s?»
V-t
■mw:
y^. ,-i^^
^'
r
J-
/
MONSIEUR NICOLAS
TOME X
MONSIEUR
NICOLAS
ou
LE CŒUR HUMAIN DÉVOILÉ
Mémoires intimes
DE
RESTIF DE LA BRETONNE
Réimprimé sur l'édition unique et rarissime
publiée par lui-même en 1796
TOME X
PARIS
Isidore LISEUX, Éditeur
1883
P6l
XOXS
-irJO
MONSIEUR NICOLAS
SEPTIÈME ÉPOQUE
(Suite).
u'est devenue cette fille chérie?...
Hélas! j'étais condamné par le Sort à
ne jamais disposer de mes enfants, pas
même de celles que toutes les lois m'a-
vaient soumises ; excepté de Zéphire I de cette fille
céleste, sujet éternel de larmes... Hé! comment
l'eussé-je donc aimée, si elle m'eût été donnée par
Colette; si, conservée pure?... Mais son âme l'était,
et ce corps charmant, enseigne de sa belle âme,
l'était redevenu!...
Je couchai à Sens; le lendemain, j'allai seul à
Auxerre. J'avais résolu de m'informer de Colombe
X I
176;
2 1767 — MONSIEUR NICOLAS
à Joigny : je ne le fis pas ; mes lèvres ne voulurent
pas s'ouvrir, lorsque j'entrepris de parler à l'hôtesse.
Arrivé à Auxerre, au lieu d'aller chez mes cousins,
je logeai dans la maison de ma belle-mére, à la Mari-
fierie, alors vendue, et habitée par un petit auber-
giste appelé Chomard. J'avais environ dix louis, que
la dame Veuve Duchesne m'avait payés sur mon
livre de la Famille vertueuse : j'étais riche; j'avais en
outre deux habits neufs, des livres, et la première
ivresse d'auteur. Je revis avec attendrissement quel-
ques endroits de la ville; mais j'avais le cœur ulcéré
contre ses habitants ; ils étaient déshonorés à mes-
yeux. Je ne revis pas M. Parangon, mais seulement
quelques-uns de ses ouvriers, comme Bourgoin,
Clizot, et Rûttot; ce dernier, que j'avais accueilli à
Paris, étant prote,-me reçut froidement ; je le quittai
sans lui dire adieu. Mon frère vint me chercher avec
une charrette couverte, et j'arrivai chez ma mère le
i^'' Juillet.
Après m'être reposé, la seconde semaine de mon
séjour à Sacy fut employée d des partages de nos.
lots, et même de ce qui devait nous revenir un jour :
ce fut notre bonne mère qui l'exigea, pour prévenir
toutes difficultés après son décès. Je m'y prêtai,
mais à regret : ces opérations me desséchaient l'es-
prit; outre que j'avais pris un mauvais genre d'ou-
vrage. Je travaillai peu, et mal, durant les quatre
mois de mon séjour à Sacy. D'ailleurs, rien ne m'y
électrisait, comme à Paris; je sentais mon feu
se ralentir, et le goût des travaux agrestes me
SEPTIÈME ÉPOQUE — I767 3
reprendre; et certes, je m'y fusse livré, si j'avais eu
un bien suffisant : mais je n'avais d'espoir que dan^
mes travaux futurs, qui ont été plus de dix ans sans
rien produire. Je travaillais dans un colombier vide
de pigeons, dont je tirais l'échelle, pour être plus
tranquille; je lisais, j'écrivais. Ce qu'il y a de singu-
lier, c'est que je fus incapable de travailler au
Pornographe durant mon séjour à Sacy. Mais j'y
commençai la Confidence nécessaire. Je voulus un
jour profiter de la solitude des Lavières, appelées
Fourches-VÉvêque, l'endroit le plus, isolé du finage :
mais lorsque j'y fus, mon imagination éparpillée au
.grand air, distraite, desséchée par les objets présents,
par les sites chéris de mon enfance, ne put jamais se
recueillir assez pour produire. Je me rappelai seule-
ment que j'avais gardé un jour les moutons dans
•cet endroit avec ma sœur l'infortunée Geneviève (i),
qu'un verdereau pensa mordre au pied; et je m'atten-
dris, en me rappelant ces ternps de ma jeunesse, où
nous étions innocents, ma sœur et moi. Je versai
des larmes améres, qui furent le premier germe du
Paysan perverti; mais il me fut impossible de me
concentrer assez pour travailler. J'ai reconnu que,
pour écrire, il ne faut pas une solitude absolue,
mais une solitude individuelle, avec la perspective
d'une foule innombrable, qu'on verra, qu'on joindra,
avec laquelle on conversera, quand on voudra. Voilà
(i) La note [P] p. 381 du Pornographe, seconde édition,
^st l'histoire de son malheur, quant au fond.
4 1767 — MONSIEUR NICOLAS
pourquoi tant de gens qui vont à la campagne pour
travailler s'en reviennent sans avoir fait une page.
Il ne m'arriva rien de particulier, pendant mon
séjour à Sacy. Je fus tenté d'aller à Dijon; mais je
n'exécutai pas ce dessein : je ne soupirais qu'après
mon retour à Paris, que j'effectuai le 28 Septembre.
J'emportais avec moi mes manuscrits, mais je
laissais mes livres, espérant que je reviendrais dans
un an ou deux. J'avais vu, pendant mon séjour, une
fois mes frères de Courgis chez eux, et une fois
l'abbé Thomas chez ma mère; je lui lus quelque
chose de la Famille vertueuse. J'avais rencontré à
Courgis un officier, neveu de M. Jacquot, chanoine
de la cathédrale d'Auxerre; je Tallai voir, à mon
passage par Auxerre : mais l'air natal m'avait si bien
rendu mon humeur sauvage, que je ne pus jamais
me résoudre à dîner avec lui chez son oncle. J'allai
chez mes cousins; le père Servigné n'était plus.
Nous le pleurâmes. Je leur laissai un exemplaire de
la Famille vertueuse.
Je partis le lendemain par le coche. Le voyage
fut triste, excepté le dernier jour, en approchant de
Paris, qu'il m'arriva cette aventure que j'ai rapportée
dans le Pornographe (Note [J], p. jjj de la seconda
édition). Elle est bien différente de ma rencontre en
montant! Tout est varié dans la vie (i)!
(I) On rapportera cette aventure si l'on veut, en réimpri-
mant, et m'y faisant parler en mon nom.
JVoig de l'Éditeur. — Pour déférer au vœu de Restif,
SEPTIÈME ÉPOaUE — I767 5
Arrivé à Paris, j'allai coucher rue Trainée-SainU
Eusiachey où était alors le domicile de ma femme.
nous transcrivons ici cette historiette du Pornographe .-
« Nous approchions de la capitale, très fatigfués et plus
ennuyés encore de notre séjour dans un coche renommé
pour sa lenteur, lorsque nous fûmes recrutés par deux jeunes
personnes assez jolies : la première paraissait avoir environ
vingt-quatre ans, et la seconde dix de moins. Cette dernière
avait l'air si vive, si hardie, en un mot ^\ faite, que malgré
la modestie de sa conductrice, elle m'inspira d'abord quelque
défiance. Mais ces légers soupçons furent bientôt détruits.
Je m'entretins quelque temps avec Mil» Lebrun (c'est ainsi
que la petite Angélique nommait sa compagne), et tout ce
qu'elle me disait était si sensé, que je pris beaucoup d'es-
time pour elle. Un jeune homme dont j'avais fait la con-
naissance pendant le voyage, nous aborda ; il fut ravi de
l'occasion que je lui fournis de se mêler à la conversation.
Pour moi, comme j'occupais une cabane particulière, avec
une dame et ses deux filles que je n'avais laissées seules
que parce qu'elles m'avaient témoigné vouloir se livrer au
sommeil, je quittai M'i® Lebrun et sa jolie compagne, dès
que je m'aperçus que les dames étaient éveillées. La con-
duite de Mii« Lebrun en mon absence fut constamment la
même, prudente, réservée. La petite Angélique paraissait
d'une impatience extrême d'arriver à Paris ; elle demandait
à tout moment si l'on découvrait cette ville. Par complai-
sance, le jeune homme s'offrit de la conduire sue le tillac
pour la lui faire apercevoir. En l'enlevant dans ses bras, un
mouvement vif que fit Angélique plaça la main du jeune
homme sur une cuisse élastique et ferme. Pas le moindre
mot : la jeune pessonne parut ne faire aucune attention à
cette minutie. Nous sommes tous faibles : AngéUque, avec
son petit air lutin, donnait l'espérance d'un plaisir complet.
Le jeune homme hasarde des caresses ; on ne se défend
pas : un réduit obscur fut bientôt trouvé, et mon compagnon
de voyage cueille une rose... qui n'était pas sans épines.
Cependant il se crut le plus heureux des hommes ; en sor-
tant de la voiture, il reconduisit les deux nymphes : on le
6 1767 — MONSIEUR NICOLAS
Nous déménageâmes presque sur-le-champ, c'est-à-
dire le 1 5 Octobre, et nous allâmes demeurer rue
reçut dans un appartement fort propre. Il demanda la per-
mission de revenir ; on la refusait d'abord : il pressa ; on
donna des si, des mais ; enfin on se laissa fléchir.
» L'imagination remplie des charmes de la jeune Angé-
lique, dès le lendemain mon homme se fût rendu chez
Mlle Lebrun ; mais il crut qu'il fallait attendre quelques
jours avant de se présenter. Cependant il ne pouvait s'em-
pêcher de passer plusieurs fois dans la rue où elle demeu-
rait. Le soir du second jour, il était en contemplation vis-à-
vis les croisées de l'appartement qui recelait le divin Objet de
ses impétueux désirs, lorsqu'une femme âgée, malpropre, dé-
goûtante l'aborda ; cette mégère lui prit la main : « Mon
» bel amour, » lui dit-elle d'un ton aigre fausset, « voulez-
» vous venir chez moi ? je vous ferai voir une demoiselle
» belle comme le jour, qui n'a que seize ans. » Et s'appro-
chant de son oreille : « C'est une petite marchande de
» modes, qui s'échappe quelques heures ; en vérité, c'est un
» morceau tout neuf; venez, mon bel ange, vous serez con-
» tent : c'est dans cette maison. » Le jeune provincial crut
tout cela ; le souvenir d'Angélique réchauffait ; il observa
qu'on le conduisait dans la maison où demeurait celle qu'il
désirait si fort de revoir. Il suivit la vieille infâme. On
ouvre, et le premier objet qui frappe ses regards, c'est
Mlle Lebrun, sur un lit de repos. Il allait s'approcher d'elle,
lorsque la divinité que la vieille lui avait annoncée vint
s'emparer de lui. Le portrait n'avait point été flatté; le
jeune imprudent oublia la Lebrun, et suivit la dangereuse
enchanteresse. Mais lorsqu'il eut parcouru tous les charmes
de cette jeune Beauté et satisfait le désir qu'elle avait fait
naître, sa curiosité revint. Il demanda à la jeune fille ce
qu'était la dame qu'il avait aperçue en entrant? Elle lui
apprit que c'était l'abbesse du lieu. Il s'informa ensuite d'une
jeune personne qu'il dépeignit ; on feignit de ne pas l'en-
tendre, mais un demi-louis fit découvrir tout le mystère. —
« Madame, » dit la nymphe, « ne laisse parler Angélique à
» personne, parce qu'un vieux Pr , qui ne veut que des
SEPTIÈME ÉPOQUE — I767 7
Quincampoix, chez Pernet, plombier de chasse. C'est
là que je composai, dans les derniers mois de 1767,
et dans les premiers de 1768, la Confidence nécessaire,
le Pied de Fanchette, et que le Marquis de T***, ou
V École de la Jeunesse^ fut mis au net en partie, c'est-à-
dire les trois premiers volumes.
Nous occupions le second : vis-à-vis ma fenêtre,
était une femme au second de l'autre maison, que
» filles de la première jeunesse, qu'il paye tout ce qu'on
» veut, se l'est réservée. Il demeure à quelques lieues de
» Paris ; toutes les semaines, Madame la coijduit à son
* château. Cependant, lorsque Madame trouve quelqu'un
» dont elle est sûre, et qui veut sacrifier quelques louis, on
» la lui fait voir. En entrant ici, c'était à moi que le Pr
» en voulait ; mais il est si usé, si dégoûtant, que je suis
» fort aise d'en être débarrassée. Je me dédommageais sou-
» vent, en revenant par le coche, avec quelque joli cava-
* lier, des supplices que m'avait fait souffrir le vieux satyre. »
Quelle fut la surprise du jeune homme! Il frissonna, en
songeant qu'il n'avait rien omis, et ce vieux Pr ne le
rassurait pas ; il était trop instruit ; il gagna sa chambre
garnie fort triste. Il eut néanmoins le courage de venir le
lendemain chez la Lebrun ; il lui fit connaître qu'il savait à
quoi s'en tenir sur son compte. Il demanda Angélique, en
offrant tout ce qu'on voudrait ; on le refusa ; mais, comme il
insistait, on l'assura que le vieux monstre avait corrompu
la jeune enfant qu'on lui sacrifiait. Ce fut alors qu'il vit son
imprudence ; il sortit rongé d'inquiétudes. Ce n'était que le
commencement de ses maux : d'afïreux symptômes parurent
quelques jours après. Je le rencontrai ; il me fit part de son
malheur, et je l'aurais plaint, s'il ne m'eût avoué qu'il avait
été assez faible poursuivre la vieille. Cependant je lui ren-
dis tous les services dont il avait besoin ; et mes soins, se-
condés par un habile médecin, eureftit un favorable succès
Heureux le jeune étranger, si son malheur le rend plus
circonspect! »
5 1767 — MONSIEUR NICOLAS
je trouvais charmante. Je ne pouvais me lasser de la
considérer, dés qu'elle paraissait à la fenêtre; c'était
ma Muse, elle m'encourageait au travail, seulement
en se montrant; lorsque je parlais d'elle, je ne
disais jamais autrement que la jolie dame. On riait,
et Agnès Lebégue, ainsi que M™= Pernet et sa mère,
se moquaient de moi. Je crus que ma femme avait
ses raisons, et je continuai d'admirer ma Belle de
vis-à-vis. Sa manière de se mettre était simple, mais
pleine de goût! et je me disais souvent : « Comme
i) tout sied à la beauté ! » Lorsque je remis au net
l'Ouvrage aride de VÊcole de la Jeunesse, je levais les
yeux, quand ma plume suspendue refusait de couler,
et si je voyais ma jolie dame, le feu circulait dans
mes veines; je trouvais sinon la bonté du fond, au
moins des épisodes qui avaient quelque mérite.
C'était l'abbé Thomas qui m'avait donné le fond
de Lucile. Ce n'était plus un roman, et comme la
vérité devenait plus onctueuse pour mon imagination,
la vue de ma jolie dame faisait voler ma plume sur le
papier. Ce fut cette prétendue Belle qui me commu-
niqua la force d'achever la Confidence nécessaire,
abandonnée trois fois, par sécheresse d'imagination.
Elle fut, en troisième, la Muse du Pied de Fanchette.
Quand tout cela fut achevé, un jour de fête, que je
me sentais froid, je m'occupai, pour m'échaufFer,
rimagination, du moyen de voir de près ma jolie
dame : je descendis, à l'heure de la messe, et j'allai
me mettre sur la porte de l'hôtel Beaufort, par où
elle avait coutume de passer, pour aller à la petite
SEPTIÈME ÉPOaUE — I767 9-
église de Saint-Leu-Saint-Gïlles. Elle descend : je la
vois sortir de la maison; mon cœur palpite, et je
m'apprête à la dévorer des yeux... Elle approche...
Si je l'avais vue inopinément de prés, je ne l'aurais
pas reconnue. Elle était laide... laide... à faire
peur!... Toute mon illusion tomba; le charme de
la rue Quincampoix fut détruit (i); je fus obligé
d'aller chercher mes Muses au loin. Je trouvai
M™« Lévêqtie, fille de Moreau de l'Hôtel-Dieu, et
soieriére vis-à-vis les Innocents, et la jolie Modeste au
Soulier rose de la rue Tiquetonne...
On observa bientôt, à la maison, que je ne courais
plus à la fenêtre, que je ne parlais plus de la jolie
dame : M'"* Pernet, jeune femme d'une grande
beauté, que je mettais sans façon au-dessous de mon
vis-à-vis, voulut parier que je ne l'avais jamais vue
de prés. Je ne dis mot. Une dame Saniei, autre
(i) J'ai de plus eu occasion d'observer qu'il est quelques-
unes de ces femmes, charmantes de dix pas, qui sont très
laides de près. Une dame d^ Vimes, très jolie, avait pour
compagne ordinaire une dame Tarade, avec laquelle assez
communément elle faisait des parties sérotinales à l'ancien
Palais-Royal. M""» Tarade, de dix pas, avait une beauté
piquante, touchante même : une demi-obscurité opérait la
même chose que la distance. Les hommes à qui ces femmes
n'étaient pas connues, se disputaient souvent à qui prendrait
JVlme Tarade ; c'était le plus important qui l'obtenait. Mais
ensuite, dans l'appartement, aux lumières approchées, il était
cruellement déçu ! La prétendue Beauté n'avait pour elle que
la forme du visage ; mais du reste, c'était une peau livide et
dégoûtante ; M™' de Vimes, au contraire, était fraîchement
colorée, etc.
X 2
10 1767 — MONSIEUR NICOLAS
jolie femme, qui venait alors chez nous, la connais-
sait : elle me proposa de lui donner la main jusque
chez mon admirée. Je refusai : or jamais je n'avais
rien refusé à cette femme. « Il l'a vue de prés! »
s'écria la jeune Pernet. M™« Saniez feignit de me
bouder, et quand je fus à travailler, elle alla chez la
dame vis-à-vis; elles étaient amies, et elle parvint à
l'amener, non chez nous, mais dans l'appartement
de M*"*^ Pernet, au premier. Ce fut là qu'on apprit à
la dame qu'elle était adorée d'un homme qui
demeurait au second : on l'assura que j'en perdais
le boire, le manger, le dormir ; on la supplia de me
dire un mot de consolation. Elle se fit beaucoup
presser; enfin, elle y consentit. On me fit descendre,
Je vis les dames dans une presque obscurité, à six
heures du soir, au mois de Mars. M'"^ Saniez, qui
était très enjouée, et sûre de ma complaisance,
exposa en peu de mots les motifs de la grâce qu'on
me faisait, de me permettre de descendre, pour voir
M™« Ganery la chirurgienne. Elle me dit que je
pouvais m'enhardir, que j'avais affaire à une dame
raisonnable autant que vertueuse. Si l'on avait vu
clair, je ne crois pas que j'eusse pu me prêter à la
plaisanterie; mais la presque obscurité rendait à la
dame tous les charmes que je lui trouvais à sa fenêtre.
Je fis mon rôle : je me mis à ses genoux, et je lui
pris la main, que je ne baisai pas néanmoins. Mais
je défilai mon chapelet, d'autant mieux que je n'eus
qu'à me replacer dans mes ancienne? situations. On
avait voulu me jouer, m'embarrasser ; et ce fut moi
SEPTIÈME ÉPOQUE — I767 I£
qui les intriguai; les trois femmes, en comptant la
mienne, ne surent plus que penser. Je ne me suis
jamais ouvert à ce sujet, et c'est ici qu'elles verront
la vérité, car elles vivent encore aujourd'hui i8 Au-
guste 1790.
J'étais alors plus pauvre que pendant ma proterie :
je mangeais rapidement le produit de ma Famille
vertueuse; mon École de la Jeunesse était refusée du
libraire ; mon Pornographe par le censeur ; et néan-
moins, je ne me décourageais pas!..; Ce qu'il y a
de surprenant dans cette Époque de ma vie, c'est
que, réellement sans ressource, je n'en étais pas plus
triste, pas plus inquiet. Guy ne voulut pas imprimer
mon École de la Jeunesse ; au lieu de me désoler, je
fis Lucile en cinq jours. C'était l'histoire déguisée
de M^^^ Cadette de Forterre, qui s'en était allée avec
un commis de son père, nommé Fromageot, fils d'un
tonnelier; on les avait poursuivis et arrêtés à Lille
en Flandres; on ramena la demoiselle, qu'on a mariée
depuis. On voit que je n'y suis pas l'ennemi de
M^i^ Cadette. J'avais prétendu écrire cet ouvrage
dans la manière de VIngénu : mais il faut être soi-
même, et non un autre, cet autre valût-il mille fois
mieux que nous. C'est ainsi que, dans la Famille
vertueuse, j'avais voulu imiter M™^ Riccoboni. Je n'ai
imité personne dans mes Ouvrages suivants : mais
je n'ai commencé à suivre librement ma propre
manière, que dans le Paysan perverti. Je ne pus
vendre ma Lticile que trois louis, au Juif Valade, qui
en tira quinze cents, au lieu d'un mille, nombre con-
12 1767 — MONSIEUR NICOLAS
venu, afin que j'eusse quelque chose en seconde
édition. Il fit pis encore : on le contrefit en province,
de son aveu, moyennant un nombre d'exemplaires
qu'il vendit à Paris, réser^•ant toujours un petit
nombre de ceux que je connaissais, pour me prouver
que son édition n'était pas épuisée. Cet homme,
suppôt de police, a fait fortune, et il est mort le
lendemain!...
La Confidence nécessaire est une peinture de la situa-
tion de mon cœur, lorsque, dans ma première jeu-
nesse, j'aimais plusieurs filles à la fois; ce n'est pas
une histoire véritable, mais c'est une situation vraie,
et un tableau fidèle. Cette production erotique eut
du malheur : elle fut refusée du censeur, l'abbé
Simon; je ne pus d'abord la vendre, et quand j'y fus
parvenu, l'intrigant Kolmann, espion de police, non
seulement ne me la paya pas, mais il me soutira des
exemplaires de trois autres Ouvrages, pour plus de
cent écus, qu'il ne me paiera jamais, puisqu'il est
mort insolvable. M. Lebrun fut le second censeur de
la Confidence nécessaire, puis de V École de la Jeunesse.
M. Delalaure l'avait été de Lucile, que je voulus
dédier à M"« Hus, en reconnaissance du plaisir que
sa beauté m'avait donné sur le théâtre; Delalaure
alla faire l'empressé auprès d'elle, et l'empêcha d'ac-
cepter la dédicace. Voici la lettre qu'elle m'écrivit :
« Monsieur! Soye\ persuadé que j'ai trouvé votre
Ouvrage très agréable^ et que je suis très sensible à
Vhonneur que vous voule\ me faire; mais vous ne deve^
'pas trouver étonnant que je ne l'accepte pas. Quoique
SEPTIÈME ÉPOaUE — 1767 IJ
très joli, votre roman est d'un genre un peu licencieux,
et qui ne permet pas à quelqu'un de connu, de souffrir
que son nom soit en tête. Je vous prie de ne pas l'exiger, et
de croire que je suis avec considération, Monsieur, » etc.
J'avais eu bien tort de penser à M*^^ Hus pour cette
dédicace, puisque j'en faisais tirer un exemplaire en
papier de Hollande pour M™« la comtesse d'Egmont,
au souvenir de laquelle mes deux romans me fai-
saient croire que j'étais digne de me rappeler. Ce
fut donc une grande inconséquence, de ne pas avoir
fiiit la tentative auprès de cette dame, qui peut-être
aurait accepté. Aussi, lorsque j'eus envoyé mon
exemplaire, je n'eus aucune réponse. J'eus même
des inquiétudes. Il existait alors deux hommes très
dangereux! Richelieu et Fronsac. J'eus de cruelles
nuits (caries jours, mes occupations m'absorbaient) :
j'avais donné mon adresse, et je tremblais qu'il ne
me vînt une sinistre visite du patte-de-velours
Dhemmery! Delalaure, quoique un fou, m'avait
rendu un vrai service ; ma dédicace était ridicule :
mais il avait de la mauvaise volonté. Cet homme était
fou le matin, et ivre l'après-midi ; on ne savait quand
lui parler. Quel censeur !
Le Pied de Fanchette fut l'effet d'une vive efferves-
cence : je passais un dimanche matin, en allant voir
Renaud, parla rue Tiquetonne; il y avait, au coin de
la rue Moniorgueil, une marchande de modes, que
remplace aujourd'hui le café : j'aperçus une joHe
fille, en jupon blanc, encore en corset, chaussée en
bas de soie, avec des souliers roses à talons hauts et
14 1767 — MONSIEUR NICOLAS
minces, genre de chaussure qui faisait infiniment
mieux la jambe aux femmes que la mode actuelle.
Je fus enchanté. Je m'arrêtai la bouche béante sur
le seuil de la porte, à la considérer (elle me tournait
le dos). Enfin, une de ses compagnes l'avertit. Elle
me regarda, en rougissant. « Dieu! que vous êtes
» appétissante ! » lui dis-je. Je m'éloignai. En chemin,
je fis le premier chapitre de l'Ouvrage : « Je suis Vhis-
torien véridique des conquêtes brillantes du pied mignon
d'une Belle, » etc. C'est de la prose poétique. Je
mis la main à la plume dés le lendemain. Mon ima-
gination se trouvant un peu refroidie, je sortis,
pour revoir ma Muse... Dans la rue Saint-Denis,
vis-à-vis la fontaine des Innocents, j'aperçus une
femme, dont le pied était un prodige de mignon-
nesse: aussi était-il chaussé d'une jolie mule d'étoffe
d'or, faite par le plus habile artiste de la capitale. Je
la suivis jusqu'à Téglise du Sépulcre, où elle entra,
et je revins chez moi plein de verve ; j'allai en deux
jours au XIV« chapitre. Mais ici, j'eus une querelle
violente avec Agnès Lebègue. Voici à quelle occa-
sion : il faut reprendre les choses d'un peu haut.
On sait que j'avais mis Agnès, ma fille aînée,
pendant que sa mère vendait des mousselines aux
environs de Paris, en pension chez la mère de
M}^^ Désirée. Cette dernière l'emmenait souvent
dans sa chambre ; Désirée était un peu galante, sur-
tout depuis que son mariage avec M. de Roncy
était absolument rompu, et qu'elle n'avait plus le
vieux Lefort, que la mort venait d'enlever. Elle avait
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1767 I5
gardé l'appartement du vieillard, et avait pris une
élève, nommée Fanchonnette Giet, dont l'oncle lui
faisait la cour pour le mariage. Désirée et Fanchon-
nette avaient chacune leurs amants. Un jour qu'ap-
paremment elles étaient occupées toutes deux, il en
survint un troisième. Ce misérable était syphiHteux ;
Agnès était une belle enfant de cinq à six ans ; il lui
fit des attouchements, sans doute très intimes, on
ignore comment. Ce qu'il y a de certain, c'est
qu'après son retour chez nous, Agnès fut dévorée
par une démangeaison continuelle. On mit des to-
piques qni firent rentrer l'humeur. Sept à huit mois
après, dans le temps où nous demeurions rue Quin-
campoix, il survint à l'enfant des pustules sur tout
le corps. Elle couchait dans un petit Ht à côté de sa
mère; la démangeaison la faisait s'agiter toute la
nuit : la mère, impatientée, voulut l'obliger à se
tenir tranquille ; c'était exiger l'impossible. Elle lui
donna quelques coups de verges, qui la firent crier,
et qui m'éveillèrent. Je me mis dans une horrible co-
lère. Bouderie de la part d'Agnès Lebègue, qui dura
plusieurs jours : c'était son usage, lorsque nous
avions des querelles, et je conviens aujourd'hui,
que, semblable à la Xantippe, cette furie m'a beau-
coup servi par ses humeurs; si elle avait été con-
stamment bonne, je n'aurais pas su la moitié des
choses utiles que j'ai mises dans mes Contemporaines
et dans mes autres Ouvrages; mais, dans l'occasion
où nous sommes, ma verve s'éteignit; l'Ouvrage,
qui commençait d'une manière intéressante, con-
l6 1767 — MONSIEUR NICOLAS
tinué avec les distractions du dépitement et de la
colère, fut incohérent, mal ordonné, lardé de rem-
plissages où la mémoire suppléait à l'imagination,
îl n'en fut pas moins fait en douze jours; je ne
2e proposai à aucun libraire ; M. ^^ Crébillon fils en
fut le censeur, et je l'imprimai pour mon compte
au mois d'Auguste suivant, aidé par le petit Théodore,
dont il est parlé dans le Paysan et dans la. Jolie Blan-
chisseuse (1)', c'était un apprenti, dont on me laissait
disposer...
Après avoir achevé la composition rapide de cet
Ouvrage de goût, je mis au net la Confidence néces-
saire, puis la Lucile ; je repris le Pied de Fanchette.
M. de Sartine, à la Confidence nécessaire, avait en-
tendu la Confession nécessaire, et il m'avait donné
pour .censeur un abbé Simon, bibliothécaire du
comte de Clermont, prince. Il n'était pas possible
qu'un abbé approuvât un roman aussi gaillard. Je le
}ui présentai moi-même, comme étant mon domes-
tique; nous parlâmes de moi fort librement la
seconde fois, et je me desservis sans le vouloir.
L'abbé renvoya mon manuscrit à Marin, secrétaire
de la Librairie, dans l'intention de le faire sup-
primer; mais ce censeur de la Police me le rendit
bonnement, en me conseillant d'y faire les change-
ments convenables. Je n'ai jamais eu qu'à me louer
(i) C'est la 163* des Contemporaines : Nouvelle délicieuse
par son honnêteté, la vérité des mœurs, et un certain
charme romantique.
SEPTIÈME ÉPOaUE — I767 I7
de Marin : c'était un homme un peu brusque, un
peu Arabe, mais obligeant envers les pauvres diables
tels que j'étais, et je lui dois de la reconnaissance.
On l'a fort maltraité! il est un des cinq personnages
•dont j'ai entendu entendu dire beaucoup de mal, et
•dans qui je n'ai vu que du bien ; les voici : Mariiiy
Mairoheii, la Reynière fils, Beaumarchais, et Pelletier
<de Mor fontaine. Le public est parfois un juge bien
partial! il se décide sur des ouï-dires, occasionnés
par des ennemis secrets.
On imprima en Mai la Lucile. Les trois louis que
j'avais reçus vinrent fort à propos ! Le marchand
Moulins avait été absent tout l'hiver; il reparut,
et il fallut lui céder ma chambre, le loyer étant sur
•son compte. J'allai demeurer dans la Cour d'Alhrety
■chez ces hôtesses, dont Faïeule, la mère et les deux
•filles ne voulaient chez elles que des gens extrême-
ment rangés; et pour qu'ils le fussent, elles se
•chargeaient de leur rendre la sagesse facile : on
•avait d'abord la grand'mére, femme de cinquante
ans, très fi-aîche, malgré ses travaux ; ensuite la mère,
•qui en avait trente-cinq, puis la fille aînée, âgée de
•dix-huit, enfin la cadette, jeune tendron de quinze
•ans alors. Les trois louis que me donna Valade me
nourrirent pendant quatre mois, à moins de vingt
francs chacun : je prenais, chez Guillaumot, traiteur-
gargotier, qui avait deux filles charmantes, un ordi-
naire de sept sous, qui faisait mon dîner et mon
souper; je buvais de l'eau, et je mesurais les mor-
ceaux de mon pain de six livres, de façon qu'il me
X • 5
l8 1767 — MONSIEUR NICOLAS
fit la semaine. Une chose singulière, c'est que
je n'eus pas d'indigestions, tant que ce régime dura,
moi qui avais un très mauvais estomac depuis 1764!
J'allais voir quelquefois un de mes anciens confrères
du Louvre y appelé Maugcr; c'était un homme à son
aise, et sans enfants, qui vous forçait à manger, dès
que vous entriez chez lui. Mal nourri à l'auberge,
l'odeur d'un bouilli bourgeois excitait en moi le
plus grand désir d'en goûter; je sentais une sorte
d'épuisement de besoin : et cet homme, qui donnait
à tout le monde, qui cent fois m'avait contraint à me
mettre à table, ne m'offrit pas une seule fois sa
soupe dans" le temps de ma détresse, qu'il ignorait!
Je commençai l'impression de la Fanchette au mois
d'Auguste, comme je l'ai dit; F.-A. Quillau me de-
vait encore les quatre cents livres ; cette somme fut
destinée à l'impression. Edme Rapenot le libraire, le
même que j'avais connu à Auxerre, et à Paris chez
Claude Hérissant, répondit pour le papier, à condi-
tion qu'il serait payé sur le premier produit de la
vente. Je lis la composition à la casse, travaillant du
matin au soir, et rectifiant mon Ouvrage autant
qu'il était possible... Je mis en vente à la Saint-
Martin, en même temps que Valade publia Lucile.
Fanchette se vendit rapidement; les frais rentrèrent
en trois semaines, et Rapenot fut payé. Je vendis
alors mon manuscrit de la Confidence à Kolmann, et
je l'imprimai comme l'autre, avec Théodore.
Ce fut pendant l'impression de cette dernière pro-
duction qu'Edme Rapenot me fit le récit attendris-
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1 767-68
19
sant d'un père riche qui avait fait l'aumône à sa fille
naturelle, sans la connaître. Ce beau trait alluma
mon imagination, et me fit composer à l'imprimerie
même, et sur une casse, la Fille naturelle, en deux
Parties, qui ne me prirent que six jours, tant la
composition que la mise au net : chef-d'œuvre
de célérité, peut-être chef-d'œuvre de pathétique!
Sans bruit, sans annonces, ce petit Ouvrage, après
quatre éditions rapidement vendues, m'a encore
fourni deux des meilleures Nouvelles des Contempo-
raines : la Sympathie paternelle, et la Fille reconnue.
C'est la première fois que je me suis attendri en
composant.. On jugea cette production, comparée à
la FanchetiCy et l'on me dit : « Le Pied de Fanchette
» se vendra plus rapidement ; la Fille naturelle plus
» longtemps. » Ces deux Ouvrages ont eu un succès
égal, et le même nombre d'éditions; mais le Pied
de Fanchette n'a pu entrer dans les Contemporaines.
Je quittai la Cour d'Alhret à la fin de l'année ; Edme
Rapenot me logea au cinquième , dans le Collège de
Presle, qu'il avait à bail. Je me trouvai là entre les
quatre murs, sur un lit de sangle, le peu que nous
avions de meubles étant resté pour Agnès Lebègue.
J'étais gai, laborieux , sans autre ambition que celle
de publier un Ouvrage capable de me faire une ré-
putation, et que l'estime pubUque fît lire à Rose
Bourgeois. J'avais, pour toute connaissance en fit-
térateurs, Progrès , aussi pauvre que moi, aussi dés-
intéressé, aussi avide de gloriole, mais plus intri-
gant, lié avec Audinot, dont il devint le souffleur,
1768
20 1768 — MONSIEUR NICOLAS
et qui lui payait des scènes épisodiques pour ses-
Comédiens de bois; ayant de plus le front et le désir
d'emprunter. Il est certain que ma manière d'exister
et de travailler était la meilleure; mais alors elle
était la plus désavantageuse. Le petit homme avait
des dîners, des petites actrices pour ses plaisirs, des
billets des Italiens, etc. ; aussi Progrès se moquait-il
de moi, et s'enorgueillissant de l'esclavage où le re-
tenaient les baladins du Boulevard, il se prévalait
de ce qui aurait dû le faire rougir : il ne voyait pas
qu'il perdait son temps avec eux, ou que s'il travail-
lait, leur société, le genre d'occupations qu'ils lui
donnaient, frivolisait de plus en plus son esprit déjà
superficiel. Il y parut bien, par sa poétique de
V Opéra bouffon, par sa Capucinade, par ses Mille et
une folies, et par son Ainsi va le monde, qu'il com-
posa durant sa soufflure chez Audinot, et une prisort
de trois semaines au Châtelet.
J'achevai l'impression de la Fille naturelle au mois
d'Octobre 1768. J'avais toujours le manuscrit au
net, moins la IV^ Partie, de mon École de la Jeunesse;
je n'eus pas le courage de la finir. Je mis en ordre
le Pornographe, et je m'arrangeai avec le nommé
Michel, compagnon chez F.-A Quillau, pour l'im-
primer à frais communs. Mais laissons un instant
mes Ouvrages, pour dire un mot de ma situation
intérieure, à dater de ma vive passion pour la belle
Rose Bourgeois.
La veille de la nouvelle année 1766, quinze jours
après que le père de Rose m'eut écrit la lettre que
SEPTIÈME ÉPOaUE — 1 766-68 21
y 3.1 rapportée, je fis relier quatre Almanachs, un des
Muses, et trois autres des plus intéressants, que
j'envoyai à M. Bourgeois, par mon Théodore, qui
laissa le paquet, comme je le lui avais recommandé.
Ce présent n'agréa pas; on me le renvoya sous
l'enveloppe de Yahhé Boulemiers, au Collège de Justice,
adresse que j'avais précédemment donnée, et je revis
mon paquet, avec ce mot singulier, mais auquel
j'aurais dû m'attendre, ne m'étant jamais présenté
chez M. Bourgeois, par l'excellente raison que je ne
le pouvais pas :
« Si M. de la Bretonne est ww homme présentable,
pourquoi ne s'est-il pas hasardé lui-même F s'il ne l'est
pas, en vain s' efforce-t-il de vouloir nous rendre des
hommages. »
Je fis à ces quatre lignes une réponse de huit
pages, qui me tint toute la nuit: je l'envoyai par
mon Théodore, et depuis, je n'ai pas eu de nouvelles
de cette famille. Mais un dimanche, je rencontrai
M. Bourgeois avec un de ses amis, vis-à-vis la rue
des Boucheries -Honoré ., tout [prés de sa maison; il
parlait de moi, ce que je compris par ces mots qu'il ré-
pondait à son ami: (.cNon, cestleprote. » Il lui avait sû-
rement dit que j'étais imprimeur; l'ami avait demandé
si j'étais maître, et M. Bourgeois répliquait que j'étais
leprote. Une autre fois, passant devant la boutique,
après le mariage de M^^^ Rose à Versailles, et celui
d'Eugénie avec un marchand, à qui M. Bourgeois
avait cédé sa maison, j'y jetai les yeux; le mari
d'Eugénie accourut, et me demanda : « Qu'y a-t-il
22 1768-78-81 — MONSIEUR NICOLAS
n pour votre service? » Je passai, sans lui répondre.
Je n'ai jamais revu M''= Rose. Mais j'ai revu sa sœur
Eugénie en 1778, dans une situation qui m'a fourni
le sujet d'une Nouvelle (i). Elle tenait son mari par-
dessous le bras ; un autre jeune homme les accom-
pagnait. Ils entrèrent tous trois dans la maison, au-
trefois l'hôtel du Saint-Esprit, où j'avais demeuré
avec Boudard et Chambon, et je m'aperçus qu'ils
occupaient une chambre au quatrième. Je m'in-
formai. On me dit que ce petit Parisien avait tout
dissipé, ce qui l'avait conduit à faire une faillite
complète; mais qu'Eugénie avait sacrifié sa dot de
cinquante mille écus, pour payer les créanciers.
Elle n'avait pas d'enfants ; et peut-être la fille de
M. Bourgeois eût-elle fait le même sacrifice, quand
elle en aurait eus. Je fus très affligé de cette nou-
velle! et j'aurais voulu pouvoir être utile à la sœur
de Rose, à l'aimable Eugénie, encore jolie, et dans
la détresse. Je l'ai rencontrée une seconde fois en
178 1 ; elle venait de la boucherie et elle apportait la
viande elle-même. Je n'osai lui parler; mais je m'en
suis toujours repenti. Je me promets de réparer ma
faute, si je la revois. Je n'ai pas entendu parler de
M'^« Rose; mais je conserverai pour elle, jusqu'au
dernier soupir, les sentiments de respect et de re-
connaissance exprimés dans la 25* Contemporaine.
Ce fut en 1768, au mois de Novembre, que mon
ami Boudard succomba enfin à sa maladie de poi-
(i) Voyez la 25* Contemporaine .
SEPTIÈME ÉPOaUE — 1768 23
trine, environ dix ans après la mort de mon ami
Loiseau . Boudard de la Grenouilliére n'a jamais
épousé M^'^ MentellCy quoiqu'il eût pour elle la plus
grande estime, et que Renaud l'en pressât. Ils avaient
cependant une fille, qui depuis s'est distinguée dans
la carrière du théâtre, sous le nom de Nibautanis (a),
mais ils ont apparemment pensé qu'elle n'avait pas
besoin du titre de fille légitime pour briller sur la
scène. Boudard n'avait pas testé, n'ayant que du
mobilier, qu'il donna. Il était censé chez son amie,
à qui tout appartenait. J'étais alors très occupé,
faisant tout moi-même, la copie et l'impression, et
les minutes m'étaient précieuses; j'étais d'ailleurs
commandé par la révision des tierces, la difficulté
de mes nombreuses corrections, etc. : je négligeai
un peu l'amie de Boudard, quoique je l'aimasse
tendrement. Elle m'en voulut, et je la per.dis de vue,
ainsi que sa fille, que je n'ai revue qu'en 1789, à
souper chez un acteur du Théâtre-Italien.
C'est à la fin de cette année que je fis par le
moyen du jeune Martinville, parent d'Agnès Le-
bégue, la connaissance d'une jolie personne, qui
me prit quelques demi-journées. C'est Élise Tiilout.
Nous ne nous liâmes pas d'abord, à cause de l'aven-
turette qui va suivre ; mais nous sommes destinés à
former une liaison suivie, et la jeune Élise Tulout
(la m'ême que le beau-frère de M"<= Ursule Meslot
raj Saint-Aubin. fN. de V Ed.)
24 ly^S — MONSIEUR NICOLAS
m'avait présentée presque enfant, à la Porte du Pont,
le jour de mon couronnement en 1755), doit faire
une des dix Époques de ma vie. Je vais les remettre
ici, telles que je les ai placées, cette même année
1790, dans la Semaine nocturne, petit Ouvrage qui
fait suite aux Nuits de Paris, p. 155 :
A six ans, Agathe Tilhien; à dix, Marie Fouard;
à quatorze, Jeannette Rousseau; à dix-huit. Madame
Parangon; à vingt-deux, Zéphire; à vingt-six, je me
mariai, puis j'eus Nicard; à trente, Rose, la céleste Rose
Bourgeois; à trente-quatre, É/îV^; à trente-huit, Louise, . .
Louise et Thérèse; à quarante-deux, Virginie; à qua-
rante-six, Sara, qui m'efïraya et prolongea l'inter-
valle de deux ans; à cinquante-deux. Félicité, fille
délicieuse, coquette, mais décente ; à cinquante-six,
Filette; à soixante, la même... C'est une grande sin-
gularité que cette suite de quaternaires, qui ont
partagé ma vie, en dix parties égales, en mettant
Marie Piôt pour mes premières années. Mais qui
prendrai-je pour les dernières ? Je suis au bout, mon
àme est éteinte, et je ne vois rien qui puisse la ral-
lumer, quoiqu'une femme m'ait hier, 18 Auguste
1790, causé une sensation. Elle demeure à la pre-
mière porte cochère, rue Honoré, près celle du
Roule (i).
Après mon retour de Sacy, et niji demeure dans
(i) Aujourd'hui 25 Avril 1791, je pense que la jolie
Filette, horlogère, rue Honoré, près celle àH Orléans, sera
SEPTIÈME ÉPOQUE — I768 2$
la cour d'Albret, je me mis en pension chez la belle-
mére de Théodore, à quatre livres dix sous par se-
maine. Théodore m'apportait mon dîner tous les
jours ouvrables, et j'allais manger chez la belle-mére
tous les dimanches et fêtes. Il avait une sœur, ap-
poiée ManoUy que la bonne femme, qui avait épousé
feu leur père, parce que la mère de ces deux enfants
était son amie, traitait avec autant de bonté, suivant
son pouvoir, que la Bonne Baron en marquait, à
Auxerre, à Madeleine et à ses sœurs... Il est donc en-
core des excellentes femmes, même à Paris ! ... Je trou-
vais le plus grand plaisir à me voir avec cette bonne
belle-mère et ses deux enfants ; Agnès Lebégue était
occupée de sa vente de mousselines, et Edme, mon
débiteur alors, pour des Fanchette, avait mis ma
fille aînée chez une dame Germain, son amie, carré
Sainte-Geneviève, où on la guérit de sa maladie de la
peau dont j'ai parlé. C'était une femme bien ex-
traordinaire que cette dame Germain! Elle avait
deux filles : une, laide comme elle, et une charmante,
alors âgée de quatorze ans (il en sera question dans
la suite). J'avais toute la confiance de la mère Wallon:
je devins amoureux de sa petite belle-fille, à laquelle
je montrais à écrire les dimanches, après le dîner.
Je formai cette enfant avec beaucoup de facilité ; son
frère m'aimait et me respectait ; Manon prit les
mon dernier goût. Sans elle, ce serait ^Edèl Togirém faj^
fille du libraire, quai de Voltaire.
(a) Adèle Mérigot. (N. de l'Éd.J
X 4
26 1768 — MONSIEUR NICOLAS
mêmes sentiments, avec plus de tendresse : cette
petite orpheline s'attacha vivement à moi (i);
c'était une joie vive et naïve, lorsque je paraissais.
Elle avait une amie, appelée Colette^ grande et jolie
fille, blanchisseuse comme elle, et qui venait quel-
quefois lui aider; Manon lui rendait la pareille. Elle
fut des leçons que je donnais à ma petite élève, car
Manon,, quoiqu'elle eût seize ans, paraissait une en-
fant de onze à douze par la taille et l'air du visage.
Ces deux jeunes filles étaient la candeur même;
elles y joignaient une pénétration peu commune.
La bonne Wallon préservait sa belle-fille des insi-
nuations dangereuses des ouvrières, en la tenant
toujours auprès d'elle, et la tante de Colette en agis-
sait de même : on ne les laissait libres qu'ensemble,
ce qui faisait qu'elles s'aimaient tendrement. Rien
ne m'aurait été plus facile que de triompher de leur
innocence! Un dimanche, après avoir écrit, nous
jouâmes à cache-cache, nous quatre, les deux jeunes
filles, Théodore et moi. Caché avec Colette, je ne
pus résister à l'envie de l'embrasser vivement : loin
de se défendre, elle se prêtait à mes caresses, et
comme j'avais les sens fort inflammables, mes prin-
cipes m'abandonnaient. Colette ne faisait pas la
moindre difficulté. Je m'arrêtai de moi-même, en
rougissant de mes écarts, et j'en pris occasion de
lui donner quelques avis : — & Croyez- vous, » dit-
(l) On sait que c'est Manon Wallon qui m'a fourni le
sujet de la 630 Contemporaine,
SEPTIÈME ÉPOQUE — 1768 27
«lie naïvement, « que je l'aurais souffert de la part
y> d'un autre? Mais de vous, tout ce que vous vou-
» drez. Vous êtes le maître et l'ami de Théodore,
» qui vous aime comme ses yeux, et qui sera un
» jour mon mari, et qui m'a dit comme ça qu'il
» n'était pas jaloux que de vous seul; qu'il vous
» verrait couché avec sa maîtresse , sa femme ou sa
» sœur, qu'il le trouverait bon. Et il me disait en-
» core ce matin, avec attendrissement : « Colette!
» mon maître est malheureux, car il a pleuré du
» chagrin qu'il a de sa femme, et de sa fille, qui est
» malade : console-le, quoiqu'il fasse; car je ne te
» cacherai pas une idée qui m'est venue : c'est que
» si je te voyais enceinte de lui, je t'en aimerais
» mieux, car je serais bien joyeux si j'avais un en-
3) faut de lui qui m'appelât son père ! Il aurait un
» jour de l'esprit, comme mon maître, et cela ferait
» honneur aux Wallons, qui ont toujours été un peu
» bonasses. » Voilà ce qu'il ma dit. Ainsi, ne vous
» gênez pas; car je pense tout comme lui là-dessus.
») 11 n'y a jamais eu de garçon d'esprit dans la fa-
» mille des Boreî, dont je suis, et vous me feriez
» plaisir. » Je fus très surpris de ce langage! car je
sus qu'effectivement Théodore l'avait tenu. Tel était
l'attachement que j'avais inspiré à cet enfant, qu'il
me regardait comme les Manichéens regardaient leurs
élus. C'était ainsi que Gaudet m'avait considéré;
j'aurais pu, si je l'avais voulu, abuser cruellement de
l'idolâtrie de ces êtres dévoués. Cependant je n'em-
ployais aucun des moyens de Mesmer, indignement
96 IjéÈ -^ MONtiIKUR mcoiM
Gulûnmïû pur Thourat (car il semble que lei médecins
Je la Ftculté loient le« ennemi» néi de toute décou-
verte utile ; ces hommes se font un |eu de les com-
battre ; Â table, en vidant les boutcillci», ils ne promt^t-
tent de pulv(!!riser l'inventeur reipectible d'un re-
mède, et \U tiennent la gigoure» souvent contre leur
propre sentiment. Cl Thouret, d'ailleurs, est un
homme trd's médiocrti à touségardii; c'est un ei-
prit superliclci, comme l'abbé Àuhfii, son digne
écho. (Nohi : )'ai su depuis que Mesnier était un
fripon j nïflis Thouret l'uvuii jii^é sans exanien.)
Quant À Manon, elle m'était encore plus dévou(!:c
que son frère, À qui j'avafti montré d travailler, et
qu'elle aimait autant qu'elle en était aimée ; c'est-à-
dire comme s'aiment des orphelins qui ont l'unie
belle... Un dimanche, nous étions seuls d table, à
écrire, Colette n'était pas encore arrivée. Je dis à
Manon : v Vous êtes bien aimable I tout ce que |o
w vous dis est reçu d'une manière qui m'enchante i
» vous avez un cKcellent caractère! — Non, » me
répoiidli-clle, en se penchant dans mes bras, « )e ne
» vaux \)iMi mIeuK qu'une autre ; mais mon frère
n nous a donné de son maître une Idée, qui fait
» que nous vous aimons plus que tout au monde,
» Colette et mol. » Ma réponse lut un baiser sur
•A bouche : — Ha I /> me dit-elle, « mon cher maître,
9 ne me balseis pâ» connue ça. — l^)urquoi? —
» C'eit que |e n*OM vous le rendre. — Rendese-le
» mol, je vou» en prie. ~ Ce n*e»t pai iiiex rei-
» pectueux. — Si; je le trouve tel. n A ce mot»
SHPTIÈMB ÉPOQUR — I76K 39
elle m'en tlDiina trois ou quatre, qui faillirent de lui
coûter son Innocence. Mais Colette entra, qui vit le
dernier baiser. Rlle sourit, et vint auprès de moi.
Je crus qu'il fallait lui en faire autant, pour 6ter de
8on esprit des soupçons désavantageux i^ Manon.
Fille me le rendit, comme elle, sans me luire d'excu-
ses de lu liberté,
Théodore, qui savait lire et écrire, fai.suit les mé-
moires de sa belle-mére dans une autre chambre,
Il entra, dans uij moment où j'embrassais les deux
amies, en lounut leur écriture; car elles s'appll-
qualent extrômement. — « Si vous voulez que je
» les aiuie encore davantage, » me dit-il, « aimeji-
« les beaucoup... »
Cet agréable passe-tenips embellit ma vie, dans
le temps 01*1 j'étais dans la plus profonde misère,
en 1768; car tout ce que produisait la vente de mei
livres allait à Edme Uapenot pt)ur le papier, et
pour la pension de mu fille. Ivolmann ne me payait
pas; mais Ëdme Hapenot me donnait six francs par
semaine, qui suffisaient \ toute ma dépense, le blan-
chissage compris. J'ai dit qu'Kdme me logeait au
Collera tU Pmhi mon loyer taisait partie de ses frais
d'avance, avec le papier d'impression, et les six
livres par semaine. Je donuuis quatre livres dix sous
de pension \ il me restait trente sous; je payais une
bouteille h dix X notre diner le dimanche : il me
restait vingt sous ; trois sous pour une chemise, un
sou pour un col j il me restait seize sous ; j'en
dépensais encore quatre, et j'en épargnais doujse
J769
30 1760 — MONSIEUR NICOLAS
par semaine, pour le besoin, ou pour aller quelque-
fois au spectacle. C'a été le temps de ma vie où j'ai
été le plus à l'étroit, excepté les trois mois de mon
séjour à Paris, à mon retour de Dijon.
Il faut l'avouer ici: j'eus le bonheur de respec-
ter l'innocence de Manon; mais Colette... Ce fut
elle qui me provoqua, et je suis très tenté de croire
que ce fut à la sollicitation de Théodore , qui
l'épousa grosse, et qui l'a si tendrement chérie,
quoiqu'elle lui ait déclaré devant moi que c'était
de mes œuvres (ce fut son expression), que je suis
presque sûr qu'il avait fait de cette complaisance
une condition de son mariage (i)... Je ne sais
(l) En réfléchissant sur les causes de dévouement que
Théodore avait pour moi, je crois que la principale vint
d'un commerce épistolaire, que j'avais avec Sœur Sainte-
Théodore, religieuse au Précieux- Sang^ rue de Vaugirard^ sa
marraine. Cette bonne recluse lui parlait de moi dans les
termes les plus avantageux : ce qui fit alors une impression
très forte sur un jeune homme naïf, ignorant, et d'un état
peu élevé. Si l'on examinait les succès de certains chefs de
secte, et même de quelques philosophes, on verrait que les
premiers sectateurs de Mahomet, des autres inventeurs de
religions, de quelques instituteurs monastiques^ etc., ont eu
pour cause principale l'attachement personnel qu'ils inspi-
raient à des disciples enthousiastes. Avec un peu d'adresse,
et des vues que je n'avais pas, Gaudet et Théodore auraient
assassiné, si je leur avais prescrit de le faire O dédale
du cœur humain! Ces mêmes hommes m'eussent fait des
prosélytes parmi les gens simples, -plus facilement encore ;
on parle mieux pour un tiers que pour soi-même; et cent ans
plus tôt, j'aurais pu bouleverser l'Etat Rien ne doit
surprendre dans certains succès : ils furent l'effet de la sym-
pathie pour un fourbe ambitieux. Je ne le fus jamais.
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1769 31
comme les gens du monde envisageront un trait de
ma vie aussi extraordinaire : ce qu'il y a pour moi,
c'est que je puis protester que Théodore a toujours
été incapable de bassesse ; que sa femme est la plus
honnête qu'il soit possible d'imaginer; qu'ils s'ado-
rent encore aujourd'hui, après seize ans de mariage;
que le fils aîné est chéri du mari et de la femme,
ainsi que de Manon, qui fait la meilleure et la plus
honnête petite ménagère de son quartier, depuis
deux ans; que jamais on n'a vu que de la vertu
dans ces deux ménages. Toute la conduite extraor-
dinaire qu'on vient de voir, était l'effet de l'enthou-
siasme que j'avais causé à Théodore/ et que le suc-
cès de ma Fanchette et de la Fille naturelle avait
rendu plus entier. Ce qu'il y a de certain encore,
c'est que j'aurais tout obtenu de Manon, si je l'avais
voulu; qu'elle pleura beaucoup, avant que de se
déterminer au mariage, en 1772; qu'elle vint cinq
à six fois seule dans ma chambre, au Collège de
Presle, et que depuis son mariage elle n'a pas
mis les pieds chez moi. Je dis à son frère de lui
demander un jour pourquoi je ne la voyais plus?
— « Dis à ton maître et le mien, qu'il n'est pas fait
» pour avoir le reste d'un autre. »
Je quittai ces aimables enfants en 1770, après un
cruel accident, dont ils m'eussent préservé, deux
ans avant le mariage de Manon, et un an après celui
de Théodore. C'est une des plus grandes fautes que
j'aie faites, que d'abandonner ces trois êtres aimables-
Mais je n'étais pas tranquille, ayant une femme et
32 1769 — MONSIEUR NICOLAS
trois enfants, en y comprenant Elisabeth, qui vivait
encore. Agnès Lebégue n'avait pas encore eu visi-
blement avec moi de ces torts qui ne se pardonnent
jamais, et des qu'elle paraissait le désirer, je reve-
nais auprès d'elle. Toutes les fois que je m'en éloi-
gnais, c'était à sa sollicitation, et par des raisons
qu'elle me faisait trouver bonnes. J'avais perdu
mon ami Boudard, mais il m'en restait deux autres,
Renaud et Gaudet. Le premier, depuis la perte qu'il
avait faite de M™^ Deschamps, était triste, sévère,
et me prêchait sans cesse la régularité. Cependant,
au lieu d'être un Aristarque dur, il était presque
admirateur de mes Ouvrages, il en était le prôneur,
et quand le Pornographe parut, il vint m'embrasser,
en disant : « Enfin, voilà donc un livre, et non
» plus une brochure (i). » Il pleurait en lisant la
Fille naturelle, et s'écriait : « O Loiseau ! où
» es-tu? » Il riait et pleurait, en lisant Fanchelte; la
Confidence nécessaire lui plut. En un mot, cet ami,
qui ne me flattait pas, me montrait aussi la douce
indulgence de l'amitié. Défiez-vous de toute criti-
que trop sévère ! elle marque la haine!... Mais il
était extrêmement porté pour Agnès Lebègue, et ce
fut un malheur, pour elle et pour moi ! Si nous
nous fussions séparés alors, nous en aurions mieux
valu tous deux.
Quant à Gaudet, il vivait tranquille, heureux avec
Manon : il avait quitté toute idée de libertinage.
On se rappelle q'une parente de Manon, restée
dans le matrullage, nous avait enlevé la fille de
SEPTIÈME E"P0Q.UE — I769 33
Zéphire, qu'on m'avait dit morte. Ce fut à cette
époque que je la retrouvai, par un effet du hasard.
La mère de Colette était blanchisseuse de la pla-
giaire; on lui vola du Hnge, et la parente de Manon
vint faire un grand bruit! Zéphirette était avec elle.
Cette enfant, âgée de treize ans, causait avec Colette
et Manon, qui louaient sa figure, et la plaignaient
d'avoir une aussi méchante mère. — « Elle ne l'est
» pas ! » dit la jeune fille, « je le sais de ma nour-
» riciére. Je suis fille de Monsieur Gaudet, marchand
» confiseur. » Les deux jeunes filles me répétèrent
ce mot. Je pris l'adresse de la Guérin, cette parente
de Colette, et nous y allâmes, Gaudet, sa femme,
sa sœur et moi. Manon fit tout avouer à sa parente,
reprit sa fille; et Gaudet l'ayant supposée à lui,
comme on Ta vu, elle est devenue son héritière. Il
la mit, en quittant la capitale, chez Victorine, fille de
M"^« Giiisland, mais à mon insu... On verra, en
1775, comme elle fut mariée.
Ce fut alors, qu'ému de tout ce que je voyais, je
retirai ma fille Agnès de la pension; je la réunis
avec sa mère, et j'allai manger chez Agnès Lebègue,
alors sédentaire à Paris, depuis le retour de Moulins
à Mâcon. Elle avait encore quelques marchandises;
je lui donnai des efîets sur Gauguery, libraire, acqué-
reur du reste de ma Fanchette : elle -en acheta le mé-
nage d'un peintre, domicilié dans la rue de la
Vieille-BoiLCÎerie, maison de Valeyre l'aîné, impri-
meur, et occupa son logement... Mais revenons ici
sur nos pas.
X 5
3/1 1769 — MONSIEUR NICOLAS
J'en étais à Timpression du Poniographe : je vais
conduire l'histoire de mes Ouvrages jusqu'au mois
de Mai 1770 ; je reprendrai ensuite celle de ma con-
duite avec Agnès Lebégue, depuis l'arrivée du mar-
chand Moulins, qui avait fait un voyage dans son
pays, jusqu'à l'absolu départ de cet homme.
Ce fut au commencement de 1769, après l'im-
pression de la Fille naturelle, que je m'occupai
sérieusement du Pornographe. J'avais été libertin
avec Gaudet, comme on se le rappelle; j'avais
connu la mère de Zéphire, Aurore, l'Alsacienne
Bathilde, Sailly, la fille du Jeu de houle, la Macé,
Sara Krammer, la Piron, etc., etc.; j'avais des
connaissances suffisantes des abus, des inconvé-
nients, des mœurs de ces femmes, et des moyens
les plus efficaces pour mettre de Tordre dans le dés-
ordre, en dépit des inspecteurs de Pohce, très inté-
ressés à ce que les abus continuassent. Je n'entre-
rai pas ici dans le détail de ce que renferme un Ou-
vrage dont il existe plusieurs éditions, et qui est
entre les mains de mes Lecteurs. Je dirai seulement
que c'est peut être, de tous les projets moraux don-
nés au Gouvernement, le plus utile et surtout celui
qui demande une exécution prompte (i). Au bout
de trois mois de travail, sur mon ancien manuscrit,,
qui fut entièrement refait, l'Ouvrage fut redonné à.
(i) Sa Maj. Imp. Joseph II l'a bien senti, puisqu'il en a
ordonné l'exécution à Vienne, au rapport de la Gazette de-
leyde, Décembre 1786.
SEPTIÈME ÉPOCIUE — I769 35
la censure : un Philippe de Prétot le refusa encore.
J'obtins, par le crédit de Valade, M. Marchand, qui
le parapha, et en rendit au Lieutenant de Police
de Sartine un compte avantageux. On imprima en
Avril, Mai et Juin. Mais à l'instant de mettre en
vente, F. -A. Quillau, par le conseil de Domenc,
mon successeur, alla faire des observations au Cen-
seur, qui fut prêt à révoquer son approbation;
ainsi peu s'en fallut que la sottise de deux hommes,
F. -A. Quillau et Domenc, n'empêchât la publication
d'un Ouvrage utile, déjà imprimé, avec douze cents
francs de frais. Quillau et Domenc, qui n'étaient que
mes copistes, et non mes censeurs, n'avaient qu'une
demande à me faire, celle de l'original bien et
dûment paraphé; mais ni Quillau, ni aucun des
XXXVI ne savaient leur métier à Paris : ces gens se
croyaient les maîtres des gens de lettres, dont ils
sont tout au plus les secrétaires. M. Marchand
entendit raison, à l'aide de M. Pasqtner, et l'Ou-
vrage passa. J'avouerai que je n'ai jamais pu regar-
der depuis d'un bon œil ce F. -A. Quillau, ni son
prote (i), qui avaient agi secrètement, comme s'il
eût été important pour eux que je ne fusse pas in-
struit de leurs démarches. Il est arrivé depuis que
F.-A. Quillau a fait la fonction d'inspecteur de Po-
(i) Ce dernier est mort le 27 Novembre 1786, ignoble-
ment, comme il avait vécu. Je lui ai dû néanmoins un déjeu-
ner et une agréable matinée avec la jolie M^e Lalletnand
cadette, aujourd'hui épicière, vis-à-vis le Puits-certain.
36 1769 — MONSIEUR NICOLAS
lice, en retenant chez lui les éditions des auteurs
à qui l'on avait ordonné des cartons, et faisant déchi-
rer lui-même les endroits cartonnés, fonction
odieuse, absolument dévolue à Dhemmery, Goupil,
Leprince et Henri. L'imprimeur n'est pas l'homme de
la Police ; il imprime sous permission ; si l'on fait
des cartons, il les imprime et les livre; sa fonction
est alors remplie. Mais la bassesse et la servitude
sont la caractéristique de tant d'hommes!
Sorti de l'embarras que m'avait causé l'impéritie
de F.-A. Quillau (grâces au bon sens de mon cen-
seur), je m'occupai de la Mimographe, que je com-
posai durant tout l'été de 1769, et que j'imprimai
avec Michel, comme le Pornographe : ce dernier
Ouvrage se vendait si bien, que le libraire Delalain
l'aîné nous dit qu'il ne vendait que de cela, durant
l'été 1769. Cependant ce même libraire, pour tout
vendre au comptant à des particuliers, et gagner
davantage, en refusait à ses confrères, avec lesquels
il était en compte, en leur disant : « Bon! cela ne
» vaut rien ! c'est l'Ouvrage de ce prote ! » Comme
si un prote devait nécessairement faire un Ouvrage
mauvais. C'était une ingratitude odieuse à l'égard
d'un homme qui lui procurait sans risques, puis-
qu'il vendait pour notre compte, un bénéfice de
plus de mille écus ! Et voilà de ces procédés de
libraires, qui ont si souvent révolté les gens de
lettres ! procédés qui leur firent prendre, en 1771,
le parti de l'intrigant Luneau de Boisgermain, qui
agissait directement contre l'intérêt de la Littéra-
SEPTIÈME l^POdUE — 1769 37
ture; procédés qui firent composer à un homme
d'esprit, mais dont la tête est mal organisée
(M. Fenouillot de Faîhaire), son Jvis aux Gens de
lettres, auquel je crus devoir répondre, en 1772 :
cette réponse m'attira la haine implacable du com-
mis Desmaroîles, qui m'a tant fait de mal ! Il arrêta
d'abord les Lettres d'une Fille à son Père, où le
Contravîs aux Gens des lettres se trouvait inclus '-,
puis le Ménage Parisien; enfin Y École des Pères, le
Paysan perverti lui étant échappé. Il me fit aller,
pour ce dernier Ouvrage, soixante-douze fois à la
Police ! et je ne me tirai de ses mains que par un
présent!...
L'impression de la Mimographe me donna des
peines infinies ! La difficulté de la matière nécessitait
des changements, que je faisais moi-même dans les
formes composées : je fus ainsi plus de six mois
sans gagner un sou, Michel ne voulant pas entrer
dans les frais de cette opération. L'homme de
lettres, tel associé qu'il choisisse, est toujours lésé
par les gens qui ne connaissent pas la difficulté de
son travail. L'impression fut achevée au mois de
Mars, l'année d'après, et nous mîmes en vente après
Pâques 1770. Malade alors, comme je le dirai bien-
tôt, je demandai à Michel cinquante écus sur ma
part du profit du Pornographe, montant à plus de
trois mille livres, et il me les refusa. Je fus si
indigné, que je voulus avoir, sur-le-champ, pour
ma portion, les quatre cents exemplaires non ven-
dus; je les cédai à Edme Rapenot, alors solvable, et
38 1769 — MONSIEUR NICOLAS
il me fit pour quatorze cent vingt-cinq livres de
billets, si longs qu'ils n'ont jamais élé payés. La
Mimographe ne me produisit rien non plus; j'en
vendis à Edme Rapenot quatre cents exemplaires;
j'en envoyai trois cents à la Société Typographique de
Bouillon, ce qui formait ma portion entière; et ces
sept cents exemplaires n'ont jamais été payés ! Mi-
chel me fit vendre les deux restes de mon édition
de Fancheilc et de celle de la Fille naturelle à Gau-
guery, libraire; et jamais je n'en ai été payé; il me
céda en partant pour deux mille trente livres d'effets,
de la faillite du même Gauguery, au marc la livre;
et le citoyen Lcclerc, libraire-directeur, s'arrangea
de façon que les créanciers n'eurent pas une obole.
C'est assez l'usage de ce Leclerc de frustrer tout
créancier de libraire (i). Ce même Michel me fit
vendre à Drastoc (a)^ libraire, mon École des Pères
en manuscrit à un sou la feuille; et Drastoc ne m'a
jamais payé. Heureusement tous ces gens- là me fu-
rent procurés par Michel, Edme Rapenot excepté.
Mais si Michel avait été juste, ou seulement éclairé
(i) Ce Leclerc est cependant le dieu de la probité dans la
Librairie, comparé à Reinruof {b), rue de Hu'repoix, puis
rue Notre-Dame. Ce malheureux a volé Edme Rapenot de
quatorze à seize mille francs ; le double aux créanciers
Drastoc (c) et à moi en particulier, tout ce qui restait de
\ Ecole des Pères, à la vente de Drastoc, c'est-à-dire, environ
pour deux mille livres de papier à la rame.
{a) Costard. (N. de VÉd.)
[b) Fournier. (N. de l'Éd.)
[c) Costard. (JV. de l'Éd.)
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1769 39
sur ses intérêts, Rapenot ne m'aurait pas dupé,
puisque je n'aurais pas été dans le cas de lui vendre,
et Michel aurait fait sa fortune avec moi. Jusqu'à ce
moment, j'avais dû à Rapenot; il avait entre ses
mains un billet de sept cents livres, tant pour la
pension de ma fille aînée chez la Germain, article
qui seul formait quatre cents livres, que pour ma
propre nourriture; j'avais amorti ce billet, en délé-
guant à Edme le produit de ma Fanchette. Mais
comme je n'acquittais que par petites sommes, il
gardait le billet et me donnait des décharges; cepen-
dant ce malheureux billet, laissé entre ses mains,
m'a fait perdre seize cents livres en 1778, année de
sa mort. Il le présenta aux Consuls j en opposition à
ses propres billets, postérieurs, et obtint par le
crédit de Leclerc, et par défaut, une sentence de
compte à faire; l'arbitrage fut remis à ce Leclerc,
qui, sur le vu de mes décharges du billet, devait
prononcer l'arbitrage. Mais ce n'était pas l'usage de
Leclerc de mettre un de ses confrères dans le cas
de payer; il différa longuement; Edme Rapenot de-
vint fou, mourut insolvable, et je perdis tout; bien
mal à propos ! ne demandant à Edme, mon ancien
camarade, que du papier à la rame, qu'il laissait
dépérir. Malgré tous les vols d'un Reinruof (a), d'un
Batiliot, agioteur, d'un intendant du Président de
Marigny, prêteur usuraire sur gages, etc., Edme lais-
sait encore pour vingt-cinq mille livres de papier à
(a) Fournier. fN. de VÉd.)
40 1769 — MONSIEUR NICOLAS
la rame ; mais le nommé Vaufrouard, procureur au
Parlement, également prêteur usuraire de six mille
livres, a fait tout consumer à la justice, par un
accord avec un sien confrère, qui Ta entièrement
indemnisé, sur son gain en frais. Je perdis non seu-
lement le produit de ma vente du Pornographe de
quatorze cent vingt-cinq livres, mais ce qui me res-
tait dû sur la Mimographe, au moyen d'une autre fri-
ponnerie de l'huissier Champion, qui avait mes billets
entre les mains, et qui se contentait de faire tous les
quinze jours une saisie simulée pour gagner quatre
livres dix sous qu'on lui payait sur-le-champ.
Mes deux premiers volumes des Idées singulières
étaient achevés en 1770, au commencement d'Avril.
Je venais de conclure mon marché avec Drastoc; je
travaillais sur V École des Pères, lorsqu'il m'arriva un
accident, qui empoisonne les restes de ma vie. J'ai
juré de dire la vérité; je dois la dire, et je la dirai.
Mais j'interromps la marche de mes travaux litté-
raires, pour revenir à mes aventures, et parler d'un
accident qui devait mettre fin d'un seul coup aux
premiers et aux secondes.
J'avais passé les huit derniers mois de 1768 dans
la cour à'Albret, Dans ce même temps, un petit
parent de ma femme, appelé Martinville, alors gar-
çon-marchand, venait me voir. Il me parla de sa
cousine Élise Tulout, fille d'esprit, qui désirait fort
de me connaître, d'après la lecture de la Famille
vertueuse. Je m'y laissai conduire. C'était environ
quatre ans après la première impression qu'avait faite
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1769 , 4I
sur moi M^^^ Rose; et j'ai déjà remarqué plus haut,
que de quatre en quatre ans, j'ai fait une passion. (Je
ne sais aujourd'hui, 24 Auguste 1784, ce qui m'est
réservé) (i). En entrant chez Éhse Tulout, je fus
frappé de son air fin, spirituel, distingué ; elle avait
dix-huit ans environ. Je lui lus le Pied de Fanchette,
qui ne paraissait pas encore. Elle me fit beaucoup
d'observations très judicieuses; malheureusement,
l'Ouvrage était imprimé. Il fut convenu entre nous, à
une seconde visite, que je lui rendis seul, que je lui
montrerais les épreuves de mon premier Ouvrage.
Ce furent celles de la Fille naturelle. Notre liaison
se fortifia ainsi. Après un travail long et forcé, j'al-
lais chez Éhse qui m'amusait par ses talents, son
esprit; elle chantait, en s'accompagnant du sistre;
elle faisait de la musique; nous lisions; nous cau-
sions, et dans ces entretiens délicieux, nous anato-
(i) Trop de peines m'accablaient ; mais en 1786, juste
quatre ans après ma dernière rupture avec Sara, le 23 Juillet,
j'ai eu un goût vif pour M^^ Félicité Mesnager, Je ne parle
pas ici de Mile Londeau, pour laquelle j'ai, depuis quatorze
ans, la plus haute estime. J'évite le péril, en fuyant les
femmes qui pourraient me plaire, ou en leur prêchant la
vertu, afin de me mettre, par ce moyen, dans l'impossibilité
de leur parler d'autre chose... Cependant, je sens que si Vic-
toire Londeau voulait m'écouter, je l'adorerais malgré moi.
Heureusement elle est prévenue défavorablement, depuis
la publication du Nouvel Abeilard, où j'en fais l'héroïne de
mon second modèle, et le sort me favorise assez pour que je ne
puisse l'aborder (Je lui ai parlé pour la première fois le
26 Mars 1787; puis le 2 Juin 1788, etc. C'est aujourd'hui
Mme Poulet?)
X 6
42 1769 — MONSIEUR NICOLAS
misions le Cœur humain. Les questions de cette
fille de mérite m'ont été très utiles ! elles me for-
çaient à m'approfondir moi-même, et à sonder ma
capacité (i). Élise n'était pas encore incrédule; elle
ne l'osait, mais elle voulait le devenir, par de bonnes
raisons : c'est ce qui nous engageait dans des dis-
cussions métaphysiques, qui duraient des après-
dîners entiers; elles donnèrent lieu à ces Entretiens
du curé de Sacy, qui se trouvent dans cent exem-
plaires seulement à^V École des Pères. Insensiblement
la matière se mêlait à l'esprit : Élise aimait passion-
nément un genre de conversation, celui sur la ma-
nière dont elle se comporterait pour rendre heureux
son mari. Une chose qui me parut la plus extraor-
dinaire de toutes celles qui me sont arrivées, c'est
la manière dont Élise, à cette occasion, voulut me
rendre heureux. J'ignore si elle était vierge; mais
elle était très sentimenteuse, très tendre ! En parlant
de son mari futur (ce que je ne pouvais prendre pour
moi, puisqu'elle me savait marié), Élise réalisait
presque tout avec moi; j'étais entre ses mains
comme une sorte de poupée. Enfin, un soir, à la
chute du jour, elle poussa les choses si loin, que,
malgré mes principes, je fus très ému! Je m'atten-
dais qu'une jeune fille repousserait les entreprises
d'un homme marié. Il n'en fut rien. Tout en me
(l) Voyez ses lettres, dans la Malédiction paternelle; ce sont
toutes celles d!Élise; je n'ai pas changé un mot. (Voyez aussi
le Drame de la Vie, pièce intitulée Élise.)
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — I77O 43
disant comme elle voulait être tendre dans ces occa-
sions, Élise se livra, me seconda même avec em-
portement. Ce fut une jouissance délicieuse...
Revenus à nous-mêmes, Élise me dit, sans se trou-
bler : « Voyez comme je serais tendre!... » J'igno-
rais alors qu'elle m'aimât; je commençait à ne plus
aspirer à l'être... Je ne le saurai que très longtemps
après !
Les entretiens d'Élise furent pour moi un cours
excellent, dont j'ai bien profité dans les Contempo-
raines, en les amalgamant avec ma propre expé-
rience. On a, par tous ces aveux, une nouvelle
preuve que je dois presque tout aux femmes; et
c'est une vérité que, sans pouvoir jamais être
hommes, ce sont elles cependant qui font les
hommes, au physique comme au moral.
Je valais alors un peu mieux qu'à présent : j'étais
plus vertueux, plus fidèle à mes principes (car la
faiblesse qu'on vient de lire était l'effet d'un charme
insurmontable); je respectais davantage ma qualité
d'auteur (infortunés que nous sommes tous! l'âge
ne nous rend pas meilleurs ! la saison de la force du
corps, l'est aussi de celle de la vertu ! Si le vieillard
parait plus réglé, c'est une fausse apparence; il
n'est que plus faible : un seul moyen le rendrait plus
vertueux, ce serait de réaliser le système de mon
Aniropographe, pour rendre la vieillesse respectable).
Un soir, je venais chez Élise, que je voyais deux
fois par semaine : je ne la trouvai pas ; je redescendis,
et forcé de m'en retourner, deux larmes me cou-
1770
44 1770 — MONSIEUR NICOLAS
lurent des yeux... « Des larmes! » m'écriai-je...
« des larmes! L'amour voudrait-il me surprendre!...
» Retomberais-je dans les tourments que j'ai souf-
» ferts pour M^^^^ Rose Bourgeois!... Fuyons! ces-
» sons de voir cette fille aimable!... Moi, moi, sans
» pain, sans ressources, j'ajouterais à mes malheurs
» celui d'aimer!... Adieu, ma chère Elise! (car je
» sens que vous m'êtes chère!) je ne vous reverrai
» plus!... » Et j'eus la force de ne plus la revoir.
Nous nous étions écrit; et nous nous écrivîmes
encore par la suite : nous devons nous revoir un
jour, en 1772, une seule fois, et lorsque j'en serai
parvenu à l'année 1777, peut-être rapporterai-je un
passage de la Malédiction paternelle, qui renferme
mon histoire et ma correspondance avec Élise; ou
bien j'y suppléerai.
Je dois insérer ici un épisode singulier, mais qui
me paraît nécessaire au développement du cœur
humain... J'eus pour compositeur, chez F. -A. Quil-
lau, sur Y École de la Jeunesse, en 1770, dans le temps
où je cessai absolument de voir Élise, le jeune
FoiLrnier, fils d'un imprimeur d'Auxerre (ci), non celui
qui tient à présent la place, mais son frère aîné. Ce
jeune homme était assez bien de figure. Comme je
travaillais à côté de lui sur mon Ouvrage, nous
avions de fréquents entretiens. Ce fils de maître
était mieux regardé que les autres ouvriers ; il man-
faj M. Parangon, dont le vrai nona était Fournier.
(N. de l'Éd.)
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — I77O 4^
geait souvent avec F. -A. Quillau, et il y faisait sa
partie. Un ami de Quillau était marié depuis k
commencement de 1768, c'est-à-dire depuis deux
ans, avec Javote Tarref(a)^ fille d'un marchand de
vin ruiné, dont la très intrigante mère avait trouvé
moyen de lui faire épouser sa fille, grande et jolie.
Mais nous étions alors dans le fort de notre âge et
de notre vertu, F.-A. Quillau et moi : Tami voyant
une fille charmante dont il ignorait la défloraison
par un premier entreteneur, ainsi qu'un premier
amour pour un clerc de procureur nommé Toh-
doh (b), natif d'Auxerre, il se fit un scrupule d'hon-
nête homme, après avoir joui, de déshonorer par le
concubinage une si jolie fille. Il l'épousa donc, un
an après que j'eus quitté la proterie ; et lorsque j'im-
primais, chez Quillau, mon Pied de Fanchette, au
mois de Septembre 1768, il était nouveau marié.
La jeune dame me parut alors très tendre et très
honnête ; elle donna à son mari un garçon qui est
vraiment le fils de son père. Deux années s'écoulè-
rent en assez bonne union. Javote Tarref n'était
pas coquette, mais son mari, libre en paroles, mau-
vaise habitude qu'il avait prise à l'imprimerie, l'ac-
coutumait aux expressions indécentes : l'expression
mène aux choses. Cependant Javote était encore
sage à la Saint-Martin 1770; je causais souvent avec
(a) Javote Ferrât. (iV. de l'Éd.)
(b) Bodelot. {N. de l'Éd.)
46 1770 — MONSILUR NICOLAS
elle, et je lui marquais beaucoup de respect. Pendant
les vendanges de 1770, que le mari passait à Auxerre,
chez son ami Toledob, son prédécesseur, Fournier
et moi nous allions souvent tenir compagnie à l'ai-
mable dame. Mais la plupart du temps j'avais à faire,
et Fournier se trouvait seul avec elle. Ce jeune
homme était encore plus vertueux que nous, puis-
qu'il était plus jeune (Quillau l'était alors aussi plus
que moi). Un soir, en causant tête-à-tête après le
souper, cette dame, dont je ne dirai pas le nom [a),
posa sa main sur la culotte très juste du jeune
homme. La chaleur de cette jolie main se commu-
niqua bientôt à l'agent de la Nature. La dame, de
très grand appétit, en sentit l'émotion, qui la mit
hors d'elle-même; elle jeta ses deux bras au cou du
jeune homme, et ses lèvres brûlantes cherchèrent
les siennes... Fournier, tout neuf, encore vierge,
fut si ému lui-même, qu'il s'évanouit, sans doute de
plaisir... Il ne put rien... Je ne sais par quel hasard
je montai, pour dire bonsoir à Javote, que je
n'avais pas saluée depuis deux jours. Fournier sortait
pâle... Je souris. « C'est une faible santé! » me dit
la dame. Il acheva de sortir. Je m'assis auprès de
l'amie, alors chez M"''= Quillau. « Un jeune homme
» est quelquefois étrange! » me dit-elle, « vivent
» les hommes faits ! » Ce langage me parut singu-
lier. Nous parlâmes d'amour. J'en ai toujours parlé
(a) Il le dit cependant deux pages plus loin : JM-^e Lacroix.
(N. de l'Éd.)
SEPTIÈME EPOCIUE — 177O 47
chaudement. La dame passa un bras sur mon cou,
et ramena mon visage sur sa gorge. Mon étonne-
ment fut extrême! Elle se leva. « La tête me
» tourne!...» dit-elle, en s'appuyant sur un lit. J'allai
la soutenir. Elle se renversa. « Je me trouve mal...
» Il me faut cela!... ■-> J'entendis cette expression...
Ému, hors de moi... je ne pus résister... je possé-
dai une des plus jolies femmes, une des mieux con-
formées qui aient jamais existé... Après l'opération,
elle pleura ; elle me dit qu'elle aimait, chérissait son
mari; mais qu'elle ne pouvait être privée pendant
huit jours. Elle me demanda pardon, et se mit à
mes genoux. J'entendais ce que cela voulait dire :
je l'assurai que j'étais discret, et que je ne parlerais
que dans le cas où elle se dérangerait. Elle me promit
d'être toujours sage, et me demanda, si son mari
tardait plus de huit jours encore, une seconde dose
de sagesse... Je la lui donnai sur-le-champ, sans
préjudice de l'avenir... (Quel exemple funeste pour
la jeune Quillau!) Aussi s'écria-t-elle : « Ha Dieu!
» quel trait ! »
Le lendemain, Fournier ne put s'empêcher de me
raconter son aventure, telle qu'elle est rapportée...
Il me dit que l'idée du crime, en contrariant ses
désirs brûlants, était ce qui l'avait fait évanouir, et
qu'il ne s'exposerait plus. Je l'encourageai dans ses
bons sentiments, non par hypocrisie, mais pour son
intérêt à lui-même. Le soir, la mère de M™« L. était
avec sa fille; nous n'entrâmes pas. Nous soupâmes
ensemble chez moi, au Collège de Presle, puis nous
48 1770 — MONSIEUR NICOLAS
allâmes nous promener. Nous étions dans la rue des
Vieux Aiigustins, quand une jolie fille, que je ne
vis pas, tira Fournier par son habit. Un carrosse pas-
sait : Fournier disparut, sans que je le visse. Je
m'en revins seul...
Ce ne fut qu'en le revoyant le jour suivant à l'im-
primerie, qu'il me raconta son aventure. « Je ne suis
» plus vierge^ » me dit-il, « et c'est vous qui en êtes
» cause : c'est à vous qu'on en voulait, et la jeune
» fille qui m'a tiré par mon habit, s'est trompée.
» On voulait vous voir, une ancienne regrattiére du
» pont Saint-Michel, vis-à-vis André Knapen, et vous
» montrer une fille de neuf à dix ans, dont elle vous
» dit père. » Je me rappelai aussitôt la jolie regrat-
tiére, sa sœur, et la nuit passée rue Mâcon. Four-
nier continua : « Me trouvant avec des femmes de
a> votre connaissance, et jolies, auxquelles je n'ôtais
» pas la vertu, j'ai voulu me désenchanter, et j'en
» ai pris une, la sœur aînée de la mère de votre fille.
© Elle m*a mis au fait, dés que je lui ai eu confessé
» mon manque d'usage, et je lui ai obligation de
» ses complaisances, ainsi que des ménagements
» qu'elle a employés. Jamais on ne peut avoir autant
» déplaisir qu'elle m'en a donné. » J'écoutai Four-
nier avec quelque peine, et je sentis que, d'un côté,
la jeune dame Lacroix, de l'autre le plaisir facile
qu'une fille venait de lui donner, le perdraient im-
manquablement.
Je ne me trompai pas. J'eus encore la jolie
Lacroix une ou deux fois, à cette époque; mais
SEPTIÈME ÉPOdUE — I769-7O 49
Fournier s'étant retrouvé seul avec elle, il ne la rata
plus. Ce garçon avait été réellement son premier
écart, après son mariage (car je ne fus qu*un pis-
aller, favorisé par le tempérament et non par le
cœur). Cette femme perdit le jeune homme, en lui
ôtant la délicatesse. D'ailleurs, elle lui donna le goût
'du jeu, après le retour de son mari. La perversion
de ces deux personnes fut rapide. La jeune Lacroix
eut des amants, dès qu'il vint chez elle des con-
naissances un peu choisies. Elle ne voulut éconduire
personne, et elle finit par être une catin. On l'a vue
depuis chercher à captiver les commis de tous les
Bureaux, Néville, le directeur de la Librairie, et
jusqu'aux Exempts. Plus tard, elle eut son laquais
Lajeunesse, puis un jokey, nommé François, par
lequel elle se faisait frotter au bain... J'en dirai
encore un mot en 1776. Fournier, devenu joueur
et même escroc chez M™^ Lacroix, qui trichait im-
pudemment au jeu, alla bientôt aux Académies, où,
du plus vertueux des jeunes gens, il devint le plus
dérangé. Souvent, dans le cours de 1771 (temps
auquel il travailla sur mon Nouvel Emile ou VÈcole
des Pères)^ je lui fis des remontrances raisonnées.
Mais la jolie Lacroix, dans un seul tête-à-tête, ren-
versait tout. Cependant, elle ne le garda pas : lors-
qu'elle se vit d'opulents payeurs, elle fut obligée de
le bannir, pour ne leur pas donner de jalousie. Ce
fut en 1772.
Il venait alors chez nous une grande fille, appelée
Jeanneton, qui procurait de l'ouvrage, en modes et
X 7
50 1769-70 — MONSIEUR NICOLAS
en filet, pour mes filles Agnès et Marion. Elle était
fort considérée, quoiqu'elle ne fût qu'une blanchis-
seuse en fin. Fournier la vit chez nous, après son
expulsion de chez la belle Lacroix, et il en devint
éperdumcnt amoureux. Cette fille était, dans son
genre, le second volume de Javote Lacroix. Sa
facilité allait au point, qu'un jour, étant à la fenêtre
auprès d'elle sous un rideau, elle me proposa sa
dernière faveur, pour me remettre d'une querelle
qu'Agnès Lebègue venait de me faire. Je ne m'en
souciai pas... Fournier vécut avec elle, lui fit un
enfant : ce qui le plongea dans une société crapu-
leuse, dont il ne s'est jamais tiré. Il est à présent
prote à Nantes, tandis que son cadet a sa place à
Auxerre. Je reviens à ce qui regarde Agnès Le-
bègue.
En quittant la cour diAlhretj et ses complaisantes
hôtesses, je ne retournai plus avec Agnès Lebègue;
je vins demeurer au Collège de Presle : c'était au
commencement de 1769. Agnès Lebègue était restée
rue Quincampoix, avec les marchandises de Moulins.
Cet homme partit définitivement vers le mois de
Juillet, et comme Agnès Lebègue n'était pas fort
économe, elle se trouva lui redevoir; il emporta,
pour se solder, tous nos meubles. Elle loua la plus
belle pièce, absolument dénuée, ^t se retira dans
ma petite chambre sur le derrière. Ainsi notre for-
tune ne s'accrut pas, au contraire; mais je n'en ai
pas moins l'obligation à Moulins de m'avoir mis
dans la possibilité de quitter l'imprimerie, qui me
SEPTIÈME ÉPOQUE — I769-7O 5I
tuait. A la vérité, je l'ai payé cher! Agnès Lebégue,
qui se laissait facilement prendre le cœur, eut deux
couches jumelles, auxquelles je ne me crois point
de part; et elle en était si persuadée, ainsi que le
marchand, que d'eux-mêmes ils mirent ces quatre
enfants au Dépôt public, sans m'en parler. Je ne
pouvais m'en plaindre; mais je méprisai infiniment
Moulins, lorsque le hasard m'en instruisit. Le mépris
que ma fille aînée a toujours eu pour sa mère vient de
cette intrigue, qu'ils ne cachaient pas à cette enfant;
aussi l'excusé-je quelquefois de son manque de res-
pect; mais c'est par excès de justice : car, avec plus
de lumières, ma fille aînée aurait dû savoir qu'elle
n'était pas autorisée à manquer de respect à sa mère,
dix ans après, à lui désobéir, parce qu'elle la soup-
çonnait d'avoir vécu dans le désordre; et cela pour
se débarrasser d'une femme dont la société acre lui
était devenue insupportable. J'avoue ici, qu'ayant
eu des soupçons sur la conduite d'Agnès Lebégue,
et me voyant trop pauvre et trop occupé pour la
mettre à la raison, je fermai les yeux; je lui en tou-
chai cependant un mot, lorsqu'après le départ de
Moulins, je la vis rafioler de l'horloger Admirant!
Mais elle me répondit arrogamment : « Reprenez
» l'imprimerie, et nourrissez-moi! » Je n'étais
plus à même de reprendre l'imprimerie, et d'ail-
leurs, j'y avais la plus grande répugnance : je me
tus.
Après l'impression du Pornographe, me voyant
environ quinze cents francs d'assurés, je repris
$2 1769-70 — MONSIEUR NICOLAS
Agnes Lebègue avec moi : elle quitta la rue Onin-
campoixj non sans de grandes difficultés ! notre hôte
Pernet voulait que nous répondissions de la femme
à laquelle Agnès Lebégue avait sous-loué la belle
chambre; il s'adressa au commissaire Delaporte, qui
m'écrivit un billet, conçu en ces termes :
ce Le nommé Nicolas se rendra chei le Commissaire
Delaporîe, demain, entre sept et huit : on a quelque
chose à lui dire, qui le concerne. »
Je fis dans la journée trois réponses au commis-
saire, que je lui envoyai par mon Théodore. Inté-
rieurement, je me disais : « // me parle comme s'il
» connaissait ma profonde misère. » Je me rendis chez
le commissaire, rue aux OurSj à l'heure indiquée;
j'en fus reçu très honnêtement : il écouta mes rai-
sons, et ordonna au PL Pernet, par un écrit de sa
main, « de cesser de fermer la porte de V allée ^ et
d'exiger que je répondisse pour la femme ma voisine;
parce que je n'étais pas autorisé a sous-louer, n ayant
pas de bail. » Pernet obéit à demi. Le jour du démé-
nagement, il arrêta mes meubles : mais le commis-
saire Bourgeois, plus voisin encore de nous que son
confrère, lui ordonna de me laisser aller, et de rece-
voir mon terme. De son côté, la femme sous-loueuse
soutenait qu'elle était solvable, etc. Nous sortîmes
enfin, à l'aide de l'horloger Admirant, qui prit vive-
ment notre parti. On s'installa le même jour dans
mon grand galetas du cinquième, au vieux Collège
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — I769-7O 53
de Presle ; je me contentai d'un petit cabinet, pour
mettre mon lit de sangle; Agnès Lebégue tendit
notre vieille tapisserie devant son lit : ce qui fit une
sorte d'alcôve, telle qu'en ont les plus pauvres gens,
et sans aucune dépense, nous fûmes hébergés. C'est
dans mon cabinet, rempli exactement par mon lit de
sangle, que je composai les Lettres d'une Fille à son
Père, et les deux premiers volumes du Paysan per^
verti : j'y travaillais depuis le matin jusqu'à trois
heures; je dînais avant de me lever, et le reste de la.
journée, je lisais les épreuves pour les libraires Hnm-
hlot et Ganneaux, ou je travaillais à l'imprimerie sur
la Mimographe. C'est dans le temps que je menais
cette vie occupée, au sein de la misère, que j'étais
le plus désintéressé des hommes; c'est dans ce
temps que, sans ressource présente, je fuyais par
vertu une fille honnête, jolie, qui m'avait plu, et
avec laquelle je pouvais goûter des plaisirs déli-
cieux!... C'est que je n'avais pas un instant d'inu-
tile : quel temps aurais-je pris, pour le donner à la
volupté?...
Je ne me suis pas déguisé, honnête Lecteur. Vous
avez vu toutes mes actions; je n'en ai supprimé au-
cune. J'en ai fait de mauvaises; vous les avez vues
et jugées. Je vous demande à présent, si, d'après tout
ce que vous avez lu, je suis ce qu'on peut appeler
un libertin, un homme sans mœurs? Comme je ne
puis entendre votre réponse, je vais me mettre à
votre place, et répondre comme si vous m'interro-
giez : « Non, non, je ne suis pas un libertin. » Il
54 1769-70 — MONSIEUR NICOLAS
faut l'habitude et le goût du libertinage, pour être
un libertin : on ne donne pas cette qualification à
l'homme occupé, qui toute sa vie a fait l'ouvrage de
deux hommes; que ses passions emportèrent quel-
quefois, et que son manque de moyens eût ramené
au devoir, au défaut de sa raison : mais la raison l'y
ramenait toujours; et la preuve, c'est qu'avec ses
passions vives, ils a toujours dédaigné les moyens
bas de les satisfaire ; loin de les rechercher, il les a
repoussés, quand ils lui ont été offerts : vous
l'avez vu, honnête Lecteur. C'est d'après ces prin-
cipes qu'il faut juger ce qui m'arriva, cette même
année 1769.
Un soir, je rencontrai une jeune fille bien mise,
aux environs de V Opéra : je fus si frappé de sa res-
semblance avec Fanchonnette, la nièce du mari de
M^'^ Désirée (Giet l'avait épousée depuis un an), que
je la suivis et lui parlai. Ce qu'elle me dit me con-
firma de plus en plus dans l'idée qu'elle était Fan-
chonnette. Je montai chez elle; et toujours persuadé
que c'était la jolie Giet, je fus curieux de voir ce qui
arriverait. La jeune fille ne voulut pas prendre de
lumière, ce qui augmenta ma prétendue certitude...
J'eus la faiblesse tout entière... En causant, il
m'arriva de lui parler du Pied de Fanchette. Elle l'avait
lu; et je m'en avouai l'auteur, afin de la faire parler.
Elle ne se troubla pas ; elle me dit seulement : « Ha !
» vous êtes Fauteur du Pied de Fanchette !. . . » Je fus
si convaincu' alors que c'était Fanchonnette, qu'en
quittant, j'allai m'informer d'elle à sa tante. — « Je ne
SEPTIÈME ÉPOGlUE — I769-7O 55
» la vois plus», me dit la nouvelle dame Giet;
« nous sommes brouillées, pour son inconduite. »
Ce fut alors que je ne doutai plus que je n'eusse
possédé Fanchonnette. Il était alors dix heures du
soir, ' Je rentrai. Xe lendemain, ayant été obligé de
sortir dès six heures, je trouvai Fanchonnette dans
la rue Saint- Jacques, habillée à son ordinaire, et dif-
féremment de la fille que j'avais vue la veille : mais
c'était la même taille, les mêmes traits. Je la saluai;
elle me le rendit en rougissant... Le soir, je ne pus
retourner, à la Nouvelle-Halle, n° 14, où je l'avais
vue la veille: je n'y allai que le lendemain à neuf
heures. La fille que j'avais vue n'était pas chez elle;
mais au bout d'un quart d'heure, elle rentra, et je la
suivis. Elle prit de la lumière; et je vis alors que
c'était une personne différente de Fanchonnette,
mais qui lui ressemblait presque parfaitement. Je lui
fis part des idées que j'avais eues, et de mes démar-
ches : elle en rit, d'une manière concentrée cepen-
dant. Je lui citai une autre ressemblance pareille :
c'était celle de M^^'^ Leduc, fille d'un marchand de
vin de la montagne Sainte-Geneviève, avec la Dubois,
fille du monde; ressemblance si parfaite, qu'un jeune
homme avait parlé un jour, à midi, à la première,
la croyant la seconde; et qu'ils avaient été quelque
temps sans beaucoup s'entendre. Victoire (c'est le
nom de la fille du n° 14) me dit alors qu'elle pre-
nait confiance en moi ; qu'elle allait me dire ce
qu'elle était : «Je suis fille d'un procureur; m'étant
» brouillée avec mes parents, je les ai quittés, et je
\6 1769-70 — MONSIEUR NICOLAS
» me suis .jetée dans \c désordre, faute de ressource,
n et préférant tout, même la mort, à l'idée de
» retourner chez eux. Je ne sors que le soir, tou-
» jours couverte d'une calèche, comme vous m'avez
» vue, afin de ne pas être reconnue. »
Cette confidence ne l'exposait pas beaucoup,
puisqu'elle ne me dit rien de plus. Je m'aperçus en
effet, à ses discours, qu'elle n'était pas née dans la
fange, comme la plupart des autres filles. Je la
quittai content de sa conversation, qui était amu-
sante; cependant, je fus quelque temps sans la
revoir; et lorsque je revins, une femme, qui la rem-
plaçait, me dit que M"« Victoire demeurait rue Sain-
tonge au Marais, chez une crémière. J'allai l'y
chercher; c'était un dimanche du mois de Septembre.
Comme je regardais attentivement dans la rue,
Victoire parut à la fenêtre. Je la reconnus sur le
champ. Elle était très parée. Avant de monter chez
elle, j'écrivis sur le mur, sous la terrasse d'un jardin
vis-à-vis : 1769, 8 yhris, Victoria visa. Je montai
ensuite. Elle me reçut comme un ancien ami. Elle
avait auprès d'elle le Pied de Fanchette, alors nou-
veau, et lisait la Princesse de Clèves, qu'elle me
prêta, et je lui laissai la Fille naturelle. Elle fut char-
mante ce jour-là; je me croyais avec ÉHse, que
j'avais cessé de voir, il y avait plus de huit mois.
Victoire, après une conversation vive, développa
son talent brillant pour la danse : je crus voir une
Allard. Encore en l'air, elle me dit : » J'en sais une
» autre!... » Et elle vint à moi. Elle me montra un
SEPTIÈME ÉPOQUE — 1769-7O 57
savoir-vivre peu ordinaire, qui m'inspira le respect,
malgré sa situation, et si je la possédai, c'est qu'elle
me provoqua décemment. Je ne la revis qu'au bout
de huit jours, pour lui remettre son livre.
En arrivant, la femme qui la servait, me dit :
« Vous êtes attendu avec impatience. » J'entrai.
Victoire lit un cri de joie, et, sans se lever, me fit
signe d'aller à elle. Je fus reçu dans ses bras. « A qui
» aviez-vous prêté la Fille naturelle ^ avant de me la
» laisser? — A une demoiselle Élise. — Ce billet
» est d'elle? — Ha! je ne l'avais pas vu!... Oui. —
» Vous êtes donc auteur de la Fille naturelle F —
» Mais... oui. — Et par conséquent du Pied de
» Fanchette? — Je vous l'ai déjà dit. — J'avais mal
» compris... Vous êtes un homme que j'ai bien
» désiré!... Dînons ensemble... » Le dîner fut
agréable. Mais après, ce fut un bonheur céleste!...
Victoire déploya tout ce que l'art de la volupté avait
de plus délicieux;... elle la prolongea trois heures...
Les Dieux, dans VOlympe, ont les sensations qu'elle
me procura, ou n'en ont pas de plus voluptueuses !
L'éclair de la jouissance arriva... Il est l'unique de ma
vie dans son genre... J'étais un Renaud dans les bras
dCArmide... Victoire me répéta ensuite, qu'elle était
fille d'un procureur; qu'elle avait été élevée au cou-
vent de Panthémont ; qu'elle avait fui la maison pater-
nelle, pour ne pas épouser un autre procureur, et
qu'elle avait été se jeter entre les bras d'un mous-
quetaire, frère d*une de ses amies de couvent; qu'il
l'avait déflorée, gardée six mois; qu'à cette époque,
X 8
58 1769-70 — MONSIEUR NICOLAS
rassasié d'elle, il l'avait, en la trompant, fait coucher
avec ses amis; qu'un d'eux l'en avait enfin avertie;
que ce jour-là même elle l'avait quitté, emportant
ce qui était à elle, et qu'elle était venue se cacher à
la NouveUc-Halle, où elle s'était logée au quatrième
sur le derrière, faisant le soir un homme de choix,
qui lui donnait pour vivre le lendemain; que je
l'avais connue ainsi; qu'elle était venue rue Sain-
tojige, parce qu'elle s'était vue observée un soir;
qu'elle se bornait à faire un tour de boulevard, en
observant bien ce qu'il lui fallait, pour ne pas atta-
quer en vain, et qu'elle vivait ainsi; que le roman
du Pied de Fanchette l'avait enchantée! et qu'elle
était à présent contente, puisqu'elle en avait eu
l'Auteur; son imagination s'étant bornée à ce bon-
heur, etc., etc.
Je ne revis plus Victoire, après cette partie, qui
ne cessa qu'à huit heures du soir, le 14 Sep-
tembre 1769; et je mis 14 sur le 8 précédent. Je
sentis qu'elle était dangereuse pour mon cœur et
pour mes mœurs. Elle m'en voulut; car en 1770,
convalescent de la maladie dont je vais parler, elle
me refusa un mot d'entretien. Je l'ai depuis souvent
retrouvée au Palais, où elle venait pour faire casser
un testament d'exhérédation de sa mère. Je ne lui ai
jamais parlé, m'apercevant qu'elle paraissait le
craindre. Mais ce n*est pas le beau 14 Septembre
que me donna cette fille, qui me rendit chère la rue
Saintonge, que je ne revois jamais sans attendrisse-
ment! c'est l'anniversaire. Victoire m'avait rebuté
SEPTIÈME ÉPOQUE — I769-7O 59
•convalescent, en 1770 : quelque temps après, passant
par la rue Sainionge, le 14 Septembre, je regardai la
fenêtre de l'appartement où j'avais été si heureux!
Je m'attendris... puis me retournant, je vis écris
sur le mur, au bas de la terrasse : 14 yhris 176^,
Jeïi citât em Vie t. ineff. Mon cœur tressaillit !...
Jamais on n'éprouva pareille émotion... Ce fut cette
émotion, ce fut le ressouvenir, après une maladie
mortelle intermédiaire, qui donna son charme à
la rue Saintonge ; je m'écriai, en chantant ce
que j'ai toujours chanté, depuis vingt-sept ans,
en passant dans cette rue : « Lieux enchantés, quelle
» me rendit aimables! vous me Vêtes encore, même
» après qu'elle ne m'aime plus!... » Je répète ces
paroles, sur toutes lès modulations, je pleure, et je
passe... Ce n'est pas tout : il y a une fontaine au
coin de la rue Vieille- du-Temple, qui me servit de
guide pour trouver la rue Saintonge; cette fontaine
m'est devenue chère aussi; je la salue : « O fontaine !
n fontaine des Fées ! tu me rappelles Victoire, Vic-
» toire et le bonheur! » Et je chante cela depuis
vingt-sept ans, attendri de l'attendrissement déli-
cieux que me causa le premier ressouvenir, en 1770.
A quoi tiennent les sensations! Serait-il donc vrai
qu'en amour, ce n'est pas l'Objet que nous aimons,
mais le charme instantané qu'il donne à notre exis-
tence, et que l'amour moral pour une maîtresse
n'est autre chose que l'amour romantique, féïque de
nous-mêmes?... Je le crois, car j'en aurai une preuve
■en 1780 et 81, lorsque j'en serai à mon attachement
60 1769-70 — MONSIEUR NICOLAS
pour Sara Debée... Ainsi donc je m'aimai ^2iX Jean-
nette, par Madame Parangon, par Madelon Baron,
par Zéphire, p^r Nicard, par Louise et Thérèse!... Ha!
nous sommes tous des Narcisses !
Pendant que je voyais Victoire, je fus chargé de
la lecture des épreuves du Dictionnaire d'Architec-
ture, par un sieur Roland de Virelois, livre qu'impri-
mait le libraire Ganneaux. Jamais ouvrage ne fut si
pitoyablement fait; l'auteur l'avait si mal écrit, que
les articles en étaient inintelligibles; c'était une
pénible besogne, que d'y mettre seulement du sens.
A ce travail, on ajouta celui de faire le Vocabulaire.
Je l'avais déjà commencé, lorsque l'impudent com-
pilateur, qui n'avait point -paru durant tout le cours
de l'impression, ayant vu les bonnes feuilles , et trouvé
son ouvrage mis en Français, osa se présenter pour
faire le Vocabulaire. Il fallait déprécier mon travail.
Il s'y prit comme un sot; il le doubla, en mettant
non seulement les mots des langues étrangères
employés dans son Dictionnaire, mais les adjectifs
de tous les substantifs, les participes de tous les
verbes, comme s'il eût composé une grammaire.
Voilà où se borna son Imaginative. Mais elle suffi-
sait pour tromper les libraires.
Ce fut au commencement de 1770, qu'Agnès
Lebégiie prit le logement et les meubles d'un peintre
de la rue de la Vieille-Bouclerie. Elle les paya par des
efiéts du libraire Gauguery, qui heureusement! les
acquitta. Mon cher cinquième du collège de Preste,
où je commençai le Paysan, où je fus si heureux,
SEPTIÈME ÉPOQ.LE — I77O 61
n'était qu'un grenier. Agnès Lebégue fut logée au
second. J'étais alors soldé à six francs par semaine
de ma M'unographe, par Edme Rapenot, qui en avait
eu quatre cents exemplaires. Gauguery, sur quatorze
cents livres des Pïeà de Fanchelte et des Fille natu-
relky m'en paya deux cents, à six livres par semaine;
ce qui faisait douze francs... Je restai à mon cin-
quième, qui ne me coûtait rien, le loyer étant en
rabat sur Edme; je le préférai, parce que j'y jouissais
d'une tranquillité absolue.
J'étais dans cette heureuse situation, ayant par
semaine six livres que je croyais assurées, outre mon
loyer; Agnès Lebégue également six livres, de Gau-
guery; avec douze cents livres en billets du même
libraire, qu'elle croyait de l'or en barre. De mon
côté, j'avais, outre mes six livres, les quatorze cent
vingt-cinq livres de billets d'Edme Rapenot; je
venais de recevoir près de cinq cents livres en
différentes fois du libraire Ganneaux; je lisais des
épreuves pour Humblot, à une livre cinq sous la
feuille; je commençais mon École des Pères, qui
devait me rapporter près de trente-deux livres la
feuille, par la nature de mon marché, de mon paye-
ment en papier d'impression, et du remaniement
in-8°. La perspective était heureuse, comme on voit,
pour un homme qui ne demandait que de la peine
et du pain, lorsque je tombai dans une calamité qui
ne cessera qu'avec ma vie... Agnès Lebégue venait
de faire un voyage chez ma bonne mère; elle en
avait ramené sa seconde fille; je me voyais au sein
62 1770 — MONSIEUR NICOLAS
de ma famille, que je pouvais enfin nourrir, lorsque...
Ma plume se refuse à cet horrible récit... Je racon-
terai le fait, mais j'en tairai les causes, en le faisant
précéder d'un peu d'historique collatéral.
On sait que je connaissais Progrés; il demeurait
rue de h Harpe, vis-à-vis Harcourt. Dans la même
maison garnie, logeaient un intrigant de Toulouse,
appelé Maiin, avec sa femme et sa fille ; un étudiant
en médecine, et un bénéficier libertin, nommé
Higonnet, aux plaisirs duquel pourvoyait la famille
Mazin. La dame Progrés adorait l'étudiant en méde-
cine; mais il fallait se cacher de son mari, alors
jaloux quoiqu'il eût une maîtresse, appelée Rose, fille-
tapissiére très jolie, et un peu libertine. M^'^ Mazin,
qui avait les plus beaux cheveux blonds du monde,
passait pour la maîtresse du bénéficier Higonnet.
Elle l'avait été; mais elle n'était plus que la com-
plaisante, aux gages de maîtresse. Cette fille Mazin
connaissait W^^ Mesnard, depuis actrice aux Italiens;
elle la voulut procurer au bénéficier, qui ne plut pas,
car M^^ Mesnard se retira. Ce fut alors que l'abbé,
désespéré, jeta ses yeux sur M"^^ Progrés, amante
éperdue de l'étudiant en médecine; les Mazin, mère
et fille, profitèrent d'une imprudence de Progrés,
qui le fit séjourner une quinzaine au Châtelet,
pour tâcher de faire entendre raison à la fragile
Nimot, et elle eut l'abbé, qui la contagia... Elle
contagia son mari..., auquel il fallut persuader que
c'était lui qui avait contagié sa femme. On usa
d'adresse. On sait qu'il avait pour lors une Dulcinée
SEPTIÈME ÉPOQUE — 177O 6^
qui lui tenait rigueur, Rose, la fille-tapissiére : les
Mazines gagnèrent cette Rose; elle promit une
nuit à Progrés; mais à des conditions qui facilitèrent
un échange! ce fut l'épouse qui remplaça la maî-
tresse. M. Progrès s'en donna, croyant posséder sa
Rose G***, et fut horriblement contagié. On eut soin
de se mettre en règle avec lui dès la nuit suivante :
il fut ainsi trompé d'une manière cruelle... C'est
dans cet abominable tripot que je vais être mêlé,
sans le savoir.
Il faut dire auparavant que, vis-à-vis mon cin-
quième, demeurait au quatrième une jeune per-
sonne très jolie, appelée M^^= Agathe Georges^
cousine de deux autres demoiselles Georges, que
j'avais connues autrefois, mais avec lesquelles ma
femme m'avait brouillé. (Elle avait toujours eu la
singulière manie de me présenter toutes ses amies,
ou connaissances, après me les avoir vantées; puis,
lorsqu'elle me voyait trop bien entrer dans ses vues,
elle se brouillait, pour me brouiller; mais avec cette
singulière adresse, qu'elle leur faisait entendre que
c'était moi qui voulait qu'elle cessât de les voir.
Cette manière était mortifiante, et me faisait des
ennemies dangereuses, de femmes que j'estimais.
C'était ainsi qu'elle m'avait brouillé, sans retour,
avec mon amoureuse Vhorlogère de la Place Dau-
phine, femme aimable, bonne, que je ménageais,
parce qu'elle était très utile à ma femme elle-même;
€lle l'assura que je m'étais plaint de ses prévenances,
et que je les avais tournées en ridicule : de sorte
64 177^ — MONSIEUR NICOLAS
qu'un jour m'ctant trouvé dans une maison voisine
où était cette dame, avec beaucoup d'autres, j'en fus
traité comme un fat. Mon étonnement aurait dû la
détromper; une de ses voisines, M^^'^ Deîorme l'ainée,
lui dit même qu'on la trompait. Mais elle était trop
irritée; elle m'humilia, et je ne la revis plus. Quel-
ques années après, elle fut instruite par M™^ Saniez;
mais j'étais alors trop occupe pour chercher à
réchauffer un vieil amour... Revenons où j'en étais).
Je trouvais M}^^ Agathe charmante, et je ne le
dissimulais pas. Mais ses deux cousines, surtout la
cadette, l'indisposèrent contre moi. J'employai diffé-
rents moyens pour tâcher de m'expHquer ; mais, loin
de réussir, la cadette Georges fit avertir ma femme
que je n'étais resté à mon cinquième qu'à raison de
ma passion pour M"^ Agathe. Agnès Lebégue fut
piquée, et résolut de me punir. Mais comment faire ?
Elle en ignorait les moyens.
Ce fut alors que ce bénéficier Higonnet, dégoûté
d'Angélique Nimot, qui ne l'aimait pas,- s'avisa de
prendre du goût pour Agnès Lebégue. Il le témoigna
aux Mazins. Aussitôt le vieux Mazin, la sempiter-
nelle Mazin, la toiitonne Mazin se mirent aux petits
soins, vis-à-vis d'Agnès Lebégue. Les parties, les
petits présents, les attentions délicates, tout en fut.
J'en étais surpris, ne sachant pas le fond des choses.
Enfin, on s'arrangea de façon que l'abbé, après un
beau repas, se trouva seul avec Agnès Lebégue. On
assure que son vin avait été drogué... Bref, enfermée
avec le gros bénéficier, les Mazins tenant la porte
SEPTIÈME ÉPOQUE — I77O 6$
en dehors, elle fut prise de force, ou par surprise...
Voilà comme on m'a dit l'aventure... On fut obligé
de la mettre au lit pour le reste de la journée, et, le
soir, elle parut fort malade. Mais, comme alors je
couchais à mon cinquième, je ne la vis pas... Or,
Agnès Lebégue, comme Angélique Nimot, avait alors
une inclination. L'amant de la première était un
petit Coulet, espèce de fat, garçon-libraire de Gau-
guery. Ce Coulet fut heureux, pour la première fois,
après la scène de l'abbé Higonnet. Il fut... contagié...
Cet accident fut un coup de foudre pour Agnès
Lebègue. Elle se remit cependant, et deux pensées
se présentèrent simultanément à son imagination :
de me punir de mon goût pour Agathe; de punir
cette fille elle-même, si elle était faible; et, mieux
que tout cela, de me montrer malade à Coulet con-
tagié, en lui persuadant que j'étais la source impure,
au lieu du ruisseau fangeux. Elle vint me trouver
parée, chaussée surtout, sûre de me faire succomber,
si je n'avais pas Agathe. Elle ne se trompa nulle-
ment... L'excès de sa malice fut couronné par le
succès. Tout la servit... Huit jours après, pendant
lesquels j'avais obtenu l'explication désirée avec
l'aînée Georges, cette fille vint dans ma chambre,
et s'y montra même à sa cousine Agathe : je voulus. ..
une vive douleur m'avertit... de mon accident... Je
laissai fuir la joUe Georges... Je trouve ici dans mes
cahiers ce qu'on va lire : « Enarrem crudelem meam
sortent, hodie ly Aprilis ly/oL,, O malum!... Sic
mihi evenit : quidam ahbas Higonnet, seductam uxorem
X g
66 ly-JO — MONSIEUR NICOLAS
à MaiStims, matre fiîiaque, spurcavit et coinquinavit ;
quce îahem dédit tirunculo Gauguery, nomine CouJet;
et, consulata Angeltca Nimot, Maxinaisque, illi indi-
caverunt quod perpetrarat Angelica Nimot. Convertit
me in Coîlegio Praliaco, uhi me multis nequitiis excita-
tum, ad coitum adduxit; unde mihi lethalis îahes...
Nam ad inducias redadiis, vix hoc malum evasi, et
mihi super est fluxus, qui fractas vires pauîatim con-
sumit. »
Il me restait encore quelques doutes, après le dé-
part de M"^ Georges l'aînée; mais le lendemain,
auprès de ma fenêtre, occupé à considérer Agathe,,
je vis les symptômes certains de mon mal ! Je ne
pouvais le croire, ne m'étant pas exposé. Je fus au
désespoir ! C'était ce que je redoutais le plus ! car
je ne connaissais pas encore mon ami le docteur de-
Prévaî. Je fis des remèdes inefficaces ; le mal aug-
menta. J'allai cependant voir Progrés, atteint de
son côté, plus cruellement encore.; il avait démé-
nagé déjà malade, pour aller demeurer dans la rue
Béthisy, chez la demoiselle Gosset; la fatigue avait
augmenté son indisposition, et il était au lit. Je lui
avouai ma chance, en en taisant la cause perfide ;
il ne me cacha rien, lui ; sa femme n'avait pu se
taire, et il était instruit. Nous nous condoléâmes,
et je le quittai. Le lendemain, je ne pus marcher,
par la gêne, plutôt que par aucun autre accident ;
M. Lancelot, le même qui avait autrefois été gouver-
neur de la Force à 'Bicêtre, voulut me traiter; il
employa un onguent, et comme ma peau ne sup-
SEPTIÈME ÉPOQUE — I770 67
porte pas les graisses, l'érésypéle se manifesta; il
fut horrible à la partie souffrante. Je me vis en quel-
ques jours aux portes du tombeau. Agnès Lebégue
vint me garder; mais par une infernale malice...
En son absence, ma fille Agnès restait auprès de
moi : elle avait alors neuf ans, étant née en 1761 ;
-et voici la lettre qu'à cet âge elle écrivait, en s'amu-
sant à ma table, à M"^ Pauline, très aimable fille de
Vaîeyre l'aîné, alors au couvent : « Mademoiselle, je
vous écris pour savoir l'état de votre santé. Je vous
dirai pour bonne nouvelle^ que j'ai été bien malade,
depuis que vous ne m^ave\ vue; mais par bonheur, à
présent cela va très bien! Je vous parlerais bien d'au-
tres choses ; mais comme la porteuse est fort curieuse,
je vous parlerai moi-même d'aventures très gentilles.
Je suis très parfaitement, Madem.oiselle, votre servante
et amie, Agnès Restif. M. Valeyre se porte mieux, et
mon papa plus mal. » Ce qui rendait cette lettre plus
extraordinaire, c'est que nous ne montrions ni à lire
ni à écrire à nos enfants : elles apprenaient d'elles-
mêmes; on leur avait seulement répondu, lors-
qu'elles avaient interrogé sur les noms et la valeur
des lettres.
Tandis que ma fille chérie écrivait cette lettre,
j'étais menacé de la gangrène, et le chirurgien
Chaupisse, que nous avait donné M™^ Valeyre
comme très habile, m'avait annoncé que tout pou-
vait finir pour moi, dans vingt-quatre heures. J'écri-
vis à ma jolie voisine Agathe de vis-à-vis, pour
prendre congé d'elle; j'envoyai ma lettre par
68 1770 — MONSIEUR NICOLAS
Agnès... C'est ici une de ces aventures étonnantes,
inattendues, qui portent l'ébranlement dans l'âme.
M'i« Agathe fut surprise de ma lettre ! Mais comme
nous n'avions eu que peu de relation, elle la lut
haut, devant une jeune métisse, de la connaissance
de ses voisines, jusqu'à la signature inclusivement.
A mon nom, la jeune métisse se récria : — « Quoi !
» c'est Monsieur Nicolas!... — Lui-même,» dit
Agathe ; « tu m'en as tant parlé ! — Mademoiselle ? »
dit la métisse à ma fille, « Monsieur votre père est
» frère de Madame "Beaucousin? — Oui, Madame.
» — C'est lui!... c'est lui!... Il faut que j'aille le
» voir... l'ai le papier... Mademoiselle? dites à
» Monsieur votre père, qu'une demoiselle Esthérette,
» que vous avez trouvée chez Mademoiselle Agathe,
» demande la permission de lui rendre visite...
» Je frapperai, et vous viendrez me dire à la porte
» s'il le permet. » Agnès vint me rendre ce qu'on
lui avait dit. Le nom d'Esthérette me rappela cette
noire du faubourg ^«/oî«^, en 1747; cependant je
ne fus pas tout d'un coup au fait. Je dis à ma fille
d'ouvrir quand on frapperait, et d'assurer que je
consentais à recevoir la visite, malgré ma situation.
Un instant après, on sonna. Agnès courut ouvrir,
en disant : « Venez^ Madame ! mon papa le veut
» bien ! » Et elle m'amena une jolie métisse, grande,
ayant des couleurs rosées, le plus bel œil, une figure
plutôt Grecque qu'Africaine, de belles dents, un
sourire... qui me la fit presque reconnaître. J'étais
sur mon grabat, dans une triste situation ! Cepen-
SEPTIÈxME ÉPOQ.UE — I77O 69
dant la jolie personne m'embrassa, en me disant si
je me ressouvenais d'Esther, du faubourg ^«/mw^ ?
— « Oui, certainement! Mademoiselle! — C'est
» ma mère : elle n'est plus, depuis deux ans ; et
» voici un écrit de sa main. » Elle me le donna
ouvert, et je lus :
(( Ma fille Esihérette, tu es fille d'un homme qui
n était ni esclave, ni même domestique; de Monsieur
Nicolas-Edme-Anne-Augustin R***, frère de Madame
Beaucousin, pâtissière au faubourg Antoine, et de Ma^
dame Bi^et, marchande bijoutière au quai de Gèvres,
Je désire fort que tu voies ton père, et que tu en sois
connue, surtout si tiî. te maries, afin qu'il t'aide de ses
conseils; car on dit que cest un homme d'esprit. Tu
lui montreras ce papier, et tu lui diras qu'il se rappelle
d'Esther, en l'année 1747, et de ce qui nous est arrivé,
par deux fois. Tu en es le fruit. Car je proteste, à mon
dernier article, devant Dieu, où je serai bientôt, par les
mauvais traitements du nègre de Monsieur le Prince de
Montbarrey, mon mari, qu'aucun autre blanc ne m'a
jamais touchée ; j'ai voulu lui rester fidèle; et quant
aux noirs, je n'ai jamais écouté que mon mari. Sois
plus heureuse que moi, ma chère Esthérette, que mon
hourreau ne m'a jamais pardonnée, et fais-toi un sou-
tien de ton père. Ta bonne mère,
Esther Palombo,
Je levai les yeux sur Esthérette, je la trouvai
charmante : — <( Si tout ce que dit votre mère est
70 1770 — MONSIEUR NICOLAS
)> exact, oui, vous êtes ma fille : car le trait princi-
» pal est bien arrivé ! » A ces mots, Esthérette se
jeta dans mes bras, en me nommant son papa! son
cher papa! « C'est la première fois que je donne ce
» nom, en ma vie, » me dit-elle, « et il m'est bien
» doux ! — " Vous ne me le donnerez peut-être pas
» longtemps! » Esthérette versa des larmes. Elle
voulut me servir; mais je m'y refusai, à cause
d'Agnès Lcbègue, et je la priai de ne pas se décou-
vrir à sa sœur. Ce mot de sœur la pénétra. Elle fit
bien des caresses à la petite Agnès, et elle me disait
à tout moment : « Elle est bien aimable ! qu'elle
» sera joHe! » Tandis qu'elle caressait sa sœur,
j'écrivis au bas de son papier : « Je, soussigné, recon-
nais la vérité de tout ce qui est énoncé dans cet écrit,
que m'a montré ma chère plie Esthérette i^***. Aujour-
d'hui i^"" Mai, moi malade, Nicolas-Edme-Anné-Au-
GUSTiN Restif, dit Monsieur Nicolas. Fait a Taris,
sous mon seing. Van 1770. » Je montrai à Esthérette
ce que je venais d'écrire : elle en fut transportée de
joie. Nous causâmes encore un peu, mais en crainte,
parce qu'Agnès Lebègue allait revenir. Esthérette
sortit enfin.
Après son départ, je me trouvai beaucoup plus
mal. Je pris mon parti assez facilement, n'ayant
d'autre regret que de ne pas finir mon École des
Pères, et mon Paysan perverti, La nuit et le lende-
main, j'empirai. J'avais lu un peu la veille : j'en fus
incapable le 2 Mai; je m'étendis sur mon grabat et
j'attendis la mort... Elle ne vint pas. Esthérette
SEPTIÈME ÉPOaUE — 177O 71
parut trois fois ; elle me consolait. L'érésypéle dimi-
nua vers les six heures du soir; je dormis un peu la
nuit. Le lendemain j'allai mieux; mais je fus encore
longtemps sans pouvoir marcher, à cause de l'extrê
me sensibilité de la partie malade. Je revis Esthé-
rette le 9 Mai, et ce fut dans ses bras que je sentis
le plaisir de renaître ; mais il était empoisonné par
la continuation du mal. On me porta malgré moi,
rue de la Vkille-Bouclerïey où je restai vingt jours.
J'étais tourmenté par d'horribles coliques glaireu-
ses, qui me rendaient douloureuse toute la partie
du bas-ventre et des aines, au point de m'empêcher
de marcher. Je lus Clarisse et Paméla pour la pre-
mière fois : ce fut M'"^ Valeyre, mère de Pauline,
qui me les prêta.
Il y avait un an, qu'en arrivant au collège de
Presle, j'avais trouvé par hasard une partie de Pa-
méla; et j'avouerai que ce fut cet ouvrage qui for-
tifia l'idée de composer le Paysan perverti; je sentis
que c'était là le style qu'il fallait à certaines lettres.
Je désirais ardemment depuis ce temps-là d'en ache-
ver la lecture : je dévorai les huit volumes (car on
me l'avait donnée avec la continuation) ; tous mes
maux étaient suspendus, durant cette intéressante
lecture. Clarisse me fatigua, j'admirai cet ouvrage,
mais je ne l'aimai pas. Le Chevalier Grandisson satis-
fit davantage mon cœur, surtout le premier volume.
Clémentine m'intéressa trop, et j'ai peur que ce ne
soit une faute de l'auteur Anglais, d'avoir donné
une pareille rivale à Miss Byron.
72 1770 — MONSIEUR NICOLAS
Mon mal se calma durant ces lectures, qui en sus-
pendaient le sentiment ; et je fus en état de m'en
retourner à mon grenier du collège de Presîe. Je le
désirais vivement, pour revoir ma chère Esthérette.
Dès l'instant de mon arrivée, je me mis à la fenêtre.
Aussitôt l'aimable Agathe me fit un signe gracieux,
et une demi-heure après, je revis ma seconde fille
(Zéphire était l'aînée, Ëléonore la troisième). Ce fut
ce jour-là, que je lui racontai toutes mes aventures,
et surtout, que je lui fis connaître ses soeurs, autant
qu'il fut en moi. Je retrouvai presque le bonheur,
avec cette enfant. Elle épousa deux mois après un
officier de maison, que j'examinai, et qui me con-
vint. Ils ont aujourd'hui d'aimables enfants, qui ne
sont que très bruns : le mari de ma fille est blond.
Comment se fait-il, que mes enfants naturels aient
tous été plus heureux (Zéphire exceptée) que mes
enfants légitimes? Est-ce parce qu'ils avaient des
mères moins coupables ?
Revenu au collège de Presîe , j'y repris le Paysan
perverti, dans les noirs accès de ma situation dou-
loureuse; mais j'y travaillai peu. Je fus à peu prés
guéri en Septembre. On commença l'impression
de Y École des Pères, et cet Ouvrage m'occupa jus-
qu'en Décembre. J'avais formé la résolution d'y
faire entrer mon travail de Sacy en 1767; mais je ne
l'en trouvai pas digne, et je l'imprimai pour mon
compte, sous le titre de Y École de la jeunesse, en
quatre parties, pendant une interruption occasionnée
par Cosiard, et qui dura jusqu'à Pâques 1771.
- SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 177I 73
Je confiai mon édition au libraire Le Jay, célèbre
par Beaumarchais : Le Jay la garda deux ans, sans
en vendre plus de deux cents exemplaires. Je la
retirai; le livre se vendit, et c'est un de ceux dont ^^^^
l'édition manque depuis longtemps. Au mois de
Juin (le 8, même année), je reçus l'affligeante nou-
velle, que ma bonne mère était tombée dans une
maladie de langueur, et qu'elle se mourait. Malgré
mes occupations, et ma pauvreté, qui était toujours
la même, je partis de Paris le lo Juin. C'est pen-
dant ce voyage que j'ai vu, sans la connaître, la
fille provenue de mon aventure du 6 Mai 1756.
J'étais à peine dans le coche, et dans la salle du
Grand-commun, que j'aperçus, derrière moi, deux
femmes d'un certain âge, l'une de trente-cinq ans,
l'autre de cinquante : la première, vive et assez
agréable ; la cinquantenaire bégueule, et craignant
les moindres chocs donnés au bateau, comme s'il
allait s'entr'ouvrir. Elles avaient avec elles une jeune
personne d'environ quatorze ans, belle comme
Psyché. On la nomma Reine, et quelquefois j'enten-
dis le nom de Septimanette. Je m'épris pour cette
enfant, dont je devins fou. Je ne la quittai plus. Je
la menai sur le tillac; je lui nommais les pays, je
lui faisais des compliments... Ma passion alla jus-
qu'au délire, et m' égara... Le mouvement que le
coche communiquait à l'eau, obligeait les roseaux
à se courber devant nous. Je lui disais : « C'est pour
» vous ! ils savent que vous êtes reine. » La jeune
personne riait, et n'en était que plus jolie... Ha!
X 10
74 177 1 — MONSIEUR NICOLAS
que de remords!... Il ne faut pas s'abandonner à
un sentiment trop vif... La nuit, je la couchai sur
mon matelas et mon oreiller; je la couvris de mon
manteau... Au moyen d'une planche, dont je m'é-
tais emparé, Reine Septimanette fut réellement
dans un lit... Tout ce qu'elle avait était d'un goût
exquis... Le lendemain, je m'emparai d'elle encore.
On nous observa, et comme je m'en aperçus, je
trompai les surveillantes par une conduite exem-
plaire. Mais j'abusai de la confiance...
Vers le midi, mon bonheur cessa : nous étions
arrivés à Montereau ; une voiture attendait les dames
sur la plage. Elles descendirent dans un batelet, et
je leur donnai la main, surtout à la vieille, qui fut
obligée de se coucher dans le batelet, les yeux fer-
més. Reine Septimanette me fit les plus tendres
adieux, et me laissa une adresse de lettre, qui mal-
heureusement tomba dans l'eau, après son départ.
En la voyant s'éloigner, je me rappelai Edmée-
Colette et Hypsipyle ; mais Reine suffisait seule pour
exciter mon attendrissement. Je la pleurai, je fis des
marques au coche de Sens, où nous étions, et je me
promis de le prendre à mon retour, pour la pleurer
encore. Je poussai des cris, en allant à pied, entre
Ponts et Sens; je cueillis, comme la première fois,
des fleurettes, et je les mis sécher dans un livre,
pour me rappeler Reine Septimanette, comme
Edmée-Colette : j'étais étonné de cet attendrisse-
ment, que je n'attribuais qu'à l'amour. Mais voyez à
la fin de mon Calendrier...
SEPTIÈME ÉPOaUE — I771 75
J'arrivai chez ma mère, dans cette émotion, à la-
quelle succéda une autre bien cruelle ! Je vis Barbe
Ferlet mourante, défigurée... Je ne pus supporter
ce cruel spectacle, et dés qu'elle eut perdu connais-
sance, sans terminer les affaires d'intérêt, pour les-
quelles je laissai ma procuration à l'abbé Thomas,
je revins à Paris... C'est depuis ce cruel moment,
c'est depuis le 5 Juillet, que je suis orphehn ! que
je n'ai plus une bonne mère, à qui recourir dans
mes peines...
Reine Septimanette calmait seule ma douleur.
J'espérais la retrouver. Je la cherchai ; j'allai à l'ar-
rivée de tous les coches, jusqu'à l'hiver. Mais je ne
l'ai pas revue !... Et sans doute, c'est par une cause
qui était l'effet de ma conduite avec elle.
Cette année fut le temps des aventures.
A mon retour, je repris YÊcole des Pères pendant
trois mois, au bout desquels une nouvelle interrup-
tion m'obligea de faire autre chose... Je finis les
Lettres d'une Fille à son Père, le meilleur de mes Ou-
vrages, par l'imagination, si je l'avais réimprimé ,
ou que j'eusse été moins misérable en le composant;
car ce fut cette année que je perdis mes six livres
par semaine de Gauguery, et mes douze cents livres
de billets, dont je n'ai jamais rien tiré, grâces au li-
braire Leclerc, non plus que des deux mille trente-
deux livres que me céda Michel, pour m'indemniser
de la Mimographe. Je n'avais alors, pour subsister,
que les secours d'Edme Rapenot, bornés à six livres
(car je n'aurais pu faire escompter mes billets du
jS 177 1 — MONSIEUR NICOLAS
Pornographe, sans le fâcher); ce fut à lui que je
vendis les Letttres d'une Fille, et il les fit imprimer
avec Pillot. Celui-ci quitta l'affaire au milieu de l'im-
pression, par l'impuissance d'avancer : l'Ouvrage
alla néanmoins , parce qu'Edme avait encore, une
excellente réputation.
Ce fut à peu prés à cette époque, un peu plus tôt,
un peu plus tard, que j'eus différentes aventures. Je
me rappelle aussi deux jolies cousines , l'une pater-
nelle, Joséphette Restif, l'autre maternelle, Ursule
Charmât, que: j'avais vues à mon voyage de 1764,
et dont je n'ai rien dit dans le temps : cependant
elles me firent une impression si profonde, qu'on
les trouvera dans mon Calendrier, sous les dates
des 12 et 13 Octobre... Mais les aventurettes sont
celles avec M'^^ Julie Laurens, ma voisine. Rosette
Vaillant, la modèle, Javote l'agréministe, Cécile
Duval, Pauline Eryelav (a) , W^^^ Emroled (h) sœurs,
filles d'orfèvre, enfin avec M^'^ Prévôt. Je renvoie
pour tout cela, ainsi que pour Agathine, à mon Ca-
lendrier.
Je vais m'étendre ici au sujet de Céleste et Julie
Bertrand, sœurs d'un rompu, et maîtresses dentel-
lières à! Adélaïde Lhuillier, dont je parlerai plus bas,
et qui me donnera leur connaissance, ainsi qu'à
Gronavet... Nous y allâmes ensemble, la première
(a) Pauline Valeyre. ("A', de l'Éd.J
(6) M""Delorme. fid.j
SEPTIEME EPOaUE — 1771 77
fois. Je trouvai à Céleste les restes d'une rare beauté
dont Julie, sa cadette, offrait la réalité présente. Cé-
leste était le chef-d'œuvre de la raison : pour la con-
naître parfaitement", lisez la 138"^ Contemporaine,
intitulée la Dentellière; ses sentiments y sont peints
d'après elle-même. Ce fut en conséquence que ne
sachant pas que je lui trouverais un parti pour sa
sœur, et la croyant condamnée au célibat, elle nous
en procura la jouissance, à Sed'ugitra, jeune gentil-
homme de Dijon, et à moi : elle voulait que sa
sœur jouît avec des hommes honnêtes, aimables
(disait-elle); mais non qu'elle s'avilît. (Aussi re-
poussa-t-elle toujours Gronavet). « Je veux qu'elle
» goûte tous les plaisirs de la nature, et non qu'elle
» languisse. » Il est vrai que Julie n'aurait pas pu
souffrir le laid Gronavet. J'ai quitté ces deux chères
filles par deux raisons : la première, c'est que je
trouvai le jeune Ruffter, mon ancien camarade et
mon ami quand j'étais au Louvre, à qui je proposai
d'épouser Julie. Ce jeune infortuné était lui-même
frère d'un rompu, et il allait retourner en Angleterre,
où il travaillait de l'imprimerie ; il voulait épouser
une Française, une Parisienne, mais qui ne sût pas
son malheur. Quand je lui eus nommé Julie Ber-
trand, et que je lui eus appris leur parité,* il me
sauta au cou, en me disant : « C'est la femme pour
» moi; je la préfère à toute autre... » Ce qu'il y a
de singulier, c'est que Céleste, non prévenue, me
tint le même langage... Ils s'unirent donc : beaux
tous deux, bruns tous deux, ils ont dû être un phé-
78 I77I — MONSIEUR NICOLAS
noméne en Angleterre!... (a) La raison qui me fit
négliger Céleste après ce mariage, c'est que je me
liai avec Louise et Thérèse, qui m'ont si longtemps
fermé le cœur à toute autre impression... J'eus ce-
pendant une aventurette avec une ouvrière de Cé-
leste, sans la connaître pour telle : c'est la petite
Blanche, rencontrée à onze heures du soir, dans la
rue de VArhre-sec, et qui est entrée, avec les demoi-
selles Bertrand, dans la composition de mon drame,
Les Fautes sont personnelles ^ dont les deux sœurs
m'ont fourni le sujet. Blanche était en blanc; sa
petite taille me la fit prendre pour une enfant. Un
frère ivre la mettait à la porte. Je l'emmenai rue des
Moineaux, chez des parents : personne n'ouvrit ; puis,
même rue, chez ses maîtresses, mais trop tard. Nous
courûmes la nuit, regardés sous le nez par le guet
et par tous les rôdeurs de nuit. Nous nous repo-
sâmes à la place Vendôme, sur les bancs. Là, tenté
par sa gentillesse, je la caressai... Elle s'abandonna
dans mes bras. Je lui dis de me résister; que j'agis-
sais contre mes principes, et malgré moi... — « Je
» suis émue ! » me répondit-elle. Il fallut donc
jouir. Je lui dis qu'elle n'était pas pucelle. — « Ôh
» mon Dieu non : mon frère, ivre, me bat, ou me
» viole... Mais je n'ose rien dire... » J'eus moins
de remords... Le matin je la menai déjeuner au
café : je la conduisis ensuite jusqu'à la porte de ses
fa) Monsieur Nicolas s'imagine évidemment qu'il n'y a
que des blonds et des blondes en Angleterre, (N. de VÈd.)
SEPTIÈME ÉPOaUE — I77I 79
maîtresses, ne voulant pas entrer... J'ai mis les de-
moiselles Bertrand et Blanche dans mon Calendrier,
au i^"" Octobre. Je n'ai jamais revu cette 'dernière,
qui se maria au troisième frère de Ruffier... C'est
dans ce même temps que j'ai eu Rose Gauthier ;
puis Jeanne Maricôt, ainsi que Louise Davré, jolie
blanchisseuse de bateau, sa camarade, et Babet
Maricôt la sœur cadette, depuis femme de relieur.
Je mêlais ainsi toujours les uns avec les autres,
le travail, les chagrins, la misère, les plaisirs et
quelquefois l'amour. Je n'étais jamais sans ouvrage :
si Costard arrêtait l'impression de V École des Pères y
par le manque de papier, aussitôt je me rejetais sur
le Paysan y ou sur les Lettres d'une Fille à son Père, ou
je faisais d'autres romans. Ce fut par les Lettres que
je me fis des ennemis immortels, et voici comment.
J'avais composé, pour Audinot, une fable drama-
tique intitulée la Cigale et la Fourmi. J'en fis ensuite
une autre intitulée le Jugement de Paris. Comme on
est porté à parler de ce qu'on sait, je disais un mot
de ces deux pièces dans les Lettres d'une Fille à son
Père, et je les attribuais à l'un de mes personnages.
Il me vint une idée d'en faire une Cinquième Partie,
sous le titre de Pièces relatives aux Lettres d*une Fille
à son Père. J'y ajoutai une dissertation sur V Ambigu-
Comique, auquel étaient destinées les deux pièces,
et j'y rendais une égale justice aux talents du direc-
teur, et à l'inconvenance de ses pièces dans la bouche
de jeunes enfants. Le directeur fut très content de
mon Ouvrage, dont il avait vu les épreuves et
80 I77I — MONSIEUR XICOLAS
pour lequel il me donna quelques idées. Mais
les auteurs des pièces devinrent furieux! Progrés,
alors rétabli de sa dangereuse maladie, qui avait
duré prés d'un an, les ameuta contre moi ; c'était la
jalousie qui le faisait agir : il avait entendu parler
de mes deux pièces, et il craignait que je ne travail-
lasse pour Audinot. Il devait se tranquilliser : je
n'avais pas le talent nécessaire pour le Boulevard,
et mes deux pièces n'auraient jamais été jouées, si
une dame (M">^ de Monîesson) n'eût fait les frais de
la représentation sur le petit théâtre Popincouri, où
les enfants d' Audinot les jouèrent devant une société
choisie par elle-même. La représentation essuya des
difficultés dans la Cigale, pour les costumes, pour
le jeu des acteurs, qu'il aurait fallu plus parfait ; et
dans le Jugement j on comprit que la représentation
n'aurait pu être publique, qu'en supprimant ce
qu'elle avait de plus piquant. J'abandonnai mes
deux pièces; mais je les fis imprimer, parce que j'en
avais parlé dans mon Ouvrage; d'ailleurs, j'étais
bien aise de mettre mes Lecteurs à portée d'appré-
cier mon talent. Audinot m'ayant fait part des me-
nées perfides de Progrès, et de ses plats discours,
nous cessâmes d'être amis; mais ce fut le moindre
des désagréments que me causa ma Cinquième Partie.
Pour lui donner une juste grosseur, je trouvai dans
mes papiers un morceau fait deux ans auparavant,
sur l'union qui doit régner entre les auteurs et les
libraires. VAvis aux Gens de lettres, de Fenouillot de
Falbaire, paraissait ; Luneau de Boisgermain soute-
SEPTIÈME ÉPOQUE — I77I Sï
nait son procès contre les libraires : je ne vis, avec
raison, àânsV Avis aux Gens de lettres, qu'un sophisme
continuel, et dans l'affaire de Luneau, que la ruine
de la littérature, des auteurs et des libraires ; c'était un
charlatan, qui n'agissait que pour lui, et qui avait eu
l'adresse d'intéresser en sa faveur ceux qu'il desser-
vait, les gens de lettres ; Fenouillot, mis en œuvre
par Luneau, et le froid Luneau, exalté par Fenouil-
lot, étaient deux mauvaises têtes, qui la faisaient
tourner à tous les auteurs (i). Ce fut leur système
que j'entrepris de combattre, dans un Contr'avis
aux Gens de lettres. Comme je me défiais de mes lu-
mières en librairie, je consultai le sage libraire
H'unihloty qui me donna ce qui me manquait. J'étais
sans défiance, sans intrigue, sans parti; j'ignorais
alors que Desmarolles, le premier commis du Lieu-
tenant de Police pour la librairie, que Dhemmery
Texempt, fussent du parti de Luneau; j'ignorais, et
j'ignore même encore, à présent, le fondement des
rapports qui existaient entre eux; je faisais paraître
d'avance et séparément, les Réflexions sur V Ambigu-
Comique, et le Contr^avis; je les portai en présent
à ces deux hommes que je contrariais. Le premier,
après l'avoir reçu, me rappela, pour me demander
si j'avais la permission pour cette bagatelle? Je lui
répondis : — '« Monsieur, je ne vous l'apporterais
(i) Les gens de lettres auraient bien dû se défier de Lu-
neau, en voyant sa cause devenir celles des Dhemmery, des
Desmarolles, des Saint-Léger, en un mot, de tous les agio-
teurs en librairie de la Police!
X II
^2 177I — MONSIEUR NICOLAS
» pas sans avoir une permission. » Je ne comprenais
rien encore. Mais mon Ouvrage ayant été mis en
vente, un mois après, il fut arrêté ; on l'examina, et
on y reprit, non le Contr'avis aux Gens de lettres,
mais une historiette,pour laquelle je fis des cartons...
Voilà quelle fut la faible origine de mille peines
cruelles, sans cesse renouvelées, et dont je rendrai
compte en avançant. Si j'échappai quelquefois à la
persécution, c'est que mon obscurité me sauva.
Ce fut au sortir de cette malheureuse aventure,
que j'imprimai la Femme dans les trois états de Fille,
d'Épouse et de Mère. J'avais composé la seconde
Partie, intitulée TÉpouse, ou la Femme, dans l'hiver
de 1771 n 1772, malade d'une reprise de mon indis-
position du mois d'Avril précédent, occasionnée
par la même cause, mais timidement : aussi la ma-
ladie fut-elle moindre. Nicole me traita, et les symp-
tômes cessèrent naturellement, puisque son traite-
ment dangereux était inefficace... Mon but était de
faire une smte à ma Lucile; mais le libraire Valade
me représenta que les stiites ne se vendaient pas; je
composai donc, dans Tété de 1772, une Première
Partie, puis une Troisième, et mon titre fut déter-
miné par les différents âges de mon héroïne, qui est
la même que Lucile ; mais je la nomme Félicité dans
h. Femme-trois états. Rien de plus gai, dans mes
Ouvrages, que la Partie que je fis étant malade; je
me dissipais moi-même; aussi a-t-elle fourni le
sujet des Maris corrigés, du cit. De la Chabeaussière,
pièce faible, qui n'est intéressante que par les situa-
SEPTIÈME ÉPOQUE — I771-72 83
tions qu'il m'a prises, et par les idées originaires,
qui toutes sont de moi; l'imitateur" n'a pas une seule
fois pensé, en la versifiant ; il m'a suivi pas à pas, et
même servilement, où il ne l'aurait pas fallu; j'ai
souffert deux ou trois fois, à la représentation, en
me voyant imité dans mes défauts. Cette pièce a ce-
pendant eu du succès, et c'est la meilleure de cet
auteur... L'Ouvrage échappa au vil Desmarolles,
parce que Valade écrivit la lettre de vente, et que
mon Théodore porta les exemplaires de présent à la
Police.
C'avait été en 1771, au mois d'Auguste, que
j'avais fait une rencontre bien singulière!... Je re-
venais de ma promenade sérotinale, pour rentrer
à mon cinquième du collège de PreslCy lorsque vis-à-
vis la rue Saint- André-des -Arcs, je fus accosté par
une jeune fille ayant un petit paquet sous son bras ;
je l'abordai (i). Elle me parut embarrassée. Je lui
offris de l'accompagner, en lui demandant où elle
allait. Elle me répondit : — u Fieiîle-rue-du-Temple ,
» coucher avec une amie. » Je proposai de l'y con-
duire, et elle accepta mon bras. En chemin, elle
me dit qu'elle s'appelait Adélaïde Lhuillier, qu'elle,
était chez des maîtresses raccommodeuses de den-
telle, appelées M^^^^ Bertrand, deux sœurs; qu'elle
avait un frère sergent aux gardes, très méchant, et
qui venait la battre chez sa mère ; qu'elle en avait
(i) Voyez la 9* Contemporaine et les Nttiis de Paris
84 177'-72 — MONSIEUR NICOLAS
été maltraitée, et qu'elle s'en allait... Je la consolai.
Nous arrivâmes Vieille -rue -du -Temple; la petite
Adélaïde n'y connaissait personne... Je la ramenai
dans mon galetas. Nous couchâmes sur mon lit de
sangle. Pendant la nuit, Adélaïde me donna un
baiser brûlant. Mais je tins ferme, et ne m'oubliai
pas : la jeune fille me paraissait une aventurière , et
ma maladie de l'année précédente m'avait trop ef-
frayée! Le matin, au jour, je me levai. Ma com-
pagne dormait, et je sortis, pour aller chercher à
déjeuner. A mon retour elle était éveillée. Sa fraî-
cheur et sa beauté, que la veille au soir j'avais crues
trompeuses, m'étonnérent ! Je fus très poli. Je gardai
cette enfant huit jours, la traitant en père, ce qui
l'ennuya. Gronavet vint me voir. Il me félicita sur
ma compagne, qu'il crut ma maîtresse. Je sortis
pour aller chercher à dîner. Je fus prompt, me
défiant du petit Mamonet. A mon retour, je les
trouvai en copulation, non sur mon lit, mais sur
de vieilles brochures appartenant à Edme mon li-
braire. Je grondai fort le cynique Gronavet, et la trop
facile Adélaïde. Elle nous apprit alors qu'elle avait
été huit jours chez un jeune homme, rue du Bac,
entre sa sortie de chez sa mère et ma rencontre , et
que, lassé de jouissance, il l'avait mise à la porte.
Cet aveu diminua ma peine ; Gronavet ne méritait
pas une rose. Nous sortîmes. Adélaïde et Gronavefr
me perdirent exprès. Je fis mes affaires, et à mon
retour, je trouvai qu'elle avait emporté son petit
paquet. Elle ne revint plus chez moi, où elle n'osait
SEPTIÈME ÉPOaUE — 1772
85
se mettre à la fenêtre, à cause d'Agathe et de ses
deux cousines Georges. Pour moi, je ne fus pas
fâché qu'elle m'eût quitté, ne voulant pas que ma
jolie métisse Esthérette fît cette connaissance, et me
crût une maîtresse. Gronavet, pauvre, sans chemises,
et marié, la voulut entretenir. Il la mit rue Beaure-
paire, chez une fruitière, tout prés la rue du Renard;
il lui donna des chemises de sa femme, qui n'en
était pas trop fournie... Il ne la garda que quinze
jours. Adélaïde fut dégoûtée du vice par le dégoûtant
Gronavet; elle rentra chez ses maîtressses, les de-
moiselles Bertrand, et les pria de me faire parler.
Elles m'écrivirent, nous nous liâmes, et je récon-
liaila jeune fille avec son frère et sa mère Je lui
ai l'obligation de m'avoir fait songer à donner à
Ruffier, dont j'ai parlé, la connaissance des demoi-
selles Bertrand.
Ce fut au mois de Juillet 1772, en commençant
l'impression de la Femme dans les trois états, que dé-
livré, en apparence, de mes persécutions et de ma
funeste maladie, je fis la connaissance de Louise-
Elisabeth Alan. J'avais trente-huit ans et je n'en
paraissais pas trente-cinq. Je me promenais un soir
aux environs de Saint-Eus tache, quand je vis passer
une jeune personne très jolie, qui marchait fort vite.
Quatre jeunes gens la joignirent au même instant et
l'environnèrent. Elle s'écria; je volai à son secours.
On me dit de me retirer, que c'était une fille. —
« Si c'était une fille, elle vous écouterait. » La jeune
86 1772 — . MONSIEUR NICOLAS
personne, m'entendant parler ainsi, me saisit k bras,
s'arracha de ceux qui la retenaient, et me pria de la
reconduire. Je remmenai, malgré les quatre jeunes
gens, en les menaçant d'appeler la garde. Parvenir
dans la Nouvelle-Halle, auprès de la sentinelle,
Louise fut rassurée; elle cessa de courir et me parla.
Elle était à nage, et violette, plutôt que rouge. Elle
me dit, en deux mots, qu'elle n'avait jamais été
attaquée de sa vie, et qu'elle avait coutume de se
moquer de celles qui s'en plaignaient; qu'elle ne
voulait jamais se laisser reconduire; mais qu'elle
venait d'apprendre, à ses dépens, qu'on est quel-
quefois exposée. « Ils m'ont dit un mot honnête;
» j'ai souri. Un d'eux m'a voulu prendre la main; je
» me suis échappée. J'ai entendu qu'ils disaient
» derrière moi : Cen est unel c'en est une! Et je
» courais, comme vous m'avez vue, quand ils
» m'ont entourée. » Je reconduisis M"*-^ Alan jus-
qu'à sa porte, à ce même n° 14 où Victoire avait
demeuré trois ans auparavant (i). J'en fis la re-
marque. Je me retirai, quand elle eut ouvert, sans
entrer. C'était aux environs du 9 ou 10 Juillet.
Huit jours après je rencontrai Louise une seconde
(l) J'y avais ensuite connu la blonde Louison, jolie fille
du faubourg Saint-Marceau, séduite par le fils d'un brasseur,
si vil, si méprisable, qu'il l'emmena dans un mauvais lieu
(chez la Guérin), sous prétexte de la mettre dans une pen-
sion. Louison s'en échappa, dès qu'elle fut instruite, et se
mit à blanchir en fin au rez-de-chaussée du n» 14, où je la
trouvai ; un compagnon imprimeur, à qui je la fis connaître,
l'a épousée.
SEPriÈME ÉPOaUE — 1772 87
fois, auprès de sa porte. Je la saluai. Son premier
mouvement fut de fuir ; mais un coup d'œil m'a3^ant
fait reconnaître, elle s'arrêta. « Je ne dois pas avoir
» peur de vous, » me dit-elle, « puisque vous avez été
» mon défenseur. Mon frère est arrivé; montez; je
» suis bien aise qu'il vous voie. » Elle me précéda
vivement, et arrivée à la porte, elle sonna.. « Mon
» frère est sorti, » dit-elle ; « mais j'ai une clef. Ce-
» pendant, comme il r^e vous connaît pas encore,
^> entrons chez mes voisins. » Elle poussa une porte
entr'ouverte, et nous nous trouvâmes chez de très
bonnes gens ; une femme de quarante ans environ,
encore fraîche, et un gros homme de plus de qua-
rante-cinq, qui se croyait de l'importance à propor-
tion de son ampleur, nous reçurent, Louise, avec
l'aise de l'amitié, moi, avec un peu de surprise.
« Ma voisine, » dit la jeune personne, « voilà l'hon-
» nête monsieur qui m'a débarrassée l'autre jour de
» ces polissons. — Ha! Monsieur! » me dit le gros
voisin, « vous vous êtes là généreusement exposé !
» car enfin... — Pas du tout! Monsieur, je vous
» assure! » lui répondis-je ; « ceux qui font mal ont
a toujours peur, et un honnête homme, en ce cas,
» effraye dix mal intentionnés. — Voilà qui est bien
» dit! Cela porte sentence : remarquez cela, ma
» femme ! . , . — Je le goûte fort, mon mari ! » Louise
dit alors : — « Je veux que mon frère connaisse
» Monsieur; je le croyais rentré. — Il l'était, » dit
la voisine ; « mais il vient de ressortir. — Monsieur
» m'a l'air chirurgien ? » dit le m'ari. — « Je n'ai pas
88 177^ — MONSIEUR NICOLAS
» cet honneur. — Monsieur n'a pourtant pas l'air
» d'un employé ? — Je suis imprimeur en lettres.
» — Ha! Monsieur! vous devez être bien savant!
» Connaissez- vous un livre intitulé les Sept Trom-
» pcttes? — Oui, Monsieur. — C'est un excellent
» livre! — On ne l'estime plus tant qu'autrefois. —
» C'est que le monde est si corrompu!... Mais on
» estime sûrement la Cour Sainte du Père Caussin?
» C'est un livre, ça! — Guère plus que les Sept
» Trompettes : on regarde cet ouvrage comme un
» assemblage de fables, sans critique. — Vous ba-
)) dinez, Monsieur! c'est le plus beau livre que j'aie
» lu ! — Cela se peut, Monsieur. — Faites-moi le.
» plaisir de me dire ce qu'on estime aujour-
» d'hui? — On fait cas, Monsieur, de V Histoire
» naturelle de Buffon; des Tragédies de Voltaire; de
» V Emile et de VHéloïse de Rousseau; des Tragédies de
» Racine ; de quelques-unes de celles de Corneille ; des
» Romans de Prévost, de M"^« Riccohoni, de Lesa^e ;
» des Contes moraux ào, Marmontel; des productions
» de M™^ de Beauharnais, de Mercier, de Dorât; des
» nouveaux ouvrages sur la Physique... — Je ne
» connais rien de ce que vous nommez là! Le
» monde est bien changé, sans que je m'en dou-
» tasse!... — Moi, » dit Louise, « je connais un
» livre qui m'a fait le plus garnd plaisir ! je pleurais
» de tout mon cœur en le lisant ; mais il est bien
» vieux, bien vieux, car il est tout déchiré; je vais
» le chercher. » Elle sortait effectivement; puis en
ouvrant la porte, elle aperçut son frère. — « Mon
SEPTIÈME ÉPOaUE — I772 89
» ami ! » lui dit-elle, « voilà ce Monsieur ! » Le frère
vint à nous. Il s'arrêta surpris, en me voyant. Sa
figure ne m'était pas inconnue; mais je ne pus me
la remettre. Il me salua, et ma réponse ne marquant
rien de particulier, il se remit. Le son de sa voix me
frappait cependant : mais j'augurai que si je l'avais
effectivement entendue, c'était en passant, ou que
cet homme ressemblait à quelqu'un de mes anciennes
liaisons. Après un moment d'entretien chez le gros
voisin, nous entrâmes chez M. Alan. Ce nom me
persuada que je ne connaissais pas le frère. Il me
donna des marques d'amitié, m'assura que j'avais
fait la conquête de sa sœur, et me glissa un mot qui
me surprit, vu notre inconnaissance : « Je suis per-
)) suadé, d'après la manière dont elle s'occupe de
» vous, depuis votre rencontre, que vous seriez très
» heureux ensemble ! » Je rougis de plaisir ; mais
je fus très étonné ! Cependant je me gardai bien de
dire que je n'étais pas mariable ! cet aveu, dans ce
moment, m'aurait paru le plus grand des malheurs.
Louise me charmait, et je voulais du moins la con-
naître assez pour m'attendrir dans la suite à son
souvenir. C'est que je pleurais quelquefois avec tant
de volupté, Colette, Madelon, Zéphire, M^^^ Rose
Bourgeois, ÉHse, et même Adélaïde Nicard, Colette
la blanchisseuse, Manon son amie, que c'était une
sorte de jouissance pour moi de faire une connais-
sance nouvelle, qui se fît regretter comme je les
regrettais. Ce fut mon seul motif : si j'en avais eu
un criminel, je l'avouerais... La tournure de mes ré-
. X 12
90 1772 — MONSIEUR NICOLAS
ponses ayant persuadé, d'unepart, que j'étais garçon,
de l'autre, que j'étais épris, la cordialité d'Alan fut
sans bornes. Louise était assise à côté de moi ; je
lui pris une main, je regardai cette aimable fille,
vrai bijou par la gentillesse et l'air de naïveté; mon
cœur tressaillit : je pensai aussitôt que je ne pouvais
être heureux par elle, et je m'attendris ; mes larmes
couléren.t. On leur prêta un tout autre motif; on
crut qu'elles étaient de joie. Les amitiés redoublè-
rent. On me proposa de souper. Le frère s'éclipsa
un moment, pour aller chez le traiteur, et je restai
seul avec Alan. Elle se leva; elle paraissait un peu
émue, un peu confuse; elle mit le couvert. En
passant devant moi, je lui baisai la main. Elle me dit
une chose qui m'étonna : « Que je voudrais vous
» avoir connu plus tôt ! — A quoi cela servirait-il? —
» A beaucoup ! » Son frère arriva. Nous nous mimes
à table, et la gaieté régna, même dans mon cœur.
Louise cependant paraissait quelquefois con-
centrée ; Alan me dit, en me tutoyant : « Je ne
» sais pas encore ton nom? — Bertrô, » répondis-je
sans hésiter (car je sentais que je ne pouvais donner
mon nom, déjà connu). — « Mon cher Bertrô, qu'as-
;> tu donc fait à Louise ? que lui as-tu dit, pendant
» mon absence ? As-tu fixé le jour de votre mariage ?
» — Je n'ai pas osé en parler, » répondis-je. J'étais
toujours surpris de plus en plus de la prompitude, de
la précipitation même de ce frère ! — « Je t'avertis, »
reprit-il, « que tu l'as enchantée; et comme je ne
« suis à la maison qu'une heure par jour, il faut
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — I772 9I
» avouer qne je ne serais pas sans inquiétude, en y
» laissant une sœur amoureuse et jolie. — J'ai de
» l'honneur, mon ami, et si tu me la confies, le
» dépôt sera sacré. — Oui, je te la confierai ; mais
» ne barguignons pas. Elle n'a rien en mariage,
» parce que je ne suis pas riche. Mon état de chi-
» rurgien suffit à nous entretenir, mais il ne nous
» enrichit pas. — Ce n'est pas la dot que je recher-
» cherais, si... Ce n'est que la personne. — Bon! je
» te réponds de son économie, de sa douceur. —
» Je lis dans ses beaux yeux qu'elle a toutes les
» vertus. » Je baisai la main de Louise, qui soupira.
Nous parlâmes ensuite de nouvelles ; onze heures
arrivèrent, et je me levai pour me retirer. Je fiis sur-
pris de voir Louise prendre son mantelet, et se dis-
poser à descendre. — « Où va donc Mademoiselle ? »
lui dis-je. — « Tu vois, » me dit Alan, « que nous
h n'avons ici qu'un lit ; ma sœur est jeune et jolie ;
» la décence ne permet pas qu'elle couche dans le
» même appartement que son frère, quoiqu'il ait
» deux pièces ; elle a deux petites chambres au coin
» des rues Babille et des Deux-Écus, tu vas l'y con-
» duire; c'est ma première marque de confiance...
» Ma sœur, j'ai coutume de te mener chaque soir,
» et d'emporter la clef, que je remets le lendemain
» à notre bonne voisine; je ne t'enfermerai plus:
» la meilleure garde d'une fille, c'est l'amour; je te
» laisse aveclui. » Louise descendit, sans répondre,
et je la suivis.
« Vous avez un frère d'humeur très, agréable ! »
92 1772 — MONSIEUR NICOLAS
lui dis-je, « mais un peu singulier! — Il est vrai;
» mais il en a toujours bien agi, surtout en cette oc-
» casion; sa conduite envers vous me fait plaisir.
» — Ha ! belle Louise ! approuvez-vous ses desseins ?
» — S'il faut vous parler avec sincérité, votre ca-
» ractére m'a tellement plu, vos discours m'ont
» paru si sensés, que... je n'ai plus eu pour le ma-
» riage l'éloignement qu'il m'avait toujours in-
» spire. » Je ne répondis rien à ce discours si obli-
geant, qui m'affligeait néanmoins ! je faisais provi-
sion de sensations douloureuses et regrettantes pour
l'avenir (i)... Arrivés à la porte de l'allée de Louise,
je la saluai. Elle me pria de monter. Je trouvai un
petit appartement très propre : elle avait trois fe-
nêtres, une sur la rue Babille, qui plongeait en même
temps sur un bout de la rue des Deux-Écus et sur
celle d'Orléans, deux voyaient l'autre bout de la rue
desDeux-Ëcus. Elle me fit asseoir à côté d'une croisée,
et nous causâmes. Elle me raconta qu'elle était de
Versailles, et orpheline; que son frère, en arrivant
de l'armée, où il avait été chirurgien, l'avait trouvée
chez une couturière, abandonnée de tout le monde,
et qu'il l'avait prise avec lui. « Nous sommes en-
)) semble depuis quatre ans ; j'en ai dix-neuf; vous
» m'inspirez de la confiance, et soyez sûr, Mon-
(r) Elle a été bonne ! car elle n'est pas encore épuisée,
au bout de vingt -cinq ans ! Tous les ans, du 9 Juillet au
9 Auguste, je vais à la Nouvelle-Halle, pleurer Louise et
Thérèse; en fixant la Lyre et le Cygne, je m'écrie ; « Astre
» de Louise, Astre de Thérèse, je vous salue ! *
SEPTIÈME ÉPOaUE — I772 93
)) sieur, que je vous donnerai touie la mienne, si
» vous paraissez le désirer. — Je vous parlerai avec
» la même sincérité, » lui dis-je, « lorsque nous
» nous serons vus quelquefois encore. Adieu, belle
» Louise; toute ma conduite doit vous prouver
» que je mérite la confiance dont vous voulez
)> m'honorer. » Voilà ce qui se passa dans cette pre-
mière visite.
Louise m'avait dit de revenir la voir dans son lo-
gement à elle : je reparus le lendemain à neuf
heures. Elle fut comblée, en me voyant. Nous cau-
sâmes. Ensuite elle me présenta un livre, et se mit
à sa toilette. A midi, elle me pria de lui donner la
main pour aller dîner en ville, rue Montmartre,
chez de très bonnes gens, qui me retinrent. Louise
fut charmante, et me parut très considérée. A quatre
heures, je fus obligé de la laisser, pour aller à mes
affaires ; elle me fixa neuf heures, pour la revoir chez
elle. Je n'y manquai pas. Elle m'attendait, son petit
couvert mis pour nous deux. « Mon frère est absent
» pour quelques jours, » me dit-elle; « je les passe-
» rais chez sa voisine; mais je préfère de rester ici
» avec vous. Si vous y voulez travailler, voilà un se-
» crétaire ; je ne vous troublerai pas ; je m'occuperai
» ici. î» Ces offres m'enchantaient, tant que la ré-
flexion ne venait pas les empoisonner. Ce soir-là,
je fus extrêmement tenté! Louise était jolie; elle
avait surtout le charme auquel je ne résistais pas, un
pied mignon. Elle était d'une propreté qui excluait
la plus petite négligence. Il faisait chaud ; elle était en
94 177 2 — MONSIEUR NICOLAS
déshabillé, la gorge à peine recouverte par un tour de
gaze, qui ne la rendait que plus appétissante... Nous
soupâmes; nous allâmes ensuite à la fenêtre sur la
rue Babille; je passai un bras autour de sa taille dé-
liée; je pris un baiser sur sa joue. Louise sourit, et
jeta le rideau au dehors. Je la mis sur mes genoux,
un baiser demandé fut enfin accordé par une bouche
.mignonne... Quelle déhcieuse ivresse!... Prêt à suc-
comber, je me levai : « Je vous quitte, ma chère
» Louise ! vous êtes trop séduisante, et je ne saurais
» me contenir. — Non! restez!... Je suis seule; je
» m'ennuierais. — Que faut-il donc que je fasse,
» pour vous respecter comme je le dois? » La
réponse de Louise me surprit au delà de tout le
reste : — « Inspirer à un homme, qui... plaît sur-
» tout ! . . . flatte trop une fille, pour qu'elle en puisse
» être offensée... — Ma belle Louise, vous me ras-
» surez... Mais je veux vous prouver combien vous
» m'êtes chère, en les contraignant, ces désirs im-
» pétueux qu'allument votre beauté... vos charmes...
» vos appas... vos attraits... Oui, ma tendresse,
» mon estime, la confiance de votre frère les sur-
» monteront. » Je me contraignis en effet; mais je
crus m'apercevoir que Louise chercha plus d'une
fois à me faire manquer à ma résolution. Je ne la
quittai qu'à minuit.
Le lendemain, à neuf heures, j'étais chez elle. Je
la trouvai au lit; une bonne femme qui faisait son
ménage et ses commissions était auprès d'elle. Louise
avait un mal de gorge. Elle prit de ma main du
SEPTIÈME ÉPOaUE — I772 95
sirop de mûres; je lui fis moi-même une eau de
figues grasses ; elle me donna une de ses mains, et
je restai ainsi plus d'une heure à côté d'elle. Vers
les onze heures, il arriva une de ses amies, de la
rue de Bourhon-Petits-Carreaux : c'était une grande
fille, mince, gaie, jolie, qui me paraissait très ai-
mante; c'était le portrait d'Emilie Laloge. Elle fut
pénétrée de l'indisposition de Louise. Elle ôta sa
robe, resta en corset, et se mit à la servir. Elle avait
l'air d'une nymphe. Je sortis un instant, pour une
commission que me donna Louise. Avant mon dé-
part, Thérèse m'avait regardé avec une sorte de cu-
riosité fi-oide; mais à mon retour, elle parut tout
d'un coup familière et bonne avec moi. Elle entre-
mêlait .adroitement, à tout ce qu'elle disait, une
louange fine et délicate de son amie ; elle me faisait
des amitiés, me commandait, me prenait la main,
et dans un instant où je baisais celle de Louise, elle
appliqua sa jolie bouche sur ma joue, en me disant :
« J'aime tout ce qui aime ma Louise. » Il y vint plus
de vingt jeunes filles toutes jolies, voir Alan, dans
l'après-dînée : ce qui m'étonna, comme tout le
reste. Le soir, Thérèse était obligée de s'en aller.
Louise lui dit : « Jusqu'où tu voudras ; mais M. Bertrô
» ne te laissera pas aller seule ?... Tu le voulez bien,
» notre ami? — Si je le veux ! ne serai-je pas toujours
» avec Louise?... » On me baisa... Je reconduisis
Thérèse chez elle, à minuit... Ha ! comme elle aimait
Louise! comme elle me fit son éloge!... Le cœur
parlait... « Comme elle est aimée! » pensais-je...
96 17/2 — MONSIEUR NICOLAS
Je trouvai Thérèse plus riche que Louise; elle avait
de très beaux meubles, encore en désordre, parce
qu'elle emménageait, et une fille pour la servir. Je
ne pus m'empêcher d'avoir quelques doutes... Mais
l'honnêteté de Louise, les procédés de son amie me
replongeaient dans l'incertitude.
De retour auprès de ma Belle, il fut résolu que je
passerais la nuit dans un fauteuil. Je servis Louise;
je la caressai en père, plutôt qu'en amant. Elle s'en-
dormit. Je m'assoupis à mon tour, et ne m'éveillai
que sur les quatre heures. Louise dormait encore,
mais elle s'éveilla presque aussitôt. J'allai lui chercher
du sirop. Elle en prit de ma main, qu'elle baisa en-
suite. — « Quoi! » lui dis-je, attendri... « Ha! je
)» rendrai ce baiser à ta jolie bouche... » J'en pris
un cent. En regardant Louise, je la vis en larmes.
« Qu'avez-vous, mon aimable amie ? — Non, » me
dit-elle, .« je ne veux plus rien vous taire... Mais je
» veux que vous vous mettiez à côté de moi. —
» Vous êtes malade... — Je ne le suis guère. — Je
» ne le saurais, et je n'entendrai rien qu'après votre
» guérison... Je ne veux pas que vous parliez, je ne
» le veux pas ! — Ce que j'ai à vous dire est impor-
» tant. — Je ne veux pas l'entendre aux dépens de
» votre santé... Ma Louise, je t'adore ! rien n'éteindra
» ce sentiment délicieux dans mon cœur ! — Rien ?
» — Rien, ma fille... Mais ne parle pas. — Je me
» tairai donc; mais souviens-toi que j'ai voulu
» parler ! — Oui, je date de ce moment ce que tu
» as à me dire. » Je l'empêchai de répliquer; je me
SEPTIÈME ÊPOaUE — I772 97
mis A côté d'elle dans le fauteuil, la tête sur son
oreiller, et elle se rendormit. Je m'éloignai, dés que
je m'en aperçus, pour lui préparer ce qu'elle avait
besoin. Cette nuit fut une des plus agréables de ma
vie ; c'est un délicieux plaisir, que celui de garder,
légèrement malade, une jeune beauté que l'on com-
mence d'aimer!... A sept heures, Louise s'éveilla;
je lui présentai une soupe au biscuit, qu'elle aimait
beaucoup, à ce qu'elle avait dit la veille à Thérèse.
Cette amie arriva presque au même instant, et je
sortis pour aller à mes affaires, sous la promesse de
revenir dîner.
Je reparus à deux heures. Je fus reçus par les
deux amies comme un dieu. Thérèse paraissait vou-
loir enchérir sur Louise. Celle-ci allait beaucoup
mieux; elle dina légèrement. Nous jouâmes au do-
mino, en sortant de table, à très petit jeu ; les deux
amies gagnèrent, par mon adresse à mal jouer; ce
qui contribue à la belle humeur, même avec les
plus désintéressés. Thérèse s'en aperçut à la fin, et
me le reprocha tout bas. — « La perte échauffe, »
lui dis-je; « ne voyez-vous pas que je le fais pour
» Louise? et vous en profitez. -^ Bon ami! bon
» ami! vous êtes charmant! et je le dirai à
» Louise. »
Nous soupâmes encore plus gaiement que nous
n'avions joué. Louise, presque guérie, fut char-
mante; Thérèse était dans un petit délire; elle
caressait Louise comme un amant : « Ne meurs
» pas! » lui disait-elle; « je ne pourrais te sur-
X 13
99 1772 — MONSIEUR NICOLAS
)> vivre ! . . . Et vous, ménagez-la moi ! — Vous allez
» la reconduire, » me dit Alan; « elle vous parlera;
» revenez ensuite : je laisserai ma clef; vous entrerez
» sans bruit, et si je dors, vous ne m'éveillerez
» point : mais vous ne vous en irez pas... » Prêt à
partir, je menai les deux amies à la fenêtre sur la
rue Babille, et je leur dis, en leur montrant une
belle étoile au zénith : « Voyez-vous cette étoile ? —
» Oui! » dirent-elles ensemble. — « C'est le Vega
>> de la Lyre; mais je change son nom : je rappellerai
» désormais, V Astre de Louise!... Voyez cette autre
» constellation, qui la suit. — Nous la voyons : elle
» est en croix. — Oui; ce^ ne sera plus le Cygne
» pour moi; je lui donnerai le nom de V Astre de
» Thérèse ! Et si jamais nous étions séparés, je dirais,
» en voyant ces deux constellations : Astres éternels,
» vous êtes toujours là ! mais Louise et Thérèse n'y
» sont plus!... » Les deux amies m'embrassèrent
à la fois, en me disant : — « Ha ! ce qu'il dit là va
» au cœur! O cher ami! ^) ajouta Thérèse, en me
baisant la joue, « diras-tu cela? — Oui, je le dirai,
» toute ma vie. — Et moi, je dirai : Belle étoile du
» 27 Juillet! Bertrô te regarde en ce moment,
» comme moi!... Pour Louise, elle sera ta femme,
» et vous la regarderez ensemble. »
J'allai reconduire Thérèse, dés que nous eûmes
soupe. La jolie malade se mit au lit, et, au lieu
de laisser sa clef, Thérèse la prit et me la donna.
Nous prîmes par la Nouvelle-Halle. Nous n'étions
encore qu'à la rue de Sariine, lorsqu'elle me dit :
SEPTIÈME ÉPOQUE — 1772 99
« Mon ami ! vous vous êtes conduit comme un ange
» avec Louise, hier, cette nuit, et aujourd'hui; elle
» vous aime de tout son cœur, et vous me la con-
» serverez : car le chagrin me l'aurait enlevée...
» Elle m'a chargé de vous tout dire... Mais je vous
» avouerai que je tremble de parler... Êtes-vous
^> bien susceptible? — Qu'entendez-vous par là? —
a Si vous tenez beaucoup à certaines choses...
^) comme par exemple, à une fleur ? — Une fleur !
,) — Oui, une fleur... ce qu'on appelle la rose
» d'une fille?... C'est que Louise n'a pas la sienne
» plus que moi, je vous en avertis. — Vous êtes
» charmantes! » répondis-je (car je commençai à la
■deviner); « je vous préférerais, avec votre caractère,
» sans rose, à bien d'autres qui l'ont! — Ha! vous
» me rassurez!... Je vais donc tout vous dire...
» Le frère de Louise n'est pas son frère, quoiqu'il
» passe pour tel, mais son amant, depuis l'âge de
j) quatorze ou quinze ans, qu'il l'a prise chez une
^) couturière. Mais il va se marier à une femme
» riche ; Louise en était désolée, quand vous l'avez
» rencontrée pour la première fois. Elle accourut
» chez moi, dès le lendemain matin, pour me faire
» votre éloge, en me disant : « Ha ! si un homme
» comme ça voulait m'aimer, je l'aimerais de tout
» mon cœur!... » Vous êtes revenu, vous avez
» parlé mariage; Louise m'a répété mille fois
» aujourd'hui, qu'elle mettra son bonheur à faire
î) le vôtre. Elle a une quinzaine de mille francs,
») qu'une prêteuse sur gages fait valoir : j'en ai
100 Î77- — MONSIEUR NICOLAS
» environ trente, et cela nous rapporte : j'ai un ami
» d'un certain âge, que je n'aime pas, mais que
>♦ j'estime : il me fait un sort très avantageux, et je
» lui suis fidèle avec scrupule ; Louise et moi, nous
»♦ avons le même caractère, qui est la reconnais-
» sance; nous ne nous sommes jamais donné que
» de bons conseils. Nous désirons notre avantage
» mutuel, avec la même sincérité; vous n'en dou-
» terez pas, quand je vous dirai que tout nous est
» commun; ce que j'ai est à elle, comme à moi, et
•) réciproquement. J'ai cent écus par mois, depuis
» six, et elle en a cent francs : ce qui, joint aux cent
» que son ami lui donne, la rend aussi riche que
» moi. Nos quarante-cinq mille francs sont entre
» les mains de deux prêteuses bien assurées ; mais
» si par malheur la sienne manquait, Louise ne per-
» drait que la moitié de sa somme, et elle aurait la
» moitié de la mienne. Quand vous serez mariés,
» elle aura de moi cinquante écus par mois ; et vous
» verrez que je serai fidèle. J'aime Alan comme
» une sœur, et j'en suis aimée de même, depuis
» quatre ans. Nous sommes camarades d'école, et
» dès notre enfance, nous nous amusions à projeter
» de tout avoir en commun. Nous n'avons jamais
» eu qu'un homme chacune (i). Un jour l'ami de
(i) A peu près dans le même temps, ou un peu plus tôt,
M'i» Dfsglands, des Italiens, était la Thérèse d'une autre
Louise, et leur société dure encore. Je le tiens d'elle-même:
elle nous fit son histoire en dînant, chez notre bon ami le
docteur Gnillebert de Fréval.
SEPTIEME EPOQlUE — I772
lOI
Louise voulut s'émanciper avec moi : je lui mon-
trai si bien que son calcul était faux, qu'il ne s*y
frotta plus; je l'ai avoué tantôt à mon amie, pour
la première fois, parce qu'il n'y a plus de danger.
Elle s'était désolée avant votre connaissance :
mais elle me disait tantôt : (( Mon malheur aura
produit mon bien; car je n'ai parlé à ce Monsieur,
que parce que Monsieur Cellier me quittait. Je ne
connaissais que lui d'homme aimable; mais j'ai
vu par celui-ci, qu'il en est qui le passent, en
sentiments et en délicatesse. » Et elle m'a raconté
des preuves de la vôtre... Mais je parle toujours!
que pensez-vous? — Je dois, Mademoiselle, vous
répondre avec la même confiance que vous venez
de me marquer.
» En voyant M^^= Louise, je fus entraîné par un
sentiment si vif tout à la fois, et si tendre, que je
ne pus le modérer. Je ne songeais pas au mariage,
et je n'y pouvais songer; mais votre confiance...
— Quoi vous ne voulez pas...? — Daignez m'é-
couter, aimable Thérèse ! votre estime m'est
nécessaire. — Ha! ce mot me rassure encore ! —
Je vous disais. Mademoiselle, que votre confiance
exige toute la mienne... Le mot de mariage fut
prononcé. Il m'interdit; mais le charme était déjà
si fort, que je ne pus répliquer. Je pris une réso-
lution : ce fut de voir Louise d'assez prés pour
l'adorer, de me retirer ensuite, et de la regretter
éternellement; de verser, pendant le reste de ma
vie, des larmes sur mon malheur. — Hé ! pour-
102 1772 — MONSIEUR NICOLAS
» quoi ? que signifie cette manie étrange ? — Que
» je suis marié depuis douze ans! — Ha Dieu!...
» Mais, » ajouta-t-elle en riant, « vous nous con-
» naissez ; votre mariage ne sera pas un obstacle :
» Louise aurait été votre femme; elle sera votre
» maîtresse, et peut-être en serez-vous plus heureux
» l'un et l'autre... Laissez-moi la disposer, mon
» pauvre Bertrô... — Je suis marié; » repris- je,
« je suis honnête homme : je puis avoir une erreur
» d'un moment; mais voudriez-vous, ma chère
» Thérèse, que j'allasse ruiner ma maison?... —
^> Non ! non ! mais pour que tu en aimes une autre,
» il faut que ta femme ait eu des torts, ou un amant ?
» sans quoi, je te connais, tu n'aurais pas dit à mon
» amie que tu l'aimais. Je ferai tout pour toi... Tu
» m'entends? Aimez-vous; soyez heureux; sois
» mon ami ; un homme prêt à me servir, de toutes
» les manières dont on sert ses amis; que je puisse
» compter sur toi : le prix de ton amitié sera la
» possession de Louise. C'est une autre moi-même;
» si je la donne, elle sera bien donnée. J'ai goûté
» tes principes; en peu de mots tu les as décou-
» verts : quand tu ne seras plus amant, tu seras
» encore ami solide. » J'embrassai Thérèse, trans-
porté de joie : car la passion m'aveuglait : — « O
» fille aimable! » lui dis-je, « tu m'enchantes! tu
)) me ravis ! Mais qui t'a donné tant de philosophie ?
» — La Nature seule, et quelques lectures l'ont
» fortifiée. J'ai trouvé un livre chez mon amie ; je
» l'ai lu, je l'ai dévoré; il était conforme à mes
SEPTIÈME ÉPOQUE — 1772 103
» sentiments, pour l'amour. Il m'a surtout atten-
n drie; je crois l'avoir encore à la maison : je vais
» te le prêter. »
Nous arrivâmes. L'ami de Thérèse l'attendait. Il
fut surpris, en me voyant : — « Ne vous effarouchez
» pas! » lui dit-elle en riant; « il est vrai que c'est
» mon amant, mais je ne lui accorde des faveurs
» qu'avec les appas de Louise. » Ce mot dérida
l'homme, qui me parut environ cinquante-deux ou
cinquante-quatre ans. Thérèse me donna la brochure
qu'elle m'avait promise, et qui était fort mal en
ordre. Je l'ouvris, et ce ne fut pas avec une médiocre
surprise que je reconnus un de mes Ouvrages, la
Fille naturelle!... Je rougis. Mais Thérèse ne pou-
vait me deviner. — « Vous l'avez peut-être lu ? —
» Oui; mais je le relirai. » En effet, j'ai observé
que relire con propre ouvrage, quand on sait qu'il a
été lu par quelqu'un à qui l'on s'intéresse, et qu'on
sait les endroits qui Font frappé, est un des plus
grands plaisirs que puisse goûter un auteur ! Je pris
la brochure, dans la résolution de la rendre reliée,
et je sortis.
J'hésitai si j'irais chez Alan; mais je fus conduit
à sa porte par mes jambes, sans l'aveu de ma volonté,
je puis le dire (comme autrefois chez Zéphire!)
J'avais sa clef : c'était une raison, dont une partie
de mon âme fut charmée, tandis que l'autre s'en
affligeait. Parvenu auprès de son lit, je la vis endor-
mie. Je me baissai, pour lui baiser le front; un de
ses bras me retint : « Vous êtes instruit, » me
104 1772 — MONSIEUR NICOLAS
dit-elle. (( Oui, ma chcre Louise. — Ha! tu es
» instruit, et je te suis chère!... je suis donc la plus
» heureuse des filles! — Mon aimable amie, je
» t'aimerai jusqu'à mon dernier soupir... » Elle me
donna un baiser... « Mais, » continuai-je, « Thérèse
» doit te parler demain. — Hé bien, elle me par-
» lera.. Mais puisque tu me connais... viens, mon
» ami... viens... » Je fus près de succomber... Je fis
sur moi-même un effort, dont je frémis, depuis...
(vingt-cinq ans, aujourd'hui 12 Septembre 1797)...
Je m'arrachai des bras d'une fille qui m'inspirait
des désirs brûlants... et je lui dis : — « Non! de-
» main... Demain Thérèse vous parlera. » Louise,
interdite, parut inquiète : je lui fis mille caresses,
mais respectueuses, pendant lesquelles quelques
questions furent hasardées de sa part ; mes réponses
la convainquirent que j'étais instruit. Je lui baisais
les mains; je me contentais quelquefois de mettre
ma bouche où sa tête venait de se poser ; des larmes
coulèrent de ses beaux yeux. — v. Tout ce que vous
» faites me touche! O Bertrô! que je voudrais être
» ce que vous m'avez cru d'abord!... Mais, mon
» ami, je ne t'en aimerai que plus tendrement! De
» ce moment, tu es le maître de ce corps ; il est à
» toi autant qu'à moi... Agis en maître, cher amant,
» cher mari!... » Après quelques discours sem-
blables, je lui présentai la brochure que son amie
m'avait prêtée. Elle me dit que c'était la même
qu'elle voulait me montrer le jour que nous étions
ensemble chez le gros voisin. — « Je ne l'en lirai
SEPTIÈME ÉPOQUE — I772 10$
» qu'avec plus de plaisir, » lui répondis-je. Je la
quittai enfin, bien malgré moi!... Elle voulut que
j'emportasse sa clef, « afin, » me dil-elle, v que je
» vous voie aussitôt que je le désire. »
Une foule de pensées m'occupaient, en m'en
retournant : « Quoi! je suis encore aimé!... Mais
» hélas! quelle différence, de cette enfant, tout
» aimable qu'elle est, avec Mademoiselle Rose
» Bourgeois, et sa sœur Eugénie!... » J'arrivai
chez moi, roulant dans ma tête mille pensées qni
se heurtaient et se renversaient mutuellement. J'eus
celle de me marier sous le nom de Bertrô, en met-
tant seulement Thérèse dans ma confidence; mais
cette idée ne dura qu'un instant. Je dormis peu, et
mon demi-sommeil fut troublé par des songes. Je
me levai matin, à cause de la clef de Louise, que
j'avais prise avec plaisir, et que j'étais fâché d'avoir;
j'étais à sa porte à sept heures. J'ouvris doucement;
elle feignait de dormir. Je m'approchai d'elle, et je
posai ma bouche sur ses lèvres entr'ouvertes. Elle
eut un léger frémissement. « Dors, bel ange... »
m'écriai-je. Je m'éloignais. Elle ouvrit ses beaux
yeux, et m'appela. J'étais déjà auprès de la che-
minée. Je revins à elle. Son sein était à demi décou-
vert; elle me tendit la main... J'avouerai que je
n'aurais pas été aussi fort, cette matinée, contre
moi-même, que je l'avais été la veille; mais Thérèse
arriva.
Elle pensa que nous avions passé la nuit ensemble,
et que tout était dit. Elle vint m'embrasser : « Il
X 14
I06 1772 — MONSIEUR NICOLAS
» vaut mieux être tendres amants, que mariés de
» mauvaise humeur : je vous félicite Jous deux sur
» votre heureuse nuit. — Il ne fait que d'arriver ! »
dit Louise, en souriant; « mon ami en agit avec
» moi d'une manière qui me charme ! Plus il diffère
» des autres hommes, plus il me plaît!... Il arrive :
» mais il m'a dit hier soir, que tu avais à me parler ?
» — En ce cas, » me dit Thérèse, « déjeunons vite :
» on nous apporte du chocolat; ensuite. Monsieur,
» tu iras une couple d'heures à tes affaires, puis tu
» reviendras. — Ne le renvoie donc pas ! » dit Alan
d'un air mignard, (c il s'en va toujours assez tôt de
» lui-même ! » Nous déjeunâmes. Thérèse, ordinai-
rement gaie, se montra sous un autre jour; elle fut
sensible, carressante ; cette fille spirituelle préparait
son amie, avec un art qui me charma. Elle nous
réunissait quelquefois sur ses genoux : elle nous
embrassait tous deux, elle nous obligeait à nous
donner de ces baisers dont parle Martial :
Basia hlandas imitatacoJumhas..,
et que les Grecs appelaient d'un mot bien doux :
mandalôton. Le déjeuner fini, elle me prit la main,
et me dit « Bertrô, je n'ai pensé qu'à vous deux
» cette nuit. Vous auriez été trop heureux, si tu
» avais trouvé Louise, elle fille, toi garçon!... et
» tant de bonheur n'est pas fait pour l'humanité... »
Elle nous serrait l'un contre l'autre... Elle avait l'œil
chargé de larmes... « Ha! que faut-il faire!... » Elle
se concentrait... Enfin, dans un petit mouvement
SEPTIÈME ÉPOCLUE — 1772 107
d'emportement, qui avait son motif, elle nous pressa
l'un contre l'autre, 'et nous dit : « Il le faut, à pré-
» sent. » Et Louise se trouva... dans mes bras... Je
me trouvai dans elle... Mon âme entière passa dans
ce corps charmant, par les organes délicieux du
plaisir, par sa bouche divine, et l'innominable
trésor de la Nature Thérèse confondait ses
caresses avec les nôtres Enfin, elle nous sépara.
ce C'est moi qui te l'ai donnée.: c'est moi, non pas
» elle, qui vous sépare... Va, mon ami, va... Tu
» reviendras dans une heure ou deux, ou plutôt, s'il
» t'est possible... » J'étais à la porte, quand elle me
rappela : « Tu ne l'embrasses pas? » Je baisai la
main d'Alan, qui se jeta vivement à mon cou...
Une idée me vint, triste, profonde, désespérante!
Je pris Louise et Thérèse par la main; je les menai
à la fenêtre; nous nous appuyâmes tous trois sur
l'accoudoir, sans parler. Je fixais, dans la rue d'Or-
léans, mes regards sur une petite porte enfoncée, et
je me disais à moi-même : « C'est de là que je
» viendrai désormais regarder la fenêtre de Louise,
» et pleurer deux filles trop aimables, mais que je
» ne saurais plus voir... Un état contraire aux
» mœurs honnêtes commencerait, et serait habituel.
» Je ne pourrais plus, je le sens, continuer à être
» bon père, et quoique je sois peut-être dispensé
» d'être bon époux, il ne faut pas que notre vie soit
') un scandale public. Les fautes imprévues et passa-
» gères sont de la fragilité humaine ; mais un état
» permanent est d'un malhonnête homme. » Je
I08 1772 — MONSIEUR NICOLAS
faisais toutes ces réflexions à part, sans ouvrir la
bouche, en pressant contre mon cœur la main de
Louise, et, de l'autre main, celle de Thérèse. « Je
» perds le bonheur! » pensais-je, « je le sens;
» mais il faut ici du courage... Virtus est placilis
» ahstinuisse bonis!... Quelle heureuse vie je méne-
» rais avec ces deux filles! Tranquille, travaillant
» avec aisance... Mais, comment parlerais-je de la
rt vertu ?... Allons! allons!... » — « Vous êtes bien
'> ému, » me dit Thérèse. — « Ho! oui!... Mon
)) sort se décide. » J'embrassai Louise trois fois :
j'embrassai Thérèse deux... Je baisai les cheveux de
Louise, en passant... et le gant de Thérèse posé sur
une commode à côté de la porte; je dis, suffoqué :
« Adieu!... » Et je sortis.
Une, femme, mère d'une actrice à'Andinot, qui
demeurait sur le même carré, me força d'attendre
qu'elle fût rentrée, pour passer. J'entendis Thérèse,
qui disait à. Louise : « Mon ami Ta reconnu, pour
» l'avoir vu chez le libraire Lejayî C'est l'auteur de
» ce livre que tu aimes tant ! la Fille naturelle! —
» Ha Dieu ! . . . — et des Lettres d'une Fille à son Père,
a que je t'apporte... » Ce fut tout ce que j'entendis :
je n'osai pas rester, parce que la porte de vis-à-vis
était demeurée ouverte. Je descendis lentement, et
regardant ces marches, où j'étais monté tant de fois
depuis quelques jours, le cœur palpitant, je me dis,
oppressé : « Vous ne me conduirez plus vers
» Louise ! c'est aujourd'hui la dernière fois que je
» foule cet escalier, que je suis près de la demeure
SEPTIÈME ÉPOdUE — I772 IO9
» de Louise; je m'en éloigne à chaque pas, et c'est
» pour jama?s!... Adieu! ma chère Louise! Un
» mot ! un seul mot vient de me rappeler ce que je
» suis, et ce que je me dois!... Ha! Louise! si
» j'étais libre, ton aimable compagne et toi, vous
« seriez à jamais mon unique société!... Filles
» aimables! je ne vous reverrai plus!... » Je des-
cendis, en sanglotant malgré moi, et mes larmes
coulèrent, dés que je fus dans la rue. Je me
retournai au coin de celle des Vieilles-Ètuves, et
j'entrevis Thérèse qni me faisait un signe d'amitié...
Ce fut le dernier que j'aie reçu d'elle alors!... En
tournant Tangle, ce fut comme si j'avais mis l'Océan
entre Louise, Thérèse et moi; nous ne nous sommes
plus revus, qu'au bout de douze ans!...
O mon Lecteur! tout devient intéressant, et prend
une teinte différente, pour l'âme sensible ! Un
homme, comme il en est tant, n'eût vu que deux
filles, dans Louise et Thérèse : j'y trouvai deux
belles âmes, deux amies, telles que nous avions été
amis. Loiseau et moi; j'y trouvai un nouvel aliment
pour ma sensibilité. J'ai entrevu deux fois Louise
depuis ma rupture : huit jours après, d'un escalier
vis-à-vis, soupant tristement avec Thérèse; la
seconde, quinze jours après, traversant la Nouvelle-
Halle. Depuis douze ans, je vais tous les soirs
(depuis seize ans) (depuis dix-huit ans) (depuis
vingt) (depuis vingt-cinq ans), dans le quartier où
j'ai connu Louise; c'est le temps où la Lyre est
perpendiculaire sur la Nouvel le- H aile; et je regarde
110 1772 — MONSIEUR NICOLAS
la Lyre et le Cygne, et je pleure le bonheur que j'au-
rais pu goûter, si la première des lois sociales ne
s y fût opposée... Je commence mes stations le
9 Juillet, et je les finis le 9 Auguste. Je vais m'as-
seoir, les deux ou trois premiers jours, sur la plate-
bande de fer, vis-à-vis le n° 14, et je chante les
noms de Louise et de Thérèse, en versant des
larmes. Les jours suivants, j'arrive par la rue des
Vieilles-Ètuves ; et je m'avance lentement, les yeux
fixés sur la fenêtre où je m'étais accoudé avec
Louise, où j'avais vu le dernier signe d'amitié de
Thérèse; et mes larmes coulent; je frémis en disant :
« O Louise! m'avez-vous haï, méprisé?... Thérèse!
» avez-vous deviné mes motifs? Filles aimables!
>s soyez toutes deux heureuses!... » Et je m'en
retourne, après avoir donné un libre cours à mes
larmes... Le huitième jour, je vais de la Nouvelle-
Halle à la rue de Bourbon; je baise la porte de Thé-
rèse; quelquefois je monte à son étage... et je
pleure... Je crois que Louise est heureuse : je l'ai
rencontrée au mois de Septembre cette année 1784,
bien mise, avec un homme qui lui donnait le bras ;
elle m'a paru mariée. Je la regardai avidement;
mais je ne lui parlai pas, et je n'en fus point remar-
qué. C'était elle : mon cœur mêle dit (i). Lecteur,
arrête-toi ! C'est la seule fois de ma vie que j'eus
(i) Tout ceci précède, comme on voit^ la revue de mes
deux amies... Voyez, pour ce qui n'est pas exprimé, le
Drame de la vie, à la pièce intitulée Louise et Thérèse^
pp. 660-725.
SEPTIÈME ÉPOaUE — 1 772-84 III
tant de vertu. Qui me l'inspira? Deux filles entrete-
nues me l'ont donnée, comme autrefois Zéphire me
rendit chaste; car l'unique jouissance délicieuse, qui
fut sur le point de m'attacher à Louise et à Thérèse,
ne fiit pas une faiblesse : je sais comme elle arriva,
contre ma volonté, par mes sens... J'en atteste
l'Être-suprême ! je ne le voulais pas... Thérèse... ô
Thérèse ! fille divine ! comment, comment as-tu pu
faire cette action céleste, qui me fait t'adorer
encore?... Comment, comment m'as-tu conduit,
forcé... retenu...? Tu me fis violence!... et je t'a-
dore! je t'adore, autant, plus, peut-être, pour cet
acte, crime alors à mes yeux, que pour toutes tes
autres vertus, si vraies, si touchantes, que j'ai si bien
senties!.,. Lecteur ami! une preuve que l'action de
Thérèse ne fut pas un crime, c'est qu'elle est récom-
pensée...
Douze ans s'étaient écoulés : j'avais vu Louise, et
je m'étais caché d'elle. Mon cœur se trouva aussi
sensible que le premier jour... J'errai dans la Nou-
veîle-Halîe, attendri, touché. Enfin, un soir, je vois...
une grande femme, tenant par la main une enfant de
onze ans, et une autre de six. Elle m'intéressait : je
m'avance... C'était Thérèse! Je la reconnus sur-le-
champ. Je fus plus hardi avec l'amitié qu'avec l'a-
mour. Nous étions en 1785 ; je sortais d'une maladie;
j'étais... à faire pitié... Je venais d'achever les Con-
temporaines, et de publier la Paysanne : je pris la
main de Thérèse... « Vous m'avez condamné sans
» m'entendre : voulez-vous m'écouter ? — Ha !.. .
112 1772-84 — MONSIEUR NICOLAS
» le malheureux! il me donne un coup de poi-
» gnard... » Et je fus obligé de la soutenir... —
« Je vous fais horreur! je me retire. — Il me lais-
» serait mourir! — Non! non! ô Thérèse, tous les
» jours pleurée! — Pleurée! moi! pleurée!... et
» Louise... — Puis-je vous séparer? — Viens donc
» la voir... Elle se meurt... Tu recevras son dernier
» soupir... ou... tu la sauveras... » Je la ramenai
rue Babille. Nous montâmes. Thérèse me précéda
auprès de la malade.
« Mon amie!... veux-tu voir?... Calme-toi... mais
» une crise... te sauvera peut-être!... Bertrô... est...
» là. — Lui!... » La malade expirante se soulève...
« Où est-il ? » Je fus à elle à l'instant, et je la pressai
contre mon sein. « Bertrô!... je... ne... t'en ai...
» jamais... voulu... c'est... par vertu... » Elle ne
put parler... On lui donna un cordial... Je posai sa
tête sur mon épaule gauche, et je la tins ainsi. « Je
» meurs... contente... Parlez de moi... — Tous les
» jours! » m'écriai-je. — « Que... direz-vous? —
» Louise était notre Divinité... — Et nous la pleure-
» rons, » s'écria Thérèse, « jusqu'à notre dernier
» soupir! »
Louise sourit ; son cœur sans doute se dilata trop
vivement... Elle expira par un sourire... Nous ne
pouvions la quitter. Son mari et celui de Thérèse
nous l'ôtèrent. ..
Depuis ce moment, tous les ans, à pareil jour
(car elle mourut dans les jours sacrés), je suis venu
chez Thérèse, du 9 Juillet au 9 Auguste. J'entrais :
SEPTIÈME ÉPOQUE — 1 772-89-96 II3
si elle était seule, nous nous embrassions; si elle
avait compagnie, nous nous disions à l'oreille, moi :
<c Louise était notre Divinité ! >^ Thérèse : « Et nous
» la pleurerons jusqu'à notre dernier soupir!... »
Ceci a duré douze ans; car c'est en 1796, année
actuelle, que j'ai fait la perte irréparable de Thé-
rèse!... Elle est morte le 22 Auguste, sur la même
épaule où sont expirées Zéphire, Amélie, et
Louise... Ho! je ne puis écrire ceci, à soixante-
trois ans, et je fonds en larmes! Accablé de dou-
leurs, de chagrins, d'infirmités, j'ai perdu Thérèse,
qui pouvait les soulager! J'ai achevé de perdre
Louise, mon dernier amour!... Ouvre-toi, tombeau!
je n'ai plus rien à regretter!... Mais... il me reste
quelque chose encore... comme tu vas le voir, Lec-
teur. Remontons.
Le lendemain de la perte de Louise , je vins voir
Thérèse. Nous suivîmes notre amie au tombeau;
la terre qui la couvrit fut arrosée de mes larmes...
Nous nous tenions embrassés par le corps. Je ne la
quittai presque pas ces jours-là. Au bout de quelques
semaines, elle me raconta comment elle avait marié
Louise au chirurgien, son premier amant, devenu
veuf, et comment, pour l'y déterminer, elle s'était
mariée elle-même à un ami de cet homme. Elle
ajouta : « Vous avez une fille de Louise. » Je fus
transporté de joie : « C'est la plus grande des deux
. » qui étaient avec moi, le jour où vous m'avez
» rencontrée ; l'autre est ma fille. Celle de Louise est
» au couvent, pour faire sa première communion. »
X 15
114 1772-89-96 — MONSIEUR NICOLAS
Nous en restâmes là; et dans nos autres visites, où
je voyais les enfants de Thérèse, au nombre de trois,
je m'informais toujours à'Aîanette, qu'avant de la
connaître je nommais Filette, dans mes dates.
Un soir, en 1789, passant dans la rue Honoré,
près celle à' Orléans^ je vis une jeune femme en-
ceinte, dont la beauté me frappa. Je la regardais
tous les soirs, avec une satisfaction si grande, qu'il
me manquait quelque chose lorsque je ne l'avais
pas vue. En 1793, j'en parlai à Thérèse. Ellje me
demanda sa demeure. Je la dis. Le lendemain,
en passant, je vis Thérèse à côté de la charmante
horlogère. Surpris, je m'arrêtai. Elle me fit signe,
j'entrai vivement. Thérèse disait un mot à l'oreille
d'Alanette, ou de Filette! La Belle rougit, en
levant les yeux sur moi. Thérèse me dit : « Em-
» brassez votre fille, et celle de Louise. » Je pensai
suffoquer de plaisir, en pressant de ma bouche ce
charmant visage ! — « C'est Louise que j'embrasse, «
dis-je à demi-voix.
Depuis cet instant, j'ai quelques consolations,
quand les chagrins de ma fille ne les changent pas
en amertume. Je sus que son père l'avait mariée,
sans en parler même à Thérèse. Elle ne me cache
rien.... Et j'ai éprouvé, surtout depuis la mort de
Thérèse, qu'une nouvelle liaison est une porte de
plus ouverte à la douleur comme au plaisir.
J'ai conduit jusqu'à la fin cette histoire de Louise
et Thérèse... Mais qui exprimera comment je les
pleurai avant de les avoir retrouvées! comment je
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — I772 11$
les pleure, depuis que j'ai achevé de les perdre ! Ce
qui me reste de Louise est un charme, il esterai;
mais le charme de l'amour, de l'amitié, de l'égalité,
n'existe pas entre les pères et les filles... Je pleure
aujourd'hui Louise tout seul; je pleure Thérèse
sans consolation... Je m'écrie quelquefois : « O mes
» amies! si j'étais à recommencer, je n'aurais plus
» la funeste vertu qui m'a séparé de vous!... »
Dernier charme de mon cœur ! Louise ! Thérèse !
pleurées encore hier! (14 Septembre 1796) ha! je
n'ai jamais senti si cruellement votre privation,
qu'hier, au bout de vingt-quatre ans !... J'ai regardé
h Lyre! j'ai regardé le Cygne, et, fondant en larmes,
je me suis écrié : « Astres éternels, vous êtes en-
i) core là ! mais Louise et Thérèse n'y sont plus !
» Célestes amies, que j'ai voulu fuir! que j'ai cessé
y) de voir pendant les douze années rayées de ma
» vie, je voudrais aujourd'hui les racheter au prix
» de mon sang!... Adieu, Louise! Adieu, Thérèse! y)
m'écriais-je... Et je suis entré dans la maison de
1772. Jamais je n'ai remonté... jamais je ne remon-
terai cet escalier, pour voir Louise! pour voir Thé-
rèse!... Et je suis sorti navré de douleur... J'ai voulu
voir ma fille ; elle est malade...
Je retombai dans un état de mort, après m'étre
privé de la vue de Louise et Thérèse, et aucune
fille ne m'intéressa plus, jusqu'au 22 Juin 1776,
que je connus Virginie. Je parlerai de cette aven-
ture, quand l'ordre des temps m'y aura conduit. Je
reprends l'histoire de mes Ouvrages.
Il6 1773 — MONSIEUR NICOLAS
La Femme dans les trois états m'occupait, lorsque
je connus et que je cessai de voir Louise, le 9 Au-
guste. Ce petit Ouvrage, dont la Troisième Partie
renferme quelques- anecdotes contemporaines, fut
donné à l'impression le 4 Juin; mais il ne parut
qu'au mois de Février 1773. Je continuais cepen-
dant V École des Pères. Je composai ensuite le Ménage
Parisien, espèce de roman farce, dont le plan excel-
lent m'avait ri ; mais lors de l'exécution, elle se
trouva au-dessus de mes forces, et la plus riante de
mes conceptions me fournit un Ouvrage très mé-
diocre. M. de Crébillon fils en fut le censeur, et ne
parut pas en faire grand cas. Il le mit cependant un
peu au-dessus du Pied de Fanchette, dont il avait été
également l'approbateur. (11 se trompait fort! Le
Pied de Fanchette est aujourd'hui bien au-dessus du
Ménage! et à la troisième édition.) C'est dans le
Ménage Parisien qu'est la Note qui fut l'origine de
ma liaison avec le docteur de Préval. La voici :
« Rien de si digne de nous (des sots), que la conduite
de la Faculté à l'égard de M. Guillebert de Préval! Ce
dangereux esprité a trouvé, dit-on, une eau qui préserve
les Sots et les Gens d'esprit d'un mal cruel !La Faculté,
q:ii est Orbi et Urbi salus, considérant de combien de
profits cet enfant dénaturé cherchait à priver sa mère, a
résolu de i'exhéréder, en le chargeant de sa maternelle
malédiction. » ilV Part., Notes, p. Ixiv,..) Ha! sans
doute cette production aurait été excellente, si mon
âme n'avait pas été abreuvée de douleur par la
perte de Louise et Thérèse! Néanmoins les deux
SEPTIÈME ÉPOaUE
1773
117
Ouvrages eurent quelque succès : la Femme dans
les trois états a été réimprimée ; le Ménage manque
depuis longtemps ; je me propose de l'abandonner,
tout corrigé, à quiconque en voudra faire une
édition.
Outre ces romans, et V École des Pères, que j'im-
primai sous le titre du Nouvel Emile, pour le libraire
Drastoc, je travaillais comme par foucades au Paysan
perverti, commencé en 1769. J'en étais alors au
II I« volume.
\'ers la mi-Novembre, Nougaret me montra un
manuscrit de M. Marchand, le censeur du Porno-
graphe, l'auteur de la Requête du Curé de Fon-
tenoy, etc. : c'était un roman fort sec, fort dénudé;
cependant je pris le parti de l'animer un peu. Il était
intitulé : Mémoires de M, d' Armantières ; on y voyait
figurer un certain M. Duchaufiour, père de Placidie,
l'héroïne ; ces noms étaient véritables, à ce qu'on
prétend; je les changeai, par le conseil du censeur
Coqueley; j'ajoutai l'histoire de Zoé ; je fis presque
en entier la II« Parité; je donnai un titre saillant :
Nouveaux Mémoires d'un Homme de qualité, qui con-
venait assez; je terminai par les Beaux rêves, dans
l'un desquels j'annonçai la naissance d'un dauphin :
prédiction fort naturelle, les deux époux étant jeunes,
amoureux et bien constitués. Dans le second, je
vengeais mon ami le docteur de Préval des persécu-
tions de son corps, d'une manière assez plaisante,
comme on peut le voir à la fin de la Découverte
Australe, où j'ai réimprimé cette pièce sous le titre
Il8 1773 — MONSIEUR NICOLAS
burlesque de Vlairomachie, l'édition des Nouveaux
Mémoires étant épuisée.
Ce fut en 1773 que je connus Rosette Vaillant, la
modèle. (\'oyez mon Calendrier.)
L'impression des Nouveaux Mémoires , commencée
j^^^ en Janvier 1774, fut achevée au mois de Mai.
V École des Pères était alors interrompue; je réimpri-
mai le Poniographe et la Fille naturelle. Vers la fin
de l'année, Edme Rapenot, le libraire, me montra
une traduction du Grand Tacagno, de François de
Quevedo, par Dhermilly le censeur. Je la trouvai si
mauvaise, que je ne lui conseillai pas de l'imprimer.
J'achevais le Paysan, que je proposai au libraire De-
lalain l'aîné. Il le refusa; son examinateur lui dit
qu'il y avait remarqué des lettres aussi mal écrites
que celles d'un paysan, ce qui ne prendrait pas.
Delalain me conseilla, d'après cet examinateur pé-
nétrant, de changer le titre, et j'en fus lente. Heu-
reusement je n'en fis rien! J'obtins, par Valade,
Dhermilly pour censeur du Paysan; je fus ainsi dans
le cas de voir souvent ce bonhomme , qui me pro-
posa sa traduction du Grand Tacagno, qu'il avait
rendu par Fin Matois. Je consentis à l'imprimer, à
condition qu'jl me prêterait l'original, et qu'il
m'aiderait à rectifier tout ce que je n'entendrais pas.
Je puis dire que je refis toute cette traduction sur
l'original ; Dhermilly l'avait rendue niaisement, au lieu
d'y mettre le sel convenable. Je ne m'en tins pas là;
je composai une Troisième Partie , dans laquelle je
finissais le roman de Quevedo, par sept chapitres en-
SEPTIÈME ÉPOQUE — 1774 119
ticrement de ma composition; par des Notes; par
un Abrégé de la vie de Qiievedo; par une Notice de
ses Ouvrages, et par le morceau très goûté sur
l'Inquisition de la Cneiiça, Cet Ouvrage est donc, à
peu de chose prés, entièrement à moi. Je le payai
vingt-cinq louis au bonhomme, et je lui fis présent
de tous les exemplaires dont il voulut disposer.
Drastoc ayant fait banqueroute, il exigea de moi la
perte de mille écus de billets, de tout ce que je lui
avais fourni en livres, et douze cents francs pour me
rendre V École des Pères incomplète; je lui donnai
cinq cents Fin Matois pour faire les douze cents
livres, je lui remis ses billets et ses reçus de mes
livres, à lui fournis, et il me rendit une partie de
mon Ouvrage en papier à la rame (i); car je fus
obligé à une dépense considérable pour le mettre
en valeur; j'ai même laissé l'Ouvrage incomplet;
on n'a qu'un court abrégé du IW^ volume. Je fis un
autre sacrifice encore plus douloureux; j'avais passé
pour mille francs des billets de Drastoc; obligé de
les rembourser, je vendis à Dehansy, libraire, pour
ces mille livres, des Femme-trois états, des Ménage
Parisien, et des Nouveaux Mémoires, à dix sous
l'exemplaire, au lieu de quarante sous. C'étaient
(i) L'autre moitié m'a été retenue par le nommé Rein-
r\xoî fa) , administrateur infidèle pour les créanciers Drastoc :
Ce Reinruof eut la maladresse de donner un état imprimé
de ce qu'il me volait. Mon éloignement pour les affaires m'a
empêché de le poursuivre.
faj Fournier. (N. de rÉd.)
120 1774 — MONSIEUR NICOLAS
deux mille exemplaires au lieu de cinq cents; je
perdis ainsi mille écus réels, puisque les trois Ou-
vrages se sont vendus jusqu'au dernier; aussi l'af-
faire de Drastoc a-t-elle été la plus ruineuse de toutes
celles où j'eusse encore perdu ; elle m'a coûté quinze
mille livres.
Je commençai l'impression du Paysan perverti im-
médiatement après celle du Fin Matois, au mois de
Mai ou Juin 1775- J'étais alors fort incommodé
d'une rétention d'urine, suite de ma cruelle maladie
de 1770. J'employai VEau présèrvative du docteur
de Prévaî, qui est un fondant très efficace; il pé-
nétra dans les chairs, et, au bout d'un mois, pen-
dant lequel je baignai presque continuellement la
partie malade dans cette eau, je me trouvai tout à
coup soulagé. Depuis ce temps je n'ai pas eu les
cruelles angoisses auxquelles je fus sujet durant
l'impression du Fin Matois : car j'éprouvai un jour
une suppression absolue ; ordinairement l'urine tom-
bait goutte à goutte. Je pense que le traitement du
charlatan Nicole Morsan, qui voulut inutilement me
sonder, avait occasionné mon incommodité.
En 1773, il était arrivé un changement très avan-
tageux dans ma situation! Agnès Lebégue s'était
avisée de prétendre qu'elle avait le talent d'élever les
enfants. Je me doutai qu'il en était de ce talent comme
de celui du commerce; mais je ne disputais jamais
ces choses-là. Elle prit des pensionnaires, et, de
concert avec leurs parents, elle alla en province, où
leur pension suffirait pour elle et pour ses élèves.
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1773-75
121
Elle laissa sa fille Agnès à Paris, chez une dame
Marie, du Quai de Gèvres, marchande de modes
et bijoutière. Elle lui donna ses instructions aupa-
ravant, et je n'y fus pas ménagé. Cette tête mal orga-
nisée crut qu'elle allait se passer de moi et se suf-
fire à elle-même, à l'exemple de la femme de Progrés,
un peu mieux fondée; elle me regardait comme
destitué de tout mérite, et de toute capacité de régir
mes afifaires. (Il est vrai que j'étais alors la dupe des
Michel, des Gauguery, des Drastoc, des Edme Rapenot,
qui tous m'ont dupé; car je ne parle pas de la mau-
vaise foi de la veuve Tirpse (a) du Palais-Égalité:
cette femme ne me fait perdre que cinquante écus;
la manière, à la vérité, est odieuse, puisque c'est
par excès d'avarice, mais la perte n'est pas considé-
rable; ni du malhonnête Maisonneuve, factoton de
la veuve Duchesne , qui m'a empêché la rentrée de
trente mille livres ; ni du libraire M***(b) , dont la fail-
lite me met, aujourd'hui 20 Auguste 1790, dans la
plus grande détresse ; ni du grivois Mourant, qui ne
m'enlève que cent écus; ni du feu prote Caillion,
qui m'a volé cent soixante rames de papier à douze
livres la rame, etc. Voici, au sujet de cette pauvre
femme Tirpse, qui n'est riche qu'à six cent mille li-
vres, un trait dont je suis témoin : un petit com-
missionnaire de Demonville lui apporte six exem-
plaires à trente sous de VÈloge de Fontenelle, par
f^aj Esprit.
fbj Maradan.
X
fN. de l'Ed.)
(N, de l'Éd.J
16
122 WyiS — MONSIEUR NICOLAS
M. Garât; un homme en marchandait un, et le
prend, non sur les six de la veuve, mais sur ceux qui
restaient à l'enfant; la veuve reçoit l'argent, et,
contre son usage, elle paye les six ; car ordinaire-
ment elle ne paye que longtemps après la vente. Le
petit s'en retourna, et Demonville, se trouvant en
erreur d'un exemplaire, le fait payer à Tenfani.
Celui-ci se rappelle les faits, et retrouve son exem-
plaire dans celui qu'a vendu la veuve Tirpse, outre
les six. Il accourt, s'explique et demande les trente
sous. J'étais présent; elle ne daigna pas l'écouter,
elle ne voulut pas compter ses exemplaires ; l'enfant
pleura; elle le poussa dehors. J'étais indigné. Je fus
tenté de donner les trente sous à l'enfant.
Ce fut avec une ivresse de joie qu'Agnès Lebègue
me quitta, emportant tous les meubles, tout le linge,
quoiqu'il me vînt de ma mère, et me laissant entre
les quatre murs, sur mon grabat. Elle partit avec ses
élèves et ma fille Marion ; et j'avouerai que je n'étais
pas moins content qu'elle : son humeur acariâtre,
sa haine marquée, qu'elle s'efforçait de faire partager
à ses deux enfants, l'avaient rendue pour moi un in-
supportable fardeau. Je respirai enfin; je travaillai
tranquillement au moins, et si je manquais souvent
du nécessaire, je n'étais pas troublé dans mes souf-
frances par une furie toujours prête à me contrarier
dans les plus petites choses. En la voyant partir avec
les meubles, on lui demanda ce qu'elle me laissait.
Elle répondit laconiquement : — « Mes dettes. » Elle
m'en laissait pour douze cents livres. Mais ce n'était
SEPTIÈME ÉPOQ.LE — 177$ "7 5 I23
pas le pis : elle oubliait de dire qu'elle me laissait
la haine et le mépris de toutes celles de nos con-
naissances, plus à elle qu'à moi. Notre principal
créancier était un M. Froger, boulanger rue Saint-
André-des-Arcs : on lui devait six cents livres. Il était
convenu que je solderais en billets de librairie. Ceux
dont j'avais des effets n'étant plus solvables, je fus
obligé de payer par semaine, sur mes lectures
d'épreuves et le peu de vente que je pouvais faire.
Or il y avait dans cette maison une très jolie fille;
c'était elle qu'on envoyait du temps d'Agnès Le-
bégue; c'était à cette personne qu'elle me faisait
passer pour un ogre. Je confirmai ces idées, sans
le savoir : m'étant aperçu que cette fille était jolie,
j'évitais de lui parler, quand j'étais seul à la maison,
et je lui répondais sans lui ouvrir. Jusque-là, j'étais
regardé comme un ours; il n'y avait pas grand mal.
Mais à la veille de son départ, Agnès Lebégue se dou-
tant bien qu'on m'enverrait la jolie Froger, lorsque
je manquerais à payer, elle craignit que je ne me
montrasse à cette jolie fille sous un jour plus avanta-
geux. Elle lui dit que j'étais si brutalement passionné
pour les femmes, que si elle venait en son absence,
elle eût soin de ne pas entrer, mais de se tenir à la
porte; qu'autrement, je mettrais le verrou et me
jetterais sur elle. La jeune fille fut très effrayée! Elle
refusa plusieurs fois de venir, et ce fut sa mère qui
en prit la peine. Je la reçus poliment. « Il n'est pas
» si terrible, cet homme! » dit-elle à sa fille. —
•f Ho! oui! avec vous! — Comment, avec moi?
124 1773-7$ — MONSIEUR NICOLAS
» Semble-t-il que M'am'selle est une Vénus? Hé
» ben, vous irez la première fois. » Effectivement,
le père et la mère réunis obligèrent Paneite Froger
à venir chez moi, me demander la semaine. C'était
le matin. On frappe doucement. Je travaillais. Je
saute du lit, demi-nu, et je demande ce qu'on veut;
à la voix de la jeune fille, j'ouvris. Panette restait à la
porte, en rougissant. Je vais m'habiller. Je compte
l'argent : « Mademoiselle, donnez-vous la peine
JD d'entrer, de vous reposer » (je demeurais au qua-
trième et demi, rue du Fouarre) , La pauvre Panette,
tremblante, ne savait que faire. J'employai les ex-
pressions les plus honnêtes. — « Monsieur, j'aime-
» rais mieux que vous fussiez grossier. — Il est
» impossible de l'être avec vous. Et quoique je
» sache qu'on s'est accordé chez vous pour fournir
» de l'argent à Agnès Lebègue qu'on me compte
» en pain, je ne dois voir là que de la bonne volonté
» pour les personnes qui m'appartiennent, et de la
» confiance dans ma probité... Asseyez-vous, Ma-
» demoiselle. » Par timidité, elle se mit sur le bout
d'une chaise près de la porte, laissée grande ouverte.
Cependant mes yeux se baissaient à chaque mot sur
un petit pied que Panette avait charmant! A
chaque mouvement que je faisais, elle tressaillait.
Comme je n aimais pas la porte ouverte, j'allai la
fermer. — Ha! Monsieur! » s'écria la jeune per-
sonne, <c ayez pitié de moi ! » Et elle tombe à mes
genoux. Je la secourus; je lui demandai ce qu'elle
avait? — « Ouvrez la porte! » me dit-elle, d'u^e
SEPTIÈME ÉPOQ;UE -^ 1775-75
125
voix suffoquée. Je crus qu'elle avait besoin du grand
air; j'ouvris la porte et quatre fenêtres; puis j'allai
finir le compte; de temps en temps je m'intéressais
à la santé de la jolie Panette, assise auprès de la
porte d'entrée, et fort loin de moi. Je lui donnai
enfin la somme, et je voulus absolument lui aidera
descendre l'escalier; je la portai quasi. Quel dut être
mon étonnement, lorsqu'elle fut dans la rue, de la
voir courir, légère comme le vent ! ... Je n'y compre-
nais rien!... Ce fut sa mère, qui, la semaine sui-
vante, ravie de mon exactitude , de ma politesse, et
de ce que j'avais dit à sa fille, avec modération, quoi-
qu'on redoutât ma fureur si je l'apprenais, ce fut la
mère, dis-je, qui découvrit les arrangements ruineux
de ma femme, et la réputation qu'elle me donnait...
Je ne fus pas très étonné... Mais ce qui m'indigna, ce
fut la défense faite à ma fille aînée, âgée de quatorze
ans, de venir me voir seule. On la faisait toujours
accompagner par une de ses camarades. (Sera-t-on
surpris, après cela, que j'aie trempé mes pinceaux
dans le fiel et l'amertume, délayés avec le noir des
Furies?)... Cette compagne me déplut. A la fin, je
pris le parti de dire à ma fille de passer tous les di-
manches, en venant me voir, chez M^^^^ Froger, de
venir avec elle, et qu'elles goûteraient ensemble.
Ces deux jeunes filles m'amusaient, par leurs enfan-
tillages, leurs jalousies de chaussures : c Vous avez
)' des cocos plus jolis que moi ! » disait Agnès. —
» C'est que j'ai le pied plus petit. » Je leur fis faire
à toutes deux des souliers par le cordonnier de
126 I773"75 — MONSIEUR NICOLAS
\Ime Dttbarry et de la marquise de Marigny, dont
elles avaient le pied. Ce fut un plaisir de les voir,
le premier dimanche qu'elles les eurent. Elles com-
paraient leurs pieds : « Égal ! » disait Agnès. —
» Vous êtes mieux, » répondait Panette par poli-
tesse. — « Non! — Si... » Je les mettais d'accord,
en examinant les jolis souliers posés sur mon
genou. Je payais la boulangère, et elles s'en retour-
naient après le goûter.
Quelquefois Agnès gardait la boutique à son
tour, et ne venait pas ; alors, j'avais Panette seule.
Un jour, elle me dit : « Savez-vous une nouvelle?
)) — Non, ma belle. — C'est que je vais me marier.
') Avec qui ? — Avec un boucher. — Un boucher î
» ■ — Oui, qui est fort à son aise, et qui est comme
» vous. — Comment. . . comme moi ! — Ha ! il aime. . .
» — Qu'aime-t-il ? — Ça. — Quoi! ça? — Ça »
(montrant son pied). — « Ha! j'entends! On voit
» bien que vous êtes innocente; car vous n'auriez
» pas dit. Il aime ça, sans rougir. — Pourquoi? —
» Ça, quand on le prononce ainsi, s'entend de ce
» qu'on fait aux nouvelles mariées... » J'avoue à
ma honte, que je tenais ce discours par une volupté
de libertinage. — u Que leur fait-on ? » Je la voulus
embrasser. Elle se défendit. Je la saisis, la pressai
dans mes bras, en la traitant comme autrefois Toi-
nette. Elle tomba, à cause de ses talons minces, sur
le pied de mon lit, et... emporté, hors de moi... je
la fis sortir de mesure, en la caressant... Elle suc-
comba, peut-être volontiers... Elle resta comme
SEPTIÈME ÉPOdUE — ^IH-I^ I27
morte, après l'acte; puis elle revint en soupirant...
Elle pleura; elle ne me fit pas de reproches, mais
elle me demanda le secret, presque à genoux... Je la
rassurai avec tant de tendresse, qu'elle sourit enfin,
et partit. (Pour le reste de Panette, voyez mon
Calendrier.)
Lorsque je ne vis plus la jeune Froger (ce qui ar-
riva aussitôt qu'elle fut mariée), ma fille Agnès vint
seule. Et pour éviter les apparences de la noire
calomnie qu'Agnès Lebégue continuait de répandre
contre moi, au sujet de ma fille, surtout depuis que
je lui donnais, comme à sa mère, des chaussures de
Bourhon, je me livrais à des femmes perdues. Je ren-
contrai Agathine à la Nouvelle -Halle, et je la pris
pour Louise, un moment. Cette erreur me la fit
posséder. Un autre soir, tout près de VOraloire, je
pris Dubreuil pour Saint-Cyr, sous sa calèche, et
cette femme me fit posséder la jolie Naïs Filon,
après une autre de ses filles. Je retrouvai Rose Gau-
thier ^ M"^<^ Devimes, autrefois Manon Maret, dont
j'avais eu la première nuit, M™* Saniei, Rosalie Prud-
homme, troisième fille de ce nom que j'aie possédée.
J'eus l'étrange aventure des demoiselles Decour ,
dont la belle était enlaidie par lés fatigues de l'amour,
mais dont la troisième était plus aimable et plus
provocante que jamais. Je vis Aurore- Manon Pa-
risot, la fausse Parisot, Aglaé Solle, Dorée (fille), la
capricieuse Julie Détange à la Nouvelle-Halle. Enfin,
je m'amusai avec la jeune Amélie, à laquelle je don-
nais ce nom, en mémoire d'Amélie, amie de Zé-
128 T-liyi'^ — MONSIEUR NICOLAS
phire; et tout cela me conduisit jusqu'à la grande
aventure avec Virginie...
Onse rappelle cet imager, Chéreau de Vîllefranchcj
dont il a été question lors de ma demeure vis-à-vis
la fontaine Saint-Séverin. Il s'était lié de nouveau
avec Agnès Lebégue, et comme, en partant, elle
laissait une grande pièce vide, elle me le donna pour
commensal. Il était veuf, et c'étaient ses enfants,
garçons et filles, qu'on faisait élever par l'incapable
institutrice. La fille était douce, aimable, et le temps
de sa naissance cadrant avec celui de mon aventure
après le dîner, Chéreau - Villefranche , philosophe
très cynique, dans nos entretiens à dîner ou à
souper, faisait tous ses efforts pour me persuader
que j'en étais le père. Quoique j'aimasse beaucoup
la petite Philibértine, j'étais fatigué de l'impudence
de cet homme, et quelquefois, je lui supposais des
vues. II devait avoir pris beaucoup de vices, pen-
dant une captivité de sept ans, chez les Bons-
Hommes de Saint-Venant. Il y en avait un entre
autres qui m'a toujours fait horreur; il s'en aperçut
et il eut recours à un jeune commis, nommé Asseîin,
mauvais sujet, qui avait été un des amants d'Agnès
Lebègue. Ils s'arrangèrent ensemble, précisément
par cette raison. C'est cet Asselin, mort en 1781 (i),
qui était si impudent, qu'ayant obtenu quelques
(I) Il avait fait Agnès Lebègue son héritière ; mais les
Religieuses et un Chanoine de Chartres supprimèrent le
testament, à ce qu'on a su depuis.
SEPTIÈME ÉPOQ.UE — 1775-75 I29
complaisances d'Agnès Lebégue, et s'en voyant
éconduit, il osa la traiter comme les filles, et venir
faire boucan ou bacchanal un matin, en feignant le
désespoir. J'entendais la querelle, et n'y comprenais
rien. A la fin, troublé dans mon travail, je sautai du
lit, pour demander à cet homme ce qu'il voulait?
Ses réponses furent si singulières, que je le poussai
dehors. Il voulut résister. Alors, transporté de co-
lère, je le poursuivis dans l'escalier, où il vomit
contre Agnès Lebègue mille horreurs... Cette ter-
rible scène, dans le genre de celles qu'on fait dans
les mauvais lieux, m'indigna... Et cependant je
rompais avec Louise et Thérèse!... On sent com-
bien j'étais mal environné, par deux hommes de
l'espèce de Chéreau de Villefranche et d'Asselin!
Mais comment faire pour m'en débarrasser!... Heu-
reusement ils eurent querelle pour... un enfant qu'ils
avaient amené, et qu'ils devaient... Ils se battirent,
blessèrent l'enfant. Au bruit horrible qu'ils faisaient
les voisins montèrent, M™« McTJères et ses filles, le
procureur Villeneuve et ses clercs. J'arrivais. En me
voyant rentrer, on me dit : — « Vous avez donc
» laissé le diable chez vous?... » Villeneuve se
plaignit amèrement. Je lui répondis par l'expression
de mes sentiments. Et ce fut lui qui pria mes deux
mauvais sujets dé déloger... Je ne me crus Hbre
que de ce moment.
Aujourd'hui, 9 Juillet 1792, au bout de vingt ans,
désintéressé, sans passions, je déclare que je me
repens d'avoir quitté Louise et Thérèse; que je dé-
X 17
130 1775 — MONSIEUR NICOLAS
teste cette vertu-là, et que je la maudis!... Ha! la
vertu qui rend malheureux n'est pas la vraie vertu ;
c'en est l'affreux simulacre ! , . .
Arrêtons-nous un moment : mon Calendrier
achèvera ce qui manque ici... Reposons-nous sur
ce souvenir, qui me retrace une foule d'événements,
que je ne vois plus qu'à travers un prisme ma-
gique...
C'est au milieu de ce trouble, et des scènes que
je viens d'exposer, que j'achevais de mettre au net
le Paysan perverti, et que j'en commençais l'im-
pression. J'avais pour compositeur un nommé Lo-
gerai, dont la mère était aisée : cet ouvrier m'offrit
quelques avances, en lui payant l'intérêt. Je pris
quatre cents livres pour commencer, et je fis un billet
à un an de quatre cent-vingt livres. Ce qui m'obligea
de faire cet emprunt, c'est que F. -A. Quillau,
qui m'avait tant imprimé, à qui je ne devais rien,
m'avait déclaré qu'il ne me ferait plus crédit : les
plaintes d'Agnès Lebègue avant son départ l'avaient
effrayé; il me voyait seul, sans consistance... Je
commençai la solde, en recevant les feuilles de
l'Ouvrage. J'avais vendu ma portion héréditaire
paternelle à mon frère le paysan : il me remboursa
deux mille cinq cents livres au mois de Juillet. Ma
femme, qu'il avertit de venir signer, accourut, et je
fus obligé de lui donner environ mille livres pour
acheter des marchandises. Il me resta quinze cents
livres, avec lesquelles] je fis mon édition, qui fut
achevée au mois d'Octobre... Cet Ouvrage va,
SEPTIÈME ÉPOaUE I775 I3I
mettre du changement dans mon sort. Jusqu'à sa
publication, j'étais demeuré inconnu ; le succès du
Pornographe n'avait pas contribué à me tirer de mon
néant; l'Ouvrage était anonyme, et, ne m'ayant
rien produit, je n'étais pas sorti de la poussière où
je rampais; le profit de mes productions suivantes
avait été, ou consumé à la maison , ou absorbé par
l'acquit des billets de Drastoc. Enfin le i^"^ Novembre
1775, je distribuai les exemplaires du Paysan aux
libraires qui devaient les vendre, sans me douter du
succès d'une production que le libraire Delalain
avait dédaignée.
Mon Lecteur, je suis sincère; il le faut; j'expose
ce que nul avant moi, pas même /.-/. Rousseau,
n'avait exposé : la vie complète d'un homme. Ce
n'est pas ici une jolie fadaise à la Marmontel, à la
Gorgy, ih La Harpe, à la d'Alemhertj à la Louvet :
c'est un utile supplément à I'Histoire naturelle
de BuffoHy à I'Esprit des Lois de Montesquieu , et à
Montaigne, que je vous présente (i).
(i) Je n'ignore pas que tous les faquins de la littérature,
déjà soulevés contre moi, vont tomber sur cet Ouvrage,
comme ils viennent de le faire sur ma Philosophie, dont la
Physique a paru ces jours-ci. L'injustice, la sottise , la
cabale ont dicté l'Extrait calomniateur qu'en a fait un
polisson, cru membre de l'iNSTlTUT. J'en ai été bien vengé,
aujourd'hui i<"^ Novembre 1796 (11 Brumaire an 5), par la
lettre d'un homme du premier mérite, lettre que j'imprimerai
quelque jour. On m'y apprend ce qu'est l'infâme pédéraste-
valet du ci-devant marquis de Villette, qui a la stupide au-
dace de me calomnier, de concert avec le vil, l'immoral, le
132 1775 — MONSIEUR NICOLAS
trigame Scaturin ! Est-ce que les trois coquins ligués contre
moi ignoreraient que je ne manque ni de force, ni de courage,
ni d'honneur?... J'avertis ici le public qu'il y a une coalition
entre tout ce qui existe de plus vil dans la Littérature,
pour m'exclure de I'Institut national. Hé ! qui croirait-on
que sont ces poux de la Littérature, comme les nomme la
lettre dont j'ai parlé ?... Leur nom infâme salirait cet Ouvrage,
qui contient mes turpitudes. Mais, qui a dit à ces misérables
que je voulais être de I'Institut ? Ai-je fait une démarche ?
Ai-je assisté à une seule séance .'' Vils intrigants ! méprisables
intrus ! je ne vous ressemble pas !
FIN DE LA SEPTIÈME ÉPOQUE
HUITIÈME ÉPOQUE
LE PAYSAN PERVERTI ET SES SUITES (l)
I775-I785
Songez qu'il est des temps où tout est légitime.
Et que si la patrie avait besoin d'un crime
Qui pût seul relever son esprit abattu,
Il ne serait plus crime, et deviendrait vertu.
Par ces vers tirés delà Sophonisbe de La Grange-
Chancel, je réponds à toutes les critiques que les
méchants, les cagots, les pusillanimes, ont fait de mon
Paysan perverti.
LUS de quinze jours s'étaient écoulés
depuis que le Paysan perverti était en
vente, sans qu'on en connût l'auteur,
quoique mon nom fût à la tête. C'était
le premier Ouvrage auquel je le mettais, et le seul
auquel prudemment j'aurais dû ne pas le mettre. Je ne
1775
(l) Les Gynographes ; le Quadragénaire; le Nouvel Aheilard;
la Vie de mon Père; la Malédiction paternelle ; les Contemporaines ;
la Découverte Australe; la Dernière . Aventure d'un Homme de
134 1775 — MONSIEUR NICOLAS
sais non plus par quel motif il m'était arrivé de tirer
moi-même une douzaine de frontispices sans nom,
et de les faire placer aux exemplaires destinés, sui-
vant l'usage, au Lieutenant de Police et à ses
Agents.
Mon motif était sans doute la crainte du commis
Desmarolles, qui avait arrêté les Lettres d'une Fille à
son Père, et le Ménage Parisien : mais je n'avais pas
des idées craintives bien nettes, et c'était par paresse
que j'avais fait écrire ma lettre d'avis (servitude sug-
gérée à Meaupeou par Letoiirneur, alors secrétaire
de la Librairie) à Logerot, mon compositeur.
J'ai oublié dédire que, durant la persécution pour
le Ménage Parisien, j'étais allé à Sacy, terminer avec
mon frère Pierre la vente de mon patrimoine. C'est
le dernier voyage que j'aie fait dans ma patrie, que
je n'ai pas revue jusqu'à ce jour 13 Décembre 1784-
(96)... Je reyiens au Paysan perverti.
Dans la troisième semaine de la vente, environ le
25 Novembre, je rencontrai Le Jay dans la rue de la
Vieille-Bouclerie. « Je crois, » me dit-il, « que votre
)) Paysan va prendre; cela se remue fort! » Le
mouvement que je devais naturellement éprouver
était celui de la joie : la crainte resserra mon cœui,
et je fus affligé de sortir de mon néant. La vente fut
quarante-cinq ans; la Prévention nationale; la Paysanne pervertie;
Oriheau; V Antropographe ; les Françaises; les Parisiennes ; mon
Théâtre, la. Femme infidèle, les Nuits de Paris; la Femme, séparée;
le Thesmograpbe ; la Semaine nocturne; les Provinciales ou
V Année des Dames nationales.
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I775 135
rapide. Le bon Le Jay^ que Beattmarchais avQpi'ésenté
comme si naïf, l'était beaucoup moins que moi; il
eut l'adresse de m'engager à lui vendre quatre cents
exemplaires à trois livres, en billets, tandis qu'il
recevait de l'argent comptant, et qu'il vendait les
exemplaires six et sept livres. Ces billets ont été
acquittés, mais après avoir été renouvelés, de sorte
que les exemplaires m'ont au plus rapporté quarante
sous. Esprit, du Palais-Royal, m'en vendait prodi-
gieusement! Comme, au bout de six semaines,
l'édition tirait à sa fin, ce libraire me proposa de
réimprimer. Je lui abandonnai cette seconde édition,
qu'il fit à ses frais; il me permit seulement d'en
faire tirer pour moi deux cent cinquante dont je
fournirais le papier. L'édition fut achevée en vingt
jours; je n'en pouvais plus de fatigue, car je corri-
geai beaucoup de fautes, et j'ajoutai prés de vingt
lettres. Cependant un Toulousain, nommé Dela-
porte, aujourd'hui imprimeur à Paris, me contrefai-
sait sur la première édition, mais avec tant de stu-
pidité, qu'il a mis la Préface et la Table confondues
à la fin de la P^ Partie. Comme j'ignorais cette con-
trefaçon, je réimprimai en troisième lieu, deux
années après, en 1780. Cette troisième édition se
vendit lentement, parce que toute la Province était
inondée de contrefaçons, au nombre de plus de dix,
et que l'édition du malhonnête Delaporte, moins
chère que la mienne, se vendait à Paris. Ainsi l'Ou-
vrage, qui devait me donner l'aisance, ne me pro-
duisit presque rien; les brigands de la Littérature
156 177^ — MONSIEUR NICOLAS
m'enlevèrent tout mon profit, et m'ôtérent en outre
le pouvoir de perfectionner mon Ouvrage par
d'utiles corrections, que m'avaient suggérées M. de
Crchillon fils et Collé, Voici à quelle occasion.
Lorsque le Paymn fut connu et réimprimé, je
publiai VÊcole des Pères, avec des retranchements
considérables, nécessités par la suppression du
IV*^ volume. Avant de mettre en vente, j'écrivis au
Lieutenant de Police Albert, suivant l'usage, et je
signai ma lettre, au lieu de la faire écrire, comme
celle du Paysan. Dés le lendemain, je reçus un billet,
de la part du commis Desmarolles, qui m'ordonnait
de passer à son bureau. Je m'y rendis. Il me signifia
que la vente de VËcole des Pères était suspendue;
qu'on avait nommé un nouveau censeur secret
chargé de l'examiner avec la dernière rigueur. —
« Votre Paysan, » ajouta-t-il, « a fait assez de bruit!
» Un magistrat m'a écrit à ce sujet, et voici le Mé-
» moire : Cest un système de philosophie suivi, corn-
» biné, pour renverser toute religion, toute morale, etc. »
Ce magistrat est le fameux d'Êpresmenil, qui, s'étant
imaginé que l'Ouvrage était de Diderot, voulait faire
à ce philosophe une querelle avec le Parlement...
Je fus traité par Desmarolles avec une impériosité
révoltante. Il me fit revenir à son bureau soixante-
douze fois. Le censeur secret était un certain de
Sancy, bâtard, dit-on, du Garde des seeaux Miro-
tnesnil (ce que je ne lui reproche pas; je ne lui re-
proche que sa bassesse et sa rampomanie, sa servitu-
dibilité). Cet homme vil garda mon Hvre trois mois.
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I776 137
et eut l'indignité de rayer ce que le censeur Mar-
chand, son confrère et son ancien, plus éclairé que
lui, avait approuvé. Il était décidé que mon Ouvrage
ne paraîtrait pas : Goupil, successeur de Dhem-
mery, vint apposer son cachet sur les ballots; je le
conduisis même chez les brocheuses. Cet exempt
prévaricateur se tuait de me faire des olîres de ser-
vice, que j'entendais très bien, mais que je feignais
de ne pas entendre, parce qu'elles m'étaient inu-
tiles. Aussi dit-il tout haut à Lefort, un de ses satel-
lites : — « C'est un crâne, que cet homme-là. »
J'allai trois ou quatre fois par semaine au bureau
du commis Desmarolles, depuis le i6 Février jus-
qu'au 6 Mai. A force de prières, et par un présent,
j'obtins la permission de faire les cartons désignés
par de Sancy. Il faut voir comme ce lâche et servile
censeur avait charpenté mon Ouvrage, qui ne prê-
chait que la vertu la plus pure!... 11 voulait se
rendre important... Combien de pareils procédés
m*ont fait mépriser les hommes!... Je fis les car-
tons; puis j'allai remercier Desmarolles, comme les
peuples de la Corée rendent grâces au Diable du mal
qu'il ne leur a pas fait. Mon présent m'avait conci-
lié ce commis, aussi lâche et aussi plat que Goupil.
Je mis en vente un livre mutilé, qui me coûtait très
cher, et qui ne se vendit pas (i). Mais je fus tran-
quille, et je me trouvai heureux.
(i) \J École des Pères se trouve à présent sans cartons,
chez le Cit. Duchesne fils, rue des Grands- Augustins. Cette
seconde édition est in-12, comme mes autres Ouvrages.
X 18
138 1776 — MONSIEUR NICOLAS
C'était aux environs du 20 Mai que tout fut
achevé. Sans perdre de temps, et malgré l'intrigue
qui va suivre, je me mis à composer les Gynographes,
111= volume des Idées singulières, dont le Pornographe
était le premier, et la Mimographe le. second. Je fis
cet Ouvrage sans goût : mon âme était avilie, dé-
couragée; le Paysan avait du succès, mais je n'en
profitais pas; on en avait arrêté la vente pour moi
seul; on m'en avait enlevé tous les exemplaires que
je possédais, tandis que Deîaporte vendait publique-
ment sa contrefaçon. Ceux qui m'environnaient, un
F.-A. Quillau, des libraires bornés, me disaient que
mon livre ne se vendait qu'à raison des choses
libres; ce ne fut que plus de trois ans après que je
connus le vrai sentiment du Public. Je fis la Pay-
sanne, que Nougaret avait profanée. Je ne voyais
alors personne : sans connaissances, sans protec-
tions, sans amis, que pouvais-je? Souffrir, et m'en-
velopper dans la honte dont on me couvrait.
Je fus tranquille environ six semaines. Des peines
d'un autre genre succédèrent bientôt à celles qni
venaient de cesser. Agnès Lebégue était venue à
Paris, durant mon affaire de V École des Pères, ou
plutôt du Paysan; les grandes eaux l'y avaient rete-
nue avec ses pensionnaires, qui lui coûtaient, à
Paris, le double de ce qu'elle en retirait; car jamais-
cette femme n'avait su calculer. Après m'avoir
tourmenté, malgré ses promesses que les mille
francs d'avances de l'année dernière lui suffiraient,
elle voulait encore me mettre à contribution; elle dit
HUITIÈME ÉPOQUE — I776
139
à ma fille aînée, en partant : — « J'emporte tout, il
» ne faut rien lui laisser; il en travaille mieux,
3) quand il n'a rien. » Telle est cette femme, qui,
depuis, a voulu jouer l'épouse malheureuse et sen-
sible auprès de certaines gens. Durant ma persécu-
tion, elle prétendit faire des démarches pour moi ;
mais tant qu'elle fut à Paris, je n'obtins rien, et je
rencontrais à tout moment des ennemis, tels que
Dhemmery^ Vahbé Mercier de Saint-Léger, qui m'ac-
cablaient d'humihations. C'est que, pour se faire va-
loir, elle me chargeait de torts, réels ou controu-
vés; cependant elle ignorait les principaux, car
jamais elle ne connut Louise ; elle ne sut jamais ce
que Nicard, ce que Désirée avaient fait pour moi ;
elle ne fit qu'entrevoir Élise : mais elle me prêtait
des infamies. Je soupçonne Chéreau de Villefr anche
de lui avoir rendu l'esprit atroce et méchant; car
elle ne l'eut ainsi au plus haut degré, que depuis sa
dernière liaison avec cet homme. On a présent tout
ce que j'en ai dit. Mais ce qui change mes conjec-
tures en certitude, ce sont deux lettres que le hasard
a fait tomber entre mes mains, cette année 1784.
Celle qui les renfermait est de Désirée, et porte la
date de 1762, au mois de Mars. Elle est pour
M^'^ Zède Vilpois, et ne contenait que deux mots :
« Je vous renvoie la lettre que vous ave^. surprise à ma
commère ; il ne convient pas de surprendre les lettres,
et je n'ai pas lu celles que vous me livre^. » L'adresse
était : « A Madame Mauger, rue Saint-André-des-
Arcs, chei le Marchand de couleurs, au second. »
140 1762-76 — MONSIEUR NICOLAS
PREMIÈRE DES DEUX LETTRES INCLUSES.
« Ma chère amie : Vous save:{ comme sont les hommes,
et le vôtre vous en fait asse:^, pour que vous les connais-
siez. Aide^-moi donc de vos bons offices, et permette:^-
moi de recevoir che^ vous un Monsieur que je suis
obligée d'écouter, de peur qu'il ne se défasse. C'est un
Anglais. Voici l'histoire. Vis-à-vis mes fenêtres, au
second, dans un hôtel garni, à côté de la fontaine
St.-Séverin, est, avec son mari, une jeime femme, qui me
parait riche et bien élevée. L'Anglais était tous les jours
che^ elle; ils me regardaient beaucoup, et souriaient.
Or, vous save^ que la petite vérole, qui me gâte de près,
de loin ne m'ôte rien : je me doutai que je leur parais-
sais jolie; et comme il y avait une femme aimable et
jeune avec eux, j'en fus flattée. Je prenais un air gra-
cieux. Enfin la jeime dame me salua. C'était ce que je
demandais. Je lui rendis son salut, par tme révérence
profonde; elle m'en fît une autre, elle me sourit, je lui
souris de même. Un instant après, on frappe. Je cours
ouvrir. C'était un inconnu; ou plutôt c'était M. Chéreau
de Yillefranche, mari de la jeune dame. — « Ma voi-
» sine, » me dit-il, « vous mè pardonnere:^ ma visite,
» quand vous saure:{ que je viens de la part de ma
» femme, qui désire de faire votre connaissance ; » et il
jeta tin coup d'œil sur l'ameublement. Je répondis qu'on
m'honorait beaucoup! — « Quoique nous soyons en
» chambre garnie, » reprit-il, « nous ne sommes pas des
» étrangers, ma femme ni moi: nous sommes des mar-
* chands de cette rue. Ma femme est fille unique de
» M. Charpentier votre voisin; nous sommes en difficulté
* avec son père. Un procès m'a fait lui tout abandonner,
» et me montrer ainsi, avec sa fille imique, aux yeux de
» tout le quartier. Il en a été furieux, et un pistolet a
» été tiré. Quant à ce jeune homme, que vous voyej
HUITIÈME ÉPOaUE — 1762-76 I4I
» souvent avec nous, c'est un Anglais, très instruit, et
» dont la société est agréable. Par un raffinement de
» vengeance, et pour mortifier davantage le père de ma
» femme, nous le laissons passer pour son galant. »
M. Villefranche m'a ensuite raconté qu'il avait été
secrétaire d'une Ambassade à Turin; il m'a parlé de ses
connaissances parmi les gens de qualité; en un mot, il
s'est beaucoup vanté. J'ai entrevu, ou cru entrevoir, à
travers tout cela, que c'était im intrigant de beaucoup
d'esprit, au dessus des préjugés, qui, pour rendre ses
plaisirs plus libres, voulait y mettre sa femme; que
j'avais plu, tant à lui qu'à son Anglais, et qu'on venait
sonder le terrain, pour savoir s'il était possible défaire
société avec nous.
» J'avais d'abord pensé, qu'en voyant notre logement
et notre ameublement, il se dégoûterait d'une liaison
désavantageuse ; mais tout au contraire, il n'en est
devenu que plus pressant. Il m'a seulement garantie de
la visite de sa femme, sous prétexte qu'il fallait passer
par la boutique du marchand de vin. Mais l'Anglais est
venu à son i7isu. C'est lui qui m'a révélé que Villefranche
et lui étaient amoureux de moi; il m'a demandé asse:(
ingénuement, lequel je préférais? J'ai répondu qu'à
marier, ce serait celui des deux qui était libre; que,
mariée, je ne pouvais préférer personne que mon mari.
— « En l'indemnisant? * a dit l'Anglais. Il paraît que,
dans son pays, ait tout est objet de commerce, il n'est
pas de difficulté que l'argent n'aplanisse. L'Anglais, qui
se nomme M. Janson, m'a instamment priée de venir
che^ M°" de Villefranche, qui me désirait vivement, et
qui serait flattée de ne pas devoir ma connaissance à
son mari. Ce motif, et' l'honnêteté de la dame, me déter-
minèrent à la satisfaire sur-le-champ. Je fis une toi-
lette, et vous save:^ que ce n'est pas ce que je fais le
moins bien.
> M"' de Villefranche me parut ime petite maîtresse
{42 1762-76 — MONSIEUR NICOLAS
très usagée, fort au dessus des préjugés! Elle me pro-
posa, dès que nous eûmes causé une demi-heure, de nous
arranger pour mener une heureuse vie, tandis qu'elle
n'avait plus aucun soin, aucun embarras. Comme elle me
voyait fort complaisante à son égard, elle ajouta que
j'aurais son mari, qu'elle voulait raviver, et qu'elle
s'arrangerait avec Sir Janson. Je rougis. Elle se récria :
— « Elle rougit! Depuis quand donc êtes-vous arrivée
» de votre province?... » // me parait que son mari est
un philosophe très conséquent, qui ne trouve d'obstacle à
rien. Je lui répondis : — « Et mon mari. Madame? —
» Ha! vous ave:^ raison!... Nous lui donnerons Lamber-
♦ tine, ma fille de boutique. » Je me mis à rire. Ce fut
alors que la petite dame me dit les choses les plus sin-
gulières!... Elle fit la partie de dîner ensemble le
dimanche. Nous y avons été, mon mari et moi. Elle l'a
trouvé fort aimable! Elle disait à Sir Janson, de ce ton
négligé des petites maîtresses : — « Mais, voye:^ donc
» comme il a les lèvres appétissantes! » Mon mari rou-
gissait, car depuis qu'il est à l'Imprimerie, il perd Vu-
sage, et devient timide. La dame l'a gardé après dîner.
Nous nous sommes enfermés quatre, Lambertine, Ville-
franche, Janson et moi. Villefranche a donné Lamber-
tine à l'Anglais, et ils ont passé dans une autre pièce.
» Cependant M'^^ Villefranche, restée avec mon mari,
nous demandait. — <^ J'ai un cavalier!» criait-elle; « si
» vous ne revene:^, je vais faire l'amour! » Et nous
entendions le bruit des baisers... Enfin, nous n'avons
plus rien entendu... Nous nous sommes quittés à huit
heures du soir.
» A notre sortie, mon mari a voulu savoir s'il y avait
im complot formé ? Je me suis amusée à ses dépens. Il
est fâché. Faites-moi le plaisir, mon amie, de lui per-
suader, par votre mari, que f ai passé l'après-dînée avec
vous, après avoir quitté ma compagnie. C'est une bonne
œuvre que vous fere^ : cela remédie à tout. Quant à
HUITIÈME ÉPOQ.UE — 1 762-76 ï^}
Désirée, si elle a une intrigue avec votre mari, je vous
en rendrai bon compte. Ce lundi I/62.
» Toute à vous.
* A. L. )»^
SECONDE LETTRE INCLUSE.
A la Même.
» Vous ave :( fait merveilles, ma chère amie Maugerl
Il croit tout! Mais, ime chose bien extraordinaire ! il a
eu la petite dame, et peut-être l'a-t-il encore. Pour moi,
je ne veux pas du mari; je préférerais l'Anglais, si j'a-
vais le goût de la galanterie. Cette maison Villefranche
est tm mauvais lieu. Le mari donne sa femme à un
Lafray, son ami, comme on prête tm ustensile de
ménage. Il l'a prêtée à Sir Janson. Il appelle cela des
mœurs à la Spartiate : soit. Il me disait hier, que si
une femme avait le malheur d'être viciée, dans une
intrigue, et de vicier ensuite un galant, il fallait qu'elle
viciât aussitôt son mari, pour sauver sa réputation. J'ai
trouvé cela cruel, atroce. Il m'a dit qu'il le fallait. Il a
des lumières très étendues! Il ne voit rien d'illicite, de
la femme au mari, du père à la fille. Et quand on lui
demande pourquoi cette étrange conduite? il répond:
— « C'était l'usage che-{ les anciens Romains. Hé! ne
» voye^-vous pas que les animaux le font? -» J'ai trouvé
que c'était bien ravaler notre espèce, que de la réduire
à être le singe des autres animaux. Il a trouvé cette
réponse admirable, pleine d'esprit, et il l'a répétée à
tout le monde, comme on répète les premiers mots que
disent les enfants. Il me donne de fort mauvais conseils
contre mon mari, depuis que ce dernier s'est retiré de
.sa société. Il me dit que c'est un homme qui n'est bon à
rien, nul dans la Société; que c'est tm automate dont il
faut user, sans lui donner aucune influence. Il m'a sur-
144 1762-76 — MONSIEUR NICOLAS
tout fort exhortée à le présenter dans nos connaissances
communes d'une manière défavorable. — « Afin, » dit-il,
« que si nous vous brouillons un jour, on soit porté à
* mettre le tort de son côté. » C'est un homme d'une
astuce profonde, quoiqu'il paraisse superficiel. Sa femme
est une singulière petite créature, dédaigneuse, imper-
tinente, et cependant familière, dès qu'il s'agit de l'amu-
sement. Je vous préviens de tout cela, parce qu'étant
aussi belle femme que vous l'êtes, j'espère qu'à la pre-
mière visite que vous me rendre:^, on me demandera qui
vous êtes, et qu'on me dira de vous amener. J'ai déjà
mené Désirée deux fois.
» A propos d'elle, il faut laisser là un peu mes affaires,
pour vous parler des vôtres. Si, comme je l'espère, je
parviens à vous faufiler avec la société Villefranche et
Janson, nous n'aurons plus besoin de mentir. Puisque
mon mari se retire, rien ne sera plus aisé que de lui
cacher notre fréquentation avec les gens de l'hôtel garni.
Le vôtre et le mien sont à leur travail toute la semaine,
et notre sort serait réellement heureux, s'ils étaient plus
riches : car le vôtre vend son bien de Montmorency;
pièce à pièce, je vous en avertis, pour faire des présents
à la belle Désirée. Mais je crois, malgré cela, qu'il
mange son pain à la fumée, comme on dit: la belle a su
qu'il était vanteur, lorsqu'il avait un verre de vin, ce
qui lui arrive tous les lundis, outre les dimanches,
comme vous save^. Quant au mien, c'est la discrétion
même, et je crains fort que la coquette... Mais qu'elle y
prenne garde! Si je découvre la moindre chose, je ferai
manquer son mariage de fortune avec son Monsieur de
Roncy. Je ne pardonne pas ces choses-là... Ce que vous
ave:{ à faire, vous, ma bonne amie Mauger, c'est de
prendre garde à la bourse. Tdche:( de vous en emparer,
après une barbe de lundi. Je sais, par un mot échappé
au mien, en parlant de lui, que les louis des Cerisiers
sont sous un grand chenet de cuivre, dans votre belle
chambre au tableau de Médicis. Voye:(, s'il est bien
HUITIÈME ÉPOaUE — I776 145
gris, la prochaine fois, assc:^ pour avoir perdu la mé-
moire^ à mettre alors la main sur le magot. Il porte
son or les lundis, à l'imprimerie, et se plaît à le faire
sonner dans son cJiapeau : il croira l'avoir perdu, ou
qu'Himète le lui aura volé. En tout cas, avant que vous
le prenie^, je saurai s'il Va porté, pour vous le faire
dire.
» Adieu ma bonne amie Mauger. Soyons-nous fidèles .
Ils 710US croient des Vestales, et le vôtre en mettrait la
main au feu... Il est bon qu'ils se persuadent cela...
J'irai che:^ vous tantôt, avec Sir Janson. Renvoyé:^
Javote. Je vous baise.
» A. L. »
Voiià quelle était la seconde lettre. Villefranche
fut toujours un homme bien dangereux! Mais c'en
est assez là-dessus; quoique je ne dise pas le quart
de la vérité, j'en dis trop peut-être encore, et j'au-
rais gardé un silence absolu sur tout ce que j'ai
rapporté d'Agnès Lebégue, sans le mariage de ma
fille aînée, que . tout cela préparait, et sans la con-
naissance qu'elle vient de faire de trois garnements,
Scaturin, Naireson, et Milpourmil, de Cherbourg {a).
Je proteste ici que le motif de pallier les écarts qu'on
va lire n'entre pour rien dans ce que j'écris au sujet
d'Agnès Lebègue. Je pourrais les taire, je pourrais
les déguiser : je les rapporterai tels qu'ils sont arri-
vés. Ils étonneront! J'avais quarante-deux ans; je
devais être plus mûr : cependant, je vais paraître
moins sage que dans l'aventure avec Élise, que dans
(aj Fontanes, Joubert et Marlin. fA''. de VÉd.)
X 19
146 '^11 yl^ — MONSIEUR NICOLAS
celle avec Louise et Thérèse, que dans celles mêmes
de mes premières Époques, mais on en verra les
raisons. J'écris moins pour m'historier que pour in-
struire, à mes dépens, mes Lecteurs, et surtout la
Jeunesse.
Je faisais imprimer chez F. -A. Quillau les Gyno-
graphes; ainsi j'y allais tous les jours. Il avait une
jolie femme, comme on sait; mais ce n'était pas elle
qui m'y attirait. Revenons où j'en étais.
Dans le même temps que j'imprimais les Gyno-
graphes chez Quilhu, un nommé Mourant^ Liégeois,
autrefois compagnon imprimeur, alors libraire, et,
de plus, malhonnête homme, y faisait imprimer
pour son compte les Aventures de la jeune Êmélie,
de M™^ la Présidente d'Ormoy; nous étions connais-
sances famihéres, sans être amis. Cet homme avait
une complaisante disponible, chez laquelle il voulait
m'introduire. C'était M"^^ I>acro/.r, vis-à-vis, héroïne
d'une Contemporaine.
Cette femme était très libre. Je n'y allais pas une
fois que je ne visse des indécences, ou révoltantes,
ou trop savoureuses. Tantôt elle me priait d'arran-
ger le bois de son feu, elle troussée jusqu'au-dessus
du genou, et montrant sa coucha Veneris, qu'elle
savait jolie. D'autres fois elle parcourait des Sottisiers
avec estampes, et se plaisait à en disserter avec moi :
ce que j'avais la faiblesse de faire, pour la ménager,
en ne paraissant pas avoir plus de pudeur qu'elle.
Il fallait entendre alors les expressions dont elle se
servait, les agaceries qu'elle faisait, et auxquelles on
HUITIÈME ÉPOQ.UE — 1 773-70 I47
était forcé de succomber; car elle vous étreignait
comme une autre Cléopâtre, et faisait deux ou trois
mouvements si lubriques, qu'elle aurait fait amener
un Saint. Un jour, en 1773, qu'elle me montrait
les Estampes de V Académie des Dames, elle me saisit
par le bouton, qu'elle fit sauter, se renversa sous
moi, croisa ses jambes sur mes reins, et s'ajusta si
bien que je fus engrené avant d'y avoir réfléchi;
deux ou trois vives saccades achevèrent, l'éclair du
plaisir jaillit, et je vis Lacroix panaché par mon
fait, sans l'avoir prévu, sans l'avoir désiré. J'étais
déjà père de sa fille (à ce que m'a certifié la dame);
mais comme elle eut alors le jeune F***, et, peu de
temps après, six autres (D***, U''^''^ -journal, Lajeu-
tiesse, son laquais, le jeune François, son jockey, un
secrétaire du duc à^ Aiguillon, et un homme de la
Police), je ne suis sur de rien. Ce furent ses libertés
avec moi qui la rendirent si furieuse, en 1780, quand
elle crut se reconnaître dans la 167^ Contemporaine :
un jour, rue de la Parcheminerie, elle s'élança, comme
pour venir me donner un soufflet. Je la regardai en
souriant, et elle passa sans me frapper. Achevons
cette femme.
Elle et son mari étaient fort liés avec D. V, L., (a)
libraire (l'ancien greluchon de la demoiselle Talon).
La dame D... avait les mêmes mœurs que la dame
Lacroix ; un apprenti, appelé Fouquet, surprit un
jour la première en plein exercice avec un commis
(a) Duval.
148 1773-76-84 — MONSIEUR NICOLAS
aux Fermes; cet homme donna la pièce à l'enfant,
et M™« D... lui dit: — «Mon ami, l'on frappe
>> avant d'entrer. » C'est ce même Fouquet, devenu
grand, qui a vu les quatre enfants L... et D..., gar-
çons et filles, profiter des exemples de leurs mères.
Le jeune D... disait un jour à la demoiselle L...,
âgée de quatorze ans : — « Il faut que je te montre
» comme on fait ça. » Et il le lui montra, comme
il put, tandis que le jeune L..., âgé de quinze ans,
en faisait autant à M"^ D.... Pourquoi ces indignes
mères ne s'observaient-elles pas davantage? Les
malheureuses! elles ont montré le vice à leurs
propres enfants, avant que ceux-ci eussent la faculté
de s'y livrer, et ces jeunes infortunés, blasés sans
avoir joui, ne sentiront jamais la soif des plaisirs du
mariage!... — Vous montrez le vice trop à décou-
vert. — Moi ! je brave les Puristes, pour démasquer
le vice, et en instruire les Parents.
La dame L... est morte en 1784, de la manière la
plus malheureuse. Elle avait pour femme de chambre
une intrigante, qui lui procura un riche Américain :
cet homme voulait (disait-il) jouir à Paris d'une
femme honnête, avant de s'en retourner. Il offrait
mille louis, si la femme était mère de famille, et un
peu comme il faut. La femme de chambre entendit
parler de cette aubaine, et sut persuader sa maîtresse.
On employa D... le procureur, l'un des galants, à
donner, sans le savoir, des renseignements à l'Amé-
ricain. Celui-ci, enchanté, vint avec ses mille louis,
et cent pour la femme de chambre. Il coucha donc
HUITIÈME ÉPOaUE — IJ'fb^^^^l^^
avec la dame, dans un lit parfumé. Il sortit à trois
heures du matin, par une porte percée au chevet du
lit, et fut vu par Taiîîepied, imprimeur à la presse,,
frère de l'orfèvre du Marché-Palu, et par deux
autres ouvriers, qui, le prenant pour un voleur, le
poursuivirent jusqu'à sa voiture... Le lendemain, la
dame L... était bien contente, en comptant ses
mille louis I... Mais, hélas! l'Américain avait gagné
le pian avec une de ses négresses, et l'avait donné
complètement à la femme honnête, qu'il payait si
cher! La dame L... s'aperçut de son mal au bout
de quinze jours. Sa fidèle femme de chambre fit
rentrer l'éruption. La malade fut prête à mourir.
Elle dépensa les mille louis et plus, à se droguer,
et finit par mourir... de la gale... L'avocat G-nOy
son beau-frère, savait cette anecdote sans doute,
quand il disait de la femme de chambre : — « C'est
» cette coquine qui a tué ma sœur ! » Voilà le sort
des catins!...
Un jour que je causais avec Mourant sur le carré,
nous entendîmes une voix argentine, crier : « Mon-
» sieur Lajeunessc! » Ce M. Lajeunesse, domestique
de M"^^ L..., était fort joli garçon, et sa maîtresse lui
avait fait apprendre à coiffer; de sorte qu'il avait
l'honneur de manier journellement de fort beaux
cheveux. Celles qui l'appelaient (car elles parais-
saient deux) étaient Virginie, fille putative d'un
boulanger ruiné du faubourg Germain, nommé
François; l'autre, une belle brune, bâtarde d'une
horlogère, qui l'avait cédée, et coiffeuse de profes-
150 177^ — MONSIEUR NICOLAS
sien. Depuis deux ans environ, je remarquais Vir-
ginie, grande blonde charmante, toujours mise avec
goût, qui demeurait dans la maison à côté de celle
où j'avais mon logement, et je mettais un grand
prix à sa connaissance! Mourant, en entendant
appeler, se pencha sur la rampe, et vit les deux filles
entrer dans un petit escalier à double porte, qui
allait à la chambre de Lajeunesse. Il me dit : —
« C'est Virglme, et la Dartois sa camarade. Elles
)) sont entrées dans la chambre de Lajeunesse :
» descendons, et enfermons-les par dehors. » A
chaque âge, l'homme tient toujours un peu du
singe, pour la maHce : nous descendîmes ; nous
poussâmes un verrou extérieur, qui ne servait qu'à
empêcher la porte de battre dans l'escalier; ensuite,
passant notre main par une chattiére, nous tâchâmes
d'amener à nous un bas de jupe, pour reconnaître
les habits ; Mourant saisit celle de Virginie, que je
reconnus parfaitement. Contents de les avoir enfer-
mées, nous remontâmes; mais à peine fûmes-nous
au second, qu'elles firent sauter le loquet, et s'en-
fuirent. Mourant était alerte : il courut après elles,
les joignit, leur parla, et vint me rendre compte de la
conversation. Il m'apprit qu'elles étaient invitées à
goûter avec M. Lajeunesse, durant l'absence de sa
maîtresse, qui demeurait tout l'été au faubourg
Saint-Jacques, pour être plus libre en petite maison ;
que c'était la troisième fois qu'elles faisaient cette
partie avec lui. Mourant leur proposa, pour le lundi
suivant 26 Juin, une partie de Bois-de-Boulogne ; et
HUITIÈME tPOaUE — I776 15:
elles acceptèrent volontiers. Il me pressa d'en être,
pour faire la partie carrée. La curiosité me déter-
mina, ou plutôt, ce fut l'envie de faire la connais-
sance de ma grande voisine. On sent combien
j'attendis le lundi avec impatience! Il arriva enfin.
A midi, heure du rendez-vous, Mourant alla dans le
parvis Notre-Dame; on monta en voiture, avec deux
jeunes personnes, la blonde, et une autre, qui rem-
plaçait la brune Dartois. Je me trouvai là comme
par hasard, et il m'appela. Virginie rougit, en me
voyant : elle me prenait, dit-elle tout bas, pour le
M. Narquois de la Chercheuse d'esprit. Mais elle n'é-
tait pas avec M^^^ Dartois, celle qui l'accompagnait
chez Lajeunesse. Nous roulâmes : la conversation
s'animait dans la voiture. Nous descendîmes à la
grille Chaillot, et nous allâmes à pied jusqu'à Passy.
Là, nous entrâmes dans une auberge, pour com-
mander le dîner; nous bûmes un coup, tandis qu'on
le préparait, et nous allâmes dans le jardin des
Nouvelles-Eaux. Nous nous mîmes à courir dans les
allées et dans les cabinets de verdure; Mourant
cherchait toujours l'occasion d'entraîner au loin
Virginie; mais il lâcha un mot qui lui nuisit.
Quoique voisin de la jolie blonde, elle ne me con-
naissait que de vue : il lui dit que j'étais l'auteur du
Paysan perverti. La jeune fille vint me faire quelques
compHments; elle conçut du mépris pour Mourant;
et comme il ne voulait pas la quitter, parce qu'ayant
lié la partie, il se croyait le droit de choix, ses vues
152 1776 — MONSIEUR NICOLAS
ne furent pas remplies comme il s'y attendait (i).
Virginie avait une infinité de petits détails mi-
gnards, qui m'enchantaient. Cette fille avait environ
dix-huit à dix-neuf ans, étant née en 1757 ou 58 : je
ne la connaissais guère plus qu'elle ne ne me con-
naissait, et comme elle était toujours bien mise, je
la croyais fille de gens aisés, c'est-à-dire, nièce d'un
M. Prailer, chez lequel cette jeune fille logeait avec
sa mère. J'avais en conséquence témoigné ma sur-
prise à Mourant, qu'une fille comme elle se liât avec
un domestique, au point de venir faire des parties
de goûter avec lui, en l'absence des maîtres. Mou-
rant, grossier comme tous les Liégeois, fit ces repré-
sentations crûment à Virginie, en ma présence.
Elle rougit ; mais la veuve, brune effrontée, qui me
déplut autant que la jeune blonde me charmait, ré-
pondit à Mourant : — « Ne faites pas tant fi ! sur
» Lajeunesse! Il a, quand il veut, ce que vous vou-
» driez bien avoir, et que sûrement vous n'aurez
» pas ! » Virginie lui fit un signe imperceptible des
yeux, pour la faire taire. — « Pardi! » reprit la
veuve, « puisqu'il le dit, je le dirai bien aussi! »
Cependant elle ne continua pas ; elle se refusa même
aux questions multipliées de Mourant.
Virginie m'accostait, dés qu'elle le pouvait; mais
la veuve lui dit sérieusement de s'en tenir à celui
(i) Voyez-en la vraie raison, en lisant la 88^ Nationale ; et
recourez au Drame de LA Vie, dans la pièce intitulée
Virginie, pp. 724-776.
I
HUITIÈME ÉPOQUE — I776
i$5
qui l'avait choisie d'abord; et Mourant paraissant
dans les mêmes dispositions, je cédai par décence.
Je donnai la main à la veuve; mais Virginie, qui
affectait d'aller toujours devant nous, se retournait
sans cesse pour faire la conversation. J'en étais
•charmé : la veuve, qui valait son prix, perdait néan-
moins trop à la comparaison, pour m'occuper agréa-
blement. Enfin le moment de manger étant arrivé,
nous courûmes dîner, pressés par la faim et par la
gaîté, car nous nous promettions une attablée déli-
cieuse.
En effet, le premier service ayant mis les dames
d'une humeur charmante, à l'aide de quelques
verres .d'un vin passable, les cœurs s'ouvrirent, et
les lèvres vermeilles de Virginie laissèrent échapper
une foule d'expressions libres, qui paraissaient trop
grosses pour sa joUe bouche. Mais je savais que les
filles de Paris sont assez libres en paroles. Mou-
rant, espèce de faraud à la grenadière, parla de
pucelage. — a Ils sont loin! » répondit la veuve.
— « Le vôtre? » reprit le Libraire. — « Ha! » dit
Virginie, avec un sourire soupiré, et un regard vers
le ciel, « que peut-on contre la force ? » Ce propos
me surprit! Cependant, avec mon expérience, je
■devais savoir qu'une jeune fille, qui fait une partie
de Bois-de-Boulogne avec deux presque inconnus, ne
devait pas être une Lucrèce... On continua de man-
ger et de boire. Les dames, surtout la veuve,
avaient grand'faim. Pour Virginie, elle était déli-
cate; cependant elle disait que jamais elle n'avait
X 20
154 177^ — MONSIEUR NICOLAS
mangé avec autant d'appétit. Mourant versait ra-
sade; mais la jolie blonde trempa son vin malgré
lui : pour la veuve, elle le sablait pur, et paraissait
le porter à merveille. On nous servit des fraises au
dessert; Mourant y mit du vin, et beaucoup de
sucre. Virginie aimait les fraises ; elle fut pres-
que enivrée par le vin, qui en faisait la sauce. Ce fut
alors que Mourant sut adroitement l'attirer dans
une chambre voisine. Elle allait succomber sans
doute, quoiqu'elle se défendît. La veuve jeta un
coup d'œil sur moi ; mais me voyant de glace, elle
se leva brusquement, et courut au secours de sa
compagne. Mourant l'aurait battue! il me fit en
secret des reproches de ne l'avoir pas retenue. —
« Que voulez-vous? elle ressemble au chien du
» Jardinier, » lui dis-je. Virginie parut fort hon-
teuse devant moi, après son attaque, et je crois
qu'elle se promit d'éviter soigneusement le tête-à-
tête.
En quittant la table, nous fîmes serrer nos restes,
pour souper, et nous allâmes au Bois de Boulogne.
Mourant était un sacripant : il força pour ainsi dire
Virginie à lui donner le bras, à peu prés comme les
souteneurs font marcher les filles qui sont dans leur
dépendance. Quant à moi, de ce moment, la jalousie
me fit décider qu'il serait contrarié dans tous ses
desseins. La chose était facile: je n'avais qu'à con-
tinuer à dédaigner la veuve (si c'eût été Dartois,
tout allait autrement, elle me plaisait autant que
Virginie); je pouvais être sûr qu'elle ne soufirirait
HUITIÈME ÉPOaUE — I776 I 5 ;>
pas que sa compagne fût plus fêtée qu'elle. Ce fut
ce qui arriva. Mourant eut beau me faire signe des
yeux d'occuper la veuve; je m'en gardai bien! De
sorte qu'il ne put avoir un moment de liberté. Après
avoir parcouru le bois, et fait des pauses très agréables,
nous revînmes, à la nuit, achever notre dîner; nous
remontâmes en fiacre (car nous eûmes le bonheur
d'en trouver un qui s'en retournait à vide), et les
deux Belles furent remises chez elles saines, sauves,
et surtout intactes.
Le lendemain, Mourant voulait réparer ce qu'il
appelait son hcc-jaune de la veille. Il alla trouver
Virginie, qu'il aperçut à sa porte, et lui donna
rendez-vous chez moi. Quand je parus à l'impri-
merie, il m'annonça cette honne nouvelle; je ne
goûtai pas son projet, mais je dissimulai : j'étais
plus actif et plus rusé que lui en amour. En le
quittant, j'écrivis deux mots à Virginie, je la guettai,
je lui glissai le billet, et j'en attendis l'effet. Je lui
donnai un rendez-vous sur le bord de l'eau, à deux
heures. Elle ne manqua pas!
Le rendez-vous donné chez moi, était à trois
heures : Mourant, à deux heures, était à table chez
lui avec sa femme, jeune brune très jolie, fille d'un
serrurier célèbre de la rue Saint-Victor , Je le savais.
Dès qu'il eut dîné, il vint se mettre en faction à la
fenêtre de l'escalier de l'imprimerie, pour guetter la
blonde... Mais laissons-le s'impatienter.
Virginie parut, à l'instant où je redoutais la vigi-
lance de Mourant. Dès que je l'aperçus s'avancer
156 1776 — MONSIEUR NICOLAS
vers moi, environnée des Grâces et des Amours, je
volai à sa rencontre : — « Éloignons-nous vite ! »
lui dis-je, en la conduisant du côté de la porte
Saint-Bernard; « Mourant pourrait nous voir. »
Elle ne se fit pas presser. Nous marchâmes précipi-
tamment. Je me montrai bien différent de ce que
j'avais paru à notre partie de l'avant-veille : je lui fis
des compliments à la vérité, je lui dis des douceurs;
mais je ne laissai paraître que les sentiments les
plus honnêtes; je lui donnai des avis; je lui con-
seillai de cesser de voir la veuve, qui ne pouvait
que la perdre.
Tout en causant, nous étions parvenus vis-à-vis
les Chantiers. Il en sortit une femme, qui salua Vir-
ginie, et avec laquelle celle-ci parut très familière.
En regardant cette femme, je la reconnus pour une
dame Decan, que j'avais possédée en 1770 ou 1771,.
après ma maladie, mais qui feignait de ne pas me
remettre, depuis que je l'avais vue matriilU au coin
de la rue des Poulies : elle se conduisit comme si
elle ne me connaissait pas. La conversation parti-
culière qu'eut Virginie avec elle, dura plus de cinq
minutes. Lorsqu'elle l'eut quittée, je lui dis : —
« Je connais cette femme. » Je ne m'aperçus pas
que Virginie rougit, ni qu'elle se troublât le moins
du monde. Elle me dit : — « C'est un marchande
» à la toilette. ;> Je me rassurai : — « Cette femme, )>
pensai-je, « peut être aujourd'hui marchande à la
» toilette, comme on le dit, et Virginie ne la con-
» naître que sous ce rapport. » Nous continuâmes
HUITIÈME ÉPOaUE — 1776
15:
notre marche, jusqu'à la Maison-Blanche, guinguette
crapuleuse. Nous choisîmes un cabaret et une
chambre pour dîner. Je puis me rendre ce témoi-
gnage, que seul, avec une fille longtemps et vive-
ment désirée, je me comportai avec la plus grande
réserve ! Je ne lui parlais que pour tâcher de péné-
trer sa situation. Elle me la dévoila en partie. Je vis
alors, qu'au lieu d'être une fille aisée, c'était une
jeune infortunée, dont les parents s'étaient ruinés.
Elle m'apprit que sa mère avait été une très jolie
femme ; qu'on la nommait dans le faubourg Saint-
Gjrmain, la Belle Boulangère; qu'elle était fille d'un
marchand cirier, avait été bien élevée, qu'elle avait
eu trente mille francs en mariage; qu'on l'avait
donnée à son père, parce qu'il en avait au moins le
double, et qu'il était très bien étabh, sa boutique
étant célèbre; que les parents de sa mère avaient dit :
« L'état n'est pas brillant, mais il est solide :
» avec les avances qu'ils ont, ils pourront donner
» un jour cent mille livres à leurs enfants. » —
« Mais, » continua Virginie, « ma mère était si jolie,
» et tant de gens comme il faut lui faisaient la cour,
» que mon père prit de la jalousie; il se mit à
» boire, et surtout à jouer ; en six ans, il mangea
» plus de quatre-vingt-dix mille livres. Quand il fut
» gêné pour ses payements, il vint un jour trouver
» ma mère dans sa chambre, où elle s'habillait,
» pour aller à la comédie : — « Madame, » lui dit-
» il, vous vous êtes divertie, et moi aussi ; je manque
» d'argent, j'espère que vous m'en donnerez; les
I5S 177^ — MONSIEUR NICOLAS
» femmes comme vous le gagnent avec tant de plai-
» sir, qu'elles ne doivent pas le regretter. » Ma
» mère Tassura qu'elle n'en avait pas. — « Et qu'a-
» vez-vous donc fait de celui que vous avez gagné
» avec votre... ? — Quelle expression! mon mari!...
» J'ai toujours été sage, et jamais — Ha!
» mille-s-yeux ! » s'écria mon père, « elle a été
» catin, sans se faire payer!... Hé! morbleu! il
» fallait donc me dire ça! j'aurais jeté tous vos
» galants par la fenêtre, et je n'aurais pas mangé
» mon bien!... Nous ne possédons plus rien : je
» dois plus à mes fournisseurs que je n'ai vaillant :
» vendez tous ces brimborions pour les payer; gar-
» dez une robe pour couvrir votre chien de...; je
» vais céder mon fonds, et me mettre garçon chez
» un maître. Quant à vous, vous êtes jolie, tirez-
)) vous. » Il s'empara aussitôt de tout ce qu'avait
» ma mère, il en fît de l'argent, paya, se mit gar-
» çon boulanger, là-haut dans la rue des Francs-
» Bourgeois, où il est encore. Ma mère, ne sachant
» que faire de moi, qui n'avais que huit ans, me
» mit chez le pliimassier de la rue Dauphine, et s'en
» alla, avec une dame étrangère, à Hambourg, où elle
» fit des éducations de demoiselles. Pendant son
» absence de six ans, je grandis; j'étais par charité
» chez le plumassier et fort malmenée. Un jour, je
» vis passer une des anciennes connaissances de ma
» mère, un avocat, appelé M. Bonthotix; je courus
» après lui, pour le prier de faire quelque chose
» pour moi. Il me regarda quelques instants; en-
HUITIÈME ÉPOCIUE — 1776 I59
j) suite, il me dit : — « Volontiers, tenez-vous prête
» demain au soir.» Il vint me prendre à huit heures,
» m'emmena dans une petite chambre de la rue
» Serpente, fit de moi... ce qu'il voulut, par pro-
» messes et par menaces, me donna douze francs par
» semaine, paya ma chambre, me mit en linge, en
» robes, et vint me voir tous les jours. Il ne m'a
» quittée que depuis quinze; c'est pourquoi j'ai
» fait la partie avec vous et Mourant. Voilà toute
» mon histoire; si ce n'est que ma mère s'étant
» amourachée d'un homme à Hambourg, il Fa
» enlevée de là, lui a tout mangé, l'a laissée, et
» qu'elle est aujourd'hui avec moi, obligée de me
» voir... comme je suis. »
Ce récit m'en apprenait assez. Je proposai à Vir-
ginie de la mettre en apprentissage de modes. Elle
parut y consentir avec reconnaissance. Il fut con-
venu qu'elle entrerait chez une dame Semen, sur le
quai des Aiigustins. Tout étant ainsi arrangé, nous
sortîmes de l'auberge. Mais il faisait un superbe
temps; la chaleur était tempérée par des nuages; la
campagne était riante et fleurie ; Virginie me pro-
posa d'aller jusqu'à Bicêtre. Je n'avais pas revu cette
maison, depuis que j'en étais sorti en 1747, au mois
de Novembre ; la proposition me flatta. Nous prîmes
dans les blés, par ces petits sentiers tortus et déli-
cieux, dans lesquels il est si agréable de s'égarer. Mes
pensées se reportèrent alors aux années de ma jeu-
nesse : je me rappelai Duprat, et surtout le ver-
tueux Moliniste Bonnefoî. Ma conversation avec
l60 1776 — MONSIKUR NICOLAS
Virginie, onduée par ces rcssouvenirs, devint plus
afTectueusc, plus innocente : je lui parlais comme X
ma fille ; elle oublia peut-ûtre cllc-mûme sa corrup-
tion; son ton fut celui de la candeur, et, comme il
cadrait avec la douceur de sa voix, il fut charmant!
Mon cœur palpita en entrant dans IHcûtre. Je devins
silencieux. Trente années s'effacèrent; je me re-
portai k l'instant où j*en étais sorti avec Vahhé
Thomas et M. Maunce. Je me représentai mon
cher Faycl, J.-B. Poquct, tous mes anciens cama-
rades : j'oubliais presque Virginie, et je contraignais
à peine mes larmes, cr Avez- vous ici quelqu'un de
» votre connaissance? » me dit ma compagne. —
« J'y ai demeuré. — Demeuré! — Oui, ;l r;\ge de
» onze X douze ans. — Haï... mais c'était donc X la
» Corrcclion? — Non, c'était aux Enfants de chœur,
» dont mon frère était maître. — Ha I il fliudra les
» aller voir! ils seront charmés de retrouver un
» ancien camarade. — Oui, des enfants de chœur
» de quarante-deux ansi ^— Ha! il est vrai... Mon
» Dieu! que je suis folle (i). » Elle avait l'air de
railler mon i\ge; mais c'était avec tant de grAce et
d'amabilité, que ce badinagc me fit le plus grand
plaisir...
Pourquoi des filles sans mœurs sont-elles plus
(i) Vous tonnaissez cette Virginie, mon Lecteur : j'en ai
parlé dans le Quarantinairt, dans la Malédiction patenitlU .
Aujourd'hui, elle demeure avec sa mère, et joue la comédie
rue Tarannf, chez un abbé très connu (Viennet), et depuis
au ThéAtre de la Butte du Mout-Pai nasse.
iiLTnLvii- i-i'OQUii — 1776 16 r
séduisantes, plus aimables que les femmes hon-
nêtes? C'est qu'elles ont étudié l'art de plaire,
comme les courtisanes Grecques, à qui l'on donnait
des maîtresses de grâces et de volupté. Parmi les
sots détracteurs des Conlcniporaines, il n'en est pas
un seul qui se doute du but philosophique de presque
toutes ces Nouvelles, qui est de suggérer aux hon-
nêtes femmes les moyens de se faire aimer (i). Je
voudrais qu'on établit des IniliationSy comme celles
•des Anciens, qui en avaient de deux sortes. Dans
celles des hommes, on dévoilait aux initiés le ridi-
cule et la folie de la religion dominante; on leur
•enseignait le déisme (quelques-uns prétendent que
c'était Vathéisme) ; on s'y moquait de Jupiter, et de
ses amours, et de ses fils; et de la folie de Phœbus,
conduisant le char du Soleil; on révélait une vraie
physique, que la timidité, la crainte des sots, avec
celle d'ôter un frein au peuple, empêchaient de prê-
cher hautement. Car il ne faut pas croire que les
Gouvernements eussent de la rehgion, ils ne la pro-
tégeaient que pour conduire par elle la multitude
stupide. Penser autrement, c'est gratuitement dés-
honorer le genre humain... Mais où m'égaré-je?
Les secondes Initiations des Anciens étaient les Mys-
Ures féminins. Ils difîéraient absolument de ceux
des hommes. Dans ces assemblées particuhéres de
(i) Voyez les Parisiennes, faites depuis les Content po.
raines.
102 1776 — MONSIEUR NICOLAS
femmes de tous les âges, les plus anciennes, ou les
matrones donnaient aux jeunes mariées ce qu'elles
appelaient la théorie de la Bonne Déesse ; elles leur
enseignaient les façons mignardes capables de capti-
ver un mari; les régies de la propreté la plus scru-
puleuse; la coquetterie dans la mise; l'art de cou-
vrir à demi la gorge; de marcher avec grâce et vo-
lupté; de se donner un tour qui excitât les désirs.
Elles allaient plus loin : elles enseignaient l'art des
baisers lascifs, des attouchements Vénéréiqnes; de se
mouvoir, dans l'acte, d'une manière qui augmentât
le plaisir; de se rétrécir, de faire la pendule de
Vénus, etc. C'est pourquoi il était défendu aux
hommes, sous peine de mort, de pénétrer dans la
salle ou se tenaient les Mystères des matrones :
leur présence les aurait profanés; c'est-à-dire que si
les hommes avaient su quelles matières les femmes
traitaient entre elles, l'effet en aurait été presque
nul. Les Bacchantes, en célébrant les mystères de
Bacchus, s'initiaient en même temps à ceux de la
Bonne Déesse, de la Déesse mère, de la Déesse
Fututrix, comme la nommaient les Romaines. Leur
fureur, qui allait à mettre en pièces les hommes qui
leur tombaient sous la main, était cependant affectée ;
elle avait pour but d'écarter les téméraires, outre
celui de venger les femmes cruellement traitées par
leurs maris. Les épouses étaient soumises toute leur
vie ; mais elles avaient les Bacchanales pour se venger
d'un tyran... Aujourd'hui, le bonheur du Genre
humain est abandonné aux hasards; toute l'expé-
HUITIÈME HPOQ.UE — I776 163
rience des femmes est individuelle, comme celles
des animaux; elle se perd avec celles qui, étant natu-
rellement aimables, pouvaient former les autres. Les
prostituées seules font une étude superficielle (encore
cela n'est-il pas généralement); les matndlês ne cu\-
tivent que celles dans qui elles découvrent des dis-
positions, elles abandonnent les autres à la brutalité.
Mais ces leçons des matrullès sont aussi nuisibles
que celles des respectables matrones Grecques et
Romaines étaient saintes et respectables. Les ma-
tnillês ne tendent qu'au libertinage, à l'épuisement
de la bourse et des facultés physiques : les matrones
avaient pour but l'union des époux, leur attachement
réciproque par le plaisir. La religion Chrétienne a
fait anéantir les Mystères comme infâmes ; mais on
peut regarder cet anéantissement comme un des
torts de cette religion envers l'humanité; comme
l'ouvrage d'hommes peu éclali-és, dont le zèle était
amer; de puristes dangereux, naturellement ennemis
du mariage en lui-même, comme il en fut beaucoup
parmi les Chrétiens, comme les Jansénistes le sont
de nos jours : secte exécrable, toute hypocrite, ou
toute enthousiaste, et par là même très dangereuse. . .
Mais j'en étais à Virginie.
En traversant les cours, mon attendrissement
augmentait. Virginie cessa d'être gaie ; je m'aperçus
qu'elle avait l'âme compatissante; la misère qu'elle
avait sous les yeux fit couler deux larmes. Nous en-
trâmes dans l'église. Je me jetai à genoux, devant
J'autel de la Vierge, où tous les samedis nous allions.
l64 1776 — MONSIEUR NICOLAS
durant mon séjour parmi les Enfants de chœur,.
chanter les Litanies. Je m'y rappelai que c'étaient
•mes deux amis Fayel et Poquet, qui étaient nos deux
clioristes; je leur adressai un tendre et douloureux
ressouvenir!... Virginie, à genoux auprès de moi,
imitatrice comme toutes les femmes, priait de tout
son cœur, et cette jeune Samaritaine faisait peut-être,
en ce moment, une prière plus ardente que toutes
celles de nos recluses. — « Quel est cet autel ? » me
dit-elle en s'interrompant. — « C'est celui de la
» Vierge. » A ce mot, je la vis baisser la vue,
redoubler ses prières et fondre en larmes. Nous
nous levâmes ; j'allai dans le chœur, baiser la place
que j'y avais autrefois occupée. Virginie me regar-
dait : — tf Que faites-vous ? — Ma fille, il y a trente
» ans que j'occupais cette place. — Trente ans! »
Elle s'appuya mollement sur mon épaule, un sou-
rire égaya ses yeux encore humides : « Je n'ai jamais
» eu tant de plaisir qu'avec vous! O mon papa! vous
» ne ressemblez guère aux hommes que je con-
» nais !... »
Nous sortîmes de l'église, et, traversant la grande
cour, nous montâmes au dortoir des Enfants de
chœur. Je m'en rappelais assez difficilement la
route; je priai un bon pauvre de m'y conduire. Il
nous précéda. Lorsque je fus à la porte, je réfléchis
que je n'avais d'autre motif que ma curiosité pour
troubler par ma visite les exercices de ces enfants..
Cependant le pauvre ouvrait la porte, et nous annon-
çait. Nous entrâmes. Quelques enfants mal en ordre:
HUITIÈME ÉPOQUE — I776 j6y
trraient autour des tables, autrefois garnies de livres,
de papiers ou d'instruments de quelques arts. J'allai
au maître, debout devant la cheminée, et je l'em-
brassai, en lui disant : « Monsieur, je vous salue. Je
» suis un ancien écolier de cette classe, et je la re-
» vois avec attendrissement. » Ce mot me fit con-
naître. Les Enfants, au nombre de sept à huit (nous
étions autrefois cinquante-deux), m'environnèrent
tumultueusement ; je les saluai du nom de mes chers
confrères, et je les embrassai. On me demanda mon
nom. Je le dis. La tradition avait conservé le sou-
venir de mon frère; on s'écria : « C'est un ancien
» maître! — Non, mes chers amis : quand mon
» frère était maître, j'étais, moi, l'un des écoliers;
» je ne suis que votre ancien camarade. » Le
maître me fit beaucoup d'accueil, ainsi qu'à Vir-
ginie. Il nous mena dans sa chambre, et sur ma
demande, nous fit voir la petite infirmerie. La statue
de l'Enfant-Jésus, qui tend les bras, avec cette in-
scription au-dessous : Venile ad me, Fiîii mei, et tîmo-
rem Domini doceho vos..., fit couler mes larmes; je
me rappelai combien cette statue m'avait touché
autrefois, dans l'ennui où je tombai, comme une
jeune et tendre plante languit, lorsqu'on la trans-
plantée. Je fis à Virginie une explication touchante
du passage et de la statue; et cette pauvre enfant,
naturellement bonne, versa les plus belles larmes
que j'aie vues de ma vie. — « Ha! » me dît le maître,
qui la prenait pour ma lille, « que vous êtes heureux,
» Monsieur, d'avoir une demoiselle si belle et si
:66 1776 — MONSIEUR NICOLAS
» sensible! » Je pressai la main de Virginie contre
mon cœur, sans répondre. Nous sortîmes, au grand
regret du maitre et des enfants. A la porte je trouvai
un prêtre de la Maison, qui venait chez les enfants
de chœur. Je ne le reconnus pas. Il entra. On lui
dit apparemment mon nom : j'entendis la porte s'ou-
vrir avec force, et dans le même instant le prêtre fut
dans mes bras. « Ha! frère Augustin! » s'écria-t-il...
« Je suis frère Paterne. » Ce mot me le faisait con-
naître suffisamment. Je fus ravis de revoir un ancien
camarade II descendit avec nous, et fut notre con-
ducteur dans la Maison. Il était d'Orléans.
Il nous mena d'abord voir le puits : la machine
est fort grossière et fort imparfaite; mais on la
montre comme une curiosité : je me ressouvins de
l'avoir vue avec mon digne père... Tout, dans cette
maison, excitait ma sensibilité. Virginie examinait
curieusement, et la naïve expression de son étonne-
ment était si aimable, que ce jour m'en rendit réelle-
ment amoureux, malgré tout ce que je savais, en
dépit de mes résolutions, de mon expérience et de
mon âge. Paterne en paraissait enchanté. A tout
moment il me disait : « Il est plus heureux d'être
» le père d'un être aussi charmant, que d'avoir pris
» un genre de vie isolé, tel que le mien ! . . . » Comme
j'avais alors ma fille Agnès, qui égalait Virginie par
la figure, et que j'aimais tendrement, je recevais ces
compHments sans scrupule, et je pensais en moi-
même : « Il dit vrai, au fond... »
Le puits visité, nous entrâmes dans ce qu'on
HUITIÈME ÉPOQUE — 1776 167
appelle la Force. Je frissonnai. Nous parcourûmes
d'abord la retraite des fous. Nous en trouvâmes
quelques-uns qui étaient fort tranquilles, et qui
avaient imaginé différentes curiosités, qu'ils mon-
traient pour attirer des aumônes. Grand Dieu! quel
sort .''Condamnés à une prison qui ne peut qu'aug-
menter leur mal, ces infortunés, abandonnés de
toute la Nature, sont au-dessous des bêtes : à la
moindre émotion, leurs gardiens barbares les mal-
traitent sans pitié, comme s'ils n'avaient pas le sen-
timent; on est sourd à leurs plaintes; on en rit...
C'est un sort affreux!... Virginie épuisa sa bourse
dans ce triste séjour... Nous passâmes ensuite devant
la porte de la Force, où l'on met les espions qui ont
malversé. Comme les espions sont tous des scélé-
rats, ils ne sont pas ménagés; on veut les faire
périr, ou tellement les effrayer, qu'après leur sortie
on n'ait rien à leur reprocher. Ce détestable endroit
est l'image énergique du Tartare. Entassés les uns
sur les autres, criant, jurant, dévorés de vermine,
faisant un bruit si horrible, qu'arrêtés un moment
devant leur porte grillée nous en fûmes étourdis,
ces êtres aussi malheureux que vils n'ont pas un
instant de repos. L'air empesté qu'ils respirent leur
donne mille diff"érentes maladies ; cet air, que leurs
haleines ont vicié, semble attaquer l'âme avec le
corps, et la corrompre comme ce dernier.
Nous tournâmes ensuite nos pas vers les loges
des prisonniers des cabanons. C'est une nouvelle
scène d'horreur. Un vaste bâtiment en pierres de
l68 1776 — MONSIEUR NICOLAS
taille, composé de plus de six étages, parce qu'ils
sont peu élevés, est distribué en petits cachots
grillés de neuf pieds de long, sur six de large : c'est
là qu'on renferme des hommes, comme si l'espace
manquait sur la terre! Quel Busiris imagina ce
genre de punition?... Les uns sont par bas et souf-
frent de l'humidité ; les autres sont par le haut, et
n'en sont pas mieux; leurs barreaux les empêchent
de voir dans la cour. Une malice infernale a imaginé
de faire une angle à ce bâtiment, de sorte qu'une
partie va en retour sur un terrain où personne ne
pénétre. La plupart de ces infortunés ont de petits
miroirs, qui leur servent à recevoir par réflexion
l'image des personnes qui viennent dans la cour. Je
vis, avec un sentiment d'horreur, que tous les caba-
nons étaient pleins; cinquante miroirs étaient bra-
qués sur nous. Virginie était charmante : j'éprouvai
un sentiment de joie, en songeant que sa vue allait
suspendre pour un instant les peines de ces infor-
tunés. Ils se parlaient entre eux, en criant à tue-tête,
pour se faire entendre (c'est au moins un soulage-
ment, que l'inutile et secrète barbarie ne leur a pas
ôté! On n'a pas ce faible soulagement dans l'hor-
rible Bastille!... O Dieu! les emprisonneurs et les
emprisonnés sont-ils des hommes?...) Les uns
lâchèrent quelques propos, qui marquaient à quel
point la vue de ma compagne excitait leur admira-
tion; d'autres... poussèrent le cri du désir... Je
songeai, pour lors, que la vue de Virginie allait
peut-être augmenter leurs maux...
HUITIÈME ÉPOQUE — I776 169
Une scène intéressante nous attendait... Nous
entrâmes dans la chapelle; Paterne nous montra
l'endroit d'où les prisonniers entendaient la messe
tour à tour, dix à dix, plus ou moins. Une idée me
frappa : quel cri douloureux ces infortunés réunis
doivent pousser devant Dieu! et quelle vengeance
ce cri doit provoquer contre leurs oppresseurs,...
s'il est un Dieu rémunérateur et vengeur!... Nous
entendîmes des jurements affreux sortir par les
ouvertures rondes d'une pierre trouée du pavé de
la chapelle. Paterne nous dit que c'était le boucher
qui avait lancé un tison ardent dans l'estomac de
Sariinej qui le menaçait de le faire renfermer et
fouetter à la correction. (Il est resté vingt-sept ans
aux cachots de Bicêtre, et n'en est sorti qu'à la
Révolution.)
Tandis que nous étions dans la chapelle, nous y
vîmes entrer un vieillard, avec un grand jeune
homme. Sa vue frappa Virginie, comme il fut frappé
de la sienne; ces deux jeunes gens se plurent, et je
n'en fus point blessé. Mais ce tendre intérêt qu'elle
venait d'éprouver lui coûta cher!... En sortant de la
chapelle, deux gardes séparèrent le père du fils : le
vieillard fuyait; le jeune homme lui tendait les bras :
« Quoi! mon père! vous me trahissiez!... » Mais
l'infortuné n'était plus entendu ! Virginie était pâle
et tremblante : — « Allons, d me dit-elle, « étouffer
» ce mauvais père ! » Nous joignîmes le vieillard,
avant qu'il fût sorti de la cour. « Vous êtes un vieux
H monstre! » lui dit-elle. — « Mademoiselle! je
X 22
lyO 1776 — MONSIEUR NICOLAS
» suis un bon père : je Sauve mon fils!... La
» passion du jeu s'était emparée de lui; rien ne
» pouvait la surmonter ; il allait perdre ses mœurs,
» la probité même... Averti, convaincu par mes
» yeux, j'ai voulu prévenir sa perte, mais sans
» éclat... Sous prétexte de voir ici un parent, je l'y
» ai conduit : personne au monde ne saura qu'il y
» est, et son honneur n'en souffrira pas ; mais sa
» captivité, par cette raison même, sera sévère... Il
» sera dans un cabanon de l'arriére-cour... — O
» Dieu ! » dit Virginie en pleurant, « ne pouviez-
» vous le corriger par la tendresse ? — Non ! il a
» résisté aux pleurs de sa mère et de sa sœur; sa
» sœur est de votre âge, et l'aime tendrement; elle
» est aussi belle que vous ! — Vous avez sagement
» fait, » dit lé prêtre Paterne; « mais je suis de la
» maison, et je vous offre de le consoler quelque-
» fois. » Le père se jeta au cou du prêtre, les larmes
aux yeux : ce qui le réconcilia sur-le-champ avec
Virginie... Le vieillard sortit.
Nous retournâmes voir les prisonniers. Par bas,
au premier cabanon de l'arriére-cour, que Paterne
nous fit ouvrir, était déjà le jeune homme que venait
de quitter le vieillard. Il paraissait de la plus heu-
reuse figure. Son père avait fait apporter un chat
blanc qu'il aimait beaucoup, et on venait de le lui
donner. Cet animal sortit, en apercevant Virginie,
qu'il prit sans doute pour la sœur de son maître^ et
vint la caresser; elle le saisit, le baisa. Le jeune
homme l'appela aussitôt; sa bouche pressa l'endroit
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I776 171
OÙ s'étaient portées les lèvres de Virginie. Elle s'en
aperçut et rougit. Paterne commença dés ce moment
à consoler le prisonnier. Virginie alla bonnement
pour s'en approcher : mais le garde avança son
fusil pour l'arrêter. Elle fut effrayée. Cette espèce
de dogue sourit (car pouvait-on voir Virginie avec
dureté ?) — « On n'approche pas ! » lui dit-il. —
u Pourquoi donc? — C'est ma consigne. — Votre
» consigne a tort : mais c'est que vous ne voulez
» pas que l'innocence se fasse connaître! Fi! que
» c'esl vilain ! » Le garde s'avança, comme pour la
repousser; elle fit un cri perçant : Paterne et moi,
nous la primes entre nos bras, et nous la conduisî-
mes dans la première cour, où nous la remîmes un
peu, en lui achetant de ces petits ouvrages en paille
peinte, que font les prisonniers. On dit que ceux-ci
sont des criminels à qui l'on a fait grâce de la vie,
et qui, n'ayant aucun espoir de Hberté, tâchent d'a-
doucir leur sort par ce travail, .et par le trafic; car
ils ne vendent pas seulement les ouvrages qu'ils
font, mais ceux de prisonniers plus resserrés, logés
aux étages supérieurs.
Nous sortîmes enfin. J'avais l'âme abreuvée de
tristesse. Paterne nous mena dans sa chambre, où
il nous servit un petit rafraîchissement. Je ne pus
rien prendre, qu'un verre d'eau rougie; pour Vir-
ginie, elle mangea un petit plat de fraises. J'em-
brassai tendrement Paterne, qui me demanda ma de-
meure à Paris , et nous partîmes.
Lorsque Paterne nous eut quittés, à environ cin-
172 1776 — MONSIEUR NICOLAS
quânte pas de la maison, Virginie s'appuya sur
mon col, en me disant : « Je ne vous oublierai ja-
» mais! J'ai été aujourd'hui avec vous ce que je
» n'ai jamais été avec personne. Oui, oui, je suis
» tout autre! ce que je n'aurais jamais cru que
» j'étais Ho! je ne verrai plus la veuve! Je
» n'aurai, pour unique amie, que ma chère Dar-
» tois!... » Nous revînmes ainsi bons amis. Le
soleil se couchait; nous respirions un air pur et
frais. Nous rentrâmes par la porte Saint-Marcean .
Virginie marcha précipitamment dés que nous
fûmes dans la ville; au bas de la Montagne Sainte-
Geneviève, elle quitta mon bras ; son air devint in-
quiet, froid, glacé! Ce changement me surprit;
mais c'était un mystère que je ne pouvais encore
pénétrer... Sans l'obstacle inconnu, secret, insur-
montable qui existait alors, j'étais heureux par Vir-
ginie, et peut-être l'eût- elle été par moi, malgré mon
âge... (O Louise et Thérèse! ne vous en offensez
pas! elle était votre sœur!) Mais que dis-je? non,
je ne pouvais être heureux. J'avais une femme, une
fille; une seconde fille à la campagne avec sa mère;
c'était par ces trois êtres seuls que je pouvais être
heureux, et tous trois paraissaient également s'y re-
fuser! Je chérissais ma fille Agnès; mais elle avait
les manières des âmes dures, et cette apparente du-
reté fut sans doute, dans ces temps-là, le plus grand
de mes malheurs...
Virginie me pria de ne pas l'accompagner jusqu'à
la rue du Foiiarre, où elle demeurait : elle me donna
HUITIÈME ÉPOQ.UE — 1776 I75
parole, pour dîner le vendredi suivant; je pris celle
de Bièvre, et je rentrai.
Je ne crois pas que jamais j'aie été ce qu'on
nomme vicieux : malgré le feu de mes passions,
je trouvais plus de plaisir à être bon, généreux,
honnête, qu'à jouir d'une volupté pour laquelle
la Nature m'avait donné tant de goût... Je m'ap-
plaudis de ma conduite avec Virginie ; mais je
redoutais Mourant; j'étais jaloux du laquais Lajeu-
nesse; ce dernier surtout ramenait mes idées à la
jouissance, par la jalousie qu'il me donnait. Sans la
tache que ces deux hommes étendaient sur Virginie,
mon parti était bien décidé; je Tadorais, je m'ef-
forçais de la ramener à la vertu, comme une autre
Zéphire, à laquelle mon imagination se plaisait à
la comparer... Ha! si je l'avais connue seul!...
Le vendredi , Virginie vint dîner avec moi : nous
fûmes de véritables amis. Je lui donnai un louis,
pour la dédommager des deux semaines de Bon-
thoux, qui ne venait plus la voir (à ce qu'elle me
disait). Le samedi était la fête de Saini-Pierre.
Je n'avais pas revu Mourant depuis mon heureuse
promenade; je le trouvai à l'Imprimerie. Ses re-
proches me divertirent beaucoup. Il avait passé une
partie de l'aprés-dînée à guetter Virginie; il était
venu chez moi, croyant l'y trouver; il avait attendu
assis sur l'escalier, ne doutant pas que Virginie ne
sortît. Il s'était ensuite informée à la dame Debée,
mon hôtesse, et à sa fille Sara^ qui n'avait alors que
quatorze ans : il leur avait dépeint Virginie ; mais elles
1/4 17/6 — MONSIEUR NICOLAS
ne l'avaient pas encore vue. Je ne lui fi3 pas confi-
dence de ma partie avec la jolie blonde; je gardais
un silence modeste, lorsque Virginie vint à passer.
Elle avait une jolie robe d'indienne fond blanc, qu'elle
embellissait; elle était charmante! Ni Mourant, ni
moi, ne l'avions encore vue si jolie. Nous étions à
la fenêtre ; le laquais Lajeunesse était sur la porte.
11 la salua; et comme elle ne nous voyait pas, Mou-
rant et moi, elle lui parla . — « Ha! ha! » lui dil-il;
« je sais de vos nouvelles ! vous avez fait une partie
» jeudi, avec notre philosophe? — Comment le
» savez-vous? — C'est lui qui me l'a dit. — Ça
» n'est pas vrai. — J'en suis sûr. Vous avez passé
» sous la porte Saint-Bernard y où la Decan vous
» a vus. » Il lui fit une partie des détails de la pro-
menade dans Bicêtre. — « C'est donc Dartois qui
» vous a dit ça ? je me moquais d'elle, je me moque
» de vous. » En achevant ces mots, elle s'éloigna
légèrement. — « C'est bon ! c'est bon ! » lui cria
Lajeunesse; « je dirai au philosophe... ce qui s'est
» passé... vous savez bien, le jour des hoscnles (bas-
« cules) ! » Virginie ne l'entendait plus. Mourant
voulut descendre, pour courir après elle ; je le retins
un instant, et Virginie disparut. Je le laissai avec
Lajeunesse, qui lui fit un long détail, et j'allai à
tout hasard, par la rue de la Bûcherie. Vis-à-vis celle
Saint-Julien-le-Pauvre, j'aperçus Virginie, qui allait
passer sous le Petil-Châtelet. Je doublai le pas, et je
h suivis de loin. Elle entra dans Y Hôtel-Dieu. Je fus
tenté de l'y suivre; j'avais l'âme pénétrée, en son-
HUITIÈME ÉPOaUE — IJ-JÔ I7>
géant que cette fille, dont le cœur était sensible et
généreux, allait sûrement consoler quelque pauvre
malade. Déjà, dans mon esprit, je mettais Virginie,
fille galante, au-dessus des plus honnêtes femmes,
quand je la vis sortir gaie, souriante, entre deux
jeunes carabins, dont le plus petit était un brurti
charmant. Je me cachai : on prit par la rue Notre-
DamCy le Petit-Châielet, la rue du Petit-Pont, la rue
Saint- Jacques j et l'on entra dans l'allée de l'épicier
Machy, vis-à-vis la rue des Mathiirins. J'ignorais que
de l'escalier j'aurais pu voir ce qui se passait; je
m'en revins triste, pensif... Virginie avait fait sur
moi une impression puissante; et je me doutais en
ce moment que non seulement elle était entretenue.,
mais qu'elle avait un amant aimé, c'est-à-dire un vil
greluchon. Je sentis douloureusement la faiblesse de
la jalousie. ,
De retour à l'Imprimerie, la curiosité me fit ques-
tionner Lajeunesse. Ce garçon m'apprit que Virginie
avait pour amant le plus petit des deux carabins,
qui avait demeuré dans le même hôtel garni avec
elle, avant l'arrivée de la mère François. Lajeunesse
alla plus loin, il me découvrit les faveurs qu'il avait
ravies. Il cita entre autres un jour, que je l'avais ef-
fectivement vu de chez Mourant, qui demeurait vis-
à-vis les fenêtres de M™*^ Qaillau, badiner fort Hbre-
ment, et se basculant avec deux jeunes personnes,
dont Virginie était l'une, et la jeune Dartois l'autre
(cette Dartois est une brune encore assez bien à
cinquante ans, aujourd'hui 15 Septembre 1796).
176 1776 — MONSIEUR NICOLAS
Cette découverte m'ôta toute la délicatesse de mes
sentiments pour Virginie : je ne vis plus en elle
qu'une fille accoutumée à se donner, et qu'il était
ridicule de respecter, après qu'elle avait favorisé un
petit carabin, un laquais, etc.. Je me rappelai la
femme du port Saint-Bernard ; je ne doutai plus que
Virginie n'eût fait des parties avec elle. Je me la
représentai, non comme une nouvelle Zéphire, mais
comme une abandonnée, et j'eus assez peu de déli-
catesse pour désirer de satisfaire ma passion par la
jouissance... Je me trompais néanmoins, dans l'idée
que je me formais de Virginie : elle avait un excel-
lent caractère; en m'y prenant avec adresse, j'aurais
poli un diamant précieux. Mais avais-je le temps, et
assez de fortune? Je sortais de peines cruelles :
mon âme, longtemps affaissée , venait de reprendre
un peu de ressort, mais non pas son ancienne éner-
gie, et j'eus la preuve que le chef-d'œuvre de la
vertu est d'être /or/^m^w/ malheureux :
Fortiter ilhfacit, qui miser esse potest (i).
J'étais faible, découragé, avide de plaisir; j'étais
quarantenaire, c'est-à-dire que je commençais (et
voici le grand malheur de l'âge mûr) à ne plus
m'embarrasser d'être aimé, pour jouir; je perdais
cette délicatesse qui conserve si souvent les mœurs
de la jeunesse bien née.
(i) Martial.
HUITIÈME ÉPOQUE — I776 I77
Telles étaient mes dispositions, lorsque, le lende-
main dimanche, Virginie vint diner avec moi. Je
m'étais proposé de lui faire quelques questions, et
de prendre mes avantages ; sa vue me ferma la
bouche sur tout ce qui ne tenait pas à ma passion.
Elle reprit avec moi sa naïveté; j'oubliai ce que
j'avais appris; je suivis les mouvements de mon
cœur, et il me dicta les expressions les plus tendres.
Je payai mes plaisirs, en donnant l'argent pour l'ap-
prentissage chez M"^^ Semen, et je les obtins ensuite.
Je rougis de ces aveux, mais il faut les faire.
L'amour est un plaisir naturel, et ce n'est pas lui
que je regarde comme un crime, et qui m'humilie :
c'est de n'avoir pas eu assez 'de philosophie pour
m'élever au-dessus du cynisme égoïste que l'âge
nous donne; c'est d'avoir un peu ressemblé à ces
vieillards corrupteurs, qui dégradent avec une sorte
d'acharnement une jeune beauté qu'ils dégoûtent :
plus elle marque d'éloignement, moins ils la ména-
gent et plus ils paraissent se plaire à exiger des com-
plaisances avilissantes, ou quelquefois doulou-
reuses!... Je n'allai pas jusque-là; mais l'idée que
Virginie aimait un jeune fat, me fit trouver un
plaisir bâtard à la rendre infidèle à ce rival dont
j'étais jaloux. Virginie se prêta d'elle-même à tout
ce que je parus désirer; sa bouche mentait les senti-
ments connus de son cœur; je le savais, et je me
faisais illusion. Le plaisir (contre ma folle assurance)
fortifia ma passion, au lieu de l'éteindre : Virginie
n'avait pas d'art, mais elle avait de la sensibilité,
X 2X
178 1776 — MONSIEUR NICOLAS
qualité rare et précieuse ! Elle avait la beauté de Rosette-
la modèle (i), perfection qui manque si souvent aux
femmes! Cette demi-journée s'écoula dans
l'ivresse...
Vers les cinq heures, Virginie parut fort em-
pressée de me quitter. Elle alléguait sa mère, qui la
gronderait. Je la laissai partir, après être convenu.
que nous nous verrions tous les deux jours.
Le hasard me fit sortir presque aussitôt qu'elle.
J'allai sur le bord de l'eau respirer un moment et
savourer mes plaisirs, que j'appelais mon bonheur^
Je rêvais : je crus entrevoir Virginie avec les deux
carabins. Je doublai le pas, et je l'aperçus qui se ca-
chait de moi, entre les allées du Chantier de la Ville,
situé alors sur le quai de la Tournelle. Ce moment
fut douloureux ! mais que faire ? Je laissai aller ce
que je ne pouvais retenir. Cette conduite de Vir-
ginie acheva de corrompre mon penchant pour elle ;
on ne respecte guère une maîtresse dont on est
essentiellement jaloux... J'allai à l'Imprimerie; je dis-
simulai avec Mourant, mais je cherchai à me guérir
d'un sentiment qui me fatiguait, en causant avec
Lajeunesse. Il m'apprit que le jour de Saint-Pierre^
Virginie avait été à une guinguette (2) avec les
deux carabins, qui logeaient ensemble; qu'elle les
(i) Voyez mon Calendrier, 3 Novembre 1774.
(2) Guinguette, mot passé d'usage et qui signifiait vide^
bouteille , et ensuite, petite maison. C'est un mot imitatif.
Endroit où l'on se réjouit, où l'on va guinguetter , se divertir
et chanter des Ho gai lan la.
HUITIÈME ÉPOQ.UH — I776
179
avait régalés, parce que (leur avait-elle dit) elle avait
de l'argent frais, qu'elle avait d'autant plus de plaisir
à dépenser, qu'il venait d'un avare... « Qui lui
» donne donc de l'argent? » ajouta Lajeunesse.
<c Son oncle » (son corrupteur Bonthoux) « ne lé
» prodigue pas!... Il faut qu'elle ait quelque nou-
» velle connaissance ! » Je fus cruellement piqué î
c'était avec mon louis qu'on avait régalé de vils ca-
rabins (non que leur profession soit vile, je n'en-
tends parler que de la bassesse de leurs sentiments) :
peut-être que l'argent destiné à l'apprentissage chez
la dame Semen aurait la même destination... Je fus
très fâché de l'avoir donné... Je compris alors com-
ment il se faisait que Virginie, avec un bon cœur,
•un excellent caractère, fût néanmoins une coquine
achevée : elle avait un corrupteur; elle avait un
amant, ou plutôt un lâche grugeur; elle avait un
fournissant, qu'elle payait en faveurs... On ne sau-
rait croire combien les misérables, comme le joli
gueux de Virginie, qui n'existent sans doute qu'à
Paris et quelques autres grandes villes de l'Europe,
y causent de mal 1 Ce sont eux qui portent et font
aller dans les femmes les mauvaises mœurs jusqu'à
l'atrocité. Celui de Virginie s'appelait Compain, fils
d'un tailleur de Beauce. Il était protégé par le duc
de Chartres (aujourd'hui d'Orléans), qui lui des-
tinait l'emploi de chirurgien à l'armée; c'était un
beau, un sot, un plat, comme on le verra bientôt.
Ce petit malheureux perdait une jeune infortunée :
^vant lui, elle était fidèle à l'immoral Bonthoux,
l80 1776 — MON'SILUR xNICOLAS
qui sans doute lui aurait fait un petit établissement
quelque jour; mais cet avocat, ayant soupçonné
une infidélité, se refroidit. Il continua cependant à
voir Virginie, à douze francs par semaine. Puis,
s'apercevant qu'elle n'avait jamais le sou, il se
douta qu'elle dépensait avec son grugeur, et il
devint très resserré. Virginie, éprise d'une passion
folle, persuadée que Compain l'épouserait (il en
avait donné l'assurance à une jeune ignorante, en
accompagnant cette promesse des plus grands ser-
ments), lui sacrifiait tout. Je m'aperçus, après
avoir donné la somme pour l'apprentissage, qu'il
avait des bas de soie neufs, un petit habit d'été fort
coquet, et des boucles d'argent nouvelles, d'un joli
goût. C'était un présent de Virginie. Cette impru-
dente, emportée par sa passion, séduite par Tégoïsme
aveugle d'un fat, et bravant les sages conseils à^Ai-
monde Dartois, se mit dans l'impossibilité d'entrer
en apprentissage, et s'exposa, de ma part, à des
reproches qu'elle redoutait : car elle ne reparut plus
chez moi qu'en tremblant. Elle brûlait d'envie de me
redemander une nouvelle somme (car j'avais alors
de l'argent du produit de mon Paysan perverti); mais
elle ne l'osait pas : elle craignait que je ne lui
demandasse compte de l'emploi de ce que je- lui
avais donné. Elle eut recours à l'adresse, à la faus-
seté; elle aimait Compain; elle me prodigua les
caresses de l'amour ; elle me dit et prétendit me
persuader qu'elle m'aimait... Et c'est ainsi qu'un
greluchon corrompait un caractère heureux! Car
HUITIÈME ÉPOQUE — I776
181
l'amour est naturellement une vertu : mais l'objet
vicieux qui l'inspire, le dénature, et lui donne les
effets des vices les plus bas. La passion de Virginie
la portait à d'autres excès bien plus dangereux
encore ! Pour faire des présents à un jeune homme
qui l'assurait qu'elle serait un jour son épouse,
cette infortunée... le dirai-je? allait faire des parties
chez la Decan; elle se prostituait... Elle connaissait
encore d'autres femmes du même acabit, une entre
autres, tout à côté de la Comédie-Italienne. Mais
ce qui me rassurait, c'est que je découvris que Vir-
ginie, qui avait quitté la rue du Fotiarre pour aller
demeurerquai des Augustins, avait encore Bonthoux ;
j'en frémis de jalousie, mais j'en craignis moins la
syphilis... Hélas! rien n'était moins sûr que son
commerce !
J'étais donc loin d'imaginer que les caresses d'une
fille aussi jeune, aussi retenue, comparée aux filles
proprement dites, exposât ma santé, lorsque le on-
zième jour de notre liaison intime, c'est-à-dire le lo
Juillet, je m'aperçus de mon indisposition... J'en fus
au désespoir. Heureusement, je connaissais la source
de la contagion, et l'Esculape qui devait l'arrêter
était mon ami. Je courus le consulter. Un remède
efficace, à propos administré, ne laissa pas invétérer
le mal... Mais ce qui est inconcevable, c'est que la
maladie du corps ne guérit pas celle du cœur...... Il
faut raconter ici une partie de dîner singulière, faite
alors chez Gronavet.
Cet homme s'était séparé de sa femme, qui avait
iSl l-]'j6 — MONSIEUR NICOLAS
eu quelque temps Tabbé Deîaporte, et qu'entre-
tenait alors l'avocat l^elhup (je raconterai d'autres
aventures à' Angélique Tehnitoufi (a). Gronavet
avait été prendre dans un mauvais lieu une
grossière gouvernante, nommée Louison, qu'il lo-
geait dans sa petite chambrette, et couchait dans
son lit, sous les yeux de ses deux filles, que la
mère lui avait laissées, pour se livrer tout entière à
son amant. Virginie surpassait infiniment Louison !
Quelques jours auparavant, gonflé d'orgueil et de
vanité, des assurances multipliées que Virginie me
donnait de sa tendresse, j'avais parlé d'elle à
Gronavet, qui fut curieux de la voir. Je me mourais
d'envie de la lui montrer, persuadé que sa laideur
empêcherait Virginie de me le donner pour rival.
Mais la Providence, qui veille à ce que les plaisirs
illicites portent avec eux leur amertume, voulut que
ce fût le matin même de ce dîner que la réalité de
mon indisposition se réalisa!... Le souvenir de celle
de 1770 (non méritée) m'effrayait encore! j'étais
dans une situation si douloureuse, que je me promis
de ne pas ouvrir ma porte à Virginie, quand elle
viendrait me prendre. (O Louise! ô Thérèse! pures
amies! le Ciel vous venge de ma fausse vertu!
devais-je vous quitter? Mais c'est pour votre sœuri
Sort de ma vie 1 que tu es étrange ! Aussi pleuré-je
incessablement Louise et Thérèse (i). Virginie ar-
(a) Angélique Mitoufflet. (N. de l'Ed.)
(i) Voyez le Drame de la Vie.
HUITIÈME ÉPOaUE — 1776 183
riva sur le midi, en voiture. Elle envoya le cocher.
Silence de ma part. Enfin, après une demi-heure
d'attente, la voyant prête à s'en retourner, je me
montrai. Elle monta elle-même. « Vous étiez donc
» absent?... » Non seulement je ne lui dis rien de
désagréable, mais je formai une résolution généreuse,
fondée sur cette idée qui me revint : « Le mal est
» nouveau ; j'ai pris ce matin le préservatif; je puis
» encore aujourd'hui me livrer à l'illusion que me
» fait cette fille ; ne troublons pas le plaisir qu'elle
» va goûter. Nous avons assez de temps pour être
» malheureux, elle et moi; ravissons cette journée
» à notre mauvais génie... » Mon parti pris, j'affectai
Tenjouement. Je fus bientôt prêt, et nous par-
tîmes.
En route cependant, j'avais un nuage sur les
yeux. Virginie s'en aperçut; elle m'embrassa dans
la voiture, après avoir levé les portières, en me di-
sant avec son air mignard : « Qu'as-tu, mon papa ? tu
» as quelque chose ? — Quoi ! » lui dis-je, « vous ne
» vous en doutez pas ? — Ho ! que t'ai-je donc fait ?
» — Trompeuse, tu ne m'aimes pas! — Si, si, de
» tout mon cœur!... Tu as peut-être de la jalousie?...
» Ha! si tu savais ce que tu m'inspires, tu serais
» bien sûr que je t'aime!... Ne peut on pas aimer
» quelqu'un... et parler à d'autres? — Si tu ne fai-
» sais que leur parler! — Une triste et cruelle néces-
» site nous force quelquefois à faire ce que notre
» cœur repousse, ce que notre raison désapprouve ;
» mais ni mon cœur, ni ma raison ne sont cou-
184 1776 — MONSIEUR NICOLAS
» traires à mon papa... Oui, tu m'as donné un
» nouvel être; je suis, depuis ta connaissance, ce
» que je n'étais pas auparavant... Que ne t'ai-je
» connu le premier? tu aurais été le seul homme
*) que j'eusse écouté! — Vous avez encore Bon-
o thoux. Mademoiselle? — Est-ce là le sujet de la
» peine ? Oui, je l'ai encore : mais je suis prête à te
» le sacrifier. — Compain ? » (elle pâlit) — « Com-
» pain... est un jeune homme... T'opposerais-tu à
') ce qu'il m'épousât un jour? — Moi!... Mais, si
») je le savais, je n'agirais plus avec vous comme
» j'ai fait. — Pourquoi? pourquoi donc? qu'est-ce
^) que ça fait?... Il le sait bien, et... que je ne puis
» faire autrement. » La naïveté du vice, dans cette
enfant, me frappa d'autant plus vivement qu'elle me
rappelait Zéphire : je donnai quelques larmes au
souvenir de ma fille chérie, et nous arrivâmes à la
porte de Gronavet. Le souvenir de ma Zéphire avait
■attendri mon cœur; je baisai la main de Virginie,
en montant l'escalier, ce qui rendit à la jeune fille
autant de gaieté que si nous n'avions pas eu de con-
versation sérieuse.
Avant de raconter notre dîner chez Gronavet, je
crois nécessaire de faire ici une réflexion. « Quelle
.» singulière Vie! » diront les Puristes, les Lecteurs
empesés, les Sots et les Méchants; « à quoi bon
') donner une suite d'aventures ordinaires, qui n'ont
-» rien de saillant que certains détails, nés de la sin-
» gularité de votre caractère ? Est-il bien d'écrire de
» pareilles choses?... »
HUITIÈME ÉPOdUE — 1776 185
O Puristes! ni vous, ni aucun des hommes an-
ciens et modernes, n'avez jamais lu que des romans,
soit dans l'histoire, soit dans les ouvrages drama-
tiques ; tout est faux dans le monde : on ne voit rien
de ce qu'on lit; on ne lit rien de ce qu'on voit!
Les auteurs ressemblent aux prostituées, qui se font
une loi de ne jamais dire -un mot de vérité; ou à
l'auteur du Chevalier de Fauhîas , qui prismatise
avant d'écrire. Indigné de voir les livres consacrés
au mensonge, j'ai voulu faire un livre vrai, entière-
ment vrai d'un bout à l'autre ; peindre les événe-
ments d'une Vie naturelle, et la laisser à la Postérité
comme une anatomie morale. Je suis sûr de donner
un miroir fidèle, intéressant ; fidèle par la vérité
des images; intéressant par le naturel, par la
singularité, la variété, la multiplicité des aventures
dont ma vie est remplie ; par ma hardiesse à tout
nommer, à compromettre les autres, à les immoler
avec moi, comme moi, à l'utilité publique. J'avais
les passions vives : je n'ai aucune des passions abru-
tissantes, telles que la gourmandise, l'ivrognerie,
l'indolence; j'ai toujours eu la plus grande activité
pour l'amour. C'est ce besoin d'aimer et de jouir,
qui m'a fait désirer, chercher, rencontrer cette foule
d'aventures qni vous étonnent dans un seul homme !
Hé bien ! je ne vous dis pas tout : j'omets une infinité
de passades sans conséquence, sans influence, dont
le nombre est incroyable (i). A ce premier manu-
(i) Voyez mon CALENDRIER, où je tâche de suppléer à
X 24
l86 1776 — MONSIEUR NICOLAS
scrit, je laisse une infinité de traits qui m'échappent,
et dont je prends note, à mesure que j'avance, pour
les placer dans un Supplément. Et voici mon but :
ayant fait ma propre Histoire et m'étant appliqué
à ne dire que la vérité, je pourrai la certifier aux
Moralistes, afin qu'ils parlent d'après la vérité dans
leurs livres, désormais, et dans les instructions qu'ils
donneront au Genre humain. /.-/. Rousseau a sûre-
ment dit la vérité; mais il a trop écrit en auteur.
Cependant, quand je lis ce qu'il a dit de M™^ de
Warens, je le bénis. O pieux Jean-Jacques! tu as
sauvé ta maman de l'oubli : c'était la sauver de la
mort! tu l'as fait aimer par ses faiblesses : c'est plus
encore! tu l'as immortalisée doublement!... Je te
bénis! Si je n'avais pas publié le Paysan dés 1775,
je craindrais qu'on ne regardât M™^ Parangon comme
la parallèle de M"^^ de Warens; mais cet Ouvrage-là
me garantit de tout soupçon. Jean-Jacques vivait,
et, loin de sa société, je ne connaissais pas le manu-
scrit de ses Confessions... Je disais que Jean-Jacques
écrittrop souvent en auteur. C'est ce que j'évite ici :
j'écris seulement en homme; je dirai tout, je mon-
trerai comme l'homme, en avançant vers la vieil-
lesse, se détériore souvent, pour les mœurs, surtout
dans le régime actuel , au lieu de se perfectionner :
ce qui manque dans mon histoire, pour me donner tout en-
tier ; c'est un supplément nécessaire. J'omettrai dans la suite
le trait où nous nous battons, Virginie et moi. Voyez la
Malédiction ■haternelle.
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I776 187
de sorte que les plus corrompus des hommes sont
ordinairement les plus âgés... Mon but, je le répète,
est de servir le Genre humain, non par une morale
fastidieusement répétée, mais par ma sincérité. Je
ne veux point être moraliste proprement dit, mais
je veux que mon livre et ma personne soient un
instrument entre les mains des Moralistes; qu'ils
étudient en moi, et par moi, la série des actions
humaines. C'est là le plus excellent livre de morale,
un livre qui nous manque, et que j'ai toujours eu
envie de faire. Puissé-je y réussir! puissé-je sur-
monter assez longtemps les périls qui m'environ-
nent (i) pour y mettre la dernière main! Quand il
sera fini, que je meure! mon travail sera parfait , et
j'aurai vécu; que d'hommes meurent sans avoir eu,
pendant quatre-vingts ans, le temps de remplir la
tâche de la vie!... Suivez-moi donc, mon ami
Lecteur, rassuré par mes motifs ; ne vous indignez
pas contre moi, de ce que je suis homme et faible!
C'est par là qu'il faut me louer; car si je n'avais eu
que des vertus à vous exposer, où serait l'effort sur
moi-même > Ha ! je n'aurais jamais eu le front de
faire mon panégyrique!... Mais c'est parce que j'ai
le courage de me dévêtir devant vous, de vous ex-
(i) Ceux dont je parlais en 1784, en composant ce manu-
scrit, sont passés (5 Juillet 1786, 10 Octobre 1796) ; mais ils
existent, ceux que me préparent les gens nommés dans cet
Ouvrage. Il en existe d'autres que je ne saurais braver
qu'en bravant la mort.
l88 1776 — MONSIEUR NICOLAS
poser toutes mes faiblesses, toutes mes imperfec-
tions, toutes mes turpitudes, pour vous faire com-
parer vos semblables à vous-même, puis vous-même
à vous-même, que je mérite votre reconnaissance et
votre amitié : l'effort que je fais est si héroïque qu'il
doit effacer mes torts envers la Société, m'en pu-
rifier, et me ranger parmi ses bienfaiteurs!... Je re-
prends donc courage : je vais continuer à détailler ma
vie, à scruter mon cœur, et à vous exposer les motifs
de toutes mes actions. Voyez l'homme dans le peu
de bien; voyez l'homme dans le mal ! Je ne suis
jamais qu'un homme, votre frère, votre pareil,
votre miroir; un autre vous-même!...
Je jouis de la surprise de Gronavet beaucoup plus
que je ne m'y étais attendu. Il fut ébloui des attraits
jeunes et délicats de ma Virginie. Aussi l'accueil
qu'il lui fit surpassa-t-il tout ce qu'on pouvait
attendre d'un homme peu riche, avare et si ladre,
que lorsqu'il donnait à dîner, il lui arrivait quelque-
fois de dire aux convives de ne pas tant manger, de
mesurer le vin par petits coups, et de ne permettre
de boire que lorsqu'il le jugeait à propos. Grâces à
Virginie, rien ne fut ménagé : l'invitateur sortit un
instant, pour faire ajouter une poularde au dîner, et
courir chez Y acteur Nainviîle, prendre un billet d'am-
phithéâtre pour deux. Jamais peut-être Gronavet
n'avait été poli que ce jour-là. En nous mettant à
table, il nous annonça que nous ne la quitterions
que pour aller aux Italiens, où l'on donnait, malheu-
reusement! les Mariages Samnites de Du Kosoy! Vir-
HUITIÈME ÉPOQUE — 1776 189
ginie fut servie avec profusion, et comme je n'avais
pas, à beaucoup prés, le môme avantage, un mot
que je lui dis à l'oreille fit qu'elle me donnait de ce
qu'elle avait sur son assiette. Gronavet en fut blessé;
mais il le dissimula d'une manière conforme à son
caractère. Il regarda les dons que me faisait Mrginie
comme autant de faveurs, et sous prétexte qu'elles
étaient trop précieuses pour qu'il n'en fût pas jaloux,
il agrippait souvent à la volée ce qu'elle allait me
donner et le dévorait gloutonnement. Mais il ne fai-
sait pas attention que sa grosse Louison en était hor-
riblement jalouse : — «Ha! ha! » me dit-elle, « pen-
» dant qu'ils mangent à la même assiette, arran-
>•> geons-nous aussi nous deux! » Elle entama un
pâté de jambon de chez Lesage, et me versa d'une
bouteille de réserve. Gronavet, qui aimait passion-
nément le pâté de jambon, fut cruellement embar-
rassé : il lui aurait fallu trois mains, il n'en avait que
deux, qu'il posa sur ce qu'il prenait à Virginie et sur
le pâté. De sorte qu'il resta sans manger. Pour nous,
quoique très sobres (car Virginie mangeait peu),
nous nous efforcions d'avaler, et nous ouvrions la
bouche beaucoup plus grande que les morceaux
n'étaient gros. Nous oubliâmes (du moins j'oubliai)
tous mes sujets de peine, pour rire de la figure et de
l'embarras de notre hôte. Virginie, comme toutes les
femmes, s'aperçut mieux que personne de son crédit
sur le petit homme, et elle en abusa un peu. Soufflée
par la grosse Louise, elle demandait tout ce que Gro-
navet pouvait nous donner; il volait au moindre
190 177^ — MONSIEUR NICOLAS
signe de ses volontés; mais il s'avisa de ne plus vou.
loir que nous participassions aux goûts de Virginie.
Elle, de son côté, ne voulait rien prendre qu'avec
nous. Il fallut donc que le pauvre Gronavet s'y
prêtât; mais il nous donnait si peu, qu'en vérité
nous pouvions à peine y goûter... Cet amusement
nous conduisit jusqu'à cinq heures ; Louison nous
avertit qu'il était temps d'aller prendre nos places,
et nous partîmes.
Gronavet avait un petit habit de soie gris de lin,
acheté de la veille à la friperie : je ne l'avais jamais
vu si propre. Il donna la main à Virginie; je mar-
chais derrière, et j'écoutais. — « Est-il vrai que
» vous êtes la maîtresse de ce gros philosophe?...
» C'est en vérité dommage! une jolie personne
» comme vous!... Je suis plus jeune... si j'osais...
» vous offrir mon hommage?... » Virginie se
retourna, et sourit, en me regardant. — « Je vous
» entends! » dis-je à Gronavet. Il ne rougissait de
rien : — « Mais n'ai-je pas raison? Je suis dans
» l'âge de l'amour, et il est passé pour vous. —
)) L'âge de l'amour passé pour mon papa! » dit
Virginie. « Personne ne sait aimer comme lui. —
3) Je le surpasse! » reprit Gronavet. — « Je vous
» en crois sur votre parole; car je ne veux pas
» l'éprouver! » répondit-elle. Nous arrivions au
théâtre. Le billet n'était que pour deux. Gronavet
en prit un de six francs pour nous conduire, et
nous quitta, bien malgré lui ! dés qu'on fut prêt à
lever la toile. Je dis à Virginie : — '■ ce Voilà une
HUITIÈME ÉPOQUE — I776 I9I
» nouvelle conquête. — Voulez-vous que je vous
» parle sincèrement? » répondit-elle; « je n'en
» suis aucunement flattée : c'est, de tous les hom-
» mes, le seul qui m'inspire une invincible répu-
» gnance. » Je ne relevai pas cette naïveté, qui
peignait assez au naturel la façon de penser de
Virginie, depuis que certains hommes avaient gâté
son excellent caractère.
La pièce commença : il y avait du spectacle, c'en
était assez pour amuser Virginie. Elle causa pendant
les entr'actes avec une femme qui me parut là pour
gihoyer; elles me semblèrent amies, et l'effet que
j'éprouvais des faveurs de Virginie me rappelant
la Decan, il me parut que ma jeune compagne
avait des connaissances multipliées, dont le choix
n'était pas sévère. Je fus cruellement blessé! Mais
tel était le charme de la partie de Bicètre, que
Virginie presque publique, et qui pis est contagieuse^
me charmait encore!... Elle partagea une orange
avec h. giboyeuse : on se pariait d'un air d'intimité.
Je demandai tout bas à ma compagne si elle con-
naissait sa voisine? — « Mon Dieu non! » Un
jeune fat se mit en tiers de la conversation avec
les d'eux femmes; Virginie me répondit à peine,
quand je lui parlai. Je pris un peu d'humeur, et
ayant aperçu Audinot dans l'amphithéâtre, j'allai
causer avec lui, pour me distraire. Enfin la repré-
sentation finit. Virginie sortit enchantée d'Éliane en
homme, ainsi que toutes les autres catins du spec-
tacle. Je crus qu'elle allait suivre sa causeuse et le
192 17/6 — MONSIEUR NICOLAS
jeune homme : mais non; elle me présenta sa main,
et nous descendîmes ensemble. Je la menai au
Palais-Royal^ et enfin chez elle. J'observai qu'elle
rue fit descendre à l'entrée de la rue de Hurepoix,
afin de paraître seule à sa porte. Ce n'est pas qu'elle
craignît sa mère, ou les regards du voisinage; la
mère, sans ressource, était obligée de conniver avec
sa fille, et quant aux voisins, Virginie pensait que
chacun avait son état, dont on ne doit pas rougir ;
le seul motif de ses craintes était d'être vue de
l'exigeant Compain, qui, par ses querelles et ses bou-
deries, faisait beaucoup souffrir une faible amante.
Cependant, ce petit malheureux profitait du gain
que faisait sa maîtresse! Mais il ressemblait aux
souteneurs, qui se font bien pa3'er, et qui n'en
battent pas moins les infortunées qui les payent.
Je pris sur moi d'aller voir la mère de Virginie,
)e lendemain de cette partie. Je priai cette femme
de m'envoyer sa fille, à laquelle je voulais décou-
vrir mon état et le sien. La vue de la mère me
trappa : de son côté, elle m'examinait curieusement.
Comme sa fille était absente, et que c'était Virginie
que je demandais, elle voulait savoir les motifs de
la visite que sa fille devait me rendre. Je le dis
bonnement, et avec douleur. Je peignis le caractère
de Virginie, comme je le sentais, sans la dénigrer,
et plutôt en la justifiant. La mère pleura. — « Voyez
)) mon malheur! J'ai deux filles, celle-ci, qui m'est
» infiniment chère!... et une cadette .. Je pars,
3 forcé-j pra- la nécessité; je vais à Hambourg, faire
HUITIEME EPOQUE
177e.
^95
» une éducation... A mon retour, je trouve ma falle
» aînée entretenue, presque prostituée... Je trouve
» une de mes amies, M'^^'^ BessoUy veuve auparavant
» Gemon, que j'avais laissée honnête, complaisante
» de ma fille;... la sacrifiant à des parties dont elle
)■> retirait les deux tiers du profit... Je l'ai arrachée
>■) à cette harpie; et comme je ne la pouvais nourrir,
i) il a fallu que je fiisse ce qu'était la Besson : mais
» du moins je la ménage, je la retiens; je fais ce
» que je puis, pour diminuer le désordre!... » Plus
j'écoutais cette femme, plus je croyais la reconnaître.
Mais elle était si changée!... Je l'étais beaucoup
aussi! Je m'étais donné le nom de Berlrô, en lui
parlant autrefois; ainsi, quand elle me demanda
mon adresse, lui ayant dit mon nom, ajoutant que
sa fille la savait, elle crut s'être trompée... J'étais,
moi, à cent lieues d'imaginer que ce fût là une
femme que j'avais idolâtrée fille. Mais en m'en
retournant, je me disais : — « Cette femme a des
» traits de M"<= Jarye Datte... J'aurais dû lui de-
» mander son nom, car Virginie ne m'avait encore
» dit que celui de femme. » Je rentrai, pour l'atten-
dre. Mais encore un mot de la mère.
Elle avait épousé Poîntot. Devenue veuve au bout
de six mois, elle s'était remariée à un limonadier, et
avait connu M™« Latlemand... Ce second mari n'avait
vécu que trois mois. Jarrye, encore veuve, revint
chez son père, qui connaissait le boulanger Fran-
xois : il crut faire un coup d'or de lui donner sa fille,,
déjà mère, mais qui le cachait, à raison du sexe; on.
X 25
194 177^ — MONSIEUR NICOLAS
avait persuadé à Pointot que c'était un fils, et on
avait éloigné l'enfant, baptisé sous un nom de
garçon, par de fortes raisons sans doute. Mariée au
limonadier, celui-ci, je ne sais par quel motif, crut
sa femme pucelle, quoique veuve, et ne voulait pas
gâter sa taille, admirée de tout le monde. Quand
François l'épousa, il la crut sans enfants. On le lui
laissa croire. Et quoique cet homme, nouveau Pa-
rangon, martyrisât sa femme, il n'eut pas d'abord
d'enfants. Jan-ye feignit une grossesse, pour qu'il la
fatiguât moins; elle accoucha pendant un voyage
d'achats de blés. A son retour l'enfant était en
nourrice, et il ne la vit pas. Lorsqu'on la retira de
nourrice, il la trouva grande. Mais comme sa femme
fit alors une autre fille, il n'eut pas de doutes... Il
se ruina. On ne lui cacha plus rien. Il acheva de
dissiper la fortune Pointot... et il alla même jusqu'à
vouloir violer Virginie, qui se donna pour lors à
Bonthoux... Voilà, en très abrégé, l'histoire de la
mère infortunée, que je vais connaître parfaitement.
J'eus quelques doutes : mais j'ignorais de qui Vir-
ginie était réellement la fille.
La jeune personne arriva chez moi sur les cinq
heures. Je pris un air de gravité; car d'après sa
conduite de la veille, je m'attendais à de l'effron-
terie, à des reproches, à des cris. — « Mademoi-
» selle, » lui dis-je, « il est impossible à présent
» que M. Bonthoux vous gai^e! — Il m'a quittée.
» — Je le crois! vous ne pouvez plus conserver
» personne, pas même votre cher Compain : vous
HUITIÈME ÉPOaUE — 177b 195
» avez... » (je tranchai le mot)... Elle pâlit; ses
yeux se remplirent de larmes. Elle m'assui;a qu'elle
ne s'était aperçue de rien, qu'elle se croyait en par-
faite santé; que Bonthoux ne s'était plaint que de
ses assiduités chez moi. — « Je suis sûr, » lui
répondis-je, « par ma conduite, que vous êtes
» l'unique source de mon indisposition. Elle est
» légère; les symptômes n'en sont pas terribles;
» mais elle est réelle, et la maladie est confirmée.
» Dés avant-hier, en m'en apercevant, j'ai couru au
» remède : je l'ai pris hier; je l'ai pris ce matin,
» pour la seconde fois... » Les larmes de Virginie
redoublèrent; elle me fit une sorte de confession
générale : elle m'avoua Compain, et m'assura qu'il
l'épouserait. Je tâchai de la désabuser; mais elle
aimait... Sa conduite, en cette occasion, fut si diffé-
rente de ce que j'avais présumé, qu'elle me ren-
gagea de nouveau, par la compassion. Je lui
demandai le nom de. sa mère : elle le dit, et je
retrouvai en elle M"^ Jarrye Datte. Je n'en dis mot;
mais cette découverte me fit tout passer à Virginie.
Je lui proposai de la faire traiter par le docteur de
Préval, mon esculape. Je l'y conduisis. Je n'eus
qu'un mot à dire, car dès que je l'eus présentée, son
air et sa figure parlèrent pour elle; il ne fut plus
question de moi.
La passion que j'eus pour Virginie était la pre-
mière où je fisse le rôle de vieillard (c'est ainsi que
les filles de dix- huit ans traitent un homme de qua-
rante-deux). Ce rôle me déplaisait : j'étais le jaloux;
196 1776 — MONSIEUR NICOLAS
un autre (Compain) était Tamant aime. Je tâchai de
l'écarter; mais une querelle qu'une de mes tentatives
éleva entre Virginie et moi, me fit comprendre que
c'était l'impossible. Dans cette querelle, nous nous
battîmes (il faut l'avouer). Virginie abusa tellement
ensuite de son pouvoir sur moi, qu'elle me fit pro-
mettre de rendre une visite à Compain, avec lequel
j'avais eu le soir même des paroles violentes. Cette
démarche me répugnait; mais enfin, j'aimai mieux,
la faire que de rompre avec une jeune infortunée,
qui me donnait encore des moments délicieux, par
sa naïveté; avec... ma fille, quoique ceci fût non
assuré... J'espérais beaucoup d'un si charmant carac-
tère, joint à la plus aimable figure. Mais, par un effet
de circonstances, cette démarche me causa une dis-
traction agréable.
J'allai dés le matin chez Compain, maison de
l'épicier Machy. Je le fis lever, en frappant rude-
ment à sa porte, et en me nommant. Il vint ouvrir ;
il tremblait, quoique dans la co.nicule. Je vis sa
pensée : le pauvre petit n'avait de courage qu'avec
les filles, encore en manquait-il quelquefois, et il
s'imagina que je venais pour lui proposer de nous
battre. Dés que j'eus pénétré son idée, je résolus de
m'amuser. J'employai de longues circonlocutions,
lui debout, en chemise, tenant la porte entr'buverte ;
moi debout, le chapeau enfoncé jusqu'aux yeux,
l'épée au côté, une main sur le pommeau : je n'ai
jamais vu de crainte plus vive! Il est vrai que Com-
pain était délicat autant que joli; il ressemblait, par
HUITIÈME ÉPOQUE — 1776 197
sa carcasse maigre, à un chien de chasse mal nourri.
Ma jalousie s'éteignait, en le regardant : il me fit
pitié! Je finis mes entortillages, en lui disant que
je cédais volontiers aux invitations de M^^^ Virginie,
qui désirait que nous vécussions bons amis. Nous
nous embrassâmes, quoique nous nous fussions dit
de gros mots la veille, le brave Compain étant sou-
tenu de cinq à six carabins, dont un avait proposé
aux autres de me faire sauter par-dessus le parapet
dans la rivière. L amour donne du courage; car ce
fut après ce propos entendu, que j'allai les braver au
milieu du cercle qu'ils formaient, et des grincements
de dents de deux camarades, beaucoup plus mé-
chants que Compain. Je revins apprendre cet exploit
à Virginie, non sans tourner en ridicule l'Objet de
sa tendresse. Elle me le pardonna, et se garda bien
de lui en parler. Cette liaison momentanée que j'eus
avec Compain, tourna contre Virginie. Il avait à se
plaindre; moi aussi : les hommes, en ce cas, ne le
cèdent pas aux femmes les plus babillardes; la raison
en est bien simple : c'est qu'ils font le rôle inférieur,
et que tout être faible est femme comme elles;
l'homme alors aime à se dédommager, par la
langue, de ce qu'il est forcé de soufirir. Ce n'est pas
comme femmes que les femmes causent beaucoup,
c'est comme faibles : une femme maîtresse n'est pas
plus babillarde qu'un homme maître; tous les des-
potes sont laconiques. Dés le premier pourparler,
Compain m'apprit une chose qui me divertit beau-
coup : c'est que le jour de la partie au Bois de Bon-
198 1776 — MONSIEUR NICOLAS
îogne avec Virginie, la veuve et Mourant, la première
lui avait donné rendez-vous au pré de VHôpital, où
il l'attendit toute l'aprés-dinée, tandis qu'elle se
divertissait avec des inconnus. Je souriais, en son-
geant à la malheureuse situation de cette fille, qui
trompait celui qu'elle aimait, pour des indifférents.
Le jour de notre promenade à Bicêtre, elle avait
envoyé Compain sur le quai de la Vallée; mais elle
craignait qu'il ne l'attendit le soir à l'entrée de la rue
du Foiiarre; ce fut ce qui l'avait rendue empressée à
me quitter au bas de la Montagne Sainte-Geneviève.
Comme je désirais d'opérer, entre ces deux amants,
une rupture utile à Virginie, j'appuyai sur toutes
les circonstances de mes parties avec elle. Je voyais
que j'enfonçais le poignard dans le cœur du petit
misérable, qui m'aurait touché, s'il n'avait pas eu
l'âme basse, ou si la situation de Virginie ne s'y
était opposée; car voici les paroles qu'il me dit à la
fin : — « Je Taime ! s'il ne faut plus la revoir, j'aime
» autant mourir! »
Virginie eut le même soir, par Compain, un
précis de notre conversation : si j'avais désiré de
me venger d'elle, je l'aurais été au delà de mes
espérances ! Elle était affligée tout à la fois, confuse
et furieuse. Les découvertes de Compain avaient
occasionné entre les deux amants la querelle la plus
vive et la mieux fondée. Elle soupirait; elle avait
une larme sous la paupière, en me parlant. £lle
n'osait me faire aucun reproche; mais elle ne put
s'empêcher de témoigner combien elle était désolée
HUITIEME LPOaUE
//'
199
d'avoir occasionné notre connaissance, en m'obli-
geant à rendre une visite à Compain. De mon côté,
je rougissais du rôle odieux que je faisais pour la
première fois : tous les jours des mortifications nou-
velles ! Tantôt, je voyais Virginie se glisser furtive-
ment chez Compain ; tantôt, aller avec lui à la guin-
guette de la Maison-Blanche. Un soir, je les vis
rentrer ensemble : Compain ferma la porte de
l'allée; mais j'eus la patience d'attendre que quel-
qu'un sortît; j'entrai pour lors, et de l'escalier,
j'aperçus Virginie avec les deux carabins. Son amou-
reux lui proposa de coucher, et Virginie, qui avait
le timbre argentin et sonore, lui répondit : — « Moi !
. » coucher ici ! » Une autre fois, elle y coucha : je
la vis entrer ; elle se mit au lit entre les deux cara-
bins; hé! quel lit! un grabat sur sangle, où l'on ne
pouvait être commodément que seul!... Je Ten vis
sortir le lendemain à six heures : elle vint se remettre
au lit chez sa mère.
A tout ce que j'apercevais, j'allais me plaindre à
celle-ci, qui ne pouvait que gémir, ou quereller.
\^irginie me craignait, et me haïssait... J'ouvris
enfin les yeux sur mon rôle. Je voulus quitter Vir-
ginie : mais sa situation me touchait, autant que ses
grâces naïves ; elle n'avait plus que moi : Bonthoux
s'était absolument retiré, après l'avoir suivie jusqu'à
ma porte, un jour qu'elle venait me voir. Il s'informa
qui demeurait à l'étage où elle avait frappé ? Et sur
la réponse de la Debée mon hôtesse, grande bavarde,
il avait cessé de voir une fille dont il n'était plus sûr.
200 '^11^ — .MONSIEUR NICOLAS
11 est étonnant qu'il n'eût pas remarqué Compain,
qui était toujours avec elle, lorsque Virginie demeu-
rait chez Praiter ! qu'il n'eût eu aucun soupçon sur
Praiter lui-même! qu'il n'eût jamais fait attention
aux femmes avec qui elle sortait... Las de mon rôle,
humilié de l'avoir fait, je désirais vivement de quitter
une fille, qui d'abord avait répandu un certain
charme sur notre liaison. Mais j'étais retenu malgré
moi, par une sorte d'amour-propre, autant que par
la compassion, par le ressouvenir que me causait la
mère, que j'avais aimée, possédée... par un instinct,
qui, quoi qu'on en dise, est physique; par je ne sais
quelle ressemblance dans les traits.
Guéris tous deux de notre incommodité, je menai
Virginie et sa mère à la foire Saint-Ovide : c'est là
que se trouva l'occasion désirée... Un soir que nous
en faisions le tour, nous fûmes suivis par Compain
(à qui je ne parlais plus, parce que je le méprisais) : il
était accompagné de sept à huit de ses camarades,
qui nous entourèrent au café Caussin; mais la sévé-
rité de la mère les empêcha de parler à Virginie. En
sortant, ils nous suivirent ; sur le quai des Qnatre-
Nations, ombragé par les édifices (car on avait de la
lune), Compain s'approcha d'environ dix pas de
moi. Je m'arrêtai, en lui disant : — « Je crois que
» vous avez à me parler ?» Il se retira. Nous arri-
vâmes chez Virginie, sans qu'ils eussent osé m'a-
border. La mère, craignant une attaque nocturne,
dans la rue de la Bûcherie ou ailleurs, me retint à
coucher, un peu malgré sa fille. Pour moi, j'aurais
HUITIEME EPOQ.UE — 1776 201
préféré mon lit ; mais songeant combien Compain et
sa troupe seraient mortifiés, en me voyant coucher
sous le même toit avec Virginie, je me laissai per-
suader. Compain chanta les airs les plus tendres,
jusqu'à minuit passé. Ainsi que le rossignol, il n'a-
vait que des sons et des plumes... Comme il nous
empêchait de dormir, il vint une idée à la mère de
Virginie, ce fut de se lever, et de lui jeter un gros
sou enveloppé dans du papier^ en lui disant: « Cessez,
» bonhomme; voilà pour payer votre gîte. » Elle se
leva en effet, mais ce fut pour me prier de venir
ouvrir la fenêtre moi-même, de me montrer en
bonnet de nuit, en chemise, et de faire le compli-
ment. Ce qui fut exécuté. Compain poussa un cri de
rage. Ses camarades éclatèrent de rire, et toute la
troupe disparut. Il est certain qu'on m'attendait et
qu'on était sept à huit contre un : mais je crois que
j'aurais épouvanté cette troupe d'étourdis sans cœur.
Je me levai dés le matin, et j'allai reposer chez moi.
Le soir, je revins, et je rôdai devant la porte de
Virginie plus d'une heure. Enfin j'entrai, pour pro-
poser une promenade à la Foire. La mère refusait.
Mais la fille insista si vivement, qu'il fallut sortir.
(( Prenez garde à la manière dont vous vous con-
» duirez ! » lui dit cette femme. — « Je veux tout
»> raccommoder, » répondit Virginie, « et gronder
» Compain; laissez-moi seulement lui parler! »
Nous arrivâmes à la Foire, sans avoir vu personne de
la société du Chartrain.
Nous faisions notre troisième tour, lorsque Vir-
X 26
202 177^ — MONSIEUR NICOLAS
ginie jeta les yeux sur un pastel, qui représentait un
enfant, de la plus jolie figure. Elle se récria sur sa
beauté : — « Voilà, » nous dit-elle, « ce qu'il y a de
» plus joli dans la Foire ! — Il faudrait que vous n'y
» fussiez pas! » lui dit un homme d'environ qua-
rante-cinq ans. Il continua de la suivre, sans que je
m'en aperçusse; je cherchais des yeux Compain et
ses camarades. Nous entrâmes au café Caussin, et
Virginie nous raconta tout ce que l'homme lui avait
dit. Elle nous le fit remarquer, qui l'examinait par
un carreau cassé. Elle me prévint qu'elle allait m'ap-
peler son oncle. Je me prêtai à ce badinage, qui
devint sérieux. Deîport, caissier de M. Boutin, nous
suivit jusqu'à la demeure de Virginie; et le lende-
main, il lui écrivit ses propositions. De ce moment,
notre rôle changea. Virginie me marqua de la con-
fiance, de l'amitié. Elle accepta les offres de Delport ;
continua de voir Compain; m'engagea de tout son
pouvoir à lui rendre des visites fréquentes; en un
mot, sans Compain, elle m'aurait persuadé qu'elle
m'aimait. (C'était un autre sentiment sans doute qui
l'animait)... Delport la logea très bien dans la rue
Poissonnière, et sut, en payant, se faire tellement
détester, qu'au bout de dix-huit mois, Virginie ne
voulut plus le voir. Elle se mit en apprentissage de
modes sous le quai de Gèvres, où Mourant, qui était
là libraire, lui fit une scène scandaleuse.
Dés que Virginie n'avait plus eu besoin de moi,
je m'étais retiré par raison ; mais en la voyant
brillante, je la regrettais malgré moi. Pour me gué-
HUITIÈME ÉPOQUE — I776
>03
rir absolument, et me déshabituer de courir la voir
rue Poissonnière, je recherchai M^^^ Tulout, cette
Élise dont on a vu les Lettres dans la Malédiction
paternelle, au nombre de vingt.
Élise avait quitté la rue Saint-Nicolas-Martin, et
demeurait dans celle de la Mortellerie, à l'ancien
Bureau des Foins. Martinville, qui m'avait autrefois
introduit chez elle, lorsqu'elle était dans la rue
Saint-Nicolas-des-Champs , me donna sa nouvelle
adresse. Je lui écrivis : sa réponse, qu'on peut voir
dans la Malédiction, p. 428, fut favorable. Je volai
chez elle. Mais quelle différence avec ce qu'elle était,
huit années auparavant ! Ce ne fut que du réchauffé. . .
Des faveurs me retinrent quelques semaines, après
lesquelles se trouva là cette jeune demoiselle
Lisette, qui me fit la fuir, de peur qu'elle ne devînt
trop aimable : je ne revis ni l'une ni l'autre. Je m'é-
loignais toujours rapidement de tout ce qui pouvait
me rendre heureux, ou tranquille. Il y avait en
outre une petite fille de neuf ans, que je connus
trop tard.
En cessant de voir Élise, je pensai que Virginie
était ma dernière aventure. Je composai le Quadra-
génaire, qui n'est autre chose que l'histoire de ma
liaison avec elle, un peu déguisée. J'3^ joignis celle
des jeunes filles de modes de la dame Monclar
(Victorine Guisland), au coin de la rue de Grenelle-
Honoré,,. Mais avant de raconter cet enfantillage, il
faut achever l'histoire d'Élise et de Virginie. Je
204 1776 — MONSIEUR NICOLAS
pourrais renvoyer à mon Calendrier, s'il ne. fallait
entrer ici dans quelques détails.
J'avais beaucoup revu Virginie, tant qu'elle ne fut
que dans les meubles que j'avais donnés à sa mère,
rue de Bussy, prés le corps-de-garde. Je l'aimais, par
nécessité, depuis notre guérison, n'ayant pas de
femme, et ne voulant pas ôter à Virginie ce que
j'aurais payé à une autre. D'ailleurs, n'allant qu'à la
dérobée chez elle, je n'éprouvais jamais de satiété.
Elle m'accoutuma ainsi aux faveurs. Je ne l'ai vue
en particulier qu'une fois, rue Poissonnière, dans les
meubles de Delport. Je fus favorisé, en cette occa-
sion, comme un Compain. Delport allait arriver:
Virginie mit sa mère en sentinelle à la fenêtre,
tandis qu'elle-même ouvrit la porte de l'alcôve qui
donnait dans la chambre de M'"^ François, pour me
faire échapper, en cas de surprise. Je fus traité en
amant passionnément aimé... Ce fut néanmoins ma
dernière visite de ce temps-là... Je fus si frappé de
la singularité de mon rôle en sortant, que sentant
bien qu'il ne m'allait plus, je résolus de cesser de
voir ma Circé... Mais, chaque jour, j'étais tenté de
revenir.
J'eus recours à Élise, comme je viens de le dire :
elle m'accorda facilement les faveurs dont j'avais
besoin pour oublier les charmes de Virginie, que je
cessai de voir pendant deux années entières...
(J'écris avec désordre...) Profitons de cet intervalle
pour achever mon histoire avec Élise.
Celte aimable fille m'a depuis cru ingrat. El!e
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I776 20$
s'est trompée : je ne fus que généreux. Sa voisine
Lisette, qui venait souvent jouer avec nous, m'in-
spira un goût aussi vif que Virginie, et ce goût
m' effraya si fort, que ne voulant pas donner à
Élise le spectacle d'une infidélité désobligeante, je
préférai de renoncer à toutes deux. Mais si j'avais
alors su la vérité, connue trop tard, que j'aurais été
heureux, sans être infidèle!... Personne ne parla.
La tante de Lisette, femme de cinquante ans, fort
repoussante, fut examinante et taciturne... Quand
j'eus cessé de voir Élise, elle en fut au désespoir,
comme on Ta vu dans ses Lettres, imprimées dans
la Malédiction paternelle. Indignée, elle s'éloigna.
Son frère Nei'ville, qui lui était si attaché, mourut
en ce temps-là. Élise ne put soutenir ce dernier
coup... elle alla trouver à Genève son père, qui la
demandait ardemment... Je la regrettai, quand je ne
pus la retrouver. Elle l'apprit par Martinville. Ce
fut alors que, prête à rendre le dernier soupir, elle
me fit passer des lumières... qui m'eussent sauvé,
si elle me les avait données en 1777. J'appris, par
ses ordres, que Lisette était ma fille, et celle de la
touchante, de la sensible ^1™»= Greslot, que j'avais
possédée en 1755, de la manière rapportée plus
haut (1755); que la jolie petite fille de neuf ans,
que j'avais vue avec elle, et qui en atteignait quinze
en ce moment, était notre fille à nous deux Élise...
Ce coup fut terrible pour moi!... Je maudis mon
funeste sort, qui me condamnait à être privé de
tous les miens! Je me mis à regretter Omphale...
206 1776 — MONSIEUR NICOLAS
J'écrivis à Élise, pour nous réunir. Ma lettre arriva
le lendemain de ses funérailles à Genève. Je ne pus
retrouver Lisette; je n'eus pas de nouvelles d'Élisette
sa sœur : ces deux enfants, comme tant d'autres,
sont perdues pour moi.
Mon Lecteur! vous avez vu quels regrets m'ont
causés Louise et Thérèse! (hélas! ceci se passa dans
l'intervalle où je fus douze ans à les fuir) ! Hé bien!
ceux que va me causer Élise sont plus amers en-
core ! mes torts avec Élise sont plus grands ! Ce que
j'ai perdu, en elle, en Lisette, en Élisetie, est plus
regrettable peut-être!... Quel être infortuné ai-je
donc toujours été ? Quel malheur m'a poursuivi, me
poursuit, et me poursuivra jusqu'au tombeau?... Je
ne revis plus Élise, mon amie, mon amante autre-
fois! parce que le goût que m'inspirait Lisette,
jeune et jolie, sa coiipagne, sa voisine, son amie,
me parut trop vif, et que Virginie venait de déchi-
rer mon cœur!... Lisette, comme on sait, avait une
tante, avec qui elle demeurait. Cette femme me
déplut, non parce qu'elle était laide : on n'est plus
jolie à cinquante ans ; mais par ses discours. Ainsi
tout m'éloignait, excepté Lisette, que je redoutais...
Oh! quelle douleur ! je mis Élise au désespoir! moi,
dont le cœur parlait toujours pour mes enfants, je
ne me reconnus pas dans la jolie ÉHsette... Je m'é-
loignai d'une famille aimable, toute à moi! Car
Lisette, qui était avec sa tante paternelle, était la
fille de M"^« Greslot, cette fille dont j'étais le père...
Quelle vie déhcieuse j'eusse menée avec mes deux
HUITIÈME KPOQ.UE
1776
207
filIeS; mon ancienne amie, une autre épouse, ver-
tueuse, tendre Voilà ce que j'ai manqué!...
Pardon ! pardon ! mon Élise ! ô ma femme ! pardon !
Tu n'es plus ! tu as perdu la vie... peut-être de dou-
leur!... Je sais bien que tu m'avais promis le bon-
heur, dans nos derniers entretiens, mais tu ne m'a-
vais pas dit le comment! Pardon! céleste Élise!...
Quoi ! tu avais, pour mon bonheur, rassemblé tout
ce que tu savais qui pouvait m'attacher, m'inté-
resser, et tu ne me le dis pas ! Tu me crus encore
amoureux de Virginie, et que je braverais double-
ment la Nature! Mais en aimant Virginie, c'était
encore la Nature qui me dirigeait ! Non ! je n'étais
pas fait pour le bonheur! Q.ue me fallait-il alors?
Connaître Lisette, Élise tte, Virginie! vous réunir!
vous rendre amies au moins, et vous voir, vous
aimer sans jalousie de votre part! Le sort barbare
ne l'a pas voulu! ou plutôt le ne le méritais pas!...
Toutes les fois que je me rappelle Élise, sa vie, sa
mort,... je suis accablé de remords et de regrets!...
Je suis cause de tous les m ilheurs qui l'ont con-
duite au tombeau ! Elle a commis des fautes : mais
le Ciel m'est témoin que ce ne sont pas ces fautes
qui m'ont éloigné d'elle !
Il faut tout dire de ses amis, quand des actions
extraordinaires ne peuvent pas les déshonorer.
Élise, avec sa figure charmante en 1768, et ses dix-
neuf ans, avait trois amants non heureux, sans
compter autant de partis pour le mariage. Les partis
furent éconduits; Élise déclara qu'elle ne se marie-
208 1776 — MONSIEUR NICOLAS
rait jamais. La raison de cette conduite, fut un peu
moi, et la crainte de mettre au désespoir son
frère Nerville. Car les trois amants non partis,
étaient son... (a), son frère le peintre, et son jeune
frère le joli Nerville. On sait comme je fus accueilli.
Le père et les frères me favorisaient, espérant que
je frayerais la route. Ils se trompèrent : Élise était
philosophe, avant de me connaître. Elle favorisa
sans doute, mais par de nobles motifs; je les sais :
ils lui font honneur. Elle bannit un plus grand
crime du crime; elle fit donc un bien. Quant à Ner-
ville, elle lui sauva la vie; je le sais encore. Celui-
ci lui fut toujours attaché, toujours fidèle; il la con-
sola dans les peines que je lui causai; il ne la quitta
jamais. Il mourut. Ce fut sa mort qu'Élise ne put
supporter. Ce ne fut ni le frère, ni Tamant qu'elle
regretta : ce fut l'ami, l'ami dévoué... O respec-
tables frère et sœur! maudit soit celui qui vous
condamnera! Cet homme vil, quel qu'il soit, ne
vous connaît pas!... Comme cette infortunée aurait
été heureuse, si, avec son excellent cœur, elle n'a-
vait eu ni père, ni frère aîné, ni un amant trop
occupé, pauvre, et forcé à un travail continuel! De
toutes mes connaissances en femmes. Élise, Marie-
Jeanne, Colombe et Marianne Tangis, sont les
seules qui me causent des remords. Si j'avais
voulu, en 1768 et 9, Élise n'essuyait rien de ce
qu'elle a éprouvé; je la garantissais de tout le
{a) Son père. (A', de l'Éd.)
HUITIÈME ÉPOaUE
1780
•09
monde assaillant, et je les intimidais ; ses fautes (si
elles sont fautes) sont mes crimes. Ce corps char-
mant était à moi, à moi, pauvre, mais aimé... Mais
mon cœur était trop vaste; il avait trop d'idoles
cnltées... Mon imagination était trop vagabonde; et
quand je fus devenu vieux, mon cœur blasé ne se
réveillait que par des secousses... Revenons à Vir-
ginie.
Ce fut en 1780 que, passant par la rue de la
Harpe, à deux maisons au-dessus, de celle Serpente,
je vis tomber à mes pieds une petite terrine à lam-
pion. Je levai les yeux : c'était Virginie... Je mon-
tai chez elle. Cette fille se jeta dans mes bras. Elle
avait renvoyé Delport, homme jaloux, insatiable de
faveurs; elle avait eu un prince de Tingry, ou de
Ligne, ou tous deux. En ce moment, elle était la
presque femme d'un clerc de procureur, qui les
entretenait mesquinement, elle, sa mère et sa
sœur cadette. Virginie m'offrit la fleur de cette der-
nière. J'en fus honteux, mais je ne pus refuser
qu'en préférant l'aînée...
Je rendis cinq à six visites à Virginie, avant ma
grande découverte. Un jour, ce fut Rosette, la ca-
dette, que je .trouvai seule. La petite, âgée de seize
ans, me fit mille agaceries : je ne pouvais m'en
dépêtrer, et j'allais fuir un péril certain, quand la
mère arriva. Je me crus en sûreté : je dis même
à cette mère de surveiller sa fille cadette. —
« Croyez-vous donc, » me répondit celle-ci, « que
» je suis comme ça pour tout le monde? — Non, »
X 27
210 lySo — MONSIEUR NICOLAS
dit la mère; « ce n'est que pour vous. Elle ne
» peut rester sage ; il faut qu'elle ait quelqu'un :
» mais la manière dont vous en avez agi avec son
y) aînée, les services que vous lui avez rendus, et
» les tromperies qu'elle vous a faites, sont cause que
» nous avons formé la résolution, pour vous dé-
» dommager, de vous donner, en pur don, l'étrennc
» de ma Rosette. » Ce discours me surprit bien
plus que tout le reste! Je fis des remontrances. —
« Cela sera, » reprit la mère. — « Oui, cela sera! »
s'écria la fille. — « Cela sera! » dit Virginie, qui
rentrait ; « et il faut que ça soit prompt, car elle n'a
» pas le temps d'attendre... Allons, Rosette : à ta
» place, cela serait déjà fait. » Les trois femmes me
caressèrent, et Rosette appliqua ses lèvres sur les
miennes. Quelqu'un survint heureusement!...
[Cette aventure est inouïe, mais elle est vraie]...
Après cet écart moral, nous causâmes. La mère
paraissait gaie ; la petite était radieuse, et Virginie
fut plus affectueuse pour moi : — « Je n'aurai plus
» tant de re^îroches à me faire de t'avoir trompé ! »
me dit-elle; « car ça sera. » La mère ajouta : —
<c Toutes les fois que je vous vois, vous me rappe-
» lez celui qui m'a aimée, trois ou. quatre jours
» avant mon mariage avec M. Pointot! » C'était la
première fois quelle prononçait le nom de son pre-
mier mari; je croyais qu'elle n'avait eu que
M. François. — « Pointot? » dis-je vivement. —
« Oui, c'est le nom de mon premier mari; je me
» nommais Jarrye Datte; mon père était cirier : le
HUITIÈME ÉPOaUE — I780 211
)) jeune homme demeurait au quatrième, rue des
» Trois-Portes, chez une Bonne SelPer : Virginie est
» sa fille. — Sa fille ! » m'écriai-je en pâlissant. —
<c Oui, oui. » Je voulais dissimuler. Mais Virginie
étant venue me caresser, je lui dis : — « En fille,
» en fille!... Je suis le jeune homme de la rue des
» Trois-Portes. » Ce mot fit pousser un cri de joie
aux trois femmes. Je fiis presque étouffé de caresses.
Point de remords : on n'en eut pas. Rosette était la
première à se féliciter de ce qu'on me la destinait.
Mrginie m'adorait. La mère m'embrassa mille fois...
Je sortis de cette maison dans une émotion sans
égale...
Depuis ce moment, Virginie me traita comme...
un dieu : cette fille chérie me donna le bonheur
paternel. La mère me caressait; elle se parait,
quand je devais venir; ce qui ne lui était jamais
arrivé. Ainsi rajeunie, je la remis parfaitement...
J'ai été faible une seule fois, vaincu par ses caresses,
et il en est résulté une fille, qui a onze aujourd'hui
27 Avril 1792...
Un jour, Virginie me dit : — « Amène-moi une
» fois ta fille légitime Agnès, que je l'embrasse ? »
Je parus hésiter. — « Si tu me l'amènes, je te don-
» nerai encore une fille. — Comment cela? —
»' Oui ; une demoiselle Hollier, fille d'une horlogère
>) qui t'a aimé. Elle a seize à dix-sept ans; elle sait
» le nom de son père, par sa mère : et depuis que
^) je sais que tu es mon papa, je sais aussi qu'elle
« est ma sœur; car sa mère, qui n'est morte que
212 17^^0 — MONSIEUR NICOLAS
« depuis trois ans, lui a dit que tu avais fait le
» Paysan perverti. — Je vous aurais amené ma fille
» Agnès, sans cela, » lui répondis-je. En effet, je
les présentai Tune à l'autre le jour même. Rosette y
était. Il est impossible d'exprimer combien ces trois
jeunes personnes se plurent!... Virginie surtout fut
trouvée charmante par Agnès, qui m'en a parlé
souvent depuis... Cependant la première fut dis-
crète; elle ne parla pas de la commune paternité.
Le lendemain, avant que la jeune François eût
revu Dartois (Aimonde, nom que sa mère lui avait
donné en mon honneur), je rencontrai cette belle
brune, et j'eus occasion de la reconnaître, comme
on peut le voir dans mon Calendrier, au 26 No-
vembre.
De retour auprès de Virginie, nouvelle surprise !.,.
Rosette, sa sœur cadette, était le résultat d'une
aventure, oùjarrye s'était donnée, rue du Marais, fau-
bourg Saint-Germain (a), à mon ami Gaudet, devenu
marchand confiseur, rue des Lombards, à la Pomtne-
d'Or, parce qu'il n'avait pas goûté la pratique... Il
était chez un cousin à lui, marchand limonadier
dans cette rue. Deux commères, M"^^ François et
ahe marchande de chevaux, nommé Vautier, étaient
venues dîner avec leur amie la limonadière. Gaudet
était invité. Après le dîner et les liqueurs, les dames
agacèrent un jeune homme vig^oureux, et qui pa-
{a) Aujourd'hui rue Visconti. (A\ de l'EciJ
HUITIÈME ÉPOCIUE — I780 213
raissait bonasse ; elle le prirent pour un Maiet de
Lamporecchio . La marchande de chevaux avait déjà
été couchée en joue par Gaudet. Il la lutina. La
donzelle s'enfuit dans une chambre solitaire ; Gaudet
la perdit de vue, et en la cherchant, il trouva
^|me François. — « Vous paierez pour votre amie ! »
lui dit-il. Et il la culbuta... Ils étaient fort affairés,
quand la marchande de chevaux, impatientée de ce
qu'on ne la trouvait pas, vint regarder, en entr'ou-
vrant timidement une porte... Elle vit le grand
œuvre. Elle éclata de rire. Ce qui ne dérangea du
tout point les acteurs. Elle alla chercher la cousine,
et se jeta bruyamment dans la chambre, où elles pé-
nétrèrent toutes deux. Gaudet avait tout vu. Il
grinçait les dents de colère, d'amour, de plaisir, on
ne sait lequel, ou de tous trois ensemble. Il avait
terminé. Mais, terrible comme il étdt, il s'élança
sur la marchande de chevaux, et la força de prendre
la place de M'"^ François. Les deux autres le regar-
daient émerveillées!... Enfin, cet exploit achevé, il
parut calme. Sa cousine, l'épouse de son cousin de
même nom, lui fit des remontrances assez longues.
Gaudet les écouta modestement. Puis, remis de sa
fatigue, il se jeta sur la prêcheuse, qu'il emporta
d'assaut, avec un peu d'aide des deux autres, qui la
craignaient. Elle criait. — « Je vous ferme la
^) bouche! » lui disait Gaudet... « Ha! vous jase-
>• riez!... Mais vous voilà toutes trois au niveau, au
^) niveau, au niveau!... » car il ne répéta plus que
ce mot.
214 17^0 — MONSIEUR NICOLAS
YoiiX quelle était l'origine de Rosette, à ce que me
dit sa mère (et celle de la Julie du XVi« volume des
Nuits de Paris). Les trois femmes étaient devenues
enceintes : ce qui leur avait fait plaisir; car deux
d'entre elles n'avaient point d'enfants... Je fus bien
surpris de tout cela ! et je m'en allai tout rêveur.
A ces libres aventures, assez librement exprimées,
je vois les sourcils des Puristes se froncer... Mon
Ami Lecteur, ce n'est qu'à regret que je les rap-
porte. C'est une terrible tâche que d'écrire sa vie,
en s'obligeant à dire toute la vérité! Cent fois la
plume m'est tombée des mains !...
Instruit de ce que m'étaient les deux sœurs, l'une
ma fille, l'autre celle de mon ami, je m'occupai des
moyens de leur être utile, d'après leur situation et
ma fortune bornée. Je connaissais deux hommes qui
pouvaient les retirer du gouffre entr'ouvert sous
leurs pas, et leur faire un sort. Elles avaient toutes
deux l'àme bonne : je prévoyais qu'elles donneraient
à ces deux hommes le genre de bonheur qui 'leur
convenait, et j'en conclus qu'ils feraient la même
chose pour elles. J'ai un principe qu'il faut avouer
ici : c'est que je pense que le bonheur est tout.
Rendez heureux un homme, heureuse une femme,
vous avez tout fait : calculez ensuite, et vous verrez
que, du même coup, vous les avez rendus vertueux,
c'est-à-dire aimables, bons, obligeants; que vous
leur aurez donné toutes les vertus sociales. C'est
donc bien mal à propos que Jesuah nous dit dans
son évangile : « Cherchei d'abord le Royaume de Dieu
HUITIÈME ÉPOCIUE
215
et sa justice, et tout le reste vous sera donné par sur-
croît. » C'était, dans ses idées, une maxime absurde.
Il devait dire : Cherchez d'abord le bonheur, et vous
aurez tout le reste en l'acquérant... En effet, qui
veut le bonheur, et qui le cherche, s'aperçoit, dés le
premier pas, qu'il ne peut être dans le crime, c'est-
à-dire dans la douleur : car jouir d'une femme, d'une
fille, n'est pas le crime; c'est d'en jouir pour la
perdre, la rendre malheureuse : si vous en jouissez
pour la rendre heureuse, c'est une belle action.
Point de bonheur que dans la bonté, la bienveillance,
la charité, ou l'amour d'autrui... Le plaisir est la
vertu, sous un nom plus gai...
Ma résolution bien formée, je parlai à un prince
de la maison de Bouillon, honnête, bon, trompé par
des coquines, mais dont le cœur, de la même nature
que le mien, avait absolument besoin d'être occupé.
Je lui proposai ma fille : — « Mais, mon cher Nico-
» las! » me dit cet honnête homme, « vous vous
» compromettez en me donnant votre fille, vous,
» connu ; moi aussi?... Ce n'est pas que je ne me
» propose de la rendre très heureuse, par cette rai-
» son même qu'elle est votre fille. » Je lui expHquai
alors comment Virginie était ma fille. — « Ha! c'est
» tout autre chose ! Je lui ferai du bien, quand elle
)) ne me plairait pas. Mais si elle me plaît, son sort
» est assuré.» D'après cette réponse, j'envoyai Vir-
ginie, conduite par sa mère, chez le prince de Bouil-
lon, avec défense de parler de moi... Virginie plut
au delà de toute expression. Cependant, on dit qu'on
2l6 1780 — jMONSIEUR NICOLAS
attendait la hlle d'un ami, et qu'on ne pouvait se
décider qu'après l'avoir vue... Les trois femmes s'en
revinrent (car on avait mené Rosette). On me rendit
cette réponse. Je courus chez le prince, qui me dit :
— « Mon cher Nicolas! je vous aurais obligation de
0 ne pas m'amener votre fille. Elle m'ôterait une
» douce illusion! J'ai vu, ce matin, celle qui ferait
» mon bonheur, par le goût vif qu'elle m'inspire...
» Elle est jolie : mais elle a un son de voix qui
» remue l'âme... — Je vous amène cependant ma
» fille » (j'avais donné ordre aux trois femmes de
me suivre). — « Allons donc! voyons-la. » J'allai à
l'antichambre, j'amenai Virginie par la main. —
<( C'est là votre fille? » s'écria M. de Bouillon. —
« Oui, mon prince. — Ha! mon ami! je la reçois,
» comme le présent le plus précieux (i)...
Virginie a effectivement été chérie du prince, tant
qu'il a vécu. Il a fait son sort.
Je comptais sur un ami moins relevé pour Ro-
sette. Mais je n'eus pas le bonheur de réussir. Il y
avait de trop forts obstacles... J'en parlerai dans la
suite, après Sara...
Je vais à présent raconter le singulier enfantillage
que j'ai annoncé.
Je vins examiner les filles de modes de Victorine.
(i) Une lettre du prince infirme, quand le Nouvel Abei-
/rtr</ eut paru, me demandait une visite. Telle avait été l'ori-
eine de notre connaissance.
HUITIÈiME ÉPOaUH — 1775 217
Outre mon aimable blonde, qui m'intéressait prodi-
gieusement, il y en avait trois autres très jolies :
Améthyste, la fille aînée de M™^ Monclar, ou Victo-
rine Guisland; Vidorine, ou la jolie bouche, la
seconde; et une fille de modes, brune, potelée, très
habile dans son art, qu'on nommait Amélie. Le nom
de celle-ci me la rendit chère : mais la blonde (qu'on
appelait Agathe, quoique ce ne fût pas son nom)
l'emportait. C'était à elle que je voulais écrire et
chanter. Elle tenait les livres, et je la croyais la fille
aînée de la maison; car Viclorine était blonde
comme elle... — « Les belles couleurs! c'est Zé-
» phire pour l'incarnat!... » Je vins donc le soir
l'examiner, chanter des impromptu : je les adressais
toujours à mon Agathe ; mais comme elle était de
l'autre côté, à la place de la maîtresse, elle m'en-
tendait moins bien que celles adossées aux vitres...
Pendant cet intervalle, Agathe disparut, et ce fut
Améthyste qui tint les livres; mais elle était trop
jeune. Je m'attachai donc alors au nom chéri d'Amé-
lie (Suadéle): ajoutez que cette jeune personne était
une brune très blanche de peau et d'une agréable
figure; elle avait de plus un usage, qui me plaisait
autant que sa gentillesse : elle se chaussait haut, et
elle avait le pied joli. Je pris l'habitude de chanter à
elle nominativement; de lui écrire des lettres, comme
on le verra, et de mettre en vers le lendemain ce
que j'avais chanté la veille.
Cet amusement fut quelquefois très vif, par deux
raisons : les filles de Victorine m'intéressaient par
X ■ 28
2l8 1775 — MONSIEUR NICOLAS
le seul charme de leur situation, sans que je leur
parlasse, c'est-à-dire sans danger pour mon cœur;
car on sait que l'amour m'effrayait depuis Virginie,
et cette espèce d'intrigue me rappelait un temps bien
cher à mon souvenir, celui où j'allais frapper au car-
reau de Zéphire, dans la rue de Satoie, et lui chanter
un air qui exprimait nos mutuels sentiments ; ajou-
tez que les demoiselles Monclar étaient les nièces
d'Amélie- Suadèle, ma presque épouse, comme je
viens de le dire;
Dés 1774, c'est-à-dire immédiatement après que
M"^e Monclar fut établie au coin de la rue de Gre-
nelle, en place de la Devilliers, marchande de modes
de M"^' Dubarry, et avant de savoir que la maîtresse
fût Victorine, j'avais aperçu deux joHes filles dans la
boutique, l'une blonde, à droite en entrant, l'autre
brune, à gauche. Indécis laquelle j'eusse préféré, il me
parut plaisant de leur écrire une lettre commune,
où je leur déclarais un amour également partagé. Ma
lettre fut lue par M"*^ Monclar, qui en rit beaucoup.
Cependant, je ne continuai pas cet amusement : j'im-
primais le Paysan, qui m'occupa; j'eus ensuite des
peines; ensuite Virginie, c'est-à-dire encore des
peines, d'un autre genre; puis Élise, et encore des
peines... Mais dès le mois de Septembre 1776, lors-
que Delport commença de connaître Virginie, je
revins à ma johe boutique. Les choses étaient un
peu changées : l'une des deux Belles (la brune) n'y
était plus; mais il y avait les trois filles aînées de
Victorine, fort jolies. La plus jeune des Monclar
HUITIEME EPOCllJE — 1775
219
était adossée au carreau de la rue de Grenelle. Je
n'écrivis pas d'abord : je chantai, comme à Zéphire;
et je me retirais, dés qu'on dérangeait le rideau. On
sait que celle à laquelle j'adressais mes hommages,
n'était pas à portée de les recevoir : c'était la jolie
blonde qui m'avait d'abord frappé, à droite, mais
dont je ne pouvais presque me faire entendre. Elle
était réellement céleste par sa beauté. Je la croyais
fille de M™^ Monclar, et parce qu'elle tenait les
livres, et parce qu'elle lui ressemblait. Je résolus de
lui écrire enfin : mais il fallait que la lettre passât par
d'autres mains avant de parvenir à elle. Je fis en
sorte qu'elle fut de nature à pouvoir être lue de tout
le monde avec édification. Elle la reçut le même
soir. Je la vis lire par la Belle, qui vint sur le seuil,
je passai devant elle, en lui disant : — « J'ai fait
j) l'amour à votre grand'mére ; j'ai fait l'amour à votre
•) mère ; et je vous fais l'amour aussi. » Elle éclata de
rire en rentrant : — « Ha ! c'est drôle ! » disait-elle, en
fermant la porte. Je disais plus vrai que je ne pensais :
je voulais dire que j'avais trouvé M"^^Guisland encore
jolie femme; que j'avais trouvé Victorine jeune et
charmante, et qu'elle, que je croyais sa fille, je la
trouvais charmante aussi. J'expliquai cela dans ma
lettre du lendemain. Mais celle à qui je parlais,
comme je ne l'ai su que depuis, étant Zéphirette,
fille de Zéphire et la mienne, j'avais réellement fait
l'amour à Nannette, à Zéphire, et à notre charmante
enfant.
Je ne fus pas reconnu de Victorine par ma lettre,
220 1775 — MONSIEUR NICOLAS
que peut-être on ne lui montra pas, et Zéphirette fut
mariée en 1775 ou 76, comme je crois l'avoir dit,
puis établie rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, sans
que Manon Gaudet m'en dît un mot. Je ne méritais
pas ce traitement de sa part : mais peut-être avait-
elle de bonnes raisons.
Après la disparition de Zéphirette, que je nom-
mais Agathe dans mes lettres, j'avais envie de m'a-
dresser à la jolie Monclar l'aînée, que je croyais la
seconde, et que dans mon imagination je nommais
Hortense (comme j'appelais la seconde sœur Vicio-
rine, la troisième Sujette). Les premières lettres que
j'écrivis, dans mon intention, étaient pour elle. Mais
elle occupait la place d'Agathe (Zéphirette), et il
fallait que la lettre passât par les mains de celles qui
remplissaient les places du côté du vitrage sur la rue
de Grenelle. Un soir, je ramassai un brouillon de
lettre, qu'Améth3^ste venait de jeter. « Elle vient
» d'écrire, voyons ! » Le lendemain je le copiai, et
le glissai par le carreau d'aérement sur la rue Honoré.
Cet envoi eut le malheureux succès que je décris
dans la Malédiction paternelle. Voici le billet d'Ame -
ihyste :
« D'oit vous venait l'air de mauvaise humeur que vous
aviei hier? Vous vous portiej:^ cependant bien, à ce que
vous m'ave:^ dit? Qui peut donc être cause de cela? Je
ne puis croire que ce soit moi? Si pourtant ce l'était, je
crois qu'il aurait fallu me le dire tout de suite, et ne
pas me faire vous demander, chaque fois que je vous ai
vu : — « Mais, qu'ave^-vous? » Car il n'y a rien qui me
HUITIÈME ÉPOQ.UE
1776
tourmente autant que lorsque je vous vois cet air-là. En
vérité, mon ami, cela me désole! Mais aussi, peut-être
vous ai-je encore plus désolé? Je n'en sais rien. Tire:{-
moi de cet embarras; car rien ne me fait tant souffrir
et ne me dépite davantage. Faites comme dit 3/™® de
Maintenon, reprene:^ votre femme avec douceur : elle est
encore jeune ; il y a du remède. Je n'ai pas le courage
de me fâcher. Cependant, suivant ma raison, cela serait;
et, suivant mon cœur, si par hasard vous avie^ tort,
vous êtes tout pardonné. Ha! mon ami! vous ave;^ là
une bonne petite femme! Elle vous aime, et ne cessera
de vous le dire tant qu'elle vivra. »
Je mis au bas de ce billet un mot d'éloge :
— « Voilà, Mademoiselle, une charmante lettre! Elle
fait autant d'honneur à votre cœiir qu'à votre esprit : au
commencement, c'est une naïveté touchante ; et la fin,
depuis le passage de J/"" de Maintenon, est un chef-
d'œuvre de sentiment et de délicatesse. Peiit-elle être
l'ouvrage d'une jeune personne, qui n'a pas sei^e ans?...
Vous réunisse:^ donc, Mademoiselle, aux fleurs d'une
brillante jeunesse, à tous les charmes d'une aimable
figure, une âme sensible, délicate, avec un esprit cultivé ?
Heureux mille fois le mortel à qui s'adresse votre tendre
poulet! Je donnerais la moitié de mon sang pour en
tenir un pareil de la main de celle qui me captive.
P. -S. J'ai l'original, que je conserverai toute ma vie,
comme un trésor. »
C'est à cette époque que je remarquai une des ou-
vrières, plus jolie que les autres, qui se trouvait pla-
cée dans un coin commode pour me cacher. C'était
Amélie : j e choisis son carreau pour chanter mes
impromptu, musique et paroles. On s'imagina que
222 1776 — MONSIEUR NICOLAS
c'était à elle que j'en voulais; mais, la vérité, c'est
que je n'en devins idéalement amoureux que par
commodité de situation, et à cause du nom d'Amé-
lie, que je lui entendis donner. Je ne m'occupai ce-
pendant plus que d'elle ; je lui adressais des compli-
ments, à demi- voix, lorsque la marchande n'y était
pas, et toute la boutique me prêtait alors une atten-
tion flatteuse. La jeune Suzette Monclar sortit plu-
sieurs fois avec son jeune frère pour me surprendre ;
mais ce fut en vain ; j'étais leste, et je me déplaçais
à propos : de sorte que je paraissais un être tout à
fait extraordinaire. Ma Nymphe, ou ma Muse
(comme je nommais la jeune Amélie), acheva de
m'intéresser, surtout lorsque je l'eus vue dans la
rue, et que je lui eus trouvé le charme d'un joli
pied, chaussé à talons hauts et minces ; c'en était
assez pour me tourner la tête. Je fus plus assidu que
jamais; surtout après que j'eus absolument cessé de
voir Élise et Virginie, et que je me fus débarrassé
dés Gynographes, qui parurent au commencement de
1777. Je ne m'occupais alors que de quelques Juvé-
naîesdn Hibou (origine des Nuits de Paris), à rédiger
mon Quadragénaire, et à composer les premières
Contemporaines : ainsi ma tête n'était pas surchargée !
Huitmois environ s'écoulèrent sans que je manquasse
un soir d'aller au carreau d'Amélie (ma Muse), qui
étaitdQ Bruxelles. Victorine, laseconde fille, étaitàcôté
d'Améthyste; SuT^ette, la troisième, à côté d'Amélie;
Constance, sœur d'un jeune homme qui recherchait
M^^« Monclar l'aînée, occupait une table au fond,
HUITIÈME ÉPOCIUE — I776 223
avec les trois élèves, une fort laide, l'autre très jolie.
La dernière était une demoiselle du quartier, fort
riche, qui mangeait et couchait chez ses parents.
Lorsqu'Amélie était absente, ce n'était pas Victo-
rine qui tenait les livres : c'était Amélie qui allait
prendre sa place, et qui faisait le rôle de maîtresse.
Je voyais tout cela, sans que personne m'en instrui-
sît. J'attendais le soir avec une impatience d'éco-
lier, qui espère de jouer à cache-cache : dés que huit
heures étaient sonnées, je volais à la rue de Grenelle,
et je commençais mes impromptu. La manière dont
j'étais écouté me flattait : je trouvai le secret d'in-
téresser, d'exciter la curiosité de sept à huit jeunes
filles, toutes jolies, au-dessus de l'ordinaire, pour
des filles de Paris. Les trouées qui donnaient pas-
sage aux chevilles de fermeture, m'étaient si com-
modes pour mes billets, qui ne pouvaient être aper-
çus d'une autre que de celle qui les recevait, que
j'en écrivais tous les jours. Et c'était le plus agréa-
ble de mon amusement. Je fis de moi-même un
portrait non flatté ; je louais celle à qui j'écrivais, et
je la désignais; ensuite ayant plié, comme autrefois
pour Zéphire, et plus récemment poi; Zéphirette,
mon billet en éventail, afin qu'il pûc passer de sa
longueur par une ouverture qui n'avait qu'un pouce
de diamètre, j'allais, palpitant de joie (tant il est vrai
que les hommes sont encore des enfants!), j'allais
chanter au carreau. Dès que j'avais excité l'attention
d'Amélie, je glissais mon billet. Elle le sentait der-
rière elle, et tressaillait d'abord; puis, se rassurant,
224 17/0 — MONSIEUR NICOLAS
elle le prenait. Alors, je courais dans la rue Honoré,
au défaut du rideau, regarder quel était son air. II.
était content, quoiqu'elle rougît et baissât les yeux.
Les filles de la maison, à boutique fermante, mon-
taient auprès de leur mère, à l'exception de Victo-
rine, qui restait toujours. Aussitôt, Amélie montrait
ma lettre, et la lisait haut. Toutes ces jeunes filles
écoutaient, la respiration suspendue. Et moi, je les
voyais avec un plaisir inexprimable. Je m'applaudis-
sais de m'amuser ainsi, sans m'exposer à devenir
amoureux (car il faut parler et palper, pour le deve-
nir physiquement, malgré ce qu'on a vu relativement
à Rose Bourgeois). Elles dissertaient ensuite sur ma
lettre. J'entendais quelques mots, quand elles éle-
vaient le ton; ce qui arrivait souvent aux plus
jeunes... Je m'aperçus, par la suite, qu'il avait été
convenu qu'on recevrait toutes mes épîtres, et qu'on
les lirait en commun. Ce fut pour moi une occupa-
tion si agréable, qu'elle devint mon unique récréa-
tion. J'avais une ample matière à traiter : celle de la
morale qui convient à de jeunes personnes. Je
l'égayais par des historiettes, dont je ne mettais
qu'environ trois pages d'impression : je reprenais la
suite le jour suivant. Ces historiettes composent le
Quadragénaire en entier : mais à l'impression je Tai
dégagé de mes lettres à ces jeunes filles; je n'en ai
placé que quelques-unes des plus courtes, sous le
titre de l'Amour par lettres : intitulé que je rem-
plis beaucoup mieux l'année suivante, en composant
le Nouvel AheUard.
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I777
22$
Ainsi, quelque amusement que je prisse, quelques
licences que je me donnasse, je ne perdais jamais
mon temps : ma consolation, après une sottise, une
école, c'était : Cela m'instruit; j'en profiterai, puisque
j'écris pour instruire les autres à mes dépens. Je
suis un grand fabuliste, qui au lieu de prendre les
animaux pour ses interlocuteurs, se prend lui-même ;
je suis un animal multiple, quelquefois rusé comme
le renard; quelquefois bouché, lent et stupide,
comme le baudet ou le fourmilier; souventefois fier
et courageux, comme le lion ; parfois fugace et cha-
rognier, comme le loup; tantôt aigle ou vautour;
tautôt simple épervier; plus souvent perdrix, alouette
dilacérées. Je me montre sous toutes ces formes; je
suis le héros d'une fable, où je fais le rôle de chacun
de ces animaux... Virginie seule m'a fourni des
traits pour cinq Ouvrages. Le Paysan est tout entier
de mes aventures romanisées ; le Nouvel Aheilard a
trois ou quatre histoires de moi ; la Femme-trois états,
cinq à six. Quand je payais Virginie, lorsque je
payerai Sara, c'était autant d'essais que je faisais à
mes dépens. Cent de mes sottises ont eu pour but
de m'instruire , tant pour le Pornographe, que pour
la Mimographe. Si j'ai mal fait (ce qui peut être), je
n'ai certainement pas eu mauvaise intention. Par
exemple ici, qui m'aurait vu jouer avec de jeunes
hlles de modes, quelle idée aurait-il prise de moi ?
Le mépris sans doute aurait été le sentiment qu'il
m'aurait largement départi. Cependant, quel aurait
été le nigaud de nous deux? Car enfin, ]e ne m'amu-
X 29
226 1777 — MONSIEUR NICOLAS
^ais pas vainement; je mêlais l'utile à l'agréable; je
ne faisais tort à personne, et moins aux jeunes filles
auxquelles j'écrivais, qu'à tout autre être ; mes lettres
contenaient une morale saine; aucun genre de sé-
duction n'y était employé : j'amusais, sans danger
pour elles, de jolies enfants; je prenais et leur don-
nais une innocente récréation... J'ai sans doute
laissé un long souvenir dans la tête de ces jeunes
filles; elles me conteront à leurs enfants... Et c'est
un plaisir si doux que l'espérance d'être conté !
J'arrivai le lendemain soir de ma première lettre
à M"« Amélie^ avec ma seconde; je fus obligé d'at-
tendre fort tard, que M°^« Monclar fût remontée.
Enfin elle partit. Un filet de voix lâché au carreau
aunonça mon arrivée : tout fut attentif. Je passe le
poulet, et Amélie le montre aussitôt à l'assemblée.
Je commençais par y dire tout ce que j'avais en-
tendu ou vu la veille, comme l'ayant deviné; ce qui
redoubla l'étonnement. On lut ma lettre. L'attention
était réellement intéressante. Victorine était la seule
présente des filles de la maison ; je m'en étais douté ;
je la louais, ce qui n'était pas difficile, cette per-
sonne ayant de beaux yeux, de belles couleurs, et
la bouche la plus mignonne possible.
Nous étions à la fin de Septembre 1777, lors-
qu'enivré de mon succès, je fus prêt à démentir
tout mon plan de conduite, en me faisant connaître.
Je demandai un entretien à la jeune Amélie, pour le
dimanche 6 Octobre : je lui promettais d'entrer ce
jour-là, pourvu qu'elle fût seule dans la boutique,.
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I778 22/
le soir, aux lumières ; c'est-à-dire, vers les sept à
huit heures. J'arrivai devant la maison; je fus en-
trevu sans doute; car dés que je m'approchai de la
porte, je vis plusieurs jeunes filles sortir par celle du
fond, et se retirer dans l'escalier, pour laisser Amélie
seule. Enhardi par sa complaisance, j'étais prêt
d'entrer, lorsqu'une idée m'arrêta : « Que dirai-je
» à une jeune personne, qui ne peut et ne doit
)> écouter qu'un homme en état de lui offrir le
» mariage?... » Je tenais déjà le bouton; je ne
le tournai pas, et je me retirai. Les jeunes filles
rentrèrent et rirent beaucoup entre elles, surtout
Amélie. Je les examinais adroitement. J'en pris occa-
sion d'écrire une lettre, qui me conservât l'amuse-
ment qu'elles me procuraient [: je feignis qu'Amélie
n'avait eu d'autre vue que de me faire écouter par
ses compagnes, que j'en étais instruit, et citant
quelques mots attrapés à la volée le dimanche soir,
je prouvais par eux que je ne m'étais pas trompé.
J'examinai soigneusement l'effet de cette lettre,
qu'Amélie lut d'abord seule, et qu'elle ne commu-
niqua ensuite qu'à Victorine et à Constance, toutes
deux grandes et raisonnables. Depuis ce moment,
on brûlait mes lettres, ce qui ne m'empêcha pas
d'écrire, parce qu'on ne les brûlait qu'après les avoir
lues.
Je continuai de m'amuser ainsi jusqu'en 1778,
qu'Amélie s'en retourna en Flandre. Dans les der-
niers temps, cette jeune personne faisait peu d'at-
tention à mes chansons; elle ne recevait plus mes
228 1779 — MONSIEUR NICOLAS
lettres; c'était Constance qui les attrapait au pas-
sage. Je vis par là qu'elle m'avait autrefois sérieuse-
ment écouté; elle avait été flattée de mon hom-
mage ; c'est en effet un moyen assuré de se rendre
intéressant que d'écrire les lettres les plus tendres,
sans se montrer, pendant un temps considérable;
j'étais attendu tous les soirs, ma venue faisait éclater
une joie naïve sur toutes ces jolies figures. Ce que
j'avais dit du peu d'agrément de la mienne, ne me
rendait pas moins intéressant, et il est sûr que si
j'avais été libre, et que je me fusse présenté le 6 Oc-
tobre, j'aurais été goûté d'Amélie, ou de Constance,
ou de Victorine, seulement à raison de mes préli-
minaires.
Ce fut le 15 Décembre 1779, que Constance me
fit l'unique réponse que j'aie reçue des jeunes per-
sonnes de cette maison; je l'ai rapportée dans la
Malédiction paternelle, p. 611 (i)... La lettre de
Constance fut répondue par une de ma part, dans
laquelle je lui promettais une Histoire de ma Vie,
par mes lettres, et celles que j'avais reçues. Telle est
l'origine de l'Ouvrage que je viens de citer {La Ma-
lédiction paternelle) et par conséquent de celui-ci; je
composai le premier, de malheurs étrangers en partie,
et en partie personnels, pour me rendre plus inté-
(i) Si mes Ouvrages cités viennent à manquer un jour,
mes Éditeurs pourront alors prendre les détails indiqués
dans l'exemplaire complet que j'ai conservé de mes Œuvres
et que je céderai avec ce manuscrit, pour les placer à propos.
HUITIÈME ÉPOQ.UE
1780
229
ressant à celle qui m'écrivait, puis à Victorine, que
j'eusse préférée à toutes les autres, Amélie exceptée.
Elle partit enfin, cette fille aimable, qui pendant
trois ans avait renouvelé ma jeunesse, en me ren-
dant les délicieux plaisirs du soir que me donnait
autrefois Zéphire; plaisirs purs, sans remords, sans
nuages, et si savoureux quelquefois, que l'instant de
les goûter faisait palpiter mon cœur deux heures
auparavant. Aussi, lorsque je me rappelle toute ma
Vie, je ne saurais m'empêcher de convenir que les
années 1777, 78, et les premiers mois de 1779, en
ont été les temps les plus calmes; c'était un plaisir
doux, mais continuel, sans impatience, sans jalousie...
Le temps qui suivit, c'est-à-dire depuis 1779 jusqu'au
dernier Auguste 1780, fut un temps de mort et de
douleur. Mais le i^'' Septembre, je me sentis du
nerf, et composai la Paysanne pervertie, en trente
jours. Mon effervescence me préparait à une chute
dont les suites seront désolantes, et me convain-
cront de ce que Virginie n'avait fait que me laisser
entrevoir... Revenons un moment à l'Auteur.
Les Gynographes forment le III^ volume des Idées
singulières; cet Ouvrage fut composé en 1776 et
1777. La I-'e Partie renferme un Projet de réforme
des mœurs et des usages du second sexe; la 11^ est
une compilation des Usages et de toutes les Cou-
tumes de la terre, relatifs aux femmes. On sait que
je fis le Quadragénaire, mais avec tant de négligence
et de précipitation dans mes récits, que je m'y con-
tredis deux fois. J'entreprends d'y prouver aux
230 1777 — MONSIEUR NICOLAS
jeunes filles, qu'elles seront plus heureuses, plus
aimées par un homme de quarante ans, que par un
jeune homme. On y trouve une partie de mes
lettres à la jeune Amélie, mes motifs, ceux de ma
conduite avec Êîisc, avec Virginie, et quelque chose
de la petite Lange, jolie Juive. Je fis ensuites quelques
Nouvelles, les premières des Contemporaines. Enfin,
je commençai V Amour par lettres, dont l'amusement
récent avec Amélie et ses compagnes m'avait donné
la première idée. Mais elle était aride; je n'y trou-
vais rien d'onctueux; il aurait fallu parler à ma
Muse. Une autre à laquelle je ne parlais pas davan-
tage, mais qui m'inspirait des désirs infiniment plus
vifs, me donna ce qui me manquait.
Un jour,, sortant de ma demeure, rue de Bièvre,
je vis devant moi une fille charmante par la taille, la
jambe, le pied; elle était chaussée à talons très
élevés, et marchait avec une mollesse provocante.
J'espérais de la voir au visage ; mais elle entra dans
une maison qui fait angle avec la rue Victor. Je
revins tous les jours au même endroit, pour la ren-
contrer encore. Mais ce ne fut qu'au bout d'un temps
assez long, que je l'aperçus dans la boutique de la
charcutière, dont elle était la fille. Je n'ai jamais vu
de femme plus intéressante ! En effet, il est impos-
sible d'imaginer une figure plus noble, plus agréable,
plus fraîche ; des cheveux et des sourcils noirs ; une
blancheur de peau éblouissante, de beaux 3^eux ; un
son de voix clair, sonore et flatteur; une propreté
provocante, surtout dans la partie de l'habillement
HUITIÈME ÉPOaUE — I77'
231
qu'il est plus difficile de conserver nette à Paris.
Telle était Victoire LondeaUy la même qui m'inspira
le second Modèle, intitulé La Philosophie des Maris.
Pour faire cette agréable historiette, je n'eus qu'à
me figurer que j'étais Dupile, que M^^« Londeau était
Juliej et à laisser parler mon cœur. J'écrivis d'après
la conduite que j'aurais tenue; je la faisais aimer,
adorer, chérir, comme je l'aurais aimée, adorée,
chérie. Je ne m'informai d'aucune de ses aventures ;
qu'en avais-je besoin? Ce n'était pas l'histoire de
cette belle fille que je voulais faire, mais l'histoire que
j'aurais été charmé d'avoir avec elle. Victoire ne fut
pas ma seule Muse, pour cet Ouvrage; j'en eus en-
core huit à neuf autres, outre Amélie... — Comme
c'est mesquin ! diront les dédaigneux. Une fille de...
est pour lui le chef-d'œuvre de la Nature, de la
beauté, de l'amabilité... — Honnête Lecteur! j'ai,
comme ces gens-là, connu des princesses, des du-
chesses, des marquises, dont une et deux adorables;
une comtesse charmante; des demoiselles jeunes,
jolies, brillantes... et pas une n'égalait ma fille Vic-
toire Londeau...
A l'autre coin de la rue de Bièvre, vis-à-vis les
Grands- Degrés , demeurait une veuve menuisiére,
nommée M^^ Poinot, Elle avait deux filles; Rosalie,
l'aînée, faite au tour, aimable, ravissante par son
goût exquis, sans être belle, excitait mon admira-
tion ; Sophie, la cadette, blanche, délicate, mignarde,
vive, ingénue, avait un autre genre d'agrément. Ce
furent mes deux Muses pour le cinquième Modèle^
2$2 1777 — MONSIEUR NICOLAS
intitulé la Partie' carrée : l'aînée Poinot est Victoire;
sa cadette est F/or^wc^; Sophie est M^^^Londeau, em-
ployée d'une autre manière, ^iW^^Scofon, sa cadette,
est Marianne.
W^^ LaurenSy fille de la célèbre Belle-Bijoutière
vis-à-vis VOpéra, fut ma Muse pour le troisième
Modèle, ou V Amour enfantin. C'était une jolie
blonde, et en la voyant autrefois, j'avais formé à son
sujet l'agréable chimère que je décris dans ce Mo-
dèle, où elle est nommée Philis. Elle occupait la
boutique où est à présent la jeune M"^^ Filon l'hor-
logère.
M^^^ Manette- Aurore Pari\ot, fille du fourreur ac-
tuellement à côté de l'ancienne salle de la Comédie-
Française, fut la principale héroïne du quatrième
Modèle, ou V Amour muet. Je suivis ma méthode
ordinaire : je me figurais que j'étais l'amant, et je
racontais ce que j'aurais fait, sous la dictée de mon
cœur. On peut aimer plusieurs filles à la fois lors-
qu'on ne leur parle pas; c'est n'en aimer qu'une,
c'est aimer la beauté, les Grâces; mais faites con-
naissance avec une, elle écarte toutes les autres.
(Cependant cela n'est pas exact pour nos petits -
maîtres corrompus, ni même pour moi.)
Le hasard seul me donna l'idée du sixième Mo-
dèle : A quoi sert le mérite? Je passais sur le quai
à' Anjou, rêvant à V Amour enfantin, lorsqu'une jolie
femme sortit d'une maison, avec un homme; elle
était si belle, que je ne pouvais détourner ma vue de
ses charmes. L'homme me remarqua, et comme
HUITIÈME ÉPOQUE — 1777
233
j'étais couvert d'une vieille redingote bleue, il dit à
la dame : — « Votre beauté remue les âmes les plus
» grossières ! » Je ne fus point choqué ; mais conti-
nuant à regarder la dame, l'homme, ou le fat, me
dit : — « Passe, bonhomme; ton attention offense
» Madame! — Votre insolence m'offense bien da-
» vantage! » lui dis-je. — Il raisonne!... » J'admi-
rais toujours la jeune dame. — « Je suis homme;
» Madame est belle, et l'hommage que je lui rends
» est digne d'elle. » La dame me souriait. Je con-
tinuai : « Une belle femme est la fleur de l'espèce
» humaine; tout homme n'a pas droit de la cueillir;
» mais tout le monde peut l'admirer... » Ce discours
était impatiemment écouté par le fat; mais la jeune
dame avait l'air obhgeant : elle me répondit par une
inclination, accompagnée d'un charmant sourire.
En m'éloignant, j'entendis qu'elle disait : — « Je
» ne sais pas qui est cet homme; mais, quelque
» temps qu'il fasse, on le voit circuler autour de
» l'Ile, écrivant de temps en temps sur la pierre... »
[J'avais effectivement cette habitude, et j'inscrivais
les idées qui me venaient, de peur de les perdre.]
Cette rencontre me lit quitter aussitôt l'idée de
V Amour enfantin, que j'étais sûr de retrouver, et je
me mis à composer le Modèle : A quoi sert le mé-
rite? dans lequel je me venge, sans lui faire de mal,
du fat qui m'avait déprécié.
Une historiette très intéressante de cet Ouvrage
important, intitulée Le Petit Ménage, est véritable à
la lettre ; elle est arrivée à un compagnon imprimeur.
X 30
234 1779 — MONSIEUR NICOLAS
Quoique modeste et sans prétention, j'ai toujours
eu l'âme très haute, et j'entendais que l'imprimeur
que j'employais eût pour moi tout le respect qu'un
copiste doit à son original. V Amour par lettres, ou
le Nouvel Abeilard, s'imprimail chez André Cailleaii ,
frère de la dame Veuve Duchesne : pour accélérer la
besogne, et ne pas m'occuper d'autre chose, j'aidais
à l'ouvrier, travaillant même les dimanches. La
femme de l'imprimeur voulut m'en empêcher : je
fus obligé de réprimer sa morgue indiscrète.
Débarrassé du Nouvel Abeilard, pour lequel de
jeunes beautés avaient excité ma verve, en me rap-
pelant ce que mon père avait souvent raconté
devant moi, pendant mon enfance, de son séjour à
Paris, et de M'^^ Pombelins, il me vint une idée, vive,
lumineuse, digne du Eaysan-Paysanne pervertis! Je
réfléchis sur tous les traits sortis de la bouche d'EoME
Restif, et je composai sa Vie. Je ne revis pas ce
petit Ouvrage, je le livrai à l'impression, en ache-
vant de l'écrire. Aussi, tout y est-il sans art, sans
apprêt; la mémoire y a tenu lieu d'imagination. A la
seconde et à la troisième édition, je n'ai fait que
corriger quelques fautes de style, ou replacer
quelques traits oubliés. Cette production eut un
succès rapide : ce qui doit étonner ! elle n'était faite
ni pour les petits-maîtres, ni contre les femmes, ni
pour dénigrer la philosophie : les bonnes gens seuls
la pouvaient acheter. Apparemment ils donnèrent le
ton pour la première fois... C'est dans la Vie de
MON Père, que j'ose inviter les prêtres au mariage.
HUITIÈME ÉPOaUE — 1779 23$
L'année suivante, je réimprimai deux de mes
Ouvrages, la Confidence nécessaire, deux parties, et
la Femme dans les trois étais, qui en a trois, comme
j'avais déjà réimprimé, en 1774-75, le Pornographe,
la Fille Naturelle et le Pied de Fanchette. Ces romans
(je ne parle pas du Pornographe^ qui est une grande
conception, dont je me tiens très honoré! elle pro-
duira un jour des fruits, et on exécutera cet utile
Projet toujours trop tard)(i); ces romans, disais-je,
étaient avidement recherchés : dans le temps où les
Gauguery, les Edme Rapenot, etc., secondés des
Leclerc, des Rienourf, me livraient à la misère, ces
petites brochures m'alimentèrent. Jusqu'en 1790, je
n'avais jamais rien dû à personne; j'ai toute ma vie
donné : si j'étais mort alors, on ne m'aurait pas eu
vu, au jour de mon trépas, mendier, comme Nip* et
'Duan'^; ni pensionné, comme De la Harpe; ni favo-
risé par les amants de ma femme, comme Xueiss"^;
m bassement soudoyé par mes confrères, ou par des
libraires, pour extraire les pensées des autres,
comme Delaporte, Rondet, Querlon, Delacroix-Hydro-
phore, Sautereau, etc.; ni mérétriciant tristement ma
vie à calomnier les productions d'autrui, comme le
père Fréron, Auhert-La-Vrillére , Rémy, Royoux,
Groxier, Geoffroy, Terrin, Ane-Licol-Malin {a) (je tire
(1) J'écrivais ceci en 1784; et en 1786, l'Empereur Joseph-
le-Réformateur a fait exécuter le PORNOGRAPHE à Vienne.
Gazette de Leyde, du 6 Décembre 1786.
[à) A. L. Millin, rédacteur du Magasin encyclopédique.
(N. d€ l'Éd.)
256 1^79 — MONSIEUR NICOLAS
du néant ces deux derniers, en les nommant), et
cent autres vils insectes... Je m'étais jusqu'alors
suffi à moi-même, à Taide de mille écus de rentes,
en parcimonie, que m'a laissés mon père; savoir :
Sur les habillements, de la tête aux pieds,
mille francs d'épargne par an : ci. . . . 1000 francs.
Plus, sur la nourriture, mille francs d'abs-
tinence, en ne prenant que l'absolu
nécessaire: ci 1000 francs.
Plus, en travaillant avec courage, et em-
ployant mon temps plus que les autres
hommes, mille francs: ci 1000 francs.
Total 3000 livres.
Tel est le revenu clair que m'a laissé mon père,
avec environ six mille livres de biens-fonds, dont je
n'ai pas touché mille écus, ayant vendu à feu mon
frère le paysan, qui ne m'a payé qu'à demi. Ce que
je ne dis point par reproche : j'ai perdu volontiers
avec mon frère; et si je n'avais pas eu d'enfants, je
lui aurais fait présent de tout mon petit patrimoine,
afin de ne pas morceler le doniaine de la Bretonne,
La Malédiction paternelle suivit immédiatement la
Vie de mon Père. J'ai dit que je fis ce rortian pour
intéresser en ma faveur la jeune Constance, com-
pagne d'Amélie; j'avais pris le moyen de réussir, en
y insérant le charmant épisode de Zéphire, et de nos
parties de la Butte Montmartre. J'y rapporte les
lettres d'Élise, etc. Cet Ouvrage, pendant l'impres-
sion duquel mourut mon censeur Mairohert, ne fut
HUITIÈME ÉPOQUE — I779
37
point achevé de parapher : le Dhemmery ne le sut
pas, et le Desmarolles n'était plus dans les bureaux ;
pour le Goupil, il avait péri au Mont-Michel, dans
une cage de fer. Mais en récompense, Mairobert,
déterminé à la mort, m'avait paraphé toutes mes
Juvénales, insérées depuis dans l'édition du Paysan-
Paysanne pervertis réunis, dans les Françaises, la
Découverte australe, etc. A la même époque, je repris
la vaste production des Contemporaines, que je n'ai
achevée, pour la composition, que le 14 Novembre
de cette année 1784, et dont l'impression ne finira
qu'à la fin de Juin 1785.
Avant de passer à d'autres faits, il faut observer
ici que les Contemporaines, en quarante-deux vo-
lumes, contenant deux cent soixante-douze Nou-
velles, et quatre cent quarante-quatre Historiettes,
sans les canevas, ne m'ont occupé que six ans; et
que j'ai fait en outre, dans le même temps, quatre
volumes de la Découverte australe; deux volumes de
la Dernière aventure d'un Homme de quarante-cinq
ans; deux volumes in-8° de V Anthropographe, ou
l'Homme réformé, faisant le pendant des Gynographes;
trois volumes de la Prévention Nationale; que j'ai
réimprimé les quatre volumes du Paysan perverti;
composé et imprimé les quatre volumes de la
Paysanne; réimprimé, en les fondant ensemble, le
Paysan et la Paysanne, en huit parties; enfin réim-
primé les trente premiers volumes des Contempo-
raines. J'ai corrigé toutes les réimpressions, et lu
trois épreuves, comme à la première édition. Ce qui
238 1779 — MOKbiEUR NICOLAS
fait une somme de travail au-dessus de l'imagina-
tion, mais conforme à la réalité, puisque je l'ai faite,
malade de la poitrine, et d'une déperdition de sub-
stance. Ainsi, en six ans, j'ai imprimé quatre-vingt-
cinq volumes, que j'ai lus trois fois. Ajoutez à cela
les lettres nécessaires, et plus de mille pages de mon
Histoire, écrites dans le cours de ces six années. On
il, par ce calcul, une idée de mon activité. Elle était
nécessaire, et pour vivre, et pour montrer à quel
excès doit la porter un homme de lettres très pauvre,
seulement pour subsister. Tous ceux qui travaillent
moins que moi, en manquant de fortune, comme
Duan*^ Dourxigné, Prévôt-d' Exiles, Du Rosoy, T**,
P***, Dech*, Nilli*, manquent du nécessaire, ou
font des bassesses, au lieu que moi, avec mon édu-
cation dure, et mes privations, j'ai toujours, jusqu'en
1790, dépensé, donné; je n'ai jamais été secondé
par ceux qui m'environnaient. J'ai sacrifié quelque-
fois aussi un peu au plaisir; mais je puis répéter
que ces dépenses avaient toujours un but d'utilité :
j'étais forcé de m'instruire, pour écrire sur certaines
matières, et l'on ne peut être parfaitement instruit,
qu'en faisant soi-même. J'avais vu des filles pu-
bliques en 1755, 6, 7, 8, 9; en 1761, 2, 3, 4,
5, 6, 7, 8,. 9, pour faire le Pornographe; je
dépensai pour les spectacles, eu 1769, 70, 71, idii-
sznt h Mimographe; j'entretins Virginie en 1776,
pour savoir au juste comment un payeur est traité;
Sara, en 1780. Ces choses sont, ou doivent être
permises à un auteur qui s'expose lui-même, pour
HUITIÈME ÉPOQ.UE — I779 2J9
servir ensuite les autres de son expérience : le
citoyen Delisle, en 1793, m'a positivement assuré
l'utilité de la Dernière Aventure d'un Homme de
quarante-cinq ans. J'ai retiré cinq filles de la prosti-
tution, dont chacune m'a coûté huit cents livres. La
gêne où les impressions et les cent vingt Figures du
Paysan-Paysanne pei-vertis m'ont retenu longtemps,
m'interdisait toute espèce de dépense d'agrément;
elle m'aurait empêché même de doter ma fille aînée,
si je n'avais pas eu des raisons encore plus fortes de
ne pas le faire...
Mais il faut revenir à la fin de 1778, temps auquel
Agnès Lebègue, n'ayant plus ses pensionnaires, que
lui avaient fait ôter la dame Lacroix et la noiron
Javote Ornefuri (a), se mit à travailler en modes à
Joigny : mais, trop peu laborieuse, elle fut obligée de
revenir à Paris, après avoir tout vendu, tout perdu.
Elle ramenait Marion Restif, ma fille cadette, alors
âgée de quatorze ans.
Après ce retour, je continuai à demeurer seul,
dans mon logement de la rue de Bièvre, chez une
dame Dehée ou Debie-Leeman, femme que l'on con-
naîtra bientôt... Agnès Lebègue avait un peu changé
de caractère, par l'infortune et par la conviction de
son incapacité : d'acariâtre, insolente, insupportable,
elle devint presque complaisante et soumise, ou
adroite, intrigante. Il faut dire aussi qu'un peu de
fa) Javote Fournier. fN. de l' Ed.).
240 1749 — iMONSlHUR NICOLAS
réputation que j'avais acquise, lui imposait. J'allais
manger chez elle, en lui payant ma pension.
Il survint alors de grands troubles, occasionnés
par la jeune Marion, qui la quitta, et alla se réfu-
iiier, heureusement! chez des dévotes de la rue
Motiffeiard, les demoiselles Garnier, où elle est
restée cinq ans. Trop occupé pour supporter le
trouble de mon ménage, je cessai d'aller chez Agnès
Lebègue environ six mois, à datçr du 25 Mars 1779,
jour auquel je m'aperçus de ma maladie de déper-
dition. Elle m'effrayait! J'allai voir Mairohert le
même jour: j'étais malade et malheureux; je lui
contai mes peines. Il versa des larmes, m'offrit sa
bourse, son crédit, et ajouta : — « Que de gens l'on
» croit heureux! et qui sont au désespoir! » Ce
furent les dernières paroles qu'il m'ait dites. Je le
quittai consolé. Le surlendemain, il se coupa les
veines aux bains de Poitevin, et se tira un coup de
pistolet dans la bouche. Je ne pardonnerai jamais
au lâche (ou Vïuïonvin€)Linguet, de l'avoir calomnié
après sa mort, dont je célèbre annuellement l'anni-
versaire par mes larmes... L'été me donna de l'em-
bonpoint; je me calmai un peu. Mais la composition
m'ayant considérablement échauffé, j'eus mal à la
poitrine le 5 Novembre. Agnès Lebègue répara mon
épuisement par une nourriture plus succulente... Je
vais placer ici un événement, qui commença en 1779,
mais qui ne fut terminé qu'après l'aventure avec
Sara.
Au commencement de ma connaissance avec
HUITIÈME ÉPOaUE — 1779 24 1
BuUcl, j'eus une sorte de passion pour une femme
mariée, qui pensa me jeter dans de grands écarts!...
C'est rhéroïne de la trentième Contemporaine, inti-
tulée La Surprise de V amour, Nouvelle que je com-
posai avant l'importante découverte que j'ai faite
longtemps après. Il est impossible d'exprimer la
force de l'ébranlement que j'éprouvai! Dans la maison
où s'était logée Agnès Lebègue, après son retour de
Joigny, et un séjour de trois mois dans un logement,
Ile Saint-Louis, demeurait une jeune et charmante
femme, appelée M"^^ de Glancé, dont le mari était
avocat. Je ne l'avais pas encore vue, lorsque Agnès
Lebègue m*en parla, d'une manière que je crus exa-
gérée. Je ne daignais pas vérifier ses éloges, y ayant
toujours été trompé : quand elle louait une per-
sonne de son sexe, c'était une beauté morte...
Enfin, un jour, ayant porté mes regards vers les
fenêtres du second, qui donnaient sur la cour, j'y
vis une superbe blonde, dont les cheveux étaient les
plus touffus, les plus agréables en couleur que
femelle de notre espèce ait jamais eus pour orner sa
belle tête. Je demeurai interdit... Au bout de
quelques moments, je demandai quelle était cette
angélique personne? — « La jeune dame dont je
» vous ai parlé. — C'est la première fois que vous
» avez le goût sur pour les femmes... » Je ne fus
pas sorti, qu'Agnès Lebègue courut porter mes
tîloges. Femme louée, le fût-elle par un cheval, par
un àne, par un serpent, en est toujours flattée :
lorsque je revins, m'étant mis à la fenêtre pour la
X '31
242 1779 — MONSIEUR NICOLAS
regarder, je fus salué du plus charmant des sou-
rires. Je rendis le salut avec émotion... On se lia
dés le soir du même jour. Le lendemain, nous dé-
jeûnâmes ensemble. Le surlendemain, veille du
départ de la dame pour Morsan, leur maison de
campagne, elle et son mari nous invitèrent à sou-
per... Ce fut alors que je vis toutes les grâces, tout
le mérite de M"^^ de Glançé. J'en fus épris comme
en 89 je l'ai encore été de la fille de Louise, de cette
charmante Alanette, que je nommais Filette, avant
de la connaître, et que j'ai perdue trois mois après
Thérèse, cette cruelle et douloureuse année 96,
aussi funeste à mon sort présent, que 57 le fut à
mon sort passé)!... Je souffris de l'absence de
M™^ de Glançé; je la pleurai... Durant son absence,
qui fut prolongée jusqu'au 25 Novembre, l'ennui
me prit : je lui écrivis une lettre, où je lui proposais
de nous lier de la plus tendre amitié... La lettre fut
vue de son mari, qui lui voulut persuader que je
demandais de l'amour. Il fallut que la belle de Glançé
s'en défendit, et que malgré elle, malgré la peine
que cela lui fit, elle parût en colère de ma lettre . Je
l'appris par les rapports que se font entre eux les
domestiques. Je fus blessé jusqu'au vif, non de l'in-
justice qu'on me faisait, mais plutôt sans doute,
de la vérité trop bien devinée. Jamais l'amour-
propre n'eut tant de pouvoir sur moi, que dans cette
occasion! Je pris une résolution ferme... Mais, trop
semblable, dans ma conduite, à la belle blonde, je
m'occupais en même temps à exhaler la violence de
HUITIÈME ÉPOaUE — 1779 243
mes sentiments dans une des meilleures Nouvelles
de mon grand Recueil des Contemporaines : on y voit
comme j'adorais ma belle voisine... Elle revint enfin,
au mois de Novembre, et ce fut alors que j'exécutai
la résolution que j'avais prise. Je me parai de mon
mieux, et le surlendemain de son arrivée, au
moment où je sus que l'avocat Glançé, et son ami
Le Xuor venaient de sortir, j'allai me présenter... Je
fus reçu comme un véritable ami; car la véritable
amitié se devine... M"^« de Glançé fut charmante, et
ma résolution très ébranlée!... Elle me parla de son
séjour à la campagne. Je lui dis un mot de ma
lettre... Elle glissa là-dessus; je n'insistai pas...
Mais, dans la conversation, elle me parla de son
pcre, M. Lhuil*, me dit comment on l'avait mariée,
et cependant n'entra dans aucun des détails qui pou-
vaient m'éclairer.
— « Votre seconde fille, » me dit-elle, « est
» bien aimable! bien douce! — Oui; c'est une
» aimable enfant ! mais sa mère lui parle durement.
» — Elle a donc changé ? — L'enfant l'a quittée. —
» Ha ciel!... On me l'avait dit... Cependant... On
» assure qu'elle est chez des dévotes ? — Puisse-
» t-»elle ne le pas devenir!... — Vous n'avez que
)> deux filles?... — N...on. — Vous paraissez
» hésiter — J'avais... quelque chose dans l'es-
» prit... La vie a bien des événements!... d'étranges
» événements! — Oui!... La mienne, qui n'est
» pas avancée, en a déjà! — Ha! vous n'avez que
» du bonheur! Belle, jeune, mariée à un homme...
244 I781 — MONSIEUR NICOLAS
j> aimable..., mère... à votre âge, depuis quatre ans,.
» d'une compagne... plutôt que d'une fille... » Elle
sourit : — « Vous exposez plus d'avantages que je
» n'en ai! — J'ai dit vrai. » Elle soupira. — « Les
» maris sont quelquefois bien mal avisés! — Ce
» n'est pas le vôtre : M. de Glançé est la prudence
» même. » Elle leva les yeux au ciel. — « Sans le
» savoir, la prudence s'égare! » Je l'avoue : elle
m'enchantait par son air d'amitié, de confiance, et
la plus touchante naïveté. Je fus prêt à lui dire ma
résolution... Je me retins... Je sortis, parce que
Le Xuor (l'officier ami du mari, et que ce dernier
recevait tous les hivers), vint à rentrer; j'allai sur
nie Saint-Louis, où je me jurai- de ne plus retourner
chez M™« de Glançé.. Fut-ce par jalousie?... Je fis
encore ici une grande faute, comme on le verra par
la suite (à la fin de mon Calendrier). Mais, hélas !"
j'ai toujours eu la manie de quitter' mal à propos
ceux que j'aimais... Pourquoi fuj^ais-je Louise et
Thérèse, en me déchirant le cœur? Pourquoi de la
maladroite vertu, alors, moi qui tant de fois en man-
quai quand il en fallait avoir ? O pauvre Nicolas !
(comme je m'écrie quelquefois) que tu as fait de
fautes! Et tu en feras jusqu'au dernier sotîpir,
avec une âme honnête, l'exemption de tous les vices
grossiers! Puissé-je consoler parla ceux qui, ayant
commis des fautes, ou même des crimes, sont tentés
de se livrer au découragement ! En lisant ce Dévoi^
lement de mon Cœur, ils auront peut-être le bonheur
<ie pouvoir penser : — (n Je ne suis pas aussi coupables
HUITIÈME ÉPOaUE — lySl 245
» que cet homme-là : retournons aux bonnes mœurs, et
» repentons-nous y comme lui!... » On verra un jour
que, dans la conduite de mes affaires, j'avais une
égale gaucherie. C'est presque toujours par ma faute
que j'ai perdu sur l'impression de mes ouvrages
Les sentiments que m'inspirait M'"^ de Glançé
auraient dû m'éclairer. Ils étaient tendres, mais ils
n'étaient pas voluptueux; elle me me causait pas de
désirs. Je la trouvais aimable... aimable comme le
bonheur! mais un défaut de ses appas m'aurait
plutôt flatté qu'il ne m'aurait déplu. Elle est la
seule femme (après Madame Parangon), pour
laquelle j'aie éprouvé le singulier sentiment de la
désirer moins belle ! Je crois pourtant que je l'avais
eu aussi pour Jeannette Rousseau... Et ce n'aurait
pas été, comme on pense, pour l'aimer moins, mais
pour l'aimer plus généreusement. J'ai entrevu cette
espèce de sentiment dans de bons parents, qui ché-
rissaient plus un enfant incommodé ou contrefait,
que les autres, favorisés de la nature.
Un jour, que je traversais le faubourg Jacques, je
fus salué vis-à-vis la rue Dominique-Luxembourg,
par une femme de quarante-cinq ans, que je ne
reconnaissais pas. Je la priai de m'aider à la remet-
tre. — « Je ne vous reconnaissais pas non plus, »
me répondit-elle; « mais une dame Giet, qui me
» quitte, m'a dit votre nom. Je suis Reine Giraud. —
» Ha! je ne vous ai pas oubliée, et je vous remets
» à présent. — Ma sœur, qui est marchande c... au
» coin de la rue Victor, a eu une fille; c'est la belle
246 lySl — MONSIEUR NICOLAS
» Victoire. Et moi aussi... On ne vous en a pas
» parlé, à votre retour à Paris, en 1761, vous
» sachant marié. — Expliquez-vous davantage, ma
» chère Reine. — Ho! c'est une histoire! Vous
» connaissez la fille de ma sœur, et la vôtre : on dit
» que vous avez parlé d'elle, dans un de vos livres,
» sans savoir ce qu'elle vous était... Quant à la
» mienne, elle a passé pour morte en nourrice, où
» l'avait mise un épicier, notre propriétaire, qui la
» trouva jolie. Elle était à une lieue de sa fille, plus
)) âgée d'un an, et il les voyait souvent toutes deux,
» La petite demoiselle L/;w///* vint à mourir : son
» père s'était attaché à ma petite ; il se l'appropria,
» en publiant la mort de la sienne, comme étant la
» mienne. Nous reconnûmes mon enfant, ma mère,
» ma sœur Edmée et moi : mais le sort heureux que
» lui promettait le titre de fille de l'épicier, fit que
» nous la lui avons laissée. Mon Êléonore a grandi.
» Nous nous sommes bien gardées de rien dire!
« Nous l'avons vu marier à un avocat. Elle est riche ;
» elle est belle; sans doute elle est heureuse... Nous
» nous contentons de cela. Mais je veux pourtant
» lui dire la vérité, à présent que son faux père est
» mort... Elle a deux filles. — Et comment se
» nomme-t-elle ? — Madame de Glançé... on peut
» vous le dire, à vous. — Madame de Glançé!... »
Mon étonnement fiit inexprimable!... Je demeurai
concentré... Mais je savais alors l'aventure avec Le
Xuor, aventure que je réserve pour terminer mon
Calendrier Revenons à mes Ouvrages.
HUITIÈME ÉPOQUE — 1782 247
J'imprimais les Contemporaines à deux mille. La
veuve Duchesne vendit les dix-huit volumes de Con-
temporaines mêlées; le libraire Belin les douze volumes
suivants de Contemporaines du commun : ces deux
libraires réunis ont vendu les douze derniers volu-
mes de Contemporaines graduées. Ces historiettes
m'ont attiré une foule de chagrins, par ma véracité.
Le petit Etteugaled (a), qui m'attaqua l'un de ces
jours dans l'obscurité, m'assura, dans sa petite
fureur, que deux cents personnes de Paris me vou-
laient la mort jurée. Qu'elles laissent faire la Nature
et la Pauvreté, leur vœu sera bientôt rempli....
L'héroïne de la dix-huitième Nouvelle se vit forcée
de me chagriner. Celle de la sixième ne l'osa
pas, etc. Guillot a depuis imprimé les Françaises,
les Parisiennes, et les Filles du Palais-Royal; Garnery
vend les Provinciales. Ces différentes suites de Con-
temporaines réunies, au nombre de set)t, forment une
collection de soixante-cinq volumes d'Historiettes,
qui vont à mille cinquante au moins.
Voici ma manière de vivre :
Je ne bois pas de vin, si ce n'est en compagnie.
Je mange peu, et des choses les plus communes...
Je loge au quatrième, et n'ai que les meubles de
nécessité.
Je ne fais du feu que pour le travail des autres :
quant à moi, j'écris dans mon lit. Mais ceci est dan-
gereux pour la santé, comme pour les mœurs : j'ai
(a) Delaguette, fils de l'imprimeur. (N. de l'Éd.)
248 1780 — MONSIEUR NICOLAS
souvent eu, étant sorti, des accès d'érotisme, parce
que le lit m'avait trop cchaufte. Faible excuse!
Depuis 1773, jusqu'à ce jour 6 Décembre 1796, je
n'ai point acheté d'habits. Je manque de chemises.
Une vieille redingote bleue, aînée de mes habits,
me couvre journellement; parce que mon avoir
entier va aux impressions, sur lesquelles je perds
constamment (mais non les libraires), depuis 1789.
J'avais désiré, avant mes pertes, de laisser cin-
quante mille livres, comme mon père. Mais je consi-
dère que c'est trop, puisqu'il serait impossible que
chaque citoyen en laissât autant : car il faudrait alors
que la France eût plus d'un milliard quatre cent mil-
lions d'arpents de terres, vignes, prés, bois, à cent
cinquante livres l'arpent; ce qui est à peu prés le
prix moyen. Si donc quelques hommes vont fort au
delà de cinquante mille francs, il faut qu'une foule
d'individus chefs de famille restent fort au-dessous,
ou ne possèdent rien du tout. Ainsi un véritablement
honnête homme, un magistrat, un ministre de la
Religion, pour être rigoureusement justes, ne doi-
vent posséder que leur contingent, qui ne sera que
d'environ cinquante livres de fonds de terre par
individu : sans compter le mobilier en tout genre,
sorte d'avoir qui peut être sans bornes, par un effet
du commerce. Mais quel inconvénient, pour la cul-
ture, si les fonds de terre étaient également partagés !
elle serait inexploitable! Il faut donc que l'abus
actuel existe, et que vingt millions d'individus, sur
vingt-cinq, ne possèdent pas de terres, pour qu'il y
HUITIÈME ÉPOQjUE — 1782 249
ait des fermes considérables, et des exploitations en
grand, propres à fournir les marchés. Je me tran-
quillise donc sur mon indigence, et je m'abandonne
à la Nature.
Un abus de la sociabilité, telle qu'elle est coor-
donnée, c'est la mendicité, amenée dans le monde
et presque consacrée par la religion Chrétienne :
car elle n'existait pas chez les Grecs, ni chez les
Romains, si ce n'est pour de vieux esclaves aban-
donnés par leurs maîtres; mais parmi les nations
modernes, c'est un abus, une effronterie ! J'en ai
toujours eu horreur. On n'a droit de mendier que
faute de travail, ou par infirmité : à moins que la
Société ne se charge de la subsistance du dénué.
Empêcher cette espèce de mendicité, ne la réprimer
que par des peines, au lieu de la soulager, c'est une
barbarie, qui était réservée aux gouvernements mo-
dernes. Je les avertis, que par cette loi injuste, ils
appauvriront l'Espèce humaine, en éteignant, par
un crime horrible, une multitude de générations qui
eussent un jour produit des hommes utiles, et qui
tous les jours en jetaient quelques-uns dans la
Société
Je ne donnerai pas ici l'analyse de la Découverte
australe, ni des Contemporaines ; mais, parvenu à la fin
de 1780, je vais retracer les faits de la Dernière
aventure d'un homme de quarante-cinq ans : ma seule
mémoire va me guider, et tracer le tableau de la
passion la plus extraordinaire et la plus malheureuse
que j'eusse encore éprouvée.
X 32
250 1780 — MONSIEUR NICOLAS
Je venais de composer la Paysanne, quatre
volumes, en trente jours : ma poitrine fatiguée, ma
tête affaissée demandaient du repos. J'en pris, en
ne composant que de temps en temps quelques
Nouvelles; j'allai aux spectacles, au café, plus habi-
tuellement que je ne le faisais auparavant. Mes Con-
temporaines se vendaient avec rapidité; j'avais une
perspective agréable. Je venais de concevoir le des-
sein de mettre des Estampes à mon Paysan; cette
idée me riait. Je travaillais avec amusement, et mon
âme était dans une assiette moins malheureuse
qu'en 1779. J'avais cependant essuyé un violent
orage durant l'été : une dame Laugé, nommée dans
ma xviii« Nouvelle, avait rendu plainte, à l'instigation
de Dhemmery l'exempt, de Goulin le médecin-cham-
berlan, etc., et voulait me poursuivre; M. Bachois^
lieutenant-criminel, agit en digne magistrat, et sa
sagesse me tira d'affaire, avec quelque démarches
du célèbre Beaumarchais, qui vit la dame nommée
chez son avocat, où lui-même lut ma Nouvelle.
Rien n'y choqua la dame, qui ne m'en voulait pas :
elle parut même flattée d'un trait que le lecteur
trouva joli. Ceci termina le procès.
FIN
DU TOME DIXIÈME
^^«^^^^^^^^^
SUJETS DES ESTAMPES
PROJETÉES PAR L'AUTEUR
POUR CE VOLUME
XCV. — LE PIED DE FANCHETTE
— Page 14 —
Monsieur Nicolas, sur la porte d'une marchande de
modes au coin de la rue Tiquetonne, examinant le joli
pied d'une jeune fille et sa jambe fine: « Dieu! que
» vous êtes appétissante ! »
Dans le lointain, M™e Lévêque, en mules mignonnes.
XCVL — MANON WALLON et COLETTE BOREL
— Page 29 —
Monsieur Nicolas, caressant librement Manon Wallon et
Colette, au moment où survient Théodore, amant de
la seconde et frère de l'autre : — « Si vous voulez que
» je les aime encore davantage, aimez- les beaucoup! »
XCVIL — ÉLISE, LISETTE, ÉLISETTE
— Page 43 —
Monsieur Nicolas dans les bras d'Élise enivrée, qui lui
dit : « Voyez comme je serais tendre! »
Dans le fond, Lisette amenant Élisette par la main.
252 SUJETS DES ESTAMPES
XCVIII. — CHEZ F.-A. QTJILLAU
— Page 47 —
Monsieur Nicolas caressé par une intime amie de la jeune
dame Q.uillau. Celle-ci voit le tout par une porte, qu'elle
tient entr'ouverte : — « Je me trouve mal ! »
XCIX. — VICTOIRE -SAINTONGE
ET FANCHONNETTE
— Page 56 —
Monsieur Nicolas chez Victoire, rue Saintonge, au Marais.
Elle vient de danser, et elle est encore sur un pied ;
elle lui montre son sofa : « J'en sais une autre! »
Monsieur Nicolas dans le lointain, apercevant Fanchon-
nette descendre la rue Saint-Jacques.
C. — LA CRUELLE MALADIE
— Page 69 —
Monsieur Nicolas sur son grabat, caressé par une jeune
et jolie métisse; sa fille Agnès, âgée de huit ans, est à
ses pieds.
La vaste chambre, sans meubles, est tapissée de peintures
imaginaires : première, claire, Agnès Lebègue le pro-
voquant à l'amour; seconde, plus sombre, Agnès
Lebègue et l'abbé Higonnet; troisième, même plan,
Agnès Lebègue qui montre à Coulet son mari malade.
CI. ~ REINE-SEPTIMANETTE, OU LE
COCHE D'EAU
— Page 73 —
Monsieur Nicolas sur le tillac, montrant à Reiiie-SeDtitna-
SUJETS DES ESTAMPES 2$^
nette les roseaux qui paraissent la saluer, en s'inclinant :
« Ils savent que vous êtes Reine ! »
Sur les nuages sont deux tableaux : i o Monsieur Nicolas
caressant Reine dans une chambre des nourrices;
2° Reine le salue, en descendant du batelet sur le bord,
avec ses deux conductrices.
CIL — COMME IL CHARME SES PEINES
— Page 77 —
Monsieur Nicolas chez Céleste et Julie Bertrand, dont la
première lui montre sa sœur : « Je veux qu'elle goûte
» tous les plaisirs de la Nature. »
Premier tableau épisodique : Ruffier présenté à Julie.
Second : Monsieur Nicolas rencontrant Adélaïde Lhuillier,
le soir, prenant son paquet et lui donnant le bras.
cm. — LOUISE ET THÉRÈSE
— Page io8 —
Monsieur Nicolas comprimant Louise dans ses bras, et
tendant une main pour presser la taille de Thérèse :
<t Adieu ! »
Dans le vague du fond, Monsieur Nicolas prenant un
baiser sur la bouche entr'ouverte de Louise au lit, et
qu'il craint d'éveiller.
CIV. - LES JOLIES CHAUSSURES
— Page 126 —
Monsieur Nicolas tenant sur ses genoux le pied de
Panette, dont il admire la joHe forme, et qu'il com-
pare à celui d'Agnès Restif. — Agnès. « Égal. » Panette.
a Vous l'avez mieux. — Non! — Si! »
254 SUJETS DES ESTAMPES
Tableau : Panette s'évanouissant, tandis que Monsieur
Nicolas ouvre les fenêtres.
CV. — VIRGINIE ET BICÊTRE
— Page 164 —
Monsieur Nicolas et Virginie à genoux dans l'église de
Bicêtre : « Quel est cet autel? — De la Vierge. »
CVI. — LE PRISONNIER
— Page 171 —
Monsieur Nicolas dans la seconde cour des Cabanons, avec
Virginie et le prêtre Paterne. Ils examinent un jeune pri-
sonnier au rez-de-chaussée, qui vient d'être renfermé;
Virginie le regarde baiser un chat, qu'elle vient de
caresser... Elle avance; un garde la barre avec son
fusil en travers : « On n'approche pas! »
On voit, dans le vague, la jeune Aimonde Dartois, abordée
par Monsieur Nicolas.
CVII. — LA FOIRE SAINT-OVIDE
— Page 202 —
Monsieur Nicolas avec Virginie et sa mère, à la foire
Saint-Ovide : « Voilà ce qu'il y a de plus joli dans la
» foire! »
CVIII. — ZÉPHIRETTE.
— Page 219 —
Monsieur Nicolas, à la belle Zéphirette, qui est sur la
porte de la boutique : « J'ai fait l'amour à votre grand'-
)) mère, » etc.
^ SUJETS DES ESTAMPES 2$ 5
CIX. — AMÉTHYSTE
— Page 220 —
Monsieur Nicolas voyant Améthyste jeter un brouilJon de
lettre déchiré et mis en boule : « Elle vient d'écrire.
» Voyons! »
ex. — VICTOIRE LONDEAU
— Page 230 —
Monsieur Nicolas admirant Victoire Londeau, dans la bou-
tique très éclairée de sa mère : « Je n'ai jamais vu de
femme plus éblouissante ! »
CXI. — CHEZ MADAME DE GLANCÉ
— Page 244 —
Monsieur Nicolas lui tenant la main, et répondant :
« Sans le savoir, la prudence s'égare. »
Paris. — Charles Unsinger, imprimeur, 83, rue du Bac.
N
À
PQ
2025
M7
1883
1. 10
Restif de La Bretonne,
Nicolas Edme
Monsieur Nicolas
:A,
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
V..
BSlBB^ÉM^^^yi'y
i
i
p
m^t^^
f
•^
^^^ i-
^""^""v^ï^^
ijgiii— '
:wf^
i
1 >y\>'
^H