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Full text of "Monsieur Nicolas; ou, Le coeur humain dévoilé; mémoires intimes de Restif de La Bretonne. Réimprimé sur l'édition unique et rarissime publiée par lui-même en 1796"

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MONSIEUR  NICOLAS 


TOME    X 


MONSIEUR 

NICOLAS 


ou 


LE  CŒUR  HUMAIN  DÉVOILÉ 
Mémoires  intimes 

DE 

RESTIF  DE  LA  BRETONNE 

Réimprimé  sur  l'édition  unique  et  rarissime 
publiée  par  lui-même  en  1796 


TOME   X 


PARIS 

Isidore  LISEUX,  Éditeur 
1883 


P6l 
XOXS 

-irJO 


MONSIEUR    NICOLAS 


SEPTIÈME     ÉPOQUE 


(Suite). 


u'est  devenue  cette  fille  chérie?... 
Hélas!  j'étais  condamné  par  le  Sort  à 
ne  jamais  disposer  de  mes  enfants,  pas 
même  de  celles  que  toutes  les  lois  m'a- 
vaient soumises  ;  excepté  de  Zéphire  I  de  cette  fille 
céleste,  sujet  éternel  de  larmes...  Hé!  comment 
l'eussé-je  donc  aimée,  si  elle  m'eût  été  donnée  par 
Colette;  si,  conservée  pure?...  Mais  son  âme  l'était, 
et  ce  corps  charmant,  enseigne  de  sa  belle  âme, 
l'était  redevenu!... 

Je  couchai  à  Sens;  le  lendemain,  j'allai  seul  à 
Auxerre.  J'avais  résolu  de  m'informer  de  Colombe 
X  I 


176; 


2  1767   —   MONSIEUR   NICOLAS 

à  Joigny  :  je  ne  le  fis  pas  ;  mes  lèvres  ne  voulurent 
pas  s'ouvrir,  lorsque  j'entrepris  de  parler  à  l'hôtesse. 
Arrivé  à  Auxerre,  au  lieu  d'aller  chez  mes  cousins, 
je  logeai  dans  la  maison  de  ma  belle-mére,  à  la  Mari- 
fierie,  alors  vendue,  et  habitée  par  un  petit  auber- 
giste appelé  Chomard.  J'avais  environ  dix  louis,  que 
la  dame  Veuve  Duchesne  m'avait  payés  sur  mon 
livre  de  la  Famille  vertueuse  :  j'étais  riche;  j'avais  en 
outre  deux  habits  neufs,  des  livres,  et  la  première 
ivresse  d'auteur.  Je  revis  avec  attendrissement  quel- 
ques endroits  de  la  ville;  mais  j'avais  le  cœur  ulcéré 
contre  ses  habitants  ;  ils  étaient  déshonorés  à  mes- 
yeux.  Je  ne  revis  pas  M.  Parangon,  mais  seulement 
quelques-uns  de  ses  ouvriers,  comme  Bourgoin, 
Clizot,  et  Rûttot;  ce  dernier,  que  j'avais  accueilli  à 
Paris,  étant  prote,-me  reçut  froidement  ;  je  le  quittai 
sans  lui  dire  adieu.  Mon  frère  vint  me  chercher  avec 
une  charrette  couverte,  et  j'arrivai  chez  ma  mère  le 
i^''  Juillet. 

Après  m'être  reposé,  la  seconde  semaine  de  mon 
séjour  à  Sacy  fut  employée  d  des  partages  de  nos. 
lots,  et  même  de  ce  qui  devait  nous  revenir  un  jour  : 
ce  fut  notre  bonne  mère  qui  l'exigea,  pour  prévenir 
toutes  difficultés  après  son  décès.  Je  m'y  prêtai, 
mais  à  regret  :  ces  opérations  me  desséchaient  l'es- 
prit; outre  que  j'avais  pris  un  mauvais  genre  d'ou- 
vrage. Je  travaillai  peu,  et  mal,  durant  les  quatre 
mois  de  mon  séjour  à  Sacy.  D'ailleurs,  rien  ne  m'y 
électrisait,  comme  à  Paris;  je  sentais  mon  feu 
se  ralentir,   et  le  goût  des   travaux  agrestes  me 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    I767  3 

reprendre;  et  certes,  je  m'y  fusse  livré,  si  j'avais  eu 
un  bien  suffisant  :  mais  je  n'avais  d'espoir  que  dan^ 
mes  travaux  futurs,  qui  ont  été  plus  de  dix  ans  sans 
rien  produire.  Je  travaillais  dans  un  colombier  vide 
de  pigeons,  dont  je  tirais  l'échelle,  pour  être  plus 
tranquille;  je  lisais,  j'écrivais.  Ce  qu'il  y  a  de  singu- 
lier, c'est  que  je  fus  incapable  de  travailler  au 
Pornographe  durant  mon  séjour  à  Sacy.  Mais  j'y 
commençai  la  Confidence  nécessaire.  Je  voulus  un 
jour  profiter  de  la  solitude  des  Lavières,  appelées 
Fourches-VÉvêque,  l'endroit  le  plus,  isolé  du  finage  : 
mais  lorsque  j'y  fus,  mon  imagination  éparpillée  au 
.grand  air,  distraite,  desséchée  par  les  objets  présents, 
par  les  sites  chéris  de  mon  enfance,  ne  put  jamais  se 
recueillir  assez  pour  produire.  Je  me  rappelai  seule- 
ment que  j'avais  gardé  un  jour  les  moutons  dans 
•cet  endroit  avec  ma  sœur  l'infortunée  Geneviève  (i), 
qu'un  verdereau  pensa  mordre  au  pied;  et  je  m'atten- 
dris, en  me  rappelant  ces  ternps  de  ma  jeunesse,  où 
nous  étions  innocents,  ma  sœur  et  moi.  Je  versai 
des  larmes  améres,  qui  furent  le  premier  germe  du 
Paysan  perverti;  mais  il  me  fut  impossible  de  me 
concentrer  assez  pour  travailler.  J'ai  reconnu  que, 
pour  écrire,  il  ne  faut  pas  une  solitude  absolue, 
mais  une  solitude  individuelle,  avec  la  perspective 
d'une  foule  innombrable,  qu'on  verra,  qu'on  joindra, 
avec  laquelle  on  conversera,  quand  on  voudra.  Voilà 


(i)  La  note  [P]  p.  381  du  Pornographe,  seconde  édition, 
^st  l'histoire  de  son  malheur,  quant  au  fond. 


4  1767    —   MONSIEUR   NICOLAS 

pourquoi  tant  de  gens  qui  vont  à  la  campagne  pour 
travailler  s'en  reviennent  sans  avoir  fait  une  page. 

Il  ne  m'arriva  rien  de  particulier,  pendant  mon 
séjour  à  Sacy.  Je  fus  tenté  d'aller  à  Dijon;  mais  je 
n'exécutai  pas  ce  dessein  :  je  ne  soupirais  qu'après 
mon  retour  à  Paris,  que  j'effectuai  le  28  Septembre. 

J'emportais  avec  moi  mes  manuscrits,  mais  je 
laissais  mes  livres,  espérant  que  je  reviendrais  dans 
un  an  ou  deux.  J'avais  vu,  pendant  mon  séjour,  une 
fois  mes  frères  de  Courgis  chez  eux,  et  une  fois 
l'abbé  Thomas  chez  ma  mère;  je  lui  lus  quelque 
chose  de  la  Famille  vertueuse.  J'avais  rencontré  à 
Courgis  un  officier,  neveu  de  M.  Jacquot,  chanoine 
de  la  cathédrale  d'Auxerre;  je  Tallai  voir,  à  mon 
passage  par  Auxerre  :  mais  l'air  natal  m'avait  si  bien 
rendu  mon  humeur  sauvage,  que  je  ne  pus  jamais 
me  résoudre  à  dîner  avec  lui  chez  son  oncle.  J'allai 
chez  mes  cousins;  le  père  Servigné  n'était  plus. 
Nous  le  pleurâmes.  Je  leur  laissai  un  exemplaire  de 
la  Famille  vertueuse. 

Je  partis  le  lendemain  par  le  coche.  Le  voyage 
fut  triste,  excepté  le  dernier  jour,  en  approchant  de 
Paris,  qu'il  m'arriva  cette  aventure  que  j'ai  rapportée 
dans  le  Pornographe  (Note  [J],  p.  jjj  de  la  seconda 
édition).  Elle  est  bien  différente  de  ma  rencontre  en 
montant!  Tout  est  varié  dans  la  vie  (i)! 


(I)  On  rapportera  cette  aventure  si  l'on  veut,  en  réimpri- 
mant, et  m'y  faisant  parler  en  mon  nom. 

JVoig  de   l'Éditeur.  —  Pour  déférer  au  vœu  de  Restif, 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    I767  5 

Arrivé  à  Paris,  j'allai  coucher  rue  Trainée-SainU 
Eusiachey  où  était  alors  le  domicile  de  ma  femme. 


nous   transcrivons   ici    cette   historiette  du   Pornographe  .- 

«  Nous  approchions  de  la  capitale,  très  fatigfués  et  plus 
ennuyés  encore  de  notre  séjour  dans  un  coche  renommé 
pour  sa  lenteur,  lorsque  nous  fûmes  recrutés  par  deux  jeunes 
personnes  assez  jolies  :  la  première  paraissait  avoir  environ 
vingt-quatre  ans,  et  la  seconde  dix  de  moins.  Cette  dernière 
avait  l'air  si  vive,  si  hardie,  en  un  mot  ^\  faite,  que  malgré 
la  modestie  de  sa  conductrice,  elle  m'inspira  d'abord  quelque 
défiance.  Mais  ces  légers  soupçons  furent  bientôt  détruits. 
Je  m'entretins  quelque  temps  avec  Mil»  Lebrun  (c'est  ainsi 
que  la  petite  Angélique  nommait  sa  compagne),  et  tout  ce 
qu'elle  me  disait  était  si  sensé,  que  je  pris  beaucoup  d'es- 
time pour  elle.  Un  jeune  homme  dont  j'avais  fait  la  con- 
naissance pendant  le  voyage,  nous  aborda  ;  il  fut  ravi  de 
l'occasion  que  je  lui  fournis  de  se  mêler  à  la  conversation. 
Pour  moi,  comme  j'occupais  une  cabane  particulière,  avec 
une  dame  et  ses  deux  filles  que  je  n'avais  laissées  seules 
que  parce  qu'elles  m'avaient  témoigné  vouloir  se  livrer  au 
sommeil,  je  quittai  M'i®  Lebrun  et  sa  jolie  compagne,  dès 
que  je  m'aperçus  que  les  dames  étaient  éveillées.  La  con- 
duite de  Mii«  Lebrun  en  mon  absence  fut  constamment  la 
même,  prudente,  réservée.  La  petite  Angélique  paraissait 
d'une  impatience  extrême  d'arriver  à  Paris  ;  elle  demandait 
à  tout  moment  si  l'on  découvrait  cette  ville.  Par  complai- 
sance, le  jeune  homme  s'offrit  de  la  conduire  sue  le  tillac 
pour  la  lui  faire  apercevoir.  En  l'enlevant  dans  ses  bras,  un 
mouvement  vif  que  fit  Angélique  plaça  la  main  du  jeune 
homme  sur  une  cuisse  élastique  et  ferme.  Pas  le  moindre 
mot  :  la  jeune  pessonne  parut  ne  faire  aucune  attention  à 
cette  minutie.  Nous  sommes  tous  faibles  :  AngéUque,  avec 
son  petit  air  lutin,  donnait  l'espérance  d'un  plaisir  complet. 
Le  jeune  homme  hasarde  des  caresses  ;  on  ne  se  défend 
pas  :  un  réduit  obscur  fut  bientôt  trouvé,  et  mon  compagnon 
de  voyage  cueille  une  rose...  qui  n'était  pas  sans  épines. 
Cependant  il  se  crut  le  plus  heureux  des  hommes  ;  en  sor- 
tant de  la  voiture,  il  reconduisit  les  deux  nymphes  :  on  le 


6  1767    —  MONSIEUR    NICOLAS 

Nous  déménageâmes  presque  sur-le-champ,  c'est-à- 
dire  le  1 5  Octobre,  et  nous  allâmes  demeurer  rue 


reçut  dans  un  appartement  fort  propre.  Il  demanda  la  per- 
mission de  revenir  ;  on  la  refusait  d'abord  :  il  pressa  ;  on 
donna  des  si,  des  mais  ;  enfin  on  se  laissa  fléchir. 

»  L'imagination  remplie  des  charmes  de  la  jeune  Angé- 
lique, dès  le  lendemain  mon  homme  se  fût  rendu  chez 
Mlle  Lebrun  ;  mais  il  crut  qu'il  fallait  attendre  quelques 
jours  avant  de  se  présenter.  Cependant  il  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  passer  plusieurs  fois  dans  la  rue  où  elle  demeu- 
rait. Le  soir  du  second  jour,  il  était  en  contemplation  vis-à- 
vis  les  croisées  de  l'appartement  qui  recelait  le  divin  Objet  de 
ses  impétueux  désirs,  lorsqu'une  femme  âgée,  malpropre,  dé- 
goûtante l'aborda  ;  cette  mégère  lui  prit  la  main  :  «  Mon 
»  bel  amour,  »  lui  dit-elle  d'un  ton  aigre  fausset,  «  voulez- 
»  vous  venir  chez  moi  ?  je  vous  ferai  voir  une  demoiselle 
»  belle  comme  le  jour,  qui  n'a  que  seize  ans.  »  Et  s'appro- 
chant  de  son  oreille  :  «  C'est  une  petite  marchande  de 
»  modes,  qui  s'échappe  quelques  heures  ;  en  vérité,  c'est  un 
»  morceau  tout  neuf;  venez,  mon  bel  ange,  vous  serez  con- 
»  tent  :  c'est  dans  cette  maison.  »  Le  jeune  provincial  crut 
tout  cela  ;  le  souvenir  d'Angélique  réchauffait  ;  il  observa 
qu'on  le  conduisait  dans  la  maison  où  demeurait  celle  qu'il 
désirait  si  fort  de  revoir.  Il  suivit  la  vieille  infâme.  On 
ouvre,  et  le  premier  objet  qui  frappe  ses  regards,  c'est 
Mlle  Lebrun,  sur  un  lit  de  repos.  Il  allait  s'approcher  d'elle, 
lorsque  la  divinité  que  la  vieille  lui  avait  annoncée  vint 
s'emparer  de  lui.  Le  portrait  n'avait  point  été  flatté;  le 
jeune  imprudent  oublia  la  Lebrun,  et  suivit  la  dangereuse 
enchanteresse.  Mais  lorsqu'il  eut  parcouru  tous  les  charmes 
de  cette  jeune  Beauté  et  satisfait  le  désir  qu'elle  avait  fait 
naître,  sa  curiosité  revint.  Il  demanda  à  la  jeune  fille  ce 
qu'était  la  dame  qu'il  avait  aperçue  en  entrant?  Elle  lui 
apprit  que  c'était  l'abbesse  du  lieu.  Il  s'informa  ensuite  d'une 
jeune  personne  qu'il  dépeignit  ;  on  feignit  de  ne  pas  l'en- 
tendre, mais  un  demi-louis  fit  découvrir  tout  le  mystère.  — 
«  Madame,  »  dit  la  nymphe,  «  ne  laisse  parler  Angélique  à 
»  personne,  parce  qu'un  vieux  Pr ,  qui  ne  veut  que  des 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    I767  7 

Quincampoix,  chez  Pernet,  plombier  de  chasse.  C'est 
là  que  je  composai,  dans  les  derniers  mois  de  1767, 
et  dans  les  premiers  de  1768,  la  Confidence  nécessaire, 
le  Pied  de  Fanchette,  et  que  le  Marquis  de  T***,  ou 
V École  de  la  Jeunesse^  fut  mis  au  net  en  partie,  c'est-à- 
dire  les  trois  premiers  volumes. 

Nous  occupions  le  second  :  vis-à-vis  ma  fenêtre, 
était  une  femme  au  second  de  l'autre  maison,  que 


»  filles  de  la  première  jeunesse,  qu'il  paye  tout  ce  qu'on 
»  veut,  se  l'est  réservée.  Il  demeure  à  quelques  lieues  de 
»  Paris  ;    toutes  les  semaines,    Madame  la  coijduit  à  son 

*  château.  Cependant,  lorsque  Madame  trouve  quelqu'un 
»  dont  elle  est  sûre,  et  qui  veut  sacrifier  quelques  louis,  on 

»  la  lui  fait  voir.  En  entrant  ici,  c'était  à  moi  que  le  Pr 

»  en  voulait  ;  mais  il  est  si  usé,  si  dégoûtant,  que  je  suis 
»  fort  aise  d'en  être  débarrassée.  Je  me  dédommageais  sou- 
»  vent,  en  revenant   par  le  coche,  avec  quelque  joli  cava- 

*  lier,  des  supplices  que  m'avait  fait  souffrir  le  vieux  satyre.  » 
Quelle  fut  la  surprise  du  jeune  homme!  Il  frissonna,  en 

songeant  qu'il  n'avait  rien  omis,  et   ce  vieux  Pr ne  le 

rassurait  pas  ;  il  était  trop  instruit  ;  il  gagna  sa  chambre 
garnie  fort  triste.  Il  eut  néanmoins  le  courage  de  venir  le 
lendemain  chez  la  Lebrun  ;  il  lui  fit  connaître  qu'il  savait  à 
quoi  s'en  tenir  sur  son  compte.  Il  demanda  Angélique,  en 
offrant  tout  ce  qu'on  voudrait  ;  on  le  refusa  ;  mais,  comme  il 
insistait,  on  l'assura  que  le  vieux  monstre  avait  corrompu 
la  jeune  enfant  qu'on  lui  sacrifiait.  Ce  fut  alors  qu'il  vit  son 
imprudence  ;  il  sortit  rongé  d'inquiétudes.  Ce  n'était  que  le 
commencement  de  ses  maux  :  d'afïreux  symptômes  parurent 
quelques  jours  après.  Je  le  rencontrai  ;  il  me  fit  part  de  son 
malheur,  et  je  l'aurais  plaint,  s'il  ne  m'eût  avoué  qu'il  avait 
été  assez  faible  poursuivre  la  vieille.  Cependant  je  lui  ren- 
dis tous  les  services  dont  il  avait  besoin  ;  et  mes  soins,  se- 
condés par  un  habile  médecin,  eureftit  un  favorable  succès 
Heureux  le  jeune  étranger,  si  son  malheur  le  rend  plus 
circonspect!  » 


5  1767    —   MONSIEUR   NICOLAS 

je  trouvais  charmante.  Je  ne  pouvais  me  lasser  de  la 
considérer,  dés  qu'elle  paraissait  à  la  fenêtre;  c'était 
ma  Muse,  elle  m'encourageait  au  travail,  seulement 
en  se  montrant;  lorsque  je  parlais  d'elle,  je  ne 
disais  jamais  autrement  que  la  jolie  dame.  On  riait, 
et  Agnès  Lebégue,  ainsi  que  M™=  Pernet  et  sa  mère, 
se  moquaient  de  moi.  Je  crus  que  ma  femme  avait 
ses  raisons,  et  je  continuai  d'admirer  ma  Belle  de 
vis-à-vis.  Sa  manière  de  se  mettre  était  simple,  mais 
pleine  de  goût!  et  je  me  disais  souvent  :  «  Comme 
i)  tout  sied  à  la  beauté  !  »  Lorsque  je  remis  au  net 
l'Ouvrage  aride  de  VÊcole  de  la  Jeunesse,  je  levais  les 
yeux,  quand  ma  plume  suspendue  refusait  de  couler, 
et  si  je  voyais  ma  jolie  dame,  le  feu  circulait  dans 
mes  veines;  je  trouvais  sinon  la  bonté  du  fond,  au 
moins  des  épisodes  qui  avaient  quelque  mérite. 

C'était  l'abbé  Thomas  qui  m'avait  donné  le  fond 
de  Lucile.  Ce  n'était  plus  un  roman,  et  comme  la 
vérité  devenait  plus  onctueuse  pour  mon  imagination, 
la  vue  de  ma  jolie  dame  faisait  voler  ma  plume  sur  le 
papier.  Ce  fut  cette  prétendue  Belle  qui  me  commu- 
niqua la  force  d'achever  la  Confidence  nécessaire, 
abandonnée  trois  fois,  par  sécheresse  d'imagination. 
Elle  fut,  en  troisième,  la  Muse  du  Pied  de  Fanchette. 
Quand  tout  cela  fut  achevé,  un  jour  de  fête,  que  je 
me  sentais  froid,  je  m'occupai,  pour  m'échaufFer, 
rimagination,  du  moyen  de  voir  de  près  ma  jolie 
dame  :  je  descendis,  à  l'heure  de  la  messe,  et  j'allai 
me  mettre  sur  la  porte  de  l'hôtel  Beaufort,  par  où 
elle  avait  coutume  de  passer,  pour  aller  à  la  petite 


SEPTIÈME  ÉPOaUE   —    I767  9- 

église  de  Saint-Leu-Saint-Gïlles.  Elle  descend  :  je  la 
vois  sortir  de  la  maison;  mon  cœur  palpite,  et  je 
m'apprête  à  la  dévorer  des  yeux...  Elle  approche... 
Si  je  l'avais  vue  inopinément  de  prés,  je  ne  l'aurais 
pas  reconnue.  Elle  était  laide...  laide...  à  faire 
peur!...  Toute  mon  illusion  tomba;  le  charme  de 
la  rue  Quincampoix  fut  détruit  (i);  je  fus  obligé 
d'aller  chercher  mes  Muses  au  loin.  Je  trouvai 
M™«  Lévêqtie,  fille  de  Moreau  de  l'Hôtel-Dieu,  et 
soieriére  vis-à-vis  les  Innocents,  et  la  jolie  Modeste  au 
Soulier  rose  de  la  rue  Tiquetonne... 

On  observa  bientôt,  à  la  maison,  que  je  ne  courais 
plus  à  la  fenêtre,  que  je  ne  parlais  plus  de  la  jolie 
dame  :  M'"*  Pernet,  jeune  femme  d'une  grande 
beauté,  que  je  mettais  sans  façon  au-dessous  de  mon 
vis-à-vis,  voulut  parier  que  je  ne  l'avais  jamais  vue 
de  prés.  Je  ne  dis  mot.  Une  dame  Saniei,  autre 


(i)  J'ai  de  plus  eu  occasion  d'observer  qu'il  est  quelques- 
unes  de  ces  femmes,  charmantes  de  dix  pas,  qui  sont  très 
laides  de  près.  Une  dame  d^  Vimes,  très  jolie,  avait  pour 
compagne  ordinaire  une  dame  Tarade,  avec  laquelle  assez 
communément  elle  faisait  des  parties  sérotinales  à  l'ancien 
Palais-Royal.  M""»  Tarade,  de  dix  pas,  avait  une  beauté 
piquante,  touchante  même  :  une  demi-obscurité  opérait  la 
même  chose  que  la  distance.  Les  hommes  à  qui  ces  femmes 
n'étaient  pas  connues,  se  disputaient  souvent  à  qui  prendrait 
JVlme  Tarade  ;  c'était  le  plus  important  qui  l'obtenait.  Mais 
ensuite,  dans  l'appartement,  aux  lumières  approchées,  il  était 
cruellement  déçu  !  La  prétendue  Beauté  n'avait  pour  elle  que 
la  forme  du  visage  ;  mais  du  reste,  c'était  une  peau  livide  et 
dégoûtante  ;  M™'  de  Vimes,  au  contraire,  était  fraîchement 
colorée,  etc. 

X  2 


10  1767   —   MONSIEUR   NICOLAS 

jolie  femme,  qui  venait  alors  chez  nous,  la  connais- 
sait :  elle  me  proposa  de  lui  donner  la  main  jusque 
chez  mon  admirée.  Je  refusai  :  or  jamais  je  n'avais 
rien  refusé  à  cette  femme.  «  Il  l'a  vue  de  prés!  » 
s'écria  la  jeune  Pernet.  M™«  Saniez  feignit  de  me 
bouder,  et  quand  je  fus  à  travailler,  elle  alla  chez  la 
dame  vis-à-vis;  elles  étaient  amies,  et  elle  parvint  à 
l'amener,  non  chez  nous,  mais  dans  l'appartement 
de  M*"*^  Pernet,  au  premier.  Ce  fut  là  qu'on  apprit  à 
la  dame  qu'elle  était  adorée  d'un  homme  qui 
demeurait  au  second  :  on  l'assura  que  j'en  perdais 
le  boire,  le  manger,  le  dormir  ;  on  la  supplia  de  me 
dire  un  mot  de  consolation.  Elle  se  fit  beaucoup 
presser;  enfin,  elle  y  consentit.  On  me  fit  descendre, 
Je  vis  les  dames  dans  une  presque  obscurité,  à  six 
heures  du  soir,  au  mois  de  Mars.  M'"^  Saniez,  qui 
était  très  enjouée,  et  sûre  de  ma  complaisance, 
exposa  en  peu  de  mots  les  motifs  de  la  grâce  qu'on 
me  faisait,  de  me  permettre  de  descendre,  pour  voir 
M™«  Ganery  la  chirurgienne.  Elle  me  dit  que  je 
pouvais  m'enhardir,  que  j'avais  affaire  à  une  dame 
raisonnable  autant  que  vertueuse.  Si  l'on  avait  vu 
clair,  je  ne  crois  pas  que  j'eusse  pu  me  prêter  à  la 
plaisanterie;  mais  la  presque  obscurité  rendait  à  la 
dame  tous  les  charmes  que  je  lui  trouvais  à  sa  fenêtre. 
Je  fis  mon  rôle  :  je  me  mis  à  ses  genoux,  et  je  lui 
pris  la  main,  que  je  ne  baisai  pas  néanmoins.  Mais 
je  défilai  mon  chapelet,  d'autant  mieux  que  je  n'eus 
qu'à  me  replacer  dans  mes  ancienne?  situations.  On 
avait  voulu  me  jouer,  m'embarrasser  ;  et  ce  fut  moi 


SEPTIÈME     ÉPOQUE   —    I767  I£ 

qui  les  intriguai;  les  trois  femmes,  en  comptant  la 
mienne,  ne  surent  plus  que  penser.  Je  ne  me  suis 
jamais  ouvert  à  ce  sujet,  et  c'est  ici  qu'elles  verront 
la  vérité,  car  elles  vivent  encore  aujourd'hui  i8  Au- 
guste 1790. 

J'étais  alors  plus  pauvre  que  pendant  ma  proterie  : 
je  mangeais  rapidement  le  produit  de  ma  Famille 
vertueuse;  mon  École  de  la  Jeunesse  était  refusée  du 
libraire  ;  mon  Pornographe  par  le  censeur  ;  et  néan- 
moins, je  ne  me  décourageais  pas!..;  Ce  qu'il  y  a 
de  surprenant  dans  cette  Époque  de  ma  vie,  c'est 
que,  réellement  sans  ressource,  je  n'en  étais  pas  plus 
triste,  pas  plus  inquiet.  Guy  ne  voulut  pas  imprimer 
mon  École  de  la  Jeunesse  ;  au  lieu  de  me  désoler,  je 
fis  Lucile  en  cinq  jours.  C'était  l'histoire  déguisée 
de  M^^^  Cadette  de  Forterre,  qui  s'en  était  allée  avec 
un  commis  de  son  père,  nommé  Fromageot,  fils  d'un 
tonnelier;  on  les  avait  poursuivis  et  arrêtés  à  Lille 
en  Flandres;  on  ramena  la  demoiselle,  qu'on  a  mariée 
depuis.  On  voit  que  je  n'y  suis  pas  l'ennemi  de 
M^i^  Cadette.  J'avais  prétendu  écrire  cet  ouvrage 
dans  la  manière  de  VIngénu  :  mais  il  faut  être  soi- 
même,  et  non  un  autre,  cet  autre  valût-il  mille  fois 
mieux  que  nous.  C'est  ainsi  que,  dans  la  Famille 
vertueuse,  j'avais  voulu  imiter  M™^  Riccoboni.  Je  n'ai 
imité  personne  dans  mes  Ouvrages  suivants  :  mais 
je  n'ai  commencé  à  suivre  librement  ma  propre 
manière,  que  dans  le  Paysan  perverti.  Je  ne  pus 
vendre  ma  Lticile  que  trois  louis,  au  Juif  Valade,  qui 
en  tira  quinze  cents,  au  lieu  d'un  mille,  nombre  con- 


12  1767   —  MONSIEUR  NICOLAS 

venu,  afin  que  j'eusse  quelque  chose  en  seconde 
édition.  Il  fit  pis  encore  :  on  le  contrefit  en  province, 
de  son  aveu,  moyennant  un  nombre  d'exemplaires 
qu'il  vendit  à  Paris,  réser^•ant  toujours  un  petit 
nombre  de  ceux  que  je  connaissais,  pour  me  prouver 
que  son  édition  n'était  pas  épuisée.  Cet  homme, 
suppôt  de  police,  a  fait  fortune,  et  il  est  mort  le 
lendemain!... 

La  Confidence  nécessaire  est  une  peinture  de  la  situa- 
tion de  mon  cœur,  lorsque,  dans  ma  première  jeu- 
nesse, j'aimais  plusieurs  filles  à  la  fois;  ce  n'est  pas 
une  histoire  véritable,  mais  c'est  une  situation  vraie, 
et  un  tableau  fidèle.  Cette  production  erotique  eut 
du  malheur  :  elle  fut  refusée  du  censeur,  l'abbé 
Simon;  je  ne  pus  d'abord  la  vendre,  et  quand  j'y  fus 
parvenu,  l'intrigant  Kolmann,  espion  de  police,  non 
seulement  ne  me  la  paya  pas,  mais  il  me  soutira  des 
exemplaires  de  trois  autres  Ouvrages,  pour  plus  de 
cent  écus,  qu'il  ne  me  paiera  jamais,  puisqu'il  est 
mort  insolvable.  M.  Lebrun  fut  le  second  censeur  de 
la  Confidence  nécessaire,  puis  de  V École  de  la  Jeunesse. 
M.  Delalaure  l'avait  été  de  Lucile,  que  je  voulus 
dédier  à  M"«  Hus,  en  reconnaissance  du  plaisir  que 
sa  beauté  m'avait  donné  sur  le  théâtre;  Delalaure 
alla  faire  l'empressé  auprès  d'elle,  et  l'empêcha  d'ac- 
cepter la  dédicace.  Voici  la  lettre  qu'elle  m'écrivit  : 
«  Monsieur!  Soye\  persuadé  que  j'ai  trouvé  votre 
Ouvrage  très  agréable^  et  que  je  suis  très  sensible  à 
Vhonneur  que  vous  voule\  me  faire;  mais  vous  ne  deve^ 
'pas  trouver  étonnant  que  je  ne  l'accepte  pas.  Quoique 


SEPTIÈME  ÉPOaUE  —    1767  IJ 

très  joli,  votre  roman  est  d'un  genre  un  peu  licencieux, 
et  qui  ne  permet  pas  à  quelqu'un  de  connu,  de  souffrir 
que  son  nom  soit  en  tête.  Je  vous  prie  de  ne  pas  l'exiger,  et 
de  croire  que  je  suis  avec  considération,  Monsieur,  »  etc. 
J'avais  eu  bien  tort  de  penser  à  M*^^  Hus  pour  cette 
dédicace,  puisque  j'en  faisais  tirer  un  exemplaire  en 
papier  de  Hollande  pour  M™«  la  comtesse  d'Egmont, 
au  souvenir  de  laquelle  mes  deux  romans  me  fai- 
saient croire  que  j'étais  digne  de  me  rappeler.  Ce 
fut  donc  une  grande  inconséquence,  de  ne  pas  avoir 
fiiit  la  tentative  auprès  de  cette  dame,  qui  peut-être 
aurait  accepté.  Aussi,  lorsque  j'eus  envoyé  mon 
exemplaire,  je  n'eus  aucune  réponse.  J'eus  même 
des  inquiétudes.  Il  existait  alors  deux  hommes  très 
dangereux!  Richelieu  et  Fronsac.  J'eus  de  cruelles 
nuits  (caries  jours,  mes  occupations  m'absorbaient)  : 
j'avais  donné  mon  adresse,  et  je  tremblais  qu'il  ne 
me  vînt  une  sinistre  visite  du  patte-de-velours 
Dhemmery!  Delalaure,  quoique  un  fou,  m'avait 
rendu  un  vrai  service  ;  ma  dédicace  était  ridicule  : 
mais  il  avait  de  la  mauvaise  volonté.  Cet  homme  était 
fou  le  matin,  et  ivre  l'après-midi  ;  on  ne  savait  quand 
lui  parler.  Quel  censeur  ! 

Le  Pied  de  Fanchette  fut  l'effet  d'une  vive  efferves- 
cence :  je  passais  un  dimanche  matin,  en  allant  voir 
Renaud,  parla  rue  Tiquetonne;  il  y  avait,  au  coin  de 
la  rue  Moniorgueil,  une  marchande  de  modes,  que 
remplace  aujourd'hui  le  café  :  j'aperçus  une  joHe 
fille,  en  jupon  blanc,  encore  en  corset,  chaussée  en 
bas  de  soie,  avec  des  souliers  roses  à  talons  hauts  et 


14  1767   —   MONSIEUR   NICOLAS 

minces,  genre  de  chaussure  qui  faisait  infiniment 
mieux  la  jambe  aux  femmes  que  la  mode  actuelle. 
Je  fus  enchanté.  Je  m'arrêtai  la  bouche  béante  sur 
le  seuil  de  la  porte,  à  la  considérer  (elle  me  tournait 
le  dos).  Enfin,  une  de  ses  compagnes  l'avertit.  Elle 
me  regarda,  en  rougissant.  «  Dieu!  que  vous  êtes 
»  appétissante  !  »  lui  dis-je.  Je  m'éloignai.  En  chemin, 
je  fis  le  premier  chapitre  de  l'Ouvrage  :  «  Je  suis  Vhis- 
torien  véridique  des  conquêtes  brillantes  du  pied  mignon 
d'une  Belle,  »  etc.  C'est  de  la  prose  poétique.  Je 
mis  la  main  à  la  plume  dés  le  lendemain.  Mon  ima- 
gination se  trouvant  un  peu  refroidie,  je  sortis, 
pour  revoir  ma  Muse...  Dans  la  rue  Saint-Denis, 
vis-à-vis  la  fontaine  des  Innocents,  j'aperçus  une 
femme,  dont  le  pied  était  un  prodige  de  mignon- 
nesse:  aussi  était-il  chaussé  d'une  jolie  mule  d'étoffe 
d'or,  faite  par  le  plus  habile  artiste  de  la  capitale.  Je 
la  suivis  jusqu'à  Téglise  du  Sépulcre,  où  elle  entra, 
et  je  revins  chez  moi  plein  de  verve  ;  j'allai  en  deux 
jours  au  XIV«  chapitre.  Mais  ici,  j'eus  une  querelle 
violente  avec  Agnès  Lebègue.  Voici  à  quelle  occa- 
sion :  il  faut  reprendre  les  choses  d'un  peu  haut. 

On  sait  que  j'avais  mis  Agnès,  ma  fille  aînée, 
pendant  que  sa  mère  vendait  des  mousselines  aux 
environs  de  Paris,  en  pension  chez  la  mère  de 
M}^^  Désirée.  Cette  dernière  l'emmenait  souvent 
dans  sa  chambre  ;  Désirée  était  un  peu  galante,  sur- 
tout depuis  que  son  mariage  avec  M.  de  Roncy 
était  absolument  rompu,  et  qu'elle  n'avait  plus  le 
vieux  Lefort,  que  la  mort  venait  d'enlever.  Elle  avait 


SEPTIÈME    ÉPOQ.UE  —    1767  I5 

gardé  l'appartement  du  vieillard,  et  avait  pris  une 
élève,  nommée  Fanchonnette  Giet,  dont  l'oncle  lui 
faisait  la  cour  pour  le  mariage.  Désirée  et  Fanchon- 
nette avaient  chacune  leurs  amants.  Un  jour  qu'ap- 
paremment elles  étaient  occupées  toutes  deux,  il  en 
survint  un  troisième.  Ce  misérable  était  syphiHteux  ; 
Agnès  était  une  belle  enfant  de  cinq  à  six  ans  ;  il  lui 
fit  des  attouchements,  sans  doute  très  intimes,  on 
ignore  comment.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'après  son  retour  chez  nous,  Agnès  fut  dévorée 
par  une  démangeaison  continuelle.  On  mit  des  to- 
piques qni  firent  rentrer  l'humeur.  Sept  à  huit  mois 
après,  dans  le  temps  où  nous  demeurions  rue  Quin- 
campoix,  il  survint  à  l'enfant  des  pustules  sur  tout 
le  corps.  Elle  couchait  dans  un  petit  Ht  à  côté  de  sa 
mère;  la  démangeaison  la  faisait  s'agiter  toute  la 
nuit  :  la  mère,  impatientée,  voulut  l'obliger  à  se 
tenir  tranquille  ;  c'était  exiger  l'impossible.  Elle  lui 
donna  quelques  coups  de  verges,  qui  la  firent  crier, 
et  qui  m'éveillèrent.  Je  me  mis  dans  une  horrible  co- 
lère. Bouderie  de  la  part  d'Agnès  Lebègue,  qui  dura 
plusieurs  jours  :  c'était  son  usage,  lorsque  nous 
avions  des  querelles,  et  je  conviens  aujourd'hui, 
que,  semblable  à  la  Xantippe,  cette  furie  m'a  beau- 
coup servi  par  ses  humeurs;  si  elle  avait  été  con- 
stamment bonne,  je  n'aurais  pas  su  la  moitié  des 
choses  utiles  que  j'ai  mises  dans  mes  Contemporaines 
et  dans  mes  autres  Ouvrages;  mais,  dans  l'occasion 
où  nous  sommes,  ma  verve  s'éteignit;  l'Ouvrage, 
qui  commençait  d'une  manière  intéressante,  con- 


l6  1767    —   MONSIEUR   NICOLAS 

tinué  avec  les  distractions  du  dépitement  et  de  la 
colère,  fut  incohérent,  mal  ordonné,  lardé  de  rem- 
plissages où  la  mémoire  suppléait  à  l'imagination, 
îl  n'en  fut  pas  moins  fait  en  douze  jours;  je  ne 
2e  proposai  à  aucun  libraire  ;  M.  ^^  Crébillon  fils  en 
fut  le  censeur,  et  je  l'imprimai  pour  mon  compte 
au  mois  d'Auguste  suivant,  aidé  par  le  petit  Théodore, 
dont  il  est  parlé  dans  le  Paysan  et  dans  la.  Jolie  Blan- 
chisseuse (1)',  c'était  un  apprenti,  dont  on  me  laissait 
disposer... 

Après  avoir  achevé  la  composition  rapide  de  cet 
Ouvrage  de  goût,  je  mis  au  net  la  Confidence  néces- 
saire, puis  la  Lucile  ;  je  repris  le  Pied  de  Fanchette. 
M.  de  Sartine,  à  la  Confidence  nécessaire,  avait  en- 
tendu la  Confession  nécessaire,  et  il  m'avait  donné 
pour  .censeur  un  abbé  Simon,  bibliothécaire  du 
comte  de  Clermont,  prince.  Il  n'était  pas  possible 
qu'un  abbé  approuvât  un  roman  aussi  gaillard.  Je  le 
}ui  présentai  moi-même,  comme  étant  mon  domes- 
tique; nous  parlâmes  de  moi  fort  librement  la 
seconde  fois,  et  je  me  desservis  sans  le  vouloir. 
L'abbé  renvoya  mon  manuscrit  à  Marin,  secrétaire 
de  la  Librairie,  dans  l'intention  de  le  faire  sup- 
primer; mais  ce  censeur  de  la  Police  me  le  rendit 
bonnement,  en  me  conseillant  d'y  faire  les  change- 
ments convenables.  Je  n'ai  jamais  eu  qu'à  me  louer 


(i)  C'est  la  163*  des  Contemporaines  :  Nouvelle  délicieuse 
par  son  honnêteté,  la  vérité  des  mœurs,  et  un  certain 
charme  romantique. 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    I767  I7 

de  Marin  :  c'était  un  homme  un  peu  brusque,  un 
peu  Arabe,  mais  obligeant  envers  les  pauvres  diables 
tels  que  j'étais,  et  je  lui  dois  de  la  reconnaissance. 
On  l'a  fort  maltraité!  il  est  un  des  cinq  personnages 
•dont  j'ai  entendu  entendu  dire  beaucoup  de  mal,  et 
•dans  qui  je  n'ai  vu  que  du  bien  ;  les  voici  :  Mariiiy 
Mairoheii,  la  Reynière  fils,  Beaumarchais,  et  Pelletier 
<de  Mor fontaine.  Le  public  est  parfois  un  juge  bien 
partial!  il  se  décide  sur  des  ouï-dires,  occasionnés 
par  des  ennemis  secrets. 

On  imprima  en  Mai  la  Lucile.  Les  trois  louis  que 
j'avais  reçus  vinrent  fort  à  propos  !  Le  marchand 
Moulins  avait  été  absent  tout  l'hiver;  il  reparut, 
et  il  fallut  lui  céder  ma  chambre,  le  loyer  étant  sur 
•son  compte.  J'allai  demeurer  dans  la  Cour  d'Alhrety 
■chez  ces  hôtesses,  dont  Faïeule,  la  mère  et  les  deux 
•filles  ne  voulaient  chez  elles  que  des  gens  extrême- 
ment rangés;  et  pour  qu'ils  le  fussent,  elles  se 
•chargeaient  de  leur  rendre  la  sagesse  facile  :  on 
•avait  d'abord  la  grand'mére,  femme  de  cinquante 
ans,  très  fi-aîche,  malgré  ses  travaux  ;  ensuite  la  mère, 
•qui  en  avait  trente-cinq,  puis  la  fille  aînée,  âgée  de 
•dix-huit,  enfin  la  cadette,  jeune  tendron  de  quinze 
•ans  alors.  Les  trois  louis  que  me  donna  Valade  me 
nourrirent  pendant  quatre  mois,  à  moins  de  vingt 
francs  chacun  :  je  prenais,  chez  Guillaumot,  traiteur- 
gargotier,  qui  avait  deux  filles  charmantes,  un  ordi- 
naire de  sept  sous,  qui  faisait  mon  dîner  et  mon 
souper;  je  buvais  de  l'eau,  et  je  mesurais  les  mor- 
ceaux de  mon  pain  de  six  livres,  de  façon  qu'il  me 
X  •  5 


l8  1767   —   MONSIEUR  NICOLAS 

fit  la  semaine.  Une  chose  singulière,  c'est  que 
je  n'eus  pas  d'indigestions,  tant  que  ce  régime  dura, 
moi  qui  avais  un  très  mauvais  estomac  depuis  1764! 
J'allais  voir  quelquefois  un  de  mes  anciens  confrères 
du  Louvre  y  appelé  Maugcr;  c'était  un  homme  à  son 
aise,  et  sans  enfants,  qui  vous  forçait  à  manger,  dès 
que  vous  entriez  chez  lui.  Mal  nourri  à  l'auberge, 
l'odeur  d'un  bouilli  bourgeois  excitait  en  moi  le 
plus  grand  désir  d'en  goûter;  je  sentais  une  sorte 
d'épuisement  de  besoin  :  et  cet  homme,  qui  donnait 
à  tout  le  monde,  qui  cent  fois  m'avait  contraint  à  me 
mettre  à  table,  ne  m'offrit  pas  une  seule  fois  sa 
soupe  dans" le  temps  de  ma  détresse,  qu'il  ignorait! 

Je  commençai  l'impression  de  la  Fanchette  au  mois 
d'Auguste,  comme  je  l'ai  dit;  F.-A.  Quillau  me  de- 
vait encore  les  quatre  cents  livres  ;  cette  somme  fut 
destinée  à  l'impression.  Edme  Rapenot  le  libraire,  le 
même  que  j'avais  connu  à  Auxerre,  et  à  Paris  chez 
Claude  Hérissant,  répondit  pour  le  papier,  à  condi- 
tion qu'il  serait  payé  sur  le  premier  produit  de  la 
vente.  Je  lis  la  composition  à  la  casse,  travaillant  du 
matin  au  soir,  et  rectifiant  mon  Ouvrage  autant 
qu'il  était  possible...  Je  mis  en  vente  à  la  Saint- 
Martin,  en  même  temps  que  Valade  publia  Lucile. 
Fanchette  se  vendit  rapidement;  les  frais  rentrèrent 
en  trois  semaines,  et  Rapenot  fut  payé.  Je  vendis 
alors  mon  manuscrit  de  la  Confidence  à  Kolmann,  et 
je  l'imprimai  comme  l'autre,  avec  Théodore. 

Ce  fut  pendant  l'impression  de  cette  dernière  pro- 
duction qu'Edme  Rapenot  me  fit  le  récit  attendris- 


SEPTIÈME    ÉPOQ.UE  —    1 767-68 


19 


sant  d'un  père  riche  qui  avait  fait  l'aumône  à  sa  fille 
naturelle,  sans  la  connaître.  Ce  beau  trait  alluma 
mon  imagination,  et  me  fit  composer  à  l'imprimerie 
même,  et  sur  une  casse,  la  Fille  naturelle,  en  deux 
Parties,  qui  ne  me  prirent  que  six  jours,  tant  la 
composition  que  la  mise  au  net  :  chef-d'œuvre 
de  célérité,  peut-être  chef-d'œuvre  de  pathétique! 
Sans  bruit,  sans  annonces,  ce  petit  Ouvrage,  après 
quatre  éditions  rapidement  vendues,  m'a  encore 
fourni  deux  des  meilleures  Nouvelles  des  Contempo- 
raines :  la  Sympathie  paternelle,  et  la  Fille  reconnue. 
C'est  la  première  fois  que  je  me  suis  attendri  en 
composant..  On  jugea  cette  production,  comparée  à 
la  FanchetiCy  et  l'on  me  dit  :  «  Le  Pied  de  Fanchette 
»  se  vendra  plus  rapidement  ;  la  Fille  naturelle  plus 
»  longtemps.  »  Ces  deux  Ouvrages  ont  eu  un  succès 
égal,  et  le  même  nombre  d'éditions;  mais  le  Pied 
de  Fanchette  n'a  pu  entrer  dans  les  Contemporaines. 

Je  quittai  la  Cour  d'Alhret  à  la  fin  de  l'année  ;  Edme 
Rapenot  me  logea  au  cinquième ,  dans  le  Collège  de 
Presle,  qu'il  avait  à  bail.  Je  me  trouvai  là  entre  les 
quatre  murs,  sur  un  lit  de  sangle,  le  peu  que  nous 
avions  de  meubles  étant  resté  pour  Agnès  Lebègue. 
J'étais  gai,  laborieux ,  sans  autre  ambition  que  celle 
de  publier  un  Ouvrage  capable  de  me  faire  une  ré- 
putation, et  que  l'estime  pubUque  fît  lire  à  Rose 
Bourgeois.  J'avais,  pour  toute  connaissance  en  fit- 
térateurs,  Progrès ,  aussi  pauvre  que  moi,  aussi  dés- 
intéressé, aussi  avide  de  gloriole,  mais  plus  intri- 
gant, lié  avec  Audinot,  dont  il  devint  le  souffleur, 


1768 


20  1768   —  MONSIEUR   NICOLAS 

et  qui  lui  payait  des  scènes  épisodiques  pour  ses- 
Comédiens  de  bois;  ayant  de  plus  le  front  et  le  désir 
d'emprunter.  Il  est  certain  que  ma  manière  d'exister 
et  de  travailler  était  la  meilleure;  mais  alors  elle 
était  la  plus  désavantageuse.  Le  petit  homme  avait 
des  dîners,  des  petites  actrices  pour  ses  plaisirs,  des 
billets  des  Italiens,  etc.  ;  aussi  Progrès  se  moquait-il 
de  moi,  et  s'enorgueillissant  de  l'esclavage  où  le  re- 
tenaient les  baladins  du  Boulevard,  il  se  prévalait 
de  ce  qui  aurait  dû  le  faire  rougir  :  il  ne  voyait  pas 
qu'il  perdait  son  temps  avec  eux,  ou  que  s'il  travail- 
lait, leur  société,  le  genre  d'occupations  qu'ils  lui 
donnaient,  frivolisait  de  plus  en  plus  son  esprit  déjà 
superficiel.  Il  y  parut  bien,  par  sa  poétique  de 
V Opéra  bouffon,  par  sa  Capucinade,  par  ses  Mille  et 
une  folies,  et  par  son  Ainsi  va  le  monde,  qu'il  com- 
posa durant  sa  soufflure  chez  Audinot,  et  une  prisort 
de  trois  semaines  au  Châtelet. 

J'achevai  l'impression  de  la  Fille  naturelle  au  mois 
d'Octobre  1768.  J'avais  toujours  le  manuscrit  au 
net,  moins  la  IV^  Partie,  de  mon  École  de  la  Jeunesse; 
je  n'eus  pas  le  courage  de  la  finir.  Je  mis  en  ordre 
le  Pornographe,  et  je  m'arrangeai  avec  le  nommé 
Michel,  compagnon  chez  F.-A  Quillau,  pour  l'im- 
primer à  frais  communs.  Mais  laissons  un  instant 
mes  Ouvrages,  pour  dire  un  mot  de  ma  situation 
intérieure,  à  dater  de  ma  vive  passion  pour  la  belle 
Rose  Bourgeois. 

La  veille  de  la  nouvelle  année  1766,  quinze  jours 
après  que  le  père  de  Rose  m'eut  écrit  la  lettre  que 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    1 766-68  21 

y  3.1  rapportée,  je  fis  relier  quatre  Almanachs,  un  des 
Muses,  et  trois  autres  des  plus  intéressants,  que 
j'envoyai  à  M.  Bourgeois,  par  mon  Théodore,  qui 
laissa  le  paquet,  comme  je  le  lui  avais  recommandé. 
Ce  présent  n'agréa  pas;  on  me  le  renvoya  sous 
l'enveloppe  de  Yahhé  Boulemiers,  au  Collège  de  Justice, 
adresse  que  j'avais  précédemment  donnée,  et  je  revis 
mon  paquet,  avec  ce  mot  singulier,  mais  auquel 
j'aurais  dû  m'attendre,  ne  m'étant  jamais  présenté 
chez  M.  Bourgeois,  par  l'excellente  raison  que  je  ne 
le  pouvais  pas  : 

«  Si  M.  de  la  Bretonne  est  ww  homme  présentable, 
pourquoi  ne  s'est-il  pas  hasardé  lui-même  F  s'il  ne  l'est 
pas,  en  vain  s' efforce-t-il  de  vouloir  nous  rendre  des 
hommages.  » 

Je  fis  à  ces  quatre  lignes  une  réponse  de  huit 
pages,  qui  me  tint  toute  la  nuit:  je  l'envoyai  par 
mon  Théodore,  et  depuis,  je  n'ai  pas  eu  de  nouvelles 
de  cette  famille.  Mais  un  dimanche,  je  rencontrai 
M.  Bourgeois  avec  un  de  ses  amis,  vis-à-vis  la  rue 
des  Boucheries  -Honoré .,  tout  [prés  de  sa  maison;  il 
parlait  de  moi,  ce  que  je  compris  par  ces  mots  qu'il  ré- 
pondait à  son  ami:  (.cNon,  cestleprote.  »  Il  lui  avait  sû- 
rement dit  que  j'étais  imprimeur;  l'ami  avait  demandé 
si  j'étais  maître,  et  M.  Bourgeois  répliquait  que  j'étais 
leprote.  Une  autre  fois,  passant  devant  la  boutique, 
après  le  mariage  de  M^^^  Rose  à  Versailles,  et  celui 
d'Eugénie  avec  un  marchand,  à  qui  M.  Bourgeois 
avait  cédé  sa  maison,  j'y  jetai  les  yeux;  le  mari 
d'Eugénie  accourut,  et  me  demanda  :  «  Qu'y  a-t-il 


22  1768-78-81    —   MONSIEUR   NICOLAS 

n  pour  votre  service?  »  Je  passai,  sans  lui  répondre. 
Je  n'ai  jamais  revu  M''=  Rose.  Mais  j'ai  revu  sa  sœur 
Eugénie  en  1778,  dans  une  situation  qui  m'a  fourni 
le  sujet  d'une  Nouvelle  (i).  Elle  tenait  son  mari  par- 
dessous  le  bras  ;  un  autre  jeune  homme  les  accom- 
pagnait. Ils  entrèrent  tous  trois  dans  la  maison,  au- 
trefois l'hôtel  du  Saint-Esprit,  où  j'avais  demeuré 
avec  Boudard  et  Chambon,  et  je  m'aperçus  qu'ils 
occupaient  une  chambre  au  quatrième.  Je  m'in- 
formai. On  me  dit  que  ce  petit  Parisien  avait  tout 
dissipé,  ce  qui  l'avait  conduit  à  faire  une  faillite 
complète;  mais  qu'Eugénie  avait  sacrifié  sa  dot  de 
cinquante  mille  écus,  pour  payer  les  créanciers. 
Elle  n'avait  pas  d'enfants  ;  et  peut-être  la  fille  de 
M.  Bourgeois  eût-elle  fait  le  même  sacrifice,  quand 
elle  en  aurait  eus.  Je  fus  très  affligé  de  cette  nou- 
velle! et  j'aurais  voulu  pouvoir  être  utile  à  la  sœur 
de  Rose,  à  l'aimable  Eugénie,  encore  jolie,  et  dans 
la  détresse.  Je  l'ai  rencontrée  une  seconde  fois  en 
178 1  ;  elle  venait  de  la  boucherie  et  elle  apportait  la 
viande  elle-même.  Je  n'osai  lui  parler;  mais  je  m'en 
suis  toujours  repenti.  Je  me  promets  de  réparer  ma 
faute,  si  je  la  revois.  Je  n'ai  pas  entendu  parler  de 
M'^«  Rose;  mais  je  conserverai  pour  elle,  jusqu'au 
dernier  soupir,  les  sentiments  de  respect  et  de  re- 
connaissance exprimés  dans  la  25*  Contemporaine. 

Ce  fut  en  1768,  au  mois  de  Novembre,  que  mon 
ami  Boudard  succomba  enfin  à  sa  maladie  de  poi- 

(i)  Voyez  la  25*  Contemporaine . 


SEPTIÈME   ÉPOaUE    —    1768  23 

trine,  environ  dix  ans  après  la  mort  de  mon  ami 
Loiseau .  Boudard  de  la  Grenouilliére  n'a  jamais 
épousé  M^'^  MentellCy  quoiqu'il  eût  pour  elle  la  plus 
grande  estime,  et  que  Renaud  l'en  pressât.  Ils  avaient 
cependant  une  fille,  qui  depuis  s'est  distinguée  dans 
la  carrière  du  théâtre,  sous  le  nom  de  Nibautanis  (a), 
mais  ils  ont  apparemment  pensé  qu'elle  n'avait  pas 
besoin  du  titre  de  fille  légitime  pour  briller  sur  la 
scène.  Boudard  n'avait  pas  testé,  n'ayant  que  du 
mobilier,  qu'il  donna.  Il  était  censé  chez  son  amie, 
à  qui  tout  appartenait.  J'étais  alors  très  occupé, 
faisant  tout  moi-même,  la  copie  et  l'impression,  et 
les  minutes  m'étaient  précieuses;  j'étais  d'ailleurs 
commandé  par  la  révision  des  tierces,  la  difficulté 
de  mes  nombreuses  corrections,  etc.  :  je  négligeai 
un  peu  l'amie  de  Boudard,  quoique  je  l'aimasse 
tendrement.  Elle  m'en  voulut,  et  je  la  per.dis  de  vue, 
ainsi  que  sa  fille,  que  je  n'ai  revue  qu'en  1789,  à 
souper  chez  un  acteur  du  Théâtre-Italien. 

C'est  à  la  fin  de  cette  année  que  je  fis  par  le 
moyen  du  jeune  Martinville,  parent  d'Agnès  Le- 
bégue,  la  connaissance  d'une  jolie  personne,  qui 
me  prit  quelques  demi-journées.  C'est  Élise  Tiilout. 
Nous  ne  nous  liâmes  pas  d'abord,  à  cause  de  l'aven- 
turette  qui  va  suivre  ;  mais  nous  sommes  destinés  à 
former  une  liaison  suivie,  et  la  jeune  Élise  Tulout 
(la  m'ême  que  le  beau-frère  de  M"<=  Ursule  Meslot 


raj  Saint-Aubin.  fN.  de  V Ed.) 


24  ly^S   —   MONSIEUR   NICOLAS 

m'avait  présentée  presque  enfant,  à  la  Porte  du  Pont, 
le  jour  de  mon  couronnement  en  1755),  doit  faire 
une  des  dix  Époques  de  ma  vie.  Je  vais  les  remettre 
ici,  telles  que  je  les  ai  placées,  cette  même  année 
1790,  dans  la  Semaine  nocturne,  petit  Ouvrage  qui 
fait  suite  aux  Nuits  de  Paris,  p.  155  : 

A  six  ans,  Agathe  Tilhien;  à  dix,  Marie  Fouard; 
à  quatorze,  Jeannette  Rousseau;  à  dix-huit.  Madame 
Parangon;  à  vingt-deux,  Zéphire;  à  vingt-six,  je  me 
mariai,  puis  j'eus  Nicard;  à  trente,  Rose,  la  céleste  Rose 
Bourgeois;  à  trente-quatre,  É/îV^; à  trente-huit,  Louise, . . 
Louise  et  Thérèse;  à  quarante-deux,  Virginie;  à  qua- 
rante-six, Sara,  qui  m'efïraya  et  prolongea  l'inter- 
valle de  deux  ans;  à  cinquante-deux.  Félicité,  fille 
délicieuse,  coquette,  mais  décente  ;  à  cinquante-six, 
Filette;  à  soixante,  la  même...  C'est  une  grande  sin- 
gularité que  cette  suite  de  quaternaires,  qui  ont 
partagé  ma  vie,  en  dix  parties  égales,  en  mettant 
Marie  Piôt  pour  mes  premières  années.  Mais  qui 
prendrai-je  pour  les  dernières  ?  Je  suis  au  bout,  mon 
àme  est  éteinte,  et  je  ne  vois  rien  qui  puisse  la  ral- 
lumer, quoiqu'une  femme  m'ait  hier,  18  Auguste 
1790,  causé  une  sensation.  Elle  demeure  à  la  pre- 
mière porte  cochère,  rue  Honoré,  près  celle  du 
Roule  (i). 

Après  mon  retour  de  Sacy,  et  niji  demeure  dans 


(i)  Aujourd'hui    25    Avril   1791,   je    pense    que    la  jolie 
Filette,  horlogère,   rue   Honoré,  près  celle   àH  Orléans,   sera 


SEPTIÈME   ÉPOQUE  —    I768  2$ 

la  cour  d'Albret,  je  me  mis  en  pension  chez  la  belle- 
mére  de  Théodore,  à  quatre  livres  dix  sous  par  se- 
maine. Théodore  m'apportait  mon  dîner  tous  les 
jours  ouvrables,  et  j'allais  manger  chez  la  belle-mére 
tous  les  dimanches  et  fêtes.  Il  avait  une  sœur,  ap- 
poiée  ManoUy  que  la  bonne  femme,  qui  avait  épousé 
feu  leur  père,  parce  que  la  mère  de  ces  deux  enfants 
était  son  amie,  traitait  avec  autant  de  bonté,  suivant 
son  pouvoir,  que  la  Bonne  Baron  en  marquait,  à 
Auxerre,  à  Madeleine  et  à  ses  sœurs...  Il  est  donc  en- 
core des  excellentes  femmes,  même  à  Paris  ! ...  Je  trou- 
vais le  plus  grand  plaisir  à  me  voir  avec  cette  bonne 
belle-mère  et  ses  deux  enfants  ;  Agnès  Lebégue  était 
occupée  de  sa  vente  de  mousselines,  et  Edme,  mon 
débiteur  alors,  pour  des  Fanchette,  avait  mis  ma 
fille  aînée  chez  une  dame  Germain,  son  amie,  carré 
Sainte-Geneviève,  où  on  la  guérit  de  sa  maladie  de  la 
peau  dont  j'ai  parlé.  C'était  une  femme  bien  ex- 
traordinaire que  cette  dame  Germain!  Elle  avait 
deux  filles  :  une,  laide  comme  elle,  et  une  charmante, 
alors  âgée  de  quatorze  ans  (il  en  sera  question  dans 
la  suite).  J'avais  toute  la  confiance  de  la  mère  Wallon: 
je  devins  amoureux  de  sa  petite  belle-fille,  à  laquelle 
je  montrais  à  écrire  les  dimanches,  après  le  dîner. 
Je  formai  cette  enfant  avec  beaucoup  de  facilité  ;  son 
frère  m'aimait  et  me   respectait  ;   Manon  prit  les 


mon  dernier  goût.  Sans  elle,  ce  serait  ^Edèl  Togirém  faj^ 
fille  du  libraire,  quai  de  Voltaire. 

(a)  Adèle  Mérigot.  (N.  de  l'Éd.J 

X  4 


26  1768   —   MONSIEUR  NICOLAS 

mêmes  sentiments,  avec  plus  de  tendresse  :  cette 
petite  orpheline  s'attacha  vivement  à  moi  (i); 
c'était  une  joie  vive  et  naïve,  lorsque  je  paraissais. 
Elle  avait  une  amie,  appelée  Colette^  grande  et  jolie 
fille,  blanchisseuse  comme  elle,  et  qui  venait  quel- 
quefois lui  aider;  Manon  lui  rendait  la  pareille.  Elle 
fut  des  leçons  que  je  donnais  à  ma  petite  élève,  car 
Manon,,  quoiqu'elle  eût  seize  ans,  paraissait  une  en- 
fant de  onze  à  douze  par  la  taille  et  l'air  du  visage. 
Ces  deux  jeunes  filles  étaient  la  candeur  même; 
elles  y  joignaient  une  pénétration  peu  commune. 
La  bonne  Wallon  préservait  sa  belle-fille  des  insi- 
nuations dangereuses  des  ouvrières,  en  la  tenant 
toujours  auprès  d'elle,  et  la  tante  de  Colette  en  agis- 
sait de  même  :  on  ne  les  laissait  libres  qu'ensemble, 
ce  qui  faisait  qu'elles  s'aimaient  tendrement.  Rien 
ne  m'aurait  été  plus  facile  que  de  triompher  de  leur 
innocence!  Un  dimanche,  après  avoir  écrit,  nous 
jouâmes  à  cache-cache,  nous  quatre,  les  deux  jeunes 
filles,  Théodore  et  moi.  Caché  avec  Colette,  je  ne 
pus  résister  à  l'envie  de  l'embrasser  vivement  :  loin 
de  se  défendre,  elle  se  prêtait  à  mes  caresses,  et 
comme  j'avais  les  sens  fort  inflammables,  mes  prin- 
cipes m'abandonnaient.  Colette  ne  faisait  pas  la 
moindre  difficulté.  Je  m'arrêtai  de  moi-même,  en 
rougissant  de  mes  écarts,  et  j'en  pris  occasion  de 
lui  donner  quelques  avis  :  —  &  Croyez- vous,  »  dit- 


(l)  On   sait  que  c'est  Manon    Wallon  qui   m'a  fourni   le 
sujet  de  la  630  Contemporaine, 


SEPTIÈME     ÉPOQUE  —    1768  27 

«lie  naïvement,  «  que  je  l'aurais  souffert  de  la  part 
y>  d'un  autre?  Mais  de  vous,  tout  ce  que  vous  vou- 
»  drez.  Vous  êtes  le  maître  et  l'ami  de  Théodore, 
»  qui  vous  aime  comme  ses  yeux,  et  qui  sera  un 
»  jour  mon  mari,  et  qui  m'a  dit  comme  ça  qu'il 
»  n'était  pas  jaloux  que  de  vous  seul;  qu'il  vous 
»  verrait  couché  avec  sa  maîtresse ,  sa  femme  ou  sa 
»  sœur,  qu'il  le  trouverait  bon.  Et  il  me  disait  en- 
»  core  ce  matin,  avec  attendrissement  :  «  Colette! 
»  mon  maître  est  malheureux,  car  il  a  pleuré  du 
»  chagrin  qu'il  a  de  sa  femme,  et  de  sa  fille,  qui  est 
»  malade  :  console-le,  quoiqu'il  fasse;  car  je  ne  te 
»  cacherai  pas  une  idée  qui  m'est  venue  :  c'est  que 
»  si  je  te  voyais  enceinte  de  lui,  je  t'en  aimerais 
»  mieux,  car  je  serais  bien  joyeux  si  j'avais  un  en- 
3)  faut  de  lui  qui  m'appelât  son  père  !  Il  aurait  un 
»  jour  de  l'esprit,  comme  mon  maître,  et  cela  ferait 
»  honneur  aux  Wallons,  qui  ont  toujours  été  un  peu 
»  bonasses.  »  Voilà  ce  qu'il  ma  dit.  Ainsi,  ne  vous 
»  gênez  pas;  car  je  pense  tout  comme  lui  là-dessus. 
»)  11  n'y  a  jamais  eu  de  garçon  d'esprit  dans  la  fa- 
»  mille  des  Boreî,  dont  je  suis,  et  vous  me  feriez 
»  plaisir.  »  Je  fus  très  surpris  de  ce  langage!  car  je 
sus  qu'effectivement  Théodore  l'avait  tenu.  Tel  était 
l'attachement  que  j'avais  inspiré  à  cet  enfant,  qu'il 
me  regardait  comme  les  Manichéens  regardaient  leurs 
élus.  C'était  ainsi  que  Gaudet  m'avait  considéré; 
j'aurais  pu,  si  je  l'avais  voulu,  abuser  cruellement  de 
l'idolâtrie  de  ces  êtres  dévoués.  Cependant  je  n'em- 
ployais aucun  des  moyens  de  Mesmer,  indignement 


96  IjéÈ  -^  MONtiIKUR  mcoiM 

Gulûnmïû  pur  Thourat  (car  il  semble  que  lei  médecins 
Je  la  Ftculté  loient  le«  ennemi»  néi  de  toute  décou- 
verte utile  ;  ces  hommes  se  font  un  |eu  de  les  com- 
battre ;  Â  table,  en  vidant  les  boutcillci»,  ils  ne  promt^t- 
tent  de  pulv(!!riser  l'inventeur  reipectible  d'un  re- 
mède, et  \U  tiennent  la  gigoure»  souvent  contre  leur 
propre  sentiment.  Cl  Thouret,  d'ailleurs,  est  un 
homme  trd's  médiocrti  à  touségardii;  c'est  un  ei- 
prit  superliclci,  comme  l'abbé  Àuhfii,  son  digne 
écho.  (Nohi  :  )'ai  su  depuis  que  Mesnier  était  un 
fripon  j  nïflis  Thouret  l'uvuii  jii^é  sans  exanien.) 

Quant  À  Manon,  elle  m'était  encore  plus  dévou(!:c 
que  son  frère,  À  qui  j'avafti  montré  d  travailler,  et 
qu'elle  aimait  autant  qu'elle  en  était  aimée  ;  c'est-à- 
dire  comme  s'aiment  des  orphelins  qui  ont  l'unie 
belle...  Un  dimanche,  nous  étions  seuls  d  table,  à 
écrire,  Colette  n'était  pas  encore  arrivée.  Je  dis  à 
Manon  :  v  Vous  êtes  bien  aimable  I  tout  ce  que  |o 
w  vous  dis  est  reçu  d'une  manière  qui  m'enchante  i 
»  vous  avez  un  cKcellent  caractère!  —  Non,  »  me 
répoiidli-clle,  en  se  penchant  dans  mes  bras,  «  )e  ne 
»  vaux  \)iMi  mIeuK  qu'une  autre  ;  mais  mon  frère 
n  nous  a  donné  de  son  maître  une  Idée,  qui  fait 
»  que  nous  vous  aimons  plus  que  tout  au  monde, 
»  Colette  et  mol.  »  Ma  réponse  lut  un  baiser  sur 
•A  bouche  :  — Ha  I  />  me  dit-elle,  «  mon  cher  maître, 
9  ne  me  balseis  pâ»  connue  ça.  —  l^)urquoi?  — 
»  C'eit  que  |e  n*OM  vous  le  rendre.  —  Rendese-le 
»  mol,  je  vou»  en  prie.  ~  Ce  n*e»t  pai  iiiex  rei- 
»  pectueux.  —  Si;  je  le  trouve  tel.  n  A  ce  mot» 


SHPTIÈMB    ÉPOQUR  —   I76K  39 

elle  m'en  tlDiina  trois  ou  quatre,  qui  faillirent  de  lui 
coûter  son  Innocence.  Mais  Colette  entra,  qui  vit  le 
dernier  baiser.  Rlle  sourit,  et  vint  auprès  de  moi. 
Je  crus  qu'il  fallait  lui  en  faire  autant,  pour  6ter  de 
8on  esprit  des  soupçons  désavantageux  i^  Manon. 
Fille  me  le  rendit,  comme  elle,  sans  me  luire  d'excu- 
ses de  lu  liberté, 

Théodore,  qui  savait  lire  et  écrire,  fai.suit  les  mé- 
moires de  sa  belle-mére  dans  une  autre  chambre, 
Il  entra,  dans  uij  moment  où  j'embrassais  les  deux 
amies,  en  lounut  leur  écriture;  car  elles  s'appll- 
qualent  extrômement.  —  «  Si  vous  voulez  que  je 
»  les  aiuie  encore  davantage,  »  me  dit-il,  «  aimeji- 
«  les  beaucoup...  » 

Cet  agréable  passe-tenips  embellit  ma  vie,  dans 
le  temps  01*1  j'étais  dans  la  plus  profonde  misère, 
en  1768;  car  tout  ce  que  produisait  la  vente  de  mei 
livres  allait  à  Edme  Uapenot  pt)ur  le  papier,  et 
pour  la  pension  de  mu  fille.  Ivolmann  ne  me  payait 
pas;  mais  Ëdme  Hapenot  me  donnait  six  francs  par 
semaine,  qui  suffisaient  \  toute  ma  dépense,  le  blan- 
chissage compris.  J'ai  dit  qu'Kdme  me  logeait  au 
Collera  tU  Pmhi  mon  loyer  taisait  partie  de  ses  frais 
d'avance,  avec  le  papier  d'impression,  et  les  six 
livres  par  semaine.  Je  donuuis  quatre  livres  dix  sous 
de  pension  \  il  me  restait  trente  sous;  je  payais  une 
bouteille  h  dix  X  notre  diner  le  dimanche  :  il  me 
restait  vingt  sous  ;  trois  sous  pour  une  chemise,  un 
sou  pour  un  col  j  il  me  restait  seize  sous  ;  j'en 
dépensais  encore  quatre,  et  j'en  épargnais  doujse 


J769 


30  1760   —    MONSIEUR   NICOLAS 

par  semaine,  pour  le  besoin,  ou  pour  aller  quelque- 
fois au  spectacle.  C'a  été  le  temps  de  ma  vie  où  j'ai 
été  le  plus  à  l'étroit,  excepté  les  trois  mois  de  mon 
séjour  à  Paris,  à  mon  retour  de  Dijon. 

Il  faut  l'avouer  ici:  j'eus  le  bonheur  de  respec- 
ter l'innocence  de  Manon;  mais  Colette...  Ce  fut 
elle  qui  me  provoqua,  et  je  suis  très  tenté  de  croire 
que  ce  fut  à  la  sollicitation  de  Théodore ,  qui 
l'épousa  grosse,  et  qui  l'a  si  tendrement  chérie, 
quoiqu'elle  lui  ait  déclaré  devant  moi  que  c'était 
de  mes  œuvres  (ce  fut  son  expression),  que  je  suis 
presque  sûr  qu'il  avait  fait  de  cette  complaisance 
une  condition   de   son   mariage  (i)...   Je   ne   sais 


(l)  En  réfléchissant  sur  les  causes  de  dévouement  que 
Théodore  avait  pour  moi,  je  crois  que  la  principale  vint 
d'un  commerce  épistolaire,  que  j'avais  avec  Sœur  Sainte- 
Théodore,  religieuse  au  Précieux- Sang^  rue  de  Vaugirard^  sa 
marraine.  Cette  bonne  recluse  lui  parlait  de  moi  dans  les 
termes  les  plus  avantageux  :  ce  qui  fit  alors  une  impression 
très  forte  sur  un  jeune  homme  naïf,  ignorant,  et  d'un  état 
peu  élevé.  Si  l'on  examinait  les  succès  de  certains  chefs  de 
secte,  et  même  de  quelques  philosophes,  on  verrait  que  les 
premiers  sectateurs  de  Mahomet,  des  autres  inventeurs  de 
religions,  de  quelques  instituteurs  monastiques^  etc.,  ont  eu 
pour  cause  principale  l'attachement  personnel  qu'ils  inspi- 
raient à  des  disciples  enthousiastes.  Avec  un  peu  d'adresse, 
et  des  vues  que  je  n'avais  pas,  Gaudet  et  Théodore  auraient 

assassiné,  si  je   leur  avais  prescrit  de  le  faire O  dédale 

du  cœur  humain! Ces  mêmes  hommes  m'eussent  fait  des 

prosélytes  parmi  les  gens  simples,  -plus   facilement  encore  ; 
on  parle  mieux  pour  un  tiers  que  pour  soi-même;  et  cent  ans 

plus  tôt,  j'aurais    pu    bouleverser    l'Etat Rien    ne  doit 

surprendre  dans  certains  succès  :  ils  furent  l'effet  de  la  sym- 
pathie pour  un  fourbe  ambitieux.  Je  ne  le  fus  jamais. 


SEPTIÈME   ÉPOQ.UE   —    1769  31 

comme  les  gens  du  monde  envisageront  un  trait  de 
ma  vie  aussi  extraordinaire  :  ce  qu'il  y  a  pour  moi, 
c'est  que  je  puis  protester  que  Théodore  a  toujours 
été  incapable  de  bassesse  ;  que  sa  femme  est  la  plus 
honnête  qu'il  soit  possible  d'imaginer;  qu'ils  s'ado- 
rent encore  aujourd'hui,  après  seize  ans  de  mariage; 
que  le  fils  aîné  est  chéri  du  mari  et  de  la  femme, 
ainsi  que  de  Manon,  qui  fait  la  meilleure  et  la  plus 
honnête  petite  ménagère  de  son  quartier,  depuis 
deux  ans;  que  jamais  on  n'a  vu  que  de  la  vertu 
dans  ces  deux  ménages.  Toute  la  conduite  extraor- 
dinaire qu'on  vient  de  voir,  était  l'effet  de  l'enthou- 
siasme que  j'avais  causé  à  Théodore/ et  que  le  suc- 
cès de  ma  Fanchette  et  de  la  Fille  naturelle  avait 
rendu  plus  entier.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  encore, 
c'est  que  j'aurais  tout  obtenu  de  Manon,  si  je  l'avais 
voulu;  qu'elle  pleura  beaucoup,  avant  que  de  se 
déterminer  au  mariage,  en  1772;  qu'elle  vint  cinq 
à  six  fois  seule  dans  ma  chambre,  au  Collège  de 
Presle,  et  que  depuis  son  mariage  elle  n'a  pas 
mis  les  pieds  chez  moi.  Je  dis  à  son  frère  de  lui 
demander  un  jour  pourquoi  je  ne  la  voyais  plus? 
—  «  Dis  à  ton  maître  et  le  mien,  qu'il  n'est  pas  fait 
»  pour  avoir  le  reste  d'un  autre.  » 

Je  quittai  ces  aimables  enfants  en  1770,  après  un 
cruel  accident,  dont  ils  m'eussent  préservé,  deux 
ans  avant  le  mariage  de  Manon,  et  un  an  après  celui 
de  Théodore.  C'est  une  des  plus  grandes  fautes  que 
j'aie  faites,  que  d'abandonner  ces  trois  êtres  aimables- 
Mais  je  n'étais  pas  tranquille,  ayant  une  femme  et 


32  1769   —   MONSIEUR   NICOLAS 

trois  enfants,  en  y  comprenant  Elisabeth,  qui  vivait 
encore.  Agnès  Lebégue  n'avait  pas  encore  eu  visi- 
blement avec  moi  de  ces  torts  qui  ne  se  pardonnent 
jamais,  et  des  qu'elle  paraissait  le  désirer,  je  reve- 
nais auprès  d'elle.  Toutes  les  fois  que  je  m'en  éloi- 
gnais, c'était  à  sa  sollicitation,  et  par  des  raisons 
qu'elle  me  faisait  trouver  bonnes.  J'avais  perdu 
mon  ami  Boudard,  mais  il  m'en  restait  deux  autres, 
Renaud  et  Gaudet.  Le  premier,  depuis  la  perte  qu'il 
avait  faite  de  M™^  Deschamps,  était  triste,  sévère, 
et  me  prêchait  sans  cesse  la  régularité.  Cependant, 
au  lieu  d'être  un  Aristarque  dur,  il  était  presque 
admirateur  de  mes  Ouvrages,  il  en  était  le  prôneur, 
et  quand  le  Pornographe  parut,  il  vint  m'embrasser, 
en  disant  :  «  Enfin,  voilà  donc  un  livre,  et  non 
»  plus  une  brochure  (i).  »  Il  pleurait  en  lisant  la 
Fille  naturelle,  et  s'écriait  :  «  O  Loiseau  !  où 
»  es-tu?  »  Il  riait  et  pleurait,  en  lisant  Fanchelte;  la 
Confidence  nécessaire  lui  plut.  En  un  mot,  cet  ami, 
qui  ne  me  flattait  pas,  me  montrait  aussi  la  douce 
indulgence  de  l'amitié.  Défiez-vous  de  toute  criti- 
que trop  sévère  !  elle  marque  la  haine!...  Mais  il 
était  extrêmement  porté  pour  Agnès  Lebègue,  et  ce 
fut  un  malheur,  pour  elle  et  pour  moi  !  Si  nous 
nous  fussions  séparés  alors,  nous  en  aurions  mieux 
valu  tous  deux. 

Quant  à  Gaudet,  il  vivait  tranquille,  heureux  avec 
Manon  :  il  avait  quitté  toute  idée  de  libertinage. 
On  se  rappelle  q'une  parente  de  Manon,  restée 
dans  le  matrullage,  nous   avait   enlevé  la  fille  de 


SEPTIÈME   E"P0Q.UE   —    I769  33 

Zéphire,  qu'on  m'avait  dit  morte.  Ce  fut  à  cette 
époque  que  je  la  retrouvai,  par  un  effet  du  hasard. 
La  mère  de  Colette  était  blanchisseuse  de  la  pla- 
giaire; on  lui  vola  du  Hnge,  et  la  parente  de  Manon 
vint  faire  un  grand  bruit!  Zéphirette  était  avec  elle. 
Cette  enfant,  âgée  de  treize  ans,  causait  avec  Colette 
et  Manon,  qui  louaient  sa  figure,  et  la  plaignaient 
d'avoir  une  aussi  méchante  mère.  —  «  Elle  ne  l'est 
»  pas  !  »  dit  la  jeune  fille,  «  je  le  sais  de  ma  nour- 
»  riciére.  Je  suis  fille  de  Monsieur  Gaudet,  marchand 
»  confiseur.  »  Les  deux  jeunes  filles  me  répétèrent 
ce  mot.  Je  pris  l'adresse  de  la  Guérin,  cette  parente 
de  Colette,  et  nous  y  allâmes,  Gaudet,  sa  femme, 
sa  sœur  et  moi.  Manon  fit  tout  avouer  à  sa  parente, 
reprit  sa  fille;  et  Gaudet  l'ayant  supposée  à  lui, 
comme  on  Ta  vu,  elle  est  devenue  son  héritière.  Il 
la  mit,  en  quittant  la  capitale,  chez  Victorine,  fille  de 
M"^«  Giiisland,  mais  à  mon  insu...  On  verra,  en 
1775,  comme  elle  fut  mariée. 

Ce  fut  alors,  qu'ému  de  tout  ce  que  je  voyais,  je 
retirai  ma  fille  Agnès  de  la  pension;  je  la  réunis 
avec  sa  mère,  et  j'allai  manger  chez  Agnès  Lebègue, 
alors  sédentaire  à  Paris,  depuis  le  retour  de  Moulins 
à  Mâcon.  Elle  avait  encore  quelques  marchandises; 
je  lui  donnai  des  efîets  sur  Gauguery,  libraire,  acqué- 
reur du  reste  de  ma  Fanchette  :  elle  -en  acheta  le  mé- 
nage d'un  peintre,  domicilié  dans  la  rue  de  la 
Vieille-BoiLCÎerie,  maison  de  Valeyre  l'aîné,  impri- 
meur, et  occupa  son  logement...  Mais  revenons  ici 
sur  nos  pas. 

X  5 


3/1  1769   —   MONSIEUR   NICOLAS 

J'en  étais  à  Timpression  du  Poniographe  :  je  vais 
conduire  l'histoire  de  mes  Ouvrages  jusqu'au  mois 
de  Mai  1770  ;  je  reprendrai  ensuite  celle  de  ma  con- 
duite  avec  Agnès  Lebégue,  depuis  l'arrivée  du  mar- 
chand Moulins,  qui  avait  fait  un  voyage  dans  son 
pays,  jusqu'à  l'absolu  départ  de  cet  homme. 

Ce  fut  au  commencement  de  1769,  après  l'im- 
pression de  la  Fille  naturelle,  que  je  m'occupai 
sérieusement  du  Pornographe.  J'avais  été  libertin 
avec  Gaudet,  comme  on  se  le  rappelle;  j'avais 
connu  la  mère  de  Zéphire,  Aurore,  l'Alsacienne 
Bathilde,  Sailly,  la  fille  du  Jeu  de  houle,  la  Macé, 
Sara  Krammer,  la  Piron,  etc.,  etc.;  j'avais  des 
connaissances  suffisantes  des  abus,  des  inconvé- 
nients, des  mœurs  de  ces  femmes,  et  des  moyens 
les  plus  efficaces  pour  mettre  de  Tordre  dans  le  dés- 
ordre, en  dépit  des  inspecteurs  de  Pohce,  très  inté- 
ressés à  ce  que  les  abus  continuassent.  Je  n'entre- 
rai pas  ici  dans  le  détail  de  ce  que  renferme  un  Ou- 
vrage dont  il  existe  plusieurs  éditions,  et  qui  est 
entre  les  mains  de  mes  Lecteurs.  Je  dirai  seulement 
que  c'est  peut  être,  de  tous  les  projets  moraux  don- 
nés au  Gouvernement,  le  plus  utile  et  surtout  celui 
qui  demande  une  exécution  prompte  (i).  Au  bout 
de  trois  mois  de  travail,  sur  mon  ancien  manuscrit,, 
qui  fut  entièrement  refait,  l'Ouvrage  fut  redonné  à. 


(i)  Sa  Maj.  Imp.  Joseph  II  l'a  bien  senti,  puisqu'il  en  a 
ordonné  l'exécution  à  Vienne,  au  rapport  de  la  Gazette  de- 
leyde,  Décembre  1786. 


SEPTIÈME   ÉPOCIUE  —   I769  35 

la  censure  :  un  Philippe  de  Prétot  le  refusa  encore. 
J'obtins,  par  le  crédit  de  Valade,  M.  Marchand,  qui 
le  parapha,  et  en  rendit  au  Lieutenant  de  Police 
de  Sartine  un  compte  avantageux.  On  imprima  en 
Avril,  Mai  et  Juin.  Mais  à  l'instant  de  mettre  en 
vente,  F. -A.  Quillau,  par  le  conseil  de  Domenc, 
mon  successeur,  alla  faire  des  observations  au  Cen- 
seur, qui  fut  prêt  à  révoquer  son  approbation; 
ainsi  peu  s'en  fallut  que  la  sottise  de  deux  hommes, 
F. -A.  Quillau  et  Domenc,  n'empêchât  la  publication 
d'un  Ouvrage  utile,  déjà  imprimé,  avec  douze  cents 
francs  de  frais.  Quillau  et  Domenc,  qui  n'étaient  que 
mes  copistes,  et  non  mes  censeurs,  n'avaient  qu'une 
demande  à  me  faire,  celle  de  l'original  bien  et 
dûment  paraphé;  mais  ni  Quillau,  ni  aucun  des 
XXXVI  ne  savaient  leur  métier  à  Paris  :  ces  gens  se 
croyaient  les  maîtres  des  gens  de  lettres,  dont  ils 
sont  tout  au  plus  les  secrétaires.  M.  Marchand 
entendit  raison,  à  l'aide  de  M.  Pasqtner,  et  l'Ou- 
vrage passa.  J'avouerai  que  je  n'ai  jamais  pu  regar- 
der depuis  d'un  bon  œil  ce  F. -A.  Quillau,  ni  son 
prote  (i),  qui  avaient  agi  secrètement,  comme  s'il 
eût  été  important  pour  eux  que  je  ne  fusse  pas  in- 
struit de  leurs  démarches.  Il  est  arrivé  depuis  que 
F.-A.  Quillau  a  fait  la  fonction  d'inspecteur  de  Po- 


(i)  Ce  dernier  est  mort  le  27  Novembre  1786,  ignoble- 
ment, comme  il  avait  vécu.  Je  lui  ai  dû  néanmoins  un  déjeu- 
ner et  une  agréable  matinée  avec  la  jolie  M^e  Lalletnand 
cadette,  aujourd'hui  épicière,  vis-à-vis  le  Puits-certain. 


36  1769   —   MONSIEUR    NICOLAS 

lice,  en  retenant  chez  lui  les  éditions  des  auteurs 
à  qui  l'on  avait  ordonné  des  cartons,  et  faisant  déchi- 
rer lui-même  les  endroits  cartonnés,  fonction 
odieuse,  absolument  dévolue  à  Dhemmery,  Goupil, 
Leprince  et  Henri.  L'imprimeur  n'est  pas  l'homme  de 
la  Police  ;  il  imprime  sous  permission  ;  si  l'on  fait 
des  cartons,  il  les  imprime  et  les  livre;  sa  fonction 
est  alors  remplie.  Mais  la  bassesse  et  la  servitude 
sont  la  caractéristique  de  tant  d'hommes! 

Sorti  de  l'embarras  que  m'avait  causé  l'impéritie 
de  F.-A.  Quillau  (grâces  au  bon  sens  de  mon  cen- 
seur), je  m'occupai  de  la  Mimographe,  que  je  com- 
posai durant  tout  l'été  de  1769,  et  que  j'imprimai 
avec  Michel,  comme  le  Pornographe  :  ce  dernier 
Ouvrage  se  vendait  si  bien,  que  le  libraire  Delalain 
l'aîné  nous  dit  qu'il  ne  vendait  que  de  cela,  durant 
l'été  1769.  Cependant  ce  même  libraire,  pour  tout 
vendre  au  comptant  à  des  particuliers,  et  gagner 
davantage,  en  refusait  à  ses  confrères,  avec  lesquels 
il  était  en  compte,  en  leur  disant  :  «  Bon!  cela  ne 
»  vaut  rien  !  c'est  l'Ouvrage  de  ce  prote  !  »  Comme 
si  un  prote  devait  nécessairement  faire  un  Ouvrage 
mauvais.  C'était  une  ingratitude  odieuse  à  l'égard 
d'un  homme  qui  lui  procurait  sans  risques,  puis- 
qu'il vendait  pour  notre  compte,  un  bénéfice  de 
plus  de  mille  écus  !  Et  voilà  de  ces  procédés  de 
libraires,  qui  ont  si  souvent  révolté  les  gens  de 
lettres  !  procédés  qui  leur  firent  prendre,  en  1771, 
le  parti  de  l'intrigant  Luneau  de  Boisgermain,  qui 
agissait  directement  contre  l'intérêt  de  la  Littéra- 


SEPTIÈME    l^POdUE    —    1769  37 

ture;  procédés  qui  firent  composer  à  un  homme 
d'esprit,  mais  dont  la  tête  est  mal  organisée 
(M.  Fenouillot  de  Faîhaire),  son  Jvis  aux  Gens  de 
lettres,  auquel  je  crus  devoir  répondre,  en  1772  : 
cette  réponse  m'attira  la  haine  implacable  du  com- 
mis Desmaroîles,  qui  m'a  tant  fait  de  mal  !  Il  arrêta 
d'abord  les  Lettres  d'une  Fille  à  son  Père,  où  le 
Contravîs  aux  Gens  des  lettres  se  trouvait  inclus  '-, 
puis  le  Ménage  Parisien;  enfin  Y  École  des  Pères,  le 
Paysan  perverti  lui  étant  échappé.  Il  me  fit  aller, 
pour  ce  dernier  Ouvrage,  soixante-douze  fois  à  la 
Police  !  et  je  ne  me  tirai  de  ses  mains  que  par  un 
présent!... 

L'impression  de  la  Mimographe  me  donna  des 
peines  infinies  !  La  difficulté  de  la  matière  nécessitait 
des  changements,  que  je  faisais  moi-même  dans  les 
formes  composées  :  je  fus  ainsi  plus  de  six  mois 
sans  gagner  un  sou,  Michel  ne  voulant  pas  entrer 
dans  les  frais  de  cette  opération.  L'homme  de 
lettres,  tel  associé  qu'il  choisisse,  est  toujours  lésé 
par  les  gens  qui  ne  connaissent  pas  la  difficulté  de 
son  travail.  L'impression  fut  achevée  au  mois  de 
Mars,  l'année  d'après,  et  nous  mîmes  en  vente  après 
Pâques  1770.  Malade  alors,  comme  je  le  dirai  bien- 
tôt, je  demandai  à  Michel  cinquante  écus  sur  ma 
part  du  profit  du  Pornographe,  montant  à  plus  de 
trois  mille  livres,  et  il  me  les  refusa.  Je  fus  si 
indigné,  que  je  voulus  avoir,  sur-le-champ,  pour 
ma  portion,  les  quatre  cents  exemplaires  non  ven- 
dus; je  les  cédai  à  Edme  Rapenot,  alors  solvable,  et 


38  1769   —   MONSIEUR  NICOLAS 

il  me  fit  pour  quatorze  cent  vingt-cinq  livres  de 
billets,  si  longs  qu'ils  n'ont  jamais  élé  payés.  La 
Mimographe  ne  me  produisit  rien  non  plus;  j'en 
vendis  à  Edme  Rapenot  quatre  cents  exemplaires; 
j'en  envoyai  trois  cents  à  la  Société  Typographique  de 
Bouillon,  ce  qui  formait  ma  portion  entière;  et  ces 
sept  cents  exemplaires  n'ont  jamais  été  payés  !  Mi- 
chel me  fit  vendre  les  deux  restes  de  mon  édition 
de  Fancheilc  et  de  celle  de  la  Fille  naturelle  à  Gau- 
guery,  libraire;  et  jamais  je  n'en  ai  été  payé;  il  me 
céda  en  partant  pour  deux  mille  trente  livres  d'effets, 
de  la  faillite  du  même  Gauguery,  au  marc  la  livre; 
et  le  citoyen  Lcclerc,  libraire-directeur,  s'arrangea 
de  façon  que  les  créanciers  n'eurent  pas  une  obole. 
C'est  assez  l'usage  de  ce  Leclerc  de  frustrer  tout 
créancier  de  libraire  (i).  Ce  même  Michel  me  fit 
vendre  à  Drastoc  (a)^  libraire,  mon  École  des  Pères 
en  manuscrit  à  un  sou  la  feuille;  et  Drastoc  ne  m'a 
jamais  payé.  Heureusement  tous  ces  gens- là  me  fu- 
rent procurés  par  Michel,  Edme  Rapenot  excepté. 
Mais  si  Michel  avait  été  juste,  ou  seulement  éclairé 


(i)  Ce  Leclerc  est  cependant  le  dieu  de  la  probité  dans  la 
Librairie,  comparé  à  Reinruof  {b),  rue  de  Hu'repoix,  puis 
rue  Notre-Dame.  Ce  malheureux  a  volé  Edme  Rapenot  de 
quatorze  à  seize  mille  francs  ;  le  double  aux  créanciers 
Drastoc  (c)  et  à  moi  en  particulier,  tout  ce  qui  restait  de 
\ Ecole  des  Pères,  à  la  vente  de  Drastoc,  c'est-à-dire,  environ 
pour  deux  mille  livres  de  papier  à  la  rame. 

{a)  Costard.  (N.  de  VÉd.) 

[b)  Fournier.  (N.  de  l'Éd.) 

[c)  Costard.  (JV.  de  l'Éd.) 


SEPTIÈME   ÉPOQ.UE   —    1769  39 

sur  ses  intérêts,    Rapenot  ne  m'aurait  pas   dupé, 
puisque  je  n'aurais  pas  été  dans  le  cas  de  lui  vendre, 
et  Michel  aurait  fait  sa  fortune  avec  moi.  Jusqu'à  ce 
moment,  j'avais  dû  à  Rapenot;  il  avait  entre  ses 
mains  un  billet  de  sept  cents  livres,  tant  pour  la 
pension  de  ma  fille  aînée  chez  la  Germain,  article 
qui  seul  formait  quatre  cents  livres,  que  pour  ma 
propre  nourriture;  j'avais  amorti  ce  billet,  en  délé- 
guant à  Edme  le  produit  de  ma  Fanchette.  Mais 
comme  je  n'acquittais  que  par  petites  sommes,  il 
gardait  le  billet  et  me  donnait  des  décharges;  cepen- 
dant ce  malheureux  billet,  laissé  entre  ses  mains, 
m'a  fait  perdre  seize  cents  livres  en  1778,  année  de 
sa  mort.  Il  le  présenta  aux  Consuls j  en  opposition  à 
ses  propres   billets,    postérieurs,    et  obtint  par  le 
crédit  de  Leclerc,  et  par  défaut,  une  sentence  de 
compte  à  faire;  l'arbitrage  fut  remis  à  ce  Leclerc, 
qui,  sur  le  vu  de  mes  décharges  du  billet,  devait 
prononcer  l'arbitrage.  Mais  ce  n'était  pas  l'usage  de 
Leclerc  de  mettre  un  de  ses  confrères  dans  le  cas 
de  payer;  il  différa  longuement;  Edme  Rapenot  de- 
vint fou,  mourut  insolvable,  et  je  perdis  tout;  bien 
mal  à  propos  !  ne  demandant  à  Edme,  mon  ancien 
camarade,  que  du  papier  à  la  rame,  qu'il  laissait 
dépérir.  Malgré  tous  les  vols  d'un  Reinruof  (a),  d'un 
Batiliot,  agioteur,  d'un  intendant  du  Président  de 
Marigny,  prêteur  usuraire  sur  gages,  etc.,  Edme  lais- 
sait encore  pour  vingt-cinq  mille  livres  de  papier  à 

(a)  Fournier.  fN.  de  VÉd.) 


40  1769   —   MONSIEUR   NICOLAS 

la  rame  ;  mais  le  nommé  Vaufrouard,  procureur  au 
Parlement,  également  prêteur  usuraire  de  six  mille 
livres,  a  fait  tout  consumer  à  la  justice,  par  un 
accord  avec  un  sien  confrère,  qui  Ta  entièrement 
indemnisé,  sur  son  gain  en  frais.  Je  perdis  non  seu- 
lement le  produit  de  ma  vente  du  Pornographe  de 
quatorze  cent  vingt-cinq  livres,  mais  ce  qui  me  res- 
tait dû  sur  la  Mimographe,  au  moyen  d'une  autre  fri- 
ponnerie de  l'huissier  Champion,  qui  avait  mes  billets 
entre  les  mains,  et  qui  se  contentait  de  faire  tous  les 
quinze  jours  une  saisie  simulée  pour  gagner  quatre 
livres  dix  sous  qu'on  lui  payait  sur-le-champ. 

Mes  deux  premiers  volumes  des  Idées  singulières 
étaient  achevés  en  1770,  au  commencement  d'Avril. 
Je  venais  de  conclure  mon  marché  avec  Drastoc;  je 
travaillais  sur  V École  des  Pères,  lorsqu'il  m'arriva  un 
accident,  qui  empoisonne  les  restes  de  ma  vie.  J'ai 
juré  de  dire  la  vérité;  je  dois  la  dire,  et  je  la  dirai. 
Mais  j'interromps  la  marche  de  mes  travaux  litté- 
raires, pour  revenir  à  mes  aventures,  et  parler  d'un 
accident  qui  devait  mettre  fin  d'un  seul  coup  aux 
premiers  et  aux  secondes. 

J'avais  passé  les  huit  derniers  mois  de  1768  dans 
la  cour  à'Albret,  Dans  ce  même  temps,  un  petit 
parent  de  ma  femme,  appelé  Martinville,  alors  gar- 
çon-marchand, venait  me  voir.  Il  me  parla  de  sa 
cousine  Élise  Tulout,  fille  d'esprit,  qui  désirait  fort 
de  me  connaître,  d'après  la  lecture  de  la  Famille 
vertueuse.  Je  m'y  laissai  conduire.  C'était  environ 
quatre  ans  après  la  première  impression  qu'avait  faite 


SEPTIÈME   ÉPOQ.UE   —    1769  ,  4I 

sur  moi  M^^^  Rose;  et  j'ai  déjà  remarqué  plus  haut, 
que  de  quatre  en  quatre  ans,  j'ai  fait  une  passion.  (Je 
ne  sais  aujourd'hui,  24  Auguste  1784,  ce  qui  m'est 
réservé)  (i).  En  entrant  chez  Éhse  Tulout,  je  fus 
frappé  de  son  air  fin,  spirituel,  distingué  ;  elle  avait 
dix-huit  ans  environ.  Je  lui  lus  le  Pied  de  Fanchette, 
qui  ne  paraissait  pas  encore.  Elle  me  fit  beaucoup 
d'observations  très  judicieuses;  malheureusement, 
l'Ouvrage  était  imprimé.  Il  fut  convenu  entre  nous,  à 
une  seconde  visite,  que  je  lui  rendis  seul,  que  je  lui 
montrerais  les  épreuves  de  mon  premier  Ouvrage. 
Ce  furent  celles  de  la  Fille  naturelle.  Notre  liaison 
se  fortifia  ainsi.  Après  un  travail  long  et  forcé,  j'al- 
lais chez  Éhse  qui  m'amusait  par  ses  talents,  son 
esprit;  elle  chantait,  en  s'accompagnant  du  sistre; 
elle  faisait  de  la  musique;  nous  lisions;  nous  cau- 
sions, et  dans  ces  entretiens  délicieux,  nous  anato- 


(i)  Trop  de  peines  m'accablaient  ;  mais  en  1786,  juste 
quatre  ans  après  ma  dernière  rupture  avec  Sara,  le  23  Juillet, 
j'ai  eu  un  goût  vif  pour  M^^  Félicité  Mesnager,  Je  ne  parle 
pas  ici  de  Mile  Londeau,  pour  laquelle  j'ai,  depuis  quatorze 
ans,  la  plus  haute  estime.  J'évite  le  péril,  en  fuyant  les 
femmes  qui  pourraient  me  plaire,  ou  en  leur  prêchant  la 
vertu,  afin  de  me  mettre,  par  ce  moyen,  dans  l'impossibilité 
de  leur  parler  d'autre  chose...  Cependant,  je  sens  que  si  Vic- 
toire Londeau  voulait  m'écouter,  je  l'adorerais  malgré  moi. 
Heureusement  elle  est  prévenue  défavorablement,  depuis 
la  publication  du  Nouvel  Abeilard,  où  j'en  fais  l'héroïne  de 
mon  second  modèle,  et  le  sort  me  favorise  assez  pour  que  je  ne 

puisse  l'aborder (Je  lui  ai  parlé  pour  la  première  fois  le 

26  Mars  1787;  puis  le  2  Juin  1788,  etc.   C'est  aujourd'hui 
Mme  Poulet?) 

X  6 


42  1769   —   MONSIEUR   NICOLAS 

misions  le  Cœur  humain.  Les  questions  de  cette 
fille  de  mérite  m'ont  été  très  utiles  !  elles  me  for- 
çaient à  m'approfondir  moi-même,  et  à  sonder  ma 
capacité  (i).  Élise  n'était  pas  encore  incrédule;  elle 
ne  l'osait,  mais  elle  voulait  le  devenir,  par  de  bonnes 
raisons  :  c'est  ce  qui  nous  engageait  dans  des  dis- 
cussions métaphysiques,  qui  duraient  des  après- 
dîners  entiers;  elles  donnèrent  lieu  à  ces  Entretiens 
du  curé  de  Sacy,  qui  se  trouvent  dans  cent  exem- 
plaires seulement  à^V École  des  Pères.  Insensiblement 
la  matière  se  mêlait  à  l'esprit  :  Élise  aimait  passion- 
nément un  genre  de  conversation,  celui  sur  la  ma- 
nière dont  elle  se  comporterait  pour  rendre  heureux 
son  mari.  Une  chose  qui  me  parut  la  plus  extraor- 
dinaire de  toutes  celles  qui  me  sont  arrivées,  c'est 
la  manière  dont  Élise,  à  cette  occasion,  voulut  me 
rendre  heureux.  J'ignore  si  elle  était  vierge;  mais 
elle  était  très  sentimenteuse,  très  tendre  !  En  parlant 
de  son  mari  futur  (ce  que  je  ne  pouvais  prendre  pour 
moi,  puisqu'elle  me  savait  marié),  Élise  réalisait 
presque  tout  avec  moi;  j'étais  entre  ses  mains 
comme  une  sorte  de  poupée.  Enfin,  un  soir,  à  la 
chute  du  jour,  elle  poussa  les  choses  si  loin,  que, 
malgré  mes  principes,  je  fus  très  ému!  Je  m'atten- 
dais qu'une  jeune  fille  repousserait  les  entreprises 
d'un  homme  marié.  Il  n'en  fut  rien.  Tout  en  me 


(l)  Voyez  ses  lettres,  dans  la  Malédiction  paternelle;  ce  sont 
toutes  celles  d!Élise;  je  n'ai  pas  changé  un  mot.  (Voyez  aussi 
le  Drame  de  la  Vie,  pièce  intitulée  Élise.) 


SEPTIÈME    ÉPOQ.UE   —    I77O  43 

disant  comme  elle  voulait  être  tendre  dans  ces  occa- 
sions, Élise  se  livra,  me  seconda  même  avec  em- 
portement. Ce  fut  une  jouissance  délicieuse... 
Revenus  à  nous-mêmes,  Élise  me  dit,  sans  se  trou- 
bler :  «  Voyez  comme  je  serais  tendre!...  »  J'igno- 
rais alors  qu'elle  m'aimât;  je  commençait  à  ne  plus 
aspirer  à  l'être...  Je  ne  le  saurai  que  très  longtemps 
après  ! 

Les  entretiens  d'Élise  furent  pour  moi  un  cours 
excellent,  dont  j'ai  bien  profité  dans  les  Contempo- 
raines, en  les  amalgamant  avec  ma  propre  expé- 
rience. On  a,  par  tous  ces  aveux,  une  nouvelle 
preuve  que  je  dois  presque  tout  aux  femmes;  et 
c'est  une  vérité  que,  sans  pouvoir  jamais  être 
hommes,  ce  sont  elles  cependant  qui  font  les 
hommes,  au  physique  comme  au  moral. 

Je  valais  alors  un  peu  mieux  qu'à  présent  :  j'étais 
plus  vertueux,  plus  fidèle  à  mes  principes  (car  la 
faiblesse  qu'on  vient  de  lire  était  l'effet  d'un  charme 
insurmontable);  je  respectais  davantage  ma  qualité 
d'auteur  (infortunés  que  nous  sommes  tous!  l'âge 
ne  nous  rend  pas  meilleurs  !  la  saison  de  la  force  du 
corps,  l'est  aussi  de  celle  de  la  vertu  !  Si  le  vieillard 
parait  plus  réglé,  c'est  une  fausse  apparence;  il 
n'est  que  plus  faible  :  un  seul  moyen  le  rendrait  plus 
vertueux,  ce  serait  de  réaliser  le  système  de  mon 
Aniropographe,  pour  rendre  la  vieillesse  respectable). 
Un  soir,  je  venais  chez  Élise,  que  je  voyais  deux 
fois  par  semaine  :  je  ne  la  trouvai  pas  ;  je  redescendis, 
et  forcé  de  m'en  retourner,  deux  larmes  me  cou- 


1770 


44  1770   —  MONSIEUR   NICOLAS 

lurent  des  yeux...  «  Des  larmes!  »  m'écriai-je... 
«  des  larmes!  L'amour  voudrait-il  me  surprendre!... 
»  Retomberais-je  dans  les  tourments  que  j'ai  souf- 
»  ferts  pour  M^^^^  Rose  Bourgeois!...  Fuyons!  ces- 
»  sons  de  voir  cette  fille  aimable!...  Moi,  moi,  sans 
»  pain,  sans  ressources,  j'ajouterais  à  mes  malheurs 
»  celui  d'aimer!...  Adieu,  ma  chère  Elise!  (car  je 
»  sens  que  vous  m'êtes  chère!)  je  ne  vous  reverrai 
»  plus!...  »  Et  j'eus  la  force  de  ne  plus  la  revoir. 
Nous  nous  étions  écrit;  et  nous  nous  écrivîmes 
encore  par  la  suite  :  nous  devons  nous  revoir  un 
jour,  en  1772,  une  seule  fois,  et  lorsque  j'en  serai 
parvenu  à  l'année  1777,  peut-être  rapporterai-je  un 
passage  de  la  Malédiction  paternelle,  qui  renferme 
mon  histoire  et  ma  correspondance  avec  Élise;  ou 
bien  j'y  suppléerai. 

Je  dois  insérer  ici  un  épisode  singulier,  mais  qui 
me  paraît  nécessaire  au  développement  du  cœur 
humain...  J'eus  pour  compositeur,  chez  F. -A.  Quil- 
lau,  sur  Y  École  de  la  Jeunesse,  en  1770,  dans  le  temps 
où  je  cessai  absolument  de  voir  Élise,  le  jeune 
FoiLrnier,  fils  d'un  imprimeur  d'Auxerre  (ci),  non  celui 
qui  tient  à  présent  la  place,  mais  son  frère  aîné.  Ce 
jeune  homme  était  assez  bien  de  figure.  Comme  je 
travaillais  à  côté  de  lui  sur  mon  Ouvrage,  nous 
avions  de  fréquents  entretiens.  Ce  fils  de  maître 
était  mieux  regardé  que  les  autres  ouvriers  ;  il  man- 


faj  M.   Parangon,  dont  le  vrai  nona  était  Fournier. 

(N.  de  l'Éd.) 


SEPTIÈME   ÉPOQ.UE   —    I77O  4^ 

geait  souvent  avec  F. -A.  Quillau,  et  il  y  faisait  sa 
partie.  Un  ami  de  Quillau  était  marié  depuis  k 
commencement  de  1768,  c'est-à-dire  depuis  deux 
ans,  avec  Javote  Tarref(a)^  fille  d'un  marchand  de 
vin  ruiné,  dont  la  très  intrigante  mère  avait  trouvé 
moyen  de  lui  faire  épouser  sa  fille,  grande  et  jolie. 
Mais  nous  étions  alors  dans  le  fort  de  notre  âge  et 
de  notre  vertu,  F.-A.  Quillau  et  moi  :  Tami  voyant 
une  fille  charmante  dont  il  ignorait  la  défloraison 
par  un  premier  entreteneur,  ainsi  qu'un  premier 
amour  pour  un  clerc  de  procureur  nommé  Toh- 
doh  (b),  natif  d'Auxerre,  il  se  fit  un  scrupule  d'hon- 
nête homme,  après  avoir  joui,  de  déshonorer  par  le 
concubinage  une  si  jolie  fille.  Il  l'épousa  donc,  un 
an  après  que  j'eus  quitté  la  proterie  ;  et  lorsque  j'im- 
primais, chez  Quillau,  mon  Pied  de  Fanchette,  au 
mois  de  Septembre  1768,  il  était  nouveau  marié. 
La  jeune  dame  me  parut  alors  très  tendre  et  très 
honnête  ;  elle  donna  à  son  mari  un  garçon  qui  est 
vraiment  le  fils  de  son  père.  Deux  années  s'écoulè- 
rent en  assez  bonne  union.  Javote  Tarref  n'était 
pas  coquette,  mais  son  mari,  libre  en  paroles,  mau- 
vaise habitude  qu'il  avait  prise  à  l'imprimerie,  l'ac- 
coutumait aux  expressions  indécentes  :  l'expression 
mène  aux  choses.  Cependant  Javote  était  encore 
sage  à  la  Saint-Martin  1770;  je  causais  souvent  avec 


(a)  Javote  Ferrât.  (iV.  de  l'Éd.) 

(b)  Bodelot.  {N.  de  l'Éd.) 


46  1770  —   MONSILUR  NICOLAS 

elle,  et  je  lui  marquais  beaucoup  de  respect.  Pendant 
les  vendanges  de  1770,  que  le  mari  passait  à  Auxerre, 
chez  son  ami  Toledob,  son  prédécesseur,  Fournier 
et  moi  nous  allions  souvent  tenir  compagnie  à  l'ai- 
mable dame.  Mais  la  plupart  du  temps  j'avais  à  faire, 
et  Fournier  se  trouvait  seul  avec  elle.  Ce  jeune 
homme  était  encore  plus  vertueux  que  nous,  puis- 
qu'il était  plus  jeune  (Quillau  l'était  alors  aussi  plus 
que  moi).  Un  soir,  en  causant  tête-à-tête  après  le 
souper,  cette  dame,  dont  je  ne  dirai  pas  le  nom  [a), 
posa  sa  main  sur  la  culotte  très  juste  du  jeune 
homme.  La  chaleur  de  cette  jolie  main  se  commu- 
niqua bientôt  à  l'agent  de  la  Nature.  La  dame,  de 
très  grand  appétit,  en  sentit  l'émotion,  qui  la  mit 
hors  d'elle-même;  elle  jeta  ses  deux  bras  au  cou  du 
jeune  homme,  et  ses  lèvres  brûlantes  cherchèrent 
les  siennes...  Fournier,  tout  neuf,  encore  vierge, 
fut  si  ému  lui-même,  qu'il  s'évanouit,  sans  doute  de 
plaisir...  Il  ne  put  rien...  Je  ne  sais  par  quel  hasard 
je  montai,  pour  dire  bonsoir  à  Javote,  que  je 
n'avais  pas  saluée  depuis  deux  jours.  Fournier  sortait 
pâle...  Je  souris.  «  C'est  une  faible  santé!  »  me  dit 
la  dame.  Il  acheva  de  sortir.  Je  m'assis  auprès  de 
l'amie,  alors  chez  M"''=  Quillau.  «  Un  jeune  homme 
»  est  quelquefois  étrange!  »  me  dit-elle,  «  vivent 
»  les  hommes  faits  !  »  Ce  langage  me  parut  singu- 
lier. Nous  parlâmes  d'amour.  J'en  ai  toujours  parlé 


(a)  Il  le  dit  cependant  deux  pages  plus  loin  :  JM-^e  Lacroix. 

(N.  de  l'Éd.) 


SEPTIÈME    EPOCIUE   — 177O  47 

chaudement.  La  dame  passa  un  bras  sur  mon  cou, 
et  ramena  mon  visage  sur  sa  gorge.  Mon  étonne- 
ment  fut  extrême!  Elle  se  leva.  «  La  tête  me 
»  tourne!...»  dit-elle,  en  s'appuyant  sur  un  lit.  J'allai 
la  soutenir.  Elle  se  renversa.  «  Je  me  trouve  mal... 
»  Il  me  faut  cela!...  ■->  J'entendis  cette  expression... 
Ému,  hors  de  moi...  je  ne  pus  résister...  je  possé- 
dai une  des  plus  jolies  femmes,  une  des  mieux  con- 
formées qui  aient  jamais  existé...  Après  l'opération, 
elle  pleura  ;  elle  me  dit  qu'elle  aimait,  chérissait  son 
mari;  mais  qu'elle  ne  pouvait  être  privée  pendant 
huit  jours.  Elle  me  demanda  pardon,  et  se  mit  à 
mes  genoux.  J'entendais  ce  que  cela  voulait  dire  : 
je  l'assurai  que  j'étais  discret,  et  que  je  ne  parlerais 
que  dans  le  cas  où  elle  se  dérangerait.  Elle  me  promit 
d'être  toujours  sage,  et  me  demanda,  si  son  mari 
tardait  plus  de  huit  jours  encore,  une  seconde  dose 
de  sagesse...  Je  la  lui  donnai  sur-le-champ,  sans 
préjudice  de  l'avenir...  (Quel  exemple  funeste  pour 
la  jeune  Quillau!)  Aussi  s'écria-t-elle  :  «  Ha  Dieu! 
»  quel  trait  !  » 

Le  lendemain,  Fournier  ne  put  s'empêcher  de  me 
raconter  son  aventure,  telle  qu'elle  est  rapportée... 
Il  me  dit  que  l'idée  du  crime,  en  contrariant  ses 
désirs  brûlants,  était  ce  qui  l'avait  fait  évanouir,  et 
qu'il  ne  s'exposerait  plus.  Je  l'encourageai  dans  ses 
bons  sentiments,  non  par  hypocrisie,  mais  pour  son 
intérêt  à  lui-même.  Le  soir,  la  mère  de  M™«  L.  était 
avec  sa  fille;  nous  n'entrâmes  pas.  Nous  soupâmes 
ensemble  chez  moi,  au  Collège  de  Presle,  puis  nous 


48  1770   —  MONSIEUR   NICOLAS 

allâmes  nous  promener.  Nous  étions  dans  la  rue  des 
Vieux  Aiigustins,  quand  une  jolie  fille,  que  je  ne 
vis  pas,  tira  Fournier  par  son  habit.  Un  carrosse  pas- 
sait :  Fournier  disparut,  sans  que  je  le  visse.  Je 
m'en  revins  seul... 

Ce  ne  fut  qu'en  le  revoyant  le  jour  suivant  à  l'im- 
primerie, qu'il  me  raconta  son  aventure.  «  Je  ne  suis 
»  plus  vierge^  »  me  dit-il,  «  et  c'est  vous  qui  en  êtes 
»  cause  :  c'est  à  vous  qu'on  en  voulait,  et  la  jeune 
»  fille  qui  m'a  tiré  par  mon  habit,  s'est  trompée. 
»  On  voulait  vous  voir,  une  ancienne  regrattiére  du 
»  pont  Saint-Michel,  vis-à-vis  André  Knapen,  et  vous 
»  montrer  une  fille  de  neuf  à  dix  ans,  dont  elle  vous 
»  dit  père.  »  Je  me  rappelai  aussitôt  la  jolie  regrat- 
tiére, sa  sœur,  et  la  nuit  passée  rue  Mâcon.  Four- 
nier continua  :  «  Me  trouvant  avec  des  femmes  de 
a>  votre  connaissance,  et  jolies,  auxquelles  je  n'ôtais 
»  pas  la  vertu,  j'ai  voulu  me  désenchanter,  et  j'en 
»  ai  pris  une,  la  sœur  aînée  de  la  mère  de  votre  fille. 
©  Elle  m*a  mis  au  fait,  dés  que  je  lui  ai  eu  confessé 
»  mon  manque  d'usage,  et  je  lui  ai  obligation  de 
»  ses  complaisances,  ainsi  que  des  ménagements 
»  qu'elle  a  employés.  Jamais  on  ne  peut  avoir  autant 
»  déplaisir  qu'elle  m'en  a  donné.  »  J'écoutai  Four- 
nier avec  quelque  peine,  et  je  sentis  que,  d'un  côté, 
la  jeune  dame  Lacroix,  de  l'autre  le  plaisir  facile 
qu'une  fille  venait  de  lui  donner,  le  perdraient  im- 
manquablement. 

Je  ne  me  trompai  pas.  J'eus  encore  la  jolie 
Lacroix  une  ou  deux  fois,   à  cette  époque;  mais 


SEPTIÈME  ÉPOdUE  —    I769-7O  49 

Fournier  s'étant  retrouvé  seul  avec  elle,  il  ne  la  rata 
plus.  Ce  garçon  avait  été  réellement  son  premier 
écart,  après  son  mariage  (car  je  ne  fus  qu*un  pis- 
aller,  favorisé  par  le  tempérament  et  non  par  le 
cœur).  Cette  femme  perdit  le  jeune  homme,  en  lui 
ôtant  la  délicatesse.  D'ailleurs,  elle  lui  donna  le  goût 
'du  jeu,  après  le  retour  de  son  mari.  La  perversion 
de  ces  deux  personnes  fut  rapide.  La  jeune  Lacroix 
eut  des  amants,  dès  qu'il  vint  chez  elle  des  con- 
naissances un  peu  choisies.  Elle  ne  voulut  éconduire 
personne,  et  elle  finit  par  être  une  catin.  On  l'a  vue 
depuis  chercher  à  captiver  les  commis  de  tous  les 
Bureaux,  Néville,  le  directeur  de  la  Librairie,  et 
jusqu'aux  Exempts.  Plus  tard,  elle  eut  son  laquais 
Lajeunesse,  puis  un  jokey,  nommé  François,  par 
lequel  elle  se  faisait  frotter  au  bain...  J'en  dirai 
encore  un  mot  en  1776.  Fournier,  devenu  joueur 
et  même  escroc  chez  M™^  Lacroix,  qui  trichait  im- 
pudemment au  jeu,  alla  bientôt  aux  Académies,  où, 
du  plus  vertueux  des  jeunes  gens,  il  devint  le  plus 
dérangé.  Souvent,  dans  le  cours  de  1771  (temps 
auquel  il  travailla  sur  mon  Nouvel  Emile  ou  VÈcole 
des  Pères)^  je  lui  fis  des  remontrances  raisonnées. 
Mais  la  jolie  Lacroix,  dans  un  seul  tête-à-tête,  ren- 
versait tout.  Cependant,  elle  ne  le  garda  pas  :  lors- 
qu'elle se  vit  d'opulents  payeurs,  elle  fut  obligée  de 
le  bannir,  pour  ne  leur  pas  donner  de  jalousie.  Ce 
fut  en  1772. 

Il  venait  alors  chez  nous  une  grande  fille,  appelée 
Jeanneton,  qui  procurait  de  l'ouvrage,  en  modes  et 
X  7 


50  1769-70  —  MONSIEUR  NICOLAS 

en  filet,  pour  mes  filles  Agnès  et  Marion.  Elle  était 
fort  considérée,  quoiqu'elle  ne  fût  qu'une  blanchis- 
seuse en  fin.  Fournier  la  vit  chez  nous,  après  son 
expulsion  de  chez  la  belle  Lacroix,  et  il  en  devint 
éperdumcnt  amoureux.  Cette  fille  était,  dans  son 
genre,  le  second  volume  de  Javote  Lacroix.  Sa 
facilité  allait  au  point,  qu'un  jour,  étant  à  la  fenêtre 
auprès  d'elle  sous  un  rideau,  elle  me  proposa  sa 
dernière  faveur,  pour  me  remettre  d'une  querelle 
qu'Agnès  Lebègue  venait  de  me  faire.  Je  ne  m'en 
souciai  pas...  Fournier  vécut  avec  elle,  lui  fit  un 
enfant  :  ce  qui  le  plongea  dans  une  société  crapu- 
leuse, dont  il  ne  s'est  jamais  tiré.  Il  est  à  présent 
prote  à  Nantes,  tandis  que  son  cadet  a  sa  place  à 
Auxerre.  Je  reviens  à  ce  qui  regarde  Agnès  Le- 
bègue. 

En  quittant  la  cour  diAlhretj  et  ses  complaisantes 
hôtesses,  je  ne  retournai  plus  avec  Agnès  Lebègue; 
je  vins  demeurer  au  Collège  de  Presle  :  c'était  au 
commencement  de  1769.  Agnès  Lebègue  était  restée 
rue  Quincampoix,  avec  les  marchandises  de  Moulins. 
Cet  homme  partit  définitivement  vers  le  mois  de 
Juillet,  et  comme  Agnès  Lebègue  n'était  pas  fort 
économe,  elle  se  trouva  lui  redevoir;  il  emporta, 
pour  se  solder,  tous  nos  meubles.  Elle  loua  la  plus 
belle  pièce,  absolument  dénuée,  ^t  se  retira  dans 
ma  petite  chambre  sur  le  derrière.  Ainsi  notre  for- 
tune ne  s'accrut  pas,  au  contraire;  mais  je  n'en  ai 
pas  moins  l'obligation  à  Moulins  de  m'avoir  mis 
dans  la  possibilité  de  quitter  l'imprimerie,  qui  me 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    I769-7O  5I 

tuait.  A  la  vérité,  je  l'ai  payé  cher!  Agnès  Lebégue, 
qui  se  laissait  facilement  prendre  le  cœur,  eut  deux 
couches  jumelles,  auxquelles  je  ne  me  crois  point 
de  part;  et  elle  en  était  si  persuadée,  ainsi  que  le 
marchand,  que  d'eux-mêmes  ils  mirent  ces  quatre 
enfants  au  Dépôt  public,  sans  m'en  parler.  Je  ne 
pouvais  m'en  plaindre;  mais  je  méprisai  infiniment 
Moulins,  lorsque  le  hasard  m'en  instruisit.  Le  mépris 
que  ma  fille  aînée  a  toujours  eu  pour  sa  mère  vient  de 
cette  intrigue,  qu'ils  ne  cachaient  pas  à  cette  enfant; 
aussi  l'excusé-je  quelquefois  de  son  manque  de  res- 
pect; mais  c'est  par  excès  de  justice  :  car,  avec  plus 
de  lumières,  ma  fille  aînée  aurait  dû  savoir  qu'elle 
n'était  pas  autorisée  à  manquer  de  respect  à  sa  mère, 
dix  ans  après,  à  lui  désobéir,  parce  qu'elle  la  soup- 
çonnait d'avoir  vécu  dans  le  désordre;  et  cela  pour 
se  débarrasser  d'une  femme  dont  la  société  acre  lui 
était  devenue  insupportable.  J'avoue  ici,  qu'ayant 
eu  des  soupçons  sur  la  conduite  d'Agnès  Lebégue, 
et  me  voyant  trop  pauvre  et  trop  occupé  pour  la 
mettre  à  la  raison,  je  fermai  les  yeux;  je  lui  en  tou- 
chai cependant  un  mot,  lorsqu'après  le  départ  de 
Moulins,  je  la  vis  rafioler  de  l'horloger  Admirant! 
Mais  elle  me  répondit  arrogamment  :  «  Reprenez 
»  l'imprimerie,  et  nourrissez-moi!  »  Je  n'étais 
plus  à  même  de  reprendre  l'imprimerie,  et  d'ail- 
leurs, j'y  avais  la  plus  grande  répugnance  :  je  me 
tus. 

Après  l'impression  du  Pornographe,   me  voyant 
environ   quinze  cents   francs   d'assurés,   je   repris 


$2  1769-70   —   MONSIEUR   NICOLAS 

Agnes  Lebègue  avec  moi  :  elle  quitta  la  rue  Onin- 
campoixj  non  sans  de  grandes  difficultés  !  notre  hôte 
Pernet  voulait  que  nous  répondissions  de  la  femme 
à  laquelle  Agnès  Lebégue  avait  sous-loué  la  belle 
chambre;  il  s'adressa  au  commissaire  Delaporte,  qui 
m'écrivit  un  billet,  conçu  en  ces  termes  : 

ce  Le  nommé  Nicolas  se  rendra  chei  le  Commissaire 
Delaporîe,  demain,  entre  sept  et  huit  :  on  a  quelque 
chose  à  lui  dire,  qui  le  concerne.  » 

Je  fis  dans  la  journée  trois  réponses  au  commis- 
saire, que  je  lui  envoyai  par  mon  Théodore.  Inté- 
rieurement, je  me  disais  :  «  //  me  parle  comme  s'il 
»  connaissait  ma  profonde  misère.  »  Je  me  rendis  chez 
le  commissaire,  rue  aux  OurSj  à  l'heure  indiquée; 
j'en  fus  reçu  très  honnêtement  :  il  écouta  mes  rai- 
sons, et  ordonna  au  PL  Pernet,  par  un  écrit  de  sa 
main,  «  de  cesser  de  fermer  la  porte  de  V allée ^  et 
d'exiger  que  je  répondisse  pour  la  femme  ma  voisine; 
parce  que  je  n'étais  pas  autorisé  a  sous-louer,  n  ayant 
pas  de  bail.  »  Pernet  obéit  à  demi.  Le  jour  du  démé- 
nagement, il  arrêta  mes  meubles  :  mais  le  commis- 
saire Bourgeois,  plus  voisin  encore  de  nous  que  son 
confrère,  lui  ordonna  de  me  laisser  aller,  et  de  rece- 
voir mon  terme.  De  son  côté,  la  femme  sous-loueuse 
soutenait  qu'elle  était  solvable,  etc.  Nous  sortîmes 
enfin,  à  l'aide  de  l'horloger  Admirant,  qui  prit  vive- 
ment notre  parti.  On  s'installa  le  même  jour  dans 
mon  grand  galetas  du  cinquième,  au  vieux  Collège 


SEPTIÈME   ÉPOQ.UE   —    I769-7O  53 

de  Presle  ;  je  me  contentai  d'un  petit  cabinet,  pour 
mettre  mon  lit  de  sangle;  Agnès  Lebégue  tendit 
notre  vieille  tapisserie  devant  son  lit  :  ce  qui  fit  une 
sorte  d'alcôve,  telle  qu'en  ont  les  plus  pauvres  gens, 
et  sans  aucune  dépense,  nous  fûmes  hébergés.  C'est 
dans  mon  cabinet,  rempli  exactement  par  mon  lit  de 
sangle,  que  je  composai  les  Lettres  d'une  Fille  à  son 
Père,  et  les  deux  premiers  volumes  du  Paysan  per^ 
verti  :  j'y  travaillais  depuis  le  matin  jusqu'à  trois 
heures;  je  dînais  avant  de  me  lever,  et  le  reste  de  la. 
journée,  je  lisais  les  épreuves  pour  les  libraires  Hnm- 
hlot  et  Ganneaux,  ou  je  travaillais  à  l'imprimerie  sur 
la  Mimographe.  C'est  dans  le  temps  que  je  menais 
cette  vie  occupée,  au  sein  de  la  misère,  que  j'étais 
le  plus  désintéressé  des  hommes;  c'est  dans  ce 
temps  que,  sans  ressource  présente,  je  fuyais  par 
vertu  une  fille  honnête,  jolie,  qui  m'avait  plu,  et 
avec  laquelle  je  pouvais  goûter  des  plaisirs  déli- 
cieux!... C'est  que  je  n'avais  pas  un  instant  d'inu- 
tile :  quel  temps  aurais-je  pris,  pour  le  donner  à  la 
volupté?... 

Je  ne  me  suis  pas  déguisé,  honnête  Lecteur.  Vous 
avez  vu  toutes  mes  actions;  je  n'en  ai  supprimé  au- 
cune. J'en  ai  fait  de  mauvaises;  vous  les  avez  vues 
et  jugées.  Je  vous  demande  à  présent,  si,  d'après  tout 
ce  que  vous  avez  lu,  je  suis  ce  qu'on  peut  appeler 
un  libertin,  un  homme  sans  mœurs?  Comme  je  ne 
puis  entendre  votre  réponse,  je  vais  me  mettre  à 
votre  place,  et  répondre  comme  si  vous  m'interro- 
giez :   «  Non,  non,  je  ne  suis  pas  un  libertin.  »  Il 


54  1769-70   —  MONSIEUR  NICOLAS 

faut  l'habitude  et  le  goût  du  libertinage,  pour  être 
un  libertin  :  on  ne  donne  pas  cette  qualification  à 
l'homme  occupé,  qui  toute  sa  vie  a  fait  l'ouvrage  de 
deux  hommes;  que  ses  passions  emportèrent  quel- 
quefois, et  que  son  manque  de  moyens  eût  ramené 
au  devoir,  au  défaut  de  sa  raison  :  mais  la  raison  l'y 
ramenait  toujours;  et  la  preuve,  c'est  qu'avec  ses 
passions  vives,  ils  a  toujours  dédaigné  les  moyens 
bas  de  les  satisfaire  ;  loin  de  les  rechercher,  il  les  a 
repoussés,  quand  ils  lui  ont  été  offerts  :  vous 
l'avez  vu,  honnête  Lecteur.  C'est  d'après  ces  prin- 
cipes qu'il  faut  juger  ce  qui  m'arriva,  cette  même 
année  1769. 

Un  soir,  je  rencontrai  une  jeune  fille  bien  mise, 
aux  environs  de  V Opéra  :  je  fus  si  frappé  de  sa  res- 
semblance avec  Fanchonnette,  la  nièce  du  mari  de 
M^'^  Désirée  (Giet  l'avait  épousée  depuis  un  an),  que 
je  la  suivis  et  lui  parlai.  Ce  qu'elle  me  dit  me  con- 
firma de  plus  en  plus  dans  l'idée  qu'elle  était  Fan- 
chonnette. Je  montai  chez  elle;  et  toujours  persuadé 
que  c'était  la  jolie  Giet,  je  fus  curieux  de  voir  ce  qui 
arriverait.  La  jeune  fille  ne  voulut  pas  prendre  de 
lumière,  ce  qui  augmenta  ma  prétendue  certitude... 
J'eus  la  faiblesse  tout  entière...  En  causant,  il 
m'arriva  de  lui  parler  du  Pied  de  Fanchette.  Elle  l'avait 
lu;  et  je  m'en  avouai  l'auteur,  afin  de  la  faire  parler. 
Elle  ne  se  troubla  pas  ;  elle  me  dit  seulement  :  «  Ha  ! 
»  vous  êtes  Fauteur  du  Pied  de  Fanchette  !. . .  »  Je  fus 
si  convaincu'  alors  que  c'était  Fanchonnette,  qu'en 
quittant,  j'allai  m'informer  d'elle  à  sa  tante. —  «  Je  ne 


SEPTIÈME   ÉPOGlUE   —    I769-7O  55 

»  la  vois  plus»,  me  dit  la  nouvelle  dame  Giet; 
«  nous  sommes  brouillées,  pour  son  inconduite.  » 
Ce  fut  alors  que  je  ne  doutai  plus  que  je  n'eusse 
possédé  Fanchonnette.  Il  était  alors  dix  heures  du 
soir,  '  Je  rentrai.  Xe  lendemain,  ayant  été  obligé  de 
sortir  dès  six  heures,  je  trouvai  Fanchonnette  dans 
la  rue  Saint- Jacques,  habillée  à  son  ordinaire,  et  dif- 
féremment de  la  fille  que  j'avais  vue  la  veille  :  mais 
c'était  la  même  taille,  les  mêmes  traits.  Je  la  saluai; 
elle  me  le  rendit  en  rougissant...  Le  soir,  je  ne  pus 
retourner,  à  la  Nouvelle-Halle,  n°  14,  où  je  l'avais 
vue  la  veille:  je  n'y  allai  que  le  lendemain  à  neuf 
heures.  La  fille  que  j'avais  vue  n'était  pas  chez  elle; 
mais  au  bout  d'un  quart  d'heure,  elle  rentra,  et  je  la 
suivis.  Elle  prit  de  la  lumière;  et  je  vis  alors  que 
c'était  une  personne  différente  de  Fanchonnette, 
mais  qui  lui  ressemblait  presque  parfaitement.  Je  lui 
fis  part  des  idées  que  j'avais  eues,  et  de  mes  démar- 
ches :  elle  en  rit,  d'une  manière  concentrée  cepen- 
dant. Je  lui  citai  une  autre  ressemblance  pareille  : 
c'était  celle  de  M^^'^  Leduc,  fille  d'un  marchand  de 
vin  de  la  montagne  Sainte-Geneviève,  avec  la  Dubois, 
fille  du  monde;  ressemblance  si  parfaite,  qu'un  jeune 
homme  avait  parlé  un  jour,  à  midi,  à  la  première, 
la  croyant  la  seconde;  et  qu'ils  avaient  été  quelque 
temps  sans  beaucoup  s'entendre.  Victoire  (c'est  le 
nom  de  la  fille  du  n°  14)  me  dit  alors  qu'elle  pre- 
nait confiance  en  moi  ;  qu'elle  allait  me  dire  ce 
qu'elle  était  :  «Je  suis  fille  d'un  procureur;  m'étant 
»  brouillée  avec  mes  parents,  je  les  ai  quittés,  et  je 


\6  1769-70   —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  me  suis  .jetée  dans  \c  désordre,  faute  de  ressource, 
n  et  préférant  tout,  même  la  mort,  à  l'idée  de 
»  retourner  chez  eux.  Je  ne  sors  que  le  soir,  tou- 
»  jours  couverte  d'une  calèche,  comme  vous  m'avez 
»  vue,  afin  de  ne  pas  être  reconnue.  » 

Cette  confidence  ne  l'exposait  pas  beaucoup, 
puisqu'elle  ne  me  dit  rien  de  plus.  Je  m'aperçus  en 
effet,  à  ses  discours,  qu'elle  n'était  pas  née  dans  la 
fange,  comme  la  plupart  des  autres  filles.  Je  la 
quittai  content  de  sa  conversation,  qui  était  amu- 
sante; cependant,  je  fus  quelque  temps  sans  la 
revoir;  et  lorsque  je  revins,  une  femme,  qui  la  rem- 
plaçait, me  dit  que  M"«  Victoire  demeurait  rue  Sain- 
tonge  au  Marais,  chez  une  crémière.  J'allai  l'y 
chercher;  c'était  un  dimanche  du  mois  de  Septembre. 
Comme  je  regardais  attentivement  dans  la  rue, 
Victoire  parut  à  la  fenêtre.  Je  la  reconnus  sur  le 
champ.  Elle  était  très  parée.  Avant  de  monter  chez 
elle,  j'écrivis  sur  le  mur,  sous  la  terrasse  d'un  jardin 
vis-à-vis  :  1769,  8  yhris,  Victoria  visa.  Je  montai 
ensuite.  Elle  me  reçut  comme  un  ancien  ami.  Elle 
avait  auprès  d'elle  le  Pied  de  Fanchette,  alors  nou- 
veau, et  lisait  la  Princesse  de  Clèves,  qu'elle  me 
prêta,  et  je  lui  laissai  la  Fille  naturelle.  Elle  fut  char- 
mante ce  jour-là;  je  me  croyais  avec  ÉHse,  que 
j'avais  cessé  de  voir,  il  y  avait  plus  de  huit  mois. 
Victoire,  après  une  conversation  vive,  développa 
son  talent  brillant  pour  la  danse  :  je  crus  voir  une 
Allard.  Encore  en  l'air,  elle  me  dit  :  »  J'en  sais  une 
»  autre!...  »  Et  elle  vint  à  moi.  Elle  me  montra  un 


SEPTIÈME   ÉPOQUE  —    1769-7O  57 

savoir-vivre  peu  ordinaire,  qui  m'inspira  le  respect, 
malgré  sa  situation,  et  si  je  la  possédai,  c'est  qu'elle 
me  provoqua  décemment.  Je  ne  la  revis  qu'au  bout 
de  huit  jours,  pour  lui  remettre  son  livre. 

En  arrivant,  la  femme  qui  la  servait,  me  dit  : 
«  Vous  êtes  attendu  avec  impatience.  »  J'entrai. 
Victoire  lit  un  cri  de  joie,  et,  sans  se  lever,  me  fit 
signe  d'aller  à  elle.  Je  fus  reçu  dans  ses  bras.  «  A  qui 
»  aviez-vous  prêté  la  Fille  naturelle ^  avant  de  me  la 
»  laisser?  —  A  une  demoiselle  Élise.  —  Ce  billet 
»  est  d'elle?  —  Ha!  je  ne  l'avais  pas  vu!...  Oui.  — 
»  Vous  êtes  donc  auteur  de  la  Fille  naturelle  F  — 
»  Mais...  oui.  —  Et  par  conséquent  du  Pied  de 
»  Fanchette?  —  Je  vous  l'ai  déjà  dit.  —  J'avais  mal 
»  compris...  Vous  êtes  un  homme  que  j'ai  bien 
»  désiré!...  Dînons  ensemble...  »  Le  dîner  fut 
agréable.  Mais  après,  ce  fut  un  bonheur  céleste!... 
Victoire  déploya  tout  ce  que  l'art  de  la  volupté  avait 
de  plus  délicieux;...  elle  la  prolongea  trois  heures... 
Les  Dieux,  dans  VOlympe,  ont  les  sensations  qu'elle 
me  procura,  ou  n'en  ont  pas  de  plus  voluptueuses  ! 
L'éclair  de  la  jouissance  arriva...  Il  est  l'unique  de  ma 
vie  dans  son  genre...  J'étais  un  Renaud  dans  les  bras 
dCArmide...  Victoire  me  répéta  ensuite,  qu'elle  était 
fille  d'un  procureur;  qu'elle  avait  été  élevée  au  cou- 
vent de  Panthémont  ;  qu'elle  avait  fui  la  maison  pater- 
nelle, pour  ne  pas  épouser  un  autre  procureur,  et 
qu'elle  avait  été  se  jeter  entre  les  bras  d'un  mous- 
quetaire, frère  d*une  de  ses  amies  de  couvent;  qu'il 
l'avait  déflorée,  gardée  six  mois;  qu'à  cette  époque, 
X  8 


58  1769-70   —   MONSIEUR   NICOLAS 

rassasié  d'elle,  il  l'avait,  en  la  trompant,  fait  coucher 
avec  ses  amis;  qu'un  d'eux  l'en  avait  enfin  avertie; 
que  ce  jour-là  même  elle  l'avait  quitté,  emportant 
ce  qui  était  à  elle,  et  qu'elle  était  venue  se  cacher  à 
la  NouveUc-Halle,  où  elle  s'était  logée  au  quatrième 
sur  le  derrière,  faisant  le  soir  un  homme  de  choix, 
qui  lui  donnait  pour  vivre  le  lendemain;  que  je 
l'avais  connue  ainsi;  qu'elle  était  venue  rue  Sain- 
tojige,  parce  qu'elle  s'était  vue  observée  un  soir; 
qu'elle  se  bornait  à  faire  un  tour  de  boulevard,  en 
observant  bien  ce  qu'il  lui  fallait,  pour  ne  pas  atta- 
quer en  vain,  et  qu'elle  vivait  ainsi;  que  le  roman 
du  Pied  de  Fanchette  l'avait  enchantée!  et  qu'elle 
était  à  présent  contente,  puisqu'elle  en  avait  eu 
l'Auteur;  son  imagination  s'étant  bornée  à  ce  bon- 
heur, etc.,  etc. 

Je  ne  revis  plus  Victoire,  après  cette  partie,  qui 
ne  cessa  qu'à  huit  heures  du  soir,  le  14  Sep- 
tembre 1769;  et  je  mis  14  sur  le  8  précédent.  Je 
sentis  qu'elle  était  dangereuse  pour  mon  cœur  et 
pour  mes  mœurs.  Elle  m'en  voulut;  car  en  1770, 
convalescent  de  la  maladie  dont  je  vais  parler,  elle 
me  refusa  un  mot  d'entretien.  Je  l'ai  depuis  souvent 
retrouvée  au  Palais,  où  elle  venait  pour  faire  casser 
un  testament  d'exhérédation  de  sa  mère.  Je  ne  lui  ai 
jamais  parlé,  m'apercevant  qu'elle  paraissait  le 
craindre.  Mais  ce  n*est  pas  le  beau  14  Septembre 
que  me  donna  cette  fille,  qui  me  rendit  chère  la  rue 
Saintonge,  que  je  ne  revois  jamais  sans  attendrisse- 
ment!  c'est  l'anniversaire.  Victoire  m'avait  rebuté 


SEPTIÈME    ÉPOQUE   —    I769-7O  59 

•convalescent,  en  1770  :  quelque  temps  après,  passant 
par  la  rue  Sainionge,  le  14  Septembre,  je  regardai  la 
fenêtre  de  l'appartement  où  j'avais  été  si  heureux! 
Je  m'attendris...  puis  me  retournant,  je  vis  écris 
sur  le  mur,  au  bas  de  la  terrasse  :  14  yhris  176^, 
Jeïi citât  em  Vie  t.  ineff.  Mon  cœur  tressaillit  !... 
Jamais  on  n'éprouva  pareille  émotion...  Ce  fut  cette 
émotion,  ce  fut  le  ressouvenir,  après  une  maladie 
mortelle  intermédiaire,  qui  donna  son  charme  à 
la  rue  Saintonge ;  je  m'écriai,  en  chantant  ce 
que  j'ai  toujours  chanté,  depuis  vingt-sept  ans, 
en  passant  dans  cette  rue  :  «  Lieux  enchantés,  quelle 
»  me  rendit  aimables!  vous  me  Vêtes  encore,  même 
»  après  qu'elle  ne  m'aime  plus!...  »  Je  répète  ces 
paroles,  sur  toutes  lès  modulations,  je  pleure,  et  je 
passe...  Ce  n'est  pas  tout  :  il  y  a  une  fontaine  au 
coin  de  la  rue  Vieille- du-Temple,  qui  me  servit  de 
guide  pour  trouver  la  rue  Saintonge;  cette  fontaine 
m'est  devenue  chère  aussi;  je  la  salue  :  «  O  fontaine  ! 
n  fontaine  des  Fées  !  tu  me  rappelles  Victoire,  Vic- 
»  toire  et  le  bonheur!  »  Et  je  chante  cela  depuis 
vingt-sept  ans,  attendri  de  l'attendrissement  déli- 
cieux que  me  causa  le  premier  ressouvenir,  en  1770. 
A  quoi  tiennent  les  sensations!  Serait-il  donc  vrai 
qu'en  amour,  ce  n'est  pas  l'Objet  que  nous  aimons, 
mais  le  charme  instantané  qu'il  donne  à  notre  exis- 
tence, et  que  l'amour  moral  pour  une  maîtresse 
n'est  autre  chose  que  l'amour  romantique,  féïque  de 
nous-mêmes?...  Je  le  crois,  car  j'en  aurai  une  preuve 
■en  1780  et  81,  lorsque  j'en  serai  à  mon  attachement 


60  1769-70  — MONSIEUR   NICOLAS 

pour  Sara  Debée...  Ainsi  donc  je  m'aimai  ^2iX  Jean- 
nette, par  Madame  Parangon,  par  Madelon  Baron, 
par  Zéphire,  p^r  Nicard,  par  Louise  et  Thérèse!...  Ha! 
nous  sommes  tous  des  Narcisses  ! 

Pendant  que  je  voyais  Victoire,  je  fus  chargé  de 
la  lecture  des  épreuves  du  Dictionnaire  d'Architec- 
ture, par  un  sieur  Roland  de  Virelois,  livre  qu'impri- 
mait le  libraire  Ganneaux.  Jamais  ouvrage  ne  fut  si 
pitoyablement  fait;  l'auteur  l'avait  si  mal  écrit,  que 
les  articles  en  étaient  inintelligibles;  c'était  une 
pénible  besogne,  que  d'y  mettre  seulement  du  sens. 
A  ce  travail,  on  ajouta  celui  de  faire  le  Vocabulaire. 
Je  l'avais  déjà  commencé,  lorsque  l'impudent  com- 
pilateur, qui  n'avait  point  -paru  durant  tout  le  cours 
de  l'impression,  ayant  vu  les  bonnes  feuilles ,  et  trouvé 
son  ouvrage  mis  en  Français,  osa  se  présenter  pour 
faire  le  Vocabulaire.  Il  fallait  déprécier  mon  travail. 
Il  s'y  prit  comme  un  sot;  il  le  doubla,  en  mettant 
non  seulement  les  mots  des  langues  étrangères 
employés  dans  son  Dictionnaire,  mais  les  adjectifs 
de  tous  les  substantifs,  les  participes  de  tous  les 
verbes,  comme  s'il  eût  composé  une  grammaire. 
Voilà  où  se  borna  son  Imaginative.  Mais  elle  suffi- 
sait pour  tromper  les  libraires. 

Ce  fut  au  commencement  de  1770,  qu'Agnès 
Lebégiie  prit  le  logement  et  les  meubles  d'un  peintre 
de  la  rue  de  la  Vieille-Bouclerie.  Elle  les  paya  par  des 
efiéts  du  libraire  Gauguery,  qui  heureusement!  les 
acquitta.  Mon  cher  cinquième  du  collège  de  Preste, 
où  je  commençai  le  Paysan,  où  je  fus  si  heureux, 


SEPTIÈME    ÉPOQ.LE    —    I77O  61 

n'était  qu'un  grenier.  Agnès  Lebégue  fut  logée  au 
second.  J'étais  alors  soldé  à  six  francs  par  semaine 
de  ma  M'unographe,  par  Edme  Rapenot,  qui  en  avait 
eu  quatre  cents  exemplaires.  Gauguery,  sur  quatorze 
cents  livres  des  Pïeà  de  Fanchelte  et  des  Fille  natu- 
relky  m'en  paya  deux  cents,  à  six  livres  par  semaine; 
ce  qui  faisait  douze  francs...  Je  restai  à  mon  cin- 
quième, qui  ne  me  coûtait  rien,  le  loyer  étant  en 
rabat  sur  Edme;  je  le  préférai,  parce  que  j'y  jouissais 
d'une  tranquillité  absolue. 

J'étais  dans  cette  heureuse  situation,  ayant  par 
semaine  six  livres  que  je  croyais  assurées,  outre  mon 
loyer;  Agnès  Lebégue  également  six  livres,  de  Gau- 
guery; avec  douze  cents  livres  en  billets  du  même 
libraire,  qu'elle  croyait  de  l'or  en  barre.  De  mon 
côté,  j'avais,  outre  mes  six  livres,  les  quatorze  cent 
vingt-cinq  livres  de  billets  d'Edme  Rapenot;  je 
venais  de  recevoir  près  de  cinq  cents  livres  en 
différentes  fois  du  libraire  Ganneaux;  je  lisais  des 
épreuves  pour  Humblot,  à  une  livre  cinq  sous  la 
feuille;  je  commençais  mon  École  des  Pères,  qui 
devait  me  rapporter  près  de  trente-deux  livres  la 
feuille,  par  la  nature  de  mon  marché,  de  mon  paye- 
ment en  papier  d'impression,  et  du  remaniement 
in-8°.  La  perspective  était  heureuse,  comme  on  voit, 
pour  un  homme  qui  ne  demandait  que  de  la  peine 
et  du  pain,  lorsque  je  tombai  dans  une  calamité  qui 
ne  cessera  qu'avec  ma  vie...  Agnès  Lebégue  venait 
de  faire  un  voyage  chez  ma  bonne  mère;  elle  en 
avait  ramené  sa  seconde  fille;  je  me  voyais  au  sein 


62  1770   —   MONSIEUR  NICOLAS 

de  ma  famille,  que  je  pouvais  enfin  nourrir,  lorsque... 
Ma  plume  se  refuse  à  cet  horrible  récit...  Je  racon- 
terai le  fait,  mais  j'en  tairai  les  causes,  en  le  faisant 
précéder  d'un  peu  d'historique  collatéral. 

On  sait  que  je  connaissais  Progrés;  il  demeurait 
rue  de  h  Harpe,  vis-à-vis  Harcourt.  Dans  la  même 
maison  garnie,  logeaient  un  intrigant  de  Toulouse, 
appelé  Maiin,  avec  sa  femme  et  sa  fille  ;  un  étudiant 
en  médecine,  et  un  bénéficier  libertin,  nommé 
Higonnet,  aux  plaisirs  duquel  pourvoyait  la  famille 
Mazin.  La  dame  Progrés  adorait  l'étudiant  en  méde- 
cine; mais  il  fallait  se  cacher  de  son  mari,  alors 
jaloux  quoiqu'il  eût  une  maîtresse,  appelée  Rose,  fille- 
tapissiére  très  jolie,  et  un  peu  libertine.  M^'^  Mazin, 
qui  avait  les  plus  beaux  cheveux  blonds  du  monde, 
passait  pour  la  maîtresse  du  bénéficier  Higonnet. 
Elle  l'avait  été;  mais  elle  n'était  plus  que  la  com- 
plaisante, aux  gages  de  maîtresse.  Cette  fille  Mazin 
connaissait  W^^  Mesnard,  depuis  actrice  aux  Italiens; 
elle  la  voulut  procurer  au  bénéficier,  qui  ne  plut  pas, 
car  M^^  Mesnard  se  retira.  Ce  fut  alors  que  l'abbé, 
désespéré,  jeta  ses  yeux  sur  M"^^  Progrés,  amante 
éperdue  de  l'étudiant  en  médecine;  les  Mazin,  mère 
et  fille,  profitèrent  d'une  imprudence  de  Progrés, 
qui  le  fit  séjourner  une  quinzaine  au  Châtelet, 
pour  tâcher  de  faire  entendre  raison  à  la  fragile 
Nimot,  et  elle  eut  l'abbé,  qui  la  contagia...  Elle 
contagia  son  mari...,  auquel  il  fallut  persuader  que 
c'était  lui  qui  avait  contagié  sa  femme.  On  usa 
d'adresse.  On  sait  qu'il  avait  pour  lors  une  Dulcinée 


SEPTIÈME  ÉPOQUE   —    177O  6^ 

qui  lui  tenait  rigueur,  Rose,  la  fille-tapissiére  :  les 
Mazines  gagnèrent  cette  Rose;  elle  promit  une 
nuit  à  Progrés;  mais  à  des  conditions  qui  facilitèrent 
un  échange!  ce  fut  l'épouse  qui  remplaça  la  maî- 
tresse. M.  Progrès  s'en  donna,  croyant  posséder  sa 
Rose  G***,  et  fut  horriblement  contagié.  On  eut  soin 
de  se  mettre  en  règle  avec  lui  dès  la  nuit  suivante  : 
il  fut  ainsi  trompé  d'une  manière  cruelle...  C'est 
dans  cet  abominable  tripot  que  je  vais  être  mêlé, 
sans  le  savoir. 

Il  faut  dire  auparavant  que,  vis-à-vis  mon  cin- 
quième, demeurait  au  quatrième  une  jeune  per- 
sonne très  jolie,  appelée  M^^=  Agathe  Georges^ 
cousine  de  deux  autres  demoiselles  Georges,  que 
j'avais  connues  autrefois,  mais  avec  lesquelles  ma 
femme  m'avait  brouillé.  (Elle  avait  toujours  eu  la 
singulière  manie  de  me  présenter  toutes  ses  amies, 
ou  connaissances,  après  me  les  avoir  vantées;  puis, 
lorsqu'elle  me  voyait  trop  bien  entrer  dans  ses  vues, 
elle  se  brouillait,  pour  me  brouiller;  mais  avec  cette 
singulière  adresse,  qu'elle  leur  faisait  entendre  que 
c'était  moi  qui  voulait  qu'elle  cessât  de  les  voir. 
Cette  manière  était  mortifiante,  et  me  faisait  des 
ennemies  dangereuses,  de  femmes  que  j'estimais. 
C'était  ainsi  qu'elle  m'avait  brouillé,  sans  retour, 
avec  mon  amoureuse  Vhorlogère  de  la  Place  Dau- 
phine,  femme  aimable,  bonne,  que  je  ménageais, 
parce  qu'elle  était  très  utile  à  ma  femme  elle-même; 
€lle  l'assura  que  je  m'étais  plaint  de  ses  prévenances, 
et  que  je  les  avais  tournées  en  ridicule  :  de  sorte 


64  177^   —   MONSIEUR   NICOLAS 

qu'un  jour  m'ctant  trouvé  dans  une  maison  voisine 
où  était  cette  dame,  avec  beaucoup  d'autres,  j'en  fus 
traité  comme  un  fat.  Mon  étonnement  aurait  dû  la 
détromper;  une  de  ses  voisines,  M^^'^  Deîorme  l'ainée, 
lui  dit  même  qu'on  la  trompait.  Mais  elle  était  trop 
irritée;  elle  m'humilia,  et  je  ne  la  revis  plus.  Quel- 
ques années  après,  elle  fut  instruite  par  M™^  Saniez; 
mais  j'étais  alors  trop  occupe  pour  chercher  à 
réchauffer  un  vieil  amour...  Revenons  où  j'en  étais). 

Je  trouvais  M}^^  Agathe  charmante,  et  je  ne  le 
dissimulais  pas.  Mais  ses  deux  cousines,  surtout  la 
cadette,  l'indisposèrent  contre  moi.  J'employai  diffé- 
rents moyens  pour  tâcher  de  m'expHquer  ;  mais,  loin 
de  réussir,  la  cadette  Georges  fit  avertir  ma  femme 
que  je  n'étais  resté  à  mon  cinquième  qu'à  raison  de 
ma  passion  pour  M"^  Agathe.  Agnès  Lebégue  fut 
piquée,  et  résolut  de  me  punir.  Mais  comment  faire  ? 
Elle  en  ignorait  les  moyens. 

Ce  fut  alors  que  ce  bénéficier  Higonnet,  dégoûté 
d'Angélique  Nimot,  qui  ne  l'aimait  pas,-  s'avisa  de 
prendre  du  goût  pour  Agnès  Lebégue.  Il  le  témoigna 
aux  Mazins.  Aussitôt  le  vieux  Mazin,  la  sempiter- 
nelle Mazin,  la  toiitonne  Mazin  se  mirent  aux  petits 
soins,  vis-à-vis  d'Agnès  Lebégue.  Les  parties,  les 
petits  présents,  les  attentions  délicates,  tout  en  fut. 
J'en  étais  surpris,  ne  sachant  pas  le  fond  des  choses. 
Enfin,  on  s'arrangea  de  façon  que  l'abbé,  après  un 
beau  repas,  se  trouva  seul  avec  Agnès  Lebégue.  On 
assure  que  son  vin  avait  été  drogué...  Bref,  enfermée 
avec  le  gros  bénéficier,  les  Mazins  tenant  la  porte 


SEPTIÈME  ÉPOQUE   —    I77O  6$ 

en  dehors,  elle  fut  prise  de  force,  ou  par  surprise... 
Voilà  comme  on  m'a  dit  l'aventure...  On  fut  obligé 
de  la  mettre  au  lit  pour  le  reste  de  la  journée,  et,  le 
soir,  elle  parut  fort  malade.  Mais,  comme  alors  je 
couchais  à  mon  cinquième,  je  ne  la  vis  pas...  Or, 
Agnès  Lebégue,  comme  Angélique  Nimot,  avait  alors 
une  inclination.  L'amant  de  la  première  était  un 
petit  Coulet,  espèce  de  fat,  garçon-libraire  de  Gau- 
guery.  Ce  Coulet  fut  heureux,  pour  la  première  fois, 
après  la  scène  de  l'abbé  Higonnet.  Il  fut...  contagié... 
Cet  accident  fut  un  coup  de  foudre  pour  Agnès 
Lebègue.  Elle  se  remit  cependant,  et  deux  pensées 
se  présentèrent  simultanément  à  son  imagination  : 
de  me  punir  de  mon  goût  pour  Agathe;  de  punir 
cette  fille  elle-même,  si  elle  était  faible;  et,  mieux 
que  tout  cela,  de  me  montrer  malade  à  Coulet  con- 
tagié, en  lui  persuadant  que  j'étais  la  source  impure, 
au  lieu  du  ruisseau  fangeux.  Elle  vint  me  trouver 
parée,  chaussée  surtout,  sûre  de  me  faire  succomber, 
si  je  n'avais  pas  Agathe.  Elle  ne  se  trompa  nulle- 
ment... L'excès  de  sa  malice  fut  couronné  par  le 
succès.  Tout  la  servit...  Huit  jours  après,  pendant 
lesquels  j'avais  obtenu  l'explication  désirée  avec 
l'aînée  Georges,  cette  fille  vint  dans  ma  chambre, 
et  s'y  montra  même  à  sa  cousine  Agathe  :  je  voulus. .. 
une  vive  douleur  m'avertit...  de  mon  accident...  Je 
laissai  fuir  la  joUe  Georges...  Je  trouve  ici  dans  mes 
cahiers  ce  qu'on  va  lire  :  «  Enarrem  crudelem  meam 
sortent,  hodie  ly  Aprilis  ly/oL,,  O  malum!...  Sic 
mihi  evenit  :  quidam  ahbas  Higonnet,  seductam  uxorem 
X  g 


66  ly-JO   —   MONSIEUR   NICOLAS 

à  MaiStims,  matre  fiîiaque,  spurcavit  et  coinquinavit ; 
quce  îahem  dédit  tirunculo  Gauguery,  nomine  CouJet; 
et,  consulata  Angeltca  Nimot,  Maxinaisque,  illi  indi- 
caverunt  quod  perpetrarat  Angelica  Nimot.  Convertit 
me  in  Coîlegio  Praliaco,  uhi  me  multis  nequitiis  excita- 
tum,  ad  coitum  adduxit;  unde  mihi  lethalis  îahes... 
Nam  ad  inducias  redadiis,  vix  hoc  malum  evasi,  et 
mihi  super  est  fluxus,  qui  fractas  vires  pauîatim  con- 
sumit.  » 

Il  me  restait  encore  quelques  doutes,  après  le  dé- 
part de  M"^  Georges  l'aînée;  mais  le  lendemain, 
auprès  de  ma  fenêtre,  occupé  à  considérer  Agathe,, 
je  vis  les  symptômes  certains  de  mon  mal  !  Je  ne 
pouvais  le  croire,  ne  m'étant  pas  exposé.  Je  fus  au 
désespoir  !  C'était  ce  que  je  redoutais  le  plus  !  car 
je  ne  connaissais  pas  encore  mon  ami  le  docteur  de- 
Prévaî.  Je  fis  des  remèdes  inefficaces  ;  le  mal  aug- 
menta. J'allai  cependant  voir  Progrés,  atteint  de 
son  côté,  plus  cruellement  encore.;  il  avait  démé- 
nagé déjà  malade,  pour  aller  demeurer  dans  la  rue 
Béthisy,  chez  la  demoiselle  Gosset;  la  fatigue  avait 
augmenté  son  indisposition,  et  il  était  au  lit.  Je  lui 
avouai  ma  chance,  en  en  taisant  la  cause  perfide  ; 
il  ne  me  cacha  rien,  lui  ;  sa  femme  n'avait  pu  se 
taire,  et  il  était  instruit.  Nous  nous  condoléâmes, 
et  je  le  quittai.  Le  lendemain,  je  ne  pus  marcher, 
par  la  gêne,  plutôt  que  par  aucun  autre  accident  ; 
M.  Lancelot,  le  même  qui  avait  autrefois  été  gouver- 
neur de  la  Force  à  'Bicêtre,  voulut  me  traiter;  il 
employa  un  onguent,  et  comme  ma  peau  ne  sup- 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    I770  67 

porte  pas  les  graisses,  l'érésypéle  se  manifesta;  il 
fut  horrible  à  la  partie  souffrante.  Je  me  vis  en  quel- 
ques jours  aux  portes  du  tombeau.  Agnès  Lebégue 
vint  me  garder;  mais  par  une  infernale  malice... 
En  son  absence,  ma  fille  Agnès  restait  auprès  de 
moi  :  elle  avait  alors  neuf  ans,  étant  née  en  1761  ; 
-et  voici  la  lettre  qu'à  cet  âge  elle  écrivait,  en  s'amu- 
sant  à  ma  table,  à  M"^  Pauline,  très  aimable  fille  de 
Vaîeyre  l'aîné,  alors  au  couvent  :  «  Mademoiselle,  je 
vous  écris  pour  savoir  l'état  de  votre  santé.  Je  vous 
dirai  pour  bonne  nouvelle^  que  j'ai  été  bien  malade, 
depuis  que  vous  ne  m^ave\  vue;  mais  par  bonheur,  à 
présent  cela  va  très  bien!  Je  vous  parlerais  bien  d'au- 
tres choses  ;  mais  comme  la  porteuse  est  fort  curieuse, 
je  vous  parlerai  moi-même  d'aventures  très  gentilles. 
Je  suis  très  parfaitement,  Madem.oiselle,  votre  servante 
et  amie,  Agnès  Restif.  M.  Valeyre  se  porte  mieux,  et 
mon  papa  plus  mal.  »  Ce  qui  rendait  cette  lettre  plus 
extraordinaire,  c'est  que  nous  ne  montrions  ni  à  lire 
ni  à  écrire  à  nos  enfants  :  elles  apprenaient  d'elles- 
mêmes;  on  leur  avait  seulement  répondu,  lors- 
qu'elles avaient  interrogé  sur  les  noms  et  la  valeur 
des  lettres. 

Tandis  que  ma  fille  chérie  écrivait  cette  lettre, 
j'étais  menacé  de  la  gangrène,  et  le  chirurgien 
Chaupisse,  que  nous  avait  donné  M™^  Valeyre 
comme  très  habile,  m'avait  annoncé  que  tout  pou- 
vait finir  pour  moi,  dans  vingt-quatre  heures.  J'écri- 
vis à  ma  jolie  voisine  Agathe  de  vis-à-vis,  pour 
prendre    congé    d'elle;   j'envoyai    ma    lettre    par 


68  1770   —  MONSIEUR   NICOLAS 

Agnès...  C'est  ici  une  de  ces  aventures  étonnantes, 
inattendues,  qui  portent  l'ébranlement  dans  l'âme. 
M'i«  Agathe  fut  surprise  de  ma  lettre  !  Mais  comme 
nous  n'avions  eu  que  peu  de  relation,  elle  la  lut 
haut,  devant  une  jeune  métisse,  de  la  connaissance 
de  ses  voisines,  jusqu'à  la  signature  inclusivement. 
A  mon  nom,  la  jeune  métisse  se  récria  :  —  «  Quoi  ! 
»  c'est  Monsieur  Nicolas!...  —  Lui-même,»  dit 
Agathe  ;  «  tu  m'en  as  tant  parlé  !  —  Mademoiselle  ?  » 
dit  la  métisse  à  ma  fille,  «  Monsieur  votre  père  est 
»  frère  de  Madame  "Beaucousin?  —  Oui,  Madame. 
»  —  C'est  lui!...  c'est  lui!...  Il  faut  que  j'aille  le 
»  voir...  l'ai  le  papier...  Mademoiselle?  dites  à 
»  Monsieur  votre  père,  qu'une  demoiselle  Esthérette, 
»  que  vous  avez  trouvée  chez  Mademoiselle  Agathe, 
»  demande  la  permission  de  lui  rendre  visite... 
»  Je  frapperai,  et  vous  viendrez  me  dire  à  la  porte 
»  s'il  le  permet.  »  Agnès  vint  me  rendre  ce  qu'on 
lui  avait  dit.  Le  nom  d'Esthérette  me  rappela  cette 
noire  du  faubourg  ^«/oî«^,  en  1747;  cependant  je 
ne  fus  pas  tout  d'un  coup  au  fait.  Je  dis  à  ma  fille 
d'ouvrir  quand  on  frapperait,  et  d'assurer  que  je 
consentais  à  recevoir  la  visite,  malgré  ma  situation. 
Un  instant  après,  on  sonna.  Agnès  courut  ouvrir, 
en  disant  :  «  Venez^  Madame  !  mon  papa  le  veut 
»  bien  !  »  Et  elle  m'amena  une  jolie  métisse,  grande, 
ayant  des  couleurs  rosées,  le  plus  bel  œil,  une  figure 
plutôt  Grecque  qu'Africaine,  de  belles  dents,  un 
sourire...  qui  me  la  fit  presque  reconnaître.  J'étais 
sur  mon  grabat,  dans  une  triste  situation  !   Cepen- 


SEPTIÈxME   ÉPOQ.UE   —    I77O  69 

dant  la  jolie  personne  m'embrassa,  en  me  disant  si 
je  me  ressouvenais  d'Esther,  du  faubourg  ^«/mw^  ? 
—  «  Oui,  certainement!  Mademoiselle!  —  C'est 
»  ma  mère  :  elle  n'est  plus,  depuis  deux  ans  ;  et 
»  voici  un  écrit  de  sa  main.  »  Elle  me  le  donna 
ouvert,  et  je  lus  : 

((  Ma  fille  Esihérette,  tu  es  fille  d'un  homme  qui 
n  était  ni  esclave,  ni  même  domestique;  de  Monsieur 
Nicolas-Edme-Anne-Augustin  R***,  frère  de  Madame 
Beaucousin,  pâtissière  au  faubourg  Antoine,  et  de  Ma^ 
dame  Bi^et,  marchande  bijoutière  au  quai  de  Gèvres, 
Je  désire  fort  que  tu  voies  ton  père,  et  que  tu  en  sois 
connue,  surtout  si  tiî.  te  maries,  afin  qu'il  t'aide  de  ses 
conseils;  car  on  dit  que  cest  un  homme  d'esprit.  Tu 
lui  montreras  ce  papier,  et  tu  lui  diras  qu'il  se  rappelle 
d'Esther,  en  l'année  1747,  et  de  ce  qui  nous  est  arrivé, 
par  deux  fois.  Tu  en  es  le  fruit.  Car  je  proteste,  à  mon 
dernier  article,  devant  Dieu,  où  je  serai  bientôt,  par  les 
mauvais  traitements  du  nègre  de  Monsieur  le  Prince  de 
Montbarrey,  mon  mari,  qu'aucun  autre  blanc  ne  m'a 
jamais  touchée  ;  j'ai  voulu  lui  rester  fidèle;  et  quant 
aux  noirs,  je  n'ai  jamais  écouté  que  mon  mari.  Sois 
plus  heureuse  que  moi,  ma  chère  Esthérette,  que  mon 
hourreau  ne  m'a  jamais  pardonnée,  et  fais-toi  un  sou- 
tien de  ton  père.  Ta  bonne  mère, 

Esther  Palombo, 

Je  levai  les  yeux  sur  Esthérette,  je  la  trouvai 
charmante  :  —  <(  Si  tout  ce  que  dit  votre  mère  est 


70  1770   —   MONSIEUR   NICOLAS 

)>  exact,  oui,  vous  êtes  ma  fille  :  car  le  trait  princi- 
»  pal  est  bien  arrivé  !  »  A  ces  mots,  Esthérette  se 
jeta  dans  mes  bras,  en  me  nommant  son  papa!  son 
cher  papa!  «  C'est  la  première  fois  que  je  donne  ce 
»  nom,  en  ma  vie,  »  me  dit-elle,  «  et  il  m'est  bien 
»  doux  !  — "  Vous  ne  me  le  donnerez  peut-être  pas 
»  longtemps!  »  Esthérette  versa  des  larmes.  Elle 
voulut  me  servir;  mais  je  m'y  refusai,  à  cause 
d'Agnès  Lcbègue,  et  je  la  priai  de  ne  pas  se  décou- 
vrir à  sa  sœur.  Ce  mot  de  sœur  la  pénétra.  Elle  fit 
bien  des  caresses  à  la  petite  Agnès,  et  elle  me  disait 
à  tout  moment  :  «  Elle  est  bien  aimable  !  qu'elle 
»  sera  joHe!  »  Tandis  qu'elle  caressait  sa  sœur, 
j'écrivis  au  bas  de  son  papier  :  «  Je,  soussigné,  recon- 
nais la  vérité  de  tout  ce  qui  est  énoncé  dans  cet  écrit, 
que  m'a  montré  ma  chère  plie  Esthérette  i^***.  Aujour- 
d'hui i^""  Mai,  moi  malade,  Nicolas-Edme-Anné-Au- 
GUSTiN  Restif,  dit  Monsieur  Nicolas.  Fait  a  Taris, 
sous  mon  seing.  Van  1770.  »  Je  montrai  à  Esthérette 
ce  que  je  venais  d'écrire  :  elle  en  fut  transportée  de 
joie.  Nous  causâmes  encore  un  peu,  mais  en  crainte, 
parce  qu'Agnès  Lebègue  allait  revenir.  Esthérette 
sortit  enfin. 

Après  son  départ,  je  me  trouvai  beaucoup  plus 
mal.  Je  pris  mon  parti  assez  facilement,  n'ayant 
d'autre  regret  que  de  ne  pas  finir  mon  École  des 
Pères,  et  mon  Paysan  perverti,  La  nuit  et  le  lende- 
main, j'empirai.  J'avais  lu  un  peu  la  veille  :  j'en  fus 
incapable  le  2  Mai;  je  m'étendis  sur  mon  grabat  et 
j'attendis  la  mort...   Elle  ne  vint  pas.  Esthérette 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    177O  71 

parut  trois  fois  ;  elle  me  consolait.  L'érésypéle  dimi- 
nua vers  les  six  heures  du  soir;  je  dormis  un  peu  la 
nuit.  Le  lendemain  j'allai  mieux;  mais  je  fus  encore 
longtemps  sans  pouvoir  marcher,  à  cause  de  l'extrê 
me  sensibilité  de  la  partie  malade.  Je  revis  Esthé- 
rette  le  9  Mai,  et  ce  fut  dans  ses  bras  que  je  sentis 
le  plaisir  de  renaître  ;  mais  il  était  empoisonné  par 
la  continuation  du  mal.  On  me  porta  malgré  moi, 
rue  de  la  Vkille-Bouclerïey  où  je  restai  vingt  jours. 
J'étais  tourmenté  par  d'horribles  coliques  glaireu- 
ses, qui  me  rendaient  douloureuse  toute  la  partie 
du  bas-ventre  et  des  aines,  au  point  de  m'empêcher 
de  marcher.  Je  lus  Clarisse  et  Paméla  pour  la  pre- 
mière fois  :  ce  fut  M'"^  Valeyre,  mère  de  Pauline, 
qui  me  les  prêta. 

Il  y  avait  un  an,  qu'en  arrivant  au  collège  de 
Presle,  j'avais  trouvé  par  hasard  une  partie  de  Pa- 
méla; et  j'avouerai  que  ce  fut  cet  ouvrage  qui  for- 
tifia l'idée  de  composer  le  Paysan  perverti;  je  sentis 
que  c'était  là  le  style  qu'il  fallait  à  certaines  lettres. 
Je  désirais  ardemment  depuis  ce  temps-là  d'en  ache- 
ver la  lecture  :  je  dévorai  les  huit  volumes  (car  on 
me  l'avait  donnée  avec  la  continuation)  ;  tous  mes 
maux  étaient  suspendus,  durant  cette  intéressante 
lecture.  Clarisse  me  fatigua,  j'admirai  cet  ouvrage, 
mais  je  ne  l'aimai  pas.  Le  Chevalier  Grandisson  satis- 
fit davantage  mon  cœur,  surtout  le  premier  volume. 
Clémentine  m'intéressa  trop,  et  j'ai  peur  que  ce  ne 
soit  une  faute  de  l'auteur  Anglais,  d'avoir  donné 
une  pareille  rivale  à  Miss  Byron. 


72  1770   —   MONSIEUR  NICOLAS 

Mon  mal  se  calma  durant  ces  lectures,  qui  en  sus- 
pendaient le  sentiment  ;  et  je  fus  en  état  de  m'en 
retourner  à  mon  grenier  du  collège  de  Presîe.  Je  le 
désirais  vivement,  pour  revoir  ma  chère  Esthérette. 
Dès  l'instant  de  mon  arrivée,  je  me  mis  à  la  fenêtre. 
Aussitôt  l'aimable  Agathe  me  fit  un  signe  gracieux, 
et  une  demi-heure  après,  je  revis  ma  seconde  fille 
(Zéphire  était  l'aînée,  Ëléonore  la  troisième).  Ce  fut 
ce  jour-là,  que  je  lui  racontai  toutes  mes  aventures, 
et  surtout,  que  je  lui  fis  connaître  ses  soeurs,  autant 
qu'il  fut  en  moi.  Je  retrouvai  presque  le  bonheur, 
avec  cette  enfant.  Elle  épousa  deux  mois  après  un 
officier  de  maison,  que  j'examinai,  et  qui  me  con- 
vint. Ils  ont  aujourd'hui  d'aimables  enfants,  qui  ne 
sont  que  très  bruns  :  le  mari  de  ma  fille  est  blond. 
Comment  se  fait-il,  que  mes  enfants  naturels  aient 
tous  été  plus  heureux  (Zéphire  exceptée)  que  mes 
enfants  légitimes?  Est-ce  parce  qu'ils  avaient  des 
mères  moins  coupables  ? 

Revenu  au  collège  de  Presîe ,  j'y  repris  le  Paysan 
perverti,  dans  les  noirs  accès  de  ma  situation  dou- 
loureuse; mais  j'y  travaillai  peu.  Je  fus  à  peu  prés 
guéri  en  Septembre.  On  commença  l'impression 
de  Y  École  des  Pères,  et  cet  Ouvrage  m'occupa  jus- 
qu'en Décembre.  J'avais  formé  la  résolution  d'y 
faire  entrer  mon  travail  de  Sacy  en  1767;  mais  je  ne 
l'en  trouvai  pas  digne,  et  je  l'imprimai  pour  mon 
compte,  sous  le  titre  de  Y  École  de  la  jeunesse,  en 
quatre  parties,  pendant  une  interruption  occasionnée 
par  Cosiard,  et  qui  dura  jusqu'à  Pâques  1771. 


-    SEPTIÈME   ÉPOQ.UE  —    177I  73 

Je  confiai  mon  édition  au  libraire  Le  Jay,  célèbre 
par  Beaumarchais  :  Le  Jay  la  garda  deux  ans,  sans 
en  vendre  plus  de  deux  cents  exemplaires.  Je  la 
retirai;  le  livre  se  vendit,  et  c'est  un  de  ceux  dont  ^^^^ 
l'édition  manque  depuis  longtemps.  Au  mois  de 
Juin  (le  8,  même  année),  je  reçus  l'affligeante  nou- 
velle, que  ma  bonne  mère  était  tombée  dans  une 
maladie  de  langueur,  et  qu'elle  se  mourait.  Malgré 
mes  occupations,  et  ma  pauvreté,  qui  était  toujours 
la  même,  je  partis  de  Paris  le  lo  Juin.  C'est  pen- 
dant ce  voyage  que  j'ai  vu,  sans  la  connaître,  la 
fille  provenue  de  mon  aventure  du  6  Mai  1756. 
J'étais  à  peine  dans  le  coche,  et  dans  la  salle  du 
Grand-commun,  que  j'aperçus,  derrière  moi,  deux 
femmes  d'un  certain  âge,  l'une  de  trente-cinq  ans, 
l'autre  de  cinquante  :  la  première,  vive  et  assez 
agréable  ;  la  cinquantenaire  bégueule,  et  craignant 
les  moindres  chocs  donnés  au  bateau,  comme  s'il 
allait  s'entr'ouvrir.  Elles  avaient  avec  elles  une  jeune 
personne  d'environ  quatorze  ans,  belle  comme 
Psyché.  On  la  nomma  Reine,  et  quelquefois  j'enten- 
dis le  nom  de  Septimanette.  Je  m'épris  pour  cette 
enfant,  dont  je  devins  fou.  Je  ne  la  quittai  plus.  Je 
la  menai  sur  le  tillac;  je  lui  nommais  les  pays,  je 
lui  faisais  des  compliments...  Ma  passion  alla  jus- 
qu'au délire,  et  m' égara...  Le  mouvement  que  le 
coche  communiquait  à  l'eau,  obligeait  les  roseaux 
à  se  courber  devant  nous.  Je  lui  disais  :  «  C'est  pour 
»  vous  !  ils  savent  que  vous  êtes  reine.  »  La  jeune 
personne  riait,  et  n'en  était  que  plus  jolie...  Ha! 
X  10 


74  177 1    —  MONSIEUR  NICOLAS 

que  de  remords!...  Il  ne  faut  pas  s'abandonner  à 
un  sentiment  trop  vif...  La  nuit,  je  la  couchai  sur 
mon  matelas  et  mon  oreiller;  je  la  couvris  de  mon 
manteau...  Au  moyen  d'une  planche,  dont  je  m'é- 
tais emparé,  Reine  Septimanette  fut  réellement 
dans  un  lit...  Tout  ce  qu'elle  avait  était  d'un  goût 
exquis...  Le  lendemain,  je  m'emparai  d'elle  encore. 
On  nous  observa,  et  comme  je  m'en  aperçus,  je 
trompai  les  surveillantes  par  une  conduite  exem- 
plaire. Mais  j'abusai  de  la  confiance... 

Vers  le  midi,  mon  bonheur  cessa  :  nous  étions 
arrivés  à  Montereau  ;  une  voiture  attendait  les  dames 
sur  la  plage.  Elles  descendirent  dans  un  batelet,  et 
je  leur  donnai  la  main,  surtout  à  la  vieille,  qui  fut 
obligée  de  se  coucher  dans  le  batelet,  les  yeux  fer- 
més. Reine  Septimanette  me  fit  les  plus  tendres 
adieux,  et  me  laissa  une  adresse  de  lettre,  qui  mal- 
heureusement tomba  dans  l'eau,  après  son  départ. 
En  la  voyant  s'éloigner,  je  me  rappelai  Edmée- 
Colette  et  Hypsipyle  ;  mais  Reine  suffisait  seule  pour 
exciter  mon  attendrissement.  Je  la  pleurai,  je  fis  des 
marques  au  coche  de  Sens,  où  nous  étions,  et  je  me 
promis  de  le  prendre  à  mon  retour,  pour  la  pleurer 
encore.  Je  poussai  des  cris,  en  allant  à  pied,  entre 
Ponts  et  Sens;  je  cueillis,  comme  la  première  fois, 
des  fleurettes,  et  je  les  mis  sécher  dans  un  livre, 
pour  me  rappeler  Reine  Septimanette,  comme 
Edmée-Colette  :  j'étais  étonné  de  cet  attendrisse- 
ment, que  je  n'attribuais  qu'à  l'amour.  Mais  voyez  à 
la  fin  de  mon  Calendrier... 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    I771  75 

J'arrivai  chez  ma  mère,  dans  cette  émotion,  à  la- 
quelle succéda  une  autre  bien  cruelle  !  Je  vis  Barbe 
Ferlet  mourante,  défigurée...  Je  ne  pus  supporter 
ce  cruel  spectacle,  et  dés  qu'elle  eut  perdu  connais- 
sance, sans  terminer  les  affaires  d'intérêt,  pour  les- 
quelles je  laissai  ma  procuration  à  l'abbé  Thomas, 
je  revins  à  Paris...  C'est  depuis  ce  cruel  moment, 
c'est  depuis  le  5  Juillet,  que  je  suis  orphehn  !  que 
je  n'ai  plus  une  bonne  mère,  à  qui  recourir  dans 
mes  peines... 

Reine  Septimanette  calmait  seule  ma  douleur. 
J'espérais  la  retrouver.  Je  la  cherchai  ;  j'allai  à  l'ar- 
rivée de  tous  les  coches,  jusqu'à  l'hiver.  Mais  je  ne 
l'ai  pas  revue  !...  Et  sans  doute,  c'est  par  une  cause 
qui  était  l'effet  de  ma  conduite  avec  elle. 

Cette  année  fut  le  temps  des  aventures. 

A  mon  retour,  je  repris  YÊcole  des  Pères  pendant 
trois  mois,  au  bout  desquels  une  nouvelle  interrup- 
tion m'obligea  de  faire  autre  chose...  Je  finis  les 
Lettres  d'une  Fille  à  son  Père,  le  meilleur  de  mes  Ou- 
vrages, par  l'imagination,  si  je  l'avais  réimprimé , 
ou  que  j'eusse  été  moins  misérable  en  le  composant; 
car  ce  fut  cette  année  que  je  perdis  mes  six  livres 
par  semaine  de  Gauguery,  et  mes  douze  cents  livres 
de  billets,  dont  je  n'ai  jamais  rien  tiré,  grâces  au  li- 
braire Leclerc,  non  plus  que  des  deux  mille  trente- 
deux  livres  que  me  céda  Michel,  pour  m'indemniser 
de  la  Mimographe.  Je  n'avais  alors,  pour  subsister, 
que  les  secours  d'Edme  Rapenot,  bornés  à  six  livres 
(car  je  n'aurais  pu  faire  escompter  mes  billets  du 


jS  177 1    —   MONSIEUR   NICOLAS 

Pornographe,  sans  le  fâcher);  ce  fut  à  lui  que  je 
vendis  les  Letttres  d'une  Fille,  et  il  les  fit  imprimer 
avec  Pillot.  Celui-ci  quitta  l'affaire  au  milieu  de  l'im- 
pression, par  l'impuissance  d'avancer  :  l'Ouvrage 
alla  néanmoins ,  parce  qu'Edme  avait  encore,  une 
excellente  réputation. 

Ce  fut  à  peu  prés  à  cette  époque,  un  peu  plus  tôt, 
un  peu  plus  tard,  que  j'eus  différentes  aventures.  Je 
me  rappelle  aussi  deux  jolies  cousines ,  l'une  pater- 
nelle, Joséphette  Restif,  l'autre  maternelle,  Ursule 
Charmât,  que:  j'avais  vues  à  mon  voyage  de  1764, 
et  dont  je  n'ai  rien  dit  dans  le  temps  :  cependant 
elles  me  firent  une  impression  si  profonde,  qu'on 
les  trouvera  dans  mon  Calendrier,  sous  les  dates 
des  12  et  13  Octobre...  Mais  les  aventurettes  sont 
celles  avec  M'^^  Julie  Laurens,  ma  voisine.  Rosette 
Vaillant,  la  modèle,  Javote  l'agréministe,  Cécile 
Duval,  Pauline  Eryelav  (a) ,  W^^^  Emroled  (h)  sœurs, 
filles  d'orfèvre,  enfin  avec  M^'^  Prévôt.  Je  renvoie 
pour  tout  cela,  ainsi  que  pour  Agathine,  à  mon  Ca- 
lendrier. 

Je  vais  m'étendre  ici  au  sujet  de  Céleste  et  Julie 
Bertrand,  sœurs  d'un  rompu,  et  maîtresses  dentel- 
lières à! Adélaïde  Lhuillier,  dont  je  parlerai  plus  bas, 
et  qui  me  donnera  leur  connaissance,  ainsi  qu'à 
Gronavet...  Nous  y  allâmes  ensemble,  la  première 


(a)  Pauline  Valeyre.  ("A',  de  l'Éd.J 

(6)  M""Delorme.  fid.j 


SEPTIEME    EPOaUE  —   1771  77 

fois.  Je  trouvai  à  Céleste  les  restes  d'une  rare  beauté 
dont  Julie,  sa  cadette,  offrait  la  réalité  présente.  Cé- 
leste était  le  chef-d'œuvre  de  la  raison  :  pour  la  con- 
naître parfaitement",  lisez  la  138"^  Contemporaine, 
intitulée  la  Dentellière;  ses  sentiments  y  sont  peints 
d'après  elle-même.  Ce  fut  en  conséquence  que  ne 
sachant  pas  que  je  lui  trouverais  un  parti  pour  sa 
sœur,  et  la  croyant  condamnée  au  célibat,  elle  nous 
en  procura  la  jouissance,  à  Sed'ugitra,  jeune  gentil- 
homme de  Dijon,  et  à  moi  :  elle  voulait  que  sa 
sœur  jouît  avec  des  hommes  honnêtes,  aimables 
(disait-elle);  mais  non  qu'elle  s'avilît.  (Aussi  re- 
poussa-t-elle  toujours  Gronavet).  «  Je  veux  qu'elle 
»  goûte  tous  les  plaisirs  de  la  nature,  et  non  qu'elle 
»  languisse.  »  Il  est  vrai  que  Julie  n'aurait  pas  pu 
souffrir  le  laid  Gronavet.  J'ai  quitté  ces  deux  chères 
filles  par  deux  raisons  :  la  première,  c'est  que  je 
trouvai  le  jeune  Ruffter,  mon  ancien  camarade  et 
mon  ami  quand  j'étais  au  Louvre,  à  qui  je  proposai 
d'épouser  Julie.  Ce  jeune  infortuné  était  lui-même 
frère  d'un  rompu,  et  il  allait  retourner  en  Angleterre, 
où  il  travaillait  de  l'imprimerie  ;  il  voulait  épouser 
une  Française,  une  Parisienne,  mais  qui  ne  sût  pas 
son  malheur.  Quand  je  lui  eus  nommé  Julie  Ber- 
trand, et  que  je  lui  eus  appris  leur  parité,*  il  me 
sauta  au  cou,  en  me  disant  :  «  C'est  la  femme  pour 
»  moi;  je  la  préfère  à  toute  autre...  »  Ce  qu'il  y  a 
de  singulier,  c'est  que  Céleste,  non  prévenue,  me 
tint  le  même  langage...  Ils  s'unirent  donc  :  beaux 
tous  deux,  bruns  tous  deux,  ils  ont  dû  être  un  phé- 


78  I77I    —   MONSIEUR    NICOLAS 

noméne  en  Angleterre!...  (a)  La  raison  qui  me  fit 
négliger  Céleste  après  ce  mariage,  c'est  que  je  me 
liai  avec  Louise  et  Thérèse,  qui  m'ont  si  longtemps 
fermé  le  cœur  à  toute  autre  impression...  J'eus  ce- 
pendant une  aventurette  avec  une  ouvrière  de  Cé- 
leste, sans  la  connaître  pour  telle  :  c'est  la  petite 
Blanche,  rencontrée  à  onze  heures  du  soir,  dans  la 
rue  de  VArhre-sec,  et  qui  est  entrée,  avec  les  demoi- 
selles Bertrand,  dans  la  composition  de  mon  drame, 
Les  Fautes  sont  personnelles ^  dont  les  deux  sœurs 
m'ont  fourni  le  sujet.  Blanche  était  en  blanc;  sa 
petite  taille  me  la  fit  prendre  pour  une  enfant.  Un 
frère  ivre  la  mettait  à  la  porte.  Je  l'emmenai  rue  des 
Moineaux,  chez  des  parents  :  personne  n'ouvrit  ;  puis, 
même  rue,  chez  ses  maîtresses,  mais  trop  tard.  Nous 
courûmes  la  nuit,  regardés  sous  le  nez  par  le  guet 
et  par  tous  les  rôdeurs  de  nuit.  Nous  nous  repo- 
sâmes à  la  place  Vendôme,  sur  les  bancs.  Là,  tenté 
par  sa  gentillesse,  je  la  caressai...  Elle  s'abandonna 
dans  mes  bras.  Je  lui  dis  de  me  résister;  que  j'agis- 
sais contre  mes  principes,  et  malgré  moi...  —  «  Je 
»  suis  émue  !  »  me  répondit-elle.  Il  fallut  donc 
jouir.  Je  lui  dis  qu'elle  n'était  pas  pucelle.  —  «  Ôh 
»  mon  Dieu  non  :  mon  frère,  ivre,  me  bat,  ou  me 
»  viole...  Mais  je  n'ose  rien  dire...  »  J'eus  moins 
de  remords...  Le  matin  je  la  menai  déjeuner  au 
café  :  je  la  conduisis  ensuite  jusqu'à  la  porte  de  ses 


fa)  Monsieur  Nicolas  s'imagine  évidemment  qu'il  n'y  a 
que  des  blonds  et  des  blondes  en  Angleterre,  (N.  de  VÈd.) 


SEPTIÈME     ÉPOaUE    —     I77I  79 

maîtresses,  ne  voulant  pas  entrer...  J'ai  mis  les  de- 
moiselles Bertrand  et  Blanche  dans  mon  Calendrier, 
au  i^""  Octobre.  Je  n'ai  jamais  revu  cette  'dernière, 
qui  se  maria  au  troisième  frère  de  Ruffier...  C'est 
dans  ce  même  temps  que  j'ai  eu  Rose  Gauthier  ; 
puis  Jeanne  Maricôt,  ainsi  que  Louise  Davré,  jolie 
blanchisseuse  de  bateau,  sa  camarade,  et  Babet 
Maricôt  la  sœur  cadette,  depuis  femme  de  relieur. 

Je  mêlais  ainsi  toujours  les  uns  avec  les  autres, 
le  travail,  les  chagrins,  la  misère,  les  plaisirs  et 
quelquefois  l'amour.  Je  n'étais  jamais  sans  ouvrage  : 
si  Costard  arrêtait  l'impression  de  V  École  des  Pères  y 
par  le  manque  de  papier,  aussitôt  je  me  rejetais  sur 
le  Paysan  y  ou  sur  les  Lettres  d'une  Fille  à  son  Père,  ou 
je  faisais  d'autres  romans.  Ce  fut  par  les  Lettres  que 
je  me  fis  des  ennemis  immortels,  et  voici  comment. 

J'avais  composé,  pour  Audinot,  une  fable  drama- 
tique intitulée  la  Cigale  et  la  Fourmi.  J'en  fis  ensuite 
une  autre  intitulée  le  Jugement  de  Paris.  Comme  on 
est  porté  à  parler  de  ce  qu'on  sait,  je  disais  un  mot 
de  ces  deux  pièces  dans  les  Lettres  d'une  Fille  à  son 
Père,  et  je  les  attribuais  à  l'un  de  mes  personnages. 
Il  me  vint  une  idée  d'en  faire  une  Cinquième  Partie, 
sous  le  titre  de  Pièces  relatives  aux  Lettres  d*une  Fille 
à  son  Père.  J'y  ajoutai  une  dissertation  sur  V Ambigu- 
Comique,  auquel  étaient  destinées  les  deux  pièces, 
et  j'y  rendais  une  égale  justice  aux  talents  du  direc- 
teur, et  à  l'inconvenance  de  ses  pièces  dans  la  bouche 
de  jeunes  enfants.  Le  directeur  fut  très  content  de 
mon  Ouvrage,  dont  il  avait  vu  les  épreuves  et 


80  I77I    —   MONSIEUR   XICOLAS 

pour  lequel  il  me  donna  quelques  idées.  Mais 
les  auteurs  des  pièces  devinrent  furieux!  Progrés, 
alors  rétabli  de  sa  dangereuse  maladie,  qui  avait 
duré  prés  d'un  an,  les  ameuta  contre  moi  ;  c'était  la 
jalousie  qui  le  faisait  agir  :  il  avait  entendu  parler 
de  mes  deux  pièces,  et  il  craignait  que  je  ne  travail- 
lasse pour  Audinot.  Il  devait  se  tranquilliser  :  je 
n'avais  pas  le  talent  nécessaire  pour  le  Boulevard, 
et  mes  deux  pièces  n'auraient  jamais  été  jouées,  si 
une  dame  (M">^  de  Monîesson)  n'eût  fait  les  frais  de 
la  représentation  sur  le  petit  théâtre  Popincouri,  où 
les  enfants  d' Audinot  les  jouèrent  devant  une  société 
choisie  par  elle-même.  La  représentation  essuya  des 
difficultés  dans  la  Cigale,  pour  les  costumes,  pour 
le  jeu  des  acteurs,  qu'il  aurait  fallu  plus  parfait  ;  et 
dans  le  Jugement j  on  comprit  que  la  représentation 
n'aurait  pu  être  publique,  qu'en  supprimant  ce 
qu'elle  avait  de  plus  piquant.  J'abandonnai  mes 
deux  pièces;  mais  je  les  fis  imprimer,  parce  que  j'en 
avais  parlé  dans  mon  Ouvrage;  d'ailleurs,  j'étais 
bien  aise  de  mettre  mes  Lecteurs  à  portée  d'appré- 
cier mon  talent.  Audinot  m'ayant  fait  part  des  me- 
nées perfides  de  Progrès,  et  de  ses  plats  discours, 
nous  cessâmes  d'être  amis;  mais  ce  fut  le  moindre 
des  désagréments  que  me  causa  ma  Cinquième  Partie. 
Pour  lui  donner  une  juste  grosseur,  je  trouvai  dans 
mes  papiers  un  morceau  fait  deux  ans  auparavant, 
sur  l'union  qui  doit  régner  entre  les  auteurs  et  les 
libraires.  VAvis  aux  Gens  de  lettres,  de  Fenouillot  de 
Falbaire,  paraissait  ;  Luneau  de  Boisgermain  soute- 


SEPTIÈME  ÉPOQUE   —    I77I  Sï 

nait  son  procès  contre  les  libraires  :  je  ne  vis,  avec 
raison,  àânsV  Avis  aux  Gens  de  lettres,  qu'un  sophisme 
continuel,  et  dans  l'affaire  de  Luneau,  que  la  ruine 
de  la  littérature,  des  auteurs  et  des  libraires  ;  c'était  un 
charlatan,  qui  n'agissait  que  pour  lui,  et  qui  avait  eu 
l'adresse  d'intéresser  en  sa  faveur  ceux  qu'il  desser- 
vait, les  gens  de  lettres  ;  Fenouillot,  mis  en  œuvre 
par  Luneau,  et  le  froid  Luneau,  exalté  par  Fenouil- 
lot,  étaient  deux  mauvaises  têtes,  qui  la  faisaient 
tourner  à  tous  les  auteurs  (i).  Ce  fut  leur  système 
que  j'entrepris  de  combattre,  dans  un  Contr'avis 
aux  Gens  de  lettres.  Comme  je  me  défiais  de  mes  lu- 
mières en  librairie,  je  consultai  le  sage  libraire 
H'unihloty  qui  me  donna  ce  qui  me  manquait.  J'étais 
sans  défiance,  sans  intrigue,  sans  parti;  j'ignorais 
alors  que  Desmarolles,  le  premier  commis  du  Lieu- 
tenant de  Police  pour  la  librairie,  que  Dhemmery 
Texempt,  fussent  du  parti  de  Luneau;  j'ignorais,  et 
j'ignore  même  encore,  à  présent,  le  fondement  des 
rapports  qui  existaient  entre  eux;  je  faisais  paraître 
d'avance  et  séparément,  les  Réflexions  sur  V Ambigu- 
Comique,  et  le  Contr^avis;  je  les  portai  en  présent 
à  ces  deux  hommes  que  je  contrariais.  Le  premier, 
après  l'avoir  reçu,  me  rappela,  pour  me  demander 
si  j'avais  la  permission  pour  cette  bagatelle?  Je  lui 
répondis  :  — '«  Monsieur,  je  ne  vous  l'apporterais 


(i)  Les  gens  de  lettres  auraient  bien  dû  se  défier  de  Lu- 
neau, en  voyant  sa  cause  devenir  celles  des  Dhemmery,  des 
Desmarolles,  des  Saint-Léger,  en  un  mot,  de  tous  les  agio- 
teurs en  librairie  de  la  Police! 

X  II 


^2  177I    —  MONSIEUR   NICOLAS 

»  pas  sans  avoir  une  permission.  »  Je  ne  comprenais 
rien  encore.  Mais  mon  Ouvrage  ayant  été  mis  en 
vente,  un  mois  après,  il  fut  arrêté  ;  on  l'examina,  et 
on  y  reprit,  non  le  Contr'avis  aux  Gens  de  lettres, 
mais  une  historiette,pour  laquelle  je  fis  des  cartons... 
Voilà  quelle  fut  la  faible  origine  de  mille  peines 
cruelles,  sans  cesse  renouvelées,  et  dont  je  rendrai 
compte  en  avançant.  Si  j'échappai  quelquefois  à  la 
persécution,  c'est  que  mon  obscurité  me  sauva. 

Ce  fut  au  sortir  de  cette  malheureuse  aventure, 
que  j'imprimai  la  Femme  dans  les  trois  états  de  Fille, 
d'Épouse  et  de  Mère.  J'avais  composé  la  seconde 
Partie,  intitulée  TÉpouse,  ou  la  Femme,  dans  l'hiver 
de  1771  n  1772,  malade  d'une  reprise  de  mon  indis- 
position du  mois  d'Avril  précédent,  occasionnée 
par  la  même  cause,  mais  timidement  :  aussi  la  ma- 
ladie fut-elle  moindre.  Nicole  me  traita,  et  les  symp- 
tômes cessèrent  naturellement,  puisque  son  traite- 
ment dangereux  était  inefficace...  Mon  but  était  de 
faire  une  smte  à  ma  Lucile;  mais  le  libraire  Valade 
me  représenta  que  les  stiites  ne  se  vendaient  pas;  je 
composai  donc,  dans  Tété  de  1772,  une  Première 
Partie,  puis  une  Troisième,  et  mon  titre  fut  déter- 
miné par  les  différents  âges  de  mon  héroïne,  qui  est 
la  même  que  Lucile  ;  mais  je  la  nomme  Félicité  dans 
h.  Femme-trois  états.  Rien  de  plus  gai,  dans  mes 
Ouvrages,  que  la  Partie  que  je  fis  étant  malade;  je 
me  dissipais  moi-même;  aussi  a-t-elle  fourni  le 
sujet  des  Maris  corrigés,  du  cit.  De  la  Chabeaussière, 
pièce  faible,  qui  n'est  intéressante  que  par  les  situa- 


SEPTIÈME    ÉPOQUE   —    I771-72  83 

tions  qu'il  m'a  prises,  et  par  les  idées  originaires, 
qui  toutes  sont  de  moi;  l'imitateur" n'a  pas  une  seule 
fois  pensé,  en  la  versifiant  ;  il  m'a  suivi  pas  à  pas,  et 
même  servilement,  où  il  ne  l'aurait  pas  fallu;  j'ai 
souffert  deux  ou  trois  fois,  à  la  représentation,  en 
me  voyant  imité  dans  mes  défauts.  Cette  pièce  a  ce- 
pendant eu  du  succès,  et  c'est  la  meilleure  de  cet 
auteur...  L'Ouvrage  échappa  au  vil  Desmarolles, 
parce  que  Valade  écrivit  la  lettre  de  vente,  et  que 
mon  Théodore  porta  les  exemplaires  de  présent  à  la 
Police. 

C'avait  été  en  1771,  au  mois  d'Auguste,  que 
j'avais  fait  une  rencontre  bien  singulière!...  Je  re- 
venais de  ma  promenade  sérotinale,  pour  rentrer 
à  mon  cinquième  du  collège  de  PreslCy  lorsque  vis-à- 
vis  la  rue  Saint- André-des -Arcs,  je  fus  accosté  par 
une  jeune  fille  ayant  un  petit  paquet  sous  son  bras  ; 
je  l'abordai  (i).  Elle  me  parut  embarrassée.  Je  lui 
offris  de  l'accompagner,  en  lui  demandant  où  elle 
allait.  Elle  me  répondit  :  —  u  Fieiîle-rue-du-Temple , 
»  coucher  avec  une  amie.  »  Je  proposai  de  l'y  con- 
duire, et  elle  accepta  mon  bras.  En  chemin,  elle 
me  dit  qu'elle  s'appelait  Adélaïde  Lhuillier,  qu'elle, 
était  chez  des  maîtresses  raccommodeuses  de  den- 
telle, appelées  M^^^^  Bertrand,  deux  sœurs;  qu'elle 
avait  un  frère  sergent  aux  gardes,  très  méchant,  et 
qui  venait  la  battre  chez  sa  mère  ;  qu'elle  en  avait 


(i)  Voyez  la  9*  Contemporaine  et  les  Nttiis  de  Paris 


84  177'-72  — MONSIEUR   NICOLAS 

été  maltraitée,  et  qu'elle  s'en  allait...  Je  la  consolai. 
Nous  arrivâmes  Vieille -rue -du -Temple;  la  petite 
Adélaïde  n'y  connaissait  personne...  Je  la  ramenai 
dans  mon  galetas.  Nous  couchâmes  sur  mon  lit  de 
sangle.  Pendant  la  nuit,  Adélaïde  me  donna  un 
baiser  brûlant.  Mais  je  tins  ferme,  et  ne  m'oubliai 
pas  :  la  jeune  fille  me  paraissait  une  aventurière ,  et 
ma  maladie  de  l'année  précédente  m'avait  trop  ef- 
frayée! Le  matin,  au  jour,  je  me  levai.  Ma  com- 
pagne dormait,  et  je  sortis,  pour  aller  chercher  à 
déjeuner.  A  mon  retour  elle  était  éveillée.  Sa  fraî- 
cheur et  sa  beauté,  que  la  veille  au  soir  j'avais  crues 
trompeuses,  m'étonnérent  !  Je  fus  très  poli.  Je  gardai 
cette  enfant  huit  jours,  la  traitant  en  père,  ce  qui 
l'ennuya.  Gronavet  vint  me  voir.  Il  me  félicita  sur 
ma  compagne,  qu'il  crut  ma  maîtresse.  Je  sortis 
pour  aller  chercher  à  dîner.  Je  fus  prompt,  me 
défiant  du  petit  Mamonet.  A  mon  retour,  je  les 
trouvai  en  copulation,  non  sur  mon  lit,  mais  sur 
de  vieilles  brochures  appartenant  à  Edme  mon  li- 
braire. Je  grondai  fort  le  cynique  Gronavet,  et  la  trop 
facile  Adélaïde.  Elle  nous  apprit  alors  qu'elle  avait 
été  huit  jours  chez  un  jeune  homme,  rue  du  Bac, 
entre  sa  sortie  de  chez  sa  mère  et  ma  rencontre ,  et 
que,  lassé  de  jouissance,  il  l'avait  mise  à  la  porte. 
Cet  aveu  diminua  ma  peine  ;  Gronavet  ne  méritait 
pas  une  rose.  Nous  sortîmes.  Adélaïde  et  Gronavefr 
me  perdirent  exprès.  Je  fis  mes  affaires,  et  à  mon 
retour,  je  trouvai  qu'elle  avait  emporté  son  petit 
paquet.  Elle  ne  revint  plus  chez  moi,  où  elle  n'osait 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    1772 


85 


se  mettre  à  la  fenêtre,  à  cause  d'Agathe  et  de  ses 
deux  cousines  Georges.  Pour  moi,  je  ne  fus  pas 
fâché  qu'elle  m'eût  quitté,  ne  voulant  pas  que  ma 
jolie  métisse  Esthérette  fît  cette  connaissance,  et  me 
crût  une  maîtresse.  Gronavet,  pauvre,  sans  chemises, 
et  marié,  la  voulut  entretenir.  Il  la  mit  rue  Beaure- 
paire,  chez  une  fruitière,  tout  prés  la  rue  du  Renard; 
il  lui  donna  des  chemises  de  sa  femme,  qui  n'en 
était  pas  trop  fournie...  Il  ne  la  garda  que  quinze 
jours.  Adélaïde  fut  dégoûtée  du  vice  par  le  dégoûtant 
Gronavet;  elle  rentra  chez  ses  maîtressses,  les  de- 
moiselles Bertrand,  et  les  pria  de  me  faire  parler. 
Elles  m'écrivirent,  nous  nous  liâmes,  et  je  récon- 

liaila  jeune  fille  avec  son  frère  et  sa  mère Je  lui 

ai  l'obligation  de  m'avoir  fait  songer  à  donner  à 
Ruffier,  dont  j'ai  parlé,  la  connaissance  des  demoi- 
selles Bertrand. 


Ce  fut  au  mois  de  Juillet  1772,  en  commençant 
l'impression  de  la  Femme  dans  les  trois  états,  que  dé- 
livré, en  apparence,  de  mes  persécutions  et  de  ma 
funeste  maladie,  je  fis  la  connaissance  de  Louise- 
Elisabeth  Alan.  J'avais  trente-huit  ans  et  je  n'en 
paraissais  pas  trente-cinq.  Je  me  promenais  un  soir 
aux  environs  de  Saint-Eus tache,  quand  je  vis  passer 
une  jeune  personne  très  jolie,  qui  marchait  fort  vite. 
Quatre  jeunes  gens  la  joignirent  au  même  instant  et 
l'environnèrent.  Elle  s'écria;  je  volai  à  son  secours. 
On  me  dit  de  me  retirer,  que  c'était  une  fille.  — 
«  Si  c'était  une  fille,  elle  vous  écouterait.  »  La  jeune 


86  1772   — .  MONSIEUR   NICOLAS 

personne,  m'entendant  parler  ainsi,  me  saisit  k  bras, 
s'arracha  de  ceux  qui  la  retenaient,  et  me  pria  de  la 
reconduire.  Je  remmenai,  malgré  les  quatre  jeunes 
gens,  en  les  menaçant  d'appeler  la  garde.  Parvenir 
dans  la  Nouvelle-Halle,  auprès  de  la  sentinelle, 
Louise  fut  rassurée;  elle  cessa  de  courir  et  me  parla. 
Elle  était  à  nage,  et  violette,  plutôt  que  rouge.  Elle 
me  dit,  en  deux  mots,  qu'elle  n'avait  jamais  été 
attaquée  de  sa  vie,  et  qu'elle  avait  coutume  de  se 
moquer  de  celles  qui  s'en  plaignaient;  qu'elle  ne 
voulait  jamais  se  laisser  reconduire;  mais  qu'elle 
venait  d'apprendre,  à  ses  dépens,  qu'on  est  quel- 
quefois exposée.  «  Ils  m'ont  dit  un  mot  honnête; 
»  j'ai  souri.  Un  d'eux  m'a  voulu  prendre  la  main;  je 
»  me  suis  échappée.  J'ai  entendu  qu'ils  disaient 
»  derrière  moi  :  Cen  est  unel  c'en  est  une!  Et  je 
»  courais,  comme  vous  m'avez  vue,  quand  ils 
»  m'ont  entourée.  »  Je  reconduisis  M"*-^  Alan  jus- 
qu'à sa  porte,  à  ce  même  n°  14  où  Victoire  avait 
demeuré  trois  ans  auparavant  (i).  J'en  fis  la  re- 
marque. Je  me  retirai,  quand  elle  eut  ouvert,  sans 
entrer.  C'était  aux  environs  du  9  ou  10  Juillet. 
Huit  jours  après  je  rencontrai  Louise  une  seconde 


(l)  J'y  avais  ensuite  connu  la  blonde  Louison,  jolie  fille 
du  faubourg  Saint-Marceau,  séduite  par  le  fils  d'un  brasseur, 
si  vil,  si  méprisable,  qu'il  l'emmena  dans  un  mauvais  lieu 
(chez  la  Guérin),  sous  prétexte  de  la  mettre  dans  une  pen- 
sion. Louison  s'en  échappa,  dès  qu'elle  fut  instruite,  et  se 
mit  à  blanchir  en  fin  au  rez-de-chaussée  du  n»  14,  où  je  la 
trouvai  ;  un  compagnon  imprimeur,  à  qui  je  la  fis  connaître, 
l'a  épousée. 


SEPriÈME   ÉPOaUE   —    1772  87 

fois,  auprès  de  sa  porte.  Je  la  saluai.  Son  premier 
mouvement  fut  de  fuir  ;  mais  un  coup  d'œil  m'a3^ant 
fait  reconnaître,  elle  s'arrêta.  «  Je  ne  dois  pas  avoir 
»  peur  de  vous,  »  me  dit-elle,  «  puisque  vous  avez  été 
»  mon  défenseur.  Mon  frère  est  arrivé;  montez;  je 
»  suis  bien  aise  qu'il  vous  voie.  »  Elle  me  précéda 
vivement,  et  arrivée  à  la  porte,  elle  sonna..  «  Mon 
»  frère  est  sorti,  »  dit-elle  ;  «  mais  j'ai  une  clef.  Ce- 
»  pendant,  comme  il  r^e  vous  connaît  pas  encore, 
^>  entrons  chez  mes  voisins.  »  Elle  poussa  une  porte 
entr'ouverte,  et  nous  nous  trouvâmes  chez  de  très 
bonnes  gens  ;  une  femme  de  quarante  ans  environ, 
encore  fraîche,  et  un  gros  homme  de  plus  de  qua- 
rante-cinq, qui  se  croyait  de  l'importance  à  propor- 
tion de  son  ampleur,  nous  reçurent,  Louise,  avec 
l'aise  de  l'amitié,  moi,  avec  un  peu  de  surprise. 
«  Ma  voisine,  »  dit  la  jeune  personne,  «  voilà  l'hon- 
»  nête  monsieur  qui  m'a  débarrassée  l'autre  jour  de 
»  ces  polissons.  —  Ha!  Monsieur!  »  me  dit  le  gros 
voisin,  «  vous  vous  êtes  là  généreusement  exposé  ! 
»  car  enfin...  —  Pas  du  tout!  Monsieur,  je  vous 
»  assure!  »  lui  répondis-je  ;  «  ceux  qui  font  mal  ont 
a  toujours  peur,  et  un  honnête  homme,  en  ce  cas, 
»  effraye  dix  mal  intentionnés.  —  Voilà  qui  est  bien 
»  dit!  Cela  porte  sentence  :  remarquez  cela,  ma 
»  femme  ! . , .  —  Je  le  goûte  fort,  mon  mari  !  »  Louise 
dit  alors  :  —  «  Je  veux  que  mon  frère  connaisse 
»  Monsieur;  je  le  croyais  rentré.  —  Il  l'était,  »  dit 
la  voisine  ;  «  mais  il  vient  de  ressortir.  —  Monsieur 
»  m'a  l'air  chirurgien  ?  »  dit  le  m'ari. —  «  Je  n'ai  pas 


88  177^   —  MONSIEUR  NICOLAS 

»  cet  honneur.  —  Monsieur  n'a  pourtant  pas  l'air 
»  d'un  employé  ?  —  Je  suis  imprimeur  en  lettres. 
»  —  Ha!  Monsieur!  vous  devez  être  bien  savant! 
»  Connaissez- vous  un  livre  intitulé  les  Sept  Trom- 
»  pcttes?  —  Oui,  Monsieur.  —  C'est  un  excellent 
»  livre!  —  On  ne  l'estime  plus  tant  qu'autrefois. — 
»  C'est  que  le  monde  est  si  corrompu!...  Mais  on 
»  estime  sûrement  la  Cour  Sainte  du  Père  Caussin? 
»  C'est  un  livre,  ça!  —  Guère  plus  que  les  Sept 
»  Trompettes  :  on  regarde  cet  ouvrage  comme  un 
»  assemblage  de  fables,  sans  critique.  —  Vous  ba- 
))  dinez,  Monsieur!  c'est  le  plus  beau  livre  que  j'aie 
»  lu  !  —  Cela  se  peut,  Monsieur.  —  Faites-moi  le. 
»  plaisir  de  me  dire  ce  qu'on  estime  aujour- 
»  d'hui?  —  On  fait  cas,  Monsieur,  de  V Histoire 
»  naturelle  de  Buffon;  des  Tragédies  de  Voltaire;  de 
»  V Emile  et  de  VHéloïse  de  Rousseau;  des  Tragédies  de 
»  Racine  ;  de  quelques-unes  de  celles  de  Corneille  ;  des 
»  Romans  de  Prévost,  de  M"^«  Riccohoni,  de  Lesa^e  ; 
»  des  Contes  moraux  ào,  Marmontel;  des  productions 
»  de  M™^  de  Beauharnais,  de  Mercier,  de  Dorât;  des 
»  nouveaux  ouvrages  sur  la  Physique...  —  Je  ne 
»  connais  rien  de  ce  que  vous  nommez  là!  Le 
»  monde  est  bien  changé,  sans  que  je  m'en  dou- 
»  tasse!...  —  Moi,  »  dit  Louise,  «  je  connais  un 
»  livre  qui  m'a  fait  le  plus  garnd  plaisir  !  je  pleurais 
»  de  tout  mon  cœur  en  le  lisant  ;  mais  il  est  bien 
»  vieux,  bien  vieux,  car  il  est  tout  déchiré;  je  vais 
»  le  chercher.  »  Elle  sortait  effectivement;  puis  en 
ouvrant  la  porte,  elle  aperçut  son  frère.  —  «  Mon 


SEPTIÈME     ÉPOaUE   —    I772  89 

»  ami  !  »  lui  dit-elle,  «  voilà  ce  Monsieur  !  »  Le  frère 
vint  à  nous.  Il  s'arrêta  surpris,  en  me  voyant.  Sa 
figure  ne  m'était  pas  inconnue;  mais  je  ne  pus  me 
la  remettre.  Il  me  salua,  et  ma  réponse  ne  marquant 
rien  de  particulier,  il  se  remit.  Le  son  de  sa  voix  me 
frappait  cependant  :  mais  j'augurai  que  si  je  l'avais 
effectivement  entendue,  c'était  en  passant,  ou  que 
cet  homme  ressemblait  à  quelqu'un  de  mes  anciennes 
liaisons.  Après  un  moment  d'entretien  chez  le  gros 
voisin,  nous  entrâmes  chez  M.  Alan.  Ce  nom  me 
persuada  que  je  ne  connaissais  pas  le  frère.  Il  me 
donna  des  marques  d'amitié,  m'assura  que  j'avais 
fait  la  conquête  de  sa  sœur,  et  me  glissa  un  mot  qui 
me  surprit,  vu  notre  inconnaissance  :  «  Je  suis  per- 
))  suadé,  d'après  la  manière  dont  elle  s'occupe  de 
»  vous,  depuis  votre  rencontre,  que  vous  seriez  très 
»  heureux  ensemble  !  »  Je  rougis  de  plaisir  ;  mais 
je  fus  très  étonné  !  Cependant  je  me  gardai  bien  de 
dire  que  je  n'étais  pas  mariable  !  cet  aveu,  dans  ce 
moment,  m'aurait  paru  le  plus  grand  des  malheurs. 
Louise  me  charmait,  et  je  voulais  du  moins  la  con- 
naître assez  pour  m'attendrir  dans  la  suite  à  son 
souvenir.  C'est  que  je  pleurais  quelquefois  avec  tant 
de  volupté,  Colette,  Madelon,  Zéphire,  M^^^  Rose 
Bourgeois,  ÉHse,  et  même  Adélaïde  Nicard,  Colette 
la  blanchisseuse,  Manon  son  amie,  que  c'était  une 
sorte  de  jouissance  pour  moi  de  faire  une  connais- 
sance nouvelle,  qui  se  fît  regretter  comme  je  les 
regrettais.  Ce  fut  mon  seul  motif  :  si  j'en  avais  eu 
un  criminel,  je  l'avouerais...  La  tournure  de  mes  ré- 
.  X  12 


90  1772   —   MONSIEUR   NICOLAS 

ponses  ayant  persuadé,  d'unepart,  que  j'étais  garçon, 
de  l'autre,  que  j'étais  épris,  la  cordialité  d'Alan  fut 
sans  bornes.  Louise  était  assise  à  côté  de  moi  ;  je 
lui  pris  une  main,  je  regardai  cette  aimable  fille, 
vrai  bijou  par  la  gentillesse  et  l'air  de  naïveté;  mon 
cœur  tressaillit  :  je  pensai  aussitôt  que  je  ne  pouvais 
être  heureux  par  elle,  et  je  m'attendris  ;  mes  larmes 
couléren.t.  On  leur  prêta  un  tout  autre  motif;  on 
crut  qu'elles  étaient  de  joie.  Les  amitiés  redoublè- 
rent. On  me  proposa  de  souper.  Le  frère  s'éclipsa 
un  moment,  pour  aller  chez  le  traiteur,  et  je  restai 
seul  avec  Alan.  Elle  se  leva;  elle  paraissait  un  peu 
émue,  un  peu  confuse;  elle  mit  le  couvert.  En 
passant  devant  moi,  je  lui  baisai  la  main.  Elle  me  dit 
une  chose  qui  m'étonna  :  «  Que  je  voudrais  vous 
»  avoir  connu  plus  tôt  !  — A  quoi  cela  servirait-il?  — 
»  A  beaucoup  !  »  Son  frère  arriva.  Nous  nous  mimes 
à  table,  et  la  gaieté  régna,  même  dans  mon  cœur. 

Louise  cependant  paraissait  quelquefois  con- 
centrée ;  Alan  me  dit,  en  me  tutoyant  :  «  Je  ne 
»  sais  pas  encore  ton  nom? — Bertrô,  »  répondis-je 
sans  hésiter  (car  je  sentais  que  je  ne  pouvais  donner 
mon  nom,  déjà  connu).  —  «  Mon  cher  Bertrô,  qu'as- 
;>  tu  donc  fait  à  Louise  ?  que  lui  as-tu  dit,  pendant 
»  mon  absence  ?  As-tu  fixé  le  jour  de  votre  mariage  ? 
»  —  Je  n'ai  pas  osé  en  parler,  »  répondis-je.  J'étais 
toujours  surpris  de  plus  en  plus  de  la  prompitude,  de 
la  précipitation  même  de  ce  frère  !  —  «  Je  t'avertis,  » 
reprit-il,  «  que  tu  l'as  enchantée;  et  comme  je  ne 
«  suis  à  la  maison  qu'une  heure  par  jour,  il  faut 


SEPTIÈME     ÉPOQ.UE   —    I772  9I 

»  avouer  qne  je  ne  serais  pas  sans  inquiétude,  en  y 
»  laissant  une  sœur  amoureuse  et  jolie.  —  J'ai  de 
»  l'honneur,  mon  ami,  et  si  tu  me  la  confies,  le 
»  dépôt  sera  sacré.  —  Oui,  je  te  la  confierai  ;  mais 
»  ne  barguignons  pas.  Elle  n'a  rien  en  mariage, 
»  parce  que  je  ne  suis  pas  riche.  Mon  état  de  chi- 
»  rurgien  suffit  à  nous  entretenir,  mais  il  ne  nous 
»  enrichit  pas.  —  Ce  n'est  pas  la  dot  que  je  recher- 
»  cherais,  si...  Ce  n'est  que  la  personne.  —  Bon!  je 
»  te  réponds  de  son  économie,  de  sa  douceur.  — 
»  Je  lis  dans  ses  beaux  yeux  qu'elle  a  toutes  les 
»  vertus.  »  Je  baisai  la  main  de  Louise,  qui  soupira. 
Nous  parlâmes  ensuite  de  nouvelles  ;  onze  heures 
arrivèrent,  et  je  me  levai  pour  me  retirer.  Je  fiis  sur- 
pris de  voir  Louise  prendre  son  mantelet,  et  se  dis- 
poser à  descendre.  —  «  Où  va  donc  Mademoiselle  ?  » 
lui  dis-je.  —  «  Tu  vois,  »  me  dit  Alan,  «  que  nous 
h  n'avons  ici  qu'un  lit  ;  ma  sœur  est  jeune  et  jolie  ; 
»  la  décence  ne  permet  pas  qu'elle  couche  dans  le 
»  même  appartement  que  son  frère,  quoiqu'il  ait 
»  deux  pièces  ;  elle  a  deux  petites  chambres  au  coin 
»  des  rues  Babille  et  des  Deux-Écus,  tu  vas  l'y  con- 
»  duire;  c'est  ma  première  marque  de  confiance... 
»  Ma  sœur,  j'ai  coutume  de  te  mener  chaque  soir, 
»  et  d'emporter  la  clef,  que  je  remets  le  lendemain 
»  à  notre  bonne  voisine;  je  ne  t'enfermerai  plus: 
»  la  meilleure  garde  d'une  fille,  c'est  l'amour;  je  te 
»  laisse  aveclui.  »  Louise  descendit,  sans  répondre, 
et  je  la  suivis. 

«  Vous  avez  un  frère  d'humeur  très,  agréable  !  » 


92  1772    —   MONSIEUR  NICOLAS 

lui  dis-je,  «  mais  un  peu  singulier!  —  Il  est  vrai; 
»  mais  il  en  a  toujours  bien  agi,  surtout  en  cette  oc- 
»  casion;  sa  conduite  envers  vous  me  fait  plaisir. 
»  — Ha  !  belle  Louise  !  approuvez-vous  ses  desseins  ? 
»  —  S'il  faut  vous  parler  avec  sincérité,  votre  ca- 
»  ractére  m'a  tellement  plu,  vos  discours  m'ont 
»  paru  si  sensés,  que...  je  n'ai  plus  eu  pour  le  ma- 
»  riage  l'éloignement  qu'il  m'avait  toujours  in- 
»  spire.  »  Je  ne  répondis  rien  à  ce  discours  si  obli- 
geant, qui  m'affligeait  néanmoins  !  je  faisais  provi- 
sion de  sensations  douloureuses  et  regrettantes  pour 
l'avenir  (i)...  Arrivés  à  la  porte  de  l'allée  de  Louise, 
je  la  saluai.  Elle  me  pria  de  monter.  Je  trouvai  un 
petit  appartement  très  propre  :  elle  avait  trois  fe- 
nêtres, une  sur  la  rue  Babille,  qui  plongeait  en  même 
temps  sur  un  bout  de  la  rue  des  Deux-Écus  et  sur 
celle  d'Orléans,  deux  voyaient  l'autre  bout  de  la  rue 
desDeux-Ëcus.  Elle  me  fit  asseoir  à  côté  d'une  croisée, 
et  nous  causâmes.  Elle  me  raconta  qu'elle  était  de 
Versailles,  et  orpheline;  que  son  frère,  en  arrivant 
de  l'armée,  où  il  avait  été  chirurgien,  l'avait  trouvée 
chez  une  couturière,  abandonnée  de  tout  le  monde, 
et  qu'il  l'avait  prise  avec  lui.  «  Nous  sommes  en- 
))  semble  depuis  quatre  ans  ;  j'en  ai  dix-neuf;  vous 
»  m'inspirez  de  la  confiance,  et  soyez  sûr,  Mon- 


(r)  Elle  a  été  bonne  !  car  elle  n'est  pas  encore  épuisée, 
au  bout  de  vingt -cinq  ans  !  Tous  les  ans,  du  9  Juillet  au 
9  Auguste,  je  vais  à  la  Nouvelle-Halle,  pleurer  Louise  et 
Thérèse;  en  fixant  la  Lyre  et  le  Cygne,  je  m'écrie  ;  «  Astre 
»  de  Louise,  Astre  de  Thérèse,  je  vous  salue  !  * 


SEPTIÈME     ÉPOaUE     —     I772  93 

))  sieur,  que  je  vous  donnerai  touie  la  mienne,  si 
»  vous  paraissez  le  désirer.  —  Je  vous  parlerai  avec 
»  la  même  sincérité,  »  lui  dis-je,  «  lorsque  nous 
»  nous  serons  vus  quelquefois  encore.  Adieu,  belle 
»  Louise;  toute  ma  conduite  doit  vous  prouver 
»  que  je  mérite  la  confiance  dont  vous  voulez 
)>  m'honorer.  »  Voilà  ce  qui  se  passa  dans  cette  pre- 
mière visite. 

Louise  m'avait  dit  de  revenir  la  voir  dans  son  lo- 
gement à  elle  :  je  reparus  le  lendemain  à  neuf 
heures.  Elle  fut  comblée,  en  me  voyant.  Nous  cau- 
sâmes. Ensuite  elle  me  présenta  un  livre,  et  se  mit 
à  sa  toilette.  A  midi,  elle  me  pria  de  lui  donner  la 
main  pour  aller  dîner  en  ville,  rue  Montmartre, 
chez  de  très  bonnes  gens,  qui  me  retinrent.  Louise 
fut  charmante,  et  me  parut  très  considérée.  A  quatre 
heures,  je  fus  obligé  de  la  laisser,  pour  aller  à  mes 
affaires  ;  elle  me  fixa  neuf  heures,  pour  la  revoir  chez 
elle.  Je  n'y  manquai  pas.  Elle  m'attendait,  son  petit 
couvert  mis  pour  nous  deux.  «  Mon  frère  est  absent 
»  pour  quelques  jours,  »  me  dit-elle;  «  je  les  passe- 
»  rais  chez  sa  voisine;  mais  je  préfère  de  rester  ici 
»  avec  vous.  Si  vous  y  voulez  travailler,  voilà  un  se- 
»  crétaire  ;  je  ne  vous  troublerai  pas  ;  je  m'occuperai 
»  ici.  î»  Ces  offres  m'enchantaient,  tant  que  la  ré- 
flexion ne  venait  pas  les  empoisonner.  Ce  soir-là, 
je  fus  extrêmement  tenté!  Louise  était  jolie;  elle 
avait  surtout  le  charme  auquel  je  ne  résistais  pas,  un 
pied  mignon.  Elle  était  d'une  propreté  qui  excluait 
la  plus  petite  négligence.  Il  faisait  chaud  ;  elle  était  en 


94  177 2    —   MONSIEUR   NICOLAS 

déshabillé,  la  gorge  à  peine  recouverte  par  un  tour  de 
gaze,  qui  ne  la  rendait  que  plus  appétissante...  Nous 
soupâmes;  nous  allâmes  ensuite  à  la  fenêtre  sur  la 
rue  Babille;  je  passai  un  bras  autour  de  sa  taille  dé- 
liée; je  pris  un  baiser  sur  sa  joue.  Louise  sourit,  et 
jeta  le  rideau  au  dehors.  Je  la  mis  sur  mes  genoux, 
un  baiser  demandé  fut  enfin  accordé  par  une  bouche 
.mignonne...  Quelle  déhcieuse  ivresse!...  Prêt  à  suc- 
comber, je  me  levai  :  «  Je  vous  quitte,  ma  chère 
»  Louise  !  vous  êtes  trop  séduisante,  et  je  ne  saurais 
»  me  contenir.  —  Non!  restez!...  Je  suis  seule;  je 
»  m'ennuierais.  —  Que  faut-il  donc  que  je  fasse, 
»  pour  vous  respecter  comme  je  le  dois?  »  La 
réponse  de  Louise  me  surprit  au  delà  de  tout  le 
reste  :  —  «  Inspirer  à  un  homme,  qui...  plaît  sur- 
»  tout  ! . . .  flatte  trop  une  fille,  pour  qu'elle  en  puisse 
»  être  offensée...  —  Ma  belle  Louise,  vous  me  ras- 
»  surez...  Mais  je  veux  vous  prouver  combien  vous 
»  m'êtes  chère,  en  les  contraignant,  ces  désirs  im- 
»  pétueux qu'allument  votre  beauté...  vos  charmes... 
»  vos  appas...  vos  attraits...  Oui,  ma  tendresse, 
»  mon  estime,  la  confiance  de  votre  frère  les  sur- 
»  monteront.  »  Je  me  contraignis  en  effet;  mais  je 
crus  m'apercevoir  que  Louise  chercha  plus  d'une 
fois  à  me  faire  manquer  à  ma  résolution.  Je  ne  la 
quittai  qu'à  minuit. 

Le  lendemain,  à  neuf  heures,  j'étais  chez  elle.  Je 
la  trouvai  au  lit;  une  bonne  femme  qui  faisait  son 
ménage  et  ses  commissions  était  auprès  d'elle.  Louise 
avait  un  mal  de  gorge.  Elle  prit  de  ma  main  du 


SEPTIÈME   ÉPOaUE   —    I772  95 

sirop  de  mûres;  je  lui  fis  moi-même  une  eau  de 
figues  grasses  ;  elle  me  donna  une  de  ses  mains,  et 
je  restai  ainsi  plus  d'une  heure  à  côté  d'elle.  Vers 
les  onze  heures,  il  arriva  une  de  ses  amies,  de  la 
rue  de  Bourhon-Petits-Carreaux  :  c'était  une  grande 
fille,  mince,  gaie,  jolie,  qui  me  paraissait  très  ai- 
mante; c'était  le  portrait  d'Emilie  Laloge.  Elle  fut 
pénétrée  de  l'indisposition  de  Louise.  Elle  ôta  sa 
robe,  resta  en  corset,  et  se  mit  à  la  servir.  Elle  avait 
l'air  d'une  nymphe.  Je  sortis  un  instant,  pour  une 
commission  que  me  donna  Louise.  Avant  mon  dé- 
part, Thérèse  m'avait  regardé  avec  une  sorte  de  cu- 
riosité fi-oide;  mais  à  mon  retour,  elle  parut  tout 
d'un  coup  familière  et  bonne  avec  moi.  Elle  entre- 
mêlait .adroitement,  à  tout  ce  qu'elle  disait,  une 
louange  fine  et  délicate  de  son  amie  ;  elle  me  faisait 
des  amitiés,  me  commandait,  me  prenait  la  main, 
et  dans  un  instant  où  je  baisais  celle  de  Louise,  elle 
appliqua  sa  jolie  bouche  sur  ma  joue,  en  me  disant  : 
«  J'aime  tout  ce  qui  aime  ma  Louise.  »  Il  y  vint  plus 
de  vingt  jeunes  filles  toutes  jolies,  voir  Alan,  dans 
l'après-dînée  :  ce  qui  m'étonna,  comme  tout  le 
reste.  Le  soir,  Thérèse  était  obligée  de  s'en  aller. 
Louise  lui  dit  :  «  Jusqu'où  tu  voudras  ;  mais  M.  Bertrô 
»  ne  te  laissera  pas  aller  seule ?...  Tu  le  voulez  bien, 
»  notre  ami? —  Si  je  le  veux  !  ne  serai-je  pas  toujours 
»  avec  Louise?...  »  On  me  baisa...  Je  reconduisis 
Thérèse  chez  elle,  à  minuit...  Ha  !  comme  elle  aimait 
Louise!  comme  elle  me  fit  son  éloge!...  Le  cœur 
parlait...  «  Comme  elle  est  aimée!  »  pensais-je... 


96  17/2   —  MONSIEUR   NICOLAS 

Je  trouvai  Thérèse  plus  riche  que  Louise;  elle  avait 
de  très  beaux  meubles,  encore  en  désordre,  parce 
qu'elle  emménageait,  et  une  fille  pour  la  servir.  Je 
ne  pus  m'empêcher  d'avoir  quelques  doutes...  Mais 
l'honnêteté  de  Louise,  les  procédés  de  son  amie  me 
replongeaient  dans  l'incertitude. 

De  retour  auprès  de  ma  Belle,  il  fut  résolu  que  je 
passerais  la  nuit  dans  un  fauteuil.  Je  servis  Louise; 
je  la  caressai  en  père,  plutôt  qu'en  amant.  Elle  s'en- 
dormit. Je  m'assoupis  à  mon  tour,  et  ne  m'éveillai 
que  sur  les  quatre  heures.  Louise  dormait  encore, 
mais  elle  s'éveilla  presque  aussitôt.  J'allai  lui  chercher 
du  sirop.  Elle  en  prit  de  ma  main,  qu'elle  baisa  en- 
suite. —  «  Quoi!  »  lui  dis-je,  attendri...  «  Ha!  je 
)»  rendrai  ce  baiser  à  ta  jolie  bouche...  »  J'en  pris 
un  cent.  En  regardant  Louise,  je  la  vis  en  larmes. 
«  Qu'avez-vous,  mon  aimable  amie  ?  —  Non,  »  me 
dit-elle, .«  je  ne  veux  plus  rien  vous  taire...  Mais  je 
»  veux  que  vous  vous  mettiez  à  côté  de  moi.  — 
»  Vous  êtes  malade...  —  Je  ne  le  suis  guère.  —  Je 
»  ne  le  saurais,  et  je  n'entendrai  rien  qu'après  votre 
»  guérison...  Je  ne  veux  pas  que  vous  parliez,  je  ne 
»  le  veux  pas  !  —  Ce  que  j'ai  à  vous  dire  est  impor- 
»  tant.  —  Je  ne  veux  pas  l'entendre  aux  dépens  de 
»  votre  santé...  Ma  Louise,  je  t'adore  !  rien  n'éteindra 
»  ce  sentiment  délicieux  dans  mon  cœur  !  —  Rien  ? 
»  —  Rien,  ma  fille...  Mais  ne  parle  pas.  —  Je  me 
»  tairai  donc;  mais  souviens-toi  que  j'ai  voulu 
»  parler  !  —  Oui,  je  date  de  ce  moment  ce  que  tu 
»  as  à  me  dire.  »  Je  l'empêchai  de  répliquer;  je  me 


SEPTIÈME     ÊPOaUE   —    I772  97 

mis  A  côté  d'elle  dans  le  fauteuil,  la  tête  sur  son 
oreiller,  et  elle  se  rendormit.  Je  m'éloignai,  dés  que 
je  m'en  aperçus,  pour  lui  préparer  ce  qu'elle  avait 
besoin.  Cette  nuit  fut  une  des  plus  agréables  de  ma 
vie  ;  c'est  un  délicieux  plaisir,  que  celui  de  garder, 
légèrement  malade,  une  jeune  beauté  que  l'on  com- 
mence d'aimer!...  A  sept  heures,  Louise  s'éveilla; 
je  lui  présentai  une  soupe  au  biscuit,  qu'elle  aimait 
beaucoup,  à  ce  qu'elle  avait  dit  la  veille  à  Thérèse. 
Cette  amie  arriva  presque  au  même  instant,  et  je 
sortis  pour  aller  à  mes  affaires,  sous  la  promesse  de 
revenir  dîner. 

Je  reparus  à  deux  heures.  Je  fus  reçus  par  les 
deux  amies  comme  un  dieu.  Thérèse  paraissait  vou- 
loir enchérir  sur  Louise.  Celle-ci  allait  beaucoup 
mieux;  elle  dina  légèrement.  Nous  jouâmes  au  do- 
mino, en  sortant  de  table,  à  très  petit  jeu  ;  les  deux 
amies  gagnèrent,  par  mon  adresse  à  mal  jouer;  ce 
qui  contribue  à  la  belle  humeur,  même  avec  les 
plus  désintéressés.  Thérèse  s'en  aperçut  à  la  fin,  et 
me  le  reprocha  tout  bas.  —  «  La  perte  échauffe,  » 
lui  dis-je;  «  ne  voyez-vous  pas  que  je  le  fais  pour 
»  Louise?  et  vous  en  profitez.  -^  Bon  ami!  bon 

»  ami!  vous   êtes  charmant! et   je  le  dirai   à 

»  Louise.  » 

Nous  soupâmes  encore  plus  gaiement  que  nous 
n'avions  joué.  Louise,  presque  guérie,  fut  char- 
mante; Thérèse  était  dans  un  petit  délire;  elle 
caressait  Louise  comme  un  amant  :  «  Ne  meurs 
»  pas!  »  lui  disait-elle;  «  je  ne  pourrais  te  sur- 
X  13 


99  1772    —   MONSIEUR    NICOLAS 

)>  vivre  ! . . .  Et  vous,  ménagez-la  moi  !  —  Vous  allez 
»  la  reconduire,  »  me  dit  Alan;  «  elle  vous  parlera; 
»  revenez  ensuite  :  je  laisserai  ma  clef;  vous  entrerez 
»  sans  bruit,  et  si  je  dors,  vous  ne  m'éveillerez 
»  point  :  mais  vous  ne  vous  en  irez  pas...  »  Prêt  à 
partir,  je  menai  les  deux  amies  à  la  fenêtre  sur  la 
rue  Babille,  et  je  leur  dis,  en  leur  montrant  une 
belle  étoile  au  zénith  :  «  Voyez-vous  cette  étoile  ?  — 
»  Oui!  »  dirent-elles  ensemble.  —  «  C'est  le  Vega 
>>  de  la  Lyre;  mais  je  change  son  nom  :  je  rappellerai 
»  désormais,  V Astre  de  Louise!...  Voyez  cette  autre 
»  constellation,  qui  la  suit.  — Nous  la  voyons  :  elle 
»  est  en  croix.  —  Oui;  ce^  ne  sera  plus  le  Cygne 
»  pour  moi;  je  lui  donnerai  le  nom  de  V Astre  de 
»  Thérèse  !  Et  si  jamais  nous  étions  séparés,  je  dirais, 
»  en  voyant  ces  deux  constellations  :  Astres  éternels, 
»  vous  êtes  toujours  là  !  mais  Louise  et  Thérèse  n'y 
»  sont  plus!...  »  Les  deux  amies  m'embrassèrent 
à  la  fois,  en  me  disant  :  —  «  Ha  !  ce  qu'il  dit  là  va 
»  au  cœur!  O  cher  ami!  ^)  ajouta  Thérèse,  en  me 
baisant  la  joue,  «  diras-tu  cela?  —  Oui,  je  le  dirai, 
»  toute  ma  vie.  —  Et  moi,  je  dirai  :  Belle  étoile  du 
»  27  Juillet!  Bertrô  te  regarde  en  ce  moment, 
»  comme  moi!...  Pour  Louise,  elle  sera  ta  femme, 
»  et  vous  la  regarderez  ensemble.  » 

J'allai  reconduire  Thérèse,  dés  que  nous  eûmes 
soupe.  La  jolie  malade  se  mit  au  lit,  et,  au  lieu 
de  laisser  sa  clef,  Thérèse  la  prit  et  me  la  donna. 
Nous  prîmes  par  la  Nouvelle-Halle.  Nous  n'étions 
encore  qu'à  la  rue  de  Sariine,  lorsqu'elle  me  dit  : 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    1772  99 

«  Mon  ami  !  vous  vous  êtes  conduit  comme  un  ange 
»  avec  Louise,  hier,  cette  nuit,  et  aujourd'hui;  elle 
»  vous  aime  de  tout  son  cœur,  et  vous  me  la  con- 
»  serverez  :  car  le  chagrin  me  l'aurait  enlevée... 
»  Elle  m'a  chargé  de  vous  tout  dire...  Mais  je  vous 
»  avouerai  que  je  tremble  de  parler...  Êtes-vous 
^>  bien  susceptible?  —  Qu'entendez-vous  par  là?  — 
a  Si  vous  tenez  beaucoup  à  certaines  choses... 
^)  comme  par  exemple,  à  une  fleur  ?  —  Une  fleur  ! 
,)  —  Oui,  une  fleur...  ce  qu'on  appelle  la  rose 
»  d'une  fille?...  C'est  que  Louise  n'a  pas  la  sienne 
»  plus  que  moi,  je  vous  en  avertis.  —  Vous  êtes 
»  charmantes!  »  répondis-je  (car  je  commençai  à  la 
■deviner);  «  je  vous  préférerais,  avec  votre  caractère, 
»  sans  rose,  à  bien  d'autres  qui  l'ont!  —  Ha!  vous 
»  me  rassurez!...  Je  vais  donc  tout  vous  dire... 
»  Le  frère  de  Louise  n'est  pas  son  frère,  quoiqu'il 
»  passe  pour  tel,  mais  son  amant,  depuis  l'âge  de 
j)  quatorze  ou  quinze  ans,  qu'il  l'a  prise  chez  une 
^)  couturière.  Mais  il  va  se  marier  à  une  femme 
»  riche  ;  Louise  en  était  désolée,  quand  vous  l'avez 
»  rencontrée  pour  la  première  fois.  Elle  accourut 
»  chez  moi,  dès  le  lendemain  matin,  pour  me  faire 
»  votre  éloge,  en  me  disant  :  «  Ha  !  si  un  homme 
»  comme  ça  voulait  m'aimer,  je  l'aimerais  de  tout 
»  mon  cœur!...  »  Vous  êtes  revenu,  vous  avez 
»  parlé  mariage;  Louise  m'a  répété  mille  fois 
»  aujourd'hui,  qu'elle  mettra  son  bonheur  à  faire 
î)  le  vôtre.  Elle  a  une  quinzaine  de  mille  francs, 
»)  qu'une  prêteuse   sur  gages  fait  valoir  :  j'en  ai 


100  Î77-    —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  environ  trente,  et  cela  nous  rapporte  :  j'ai  un  ami 
»  d'un  certain  âge,  que  je  n'aime  pas,  mais  que 
>♦  j'estime  :  il  me  fait  un  sort  très  avantageux,  et  je 
»  lui  suis  fidèle  avec  scrupule  ;  Louise  et  moi,  nous 
»♦  avons  le  même  caractère,  qui  est  la  reconnais- 
»  sance;  nous  ne  nous  sommes  jamais  donné  que 
»  de  bons  conseils.  Nous  désirons  notre  avantage 
»  mutuel,  avec  la  même  sincérité;  vous  n'en  dou- 
»  terez  pas,  quand  je  vous  dirai  que  tout  nous  est 
»  commun;  ce  que  j'ai  est  à  elle,  comme  à  moi,  et 
•)  réciproquement.  J'ai  cent  écus  par  mois,  depuis 
»  six,  et  elle  en  a  cent  francs  :  ce  qui,  joint  aux  cent 
»  que  son  ami  lui  donne,  la  rend  aussi  riche  que 
»  moi.  Nos  quarante-cinq  mille  francs  sont  entre 
»  les  mains  de  deux  prêteuses  bien  assurées  ;  mais 
»  si  par  malheur  la  sienne  manquait,  Louise  ne  per- 
»  drait  que  la  moitié  de  sa  somme,  et  elle  aurait  la 
»  moitié  de  la  mienne.  Quand  vous  serez  mariés, 
»  elle  aura  de  moi  cinquante  écus  par  mois  ;  et  vous 
»  verrez  que  je  serai  fidèle.  J'aime  Alan  comme 
»  une  sœur,  et  j'en  suis  aimée  de  même,  depuis 
»  quatre  ans.  Nous  sommes  camarades  d'école,  et 
»  dès  notre  enfance,  nous  nous  amusions  à  projeter 
»  de  tout  avoir  en  commun.  Nous  n'avons  jamais 
»  eu  qu'un  homme  chacune  (i).  Un  jour  l'ami  de 


(i)  A  peu  près  dans  le  même  temps,  ou  un  peu  plus  tôt, 
M'i»  Dfsglands,  des  Italiens,  était  la  Thérèse  d'une  autre 
Louise,  et  leur  société  dure  encore.  Je  le  tiens  d'elle-même: 
elle  nous  fit  son  histoire  en  dînant,  chez  notre  bon  ami  le 
docteur  Gnillebert  de  Fréval. 


SEPTIEME     EPOQlUE    —    I772 


lOI 


Louise  voulut  s'émanciper  avec  moi  :  je  lui  mon- 
trai si  bien  que  son  calcul  était  faux,  qu'il  ne  s*y 
frotta  plus;  je  l'ai  avoué  tantôt  à  mon  amie,  pour 
la  première  fois,  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  danger. 
Elle  s'était  désolée  avant  votre  connaissance  : 
mais  elle  me  disait  tantôt  :  ((  Mon  malheur  aura 
produit  mon  bien;  car  je  n'ai  parlé  à  ce  Monsieur, 
que  parce  que  Monsieur  Cellier  me  quittait.  Je  ne 
connaissais  que  lui  d'homme  aimable;  mais  j'ai 
vu  par  celui-ci,  qu'il  en  est  qui  le  passent,  en 
sentiments  et  en  délicatesse.  »  Et  elle  m'a  raconté 
des  preuves  de  la  vôtre...  Mais  je  parle  toujours! 
que  pensez-vous?  —  Je  dois,  Mademoiselle,  vous 
répondre  avec  la  même  confiance  que  vous  venez 
de  me  marquer. 

»  En  voyant  M^^=  Louise,  je  fus  entraîné  par  un 
sentiment  si  vif  tout  à  la  fois,  et  si  tendre,  que  je 
ne  pus  le  modérer.  Je  ne  songeais  pas  au  mariage, 
et  je  n'y  pouvais  songer;  mais  votre  confiance... 
—  Quoi  vous  ne  voulez  pas...?  —  Daignez  m'é- 
couter,  aimable  Thérèse  !  votre  estime  m'est 
nécessaire.  —  Ha!  ce  mot  me  rassure  encore  !  — 
Je  vous  disais.  Mademoiselle,  que  votre  confiance 
exige  toute  la  mienne...  Le  mot  de  mariage  fut 
prononcé.  Il  m'interdit;  mais  le  charme  était  déjà 
si  fort,  que  je  ne  pus  répliquer.  Je  pris  une  réso- 
lution :  ce  fut  de  voir  Louise  d'assez  prés  pour 
l'adorer,  de  me  retirer  ensuite,  et  de  la  regretter 
éternellement;  de  verser,  pendant  le  reste  de  ma 
vie,  des  larmes  sur  mon  malheur.  —  Hé  !  pour- 


102  1772   —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  quoi  ?  que  signifie  cette  manie  étrange  ?  —  Que 
»  je  suis  marié  depuis  douze  ans!  — Ha  Dieu!... 
»  Mais,  »  ajouta-t-elle  en  riant,  «  vous  nous  con- 
»  naissez  ;  votre  mariage  ne  sera  pas  un  obstacle  : 
»  Louise  aurait  été  votre  femme;  elle  sera  votre 
»  maîtresse,  et  peut-être  en  serez-vous  plus  heureux 
»  l'un  et  l'autre...  Laissez-moi  la  disposer,  mon 
»  pauvre  Bertrô...  — Je  suis  marié;  »  repris- je, 
«  je  suis  honnête  homme  :  je  puis  avoir  une  erreur 
»  d'un  moment;  mais  voudriez-vous,  ma  chère 
»  Thérèse,  que  j'allasse  ruiner  ma  maison?...  — 
^>  Non  !  non  !  mais  pour  que  tu  en  aimes  une  autre, 
»  il  faut  que  ta  femme  ait  eu  des  torts,  ou  un  amant  ? 
»  sans  quoi,  je  te  connais,  tu  n'aurais  pas  dit  à  mon 
»  amie  que  tu  l'aimais.  Je  ferai  tout  pour  toi...  Tu 
»  m'entends?  Aimez-vous;  soyez  heureux;  sois 
»  mon  ami  ;  un  homme  prêt  à  me  servir,  de  toutes 
»  les  manières  dont  on  sert  ses  amis;  que  je  puisse 
»  compter  sur  toi  :  le  prix  de  ton  amitié  sera  la 
»  possession  de  Louise.  C'est  une  autre  moi-même; 
»  si  je  la  donne,  elle  sera  bien  donnée.  J'ai  goûté 
»  tes  principes;  en  peu  de  mots  tu  les  as  décou- 
»  verts  :  quand  tu  ne  seras  plus  amant,  tu  seras 
»  encore  ami  solide.  »  J'embrassai  Thérèse,  trans- 
porté de  joie  :  car  la  passion  m'aveuglait  :  —  «  O 
»  fille  aimable!  »  lui  dis-je,  «  tu  m'enchantes!  tu 
))  me  ravis  !  Mais  qui  t'a  donné  tant  de  philosophie  ? 
»  —  La  Nature  seule,  et  quelques  lectures  l'ont 
»  fortifiée.  J'ai  trouvé  un  livre  chez  mon  amie  ;  je 
»  l'ai  lu,  je  l'ai  dévoré;  il  était  conforme  à  mes 


SEPTIÈME     ÉPOQUE   —    1772  103 

»  sentiments,  pour  l'amour.  Il  m'a  surtout  atten- 
n  drie;  je  crois  l'avoir  encore  à  la  maison  :  je  vais 
»  te  le  prêter.  » 

Nous  arrivâmes.  L'ami  de  Thérèse  l'attendait.  Il 
fut  surpris,  en  me  voyant  :  —  «  Ne  vous  effarouchez 
»  pas!  »  lui  dit-elle  en  riant;  «  il  est  vrai  que  c'est 
»  mon  amant,  mais  je  ne  lui  accorde  des  faveurs 
»  qu'avec  les  appas  de  Louise.  »  Ce  mot  dérida 
l'homme,  qui  me  parut  environ  cinquante-deux  ou 
cinquante-quatre  ans.  Thérèse  me  donna  la  brochure 
qu'elle  m'avait  promise,  et  qui  était  fort  mal  en 
ordre.  Je  l'ouvris,  et  ce  ne  fut  pas  avec  une  médiocre 
surprise  que  je  reconnus  un  de  mes  Ouvrages,  la 
Fille  naturelle!...  Je  rougis.  Mais  Thérèse  ne  pou- 
vait me  deviner.  —  «  Vous  l'avez  peut-être  lu  ?  — 
»  Oui;  mais  je  le  relirai.  »  En  effet,  j'ai  observé 
que  relire  con  propre  ouvrage,  quand  on  sait  qu'il  a 
été  lu  par  quelqu'un  à  qui  l'on  s'intéresse,  et  qu'on 
sait  les  endroits  qui  Font  frappé,  est  un  des  plus 
grands  plaisirs  que  puisse  goûter  un  auteur  !  Je  pris 
la  brochure,  dans  la  résolution  de  la  rendre  reliée, 
et  je  sortis. 

J'hésitai  si  j'irais  chez  Alan;  mais  je  fus  conduit 
à  sa  porte  par  mes  jambes,  sans  l'aveu  de  ma  volonté, 
je  puis  le  dire  (comme  autrefois  chez  Zéphire!) 
J'avais  sa  clef  :  c'était  une  raison,  dont  une  partie 
de  mon  âme  fut  charmée,  tandis  que  l'autre  s'en 
affligeait.  Parvenu  auprès  de  son  lit,  je  la  vis  endor- 
mie. Je  me  baissai,  pour  lui  baiser  le  front;  un  de 
ses  bras  me  retint  :   «  Vous  êtes  instruit,  »  me 


104  1772   —   MONSIEUR  NICOLAS 

dit-elle.   ((  Oui,  ma   chcre   Louise.  —  Ha!  tu  es 
»  instruit,  et  je  te  suis  chère!...  je  suis  donc  la  plus 
»  heureuse   des  filles!   —   Mon  aimable  amie,  je 
»  t'aimerai  jusqu'à  mon  dernier  soupir...  »  Elle  me 
donna  un  baiser...  «  Mais,  »  continuai-je,  «  Thérèse 
»  doit  te  parler  demain.  —  Hé  bien,  elle  me  par- 
»  lera..  Mais  puisque  tu  me  connais...  viens,  mon 
»  ami...  viens...  »  Je  fus  près  de  succomber...  Je  fis 
sur  moi-même  un  effort,  dont  je  frémis,  depuis... 
(vingt-cinq  ans,  aujourd'hui  12  Septembre  1797)... 
Je  m'arrachai  des   bras  d'une  fille  qui  m'inspirait 
des  désirs  brûlants...  et  je  lui  dis  :  —  «  Non!  de- 
»  main...  Demain  Thérèse  vous  parlera.  »  Louise, 
interdite,  parut  inquiète  :  je  lui  fis  mille  caresses, 
mais    respectueuses,    pendant   lesquelles    quelques 
questions  furent  hasardées  de  sa  part  ;  mes  réponses 
la  convainquirent  que  j'étais  instruit.  Je  lui  baisais 
les  mains;  je  me  contentais  quelquefois  de  mettre 
ma  bouche  où  sa  tête  venait  de  se  poser  ;  des  larmes 
coulèrent  de  ses  beaux  yeux.  —  v.  Tout  ce  que  vous 
»  faites  me  touche!  O  Bertrô!  que  je  voudrais  être 
»  ce  que  vous  m'avez  cru  d'abord!...  Mais,  mon 
»  ami,  je  ne  t'en  aimerai  que  plus  tendrement!  De 
»  ce  moment,  tu  es  le  maître  de  ce  corps  ;  il  est  à 
»  toi  autant  qu'à  moi...  Agis  en  maître,  cher  amant, 
»  cher  mari!...  »  Après  quelques   discours   sem- 
blables, je  lui  présentai  la  brochure  que  son  amie 
m'avait  prêtée.    Elle  me  dit  que  c'était  la  même 
qu'elle  voulait  me  montrer  le  jour  que  nous  étions 
ensemble  chez  le  gros  voisin.  —  «  Je  ne  l'en  lirai 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    I772  10$ 

»  qu'avec  plus  de  plaisir,  »  lui  répondis-je.  Je  la 
quittai  enfin,  bien  malgré  moi!...  Elle  voulut  que 
j'emportasse  sa  clef,  «  afin,  »  me  dil-elle,  v  que  je 
»  vous  voie  aussitôt  que  je  le  désire.  » 

Une  foule  de  pensées  m'occupaient,  en  m'en 
retournant  :  «  Quoi!  je  suis  encore  aimé!...  Mais 
»  hélas!  quelle  différence,  de  cette  enfant,  tout 
»  aimable  qu'elle  est,  avec  Mademoiselle  Rose 
»  Bourgeois,  et  sa  sœur  Eugénie!...  »  J'arrivai 
chez  moi,  roulant  dans  ma  tête  mille  pensées  qni 
se  heurtaient  et  se  renversaient  mutuellement.  J'eus 
celle  de  me  marier  sous  le  nom  de  Bertrô,  en  met- 
tant seulement  Thérèse  dans  ma  confidence;  mais 
cette  idée  ne  dura  qu'un  instant.  Je  dormis  peu,  et 
mon  demi-sommeil  fut  troublé  par  des  songes.  Je 
me  levai  matin,  à  cause  de  la  clef  de  Louise,  que 
j'avais  prise  avec  plaisir,  et  que  j'étais  fâché  d'avoir; 
j'étais  à  sa  porte  à  sept  heures.  J'ouvris  doucement; 
elle  feignait  de  dormir.  Je  m'approchai  d'elle,  et  je 
posai  ma  bouche  sur  ses  lèvres  entr'ouvertes.  Elle 
eut  un  léger  frémissement.  «  Dors,  bel  ange...  » 
m'écriai-je.  Je  m'éloignais.  Elle  ouvrit  ses  beaux 
yeux,  et  m'appela.  J'étais  déjà  auprès  de  la  che- 
minée. Je  revins  à  elle.  Son  sein  était  à  demi  décou- 
vert; elle  me  tendit  la  main...  J'avouerai  que  je 
n'aurais  pas  été  aussi  fort,  cette  matinée,  contre 
moi-même,  que  je  l'avais  été  la  veille;  mais  Thérèse 
arriva. 

Elle  pensa  que  nous  avions  passé  la  nuit  ensemble, 
et  que  tout  était  dit.  Elle  vint  m'embrasser  :  «  Il 
X  14 


I06  1772  —  MONSIEUR   NICOLAS 

»  vaut  mieux  être  tendres  amants,  que  mariés  de 
»  mauvaise  humeur  :  je  vous  félicite  Jous  deux  sur 
»  votre  heureuse  nuit.  —  Il  ne  fait  que  d'arriver  !  » 
dit  Louise,  en  souriant;  «  mon  ami  en  agit  avec 
»  moi  d'une  manière  qui  me  charme  !  Plus  il  diffère 
»  des  autres  hommes,  plus  il  me  plaît!...  Il  arrive  : 
»  mais  il  m'a  dit  hier  soir,  que  tu  avais  à  me  parler  ? 
»  —  En  ce  cas,  »  me  dit  Thérèse,  «  déjeunons  vite  : 
»  on  nous  apporte  du  chocolat;  ensuite.  Monsieur, 
»  tu  iras  une  couple  d'heures  à  tes  affaires,  puis  tu 
»  reviendras.  —  Ne  le  renvoie  donc  pas  !  »  dit  Alan 
d'un  air  mignard,  (c  il  s'en  va  toujours  assez  tôt  de 
»  lui-même  !  »  Nous  déjeunâmes.  Thérèse,  ordinai- 
rement gaie,  se  montra  sous  un  autre  jour;  elle  fut 
sensible,  carressante  ;  cette  fille  spirituelle  préparait 
son  amie,  avec  un  art  qui  me  charma.  Elle  nous 
réunissait  quelquefois  sur  ses  genoux  :  elle  nous 
embrassait  tous  deux,  elle  nous  obligeait  à  nous 
donner  de  ces  baisers  dont  parle  Martial  : 

Basia  hlandas  imitatacoJumhas.., 

et  que  les  Grecs  appelaient  d'un  mot  bien  doux  : 
mandalôton.  Le  déjeuner  fini,  elle  me  prit  la  main, 
et  me  dit  «  Bertrô,  je  n'ai  pensé  qu'à  vous  deux 
»  cette  nuit.  Vous  auriez  été  trop  heureux,  si  tu 
»  avais  trouvé  Louise,  elle  fille,  toi  garçon!...  et 
»  tant  de  bonheur  n'est  pas  fait  pour  l'humanité...  » 
Elle  nous  serrait  l'un  contre  l'autre...  Elle  avait  l'œil 
chargé  de  larmes...  «  Ha!  que  faut-il  faire!...  »  Elle 
se  concentrait...  Enfin,  dans  un  petit  mouvement 


SEPTIÈME    ÉPOCLUE  —    1772  107 

d'emportement,  qui  avait  son  motif,  elle  nous  pressa 
l'un  contre  l'autre,  'et  nous  dit  :  «  Il  le  faut,  à  pré- 
»  sent.  »  Et  Louise  se  trouva...  dans  mes  bras...  Je 
me  trouvai  dans  elle...  Mon  âme  entière  passa  dans 
ce  corps  charmant,  par  les  organes  délicieux  du 

plaisir,  par  sa  bouche  divine,  et l'innominable 

trésor   de  la   Nature Thérèse   confondait    ses 

caresses  avec  les  nôtres Enfin,  elle  nous  sépara. 

ce  C'est  moi  qui  te  l'ai  donnée.:  c'est  moi,  non  pas 
»  elle,  qui  vous  sépare...  Va,  mon  ami,  va...  Tu 
»  reviendras  dans  une  heure  ou  deux,  ou  plutôt,  s'il 
»  t'est  possible...  »  J'étais  à  la  porte,  quand  elle  me 
rappela  :  «  Tu  ne  l'embrasses  pas?  »  Je  baisai  la 
main  d'Alan,  qui  se  jeta  vivement  à  mon  cou... 
Une  idée  me  vint,  triste,  profonde,  désespérante! 
Je  pris  Louise  et  Thérèse  par  la  main;  je  les  menai 
à  la  fenêtre;  nous  nous  appuyâmes  tous  trois  sur 
l'accoudoir,  sans  parler.  Je  fixais,  dans  la  rue  d'Or- 
léans, mes  regards  sur  une  petite  porte  enfoncée,  et 
je  me  disais  à  moi-même  :  «  C'est  de  là  que  je 
»  viendrai  désormais  regarder  la  fenêtre  de  Louise, 
»  et  pleurer  deux  filles  trop  aimables,  mais  que  je 
»  ne  saurais  plus  voir...  Un  état  contraire  aux 
»  mœurs  honnêtes  commencerait,  et  serait  habituel. 
»  Je  ne  pourrais  plus,  je  le  sens,  continuer  à  être 
»  bon  père,  et  quoique  je  sois  peut-être  dispensé 
»  d'être  bon  époux,  il  ne  faut  pas  que  notre  vie  soit 
')  un  scandale  public.  Les  fautes  imprévues  et  passa- 
»  gères  sont  de  la  fragilité  humaine  ;  mais  un  état 
»  permanent  est   d'un  malhonnête  homme.   »  Je 


I08  1772    —   MONSIEUR   NICOLAS 

faisais  toutes  ces  réflexions  à  part,  sans  ouvrir  la 
bouche,  en  pressant  contre  mon  cœur  la  main  de 
Louise,  et,  de  l'autre  main,  celle  de  Thérèse.  «  Je 
»  perds  le  bonheur!  »  pensais-je,  «  je  le  sens; 
»  mais  il  faut  ici  du  courage...  Virtus  est  placilis 
»  ahstinuisse  bonis!...  Quelle  heureuse  vie  je  méne- 
»  rais  avec  ces  deux  filles!  Tranquille,  travaillant 
»  avec  aisance...  Mais,  comment  parlerais-je  de  la 
rt  vertu  ?...  Allons!  allons!...  »  —  «  Vous  êtes  bien 
'>  ému,  »  me  dit  Thérèse.  —  «  Ho!  oui!...  Mon 
))  sort  se  décide.  »  J'embrassai  Louise  trois  fois  : 
j'embrassai  Thérèse  deux...  Je  baisai  les  cheveux  de 
Louise,  en  passant...  et  le  gant  de  Thérèse  posé  sur 
une  commode  à  côté  de  la  porte;  je  dis,  suffoqué  : 
«  Adieu!...  »  Et  je  sortis. 

Une, femme,  mère  d'une  actrice  à'Andinot,  qui 
demeurait  sur  le  même  carré,  me  força  d'attendre 
qu'elle  fût  rentrée,  pour  passer.  J'entendis  Thérèse, 
qui  disait  à. Louise  :  «  Mon  ami  Ta  reconnu,  pour 
»  l'avoir  vu  chez  le  libraire  Lejayî  C'est  l'auteur  de 
»  ce  livre  que  tu  aimes  tant  !  la  Fille  naturelle!  — 
»  Ha  Dieu  ! . . .  —  et  des  Lettres  d'une  Fille  à  son  Père, 
a  que  je  t'apporte...  »  Ce  fut  tout  ce  que  j'entendis  : 
je  n'osai  pas  rester,  parce  que  la  porte  de  vis-à-vis 
était  demeurée  ouverte.  Je  descendis  lentement,  et 
regardant  ces  marches,  où  j'étais  monté  tant  de  fois 
depuis  quelques  jours,  le  cœur  palpitant,  je  me  dis, 
oppressé  :  «  Vous  ne  me  conduirez  plus  vers 
»  Louise  !  c'est  aujourd'hui  la  dernière  fois  que  je 
»  foule  cet  escalier,  que  je  suis  près  de  la  demeure 


SEPTIÈME   ÉPOdUE   —    I772  IO9 

»  de  Louise;  je  m'en  éloigne  à  chaque  pas,  et  c'est 
»  pour  jama?s!...  Adieu!  ma  chère  Louise!  Un 
»  mot  !  un  seul  mot  vient  de  me  rappeler  ce  que  je 
»  suis,  et  ce  que  je  me  dois!...  Ha!  Louise!  si 
»  j'étais  libre,  ton  aimable  compagne  et  toi,  vous 
«  seriez  à  jamais  mon  unique  société!...  Filles 
»  aimables!  je  ne  vous  reverrai  plus!...  »  Je  des- 
cendis, en  sanglotant  malgré  moi,  et  mes  larmes 
coulèrent,  dés  que  je  fus  dans  la  rue.  Je  me 
retournai  au  coin  de  celle  des  Vieilles-Ètuves,  et 
j'entrevis  Thérèse  qni  me  faisait  un  signe  d'amitié... 
Ce  fut  le  dernier  que  j'aie  reçu  d'elle  alors!...  En 
tournant  Tangle,  ce  fut  comme  si  j'avais  mis  l'Océan 
entre  Louise,  Thérèse  et  moi;  nous  ne  nous  sommes 
plus  revus,  qu'au  bout  de  douze  ans!... 

O  mon  Lecteur!  tout  devient  intéressant,  et  prend 
une  teinte  différente,  pour  l'âme  sensible  !  Un 
homme,  comme  il  en  est  tant,  n'eût  vu  que  deux 
filles,  dans  Louise  et  Thérèse  :  j'y  trouvai  deux 
belles  âmes,  deux  amies,  telles  que  nous  avions  été 
amis.  Loiseau  et  moi;  j'y  trouvai  un  nouvel  aliment 
pour  ma  sensibilité.  J'ai  entrevu  deux  fois  Louise 
depuis  ma  rupture  :  huit  jours  après,  d'un  escalier 
vis-à-vis,  soupant  tristement  avec  Thérèse;  la 
seconde,  quinze  jours  après,  traversant  la  Nouvelle- 
Halle.  Depuis  douze  ans,  je  vais  tous  les  soirs 
(depuis  seize  ans)  (depuis  dix-huit  ans)  (depuis 
vingt)  (depuis  vingt-cinq  ans),  dans  le  quartier  où 
j'ai  connu  Louise;  c'est  le  temps  où  la  Lyre  est 
perpendiculaire  sur  la  Nouvel  le- H  aile;  et  je  regarde 


110  1772    —   MONSIEUR  NICOLAS 

la  Lyre  et  le  Cygne,  et  je  pleure  le  bonheur  que  j'au- 
rais pu  goûter,  si  la  première  des  lois  sociales  ne 
s  y  fût  opposée...  Je  commence  mes  stations  le 
9  Juillet,  et  je  les  finis  le  9  Auguste.  Je  vais  m'as- 
seoir,  les  deux  ou  trois  premiers  jours,  sur  la  plate- 
bande  de  fer,  vis-à-vis  le  n°  14,  et  je  chante  les 
noms  de  Louise  et  de  Thérèse,  en  versant  des 
larmes.  Les  jours  suivants,  j'arrive  par  la  rue  des 
Vieilles-Ètuves ;  et  je  m'avance  lentement,  les  yeux 
fixés  sur  la  fenêtre  où  je  m'étais  accoudé  avec 
Louise,  où  j'avais  vu  le  dernier  signe  d'amitié  de 
Thérèse;  et  mes  larmes  coulent;  je  frémis  en  disant  : 
«  O  Louise!  m'avez-vous  haï,  méprisé?...  Thérèse! 
»  avez-vous  deviné  mes  motifs?  Filles  aimables! 
>s  soyez  toutes  deux  heureuses!...  »  Et  je  m'en 
retourne,  après  avoir  donné  un  libre  cours  à  mes 
larmes...  Le  huitième  jour,  je  vais  de  la  Nouvelle- 
Halle  à  la  rue  de  Bourbon;  je  baise  la  porte  de  Thé- 
rèse; quelquefois  je  monte  à  son  étage...  et  je 
pleure...  Je  crois  que  Louise  est  heureuse  :  je  l'ai 
rencontrée  au  mois  de  Septembre  cette  année  1784, 
bien  mise,  avec  un  homme  qui  lui  donnait  le  bras  ; 
elle  m'a  paru  mariée.  Je  la  regardai  avidement; 
mais  je  ne  lui  parlai  pas,  et  je  n'en  fus  point  remar- 
qué. C'était  elle  :  mon  cœur  mêle  dit  (i).  Lecteur, 
arrête-toi  !  C'est  la  seule  fois  de  ma  vie  que  j'eus 


(i)  Tout  ceci  précède,  comme  on  voit^  la  revue  de  mes 
deux  amies...  Voyez,  pour  ce  qui  n'est  pas  exprimé,  le 
Drame  de  la  vie,  à  la  pièce  intitulée  Louise  et  Thérèse^ 
pp.  660-725. 


SEPTIÈME  ÉPOaUE  —   1 772-84  III 

tant  de  vertu.  Qui  me  l'inspira?  Deux  filles  entrete- 
nues me  l'ont  donnée,  comme  autrefois  Zéphire  me 
rendit  chaste;  car  l'unique  jouissance  délicieuse,  qui 
fut  sur  le  point  de  m'attacher  à  Louise  et  à  Thérèse, 
ne  fiit  pas  une  faiblesse  :  je  sais  comme  elle  arriva, 
contre  ma  volonté,  par  mes  sens...  J'en  atteste 
l'Être-suprême !  je  ne  le  voulais  pas...  Thérèse...  ô 
Thérèse  !  fille  divine  !  comment,  comment  as-tu  pu 
faire  cette  action  céleste,  qui  me  fait  t'adorer 
encore?...  Comment,  comment  m'as-tu  conduit, 
forcé...  retenu...?  Tu  me  fis  violence!...  et  je  t'a- 
dore! je  t'adore,  autant,  plus,  peut-être,  pour  cet 
acte,  crime  alors  à  mes  yeux,  que  pour  toutes  tes 
autres  vertus,  si  vraies,  si  touchantes,  que  j'ai  si  bien 
senties!.,.  Lecteur  ami!  une  preuve  que  l'action  de 
Thérèse  ne  fut  pas  un  crime,  c'est  qu'elle  est  récom- 
pensée... 

Douze  ans  s'étaient  écoulés  :  j'avais  vu  Louise,  et 
je  m'étais  caché  d'elle.  Mon  cœur  se  trouva  aussi 
sensible  que  le  premier  jour...  J'errai  dans  la  Nou- 
veîle-Halîe,  attendri,  touché.  Enfin,  un  soir,  je  vois... 
une  grande  femme,  tenant  par  la  main  une  enfant  de 
onze  ans,  et  une  autre  de  six.  Elle  m'intéressait  :  je 
m'avance...  C'était  Thérèse!  Je  la  reconnus  sur-le- 
champ.  Je  fus  plus  hardi  avec  l'amitié  qu'avec  l'a- 
mour. Nous  étions  en  1785  ;  je  sortais  d'une  maladie; 
j'étais...  à  faire  pitié...  Je  venais  d'achever  les  Con- 
temporaines,  et  de  publier  la  Paysanne  :  je  pris  la 
main  de  Thérèse...  «  Vous  m'avez  condamné  sans 
»  m'entendre  :  voulez-vous  m'écouter  ?  —  Ha  !.. . 


112  1772-84   —  MONSIEUR   NICOLAS 

»  le  malheureux!  il  me  donne  un  coup  de  poi- 
»  gnard...  »  Et  je  fus  obligé  de  la  soutenir...  — 
«  Je  vous  fais  horreur!  je  me  retire.  —  Il  me  lais- 
»  serait  mourir!  —  Non!  non!  ô  Thérèse,  tous  les 
»  jours  pleurée!  —  Pleurée!  moi!  pleurée!...  et 
»  Louise...  —  Puis-je  vous  séparer?  —  Viens  donc 
»  la  voir...  Elle  se  meurt...  Tu  recevras  son  dernier 
»  soupir...  ou...  tu  la  sauveras...  »  Je  la  ramenai 
rue  Babille.  Nous  montâmes.  Thérèse  me  précéda 
auprès  de  la  malade. 

«  Mon  amie!...  veux-tu  voir?...  Calme-toi...  mais 
»  une  crise...  te  sauvera  peut-être!...  Bertrô...  est... 
»  là.  —  Lui!...  »  La  malade  expirante  se  soulève... 
«  Où  est-il  ?  »  Je  fus  à  elle  à  l'instant,  et  je  la  pressai 
contre  mon  sein.  «  Bertrô!...  je...  ne...  t'en  ai... 
»  jamais...  voulu...  c'est...  par  vertu...  »  Elle  ne 
put  parler...  On  lui  donna  un  cordial...  Je  posai  sa 
tête  sur  mon  épaule  gauche,  et  je  la  tins  ainsi.  «  Je 
»  meurs...  contente...  Parlez  de  moi...  —  Tous  les 
»  jours!  »  m'écriai-je.  —  «  Que...  direz-vous?  — 
»  Louise  était  notre  Divinité...  —  Et  nous  la  pleure- 
»  rons,  »  s'écria  Thérèse,  «  jusqu'à  notre  dernier 
»  soupir!  » 

Louise  sourit  ;  son  cœur  sans  doute  se  dilata  trop 
vivement...  Elle  expira  par  un  sourire...  Nous  ne 
pouvions  la  quitter.  Son  mari  et  celui  de  Thérèse 
nous  l'ôtèrent. .. 

Depuis  ce  moment,  tous  les  ans,  à  pareil  jour 
(car  elle  mourut  dans  les  jours  sacrés),  je  suis  venu 
chez  Thérèse,  du  9  Juillet  au  9  Auguste.  J'entrais  : 


SEPTIÈME   ÉPOQUE   —    1 772-89-96  II3 

si  elle  était  seule,  nous  nous  embrassions;  si  elle 
avait  compagnie,  nous  nous  disions  à  l'oreille,  moi  : 
<c  Louise  était  notre  Divinité  !  >^  Thérèse  :  «  Et  nous 
»  la  pleurerons  jusqu'à  notre  dernier  soupir!...  » 
Ceci  a  duré  douze  ans;  car  c'est  en  1796,  année 
actuelle,  que  j'ai  fait  la  perte  irréparable  de  Thé- 
rèse!... Elle  est  morte  le  22  Auguste,  sur  la  même 
épaule  où  sont  expirées  Zéphire,  Amélie,  et 
Louise...  Ho!  je  ne  puis  écrire  ceci,  à  soixante- 
trois  ans,  et  je  fonds  en  larmes!  Accablé  de  dou- 
leurs, de  chagrins,  d'infirmités,  j'ai  perdu  Thérèse, 
qui  pouvait  les  soulager!  J'ai  achevé  de  perdre 
Louise,  mon  dernier  amour!...  Ouvre-toi,  tombeau! 
je  n'ai  plus  rien  à  regretter!...  Mais...  il  me  reste 
quelque  chose  encore...  comme  tu  vas  le  voir,  Lec- 
teur. Remontons. 

Le  lendemain  de  la  perte  de  Louise ,  je  vins  voir 
Thérèse.  Nous  suivîmes  notre  amie  au  tombeau; 
la  terre  qui  la  couvrit  fut  arrosée  de  mes  larmes... 
Nous  nous  tenions  embrassés  par  le  corps.  Je  ne  la 
quittai  presque  pas  ces  jours-là.  Au  bout  de  quelques 
semaines,  elle  me  raconta  comment  elle  avait  marié 
Louise  au  chirurgien,  son  premier  amant,  devenu 
veuf,  et  comment,  pour  l'y  déterminer,  elle  s'était 
mariée  elle-même  à  un  ami  de  cet  homme.  Elle 
ajouta  :  «  Vous  avez  une  fille  de  Louise.  »  Je  fus 
transporté  de  joie  :  «  C'est  la  plus  grande  des  deux 
. »  qui  étaient  avec  moi,  le  jour  où  vous  m'avez 
»  rencontrée  ;  l'autre  est  ma  fille.  Celle  de  Louise  est 
»  au  couvent,  pour  faire  sa  première  communion.  » 
X  15 


114  1772-89-96    —   MONSIEUR   NICOLAS 

Nous  en  restâmes  là;  et  dans  nos  autres  visites,  où 
je  voyais  les  enfants  de  Thérèse,  au  nombre  de  trois, 
je  m'informais  toujours  à'Aîanette,  qu'avant  de  la 
connaître  je  nommais  Filette,  dans  mes  dates. 

Un  soir,  en  1789,  passant  dans  la  rue  Honoré, 
près  celle  à' Orléans^  je  vis  une  jeune  femme  en- 
ceinte, dont  la  beauté  me  frappa.  Je  la  regardais 
tous  les  soirs,  avec  une  satisfaction  si  grande,  qu'il 
me  manquait  quelque  chose  lorsque  je  ne  l'avais 
pas  vue.  En  1793,  j'en  parlai  à  Thérèse.  Ellje  me 
demanda  sa  demeure.  Je  la  dis.  Le  lendemain, 
en  passant,  je  vis  Thérèse  à  côté  de  la  charmante 
horlogère.  Surpris,  je  m'arrêtai.  Elle  me  fit  signe, 
j'entrai  vivement.  Thérèse  disait  un  mot  à  l'oreille 
d'Alanette,  ou  de  Filette!  La  Belle  rougit,  en 
levant  les  yeux  sur  moi.  Thérèse  me  dit  :  «  Em- 
»  brassez  votre  fille,  et  celle  de  Louise.  »  Je  pensai 
suffoquer  de  plaisir,  en  pressant  de  ma  bouche  ce 
charmant  visage  !  —  «  C'est  Louise  que  j'embrasse,  « 
dis-je  à  demi-voix. 

Depuis  cet  instant,  j'ai  quelques  consolations, 
quand  les  chagrins  de  ma  fille  ne  les  changent  pas 
en  amertume.  Je  sus  que  son  père  l'avait  mariée, 
sans  en  parler  même  à  Thérèse.  Elle  ne  me  cache 
rien....  Et  j'ai  éprouvé,  surtout  depuis  la  mort  de 
Thérèse,  qu'une  nouvelle  liaison  est  une  porte  de 
plus  ouverte  à  la  douleur  comme  au  plaisir. 

J'ai  conduit  jusqu'à  la  fin  cette  histoire  de  Louise 
et  Thérèse...  Mais  qui  exprimera  comment  je  les 
pleurai  avant  de  les  avoir  retrouvées!  comment  je 


SEPTIÈME    ÉPOQ.UE  —    I772  11$ 

les  pleure,  depuis  que  j'ai  achevé  de  les  perdre  !  Ce 
qui  me  reste  de  Louise  est  un  charme,  il  esterai; 
mais  le  charme  de  l'amour,  de  l'amitié,  de  l'égalité, 
n'existe  pas  entre  les  pères  et  les  filles...  Je  pleure 
aujourd'hui  Louise  tout  seul;  je  pleure  Thérèse 
sans  consolation...  Je  m'écrie  quelquefois  :  «  O  mes 
»  amies!  si  j'étais  à  recommencer,  je  n'aurais  plus 
»  la  funeste  vertu  qui  m'a  séparé  de  vous!...  » 

Dernier  charme  de  mon  cœur  !  Louise  !  Thérèse  ! 
pleurées  encore  hier!  (14  Septembre  1796)  ha!  je 
n'ai  jamais  senti  si  cruellement  votre  privation, 
qu'hier,  au  bout  de  vingt-quatre  ans  !...  J'ai  regardé 
h  Lyre!  j'ai  regardé  le  Cygne,  et,  fondant  en  larmes, 
je  me  suis  écrié  :   «  Astres  éternels,  vous  êtes  en- 

i)  core  là  !  mais  Louise  et  Thérèse  n'y  sont  plus  ! 

»  Célestes  amies,  que  j'ai  voulu  fuir!  que  j'ai  cessé 
y)  de  voir  pendant  les  douze  années  rayées  de  ma 
»  vie,  je  voudrais  aujourd'hui  les  racheter  au  prix 
»  de  mon  sang!...  Adieu,  Louise!  Adieu,  Thérèse!  y) 
m'écriais-je...  Et  je  suis  entré  dans  la  maison  de 
1772.  Jamais  je  n'ai  remonté...  jamais  je  ne  remon- 
terai cet  escalier,  pour  voir  Louise!  pour  voir  Thé- 
rèse!... Et  je  suis  sorti  navré  de  douleur...  J'ai  voulu 
voir  ma  fille  ;  elle  est  malade... 

Je  retombai  dans  un  état  de  mort,  après  m'étre 
privé  de  la  vue  de  Louise  et  Thérèse,  et  aucune 
fille  ne  m'intéressa  plus,  jusqu'au  22  Juin  1776, 
que  je  connus  Virginie.  Je  parlerai  de  cette  aven- 
ture, quand  l'ordre  des  temps  m'y  aura  conduit.  Je 
reprends  l'histoire  de  mes  Ouvrages. 


Il6  1773    —   MONSIEUR   NICOLAS 

La  Femme  dans  les  trois  états  m'occupait,  lorsque 
je  connus  et  que  je  cessai  de  voir  Louise,  le  9  Au- 
guste. Ce  petit  Ouvrage,  dont  la  Troisième  Partie 
renferme  quelques-  anecdotes  contemporaines,  fut 
donné  à  l'impression  le  4  Juin;  mais  il  ne  parut 
qu'au  mois  de  Février  1773.  Je  continuais  cepen- 
dant V École  des  Pères.  Je  composai  ensuite  le  Ménage 
Parisien,  espèce  de  roman  farce,  dont  le  plan  excel- 
lent m'avait  ri  ;  mais  lors  de  l'exécution,  elle  se 
trouva  au-dessus  de  mes  forces,  et  la  plus  riante  de 
mes  conceptions  me  fournit  un  Ouvrage  très  mé- 
diocre. M.  de  Crébillon  fils  en  fut  le  censeur,  et  ne 
parut  pas  en  faire  grand  cas.  Il  le  mit  cependant  un 
peu  au-dessus  du  Pied  de  Fanchette,  dont  il  avait  été 
également  l'approbateur.  (11  se  trompait  fort!  Le 
Pied  de  Fanchette  est  aujourd'hui  bien  au-dessus  du 
Ménage!  et  à  la  troisième  édition.)  C'est  dans  le 
Ménage  Parisien  qu'est  la  Note  qui  fut  l'origine  de 
ma  liaison  avec  le  docteur  de  Préval.  La  voici  : 
«  Rien  de  si  digne  de  nous  (des  sots),  que  la  conduite 
de  la  Faculté  à  l'égard  de  M.  Guillebert  de  Préval!  Ce 
dangereux  esprité  a  trouvé,  dit-on,  une  eau  qui  préserve 
les  Sots  et  les  Gens  d'esprit  d'un  mal  cruel  !La  Faculté, 
q:ii  est  Orbi  et  Urbi  salus,  considérant  de  combien  de 
profits  cet  enfant  dénaturé  cherchait  à  priver  sa  mère,  a 
résolu  de  i'exhéréder,  en  le  chargeant  de  sa  maternelle 
malédiction.  »  ilV  Part.,  Notes,  p.  Ixiv,..)  Ha!  sans 
doute  cette  production  aurait  été  excellente,  si  mon 
âme  n'avait  pas  été  abreuvée  de  douleur  par  la 
perte  de  Louise  et  Thérèse!  Néanmoins  les  deux 


SEPTIÈME   ÉPOaUE 


1773 


117 


Ouvrages  eurent  quelque  succès  :  la  Femme  dans 
les  trois  états  a  été  réimprimée  ;  le  Ménage  manque 
depuis  longtemps  ;  je  me  propose  de  l'abandonner, 
tout  corrigé,  à  quiconque  en  voudra  faire  une 
édition. 

Outre  ces  romans,  et  V École  des  Pères,  que  j'im- 
primai sous  le  titre  du  Nouvel  Emile,  pour  le  libraire 
Drastoc,  je  travaillais  comme  par  foucades  au  Paysan 
perverti,  commencé  en  1769.  J'en  étais  alors  au 
II I«  volume. 

\'ers  la  mi-Novembre,  Nougaret  me  montra  un 
manuscrit  de  M.  Marchand,  le  censeur  du  Porno- 
graphe,  l'auteur  de  la  Requête  du  Curé  de  Fon- 
tenoy,  etc.  :  c'était  un  roman  fort  sec,  fort  dénudé; 
cependant  je  pris  le  parti  de  l'animer  un  peu.  Il  était 
intitulé  :  Mémoires  de  M,  d' Armantières  ;  on  y  voyait 
figurer  un  certain  M.  Duchaufiour,  père  de  Placidie, 
l'héroïne  ;  ces  noms  étaient  véritables,  à  ce  qu'on 
prétend;  je  les  changeai,  par  le  conseil  du  censeur 
Coqueley;  j'ajoutai  l'histoire  de  Zoé  ;  je  fis  presque 
en  entier  la  II«  Parité;  je  donnai  un  titre  saillant  : 
Nouveaux  Mémoires  d'un  Homme  de  qualité,  qui  con- 
venait assez;  je  terminai  par  les  Beaux  rêves,  dans 
l'un  desquels  j'annonçai  la  naissance  d'un  dauphin  : 
prédiction  fort  naturelle,  les  deux  époux  étant  jeunes, 
amoureux  et  bien  constitués.  Dans  le  second,  je 
vengeais  mon  ami  le  docteur  de  Préval  des  persécu- 
tions de  son  corps,  d'une  manière  assez  plaisante, 
comme  on  peut  le  voir  à  la  fin  de  la  Découverte 
Australe,  où  j'ai  réimprimé  cette  pièce  sous  le  titre 


Il8  1773    —   MONSIEUR   NICOLAS 

burlesque  de  Vlairomachie,  l'édition  des  Nouveaux 
Mémoires  étant  épuisée. 

Ce  fut  en  1773  que  je  connus  Rosette  Vaillant,  la 
modèle.  (\'oyez  mon  Calendrier.) 

L'impression  des  Nouveaux  Mémoires ,  commencée 
j^^^  en  Janvier  1774,  fut  achevée  au  mois  de  Mai. 
V École  des  Pères  était  alors  interrompue;  je  réimpri- 
mai le  Poniographe  et  la  Fille  naturelle.  Vers  la  fin 
de  l'année,  Edme  Rapenot,  le  libraire,  me  montra 
une  traduction  du  Grand  Tacagno,  de  François  de 
Quevedo,  par  Dhermilly  le  censeur.  Je  la  trouvai  si 
mauvaise,  que  je  ne  lui  conseillai  pas  de  l'imprimer. 
J'achevais  le  Paysan,  que  je  proposai  au  libraire  De- 
lalain  l'aîné.  Il  le  refusa;  son  examinateur  lui  dit 
qu'il  y  avait  remarqué  des  lettres  aussi  mal  écrites 
que  celles  d'un  paysan,  ce  qui  ne  prendrait  pas. 
Delalain  me  conseilla,  d'après  cet  examinateur  pé- 
nétrant, de  changer  le  titre,  et  j'en  fus  lente.  Heu- 
reusement je  n'en  fis  rien!  J'obtins,  par  Valade, 
Dhermilly  pour  censeur  du  Paysan;  je  fus  ainsi  dans 
le  cas  de  voir  souvent  ce  bonhomme ,  qui  me  pro- 
posa sa  traduction  du  Grand  Tacagno,  qu'il  avait 
rendu  par  Fin  Matois.  Je  consentis  à  l'imprimer,  à 
condition  qu'jl  me  prêterait  l'original,  et  qu'il 
m'aiderait  à  rectifier  tout  ce  que  je  n'entendrais  pas. 
Je  puis  dire  que  je  refis  toute  cette  traduction  sur 
l'original  ;  Dhermilly  l'avait  rendue  niaisement,  au  lieu 
d'y  mettre  le  sel  convenable.  Je  ne  m'en  tins  pas  là; 
je  composai  une  Troisième  Partie ,  dans  laquelle  je 
finissais  le  roman  de  Quevedo,  par  sept  chapitres  en- 


SEPTIÈME     ÉPOQUE   —    1774  119 

ticrement  de  ma  composition;  par  des  Notes;  par 
un  Abrégé  de  la  vie  de  Qiievedo;  par  une  Notice  de 
ses  Ouvrages,   et  par  le  morceau  très  goûté  sur 
l'Inquisition  de  la  Cneiiça,  Cet  Ouvrage  est  donc,  à 
peu  de  chose  prés,  entièrement  à  moi.  Je  le  payai 
vingt-cinq  louis  au  bonhomme,  et  je  lui  fis  présent 
de  tous  les  exemplaires  dont  il  voulut  disposer. 
Drastoc  ayant  fait  banqueroute,  il  exigea  de  moi  la 
perte  de  mille  écus  de  billets,  de  tout  ce  que  je  lui 
avais  fourni  en  livres,  et  douze  cents  francs  pour  me 
rendre  V École  des  Pères  incomplète;  je  lui  donnai 
cinq  cents  Fin  Matois  pour  faire  les  douze  cents 
livres,  je  lui  remis  ses  billets  et  ses  reçus  de  mes 
livres,  à  lui  fournis,  et  il  me  rendit  une  partie  de 
mon  Ouvrage  en  papier  à  la  rame  (i);  car  je  fus 
obligé  à  une  dépense  considérable  pour  le  mettre 
en  valeur;  j'ai  même  laissé  l'Ouvrage  incomplet; 
on  n'a  qu'un  court  abrégé  du  IW^  volume.  Je  fis  un 
autre  sacrifice  encore  plus  douloureux;  j'avais  passé 
pour  mille  francs  des  billets  de  Drastoc;  obligé  de 
les  rembourser,  je  vendis  à  Dehansy,  libraire,  pour 
ces  mille  livres,  des  Femme-trois  états,  des  Ménage 
Parisien,   et    des  Nouveaux  Mémoires,    à   dix  sous 
l'exemplaire,  au  lieu    de  quarante  sous.   C'étaient 


(i)  L'autre  moitié  m'a  été  retenue  par  le  nommé  Rein- 
r\xoî  fa) ,  administrateur  infidèle  pour  les  créanciers  Drastoc  : 
Ce  Reinruof  eut  la  maladresse  de  donner  un  état  imprimé 
de  ce  qu'il  me  volait.  Mon  éloignement  pour  les  affaires  m'a 
empêché  de  le  poursuivre. 

faj  Fournier.  (N.  de  rÉd.) 


120  1774   —  MONSIEUR   NICOLAS 

deux  mille  exemplaires  au  lieu  de  cinq  cents;  je 
perdis  ainsi  mille  écus  réels,  puisque  les  trois  Ou- 
vrages se  sont  vendus  jusqu'au  dernier;  aussi  l'af- 
faire de  Drastoc  a-t-elle  été  la  plus  ruineuse  de  toutes 
celles  où  j'eusse  encore  perdu  ;  elle  m'a  coûté  quinze 
mille  livres. 

Je  commençai  l'impression  du  Paysan  perverti  im- 
médiatement après  celle  du  Fin  Matois,  au  mois  de 
Mai  ou  Juin  1775-  J'étais  alors  fort  incommodé 
d'une  rétention  d'urine,  suite  de  ma  cruelle  maladie 
de  1770.  J'employai  VEau  présèrvative  du  docteur 
de  Prévaî,  qui  est  un  fondant  très  efficace;  il  pé- 
nétra dans  les  chairs,  et,  au  bout  d'un  mois,  pen- 
dant lequel  je  baignai  presque  continuellement  la 
partie  malade  dans  cette  eau,  je  me  trouvai  tout  à 
coup  soulagé.  Depuis  ce  temps  je  n'ai  pas  eu  les 
cruelles  angoisses  auxquelles  je  fus  sujet  durant 
l'impression  du  Fin  Matois  :  car  j'éprouvai  un  jour 
une  suppression  absolue  ;  ordinairement  l'urine  tom- 
bait goutte  à  goutte.  Je  pense  que  le  traitement  du 
charlatan  Nicole  Morsan,  qui  voulut  inutilement  me 
sonder,  avait  occasionné  mon  incommodité. 

En  1773,  il  était  arrivé  un  changement  très  avan- 
tageux dans  ma  situation!  Agnès  Lebégue  s'était 
avisée  de  prétendre  qu'elle  avait  le  talent  d'élever  les 
enfants.  Je  me  doutai  qu'il  en  était  de  ce  talent  comme 
de  celui  du  commerce;  mais  je  ne  disputais  jamais 
ces  choses-là.  Elle  prit  des  pensionnaires,  et,  de 
concert  avec  leurs  parents,  elle  alla  en  province,  où 
leur  pension  suffirait  pour  elle  et  pour  ses  élèves. 


SEPTIÈME     ÉPOQ.UE   —    1773-75 


121 


Elle  laissa  sa  fille  Agnès  à  Paris,  chez  une  dame 
Marie,  du  Quai  de  Gèvres,  marchande  de  modes 
et  bijoutière.  Elle  lui  donna  ses  instructions  aupa- 
ravant, et  je  n'y  fus  pas  ménagé.  Cette  tête  mal  orga- 
nisée crut  qu'elle  allait  se  passer  de  moi  et  se  suf- 
fire à  elle-même,  à  l'exemple  de  la  femme  de  Progrés, 
un  peu  mieux  fondée;  elle  me  regardait  comme 
destitué  de  tout  mérite,  et  de  toute  capacité  de  régir 
mes  afifaires.  (Il  est  vrai  que  j'étais  alors  la  dupe  des 
Michel,  des  Gauguery,  des  Drastoc,  des  Edme  Rapenot, 
qui  tous  m'ont  dupé;  car  je  ne  parle  pas  de  la  mau- 
vaise foi  de  la  veuve  Tirpse  (a)  du  Palais-Égalité: 
cette  femme  ne  me  fait  perdre  que  cinquante  écus; 
la  manière,  à  la  vérité,  est  odieuse,  puisque  c'est 
par  excès  d'avarice,  mais  la  perte  n'est  pas  considé- 
rable; ni  du  malhonnête  Maisonneuve,  factoton  de 
la  veuve  Duchesne ,  qui  m'a  empêché  la  rentrée  de 
trente  mille  livres  ;  ni  du  libraire  M***(b) ,  dont  la  fail- 
lite me  met,  aujourd'hui  20  Auguste  1790,  dans  la 
plus  grande  détresse  ;  ni  du  grivois  Mourant,  qui  ne 
m'enlève  que  cent  écus;  ni  du  feu  prote  Caillion, 
qui  m'a  volé  cent  soixante  rames  de  papier  à  douze 
livres  la  rame,  etc.  Voici,  au  sujet  de  cette  pauvre 
femme  Tirpse,  qui  n'est  riche  qu'à  six  cent  mille  li- 
vres, un  trait  dont  je  suis  témoin  :  un  petit  com- 
missionnaire de  Demonville  lui  apporte  six  exem- 
plaires à  trente  sous  de  VÈloge  de  Fontenelle,  par 


f^aj  Esprit. 
fbj  Maradan. 

X 


fN.  de  l'Ed.) 
(N,  de  l'Éd.J 

16 


122  WyiS    —  MONSIEUR   NICOLAS 

M.  Garât;  un  homme  en  marchandait  un,  et  le 
prend,  non  sur  les  six  de  la  veuve,  mais  sur  ceux  qui 
restaient  à  l'enfant;  la  veuve  reçoit  l'argent,  et, 
contre  son  usage,  elle  paye  les  six  ;  car  ordinaire- 
ment elle  ne  paye  que  longtemps  après  la  vente.  Le 
petit  s'en  retourna,  et  Demonville,  se  trouvant  en 
erreur  d'un  exemplaire,  le  fait  payer  à  Tenfani. 
Celui-ci  se  rappelle  les  faits,  et  retrouve  son  exem- 
plaire dans  celui  qu'a  vendu  la  veuve  Tirpse,  outre 
les  six.  Il  accourt,  s'explique  et  demande  les  trente 
sous.  J'étais  présent;  elle  ne  daigna  pas  l'écouter, 
elle  ne  voulut  pas  compter  ses  exemplaires  ;  l'enfant 
pleura;  elle  le  poussa  dehors.  J'étais  indigné.  Je  fus 
tenté  de  donner  les  trente  sous  à  l'enfant. 

Ce  fut  avec  une  ivresse  de  joie  qu'Agnès  Lebègue 
me  quitta,  emportant  tous  les  meubles,  tout  le  linge, 
quoiqu'il  me  vînt  de  ma  mère,  et  me  laissant  entre 
les  quatre  murs,  sur  mon  grabat.  Elle  partit  avec  ses 
élèves  et  ma  fille  Marion  ;  et  j'avouerai  que  je  n'étais 
pas  moins  content  qu'elle  :  son  humeur  acariâtre, 
sa  haine  marquée,  qu'elle  s'efforçait  de  faire  partager 
à  ses  deux  enfants,  l'avaient  rendue  pour  moi  un  in- 
supportable fardeau.  Je  respirai  enfin;  je  travaillai 
tranquillement  au  moins,  et  si  je  manquais  souvent 
du  nécessaire,  je  n'étais  pas  troublé  dans  mes  souf- 
frances par  une  furie  toujours  prête  à  me  contrarier 
dans  les  plus  petites  choses.  En  la  voyant  partir  avec 
les  meubles,  on  lui  demanda  ce  qu'elle  me  laissait. 
Elle  répondit  laconiquement  :  —  «  Mes  dettes.  »  Elle 
m'en  laissait  pour  douze  cents  livres.  Mais  ce  n'était 


SEPTIÈME    ÉPOQ.LE  —    177$ "7 5  I23 

pas  le  pis  :  elle  oubliait  de  dire  qu'elle  me  laissait 
la  haine  et  le  mépris  de  toutes  celles  de  nos  con- 
naissances, plus  à  elle  qu'à  moi.  Notre  principal 
créancier  était  un  M.  Froger,  boulanger  rue  Saint- 
André-des-Arcs  :  on  lui  devait  six  cents  livres.  Il  était 
convenu  que  je  solderais  en  billets  de  librairie.  Ceux 
dont  j'avais  des  effets  n'étant  plus  solvables,  je  fus 
obligé  de  payer  par  semaine,  sur  mes  lectures 
d'épreuves  et  le  peu  de  vente  que  je  pouvais  faire. 
Or  il  y  avait  dans  cette  maison  une  très  jolie  fille; 
c'était  elle  qu'on  envoyait  du  temps  d'Agnès  Le- 
bégue;  c'était  à  cette  personne  qu'elle  me  faisait 
passer  pour  un  ogre.  Je  confirmai  ces  idées,  sans 
le  savoir  :  m'étant  aperçu  que  cette  fille  était  jolie, 
j'évitais  de  lui  parler,  quand  j'étais  seul  à  la  maison, 
et  je  lui  répondais  sans  lui  ouvrir.  Jusque-là,  j'étais 
regardé  comme  un  ours;  il  n'y  avait  pas  grand  mal. 
Mais  à  la  veille  de  son  départ,  Agnès  Lebégue  se  dou- 
tant bien  qu'on  m'enverrait  la  jolie  Froger,  lorsque 
je  manquerais  à  payer,  elle  craignit  que  je  ne  me 
montrasse  à  cette  jolie  fille  sous  un  jour  plus  avanta- 
geux. Elle  lui  dit  que  j'étais  si  brutalement  passionné 
pour  les  femmes,  que  si  elle  venait  en  son  absence, 
elle  eût  soin  de  ne  pas  entrer,  mais  de  se  tenir  à  la 
porte;  qu'autrement,  je  mettrais  le  verrou  et  me 
jetterais  sur  elle.  La  jeune  fille  fut  très  effrayée!  Elle 
refusa  plusieurs  fois  de  venir,  et  ce  fut  sa  mère  qui 
en  prit  la  peine.  Je  la  reçus  poliment.  «  Il  n'est  pas 
»  si  terrible,  cet  homme!  »  dit-elle  à  sa  fille.  — 
•f  Ho!  oui!  avec  vous!  —  Comment,  avec  moi? 


124  1773-7$    —   MONSIEUR  NICOLAS 

»  Semble-t-il  que  M'am'selle  est  une  Vénus?  Hé 
»  ben,  vous  irez  la  première  fois.  »  Effectivement, 
le  père  et  la  mère  réunis  obligèrent  Paneite  Froger 
à  venir  chez  moi,  me  demander  la  semaine.  C'était 
le  matin.  On  frappe  doucement.  Je  travaillais.  Je 
saute  du  lit,  demi-nu,  et  je  demande  ce  qu'on  veut; 
à  la  voix  de  la  jeune  fille,  j'ouvris.  Panette  restait  à  la 
porte,  en  rougissant.  Je  vais  m'habiller.  Je  compte 
l'argent  :  «  Mademoiselle,  donnez-vous  la  peine 
JD  d'entrer,  de  vous  reposer  »  (je  demeurais  au  qua- 
trième et  demi,  rue  du  Fouarre) ,  La  pauvre  Panette, 
tremblante,  ne  savait  que  faire.  J'employai  les  ex- 
pressions les  plus  honnêtes.  —  «  Monsieur,  j'aime- 
»  rais  mieux  que  vous  fussiez  grossier.  —  Il  est 
»  impossible  de  l'être  avec  vous.  Et  quoique  je 
»  sache  qu'on  s'est  accordé  chez  vous  pour  fournir 
»  de  l'argent  à  Agnès  Lebègue  qu'on  me  compte 
»  en  pain,  je  ne  dois  voir  là  que  de  la  bonne  volonté 
»  pour  les  personnes  qui  m'appartiennent,  et  de  la 
»  confiance  dans  ma  probité...  Asseyez-vous,  Ma- 
»  demoiselle.  »  Par  timidité,  elle  se  mit  sur  le  bout 
d'une  chaise  près  de  la  porte,  laissée  grande  ouverte. 
Cependant  mes  yeux  se  baissaient  à  chaque  mot  sur 

un  petit  pied  que  Panette  avait  charmant! A 

chaque  mouvement  que  je  faisais,  elle  tressaillait. 
Comme  je  n  aimais  pas  la  porte  ouverte,  j'allai  la 
fermer.  —  Ha!  Monsieur!  »  s'écria  la  jeune  per- 
sonne, <c  ayez  pitié  de  moi  !  »  Et  elle  tombe  à  mes 
genoux.  Je  la  secourus;  je  lui  demandai  ce  qu'elle 
avait?  —  «  Ouvrez  la  porte!  »  me  dit-elle,  d'u^e 


SEPTIÈME   ÉPOQ;UE   -^    1775-75 


125 


voix  suffoquée.  Je  crus  qu'elle  avait  besoin  du  grand 
air;  j'ouvris  la  porte  et  quatre  fenêtres;  puis  j'allai 
finir  le  compte;  de  temps  en  temps  je  m'intéressais 
à  la  santé  de  la  jolie  Panette,  assise  auprès  de  la 
porte  d'entrée,  et  fort  loin  de  moi.  Je  lui  donnai 
enfin  la  somme,  et  je  voulus  absolument  lui  aidera 
descendre  l'escalier;  je  la  portai  quasi.  Quel  dut  être 
mon  étonnement,  lorsqu'elle  fut  dans  la  rue,  de  la 
voir  courir,  légère  comme  le  vent  ! ...  Je  n'y  compre- 
nais rien!...  Ce  fut  sa  mère,  qui,  la  semaine  sui- 
vante, ravie  de  mon  exactitude ,  de  ma  politesse,  et 
de  ce  que  j'avais  dit  à  sa  fille,  avec  modération,  quoi- 
qu'on redoutât  ma  fureur  si  je  l'apprenais,  ce  fut  la 
mère,  dis-je,  qui  découvrit  les  arrangements  ruineux 
de  ma  femme,  et  la  réputation  qu'elle  me  donnait... 
Je  ne  fus  pas  très  étonné...  Mais  ce  qui  m'indigna,  ce 
fut  la  défense  faite  à  ma  fille  aînée,  âgée  de  quatorze 
ans,  de  venir  me  voir  seule.  On  la  faisait  toujours 
accompagner  par  une  de  ses  camarades.  (Sera-t-on 
surpris,  après  cela,  que  j'aie  trempé  mes  pinceaux 
dans  le  fiel  et  l'amertume,  délayés  avec  le  noir  des 
Furies?)...  Cette  compagne  me  déplut.  A  la  fin,  je 
pris  le  parti  de  dire  à  ma  fille  de  passer  tous  les  di- 
manches, en  venant  me  voir,  chez  M^^^^  Froger,  de 
venir  avec  elle,  et  qu'elles  goûteraient  ensemble. 
Ces  deux  jeunes  filles  m'amusaient,  par  leurs  enfan- 
tillages, leurs  jalousies  de  chaussures  :  c  Vous  avez 
)'  des  cocos  plus  jolis  que  moi  !  »  disait  Agnès.  — 
»  C'est  que  j'ai  le  pied  plus  petit.  »  Je  leur  fis  faire 
à  toutes  deux  des  souliers  par  le  cordonnier   de 


126  I773"75    —    MONSIEUR   NICOLAS 

\Ime  Dttbarry  et  de  la  marquise  de  Marigny,  dont 
elles  avaient  le  pied.  Ce  fut  un  plaisir  de  les  voir, 
le  premier  dimanche  qu'elles  les  eurent.  Elles  com- 
paraient leurs  pieds  :  «  Égal  !  »  disait  Agnès.  — 
»  Vous  êtes  mieux,  »  répondait  Panette  par  poli- 
tesse. —  «  Non!  —  Si...  »  Je  les  mettais  d'accord, 
en  examinant  les  jolis  souliers  posés  sur  mon 
genou.  Je  payais  la  boulangère,  et  elles  s'en  retour- 
naient après  le  goûter. 

Quelquefois  Agnès  gardait  la  boutique  à  son 
tour,  et  ne  venait  pas  ;  alors,  j'avais  Panette  seule. 
Un  jour,  elle  me  dit  :  «  Savez-vous  une  nouvelle? 
))  —  Non,  ma  belle.  —  C'est  que  je  vais  me  marier. 
')  Avec  qui  ?  —  Avec  un  boucher.  —  Un  boucher  î 
»  ■ —  Oui,  qui  est  fort  à  son  aise,  et  qui  est  comme 
»  vous.  —  Comment. . .  comme  moi  !  —  Ha  !  il  aime. . . 
»  —  Qu'aime-t-il ?  —  Ça.  —  Quoi!  ça?  —  Ça  » 
(montrant  son  pied).  —  «  Ha!  j'entends!  On  voit 
»  bien  que  vous  êtes  innocente;  car  vous  n'auriez 
»  pas  dit.  Il  aime  ça,  sans  rougir.  —  Pourquoi?  — 
»  Ça,  quand  on  le  prononce  ainsi,  s'entend  de  ce 
»  qu'on  fait  aux  nouvelles  mariées...  »  J'avoue  à 
ma  honte,  que  je  tenais  ce  discours  par  une  volupté 
de  libertinage.  —  u  Que  leur  fait-on  ?  »  Je  la  voulus 
embrasser.  Elle  se  défendit.  Je  la  saisis,  la  pressai 
dans  mes  bras,  en  la  traitant  comme  autrefois  Toi- 
nette.  Elle  tomba,  à  cause  de  ses  talons  minces,  sur 
le  pied  de  mon  lit,  et...  emporté,  hors  de  moi...  je 
la  fis  sortir  de  mesure,  en  la  caressant...  Elle  suc- 
comba, peut-être  volontiers...   Elle   resta   comme 


SEPTIÈME     ÉPOdUE   —    ^IH-I^  I27 

morte,  après  l'acte;  puis  elle  revint  en  soupirant... 
Elle  pleura;  elle  ne  me  fit  pas  de  reproches,  mais 
elle  me  demanda  le  secret,  presque  à  genoux...  Je  la 
rassurai  avec  tant  de  tendresse,  qu'elle  sourit  enfin, 
et  partit.  (Pour  le  reste  de  Panette,  voyez  mon 
Calendrier.) 

Lorsque  je  ne  vis  plus  la  jeune  Froger  (ce  qui  ar- 
riva aussitôt  qu'elle  fut  mariée),  ma  fille  Agnès  vint 
seule.  Et  pour  éviter  les  apparences  de  la  noire 
calomnie  qu'Agnès  Lebégue  continuait  de  répandre 
contre  moi,  au  sujet  de  ma  fille,  surtout  depuis  que 
je  lui  donnais,  comme  à  sa  mère,  des  chaussures  de 
Bourhon,  je  me  livrais  à  des  femmes  perdues.  Je  ren- 
contrai Agathine  à  la  Nouvelle -Halle,  et  je  la  pris 
pour  Louise,  un  moment.  Cette  erreur  me  la  fit 
posséder.  Un  autre  soir,  tout  près  de  VOraloire,  je 
pris  Dubreuil  pour  Saint-Cyr,  sous  sa  calèche,  et 
cette  femme  me  fit  posséder  la  jolie  Naïs  Filon, 
après  une  autre  de  ses  filles.  Je  retrouvai  Rose  Gau- 
thier ^  M"^<^  Devimes,  autrefois  Manon  Maret,  dont 
j'avais  eu  la  première  nuit,  M™*  Saniei,  Rosalie  Prud- 
homme,  troisième  fille  de  ce  nom  que  j'aie  possédée. 
J'eus  l'étrange  aventure  des  demoiselles  Decour , 
dont  la  belle  était  enlaidie  par  lés  fatigues  de  l'amour, 
mais  dont  la  troisième  était  plus  aimable  et  plus 
provocante  que  jamais.  Je  vis  Aurore- Manon  Pa- 
risot,  la  fausse  Parisot,  Aglaé  Solle,  Dorée  (fille),  la 
capricieuse  Julie  Détange  à  la  Nouvelle-Halle.  Enfin, 
je  m'amusai  avec  la  jeune  Amélie,  à  laquelle  je  don- 
nais ce  nom,  en  mémoire  d'Amélie,  amie  de  Zé- 


128  T-liyi'^    —  MONSIEUR    NICOLAS 

phire;  et  tout  cela  me  conduisit  jusqu'à  la  grande 
aventure  avec  Virginie... 

Onse  rappelle  cet  imager,  Chéreau  de  Vîllefranchcj 
dont  il  a  été  question  lors  de  ma  demeure  vis-à-vis 
la  fontaine  Saint-Séverin.  Il  s'était  lié  de  nouveau 
avec  Agnès  Lebégue,  et  comme,  en  partant,  elle 
laissait  une  grande  pièce  vide,  elle  me  le  donna  pour 
commensal.  Il  était  veuf,  et  c'étaient  ses  enfants, 
garçons  et  filles,  qu'on  faisait  élever  par  l'incapable 
institutrice.  La  fille  était  douce,  aimable,  et  le  temps 
de  sa  naissance  cadrant  avec  celui  de  mon  aventure 
après  le  dîner,  Chéreau  -  Villefranche ,  philosophe 
très  cynique,  dans  nos  entretiens  à  dîner  ou  à 
souper,  faisait  tous  ses  efforts  pour  me  persuader 
que  j'en  étais  le  père.  Quoique  j'aimasse  beaucoup 
la  petite  Philibértine,  j'étais  fatigué  de  l'impudence 
de  cet  homme,  et  quelquefois,  je  lui  supposais  des 
vues.  II  devait  avoir  pris  beaucoup  de  vices,  pen- 
dant une  captivité  de  sept  ans,  chez  les  Bons- 
Hommes  de  Saint-Venant.  Il  y  en  avait  un  entre 
autres  qui  m'a  toujours  fait  horreur;  il  s'en  aperçut 
et  il  eut  recours  à  un  jeune  commis,  nommé  Asseîin, 
mauvais  sujet,  qui  avait  été  un  des  amants  d'Agnès 
Lebègue.  Ils  s'arrangèrent  ensemble,  précisément 
par  cette  raison.  C'est  cet  Asselin,  mort  en  1781  (i), 
qui  était  si  impudent,  qu'ayant  obtenu   quelques 


(I)  Il  avait  fait  Agnès  Lebègue  son  héritière  ;  mais  les 
Religieuses  et  un  Chanoine  de  Chartres  supprimèrent  le 
testament,  à  ce  qu'on  a  su  depuis. 


SEPTIÈME   ÉPOQ.UE   —    1775-75  I29 

complaisances  d'Agnès  Lebégue,  et  s'en  voyant 
éconduit,  il  osa  la  traiter  comme  les  filles,  et  venir 
faire  boucan  ou  bacchanal  un  matin,  en  feignant  le 
désespoir.  J'entendais  la  querelle,  et  n'y  comprenais 
rien.  A  la  fin,  troublé  dans  mon  travail,  je  sautai  du 
lit,  pour  demander  à  cet  homme  ce  qu'il  voulait? 
Ses  réponses  furent  si  singulières,  que  je  le  poussai 
dehors.  Il  voulut  résister.  Alors,  transporté  de  co- 
lère, je  le  poursuivis  dans  l'escalier,  où  il  vomit 
contre  Agnès  Lebègue  mille  horreurs...  Cette  ter- 
rible scène,  dans  le  genre  de  celles  qu'on  fait  dans 
les  mauvais  lieux,  m'indigna...  Et  cependant  je 
rompais  avec  Louise  et  Thérèse!...  On  sent  com- 
bien j'étais  mal  environné,  par  deux  hommes  de 
l'espèce  de  Chéreau  de  Villefranche  et  d'Asselin! 
Mais  comment  faire  pour  m'en  débarrasser!...  Heu- 
reusement ils  eurent  querelle  pour...  un  enfant  qu'ils 
avaient  amené,  et  qu'ils  devaient...  Ils  se  battirent, 
blessèrent  l'enfant.  Au  bruit  horrible  qu'ils  faisaient 
les  voisins  montèrent,  M™«  McTJères  et  ses  filles,  le 
procureur  Villeneuve  et  ses  clercs.  J'arrivais.  En  me 
voyant  rentrer,  on  me  dit  :  —  «  Vous  avez  donc 
»  laissé  le  diable  chez  vous?...  »  Villeneuve  se 
plaignit  amèrement.  Je  lui  répondis  par  l'expression 
de  mes  sentiments.  Et  ce  fut  lui  qui  pria  mes  deux 
mauvais  sujets  dé  déloger...  Je  ne  me  crus  Hbre 
que  de  ce  moment. 

Aujourd'hui,  9  Juillet  1792,  au  bout  de  vingt  ans, 
désintéressé,  sans  passions,  je  déclare  que  je  me 
repens  d'avoir  quitté  Louise  et  Thérèse;  que  je  dé- 

X  17 


130  1775    —   MONSIEUR   NICOLAS 

teste  cette  vertu-là,  et  que  je  la  maudis!...  Ha!  la 
vertu  qui  rend  malheureux  n'est  pas  la  vraie  vertu  ; 
c'en  est  l'affreux  simulacre  ! , . . 

Arrêtons-nous  un  moment  :  mon  Calendrier 
achèvera  ce  qui  manque  ici...  Reposons-nous  sur 
ce  souvenir,  qui  me  retrace  une  foule  d'événements, 
que  je  ne  vois  plus  qu'à  travers  un  prisme  ma- 
gique... 

C'est  au  milieu  de  ce  trouble,  et  des  scènes  que 
je  viens  d'exposer,  que  j'achevais  de  mettre  au  net 
le  Paysan  perverti,  et  que  j'en  commençais  l'im- 
pression. J'avais  pour  compositeur  un  nommé  Lo- 
gerai, dont  la  mère  était  aisée  :  cet  ouvrier  m'offrit 
quelques  avances,  en  lui  payant  l'intérêt.  Je  pris 
quatre  cents  livres  pour  commencer,  et  je  fis  un  billet 
à  un  an  de  quatre  cent-vingt  livres.  Ce  qui  m'obligea 
de  faire  cet  emprunt,  c'est  que  F. -A.  Quillau, 
qui  m'avait  tant  imprimé,  à  qui  je  ne  devais  rien, 
m'avait  déclaré  qu'il  ne  me  ferait  plus  crédit  :  les 
plaintes  d'Agnès  Lebègue  avant  son  départ  l'avaient 
effrayé;  il  me  voyait  seul,  sans  consistance...  Je 
commençai  la  solde,  en  recevant  les  feuilles  de 
l'Ouvrage.  J'avais  vendu  ma  portion  héréditaire 
paternelle  à  mon  frère  le  paysan  :  il  me  remboursa 
deux  mille  cinq  cents  livres  au  mois  de  Juillet.  Ma 
femme,  qu'il  avertit  de  venir  signer,  accourut,  et  je 
fus  obligé  de  lui  donner  environ  mille  livres  pour 
acheter  des  marchandises.  Il  me  resta  quinze  cents 
livres,  avec  lesquelles]  je  fis  mon  édition,  qui  fut 
achevée   au   mois   d'Octobre...    Cet   Ouvrage   va, 


SEPTIÈME     ÉPOaUE  I775  I3I 

mettre  du  changement  dans  mon  sort.  Jusqu'à  sa 
publication,  j'étais  demeuré  inconnu  ;  le  succès  du 
Pornographe  n'avait  pas  contribué  à  me  tirer  de  mon 
néant;  l'Ouvrage  était  anonyme,  et,  ne  m'ayant 
rien  produit,  je  n'étais  pas  sorti  de  la  poussière  où 
je  rampais;  le  profit  de  mes  productions  suivantes 
avait  été,  ou  consumé  à  la  maison ,  ou  absorbé  par 
l'acquit  des  billets  de  Drastoc.  Enfin  le  i^"^  Novembre 
1775,  je  distribuai  les  exemplaires  du  Paysan  aux 
libraires  qui  devaient  les  vendre,  sans  me  douter  du 
succès  d'une  production  que  le  libraire  Delalain 
avait  dédaignée. 

Mon  Lecteur,  je  suis  sincère;  il  le  faut;  j'expose 
ce  que  nul  avant  moi,  pas  même  /.-/.  Rousseau, 
n'avait  exposé  :  la  vie  complète  d'un  homme.  Ce 
n'est  pas  ici  une  jolie  fadaise  à  la  Marmontel,  à  la 
Gorgy,  ih  La  Harpe,  à  la  d'Alemhertj  à  la  Louvet  : 
c'est  un  utile  supplément  à  I'Histoire  naturelle 
de  BuffoHy  à  I'Esprit  des  Lois  de  Montesquieu ,  et  à 
Montaigne,  que  je  vous  présente  (i). 


(i)  Je  n'ignore  pas  que  tous  les  faquins  de  la  littérature, 
déjà  soulevés  contre  moi,  vont  tomber  sur  cet  Ouvrage, 
comme  ils  viennent  de  le  faire  sur  ma  Philosophie,  dont  la 
Physique  a  paru  ces  jours-ci.  L'injustice,  la  sottise ,  la 
cabale  ont  dicté  l'Extrait  calomniateur  qu'en  a  fait  un 
polisson,  cru  membre  de  l'iNSTlTUT.  J'en  ai  été  bien  vengé, 
aujourd'hui  i<"^  Novembre  1796  (11  Brumaire  an  5),  par  la 
lettre  d'un  homme  du  premier  mérite,  lettre  que  j'imprimerai 
quelque  jour.  On  m'y  apprend  ce  qu'est  l'infâme  pédéraste- 
valet  du  ci-devant  marquis  de  Villette,  qui  a  la  stupide  au- 
dace de  me  calomnier,  de  concert  avec  le  vil,  l'immoral,  le 


132  1775    —   MONSIEUR   NICOLAS 

trigame  Scaturin  !  Est-ce  que  les  trois  coquins  ligués  contre 
moi  ignoreraient  que  je  ne  manque  ni  de  force,  ni  de  courage, 
ni  d'honneur?...  J'avertis  ici  le  public  qu'il  y  a  une  coalition 
entre  tout  ce  qui  existe  de  plus  vil  dans  la  Littérature, 
pour  m'exclure  de  I'Institut  national.  Hé  !  qui  croirait-on 
que  sont  ces  poux  de  la  Littérature,  comme  les  nomme  la 
lettre  dont  j'ai  parlé  ?...  Leur  nom  infâme  salirait  cet  Ouvrage, 
qui  contient  mes  turpitudes.  Mais,  qui  a  dit  à  ces  misérables 
que  je  voulais  être  de  I'Institut  ?  Ai-je  fait  une  démarche  ? 
Ai-je  assisté  à  une  seule  séance .''  Vils  intrigants  !  méprisables 
intrus  !  je  ne  vous  ressemble  pas  ! 


FIN    DE    LA    SEPTIÈME    ÉPOQUE 


HUITIÈME    ÉPOQUE 


LE     PAYSAN     PERVERTI     ET     SES     SUITES    (l) 
I775-I785 

Songez  qu'il  est  des  temps  où  tout  est  légitime. 
Et  que  si  la  patrie  avait  besoin  d'un  crime 
Qui  pût  seul  relever  son  esprit  abattu, 
Il  ne  serait  plus  crime,  et  deviendrait  vertu. 

Par  ces  vers  tirés  delà  Sophonisbe  de  La  Grange- 
Chancel,  je  réponds  à  toutes  les  critiques  que  les 
méchants,  les  cagots,  les  pusillanimes,  ont  fait  de  mon 
Paysan  perverti. 


LUS  de  quinze  jours  s'étaient  écoulés 
depuis  que  le  Paysan  perverti  était  en 
vente,  sans  qu'on  en  connût  l'auteur, 
quoique  mon  nom  fût  à  la  tête.  C'était 
le  premier  Ouvrage  auquel  je  le  mettais,  et  le  seul 
auquel  prudemment  j'aurais  dû  ne  pas  le  mettre.  Je  ne 


1775 


(l)  Les  Gynographes ;  le  Quadragénaire;  le  Nouvel  Aheilard; 
la  Vie  de  mon  Père;  la  Malédiction  paternelle  ;  les  Contemporaines  ; 
la    Découverte  Australe;    la  Dernière .  Aventure  d'un    Homme  de 


134  1775    —   MONSIEUR   NICOLAS 

sais  non  plus  par  quel  motif  il  m'était  arrivé  de  tirer 
moi-même  une  douzaine  de  frontispices  sans  nom, 
et  de  les  faire  placer  aux  exemplaires  destinés,  sui- 
vant l'usage,  au  Lieutenant  de  Police  et  à  ses 
Agents. 

Mon  motif  était  sans  doute  la  crainte  du  commis 
Desmarolles,  qui  avait  arrêté  les  Lettres  d'une  Fille  à 
son  Père,  et  le  Ménage  Parisien  :  mais  je  n'avais  pas 
des  idées  craintives  bien  nettes,  et  c'était  par  paresse 
que  j'avais  fait  écrire  ma  lettre  d'avis  (servitude  sug- 
gérée à  Meaupeou  par  Letoiirneur,  alors  secrétaire 
de  la  Librairie)  à  Logerot,  mon  compositeur. 

J'ai  oublié  dédire  que,  durant  la  persécution  pour 
le  Ménage  Parisien,  j'étais  allé  à  Sacy,  terminer  avec 
mon  frère  Pierre  la  vente  de  mon  patrimoine.  C'est 
le  dernier  voyage  que  j'aie  fait  dans  ma  patrie,  que 
je  n'ai  pas  revue  jusqu'à  ce  jour  13  Décembre  1784- 
(96)...  Je  reyiens  au  Paysan  perverti. 

Dans  la  troisième  semaine  de  la  vente,  environ  le 
25  Novembre,  je  rencontrai  Le  Jay  dans  la  rue  de  la 
Vieille-Bouclerie.  «  Je  crois,  »  me  dit-il,  «  que  votre 
))  Paysan  va  prendre;  cela  se  remue  fort!  »  Le 
mouvement  que  je  devais  naturellement  éprouver 
était  celui  de  la  joie  :  la  crainte  resserra  mon  cœui, 
et  je  fus  affligé  de  sortir  de  mon  néant.  La  vente  fut 


quarante-cinq  ans;  la  Prévention  nationale;  la  Paysanne  pervertie; 
Oriheau;  V Antropographe  ;  les  Françaises;  les  Parisiennes  ;  mon 
Théâtre,  la. Femme  infidèle,  les  Nuits  de  Paris;  la  Femme, séparée; 
le  Thesmograpbe  ;  la  Semaine  nocturne;  les  Provinciales  ou 
V Année  des  Dames  nationales. 


HUITIÈME     ÉPOQ.UE   —    I775  135 

rapide.  Le  bon  Le  Jay^  que Beattmarchais avQpi'ésenté 
comme  si  naïf,  l'était  beaucoup  moins  que  moi;  il 
eut  l'adresse  de  m'engager  à  lui  vendre  quatre  cents 
exemplaires  à  trois   livres,   en  billets,  tandis  qu'il 
recevait  de  l'argent  comptant,  et  qu'il  vendait  les 
exemplaires  six  et  sept  livres.   Ces  billets  ont  été 
acquittés,  mais  après  avoir  été  renouvelés,  de  sorte 
que  les  exemplaires  m'ont  au  plus  rapporté  quarante 
sous.  Esprit,  du  Palais-Royal,  m'en  vendait  prodi- 
gieusement!  Comme,   au  bout   de   six   semaines, 
l'édition  tirait  à  sa  fin,  ce  libraire  me  proposa  de 
réimprimer.  Je  lui  abandonnai  cette  seconde  édition, 
qu'il  fit  à  ses  frais;  il  me  permit  seulement  d'en 
faire  tirer  pour  moi  deux  cent  cinquante  dont  je 
fournirais  le  papier.  L'édition  fut  achevée  en  vingt 
jours;  je  n'en  pouvais  plus  de  fatigue,  car  je  corri- 
geai beaucoup  de  fautes,  et  j'ajoutai  prés  de  vingt 
lettres.  Cependant  un  Toulousain,  nommé  Dela- 
porte,  aujourd'hui  imprimeur  à  Paris,  me  contrefai- 
sait sur  la  première  édition,  mais  avec  tant  de  stu- 
pidité, qu'il  a  mis  la  Préface  et  la  Table  confondues 
à  la  fin  de  la  P^  Partie.  Comme  j'ignorais  cette  con- 
trefaçon,   je   réimprimai   en  troisième   lieu,   deux 
années  après,  en  1780.  Cette  troisième  édition  se 
vendit  lentement,  parce  que  toute  la  Province  était 
inondée  de  contrefaçons,  au  nombre  de  plus  de  dix, 
et  que  l'édition  du  malhonnête  Delaporte,  moins 
chère  que  la  mienne,  se  vendait  à  Paris.  Ainsi  l'Ou- 
vrage, qui  devait  me  donner  l'aisance,  ne  me  pro- 
duisit presque  rien;  les  brigands  de  la  Littérature 


156  177^   —   MONSIEUR   NICOLAS 

m'enlevèrent  tout  mon  profit,  et  m'ôtérent  en  outre 
le  pouvoir  de  perfectionner  mon  Ouvrage  par 
d'utiles  corrections,  que  m'avaient  suggérées  M.  de 
Crchillon  fils  et  Collé,  Voici  à  quelle  occasion. 

Lorsque  le  Paymn  fut  connu  et  réimprimé,  je 
publiai  VÊcole  des  Pères,  avec  des  retranchements 
considérables,  nécessités  par  la  suppression  du 
IV*^  volume.  Avant  de  mettre  en  vente,  j'écrivis  au 
Lieutenant  de  Police  Albert,  suivant  l'usage,  et  je 
signai  ma  lettre,  au  lieu  de  la  faire  écrire,  comme 
celle  du  Paysan.  Dés  le  lendemain,  je  reçus  un  billet, 
de  la  part  du  commis  Desmarolles,  qui  m'ordonnait 
de  passer  à  son  bureau.  Je  m'y  rendis.  Il  me  signifia 
que  la  vente  de  VËcole  des  Pères  était  suspendue; 
qu'on  avait  nommé  un  nouveau  censeur  secret 
chargé  de  l'examiner  avec  la  dernière  rigueur.  — 
«  Votre  Paysan,  »  ajouta-t-il,  «  a  fait  assez  de  bruit! 
»  Un  magistrat  m'a  écrit  à  ce  sujet,  et  voici  le  Mé- 
»  moire  :  Cest  un  système  de  philosophie  suivi,  corn- 
»  biné, pour  renverser  toute  religion,  toute  morale,  etc.  » 
Ce  magistrat  est  le  fameux  d'Êpresmenil,  qui,  s'étant 
imaginé  que  l'Ouvrage  était  de  Diderot,  voulait  faire 
à  ce  philosophe  une  querelle  avec  le  Parlement... 
Je  fus  traité  par  Desmarolles  avec  une  impériosité 
révoltante.  Il  me  fit  revenir  à  son  bureau  soixante- 
douze  fois.  Le  censeur  secret  était  un  certain  de 
Sancy,  bâtard,  dit-on,  du  Garde  des  seeaux  Miro- 
tnesnil  (ce  que  je  ne  lui  reproche  pas;  je  ne  lui  re- 
proche que  sa  bassesse  et  sa  rampomanie,  sa  servitu- 
dibilité).  Cet  homme  vil  garda  mon  Hvre  trois  mois. 


HUITIÈME     ÉPOQ.UE    —    I776  137 

et  eut  l'indignité  de  rayer  ce  que  le  censeur  Mar- 
chand,  son  confrère  et  son  ancien,  plus  éclairé  que 
lui,  avait  approuvé.  Il  était  décidé  que  mon  Ouvrage 
ne  paraîtrait  pas  :  Goupil,  successeur  de  Dhem- 
mery,  vint  apposer  son  cachet  sur  les  ballots;  je  le 
conduisis  même  chez  les  brocheuses.  Cet  exempt 
prévaricateur  se  tuait  de  me  faire  des  olîres  de  ser- 
vice, que  j'entendais  très  bien,  mais  que  je  feignais 
de  ne  pas  entendre,  parce  qu'elles  m'étaient  inu- 
tiles. Aussi  dit-il  tout  haut  à  Lefort,  un  de  ses  satel- 
lites :  —  «  C'est  un  crâne,  que  cet  homme-là.  » 

J'allai  trois  ou  quatre  fois  par  semaine  au  bureau 
du  commis  Desmarolles,  depuis  le  i6  Février  jus- 
qu'au 6  Mai.  A  force  de  prières,  et  par  un  présent, 
j'obtins  la  permission  de  faire  les  cartons  désignés 
par  de  Sancy.  Il  faut  voir  comme  ce  lâche  et  servile 
censeur  avait  charpenté  mon  Ouvrage,  qui  ne  prê- 
chait que  la  vertu  la  plus  pure!...  11  voulait  se 
rendre  important...  Combien  de  pareils  procédés 
m*ont  fait  mépriser  les  hommes!...  Je  fis  les  car- 
tons; puis  j'allai  remercier  Desmarolles,  comme  les 
peuples  de  la  Corée  rendent  grâces  au  Diable  du  mal 
qu'il  ne  leur  a  pas  fait.  Mon  présent  m'avait  conci- 
lié ce  commis,  aussi  lâche  et  aussi  plat  que  Goupil. 
Je  mis  en  vente  un  livre  mutilé,  qui  me  coûtait  très 
cher,  et  qui  ne  se  vendit  pas  (i).  Mais  je  fus  tran- 
quille, et  je  me  trouvai  heureux. 

(i)  \J École  des  Pères  se  trouve  à  présent  sans  cartons, 
chez  le  Cit.  Duchesne  fils,  rue  des  Grands- Augustins.  Cette 
seconde  édition  est  in-12,  comme  mes  autres  Ouvrages. 

X  18 


138  1776   —  MONSIEUR    NICOLAS 

C'était  aux  environs  du  20  Mai  que  tout  fut 
achevé.  Sans  perdre  de  temps,  et  malgré  l'intrigue 
qui  va  suivre,  je  me  mis  à  composer  les  Gynographes, 
111=  volume  des  Idées  singulières,  dont  le  Pornographe 
était  le  premier,  et  la  Mimographe  le. second.  Je  fis 
cet  Ouvrage  sans  goût  :  mon  âme  était  avilie,  dé- 
couragée; le  Paysan  avait  du  succès,  mais  je  n'en 
profitais  pas;  on  en  avait  arrêté  la  vente  pour  moi 
seul;  on  m'en  avait  enlevé  tous  les  exemplaires  que 
je  possédais,  tandis  que  Deîaporte  vendait  publique- 
ment sa  contrefaçon.  Ceux  qui  m'environnaient,  un 
F.-A.  Quillau,  des  libraires  bornés,  me  disaient  que 
mon  livre  ne  se  vendait  qu'à  raison  des  choses 
libres;  ce  ne  fut  que  plus  de  trois  ans  après  que  je 
connus  le  vrai  sentiment  du  Public.  Je  fis  la  Pay- 
sanne, que  Nougaret  avait  profanée.  Je  ne  voyais 
alors  personne  :  sans  connaissances,  sans  protec- 
tions, sans  amis,  que  pouvais-je?  Souffrir,  et  m'en- 
velopper  dans  la  honte  dont  on  me  couvrait. 

Je  fus  tranquille  environ  six  semaines.  Des  peines 
d'un  autre  genre  succédèrent  bientôt  à  celles  qni 
venaient  de  cesser.  Agnès  Lebégue  était  venue  à 
Paris,  durant  mon  affaire  de  V École  des  Pères,  ou 
plutôt  du  Paysan;  les  grandes  eaux  l'y  avaient  rete- 
nue avec  ses  pensionnaires,  qui  lui  coûtaient,  à 
Paris,  le  double  de  ce  qu'elle  en  retirait;  car  jamais- 
cette  femme  n'avait  su  calculer.  Après  m'avoir 
tourmenté,  malgré  ses  promesses  que  les  mille 
francs  d'avances  de  l'année  dernière  lui  suffiraient, 
elle  voulait  encore  me  mettre  à  contribution;  elle  dit 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    I776 


139 


à  ma  fille  aînée,  en  partant  :  —  «  J'emporte  tout,  il 
»  ne  faut  rien  lui  laisser;  il  en  travaille  mieux, 
3)  quand  il  n'a  rien.  »  Telle  est  cette  femme,  qui, 
depuis,  a  voulu  jouer  l'épouse  malheureuse  et  sen- 
sible auprès  de  certaines  gens.  Durant  ma  persécu- 
tion, elle  prétendit  faire  des  démarches  pour  moi  ; 
mais  tant  qu'elle  fut  à  Paris,  je  n'obtins  rien,  et  je 
rencontrais  à  tout  moment  des  ennemis,  tels  que 
Dhemmery^  Vahbé  Mercier  de  Saint-Léger,  qui  m'ac- 
cablaient d'humihations.  C'est  que,  pour  se  faire  va- 
loir, elle  me  chargeait  de  torts,  réels  ou  controu- 
vés;  cependant  elle  ignorait  les  principaux,  car 
jamais  elle  ne  connut  Louise  ;  elle  ne  sut  jamais  ce 
que  Nicard,  ce  que  Désirée  avaient  fait  pour  moi  ; 
elle  ne  fit  qu'entrevoir  Élise  :  mais  elle  me  prêtait 
des  infamies.  Je  soupçonne  Chéreau  de  Villefr anche 
de  lui  avoir  rendu  l'esprit  atroce  et  méchant;  car 
elle  ne  l'eut  ainsi  au  plus  haut  degré,  que  depuis  sa 
dernière  liaison  avec  cet  homme.  On  a  présent  tout 
ce  que  j'en  ai  dit.  Mais  ce  qui  change  mes  conjec- 
tures en  certitude,  ce  sont  deux  lettres  que  le  hasard 
a  fait  tomber  entre  mes  mains,  cette  année  1784. 
Celle  qui  les  renfermait  est  de  Désirée,  et  porte  la 
date  de  1762,  au  mois  de  Mars.  Elle  est  pour 
M^'^  Zède  Vilpois,  et  ne  contenait  que  deux  mots  : 
«  Je  vous  renvoie  la  lettre  que  vous  ave^.  surprise  à  ma 
commère  ;  il  ne  convient  pas  de  surprendre  les  lettres, 
et  je  n'ai  pas  lu  celles  que  vous  me  livre^.  »  L'adresse 
était  :  «  A  Madame  Mauger,  rue  Saint-André-des- 
Arcs,  chei  le  Marchand  de  couleurs,  au  second.  » 


140  1762-76   —   MONSIEUR   NICOLAS 


PREMIÈRE  DES   DEUX   LETTRES  INCLUSES. 

«  Ma  chère  amie  :  Vous  save:{  comme  sont  les  hommes, 
et  le  vôtre  vous  en  fait  asse:^,  pour  que  vous  les  connais- 
siez. Aide^-moi  donc  de  vos  bons  offices,  et  permette:^- 
moi  de  recevoir  che^  vous  un  Monsieur  que  je  suis 
obligée  d'écouter,  de  peur  qu'il  ne  se  défasse.  C'est  un 
Anglais.  Voici  l'histoire.  Vis-à-vis  mes  fenêtres,  au 
second,  dans  un  hôtel  garni,  à  côté  de  la  fontaine 
St.-Séverin,  est,  avec  son  mari,  une  jeime  femme,  qui  me 
parait  riche  et  bien  élevée.  L'Anglais  était  tous  les  jours 
che^  elle;  ils  me  regardaient  beaucoup,  et  souriaient. 
Or,  vous  save^  que  la  petite  vérole,  qui  me  gâte  de  près, 
de  loin  ne  m'ôte  rien  :  je  me  doutai  que  je  leur  parais- 
sais jolie;  et  comme  il  y  avait  une  femme  aimable  et 
jeune  avec  eux,  j'en  fus  flattée.  Je  prenais  un  air  gra- 
cieux. Enfin  la  jeime  dame  me  salua.  C'était  ce  que  je 
demandais.  Je  lui  rendis  son  salut,  par  tme  révérence 
profonde;  elle  m'en  fît  une  autre,  elle  me  sourit,  je  lui 
souris  de  même.  Un  instant  après,  on  frappe.  Je  cours 
ouvrir.  C'était  un  inconnu;  ou  plutôt  c'était  M.  Chéreau 
de  Yillefranche,  mari  de  la  jeune  dame.  —  «  Ma  voi- 
»  sine,  »  me  dit-il,  «  vous  mè  pardonnere:^  ma  visite, 
»  quand  vous  saure:{  que  je  viens  de  la  part  de  ma 
»  femme,  qui  désire  de  faire  votre  connaissance  ;  »  et  il 
jeta  tin  coup  d'œil  sur  l'ameublement.  Je  répondis  qu'on 
m'honorait  beaucoup!  —  «  Quoique  nous  soyons  en 
»  chambre  garnie,  »  reprit-il,  «  nous  ne  sommes  pas  des 
»  étrangers,  ma  femme  ni  moi:  nous  sommes  des  mar- 

*  chands  de  cette  rue.  Ma  femme  est  fille  unique  de 
»  M.  Charpentier  votre  voisin;  nous  sommes  en  difficulté 

*  avec  son  père.  Un  procès  m'a  fait  lui  tout  abandonner, 
»  et  me  montrer  ainsi,  avec  sa  fille  imique,  aux  yeux  de 
»  tout  le  quartier.  Il  en  a  été  furieux,  et  un  pistolet  a 
»  été   tiré.   Quant  à  ce  jeune  homme,   que  vous   voyej 


HUITIÈME   ÉPOaUE    —    1762-76  I4I 

»  souvent  avec  nous,  c'est  un  Anglais,  très  instruit,  et 
»  dont  la  société  est  agréable.  Par  un  raffinement  de 
»  vengeance,  et  pour  mortifier  davantage  le  père  de  ma 
»  femme,  nous  le  laissons  passer  pour  son  galant.  » 
M.  Villefranche  m'a  ensuite  raconté  qu'il  avait  été 
secrétaire  d'une  Ambassade  à  Turin;  il  m'a  parlé  de  ses 
connaissances  parmi  les  gens  de  qualité;  en  un  mot,  il 
s'est  beaucoup  vanté.  J'ai  entrevu,  ou  cru  entrevoir,  à 
travers  tout  cela,  que  c'était  im  intrigant  de  beaucoup 
d'esprit,  au  dessus  des  préjugés,  qui,  pour  rendre  ses 
plaisirs  plus  libres,  voulait  y  mettre  sa  femme;  que 
j'avais  plu,  tant  à  lui  qu'à  son  Anglais,  et  qu'on  venait 
sonder  le  terrain,  pour  savoir  s'il  était  possible  défaire 
société  avec  nous. 

»  J'avais  d'abord  pensé,  qu'en  voyant  notre  logement 
et  notre  ameublement,  il  se  dégoûterait  d'une  liaison 
désavantageuse  ;  mais  tout  au  contraire,  il  n'en  est 
devenu  que  plus  pressant.  Il  m'a  seulement  garantie  de 
la  visite  de  sa  femme,  sous  prétexte  qu'il  fallait  passer 
par  la  boutique  du  marchand  de  vin.  Mais  l'Anglais  est 
venu  à  son  i7isu.  C'est  lui  qui  m'a  révélé  que  Villefranche 
et  lui  étaient  amoureux  de  moi;  il  m'a  demandé  asse:( 
ingénuement,  lequel  je  préférais?  J'ai  répondu  qu'à 
marier,  ce  serait  celui  des  deux  qui  était  libre;  que, 
mariée,  je  ne  pouvais  préférer  personne  que  mon  mari. 
—  «  En  l'indemnisant?  *  a  dit  l'Anglais.  Il  paraît  que, 
dans  son  pays,  ait  tout  est  objet  de  commerce,  il  n'est 
pas  de  difficulté  que  l'argent  n'aplanisse.  L'Anglais,  qui 
se  nomme  M.  Janson,  m'a  instamment  priée  de  venir 
che^  M°"  de  Villefranche,  qui  me  désirait  vivement,  et 
qui  serait  flattée  de  ne  pas  devoir  ma  connaissance  à 
son  mari.  Ce  motif,  et'  l'honnêteté  de  la  dame,  me  déter- 
minèrent à  la  satisfaire  sur-le-champ.  Je  fis  une  toi- 
lette, et  vous  save:^  que  ce  n'est  pas  ce  que  je  fais  le 
moins  bien. 

>  M"'  de    Villefranche  me  parut  ime  petite  maîtresse 


{42  1762-76   —   MONSIEUR   NICOLAS 

très  usagée,  fort  au  dessus  des  préjugés!  Elle  me  pro- 
posa, dès  que  nous  eûmes  causé  une  demi-heure,  de  nous 
arranger  pour  mener  une  heureuse  vie,  tandis  qu'elle 
n'avait  plus  aucun  soin,  aucun  embarras.  Comme  elle  me 
voyait  fort  complaisante  à  son  égard,  elle  ajouta  que 
j'aurais  son  mari,  qu'elle  voulait  raviver,  et  qu'elle 
s'arrangerait  avec  Sir  Janson.  Je  rougis.  Elle  se  récria  : 
—  «  Elle  rougit!  Depuis  quand  donc  êtes-vous  arrivée 
»  de  votre  province?...  »  //  me  parait  que  son  mari  est 
un  philosophe  très  conséquent,  qui  ne  trouve  d'obstacle  à 
rien.  Je  lui  répondis  :  —  «  Et  mon  mari.  Madame?  — 
»  Ha!  vous  ave:^  raison!...  Nous  lui  donnerons  Lamber- 
♦  tine,  ma  fille  de  boutique.  »  Je  me  mis  à  rire.  Ce  fut 
alors  que  la  petite  dame  me  dit  les  choses  les  plus  sin- 
gulières!... Elle  fit  la  partie  de  dîner  ensemble  le 
dimanche.  Nous  y  avons  été,  mon  mari  et  moi.  Elle  l'a 
trouvé  fort  aimable!  Elle  disait  à  Sir  Janson,  de  ce  ton 
négligé  des  petites  maîtresses  :  —  «  Mais,  voye:^  donc 
»  comme  il  a  les  lèvres  appétissantes!  »  Mon  mari  rou- 
gissait, car  depuis  qu'il  est  à  l'Imprimerie,  il  perd  Vu- 
sage,  et  devient  timide.  La  dame  l'a  gardé  après  dîner. 
Nous  nous  sommes  enfermés  quatre,  Lambertine,  Ville- 
franche,  Janson  et  moi.  Villefranche  a  donné  Lamber- 
tine à   l'Anglais,  et  ils  ont  passé  dans  une  autre  pièce. 

»  Cependant  M'^^  Villefranche,  restée  avec  mon  mari, 
nous  demandait.  —  <^  J'ai  un  cavalier!»  criait-elle;  «  si 
»  vous  ne  revene:^,  je  vais  faire  l'amour!  »  Et  nous 
entendions  le  bruit  des  baisers...  Enfin,  nous  n'avons 
plus  rien  entendu...  Nous  nous  sommes  quittés  à  huit 
heures  du  soir. 

»  A  notre  sortie,  mon  mari  a  voulu  savoir  s'il  y  avait 
im  complot  formé  ?  Je  me  suis  amusée  à  ses  dépens.  Il 
est  fâché.  Faites-moi  le  plaisir,  mon  amie,  de  lui  per- 
suader, par  votre  mari,  que  f  ai  passé  l'après-dînée  avec 
vous,  après  avoir  quitté  ma  compagnie.  C'est  une  bonne 
œuvre  que   vous  fere^  :   cela   remédie  à  tout.   Quant  à 


HUITIÈME    ÉPOQ.UE   —    1 762-76  ï^} 

Désirée,  si  elle  a  une  intrigue  avec  votre  mari,  je  vous 
en  rendrai  bon  compte.  Ce  lundi  I/62. 

»  Toute  à  vous. 

*  A.  L.  )»^ 


SECONDE    LETTRE    INCLUSE. 
A  la  Même. 

»  Vous  ave :(  fait  merveilles,  ma  chère  amie  Maugerl 
Il  croit  tout!  Mais,  ime  chose  bien  extraordinaire  !  il  a 
eu  la  petite  dame,  et  peut-être  l'a-t-il  encore.  Pour  moi, 
je  ne  veux  pas  du  mari;  je  préférerais  l'Anglais,  si  j'a- 
vais le  goût  de  la  galanterie.  Cette  maison  Villefranche 
est  tm  mauvais  lieu.  Le  mari  donne  sa  femme  à  un 
Lafray,  son  ami,  comme  on  prête  tm  ustensile  de 
ménage.  Il  l'a  prêtée  à  Sir  Janson.  Il  appelle  cela  des 
mœurs  à  la  Spartiate  :  soit.  Il  me  disait  hier,  que  si 
une  femme  avait  le  malheur  d'être  viciée,  dans  une 
intrigue,  et  de  vicier  ensuite  un  galant,  il  fallait  qu'elle 
viciât  aussitôt  son  mari,  pour  sauver  sa  réputation.  J'ai 
trouvé  cela  cruel,  atroce.  Il  m'a  dit  qu'il  le  fallait.  Il  a 
des  lumières  très  étendues!  Il  ne  voit  rien  d'illicite,  de 
la  femme  au  mari,  du  père  à  la  fille.  Et  quand  on  lui 
demande  pourquoi  cette  étrange  conduite?  il  répond: 
—  «  C'était  l'usage  che-{  les  anciens  Romains.  Hé!  ne 
»  voye^-vous  pas  que  les  animaux  le  font? -»  J'ai  trouvé 
que  c'était  bien  ravaler  notre  espèce,  que  de  la  réduire 
à  être  le  singe  des  autres  animaux.  Il  a  trouvé  cette 
réponse  admirable,  pleine  d'esprit,  et  il  l'a  répétée  à 
tout  le  monde,  comme  on  répète  les  premiers  mots  que 
disent  les  enfants.  Il  me  donne  de  fort  mauvais  conseils 
contre  mon  mari,  depuis  que  ce  dernier  s'est  retiré  de 
.sa  société.  Il  me  dit  que  c'est  un  homme  qui  n'est  bon  à 
rien,  nul  dans  la  Société;  que  c'est  tm  automate  dont  il 
faut  user,  sans  lui  donner  aucune  influence.  Il  m'a  sur- 


144  1762-76   —   MONSIEUR   NICOLAS 

tout  fort  exhortée  à  le  présenter  dans  nos  connaissances 
communes  d'une  manière  défavorable.  —  «  Afin,  »  dit-il, 
«  que  si  nous  vous  brouillons  un  jour,  on  soit  porté  à 
*  mettre  le  tort  de  son  côté.  »  C'est  un  homme  d'une 
astuce  profonde,  quoiqu'il  paraisse  superficiel.  Sa  femme 
est  une  singulière  petite  créature,  dédaigneuse,  imper- 
tinente, et  cependant  familière,  dès  qu'il  s'agit  de  l'amu- 
sement. Je  vous  préviens  de  tout  cela,  parce  qu'étant 
aussi  belle  femme  que  vous  l'êtes,  j'espère  qu'à  la  pre- 
mière visite  que  vous  me  rendre:^,  on  me  demandera  qui 
vous  êtes,  et  qu'on  me  dira  de  vous  amener.  J'ai  déjà 
mené  Désirée  deux  fois. 

»  A  propos  d'elle,  il  faut  laisser  là  un  peu  mes  affaires, 
pour  vous  parler  des  vôtres.  Si,  comme  je  l'espère,  je 
parviens  à  vous  faufiler  avec  la  société  Villefranche  et 
Janson,  nous  n'aurons  plus  besoin  de  mentir.  Puisque 
mon  mari  se  retire,  rien  ne  sera  plus  aisé  que  de  lui 
cacher  notre  fréquentation  avec  les  gens  de  l'hôtel  garni. 
Le  vôtre  et  le  mien  sont  à  leur  travail  toute  la  semaine, 
et  notre  sort  serait  réellement  heureux,  s'ils  étaient  plus 
riches  :  car  le  vôtre  vend  son  bien  de  Montmorency; 
pièce  à  pièce,  je  vous  en  avertis,  pour  faire  des  présents 
à  la  belle  Désirée.  Mais  je  crois,  malgré  cela,  qu'il 
mange  son  pain  à  la  fumée,  comme  on  dit:  la  belle  a  su 
qu'il  était  vanteur,  lorsqu'il  avait  un  verre  de  vin,  ce 
qui  lui  arrive  tous  les  lundis,  outre  les  dimanches, 
comme  vous  save^.  Quant  au  mien,  c'est  la  discrétion 
même,  et  je  crains  fort  que  la  coquette...  Mais  qu'elle  y 
prenne  garde!  Si  je  découvre  la  moindre  chose,  je  ferai 
manquer  son  mariage  de  fortune  avec  son  Monsieur  de 
Roncy.  Je  ne  pardonne  pas  ces  choses-là...  Ce  que  vous 
ave:{  à  faire,  vous,  ma  bonne  amie  Mauger,  c'est  de 
prendre  garde  à  la  bourse.  Tdche:(  de  vous  en  emparer, 
après  une  barbe  de  lundi.  Je  sais,  par  un  mot  échappé 
au  mien,  en  parlant  de  lui,  que  les  louis  des  Cerisiers 
sont  sous  un  grand  chenet  de  cuivre,  dans  votre  belle 
chambre  au   tableau  de  Médicis.  Voye:(,  s'il   est  bien 


HUITIÈME  ÉPOaUE   —    I776  145 

gris,  la  prochaine  fois,  assc:^  pour  avoir  perdu  la  mé- 
moire^ à  mettre  alors  la  main  sur  le  magot.  Il  porte 
son  or  les  lundis,  à  l'imprimerie,  et  se  plaît  à  le  faire 
sonner  dans  son  cJiapeau  :  il  croira  l'avoir  perdu,  ou 
qu'Himète  le  lui  aura  volé.  En  tout  cas,  avant  que  vous 
le  prenie^,  je  saurai  s'il  Va  porté,  pour  vous  le  faire 
dire. 

»  Adieu  ma  bonne  amie  Mauger.  Soyons-nous  fidèles . 
Ils  710US  croient  des  Vestales,  et  le  vôtre  en  mettrait  la 
main  au  feu...  Il  est  bon  qu'ils  se  persuadent  cela... 
J'irai  che:^  vous  tantôt,  avec  Sir  Janson.  Renvoyé:^ 
Javote.  Je  vous  baise. 

»  A.  L.  » 

Voiià  quelle  était  la  seconde  lettre.  Villefranche 
fut  toujours  un  homme  bien  dangereux!  Mais  c'en 
est  assez  là-dessus;  quoique  je  ne  dise  pas  le  quart 
de  la  vérité,  j'en  dis  trop  peut-être  encore,  et  j'au- 
rais gardé  un  silence  absolu  sur  tout  ce  que  j'ai 
rapporté  d'Agnès  Lebégue,  sans  le  mariage  de  ma 
fille  aînée,  que .  tout  cela  préparait,  et  sans  la  con- 
naissance qu'elle  vient  de  faire  de  trois  garnements, 
Scaturin,  Naireson,  et  Milpourmil,  de  Cherbourg  {a). 
Je  proteste  ici  que  le  motif  de  pallier  les  écarts  qu'on 
va  lire  n'entre  pour  rien  dans  ce  que  j'écris  au  sujet 
d'Agnès  Lebègue.  Je  pourrais  les  taire,  je  pourrais 
les  déguiser  :  je  les  rapporterai  tels  qu'ils  sont  arri- 
vés. Ils  étonneront!  J'avais  quarante-deux  ans;  je 
devais  être  plus  mûr  :  cependant,  je  vais  paraître 
moins  sage  que  dans  l'aventure  avec  Élise,  que  dans 


(aj  Fontanes,  Joubert  et  Marlin.  fA''.  de  VÉd.) 

X  19 


146  '^11  yl^  —  MONSIEUR   NICOLAS 

celle  avec  Louise  et  Thérèse,  que  dans  celles  mêmes 
de  mes  premières  Époques,  mais  on  en  verra  les 
raisons.  J'écris  moins  pour  m'historier  que  pour  in- 
struire, à  mes  dépens,  mes  Lecteurs,  et  surtout  la 
Jeunesse. 

Je  faisais  imprimer  chez  F. -A.  Quillau  les  Gyno- 
graphes;  ainsi  j'y  allais  tous  les  jours.  Il  avait  une 
jolie  femme,  comme  on  sait;  mais  ce  n'était  pas  elle 
qui  m'y  attirait.  Revenons  où  j'en  étais. 

Dans  le  même  temps  que  j'imprimais  les  Gyno- 
graphes  chez  Quilhu,  un  nommé  Mourant^  Liégeois, 
autrefois  compagnon  imprimeur,  alors  libraire,  et, 
de  plus,  malhonnête  homme,  y  faisait  imprimer 
pour  son  compte  les  Aventures  de  la  jeune  Êmélie, 
de  M™^  la  Présidente  d'Ormoy;  nous  étions  connais- 
sances famihéres,  sans  être  amis.  Cet  homme  avait 
une  complaisante  disponible,  chez  laquelle  il  voulait 
m'introduire.  C'était  M"^^  I>acro/.r,  vis-à-vis,  héroïne 
d'une  Contemporaine. 

Cette  femme  était  très  libre.  Je  n'y  allais  pas  une 
fois  que  je  ne  visse  des  indécences,  ou  révoltantes, 
ou  trop  savoureuses.  Tantôt  elle  me  priait  d'arran- 
ger le  bois  de  son  feu,  elle  troussée  jusqu'au-dessus 
du  genou,  et  montrant  sa  coucha  Veneris,  qu'elle 
savait  jolie.  D'autres  fois  elle  parcourait  des  Sottisiers 
avec  estampes,  et  se  plaisait  à  en  disserter  avec  moi  : 
ce  que  j'avais  la  faiblesse  de  faire,  pour  la  ménager, 
en  ne  paraissant  pas  avoir  plus  de  pudeur  qu'elle. 
Il  fallait  entendre  alors  les  expressions  dont  elle  se 
servait,  les  agaceries  qu'elle  faisait,  et  auxquelles  on 


HUITIÈME   ÉPOQ.UE  —  1 773-70  I47 

était  forcé  de  succomber;  car  elle  vous  étreignait 
comme  une  autre  Cléopâtre,  et  faisait  deux  ou  trois 
mouvements  si  lubriques,  qu'elle  aurait  fait  amener 
un  Saint.  Un  jour,  en  1773,  qu'elle  me  montrait 
les  Estampes  de  V Académie  des  Dames,  elle  me  saisit 
par  le  bouton,  qu'elle  fit  sauter,  se  renversa  sous 
moi,  croisa  ses  jambes  sur  mes  reins,  et  s'ajusta  si 
bien  que  je  fus  engrené  avant  d'y  avoir  réfléchi; 
deux  ou  trois  vives  saccades  achevèrent,  l'éclair  du 
plaisir  jaillit,  et  je  vis  Lacroix  panaché  par  mon 
fait,  sans  l'avoir  prévu,  sans  l'avoir  désiré.  J'étais 
déjà  père  de  sa  fille  (à  ce  que  m'a  certifié  la  dame); 
mais  comme  elle  eut  alors  le  jeune  F***,  et,  peu  de 
temps  après,  six  autres  (D***,  U''^''^ -journal,  Lajeu- 
tiesse,  son  laquais,  le  jeune  François,  son  jockey,  un 
secrétaire  du  duc  à^ Aiguillon,  et  un  homme  de  la 
Police),  je  ne  suis  sur  de  rien.  Ce  furent  ses  libertés 
avec  moi  qui  la  rendirent  si  furieuse,  en  1780,  quand 
elle  crut  se  reconnaître  dans  la  167^  Contemporaine  : 
un  jour,  rue  de  la  Parcheminerie,  elle  s'élança,  comme 
pour  venir  me  donner  un  soufflet.  Je  la  regardai  en 
souriant,  et  elle  passa  sans  me  frapper.  Achevons 
cette  femme. 

Elle  et  son  mari  étaient  fort  liés  avec  D.  V,  L.,  (a) 
libraire  (l'ancien  greluchon  de  la  demoiselle  Talon). 
La  dame  D...  avait  les  mêmes  mœurs  que  la  dame 
Lacroix  ;  un  apprenti,  appelé  Fouquet,  surprit  un 
jour  la  première  en  plein  exercice  avec  un  commis 

(a)  Duval. 


148  1773-76-84   —  MONSIEUR  NICOLAS 

aux  Fermes;  cet  homme  donna  la  pièce  à  l'enfant, 
et  M™«  D...  lui  dit:  —  «Mon  ami,  l'on  frappe 
>>  avant  d'entrer.  »  C'est  ce  même  Fouquet,  devenu 
grand,  qui  a  vu  les  quatre  enfants  L...  et  D...,  gar- 
çons et  filles,  profiter  des  exemples  de  leurs  mères. 
Le  jeune  D...  disait  un  jour  à  la  demoiselle  L..., 
âgée  de  quatorze  ans  :  —  «  Il  faut  que  je  te  montre 
»  comme  on  fait  ça.  »  Et  il  le  lui  montra,  comme 
il  put,  tandis  que  le  jeune  L...,  âgé  de  quinze  ans, 
en  faisait  autant  à  M"^  D....  Pourquoi  ces  indignes 
mères  ne  s'observaient-elles  pas  davantage?  Les 
malheureuses!  elles  ont  montré  le  vice  à  leurs 
propres  enfants,  avant  que  ceux-ci  eussent  la  faculté 
de  s'y  livrer,  et  ces  jeunes  infortunés,  blasés  sans 
avoir  joui,  ne  sentiront  jamais  la  soif  des  plaisirs  du 
mariage!...  —  Vous  montrez  le  vice  trop  à  décou- 
vert. —  Moi  !  je  brave  les  Puristes,  pour  démasquer 
le  vice,  et  en  instruire  les  Parents. 

La  dame  L...  est  morte  en  1784,  de  la  manière  la 
plus  malheureuse.  Elle  avait  pour  femme  de  chambre 
une  intrigante,  qui  lui  procura  un  riche  Américain  : 
cet  homme  voulait  (disait-il)  jouir  à  Paris  d'une 
femme  honnête,  avant  de  s'en  retourner.  Il  offrait 
mille  louis,  si  la  femme  était  mère  de  famille,  et  un 
peu  comme  il  faut.  La  femme  de  chambre  entendit 
parler  de  cette  aubaine,  et  sut  persuader  sa  maîtresse. 
On  employa  D...  le  procureur,  l'un  des  galants,  à 
donner,  sans  le  savoir,  des  renseignements  à  l'Amé- 
ricain. Celui-ci,  enchanté,  vint  avec  ses  mille  louis, 
et  cent  pour  la  femme  de  chambre.  Il  coucha  donc 


HUITIÈME     ÉPOaUE  —    IJ'fb^^^^l^^ 

avec  la  dame,  dans  un  lit  parfumé.  Il  sortit  à  trois 
heures  du  matin,  par  une  porte  percée  au  chevet  du 
lit,  et  fut  vu  par  Taiîîepied,  imprimeur  à  la  presse,, 
frère  de  l'orfèvre  du  Marché-Palu,  et  par  deux 
autres  ouvriers,  qui,  le  prenant  pour  un  voleur,  le 
poursuivirent  jusqu'à  sa  voiture...  Le  lendemain,  la 
dame  L...  était  bien  contente,  en  comptant  ses 
mille  louis I...  Mais,  hélas!  l'Américain  avait  gagné 
le  pian  avec  une  de  ses  négresses,  et  l'avait  donné 
complètement  à  la  femme  honnête,  qu'il  payait  si 
cher!  La  dame  L...  s'aperçut  de  son  mal  au  bout 
de  quinze  jours.  Sa  fidèle  femme  de  chambre  fit 
rentrer  l'éruption.  La  malade  fut  prête  à  mourir. 
Elle  dépensa  les  mille  louis  et  plus,  à  se  droguer, 
et  finit  par  mourir...  de  la  gale...  L'avocat  G-nOy 
son  beau-frère,  savait  cette  anecdote  sans  doute, 
quand  il  disait  de  la  femme  de  chambre  :  —  «  C'est 
»  cette  coquine  qui  a  tué  ma  sœur  !  »  Voilà  le  sort 
des  catins!... 

Un  jour  que  je  causais  avec  Mourant  sur  le  carré, 
nous  entendîmes  une  voix  argentine,  crier  :  «  Mon- 
»  sieur  Lajeunessc!  »  Ce  M.  Lajeunesse,  domestique 
de  M"^^  L...,  était  fort  joli  garçon,  et  sa  maîtresse  lui 
avait  fait  apprendre  à  coiffer;  de  sorte  qu'il  avait 
l'honneur  de  manier  journellement  de  fort  beaux 
cheveux.  Celles  qui  l'appelaient  (car  elles  parais- 
saient deux)  étaient  Virginie,  fille  putative  d'un 
boulanger  ruiné  du  faubourg  Germain,  nommé 
François;  l'autre,  une  belle  brune,  bâtarde  d'une 
horlogère,  qui  l'avait  cédée,  et  coiffeuse  de  profes- 


150  177^   —   MONSIEUR   NICOLAS 

sien.  Depuis  deux  ans  environ,  je  remarquais  Vir- 
ginie, grande  blonde  charmante,  toujours  mise  avec 
goût,  qui  demeurait  dans  la  maison  à  côté  de  celle 
où  j'avais  mon  logement,  et  je  mettais  un  grand 
prix  à  sa  connaissance!  Mourant,  en  entendant 
appeler,  se  pencha  sur  la  rampe,  et  vit  les  deux  filles 
entrer  dans  un  petit  escalier  à  double  porte,  qui 
allait  à  la  chambre  de  Lajeunesse.  Il  me  dit  :  — 
«  C'est  Virglme,  et  la  Dartois  sa  camarade.  Elles 
))  sont  entrées  dans  la  chambre  de  Lajeunesse  : 
»  descendons,  et  enfermons-les  par  dehors.  »  A 
chaque  âge,  l'homme  tient  toujours  un  peu  du 
singe,  pour  la  maHce  :  nous  descendîmes  ;  nous 
poussâmes  un  verrou  extérieur,  qui  ne  servait  qu'à 
empêcher  la  porte  de  battre  dans  l'escalier;  ensuite, 
passant  notre  main  par  une  chattiére,  nous  tâchâmes 
d'amener  à  nous  un  bas  de  jupe,  pour  reconnaître 
les  habits  ;  Mourant  saisit  celle  de  Virginie,  que  je 
reconnus  parfaitement.  Contents  de  les  avoir  enfer- 
mées, nous  remontâmes;  mais  à  peine  fûmes-nous 
au  second,  qu'elles  firent  sauter  le  loquet,  et  s'en- 
fuirent. Mourant  était  alerte  :  il  courut  après  elles, 
les  joignit,  leur  parla,  et  vint  me  rendre  compte  de  la 
conversation.  Il  m'apprit  qu'elles  étaient  invitées  à 
goûter  avec  M.  Lajeunesse,  durant  l'absence  de  sa 
maîtresse,  qui  demeurait  tout  l'été  au  faubourg 
Saint-Jacques,  pour  être  plus  libre  en  petite  maison  ; 
que  c'était  la  troisième  fois  qu'elles  faisaient  cette 
partie  avec  lui.  Mourant  leur  proposa,  pour  le  lundi 
suivant  26  Juin,  une  partie  de  Bois-de-Boulogne ;  et 


HUITIÈME     tPOaUE    —    I776  15: 

elles  acceptèrent  volontiers.  Il  me  pressa  d'en  être, 
pour  faire  la  partie  carrée.  La  curiosité  me  déter- 
mina, ou  plutôt,  ce  fut  l'envie  de  faire  la  connais- 
sance de  ma  grande  voisine.  On  sent  combien 
j'attendis  le  lundi  avec  impatience!  Il  arriva  enfin. 
A  midi,  heure  du  rendez-vous,  Mourant  alla  dans  le 
parvis  Notre-Dame;  on  monta  en  voiture,  avec  deux 
jeunes  personnes,  la  blonde,  et  une  autre,  qui  rem- 
plaçait la  brune  Dartois.  Je  me  trouvai  là  comme 
par  hasard,  et  il  m'appela.  Virginie  rougit,  en  me 
voyant  :  elle  me  prenait,  dit-elle  tout  bas,  pour  le 
M.  Narquois  de  la  Chercheuse  d'esprit.  Mais  elle  n'é- 
tait pas  avec  M^^^  Dartois,  celle  qui  l'accompagnait 
chez  Lajeunesse.  Nous  roulâmes  :  la  conversation 
s'animait  dans  la  voiture.  Nous  descendîmes  à  la 
grille  Chaillot,  et  nous  allâmes  à  pied  jusqu'à  Passy. 
Là,  nous  entrâmes  dans  une  auberge,  pour  com- 
mander le  dîner;  nous  bûmes  un  coup,  tandis  qu'on 
le  préparait,  et  nous  allâmes  dans  le  jardin  des 
Nouvelles-Eaux.  Nous  nous  mîmes  à  courir  dans  les 
allées  et  dans  les  cabinets  de  verdure;  Mourant 
cherchait  toujours  l'occasion  d'entraîner  au  loin 
Virginie;  mais  il  lâcha  un  mot  qui  lui  nuisit. 
Quoique  voisin  de  la  jolie  blonde,  elle  ne  me  con- 
naissait que  de  vue  :  il  lui  dit  que  j'étais  l'auteur  du 
Paysan  perverti.  La  jeune  fille  vint  me  faire  quelques 
compHments;  elle  conçut  du  mépris  pour  Mourant; 
et  comme  il  ne  voulait  pas  la  quitter,  parce  qu'ayant 
lié  la  partie,  il  se  croyait  le  droit  de  choix,  ses  vues 


152  1776   —   MONSIEUR    NICOLAS 

ne  furent  pas  remplies  comme  il  s'y  attendait  (i). 

Virginie  avait  une  infinité  de  petits  détails  mi- 
gnards,  qui  m'enchantaient.  Cette  fille  avait  environ 
dix-huit  à  dix-neuf  ans,  étant  née  en  1757  ou  58  :  je 
ne  la  connaissais  guère  plus  qu'elle  ne  ne  me  con- 
naissait, et  comme  elle  était  toujours  bien  mise,  je 
la  croyais  fille  de  gens  aisés,  c'est-à-dire,  nièce  d'un 
M.  Prailer,  chez  lequel  cette  jeune  fille  logeait  avec 
sa  mère.  J'avais  en  conséquence  témoigné  ma  sur- 
prise à  Mourant,  qu'une  fille  comme  elle  se  liât  avec 
un  domestique,  au  point  de  venir  faire  des  parties 
de  goûter  avec  lui,  en  l'absence  des  maîtres.  Mou- 
rant, grossier  comme  tous  les  Liégeois,  fit  ces  repré- 
sentations crûment  à  Virginie,  en  ma  présence. 
Elle  rougit  ;  mais  la  veuve,  brune  effrontée,  qui  me 
déplut  autant  que  la  jeune  blonde  me  charmait,  ré- 
pondit à  Mourant  :  —  «  Ne  faites  pas  tant  fi  !  sur 
»  Lajeunesse!  Il  a,  quand  il  veut,  ce  que  vous  vou- 
»  driez  bien  avoir,  et  que  sûrement  vous  n'aurez 
»  pas  !  »  Virginie  lui  fit  un  signe  imperceptible  des 
yeux,  pour  la  faire  taire.  —  «  Pardi!  »  reprit  la 
veuve,  «  puisqu'il  le  dit,  je  le  dirai  bien  aussi!  » 
Cependant  elle  ne  continua  pas  ;  elle  se  refusa  même 
aux  questions  multipliées  de  Mourant. 

Virginie  m'accostait,  dés  qu'elle  le  pouvait;  mais 
la  veuve  lui  dit  sérieusement  de  s'en  tenir  à  celui 


(i)  Voyez-en  la  vraie  raison,  en  lisant  la  88^  Nationale  ;  et 
recourez  au  Drame  de  LA  Vie,  dans  la  pièce  intitulée 
Virginie,  pp.  724-776. 


I 


HUITIÈME    ÉPOQUE   —    I776 


i$5 


qui  l'avait  choisie  d'abord;  et  Mourant  paraissant 
dans  les  mêmes  dispositions,  je  cédai  par  décence. 
Je  donnai  la  main  à  la  veuve;  mais  Virginie,  qui 
affectait  d'aller  toujours  devant  nous,  se  retournait 
sans  cesse  pour  faire  la  conversation.  J'en  étais 
•charmé  :  la  veuve,  qui  valait  son  prix,  perdait  néan- 
moins trop  à  la  comparaison,  pour  m'occuper  agréa- 
blement. Enfin  le  moment  de  manger  étant  arrivé, 
nous  courûmes  dîner,  pressés  par  la  faim  et  par  la 
gaîté,  car  nous  nous  promettions  une  attablée  déli- 
cieuse. 

En  effet,  le  premier  service  ayant  mis  les  dames 
d'une  humeur  charmante,  à  l'aide  de  quelques 
verres  .d'un  vin  passable,  les  cœurs  s'ouvrirent,  et 
les  lèvres  vermeilles  de  Virginie  laissèrent  échapper 
une  foule  d'expressions  libres,  qui  paraissaient  trop 
grosses  pour  sa  joUe  bouche.  Mais  je  savais  que  les 
filles  de  Paris  sont  assez  libres  en  paroles.  Mou- 
rant, espèce  de  faraud  à  la  grenadière,  parla  de 
pucelage.  —  a  Ils  sont  loin!  »  répondit  la  veuve. 
—  «  Le  vôtre?  »  reprit  le  Libraire.  —  «  Ha!  »  dit 
Virginie,  avec  un  sourire  soupiré,  et  un  regard  vers 
le  ciel,  «  que  peut-on  contre  la  force  ?  »  Ce  propos 
me  surprit!  Cependant,  avec  mon  expérience,  je 
■devais  savoir  qu'une  jeune  fille,  qui  fait  une  partie 
de  Bois-de-Boulogne  avec  deux  presque  inconnus,  ne 
devait  pas  être  une  Lucrèce...  On  continua  de  man- 
ger et  de  boire.  Les  dames,  surtout  la  veuve, 
avaient  grand'faim.  Pour  Virginie,  elle  était  déli- 
cate; cependant  elle  disait  que  jamais  elle  n'avait 
X  20 


154  177^    —    MONSIEUR   NICOLAS 

mangé  avec  autant  d'appétit.  Mourant  versait  ra- 
sade; mais  la  jolie  blonde  trempa  son  vin  malgré 
lui  :  pour  la  veuve,  elle  le  sablait  pur,  et  paraissait 
le  porter  à  merveille.  On  nous  servit  des  fraises  au 
dessert;  Mourant  y  mit  du  vin,  et  beaucoup  de 
sucre.  Virginie  aimait  les  fraises  ;  elle  fut  pres- 
que enivrée  par  le  vin,  qui  en  faisait  la  sauce.  Ce  fut 
alors  que  Mourant  sut  adroitement  l'attirer  dans 
une  chambre  voisine.  Elle  allait  succomber  sans 
doute,  quoiqu'elle  se  défendît.  La  veuve  jeta  un 
coup  d'œil  sur  moi  ;  mais  me  voyant  de  glace,  elle 
se  leva  brusquement,  et  courut  au  secours  de  sa 
compagne.  Mourant  l'aurait  battue!  il  me  fit  en 
secret  des  reproches  de  ne  l'avoir  pas  retenue.  — 
«  Que  voulez-vous?  elle  ressemble  au  chien  du 
»  Jardinier,  »  lui  dis-je.  Virginie  parut  fort  hon- 
teuse devant  moi,  après  son  attaque,  et  je  crois 
qu'elle  se  promit  d'éviter  soigneusement  le  tête-à- 
tête. 

En  quittant  la  table,  nous  fîmes  serrer  nos  restes, 
pour  souper,  et  nous  allâmes  au  Bois  de  Boulogne. 
Mourant  était  un  sacripant  :  il  força  pour  ainsi  dire 
Virginie  à  lui  donner  le  bras,  à  peu  prés  comme  les 
souteneurs  font  marcher  les  filles  qui  sont  dans  leur 
dépendance.  Quant  à  moi,  de  ce  moment,  la  jalousie 
me  fit  décider  qu'il  serait  contrarié  dans  tous  ses 
desseins.  La  chose  était  facile:  je  n'avais  qu'à  con- 
tinuer à  dédaigner  la  veuve  (si  c'eût  été  Dartois, 
tout  allait  autrement,  elle  me  plaisait  autant  que 
Virginie);  je  pouvais  être  sûr  qu'elle  ne  soufirirait 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    I776  I  5  ;> 

pas  que  sa  compagne  fût  plus  fêtée  qu'elle.  Ce  fut 
ce  qui  arriva.  Mourant  eut  beau  me  faire  signe  des 
yeux  d'occuper  la  veuve;  je  m'en  gardai  bien!  De 
sorte  qu'il  ne  put  avoir  un  moment  de  liberté.  Après 
avoir  parcouru  le  bois,  et  fait  des  pauses  très  agréables, 
nous  revînmes,  à  la  nuit,  achever  notre  dîner;  nous 
remontâmes  en  fiacre  (car  nous  eûmes  le  bonheur 
d'en  trouver  un  qui  s'en  retournait  à  vide),  et  les 
deux  Belles  furent  remises  chez  elles  saines,  sauves, 
et  surtout  intactes. 

Le  lendemain,  Mourant  voulait  réparer  ce  qu'il 
appelait  son  hcc-jaune  de  la  veille.  Il  alla  trouver 
Virginie,  qu'il  aperçut  à  sa  porte,  et  lui  donna 
rendez-vous  chez  moi.  Quand  je  parus  à  l'impri- 
merie, il  m'annonça  cette  honne  nouvelle;  je  ne 
goûtai  pas  son  projet,  mais  je  dissimulai  :  j'étais 
plus  actif  et  plus  rusé  que  lui  en  amour.  En  le 
quittant,  j'écrivis  deux  mots  à  Virginie,  je  la  guettai, 
je  lui  glissai  le  billet,  et  j'en  attendis  l'effet.  Je  lui 
donnai  un  rendez-vous  sur  le  bord  de  l'eau,  à  deux 
heures.  Elle  ne  manqua  pas! 

Le  rendez-vous  donné  chez  moi,  était  à  trois 
heures  :  Mourant,  à  deux  heures,  était  à  table  chez 
lui  avec  sa  femme,  jeune  brune  très  jolie,  fille  d'un 
serrurier  célèbre  de  la  rue  Saint-Victor ,  Je  le  savais. 
Dès  qu'il  eut  dîné,  il  vint  se  mettre  en  faction  à  la 
fenêtre  de  l'escalier  de  l'imprimerie,  pour  guetter  la 
blonde...  Mais  laissons-le  s'impatienter. 

Virginie  parut,  à  l'instant  où  je  redoutais  la  vigi- 
lance de  Mourant.  Dès  que  je  l'aperçus  s'avancer 


156  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

vers  moi,  environnée  des  Grâces  et  des  Amours,  je 
volai  à  sa  rencontre  :  —  «  Éloignons-nous  vite  !  » 
lui  dis-je,  en  la  conduisant  du  côté  de  la  porte 
Saint-Bernard;  «  Mourant  pourrait  nous  voir.  » 
Elle  ne  se  fit  pas  presser.  Nous  marchâmes  précipi- 
tamment. Je  me  montrai  bien  différent  de  ce  que 
j'avais  paru  à  notre  partie  de  l'avant-veille  :  je  lui  fis 
des  compliments  à  la  vérité,  je  lui  dis  des  douceurs; 
mais  je  ne  laissai  paraître  que  les  sentiments  les 
plus  honnêtes;  je  lui  donnai  des  avis;  je  lui  con- 
seillai de  cesser  de  voir  la  veuve,  qui  ne  pouvait 
que  la  perdre. 

Tout  en  causant,  nous  étions  parvenus  vis-à-vis 
les  Chantiers.  Il  en  sortit  une  femme,  qui  salua  Vir- 
ginie, et  avec  laquelle  celle-ci  parut  très  familière. 
En  regardant  cette  femme,  je  la  reconnus  pour  une 
dame  Decan,  que  j'avais  possédée  en  1770  ou  1771,. 
après  ma  maladie,  mais  qui  feignait  de  ne  pas  me 
remettre,  depuis  que  je  l'avais  vue  matriilU  au  coin 
de  la  rue  des  Poulies  :  elle  se  conduisit  comme  si 
elle  ne  me  connaissait  pas.  La  conversation  parti- 
culière qu'eut  Virginie  avec  elle,  dura  plus  de  cinq 
minutes.  Lorsqu'elle  l'eut  quittée,  je  lui  dis  :  — 
«  Je  connais  cette  femme.  »  Je  ne  m'aperçus  pas 
que  Virginie  rougit,  ni  qu'elle  se  troublât  le  moins 
du  monde.  Elle  me  dit  :  —  «  C'est  un  marchande 
»  à  la  toilette.  ;>  Je  me  rassurai  :  —  «  Cette  femme,  )> 
pensai-je,  «  peut  être  aujourd'hui  marchande  à  la 
»  toilette,  comme  on  le  dit,  et  Virginie  ne  la  con- 
»  naître  que  sous  ce  rapport.  »  Nous  continuâmes 


HUITIÈME    ÉPOaUE    —    1776 


15: 


notre  marche,  jusqu'à  la  Maison-Blanche,  guinguette 
crapuleuse.  Nous  choisîmes  un  cabaret  et  une 
chambre  pour  dîner.  Je  puis  me  rendre  ce  témoi- 
gnage, que  seul,  avec  une  fille  longtemps  et  vive- 
ment désirée,  je  me  comportai  avec  la  plus  grande 
réserve  !  Je  ne  lui  parlais  que  pour  tâcher  de  péné- 
trer sa  situation.  Elle  me  la  dévoila  en  partie.  Je  vis 
alors,  qu'au  lieu  d'être  une  fille  aisée,  c'était  une 
jeune  infortunée,  dont  les  parents  s'étaient  ruinés. 
Elle  m'apprit  que  sa  mère  avait  été  une  très  jolie 
femme  ;  qu'on  la  nommait  dans  le  faubourg  Saint- 
Gjrmain,  la  Belle  Boulangère;  qu'elle  était  fille  d'un 
marchand  cirier,  avait  été  bien  élevée,  qu'elle  avait 
eu  trente  mille  francs  en  mariage;  qu'on  l'avait 
donnée  à  son  père,  parce  qu'il  en  avait  au  moins  le 
double,  et  qu'il  était  très  bien  étabh,  sa  boutique 
étant  célèbre;  que  les  parents  de  sa  mère  avaient  dit  : 
«  L'état  n'est  pas  brillant,  mais  il  est  solide  : 
»  avec  les  avances  qu'ils  ont,  ils  pourront  donner 
»  un  jour  cent  mille  livres  à  leurs  enfants.  »  — 
«  Mais,  »  continua  Virginie,  «  ma  mère  était  si  jolie, 
»  et  tant  de  gens  comme  il  faut  lui  faisaient  la  cour, 
»  que  mon  père  prit  de  la  jalousie;  il  se  mit  à 
»  boire,  et  surtout  à  jouer  ;  en  six  ans,  il  mangea 
»  plus  de  quatre-vingt-dix  mille  livres.  Quand  il  fut 
»  gêné  pour  ses  payements,  il  vint  un  jour  trouver 
»  ma  mère  dans  sa  chambre,  où  elle  s'habillait, 
»  pour  aller  à  la  comédie  :  —  «  Madame,  »  lui  dit- 
»  il,  vous  vous  êtes  divertie,  et  moi  aussi  ;  je  manque 
»  d'argent,  j'espère  que  vous  m'en  donnerez;  les 


I5S  177^   —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  femmes  comme  vous  le  gagnent  avec  tant  de  plai- 
»  sir,  qu'elles  ne  doivent  pas  le  regretter.  »  Ma 
»  mère  Tassura  qu'elle  n'en  avait  pas.  —  «  Et  qu'a- 
»  vez-vous  donc  fait  de  celui  que  vous  avez  gagné 
»  avec  votre...  ?  —  Quelle  expression!  mon  mari!... 

»  J'ai    toujours  été    sage,    et  jamais —   Ha! 

»  mille-s-yeux  !  »  s'écria  mon  père,  «  elle  a  été 
»  catin,  sans  se  faire  payer!...  Hé!  morbleu!  il 
»  fallait  donc  me  dire  ça!  j'aurais  jeté  tous  vos 
»  galants  par  la  fenêtre,  et  je  n'aurais  pas  mangé 
»  mon  bien!...  Nous  ne  possédons  plus  rien  :  je 
»  dois  plus  à  mes  fournisseurs  que  je  n'ai  vaillant  : 
»  vendez  tous  ces  brimborions  pour  les  payer;  gar- 
»  dez  une  robe  pour  couvrir  votre  chien  de...;  je 
»  vais  céder  mon  fonds,  et  me  mettre  garçon  chez 
»  un  maître.  Quant  à  vous,  vous  êtes  jolie,  tirez- 
))  vous.  »  Il  s'empara  aussitôt  de  tout  ce  qu'avait 
»  ma  mère,  il  en  fît  de  l'argent,  paya,  se  mit  gar- 
»  çon  boulanger,  là-haut  dans  la  rue  des  Francs- 
»  Bourgeois,  où  il  est  encore.  Ma  mère,  ne  sachant 
»  que  faire  de  moi,  qui  n'avais  que  huit  ans,  me 
»  mit  chez  le  pliimassier  de  la  rue  Dauphine,  et  s'en 
»  alla,  avec  une  dame  étrangère,  à  Hambourg,  où  elle 
»  fit  des  éducations  de  demoiselles.  Pendant  son 
»  absence  de  six  ans,  je  grandis;  j'étais  par  charité 
»  chez  le  plumassier  et  fort  malmenée.  Un  jour,  je 
»  vis  passer  une  des  anciennes  connaissances  de  ma 
»  mère,  un  avocat,  appelé  M.  Bonthotix;  je  courus 
»  après  lui,  pour  le  prier  de  faire  quelque  chose 
»  pour  moi.  Il  me  regarda  quelques  instants;  en- 


HUITIÈME   ÉPOCIUE   —    1776  I59 

j)  suite,  il  me  dit  :  —  «  Volontiers,  tenez-vous  prête 
»  demain  au  soir.»  Il  vint  me  prendre  à  huit  heures, 
»  m'emmena  dans  une  petite  chambre  de  la  rue 
»  Serpente,  fit  de  moi...  ce  qu'il  voulut,  par  pro- 
»  messes  et  par  menaces,  me  donna  douze  francs  par 
»  semaine,  paya  ma  chambre,  me  mit  en  linge,  en 
»  robes,  et  vint  me  voir  tous  les  jours.  Il  ne  m'a 
»  quittée  que  depuis  quinze;  c'est  pourquoi  j'ai 
»  fait  la  partie  avec  vous  et  Mourant.  Voilà  toute 
»  mon  histoire;  si  ce  n'est  que  ma  mère  s'étant 
»  amourachée  d'un  homme  à  Hambourg,  il  Fa 
»  enlevée  de  là,  lui  a  tout  mangé,  l'a  laissée,  et 
»  qu'elle  est  aujourd'hui  avec  moi,  obligée  de  me 
»  voir...  comme  je  suis.   » 

Ce  récit  m'en  apprenait  assez.  Je  proposai  à  Vir- 
ginie de  la  mettre  en  apprentissage  de  modes.  Elle 
parut  y  consentir  avec  reconnaissance.  Il  fut  con- 
venu qu'elle  entrerait  chez  une  dame  Semen,  sur  le 
quai  des  Aiigustins.  Tout  étant  ainsi  arrangé,  nous 
sortîmes  de  l'auberge.  Mais  il  faisait  un  superbe 
temps;  la  chaleur  était  tempérée  par  des  nuages;  la 
campagne  était  riante  et  fleurie  ;  Virginie  me  pro- 
posa d'aller  jusqu'à  Bicêtre.  Je  n'avais  pas  revu  cette 
maison,  depuis  que  j'en  étais  sorti  en  1747,  au  mois 
de  Novembre  ;  la  proposition  me  flatta.  Nous  prîmes 
dans  les  blés,  par  ces  petits  sentiers  tortus  et  déli- 
cieux, dans  lesquels  il  est  si  agréable  de  s'égarer.  Mes 
pensées  se  reportèrent  alors  aux  années  de  ma  jeu- 
nesse :  je  me  rappelai  Duprat,  et  surtout  le  ver- 
tueux Moliniste    Bonnefoî.  Ma   conversation   avec 


l60  1776   —   MONSIKUR   NICOLAS 

Virginie,  onduée  par  ces  rcssouvenirs,  devint  plus 
afTectueusc,  plus  innocente  :  je  lui  parlais  comme  X 
ma  fille  ;  elle  oublia  peut-ûtre  cllc-mûme  sa  corrup- 
tion; son  ton  fut  celui  de  la  candeur,  et,  comme  il 
cadrait  avec  la  douceur  de  sa  voix,  il  fut  charmant! 
Mon  cœur  palpita  en  entrant  dans  IHcûtre.  Je  devins 
silencieux.  Trente  années  s'effacèrent;  je  me  re- 
portai k  l'instant  où  j*en  étais  sorti  avec  Vahhé 
Thomas  et  M.  Maunce.  Je  me  représentai  mon 
cher  Faycl,  J.-B.  Poquct,  tous  mes  anciens  cama- 
rades :  j'oubliais  presque  Virginie,  et  je  contraignais 
à  peine  mes  larmes,  cr  Avez- vous  ici  quelqu'un  de 
»  votre  connaissance?  »  me  dit  ma  compagne.  — 
«  J'y  ai  demeuré.  —  Demeuré!  —  Oui,  ;l  r;\ge  de 
»  onze  X  douze  ans.  —  Haï...  mais  c'était  donc  X  la 
»  Corrcclion?  —  Non,  c'était  aux  Enfants  de  chœur, 
»  dont  mon  frère  était  maître.  —  Ha  I  il  fliudra  les 
»  aller  voir!  ils  seront  charmés  de  retrouver  un 
»  ancien  camarade.  —  Oui,  des  enfants  de  chœur 
»  de  quarante-deux  ansi  ^—  Ha!  il  est  vrai...  Mon 
»  Dieu!  que  je  suis  folle  (i).  »  Elle  avait  l'air  de 
railler  mon  i\ge;  mais  c'était  avec  tant  de  grAce  et 
d'amabilité,  que  ce  badinagc  me  fit  le  plus  grand 
plaisir... 
Pourquoi  des  filles  sans  mœurs  sont-elles  plus 


(i)  Vous  tonnaissez  cette  Virginie,  mon  Lecteur  :  j'en  ai 
parlé  dans  le  Quarantinairt,  dans  la  Malédiction  patenitlU . 
Aujourd'hui,  elle  demeure  avec  sa  mère,  et  joue  la  comédie 
rue  Tarannf,  chez  un  abbé  très  connu  (Viennet),  et  depuis 
au  ThéAtre  de  la  Butte  du  Mout-Pai  nasse. 


iiLTnLvii-  i-i'OQUii  —  1776  16 r 

séduisantes,  plus  aimables  que  les  femmes  hon- 
nêtes? C'est  qu'elles  ont  étudié  l'art  de  plaire, 
comme  les  courtisanes  Grecques,  à  qui  l'on  donnait 
des  maîtresses  de  grâces  et  de  volupté.  Parmi  les 
sots  détracteurs  des  Conlcniporaines,  il  n'en  est  pas 
un  seul  qui  se  doute  du  but  philosophique  de  presque 
toutes  ces  Nouvelles,  qui  est  de  suggérer  aux  hon- 
nêtes femmes  les  moyens  de  se  faire  aimer  (i).  Je 
voudrais  qu'on  établit  des  IniliationSy  comme  celles 
•des  Anciens,  qui  en  avaient  de  deux  sortes.  Dans 
celles  des  hommes,  on  dévoilait  aux  initiés  le  ridi- 
cule et  la  folie  de  la  religion  dominante;  on  leur 
•enseignait  le  déisme  (quelques-uns  prétendent  que 
c'était  Vathéisme)  ;  on  s'y  moquait  de  Jupiter,  et  de 
ses  amours,  et  de  ses  fils;  et  de  la  folie  de  Phœbus, 
conduisant  le  char  du  Soleil;  on  révélait  une  vraie 
physique,  que  la  timidité,  la  crainte  des  sots,  avec 
celle  d'ôter  un  frein  au  peuple,  empêchaient  de  prê- 
cher hautement.  Car  il  ne  faut  pas  croire  que  les 
Gouvernements  eussent  de  la  rehgion,  ils  ne  la  pro- 
tégeaient que  pour  conduire  par  elle  la  multitude 
stupide.  Penser  autrement,  c'est  gratuitement  dés- 
honorer le  genre  humain...  Mais  où  m'égaré-je? 
Les  secondes  Initiations  des  Anciens  étaient  les  Mys- 
Ures  féminins.  Ils  difîéraient  absolument  de  ceux 
des  hommes.  Dans  ces  assemblées  particuhéres  de 


(i)  Voyez   les   Parisiennes,   faites  depuis   les    Content po. 
raines. 


102  1776    —    MONSIEUR   NICOLAS 

femmes  de  tous  les  âges,  les  plus  anciennes,  ou  les 
matrones  donnaient  aux  jeunes  mariées  ce  qu'elles 
appelaient  la  théorie  de  la  Bonne  Déesse  ;  elles  leur 
enseignaient  les  façons  mignardes  capables  de  capti- 
ver un  mari;  les  régies  de  la  propreté  la  plus  scru- 
puleuse; la  coquetterie  dans  la  mise;  l'art  de  cou- 
vrir à  demi  la  gorge;  de  marcher  avec  grâce  et  vo- 
lupté; de  se  donner  un  tour  qui  excitât  les  désirs. 
Elles  allaient  plus  loin  :  elles  enseignaient  l'art  des 
baisers  lascifs,  des  attouchements  Vénéréiqnes;  de  se 
mouvoir,  dans  l'acte,  d'une  manière  qui  augmentât 
le  plaisir;  de  se  rétrécir,  de  faire  la  pendule  de 
Vénus,  etc.  C'est  pourquoi  il  était  défendu  aux 
hommes,  sous  peine  de  mort,  de  pénétrer  dans  la 
salle  ou  se  tenaient  les  Mystères  des  matrones  : 
leur  présence  les  aurait  profanés;  c'est-à-dire  que  si 
les  hommes  avaient  su  quelles  matières  les  femmes 
traitaient  entre  elles,  l'effet  en  aurait  été  presque 
nul.  Les  Bacchantes,  en  célébrant  les  mystères  de 
Bacchus,  s'initiaient  en  même  temps  à  ceux  de  la 
Bonne  Déesse,  de  la  Déesse  mère,  de  la  Déesse 
Fututrix,  comme  la  nommaient  les  Romaines.  Leur 
fureur,  qui  allait  à  mettre  en  pièces  les  hommes  qui 
leur  tombaient  sous  la  main,  était  cependant  affectée  ; 
elle  avait  pour  but  d'écarter  les  téméraires,  outre 
celui  de  venger  les  femmes  cruellement  traitées  par 
leurs  maris.  Les  épouses  étaient  soumises  toute  leur 
vie  ;  mais  elles  avaient  les  Bacchanales  pour  se  venger 
d'un  tyran...  Aujourd'hui,  le  bonheur  du  Genre 
humain   est   abandonné  aux  hasards;  toute  l'expé- 


HUITIÈME    HPOQ.UE  —    I776  163 

rience  des  femmes  est  individuelle,  comme  celles 
des  animaux;  elle  se  perd  avec  celles  qui, étant  natu- 
rellement aimables,  pouvaient  former  les  autres.  Les 
prostituées  seules  font  une  étude  superficielle  (encore 
cela  n'est-il  pas  généralement);  les  matndlês  ne  cu\- 
tivent  que  celles  dans  qui  elles  découvrent  des  dis- 
positions, elles  abandonnent  les  autres  à  la  brutalité. 
Mais  ces  leçons  des  matrullès  sont  aussi  nuisibles 
que  celles  des  respectables  matrones  Grecques  et 
Romaines  étaient  saintes  et  respectables.  Les  ma- 
tnillês  ne  tendent  qu'au  libertinage,  à  l'épuisement 
de  la  bourse  et  des  facultés  physiques  :  les  matrones 
avaient  pour  but  l'union  des  époux,  leur  attachement 
réciproque  par  le  plaisir.  La  religion  Chrétienne  a 
fait  anéantir  les  Mystères  comme  infâmes  ;  mais  on 
peut  regarder  cet  anéantissement  comme  un  des 
torts  de  cette  religion  envers  l'humanité;  comme 
l'ouvrage  d'hommes  peu  éclali-és,  dont  le  zèle  était 
amer;  de  puristes  dangereux,  naturellement  ennemis 
du  mariage  en  lui-même,  comme  il  en  fut  beaucoup 
parmi  les  Chrétiens,  comme  les  Jansénistes  le  sont 
de  nos  jours  :  secte  exécrable,  toute  hypocrite,  ou 
toute  enthousiaste,  et  par  là  même  très  dangereuse. . . 
Mais  j'en  étais  à  Virginie. 

En  traversant  les  cours,  mon  attendrissement 
augmentait.  Virginie  cessa  d'être  gaie  ;  je  m'aperçus 
qu'elle  avait  l'âme  compatissante;  la  misère  qu'elle 
avait  sous  les  yeux  fit  couler  deux  larmes.  Nous  en- 
trâmes dans  l'église.  Je  me  jetai  à  genoux,  devant 
J'autel  de  la  Vierge,  où  tous  les  samedis  nous  allions. 


l64  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

durant  mon  séjour  parmi  les  Enfants  de  chœur,. 
chanter  les  Litanies.  Je  m'y  rappelai  que  c'étaient 
•mes  deux  amis  Fayel  et  Poquet,  qui  étaient  nos  deux 
clioristes;  je  leur  adressai  un  tendre  et  douloureux 
ressouvenir!...  Virginie,  à  genoux  auprès  de  moi, 
imitatrice  comme  toutes  les  femmes,  priait  de  tout 
son  cœur,  et  cette  jeune  Samaritaine  faisait  peut-être, 
en  ce  moment,  une  prière  plus  ardente  que  toutes 
celles  de  nos  recluses.  —  «  Quel  est  cet  autel  ?  »  me 
dit-elle  en  s'interrompant.  —  «  C'est  celui  de  la 
»  Vierge.  »  A  ce  mot,  je  la  vis  baisser  la  vue, 
redoubler  ses  prières  et  fondre  en  larmes.  Nous 
nous  levâmes  ;  j'allai  dans  le  chœur,  baiser  la  place 
que  j'y  avais  autrefois  occupée.  Virginie  me  regar- 
dait :  —  tf  Que  faites-vous  ?  —  Ma  fille,  il  y  a  trente 
»  ans  que  j'occupais  cette  place.  —  Trente  ans!  » 
Elle  s'appuya  mollement  sur  mon  épaule,  un  sou- 
rire égaya  ses  yeux  encore  humides  :  «  Je  n'ai  jamais 
»  eu  tant  de  plaisir  qu'avec  vous!  O  mon  papa!  vous 
»  ne  ressemblez  guère  aux  hommes  que  je  con- 
»  nais  !...  » 

Nous  sortîmes  de  l'église,  et,  traversant  la  grande 
cour,  nous  montâmes  au  dortoir  des  Enfants  de 
chœur.  Je  m'en  rappelais  assez  difficilement  la 
route;  je  priai  un  bon  pauvre  de  m'y  conduire.  Il 
nous  précéda.  Lorsque  je  fus  à  la  porte,  je  réfléchis 
que  je  n'avais  d'autre  motif  que  ma  curiosité  pour 
troubler  par  ma  visite  les  exercices  de  ces  enfants.. 
Cependant  le  pauvre  ouvrait  la  porte,  et  nous  annon- 
çait. Nous  entrâmes.  Quelques  enfants  mal  en  ordre: 


HUITIÈME     ÉPOQUE  —    I776  j6y 

trraient  autour  des  tables,  autrefois  garnies  de  livres, 
de  papiers  ou  d'instruments  de  quelques  arts.  J'allai 
au  maître,  debout  devant  la  cheminée,  et  je  l'em- 
brassai, en  lui  disant  :  «  Monsieur,  je  vous  salue.  Je 
»  suis  un  ancien  écolier  de  cette  classe,  et  je  la  re- 
»  vois  avec  attendrissement.  »  Ce  mot  me  fit  con- 
naître. Les  Enfants,  au  nombre  de  sept  à  huit  (nous 
étions  autrefois  cinquante-deux),  m'environnèrent 
tumultueusement  ;  je  les  saluai  du  nom  de  mes  chers 
confrères,  et  je  les  embrassai.  On  me  demanda  mon 
nom.  Je  le  dis.  La  tradition  avait  conservé  le  sou- 
venir de  mon  frère;  on  s'écria  :  «  C'est  un  ancien 
»  maître!  —  Non,  mes  chers  amis  :  quand  mon 
»  frère  était  maître,  j'étais,  moi,  l'un  des  écoliers; 
»  je  ne  suis  que  votre  ancien  camarade.  »  Le 
maître  me  fit  beaucoup  d'accueil,  ainsi  qu'à  Vir- 
ginie. Il  nous  mena  dans  sa  chambre,  et  sur  ma 
demande,  nous  fit  voir  la  petite  infirmerie.  La  statue 
de  l'Enfant-Jésus,  qui  tend  les  bras,  avec  cette  in- 
scription au-dessous  :  Venile  ad  me,  Fiîii  mei,  et  tîmo- 
rem  Domini  doceho  vos...,  fit  couler  mes  larmes;  je 
me  rappelai  combien  cette  statue  m'avait  touché 
autrefois,  dans  l'ennui  où  je  tombai,  comme  une 
jeune  et  tendre  plante  languit,  lorsqu'on  la  trans- 
plantée. Je  fis  à  Virginie  une  explication  touchante 
du  passage  et  de  la  statue;  et  cette  pauvre  enfant, 
naturellement  bonne,  versa  les  plus  belles  larmes 
que  j'aie  vues  de  ma  vie.  —  «  Ha!  »  me  dît  le  maître, 
qui  la  prenait  pour  ma  lille,  «  que  vous  êtes  heureux, 
»  Monsieur,  d'avoir  une  demoiselle  si  belle  et  si 


:66  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  sensible!  »  Je  pressai  la  main  de  Virginie  contre 
mon  cœur,  sans  répondre.  Nous  sortîmes,  au  grand 
regret  du  maitre  et  des  enfants.  A  la  porte  je  trouvai 
un  prêtre  de  la  Maison,  qui  venait  chez  les  enfants 
de  chœur.  Je  ne  le  reconnus  pas.  Il  entra.  On  lui 
dit  apparemment  mon  nom  :  j'entendis  la  porte  s'ou- 
vrir avec  force,  et  dans  le  même  instant  le  prêtre  fut 
dans  mes  bras.  «  Ha!  frère  Augustin!  »  s'écria-t-il... 
«  Je  suis  frère  Paterne.  »  Ce  mot  me  le  faisait  con- 
naître suffisamment.  Je  fus  ravis  de  revoir  un  ancien 
camarade  II  descendit  avec  nous,  et  fut  notre  con- 
ducteur dans  la  Maison.  Il  était  d'Orléans. 

Il  nous  mena  d'abord  voir  le  puits  :  la  machine 
est  fort  grossière  et  fort  imparfaite;  mais  on  la 
montre  comme  une  curiosité  :  je  me  ressouvins  de 
l'avoir  vue  avec  mon  digne  père...  Tout,  dans  cette 
maison,  excitait  ma  sensibilité.  Virginie  examinait 
curieusement,  et  la  naïve  expression  de  son  étonne- 
ment  était  si  aimable,  que  ce  jour  m'en  rendit  réelle- 
ment amoureux,  malgré  tout  ce  que  je  savais,  en 
dépit  de  mes  résolutions,  de  mon  expérience  et  de 
mon  âge.  Paterne  en  paraissait  enchanté.  A  tout 
moment  il  me  disait  :  «  Il  est  plus  heureux  d'être 
»  le  père  d'un  être  aussi  charmant,  que  d'avoir  pris 
»  un  genre  de  vie  isolé,  tel  que  le  mien  ! . . .  »  Comme 
j'avais  alors  ma  fille  Agnès,  qui  égalait  Virginie  par 
la  figure,  et  que  j'aimais  tendrement,  je  recevais  ces 
compHments  sans  scrupule,  et  je  pensais  en  moi- 
même  :  «  Il  dit  vrai,  au  fond...  » 

Le  puits   visité,   nous  entrâmes  dans   ce   qu'on 


HUITIÈME     ÉPOQUE    —    1776  167 

appelle  la  Force.  Je  frissonnai.  Nous  parcourûmes 
d'abord  la   retraite  des  fous.   Nous  en  trouvâmes 
quelques-uns   qui    étaient   fort   tranquilles,   et   qui 
avaient  imaginé  différentes  curiosités,  qu'ils  mon- 
traient pour  attirer  des  aumônes.  Grand  Dieu!  quel 
sort  .''Condamnés  à  une  prison  qui  ne  peut  qu'aug- 
menter leur  mal,   ces   infortunés,   abandonnés  de 
toute  la  Nature,  sont  au-dessous  des  bêtes  :  à  la 
moindre  émotion,  leurs  gardiens  barbares  les  mal- 
traitent sans  pitié,  comme  s'ils  n'avaient  pas  le  sen- 
timent; on  est  sourd  à  leurs  plaintes;  on  en  rit... 
C'est  un  sort  affreux!...  Virginie  épuisa  sa  bourse 
dans  ce  triste  séjour...  Nous  passâmes  ensuite  devant 
la  porte  de  la  Force,  où  l'on  met  les  espions  qui  ont 
malversé.  Comme  les  espions  sont  tous  des  scélé- 
rats,  ils  ne  sont  pas  ménagés;  on  veut  les  faire 
périr,  ou  tellement  les  effrayer,  qu'après  leur  sortie 
on  n'ait  rien  à  leur  reprocher.  Ce  détestable  endroit 
est  l'image  énergique  du  Tartare.  Entassés  les  uns 
sur  les  autres,  criant,  jurant,  dévorés  de  vermine, 
faisant  un  bruit  si  horrible,  qu'arrêtés  un  moment 
devant  leur  porte  grillée  nous  en  fûmes  étourdis, 
ces  êtres  aussi  malheureux  que  vils  n'ont  pas  un 
instant  de  repos.  L'air  empesté  qu'ils  respirent  leur 
donne  mille  diff"érentes  maladies  ;  cet  air,  que  leurs 
haleines  ont  vicié,   semble  attaquer  l'âme  avec  le 
corps,  et  la  corrompre  comme  ce  dernier. 

Nous  tournâmes  ensuite  nos  pas  vers  les  loges 
des  prisonniers  des  cabanons.  C'est  une  nouvelle 
scène  d'horreur.  Un  vaste  bâtiment  en  pierres  de 


l68  1776    —    MONSIEUR    NICOLAS 

taille,  composé  de  plus  de  six  étages,  parce  qu'ils 
sont  peu  élevés,  est  distribué  en  petits  cachots 
grillés  de  neuf  pieds  de  long,  sur  six  de  large  :  c'est 
là  qu'on  renferme  des  hommes,  comme  si  l'espace 
manquait  sur  la  terre!  Quel  Busiris  imagina  ce 
genre  de  punition?...  Les  uns  sont  par  bas  et  souf- 
frent de  l'humidité  ;  les  autres  sont  par  le  haut,  et 
n'en  sont  pas  mieux;  leurs  barreaux  les  empêchent 
de  voir  dans  la  cour.  Une  malice  infernale  a  imaginé 
de  faire  une  angle  à  ce  bâtiment,  de  sorte  qu'une 
partie  va  en  retour  sur  un  terrain  où  personne  ne 
pénétre.  La  plupart  de  ces  infortunés  ont  de  petits 
miroirs,  qui  leur  servent  à  recevoir  par  réflexion 
l'image  des  personnes  qui  viennent  dans  la  cour.  Je 
vis,  avec  un  sentiment  d'horreur,  que  tous  les  caba- 
nons étaient  pleins;  cinquante  miroirs  étaient  bra- 
qués sur  nous.  Virginie  était  charmante  :  j'éprouvai 
un  sentiment  de  joie,  en  songeant  que  sa  vue  allait 
suspendre  pour  un  instant  les  peines  de  ces  infor- 
tunés. Ils  se  parlaient  entre  eux,  en  criant  à  tue-tête, 
pour  se  faire  entendre  (c'est  au  moins  un  soulage- 
ment, que  l'inutile  et  secrète  barbarie  ne  leur  a  pas 
ôté!  On  n'a  pas  ce  faible  soulagement  dans  l'hor- 
rible Bastille!...  O  Dieu!  les  emprisonneurs  et  les 
emprisonnés  sont-ils  des  hommes?...)  Les  uns 
lâchèrent  quelques  propos,  qui  marquaient  à  quel 
point  la  vue  de  ma  compagne  excitait  leur  admira- 
tion; d'autres...  poussèrent  le  cri  du  désir...  Je 
songeai,  pour  lors,  que  la  vue  de  Virginie  allait 
peut-être  augmenter  leurs  maux... 


HUITIÈME   ÉPOQUE  —    I776  169 

Une  scène  intéressante  nous  attendait...  Nous 
entrâmes  dans  la  chapelle;  Paterne  nous  montra 
l'endroit  d'où  les  prisonniers  entendaient  la  messe 
tour  à  tour,  dix  à  dix,  plus  ou  moins.  Une  idée  me 
frappa  :  quel  cri  douloureux  ces  infortunés  réunis 
doivent  pousser  devant  Dieu!  et  quelle  vengeance 
ce  cri  doit  provoquer  contre  leurs  oppresseurs,... 
s'il  est  un  Dieu  rémunérateur  et  vengeur!...  Nous 
entendîmes  des  jurements  affreux  sortir  par  les 
ouvertures  rondes  d'une  pierre  trouée  du  pavé  de 
la  chapelle.  Paterne  nous  dit  que  c'était  le  boucher 
qui  avait  lancé  un  tison  ardent  dans  l'estomac  de 
Sariinej  qui  le  menaçait  de  le  faire  renfermer  et 
fouetter  à  la  correction.  (Il  est  resté  vingt-sept  ans 
aux  cachots  de  Bicêtre,  et  n'en  est  sorti  qu'à  la 
Révolution.) 

Tandis  que  nous  étions  dans  la  chapelle,  nous  y 
vîmes  entrer  un  vieillard,  avec  un  grand  jeune 
homme.  Sa  vue  frappa  Virginie,  comme  il  fut  frappé 
de  la  sienne;  ces  deux  jeunes  gens  se  plurent,  et  je 
n'en  fus  point  blessé.  Mais  ce  tendre  intérêt  qu'elle 
venait  d'éprouver  lui  coûta  cher!...  En  sortant  de  la 
chapelle,  deux  gardes  séparèrent  le  père  du  fils  :  le 
vieillard  fuyait;  le  jeune  homme  lui  tendait  les  bras  : 
«  Quoi!  mon  père!  vous  me  trahissiez!...  »  Mais 
l'infortuné  n'était  plus  entendu  !  Virginie  était  pâle 
et  tremblante  :  —  «  Allons,  d  me  dit-elle,  «  étouffer 
»  ce  mauvais  père  !  »  Nous  joignîmes  le  vieillard, 
avant  qu'il  fût  sorti  de  la  cour.  «  Vous  êtes  un  vieux 
H  monstre!  »  lui  dit-elle.  —  «  Mademoiselle!  je 
X  22 


lyO  1776   —  MONSIEUR  NICOLAS 

»  suis  un  bon  père  :  je  Sauve  mon  fils!...  La 
»  passion  du  jeu  s'était  emparée  de  lui;  rien  ne 
»  pouvait  la  surmonter  ;  il  allait  perdre  ses  mœurs, 
»  la  probité  même...  Averti,  convaincu  par  mes 
»  yeux,  j'ai  voulu  prévenir  sa  perte,  mais  sans 
»  éclat...  Sous  prétexte  de  voir  ici  un  parent,  je  l'y 
»  ai  conduit  :  personne  au  monde  ne  saura  qu'il  y 
»  est,  et  son  honneur  n'en  souffrira  pas  ;  mais  sa 
»  captivité,  par  cette  raison  même,  sera  sévère...  Il 
»  sera  dans  un  cabanon  de  l'arriére-cour...  —  O 
»  Dieu  !  »  dit  Virginie  en  pleurant,  «  ne  pouviez- 
»  vous  le  corriger  par  la  tendresse  ?  —  Non  !  il  a 
»  résisté  aux  pleurs  de  sa  mère  et  de  sa  sœur;  sa 
»  sœur  est  de  votre  âge,  et  l'aime  tendrement;  elle 
»  est  aussi  belle  que  vous  !  —  Vous  avez  sagement 
»  fait,  »  dit  lé  prêtre  Paterne;  «  mais  je  suis  de  la 
»  maison,  et  je  vous  offre  de  le  consoler  quelque- 
»  fois.  »  Le  père  se  jeta  au  cou  du  prêtre,  les  larmes 
aux  yeux  :  ce  qui  le  réconcilia  sur-le-champ  avec 
Virginie...  Le  vieillard  sortit. 

Nous  retournâmes  voir  les  prisonniers.  Par  bas, 
au  premier  cabanon  de  l'arriére-cour,  que  Paterne 
nous  fit  ouvrir,  était  déjà  le  jeune  homme  que  venait 
de  quitter  le  vieillard.  Il  paraissait  de  la  plus  heu- 
reuse figure.  Son  père  avait  fait  apporter  un  chat 
blanc  qu'il  aimait  beaucoup,  et  on  venait  de  le  lui 
donner.  Cet  animal  sortit,  en  apercevant  Virginie, 
qu'il  prit  sans  doute  pour  la  sœur  de  son  maître^  et 
vint  la  caresser;  elle  le  saisit,  le  baisa.  Le  jeune 
homme  l'appela  aussitôt;  sa  bouche  pressa  l'endroit 


HUITIÈME     ÉPOQ.UE   —    I776  171 

OÙ  s'étaient  portées  les  lèvres  de  Virginie.  Elle  s'en 
aperçut  et  rougit.  Paterne  commença  dés  ce  moment 
à  consoler  le  prisonnier.  Virginie  alla  bonnement 
pour  s'en  approcher  :  mais  le  garde  avança  son 
fusil  pour  l'arrêter.  Elle  fut  effrayée.  Cette  espèce 
de  dogue  sourit  (car  pouvait-on  voir  Virginie  avec 
dureté  ?)  —  «  On  n'approche  pas  !  »  lui  dit-il.  — 
u  Pourquoi  donc?  —  C'est  ma  consigne.  —  Votre 
»  consigne  a  tort  :  mais  c'est  que  vous  ne  voulez 
»  pas  que  l'innocence  se  fasse  connaître!  Fi!  que 
»  c'esl  vilain  !  »  Le  garde  s'avança,  comme  pour  la 
repousser;  elle  fit  un  cri  perçant  :  Paterne  et  moi, 
nous  la  primes  entre  nos  bras,  et  nous  la  conduisî- 
mes dans  la  première  cour,  où  nous  la  remîmes  un 
peu,  en  lui  achetant  de  ces  petits  ouvrages  en  paille 
peinte,  que  font  les  prisonniers.  On  dit  que  ceux-ci 
sont  des  criminels  à  qui  l'on  a  fait  grâce  de  la  vie, 
et  qui,  n'ayant  aucun  espoir  de  Hberté,  tâchent  d'a- 
doucir leur  sort  par  ce  travail,  .et  par  le  trafic;  car 
ils  ne  vendent  pas  seulement  les  ouvrages  qu'ils 
font,  mais  ceux  de  prisonniers  plus  resserrés,  logés 
aux  étages  supérieurs. 

Nous  sortîmes  enfin.  J'avais  l'âme  abreuvée  de 
tristesse.  Paterne  nous  mena  dans  sa  chambre,  où 
il  nous  servit  un  petit  rafraîchissement.  Je  ne  pus 
rien  prendre,  qu'un  verre  d'eau  rougie;  pour  Vir- 
ginie, elle  mangea  un  petit  plat  de  fraises.  J'em- 
brassai tendrement  Paterne,  qui  me  demanda  ma  de- 
meure à  Paris ,  et  nous  partîmes. 

Lorsque  Paterne  nous  eut  quittés,  à  environ  cin- 


172  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

quânte  pas  de  la  maison,  Virginie  s'appuya  sur 
mon  col,  en  me  disant  :  «  Je  ne  vous  oublierai  ja- 
»  mais!  J'ai  été  aujourd'hui  avec  vous  ce  que  je 
»  n'ai  jamais  été  avec  personne.  Oui,  oui,  je  suis 
»  tout  autre!   ce  que  je  n'aurais  jamais   cru   que 

»  j'étais Ho!    je  ne  verrai   plus  la  veuve!  Je 

»  n'aurai,  pour  unique  amie,  que  ma  chère  Dar- 
»  tois!...  »  Nous  revînmes  ainsi  bons  amis.  Le 
soleil  se  couchait;  nous  respirions  un  air  pur  et 
frais.  Nous  rentrâmes  par  la  porte  Saint-Marcean . 
Virginie  marcha  précipitamment  dés  que  nous 
fûmes  dans  la  ville;  au  bas  de  la  Montagne  Sainte- 
Geneviève,  elle  quitta  mon  bras  ;  son  air  devint  in- 
quiet, froid,  glacé!  Ce  changement  me  surprit; 
mais  c'était  un  mystère  que  je  ne  pouvais  encore 
pénétrer...  Sans  l'obstacle  inconnu,  secret,  insur- 
montable qui  existait  alors,  j'étais  heureux  par  Vir- 
ginie, et  peut-être  l'eût- elle  été  par  moi,  malgré  mon 
âge...  (O  Louise  et  Thérèse!  ne  vous  en  offensez 
pas!  elle  était  votre  sœur!)  Mais  que  dis-je?  non, 
je  ne  pouvais  être  heureux.  J'avais  une  femme,  une 
fille;  une  seconde  fille  à  la  campagne  avec  sa  mère; 
c'était  par  ces  trois  êtres  seuls  que  je  pouvais  être 
heureux,  et  tous  trois  paraissaient  également  s'y  re- 
fuser! Je  chérissais  ma  fille  Agnès;  mais  elle  avait 
les  manières  des  âmes  dures,  et  cette  apparente  du- 
reté fut  sans  doute,  dans  ces  temps-là,  le  plus  grand 
de  mes  malheurs... 

Virginie  me  pria  de  ne  pas  l'accompagner  jusqu'à 
la  rue  du  Foiiarre,  où  elle  demeurait  :  elle  me  donna 


HUITIÈME     ÉPOQ.UE   —    1776  I75 

parole,  pour  dîner  le  vendredi  suivant;  je  pris  celle 
de  Bièvre,  et  je  rentrai. 

Je  ne  crois  pas  que  jamais  j'aie  été  ce  qu'on 
nomme  vicieux  :  malgré  le  feu  de  mes  passions, 
je  trouvais  plus  de  plaisir  à  être  bon,  généreux, 
honnête,  qu'à  jouir  d'une  volupté  pour  laquelle 
la  Nature  m'avait  donné  tant  de  goût...  Je  m'ap- 
plaudis de  ma  conduite  avec  Virginie  ;  mais  je 
redoutais  Mourant;  j'étais  jaloux  du  laquais  Lajeu- 
nesse;  ce  dernier  surtout  ramenait  mes  idées  à  la 
jouissance,  par  la  jalousie  qu'il  me  donnait.  Sans  la 
tache  que  ces  deux  hommes  étendaient  sur  Virginie, 
mon  parti  était  bien  décidé;  je  Tadorais,  je  m'ef- 
forçais de  la  ramener  à  la  vertu,  comme  une  autre 
Zéphire,  à  laquelle  mon  imagination  se  plaisait  à 
la  comparer...  Ha!  si  je  l'avais  connue  seul!... 

Le  vendredi ,  Virginie  vint  dîner  avec  moi  :  nous 
fûmes  de  véritables  amis.  Je  lui  donnai  un  louis, 
pour  la  dédommager  des  deux  semaines  de  Bon- 
thoux,  qui  ne  venait  plus  la  voir  (à  ce  qu'elle  me 
disait).  Le  samedi  était  la  fête  de  Saini-Pierre. 

Je  n'avais  pas  revu  Mourant  depuis  mon  heureuse 
promenade;  je  le  trouvai  à  l'Imprimerie.  Ses  re- 
proches me  divertirent  beaucoup.  Il  avait  passé  une 
partie  de  l'aprés-dînée  à  guetter  Virginie;  il  était 
venu  chez  moi,  croyant  l'y  trouver;  il  avait  attendu 
assis  sur  l'escalier,  ne  doutant  pas  que  Virginie  ne 
sortît.  Il  s'était  ensuite  informée  à  la  dame  Debée, 
mon  hôtesse,  et  à  sa  fille  Sara^  qui  n'avait  alors  que 
quatorze  ans  :  il  leur  avait  dépeint  Virginie  ;  mais  elles 


1/4  17/6    —    MONSIEUR    NICOLAS 

ne  l'avaient  pas  encore  vue.  Je  ne  lui  fi3  pas  confi- 
dence de  ma  partie  avec  la  jolie  blonde;  je  gardais 
un  silence  modeste,  lorsque  Virginie  vint  à  passer. 
Elle  avait  une  jolie  robe  d'indienne  fond  blanc,  qu'elle 
embellissait;  elle  était  charmante!  Ni  Mourant,  ni 
moi,  ne  l'avions  encore  vue  si  jolie.  Nous  étions  à 
la  fenêtre  ;  le  laquais  Lajeunesse  était  sur  la  porte. 
11  la  salua;  et  comme  elle  ne  nous  voyait  pas,  Mou- 
rant et  moi,  elle  lui  parla  .  —  «  Ha!  ha!  »  lui  dil-il; 
«  je  sais  de  vos  nouvelles  !  vous  avez  fait  une  partie 
»  jeudi,  avec  notre  philosophe?  —  Comment  le 
»  savez-vous?  —  C'est  lui  qui  me  l'a  dit.  —  Ça 
»  n'est  pas  vrai.  —  J'en  suis  sûr.  Vous  avez  passé 
»  sous  la  porte  Saint-Bernard  y  où  la  Decan  vous 
»  a  vus.  »  Il  lui  fit  une  partie  des  détails  de  la  pro- 
menade dans  Bicêtre.  —  «  C'est  donc  Dartois  qui 
»  vous  a  dit  ça  ?  je  me  moquais  d'elle,  je  me  moque 
»  de  vous.  »  En  achevant  ces  mots,  elle  s'éloigna 
légèrement.  —  «  C'est  bon  !  c'est  bon  !  »  lui  cria 
Lajeunesse;  «  je  dirai  au  philosophe...  ce  qui  s'est 
»  passé...  vous  savez  bien,  le  jour  des  hoscnles  (bas- 
«  cules)  !  »  Virginie  ne  l'entendait  plus.  Mourant 
voulut  descendre,  pour  courir  après  elle  ;  je  le  retins 
un  instant,  et  Virginie  disparut.  Je  le  laissai  avec 
Lajeunesse,  qui  lui  fit  un  long  détail,  et  j'allai  à 
tout  hasard,  par  la  rue  de  la  Bûcherie.  Vis-à-vis  celle 
Saint-Julien-le-Pauvre,  j'aperçus  Virginie,  qui  allait 
passer  sous  le  Petil-Châtelet.  Je  doublai  le  pas,  et  je 
h  suivis  de  loin.  Elle  entra  dans  Y  Hôtel-Dieu.  Je  fus 
tenté  de  l'y  suivre;  j'avais  l'âme  pénétrée,  en  son- 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    IJ-JÔ  I7> 

géant  que  cette  fille,  dont  le  cœur  était  sensible  et 
généreux,  allait  sûrement  consoler  quelque  pauvre 
malade.  Déjà,  dans  mon  esprit,  je  mettais  Virginie, 
fille  galante,  au-dessus  des  plus  honnêtes  femmes, 
quand  je  la  vis  sortir  gaie,  souriante,  entre  deux 
jeunes  carabins,  dont  le  plus  petit  était  un  brurti 
charmant.  Je  me  cachai  :  on  prit  par  la  rue  Notre- 
DamCy  le  Petit-Châielet,  la  rue  du  Petit-Pont,  la  rue 
Saint- Jacques j  et  l'on  entra  dans  l'allée  de  l'épicier 
Machy,  vis-à-vis  la  rue  des  Mathiirins.  J'ignorais  que 
de  l'escalier  j'aurais  pu  voir  ce  qui  se  passait;  je 
m'en  revins  triste,  pensif...  Virginie  avait  fait  sur 
moi  une  impression  puissante;  et  je  me  doutais  en 
ce  moment  que  non  seulement  elle  était  entretenue., 
mais  qu'elle  avait  un  amant  aimé,  c'est-à-dire  un  vil 
greluchon.  Je  sentis  douloureusement  la  faiblesse  de 
la  jalousie.  , 

De  retour  à  l'Imprimerie,  la  curiosité  me  fit  ques- 
tionner Lajeunesse.  Ce  garçon  m'apprit  que  Virginie 
avait  pour  amant  le  plus  petit  des  deux  carabins, 
qui  avait  demeuré  dans  le  même  hôtel  garni  avec 
elle,  avant  l'arrivée  de  la  mère  François.  Lajeunesse 
alla  plus  loin,  il  me  découvrit  les  faveurs  qu'il  avait 
ravies.  Il  cita  entre  autres  un  jour,  que  je  l'avais  ef- 
fectivement vu  de  chez  Mourant,  qui  demeurait  vis- 
à-vis  les  fenêtres  de  M™*^  Qaillau,  badiner  fort  Hbre- 
ment,  et  se  basculant  avec  deux  jeunes  personnes, 
dont  Virginie  était  l'une,  et  la  jeune  Dartois  l'autre 
(cette  Dartois  est  une  brune  encore  assez  bien  à 
cinquante  ans,  aujourd'hui    15   Septembre    1796). 


176  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

Cette  découverte  m'ôta  toute  la  délicatesse  de  mes 
sentiments  pour  Virginie  :  je  ne  vis  plus  en  elle 
qu'une  fille  accoutumée  à  se  donner,  et  qu'il  était 
ridicule  de  respecter,  après  qu'elle  avait  favorisé  un 
petit  carabin,  un  laquais,  etc..  Je  me  rappelai  la 
femme  du  port  Saint-Bernard  ;  je  ne  doutai  plus  que 
Virginie  n'eût  fait  des  parties  avec  elle.  Je  me  la 
représentai,  non  comme  une  nouvelle  Zéphire,  mais 
comme  une  abandonnée,  et  j'eus  assez  peu  de  déli- 
catesse pour  désirer  de  satisfaire  ma  passion  par  la 
jouissance...  Je  me  trompais  néanmoins,  dans  l'idée 
que  je  me  formais  de  Virginie  :  elle  avait  un  excel- 
lent caractère;  en  m'y  prenant  avec  adresse,  j'aurais 
poli  un  diamant  précieux.  Mais  avais-je  le  temps,  et 
assez  de  fortune?  Je  sortais  de  peines  cruelles  : 
mon  âme,  longtemps  affaissée ,  venait  de  reprendre 
un  peu  de  ressort,  mais  non  pas  son  ancienne  éner- 
gie, et  j'eus  la  preuve  que  le  chef-d'œuvre  de  la 
vertu  est  d'être /or/^m^w/ malheureux  : 

Fortiter  ilhfacit,  qui  miser  esse potest  (i). 

J'étais  faible,  découragé,  avide  de  plaisir;  j'étais 
quarantenaire,  c'est-à-dire  que  je  commençais  (et 
voici  le  grand  malheur  de  l'âge  mûr)  à  ne  plus 
m'embarrasser  d'être  aimé,  pour  jouir;  je  perdais 
cette  délicatesse  qui  conserve  si  souvent  les  mœurs 
de  la  jeunesse  bien  née. 


(i)  Martial. 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    I776  I77 

Telles  étaient  mes  dispositions,  lorsque,  le  lende- 
main dimanche,  Virginie  vint  diner  avec  moi.  Je 
m'étais  proposé  de  lui  faire  quelques  questions,  et 
de  prendre  mes  avantages  ;  sa  vue  me  ferma  la 
bouche  sur  tout  ce  qui  ne  tenait  pas  à  ma  passion. 
Elle  reprit  avec  moi  sa  naïveté;  j'oubliai  ce  que 
j'avais  appris;  je  suivis  les  mouvements  de  mon 
cœur,  et  il  me  dicta  les  expressions  les  plus  tendres. 
Je  payai  mes  plaisirs,  en  donnant  l'argent  pour  l'ap- 
prentissage chez  M"^^  Semen,  et  je  les  obtins  ensuite. 
Je  rougis  de  ces  aveux,  mais  il  faut  les  faire. 
L'amour  est  un  plaisir  naturel,  et  ce  n'est  pas  lui 
que  je  regarde  comme  un  crime,  et  qui  m'humilie  : 
c'est  de  n'avoir  pas  eu  assez  'de  philosophie  pour 
m'élever  au-dessus  du  cynisme  égoïste  que  l'âge 
nous  donne;  c'est  d'avoir  un  peu  ressemblé  à  ces 
vieillards  corrupteurs,  qui  dégradent  avec  une  sorte 
d'acharnement  une  jeune  beauté  qu'ils  dégoûtent  : 
plus  elle  marque  d'éloignement,  moins  ils  la  ména- 
gent et  plus  ils  paraissent  se  plaire  à  exiger  des  com- 
plaisances avilissantes,  ou  quelquefois  doulou- 
reuses!... Je  n'allai  pas  jusque-là;  mais  l'idée  que 
Virginie  aimait  un  jeune  fat,  me  fit  trouver  un 
plaisir  bâtard  à  la  rendre  infidèle  à  ce  rival  dont 
j'étais  jaloux.  Virginie  se  prêta  d'elle-même  à  tout 
ce  que  je  parus  désirer;  sa  bouche  mentait  les  senti- 
ments connus  de  son  cœur;  je  le  savais,  et  je  me 
faisais  illusion.  Le  plaisir  (contre  ma  folle  assurance) 
fortifia  ma  passion,  au  lieu  de  l'éteindre  :  Virginie 
n'avait  pas  d'art,  mais  elle  avait  de  la  sensibilité, 

X  2X 


178  1776   —  MONSIEUR    NICOLAS 

qualité  rare  et  précieuse  !  Elle  avait  la  beauté  de  Rosette- 
la  modèle  (i),  perfection  qui  manque  si  souvent  aux 

femmes! Cette    demi-journée    s'écoula    dans 

l'ivresse... 

Vers  les  cinq  heures,  Virginie  parut  fort  em- 
pressée de  me  quitter.  Elle  alléguait  sa  mère,  qui  la 
gronderait.  Je  la  laissai  partir,  après  être  convenu. 
que  nous  nous  verrions  tous  les  deux  jours. 

Le  hasard  me  fit  sortir  presque  aussitôt  qu'elle. 
J'allai  sur  le  bord  de  l'eau  respirer  un  moment  et 
savourer  mes  plaisirs,  que  j'appelais  mon  bonheur^ 
Je  rêvais  :  je  crus  entrevoir  Virginie  avec  les  deux 
carabins.  Je  doublai  le  pas,  et  je  l'aperçus  qui  se  ca- 
chait de  moi,  entre  les  allées  du  Chantier  de  la  Ville, 
situé  alors  sur  le  quai  de  la  Tournelle.  Ce  moment 
fut  douloureux  !  mais  que  faire  ?  Je  laissai  aller  ce 
que  je  ne  pouvais  retenir.  Cette  conduite  de  Vir- 
ginie acheva  de  corrompre  mon  penchant  pour  elle  ; 
on  ne  respecte  guère  une  maîtresse  dont  on  est 
essentiellement  jaloux...  J'allai  à  l'Imprimerie;  je  dis- 
simulai avec  Mourant,  mais  je  cherchai  à  me  guérir 
d'un  sentiment  qui  me  fatiguait,  en  causant  avec 
Lajeunesse.  Il  m'apprit  que  le  jour  de  Saint-Pierre^ 
Virginie  avait  été  à  une  guinguette  (2)  avec  les 
deux  carabins,  qui  logeaient  ensemble;  qu'elle  les 

(i)  Voyez  mon  Calendrier,  3  Novembre  1774. 

(2)  Guinguette,  mot  passé  d'usage  et  qui  signifiait  vide^ 
bouteille ,  et  ensuite,  petite  maison.  C'est  un  mot  imitatif. 
Endroit  où  l'on  se  réjouit,  où  l'on  va  guinguetter ,  se  divertir 
et  chanter  des  Ho  gai  lan  la. 


HUITIÈME     ÉPOQ.UH   —    I776 


179 


avait  régalés,  parce  que  (leur  avait-elle  dit)  elle  avait 
de  l'argent  frais,  qu'elle  avait  d'autant  plus  de  plaisir 
à  dépenser,  qu'il  venait  d'un  avare...  «  Qui  lui 
»  donne  donc  de  l'argent?  »  ajouta  Lajeunesse. 
<c  Son  oncle  »  (son  corrupteur  Bonthoux)  «  ne  lé 
»  prodigue  pas!...  Il  faut  qu'elle  ait  quelque  nou- 
»  velle  connaissance  !  »  Je  fus  cruellement  piqué  î 
c'était  avec  mon  louis  qu'on  avait  régalé  de  vils  ca- 
rabins (non  que  leur  profession  soit  vile,  je  n'en- 
tends parler  que  de  la  bassesse  de  leurs  sentiments)  : 
peut-être  que  l'argent  destiné  à  l'apprentissage  chez 
la  dame  Semen  aurait  la  même  destination...  Je  fus 
très  fâché  de  l'avoir  donné...  Je  compris  alors  com- 
ment il  se  faisait  que  Virginie,  avec  un  bon  cœur, 
•un  excellent  caractère,  fût  néanmoins  une  coquine 
achevée  :  elle  avait  un  corrupteur;  elle  avait  un 
amant,  ou  plutôt  un  lâche  grugeur;  elle  avait  un 
fournissant,  qu'elle  payait  en  faveurs...  On  ne  sau- 
rait croire  combien  les  misérables,  comme  le  joli 
gueux  de  Virginie,  qui  n'existent  sans  doute  qu'à 
Paris  et  quelques  autres  grandes  villes  de  l'Europe, 
y  causent  de  mal  1  Ce  sont  eux  qui  portent  et  font 
aller  dans  les  femmes  les  mauvaises  mœurs  jusqu'à 
l'atrocité.  Celui  de  Virginie  s'appelait  Compain,  fils 
d'un  tailleur  de  Beauce.  Il  était  protégé  par  le  duc 
de  Chartres  (aujourd'hui  d'Orléans),  qui  lui  des- 
tinait l'emploi  de  chirurgien  à  l'armée;  c'était  un 
beau,  un  sot,  un  plat,  comme  on  le  verra  bientôt. 
Ce  petit  malheureux  perdait  une  jeune  infortunée  : 
^vant  lui,  elle  était  fidèle  à  l'immoral  Bonthoux, 


l80  1776    —    MON'SILUR   xNICOLAS 

qui  sans  doute  lui  aurait  fait  un  petit  établissement 
quelque  jour;  mais  cet  avocat,  ayant  soupçonné 
une  infidélité,  se  refroidit.  Il  continua  cependant  à 
voir  Virginie,  à  douze  francs  par  semaine.  Puis, 
s'apercevant  qu'elle  n'avait  jamais  le  sou,  il  se 
douta  qu'elle  dépensait  avec  son  grugeur,  et  il 
devint  très  resserré.  Virginie,  éprise  d'une  passion 
folle,  persuadée  que  Compain  l'épouserait  (il  en 
avait  donné  l'assurance  à  une  jeune  ignorante,  en 
accompagnant  cette  promesse  des  plus  grands  ser- 
ments), lui  sacrifiait  tout.  Je  m'aperçus,  après 
avoir  donné  la  somme  pour  l'apprentissage,  qu'il 
avait  des  bas  de  soie  neufs,  un  petit  habit  d'été  fort 
coquet,  et  des  boucles  d'argent  nouvelles,  d'un  joli 
goût.  C'était  un  présent  de  Virginie.  Cette  impru- 
dente, emportée  par  sa  passion,  séduite  par  Tégoïsme 
aveugle  d'un  fat,  et  bravant  les  sages  conseils  à^Ai- 
monde  Dartois,  se  mit  dans  l'impossibilité  d'entrer 
en  apprentissage,  et  s'exposa,  de  ma  part,  à  des 
reproches  qu'elle  redoutait  :  car  elle  ne  reparut  plus 
chez  moi  qu'en  tremblant.  Elle  brûlait  d'envie  de  me 
redemander  une  nouvelle  somme  (car  j'avais  alors 
de  l'argent  du  produit  de  mon  Paysan  perverti);  mais 
elle  ne  l'osait  pas  :  elle  craignait  que  je  ne  lui 
demandasse  compte  de  l'emploi  de  ce  que  je- lui 
avais  donné.  Elle  eut  recours  à  l'adresse,  à  la  faus- 
seté; elle  aimait  Compain;  elle  me  prodigua  les 
caresses  de  l'amour  ;  elle  me  dit  et  prétendit  me 
persuader  qu'elle  m'aimait...  Et  c'est  ainsi  qu'un 
greluchon  corrompait  un   caractère  heureux!  Car 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    I776 


181 


l'amour  est  naturellement  une  vertu  :  mais  l'objet 
vicieux  qui  l'inspire,  le  dénature,  et  lui  donne  les 
effets  des  vices  les  plus  bas.  La  passion  de  Virginie 
la  portait  à  d'autres  excès  bien  plus  dangereux 
encore  !  Pour  faire  des  présents  à  un  jeune  homme 
qui  l'assurait  qu'elle  serait  un  jour  son  épouse, 
cette  infortunée...  le  dirai-je?  allait  faire  des  parties 
chez  la  Decan;  elle  se  prostituait...  Elle  connaissait 
encore  d'autres  femmes  du  même  acabit,  une  entre 
autres,  tout  à  côté  de  la  Comédie-Italienne.  Mais 
ce  qui  me  rassurait,  c'est  que  je  découvris  que  Vir- 
ginie, qui  avait  quitté  la  rue  du  Fotiarre  pour  aller 
demeurerquai  des  Augustins,  avait  encore  Bonthoux  ; 
j'en  frémis  de  jalousie,  mais  j'en  craignis  moins  la 
syphilis...  Hélas!  rien  n'était  moins  sûr  que  son 
commerce  ! 

J'étais  donc  loin  d'imaginer  que  les  caresses  d'une 
fille  aussi  jeune,  aussi  retenue,  comparée  aux  filles 
proprement  dites,  exposât  ma  santé,  lorsque  le  on- 
zième jour  de  notre  liaison  intime,  c'est-à-dire  le  lo 
Juillet,  je  m'aperçus  de  mon  indisposition...  J'en  fus 
au  désespoir.  Heureusement,  je  connaissais  la  source 
de  la  contagion,  et  l'Esculape  qui  devait  l'arrêter 
était  mon  ami.  Je  courus  le  consulter.  Un  remède 
efficace,  à  propos  administré,  ne  laissa  pas  invétérer 
le  mal...  Mais  ce  qui  est  inconcevable,   c'est  que  la 
maladie  du  corps  ne  guérit  pas  celle  du  cœur......  Il 

faut  raconter  ici  une  partie  de  dîner  singulière,  faite 
alors  chez  Gronavet. 

Cet  homme  s'était  séparé  de  sa  femme,  qui  avait 


iSl  l-]'j6   —    MONSIEUR   NICOLAS 

eu  quelque  temps  Tabbé  Deîaporte,  et  qu'entre- 
tenait alors  l'avocat  l^elhup  (je  raconterai  d'autres 
aventures  à' Angélique  Tehnitoufi  (a).  Gronavet 
avait  été  prendre  dans  un  mauvais  lieu  une 
grossière  gouvernante,  nommée  Louison,  qu'il  lo- 
geait dans  sa  petite  chambrette,  et  couchait  dans 
son  lit,  sous  les  yeux  de  ses  deux  filles,  que  la 
mère  lui  avait  laissées,  pour  se  livrer  tout  entière  à 
son  amant.  Virginie  surpassait  infiniment  Louison  ! 
Quelques  jours  auparavant,  gonflé  d'orgueil  et  de 
vanité,  des  assurances  multipliées  que  Virginie  me 
donnait  de  sa  tendresse,  j'avais  parlé  d'elle  à 
Gronavet,  qui  fut  curieux  de  la  voir.  Je  me  mourais 
d'envie  de  la  lui  montrer,  persuadé  que  sa  laideur 
empêcherait  Virginie  de  me  le  donner  pour  rival. 
Mais  la  Providence,  qui  veille  à  ce  que  les  plaisirs 
illicites  portent  avec  eux  leur  amertume,  voulut  que 
ce  fût  le  matin  même  de  ce  dîner  que  la  réalité  de 
mon  indisposition  se  réalisa!...  Le  souvenir  de  celle 
de  1770  (non  méritée)  m'effrayait  encore!  j'étais 
dans  une  situation  si  douloureuse,  que  je  me  promis 
de  ne  pas  ouvrir  ma  porte  à  Virginie,  quand  elle 
viendrait  me  prendre.  (O  Louise!  ô  Thérèse!  pures 
amies!  le  Ciel  vous  venge  de  ma  fausse  vertu! 
devais-je  vous  quitter?  Mais  c'est  pour  votre  sœuri 
Sort  de  ma  vie  1  que  tu  es  étrange  !  Aussi  pleuré-je 
incessablement  Louise  et  Thérèse  (i).  Virginie  ar- 


(a)  Angélique  Mitoufflet.  (N.  de  l'Ed.) 

(i)  Voyez  le  Drame  de  la  Vie. 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    1776  183 

riva  sur  le  midi,  en  voiture.  Elle  envoya  le  cocher. 
Silence  de  ma  part.  Enfin,  après  une  demi-heure 
d'attente,  la  voyant  prête  à  s'en  retourner,  je  me 
montrai.  Elle  monta  elle-même.  «  Vous  étiez  donc 
»  absent?...  »  Non  seulement  je  ne  lui  dis  rien  de 
désagréable,  mais  je  formai  une  résolution  généreuse, 
fondée  sur  cette  idée  qui  me  revint  :  «  Le  mal  est 
»  nouveau  ;  j'ai  pris  ce  matin  le  préservatif;  je  puis 
»  encore  aujourd'hui  me  livrer  à  l'illusion  que  me 
»  fait  cette  fille  ;  ne  troublons  pas  le  plaisir  qu'elle 
»  va  goûter.  Nous  avons  assez  de  temps  pour  être 
»  malheureux,  elle  et  moi;  ravissons  cette  journée 
»  à  notre  mauvais  génie...  »  Mon  parti  pris,  j'affectai 
Tenjouement.  Je  fus  bientôt  prêt,  et  nous  par- 
tîmes. 

En  route  cependant,  j'avais  un  nuage  sur  les 
yeux.  Virginie  s'en  aperçut;  elle  m'embrassa  dans 
la  voiture,  après  avoir  levé  les  portières,  en  me  di- 
sant avec  son  air  mignard  :  «  Qu'as-tu,  mon  papa  ?  tu 
»  as  quelque  chose  ?  —  Quoi  !  »  lui  dis-je,  «  vous  ne 
»  vous  en  doutez  pas  ?  —  Ho  !  que  t'ai-je  donc  fait  ? 
»  —  Trompeuse,  tu  ne  m'aimes  pas!  —  Si,  si,  de 
»  tout  mon  cœur!...  Tu  as  peut-être  de  la  jalousie?... 
»  Ha!  si  tu  savais  ce  que  tu  m'inspires,  tu  serais 
»  bien  sûr  que  je  t'aime!...  Ne  peut  on  pas  aimer 
»  quelqu'un...  et  parler  à  d'autres?  —  Si  tu  ne  fai- 
»  sais  que  leur  parler!  —  Une  triste  et  cruelle  néces- 
»  site  nous  force  quelquefois  à  faire  ce  que  notre 
»  cœur  repousse,  ce  que  notre  raison  désapprouve  ; 
»  mais  ni  mon  cœur,  ni  ma  raison  ne  sont  cou- 


184  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  traires  à  mon  papa...  Oui,  tu  m'as  donné  un 
»  nouvel  être;  je  suis,  depuis  ta  connaissance,  ce 
»  que  je  n'étais  pas  auparavant...  Que  ne  t'ai-je 
»  connu  le  premier?  tu  aurais  été  le  seul  homme 
*)  que  j'eusse  écouté!  —  Vous  avez  encore  Bon- 
o  thoux.  Mademoiselle?  —  Est-ce  là  le  sujet  de  la 
»  peine  ?  Oui,  je  l'ai  encore  :  mais  je  suis  prête  à  te 
»  le  sacrifier.  —  Compain  ?  »  (elle  pâlit)  —  «  Com- 
»  pain...  est  un  jeune  homme...  T'opposerais-tu  à 
')  ce  qu'il  m'épousât  un  jour?  —  Moi!...  Mais,  si 
»)  je  le  savais,  je  n'agirais  plus  avec  vous  comme 
»  j'ai  fait.  —  Pourquoi?  pourquoi  donc?  qu'est-ce 
^)  que  ça  fait?...  Il  le  sait  bien,  et...  que  je  ne  puis 
»  faire  autrement.  »  La  naïveté  du  vice,  dans  cette 
enfant,  me  frappa  d'autant  plus  vivement  qu'elle  me 
rappelait  Zéphire  :  je  donnai  quelques  larmes  au 
souvenir  de  ma  fille  chérie,  et  nous  arrivâmes  à  la 
porte  de  Gronavet.  Le  souvenir  de  ma  Zéphire  avait 
■attendri  mon  cœur;  je  baisai  la  main  de  Virginie, 
en  montant  l'escalier,  ce  qui  rendit  à  la  jeune  fille 
autant  de  gaieté  que  si  nous  n'avions  pas  eu  de  con- 
versation sérieuse. 

Avant  de  raconter  notre  dîner  chez  Gronavet,  je 
crois  nécessaire  de  faire  ici  une  réflexion.  «  Quelle 
.»  singulière  Vie!  »  diront  les  Puristes,  les  Lecteurs 
empesés,  les  Sots  et  les  Méchants;  «  à  quoi  bon 
')  donner  une  suite  d'aventures  ordinaires,  qui  n'ont 
-»  rien  de  saillant  que  certains  détails,  nés  de  la  sin- 
»  gularité  de  votre  caractère  ?  Est-il  bien  d'écrire  de 
»  pareilles  choses?...  » 


HUITIÈME  ÉPOdUE  —   1776  185 

O  Puristes!  ni  vous,  ni  aucun  des  hommes  an- 
ciens et  modernes,  n'avez  jamais  lu  que  des  romans, 
soit  dans  l'histoire,  soit  dans  les  ouvrages  drama- 
tiques ;  tout  est  faux  dans  le  monde  :  on  ne  voit  rien 
de  ce  qu'on  lit;  on  ne  lit  rien  de  ce  qu'on  voit! 
Les  auteurs  ressemblent  aux  prostituées,  qui  se  font 
une  loi  de  ne  jamais  dire -un  mot  de  vérité;  ou  à 
l'auteur  du  Chevalier  de  Fauhîas ,  qui  prismatise 
avant  d'écrire.  Indigné  de  voir  les  livres  consacrés 
au  mensonge,  j'ai  voulu  faire  un  livre  vrai,  entière- 
ment vrai  d'un  bout  à  l'autre  ;  peindre  les  événe- 
ments d'une  Vie  naturelle,  et  la  laisser  à  la  Postérité 
comme  une  anatomie  morale.  Je  suis  sûr  de  donner 
un  miroir  fidèle,  intéressant  ;  fidèle  par  la  vérité 
des  images;  intéressant  par  le  naturel,  par  la 
singularité,  la  variété,  la  multiplicité  des  aventures 
dont  ma  vie  est  remplie  ;  par  ma  hardiesse  à  tout 
nommer,  à  compromettre  les  autres,  à  les  immoler 
avec  moi,  comme  moi,  à  l'utilité  publique.  J'avais 
les  passions  vives  :  je  n'ai  aucune  des  passions  abru- 
tissantes, telles  que  la  gourmandise,  l'ivrognerie, 
l'indolence;  j'ai  toujours  eu  la  plus  grande  activité 
pour  l'amour.  C'est  ce  besoin  d'aimer  et  de  jouir, 
qui  m'a  fait  désirer,  chercher,  rencontrer  cette  foule 
d'aventures  qni  vous  étonnent  dans  un  seul  homme  ! 
Hé  bien  !  je  ne  vous  dis  pas  tout  :  j'omets  une  infinité 
de  passades  sans  conséquence,  sans  influence,  dont 
le  nombre  est  incroyable  (i).  A  ce  premier  manu- 

(i)  Voyez  mon  CALENDRIER,  où  je  tâche  de  suppléer  à 
X  24 


l86  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

scrit,  je  laisse  une  infinité  de  traits  qui  m'échappent, 
et  dont  je  prends  note,  à  mesure  que  j'avance,  pour 
les  placer  dans  un  Supplément.  Et  voici  mon  but  : 
ayant  fait  ma  propre  Histoire  et  m'étant  appliqué 
à  ne  dire  que  la  vérité,  je  pourrai  la  certifier  aux 
Moralistes,  afin  qu'ils  parlent  d'après  la  vérité  dans 
leurs  livres,  désormais,  et  dans  les  instructions  qu'ils 
donneront  au  Genre  humain.  /.-/.  Rousseau  a  sûre- 
ment dit  la  vérité;  mais  il  a  trop  écrit  en  auteur. 
Cependant,  quand  je  lis  ce  qu'il  a  dit  de  M™^  de 
Warens,  je  le  bénis.  O  pieux  Jean-Jacques!  tu  as 
sauvé  ta  maman  de  l'oubli  :  c'était  la  sauver  de  la 
mort!  tu  l'as  fait  aimer  par  ses  faiblesses  :  c'est  plus 
encore!  tu  l'as  immortalisée  doublement!...  Je  te 
bénis!  Si  je  n'avais  pas  publié  le  Paysan  dés  1775, 
je  craindrais  qu'on  ne  regardât  M™^  Parangon  comme 
la  parallèle  de  M"^^  de  Warens;  mais  cet  Ouvrage-là 
me  garantit  de  tout  soupçon.  Jean-Jacques  vivait, 
et,  loin  de  sa  société,  je  ne  connaissais  pas  le  manu- 
scrit de  ses  Confessions...  Je  disais  que  Jean-Jacques 
écrittrop  souvent  en  auteur.  C'est  ce  que  j'évite  ici  : 
j'écris  seulement  en  homme;  je  dirai  tout,  je  mon- 
trerai comme  l'homme,  en  avançant  vers  la  vieil- 
lesse, se  détériore  souvent,  pour  les  mœurs,  surtout 
dans  le  régime  actuel ,  au  lieu  de  se  perfectionner  : 


ce  qui  manque  dans  mon  histoire,  pour  me  donner  tout  en- 
tier ;  c'est  un  supplément  nécessaire.  J'omettrai  dans  la  suite 
le  trait  où  nous  nous  battons,  Virginie  et  moi.  Voyez  la 
Malédiction  ■haternelle. 


HUITIÈME    ÉPOQ.UE  —    I776  187 

de  sorte  que  les  plus  corrompus  des  hommes  sont 
ordinairement  les  plus  âgés...  Mon  but,  je  le  répète, 
est  de  servir  le  Genre  humain,  non  par  une  morale 
fastidieusement  répétée,  mais  par  ma  sincérité.  Je 
ne  veux  point  être  moraliste  proprement  dit,  mais 
je  veux  que  mon  livre  et  ma  personne  soient  un 
instrument  entre  les  mains  des  Moralistes;  qu'ils 
étudient  en  moi,  et  par  moi,  la  série  des  actions 
humaines.  C'est  là  le  plus  excellent  livre  de  morale, 
un  livre  qui  nous  manque,  et  que  j'ai  toujours  eu 
envie  de  faire.  Puissé-je  y  réussir!  puissé-je  sur- 
monter assez  longtemps  les  périls  qui  m'environ- 
nent (i)  pour  y  mettre  la  dernière  main!  Quand  il 
sera  fini,  que  je  meure!  mon  travail  sera  parfait ,  et 
j'aurai  vécu;  que  d'hommes  meurent  sans  avoir  eu, 
pendant  quatre-vingts  ans,  le  temps  de  remplir  la 
tâche  de  la  vie!...  Suivez-moi  donc,  mon  ami 
Lecteur,  rassuré  par  mes  motifs  ;  ne  vous  indignez 
pas  contre  moi,  de  ce  que  je  suis  homme  et  faible! 
C'est  par  là  qu'il  faut  me  louer;  car  si  je  n'avais  eu 
que  des  vertus  à  vous  exposer,  où  serait  l'effort  sur 
moi-même  >  Ha  !  je  n'aurais  jamais  eu  le  front  de 
faire  mon  panégyrique!...  Mais  c'est  parce  que  j'ai 
le  courage  de  me  dévêtir  devant  vous,  de  vous  ex- 


(i)  Ceux  dont  je  parlais  en  1784,  en  composant  ce  manu- 
scrit, sont  passés  (5  Juillet  1786,  10  Octobre  1796)  ;  mais  ils 
existent,  ceux  que  me  préparent  les  gens  nommés  dans  cet 
Ouvrage.  Il  en  existe  d'autres  que  je  ne  saurais  braver 
qu'en  bravant  la  mort. 


l88  1776    —   MONSIEUR   NICOLAS 

poser  toutes  mes  faiblesses,  toutes  mes  imperfec- 
tions, toutes  mes  turpitudes,  pour  vous  faire  com- 
parer vos  semblables  à  vous-même,  puis  vous-même 
à  vous-même,  que  je  mérite  votre  reconnaissance  et 
votre  amitié  :  l'effort  que  je  fais  est  si  héroïque  qu'il 
doit  effacer  mes  torts  envers  la  Société,  m'en  pu- 
rifier, et  me  ranger  parmi  ses  bienfaiteurs!...  Je  re- 
prends donc  courage  :  je  vais  continuer  à  détailler  ma 
vie,  à  scruter  mon  cœur,  et  à  vous  exposer  les  motifs 
de  toutes  mes  actions.  Voyez  l'homme  dans  le  peu 
de  bien;  voyez  l'homme  dans  le  mal  !  Je  ne  suis 
jamais  qu'un  homme,  votre  frère,  votre  pareil, 
votre  miroir;  un  autre  vous-même!... 

Je  jouis  de  la  surprise  de  Gronavet  beaucoup  plus 
que  je  ne  m'y  étais  attendu.  Il  fut  ébloui  des  attraits 
jeunes  et  délicats  de  ma  Virginie.  Aussi  l'accueil 
qu'il  lui  fit  surpassa-t-il  tout  ce  qu'on  pouvait 
attendre  d'un  homme  peu  riche,  avare  et  si  ladre, 
que  lorsqu'il  donnait  à  dîner,  il  lui  arrivait  quelque- 
fois de  dire  aux  convives  de  ne  pas  tant  manger,  de 
mesurer  le  vin  par  petits  coups,  et  de  ne  permettre 
de  boire  que  lorsqu'il  le  jugeait  à  propos.  Grâces  à 
Virginie,  rien  ne  fut  ménagé  :  l'invitateur  sortit  un 
instant,  pour  faire  ajouter  une  poularde  au  dîner,  et 
courir  chez  Y  acteur  Nainviîle,  prendre  un  billet  d'am- 
phithéâtre pour  deux.  Jamais  peut-être  Gronavet 
n'avait  été  poli  que  ce  jour-là.  En  nous  mettant  à 
table,  il  nous  annonça  que  nous  ne  la  quitterions 
que  pour  aller  aux  Italiens,  où  l'on  donnait,  malheu- 
reusement! les  Mariages  Samnites  de  Du  Kosoy!  Vir- 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    1776  189 

ginie  fut  servie  avec  profusion,  et  comme  je  n'avais 
pas,  à  beaucoup  prés,  le  môme  avantage,  un  mot 
que  je  lui  dis  à  l'oreille  fit  qu'elle  me  donnait  de  ce 
qu'elle  avait  sur  son  assiette.  Gronavet  en  fut  blessé; 
mais  il  le  dissimula  d'une  manière  conforme  à  son 
caractère.  Il  regarda  les  dons  que  me  faisait  Mrginie 
comme  autant  de  faveurs,  et  sous  prétexte  qu'elles 
étaient  trop  précieuses  pour  qu'il  n'en  fût  pas  jaloux, 
il  agrippait  souvent  à  la  volée  ce  qu'elle  allait  me 
donner  et  le  dévorait  gloutonnement.  Mais  il  ne  fai- 
sait pas  attention  que  sa  grosse  Louison  en  était  hor- 
riblement jalouse  :  — «Ha!  ha!  »  me  dit-elle,  «  pen- 
»  dant  qu'ils  mangent  à  la  même  assiette,  arran- 
>•>  geons-nous  aussi  nous  deux!  »  Elle  entama  un 
pâté  de  jambon  de  chez  Lesage,  et  me  versa  d'une 
bouteille  de  réserve.  Gronavet,  qui  aimait  passion- 
nément le  pâté  de  jambon,  fut  cruellement  embar- 
rassé :  il  lui  aurait  fallu  trois  mains,  il  n'en  avait  que 
deux,  qu'il  posa  sur  ce  qu'il  prenait  à  Virginie  et  sur 
le  pâté.  De  sorte  qu'il  resta  sans  manger.  Pour  nous, 
quoique  très  sobres  (car  Virginie  mangeait  peu), 
nous  nous  efforcions  d'avaler,  et  nous  ouvrions  la 
bouche  beaucoup  plus  grande  que  les  morceaux 
n'étaient  gros.  Nous  oubliâmes  (du  moins  j'oubliai) 
tous  mes  sujets  de  peine,  pour  rire  de  la  figure  et  de 
l'embarras  de  notre  hôte.  Virginie,  comme  toutes  les 
femmes,  s'aperçut  mieux  que  personne  de  son  crédit 
sur  le  petit  homme,  et  elle  en  abusa  un  peu.  Soufflée 
par  la  grosse  Louise,  elle  demandait  tout  ce  que  Gro- 
navet pouvait  nous  donner;  il  volait  au  moindre 


190  177^   —   MONSIEUR    NICOLAS 

signe  de  ses  volontés;  mais  il  s'avisa  de  ne  plus  vou. 
loir  que  nous  participassions  aux  goûts  de  Virginie. 
Elle,  de  son  côté,  ne  voulait  rien  prendre  qu'avec 
nous.  Il  fallut  donc  que  le  pauvre  Gronavet  s'y 
prêtât;  mais  il  nous  donnait  si  peu,  qu'en  vérité 
nous  pouvions  à  peine  y  goûter...  Cet  amusement 
nous  conduisit  jusqu'à  cinq  heures  ;  Louison  nous 
avertit  qu'il  était  temps  d'aller  prendre  nos  places, 
et  nous  partîmes. 

Gronavet  avait  un  petit  habit  de  soie  gris  de  lin, 
acheté  de  la  veille  à  la  friperie  :  je  ne  l'avais  jamais 
vu  si  propre.  Il  donna  la  main  à  Virginie;  je  mar- 
chais derrière,  et  j'écoutais.  —  «  Est-il  vrai  que 
»  vous  êtes  la  maîtresse  de  ce  gros  philosophe?... 
»  C'est  en  vérité  dommage!  une  jolie  personne 
»  comme  vous!...  Je  suis  plus  jeune...  si  j'osais... 
»  vous  offrir  mon  hommage?...  »  Virginie  se 
retourna,  et  sourit,  en  me  regardant.  —  «  Je  vous 
»  entends!  »  dis-je  à  Gronavet.  Il  ne  rougissait  de 
rien  :  —  «  Mais  n'ai-je  pas  raison?  Je  suis  dans 
»  l'âge  de  l'amour,  et  il  est  passé  pour  vous.  — 
))  L'âge  de  l'amour  passé  pour  mon  papa!  »  dit 
Virginie.  «  Personne  ne  sait  aimer  comme  lui.  — 
3)  Je  le  surpasse!  »  reprit  Gronavet.  —  «  Je  vous 
»  en  crois  sur  votre  parole;  car  je  ne  veux  pas 
»  l'éprouver!  »  répondit-elle.  Nous  arrivions  au 
théâtre.  Le  billet  n'était  que  pour  deux.  Gronavet 
en  prit  un  de  six  francs  pour  nous  conduire,  et 
nous  quitta,  bien  malgré  lui  !  dés  qu'on  fut  prêt  à 
lever  la  toile.  Je  dis  à  Virginie  :  — '■  ce  Voilà  une 


HUITIÈME     ÉPOQUE   —    I776  I9I 

»  nouvelle  conquête.  —  Voulez-vous  que  je  vous 
»  parle  sincèrement?  »  répondit-elle;  «  je  n'en 
»  suis  aucunement  flattée  :  c'est,  de  tous  les  hom- 
»  mes,  le  seul  qui  m'inspire  une  invincible  répu- 
»  gnance.  »  Je  ne  relevai  pas  cette  naïveté,  qui 
peignait  assez  au  naturel  la  façon  de  penser  de 
Virginie,  depuis  que  certains  hommes  avaient  gâté 
son  excellent  caractère. 

La  pièce  commença  :  il  y  avait  du  spectacle,  c'en 
était  assez  pour  amuser  Virginie.  Elle  causa  pendant 
les  entr'actes  avec  une  femme  qui  me  parut  là  pour 
gihoyer;  elles  me  semblèrent  amies,  et  l'effet  que 
j'éprouvais  des  faveurs  de  Virginie  me  rappelant 
la  Decan,  il  me  parut  que  ma  jeune  compagne 
avait  des  connaissances  multipliées,  dont  le  choix 
n'était  pas  sévère.  Je  fus  cruellement  blessé!  Mais 
tel  était  le  charme  de  la  partie  de  Bicètre,  que 
Virginie  presque  publique,  et  qui  pis  est  contagieuse^ 
me  charmait  encore!...  Elle  partagea  une  orange 
avec  h.  giboyeuse  :  on  se  pariait  d'un  air  d'intimité. 
Je  demandai  tout  bas  à  ma  compagne  si  elle  con- 
naissait sa  voisine?  —  «  Mon  Dieu  non!  »  Un 
jeune  fat  se  mit  en  tiers  de  la  conversation  avec 
les  d'eux  femmes;  Virginie  me  répondit  à  peine, 
quand  je  lui  parlai.  Je  pris  un  peu  d'humeur,  et 
ayant  aperçu  Audinot  dans  l'amphithéâtre,  j'allai 
causer  avec  lui,  pour  me  distraire.  Enfin  la  repré- 
sentation finit.  Virginie  sortit  enchantée  d'Éliane  en 
homme,  ainsi  que  toutes  les  autres  catins  du  spec- 
tacle. Je  crus  qu'elle  allait  suivre  sa  causeuse  et  le 


192  17/6    —    MONSIEUR    NICOLAS 

jeune  homme  :  mais  non;  elle  me  présenta  sa  main, 
et  nous  descendîmes  ensemble.  Je  la  menai  au 
Palais-Royal^  et  enfin  chez  elle.  J'observai  qu'elle 
rue  fit  descendre  à  l'entrée  de  la  rue  de  Hurepoix, 
afin  de  paraître  seule  à  sa  porte.  Ce  n'est  pas  qu'elle 
craignît  sa  mère,  ou  les  regards  du  voisinage;  la 
mère,  sans  ressource,  était  obligée  de  conniver  avec 
sa  fille,  et  quant  aux  voisins,  Virginie  pensait  que 
chacun  avait  son  état,  dont  on  ne  doit  pas  rougir  ; 
le  seul  motif  de  ses  craintes  était  d'être  vue  de 
l'exigeant  Compain,  qui,  par  ses  querelles  et  ses  bou- 
deries, faisait  beaucoup  souffrir  une  faible  amante. 
Cependant,  ce  petit  malheureux  profitait  du  gain 
que  faisait  sa  maîtresse!  Mais  il  ressemblait  aux 
souteneurs,  qui  se  font  bien  pa3'er,  et  qui  n'en 
battent  pas  moins  les  infortunées  qui  les  payent. 

Je  pris  sur  moi  d'aller  voir  la  mère  de  Virginie, 
)e  lendemain  de  cette  partie.  Je  priai  cette  femme 
de  m'envoyer  sa  fille,  à  laquelle  je  voulais  décou- 
vrir mon  état  et  le  sien.  La  vue  de  la  mère  me 
trappa  :  de  son  côté,  elle  m'examinait  curieusement. 
Comme  sa  fille  était  absente,  et  que  c'était  Virginie 
que  je  demandais,  elle  voulait  savoir  les  motifs  de 
la  visite  que  sa  fille  devait  me  rendre.  Je  le  dis 
bonnement,  et  avec  douleur.  Je  peignis  le  caractère 
de  Virginie,  comme  je  le  sentais,  sans  la  dénigrer, 
et  plutôt  en  la  justifiant.  La  mère  pleura.  —  «  Voyez 
))  mon  malheur!  J'ai  deux  filles,  celle-ci,  qui  m'est 
»  infiniment  chère!...  et  une  cadette  ..  Je  pars, 
3  forcé-j  pra-  la  nécessité;  je  vais  à  Hambourg,  faire 


HUITIEME     EPOQUE 


177e. 


^95 


»  une  éducation...  A  mon  retour,  je  trouve  ma  falle 
»  aînée  entretenue,  presque  prostituée...  Je  trouve 
»  une  de  mes  amies,  M'^^'^  BessoUy  veuve  auparavant 
»  Gemon,  que  j'avais  laissée  honnête,  complaisante 
»  de  ma  fille;...  la  sacrifiant  à  des  parties  dont  elle 
)■>  retirait  les  deux  tiers  du  profit...  Je  l'ai  arrachée 
>■)  à  cette  harpie;  et  comme  je  ne  la  pouvais  nourrir, 
i)  il  a  fallu  que  je  fiisse  ce  qu'était  la  Besson  :  mais 
»  du  moins  je  la  ménage,  je  la  retiens;  je  fais  ce 
»  que  je  puis,  pour  diminuer  le  désordre!...  »  Plus 
j'écoutais  cette  femme,  plus  je  croyais  la  reconnaître. 
Mais  elle  était  si  changée!...  Je  l'étais  beaucoup 
aussi!  Je  m'étais  donné  le  nom  de  Berlrô,  en  lui 
parlant  autrefois;  ainsi,  quand  elle  me  demanda 
mon  adresse,  lui  ayant  dit  mon  nom,  ajoutant  que 
sa  fille  la  savait,  elle  crut  s'être  trompée...  J'étais, 
moi,  à  cent  lieues  d'imaginer  que  ce  fût  là  une 
femme  que  j'avais  idolâtrée  fille.  Mais  en  m'en 
retournant,  je  me  disais  :  —  «  Cette  femme  a  des 
»  traits  de  M"<=  Jarye  Datte...  J'aurais  dû  lui  de- 
»  mander  son  nom,  car  Virginie  ne  m'avait  encore 
»  dit  que  celui  de  femme.  »  Je  rentrai,  pour  l'atten- 
dre. Mais  encore  un  mot  de  la  mère. 

Elle  avait  épousé  Poîntot.  Devenue  veuve  au  bout 
de  six  mois,  elle  s'était  remariée  à  un  limonadier,  et 
avait  connu  M™«  Latlemand...  Ce  second  mari  n'avait 
vécu  que  trois  mois.  Jarrye,  encore  veuve,  revint 
chez  son  père,  qui  connaissait  le  boulanger  Fran- 
xois  :  il  crut  faire  un  coup  d'or  de  lui  donner  sa  fille,, 
déjà  mère,  mais  qui  le  cachait,  à  raison  du  sexe;  on. 

X  25 


194  177^   —   MONSIEUR   NICOLAS 

avait  persuadé  à  Pointot  que  c'était  un  fils,  et  on 
avait  éloigné  l'enfant,  baptisé  sous  un  nom  de 
garçon,  par  de  fortes  raisons  sans  doute.  Mariée  au 
limonadier,  celui-ci,  je  ne  sais  par  quel  motif,  crut 
sa  femme  pucelle,  quoique  veuve,  et  ne  voulait  pas 
gâter  sa  taille,  admirée  de  tout  le  monde.  Quand 
François  l'épousa,  il  la  crut  sans  enfants.  On  le  lui 
laissa  croire.  Et  quoique  cet  homme,  nouveau  Pa- 
rangon, martyrisât  sa  femme,  il  n'eut  pas  d'abord 
d'enfants.  Jan-ye  feignit  une  grossesse,  pour  qu'il  la 
fatiguât  moins;  elle  accoucha  pendant  un  voyage 
d'achats  de  blés.  A  son  retour  l'enfant  était  en 
nourrice,  et  il  ne  la  vit  pas.  Lorsqu'on  la  retira  de 
nourrice,  il  la  trouva  grande.  Mais  comme  sa  femme 
fit  alors  une  autre  fille,  il  n'eut  pas  de  doutes...  Il 
se  ruina.  On  ne  lui  cacha  plus  rien.  Il  acheva  de 
dissiper  la  fortune  Pointot...  et  il  alla  même  jusqu'à 
vouloir  violer  Virginie,  qui  se  donna  pour  lors  à 
Bonthoux...  Voilà,  en  très  abrégé,  l'histoire  de  la 
mère  infortunée,  que  je  vais  connaître  parfaitement. 
J'eus  quelques  doutes  :  mais  j'ignorais  de  qui  Vir- 
ginie était  réellement  la  fille. 

La  jeune  personne  arriva  chez  moi  sur  les  cinq 
heures.  Je  pris  un  air  de  gravité;  car  d'après  sa 
conduite  de  la  veille,  je  m'attendais  à  de  l'effron- 
terie, à  des  reproches,  à  des  cris.  —  «  Mademoi- 
»  selle,  »  lui  dis-je,  «  il  est  impossible  à  présent 
»  que  M.  Bonthoux  vous  gai^e!  —  Il  m'a  quittée. 
»  —  Je  le  crois!  vous  ne  pouvez  plus  conserver 
»  personne,  pas  même  votre  cher  Compain  :  vous 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    177b  195 

»  avez...  »  (je  tranchai  le  mot)...  Elle  pâlit;  ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes.  Elle  m'assui;a  qu'elle 
ne  s'était  aperçue  de  rien,  qu'elle  se  croyait  en  par- 
faite santé;  que  Bonthoux  ne  s'était  plaint  que  de 
ses  assiduités  chez  moi.  —  «  Je  suis  sûr,  »  lui 
répondis-je,  «  par  ma  conduite,  que  vous  êtes 
»  l'unique  source  de  mon  indisposition.  Elle  est 
»  légère;  les  symptômes  n'en  sont  pas  terribles; 
»  mais  elle  est  réelle,  et  la  maladie  est  confirmée. 
»  Dés  avant-hier,  en  m'en  apercevant,  j'ai  couru  au 
»  remède  :  je  l'ai  pris  hier;  je  l'ai  pris  ce  matin, 
»  pour  la  seconde  fois...  »  Les  larmes  de  Virginie 
redoublèrent;  elle  me  fit  une  sorte  de  confession 
générale  :  elle  m'avoua  Compain,  et  m'assura  qu'il 
l'épouserait.  Je  tâchai  de  la  désabuser;  mais  elle 
aimait...  Sa  conduite,  en  cette  occasion,  fut  si  diffé- 
rente de  ce  que  j'avais  présumé,  qu'elle  me  ren- 
gagea de  nouveau,  par  la  compassion.  Je  lui 
demandai  le  nom  de.  sa  mère  :  elle  le  dit,  et  je 
retrouvai  en  elle  M"^  Jarrye  Datte.  Je  n'en  dis  mot; 
mais  cette  découverte  me  fit  tout  passer  à  Virginie. 
Je  lui  proposai  de  la  faire  traiter  par  le  docteur  de 
Préval,  mon  esculape.  Je  l'y  conduisis.  Je  n'eus 
qu'un  mot  à  dire,  car  dès  que  je  l'eus  présentée,  son 
air  et  sa  figure  parlèrent  pour  elle;  il  ne  fut  plus 
question  de  moi. 

La  passion  que  j'eus  pour  Virginie  était  la  pre- 
mière où  je  fisse  le  rôle  de  vieillard  (c'est  ainsi  que 
les  filles  de  dix- huit  ans  traitent  un  homme  de  qua- 
rante-deux). Ce  rôle  me  déplaisait  :  j'étais  le  jaloux; 


196  1776  —  MONSIEUR   NICOLAS 

un  autre  (Compain)  était  Tamant  aime.  Je  tâchai  de 
l'écarter;  mais  une  querelle  qu'une  de  mes  tentatives 
éleva  entre  Virginie  et  moi,  me  fit  comprendre  que 
c'était  l'impossible.  Dans  cette  querelle,  nous  nous 
battîmes  (il  faut  l'avouer).  Virginie  abusa  tellement 
ensuite  de  son  pouvoir  sur  moi,  qu'elle  me  fit  pro- 
mettre de  rendre  une  visite  à  Compain,  avec  lequel 
j'avais  eu  le  soir  même  des  paroles  violentes.  Cette 
démarche  me  répugnait;  mais  enfin,  j'aimai  mieux, 
la  faire  que  de  rompre  avec  une  jeune  infortunée, 
qui  me  donnait  encore  des  moments  délicieux,  par 
sa  naïveté;  avec...  ma  fille,  quoique  ceci  fût  non 
assuré...  J'espérais  beaucoup  d'un  si  charmant  carac- 
tère, joint  à  la  plus  aimable  figure.  Mais,  par  un  effet 
de  circonstances,  cette  démarche  me  causa  une  dis- 
traction agréable. 

J'allai  dés  le  matin  chez  Compain,  maison  de 
l'épicier  Machy.  Je  le  fis  lever,  en  frappant  rude- 
ment à  sa  porte,  et  en  me  nommant.  Il  vint  ouvrir  ; 
il  tremblait,  quoique  dans  la  co.nicule.  Je  vis  sa 
pensée  :  le  pauvre  petit  n'avait  de  courage  qu'avec 
les  filles,  encore  en  manquait-il  quelquefois,  et  il 
s'imagina  que  je  venais  pour  lui  proposer  de  nous 
battre.  Dés  que  j'eus  pénétré  son  idée,  je  résolus  de 
m'amuser.  J'employai  de  longues  circonlocutions, 
lui  debout,  en  chemise,  tenant  la  porte  entr'buverte  ; 
moi  debout,  le  chapeau  enfoncé  jusqu'aux  yeux, 
l'épée  au  côté,  une  main  sur  le  pommeau  :  je  n'ai 
jamais  vu  de  crainte  plus  vive!  Il  est  vrai  que  Com- 
pain était  délicat  autant  que  joli;  il  ressemblait,  par 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    1776  197 

sa  carcasse  maigre,  à  un  chien  de  chasse  mal  nourri. 
Ma  jalousie  s'éteignait,  en  le  regardant  :  il  me  fit 
pitié!  Je  finis  mes  entortillages,  en  lui  disant  que 
je  cédais  volontiers  aux  invitations  de  M^^^  Virginie, 
qui  désirait  que  nous  vécussions  bons  amis.  Nous 
nous  embrassâmes,  quoique  nous  nous  fussions  dit 
de  gros  mots  la  veille,  le  brave  Compain  étant  sou- 
tenu de  cinq  à  six  carabins,  dont  un  avait  proposé 
aux  autres  de  me  faire  sauter  par-dessus  le  parapet 
dans  la  rivière.  L amour  donne  du  courage;  car  ce 
fut  après  ce  propos  entendu,  que  j'allai  les  braver  au 
milieu  du  cercle  qu'ils  formaient,  et  des  grincements 
de  dents  de  deux  camarades,  beaucoup  plus  mé- 
chants que  Compain.  Je  revins  apprendre  cet  exploit 
à  Virginie,  non  sans  tourner  en  ridicule  l'Objet  de 
sa  tendresse.  Elle  me  le  pardonna,  et  se  garda  bien 
de  lui  en  parler.  Cette  liaison  momentanée  que  j'eus 
avec  Compain,  tourna  contre  Virginie.  Il  avait  à  se 
plaindre;  moi  aussi  :  les  hommes,  en  ce  cas,  ne  le 
cèdent  pas  aux  femmes  les  plus  babillardes;  la  raison 
en  est  bien  simple  :  c'est  qu'ils  font  le  rôle  inférieur, 
et  que  tout  être  faible  est  femme  comme  elles; 
l'homme  alors  aime  à  se  dédommager,  par  la 
langue,  de  ce  qu'il  est  forcé  de  soufirir.  Ce  n'est  pas 
comme  femmes  que  les  femmes  causent  beaucoup, 
c'est  comme  faibles  :  une  femme  maîtresse  n'est  pas 
plus  babillarde  qu'un  homme  maître;  tous  les  des- 
potes sont  laconiques.  Dés  le  premier  pourparler, 
Compain  m'apprit  une  chose  qui  me  divertit  beau- 
coup :  c'est  que  le  jour  de  la  partie  au  Bois  de  Bon- 


198  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

îogne  avec  Virginie,  la  veuve  et  Mourant,  la  première 
lui  avait  donné  rendez-vous  au  pré  de  VHôpital,  où 
il  l'attendit  toute  l'aprés-dinée,  tandis  qu'elle  se 
divertissait  avec  des  inconnus.  Je  souriais,  en  son- 
geant à  la  malheureuse  situation  de  cette  fille,  qui 
trompait  celui  qu'elle  aimait,  pour  des  indifférents. 
Le  jour  de  notre  promenade  à  Bicêtre,  elle  avait 
envoyé  Compain  sur  le  quai  de  la  Vallée;  mais  elle 
craignait  qu'il  ne  l'attendit  le  soir  à  l'entrée  de  la  rue 
du  Foiiarre;  ce  fut  ce  qui  l'avait  rendue  empressée  à 
me  quitter  au  bas  de  la  Montagne  Sainte-Geneviève. 
Comme  je  désirais  d'opérer,  entre  ces  deux  amants, 
une  rupture  utile  à  Virginie,  j'appuyai  sur  toutes 
les  circonstances  de  mes  parties  avec  elle.  Je  voyais 
que  j'enfonçais  le  poignard  dans  le  cœur  du  petit 
misérable,  qui  m'aurait  touché,  s'il  n'avait  pas  eu 
l'âme  basse,  ou  si  la  situation  de  Virginie  ne  s'y 
était  opposée;  car  voici  les  paroles  qu'il  me  dit  à  la 
fin  :  —  «  Je  Taime  !  s'il  ne  faut  plus  la  revoir,  j'aime 
»  autant  mourir!  » 

Virginie  eut  le  même  soir,  par  Compain,  un 
précis  de  notre  conversation  :  si  j'avais  désiré  de 
me  venger  d'elle,  je  l'aurais  été  au  delà  de  mes 
espérances  !  Elle  était  affligée  tout  à  la  fois,  confuse 
et  furieuse.  Les  découvertes  de  Compain  avaient 
occasionné  entre  les  deux  amants  la  querelle  la  plus 
vive  et  la  mieux  fondée.  Elle  soupirait;  elle  avait 
une  larme  sous  la  paupière,  en  me  parlant.  £lle 
n'osait  me  faire  aucun  reproche;  mais  elle  ne  put 
s'empêcher  de  témoigner  combien  elle  était  désolée 


HUITIEME    LPOaUE 


//' 


199 


d'avoir  occasionné  notre  connaissance,  en  m'obli- 
geant  à  rendre  une  visite  à  Compain.  De  mon  côté, 
je  rougissais  du  rôle  odieux  que  je  faisais  pour  la 
première  fois  :  tous  les  jours  des  mortifications  nou- 
velles !  Tantôt,  je  voyais  Virginie  se  glisser  furtive- 
ment chez  Compain  ;  tantôt,  aller  avec  lui  à  la  guin- 
guette de  la  Maison-Blanche.  Un  soir,  je  les  vis 
rentrer  ensemble  :  Compain  ferma  la  porte  de 
l'allée;  mais  j'eus  la  patience  d'attendre  que  quel- 
qu'un sortît;  j'entrai  pour  lors,  et  de  l'escalier, 
j'aperçus  Virginie  avec  les  deux  carabins.  Son  amou- 
reux lui  proposa  de  coucher,  et  Virginie,  qui  avait 
le  timbre  argentin  et  sonore,  lui  répondit  :  —  «  Moi  ! 
.  »  coucher  ici  !  »  Une  autre  fois,  elle  y  coucha  :  je 
la  vis  entrer  ;  elle  se  mit  au  lit  entre  les  deux  cara- 
bins; hé!  quel  lit!  un  grabat  sur  sangle,  où  l'on  ne 
pouvait  être  commodément  que  seul!...  Je  Ten  vis 
sortir  le  lendemain  à  six  heures  :  elle  vint  se  remettre 
au  lit  chez  sa  mère. 

A  tout  ce  que  j'apercevais,  j'allais  me  plaindre  à 
celle-ci,  qui  ne  pouvait  que  gémir,  ou  quereller. 
\^irginie  me  craignait,  et  me  haïssait...  J'ouvris 
enfin  les  yeux  sur  mon  rôle.  Je  voulus  quitter  Vir- 
ginie :  mais  sa  situation  me  touchait,  autant  que  ses 
grâces  naïves  ;  elle  n'avait  plus  que  moi  :  Bonthoux 
s'était  absolument  retiré,  après  l'avoir  suivie  jusqu'à 
ma  porte,  un  jour  qu'elle  venait  me  voir.  Il  s'informa 
qui  demeurait  à  l'étage  où  elle  avait  frappé  ?  Et  sur 
la  réponse  de  la  Debée  mon  hôtesse,  grande  bavarde, 
il  avait  cessé  de  voir  une  fille  dont  il  n'était  plus  sûr. 


200  '^11^   —   .MONSIEUR   NICOLAS 

11  est  étonnant  qu'il  n'eût  pas  remarqué  Compain, 
qui  était  toujours  avec  elle,  lorsque  Virginie  demeu- 
rait chez  Praiter  !  qu'il  n'eût  eu  aucun  soupçon  sur 
Praiter  lui-même!  qu'il  n'eût  jamais  fait  attention 
aux  femmes  avec  qui  elle  sortait...  Las  de  mon  rôle, 
humilié  de  l'avoir  fait,  je  désirais  vivement  de  quitter 
une  fille,  qui  d'abord  avait  répandu  un  certain 
charme  sur  notre  liaison.  Mais  j'étais  retenu  malgré 
moi,  par  une  sorte  d'amour-propre,  autant  que  par 
la  compassion,  par  le  ressouvenir  que  me  causait  la 
mère,  que  j'avais  aimée,  possédée...  par  un  instinct, 
qui,  quoi  qu'on  en  dise,  est  physique;  par  je  ne  sais 
quelle  ressemblance  dans  les  traits. 

Guéris  tous  deux  de  notre  incommodité,  je  menai 
Virginie  et  sa  mère  à  la  foire  Saint-Ovide  :  c'est  là 
que  se  trouva  l'occasion  désirée...  Un  soir  que  nous 
en  faisions  le  tour,  nous  fûmes  suivis  par  Compain 
(à  qui  je  ne  parlais  plus,  parce  que  je  le  méprisais)  :  il 
était  accompagné  de  sept  à  huit  de  ses  camarades, 
qui  nous  entourèrent  au  café  Caussin;  mais  la  sévé- 
rité de  la  mère  les  empêcha  de  parler  à  Virginie.  En 
sortant,  ils  nous  suivirent  ;  sur  le  quai  des  Qnatre- 
Nations,  ombragé  par  les  édifices  (car  on  avait  de  la 
lune),  Compain  s'approcha  d'environ  dix  pas  de 
moi.  Je  m'arrêtai,  en  lui  disant  :  —  «  Je  crois  que 
»  vous  avez  à  me  parler  ?»  Il  se  retira.  Nous  arri- 
vâmes chez  Virginie,  sans  qu'ils  eussent  osé  m'a- 
border.  La  mère,  craignant  une  attaque  nocturne, 
dans  la  rue  de  la  Bûcherie  ou  ailleurs,  me  retint  à 
coucher,  un  peu  malgré  sa  fille.  Pour  moi,  j'aurais 


HUITIEME    EPOQ.UE    —     1776  201 

préféré  mon  lit  ;  mais  songeant  combien  Compain  et 
sa  troupe  seraient  mortifiés,  en  me  voyant  coucher 
sous  le  même  toit  avec  Virginie,  je  me  laissai  per- 
suader. Compain  chanta  les  airs  les  plus  tendres, 
jusqu'à  minuit  passé.  Ainsi  que  le  rossignol,  il  n'a- 
vait que  des  sons  et  des  plumes...  Comme  il  nous 
empêchait  de  dormir,  il  vint  une  idée  à  la  mère  de 
Virginie,  ce  fut  de  se  lever,  et  de  lui  jeter  un  gros 
sou  enveloppé  dans  du  papier^  en  lui  disant:  «  Cessez, 
»  bonhomme;  voilà  pour  payer  votre  gîte.  »  Elle  se 
leva  en  effet,  mais  ce  fut  pour  me  prier  de  venir 
ouvrir  la  fenêtre  moi-même,  de  me  montrer  en 
bonnet  de  nuit,  en  chemise,  et  de  faire  le  compli- 
ment. Ce  qui  fut  exécuté.  Compain  poussa  un  cri  de 
rage.  Ses  camarades  éclatèrent  de  rire,  et  toute  la 
troupe  disparut.  Il  est  certain  qu'on  m'attendait  et 
qu'on  était  sept  à  huit  contre  un  :  mais  je  crois  que 
j'aurais  épouvanté  cette  troupe  d'étourdis  sans  cœur. 
Je  me  levai  dés  le  matin,  et  j'allai  reposer  chez  moi. 
Le  soir,  je  revins,  et  je  rôdai  devant  la  porte  de 
Virginie  plus  d'une  heure.  Enfin  j'entrai,  pour  pro- 
poser une  promenade  à  la  Foire.  La  mère  refusait. 
Mais  la  fille  insista  si  vivement,  qu'il  fallut  sortir. 
((  Prenez  garde  à  la  manière  dont  vous  vous  con- 
»  duirez  !  »  lui  dit  cette  femme.  —  «  Je  veux  tout 
»>  raccommoder,  »  répondit  Virginie,  «  et  gronder 
»  Compain;  laissez-moi  seulement  lui  parler!  » 
Nous  arrivâmes  à  la  Foire,  sans  avoir  vu  personne  de 
la  société  du  Chartrain. 

Nous  faisions   notre  troisième  tour,  lorsque  Vir- 
X  26 


202  177^    —   MONSIEUR   NICOLAS 

ginie  jeta  les  yeux  sur  un  pastel,  qui  représentait  un 
enfant,  de  la  plus  jolie  figure.  Elle  se  récria  sur  sa 
beauté  :  —  «  Voilà,  »  nous  dit-elle,  «  ce  qu'il  y  a  de 
»  plus  joli  dans  la  Foire  !  —  Il  faudrait  que  vous  n'y 
»  fussiez  pas!  »  lui  dit  un  homme  d'environ  qua- 
rante-cinq ans.  Il  continua  de  la  suivre,  sans  que  je 
m'en  aperçusse;  je  cherchais  des  yeux  Compain  et 
ses  camarades.  Nous  entrâmes  au  café  Caussin,  et 
Virginie  nous  raconta  tout  ce  que  l'homme  lui  avait 
dit.  Elle  nous  le  fit  remarquer,  qui  l'examinait  par 
un  carreau  cassé.  Elle  me  prévint  qu'elle  allait  m'ap- 
peler  son  oncle.  Je  me  prêtai  à  ce  badinage,  qui 
devint  sérieux.  Deîport,  caissier  de  M.  Boutin,  nous 
suivit  jusqu'à  la  demeure  de  Virginie;  et  le  lende- 
main, il  lui  écrivit  ses  propositions.  De  ce  moment, 
notre  rôle  changea.  Virginie  me  marqua  de  la  con- 
fiance, de  l'amitié.  Elle  accepta  les  offres  de  Delport  ; 
continua  de  voir  Compain;  m'engagea  de  tout  son 
pouvoir  à  lui  rendre  des  visites  fréquentes;  en  un 
mot,  sans  Compain,  elle  m'aurait  persuadé  qu'elle 
m'aimait.  (C'était  un  autre  sentiment  sans  doute  qui 
l'animait)...  Delport  la  logea  très  bien  dans  la  rue 
Poissonnière,  et  sut,  en  payant,  se  faire  tellement 
détester,  qu'au  bout  de  dix-huit  mois,  Virginie  ne 
voulut  plus  le  voir.  Elle  se  mit  en  apprentissage  de 
modes  sous  le  quai  de  Gèvres,  où  Mourant,  qui  était 
là  libraire,  lui  fit  une  scène  scandaleuse. 

Dés  que  Virginie  n'avait  plus  eu  besoin  de  moi, 
je  m'étais  retiré  par  raison  ;  mais  en  la  voyant 
brillante,  je  la  regrettais  malgré  moi.  Pour  me  gué- 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    I776 


>03 


rir  absolument,  et  me  déshabituer  de  courir  la  voir 
rue  Poissonnière,  je  recherchai  M^^^  Tulout,  cette 
Élise  dont  on  a  vu  les  Lettres  dans  la  Malédiction 
paternelle,  au  nombre  de  vingt. 

Élise  avait  quitté  la  rue  Saint-Nicolas-Martin,  et 
demeurait  dans  celle  de  la  Mortellerie,  à  l'ancien 
Bureau  des  Foins.  Martinville,  qui  m'avait  autrefois 
introduit  chez  elle,  lorsqu'elle  était  dans  la  rue 
Saint-Nicolas-des-Champs ,  me  donna  sa  nouvelle 
adresse.  Je  lui  écrivis  :  sa  réponse,  qu'on  peut  voir 
dans  la  Malédiction,  p.  428,  fut  favorable.  Je  volai 
chez  elle.  Mais  quelle  différence  avec  ce  qu'elle  était, 
huit  années  auparavant  !  Ce  ne  fut  que  du  réchauffé. . . 
Des  faveurs  me  retinrent  quelques  semaines,  après 
lesquelles  se  trouva  là  cette  jeune  demoiselle 
Lisette,  qui  me  fit  la  fuir,  de  peur  qu'elle  ne  devînt 
trop  aimable  :  je  ne  revis  ni  l'une  ni  l'autre.  Je  m'é- 
loignais toujours  rapidement  de  tout  ce  qui  pouvait 
me  rendre  heureux,  ou  tranquille.  Il  y  avait  en 
outre  une  petite  fille  de  neuf  ans,  que  je  connus 
trop  tard. 

En  cessant  de  voir  Élise,  je  pensai  que  Virginie 
était  ma  dernière  aventure.  Je  composai  le  Quadra- 
génaire, qui  n'est  autre  chose  que  l'histoire  de  ma 
liaison  avec  elle,  un  peu  déguisée.  J'3^  joignis  celle 
des  jeunes  filles  de  modes  de  la  dame  Monclar 
(Victorine  Guisland),  au  coin  de  la  rue  de  Grenelle- 
Honoré,,.  Mais  avant  de  raconter  cet  enfantillage,  il 
faut  achever  l'histoire  d'Élise  et  de  Virginie.    Je 


204  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

pourrais  renvoyer  à  mon  Calendrier,  s'il  ne.  fallait 
entrer  ici  dans  quelques  détails. 

J'avais  beaucoup  revu  Virginie,  tant  qu'elle  ne  fut 
que  dans  les  meubles  que  j'avais  donnés  à  sa  mère, 
rue  de  Bussy,  prés  le  corps-de-garde.  Je  l'aimais,  par 
nécessité,  depuis  notre  guérison,  n'ayant  pas  de 
femme,  et  ne  voulant  pas  ôter  à  Virginie  ce  que 
j'aurais  payé  à  une  autre.  D'ailleurs,  n'allant  qu'à  la 
dérobée  chez  elle,  je  n'éprouvais  jamais  de  satiété. 
Elle  m'accoutuma  ainsi  aux  faveurs.  Je  ne  l'ai  vue 
en  particulier  qu'une  fois,  rue  Poissonnière,  dans  les 
meubles  de  Delport.  Je  fus  favorisé,  en  cette  occa- 
sion, comme  un  Compain.  Delport  allait  arriver: 
Virginie  mit  sa  mère  en  sentinelle  à  la  fenêtre, 
tandis  qu'elle-même  ouvrit  la  porte  de  l'alcôve  qui 
donnait  dans  la  chambre  de  M'"^  François,  pour  me 
faire  échapper,  en  cas  de  surprise.  Je  fus  traité  en 
amant  passionnément  aimé...  Ce  fut  néanmoins  ma 
dernière  visite  de  ce  temps-là...  Je  fus  si  frappé  de 
la  singularité  de  mon  rôle  en  sortant,  que  sentant 
bien  qu'il  ne  m'allait  plus,  je  résolus  de  cesser  de 
voir  ma  Circé...  Mais,  chaque  jour,  j'étais  tenté  de 
revenir. 

J'eus  recours  à  Élise,  comme  je  viens  de  le  dire  : 
elle  m'accorda  facilement  les  faveurs  dont  j'avais 
besoin  pour  oublier  les  charmes  de  Virginie,  que  je 
cessai  de  voir  pendant  deux  années  entières... 
(J'écris  avec  désordre...)  Profitons  de  cet  intervalle 
pour  achever  mon  histoire  avec  Élise. 

Celte  aimable  fille  m'a  depuis  cru  ingrat.  El!e 


HUITIÈME     ÉPOQ.UE   —    I776  20$ 

s'est  trompée  :  je  ne  fus  que  généreux.  Sa  voisine 
Lisette,  qui  venait  souvent  jouer  avec  nous,  m'in- 
spira un  goût  aussi  vif  que  Virginie,  et  ce  goût 
m' effraya  si  fort,  que  ne  voulant  pas  donner  à 
Élise  le  spectacle  d'une  infidélité  désobligeante,  je 
préférai  de  renoncer  à  toutes  deux.  Mais  si  j'avais 
alors  su  la  vérité,  connue  trop  tard,  que  j'aurais  été 
heureux,  sans  être  infidèle!...  Personne  ne  parla. 
La  tante  de  Lisette,  femme  de  cinquante  ans,  fort 
repoussante,  fut  examinante  et  taciturne...  Quand 
j'eus  cessé  de  voir  Élise,  elle  en  fut  au  désespoir, 
comme  on  Ta  vu  dans  ses  Lettres,  imprimées  dans 
la  Malédiction  paternelle.  Indignée,  elle  s'éloigna. 
Son  frère  Nei'ville,  qui  lui  était  si  attaché,  mourut 
en  ce  temps-là.  Élise  ne  put  soutenir  ce  dernier 
coup...  elle  alla  trouver  à  Genève  son  père,  qui  la 
demandait  ardemment...  Je  la  regrettai,  quand  je  ne 
pus  la  retrouver.  Elle  l'apprit  par  Martinville.  Ce 
fut  alors  que,  prête  à  rendre  le  dernier  soupir,  elle 
me  fit  passer  des  lumières...  qui  m'eussent  sauvé, 
si  elle  me  les  avait  données  en  1777.  J'appris,  par 
ses  ordres,  que  Lisette  était  ma  fille,  et  celle  de  la 
touchante,  de  la  sensible  ^1™»=  Greslot,  que  j'avais 
possédée  en  1755,  de  la  manière  rapportée  plus 
haut  (1755);  que  la  jolie  petite  fille  de  neuf  ans, 
que  j'avais  vue  avec  elle,  et  qui  en  atteignait  quinze 
en  ce  moment,  était  notre  fille  à  nous  deux  Élise... 
Ce  coup  fut  terrible  pour  moi!...  Je  maudis  mon 
funeste  sort,  qui  me  condamnait  à  être  privé  de 
tous  les  miens!  Je  me  mis  à  regretter  Omphale... 


206  1776  —  MONSIEUR   NICOLAS 

J'écrivis  à  Élise,  pour  nous  réunir.  Ma  lettre  arriva 
le  lendemain  de  ses  funérailles  à  Genève.  Je  ne  pus 
retrouver  Lisette;  je  n'eus  pas  de  nouvelles d'Élisette 
sa  sœur  :  ces  deux  enfants,  comme  tant  d'autres, 
sont  perdues  pour  moi. 

Mon  Lecteur!  vous  avez  vu  quels  regrets  m'ont 
causés  Louise  et  Thérèse!  (hélas!  ceci  se  passa  dans 
l'intervalle  où  je  fus  douze  ans  à  les  fuir)  !  Hé  bien! 
ceux  que  va  me  causer  Élise  sont  plus  amers  en- 
core !  mes  torts  avec  Élise  sont  plus  grands  !  Ce  que 
j'ai  perdu,  en  elle,  en  Lisette,  en  Élisetie,  est  plus 
regrettable  peut-être!...  Quel  être  infortuné  ai-je 
donc  toujours  été  ?  Quel  malheur  m'a  poursuivi,  me 
poursuit,  et  me  poursuivra  jusqu'au  tombeau?...  Je 
ne  revis  plus  Élise,  mon  amie,  mon  amante  autre- 
fois! parce  que  le  goût  que  m'inspirait  Lisette, 
jeune  et  jolie,  sa  coiipagne,  sa  voisine,  son  amie, 
me  parut  trop  vif,  et  que  Virginie  venait  de  déchi- 
rer mon  cœur!...  Lisette,  comme  on  sait,  avait  une 
tante,  avec  qui  elle  demeurait.  Cette  femme  me 
déplut,  non  parce  qu'elle  était  laide  :  on  n'est  plus 
jolie  à  cinquante  ans  ;  mais  par  ses  discours.  Ainsi 
tout  m'éloignait,  excepté  Lisette,  que  je  redoutais... 
Oh!  quelle  douleur  !  je  mis  Élise  au  désespoir!  moi, 
dont  le  cœur  parlait  toujours  pour  mes  enfants,  je 
ne  me  reconnus  pas  dans  la  jolie  ÉHsette...  Je  m'é- 
loignai d'une  famille  aimable,  toute  à  moi!  Car 
Lisette,  qui  était  avec  sa  tante  paternelle,  était  la 
fille  de  M"^«  Greslot,  cette  fille  dont  j'étais  le  père... 
Quelle  vie  déhcieuse  j'eusse  menée  avec  mes  deux 


HUITIÈME   KPOQ.UE 


1776 


207 


filIeS;  mon  ancienne  amie,  une  autre  épouse,  ver- 
tueuse,  tendre Voilà    ce   que  j'ai    manqué!... 

Pardon  !  pardon  !  mon  Élise  !  ô  ma  femme  !  pardon  ! 
Tu  n'es  plus  !  tu  as  perdu  la  vie...  peut-être  de  dou- 
leur!... Je  sais  bien  que  tu  m'avais  promis  le  bon- 
heur, dans  nos  derniers  entretiens,  mais  tu  ne  m'a- 
vais pas  dit  le  comment!  Pardon!  céleste  Élise!... 
Quoi  !  tu  avais,  pour  mon  bonheur,  rassemblé  tout 
ce  que  tu  savais  qui  pouvait  m'attacher,  m'inté- 
resser,  et  tu  ne  me  le  dis  pas  !  Tu  me  crus  encore 
amoureux  de  Virginie,  et  que  je  braverais  double- 
ment la  Nature!  Mais  en  aimant  Virginie,  c'était 
encore  la  Nature  qui  me  dirigeait  !  Non  !  je  n'étais 
pas  fait  pour  le  bonheur!  Q.ue  me  fallait-il  alors? 
Connaître  Lisette,  Élise tte,  Virginie!  vous  réunir! 
vous  rendre  amies  au  moins,  et  vous  voir,  vous 
aimer  sans  jalousie  de  votre  part!  Le  sort  barbare 
ne  l'a  pas  voulu!  ou  plutôt  le  ne  le  méritais  pas!... 
Toutes  les  fois  que  je  me  rappelle  Élise,  sa  vie,  sa 
mort,...  je  suis  accablé  de  remords  et  de  regrets!... 
Je  suis  cause  de  tous  les  m  ilheurs  qui  l'ont  con- 
duite au  tombeau  !  Elle  a  commis  des  fautes  :  mais 
le  Ciel  m'est  témoin  que  ce  ne  sont  pas  ces  fautes 
qui  m'ont  éloigné  d'elle  ! 

Il  faut  tout  dire  de  ses  amis,  quand  des  actions 
extraordinaires  ne  peuvent  pas  les  déshonorer. 
Élise,  avec  sa  figure  charmante  en  1768,  et  ses  dix- 
neuf  ans,  avait  trois  amants  non  heureux,  sans 
compter  autant  de  partis  pour  le  mariage.  Les  partis 
furent  éconduits;  Élise  déclara  qu'elle  ne  se  marie- 


208  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

rait  jamais.  La  raison  de  cette  conduite,  fut  un  peu 
moi,  et  la  crainte  de  mettre  au  désespoir  son 
frère  Nerville.  Car  les  trois  amants  non  partis, 
étaient  son...  (a),  son  frère  le  peintre,  et  son  jeune 
frère  le  joli  Nerville.  On  sait  comme  je  fus  accueilli. 
Le  père  et  les  frères  me  favorisaient,  espérant  que 
je  frayerais  la  route.  Ils  se  trompèrent  :  Élise  était 
philosophe,  avant  de  me  connaître.  Elle  favorisa 
sans  doute,  mais  par  de  nobles  motifs;  je  les  sais  : 
ils  lui  font  honneur.  Elle  bannit  un  plus  grand 
crime  du  crime;  elle  fit  donc  un  bien.  Quant  à  Ner- 
ville, elle  lui  sauva  la  vie;  je  le  sais  encore.  Celui- 
ci  lui  fut  toujours  attaché,  toujours  fidèle;  il  la  con- 
sola dans  les  peines  que  je  lui  causai;  il  ne  la  quitta 
jamais.  Il  mourut.  Ce  fut  sa  mort  qu'Élise  ne  put 
supporter.  Ce  ne  fut  ni  le  frère,  ni  Tamant  qu'elle 
regretta  :  ce  fut  l'ami,  l'ami  dévoué...  O  respec- 
tables frère  et  sœur!  maudit  soit  celui  qui  vous 
condamnera!  Cet  homme  vil,  quel  qu'il  soit,  ne 
vous  connaît  pas!...  Comme  cette  infortunée  aurait 
été  heureuse,  si,  avec  son  excellent  cœur,  elle  n'a- 
vait eu  ni  père,  ni  frère  aîné,  ni  un  amant  trop 
occupé,  pauvre,  et  forcé  à  un  travail  continuel!  De 
toutes  mes  connaissances  en  femmes.  Élise,  Marie- 
Jeanne,  Colombe  et  Marianne  Tangis,  sont  les 
seules  qui  me  causent  des  remords.  Si  j'avais 
voulu,  en  1768  et  9,  Élise  n'essuyait  rien  de  ce 
qu'elle  a   éprouvé;  je  la   garantissais   de  tout  le 

{a)  Son  père.  (A',  de  l'Éd.) 


HUITIÈME   ÉPOaUE 


1780 


•09 


monde  assaillant,  et  je  les  intimidais  ;  ses  fautes  (si 
elles  sont  fautes)  sont  mes  crimes.  Ce  corps  char- 
mant était  à  moi,  à  moi,  pauvre,  mais  aimé...  Mais 
mon  cœur  était  trop  vaste;  il  avait  trop  d'idoles 
cnltées...  Mon  imagination  était  trop  vagabonde;  et 
quand  je  fus  devenu  vieux,  mon  cœur  blasé  ne  se 
réveillait  que  par  des  secousses...  Revenons  à  Vir- 
ginie. 

Ce  fut  en  1780  que,  passant  par  la  rue  de  la 
Harpe,  à  deux  maisons  au-dessus,  de  celle  Serpente, 
je  vis  tomber  à  mes  pieds  une  petite  terrine  à  lam- 
pion. Je  levai  les  yeux  :  c'était  Virginie...  Je  mon- 
tai chez  elle.  Cette  fille  se  jeta  dans  mes  bras.  Elle 
avait  renvoyé  Delport,  homme  jaloux,  insatiable  de 
faveurs;  elle  avait  eu  un  prince  de  Tingry,  ou  de 
Ligne,  ou  tous  deux.  En  ce  moment,  elle  était  la 
presque  femme  d'un  clerc  de  procureur,  qui  les 
entretenait  mesquinement,  elle,  sa  mère  et  sa 
sœur  cadette.  Virginie  m'offrit  la  fleur  de  cette  der- 
nière. J'en  fus  honteux,  mais  je  ne  pus  refuser 
qu'en  préférant  l'aînée... 

Je  rendis  cinq  à  six  visites  à  Virginie,  avant  ma 
grande  découverte.  Un  jour,  ce  fut  Rosette,  la  ca- 
dette, que  je  .trouvai  seule.  La  petite,  âgée  de  seize 
ans,  me  fit  mille  agaceries  :  je  ne  pouvais  m'en 
dépêtrer,  et  j'allais  fuir  un  péril  certain,  quand  la 
mère  arriva.  Je  me  crus  en  sûreté  :  je  dis  même 
à  cette  mère  de  surveiller  sa  fille  cadette.  — 
«  Croyez-vous  donc,  »  me  répondit  celle-ci,  «  que 
»  je  suis  comme  ça  pour  tout  le  monde? —  Non,  » 
X  27 


210  lySo  —  MONSIEUR   NICOLAS 

dit  la  mère;  «  ce  n'est  que  pour  vous.  Elle  ne 
»  peut  rester  sage  ;  il  faut  qu'elle  ait  quelqu'un  : 
»  mais  la  manière  dont  vous  en  avez  agi  avec  son 
y)  aînée,  les  services  que  vous  lui  avez  rendus,  et 
»  les  tromperies  qu'elle  vous  a  faites,  sont  cause  que 
»  nous  avons  formé  la  résolution,  pour  vous  dé- 
»  dommager,  de  vous  donner,  en  pur  don,  l'étrennc 
»  de  ma  Rosette.  »  Ce  discours  me  surprit  bien 
plus  que  tout  le  reste!  Je  fis  des  remontrances.  — 
«  Cela  sera,  »  reprit  la  mère.  —  «  Oui,  cela  sera!  » 
s'écria  la  fille.  —  «  Cela  sera!  »  dit  Virginie,  qui 
rentrait  ;  «  et  il  faut  que  ça  soit  prompt,  car  elle  n'a 
»  pas  le  temps  d'attendre...  Allons,  Rosette  :  à  ta 
»  place,  cela  serait  déjà  fait.  »  Les  trois  femmes  me 
caressèrent,  et  Rosette  appliqua  ses  lèvres  sur  les 
miennes.  Quelqu'un  survint  heureusement!... 
[Cette  aventure  est  inouïe,  mais  elle  est  vraie]... 

Après  cet  écart  moral,  nous  causâmes.  La  mère 
paraissait  gaie  ;  la  petite  était  radieuse,  et  Virginie 
fut  plus  affectueuse  pour  moi  :  —  «  Je  n'aurai  plus 
»  tant  de  re^îroches  à  me  faire  de  t'avoir  trompé  !  » 
me  dit-elle;  «  car  ça  sera.  »  La  mère  ajouta  :  — 
<c  Toutes  les  fois  que  je  vous  vois,  vous  me  rappe- 
»  lez  celui  qui  m'a  aimée,  trois  ou.  quatre  jours 
»  avant  mon  mariage  avec  M.  Pointot!  »  C'était  la 
première  fois  quelle  prononçait  le  nom  de  son  pre- 
mier mari;  je  croyais  qu'elle  n'avait  eu  que 
M.  François.  —  «  Pointot?  »  dis-je  vivement.  — 
«  Oui,  c'est  le  nom  de  mon  premier  mari;  je  me 
»  nommais  Jarrye  Datte;  mon  père  était  cirier  :  le 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    I780  211 

))  jeune  homme  demeurait  au  quatrième,  rue  des 
»  Trois-Portes,  chez  une  Bonne  SelPer  :  Virginie  est 
»  sa  fille.  —  Sa  fille  !  »  m'écriai-je  en  pâlissant.  — 
<c  Oui,  oui.  »  Je  voulais  dissimuler.  Mais  Virginie 
étant  venue  me  caresser,  je  lui  dis  :  —  «  En  fille, 
»  en  fille!...  Je  suis  le  jeune  homme  de  la  rue  des 
»  Trois-Portes.  »  Ce  mot  fit  pousser  un  cri  de  joie 
aux  trois  femmes.  Je  fiis  presque  étouffé  de  caresses. 
Point  de  remords  :  on  n'en  eut  pas.  Rosette  était  la 
première  à  se  féliciter  de  ce  qu'on  me  la  destinait. 
Mrginie  m'adorait.  La  mère  m'embrassa  mille  fois... 
Je  sortis  de  cette  maison  dans  une  émotion  sans 
égale... 

Depuis  ce  moment,  Virginie  me  traita  comme... 
un  dieu  :  cette  fille  chérie  me  donna  le  bonheur 
paternel.  La  mère  me  caressait;  elle  se  parait, 
quand  je  devais  venir;  ce  qui  ne  lui  était  jamais 
arrivé.  Ainsi  rajeunie,  je  la  remis  parfaitement... 
J'ai  été  faible  une  seule  fois,  vaincu  par  ses  caresses, 
et  il  en  est  résulté  une  fille,  qui  a  onze  aujourd'hui 
27  Avril  1792... 

Un  jour,  Virginie  me  dit  :  —  «  Amène-moi  une 
»  fois  ta  fille  légitime  Agnès,  que  je  l'embrasse  ?  » 
Je  parus  hésiter.  —  «  Si  tu  me  l'amènes,  je  te  don- 
»  nerai  encore  une  fille.  —  Comment  cela?  — 
»'  Oui  ;  une  demoiselle  Hollier,  fille  d'une  horlogère 
>)  qui  t'a  aimé.  Elle  a  seize  à  dix-sept  ans;  elle  sait 
»  le  nom  de  son  père,  par  sa  mère  :  et  depuis  que 
^)  je  sais  que  tu  es  mon  papa,  je  sais  aussi  qu'elle 
«  est  ma  sœur;  car  sa  mère,  qui  n'est  morte  que 


212  17^^0   —   MONSIEUR    NICOLAS 

«  depuis  trois  ans,  lui  a  dit  que  tu  avais  fait  le 
»  Paysan  perverti.  —  Je  vous  aurais  amené  ma  fille 
»  Agnès,  sans  cela,  »  lui  répondis-je.  En  effet,  je 
les  présentai  Tune  à  l'autre  le  jour  même.  Rosette  y 
était.  Il  est  impossible  d'exprimer  combien  ces  trois 
jeunes  personnes  se  plurent!...  Virginie  surtout  fut 
trouvée  charmante  par  Agnès,  qui  m'en  a  parlé 
souvent  depuis...  Cependant  la  première  fut  dis- 
crète; elle  ne  parla  pas  de  la  commune  paternité. 

Le  lendemain,  avant  que  la  jeune  François  eût 
revu  Dartois  (Aimonde,  nom  que  sa  mère  lui  avait 
donné  en  mon  honneur),  je  rencontrai  cette  belle 
brune,  et  j'eus  occasion  de  la  reconnaître,  comme 
on  peut  le  voir  dans  mon  Calendrier,  au  26  No- 
vembre. 

De  retour  auprès  de  Virginie,  nouvelle  surprise  !.,. 
Rosette,  sa  sœur  cadette,  était  le  résultat  d'une 
aventure,  oùjarrye  s'était  donnée,  rue  du  Marais,  fau- 
bourg Saint-Germain  (a),  à  mon  ami  Gaudet,  devenu 
marchand  confiseur,  rue  des  Lombards,  à  la  Pomtne- 
d'Or,  parce  qu'il  n'avait  pas  goûté  la  pratique...  Il 
était  chez  un  cousin  à  lui,  marchand  limonadier 
dans  cette  rue.  Deux  commères,  M"^^  François  et 
ahe  marchande  de  chevaux,  nommé  Vautier,  étaient 
venues  dîner  avec  leur  amie  la  limonadière.  Gaudet 
était  invité.  Après  le  dîner  et  les  liqueurs,  les  dames 
agacèrent  un  jeune  homme  vig^oureux,  et  qui  pa- 


{a)  Aujourd'hui  rue  Visconti.  (A\  de  l'EciJ 


HUITIÈME    ÉPOCIUE   —    I780  213 

raissait  bonasse  ;  elle  le  prirent  pour  un  Maiet  de 
Lamporecchio .  La  marchande  de  chevaux  avait  déjà 
été  couchée  en  joue  par  Gaudet.  Il  la  lutina.  La 
donzelle  s'enfuit  dans  une  chambre  solitaire  ;  Gaudet 
la  perdit  de  vue,  et  en  la  cherchant,  il  trouva 
^|me  François.  —  «  Vous  paierez  pour  votre  amie  !  » 
lui  dit-il.  Et  il  la  culbuta...  Ils  étaient  fort  affairés, 
quand  la  marchande  de  chevaux,  impatientée  de  ce 
qu'on  ne  la  trouvait  pas,  vint  regarder,  en  entr'ou- 
vrant  timidement  une  porte...  Elle  vit  le  grand 
œuvre.  Elle  éclata  de  rire.  Ce  qui  ne  dérangea  du 
tout  point  les  acteurs.  Elle  alla  chercher  la  cousine, 
et  se  jeta  bruyamment  dans  la  chambre,  où  elles  pé- 
nétrèrent toutes  deux.  Gaudet  avait  tout  vu.  Il 
grinçait  les  dents  de  colère,  d'amour,  de  plaisir,  on 
ne  sait  lequel,  ou  de  tous  trois  ensemble.  Il  avait 
terminé.  Mais,  terrible  comme  il  étdt,  il  s'élança 
sur  la  marchande  de  chevaux,  et  la  força  de  prendre 
la  place  de  M'"^  François.  Les  deux  autres  le  regar- 
daient émerveillées!...  Enfin,  cet  exploit  achevé,  il 
parut  calme.  Sa  cousine,  l'épouse  de  son  cousin  de 
même  nom,  lui  fit  des  remontrances  assez  longues. 
Gaudet  les  écouta  modestement.  Puis,  remis  de  sa 
fatigue,  il  se  jeta  sur  la  prêcheuse,  qu'il  emporta 
d'assaut,  avec  un  peu  d'aide  des  deux  autres,  qui  la 
craignaient.  Elle  criait.  —  «  Je  vous  ferme  la 
^)  bouche!  »  lui  disait  Gaudet...  «  Ha!  vous  jase- 
>•  riez!...  Mais  vous  voilà  toutes  trois  au  niveau,  au 
^)  niveau,  au  niveau!...  »  car  il  ne  répéta  plus  que 
ce  mot. 


214  17^0   —   MONSIEUR   NICOLAS 

YoiiX  quelle  était  l'origine  de  Rosette,  à  ce  que  me 
dit  sa  mère  (et  celle  de  la  Julie  du  XVi«  volume  des 
Nuits  de  Paris).  Les  trois  femmes  étaient  devenues 
enceintes  :  ce  qui  leur  avait  fait  plaisir;  car  deux 
d'entre  elles  n'avaient  point  d'enfants...  Je  fus  bien 
surpris  de  tout  cela  !  et  je  m'en  allai  tout  rêveur. 

A  ces  libres  aventures,  assez  librement  exprimées, 
je  vois  les  sourcils  des  Puristes  se  froncer...  Mon 
Ami  Lecteur,  ce  n'est  qu'à  regret  que  je  les  rap- 
porte. C'est  une  terrible  tâche  que  d'écrire  sa  vie, 
en  s'obligeant  à  dire  toute  la  vérité!  Cent  fois  la 
plume  m'est  tombée  des  mains  !... 

Instruit  de  ce  que  m'étaient  les  deux  sœurs,  l'une 
ma  fille,  l'autre  celle  de  mon  ami,  je  m'occupai  des 
moyens  de  leur  être  utile,  d'après  leur  situation  et 
ma  fortune  bornée.  Je  connaissais  deux  hommes  qui 
pouvaient  les  retirer  du  gouffre  entr'ouvert  sous 
leurs  pas,  et  leur  faire  un  sort.  Elles  avaient  toutes 
deux  l'àme  bonne  :  je  prévoyais  qu'elles  donneraient 
à  ces  deux  hommes  le  genre  de  bonheur  qui  'leur 
convenait,  et  j'en  conclus  qu'ils  feraient  la  même 
chose  pour  elles.  J'ai  un  principe  qu'il  faut  avouer 
ici  :  c'est  que  je  pense  que  le  bonheur  est  tout. 
Rendez  heureux  un  homme,  heureuse  une  femme, 
vous  avez  tout  fait  :  calculez  ensuite,  et  vous  verrez 
que,  du  même  coup,  vous  les  avez  rendus  vertueux, 
c'est-à-dire  aimables,  bons,  obligeants;  que  vous 
leur  aurez  donné  toutes  les  vertus  sociales.  C'est 
donc  bien  mal  à  propos  que  Jesuah  nous  dit  dans 
son  évangile  :  «  Cherchei  d'abord  le  Royaume  de  Dieu 


HUITIÈME     ÉPOCIUE 


215 


et  sa  justice,  et  tout  le  reste  vous  sera  donné  par  sur- 
croît. »  C'était,  dans  ses  idées,  une  maxime  absurde. 
Il  devait  dire  :  Cherchez  d'abord  le  bonheur,  et  vous 
aurez  tout  le  reste  en  l'acquérant...  En  effet,  qui 
veut  le  bonheur,  et  qui  le  cherche,  s'aperçoit,  dés  le 
premier  pas,  qu'il  ne  peut  être  dans  le  crime,  c'est- 
à-dire  dans  la  douleur  :  car  jouir  d'une  femme,  d'une 
fille,  n'est  pas  le  crime;  c'est  d'en  jouir  pour  la 
perdre,  la  rendre  malheureuse  :  si  vous  en  jouissez 
pour  la  rendre  heureuse,  c'est  une  belle  action. 
Point  de  bonheur  que  dans  la  bonté,  la  bienveillance, 
la  charité,  ou  l'amour  d'autrui...  Le  plaisir  est  la 
vertu,  sous  un  nom  plus  gai... 

Ma  résolution  bien  formée,  je  parlai  à  un  prince 
de  la  maison  de  Bouillon,  honnête,  bon,  trompé  par 
des  coquines,  mais  dont  le  cœur,  de  la  même  nature 
que  le  mien,  avait  absolument  besoin  d'être  occupé. 
Je  lui  proposai  ma  fille  :  —  «  Mais,  mon  cher  Nico- 
»  las!  »  me  dit  cet  honnête  homme,  «  vous  vous 
»  compromettez  en  me  donnant  votre  fille,  vous, 
»  connu  ;  moi  aussi?...  Ce  n'est  pas  que  je  ne  me 
»  propose  de  la  rendre  très  heureuse,  par  cette  rai- 
»  son  même  qu'elle  est  votre  fille.  »  Je  lui  expHquai 
alors  comment  Virginie  était  ma  fille.  —  «  Ha!  c'est 
»  tout  autre  chose  !  Je  lui  ferai  du  bien,  quand  elle 
))  ne  me  plairait  pas.  Mais  si  elle  me  plaît,  son  sort 
»  est  assuré.»  D'après  cette  réponse,  j'envoyai  Vir- 
ginie, conduite  par  sa  mère,  chez  le  prince  de  Bouil- 
lon, avec  défense  de  parler  de  moi...  Virginie  plut 
au  delà  de  toute  expression.  Cependant,  on  dit  qu'on 


2l6  1780   —   jMONSIEUR   NICOLAS 

attendait  la  hlle  d'un  ami,  et  qu'on  ne  pouvait  se 
décider  qu'après  l'avoir  vue...  Les  trois  femmes  s'en 
revinrent  (car  on  avait  mené  Rosette).  On  me  rendit 
cette  réponse.  Je  courus  chez  le  prince,  qui  me  dit  : 
—  «  Mon  cher  Nicolas!  je  vous  aurais  obligation  de 
0  ne  pas  m'amener  votre  fille.  Elle  m'ôterait  une 
»  douce  illusion!  J'ai  vu,  ce  matin,  celle  qui  ferait 
»  mon  bonheur,  par  le  goût  vif  qu'elle  m'inspire... 
»  Elle  est  jolie  :  mais  elle  a  un  son  de  voix  qui 
»  remue  l'âme...  —  Je  vous  amène  cependant  ma 
»  fille  »  (j'avais  donné  ordre  aux  trois  femmes  de 
me  suivre).  —  «  Allons  donc!  voyons-la.  »  J'allai  à 
l'antichambre,  j'amenai  Virginie  par  la  main.  — 
<(  C'est  là  votre  fille?  »  s'écria  M.  de  Bouillon.  — 
«  Oui,  mon  prince.  —  Ha!  mon  ami!  je  la  reçois, 
»  comme  le  présent  le  plus  précieux  (i)... 

Virginie  a  effectivement  été  chérie  du  prince,  tant 
qu'il  a  vécu.  Il  a  fait  son  sort. 

Je  comptais  sur  un  ami  moins  relevé  pour  Ro- 
sette. Mais  je  n'eus  pas  le  bonheur  de  réussir.  Il  y 
avait  de  trop  forts  obstacles...  J'en  parlerai  dans  la 
suite,  après  Sara... 

Je  vais  à  présent  raconter  le  singulier  enfantillage 
que  j'ai  annoncé. 

Je  vins  examiner  les  filles  de  modes  de  Victorine. 


(i)  Une  lettre  du  prince  infirme,  quand  le  Nouvel  Abei- 
/rtr</ eut  paru,  me  demandait  une  visite.  Telle  avait  été  l'ori- 
eine  de  notre  connaissance. 


HUITIÈiME    ÉPOaUH  —   1775  217 

Outre  mon  aimable  blonde,  qui  m'intéressait  prodi- 
gieusement, il  y  en  avait  trois  autres  très  jolies  : 
Améthyste,  la  fille  aînée  de  M™^  Monclar,  ou  Victo- 
rine  Guisland;  Vidorine,  ou  la  jolie  bouche,  la 
seconde;  et  une  fille  de  modes,  brune,  potelée,  très 
habile  dans  son  art,  qu'on  nommait  Amélie.  Le  nom 
de  celle-ci  me  la  rendit  chère  :  mais  la  blonde  (qu'on 
appelait  Agathe,  quoique  ce  ne  fût  pas  son  nom) 
l'emportait.  C'était  à  elle  que  je  voulais  écrire  et 
chanter.  Elle  tenait  les  livres,  et  je  la  croyais  la  fille 
aînée  de  la  maison;  car  Viclorine  était  blonde 
comme  elle...  —  «  Les  belles  couleurs!  c'est  Zé- 
»  phire  pour  l'incarnat!...  »  Je  vins  donc  le  soir 
l'examiner,  chanter  des  impromptu  :  je  les  adressais 
toujours  à  mon  Agathe  ;  mais  comme  elle  était  de 
l'autre  côté,  à  la  place  de  la  maîtresse,  elle  m'en- 
tendait moins  bien  que  celles  adossées  aux  vitres... 
Pendant  cet  intervalle,  Agathe  disparut,  et  ce  fut 
Améthyste  qui  tint  les  livres;  mais  elle  était  trop 
jeune.  Je  m'attachai  donc  alors  au  nom  chéri  d'Amé- 
lie (Suadéle):  ajoutez  que  cette  jeune  personne  était 
une  brune  très  blanche  de  peau  et  d'une  agréable 
figure;  elle  avait  de  plus  un  usage,  qui  me  plaisait 
autant  que  sa  gentillesse  :  elle  se  chaussait  haut,  et 
elle  avait  le  pied  joli.  Je  pris  l'habitude  de  chanter  à 
elle  nominativement;  de  lui  écrire  des  lettres,  comme 
on  le  verra,  et  de  mettre  en  vers  le  lendemain  ce 
que  j'avais  chanté  la  veille. 

Cet  amusement  fut  quelquefois  très  vif,  par  deux 
raisons  :  les  filles  de  Victorine  m'intéressaient  par 
X  ■     28 


2l8  1775    —  MONSIEUR   NICOLAS 

le  seul  charme  de  leur  situation,  sans  que  je  leur 
parlasse,  c'est-à-dire  sans  danger  pour  mon  cœur; 
car  on  sait  que  l'amour  m'effrayait  depuis  Virginie, 
et  cette  espèce  d'intrigue  me  rappelait  un  temps  bien 
cher  à  mon  souvenir,  celui  où  j'allais  frapper  au  car- 
reau de  Zéphire,  dans  la  rue  de  Satoie,  et  lui  chanter 
un  air  qui  exprimait  nos  mutuels  sentiments  ;  ajou- 
tez que  les  demoiselles  Monclar  étaient  les  nièces 
d'Amélie- Suadèle,  ma  presque  épouse,  comme  je 
viens  de  le  dire; 

Dés  1774,  c'est-à-dire  immédiatement  après  que 
M"^e  Monclar  fut  établie  au  coin  de  la  rue  de  Gre- 
nelle, en  place  de  la  Devilliers,  marchande  de  modes 
de  M"^'  Dubarry,  et  avant  de  savoir  que  la  maîtresse 
fût  Victorine,  j'avais  aperçu  deux  joHes  filles  dans  la 
boutique,  l'une  blonde,  à  droite  en  entrant,  l'autre 
brune,  à  gauche.  Indécis  laquelle  j'eusse  préféré,  il  me 
parut  plaisant  de  leur  écrire  une  lettre  commune, 
où  je  leur  déclarais  un  amour  également  partagé.  Ma 
lettre  fut  lue  par  M"*^  Monclar,  qui  en  rit  beaucoup. 
Cependant,  je  ne  continuai  pas  cet  amusement  :  j'im- 
primais le  Paysan,  qui  m'occupa;  j'eus  ensuite  des 
peines;  ensuite  Virginie,  c'est-à-dire  encore  des 
peines,  d'un  autre  genre;  puis  Élise,  et  encore  des 
peines...  Mais  dès  le  mois  de  Septembre  1776,  lors- 
que Delport  commença  de  connaître  Virginie,  je 
revins  à  ma  johe  boutique.  Les  choses  étaient  un 
peu  changées  :  l'une  des  deux  Belles  (la  brune)  n'y 
était  plus;  mais  il  y  avait  les  trois  filles  aînées  de 
Victorine,  fort  jolies.  La  plus   jeune  des  Monclar 


HUITIEME   EPOCllJE   —    1775 


219 


était  adossée  au  carreau  de  la  rue  de  Grenelle.  Je 
n'écrivis  pas  d'abord  :  je  chantai,  comme  à  Zéphire; 
et  je  me  retirais,  dés  qu'on  dérangeait  le  rideau.  On 
sait  que  celle  à  laquelle  j'adressais  mes  hommages, 
n'était  pas  à  portée  de  les  recevoir  :  c'était  la  jolie 
blonde  qui  m'avait  d'abord  frappé,  à  droite,  mais 
dont  je  ne  pouvais  presque  me  faire  entendre.  Elle 
était  réellement  céleste  par  sa  beauté.  Je  la  croyais 
fille  de  M™^  Monclar,  et  parce  qu'elle  tenait  les 
livres,  et  parce  qu'elle  lui  ressemblait.  Je  résolus  de 
lui  écrire  enfin  :  mais  il  fallait  que  la  lettre  passât  par 
d'autres  mains  avant  de  parvenir  à  elle.  Je  fis  en 
sorte  qu'elle  fut  de  nature  à  pouvoir  être  lue  de  tout 
le  monde  avec  édification.  Elle  la  reçut  le  même 
soir.  Je  la  vis  lire  par  la  Belle,  qui  vint  sur  le  seuil, 
je  passai  devant  elle,  en  lui  disant  :  —  «  J'ai  fait 
j)  l'amour  à  votre  grand'mére  ;  j'ai  fait  l'amour  à  votre 
•)  mère  ;  et  je  vous  fais  l'amour  aussi.  »  Elle  éclata  de 
rire  en  rentrant  :  —  «  Ha  !  c'est  drôle  !  »  disait-elle,  en 
fermant  la  porte.  Je  disais  plus  vrai  que  je  ne  pensais  : 
je  voulais  dire  que  j'avais  trouvé  M"^^Guisland encore 
jolie  femme;  que  j'avais  trouvé  Victorine  jeune  et 
charmante,  et  qu'elle,  que  je  croyais  sa  fille,  je  la 
trouvais  charmante  aussi.  J'expliquai  cela  dans  ma 
lettre  du  lendemain.  Mais  celle  à  qui  je  parlais, 
comme  je  ne  l'ai  su  que  depuis,  étant  Zéphirette, 
fille  de  Zéphire  et  la  mienne,  j'avais  réellement  fait 
l'amour  à  Nannette,  à  Zéphire,  et  à  notre  charmante 
enfant. 
Je  ne  fus  pas  reconnu  de  Victorine  par  ma  lettre, 


220  1775    —  MONSIEUR   NICOLAS 

que  peut-être  on  ne  lui  montra  pas,  et  Zéphirette  fut 
mariée  en  1775  ou  76,  comme  je  crois  l'avoir  dit, 
puis  établie  rue  du  Petit-Lion-Saint-Sauveur,  sans 
que  Manon  Gaudet  m'en  dît  un  mot.  Je  ne  méritais 
pas  ce  traitement  de  sa  part  :  mais  peut-être  avait- 
elle  de  bonnes  raisons. 

Après  la  disparition  de  Zéphirette,  que  je  nom- 
mais Agathe  dans  mes  lettres,  j'avais  envie  de  m'a- 
dresser  à  la  jolie  Monclar  l'aînée,  que  je  croyais  la 
seconde,  et  que  dans  mon  imagination  je  nommais 
Hortense  (comme  j'appelais  la  seconde  sœur  Vicio- 
rine,  la  troisième  Sujette).  Les  premières  lettres  que 
j'écrivis,  dans  mon  intention,  étaient  pour  elle.  Mais 
elle  occupait  la  place  d'Agathe  (Zéphirette),  et  il 
fallait  que  la  lettre  passât  par  les  mains  de  celles  qui 
remplissaient  les  places  du  côté  du  vitrage  sur  la  rue 
de  Grenelle.  Un  soir,  je  ramassai  un  brouillon  de 
lettre,  qu'Améth3^ste  venait  de  jeter.  «  Elle  vient 
»  d'écrire,  voyons  !  »  Le  lendemain  je  le  copiai,  et 
le  glissai  par  le  carreau  d'aérement  sur  la  rue  Honoré. 
Cet  envoi  eut  le  malheureux  succès  que  je  décris 
dans  la  Malédiction  paternelle.  Voici  le  billet  d'Ame - 
ihyste  : 

«  D'oit  vous  venait  l'air  de  mauvaise  humeur  que  vous 
aviei  hier?  Vous  vous  portiej:^  cependant  bien,  à  ce  que 
vous  m'ave:^  dit?  Qui  peut  donc  être  cause  de  cela?  Je 
ne  puis  croire  que  ce  soit  moi?  Si  pourtant  ce  l'était,  je 
crois  qu'il  aurait  fallu  me  le  dire  tout  de  suite,  et  ne 
pas  me  faire  vous  demander,  chaque  fois  que  je  vous  ai 
vu  : —  «  Mais,  qu'ave^-vous?  »  Car  il  n'y  a  rien  qui  me 


HUITIÈME   ÉPOQ.UE 


1776 


tourmente  autant  que  lorsque  je  vous  vois  cet  air-là.  En 
vérité,  mon  ami,  cela  me  désole!  Mais  aussi,  peut-être 
vous  ai-je  encore  plus  désolé?  Je  n'en  sais  rien.  Tire:{- 
moi  de  cet  embarras;  car  rien  ne  me  fait  tant  souffrir 
et  ne  me  dépite  davantage.  Faites  comme  dit  3/™®  de 
Maintenon,  reprene:^  votre  femme  avec  douceur  :  elle  est 
encore  jeune  ;  il  y  a  du  remède.  Je  n'ai  pas  le  courage 
de  me  fâcher.  Cependant,  suivant  ma  raison,  cela  serait; 
et,  suivant  mon  cœur,  si  par  hasard  vous  avie^  tort, 
vous  êtes  tout  pardonné.  Ha!  mon  ami!  vous  ave;^  là 
une  bonne  petite  femme!  Elle  vous  aime,  et  ne  cessera 
de  vous  le  dire  tant  qu'elle  vivra.  » 

Je  mis  au  bas  de  ce  billet  un  mot  d'éloge  : 

—  «  Voilà,  Mademoiselle,  une  charmante  lettre!  Elle 
fait  autant  d'honneur  à  votre  cœiir  qu'à  votre  esprit  :  au 
commencement,  c'est  une  naïveté  touchante  ;  et  la  fin, 
depuis  le  passage  de  J/""  de  Maintenon,  est  un  chef- 
d'œuvre  de  sentiment  et  de  délicatesse.  Peiit-elle  être 
l'ouvrage  d'une  jeune  personne,  qui  n'a  pas  sei^e  ans?... 
Vous  réunisse:^  donc,  Mademoiselle,  aux  fleurs  d'une 
brillante  jeunesse,  à  tous  les  charmes  d'une  aimable 
figure,  une  âme  sensible,  délicate,  avec  un  esprit  cultivé  ? 
Heureux  mille  fois  le  mortel  à  qui  s'adresse  votre  tendre 
poulet!  Je  donnerais  la  moitié  de  mon  sang  pour  en 
tenir  un  pareil  de  la  main  de  celle  qui  me  captive. 

P. -S.  J'ai  l'original,  que  je  conserverai  toute  ma  vie, 
comme  un  trésor.  » 


C'est  à  cette  époque  que  je  remarquai  une  des  ou- 
vrières, plus  jolie  que  les  autres,  qui  se  trouvait  pla- 
cée dans  un  coin  commode  pour  me  cacher.  C'était 
Amélie  :  j  e  choisis  son  carreau  pour  chanter  mes 
impromptu,  musique  et  paroles.  On  s'imagina  que 


222  1776   —   MONSIEUR   NICOLAS 

c'était  à  elle  que  j'en  voulais;  mais,  la  vérité,  c'est 
que  je  n'en  devins  idéalement  amoureux  que  par 
commodité  de  situation,  et  à  cause  du  nom  d'Amé- 
lie, que  je  lui  entendis  donner.  Je  ne  m'occupai  ce- 
pendant plus  que  d'elle  ;  je  lui  adressais  des  compli- 
ments, à  demi- voix,  lorsque  la  marchande  n'y  était 
pas,  et  toute  la  boutique  me  prêtait  alors  une  atten- 
tion flatteuse.  La  jeune  Suzette  Monclar  sortit  plu- 
sieurs fois  avec  son  jeune  frère  pour  me  surprendre  ; 
mais  ce  fut  en  vain  ;  j'étais  leste,  et  je  me  déplaçais 
à  propos  :  de  sorte  que  je  paraissais  un  être  tout  à 
fait  extraordinaire.  Ma  Nymphe,  ou  ma  Muse 
(comme  je  nommais  la  jeune  Amélie),  acheva  de 
m'intéresser,  surtout  lorsque  je  l'eus  vue  dans  la 
rue,  et  que  je  lui  eus  trouvé  le  charme  d'un  joli 
pied,  chaussé  à  talons  hauts  et  minces  ;  c'en  était 
assez  pour  me  tourner  la  tête.  Je  fus  plus  assidu  que 
jamais;  surtout  après  que  j'eus  absolument  cessé  de 
voir  Élise  et  Virginie,  et  que  je  me  fus  débarrassé 
dés  Gynographes,  qui  parurent  au  commencement  de 
1777.  Je  ne  m'occupais  alors  que  de  quelques  Juvé- 
naîesdn  Hibou  (origine  des  Nuits  de  Paris),  à  rédiger 
mon  Quadragénaire,  et  à  composer  les  premières 
Contemporaines  :  ainsi  ma  tête  n'était  pas  surchargée  ! 
Huitmois  environ  s'écoulèrent  sans  que  je  manquasse 
un  soir  d'aller  au  carreau  d'Amélie  (ma  Muse),  qui 
étaitdQ Bruxelles.  Victorine,  laseconde fille,  étaitàcôté 
d'Améthyste;  SuT^ette,  la  troisième,  à  côté  d'Amélie; 
Constance,  sœur  d'un  jeune  homme  qui  recherchait 
M^^«  Monclar  l'aînée,  occupait  une  table  au  fond, 


HUITIÈME   ÉPOCIUE   —    I776  223 

avec  les  trois  élèves,  une  fort  laide,  l'autre  très  jolie. 
La  dernière  était  une  demoiselle  du  quartier,  fort 
riche,  qui  mangeait  et  couchait  chez  ses  parents. 
Lorsqu'Amélie  était  absente,  ce  n'était  pas  Victo- 
rine  qui  tenait  les  livres  :  c'était  Amélie  qui  allait 
prendre  sa  place,  et  qui  faisait  le  rôle  de  maîtresse. 
Je  voyais  tout  cela,  sans  que  personne  m'en  instrui- 
sît. J'attendais  le  soir  avec  une  impatience  d'éco- 
lier, qui  espère  de  jouer  à  cache-cache  :  dés  que  huit 
heures  étaient  sonnées,  je  volais  à  la  rue  de  Grenelle, 
et  je  commençais  mes  impromptu.  La  manière  dont 
j'étais  écouté  me  flattait  :  je  trouvai  le  secret  d'in- 
téresser, d'exciter  la  curiosité  de  sept  à  huit  jeunes 
filles,  toutes  jolies,  au-dessus  de  l'ordinaire,  pour 
des  filles  de  Paris.  Les  trouées  qui  donnaient  pas- 
sage aux  chevilles  de  fermeture,  m'étaient  si  com- 
modes pour  mes  billets,  qui  ne  pouvaient  être  aper- 
çus d'une  autre  que  de  celle  qui  les  recevait,  que 
j'en  écrivais  tous  les  jours.  Et  c'était  le  plus  agréa- 
ble de  mon  amusement.  Je  fis  de  moi-même  un 
portrait  non  flatté  ;  je  louais  celle  à  qui  j'écrivais,  et 
je  la  désignais;  ensuite  ayant  plié,  comme  autrefois 
pour  Zéphire,  et  plus  récemment  poi;  Zéphirette, 
mon  billet  en  éventail,  afin  qu'il  pûc  passer  de  sa 
longueur  par  une  ouverture  qui  n'avait  qu'un  pouce 
de  diamètre,  j'allais,  palpitant  de  joie  (tant  il  est  vrai 
que  les  hommes  sont  encore  des  enfants!),  j'allais 
chanter  au  carreau.  Dès  que  j'avais  excité  l'attention 
d'Amélie,  je  glissais  mon  billet.  Elle  le  sentait  der- 
rière elle,  et  tressaillait  d'abord;  puis,  se  rassurant, 


224  17/0   —   MONSIEUR   NICOLAS 

elle  le  prenait.  Alors,  je  courais  dans  la  rue  Honoré, 
au  défaut  du  rideau,  regarder  quel  était  son  air.  II. 
était  content,  quoiqu'elle  rougît  et  baissât  les  yeux. 
Les  filles  de  la  maison,  à  boutique  fermante,  mon- 
taient auprès  de  leur  mère,  à  l'exception  de  Victo- 
rine,  qui  restait  toujours.  Aussitôt,  Amélie  montrait 
ma  lettre,  et  la  lisait  haut.  Toutes  ces  jeunes  filles 
écoutaient,  la  respiration  suspendue.  Et  moi,  je  les 
voyais  avec  un  plaisir  inexprimable.  Je  m'applaudis- 
sais de  m'amuser  ainsi,  sans  m'exposer  à  devenir 
amoureux  (car  il  faut  parler  et  palper,  pour  le  deve- 
nir physiquement,  malgré  ce  qu'on  a  vu  relativement 
à  Rose  Bourgeois).  Elles  dissertaient  ensuite  sur  ma 
lettre.  J'entendais  quelques  mots,  quand  elles  éle- 
vaient le  ton;  ce  qui  arrivait  souvent  aux  plus 
jeunes...  Je  m'aperçus,  par  la  suite,  qu'il  avait  été 
convenu  qu'on  recevrait  toutes  mes  épîtres,  et  qu'on 
les  lirait  en  commun.  Ce  fut  pour  moi  une  occupa- 
tion si  agréable,  qu'elle  devint  mon  unique  récréa- 
tion. J'avais  une  ample  matière  à  traiter  :  celle  de  la 
morale  qui  convient  à  de  jeunes  personnes.  Je 
l'égayais  par  des  historiettes,  dont  je  ne  mettais 
qu'environ  trois  pages  d'impression  :  je  reprenais  la 
suite  le  jour  suivant.  Ces  historiettes  composent  le 
Quadragénaire  en  entier  :  mais  à  l'impression  je  Tai 
dégagé  de  mes  lettres  à  ces  jeunes  filles;  je  n'en  ai 
placé  que  quelques-unes  des  plus  courtes,  sous  le 
titre  de  l'Amour  par  lettres  :  intitulé  que  je  rem- 
plis beaucoup  mieux  l'année  suivante,  en  composant 
le  Nouvel  AheUard. 


HUITIÈME   ÉPOQ.UE   —    I777 


22$ 


Ainsi,  quelque  amusement  que  je  prisse,  quelques 
licences  que  je  me  donnasse,  je  ne  perdais  jamais 
mon  temps  :  ma  consolation,  après  une  sottise,  une 
école,  c'était  :  Cela  m'instruit;  j'en  profiterai,  puisque 
j'écris  pour  instruire  les  autres  à  mes  dépens.  Je 
suis  un  grand  fabuliste,  qui  au  lieu  de  prendre  les 
animaux  pour  ses  interlocuteurs,  se  prend  lui-même  ; 
je  suis  un  animal  multiple,  quelquefois  rusé  comme 
le  renard;  quelquefois  bouché,  lent  et  stupide, 
comme  le  baudet  ou  le  fourmilier;  souventefois  fier 
et  courageux,  comme  le  lion  ;  parfois  fugace  et  cha- 
rognier,  comme  le  loup;  tantôt  aigle  ou  vautour; 
tautôt  simple  épervier;  plus  souvent  perdrix,  alouette 
dilacérées.  Je  me  montre  sous  toutes  ces  formes;  je 
suis  le  héros  d'une  fable,  où  je  fais  le  rôle  de  chacun 
de  ces  animaux...  Virginie  seule  m'a  fourni  des 
traits  pour  cinq  Ouvrages.  Le  Paysan  est  tout  entier 
de  mes  aventures  romanisées  ;  le  Nouvel  Aheilard  a 
trois  ou  quatre  histoires  de  moi  ;  la  Femme-trois  états, 
cinq  à  six.  Quand  je  payais  Virginie,  lorsque  je 
payerai  Sara,  c'était  autant  d'essais  que  je  faisais  à 
mes  dépens.  Cent  de  mes  sottises  ont  eu  pour  but 
de  m'instruire ,  tant  pour  le  Pornographe,  que  pour 
la  Mimographe.  Si  j'ai  mal  fait  (ce  qui  peut  être),  je 
n'ai  certainement  pas  eu  mauvaise  intention.  Par 
exemple  ici,  qui  m'aurait  vu  jouer  avec  de  jeunes 
hlles  de  modes,  quelle  idée  aurait-il  prise  de  moi  ? 
Le  mépris  sans  doute  aurait  été  le  sentiment  qu'il 
m'aurait  largement  départi.  Cependant,  quel  aurait 
été  le  nigaud  de  nous  deux?  Car  enfin,  ]e  ne  m'amu- 
X  29 


226  1777  —  MONSIEUR  NICOLAS 

^ais  pas  vainement;  je  mêlais  l'utile  à  l'agréable;  je 
ne  faisais  tort  à  personne,  et  moins  aux  jeunes  filles 
auxquelles  j'écrivais,  qu'à  tout  autre  être  ;  mes  lettres 
contenaient  une  morale  saine;  aucun  genre  de  sé- 
duction n'y  était  employé  :  j'amusais,  sans  danger 
pour  elles,  de  jolies  enfants;  je  prenais  et  leur  don- 
nais une  innocente  récréation...  J'ai  sans  doute 
laissé  un  long  souvenir  dans  la  tête  de  ces  jeunes 
filles;  elles  me  conteront  à  leurs  enfants...  Et  c'est 
un  plaisir  si  doux  que  l'espérance  d'être  conté  ! 

J'arrivai  le  lendemain  soir  de  ma  première  lettre 
à  M"«  Amélie^  avec  ma  seconde;  je  fus  obligé  d'at- 
tendre fort  tard,  que  M°^«  Monclar  fût  remontée. 
Enfin  elle  partit.  Un  filet  de  voix  lâché  au  carreau 
aunonça  mon  arrivée  :  tout  fut  attentif.  Je  passe  le 
poulet,  et  Amélie  le  montre  aussitôt  à  l'assemblée. 
Je  commençais  par  y  dire  tout  ce  que  j'avais  en- 
tendu ou  vu  la  veille,  comme  l'ayant  deviné;  ce  qui 
redoubla  l'étonnement.  On  lut  ma  lettre.  L'attention 
était  réellement  intéressante.  Victorine  était  la  seule 
présente  des  filles  de  la  maison  ;  je  m'en  étais  douté  ; 
je  la  louais,  ce  qui  n'était  pas  difficile,  cette  per- 
sonne ayant  de  beaux  yeux,  de  belles  couleurs,  et 
la  bouche  la  plus  mignonne  possible. 

Nous  étions  à  la  fin  de  Septembre  1777,  lors- 
qu'enivré  de  mon  succès,  je  fus  prêt  à  démentir 
tout  mon  plan  de  conduite,  en  me  faisant  connaître. 
Je  demandai  un  entretien  à  la  jeune  Amélie,  pour  le 
dimanche  6  Octobre  :  je  lui  promettais  d'entrer  ce 
jour-là,  pourvu  qu'elle  fût  seule  dans  la  boutique,. 


HUITIÈME   ÉPOQ.UE   —    I778  22/ 

le  soir,  aux  lumières  ;  c'est-à-dire,  vers  les  sept  à 
huit  heures.  J'arrivai  devant  la  maison;  je  fus  en- 
trevu sans  doute;  car  dés  que  je  m'approchai  de  la 
porte,  je  vis  plusieurs  jeunes  filles  sortir  par  celle  du 
fond,  et  se  retirer  dans  l'escalier,  pour  laisser  Amélie 
seule.  Enhardi  par  sa  complaisance,  j'étais  prêt 
d'entrer,  lorsqu'une  idée  m'arrêta  :  «  Que  dirai-je 
»  à  une  jeune  personne,  qui  ne  peut  et  ne  doit 
)>  écouter  qu'un  homme  en  état  de  lui  offrir  le 
»  mariage?...  »  Je  tenais  déjà  le  bouton;  je  ne 
le  tournai  pas,  et  je  me  retirai.  Les  jeunes  filles 
rentrèrent  et  rirent  beaucoup  entre  elles,  surtout 
Amélie.  Je  les  examinais  adroitement.  J'en  pris  occa- 
sion d'écrire  une  lettre,  qui  me  conservât  l'amuse- 
ment qu'elles  me  procuraient  [:  je  feignis  qu'Amélie 
n'avait  eu  d'autre  vue  que  de  me  faire  écouter  par 
ses  compagnes,  que  j'en  étais  instruit,  et  citant 
quelques  mots  attrapés  à  la  volée  le  dimanche  soir, 
je  prouvais  par  eux  que  je  ne  m'étais  pas  trompé. 
J'examinai  soigneusement  l'effet  de  cette  lettre, 
qu'Amélie  lut  d'abord  seule,  et  qu'elle  ne  commu- 
niqua ensuite  qu'à  Victorine  et  à  Constance,  toutes 
deux  grandes  et  raisonnables.  Depuis  ce  moment, 
on  brûlait  mes  lettres,  ce  qui  ne  m'empêcha  pas 
d'écrire,  parce  qu'on  ne  les  brûlait  qu'après  les  avoir 
lues. 

Je  continuai  de  m'amuser  ainsi  jusqu'en  1778, 
qu'Amélie  s'en  retourna  en  Flandre.  Dans  les  der- 
niers temps,  cette  jeune  personne  faisait  peu  d'at- 
tention à  mes  chansons;  elle  ne  recevait  plus  mes 


228  1779   —   MONSIEUR   NICOLAS 

lettres;  c'était  Constance  qui  les  attrapait  au  pas- 
sage. Je  vis  par  là  qu'elle  m'avait  autrefois  sérieuse- 
ment écouté;  elle  avait  été  flattée  de  mon  hom- 
mage ;  c'est  en  effet  un  moyen  assuré  de  se  rendre 
intéressant  que  d'écrire  les  lettres  les  plus  tendres, 
sans  se  montrer,  pendant  un  temps  considérable; 
j'étais  attendu  tous  les  soirs,  ma  venue  faisait  éclater 
une  joie  naïve  sur  toutes  ces  jolies  figures.  Ce  que 
j'avais  dit  du  peu  d'agrément  de  la  mienne,  ne  me 
rendait  pas  moins  intéressant,  et  il  est  sûr  que  si 
j'avais  été  libre,  et  que  je  me  fusse  présenté  le  6  Oc- 
tobre, j'aurais  été  goûté  d'Amélie,  ou  de  Constance, 
ou  de  Victorine,  seulement  à  raison  de  mes  préli- 
minaires. 

Ce  fut  le  15  Décembre  1779,  que  Constance  me 
fit  l'unique  réponse  que  j'aie  reçue  des  jeunes  per- 
sonnes de  cette  maison;  je  l'ai  rapportée  dans  la 
Malédiction  paternelle,  p.  611  (i)...  La  lettre  de 
Constance  fut  répondue  par  une  de  ma  part,  dans 
laquelle  je  lui  promettais  une  Histoire  de  ma  Vie, 
par  mes  lettres,  et  celles  que  j'avais  reçues.  Telle  est 
l'origine  de  l'Ouvrage  que  je  viens  de  citer  {La  Ma- 
lédiction paternelle)  et  par  conséquent  de  celui-ci;  je 
composai  le  premier,  de  malheurs  étrangers  en  partie, 
et  en  partie  personnels,  pour  me  rendre  plus  inté- 


(i)  Si  mes  Ouvrages  cités  viennent  à  manquer  un  jour, 
mes  Éditeurs  pourront  alors  prendre  les  détails  indiqués 
dans  l'exemplaire  complet  que  j'ai  conservé  de  mes  Œuvres 
et  que  je  céderai  avec  ce  manuscrit,  pour  les  placer  à  propos. 


HUITIÈME    ÉPOQ.UE 


1780 


229 


ressant  à  celle  qui  m'écrivait,  puis  à  Victorine,  que 
j'eusse  préférée  à  toutes  les  autres,  Amélie  exceptée. 

Elle  partit  enfin,  cette  fille  aimable,  qui  pendant 
trois  ans  avait  renouvelé  ma  jeunesse,  en  me  ren- 
dant les  délicieux  plaisirs  du  soir  que  me  donnait 
autrefois  Zéphire;  plaisirs  purs,  sans  remords,  sans 
nuages,  et  si  savoureux  quelquefois,  que  l'instant  de 
les  goûter  faisait  palpiter  mon  cœur  deux  heures 
auparavant.  Aussi,  lorsque  je  me  rappelle  toute  ma 
Vie,  je  ne  saurais  m'empêcher  de  convenir  que  les 
années  1777,  78,  et  les  premiers  mois  de  1779,  en 
ont  été  les  temps  les  plus  calmes;  c'était  un  plaisir 
doux,  mais  continuel,  sans  impatience,  sans  jalousie... 
Le  temps  qui  suivit,  c'est-à-dire  depuis  1779  jusqu'au 
dernier  Auguste  1780,  fut  un  temps  de  mort  et  de 
douleur.  Mais  le  i^''  Septembre,  je  me  sentis  du 
nerf,  et  composai  la  Paysanne  pervertie,  en  trente 
jours.  Mon  effervescence  me  préparait  à  une  chute 
dont  les  suites  seront  désolantes,  et  me  convain- 
cront de  ce  que  Virginie  n'avait  fait  que  me  laisser 
entrevoir...  Revenons  un  moment  à  l'Auteur. 

Les  Gynographes  forment  le  III^  volume  des  Idées 
singulières;  cet  Ouvrage  fut  composé  en  1776  et 
1777.  La  I-'e  Partie  renferme  un  Projet  de  réforme 
des  mœurs  et  des  usages  du  second  sexe;  la  11^  est 
une  compilation  des  Usages  et  de  toutes  les  Cou- 
tumes de  la  terre,  relatifs  aux  femmes.  On  sait  que 
je  fis  le  Quadragénaire,  mais  avec  tant  de  négligence 
et  de  précipitation  dans  mes  récits,  que  je  m'y  con- 
tredis  deux   fois.    J'entreprends   d'y  prouver  aux 


230  1777    —   MONSIEUR   NICOLAS 

jeunes  filles,  qu'elles  seront  plus  heureuses,  plus 
aimées  par  un  homme  de  quarante  ans,  que  par  un 
jeune  homme.  On  y  trouve  une  partie  de  mes 
lettres  à  la  jeune  Amélie,  mes  motifs,  ceux  de  ma 
conduite  avec  Êîisc,  avec  Virginie,  et  quelque  chose 
de  la  petite  Lange,  jolie  Juive.  Je  fis  ensuites  quelques 
Nouvelles,  les  premières  des  Contemporaines.  Enfin, 
je  commençai  V Amour  par  lettres,  dont  l'amusement 
récent  avec  Amélie  et  ses  compagnes  m'avait  donné 
la  première  idée.  Mais  elle  était  aride;  je  n'y  trou- 
vais rien  d'onctueux;  il  aurait  fallu  parler  à  ma 
Muse.  Une  autre  à  laquelle  je  ne  parlais  pas  davan- 
tage, mais  qui  m'inspirait  des  désirs  infiniment  plus 
vifs,  me  donna  ce  qui  me  manquait. 

Un  jour,,  sortant  de  ma  demeure,  rue  de  Bièvre, 
je  vis  devant  moi  une  fille  charmante  par  la  taille,  la 
jambe,  le  pied;  elle  était  chaussée  à  talons  très 
élevés,  et  marchait  avec  une  mollesse  provocante. 
J'espérais  de  la  voir  au  visage  ;  mais  elle  entra  dans 
une  maison  qui  fait  angle  avec  la  rue  Victor.  Je 
revins  tous  les  jours  au  même  endroit,  pour  la  ren- 
contrer encore.  Mais  ce  ne  fut  qu'au  bout  d'un  temps 
assez  long,  que  je  l'aperçus  dans  la  boutique  de  la 
charcutière,  dont  elle  était  la  fille.  Je  n'ai  jamais  vu 
de  femme  plus  intéressante  !  En  effet,  il  est  impos- 
sible d'imaginer  une  figure  plus  noble,  plus  agréable, 
plus  fraîche  ;  des  cheveux  et  des  sourcils  noirs  ;  une 
blancheur  de  peau  éblouissante,  de  beaux  3^eux  ;  un 
son  de  voix  clair,  sonore  et  flatteur;  une  propreté 
provocante,  surtout  dans  la  partie  de  l'habillement 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    I77' 


231 


qu'il  est  plus  difficile  de  conserver  nette  à  Paris. 
Telle  était  Victoire  LondeaUy  la  même  qui  m'inspira 
le  second  Modèle,  intitulé  La  Philosophie  des  Maris. 
Pour  faire  cette  agréable  historiette,  je  n'eus  qu'à 
me  figurer  que  j'étais  Dupile,  que  M^^«  Londeau  était 
Juliej  et  à  laisser  parler  mon  cœur.  J'écrivis  d'après 
la  conduite  que  j'aurais  tenue;  je  la  faisais  aimer, 
adorer,  chérir,  comme  je  l'aurais  aimée,  adorée, 
chérie.  Je  ne  m'informai  d'aucune  de  ses  aventures  ; 
qu'en  avais-je  besoin?  Ce  n'était  pas  l'histoire  de 
cette  belle  fille  que  je  voulais  faire,  mais  l'histoire  que 
j'aurais  été  charmé  d'avoir  avec  elle.  Victoire  ne  fut 
pas  ma  seule  Muse,  pour  cet  Ouvrage;  j'en  eus  en- 
core huit  à  neuf  autres,  outre  Amélie...  —  Comme 
c'est  mesquin  !  diront  les  dédaigneux.  Une  fille  de... 
est  pour  lui  le  chef-d'œuvre  de  la  Nature,  de  la 
beauté,  de  l'amabilité...  —  Honnête  Lecteur!  j'ai, 
comme  ces  gens-là,  connu  des  princesses,  des  du- 
chesses, des  marquises,  dont  une  et  deux  adorables; 
une  comtesse  charmante;  des  demoiselles  jeunes, 
jolies,  brillantes...  et  pas  une  n'égalait  ma  fille  Vic- 
toire Londeau... 

A  l'autre  coin  de  la  rue  de  Bièvre,  vis-à-vis  les 
Grands- Degrés ,  demeurait  une  veuve  menuisiére, 
nommée  M^^  Poinot,  Elle  avait  deux  filles;  Rosalie, 
l'aînée,  faite  au  tour,  aimable,  ravissante  par  son 
goût  exquis,  sans  être  belle,  excitait  mon  admira- 
tion ;  Sophie,  la  cadette,  blanche,  délicate,  mignarde, 
vive,  ingénue,  avait  un  autre  genre  d'agrément.  Ce 
furent  mes  deux  Muses  pour  le  cinquième  Modèle^ 


2$2  1777   —  MONSIEUR  NICOLAS 

intitulé  la  Partie' carrée  :  l'aînée  Poinot  est  Victoire; 
sa  cadette  est  F/or^wc^;  Sophie  est  M^^^Londeau,  em- 
ployée d'une  autre  manière,  ^iW^^Scofon,  sa  cadette, 
est  Marianne. 

W^^  LaurenSy  fille  de  la  célèbre  Belle-Bijoutière 
vis-à-vis  VOpéra,  fut  ma  Muse  pour  le  troisième 
Modèle,  ou  V Amour  enfantin.  C'était  une  jolie 
blonde,  et  en  la  voyant  autrefois,  j'avais  formé  à  son 
sujet  l'agréable  chimère  que  je  décris  dans  ce  Mo- 
dèle,  où  elle  est  nommée  Philis.  Elle  occupait  la 
boutique  où  est  à  présent  la  jeune  M"^^  Filon  l'hor- 
logère. 

M^^^  Manette- Aurore  Pari\ot,  fille  du  fourreur  ac- 
tuellement à  côté  de  l'ancienne  salle  de  la  Comédie- 
Française,  fut  la  principale  héroïne  du  quatrième 
Modèle,  ou  V Amour  muet.  Je  suivis  ma  méthode 
ordinaire  :  je  me  figurais  que  j'étais  l'amant,  et  je 
racontais  ce  que  j'aurais  fait,  sous  la  dictée  de  mon 
cœur.  On  peut  aimer  plusieurs  filles  à  la  fois  lors- 
qu'on ne  leur  parle  pas;  c'est  n'en  aimer  qu'une, 
c'est  aimer  la  beauté,  les  Grâces;  mais  faites  con- 
naissance avec  une,  elle  écarte  toutes  les  autres. 
(Cependant  cela  n'est  pas  exact  pour  nos  petits - 
maîtres  corrompus,  ni  même  pour  moi.) 

Le  hasard  seul  me  donna  l'idée  du  sixième  Mo- 
dèle :  A  quoi  sert  le  mérite?  Je  passais  sur  le  quai 
à' Anjou,  rêvant  à  V  Amour  enfantin,  lorsqu'une  jolie 
femme  sortit  d'une  maison,  avec  un  homme;  elle 
était  si  belle,  que  je  ne  pouvais  détourner  ma  vue  de 
ses  charmes.   L'homme  me  remarqua,  et  comme 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    1777 


233 


j'étais  couvert  d'une  vieille  redingote  bleue,  il  dit  à 
la  dame  :  —  «  Votre  beauté  remue  les  âmes  les  plus 
»  grossières  !  »  Je  ne  fus  point  choqué  ;  mais  conti- 
nuant à  regarder  la  dame,  l'homme,  ou  le  fat,  me 
dit  :  —  «  Passe,  bonhomme;  ton  attention  offense 
»  Madame!  —  Votre  insolence  m'offense  bien  da- 
»  vantage!  »  lui  dis-je.  —  Il  raisonne!...  »  J'admi- 
rais toujours  la  jeune  dame.  —  «  Je  suis  homme; 
»  Madame  est  belle,  et  l'hommage  que  je  lui  rends 
»  est  digne  d'elle.  »  La  dame  me  souriait.  Je  con- 
tinuai :  «  Une  belle  femme  est  la  fleur  de  l'espèce 
»  humaine;  tout  homme  n'a  pas  droit  de  la  cueillir; 
»  mais  tout  le  monde  peut  l'admirer...  »  Ce  discours 
était  impatiemment  écouté  par  le  fat;  mais  la  jeune 
dame  avait  l'air  obhgeant  :  elle  me  répondit  par  une 
inclination,  accompagnée  d'un  charmant  sourire. 
En  m'éloignant,  j'entendis  qu'elle  disait  :  —  «  Je 
»  ne  sais  pas  qui  est  cet  homme;  mais,  quelque 
»  temps  qu'il  fasse,  on  le  voit  circuler  autour  de 
»  l'Ile,  écrivant  de  temps  en  temps  sur  la  pierre...  » 
[J'avais  effectivement  cette  habitude,  et  j'inscrivais 
les  idées  qui  me  venaient,  de  peur  de  les  perdre.] 
Cette  rencontre  me  lit  quitter  aussitôt  l'idée  de 
V Amour  enfantin,  que  j'étais  sûr  de  retrouver,  et  je 
me  mis  à  composer  le  Modèle  :  A  quoi  sert  le  mé- 
rite? dans  lequel  je  me  venge,  sans  lui  faire  de  mal, 
du  fat  qui  m'avait  déprécié. 

Une  historiette  très  intéressante  de  cet  Ouvrage 
important,  intitulée  Le  Petit  Ménage,  est  véritable  à 
la  lettre  ;  elle  est  arrivée  à  un  compagnon  imprimeur. 
X  30 


234  1779    —   MONSIEUR    NICOLAS 

Quoique  modeste  et  sans  prétention,  j'ai  toujours 
eu  l'âme  très  haute,  et  j'entendais  que  l'imprimeur 
que  j'employais  eût  pour  moi  tout  le  respect  qu'un 
copiste  doit  à  son  original.  V Amour  par  lettres,  ou 
le  Nouvel  Abeilard,  s'imprimail  chez  André  Cailleaii , 
frère  de  la  dame  Veuve  Duchesne  :  pour  accélérer  la 
besogne,  et  ne  pas  m'occuper  d'autre  chose,  j'aidais 
à  l'ouvrier,  travaillant  même  les  dimanches.  La 
femme  de  l'imprimeur  voulut  m'en  empêcher  :  je 
fus  obligé  de  réprimer  sa  morgue  indiscrète. 

Débarrassé  du  Nouvel  Abeilard,  pour  lequel  de 
jeunes  beautés  avaient  excité  ma  verve,  en  me  rap- 
pelant ce  que  mon  père  avait  souvent  raconté 
devant  moi,  pendant  mon  enfance,  de  son  séjour  à 
Paris,  et  de  M'^^  Pombelins,  il  me  vint  une  idée,  vive, 
lumineuse,  digne  du  Eaysan-Paysanne  pervertis!  Je 
réfléchis  sur  tous  les  traits  sortis  de  la  bouche  d'EoME 
Restif,  et  je  composai  sa  Vie.  Je  ne  revis  pas  ce 
petit  Ouvrage,  je  le  livrai  à  l'impression,  en  ache- 
vant de  l'écrire.  Aussi,  tout  y  est-il  sans  art,  sans 
apprêt;  la  mémoire  y  a  tenu  lieu  d'imagination.  A  la 
seconde  et  à  la  troisième  édition,  je  n'ai  fait  que 
corriger  quelques  fautes  de  style,  ou  replacer 
quelques  traits  oubliés.  Cette  production  eut  un 
succès  rapide  :  ce  qui  doit  étonner  !  elle  n'était  faite 
ni  pour  les  petits-maîtres,  ni  contre  les  femmes,  ni 
pour  dénigrer  la  philosophie  :  les  bonnes  gens  seuls 
la  pouvaient  acheter.  Apparemment  ils  donnèrent  le 
ton  pour  la  première  fois...  C'est  dans  la  Vie  de 
MON  Père,  que  j'ose  inviter  les  prêtres  au  mariage. 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    1779  23$ 

L'année  suivante,  je  réimprimai  deux  de  mes 
Ouvrages,  la  Confidence  nécessaire,  deux  parties,  et 
la  Femme  dans  les  trois  étais,  qui  en  a  trois,  comme 
j'avais  déjà  réimprimé,  en  1774-75,  le  Pornographe, 
la  Fille  Naturelle  et  le  Pied  de  Fanchette.  Ces  romans 
(je  ne  parle  pas  du  Pornographe^  qui  est  une  grande 
conception,  dont  je  me  tiens  très  honoré!  elle  pro- 
duira un  jour  des  fruits,  et  on  exécutera  cet  utile 
Projet  toujours  trop  tard)(i);  ces  romans,  disais-je, 
étaient  avidement  recherchés  :  dans  le  temps  où  les 
Gauguery,  les  Edme  Rapenot,  etc.,  secondés  des 
Leclerc,  des  Rienourf,  me  livraient  à  la  misère,  ces 
petites  brochures  m'alimentèrent.  Jusqu'en  1790,  je 
n'avais  jamais  rien  dû  à  personne;  j'ai  toute  ma  vie 
donné  :  si  j'étais  mort  alors,  on  ne  m'aurait  pas  eu 
vu,  au  jour  de  mon  trépas,  mendier,  comme  Nip*  et 
'Duan'^;  ni  pensionné,  comme  De  la  Harpe;  ni  favo- 
risé par  les  amants  de  ma  femme,  comme  Xueiss"^; 
m  bassement  soudoyé  par  mes  confrères,  ou  par  des 
libraires,  pour  extraire  les  pensées  des  autres, 
comme  Delaporte,  Rondet,  Querlon,  Delacroix-Hydro- 
phore,  Sautereau,  etc.;  ni  mérétriciant  tristement  ma 
vie  à  calomnier  les  productions  d'autrui,  comme  le 
père  Fréron,  Auhert-La-Vrillére ,  Rémy,  Royoux, 
Groxier,  Geoffroy,  Terrin,  Ane-Licol-Malin  {a)  (je  tire 

(1)  J'écrivais  ceci  en  1784;  et  en  1786,  l'Empereur  Joseph- 
le-Réformateur  a  fait  exécuter  le  PORNOGRAPHE  à  Vienne. 
Gazette  de  Leyde,  du  6  Décembre  1786. 

[à)  A.  L.  Millin,  rédacteur  du  Magasin  encyclopédique. 
(N.  d€  l'Éd.) 


256  1^79    —    MONSIEUR    NICOLAS 

du  néant  ces  deux  derniers,  en  les  nommant),  et 
cent  autres  vils  insectes...  Je  m'étais  jusqu'alors 
suffi  à  moi-même,  à  Taide  de  mille  écus  de  rentes, 
en  parcimonie,  que  m'a  laissés  mon  père;  savoir  : 

Sur  les  habillements,  de  la  tête  aux  pieds, 
mille  francs  d'épargne  par  an  :  ci.  .   .  .     1000  francs. 

Plus,  sur  la  nourriture,  mille  francs  d'abs- 
tinence, en  ne  prenant  que  l'absolu 
nécessaire:  ci 1000  francs. 

Plus,  en  travaillant  avec  courage,  et  em- 
ployant mon  temps  plus  que  les  autres 
hommes,  mille  francs:  ci 1000  francs. 

Total 3000  livres. 


Tel  est  le  revenu  clair  que  m'a  laissé  mon  père, 
avec  environ  six  mille  livres  de  biens-fonds,  dont  je 
n'ai  pas  touché  mille  écus,  ayant  vendu  à  feu  mon 
frère  le  paysan,  qui  ne  m'a  payé  qu'à  demi.  Ce  que 
je  ne  dis  point  par  reproche  :  j'ai  perdu  volontiers 
avec  mon  frère;  et  si  je  n'avais  pas  eu  d'enfants,  je 
lui  aurais  fait  présent  de  tout  mon  petit  patrimoine, 
afin  de  ne  pas  morceler  le  doniaine  de  la  Bretonne, 

La  Malédiction  paternelle  suivit  immédiatement  la 
Vie  de  mon  Père.  J'ai  dit  que  je  fis  ce  rortian  pour 
intéresser  en  ma  faveur  la  jeune  Constance,  com- 
pagne d'Amélie;  j'avais  pris  le  moyen  de  réussir,  en 
y  insérant  le  charmant  épisode  de  Zéphire,  et  de  nos 
parties  de  la  Butte  Montmartre.  J'y  rapporte  les 
lettres  d'Élise,  etc.  Cet  Ouvrage,  pendant  l'impres- 
sion duquel  mourut  mon  censeur  Mairohert,  ne  fut 


HUITIÈME   ÉPOQUE   —    I779 


37 


point  achevé  de  parapher  :  le  Dhemmery  ne  le  sut 
pas,  et  le  Desmarolles  n'était  plus  dans  les  bureaux  ; 
pour  le  Goupil,  il  avait  péri  au  Mont-Michel,  dans 
une  cage  de  fer.  Mais  en  récompense,  Mairobert, 
déterminé  à  la  mort,  m'avait  paraphé  toutes  mes 
Juvénales,  insérées  depuis  dans  l'édition  du  Paysan- 
Paysanne  pervertis  réunis,  dans  les  Françaises,  la 
Découverte  australe,  etc.  A  la  même  époque,  je  repris 
la  vaste  production  des  Contemporaines,  que  je  n'ai 
achevée,  pour  la  composition,  que  le  14  Novembre 
de  cette  année  1784,  et  dont  l'impression  ne  finira 
qu'à  la  fin  de  Juin  1785. 

Avant  de  passer  à  d'autres  faits,  il  faut  observer 
ici  que  les  Contemporaines,  en  quarante-deux  vo- 
lumes, contenant  deux  cent  soixante-douze  Nou- 
velles, et  quatre  cent  quarante-quatre  Historiettes, 
sans  les  canevas,  ne  m'ont  occupé  que  six  ans;  et 
que  j'ai  fait  en  outre,  dans  le  même  temps,  quatre 
volumes  de  la  Découverte  australe;  deux  volumes  de 
la  Dernière  aventure  d'un  Homme  de  quarante-cinq 
ans;  deux  volumes  in-8°  de  V Anthropographe,  ou 
l'Homme  réformé,  faisant  le  pendant  des  Gynographes; 
trois  volumes  de  la  Prévention  Nationale;  que  j'ai 
réimprimé  les  quatre  volumes  du  Paysan  perverti; 
composé  et  imprimé  les  quatre  volumes  de  la 
Paysanne;  réimprimé,  en  les  fondant  ensemble,  le 
Paysan  et  la  Paysanne,  en  huit  parties;  enfin  réim- 
primé les  trente  premiers  volumes  des  Contempo- 
raines. J'ai  corrigé  toutes  les  réimpressions,  et  lu 
trois  épreuves,  comme  à  la  première  édition.  Ce  qui 


238  1779    —   MOKbiEUR    NICOLAS 

fait  une  somme  de  travail  au-dessus  de  l'imagina- 
tion, mais  conforme  à  la  réalité,  puisque  je  l'ai  faite, 
malade  de  la  poitrine,  et  d'une  déperdition  de  sub- 
stance. Ainsi,  en  six  ans,  j'ai  imprimé  quatre-vingt- 
cinq  volumes,  que  j'ai  lus  trois  fois.  Ajoutez  à  cela 
les  lettres  nécessaires,  et  plus  de  mille  pages  de  mon 
Histoire,  écrites  dans  le  cours  de  ces  six  années.  On 
il,  par  ce  calcul,  une  idée  de  mon  activité.  Elle  était 
nécessaire,  et  pour  vivre,  et  pour  montrer  à  quel 
excès  doit  la  porter  un  homme  de  lettres  très  pauvre, 
seulement  pour  subsister.  Tous  ceux  qui  travaillent 
moins  que  moi,  en  manquant  de  fortune,  comme 
Duan*^  Dourxigné,  Prévôt-d' Exiles,  Du  Rosoy,  T**, 
P***,  Dech*,  Nilli*,  manquent  du  nécessaire,  ou 
font  des  bassesses,  au  lieu  que  moi,  avec  mon  édu- 
cation dure,  et  mes  privations,  j'ai  toujours,  jusqu'en 
1790,  dépensé,  donné;  je  n'ai  jamais  été  secondé 
par  ceux  qui  m'environnaient.  J'ai  sacrifié  quelque- 
fois aussi  un  peu  au  plaisir;  mais  je  puis  répéter 
que  ces  dépenses  avaient  toujours  un  but  d'utilité  : 
j'étais  forcé  de  m'instruire,  pour  écrire  sur  certaines 
matières,  et  l'on  ne  peut  être  parfaitement  instruit, 
qu'en  faisant  soi-même.  J'avais  vu  des  filles  pu- 
bliques en  1755,  6,  7,  8,  9;  en  1761,  2,  3,  4, 
5,  6,  7,  8,.  9,  pour  faire  le  Pornographe;  je 
dépensai  pour  les  spectacles,  eu  1769,  70,  71,  idii- 
sznt  h  Mimographe;  j'entretins  Virginie  en  1776, 
pour  savoir  au  juste  comment  un  payeur  est  traité; 
Sara,  en  1780.  Ces  choses  sont,  ou  doivent  être 
permises  à  un  auteur  qui  s'expose  lui-même,  pour 


HUITIÈME    ÉPOQ.UE   —    I779  2J9 

servir  ensuite  les  autres  de  son  expérience  :  le 
citoyen  Delisle,  en  1793,  m'a  positivement  assuré 
l'utilité  de  la  Dernière  Aventure  d'un  Homme  de 
quarante-cinq  ans.  J'ai  retiré  cinq  filles  de  la  prosti- 
tution, dont  chacune  m'a  coûté  huit  cents  livres.  La 
gêne  où  les  impressions  et  les  cent  vingt  Figures  du 
Paysan-Paysanne  pei-vertis  m'ont  retenu  longtemps, 
m'interdisait  toute  espèce  de  dépense  d'agrément; 
elle  m'aurait  empêché  même  de  doter  ma  fille  aînée, 
si  je  n'avais  pas  eu  des  raisons  encore  plus  fortes  de 
ne  pas  le  faire... 

Mais  il  faut  revenir  à  la  fin  de  1778,  temps  auquel 
Agnès  Lebègue,  n'ayant  plus  ses  pensionnaires,  que 
lui  avaient  fait  ôter  la  dame  Lacroix  et  la  noiron 
Javote  Ornefuri  (a),  se  mit  à  travailler  en  modes  à 
Joigny  :  mais,  trop  peu  laborieuse,  elle  fut  obligée  de 
revenir  à  Paris,  après  avoir  tout  vendu,  tout  perdu. 
Elle  ramenait  Marion  Restif,  ma  fille  cadette,  alors 
âgée  de  quatorze  ans. 

Après  ce  retour,  je  continuai  à  demeurer  seul, 
dans  mon  logement  de  la  rue  de  Bièvre,  chez  une 
dame  Dehée  ou  Debie-Leeman,  femme  que  l'on  con- 
naîtra bientôt...  Agnès  Lebègue  avait  un  peu  changé 
de  caractère,  par  l'infortune  et  par  la  conviction  de 
son  incapacité  :  d'acariâtre,  insolente,  insupportable, 
elle  devint  presque  complaisante  et  soumise,  ou 
adroite,  intrigante.   Il  faut  dire  aussi  qu'un  peu  de 


fa)  Javote  Fournier.   fN.  de  l' Ed.). 


240  1749   —  iMONSlHUR   NICOLAS 

réputation  que  j'avais  acquise,  lui  imposait.  J'allais 
manger  chez  elle,  en  lui  payant  ma  pension. 

Il  survint  alors  de  grands  troubles,  occasionnés 
par  la  jeune  Marion,  qui  la  quitta,  et  alla  se  réfu- 
iiier,  heureusement!  chez  des  dévotes  de  la  rue 
Motiffeiard,  les  demoiselles  Garnier,  où  elle  est 
restée  cinq  ans.  Trop  occupé  pour  supporter  le 
trouble  de  mon  ménage,  je  cessai  d'aller  chez  Agnès 
Lebègue  environ  six  mois,  à  datçr  du  25  Mars  1779, 
jour  auquel  je  m'aperçus  de  ma  maladie  de  déper- 
dition. Elle  m'effrayait!  J'allai  voir  Mairohert  le 
même  jour:  j'étais  malade  et  malheureux;  je  lui 
contai  mes  peines.  Il  versa  des  larmes,  m'offrit  sa 
bourse,  son  crédit,  et  ajouta  :  —  «  Que  de  gens  l'on 
»  croit  heureux!  et  qui  sont  au  désespoir!  »  Ce 
furent  les  dernières  paroles  qu'il  m'ait  dites.  Je  le 
quittai  consolé.  Le  surlendemain,  il  se  coupa  les 
veines  aux  bains  de  Poitevin,  et  se  tira  un  coup  de 
pistolet  dans  la  bouche.  Je  ne  pardonnerai  jamais 
au  lâche  (ou  Vïuïonvin€)Linguet,  de  l'avoir  calomnié 
après  sa  mort,  dont  je  célèbre  annuellement  l'anni- 
versaire par  mes  larmes...  L'été  me  donna  de  l'em- 
bonpoint; je  me  calmai  un  peu.  Mais  la  composition 
m'ayant  considérablement  échauffé,  j'eus  mal  à  la 
poitrine  le  5  Novembre.  Agnès  Lebègue  répara  mon 
épuisement  par  une  nourriture  plus  succulente...  Je 
vais  placer  ici  un  événement,  qui  commença  en  1779, 
mais  qui  ne  fut  terminé  qu'après  l'aventure  avec 
Sara. 

Au   commencement  de   ma   connaissance    avec 


HUITIÈME   ÉPOaUE  —   1779  24 1 

BuUcl,  j'eus  une  sorte  de  passion  pour  une  femme 
mariée,  qui  pensa  me  jeter  dans  de  grands  écarts!... 
C'est  rhéroïne  de  la  trentième  Contemporaine,  inti- 
tulée La  Surprise  de  V amour,  Nouvelle  que  je  com- 
posai avant  l'importante  découverte  que  j'ai  faite 
longtemps  après.  Il  est  impossible  d'exprimer  la 
force  de  l'ébranlement  que  j'éprouvai!  Dans  la  maison 
où  s'était  logée  Agnès  Lebègue,  après  son  retour  de 
Joigny,  et  un  séjour  de  trois  mois  dans  un  logement, 
Ile  Saint-Louis,  demeurait  une  jeune  et  charmante 
femme,  appelée  M"^^  de  Glancé,  dont  le  mari  était 
avocat.  Je  ne  l'avais  pas  encore  vue,  lorsque  Agnès 
Lebègue  m*en  parla,  d'une  manière  que  je  crus  exa- 
gérée. Je  ne  daignais  pas  vérifier  ses  éloges,  y  ayant 
toujours  été  trompé  :  quand  elle  louait  une  per- 
sonne de  son  sexe,  c'était  une  beauté  morte... 
Enfin,  un  jour,  ayant  porté  mes  regards  vers  les 
fenêtres  du  second,  qui  donnaient  sur  la  cour,  j'y 
vis  une  superbe  blonde,  dont  les  cheveux  étaient  les 
plus  touffus,  les  plus  agréables  en  couleur  que 
femelle  de  notre  espèce  ait  jamais  eus  pour  orner  sa 
belle  tête.  Je  demeurai  interdit...  Au  bout  de 
quelques  moments,  je  demandai  quelle  était  cette 
angélique  personne?  —  «  La  jeune  dame  dont  je 
»  vous  ai  parlé.  —  C'est  la  première  fois  que  vous 
»  avez  le  goût  sur  pour  les  femmes...  »  Je  ne  fus 
pas  sorti,  qu'Agnès  Lebègue  courut  porter  mes 
tîloges.  Femme  louée,  le  fût-elle  par  un  cheval,  par 
un  àne,  par  un  serpent,  en  est  toujours  flattée  : 
lorsque  je  revins,  m'étant  mis  à  la  fenêtre  pour  la 
X  '31 


242  1779   —   MONSIEUR   NICOLAS 

regarder,  je  fus  salué  du  plus  charmant  des  sou- 
rires. Je  rendis  le  salut  avec  émotion...  On  se  lia 
dés  le  soir  du  même  jour.  Le  lendemain,  nous  dé- 
jeûnâmes ensemble.  Le  surlendemain,  veille  du 
départ  de  la  dame  pour  Morsan,  leur  maison  de 
campagne,  elle  et  son  mari  nous  invitèrent  à  sou- 
per... Ce  fut  alors  que  je  vis  toutes  les  grâces,  tout 
le  mérite  de  M"^^  de  Glançé.  J'en  fus  épris  comme 
en  89  je  l'ai  encore  été  de  la  fille  de  Louise,  de  cette 
charmante  Alanette,  que  je  nommais  Filette,  avant 
de  la  connaître,  et  que  j'ai  perdue  trois  mois  après 
Thérèse,  cette  cruelle  et  douloureuse  année  96, 
aussi  funeste  à  mon  sort  présent,  que  57  le  fut  à 
mon  sort  passé)!...  Je  souffris  de  l'absence  de 
M™^  de  Glançé;  je  la  pleurai...  Durant  son  absence, 
qui  fut  prolongée  jusqu'au  25  Novembre,  l'ennui 
me  prit  :  je  lui  écrivis  une  lettre,  où  je  lui  proposais 
de  nous  lier  de  la  plus  tendre  amitié...  La  lettre  fut 
vue  de  son  mari,  qui  lui  voulut  persuader  que  je 
demandais  de  l'amour.  Il  fallut  que  la  belle  de  Glançé 
s'en  défendit,  et  que  malgré  elle,  malgré  la  peine 
que  cela  lui  fit,  elle  parût  en  colère  de  ma  lettre .  Je 
l'appris  par  les  rapports  que  se  font  entre  eux  les 
domestiques.  Je  fus  blessé  jusqu'au  vif,  non  de  l'in- 
justice qu'on  me  faisait,  mais  plutôt  sans  doute, 
de  la  vérité  trop  bien  devinée.  Jamais  l'amour- 
propre  n'eut  tant  de  pouvoir  sur  moi,  que  dans  cette 
occasion!  Je  pris  une  résolution  ferme...  Mais,  trop 
semblable,  dans  ma  conduite,  à  la  belle  blonde,  je 
m'occupais  en  même  temps  à  exhaler  la  violence  de 


HUITIÈME   ÉPOaUE   —    1779  243 

mes  sentiments  dans  une  des  meilleures  Nouvelles 
de  mon  grand  Recueil  des  Contemporaines  :  on  y  voit 
comme  j'adorais  ma  belle  voisine...  Elle  revint  enfin, 
au  mois  de  Novembre,  et  ce  fut  alors  que  j'exécutai 
la  résolution  que  j'avais  prise.  Je  me  parai  de  mon 
mieux,  et  le  surlendemain  de  son  arrivée,  au 
moment  où  je  sus  que  l'avocat  Glançé,  et  son  ami 
Le  Xuor  venaient  de  sortir,  j'allai  me  présenter...  Je 
fus  reçu  comme  un  véritable  ami;  car  la  véritable 
amitié  se  devine...  M"^«  de  Glançé  fut  charmante,  et 
ma  résolution  très  ébranlée!...  Elle  me  parla  de  son 
séjour  à  la  campagne.  Je  lui  dis  un  mot  de  ma 
lettre...  Elle  glissa  là-dessus;  je  n'insistai  pas... 
Mais,  dans  la  conversation,  elle  me  parla  de  son 
pcre,  M.  Lhuil*,  me  dit  comment  on  l'avait  mariée, 
et  cependant  n'entra  dans  aucun  des  détails  qui  pou- 
vaient m'éclairer. 

—  «  Votre  seconde  fille,  »  me  dit-elle,  «  est 
»  bien  aimable!  bien  douce!  —  Oui;  c'est  une 
»  aimable  enfant  !  mais  sa  mère  lui  parle  durement. 
»  —  Elle  a  donc  changé  ?  —  L'enfant  l'a  quittée.  — 
»  Ha  ciel!...  On  me  l'avait  dit...  Cependant...  On 
»  assure  qu'elle  est  chez  des  dévotes  ?  —  Puisse- 
»  t-»elle  ne  le  pas  devenir!...  —  Vous  n'avez  que 
)>  deux    filles?...   —   N...on.   —   Vous    paraissez 

»  hésiter — J'avais...  quelque  chose  dans  l'es- 

»  prit...  La  vie  a  bien  des  événements!...  d'étranges 
»  événements!  —  Oui!...  La  mienne,  qui  n'est 
»  pas  avancée,  en  a  déjà!  —  Ha!  vous  n'avez  que 
»  du  bonheur!  Belle,  jeune,  mariée  à  un  homme... 


244  I781    —   MONSIEUR  NICOLAS 

j>  aimable...,  mère...  à  votre  âge,  depuis  quatre  ans,. 
»  d'une  compagne...  plutôt  que  d'une  fille...  »  Elle 
sourit  :  —  «  Vous  exposez  plus  d'avantages  que  je 
»  n'en  ai!  —  J'ai  dit  vrai.  »  Elle  soupira.  —  «  Les 
»  maris  sont  quelquefois  bien  mal  avisés!  —  Ce 
»  n'est  pas  le  vôtre  :  M.  de  Glançé  est  la  prudence 
»  même.  »  Elle  leva  les  yeux  au  ciel.  —  «  Sans  le 
»  savoir,  la  prudence  s'égare!  »  Je  l'avoue  :  elle 
m'enchantait  par  son  air  d'amitié,  de  confiance,  et 
la  plus  touchante  naïveté.  Je  fus  prêt  à  lui  dire  ma 
résolution...  Je  me  retins...  Je  sortis,  parce  que 
Le  Xuor  (l'officier  ami  du  mari,  et  que  ce  dernier 
recevait  tous  les  hivers),  vint  à  rentrer;  j'allai  sur 
nie  Saint-Louis,  où  je  me  jurai-  de  ne  plus  retourner 
chez  M™«  de  Glançé..  Fut-ce  par  jalousie?...  Je  fis 
encore  ici  une  grande  faute,  comme  on  le  verra  par 
la  suite  (à  la  fin  de  mon  Calendrier).  Mais,  hélas  !" 
j'ai  toujours  eu  la  manie  de  quitter'  mal  à  propos 
ceux  que  j'aimais...  Pourquoi  fuj^ais-je  Louise  et 
Thérèse,  en  me  déchirant  le  cœur?  Pourquoi  de  la 
maladroite  vertu,  alors,  moi  qui  tant  de  fois  en  man- 
quai quand  il  en  fallait  avoir  ?  O  pauvre  Nicolas  ! 
(comme  je  m'écrie  quelquefois)  que  tu  as  fait  de 
fautes!  Et  tu  en  feras  jusqu'au  dernier  sotîpir, 
avec  une  âme  honnête,  l'exemption  de  tous  les  vices 
grossiers!  Puissé-je  consoler  parla  ceux  qui,  ayant 
commis  des  fautes,  ou  même  des  crimes,  sont  tentés 
de  se  livrer  au  découragement  !  En  lisant  ce  Dévoi^ 
lement  de  mon  Cœur,  ils  auront  peut-être  le  bonheur 
<ie  pouvoir  penser  :  —  (n  Je  ne  suis  pas  aussi  coupables 


HUITIÈME    ÉPOaUE   —    lySl  245 

»  que  cet  homme-là  :  retournons  aux  bonnes  mœurs,  et 
»  repentons-nous  y  comme  lui!...  »  On  verra  un  jour 
que,  dans  la  conduite  de  mes  affaires,  j'avais  une 
égale  gaucherie.  C'est  presque  toujours  par  ma  faute 

que  j'ai  perdu  sur  l'impression  de  mes  ouvrages 

Les  sentiments  que  m'inspirait  M'"^  de  Glançé 
auraient  dû  m'éclairer.  Ils  étaient  tendres,  mais  ils 
n'étaient  pas  voluptueux;  elle  me  me  causait  pas  de 
désirs.  Je  la  trouvais  aimable...  aimable  comme  le 
bonheur!  mais  un  défaut  de  ses  appas  m'aurait 
plutôt  flatté  qu'il  ne  m'aurait  déplu.  Elle  est  la 
seule  femme  (après  Madame  Parangon),  pour 
laquelle  j'aie  éprouvé  le  singulier  sentiment  de  la 
désirer  moins  belle  !  Je  crois  pourtant  que  je  l'avais 
eu  aussi  pour  Jeannette  Rousseau...  Et  ce  n'aurait 
pas  été,  comme  on  pense,  pour  l'aimer  moins,  mais 
pour  l'aimer  plus  généreusement.  J'ai  entrevu  cette 
espèce  de  sentiment  dans  de  bons  parents,  qui  ché- 
rissaient plus  un  enfant  incommodé  ou  contrefait, 
que  les  autres,  favorisés  de  la  nature. 

Un  jour,  que  je  traversais  le  faubourg  Jacques,  je 
fus  salué  vis-à-vis  la  rue  Dominique-Luxembourg, 
par  une  femme  de  quarante-cinq  ans,  que  je  ne 
reconnaissais  pas.  Je  la  priai  de  m'aider  à  la  remet- 
tre. —  «  Je  ne  vous  reconnaissais  pas  non  plus,  » 
me  répondit-elle;  «  mais  une  dame  Giet,  qui  me 
»  quitte,  m'a  dit  votre  nom.  Je  suis  Reine  Giraud.  — 
»  Ha!  je  ne  vous  ai  pas  oubliée,  et  je  vous  remets 
»  à  présent.  — Ma  sœur,  qui  est  marchande  c...  au 
»  coin  de  la  rue  Victor,  a  eu  une  fille;  c'est  la  belle 


246  lySl    —   MONSIEUR   NICOLAS 

»  Victoire.  Et  moi  aussi...  On  ne  vous  en  a  pas 
»  parlé,  à  votre  retour  à  Paris,  en  1761,  vous 
»  sachant  marié.  —  Expliquez-vous  davantage,  ma 
»  chère  Reine.  —  Ho!  c'est  une  histoire!  Vous 
»  connaissez  la  fille  de  ma  sœur,  et  la  vôtre  :  on  dit 
»  que  vous  avez  parlé  d'elle,  dans  un  de  vos  livres, 
»  sans  savoir  ce  qu'elle  vous  était...  Quant  à  la 
»  mienne,  elle  a  passé  pour  morte  en  nourrice,  où 
»  l'avait  mise  un  épicier,  notre  propriétaire,  qui  la 
»  trouva  jolie.  Elle  était  à  une  lieue  de  sa  fille,  plus 
))  âgée  d'un  an,  et  il  les  voyait  souvent  toutes  deux, 
»  La  petite  demoiselle  L/;w///*  vint  à  mourir  :  son 
»  père  s'était  attaché  à  ma  petite  ;  il  se  l'appropria, 
»  en  publiant  la  mort  de  la  sienne,  comme  étant  la 
»  mienne.  Nous  reconnûmes  mon  enfant,  ma  mère, 
»  ma  sœur  Edmée  et  moi  :  mais  le  sort  heureux  que 
»  lui  promettait  le  titre  de  fille  de  l'épicier,  fit  que 
»  nous  la  lui  avons  laissée.  Mon  Êléonore  a  grandi. 
»  Nous  nous  sommes  bien  gardées  de  rien  dire! 
«  Nous  l'avons  vu  marier  à  un  avocat.  Elle  est  riche  ; 
»  elle  est  belle;  sans  doute  elle  est  heureuse...  Nous 
»  nous  contentons  de  cela.  Mais  je  veux  pourtant 
»  lui  dire  la  vérité,  à  présent  que  son  faux  père  est 
»  mort...  Elle  a  deux  filles.  —  Et  comment  se 
»  nomme-t-elle ?  —  Madame  de  Glançé...  on  peut 
»  vous  le  dire,  à  vous.  —  Madame  de  Glançé!...  » 
Mon  étonnement  fiit  inexprimable!...  Je  demeurai 
concentré...  Mais  je  savais  alors  l'aventure  avec  Le 
Xuor,  aventure  que  je  réserve  pour  terminer  mon 
Calendrier Revenons  à  mes  Ouvrages. 


HUITIÈME    ÉPOQUE   —    1782  247 

J'imprimais  les  Contemporaines  à  deux  mille.  La 
veuve  Duchesne  vendit  les  dix-huit  volumes  de  Con- 
temporaines  mêlées;  le  libraire  Belin  les  douze  volumes 
suivants  de  Contemporaines  du  commun  :  ces  deux 
libraires  réunis  ont  vendu  les  douze  derniers  volu- 
mes de  Contemporaines  graduées.  Ces  historiettes 
m'ont  attiré  une  foule  de  chagrins,  par  ma  véracité. 
Le  petit  Etteugaled  (a),  qui  m'attaqua  l'un  de  ces 
jours  dans  l'obscurité,  m'assura,  dans  sa  petite 
fureur,  que  deux  cents  personnes  de  Paris  me  vou- 
laient la  mort  jurée.  Qu'elles  laissent  faire  la  Nature 
et  la  Pauvreté,  leur  vœu  sera  bientôt  rempli.... 
L'héroïne  de  la  dix-huitième  Nouvelle  se  vit  forcée 
de  me  chagriner.  Celle  de  la  sixième  ne  l'osa 
pas,  etc.  Guillot  a  depuis  imprimé  les  Françaises, 
les  Parisiennes,  et  les  Filles  du  Palais-Royal;  Garnery 
vend  les  Provinciales.  Ces  différentes  suites  de  Con- 
temporaines réunies,  au  nombre  de  set)t,  forment  une 
collection  de  soixante-cinq  volumes  d'Historiettes, 
qui  vont  à  mille  cinquante  au  moins. 

Voici  ma  manière  de  vivre  : 

Je  ne  bois  pas  de  vin,  si  ce  n'est  en  compagnie. 
Je  mange  peu,  et  des  choses  les  plus  communes... 
Je  loge  au  quatrième,  et  n'ai  que  les  meubles  de 
nécessité. 

Je  ne  fais  du  feu  que  pour  le  travail  des  autres  : 
quant  à  moi,  j'écris  dans  mon  lit.  Mais  ceci  est  dan- 
gereux pour  la  santé,  comme  pour  les  mœurs  :  j'ai 

(a)  Delaguette,  fils  de  l'imprimeur.  (N.  de  l'Éd.) 


248  1780   —   MONSIEUR  NICOLAS 

souvent  eu,  étant  sorti,  des  accès  d'érotisme,  parce 
que  le  lit  m'avait  trop  cchaufte.  Faible  excuse! 
Depuis  1773,  jusqu'à  ce  jour  6  Décembre  1796,  je 
n'ai  point  acheté  d'habits.  Je  manque  de  chemises. 

Une  vieille  redingote  bleue,  aînée  de  mes  habits, 
me  couvre  journellement;  parce  que  mon  avoir 
entier  va  aux  impressions,  sur  lesquelles  je  perds 
constamment  (mais  non  les  libraires),  depuis  1789. 

J'avais  désiré,  avant  mes  pertes,  de  laisser  cin- 
quante mille  livres,  comme  mon  père.  Mais  je  consi- 
dère que  c'est  trop,  puisqu'il  serait  impossible  que 
chaque  citoyen  en  laissât  autant  :  car  il  faudrait  alors 
que  la  France  eût  plus  d'un  milliard  quatre  cent  mil- 
lions d'arpents  de  terres,  vignes,  prés,  bois,  à  cent 
cinquante  livres  l'arpent;  ce  qui  est  à  peu  prés  le 
prix  moyen.  Si  donc  quelques  hommes  vont  fort  au 
delà  de  cinquante  mille  francs,  il  faut  qu'une  foule 
d'individus  chefs  de  famille  restent  fort  au-dessous, 
ou  ne  possèdent  rien  du  tout.  Ainsi  un  véritablement 
honnête  homme,  un  magistrat,  un  ministre  de  la 
Religion,  pour  être  rigoureusement  justes,  ne  doi- 
vent posséder  que  leur  contingent,  qui  ne  sera  que 
d'environ  cinquante  livres  de  fonds  de  terre  par 
individu  :  sans  compter  le  mobilier  en  tout  genre, 
sorte  d'avoir  qui  peut  être  sans  bornes,  par  un  effet 
du  commerce.  Mais  quel  inconvénient,  pour  la  cul- 
ture, si  les  fonds  de  terre  étaient  également  partagés  ! 
elle  serait  inexploitable!  Il  faut  donc  que  l'abus 
actuel  existe,  et  que  vingt  millions  d'individus,  sur 
vingt-cinq,  ne  possèdent  pas  de  terres,  pour  qu'il  y 


HUITIÈME  ÉPOQjUE  —    1782  249 

ait  des  fermes  considérables,  et  des  exploitations  en 
grand,  propres  à  fournir  les  marchés.  Je  me  tran- 
quillise donc  sur  mon  indigence,  et  je  m'abandonne 
à  la  Nature. 

Un  abus  de  la  sociabilité,  telle  qu'elle  est  coor- 
donnée, c'est  la  mendicité,  amenée  dans  le  monde 
et  presque  consacrée  par  la  religion  Chrétienne  : 
car  elle  n'existait  pas  chez  les  Grecs,  ni  chez  les 
Romains,  si  ce  n'est  pour  de  vieux  esclaves  aban- 
donnés par  leurs  maîtres;  mais  parmi  les  nations 
modernes,  c'est  un  abus,  une  effronterie  !  J'en  ai 
toujours  eu  horreur.  On  n'a  droit  de  mendier  que 
faute  de  travail,  ou  par  infirmité  :  à  moins  que  la 
Société  ne  se  charge  de  la  subsistance  du  dénué. 
Empêcher  cette  espèce  de  mendicité,  ne  la  réprimer 
que  par  des  peines,  au  lieu  de  la  soulager,  c'est  une 
barbarie,  qui  était  réservée  aux  gouvernements  mo- 
dernes. Je  les  avertis,  que  par  cette  loi  injuste,  ils 
appauvriront  l'Espèce  humaine,  en  éteignant,  par 
un  crime  horrible,  une  multitude  de  générations  qui 
eussent  un  jour  produit  des  hommes  utiles,  et  qui 
tous  les  jours  en  jetaient  quelques-uns  dans  la 
Société 

Je  ne  donnerai  pas  ici  l'analyse  de  la  Découverte 
australe,  ni  des  Contemporaines  ;  mais,  parvenu  à  la  fin 
de  1780,  je  vais  retracer  les  faits  de  la  Dernière 
aventure  d'un  homme  de  quarante-cinq  ans  :  ma  seule 
mémoire  va  me  guider,  et  tracer  le  tableau  de  la 
passion  la  plus  extraordinaire  et  la  plus  malheureuse 
que  j'eusse  encore  éprouvée. 

X  32 


250  1780   —  MONSIEUR  NICOLAS 

Je  venais  de  composer  la  Paysanne,  quatre 
volumes,  en  trente  jours  :  ma  poitrine  fatiguée,  ma 
tête  affaissée  demandaient  du  repos.  J'en  pris,  en 
ne  composant  que  de  temps  en  temps  quelques 
Nouvelles;  j'allai  aux  spectacles,  au  café,  plus  habi- 
tuellement que  je  ne  le  faisais  auparavant.  Mes  Con- 
temporaines se  vendaient  avec  rapidité;  j'avais  une 
perspective  agréable.  Je  venais  de  concevoir  le  des- 
sein de  mettre  des  Estampes  à  mon  Paysan;  cette 
idée  me  riait.  Je  travaillais  avec  amusement,  et  mon 
âme  était  dans  une  assiette  moins  malheureuse 
qu'en  1779.  J'avais  cependant  essuyé  un  violent 
orage  durant  l'été  :  une  dame  Laugé,  nommée  dans 
ma  xviii«  Nouvelle,  avait  rendu  plainte,  à  l'instigation 
de  Dhemmery  l'exempt,  de  Goulin  le  médecin-cham- 
berlan,  etc.,  et  voulait  me  poursuivre;  M.  Bachois^ 
lieutenant-criminel,  agit  en  digne  magistrat,  et  sa 
sagesse  me  tira  d'affaire,  avec  quelque  démarches 
du  célèbre  Beaumarchais,  qui  vit  la  dame  nommée 
chez  son  avocat,  où  lui-même  lut  ma  Nouvelle. 
Rien  n'y  choqua  la  dame,  qui  ne  m'en  voulait  pas  : 
elle  parut  même  flattée  d'un  trait  que  le  lecteur 
trouva  joli.  Ceci  termina  le  procès. 


FIN 

DU     TOME     DIXIÈME 


^^«^^^^^^^^^ 


SUJETS    DES    ESTAMPES 

PROJETÉES  PAR  L'AUTEUR 


POUR   CE   VOLUME 


XCV.  —  LE  PIED  DE  FANCHETTE 
—  Page  14  — 

Monsieur  Nicolas,  sur  la  porte  d'une  marchande  de 
modes  au  coin  de  la  rue  Tiquetonne,  examinant  le  joli 
pied  d'une  jeune  fille  et  sa  jambe  fine:  «  Dieu!  que 
»  vous  êtes  appétissante  !  » 

Dans  le  lointain,  M™e  Lévêque,  en  mules  mignonnes. 

XCVL  —  MANON  WALLON  et  COLETTE  BOREL 

—  Page  29  — 

Monsieur  Nicolas,  caressant  librement  Manon  Wallon  et 
Colette,  au  moment  où  survient  Théodore,  amant  de 
la  seconde  et  frère  de  l'autre  :  —  «  Si  vous  voulez  que 
»  je  les  aime  encore  davantage,  aimez- les  beaucoup!  » 

XCVIL  —  ÉLISE,  LISETTE,  ÉLISETTE 

—  Page  43  — 

Monsieur  Nicolas  dans  les  bras  d'Élise  enivrée,  qui  lui 

dit  :  «  Voyez  comme  je  serais  tendre!  » 
Dans  le  fond,  Lisette  amenant  Élisette  par  la  main. 


252  SUJETS   DES   ESTAMPES 

XCVIII.  —  CHEZ    F.-A.  QTJILLAU 
—    Page  47    — 

Monsieur  Nicolas  caressé  par  une  intime  amie  de  la  jeune 
dame  Q.uillau.  Celle-ci  voit  le  tout  par  une  porte,  qu'elle 
tient  entr'ouverte  :  —  «  Je  me  trouve  mal  !  » 

XCIX.   —   VICTOIRE -SAINTONGE 
ET  FANCHONNETTE 

—  Page  56  — 

Monsieur  Nicolas  chez  Victoire,  rue  Saintonge,  au  Marais. 

Elle  vient  de  danser,  et  elle  est  encore  sur  un  pied  ; 

elle  lui  montre  son  sofa  :  «  J'en  sais  une  autre!  » 
Monsieur  Nicolas  dans  le  lointain,  apercevant  Fanchon- 

nette  descendre  la  rue  Saint-Jacques. 

C.  —  LA  CRUELLE   MALADIE 

—  Page  69  — 

Monsieur  Nicolas  sur  son  grabat,  caressé  par  une  jeune 
et  jolie  métisse;  sa  fille  Agnès,  âgée  de  huit  ans,  est  à 
ses  pieds. 

La  vaste  chambre,  sans  meubles,  est  tapissée  de  peintures 
imaginaires  :  première,  claire,  Agnès  Lebègue  le  pro- 
voquant à  l'amour;  seconde,  plus  sombre,  Agnès 
Lebègue  et  l'abbé  Higonnet;  troisième,  même  plan, 
Agnès  Lebègue  qui  montre  à  Coulet  son  mari  malade. 

CI.  ~  REINE-SEPTIMANETTE,  OU  LE 
COCHE   D'EAU 

—  Page  73  — 

Monsieur  Nicolas  sur  le  tillac,  montrant  à  Reiiie-SeDtitna- 


SUJETS   DES   ESTAMPES  2$^ 

nette  les  roseaux  qui  paraissent  la  saluer,  en  s'inclinant  : 
«  Ils  savent  que  vous  êtes  Reine  !  » 
Sur  les  nuages  sont  deux  tableaux  :  i  o  Monsieur  Nicolas 
caressant  Reine  dans  une  chambre  des  nourrices; 
2°  Reine  le  salue,  en  descendant  du  batelet  sur  le  bord, 
avec  ses  deux  conductrices. 


CIL  —  COMME  IL  CHARME  SES  PEINES 
—  Page  77  — 

Monsieur  Nicolas  chez  Céleste  et  Julie  Bertrand,  dont  la 
première  lui  montre  sa  sœur  :  «  Je  veux  qu'elle  goûte 
»  tous  les  plaisirs  de  la  Nature.  » 

Premier  tableau  épisodique  :  Ruffier  présenté  à  Julie. 

Second  :  Monsieur  Nicolas  rencontrant  Adélaïde  Lhuillier, 
le  soir,  prenant  son  paquet  et  lui  donnant  le  bras. 

cm.  —  LOUISE  ET  THÉRÈSE 

—  Page  io8  — 

Monsieur  Nicolas  comprimant  Louise  dans  ses  bras,  et 

tendant  une  main  pour  presser  la  taille   de  Thérèse  : 

<t  Adieu  !  » 
Dans  le  vague  du  fond,  Monsieur  Nicolas  prenant  un 

baiser  sur  la  bouche  entr'ouverte  de  Louise  au  lit,  et 

qu'il  craint  d'éveiller. 

CIV.  -  LES  JOLIES  CHAUSSURES 

—  Page  126  — 

Monsieur  Nicolas  tenant  sur  ses  genoux  le  pied  de 
Panette,  dont  il  admire  la  joHe  forme,  et  qu'il  com- 
pare à  celui  d'Agnès  Restif.  —  Agnès.  «  Égal.  »  Panette. 
a  Vous  l'avez  mieux.  —  Non!  —  Si!  » 


254  SUJETS     DES    ESTAMPES 

Tableau  :   Panette  s'évanouissant,  tandis  que  Monsieur 
Nicolas  ouvre  les  fenêtres. 


CV.  —  VIRGINIE  ET  BICÊTRE 

—  Page  164  — 

Monsieur  Nicolas  et  Virginie  à  genoux  dans  l'église  de 
Bicêtre  :  «  Quel  est  cet  autel?  —  De  la  Vierge.  » 

CVI.  —  LE  PRISONNIER 

—  Page  171  — 

Monsieur  Nicolas  dans  la  seconde  cour  des  Cabanons,  avec 
Virginie  et  le  prêtre  Paterne.  Ils  examinent  un  jeune  pri- 
sonnier au  rez-de-chaussée,  qui  vient  d'être  renfermé; 
Virginie  le  regarde  baiser  un  chat,  qu'elle  vient  de 
caresser...  Elle  avance;  un  garde  la  barre  avec  son 
fusil  en  travers  :  «  On  n'approche  pas!  » 

On  voit,  dans  le  vague,  la  jeune  Aimonde  Dartois,  abordée 
par  Monsieur  Nicolas. 

CVII.  —  LA  FOIRE  SAINT-OVIDE 

—  Page  202  — 

Monsieur  Nicolas  avec  Virginie  et  sa  mère,  à  la  foire 
Saint-Ovide  :  «  Voilà  ce  qu'il  y  a  de  plus  joli  dans  la 
»  foire!  » 

CVIII.  —  ZÉPHIRETTE. 

—  Page  219  — 

Monsieur  Nicolas,  à  la  belle  Zéphirette,  qui  est  sur  la 
porte  de  la  boutique  :  «  J'ai  fait  l'amour  à  votre  grand'- 
))  mère,  »  etc. 


^  SUJETS  DES  ESTAMPES  2$ 5 

CIX.  —  AMÉTHYSTE 

—  Page  220  — 

Monsieur  Nicolas  voyant  Améthyste  jeter  un  brouilJon  de 
lettre  déchiré  et  mis  en  boule  :  «  Elle  vient  d'écrire. 
»  Voyons!  » 

ex.  —  VICTOIRE  LONDEAU 

—  Page  230  — 

Monsieur  Nicolas  admirant  Victoire  Londeau,  dans  la  bou- 
tique très  éclairée  de  sa  mère  :  «  Je  n'ai  jamais  vu  de 
femme  plus  éblouissante  !  » 

CXI.  —  CHEZ  MADAME  DE  GLANCÉ 

—  Page  244  — 

Monsieur  Nicolas  lui  tenant  la  main,  et  répondant  : 
«  Sans  le  savoir,  la  prudence  s'égare.  » 


Paris.  —  Charles  Unsinger,  imprimeur,  83,  rue  du  Bac. 


N 


À 


PQ 
2025 
M7 
1883 
1. 10 


Restif  de  La  Bretonne, 
Nicolas  Edme 

Monsieur  Nicolas 


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