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Full text of "Monna Vanna; pièce en trois actes"

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MONNA  VANNA 


Ouvrages  de  MAURICE  MAETERLINCK 


La  Sagesse  et  la  Destinée  (36"  mille).  (Fas- 
quelle,  édit.) '6  fr.  50 

La  Vie  des  Abeilles  (44^  mille).  (Fasquelle, 
édit.) 3  fr.  50 

Le  Temple  Enseveli  (18"  mille).  (Fasquelle.) .     3  fr.  50 

Le  Double  Jardin  (14«  mille).  (Fasquelle,  édit.).     3  fr.  50 

L'Intelligence  des  Fleurs  (20'^  mille).  (Fas- 
quelle, édit.)  .    .    . 3  fr.  50 

Le  Trésor  des  Humbles  (04"^  édition.)  (Mercure 
de  France.) *.....     3  fr.  50 

Joyzelle,  pièce  en  5  actes  (10"  mille).  (Fas- 
quelle, édit.) 3  fr.  50 

Mon  MA   Vanna,   pièce   en  3  actes   (32*^  mille). 

(Fasquelle,  édit.) 2  fr.    >, 

MoNNA  Vanna,  drame  lyrique  en  4  actes  et 
5  tableaux.  Musique  de  Henry  Février.  (  Fas- 
quelle, édit.) 1  fr.     . 

Théâtre.    (Lacomblez,    éditeur   à   Bruxelles, 

Belgique) 3  vol.  à     3  fr.  50 

Serres  Chaudes  (poésies).  (Lacomblez,  édit.).     3  fr.    » 

L'Ornement  des  Noces  spirituelles,  de  Ruys- 
broeck  l'Admirable,  traduit  du  flamaiid  et 
précédé  d'une  Introduction.  (Lacomblez, 
édit.) 5  fr.    » 

Les  Disciples  a  Sais  et  les  Fragments  de 
NovALis,  traduits  de  l'allemand  et  précédés 
d'une  Introduction.  (Lacomblez,  édit.).    .    .     5  fr.    >- 

Album  de  douze  chansons.  (Stock,  édit.)  ...   10  fr.    » 

Paris.  —  L.  Marethkux,  imprimeur.  1,  rue  Cassette.  —  1470. 


MAURICE  MAETERLINCK 


MONNA  VANNA 


PIÈCE  EN  TROIS   ACTES 

Représentée  au  théâlre  de  «  VŒuvre  »,  le  17  Mai  1902 
{Scène  du  Nouveau-Théâtre,  direction  de  lAirjné-Poe) 


/     TREN 


TE    ET    UNIEME    MILLE 


PARIS 
Librairie  CHARPENTIER  et  FASQUELLE 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11,     RUE    DE    GRENELLE,     H 

-1909 

Tous  droit»  (le  reproduction,  de  traduction  et  de  ropri-ientation  réservés  pour  tous  pny», 
j  compri»  le  Dauoluark,  la  Suède  et  la  Norvège. 


1> 


PERSONNAGES 

GUIDO  cbliON^A'^  commandant  de  la 
garnison  pisane MM.  Jean  Froment. 

MARCO  GOLONNA,  père  de  Guide  .    .  Lugné-Poé. 

PRINZIVALLE,  capitaine  à  la  solde  de 

Florence Darmont. 

TIUVULZIO,  commissaire  de  la  Répu- 
blique florentine Robert  Lisbr. 

BORSO,  lieutenant  de  Guide Gérard. 

TORELLO,  lieutenant  de  Guido  ....  Ropiquet. 

VEDIO,  secrétaire  de  Prinzivalle  .   .   ,  Gribouval. 

GIOVANNA  (MONNA  VANNA),  femme 
de  Guido M™*  G.  Leblanc. 

Seigneurs,  Soldats,  Paysans,  Hommes  et  Femmes  du  peuple,  etc. 


,'iC  premier  et  le  troisième  actes  à  Pisef 

le  deuxième  devant  la  Ville, 

{Fin  du  xv«  siècle.) 


MONNA  VANNA 


ACTE  PREMIER 


Une  salle  dans  le  palais  de  Guido  Golonna. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

GUIDO  et  ses  lieutenants,  BORSO  et  TORELLO 

près  d'une  fenêtre  ouverte,  d'où  l'on  voit  la  campagne 

pisane. 

GUIDO. 

L'extrémité  où  nous  sommes  réduits  a  forcé  la  Sei- 
gneurie à  m'avouer  des  désastres  qu'elle  nous  avait 
longtemps  cachés.  Les  deux  armées  que  Venise  envoyait 
à  notre  aide  sont  elles-mêmes  assiégées  par  les  Floren- 
tins, l'une  à  Bibbiena,  l'autre  à  Elci.  Les  passages  de 
la  Vernia,  de  Chiusi  et  de  Montalone,  Arezzo  et  tous  les 
débouchés  du  Casentin,  sont  aux  mains  de  l'ennemi. 

I 


2  MONNA  VANNA 

i.^us  sommes  isolés  du  reste  de  la  terre,  et  livrés  sans 
défense  à  la  haine  de  Florence,  qui  ne  pardonne  pas 
lorsqu'elle  ne  tremble  plus.  Nos  soldats  et  le  peuple 
ignorent  encore  ces  défaites;  mais  des  bruits  de  plus  en 
plus  inquiétants  se  répandent.  Que  feront-ils  quand  ils 
sauront  la  vérité?...  Leur  colère  et  leurs  terreurs  déses- 
pérées retomberont  sur  nous  et  sur  la  Seigneurie...  Ils 
sont  exaspérés  et  conduits  au  délire  par  trois  mois  de 
siège,  d'héroïsme  inutile,  de  famine  et  de  souffrances 
telles  que  peu  de  villes  en  ont  jusqu'ici  supportées. 
L'unique  espoir  qui  maintenait  encore  leur  obéissance 
irritée  va  s'écrouler  sur  eux;  ce  sera  la  révolte,  l'ir- 
ruption de  Tennemi  et  puis  la  fin  de  Pise... 

BORSO. 

Mes  hommes  n'ont  plus  rien  ;  plus  une  flèche,  plus 
une  balle;  et  l'on  retournerait  en  vain  tous  les  ton- 
neaux des  souterrains  pour  y  trouver  encore  quelques 
onces  de  poudre. 

TORELLO. 

J'ai  lancé  avant-hier  notre  dernier  boulet  contre  les 
batteries  de  Santo-Antonio  et  de  la  tour  de  Stampacé; 
et,  n'ayant  plus  que  leurs  épées,  les  Stradiotes  mêmes 
refusent  de  se  rendre  aux  remparts. 

BORSO. 

Yoyez  d'ici  la  brèche  que  les  canons  de  Prinzivallo 
ont  achevé  de  faire  aux  murs  que  défendaient  les 
auxiliaires  vénitiens...  Elle  a  cinquante  brasses;  un 
froupeau  de  moutons  y  passerait  sans  crainte...  Per- 
-jonne    n'y    peut   tenir;   et    les  fantassins  romagnols, 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  PREMIÈRE        3 

les  Esclavons  et  les  Albanais  m'ont  déclaré  qu'ils  déser- 
teront tous  si  la  capitulation  n'est  pas  signée  ce  soir. 


GUI  DO. 

Depuis  dix  jours,  à  trois  reprises,  la  Seignearie  a 
envoyé  trois  anciens  du  collège  pour  traiter  de  la  capi- 
tulation; nous  ne  les  avons  pas  revus... 

TORELLO. 

Prinzivalle  ne  nous  pardonne  pas  le  meurtre  de  son 
lieutenant  Antonio  Reno,  massacré  dans  nos  rues  par 
les  paysans  furieux.  Florence  en  profite  pour  nous 
mettre  hors  la  loi,  et  compte  nous  traiter  en  barbares. 

GUIDO. 

J'ai  envoyé  mon  propre  père  pour  expliquer  et  excu- 
ser l'erreur  d'une  foule  affolée  que  nous  n'avions  pu 
contenir.  C'était  un  otage  sacré;  il  n'est  point  revenu... 

BORSO. 

Voilà  plus  d'une  semaine  que  la  ville  est  ouverte  de 
toutes  parts,  que  nos  murs  sont  en  ruine  et  nos  canons 
silencieux.  Pourquoi  donc  Prinzivalle  ne  donne-t-il  pas 
l'assaut?  Redoute-t-il  quelque  piège?  Munque-t-il  de 
courage,  ou  bien  Florence  a-t-elle  transmis  des  ordres 
mystérieux? 

GUIDO. 

Les  ordres  de  Florence  sont  toujours  mystérieux; 
mais  ses  desseins  sont  clairs.  Depuis  trop  longtemps 


4  MONNA  VANNA 

Pise  est  Talliée  fidèle  de  Venise  el  donne  aux  petites 
villes  de  la  Toscane  un  exemple  alarmant...  Il  faut  que 
la  république  pisane  disparaisse. c.  Peu  à  peu,  savam- 
ment et  sournoisement,  on  a  envenimé  celte  guerre, 
en  y  provoquant  des  cruautés  et  des  perfidies  innaccou- 
tumées,  afin  de  justifier  une  vengeance  prochaine.  Ce 
n'est  pas  sans  raison  que  je  soupçonne  ses  émissaires 
d'avoir  poussé  nos  paysans  à  massacrer  Reno.  Ce  n'est 
pas  non  plus  sans  raison  qu'elle  a  lancé  contre  nous  le 
plus  barbare  de  .ses  mercenaires,  ce  sauvage  Prinzi- 
valle,  qui  s'illustra  sinistrement  au  sac  de  Plaisance,  où, 
après  avoir  exterminé,  par  mégarde,  a-t-on  dit,  tous 
hs  hommes  armés,  il  mit  en  vente,  comme  esclaves, 
c  nq  mille  femmes  libres. 

BORSO. 

On  se  trompe  sur  ce  point.  Ce  n'est  pas  Prinzivalle, 
mais  les  commissaires  de  Florence  qui  ont  ordonné 
le  massacre  et  la  vente.  Je  n'ai  jamais  vu  Prinzivalle, 
mais  un  de  mes  frères  l'a  connu.  Il  est  d'origine  bar- 
bare; son  père  était  Basque  ou  Breton,  paraît-il,  et  avait 
ouvert  à  Venise  une  boutique  d'orfèvrerie.  Il  est  de 
petite  naissance  c'est  certain,  mais  n'est  pas  le 
sauvage  que  l'on  croit.  On  le  dit  violent,  fantasque, 
débauché,  dangereux,  mais  loyal;  et  je  lui  remettrais^ 
sans  crainte  mon  épée... 

GUIDO. 

Ne  la  remettez  pas  tant  qu'elle  peut  vous  défendre. 
Nous  le  verrons  à  l'œuvre,  et  nous  saurons  alors  qui  de 
nous  a  raison.  En  attendant,  il  nous  reste  à  tenter  la 
dernière  chance  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  se  laisser 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  II  5 

égorger  sans  redresser  la  tête  et  sans  lever  le  bras.  II 
faut  d'abord  apprendre  aux  soldats,  aux  citoyens,  aux 
paysans  réfugiés,  l'entière  vérité.  Il  faut  qu'ils  sachent 
bien  qu'on  ne  nous  offre  pas  de  capitulation;  qu'il  ne 
g'agit  plus  d'une  de  ces  guerres  pacifiques  où  deux 
grandes  armées  combattaient  de  l'aurore  au  coucher  du 
soleil  pour  laisser  trois  blessés  sur  le  champ  de 
bataille  ;  ni  d'un  de  ces  sièges  fraternels  où  le  vainqueur 
devenait  bientôt  l'hôte  et  l'ami  le  plus  cher  du  vaincu. 
C'est  une  lutte  sans  merci  où  la  vie  et  la  mort  restent 
seules  en  présence,  où  nos  femmes,  nos  enfants... 


SCENE  II 

Les  Mêmes,  MAUCO. 

[Entre  Marco,  Guido  Vaperçoit  et  court  à  sa  rencontre 
pour  r embrasser.) 

GUIDO. 

Mon  pèrel...  Par  quel  bonheur  dans  notre   grand 
malheur,  par  quel  miracle  heureux  étes-vous  revenu 
qaand  je  n'espérais  plus!...   Vous  n'êtes  pas  blessé? 
Vous  marchez  avec   peine...  Vous  ont-ils  torturé?.. 
Avez-vous  échappé?...  Que  vous  ont-ils  donc  fait?... 

MARCO. 

IlienI  Dieu  merci!  ce  ne  sont  point  des  barbares... 
Ils  m'ont  accueilli  comme  on  accueille  un  hôle  qu'on 
vénère.  Prinzivallc  avait  lu  mes  écrits;  il  m'a  parlé  des 
trois  dialogues  de  Platon  que  j'ai  retrouvés  et  traduits. 

1. 


6  MONNA  VANNA 

Si  je  marche  avec  peine,  c'est  que  je  suis  bien  vieux  et 
reviens  de  bien  loin...  Savez-vous  qui  j'ai  rencontré 
sous  la  tente  de  Prinzivalle? 

GUIDO. 

Je  m'en  doute  :  les  commissaires  impitoyables  de 
Florence... 

MARCO. 

Oui,  c'est  vrai;  eux  aussi,  ou  l'un  d'eux;  car  je  n'en 
ai  vu  qn*un...  Mais  le  premier  que  l'on  m'ait  nommé  là, 
c'est  Marcille  Ficin,  le  maître  vénéré  qui  révéla  Platon... 
Marcille  Ficin,  c'est  l'âme  de  Platon  reparue  sur  la 
terre!...  —  J'aurais  donné  dix  ans  de  ma  vie  pour  le 
voir  avant  de  m'en  aller  où  s'en  vont  tous  les  hommes. . . 
Nous  étions  comme  deux  frères  qui  se  retrouvent 
enfin...  Nous  parlions  d'Hésiode,  d'Aristote  et  d'Ho- 
mère... Il  avait  découvert,  dans  un  bois  d'oliviers,  près 
du  camp,  sur  les  bords  de  l'Arno,.  enfoui  dans  le  sable, 
un  torse  de  déesse  si  étrangement  beau  que,  si  vous  le 
voyiez,  vous  oublieriez  la  guerre...  Nous  avons  creusé 
plus  avant:  il  a  trouvé  un  bras;  j'ai  déterré  deux  mains 
si  pures  et  si  fines  qu'on  les  croirait  formées  pour 
créer  des  sourires,  répandre  la  rosée  et  caresser  l'au- 
rore... L'une  d'elles  avait  la  courbe  que  prennent  les 
doigts  légers  quand  ils  effleurent  un  sein,  l'autre  serrait 
encore  le  manche  d'un  miroir... 

GUIDO. 

Mon  père,  n'oublions  pas  qu'un  peuple  meurt  de  faim, 
et  qu'il  n'a  que  faire  de  mains  fines  et  de  torses  de 
bronze... 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  U  7 

MARCO. 

C'est  un  torse  de  marbre... 

GUIDO. 

Soit,  mais  parlons  plutôt  des  trente  mille  vies,  qu'une 
imprudence,  une  minute  de  retard  peuvent  perdre;  ou 
qu'une  parole  adroite,  une  bonne  nouvelle  vont  peut- 
être  sauver...  —  Ce  n'est  pas  pour  un  torse  ou  des 
mains  mutilées  que  vous  êtes  allé  là...  Que  vous  ont-ils 
appris?  —  Florence  ou  Prinzivalle,  que  vont-ils  faire 
de  nous?  —  Dites  vite...  Qu'attendent-ils?  —  Entendez- 
vous  ces  malheureux  qui  crient  sous  nos  fenêtres?  — 
Us  se  disputent  l'herbe  qui  pousse  entre  les  pierres... 


MARCO. 

C'est  juste.  J'oubliais  que  vous  faites  la  guerre, 
quand  renaît  le  printemps,  quand  le  ciel  est  heureux 
comme  un  roi  qui  s'éveille,  quand  la  mer  se  soulève 
comme  une  coupe  de  lumière  qu'une  déesse  d'azur 
tend  aux  dieux  de  l'azur,  quand  la  terre  est  si  belle  et 
aime  tant  les  hommes!...  Mais  vous  avez  vos  joies:  je 
parle  trop  des  miennes.  Puis,  vous  avez  raison;  et 
j'aurais  dû  vous  dire  tout  de  suite  la  nouvelle  (|ue  j'ap- 
porte... Elle  sauve  trente  mille  vies  pour  en  affliger 
une;  mais  elle  offre  à  celle-ci  la  plus  noble  occasion 
de  se  couvrir  d'une  gloire  qui  me  semble  plus  pure  que 
les  gloires  de  la  guerre...  L'amour  pour  un  seul  être 
est  heureux  et  louable;  mais  l'amour  qui  grandit  est 
meilleur...  La  pudeur  vigilante  et  la  fidélité  sont  de 
bonnes  vertus;  mais  il  j  a  des  jours  où  elles  semblent 


8  MOiNNA  VANNA 

petites  quand  on  regarde  ailleurs...  Voici...  Mais  n'allei 
pas  vous  perdre  aux  premiers  mots,  vous  couper  la 
retraite,  et  faire  de  ces  serments  qui  enchaînent  la 
raison  qui  voudrait  revenir  sur  ses  pas... 

GUIDO,  faisant  un  geste  pour  congédier  les  officiers. 
Laissez-nous... 

MARCO. 

Non,  restez...  C'est  notre  sort  à  tous  qui  va  se  déci- 
der... Je  voudrais,  au  contraire,  que  la  salle  débordât 
de  toutes  les  victimes  que  nous  épargnerons;  et  que  les 
malheureux  que  nous  allons  sauver  écoutassent  aux 
fenêtres  pour  recueillir  ainsi  et  fixer  à  jamais  le  salut 
que  j'apporte  :  car  j'apporte  le  salut,  si  la  raison  l'ac- 
cepte; et  dix  milles  raisons  balanceront  à  peine  une 
erreur  très  pesante,  et  dont  je  crains  le  poids  d'autant 
plus  que  moi-même... 

GUIDO. 

Mon  père,  je  vous  en  prie,  laissons  là  ces  énigmes. 
Qu'est-ce  donc  qui  demande  tant  de  mots?  Nous  pou- 
vons tout  entendre,  et  nous  touchons  aux  heures  où 
rien  n'étonne  plus... 

MARCO. 

Donc,  j'ai  vu  Prinzivalle  et  je  lui  ai  parlé.  Que  l'image 
d'un  homme  peinte  par  ceux  qui  le  craignent  est  étrange 
et  trompeuse!...  J'allais  comme  Priam  sous  la  tente 
d'Achille...  Je  croyais  rencontrer  une  sorte  de  barbare, 
arrogant   et  stupide,    toujours  couvert   de   sang   ou 


ACTE  PREMIEH,  SCENE  II  9 

plongé  dans  l'ivresse;  une  espèce  de  fou  comme  on  le 
représente,   dont   le  génie  avait,   sur  les   champs  de 
bataille,  des   éclairs  foudroyants,  venant  on   ne  sait 
d'où...   Je  croyais   affronler  le  démon  des  combats 
aveugle,  incohérent,  cruel  et  vaniteux,  perfide  et  débau 
ché... 

GUIDO. 

Et  Prinzivalle  est  tel,  sauf  qu'il  n'est  pas  perfide. 

BORSO. 

C'est  juste,  il  est  loyal,  bien  qu'il  serve  Florence,  et 
n^us  Ta  prouvé  par  deux  fois. 

MARCO. 

Or,  j'ai  trouvé  un  homme  qui  s'est  incliné  devant 
moi  comme  le  disciple  ému  s'incline  devant  le  maître. 
Il  est  lettré,  disert,  soumis  à  la  sagesse  et  avide  de 
science.  11  sait  écouter  longuement,  et  se  montre  sen- 
sible à  toutes  les  beautés.  H  sait  sourire  avec  intelli- 
gence; il  est  doux  et  humain,  et  n'aime  pas  la  guerre. 
11  cherche  la  raison  des  passions  et  des  choses.  Il  sait 
regarder  en  lui-même;  il  est  plein  de  conscience  et  de 
sincérité,  et  sert  à  contre-cœur  une  république  perfide. 
Les  hasards  de  la  vie,  peut-être  le  destin,  l'ont  tourné 
vers  les  armes,  et  l'enchaînent  encore  à  une  gloire 
qu'il  déteste  et  qu'il  veut  délaisser;  mais  pas  avant 
d'avoir  satisfait  un  désir;  un  funeste  désir,  comme  en 
ont  certains  hommes  qui  sont  nés,  semble-t-il,  sous 
l'étoile  dangereuse  d'un  grand  amour  unique  et  irréa- 
lisable.» 


10  MOiNiXA  VANNA 

GUIDO. 

Mon  père,  n'oubliez  point  combien  Taltente  est 
lourde  à  ceux  qui  nicurenl  de  faim.  Passons  ces  qua- 
lités dont  nous  n'avons  que  faire;  et  dites-nous  eullu 
la  parole  de  salut  que  vous  avez  promise. 

MARCO. 

C'est  vrai,  je  la  retarde  peut-être  sans  motif;  et 
quoiqu'elle  soit  cruelle  aux  deux  êtres  que  j'aime  le 
plus  sur  cette  terre... 

GUIDO. 

J'en  prends  déjà  ma  part,  mais  pour  qui  sera  Tautre? 

MARCO. 

Ecoutez-moi,  je  vais...  En  arrivant  ici,  cela  semblait 
étrange  et  difficile  ;  mais  d'un  autre  côté,  la  chance  de 
salut  était  si  prodigieuse... 

GUIDO. 

Parlez!... 

MARCO. 

Florence  a  résolu  de  nous  anéantir.  Les  décemvirs  de 
guerre  l'ont  jugé  nécessaire,  et  la  Seigneurie  approuve 
leur  décret.  L'arrêt  est  sans  recours.  Mais  Florence, 
hypocrite  et  prudente,  ne  voudrait  pas  porter  aux  yeux 
du  monde  qu'elle  civilise,  le  blâme  d'une  victoire  trop 
sanglante.  Elle  soutiendra  que  Pise  a  refusé  la  capitula- 


ACTE  PREMIER,  SCENE  II  11 

tion  clémente  qu'elle  offrait.  La  ville  sera  prise  d'assaut. 
On  lancera  contre  elle  les  mercenaires  espagnols  et 
allemands.  Il  est  superflu  de  donner  à  ceux-ci  des  ordres 
spéciaux  quand  il  s'agit  de  viols,  de  pillage,  d'incendies, 
de  massacre...  Il  suffit  qu'ils  échappent  au  bâlon  de 
leurs  chefs,  et  leurs  chefs,  ce  jour-là,  auront  soin  de 
paraître  impuissants.  Voilà  le  sort  qu'on  nous  réserve; 
et  la  ville  au  lys  rouge,  si  le  désastre  est  plus  cruel 
qu'elle  n'ose  l'espérer,  le  déplorera  la  première,  et 
l'attribuera  tout  entier  à  l'indiscipline  imprévue  de  sol- 
dats de  hasard  qu'elle  licenciera  avec  des  gestes  de 
dégoût,  lorsqu'après  notre  ruine  elle  pourra  se  passer 
de  leur  aide... 

GUIDO. 

Je  reconnais  Florence. 

MARCO. 

Voilà  les  instructions  verbales  et  secrètes  que  les 
commissaires  de  la  République  ont  transmises  àPrinzi- 
valle.  Depuis  huit  jours  ils  le  pressent  de  livrer  cet 
assaut  décisif.  Jusqu'ici,  il  l'a  retardé  sous  divers  pré- 
textes. D'autre  part,  il  a  intercepté  des  lettres  où  les 
commissaires,  qui  épient  tous  ses  gestes,  l'accusent  de 
trahison  devant  la  Seigneurie.  Pise  détruite  et  la  guerre 
terminée,  le  jugement,  la  torture  et  la  mort  l'attendent 
à  Florence,  comme  ils  y  attendirent  plus  d'un  général 
dangereux.  Il  connaît  donc  son  sort. 

GUIDO. 

Bien.  Que  propose-t-il  ? 


12  MONNA  VANNA 


MARCO. 


Il  répond,  —  autant  du  moins  qu'on  peut  répondre 
des  sentiments  de  ces  sauvages  ondoyants,  —  il  répond 
d'une  partie  des  archers,  que  lui-même  enrôla.  En  tout 
cas,  il  est  sûr  d'une  garde  de  cent  hommes  qui  formera 
le  noyau  de  sa  troupe,  et  lui  est  entièrement  dévouer. 
Il  vous  propose  donc  de  faire  passer  dans  Pise,  pour 
la  défendre  contre  l'armée  qu'il  abandonne,  tous  ceux 
qui  voudront  bien  le  suivre. 

GUIDO. 

Ce  ne  sont  pas  les  hommes  qui  nous  manquent;  et 
nojis  n'avons  pas  besoin  de  ces  dangereux  auxiliaires. 
Qu'on  nous  donne  des  balles,  de  la  poudre  et  des  vivres... 

MARCO. 

BienI  II  a  prévu  que  vous  rejetteriez  une  offre  qui 
peut  sembler  suspecte.  11  s'engagera  donc  à  introduire 
dans  la  ville  un  convoi  de  trois  cents  chariots  de  muni- 
tions et  de  vivres  qui  vient  d'arriver  dans  son  camp. 

GUIDO. 

Gomment  fera-t-il? 

MARCO. 

Je  ne  sais.  —  Je  n'entends  rien  aux  ruses  de  la 
guerre  et  de  la  politique.  —  Mais  il  fait  ce  qu'il  veut. 
Malgré  les  commissaires  de  Florence,  il  est  l'unique 
maître  dans  son  camp,  tant  que  la  Seigneurie  ne  l'a 
point  révoqué.  —  Et  elle  n'oserait  le  révoquer  à  la 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  II  13 

veille  d'une  victoire,  au  milieu  d'une  armée  qui  tient 
déjà  sa  proie,  et  a  confiance  en  lui.  Il  faut  donc  qu'elle 
attende  son  heure... 

GUIDO. 

SoitI  Je  comprends  qu'il  nous  sauve  pour  se  sauver 
lui-même  et  se  venger  d'avance.  Mais  il  pourrait  le 
faire  d'une  manière  plus  éclatante  ou  plus  habile.  Quel 
intérêt  a-t-il  à  combler  ses  ennemis?  Où  ira-t-il  et  que 
deviendra-t-il?  Que  demande-t-il  en  échange?... 

MARCO. 

Voilà  l'instant,  mon  fils,  où  les  mots  sont  cruels  et 
puissants  I...  Voilà  l'instant,  mon  fils,  où  deux  ou  trois 
paroles,  empruntent  tout  à  coup  la  force  du  destin,  et 
choisissent  leurs  victimes...  Je  tremble  quand  je  pense 
que  le  son  de  ma  voix,  la  manière  de  les  dire,  peut 
causer  tant  de  morts  ou  sauver  tant  de  vies... 

GUIDO. 

Je  ne  devine  pas...  Les  mots  les  plus  cruels  ajoutent 
peu  de  chose  à  des  malheurs  réels... 

MARCO. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit  :  Prinzivalle  parait  sage  ;  il  est 
raisonnable  et  humain...  Mais  quel  est  l'homme  sage 
qui  n'ait  pas  sa  folie  ;  et  quel  est  l'homme  bon  qui  n'ait 
jamais  nourri  une  idée  monstrueuse?...  A  droite  est  la 
raison,  la  pitié,  la  justice;  à  gauche,  c'est  autre  chose, 
le  désir,  la  passion,  que  sais-je?  la  démence  où  nous 

1 


14  MONNA  VAN  .A 

tomt>ons  sans  cesse...  J'y  suis  tombé  moi-môme,  vous 
y  tomberez  peut-être  et  j'y  retomberai...  Car  l'homme 
est  ainsi  fait...  Une  douleur  qui  ne  devrait  pas  être  une 
douleur  humaine  ;  est  sur  le  point  de  vous  atteindre... 
Et  moi,   qui  vois   si  clairement  qu'elle  ne    sera  pas 
proportionnée  au  mal  qu'elle  représente,  j'ai  fait  de 
mon  côté  une  promesse  plus  folle    encore  que   cette 
douleur  qui  sera  folle...  Et  cette  promesse   folle  sera 
tenue  très  follement  par  le  sage  que  je  voudrais  être 
et  qui  vient  vous  parler  au   nom  de  la  raison...  J'ai 
promis,   si  vous  rejetez   l'offre, de  retourner  au  camp, 
de  Fennemi,..   Que  m'arrivera-t-il?...   Il  est  probable 
que  la  torture  et  la  mort  seront  la  récompense  d'une 
loyauté  stupide...  Et  néanmoins  j'irai...  J'ai  beau  me 
dire  que  c'est  un  reste  de  folie  que  j'habille  de  pourpré 
pour  me  faire  illusion;  je  ferai  la  folie  que  je  blâme 
car  je  n'ai  pas  non  plus  la  force  nécessaire  pour  suivre 
ma  raison...  Mais  je  ne  vous  dis  pas...  Ah!  tenez,  je 
me  perds;  j'entrelace  des  phrases,  j'accumule  des  moti 
pour  reculer  un  peu  le  moment  qui  décide...   Maij 
peut-être  ai-je  tort  de  tant  douter  de  vous!...  Eh  bien 
ce  grand  convoi,  ces  vivres  que  j'ai  vus  ;   des  cha- 
riots qui  débordent  de  blé,  et  d'aulres  pleins  de  vin, 
de  fruits  et  de  légumes  ;   des  troupeaux  de  moutons 
et  des  troupeaux  de  bœufs,  de  quoi  nourrir  un  peuple 
pendant  des  mois  entiers,  tous  ces  tonneaux  de  poudre 
et  ces  lingots  de  plomb,  de  quoi  vaincre  Florence  et 
faire  refleurir  Pise  ;  tout  cela  entrera  dès  ce  soir  dans 
la  ville,  si  vous  envoyez  en  échange,  pour  la  livrer  à 
Prinzivalle,  durant  une  seule  nuit,  car  il  la  renverra 
aux  prt^mièrfts  lueurs  de  l'aurore,  mais  il  exige  en  signe 
de  victoire  et  d'abandon,  qu'elle  vienne  seule  et  nue 
sous  son  manteau... 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  II  15 

GUIDO. 

Qui?  Mais  qui  donc  doit  venir?... 

MARCO. 

Giovanna... 

GUIDO. 

Qui?..,  Ma  femme?...  Vanna?... 

MARCO. 

Oui  ;  ta  Giovanna...  Je  Tai  dit!.... 

GUIDO. 

Jîfais  pourquoi  ma  Vanna,  s'il  a  de  tels  désirs?..   Il  y 
mille  femmes... 

MARCO. 

C'est  qu  elle  est  la  plus  belle  et  qu'il  l'aime... 

GUIDO. 

Il  l'aime?...  Où  l'a-t-il  vue?...  Il  ne  la  connaît  pas... 

MARCO. 

Il  l'a  vue,  la  connaît;  mais  n'a  pas  voulu  dire  depuis 
quand  ni  comment... 

GUIDO. 

Mais  elle,  l'a-t-clle  vu?...  Où  l'a-t-il  rencontrée?... 


16  MONNA  VANx\A 

MARCO. 

Elle  ne  l'a  jamais  vu  ;  ou  ne  s'en  souvient  pas..» 

GUIDO. 

Comment  le  savez-vous  ? 

MARCO. 

Elle-même  me  Fa  dit. 

GUIDO. 

Quand  ? 

MARCO. 

Avant  que  je  vinsse  vous  trouver  * 

GUIDO. 

Et  vous  lui  avez  dit?... 

MARCO. 

Tout. 

GUIDO. 

Tout?...  Quoi?...  Tout  le  marché  infâme?...  El  vous 
avez  osé?... 

MARCO. 

Oui. 

GUIDO. 

Et  qu'a-t-ells  répondu?... 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  II  47 


MARCO. 

Elle  n'a  pas  répondu.  Elle  est  devenue  pâle  et  s'est 
éloignée  sans  parler. 

GUIDO. 

Oui,  j'aime  mieux  celai...  Elle  aurait  pu  bondir,  vous 
cracher  au  visage  ou  tomber  à  vos  pieds...  Mais  j'aime 
mieux  cela...  Pâlir  et  s'éloigner!...  Les  anges  Tauraient 
fait...  Je  reconnais  Vanna.  Il  ne  fallait  rien  dire;  et 
rous,  à  notre  tour,  nous  ne  parlerons  plus...  Nous 
reprendrons  bientôt  notre  poste  aux  remparts  ;  et,  s'il 
faut  y  mourir,  nous  y  mourrons  du  moins  sans  salir  la 
«1  faite... 

MARCO. 

Mon  fils,  je  vous  comprends,  et  l'épreuve  est  pour  moi 
presque  aussi  tragique  que  pour  vous.  Mais  le  coup  est 
porté;  laissons  à  la  raison  le  temps  de  remettre  à  leur 
place  notre  douleur  et  nos  devoirs. 

GUIDO. 

Il  n'y  a  qu'un  devoir  devant  cette  offre  abominable; 
et  toute  réflexion  ne  fera  qu'ajouter  à  l'horreur  qu'elle 
inspire... 

MARCO. 

Pourtant,  demandez-vous  si  vous  avez  le  droit  de 
livrer  à  la  mort  un  peuple  tout  entier,  pour  retarder 
de  quelques  tristes  heures  un  mal  inévitable;  car 
brsque  la  ville  sera  prise,  Vanna  sera  livrée  au  pouvoir 
du  vainqueur... 

î. 


18  MONNA  VANNA 

GUIDO. 
Non...  Ceci  me  regarde... 

MARCO. 

Soit;  mais  des  milliers  de  vies,  dites- vous  que  c'est 
beaucoup!  que  c'est  trop  peut-être;  et  que  ce  n'est 
pas  juste...  Si  votre  bonheur  seul  dépendait  de  ce 
choix,  vous  choisiriez  la  mort  et  je  le  comprendrais; 
bien  que  moi,  arrivé  au  terme  d'une  vie  qui  a  vu  bien 
des  hommes  et,  par  conséquent,  bien  des  douleurs 
humaines,  je  trouve  qu'il  n'est  pas  sage  de  préférer  la 
mort,  l'horrible  et  froide  mort,  avec  son  silence  éternel, 
à  n'importe  quelle  souffrance  physique  ou  bien  morale 
qui  la  peut  retarder...  Mais,  il  s'agit  ici  de  milliers  d'exis- 
tences; il  s'agit  de  frères  d'armes,  de  femmes  et 
d'enfants...  Faites  ce  qu'un  insensé  vous  demande  et 
ce  qui  vous  paraît  monstrueux  paraîtra  héroïque  à 
ceux  qui  survivront,  et  qui  verront  votre  acte  d'un  œil 
plus  apaisé  et  d'un  regard  plus  juste  et  plus  humain... 
Croyez-moi,  rien  ne  vaut  une  vie  que  l'on  sauve,  et 
toutes  les  vertus,  tout  l'idéal  des  hommes,  tout  ce  qu'on 
nomme  honneur,  fidélité,  que  sais-je?  n'est  qu'un  jeu 
puéril  en  face  de  cela...  Vous  voulez  rester  pur  dans 
une  affreuse  épreuve  et  la  traverser  en  héros  ;  mais 
c'est  un  tort  de  croire  que  l'héroïsme  n'a  d'autre  som- 
met que  la  mort.  L'acte  le  plus  héroïque  est  l'acte  le 
plus  pénible  ;  et  la  mort  est  souvent  moins  dure  que  la 
vie. 

GUIDO. 

Êtes-vousmon  père?... 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  II  1^ 


MARCO. 

Et  je  suis  fier  de  l'être...  Si  je  lutte  aujourd'hui  contre 
tous,  je  lutte  aussi  contre  moi-même;  et  vous  aimerais 
moins  si  vous  cédiez  trop  vite... 

GUIDO. 

Oui,  vous  êtes  mon  père  et  vous  l'avez  prouvé:  car 
vous  aussi  vous  choisirez  la  mort;  et  puisque  je  rejette 
abominable  pacte,  vous  allez  retourner  au  camp  de 
Tennemi,  pour  y  subir  le  sort  que  Florence  vous  ré- 
serve... 

MARCO. 

Mon  fils,  il  n'est  ici  question  que  de  moi-même,  un 
vieillard  assez  inutile,  qui  n'a  plus  guère  à  vivre,  qui 
n'importe  à  personne...  C'est  pourquoi  je  me  dis  que 
ce  n'est  pas  la  peine  de  combattre  en  moi  une  vieille 
folie,  et  de  lutter  longtemps  pour  élever  ce  qu'il  me 
faudrait  faire  à  la  hauteur  de  ce  qui  serait  sage...  Je 
ne  sais  pourquoi  j'irai  là...  Mon  âme  dans  mon  vieux 
corps  est  demeurée  trop  jeune;  et  je  suis  d'une  époque 
trop  éloignée  encore  de  l'âge  de  la  raison...  Mais  je 
déplore  que  tant  de  forces  du  passé  m'empêchent  de 
violer  une  promesse  folle... 

GUIDO. 

Je  suivrai  votre  exemple. 

MARCO. 

Que  voulez-vous  dire?... 


20  MONNA  VANNA 


GUIDO. 

Quo  je  ferai  conme  vous,  que  je  serai  fidèle  à  ces 
Corces  du  passé  qui  vous  semblent  absurdes,  mais  qui 
iijreusement,  vous  dominent  encore... 

MARCO. 

Elles  ne  me  dominent  plus  quand  il  s'agit  des  autres; 
et  s'il  vous  faut,  pour  éclairer  votre  âme,  le  pauvre 
sacrifice  de  ma  vieille  parole,  je  renonce  en  mon  cœur  à 
tenir  ma  promesse,  et,  quoi  que  vous  fassiez,  je  n'irai 
pas  là-bas... 

GUIDO. 

Mon  père,  c'est  assez.  Je  vous  dirais  des  mots  qu'un 
fils  ne  doit  pas  dire  à  son  père  qui  s'égare. 

MARCO. 

Mon  fils,  dites-moi  tous  les  mots  que  l'indignation 
soulève  en  votre  cœur.  Je  les  accueillerai  comme  les 
témoignages  d'une  juste  douleur...  L'amour  que  j'ai 
pour  vous  ne  dépend  pas  des  mots  que  vous  pourrez 
me  dire...  Mais,  en  me  maudissant,  laissez  donc  la 
raison  et  la  bonne  pitié  remplacer  dans  votre  âme  les 
injures  qui  la  quittent... 

GUIDO. 

Que  ceci  nous  suffise.  Je  n'écouterai  pas  davantage. 
Réfléchissez;  et  représentez-vous  ce  que  vous  voulez 
me  faire  faire.  C'est  vous,  en  ce  moment,  qui  manquez 
de  raison,  de  raison  haute  et  noble,  et  la  crainte  de  la 
mort  trouble  votre  sagesse.  Pour  moi,  je  regarde  cette 


ACTE  PREMIER,  SCENE  21 

mort  avec  moins  d'inquiétude,  el  sais  me  souvenir  des 
leçons  de  courage  que  vous  m'avez  données  avant  que 
les  années  et  la  vaine  étude  des  livres  eussent  affaibli 
le  vôtre.  Nous  sommes  seuls  dans  cette  salle.  Personne 
ne  fut  témoin  de  votre  défaillance,  et  mes  deux  lieute- 
nants garderont  avec  moi  un  secret  que  nous  n'aurons, 
hélas!  pas  à  porter  bien  loin.  Que  ceci  soit  enseveli  dans 
nos  cœurs,  et  parlons  maintenant  de  la  dernière  lutte.. 

MARCO. 

Non,  mon  fils,  cela  ne  peut  s'ensevelir,  car  les  années 
et  les  vaines  étude>  m'ont  appris  qu'il  n'est  jamais  per- 
jiiis,  pour  aucune  raison,  d'ensevelir  ainsi  une  seule  vie 
l'homme.  Si  vous  croyez  que  je  n'ai  plus  le  courage  que 
vous  honorez  seul,  il  m'en  demeure  un  autre,  moins 
éclatant  peut-être  et  moins  célébré  par  les  hommes,  car 
il  fait  moins  âe  mal,  et  les  hommes  vénèrent  ce  qui  les 
fait  souffrir..  Il  me  permettra  d'accomplir  le  reste  de 
mon  devoir. 

GUIDO. 

Et  quel  est  donc  ce  reste? 

MARCO. 

Je  vais  achever  ce  que  j'ai  vainement  commencé. 
Vous  étiez  un  des  juges,  vous  n'êtes  point  le  seul;  et 
tous  ceux  dont  la  vie  ou  la  mort  se  décide  à  cette  heure 
ont  droit  à  connaître  leur  sort  et  de  quoi  dépend  leur 
salut... 

GUIDO. 

Je  ne  comprends  pas  bien  ;  du  moins,  j'espère  ne  pas 
comprendre  encore...  Vous  dites?... 


22  MONNA  VAi\i\A 


MARCO. 

Je  dis  qu'au  sortir  de  celle  salle,  j'irai  faire  part  au 
peuple  de  l'offre  que  vous  fait  Prinzivalle  et  que  vous 
rejetez. 

GUIDO. 

C'est  bien,  celte  fois  j'ai  compris.  Je  regrette  que 
[es  mots  inutiles  nous  aient  entraînés  là;  et  je  regrette 
aussi  que  votre  égarement  me  force  à  manquer  au  res- 
pect que  je  dois  à  votre  âge.  Mais  le  devoir  d'un  fils  est 
de  protéger  contre  lui-même  son  père  qui  se  trompe. 
Du  reste,  tant  que  Pise  est  debout,  j'y  demeure  le 
maître  et  suis  gardien  de  son  honneur.  Borso  et  Torello, 
je  vous  confie  mon  père;  vous  veillerez  sur  lui  jus- 
qu'à ce  que  sa  conscience  s'éclaire.  Il  ne  s'est  rien 
passé.  Personne  ne  saura  rien.  Mon  père,  je  vous 
pardonne.  Vous  me  pardonnerez  lorsque  la  dernière 
heure  réveillera  en  vous  le  souvenir  des  jours  où  vous 
m'avez  appris  à  devenir  un  homme  sans  crainte  et  sans 
faiblesse  volontaire. 

MARCO. 

Mon  fils,  je  vous  pardonne  avant  la  dernière  heure. 
J'aurais  fait  comme  vous.  Vous  m'emprisonnerez;  mais 
mon  secret  est  libre  ;  il  est  déjà  trop  tard  pour  étouffer 
ma  voix. 

GUIDO. 

Qu'est-ce  à  dire  ? 

MARCO. 

Qu'en  ce  moment  même,  la  Seigneurie  délibère  sur 
la  proposition  de  Prinzivalle. 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  II  23 

GUIDO. 
La  Seigneurie?...  Qui  lui  a  donc  fait  part?... 

MARCO. 

Moi-même,  avant  de  vous  apprendre... 

GDIDO. 

Non  I  II  n'est  pas  possible  que  la  crainte  de  la  mort, 
et  les  ravages  que  la  vieillesse  ont  faits  dans  votre  cœur, 
aient  pu  vous  affoler  jusqu'à  livrer  ainsi  mon  unique 
bonheur,  tout  mon  amour,  toute  la  joie  et  toute  la 
pureté  de  notre  double  vie,  à  des  mains  étrangères  qui 
s'en  vont  le  peser  et  le  mesurer  froidement,  comme 
elles  pèsent  le  sel,  comme  elles  mesurent  Thuile  au  fond 
de  leurs  boutiques!...  Je  n'y  crois  pas  encore...  Je  n'y 
croirai  vraiment  que  lorsque  j'aurai  vu...  Et  lorsque 
j'aurai  vu,  je  vous  regarderai,  vous,  mon  pauvre  vieux 
père  que  j'aimais,  que  je  croyais  connaître,  auquel  je 
m'efforçais  de  ressembler  un  peu,  je  vous  regarderai 
avec  plus  de  surprise,  avec  autant  d'horreur,  que  je 
regarderais  le  monstre  obscène  et  lâche  qui  nous  plonge 
aujourd'hui  dans  toutes  ces  ordures  1... 

MARCO. 

Vous  dites  vrai,  mon  fils,  vous  ne  me  connaissiez 
pas.  assez;  et  c'est  un  tort  dont  je  m'accuse.  Lorsque 
la  vieillesse  est  venue,  je  ne  vous  fis  point  part  de  ce 
qu'elle  m'apprenait  chaque  jour  sur  la  vie,  sur  l'amour, 
sur  la  douleur  et  le  bonheur  des  hommes...  On  vit  sou- 
vent ainsi,  tout  près  de  ceux  qu'on  aime,  sans  leur  dire 


24  MON.NA  VANNA 

les  seules  choses  qu'il  importe  de  dire...  On  va,  bercé 
par  le  passé;  on  croit  que  tout  se  transformô  en  même 
temps  que  soi;  et  quand  un  malheur  vous  réveille,  on 
voit  avec  étonnement  qu'on  est  bien  loin  les  uns  des 
autres...  Si  je  vous  avais  dit  plus  tôt  tout  ce  qui  chan- 
geait en  mon  cœur,  toutes  les  vanités  qui  s'en  déta- 
chaient une  à  une,  toutes  les  réalités  qui  s'ouvraient  à 
leur  place,  je  ne  me  trouverais  pas  aujourd'hui  devant 
vous  comme  un  malheureux  inconnu  que  vous  êtes  sur 
le  point  de  haïr... 

GUIDO, 

Je  suis  heureux  de  vous  avoir  connu  si  tard...  Pour 
le  reste,  tant  pis.  Je  sais  d'avance  ce  que  la  Seigneurie 
choisira.  Il  est  en  vérité  trop  facile  de  se  sauver  ainsi 
aux  dépens  d'un  seul  homme;  et  c'est  une  tentation  à 
laquelle  de  plus  nobles  courages  que  ceux  de  ces  bour- 
geois qui  regrettent  leurs  comptoirs  ne  résisteraient 
point.  Mais  je  ne  leur  dois  pas  cela  !  Je  ne  dois  cela  à 
personne.  Je  leur  ai  donné  mon  sang  et  mes  veilles; 
toutes  les  fatigues,  toutes  les  souffrances  de  ce  long 
siège  ;  c'est  assez,  et  c'est  tout.  Le  surplus  m'appartient; 
je  n'obéirai  pas;  et  je  me  souviendrai  que  je  commande 
encore.  11  me  reste  du  moins  mes  trois  cents  Stradiotes 
qui  n'entendent  que  ma  voix  et  n'écouteront  pas  les 
conseils  des  lâches!...  • 

MARCO. 

Mon  fils,  vous  vous  trompez.  La  Seigneurie  de  Pise, 
ces  bourgeois  que  vous  méprisez  avant  de  savoir  ce 
qu'ils  décideront,  ont  donné,  au  contraire,  dans  la  dé- 
tresse, un  admirable  exemple  de  noblesse  et  de  fermeté. 


ACTE  PREMIER.  sCENE  II  2o 

Ils  n'ont  pas  voulu  que  leur  salut  dépendît  du  sacrifice 
imposé  à  la  pudeur  et  à  l'amour  d'une  femme;  et  au 
moment  où  je  les  quittais  pour  venir  vous  trouver,  ils 
appelaient  Vanna  pour  lui  dire  qu'ils  mettaient  en  ses 
mains  le  sort  de  la  cité. 

GUIDO. 

Comment  !...  Ils  ont  osé!  quand  je  n'étais  pas  là,  ils 
ont  osé  répéter  devant  elle  les  immondes  paroles  de  ce 
satyre  forcenél...  Ma  Vanna!...  Quand  je  pense  à  son 
tendre  visage  qu'un  regard  fait  rougir  ;  où  toutes  les 
pudeurs  vont  et  viennent  sans  cesse,  comme  pour  ra- 
fraîchir l'éclat  de  sa  beauté!...  Ma  Vanna  devant  eux, 
vieillards  aux  yeux  luisants  et  petits  marchands  pâlos 
au  sourire  hypocrite,  qui  avaient  peur  d'elle  comme 
d'une  chose  sainte...  Ils  vont  donc  lui  redire  :  «  Va  là- 
bas,  seule  et  nue  comme  il  l'a  demandé...  »  Va  lui  livrer 
ce  corps  que  personne  n'effleurait  d'un  désir,  tant  il 
paraissait  vierge,  et  que  moi,  son  époux,  je  n'osais 
dévoiler  qu'en  priant  mes  deux  mains,  en  suppliant 
mes  yeux,  de  rester  purs  et  chastes  de  peur  de  le  ternir 
d'un  frisson  défendu...  Et  pendant  que  je  parle,  ils  sont 
là  qui  lui  disent...  Ils  sont  fermes  et  nobles;  ils  ne 
l'obligent  point  à  partir  malgré  elle...  Comment  donc 
feraient-ils  tant  que  je  serai  là?...  Ils  ne  demandent 
rien  que  son  consentement...  Et  mon  consentement, 
qui  me  l'a  demandé?... 

MARCO. 

N'est-ce  pas  moi,  mon  fils?  Si  je  ne  l'obtiens  point 
ils  viendront  à  le»r  tour... 


26  MONNA  VANNA 


GUIDO. 


Ils  n'ont  que  faire  de  venir;  et  Vanna  leur  aura 
répondu  pour  nous  deux. 

MARCO. 

Je  Tespère,  si  vous  acceptez  sa  réponse. 

GUIDO. 

Sa  réponse!...  Vous  en  doutez  donc?  Et  vous  la  con- 
naissez; et  vous  l'avez  vue  tous  les  jours,  depuis  la 
première  heure,  où  toute  couverte  encore  des  fleurs  et 
du  sourire  de  son  unique  amour,  elle  a  franchi  le  seuil 
de  cette  même  salle  où  vous  venez  la  vendre,  où  vous 
osez  douter  de  la  seule  réponse  qu'une  femme  puisse 
faire  à  un  père  qui  s'oublie  jusqu'à  souhaiter  que  sa 
fille... 

MARCO. 

Mon  fils,  chacun  voit  dans  un  être  ce  qu'il  voit  en 
lui-même;  et  chacun  le  connaît  d'une  façon  différente, 
et  jusqu'à  la  hauteur  de  sa  propre  conscience... 

GUIDO. 

Oui,  c'est  pourquoi,  sans  doute,  je  vous  connaissais 
mal...  Mais  si  mes  yeux  devaient  s'ouvrir  ainsi,  à  deux 
reprises,  sur  deux  erreurs  aussi  cruelles,  j'aimerais 
mieux,  mon  Dieu!  les  fermer  pour  toujours  1... 

MARCO. 

Ils  s'ouvriraient,  mon  fils,  à  des  clartés  plus 
grandes...  Et  si  je  parle  ainsi,  c'est  que  j'ai  vu  en  elle 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  III  27 

une  sorte  de  force  que  vous  n'avez  pas  vue,  qui  fait  que 
je  ne  doute  pas  de  sa  réponse... 

GUIDO. 

Si  vous  n'en  doutez  pas,  je  n'en  doute  pas  non  plus. 
Sa  réponse,  je  l'accepte,  ici  même  et  d'avance,  aveuglé- 
ment, obstinément,  irrévocablement.  Si  elle  n'est  pas 
la  même  que  la  mienne,  c'est  que  nous  nous  sommes 
trompés  l'un  et  l'autre,  depuis  la  première  heure 
jusqu'à  ce  dernier  jour.  C'est  que  tout  notre  amour 
n'était  qu'un  grand  mensonge  qui  s'efTondre,  c'est  que 
tout  ce  que  j'adorais  en  elle  ne  se  trouvait  qu'ici,  dans 
cette  pauvre  tête  trop  crédule  et  qui  deviendrait  folle, 
dans  ce  malheureux  cœur  qui  n'avait  qu'un  bonheur  et 
n'aurait  aimé  qu'un  fantôme  I... 


SCENE  III 

Les  Mêmes,  VANNA. 

{On  entend  le  murmure  d'une  foule  qui  répète  au  dehors  le 
nom  de  «  iMonna  Vanna  ».  La  porte  dtt  fond  s'owy?'e,  et 
Vanna,  seule  et  pâle,  s'avance  dans  la  salle,  tandis  que 
sur  le  seuil  se  pressent,  en  se  dissimulant,  des  hommes 
et  des  femmes  qui  n  osent  pas  entrer.) 

GUiDO  ayant  aperçu  Vanna,  il  s'élance  au-devant  d'elle, 
lui  prend  les  mains,  lui  caresse  le  visage  et  Cemhrasse 
avec  une  ardeur  fiévreuse. 

Ma  Vanna  î...  Qu'ont-ils  fait*^...  Non,  non,  ne  redis  pas 
les  choses  qu'ils  ont  dites!...  Laisse-moi  voir  ton  front  el 


28  MONNA  VANNA 

plonger  dans  tes  yeux...  Ahl  tout  est  resté  pur  et  loyal 
comme  l'eau  où  se  baignent  les  anges!...  Ils  n'ont  rien 
pu  souiller  de  tout  ce  que  j'aimais;  et  toutes  leurs 
paroles  tombaient  comme  des  pierres  qu'on  lance  vers 
le  ciel  sans  troubler  un  instant  la  clarté  de  Tazur! 
Quand  ils  ont  vu  ces  yeux,  ils  n'ont  rien  demandé,  j'en 
suis  sûr...  Ils  n'ont  pas  exigé  de  réponse;  leur  clarté 
répondait.  Elle  mettait  un  grand  lac  de  lumière  et 
d'amour  que  rien  n'eût  pu  franchir  entre  leurs  pensées 
rt  la  tienne...  Mais  maintenant,  regarde,  approche-toi... 
Il  y  a  un  homme  ici  que  j'appelle  mon  père...  Vois,  il 
baisse  la  tête;  ses  cheveux  blancs  le  cachent...  Il  faut 
lai  pardonner;  il  est  vieux  et  se  trompe...  Il  faut  avoir 
pitié;  il  faut  faire  un  effort;  tes  yeux  ne  suffisent  pas  à 
le  dissuader,  tant  il  est  loin  de  nous...  Il  ne  nous  con- 
naît plus;  notre  amour  a  passé  sur  sa  vieillesse  aveugle 
comme  une  pluie  d'avril  sur  un  rocher  crayeux...  Il  n'a 
Jamais  saisi  un  seul  de  ses  rayons;  il  n'a  jamais  surpris 
un  seul  de  nos  baisers...  Il  croit  que  nous  aimons 
comme  ceux  qui  n'aiment  pas...  Il  lui  faut  des  paroles 
pour  comprendre.  11  lui  faut  la  réponse...  Va,  dis-lui 
ta  réponse. 

VANNA  s'approchant  de  Marco, 
Mon  père,  j'irai  ce  soir. 

MARCO  la  baisant  au  front» 
Ma  fille,  je  savais... 

GTJIDO. 

Quoi?...  Que  lui  as-tu  dit?...  Parles-tu  pour  lui  ou 
pour  moi?... 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  III  29 

VANNA. 

Pour  toi  aussi,  Guido...  J'obéirai  ce  soir... 

GUIDO. 

tfais  à  qui?  Tout  est  là,  je  ne  sais  pas  encore... 

VANNA. 

rirai  ce  soir  au  camp  de  Prinzivalle. 

GUIDO. 

Pour  te  donner  à  lui  comme  il  l'a  demandé? 

VANNA. 

Oui. 

GUIDO. 

Pour  mourir  avec  lui?...  Pour  le  tuer  avant?...  Je 
n  avais  pas  songé...  Cela,  du  moins  cela,  et  je  com- 
prendrai tout... 

VANNA. 

Je  ne  le  tuerai  pas;  la  ville  serait  prise... 

GUIDO. 

Quoi?....  C'est  toi!...  Mais  tu  l'aimes?  tu  Taimais... 
Depuis  quand  l'aimes-tu?... 

VANNA. 

Je  ne  le  connais  pas;  je  ne  l'ai  jamais  vu... 


30  MONI^A  VANNA 

GUIDO. 

Mais  tu  sais  comme  il  est?...  Sans  doute  ils  ont 
parlé...  Ils  ont  dit  qu'il  était... 

VANNA. 

Quelqu'un  m'a  dit  tantôt  que  c'était  un  vieillard,  je 
ne  sais  rien  de  plus... 

GUIDO. 

Ce  n'est  pas  un  vieillard  !...  Il  est  jeune,  il  est 
beau...  Bien  plus  jeune  que  moi...  Mais  pourquoi 
n'a-t-il  pas  demandé  autre  chose  1...  Je  serais  allé  \\ 
les  mains  jointes,  à  genoux,  pour  sauver  notre  ville... 
Je  serais  parti  seul,  seul  et  pauvre  avec  elle,  pour 
errer  jusqu'au  bout  et  demander  l'aumône  par  les  che- 
mins déserts...  Mais  cet  ignoble  rêve  d'un  barbare!... 
Jamais,  dans  aucun  temps  ni  dans  aucune  histoire, 
le  vainqueur  n'eût  osé...  {S' approchant  de  Vanna  et 
l'enlaçant.)  Ohl  Vanna!  ma  Vanna!...  Je  n'y  crois  pas 
encore!...  Ce  n'est  pas  toi  qui  parles!...  Je  n'ai  rien 
entendu  et  tout  est  réparé...  C'est  la  voix  de  mon  père 
qui  sortait  des  murailles...  Dis-moi  que  je  me  trompe 
et  que  tout  notre  amour  et  toute  ta  pudeur  disaient 
non,  criaient  non,  puisqu'il  fallait  braver  la  honte 
d'un  tel  choix!...  Je  n'ai  rien  entendu  qu'un  écho 
attardé...  C'est  un  silence  vierge  que  tu  vas  déchirer. 
Vois,  tout  le  monde  écoute  ;  personne  ne  sait  rien  ;  et  tu 
dois  encore  dire  la  première  parole...  Dis-la  vite.  Vanna, 
pour  qu'ils  te  reconnaissent; dis-la  vite,  Vanna,  pour 
qu'ils  sachent  notre  amour,  pour  dissiper  le  songe...' 
Dis  celle  que  j'attends  et  qui  doit  être  dite,  pour  sou- 
tenir eniin  tout  ce  qui  croule  en  moil... 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  lU  31 

VANNA. 

Je  le  sais  bien,  Guido,  que  tu  portes  la  part  la  plus 
lourde... 

GUIDO  Vécartant  instinctivement. 

Mais  je  la  perle  seul!  et  c'est  celui  qui  aime  qui  porte 
tout  le  poids!...  Tu  ne  m'as  pas  aimé...  Cela  ne  coûte 
rien  à  ceux  qui  n'ont  pas  d'âme,.. C'est  de  l'inattendu... 
C'est  peut-être  une  fête...  Ah!  mais  je  saurai  bien 
empêcher  cette  fête!  ..  Je  suis  le  maître  encore,  quoi 
qu'on  dise,  quoi  qu'on  fasse!...  Et  que  dirais-tu  donc  si 
je  me  révoltais?...  Si  je  t'enfermais  là,  dans  la  bonne 
prison,  dans  la  prison  bien  chaste  et  les  cachots  bien 
frais  qui  sont  sous  cette  salle,  avec  mes  Stradiotes 
devant  toutes  les  grilles,  et  si  j'attendais  là  que  ton  feu 
s'élei^^nît  et  que  ton  héroïsme  fût  un  peu  moins 
ardent?...  Allez  donc,  prenez-la,  j'ai  dit,  j'ai  donné 
Tordre...  Allez,  obéissez I... 

VANNA. 

Guido,  tu  le  sais  bien... 

GUIDO. 

Ils  n'obéissent  pas?...  Personne  ne  l'a  fait?...  Toi, 
Borso,  Torello,  vos  bras  sont-ils  de  pierre?...  Ma  voix 
ne  s'entend  plus?...  Et  vous,  là-bas,  les  autres,  qui 
écoutez  aux  portes,  enlendez-vous  ma  voix?...  Je  crie 
à  fendre  un  rocl...  Entrez  donc,  prenez-la,  elle  est  à 
tout  le  monde!...  Je  comprends, ils  ont  peur...  Ahl  c'est 
qu'ils  veulent  vivre!...  Us  vivent  et  moi  je  meurs I... 


32  MOiNNA  VANNA 

SeigneurI  c'est  trop  facile! ...  Un  seul  contre  la  foule!... 
Un  seul  qui  paie  pour  tous!...  Pourquoi  moi  et  non 
vous?...  Vous  avez  tous  des  femmes!...  [Tirant  à  moitié 
son  épée  et  s'approchant  de  Vanna.)  Et  si  je  préférais  ta 
mort  à  notre  honte?...  Tu  n'avais  pas  pensé...  Mais  si 
mais  si,  regarde...  Il  ne  faut  plus  qu'un  geste... 

VANNA. 

Guido,  tu  le  feras  si  Famour  te  l'ordonne... 

GUIDO. 

Si  l'amour  te  l'ordonne!...  Parle  donc  de  l'amour 
que  tu  n'as  pas  connu!...  Tu  n'as  jamais  aimé!...  Je  te 
vois  aujourd'hui  plus  sèche  qu'un  désert  où  j'ai  tout 
englouti...  Rien!...  Pas  même  une  larmel...  Je  ne  fus 
qu'un  refuge  dont  on  avait  besoin...  Si  durant  une 
minute... 

VANNA. 

Guido,  tu  le  vois  bien,  je  ne  peux  plus  parler... 
Regarde  mon  visage...  Je  me  raidis,  je  meurs... 

GUiDO  la  prenant  brusquement  dans  ses  bras. 

Viens  dans  mes  bras.  Vanna...  C'est  là  que  tu  vas 
vivre... 

VANNA  s'écartant  et  se  raidissant. 

Non,  non,  non,  non,  Guido...  Je  sais...  Je  ne  puis 
dire...  Toute  ma  force  tombe  si  je  dis  un  seul  mot... 
Je  ne  peux  pas...  Je  veux...  J'ai  réfléchi,  je  sais,  je 


ACTE  PREMIER,  SCÈNE  lîl  33 

t'aime,  je  te  dois  tout...  Je  suis  peut-être  horrible...  Et 
cependant  j'irai!  j'irai!  j'irai!... 

GUIDO  la  repoussant. 

C'est  bien,  va-t-en,  va-t-en,  éloigne-loi,  vas-y,  je 
donne  tout,  vas-y,  je  t'abandonne... 

VANNA  lui  saisissant  les  mains. 
Guide... 

GUIDO  la  repoussant. 

Ah!  ne  me  reliens  pas  de  tes  mains  chaudes  et 
molles...  Mon  père  avait  raison  ;  il  te  connaissait 
mieux...  Mon  père,  la  voici...  Mon  père,  c'est  votre 
œuvre...  Achevez-la,  votre  œuvre,  allez  donc  jusqu'au 
bout!...  Menez-la  sous  la  tente...  Je  resterai  ici;  je  vous 
verrai  partir...  Mais  ne  croyez  donc  pas  que  je  prendrai 
ma  part  du  pain  et  de  la  viande  qu'elle  va  lui  payer!... 
Il  me  reste  une  chose,  et  vous  saurez  bientôt... 

VANNA  s'atlachant  à  lui. 

Guide,  regarde-moi...  Ne  cache  pas  tes  yeux...  C'est 
la  seule  menace...  Regarde...  Je  veux  voir... 

GUIDO  la  regardant  et  Vécarlant  plus  froidemem. 

Regarde...  Éloigne-loi,  ie  ne  te  connais  plus...  Le 
temps  presse,  il  atlend,  le  soir  tombe...  N'aie  pas  peur, 
ne  crains  rien...  Ai-je  les  yeux  d'un  homme  qui  va  faire 
des  folies?...  On  ne  meurt  pas  ainsi  sur  l'amour  qui 
s'effondre...  C'est  pendant  que  l'on  aime  que  la  raison 
chancelle...  La  mienne  est  raffermie...  J'ai  vu  ram')Ur 


34  MONNA  VANNA 

à  fond,  Tamour  et  la  pudeur...  Je  n'ai  plus  rien  à  dire- 
Non,  non,  ouvre  les  doigts...  Ils  ne  retiendront  pas  un 
amour  qui  s'éloigne...  C'est  fini,  bien  fini...  Il  n'en  reste 
pas  trace...  Tout  le  passé  s'abîme  et  l'avenir  aussi... 
Ah  1  oui,  ces  petits  doigts,  ces  yeux  purs  et  ces  lèvres... 
J'y  ai  cru  dans  le  temps...  Il  ne  me  reste  rien...  {Repous- 
sant chacune  des  mains  de  Vanna.)  Rien,  plus  rien,  moins 
que  rien...  Adieu,  Vanna,  va-t-en,  adieu...  Tu  vas 
là-bas?... 

VANNA. 

Oui... 

GUIDO, 

Tu  ne  reviendras  pas?... 

VANNA. 

Si... 

GUIDO. 

Nous  verrons...  Ah!  c'est  bien...  Nous  verrons...  Qui 
m'eût  dit  que  mon  père  la  connût  mieux  que  moi?... 
(//  chancelle  et  se  retient  à  U7ie  des  colonnes  de  marbre. 
Vanna  sort  seule  et  lentement^  sans  le  regarder.) 


fllt   DU   PREMIER   ACTI 


ACTE  DEUXIÈME 


La  tente  de  Prinzivalle.  Désordre  somptueux.  Tentures  de 
soie  et  d'or.  Armes,  amas  de  fourrures  précieuses,  grands 
coffres  entr'ouverts,  débordants  de  bijoux  et  d'étoffes  res- 
plendissantes. Au  fond,  l'entrée  de  la  tente  fermée  par  une 
portière  en  tapisserie. 


SCENE  PREMIERE 

PRINZIVALLE  debout  près  d'une  table^  range 
des  parchemins^  des  plans  et  des  armes.  Entre  VEDIO. 

VEDIO. 

Voici  une  lettre  du  commissaire  de  la  République. 

PRINZIVALLE. 

De  Trivulzio? 

VEDIO. 

Oui.  Messer  Maladura,  le  second  commîssaîre,  n>st 
pas  encore  revenu, 

PRINZIVALLE. 

Il  faut  croire  que  l'armée  vénitienne  qui  menace  Flo- 


36  MONNA  VANNA 

rence  par  le  Casentin  ne  se  laisse  pas  vaincre  aussi  faci- 
lement  qu  ils  l'avaient  espéré...  Donne  la  lettre.    (// 

I  reyid  la  lettre  et  lit.)  11  me  transmet,  pour  la  dernière 
fois,  sous  peine  d'arrestation  immédiate,  Tordre  formel 
de  tenter  l'assaut  dès  l'aurore...  Bien,  la  nuit  m'ap- 
partient... Arrestation  immédiate  !...  Ils  ne  doutent  de 
rien!...  Ils  s'imaginent  d'onc  qu'on  épouvante  encore, 
à  l'aide  de  vieux  mots,  Thomme  qui  attend  l'heuie 
unique  de  sa  vie...  Menace,  arrestation,  délation,  juge- 
ment, quoi  encore?...  je  sais  ce  que  cela  veut  dire... 
Voilà  longtemps  qu'ils  m'auraient  arrêté,  s'ils  pou- 
vaient, s'ils  osaient... 

VEUlO. 

Messer  Trivulzio,  en  me  remettant  l'ordre,  m'a  dit 
qu'il  me  suivait  pour  venir  vous  parler. 

PRINZIVALLE. 

Il  s'y  résout  enfin?...  Ce  sera  décisif,  et  le  petit  scribe 
chafouin,  qui  représente  ici  toute  la  puissance  occulte 
de  Florence,  et  n'ose  pas  me  regarder  en  face,  le  petit 
homme  blême  qui  me  hait  plus  profondément  que  la 
mort,  passera  une  nuit  qu'il  n'avait  pas  prévue...  Il 
faut  que  les  ordres  soient  graves  pour  qu'il  vienne 
affronter  le  monstre  dans  sa  cage...  Quels  gardes  sont 
^  ma  porte? 

VEDIO. 

Ce  sont  deux  vieux  soldats  de  votre  bande  de  Galice. 

II  m'a  semblé  reconnaître  Hernando;  et  l'autre  est,  je 
crois,  Diego... 


ACTE  11,  SCÈNE  PREMIÈRE  37 

PRINZIVALLE. 

C'est  bien;  ils  m'obéiraient  même  si  je  leur  ordonnais 
d'enchaîner  Dieu  le  Père...  Le  jour  baisse.  Fais  allamei 
les  lampes.  Quelle  heure  est-il? 

VEDIO. 

Neuf  heures  passées. 

PRINZIVALLE. 

Marco  Colonna  n'est  pas  revenu?.,. 

VEDIO. 

Jai  donné  ordre  aux  sentinelles  de  vous  l'amener 
di^s  qu'il  franchirait  le  fossé. 

PRINZIVALLE. 

Il  devait  être  ici  avant  neuf  heures  si  l'on  repoussait 
oiïre... -C'est  Theure  qui  décide...  et  ma  vie  tient  en 
elle,  comme  ces  grands  navires  aux  voiles  éployées  que 
lîs  prisonniers  introduisent,  en  même  temps  que  leurs 
songes,  dans  une  bulle  de  verre...  C'est  étrange  que 
l'homme  puisse  mettre  son  destin,  sa  raison  et  son 
cœur,  son  bonheur,  son  malheur,  dans  une  chose  aussi 
frêle  que  l'amour  d'une  femme...  J'en  sourirais  moi- 
même,  si  ce  n'était  plus  fort  que  mon  sourire...  Marco 
ne  revient  pas....  C'est  qu'elle  doit  venir...  Va  voir 
si  le  fanal  qui  m'annonce  qu'on  dit  oui;  va  voir  si 
la  lumière  qui  précède  dans  le  ciel  les  pas  tremblante 
de  celle  qui  se  donne  pour  tous,  et  qui  vient  me 
sauver  en  même  temps  que  son  peuple...  Ah!  non,  j'y 

4 


n  MONNA  VAÎW'VA 

vais  moi-même...  Il  ne  faut  point  que  d'autres  yeux. 
même  des  yeux  amis,  sachent  avant  les  miens,  retar- 
dent d'une  minute,  le  bonheur  que  j'attends  depuis  les 
premiers  jours  de  ma  première  enfance...  (//  va  à  Ven- 
trée de  la  tente,  soulève  la  jiortière,  et  regarde  dans  la 
nuit.)  La  lumière,  Vedio  !...  Regarde,  elle  resplendit,  elle 
éblouit  la  nuit!...  C'est  bien  le  campanile  qui  devait  la 
porter...  Il  se  penche  sur  l'ombre...  C'est  la  seule  lumière 
qui  brille  sur  la  ville...  Ah!  Pise  n'a  jamais  élevé  vers 
Tazur  une  fleur  plus  splendide,  plus  longtemps  attendue 
ni  plus  inespérée I...  Ah!  mes  braves  Pisans!  vous 
fêterez  ce  soir  une  heure  inoubliable,  et  j'aurai  plus  de 
joie  que  si  j'avais  sauvé  ma  cité  maternelle!... 

VEDIO  lui  saisissant  le  bras. 

Rentrons  sous  la  tente.  Messer  Trivulzio  s'avance  de 
ce  côté... 

PRINZIVALLE  rentrant. 

C'est  juste!  il  faut  encore...  L'entretien  sera  bref... 
{Allant  à  la  table  et  remuant  les  papiers  qui  s'y  trouvent.) 
As-tu  ses  trois  lettres?... 

VEDIO. 

Il  n'y  en  a* que  deux... 

PRINZIVALLE. 

Les  deux  que  j'ai  saisies  et  l'ordre  de  ce  soir... 

VEDIO. 

Voici  leê  deux  premières,  et  voilà  la  dernière  que 
vous  avez  froissée... 


ACTE  II,  SCÈNE  U  39 

PRINZIVAIiLE. 

Afi  l'entends. .. 

(Un  garde  soulève  la  portière.  Entre  Trivulzio.) 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  TRIVULZIO. 

TRIVULZIO. 

Avez-vous  remarqué  la  lumière  insolite  qui  lance  des 
signaux  du  haut  du  campanile?... 

PRINZIVALLE. 

fous  croyez  que  ce  sont  des  signaux?.,, 

TRIVULZIO. 

Je  n'en  doute  pas...  J'ai  à  vous  parler,  Prinzivalle... 

PRINZIVALLE. 

Je  vous  écoute.  Laisse-nous  Vedio;  mais  ne  t'éloign© 
Das.  J'aurai  besoin  de  toi... 

(Sort  Vedio.) 

TRIVULZIO. 

Vous  savez,  Prinzivalle,  l'estime  où  je  vous  tiens.  Je 
TOUS  en  ai  donné  plus  d'une  preuve  que  vous  devez 
connaître;  il  en  est  beaucoup  d'autres  que  vous  igno- 
rez, car  la  politiane  de  Florence,  qu'on  appelle  perlide 


iO  MONNA  VANNA 

et  (jui  n'est  que  prudente,  exige  que  bien  des  choses 
demeurent  longtemps  cachées,  à  ceux  même  qu'elle  met 
dans  ses  plus  intimes  secrets.  Nous  obéissons  tous  à 
ses  ordres  profonds,  et  il  faut  que  chacun  supporte 
avec  courage  le  poids  de  ses  mystères  qui  sont  la 
force  intelligente  de  la  patrie.  Qu'il  vous  suffise  de 
savoir  que  je  ne  fus  jamais  étranger  aux  décisions  qui, 
coup  sur  coup,  malgré  votre  jeunesse  et  votre  origine 
inconnue,  vous  choisirent  pour  vous  mettre  à  la  tête 
des  plus  belles  armées  de  la  République.  On  n'eut  du 
reste  pas  à  regretter  ce  choix.  Mais,  depuis  quelque 
temps,  un  parti  s'est  formé  contre  vous.  Je  ne  sais 
si,  en  vous  révélant  ce  qui  se  trame,  l'amitié  très 
réelie  que  je  vous  ai  vouée  n'empiète  pas  un  peu  sur 
mon  devoir  étroit.  Mais  le  devoir  étroit  est  souvent 
plus  funeste  que  la  générosité  la  plus  téméraire.  Je 
vous  confierai  donc  qu'on  accuse  âprement  vos  len- 
teurs et  vos  hésitations.  Quelques-uns  doutent  même 
de  votre  loyauté.  Des  délations  précises  sont  venues 
confirmer  leurs  soupçons.  Elles  ont  produit  une  impres- 
sion fâcheuse  sur  une  partie  de  l'assemblée  qui  vous 
était  déjà  défavorable.  On  alla  jusqu'à  délibérer  de 
votre  arrestation  et  de  votre  mise  en  jugement. 
Heureusement,  on  me  prévint  à  temps.  Je  partis  pour 
Florence,  et  je  n'eus  pas  de  peine  à  opposer  des  preuves 
aux  preuves  qu'on  offrait.  J'ai  répondu  de  vous.  Main- 
tenant, c'est  à  vous  de  justifier  ma  confiance,  qui  n'eut 
jamais  le  moindre  doute;  car  nous  sommes  perdus,  si 
vous  n'agissez  pas.  Mon  collègue,  Messer  Maladura,  est 
tenu  en  échec  à  Bibbiena  par  les  troupes  du  provéditeur 
vénitien.  Une  autre  armée  est  en  marche  sur  Florence 
par  le  Nord.  Il  y  va  du  salut  de  la  ville.  Tout  peut  se 
-•éparer  si  vous  livrez  demain  cet  assaut  qu'on  espère. 


ACTE  II,  SCENE  II  41 

Il  nous  rendra  notre  meilleure  armée  et  le  seul  capi- 
taine que  la  victoire  ait  toujours  couronné;  et  il  nous 
permettra  de  rentrer  dans  Florence,  la  tête  haute,  au 
milieu  de  la  pompe  d'un  triomphe  qui  fera  de  vos 
ennemis  d'hier  les  plus  fervents  de  vos  admirateurs 
et  de  vos  partisans... 

PRINZIVALLE. 

Vous  avez  dit  tout  ce  que  vous  aviez  à  me  dire?... 

TRIVULZIO. 

A  peu  près;  bien  que  j'aie  passé  sous  silence  l'affec- 
tion très  sincère  qui,  depuis  que  je  vous  connais,  n'a 
fait  que  s'affermir  en  moi...  Elle  a  su  s'affermir  malgré 
la  situation  difficile  où  nous  mettent  souvent  des  lois 
presque  contradictoires,  qui  veulent  que  le  pouvoir  du 
général  en  chef  soit  parfois  balancé,  aux  moments 
dangereux,  par  la  mystérieuse  puissance  de  Florence, 
dont  je  suis,  en  ce  jour,  l'humble  représentant,  parmi 
l'éclat  des  armes... 

PRINZIVALLE. 

L'ordre  que  voici,  et  que  je  viens  de  recevoir,  est 
bien  de  votre  main?... 

TRIVULZIO. 

Oui. 

PRINZIVALLB. 

C'est  bien  votre  écriture? 

é. 


42  MONNA  VANNA 

,  TRIVULZIO. 

Incontestablement;  pourquoi  en  doutez-vous? 

PRINZIVALLE. 

Et  ces  deux  lettres-ci,  les  reconnaissez-vous? 

TRIVULZIO. 

Peut-être...  Je  ne  sais. ..  Que  contiennent-elles  donc?. 
11  me  faudrait  savoir... 

PRINZIVALLE. 

C'est  inutile,  je  sais. 

TRIVULZIO. 

Ce  sont  donc  les  deux  lettres  que  vous  avez  intercep- 
tées comme  je  le  désirais?...  Je  vois  que  l'épreuve  était 
bonne. 

PRINZIVALLE. 

Vous  n'avez  pas  affaire  à  un  enfant.  N'usons  pas 
entre  nous  d'aussi  rtiisérables  défaites,  et, ne  prolon- 
geons pas  un  entretien  que  j'ai  hâte  de  finir,  pour  rece- 
voir enfin  une  récompense  qu'aucun  triomphe  dans 
Florence  n'égalera  jamais!...  Vous  dénoncez  là  tous 
mes  actes,  bassement,  faussement,  sans  motif  avouable, 
uniquement  pour  le  plaisir  de  nuire,  et  pour  fournir 
d'avance  l'excuse  indispensable  à  l'avarice  ingrate  de 
Florence,  qui  craint  une  fois  de  plus  que  sa  reconnais- 
sance envers    un  mercenaire  victorieux  ne  lui   coûte 


ACTE  II,  SCENE  II  i3 

trop  cher...  Tout  y  est  travesti  avec  une  habileté 
si  perfide  que  j'en  viens  par  instants  à  douter  de 
ma  propre  innocence!...  Tout  y  est  déformé,  avili., 
empesté  par  votre  envie  débile  et  clignotante,  par  votre 
haine  affreuse,  depuis  la  première  semaine  de  ce  siège 
jusqu'à  l'heure  bienheureuse  où  j'ai  ouvert  les  yeux,  et 
où  je  veux  enfin  justifier  vos  soupçons.  J'ai  fait  copier 
soigneusement  ces  lettres  ;  je  les  ai  envoyées  à  Florence 
J'ai  surpris  les  réponses.  On  vous  croit  sur  parole.  On 
vous  croit  d'autant  mieux  qu'on  vous  avait  fourni  le 
thème  de  vos  accusations.  On  me  juge  sans  m'entendre 
et  me  condamne  à  mort...  Je  sais  qu'après  cela,  quand 
je  serais  couvert  de  l'innocence  des  archanges,  je 
n'échapperais  pas  aux  preuves  qui  m'accablent...  C'est 
pourquoi  je  bondis,  je  brise  vos  petites  chaînes  et  je 
prends  les  devants...  Je  n'ai  pas  trahi  jusqu'ici;  mais 
depuis  les  deux  lettres  je  prépare  votre  ruine...  Ce  soir, 
je  vais  vous  vendre,  vous  et  vos  tristes  maîtres,  aussi 
cruellement,  aussi  mortellement  que  je  le  pourrai  faire.  •  • 
Je  croirai  ne  jamais  avoir  accompli  dans  ma  vie  un  acte 
plus  salutaire  qu'jen  abaissant  ainsi,  autant  qu'il  est  en 
moi,  la  seule  ville  qui  mette  la  perfidie  au  nombre  des 
vertus  civiques  et  veuille  que  la  ruse,  l'hypocrisie,  l'in- 
gratitude, la  vilenie  et  le  mensonge  gouvernent  l'uni- 
vers!... Dès  ce  soir,  grâce  à  moi,  votre  ennemie  sécu- 
laire, celle  qui  vous  empêche  et  vous  empêchera,  tant 
qu'elle  sera  debout,  de  sortir  de  vos  murs  pour 
corrompre  le  monde,  dès  ce  soir,  gn\ce  à  moi,  Pise 
sera  sauvée  et  se  redressera  pour  vous  braver  encore... 
Oh!  ne  vous  levez  pas,  ne  faites  pas  de  gestes  inutiles... 
Mes  mesures  sont  prises,  tout  est  inévitable;  vous  êtes 
en  mon  pouvoir,  et,  de  même  que  je  vous  tiens,  il  me 
semble  tenir  le  destin  de  Florence... 


44  MONNA  VANNA 

TRIVULZIO  tirant  sa  dague  et  en  portant  un  coup  rapiae 
à  Prinzivalle. 

Pas  encore...  Tant  que  mes  mains  sont  libres... 

PRINZIVALLE  en  parant  le  coup,  dHnstinct^  avec  le  bras, 
il  a  relevé  la  lame.  Elle  Vaiieint  au  visage.  Il  saisit  le 
poignet  de  Trivulzio. 

Ahl  ceci!...  Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  sursaut  de  la 
terreur...  Vous  voilà  dans  mes  mains,  vous  sentez  que 
Tune  d'elles  vaut  toute  votre  personne...  Et  voici  votre 
dague...  Je  n'ai  qu'à  l'abaisser...  On  dirait  que  d'elle- 
même  elle  cherche  votre  gorge. . .  Vous  ne  sourcillez  pas. .. 
Vous  n'avez  donc  pas  peur?... 

TRIVULZIO  froidement. 

Non,  enfoncez  la  dague,  vous  en  avez  le  droit.  J'avais 
donné  ma  vie... 

PRINZIVALLE  relâchant  son  étreinte. 

Ah!  vraiment?...  Mais  alors,  c'est  curieux,  ce  que 
vous  avez  fait...  Et  c'est  même  très  rare...  11  n'en  est 
pas  beaucoup  parmi  nos  hommes  d'armes  qui  eussent 
été  capables  de  se  jeter  ainsi  à  la  tête  de  la  mort,  et  je 
ïi'aurais  pas  cru  que  dans  ce  petit  corps... 

TRIVULZIO. 

Vous  autres  qui  portez  sans  cesse  l'épée  nue,  vous 
croyez  volontiers  qu'il  n'est  d'autre  courage  que  celui 
qui  éclate  au  bout  d'une  longue  lame... 


ACTE  II,  SCÈNE  II  45 


PRINZIVALLE. 


Vous  avez  peut-être  raison...  C'est  bien...  vous  n'êtes 
pas  libre,  mais  il  ne  vous  sera  fait  aucun  mal...  Nous 
servons  des  dieux  différents...  {Essuyant  le  sang  qui 
lui  coule  sur  la  face).  Ahl  je  saigne...  Le  coup 
n'était  pas  malhabile...  Un  peu  précipité,  mais  assez 
vigoureux...  C'est  égal,  il  s'en  est  fallu  de  bien  peu... 
Et  vous,  que  feriez-vous  si  vous  teniez  ainsi  celui  qui 
eût  failli  vous  envoyer  d'un  bond  dans  un  monde  où 
personne  n'a  le  désir  d'aller?... 

TBIVULZIO. 

Je  ne  l'épargnerais  point. 

PRINZIVALLE. 

Je  ne  vous  comprends  pas...  vous  êtes  bien  étrange... 
Avouez  que  vos  lettres  étaient  d'ignobles  choses... 
J'avais  versé  mon  sang  dans  trois  grandes  batailles;  je 
faisais  de  mon  mieux,  tout  vous  appartenait,  je  servais 
bravement  ceux  qui  m'avaient  choisi,  sans  qu'une  seule 
pensée  déloyable  pénétrât  dans  mon  cœur...  Vous 
devez  le  savoir,  puisque  vous  m'épiiez...  Et  pourtant, 
dans  vos  lettres,  par  haine, par  envie  ou  par  économie, 
vous  travestissez  tous  les  actes  qui  ne  tendaient  qu'à 
vous  sauver,  vous  trompez  sciemment,  vous  accumulei 
les  mensonges... 

TRIVULZIO. 

Les  faits  étaient  menteurs;  cela  n'importe  guère.  Ce 
qu'il  fallait  saisir,  c'est  l'heure  dangereuse  où  le  soldat 
enflé  de  deux  ou  trois  victoires  —  le  nombre  varie  peu 


46  MONNA  VANNA 

—  ne  va  plus  obéir  aux  maîtres  qui  l'emploient  et  qui 
ont  une  mission  plus  haute  que  la  sienne.  Cette  heure 
avait  sonné,  celle-ci  me  le  prouve.  Le  peuple  de  Flo- 
rence vous  aimait  déjà  trop.  C'est  è  nous  d'écarter  les 
idoles  qu'il  se  forme.  11  nous  en  veut  un  peu  sur  le 
moment,  mais  il  nous  a  créés  pour  contrarier  ainsi  ses 
caprices  hasardeux.  Il  connaît  sa  mission  mieux  qu'on 
ne  le  suppose,  et  quand  nous  détruisons  ce  qu'il  ado- 
rait trop,  il  sent  que,  malgré  lui,  c'est  sa  volonté  même 
que  nous  accomplissons.  C'est  pourquoi  j'ai  jugé  que 
l'heure  était  venue  de  signaler  l'idole.  J'avertissais 
Florence.  Elle  savait  d'avance  ce  que  mes  mensonges 
voudraient  dire... 

PRINZIVALLE. 

L'heure  n  eta-it  pas  venue,  ne  serait  pas  venue  si  vos 
lettres  affreuses.. 

TRIVULZIO. 

Elle  aurait  pu  venir  et  cela  suffisait... 

PRINZIVALLE. 

Quoi!  un  homme  innocent,  sur  un  simple  soupçon, 
sacrifié  sans  regrets  au  danger  qui,  peut-être,  aurait  pu 
menacer... 

TRIVULZIO. 

Un  homme  ne  compte  pas  en  face  de  Florence. 

PRINZIVALLE. 

Mais  vous  y  croyez  donc,  au  destin  de  Florence,  à 
son  œuvre,  à  sa  vie?...  Elle  est  donc  auelque  chose  que 
je  ne  comprends  pas?... 


ACTE  II,  SCÈNE  11  47 

TRIVULZIO. 

Oui,  je  ne  crois  qu'en  elle;  le  reste  ne  m'est  rien... 

PRINZIVALLE. 

Après  tout,  c'est  possible...  Et  vous  avez  raison, 
puisque  vous  y  croyez...  Je  n'ai  point  de  patrie...  Je  ne 
peux  pas  savoir...  Il  me  semble  parfois  qu'il  m'en  eût 
fallu  une...  Mais  j'ai  tout  autre  chose  que  vous  n'aurez 
jamais,  et  qu'aucun  homme  n'a  eu  au  point  où  je  l'ai, 
moil...  Je  Taurai  tout  à  l'heure,  à  l'instant,  ici  même. 
Cela  suffit  à  tout...  Allez,  séparons-nous;  nous  n'avons 
pas  le  temps  de  peser  ces  énigmes...  Nous  sommes 
loin  l'un  de  l'autre  et  nous  nous  touchons  presque... 
Chaque  homme  a  son  destin...  Les  uns  ont  une  idée, 
les  autres  un  désir...  Et  vous  auriez  autant  de  mal  a 
changer  votre  idée  que  j'en  aurais  moi-même  à  changer 
mon  désir...  On  les  suit  jusqu'au  bout,  quand  on  a 
plus  d'ardeur  que  le  commun  des  hommes...  Et  ce 
qu'on  fait  est  juste,  puisqu'on  est  si  peu  libre...  Adieu, 
Trivulzio;  nous  prenons  des  routes  qui  s'écartent... 
Donnez-moi  votre  main. 

TRIVULZIO. 

Pas  encore...  Je  vous  tendrai  la  mienne  lorsque  le 
châtiment... 

PRINZIVALLE. 

Soit.  Vous  perdez  aujourd'hui,  vous  gagnerez  de- 
main... {Appelant.)  Vedio!... 

{Entre   Vedio.) 

YEDIO. 

Maître I...  Quoi?  Vous  êtes  blessé?...  Le  sang  coule... 


48  MONNA  VANNA 


PRINZIVALLE. 


Peu  importe...  Appelle  les  deux  gardes.  Quïls 
emmènent  cet  homme  sans  le  brutaliser,  sans  lui  faire 
aucun  mal...  C'est  un  ennemi  que  j'aime...  Qu'ils  le 
mettent  en  lieu  sûr,  sans  que  personne  le  voie...  Ils 
répondent  de  lui.  Ils  le  délivreront  quand  je  l'ordon- 
nerai... 

{Vedio  sort,  emmenant   Trivulzio.  Prînzival.le\ 
devant  un  miroir^  examine  sa  blessure.) 

^  PRINZIVALLE. 

Il  est  vrai  que  je  saigne  comme  si  la  blessure  avait 
atteint  l'artère...  La  plaie  n'est  pas  profonde,  mais  il 
m'a  lacéré  la  moitié  du  visage...  Qui  eût  cru  que  cet 
homme  si  chétif  et  si  pâle...  [Rentre  Vedio.)  C'est  fait?.. 

VEDIO. 

Oui.  Maître,  vous  vous  perdez... 

PRINZIVALLE, 

Je  me  perds!...  Ah!  je  voudrais  me  perdre  ainsi 
jusqu'à  la  mort!...  Je  me  perds,  Vedio!...  Mais  jamais 
homme  au  monde  n'aura  conquis  ainsi,  dans  une  juste 
vengeance,  le  seul  bonheur  qu'il  rêve  depuis  qu'il  sait 
rêver!...  Je  l'aurais  attendu  et  je  l'aurais  guetté,  je 
l'aurais  poursuivi  à  travers  tous  les  crimes,  car  il  me 
le  fallait  et  il  m'appartenait;  et  maintenant  que  mon 
étoile  heureuse  vient  me  l'oflrir  sur  ses  rayons  d'ar-' 
gent,  au  nom  de  la  justice,  au  nom  de  la  pitié,  vous 
vous   dites  :   il   se   perd!...    Pauvres    hommes    sans 


ACTE  II,  SCÈNE  II  49 

flamme  1...  Pauvres  hommes  sans  amour I...  Mais  tu  ne 
sens  donc  pas  que  mon  destin  se  pèse  à  celte  heure 
dans  le  ciel,  et  qu'on  y  accumule  la  part  de  cent 
bonheurs,  la  part  de  mille  amants!...  Ah!  je  le  sais 
bien,  moi!  je  touche  à  la  minute  où  ceux  qui  sont  mar- 
qués pour  un  noble  triomphe  ou  pour  un  grand 
désastre  se  trouvent  tout  à  coup  au  sommet  de  leur  vie, 
où  tout  les  y  soulève,  où  tout  les  y  balance,  où  tout  se 
donne  à  eux!...  Et  qu'importe  le  reste  et  tout  ce  qui 
suivra...  Nous  savons  bien  que  l'homme  n'est  pas  fait 
pour  ces  choses,  et  que  ceux  qui  les  portent  succombent 
sous  leur  poids... 

VEDio  s'approchant  avec  des  linges  blancs. 

Le  sang  coule  toujours...  Laissez-moi  vous  bander 
le  visage... 

PRINZIVALLE. 

Faites,  puisqu'il  le  faut...  Mais  tâchez  que  vos  linges 
ne  couvrent  pas  les  yeux,  n'entravent  pas  les  lèvres... 
(Se  regardant  dans  le  miroir.)  Ah  !  j'ai  l'air  d'un  malade 
qui  fuit  le  chirurgien,  lorsque  je  suis  l'amant  qui  bon- 
dira bientôt  au-devant  d'un  amour...  Pas  ainsi,  pas 
ainsi...  Et  toi,  mon  Vedio,  mon  pauvre  Vedio,  que 
deviendras-tu  donc?... 

VEDIO. 

Maître,  je  vous  suivrai... 

PRINZIVALLE. 

Non;  abandonne-moi...  Je  ne  sais  où  j'irai,  ce  que  je 
deviendrai...  Tu  t'échapperas  seul,  nul  ne  te  poursui- 


50  MONNA  VANNA 

^  vra,  tandis  qu'avec  ton  maître...  J'ai  de  l'or  dans  ces 
coffres;  prends-le,  il  t'appartient;  je  n'en  ai  plus 
besoin...  Les  chariots  sont  attelés,  les  troupeaux  assem- 
blés?... 

VEDIO. 

Ils  sont  devant  la  tente. 

PRINZIVALLl. 

Bien;  quand  je  ferai  signe,  lu  feras  ce  qu'il  faut...  {On 
entend  au  loin  le  bruit  d'un  coup  de  feu,)  Qu'est-ce?... 

VEDIO. 

On  tire  aux  avant-postes... 

PRINZIVALLE. 

Qui  donc  a  donné  Tordre?...  Ce  doit  être  une  mé- 
prise... Mais  si  c'était  sur  elle  ?...  Avais-tu  prévenu?.., 

VEDIO. 

Oui...  Ce  n'est  pas  possible...  J'ai  posté  plusieurs 
gardes  qui  vous  l'amèneront  dès  qu'elle  paraîtra.. 

paiNZIVALLE. 

Va  voir... 

(Sort  Vedio.) 


ACTE  II,  SCÈNE  III  51 

SCÈNE  m 
PRINZIVALLE,  VANNA. 

Pnnzivalle  reste  seul  un  instant.  Vedio  revient,  soulève 
la  tapisserie  de  l'entrée  et  dit  à  voix  basse  «  Maître  ». 
Puis  il  se  retire^  et  Monna  Vanna^  enveloppée  d'un 
long  manteau,  paraît  et  s'arrête  sur  le  seuil.  Prin^ 
zivatle  tressaille,  et  fait  un  pas  à  sa  rencontre), 

VANNA  d'une  voix  étouffée. 
^  viens  comme  vous  l'avez  voulu... 

PRINZIVALLE. 

^  vois  du  sang  sur  votre  main.  Vous  êtes  blessée ?..• 

VANNA. 

Une  balle  m'a  effleuré  Tépaule... 

PRINZIVALLE. 

Quand  et  où?...  C'est  affreux... 

VANNA. 

Lorsque  j'approchais  du  camp. 

PRINZIVALLE. 

Mais  qui  donc  a  tiré  ?... 


62  MONNA  VANNA 

VANNA. 

Je  ne  sais,  Thomme  a  fui. 

PRINZIVALLE. 

Montrez-moi  la  blessure. 

VANNA  entr  ouvrant  le  haut  de  son  manteau. 
C'est  ici... 

PRINZIVALLE. 

Au-dessus  du  sein  gauche...  Elle  n'a  pas  pénétré. 
La  peau  seule  est  atteinte...  Souffrez-vous  ?... 

VANNA 

Non. 

PRINZIVALLE. 

Voulez-vous  que  je  fasse  panser  la  blessure  ? 

VANNA. 

Non. 

(Un  silence.) 

PRINZIVALLE. 

Vous  êtes  décidée?... 

VANNA. 

Oui. 

PRINZIVALLE. 

Faut-il  vous  rappeler  les  termes  du... 


ACTE  II,  SCÈNE  III  ^à 

VANNA. 

G  est  inutile,  je  sais. 

PRINZIVALLE. 

Vous  ne  regrettez  pas  ?... 

VANNA. 

Fallait-il  venir  sans  regrets?.., 

PRINZIVALLE 

Votre  mari  consent?... 

VANNA. 

Oui. 

PRINZIVALLE. 

J'entends  vous  laisser  libre...  Il  en  est  temps  encore 
voulez-vous  renoncer... 

VANNA. 

Non. 

PRINZIVALLE. 


Pourquoi  le  faites-vous  ?.. 


VANNA. 


Parce  qu'on  meurt  de  faim,  et  qu'on  mourrait  demai 
d'une  façon  plus  prompte... 


PRINZIVALLE. 

Et  sans  autre  raison  ?... 


54  MONNA  VANNA 

VANNA. 

Quelle  autre  pourrait  donc  ?.., 

PRINZTVALLE. 

Je  comprends  qu'une  femme  vertueuse..^ 

VANNA. 

Oui. 

PRINZIVALLE. 

Et  qui  aime  son  mari... 

.      VANNA. 

Oui. 

PRINZIVALLE. 

Profondément  ?... 

VANNA 

Oui. 

PRINZIVALLE. 

Vous  êtes  nue  sous  ce  manteau?... 

VANNA. 

Oui.  Vanna  fait  un  mouvement  pour  dépouiller  le  mav^ 
teau.  Prinzivalle  V arrête  d'un  geste. 

PRINZIVALLE. 

I 

Vous  avez  vu,  rangés  devant  la  tente,  des  chariots  et 
des  troupeaux  ? 


ACTE  II,  SCÈNE  HT  W 

VANNA. 

Oui. 

PRINZIVALLK. 

Il  y  a  là  deux  cents  chariots  remplis  du  meilleur 
froment  de  Toscane.  Deux  cents  autres  qui  portent  des 
fourrages,  des  fruits  et  du  vin  des  environs  de  Sienne  ; 
trente  autres  pleins  de  poudre  qui  viennent  d'Alle- 
magne; et  quinze,  plus  petits,  qui  sont  chargés  de 
plomb.  Il  y  a  autour  d'eux  six  cents  bœufs  d'Apulie,  et 
douze  cents  moutons.  Ils  attendent  votre  ordre  pour 
pénétrer  dans  Pise.  Voulez-vous  les  voir  s'éloigner?... 

VANNA. 

Oui. 

PRINZIVALLE. 

Venez  à  l'entrée  de  la  lente.  (//  soulève  la  tapisserie  ; 
donne  un  ûrdre  et  ^ail  un  signe  de  la  main.  On  eyitend 
s'élever  une  vaste  et  sourde  rumeur.  Des  torches  s'allument 
et  s'agitent^  des  fouets  claquent.  Les  chariots  s'ébranlent, 
les  troupeaux  mugissent,  hèlent  et  piétinent.  Vanna  et 
Prinzivalle,  debout  au  seuil  de  la  tente,  regardent  un 
instant  i énorme  convoi  s'éloigner  à  la  clarté  des  torches 
dans  la  nuit  étoilée.)  Dès  ce  soir,  grâce  à  vous,  Pise 
n'aura  plus  fa\m.  Elle  devient  invincible,  et  chantera 
demain  dans  l'ivresse  de  la  joie  et  la  gloire  d'un 
triomphe  que  nul  n'espérait  plus...  Cela  vous  suf- 
:it-il  ?... 

TANNA 


50  MONNA  VANNA 


PRINZIVALLE. 


Refermons  la  tente,  et  donnez-moi  votre  main.  Le 
soir  est  tiède  encore,  mais  la  nuit  sera  froide.  Vous  êtes 
venue  sans  armes,  sans  un  poison  caché  ?... 

VANNA. 

Je  n*ai  que  mes  sandales  et  ce  manteau.  Dépouillez- 
moi  de  tout  si  vous  craignez  un  piège. 

PRINZIVALLE. 

Ce  n'est  pas  pour  moi  que  je  crains,  mais  pour  vous..  ► 

VANNA. 

Je  ne  mets  pas  ces  choses  au-dessus  leur  vie. 

PRINZIVALLE. 

C'est  bien  et  vous  avez  rai^n...  — Venez,  reposez- 
vous..  .  —  C'est  le  lit  d'un  guerrier,  il  est  âpre  et  farouche, 
étroit  comme  une  tombe  et  peu  digne  de  vous. —  Reposez- 
vous  ici,  sur  ces  peaux  d'aurochs  et  de  béliers  qui  ne 
saventpas  encore  combien  le  corps  d'une  femme  est  doux 
et  précieux...  Mettez  sous  votre  tête  cette  toison  plus 
moelleuse...  C'est  une  peau  de  lynx  qu'un  roi  d'Afrique 
me  donna  le  soir  d'une  victoire...  (  Vanna  s'asseoit  étroi- 
tement enveloppée  de  son  manteau.)  —  La  clarté  de  la 
lampe  vous  tombe  sur  les  yeux...  Voulez-vous  que  je  la 
déplace  ? 

VANNA. 

Peu  importe  ..  ' 


ACTE  II,  SCÈNE  III  57 

Prinzivalle  s' agenouillant  au  pied  de  la  couche 
et  saisissant  la  main  de  Vanna. 

Giovanna  !...  (Vanna  se  redresse  étonnée  et  le  regarde.) 
—  Oh  !  Vanna!  ma  Vanna'!...  —  Car,  moi  aussi,  j'avais 
coutume  de  vous  appeler  ainsi...  Maintenant  je  défaille 
en  prononçant  ce  nom...  Il  resta  si  longtemps  enfermé 
dans  mon  cœur,  qu'il  n'en  peut  plus  sortir  sans  briser 
sa  prison...  11  est  mon  cœur  lui-même  et  je  n'en  ai  plus 
d'autre. . .  Chacune  de  ses  syllabes  contient  toute  ma  vie  ; 
8t  quand  je  les  prononce,  c'est  ma  vie  qui  s'écoule... 
Il  m'était  familier,  je  croyais  le  connaître  ;  je  n'en 
avais  plus  peur  à  force  de  le  nommer  ;  et  voilà  des 
années  qu'à  chaque  heure  de  chaque  jour,  je  me  le 
répétais  comme  un  grand  mot  d'amour  qu'il  faudrait 
avoir  le  courage  de  prononcer  enfin,  ne  fût-ce  qu'une 
fois,  en  présence  de  celle  qu'il  évoquait  en  vain...  Je 
croyais  que  mes  lèvres  en  avaient  pris  la  forme,  qu'au 
moment  espéré  elles  sauraient  le  redire  avec  une  telle 
douceur,  avec  un  tel  respect,  avec  un  abandon  si  pro- 
fond et  si  humble,  que  celle  qui  l'entendrait  compren- 
drait la  détresse  et  l'amour  qu'il  contient...  Mais  voilà 
-«lu'aujourd'hui  il  n'évoque  plus  une  ombre...  Ce  n'est 
plus  le  même  nom.  Je  ne  le  connais  plus  quand  il  sort 
de  ma  bouche,  tout  coupé  de  sanglots  et  tout  meurtri  de 
craintes...  J'y  ai  mis  trop  de  choses  ;  et  toute  l'émotion, 
toute  l'adoration  que  j'y  ai  renfermées  viennent  briser 
ma  force  et  font  mourir  ma  voix... 

VANNA. 

Qui  êtes-vous  ? 

PRINZIVALLE. 

Vous  ne  me  connaissez  pas...  Vous  ne  revoyez  rien?... 


«8  MONNA  VANNA 

—  Ah  !  comme  le  temps  qui  passe  efface  des  merveilles  ! . . . 
Mais  ces  merveilies-là,  je  les  avais  vues  seul...  Au  fait, 
c'est  mieux  peut-être  qu'elles  soient  oubliées...  Je 
n'aurai  plus  d'espoir,  j'aurai  moins  de  regrets...  Non, 
je  ne  vous  suis  rien...  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  homme 
qui  regarde  un  instant  le  but  même  de  sa  vie...  Je  suis 
un  malheureux  qui  ne  demande  rien,  qui  ne  sait  même 
plus  ce  qu'il  faut  demander,  mais  qui  voudrait  vous 
dire,  si  la  chose  est  possible,  pour  que  vous  le  sachiez 
avant  de  le  quitter,  ce  que  vous  avez  été,  et  ce  que  vous 
serez  jusqu'au  bout  dans  sa  vie... 

VANNA. 

Vous  me  connaissez  donc?...  Qui  êtes-vous?... 

PRINZIVALLE. 

Vous  n'avez  jamais  vu  celui  qui  vous  regarde,  comme 
on  regarderait,  dans  un  monde  de  fées,  la  source  de  sa 
joie  et  de  son  existence...  comme  je  n'espérais  pas  vous 
regarder  un  jour?... 

VANNA. 

Non...  Du  moins  je  ne  crois  pas... 

PRINZIVALLE. 

Oui,  vous  ne  saviez  pas...  et  j'étais  sûr,  hélas!  que 
TOUS  ne  saviez  plus...  —  Or  vous  aviez  huit  ans,  et  moi 
j'en  avais  douze,  quand  je  vous  rencontrai  pour  la  pre- 
mière fois... 

VANNA 

Où  cela?... 


ACTE  U,  SCÈNE  III  59 

PRINZIVALLE. 

Al  Venise,  un  dimanche  de  juin.  —  Mon  père,  le  vieil 
orfèvre,  apportait  un  collier  de  perles  à  votre  mère.  — 
Elle  admirait  les  perles. ..J'errais  dans  le  jardin...  Alors, 
je  vous  trouvai  sous  un  bosquet  de  myrtes,  près  d'un 
bassin  de  marbre...  Une  mince  bague  d'or  était  tombée 
dans  l'eau...  Vous  pleuriez  près  du  bord...  J'entrai  dans 
le  bassin.  —  Je  faillis  me  noyer;  mais  je  saisis  la  bague 
et  vous  la  mis  au  doigt...  —  Vous  m'avez  embrassé  et. 
vous  étiez  heureuse... 

VANNA. 

C'était  un  enfant  blond  nommé  Gianello...  —  Tu  es 
Gianello?... 

PRINZIVALLE. 

Oui... 

VANNA. 

Qui  vous  eût  reconnu?...  —  Et  puis  votre  visage  est 
caché  par  ces  linges...  Je  ne  vois  que  vos  yeux... 

PRINZIVALLE  écartant  un  peu  les  bandages. 
Me  reconnaissez-vous,  lorsque  je  les  écarte?... 

VANNA.   . 

Oui...  Peut-être...  Il  me  semble...  Car  vous  avez 
encore  un  sourire  d'enfant...  Mais  vous  êtes  blessé  et 
vous  saignez  aussi... 

PRINZIVALLE. 

Ohl  pour  moi  ce  n'est  rien...  Mais  pour  vous,  c'est 
injuste... 


60  MONNA  VANNA 

VANNA. 

Mais  le  sang  perce  tout..  Laissez-moi  rattacher  ce 
bandage...  Il  était  mal  noué...  [Elle  rajuste  les  linges.) 
J'ai  soigné  bien  souvent  des  blessés  dans  cette  guerre... 
Oui,  oui,  je  me  rappelle...  Je  revois  le  jardin  avec  ses 
grenadiers,  ses  lauriers  et  ses  roses...  Nous  y  avons 
joué  plus  d'une  après-midi,  quand  le  sable  était  chaud 
et  couvert  de  soleil... 

PRINZIVALLE. 

Douze  fois,  j'ai  compté...  Je  dirais  tous  nos  jeux  et 
toutes  vos  paroles... 

VANNA. 

Puis  un  jour  j'attendis,  car  je  vous  aimais  bien, 
vous  étiez  grave  et  doux  comme  une  petite  fille,  et 
vous  me  regardiez  comme  une  jeune  reine...  Vous 
n'êtes  pas  revenu... 

FRINZIVALLE. 

Mon  père  m'emmena...  Il  allait  en  Afrique...  Nous 
nous  sommes  égarés  là-bas  dans  les  déserts...  Puis  je 
fus  prisonnier  des  Arabes,  des  Turcs,  des  Espagnols, 
que  sais-je?...  Quand  je  revis  Venise,  votre  mère  était 
morte,  le  jardin  dévasté...  J'avais  perdu  vos  traces, 
puis  je  les  retrouvai,  grâce  à  votre  beauté  qui  laissait 
partout  un  sillage  qui  ne  s'effaçait  plus... 

VANNA. 

Vous  m'avez  reconnue  tout  de  suite,  lorsque  je  suis 
entrée?... 


ACTE  II,  SCÈNE  III  61 

PRINZIVALLE. 

Si  vous  étiez  venues  dix  mille  sous  ma  tente,  toutes 
vêtues  de  môme,  toutes  également  belles,  comme  dix 
mille  sœurs  que  leur  mère  confondrait,  je  me  serais 
levé,  j'aurais  pris  votre  main,  j'aurais  dit  ;  «  La 
voici...  »  C'est  étrange,  n'est-ce  pas,  qu'une  image 
bien-aimée,  puisse  vivre  ainsi  dans  un  cœur...  Car  la 
vôtre  vivait  à  ce  point  dans  le  mien,  qu'elle  changeait 
chaque  jour  comme  dans  la  vie  réelle.  Et  celle  d'au- 
jourd'hui remplaçait  celle  d'hier...  Elle  s'épanouissait, 
elle  devenait  plus  belle;  et  les  années  l'ornaient  de  tout 
ce  qu'elles  ajoutent  à  l'enfant  qui  se  forme...  Mais  quand 
je  vous  revis,  il  me  sembla  d'abord  que  mes  yeux  me 
trompaient...  Mes  souvenirs  étaient  si  beaux  et  si 
fidèles!...  Mais  ils  avaient  été  trop  lents  et  trop 
timides...  Ils  n'avaient  pas  osé  vous  donner  tout  l'éclat 
qui  venait  brusquement  m'éblouir...  J'étais  comme 
celui  qui  se  rappelle  une  fleur  qu'il  n'a  vue  qu'une 
fois,  en  passant,  dans  un  parc,  par  un  jour  indécis, 
et  qui  en  voit  cent  mille,  tout  à  coup,  dans  un  champ 
inondé  de  soleil...  Je  revoyais  ce  front,  ces  cheveux  et 
ces  yeux,  et  je  retrouvais  l'âme  du  visage  adoré;  mais 
comme  sa  beauté  venait  faire  honte  à  celle  que  j'accu- 
mulais en  silence  depuis  des  jours,  des  mois  qui  ne 
tinissaient  pas,  et  des  suites  d'années  qui  pour  toute 
lumière  avaient  un  souvenir  qui  prenait  uneroute  trop 
longue  et  que  la  réalité  dépassait!... 

VANNA. 

Oui,  vous  m'avez  aimée  comme  on  aime  à  cet  âge; 
mais  le  temps  et  l'absence  embellissent  l'amour... 


6?  MONNA  VANNA 


PRINZIVALLE. 


Les  hommes  disent  souvent  qu'ils  n'ont  ou  qu'ils 
n'ont  eu  qu'un  amour  dans  leur  vie;  et  c'est  rarement 
vrai...  Ils  parent  leur  désir  ou  leur  indifférence,  du 
merveilleux  malheur  de  ceux  qui  sont  créés  pour  un 
amour  unique;  et  quand  Fun  de  ceux-ci,  usant  des 
mêmes  mots  qui  n'étaient  qu'un  mensonge  harmonieux 
sur  les  lèvres  des  autres,  vient  dire  la  vérité  pro- 
fonde et  douloureuse  qui  ravage  sa  vie,  les  mots  trop 
employés  par  les  amants  heureux,  ont  perdu  toute  leur 
force,  toute  leur  gravité;  et  celle  qui  les  écoute  rabaisse, 
sans  y  songer,  les  pauvres  mots  sacrés  et  bien  souvent 
si  tristes,  à  leur  valeur  profane  et  au  sens  souriant 
au'ils  ont  parmi  les  hommes... 

VANNA. 

Je  ne  le  ferai  pas.  Je  comprends  cet  amour  que  nous 
attendons  tous  au  début  de  la  vie  ;  et  auquel  on  renonce 
parce  que  les  années,  —  quoique  j'aie  peu  d'années, 
—  éteignent  bien  des  choses. . .  —  Mais  qua  nd,  après  avoir 
repassé  par  Venise,  on  vous  mit  sur  mes  traces, 
qu'élait-il  arrivé?  ..  Vous  n'avez  pas  cherché  à  vous 
retrouver  en  présence  de  celle  que  vous  aimiez  ainsi?..* 

PRINZIVALLE. 

A  Venise  j'appris  que  votre  mère  était  morte  ruinée, 
et  que  vous  épousiez  un  grand  seigneur  toscan, 
l'homme  le  plus  puissant,  le  plus  riche  de  Pise,  qui 
allait  faire  de  vous  une  sorte  de  reine  adorée  et 
heureuse...  Je  n'avais  à  vous  offrir  que  la  misère 
errante  d'un  aventurier  sans  patrie  et  sans  gîte...  Il  me 


ACTE  II,  SCÈNE  III  63 

sembla  que  le  destin  lui-même  exigeait  de  l'amour  le 
sacrifice  que  je  lui  fis...  J'ai  tourné  bien  des  fois 
autour  de  cette  ville,  me  retenant  aux  murs,  m'accro- 
chant  aux  chaînes  des  portes,  pour  ne  pas  succomber 
au  désir  de  vous  voir,  et  pour  ne  pas  troubler  le 
Donheur  et  l'amour  que  vous  aviez  trouvés...  Je  louai 
mon  épée,  je  fis  deux  ou  trois  guerres;  mon  nom 
devint  célèbre  parmi  les  mercenaires...  J'attendis 
d'autres  jours,  sans  plus  rien  espérer,  jusqu'à  ce  que 
Florence  m'envoyât  devant  Pise... 

VANNA. 

Que  les  hommes  sont  faibles  et  lâches  quand  ils 
aiment!...  Ne  vous  y  trompez  point;  je  ne  vous  aime 
pas,  et  je  ne  saurais  dire  si  je  vous  eusse  aimé...  Mais 
cela  fait  bondir  et  crier  dans  mon  cœur  l'âme  même  de 
l'amour,  lorsque  je  vois  qu'un  homme  qui  prétendait 
m'aimer  comme  il  eût  pu  se  faire  que  j'eusse  aimé  moi- 
même,  n'eut  pas  plus  de  courage  en  face  de  l'amour  1... 

PRINZIVALLE. 

J'avaia  eu  du  courage;..  Il  m'en  avait  fallu  plus  que 
vous  ne  croyez  pour  pouvoir  revenir...  Mais  il  était  trop 
tard. 

VANNA. 

Il  n'était  pas  trop  tard  quand  vous  quittiez  Venise. 
Il  n'est  jamais  trop  tard  lorsqu'on  trouve  l'amour  qui 
remplit  une  vie...  11  ne  renonce  point.  Quand  il  n'attend 
plus  rien,  il  espère  toujours...  Quand  il  n'espère  plus, 
ils'évortue  encore...  Si  j'avais  aimé  comme  vous  j'aurais 
fait..    Ahl   Ton  ne  peut  pas  dire  ce  qu'on  aurait  pu 


64  MONNA  VANNA 

faire...  Mais  je  sais  bien  que  le  hasard  ne  m'eût  pas 
arraché  sans  lutte  mon  espoir!...  Je  l'aurais  poursuivi 
jour  et  nuit...  J'aurais  dis  au  destin:  «  Va-t'en,  c'est 
moi  qui  passe...  »  J'aurais  forcé  les  pierres  à  prendra 
mon  parti;  et  il  eût  bien  fallu  que  celui  que  j'aimais 
l'apprit  et  prononçât  lui-même  la  sentence,  et  la  pro- 
Donçât  plus  d'une  fois  I... 

PRiNZiVALLE,  cherchant  la  main  de   Vanna, 
Tu  ne  l'aimes  pas.  Vanna?... 

VANNA. 

Qui? 

PRINZIVALLE. 

Guido?... 

VANNA,  relirant  sa  main. 

Ne  cherchez  pas  ma  main.  Je  ne  la  donne  pas.  Je  vois 
que  mes  paroles  doivent  être  plus  claires.  Quand 
Guido  m'épousa,  j'étais  seule,  presque  pauvre.  Une 
femme  seule  et  pauvre,  surtout  quand  elle  est  belle  et 
ne  peut  se  plier  aux  mensonges  habiles,  devient  bientôt 
la  proie  de  mille  calomnies...  Guido  n'y  prit  pas  garde; 
il  eut  confiance  en  moi,  et  cette  foi  me  plut.  Il  m'a  ren- 
due heureuse,  autant  que  l'on  peut  l'être  quand  on  a 
renoncé  aux  rêves  un  peu  fous  qui  ne  semblent  pas 
faits  pour  notre  vie  humaine...  Et  vous  verrez  aussi  — 
car  je  l'espère  presque  —  que  l'on  peut  être  heureux 
sans  passer  tous  ses  jours  dans  l'attente  d'un  bciiheur 
que  personne  n'a  connu. ..J'aime  maintenant  Guido  d'un 
amour  moins  étrange  que  celui  que  vous  croyez  avoii", 


ACTE  II,  SCÈNE  III  65 

mais  sans  doute  plus  égal,  plus  fidèle  et  plus  sûr...  Cet 
amour  est  celui  que  le  sort  ïn'a  donné;  je  n'étais  pas 
aveugle  lorsque  je  l'acceptai;  je  n'en  aurai  pas  d'autre; 
et  si  quelqu'un  le  brise,  ce  ne  sera  pas  moi...  Vous 
vous  êtes  mépris.  Si  j'ai  des  paroles  qui  expliquent 
votre  erreur,  ce  n'était  pas  pour  vous,  ce  n'était  pas 
pour  nous  que  je  parlais  ainsi;  c'est  au  nom  d'un 
amour  que  le  cœur  entrevoit  à  la  première  aurore,  qui 
existe  peut-être,  mais  qui  n'est  pas  le  mien  et  qui  n'est 
pas  le  vôtre,  car  vous  n'avez  pas  fait  ce  qu'un  tel 
amour  aurait  fait... 

PRINZIVALLE. 

Vous  le  jugez  bien  durement,  Vanna,  et  sans  savoir 
assez  tout  ce  qu'il  a  subi,  tout  ce  qu'il  a  dû  faire,  pour 
amener  enfin  cette  minute  heureuse  qui  désespérerait 
tous  les  autres  amours...  Mais  quand  il  n'eût  rien  fait, 
quand  il  n'eût  rien  tenté,  je  sais  bien  qu'il  existe,  moi 
qui  suis  sa  victime,  moi  qui  le  porte  ici,  moi  dont  il 
prend  la  vie  et  en  qui  il  éteint  tout  ce  qui  fait  la  joie 
et  la  gloire  des  hommes...  Depuis  qu'il  m'a  saisi,  je  n'ai 
pas  fait  un  pas,  je  n'ai  pas  fait  un  geste  qui  eu  t  un  autre 
but  que  de  m'en  rapprocher,  ne  fût-ce  qu'un  instant, 
pour  interroger  mon  destin  sans  vous  nuire...  Ahl 
croyez-moi,  Vanna,  et  vous  devez  me  croire,  car  on 
croit  volontiers  ceux  qui  n'espèrent  et  ne  demandent 
rien...  Vous  voilà  maintenant  sous  ma  tente  et  tout  à 
ma  merci...  Je  n'ai  qu'un  mot  à  dire,  à  étendre  les  bras 
et  je  possède  tout  ce  que  peut  posséder  un  amour  or* 
dinaire...  Mais  aussi  bien  que  moi  vous  paraissez  savoir 
que  1  amour  dont  je  parle  a  besoin  d'autre  chose  ;  c'est 
pourquoi  je  demande  que  vous  n'en  doutiez  plus...  Cette 
main  que  je  prenais  parce  que  je   pensais  que  vous 

6. 


66  MONNA  VANNA 

alliez  me  croire,  je  n'y  toucherai  plus  ni  des  doigts 
ni  des  lèvres,  mais  que  du  moins,  Vanna,  quand  nous 
iious  quitterons  pour  ne  plus  nous  revoir,  vous  soyez 
convaincue  que  c'était  cet  amour  qui  vous  a  tant  aimée 
et  ne  s'est  arrêté  que  devant  l'impossible!... 

VANNA. 

C'est  parce  que  quelque  chose  lui  parut  impossible 
que  j'espère  encore  en  douter...  Ne  croyez  pas  que  je  me 
fusse  réjouie  à  le  voir  surmonter  des  obstacles  affreux, 
ni  que  je  sois  avide  d'épreuves  surhumaines...  On 
raconte  que,  dans  Pise,  une  femme  jeta  un  jour  l'un  de 
ses  ganls  dan^  la  fosse  aux  lions,  derrière  le  caitipanile, 
et  pria  son  amant  de  l'y  aller  chercher.  L'amant  n'avait 
d'autre  arme  qu'une  cravache  de  cuir.  Pourtant,  il  des- 
cendit, écarta  les  lions,  prit  le  gant,  le  rendit  à  la  femme 
en  s'agenouillant  devant  elle,  s'éloigna  sans  rien  dire, 
et  ne  revint  jamais...  Je  trouve  qu'il  fut  trop  doux;  et 
puisqu'il  avait  sa  cravache,  il  eût  dû  s'en  servir  pour 
inculquer  à  celle  qui  se  jouait  ainsi  d'un  sentiment 
divin,  une  notion  plus  exacte  et  plus  vive  des  droits  et 
des  devoirs  de  l'amour  véritable...  Je  n'exige  donc  pas 
que  vous  me  fournissiez  des  preuves  de  ce  genre;  je  ne 
demande  qu'à  vous  croire...  C'estpour  votre  bonheur  et 
pour  le  mien  aussi  que  je  voudrais  douter...  Il  y  a  dans 
.un  amour  exclusif  comme  le  vôtre  quelque  chose  de 
sacré  qui  devrait  inquiéter  la  femme  la  plus  froide  et  la 
plus  vertueuse...  C'est  pourquoi  j'examine  ce  que  vous 
•avez  fait;  et  serais  presque  heureuse  de  n'y  rien  ren- 
contrer qui  portât  le  grand  signe  de  cette  passion  mortelle 
si  rarementbénie...  Je  serais  presque  sûre  de  ne  l'y  point 
trouver,  si  votre  dernier  acte,  où  vous  avez  jeté  folle- 


ACTE  II,  SCENE  III  67 

ment  dans  un  gouffre  votre  passé,  votre  avenir,  votre 
gloire,  votre  vie,  tout  ce  que  vous  avez,  pour  me  faire 
venir  une  heure  sous  cette  tente,  ne  me  forçait  à  dire 
que  vous  ne  vous  trompez  peut-être  pas... 

PRINZIVALLE. 

Ce  dernier  acte  est  le  seul  qui  ne  prouve  rien... 

VANNA. 

Comment?... 

PRINZIVALLE. 

J'aime  mieux  vous  avouer  la  vérité...  En  vous  faisant 
Tenir  ici,  pour  sauver  Pise  en  votre  nom,  je  n'ai  rien 
sacrifié... 

VANNA. 

Je  ne  comprends  pas  bien...  Vous  n'avez  pas  trahi 
votre  patrie?  vous  n'avez  pas  détruit  votre  passé? 
perdu  votre  avenir?  vous  ne  vous  êtes  pas  condamné 
à  l'exil  et  peut-être  à  la  mort?... 

PRINZIVALLE. 

D'abord,  je  n'ai  point  de  patrie...  Si  j'en  avais  eu 
une,  quel  que  fût  mon  amour,  je  ne  l'eusse  pas  vendue, 
je  pense,  pour  cet  amour...  Mais  je  ne  suis  qu'un  mer- 
cenaire, fidèle  quand  on  lui  est  fidèle,  et  qui  trahit 

lorsqu'il  se  sent  trahi J'ai  été  accusé  faussement 

par  les  commissaires  de  Florence,  et  condamné  sans 
jugement  par  une  république  de  marchands,  dont 
aussi  bien  que  moi  vous  connaissez  les  habitudes.  Je 
me  savais  perdu.  Ce  que  j'ai  fait  ce  soir,  loin  de  me 


68  MONNA  VANNA 

§ 

perdre  davantage,  me  sauvera  peut-être,  si  un  hasard 

quelconque  peut  encore  me  sauver... 

VANNA. 

De  sorte  que  vous  m'avez  sacrifié  peu  de  chose? 

PRINZIVALLE. 

Rien.  Je  devais  vous  le  dire...  Il  ne  me  plairait  pas 
d'acheter  par  un  mensonge  un  seul  de  vos  sourires... 

VANNA, 

C'est  bien,  Gianello,  et  ceci  vaut  mieux  que  l'amour 
et  ses  plus  belles  preuves...  Tu  n'auras  pas  besoin  de 
chercher  plus  longtemps  la  main  qui  te  fuyait.  La 
voici... 

PRINZIVALLE. 

Ahlj'aurais  mieux  aimé  quel'amour  l'eût  conquise!... 
Mais  qu'importe  après  tout!.,.  Elle  est  à  moi,  Vanna, 
je  la  tiens  dans  les  miennes,  j'en  regarde  la  nacré,  j'en 
respire  la  vie,  je  m'enivre  un  instant  d'une  illusion 
trop  douce;  j'en  étreins  la  tiède  fraîcheur,  je  la  prends, 
je  l'étends,  je  la  ferme,  comme  si  elle  allait  me  répondre 
dans  la  langue  magique  et  secrète  des  amants;  et  je  la 
couvre  de  baisers  sans  que  tu  la  retires...  Tu  ne  m'en 
veux  donc  pas  de  la  cruelle  épreuve?... 

VANNA. 

J'aurais  fait  la  même  chose;  peut-être  mieux  ou  pis, 
si  j'avais  été  à  ta  place... 


ACTE  II,  SCÈNE  III  69 

PRINZIVALLE. 

Mais  quand  tu  acceptas  de  venir  sous  ma  tente,  tu 
savais  que  j'étais?... 

VANNA. 

Personne  ne  le  savait.  Il  courait  sur  le  chef  de  l'armée 
ennemie  des  bruits  assez  bizarres...  Pour  les  uns,  tu 
étais  un  vieillard  effrayant;  pour  d'autres,  un  jeune 
prince  d'une  beauté  merveilleuse... 

PRINZIVALLE. 

Mais  le  père  de  Guido,  qui  m'avait  vu,  ne  t'avait 
donc  rien  dit?... 

VANNA. 

Non. 

PRINZIVALLE. 

Tu  ne  l'as  pas  interrogé?... 

VANNA. 
Non. 

PRINZIVALLE. 

Mais  alors,  quand  tu  vins  sans  défense  dans  la  nuit, 
te  livrer  au  barbare  inconnu,  ta  chair  n'a  pas  frémi, 
ton  cœur  n'a  pas  tremblé?... 

VANNA. 

Non;  il  fallait  venir... 

PRINZIVALLE. 

Et  quand  tu  m'aperçus,  tu  n'as  pas  hésité?... 


70  MONNA  VANNA 


VANNA. 


Tu  ne  te  rappelles  pas?...  Je  ne  vis  rien  d'abord,  à 
cause  de  ces  linges... 

PRINZIVALLE. 

Oui,  mais  après,  Vanna,  quand  je  les  écartai?... 

VANNA. 

C'était  tout  autre  chose;  et  je  savais  déjà...  Mais  toi, 
quand  tu  me  vis  pénétrer  dans  la  tente,  quel  était  ton 
dessein?...  Comptais-tu  donc  vraiment  abuser  jusqu'au 
bout  de  l'affreuse  détresse?. .. 

PRINZIVALLE. 

Ah!  je  ne  savais  pas  ce  que  je  comptais  faire!...  Je  me 
sentais  perdu;  et  je  voulais  tout  perdre...  Et  je  te  haïs- 
sais à  cause  de  l'amour...  Certes,  je  l'aurais  fait  si  ce 
n'eût  été  toi...  Mais  toute  autre  que  toi  m'aurait  paru 
odieuse...  11  aurait  fallu  que  toi-même  ne  fusses  plus 
semblable  à  ce  que  tu  étais...  Je  m'y  perds  quand  j'y 
songe...  Il  eût  suffi  d'un  mot  qui  fût  différent  de  tes 
mois;  il  eût  suffi  d'un  geste  qui  ne  fût  pas  Ion  geste; 
il  eût  suffi  d'un  rien,  pour  enfiammer  la  haine  et  déchaî- 
ner le  monstre...  Mais,  dès  que  je  te  vis,  je  vis  en 
même  temps  que  c'était  impossible... 

VANNA. 

Moi,  je  le  vis  aussi  et  ne  te  craignis  plus;  car  nous 
naus  entendions  sans  avoir  besoin  de  rien  dire...  C'est 
cirieux,  quand  j'y  pense...  Je  crois  que  j'aurais  fait 


ACTE  II,  SCÈNE  lll  71 

tout  ce  que  tu  as  fait  si  J  aimais  comme  toi...  Il  me 
semble  parfois  que  je  suis  à  ta  place,  que  c'est  toi  qui 
m'écoutes,  et  que  c'est  moi  qui  dis  tout  ce  que  tu  me 
dis... 

PRINZIVALLE. 

Et  moi  aussi,  Vanna,  dès  le  premier  momeiil,  ]  ai  sentt 
que  le  mur  qui  nous  sépare,  hélas!  de  tous  les  autres 
êtres,  devenait  transparent,  et  j'y  plongeais  les  mains,  j'y 
plongeais  les  regards  comme  dans  une  onde  fraîche,  et 
les  en  retirais  ruisselants  de  lumière,  ruisselants  de 
contiance  et  de  sincérité...  Il  me  semblait  aussi  que 
les  hommes  changeaient;  que  je  m'étais  trompé  sur 
eux  jusqu'à  ce  jour...  Il  me  semblait  surlout  que  je 
changeais  moi-même,  que  je  sortais  enfin  d'une  longue 
prison,  que  les  portes  s'ouvraient,  que  des  fleurs  et  des 
feuilles  écartaient  les  barreaux,  que  l'horizon  venait 
emporter  chaque  pierre,  que  l'air  pur  du  matin  péné- 
trait dans  mon  âme  et  baignait  mon  amour... 

VANNA. 

Moi  aussi,  je  changeais...  J'étais  bien  étonnée  de  pou- 
voir te  parler  comme  je  t'ai  parlé  dès  le  premier 
moment...  Je  suis  très  silencieuse...  Je  n'ai  jamais  parlé 
ainsi  à  aucun  homme,  si  ce  n'est  à  Marco,  le  père  de 
Guido...  Et,  même  auprès  de  lui,  ce  n'est  pas  la  même 
chose...  Puis  il  a  mille  rêves  qui  le  prennent  tout 
entier;  et  nous  n'avons  causé  que  trois  ou  quatre  fois... 
Les  autres  ont  toujours  un  désir  dans  les  yeux  qui  ne 
permettrait  pas  de  leur  dire  qu'on  les  aime,  et  qu'on 
voudrait  savoir  ce  qu'il  y  a  dans  leur  cœur.  Et  dans 
tes  yeux  aussi  il  y  a  un  désir;  irais  il  n'est  pas  le 


72  MONNA  VANNA 

môme;  il  ne  répugne  pomt,  et  il  ne  fait  pas  peur...  J'ai 
senti  tout  de  suite  que  je  te  connaissais  sans  que  je  me 
souvinsse  de  t'avoir  jamais  vu... 

PRINZIVALLE. 

Aurais-tu  pu  m'aimersi  mon  mauvais  destin  ne  m'eût 
fait  revenir  lorsqu'il  était  trop  tard? 

VANNA. 

Si  je  pouvais  te  dire  que  je  t'aurais  aimé,  ne  serait-ce 
pas  t'aimer  déjà,  Gianello?  et  tu  sais  comme  moi  que 
ce  n'est  point  possible.  Mais  nous  parlons  ici  comme  si 
nous  étions  dans  une  île  déserte...  Si  j'étais  seule  au 
monde,  il  n'y  aurait  rien  à  dire.  Mais  nous  oublions 
trop  tout  ce  qu'un  autre  souffre  pendant  que  nous 
sommes  là,  à  sourire  au  passé...  Quand  je  sortis  de 
Pise,  la  douleur  de  Guido,  l'angoisse  de  sa  voix,  la 
pâleur  de  sa  face...  Je  ne  puis  plus  attendre  I...  L'aurore 
doit  être  proche,  et  j'ai  hâte  de  savoir...  Mais  j'entends 
que  l'on  marche...  Quelqu'un  frôle  la  tente  ;  et  le  hasard 
lui-même  a  plus  de  cœur  que  nous...  On  chuchote  à 
l'entrée...  Écoute,  écoute...  Qu'est-ce?... 


;^CÈNE  IV 

Les  Mêmes,  VEDIO. 

'fin  entend  des  chuchotements  et  des  pas  précipités  autour 
de  la  tente;  puis  la  voix  de  Vedio  qui  appelle  du 
dehors.) 

VEDIO  {au  dehors). 
Maîtrel... 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  73 

PRINZIVALLE. 

C'est  la  voix  de  Vedio...  Entre!...  Qu'est-ce?... 

VEDio  à  Ventrée  de  la  tente. 

J'ai  couru...  Fuyez,  maître!...  Il  est  temps...  Messes 
Maladura,  le  second  commissaire  de  Floreiice... 

PRINZIVALLE. 

Il  était  à  Bibbiena... 

VEDIO. 

Il  est  revenu...  Il  amène  six  cents  nommes...  Ce  sont 
des  Florentins...  Je  les  ai  vus  passer...  Le  camp  est  en 
émoi...  11  apporte  des  ordres...  Il  vous  proclame  traître... 
Il  cherche^Trivulzio...  Je  crains  qu'il  ne  le  trouve  avant 
que* vous  puissiez... 

PRINZIVALLE. 

Viens,  Vanna... 

VANNA. 

Où  me  faut-il  aller?... 

PRINZIVALLE. 

Vedio,  avec  deux  hommes  sûrs,  te  conduira  dans 
Pise... 

VANNA. 

Et  toi,  où  iras-tu?... 


74  MONNA  VANNA 


PRINZIVALLE. 


Je  ne  sais;  peu  importe,  le  monde  est  assez  vasu 
pour  m'offrir  un  refuge... 

VEDIO. 

Oh!  maître,  prenez  garde...  Ils  tiennent  la  campagne 
tout  autour  de  la  ville;  et  toute  la  Toscane  est  pleine 
d'espions... 

VANNA. 

Viens  à  Pise. 

Avec  toi?... 

Oui. 

Je  ne  puis... 


PRINZIVALLE 

VANNA. 
PRINZIVALLE. 

VANNA. 


Ne  fût-ce  que  quelques  jours...  Tu  échapperais  ainsi 
aux  premières  poursuites... 

PRINZIVALLE. 

Que  fera  ton  mari  ?. . . 

VANNA. 

Il  sait  autant  que  toi  ce  qu'il  doit  à  un  hôte... 

PRINZIVALLE. 

Il  te  croira  lorsque  tu  lui  diras  ?... 


ACTE  II,  SCÈNE  IV 

VANNA. 

Oui.  —  S'il  ne  me  croyait  pas...  Mais  ce  n'est  pas 
possible...  —  Viens... 

PRINZIVALLB. 

Non. 

VANNA. 

Pourquoi  ?  —  Que  crains-tu  donc  ?... 

PRINZIVALLE. 

C'est  pour  toi  que  je  crains... 

VANNA. 

Pour  moi,  que  je  sois  seule  ou  que  tu  m  accompa- 
gnes, le  danger  est  le  même.  —  C'est  pour  toi  qu'il 
faut  craindre.  —  Tu  viens  de  sauver  Pise  ;  il  est  juste 
qu'elle  te  sauve...  Tu  y  viens  sous  ma  garde;  et  je 
réponds  de  toi... 

PRINZIVALLE. 


Je  t'accompagnerai... 

VANNA. 

C'est  la  meilleure  preuve  que  ton  amour  me  donne. 
Viens... 

PRINZIVALLE. 

Ta  blessure?... 

VANNA. 

La  tienne  est  bien  plus  grave... 


76  MONNA  VANNA 


PRINZIVALLE. 


Ne  t'en  occupe  point...  Ce  n'est  pas  la  première... 
Mais  la  tienne...  On  dirait  que  le  sang^..  {Il  avance  la 
main  pour  écarter  le  manteau.) 

VANNA  arrêtant  son  geste  et  serrant  plus  étroitement 
le  manteau  sur  sa  gorge. 

Non...  non,  Gianello...  Nous  ne  sommes  plus  enne- 
mis... —  J'ai  froid... 

PRINZIVALLE. 

Ah  !  j'allais  oublier  que  tu  es  presque  nue  pour 
affronter  la  nuit,  et  c'est  moi  le  barbare  qui  l'ai  voulu 
ainsi...  —  Mais  voici  les  grands  coffres  où  j'entassais 
pour  toi  le  butin  de  la  guerre...  Voici  des  robes  d'or, 
des  manteaux  de  brocart... 

VANNA  prenant  au  hasard  des  voiles  dont  elle 
s'enveloppe. 

Non  ;  ces  voiles  suffisent...  J'ai  hâte  de  te  sauver... 
Viens,  ouvre-moi  la  tente... 

{Prinzivalle  suivi  de  Vanna^  se  dirige  vers  Ventrée 
et  l'ouvre  toute  grande.  Une  confuse  rumeur, 
que  domine  un  bruit  de  cloches  exaltées  et 
lointaines,  envahit  brusquement  le  silence  de 
la  nuit;  tandis  que  par  la  baie  mouvante  de  la 
tente,  on  voit  à  l'horizon  Pise  tout  illuminée, 
iemée  de  feux  de  joie,  et  projetant  dans  Vazur 
encore  sombre  un  énorme  nimbe  de  clarté.) 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  77 

PRINZIVALLE. 

Vanna,  Vannai....  Regardel... 

VANNA 

Qu'est-ce,  Gianello  ?...  —  Oh  !  je  comprends  aussi  I... 
Ce  sont  les  feux  de  joie  qu'ils  viennent  d'allumer  pour 
célébrer  ton  œuvre...  Les  murs  en  sont  couverts,  les 
ramparts  sont  en  flamme,  le  campanile  brûle  comme 
une  torche  heureuse!...  Toutes  les  tours  resplendissent 
et  répondent  aux  étoiles  !..  Les  rues  forment  des  routes 
de  lumière  dans  le  ciel!...  Je  reconnais  leurs  traces;  je 
les  suis  dans  l'azur  comme  je  les  suivais  ce  matin  sur 
les  dalles!...  Voici  la  Piazza  et  son  dôme  de  feu  ;  et  le 
Campo-Santo  qui  fait  une  île  d'ombre...  On  dirait  que 
la  vie  qui  se  sentait  perdue,  revient  en  toute  hâte, 
éclate  le  long  des  flèches,  rejaillit  sur  les  pierres, 
déborde  des  murailles,  inonde  la  campagne,  vient  à 
notre  rencontre  et  nous  rappelle  aussi...  —  Écoute, 
écoute  donc...  N'entends-tu  pas  les  cris  et  le  délire 
immense  qui  monte  comme  si  la  mer  avait  envahi  Pise; 
et  les  cloches  qui  chantent  comme  au  jour  de  mes 
noces?...  Ahl  je  suis  trop  heureuse,'' et  deux  fois  trop 
heureuse,  en  face  de  ce  bonheur  que  je  dois  à  celui 
qui  m'a  le  mieux  aimée!...  Viens,  mon  Gianello,  [Lui 
donnant  un  baiser  sur  le  front,)  —  Voici  le  seul 
baiser    que  je    puisse    te  donner... 

PRINZIVALLE. 

Oh!  ma  Giovanna!...  Il  passe  les  plus  beaux  que 
l'amour  espérait  I...  —  Mais  qu'as-tu?...  Tu  chancelles 

T. 


78  MONiNA  VANNA 

et  tes  genoux  fléchissent...  Viens,  appuie-toi  sur  moi; 
mets  ton  bras  sur  mon  cou... 

VANNA. 

Ce  n'est  rien...  Je  te  suis...  C'est  Téblouissement... 
J'avais  trop  demandé  aux  forces  de  la  femme...  Sou- 
tiens-moi, porte-moi,  pour  que  rien  ne  retarde  mes 
premiers  pas  heureux...  —  Ah!  que  la  nuit  est  belle 
ilans  Taurore  qui  se  lève!...  Hâtons-nous,  il  est 
Aemps...  Il  nous  faut  arriver  avant  que  la  joie  soit 
éteinte... 

(Ils  sortent  enlacés,) 


FIN  DU   DEUXIEME   ACTE 


ACTE  TROlSIÊilE 


Une  salle  d'apparat  dans  le  palais  de  Guido  Colonna. 
Hautes  fenêtres,  colonnes  de  marbre,  portiques,  tentures,  etc. 
A  gauche,  au  second  plan,  une  vaste  terrasse  dont  les 
balustrades  portent  de  grands  vases  fleuris,  et  à  laquelle 
donne  accès  un  double  escalier  extérieur.  Au  centre  de  la 
salle,  entre  les  colonnes,  de  larges  degrés  de  marbre  con- 
duisent à  cette  même  terrasse,  d'où  Ton  est  censé  découvrir 
une  partie  de  la  ville. 


SCENE  PREMIERE 
Entrent  GUIDO,  MARCO,  BORSO  et  TORELLO. 

GUIDO. 

J'ai  fait  ce  que  vous  avez  voulu,  ce  qu'elle  a  voulu, 
ce  que  tous  ont  voulu;  il  est  juste  que  ma  volonté  ait 
son  tour.  Je  me  suis  tu,  je  me  suis  caché,  j'ai  retenu 
mon  souffle,  comme  ferait  le  lâche  pendant  que  les 
voleurs  saccagent  sa  maison...  Et  j'ai  été  honnête  dans 
mon  avilissement  1...  Vous  avez  fait  de  moi  un  mar- 
chand scrupuleux...  Tenez,  voilà  l'aurore...  Je  n'ai  pas 
bougé  jusqu'ici...  J'ai  pesé  et  compté  Tinfamie...  Il 
fallait  faire  honneur  au  marché  et  payer  tous  vos 
vivres...   Il  fallait    que    l'acheteur  eût  les  dernières 


80  MONNA  VANNA 

minutes  de  cette  noble  nuiti  Ah!  ce  n'était  pas  trop 
pour  prix  de  tant  de  blé,  de  bœufs  et  de  légumes  1... 
Maintenant  j'ai  payé  et  vous  avez  mangé...  Maintenant 
je  suis  libre,  je  redeviens  le  maître,  et  je  sors  de  ma 
honte... 

MARCO. 

Mon  fils,  je  ne  sais  pas  ce  que  vous  comptez  faire,  et 
personne  n'a  le  droit  de  se  mettre  en  travers  d'une 
douleur  comme  la  vôtre...  l*ersonne,  non  plus,  ne  la 
peut  soulager;  et  le  bonheur  immense  qui  en  est  né, 
qui  vous  entoure  de  toutes  parts,  ce  bonheur  même, 
je  le  comprends  assez,  ne  peut  que  rendre  plus  brû- 
lantes les  premières  de  vos  larmes...  Maintenant  que 
la  ville  est  sauvée,  nous-mêmes  regrettons  presque  ce 
salut  qui  vous  coûta  si  cher;  et  malgré  nous,  pour 
ainsi  dire,  nous  baissons  la  tête  en  présence  de  celui 
qui  porte  seul,  injustement,  toute  la  peine...  Et  cepen- 
dan  t,  si  hier  pouvait  recommencer  ;  il  me  faudrait  encore 
agir  comme  j'ai  agi,  désigner  les  mêmes  victimes  et 
pousser  à  la  même  injustice;  car  l'homme  qui  voudrait 
être  juste,  passe  toute  sa  vie  à  choisir  tristement  entre 
deux  ou  trois  injustices  inégales...  Je  ne  sais  que  vous 
dire;  mais  si  ma  voix  que  vous  avez  aimée.,  peut  péné- 
trer une  dernière  fois  jusqu'à  ce  cœur  qui  l'écoutait  tou- 
jours, je  vous  en  prie,  mon  fils,  ne  suivez  pas  aveuglé- 
ment les  premiers  conseils  de  la  colère  et  du  malheur... 
Attendez  tout  au  moins  que  passe  l'heure  si  dangereuse 
qui  nous  fait  dire  des  mots  qu'on  ne  peut  révoquer... 
Vanna  va  revenir...  Ne  la  jugez  pas  aujourd'hui,  ne 
repoussez  personne,  ne  faites  rien  d'irréparable...  Et 
tout  ce  que  l'on  fait,  et  tout  ce  que  l'on  dit  dans  une 
douleur  trop  grande,  est  si  naturellement  et  si  cruel- 


ACTE  III,  SCÈNE  PREMIÈRE  81 

lement  irréparable  T.. .  Vanna  va  revenir,  désespérée, 
heureuse...  Ne  lui  reprochez  rien...  Ne  la  revoyez  pas 
dès  son  retour  si  vous  ne  sentez  pas  en  vous  la  force 
de  lui  parler  comme  vous  lui  parleriez  si  depuis  bien 
des  jours  elle  était  revenue...  Il  y  a  pour  nous,  pauvres 
hommes,  qui  sommes  les  jouets  de  tant  de  grandes 
choses,  il  y  a  tant  de  bonté,  de  justice,  de  sagesse, 
dans  quelques  heures  qui  s'écoulent;  et  les  seuls  mots 
qui  comptent  et  qu'il  faudrait  prévoir  quand  le  mal 
nous  aveugle,  ce  sont  ceux  qu'on  prononce  après 
qu'on  a  compris;  lorsqu'on  a  pardonné  et  qu'on  aime 
de  nouveau... 

GUIDO. 

Est-ce  tout?...  Enfin  !  ce  n'est  plus  l'heure  des  paroles 
mielleuses;  et  il  n'est  plus  personne  qu'elles  puissent 
encore  tromper!...  Je  vous  ai  laissé  dire  une  dernière 
fois  ce  que  vous  aviez  à  me  dire;  car  je  voulais  savoir 
ce  que  votre  sagesse  avait  à  m'appor-ter  en  échange  de 
ma  vie  qu'elle  a  si  bien  détruite...  C'est  cela  qu'elle  me 
donne  1  Attendre,  patienter,  accepter,  oublier,  par- 
donner et  pleurer!...  Eh  bien!  non!  C'est  trop  peu!... 
J'aime  mieux  ne  pas  être  sage;  et  je  veux  autre  chose 
que  des  mots  pour  sortir  de  ma  honte  !...  Ce  que  je  vais 
faire  est  bien  simple.  Il  y  a  quelques  années,  vous  me 
l'auriez  dicté.  Un  homme  a  pris  Vanna;  Vanna  n'est 
plus  à  moi  tant  que  cet  homme  existe.  Moi,  je  suis 
d'autres  règles  que  celles  qui  régissent  le  verbe  et  l'ad- 
jectif. Je  suis  la  grande  loi  qui  domine  tout  homme 
dont  le  cœur  vit  encore...  Pise  a  de  quoi  manger  et  de 
quoi  se  défendre.  Elle  a  reçu  des  armes;  j'en  veux  ma 
juste  part.  A  compter  de  ce  jour,  ses  soldats  m'appar- 
tiennent; tout  au  moins  les  meilleurs,  ceux  que  j'ai 


82  MONNA  VANNA 

recrutés  et  payés  de  ma  bourse.  Je  ne  lui  dois  plus 
rien;  et  je  reprends  mon  bien.  Ils  ne  lui  reviendront 
qu'après  qu'ils  auront  lait  ce  que  j'ai  le  droit  d'exiger  à 
mon  tour...  Pour  le  reste,  voici  :  Vanna...  je  lui  par- 
donne ou  lui  pardonnerai,  quand  il  ne  sera  plus...  Elle 
a  été  trompée;  elle  s'est  affreusement,  mais,  somme 
toute  héroïquement  égarée...  On  s'est  odieusement 
joué  de  sa  pitié  et  de  sa  grandeur  d'âme...  C'est  bien; 
ceci  peut,  sinon  s'oublier,  peut-être  s'évanouir  si  loin 
dans  le  passé,  que  l'amour  qui  le  cherche  ne  le  retrouve 
plus...  Mais  il  y  a  quelqu'un  que  je  ne  verrai  plus  sans 
honte  et  sans  horreur...  Il  y  a  ici  un  homme  dont  la 
seule  mission  était  d'être  le  guide  et  le  soutien  d'un 
noble  et  grand  bonheur...  Il  en  est  devenu  l'ennemi  et 
la  ruine;  et  vous  allez  voir  cette  chose  effrayante  et 
juste  cependant  :  un  fils  qui,  dans  un  monde  un  moment 
renversé,  juge  son  propre  père,  le  maudit,  le  renie,  le 
chasse  de  sa  présence,  le  méprise  et  le  haitl... 

MARCO. 

Mon  fils,  maudissez-moi  pourvu  que  vous  lui  pardon- 
niez... S'il  y  eut  à  vos  yeux  une  faute  impardon- 
nable dans  un  acte  héroïque  qui  sauva  tant  de  vies,  la 
faute  est  toute  à  moi,  l'héroïsme  est  aux  autres...  Mon 
conseil  était  bon;  mais  il  était  facile,  puisque  je  ne  pre- 
nais point  part  au  sacrifice...  Aujourd'hui  qu'il  m'en- 
lève ce  qui  m'est  le  plus  cher,  il  me  semble  meilleur... 
Vous  avez  bien  jugé  selon  votre  conscience,  comme 
j'aurais  jugé  si  j'avais  moins  d'années...  Je  m'en  vais, 
mon  enfant,  vous  ne  me  verrez  plus;  je  comprends  que 
ma  vue  vous  serait  douloureuse;  mais  j'espère  vous 
revoir  sans  que  vous  me  voyiez...  Et  puisque  je  m'en 


ACTE  III,  SCÈNE  PREMIÈRE  83 

vais  sans  oser  espérer  que  je  vive  jusqu'à  l'heure  où 
vous  pardonnerez  le  mal  que  je  vous  fis,  —  car  je  n'ignore 
pas,  ayant  vécu  moi-même,  que  le  pardon  est  lent 
quand  on  est  comme  vous  au  milieu  de  la  vie,  —  puisque 
je  pars  ainsi,  sans  que  rien  me  demeure  qu'on  me  puisse 
envier;  que  du  moins  je  sois  sûr  d'emporter  toute  la 
haine  et  toute  la  rancune,  et  tous  les  souvenirs  cruels 
de  votre  cœur;  et  qu'il  n'en  reste  point-pour  celle  qui 
va  venir...  Je  ne  vous  ferai  plus  qu'une  seule  prière... 
Qu'il  me  soit  permis  de  la  voir  une  dernière  fois  se 
jeter  dans  vos  bras...  Ensuite  je  m'en  irai  sans  me 
plaindre  et  sans  vous  croire  injuste...  Il  est  bon  que 
dans  les  misères  humaines,  le  plus  vieux,  prenne  sur 
ses  épaules  tout  ce  qu'il  peut  porter  ;  puisqu'il  n'a  plus 
que  quelques  pas  à  faire  pour  qu'on  le  soulage  du  far- 
deau... 

(Déjà,  durant  les  dernières  'paroles  de  Marco^  on 
entendait  s'élever  au  dehors  un  bruit  confus  et 
puissant.  Dans  le  silence  qui  les  suit,  ce  bruit 
augmente  t  se  rapproche^  se  précise.  Cest  d'abord 
Vattente  murmurante^  puis  les  acclamations  en- 
core éloignées  d'une  foule  qui  se  déplace.  Bientôt, 
perçant  de  toutes  parts  Vinnombrable  et  informe 
rumeur,  on  distingue  de  plus  en  plus  nette* 
ment  les  cris  mille  fois  répétés  de  :  «  Vannai 
Vanna!  Notre  Monna  Vannai...  Gloire  à  Monna 
Vannai...  Vannai  Vannai  Vannai.  .  a  etc.  etc.), 

MARCO  s'élançant  vers  les  portiques  qui  donnent  accès  à 
la  terrasse. 

C'est  Vannai...  Elle  revient  I...  Elle  est  là...  Ils  l'accla- 
ment I  Ils  l'acclament  I  Écoutez  1... 


84  MONNA  VANNA 

(Borso  et  Torello  le  suivent  sur  la  terrasse,  tandis 
que  Guido  reste  seul,  appuyé  contre  une  colonne^ 
et  regarde  au  loin.  Durant  toute  cette  fin  de 
scène  les  clameurs  du  dehc^s  redoublent  et  se 
rapprochent  rapidement.) 

MARCO  sur  la  terrasse. 

Oh  I  la  place,  les  rues,  les  branches,  les  fenêtres  sont 
couvertes  de  têtes  et  de  bras  qui  s'agitent  1...  On  dirait 
que  les  pierres,  les  feuilles  et  les  tuiles  se  sont  chan- 
gées en  hommes!...  Mais  où  donc  est  Vanna?...  Je  ne 
vois  qu'un  nuage  qui  s'ouvre  et  se  referme!...  Borso, 
mes  pauvres  yeux  trahissent  mon  amour...  La  vieillesse, 
les  larmes,  la  crainte  les  aveuglent...  Ils  ne  retrouvent 
pas  le  seul  être  qu'ils  cherchent  I,..  Où  est-elle?...  La 
vois-tu?  De  quel  côté  faut-il  que  j'aille  à  sa  ren- 
contre?... 

BORSO  le  retenant. 

Non,  ne  descendez  pas...  La  foule  est  trop  épaisse  et 
ne  se  contient  plus...  Ils  écrasent  les  femmes,  ils  ren- 
versent les  enfants...  Du  reste,  c'est  inutile;  Vanna 
serait  ici  avant  que  vous  puissiez...  Elle  approche,  elle 
est, là...  Elle  relève  la  tête,  elle  nous  a  aperçus...  Elle 
marche  plus  vite,  elle  regarde  et  sourit... 

MARCO. 

Mais  vous  la  voyez  donc  quand  je  ne  la  vois  pas!... 
Ah!  mes  yeux  presque  morts  qui  ne  distinguent  rien!... 
Pour  la  première  fois,  je  maudis  la  vieillesse  qui  m'ap- 
prit tant  de  choses  pour  me  cacher  celle-ci!...  Mais  si 
vous  la  voyez,  dites,  comment  est-elle?...  Voyez-vous 
son  visage? 


ACTE  m,  SCÈNE  PREMIÈRE  85 


BORSO. 

Elle  revient  en  triomphe...  On  dirait  qu'elle  éclaire 
la  foule  qui  l'acclame... 

TORELLO. 

Mais  quel  est  donc  cet  homme  qui  marche  à  côte 
d'elle?... 

BORSO. 

Je  ne  sais...  Je  ne  le  connais  pas...  Son  visage  est 
caché... 

MARCO. 

Écoutez  le  délire!...  Tout  le  palais  tressaille,  et  les 
fleurs  des  grands  vases  tombent  sur  les  baluslres...  On 
croirait  que  les  dalles  et  les  marches  de  marbre  se 
lèvent  sous  nos  pieds  pour  nous  emporter  tous  dans  la 
joie  qui  déferle!...  Ah!  je  commence  à  voir!...  La  foule 
atteint  les  grilles...  Je  vois  qu'elle  se  divise  tout  à  coup 
sur  la  place... 

BORSO. 

Oui,  la  foule  s'entr'ouvre  au-devant  de  Vanna,  à 
mesure  qu'elle  s'avance,  pour  lui  faire  une  haie  de 
triomphe  et  d'amour...  Ils  lui  jettent  des  fleurs,  des 
palmes,  des  bijoux...  Les  mères  tendent  les  bras  pour 
qu'elle  touche  leurs  enfants  ;  et  les  hommes  se  couchent 
pour  baiser  les  pierres  que  ses  pieds  ont  frôlées... 
Prenez  garde...  Ils  approchent...  Us  ne  se  possèdent 
plus...  Nous  serons  renversés  s'ils  montent  l'escalier... 
Heureusement,  les  gardes  accourent  de  tous  côtés  pour 
barrer  les  entrées...  Je  vais  leur  donner  l'ordre  de  re- 
pousser le  peuple  et  de  fermer  les  grilles  s'il  en  est 
encore  temps... 

I 


86  MONNA  VANNA 


MARCO. 


Non,  non!  Laissez  la  joie  s'épanouir  ici  comme  elle 
fait  dans  leur  cœur!...  Qu'importe  ce  qu'il  renverse 
quand  l'amour  est  si  vaste!...  Ils  ont  assez  souffert  pour 
que  leur  délivrance  arrache  toutes  les  bornes!...  0  mon 
pauvre  et  bon  peuple  !...  Moi-même,  je  suis  ivre  et  je 
hurle  avec  toi!...  0  Vanna!  ma  Vanna!...  Est-ce  toi 
que  je  vois  sur  la  première  marche?...  (//  s'élance  pour 
descendre  à  la  rencontre  de  Vanna;  mais  Borso  et  Torello 
le  retiennent.)  Monte!  mon  te,  Vanna!...  Ils  me  retiennent 
ici...  Ils  ont  peur  de  la  joie!...  Monte,  monte.  Vanna! 
plus  belle  que  Judith  et  plus  pure  que  Lucrèce  ! . . .  Monte 
monte.  Vanna!  monte  parmi  les  fleurs!  (Courant  aux 
vases  de  marbre  dont  il  arrache  à  pleines  mains  les  fleurs 
quil jette  aupiedde  Vescalier.)  Moi  aussi, j'ai  des  fleurs 
pour  saluer  la  vie  !...  Moi  aussi  j  ai  des  lys,  des  lai> 
riers  et  des  roses  pour  couronner  la  gloire! 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  PRINZIVALLE,  VANNA. 

[Les  acclamations  deviennent  plus  délirantes.  Vanna, 
accompagnée  de  Prinzivalle,  paraît  au  haut  de  Ves-^ 
calier^  et  se  jette  dans  les  bras  que  lui  tend  Marco 
sur  la  dernière  marche.  La  foule  envahit  Vescalier,  la 
terrasse,  les  portiques,  w.ais  se  tient  cependant  à  une 
certaine  distance  du  groupe  formé  par  Vanna,  Prinzi* 
valle,  Marco,  Borso  et  Torello.) 

VANNA,  se  jetant  dans  les  bras  de  Marco, 
Mon  père,  je  suis  heureuse... 


ACTE  HT,  SCÈNE  II  87 

MARCi,  Vemhrassant  étroitement. 

Et  moi  aussi,  ma  fille,  puisque  je  te  revois!... 
Laisse-moi  te  regarder  à  travers  nos  baisers...  Te 
voici  plus  radieuse  que  si  tu  revenais  des  sources  de  ce 
ciel  qui  chante  ton  retour!...  Et  Fliorrible  ennemi  n'a 
pas  pu  enlever  un  rayon  de  tes  yeux,  un  sourire  à  tes 
lèvres... 

VANNA. 

Mon  père,  je  vous  dirai...  Mais  où  donc  est  Guido?... 
Il  faut  que  je  le  délivre  avant  tous...  Il  ne  sait  pas 
encore... 

MARCO. 

Viens,  Vanna,  il  est  là...  Viens,  moi,ron me  repousse; 
et  c'est  peut-être  juste;  mais  toi,  l'on  te  pardonne  Im 
magnific[ue  faute,  et  je  veux  le  jeter  dans  ses  bras,  pour 
que  mon  dernier  geste  et  mon  dernier  regard  vous  re- 
trouvent dans  l'amour... 

(A   ce    moment^    Guido    s'avance    au-devant    de 
Vanna.    Celle-ci  va  parler  et  fait  un  mouve- 
ment four  s  élancer  dans  ses  bras;  mais  Guido 
d'un  geste  brusque^  Varrêle  et  la  repousse;  et^ 
s'adressant  à  ceux  qui  Ventourent.) 

GUIDO  d^une  voix  brève ^  stridente  et  impérieuse. 
Laissez-nous  I 

VANNA. 

Non,  non!...  Attendez  tous!...  Guido,  tune  sais  pas... 
.Te  veux  le  dire,  je  veux  leur  dire  à  tous  1...  Guido,  je 
reviens  pure;  et  personne  ne  peut... 


88  MONNA  VANNA 

GUIDO  r interrompant^  la  repoussant  et  élevant  la  voie 
dans  la  colère  qui  le  gagne. 

Toi,  ne  m'approche  pas;  ne  me  touche  pas  encore I.. 
S'avançant  vers  la  foule  qui  a  commencé  d'envahir  la 
salle  et  qui  recule  devant  lui.)  Avez-vous  entendu?...  Je 
vous  prie  de  sortir  et  de  nous  laisser  seuls.  Vous  êtes 
maîtres  chez  vous,  moi,  je  suis  maître  ici.  Borso  et 
Torello,  faites  venir  les  gardes.  Ahl  je  vous  comprends 
bien!...  Il  vous  manque  un  spectacle  après  la  grande 
fête!...  Mais  vous  ne  l'aurez  pas;  il  n'est  pas  fait  pour 
vous,  vous  n'en  êtes  pas  dignes...  Vous  avez  de  la 
viande  et  du  vin;  j'ai  payé  pour  vous  tous,  qu'attendez- 
tous  encore?...  C'est  bien  le  moins,  je  pense,  qu'on  me 
liisse  ma  douleur...  Allez-vous-en,  mangez!  Allez-vous- 
rn,  buvez!...  Moi,  j'ai  d'autres  soucis;  et  je  garde  des 
larmes  que  vous  ne  verrez  pas...  Allez-vous-en,  vous 
dis-je!...  [Mouvements  silencieux  dans  la  foule,  qui  diS' 
paraît  peu  à  peu.)  Il  en  est  qui  s'attardent?...  [Prenant 
violemment  son  père  par  le  bras.)  Vous  aussi!  Vous  sur^ 
tout!  Vous  plutôt  que  les  autres,  puisque  c'est  votre 
faute!...  Vous  ne  me  verrez  pas  pleurer  ces  larmes-là!.. . 
Ah!  je  veux  être  seul,  plus  seul  que  dans  la  tombe, 
pour  que  je  sache  enfin  ce  que  je  dois  savoir!...  [Aper- 
cevant Prinzivalle  qui  na  pas  bougé.)  Et  vous?...  Qui 
êtes-vous,  qui  restez  là  comme  une  statue  voilée?.., 
Êtes-vous  donc  la  honte  ou  la  mort  qui  attendent?... 
N'avez-vous  pas  compris  qu'il  faut  vous  en  aller?... 
[S'emparant  de  la  hallebarde  d'un  garde.)  Faut-il  que 
je  vous  chasse  à  coups  de  hallebarde?...  Vous  tâtez 
votre  épée?...  Moi  aussi,  j'ai  la  mienne;  mais  je  ne  l'em- 
ploierai pas  à  cet  usage...  Elle  ne  servira  plus  que 
contre  un  homme;  un  seul...  Celui-là...  Mais  qu'est-ce 


ACTE  III,  SCENE  II  89 

que  ces  voiles  qui  cachent  votre  tête?...  Je  ne  suis  pas 
d'humeur  à  m'amuser  d'un  masque...  Vous  ne  répondez 
pas?...  Je  veux  voir  qui  vous  êtes,  attendez!...  (// 
s^approche  pour  arracher  les  voiles.  Vanna  se  jette  entre 
Prinzivalle  et  lui  et  Varrête,) 


VANNA. 

Ne  le  touchez  pas!... 

GUIDO  s' arrêtant^  surpris, 

Ahl  Vanna?...  Toi,  Vanna!...  D'où  vient-elle,  cette 
force?... 

VANNA. 

C'est  lui  qui  m*a  sauvée... 

GUIDO. 

Ah!  ah!  Il  t'a  sauvée!...  11  t'a  sauvée  après...  Quand 
il  était  trop  tard...  Il  a  fait  une  belle  œuvre...  Il  aurait 
mieux  valu... 

VANNA  fébrilement. 

Laisse-moi  te  dire,  enfin!...  Guido,  je  t'en  supplie... 
D'un  seul  mot  tu  sauras...  11  m'a  sauvée,  te  dis-je! 
épargnée,  respectée...  11  ne  m'a  pas  touchée...  Il  revient 
sous  ma  garde...  J'ai  donné  ma  parole,  ta  parole,  la 
nôtre...  Attends  que  ta  colère...  Laisse-moi  te  parler... 
Il  n'a  pas  dit  un  mot,  il  n'a  pas  fait  un  geste  qui  ne 
fussent.. 


90  MOxNNA  VANNA 

GUIDO. 

Mais  qui  est-ce?  qui  est-ce?... 

VANNA. 

Prinzivalle... 

GUIDO. 

Qui?...  Lui?...  Qui?  celui-là?...  Prinzivalle,  celui- 
ci?... 

VANNA. 

Oui,  oui;  il  est  ton  hôte...  lia  confiance  en  toil...  Il 
est  notre  sauveur... 

GUIDO  après  un  instant  de  stupeur  et  avec  une  violence 
et  une  exaltation  croissantes  qui  ne  permettent  pas  à 
Vanna  de  Vinterrompre. 

Ohl  ceci,  ma  Vannai...  Ohl  ceci  tombe  enfin  comme 
une  rosée,  chaste  des  cieux  même  du  ciel!...  Oh!  Vanna, 
ma  Vannai...  Tu  es  grande  et  je  t'aime,  et  je  comprends 
enfml...  Oui,  tu  avais  raison;  puisqu'il  fallait  le  faire, 
il  fallait  faire  ainsi!...  Ah!  je  comprends  ta  ruse  plus 
puissante  que  son  crime!  Mais  je  ne  savais  pas,  je 
n'avais  pas  prévu.*..  Une  autre  l'eût  tué  comme  Judith 
mit  à  mort  Holopherne...  Mais  son  crime  est  plus 
grand  que  celui  d'Holopherne  et  voulait  une  plus 
grande  vengeance...  Il  fallait  l'amener  comme  tu  sus 
le  faire...  Il  fallait  le  conduire  au  milieu  des  victimes 
qui  seront  ses  bourreaux...  Le  triomphe  est  splen- 
dide!...  Il  suivait  tes  baisers,  doucement,  tendrement, 
comme  un  agneau  qui  suit  une  branche  de  fleurs!... 
Qu'importent  les  baisers  qu'on  donne  dans  la  haine  !.. 


ACTE  III,  SCÈNE  U  9i 

Le  voici  pris  au  piège...  Oui,  tu  avais  raison;  si  tu 
l'avais  tué,  là-bas,  seule  sous  la  tente,  après  l'horrible 
crime,  cela  n'eût  pas  suffi;  un  doute  fût  resté;  on  ne 
l'aurait  pas  vu...  Tout  le  monde  savait  l'abominable 
pacte;  il  faut  que  tout  le  monde  apprenne  ce  qu'il  en 
coûte  d'outrager  à  ce  point  notre  nature  humaine... 
Mais  comment  as-tu  fait?...  C'est  le  plus  grand  triomphe 
que  l'honneur  d'une  femme...  Ahl  tu  vas  le  leur  dire!... 
'Courant  à  la  terrasse  et  criajit  à  tue-tête.)  Prinzivalle! 
Prinzivalle!...  Nous  tenons  l'ennemi I... 

VANNA  s'attachant  à  ses  pas  et  s'eff'orçant  de  le  retenir. 

Non,  non;  écoute-moi...  Non,  ce  n'est  pas  cela... 
Guido,  je  t'en  supplie...  Non,  Guido,  tu  te  trompes... 

GUIDO  se  dégageant  et  redoublant  ses  cris. 

Laisse-moi;  tu  verras...  Il  faut  qu'ils  sachent  tous... 
{Appelant  la  foul^.)  Maintenant,  vous  pouvez,  vous 
devez  revenirl...  Et  vous  aussi,  mon  père,  dont  la  tête 
s'écrase  entre  ces  deux  balustres  pour  épier  mon  sort, 
comme  si  vous  attendiez  qu'un  dieu  surgît  enfin  pour 
réparer  le  mal  que  vous  avez  causé  et  rapporter  la 
paix  !  Revenez  I  c'est  la  paix  et  c'est  un  grand  miracle  ! . . . 
Ce  qui  va  se  passer,  il  faut  que  les  pierres  mômes  l'en- 
tendent et  le  contemplent!...  Je  ne  me  cache  plus  et 
ma  honte  s'éloigne I...  Je  vais  sortir  d'ici  plus  pur  que 
les  plus  purs;  et  plus  heureux  que  ceux  qui  n'avaient 
rien  perdu I  Maintenant,  vous  pouvez  acclamer  ma 
Vanna!...  Je  l'acclame  avec  vous  et  plus  haut  que  vous 
tous!...  {Poussant  dans  la  salle  ceux  qui  se  pressent  sur 
la  terrasse.)  Cette  fois,  vous  aurez  un  spectacle!...  Il  y  a 
une  justice!...  Ahl  je  le  savais  bien;  mais  je  n'aurais 


92  MONNA  VANNA 

pas  cru  qu'elle  dût  être  si  prompte  1...  Je  comptais 
l'épier  des  années,  des  années!...  J'allais  passer  ma 
vie  à  la  guetter  partout,  au  détour  des  sentiers,  dans 
les  bois,  dans  les  rues...  Et  voilà  qu'elle  se  trouve  tout 
à  coup  dans  cette  salle,  qu'elle  est  là  devant  moi^ 
devant  nous,  sur  ces  marches l...  Par  quel  mirach 
énorme?...  Nous  allons  le  savoir;  c'est  Vanna  qui  Ta 
fait!...  Mais  puisqu'elle  est  entrée,  c'est  pour  faire  son 
œuvre...  (A  Marco  en  le  prenant  par  le  bras.)  Vous 
voyez  bien  cet  homme  ?... 

MARCO, 

Oui;  qui  est-ce?... 

GUIDO. 

Vous  l'avez  vu  pourtant;  vous  lui  avez  parlé,  vou», 
son  messager  complaisant... 

(Prinzivalle  tourne  la  tête  vers  Marco^ 
gui  le  reconnaît.) 


Prinzivalle  l. 


MARCO. 

{Mouvement  dans  ta  foule.) 

6UID0. 

Mais  ouï,  c'est  lui,  bien  lui,  il  n'y  a  pas  de  doute... 
Approchez  donc,  voyez,  touchez-le,  parlez-lui...  Peut- 
être  a-t-il  quelque  nouveau  message?...  Ahl  certes,  ce 
u'est  plus  l'éclatant  Prinzivalle  ;  mais  ma  pitié  est  loin  !... 
Il  m'a  pris  par  une  ruse  monstrueuse,  inouïe,  la  seule 


ACTE  III,  SCÈNE  ÏI  93 

chose  au  monde  que  je  ne  pusse  donner...  Et  lui-même 
est  venu,  mené  par  la  justice  et  par  une  autre  ruse  plus 
belle  que  la  justice,  me  demander  ici  la  seule  récom- 
pense que  je  puisse  accorder...  N'avais-je  pas  le  droit 
de  promettre  un  miracle!...  Approchez,  n'ayez  crainte; 
il  ne  s'en  ira  point...  Mais  fermez  bien  les  portes!...  Il 
ne  faut  pas  qu'un  miracle  contraire  nous  l'enlève!... 
Mais  n'y  touchons  pas  tout  de  suite...  Nous  le  réserve- 
rons pour  de  plus  longs  plaisirs...  0  vous,  mes  pauvres 
frères,  qu'il  a  tant  fait  souffrir,  qu'il  voulait  massacrer, 
dont  il  avait  vendu  les  femmes  et  les  enfants;  regardez- 
le,  c'est  lui;  il  est  à  moi,  il  est  à  vous,  il  est  à  nous, 
vous  dis-je!...  Mais  il  ne  vous  a  pas  fait  souffrir  comme 
moi...  Vous  l'aurez  tout  à  Fheure...  Ma  Vanna  nous 
l'amènepour  que  notre  vengeance  efface  notre  honte!... 
{S'adressant  plus  directement  à  la  foule.)  Vous  voilà  tous 
ici,  et  vous  serez  témoins...  Il  faut  que  ce  soit  clair... 
Avez-vous  bien  compris  le  miracle  héroïque?...  Cet 
homme  a  pris  Vanna.  11  n'y  avait  rien  à  faire,  tous  vous 
l'aviez  voulu;  et  vous  l'aviez  vendue...  Je  ne  maudis 
personne;  ce  qui  est  fait  est  fait  ;  et  vous  aviez  le  droit 
de  préférer  la  vie  à  mon  pauvre  bonheur...  Mais  qu'au- 
riez-vous  trouvé  pour  recréer  l'amour  avec  ce  qui  le 
tue?...  Vous  avez  su  détruire;  il  faut  réédifîer  !...  Eh 
bien!  Vanna  l'a  fait...  Elle  a  trouvé  bien  mieux  que 
Lucrèce  ou  Judith!...  Lucrèce  s'est  tuée;  Judith  tue 
Holopherne...  Ah!  c'est  vraiment  trop  simple  et  trop 
silencieux!...  Vanna  ne  tue  personne  dans  une  tente 
close,  mais  elle  amène  ici  l'holocauste  vivant,  l'ho- 
locauste public...  C'est  nous  tous  qui  allons  effacer 
l'infamie  où  nous  avons  pris  part...  Comment  a-t-elle 
fait?...  Elle  va  nous  le  dire... 


94  MONNA  VANNA 

VANNA. 

Oui,  je  vais  vous  le  dire;  mais  c'est  tout  autre 
chose!... 

GDIDO  interrompant  Vanna  et  s'approchant  d'elle 
pour  Vembrasser. 

Que  d'abord  je  t'embrasse,  afin  que  tous  appren- 
nent... 

VANNA  le  repoussant  avec  force. 

Non,  non,  non,  pas  encore!...  Non,  non,  non,  plus 
jamais  si  tu  ne  m'entends  pas  !  Écoute-moi,  Guido...  l! 
y  va,  cette  fois,  d'un  honneur  plus  réel  et  d'un  autre 
bonheur  que  ceux-là  qui  t'égarentl...  Ah!  je  suis  bien 
heureuse  que  tous  soient  revenus!...  Ils  m'entendront 
peut-être  avant  que  tu  m'entendes;  ils  comprendront 
peut-être  avant  que  tu  comprennes...  Écoute-moi, 
Guido...  Je  n'irai  dans  tes  bras  que  lorsque  tu  sauras.. 

GUiDO  V interrompant  et  la  pressant  encore. 
Je  saurai,  je  saurai;  mais  avant  tout  je  veux... 

VANNA. 

Écoute-moi,  te  dis-jel...  Je  n'ai  jamais  menti;  mais 
aujourd'hui  je  dis  la  vérité  profonde,  celle  qu'on  ne 
dit  qu'une  fois  et  qui  tue  ou  fait  vivre...  Écoute-moi, 
Guido,  et  regarde-moi  donc  si  tu  ne  m'as  pas  vue  jus- 
qu'à cette  heure-ci,  la  première  et  la  seule  où  tu 
puisses  m'aimer  comme  je  veux  être  aimée...  Je  te 
parle  à  présent  au  nom  de  notre  vie,  de  tout  ce  que  je 
suis,  de  tout  ce  que  tu  m'es...  Sois  capable  de  croire 


ACTE  III,  SCÈNE  II  95 

ce  qui-  n'est  pas  croyable...  Gel  homme  ne  m'a  pas 
prise...  Il  pouvait  tout,  puisqu'on  m'avait  donnée...  Il 
ne  m'a  pas  touchée  ;  et  je  sors  de  sa  tente  comme  je 
serais  sortie  de  la  maison  d'un  frère. 

GUIDO. 

Pourquoi^  .. 

VANNA. 

Parce  qu'il  m  aime... 

GUIDO. 

Ahl  c'était  donc  cela  que  tu  devais  nous  dire... 
C'était  là  le  miracle  I...  Oui,  oui,  j'avais  déjà,  aux  pre- 
mières paroles,  entendu  quelque  chose  qu'on  ne  com- 
prenait pas...  Ce  n'était  qu'un  éclair;  je  n'avais  pas  pris 
garde...  J'avais  cru  que  le  trouble  et  l'ivresse  de  l'hor- 
reur... Mais  je  vois,  à  présent,  qu'il  faut  y  voir  plus 
clair...  {D'une  voix  subitement  plus  calme.)  Ainsi,  quand 
il  t'a  eue  presque  nue,  sous  sa  tente,  et  seule,  toute  la 
nuit,  cet  homme  ne  t'a  pas  prise?... 

VANNA  avec  force. 
Non!... 

GUIDO. 

Il  ne  Va  pas  touchée,  ne  t'a  pas  embrassée?.., 

VANNA. 

Je  ne  lui  ai  donné  qu'un  baiser  sur  le  front  ;  et  il  me 
l'a  rendu... 

GUIDO. 

Sur  le  frontl...  Regarde-moi,  Vanna...  Ai-je  donc 


96  MONNA  VANNA 

Tair  d*un  homme  qui  croit  que  les  étoiles  sont  des 
grains  d'ellébore  et  qu'on  éteint  la  lune  en  crachant 
dans  un  puits!...  Depuis  quelle  aventure...  Ah!  je  ne 
veux  pas  dire...  Je  ne  veux  pas  encore  nous  perdre 
sans  retour...  Je  ne  vois  pas  ton  but,  ou  si  c'est  le 
délire  de  cette  horrible  nuit  qui  renverse  ta  raison  ou  la 
mienne... 

VANxNA. 

Ce  n'est  pas  le  délire,  c'est  la  vérité... 

GUIDO. 

La  vérité,  grand  Dieu!...  Ah!  je  ne  cherche  qu'elle!... 
Mais  il  faudrait  pourtant  qu'elle  fût  presque  humaine  I... 
—  Quoi!  un  homme  te  désire  à  ce  point  qu'il  trahit  sa 
patrie,  qu'il  vend  tout  ce  qu'il  a  pour  une  seule  nuit 
qu'il  se  perd  pour  toujours,  qu'il  se  perd  bassement.  5^^ 
qu'il  fait  une  chose  qu'on  n'avait  jamais  faite,  et  se  rend 
à  jamais  le  monde  inhabitable  !  Quoi!  l'homme  qui  te 
tient  là,  seule  et  nue  sous  sa  tente,  qui  n'a  que  celte 
nuit  qu'il  achète  à  ce  prix,  cet  homme-là  se  contente 
d'un  baiser  sur  le  front  et  s'en  vient  jusqu'ici  pour 
nous  le  faire  croire!...  Non,  il  faut  être  juste  et*  ne  pas 
se  moquer  trop  longtemps  du  malheur...  S'il  demandait 
oela,  qu'avait-il  donc  besoin  de  plonger  tout  un  peuple 
dans  une  pareille  nuit,  et  de  m'anéantir  dans  une 
angoisse  telle  que  j'en  sors  presque  fou  et  vieilli  de  dix 
ans?...  Ah  !  s'il  n'avait  voulu  qu'un  baiser  sur  le  front, 
il  eût  pu  nous  sauver  sans  nous  torturer  tant!...  Il 
n'avait  qu'à  venir  comme  un  dieu  qui  délivre...  Mais 
ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  exige  et  prépare  un  baiser  sur 
le  front!...  La  vérité  se  trouve  dans  nos  cris  de  dou- 
leur et  notre  désespoir...  Non,  je  ne  juge  pas;  car 


ACTE  m.  SCÈNE  II  91 

cest  ma  propre  cause  et  je  n'y  vois  plus  clair...  Mais 
que  les  autres  jugent  et  répondent  pour  moi!... 
(Interpellant  la  foule.)  — Avez-vous  entendu?...  —  Je 
ne  sais  pas  pourquoi  elle  nous  parle  ainsi...  Mais  ce 
qu'elle  dit  est  dit;  et  vous  allez  juger...  Vous,  vous 
devez  la  croire  puisqu'elle  vous  a  sauvés!  —  Dites,  la 
croyez-vous?...  Que  tous  ceux  qui  la  croient  sortent 
donc  de  la  foule  et  viennent  jusqu'ici  donner  un  dé- 
menti à  la  raison  humaine!...  Je  voudrais  les  connaître 
et  voir  comme  ils  sont  faits!.. 

[Marco  sort  seul  de  la  foule  où  Von  n'entend  que 
quelques  murmures  timides  et  indistincts.) 

MARCO  s'élançant  au  milieu  de  la  scène. 
Je  la  croisl... 

GUIDO 

Vous  êtes  leur  complice!...  —  Mais  les  autres,  les 
autres!  Oii  sont-ils  ceux  qui  croient?...  {A  Vanna.)  — 
Les  as-tu  entendus?...  Ceux  que  tu  as  sauvés  reculent 
devant  le  rire  qui  remplirait  la  salle;  ceux  même  qui 
murmuraient  n'osent  pas  se  montrer...  Et  moi,  moi  je 
devrais... 

VANNA. 

Eux  ne  doivent  pas  me  croire  ;  mais  toi,  puisque  tu 
m'aimes... 

GUIDO. 

Ahl  moi,  puisque  je  t'aime,  je  dois  être  la  dupe!... 
Non,  non,  écoute-moi...  Ma  voix  n'est  plus  la  môme... 
Ma  colère  est  tombée...  Ceci  brise  les  forces;  et  je  suis 

9 


98  MONNA  VANNA 

tout  à  coup  comme  un  homme  qui^vieillit...  Ma  colère 
ne  vit  plus...  Non,  non,  c'est  autre  chose  qui  va  la  rem- 
placer... La  vieillesse,  la  folie...  Je  ne  sais  pas  encore... 
Je  cherche,  je  regarde,  je  tâtonne  en  moi-même,  pour 
saisir  ce  qui  reste  de  mon  triste  bonheur...  Je  n*ai 
plus  qu'un  espoir...  Il  me  semble  si  frêle,  que  je  n'ose 
pas  l'étreindre...  Un  mot  peut  le  détruire,  et  pour- 
tant il  faut  bien  que  l'angoisse  le  hasarde...  —  Vanna, 
j'ai  eu  grand  tort  de  rappeler  la  foule  avant  que  de 
savoir...  J'oubliais  la  pudeur  qui  ne  pouvait  parler... 
—  Tu  n'oses  pas  leur  dire  que  le  monstre  t'a  prise... 
Oui,  j'aurais  dû  attendre  que  nous  fussions  bien  seuls... 
Tu  m'aurais  avoué  l'immonde  vérité...  Mais  je  la  sais, 
hélas!  et  les  autres  la  savent...  A  quoi  bon  la  cacher 
Vanna?  il  est  trop  tard...  A  présent  il  le  faut;  il  faut 
que  la  pudeur  triomphe  d'elle-même...  Tu  ne  m'en 
voudras  pas...  Tu  comprendras  aussi...  Dans  de  pareils 
moments,  la  raison  ne  sait  plus.., 

VANNA. 

Regarde-moi,  Guido.  —  Je  mets  toute  ma  force, 
toute  ma  loyauté,  tout  ce  que  je  te  dois  dans  ce  dernier 
regard...  Ce  n'est  pas  la  pudeur,  mais  c'est  la  vérité... 
Cet  homme  ne  m'a  pas  prise... 

GUIDO. 

Bien,  c'est  bien,  c'est  très  bien...  Il  ne  me  reste  rien... 
A  présent,  je  sais  tout...  Oui,  c'est  la  vérité,  ou  plutôt 
c'est  l'amour...  Je  comprends  maintenant...  Tu  voulais 
le  sauver...  Je  ne  sais  ce  qu'une  nuit  a  pu  faire  d'une 
femme  que  j'avais  tant  aimée...    Mais  ce  n'est  pas 


ACTE  JII,  SCÈNE  II  99 

ainsi  qu'il  fallait  le  sauver...  [Élevant  la  vvix.)  — 
Écoutez-moi,  vous  tous  I  C'est  la  dernière  foisl...  Je  vais 
faire  un  serment!...  Je  me  retiens  encore  au  bord  de 
quelque  chose  qui  n'aura  pas  de  fond...  Il  me  reste 
une  minute  avant  que  m'es  mains  s'ouvrent...  'je  ne 
veux  pas  la  perdre...  M'entendez-vous  encore?...  Ma 
voix  n'a  plus  sa  force...  Approchez,  s'il  le  faut...  — 
Vous  voyez  cette  femme  et  vous  voyez  cet  homme ?.>. 
11  est  certain  qu'ils  s'aiment...  —  Eh  bien!  n'oubliez 
pas  ;  je  pèse  chaque  mot  avec  autant  de  soin  que  l'on 
pèse  un  remède  au  chevet  d'un  mourant  :  —  Ils  sorti- 
ront d'ici,  de  mon  consentement,  librement,  sans 
outrage,  sans  subir  aucun  mal;  et  ils  emporteront  tout 
ce  qu'il  leur  plaira...  Ouvrez-vous  devant  eux  et  jetez- 
leur  des  fleurs  si  vous  le  désirez...  Ils  iront  où  l'amour 
conduira  leur  délire;  pourvu  que  cette  femme  me 
dise  la  vérité  qui  est  la  seule  possible  et  qui  est  la 
seule  chose  que  j'aime  encore  en  elle  et  qu'elle  me 
doive  enfin  pour  ce  que  je  lui  donne...  — As-tu  com- 
pris. Vanna?  Cet  homme  t'a-l-il  prise?...  —  Oui  ou 
non,  réponds-moi;  c'est  tout  ce  que  je  veux...  Ce  n'est 
pas  une  éprieuve  et  ce  n'est  pas  un  piège.  J'en  ai  fait  le 
serment.  —  Ils  en  sont  tous  témoins... 

VANNA 

J*ai  dit  la  vérité...  Il  ne  m'a  pas  touchée... 

GUIDO. 

Cest  bien,  vous  avez  dit.  —  Vous  l'avez  condamné. 

—  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire.  —  Maintenant  je  m'éveille... 
{Se  rapprochant  des  gardes  et  leur  désignant  Prinzivalle.) 

—  Cet  homme  m'appartient  :  prenez-le,  liez-le  ;descea- 


100  MONNA  VANNA 

dez  avec  lui  jusqu'aux  derniers  cachots  qui  sont  sous 
cette  salle.  —  J'y  descends  avec  vous.  [A  Vanna.)  Vous 
ne  le  verrez  plus;  et  je  viendrai  vous  dire  la  dernière 
vérité  que  ses  dernières  paroles  révéleront  bientôt... 

VANNA  se  jetant  au  milieu  des  gardes  qui  saisissent 
Prinzivalle. 

Non!  nonl  11  est  à  moi!...  J'ai  menti!  J'ai  menti!  Il 
\n'a  prise!  Il  m'a  prise!...  Il  m'a  eue!...  Il  m'a  prise!... 
{Ecartant  les  gardes.)  Écartez-vous,  vous  autres  !  Ne  pre- 
nez pas  ma  part!...  Il  n'appartient  qu'à  moi!...  Je  veux 
que  mes  mains  seules!...  Lâchement,  bassement,  il  m'a 
prise!  il  m'a  prise!... 

PRINZIVALLE  s'e/forçant  de  couvrir  sa  voix. 

Elle  ment!  Elle  ment!  Elle  ment  pour  me  sauver, 
mais  aucune  torture... 

VANNA. 

Taisez  vous!...  {Se  tournant  vers  le  peuple. )U3iipeuT\>.. 
[S'approckant  de  Prinzivalle  comme  pour  lui  lier  les 
mains.)  Donnez-moi  donc  les  cordes,  les  chaînes  et  les 
fers!...  Maintenant  que  ma  haine  a  trouvé  son  issue, 
c'est  moi  qui  le  garrotte  et  c'est  moi  qui  le  livre!...  (A 
voix  basse,  à  Prinzivalle,  tandis  qu'elle  lui  lie  les  mains.) 
—  Tais-toi!  ~  Il  nous  sauve!  Tais-toi,  il  nous  unit!... 
Je  t'appartiens,  je  t'aime!...  Laisse-moi  t'enchaîner... 
Je  te  délivrerais!...  Je  serai  ta  gardienne!...  Nous 
fuirons...  [Criant  comme  si  elle  voulait  forcer  Prinzivalle 
à  se  taire.)  Taisez- vous  !...  [S'adressant  à  la  foule.)  Il 
m'implore  à  voix  basse!...  [Découvrant  le  visage  dePrin- 


ACTE  m,  SCENE  II  lOi 

zivalle.)  Regardez  ce  visage!...  Il  porte  encojv  les 
marques  de  cette  affreuse  nuit!...  {Entr'ouvrant  son 
manteau  sur  son  épaule  ensanglantée.)  J'en  ai  le  signe 
aussil...  L'horrible  nuit  d'amourl  Regardez-le,  c'est 
lui!...  II  est  hideux  et  lâche!...  {Voyant  que  les  gardes 
font  unmouvement  pour  emmener  PrinzivaUe.)  —  Non, 
non,  laissez-le  moi!  —  C'est  ma  parti  C'est  ma  proie! 
Je  la  veux  pour  moi  seule!...  Gardez-le l  Tenez-le I... 
Vous  voyez  qu'il  veut  fuir!... 

GUIDO. 

Pourquoi  est-il  venu?...  Pourquoi  as-tu  menti?... 

VANNA  hésitant  et  cherchant  les  mots. 

J'ai  menti...  Je  ne  sais...  Je  ne  voulais  pas  dire... 
Écoute,  c'est  maintenant...  Oui,  oui,  tu  vas  com- 
prendre... On  ne  sait  ce  qu'on  fait...  On  ne  voit  pas 
d'avance...  Lorsque  j'allais  là-bas,  non,  je  n'y  pensais 
pas...  Mais  les  choses  arrivent...  Oui,  oui,  tu  vas 
savoir...  Le  voile  est  déchiré!  Tant  pis  pour  ta  douleur 
puisque  tu  l'as  voulu...  Ah  !  j'ai  eu  peur  de  toi...  J'ai  eu 
peur  de  l'amour  et  de  son  désespoir...  Maintenant,  tu  le 
veux...  Bien.  Je  vais  te  le  dire.  {D'une  voix  plus  calme 
et  plus  assurée.)  Non,  non,  je  n'ai  pas  eu  l'idée  que  tu 
as  dite.  Je  ne  l'ai  pas  conduit  au  milieu  des  bourreaux 
pour  nous  venger  ensemble...  L'idée  que  j'ai  suivie 
n'était  pas  aussi  belle,  mais  t'aimait  davantage...  Je 
voulais  le  mener  à  une  mort  cruelle;  mais  je  voulais 
aussi  que  l'ignoble  mémoire  de  celte  ignoble  nuit  ne 
pesât  point  sur  toi  jusqu'au  bout  de  nos  jours...  Je  me 
serais  vengée  toute  seule,  dans  l'ombre;  je  l'aurais 
fait    mourir,   lentement,    tu   vois   bien?  peu    à  peu, 


102  MONNA  VANNA 

usqu'à  ce  que  son  sang,  en  tombant  goutte  à  goutte, 
5ût  effacé  son  crime...  Tu  n'aurais  jamais  su  J'affreuse 
vérité;  et  Taffreux  souvenir  ne  se  fût  pas  dressé  entre 
nos  chers  baisers...  J'ai  craint,  je  le  confesse,  qu'en 
voyant  cette  image  tu  ne  pusses  plus  m'aimer...  J'étais 
folle,  je  le  sais;  j'avais  trop  demandé...  J'ai  voulu 
l'impossible...  Mais  tu  vas  tout  apprendre...  {S'adres- 
tant  à  la  foule.)  Puisque  nous  en  sommes  là,  et  puis- 
qu'il n'est  plus  temps  d'épargner  notre  amour,  il 
faut  comprendre  aussi...  Il  faut  que  je  dise  tout  et 
vous  serez  mes  juges...  Voici  ce  que  j'ai  fait  :  cet 
homme  m'a  donc  prise,  bassement,  lâchement, 
comme  je  vous  l'ai  dit...  J'ai  voulu  le  tuer  et  nous 
avons  lutté...  Mais  il  m'a  désarmée...  Alors,  j'ai 
entrevu  une  vengeance  plus  profonde  et  je  lui  ai 
souri...  Il  a  cru  mon  sourire...  Ah!  les  hommes  sont 
fousl...  Il  est  juste  qu'on  les  trompe I...  Ils  adorent  le 
mensonge I...  Quand  on  montre  la  vie,  ils  croient  que 
c'est  la  mortl  Quand  on  leur  tend  la  mort,  ils  la  pren- 
nent pour  la  vie!...  Il  avait  cru  me  prendre  et,  c'est 
moi  qui  l'ai  pris!...  Le  voilà  dans  sa  tombe  et  je  la 
scellerai!...  Il  fallait  l'amener  en  l'ornant  de  baisers 
comme  un  agneau  docile...  Le  voilà  dans  mes  mains 
*ïtii  ne  s'ouvriront  plus!...  Ah!  mon  beau  Prinzivallel 
Nous  aurons  des  baisers  comme  on  n'en  a  pas  eul 

GUiDO  s" approchant. 
Vannai... 

VANNA. 

Regarde-le  de  près!...  Il  était  plein  d'espoir...!  Il  m'a 

crue  tout  de  suite  lorsque  je  lui  ai  dit  :  «  Prinzivalle.,  je 

'aime!...  »  Ahl  il  m'aurait  suivie  jusqu'au  cœur  de 


ACTE  III,  SCÈNE  II  103 

l'enfer!...  Je  l'embrassais  aiinsi...  (Elle  embrasse ardem 
ment  Prinzivalle.)  Gianello,  je  t'aime!...  Rends-moi 
donc  mes  baisers!...  Ce  sont  ceux-ci  qui  comptentl... 
[Se  tournant  vers  Guido.)  Il  me  les  rend  encore I...  Ah!  le 
rire  est  trop  près  d'une  pareille  horreur!...  Maintenant, 
c'est  mon  homme!...  Seigneur!  il  est  à  moi  devant  Dieu 
et  les  autres!...  Je  le  veux,  je  l'aurai  !...  C'est  le  gain  de 
ma  nuit  et  c'est  un  gain  splendide!...  {Elle  chancelle  et 
se  retient  à  une  colonne.)  Prenez  garde,  je  tombe!...  Je 
porte  trop  de  joie!...  {D'une  voix  haletante.)  Mon  père, 
je  vous  le  donne  jusqu'à  ce  que  mes  forces...  Qu'on  l'em- 
mène avant  que...  Que  l'on  trouve  un  cachot,  un  cachot 
si  profond  que  personne  ne  puisse...  Et  j'en  aurai  la 
clél...  Et  j'en  aurai  la  clé!...  Je  la  veux  tout  de  suite!... 
Que  personne  n'y  touche!...  C'est  ma  part,  c'est  ma  part, 
et  je  la  veux  intacte  !...  Guido,  il  m'appartient!...  {Fai- 
sant un  pas  vers  Marco.)  Mon  père,  il  est  à  moi  et  vous 
en  répondez!...  {Regardant  Marco  fixement.)  Mon  père, 
vous  comprenez?...  Vous  êtes  son  gardien,  que  l'ombre 
d'une  injure  n'effleure  pas  sa  face,  pour  qu'il  me  soit 
rendu  tel  que  je  vous  le  donne!...  (On  emmène  Prinzi- 
valle.)  Adieu,  mon  Prinzivalle...  Ah!  nous  nous  rever- 
rons!... {Tandis  que  Guido  se  trouve  au  milieu  des  soldats 
qui  emmènent  brutalement  Pj^inzivalley  Vanna  pousse  un 
cri,  chancelle  et  tombe  dans  les  bras  de  Marco^  qui  t'est 
précipité  pour  la  soutenir.) 

MARCO  très  vite  et  à  mi-voix,  tandis  qu'il  se  penche  sur 
Vanna  qu'il  soutient. 

Oui,  j'ai  compris.  Vanna...  J'ai  compris  ton  men- 
songe... Tu  as  fait  l'impossible...  C'est  juste  et  très 
injuste,   comme  tout  ce  que  l'on  fait.  .  Et  la  vie  a  rai- 


'104  MONNA  VANNA 

son....  Reviens  à  toi,  "'^anna..  Il  faut  mentir  encore, 
puisqu'on  ne  nous  croit  pas....  [AppeAanl  Guido.)  Guido, 
elle  t'appelle...  Guido,  elle  se  réveille... 

GUIDO  accourant  et  prenant  Vatina  dans  ses  bras. 

Ma  Vannai...  Elle  sourit...  Ma  Vanna,  réponds-moi.,. 
Je  n'ai  jamais  douté...  Maintenant,  c'est  fini,  et  tout  va 
s'oublier  dans  la  bonne  vengeance...  Celait  un  mauvais 
rêve... 

VANNA  ouvrant  les  yeux,  d'une  voix  très  faible. 

Où  est-il?...  Oui,  je  sais...  Mais  donnez-moi  la  clé.. 
La  clé  de  sa  prison...  Il  ne  faut  pas  que  d'autres... 

GUIDO. 

Les  gardes  vont  venir...  Ils  te  la  remettront... 

VANNA. 

Je  la  veux  pour  moi  seule,  afin  que  je  sache  bien.,., 
Afin  que  personne  autre...  C'était  un  mauvais  rêve... 
Le  beau  va  commencer...  Le  beau, va  commencer.,. 


RIDEAU 


Paris.  —  L.  Maretheux,  imprimeur,  1,  rue  Cassette. 


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2625 

A5M6 

1904 

cop.2 


Maeterlinck,  Maurice 
Monna  Vanna 


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