caprices hasardeux. Il connaît sa mission mieux qu'on
ne le suppose, et quand nous détruisons ce qu'il ado-
rait trop, il sent que, malgré lui, c'est sa volonté même
que nous accomplissons. C'est pourquoi j'ai jugé que
l'heure était venue de signaler l'idole. J'avertissais
Florence. Elle savait d'avance ce que mes mensonges
voudraient dire...
PRINZIVALLE.
L'heure n eta-it pas venue, ne serait pas venue si vos
lettres affreuses..
TRIVULZIO.
Elle aurait pu venir et cela suffisait...
PRINZIVALLE.
Quoi! un homme innocent, sur un simple soupçon,
sacrifié sans regrets au danger qui, peut-être, aurait pu
menacer...
TRIVULZIO.
Un homme ne compte pas en face de Florence.
PRINZIVALLE.
Mais vous y croyez donc, au destin de Florence, à
son œuvre, à sa vie?... Elle est donc auelque chose que
je ne comprends pas?...
ACTE II, SCÈNE 11 47
TRIVULZIO.
Oui, je ne crois qu'en elle; le reste ne m'est rien...
PRINZIVALLE.
Après tout, c'est possible... Et vous avez raison,
puisque vous y croyez... Je n'ai point de patrie... Je ne
peux pas savoir... Il me semble parfois qu'il m'en eût
fallu une... Mais j'ai tout autre chose que vous n'aurez
jamais, et qu'aucun homme n'a eu au point où je l'ai,
moil... Je Taurai tout à l'heure, à l'instant, ici même.
Cela suffit à tout... Allez, séparons-nous; nous n'avons
pas le temps de peser ces énigmes... Nous sommes
loin l'un de l'autre et nous nous touchons presque...
Chaque homme a son destin... Les uns ont une idée,
les autres un désir... Et vous auriez autant de mal a
changer votre idée que j'en aurais moi-même à changer
mon désir... On les suit jusqu'au bout, quand on a
plus d'ardeur que le commun des hommes... Et ce
qu'on fait est juste, puisqu'on est si peu libre... Adieu,
Trivulzio; nous prenons des routes qui s'écartent...
Donnez-moi votre main.
TRIVULZIO.
Pas encore... Je vous tendrai la mienne lorsque le
châtiment...
PRINZIVALLE.
Soit. Vous perdez aujourd'hui, vous gagnerez de-
main... {Appelant.) Vedio!...
{Entre Vedio.)
YEDIO.
Maître I... Quoi? Vous êtes blessé?... Le sang coule...
48 MONNA VANNA
PRINZIVALLE.
Peu importe... Appelle les deux gardes. Quïls
emmènent cet homme sans le brutaliser, sans lui faire
aucun mal... C'est un ennemi que j'aime... Qu'ils le
mettent en lieu sûr, sans que personne le voie... Ils
répondent de lui. Ils le délivreront quand je l'ordon-
nerai...
{Vedio sort, emmenant Trivulzio. Prînzival.le\
devant un miroir^ examine sa blessure.)
^ PRINZIVALLE.
Il est vrai que je saigne comme si la blessure avait
atteint l'artère... La plaie n'est pas profonde, mais il
m'a lacéré la moitié du visage... Qui eût cru que cet
homme si chétif et si pâle... [Rentre Vedio.) C'est fait?..
VEDIO.
Oui. Maître, vous vous perdez...
PRINZIVALLE,
Je me perds!... Ah! je voudrais me perdre ainsi
jusqu'à la mort!... Je me perds, Vedio!... Mais jamais
homme au monde n'aura conquis ainsi, dans une juste
vengeance, le seul bonheur qu'il rêve depuis qu'il sait
rêver!... Je l'aurais attendu et je l'aurais guetté, je
l'aurais poursuivi à travers tous les crimes, car il me
le fallait et il m'appartenait; et maintenant que mon
étoile heureuse vient me l'oflrir sur ses rayons d'ar-'
gent, au nom de la justice, au nom de la pitié, vous
vous dites : il se perd!... Pauvres hommes sans
ACTE II, SCÈNE II 49
flamme 1... Pauvres hommes sans amour I... Mais tu ne
sens donc pas que mon destin se pèse à celte heure
dans le ciel, et qu'on y accumule la part de cent
bonheurs, la part de mille amants!... Ah! je le sais
bien, moi! je touche à la minute où ceux qui sont mar-
qués pour un noble triomphe ou pour un grand
désastre se trouvent tout à coup au sommet de leur vie,
où tout les y soulève, où tout les y balance, où tout se
donne à eux!... Et qu'importe le reste et tout ce qui
suivra... Nous savons bien que l'homme n'est pas fait
pour ces choses, et que ceux qui les portent succombent
sous leur poids...
VEDio s'approchant avec des linges blancs.
Le sang coule toujours... Laissez-moi vous bander
le visage...
PRINZIVALLE.
Faites, puisqu'il le faut... Mais tâchez que vos linges
ne couvrent pas les yeux, n'entravent pas les lèvres...
(Se regardant dans le miroir.) Ah ! j'ai l'air d'un malade
qui fuit le chirurgien, lorsque je suis l'amant qui bon-
dira bientôt au-devant d'un amour... Pas ainsi, pas
ainsi... Et toi, mon Vedio, mon pauvre Vedio, que
deviendras-tu donc?...
VEDIO.
Maître, je vous suivrai...
PRINZIVALLE.
Non; abandonne-moi... Je ne sais où j'irai, ce que je
deviendrai... Tu t'échapperas seul, nul ne te poursui-
50 MONNA VANNA
^ vra, tandis qu'avec ton maître... J'ai de l'or dans ces
coffres; prends-le, il t'appartient; je n'en ai plus
besoin... Les chariots sont attelés, les troupeaux assem-
blés?...
VEDIO.
Ils sont devant la tente.
PRINZIVALLl.
Bien; quand je ferai signe, lu feras ce qu'il faut... {On
entend au loin le bruit d'un coup de feu,) Qu'est-ce?...
VEDIO.
On tire aux avant-postes...
PRINZIVALLE.
Qui donc a donné Tordre?... Ce doit être une mé-
prise... Mais si c'était sur elle ?... Avais-tu prévenu?..,
VEDIO.
Oui... Ce n'est pas possible... J'ai posté plusieurs
gardes qui vous l'amèneront dès qu'elle paraîtra..
paiNZIVALLE.
Va voir...
(Sort Vedio.)
ACTE II, SCÈNE III 51
SCÈNE m
PRINZIVALLE, VANNA.
Pnnzivalle reste seul un instant. Vedio revient, soulève
la tapisserie de l'entrée et dit à voix basse « Maître ».
Puis il se retire^ et Monna Vanna^ enveloppée d'un
long manteau, paraît et s'arrête sur le seuil. Prin^
zivatle tressaille, et fait un pas à sa rencontre),
VANNA d'une voix étouffée.
^ viens comme vous l'avez voulu...
PRINZIVALLE.
^ vois du sang sur votre main. Vous êtes blessée ?..•
VANNA.
Une balle m'a effleuré Tépaule...
PRINZIVALLE.
Quand et où?... C'est affreux...
VANNA.
Lorsque j'approchais du camp.
PRINZIVALLE.
Mais qui donc a tiré ?...
62 MONNA VANNA
VANNA.
Je ne sais, Thomme a fui.
PRINZIVALLE.
Montrez-moi la blessure.
VANNA entr ouvrant le haut de son manteau.
C'est ici...
PRINZIVALLE.
Au-dessus du sein gauche... Elle n'a pas pénétré.
La peau seule est atteinte... Souffrez-vous ?...
VANNA
Non.
PRINZIVALLE.
Voulez-vous que je fasse panser la blessure ?
VANNA.
Non.
(Un silence.)
PRINZIVALLE.
Vous êtes décidée?...
VANNA.
Oui.
PRINZIVALLE.
Faut-il vous rappeler les termes du...
ACTE II, SCÈNE III ^à
VANNA.
G est inutile, je sais.
PRINZIVALLE.
Vous ne regrettez pas ?...
VANNA.
Fallait-il venir sans regrets?..,
PRINZIVALLE
Votre mari consent?...
VANNA.
Oui.
PRINZIVALLE.
J'entends vous laisser libre... Il en est temps encore
voulez-vous renoncer...
VANNA.
Non.
PRINZIVALLE.
Pourquoi le faites-vous ?..
VANNA.
Parce qu'on meurt de faim, et qu'on mourrait demai
d'une façon plus prompte...
PRINZIVALLE.
Et sans autre raison ?...
54 MONNA VANNA
VANNA.
Quelle autre pourrait donc ?..,
PRINZTVALLE.
Je comprends qu'une femme vertueuse..^
VANNA.
Oui.
PRINZIVALLE.
Et qui aime son mari...
. VANNA.
Oui.
PRINZIVALLE.
Profondément ?...
VANNA
Oui.
PRINZIVALLE.
Vous êtes nue sous ce manteau?...
VANNA.
Oui. Vanna fait un mouvement pour dépouiller le mav^
teau. Prinzivalle V arrête d'un geste.
PRINZIVALLE.
I
Vous avez vu, rangés devant la tente, des chariots et
des troupeaux ?
ACTE II, SCÈNE HT W
VANNA.
Oui.
PRINZIVALLK.
Il y a là deux cents chariots remplis du meilleur
froment de Toscane. Deux cents autres qui portent des
fourrages, des fruits et du vin des environs de Sienne ;
trente autres pleins de poudre qui viennent d'Alle-
magne; et quinze, plus petits, qui sont chargés de
plomb. Il y a autour d'eux six cents bœufs d'Apulie, et
douze cents moutons. Ils attendent votre ordre pour
pénétrer dans Pise. Voulez-vous les voir s'éloigner?...
VANNA.
Oui.
PRINZIVALLE.
Venez à l'entrée de la lente. (// soulève la tapisserie ;
donne un ûrdre et ^ail un signe de la main. On eyitend
s'élever une vaste et sourde rumeur. Des torches s'allument
et s'agitent^ des fouets claquent. Les chariots s'ébranlent,
les troupeaux mugissent, hèlent et piétinent. Vanna et
Prinzivalle, debout au seuil de la tente, regardent un
instant i énorme convoi s'éloigner à la clarté des torches
dans la nuit étoilée.) Dès ce soir, grâce à vous, Pise
n'aura plus fa\m. Elle devient invincible, et chantera
demain dans l'ivresse de la joie et la gloire d'un
triomphe que nul n'espérait plus... Cela vous suf-
:it-il ?...
TANNA
50 MONNA VANNA
PRINZIVALLE.
Refermons la tente, et donnez-moi votre main. Le
soir est tiède encore, mais la nuit sera froide. Vous êtes
venue sans armes, sans un poison caché ?...
VANNA.
Je n*ai que mes sandales et ce manteau. Dépouillez-
moi de tout si vous craignez un piège.
PRINZIVALLE.
Ce n'est pas pour moi que je crains, mais pour vous.. ►
VANNA.
Je ne mets pas ces choses au-dessus leur vie.
PRINZIVALLE.
C'est bien et vous avez rai^n... — Venez, reposez-
vous.. . — C'est le lit d'un guerrier, il est âpre et farouche,
étroit comme une tombe et peu digne de vous. — Reposez-
vous ici, sur ces peaux d'aurochs et de béliers qui ne
saventpas encore combien le corps d'une femme est doux
et précieux... Mettez sous votre tête cette toison plus
moelleuse... C'est une peau de lynx qu'un roi d'Afrique
me donna le soir d'une victoire... ( Vanna s'asseoit étroi-
tement enveloppée de son manteau.) — La clarté de la
lampe vous tombe sur les yeux... Voulez-vous que je la
déplace ?
VANNA.
Peu importe .. '
ACTE II, SCÈNE III 57
Prinzivalle s' agenouillant au pied de la couche
et saisissant la main de Vanna.
Giovanna !... (Vanna se redresse étonnée et le regarde.)
— Oh ! Vanna! ma Vanna'!... — Car, moi aussi, j'avais
coutume de vous appeler ainsi... Maintenant je défaille
en prononçant ce nom... Il resta si longtemps enfermé
dans mon cœur, qu'il n'en peut plus sortir sans briser
sa prison... 11 est mon cœur lui-même et je n'en ai plus
d'autre. . . Chacune de ses syllabes contient toute ma vie ;
8t quand je les prononce, c'est ma vie qui s'écoule...
Il m'était familier, je croyais le connaître ; je n'en
avais plus peur à force de le nommer ; et voilà des
années qu'à chaque heure de chaque jour, je me le
répétais comme un grand mot d'amour qu'il faudrait
avoir le courage de prononcer enfin, ne fût-ce qu'une
fois, en présence de celle qu'il évoquait en vain... Je
croyais que mes lèvres en avaient pris la forme, qu'au
moment espéré elles sauraient le redire avec une telle
douceur, avec un tel respect, avec un abandon si pro-
fond et si humble, que celle qui l'entendrait compren-
drait la détresse et l'amour qu'il contient... Mais voilà
-«lu'aujourd'hui il n'évoque plus une ombre... Ce n'est
plus le même nom. Je ne le connais plus quand il sort
de ma bouche, tout coupé de sanglots et tout meurtri de
craintes... J'y ai mis trop de choses ; et toute l'émotion,
toute l'adoration que j'y ai renfermées viennent briser
ma force et font mourir ma voix...
VANNA.
Qui êtes-vous ?
PRINZIVALLE.
Vous ne me connaissez pas... Vous ne revoyez rien?...
«8 MONNA VANNA
— Ah ! comme le temps qui passe efface des merveilles ! . . .
Mais ces merveilies-là, je les avais vues seul... Au fait,
c'est mieux peut-être qu'elles soient oubliées... Je
n'aurai plus d'espoir, j'aurai moins de regrets... Non,
je ne vous suis rien... Je ne suis qu'un pauvre homme
qui regarde un instant le but même de sa vie... Je suis
un malheureux qui ne demande rien, qui ne sait même
plus ce qu'il faut demander, mais qui voudrait vous
dire, si la chose est possible, pour que vous le sachiez
avant de le quitter, ce que vous avez été, et ce que vous
serez jusqu'au bout dans sa vie...
VANNA.
Vous me connaissez donc?... Qui êtes-vous?...
PRINZIVALLE.
Vous n'avez jamais vu celui qui vous regarde, comme
on regarderait, dans un monde de fées, la source de sa
joie et de son existence... comme je n'espérais pas vous
regarder un jour?...
VANNA.
Non... Du moins je ne crois pas...
PRINZIVALLE.
Oui, vous ne saviez pas... et j'étais sûr, hélas! que
TOUS ne saviez plus... — Or vous aviez huit ans, et moi
j'en avais douze, quand je vous rencontrai pour la pre-
mière fois...
VANNA
Où cela?...
ACTE U, SCÈNE III 59
PRINZIVALLE.
Al Venise, un dimanche de juin. — Mon père, le vieil
orfèvre, apportait un collier de perles à votre mère. —
Elle admirait les perles. ..J'errais dans le jardin... Alors,
je vous trouvai sous un bosquet de myrtes, près d'un
bassin de marbre... Une mince bague d'or était tombée
dans l'eau... Vous pleuriez près du bord... J'entrai dans
le bassin. — Je faillis me noyer; mais je saisis la bague
et vous la mis au doigt... — Vous m'avez embrassé et.
vous étiez heureuse...
VANNA.
C'était un enfant blond nommé Gianello... — Tu es
Gianello?...
PRINZIVALLE.
Oui...
VANNA.
Qui vous eût reconnu?... — Et puis votre visage est
caché par ces linges... Je ne vois que vos yeux...
PRINZIVALLE écartant un peu les bandages.
Me reconnaissez-vous, lorsque je les écarte?...
VANNA. .
Oui... Peut-être... Il me semble... Car vous avez
encore un sourire d'enfant... Mais vous êtes blessé et
vous saignez aussi...
PRINZIVALLE.
Ohl pour moi ce n'est rien... Mais pour vous, c'est
injuste...
60 MONNA VANNA
VANNA.
Mais le sang perce tout.. Laissez-moi rattacher ce
bandage... Il était mal noué... [Elle rajuste les linges.)
J'ai soigné bien souvent des blessés dans cette guerre...
Oui, oui, je me rappelle... Je revois le jardin avec ses
grenadiers, ses lauriers et ses roses... Nous y avons
joué plus d'une après-midi, quand le sable était chaud
et couvert de soleil...
PRINZIVALLE.
Douze fois, j'ai compté... Je dirais tous nos jeux et
toutes vos paroles...
VANNA.
Puis un jour j'attendis, car je vous aimais bien,
vous étiez grave et doux comme une petite fille, et
vous me regardiez comme une jeune reine... Vous
n'êtes pas revenu...
FRINZIVALLE.
Mon père m'emmena... Il allait en Afrique... Nous
nous sommes égarés là-bas dans les déserts... Puis je
fus prisonnier des Arabes, des Turcs, des Espagnols,
que sais-je?... Quand je revis Venise, votre mère était
morte, le jardin dévasté... J'avais perdu vos traces,
puis je les retrouvai, grâce à votre beauté qui laissait
partout un sillage qui ne s'effaçait plus...
VANNA.
Vous m'avez reconnue tout de suite, lorsque je suis
entrée?...
ACTE II, SCÈNE III 61
PRINZIVALLE.
Si vous étiez venues dix mille sous ma tente, toutes
vêtues de môme, toutes également belles, comme dix
mille sœurs que leur mère confondrait, je me serais
levé, j'aurais pris votre main, j'aurais dit ; « La
voici... » C'est étrange, n'est-ce pas, qu'une image
bien-aimée, puisse vivre ainsi dans un cœur... Car la
vôtre vivait à ce point dans le mien, qu'elle changeait
chaque jour comme dans la vie réelle. Et celle d'au-
jourd'hui remplaçait celle d'hier... Elle s'épanouissait,
elle devenait plus belle; et les années l'ornaient de tout
ce qu'elles ajoutent à l'enfant qui se forme... Mais quand
je vous revis, il me sembla d'abord que mes yeux me
trompaient... Mes souvenirs étaient si beaux et si
fidèles!... Mais ils avaient été trop lents et trop
timides... Ils n'avaient pas osé vous donner tout l'éclat
qui venait brusquement m'éblouir... J'étais comme
celui qui se rappelle une fleur qu'il n'a vue qu'une
fois, en passant, dans un parc, par un jour indécis,
et qui en voit cent mille, tout à coup, dans un champ
inondé de soleil... Je revoyais ce front, ces cheveux et
ces yeux, et je retrouvais l'âme du visage adoré; mais
comme sa beauté venait faire honte à celle que j'accu-
mulais en silence depuis des jours, des mois qui ne
tinissaient pas, et des suites d'années qui pour toute
lumière avaient un souvenir qui prenait uneroute trop
longue et que la réalité dépassait!...
VANNA.
Oui, vous m'avez aimée comme on aime à cet âge;
mais le temps et l'absence embellissent l'amour...
6? MONNA VANNA
PRINZIVALLE.
Les hommes disent souvent qu'ils n'ont ou qu'ils
n'ont eu qu'un amour dans leur vie; et c'est rarement
vrai... Ils parent leur désir ou leur indifférence, du
merveilleux malheur de ceux qui sont créés pour un
amour unique; et quand Fun de ceux-ci, usant des
mêmes mots qui n'étaient qu'un mensonge harmonieux
sur les lèvres des autres, vient dire la vérité pro-
fonde et douloureuse qui ravage sa vie, les mots trop
employés par les amants heureux, ont perdu toute leur
force, toute leur gravité; et celle qui les écoute rabaisse,
sans y songer, les pauvres mots sacrés et bien souvent
si tristes, à leur valeur profane et au sens souriant
au'ils ont parmi les hommes...
VANNA.
Je ne le ferai pas. Je comprends cet amour que nous
attendons tous au début de la vie ; et auquel on renonce
parce que les années, — quoique j'aie peu d'années,
— éteignent bien des choses. . . — Mais qua nd, après avoir
repassé par Venise, on vous mit sur mes traces,
qu'élait-il arrivé? .. Vous n'avez pas cherché à vous
retrouver en présence de celle que vous aimiez ainsi?..*
PRINZIVALLE.
A Venise j'appris que votre mère était morte ruinée,
et que vous épousiez un grand seigneur toscan,
l'homme le plus puissant, le plus riche de Pise, qui
allait faire de vous une sorte de reine adorée et
heureuse... Je n'avais à vous offrir que la misère
errante d'un aventurier sans patrie et sans gîte... Il me
ACTE II, SCÈNE III 63
sembla que le destin lui-même exigeait de l'amour le
sacrifice que je lui fis... J'ai tourné bien des fois
autour de cette ville, me retenant aux murs, m'accro-
chant aux chaînes des portes, pour ne pas succomber
au désir de vous voir, et pour ne pas troubler le
Donheur et l'amour que vous aviez trouvés... Je louai
mon épée, je fis deux ou trois guerres; mon nom
devint célèbre parmi les mercenaires... J'attendis
d'autres jours, sans plus rien espérer, jusqu'à ce que
Florence m'envoyât devant Pise...
VANNA.
Que les hommes sont faibles et lâches quand ils
aiment!... Ne vous y trompez point; je ne vous aime
pas, et je ne saurais dire si je vous eusse aimé... Mais
cela fait bondir et crier dans mon cœur l'âme même de
l'amour, lorsque je vois qu'un homme qui prétendait
m'aimer comme il eût pu se faire que j'eusse aimé moi-
même, n'eut pas plus de courage en face de l'amour 1...
PRINZIVALLE.
J'avaia eu du courage;.. Il m'en avait fallu plus que
vous ne croyez pour pouvoir revenir... Mais il était trop
tard.
VANNA.
Il n'était pas trop tard quand vous quittiez Venise.
Il n'est jamais trop tard lorsqu'on trouve l'amour qui
remplit une vie... 11 ne renonce point. Quand il n'attend
plus rien, il espère toujours... Quand il n'espère plus,
ils'évortue encore... Si j'avais aimé comme vous j'aurais
fait.. Ahl Ton ne peut pas dire ce qu'on aurait pu
64 MONNA VANNA
faire... Mais je sais bien que le hasard ne m'eût pas
arraché sans lutte mon espoir!... Je l'aurais poursuivi
jour et nuit... J'aurais dis au destin: « Va-t'en, c'est
moi qui passe... » J'aurais forcé les pierres à prendra
mon parti; et il eût bien fallu que celui que j'aimais
l'apprit et prononçât lui-même la sentence, et la pro-
Donçât plus d'une fois I...
PRiNZiVALLE, cherchant la main de Vanna,
Tu ne l'aimes pas. Vanna?...
VANNA.
Qui?
PRINZIVALLE.
Guido?...
VANNA, relirant sa main.
Ne cherchez pas ma main. Je ne la donne pas. Je vois
que mes paroles doivent être plus claires. Quand
Guido m'épousa, j'étais seule, presque pauvre. Une
femme seule et pauvre, surtout quand elle est belle et
ne peut se plier aux mensonges habiles, devient bientôt
la proie de mille calomnies... Guido n'y prit pas garde;
il eut confiance en moi, et cette foi me plut. Il m'a ren-
due heureuse, autant que l'on peut l'être quand on a
renoncé aux rêves un peu fous qui ne semblent pas
faits pour notre vie humaine... Et vous verrez aussi —
car je l'espère presque — que l'on peut être heureux
sans passer tous ses jours dans l'attente d'un bciiheur
que personne n'a connu. ..J'aime maintenant Guido d'un
amour moins étrange que celui que vous croyez avoii",
ACTE II, SCÈNE III 65
mais sans doute plus égal, plus fidèle et plus sûr... Cet
amour est celui que le sort ïn'a donné; je n'étais pas
aveugle lorsque je l'acceptai; je n'en aurai pas d'autre;
et si quelqu'un le brise, ce ne sera pas moi... Vous
vous êtes mépris. Si j'ai des paroles qui expliquent
votre erreur, ce n'était pas pour vous, ce n'était pas
pour nous que je parlais ainsi; c'est au nom d'un
amour que le cœur entrevoit à la première aurore, qui
existe peut-être, mais qui n'est pas le mien et qui n'est
pas le vôtre, car vous n'avez pas fait ce qu'un tel
amour aurait fait...
PRINZIVALLE.
Vous le jugez bien durement, Vanna, et sans savoir
assez tout ce qu'il a subi, tout ce qu'il a dû faire, pour
amener enfin cette minute heureuse qui désespérerait
tous les autres amours... Mais quand il n'eût rien fait,
quand il n'eût rien tenté, je sais bien qu'il existe, moi
qui suis sa victime, moi qui le porte ici, moi dont il
prend la vie et en qui il éteint tout ce qui fait la joie
et la gloire des hommes... Depuis qu'il m'a saisi, je n'ai
pas fait un pas, je n'ai pas fait un geste qui eu t un autre
but que de m'en rapprocher, ne fût-ce qu'un instant,
pour interroger mon destin sans vous nuire... Ahl
croyez-moi, Vanna, et vous devez me croire, car on
croit volontiers ceux qui n'espèrent et ne demandent
rien... Vous voilà maintenant sous ma tente et tout à
ma merci... Je n'ai qu'un mot à dire, à étendre les bras
et je possède tout ce que peut posséder un amour or*
dinaire... Mais aussi bien que moi vous paraissez savoir
que 1 amour dont je parle a besoin d'autre chose ; c'est
pourquoi je demande que vous n'en doutiez plus... Cette
main que je prenais parce que je pensais que vous
6.
66 MONNA VANNA
alliez me croire, je n'y toucherai plus ni des doigts
ni des lèvres, mais que du moins, Vanna, quand nous
iious quitterons pour ne plus nous revoir, vous soyez
convaincue que c'était cet amour qui vous a tant aimée
et ne s'est arrêté que devant l'impossible!...
VANNA.
C'est parce que quelque chose lui parut impossible
que j'espère encore en douter... Ne croyez pas que je me
fusse réjouie à le voir surmonter des obstacles affreux,
ni que je sois avide d'épreuves surhumaines... On
raconte que, dans Pise, une femme jeta un jour l'un de
ses ganls dan^ la fosse aux lions, derrière le caitipanile,
et pria son amant de l'y aller chercher. L'amant n'avait
d'autre arme qu'une cravache de cuir. Pourtant, il des-
cendit, écarta les lions, prit le gant, le rendit à la femme
en s'agenouillant devant elle, s'éloigna sans rien dire,
et ne revint jamais... Je trouve qu'il fut trop doux; et
puisqu'il avait sa cravache, il eût dû s'en servir pour
inculquer à celle qui se jouait ainsi d'un sentiment
divin, une notion plus exacte et plus vive des droits et
des devoirs de l'amour véritable... Je n'exige donc pas
que vous me fournissiez des preuves de ce genre; je ne
demande qu'à vous croire... C'estpour votre bonheur et
pour le mien aussi que je voudrais douter... Il y a dans
.un amour exclusif comme le vôtre quelque chose de
sacré qui devrait inquiéter la femme la plus froide et la
plus vertueuse... C'est pourquoi j'examine ce que vous
•avez fait; et serais presque heureuse de n'y rien ren-
contrer qui portât le grand signe de cette passion mortelle
si rarementbénie... Je serais presque sûre de ne l'y point
trouver, si votre dernier acte, où vous avez jeté folle-
ACTE II, SCENE III 67
ment dans un gouffre votre passé, votre avenir, votre
gloire, votre vie, tout ce que vous avez, pour me faire
venir une heure sous cette tente, ne me forçait à dire
que vous ne vous trompez peut-être pas...
PRINZIVALLE.
Ce dernier acte est le seul qui ne prouve rien...
VANNA.
Comment?...
PRINZIVALLE.
J'aime mieux vous avouer la vérité... En vous faisant
Tenir ici, pour sauver Pise en votre nom, je n'ai rien
sacrifié...
VANNA.
Je ne comprends pas bien... Vous n'avez pas trahi
votre patrie? vous n'avez pas détruit votre passé?
perdu votre avenir? vous ne vous êtes pas condamné
à l'exil et peut-être à la mort?...
PRINZIVALLE.
D'abord, je n'ai point de patrie... Si j'en avais eu
une, quel que fût mon amour, je ne l'eusse pas vendue,
je pense, pour cet amour... Mais je ne suis qu'un mer-
cenaire, fidèle quand on lui est fidèle, et qui trahit
lorsqu'il se sent trahi J'ai été accusé faussement
par les commissaires de Florence, et condamné sans
jugement par une république de marchands, dont
aussi bien que moi vous connaissez les habitudes. Je
me savais perdu. Ce que j'ai fait ce soir, loin de me
68 MONNA VANNA
§
perdre davantage, me sauvera peut-être, si un hasard
quelconque peut encore me sauver...
VANNA.
De sorte que vous m'avez sacrifié peu de chose?
PRINZIVALLE.
Rien. Je devais vous le dire... Il ne me plairait pas
d'acheter par un mensonge un seul de vos sourires...
VANNA,
C'est bien, Gianello, et ceci vaut mieux que l'amour
et ses plus belles preuves... Tu n'auras pas besoin de
chercher plus longtemps la main qui te fuyait. La
voici...
PRINZIVALLE.
Ahlj'aurais mieux aimé quel'amour l'eût conquise!...
Mais qu'importe après tout!.,. Elle est à moi, Vanna,
je la tiens dans les miennes, j'en regarde la nacré, j'en
respire la vie, je m'enivre un instant d'une illusion
trop douce; j'en étreins la tiède fraîcheur, je la prends,
je l'étends, je la ferme, comme si elle allait me répondre
dans la langue magique et secrète des amants; et je la
couvre de baisers sans que tu la retires... Tu ne m'en
veux donc pas de la cruelle épreuve?...
VANNA.
J'aurais fait la même chose; peut-être mieux ou pis,
si j'avais été à ta place...
ACTE II, SCÈNE III 69
PRINZIVALLE.
Mais quand tu acceptas de venir sous ma tente, tu
savais que j'étais?...
VANNA.
Personne ne le savait. Il courait sur le chef de l'armée
ennemie des bruits assez bizarres... Pour les uns, tu
étais un vieillard effrayant; pour d'autres, un jeune
prince d'une beauté merveilleuse...
PRINZIVALLE.
Mais le père de Guido, qui m'avait vu, ne t'avait
donc rien dit?...
VANNA.
Non.
PRINZIVALLE.
Tu ne l'as pas interrogé?...
VANNA.
Non.
PRINZIVALLE.
Mais alors, quand tu vins sans défense dans la nuit,
te livrer au barbare inconnu, ta chair n'a pas frémi,
ton cœur n'a pas tremblé?...
VANNA.
Non; il fallait venir...
PRINZIVALLE.
Et quand tu m'aperçus, tu n'as pas hésité?...
70 MONNA VANNA
VANNA.
Tu ne te rappelles pas?... Je ne vis rien d'abord, à
cause de ces linges...
PRINZIVALLE.
Oui, mais après, Vanna, quand je les écartai?...
VANNA.
C'était tout autre chose; et je savais déjà... Mais toi,
quand tu me vis pénétrer dans la tente, quel était ton
dessein?... Comptais-tu donc vraiment abuser jusqu'au
bout de l'affreuse détresse?. ..
PRINZIVALLE.
Ah! je ne savais pas ce que je comptais faire!... Je me
sentais perdu; et je voulais tout perdre... Et je te haïs-
sais à cause de l'amour... Certes, je l'aurais fait si ce
n'eût été toi... Mais toute autre que toi m'aurait paru
odieuse... 11 aurait fallu que toi-même ne fusses plus
semblable à ce que tu étais... Je m'y perds quand j'y
songe... Il eût suffi d'un mot qui fût différent de tes
mois; il eût suffi d'un geste qui ne fût pas Ion geste;
il eût suffi d'un rien, pour enfiammer la haine et déchaî-
ner le monstre... Mais, dès que je te vis, je vis en
même temps que c'était impossible...
VANNA.
Moi, je le vis aussi et ne te craignis plus; car nous
naus entendions sans avoir besoin de rien dire... C'est
cirieux, quand j'y pense... Je crois que j'aurais fait
ACTE II, SCÈNE lll 71
tout ce que tu as fait si J aimais comme toi... Il me
semble parfois que je suis à ta place, que c'est toi qui
m'écoutes, et que c'est moi qui dis tout ce que tu me
dis...
PRINZIVALLE.
Et moi aussi, Vanna, dès le premier momeiil, ] ai sentt
que le mur qui nous sépare, hélas! de tous les autres
êtres, devenait transparent, et j'y plongeais les mains, j'y
plongeais les regards comme dans une onde fraîche, et
les en retirais ruisselants de lumière, ruisselants de
contiance et de sincérité... Il me semblait aussi que
les hommes changeaient; que je m'étais trompé sur
eux jusqu'à ce jour... Il me semblait surlout que je
changeais moi-même, que je sortais enfin d'une longue
prison, que les portes s'ouvraient, que des fleurs et des
feuilles écartaient les barreaux, que l'horizon venait
emporter chaque pierre, que l'air pur du matin péné-
trait dans mon âme et baignait mon amour...
VANNA.
Moi aussi, je changeais... J'étais bien étonnée de pou-
voir te parler comme je t'ai parlé dès le premier
moment... Je suis très silencieuse... Je n'ai jamais parlé
ainsi à aucun homme, si ce n'est à Marco, le père de
Guido... Et, même auprès de lui, ce n'est pas la même
chose... Puis il a mille rêves qui le prennent tout
entier; et nous n'avons causé que trois ou quatre fois...
Les autres ont toujours un désir dans les yeux qui ne
permettrait pas de leur dire qu'on les aime, et qu'on
voudrait savoir ce qu'il y a dans leur cœur. Et dans
tes yeux aussi il y a un désir; irais il n'est pas le
72 MONNA VANNA
môme; il ne répugne pomt, et il ne fait pas peur... J'ai
senti tout de suite que je te connaissais sans que je me
souvinsse de t'avoir jamais vu...
PRINZIVALLE.
Aurais-tu pu m'aimersi mon mauvais destin ne m'eût
fait revenir lorsqu'il était trop tard?
VANNA.
Si je pouvais te dire que je t'aurais aimé, ne serait-ce
pas t'aimer déjà, Gianello? et tu sais comme moi que
ce n'est point possible. Mais nous parlons ici comme si
nous étions dans une île déserte... Si j'étais seule au
monde, il n'y aurait rien à dire. Mais nous oublions
trop tout ce qu'un autre souffre pendant que nous
sommes là, à sourire au passé... Quand je sortis de
Pise, la douleur de Guido, l'angoisse de sa voix, la
pâleur de sa face... Je ne puis plus attendre I... L'aurore
doit être proche, et j'ai hâte de savoir... Mais j'entends
que l'on marche... Quelqu'un frôle la tente ; et le hasard
lui-même a plus de cœur que nous... On chuchote à
l'entrée... Écoute, écoute... Qu'est-ce?...
;^CÈNE IV
Les Mêmes, VEDIO.
'fin entend des chuchotements et des pas précipités autour
de la tente; puis la voix de Vedio qui appelle du
dehors.)
VEDIO {au dehors).
Maîtrel...
ACTE II, SCÈNE IV 73
PRINZIVALLE.
C'est la voix de Vedio... Entre!... Qu'est-ce?...
VEDio à Ventrée de la tente.
J'ai couru... Fuyez, maître!... Il est temps... Messes
Maladura, le second commissaire de Floreiice...
PRINZIVALLE.
Il était à Bibbiena...
VEDIO.
Il est revenu... Il amène six cents nommes... Ce sont
des Florentins... Je les ai vus passer... Le camp est en
émoi... 11 apporte des ordres... Il vous proclame traître...
Il cherche^Trivulzio... Je crains qu'il ne le trouve avant
que* vous puissiez...
PRINZIVALLE.
Viens, Vanna...
VANNA.
Où me faut-il aller?...
PRINZIVALLE.
Vedio, avec deux hommes sûrs, te conduira dans
Pise...
VANNA.
Et toi, où iras-tu?...
74 MONNA VANNA
PRINZIVALLE.
Je ne sais; peu importe, le monde est assez vasu
pour m'offrir un refuge...
VEDIO.
Oh! maître, prenez garde... Ils tiennent la campagne
tout autour de la ville; et toute la Toscane est pleine
d'espions...
VANNA.
Viens à Pise.
Avec toi?...
Oui.
Je ne puis...
PRINZIVALLE
VANNA.
PRINZIVALLE.
VANNA.
Ne fût-ce que quelques jours... Tu échapperais ainsi
aux premières poursuites...
PRINZIVALLE.
Que fera ton mari ?. . .
VANNA.
Il sait autant que toi ce qu'il doit à un hôte...
PRINZIVALLE.
Il te croira lorsque tu lui diras ?...
ACTE II, SCÈNE IV
VANNA.
Oui. — S'il ne me croyait pas... Mais ce n'est pas
possible... — Viens...
PRINZIVALLB.
Non.
VANNA.
Pourquoi ? — Que crains-tu donc ?...
PRINZIVALLE.
C'est pour toi que je crains...
VANNA.
Pour moi, que je sois seule ou que tu m accompa-
gnes, le danger est le même. — C'est pour toi qu'il
faut craindre. — Tu viens de sauver Pise ; il est juste
qu'elle te sauve... Tu y viens sous ma garde; et je
réponds de toi...
PRINZIVALLE.
Je t'accompagnerai...
VANNA.
C'est la meilleure preuve que ton amour me donne.
Viens...
PRINZIVALLE.
Ta blessure?...
VANNA.
La tienne est bien plus grave...
76 MONNA VANNA
PRINZIVALLE.
Ne t'en occupe point... Ce n'est pas la première...
Mais la tienne... On dirait que le sang^.. {Il avance la
main pour écarter le manteau.)
VANNA arrêtant son geste et serrant plus étroitement
le manteau sur sa gorge.
Non... non, Gianello... Nous ne sommes plus enne-
mis... — J'ai froid...
PRINZIVALLE.
Ah ! j'allais oublier que tu es presque nue pour
affronter la nuit, et c'est moi le barbare qui l'ai voulu
ainsi... — Mais voici les grands coffres où j'entassais
pour toi le butin de la guerre... Voici des robes d'or,
des manteaux de brocart...
VANNA prenant au hasard des voiles dont elle
s'enveloppe.
Non ; ces voiles suffisent... J'ai hâte de te sauver...
Viens, ouvre-moi la tente...
{Prinzivalle suivi de Vanna^ se dirige vers Ventrée
et l'ouvre toute grande. Une confuse rumeur,
que domine un bruit de cloches exaltées et
lointaines, envahit brusquement le silence de
la nuit; tandis que par la baie mouvante de la
tente, on voit à l'horizon Pise tout illuminée,
iemée de feux de joie, et projetant dans Vazur
encore sombre un énorme nimbe de clarté.)
ACTE II, SCÈNE IV 77
PRINZIVALLE.
Vanna, Vannai.... Regardel...
VANNA
Qu'est-ce, Gianello ?... — Oh ! je comprends aussi I...
Ce sont les feux de joie qu'ils viennent d'allumer pour
célébrer ton œuvre... Les murs en sont couverts, les
ramparts sont en flamme, le campanile brûle comme
une torche heureuse!... Toutes les tours resplendissent
et répondent aux étoiles !.. Les rues forment des routes
de lumière dans le ciel!... Je reconnais leurs traces; je
les suis dans l'azur comme je les suivais ce matin sur
les dalles!... Voici la Piazza et son dôme de feu ; et le
Campo-Santo qui fait une île d'ombre... On dirait que
la vie qui se sentait perdue, revient en toute hâte,
éclate le long des flèches, rejaillit sur les pierres,
déborde des murailles, inonde la campagne, vient à
notre rencontre et nous rappelle aussi... — Écoute,
écoute donc... N'entends-tu pas les cris et le délire
immense qui monte comme si la mer avait envahi Pise;
et les cloches qui chantent comme au jour de mes
noces?... Ahl je suis trop heureuse,'' et deux fois trop
heureuse, en face de ce bonheur que je dois à celui
qui m'a le mieux aimée!... Viens, mon Gianello, [Lui
donnant un baiser sur le front,) — Voici le seul
baiser que je puisse te donner...
PRINZIVALLE.
Oh! ma Giovanna!... Il passe les plus beaux que
l'amour espérait I... — Mais qu'as-tu?... Tu chancelles
T.
78 MONiNA VANNA
et tes genoux fléchissent... Viens, appuie-toi sur moi;
mets ton bras sur mon cou...
VANNA.
Ce n'est rien... Je te suis... C'est Téblouissement...
J'avais trop demandé aux forces de la femme... Sou-
tiens-moi, porte-moi, pour que rien ne retarde mes
premiers pas heureux... — Ah! que la nuit est belle
ilans Taurore qui se lève!... Hâtons-nous, il est
Aemps... Il nous faut arriver avant que la joie soit
éteinte...
(Ils sortent enlacés,)
FIN DU DEUXIEME ACTE
ACTE TROlSIÊilE
Une salle d'apparat dans le palais de Guido Colonna.
Hautes fenêtres, colonnes de marbre, portiques, tentures, etc.
A gauche, au second plan, une vaste terrasse dont les
balustrades portent de grands vases fleuris, et à laquelle
donne accès un double escalier extérieur. Au centre de la
salle, entre les colonnes, de larges degrés de marbre con-
duisent à cette même terrasse, d'où Ton est censé découvrir
une partie de la ville.
SCENE PREMIERE
Entrent GUIDO, MARCO, BORSO et TORELLO.
GUIDO.
J'ai fait ce que vous avez voulu, ce qu'elle a voulu,
ce que tous ont voulu; il est juste que ma volonté ait
son tour. Je me suis tu, je me suis caché, j'ai retenu
mon souffle, comme ferait le lâche pendant que les
voleurs saccagent sa maison... Et j'ai été honnête dans
mon avilissement 1... Vous avez fait de moi un mar-
chand scrupuleux... Tenez, voilà l'aurore... Je n'ai pas
bougé jusqu'ici... J'ai pesé et compté Tinfamie... Il
fallait faire honneur au marché et payer tous vos
vivres... Il fallait que l'acheteur eût les dernières
80 MONNA VANNA
minutes de cette noble nuiti Ah! ce n'était pas trop
pour prix de tant de blé, de bœufs et de légumes 1...
Maintenant j'ai payé et vous avez mangé... Maintenant
je suis libre, je redeviens le maître, et je sors de ma
honte...
MARCO.
Mon fils, je ne sais pas ce que vous comptez faire, et
personne n'a le droit de se mettre en travers d'une
douleur comme la vôtre... l*ersonne, non plus, ne la
peut soulager; et le bonheur immense qui en est né,
qui vous entoure de toutes parts, ce bonheur même,
je le comprends assez, ne peut que rendre plus brû-
lantes les premières de vos larmes... Maintenant que
la ville est sauvée, nous-mêmes regrettons presque ce
salut qui vous coûta si cher; et malgré nous, pour
ainsi dire, nous baissons la tête en présence de celui
qui porte seul, injustement, toute la peine... Et cepen-
dan t, si hier pouvait recommencer ; il me faudrait encore
agir comme j'ai agi, désigner les mêmes victimes et
pousser à la même injustice; car l'homme qui voudrait
être juste, passe toute sa vie à choisir tristement entre
deux ou trois injustices inégales... Je ne sais que vous
dire; mais si ma voix que vous avez aimée., peut péné-
trer une dernière fois jusqu'à ce cœur qui l'écoutait tou-
jours, je vous en prie, mon fils, ne suivez pas aveuglé-
ment les premiers conseils de la colère et du malheur...
Attendez tout au moins que passe l'heure si dangereuse
qui nous fait dire des mots qu'on ne peut révoquer...
Vanna va revenir... Ne la jugez pas aujourd'hui, ne
repoussez personne, ne faites rien d'irréparable... Et
tout ce que l'on fait, et tout ce que l'on dit dans une
douleur trop grande, est si naturellement et si cruel-
ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE 81
lement irréparable T.. . Vanna va revenir, désespérée,
heureuse... Ne lui reprochez rien... Ne la revoyez pas
dès son retour si vous ne sentez pas en vous la force
de lui parler comme vous lui parleriez si depuis bien
des jours elle était revenue... Il y a pour nous, pauvres
hommes, qui sommes les jouets de tant de grandes
choses, il y a tant de bonté, de justice, de sagesse,
dans quelques heures qui s'écoulent; et les seuls mots
qui comptent et qu'il faudrait prévoir quand le mal
nous aveugle, ce sont ceux qu'on prononce après
qu'on a compris; lorsqu'on a pardonné et qu'on aime
de nouveau...
GUIDO.
Est-ce tout?... Enfin ! ce n'est plus l'heure des paroles
mielleuses; et il n'est plus personne qu'elles puissent
encore tromper!... Je vous ai laissé dire une dernière
fois ce que vous aviez à me dire; car je voulais savoir
ce que votre sagesse avait à m'appor-ter en échange de
ma vie qu'elle a si bien détruite... C'est cela qu'elle me
donne 1 Attendre, patienter, accepter, oublier, par-
donner et pleurer!... Eh bien! non! C'est trop peu!...
J'aime mieux ne pas être sage; et je veux autre chose
que des mots pour sortir de ma honte !... Ce que je vais
faire est bien simple. Il y a quelques années, vous me
l'auriez dicté. Un homme a pris Vanna; Vanna n'est
plus à moi tant que cet homme existe. Moi, je suis
d'autres règles que celles qui régissent le verbe et l'ad-
jectif. Je suis la grande loi qui domine tout homme
dont le cœur vit encore... Pise a de quoi manger et de
quoi se défendre. Elle a reçu des armes; j'en veux ma
juste part. A compter de ce jour, ses soldats m'appar-
tiennent; tout au moins les meilleurs, ceux que j'ai
82 MONNA VANNA
recrutés et payés de ma bourse. Je ne lui dois plus
rien; et je reprends mon bien. Ils ne lui reviendront
qu'après qu'ils auront lait ce que j'ai le droit d'exiger à
mon tour... Pour le reste, voici : Vanna... je lui par-
donne ou lui pardonnerai, quand il ne sera plus... Elle
a été trompée; elle s'est affreusement, mais, somme
toute héroïquement égarée... On s'est odieusement
joué de sa pitié et de sa grandeur d'âme... C'est bien;
ceci peut, sinon s'oublier, peut-être s'évanouir si loin
dans le passé, que l'amour qui le cherche ne le retrouve
plus... Mais il y a quelqu'un que je ne verrai plus sans
honte et sans horreur... Il y a ici un homme dont la
seule mission était d'être le guide et le soutien d'un
noble et grand bonheur... Il en est devenu l'ennemi et
la ruine; et vous allez voir cette chose effrayante et
juste cependant : un fils qui, dans un monde un moment
renversé, juge son propre père, le maudit, le renie, le
chasse de sa présence, le méprise et le haitl...
MARCO.
Mon fils, maudissez-moi pourvu que vous lui pardon-
niez... S'il y eut à vos yeux une faute impardon-
nable dans un acte héroïque qui sauva tant de vies, la
faute est toute à moi, l'héroïsme est aux autres... Mon
conseil était bon; mais il était facile, puisque je ne pre-
nais point part au sacrifice... Aujourd'hui qu'il m'en-
lève ce qui m'est le plus cher, il me semble meilleur...
Vous avez bien jugé selon votre conscience, comme
j'aurais jugé si j'avais moins d'années... Je m'en vais,
mon enfant, vous ne me verrez plus; je comprends que
ma vue vous serait douloureuse; mais j'espère vous
revoir sans que vous me voyiez... Et puisque je m'en
ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE 83
vais sans oser espérer que je vive jusqu'à l'heure où
vous pardonnerez le mal que je vous fis, — car je n'ignore
pas, ayant vécu moi-même, que le pardon est lent
quand on est comme vous au milieu de la vie, — puisque
je pars ainsi, sans que rien me demeure qu'on me puisse
envier; que du moins je sois sûr d'emporter toute la
haine et toute la rancune, et tous les souvenirs cruels
de votre cœur; et qu'il n'en reste point-pour celle qui
va venir... Je ne vous ferai plus qu'une seule prière...
Qu'il me soit permis de la voir une dernière fois se
jeter dans vos bras... Ensuite je m'en irai sans me
plaindre et sans vous croire injuste... Il est bon que
dans les misères humaines, le plus vieux, prenne sur
ses épaules tout ce qu'il peut porter ; puisqu'il n'a plus
que quelques pas à faire pour qu'on le soulage du far-
deau...
(Déjà, durant les dernières 'paroles de Marco^ on
entendait s'élever au dehors un bruit confus et
puissant. Dans le silence qui les suit, ce bruit
augmente t se rapproche^ se précise. Cest d'abord
Vattente murmurante^ puis les acclamations en-
core éloignées d'une foule qui se déplace. Bientôt,
perçant de toutes parts Vinnombrable et informe
rumeur, on distingue de plus en plus nette*
ment les cris mille fois répétés de : « Vannai
Vanna! Notre Monna Vannai... Gloire à Monna
Vannai... Vannai Vannai Vannai. . a etc. etc.),
MARCO s'élançant vers les portiques qui donnent accès à
la terrasse.
C'est Vannai... Elle revient I... Elle est là... Ils l'accla-
ment I Ils l'acclament I Écoutez 1...
84 MONNA VANNA
(Borso et Torello le suivent sur la terrasse, tandis
que Guido reste seul, appuyé contre une colonne^
et regarde au loin. Durant toute cette fin de
scène les clameurs du dehc^s redoublent et se
rapprochent rapidement.)
MARCO sur la terrasse.
Oh I la place, les rues, les branches, les fenêtres sont
couvertes de têtes et de bras qui s'agitent 1... On dirait
que les pierres, les feuilles et les tuiles se sont chan-
gées en hommes!... Mais où donc est Vanna?... Je ne
vois qu'un nuage qui s'ouvre et se referme!... Borso,
mes pauvres yeux trahissent mon amour... La vieillesse,
les larmes, la crainte les aveuglent... Ils ne retrouvent
pas le seul être qu'ils cherchent I,.. Où est-elle?... La
vois-tu? De quel côté faut-il que j'aille à sa ren-
contre?...
BORSO le retenant.
Non, ne descendez pas... La foule est trop épaisse et
ne se contient plus... Ils écrasent les femmes, ils ren-
versent les enfants... Du reste, c'est inutile; Vanna
serait ici avant que vous puissiez... Elle approche, elle
est, là... Elle relève la tête, elle nous a aperçus... Elle
marche plus vite, elle regarde et sourit...
MARCO.
Mais vous la voyez donc quand je ne la vois pas!...
Ah! mes yeux presque morts qui ne distinguent rien!...
Pour la première fois, je maudis la vieillesse qui m'ap-
prit tant de choses pour me cacher celle-ci!... Mais si
vous la voyez, dites, comment est-elle?... Voyez-vous
son visage?
ACTE m, SCÈNE PREMIÈRE 85
BORSO.
Elle revient en triomphe... On dirait qu'elle éclaire
la foule qui l'acclame...
TORELLO.
Mais quel est donc cet homme qui marche à côte
d'elle?...
BORSO.
Je ne sais... Je ne le connais pas... Son visage est
caché...
MARCO.
Écoutez le délire!... Tout le palais tressaille, et les
fleurs des grands vases tombent sur les baluslres... On
croirait que les dalles et les marches de marbre se
lèvent sous nos pieds pour nous emporter tous dans la
joie qui déferle!... Ah! je commence à voir!... La foule
atteint les grilles... Je vois qu'elle se divise tout à coup
sur la place...
BORSO.
Oui, la foule s'entr'ouvre au-devant de Vanna, à
mesure qu'elle s'avance, pour lui faire une haie de
triomphe et d'amour... Ils lui jettent des fleurs, des
palmes, des bijoux... Les mères tendent les bras pour
qu'elle touche leurs enfants ; et les hommes se couchent
pour baiser les pierres que ses pieds ont frôlées...
Prenez garde... Ils approchent... Us ne se possèdent
plus... Nous serons renversés s'ils montent l'escalier...
Heureusement, les gardes accourent de tous côtés pour
barrer les entrées... Je vais leur donner l'ordre de re-
pousser le peuple et de fermer les grilles s'il en est
encore temps...
I
86 MONNA VANNA
MARCO.
Non, non! Laissez la joie s'épanouir ici comme elle
fait dans leur cœur!... Qu'importe ce qu'il renverse
quand l'amour est si vaste!... Ils ont assez souffert pour
que leur délivrance arrache toutes les bornes!... 0 mon
pauvre et bon peuple !... Moi-même, je suis ivre et je
hurle avec toi!... 0 Vanna! ma Vanna!... Est-ce toi
que je vois sur la première marche?... (// s'élance pour
descendre à la rencontre de Vanna; mais Borso et Torello
le retiennent.) Monte! mon te, Vanna!... Ils me retiennent
ici... Ils ont peur de la joie!... Monte, monte. Vanna!
plus belle que Judith et plus pure que Lucrèce ! . . . Monte
monte. Vanna! monte parmi les fleurs! (Courant aux
vases de marbre dont il arrache à pleines mains les fleurs
quil jette aupiedde Vescalier.) Moi aussi, j'ai des fleurs
pour saluer la vie !... Moi aussi j ai des lys, des lai>
riers et des roses pour couronner la gloire!
SCÈNE II
Les Mêmes, PRINZIVALLE, VANNA.
[Les acclamations deviennent plus délirantes. Vanna,
accompagnée de Prinzivalle, paraît au haut de Ves-^
calier^ et se jette dans les bras que lui tend Marco
sur la dernière marche. La foule envahit Vescalier, la
terrasse, les portiques, w.ais se tient cependant à une
certaine distance du groupe formé par Vanna, Prinzi*
valle, Marco, Borso et Torello.)
VANNA, se jetant dans les bras de Marco,
Mon père, je suis heureuse...
ACTE HT, SCÈNE II 87
MARCi, Vemhrassant étroitement.
Et moi aussi, ma fille, puisque je te revois!...
Laisse-moi te regarder à travers nos baisers... Te
voici plus radieuse que si tu revenais des sources de ce
ciel qui chante ton retour!... Et Fliorrible ennemi n'a
pas pu enlever un rayon de tes yeux, un sourire à tes
lèvres...
VANNA.
Mon père, je vous dirai... Mais où donc est Guido?...
Il faut que je le délivre avant tous... Il ne sait pas
encore...
MARCO.
Viens, Vanna, il est là... Viens, moi,ron me repousse;
et c'est peut-être juste; mais toi, l'on te pardonne Im
magnific[ue faute, et je veux le jeter dans ses bras, pour
que mon dernier geste et mon dernier regard vous re-
trouvent dans l'amour...
(A ce moment^ Guido s'avance au-devant de
Vanna. Celle-ci va parler et fait un mouve-
ment four s élancer dans ses bras; mais Guido
d'un geste brusque^ Varrêle et la repousse; et^
s'adressant à ceux qui Ventourent.)
GUIDO d^une voix brève ^ stridente et impérieuse.
Laissez-nous I
VANNA.
Non, non!... Attendez tous!... Guido, tune sais pas...
.Te veux le dire, je veux leur dire à tous 1... Guido, je
reviens pure; et personne ne peut...
88 MONNA VANNA
GUIDO r interrompant^ la repoussant et élevant la voie
dans la colère qui le gagne.
Toi, ne m'approche pas; ne me touche pas encore I..
S'avançant vers la foule qui a commencé d'envahir la
salle et qui recule devant lui.) Avez-vous entendu?... Je
vous prie de sortir et de nous laisser seuls. Vous êtes
maîtres chez vous, moi, je suis maître ici. Borso et
Torello, faites venir les gardes. Ahl je vous comprends
bien!... Il vous manque un spectacle après la grande
fête!... Mais vous ne l'aurez pas; il n'est pas fait pour
vous, vous n'en êtes pas dignes... Vous avez de la
viande et du vin; j'ai payé pour vous tous, qu'attendez-
tous encore?... C'est bien le moins, je pense, qu'on me
liisse ma douleur... Allez-vous-en, mangez! Allez-vous-
rn, buvez!... Moi, j'ai d'autres soucis; et je garde des
larmes que vous ne verrez pas... Allez-vous-en, vous
dis-je!... [Mouvements silencieux dans la foule, qui diS'
paraît peu à peu.) Il en est qui s'attardent?... [Prenant
violemment son père par le bras.) Vous aussi! Vous sur^
tout! Vous plutôt que les autres, puisque c'est votre
faute!... Vous ne me verrez pas pleurer ces larmes-là!.. .
Ah! je veux être seul, plus seul que dans la tombe,
pour que je sache enfin ce que je dois savoir!... [Aper-
cevant Prinzivalle qui na pas bougé.) Et vous?... Qui
êtes-vous, qui restez là comme une statue voilée?..,
Êtes-vous donc la honte ou la mort qui attendent?...
N'avez-vous pas compris qu'il faut vous en aller?...
[S'emparant de la hallebarde d'un garde.) Faut-il que
je vous chasse à coups de hallebarde?... Vous tâtez
votre épée?... Moi aussi, j'ai la mienne; mais je ne l'em-
ploierai pas à cet usage... Elle ne servira plus que
contre un homme; un seul... Celui-là... Mais qu'est-ce
ACTE III, SCENE II 89
que ces voiles qui cachent votre tête?... Je ne suis pas
d'humeur à m'amuser d'un masque... Vous ne répondez
pas?... Je veux voir qui vous êtes, attendez!... (//
s^approche pour arracher les voiles. Vanna se jette entre
Prinzivalle et lui et Varrête,)
VANNA.
Ne le touchez pas!...
GUIDO s' arrêtant^ surpris,
Ahl Vanna?... Toi, Vanna!... D'où vient-elle, cette
force?...
VANNA.
C'est lui qui m*a sauvée...
GUIDO.
Ah! ah! Il t'a sauvée!... 11 t'a sauvée après... Quand
il était trop tard... Il a fait une belle œuvre... Il aurait
mieux valu...
VANNA fébrilement.
Laisse-moi te dire, enfin!... Guido, je t'en supplie...
D'un seul mot tu sauras... 11 m'a sauvée, te dis-je!
épargnée, respectée... 11 ne m'a pas touchée... Il revient
sous ma garde... J'ai donné ma parole, ta parole, la
nôtre... Attends que ta colère... Laisse-moi te parler...
Il n'a pas dit un mot, il n'a pas fait un geste qui ne
fussent..
90 MOxNNA VANNA
GUIDO.
Mais qui est-ce? qui est-ce?...
VANNA.
Prinzivalle...
GUIDO.
Qui?... Lui?... Qui? celui-là?... Prinzivalle, celui-
ci?...
VANNA.
Oui, oui; il est ton hôte... lia confiance en toil... Il
est notre sauveur...
GUIDO après un instant de stupeur et avec une violence
et une exaltation croissantes qui ne permettent pas à
Vanna de Vinterrompre.
Ohl ceci, ma Vannai... Ohl ceci tombe enfin comme
une rosée, chaste des cieux même du ciel!... Oh! Vanna,
ma Vannai... Tu es grande et je t'aime, et je comprends
enfml... Oui, tu avais raison; puisqu'il fallait le faire,
il fallait faire ainsi!... Ah! je comprends ta ruse plus
puissante que son crime! Mais je ne savais pas, je
n'avais pas prévu.*.. Une autre l'eût tué comme Judith
mit à mort Holopherne... Mais son crime est plus
grand que celui d'Holopherne et voulait une plus
grande vengeance... Il fallait l'amener comme tu sus
le faire... Il fallait le conduire au milieu des victimes
qui seront ses bourreaux... Le triomphe est splen-
dide!... Il suivait tes baisers, doucement, tendrement,
comme un agneau qui suit une branche de fleurs!...
Qu'importent les baisers qu'on donne dans la haine !..
ACTE III, SCÈNE U 9i
Le voici pris au piège... Oui, tu avais raison; si tu
l'avais tué, là-bas, seule sous la tente, après l'horrible
crime, cela n'eût pas suffi; un doute fût resté; on ne
l'aurait pas vu... Tout le monde savait l'abominable
pacte; il faut que tout le monde apprenne ce qu'il en
coûte d'outrager à ce point notre nature humaine...
Mais comment as-tu fait?... C'est le plus grand triomphe
que l'honneur d'une femme... Ahl tu vas le leur dire!...
'Courant à la terrasse et criajit à tue-tête.) Prinzivalle!
Prinzivalle!... Nous tenons l'ennemi I...
VANNA s'attachant à ses pas et s'eff'orçant de le retenir.
Non, non; écoute-moi... Non, ce n'est pas cela...
Guido, je t'en supplie... Non, Guido, tu te trompes...
GUIDO se dégageant et redoublant ses cris.
Laisse-moi; tu verras... Il faut qu'ils sachent tous...
{Appelant la foul^.) Maintenant, vous pouvez, vous
devez revenirl... Et vous aussi, mon père, dont la tête
s'écrase entre ces deux balustres pour épier mon sort,
comme si vous attendiez qu'un dieu surgît enfin pour
réparer le mal que vous avez causé et rapporter la
paix ! Revenez I c'est la paix et c'est un grand miracle ! . . .
Ce qui va se passer, il faut que les pierres mômes l'en-
tendent et le contemplent!... Je ne me cache plus et
ma honte s'éloigne I... Je vais sortir d'ici plus pur que
les plus purs; et plus heureux que ceux qui n'avaient
rien perdu I Maintenant, vous pouvez acclamer ma
Vanna!... Je l'acclame avec vous et plus haut que vous
tous!... {Poussant dans la salle ceux qui se pressent sur
la terrasse.) Cette fois, vous aurez un spectacle!... Il y a
une justice!... Ahl je le savais bien; mais je n'aurais
92 MONNA VANNA
pas cru qu'elle dût être si prompte 1... Je comptais
l'épier des années, des années!... J'allais passer ma
vie à la guetter partout, au détour des sentiers, dans
les bois, dans les rues... Et voilà qu'elle se trouve tout
à coup dans cette salle, qu'elle est là devant moi^
devant nous, sur ces marches l... Par quel mirach
énorme?... Nous allons le savoir; c'est Vanna qui Ta
fait!... Mais puisqu'elle est entrée, c'est pour faire son
œuvre... (A Marco en le prenant par le bras.) Vous
voyez bien cet homme ?...
MARCO,
Oui; qui est-ce?...
GUIDO.
Vous l'avez vu pourtant; vous lui avez parlé, vou»,
son messager complaisant...
(Prinzivalle tourne la tête vers Marco^
gui le reconnaît.)
Prinzivalle l.
MARCO.
{Mouvement dans ta foule.)
6UID0.
Mais ouï, c'est lui, bien lui, il n'y a pas de doute...
Approchez donc, voyez, touchez-le, parlez-lui... Peut-
être a-t-il quelque nouveau message?... Ahl certes, ce
u'est plus l'éclatant Prinzivalle ; mais ma pitié est loin !...
Il m'a pris par une ruse monstrueuse, inouïe, la seule
ACTE III, SCÈNE ÏI 93
chose au monde que je ne pusse donner... Et lui-même
est venu, mené par la justice et par une autre ruse plus
belle que la justice, me demander ici la seule récom-
pense que je puisse accorder... N'avais-je pas le droit
de promettre un miracle!... Approchez, n'ayez crainte;
il ne s'en ira point... Mais fermez bien les portes!... Il
ne faut pas qu'un miracle contraire nous l'enlève!...
Mais n'y touchons pas tout de suite... Nous le réserve-
rons pour de plus longs plaisirs... 0 vous, mes pauvres
frères, qu'il a tant fait souffrir, qu'il voulait massacrer,
dont il avait vendu les femmes et les enfants; regardez-
le, c'est lui; il est à moi, il est à vous, il est à nous,
vous dis-je!... Mais il ne vous a pas fait souffrir comme
moi... Vous l'aurez tout à Fheure... Ma Vanna nous
l'amènepour que notre vengeance efface notre honte!...
{S'adressant plus directement à la foule.) Vous voilà tous
ici, et vous serez témoins... Il faut que ce soit clair...
Avez-vous bien compris le miracle héroïque?... Cet
homme a pris Vanna. 11 n'y avait rien à faire, tous vous
l'aviez voulu; et vous l'aviez vendue... Je ne maudis
personne; ce qui est fait est fait ; et vous aviez le droit
de préférer la vie à mon pauvre bonheur... Mais qu'au-
riez-vous trouvé pour recréer l'amour avec ce qui le
tue?... Vous avez su détruire; il faut réédifîer !... Eh
bien! Vanna l'a fait... Elle a trouvé bien mieux que
Lucrèce ou Judith!... Lucrèce s'est tuée; Judith tue
Holopherne... Ah! c'est vraiment trop simple et trop
silencieux!... Vanna ne tue personne dans une tente
close, mais elle amène ici l'holocauste vivant, l'ho-
locauste public... C'est nous tous qui allons effacer
l'infamie où nous avons pris part... Comment a-t-elle
fait?... Elle va nous le dire...
94 MONNA VANNA
VANNA.
Oui, je vais vous le dire; mais c'est tout autre
chose!...
GDIDO interrompant Vanna et s'approchant d'elle
pour Vembrasser.
Que d'abord je t'embrasse, afin que tous appren-
nent...
VANNA le repoussant avec force.
Non, non, non, pas encore!... Non, non, non, plus
jamais si tu ne m'entends pas ! Écoute-moi, Guido... l!
y va, cette fois, d'un honneur plus réel et d'un autre
bonheur que ceux-là qui t'égarentl... Ah! je suis bien
heureuse que tous soient revenus!... Ils m'entendront
peut-être avant que tu m'entendes; ils comprendront
peut-être avant que tu comprennes... Écoute-moi,
Guido... Je n'irai dans tes bras que lorsque tu sauras..
GUiDO V interrompant et la pressant encore.
Je saurai, je saurai; mais avant tout je veux...
VANNA.
Écoute-moi, te dis-jel... Je n'ai jamais menti; mais
aujourd'hui je dis la vérité profonde, celle qu'on ne
dit qu'une fois et qui tue ou fait vivre... Écoute-moi,
Guido, et regarde-moi donc si tu ne m'as pas vue jus-
qu'à cette heure-ci, la première et la seule où tu
puisses m'aimer comme je veux être aimée... Je te
parle à présent au nom de notre vie, de tout ce que je
suis, de tout ce que tu m'es... Sois capable de croire
ACTE III, SCÈNE II 95
ce qui- n'est pas croyable... Gel homme ne m'a pas
prise... Il pouvait tout, puisqu'on m'avait donnée... Il
ne m'a pas touchée ; et je sors de sa tente comme je
serais sortie de la maison d'un frère.
GUIDO.
Pourquoi^ ..
VANNA.
Parce qu'il m aime...
GUIDO.
Ahl c'était donc cela que tu devais nous dire...
C'était là le miracle I... Oui, oui, j'avais déjà, aux pre-
mières paroles, entendu quelque chose qu'on ne com-
prenait pas... Ce n'était qu'un éclair; je n'avais pas pris
garde... J'avais cru que le trouble et l'ivresse de l'hor-
reur... Mais je vois, à présent, qu'il faut y voir plus
clair... {D'une voix subitement plus calme.) Ainsi, quand
il t'a eue presque nue, sous sa tente, et seule, toute la
nuit, cet homme ne t'a pas prise?...
VANNA avec force.
Non!...
GUIDO.
Il ne Va pas touchée, ne t'a pas embrassée?..,
VANNA.
Je ne lui ai donné qu'un baiser sur le front ; et il me
l'a rendu...
GUIDO.
Sur le frontl... Regarde-moi, Vanna... Ai-je donc
96 MONNA VANNA
Tair d*un homme qui croit que les étoiles sont des
grains d'ellébore et qu'on éteint la lune en crachant
dans un puits!... Depuis quelle aventure... Ah! je ne
veux pas dire... Je ne veux pas encore nous perdre
sans retour... Je ne vois pas ton but, ou si c'est le
délire de cette horrible nuit qui renverse ta raison ou la
mienne...
VANxNA.
Ce n'est pas le délire, c'est la vérité...
GUIDO.
La vérité, grand Dieu!... Ah! je ne cherche qu'elle!...
Mais il faudrait pourtant qu'elle fût presque humaine I...
— Quoi! un homme te désire à ce point qu'il trahit sa
patrie, qu'il vend tout ce qu'il a pour une seule nuit
qu'il se perd pour toujours, qu'il se perd bassement. 5^^
qu'il fait une chose qu'on n'avait jamais faite, et se rend
à jamais le monde inhabitable ! Quoi! l'homme qui te
tient là, seule et nue sous sa tente, qui n'a que celte
nuit qu'il achète à ce prix, cet homme-là se contente
d'un baiser sur le front et s'en vient jusqu'ici pour
nous le faire croire!... Non, il faut être juste et* ne pas
se moquer trop longtemps du malheur... S'il demandait
oela, qu'avait-il donc besoin de plonger tout un peuple
dans une pareille nuit, et de m'anéantir dans une
angoisse telle que j'en sors presque fou et vieilli de dix
ans?... Ah ! s'il n'avait voulu qu'un baiser sur le front,
il eût pu nous sauver sans nous torturer tant!... Il
n'avait qu'à venir comme un dieu qui délivre... Mais
ce n'est pas ainsi qu'on exige et prépare un baiser sur
le front!... La vérité se trouve dans nos cris de dou-
leur et notre désespoir... Non, je ne juge pas; car
ACTE m. SCÈNE II 91
cest ma propre cause et je n'y vois plus clair... Mais
que les autres jugent et répondent pour moi!...
(Interpellant la foule.) — Avez-vous entendu?... — Je
ne sais pas pourquoi elle nous parle ainsi... Mais ce
qu'elle dit est dit; et vous allez juger... Vous, vous
devez la croire puisqu'elle vous a sauvés! — Dites, la
croyez-vous?... Que tous ceux qui la croient sortent
donc de la foule et viennent jusqu'ici donner un dé-
menti à la raison humaine!... Je voudrais les connaître
et voir comme ils sont faits!..
[Marco sort seul de la foule où Von n'entend que
quelques murmures timides et indistincts.)
MARCO s'élançant au milieu de la scène.
Je la croisl...
GUIDO
Vous êtes leur complice!... — Mais les autres, les
autres! Oii sont-ils ceux qui croient?... {A Vanna.) —
Les as-tu entendus?... Ceux que tu as sauvés reculent
devant le rire qui remplirait la salle; ceux même qui
murmuraient n'osent pas se montrer... Et moi, moi je
devrais...
VANNA.
Eux ne doivent pas me croire ; mais toi, puisque tu
m'aimes...
GUIDO.
Ahl moi, puisque je t'aime, je dois être la dupe!...
Non, non, écoute-moi... Ma voix n'est plus la môme...
Ma colère est tombée... Ceci brise les forces; et je suis
9
98 MONNA VANNA
tout à coup comme un homme qui^vieillit... Ma colère
ne vit plus... Non, non, c'est autre chose qui va la rem-
placer... La vieillesse, la folie... Je ne sais pas encore...
Je cherche, je regarde, je tâtonne en moi-même, pour
saisir ce qui reste de mon triste bonheur... Je n*ai
plus qu'un espoir... Il me semble si frêle, que je n'ose
pas l'étreindre... Un mot peut le détruire, et pour-
tant il faut bien que l'angoisse le hasarde... — Vanna,
j'ai eu grand tort de rappeler la foule avant que de
savoir... J'oubliais la pudeur qui ne pouvait parler...
— Tu n'oses pas leur dire que le monstre t'a prise...
Oui, j'aurais dû attendre que nous fussions bien seuls...
Tu m'aurais avoué l'immonde vérité... Mais je la sais,
hélas! et les autres la savent... A quoi bon la cacher
Vanna? il est trop tard... A présent il le faut; il faut
que la pudeur triomphe d'elle-même... Tu ne m'en
voudras pas... Tu comprendras aussi... Dans de pareils
moments, la raison ne sait plus..,
VANNA.
Regarde-moi, Guido. — Je mets toute ma force,
toute ma loyauté, tout ce que je te dois dans ce dernier
regard... Ce n'est pas la pudeur, mais c'est la vérité...
Cet homme ne m'a pas prise...
GUIDO.
Bien, c'est bien, c'est très bien... Il ne me reste rien...
A présent, je sais tout... Oui, c'est la vérité, ou plutôt
c'est l'amour... Je comprends maintenant... Tu voulais
le sauver... Je ne sais ce qu'une nuit a pu faire d'une
femme que j'avais tant aimée... Mais ce n'est pas
ACTE JII, SCÈNE II 99
ainsi qu'il fallait le sauver... [Élevant la vvix.) —
Écoutez-moi, vous tous I C'est la dernière foisl... Je vais
faire un serment!... Je me retiens encore au bord de
quelque chose qui n'aura pas de fond... Il me reste
une minute avant que m'es mains s'ouvrent... 'je ne
veux pas la perdre... M'entendez-vous encore?... Ma
voix n'a plus sa force... Approchez, s'il le faut... —
Vous voyez cette femme et vous voyez cet homme ?.>.
11 est certain qu'ils s'aiment... — Eh bien! n'oubliez
pas ; je pèse chaque mot avec autant de soin que l'on
pèse un remède au chevet d'un mourant : — Ils sorti-
ront d'ici, de mon consentement, librement, sans
outrage, sans subir aucun mal; et ils emporteront tout
ce qu'il leur plaira... Ouvrez-vous devant eux et jetez-
leur des fleurs si vous le désirez... Ils iront où l'amour
conduira leur délire; pourvu que cette femme me
dise la vérité qui est la seule possible et qui est la
seule chose que j'aime encore en elle et qu'elle me
doive enfin pour ce que je lui donne... — As-tu com-
pris. Vanna? Cet homme t'a-l-il prise?... — Oui ou
non, réponds-moi; c'est tout ce que je veux... Ce n'est
pas une éprieuve et ce n'est pas un piège. J'en ai fait le
serment. — Ils en sont tous témoins...
VANNA
J*ai dit la vérité... Il ne m'a pas touchée...
GUIDO.
Cest bien, vous avez dit. — Vous l'avez condamné.
— Il n'y a plus rien à faire. — Maintenant je m'éveille...
{Se rapprochant des gardes et leur désignant Prinzivalle.)
— Cet homme m'appartient : prenez-le, liez-le ;descea-
100 MONNA VANNA
dez avec lui jusqu'aux derniers cachots qui sont sous
cette salle. — J'y descends avec vous. [A Vanna.) Vous
ne le verrez plus; et je viendrai vous dire la dernière
vérité que ses dernières paroles révéleront bientôt...
VANNA se jetant au milieu des gardes qui saisissent
Prinzivalle.
Non! nonl 11 est à moi!... J'ai menti! J'ai menti! Il
\n'a prise! Il m'a prise!... Il m'a eue!... Il m'a prise!...
{Ecartant les gardes.) Écartez-vous, vous autres ! Ne pre-
nez pas ma part!... Il n'appartient qu'à moi!... Je veux
que mes mains seules!... Lâchement, bassement, il m'a
prise! il m'a prise!...
PRINZIVALLE s'e/forçant de couvrir sa voix.
Elle ment! Elle ment! Elle ment pour me sauver,
mais aucune torture...
VANNA.
Taisez vous!... {Se tournant vers le peuple. )U3iipeuT\>..
[S'approckant de Prinzivalle comme pour lui lier les
mains.) Donnez-moi donc les cordes, les chaînes et les
fers!... Maintenant que ma haine a trouvé son issue,
c'est moi qui le garrotte et c'est moi qui le livre!... (A
voix basse, à Prinzivalle, tandis qu'elle lui lie les mains.)
— Tais-toi! ~ Il nous sauve! Tais-toi, il nous unit!...
Je t'appartiens, je t'aime!... Laisse-moi t'enchaîner...
Je te délivrerais!... Je serai ta gardienne!... Nous
fuirons... [Criant comme si elle voulait forcer Prinzivalle
à se taire.) Taisez- vous !... [S'adressant à la foule.) Il
m'implore à voix basse!... [Découvrant le visage dePrin-
ACTE m, SCENE II lOi
zivalle.) Regardez ce visage!... Il porte encojv les
marques de cette affreuse nuit!... {Entr'ouvrant son
manteau sur son épaule ensanglantée.) J'en ai le signe
aussil... L'horrible nuit d'amourl Regardez-le, c'est
lui!... II est hideux et lâche!... {Voyant que les gardes
font unmouvement pour emmener PrinzivaUe.) — Non,
non, laissez-le moi! — C'est ma parti C'est ma proie!
Je la veux pour moi seule!... Gardez-le l Tenez-le I...
Vous voyez qu'il veut fuir!...
GUIDO.
Pourquoi est-il venu?... Pourquoi as-tu menti?...
VANNA hésitant et cherchant les mots.
J'ai menti... Je ne sais... Je ne voulais pas dire...
Écoute, c'est maintenant... Oui, oui, tu vas com-
prendre... On ne sait ce qu'on fait... On ne voit pas
d'avance... Lorsque j'allais là-bas, non, je n'y pensais
pas... Mais les choses arrivent... Oui, oui, tu vas
savoir... Le voile est déchiré! Tant pis pour ta douleur
puisque tu l'as voulu... Ah ! j'ai eu peur de toi... J'ai eu
peur de l'amour et de son désespoir... Maintenant, tu le
veux... Bien. Je vais te le dire. {D'une voix plus calme
et plus assurée.) Non, non, je n'ai pas eu l'idée que tu
as dite. Je ne l'ai pas conduit au milieu des bourreaux
pour nous venger ensemble... L'idée que j'ai suivie
n'était pas aussi belle, mais t'aimait davantage... Je
voulais le mener à une mort cruelle; mais je voulais
aussi que l'ignoble mémoire de celte ignoble nuit ne
pesât point sur toi jusqu'au bout de nos jours... Je me
serais vengée toute seule, dans l'ombre; je l'aurais
fait mourir, lentement, tu vois bien? peu à peu,
102 MONNA VANNA
usqu'à ce que son sang, en tombant goutte à goutte,
5ût effacé son crime... Tu n'aurais jamais su J'affreuse
vérité; et Taffreux souvenir ne se fût pas dressé entre
nos chers baisers... J'ai craint, je le confesse, qu'en
voyant cette image tu ne pusses plus m'aimer... J'étais
folle, je le sais; j'avais trop demandé... J'ai voulu
l'impossible... Mais tu vas tout apprendre... {S'adres-
tant à la foule.) Puisque nous en sommes là, et puis-
qu'il n'est plus temps d'épargner notre amour, il
faut comprendre aussi... Il faut que je dise tout et
vous serez mes juges... Voici ce que j'ai fait : cet
homme m'a donc prise, bassement, lâchement,
comme je vous l'ai dit... J'ai voulu le tuer et nous
avons lutté... Mais il m'a désarmée... Alors, j'ai
entrevu une vengeance plus profonde et je lui ai
souri... Il a cru mon sourire... Ah! les hommes sont
fousl... Il est juste qu'on les trompe I... Ils adorent le
mensonge I... Quand on montre la vie, ils croient que
c'est la mortl Quand on leur tend la mort, ils la pren-
nent pour la vie!... Il avait cru me prendre et, c'est
moi qui l'ai pris!... Le voilà dans sa tombe et je la
scellerai!... Il fallait l'amener en l'ornant de baisers
comme un agneau docile... Le voilà dans mes mains
*ïtii ne s'ouvriront plus!... Ah! mon beau Prinzivallel
Nous aurons des baisers comme on n'en a pas eul
GUiDO s" approchant.
Vannai...
VANNA.
Regarde-le de près!... Il était plein d'espoir...! Il m'a
crue tout de suite lorsque je lui ai dit : « Prinzivalle., je
'aime!... » Ahl il m'aurait suivie jusqu'au cœur de
ACTE III, SCÈNE II 103
l'enfer!... Je l'embrassais aiinsi... (Elle embrasse ardem
ment Prinzivalle.) Gianello, je t'aime!... Rends-moi
donc mes baisers!... Ce sont ceux-ci qui comptentl...
[Se tournant vers Guido.) Il me les rend encore I... Ah! le
rire est trop près d'une pareille horreur!... Maintenant,
c'est mon homme!... Seigneur! il est à moi devant Dieu
et les autres!... Je le veux, je l'aurai !... C'est le gain de
ma nuit et c'est un gain splendide!... {Elle chancelle et
se retient à une colonne.) Prenez garde, je tombe!... Je
porte trop de joie!... {D'une voix haletante.) Mon père,
je vous le donne jusqu'à ce que mes forces... Qu'on l'em-
mène avant que... Que l'on trouve un cachot, un cachot
si profond que personne ne puisse... Et j'en aurai la
clél... Et j'en aurai la clé!... Je la veux tout de suite!...
Que personne n'y touche!... C'est ma part, c'est ma part,
et je la veux intacte !... Guido, il m'appartient!... {Fai-
sant un pas vers Marco.) Mon père, il est à moi et vous
en répondez!... {Regardant Marco fixement.) Mon père,
vous comprenez?... Vous êtes son gardien, que l'ombre
d'une injure n'effleure pas sa face, pour qu'il me soit
rendu tel que je vous le donne!... (On emmène Prinzi-
valle.) Adieu, mon Prinzivalle... Ah! nous nous rever-
rons!... {Tandis que Guido se trouve au milieu des soldats
qui emmènent brutalement Pj^inzivalley Vanna pousse un
cri, chancelle et tombe dans les bras de Marco^ qui t'est
précipité pour la soutenir.)
MARCO très vite et à mi-voix, tandis qu'il se penche sur
Vanna qu'il soutient.
Oui, j'ai compris. Vanna... J'ai compris ton men-
songe... Tu as fait l'impossible... C'est juste et très
injuste, comme tout ce que l'on fait. . Et la vie a rai-
'104 MONNA VANNA
son.... Reviens à toi, "'^anna.. Il faut mentir encore,
puisqu'on ne nous croit pas.... [AppeAanl Guido.) Guido,
elle t'appelle... Guido, elle se réveille...
GUIDO accourant et prenant Vatina dans ses bras.
Ma Vannai... Elle sourit... Ma Vanna, réponds-moi.,.
Je n'ai jamais douté... Maintenant, c'est fini, et tout va
s'oublier dans la bonne vengeance... Celait un mauvais
rêve...
VANNA ouvrant les yeux, d'une voix très faible.
Où est-il?... Oui, je sais... Mais donnez-moi la clé..
La clé de sa prison... Il ne faut pas que d'autres...
GUIDO.
Les gardes vont venir... Ils te la remettront...
VANNA.
Je la veux pour moi seule, afin que je sache bien.,.,
Afin que personne autre... C'était un mauvais rêve...
Le beau va commencer... Le beau, va commencer.,.
RIDEAU
Paris. — L. Maretheux, imprimeur, 1, rue Cassette.
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2625
A5M6
1904
cop.2
Maeterlinck, Maurice
Monna Vanna
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